{"filename": "notre-dame-de-paris-victor-hugo.pdf", "content": "NOTRE DAME \nDE PARIS\nVictor Hugo\nInfoLivres.org\nSYNOPSIS DE NOTRE DAME DE PARIS \nNotre Dame de Paris est l'un des grands romans \u00e9crits par \nVictor Hugo. Il a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9 en 1831, bien qu'il se d\u00e9roule \u00e0 Paris \nau XVe si\u00e8cle. Il raconte une histoire touchante d'amour \nv\u00e9ritable, bien que pas vraiment romantique. \nLe bossu Quasimodo et la gitane Esmeralda sont les \npersonnages principaux, bien que leur relation ne commence \npas dans les meilleures circonstances apr\u00e8s que l'archiduc \nClaude Frollo ait envoy\u00e9 Quasimodo enlever la belle gitane. \nMalgr\u00e9 les intentions sinistres de Frollo, Esmeralda est \u00e9pargn\u00e9e \n\u00e0 cette occasion, et lorsque Quasimodo est condamn\u00e9 au \nm\u00e9pris public, la compassion de la jeune femme ne tarde pas \u00e0 \nse manifester. De l\u00e0 na\u00eet un tendre sentiment qui marquera la \nvie du bossu. \nC'est une histoire qui, bien qu'elle n'ait pas de fin heureuse, \nr\u00e9v\u00e8le les sentiments les plus nobles de l'\u00eatre humain et ce qu'il \nest c apable d e faire lorsqu'il e st touch\u00e9 par l 'amour. \nSi vous s ouhaitez e n savoir p lus sur ce travail, v ous p ouvez \nconsu lter le lien suivant \nNotre Dame de Paris par Victor Hugo dans InfoLivres. org Si v ous souhait ez lir e cet ouvr age dans d'a utr es l ang ues, il\nv ous su \u0000 t de cliquer sur l es liens corr espondant s :\n\u25cf Angl ais Inf oB ook s.or g: Our l ady o f P aris a uthor Vict or Hu go\n\u25cf P or tu gais Inf oLivr os.or g: A nossa senhor a de P aris a ut or Vict or\nHu go\n\u25cf Espagnol Inf oLibr os.or g: Nuestr a se\u00f1or a de P ar\u00eds a ut or Vict or Hu go\nSi v ous souhait ez acc\u00e9der \u00e0 notr e biblioth\u00e8que num\u00e9rique\ncont enant pl us de 3 500 livr es \u00e0 lir e et \u00e0 t \u00e9l \u00e9char ger\ngr atuit ement , nous v ous invit ons \u00e0 visit er cett e page :\n\u25cf +3 500 livr es gr atuit s en f orm at PDF sur Inf oLivr es.or gLIVRE PREMIER \n \nC H A P I T R E I \n \nLA GRAND\u2019SALLE \n \n \nIl y a aujourd\u2019hui trois cent quarante -huit ans six mois et dix -\nneuf jours que les Parisiens s\u2019\u00e9veill\u00e8rent au bruit de toutes les \ncloches sonnant \u00e0 grande vol\u00e9e dans la triple enceinte de la \nCit\u00e9, de l\u2019Universit\u00e9 et de la Ville. \n \nCe n\u2019est cependant pas un jour dont l\u2019histoire ait gard\u00e9 souvenir \nque le 6 janvier 1482. Rien de notable dans l\u2019\u00e9v\u00e9nement qui \nmettait ainsi en branle, d\u00e8s le matin, les cloches et les bourgeois \nde Paris. Ce n\u2019\u00e9tait ni un assaut de Pi - cards ou de \nBourguignons, ni une ch\u00e2sse men\u00e9e e n procession, ni une \nr\u00e9volte d\u2019\u00e9coliers dans la vigne de Laas, ni une entr\u00e9e de \nnotredit tr\u00e8s redout\u00e9 seigneur monsieur le roi, ni m\u00eame une belle \npendaison de larrons et de larronnesses \u00e0 la Justice de Paris. Ce \nn\u2019\u00e9tait pas non plus la survenue, si fr\u00e9quen te au quin - zi\u00e8me \nsi\u00e8cle, de quelque ambassade chamarr\u00e9e et empana - ch\u00e9e. Il y \navait \u00e0 peine deux jours que la derni\u00e8re cavalcade de ce genre, \ncelle des ambassadeurs flamands charg\u00e9s de conclure le \n4mariage entre le dauphin et Marguerite de Flandre, avait f ait \nson entr\u00e9e \u00e0 Paris, au grand ennui de M. le cardinal de Bour - \nbon, qui, pour plaire au roi, avait d\u00fb faire bonne mine \u00e0 toute \ncette rustique cohue de bourgmestres flamands, et les r\u00e9galer, \nen son h\u00f4tel de Bourbon, d\u2019une moult belle moralit\u00e9, sotie et \nfarce, tandis qu\u2019une pluie battante inondait \u00e0 sa porte ses ma - \ngnifiques tapisseries. \n \nLe 6 janvier, ce qui mettoit en \u00e9motion tout le populaire de \nParis, comme dit Jehan de Troyes, c\u2019\u00e9tait la double solennit\u00e9, \nr\u00e9unie depuis un temps imm\u00e9morial, du jour de s Rois et de la \nF\u00eate des Fous. \n \nCe jour -l\u00e0, il devait y avoir feu de joie \u00e0 la Gr\u00e8ve, planta - tion de \nmai \u00e0 la chapelle de Braque et myst\u00e8re au Palais de Justice. Le \ncri en avait \u00e9t\u00e9 fait la veille \u00e0 son de trompe dans les \ncarrefours, par les gens de M. l e pr\u00e9v\u00f4t, en beaux hoque - \n \ntons de camelot violet, avec de grandes croix blanches sur la \npoitrine. \n \nLa foule des bourgeois et des bourgeoises s\u2019acheminait donc de \ntoutes parts d\u00e8s le matin, maisons et boutiques fer - m\u00e9es, vers \nl\u2019un des trois endroits d\u00e9si gn\u00e9s. Chacun avait pris parti, qui pour \n5le feu de joie, qui pour le mai, qui pour le mys - t\u00e8re. Il faut dire, \n\u00e0 l\u2019\u00e9loge de l\u2019antique bon sens des badauds de Paris, que la plus \ngrande partie de cette foule se dirigeait vers le feu de joie, \nlequel \u00e9tait tout \u00e0 fait de saison, ou vers le mys - t\u00e8re, qui devait \n\u00eatre repr\u00e9sent\u00e9 dans la grand -salle du Palais bien couverte et \nbien close, et que les curieux s\u2019accordaient \u00e0 laisser le pauvre \nmai mal fleuri grelotter tout seul sous le ciel de janvier dans le \ncimeti\u00e8re de la chapelle de Braque. \n \nLe peuple affluait surtout dans les avenues du Palais de Justice, \nparce qu\u2019on savait que les ambassadeurs flamands, arriv\u00e9s de \nla surveille, se proposaient d\u2019assister \u00e0 la repr\u00e9senta - tion du \nmyst\u00e8re et \u00e0 l\u2019\u00e9lection du pape des fous, laquelle devait se faire \n\u00e9galement dans la grand -salle. \n \nCe n\u2019\u00e9tait pas chose ais\u00e9e de p\u00e9n\u00e9trer ce jour -l\u00e0 dans cette \ngrand -salle, r\u00e9put\u00e9e cependant alors la plus grande en - ceinte \ncouverte qui f\u00fbt au monde (il est vrai que Sauval n\u2019avait pas \nencore mesur\u00e9 la grande salle du ch\u00e2teau de Montargis). La \nplace du Palais, encombr\u00e9e de peuple, offrait aux curieux des \nfen\u00eatres l\u2019aspect d\u2019une mer, dans laquelle cinq ou six rues, \ncomme autant d\u2019embouchures de fleuves, d\u00e9gorgeaient \u00e0 \nchaque instant de nouveaux flots de t\u00eates. Les ondes de cette \nfoule, sans cesse grossies, se heurtaient aux angles des mai - \nsons qui s\u2019avan\u00e7aient \u00e7\u00e0 et l\u00e0, comme autant de promontoires, \n6dans le bassin irr\u00e9gulier de la place. Au centre de la haute fa - \n\u00e7ade gothique du Palais, le gra nd escalier, sans rel\u00e2che remon - \nt\u00e9 et descendu par un double courant qui, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre bris\u00e9 \nsous le perron interm\u00e9diaire, s\u2019\u00e9pandait \u00e0 larges vagues sur ses \ndeux pentes lat\u00e9rales, le grand escalier, dis -je, ruisselait inces - \nsamment dans la place comme u ne cascade dans un lac. Les \ncris, les rires, le tr\u00e9pignement de ces mille pieds faisaient un \ngrand bruit et une grande clameur. De temps en temps cette \nclameur et ce bruit redoublaient, le courant qui poussait toute \ncette foule vers le grand escalier rebro ussait, se troublait, tour - \nbillonnait. C\u2019\u00e9tait une bourrade d\u2019un archer ou le cheval d\u2019un \n \nsergent de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 qui ruait pour r\u00e9tablir l\u2019ordre ; admirable \ntradition que la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 a l\u00e9gu\u00e9e \u00e0 la conn\u00e9tablie, la conn\u00e9ta - \nblie \u00e0 la mar\u00e9chauss\u00e9e, et la mar\u00e9chauss\u00e9e \u00e0 notre gendarme - \nrie de Paris. \n \nAux portes, aux fen\u00eatres, aux lucarnes, sur les to its, four - \nmillaient des milliers de bonnes figures bourgeoises, calmes et \nhonn\u00eates, regardant le palais, regardant la cohue, et n\u2019en de - \nmandant pas davantage ; car bien des gens \u00e0 Paris se conten - \ntent du spectacle des spectateurs, et c\u2019est d\u00e9j\u00e0 pour nou s une \nchose tr\u00e8s curieuse qu\u2019une muraille derri\u00e8re laquelle il se passe \nquelque chose. \n \n7S\u2019il pouvait nous \u00eatre donn\u00e9 \u00e0 nous, hommes de 1830, de nous \nm\u00ealer en pens\u00e9e \u00e0 ces Parisiens du quinzi\u00e8me si\u00e8cle et d\u2019entrer \navec eux, tiraill\u00e9s, coudoy\u00e9s, culbut\u00e9s, da ns cette im - mense \nsalle du Palais, si \u00e9troite le 6 janvier 1482, le spectacle ne serait \nni sans int\u00e9r\u00eat ni sans charme, et nous n\u2019aurions au - tour de \nnous que des choses si vieilles qu\u2019elles nous semble - raient \ntoutes neuves. \n \nSi le lecteur y consent, nou s essaierons de retrouver par la \npens\u00e9e l\u2019impression qu\u2019il e\u00fbt \u00e9prouv\u00e9e avec nous en franchis - \nsant le seuil de cette grand -salle au milieu de cette cohue en \nsurcot, en hoqueton et en cotte -hardie. \n \nEt d\u2019abord, bourdonnement dans les oreilles, \u00e9blouisse - ment \ndans les yeux. Au-dessus de nos t\u00eates une double vo\u00fbte en \nogive, lambriss\u00e9e en sculptures de bois, peinte d\u2019azur, fleur - \ndelys\u00e9e en or ; sous nos pieds, un pav\u00e9 alternatif de marbre \nblanc et noir. \u00c0 quelques pas de nous, un \u00e9norme pilier, puis un \nautre , puis un autre ; en tout sept piliers dans la longueur de la \nsalle, soutenant au milieu de sa largeur les retomb\u00e9es de la \ndouble vo\u00fbte. Autour des quatre premiers piliers, des boutiques \nde marchands, tout \u00e9tincelantes de verre et de clinquants ; au - \ntour des trois derniers, des bancs de bois de ch\u00eane, us\u00e9s et polis \npar le haut -de-chausses des plaideurs et la robe des pro - \ncureurs. \u00c0 l\u2019entour de la salle, le long de la haute muraille, entre \n8les portes, entre les crois\u00e9es, entre les piliers, l\u2019interminable \nrang\u00e9e des statues de tous les rois de France depuis \nPharamond ; les rois fain\u00e9ants, les bras pendants et les yeux \nbaiss\u00e9s ; les rois vaillants et bataillards, la t\u00eate et les \n \nmains hardiment lev\u00e9es au ciel. Puis, aux longues fen\u00eatres \nogives, des vitraux d e mille couleurs ; aux larges issues de la \nsalle, de riches portes finement sculpt\u00e9es ; et le tout, vo\u00fbtes, \npiliers, murailles, chambranles, lambris, portes, statues, recou - \nvert du haut en bas d\u2019une splendide enluminure bleu et or, qui, \nd\u00e9j\u00e0 un peu ternie \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 nous la voyons, avait presque \nenti\u00e8rement disparu sous la poussi\u00e8re et les toiles d\u2019araign\u00e9e en \nl\u2019an de gr\u00e2ce 1549, o\u00f9 Du Breul l\u2019admirait encore par tradi - tion. \n \nQu\u2019on se repr\u00e9sente maintenant cette immense salle oblongue, \n\u00e9clair\u00e9e de la c lart\u00e9 blafarde d\u2019un jour de janvier, envahie par \nune foule bariol\u00e9e et bruyante qui d\u00e9rive le long des murs et \ntournoie autour des sept piliers, et l\u2019on aura d\u00e9j\u00e0 une id\u00e9e \nconfuse de l\u2019ensemble du tableau dont nous allons essayer \nd\u2019indiquer plus pr\u00e9cis\u00e9men t les curieux d\u00e9tails. \n \nIl est certain que, si Ravaillac n\u2019avait point assassin\u00e9 Hen - ri IV, \nil n\u2019y aurait point eu de pi\u00e8ces du proc\u00e8s de Ravaillac d\u00e9 - \npos\u00e9es au greffe du Palais de Justice ; point de complices int\u00e9 - \nress\u00e9s \u00e0 faire dispara\u00eetre lesdites pi \u00e8ces ; partant, point \n9d\u2019incendiaires oblig\u00e9s, faute de meilleur moyen, \u00e0 br\u00fbler le \ngreffe pour br\u00fbler les pi\u00e8ces, et \u00e0 br\u00fbler le Palais de Justice pour \nbr\u00fbler le greffe ; par cons\u00e9quent enfin, point d\u2019incendie de 1618. \nLe vieux Palais serait encore debout avec sa vieille grand -salle ; \nje pourrais dire au lecteur : Allez la voir ; et nous serions ainsi \ndispens\u00e9s tous deux, moi d\u2019en faire, lui d\u2019en lire une description \ntelle quelle. \u2013 Ce qui prouve cette v\u00e9rit\u00e9 neuve : que les grands \n\u00e9v\u00e9nements ont des sui tes incalcu - lables. \n \nIl est vrai qu\u2019il serait fort possible d\u2019abord que Ravaillac n\u2019e\u00fbt \npas de complices, ensuite que ses complices, si par ha - sard il \nen avait, ne fussent pour rien dans l\u2019incendie de 1618. Il en \nexiste deux autres explications tr\u00e8s plau sibles. Premi\u00e8re - ment, \nla grande \u00e9toile enflamm\u00e9e, large d\u2019un pied, haute d\u2019une \ncoud\u00e9e, qui tomba, comme chacun sait, du ciel sur le Palais, le 7 \nmars apr\u00e8s minuit. Deuxi\u00e8mement, le quatrain de Th\u00e9ophile : \n \nCertes, ce fut un triste jeu Quand \u00e0 Paris dame Justice, Pour \navoir mang\u00e9 trop d\u2019\u00e9pice, \n \nSe mit tout le palais en feu. \n \nQuoi qu\u2019on pense de cette triple explication politique, phy - \nsique, po\u00e9tique, de l\u2019incendie du Palais de Justice en 1618, le fait \n10malheureusement certain, c\u2019est l\u2019incendie. Il reste b ien peu de \nchose aujourd\u2019hui, gr\u00e2ce \u00e0 cette catastrophe, gr\u00e2ce surtout aux \ndiverses restaurations successives qui ont achev\u00e9 ce qu\u2019elle \navait \u00e9pargn\u00e9, il reste bien peu de chose de cette premi\u00e8re de - \nmeure des rois de France, de ce palais a\u00een\u00e9 du Louvre, d \u00e9j\u00e0 si \nvieux du temps de Philippe le Bel qu\u2019on y cherchait les traces \ndes magnifiques b\u00e2timents \u00e9lev\u00e9s par le roi Robert et d\u00e9crits \npar Helgaldus. Presque tout a disparu. Qu\u2019est devenue la \nchambre de la chancellerie o\u00f9 saint Louis consomma son ma - \nriage ? le jardin o\u00f9 il rendait la justice, \u00ab v\u00eatu d\u2019une cotte de \ncamelot, d\u2019un surcot de tiretaine sans manches, et d\u2019un man - \nteau pardessus de sandal noir, couch\u00e9 sur des tapis, avec Join - \nville \u00bb ? O\u00f9 est la chambre de l\u2019empereur Sigismond ? celle de \nCharles IV ? celle de Jean sans Terre ? O\u00f9 est l\u2019escalier d\u2019o\u00f9 \nCharles VI promulgua son \u00e9dit de gr\u00e2ce ? la dalle o\u00f9 Marcel \n\u00e9gorgea, en pr\u00e9sence du dauphin, Robert de Clermont et le ma - \nr\u00e9chal de Champagne ? le guichet o\u00f9 furent lac\u00e9r\u00e9es les bulles \nde l\u2019antipape B\u00e9n\u00e9 dict, et d\u2019o\u00f9 repartirent ceux qui les avaient \napport\u00e9es, chap\u00e9s et mitr\u00e9s en d\u00e9rision, et faisant amende ho - \nnorable par tout Paris ? et la grand -salle, avec sa dorure, son \nazur, ses ogives, ses statues, ses piliers, son immense vo\u00fbte \ntoute d\u00e9chiquet\u00e9e de sculptures ? et la chambre dor\u00e9e ? et le \nlion de pierre qui se tenait \u00e0 la porte, la t\u00eate baiss\u00e9e, la queue \nentre les jambes, comme les lions du tr\u00f4ne de Salomon, dans \nl\u2019attitude humili\u00e9e qui convient \u00e0 la force devant la justice ? et \nles belles portes ? et les beaux vitraux ? et les ferrures cisel\u00e9es \nqui d\u00e9courageaient Biscornette ? et les d\u00e9licates menuiseries de \n11Du Hancy ?\u2026 Qu\u2019a fait le temps, qu\u2019ont fait les hommes de ces \nmerveilles ? Que nous a -t-on donn\u00e9 pour tout cela, pour toute \ncette histoire gaul oise, pour tout cet art gothique ? les lourds \ncintres surbaiss\u00e9s de M. de Brosse, ce gauche architecte du \nportail Saint -Gervais, voil\u00e0 pour l\u2019art ; et quant \u00e0 l\u2019histoire, nous \navons les souvenirs bavards du gros pilier, encore tout \nretentissant des comm\u00e9ra ges des Patrus. \n \nCe n\u2019est pas grand -chose. \u2013 Revenons \u00e0 la v\u00e9ritable grand - salle \ndu v\u00e9ritable vieux Palais. \n \nLes deux extr\u00e9mit\u00e9s de ce gigantesque parall\u00e9logramme \n\u00e9taient occup\u00e9es, l\u2019une par la fameuse table de marbre, si \nlongue, si large et si \u00e9paisse q ue jamais on ne vit, disent les \nvieux papiers terriers, dans un style qui e\u00fbt donn\u00e9 app\u00e9tit \u00e0 \nGargantua, pareille tranche de marbre au monde ; l\u2019autre, par la \nchapelle o\u00f9 Louis XI s\u2019\u00e9tait fait sculpter \u00e0 genoux devant la \nVierge, et o\u00f9 il avait fait transpo rter, sans se soucier de laisser \ndeux niches vides dans la file des statues royales, les statues de \nCharlemagne et de saint Louis, deux saints qu\u2019il supposait fort \nen cr\u00e9dit au ciel comme rois de France. Cette chapelle, neuve \nencore, b\u00e2tie \u00e0 peine depuis s ix ans, \u00e9tait toute dans ce go\u00fbt \ncharmant d\u2019architecture d\u00e9licate, de sculpture merveil - leuse, de \nfine et profonde ciselure qui marque chez nous la fin de l\u2019\u00e8re \ngothique et se perp\u00e9tue jusque vers le milieu du sei - zi\u00e8me \n12si\u00e8cle dans les fantaisies f\u00e9eriqu es de la renaissance. La petite \nrosace \u00e0 jour perc\u00e9e au -dessus du portail \u00e9tait en parti - culier \nun chef -d\u2019\u0153uvre de t\u00e9nuit\u00e9 et de gr\u00e2ce ; on e\u00fbt dit une \u00e9toile de \ndentelle. \n \nAu milieu de la salle, vis -\u00e0-vis la grande porte, une estrade de \nbrocart d\u2019or, ado ss\u00e9e au mur, et dans laquelle \u00e9tait prati - qu\u00e9e \nune entr\u00e9e particuli\u00e8re au moyen d\u2019une fen\u00eatre du couloir de la \nchambre dor\u00e9e, avait \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9e pour les envoy\u00e9s fla - mands et \nles autres gros personnages convi\u00e9s \u00e0 la repr\u00e9senta - tion du \nmyst\u00e8re. \n \nC\u2019est sur la table de marbre que devait, selon l\u2019usage, \u00eatre \nrepr\u00e9sent\u00e9 le myst\u00e8re. Elle avait \u00e9t\u00e9 dispos\u00e9e pour cela d\u00e8s le \nmatin ; sa riche planche de marbre, toute ray\u00e9e par les talons \nde la basoche, supportait une cage de charpente assez \u00e9lev\u00e9e, \ndont l a surface sup\u00e9rieure, accessible aux regards de toute la \nsalle, devait servir de th\u00e9\u00e2tre, et dont l\u2019int\u00e9rieur, masqu\u00e9 par des \ntapisseries, devait tenir lieu de vestiaire aux personnages de la \npi\u00e8ce. Une \u00e9chelle, na\u00efvement plac\u00e9e en dehors, devait \u00e9tablir l a \ncommunication entre la sc\u00e8ne et le vestiaire, et pr\u00eater ses roides \n\u00e9chelons aux entr\u00e9es comme aux sorties. Il n\u2019y avait pas de \npersonnage si impr\u00e9vu, pas de p\u00e9rip\u00e9tie, pas de coup de \nth\u00e9\u00e2tre qui ne f\u00fbt tenu de monter par cette \u00e9chelle. Innocente et \nv\u00e9n\u00e9rable enfance de l\u2019art et des machines ! \n13 \nQuatre sergents du bailli du Palais, gardiens oblig\u00e9s de tous les \nplaisirs du peuple les jours de f\u00eate comme les jours \n \nd\u2019ex\u00e9cution, se tenaient debout aux quatre coins de la table de \nmarbre. \n \nCe n\u2019\u00e9tait qu\u2019au douz i\u00e8me coup de midi sonnant \u00e0 la grande \nhorloge du Palais que la pi\u00e8ce devait commencer. C\u2019\u00e9tait bien \ntard sans doute pour une repr\u00e9sentation th\u00e9\u00e2trale ; mais il avait \nfallu prendre l\u2019heure des ambassadeurs. \n \nOr toute cette multitude attendait depuis le mat in. Bon nombre \nde ces honn\u00eates curieux grelottaient d\u00e8s le point du jour devant \nle grand degr\u00e9 du Palais ; quelques -uns m\u00eame af - firmaient \navoir pass\u00e9 la nuit en travers de la grande porte pour \u00eatre s\u00fbrs \nd\u2019entrer les premiers. La foule s\u2019\u00e9paississait \u00e0 tou t moment, et, \ncomme une eau qui d\u00e9passe son niveau, commen - \u00e7ait \u00e0 \nmonter le long des murs, \u00e0 s\u2019enfler autour des piliers, \u00e0 d\u00e9border \nsur les entablements, sur les corniches, sur les appuis des \nfen\u00eatres, sur toutes les saillies de l\u2019architecture, sur tous les \nreliefs de la sculpture. Aussi la g\u00eane, l\u2019impatience, l\u2019ennui, la \nlibert\u00e9 d\u2019un jour de cynisme et de folie, les querelles qui \u00e9cla - \ntaient \u00e0 tout propos pour un coude pointu ou un soulier ferr\u00e9, la \n14fatigue d\u2019une longue attente, donnaient -elles d\u00e9j\u00e0, bi en avant \nl\u2019heure o\u00f9 les ambassadeurs devaient arriver, un accent aigre et \namer \u00e0 la clameur de ce peuple enferm\u00e9, embo\u00eet\u00e9, press\u00e9, foul\u00e9, \n\u00e9touff\u00e9. On n\u2019entendait que plaintes et impr\u00e9cations contre les \nFlamands, le pr\u00e9v\u00f4t des marchands, le cardinal de Bour bon, le \nbailli du Palais, madame Marguerite d\u2019Autriche, les sergents \u00e0 \nverge, le froid, le chaud, le mauvais temps, l\u2019\u00e9v\u00eaque de Paris, le \npape des fous, les piliers, les statues, cette porte ferm\u00e9e, cette \nfen\u00eatre ouverte ; le tout au grand amusement des ba ndes \nd\u2019\u00e9coliers et de laquais diss\u00e9min\u00e9es dans la masse, qui m\u00ealaient \n\u00e0 tout ce m\u00e9contentement leurs taquineries et leurs malices, et \npiquaient, pour ainsi dire, \u00e0 coups d\u2019\u00e9pingle la mauvaise \nhumeur g\u00e9n\u00e9rale. \n \nIl y avait entre autres un groupe de ces joyeu x d\u00e9mons qui, \napr\u00e8s avoir d\u00e9fonc\u00e9 le vitrage d\u2019une fen\u00eatre, s\u2019\u00e9tait hardi - ment \nassis sur l\u2019entablement, et de l\u00e0 plongeait tour \u00e0 tour ses \nregards et ses railleries au dedans et au dehors, dans la foule de \nla salle et dans la foule de la place. \u00c0 leurs ge stes de paro - die, \n\u00e0 leurs rires \u00e9clatants, aux appels goguenards qu\u2019ils \u00e9chan - \ngeaient d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre de la salle avec leurs camarades, il \n\u00e9tait ais\u00e9 de juger que ces jeunes clercs ne partageaient pas \n \nl\u2019ennui et la fatigue du reste des assistants, et qu\u2019ils savaient \nfort bien, pour leur plaisir particulier, extraire de ce qu\u2019ils \n15avaient sous les yeux un spectacle qui leur faisait attendre pa - \ntiemment l\u2019autre. \n \n\u2013 Sur mon \u00e2me, c\u2019est vous, Joannes Frollo de Molendino ! \ncriait l\u2019un d\u2019eux \u00e0 une esp\u00e8ce d e petit diable blond, \u00e0 jolie et \nmaligne figure, accroch\u00e9 aux acanthes d\u2019un chapiteau ; vous \n\u00eates bien nomm\u00e9 Jehan du Moulin, car vos deux bras et vos \ndeux jambes ont l\u2019air de quatre ailes qui vont au vent. \u2013 Depuis \ncombien de temps \u00eates -vous ici ? \n \n\u00ab Par la mis\u00e9ricorde du diable, r\u00e9pondit Joannes Frollo, voil\u00e0 \nplus de quatre heures, et j\u2019esp\u00e8re bien qu\u2019elles me seront \ncompt\u00e9es sur mon temps de purgatoire. J\u2019ai entendu les huit \nchantres du roi de Sicile entonner le premier verset de la haute \nmesse de sept h eures dans la Sainte -Chapelle. \n \n\u2013 De beaux chantres, reprit l\u2019autre, et qui ont la voix en - core \nplus pointue que leur bonnet ! Avant de fonder une messe \u00e0 \nmonsieur saint Jean, le roi aurait bien d\u00fb s\u2019informer si mon - \nsieur saint Jean aime le latin psalmod i\u00e9 avec accent proven\u00e7al. \n \n\u2013 C\u2019est pour employer ces maudits chantres du roi de Si - cile \nqu\u2019il a fait cela ! cria aigrement une vieille femme dans la foule \nau bas de la fen\u00eatre. Je vous demande un peu ! mille livres \n16parisis pour une messe ! et sur la ferme du poisson de mer des \nhalles de Paris, encore ! \n \n\u2013 Paix ! vieille, reprit un gros et grave personnage qui se \nbouchait le nez \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la marchande de poisson ; il fallait \nbien fonder une messe. Vouliez -vous pas que le roi retomb\u00e2t \nmalade ? \n \n\u2013 Bravement p arl\u00e9, sire Gilles Lecornu, ma\u00eetre pelletier - \nfourreur des robes du roi ! \u00bb cria le petit \u00e9colier cramponn\u00e9 au \nchapiteau. \n \nUn \u00e9clat de rire de tous les \u00e9coliers accueillit le nom ma - \nlencontreux du pauvre pelletier -fourreur des robes du roi. \n \n\u00ab Lecornu ! Gilles Lecornu ! disaient les uns. \n \n\u2013 Cornutus et hirsutus, reprenait un autre. \n \n\u2013 H\u00e9 ! sans doute, continuait le petit d\u00e9mon du chapiteau. \nQu\u2019ont -ils \u00e0 rire ? Honorable homme Gilles Lecornu, fr\u00e8re de \nma\u00eetre Jehan Lecornu, pr\u00e9v\u00f4t de l\u2019h\u00f4tel du roi, fils de ma\u00eetre \n17Mahiet Lecornu, premier portier du bois de Vincennes, tous \nbourgeois de Paris, tous mari\u00e9s de p\u00e8re en fils ! \u00bb \n \nLa gaiet\u00e9 redoubla. Le gros pelletier -fourreur, sans r\u00e9 - pondre \nun mot, s\u2019effor\u00e7ait de se d\u00e9rober aux regards fix\u00e9s sur lui de \ntous c\u00f4t\u00e9s ; mais il suait et soufflait en vain : comme un coin qui \ns\u2019enfonce dans le bois, les efforts qu\u2019il faisait ne ser - vaient qu\u2019\u00e0 \nembo\u00eeter plus solidement dans les \u00e9paules de ses voisins sa \nlarge face apoplectique, pourpre de d\u00e9pit et de co - l\u00e8re. \n \nEnfin un de ceux -ci, gros, court et v\u00e9n\u00e9rable comme lui, vint \u00e0 \nson secours. \n \n\u00ab Abomination ! des \u00e9coliers qui parlent de la sorte \u00e0 un \nbourgeois ! de mon temps on les e\u00fbt fustig\u00e9s avec un fagot \ndont on les e\u00fbt br\u00fbl\u00e9s ensuite. \u00bb \n \nLa bande enti\u00e8re \u00e9cla ta. \n \n\u00ab Hol\u00e0h\u00e9e ! qui chante cette gamme ? quel est le chat - huant de \nmalheur ? \n \n\u2013 Tiens, je le reconnais, dit l\u2019un ; c\u2019est ma\u00eetre Andry Mus - \n18nier. \n \n\u2013 Parce qu\u2019il est un des quatre libraires jur\u00e9s\n de \nl\u2019Universit\u00e9 ! dit l\u2019autre. \n \n\u2013 Tout est par quatre dans c ette boutique, cria un troi - \nsi\u00e8me : les quatre nations, les quatre facult\u00e9s, les quatre f\u00eates, \nles quatre procureurs, les quatre \u00e9lecteurs, les quatre libraires. \n \n\u2013 Eh bien, reprit Jehan Frollo, il faut leur faire le diable \u00e0 \nquatre. \n \n\u2013 Musnier, nous br\u00fb lerons tes livres. \n \n\u2013 Musnier, nous battrons ton laquais. \n \n\u2013 Musnier, nous chiffonnerons ta femme. \n \n\u2013 La bonne grosse mademoiselle Oudarde. \n \n19\u2013 Qui est aussi fra\u00eeche et aussi gaie que si elle \u00e9tait veuve. \n \n\u2013 Que le diable vous emporte ! grommela ma\u00eetre Andry \nMusnier. \n \n\u2013 Ma\u00eetre Andry, reprit Jehan, toujours pendu \u00e0 son chapi - \nteau, tais -toi, ou je te tombe sur la t\u00eate ! \u00bb \n \nMa\u00eetre Andry leva les y eux, parut mesurer un instant la hauteur \ndu pilier, la pesanteur du dr\u00f4le, multiplia mentalement cette \npesanteur par le carr\u00e9 de la vitesse, et se tut. \n \nJehan, ma\u00eetre du champ de bataille, poursuivit avec triomphe : \n \n\u00ab C\u2019est que je le ferais, quoique je so is fr\u00e8re d\u2019un archi - diacre ! \n \n\u2013 Beaux sires, que nos gens de l\u2019Universit\u00e9 ! n\u2019avoir seu - \nlement pas fait respecter nos privil\u00e8ges dans un jour comme \ncelui -ci ! Enfin, il y a mai et feu de joie \u00e0 la Ville ; myst\u00e8re, pape \ndes fous et ambassadeurs flamands \u00e0 la Cit\u00e9 ; et \u00e0 l\u2019Universit\u00e9, \nrien ! \n \n20\u2013 Cependant la place Maubert est assez grande ! reprit un \ndes clercs cantonn\u00e9s sur la table de la fen\u00eatre. \n \n\u2013 \u00c0 bas le recteur, les \u00e9lecteurs et les procureurs ! cria \nJoannes. \n \n\u2013 Il faudra faire, un feu de joie ce soir dans le Champ - \nGaillard, poursuivit l\u2019autre, avec les livres de ma\u00eetre Andry. \n \n\u2013 Et les pupitres des scribes ! dit son voisin. \n \n\u2013 Et les verges des bedeaux ! \n \n\u2013 Et les crachoirs des doyens ! \n \n\u2013 Et les buffets des procureurs ! \n \n\u2013 Et les huches des \u00e9lecteurs ! \n \n\u2013 Et les escabeaux du recteur ! \n \n21\u2013 \u00c0 bas ! reprit le petit Jehan en faux -bourdon ; \u00e0 bas ma\u00eetre \nAndry, les bedeaux et les scribes ; les th\u00e9ologiens, les m\u00e9decins \net les d\u00e9cr\u00e9tistes ; les p rocureurs, les \u00e9lecteurs et le recteur ! \n \n\u2013 C\u2019est donc la fin du monde ! murmura ma\u00eetre Andry en se \nbouchant les oreilles. \n \n\u2013 \u00c0 propos, le recteur ! le voici qui passe dans la place \u00bb, cria \nun de ceux de la fen\u00eatre. \n \nCe fut \u00e0 qui se retournerait vers la pl ace. \n \n\u00ab Est -ce que c\u2019est vraiment notre v\u00e9n\u00e9rable recteur ma\u00eetre \nThibaut ? demanda Jehan Frollo du Moulin, qui, s\u2019\u00e9tant accro - \nch\u00e9 \u00e0 un pilier de l\u2019int\u00e9rieur, ne pouvait voir ce qui se passait au \ndehors. \n \n\u2013 Oui, oui, r\u00e9pondirent tous les autres, c\u2019est lui , c\u2019est bien lui, \nma\u00eetre Thibaut le recteur. \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait en effet le recteur et tous les dignitaires de l\u2019Universit\u00e9 \nqui se rendaient processionnellement au -devant de \nl\u2019ambassade et traversaient en ce moment la place du Palais. \n22Les \u00e9coliers, press\u00e9s \u00e0 la fe n\u00eatre, les accueillirent au passage \navec des sarcasmes et des applaudissements ironiques. Le rec - \nteur, qui marchait en t\u00eate de sa compagnie, essuya la premi\u00e8re \nbord\u00e9e ; elle fut rude. \n \n\u00ab Bonjour, monsieur le recteur ! Hol\u00e0h\u00e9e ! bonjour donc ! \n \n\u2013 Comment fait-il pour \u00eatre ici, le vieux joueur ? Il a donc \nquitt\u00e9 ses d\u00e9s ? \n \n\u2013 Comme il trotte sur sa mule ! elle a les oreilles moins \nlongues que lui. \n \n\u2013 Hol\u00e0h\u00e9e ! bonjour, monsieur le recteur Thibaut ! Tybalde \naleator ! vieil imb\u00e9cile ! vieux joueur ! \n \n\u2013 Dieu vous garde ! avez -vous fait souvent double -six \ncette nuit ? \n \n\u2013 Oh ! la caduque figure, plomb\u00e9e, tir\u00e9e et battue pour \nl\u2019amour du jeu et des d\u00e9s ! \n \n23\u2013 O\u00f9 allez -vous comme cela, Tybalde ad dados, tournant le \ndos \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 et trottant vers la Ville ? \n \n\u2013 Il va sans doute chercher un logis rue Thibautod\u00e9 \u00bb, cria \nJehan du Moulin. \n \nToute la bande r\u00e9p\u00e9ta le quolibet avec une voix de ton - nerre et \ndes battements de mains furieux. \n \n\u00ab Vous allez chercher logis rue Thibautod\u00e9, n\u2019est -ce pas, \nmonsieur le recteu r, joueur de la partie du diable ? \u00bb \n \nPuis ce fut le tour des autres dignitaires. \n \n\u00ab \u00c0 bas les bedeaux ! \u00e0 bas les massiers ! \n \n\u2013 Dis donc, Robin Poussepain, qu\u2019est -ce que c\u2019est donc que \ncelui -l\u00e0 ? \n \n\u2013 C\u2019est Gilbert de Suilly, Gilbertus de Soliaco, le chance lier du \ncoll\u00e8ge d\u2019Autun. \n \n24\u2013 Tiens, voici mon soulier : tu es mieux plac\u00e9 que moi ; jette -\nle-lui par la figure. \n \n\u2013 Saturnalitias mittimus ecce nuces. \n \n\u2013 \u00c0 bas les six th\u00e9ologiens avec leurs surplis blancs ! \n \n\u2013 Ce sont l\u00e0 les th\u00e9ologiens ? Je croyais que c\u2019 \u00e9taient les six \noies blanches donn\u00e9es par Sainte -Genevi\u00e8ve \u00e0 la ville, pour le \nfief de Roogny. \n \n\u2013 \u00c0 bas les m\u00e9decins ! \n \n\u2013 \u00c0 bas les disputations cardinales et quodlib\u00e9taires ! \n \n\u2013 \u00c0 toi ma coiffe, chancelier de Sainte -Genevi\u00e8ve ! tu m\u2019as \nfait un passe -droit. \u2013 C\u2019est vrai cela ! il a donn\u00e9 ma place dans \nla nation de Normandie au petit Ascanio Falzaspada, qui est de \nla province de Bourges, puisqu\u2019il est Italien. \n \n\u2013 C\u2019est une injusti ce, dirent tous les \u00e9coliers. \u00c0 bas le \nchancelier de Sainte -Genevi\u00e8ve ! \n25 \n\u2013 Ho h\u00e9 ! ma\u00eetre Joachim de Ladehors ! Ho h\u00e9 ! Louis Da - \nhuille ! Ho h\u00e9 ! Lambert Hoctement ! \n \n\u2013 Que le diable \u00e9touffe le procureur de la\n nation d\u2019Allemagne ! \n \n\u2013 Et les chapelains de la Sainte -Chapelle, avec leurs au - \nmusses grises ; cum tunicis grisis ! \n \n\u2013 Seu de pellibus grisis fourratis ! \n \n\u2013 Hol\u00e0h\u00e9e ! les ma\u00eetres \u00e8s arts ! Toutes les belles chapes \nnoires ! toutes les belles chapes rouges ! \n \n\u2013 Cela fait une belle queue au recteur. \n \n\u2013 On dirait un duc de Venise qui va aux \u00e9pousailles de la \n \nmer. \n \n26 \n\u2013 Dis donc, Jehan ! les chanoines de Sainte -Genevi\u00e8ve ! \n \n\u2013 Au diable la chanoinerie ! \n \n\u2013 Abb\u00e9 Claude Choart ! docteur Claude Choart ! Est -ce que \nvous cherchez Marie la Giffarde ? \n \n\u2013 Elle est rue de Glatigny. \n \n\u2013 Elle fait le lit du roi des ribauds. \n \n\u2013 Elle paie ses quatre deniers ; quatuor denarios. \n \n\u2013 Aut unum bombum. \n \n\u2013 Voulez -vous qu\u2019elle vous paie au nez ? \n \n\u2013 Camarades ! ma\u00eetre Simon Sanguin, l\u2019\u00e9lecteur de Picar - \ndie, qui a sa femme en croupe. \n \n27\u2013 Post equitem sedet atra cura. \n \n\u2013 Hardi, ma\u00eetre Simon ! \n \n\u2013 Bonjour, monsieur l\u2019\u00e9lecteur ! \n \n\u2013 Bonne nuit, madame l\u2019\u00e9lectrice ! \n \n\u2013 Sont -ils heureux de voir tout cela \u00bb, disait en soupirant \nJoannes de Molendino, toujours perch\u00e9 dans les feuillages de \nson chapiteau. \n \nCependant le libraire jur\u00e9 de l\u2019Universit\u00e9, ma\u00eetre Andry Musnier, \nse penchait \u00e0 l\u2019oreille du pelletier -fourreur des robes du roi, \nma\u00eetre G illes Lecornu. \n \n\u00ab Je vous le dis, monsieur, c\u2019est la fin du monde. On n\u2019a jamais \nvu pareils d\u00e9bordements de l\u2019\u00e9colerie. Ce sont les mau - dites \ninventions du si\u00e8cle qui perdent tout. Les artilleries, les \nserpentines, les bombardes, et surtout l\u2019impression, cette autre \npeste d\u2019Allemagne. Plus de manuscrits, plus de livres ! \nL\u2019impression tue la librairie. C\u2019est la fin du monde qui vient. \n \n28\u2013 Je m\u2019en aper\u00e7ois bien aux progr\u00e8s des \u00e9toles de ve - lours \n\u00bb, dit le marchand fourreur. \n \nEn ce moment midi sonna. \n \n\u00ab Ha !\u2026 \u00bb dit toute la foule d\u2019une seule voix. Les \u00e9coliers se \nturent. Puis il se fit un grand remue -m\u00e9nage, un grand mou - \nvement de pieds et de t\u00eates, une grande d\u00e9tonation g\u00e9n\u00e9rale de \ntoux et de mouchoirs ; chacun s\u2019arrangea, se posta, se haussa, \nse groupa ; puis un grand silence ; tous les cous rest\u00e8 - rent \ntendus, toutes les bouches ouvertes, tous les regards tourn\u00e9s \nvers la table de marbre. Rien n\u2019y parut. Les quatre ser - gents du \nbailli \u00e9taient toujours l\u00e0, roides et immobiles comme quatre \nstatues peintes. Tous les yeux se tourn\u00e8rent vers l\u2019estrade \nr\u00e9serv\u00e9e aux envoy\u00e9s flamands. La porte restait fer - m\u00e9e, et \nl\u2019estrade vide. Cette foule attendait depuis le matin trois choses \n: midi, l\u2019ambassade de Flandre, le myst\u00e8re. Midi seul \u00e9tait arriv\u00e9 \n\u00e0 l\u2019heure. \n \nPour le coup c\u2019\u00e9tait trop fort. \n \nOn attendit une, deux, trois, cinq minutes, un quart d\u2019heure ; rien \nne venait. L\u2019estrade demeurait d\u00e9serte, le th\u00e9\u00e2tre muet. \nCependant \u00e0 l\u2019impatience avait succ\u00e9d\u00e9 la col\u00e8re. Les paroles \n29irrit\u00e9es ci rculaient, \u00e0 voix basse encore, il est vrai. \u00ab Le myst\u00e8re ! \nle myst\u00e8re ! \u00bb murmurait -on sourdement. Les t\u00eates fermentaient. \nUne temp\u00eate, qui ne faisait encore que gronder, flottait \u00e0 la \nsurface de cette foule. Ce fut Jehan du Moulin qui en tira la \npremi\u00e8r e \u00e9tincelle. \n \n\u00ab Le myst\u00e8re, et au diable les Flamands ! \u00bb s\u2019\u00e9cria -t-il de toute la \nforce de ses poumons, en se tordant comme un ser - pent autour \nde son chapiteau. \n \nLa foule battit des mains. \n \n\u00ab Le myst\u00e8re, r\u00e9p\u00e9ta -t-elle, et la Flandre \u00e0 tous les diables ! \n \n\u2013 Il nous faut le myst\u00e8re, sur -le-champ, reprit l\u2019\u00e9colier ; ou \nm\u2019est avis que nous pendions le bailli du Palais, en guise de \ncom\u00e9die et de moralit\u00e9. \n \n\u2013 Bien dit, cria le peuple, et entamons la pendaison par ses \nsergents. \u00bb \n \nUne grande acclamation suivit . Les quatre pauvres diables \ncommen\u00e7aient \u00e0 p\u00e2lir et \u00e0 s\u2019entre -regarder. La multitude \n30s\u2019\u00e9branlait vers eux, et ils voyaient d\u00e9j\u00e0 la fr\u00eale balustrade de \nbois qui les en s\u00e9parait ployer et faire ventre sous la pression de \nla foule. \n \nLe moment \u00e9tait critique. \n \n\u00ab \u00c0 sac ! \u00e0 sac ! \u00bb criait -on de toutes parts. \n \nEn cet instant, la tapisserie du vestiaire que nous avons d\u00e9crit \nplus haut se souleva, et donna passage \u00e0 un personnage dont \nla seule vue arr\u00eata subitement la foule, et changea comme par \nenchantement sa col \u00e8re en curiosit\u00e9. \n \n\u00ab Silence ! silence ! \u00bb \n \nLe personnage, fort peu rassur\u00e9 et tremblant de tous ses \nmembres, s\u2019avan\u00e7a jusqu\u2019au bord de la table de marbre, avec \nforce r\u00e9v\u00e9rences qui, \u00e0 mesure qu\u2019il approchait, ressemblaient \nde plus en plus \u00e0 des g\u00e9nuflexions. \n \nCependant le calme s\u2019\u00e9tait peu \u00e0 peu r\u00e9 tabli. Il ne restait plus \nque cette l\u00e9g\u00e8re rumeur qui se d\u00e9gage toujours du silence de la \nfoule. \n31 \n\u00ab Messieurs les bourgeois, dit -il, et mesdemoiselles les \nbourgeoises, nous devons avoir l\u2019honneur de d\u00e9clamer et repr\u00e9 - \nsenter devant son \u00e9minence Monsieur le cardinal une tr\u00e8s belle \nmoralit\u00e9, qui a nom : Le bon jugement de madame la vierge \nMarie. C\u2019est moi qui fais Jupiter. Son \u00c9minence accompagne en \nce moment l\u2019ambassade tr\u00e8s honorable de monsieur le duc \nd\u2019Autriche ; laquelle est retenue, \u00e0 l\u2019heure qu\u2019il est, \u00e0 \u00e9couter la \nharangue de monsieur le recteur de l\u2019Universit\u00e9, \u00e0 la porte \nBaudets. D\u00e8s que l\u2019\u00e9minentissime cardinal sera arriv\u00e9, nous \ncommencerons. \u00bb \n \nIl est certain qu\u2019il ne fallait rien moins que l\u2019intervention de \nJupiter pour sauver les quatre malheureu x sergents du bailli du \nPalais. Si nous avions le bonheur d\u2019avoir invent\u00e9 cette tr\u00e8s v\u00e9 - \nridique histoire, et par cons\u00e9quent d\u2019en \u00eatre responsable par - \n \ndevant Notre -Dame la Critique, ce n\u2019est pas contre nous qu\u2019on \npourrait invoquer en ce moment le pr\u00e9cep te classique : Nec \ndeus intersit. Du reste, le costume du seigneur Jupiter \u00e9tait fort \nbeau, et n\u2019avait pas peu contribu\u00e9 \u00e0 calmer la foule en attirant \ntoute son attention. Jupiter \u00e9tait v\u00eatu d\u2019une brigandine couverte \nde velours noir, \u00e0 clous dor\u00e9s ; il \u00e9ta it coiff\u00e9 d\u2019un bicoquet garni \nde boutons d\u2019argent dor\u00e9s ; et, n\u2019\u00e9tait le rouge et la grosse \nbarbe qui couvraient chacun une moiti\u00e9 de son visage, n\u2019\u00e9tait le \n32rouleau de carton dor\u00e9, sem\u00e9 de passequilles et tout h\u00e9riss\u00e9 de \nlani\u00e8res de clinquant qu\u2019il portait \u00e0 la main et dans lequel des \nyeux exerc\u00e9s reconnaissaient ais\u00e9ment la foudre, n\u2019\u00e9tait ses \npieds couleur de chair et enrubann\u00e9s \u00e0 la grecque, il e\u00fbt pu \nsupporter la comparaison, pour la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 de sa tenue, avec un \narcher breton du corps de monsieur de Be rry. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n33C H A P I T R E II \n \nPIERRE GRINGOIRE \n \n \nCependant, tandis qu\u2019il haranguait, la satisfaction, l\u2019admiration \nunanimement excit\u00e9es par son costume se dissi - paient \u00e0 ses \nparoles ; et quand il arriva \u00e0 cette conclusion ma - lencontreuse : \n\u00ab D\u00e8s que l\u2019\u00e9minentissime cardin al sera arriv\u00e9, nous \ncommencerons \u00bb, sa voix se perdit dans un tonnerre de hu\u00e9es. \n \n\u00ab Commencez tout de suite ! Le myst\u00e8re ! le myst\u00e8re tout de \nsuite ! criait le peuple. Et l\u2019on entendait par -dessus toutes les \nvoix celle de Johannes de Molendino, qui per\u00e7ai t la rumeur \ncomme le fifre dans un charivari de N\u00eemes : \u2013 Commencez tout \nde suite ! glapissait l\u2019\u00e9colier. \n \n\u2013 \u00c0 bas Jupiter et le cardinal de Bourbon ! vocif\u00e9raient Ro - \nbin Poussepain et les autres clercs juch\u00e9s dans la crois\u00e9e. \n \n\u2013 Tout de suite la moralit\u00e9 ! r\u00e9p\u00e9tait la foule. Sur -le- champ ! \ntout de suite ! Le sac et la corde aux com\u00e9diens et au cardinal ! \n\u00bb \n34 \nLe pauvre Jupiter, hagard, effar\u00e9, p\u00e2le sous son rouge, laissa \ntomber sa foudre, prit \u00e0 la main son bicoquet ; puis il saluait et \ntremblait en balbut iant : Son \u00c9minence\u2026 les ambas - sadeurs\u2026 \nMadame Marguerite de Flandre\u2026 Il ne savait que dire. Au fond, \nil avait peur d\u2019\u00eatre pendu. \n \nPendu par la populace pour attendre, pendu par le cardinal \npour n\u2019avoir pas attendu, il ne voyait des deux c\u00f4t\u00e9s qu\u2019un \nab\u00eeme, c\u2019est -\u00e0-dire une potence. \n \nHeureusement quelqu\u2019un vint le tirer d\u2019embarras et assu - mer la \nresponsabilit\u00e9. \n \nUn individu qui se tenait en de\u00e7\u00e0 de la balustrade dans l\u2019espace \nlaiss\u00e9 libre autour de la table de marbre, et que per - sonne \nn\u2019avait encore aper\u00e7u, tant sa longue et mince personne \u00e9tait \ncompl\u00e8tement abrit\u00e9e de tout rayon visuel par le diam\u00e8tre du \npilier auquel il \u00e9tait adoss\u00e9, cet individu, disons -nous, grand, \nmaigre, bl\u00eame, blond, jeune encore, quoique d\u00e9j\u00e0 rid\u00e9 au front \net aux joues, avec des yeux brillants et une bouche souriante, \nv\u00eatu d\u2019une serge noire, r\u00e2p\u00e9e et lustr\u00e9e de vieillesse, s\u2019approcha \nde la table de marbre et fit un signe au pauvre pa - tient. Mais \nl\u2019autre, interdit, ne voyait pas. \n35 \nLe nouveau venu fit un pas de plus : \u00ab Jupiter ! dit -il, mon cher \nJupiter ! \u00bb \n \nL\u2019autre n\u2019entendait point. \n \nEnfin le grand blond, impatient\u00e9, lui cria presque sous le nez : \n \n\u00ab Michel Giborne ! \n \n\u2013 Qui m\u2019appelle ? dit Jupiter, comme \u00e9veill\u00e9 en sursaut. \n \n\u2013 Moi, r\u00e9pondit le personnage v\u00eatu de noir. \n \n\u2013 Ah ! dit Jupiter. \n \n\u2013 Commencez tout de suite, reprit l\u2019autre. Satisfaites le \npopulaire. Je me charge d\u2019apaiser monsieur le bailli, qui apaise - \nra monsieur le cardinal. \u00bb \n \nJupiter respira. \n36 \n\u00ab Messeigneurs les bourgeois, cria -t-il de toute la force de ses \npoumons \u00e0 la foule qui continuait de le huer, nous allons \ncommencer tout de suite. \n \n\u2013 Evoe, Jupiter ! Plaudite, cives ! cr i\u00e8rent les \u00e9coliers. \n \n\u2013 No\u00ebl ! No\u00ebl ! \u00bb cria le peuple. \n \nCe fut un battement de mains assourdissant, et Jupiter \u00e9tait \nd\u00e9j\u00e0 rentr\u00e9 sous sa tapisserie que la salle tremblait encore \nd\u2019acclamations. \n \nCependant le personnage inconnu qui avait si magique - ment \nchang\u00e9 la temp\u00eate en bonace, comme dit notre vieux et cher \nCorneille, \u00e9tait modestement rentr\u00e9 dans la p\u00e9nombre de son \npilier, et y serait sans doute rest\u00e9 invisible, immobile et muet \ncomme auparav ant, s\u2019il n\u2019en e\u00fbt \u00e9t\u00e9 tir\u00e9 par deux jeunes \nfemmes qui, plac\u00e9es au premier rang des spectateurs, avaient \nremarqu\u00e9 son colloque avec Michel Giborne -Jupiter. \n \n\u00ab Ma\u00eetre, dit l\u2019une d\u2019elles en lui faisant signe de s\u2019approcher\u2026 \n \n37\u2013 Taisez -vous donc, ma ch\u00e8re Li\u00e9n arde, dit sa voisine, jo - lie, \nfra\u00eeche, et toute brave \u00e0 force d\u2019\u00eatre endimanch\u00e9e. Ce n\u2019est pas \nun clerc, c\u2019est un la\u00efque ; il ne faut pas dire ma\u00eetre, mais bien \nmessire. \n \n\u2013 Messire \u00bb, dit Li\u00e9narde. \n \nL\u2019inconnu s\u2019approcha de la balustrade. \n \n\u00ab Que voulez -vous de moi, mesdamoiselles ? demanda -t-il avec \nempressement. \n \n\u2013 Oh ! rien, dit Li\u00e9narde toute confuse, c\u2019est ma voisine \nGisquette la Gencienne qui veut vous parler. \n \n\u2013 Non pas, reprit Gisquette en rougissant ; c\u2019est Li\u00e9narde qui \nvous a dit : Ma\u00eetre ; je lui ai dit qu\u2019on disait : Messire. \u00bb \n \nLes deux jeunes filles baissaient les yeux. L\u2019autre, qui ne \ndemandait pas mieux que de lier conversation, les regardait en \nsouriant : \n \n38\u00ab Vous n\u2019avez donc rien \u00e0 me dire, mesdamoiselles ? \n \n\u2013 Oh ! rien du tout, r\u00e9pondit Gisq uette. \n \n\u2013 Rien \u00bb, dit Li\u00e9narde. \n \nLe grand jeune homme blond fit un pas pour se retirer. \nMais les deux curieuses n\u2019avaient pas envie de l\u00e2cher prise. \n \n\u00ab Messire, dit vivement Gisquette avec l\u2019imp\u00e9tuosit\u00e9 d\u2019une \n\u00e9cluse qui s\u2019ouvre ou d\u2019une femme qui prend so n parti, vous \nconnaissez donc ce soldat qui va jouer le r\u00f4le de madame la \nVierge dans le myst\u00e8re ? \n \n\u2013 Vous voulez dire le r\u00f4le de Jupiter ? reprit l\u2019anonyme. \n \n\u2013 H\u00e9 ! oui, dit Li\u00e9narde, est -elle b\u00eate ! Vous connaissez donc \nJupiter ? \n \n\u2013 Michel Giborne ? r\u00e9pondit l\u2019anonyme ; oui, madame. \n \n39\u2013 Il a une fi\u00e8re barbe ! dit Li\u00e9narde. \n \n\u2013 Cela sera -t-il beau, ce qu\u2019ils vont dire l\u00e0 -dessus ? de - \nmanda timidement Gisquette. \n \n\u2013 Tr\u00e8s beau, madamoiselle, r\u00e9pondit l\u2019anonyme sans la \nmoindre h\u00e9sitation. \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que ce sera ? dit Li\u00e9narde. \n \n\u2013 Le bon jugement de madame la Vierge, moralit\u00e9, s\u2019il vous \npla\u00eet, madamoiselle. \n \n\u2013 Ah ! c\u2019est diff\u00e9rent \u00bb, reprit Li\u00e9narde. \n \nUn court silenc e suivit. L\u2019inconnu le rompit : \n \n\u00ab C\u2019est une moralit\u00e9 toute neuve, et qui n\u2019a pas encore servi. \n \n\u2013 Ce n\u2019est donc pas la m\u00eame, dit Gisquette, que celle qu\u2019on a \ndonn\u00e9e il y a deux ans, le jour de l\u2019entr\u00e9e de monsieur le l\u00e9gat, \net o\u00f9 il y avait trois belles f illes faisant personnages\u2026 \n40 \n\u2013 De sir\u00e8nes, dit Li\u00e9narde. \n \n\u2013 Et toutes nues \u00bb, ajouta le jeune homme. \n \nLi\u00e9narde baissa pudiquement les yeux. Gisquette la regar - da, \net en fit autant. Il poursuivit en souriant : \n \n\u00ab C\u2019\u00e9tait chose bien plaisante \u00e0 voir. Aujourd\u2019hui c\u2019est une \nmoralit\u00e9 faite expr\u00e8s pour madame la demoiselle de Flandre. \n \n\u2013 Chantera -t-on des bergerettes ? demanda Gisquette. \n \n\u2013 Fi ! dit l\u2019inconnu, dans une moralit\u00e9 ! Il ne faut pas con - \nfondre les genres. Si c\u2019\u00e9tait une sotie, \u00e0 la bonne heure. \n \n\u2013 C\u2019est dommage, reprit Gisquette. Ce jour -l\u00e0 il y avait \u00e0 la \nfontaine du Ponceau des hommes et des femmes sauvages qui \nse combattaient et faisaient plusieurs contenances en chantant \nde petits motets et des bergere ttes. \n \n41\u2013 Ce qui convient pour un l\u00e9gat, dit assez s\u00e8chement \nl\u2019inconnu, ne convient pas pour une princesse. \n \n\u2013 Et pr\u00e8s d\u2019eux, reprit Li\u00e9narde, joutaient plusieurs bas \ninstruments qui rendaient de grandes m\u00e9lodies. \n \n\u2013 Et pour rafra\u00eechir les passants, continu a Gisquette, la \nfontaine jetait par trois bouches, vin, lait et hypocras, dont bu - \nvait qui voulait. \n \n\u2013 Et un peu au -dessous du Ponceau, poursuivit Li\u00e9narde, \u00e0 \nla Trinit\u00e9, il y avait une passion par personnages, et sans par - \nler. \n \n\u2013 Si je m\u2019en souviens ! s \u2019\u00e9cria Gisquette : Dieu en la croix, et \nles deux larrons \u00e0 droite et \u00e0 gauche ! \u00bb \n \nIci les jeunes comm\u00e8res, s\u2019\u00e9chauffant au\n souvenir de l\u2019entr\u00e9e de monsieur le l\u00e9gat, se mirent \u00e0 \nparler \u00e0 la fois. \n \n\u00ab Et plus avant, \u00e0 la porte -aux-Peintres, il y avait d\u2019aut res \npersonnes tr\u00e8s richement habill\u00e9es. \n42 \n\u2013 Et \u00e0 la fontaine Saint -Innocent, ce chasseur qui poursui - \nvait une biche avec grand bruit de chiens et de trompes de \nchasse ! \n \n\u2013 Et \u00e0 la boucherie de Paris, ces \u00e9chafauds qui figuraient la \nbastille de Dieppe ! \n \n\u2013 Et quand le l\u00e9gat passa, tu sais, Gisquette, on donna \nl\u2019assaut, et les Anglais eurent tous les gorges coup\u00e9es. \n \n\u2013 Et contre la porte du Ch\u00e2telet, il y avait de tr\u00e8s beaux \npersonnages ! \n \n\u2013 Et sur le Pont -au-Change, qui \u00e9tait tout tendu par - dessus ! \n \n\u2013 Et quand le l\u00e9gat passa, on laissa voler sur le pont plus de \ndeux cents douzaines de toutes sortes d\u2019oiseaux ; c\u2019\u00e9ta it tr\u00e8s \nbeau, Li\u00e9narde. \n \n\u2013 Ce sera plus beau aujourd\u2019hui, reprit enfin leur interlocu - \nteur, qui semblait les \u00e9couter avec impatience. \n43 \n\u2013 Vous nous promettez que ce myst\u00e8re sera beau ? dit \nGisquette. \n \n\u2013 Sans doute, r\u00e9pondit -il ; puis il ajouta avec une cer taine \nemphase : \u2013 Mesdamoiselles, c\u2019est moi qui en suis l\u2019auteur. \n \n\u2013 Vraiment ? dirent les jeunes filles, tout \u00e9bahies. \n \n\u2013 Vraiment ! r\u00e9pondit le po\u00e8te en se rengorgeant l\u00e9g\u00e8re - \nment ; c\u2019est -\u00e0-dire nous sommes deux : Jehan Marchand, qui a \nsci\u00e9 les planches , et dress\u00e9 la charpente du th\u00e9\u00e2tre et toute la \nboiserie, et moi qui ai fait la pi\u00e8ce. \u2013 Je m\u2019appelle Pierre Grin - \ngoire. \u00bb \n \nL\u2019auteur du Cid n\u2019e\u00fbt pas dit avec plus de fiert\u00e9 : Pierre \nCorneille. \n \nNos lecteurs ont pu observer qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 d\u00fb s\u2019\u00e9couler u n \ncertain temps depuis le moment o\u00f9 Jupiter \u00e9tait rentr\u00e9 sous \n \nla tapisserie jusqu\u2019\u00e0 l\u2019instant o\u00f9 l\u2019auteur de la moralit\u00e9 nouvelle \ns\u2019\u00e9tait r\u00e9v\u00e9l\u00e9 ainsi brusquement \u00e0 l\u2019admiration na\u00efve de Gis - \n44quette et de Li\u00e9narde. Chose remarquable : toute cette foule, \nquelques minutes auparavant si tumultueuse, attendait mainte - \nnant avec mansu\u00e9tude, sur la foi du com\u00e9dien ; ce qui prouve \ncette v\u00e9rit\u00e9 \u00e9ternelle et tous les jours encore \u00e9prouv\u00e9e dans nos \nth\u00e9\u00e2tres, que le meilleur moyen de faire attendre patiem - ment \nle public, c\u2019est de lui affirmer qu\u2019on va commencer tout de \nsuite. \n \nToutefois l\u2019\u00e9colier Joannes ne s\u2019endormait pas. \n \n\u00ab Hol\u00e0h\u00e9e ! cria -t-il tout \u00e0 coup au milieu de la paisible at - tente \nqui avait succ\u00e9d\u00e9 au trouble, Jupiter, madame la Vierge, \nbateleurs du dia ble ! vous gaussez -vous ? la pi\u00e8ce ! la pi\u00e8ce ! \nCommencez, ou nous recommen\u00e7ons. \u00bb \n \nIl n\u2019en fallut pas davantage. \n \nUne musique de hauts et bas instruments se fit entendre de \nl\u2019int\u00e9rieur de l\u2019\u00e9chafaudage ; la tapisserie se souleva ; quatre \npersonnages bario l\u00e9s et fard\u00e9s en sortirent, grimp\u00e8rent la roide \n\u00e9chelle du th\u00e9\u00e2tre, et, parvenus sur la plate -forme su - p\u00e9rieure, \nse rang\u00e8rent en ligne devant le public, qu\u2019ils salu\u00e8rent \nprofond\u00e9ment ; alors la symphonie se tut. C\u2019\u00e9tait le myst\u00e8re qui \ncommen\u00e7ait. \n45 \nLes quatre personnages, apr\u00e8s avoir largement recueilli le \npaiement de leurs r\u00e9v\u00e9rences en applaudissements, entam\u00e8 - \nrent, au milieu d\u2019un religieux silence, un prologue dont nous \nfaisons volontiers gr\u00e2ce au lecteur. Du reste, ce qui arrive en - \ncore de nos jours, le public s\u2019occupait encore plus des costumes \nqu\u2019ils portaient que du r\u00f4le qu\u2019ils d\u00e9bitaient ; et en v\u00e9rit\u00e9 c\u2019\u00e9tait \njustice. Ils \u00e9taient v\u00eatus tous quatre de robes mi -parties jaune \net blanc, qui ne se distinguaient entre elles que par la nature de \nl\u2019\u00e9tole ; la premi\u00e8re \u00e9tait en brocart, or et argent, la deuxi\u00e8me \nen soie, la troisi\u00e8me en laine, la quatri\u00e8me en toile. Le premier \ndes personnages portait en main droite une \u00e9p\u00e9e, le second \ndeux clefs d\u2019or, le troisi\u00e8me une balance, le quatri\u00e8me une \nb\u00eache ; et pour aider les intelligences paresseuses qui n\u2019auraient \npas vu clair \u00e0 travers la transparence de ces attri - buts, on \npouvait lire en grosses lettres noires brod\u00e9es : au bas \n \nde la robe de brocart, JE M\u2019APPELLE NOBLESSE ; au bas de la \nrobe de soie, J E M\u2019APPELLE CLERG\u00c9 ; au bas de la robe de \nlaine, JE M\u2019APPELLE MARCHANDISE ; au bas de la robe de \ntoile, JE M\u2019APPELLE LABOUR. Le sexe des deux all\u00e9gories m\u00e2les \n\u00e9tait clairement indiqu\u00e9 \u00e0 tout spectateur judicieux par leurs \nrobes moins longues et par la cram ignole qu\u2019elles portaient en \nt\u00eate, tandis que les deux all\u00e9gories femelles, moins court -v\u00eatues, \n\u00e9taient coiff\u00e9es d\u2019un chaperon. \n46 \nIl e\u00fbt fallu aussi beaucoup de mauvaise volont\u00e9 pour ne pas \ncomprendre, \u00e0 travers la po\u00e9sie du prologue, que Labour \u00e9tait \nmari\u00e9 \u00e0 Marchandise et Clerg\u00e9 \u00e0 Noblesse, et que les deux \nheureux couples poss\u00e9daient en commun un magnifique dau - \nphin d\u2019or, qu\u2019ils pr\u00e9tendaient n\u2019adjuger qu\u2019\u00e0 la plus belle. Ils \nallaient donc par le monde cherchant et qu\u00eatant cette beaut\u00e9, \net apr\u00e8s avoir succ essivement rejet\u00e9 la reine de Golconde, la \nprincesse de Tr\u00e9bizonde, la fille du Grand -Khan de Tartarie, etc., \netc., Labour et Clerg\u00e9, Noblesse et Marchandise \u00e9taient venus \nse reposer sur la table de marbre du Palais de Justice, en \nd\u00e9bitant devant l\u2019honn\u00eate auditoire autant de sentences et de \nmaximes qu\u2019on en pouvait alors d\u00e9penser \u00e0 la Facult\u00e9 des arts \naux examens, sophismes, d\u00e9terminances, figures et actes o\u00f9 les \nma\u00eetres prenaient leurs bonnets de licence. \n \nTout cela \u00e9tait en effet tr\u00e8s beau. \n \nCependant, d ans cette foule sur laquelle les quatre all\u00e9go - ries \nversaient \u00e0 qui mieux mieux des flots de m\u00e9taphores, il n\u2019y avait \npas une oreille plus attentive, pas un c\u0153ur plus palpitant, pas \nun \u0153il plus hagard, pas un cou plus tendu, que l\u2019\u0153il, l\u2019oreille, le \ncou et le c\u0153ur de l\u2019auteur, du po\u00e8te, de ce brave Pierre \nGringoire, qui n\u2019avait pu r\u00e9sister, le moment d\u2019auparavant, \u00e0 la \njoie de dire son nom \u00e0 deux jolies filles. Il \u00e9tait retourn\u00e9 \u00e0 \n47quelques pas d\u2019elles, derri\u00e8re son pilier, et l\u00e0, il \u00e9coutait, il \nregardait, il savourait. Les bienveillants applaudis - sements qui \navaient accueilli le d\u00e9but de son prologue retentis - saient \nencore dans ses entrailles, et il \u00e9tait compl\u00e8tement ab - sorb\u00e9 \ndans cette esp\u00e8ce de contemplation extatique avec la - quelle \nun auteur voit s es id\u00e9es tomber une \u00e0 une de la bouche de \nl\u2019acteur dans le silence d\u2019un vaste auditoire. Digne Pierre \nGringoire ! \n \nIl nous en co\u00fbte de le dire, mais cette premi\u00e8re extase fut bien \nvite troubl\u00e9e. \u00c0 peine Gringoire avait -il approch\u00e9 ses l\u00e8vres de \ncette coup e enivrante de joie et de triomphe, qu\u2019une goutte \nd\u2019amertume vint s\u2019y m\u00ealer. \n \nUn mendiant d\u00e9guenill\u00e9, qui ne pouvait faire recette, perdu qu\u2019il \n\u00e9tait au milieu de la foule, et qui n\u2019avait sans doute pas trouv\u00e9 \nsuffisante indemnit\u00e9 dans les poches de ses vo isins, avait \nimagin\u00e9 de se jucher sur quelque point en \u00e9vidence, pour attirer \nles regards et les aum\u00f4nes. Il s\u2019\u00e9tait donc hiss\u00e9 pendant les \npremiers vers du prologue, \u00e0 l\u2019aide des piliers de l\u2019estrade \nr\u00e9serv\u00e9e, jusqu\u2019\u00e0 la corniche qui en bordait la balustr ade \u00e0 sa \npartie inf\u00e9rieure, et l\u00e0, il s\u2019\u00e9tait assis, sollicitant l\u2019attention et la \npiti\u00e9 de la multitude avec ses haillons et une plaie hideuse qui \ncouvrait son bras droit. Du reste il ne prof\u00e9rait pas une parole. \n \n48Le silence qu\u2019il gardait laissait aller l e prologue sans en - \ncombre, et aucun d\u00e9sordre sensible ne serait survenu, si le \nmalheur n\u2019e\u00fbt voulu que l\u2019\u00e9colier Joannes avis\u00e2t, du haut de son \npilier, le mendiant et ses simagr\u00e9es. Un fou rire s\u2019empara du \njeune dr\u00f4le, qui, sans se soucier d\u2019interrompre l e spectacle et de \ntroubler le recueillement universel, s\u2019\u00e9cria gaillardement : \n\u00ab Tiens ! ce malingreux qui demande l\u2019aum\u00f4ne ! \u00bb \n \nQuiconque a jet\u00e9 une pierre dans une mare \u00e0 grenouilles ou tir\u00e9 \nun coup de fusil dans une vol\u00e9e d\u2019oiseaux, peut se faire une id \u00e9e \nde l\u2019effet que produisirent ces paroles incongrues, au milieu de \nl\u2019attention g\u00e9n\u00e9rale. Gringoire en tressaillit comme d\u2019une \nsecousse \u00e9lectrique. Le prologue resta court, et toutes les t\u00eates \nse retourn\u00e8rent en tumulte vers le mendiant, qui, loin de se \nd\u00e9concerter, vit dans cet incident une bonne occasion de \nr\u00e9colte, et se mit \u00e0 dire d\u2019un air dolent, en fermant ses yeux \u00e0 \ndemi : \u00ab La charit\u00e9, s\u2019il vous pla\u00eet ! \n \n\u2013 Eh mais, sur mon \u00e2me, reprit Joannes, c\u2019est Clopin \nTrouillefou. Hol\u00e0h\u00e9e ! l\u2019ami, ta plaie te g \u00eanait donc \u00e0 la jambe, \nque tu l\u2019as mise sur ton bras ? \u00bb \n \n49En parlant ainsi, il jetait avec une adresse de singe un pe - tit-\nblanc dans le feutre gras que le mendiant tendait de son bras \nmalade. Le mendiant re\u00e7ut sans broncher l\u2019aum\u00f4ne et le \n \nsarcasme, et c ontinua d\u2019un accent lamentable : \u00ab La charit\u00e9, s\u2019il \nvous pla\u00eet ! \u00bb \n \nCet \u00e9pisode avait consid\u00e9rablement distrait l\u2019auditoire, et bon \nnombre de spectateurs, Robin Poussepain et tous les clercs en \nt\u00eate, applaudissaient gaiement \u00e0 ce duo bizarre que ve - naient \nd\u2019improviser, au milieu du prologue, l\u2019\u00e9colier avec sa voix \ncriarde et le mendiant avec son imperturbable psalmodie. \n \nGringoire \u00e9tait fort m\u00e9content. Revenu de sa premi\u00e8re stu - \np\u00e9faction, il s\u2019\u00e9vertuait \u00e0 crier aux quatre personnages en \nsc\u00e8ne : \u00ab Continu ez ! que diable, continuez ! \u00bb sans m\u00eame dai - \ngner jeter un regard de d\u00e9dain sur les deux interrupteurs. \n \nEn ce moment, il se sentit tirer par le bord de son surtout ; il se \nretourna, non sans quelque humeur, et eut assez de peine \u00e0 \nsourire. Il le fallait pourtant. C\u2019\u00e9tait le joli bras de Gisquette la \nGencienne, qui, pass\u00e9 \u00e0 travers la balustrade, sollicitait de cette \nfa\u00e7on son attention. \n \n50\u00ab Monsieur, dit la jeune fille, est -ce qu\u2019ils vont continuer ? \n \n\u2013 Sans doute, r\u00e9pondit Gringoire, assez choqu\u00e9 de la ques - \ntion. \n \n\u2013 En ce cas, messire, reprit -elle, auriez -vous la courtoisie \nde m\u2019expliquer\u2026 \n \n\u2013 Ce qu\u2019ils vont dire ? interrompit Gringoire. Eh bien, \u00e9cou - \ntez ! \n \n\u2013 Non, dit Gisquette, mais ce qu\u2019ils ont dit jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9 - \nsent. \u00bb \n \nGringoire fit un soubresaut, comme un homme dont on \ntoucherait la plaie \u00e0 vif. \n \n\u00ab Peste de la petite fille sotte et bouch\u00e9e ! \u00bb dit -il entre ses \ndents. \n \n\u00c0 dater de ce moment -l\u00e0, Gisquette fut perdue dans son esprit. \n51 \nCependant, les acteurs avaient ob\u00e9i \u00e0 son injonction, et le \npublic, voyant qu\u2019ils se remettaient \u00e0 parler, s\u2019\u00e9tait remis \u00e0 \n\u00e9couter, non sans avoir perdu force beaut\u00e9s, dans l \u2019esp\u00e8ce de \nsoudure qui se fit entre les deux parties de la pi\u00e8ce ainsi brus - \nquement coup\u00e9e. Gringoire en faisait tout bas l\u2019am\u00e8re r\u00e9flexion. \nPourtant la tranquillit\u00e9 s\u2019\u00e9tait r\u00e9tablie peu \u00e0 peu, l\u2019\u00e9colier se \ntaisait, le mendiant comptait quelque monnaie da ns son cha - \npeau, et la pi\u00e8ce avait repris le dessus. \n \nC\u2019\u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9 un fort bel ouvrage, et dont il nous semble \nqu\u2019on pourrait encore fort bien tirer parti aujourd\u2019hui, \nmoyennant quelques arrangements. L\u2019exposition, un peu longue \net un peu vide, c\u2019es t-\u00e0-dire dans les r\u00e8gles, \u00e9tait simple, et \nGringoire, dans le candide sanctuaire de son for int\u00e9rieur, en \nadmirait la clart\u00e9. Comme on s\u2019en doute bien, les quatre per - \nsonnages all\u00e9goriques \u00e9taient un peu fatigu\u00e9s d\u2019avoir parcouru \nles trois parties du mond e sans trouver \u00e0 se d\u00e9faire convena - \nblement de leur dauphin d\u2019or. L\u00e0 -dessus, \u00e9loge du poisson \nmerveilleux, avec mille allusions d\u00e9licates au jeune fianc\u00e9 de \nMarguerite de Flandre, alors fort tristement reclus \u00e0 Amboise, et \nne se doutant gu\u00e8re que Labour e t Clerg\u00e9, Noblesse et Mar - \nchandise venaient de faire le tour du monde pour lui. Le susdit \ndauphin donc \u00e9tait jeune, \u00e9tait beau, \u00e9tait fort, et surtout (ma - \ngnifique origine de toutes les vertus royales !) il \u00e9tait fils du lion \nde France. Je d\u00e9clare que ce tte m\u00e9taphore hardie est admi - \n52rable, et que l\u2019histoire naturelle du th\u00e9\u00e2tre, un jour d\u2019all\u00e9gorie et \nd\u2019\u00e9pithalame royal, ne s\u2019effarouche aucunement d\u2019un dau - phin \nfils d\u2019un lion. Ce sont justement ces rares et pindariques \nm\u00e9langes qui prouvent l\u2019enthousias me. N\u00e9anmoins, pour faire \naussi la part de la critique, le po\u00e8te aurait pu d\u00e9velopper cette \nbelle id\u00e9e en moins de deux cents vers. Il est vrai que le mys - \nt\u00e8re devait durer depuis midi jusqu\u2019\u00e0 quatre heures, d\u2019apr\u00e8s \nl\u2019ordonnance de monsieur le pr\u00e9v\u00f4t, et qu\u2019il faut bien dire \nquelque chose. D\u2019ailleurs, on \u00e9coutait patiemment. \n \nTout \u00e0 coup, au beau milieu d\u2019une querelle entre made - moiselle \nMarchandise et madame Noblesse, au moment o\u00f9 ma\u00eetre \nLabour pronon\u00e7ait ce vers mirifique : \n \nOnc ne vis dans les bois b\u00eate plus triomphante ! \n \nla porte de l\u2019estrade r\u00e9serv\u00e9e, qui \u00e9tait jusque -l\u00e0 rest\u00e9e si mal \u00e0 \npropos ferm\u00e9e, s\u2019ouvrit plus mal \u00e0 propos encore ; et la voix \nretentissante de l\u2019huissier annon\u00e7a brusquement : Son \u00c9minence \nmonseigneur le cardinal de Bourbon. \n \n \n \n53C H A P I T R E III \n \nMONSIEUR LE CARDINAL \n \nPauvre Gringoire ! le fracas de tous les gros doubles p\u00e9 - tards \nde la Saint -Jean, la d\u00e9charge de vingt arquebuses \u00e0 croc, la \nd\u00e9tonation de cette fameuse serpentine de la Tour de Billy, qui, \nlors du si\u00e8ge de Paris, le dimanche 29 septembre 1465, tua sept \nBourguignons d\u2019un coup, l\u2019explosion de toute la poudre \u00e0 canon \nemmagasin\u00e9e \u00e0 la porte du Temple, lui e\u00fbt moins rude - ment \nd\u00e9chir\u00e9 les oreilles, en ce moment solennel et drama - tique, que \nce peu de paroles tomb\u00e9es de la bouche d\u2019un huis - sier : Son \n\u00c9minence monseigneur le cardinal de Bourbon. \n \nCe n\u2019est pas que Pierre Gringoire craign\u00eet monsieur le car - dinal \nou le d\u00e9daign\u00e2t. Il n\u2019avait ni cette faiblesse ni cette outre - \ncuidance. V\u00e9ritable \u00e9clectique, comme on dirait aujourd\u2019hui, \nGringoire \u00e9tait de ces esprits \u00e9lev\u00e9s et fermes, mod\u00e9r\u00e9s et \ncalmes, qui savent toujours se tenir au milieu de tout (stare in \ndimidio rerum), et qui sont pleins de raison et de lib\u00e9rale philo - \nsophie, tout en faisant \u00e9tat des cardinau x. Race pr\u00e9cieuse et \njamais interrompue de philosophes auxquels la sagesse, comme \nune autre Ariane, semble avoir donn\u00e9 une pelote de fil qu\u2019ils s\u2019en \nvont d\u00e9vidant depuis le commencement du monde \u00e0 travers le \nlabyrinthe des choses humaines. On les retrouve dans tous les \n54temps, toujours les m\u00eames, c\u2019est -\u00e0-dire toujours selon tous les \ntemps. Et sans compter notre Pierre Gringoire, qui les \nrepr\u00e9senterait au quinzi\u00e8me si\u00e8cle si nous parvenions \u00e0 lui \nrendre l\u2019illustration qu\u2019il m\u00e9rite, certainement c\u2019est leur es - prit \nqui animait le p\u00e8re Du Breul lorsqu\u2019il \u00e9crivait dans le sei - zi\u00e8me \nces paroles na\u00efvement sublimes, dignes de tous les si\u00e8cles : \u00ab Ie \nsuis parisien de nation et parrhisian de parler, puisque parrhisia \nen grec signifie libert\u00e9 de parler : de laquelle i \u2019ai vs\u00e9 mesme \nenuers messeigneurs les cardinaux, oncle et fr\u00e8re de \nmonseigneur le prince de Conty : toutes fois auec res - pect de \nleur grandeur, et sans offenser personne de leur suitte, qui est \nbeaucoup \u00bb \n \nIl n\u2019y avait donc ni haine du cardinal, ni d\u00e9dai n de sa pr\u00e9 - \nsence, dans l\u2019impression d\u00e9sagr\u00e9able qu\u2019elle fit \u00e0 Pierre Grin - \ngoire. Bien au contraire ; notre po\u00e8te avait trop de bon sens et \nune souquenille trop r\u00e2p\u00e9e pour ne pas attacher un prix parti - \nculier \u00e0 ce que mainte allusion de son prologue, et en particu - \nlier la glorification du dauphin fils du lion de France, f\u00fbt recueil - \nlie par une oreille \u00e9minentissime. Mais ce n\u2019est pas l\u2019int\u00e9r\u00eat qui \ndomine dans la noble nature des po\u00e8tes. Je suppose que l\u2019entit\u00e9 \ndu po\u00e8te soit repr\u00e9sent\u00e9e par le nombre di x, il est certain qu\u2019un \nchimiste, en l\u2019analysant et pharmacopolisant, comme dit Rabe - \nlais, la trouverait compos\u00e9e d\u2019une partie d\u2019int\u00e9r\u00eat contre neuf \nparties d\u2019amour -propre. Or, au moment o\u00f9 la porte s\u2019\u00e9tait ou - \nverte pour le cardinal, les neuf parties d\u2019a mour -propre de Grin - \n55goire, gonfl\u00e9es et tum\u00e9fi\u00e9es au souffle de l\u2019admiration popu - \nlaire, \u00e9taient dans un \u00e9tat d\u2019accroissement prodigieux, sous \nlequel disparaissait comme \u00e9touff\u00e9e cette imperceptible mol\u00e9 - \ncule d\u2019int\u00e9r\u00eat que nous distinguions tout \u00e0 l\u2019heur e dans la cons - \ntitution des po\u00e8tes ; ingr\u00e9dient pr\u00e9cieux du reste, lest de r\u00e9alit\u00e9 \net d\u2019humanit\u00e9 sans lequel ils ne toucheraient pas la terre. Grin - \ngoire jouissait de sentir, de voir, de palper pour ainsi dire une \nassembl\u00e9e enti\u00e8re, de marauds il est vra i, mais qu\u2019importe, \nstup\u00e9fi\u00e9e, p\u00e9trifi\u00e9e, et comme asphyxi\u00e9e devant les incommen - \nsurables tirades qui surgissaient \u00e0 chaque instant de toutes les \nparties de son \u00e9pithalame. J\u2019affirme qu\u2019il partageait lui -m\u00eame \nla b\u00e9atitude g\u00e9n\u00e9rale, et qu\u2019au rebours de La Fontaine, qui, \u00e0 la \nrepr\u00e9sentation de sa com\u00e9die du Florentin, demandait : Quel est \nle malotru qui a fait cette rapsodie ? Gringoire e\u00fbt volon - tiers \ndemand\u00e9 \u00e0 son voisin : De qui est ce chef -d\u2019\u0153uvre ? On peut \njuger maintenant quel effet produisit sur lui la brusque et \nintempestive survenue du cardinal. \n \nCe qu\u2019il pouvait craindre ne se r\u00e9alisa que trop. L\u2019entr\u00e9e de son \n\u00e9minence bouleversa l\u2019auditoire. Toutes les t\u00eates se tourn\u00e8 - rent \nvers l\u2019estrade. Ce fut \u00e0 ne plus s\u2019entendre. \u00ab Le cardinal ! Le \ncardinal ! \u00bb r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent toutes les bouches. Le malheureux \nprologue resta court une seconde fois. \n \n56Le cardinal s\u2019arr\u00eata un moment sur le seuil de l\u2019estrade. Tandis \nqu\u2019il promenait un regard assez indiff\u00e9rent sur l\u2019auditoire, le \ntumulte redoublait. Chacun voulait le m ieux voir. C\u2019\u00e9tait \u00e0 qui \nmettrait sa t\u00eate sur les \u00e9paules de son voisin. \n \nC\u2019\u00e9tait en effet un haut personnage et dont le spectacle valait \nbien toute autre com\u00e9die. Charles, cardinal de Bourbon, \narchev\u00eaque et comte de Lyon, primat des Gaules, \u00e9tait \u00e0 la fo is \nalli\u00e9 \u00e0 Louis XI par son fr\u00e8re, Pierre, seigneur de Beaujeu, qui \navait \u00e9pous\u00e9 la fille a\u00een\u00e9e du roi, et alli\u00e9 \u00e0 Charles le T\u00e9m\u00e9raire \npar sa m\u00e8re Agn\u00e8s de Bourgogne. Or le trait dominant, le trait \ncaract\u00e9ristique et distinctif du caract\u00e8re du primat des Gaules, \nc\u2019\u00e9tait l\u2019esprit de courtisan et la d\u00e9votion aux puissances. On \npeut juger des embarras sans nombre que lui avait valus cette \ndouble parent\u00e9, et de tous les \u00e9cueils temporels entre lesquels \nsa barque spirituelle avait d\u00fb louvoyer, pour ne se briser ni \u00e0 \nLouis, ni \u00e0 Charles, cette Charybde et cette Scylla qui avaient \nd\u00e9vor\u00e9 le duc de Nemours et le conn\u00e9table de Saint -Pol. Gr\u00e2ce \nau ciel, il s\u2019\u00e9tait assez bien tir\u00e9 de la travers\u00e9e, et \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 \nRome sans encombre. Mais, quoiqu\u2019il f\u00fbt au port, et p r\u00e9cis\u00e9 - \nment parce qu\u2019il \u00e9tait au port, il ne se rappelait jamais sans \ninqui\u00e9tude les chances diverses de sa vie politique, si long - \ntemps alarm\u00e9e et laborieuse. Aussi avait -il coutume de dire que \nl\u2019ann\u00e9e 1476 avait \u00e9t\u00e9 pour lui noire et blanche ; entendan t par \nl\u00e0 qu\u2019il avait perdu dans cette m\u00eame ann\u00e9e sa m\u00e8re la du - \n57chesse de Bourbonnais et son cousin le duc de Bourgogne, et \nqu\u2019un deuil l\u2019avait consol\u00e9 de l\u2019autre. \n \nDu reste, c\u2019\u00e9tait un bon homme. Il menait joyeuse vie de \ncardinal, s\u2019\u00e9gayait volontiers ave c du cru royal de Challuau, ne \nha\u00efssait pas Richarde la Garmoise et Thomasse la Saillarde, \nfaisait l\u2019aum\u00f4ne aux jolies filles plut\u00f4t qu\u2019aux vieilles femmes, et \npour toutes ces raisons \u00e9tait fort agr\u00e9able au populaire de \nParis. Il ne marchait qu\u2019entour\u00e9 d\u2019u ne petite cour d\u2019\u00e9v\u00eaques et \nd\u2019abb\u00e9s de hautes lign\u00e9es, galants, grivois et faisant ripaille au \nbesoin ; et plus d\u2019une fois les braves d\u00e9votes de Saint -Germain \nd\u2019Auxerre, en passant le soir sous les fen\u00eatres illumin\u00e9es du logis \nde Bourbon, avaient \u00e9t\u00e9 scand alis\u00e9es d\u2019entendre les m\u00eames \nvoix qui leur avaient chant\u00e9 v\u00eapres dans la journ\u00e9e, psalmodier \nau bruit des verres le proverbe bachique de Beno\u00eet XII, ce pape \nqui avait ajout\u00e9 une troisi\u00e8me couronne \u00e0 la tiare : \n\u00ab Bibamus papaliter. \u00bb \n \nCe fut sans doute cett e popularit\u00e9, acquise \u00e0 si juste titre, qui le \npr\u00e9serva, \u00e0 son entr\u00e9e, de tout mauvais accueil de la part de la \ncohue, si m\u00e9contente le moment d\u2019auparavant, et fort peu \ndispos\u00e9e au respect d\u2019un cardinal le jour m\u00eame o\u00f9 elle allait \n \n58\u00e9lire un pape. Mais les Parisiens ont peu de rancune ; et puis, en \nfaisant commencer la repr\u00e9sentation d\u2019autorit\u00e9, les bons \nbourgeois l\u2019avaient emport\u00e9 sur le cardinal, et ce triomphe leur \nsuffisait. D\u2019ailleurs monsieur le cardinal de Bourbon \u00e9tait bel \nhomme, il avait une fort b elle robe rouge qu\u2019il portait fort bien ; \nc\u2019est dire qu\u2019il avait pour lui toutes les femmes, et par cons\u00e9 - \nquent la meilleure moiti\u00e9 de l\u2019auditoire. Certainement il y aurait \ninjustice et mauvais go\u00fbt \u00e0 huer un cardinal pour s\u2019\u00eatre fait at - \ntendre au specta cle, lorsqu\u2019il est bel homme et qu\u2019il porte bien \nsa robe rouge. \n \nIl entra donc, salua l\u2019assistance avec ce sourire h\u00e9r\u00e9ditaire des \ngrands pour le peuple, et se dirigea \u00e0 pas lents vers son fauteuil \nde velours \u00e9carlate, en ayant l\u2019air de songer \u00e0 tout autre chose. \nSon cort\u00e8ge, ce que nous appellerions aujourd\u2019hui son \u00e9tat -\nmajor d\u2019\u00e9v\u00eaques et d\u2019abb\u00e9s, fit irruption \u00e0 sa suite dans \nl\u2019estrade, non sans redoublement de tumulte et de curiosi - t\u00e9 au \nparterre. C\u2019\u00e9tait \u00e0 qui se les montrerait, se les nomme - rait, \u00e0 \nqui en conna\u00eetrait au moins un ; qui, monsieur l\u2019\u00e9v\u00eaque de \nMarseille, Alaudet, si j\u2019ai bonne m\u00e9moire ; qui, le primicier de \nSaint -Denis ; qui, Robert de Lespinasse, abb\u00e9 de Saint - \nGermain -des-Pr\u00e9s, ce fr\u00e8re libertin d\u2019une ma\u00eetresse de Louis XI \n: le tout a vec force m\u00e9prises et cacophonies. Quant aux \u00e9co - \nliers, ils juraient. C\u2019\u00e9tait leur jour, leur f\u00eate des fous, leur sa - \nturnale, l\u2019orgie annuelle de la basoche et de l\u2019\u00e9cole. Pas de tur - \npitude qui ne f\u00fbt de droit ce jour -l\u00e0 et chose sacr\u00e9e. Et puis il y \n59avait de folles comm\u00e8res dans la foule, Simone Quatrelivres, \nAgn\u00e8s la Gadine, Robine Pi\u00e9debou. N\u2019\u00e9tait -ce pas le moins \nqu\u2019on p\u00fbt jurer \u00e0 son aise et maugr\u00e9er un peu le nom de Dieu, \nun si beau jour, en si bonne compagnie de gens d\u2019\u00e9glise et de \nfilles de joie ? Aussi ne s\u2019en faisaient -ils faute ; et, au milieu du \nbrouhaha, c\u2019\u00e9tait un effrayant charivari de blasph\u00e8mes et \nd\u2019\u00e9normit\u00e9s que celui de toutes ces langues \u00e9chapp\u00e9es, langues \nde clercs et d\u2019\u00e9coliers contenues le reste de l\u2019ann\u00e9e par la \ncrainte du fer chau d de saint Louis. Pauvre saint Louis, quelle \nnargue ils lui faisaient dans son propre palais de justice ! Cha - \ncun d\u2019eux, dans les nouveaux venus de l\u2019estrade, avait pris \u00e0 \npartie une soutane noire, ou grise, ou blanche, ou violette. \nQuant \u00e0 Joannes Frollo de Molendino, en sa qualit\u00e9 de fr\u00e8re \nd\u2019un archidiacre, c\u2019\u00e9tait \u00e0 la rouge qu\u2019il s\u2019\u00e9tait hardiment atta - \nqu\u00e9, et il chantait \u00e0 tue -t\u00eate, en fixant ses yeux effront\u00e9s sur le \ncardinal : Cappa repleta mero ! \n \nTous ces d\u00e9tails, que nous mettons ici \u00e0 nu pour l\u2019\u00e9dification du \nlecteur, \u00e9taient tellement couverts par la rumeur g\u00e9n\u00e9rale qu\u2019ils \ns\u2019y effa\u00e7aient avant d\u2019arriver jusqu\u2019\u00e0 l\u2019estrade r\u00e9serv\u00e9e. \nD\u2019ailleurs le cardinal s\u2019en f\u00fbt peu \u00e9mu, tant les liber - t\u00e9s de ce \njour-l\u00e0 \u00e9taient dans les m\u0153urs. Il avait du res te, et sa mine en \n\u00e9tait toute pr\u00e9occup\u00e9e, un autre souci qui le suivait de pr\u00e8s et \nqui entra presque en m\u00eame temps que lui dans l\u2019estrade. C\u2019\u00e9tait \nl\u2019ambassade de Flandre. \n \n60Non qu\u2019il f\u00fbt profond politique, et qu\u2019il se f\u00eet une affaire des \nsuites possibles du mariage de madame sa cousine Marguerite \nde Bourgogne avec monsieur son cousin Charles, dauphin de \nVienne ; combien durerait la bonne intelligence pl\u00e2tr\u00e9e du duc \nd\u2019Autriche et du roi de France, comment le roi d\u2019Angleterre \nprendrait ce d\u00e9dain de sa fille, cela l\u2019inqui\u00e9tait peu, et il f\u00eatait \nchaque soir le vin du cru royal de Chaillot, sans se douter que \nquelques flacons de ce m\u00eame vin (un peu revu et corrig\u00e9, il est \nvrai, par le m\u00e9decin Coictier), cordialement offerts \u00e0 \u00c9douard IV \npar Louis XI, d\u00e9barrasseraient un beau matin Louis XI \nd\u2019\u00c9douard IV. La moult honor\u00e9e ambassade de monsieur le duc \nd\u2019Autriche n\u2019apportait au cardinal aucun de ces soucis, mais elle \nl\u2019importunait par u n autre c\u00f4t\u00e9. Il \u00e9tait en effet un peu dur, et \nnous en avons d\u00e9j\u00e0 dit un mot \u00e0 la deuxi\u00e8me page de ce livre, \nd\u2019\u00eatre oblig\u00e9 de faire f\u00eate et bon accueil, lui Charles de Bour - \nbon, \u00e0 je ne sais quels bourgeois ; lui cardinal, \u00e0 des \u00e9chevins ; \nlui Fran\u00e7ais, j oyeux convive, \u00e0 des Flamands buveurs de bi\u00e8re ; \net cela en public. C\u2019\u00e9tait l\u00e0, certes, une des plus fastidieuses \ngrimaces qu\u2019il e\u00fbt jamais faites pour le bon plaisir du roi. \n \nIl se tourna donc vers la porte, et de la meilleure gr\u00e2ce du \nmonde (tant il s\u2019y \u00e9tudiait), quand l\u2019huissier annon\u00e7a d\u2019une voix \nsonore : Messieurs les envoy\u00e9s de monsieur le duc d\u2019Autriche. Il \nest inutile de dire que la salle enti\u00e8re en fit autant. \n \n61Alors arriv\u00e8rent, deux par deux, avec une gravit\u00e9 qui fai - sait \ncontraste au milieu du p\u00e9tulant cort\u00e8ge eccl\u00e9siastique de \nCharles de Bourbon, les quarante -huit ambassadeurs de Maxi - \nmilien d\u2019Autriche, ayant en t\u00eate r\u00e9v\u00e9rend p\u00e8re en Dieu, Jehan, \nabb\u00e9 de Saint -Bertin, chancelier de la Toison d\u2019or, et Jacques \nde Goy, sieur Dauby, haut bailli de Gand. Il se fit dans \nl\u2019assembl\u00e9e un grand silence accompagn\u00e9 de rires \u00e9touff\u00e9s \npour \n \n\u00e9couter tous les noms saugrenus et toutes les qualifications \nbourgeoises que chacun de ces personnages transmettait im - \nperturbablement \u00e0 l\u2019huissier, qui jetait ensuite noms et qualit\u00e9s \np\u00eale-m\u00eale et tout estropi\u00e9s \u00e0 travers la foule. C\u2019\u00e9tait ma\u00eetre Loys \nRoelof, \u00e9chevin de la ville de Louvain ; messire Clays d\u2019Etuelde, \n\u00e9chevin de Bruxelles ; messire Paul de Baeust, sieur de \nVoirmizelle, pr\u00e9sident de Flandre ; ma\u00eetre Jehan Coleghens, \nbourgmestre de la ville d\u2019Anvers ; ma\u00eetre George de la Moere, \npremier \u00e9chevin de la kuere de la ville de Gand ; ma\u00eetre Ghel - \ndolf van der Hage, premier \u00e9chevin des parchons de ladite ville \n; et le sieur de Bierbecque, et Jehan Pinnock, et Jeha n \nDymaerzelle, etc., etc., etc., baillis, \u00e9chevins, bourgmestres ; \nbourgmestres, \u00e9chevins, baillis ; tous roides, gourm\u00e9s, empe - \ns\u00e9s, endimanch\u00e9s de velours et de damas, encapuchonn\u00e9s de \ncramignoles de velours noir \u00e0 grosses houppes de fil d\u2019or de \nChypre ; bonnes t\u00eates flamandes apr\u00e8s tout, figures dignes et \ns\u00e9v\u00e8res, de la famille de celles que Rembrandt fait saillir si \n62fortes et si graves sur le fond noir de sa Ronde de nuit ; per - \nsonnages qui portaient tous \u00e9crit sur le front que Maximilien \nd\u2019Autriche av ait eu raison de se confier \u00e0 plain, comme disait \nson manifeste, en leur sens, vaillance, exp\u00e9rience, loyaultez et \nbonnes preudomies. \n \nUn except\u00e9 pourtant. C\u2019\u00e9tait un visage fin, intelligent, rus\u00e9, une \nesp\u00e8ce de museau de singe et de diplomate, au -devant d uquel \nle cardinal fit trois pas et une profonde r\u00e9v\u00e9rence, et qui ne \ns\u2019appelait pourtant que Guillaume Rym, conseiller et pen - \nsionnaire de la ville de Gand. \n \nPeu de personnes savaient alors ce que c\u2019\u00e9tait que Guil - laume \nRym. Rare g\u00e9nie qui dans un temps de r\u00e9volution e\u00fbt paru avec \n\u00e9clat \u00e0 la surface des \u00e9v\u00e9nements, mais qui au quin - zi\u00e8me \nsi\u00e8cle \u00e9tait r\u00e9duit aux caverneuses intrigues et \u00e0 vivre dans les \nsapes, comme dit le duc de Saint -Simon. Du reste, il \u00e9tait \nappr\u00e9ci\u00e9 du premier sapeur de l\u2019Europe, il m achinait fami - \nli\u00e8rement avec Louis XI, et mettait souvent la main aux se - \ncr\u00e8tes besognes du roi. Toutes choses fort ignor\u00e9es de cette \nfoule qu\u2019\u00e9merveillaient les politesses du cardinal \u00e0 cette ch\u00e9tive \nfigure de bailli flamand. \n \n \n63C H A P I T R E IV \n \nMA\u00ceTRE JACQUES COPPE NOLE \n \n \nPendant que le pensionnaire de Gand et l\u2019\u00e9minence \u00e9chan - \ngeaient une r\u00e9v\u00e9rence fort basse et quelques paroles \u00e0 voix plus \nbasse encore, un homme \u00e0 haute stature, \u00e0 large face, \u00e0 \npuissantes \u00e9paules, se pr\u00e9sentait pour entrer de front avec \nGuillaume R ym : on e\u00fbt dit un dogue aupr\u00e8s d\u2019un renard. Son \nbicoquet de feutre et sa veste de cuir faisaient tache au milieu \ndu velours et de la soie qui l\u2019entouraient. Pr\u00e9sumant que c\u2019\u00e9tait \nquelque palefrenier fourvoy\u00e9, l\u2019huissier l\u2019arr\u00eata. \n \n\u00ab H\u00e9, l\u2019ami ! on ne pass e pas. \u00bb \n \nL\u2019homme \u00e0 veste de cuir le repoussa de l\u2019\u00e9paule. \n \n\u00ab Que me veut ce dr\u00f4le ? dit -il avec un \u00e9clat de voix qui rendit la \nsalle enti\u00e8re attentive \u00e0 cet \u00e9trange colloque. Tu ne vois pas que \nj\u2019en suis ? \n \n\u2013 Votre nom ? demanda l\u2019huissier. \n64 \n\u2013 Jacques Coppenole. \n \n\u2013 Vos qualit\u00e9s ? \n \n\u2013 Chaussetier, \u00e0 l\u2019enseigne des Trois Cha\u00eenettes, \u00e0 Gand. \u00bb \n \nL\u2019huissier recula. Annoncer des \u00e9chevins et des bourg - mestres, \npasse ; mais un chaussetier, c\u2019\u00e9tait dur. Le cardinal \u00e9tait sur les \n\u00e9pines. Tout le peuple \u00e9coutait et regardait. Voil\u00e0 deux jours \nque son \u00c9minence s\u2019\u00e9vertuait \u00e0 l\u00e9cher ces ours fla - mands pour \nles rendre un peu plus pr\u00e9sentables en public, et l\u2019incartade \u00e9tait \nrude. Cependant Guillaume Rym, avec son fin sourire, \ns\u2019approcha de l\u2019huissier : \n \n\u00ab Annoncez ma\u00eetre Jacques Coppenole, clerc des \u00e9chevins de la \nville de Gand, lui souffla -t-il tr\u00e8s bas. \n \n\u2013 Huissier, reprit le cardinal \u00e0 haute voix, annoncez ma\u00eetre \nJacques Coppenole, clerc des \u00e9chevins de l\u2019illustre ville de Gand. \n\u00bb \n \n65Ce fut une faute. Guill aume Rym tout seul e\u00fbt escamot\u00e9 la \ndifficult\u00e9 ; mais Coppenole avait entendu le cardinal. \n \n\u00ab Non, croix -Dieu ! s\u2019\u00e9cria -t-il avec sa voix de tonnerre, Jacques \nCoppenole, chaussetier. Entends -tu, l\u2019huissier ? Rien de plus, rien \nde moins. Croix -Dieu ! chausse tier, c\u2019est assez beau. Monsieur \nl\u2019archiduc a plus d\u2019une fois cherch\u00e9 son gant dans mes \nchausses. \u00bb \n \nLes rires et les applaudissements \u00e9clat\u00e8rent. Un quolibet est \ntout de suite compris \u00e0 Paris, et par cons\u00e9quent toujours \napplaudi. \n \nAjoutons que Coppenole \u00e9 tait du peuple, et que ce public qui \nl\u2019entourait \u00e9tait du peuple. Aussi la communication entre eux et \nlui avait \u00e9t\u00e9 prompte, \u00e9lectrique, et pour ainsi dire de plain -pied. \nL\u2019alti\u00e8re algarade du chaussetier flamand, en humi - liant les \ngens de cour, avait rem u\u00e9 dans toutes les \u00e2mes pl\u00e9 - b\u00e9iennes je \nne sais quel sentiment de dignit\u00e9 encore vague et indistinct au \nquinzi\u00e8me si\u00e8cle. C\u2019\u00e9tait un \u00e9gal que ce chausse - tier, qui venait \nde tenir t\u00eate \u00e0 monsieur le cardinal ! r\u00e9flexion bien douce \u00e0 de \npauvres diables qui \u00e9taient habitu\u00e9s \u00e0 respect et ob\u00e9issance \nenvers les valets des sergents du bailli de l\u2019abb\u00e9 de Sainte -\nGenevi\u00e8ve, caudataire du cardinal. \n66 \nCoppenole salua fi\u00e8rement son \u00c9minence, qui rendit son salut \nau tout -puissant bourgeois redout\u00e9 de Louis XI. Puis, ta n- dis \nque Guillaume Rym, sage homme et malicieux, comme dit \nPhilippe de Comines, les suivait tous deux d\u2019un sourire de raille - \nrie et de sup\u00e9riorit\u00e9, ils gagn\u00e8rent chacun leur place, le cardinal \ntout d\u00e9contenanc\u00e9 et soucieux, Coppenole tranquille et hauta in, \net songeant sans doute qu\u2019apr\u00e8s tout son titre de chaussetier \nen valait bien un autre, et que Marie de Bourgogne, m\u00e8re de \ncette Marguerite que Coppenole mariait aujourd\u2019hui, l\u2019e\u00fbt moins \nredout\u00e9 cardinal que chaussetier : car ce n\u2019est pas un cardinal \n \nqui e\u00fbt ameut\u00e9 les Gantois contre les favoris de la fille de \nCharles le T\u00e9m\u00e9raire ; ce n\u2019est pas un cardinal qui e\u00fbt fortifi\u00e9 la \nfoule avec une parole contre ses larmes et ses pri\u00e8res, quand la \ndemoiselle de Flandre vint supplier son peuple pour eux \njusqu\u2019 au pied de leur \u00e9chafaud ; tandis que le chaussetier \nn\u2019avait eu qu\u2019\u00e0 lever son coude de cuir pour faire tomber vos \ndeux t\u00eates, illustrissimes seigneurs, Guy d\u2019Hymbercourt, chan - \ncelier Guillaume Hugonet ! \n \nCependant tout n\u2019\u00e9tait pas fini pour ce pauvre car dinal, et il \ndevait boire jusqu\u2019\u00e0 la lie le calice d\u2019\u00eatre en si mauvaise com - \npagnie. \n \n67Le lecteur n\u2019a peut -\u00eatre pas oubli\u00e9 l\u2019effront\u00e9 mendiant qui \u00e9tait \nvenu se cramponner, d\u00e8s le commencement du prologue, aux \nfranges de l\u2019estrade cardinale. L\u2019arriv\u00e9e des illustres con - vi\u00e9s ne \nlui avait nullement fait l\u00e2cher prise, et tandis que pr\u00e9 - lats et \nambassadeurs s\u2019encaquaient, en vrais harengs flamands, dans \nles stalles de la tribune, lui s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 l\u2019aise, et avait \nbravement crois\u00e9 ses jambes sur l\u2019architrave. L\u2019insolence \u00e9tait \nrare, et personne ne s\u2019en \u00e9tait aper\u00e7u au premier moment, \nl\u2019attention \u00e9tant tourn\u00e9e ailleurs. Lui, de son c\u00f4t\u00e9, ne \ns\u2019apercevait de rien dans la salle ; il balan\u00e7ait sa t\u00eate avec une \ninsouciance de napolitain, r\u00e9p\u00e9tant de temps en temps d ans la \nrumeur, comme par une machinale habitude : \u00ab La charit\u00e9, s\u2019il \nvous pla\u00eet ! \u00bb Et certes il \u00e9tait, dans toute l\u2019assistance, le seul \nprobablement qui n\u2019e\u00fbt pas daign\u00e9 tourner la t\u00eate \u00e0 l\u2019altercation \nde Coppenole et de l\u2019huissier. Or, le hasard voulut q ue le ma\u00eetre \nchaussetier de Gand, avec qui le peuple sympathisait d\u00e9j\u00e0 si \nvivement et sur qui tous les yeux \u00e9taient fix\u00e9s, v\u00eent pr\u00e9cis\u00e9 - \nment s\u2019asseoir au premier rang de l\u2019estrade au -dessus du men - \ndiant ; et l\u2019on ne fut pas m\u00e9diocrement \u00e9tonn\u00e9 de voir \nl\u2019ambassadeur flamand, inspection faite du dr\u00f4le plac\u00e9 sous ses \nyeux, frapper amicalement sur cette \u00e9paule couverte de hail - \nlons. Le mendiant se retourna ; il y eut surprise, reconnais - \nsance, \u00e9panouissement des deux visages, etc. ; puis, sans se \nsoucier le moins du monde des spectateurs, le chaussetier et le \nmalingreux se mirent \u00e0 causer \u00e0 voix basse, en se tenant les \nmains dans les mains, tandis que les guenilles de Clopin Trouil - \n68lefou \u00e9tal\u00e9es sur le drap d\u2019or de l\u2019estrade faisaient l\u2019effet d\u2019une \nchenille sur une orange. \n \nLa nouveaut\u00e9 de cette sc\u00e8ne singuli\u00e8re excita une telle rumeur \nde folie et de gaiet\u00e9 dans la salle que le cardinal ne tar - da pas \n\u00e0 s\u2019en apercevoir ; il se pencha \u00e0 demi, et ne pouvant, du point \no\u00f9 il \u00e9tait plac\u00e9, qu\u2019entrevoir fort impar faitement la casaque \nignominieuse de Trouillefou, il se figura assez naturel - lement \nque le mendiant demandait l\u2019aum\u00f4ne, et, r\u00e9volt\u00e9 de l\u2019audace, il \ns\u2019\u00e9cria : \u00ab Monsieur le bailli du Palais, jetez -moi ce dr\u00f4le \u00e0 la \nrivi\u00e8re ! \n \n\u2013 Croix -Dieu ! monseigneur le cardinal, dit Coppenole sans \nquitter la main de Clopin, c\u2019est un de mes amis. \n \n\u2013 No\u00ebl ! No\u00ebl ! \u00bb cria la cohue. \u00c0 dater de ce moment, ma\u00eetre \nCoppenole eut \u00e0 Paris, comme \u00e0 Gand, grand cr\u00e9dit avec le \npeuple ; car gens de telle taille l\u2019y ont, dit Philippe de Co - mines, \nquand ils sont ainsi d\u00e9sordonn\u00e9s. \n \nLe cardinal se mordit les l\u00e8vres. Il se pencha vers son voi - sin \nl\u2019abb\u00e9 de Sainte -Genevi\u00e8ve, et lui dit \u00e0 demi -voix : \n \n69\u00ab Plaisants ambassadeurs que nous envoie l\u00e0 monsieur \nl\u2019arch iduc pour nous annoncer madame Marguerite ! \n \n\u2013 Votre \u00c9minence, r\u00e9pondit l\u2019abb\u00e9, perd ses politesses avec \nces groins flamands. Margaritas ante porcos. \n \n\u2013 Dites plut\u00f4t, r\u00e9pondit le cardinal avec un sourire : Porcos \nante Margaritam. \u00bb \n \nToute la petite cour en soutane s\u2019extasia sur le jeu de mots. Le \ncardinal se sentit un peu soulag\u00e9 ; il \u00e9tait maintenant quitte \navec Coppenole, il avait eu aussi son quolibet applaudi. \n \nMaintenant, que ceux de nos lecteurs qui ont la puissance de \ng\u00e9n\u00e9raliser une image et une id\u00e9 e, comme on dit dans le style \nd\u2019aujourd\u2019hui, nous permettent de leur demander s\u2019ils se \nfigurent bien nettement le spectacle qu\u2019offrait, au moment o\u00f9 \nnous arr\u00eatons leur attention, le vaste parall\u00e9logramme de la \ngrand -salle du Palais. Au milieu de la salle, adoss\u00e9e au mur \noccidental, une large et magnifique estrade de brocart d\u2019or, \ndans laquelle entrent processionnellement, par une petite porte \nogive, de graves personnages successivement annonc\u00e9s par la \n \n70voix criarde d\u2019un huissier. Sur les premiers bancs, d\u00e9 j\u00e0 force \nv\u00e9n\u00e9rables figures, emb\u00e9guin\u00e9es d\u2019hermine, de velours et \nd\u2019\u00e9carlate. Autour de l\u2019estrade, qui demeure silencieuse et \ndigne, en bas, en face, partout, grande foule et grande rumeur. \nMille regards du peuple sur chaque visage de l\u2019estrade, mille \nchuc hotements sur chaque nom. Certes, le spectacle est cu - \nrieux et m\u00e9rite bien l\u2019attention des spectateurs. Mais l\u00e0 -bas, \ntout au bout, qu\u2019est -ce donc que cette esp\u00e8ce de tr\u00e9teau avec \nquatre pantins bariol\u00e9s dessus et quatre autres en bas ? Qu\u2019est -\nce donc, \u00e0 c \u00f4t\u00e9 du tr\u00e9teau, que cet homme \u00e0 souque - nille noire \net \u00e0 p\u00e2le figure ? H\u00e9las ! mon cher lecteur, c\u2019est Pierre Gringoire \net son prologue. \n \nNous l\u2019avions tous profond\u00e9ment oubli\u00e9. Voil\u00e0 pr\u00e9cis\u00e9ment ce \nqu\u2019il craignait. \nDu moment o\u00f9 le cardinal \u00e9tait entr\u00e9, Gr ingoire n\u2019avait cess\u00e9 de \ns\u2019agiter pour le salut de son prologue. Il avait d\u2019abord enjoint \naux acteurs, rest\u00e9s en suspens, de continuer et de hausser la \nvoix ; puis, voyant que personne n\u2019\u00e9coutait, il les avait arr\u00eat\u00e9s, \net depuis pr\u00e8s d\u2019un quart d\u2019heure que l\u2019interruption durait, il \nn\u2019avait cess\u00e9 de frapper du pied, de se d\u00e9mener, d\u2019interpeller \nGisquette et Li\u00e9narde, d\u2019encourager ses voisins \u00e0 la poursuite \ndu prologue ; le tout en vain. Nul ne bou - geait du cardinal, de \nl\u2019ambassade et de l\u2019estrade, unique ce ntre de ce vaste cercle de \nrayons visuels. Il faut croire aussi, et nous le disons \u00e0 regret, \nque le prologue commen\u00e7ait \u00e0 g\u00eaner l\u00e9g\u00e8re - ment l\u2019auditoire, au \n71moment o\u00f9 son \u00c9minence \u00e9tait venue y faire diversion d\u2019une si \nterrible fa\u00e7on. Apr\u00e8s tout, \u00e0 l\u2019estra de comme \u00e0 la table de \nmarbre, c\u2019\u00e9tait toujours le m\u00eame spec - tacle : le conflit de \nLabour et de Clerg\u00e9, de Noblesse et de Mar - chandise. Et \nbeaucoup de gens aimaient mieux les voir tout bonnement, \nvivant, respirant, agissant, se coudoyant, en chair et en os, dans \ncette ambassade flamande, dans cette cour \u00e9pis - copale, sous \nla robe du cardinal, sous la veste de Coppenole, que fard\u00e9s, \nattif\u00e9s, parlant en vers, et pour ainsi dire empaill\u00e9s sous les \ntuniques jaunes et blanches dont les avait affubl\u00e9s Gringoire . \n \nPourtant quand notre po\u00e8te vit le calme un peu r\u00e9tabli, il \nimagina un stratag\u00e8me qui e\u00fbt tout sauv\u00e9. \n \n\u00ab Monsieur, dit -il en se tournant vers un de ses voisins, brave et \ngros homme \u00e0 figure patiente, si l\u2019on recommen\u00e7ait ? \n \n\u2013 Quoi ? dit le voisin. \n \n\u2013 H\u00e9 ! le myst\u00e8re, dit Gringoire. \n \n\u2013 Comme il vous plaira \u00bb, repartit le voisin. \n \n72Cette demi -approbation suffit \u00e0 Gringoire, et faisant ses af - \nfaires lui -m\u00eame, il commen\u00e7a \u00e0 crier, en se confondant le plus \npossible avec la foule : \u00ab Recommencez le myst\u00e8re ! recom - \nmencez ! \n \n\u2013 Diable ! dit Joannes de Molendino, qu\u2019est -ce qu\u2019ils chan - \ntent donc l\u00e0 -bas, au bout ? (Car Gringoire faisait du bruit \ncomme quatre.) Dites donc, camarades ! est -ce que le myst\u00e8re \nn\u2019est pas fini ? Ils veulent le recommencer. Ce n\u2019est pas juste. \n \n\u2013 Non ! non ! cri\u00e8rent tous les \u00e9coliers. \u00c0 bas le myst\u00e8re ! \u00e0 \nbas ! \u00bb \n \nMais Gringoire se multipliait et n\u2019en criait que plus fort : \n\u00ab Recommencez ! recommencez ! \u00bb \n \nCes clameurs attir\u00e8rent l\u2019attention du cardinal. \n \n\u00ab Monsieur le bailli du Palais, dit -il \u00e0 un grand homme noir plac\u00e9 \n\u00e0 quelques pas de lui, est -ce que ces dr\u00f4les sont dans un \nb\u00e9nitier, qu\u2019ils font ce bruit d\u2019enfer ? \u00bb \n \n73Le bailli du Palais \u00e9tait une esp\u00e8ce de magistrat amphibie, une \nsorte de chauve -souris de l\u2019ordre judiciaire, tenant \u00e0 la fois du \nrat et de l\u2019oiseau, du juge et du soldat. Il s\u2019approcha de son \n\u00c9mine nce, et, non sans redouter fort son m\u00e9contentement, il lui \nexpliqua en balbutiant l\u2019incongruit\u00e9 populaire : que midi \u00e9tait \narriv\u00e9 avant son \u00c9minence, et que les com\u00e9diens avaient \u00e9t\u00e9 \nforc\u00e9s de commencer sans attendre son \u00c9minence. \n \nLe cardinal \u00e9clata de ri re. \n \n\u00ab Sur ma foi, monsieur le recteur de l\u2019Universit\u00e9 aurait bien d\u00fb \nen faire autant. Qu\u2019en dites -vous, ma\u00eetre Guillaume Rym ? \n \n\u2013 Monseigneur, r\u00e9pondit Guillaume Rym, contentons -nous \nd\u2019avoir \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 la moiti\u00e9 de la com\u00e9die. C\u2019est toujours cela \nde gagn\u00e9 . \n \n\u2013 Ces coquins peuvent -ils continuer leur farce ? demanda le \nbailli. \n \n\u2013 Continuez, continuez, dit le cardinal ; cela m\u2019est \u00e9gal. \nPendant ce temps -l\u00e0, je vais lire mon br\u00e9viaire. \u00bb \n \n74Le bailli s\u2019avan\u00e7a au bord de l\u2019estrade, et cria, apr\u00e8s avoir fait \nfaire silence d\u2019un geste de la main : \n \n\u00ab Bourgeois, manants et habitants, pour satisfaire ceux qui \nveulent qu\u2019on recommence et ceux qui veulent qu\u2019on finisse, son \n\u00e9minence ordonne que l\u2019on continue. \u00bb \n \nIl fallut bien se r\u00e9signer des deux parts. Cependant l\u2019auteur et le \npublic en gard\u00e8rent longtemps rancune au cardi - nal. \n \nLes personnages en sc\u00e8ne reprirent donc leur glose, et Gringoire \nesp\u00e9ra que du moins le reste de son \u0153uvre serait \u00e9cout\u00e9. Cette \nesp\u00e9rance ne tarda pas \u00e0 \u00eatre d\u00e9\u00e7ue comme ses autres illusions \n; le silence s\u2019\u00e9tait bien en effet r\u00e9tabli tellement quellement dans \nl\u2019auditoire ; mais Gringoire n\u2019avait pas remar - qu\u00e9 que, au \nmoment o\u00f9 le cardinal avait donn\u00e9 l\u2019ordre de con - tinuer, \nl\u2019estrade \u00e9tait loin d\u2019\u00eatre remplie, et qu\u2019apr\u00e8s les en - voy\u00e9s \nflamands \u00e9taient survenus de nouveaux personnages faisant \npartie du cort\u00e8ge dont les noms et qualit\u00e9s, lanc\u00e9s tout au \ntravers de son dialogue par le cri intermittent de l\u2019huissier, y \nproduisai ent un ravage consid\u00e9rable. Qu\u2019on se figure en effet, \nau milieu d\u2019une pi\u00e8ce de th\u00e9\u00e2tre, le glapissement d\u2019un huissier \njetant, entre deux rimes et souvent entre deux h\u00e9mistiches, des \nparenth\u00e8ses comme celles -ci : \n75 \nMa\u00eetre Jacques Charmolue, procureur du roi en cour d\u2019\u00e9glise ! \n \nJehan de Harlay, \u00e9cuyer, garde de l\u2019office de chevalier du guet \nde nuit de la ville de Paris ! \n \nMessire Galiot de Genoilhac, chevalier, seigneur de Brus - sac, \nma\u00eetre de l\u2019artillerie du roi ! \n \nMa\u00eetre Dreux -Raguier, enquesteur des eaux e t for\u00eats du roi \nnotre sire, \u00e8s pays de France, Champagne et Brie ! \n \nMessire Louis de Graville, chevalier, conseiller et chambel - lan \ndu roi, amiral de France, concierge du bois de Vincennes ! \n \nMa\u00eetre Denis Le Mercier, garde de la maison des aveugles de \nParis ! \u2013 Etc., etc., etc. \n \nCela devenait insoutenable. \n \nCet \u00e9trange accompagnement, qui rendait la pi\u00e8ce difficile \u00e0 \nsuivre, indignait d\u2019autant plus Gringoire qu\u2019il ne pouvait se \n76dissimuler que l\u2019int\u00e9r\u00eat allait toujours croissant et qu\u2019il ne man - \nquait \u00e0 son ouvrage que d\u2019\u00eatre \u00e9cout\u00e9. Il \u00e9tait en effet difficile \nd\u2019imaginer une contexture plus ing\u00e9nieuse et plus dramatique. \nLes quatre personnages du prologue se lamentaient dans leur \nmortel embarras, lorsque V\u00e9nus en personne, vera incessu pa - \ntuit dea, s\u2019\u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 eux, v\u00eatue d\u2019une belle cotte -hardie \narmori\u00e9e au navire de la ville de Paris. Elle venait elle -m\u00eame \nr\u00e9clamer le dauphin promis \u00e0 la plus belle. Jupiter, dont on en - \ntendait la foudre gronder dans le vestiaire, l\u2019appuyait, et la \nd\u00e9esse allait l\u2019 emporter, c\u2019est -\u00e0-dire, sans figure, \u00e9pouser mon - \nsieur le dauphin, lorsqu\u2019une jeune enfant, v\u00eatue de damas blanc \net tenant en main une marguerite (diaphane personnifica - tion \nde mademoiselle de Flandre), \u00e9tait venue lutter avec V\u00e9 - nus. \nCoup de th\u00e9\u00e2tre et p\u00e9rip\u00e9tie. Apr\u00e8s controverse, V\u00e9nus, \nMarguerite et la cantonade \u00e9taient convenues de s\u2019en remettre \nau bon jugement de la sainte Vierge. Il y avait encore un beau \nr\u00f4le, celui de dom P\u00e8dre, roi de M\u00e9sopotamie. Mais, \u00e0 travers \ntant d\u2019interruptions, il \u00e9tait difficile de d\u00e9m\u00ealer \u00e0 quoi il servait. \nTout cela \u00e9tait mont\u00e9 par l\u2019\u00e9chelle. \n \nMais c\u2019en \u00e9tait fait. Aucune de ces beaut\u00e9s n\u2019\u00e9tait sentie, ni \ncomprise. \u00c0 l\u2019entr\u00e9e du cardinal on e\u00fbt dit qu\u2019un fil invisible \n \net magique avait subitement tir\u00e9 tous les regard s de la table de \nmarbre \u00e0 l\u2019estrade, de l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 m\u00e9ridionale de la salle au c\u00f4t\u00e9 \n77occidental. Rien ne pouvait d\u00e9sensorceler l\u2019auditoire. Tous les \nyeux restaient fix\u00e9s l\u00e0, et les nouveaux arrivants, et leurs noms \nmaudits, et leurs visages, et leurs costum es \u00e9taient une \ndiversion continuelle. C\u2019\u00e9tait d\u00e9solant. Except\u00e9 Gisquette et \nLi\u00e9narde, qui se d\u00e9tournaient de temps en temps quand Grin - \ngoire les tirait par la manche, except\u00e9 le gros voisin patient, \npersonne n\u2019\u00e9coutait, personne ne regardait en face la p auvre \nmoralit\u00e9 abandonn\u00e9e. Gringoire ne voyait plus que des profils. \n \nAvec quelle amertume il voyait s\u2019\u00e9crouler pi\u00e8ce \u00e0 pi\u00e8ce tout son \n\u00e9chafaudage de gloire et de po\u00e9sie ! Et songer que ce peuple \navait \u00e9t\u00e9 sur le point de se rebeller contre monsieur le bai lli, par \nimpatience d\u2019entendre son ouvrage ! maintenant qu\u2019on l\u2019avait, \non ne s\u2019en souciait. Cette m\u00eame repr\u00e9sentation qui avait \ncommenc\u00e9 dans une si unanime acclamation ! \u00c9ternel flux et \nreflux de la faveur populaire ! Penser qu\u2019on avait failli pendre les \nsergents du bailli ! Que n\u2019e\u00fbt -il pas donn\u00e9 pour en \u00eatre encore \u00e0 \ncette heure de miel ! \n \nLe brutal monologue de l\u2019huissier cessa pourtant. Tout le monde \n\u00e9tait arriv\u00e9, et Gringoire respira. Les acteurs conti - nuaient \nbravement. Mais ne voil\u00e0 -t-il pas que ma\u00eetre Coppe - nole, le \nchaussetier, se l\u00e8ve tout \u00e0 coup, et que Gringoire lui entend \nprononcer, au milieu de l\u2019attention universelle, cette abominable \nharangue : \n78 \n\u00ab Messieurs les bourgeois et hobereaux de Paris, je ne sais, \ncroix -Dieu ! pas ce que nous faisons ici. Je vois bien l\u00e0 -bas dans \nce coin, sur ce tr\u00e9teau, des gens qui ont l\u2019air de voulo ir se battre. \nJ\u2019ignore si c\u2019est l\u00e0 ce que vous appelez un myst\u00e8re ; mais ce \nn\u2019est pas amusant. Ils se querellent de la langue, et rien de plus. \nVoil\u00e0 un quart d\u2019heure que j\u2019attends le premier coup. Rien ne \nvient. Ce sont des l\u00e2ches, qui ne s\u2019\u00e9gratignent qu \u2019avec des \ninjures. Il fallait faire venir des lutteurs de Londres ou de \nRotterdam ; et, \u00e0 la bonne heure ! vous auriez eu des coups de \npoing qu\u2019on aurait entendus de la place. Mais ceux -l\u00e0 font piti\u00e9. \nIls devraient nous donner au moins une danse mo - risque , ou \nquelque autre momerie ! Ce n\u2019est pas l\u00e0 ce qu\u2019on m\u2019avait dit. On \nm\u2019avait promis une f\u00eate des fous, avec \u00e9lection du pape. Nous \navons aussi notre pape des fous \u00e0 Gand, et en \n \ncela nous ne sommes pas en arri\u00e8re, croix -Dieu ! Mais voici \ncomme nous faiso ns. On se rassemble une cohue, comme ici. \nPuis chacun \u00e0 son tour va passer sa t\u00eate par un trou et fait une \ngrimace aux autres. Celui qui fait la plus laide, \u00e0 l\u2019acclamation \nde tous, est \u00e9lu pape. Voil\u00e0. C\u2019est fort divertissant. Voulez -vous \nque nous fassion s votre pape \u00e0 la mode de mon pays ? Ce sera \ntoujours moins fastidieux que d\u2019\u00e9couter ces bavards. S\u2019ils veu - \nlent venir faire leur grimace \u00e0 la lucarne, ils seront du jeu. Qu\u2019en \ndites -vous, messieurs les bourgeois ? Il y a ici un suffi - samment \ngrotesque \u00e9 chantillon des deux sexes pour qu\u2019on rie \u00e0 la \n79flamande, et nous sommes assez de laids visages pour esp\u00e9 - rer \nune belle grimace. \u00bb \n \nGringoire e\u00fbt voulu r\u00e9pondre. La stup\u00e9faction, la col\u00e8re, \nl\u2019indignation lui \u00f4t\u00e8rent la parole. D\u2019ailleurs la motion du chaus - \nsetier populaire fut accueillie avec un tel enthousiasme par ces \nbourgeois flatt\u00e9s d\u2019\u00eatre appel\u00e9s hobereaux, que toute r\u00e9sis - \ntance \u00e9tait inutile. Il n\u2019y avait plus qu\u2019\u00e0 se laisser aller au tor - \nrent. Gringoire cacha son visage de ses deux mains, n\u2019ayant pas \nle bonheur d\u2019avoir un manteau pour se voiler la t\u00eate comme \nl\u2019Agamemnon de Timanthe. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n80C H A P I T R E V \n \nQUASIMODO \n \nEn un clin d\u2019\u0153il tout fut pr\u00eat pour ex\u00e9cuter l\u2019id\u00e9e de Cop - \npenole. Bourgeois, \u00e9coliers et basochiens s\u2019\u00e9taient mis \u00e0 \nl\u2019\u0153uvre. La petite chapell e situ\u00e9e en face de la table de marbre \nfut choisie pour le th\u00e9\u00e2tre des grimaces. Une vitre bris\u00e9e \u00e0 la \njolie rosace au -dessus de la porte laissa libre un cercle de pierre \npar lequel il fut convenu que les concurrents passeraient la t\u00eate. \nIl suffisait, pou r y atteindre, de grimper sur deux ton - neaux, \nqu\u2019on avait pris je ne sais o\u00f9 et juch\u00e9s l\u2019un sur l\u2019autre tant bien \nque mal. Il fut r\u00e9gl\u00e9 que chaque candidat, homme ou femme \n(car on pouvait faire une papesse), pour laisser vierge et enti\u00e8re \nl\u2019impression de sa grimace, se couvrirait le visage et se tiendrait \ncach\u00e9 dans la chapelle jusqu\u2019au moment de faire apparition. En \nmoins d\u2019un instant la chapelle fut remplie de concurrents, sur \nlesquels la porte se referma. \n \nCoppenole de sa place ordonnait tout, dirigeait tout, ar - \nrangeait tout. Pendant le brouhaha, le cardinal, non moins d\u00e9 - \ncontenanc\u00e9 que Gringoire, s\u2019\u00e9tait, sous un pr\u00e9texte d\u2019affaires et \nde v\u00eapres, retir\u00e9 avec toute sa suite, sans que cette foule, que \nson arriv\u00e9e avait remu\u00e9e si vivement, se f\u00fbt le moi ndrement \n\u00e9mue \u00e0 son d\u00e9part. Guillaume Rym fut le seul qui remarqua la \n81d\u00e9route de son \u00e9minence. L\u2019attention populaire, comme le so - \nleil, poursuivait sa r\u00e9volution ; partie d\u2019un bout de la salle, apr\u00e8s \ns\u2019\u00eatre arr\u00eat\u00e9e quelque temps au milieu, elle \u00e9tait main te- nant \u00e0 \nl\u2019autre bout. La table de marbre, l\u2019estrade de brocart avaient eu \nleur moment ; c\u2019\u00e9tait le tour de la chapelle de Louis \nXI. Le champ \u00e9tait d\u00e9sormais libre \u00e0 toute folie. Il n\u2019y avait plus \nque des flamands et de la canaille. \n \nLes grimaces commenc \u00e8rent. La premi\u00e8re figure qui appa - rut \u00e0 \nla lucarne, avec des paupi\u00e8res retourn\u00e9es au rouge, une bouche \nouverte en gueule et un front pliss\u00e9 comme nos bottes \u00e0 la \nhussarde de l\u2019empire, fit \u00e9clater un rire tellement inextin - guible \nqu\u2019Hom\u00e8re e\u00fbt pris tous ces manants pour des dieux. \n \nCependant la grand -salle n\u2019\u00e9tait rien moins qu\u2019un Olympe, et le \npauvre Jupiter de Gringoire le savait mieux que personne. Une \nseconde, une troisi\u00e8me grimace succ\u00e9d\u00e8rent, puis une autre, \npuis une autre, et toujours les rires et les tr\u00e9pignements de joie \nredoublaient. Il y avait dans ce spectacle je ne sais quel vertige \nparticulier, je ne sais quelle puissance d\u2019enivrement et de fasci - \nnation dont il serait difficile de donner une id\u00e9e au lecteur de \nnos jours et de nos salons. Qu \u2019on se figure une s\u00e9rie de visages \npr\u00e9sentant successivement toutes les formes g\u00e9om\u00e9triques, \ndepuis le triangle jusqu\u2019au trap\u00e8ze, depuis le c\u00f4ne jusqu\u2019au po - \nly\u00e8dre ; toutes les expressions humaines, depuis la col\u00e8re \n82jusqu\u2019\u00e0 la luxure ; tous les \u00e2ges, depu is les rides du nouveau - n\u00e9 \njusqu\u2019aux rides de la vieille moribonde ; toutes les fantas - \nmagories religieuses, depuis Faune jusqu\u2019\u00e0 Belz\u00e9buth ; tous les \nprofils animaux, depuis la gueule jusqu\u2019au bec, depuis la hure \njusqu\u2019au museau. Qu\u2019on se repr\u00e9sente tou s les mascarons du \nPont -Neuf, ces cauchemars p\u00e9trifi\u00e9s sous la main de Germain \nPilon, prenant vie et souffle, et venant tour \u00e0 tour vous regar - \nder en face avec des yeux ardents ; tous les masques du car - \nnaval de Venise se succ\u00e9dant \u00e0 votre lorgnette ; en un mot, un \nkal\u00e9idoscope humain. \n \nL\u2019orgie devenait de plus en plus flamande. Teniers n\u2019en \ndonnerait qu\u2019une bien imparfaite id\u00e9e. Qu\u2019on se figure en bac - \nchanale la bataille de Salvator Rosa. Il n\u2019y avait plus ni \u00e9coliers, \nni ambassadeurs, ni bourgeois, ni hommes, ni femmes ; plus de \nClopin Trouillefou, de Gilles Lecornu, de Marie Quatrelivres, de \nRobin Poussepain. Tout s\u2019effa\u00e7ait dans la licence commune. La \ngrand -salle n\u2019\u00e9tait plus qu\u2019une vaste fournaise d\u2019effronterie et \nde jovialit\u00e9 o\u00f9 chaque bouche \u00e9tait un cri, chaque \u0153il un \u00e9clair, \nchaque face une grimace, chaque individu une posture. Le tout \ncriait et hurlait. Les visages \u00e9tranges qui venaient tour \u00e0 tour \ngrincer des dents \u00e0 la rosace \u00e9taient comme autant de \nbrandons jet\u00e9s dans le brasier. Et de toute cette foule efferves - \ncente s\u2019\u00e9chappait, comme la vapeur de la fournaise, une ru - \nmeur aigre, aigu\u00eb, ac\u00e9r\u00e9e, sifflante comme les ailes d\u2019un mou - \ncheron. \n83 \n\u00ab Ho h\u00e9 ! mal\u00e9diction ! \n \n\u2013 Vois donc cette figure ! \n \n\u2013 Elle ne vaut rien. \n \n\u2013 \u00c0 une autre ! \n \n\u2013 Guillemette Maugerepuis, regarde donc ce mufle de tau - \nreau, il ne lui manque que des cornes. Ce n\u2019est pas ton mari ? \n \n\u2013 Une autre ! \n \n\u2013 Ventre du pape ! qu\u2019est -ce que cette grimace -l\u00e0 ? \n \n\u2013 Hol\u00e0 h\u00e9 ! c\u2019est tricher. On ne doit montrer que son vi - sage. \n \n\u2013 Cette damn\u00e9e Perrette Callebotte ! elle est capable de \n \ncela. \n84\u2013 No\u00ebl ! No\u00ebl ! \n \n\u2013 J\u2019\u00e9touffe ! \n \n\u2013 En voil\u00e0 un dont les oreilles ne peuvent passer ! \u00bb Etc., etc. \nIl faut rendre pourtant justice \u00e0 notre ami Jehan. Au milieu \n \nde ce sabbat, on le distinguait encore au haut de son pilier, \ncomme un mousse dans le hunier. Il se d\u00e9menait avec une in - \ncroyable furie. Sa bouche \u00e9tait toute grande ouverte, et il s\u2019en \n\u00e9chappait un cri que l\u2019on n\u2019entendait pas, non qu\u2019il f\u00fbt couvert \npar la clameur g\u00e9 n\u00e9rale, si intense qu\u2019elle f\u00fbt, mais parce qu\u2019il \natteignait sans doute la limite des sons aigus, perceptibles, les \ndouze mille vibrations de Sauveur ou les huit mille de Biot. \n \nQuant \u00e0 Gringoire, le premier mouvement d\u2019abattement pass\u00e9, \nil avait repris con tenance. Il s\u2019\u00e9tait roidi contre l\u2019adversit\u00e9. \u00ab \nContinuez ! \u00bb avait -il dit pour la troisi\u00e8me fois \u00e0 ses com\u00e9diens, \nmachines parlantes. Puis se promenant \u00e0 grands pas devant la \ntable de marbre, il lui prenait des fantai - sies d\u2019aller appara\u00eetre \n\u00e0 son tour \u00e0 la lucarne de la chapelle, ne f\u00fbt -ce que pour avoir le \nplaisir de faire la grimace \u00e0 ce peuple ingrat. \u00ab Mais non, cela ne \nserait pas digne de nous ; pas de \n85 \nvengeance ! luttons jusqu\u2019\u00e0 la fin, se r\u00e9p\u00e9tait -il. Le pouvoir de la \npo\u00e9sie est grand sur le peu ple ; je les ram\u00e8nerai. Nous ver - rons \nqui l\u2019emportera, des grimaces ou des belles -lettres. \u00bb \n \nH\u00e9las ! il \u00e9tait rest\u00e9 le seul spectateur de sa pi\u00e8ce. \n \nC\u2019\u00e9tait bien pis que tout \u00e0 l\u2019heure. Il ne voyait plus que des \ndos. \n \nJe me trompe. Le gros homme patient, qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 \nconsult\u00e9 dans un moment critique, \u00e9tait rest\u00e9 tourn\u00e9 vers le \nth\u00e9\u00e2tre. Quant \u00e0 Gisquette et \u00e0 Li\u00e9narde, elles avaient d\u00e9sert\u00e9 \ndepuis l ongtemps. \n \nGringoire fut touch\u00e9 au fond du c\u0153ur de la fid\u00e9lit\u00e9 de son \nunique spectateur. Il s\u2019approcha de lui, et lui adressa la parole \nen lui secouant l\u00e9g\u00e8rement le bras ; car le brave homme s\u2019\u00e9tait \nappuy\u00e9 \u00e0 la balustrade et dormait un peu. \n \n\u00ab Monsieur, d it Gringoire, je vous remercie. \n \n86\u2013 Monsieur, r\u00e9pondit le gros homme avec un b\u00e2illement, de \nquoi ? \n \n\u2013 Je vois ce qui vous ennuie, reprit le po\u00e8te, c\u2019est tout ce \nbruit qui vous emp\u00eache d\u2019entendre \u00e0 votre aise. Mais soyez \ntranquille : votre nom passera \u00e0 la p ost\u00e9rit\u00e9. Votre nom, s\u2019il vous \npla\u00eet ? \n \n\u2013 Renault Ch\u00e2teau, garde du scel du Ch\u00e2telet de Paris, pour \nvous servir. \n \n\u2013 Monsieur, vous \u00eates ici le seul repr\u00e9sentant des muses, dit \nGringoire. \n \n\u2013 Vous \u00eates trop honn\u00eate, monsieur, r\u00e9pondit le garde du \nscel du Ch\u00e2 telet. \n \n\u2013 Vous \u00eates le seul, reprit Gringoire, qui ayez convenable - \nment \u00e9cout\u00e9 la pi\u00e8ce. Comment la trouvez -vous ? \n \n\u2013 H\u00e9 ! h\u00e9 ! r\u00e9pondit le gros magistrat \u00e0 demi r\u00e9veill\u00e9, as - sez \ngaillarde en effet. \u00bb \n \n87Il fallut que Gringoire se content\u00e2t de cet \u00e9loge, car un tonnerre \nd\u2019applaudissements, m\u00eal\u00e9 \u00e0 une prodigieuse acclama - tion, vint \ncouper court \u00e0 leur conversation. Le pape des fous \u00e9tait \u00e9lu. \n \n\u00ab No\u00ebl ! No\u00ebl ! No\u00ebl ! \u00bb criait le peuple de toutes parts. \n \nC\u2019\u00e9tait une merveilleuse grimace, en effet, que celle qui \nrayonnait en ce moment au trou de la rosace. Apr\u00e8s toutes les \nfigures pentagones, hexagones et h\u00e9t\u00e9roclites qui s\u2019\u00e9taient suc - \nc\u00e9d\u00e9 \u00e0 cette lucarne sans r\u00e9aliser cet id\u00e9al du grotesque qui \ns\u2019\u00e9tait construit dans les imaginations exalt\u00e9es par l\u2019orgie, il ne \nfallait rien moins, pour enlever les suffrages, que la grimace \nsublime qui venait d\u2019\u00e9blouir l\u2019assembl\u00e9e. Ma\u00eetre Coppenole lui - \nm\u00eame applaudit ; et Clopin Trouillefou, qui avait concouru, et \nDieu sa it quelle intensit\u00e9 de laideur son visage pouvait at - \nteindre, s\u2019avoua vaincu. Nous ferons de m\u00eame. Nous \nn\u2019essaierons pas de donner au lecteur une id\u00e9e de ce nez t\u00e9 - \ntra\u00e8dre, de cette bouche en fer \u00e0 cheval, de ce petit \u0153il gauche \nobstru\u00e9 d\u2019un sourcil roux en broussailles tandis que l\u2019\u0153il droit \ndisparaissait enti\u00e8rement sous une \u00e9norme verrue, de ces dents \nd\u00e9sordonn\u00e9es, \u00e9br\u00e9ch\u00e9es \u00e7\u00e0 et l\u00e0, comme les cr\u00e9neaux d\u2019une \nforteresse, de cette l\u00e8vre calleuse sur laquelle une de ces dents \nempi\u00e9tait comme la d\u00e9fense d\u2019un \u00e9l\u00e9phant, de ce menton \nfourchu, et surtout de la physionomie r\u00e9pandue sur tout cela, de \n88ce m\u00e9lange de malice, d\u2019\u00e9tonnement et de tristesse. Qu\u2019on r\u00eave, \nsi l\u2019on peut, cet ensemble. \n \nL\u2019acclamation fut unanime. On se pr\u00e9cipita vers la cha - pelle. \nOn en f it sortir en triomphe le bienheureux pape des fous. Mais \nc\u2019est alors que la surprise et l\u2019admiration furent \u00e0 leur comble. \nLa grimace \u00e9tait son visage. \n \nOu plut\u00f4t toute sa personne \u00e9tait une grimace. Une grosse t\u00eate \nh\u00e9riss\u00e9e de cheveux roux ; entre les de ux \u00e9paules une bosse \n\u00e9norme dont le contre -coup se faisait sentir par devant ; un \nsyst\u00e8me de cuisses et de jambes si \u00e9trangement fourvoy\u00e9es \nqu\u2019elles ne pouvaient se toucher que par les genoux, et, vues de \nface, ressemblaient \u00e0 deux croissants de faucilles qui se re - \n \njoignent par la poign\u00e9e ; de larges pieds, des mains mons - \ntrueuses ; et, avec toute cette difformit\u00e9, je ne sais quelle al - \nlure redoutable de vigueur, d\u2019agilit\u00e9 et de courage ; \u00e9trange \nexception \u00e0 la r\u00e8gle \u00e9ternelle qui veut que la force, co mme la \nbeaut\u00e9, r\u00e9sulte de l\u2019harmonie. Tel \u00e9tait le pape que les fous \nvenaient de se donner. \n \nOn e\u00fbt dit un g\u00e9ant bris\u00e9 et mal ressoud\u00e9. \n \n89Quand cette esp\u00e8ce de cyclope parut sur le seuil de la cha - \npelle, immobile, trapu, et presque aussi large que haut, ca rr\u00e9 \npar la base, comme dit un grand homme, \u00e0 son surtout mi -parti \nrouge et violet, sem\u00e9 de campanilles d\u2019argent, et surtout \u00e0 la \nperfection de sa laideur, la populace le reconnut sur -le-champ, \net s\u2019\u00e9cria d\u2019une voix : \n \n\u00ab C\u2019est Quasimodo, le sonneur de cloch es ! c\u2019est Quasimo - do, le \nbossu de Notre -Dame ! Quasimodo le borgne ! Quasimo - do le \nbancal ! No\u00ebl ! No\u00ebl ! \u00bb \n \nOn voit que le pauvre diable avait des surnoms \u00e0 choisir. \n \n\u00ab Gare les femmes grosses ! criaient les \u00e9coliers. \n \n\u2013 Ou qui ont envie de l\u2019\u00eatre \u00bb, r eprenait Joannes. Les \nfemmes en effet se cachaient le visage. \n\u00ab Oh ! le vilain singe, disait l\u2019une. \n \n\u2013 Aussi m\u00e9chant que laid, reprenait une autre. \n \n\u2013 C\u2019est le diable, ajoutait une troisi\u00e8me. \n90 \n\u2013 J\u2019ai le malheur de demeurer aupr\u00e8s de Notre -Dame ; toute \nla nuit je l\u2019entends r\u00f4der dans la goutti\u00e8re. \n \n\u2013 Avec les chats. \n \n\u2013 Il est toujours sur nos toits. \n \n\u2013 Il nous jette des sorts par les chemin\u00e9es. \n \n\u2013 L\u2019autre soir, il est venu me faire la grimace \u00e0 ma lucarne. \nJe croyais que c\u2019\u00e9tait un homme. J\u2019ai eu une peur ! \n \n\u2013 Je suis s\u00fbre qu\u2019il va au sabbat. Une fois, il a laiss\u00e9 un ba - \nlai sur mes plombs. \n \n\u2013 Oh ! la d\u00e9plaisante face de bossu ! \n \n\u2013 Oh ! la vilaine \u00e2me ! \n \n\u2013 Buah ! \u00bb \n91 \nLes hommes au contraire \u00e9taient ravis, et applaudissaient. \n \nQuasimodo, objet du tumulte, se tenait toujours sur la porte de \nla chapelle, debout, sombre et grave, se laissant admi - rer. \n \nUn \u00e9colier, Robin Poussepain, je crois, vint lui r ire sous le nez, et \ntrop pr\u00e8s. Quasimodo se contenta de le prendre par la ceinture, \net de le jeter \u00e0 dix pas \u00e0 travers la foule. Le tout sans dire un \nmot. \n \nMa\u00eetre Coppenole, \u00e9merveill\u00e9, s\u2019approcha de lui. \n \n\u00ab Croix -Dieu ! Saint -P\u00e8re ! tu as bien la plus bel le laideur que \nj\u2019aie vue de ma vie. Tu m\u00e9riterais la papaut\u00e9 \u00e0 Rome comme \u00e0 \nParis. \u00bb \n \nEn parlant ainsi, il lui mettait la main gaiement sur l\u2019\u00e9paule. \nQuasimodo ne bougea pas. Coppenole poursuivit. \n \n\u00ab Tu es un dr\u00f4le avec qui j\u2019ai d\u00e9mangeaison de ripailler, d\u00fbt-il \nm\u2019en co\u00fbter un douzain neuf de douze tournois. Que t\u2019en semble \n? \u00bb \n92 \nQuasimodo ne r\u00e9pondit pas. \n \n\u00ab Croix -Dieu ! dit le chaussetier, est -ce que tu es sourd ? \u00bb Il \n\u00e9tait sourd en effet. \n \nCependant il commen\u00e7ait \u00e0 s\u2019impatienter des fa\u00e7ons de \nCoppenole, et se tourna tout \u00e0 coup vers lui avec un grince - \nment de dents si formidable que le g\u00e9ant flamand rec ula, \ncomme un bouledogue devant un chat. \n \nAlors il se fit autour de l\u2019\u00e9trange personnage un cercle de terreur \net de respect qui avait au moins quinze pas g\u00e9om\u00e9 - triques de \nrayon. Une vieille femme expliqua \u00e0 ma\u00eetre Coppe - nole que \nQuasimodo \u00e9tait sourd. \n \n\u00ab Sourd ! dit le chaussetier avec son gros rire flamand. \nCroix -Dieu ! c\u2019est un pape accompli. \n \n\u2013 H\u00e9 ! je le reconnais, s\u2019\u00e9cria Jehan, qui \u00e9tait enfin des - \ncendu de son chapiteau pour voir Quasimodo de plus pr\u00e8s, c\u2019est \nle sonneur de cloches de mon fr\u00e8re l\u2019ar chidiacre. \u2013 Bonjour, \nQuasimodo ! \n93 \n\u2013 Diable d\u2019homme ! dit Robin Poussepain, encore tout con - \ntus de sa chute. Il para\u00eet : c\u2019est un bossu. Il marche : c\u2019est un \nbancal. Il vous regarde : c\u2019est un borgne. Vous lui parlez : c\u2019est \nun sourd. \u2013 Ah \u00e7\u00e0, que fait -il de sa langue, ce Polyph\u00e8me ? \n \n\u2013 Il parle quand il veut, dit la vieille. Il est devenu sourd \u00e0 \nsonner les cloches. Il n\u2019est pas muet. \n \n\u2013 Cela lui manque, observa Jehan. \n \n\u2013 Et il a un \u0153il de trop, ajouta Robin Poussepain. \n \n\u2013 Non pas, dit judicieusement Jeha n. Un borgne est bien \nplus incomplet qu\u2019un aveugle. Il sait ce qui lui manque. \u00bb \n \nCependant tous les mendiants, tous les laquais, tous les coupe -\nbourses, r\u00e9unis aux \u00e9coliers, avaient \u00e9t\u00e9 chercher pro - \ncessionnellement, dans l\u2019armoire de la basoche, la tiar e de car - \nton et la simarre d\u00e9risoire du pape des fous. Quasimodo s\u2019en \nlaissa rev\u00eatir sans sourciller et avec une sorte de docilit\u00e9 or - \ngueilleuse. Puis on le fit asseoir sur un brancard bariol\u00e9. Douze \n94officiers de la confr\u00e9rie des fous l\u2019enlev\u00e8rent sur le urs \u00e9paules ; \net une esp\u00e8ce de joie am\u00e8re et d\u00e9daigneuse vint s\u2019\u00e9panouir sur \n \nla face morose du cyclope, quand il vit sous ses pieds difformes \ntoutes ces t\u00eates d\u2019hommes beaux, droits et bien faits. Puis la \nprocession hurlante et d\u00e9guenill\u00e9e se mit en marc he pour faire, \nselon l\u2019usage, la tourn\u00e9e int\u00e9rieure des galeries du Palais, avant \nla promenade des rues et des carrefours. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n95C H A P I T R E VI \n \nLA ESMERALDA \n \n \nNous sommes ravi d\u2019avoir \u00e0 apprendre \u00e0 nos lecteurs que \npendant toute cette sc\u00e8ne Gringoire et sa pi\u00e8ce avaient tenu \nbon. Ses acteurs, talonn\u00e9s par lui, n\u2019avaient pas discontinu\u00e9 de \nd\u00e9biter sa com\u00e9die, et lui n\u2019avait pas discontinu\u00e9 de l\u2019\u00e9couter. Il \navait pris son parti du vacarme, et \u00e9tait d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 aller \njusqu\u2019au bout, ne d\u00e9sesp\u00e9rant pas d\u2019un retour d\u2019attention de la \npart du public. Cette lueur d\u2019esp\u00e9rance se ranima quand il vit \nQuasimodo, Coppenole et le cort\u00e8ge assourdissant du pape des \nfous sortir \u00e0 grand bruit de la salle. La foule se pr\u00e9cipita avide - \nment \u00e0 leur suite. Bon, se dit -il, voil\u00e0 tous les brouillons qui s\u2019en \nvont. \u2013 Malheureusement, tous les brouillons c\u2019\u00e9tait le pu - blic. \nEn un clin d\u2019\u0153il la grand -salle fut vide. \n \n\u00c0 vrai dire, il restait encore quelques spectateurs, les uns \u00e9pars, \nles autres group\u00e9s autour des piliers, femmes, vieillards ou \nenfants, en ayant assez du brouhaha et du tumulte. Quelques \n\u00e9coliers \u00e9taient demeur\u00e9s \u00e0 cheval sur l\u2019entablement des \nfen\u00eatres et regardaient dans la p lace. \n \n96\u00ab Eh bien, pensa Gringoire, en voil\u00e0 encore autant qu\u2019il en faut \npour entendre la fin de mon myst\u00e8re. Ils sont peu, mais c\u2019est un \npublic d\u2019\u00e9lite, un public lettr\u00e9. \u00bb \n \nAu bout d\u2019un instant, une symphonie qui devait produire le plus \ngrand effet \u00e0 l\u2019ar riv\u00e9e de la sainte Vierge, manqua. Grin- goire \ns\u2019aper\u00e7ut que sa musique avait \u00e9t\u00e9 emmen\u00e9e par la pro - \ncession du pape des fous. \u00ab Passez outre \u00bb, dit -il sto\u00efquement. \n \nIl s\u2019approcha d\u2019un groupe de bourgeois qui lui fit l\u2019effet de \ns\u2019entretenir de sa pi\u00e8ce. V oici le lambeau de conversation qu\u2019il \nsaisit : \n \n\u00ab Vous savez, ma\u00eetre Cheneteau, l\u2019h\u00f4tel de Navarre, qui \u00e9tait \u00e0 \nM. de Nemours ? \n \n\u2013 Oui, vis -\u00e0-vis la chapelle de Braque. \n \n\u2013 Eh bien, le fisc vient de le louer \u00e0 Guillaume Alixandre, \nhistorieur, pour six livr es huit sols parisis par an. \n \n\u2013 Comme les loyers rench\u00e9rissent ! \n \n97\u2013 Allons ! se dit Gringoire en soupirant, les autres \u00e9cou - \ntent. \n \n\u2013 Camarades, cria tout \u00e0 coup un de ces jeunes dr\u00f4les des \ncrois\u00e9es, la Esmeralda ! la Esmeralda dans la place ! \u00bb \n \nCe mot pr oduisit un effet magique. Tout ce qui restait dans la \nsalle se pr\u00e9cipita aux fen\u00eatres, grimpant aux murailles pour voir, \net r\u00e9p\u00e9tant : la Esmeralda ! la Esmeralda ! \n \nEn m\u00eame temps on entendait au dehors un grand bruit \nd\u2019applaudissements. \n \n\u00ab Qu\u2019est -ce que cela veut dire, la Esmeralda ? dit Gringoire en \njoignant les mains avec d\u00e9solation. Ah ! mon Dieu ! il para\u00eet que \nc\u2019est le tour des fen\u00eatres maintenant. \u00bb \n \nIl se retou rna vers la table de marbre, et vit que la repr\u00e9 - \nsentation \u00e9tait interrompue. C\u2019\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment l\u2019instant o\u00f9 \nJupiter devait para\u00eetre avec sa foudre. Or Jupiter se tenait im - \nmobile au bas du th\u00e9\u00e2tre. \n \n98\u00ab Michel Giborne ! cria le po\u00e8te irrit\u00e9, que fais -tu l\u00e0 ? est - ce ton \nr\u00f4le ? monte donc ! \n \n\u2013 H\u00e9las, dit Jupiter, un \u00e9colier vient de prendre l\u2019\u00e9chelle. \u00bb \n \nGringoire regarda. La chose n\u2019\u00e9tait que trop vraie. Toute \ncommunication \u00e9tait intercept\u00e9e entre son n\u0153ud et son d\u00e9 - \nnouement. \n \n\u00ab Le dr\u00f4le ! murmura -t-il. Et pourquoi a -t-il pris cette \u00e9chelle ? \n \n\u2013 Pour aller voir la Esmeralda, r\u00e9pondit piteusement Jupi - \nter. Il a dit : Tiens, voil\u00e0 une \u00e9chelle qui ne sert pas ! et il l\u2019a prise. \n\u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait le dernier coup. Gringoire le re\u00e7ut avec r\u00e9signation. \n \n\u00ab Que le dia ble vous emporte ! dit -il aux com\u00e9diens, et si je suis \npay\u00e9 vous le serez. \u00bb \n \nAlors il fit retraite, la t\u00eate basse, mais le dernier, comme un \ng\u00e9n\u00e9ral qui s\u2019est bien battu. \n99 \nEt tout en descendant les tortueux escaliers du Palais : \n\u00ab Belle cohue d\u2019\u00e2nes et de butors que ces Parisiens ! gromme - \nlait-il entre ses dents ; ils viennent pour entendre un myst\u00e8re, et \nn\u2019en \u00e9coutent rien ! Ils se sont occup\u00e9s de tout le monde, de \nClopin Trouillefou, du cardinal, de Coppenole, de Quasimodo, du \ndiable ! mais de madame la Vierge Marie, point. Si j\u2019avais su, je \nvous en aurais donn\u00e9, des Vierges Marie, badauds ! Et moi ! \nvenir pour voir des visages, et ne voir que des dos ! \u00eatre po\u00e8te, \net avoir le succ\u00e8s d\u2019un apothicaire ! Il est vrai qu\u2019Homerus a \nmendi\u00e9 par les bourgades gr ecques, et que Na - son mourut en \nexil chez les Moscovites. Mais je veux que le diable m\u2019\u00e9corche si \nje comprends ce qu\u2019ils veulent dire avec leur Esmeralda ! Qu\u2019est -\nce que c\u2019est que ce mot -l\u00e0 d\u2019abord ? c\u2019est de l\u2019\u00e9gyptiaque ! \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n100LIVRE DEUXI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \nDE CHARYBDE EN SCYLLA \n \n \nLa nuit arrive de bonne heure en janvier. Les rues \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 \nsombres quand Gringoire sortit du Palais. Cette nuit tom - b\u00e9e \nlui plut ; il lui tardait d\u2019aborder quelque ruelle obscure et d\u00e9serte \npour y m\u00e9diter \u00e0 son aise et pour que le philosophe pos\u00e2t le \npremier appareil sur la blessure du po\u00e8te. La philoso - phie \u00e9tait \ndu reste son seul refuge, car il ne savait o\u00f9 loger. Apr\u00e8s \nl\u2019\u00e9clatant avortement de son coup d\u2019essai th\u00e9\u00e2tral, il n\u2019osait \nrentrer dans le logis q u\u2019il occupait, rue Grenier -sur- l\u2019Eau, vis -\u00e0-\nvis le Port -au-Foin, ayant compt\u00e9 sur ce que M. le pr\u00e9v\u00f4t devait \nlui donner de son \u00e9pithalame pour payer \u00e0 ma\u00eetre Guillaume \nDoulx -Sire, fermier de la coutume du pied -fourch\u00e9 de Paris, les \nsix mois de loyer qu\u2019i l lui devait, c\u2019est -\u00e0-dire douze sols parisis ; \ndouze fois la valeur de ce qu\u2019il poss\u00e9dait au monde, y compris \nson haut -de-chausses, sa chemise et son bicoquet. Apr\u00e8s avoir \nun moment r\u00e9fl\u00e9chi, provisoirement abrit\u00e9 sous le petit guichet \nde la prison du tr\u00e9 sorier de la Sainte - Chapelle, au g\u00eete qu\u2019il \n\u00e9lirait pour la nuit, ayant tous les pav\u00e9s de Paris \u00e0 son choix, il \n101se souvint d\u2019avoir avis\u00e9, la semaine pr\u00e9 - c\u00e9dente, rue de la \nSavaterie, \u00e0 la porte d\u2019un conseiller au par - lement, un marche -\npied \u00e0 monter sur mule, et de s\u2019\u00eatre dit que cette pierre serait, \ndans l\u2019occasion, un fort excellent oreiller pour un mendiant ou \npour un po\u00e8te. Il remercia la providence de lui avoir envoy\u00e9 \ncette bonne id\u00e9e ; mais, comme il se pr\u00e9pa - rait \u00e0 traverser la \nplace du Palais pou r gagner le tortueux laby - rinthe de la Cit\u00e9, \no\u00f9 serpentent toutes ces vieilles s\u0153urs, les rues de la Barillerie, \nde la Vieille -Draperie, de la Savaterie, de la Juiverie, etc., \nencore debout aujourd\u2019hui avec leurs maisons \u00e0 neuf \u00e9tages, il \nvit la processi on du pape des fous qui sortait aussi du Palais et \nse ruait au travers de la cour, avec grands cris, grande clart\u00e9 de \ntorches et sa musique, \u00e0 lui Gringoire. Cette vue raviva les \n\u00e9corchures de son amour -propre ; il s\u2019enfuit. Dans l\u2019amertume \nde sa m\u00e9saventu re dramatique, tout ce qui lui rappelait la f\u00eate \ndu jour l\u2019aigrissait et faisait saigner sa plaie. \n \nIl voulut prendre le pont Saint -Michel, des enfants y cou - raient \n\u00e7\u00e0 et l\u00e0 avec des lances \u00e0 feu et des fus\u00e9es. \n \n\u00ab Peste soit des chandelles d\u2019artifice ! \u00bb dit Gringoire, et il se \nrabattit sur le Pont -au-Change. On avait attach\u00e9 aux mai - sons \nde la t\u00eate du pont trois drapels repr\u00e9sentant le roi, le dau - phin \net Marguerite de Flandre, et six petits drapelets o\u00f9 \u00e9taient \npourtraicts le duc d\u2019Autriche, le cardi nal de Bourbon, et \n102M. de Beaujeu, et madame Jeanne de France, et M. le b\u00e2tard de \nBourbon, et je ne sais qui encore ; le tout \u00e9clair\u00e9 de torches. La \ncohue admirait. \n \n\u00ab Heureux peintre Jehan Fourbault ! \u00bb dit Gringoire avec un gros \nsoupir, et il tourna le do s aux drapels et drapelets. Une rue \u00e9tait \ndevant lui ; il la trouva si noire et si abandonn\u00e9e qu\u2019il esp\u00e9ra y \n\u00e9chapper \u00e0 tous les retentissements comme \u00e0 tous les \nrayonnements de la f\u00eate. Il s\u2019y enfon\u00e7a. Au bout de quelques \ninstants, son pied heurta un obst acle ; il tr\u00e9bucha et tomba. \nC\u2019\u00e9tait la botte de mai, que les clercs de la basoche avaient d\u00e9 - \npos\u00e9e le matin \u00e0 la porte d\u2019un pr\u00e9sident au parlement, en \nl\u2019honneur de la solennit\u00e9 du jour. Gringoire supporta h\u00e9ro\u00efque - \nment cette nouvelle rencontre. Il se re leva et gagna le bord de \nl\u2019eau. Apr\u00e8s avoir laiss\u00e9 derri\u00e8re lui la tournelle civile et la tour \ncriminelle, et long\u00e9 le grand mur des jardins du roi, sur cette \ngr\u00e8ve non pav\u00e9e o\u00f9 la boue lui venait \u00e0 la cheville, il arriva \u00e0 la \npointe occidentale de la Cit\u00e9 , et consid\u00e9ra quelque temps l\u2019\u00eelot \ndu Passeur -aux-Vaches, qui a disparu depuis sous le cheval de \nbronze et le Pont -Neuf. L\u2019\u00eelot lui apparaissait dans l\u2019ombre \ncomme une masse noire au del\u00e0 de l\u2019\u00e9troit cours d\u2019eau blan - \nch\u00e2tre qui l\u2019en s\u00e9parait. On y devina it, au rayonnement d\u2019une \npetite lumi\u00e8re, l\u2019esp\u00e8ce de hutte en forme de ruche o\u00f9 le pas - \nseur aux vaches s\u2019abritait la nuit. \n \n103\u00ab Heureux passeur aux vaches ! pensa Gringoire ; tu ne songes \npas \u00e0 la gloire et tu ne fais pas d\u2019\u00e9pithalames ! Que t\u2019importent \nles rois qui se marient et les duchesses de Bour - gogne ! Tu ne \nconnais d\u2019autres marguerites que celles que ta pelouse d\u2019avril \ndonne \u00e0 brouter \u00e0 tes vaches ! Et moi, po\u00e8te, je suis hu\u00e9, et je \ngrelotte, et je dois douze sous, et ma semelle est si transparente \nqu\u2019elle pourrait servir de vitre \u00e0 ta lanterne. Merci ! passeur aux \nvaches ! ta cabane repose ma vue, et me fait oublier Paris ! \u00bb \n \nIl fut r\u00e9veill\u00e9 de son extase presque lyrique par un gros double \np\u00e9tard de la Saint -Jean, qui partit brusquement de la \nbienheureuse cabane. C\u2019\u00e9tait le passeur aux vaches qui prenait \nsa part des r\u00e9jouissances du jour et se tirait un feu d\u2019artifice. \n \nCe p\u00e9tard fit h\u00e9risser l\u2019\u00e9piderme de Gringoire. \n \n\u00ab Maudite f\u00eate ! s\u2019\u00e9cria -t-il, me poursuivras -tu partout ? \nOh ! mon Dieu ! jusque chez le passeur aux vaches ! \u00bb \n \nPuis il regarda la Seine \u00e0 ses pieds, et une horrible tenta - tion le \nprit : \n \n104\u00ab Oh ! dit -il, que volontiers je me noierais, si l\u2019eau n\u2019\u00e9tait pas si \nfroide ! \u00bb \n \nAlors il lui vint une r\u00e9solution d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e. C\u2019\u00e9tait, puisqu\u2019il ne \npouvait \u00e9chapper au pape des fous, aux drapelets de Jehan \nFourbault, aux bottes de mai, aux lances \u00e0 feu et aux p\u00e9tards, \nde s\u2019enfoncer hardiment au c\u0153ur m\u00eame de la f\u00eate, et d\u2019aller \u00e0 la \nplace de Gr\u00e8ve. \n \n\u00ab Au moins, pensa -t-il, j\u2019y aurai peut -\u00eatre un tison du feu de joie \npour me r\u00e9chauffer, et j\u2019y pourrai souper avec quelque miette \ndes trois grandes armoiries de sucre royal qu\u2019on a d\u00fb y dresser \nsur le buffet public de la ville. \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n105C H A P I T R E II \n \nLA PL ACE DE GR\u00c8VE \n \n \nIl ne reste aujourd\u2019hui qu\u2019un bien imperceptible vestige de la \nplace de Gr\u00e8ve telle qu\u2019elle existait alors. C\u2019est la charmante \ntourelle qui occupe l\u2019angle nord de la place, et qui, d\u00e9j\u00e0 enseve - \nlie sous l\u2019ignoble badigeonnage qui emp\u00e2te les vives ar\u00eates de \nses sculptures, aura bient\u00f4t disparu peut -\u00eatre, submerg\u00e9e par \ncette crue de maisons neuves qui d\u00e9vore si rapidement toutes \nles vieilles fa\u00e7ades de Paris. \n \nLes personnes qui, comme nous, ne passent jamais sur la place \nde Gr\u00e8ve sans donner un regard de piti\u00e9 et de sympathie \u00e0 \ncette pauvre tourelle \u00e9trangl\u00e9e entre deux masures du temps de \nLouis XV, peuvent reconstruire ais\u00e9ment dans leur pens\u00e9e \nl\u2019ensemble d\u2019\u00e9difices auquel elle appartenait, et y retrouver en - \nti\u00e8re la vieille place gothique du quinzi\u00e8me si\u00e8cle. \n \nC\u2019\u00e9tait, comme aujourd\u2019hui, un trap\u00e8ze irr\u00e9gulier bord\u00e9 d\u2019un \nc\u00f4t\u00e9 par le quai, et des trois autres par une s\u00e9rie de mai - sons \nhautes, \u00e9troites et sombres. Le jour, on pouvait admirer la \nvari\u00e9t\u00e9 de ses \u00e9difices, tous sculpt\u00e9s en pierre ou en bois, et \n106pr\u00e9sentant d\u00e9j\u00e0 de complets \u00e9chantillons des diverses architec - \ntures domestiques du moyen \u00e2ge, en remontant du quinzi\u00e8me \nau onzi\u00e8me si\u00e8cle, depuis la crois\u00e9e qui commen\u00e7ait \u00e0 d\u00e9tr\u00f4ner \nl\u2019ogive, jusqu\u2019au plein cintre roman qui avait \u00e9t\u00e9 supplan t\u00e9 par \nl\u2019ogive, et qui occupait encore, au -dessous d\u2019elle, le premier \n\u00e9tage de cette ancienne maison de la Tour -Roland, angle de la \nplace sur la Seine, du c\u00f4t\u00e9 de la rue de la Tannerie. La nuit, on \nne distinguait de cette masse d\u2019\u00e9difices que la dentelure noire \ndes toits d\u00e9roulant autour de la place leur cha\u00eene d\u2019angles ai - \ngus. Car c\u2019est une des diff\u00e9rences radicales des villes d\u2019alors et \ndes villes d\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, qu\u2019aujourd\u2019hui ce sont les fa\u00e7ades qui \nregardent les places et les rues, et qu\u2019alors c\u2019\u00e9taient les pi - \ngnons. Depuis deux si\u00e8cles, les maisons se sont retourn\u00e9es. \n \nAu centre, du c\u00f4t\u00e9 oriental de la place, s\u2019\u00e9levait une lourde et \nhybride construction form\u00e9e de trois logis juxtapos\u00e9s. On \nl\u2019appelait de trois noms qui expliquent son histoire, sa destin a- \ntion et son architecture : la Maison -au-Dauphin, parce que \nCharles V, dauphin, l\u2019avait habit\u00e9e ; la Marchandise, parce \nqu\u2019elle servait d\u2019H\u00f4tel de Ville ; la Maison -aux-Piliers (domus ad \npiloria), \u00e0 cause d\u2019une suite de gros piliers qui soutenaient ses \ntrois \u00e9tages. La ville trouvait l\u00e0 tout ce qu\u2019il faut \u00e0 une bonne \nville comme Paris : une chapelle, pour prier Dieu ; un plaidoyer, \npour tenir audience et rembarrer au besoin les gens du roi ; et, \ndans les combles, un arsenac plein d\u2019artillerie. Car les bou r- \ngeois de Paris savent qu\u2019il ne suffit pas en toute conjoncture de \n107prier et de plaider pour les franchises de la Cit\u00e9, et ils ont tou - \njours en r\u00e9serve dans un grenier de l\u2019H\u00f4tel de Ville quelque \nbonne arquebuse rouill\u00e9e. \n \nLa Gr\u00e8ve avait d\u00e8s lors cet asp ect sinistre que lui conser - vent \nencore aujourd\u2019hui l\u2019id\u00e9e ex\u00e9crable qu\u2019elle r\u00e9veille et le sombre \nH\u00f4tel de Ville de Dominique Boccador, qui a remplac\u00e9 la \nMaison -aux-Piliers. Il faut dire qu\u2019un gibet et un pilori perma - \nnents, une justice et une \u00e9chelle, comme on disait alors, dres - \ns\u00e9s c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te au milieu du pav\u00e9, ne contribuaient pas peu \u00e0 \nfaire d\u00e9tourner les yeux de cette place fatale, o\u00f9 tant d\u2019\u00eatres \npleins de sant\u00e9 et de vie ont agonis\u00e9 ; o\u00f9 devait na\u00eetre cin - \nquante ans plus tard cette fi\u00e8vre de Sa int-Vallier, cette maladie \nde la terreur de l\u2019\u00e9chafaud, la plus monstrueuse de toutes les \nmaladies, parce qu\u2019elle ne vient pas de Dieu, mais de l\u2019homme. \n \nC\u2019est une id\u00e9e consolante, disons -le en passant, de songer que \nla peine de mort, qui, il y a trois cen ts ans, encombrait en - core \nde ses roues de fer, de ses gibets de pierre, de tout son attirail \nde supplices permanent et scell\u00e9 dans le pav\u00e9, la Gr\u00e8ve, les \nHalles, la place Dauphine, la Croix -du-Trahoir, le March\u00e9 - aux-\nPourceaux, ce hideux Montfaucon, la b arri\u00e8re des Sergents, la \nPlace -aux-Chats, la porte Saint -Denis, Champeaux, la porte \nBaudets, la porte Saint -Jacques, sans compter les \ninnombrables \u00e9chelles des pr\u00e9v\u00f4ts, de l\u2019\u00e9v\u00eaque, des chapitres, \n108des abb\u00e9s, des prieurs ayant justice ; sans compter les noy ades \njuridiques en rivi\u00e8re de Seine ; il est consolant qu\u2019aujourd\u2019hui, \napr\u00e8s avoir perdu successivement toutes les pi\u00e8ces de son \narmure, son luxe de supplices, sa p\u00e9nalit\u00e9 d\u2019imagination et de \nfantaisie, sa torture \u00e0 laquelle elle refaisait tous les cinq an s un \nlit de cuir au \n \nGrand -Ch\u00e2telet, cette vieille suzeraine de la soci\u00e9t\u00e9 f\u00e9odale, \npresque mise hors de nos lois et de nos villes, traqu\u00e9e de code \nen code, chass\u00e9e de place en place, n\u2019ait plus dans notre im - \nmense Paris qu\u2019un coin d\u00e9shonor\u00e9 de la Gr\u00e8ve, qu\u2019une mis\u00e9 - \nrable guillotine, furtive, inqui\u00e8te, honteuse, qui semble toujours \ncraindre d\u2019\u00eatre prise en flagrant d\u00e9lit, tant elle dispara\u00eet vite \napr\u00e8s avoir fait son coup ! \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n109C H A P I T R E III \n \n\u00ab BESOS PARA GOLPES \u00bb \n \n \nLorsque Pierre Gringoire arriva sur la place de Gr\u00e8ve, il \u00e9tait \ntransi. Il avait pris par le Pont -aux-Meuniers pour \u00e9viter la \ncohue du Pont -au-Change et les drapelets de Jehan Fourbault ; \nmais les roues de tous les moulins de l\u2019\u00e9v\u00eaque l\u2019avaient \u00e9cla - \nbouss \u00e9 au passage, et sa souquenille \u00e9tait tremp\u00e9e. Il lui sem - \nblait en outre que la chute de sa pi\u00e8ce le rendait plus frileux \nencore. Aussi se h\u00e2ta -t-il de s\u2019approcher du feu de joie qui br\u00fb - \nlait magnifiquement au milieu de la place. Mais une foule consi - \nd\u00e9rable faisait cercle \u00e0 l\u2019entour. \n \n\u00ab Damn\u00e9s Parisiens ! se dit -il \u00e0 lui -m\u00eame, car Gringoire en vrai \npo\u00e8te dramatique \u00e9tait sujet aux monologues, les voil\u00e0 qui \nm\u2019obstruent le feu ! Pourtant j\u2019ai bon besoin d\u2019un coin de che - \nmin\u00e9e. Mes souliers boivent, et to us ces maudits moulins qui ont \npleur\u00e9 sur moi ! Diable d\u2019\u00e9v\u00eaque de Paris avec ses mou - lins ! Je \nvoudrais bien savoir ce qu\u2019un \u00e9v\u00eaque peut faire d\u2019un moulin ! \nest-ce qu\u2019il s\u2019attend \u00e0 devenir d\u2019\u00e9v\u00eaque meunier ? S\u2019il ne lui faut \nque ma mal\u00e9diction pour cela, je la lui donne, et \u00e0 sa \ncath\u00e9drale, et \u00e0 ses moulins ! Voyez un peu s\u2019ils se d\u00e9range - \n110ront, ces badauds ! Je vous demande ce qu\u2019ils font l\u00e0 ! Ils se \nchauffent ; beau plaisir ! Ils regardent br\u00fbler un cent de bour - \nr\u00e9es ; beau spectacle ! \u00bb \n \nEn examinant de plus pr\u00e8s, il s\u2019aper\u00e7ut que le cercle \u00e9tait \nbeaucoup plus grand qu\u2019il ne fallait pour se chauffer au feu du \nroi, et que cette affluence de spectateurs n\u2019\u00e9tait pas unique - \nment attir\u00e9e par la beaut\u00e9 du cent de bourr\u00e9es qui br\u00fblait. \n \nDans un vaste espace laiss\u00e9 libre entre la foule et le feu, une \njeune fille dansait. \n \nSi cette jeune fille \u00e9tait un \u00eatre humain, ou une f\u00e9e, ou un ange, \nc\u2019est ce que Gringoire, tout philosophe sceptique, tout \n \npo\u00e8te ironique qu\u2019il \u00e9tait, ne put d\u00e9cider dans le premier mo - \nment, tant il fut fascin\u00e9 par cette \u00e9blouissante vision. \n \nElle n\u2019\u00e9tait pas grande, mais elle le semblait, tant sa fine taille \ns\u2019\u00e9lan\u00e7ait hardiment. Elle \u00e9tait brune, mais on devinait que le \njour sa peau devait avoir ce beau reflet dor\u00e9 des Anda - louses \net des Romaines. Son petit pied aussi \u00e9tait andalou, car il \u00e9tait \ntout ensemble \u00e0 l\u2019\u00e9troit et \u00e0 l\u2019aise dans sa gracieuse chaussure. \n111Elle dansait, elle tournait, elle tourbillonnait sur un vieux tapis de \nPerse, jet\u00e9 n\u00e9gligemment sous ses pieds ; et chaque fois qu \u2019en \ntournoyant sa rayonnante figure passait de - vant vous, ses \ngrands yeux noirs vous jetaient un \u00e9clair. \n \nAutour d\u2019elle tous les regards \u00e9taient fixes, toutes les bouches \nouvertes ; et en effet, tandis qu\u2019elle dansait ainsi, au \nbourdonnement du tambour de basque que ses deux bras ronds \net purs \u00e9levaient au -dessus de sa t\u00eate, mince, fr\u00eale et vive \ncomme une gu\u00eape, avec son corsage d\u2019or sans pli, sa robe ba - \nriol\u00e9e qui se gonflait, avec ses \u00e9paules nues, ses jambes fines \nque sa jupe d\u00e9couvrait par moments, se s cheveux noirs, ses \nyeux de flamme, c\u2019\u00e9tait une surnaturelle cr\u00e9ature. \n \n\u00ab En v\u00e9rit\u00e9, pensa Gringoire, c\u2019est une salamandre, c\u2019est une \nnymphe, c\u2019est une d\u00e9esse, c\u2019est une bacchante du mont \nM\u00e9nal\u00e9en ! \u00bb \n \nEn ce moment une des nattes de la chevelure de la \u00ab s a- \nlamandre \u00bb se d\u00e9tacha, et une pi\u00e8ce de cuivre jaune qui y \u00e9tait \nattach\u00e9e roula \u00e0 terre. \n \n\u00ab H\u00e9 non ! dit -il, c\u2019est une boh\u00e9mienne. \u00bb Toute illusion avait \ndisparu. \n112Elle se remit \u00e0 danser. Elle prit \u00e0 terre deux \u00e9p\u00e9es dont elle \nappuya la pointe sur son fro nt et qu\u2019elle fit tourner dans un sens \ntandis qu\u2019elle tournait dans l\u2019autre. C\u2019\u00e9tait en effet tout \nbonnement une boh\u00e9mienne. Mais quelque d\u00e9senchant\u00e9 que f\u00fbt \nGringoire, l\u2019ensemble de ce tableau n\u2019\u00e9tait pas sans prestige et \nsans magie ; le feu de joie l\u2019\u00e9cl airait d\u2019une lumi\u00e8re crue et rouge \nqui tremblait toute vive sur le cercle des visages de la foule, sur \nle front brun de la jeune fille, et au fond de la place \n \njetait un bl\u00eame reflet m\u00eal\u00e9 aux vacillations de leurs ombres, d\u2019un \nc\u00f4t\u00e9 sur la vieille fa\u00e7ade n oire et rid\u00e9e de la Maison -aux- Piliers, \nde l\u2019autre sur les bras de pierre du gibet. \n \nParmi les mille visages que cette lueur teignait d\u2019\u00e9carlate, il y en \navait un qui semblait plus encore que tous les autres absorb\u00e9 \ndans la contemplation de la danseuse. C \u2019\u00e9tait une fi - gure \nd\u2019homme, aust\u00e8re, calme et sombre. Cet homme, dont le \ncostume \u00e9tait cach\u00e9 par la foule qui l\u2019entourait, ne paraissait \npas avoir plus de trente -cinq ans ; cependant il \u00e9tait chauve ; \u00e0 \npeine avait -il aux tempes quelques touffes de cheveu x rares et \nd\u00e9j\u00e0 gris ; son front large et haut commen\u00e7ait \u00e0 se creuser de \nrides ; mais dans ses yeux enfonc\u00e9s \u00e9clatait une jeunesse ex - \ntraordinaire, une vie ardente, une passion profonde. Il les te - \nnait sans cesse attach\u00e9s sur la boh\u00e9mienne, et tandis qu e la \nfolle jeune fille de seize ans dansait et voltigeait au plaisir de \n113tous, sa r\u00eaverie, \u00e0 lui, semblait devenir de plus en plus sombre. \nDe temps en temps un sourire et un soupir se rencontraient sur \nses l\u00e8vres, mais le sourire \u00e9tait plus douloureux que l e soupir. \n \nLa jeune fille, essouffl\u00e9e, s\u2019arr\u00eata enfin, et le peuple l\u2019applaudit \navec amour. \n \n\u00ab Djali \u00bb, dit la boh\u00e9mienne. \n \nAlors Gringoire vit arriver une jolie petite ch\u00e8vre blanche, alerte, \n\u00e9veill\u00e9e, lustr\u00e9e, avec des cornes dor\u00e9es, avec des pieds dor\u00e9s, \navec un collier dor\u00e9, qu\u2019il n\u2019avait pas encore aper\u00e7ue, et qui \n\u00e9tait rest\u00e9e jusque -l\u00e0 accroupie sur un coin du tapis et re - \ngardant danser sa ma\u00eetresse. \n \n\u00ab Djali, dit la danseuse, \u00e0 votre tour. \u00bb \n \nEt s\u2019asseyant, elle pr\u00e9senta gracieusement \u00e0 la ch\u00e8vre son \ntambour de basque. \n \n\u00ab Djali, continua -t-elle, \u00e0 quel mois sommes -nous de l\u2019ann\u00e9e ? \u00bb \n \n114La ch\u00e8vre leva son pied de devant et frappa un coup sur le \ntambour. On \u00e9tait en effet au premier mois. La foule applaudit. \n \n\u00ab Djali, reprit la jeune fille en tournant son tambour de basque \nd\u2019un autre c\u00f4t\u00e9, \u00e0 quel jour du mois sommes -nous ? \u00bb \n \nDjali leva son petit pied d\u2019or et frappa six cou ps sur le tambour. \n \n\u00ab Djali, poursuivit l\u2019\u00e9gyptienne toujours avec un nouveau \nman\u00e8ge du tambour, \u00e0 quelle heure du jour sommes -nous ? \u00bb \n \nDjali frappa sept coups. Au m\u00eame moment l\u2019horloge de la \nMaison -aux-Piliers sonna sept heures. \n \nLe peuple \u00e9tait \u00e9merveil l\u00e9. \n \n\u00ab Il y a de la sorcellerie l\u00e0 -dessous \u00bb, dit une voix sinistre dans la \nfoule. C\u2019\u00e9tait celle de l\u2019homme chauve qui ne quittait pas la \nboh\u00e9mienne des yeux. \n \nElle tressaillit, se d\u00e9tourna ; mais les applaudissements \n\u00e9clat\u00e8rent et couvrirent la morose exc lamation. \n115 \nIls l\u2019effac\u00e8rent m\u00eame si compl\u00e8tement dans son esprit qu\u2019elle \ncontinua d\u2019interpeller sa ch\u00e8vre. \n \n\u00ab Djali, comment fait ma\u00eetre Guichard Grand -Remy, capi - taine \ndes pistoliers de la ville, \u00e0 la procession de la Chande - leur ? \u00bb \n \nDjali se dressa sur ses pattes de derri\u00e8re et se mit \u00e0 b\u00ealer, en \nmarchant avec une si gentille gravit\u00e9 que le cercle entier de s \nspectateurs \u00e9clata de rire \u00e0 cette parodie de la d\u00e9votion int\u00e9 - \nress\u00e9e du capitaine des pistoliers. \n \n\u00ab Djali, reprit la jeune fille enhardie par le succ\u00e8s crois - sant, \ncomment pr\u00eache ma\u00eetre Jacques Charmolue, procureur du roi \nen cour d\u2019\u00e9glise ? \u00bb \n \nLa ch\u00e8 vre prit s\u00e9ance sur son derri\u00e8re, et se mit \u00e0 b\u00ealer, en \nagitant ses pattes de devant d\u2019une si \u00e9trange fa\u00e7on que, hormis \nle mauvais fran\u00e7ais et le mauvais latin, geste, accent, attitude, \ntout Jacques Charmolue y \u00e9tait. \n \nEt la foule d\u2019applaudir de plus bell e. \n \n116\u00ab Sacril\u00e8ge ! profanation ! \u00bb reprit la voix de l\u2019homme chauve. \n \nLa boh\u00e9mienne se retourna encore une fois. \n \n\u00ab Ah ! dit -elle, c\u2019est ce vilain homme ! \u00bb puis, allongeant sa l\u00e8vre \ninf\u00e9rieure au del\u00e0 de la l\u00e8vre sup\u00e9rieure, elle fit une petite moue \nqui pa raissait lui \u00eatre famili\u00e8re, pirouetta sur le talon, et se mit \u00e0 \nrecueillir dans un tambour de basque les dons de la multitude. \n \nLes grands -blancs, les petits -blancs, les targes, les liards - \u00e0-\nl\u2019aigle pleuvaient. Tout \u00e0 coup elle passa devant Gringoire. \nGringoire mit si \u00e9tourdiment la main \u00e0 sa poche qu\u2019elle s\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Diable ! \u00bb dit le po\u00e8te en trouvant au fond de sa poche la r\u00e9a - \nlit\u00e9, c\u2019est -\u00e0-dire le vide. Cependant la jolie fille \u00e9tait l\u00e0, le re - \ngardant avec ses grands yeux, lui tendant son tambour, e t at- \ntendant. Gringoire suait \u00e0 grosses gouttes. S\u2019il avait eu le P\u00e9rou \ndans sa poche, certainement il l\u2019e\u00fbt donn\u00e9 \u00e0 la danseuse ; mais \nGringoire n\u2019avait pas le P\u00e9rou, et d\u2019ailleurs l\u2019Am\u00e9rique n\u2019\u00e9tait \npas encore d\u00e9couverte. \n \nHeureusement un incident inatt endu vint \u00e0 son secours. \n \n117\u00ab T\u2019en iras -tu, sauterelle d\u2019\u00c9gypte ? \u00bb cria une voix aigre qui \npartait du coin le plus sombre de la place. \n \nLa jeune fille se retourna effray\u00e9e. Ce n\u2019\u00e9tait plus la voix de \nl\u2019homme chauve ; c\u2019\u00e9tait une voix de femme, une voix d\u00e9 - vote \net m\u00e9chante. \n \nDu reste, ce cri, qui fit peur \u00e0 la boh\u00e9mienne, mit en joie une \ntroupe d\u2019enfants qui r\u00f4dait par l\u00e0. \n \n\u00ab C\u2019est la recluse de la Tour -Roland, s\u2019\u00e9cri\u00e8rent -ils avec des rires \nd\u00e9sordonn\u00e9s, c\u2019est la sachette qui gronde ! Est -ce qu\u2019elle n\u2019a \npas soup\u00e9 ? portons -lui quelque reste du buffet de ville ! \u00bb \n \nTous se pr\u00e9cipit\u00e8rent vers la Maison -aux-Piliers. \n \nCependant Gringoire avait profit\u00e9 du trouble de la dan - seuse \npour s\u2019\u00e9clipser. La clameur des enfants lui rappela que lui aussi \nn\u2019avait pas soup\u00e9. Il courut donc au buffet. Mais les petits \ndr\u00f4les avaient de meilleures jambes que lui ; quand il arriva, ils \navaient fait table rase. Il ne restait m\u00eame pas un mis\u00e9rable \ncamichon \u00e0 cinq sols la livre. Il n\u2019y avait plus sur le mur que les \n118sveltes fleurs de lys, entrem\u00eal\u00e9es de rosiers, peintes en 1434 par \nMathieu Biterne. C\u2019\u00e9tait un maigre souper. \n \nC\u2019est une chose importune de se coucher sans souper ; c\u2019est une \nchose moins riante encore de ne pas souper et de ne savoir o\u00f9 \ncoucher. Gringoire en \u00e9tait l\u00e0. Pas de pain, pas de g\u00eete ; il se \nvoyait press\u00e9 de toutes parts par la n\u00e9cessit\u00e9, et il trouvait la \nn\u00e9cessit\u00e9 fort bourrue. Il avait depuis longtemps d\u00e9couvert \ncette v\u00e9rit\u00e9, que Jupiter a cr\u00e9\u00e9 les hommes dans un acc\u00e8s de \nmisanthropie, et que, pendant toute la vie du sage, sa destin\u00e9e \ntient en \u00e9tat de si\u00e8ge sa philosophie. Quant \u00e0 lui, il n\u2019avait \njamais vu le blocus si complet ; il entendait son estomac battre \nla chamade, et il trouvait tr\u00e8s d\u00e9plac\u00e9 que le mauvais destin pr\u00eet \nsa philosophie par la famine. \n \nCette m\u00e9lancolique r\u00eaverie l\u2019absorbait de plus en plus, lorsqu\u2019un \nchant bizarre, quoique plein de douceur, vint bru s- quement l\u2019en \narracher. C\u2019\u00e9tait la jeune \u00e9gyptienne qui chantait. \n \nIl en \u00e9tait de sa voix comme de sa danse, comme de sa beaut\u00e9. \nC\u2019\u00e9tait ind\u00e9finissable et charmant ; quelque chose de pur, de \nsonore, d\u2019a\u00e9rien, d\u2019ail\u00e9, pour ainsi dire. C\u2019\u00e9taient de continu els \n\u00e9panouissements, des m\u00e9lodies, des cadences inat - tendues, \npuis des phrases simples sem\u00e9es de notes ac\u00e9r\u00e9es et sifflantes, \npuis des sauts de gammes qui eussent d\u00e9rout\u00e9 un rossignol, \n119mais o\u00f9 l\u2019harmonie se retrouvait toujours, puis de molles \nondulations d\u2019octaves qui s\u2019\u00e9levaient et s\u2019abaissaient comme le \nsein de la jeune chanteuse. Son beau visage suivait avec une \nmobilit\u00e9 singuli\u00e8re tous les caprices de sa chanson, depuis \nl\u2019inspiration la plus \u00e9chevel\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 la plus chaste di - gnit\u00e9. On \ne\u00fbt dit tant\u00f4t une folle, tant\u00f4t une reine. \n \nLes paroles qu\u2019elle chantait \u00e9taient d\u2019une langue inconnue \u00e0 \nGringoire, et qui paraissait lui \u00eatre inconnue \u00e0 elle -m\u00eame, tant \nl\u2019expression qu\u2019elle donnait au chant se rapportait peu au \n \nsens des paroles. Ainsi ces quatre ver s dans sa bouche \u00e9taient \nd\u2019une gaiet\u00e9 folle : \n \nUn cofre de gran riqueza Hallaron dentro un pilar, Dentro del, \nnuevas banderas Con figuras de espantar. \n \nEt un instant apr\u00e8s, \u00e0 l\u2019accent qu\u2019elle\n donnait \u00e0 cette stance : \n \nAlarabes de cavallo Sin poderse menear , \nCon espadas, y los cuellos, Ballestas de buen echar. \n \n120Gringoire se sentait venir les larmes aux yeux. Cependant son \nchant respirait surtout la joie, et elle semblait chanter, comme \nl\u2019oiseau, par s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 et par insouciance. \n \nLa chanson de la boh\u00e9mienne a vait troubl\u00e9 la r\u00eaverie de \nGringoire, mais comme le cygne trouble l\u2019eau. Il l\u2019\u00e9coutait avec \nune sorte de ravissement et d\u2019oubli de toute chose. C\u2019\u00e9tait de - \npuis plusieurs heures le premier moment o\u00f9 il ne se sent\u00eet pas \nsouffrir. \n \nCe moment fut court. \n \nLa m \u00eame voix de femme qui avait interrompu la danse de la \nboh\u00e9mienne vint interrompre son chant. \n \n\u00ab Te tairas -tu, cigale d\u2019enfer ? \u00bb cria -t-elle, toujours du m\u00eame \ncoin obscur de la place. \n \nLa pauvre cigale s\u2019arr\u00eata court. Gringoire se boucha les oreilles. \n \n\u00ab Oh ! s\u2019\u00e9cria -t-il, maudite scie \u00e9br\u00e9ch\u00e9e, qui vient briser la lyre ! \n\u00bb \n \n121Cependant les autres sp ectateurs murmuraient comme lui : \u00ab \nAu diable la sachette ! \u00bb disait plus d\u2019un. Et la vieille \n \ntrouble -f\u00eate invisible e\u00fbt pu avoir \u00e0 se repentir de ses agres - \nsions contre la boh\u00e9mienne, s\u2019ils n\u2019eussent \u00e9t\u00e9 distraits en ce \nmoment m\u00eame par la procession du pape des fous, qui, apr\u00e8s \navoir parcouru force rues et carrefours, d\u00e9bouchait dans la \nplace de Gr\u00e8ve, avec toutes ses torches et toute sa rumeur. \n \nCette procession, que nos lecteurs ont vue partir du Palais, \ns\u2019\u00e9tait organis\u00e9e chemin faisant, et recrut\u00e9e de tout ce qu\u2019il y \navait \u00e0 Paris de marauds, de voleurs oisifs, et de vagabonds \ndisponibles ; aussi pr\u00e9sentait -elle un aspect respectable lors - \nqu\u2019elle arriva en Gr\u00e8ve. \n \nD\u2019abord marchait l\u2019\u00c9gypte. Le duc d\u2019\u00c9gypte, en t\u00eate, \u00e0 cheval, \navec ses comtes \u00e0 pied , lui tenant la bride et l\u2019\u00e9trier ; derri\u00e8re \neux, les \u00e9gyptiens et les \u00e9gyptiennes p\u00eale -m\u00eale avec leurs petits \nenfants criant sur leurs \u00e9paules ; tous, duc, comtes, menu \npeuple, en haillons et en oripeaux. Puis c\u2019\u00e9tait le royaume \nd\u2019argot : c\u2019est -\u00e0-dire to us les voleurs de France, \u00e9che - lonn\u00e9s \npar ordre de dignit\u00e9 ; les moindres passant les premiers. Ainsi \nd\u00e9filaient quatre par quatre, avec les divers insignes de leurs \ngrades dans cette \u00e9trange facult\u00e9, la plupart \u00e9clop\u00e9s, ceux -ci \nboiteux, ceux -l\u00e0 manchots, les courtauds de boutanche, les \n122coquillarts, les hubins, les sabouleux, les calots, les francs - \nmitoux, les polissons, les pi\u00e8tres, les capons, les malingreux, les \nrifod\u00e9s, les marcandiers, les narquois, les orphelins, les ar - \nchisupp\u00f4ts, les cagoux ; d\u00e9n ombrement \u00e0 fatiguer Hom\u00e8re. Au \ncentre du conclave des cagoux et des archisupp\u00f4ts, on avait \npeine \u00e0 distinguer le roi de l\u2019argot, le grand co\u00ebsre, accroupi \ndans une petite charrette tra\u00een\u00e9e par deux grands chiens. Apr\u00e8s \nle royaume des argotiers, venait l\u2019e mpire de Galil\u00e9e. Guillaume \nRousseau, empereur de l\u2019empire de Galil\u00e9e, marchait majes - \ntueusement dans sa robe de pourpre tach\u00e9e de vin, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de \nbaladins s\u2019entre -battant et dansant des pyrrhiques, entour\u00e9 de \nses massiers, de ses supp\u00f4ts, et des clercs d e la chambre des \ncomptes. Enfin venait la basoche, avec ses mais couronn\u00e9s de \nfleurs, ses robes noires, sa musique digne du sabbat, et ses \ngrosses chandelles de cire jaune. Au centre de cette foule, les \ngrands officiers de la confr\u00e9rie des fous portaient s ur leurs \n\u00e9paules un brancard plus surcharg\u00e9 de cierges que la ch\u00e2sse de \nSainte -Genevi\u00e8ve en temps de peste. Et sur ce brancard res - \nplendissait, cross\u00e9, chap\u00e9 et mitr\u00e9, le nouveau pape des fous, le \nsonneur de cloches de Notre -Dame, Quasimodo le Bossu. \n \nChacune des sections de cette procession grotesque avait sa \nmusique particuli\u00e8re. Les \u00e9gyptiens faisaient d\u00e9tonner leurs \nbalafos et leurs tambourins d\u2019Afrique. Les argotiers, race fort \npeu musicale, en \u00e9taient encore \u00e0 la viole, au cornet \u00e0 bouquin \net \u00e0 la g othique rubebbe du douzi\u00e8me si\u00e8cle. L\u2019empire de Gali - \n123l\u00e9e n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re plus avanc\u00e9 ; \u00e0 peine distinguait -on dans sa \nmusique quelque mis\u00e9rable rebec de l\u2019enfance de l\u2019art, encore \nemprisonn\u00e9 dans le r\u00e9 -la-mi. Mais c\u2019est autour du pape des fous \nque se d\u00e9ploy aient, dans une cacophonie magnifique, toutes les \nrichesses musicales de l\u2019\u00e9poque. Ce n\u2019\u00e9taient que dessus de \nrebec, hautes -contre de rebec, tailles de rebec, sans compter les \nfl\u00fbtes et les cuivres. H\u00e9las ! nos lecteurs se sou - viennent que \nc\u2019\u00e9tait l\u2019orche stre de Gringoire. \n \nIl est difficile de donner une id\u00e9e du degr\u00e9 d\u2019\u00e9panouissement \norgueilleux et b\u00e9at o\u00f9 le triste et hideux vi - sage de Quasimodo \n\u00e9tait parvenu dans le trajet du Palais \u00e0 la Gr\u00e8ve. C\u2019\u00e9tait la \npremi\u00e8re jouissance d\u2019amour -propre qu\u2019il e\u00fbt ja mais \u00e9prouv\u00e9e. \nIl n\u2019avait connu jusque -l\u00e0 que l\u2019humiliation, le d\u00e9dain pour sa \ncondition, le d\u00e9go\u00fbt pour sa personne. Aussi, tout sourd qu\u2019il \n\u00e9tait, savourait -il en v\u00e9ritable pape les acclama - tions de cette \nfoule qu\u2019il ha\u00efssait pour s\u2019en sentir ha\u00ef. Que s on peuple f\u00fbt un \nramas de fous, de perclus, de voleurs, de men - diants, \nqu\u2019importe ! c\u2019\u00e9tait toujours un peuple, et lui un souve - rain. Et il \nprenait au s\u00e9rieux tous ces applaudissements iro - niques, tous \nces respects d\u00e9risoires, auxquels nous devons dire qu\u2019il se \nm\u00ealait pourtant dans la foule un peu de crainte fort r\u00e9 - elle. Car \nle bossu \u00e9tait robuste ; car le bancal \u00e9tait agile ; car le sourd \n\u00e9tait m\u00e9chant : trois qualit\u00e9s qui temp\u00e8rent le ridicule. \n \n124Du reste, que le nouveau pape des fous se rend\u00eet compte \u00e0 lui-\nm\u00eame des sentiments qu\u2019il \u00e9prouvait et des sentiments qu\u2019il \ninspirait, c\u2019est ce que nous sommes loin de croire. L\u2019esprit qui \n\u00e9tait log\u00e9 dans ce corps manqu\u00e9 avait n\u00e9cessairement lui - \nm\u00eame quelque chose d\u2019incomplet et de sourd. Aussi, ce qu\u2019il \nressen tait en ce moment \u00e9tait -il pour lui absolument vague, \nindistinct et confus. Seulement la joie per\u00e7ait, l\u2019orgueil domi - \nnait. Autour de cette sombre et malheureuse figure, il y avait \nrayonnement. \n \nCe ne fut donc pas sans surprise et sans effroi que l\u2019on vi t tout \u00e0 \ncoup, au moment o\u00f9 Quasimodo, dans cette demi - ivresse, \npassait triomphalement devant la Maison -aux-Piliers, un \nhomme s\u2019\u00e9lancer de la foule et lui arracher des mains, avec un \ngeste de col\u00e8re, sa crosse de bois dor\u00e9, insigne de sa folle \npapaut\u00e9. \n \nCet homme, ce t\u00e9m\u00e9raire, c\u2019\u00e9tait le personnage au front chauve \nqui, le moment auparavant, m\u00eal\u00e9 au groupe de la bo - h\u00e9mienne, \navait glac\u00e9 la pauvre fille de ses paroles de menace et de haine. \nIl \u00e9tait rev\u00eatu du costume eccl\u00e9siastique. Au mo - ment o\u00f9 il \nsortit de la foule, Gringoire, qui ne l\u2019avait point re - marqu\u00e9 \njusqu\u2019alors, le reconnut : \u00ab Tiens ! dit -il, avec un cri \nd\u2019\u00e9tonnement, c\u2019est mon ma\u00eetre en Herm\u00e8s, dom Claude Frollo, \n125l\u2019archidiacre ! Que diable veut -il \u00e0 ce vilain borgne ? Il va se \nfaire d\u00e9vorer. \u00bb \n \nUn cri de terreur s\u2019\u00e9leva en effet. Le formidable Quasimodo \ns\u2019\u00e9tait pr\u00e9cipit\u00e9 \u00e0 bas du brancard, et les femmes d\u00e9tournaient \nles yeux pour ne pas le voir d\u00e9chirer l\u2019archidiacre. Il fit un bond \njusqu\u2019au pr\u00eatre, le regarda, et tomba \u00e0 genoux. \n \nLe pr\u00eatre lu i arracha sa tiare, lui brisa sa crosse, lui lac\u00e9ra sa \nchape de clinquant. \n \nQuasimodo resta \u00e0 genoux, baissa la t\u00eate et joignit les mains. \n \nPuis il s\u2019\u00e9tablit entre eux un \u00e9trange dialogue de signes et de \ngestes, car ni l\u2019un ni l\u2019autre ne parlait. Le pr\u00eatre, debout, irrit\u00e9, \nmena\u00e7ant, imp\u00e9rieux ; Quasimodo, prostern\u00e9, humble, \nsuppliant. Et cependant il est certain que Quasimodo e\u00fbt pu \n\u00e9craser le pr\u00eatre avec le pouce. \n \nEnfin l\u2019archidiacre, secouant rudement la puissante \u00e9paule de \nQuasimodo, lui fit signe de se lever et de le suivre. \n \nQuasimodo se leva. \n126 \nAlors la confr\u00e9rie des fous, la premi\u00e8re stupeur pass\u00e9e, voulut \nd\u00e9fendre son pape si brusquemen t d\u00e9tr\u00f4n\u00e9. Les \u00e9gyp - \n \ntiens, les argotiers et toute la basoche vinrent japper autour du \npr\u00eatre. \n \nQuasimodo se pla\u00e7a devant le pr\u00eatre, fit jouer les muscles de \nses poings athl\u00e9tiques, et regarda les assaillants avec le \ngrincement de dents d\u2019un tigre f\u00e2ch\u00e9. \n \nLe pr\u00eatre reprit sa gravit\u00e9 sombre, fit un signe \u00e0 Quasimo - do, \net se retira en silence. \n \nQuasimodo marchait devant lui, \u00e9parpillant la foule \u00e0 son \npassage. \n \nQuand ils eurent travers\u00e9 la populace et la place, la nu\u00e9e des \ncurieux et des oisifs voulut les suivre. Quasimodo prit alors \nl\u2019arri\u00e8re -garde, et suivit l\u2019archidiacre \u00e0 reculons, trapu, har - \ngneux, monstrueux, h\u00e9riss\u00e9, ramassant ses membres, l\u00e9chant \nses d\u00e9fenses de sanglier, grondant comme une b\u00eate fauve, et \n127imprimant d\u2019immenses oscillations \u00e0 la foul e avec un geste ou \nun regard. \n \nOn les laissa s\u2019enfoncer tous deux dans une rue \u00e9troite et \nt\u00e9n\u00e9breuse, o\u00f9 nul n\u2019osa se risquer apr\u00e8s eux ; tant la seule \nchim\u00e8re de Quasimodo grin\u00e7ant des dents en barrait bien \nl\u2019entr\u00e9e. \n \n\u00ab Voil\u00e0 qui est merveilleux, dit Grin goire ; mais o\u00f9 diable \ntrouverai -je \u00e0 souper ? \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n128C H A P I T R E IV \n \nLES INCONV\u00c9NIENTS DE SUIVRE UNE JOLIE FEMME LE SOIR \nDANS LES RUES \n \n \nGringoire, \u00e0 tout hasard, s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 suivre la boh\u00e9 - mienne. Il \nlui avait vu prendre, avec sa ch\u00e8vre, la rue de la Coutellerie ; il \navait pris la rue de la Coutellerie. \n \n\u00ab Pourquoi pas ? \u00bb s\u2019\u00e9tait -il dit. \n \nGringoire, philosophe pratique des rues de Pari s, avait re - \nmarqu\u00e9 que rien n\u2019est propice \u00e0 la r\u00eaverie comme de suivre une \njolie femme sans savoir o\u00f9 elle va. Il y a dans cette abdication \nvolontaire de son libre arbitre, dans cette fantaisie qui se sou - \nmet \u00e0 une autre fantaisie, laquelle ne s\u2019en doute pas, un m\u00e9 - \nlange d\u2019ind\u00e9pendance fantasque et d\u2019ob\u00e9issance aveugle, je ne \nsais quoi d\u2019interm\u00e9diaire entre l\u2019esclavage et la libert\u00e9 qui plai - \nsait \u00e0 Gringoire, esprit essentiellement mixte, ind\u00e9cis et com - \nplexe, tenant le bout de tous les extr\u00eames, inces samment sus - \npendu entre toutes les propensions humaines, et les neutrali - \nsant l\u2019une par l\u2019autre. Il se comparait lui -m\u00eame volontiers au \ntombeau de Mahomet, attir\u00e9 en sens inverse par deux pierres \n129d\u2019aimant, et qui h\u00e9site \u00e9ternellement entre le haut et le bas, \nentre la vo\u00fbte et le pav\u00e9, entre la chute et l\u2019ascension, entre le \nz\u00e9nith et le nadir. \n \nSi Gringoire vivait de nos jours, quel beau milieu il tien - drait \nentre le classique et le romantique ! \n \nMais il n\u2019\u00e9tait pas assez primitif pour vivre trois cents ans, et \nc\u2019est dommage. Son absence est un vide qui ne se fait que trop \nsentir aujourd\u2019hui. \n \nDu reste, pour suivre ainsi dans les rues les passants (et surtout \nles passantes), ce que Gringoire faisait volontiers, il n\u2019y a pas de \nmeilleure disposition que de ne savoir o\u00f9 coucher. \n \nIl marchait donc tout pensif derri\u00e8re la jeune fille qui h\u00e2tait le \npas et faisait trotter sa jolie ch\u00e8vre en voyant rentrer les \nbourgeois et se fermer les tavernes, seules boutiques qui eus - \nsent \u00e9t\u00e9 ouvertes ce jour -l\u00e0. \n \n\u00ab Apr\u00e8s t out, pensait -il \u00e0 peu pr\u00e8s, il faut bien qu\u2019elle loge \nquelque part ; les boh\u00e9miennes ont bon c\u0153ur. \u2013 Qui sait ?\u2026 \u00bb \n \n130Et il y avait dans les points suspensifs dont il faisait suivre cette \nr\u00e9ticence dans son esprit je ne sais quelles id\u00e9es assez \ngracieuses. \n \nCependant de temps en temps, en passant devant les der - niers \ngroupes de bourgeois fermant leurs portes, il attrapait quelque \nlambeau de leurs conversations qui venait rompre \nl\u2019encha\u00eenement de ses riantes hypoth\u00e8ses. \n \nTant\u00f4t c\u2019\u00e9taient deux vieillards qui s \u2019accostaient. \n \n\u00ab Ma\u00eetre Thibaut Fernicle, savez -vous qu\u2019il fait froid ? \n \n(Gringoire savait cela depuis le commencement de l\u2019hiver.) \n \n\u2013 Oui, bien, ma\u00eetre Boniface Disome ! Est -ce que nous al - \nlons avoir un hiver comme il y a trois ans, en 80, que le bois \nco\u00fbtait huit sols le moule ? \n \n\u2013 Bah ! ce n\u2019est rien, ma\u00eetre Thibaut, pr\u00e8s de l\u2019hiver de 1407, \nqu\u2019il gela depuis la Saint -Martin jusqu\u2019\u00e0 la Chandeleur ! et avec \nune telle furie que la plume du greffier du parlement gelait, dans \n131la grand -chambre, de trois mots en trois mots ! ce qui \ninterrompit l\u2019enregistrement de la justice. \u00bb \n \nPlus loin, c\u2019\u00e9taient des voisines \u00e0 leur fen\u00eatre avec des \nchandelles que le brouillard faisait gr\u00e9siller. \n \n\u00ab Votre mari vous a -t-il cont\u00e9 le malheur, madamoiselle La \nBoudraque ? \n \n\u2013 Non. Qu\u2019est -ce que c\u2019est donc, m adamoiselle Turquant ? \n \n\u2013 Le cheval de M. Gilles Godin, le notaire au Ch\u00e2telet, qui \ns\u2019est effarouch\u00e9 des Flamands et de leur procession, et qui a \nrenvers\u00e9 ma\u00eetre Philippot Avrillot, oblat des C\u00e9lestins. \n \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9 ? \n \n\u2013 Bellement. \n \n\u2013 Un cheval bourgeois ! c\u2019est un peu fort. Si c\u2019\u00e9tait un che - \nval de cavalerie, \u00e0 la bonne heure ! \u00bb \n \n132Et les fen\u00eatres se refermaient. Mais Gringoire n\u2019en avait pas \nmoins perdu le fil de ses id\u00e9es. \n \nHeureusement il le retrouvait vite et le renouait sans peine, \ngr\u00e2ce \u00e0 la boh\u00e9mie nne, gr\u00e2ce \u00e0 Djali, qui marchaient toujours \ndevant lui ; deux fines, d\u00e9licates et charmantes cr\u00e9a - tures, dont \nil admirait les petits pieds, les jolies formes, les gra - cieuses \nmani\u00e8res, les confondant presque dans sa contempla - tion ; \npour l\u2019intelligence et la bonne amiti\u00e9, les croyant toutes deux \njeunes filles ; pour la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, l\u2019agilit\u00e9, la dext\u00e9rit\u00e9 de la marche, \nles trouvant ch\u00e8vres toutes deux. \n \nLes rues cependant devenaient \u00e0 tout moment plus noires et \nplus d\u00e9sertes. Le couvre -feu \u00e9tait sonn\u00e9 depui s longtemps, et \nl\u2019on commen\u00e7ait \u00e0 ne plus rencontrer qu\u2019\u00e0 de rares inter - valles \nun passant sur le pav\u00e9, une lumi\u00e8re aux fen\u00eatres. Grin - goire \ns\u2019\u00e9tait engag\u00e9, \u00e0 la suite de l\u2019\u00e9gyptienne, dans ce d\u00e9dale \ninextricable de ruelles, de carrefours et de culs -de-sac, qui en - \nvironne l\u2019ancien s\u00e9pulcre des Saints -Innocents, et qui res - \nsemble \u00e0 un \u00e9cheveau de fil brouill\u00e9 par un chat. \u00ab Voil\u00e0 des \nrues qui ont bien peu de logique ! \u00bb disait Gringoire, perdu dans \nces mille circuits qui revenaient sans cesse sur eux -m\u00eam es, mais \no\u00f9 la jeune fille suivait un chemin qui lui paraissait bien connu, \nsans h\u00e9siter et d\u2019un pas de plus en plus rapide. Quant \u00e0 lui, il e\u00fbt \nparfaitement ignor\u00e9 o\u00f9 il \u00e9tait, s\u2019il n\u2019e\u00fbt aper\u00e7u en passant, au \n133d\u00e9tour d\u2019une rue, la masse octogone du pilori des halles, dont le \nsommet \u00e0 jour d\u00e9tachait vivement sa d\u00e9coupure noire sur une \nfen\u00eatre encore \u00e9clair\u00e9e de la rue Verdelet. \n \nDepuis quelques instants, il avait attir\u00e9 l\u2019attention de la jeune \nfille ; elle avait \u00e0 plusieurs reprises tourn\u00e9 la t\u00eate vers lui \n \navec inqui\u00e9tude ; elle s\u2019\u00e9tait m\u00eame une fois arr\u00eat\u00e9e tout court, \navait profit\u00e9 d\u2019un rayon de lumi\u00e8re qui s\u2019\u00e9chappait d\u2019une bou - \nlangerie entr\u2019ouverte pour le regarder fixement du haut en bas \n; puis, ce coup d\u2019\u0153il jet\u00e9, Gringoire lui avait vu faire cett e petite \nmoue qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 remarqu\u00e9e, et elle avait pass\u00e9 outre. \n \nCette petite moue donna \u00e0 penser \u00e0 Gringoire. Il y avait \ncertainement du d\u00e9dain et de la moquerie dans cette gracieuse \ngrimace. Aussi commen\u00e7ait -il \u00e0 baisser la t\u00eate, \u00e0 compter les \npav\u00e9s, et \u00e0 suivre la jeune fille d\u2019un peu plus loin, lorsque, au \ntournant d\u2019une rue qui venait de la lui faire perdre de vue, il \nl\u2019entendit pousser un cri per\u00e7ant. \n \nIl h\u00e2ta le pas. \n \n134La rue \u00e9tait pleine de t\u00e9n\u00e8bres. Pourtant une \u00e9toupe imbi - b\u00e9e \nd\u2019huile, qui br\u00fblait dans une cage de fer aux pieds de la Sainte -\nVierge du coin de la rue, permit \u00e0 Gringoire de distin - guer la \nboh\u00e9mienne se d\u00e9battant dans les bras de deux hommes qui \ns\u2019effor\u00e7aient d\u2019\u00e9touffer ses cris. La pauvre petite ch\u00e8vre, tout \neffar\u00e9e, baissait les cornes et b\u00ealait. \n \n\u00ab \u00c0 nous, messieurs du guet \u00bb, cria Gringoire, et il s\u2019avan\u00e7a \nbravement. L\u2019un des hommes qui tenaient la jeune fille se tourna \nvers lui. C\u2019\u00e9tait la formidabl e figure de Quasimo - do. plus. \n \nGringoire ne prit pas la fuite, mais il ne fit point un pas de \n \nQuasimodo vint \u00e0 lui, le jeta \u00e0 quatre pas sur le pav\u00e9 d\u2019un \n \nrevers de la main, et s\u2019enfon\u00e7a rapidement dans l\u2019ombre, em - \nportant la jeune fille ploy\u00e9e su r un de ses bras comme une \n\u00e9charpe de soie. Son compagnon le suivait, et la pauvre ch\u00e8vre \ncourait apr\u00e8s tous, avec son b\u00ealement plaintif. \n \n\u00ab Au meurtre ! au meurtre ! criait la malheureuse boh\u00e9 - mienne. \n \n135\u2013 Halte -l\u00e0, mis\u00e9rables, et l\u00e2chez -moi cette ribaude ! \u00bb dit \ntout \u00e0 coup d\u2019une voix de tonnerre un cavalier qui d\u00e9boucha \nbrusquement du carrefour voisin. \n \nC\u2019\u00e9tait un capitaine des archers de l\u2019ordonnance du roi ar - m\u00e9 \nde pied en cap, et l\u2019espadon \u00e0 la main. \n \nIl arracha la boh\u00e9mienne des bras de Quasimodo st up\u00e9fait, la \nmit en travers sur sa selle, et, au moment o\u00f9 le redoutable \nbossu, revenu de sa surprise, se pr\u00e9cipitait sur lui pour re - \nprendre sa proie, quinze ou seize archers, qui suivaient de pr\u00e8s \nleur capitaine, parurent l\u2019estrama\u00e7on au poing. C\u2019\u00e9tait u ne es - \ncouade de l\u2019ordonnance du roi qui faisait le contre -guet, par \nordre de messire Robert d\u2019Estouteville, garde de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 de \nParis. \n \nQuasimodo fut envelopp\u00e9, saisi, garrott\u00e9. Il rugissait, il \u00e9cumait, \nil mordait, et, s\u2019il e\u00fbt fait grand jour, nul do ute que son visage \nseul, rendu plus hideux encore par la col\u00e8re, n\u2019e\u00fbt mis en fuite \ntoute l\u2019escouade. Mais la nuit il \u00e9tait d\u00e9sarm\u00e9 de son arme la \nplus redoutable, de sa laideur. \n \nSon compagnon avait disparu dans la lutte. \n \n136La boh\u00e9mienne se dressa gracieus ement sur la selle de l\u2019officier, \nelle appuya ses deux mains sur les deux \u00e9paules du jeune \nhomme, et le regarda fixement quelques secondes, comme \nravie de sa bonne mine et du bon secours qu\u2019il venait de lui \nporter. Puis, rompant le silence la premi\u00e8re, ell e lui dit, en faisant \nplus douce encore sa douce voix : \n \n\u00ab Comment vous appelez -vous, monsieur le gendarme ? \n \n\u2013 Le capitaine Ph\u0153bus de Ch\u00e2teaupers, pour vous servir, \nma belle ! r\u00e9pondit l\u2019officier en se redressant. \n \n\u2013 Merci \u00bb, dit -elle. \n \nEt, pendant que le capitaine Ph\u0153bus retroussait sa mous - tache \n\u00e0 la bourguignonne, elle se laissa glisser \u00e0 bas du cheval, \ncomme une fl\u00e8che qui tombe \u00e0 terre, et s\u2019enfuit. \n \nUn \u00e9clair se f\u00fbt \u00e9vanoui moins vite. \n \n\u00ab Nombril du pape ! dit le capitaine en faisant resserrer les \ncourroies de Quasimodo, j\u2019eusse aim\u00e9 mieux garder la ribaude. \n \n137\u2013 Que voulez -vous, capitaine ? dit un gendarme, la fau - \nvette s\u2019est envol\u00e9e, la chauve -souris est rest\u00e9e. \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n138C H A P I T R E V \n \nSUITE DES INCONV\u00c9NIENTS \n \n \nGringoire, tout \u00e9tourdi de sa chute, \u00e9tait rest\u00e9 sur le pav\u00e9 \ndevant la bonne Vierge du coin de la rue. Peu \u00e0 peu, il reprit ses \nsens ; il fut d\u2019abord quelques minu tes flottant dans une es - p\u00e8ce \nde r\u00eaverie \u00e0 demi somnolente qui n\u2019\u00e9tait pas sans dou - ceur, o\u00f9 \nles a\u00e9riennes figures de la boh\u00e9mienne et de la ch\u00e8vre se \nmariaient \u00e0 la pesanteur du poing de Quasimodo. Cet \u00e9tat dura \npeu. Une assez vive impression de froid \u00e0 la partie de son corps \nqui se trouvait en contact avec le pav\u00e9 le r\u00e9veilla tout \u00e0 coup, et \nfit revenir son esprit \u00e0 la surface. \u00ab D\u2019o\u00f9 me vient donc cette \nfra\u00eecheur ? \u00bb se dit -il brusquement. Il s\u2019aper\u00e7ut alors qu\u2019il \u00e9tait \nun peu dans le milieu du ruissea u. \n \n\u00ab Diable de cyclope bossu ! \u00bb grommela -t-il entre ses dents, et il \nvoulut se lever. Mais il \u00e9tait trop \u00e9tourdi et trop meurtri. Force lui \nfut de rester en place. Il avait du reste la main assez libre ; il se \nboucha le nez, et se r\u00e9signa. \n \n\u00ab La boue de Paris, pensa -t-il (car il croyait bien \u00eatre s\u00fbr que \nd\u00e9cid\u00e9ment le ruisseau serait son g\u00eete, \n139 \nEt que faire en un g\u00eete \u00e0 moins que l\u2019on ne songe ?), \n \nla boue de Paris est particuli\u00e8rement puante. Elle doit ren - \nfermer beaucoup de sel volatil et nitreux. C\u2019es t, du reste, \nl\u2019opinion de ma\u00eetre Nicolas Flamel et des herm\u00e9tiques\u2026 \u00bb \n \nLe mot d\u2019herm\u00e9tiques amena subitement l\u2019id\u00e9e de l\u2019archidiacre \nClaude Frollo dans son esprit. Il se rappela la sc\u00e8ne violente \nqu\u2019il venait d\u2019entrevoir, que la boh\u00e9mienne se d\u00e9battait entre \ndeux hommes, que Quasimodo avait un compagnon, et la \nfigure morose e t hautaine de l\u2019archidiacre passa confus\u00e9ment \ndans son souvenir. \u00ab Cela serait \u00e9trange ! \u00bb pensa -t-il. Et il se mit \n\u00e0 \u00e9chafauder, avec cette donn\u00e9e et sur cette base, le fan - \ntasque \u00e9difice des hypoth\u00e8ses, ce ch\u00e2teau de cartes des philo - \n \nsophes. Puis sou dain, revenant encore une fois \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 : \n\u00ab Ah \u00e7\u00e0 ! je g\u00e8le ! \u00bb s\u2019\u00e9cria -t-il. \n \nLa place, en effet, devenait de moins en moins tenable. Chaque \nmol\u00e9cule de l\u2019eau du ruisseau enlevait une mol\u00e9cule de \ncalorique rayonnant aux reins de Gringoire, et l\u2019\u00e9quili bre entre la \n140temp\u00e9rature de son corps et la temp\u00e9rature du ruisseau \ncommen\u00e7ait \u00e0 s\u2019\u00e9tablir d\u2019une rude fa\u00e7on. \n \nUn ennui d\u2019une toute autre nature vint tout \u00e0 coup l\u2019assaillir. \n \nUn groupe d\u2019enfants, de ces petits sauvages va -nu-pieds qui \nont de tout temps bat tu le pav\u00e9 de Paris sous le nom \u00e9ter - nel \nde gamins, et qui, lorsque nous \u00e9tions enfants aussi, nous ont \njet\u00e9 des pierres \u00e0 tous le soir au sortir de classe, parce que nos \npantalons n\u2019\u00e9taient pas d\u00e9chir\u00e9s, un essaim de ces jeunes dr\u00f4les \naccourait vers le c arrefour o\u00f9 gisait Gringoire, avec des rires et \ndes cris qui paraissaient se soucier fort peu du sommeil des \nvoisins. Ils tra\u00eenaient apr\u00e8s eux je ne sais quel sac in - forme ; et \nle bruit seul de leurs sabots e\u00fbt r\u00e9veill\u00e9 un mort. Gringoire, qui \nne l\u2019\u00e9tait pas encore tout \u00e0 fait, se souleva \u00e0 de - mi. \n \n\u00ab Oh\u00e9, Hennequin Dand\u00e8che ! oh\u00e9, Jehan Pincebourde ! criaient -\nils \u00e0 tue -t\u00eate ; le vieux Eustache Moubon, le marchand feron du \ncoin, vient de mourir. Nous avons sa paillasse, nous allons en \nfaire un feu de joie. C\u2019est aujourd\u2019hui les flamands ! \u00bb \n \nEt voil\u00e0 qu\u2019ils jet\u00e8rent la paillasse pr\u00e9cis\u00e9ment sur Grin - goire, \npr\u00e8s duquel ils \u00e9taient arriv\u00e9s sans le voir. En m\u00eame temps, un \n141d\u2019eux prit une poign\u00e9e de paille qu\u2019il alla allumer \u00e0 la m\u00e8che de \nla bonne Vierge. \n \n\u00ab Mo rt-Christ ! grommela Gringoire, est -ce que je vais avoir trop \nchaud maintenant ? \u00bb \n \nLe moment \u00e9tait critique. Il allait \u00eatre pris entre le feu et l\u2019eau ; il \nfit un effort surnaturel, un effort de faux monnayeur qu\u2019on va \nbouillir et qui t\u00e2che de s\u2019\u00e9chapper. Il se leva debout, rejeta la \npaillasse sur les gamins, et s\u2019enfuit. \n \n\u00ab Sainte Vierge ! cri\u00e8rent les enfants ; le marchand feron qui \nrevient ! \u00bb \n \nEt ils s\u2019enfuirent de leur c\u00f4t\u00e9. \n \nLa paillasse resta ma\u00eetresse du champ de bataille. Belle - for\u00eat, \nle p\u00e8re Le Juge et Corrozet assurent que le lendemain elle fut \nramass\u00e9e avec grande pompe par le clerg\u00e9 du quartier et \nport\u00e9e au tr\u00e9sor de l\u2019\u00e9glise Sainte -Opportune, o\u00f9 le sacris - tain \nse fit jusqu\u2019en 1789 un assez beau revenu avec le grand miracle \nde la statue de la Vierge du coin de la rue Mauconseil, qui avait, \npar sa seule pr\u00e9sence, dans la m\u00e9morable nuit du 6 au 7 janvier \n1421482, exorcis\u00e9 d\u00e9funt Eustache Moubon, lequel, pour faire niche \nau diable, avait, en mourant, malicieusement cach\u00e9 son \u00e2me \ndans sa paillasse. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n143C H A P I T R E VI \n \nLA CRUCHE CASS\u00c9E \n \n \nApr\u00e8s avoir couru \u00e0 toutes jambes pendant quelque temps, sans \nsavoir o\u00f9, donnant de la t\u00eate \u00e0 maint coin de rue, enjam - bant \nmaint ruisseau, traversant mainte ruelle, maint cul -de- sac, \nmaint carrefour, cherchant fuite et passage \u00e0 travers tous les \nm\u00e9andre s du vieux pav\u00e9 des Halles, explorant dans sa peur \npanique ce que le beau latin des chartes appelle tota via, che - \nminum et viaria, notre po\u00e8te s\u2019arr\u00eata tout \u00e0 coup, \nd\u2019essoufflement d\u2019abord, puis saisi en quelque sorte au collet \npar un dilemme qui venait d e surgir dans son esprit. \u00ab Il me \nsemble, ma\u00eetre Pierre Gringoire, se dit -il \u00e0 lui -m\u00eame en ap - \npuyant son doigt sur son front, que vous courez l\u00e0 comme un \n\u00e9cervel\u00e9. Les petits dr\u00f4les n\u2019ont pas eu moins peur de vous que \nvous d\u2019eux. Il me semble, vous dis -je, que vous avez entendu le \nbruit de leurs sabots qui s\u2019enfuyait au midi, pendant que vous \nvous enfuyiez au septentrion. Or, de deux choses l\u2019une : ou ils \nont pris la fuite ; et alors la paillasse qu\u2019ils ont d\u00fb oublier dans \nleur terreur est pr\u00e9cis\u00e9ment ce l it hospitalier apr\u00e8s lequel vous \ncourez depuis ce matin, et que madame la Vierge vous envoie \nmiraculeusement pour vous r\u00e9compenser d\u2019avoir fait en son \nhonneur une moralit\u00e9 accompagn\u00e9e de triomphes et mo - \n144meries ; ou les enfants n\u2019ont pas pris la fuite, et dans ce cas ils \nont mis le brandon \u00e0 la paillasse, et c\u2019est l\u00e0 justement l\u2019excellent \nfeu dont vous avez besoin pour vous r\u00e9jouir, s\u00e9cher et \nr\u00e9chauffer. Dans les deux cas, bon feu ou bon lit, la paillasse est \nun pr\u00e9sent du ciel. La beno\u00eete vierge Marie, qui est au coin de la \nrue Mauconseil, n\u2019a peut -\u00eatre fait mourir Eustache Mou - bon \nque pour cela ; et c\u2019est folie \u00e0 vous de vous enfuir ainsi sur \ntra\u00eene -boyau, comme un Picard devant un Fran\u00e7ais, laissant \nderri\u00e8re vous ce que vous cherchez devant ; et vous \u00eate s un sot \n! \u00bb \n \nAlors il revint sur ses pas, et s\u2019orientant et furetant, le nez au \nvent et l\u2019oreille aux aguets, il s\u2019effor\u00e7a de retrouver la bien - \nheureuse paillasse. Mais en vain. Ce n\u2019\u00e9taient qu\u2019intersections \n \nde maisons, culs -de-sac, pattes -d\u2019oie, au m ilieu desquels il h\u00e9 - \nsitait et doutait sans cesse, plus emp\u00each\u00e9 et plus englu\u00e9 dans \ncet enchev\u00eatrement de ruelles noires qu\u2019il ne l\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 dans le \nd\u00e9dalus m\u00eame de l\u2019h\u00f4tel des Tournelles. Enfin il perdit patience, \net s\u2019\u00e9cria solennellement : \u00ab Maudits soi ent les carrefours ! c\u2019est \nle diable qui les a faits \u00e0 l\u2019image de sa fourche. \u00bb \n \nCette exclamation le soulagea un peu, et une esp\u00e8ce de reflet \nrouge\u00e2tre qu\u2019il aper\u00e7ut en ce moment au bout d\u2019une longue et \n\u00e9troite ruelle, acheva de relever son moral. \u00ab Dieu soit lou\u00e9 ! dit -\n145il, c\u2019est l\u00e0 -bas ! Voil\u00e0 ma paillasse qui br\u00fble. \u00bb Et se comparant \nau nocher qui sombre dans la nuit : \u00ab Salve, ajouta -t-il \npieusement, salve, maris stella ! \u00bb \n \nAdressait -il ce fragment de litanie \u00e0 la sainte Vierge ou \u00e0 la \npaillasse ? c\u2019es t ce que nous ignorons parfaitement. \n \n\u00c0 peine avait -il fait quelques pas dans la longue ruelle, la - quelle \n\u00e9tait en pente, non pav\u00e9e, et de plus en plus boueuse et inclin\u00e9e, \nqu\u2019il remarqua quelque chose d\u2019assez singulier. Elle n\u2019\u00e9tait pas \nd\u00e9serte. \u00c7\u00e0 et l\u00e0 , dans sa longueur, rampaient je ne sais quelles \nmasses vagues et informes, se dirigeant toutes vers la lueur qui \nvacillait au bout de la rue, comme ces lourds insectes qui se \ntra\u00eenent la nuit de brin d\u2019herbe en brin d\u2019herbe vers un feu de \np\u00e2tre. \n \nRien ne rend aventureux comme de ne pas sentir la place de \nson gousset. Gringoire continua de s\u2019avancer, et eut bient\u00f4t \nrejoint celle de ces larves qui se tra\u00eenait le plus paresseusement \n\u00e0 la suite des autres. En s\u2019en approchant, il vit que ce n\u2019\u00e9tait rien \nautre chose qu\u2019un mis\u00e9rable cul -de-jatte qui sautelait sur ses \ndeux mains, comme un faucheux bless\u00e9 qui n\u2019a plus que deux \npattes. Au moment o\u00f9 il passa pr\u00e8s de cette esp\u00e8ce d\u2019araign\u00e9e \n\u00e0 face humaine, elle \u00e9leva vers lui une voix lamen - table : \u00ab La \nbuona mancia, signor ! la buona mancia ! \n146 \n\u2013 Que le diable t\u2019emporte, dit Gringoire, et moi avec toi, si je \nsais ce que tu veux dire ! \u00bb \n \nEt il passa outre. \n \nIl rejoignit une autre de ces masses ambulantes, et l\u2019examina. \nC\u2019\u00e9tait un perclus, \u00e0 la fois boiteux et manchot, et si manchot et \nsi boiteux que le syst\u00e8me compliqu\u00e9 de b\u00e9quilles et de jambes \nde bois qui le soutenait lui donnait l\u2019air d\u2019un \u00e9cha - faudage de \nma\u00e7ons en marche. Gringoire, qui avait les compa - raisons \nnobles et classiques, le compara dans sa pens\u00e9e au tr \u00e9- pied \nvivant de Vulcain. \n \nCe tr\u00e9pied vivant le salua au passage, mais en arr\u00eatant son \nchapeau \u00e0 la hauteur du menton de Gringoire, comme un plat \u00e0 \nbarbe, et en lui criant aux oreilles : \u00ab Se\u00f1or caballero, para \ncomprar un pedaso de pan ! \n \n\u2013 Il para\u00eet, dit Gringoire, que celui -l\u00e0 parle aussi ; mais c\u2019est \nune rude langue, et il est plus heureux que moi s\u2019il la comprend. \n\u00bb \n \n147Puis se frappant le front par une subite transition d\u2019id\u00e9e : \n\u00ab \u00c0 propos, que diable voulaient -ils dire ce matin avec leur Es - \nmeralda ? \u00bb \n \nIl voulut doubler le pas ; mais pour la troisi\u00e8me fois quelque \nchose lui barra le chemin. Ce quelque chose, ou plut\u00f4t ce \nquelqu\u2019un, c\u2019\u00e9tait un aveugle, un petit aveugle \u00e0 face juive et \nbarbue, qui, ramant dans l\u2019espace autour de lui avec un b\u00e2 - ton, \net re morqu\u00e9 par un gros chien, lui nasilla avec un accent \nhongrois : \u00ab Facitote caritatem ! \n \n\u2013 \u00c0 la bonne heure ! dit Pierre Gringoire, en voil\u00e0 un enfin qui \nparle un langage chr\u00e9tien. Il faut que j\u2019aie la mine bien au - \nm\u00f4ni\u00e8re pour qu\u2019on me demande ainsi la ch arit\u00e9 dans l\u2019\u00e9tat de \nmaigreur o\u00f9 est ma bourse. Mon ami (et il se tournait vers \nl\u2019aveugle), j\u2019ai vendu la semaine pass\u00e9e ma derni\u00e8re chemise ; \nc\u2019est -\u00e0-dire, puisque vous ne comprenez que la langue de Cic\u00e9 - \nro : Vendidi hebdomade nuper transita meam ultimam che- \nmisam. \u00bb \n \nCela dit, il tourna le dos \u00e0 l\u2019aveugle, et poursuivit son chemin ; \nmais l\u2019aveugle se mit \u00e0 allonger le pas en m\u00eame temps que lui, \net voil\u00e0 que le perclus, voil\u00e0 que le cul -de-jatte surviennent de \n148leur c\u00f4t\u00e9 avec grande h\u00e2te et grand bruit d\u2019 \u00e9cuelle et de \nb\u00e9quilles sur le pav\u00e9. Puis, tous trois, s\u2019entre - \n \nculbutant aux trousses du pauvre Gringoire, se mirent \u00e0 lui \nchanter leur chanson : \n \n\u00ab Caritatem ! chantait l\u2019aveugle. \n \n\u2013 La buona mancia ! \u00bb chantait le cul -de-jatte. \n \nEt le boiteux relevait la phrase musicale en r\u00e9p\u00e9tant : \u00ab Un \npedaso de pan ! \u00bb \n \nGringoire se boucha les oreilles. \u00ab \u00d4 tour de Babel ! \u00bb s\u2019\u00e9cria -t-il. \n \nIl se mit \u00e0 courir. L\u2019aveugle courut. Le boiteux courut. Le cul -de-\njatte courut. \n \nEt puis, \u00e0 mesure qu\u2019il s\u2019enfon\u00e7ait dans la r ue, culs -de- jatte, \naveugles, boiteux, pullulaient autour de lui, et des man - chots, et \ndes borgnes, et des l\u00e9preux avec leurs plaies, qui sor - tant des \nmaisons, qui des petites rues adjacentes, qui des sou - piraux \n149des caves, hurlant, beuglant, glapissant, tous clopin - clopant, \ncahin -caha, se ruant vers la lumi\u00e8re, et vautr\u00e9s dans la fange \ncomme des limaces apr\u00e8s la pluie. \n \nGringoire, toujours suivi par ses trois pers\u00e9cuteurs, et ne \nsachant trop ce que cela allait devenir, marchait effar\u00e9 au mi - \nlieu des au tres, tournant les boiteux, enjambant les culs -de- \njatte, les pieds emp\u00eatr\u00e9s dans cette fourmili\u00e8re d\u2019\u00e9clop\u00e9s, \ncomme ce capitaine anglais qui s\u2019enlisa dans un troupeau de \ncrabes. \n \nL\u2019id\u00e9e lui vint d\u2019essayer de retourner sur ses pas. Mais il \u00e9tait \ntrop tard. Toute cette l\u00e9gion s\u2019\u00e9tait referm\u00e9e derri\u00e8re lui, et ses \ntrois mendiants le tenaient. Il continua donc, pouss\u00e9 \u00e0 la fois \npar ce flot irr\u00e9sistible, par la peur et par un vertige qui lui faisait \nde tout cela une sorte de r\u00eave horrible. \n \nEnfin, il atteignit l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de la rue. Elle d\u00e9bouchait sur une \nplace immense, o\u00f9 mille lumi\u00e8res \u00e9parses vacillaient dans le \nbrouillard confus de la nuit. Gringoire s\u2019y jeta, esp\u00e9rant \n\u00e9chapper par la vitesse de ses jambes aux trois spectres in - \nfirmes qui s\u2019\u00e9taient crampon n\u00e9s \u00e0 lui. \n \n150\u00ab Ond\u00e8 vas, hombre ! \u00bb cria le perclus jetant l\u00e0 ses b\u00e9 - quilles, et \ncourant apr\u00e8s lui avec les deux meilleures jambes qui eussent \njamais trac\u00e9 un pas g\u00e9om\u00e9trique sur le pav\u00e9 de Paris. \n \nCependant le cul -de-jatte, debout sur ses pieds, coiffait \nGringoire de sa lourde jatte ferr\u00e9e, et l\u2019aveugle le regardait en \nface avec des yeux flamboyants. \n \n\u00ab O\u00f9 suis -je ? dit le po\u00e8te terrifi\u00e9. \n \n\u2013 Dans la Cour des Miracles, r\u00e9pondit un quatri\u00e8me spectre \nqui les avait accost\u00e9s. \n \n\u2013 Sur mon \u00e2me, reprit Gringoire, je vois bien les aveugles qui \nregardent et les boiteux qui courent ; mais o\u00f9 est le Sau - veur ? \n\u00bb \n \nIls r\u00e9pondirent par un \u00e9clat de rire sinistre. \n \nLe pauvre po\u00e8te jeta les yeux autour de lui. Il \u00e9tai t en effet dans \ncette redoutable Cour des Miracles, o\u00f9 jamais honn\u00eate homme \nn\u2019avait p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 \u00e0 pareille heure ; cercle magique o\u00f9 les officiers \ndu Ch\u00e2telet et les sergents de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 qui s\u2019y aven - turaient \n151disparaissaient en miettes ; cit\u00e9 des voleurs, h ideuse verrue \u00e0 la \nface de Paris ; \u00e9gout d\u2019o\u00f9 s\u2019\u00e9chappait chaque matin, et o\u00f9 \nrevenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicit\u00e9 \net de vagabondage toujours d\u00e9bord\u00e9 dans les rues des \ncapitales ; ruche monstrueuse o\u00f9 rentraient le soir avec leur \nbutin tous les frelons de l\u2019ordre social ; h\u00f4pital menteur o\u00f9 le \nboh\u00e9mien, le moine d\u00e9froqu\u00e9, l\u2019\u00e9colier perdu, les vauriens de \ntoutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les \nreligions, juifs, chr\u00e9tiens, mahom\u00e9tans, idol\u00e2tres, couverts d e \nplaies fard\u00e9es, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en \nbrigands ; immense vestiaire, en un mot, o\u00f9 s\u2019habillaient et se \nd\u00e9shabillaient \u00e0 cette \u00e9poque tous les acteurs de cette com\u00e9die \n\u00e9ternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent su r le \npav\u00e9 de Paris. \n \nC\u2019\u00e9tait une vaste place, irr\u00e9guli\u00e8re et mal pav\u00e9e, comme toutes \nles places de Paris alors. Des feux, autour desquels fourmillaient \ndes groupes \u00e9tranges, y brillaient \u00e7\u00e0 et l\u00e0. Tout \n \ncela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des va - \ngissements d\u2019enfants, des voix de femmes. Les mains, les t\u00eates \nde cette foule, noires sur le fond lumineux, y d\u00e9coupaient mille \ngestes bizarres. Par moments, sur le sol, o\u00f9 tremblait la clart\u00e9 \ndes feux, m\u00eal\u00e9e \u00e0 de grandes ombres ind\u00e9finies, on pouvait \nvoir passer un chien qui ressemblait \u00e0 un homme, un homme qui \n152ressemblait \u00e0 un chien. Les limites des races et des esp\u00e8ces \nsemblaient s\u2019effacer dans cette cit\u00e9 comme dans un pand\u00e9mo - \nnium. Hommes, femmes, b\u00eates, \u00e2ge, sexe, sant\u00e9, maladie, tout \nsemblait \u00eatre en commun parmi ce peuple ; tout allait en - \nsemble, m\u00eal\u00e9, confondu, superpos\u00e9 ; chacun y participait de \ntout. \n \nLe rayonnement chancelant et pauvre des feux permettait \u00e0 \nGringoire de distinguer, \u00e0 travers son trouble, tout \u00e0 l\u2019entour de \nl\u2019imme nse place, un hideux encadrement de vieilles maisons \ndont les fa\u00e7ades vermoulues, ratatin\u00e9es, rabougries, perc\u00e9es \nchacune d\u2019une ou deux lucarnes \u00e9clair\u00e9es, lui semblaient dans \nl\u2019ombre d\u2019\u00e9normes t\u00eates de vieilles femmes, rang\u00e9es en cercle, \nmonstrueuses et r echign\u00e9es, qui regardaient le sabbat en cli - \ngnant des yeux. \n \nC\u2019\u00e9tait comme un nouveau monde, inconnu, inou\u00ef, dif - forme, \nreptile, fourmillant, fantastique. \n \nGringoire, de plus en plus effar\u00e9, pris par les trois men - diants \ncomme par trois tenailles, assou rdi d\u2019une foule d\u2019autres visages \nqui moutonnaient et aboyaient autour de lui, le malen - contreux \nGringoire t\u00e2chait de rallier sa pr\u00e9sence d\u2019esprit pour se rappeler \nsi l\u2019on \u00e9tait \u00e0 un samedi. Mais ses efforts \u00e9taient vains ; le fil de \nsa m\u00e9moire et de sa pe ns\u00e9e \u00e9tait rompu ; et doutant de tout, \n153flottant de ce qu\u2019il voyait \u00e0 ce qu\u2019il sentait, il se posait cette \ninsoluble question : \u00ab Si je suis, cela est -il ? si cela est, suis -je ? \u00bb \n \nEn ce moment, un cri distinct s\u2019\u00e9leva dans la cohue bour - \ndonnante qui l\u2019e nveloppait : \u00ab Menons -le au roi ! menons -le au \nroi ! \n \n\u2013 Sainte Vierge ! murmura Gringoire, le roi d\u2019ici, ce doit \u00eatre \nun bouc. \n \n\u2013 Au roi ! au roi ! \u00bb r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent toutes les voix. \n \nOn l\u2019entra\u00eena. Ce fut \u00e0 qui mettrait la griffe sur lui. Mais les trois \nmendiants ne l\u00e2chaient pas prise, et l\u2019arrachaient aux autres en \nhurlant : \u00ab Il est \u00e0 nous ! \u00bb \n \nLe pourpoint d\u00e9j\u00e0 malade du po\u00e8te rendit le dernier soupir dans \ncette lutte. \n \nEn traversant l\u2019horrible place, son vertige se dissipa. Au bout de \nquelques pas, le sentiment de la r\u00e9alit\u00e9 lui \u00e9tait revenu. Il \ncommen\u00e7ait \u00e0 se faire \u00e0 l\u2019atmosph\u00e8re du lieu. Dans le pre - mier \nmoment, de sa t\u00eate de po\u00e8te, ou peut -\u00eatre, tout simple - ment et \n154tout prosa\u00efquement, de son estomac vide, il s\u2019\u00e9tait \u00e9le - v\u00e9 une \nfum\u00e9e, une vapeur pour ainsi dire, qui, se r\u00e9pandant entre les \nobjets et lui, ne les lui avait laiss\u00e9 entrevoir que dans la brume \nincoh\u00e9rente du cauchemar, dans ces t\u00e9n\u00e8bres des r\u00eaves qui fon t \ntrembler tous les contours, grimacer toutes les formes, \ns\u2019agglom\u00e9rer les objets en groupes d\u00e9mesur\u00e9s, dilatant les \nchoses en chim\u00e8res et les hommes en fant\u00f4mes. Peu \u00e0 peu \u00e0 \ncette hallucination succ\u00e9da un regard moins \u00e9gar\u00e9 et moins \ngrossissant. Le r\u00e9el s e faisait jour autour de lui, lui heurtait les \nyeux, lui heurtait les pieds, et d\u00e9molissait pi\u00e8ce \u00e0 pi\u00e8ce toute \nl\u2019effroyable po\u00e9sie dont il s\u2019\u00e9tait cru d\u2019abord entour\u00e9. Il fallut \nbien s\u2019apercevoir qu\u2019il ne marchait pas dans le Styx, mais dans \nla boue, qu\u2019i l n\u2019\u00e9tait pas coudoy\u00e9 par des d\u00e9mons, mais par des \nvoleurs ; qu\u2019il n\u2019y allait pas de son \u00e2me, mais tout bonnement de \nsa vie (puisqu\u2019il lui manquait ce pr\u00e9cieux conciliateur qui se \nplace si efficacement entre le bandit et l\u2019honn\u00eate homme : la \nbourse). Enfin , en examinant l\u2019orgie de plus pr\u00e8s et avec plus de \nsang -froid, il tomba du sabbat au cabaret. \n \nLa Cour des Miracles n\u2019\u00e9tait en effet qu\u2019un cabaret, mais un \ncabaret de brigands, tout aussi rouge de sang que de vin. \n \nLe spectacle qui s\u2019offrit \u00e0 ses yeux, qu and son escorte en \nguenilles le d\u00e9posa enfin au terme de sa course, n\u2019\u00e9tait pas \npropre \u00e0 le ramener \u00e0 la po\u00e9sie, f\u00fbt -ce m\u00eame \u00e0 la po\u00e9sie de \n155l\u2019enfer. C\u2019\u00e9tait plus que jamais la prosa\u00efque et brutale r\u00e9alit\u00e9 de \nla taverne. Si nous n\u2019\u00e9tions pas au quinzi\u00e8me si \u00e8cle, nous di - \nrions que Gringoire \u00e9tait descendu de Michel -Ange \u00e0 Callot. \n \nAutour d\u2019un grand feu qui br\u00fblait sur une large dalle ronde, et \nqui p\u00e9n\u00e9trait de ses flammes les tiges rougies d\u2019un tr\u00e9pied vide \npour le moment, quelques tables vermoulues \u00e9taient dres- s\u00e9es, \n\u00e7\u00e0 et l\u00e0, au hasard, sans que le moindre laquais g\u00e9om\u00e8tre e\u00fbt \ndaign\u00e9 ajuster leur parall\u00e9lisme ou veiller \u00e0 ce qu\u2019au moins elles \nne se coupassent pas \u00e0 des angles trop inusit\u00e9s. Sur ces tables \nreluisaient quelques pots ruisselants de vin et de cer- voise, et \nautour de ces pots se groupaient force visages ba - chiques, \nempourpr\u00e9s de feu et de vin. C\u2019\u00e9tait un homme \u00e0 gros ventre et \n\u00e0 joviale figure qui embrassait bruyamment une fille de joie, \n\u00e9paisse et charnue. C\u2019\u00e9tait une esp\u00e8ce de faux soldat, un \nnarquois, comme on disait en argot, qui d\u00e9faisait en sifflant les \nbandages de sa fausse blessure, et qui d\u00e9gourdissait son genou \nsain et vigoureux, emmaillot\u00e9 depuis le matin dans mille \nligatures. Au rebours, c\u2019\u00e9tait un malingreux qui pr\u00e9parait avec \nde l\u2019\u00e9claire et du sang de b\u0153uf sa jambe de Dieu du lendemain. \nDeux tables plus loin, un coquillart, avec son costume complet \nde p\u00e8lerin, \u00e9pelait la complainte de Sainte -Reine, sans oublier la \npsalmodie et le nasillement. Ailleurs un jeune hubin prenait le\u00e7on \nd\u2019\u00e9pilepsie d\u2019un vieux sabouleux qui lui enseignait l\u2019art d\u2019\u00e9cumer \nen m\u00e2chant un morceau de savon. \u00c0 c\u00f4t\u00e9, un hydro - pique se \nd\u00e9gonflait, et faisait boucher le nez \u00e0 quatre ou cinq \n156larronnesses qui se disputaient \u00e0 la m\u00eame table un enfant vol\u00e9 \ndans la soi r\u00e9e. Toutes circonstances qui, deux si\u00e8cles plus tard, \nsembl\u00e8rent si ridicules \u00e0 la cour, comme dit Sauval, qu\u2019elles \nservirent de passe -temps au roi et d\u2019entr\u00e9e au ballet royal de La \nNuit, divis\u00e9 en quatre parties et dans\u00e9 sur le th\u00e9\u00e2tre du Pe - tit-\nBourbon . \u00ab Jamais, ajoute un t\u00e9moin oculaire de 1653, les \nsubites m\u00e9tamorphoses de la Cour des Miracles n\u2019ont \u00e9t\u00e9 plus \nheureusement repr\u00e9sent\u00e9es. Benserade nous y pr\u00e9para par des \nvers assez galants. \u00bb \n \nLe gros rire \u00e9clatait partout, et la chanson obsc\u00e8ne. Cha - cun \ntirait \u00e0 soi, glosant et jurant sans \u00e9couter le voisin. Les pots \ntrinquaient, et les querelles naissaient au choc des pots, et les \npots \u00e9br\u00e9ch\u00e9s faisaient d\u00e9chirer les haillons. \n \nUn gros chien, assis sur sa queue, regardait le feu. Quelques \nenfants \u00e9tai ent m\u00eal\u00e9s \u00e0 cette orgie. L\u2019enfant vol\u00e9, qui pleurait et \ncriait. Un autre, gros gar\u00e7on de quatre ans, assis les jambes \npendantes sur un banc trop \u00e9lev\u00e9, ayant de la table jusqu\u2019au \nmenton, et ne disant mot. Un troisi\u00e8me \u00e9talant gra - \n \nvement avec son doigt s ur la table le suif en fusion qui coulait \nd\u2019une chandelle. Un dernier, petit, accroupi dans la boue, \npresque perdu dans un chaudron qu\u2019il raclait avec une tuile et \ndont il tirait un son \u00e0 faire \u00e9vanouir Stradivarius. \n157 \nUn tonneau \u00e9tait pr\u00e8s du feu, et un me ndiant sur le ton - neau. \nC\u2019\u00e9tait le roi sur son tr\u00f4ne. \n \nLes trois qui avaient Gringoire l\u2019amen\u00e8rent devant ce ton - neau, \net toute la bacchanale fit un moment silence, except\u00e9 le \nchaudron habit\u00e9 par l\u2019enfant. \n \nGringoire n\u2019osait souffler ni lever les yeux. \n \n\u00ab Hombre, quita ta sombrero \u00bb, dit l\u2019un des trois dr\u00f4les \u00e0 qui il \n\u00e9tait ; et avant qu\u2019il e\u00fbt compris ce que cela voulait dire, l\u2019autre \nlui avait pris son chapeau. Mis\u00e9rable bicoquet, il est vrai, mais \nbon encore un jour de soleil ou un jour de pluie. Gring oire \nsoupira. \n \nCependant le roi, du haut de sa futaille, lui adressa la pa -role. \n \n\u00ab Qu\u2019est -ce que c\u2019est que ce maraud ? \u00bb \n \nGringoire tressaillit. Cette voix, quoique accentu\u00e9e par la \n \n158menace, lui rappela une autre voix qui le matin m\u00eame avait \nport\u00e9 le premier coup \u00e0 son myst\u00e8re en nasillant au milieu de \nl\u2019auditoire : La charit\u00e9, s\u2019il vous pla\u00eet ! Il leva la t\u00eate. C\u2019\u00e9tait en \neffet Clopin Trouillefou. \n \nClopin Trouillefou, rev\u00eatu de ses in signes royaux, n\u2019avait pas un \nhaillon de plus ni de moins. Sa plaie au bras avait d\u00e9j\u00e0 disparu. \nIl portait \u00e0 la main un de ces fouets \u00e0 lani\u00e8res de cuir blanc \ndont se servaient alors les sergents \u00e0 verge pour serrer la foule, \net que l\u2019on appelait boullayes . Il avait sur la t\u00eate une es - p\u00e8ce \nde coiffure cercl\u00e9e et ferm\u00e9e par le haut ; mais il \u00e9tait dif - ficile \nde distinguer si c\u2019\u00e9tait un bourrelet d\u2019enfant ou une cou - ronne \nde roi, tant les deux choses se ressemblent. \n \nCependant Gringoire, sans savoir pourq uoi, avait repris quelque \nespoir en reconnaissant dans le roi de la Cour des Mi - racles son \nmaudit mendiant de la grand -salle. \n \n\u00ab Ma\u00eetre, balbutia -t-il\u2026 Monseigneur\u2026 Sire\u2026 Comment dois -je \nvous appeler ? dit -il enfin, arriv\u00e9 au point culminant de son \ncresce ndo, et ne sachant plus comment monter ni redes - \ncendre. \n \n159\u2013 Monseigneur, Sa Majest\u00e9, ou camarade, appelle -moi \ncomme tu voudras. Mais d\u00e9p\u00eache. Qu\u2019as -tu \u00e0 dire pour ta d\u00e9 - \nfense ? \u00bb \n \nPour ta d\u00e9fense ! pensa Gringoire, ceci me d\u00e9pla\u00eet. Il reprit en \nb\u00e9gayant : \u00ab Je suis celui qui ce matin\u2026 \n \n\u2013 Par les ongles du diable ! interrompit Clopin, ton nom, \nmaraud, et rien de plus. \u00c9coute. Tu es devant trois puissants \nsouverains : moi, Clopin Trouillefou, roi de Thunes, successeur du \ngrand co\u00ebsre, suzerain supr\u00eame du roy aume de l\u2019argot ; \nMathias Hungadi Spicali, duc d\u2019\u00c9gypte et de Boh\u00eame, ce vieux \njaune que tu vois l\u00e0 avec un torchon autour de la t\u00eate ; Guil - \nlaume Rousseau, empereur de Galil\u00e9e, ce gros qui ne nous \n\u00e9coute pas et qui caresse une ribaude. Nous sommes tes ju ges. \nTu es entr\u00e9 dans le royaume d\u2019argot sans \u00eatre argotier, tu as \nviol\u00e9 les privil\u00e8ges de notre ville. Tu dois \u00eatre puni, \u00e0 moins que \ntu ne sois capon, franc -mitou ou rifod\u00e9, c\u2019est -\u00e0-dire, dans \nl\u2019argot des honn\u00eates gens, voleur, mendiant ou vagabond. Es - tu \nquelque chose comme cela ? Justifie -toi. D\u00e9cline tes qualit\u00e9s. \n \n\u2013 H\u00e9las ! dit Gringoire, je n\u2019ai pas cet honneur. Je suis \nl\u2019auteur\u2026 \n \n160\u2013 Cela suffit, reprit Trouillefou sans le laisser achever. Tu vas \n\u00eatre pendu. Chose toute simple, messieurs les honn\u00eates \nbourgeois ! comme vous traitez les n\u00f4tres chez vous, nous trai - \ntons les v\u00f4tres chez nous. La loi que vous faites aux truands, les \ntruands vous la font. C\u2019est votre faute si elle est m\u00e9chante. Il \nfaut bien qu\u2019on voie de temps en temps une grimace d\u2019honn\u00eat e \nhomme au -dessus du collier de chanvre ; cela rend la chose \nhonorable. Allons, l\u2019ami, partage gaiement tes gue - nilles \u00e0 ces \ndemoiselles. Je vais te faire pendre pour amuser les \n \ntruands, et tu leur donneras ta bourse pour boire. Si tu as \nquelque momeri e \u00e0 faire, il y a l\u00e0 -bas dans l\u2019\u00e9grugeoir un tr\u00e8s \nbon Dieu -le-P\u00e8re en pierre que nous avons vol\u00e9 \u00e0 Saint -Pierre - \naux-B\u0153ufs. Tu as quatre minutes pour lui jeter ton \u00e2me \u00e0 la \nt\u00eate. \u00bb \n \nLa harangue \u00e9tait formidable. \n \n\u00ab Bien dit, sur mon \u00e2me ! Clopin Trouillefo u pr\u00eache comme un \nsaint -p\u00e8re le pape, s\u2019\u00e9cria l\u2019empereur de Galil\u00e9e en cassant son \npot pour \u00e9tayer sa table. \n \n\u2013 Messeigneurs les empereurs et rois, dit Gringoire avec \nsang -froid (car je ne sais comment la fermet\u00e9 lui \u00e9tait revenue, \n161et il parlait r\u00e9solument), vous n\u2019y pensez pas. Je m\u2019appelle \nPierre Gringoire, je suis le po\u00e8te dont on a repr\u00e9sent\u00e9 ce matin \nune mora lit\u00e9 dans la grand -salle du Palais. \n \n\u2013 Ah ! c\u2019est toi, ma\u00eetre ! dit Clopin. J\u2019y \u00e9tais, par la t\u00eate - Dieu \n! Eh bien ! camarade, est -ce une raison, parce que tu nous as \nennuy\u00e9s ce matin, pour ne pas \u00eatre pendu ce soir ? \u00bb \n \nJ\u2019aurai de la peine \u00e0 m\u2019en tirer, p ensa Gringoire. Il tenta \npourtant encore un effort. \u00ab Je ne vois pas pourquoi, dit -il, les \npo\u00e8tes ne sont pas rang\u00e9s parmi les truands. Vagabond, \nAesopus le fut ; mendiant, Homerus le fut ; voleur, Mercurius \nl\u2019\u00e9tait\u2026 \u00bb \n \nClopin l\u2019interrompit : \u00ab Je crois qu e tu veux nous matagra - \nboliser avec ton grimoire. Pardieu, laisse -toi pendre, et pas tant \nde fa\u00e7ons ! \n \n\u2013 Pardon, monseigneur le roi de Thunes, r\u00e9pliqua Grin - goire, \ndisputant le terrain pied \u00e0 pied. Cela en vaut la peine\u2026 Un \nmoment !\u2026 \u00c9coutez -moi\u2026 vous ne me condamnerez pas sans \nm\u2019entendre\u2026 \u00bb \n \n162Sa malheureuse voix, en effet, \u00e9tait couverte par le va - carme \nqui se faisait autour de lui. Le petit gar\u00e7on raclait son chaudron \navec plus de verve que jamais ; et pour comble, une vieille \nfemme venait de poser sur le tr\u00e9pied ardent une po\u00eale \n \npleine de graisse, qui glapissait au feu avec un bruit pareil aux \ncris d\u2019une troupe d\u2019enfants qui poursuit un masque. \n \nCependant Clopin Trouillefou parut conf\u00e9rer un moment avec le \nduc d\u2019\u00c9gypte et l\u2019empereur de Galil\u00e9e, lequel \u00e9tait com - \npl\u00e8tement ivre. Puis il cria aigrement : \u00ab Silence donc ! \u00bb et, \ncomme le chaudron et la po\u00eale \u00e0 frire ne l\u2019\u00e9coutaient pas et \ncontinuaient leur duo, il sauta \u00e0 bas de son tonneau, donna un \ncoup de pied dans le chaudron, qui roula \u00e0 dix pas avec \nl\u2019enfant, un coup de pied dans la po\u00eale, dont toute la graisse se \nrenversa dans le feu, et il remonta gravement sur son tr\u00f4ne, \nsans se soucier des pleurs \u00e9touff\u00e9s de l\u2019enfant, ni des grogne - \nments de la vieille, dont le souper s\u2019en allait en belle flamme \nblanche. \n \nTrouillefou fit un signe, et le duc, et l\u2019empereur, et les ar - \nchisupp\u00f4ts et les cagoux vinrent se ranger autour de lui en un \nfer-\u00e0-cheval, dont Gringoire, toujours rudement appr\u00e9hend\u00e9 au \ncorps, occupait le centre. C\u2019\u00e9tait un demi -cercle de haillo ns, de \nguenilles, de clinquant, de fourches, de haches, de jambes avi - \n163n\u00e9es, de gros bras nus, de figures sordides, \u00e9teintes et h\u00e9b\u00e9 - \nt\u00e9es. Au milieu de cette table ronde de la gueuserie, Clopin \nTrouillefou, comme le doge de ce s\u00e9nat, comme le roi de cette \npairie, comme le pape de ce conclave, dominait, d\u2019abord de \ntoute la hauteur de son tonneau, puis de je ne sais quel air \nhautain, farouche et formidable qui faisait p\u00e9tiller sa prunelle et \ncorrigeait dans son sauvage profil le type bestial de la race \ntruan de. On e\u00fbt dit une hure parmi des groins. \n \n\u00ab \u00c9coute, dit -il \u00e0 Gringoire en caressant son menton dif - forme \navec sa main calleuse, je ne vois pas pourquoi tu ne se - rais pas \npendu. Il est vrai que cela a l\u2019air de te r\u00e9pugner ; et c\u2019est tout \nsimple, vous aut res bourgeois, vous n\u2019y \u00eates pas ha - bitu\u00e9s, \nvous vous faites de la chose une grosse id\u00e9e. Apr\u00e8s tout, nous \nne te voulons pas de mal, voici un moyen de te tirer d\u2019affaire \npour le moment, veux -tu \u00eatre des n\u00f4tres ? \u00bb \n \nOn peut juger de l\u2019effet que fit cette p roposition sur Grin - goire, \nqui voyait la vie lui \u00e9chapper, et commen\u00e7ait \u00e0 l\u00e2cher prise. Il \ns\u2019y rattacha \u00e9nergiquement. \n \n\u00ab Je le veux, certes, bellement, dit -il. \n \n164\u2013 Tu consens, reprit Clopin, \u00e0 t\u2019enr\u00f4ler parmi les gens de la \npetite flambe ? \n \n\u2013 De la peti te flambe. Pr\u00e9cis\u00e9ment, r\u00e9pondit Gringoire. \n \n\u2013 Tu te reconnais membre de la franche bourgeoisie ? re - \nprit le roi de Thunes. \n \n\u2013 De la franche bourgeoisie. \n \n\u2013 Sujet du royaume d\u2019argot ? \n \n\u2013 Du royaume d\u2019argot. \n \n\u2013 Truand ? \n \n\u2013 Truand. \n \n\u2013 Dans l\u2019\u00e2me ? \n \n\u2013 Dans l\u2019\u00e2me. \n165 \n\u2013 Je te fais remarquer, reprit le roi, que tu n\u2019en seras pas \nmoins pendu pour cela. \n \n\u2013 Diable ! dit le po\u00e8te. \n \n\u2013 Seulement, continua Clopin, imperturbable, tu seras pendu \nplus tard, avec plus de c\u00e9r\u00e9monie, aux frais de la bon ne ville de \nParis, \u00e0 un beau gibet de pierre, et par les honn\u00eates gens. C\u2019est \nune consolation. \n \n\u2013 Comme vous dites, r\u00e9pondit Gringoire. \n \n\u2013 Il y a d\u2019autres avantages. En qualit\u00e9 de franc -bourgeois, tu \nn\u2019auras \u00e0 payer ni boues, ni pauvres, ni lanternes, \u00e0 qu oi sont \nsujets les bourgeois de Paris. \n \n\u2013 Ainsi soit -il, dit le po\u00e8te. Je consens. Je suis truand, ar - \ngotier, franc -bourgeois, petite flambe, tout ce que vous vou - \ndrez. Et j\u2019\u00e9tais tout cela d\u2019avance, monsieur le roi de Thunes, \n \ncar je suis philosophe ; et omnia in philosophia, omnes in philo - \nsopho continentur, comme vous savez. \u00bb \n166 \nLe roi de Thunes fron\u00e7a le sourcil. \n \n\u00ab Pour qui me prends -tu, l\u2019ami ? Quel argot de juif de Hongrie \nnous chantes -tu l\u00e0 ? Je ne sais pas l\u2019h\u00e9breu. Pour \u00eatre bandit on \nn\u2019est pas juif. Je ne vole m\u00eame plus, je suis au - dessus de cela, \nje tue. Coupe -gorge, oui ; coupe -bourse, non. \u00bb \n \nGringoire t\u00e2 cha de glisser quelque excuse \u00e0 travers ces br\u00e8ves \nparoles que la col\u00e8re saccadait de plus en plus. \u00ab Je vous \ndemande pardon, monseigneur. Ce n\u2019est pas de l\u2019h\u00e9breu, c\u2019est \ndu latin. \n \n\u2013 Je te dis, reprit Clopin avec emportement, que je ne suis \npas juif, et q ue je te ferai pendre, ventre de synagogue ! ainsi \nque ce petit marcandier de Jud\u00e9e qui est aupr\u00e8s de toi et que \nj\u2019esp\u00e8re bien voir clouer un jour sur un comptoir, comme une \npi\u00e8ce de fausse monnaie qu\u2019il est ! \u00bb \n \nEn parlant ainsi, il d\u00e9signait du doigt le petit juif hongrois barbu, \nqui avait accost\u00e9 Gringoire de son facitote caritatem, et qui, ne \ncomprenant pas d\u2019autre langue, regardait avec surprise la \nmauvaise humeur du roi de Thunes d\u00e9border sur lui. \n167 \nEnfin monseigneur Clopin se calma. \n \n\u00ab Maraud ! dit -il \u00e0 notre po\u00e8te, tu veux donc \u00eatre truand ? \n \n\u2013 Sans doute, r\u00e9pondit le po\u00e8te. \n \n\u2013 Ce n\u2019est pas le tout de vouloir, dit le bourru Clopin. La \nbonne volont\u00e9 ne met pas un oignon de plus dans la soupe, et \nn\u2019est bonne que pour aller en paradis ; or, paradis et ar got sont \ndeux. Pour \u00eatre re\u00e7u dans l\u2019argot, il faut que tu prouves que tu \nes bon \u00e0 quelque chose, et pour cela que tu fouilles le manne - \nquin. \n \n\u2013 Je fouillerai, dit Gringoire, tout ce qu\u2019il vous plaira. \u00bb \n \nClopin fit un signe. Quelques argotiers se d\u00e9tach \u00e8rent du cercle \net revinrent un moment apr\u00e8s. Ils apportaient deux po - teaux \ntermin\u00e9s \u00e0 leur extr\u00e9mit\u00e9 inf\u00e9rieure par deux spatules en \ncharpente, qui leur faisaient prendre ais\u00e9ment pied sur le sol. \u00c0 \nl\u2019extr\u00e9mit\u00e9 sup\u00e9rieure des deux poteaux ils adapt\u00e8rent une so - \nlive transversale, et le tout constitua une fort jolie potence por - \ntative, que Gringoire eut la satisfaction de voir se dresser de - \n168vant lui en un clin d\u2019\u0153il. Rien n\u2019y manquait, pas m\u00eame la corde \nqui se balan\u00e7ait gracieusement au -dessous de la tra verse. \n \n\u00ab O\u00f9 veulent -ils en venir ? \u00bb se demanda Gringoire avec quelque \ninqui\u00e9tude. Un bruit de sonnettes qu\u2019il entendit au m\u00eame \nmoment mit fin \u00e0 son anxi\u00e9t\u00e9. C\u2019\u00e9tait un mannequin que les \ntruands suspendaient par le cou \u00e0 la corde, esp\u00e8ce \nd\u2019\u00e9pouvantail aux oiseaux, v\u00eatu de rouge, et tellement charg\u00e9 \nde grelots et de clochettes qu\u2019on e\u00fbt pu en harnacher trente \nmules castillanes. Ces mille sonnettes frissonn\u00e8rent quelque \ntemps aux oscillations de la corde, puis s\u2019\u00e9teignirent peu \u00e0 peu, \net se turent enfin, qua nd le mannequin eut \u00e9t\u00e9 ramen\u00e9 \u00e0 \nl\u2019immobilit\u00e9 par cette loi du pendule qui a d\u00e9tr\u00f4n\u00e9 la clepsydre \net le sablier. \n \nAlors Clopin, indiquant \u00e0 Gringoire un vieil escabeau chan - \ncelant plac\u00e9 au -dessous du mannequin : \u00ab Monte l\u00e0 -dessus. \n \n\u2013 Mort -diable ! objecta Gringoire, je vais me rompre le cou. \nVotre escabelle boite comme un distique de Martial ; elle a un \npied hexam\u00e8tre et un pied pentam\u00e8tre. \n \n\u2013 Monte \u00bb, reprit Clopin. \n \n169Gringoire monta sur l\u2019escabeau, et parvint, non sans quelques \noscillations de la t\u00eate et des bras, \u00e0 y retrouver son centre de \ngravit\u00e9. \n \n\u00ab Maintenant, poursuivit le roi de Thunes, tourne ton pied droit \nautour de ta jambe gauche et dresse -toi sur la pointe du pied \ngauche. \n \n\u2013 Monseigneur, dit Gringoire, vous tenez donc absolument \u00e0 \nce que je me casse quelque membre ? \u00bb \n \nClopin hocha la t\u00eate. \n \n\u00ab \u00c9coute, l\u2019ami, tu parles trop, voil\u00e0 en deux mots de quoi il \ns\u2019agit. Tu vas te dresser sur la pointe du pied, comme je te le dis \n; de cette fa\u00e7on tu pourras atteindre jusqu\u2019\u00e0 la poche du \nmannequin ; tu y fouilleras ; tu en tireras une bourse qui s\u2019y \ntrouve ; et si tu fais tout cela sans qu\u2019on entende le bruit d\u2019une \nsonnette, c\u2019est bien ; tu seras truand. Nous n\u2019aurons plus qu\u2019\u00e0 te \nrouer de coups pendant huit jours. \n \n\u2013 Ventre -Dieu ! je n\u2019aurais garde, dit Gringoire. Et si je fais \nchanter les sonnettes ? \n170 \n\u2013 Alors tu seras pendu. Comprends -tu ? \n \n\u2013 Je ne comprends pas du tout, r\u00e9pondit Gringoire. \n \n\u2013 \u00c9coute encore une fois. Tu vas fouiller le mannequin et lui \nprendre sa bourse ; si une seule sonnette bouge dans \nl\u2019op\u00e9ration, tu seras pendu. Comprends -tu cela ? \n \n\u2013 Bien, dit Gringoire ; je comprends cela. Apr\u00e8s ? \n \n\u2013 Si tu parviens \u00e0 enlever la bourse sans qu\u2019on entende les \ngrelo ts, tu es truand, et tu seras rou\u00e9 de coups pendant huit \njours cons\u00e9cutifs. Tu comprends sans doute, maintenant ? \n \n\u2013 Non, monseigneur, je ne comprends plus. O\u00f9 est mon \navantage ? pendu dans un cas, battu dans l\u2019autre\u2026 \n \n\u2013 Et truand ? reprit Clopin, et truan d ? n\u2019est -ce rien ? C\u2019est \ndans ton int\u00e9r\u00eat que nous te battrons, afin de t\u2019endurcir aux \ncoups. \n \n171\u2013 Grand merci, r\u00e9pondit le po\u00e8te. \n \n\u2013 Allons, d\u00e9p\u00eachons, dit le roi en frappant du pied sur son \ntonneau qui r\u00e9sonna comme une grosse caisse. Fouille le man - \nnequin, et que cela finisse. Je t\u2019avertis une derni\u00e8re fois que si \nj\u2019entends un seul grelot, tu prendras la place du mannequin. \u00bb \n \nLa bande des argotiers applaudit aux paroles de Clopin, et se \nrangea circulairement autour de la potence, avec un rire tel - \nlement impitoyable que Gringoire vit qu\u2019il les amusait trop pour \nn\u2019avoir pas tout \u00e0 craindre d\u2019eux. Il ne lui restait donc plus \nd\u2019espoir, si ce n\u2019est la fr\u00eale chance de r\u00e9ussir dans la redoutable \nop\u00e9ration qui lui \u00e9tait impos\u00e9e. Il se d\u00e9cida \u00e0 la risquer, mais ce \nne fut pas sans avoir adress\u00e9 d\u2019abord une fervente pri\u00e8re au \nmannequin qu\u2019il allait d\u00e9valiser et qui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 plus facile \u00e0 at - \ntendrir que les truands. Cette myriade de sonnettes avec leurs \npetites langues de cuivre lui semblaient autant de gueules \nd\u2019aspics ouvertes, pr\u00eates \u00e0 mordre et \u00e0 siffler. \n \n\u00ab Oh ! disait -il tout bas, est -il possible que ma vie d\u00e9pende de la \nmoindre des vibr ations du moindre de ces grelots ! Oh ! ajoutait -\nil les mains jointes, sonnettes, ne sonnez pas ! clo - chettes, ne \nclochez pas ! grelots, ne grelottez pas ! \u00bb \n \n172Il tenta encore un effort sur Trouillefou. \n \n\u00ab Et s\u2019il survient un coup de vent ? lui demanda -t-il. \n \n\u2013 Tu seras pendu \u00bb, r\u00e9pondit l\u2019autre sans h\u00e9siter. \n \nVoyant qu\u2019il n\u2019y avait ni r\u00e9pit, ni sursis, ni faux -fuyant pos - sible, \nil prit bravement son parti. Il tourna son pied droit autour de \nson pied gauche, se dressa sur son pied gauche, et \u00e9tendit le \nbras ; mais, au moment o\u00f9 il touchait le mannequin, son corps \nqui n\u2019avait plus qu\u2019un pied chancela sur l\u2019escabeau qui n\u2019en \navait que trois ; il voulut machinalement s\u2019appuyer au \nmannequin, perdit l\u2019\u00e9quilibre, et tomba lourdement sur la terre, \ntout assourdi pa r la fatale vibration des mille sonnettes du \nmannequin, qui, c\u00e9dant \u00e0 l\u2019impulsion de sa main, d\u00e9crivit \nd\u2019abord une rotation sur lui -m\u00eame, puis se balan\u00e7a majestueu - \nsement entre les deux poteaux. \n \n\u00ab Mal\u00e9diction ! \u00bb cria -t-il en tombant, et il resta comme m ort la \nface contre terre. \n \nCependant il entendait le redoutable carillon au -dessus de sa \nt\u00eate, et le rire diabolique des truands, et la voix de Trouille - fou, \n173qui disait : \u00ab Relevez -moi le dr\u00f4le, et pendez -le-moi rude - ment. \n\u00bb \n \nIl se leva. On avait d\u00e9j\u00e0 d \u00e9croch\u00e9 le mannequin pour lui faire \nplace. \n \nLes argotiers le firent monter sur l\u2019escabeau. Clopin vint \u00e0 lui, lui \npassa la corde au cou, et lui frappant sur l\u2019\u00e9paule : \n\u00ab Adieu, l\u2019ami ! Tu ne peux plus \u00e9chapper maintenant, quand \nm\u00eame tu dig\u00e9rerais avec les boyaux du pape. \u00bb \n \nLe mot gr\u00e2ce expira sur les l\u00e8vres de Gringoire. Il promena ses \nregards autour de lui. Mais aucun espoir : tous riaient. \n \n\u00ab Bellevigne de l\u2019\u00c9toile, dit le roi de Thunes \u00e0 un \u00e9norme truand \nqui sortit des rangs, grimpe sur la traverse. \u00bb \n \nBellevigne de l\u2019\u00c9toile monta lestement sur la solive trans - \nversale, et au bout d\u2019un instant Gringoire, en levant les yeux, le \nvit avec terreur accroupi sur la traverse au -dessus de sa t\u00eate. \n \n\u00ab Maintenant, reprit Clopin Trouillefou, d\u00e8s que je frappe - rai des \nmains, Andry le Rouge, tu jetteras l\u2019escabelle \u00e0 terre d\u2019un coup \n174de genou ; Fran\u00e7ois Chante -Prune, tu te pendras aux pieds du \nmaraud ; et toi, Bellevigne, tu te jetteras sur ses \u00e9paules ; et \ntous trois \u00e0 la fois, entendez -vous ? \u00bb \n \nGringoire frissonna. \n \n\u00ab Y \u00eates -vous ? \u00bb dit Clopin Trouillefou aux trois argotiers pr\u00eats \u00e0 \nse pr\u00e9cipiter sur Gringoire comme trois araign\u00e9es sur une \nmouche. Le pauvre patient eut un moment d\u2019attente hor - rible, \npendant que Clopin repoussait tranquillement du bout du pied \ndans le feu quelques brins de sarment que la flamme n\u2019avait \npas gagn\u00e9s. \u00ab Y \u00eates -vous ? \u00bb r\u00e9p\u00e9ta -t-il, et il ouvrit ses mains \npour frapper. Une seconde de plus, c\u2019en \u00e9tait fait. \n \nMais il s\u2019arr\u00eata, comme averti par une id\u00e9e subite. \u00ab Un instant ! \ndit-il ; j\u2019oubliais !\u2026 Il est d\u2019usage que nous ne pen - dions pas un \nhomme sans demander s\u2019il y a une femme qui en veut. \nCamarade, c\u2019est ta derni\u00e8re ressource. Il faut que tu \u00e9pouses \nune truande ou la corde. \u00bb \n \nCette loi boh\u00e9mienne, si bizarre qu\u2019elle puisse sembler au \nlecteur, est aujourd\u2019hui encore \u00e9crite tout au long dans la vieille \nl\u00e9gislation anglaise. Voyez Burington\u2019s Observations. \n \n175Gringoire respira. C\u2019\u00e9tait la seconde fois qu\u2019il revenait \u00e0 la vie \ndepuis une demi -heure. Aussi n\u2019osait -il trop s\u2019y fier. \n \n\u00ab Hol\u00e0 ! cria Clopin remont\u00e9 sur sa futaille, hol\u00e0 ! femmes, \nfemelles, y a -t-il parmi vous, depuis la sorci\u00e8re jusqu\u2019\u00e0 sa \nchatte, une ribaude qui veuille de ce ribaud ? Hol\u00e0, Colette la \nCharonne ! \u00c9lisa beth Trouvain ! Simone Jodouyne ! Marie Pi\u00e9 - \ndebou ! Thonne la Longue ! B\u00e9rarde Fanouel ! Michelle Ge - naille \n! Claude Ronge -Oreille ! Mathurine Girorou ! Hol\u00e0 ! Isa - beau la \nThierrye ! Venez et voyez ! un homme pour rien ! qui en veut ? \u00bb \n \nGringoire, dans ce mis\u00e9rable \u00e9tat, \u00e9tait sans doute peu \napp\u00e9tissant. Les truandes se montr\u00e8rent m\u00e9diocrement tou - \nch\u00e9es de la proposition. Le malheureux les entendit r\u00e9pondre : \n\u00ab Non ! non ! pendez -le, il y aura du plaisir pour toutes. \u00bb \n \nTrois cependant sortirent de la foule et vinrent le flairer. La \npremi\u00e8re \u00e9tait une grosse fille \u00e0 face carr\u00e9e. Elle examina at - \ntentivement le pourpoint d\u00e9plorable du philosophe. La souque - \nnille \u00e9tait us\u00e9e et plus trou\u00e9e qu\u2019une po\u00eale \u00e0 griller des ch\u00e2 - \ntaignes. La fille fit la grimace. \u00ab Vieux drapeau ! \u00bb grommela -t- \nelle, et s\u2019adressant \u00e0 Gringoire : \u00ab Voyons ta cape ? \u2013 Je l\u2019ai \nperdue, dit Gringoire. \u2013 Ton chapeau ? On me l\u2019a pris. \u2013 Tes \nsouliers ? \u2013 Ils commencent \u00e0 n\u2019avoir plus de semelles. \u2013 Ta \n176bourse ? \u2013 H\u00e9las ! b\u00e9gaya Gringoire, j e n\u2019ai pas un denier pari - \nsis. \u2013 Laisse -toi pendre, et dis merci ! \u00bb r\u00e9pliqua la truande en lui \ntournant le dos. \n \nLa seconde, vieille, noire, rid\u00e9e, hideuse, d\u2019une laideur \u00e0 faire \ntache dans la Cour des Miracles, tourna autour de Grin - goire. Il \ntremblait presque qu\u2019elle ne voul\u00fbt de lui. Mais elle dit entre ses \ndents : \u00ab Il est trop maigre ! \u00bb et s\u2019\u00e9loigna. \n \nLa troisi\u00e8me \u00e9tait une jeune fille, assez fra\u00eeche, et pas trop laide. \n\u00ab Sauvez -moi ! \u00bb lui dit \u00e0 voix basse le pauvre diable. Elle le \nconsid\u00e9ra un m oment d\u2019un air de piti\u00e9, puis baissa les yeux, fit \nun pli \u00e0 sa jupe, et resta ind\u00e9cise. Il suivait des yeux \n \ntous ses mouvements ; c\u2019\u00e9tait la derni\u00e8re lueur d\u2019espoir. \u00ab Non, \ndit enfin la jeune fille, non ! Guillaume Longuejoue me bat - trait. \n\u00bb Elle rentra dans la foule. \n \n\u00ab Camarade, dit Clopin, tu as du malheur. \u00bb \n \nPuis, se levant debout sur son tonneau : \u00ab Personne n\u2019en veut ? \ncria-t-il en contrefaisant l\u2019accent d\u2019un huissier priseur, \u00e0 la \ngrande gaiet\u00e9 de tous ; personne n\u2019en veut ? une fois, deux fois, \n177trois fois ! \u00bb Et se tournant vers la potence avec un signe de t\u00eate \n: \u00ab Adjug\u00e9 ! \u00bb \n \nBellevigne de l\u2019\u00c9toile, Andry le Rouge, Fran\u00e7ois Chante - Prune se \nrapproch\u00e8rent de Gringoire. \n \nEn ce moment un cri s\u2019\u00e9leva parmi les argotiers : \u00ab La Es - \nmeralda ! la Esmeralda ! \u00bb \n \nGringoire tressaillit, et se tourna du c\u00f4t\u00e9 d\u2019o\u00f9 venait la clameur. \nLa foule s\u2019ouvrit, et donna passage \u00e0 une pure et \u00e9blouissante \nfigure. \n \nC\u2019\u00e9tait la boh\u00e9mienne. \n \n\u00ab La Esmeralda ! \u00bb dit Gringoire, stup\u00e9fait, au milieu de ses \n\u00e9motions, de la brusque mani\u00e8re dont ce mot magique nouait \ntous les souvenirs de sa journ\u00e9e. \n \nCette rare cr\u00e9ature paraissait exercer jusque dans la Cour des \nMiracles son empire de charme et de beaut\u00e9. Argotiers et \nargoti\u00e8res se rangeaient doucement \u00e0 son passage, et leurs \nbrutales figures s\u2019\u00e9panouissaient \u00e0 son regard. \n178 \nElle s\u2019approcha du patient avec son pa s l\u00e9ger. Sa jolie Djali la \nsuivait. Gringoire \u00e9tait plus mort que vif. Elle le consid\u00e9ra un \nmoment en silence. \n \n\u00ab Vous allez pendre cet homme ? dit -elle gravement \u00e0 Clo - \npin. \n \n\u2013 Oui, s\u0153ur, r\u00e9pondit le roi de Thunes, \u00e0 moins que tu ne \nle prennes pour mari. \u00bb \n \nElle fit sa jolie petite moue de la l\u00e8vre inf\u00e9rieure. \n \n\u00ab Je le prends \u00bb, dit -elle. \n \nGringoire ici crut fermement qu\u2019il n\u2019avait fait qu\u2019un r\u00eave depuis \nle matin, et que ceci en \u00e9tait la suite. \n \nLa p\u00e9rip\u00e9tie en effet, quoique gracieuse, \u00e9tait violente. \n \n179On d\u00e9tacha le n\u0153ud coulant, on fit descendre le po\u00e8te de \nl\u2019escabeau. Il fut oblig\u00e9 de s\u2019asseoir, tant la commotion \u00e9tait \nvive. \n \nLe duc d\u2019\u00c9gypte, sans prononcer une parole, apporta une \ncruche d\u2019argile. La boh\u00e9mienne la pr\u00e9senta \u00e0 Gringoire. \u00ab Je - \ntez-la \u00e0 terre \u00bb, lui dit -elle. \n \nLa cruche se brisa en quatre morceaux. \n \n\u00ab Fr\u00e8re, dit alors le duc d\u2019\u00c9gypte en leur imposant les mains sur \nle front, elle est ta femme ; s\u0153ur, il est ton mari. Pour quatre \nans. Allez. \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n180C H A P I T R E VII \n \nUNE NUIT DE NOCES \n \n \nAu bout de quelques instants, notre po\u00e8te se trouva dans une \npetite chambre vo\u00fbt\u00e9e en ogive, bien close, bien chaude, assis \ndevant une table qui ne paraissait pas demander mieux que de \nfaire quelques emprunts \u00e0 un garde -manger suspendu tout \naupr\u00e8s, ayant un bon lit en perspective, et t\u00eate \u00e0 t\u00eate avec une \njolie fille. L\u2019aventure tenait de l\u2019enchantement. Il commen - \u00e7ait \u00e0 \nse prendre s\u00e9rieusement pour u n personnage de conte de f\u00e9es ; \nde temps en temps il jetait les yeux autour de lui comme pour \nchercher si le char de feu attel\u00e9 de deux chim\u00e8res ail\u00e9es, qui \navait seul pu le transporter si rapidement du tartare au pa - \nradis, \u00e9tait encore l\u00e0. Par moments au ssi il attachait obstin\u00e9 - \nment son regard aux trous de son pourpoint, afin de se cram - \nponner \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 et de ne pas perdre terre tout \u00e0 fait. Sa rai - \nson, ballott\u00e9e dans les espaces imaginaires, ne tenait plus qu\u2019\u00e0 \nce fil. \n \nLa jeune fille ne paraissait faire aucune attention \u00e0 lui ; elle \nallait, venait, d\u00e9rangeait quelque escabelle, causait avec sa \n181ch\u00e8vre, faisait sa moue \u00e7\u00e0 et l\u00e0. Enfin elle vint s\u2019asseoir pr\u00e8s de \nla table, et Gringoire put la consid\u00e9rer \u00e0 l\u2019aise. \n \nVous avez \u00e9t\u00e9 enfant, lecteur, et vou s \u00eates peut -\u00eatre assez \nheureux pour l\u2019\u00eatre encore. Il n\u2019est pas que vous n\u2019ayez plus \nd\u2019une fois (et pour mon compte j\u2019y ai pass\u00e9 des journ\u00e9es en - \nti\u00e8res, les mieux employ\u00e9es de ma vie) suivi de broussaille en \nbroussaille, au bord d\u2019une eau vive, par un jou r de soleil, \nquelque belle demoiselle verte ou bleue, brisant son vol \u00e0 angles \nbrusques et baisant le bout de toutes les branches. Vous vous \nrappelez avec quelle curiosit\u00e9 amoureuse votre pens\u00e9e et votre \nregard s\u2019attachaient \u00e0 ce petit tourbillon sifflant et bour - \ndonnant, d\u2019ailes de pourpre et d\u2019azur, au milieu duquel flottait \nune forme insaisissable voil\u00e9e par la rapidit\u00e9 m\u00eame de son \nmouvement. L\u2019\u00eatre a\u00e9rien qui se dessinait confus\u00e9ment \u00e0 tra - \nvers ce fr\u00e9missement d\u2019ailes vous paraissait chim\u00e9rique, imagi - \n \nnaire, impossible \u00e0 toucher, impossible \u00e0 voir. Mais lorsque en - \nfin la demoiselle se reposait \u00e0 la pointe d\u2019un roseau et que vous \npouviez examiner, en retenant votre souffle, les longues ailes de \ngaze, la longue robe d\u2019\u00e9mail, les deux globes de crista l, quel \n\u00e9tonnement n\u2019\u00e9prouviez -vous pas et quelle peur de voir de \nnouveau la forme s\u2019en aller en ombre et l\u2019\u00eatre en chim\u00e8re ! \nRappelez -vous ces impressions, et vous vous rendrez ais\u00e9ment \ncompte de ce que ressentait Gringoire en contemplant sous sa \n182forme vi sible et palpable cette Esmeralda qu\u2019il n\u2019avait entrevue \njusque -l\u00e0 qu\u2019\u00e0 travers un tourbillon de danse, de chant et de \ntumulte. \n \nEnfonc\u00e9 de plus en plus dans sa r\u00eaverie, \u00ab Voil\u00e0 donc, se disait -il \nen la suivant vaguement des yeux, ce que c\u2019est que la \nEsmer alda ! une c\u00e9leste cr\u00e9ature ! une danseuse des rues ! tant \net si peu ! C\u2019est elle qui a donn\u00e9 le coup de gr\u00e2ce \u00e0 mon mys - \nt\u00e8re ce matin, c\u2019est elle qui me sauve la vie ce soir. Mon mau - \nvais g\u00e9nie ! mon bon ange ! \u2013 Une jolie femme, sur ma parole ! \n\u2013 et qui doit m\u2019aimer \u00e0 la folie pour m\u2019avoir pris de la sorte. \n\u2013 \u00c0 propos, dit -il en se levant tout \u00e0 coup avec ce sentiment du \nvrai qui faisait le fond de son caract\u00e8re et de sa philosophie, je \nne sais trop comment cela se fait, mais je suis son mari ! \u00bb \n \nCette id\u00e9e en t\u00eate et dans les yeux, il s\u2019approcha de la jeune fille \nd\u2019une fa\u00e7on si militaire et si galante qu\u2019elle recula. \n \n\u00ab Que me voulez -vous donc ? dit -elle. \n \n\u2013 Pouvez -vous me le demander, adorable Esmeralda ? \u00bb \nr\u00e9pondit Gringoire avec un accent si passion n\u00e9 qu\u2019il en \u00e9tait \n\u00e9tonn\u00e9 lui -m\u00eame en s\u2019entendant parler. \n183 \nL\u2019\u00e9gyptienne ouvrit ses grands yeux. \u00ab Je ne sais pas ce que \nvous voulez dire. \n \n\u2013 Eh quoi ! reprit Gringoire, s\u2019\u00e9chauffant de plus en plus, et \nsongeant qu\u2019il n\u2019avait affaire apr\u00e8s tout qu\u2019\u00e0 une vertu de la \nCour des Miracles, ne suis -je pas \u00e0 toi, douce amie ? n\u2019es -tu pas \n\u00e0 moi ? \u00bb \n \nEt, tout ing\u00e9nument, il lui prit la taille. \n \nLe cors age de la boh\u00e9mienne glissa dans ses mains comme la \nrobe d\u2019une anguille. Elle sauta d\u2019un bond \u00e0 l\u2019autre bout de la \ncellule, se baissa, et se redressa, avec un petit poi - gnard \u00e0 la \nmain, avant que Gringoire e\u00fbt eu seulement le temps de voir \nd\u2019o\u00f9 ce poigna rd sortait ; irrit\u00e9e et fi\u00e8re, les l\u00e8vres gonfl\u00e9es, les \nnarines ouvertes, les joues rouges comme une pomme d\u2019api, les \nprunelles rayonnantes d\u2019\u00e9clairs. En m\u00eame temps, la chevrette \nblanche se pla\u00e7a devant elle, et pr\u00e9senta \u00e0 Gringoire un front de \nbataille, h \u00e9riss\u00e9 de deux cornes jolies, dor\u00e9es et fort pointues. \nTout cela se fit en un clin d\u2019\u0153il. \n \nLa demoiselle se faisait gu\u00eape et ne demandait pas mieux que \nde piquer. \n184 \nNotre philosophe resta interdit, promenant tour \u00e0 tour de la \nch\u00e8vre \u00e0 la jeune fille des reg ards h\u00e9b\u00e9t\u00e9s. \n \n\u00ab Sainte Vierge ! dit -il enfin quand la surprise lui permit de \nparler, voil\u00e0 deux luronnes ! \u00bb \n \nLa boh\u00e9mienne rompit le silence de son c\u00f4t\u00e9. \n \n\u00ab Il faut que tu sois un dr\u00f4le bien hardi ! \n \n\u2013 Pardon, mademoiselle, dit Gringoire en souriant. Mai s \npourquoi donc m\u2019avez -vous pris pour mari ? \n \n\u2013 Fallait -il te laisser pendre ? \n \n\u2013 Ainsi, reprit le po\u00e8te un peu d\u00e9sappoint\u00e9 dans ses esp\u00e9 - \nrances amoureuses, vous n\u2019avez eu d\u2019autre pens\u00e9e en \nm\u2019\u00e9pousant que de me sauver du gibet ? \n \n\u2013 Et quelle autre pens\u00e9e veux -tu que j\u2019aie eue ? \u00bb \n \n185Gringoire se mordit les l\u00e8vres. \u00ab Allons, dit -il, je suis pas encore si \ntriomphant en Cupido que je croyais. Mais alors, \u00e0 quoi bon \navoir cass\u00e9 cette pauvre cruche ? \u00bb \n \nCependant le poignard de la Esmeralda et les cornes de la \nch\u00e8vre \u00e9taient toujours sur la d\u00e9fensive. \n \n\u00ab Mademoiselle Esmeralda, dit le po\u00e8te, capitulons. Je ne suis \npas clerc -greffier au Ch\u00e2telet, et ne vous chicanerai pas de \nporter ainsi une dague dans Pa ris \u00e0 la barbe des ordonnances \net prohibitions de M. le pr\u00e9v\u00f4t. Vous n\u2019ignorez pas pourtant que \nNo\u00ebl Lescripvain a \u00e9t\u00e9 condamn\u00e9 il y a huit jours en dix sols \nparisis pour avoir port\u00e9 un braquemard. Or ce n\u2019est pas mon \naffaire, et je viens au fait. Je vous jure sur ma part de paradis \nde ne pas vous approcher sans votre cong\u00e9 et permission ; mais \ndonnez -moi \u00e0 souper. \u00bb \n \nAu fond, Gringoire, comme M. Despr\u00e9aux, \u00e9tait \u00ab tr\u00e8s peu \nvoluptueux \u00bb. Il n\u2019\u00e9tait pas de cette esp\u00e8ce chevali\u00e8re et mous - \nquetaire qui prend les jeunes filles d\u2019assaut. En mati\u00e8re d\u2019amour, \ncomme en toute autre affaire, il \u00e9tait volontiers pour les \ntemporisations et les moyens termes ; et un bon souper, en t\u00eate \n\u00e0 t\u00eate aimable, lui paraissait, surtout quand il avait faim, un \nentr\u2019acte excellent e ntre le prologue et le d\u00e9no\u00fbment d\u2019une \naventure d\u2019amour. \n186 \nL\u2019\u00e9gyptienne ne r\u00e9pondit pas. Elle fit sa petite moue d\u00e9 - \ndaigneuse, dressa la t\u00eate comme un oiseau, puis \u00e9clata de rire, \net le poignard mignon disparut comme il \u00e9tait venu, sans que \nGringoire p\u00fbt v oir o\u00f9 l\u2019abeille cachait son aiguillon. \n \nUn moment apr\u00e8s, il y avait sur la table un pain de seigle, une \ntranche de lard, quelques pommes rid\u00e9es et un broc de \ncervoise. Gringoire se mit \u00e0 manger avec emportement. \u00c0 en - \ntendre le cliquetis furieux de sa fou rchette de fer et de son as - \nsiette de fa\u00efence, on e\u00fbt dit que tout son amour s\u2019\u00e9tait tourn\u00e9 en \napp\u00e9tit. \n \nLa jeune fille assise devant lui le regardait faire en silence, \nvisiblement pr\u00e9occup\u00e9e d\u2019une autre pens\u00e9e \u00e0 laquelle elle sou - \nriait de temps en temps , tandis que sa douce main caressait la \nt\u00eate intelligente de la ch\u00e8vre mollement press\u00e9e entre ses ge - \nnoux. \n \nUne chandelle de cire jaune \u00e9clairait cette sc\u00e8ne de voraci - t\u00e9 et \nde r\u00eaverie. \n \nCependant, les premiers b\u00ealements de son estomac apai - s\u00e9s, \nGringoire sentit quelque fausse honte de voir qu\u2019il ne res - \n187 \ntait plus qu\u2019une pomme. \u00ab Vous ne mangez pas, mademoiselle \nEsmeralda ? \u00bb \n \nElle r\u00e9pondit par un signe de t\u00eate n\u00e9gatif, et son regard pensif \nalla se fixer \u00e0 la vo\u00fbte de la cellule. \n \n\u00ab De quoi diable est -elle occup\u00e9e ? \u00bb pensa Gringoire, et \nregardant ce qu\u2019elle regardait : \u00ab Il est impossible que ce soit la \ngrimace de ce nain de pierre sculpt\u00e9 dans la clef de vo\u00fbte qui \nabsorbe ainsi son attention. Que diable ! je puis soutenir la \ncomparaison ! \u00bb \n \nIl hauss a la voix : \u00ab Mademoiselle ! \u00bb Elle ne paraissait pas \nl\u2019entendre. \nIl reprit plus haut encore : \u00ab Mademoiselle Esmeralda ! \u00bb \n \nPeine perdue. L\u2019esprit de la jeune fille \u00e9tait ailleurs, et la voix de \nGringoire n\u2019avait pas la puissance de le rappeler. Heu - \nreusement la ch\u00e8vre s\u2019en m\u00eala. Elle se mit \u00e0 tirer doucement sa \nma\u00eetresse par la manche : \u00ab Que veux -tu, Djali ? dit vivement \nl\u2019\u00e9gyptienne, comme r\u00e9veill\u00e9e en sursaut. \n \n188\u2013 Elle a faim, \u00bb dit Gringoire, charm\u00e9 d\u2019entamer la conver - \nsation. \n \nLa Esmeralda se mit \u00e0 \u00e9mietter du pain, que Djali man - geait \ngracieusement dans le creux de sa main. \n \nDu reste, Gringoire ne lui laissa pas le temps de reprendre sa \nr\u00eaverie. Il hasarda une question d\u00e9licate. \n \n\u00ab Vous ne voulez donc pas de moi pour votre mar i ? \u00bb La jeune \nfille le regarda fixement, et dit : \u00ab Non. \n\u2013 Pour votre amant ? \u00bb reprit Gringoire. \n \nElle fit sa moue, et r\u00e9pondit : \u00ab Non. \n \n\u2013 Pour votre ami ? \u00bb poursuivit Gringoire. \n \nElle le regarda encore fixement, et dit apr\u00e8s un moment de \nr\u00e9flexion : \u00ab Peut -\u00eatre. \u00bb \n \nCe peut -\u00eatre, si cher aux philosophes, enhardit Gringoire. \n \n189\u00ab Savez -vous ce que c\u2019est que l\u2019amiti\u00e9 ? demanda -t-il. \n \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit l\u2019\u00e9gyptienne. C\u2019est \u00eatre fr\u00e8re et s\u0153ur, deux \n\u00e2mes qui se touchent sans se confondre, les deux doigts de la \nmain. \n \n\u2013 Et l\u2019amour ? poursuivit Gringoire. \n \n\u2013 Oh ! l\u2019amour ! dit -elle, et sa voix tremblait, et son \u0153il \nrayonnait. C\u2019est \u00eatre deux et n\u2019\u00eatre qu\u2019un. Un homme et une \nfemme qui se fondent en un ange. C\u2019est le ciel. \u00bb \n \nLa danseuse des rues \u00e9tait, en parlant ai nsi, d\u2019une beaut\u00e9 qui \nfrappait singuli\u00e8rement Gringoire, et lui semblait en rapport \nparfait avec l\u2019exaltation presque orientale de ses paroles. Ses \nl\u00e8vres roses et pures souriaient \u00e0 demi ; son front candide et \nserein devenait trouble par moments sous sa p ens\u00e9e, comme un \nmiroir sous une haleine ; et de ses longs cils noirs baiss\u00e9s \ns\u2019\u00e9chappait une sorte de lumi\u00e8re ineffable qui donnait \u00e0 son \nprofil cette suavit\u00e9 id\u00e9ale que Rapha\u00ebl retrouva depuis au point \nd\u2019intersection mystique de la virginit\u00e9, de la matern it\u00e9 et de la \ndivinit\u00e9. \n \n190Gringoire n\u2019en poursuivit pas moins. \n \n\u00ab Comment faut -il donc \u00eatre pour vous plaire ? \n \n\u2013 Il faut \u00eatre homme. \n \n\u2013 Et moi, dit -il, qu\u2019est -ce que je suis donc ? \n \n\u2013 Un homme a le casque en t\u00eate, l\u2019\u00e9p\u00e9e au poing et des \n\u00e9perons d\u2019or aux talons. \n \n\u2013 Bon, dit Gringoire, sans le cheval point d\u2019homme. \u2013 Ai- \nmez-vous quelqu\u2019un ? \n \n\u2013 D\u2019amour ? \n \n\u2013 D\u2019amour. \u00bb \n \nElle resta un moment pensive, puis elle dit avec une ex - pression \nparticuli\u00e8re : \u00ab Je saurai cela bient\u00f4t. \n \n191\u2013 Pourquoi pas ce soir ? reprit alors tendrement le po\u00e8te. \nPourquoi pas moi ? \u00bb \n \nElle lui jeta un coup d\u2019\u0153il grave. \n \n\u00ab Je ne pourrai aimer qu\u2019un homme qui pourra me prot\u00e9 - ger. \u00bb \n \nGringoire rougit et se le tint pour dit. Il \u00e9tait \u00e9vident que la jeune \nfille faisait allusion au peu d\u2019appui qu\u2019il lui avait pr\u00eat\u00e9 dans la \ncirconstance critique o\u00f9 elle s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9e deux heures \nauparavant. Ce souvenir, effac\u00e9 par ses autres aventures de la \nsoir\u00e9e, lui revint. Il se frapp a le front. \n \n\u00ab \u00c0 propos, mademoiselle, j\u2019aurais d\u00fb commencer par l\u00e0. \nPardonnez -moi mes folles distractions. Comment donc avez - \nvous fait pour \u00e9chapper aux griffes de Quasimodo ? \u00bb \n \nCette question fit tressaillir la boh\u00e9mienne. \n \n\u00ab Oh ! l\u2019horrible bossu ! di t-elle en se cachant le visage dans ses \nmains ; et elle frissonnait comme dans un grand froid. \n \n192\u2013 Horrible en effet ! dit Gringoire qui ne l\u00e2chait pas son id\u00e9e \n; mais comment avez -vous pu lui \u00e9chapper ? \u00bb \n \nLa Esmeralda sourit, soupira, et garda le silence. \n \n\u00ab Savez -vous pourquoi il vous avait suivie ? reprit Grin - goire, \nt\u00e2chant de revenir \u00e0 sa question par un d\u00e9tour. \n \n\u2013 Je ne sais pas \u00bb, dit la jeune fille. Et elle ajouta vive - ment : \n\u00ab Mais vous qui me sui viez aussi, pourquoi me suiviez - vous ? \n \n\u2013 En bonne foi, r\u00e9pondit Gringoire, je ne sais pas non plus. \u00bb \n \nIl y eut un silence. Gringoire tailladait la table avec son couteau. \nLa jeune fille souriait et semblait regarder quelque chose \u00e0 \ntravers le mur. Tout \u00e0 coup elle se prit \u00e0 chanter d\u2019une voix \u00e0 \npeine articul\u00e9e : \n \nQuando las pintadas aves Mudas est\u00e1n, y la tierra\u2026 \n \nElle s\u2019interrompit brusquement, et se mit \u00e0 caresser Djali. \n \n193\u00ab Vous avez l\u00e0 une jolie b\u00eate, dit Gringoire. \n \n\u2013 C\u2019est ma s\u0153ur, r\u00e9pondit -elle. \n \n\u2013 Pourquoi vous appelle -t-on la Esmeralda ? demanda le \npo\u00e8te. \n \n\u2013 Je n\u2019en sais rien. \n \n\u2013 Mais encore ? \u00bb \n \nElle tira de son sein une esp\u00e8ce de petit sachet oblong suspendu \n\u00e0 son cou par une cha\u00eene de grains d\u2019adr\u00e9zarach. Ce sachet \nexhalait une forte odeur de camphre. Il \u00e9tait recouvert de soie \nverte, et portait \u00e0 son centre une grosse verroterie verte, imitant \nl\u2019\u00e9meraude. \n \n\u00ab C\u2019est peut -\u00eatre \u00e0 cause de cela \u00bb, dit -elle. \n \nGringoire voulut prendre le sachet. Elle recula. \u00ab N\u2019y tou - chez \npas. C\u2019est une amulette ; tu ferais mal au charme, ou le charme \n\u00e0 toi. \u00bb \n194 \nLa curiosit\u00e9 du po\u00e8te \u00e9tait de plus en plus \u00e9veill\u00e9e. \n \n\u00ab Qui vous l\u2019a donn\u00e9e ? \u00bb \n \nElle mit un doigt sur sa bouche et cacha l\u2019amulette dans son \nsein. Il essaya d\u2019autres questions, mais elle r\u00e9pondait \u00e0 peine. \n \n\u00ab Que veut dire ce mot : la Esmeralda ? \n \n\u2013 Je ne sais pas, dit -elle. \n \n\u2013 \u00c0 quelle langue appartient -il ? \n \n\u2013 C\u2019est de l\u2019\u00e9gyptien, je crois. \n \n\u2013 Je m\u2019en \u00e9tais dout\u00e9, d it Gringoire, vous n\u2019\u00eates pas de \nFrance ? \n \n\u2013 Je n\u2019en sais rien. \n \n195\u2013 Avez -vous vos parents ? \u00bb \n \nElle se mit \u00e0 chanter sur un vieil air : \n \nMon p\u00e8re est oiseau, Ma m\u00e8re est oiselle, \nJe passe l\u2019eau sans nacelle, Je passe l\u2019eau sans bateau, Ma \nm\u00e8re est oiselle. \nMon p\u00e8re est oiseau. \n \n\u00ab C\u2019est bon, dit Gringoire. \u00c0 quel \u00e2ge \u00eates -vous venue en France \n? \n \n\u2013 Toute petite. \n \n\u2013 \u00c0 Paris ? \n \n\u2013 L\u2019an dernier. Au moment o\u00f9 nous entrions par la porte \nPapale, j\u2019ai vu filer en l\u2019air la fauvette de roseaux ; c\u2019\u00e9tait \u00e0 la fin \nd\u2019ao\u00fbt ; j\u2019ai dit : L\u2019hiver sera rude. \n \n196\u2013 Il l\u2019a \u00e9t\u00e9, dit Gringoire, ravi de ce commencement de \nconversation ; je l\u2019ai pass\u00e9 \u00e0 souffler dans mes doigts. Vous \navez donc le don de proph\u00e9tie ? \u00bb \n \nElle retomba dans son laconisme. \n \n\u00ab Non. \n \n\u2013 Cet homme que vous nommez le duc d\u2019\u00c9gypte, c\u2019est le \nchef de votre tribu ? \n \n\u2013 Oui. \n \n\u2013 C\u2019est pourtant lui qui nous a mari\u00e9s \u00bb, observa timide - \nment le po\u00e8te. \n \nElle fit sa jolie grimace habituelle. \u00ab Je ne sais seulement pas \nton nom. \n \n\u2013 Mon nom ? si vous le voulez, le voici : Pierre Gringoire. \n \n\u2013 J\u2019en sais un plus beau, dit -elle. \n197 \n\u2013 Mauvaise ! reprit le po\u00e8te. N\u2019importe, vous ne m\u2019irriterez \npas. Tenez , vous m\u2019aimerez peut -\u00eatre en me connaissant mieux \n; et puis vous m\u2019avez cont\u00e9 votre histoire avec tant de confiance \nque je vous dois un peu la mienne. Vous saurez donc que je \nm\u2019appelle Pierre Gringoire, et que je suis fils du fermier du \ntabellionage de G onesse. Mon p\u00e8re a \u00e9t\u00e9 pendu par les \nBourguignons et ma m\u00e8re \u00e9ventr\u00e9e par les Picards, lors du si\u00e8ge \nde Paris, il y a vingt ans. \u00c0 six ans donc, j\u2019\u00e9tais orphelin, n\u2019ayant \npour semelle \u00e0 mes pieds que le pav\u00e9 de Paris. Je ne sais \ncomment j\u2019ai franchi l\u2019inte rvalle de six ans \u00e0 seize. Une fruiti\u00e8re \nme donnait une prune par -ci, un talmellier me jetait une cro\u00fbte \npar-l\u00e0 ; le soir je me faisais ramasser par les onze - vingts qui me \nmettaient en prison, et je trouvais l\u00e0 une botte de paille. Tout \ncela ne m\u2019a pas e mp\u00each\u00e9 de grandir et de mai - grir, comme \nvous voyez. L\u2019hiver, je me chauffais au soleil, sous le porche de \nl\u2019h\u00f4tel de Sens, et je trouvais fort ridicule que le feu de la Saint -\nJean f\u00fbt r\u00e9serv\u00e9 pour la canicule. \u00c0 seize ans, j\u2019ai voulu prendre \nun \u00e9tat. Succ essivement j\u2019ai t\u00e2t\u00e9 de tout. Je me suis fait soldat ; \nmais je n\u2019\u00e9tais pas assez brave. Je me suis fait moine ; mais je \nn\u2019\u00e9tais pas assez d\u00e9vot. Et puis, je bois mal. De d\u00e9sespoir, \nj\u2019entrai apprenti parmi les charpentiers de la grande cogn\u00e9e ; \nmais je n\u2019\u00e9t ais pas assez fort. J\u2019avais plus de \n \npenchant pour \u00eatre ma\u00eetre d\u2019\u00e9cole ; il est vrai que je ne savais \npas lire ; mais ce n\u2019est pas une raison. Je m\u2019aper\u00e7us au bout \n198d\u2019un certain temps qu\u2019il me manquait quelque chose pour tout ; \net voyant que je n\u2019\u00e9tais bon \u00e0 rien, je me fis de mon plein gr\u00e9 \npo\u00e8te et compositeur de rythmes. C\u2019est un \u00e9tat qu\u2019on peut tou - \njours prendre quand on est vagabond, et cela vaut mieux que \nde voler, comme me le conseillaient quelques jeunes fils bri - \ngandiniers de mes amis. Je rencontr ai par bonheur un beau jour \ndom Claude Frollo, le r\u00e9v\u00e9rend archidiacre de Notre -Dame. Il \nprit int\u00e9r\u00eat \u00e0 moi, et c\u2019est \u00e0 lui que je dois d\u2019\u00eatre aujourd\u2019hui un \nv\u00e9ritable lettr\u00e9, sachant le latin depuis les Offices de Cicero \njusqu\u2019au Mortuologe des p\u00e8res c\u00e9le stins, et n\u2019\u00e9tant barbare ni \nen scolastique, ni en po\u00e9tique, ni en rythmique, ni m\u00eame en \nherm\u00e9tique, cette sophie des sophies. C\u2019est moi qui suis l\u2019auteur \ndu myst\u00e8re qu\u2019on a repr\u00e9sent\u00e9 aujourd\u2019hui avec grand triomphe \net grand concours de populace en pleine grand -salle du Palais. \nJ\u2019ai fait aussi un livre qui aura six cents pages sur la com\u00e8te \nprodigieuse de 1465 dont un homme devint fou. J\u2019ai eu encore \nd\u2019autres succ\u00e8s. \u00c9tant un peu menuisier d\u2019artillerie, j\u2019ai travaill\u00e9 \n\u00e0 cette grosse bombarde de Jean Maugue , que vous savez qui \na crev\u00e9 au pont de Charenton le jour o\u00f9 l\u2019on en a fait l\u2019essai, et \ntu\u00e9 vingt -quatre curieux. Vous voyez que je ne suis pas un \nm\u00e9chant parti de mariage. Je sais bien des fa\u00e7ons de tours fort \navenants que j\u2019enseignerai \u00e0 votre ch\u00e8vre ; p ar exemple, \u00e0 \ncontrefaire l\u2019\u00e9v\u00eaque de Paris, ce maudit pharisien dont les \nmoulins \u00e9claboussent les passants tout le long du Pont - aux-\nMeuniers. Et puis, mon myst\u00e8re me rapportera beaucoup \nd\u2019argent monnay\u00e9, si l\u2019on me le paie. Enfin, je suis \u00e0 vos ordres, \nmoi, et mon esprit, et ma science, et mes lettres, pr\u00eat \u00e0 vivre \n199avec vous, damoiselle, comme il vous plaira, chastement ou \njoyeusement, mari et femme, si vous le trouvez bon, fr\u00e8re et \ns\u0153ur, si vous le trouvez mieux. \u00bb \n \nGringoire se tut, attendant l\u2019effet de sa harangue sur la jeune \nfille. Elle avait les yeux fix\u00e9s \u00e0 terre. \n \n\u00ab Ph\u0153bus \u00bb, disait -elle \u00e0 mi -voix. Puis se tournant vers le po\u00e8te : \n\u00ab Ph\u0153bus, qu\u2019est -ce que cela veut dire ? \n \nGringoire, sans trop comprendre quel ra pport il pouvait y avoir \nentre son allocution et cette question, ne fut pas f\u00e2ch\u00e9 de faire \nbriller son \u00e9rudition. Il r\u00e9pondit en se rengorgeant : \n \n\u00ab C\u2019est un mot latin qui veut dire soleil. \n \n\u2013 Soleil ! reprit -elle. \n \n\u2013 C\u2019est le nom d\u2019un tr\u00e8s bel archer, qu i \u00e9tait dieu, ajouta \nGringoire. \n \n200\u2013 Dieu ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta l\u2019\u00e9gyptienne. Et il y avait dans son accent \nquelque chose de pensif et de passionn\u00e9. \n \nEn ce moment, un de ses bracelets se d\u00e9tacha et tomba. \nGringoire se baissa vivement pour le ramasser. Quand il se re - \nleva, la jeune fille et la ch\u00e8vre avaient disparu. Il entendit le bruit \nd\u2019un verrou. C\u2019\u00e9tait une petite porte communiquant sans doute \n\u00e0 une cellule voisine, qui se fermait en dehors. \n \n\u00ab M\u2019a -t-elle au moins laiss\u00e9 un lit ? \u00bb dit notre philosophe. \n \nIl fit le tour de la cellule. Il n\u2019y avait de meuble propre au \nsommeil qu\u2019un assez long coffre de bois, et encore le couvercle \nen \u00e9tait -il sculpt\u00e9, ce qui procura \u00e0 Gringoire, quand il s\u2019y \u00e9ten - \ndit, une sensation \u00e0 peu pr\u00e8s pareille \u00e0 celle qu\u2019\u00e9prouverait Mi - \ncrom\u00e9 gas en se couchant tout de son long sur les Alpes. \n \n\u00ab Allons, dit -il en s\u2019y accommodant de son mieux. Il faut se \nr\u00e9signer. Mais voil\u00e0 une \u00e9trange nuit de noces. C\u2019est dom - \nmage. Il y avait dans ce mariage \u00e0 la cruche cass\u00e9e quelque \nchose de na\u00eff et d\u2019ant\u00e9d iluvien qui me plaisait. \u00bb \n \n \n201LIVRE TROISI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \n NOTRE -DAME \n \nSans doute, c\u2019est encore aujourd\u2019hui un majestueux et su - blime \n\u00e9difice que l\u2019\u00e9glise de Notre -Dame de Paris. Mais, si belle qu\u2019elle \nse soit conserv\u00e9e en vieillissant, il est difficile de ne pas \nsoupirer, de ne pas s\u2019indigner devant les d\u00e9gradations, les mu - \ntilations sans nombre que simultan\u00e9ment le temps et les \nhommes ont fait subir au v\u00e9n\u00e9rable monument, sans respect \npour Charlemagne qui en avait pos\u00e9 la premi\u00e8re pierre, pour \nPhilippe -Auguste qui en avait pos\u00e9 la derni\u00e8re. \n \nSur la face de cette vieille re ine de nos cath\u00e9drales, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019une \nride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, ho - mo \nedacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi : le temps est \naveugle, l\u2019homme est stupide. \n \nSi nous avions le loisir d\u2019examiner une \u00e0 une avec le lec - teur les \ndiverses traces de destruction imprim\u00e9es \u00e0 l\u2019antique \u00e9glise, la \npart du temps serait la moindre, la pire celle des hommes, \n202surtout des hommes de l\u2019art. Il faut bien que je dise des \nhommes de l\u2019art, puisqu\u2019il y a eu des individus qui ont pris la \nqualit\u00e9 d\u2019 architectes dans les deux si\u00e8cles derniers. \n \nEt d\u2019abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, \n\u00e0 coup s\u00fbr, peu de plus belles pages architecturales que cette \nfa\u00e7ade o\u00f9, successivement et \u00e0 la fois, les trois portails creus\u00e9s \nen ogive, le co rdon brod\u00e9 et dentel\u00e9 des vingt -huit niches \nroyales, l\u2019immense rosace centrale flanqu\u00e9e de ses deux \nfen\u00eatres lat\u00e9rales comme le pr\u00eatre du diacre et du sous -diacre, \nla haute et fr\u00eale galerie d\u2019arcades \u00e0 tr\u00e8fle qui porte une lourde \nplate -forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et \nmassives tours avec leurs auvents d\u2019ardoise, parties harmo - \nnieuses d\u2019un tout magnifique, superpos\u00e9es en cinq \u00e9tages gi - \ngantesques, se d\u00e9veloppent \u00e0 l\u2019\u0153il, en foule et sans trouble, \navec leurs innombrables d\u00e9tails de statuaire, de sculpture et de \nciselure, ralli\u00e9s puissamment \u00e0 la tranquille grandeur de \nl\u2019ensemble ; vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire ; \u0153uvre \n \ncolossale d\u2019un homme et d\u2019un peuple, tout ensemble une et \ncomplexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle est \ns\u0153ur ; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces \nd\u2019une \u00e9poque, o\u00f9 sur chaque pierre on voit saillir en cent fa\u00e7ons \nla fantaisie de l\u2019ouvrier disciplin\u00e9e par le g\u00e9nie de l\u2019artiste ; sorte \nde cr\u00e9ation humaine, en un mot, puissan te et f\u00e9conde comme la \n203cr\u00e9ation divine dont elle semble avoir d\u00e9rob\u00e9 le double \ncaract\u00e8re : vari\u00e9t\u00e9, \u00e9ternit\u00e9. \n \nEt ce que nous disons ici de la fa\u00e7ade, il faut le dire de l\u2019\u00e9glise \nenti\u00e8re ; et ce que nous disons de l\u2019\u00e9glise cath\u00e9drale de Paris, il \nfaut le d ire de toutes les \u00e9glises de la chr\u00e9tient\u00e9 au moyen \u00e2ge. \nTout se tient dans cet art venu de lui -m\u00eame, lo - gique et bien \nproportionn\u00e9. Mesurer l\u2019orteil du pied, c\u2019est mesu - rer le g\u00e9ant. \n \nRevenons \u00e0 la fa\u00e7ade de Notre -Dame, telle qu\u2019elle nous \nappara\u00eet encor e \u00e0 pr\u00e9sent, quand nous allons pieusement admi - \nrer la grave et puissante cath\u00e9drale, qui terrifie, au dire de ses \nchroniqueurs : qu\u00e6 mole sua terrorem incutit spectantibus. \n \nTrois choses importantes manquent aujourd\u2019hui \u00e0 cette fa - \n\u00e7ade. D\u2019abord le degr\u00e9 de onze marches qui l\u2019exhaussait jadis \nau-dessus du sol ; ensuite la s\u00e9rie inf\u00e9rieure de statues qui oc - \ncupait les niches des trois portails, et la s\u00e9rie sup\u00e9rieure des \nvingt -huit plus anciens rois de France, qui garnissait la galerie \ndu premier \u00e9tage, \u00e0 partir de Childebert jusqu\u2019\u00e0 Philippe - \nAuguste, tenant en main \u00ab la pomme imp\u00e9riale \u00bb. \n \nLe degr\u00e9, c\u2019est le temps qui l\u2019a fait dispara\u00eetre en \u00e9levant d\u2019un \nprogr\u00e8s irr\u00e9sistible et lent le niveau du sol de la Cit\u00e9. Mais, tout \n204en faisant d\u00e9vorer une \u00e0 une, par cette mar\u00e9e montante du \npav\u00e9 de Paris, les onze marches qui ajoutaient \u00e0 la hauteur \nmajestueuse de l\u2019\u00e9difice, le temps a rendu \u00e0 l\u2019\u00e9glise plus peut - \n\u00eatre qu\u2019il ne lui a \u00f4t\u00e9, car c\u2019est le temps qui a r\u00e9pandu sur la \nfa\u00e7ade cette sombre couleur des si\u00e8cles q ui fait de la vieillesse \ndes monuments l\u2019\u00e2ge de leur beaut\u00e9. \n \nMais qui a jet\u00e9 bas les deux rangs de statues ? qui a laiss\u00e9 les \nniches vides ? qui a taill\u00e9 au beau milieu du portail central cette \nogive neuve et b\u00e2tarde ? qui a os\u00e9 y encadrer cette fade et \nlourde porte de bois sculpt\u00e9 \u00e0 la Louis XV \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des ara - \n \nbesques de Biscornette ? Les hommes ; les architectes, les ar - \ntistes de nos jours. \n \nEt si nous entrons dans l\u2019int\u00e9rieur de l\u2019\u00e9difice, qui a ren - vers\u00e9 ce \ncolosse de saint Christophe, proverbial p armi les sta - tues au \nm\u00eame titre que la grand -salle du Palais parmi les halles, que la \nfl\u00e8che de Strasbourg parmi les clochers ? Et ces myriades de \nstatues qui peuplaient tous les entre -colonnements de la nef et \ndu ch\u0153ur, \u00e0 genoux, en pied, \u00e9questres, homm es, femmes, \nenfants, rois, \u00e9v\u00eaques, gendarmes, en pierre, en marbre, en or, \nen argent, en cuivre, en cire m\u00eame, qui les a brutalement \nbalay\u00e9es ? Ce n\u2019est pas le temps. \n205 \nEt qui a substitu\u00e9 au vieil autel gothique, splendidement \nencombr\u00e9 de ch\u00e2sses et de rel iquaires ce lourd sarcophage de \nmarbre \u00e0 t\u00eates d\u2019anges et \u00e0 nuages, lequel semble un \u00e9chantil - \nlon d\u00e9pareill\u00e9 du Val -de-Gr\u00e2ce ou des Invalides ? Qui a b\u00eate - \nment scell\u00e9 ce lourd anachronisme de pierre dans le pav\u00e9 car - \nlovingien de Hercandus ? N\u2019est -ce pas Louis XIV accomplissant \nle v\u0153u de Louis XIII ? \n \nEt qui a mis de froides vitres blanches \u00e0 la place de ces vi - traux \n\u00ab hauts en couleur \u00bb qui faisaient h\u00e9siter l\u2019\u0153il \u00e9merveill\u00e9 de nos \np\u00e8res entre la rose du grand portail et les ogives de l\u2019abside ? Et \nque dirait un sous -chantre du seizi\u00e8me si\u00e8cle, en voyant le beau \nbadigeonnage jaune dont nos vandales arche - v\u00eaques ont \nbarbouill\u00e9 leur cath\u00e9drale ? Il se souviendrait que c\u2019\u00e9tait la \ncouleur dont le bourreau brossait les \u00e9difices sc\u00e9l\u00e9 - r\u00e9s ; il se \nrappellera it l\u2019h\u00f4tel du Petit -Bourbon, tout englu\u00e9 de jaune aussi \npour la trahison du conn\u00e9table, \u00ab jaune apr\u00e8s tout de si bonne \ntrempe, dit Sauval, et si bien recommand\u00e9, que plus d\u2019un si\u00e8cle \nn\u2019a pu encore lui faire perdre sa couleur \u00bb. Il croirait que le lieu \nsaint est devenu inf\u00e2me, et s\u2019enfuirait. \n \nEt si nous montons sur la cath\u00e9drale, sans nous arr\u00eater \u00e0 mille \nbarbaries de tout genre, qu\u2019a -t-on fait de ce charmant petit \nclocher qui s\u2019appuyait sur le point d\u2019intersection de la croi - s\u00e9e, \n206et qui, non moins fr\u00eale et non moins hardi que sa voisine la \nfl\u00e8che (d\u00e9truite aussi) de la Sainte -Chapelle, s\u2019enfon\u00e7ait dans le \nciel plus avant que les tours, \u00e9lanc\u00e9, aigu, sonore, d\u00e9coup\u00e9 \u00e0 \njour ? Un architecte de bon go\u00fbt (1787) l\u2019a amput\u00e9 et a cru \n \nqu\u2019il suffisait de masquer la plaie avec ce large empl\u00e2tre de \nplomb qui ressemble au couvercle d\u2019une marmite. \n \nC\u2019est ainsi que l\u2019art merveilleux du moyen \u00e2ge a \u00e9t\u00e9 trait\u00e9 \npresque en tout pays, surtout en France. On peut distinguer sur \nsa ruine trois sortes de l\u00e9sions qui toutes trois l\u2019entament \u00e0 dif - \nf\u00e9rentes profondeu rs : le temps d\u2019abord, qui a insensiblement \n\u00e9br\u00e9ch\u00e9 \u00e7\u00e0 et l\u00e0 et rouill\u00e9 partout sa surface ; ensuite, les r\u00e9vo - \nlutions politiques et religieuses, lesquelles, aveugles et col\u00e8res \nde leur nature, se sont ru\u00e9es en tumulte sur lui, ont d\u00e9chir\u00e9 son \nriche habil lement de sculptures et de ciselures, crev\u00e9 ses ro - \nsaces, bris\u00e9 ses colliers d\u2019arabesques et de figurines, arrach\u00e9 \nses statues, tant\u00f4t pour leur mitre, tant\u00f4t pour leur couronne ; \nenfin, les modes, de plus en plus grotesques et sottes, qui de - \npuis les an archiques et splendides d\u00e9viations de la renaissance, \nse sont succ\u00e9d\u00e9 dans la d\u00e9cadence n\u00e9cessaire de l\u2019architecture. \nLes modes ont fait plus de mal que les r\u00e9volutions. Elles ont \ntranch\u00e9 dans le vif, elles ont attaqu\u00e9 la charpente osseuse de \nl\u2019art, elles ont coup\u00e9, taill\u00e9, d\u00e9sorganis\u00e9, tu\u00e9 l\u2019\u00e9difice, dans la \nforme comme dans le symbole, dans sa logique comme dans sa \n207beaut\u00e9. Et puis, elles ont refait ; pr\u00e9tention que n\u2019avaient eue du \nmoins ni le temps, ni les r\u00e9volutions. Elles ont effront\u00e9ment \najust\u00e9, de p ar le bon go\u00fbt, sur les blessures de l\u2019architecture \ngothique, leurs mis\u00e9rables colifichets d\u2019un jour, leurs rubans de \nmarbre, leurs pompons de m\u00e9tal, v\u00e9ritable l\u00e8pre d\u2019oves, de vo - \nlutes, d\u2019entournements, de draperies, de guirlandes, de franges, \nde flammes de pierre, de nuages de bronze, d\u2019amours replets, \nde ch\u00e9rubins bouffis, qui commence \u00e0 d\u00e9vorer la face de l\u2019art \ndans l\u2019oratoire de Catherine de M\u00e9dicis, et le fait expi - rer, deux \nsi\u00e8cles apr\u00e8s, tourment\u00e9 et grima\u00e7ant, dans le bou - doir de la \nDubarry. \n \nAinsi, pour r\u00e9sumer les points que nous venons d\u2019indiquer, trois \nsortes de ravages d\u00e9figurent aujourd\u2019hui l\u2019architecture go - \nthique. Rides et verrues \u00e0 l\u2019\u00e9piderme, c\u2019est l\u2019\u0153uvre du temps ; \nvoies de fait, brutalit\u00e9s, contusions, fractures, c\u2019est l\u2019\u0153uvre des \nr\u00e9volutions depuis Luther jusqu\u2019\u00e0 Mirabeau. Mutilations, ampu - \ntations, dislocation de la membrure, restaurations, c\u2019est le tra - \nvail grec, romain et barbare des professeurs selon Vitruve et \nVignole. Cet art magnifique que les vandales avaient produit, \nles acad\u00e9mies l\u2019ont tu\u00e9. Aux si\u00e8cles, aux r\u00e9volutions qui d\u00e9vas - \ntent du moins avec impartialit\u00e9 et grandeur, est venue \n \ns\u2019adjoindre la nu\u00e9e des architectes d\u2019\u00e9cole, patent\u00e9s, jur\u00e9s et \nasserment\u00e9s, d\u00e9gradant avec le discernement et le choix du \n208mauvais go\u00fbt, s ubstituant les chicor\u00e9es de Louis XV aux den - \ntelles gothiques pour la plus grande gloire du Parth\u00e9non. C\u2019est le \ncoup de pied de l\u2019\u00e2ne au lion mourant. C\u2019est le vieux ch\u00eane qui \nse couronne, et qui, pour comble, est piqu\u00e9, mordu, d\u00e9chi - quet\u00e9 \npar les chenil les. \n \nQu\u2019il y a loin de l\u00e0 \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 Robert Cenalis, comparant \nNotre -Dame de Paris \u00e0 ce fameux temple de Diane \u00e0 \u00c9ph\u00e8se, \ntant r\u00e9clam\u00e9 par les anciens pa\u00efens, qui a immortalis\u00e9 \u00c9ros - \ntrate, trouvait la cath\u00e9drale gauloise \u00ab plus excellente en lon - \ngueur , largeur, hauteur et structure \u00bb ! \n \nNotre -Dame de Paris n\u2019est point du reste ce qu\u2019on peut appeler \nun monument complet, d\u00e9fini, class\u00e9. Ce n\u2019est plus une \u00e9glise \nromane, ce n\u2019est pas encore une \u00e9glise gothique. Cet \u00e9difice \nn\u2019est pas un type. Notre -Dame de Paris n\u2019a point, comme \nl\u2019abbaye de Tournus, la grave et massive carrure, la ronde et \nlarge vo\u00fbte, la nudit\u00e9 glaciale, la majestueuse simplici - t\u00e9 des \n\u00e9difices qui ont le plein cintre pour g\u00e9n\u00e9rateur. Elle n\u2019est pas, \ncomme la cath\u00e9drale de Bourges, le produ it magnifique, l\u00e9ger, \nmultiforme, touffu, h\u00e9riss\u00e9, efflorescent de l\u2019ogive. Im - possible \nde la ranger dans cette antique famille d\u2019\u00e9glises sombres, \nmyst\u00e9rieuses, basses et comme \u00e9cras\u00e9es par le plein cintre ; \npresque \u00e9gyptiennes au plafond pr\u00e8s ; toutes hi \u00e9rogly - phiques, \ntoutes sacerdotales, toutes symboliques ; plus char - g\u00e9es dans \n209leurs ornements de losanges et de zigzags que de fleurs, de \nfleurs que d\u2019animaux, d\u2019animaux que d\u2019hommes ; \u0153uvre de \nl\u2019architecte moins que de l\u2019\u00e9v\u00eaque ; premi\u00e8re trans - formati on \nde l\u2019art, tout empreinte de discipline th\u00e9ocratique et militaire, \nqui prend racine dans le bas -empire et s\u2019arr\u00eate \u00e0 Guil - laume le \nConqu\u00e9rant. Impossible de placer notre cath\u00e9drale dans cette \nautre famille d\u2019\u00e9glises hautes, a\u00e9riennes, riches de vitraux et de \nsculptures ; aigu\u00ebs de formes, hardies d\u2019attitudes ; \ncommunales et bourgeoises comme symboles poli - tiques libres, \ncapricieuses, effr\u00e9n\u00e9es, comme \u0153uvre d\u2019art ; se - conde \ntransformation de l\u2019architecture, non plus hi\u00e9roglyphique, \nimmuable et sacerdo tale, mais artiste, progressive et populaire, \nqui commence au retour des croisades et finit \u00e0 Louis XI. Notre - \nDame de Paris n\u2019est pas de pure race romaine comme les pre - \nmi\u00e8res, ni de pure race arabe comme les secondes. \n \nC\u2019est un \u00e9difice de la transition . L\u2019architecte saxon achevait de \ndresser les premiers piliers de la nef, lorsque l\u2019ogive qui ar - rivait \nde la croisade est venue se poser en conqu\u00e9rante sur ces larges \nchapiteaux romans qui ne devaient porter que des pleins \ncintres. L\u2019ogive, ma\u00eetresse d\u00e8s lors, a construit le reste de \nl\u2019\u00e9glise. Cependant, inexp\u00e9riment\u00e9e et timide \u00e0 son d\u00e9but, elle \ns\u2019\u00e9vase, s\u2019\u00e9largit, se contient, et n\u2019ose s\u2019\u00e9lancer encore en \nfl\u00e8ches et en lancettes comme elle l\u2019a fait plus tard dans tant de \nmerveilleuses cath\u00e9drales. On dirait qu\u2019elle se ressent du voisi - \nnage des lourds piliers romans. \n210 \nD\u2019ailleurs, ces \u00e9difices de la transition du roman au go - thique \nne sont pas moins pr\u00e9cieux \u00e0 \u00e9tudier que les types purs. Ils \nexpriment une nuance de l\u2019art qui serait perdue sans eux. C\u2019est \nla greffe de l\u2019ogive sur le plein cintre. \n \nNotre -Dame de Paris est en particulier un curieux \u00e9chantil - lon \nde cette vari\u00e9t\u00e9. Chaque face, chaque pierre du v\u00e9n\u00e9rable \nmonument est une page non seulement de l\u2019histoire du pays, \nmais encore de l\u2019histoire de la science et de l\u2019art. Ainsi, pour \nn\u2019indiquer ici que les d\u00e9tails principaux, tandis que la petite \nPorte -Rouge atteint presque aux limites des d\u00e9licatesses go - \nthiques du quinzi\u00e8me si\u00e8cle, les piliers de la nef, par leur vo - \nlume et leur gravit\u00e9, reculent ju squ\u2019\u00e0 l\u2019abbaye carlovingienne de \nSaint -Germain -des-Pr\u00e9s. On croirait qu\u2019il y a six si\u00e8cles entre \ncette porte et ces piliers. Il n\u2019est pas jusqu\u2019aux herm\u00e9 - tiques qui \nne trouvent dans les symboles du grand portail un abr\u00e9g\u00e9 \nsatisfaisant de leur science, do nt l\u2019\u00e9glise de Saint - Jacques -de-\nla-Boucherie \u00e9tait un hi\u00e9roglyphe si complet. Ainsi, l\u2019abbaye \nromane, l\u2019\u00e9glise philosophale, l\u2019art gothique, l\u2019art saxon, le lourd \npilier rond qui rappelle Gr\u00e9goire VII, le symbo - lisme \nherm\u00e9tique par lequel Nicolas Flamel pr\u00e9ludait \u00e0 Luther, l\u2019unit\u00e9 \npapale, le schisme, Saint -Germain -des-Pr\u00e9s, Saint - Jacques -de-\nla-Boucherie, tout est fondu, combin\u00e9, amalgam\u00e9 dans Notre -\nDame. Cette \u00e9glise centrale et g\u00e9n\u00e9ratrice est par - mi les vieilles \n\u00e9glises de Paris une sorte de chim\u00e8re ; elle a la t\u00eate de l\u2019une, les \n211membres de celle -l\u00e0, la croupe de l\u2019autre ; quelque chose de \ntoutes. \n \nNous le r\u00e9p\u00e9tons, ces constructions hybrides ne sont pas les \nmoins int\u00e9ressantes pour l\u2019artiste, pour l\u2019antiquaire, pour \n \nl\u2019historien. Elles font sentir \u00e0 quel point l\u2019architecture est chose \nprimitive, en ce qu\u2019elles d\u00e9montrent, ce que d\u00e9montrent aussi \nles vestiges cyclop\u00e9ens, les pyramides d\u2019\u00c9gypte, les gigan - \ntesques pagodes hindoues, que les plus grands produits de \nl\u2019architecture sont moins des \u0153uvres ind ividuelles que des \n\u0153uvres sociales ; plut\u00f4t l\u2019enfantement des peuples en travail \nque le jet des hommes de g\u00e9nie ; le d\u00e9p\u00f4t que laisse une na - \ntion ; les entassements que font les si\u00e8cles ; le r\u00e9sidu des \u00e9va - \nporations successives de la soci\u00e9t\u00e9 humaine ; en un mot, des \nesp\u00e8ces de formations. Chaque flot du temps superpose son \nalluvion, chaque race d\u00e9pose sa couche sur le monument, \nchaque individu apporte sa pierre. Ainsi font les castors, ainsi \nfont les abeilles, ainsi font les hommes. Le grand symbole de \nl\u2019architecture, Babel, est une ruche. \n \nLes grands \u00e9difices, comme les grandes montagnes, sont \nl\u2019ouvrage des si\u00e8cles. Souvent l\u2019art se transforme qu\u2019ils pendent \nencore : pendent opera interrupta ; ils se continuent paisible - \nment selon l\u2019art transform\u00e9. L\u2019art nouveau prend le monument \n212o\u00f9 il le trouve, s\u2019y incruste, se l\u2019assimile, le d\u00e9veloppe \u00e0 sa fan - \ntaisie et l\u2019ach\u00e8ve s\u2019il peut. La chose s\u2019accomplit sans trouble, \nsans effort, sans r\u00e9action, suivant une loi naturelle et tran - \nquille. C\u2019est une greffe qui sur vient, une s\u00e8ve qui circule, une \nv\u00e9g\u00e9tation qui reprend. Certes, il y a mati\u00e8re \u00e0 bien gros livres, \net souvent histoire universelle de l\u2019humanit\u00e9, dans ces soudures \nsuccessives de plusieurs arts \u00e0 plusieurs hauteurs sur le m\u00eame \nmonument. L\u2019homme, l\u2019artiste , l\u2019individu s\u2019effacent sur ces \ngrandes masses sans nom d\u2019auteur ; l\u2019intelligence humaine s\u2019y \nr\u00e9sume et s\u2019y totalise. Le temps est l\u2019architecte, le peuple est le \nma\u00e7on. \n \n\u00c0 n\u2019envisager ici que l\u2019architecture europ\u00e9enne chr\u00e9tienne, cette \ns\u0153ur pu\u00een\u00e9e des gran des ma\u00e7onneries de l\u2019Orient, elle appara\u00eet \naux yeux comme une immense formation divis\u00e9e en trois zones \nbien tranch\u00e9es qui se superposent : la zone romane, la zone \ngothique, la zone de la renaissance, que nous appelle - rions \nvolontiers gr\u00e9co -romaine. La cou che romane, qui est la plus \nancienne et la plus profonde, est occup\u00e9e par le plein cintre, qui \nrepara\u00eet port\u00e9 par la colonne grecque dans la couche moderne \net sup\u00e9rieure de la renaissance. L\u2019ogive est entre deux. Les \n\u00e9difices qui appartiennent exclusivemen t \u00e0 l\u2019une de ces trois \ncouches sont parfaitement distincts, uns et complets. \n \n213C\u2019est l\u2019abbaye de Jumi\u00e8ges, c\u2019est la cath\u00e9drale de Reims, c\u2019est \nSainte -Croix d\u2019Orl\u00e9ans. Mais les trois zones se m\u00ealent et \ns\u2019amalgament par les bords, comme les couleurs dans le \nspectre solaire. De l\u00e0 les monuments complexes, les \u00e9difices de \nnuance et de transition. L\u2019un est roman par les pieds, gothique \nau milieu, gr\u00e9co -romain par la t\u00eate. C\u2019est qu\u2019on a mis six cents \nans \u00e0 le b\u00e2tir. Cette vari\u00e9t\u00e9 est rare. Le donjon d\u2019\u00c9tampes en est \nun \u00e9chantillon. Mais les monuments de deux formations sont \nplus fr\u00e9quents. C\u2019est Notre -Dame de Paris, \u00e9difice ogival, qui \ns\u2019enfonce par ses premiers piliers dans cette zone romane o\u00f9 \nsont plong\u00e9s le portail de Saint -Denis et la nef de Saint - \nGermain -des-Pr\u00e9s. C\u2019est la charmante salle capitulaire demi - \ngothique de Bocherville \u00e0 laquelle la couche romane vient \njusqu\u2019\u00e0 mi -corps. C\u2019est la cath\u00e9drale de Rouen qui serait enti\u00e8 - \nrement gothique si elle ne baignait pas l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de sa fl\u00e8che \ncentrale dans la zone de la renaissance. \n \nDu reste, toutes ces nuances, toutes ces diff\u00e9rences n\u2019affectent \nque la surface des \u00e9difices. C\u2019est l\u2019art qui a chang\u00e9 de peau. La \nconstitution m\u00eame de l\u2019\u00e9glise chr\u00e9tienne n\u2019en est pas attaqu\u00e9e. \nC\u2019est toujours la m\u00eame charpente int\u00e9rieure, la m\u00eame \ndisposition logique des parties. Quelle que soit l\u2019enveloppe \nsculpt\u00e9e et brod\u00e9e d\u2019une cath\u00e9drale, on retrouve toujours \ndessous, au moins \u00e0 l\u2019\u00e9tat de germe et de rudiment, la basilique \nromaine. Elle se d\u00e9veloppe \u00e9ternellement sur le sol selon la \nm\u00eame loi. Ce sont i mperturbablement deux nefs qui \n214s\u2019entrecoupent en croix, et dont l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 sup\u00e9rieure arrondie \nen abside forme le ch\u0153ur ; ce sont toujours des bas -c\u00f4t\u00e9s, pour \nles processions int\u00e9rieures, pour les chapelles, sortes de \npromenoirs lat\u00e9raux o\u00f9 la nef princip ale se d\u00e9gorge par les en - \ntrecolonnements. Cela pos\u00e9, le nombre des chapelles, des por - \ntails, des clochers, des aiguilles, se modifie \u00e0 l\u2019infini, suivant la \nfantaisie du si\u00e8cle, du peuple, de l\u2019art. Le service du culte une \nfois pourvu et assur\u00e9, l\u2019archit ecture fait ce que bon lui semble. \nStatues, vitraux, rosaces, arabesques, dentelures, chapiteaux, \nbas-reliefs, elle combine toutes ces imaginations selon le loga - \nrithme qui lui convient. De l\u00e0 la prodigieuse vari\u00e9t\u00e9 ext\u00e9rieure \nde ces \u00e9difices au fond desq uels r\u00e9side tant d\u2019ordre et d\u2019unit\u00e9. \nLe tronc de l\u2019arbre est immuable, la v\u00e9g\u00e9tation est capricieuse. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n215C H A P I T R E II \n \nPARIS \u00c0 VOL D\u2019OISEAU \n \n \nNous venons d\u2019essayer de r\u00e9parer pour le lecteur cette \nadmirable \u00e9glise de Notre -Dame de Paris. Nous avons indiqu\u00e9 \nsommairem ent la plupart des beaut\u00e9s qu\u2019elle avait au quin - \nzi\u00e8me si\u00e8cle et qui lui manquent aujourd\u2019hui ; mais nous avons \nomis la principale, c\u2019est la vue du Paris qu\u2019on d\u00e9couvrait alors \ndu haut de ses tours. \n \nC\u2019\u00e9tait en effet, quand, apr\u00e8s avoir t\u00e2tonn\u00e9 longtemps dans la \nt\u00e9n\u00e9breuse spirale qui perce perpendiculairement l\u2019\u00e9paisse \nmuraille des clochers, on d\u00e9bouchait enfin brusque - ment sur \nl\u2019une des deux hautes plates -formes, inond\u00e9es de jour et d\u2019air, \nc\u2019\u00e9tait un beau tableau que celui qui se d\u00e9roulait \u00e0 la fois de \ntoutes parts sous vos yeux ; un spectacle sui generis, dont \npeuvent ais\u00e9ment se faire une id\u00e9e ceux de nos lecteurs qui ont \neu le bonheur de voir une ville gothique enti\u00e8re, com - pl\u00e8te, \nhomog\u00e8ne, comme il en reste encore quelques -unes, Nu - \nremberg en Bavi\u00e8 re, Vittoria en Espagne ; ou m\u00eame de plus \npetits \u00e9chantillons, pourvu qu\u2019ils soient bien conserv\u00e9s, Vitr\u00e9 en \nBretagne, Nordhausen en Prusse. \n216 \nLe Paris d\u2019il y a trois cent cinquante ans, le Paris du quin - zi\u00e8me \nsi\u00e8cle \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 une ville g\u00e9ante. Nous nous trompons en \ng\u00e9n\u00e9ral, nous autres Parisiens, sur le terrain que nous croyons \navoir gagn\u00e9 depuis. Paris, depuis Louis XI, ne s\u2019est pas accru de \nbeaucoup plus d\u2019un tiers. Il a, certes, bien plus perdu en beaut\u00e9 \nqu\u2019il n\u2019a gagn\u00e9 en grandeur. \n \nParis est n\u00e9, comm e on sait, dans cette vieille \u00eele de la Cit\u00e9 qui a \nla forme d\u2019un berceau. La gr\u00e8ve de cette \u00eele fut sa pre - mi\u00e8re \nenceinte, la Seine son premier foss\u00e9. Paris demeura plu - sieurs \nsi\u00e8cles \u00e0 l\u2019\u00e9tat d\u2019\u00eele, avec deux ponts, l\u2019un au nord, l\u2019autre au \nmidi, et deu x t\u00eates de pont, qui \u00e9taient \u00e0 la fois ses portes et ses \nforteresses, le Grand -Ch\u00e2telet sur la rive droite, le Petit -Ch\u00e2telet \nsur la rive gauche. Puis, d\u00e8s les rois de la pre - \n \nmi\u00e8re race, trop \u00e0 l\u2019\u00e9troit dans son \u00eele, et ne pouvant plus s\u2019y \nretourner, Pa ris passa l\u2019eau. Alors, au del\u00e0 du Grand, au del\u00e0 du \nPetit -Ch\u00e2telet, une premi\u00e8re enceinte de murailles et de tours \ncommen\u00e7a \u00e0 entamer la campagne des deux c\u00f4t\u00e9s de la Seine. \nDe cette ancienne cl\u00f4ture il restait encore au si\u00e8cle der - nier \nquelques vestiges ; aujourd\u2019hui il n\u2019en reste que le souve - nir, et \n\u00e7\u00e0 et l\u00e0 une tradition, la porte Baudets ou Baudoyer, porta \nBagauda. Peu \u00e0 peu, le flot des maisons, toujours pouss\u00e9 du \nc\u0153ur de la ville au dehors, d\u00e9borde, ronge, use et efface cette \n217enceinte. Philippe -Auguste lui fait une nouvelle digue. Il \nemprisonne Paris dans une cha\u00eene circulaire de grosses tours, \nhautes et solides. Pendant plus d\u2019un si\u00e8cle, les maisons se \npressent, s\u2019accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin \ncomme l\u2019eau dans un r\u00e9servoir. Ell es commencent \u00e0 devenir \nprofondes, elles mettent \u00e9tages sur \u00e9tages, elles montent les \nunes sur les autres, elles jaillissent en hauteur comme toute s\u00e8ve \ncomprim\u00e9e, et c\u2019est \u00e0 qui passera la t\u00eate par -dessus ses \nvoisines pour avoir un peu d\u2019air. La rue de pl us en plus se creuse \net se r\u00e9tr\u00e9cit ; toute place se comble et dispara\u00eet. Les maisons \nenfin sautent par -dessus le mur de Philippe -Auguste, et \ns\u2019\u00e9parpillent joyeusement dans la plaine sans ordre et tout de \ntravers, comme des \u00e9chapp\u00e9es. L\u00e0, elles se carrent, se tail - lent \ndes jardins dans les champs, prennent leurs aises. D\u00e8s 1367, la \nville se r\u00e9pand tellement dans le faubourg qu\u2019il faut une nouvelle \ncl\u00f4ture, surtout sur la rive droite. Charles V la b\u00e2 - tit. Mais une \nville comme Paris est dans une crue perp\u00e9t uelle. Il n\u2019y a que ces \nvilles -l\u00e0 qui deviennent capitales. Ce sont des en - tonnoirs o\u00f9 \nviennent aboutir tous les versants g\u00e9ographiques, politiques, \nmoraux, intellectuels d\u2019un pays, toutes les pentes naturelles d\u2019un \npeuple ; des puits de civilisation, pou r ainsi dire, et aussi des \n\u00e9gouts, o\u00f9 commerce, industrie, intelligence, popu - lation, tout \nce qui est s\u00e8ve, tout ce qui est vie, tout ce qui est \u00e2me dans une \nnation, filtre et s\u2019amasse sans cesse goutte \u00e0 goutte, si\u00e8cle \u00e0 \nsi\u00e8cle. L\u2019enceinte de Charles V a donc le sort de l\u2019enceinte de \nPhilippe -Auguste. D\u00e8s la fin du quinzi\u00e8me si\u00e8cle, elle est \nenjamb\u00e9e, d\u00e9pass\u00e9e, et le faubourg court plus loin. Au seizi\u00e8me, \n218il semble qu\u2019elle recule \u00e0 vue d\u2019\u0153il et s\u2019enfonce de plus en plus \ndans la vieille ville, tant une vil le neuve s\u2019\u00e9paissit d\u00e9j\u00e0 au dehors. \nAinsi, d\u00e8s le quinzi\u00e8me si\u00e8cle, pour nous arr\u00ea - ter l\u00e0, Paris avait \nd\u00e9j\u00e0 us\u00e9 les trois cercles concentriques de murailles qui, du \ntemps de Julien l\u2019Apostat, \u00e9taient, pour ainsi dire, en germe \ndans le Grand -Ch\u00e2telet et le Petit -Ch\u00e2telet. La \n \npuissante ville avait fait craquer successivement ses quatre \nceintures de murs, comme un enfant qui grandit et qui cr\u00e8ve ses \nv\u00eatements de l\u2019an pass\u00e9. Sous Louis XI, on voyait, par places, \npercer, dans cette mer de maisons, quelques gr oupes de tours \nen ruine des anciennes enceintes, comme les pitons des collines \ndans une inondation, comme des archipels du vieux Paris \nsubmerg\u00e9 sous le nouveau. \n \nDepuis lors, Paris s\u2019est encore transform\u00e9, malheureuse - ment \npour nos yeux ; mais il n\u2019a fran chi qu\u2019une enceinte de plus, celle \nde Louis XV, ce mis\u00e9rable mur de boue et de cra - chat, digne du \nroi qui l\u2019a b\u00e2ti, digne du po\u00e8te qui l\u2019a chant\u00e9 : \n \nLe mur murant Paris rend Paris murmurant. \n \nAu quinzi\u00e8me si\u00e8cle, Paris \u00e9tait encore divis\u00e9 en trois villes tout \n\u00e0 fait distinctes et s\u00e9par\u00e9es, ayant chacune leur physiono - mie, \n219leur sp\u00e9cialit\u00e9, leurs m\u0153urs, leurs coutumes, leurs privi - l\u00e8ges, \nleur histoire : la Cit\u00e9, l\u2019Universit\u00e9, la Ville. La Cit\u00e9, qui occupait \nl\u2019\u00eele, \u00e9tait la plus ancienne, la moindre, et la m\u00e8re des deux \nautres, resserr\u00e9e entre elles, qu\u2019on nous passe la compa - raison, \ncomme une petite vieille entre deux grandes belles filles. \nL\u2019Universit\u00e9 couvrait la rive gauche de la Seine, depuis la \nTournelle jusqu\u2019\u00e0 la tour de Nesle, points qui correspond ent \ndans le Paris d\u2019aujourd\u2019hui l\u2019un \u00e0 la Halle aux vins, l\u2019autre \u00e0 la \nMonnaie. Son enceinte \u00e9chancrait assez largement cette cam - \npagne o\u00f9 Julien avait b\u00e2ti ses thermes. La montagne de Sainte - \nGenevi\u00e8ve y \u00e9tait renferm\u00e9e. Le point culminant de cette courb e \nde murailles \u00e9tait la porte Papale, c\u2019est -\u00e0-dire \u00e0 peu pr\u00e8s \nl\u2019emplacement actuel du Panth\u00e9on. La Ville, qui \u00e9tait le plus \ngrand des trois morceaux de Paris, avait la rive droite. Son quai, \nrompu toutefois ou interrompu en plusieurs endroits, cou - rait le \nlong de la Seine, de la tour de Billy \u00e0 la tour du Bois, c\u2019est -\u00e0-dire \nde l\u2019endroit o\u00f9 est aujourd\u2019hui le Grenier d\u2019abondance \u00e0 l\u2019endroit \no\u00f9 sont aujourd\u2019hui les Tuileries. Ces quatre points o\u00f9 la Seine \ncoupait l\u2019enceinte de la capitale, la Tournelle et la tour de Nesle \n\u00e0 gauche, la tour de Billy et la tour du Bois \u00e0 droite, s\u2019appelaient \npar excellence les quatre tours de Paris. La Ville entrait dans les \nterres plus profond\u00e9ment encore que l\u2019Universit\u00e9. Le point \nculminant de la cl\u00f4ture de la Ville (celle de Charles V) \u00e9tait aux \nportes Saint -Denis et Saint -Martin dont l\u2019emplacement n\u2019a pas \nchang\u00e9. \n \n220Comme nous venons de le dire, chacune de ces trois grandes \ndivisions de Paris \u00e9tait une ville, mais une ville trop sp\u00e9ciale \npour \u00eatre compl\u00e8te, une ville qui ne p ouvait se passer des deux \nautres. Aussi trois aspects parfaitement \u00e0 part. Dans la Cit\u00e9 \nabondaient les \u00e9glises, dans la Ville les palais, dans l\u2019Universit\u00e9 \nles coll\u00e8ges. Pour n\u00e9gliger ici les originalit\u00e9s secon - daires du \nvieux Paris et les caprices du dro it de voirie, nous dirons, d\u2019un \npoint de vue g\u00e9n\u00e9ral, en ne prenant que les en - sembles et les \nmasses dans le chaos des juridictions commu - nales, que l\u2019\u00eele \n\u00e9tait \u00e0 l\u2019\u00e9v\u00eaque, la rive droite au pr\u00e9v\u00f4t des marchands, la rive \ngauche au recteur. Le pr\u00e9v\u00f4t de P aris, offi - cier royal et non \nmunicipal, sur le tout. La Cit\u00e9 avait Notre - Dame, la Ville le \nLouvre et l\u2019H\u00f4tel de Ville, l\u2019Universit\u00e9 la Sor - bonne. La Ville avait \nles Halles, la Cit\u00e9 l\u2019H\u00f4tel -Dieu, l\u2019Universit\u00e9 le Pr\u00e9 -aux-Clercs. Le \nd\u00e9lit que les \u00e9coliers commettaient sur la rive gauche, dans leur \nPr\u00e9-aux-Clercs, on le jugeait dans l\u2019\u00eele, au Palais de Justice, et \non le punissait sur la rive droite, \u00e0 Mont - faucon. \u00c0 moins que le \nrecteur, sentant l\u2019Universit\u00e9 forte et le roi faible, n\u2019interv\u00eent ; car \nc\u2019\u00e9tait un privil\u00e8ge des \u00e9coliers d\u2019\u00eatre pendus chez eux. \n \n(La plupart de ces privil\u00e8ges, pour le noter en passant, et il y en \navait de meilleurs que celui -ci, avaient \u00e9t\u00e9 extorqu\u00e9s aux rois \npar r\u00e9voltes et mutineries. C\u2019est la marche imm\u00e9moriale. Le roi \nne l\u00e2che que quand le peuple arrache, il y a une vieille cha rte \nqui dit la chose na\u00efvement, \u00e0 propos de fid\u00e9lit\u00e9 : Civibus fidelitas \n221in reges, qu\u00e6 famen aliquoties seditionibus interrupta, multa \npeperit privilegia.) \n \nAu quinzi\u00e8me si\u00e8cle, la Seine baignait cinq \u00eeles dans l\u2019enceinte \nde Paris : l\u2019\u00eele Louviers, o\u00f9 il y avait alors des arbres et o\u00f9 il n\u2019y a \nplus que du bois ; l\u2019\u00eele aux Vaches et l\u2019\u00eele Notre - Dame, toutes \ndeux d\u00e9sertes, \u00e0 une masure pr\u00e8s, toutes deux fiefs de l\u2019\u00e9v\u00eaque \n(au dix -septi\u00e8me si\u00e8cle, de ces deux \u00eeles on en a fait une, qu\u2019on \na b\u00e2tie, et que nous a ppelons l\u2019\u00eele Saint - Louis) ; enfin la Cit\u00e9, et \n\u00e0 sa pointe l\u2019\u00eelot du passeur aux vaches qui s\u2019est ab\u00eem\u00e9 depuis \nsous le terre -plein du Pont -Neuf. La Cit\u00e9 alors avait cinq ponts ; \ntrois \u00e0 droite, le pont Notre -Dame et le Pont -au-Change, en \npierre, le Pont -aux-Meuniers, en bois ; deux \u00e0 gauche, le Petit -\nPont, en pierre, le Pont -Saint -Michel, en bois : tous charg\u00e9s de \nmaisons. L\u2019Universit\u00e9 avait six portes \n \nb\u00e2ties par Philippe -Auguste : c\u2019\u00e9taient, \u00e0 partir de la Tournelle, \nla porte Saint -Victor, la porte Bor delle, la porte Papale, la porte \nSaint -Jacques, la porte Saint -Michel, la porte Saint -Germain. La \nVille avait six portes b\u00e2ties par Charles V ; c\u2019\u00e9taient, \u00e0 partir de \nla tour de Billy, la porte Saint -Antoine, la porte du Temple, la \nporte Saint -Martin, la p orte Saint -Denis, la porte Montmartre, la \nporte Saint -Honor\u00e9. Toutes ces portes \u00e9taient fortes, et belles \naussi, ce qui ne g\u00e2te pas la force. Un foss\u00e9 large, pro - fond, \u00e0 \ncourant vif dans les crues d\u2019hiver, lavait le pied des mu - railles \n222tout autour de Pa ris ; la Seine fournissait l\u2019eau. La nuit on \nfermait les portes, on barrait la rivi\u00e8re aux deux bouts de la ville \navec de grosses cha\u00eenes de fer, et Paris dormait tranquille. \n \nVus \u00e0 vol d\u2019oiseau, ces trois bourgs, la Cit\u00e9, l\u2019Universit\u00e9, la Ville, \npr\u00e9sentai ent chacun \u00e0 l\u2019\u0153il un tricot inextricable de rues \nbizarrement brouill\u00e9es. Cependant, au premier aspect, on re - \nconnaissait que ces trois fragments de cit\u00e9 formaient un seul \ncorps. On voyait tout de suite deux longues rues parall\u00e8les sans \nrupture, sans pert urbation, presque en ligne droite, qui traver - \nsaient \u00e0 la fois les trois villes d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre, du midi au \nnord, perpendiculairement \u00e0 la Seine, les liaient, les m\u00ealaient, \ninfusaient, versaient, transvasaient sans rel\u00e2che le peuple de \nl\u2019une dans les murs de l\u2019autre, et des trois n\u2019en faisaient qu\u2019une. \nLa premi\u00e8re de ces deux rues allait de la porte Saint - Jacques \u00e0 \nla porte Saint -Martin ; elle s\u2019appelait rue Saint - Jacques dans \nl\u2019Universit\u00e9, rue de la Juiverie dans la Cit\u00e9, rue Saint -Martin \ndans la Vi lle ; elle passait l\u2019eau deux fois sous le nom de Petit -\nPont et de pont Notre -Dame. La seconde, qui s\u2019appelait rue de \nla Harpe sur la rive gauche, rue de la Barillerie dans l\u2019\u00eele, rue \nSaint -Denis sur la rive droite, pont Saint -Michel sur un bras de la \nSeine, Pont -au-Change sur l\u2019autre, allait de la porte Saint -Michel \ndans l\u2019Universit\u00e9 \u00e0 la porte Saint -Denis dans la Ville. Du reste, \nsous tant de noms divers, ce n\u2019\u00e9taient tou - jours que deux rues, \nmais les deux rues m\u00e8res, les deux rues g\u00e9n\u00e9ratrices, les deux \n223art\u00e8res de Paris. Toutes les autres veines de la triple ville \nvenaient y puiser o\u00f9 s\u2019y d\u00e9gorger. \n \nInd\u00e9pendamment de ces deux rues principales, diam\u00e9 - trales, \nper\u00e7ant Paris de part en part dans sa largeur, communes \u00e0 la \ncapitale enti\u00e8re, la Ville et l\u2019Univ ersit\u00e9 avaient chacune leur \ngrande rue particuli\u00e8re, qui courait dans le sens de leur lon - \ngueur, parall\u00e8lement \u00e0 la Seine, et en passant coupait \u00e0 angle \n \ndroit les deux rues art\u00e9rielles. Ainsi dans la Ville on descendait \nen droite ligne de la porte Saint -Antoine \u00e0 la porte Saint - \nHonor\u00e9 ; dans l\u2019Universit\u00e9, de la porte Saint -Victor \u00e0 la porte \nSaint -Germain. Ces deux grandes voies, crois\u00e9es avec les deux \npremi\u00e8res, formaient le canevas sur lequel reposait, nou\u00e9 et \nserr\u00e9 en tous sens, le r\u00e9seau d\u00e9dal\u00e9en des rues de Paris. Dans le \ndessin inintelligible de ce r\u00e9seau on distinguait en outre, en \nexaminant avec attention, comme deux gerbes \u00e9largies l\u2019une \ndans l\u2019Universit\u00e9, l\u2019autre dans la Ville, deux trousseaux de \ngrosses rues qui allaient s\u2019\u00e9panouissant des pont s aux portes. \n \nQuelque chose de ce plan g\u00e9om\u00e9tral subsiste encore au - \njourd\u2019hui. \n \n224Maintenant, sous quel aspect cet ensemble se pr\u00e9sentait -il vu \ndu haut des tours de Notre -Dame, en 1482 ? C\u2019est ce que nous \nallons t\u00e2cher de dire. \n \nPour le spectateur qui arri vait essouffl\u00e9 sur ce fa\u00eete, c\u2019\u00e9tait \nd\u2019abord un \u00e9blouissement de toits, de chemin\u00e9es, de rues, de \nponts, de places, de fl\u00e8ches, de clochers. Tout vous prenait aux \nyeux \u00e0 la fois, le pignon taill\u00e9, la toiture aigu\u00eb, la tourelle sus - \npendue aux angles des mu rs, la pyramide de pierre du onzi\u00e8me \nsi\u00e8cle, l\u2019ob\u00e9lisque d\u2019ardoise du quinzi\u00e8me, la tour ronde et nue \ndu donjon, la tour carr\u00e9e et brod\u00e9e de l\u2019\u00e9glise, le grand, le pe - \ntit, le massif, l\u2019a\u00e9rien. Le regard se perdait longtemps \u00e0 toute \nprofondeur dans ce laby rinthe, o\u00f9 il n\u2019y avait rien qui n\u2019e\u00fbt son \noriginalit\u00e9, sa raison, son g\u00e9nie, sa beaut\u00e9, rien qui ne v\u00eent de \nl\u2019art, depuis la moindre maison \u00e0 devanture peinte et sculpt\u00e9e, \u00e0 \ncharpente ext\u00e9rieure, \u00e0 porte surbaiss\u00e9e, \u00e0 \u00e9tages en sur - \nplomb, jusqu\u2019au royal Louvre, qui avait alors une colonnade de \ntours. Mais voici les principales masses qu\u2019on distinguait lors - \nque l\u2019\u0153il commen\u00e7ait \u00e0 se faire \u00e0 ce tumulte d\u2019\u00e9difices. \n \nD\u2019abord la Cit\u00e9. L\u2019\u00eele de la Cit\u00e9, comme dit Sauval, qui \u00e0 travers \nson fatras a quelquefois de ces bonnes fortunes de style, l\u2019\u00eele de \nla Cit\u00e9 est faite comme un grand navire enfonc\u00e9 dans la vase et \n\u00e9chou\u00e9 au fil de l\u2019eau vers le milieu de la Seine. Nous venons \nd\u2019expliquer qu\u2019au quinzi\u00e8me si\u00e8cle ce navire \u00e9tait amarr\u00e9 aux \n225deux rives du fleuve par cinq ponts. Cette forme de vaisseau \navait aussi frapp\u00e9 les scribes h\u00e9raldiques ; car c\u2019est de l\u00e0, et non \ndu si\u00e8ge des normands, que vient, selon Favyn et \n \nPasquier, le navire qui blasonne le vieil \u00e9cusson de Paris. Pour \nqui sait le d\u00e9chiffrer, le blason e st une alg\u00e8bre, le blason est une \nlangue. L\u2019histoire enti\u00e8re de la seconde moiti\u00e9 du moyen \u00e2ge est \n\u00e9crite dans le blason, comme l\u2019histoire de la premi\u00e8re moiti\u00e9 \ndans le symbolisme des \u00e9glises romanes. Ce sont les \nhi\u00e9roglyphes de la f\u00e9odalit\u00e9 apr\u00e8s ceux de la th\u00e9ocratie. \n \nLa Cit\u00e9 donc s\u2019offrait d\u2019abord aux yeux avec sa poupe au levant \net sa proue au couchant. Tourn\u00e9 vers la proue, on avait devant \nsoi un innombrable troupeau de vieux toits sur lesquels \ns\u2019arrondissait largement le chevet plomb\u00e9 de la Sainte - \nChapelle, pareil \u00e0 une croupe d\u2019\u00e9l\u00e9phant charg\u00e9e de sa tour. \nSeulement, ici, cette tour \u00e9tait la fl\u00e8che la plus hardie, la plus \nouvr\u00e9e, la plus menuis\u00e9e, la plus d\u00e9chiquet\u00e9e qui ait jamais \nlaiss\u00e9 voir le ciel \u00e0 travers son c\u00f4ne de dentelle. Devant Notre - \nDame, au plus pr\u00e8s, trois rues se d\u00e9gorgeaient dans le parvis, \nbelle place \u00e0 vieilles maisons. Sur le c\u00f4t\u00e9 sud de cette place se \npenchait la fa\u00e7ade rid\u00e9e et rechign\u00e9e de l\u2019H\u00f4tel -Dieu et son toit \nqui semble couvert de pustules et de verrues. Puis, \u00e0 droite, \u00e0 \ngauche, \u00e0 l\u2019orient, \u00e0 l\u2019occident, dans cette enceinte si \u00e9troite \npourtant de la Cit\u00e9 se dressaient les clochers de ses vingt -une \n226\u00e9glises, de toute date, de toute forme, de toute grandeur, de - \npuis la basse et vermoulue campanule romane de Saint -Denys - \ndu-Pas, carcer Glaucini, jusqu\u2019aux fines aiguilles de Saint - \nPierre -aux-B\u0153ufs et de Saint -Landry. Derri\u00e8re Notre -Dame se \nd\u00e9roulaient, au nord, le clo\u00eetre avec ses galeries gothiques ; au \nsud, le palais demi -roman de l\u2019\u00e9v\u00eaque ; au levant, la pointe \nd\u00e9serte du Terrain. Dans cet entassement de maisons l\u2019\u0153il dis - \ntinguait encore, \u00e0 ces hautes mitres de pierre perc\u00e9es \u00e0 jour qui \ncouronnaient alors sur le toit m\u00eame les fen\u00eatres les plus \u00e9lev\u00e9es \ndes palais, l\u2019H\u00f4tel donn\u00e9 par la ville, sous Charles VI, \u00e0 Juv\u00e9nal \ndes Ursins ; un peu plus loin, les baraques goudron - n\u00e9es du \nMarch\u00e9 -Palus ; ailleurs encore l\u2019abside neuve de Saint - \nGermain -le-Vieux, rallong\u00e9e en 1458 avec un bout de la rue aux \nFebves ; et puis, par places, un carrefour encombr\u00e9 de peuple, \nun pilori dress\u00e9 \u00e0 un coin de rue, un beau morceau de pav\u00e9 de \nPhilippe -Auguste, magnifique dallage ray\u00e9 pour les pieds des \nchevaux au milieu de la voie et si mal remplac\u00e9 au seizi\u00e8me \nsi\u00e8cle par le mis\u00e9rable cailloutage dit pav\u00e9 de la Ligue, une \narri\u00e8re -cour d\u00e9serte avec un e de ces diaphanes tourelles de \nl\u2019escalier comme on en faisait au quinzi\u00e8me si\u00e8cle, comme on \nen voit encore une rue des Bourdonnais. Enfin, \u00e0 droite de la \n \nSainte -Chapelle, vers le couchant, le Palais de Justice asseyait \nau bord de l\u2019eau son groupe de to urs. Les futaies des jardins du \nroi, qui couvraient la pointe occidentale de la Cit\u00e9, masquaient \nl\u2019\u00eelot du passeur. Quant \u00e0 l\u2019eau, du haut des tours de Notre - \n227Dame, on ne la voyait gu\u00e8re des deux c\u00f4t\u00e9s de la Cit\u00e9. La Seine \ndisparaissait sous les ponts, les ponts sous les maisons. \n \nEt quand le regard passait ces ponts, dont les toits verdis - \nsaient \u00e0 l\u2019\u0153il, moisis avant l\u2019\u00e2ge par les vapeurs de l\u2019eau, s\u2019il se \ndirigeait \u00e0 gauche vers l\u2019Universit\u00e9, le premier \u00e9difice qui le \nfrappait, c\u2019\u00e9tait une grosse et bass e gerbe de tours, le Petit - \nCh\u00e2telet, dont le porche b\u00e9ant d\u00e9vorait le bout du Petit -Pont, \npuis, si votre vue parcourait la vue du levant au couchant, de la \nTournelle \u00e0 la tour de Nesle c\u2019\u00e9tait un long cordon de maisons \u00e0 \nsolives sculpt\u00e9es, \u00e0 vitres de cou leur, surplombant d\u2019\u00e9tage en \n\u00e9tage sur le pav\u00e9 un interminable zigzag de pignons bourgeois, \ncoup\u00e9 fr\u00e9quemment par la bouche d\u2019une rue, et de temps en \ntemps aussi par la face ou par le coude d\u2019un grand h\u00f4tel de \npierre, se carrant \u00e0 son aise, cours et jardin s, ailes et corps de \nlogis, parmi cette populace de maisons serr\u00e9es et \u00e9triqu\u00e9es, \ncomme un grand seigneur dans un tas de manants, il y avait \ncinq ou six de ces h\u00f4tels sur le quai, depuis le logis de Lorraine \nqui partageait avec les Bernardins le grand encl os voisin de la \nTournelle, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019h\u00f4tel de Nesle, dont la tour principale bor - \nnait Paris, et dont les toits pointus \u00e9taient en possession pen - \ndant trois mois de l\u2019ann\u00e9e d\u2019\u00e9chancrer de leurs triangles noirs le \ndisque \u00e9carlate du soleil couchant. \n \n228Ce c\u00f4 t\u00e9 de la Seine du reste \u00e9tait le moins marchand des deux, \nles \u00e9coliers y faisaient plus de bruit et de foule que les artisans, \net il n\u2019y avait, \u00e0 proprement parler, de quai que du pont Saint -\nMichel \u00e0 la tour de Nesle. Le reste du bord de la Seine \u00e9tait \ntant\u00f4t une gr\u00e8ve nue, comme au del\u00e0 des Bernar - dins, tant\u00f4t \nun entassement de maisons qui avaient le pied dans l\u2019eau, \ncomme entre les deux ponts. Il y avait grand va - carme de \nblanchisseuses, elles criaient, parlaient, chantaient du matin au \nsoir le long du bord, et y battaient fort le linge, comme de nos \njours. Ce n\u2019est pas la moindre gaiet\u00e9 de Paris. \n \nL\u2019Universit\u00e9 faisait un bloc \u00e0 l\u2019\u0153il. D\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre c\u2019\u00e9tait un \ntout homog\u00e8ne et compact. Ces mille toits, drus, an - guleux, \nadh\u00e9rents, compos\u00e9s presque tous du m\u00eame \u00e9l\u00e9ment \n \ng\u00e9om\u00e9trique, offraient, vus de haut, l\u2019aspect d\u2019une cristallisa - \ntion de la m\u00eame substance. Le capricieux ravin des rues ne \ncoupait pas ce p\u00e2t\u00e9 de maisons en tranches trop disproportion - \nn\u00e9es. Les quarante -deux coll\u00e8ges y \u00e9taient diss\u00e9min\u00e9s d\u2019une \nmani\u00e8re assez \u00e9gale, et il y en avait partout ; les fa\u00eetes vari\u00e9s et \namusants de ces beaux \u00e9difices \u00e9taient le produit du m\u00eame art \nque les simples toits qu\u2019ils d\u00e9passaient, et n\u2019\u00e9taient en d\u00e9fi - \nnitive qu\u2019une multiplication au carr\u00e9 ou au cube de la m\u00eame \nfigure g\u00e9om\u00e9trique, ils compliquaient donc l\u2019ensemble sans le \ntroubler, le compl\u00e9taie nt sans le charger. La g\u00e9om\u00e9trie est une \n229harmonie. Quelques beaux h\u00f4tels faisaient aussi \u00e7\u00e0 et l\u00e0 de \nmagnifiques saillies sur les greniers pittoresques de la rive \ngauche, le logis de Nevers, le logis de Rome, le logis de Reims \nqui ont disparu ; l\u2019h\u00f4tel de Cluny, qui subsiste encore pour la \nconsolation de l\u2019artiste, et dont on a si b\u00eatement d\u00e9couronn\u00e9 la \ntour il y a quelques ann\u00e9es. Pr\u00e8s de Cluny, ce palais romain, \u00e0 \nbelles arches cintr\u00e9es, c\u2019\u00e9taient les Thermes de Julien. Il y avait \naussi force abbayes d\u2019un e beaut\u00e9 plus d\u00e9vote, d\u2019une grandeur \nplus grave que les h\u00f4tels, mais non moins belles, non moins \ngrandes. Celles qui \u00e9veillaient d\u2019abord l\u2019\u0153il, c\u2019\u00e9taient les Ber - \nnardins avec leurs trois clochers ; Sainte -Genevi\u00e8ve, dont la tour \ncarr\u00e9e, qui existe encore, fait tant regretter le reste ; la \nSorbonne, moiti\u00e9 coll\u00e8ge, moiti\u00e9 monast\u00e8re dont il survit une si \nadmirable nef, le beau clo\u00eetre quadrilat\u00e9ral des Mathurins ; son \nvoisin le clo\u00eetre de Saint -Beno\u00eet, dans les murs duquel on a eu le \ntemps de b\u00e2cler un th\u00e9\u00e2t re entre la septi\u00e8me et la huiti\u00e8me \n\u00e9dition de ce livre ; les Cordeliers, avec leurs trois \u00e9normes pi - \ngnons juxtapos\u00e9s ; les Augustins, dont la gracieuse aiguille fai - \nsait, apr\u00e8s la tour de Nesle, la deuxi\u00e8me dentelure de ce c\u00f4t\u00e9 de \nParis, \u00e0 partir de l\u2019 occident. Les coll\u00e8ges, qui sont en effet \nl\u2019anneau interm\u00e9diaire du clo\u00eetre au monde, tenaient le milieu \ndans la s\u00e9rie monumentale entre les h\u00f4tels et les abbayes, avec \nune s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 pleine d\u2019\u00e9l\u00e9gance, une sculpture moins \u00e9vapor\u00e9e \nque les palais, une archit ecture moins s\u00e9rieuse que les cou - \nvents. Il ne reste malheureusement presque rien de ces mo - \nnuments o\u00f9 l\u2019art gothique entrecoupait avec tant de pr\u00e9cision la \nrichesse et l\u2019\u00e9conomie. Les \u00e9glises (et elles \u00e9taient nombreuses \n230et splendides dans l\u2019Universit\u00e9, et elles s\u2019\u00e9chelonnaient l\u00e0 aussi \ndans tous les \u00e2ges de l\u2019architecture depuis les pleins cintres de \nSaint -Julien jusqu\u2019aux ogives de Saint -S\u00e9verin), les \u00e9glises do - \nminaient le tout, et, comme une harmonie de plus dans cette \nmasse d\u2019harmonie, elles per\u00e7ai ent \u00e0 chaque instant la d\u00e9cou - \n \npure multiple des pignons de fl\u00e8ches taillad\u00e9es, de clochers \u00e0 \njour, d\u2019aiguilles d\u00e9li\u00e9es dont la ligne n\u2019\u00e9tait aussi qu\u2019une magni - \nfique exag\u00e9ration de l\u2019angle aigu des toits. \n \nLe sol de l\u2019Universit\u00e9 \u00e9tait montueux. La mont agne Sainte - \nGenevi\u00e8ve y faisait au sud -est une ampoule \u00e9norme, et c\u2019\u00e9tait \nune chose \u00e0 voir du haut de Notre -Dame que cette foule de \nrues \u00e9troites et tortues (aujourd\u2019hui le pays latin), ces grappes \nde maisons qui, r\u00e9pandues en tous sens du sommet de cette \n\u00e9minence, se pr\u00e9cipitaient en d\u00e9sordre et presque \u00e0 pic sur ses \nflancs jusqu\u2019au bord de l\u2019eau, ayant l\u2019air, les unes de tomber, les \nautres de regrimper, toutes de se retenir les unes aux autres. Un \nflux continuel de mille points noirs qui s\u2019entrecroisaien t sur le \npav\u00e9 faisait tout remuer aux yeux. C\u2019\u00e9tait le peuple, vu ainsi de \nhaut et de loin. \n \nEnfin, dans les intervalles de ces toits, de ces fl\u00e8ches, de ces \naccidents d\u2019\u00e9difices sans nombre qui pliaient, tordaient et \ndentelaient d\u2019une mani\u00e8re si bizarre l a ligne extr\u00eame de \n231l\u2019Universit\u00e9, on entrevoyait, d\u2019espace en espace, un gros pan de \nmur moussu, une \u00e9paisse tour ronde, une porte de ville cr\u00e9ne - \nl\u00e9e, figurant la forteresse : c\u2019\u00e9tait la cl\u00f4ture de Philippe - \nAuguste. Au del\u00e0 verdoyaient les pr\u00e9s, au del\u00e0 s \u2019enfuyaient les \nroutes, le long desquelles tra\u00eenaient encore quelques maisons de \nfaubourg, d\u2019autant plus rares qu\u2019elles s\u2019\u00e9loignaient plus. \nQuelques -uns de ces faubourgs avaient de l\u2019importance. C\u2019\u00e9tait \nd\u2019abord, \u00e0 partir de la Tournelle, le bourg Saint -Victor, avec son \npont d\u2019une arche sur la Bi\u00e8vre, son abbaye, o\u00f9 on lisait \nl\u2019\u00e9pitaphe de Louis le Gros, epitaphium Ludovici Grossi, et son \n\u00e9glise \u00e0 fl\u00e8che octogone flanqu\u00e9e de quatre clochetons du on - \nzi\u00e8me si\u00e8cle (on en peut voir une pareille \u00e0 \u00c9tampes ; elle n\u2019est \npas encore abattue) ; puis le bourg Saint -Marceau, qui avait \nd\u00e9j\u00e0 trois \u00e9glises et un couvent. Puis, en laissant \u00e0 gauche le \nmoulin des Gobelins et ses quatre murs blancs, c\u2019\u00e9tait le fau - \nbourg Saint -Jacques avec la belle croix sculpt\u00e9e de son carre - \nfour, l\u2019\u00e9glise de Saint -Jacques du Haut -Pas, qui \u00e9tait alors go - \nthique, pointue et charmante, Saint -Magloire, belle nef du qua - \ntorzi\u00e8me si\u00e8cle, dont Napol\u00e9on fit un grenier \u00e0 foin, Notre - \nDame -des-Champs o\u00f9 il y avait des mosa\u00efques byzantines. En - \nfin, apr\u00e8s avoir laiss\u00e9 en plein champ le monast\u00e8re des Char - \ntreux, riche \u00e9difice contemporain du Palais de Justice, avec ses \npetits jardins \u00e0 compartiments et les ruines mal hant\u00e9es de \n \nVauvert, l\u2019\u0153il tombait \u00e0 l\u2019occident sur les trois aiguilles romanes \nde Saint -Germain -des-Pr\u00e9s. Le bourg Saint -Germain, d\u00e9j\u00e0 une \n232grosse commune, faisait quinze ou vingt rues derri\u00e8re. Le clo - \ncher aigu de Saint -Sulpice marquait un des coins du bourg. Tout \n\u00e0 c\u00f4t\u00e9 on distinguait l\u2019enceinte quadrilat\u00e9rale de la foire Saint -\nGermain, o\u00f9 est aujourd\u2019hui le march\u00e9 ; puis le pilori de l\u2019abb\u00e9, \njolie petite tour ronde bien coiff\u00e9e d\u2019un c\u00f4ne de plomb. La \ntuilerie \u00e9tait plus loin, et la rue du Four, qui menait au four \nbanal, et le moulin sur sa butte, et la maladrerie, maisonnette \nisol\u00e9e e t mal vue. Mais ce qui attirait surtout le regard, et le \nfixait longtemps sur ce point, c\u2019\u00e9tait l\u2019abbaye elle -m\u00eame. Il est \ncertain que ce monast\u00e8re, qui avait une grande mine et comme \n\u00e9glise et comme seigneurie, ce palais abbatial, o\u00f9 les \u00e9v\u00eaques \nde Paris s\u2019estimaient heureux de coucher une nuit, ce r\u00e9fectoire \nauquel l\u2019architecte avait donn\u00e9 l\u2019air, la beaut\u00e9 et la splendide \nrosace d\u2019une cath\u00e9drale, cette \u00e9l\u00e9gante chapelle de la Vierge, \nce dortoir monumental, ces vastes jardins, cette herse, ce pont -\nlevis, c ette enveloppe de cr\u00e9neaux qui entaillait aux yeux la \nverdure des pr\u00e9s d\u2019alentour, ces cours o\u00f9 reluisaient des \nhommes d\u2019armes m\u00eal\u00e9s \u00e0 des chapes d\u2019or, le tout group\u00e9 et \nralli\u00e9 autour des trois hautes fl\u00e8ches \u00e0 plein cintre bien assises \nsur une abside goth ique, faisaient une magnifique figure \u00e0 \nl\u2019horizon. \n \nQuand enfin, apr\u00e8s avoir longtemps consid\u00e9r\u00e9 l\u2019Universit\u00e9, vous \nvous tourniez vers la rive droite, vers la Ville, le spectacle \nchangeait brusquement de caract\u00e8re. La Ville, en effet, beau - \ncoup plus grand e que l\u2019Universit\u00e9, \u00e9tait aussi moins une. Au \n233premier aspect, on la voyait se diviser en plusieurs masses sin - \nguli\u00e8rement distinctes. D\u2019abord, au levant, dans cette partie de \nla Ville qui re\u00e7oit encore aujourd\u2019hui son nom du marais o\u00f9 Ca - \nmulog\u00e8ne embourb a C\u00e9sar, c\u2019\u00e9tait un entassement de palais. \nLe p\u00e2t\u00e9 venait jusqu\u2019au bord de l\u2019eau. Quatre h\u00f4tels presque \nadh\u00e9rents, Jouy, Sens, Barbeau, le logis de la Reine, miraient \ndans la Seine leurs combles d\u2019ardoise coup\u00e9s de sveltes tou - \nrelles. Ces quatre \u00e9difices emplissaient l\u2019espace de la rue des \nNonaindi\u00e8res \u00e0 l\u2019abbaye des C\u00e9lestins, dont l\u2019aiguille relevait \ngracieusement leur ligne de pignons et de cr\u00e9neaux. Quelques \nmasures verd\u00e2tres pench\u00e9es sur l\u2019eau devant ces somptueux \nh\u00f4tels n\u2019emp\u00eachaient pas de voir les beaux angles de leurs fa - \n\u00e7ades, leurs larges fen\u00eatres carr\u00e9es \u00e0 crois\u00e9es de pierre, leurs \nporches ogives surcharg\u00e9s de statues, les vives ar\u00eates de leurs \n \nmurs toujours nettement coup\u00e9s, et tous ces charmants ha - \nsards d\u2019architecture qui font que l\u2019art gothique a l\u2019air de re - \ncommencer ses combinaisons \u00e0 chaque monument. Derri\u00e8re ces \npalais, courait dans toutes les directions, tant\u00f4t refendue, \npalissad\u00e9e et cr\u00e9nel\u00e9e comme une citadelle, tant\u00f4t voil\u00e9e de \ngrands arbres comme une chartreuse, l\u2019enceinte imme nse et \nmultiforme de ce miraculeux h\u00f4tel de Saint -Pol, o\u00f9 le roi de \nFrance avait de quoi loger superbement vingt -deux princes de \nla qualit\u00e9 du Dauphin et du duc de Bourgogne avec leurs do - \nmestiques et leurs suites, sans compter les grands seigneurs, et \nl\u2019empereur quand il venait voir Paris, et les lions, qui avaient leur \n234h\u00f4tel \u00e0 part dans l\u2019h\u00f4tel royal. Disons ici qu\u2019un apparte - ment de \nprince ne se composait pas alors de moins de onze salles, \ndepuis la chambre de parade jusqu\u2019au priez -Dieu, sans parler \ndes galeries, des bains, des \u00e9tuves et autres \u00ab lieux su - perflus \u00bb \ndont chaque appartement \u00e9tait pourvu ; sans parler des jardins \nparticuliers de chaque h\u00f4te du roi ; sans parler des cuisines, des \ncelliers, des offices, des r\u00e9fectoires g\u00e9n\u00e9raux de la maison ; des \nbasses -cours o\u00f9 il y avait vingt -deux laboratoires g\u00e9n\u00e9raux \ndepuis la fourille jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9chansonnerie ; des jeux de mille \nsortes, le mail, la paume, la bague ; des voli\u00e8res, des \npoissonneries, des m\u00e9nageries, des \u00e9curies, des \u00e9tables ; des \nbiblioth \u00e8ques, des arsenaux et des fonderies. Voil\u00e0 ce que \nc\u2019\u00e9tait alors qu\u2019un palais de roi, un Louvre, un h\u00f4tel Saint -Pol. \nUne cit\u00e9 dans la cit\u00e9. \n \nDe la tour o\u00f9 nous nous sommes plac\u00e9s, l\u2019h\u00f4tel Saint -Pol, \npresque \u00e0 demi cach\u00e9 par les quatre grands logis dont nou s \nvenons de parler, \u00e9tait encore fort consid\u00e9rable et fort merveil - \nleux \u00e0 voir. On y distinguait tr\u00e8s bien, quoique habilement sou - \nd\u00e9s au b\u00e2timent principal par de longues galeries \u00e0 vitraux et \u00e0 \ncolonnettes, les trois h\u00f4tels que Charles V avait amalgam\u00e9 s \u00e0 \nson palais, l\u2019h\u00f4tel du Petit -Muce, avec la balustrade en dentelle \nqui ourlait gracieusement son toit ; l\u2019h\u00f4tel de l\u2019abb\u00e9 de Saint - \nMaur, ayant le relief d\u2019un ch\u00e2teau fort, une grosse tour, des \nm\u00e2chicoulis, des meurtri\u00e8res, des moineaux de fer, et sur l a \nlarge porte saxonne l\u2019\u00e9cusson de l\u2019abb\u00e9 entre les deux entailles \n235du pont -levis ; l\u2019h\u00f4tel du comte d\u2019\u00c9tampes dont le donjon ruin\u00e9 \u00e0 \nson sommet s\u2019arrondissait aux yeux, \u00e9br\u00e9ch\u00e9 comme une cr\u00eate \nde coq ; \u00e7\u00e0 et l\u00e0, trois ou quatre vieux ch\u00eanes faisant touffe \nensemble comme d\u2019\u00e9normes choux -fleurs, des \u00e9bats de cygnes \ndans les claires eaux des viviers, toutes pliss\u00e9es \n \nd\u2019ombre et de lumi\u00e8re ; force cours dont on voyait des bouts \npittoresques ; l\u2019h\u00f4tel des Lions avec ses ogives basses sur de \ncourts piliers saxon s, ses herses de fer et son rugissement per - \np\u00e9tuel ; tout \u00e0 travers cet ensemble la fl\u00e8che \u00e9caill\u00e9e de l\u2019Ave \nMaria ; \u00e0 gauche, le logis du pr\u00e9v\u00f4t de Paris flanqu\u00e9 de quatre \ntourelles finement \u00e9vid\u00e9es ; au milieu, au fond, l\u2019h\u00f4tel Saint -Pol \nproprement dit avec ses fa\u00e7ades multipli\u00e9es, ses enrichisse - \nments successifs depuis Charles V, les excroissances hybrides \ndont la fantaisie des architectes l\u2019avait charg\u00e9 depuis deux \nsi\u00e8cles, avec toutes les absides de ses chapelles, tous les pi - \ngnons de ses galeries, mille girouettes aux quatre vents, et ses \ndeux hautes tours contigu\u00ebs dont le toit conique, entour\u00e9 de \ncr\u00e9neaux \u00e0 sa base, avait l\u2019air de ces chapeaux pointus dont le \nbord est relev\u00e9. \n \nEn continuant de monter les \u00e9tages de cet amphith\u00e9\u00e2tre de \npalais d\u00e9vel opp\u00e9 au loin sur le sol, apr\u00e8s avoir franchi un ravin \nprofond creus\u00e9 dans les toits de la Ville, lequel marquait le \npassage de la rue Saint -Antoine, l\u2019\u0153il, et nous nous bornons \n236toujours aux principaux monuments, arrivait au logis \nd\u2019Angoul\u00eame, vaste constru ction de plusieurs \u00e9poques o\u00f9 il y \navait des parties toutes neuves et tr\u00e8s blanches, qui ne se fon - \ndaient gu\u00e8re mieux dans l\u2019ensemble qu\u2019une pi\u00e8ce rouge \u00e0 un \npourpoint bleu. Cependant le toit singuli\u00e8rement aigu et \u00e9lev\u00e9 \ndu palais moderne, h\u00e9riss\u00e9 de gout ti\u00e8res cisel\u00e9es, couvert de \nlames de plomb o\u00f9 se roulaient en mille arabesques fantasques \nd\u2019\u00e9tincelantes incrustations de cuivre dor\u00e9, ce toit si curieuse - \nment damasquin\u00e9 s\u2019\u00e9lan\u00e7ait avec gr\u00e2ce du milieu des brunes \nruines de l\u2019ancien \u00e9difice, dont les viei lles grosses tours, bom - \nb\u00e9es par l\u2019\u00e2ge comme des futailles s\u2019affaissant sur elles -m\u00eames \nde v\u00e9tust\u00e9 et se d\u00e9chirant du haut en bas, ressemblaient \u00e0 de \ngros ventres d\u00e9boutonn\u00e9s. Derri\u00e8re, s\u2019\u00e9levait la for\u00eat d\u2019aiguilles \ndu palais des Tournelles. Pas de coup d\u2019\u0153il au monde, ni \u00e0 \nChambord, ni \u00e0 l\u2019Alhambra, plus magique, plus a\u00e9rien, plus \nprestigieux que cette futaie de fl\u00e8ches, de clochetons, de che - \nmin\u00e9es, de girouettes, de spirales, de vis, de lanternes trou\u00e9es \npar le jour qui semblaient frapp\u00e9es \u00e0 l\u2019emporte -pi\u00e8ce, de pavil - \nlons, de tourelles en fuseaux, ou, comme on disait alors, de \ntournelles, toutes diverses de formes, de hauteur et d\u2019attitude. \nOn e\u00fbt dit un gigantesque \u00e9chiquier de pierre. \n \n\u00c0 droite des Tournelles, cette botte d\u2019\u00e9normes tours d\u2019un noir \nd\u2019encre, entrant les unes dans les autres, et ficel\u00e9es pour ainsi \ndire par un foss\u00e9 circulaire, ce donjon beaucoup plus perc\u00e9 de \nmeurtri\u00e8res que de fen\u00eatres, ce pont -levis toujours dress\u00e9, cette \n237herse toujours tomb\u00e9e, c\u2019est la Bastille. Ces esp\u00e8ces de becs \nnoirs qui sortent d\u2019entre les cr\u00e9neaux, et que vous prenez de loin \npour des goutti\u00e8res, ce sont des canons. \n \nSous leur boulet, au pied du formidable \u00e9difice, voici la porte \nSaint -Antoine, enfouie entre ses deux tours. \n \nAu del\u00e0 des Tournelles, jusqu\u2019\u00e0 la m uraille de Charles V, se \nd\u00e9roulait avec de riches compartiments de verdure et de fleurs \nun tapis velout\u00e9 de cultures et de parcs royaux, au milieu des - \nquels on reconnaissait, \u00e0 son labyrinthe d\u2019arbres et d\u2019all\u00e9es, le \nfameux jardin D\u00e9dalus que Louis XI ava it donn\u00e9 \u00e0 Coictier. \nL\u2019observatoire du docteur s\u2019\u00e9levait au -dessus du d\u00e9dale comme \nune grosse colonne isol\u00e9e ayant une maisonnette pour chapi - \nteau, il s\u2019est fait dans cette officine de terribles astrologies. \n \nL\u00e0 est aujourd\u2019hui la place Royale. \n \nComme nous venons de le dire, le quartier de palais dont nous \navons t\u00e2ch\u00e9 de donner quelque id\u00e9e au lecteur, en n\u2019indiquant \nn\u00e9anmoins que les sommit\u00e9s, emplissait l\u2019angle que l\u2019enceinte \nde Charles V faisait avec la Sein e \u00e0 l\u2019orient. Le centre de la Ville \n\u00e9tait occup\u00e9 par un monceau de maisons \u00e0 peuple. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 en \neffet que se d\u00e9gorgeaient les trois ponts de la Cit\u00e9 sur la rive \n238droite, et les ponts font des maisons avant des pa - lais. Cet \namas d\u2019habitations bourgeoises , press\u00e9es comme les alv\u00e9oles \ndans la ruche, avait sa beaut\u00e9. Il en est des toits d\u2019une capitale \ncomme des vagues d\u2019une mer, cela est grand. D\u2019abord les rues, \ncrois\u00e9es et brouill\u00e9es, faisaient dans le bloc cent fi - gures \namusantes. Autour des Halles, c\u2019\u00e9ta it comme une \u00e9toile \u00e0 mille \nraies. Les rues Saint -Denis et Saint -Martin, avec leurs in - \nnombrables ramifications, montaient l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre comme \ndeux gros arbres qui m\u00ealent leurs branches. Et puis, des lignes \ntortues, les rues de la Pl\u00e2trerie, de la V errerie, de la Tixerande - \nrie, etc., serpentaient sur le tout. Il y avait aussi de beaux \u00e9di - \nfices qui per\u00e7aient l\u2019ondulation p\u00e9trifi\u00e9e de cette mer de pi - \ngnons. C\u2019\u00e9tait, \u00e0 la t\u00eate du Pont -aux-Changeurs derri\u00e8re lequel \non voyait mousser la Seine sous les roues du Pont -aux- \n \nMeuniers, c\u2019\u00e9tait le Ch\u00e2telet, non plus tour romaine comme sous \nJulien l\u2019Apostat, mais tour f\u00e9odale du treizi\u00e8me si\u00e8cle, et d\u2019une \npierre si dure que le pic en trois heures n\u2019en levait pas \nl\u2019\u00e9paisseur du poing. C\u2019\u00e9tait le riche clocher carr\u00e9 de Saint - \nJacques -de-la-Boucherie, avec ses angles tout \u00e9mouss\u00e9s de \nsculptures, d\u00e9j\u00e0 admirable, quoiqu\u2019il ne f\u00fbt pas achev\u00e9 au quin - \nzi\u00e8me si\u00e8cle. Il lui manquait en particulier ces quatre monstres \nqui, aujourd\u2019hui encore, perch\u00e9s aux encoignures de son toit, \nont l\u2019air de quatre sphinx qui donnent \u00e0 deviner au nouveau \nParis l\u2019\u00e9nigme de l\u2019ancien ; Rault, le sculpteur, ne les posa qu\u2019en \n1526, et il eut vingt francs pour sa peine. C\u2019\u00e9tait la Mai - son-aux-\n239Piliers, ouverte sur cette place de Gr\u00e8ve dont no us avons donn\u00e9 \nquelque id\u00e9e au lecteur. C\u2019\u00e9tait Saint -Gervais, qu\u2019un portail de \nbon go\u00fbt a g\u00e2t\u00e9 depuis ; Saint -M\u00e9ry dont les vieilles ogives \n\u00e9taient presque encore des pleins cintres ; Saint - Jean dont la \nmagnifique aiguille \u00e9tait proverbiale ; c\u2019\u00e9taient v ingt autres \nmonuments qui ne d\u00e9daignaient pas d\u2019enfouir leurs merveilles \ndans ce chaos de rues noires, \u00e9troites et profondes. Ajoutez les \ncroix de pierre sculpt\u00e9es plus prodigu\u00e9es encore dans les \ncarrefours que les gibets ; le cimeti\u00e8re des Innocents dont on \napercevait au loin par -dessus les toits l\u2019enceinte archi - tecturale \n; le pilori des Halles, dont on voyait le fa\u00eete entre deux \nchemin\u00e9es de la rue de la Cossonnerie ; l\u2019\u00e9chelle de la Croix - du-\nTrahoir dans son carrefour toujours noir de peuple ; les ma - \nsures circulaires de la Halle au bl\u00e9 ; les tron\u00e7ons de l\u2019ancienne \ncl\u00f4ture de Philippe -Auguste qu\u2019on distinguait \u00e7\u00e0 et l\u00e0, noy\u00e9s \ndans les maisons, tours rong\u00e9es de lierre, portes ruin\u00e9es, pans \nde murs croulants et d\u00e9form\u00e9s ; le quai avec ses mille bou - \ntiques et ses \u00e9corcheries saignantes ; la Seine charg\u00e9e de ba - \nteaux du Port -au-Foin au For -l\u2019\u00c9v\u00eaque ; et vous aurez une \nimage confuse de ce qu\u2019\u00e9tait en 1482 le trap\u00e8ze central de la \nVille. \n \nAvec ces deux quartiers, l\u2019un d\u2019h\u00f4tels, l\u2019autre de maisons, le \ntroisi\u00e8me \u00e9l\u00e9ment de l\u2019aspect qu\u2019offrait la Ville, c\u2019\u00e9tait une \nlongue zone d\u2019abbayes qui la bordait dans presque tout son \npourtour, du levant au couchant, et en arri\u00e8re de l\u2019enceinte de \n240fortifications qui fermait Paris lui faisait une seconde enceinte \nint\u00e9rieur e de couvents et de chapelles. Ainsi, imm\u00e9diatement \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 du parc des Tournelles, entre la rue Saint -Antoine et la \nvieille rue du Temple, il y avait Sainte -Catherine avec son im - \nmense culture, qui n\u2019\u00e9tait born\u00e9e que par la muraille de Paris. \n \nEntre la v ieille et la nouvelle rue du Temple, il y avait le Temple, \nsinistre faisceau de tours, haut, debout et isol\u00e9 au mi - lieu d\u2019un \nvaste enclos cr\u00e9nel\u00e9. Entre la rue Neuve -du-Temple et la rue \nSaint -Martin, c\u2019\u00e9tait l\u2019abbaye de Saint -Martin, au milieu de ses \njardins, superbe \u00e9glise fortifi\u00e9e, dont la ceinture de tours, dont \nla tiare de clochers, ne le c\u00e9daient en force et en splendeur qu\u2019\u00e0 \nSaint -Germain -des-Pr\u00e9s. Entre les deux rues Saint -Martin et \nSaint -Denis, se d\u00e9veloppait l\u2019enclos de la Trini - t\u00e9. Enfin, entre la \nrue Saint -Denis et la rue Montorgueil, les Filles -Dieu. \u00c0 c\u00f4t\u00e9, on \ndistinguait les toits pourris et l\u2019enceinte d\u00e9pav\u00e9e de la Cour des \nMiracles. C\u2019\u00e9tait le seul anneau profane qui se m\u00eal\u00e2t \u00e0 cette \nd\u00e9vote cha\u00eene de couvents. \n \nEnfin, le quatri\u00e8me comparti ment qui se dessinait de lui - m\u00eame \ndans l\u2019agglom\u00e9ration des toits de la rive droite, et qui occupait \nl\u2019angle occidental de la cl\u00f4ture et le bord de l\u2019eau en aval, c\u2019\u00e9tait \nun nouveau n\u0153ud de palais et d\u2019h\u00f4tels serr\u00e9s aux pieds du \nLouvre. Le vieux Louvre de Philippe -Auguste, cet \u00e9di - fice \nd\u00e9mesur\u00e9 dont la grosse tour ralliait vingt -trois ma\u00eetresses tours \n241autour d\u2019elle, sans compter les tourelles, semblait de loin \nench\u00e2ss\u00e9 dans les combles gothiques de l\u2019h\u00f4tel d\u2019Alen\u00e7on et du \nPetit -Bourbon. Cette hydre de tour s, gardienne g\u00e9ante de Paris, \navec ses vingt -quatre t\u00eates toujours dress\u00e9es, avec ses croupes \nmonstrueuses, plomb\u00e9es ou \u00e9caill\u00e9es d\u2019ardoises, et toutes ruis - \nselantes de reflets m\u00e9talliques, terminait d\u2019une mani\u00e8re surpre - \nnante la configuration de la Vill e au couchant. \n \nAinsi, un immense p\u00e2t\u00e9, ce que les Romains appelaient in - sula, \nde maisons bourgeoises, flanqu\u00e9 \u00e0 droite et \u00e0 gauche de deux \nblocs de palais couronn\u00e9s l\u2019un par le Louvre, l\u2019autre par les \nTournelles, bord\u00e9 au nord d\u2019une longue ceinture d\u2019abb ayes et \nd\u2019enclos cultiv\u00e9s, le tout amalgam\u00e9 et fondu au regard ; sur ces \nmille \u00e9difices, dont les toits de tuiles et d\u2019ardoises d\u00e9cou - paient \nles uns sur les autres tant de cha\u00eenes bizarres, les clo - chers \ntatou\u00e9s, gaufr\u00e9s et guilloch\u00e9s des quarante -quatre \u00e9glises de la \nrive droite ; des myriades de rues au travers ; pour limite d\u2019un \nc\u00f4t\u00e9 une cl\u00f4ture de hautes murailles \u00e0 tours carr\u00e9es (celle de \nl\u2019Universit\u00e9 \u00e9tait \u00e0 tours rondes) ; de l\u2019autre, la Seine cou - p\u00e9e \nde ponts et charriant force bateaux : voil\u00e0 la Ville au quin - \nzi\u00e8me si\u00e8cle. \n \nAu del\u00e0 des murailles, quelques faubourgs se pressaient aux \nportes, mais moins nombreux et plus \u00e9pars que ceux de \nl\u2019Universit\u00e9. C\u2019\u00e9taient, derri\u00e8re la Bastille, vingt masures pelo - \n242tonn\u00e9es autour des curieuses sculptures de la Croix -Faubin et \ndes arcs -boutants de l\u2019abbaye Saint -Antoine des Champs ; puis \nPopincourt, perdu dans les bl\u00e9s ; puis la Courtille, joyeux vil - \nlage de cabarets ; le bourg Saint -Laurent avec son \u00e9glise dont \nle clocher de loin semblait s\u2019ajouter aux tours pointues de la \nporte Saint -Martin ; le faubourg Saint -Denis avec le vaste en - \nclos de Saint -Ladre ; hors de la porte Montmartre, la Grange - \nBateli\u00e8re ceinte de murailles blanches ; derri\u00e8re elle, avec ses \npentes de craie, Montmartre qui avait alors presqu e autant \nd\u2019\u00e9glises que de moulins, et qui n\u2019a gard\u00e9 que les moulins, car la \nsoci\u00e9t\u00e9 ne demande plus maintenant que le pain du corps. \nEnfin, au del\u00e0 du Louvre on voyait s\u2019allonger dans les pr\u00e9s le \nfaubourg Saint -Honor\u00e9, d\u00e9j\u00e0 fort consid\u00e9rable alors, et ver - \ndoyer la Petite -Bretagne, et se d\u00e9rouler le March\u00e9 -aux- \nPourceaux, au centre duquel s\u2019arrondissait l\u2019horrible fourneau \u00e0 \nbouillir les faux -monnayeurs. Entre la Courtille et Saint -Laurent \nvotre \u0153il avait d\u00e9j\u00e0 remarqu\u00e9 au couronnement d\u2019une hauteur \naccroupi e sur des plaines d\u00e9sertes une esp\u00e8ce d\u2019\u00e9difice qui res - \nsemblait de loin \u00e0 une colonnade en ruine debout sur un sou - \nbassement d\u00e9chauss\u00e9. Ce n\u2019\u00e9tait ni un Parth\u00e9non, ni un temple \nde Jupiter Olympien. C\u2019\u00e9tait Montfaucon. \n \nMaintenant, si le d\u00e9nombrement de tant d\u2019\u00e9difices, quelque \nsommaire que nous l\u2019ayons voulu faire, n\u2019a pas pulv\u00e9ri - s\u00e9, \u00e0 \nmesure que nous la construisions, dans l\u2019esprit du lecteur, \nl\u2019image g\u00e9n\u00e9rale du vieux Paris, nous la r\u00e9sumerons en quelques \n243mots. Au centre, l\u2019\u00eele de la Cit\u00e9, ressembla nt par sa forme \u00e0 une \n\u00e9norme tortue et faisant sortir ses ponts \u00e9caill\u00e9s de tuiles \ncomme des pattes, de dessous sa grise carapace de toits. \u00c0 \ngauche, le trap\u00e8ze monolithe, ferme, dense, serr\u00e9, h\u00e9 - riss\u00e9, de \nl\u2019Universit\u00e9. \u00c0 droite, le vaste demi -cercle de l a Ville beaucoup \nplus m\u00eal\u00e9 de jardins et de monuments. Les trois blocs, Cit\u00e9, \nUniversit\u00e9, Ville, marbr\u00e9s de rues sans nombre. Tout au travers, \nla Seine, la \u00ab nourrici\u00e8re Seine \u00bb, comme dit le p\u00e8re Du Breul, \nobstru\u00e9e d\u2019\u00eeles, de ponts et de bateaux. Tout aut our, une plaine \nimmense, rapi\u00e9c\u00e9e de mille sortes de cul - tures, sem\u00e9e de beaux \nvillages ; \u00e0 gauche, Issy, Vanvres, Vau - girard, Montrouge, \nGentilly avec sa tour ronde et sa tour car - r\u00e9e, etc. ; \u00e0 droite, \nvingt autres depuis Conflans jusqu\u2019\u00e0 la \n \nVille-l\u2019\u00c9v\u00eaque. \u00c0 l\u2019horizon, un ourlet de collines dispos\u00e9es en \ncercle comme le rebord du bassin. Enfin, au loin, \u00e0 l\u2019orient, Vin - \ncennes et ses sept tours quadrangulaires ; au sud, Bic\u00eatre et ses \ntourelles pointues ; au septentrion, Saint -Denis et son ai - guille ; \n\u00e0 l\u2019occident, Saint -Cloud et son donjon. Voil\u00e0 le Paris que \nvoyaient du haut des tours de Notre -Dame les corbeaux qui \nvivaient en 1482. \n \nC\u2019est pourtant de cette ville que Voltaire a dit qu\u2019avant Louis \nXIV elle ne poss\u00e9dait que quatre beaux monuments : l e d\u00f4me \nde la Sorbonne, le Val -de-Gr\u00e2ce, le Louvre moderne, et je ne \n244sais plus le quatri\u00e8me, le Luxembourg peut -\u00eatre. Heureu - \nsement Voltaire n\u2019en a pas moins fait Candide, et n\u2019en est pas \nmoins de tous les hommes qui se sont succ\u00e9d\u00e9 dans la longue \ns\u00e9rie de l\u2019humanit\u00e9 celui qui a le mieux eu le rire diabolique. Cela \nprouve d\u2019ailleurs qu\u2019on peut \u00eatre un beau g\u00e9nie et ne rien \ncomprendre \u00e0 un art dont on n\u2019est pas. Moli\u00e8re ne croyait -il pas \nfaire beaucoup d\u2019honneur \u00e0 Rapha\u00ebl et \u00e0 Michel -Ange en les \nappelant ces Mignards de leur \u00e2ge ? \n \nRevenons \u00e0 Paris et au quinzi\u00e8me si\u00e8cle. \n \nCe n\u2019\u00e9tait pas alors seulement une belle ville ; c\u2019\u00e9tait une ville \nhomog\u00e8ne, un produit architectural et historique du moyen \u00e2ge, \nune chronique de pierre. C\u2019\u00e9tait une cit\u00e9 form\u00e9e de deux \ncouches seulement, la couche romane et la couche gothique, \ncar la couche romaine avait disparu depuis longtemps, except\u00e9 \naux Thermes de Julien o\u00f9 elle per\u00e7ait encore la cro\u00fbte \u00e9paisse \ndu moyen \u00e2ge. Quant \u00e0 la couche celtique, on n\u2019en trouvait \nm\u00eame plus d\u2019\u00e9ch antillons en creusant des puits. \n \nCinquante ans plus tard, lorsque la renaissance vint m\u00ealer \u00e0 \ncette unit\u00e9 si s\u00e9v\u00e8re et pourtant si vari\u00e9e le luxe \u00e9blouissant de \nses fantaisies et de ses syst\u00e8mes, ses d\u00e9bauches de pleins \ncintres romains, de colonnes grecqu es et de surbaissements \ngothiques, sa sculpture si tendre et si id\u00e9ale, son go\u00fbt particu - \n245lier d\u2019arabesques et d\u2019acanthes, son paganisme architectural \ncontemporain de Luther, Paris fut peut -\u00eatre plus beau encore, \nquoique moins harmonieux \u00e0 l\u2019\u0153il et \u00e0 la pe ns\u00e9e. Mais ce \nsplendide moment dura peu. La renaissance ne fut pas impar - \ntiale ; elle ne se contenta pas d\u2019\u00e9difier, elle voulut jeter bas. Il est \nvrai qu\u2019elle avait besoin de place. Aussi le Paris gothique ne \n \nfut-il complet qu\u2019une minute. On achevait \u00e0 peine Saint - \nJacques -de-la-Boucherie qu\u2019on commen\u00e7ait la d\u00e9molition du \nvieux Louvre. \n \nDepuis, la grande ville a \u00e9t\u00e9 se d\u00e9formant de jour en jour. Le \nParis gothique sous lequel s\u2019effa\u00e7ait le Paris roman s\u2019est ef - \nfac\u00e9 \u00e0 son tour. Mais peut -on dire quel Paris l\u2019a remplac\u00e9 ? \n \nIl y a le Paris de Catherine de M\u00e9dicis, aux Tuileries, le Pa - ris de \nHenri II, \u00e0 l\u2019H\u00f4tel de Ville, deux \u00e9difices encore d\u2019un grand go\u00fbt \n; le Paris de Henri IV, \u00e0 la place Royale : fa\u00e7ades de briques \u00e0 \ncoins de pierre et \u00e0 toits d\u2019ardoise, des maisons trico - lores ; le \nParis de Louis XIII, au Val -de-Gr\u00e2ce : une architectur e \u00e9cras\u00e9e \net trapue, des vo\u00fbtes en anses de panier, je ne sais quoi de \nventru dans la colonne et de bossu dans le d\u00f4me ; le Paris de \nLouis XIV, aux Invalides : grand, riche, dor\u00e9 et froid ; le Paris de \nLouis XV, \u00e0 Saint -Sulpice : des volutes, des n\u0153uds de rubans, \ndes nuages, des vermicelles et des chicor\u00e9es, le tout en pierre ; \n246le Paris de Louis XVI, au Panth\u00e9on : Saint -Pierre de Rome mal \ncopi\u00e9 (l\u2019\u00e9difice s\u2019est tass\u00e9 gauchement, ce qui n\u2019en a pas \nraccommod\u00e9 les lignes) ; le Paris de la R\u00e9publique, \u00e0 l\u2019\u00c9cole de \nm\u00e9decine : un pauvre go\u00fbt grec et romain qui ressemble au \nColis\u00e9e ou au Parth\u00e9non comme la constitution de l\u2019an III aux \nlois de Minos, on l\u2019appelle en architecture le go\u00fbt messidor ; le \nParis de Napol\u00e9on, \u00e0 la place Vend\u00f4me : celui -l\u00e0 est sublime, \nune colonne de bronze faite avec des canons ; le Paris de la \nRestauration, \u00e0 la Bourse : une colonnade fort blanche suppor - \ntant une frise fort lisse, le tout est carr\u00e9 et a co\u00fbt\u00e9 vingt mil - \nlions. \n \n\u00c0 chacun de ces monuments caract\u00e9ristiques se rattache par \nune similitude de go\u00fbt, de fa\u00e7on et d\u2019attitude, une certaine \nquantit\u00e9 de maisons \u00e9parses dans divers quartiers et que l\u2019\u0153il \ndu connaisseur distingue et date ais\u00e9ment. Quand on sait voir, \non retrouve l\u2019esprit d\u2019un si\u00e8cle et la physionomie d\u2019un roi jusque \ndans un marteau de porte. \n \nLe Paris actuel n\u2019a donc aucune physionomie g\u00e9n\u00e9rale. C\u2019est \nune collection d\u2019\u00e9chantillons de plusieurs si\u00e8cles, et les plus \nbeaux ont disparu. La capitale ne s\u2019accro\u00eet qu\u2019en maisons, et \nquelles maisons ! Du train dont va Paris, il se renouvellera tous \nles cinquante ans. Aussi la signification historique de son \n \n247architecture s\u2019efface -t-elle tous les jours. Les monuments y de - \nviennent de plus en plus rares, et il semble qu\u2019on les voie \ns\u2019engloutir peu \u00e0 peu, noy\u00e9s dans les maisons. Nos p\u00e8res \navaient un Paris de pierre ; nos fils auront un Paris de pl\u00e2tre. \n \nQuant aux monuments modernes du Paris neuf, nous nous \ndispenserons volontiers d\u2019en parler. Ce n\u2019est pas que nous ne les \nadmirions comme il convient. La Sainte -Genevi\u00e8ve de \nM. Soufflot est certainement le plus beau g\u00e2teau de Savoie \nqu\u2019on ait jamais fait en pierre. Le palais de la L\u00e9gion d\u2019honneur \nest aussi un morceau de p\u00e2tisserie fort distingu\u00e9. Le d\u00f4me de la \nHalle au bl\u00e9 est une casquette de jockey anglais sur une grande \n\u00e9chell e. Les tours Saint -Sulpice sont deux grosses clarinettes, et \nc\u2019est une forme comme une autre ; le t\u00e9l\u00e9graphe, tortu et \ngrima\u00e7ant, fait un aimable accident sur leur toiture. Saint -Roch \na un portail qui n\u2019est comparable pour la magnificence qu\u2019\u00e0 \nSaint -Thomas d\u2019Aquin. Il a aussi un calvaire en ronde -bosse \ndans une cave et un soleil de bois dor\u00e9. Ce sont l\u00e0 des choses \ntout \u00e0 fait merveilleuses. La lanterne du labyrinthe du Jardin \ndes Plantes est aussi fort ing\u00e9nieuse. Quant au palais de la \nBourse, qui est grec par sa colonnade, romain par le plein \ncintre de ses portes et fen\u00eatres, de la renaissance par sa grande \nvo\u00fbte surbaiss\u00e9e, c\u2019est indubitablement un monument tr\u00e8s \ncorrect et tr\u00e8s pur. La preuve, c\u2019est qu\u2019il est couronn\u00e9 d\u2019un \nattique comme on n\u2019en voyait pas \u00e0 Ath\u00e8nes, belle ligne droite, \ngracieusement coup\u00e9e \u00e7\u00e0 et l\u00e0 par des tuyaux de po\u00eale. Ajou - \n248tons que, s\u2019il est de r\u00e8gle que l\u2019architecture d\u2019un \u00e9difice soit \nadapt\u00e9e \u00e0 sa destination de telle fa\u00e7on que cette destination se \nd\u00e9nonce d\u2019elle -m\u00eame au seul aspec t de l\u2019\u00e9difice, on ne saurait \ntrop s\u2019\u00e9merveiller d\u2019un monument qui peut \u00eatre indiff\u00e9remment \nun palais de roi, une chambre des communes, un h\u00f4tel de ville, \nun coll\u00e8ge, un man\u00e8ge, une acad\u00e9mie, un entrep\u00f4t, un tribunal, \nun mus\u00e9e, une caserne, un s\u00e9pulcre, un temple, un th\u00e9\u00e2tre. En \nattendant, c\u2019est une Bourse. Un monument doit en outre \u00eatre \nappropri\u00e9 au climat. Celui -ci est \u00e9videmment construit expr\u00e8s \npour notre ciel froid et pluvieux. Il a un toit presque plat comme \nen Orient, ce qui fait que l\u2019hiver, quand i l neige, on ba - laye le \ntoit, et il est certain qu\u2019un toit est fait pour \u00eatre balay\u00e9. Quant \u00e0 \ncette destination dont nous parlions tout \u00e0 l\u2019heure, il la remplit \u00e0 \nmerveille ; il est Bourse en France, comme il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 temple en \nGr\u00e8ce. Il est vrai que l\u2019arch itecte a eu assez de peine \u00e0 cacher le \ncadran de l\u2019horloge qui e\u00fbt d\u00e9truit la puret\u00e9 des \n \nbelles lignes de la fa\u00e7ade ; mais en revanche on a cette colon - \nnade qui circule autour du monument, et sous laquelle, dans les \ngrands jours de solennit\u00e9 religieuse, peut se d\u00e9velopper majes - \ntueusement la th\u00e9orie des agents de change et des courtiers de \ncommerce. \n \nCe sont l\u00e0 sans aucun doute de tr\u00e8s superbes monuments. \nJoignons -y force belles rues, amusantes et vari\u00e9es comme la \n249rue de Rivoli, et je ne d\u00e9sesp\u00e8re pas q ue Paris vu \u00e0 vol de bal - \nlon ne pr\u00e9sente un jour aux yeux cette richesse de lignes, cette \nopulence de d\u00e9tails, cette diversit\u00e9 d\u2019aspects, ce je ne sais quoi \nde grandiose dans le simple et d\u2019inattendu dans le beau qui \ncaract\u00e9rise un damier. \n \nToutefois, si admirable que vous semble le Paris d\u2019\u00e0 pr\u00e9 - sent, \nrefaites le Paris du quinzi\u00e8me si\u00e8cle, reconstruisez -le dans votre \npens\u00e9e, regardez le jour \u00e0 travers cette haie surprenante \nd\u2019aiguilles, de tours et de clochers, r\u00e9pandez au milieu de \nl\u2019immense ville, d\u00e9ch irez \u00e0 la pointe des \u00eeles, plissez aux arches \ndes ponts la Seine avec ses larges flaques vertes et jaunes, plus \nchangeante qu\u2019une robe de serpent, d\u00e9tachez nettement sur un \nhorizon d\u2019azur le profil gothique de ce vieux Paris, faites - en \nflotter le contour dans une brume d\u2019hiver qui s\u2019accroche \u00e0 ses \nnombreuses chemin\u00e9es ; noyez -le dans une nuit profonde, et \nregardez le jeu bizarre des t\u00e9n\u00e8bres et des lumi\u00e8res dans ce \nsombre labyrinthe d\u2019\u00e9difices ; jetez -y un rayon de lune qui le \ndessine vaguement, et fasse s ortir du brouillard les grandes \nt\u00eates des tours ; ou reprenez cette noire silhouette, ravivez \nd\u2019ombre les mille angles aigus des fl\u00e8ches et des pignons, et \nfaites -la saillir, plus dentel\u00e9e qu\u2019une m\u00e2choire de requin, sur le \nciel de cuivre du couchant. \u2013 Et puis, comparez. \n \n250Et si vous voulez recevoir de la vieille ville une impression que la \nmoderne ne saurait plus vous donner, montez, un matin de \ngrande f\u00eate, au soleil levant de P\u00e2ques ou de la Pentec\u00f4te, \nmontez sur quelque point \u00e9lev\u00e9 d\u2019o\u00f9 vous dominiez la capitale \nenti\u00e8re, et assistez \u00e0 l\u2019\u00e9veil des carillons. Voyez \u00e0 un signal par - \nti du ciel, car c\u2019est le soleil qui le donne, ces mille \u00e9glises tres - \nsaillir \u00e0 la fois. Ce sont d\u2019abord des tintements \u00e9pars, allant \nd\u2019une \u00e9glise \u00e0 l\u2019autre, comme lorsque des mu siciens \ns\u2019avertissent qu\u2019on va commencer ; puis tout \u00e0 coup voyez, car \nil semble qu\u2019en certains instants l\u2019oreille aussi a sa vue, voyez \n \ns\u2019\u00e9lever au m\u00eame moment de chaque clocher comme une co - \nlonne de bruit, comme une fum\u00e9e d\u2019harmonie. D\u2019abord, la vi - \nbration de chaque cloche monte droite, pure et pour ainsi dire \nisol\u00e9e des autres, dans le ciel splendide du matin. Puis, peu \u00e0 \npeu, en grossissant elles se fondent, elles se m\u00ealent, elles \ns\u2019effacent l\u2019une dans l\u2019autre, elles s\u2019amalgament dans un ma - \ngnifique concert. Ce n\u2019est plus qu\u2019une masse de vibrations so - \nnores qui se d\u00e9gage sans cesse des innombrables clochers, qui \nflotte, ondule, bondit, tourbillonne sur la ville, et prolonge bien \nau del\u00e0 de l\u2019horizon le cercle assourdissant de ses oscillations. \nCependant cette mer d\u2019harmonie n\u2019est point un chaos. Si \ngrosse et si profonde qu\u2019elle soit, elle n\u2019a point perdu sa trans - \nparence. Vous y voyez serpenter \u00e0 part chaque groupe de notes \nqui s\u2019\u00e9chappe des sonneries ; vous y pouvez suivre le dialogue, \ntour \u00e0 tou r grave et criard, de la cr\u00e9celle et du bourdon ; vous y \n251voyez sauter les octaves d\u2019un clocher \u00e0 l\u2019autre ; vous les re - \ngardez s\u2019\u00e9lancer ail\u00e9es, l\u00e9g\u00e8res et sifflantes de la cloche \nd\u2019argent, tomber cass\u00e9es et boiteuses de la cloche de bois ; \nvous admirez a u milieu d\u2019elles la riche gamme qui descend et \nremonte sans cesse les sept cloches de Saint -Eustache ; vous \nvoyez courir tout au travers des notes claires et rapides qui font \ntrois ou quatre zigzags lumineux et s\u2019\u00e9vanouissent comme des \n\u00e9clairs. L\u00e0 -bas, c\u2019est l\u2019abbaye Saint -Martin, chanteuse aigre et \nf\u00eal\u00e9e ; ici, la voix sinistre et bourrue de la Bastille ; \u00e0 l\u2019autre bout, \nla grosse Tour du Louvre, avec sa basse -taille. Le royal carillon \ndu Palais jette sans rel\u00e2che de tous c\u00f4t\u00e9s des trilles \nresplendissants sur lesquels tombent \u00e0 temps \u00e9gaux les lourdes \ncouppet\u00e9es du beffroi de Notre -Dame, qui les font \u00e9tinceler \ncomme l\u2019enclume sous le marteau. Par intervalles vous voyez \npasser des sons de toute forme qui viennent de la triple vol\u00e9e \nde Saint -Germain -des-Pr\u00e9s. Puis encore de temps en temps \ncette masse de bruits sublimes s\u2019entr\u2019ouvre et donne passage \u00e0 \nla strette de l\u2019Ave -Maria qui \u00e9clate et p\u00e9tille comme une ai - \ngrette d\u2019\u00e9toiles. Au -dessous, au plus profond du concert, vous \ndistinguez confus\u00e9ment le chant int\u00e9r ieur des \u00e9glises qui trans - \npire \u00e0 travers les pores vibrants de leurs vo\u00fbtes. \u2013 Certes, c\u2019est \nl\u00e0 un op\u00e9ra qui vaut la peine d\u2019\u00eatre \u00e9cout\u00e9. D\u2019ordinaire, la ru - \nmeur qui s\u2019\u00e9chappe de Paris le jour, c\u2019est la ville qui parle ; la \nnuit, c\u2019est la ville qui resp ire : ici, c\u2019est la ville qui chante. Pr\u00ea - tez \ndonc l\u2019oreille \u00e0 ce tutti des clochers, r\u00e9pandez sur l\u2019ensemble le \nmurmure d\u2019un demi -million d\u2019hommes, la plainte \u00e9ternelle du \nfleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave \n252 \net lointain des quatre fo r\u00eats dispos\u00e9es sur les collines de \nl\u2019horizon comme d\u2019immenses buffets d\u2019orgue, \u00e9teignez -y ainsi \nque dans une demi -teinte tout ce que le carillon central aurait \nde trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au \nmonde quelque chose de plus riche , de plus joyeux, de plus \ndor\u00e9, de plus \u00e9blouissant que ce tumulte de cloches et de son - \nneries ; que cette fournaise de musique ; que ces dix mille voix \nd\u2019airain chantant \u00e0 la fois dans des fl\u00fbtes de pierre hautes de \ntrois cents pieds ; que cette cit\u00e9 qui n\u2019est plus qu\u2019un orchestre ; \nque cette symphonie qui fait le bruit d\u2019une temp\u00eate. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n253LIVRE QUATRI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \nLES BONNES \u00c2MES \n \n \nIl y avait seize ans \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 se passe cette histoire que, \npar un beau matin de dimanche de la Quasimodo, une cr\u00e9ature \nvivante avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9pos\u00e9e apr\u00e8s la messe dans l\u2019\u00e9glise de \nNotre -Dame, sur le bois de lit scell\u00e9 dans le parvis \u00e0 main \ngauche, vis -\u00e0-vis ce grand image de saint Christophe que la \nfigure sculpt\u00e9e en pierre de messire Antoine des Essarts, che - \nvalier, regardait \u00e0 genoux depuis 1413, lorsqu\u2019on s\u2019est avis\u00e9 de \njeter bas et le saint et le fid\u00e8le. C\u2019est sur ce bois de lit qu\u2019il \u00e9tait \nd\u2019usage d \u2019exposer les enfants trouv\u00e9s \u00e0 la charit\u00e9 publique. Les \nprenait l\u00e0 qui voulait. Devant le bois de lit \u00e9tait un bassin de \ncuivre pour les aum\u00f4nes. \n \nL\u2019esp\u00e8ce d\u2019\u00eatre vivant qui gisait sur cette planche le matin de la \nQuasimodo en l\u2019an du Seigneur 1467 paraiss ait exciter \u00e0 un \nhaut degr\u00e9 la curiosit\u00e9 du groupe assez consid\u00e9rable qui s\u2019\u00e9tait \namass\u00e9 autour du bois de lit. Le groupe \u00e9tait form\u00e9 en grande \n254partie de personnes du beau sexe. Ce n\u2019\u00e9taient presque que des \nvieilles femmes. \n \nAu premier rang et les plus inc lin\u00e9es sur le lit, on en re - marquait \nquatre qu\u2019\u00e0 leur cagoule grise, sorte de soutane, on devinait \nattach\u00e9es \u00e0 quelque confr\u00e9rie d\u00e9vote. Je ne vois point pourquoi \nl\u2019histoire ne transmettrait pas \u00e0 la post\u00e9rit\u00e9 les noms de ces \nquatre discr\u00e8tes et v\u00e9n\u00e9rable s demoiselles. C\u2019\u00e9taient Agn\u00e8s la \nHerme, Jehanne de la Tarme, Henriette la Gaulti\u00e8re, Gauch\u00e8re \nla Violette, toutes quatre veuves, toutes quatre bonnes -femmes \nde la chapelle \u00c9tienne -Haudry, sorties de leur maison, avec la \npermission de leur ma\u00eetresse et con form\u00e9ment aux statuts de \nPierre d\u2019Ailly, pour venir entendre le sermon. \n \nDu reste, si ces braves haudriettes observaient pour le moment \nles statuts de Pierre d\u2019Ailly, elles violaient, certes, \u00e0 c\u0153ur joie, \nceux de Michel de Brache et du cardinal de Pise qui leur \nprescrivaient si inhumainement le silence. \n \n\u00ab Qu\u2019est -ce que c\u2019est que cela, ma s\u0153ur ? disait Agn\u00e8s \nGauch\u00e8re, en consid\u00e9rant la petite cr\u00e9ature expos\u00e9e qui glapis - \nsait et se tordait sur le lit de bois, tout effray\u00e9e de tant de re - \ngards. \n \n255\u2013 Qu\u2019est -ce que nous allons devenir, disait Jehanne, si c\u2019est \ncomme cela qu\u2019ils font les enfants \u00e0 pr\u00e9sent ? \n \n\u2013 Je ne me connais pas en enfants, reprenait Agn\u00e8s, mais ce \ndoit \u00eatre un p\u00e9ch\u00e9 de regarder celui -ci. \n \n\u2013 Ce n\u2019est pas un enfant, Agn\u00e8s. \n \n\u2013 C\u2019est un singe man qu\u00e9, observait Gauch\u00e8re. \n \n\u2013 C\u2019est un miracle, reprenait Henriette la Gaulti\u00e8re. \n \n\u2013 Alors, remarquait Agn\u00e8s, c\u2019est le troisi\u00e8me depuis le di - \nmanche du L\u00e6tare. Car il n\u2019y a pas huit jours que nous avons eu \nle miracle du moqueur de p\u00e8lerins puni divinement p ar Notre -\nDame d\u2019Aubervilliers, et c\u2019\u00e9tait le second miracle du mois. \n \n\u2013 C\u2019est un vrai monstre d\u2019abomination que ce soi -disant \nenfant trouv\u00e9, reprenait Jehanne. \n \n\u2013 Il braille \u00e0 faire sourd un chantre, poursuivait Gauch\u00e8re. \n\u2013 Tais-toi donc, petit hurleur ! \n256 \n\u2013 Dire que c\u2019est M. de Reims qui envoie cette \u00e9normit\u00e9 \u00e0 \nM. de Paris ! ajoutait la Gaulti\u00e8re en joignant les mains. \n \n\u2013 J\u2019imagine, disait Agn\u00e8s la Herme, que c\u2019es t une b\u00eate, un \nanimal, le produit d\u2019un juif avec une truie ; quelque chose enfin \nqui n\u2019est pas chr\u00e9tien et qu\u2019il faut jeter \u00e0 l\u2019eau ou au feu. \n \n\u2013 J\u2019esp\u00e8re bien, reprenait la Gaulti\u00e8re, qu\u2019il ne sera postul\u00e9 \npar personne. \n \n\u2013 Ah mon Dieu ! s\u2019\u00e9criait Agn\u00e8s, c es pauvres nourrices qui \nsont l\u00e0 dans le logis des enfants trouv\u00e9s qui fait le bas de la \nruelle en descendant la rivi\u00e8re, tout \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de monseigneur \n \nl\u2019\u00e9v\u00eaque, si on allait leur apporter ce petit monstre \u00e0 allaiter ! \nJ\u2019aimerais mieux donner \u00e0 t\u00e9ter \u00e0 un v ampire. \n \n\u2013 Est-elle innocente, cette pauvre la Herme ! reprenait Je - \nhanne. Vous ne voyez pas, ma s\u0153ur, que ce petit monstre a au \nmoins quatre ans et qu\u2019il aurait moins app\u00e9tit de votre t\u00e9tin que \nd\u2019un tournebroche. \u00bb \n \n257En effet, ce n\u2019\u00e9tait pas un nouveau -n\u00e9 que \u00ab ce petit monstre \u00bb. \n(Nous serions fort emp\u00each\u00e9 nous -m\u00eame de le quali - fier \nautrement.) C\u2019\u00e9tait une petite masse fort anguleuse et fort \nremuante, emprisonn\u00e9e dans un sac de toile imprim\u00e9 au chiffre \nde messire Guillaume Chartier, pour lors \u00e9v\u00eaque de P aris, avec \nune t\u00eate qui sortait. Cette t\u00eate \u00e9tait chose assez difforme. On \nn\u2019y voyait qu\u2019une for\u00eat de cheveux roux, un \u0153il, une bouche et \ndes dents. L\u2019\u0153il pleurait, la bouche criait, et les dents ne pa - \nraissaient demander qu\u2019\u00e0 mordre. Le tout se d\u00e9battait dans le \nsac, au grand \u00e9bahissement de la foule qui grossissait et se \nrenouvelait sans cesse \u00e0 l\u2019entour. \n \nDame Alo\u00efse de Gondelaurier, une femme riche et noble qui \ntenait une jolie fille d\u2019environ six ans \u00e0 la main et qui tra\u00ee - nait \nun long voile \u00e0 la corn e d\u2019or de sa coiffe, s\u2019arr\u00eata en pas - sant \ndevant le lit, et consid\u00e9ra un moment la malheureuse cr\u00e9ature, \npendant que sa charmante petite fille Fleur -de-Lys de \nGondelaurier, toute v\u00eatue de soie et de velours, \u00e9pelait avec son \njoli doigt l\u2019\u00e9criteau permanen t accroch\u00e9 au bois de lit : \nENFANTS TROUV\u00c9S. \n \n\u00ab En v\u00e9rit\u00e9, dit la dame en se d\u00e9tournant avec d\u00e9go\u00fbt, je croyais \nqu\u2019on n\u2019exposait ici que des enfants. \u00bb \n \n258Elle tourna le dos, en jetant dans le bassin un florin d\u2019argent qui \nretentit parmi les liards et fit ou vrir de grands yeux aux pauvres \nbonnes -femmes de la chapelle \u00c9tienne -Haudry. \n \nUn moment apr\u00e8s, le grave et savant Robert Mistricolle, \nprotonotaire du roi, passa avec un \u00e9norme missel sous un bras \net sa femme sous l\u2019autre (damoiselle Guillemette la Mairesse ), \nayant de la sorte \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s ses deux r\u00e9gulateurs spirituel et \ntemporel. \n \n\u00ab Enfant trouv\u00e9 ! dit -il apr\u00e8s avoir examin\u00e9 l\u2019objet. Trouv\u00e9 \napparemment sur le parapet du fleuve Phl\u00e9g\u00e9to ! \n \n\u2013 On ne lui voit qu\u2019un \u0153il, observa demoiselle Guillemette. \nIl a sur l\u2019autre une verrue. \n \n\u2013 Ce n\u2019est pas une verrue, reprit ma\u00eetre Robert Mistrico lle. \nC\u2019est un \u0153uf qui renferme un autre d\u00e9mon tout pareil, lequel \nporte un autre petit \u0153uf qui contient un autre diable, et ainsi de \nsuite. \n \n\u2013 Comment savez -vous cela ? demanda Guillemette la \nMairesse. \n259 \n\u2013 Je le sais pertinemment, r\u00e9pondit le protonotaire. \n \n\u2013 Monsieur le protonotaire, demanda Gauch\u00e8re, que pro - \nnostiquez -vous de ce pr\u00e9tendu enfant trouv\u00e9 ? \n \n\u2013 Les plus grands malheurs, r\u00e9pondit Mistricolle. \n \n\u2013 Ah ! mon Dieu ! dit une vieille dans l\u2019auditoire, avec cela \nqu\u2019il y a eu une consid\u00e9rable pestilence l\u2019an pass\u00e9 et qu\u2019on dit \nque les Anglais vont d\u00e9barquer en compagnie \u00e0 Harefleu. \n \n\u2013 Cela emp\u00eachera peut -\u00eatre la reine de venir \u00e0 Paris au mois \nde septembre, reprit une autre. La marchandise va d\u00e9j\u00e0 si mal ! \n \n\u2013 Je suis d\u2019avis, s\u2019\u00e9cria Jehanne de la Tarme, q u\u2019il vaudrait \nmieux pour les manants de Paris que ce petit magicien -l\u00e0 f\u00fbt \ncouch\u00e9 sur un fagot que sur une planche. \n \n\u2013 Un beau fagot flambant ! ajouta la vieille. \n \n\u2013 Cela serait plus prudent \u00bb, dit Mistricolle. \n260 \nDepuis quelques moments un jeune pr\u00eatre \u00e9cou tait le rai - \nsonnement des haudriettes et les sentences du protonotaire. \nC\u2019\u00e9tait une figure s\u00e9v\u00e8re, un front large, un regard profond. Il \n\u00e9carta silencieusement la foule, examina le petit magicien, et \n \n\u00e9tendit la main sur lui. Il \u00e9tait temps. Car toutes l es d\u00e9votes se \nl\u00e9chaient d\u00e9j\u00e0 les barbes du beau fagot flambant. \n \n\u00ab J\u2019adopte cet enfant \u00bb, dit le pr\u00eatre. \n \nIl le prit dans sa soutane, et l\u2019emporta. L\u2019assistance le sui - vit \nd\u2019un \u0153il effar\u00e9. Un moment apr\u00e8s, il avait disparu par la Porte -\nRouge qui conduisait alors de l\u2019\u00e9glise au clo\u00eetre. \n \nQuand la premi\u00e8re surprise fut pass\u00e9e, Jehanne de la Tarme se \npencha \u00e0 l\u2019 oreille de la Gaulti\u00e8re : \n \n\u00ab Je vous avais bien dit, ma s\u0153ur, que ce jeune clerc monsieur \nClaude Frollo est un sorcier. \u00bb \n \n \n261C H A P I T R E II \n \n CLAUDE FROLLO \nEn effet, Claude Frollo n\u2019\u00e9tait pas un personnage vulgaire. Il \nappartenait \u00e0 une de ces familles moyennes qu\u2019on ap pe- \nlait indiff\u00e9remment dans le langage impertinent du si\u00e8cle der - \nnier haute bourgeoisie ou petite noblesse. Cette famille avait \nh\u00e9rit\u00e9 des fr\u00e8res Paclet le fief de Tirechappe, qui relevait de \nl\u2019\u00e9v\u00eaque de Paris, et dont les vingt -une maisons avaient \u00e9t\u00e9 a u \ntreizi\u00e8me si\u00e8cle l\u2019objet de tant de plaidoiries par -devant \nl\u2019official. Comme possesseur de ce fief Claude Frollo \u00e9tait un \ndes sept vingt -un seigneurs pr\u00e9tendant censive dans Paris et \nses faubourgs ; et l\u2019on a pu voir longtemps son nom inscrit en \ncette qu alit\u00e9, entre l\u2019h\u00f4tel de Tancarville, appartenant \u00e0 ma\u00eetre \nFran\u00e7ois Le Rez, et le coll\u00e8ge de Tours, dans le cartulaire d\u00e9po - \ns\u00e9 \u00e0 Saint -Martin -des-Champs. \n \nClaude Frollo avait \u00e9t\u00e9 destin\u00e9 d\u00e8s l\u2019enfance par ses pa - rents \u00e0 \nl\u2019\u00e9tat eccl\u00e9siastique. On lui avait appris \u00e0 lire dans du latin. Il \navait \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9 \u00e0 baisser les yeux et \u00e0 parler bas. Tout enfant, \nson p\u00e8re l\u2019avait clo\u00eetr\u00e9 au coll\u00e8ge de Torchi en l\u2019Universit\u00e9. C\u2019est \nl\u00e0 qu\u2019il avait grandi, sur le missel et le Lexi - con. \n \n262C\u2019\u00e9tait d\u2019ailleurs un enfant trist e, grave, s\u00e9rieux, qui \u00e9tu - diait \nardemment et apprenait vite. Il ne jetait pas grand cri dans les \nr\u00e9cr\u00e9ations, se m\u00ealait peu aux bacchanales de la rue du \nFouarre, ne savait ce que c\u2019\u00e9tait que dare alapas et capillos \nlaniare, et n\u2019avait fait aucune figure dans cette mutinerie de \n1463 que les annalistes enregistrent gravement sous le titre de \n: \u00ab Sixi\u00e8me trouble de l\u2019Universit\u00e9 \u00bb. Il lui arrivait rarement de \nrailler les pauvres \u00e9coliers de Montagu pour les cappettes dont \nils tiraient leur nom, ou les bours iers du Coll\u00e8ge de Dor - mans \npour leur tonsure rase et leur surtout tri -parti de drap pers, bleu \net violet, azurini coloris et bruni, comme dit la charte du cardinal \ndes Quatre -Couronnes. \n \nEn revanche, il \u00e9tait assidu aux grandes et petites \u00e9coles de la \nrue Saint -Jean -de-Beauvais. Le premier \u00e9colier que l\u2019abb\u00e9 de \nSaint -Pierre de Val, au moment de commencer sa lecture de \ndroit canon, apercevait toujours coll\u00e9 vis -\u00e0-vis de sa chaire \u00e0 \nun pilier de l\u2019\u00e9cole Saint -Vendregesile, c\u2019\u00e9tait Claude Frollo, ar - \nm\u00e9 de son \u00e9critoire de corne, m\u00e2chant sa plume, griffonnant sur \nson genou us\u00e9, et l\u2019hiver soufflant dans ses doigts. Le pre - mier \nauditeur que messire Miles d\u2019Isliers, docteur en D\u00e9cret, voyait \narriver chaque lundi matin, tout essouffl\u00e9, \u00e0 l\u2019ouverture des \nportes de l\u2019\u00e9cole du Chef -Saint -Denis, c\u2019\u00e9tait Claude Frollo. \nAussi, \u00e0 seize ans, le jeune clerc e\u00fbt pu tenir t\u00eate, en th\u00e9ologie \nmystique \u00e0 un p\u00e8re de l\u2019\u00e9glise, en th\u00e9ologie canonique \u00e0 un p\u00e8re \n263des conciles, en th\u00e9ologie scolastique \u00e0 un docteur de \nSorbonne. \n \nLa th\u00e9ologie d\u00e9pass\u00e9e, il s\u2019\u00e9tait pr\u00e9cipit\u00e9 dans le D\u00e9cret. Du \nMa\u00eetre des Sentences, il \u00e9tait tomb\u00e9 aux Capitulaires de \nCharlemagne. Et successivement il avait d\u00e9vor\u00e9, dans son ap - \np\u00e9tit de science, d\u00e9cr\u00e9tales sur d\u00e9cr\u00e9tales, celles de Th\u00e9odore, \n\u00e9v\u00eaque d\u2019Hi spale, celles de Bouchard, \u00e9v\u00eaque de Worms, celles \nd\u2019Yves, \u00e9v\u00eaque de Chartres ; puis le D\u00e9cret de Gratien qui suc - \nc\u00e9da aux Capitulaires de Charlemagne ; puis le recueil de Gr\u00e9 - \ngoire IX ; puis l\u2019\u00e9p\u00eetre Super specula d\u2019Honorius III. Il se fit \nclaire, il se fit famili\u00e8re cette vaste et tumultueuse p\u00e9riode du \ndroit civil et du droit canon en lutte et en travail dans le chaos \ndu moyen \u00e2ge, p\u00e9riode que l\u2019\u00e9v\u00eaque Th\u00e9odore ouvre en 618 et \nque ferme en 1227 le pape Gr\u00e9goire. \n \nLe D\u00e9cret dig\u00e9r\u00e9, il se jeta sur la m\u00e9d ecine, et sur les arts \nlib\u00e9raux. Il \u00e9tudia la science des herbes, la science des on - \nguents. Il devint expert aux fi\u00e8vres et aux contusions, aux \nnavrures et aux apostumes. Jacques d\u2019Espars l\u2019e\u00fbt re\u00e7u m\u00e9de - \ncin physicien, Richard Hellain, m\u00e9decin chirurgien . Il parcourut \n\u00e9galement tous les degr\u00e9s de licence, ma\u00eetrise et doctorerie des \narts. Il \u00e9tudia les langues, le latin, le grec, l\u2019h\u00e9breu, triple sanc - \ntuaire alors bien peu fr\u00e9quent\u00e9. C\u2019\u00e9tait une v\u00e9ritable fi\u00e8vre \nd\u2019acqu\u00e9rir et de th\u00e9sauriser en fait de sci ence. \u00c0 dix -huit ans, les \n264quatre facult\u00e9s y avaient pass\u00e9. Il semblait au jeune homme \nque la vie avait un but unique : savoir. \n \nCe fut vers cette \u00e9poque environ que l\u2019\u00e9t\u00e9 excessif de 1466 fit \n\u00e9clater cette grande peste qui enleva plus de quarante mille \ncr\u00e9atures dans la vicomt\u00e9 de Paris, et entre autres, dit Jean de \nTroyes, \u00ab ma\u00eetre Arnoul, astrologien du roi, qui \u00e9tait fort homme \nde bien, sage et plaisant \u00bb. Le bruit se r\u00e9pandit dans l\u2019Universit\u00e9 \nque la rue Tirechappe \u00e9tait en particulier d\u00e9 - vast\u00e9e par la \nmaladie. C\u2019est l\u00e0 que r\u00e9sidaient, au milieu de leur fief, les \nparents de Claude. Le jeune \u00e9colier courut fort alarm\u00e9 \u00e0 la \nmaison paternelle. Quand il y entra, son p\u00e8re et sa m\u00e8re \u00e9taient \nmorts de la veille. Un tout jeune fr\u00e8re qu\u2019il avait au maillot viv ait \nencore et criait abandonn\u00e9 dans son berceau. C\u2019\u00e9tait tout ce qui \nrestait \u00e0 Claude de sa famille. Le jeune homme prit l\u2019enfant sous \nson bras, et sortit pensif. Jusque -l\u00e0 il n\u2019avait v\u00e9cu que dans la \nscience, il commen\u00e7ait \u00e0 vivre dans la vie. \n \nCette cata strophe fut une crise dans l\u2019existence de Claude. \nOrphelin, a\u00een\u00e9, chef de famille \u00e0 dix -neuf ans, il se sentit rude - \nment rappel\u00e9 des r\u00eaveries de l\u2019\u00e9cole aux r\u00e9alit\u00e9s de ce monde. \nAlors, \u00e9mu de piti\u00e9, il se prit de passion et de d\u00e9vouement pour \ncet enfant, son fr\u00e8re ; chose \u00e9trange et douce qu\u2019une affection \nhumaine \u00e0 lui qui n\u2019avait encore aim\u00e9 que des livres. \n \n265Cette affection se d\u00e9veloppa \u00e0 un point singulier. Dans une \u00e2me \naussi neuve, ce fut comme un premier amour. S\u00e9par\u00e9 de - puis \nl\u2019enfance de ses parents , qu\u2019il avait \u00e0 peine connus, clo\u00eetr\u00e9 et \ncomme mur\u00e9 dans ses livres, avide avant tout d\u2019\u00e9tudier et \nd\u2019apprendre, exclusivement attentif jusqu\u2019alors \u00e0 son intelli - \ngence qui se dilatait dans la science, \u00e0 son imagination qui \ngrandissait dans les lettres, le pauvre \u00e9colier n\u2019avait pas encore \neu le temps de sentir la place de son c\u0153ur. Ce jeune fr\u00e8re sans \np\u00e8re ni m\u00e8re, ce petit enfant, qui lui tombait brusquement du \nciel sur les bras, fit de lui un homme nouveau. Il s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il y \navait autre chose dans le m onde que les sp\u00e9culations de la \nSorbonne et les vers d\u2019Homerus, que l\u2019homme avait besoin \nd\u2019affections, que la vie sans tendresse et sans amour n\u2019\u00e9tait \nqu\u2019un rouage sec, criard et d\u00e9chirant ; seulement il se figura, car \nil \u00e9tait dans l\u2019\u00e2ge o\u00f9 les illusions ne sont encore remplac\u00e9es que \npar des illusions, que les affections de sang et de famille \u00e9taient \nles seules n\u00e9cessaires, et qu\u2019un petit fr\u00e8re \u00e0 aimer suffi - sait \npour remplir toute une existence. \n \nIl se jeta donc dans l\u2019amour de son petit Jehan avec la passion \nd\u2019un caract\u00e8re d\u00e9j\u00e0 profond, ardent, concentr\u00e9. Cette pauvre \nfr\u00eale cr\u00e9ature, jolie, blonde, rose et fris\u00e9e, cet orphelin sans \nautre appui qu\u2019un orphelin, le remuait jusqu\u2019au fond des \nentraille s ; et, grave penseur qu\u2019il \u00e9tait, il se mit \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir sur \nJehan avec une mis\u00e9ricorde infinie. Il en prit souci et soin \n266comme de quelque chose de tr\u00e8s fragile et de tr\u00e8s recomman - \nd\u00e9. Il fut \u00e0 l\u2019enfant plus qu\u2019un fr\u00e8re, il lui devint une m\u00e8re. \n \nLe petit Jehan avait perdu sa m\u00e8re, qu\u2019il t\u00e9tait encore. Claude le \nmit en nourrice. Outre le fief de Tirechappe, il avait eu en \nh\u00e9ritage de son p\u00e8re le fief du Moulin, qui relevait de la tour \ncarr\u00e9e de Gentilly. C\u2019\u00e9tait un moulin sur une colline, pr\u00e8s du \nch\u00e2teau de Winchestre (Bic\u00eatre). Il y avait la meuni\u00e8re qui \nnourrissait un bel enfant ; ce n\u2019\u00e9tait pas loin de l\u2019Universit\u00e9. \nClaude lui porta lui -m\u00eame son petit Jehan. \n \nD\u00e8s lors, se sentant un fardeau \u00e0 tra\u00eener, il prit la vie tr\u00e8s au \ns\u00e9rieux. La pens\u00e9e de son petit fr\u00e8re devint non seulement la \nr\u00e9cr\u00e9ation, mais encore le but de ses \u00e9tudes, il r\u00e9solut de se \nconsacrer tout entier \u00e0 un avenir dont il r\u00e9pondait devant Dieu, \net de n\u2019avoir jamais d\u2019autre \u00e9pouse, d\u2019autre enfant que le bon - \nheur et la fortune de son fr\u00e8re. Il se rattacha donc plus que \njamais \u00e0 sa vocation cl\u00e9ricale. Son m\u00e9rite, sa science, sa quali - \nt\u00e9 de vassal imm\u00e9diat de l\u2019\u00e9v\u00eaque de Paris, lui ouvraient toutes \ngrandes les portes de l\u2019\u00e9glise. \u00c0 vingt ans, par dispense sp\u00e9 - \nciale du saint -si\u00e8ge, il \u00e9tait pr \u00eatre, et desservait, comme le plus \njeune des chapelains de Notre -Dame, l\u2019autel qu\u2019on appelle, \u00e0 \ncause de la messe tardive qui s\u2019y dit, altare pigrorum. \n \n267L\u00e0, plus que jamais plong\u00e9 dans ses chers livres qu\u2019il ne quittait \nque pour courir une heure au fief du Moulin, ce m\u00e9lange de \nsavoir et d\u2019aust\u00e9rit\u00e9, si rare \u00e0 son \u00e2ge, l\u2019avait rendu promp - \ntement le respect et l\u2019admiration du clo\u00eetre. Du clo\u00eetre, sa r\u00e9pu - \ntation de savant avait \u00e9t\u00e9 au peuple, o\u00f9 elle avait un peu tour - \nn\u00e9, chose fr\u00e9quente alors, au renom de sorcier. \n \nC\u2019est au moment o\u00f9 il revenait, le jour de la Quasimodo, de dire \nsa messe des paresseux \u00e0 leur autel, qui \u00e9tait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la porte \ndu ch\u0153ur tendant \u00e0 la nef, \u00e0 droite, proche l\u2019image de la Vierge, \nque son attention avait \u00e9t\u00e9 \u00e9veill\u00e9e par le grou pe de vieilles \nglapissant autour du lit des enfants -trouv\u00e9s. \n \nC\u2019est alors qu\u2019il s\u2019\u00e9tait approch\u00e9 de la malheureuse petite \ncr\u00e9ature si ha\u00efe et si menac\u00e9e. Cette d\u00e9tresse, cette difformit\u00e9, \ncet abandon, la pens\u00e9e de son jeune fr\u00e8re, la chim\u00e8re qui frap - \npa tout \u00e0 coup son esprit que, s\u2019il mourait, son cher petit Jehan \npourrait bien aussi, lui, \u00eatre jet\u00e9 mis\u00e9rablement sur la planche \ndes enfants -trouv\u00e9s, tout cela lui \u00e9tait venu au c\u0153ur \u00e0 la fois, \nune grande piti\u00e9 s\u2019\u00e9tait remu\u00e9e en lui, et il avait emport\u00e9 \nl\u2019enfant. \n \nQuand il tira cet enfant du sac, il le trouva bien difforme en \neffet. Le pauvre petit diable avait une verrue sur l\u2019\u0153il gauche, la \nt\u00eate dans les \u00e9paules, la colonne vert\u00e9brale arqu\u00e9e, le ster - num \n268pro\u00e9minent, les jambes torses ; mais il paraissait vivace ; et \nquoiqu\u2019il f\u00fbt impossible de savoir quelle langue il b\u00e9gayait, son \ncri annon\u00e7ait quelque force et quelque sant\u00e9. La compas - sion \nde Claude s\u2019accrut de cette laideur ; et il fit v\u0153u dans son c\u0153ur \nd\u2019\u00e9lever cet enfant pour l\u2019amour de son fr\u00e8re, afi n que, quelles \nque fussent dans l\u2019avenir les fautes du petit Jehan, il e\u00fbt par -\ndevers lui cette charit\u00e9, faite \u00e0 son intention. C\u2019\u00e9tait une sorte \nde placement de bonnes \u0153uvres qu\u2019il effectuait sur la t\u00eate de \nson jeune fr\u00e8re ; c\u2019\u00e9tait une pacotille de bonn es actions qu\u2019il \nvoulait lui amasser d\u2019avance, pour le cas o\u00f9 le petit dr\u00f4le un jour \nse trouverait \u00e0 court de cette monnaie, la seule qui soit re\u00e7ue au \np\u00e9age du paradis. \n \nIl baptisa son enfant adoptif, et le nomma Quasimodo, soit qu\u2019il \nvoul\u00fbt marquer par l \u00e0 le jour o\u00f9 il l\u2019avait trouv\u00e9, soit qu\u2019il voul\u00fbt \ncaract\u00e9riser par ce nom \u00e0 quel point la pauvre petite cr\u00e9ature \n\u00e9tait incompl\u00e8te et \u00e0 peine \u00e9bauch\u00e9e. En effet, Quasi - modo, \nborgne, bossu, cagneux, n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re qu\u2019un \u00e0 peu pr\u00e8s. \n \n \n \n \n \n \n269C H A P I T R E III \n \n\u00ab IMMANIS PECORIS CUSTOS IMMANIOR IPSE \u00bb \n \n \nOr, en 1482, Quasimodo avait grandi. Il \u00e9tait devenu, de - puis \nplusieurs ann\u00e9es, sonneur de cloches de Notre -Dame, gr\u00e2ce \u00e0 \nson p\u00e8re adoptif Claude Frollo, lequel \u00e9tait devenu ar - chidiacre \nde Josas, gr\u00e2ce \u00e0 son suzerain messire Lou is de Beaumont, \nlequel \u00e9tait devenu \u00e9v\u00eaque de Paris en 1472, \u00e0 la mort de \nGuillaume Chartier, gr\u00e2ce \u00e0 son patron Olivier le Daim, barbier \ndu roi Louis XI par la gr\u00e2ce de Dieu. \n \nQuasimodo \u00e9tait donc carillonneur de Notre -Dame. \n \nAvec le temps, il s\u2019\u00e9tait for m\u00e9 je ne sais quel lien intime qui \nunissait le sonneur \u00e0 l\u2019\u00e9glise. S\u00e9par\u00e9 \u00e0 jamais du monde par la \ndouble fatalit\u00e9 de sa naissance inconnue et de sa nature dif - \nforme, emprisonn\u00e9 d\u00e8s l\u2019enfance dans ce double cercle infran - \nchissable, le pauvre malheureux s \u2019\u00e9tait accoutum\u00e9 \u00e0 ne rien voir \ndans ce monde au del\u00e0 des religieuses murailles qui l\u2019avaient \nrecueilli \u00e0 leur ombre. Notre -Dame avait \u00e9t\u00e9 successi - vement \npour lui, selon qu\u2019il grandissait et se d\u00e9veloppait, l\u2019\u0153uf, le nid, la \nmaison, la patrie, l\u2019univers. \n270 \nEt il est s\u00fbr qu\u2019il y avait une sorte d\u2019harmonie myst\u00e9rieuse et \npr\u00e9existante entre cette cr\u00e9ature et cet \u00e9difice. Lorsque, tout \npetit encore, il se tra\u00eenait tortueusement et par soubresauts \nsous les t\u00e9n\u00e8bres de ses vo\u00fbtes, il semblait, avec sa face hu - \nmaine et sa membrure bestiale, le reptile naturel de cette dalle \nhumide et sombre sur laquelle l\u2019ombre des chapiteaux romans \nprojetait tant de formes bizarres. \n \nPlus tard, la premi\u00e8re fois qu\u2019il s\u2019accrocha machinalement \u00e0 la \ncorde des tours, et qu\u2019il s\u2019y pendit, et qu\u2019il mit la cloche en \nbranle, cela fit \u00e0 Claude, son p\u00e8re adoptif, l\u2019effet d\u2019un enfant \ndont la langue se d\u00e9lie et qui commence \u00e0 parler. \n \nC\u2019est ainsi que peu \u00e0 peu, se d\u00e9veloppant toujours dans le sens \nde la cath\u00e9drale, y vivant, y dormant, n\u2019en sortant presque \njamais, en subissant \u00e0 toute heure la pression myst\u00e9 - rieuse, il \narriva \u00e0 lui ressembler, \u00e0 s\u2019y incruster, pour ainsi dire, \u00e0 en faire \npartie int\u00e9grante. Ses angles saillants s\u2019embo\u00eetaient, qu\u2019on nous \npasse cette figure, aux angles rentrants de l\u2019\u00e9difice, et il en \nsemblait, non seulement l\u2019habitant, mais encore le con - tenu \nnaturel. On pourrait presque dire qu\u2019il en avait pris la forme, \ncomme le colima\u00e7on prend la forme de sa coquille. C\u2019\u00e9tait sa \ndemeure, son trou, son enveloppe. Il y avait entre la vieille \n\u00e9glise et lui une sympathie instinctive si profonde, tant \n271d\u2019affinit\u00e9s magn\u00e9tiques, tant d\u2019affinit\u00e9s mat\u00e9rielles, qu\u2019il y ad - \nh\u00e9rait en quelque sorte comme la tortue \u00e0 son \u00e9caille. La ru - \ngueuse cath\u00e9drale \u00e9tait sa carapace. \n \nIl est inutile d\u2019avertir le lecteur de ne pas prendre au pied de la \nlettre les figures que nous sommes oblig\u00e9 d\u2019employer ici pour \nexprimer cet accouplement singulier, sym\u00e9tr ique, imm\u00e9 - diat, \npresque co -substantiel, d\u2019un homme et d\u2019un \u00e9difice. Il est inutile \nde dire \u00e9galement \u00e0 quel point il s\u2019\u00e9tait faite famili\u00e8re toute la \ncath\u00e9drale dans une si longue et si intime cohabitation. Cette \ndemeure lui \u00e9tait propre. Elle n\u2019avait pa s de profondeur que \nQuasimodo n\u2019e\u00fbt p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e, pas de hauteur qu\u2019il n\u2019e\u00fbt esca - \nlad\u00e9e, il lui arrivait bien des fois de gravir la fa\u00e7ade \u00e0 plusieurs \n\u00e9l\u00e9vations en s\u2019aidant seulement des asp\u00e9rit\u00e9s de la sculpture. \nLes tours, sur la surface ext\u00e9rieure desquel les on le voyait sou - \nvent ramper comme un l\u00e9zard qui glisse sur un mur \u00e0 pic, ces \ndeux g\u00e9antes jumelles, si hautes, si mena\u00e7antes, si redou - \ntables, n\u2019avaient pour lui ni vertige, ni terreur, ni secousses \nd\u2019\u00e9tourdissement ; \u00e0 les voir si douces sous sa ma in, si faciles \u00e0 \nescalader, on e\u00fbt dit qu\u2019il les avait apprivois\u00e9es. \u00c0 force de sau - \nter, de grimper, de s\u2019\u00e9battre au milieu des ab\u00eemes de la gigan - \ntesque cath\u00e9drale, il \u00e9tait devenu en quelque fa\u00e7on singe et \nchamois, comme l\u2019enfant calabrais qui nage ava nt de marcher, \net joue, tout petit, avec la mer. \n \n272Du reste, non seulement son corps semblait s\u2019\u00eatre fa\u00e7onn\u00e9 selon \nla cath\u00e9drale, mais encore son esprit. Dans quel \u00e9tat \u00e9tait cette \n\u00e2me, quel pli avait -elle contract\u00e9, quelle forme avait -elle prise \nsous cette enveloppe nou\u00e9e, dans cette vie sauvage, c\u2019est ce \nqu\u2019il serait difficile de d\u00e9terminer. Quasimodo \u00e9tait n\u00e9 borgne, \nbossu, boiteux. C\u2019est \u00e0 grande peine et \u00e0 grande pa - \n \ntience que Claude Frollo \u00e9tait parvenu \u00e0 lui apprendre \u00e0 parler. \nMais une fatalit\u00e9 \u00e9t ait attach\u00e9e au pauvre enfant trouv\u00e9. Son - \nneur de Notre -Dame \u00e0 quatorze ans, une nouvelle infirmit\u00e9 \u00e9tait \nvenue le parfaire ; les cloches lui avaient bris\u00e9 le tympan ; il \u00e9tait \ndevenu sourd. La seule porte que la nature lui e\u00fbt lais - s\u00e9e toute \ngrande ouve rte sur le monde s\u2019\u00e9tait brusquement ferm\u00e9e \u00e0 \njamais. \n \nEn se fermant, elle intercepta l\u2019unique rayon de joie et de \nlumi\u00e8re qui p\u00e9n\u00e9tr\u00e2t encore dans l\u2019\u00e2me de Quasimodo. Cette \n\u00e2me tomba dans une nuit profonde. La m\u00e9lancolie du mis\u00e9rable \ndevint incurable et c ompl\u00e8te comme sa difformit\u00e9. Ajoutons que \nsa surdit\u00e9 le rendit en quelque fa\u00e7on muet. Car, pour ne pas \ndonner \u00e0 rire aux autres, du moment o\u00f9 il se vit sourd, il se \nd\u00e9termina r\u00e9solument \u00e0 un silence qu\u2019il ne rompait gu\u00e8re que \nlorsqu\u2019il \u00e9tait seul. Il lia v olontairement cette langue que Claude \nFrollo avait eu tant de peine \u00e0 d\u00e9lier. De l\u00e0 il advenait que, \nquand la n\u00e9cessit\u00e9 le contraignait de parler, sa langue \u00e9tait en - \n273gourdie, maladroite, et comme une porte dont les gonds sont \nrouill\u00e9s. \n \nSi maintenant nous essayions de p\u00e9n\u00e9trer jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e2me de \nQuasimodo \u00e0 travers cette \u00e9corce \u00e9paisse et dure ; si nous \npouvions sonder les profondeurs de cette organisation mal \nfaite ; s\u2019il nous \u00e9tait donn\u00e9 de regarder avec un flambeau der - \nri\u00e8re ces organes sans transparenc e, d\u2019explorer l\u2019int\u00e9rieur t\u00e9n\u00e9 - \nbreux de cette cr\u00e9ature opaque, d\u2019en \u00e9lucider les recoins obs - \ncurs, les culs -de-sac absurdes, et de jeter tout \u00e0 coup une vive \nlumi\u00e8re sur la psych\u00e9 encha\u00een\u00e9e au fond de cet antre, nous \ntrouverions sans doute la malheureuse dans quelque attitude \npauvre, rabougrie et rachitique comme ces prisonniers des \nplombs de Venise qui vieillissaient ploy\u00e9s en deux dans une \nbo\u00eete de pierre trop basse et trop courte. \n \nIl est certain que l\u2019esprit s\u2019atrophie dans un corps manqu\u00e9. \nQuasimodo sentait \u00e0 peine se mouvoir aveugl\u00e9ment au dedans \nde lui une \u00e2me faite \u00e0 son image. Les impressions des objets \nsubissaient une r\u00e9fraction consid\u00e9rable avant d\u2019arriver \u00e0 sa \npens\u00e9e. Son cerveau \u00e9tait un milieu particulier : les id\u00e9es qui le \ntraversaient en so rtaient toutes tordues. La r\u00e9flexion qui prove - \nnait de cette r\u00e9fraction \u00e9tait n\u00e9cessairement divergente et d\u00e9 - \nvi\u00e9e. \n \n274De l\u00e0 mille illusions d\u2019optique, mille aberrations de juge - ment, \nmille \u00e9carts o\u00f9 divaguait sa pens\u00e9e, tant\u00f4t folle, tant\u00f4t idiote. \n \nLe premier effet de cette fatale organisation, c\u2019\u00e9tait de troubler \nle regard qu\u2019il jetait sur les choses. Il n\u2019en recevait presque \naucune perception imm\u00e9diate. Le monde ext\u00e9rieur lui semblait \nbeaucoup plus loin qu\u2019\u00e0 nous. \n \nLe second effet de son malheur, c\u2019\u00e9t ait de le rendre m\u00e9 - chant. \n \nIl \u00e9tait m\u00e9chant en effet, parce qu\u2019il \u00e9tait sauvage ; il \u00e9tait \nsauvage parce qu\u2019il \u00e9tait laid, il y avait une logique dans sa na - \nture comme dans la n\u00f4tre. \n \nSa force, si extraordinairement d\u00e9velopp\u00e9e, \u00e9tait une cause de \nplus d e m\u00e9chancet\u00e9. Malus puer robustus, dit Hobbes. \n \nD\u2019ailleurs, il faut lui rendre cette justice, la m\u00e9chancet\u00e9 n\u2019\u00e9tait \npeut -\u00eatre pas inn\u00e9e en lui. D\u00e8s ses premiers pas parmi les \nhommes, il s\u2019\u00e9tait senti, puis il s\u2019\u00e9tait vu conspu\u00e9, fl\u00e9tri, re - \npouss\u00e9. La paro le humaine pour lui, c\u2019\u00e9tait toujours une raillerie \nou une mal\u00e9diction. En grandissant il n\u2019avait trouv\u00e9 que la haine \n275autour de lui. Il l\u2019avait prise. Il avait gagn\u00e9 la m\u00e9chancet\u00e9 \ng\u00e9n\u00e9rale. Il avait ramass\u00e9 l\u2019arme dont on l\u2019avait bless\u00e9. \n \nApr\u00e8s tout, il ne tournait qu\u2019\u00e0 regret sa face du c\u00f4t\u00e9 des \nhommes. Sa cath\u00e9drale lui suffisait. Elle \u00e9tait peupl\u00e9e de fi - \ngures de marbre, rois, saints, \u00e9v\u00eaques, qui du moins ne lui \n\u00e9clataient pas de rire au nez et n\u2019avaient pour lui qu\u2019un regard \ntranquill e et bienveillant. Les autres statues, celles des monstres \net des d\u00e9mons, n\u2019avaient pas de haine pour lui Qua - simodo. Il \nleur ressemblait trop pour cela. Elles raillaient bien plut\u00f4t les \nautres hommes. Les saints \u00e9taient ses amis, et le b\u00e9 - nissaient ; \nles monstres \u00e9taient ses amis, et le gardaient. Aussi avait -il de \nlongs \u00e9panchements avec eux. Aussi passait -il quel - quefois des \nheures enti\u00e8res, accroupi devant une de ces sta - tues, \u00e0 causer \nsolitairement avec elle. Si quelqu\u2019un survenait, il s\u2019enfuyait \ncomme un amant surpris dans sa s\u00e9r\u00e9nade. \n \nEt la cath\u00e9drale ne lui \u00e9tait pas seulement la soci\u00e9t\u00e9, mais \nencore l\u2019univers, mais encore toute la nature. Il ne r\u00eavait pas \nd\u2019autres espaliers que les vitraux toujours en fleur, d\u2019autre om - \nbrage que celui de ces feuillages de pierre qui s\u2019\u00e9panouissent \ncharg\u00e9s d\u2019oiseaux dans la touffe des chapiteaux saxons, \nd\u2019autres montagnes que les tours colossales de l\u2019\u00e9glise, d\u2019autre \noc\u00e9an que Paris qui bruissait \u00e0 leurs pieds. \n \n276Ce qu\u2019il aimait avant tout dans l\u2019\u00e9difice materne l, ce qui \nr\u00e9veillait son \u00e2me et lui faisait ouvrir ses pauvres ailes qu\u2019elle \ntenait si mis\u00e9rablement reploy\u00e9es dans sa caverne, ce qui le \nrendait parfois heureux, c\u2019\u00e9taient les cloches. Il les aimait, les \ncaressait, leur parlait, les comprenait. Depuis le carillon de \nl\u2019aiguille de la crois\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 la grosse cloche du portail, il les \navait toutes en tendresse. Le clocher de la crois\u00e9e, les deux \ntours, \u00e9taient pour lui comme trois grandes cages dont les oi - \nseaux, \u00e9lev\u00e9s par lui, ne chantaient que pour lui. C\u2019\u00e9taient \npourtant ces m\u00eames cloches qui l\u2019avaient rendu sourd, mais les \nm\u00e8res aiment souvent le mieux l\u2019enfant qui les a fait le plus \nsouffrir. \n \nIl est vrai que leur voix \u00e9tait la seule qu\u2019il p\u00fbt entendre en - core. \n\u00c0 ce titre, la grosse cloche \u00e9tait sa b ien-aim\u00e9e. C\u2019est elle qu\u2019il \npr\u00e9f\u00e9rait dans cette famille de filles bruyantes qui se tr\u00e9 - \nmoussait autour de lui, les jours de f\u00eate. Cette grande cloche \ns\u2019appelait Marie. Elle \u00e9tait seule dans la tour m\u00e9ridionale avec \nsa s\u0153ur Jacqueline, cloche de moindre t aille, enferm\u00e9e dans \nune cage moins grande \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la sienne. Cette Jacqueline \n\u00e9tait ainsi nomm\u00e9e du nom de la femme de Jean de Montagu, \nlequel l\u2019avait donn\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9glise, ce qui ne l\u2019avait pas emp\u00each\u00e9 \nd\u2019aller figurer sans t\u00eate \u00e0 Montfaucon. Dans la deuxi \u00e8me tour il \ny avait six autres cloches, et enfin les six plus petites habitaient \nle clocher sur la crois\u00e9e avec la cloche de bois qu\u2019on ne sonnait \nque depuis l\u2019apr\u00e8s -d\u00eener du jeudi absolu, jusqu\u2019au matin de la \n277vigile de P\u00e2ques. Quasimodo avait donc quinze cloches dans \nson s\u00e9rail, mais la grosse Marie \u00e9tait la favorite. \n \nOn ne saurait se faire une id\u00e9e de sa joie les jours de grande \nvol\u00e9e. Au moment o\u00f9 l\u2019archidiacre l\u2019avait l\u00e2ch\u00e9 et lui avait dit : \nAllez ! il montait la vis du clocher plus vite qu\u2019un autre n e l\u2019e\u00fbt \ndescendue. Il entrait tout essouffl\u00e9 dans la chambre a\u00e9rienne \nde la grosse cloche ; il la consid\u00e9rait un mo - \n \nment avec recueillement et amour ; puis il lui adressait douce - \nment la parole, il la flattait de la main, comme un bon cheval qui \nva faire une longue course. Il la plaignait de la peine qu\u2019elle \nallait avoir. Apr\u00e8s ces premi\u00e8res caresses, il criait \u00e0 ses aides, \nplac\u00e9s \u00e0 l\u2019\u00e9tage inf\u00e9rieur de la tour, de commencer. Ceux -ci se \npendaient aux c\u00e2bles, le cabestan criait, et l\u2019\u00e9norme capsule de \nm\u00e9tal s\u2019\u00e9branlait lentement. Quasimodo, palpitant, la suivait du \nregard. Le premier choc du battant et de la paroi d\u2019airain faisait \nfrissonner la charpente sur laquelle il \u00e9tait mont\u00e9. Quasimodo \nvibrait avec la cloche. Vah ! criait -il avec un \u00e9clat de rire i nsen - \ns\u00e9. Cependant le mouvement du bourdon s\u2019acc\u00e9l\u00e9rait, et \u00e0 me - \nsure qu\u2019il parcourait un angle plus ouvert, l\u2019\u0153il de Quasimodo \ns\u2019ouvrait aussi de plus en plus phosphorique et flamboyant. \nEnfin la grande vol\u00e9e commen\u00e7ait, toute la tour tremblait, \ncharpen tes, plombs, pierres de taille, tout grondait \u00e0 la fois, \ndepuis les pilotis de la fondation jusqu\u2019aux tr\u00e8fles du couron - \n278nement. Quasimodo alors bouillait \u00e0 grosse \u00e9cume ; il allait, \nvenait ; il tremblait avec la tour de la t\u00eate aux pieds. La cloche, \nd\u00e9cha \u00een\u00e9e et furieuse, pr\u00e9sentait alternativement aux deux pa - \nrois de la tour sa gueule de bronze d\u2019o\u00f9 s\u2019\u00e9chappait ce souffle \nde temp\u00eate qu\u2019on entend \u00e0 quatre lieues. Quasimodo se pla\u00e7ait \ndevant cette gueule ouverte ; il s\u2019accroupissait, se relevait avec \nles retours de la cloche, aspirait ce souffle renversant, regardait \ntour \u00e0 tour la place profonde qui fourmillait \u00e0 deux cents pieds \nau-dessous de lui et l\u2019\u00e9norme langue de cuivre qui venait de \nseconde en seconde lui hurler dans l\u2019oreille. C\u2019\u00e9tait la seule pa - \nrole qu\u2019il entend\u00eet, le seul son qui troubl\u00e2t pour lui le silence \nuniversel. Il s\u2019y dilatait comme un oiseau au soleil. Tout \u00e0 coup \nla fr\u00e9n\u00e9sie de la cloche le gagnait ; son regard devenait ex - \ntraordinaire ; il attendait le bourdon au passage, comme \nl\u2019araign\u00e9e attend la mouche, et se jetait brusquement sur lui \u00e0 \ncorps perdu. Alors, suspendu sur l\u2019ab\u00eeme, lanc\u00e9 dans le balan - \ncement formidable de la cloche, il saisissait le monstre d\u2019airain \naux oreillettes, l\u2019\u00e9treignait de ses deux genoux, l\u2019\u00e9peronnait de \nses deux talons, et redoublait de tout le choc et de tout le poids \nde son corps la furie de la vol\u00e9e. Cependant la tour vacillait ; lui, \ncriait et grin\u00e7ait des dents, ses cheveux roux se h\u00e9rissaient, sa \npoitrine faisait le bruit d\u2019un soufflet de forge, son \u0153 il jetait des \nflammes, la cloche monstrueuse hennissait toute haletante sous \nlui, et alors ce n\u2019\u00e9tait plus ni le bourdon de Notre -Dame ni \nQuasimodo, c\u2019\u00e9tait un r\u00eave, un tourbillon, une temp\u00eate ; le ver - \ntige \u00e0 cheval sur le bruit ; un esprit cramponn\u00e9 \u00e0 un e croupe \n279 \nvolante ; un \u00e9trange centaure moiti\u00e9 homme, moiti\u00e9 cloche ; une \nesp\u00e8ce d\u2019Astolphe horrible emport\u00e9 sur un prodigieux hip - \npogriffe de bronze vivant. \n \nLa pr\u00e9sence de cet \u00eatre extraordinaire faisait circuler dans \ntoute la cath\u00e9drale je ne sais que l souffle de vie. Il semblait qu\u2019il \ns\u2019\u00e9chapp\u00e2t de lui, du moins au dire des superstitions gros - \nsissantes de la foule, une \u00e9manation myst\u00e9rieuse qui animait \ntoutes les pierres de Notre -Dame et faisait palpiter les pro - \nfondes entrailles de la vieille \u00e9glis e. Il suffisait qu\u2019on le s\u00fbt l\u00e0 \npour que l\u2019on cr\u00fbt voir vivre et remuer les mille statues des ga - \nleries et des portails. Et de fait, la cath\u00e9drale semblait une \ncr\u00e9ature docile et ob\u00e9issante sous sa main ; elle attendait sa \nvolont\u00e9 pour \u00e9lever sa grosse vo ix ; elle \u00e9tait poss\u00e9d\u00e9e et rem - \nplie de Quasimodo comme d\u2019un g\u00e9nie familier. On e\u00fbt dit qu\u2019il \nfaisait respirer l\u2019immense \u00e9difice. Il y \u00e9tait partout en effet, il se \nmultipliait sur tous les points du monument. Tant\u00f4t on aperce - \nvait avec effroi au plus ha ut d\u2019une des tours un nain bizarre qui \ngrimpait, serpentait, rampait \u00e0 quatre pattes, descendait en \ndehors sur l\u2019ab\u00eeme, sautelait de saillie en saillie, et allait fouiller \ndans le ventre de quelque gorgone sculpt\u00e9e ; c\u2019\u00e9tait Quasimodo \nd\u00e9nichant des corbeau x. Tant\u00f4t on se heurtait dans un coin \nobscur de l\u2019\u00e9glise \u00e0 une sorte de chim\u00e8re vivante, accroupie et \nrenfrogn\u00e9e ; c\u2019\u00e9tait Quasimodo pensant. Tant\u00f4t on avisait sous \nun clocher une t\u00eate \u00e9norme et un paquet de membres d\u00e9sor - \n280donn\u00e9s se balan\u00e7ant avec fureur a u bout d\u2019une corde ; c\u2019\u00e9tait \nQuasimodo sonnant les v\u00eapres ou l\u2019ang\u00e9lus. Souvent, la nuit, on \nvoyait errer une forme hideuse sur la fr\u00eale balustrade d\u00e9 - \ncoup\u00e9e en dentelle qui couronne les tours et borde le pourtour \nde l\u2019abside ; c\u2019\u00e9tait encore le bossu de Notre -Dame. Alors, di - \nsaient les voisines, toute l\u2019\u00e9glise prenait quelque chose de fan - \ntastique, de surnaturel, d\u2019horrible ; des yeux et des bouches s\u2019y \nouvraient \u00e7\u00e0 et l\u00e0 ; on entendait aboyer les chiens, les guivres, \nles tarasques de pierre qui veillen t jour et nuit, le cou tendu et la \ngueule ouverte, autour de la monstrueuse cath\u00e9drale ; et si \nc\u2019\u00e9tait une nuit de No\u00ebl, tandis que la grosse cloche qui sem - \nblait r\u00e2ler appelait les fid\u00e8les \u00e0 la messe ardente de minuit, il y \navait un tel air r\u00e9pandu sur l a sombre fa\u00e7ade qu\u2019on e\u00fbt dit que \nle grand portail d\u00e9vorait la foule et que la rosace la regardait. \nEt tout cela venait de Quasimodo. L\u2019\u00c9gypte l\u2019e\u00fbt pris pour le \ndieu de ce temple ; le moyen \u00e2ge l\u2019en croyait le d\u00e9mon ; il en \n\u00e9tait l\u2019\u00e2me. \n \n\u00c0 tel point que pour ceux qui savent que Quasimodo a exist\u00e9, \nNotre -Dame est aujourd\u2019hui d\u00e9serte, inanim\u00e9e, morte. On sent \nqu\u2019il y a quelque chose de disparu. Ce corps immense est vide ; \nc\u2019est un squelette ; l\u2019esprit l\u2019a quitt\u00e9, on en voit la place, et voil\u00e0 \ntout. C\u2019est co mme un cr\u00e2ne o\u00f9 il y a encore des trous pour les \nyeux, mais plus de regard. \n \n281C H A P I T R E IV \n \nLE CHIEN ET SON MA\u00ceTRE \n \n \nIl y avait pourtant une cr\u00e9ature humaine que Quasimodo \nexceptait de sa malice et de sa haine pour les autres, et qu\u2019il \naimait autant, plus peut -\u00eatre que sa cath\u00e9drale ; c\u2019\u00e9tait Claude \nFrollo. \n \nLa chose \u00e9tait simple. Claude Frollo l\u2019avait recueilli, l\u2019avait \nadopt\u00e9, l\u2019avait nourri, l\u2019avait \u00e9lev\u00e9. Tout petit, c\u2019est dans les \njambes de Claude Frollo qu\u2019il avait coutume de se r\u00e9fugier \nquand les chiens et le s enfants aboyaient apr\u00e8s lui. Claude Frol - \nlo lui avait appris \u00e0 parler, \u00e0 lire, \u00e0 \u00e9crire. Claude Frollo enfin \nl\u2019avait fait sonneur de cloches. Or, donner la grosse cloche en \nmariage \u00e0 Quasimodo, c\u2019\u00e9tait donner Juliette \u00e0 Rom\u00e9o. \n \nAussi la reconnaissance d e Quasimodo \u00e9tait -elle profonde, \npassionn\u00e9e, sans borne ; et quoique le visage de son p\u00e8re \nadoptif f\u00fbt souvent brumeux et s\u00e9v\u00e8re, quoique sa parole f\u00fbt \nhabituellement br\u00e8ve, dure, imp\u00e9rieuse, jamais cette recon - \nnaissance ne s\u2019\u00e9tait d\u00e9mentie un seul instan t. L\u2019archidiacre \navait en Quasimodo l\u2019esclave le plus soumis, le valet le plus \n282docile, le dogue le plus vigilant. Quand le pauvre sonneur de \ncloches \u00e9tait devenu sourd, il s\u2019\u00e9tait \u00e9tabli entre lui et Claude \nFrollo une langue de signes, myst\u00e9rieuse et compr ise d\u2019eux \nseuls. De cette fa\u00e7on l\u2019archidiacre \u00e9tait le seul \u00eatre humain avec \nlequel Quasimodo e\u00fbt conserv\u00e9 communication. Il n\u2019\u00e9tait en \nrapport dans ce monde qu\u2019avec deux choses, Notre -Dame et \nClaude Frollo. \n \nRien de comparable \u00e0 l\u2019empire de l\u2019archidiacre sur le son - neur, \n\u00e0 l\u2019attachement du sonneur pour l\u2019archidiacre. Il e\u00fbt suffi d\u2019un \nsigne de Claude et de l\u2019id\u00e9e de lui faire plaisir pour que \nQuasimodo se pr\u00e9cipit\u00e2t du haut des tours de Notre -Dame. \nC\u2019\u00e9tait un e chose remarquable que toute cette force physique, \narriv\u00e9e chez Quasimodo \u00e0 un d\u00e9veloppement si extraordinaire, \net mise aveugl\u00e9ment par lui \u00e0 la disposition d\u2019un autre. Il y \n \navait l\u00e0 sans doute d\u00e9vouement filial, attachement domes - \ntique ; il y avait au ssi fascination d\u2019un esprit par un autre es - \nprit. C\u2019\u00e9tait une pauvre, gauche et maladroite organisation qui \nse tenait la t\u00eate basse et les yeux suppliants devant une intelli - \ngence haute et profonde, puissante et sup\u00e9rieure. Enfin et par - \ndessus tout, c\u2019\u00e9 tait reconnaissance. Reconnaissance tellement \npouss\u00e9e \u00e0 sa limite extr\u00eame que nous ne saurions \u00e0 quoi la \ncomparer. Cette vertu n\u2019est pas de celles dont les plus beaux \nexemples sont parmi les hommes. Nous dirons donc que Qua - \n283simodo aimait l\u2019archidiacre com me jamais chien, jamais cheval, \njamais \u00e9l\u00e9phant n\u2019a aim\u00e9 son ma\u00eetre. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n284C H A P I T R E V \n \nSUITE DE CLAUDE FROLLO \n \n \nEn 1482, Quasimodo avait environ vingt ans, Claude Frollo \nenviron trente -six : l\u2019un avait grandi, l\u2019autre avait vieilli. \n \nClaude Frollo n\u2019\u00e9tait plus le simp le \u00e9colier du coll\u00e8ge Tor - chi, le \ntendre protecteur d\u2019un petit enfant, le jeune et r\u00eaveur \nphilosophe qui savait beaucoup de choses et qui en ignorait \nbeaucoup. C\u2019\u00e9tait un pr\u00eatre aust\u00e8re, grave, morose ; un charg\u00e9 \nd\u2019\u00e2mes ; monsieur l\u2019archidiacre de Josas, le second acolyte de \nl\u2019\u00e9v\u00eaque, ayant sur les bras les deux d\u00e9canats de Montlh\u00e9ry et \nde Ch\u00e2teaufort et cent soixante -quatorze cur\u00e9s ruraux. C\u2019\u00e9tait \nun personnage imposant et sombre devant lequel tremblaient \nles enfants de ch\u0153ur en aube et en jaquette, les m achicots, les \nconfr\u00e8res de Saint -Augustin, les clercs matutinels de Notre - \nDame, quand il passait lentement sous les hautes ogives du \nch\u0153ur, majestueux, pensif, les bras crois\u00e9s et la t\u00eate tellement \nploy\u00e9e sur la poitrine qu\u2019on ne voyait de sa face que son grand \nfront chauve. \n \n285Dom Claude Frollo n\u2019avait abandonn\u00e9 du reste ni la science, ni \nl\u2019\u00e9ducation de son jeune fr\u00e8re, ces deux occupations de sa vie. \nMais avec le temps il s\u2019\u00e9tait m\u00eal\u00e9 quelque amertume \u00e0 ces \nchoses si douces. \u00c0 la longue, dit Paul Diacre, l e meilleur lard \nrancit. Le petit Jehan Frollo, surnomm\u00e9 du Moulin \u00e0 cause du \nlieu o\u00f9 il avait \u00e9t\u00e9 nourri, n\u2019avait pas grandi dans la direction \nque Claude avait voulu lui imprimer. Le grand fr\u00e8re comptait sur \nun \u00e9l\u00e8ve pieux, docile, docte, honorable. Or le petit fr\u00e8re, comme \nces jeunes arbres qui trompent l\u2019effort du jardinier et se \ntournent opini\u00e2trement du c\u00f4t\u00e9 d\u2019o\u00f9 leur viennent l\u2019air et le so - \nleil, le petit fr\u00e8re ne croissait et ne multipliait, ne poussait de \nbelles branches touffues et luxuriantes que du c\u00f4t\u00e9 de la pa - \nresse, de l\u2019ignorance et de la d\u00e9bauche. C\u2019\u00e9tait un vrai diable, \nfort d\u00e9sordonn\u00e9, ce qui faisait froncer le sourcil \u00e0 dom Claude, \nmais fort dr\u00f4le et fort subtil, ce qui faisait sourire le grand fr\u00e8re. \nClaude l\u2019avait confi\u00e9 \u00e0 ce m\u00eame coll \u00e8ge de Torchi o\u00f9 il \n \navait pass\u00e9 ses premi\u00e8res ann\u00e9es dans l\u2019\u00e9tude et le recueille - \nment ; et c\u2019\u00e9tait une douleur pour lui que ce sanctuaire autre - \nfois \u00e9difi\u00e9 du nom de Frollo en f\u00fbt scandalis\u00e9 aujourd\u2019hui. Il en \nfaisait quelquefois \u00e0 Jehan de fort s\u00e9v\u00e8r es et de fort longs ser - \nmons, que celui -ci essuyait intr\u00e9pidement. Apr\u00e8s tout, le jeune \nvaurien avait bon c\u0153ur, comme cela se voit dans toutes les \ncom\u00e9dies. Mais, le sermon pass\u00e9, il n\u2019en reprenait pas moins \ntranquillement le cours de ses s\u00e9ditions et de ses \u00e9normit\u00e9s. \nTant\u00f4t c\u2019\u00e9tait un b\u00e9jaune (on appelait ainsi les nouveaux d\u00e9 - \n286barqu\u00e9s \u00e0 l\u2019Universit\u00e9) qu\u2019il avait houspill\u00e9 pour sa bienvenue ; \ntradition pr\u00e9cieuse qui s\u2019est soigneusement perp\u00e9tu\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 \nnos jours. Tant\u00f4t il avait donn\u00e9 le branle \u00e0 une ba nde d\u2019\u00e9coliers, \nlesquels \u00e9taient classiquement jet\u00e9s sur un cabaret, quasi \nclassico excitati, puis avaient battu le tavernier \u00ab avec b\u00e2tons \noffensifs \u00bb, et joyeusement pill\u00e9 la taverne jusqu\u2019\u00e0 ef - fondrer les \nmuids de vin dans la cave. Et puis, c\u2019\u00e9tait un beau rapport en \nlatin que le sous -moniteur de Torchi apportait piteu - sement \u00e0 \ndom Claude avec cette douloureuse \u00e9margination : Rixa ; prima \ncausa vinum optimum potatum. Enfin on disait, horreur dans un \nenfant de seize ans, que ses d\u00e9bordements allaient so uventes \nfois jusqu\u2019\u00e0 la rue de Glatigny. \n \nDe tout cela, Claude, contrist\u00e9 et d\u00e9courag\u00e9 dans ses af - \nfections humaines, s\u2019\u00e9tait jet\u00e9 avec plus d\u2019emportement dans \nles bras de la science, cette s\u0153ur qui du moins ne vous rit pas \nau nez et vous paie toujours, b ien qu\u2019en monnaie quelquefois un \npeu creuse, les soins qu\u2019on lui a rendus. Il devint donc de plus en \nplus savant, et en m\u00eame temps, par une cons\u00e9quence naturelle, \nde plus en plus rigide comme pr\u00eatre, de plus en plus triste \ncomme homme. Il y a, pour chacun de nous, de certains \nparall\u00e9lismes entre notre intelligence, nos m\u0153urs et notre ca - \nract\u00e8re, qui se d\u00e9veloppent sans discontinuit\u00e9, et ne se rom - \npent qu\u2019aux grandes perturbations de la vie. \n \n287Comme Claude Frollo avait parcouru d\u00e8s sa jeunesse le cercle \npresque entier des connaissances humaines positives, \next\u00e9rieures et licites, force lui fut, \u00e0 moins de s\u2019arr\u00eater ubi de - \nfuit orbis, force lui fut d\u2019aller plus loin et de chercher d\u2019autres \naliments \u00e0 l\u2019activit\u00e9 insatiable de son intelligence. L\u2019antique \nsymbol e du serpent qui se mord la queue convient surtout \u00e0 la \nscience. Il para\u00eet que Claude Frollo l\u2019avait \u00e9prouv\u00e9. Plusieurs \npersonnes graves affirmaient qu\u2019apr\u00e8s avoir \u00e9puis\u00e9 le fas du \n \nsavoir humain, il avait os\u00e9 p\u00e9n\u00e9trer dans le nefas. Il avait, di - \nsait-on, go\u00fbt\u00e9 successivement toutes les pommes de l\u2019arbre de \nl\u2019intelligence, et, faim ou d\u00e9go\u00fbt, il avait fini par mordre au fruit \nd\u00e9fendu. Il avait pris place tour \u00e0 tour, comme nos lecteurs l\u2019ont \nvu, aux conf\u00e9rences des th\u00e9ologiens en Sorbonne, aux \nassembl\u00e9es des artiens \u00e0 l\u2019image Saint -Hilaire, aux disputes des \nd\u00e9cr\u00e9tistes \u00e0 l\u2019image Saint -Martin, aux congr\u00e9gations des m\u00e9 - \ndecins au b\u00e9nitier de Notre -Dame, ad cupam Nostr\u00e6 Domin\u00e6 ; \ntous les mets permis et approuv\u00e9s que ces quatre grandes cui - \nsines, appel\u00e9es les quatre facult\u00e9s, pouvaient \u00e9laborer et servir \n\u00e0 une intelligence, il les avait d\u00e9vor\u00e9s et la sati\u00e9t\u00e9 lui en \u00e9tait \nvenue avant que sa faim f\u00fbt apais\u00e9e ; alors il avait creus\u00e9 plus \navant, plus bas, dessous toute cette science finie, mat\u00e9rielle, \nlimit\u00e9e ; il avait risqu\u00e9 peut -\u00eatre son \u00e2me, et s\u2019\u00e9tait assis dans la \ncaverne \u00e0 cette table myst\u00e9rieuse des alchimistes, des astro - \nlogues, des herm\u00e9tiques, dont Averro\u00e8s, Guillaume de Paris et \nNicolas Flamel tiennent le bout dans le moyen \u00e2ge, et qui se \n288prolonge dans l\u2019Orient, aux clart\u00e9s du chandelier \u00e0 sept \nbranches, jusqu\u2019\u00e0 Salomon, Pythagore et Zoroastre. \n \nC\u2019\u00e9tait du moins ce que l\u2019on supposait, \u00e0 tort ou \u00e0 raison. \n \nIl est certain que l\u2019archidiacre visitait souvent le cimeti\u00e8re des \nSaints -Innocents o\u00f9 son p\u00e8re et sa m\u00e8re avaient \u00e9t\u00e9 enter - r\u00e9s, \nil est vrai, avec les autres victimes de la peste de 1466 ; mais \nqu\u2019il paraissait beaucoup moins d\u00e9vot \u00e0 la croix de leur fosse \nqu\u2019aux figures \u00e9tranges dont \u00e9tait charg\u00e9 le tombeau de \nNicolas Flamel et de Claude Pernelle, co nstruit tout \u00e0 c\u00f4t\u00e9. \n \nIl est certain qu\u2019on l\u2019avait vu souvent longer la rue des \nLombards et entrer furtivement dans une petite maison qui fai - \nsait le coin de la rue des \u00c9crivains et de la rue Marivault. C\u2019\u00e9tait \nla maison que Nicolas Flamel avait b\u00e2tie, o\u00f9 il \u00e9tait mort vers \n1417, et qui, toujours d\u00e9serte depuis lors, commen\u00e7ait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 \ntomber en ruine, tant les herm\u00e9tiques et les souffleurs de tous \nles pays en avaient us\u00e9 les murs rien qu\u2019en y gravant leurs \nnoms. Quelques voisins m\u00eame affirmaient avoir vu une fois par \nun soupira il l\u2019archidiacre Claude creusant, remuant et b\u00eachant \nla terre dans ces deux caves dont les jambes \u00e9tri\u00e8res avaient \n\u00e9t\u00e9 barbouill\u00e9es de vers et d\u2019hi\u00e9roglyphes sans nombre par Ni - \ncolas Flamel lui -m\u00eame. On supposait que Flamel avait enfoui la \npierre philosop hale dans ces caves, et les alchimistes, pendant \n289 \ndeux si\u00e8cles, depuis Magistri jusqu\u2019au p\u00e8re Pacifique, n\u2019ont ces - \ns\u00e9 d\u2019en tourmenter le sol que lorsque la maison, si cruellement \nfouill\u00e9e et retourn\u00e9e, a fini par s\u2019en aller en poussi\u00e8re sous leurs \npieds. \n \nIl est certain encore que l\u2019archidiacre s\u2019\u00e9tait \u00e9pris d\u2019une passion \nsinguli\u00e8re pour le portail symbolique de Notre -Dame, cette \npage de grimoire \u00e9crite en pierre par l\u2019\u00e9v\u00eaque Guillaume de \nParis, lequel a sans doute \u00e9t\u00e9 damn\u00e9 pour avoir attach\u00e9 un si \ninfer nal frontispice au saint po\u00e8me que chante \u00e9ternellement le \nreste de l\u2019\u00e9difice. L\u2019archidiacre Claude passait aussi pour avoir \napprofondi le colosse de saint Christophe et cette longue statue \n\u00e9nigmatique qui se dressait alors \u00e0 l\u2019entr\u00e9e du parvis et que le \npeuple appelait dans ses d\u00e9risions Monsieur Legris. Mais, ce que \ntout le monde avait pu remarquer, c\u2019\u00e9taient les intermi - nables \nheures qu\u2019il employait souvent, assis sur le parapet du parvis, \u00e0 \ncontempler les sculptures du portail, examinant tant\u00f4t les \nvierges folles avec leurs lampes renvers\u00e9es, tant\u00f4t les vierges \nsages avec leurs lampes droites ; d\u2019autres fois calculant l\u2019angle \ndu regard de ce corbeau qui tient au portail de gauche et qui \nregarde dans l\u2019\u00e9glise un point myst\u00e9rieux o\u00f9 est certai - nement \ncach\u00e9e la pierre philosophale, si elle n\u2019est pas dans la cave de \nNicolas Flamel. C\u2019\u00e9tait, disons -le en passant, une desti - n\u00e9e \nsinguli\u00e8re pour l\u2019\u00e9glise Notre -Dame \u00e0 cette \u00e9poque que d\u2019\u00eatre \nainsi aim\u00e9e \u00e0 deux degr\u00e9s diff\u00e9rents et avec tant de d\u00e9 - votion \n290par de ux \u00eatres aussi dissemblables que Claude et Qua - simodo ; \naim\u00e9e par l\u2019un, sorte de demi -homme instinctif et sauvage, pour \nsa beaut\u00e9, pour sa stature, pour les harmonies qui se d\u00e9gagent \nde son magnifique ensemble ; aim\u00e9e par l\u2019autre, imagination \nsavante et p assionn\u00e9e, pour sa significa - tion, pour son mythe, \npour le sens qu\u2019elle renferme, pour le symbole \u00e9pars sous les \nsculptures de sa fa\u00e7ade comme le pre - mier texte sous le \nsecond dans un palimpseste ; en un mot, pour l\u2019\u00e9nigme qu\u2019elle \npropose \u00e9ternellement \u00e0 l\u2019intelligence. \n \nIl est certain enfin que l\u2019archidiacre s\u2019\u00e9tait accommod\u00e9, dans \ncelle des deux tours qui regarde sur la Gr\u00e8ve, tout \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la \ncage aux cloches, une petite cellule fort secr\u00e8te o\u00f9 nul n\u2019entrait, \npas m\u00eame l\u2019\u00e9v\u00eaque, disait -on, sans son con g\u00e9. Cette cellule \navait \u00e9t\u00e9 jadis pratiqu\u00e9e presque au sommet de la tour, parmi \nles nids de corbeaux, par l\u2019\u00e9v\u00eaque Hugo de Besan\u00e7on, qui y \navait mal\u00e9fici\u00e9 dans son temps. Ce que renfermait cette cel - \n \nlule, nul ne le savait ; mais on avait vu souvent, des gr\u00e8ves du \nTerrain, la nuit, \u00e0 une petite lucarne qu\u2019elle avait sur le derri\u00e8re \nde la tour, para\u00eetre, dispara\u00eetre et repara\u00eetre \u00e0 intervalles courts \net \u00e9gaux une clart\u00e9 rouge, intermittente, bizarre, qui semblait \nsuivre les aspirations haletantes d\u2019un souf flet et venir plut\u00f4t \nd\u2019une flamme que d\u2019une lumi\u00e8re. Dans l\u2019ombre, \u00e0 cette hau - \n291teur, cela faisait un effet singulier et les bonnes femmes di - \nsaient : Voil\u00e0 l\u2019archidiacre qui souffle, l\u2019enfer p\u00e9tille l\u00e0 -haut. \n \nIl n\u2019y avait pas dans tout cela apr\u00e8s tout gr andes preuves de \nsorcellerie ; mais c\u2019\u00e9tait bien toujours autant de fum\u00e9e qu\u2019il en \nfallait pour supposer du feu ; et l\u2019archidiacre avait un renom \nassez formidable. Nous devons dire pourtant que les sciences \nd\u2019\u00c9gypte, que la n\u00e9cromancie, que la magie, m\u00eame la plus \nblanche et la plus innocente, n\u2019avaient pas d\u2019ennemi plus \nacharn\u00e9, pas de d\u00e9nonciateur plus impitoyable par -devant mes - \nsieurs de l\u2019officialit\u00e9 de Notre -Dame. Que ce f\u00fbt sinc\u00e8re horreur \nou jeu jou\u00e9 du larron qui crie : au voleur ! cela n\u2019emp\u00eachait pas \nl\u2019archidiacre d\u2019\u00eatre consid\u00e9r\u00e9 par les doctes t\u00eates du chapitre \ncomme une \u00e2me aventur\u00e9e dans le vestibule de l\u2019enfer, perdue \ndans les antres de la cabale, t\u00e2tonnant dans les t\u00e9n\u00e8bres des \nsciences occultes. Le peuple ne s\u2019y m\u00e9prenait pas non plus ; \nchez quiconque avait un peu de sagacit\u00e9, Quasimodo passait \npour le d\u00e9mon, Claude Frollo pour le sorcier. Il \u00e9tait \u00e9vident que \nle sonneur devait servir l\u2019archidiacre pendant un temps donn\u00e9 \nau bout duquel il emporterait son \u00e2me en guise de paie - ment. \nAussi l\u2019a rchidiacre \u00e9tait -il, malgr\u00e9 l\u2019aust\u00e9rit\u00e9 excessive de sa vie, \nen mauvaise odeur parmi les bonnes \u00e2mes ; et il n\u2019y avait pas \nnez de d\u00e9vote si inexp\u00e9riment\u00e9e qui ne le flair\u00e2t ma - gicien. \n \n292Et si, en vieillissant, il s\u2019\u00e9tait form\u00e9 des ab\u00eemes dans sa science, \nil s\u2019en \u00e9tait aussi form\u00e9 dans son c\u0153ur. C\u2019est du moins ce qu\u2019on \n\u00e9tait fond\u00e9 \u00e0 croire en examinant cette figure sur la - quelle on \nne voyait reluire son \u00e2me qu\u2019\u00e0 travers un sombre nuage. D\u2019o\u00f9 \nlui venait ce front chauve, cette t\u00eate toujours pen - ch\u00e9e, cette \npoitrine toujours soulev\u00e9e de soupirs ? Quelle se - cr\u00e8te pens\u00e9e \nfaisait sourire sa bouche avec tant d\u2019amertume au m\u00eame \nmoment o\u00f9 ses sourcils fronc\u00e9s se rapprochaient comme deux \ntaureaux qui vont lutter ? Pourquoi son reste de cheveux \n\u00e9taient -ils d\u00e9j\u00e0 gris ? Quel \u00e9tait ce feu int\u00e9rieur qui \u00e9clatait par - \n \nfois dans son regard, au point que son \u0153il ressemblait \u00e0 un \ntrou perc\u00e9 dans la paroi d\u2019une fournaise ? \n \nCes sympt\u00f4mes d\u2019une violente pr\u00e9occupation morale avaient \nsurtout acquis un haut degr\u00e9 d\u2019intensit\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 se passe \ncette histoire. Plus d\u2019une fois un enfant de ch\u0153ur s\u2019\u00e9tait enfui \neffray\u00e9 de le trouver seul dans l\u2019\u00e9glise, tant son regard \u00e9tait \n\u00e9trange et \u00e9clatant. Plus d\u2019une fois, dans le ch\u0153ur, \u00e0 l\u2019heure des \noffices, son voisin de stalle l\u2019avait e ntendu m\u00ealer au plain -chant \nad omnem tonum des parenth\u00e8ses inintelligibles. Plus d\u2019une fois \nla buandi\u00e8re du Terrain, charg\u00e9e de \u00ab laver le chapitre \u00bb, avait \nobserv\u00e9, non sans effroi, des marques d\u2019ongles et de doigts \ncrisp\u00e9s dans le surplis de monsieur l\u2019 archidiacre de Josas. \n \n293D\u2019ailleurs, il redoublait de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 et n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 plus \nexemplaire. Par \u00e9tat comme par caract\u00e8re il s\u2019\u00e9tait tou - jours \ntenu \u00e9loign\u00e9 des femmes ; il semblait les ha\u00efr plus que jamais. Le \nseul fr\u00e9missement d\u2019une cotte -hardie d e soie faisait tomber son \ncapuchon sur ses yeux. Il \u00e9tait sur ce point telle - ment jaloux \nd\u2019aust\u00e9rit\u00e9 et de r\u00e9serve que lorsque la dame de Beaujeu, fille \ndu roi, vint au mois de d\u00e9cembre 1481 visiter le clo\u00eetre de Notre -\nDame, il s\u2019opposa gravement \u00e0 son en tr\u00e9e, rappelant \u00e0 l\u2019\u00e9v\u00eaque \nle statut du Livre Noir, dat\u00e9 de la vigile Saint -Barth\u00e9lemy 1334, \nqui interdit l\u2019acc\u00e8s du clo\u00eetre \u00e0 toute femme \u00ab quelconque, vieille \nou jeune, ma\u00eetresse ou cham - bri\u00e8re \u00bb. Sur quoi l\u2019\u00e9v\u00eaque avait \n\u00e9t\u00e9 contraint de lui citer l\u2019ord onnance du l\u00e9gat Odo qui excepte \ncertaines grandes dames, aliqu\u00e6 magnates mulieres, qu\u00e6 sine \nscandalo evitari non possunt. Et encore l\u2019archidiacre protesta -t-\nil, objectant que l\u2019ordonnance du l\u00e9gat, laquelle remontait \u00e0 \n1207, \u00e9tait ant\u00e9 - rieure de cent vin gt-sept ans au Livre Noir, et \npar cons\u00e9quent abrog\u00e9e de fait par lui. Et il avait refus\u00e9 de \npara\u00eetre devant la princesse. \n \nOn remarquait en outre que son horreur pour les \u00e9gyp - tiennes \net les zingari semblait redoubler depuis quelque temps. Il avait \nsollicit\u00e9 de l\u2019\u00e9v\u00eaque un \u00e9dit qui f\u00eet expresse d\u00e9fense aux \nboh\u00e9miennes de venir danser et tambouriner sur la place du \nparvis, et il compulsait depuis le m\u00eame temps les archives moi - \nsies de l\u2019official, afin de r\u00e9unir les cas de sorciers et de sor - \n \n294ci\u00e8res conda mn\u00e9s au feu ou \u00e0 la corde pour complicit\u00e9 de mal\u00e9 - \nfices avec des boucs, des truies ou des ch\u00e8vres. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n295C H A P I T R E VI \n \nIMPOPULARIT\u00c9 \n \nL\u2019archidiacre et le sonneur, nous l\u2019avons d\u00e9j\u00e0 dit, \u00e9taient \nm\u00e9diocrement aim\u00e9s du gros et menu peuple des environs de \nla cath\u00e9dr ale. Quand Claude et Quasimodo sortaient ensemble, \nce qui arrivait maintes fois, et qu\u2019on les voyait traverser de \ncompagnie, le valet suivant le ma\u00eetre, les rues fra\u00eeches, \u00e9troites \net sombres du p\u00e2t\u00e9 Notre -Dame, plus d\u2019une mauvaise parole, \nplus d\u2019un fredon ironique, plus d\u2019un quolibet insultant les harce - \nlait au passage, \u00e0 moins que Claude Frollo, ce qui arrivait rare - \nment, ne march\u00e2t la t\u00eate droite et lev\u00e9e, montrant son front \ns\u00e9v\u00e8re et presque auguste aux goguenards interdits. \n \nTous deux \u00e9taient dans leur quartier comme les \u00ab po\u00e8tes \u00bb dont \nparle R\u00e9gnier. \n \nToutes sortes de gens vont apr\u00e8s les po\u00e8tes. \nComme apr\u00e8s les hiboux vont criant les fauvettes. \n \nTant\u00f4t c\u2019\u00e9tait un marmot sournois qui risquait sa peau et ses os \npour avoir le pl aisir ineffable d\u2019enfoncer une \u00e9pingle dans la \n296bosse de Quasimodo. Tant\u00f4t une belle jeune fille, gaillarde et \nplus effront\u00e9e qu\u2019il n\u2019aurait fallu, fr\u00f4lait la robe noire du pr\u00eatre \nen lui chantant sous le nez la chanson sardonique : niche, niche, \nle diable e st pris. Quelquefois un groupe squalide de vieilles, \n\u00e9chelonn\u00e9 et accroupi dans l\u2019ombre sur les degr\u00e9s d\u2019un porche, \nbougonnait avec bruit au passage de l\u2019archidiacre et du \ncarillonneur, et leur jetait en maugr\u00e9ant cette encourageante \nbienvenue : \u00ab Hum ! en voici un qui a l\u2019\u00e2me faite comme l\u2019autre a \nle corps ! \u00bb Ou bien c\u2019\u00e9tait une bande d\u2019\u00e9coliers et de pousse - \ncailloux jouant aux merelles qui se levait en masse et les sa - \nluait classiquement de quelque hu\u00e9e en latin : Eia ! eia ! Clau- \ndius cum claudo ! \n \nMais le plus souvent, l\u2019injure passait inaper\u00e7ue du pr\u00eatre et du \nsonneur. Pour entendre toutes ces gracieuses choses, Qua - \nsimodo \u00e9tait trop sourd et Claude trop r\u00eaveur. \n \n \n \n \n \n \n \n297LIVRE CINQUI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \n\u00ab ABBAS BEATI MARTINI \u00bb \n \n \nLa renomm\u00e9e de dom Claude s\u2019\u00e9tait \u00e9tendue au loin. Elle lui \nvalut, \u00e0 peu pr\u00e8s vers l\u2019\u00e9poque o\u00f9 il refusa de voir madame de \nBeaujeu, une visite dont il garda longtemps le souvenir. \n \nC\u2019\u00e9tait un soir. Il venait de se retirer apr\u00e8s l\u2019office dans sa \ncellule canonicale du clo\u00eetre Notre -Dame. Ce lle-ci, hormis peut - \n\u00eatre quelques fioles de verre rel\u00e9gu\u00e9es dans un coin, et pleines \nd\u2019une poudre assez \u00e9quivoque qui ressemblait fort \u00e0 de la \npoudre de projection, n\u2019offrait rien d\u2019\u00e9trange ni de myst\u00e9rieux. Il \ny avait bien \u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques inscriptions sur le mur, mais \nc\u2019\u00e9taient de pures sentences de science ou de pi\u00e9t\u00e9 extraites \ndes bons auteurs. L\u2019archidiacre venait de s\u2019asseoir \u00e0 la clart\u00e9 \nd\u2019un trois -becs de cuivre devant un vaste bahut charg\u00e9 de ma - \nnuscrits. Il avait appuy\u00e9 son coude sur le livre to ut grand ou - \nvert d\u2019Honorius d\u2019Autun, De pr\u00e6destinatione et libero arbitrio, et \nil feuilletait avec une r\u00e9flexion profonde un in -folio imprim\u00e9 qu\u2019il \n298venait d\u2019apporter, le seul produit de la presse que renfer - m\u00e2t \nsa cellule. Au milieu de sa r\u00eaverie, on fra ppa \u00e0 sa porte. \n\u00ab Qui est l\u00e0 ? \u00bb cria le savant du ton gracieux d\u2019un dogue affa - \nm\u00e9 qu\u2019on d\u00e9range de son os. Une voix r\u00e9pondit du dehors. \n\u00ab Votre ami, Jacques Coictier. \u00bb Il alla ouvrir. \n \nC\u2019\u00e9tait en effet le m\u00e9decin du roi ; un personnage d\u2019une \ncinquantain e d\u2019ann\u00e9es dont la physionomie dure n\u2019\u00e9tait \ncorrig\u00e9e que par un regard rus\u00e9. Un autre homme \nl\u2019accompagnait. Tous deux portaient une longue robe couleur \nardoise fourr\u00e9e de pe - tit-gris, ceinturonn\u00e9e et ferm\u00e9e, avec le \nbonnet de m\u00eame \u00e9toffe et de m\u00eame couleu r. Leurs mains \ndisparaissaient sous leurs manches, leurs pieds sous leurs robes, \nleurs yeux sous leurs bonnets. \n \n\u00ab Dieu me soit en aide, messires ! dit l\u2019archidiacre en les \nintroduisant, je ne m\u2019attendais pas \u00e0 si honorable visite \u00e0 pa - \nreille heure. \u00bb Et tout en parlant de cette fa\u00e7on courtoise, il \n \npromenait du m\u00e9decin \u00e0 son compagnon un regard inquiet et \nscrutateur. \n \n299\u00ab Il n\u2019est jamais trop tard pour venir visiter un savant aus - si \nconsid\u00e9rable que dom Claude Frollo de Tirechappe, \u00bb r\u00e9pon - dit \nle docteur Coictier, dont l\u2019accent franc -comtois faisait tra\u00eener \ntoutes ses phrases avec la majest\u00e9 d\u2019une robe \u00e0 queue. \n \nAlors commen\u00e7a entre le m\u00e9decin et l\u2019archidiacre un de ces \nprologues congratulateurs qui pr\u00e9c\u00e9daient \u00e0 cette \u00e9poque, \nselon l\u2019usage, toute conversation entre savants et qui ne les \nemp\u00eachaient pas de se d\u00e9tester le plus cordialement du monde. \nAu reste, il en est e ncore de m\u00eame aujourd\u2019hui, toute bouche de \nsavant qui complimente un autre savant est un vase de fiel \nemmiell\u00e9. \n \nLes f\u00e9licitations de Claude Frollo \u00e0 Jacques Coictier avaient \ntrait surtout aux nombreux avantages temporels que le digne \nm\u00e9decin avait su extr aire, dans le cours de sa carri\u00e8re si en - \nvi\u00e9e, de chaque maladie du roi, op\u00e9ration d\u2019une alchimie meil - \nleure et plus certaine que la poursuite de la pierre philosophale. \n \n\u00ab En v\u00e9rit\u00e9 ! monsieur le docteur Coictier, j\u2019ai eu grande joie \nd\u2019apprendre l\u2019\u00e9v\u00each \u00e9 de votre neveu, mon r\u00e9v\u00e9rend sei - gneur \nPierre Vers\u00e9. N\u2019est -il pas \u00e9v\u00eaque d\u2019Amiens ? \n \n300\u2013 Oui, monsieur l\u2019archidiacre ; c\u2019est une gr\u00e2ce et mis\u00e9ri - \ncorde de Dieu. \n \n\u2013 Savez -vous que vous aviez bien grande mine, le jour de \nNo\u00ebl, \u00e0 la t\u00eate de votre compagnie d e la chambre des Comptes, \nmonsieur le pr\u00e9sident ? \n \n\u2013 Vice-pr\u00e9sident, dom Claude. H\u00e9las ! rien de plus. \n \n\u2013 O\u00f9 en est votre superbe maison de la rue Saint -Andr\u00e9 - \ndes-Arcs ? C\u2019est un Louvre. J\u2019aime fort l\u2019abricotier qui est sculp - \nt\u00e9 sur la porte avec ce jeu de mots qui est plaisant : \u00c0 L\u2019ABRI - \nCOTIER. \n \n\u2013 H\u00e9las ! ma\u00eetre Claude, toute cette ma\u00e7onnerie me co\u00fbte \ngros. \u00c0 mesure que la maison s\u2019\u00e9difie, je me ruine. \n \n\u2013 Ho ! n\u2019avez -vous pas vos revenus de la Ge\u00f4le et du bail - \nliage du Palais, et la rente de toutes l es maisons, \u00e9taux, loges, \n\u00e9choppes de la Cl\u00f4ture ? C\u2019est traire une belle mamelle. \n \n\u2013 Ma ch\u00e2tellenie de Poissy ne m\u2019a rien rapport\u00e9 cette an - \nn\u00e9e. \n301 \n\u2013 Mais vos p\u00e9ages de Triel, de Saint -James, de Saint - \nGermain -en-Laye, sont toujours bons. \n \n\u2013 Six-vingt livres, pas m\u00eame parisis. \n \n\u2013 Vous avez votre office de conseiller du roi. C\u2019est fixe ce - \nla. \n \n\u2013 Oui, confr\u00e8re Claude, mais cette maudite seigneurie de \nPoligny, dont on fait bruit, ne me vaut pas soixante \u00e9cus d\u2019or, \nbon an, mal an. \u00bb \n \nIl y avait dans les compliments que dom Claude adressait \u00e0 \nJacques Coictier cet accent sardonique, aigre et sourdement \nrailleur, ce sourire triste et cruel d\u2019un homme sup\u00e9rieur et mal - \nheureux qui joue un moment par distraction avec l\u2019\u00e9paisse \nprosp\u00e9rit\u00e9 d\u2019un homme v ulgaire. L\u2019autre ne s\u2019en apercevait pas. \n \n\u00ab Sur mon \u00e2me, dit enfin Claude en lui serrant la main, je suis \naise de vous voir en si grande sant\u00e9. \n \n302\u2013 Merci, ma\u00eetre Claude. \n \n\u2013 \u00c0 propos, s\u2019\u00e9cria dom Claude, comment va votre royal \nmalade ? \n \n\u2013 Il ne paye pas asse z son m\u00e9decin, r\u00e9pondit le docteur en \njetant un regard de c\u00f4t\u00e9 \u00e0 son compagnon. \n \n\u2013 Vous trouvez, comp\u00e8re Coictier ? \u00bb dit le compagnon. \n \nCette parole, prononc\u00e9e du ton de la surprise et du re - proche, \nramena sur ce personnage inconnu l\u2019attention de l\u2019archi diacre \nqui, \u00e0 vrai dire, ne s\u2019en \u00e9tait pas compl\u00e8tement \n \nd\u00e9tourn\u00e9e un seul moment depuis que cet \u00e9tranger avait fran - \nchi le seuil de la cellule. Il avait m\u00eame fallu les mille raisons qu\u2019il \navait de m\u00e9nager le docteur Jacques Coictier, le tout - puissant \nm\u00e9decin du roi Louis XI, pour qu\u2019il le re\u00e7\u00fbt ainsi ac - compagn\u00e9. \nAussi sa mine n\u2019eut -elle rien de bien cordial quand Jacques \nCoictier lui dit : \n \n\u00ab \u00c0 propos, dom Claude, je vous am\u00e8ne un confr\u00e8re qui vous a \nvoulu voir sur votre renomm\u00e9e. \n303 \n\u2013 Monsieur est de l a science ? \u00bb demanda l\u2019archidiacre en \nfixant sur le compagnon de Coictier son \u0153il p\u00e9n\u00e9trant. Il ne \ntrouva pas sous les sourcils de l\u2019inconnu un regard moins per - \n\u00e7ant et moins d\u00e9fiant que le sien. \n \nC\u2019\u00e9tait, autant que la faible clart\u00e9 de la lampe permetta it d\u2019en \njuger, un vieillard d\u2019environ soixante ans et de moyenne taille, \nqui paraissait assez malade et cass\u00e9. Son profil, quoique d\u2019une \nligne tr\u00e8s bourgeoise, avait quelque chose de puissant et de \ns\u00e9v\u00e8re, sa prunelle \u00e9tincelait sous une arcade sourcili\u00e8re tr\u00e8s \nprofonde comme une lumi\u00e8re au fond d\u2019un antre ; et sous le \nbonnet rabattu qui lui tombait sur le nez on sentait tourner les \nlarges plans d\u2019un front de g\u00e9nie. \n \nIl se chargea de r\u00e9pondre lui -m\u00eame \u00e0 la question de \nl\u2019archidiacre. \n \n\u00ab R\u00e9v\u00e9rend ma\u00eetre, dit -il d\u2019une voix grave, votre renom est venu \njusqu\u2019\u00e0 moi, et j\u2019ai voulu vous consulter. Je ne suis qu\u2019un pauvre \ngentilhomme de province qui \u00f4te ses souliers avant d\u2019ent rer \nchez les savants. Il faut que vous sachiez mon nom. Je \nm\u2019appelle le comp\u00e8re Tourangeau. \n \n304\u2013 Singulier nom pour un gentilhomme ! \u00bb pensa l\u2019archidiacre. \nCependant il se sentait devant quelque chose de fort et de \ns\u00e9rieux. L\u2019instinct de sa haute intelligenc e lui en fai - sait deviner \nune non moins haute sous le bonnet fourr\u00e9 du comp\u00e8re \nTourangeau ; et en consid\u00e9rant cette grave figure, le rictus \nironique que la pr\u00e9sence de Jacques Coictier avait fait \u00e9clore \nsur son visage morose s\u2019\u00e9vanouit peu \u00e0 peu comme le \ncr\u00e9puscule \u00e0 un horizon de nuit. Il s\u2019\u00e9tait rassis morne et silen - \ncieux sur son grand fauteuil, son coude avait repris sa place \n \naccoutum\u00e9e sur la table, et son front sur sa main. Apr\u00e8s \nquelques moments de m\u00e9ditation, il fit signe aux deux visiteurs \nde s\u2019asseoir, et adressa la parole au comp\u00e8re Tourangeau. \n \n\u00ab Vous venez me consulter, ma\u00eetre, et sur quelle science ? \n \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rend, r\u00e9pondit le comp\u00e8re Tourangeau, je suis ma - \nlade, tr\u00e8s malade. On vous dit grand Esculape, et je suis venu \nvous demander un conse il de m\u00e9decine. \n \n\u2013 M\u00e9decine ! \u00bb dit l\u2019archidiacre en hochant la t\u00eate. Il sem - bla \nse recueillir un instant et reprit : \u00ab Comp\u00e8re Tourangeau, puisque \nc\u2019est votre nom, tournez la t\u00eate. Vous trouverez ma r\u00e9ponse tout \n\u00e9crite sur le mur. \u00bb \n305 \nLe comp\u00e8re Tourangea u ob\u00e9it, et lut au -dessus de sa t\u00eate cette \ninscription grav\u00e9e sur la muraille : \u00ab La m\u00e9decine est fille des \nsonges. \u2013 JAMBLIQUE. \u00bb \n \nCependant le docteur Jacques Coictier avait entendu la \nquestion de son compagnon avec un d\u00e9pit que la r\u00e9ponse de \ndom Claude avait redoubl\u00e9. Il se pencha \u00e0 l\u2019oreille du comp\u00e8re \nTourangeau et lui dit, assez bas pour ne pas \u00eatre entendu de \nl\u2019archidiacre : \u00ab Je vous avais pr\u00e9venu que c\u2019\u00e9tait un fou. Vous \nl\u2019avez voulu voir ! \n \n\u2013 C\u2019est qu\u2019il se pourrait fort bien qu\u2019il e\u00fbt raison, ce fou, \ndocteur Jacques ! r\u00e9pondit le comp\u00e8re du m\u00eame ton, et avec un \nsourire amer. \n \n\u2013 Comme il vous plaira ! \u00bb r\u00e9pliqua Coictier s\u00e8chement. Puis \ns\u2019adressant \u00e0 l\u2019archidiacre : \u00ab Vous \u00eates preste en be - sogne, \ndom Claude, et vous n\u2019\u00eates gu\u00e8re plus emp\u00each\u00e9 d\u2019Hi ppocrat\u00e8s \nqu\u2019un singe d\u2019une noisette. La m\u00e9decine un songe ! Je doute \nque les pharmacopoles et les ma\u00eetres -mires se tinssent de vous \nlapider s\u2019ils \u00e9taient l\u00e0. Donc vous niez l\u2019influence des philtres sur \nle sang, des onguents sur la chair ! Vous niez cette \u00e9ternelle \n306pharmacie de fleurs et de m\u00e9taux qu\u2019on appelle le monde, faite \nexpr\u00e8s pour cet \u00e9ternel malade qu\u2019on appelle l\u2019homme ! \n \n\u2013 Je ne nie, dit froidement dom Claude, ni la pharmacie ni le \nmalade. Je nie le m\u00e9decin. \n \n\u2013 Donc il n\u2019est pas vrai, reprit Co ictier avec chaleur, que la \ngoutte soit une dartre en dedans, qu\u2019on gu\u00e9risse une plaie \nd\u2019artillerie par l\u2019application d\u2019une souris r\u00f4tie, qu\u2019un jeune sang \nconvenablement infus\u00e9 rende la jeunesse \u00e0 de vieilles veines ; il \nn\u2019est pas vrai que deux et deux fo nt quatre, et que \nl\u2019emprosthotonos succ\u00e8de \u00e0 l\u2019opisthotonos ! \u00bb \n \nL\u2019archidiacre r\u00e9pondit sans s\u2019\u00e9mouvoir : \u00ab Il y a certaines choses \ndont je pense d\u2019une certaine fa\u00e7on. \u00bb \n \nCoictier devint rouge de col\u00e8re. \n \n\u00ab L\u00e0, l\u00e0, mon bon Coictier, ne nous f\u00e2chons pas, dit le comp\u00e8re \nTourangeau. Monsieur l\u2019archidiacre est notre ami. \u00bb \n \nCoictier se calma en grommelant \u00e0 demi -voix : \u00ab Apr\u00e8s tout, \nc\u2019est un fou ! \n307 \n\u2013 Pasquedieu, ma\u00eetre Claude, reprit le comp\u00e8re Touran - \ngeau apr \u00e8s un silence, vous me g\u00eanez fort. J\u2019avais deux consul - \ntations \u00e0 requ\u00e9rir de vous, l\u2019une touchant ma sant\u00e9, l\u2019autre tou - \nchant mon \u00e9toile. \n \n\u2013 Monsieur, repartit l\u2019archidiacre, si c\u2019est l\u00e0 votre pens\u00e9e, \nvous auriez aussi bien fait de ne pas vous essouffler aux degr\u00e9s \nde mon escalier. Je ne crois pas \u00e0 la m\u00e9decine. Je ne crois pas \n\u00e0 l\u2019astrologie. \n \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9 ! \u00bb dit le comp\u00e8re avec surprise. \n \nCoictier riait d\u2019un rire forc\u00e9. \n \n\u00ab Vous voyez bien qu\u2019il est fou, dit -il tout bas au comp\u00e8re \nTourangeau. Il ne croit pas \u00e0 l\u2019astrologie ! \n \n\u2013 Le moyen d\u2019imaginer, poursuivit dom Claude, que chaque \nrayon d\u2019\u00e9toile est un fil qui tient \u00e0 la t\u00eate d\u2019un homme ! \n \n\u2013 Et \u00e0 quoi croyez -vous donc ? \u00bb s\u2019\u00e9cria le comp\u00e8re Tou - \nrangeau. \n308 \nL\u2019archidiacre resta un moment ind\u00e9cis, puis il l aissa \u00e9chap - per \nun sombre sourire qui semblait d\u00e9mentir sa r\u00e9ponse : \n\u00ab Credo in Deum. \n \n\u2013 Dominum nostrum, ajouta le comp\u00e8re Tourangeau avec un \nsigne de croix. \n \n\u2013 Amen, dit Coictier. \n \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rend ma\u00eetre, reprit le comp\u00e8re, je suis charm\u00e9 dans \nl\u2019\u00e2me de vous voir en si bonne religion. Mais, grand savant que \nvous \u00eates, l\u2019\u00eates -vous donc \u00e0 ce point de ne plus croire \u00e0 la \nscience ? \n \n\u2013 Non, dit l\u2019archidiacre en saisissant le bras du comp\u00e8re \nTourangeau, et un \u00e9clair d\u2019enthousiasme se ralluma dans sa \nterne prunelle, non, je ne nie pas la science. Je n\u2019ai pas ramp\u00e9 si \nlongtemps \u00e0 plat ventre et les ongles dans la terre \u00e0 travers les \ninnom brables embranchements de la caverne sans aperce - voir, \nau loin devant moi, au bout de l\u2019obscure galerie, une lu - mi\u00e8re, \nune flamme, quelque chose, le reflet sans doute de l\u2019\u00e9blouissant \nlaboratoire central o\u00f9 les patients et les sages ont surpris Dieu. \n309 \n\u2013 Et enfin, interrompit le Tourangeau, quelle chose tenez - \nvous vraie et certaine ? \n \n\u2013 L\u2019alchimie. \u00bb \n \nCoictier se r\u00e9cria : \u00ab Pardieu, dom Claude, l\u2019alchimie a sa raison \nsans doute, mais pourquoi blasph\u00e9mer la m\u00e9decine et \nl\u2019astrologie ? \n \n\u2013 N\u00e9ant, votre scienc e de l\u2019homme ! n\u00e9ant, votre science du \nciel ! dit l\u2019archidiacre avec empire. \n \n\u2013 C\u2019est mener grand train \u00c9pidaurus et la Chald\u00e9e, r\u00e9pli - qua \nle m\u00e9decin en ricanant. \n \n\u2013 \u00c9coutez, messire Jacques. Ceci est dit de bonne foi. Je ne \nsuis pas m\u00e9decin du roi, et S a Majest\u00e9 ne m\u2019a pas donn\u00e9 le \njardin D\u00e9dalus pour y observer les constellations. \u2013 Ne vous \nf\u00e2chez pas et \u00e9coutez -moi. \u2013 Quelle v\u00e9rit\u00e9 avez -vous tir\u00e9e, je ne \ndis pas de la m\u00e9decine, qui est chose par trop folle, mais de \nl\u2019astrologie ? Citez -moi les vertus d u boustroph\u00e9don vertical, les \ntrouvailles du nombre ziruph et du nombre zephirod. \n310 \n\u2013 Nierez -vous, dit Coictier, la force sympathique de la cla - \nvicule et que la cabalistique en d\u00e9rive ? \n \n\u2013 Erreur, messire Jacques ! aucune de vos formules \nn\u2019aboutit \u00e0 la r\u00e9a lit\u00e9. Tandis que l\u2019alchimie a ses d\u00e9couvertes. \nContesterez -vous des r\u00e9sultats comme ceux -ci ? La glace en - \nferm\u00e9e sous terre pendant mille ans se transforme en cristal de \nroche. \u2013 Le plomb est l\u2019a\u00efeul de tous les m\u00e9taux. (Car l\u2019or n\u2019est \npas un m\u00e9tal, l\u2019or est la lumi\u00e8re.) \u2013 Il ne faut au plomb que \nquatre p\u00e9riodes de deux cents ans chacune pour passer succes - \nsivement de l\u2019\u00e9tat de plomb \u00e0 l\u2019\u00e9tat d\u2019arsenic rouge, de l\u2019arsenic \nrouge \u00e0 l\u2019\u00e9tain, de l\u2019\u00e9tain \u00e0 l\u2019argent. \u2013 Sont -ce l\u00e0 des faits ? Mais \ncroire \u00e0 la cl avicule, \u00e0 la ligne pleine et aux \u00e9toiles, c\u2019est aussi \nridicule que de croire, avec les habitants du Grand - Cathay, que \nle loriot se change en taupe et les grains de bl\u00e9 en poisson du \ngenre cyprin ! \n \n\u2013 J\u2019ai \u00e9tudi\u00e9 l\u2019herm\u00e9tique, s\u2019\u00e9cria Coictier, et j\u2019affir me\u2026 \u00bb \n \nLe fougueux archidiacre ne le laissa pas achever. \u00ab Et moi j\u2019ai \n\u00e9tudi\u00e9 la m\u00e9decine, l\u2019astrologie et l\u2019herm\u00e9tique. Ici seule - ment \nest la v\u00e9rit\u00e9 (en parlant ainsi il avait pris sur le bahut une fiole \npleine de cette poudre dont nous avons parl\u00e9 plus haut), ici \n311seulement est la lumi\u00e8re ! Hippocrat\u00e8s, c\u2019est un r\u00eave, Ura - nia, \nc\u2019est un r\u00eave, Herm\u00e8s, c\u2019est une pens\u00e9e. L\u2019or, c\u2019est le so - leil, \nfaire de l\u2019or, c\u2019est \u00eatre Dieu. Voil\u00e0 l\u2019unique science. J\u2019ai son - d\u00e9 \nla m\u00e9decine et l\u2019astrologie, vous dis -je ! N\u00e9 ant, n\u00e9ant. Le corps \nhumain, t\u00e9n\u00e8bres ; les astres, t\u00e9n\u00e8bres ! \u00bb \n \nEt il retomba sur son fauteuil dans une attitude puissante et \ninspir\u00e9e. Le comp\u00e8re Tourangeau l\u2019observait en silence. Coic - \ntier s\u2019effor\u00e7ait de ricaner, haussait imperceptiblement les \n\u00e9paule s, et r\u00e9p\u00e9tait \u00e0 voix basse : Un fou ! \n \n\u00ab Et, dit tout \u00e0 coup le Tourangeau, le but mirifique, l\u2019avez -vous \ntouch\u00e9 ? avez -vous fait de l\u2019or ? \n \n\u2013 Si j\u2019en avais fait, r\u00e9pondit l\u2019archidiacre en articulant len - \ntement ses paroles comme un homme qui r\u00e9fl\u00e9chit, le roi de \nFrance s\u2019appellerait Claude et non Louis. \u00bb \n \nLe comp\u00e8re fron\u00e7a le sourcil. \n \n\u00ab Qu\u2019est -ce que je dis l\u00e0 ? reprit dom Claude avec un sou - rire de \nd\u00e9dain. Que me ferait le tr\u00f4ne de France quand je pour - rais \nreb\u00e2tir l\u2019empire d\u2019Orient ! \n312 \n\u2013 \u00c0 la bonne heure ! dit le comp\u00e8re. \n \n\u2013 Oh ! le pauvre fou ! \u00bb murmura Coictier. \n \nL\u2019archidiacre pou rsuivit, paraissant ne plus r\u00e9pondre qu\u2019\u00e0 ses \npens\u00e9es : \n \n\u00ab Mais non, je rampe encore ; je m\u2019\u00e9corche la face et les genoux \naux cailloux de la voie souterraine. J\u2019entrevois, je ne contemple \npas ! je ne lis pas, j\u2019\u00e9pelle ! \n \n\u2013 Et quand vous saurez lire, demand a le comp\u00e8re, ferez - \nvous de l\u2019or ? \n \n\u2013 Qui en doute ? dit l\u2019archidiacre. \n \n\u2013 En ce cas, Notre -Dame sait que j\u2019ai grande n\u00e9cessit\u00e9 \nd\u2019argent, et je voudrais bien apprendre \u00e0 lire dans vos livres. \nDites -moi, r\u00e9v\u00e9rend ma\u00eetre, votre science est -elle pas ennemie \nou d\u00e9plaisante \u00e0 Notre -Dame ? \u00bb \n \n313\u00c0 cette question du comp\u00e8re, dom Claude se contenta de \nr\u00e9pondre avec une tranquille hauteur : \u00ab De qui suis -je archi - \ndiacre ? \n \n\u2013 Cela est vrai, mon ma\u00eetre. Eh bien ! vous\n plairait -il m\u2019initier ? Faites -moi \u00e9peler avec vous . \u00bb \n \nClaude prit l\u2019attitude majestueuse et pontificale d\u2019un Sa - muel. \n \n\u00ab Vieillard, il faut de plus longues ann\u00e9es qu\u2019il ne vous en reste \npour entreprendre ce voyage \u00e0 travers les choses myst\u00e9 - \nrieuses. Votre t\u00eate est bien grise ! On ne sort de la caverne \nqu\u2019avec des cheveux blancs, mais on n\u2019y entre qu\u2019avec des \ncheveux noirs. La science sait bien toute seule creuser, fl\u00e9trir et \ndess\u00e9cher les faces humaines ; elle n\u2019a pas besoin que la vieil - \nlesse lui apporte des visages tout rid\u00e9s. Si cependant l\u2019envie \nvous poss\u00e8de de vous mettre en discipline \u00e0 votre \u00e2ge et de \nd\u00e9chiffrer l\u2019alphabet redoutable des sages, venez \u00e0 moi, c\u2019est \nbien, j\u2019essaierai. Je ne vous dirai pas, \u00e0 vous pauvre vieux, \nd\u2019aller visiter les chambres s\u00e9pulcrales des pyramides dont parle \nl\u2019anci en H\u00e9rodotus, ni la tour de briques de Babylone, ni \nl\u2019immense sanctuaire de marbre blanc du temple indien \nd\u2019Eklinga. Je n\u2019ai pas vu plus que vous les ma\u00e7onneries chal - \nd\u00e9ennes construites suivant la forme sacr\u00e9e du Sikra, ni le \ntemple de Salomon qui est d\u00e9 truit, ni les portes de pierre du \n314s\u00e9pulcre des rois d\u2019Isra\u00ebl qui sont bris\u00e9es. Nous nous contente - \nrons des fragments du livre d\u2019Herm\u00e8s que nous avons ici. Je \nvous expliquerai la statue de saint Christophe, le symbole du \nSemeur, et celui des deux anges qui sont au portail de la Sainte -\nChapelle, et dont l\u2019un a sa main dans un vase et l\u2019autre dans une \nnu\u00e9e\u2026 \u00bb \n \nIci, Jacques Coictier, que les r\u00e9pliques fougueuses de \nl\u2019archidiacre avaient d\u00e9sar\u00e7onn\u00e9, se remit en selle, et \nl\u2019interrompit du ton triomphant d\u2019un sav ant qui en redresse un \nautre : \u00ab Erras, amice Claudi. \u00bb Le symbole n\u2019est pas le nombre. \nVous prenez Orpheus pour Herm\u00e8s. \n \n\u2013 C\u2019est vous qui errez, r\u00e9pliqua gravement l\u2019archidiacre. \nDedalus, c\u2019est le soubassement ; Orpheus, c\u2019est la muraille ; \nHerm\u00e8s, c\u2019est l\u2019\u00e9difice. C\u2019est le tout. \u2013 Vous viendrez quand vous \nvoudrez, poursuivit -il en se tournant vers le Tourangeau, je vous \nmontrerai les parcelles d\u2019or rest\u00e9es au fond du creuset de \nNicolas Flamel, et vous les comparerez \u00e0 l\u2019or de Guillaume de \nParis. Je vous a pprendrai les vertus secr\u00e8tes du mot grec \nperistera. Mais avant tout, je vous ferai lire l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre les \nlettres de marbre de l\u2019alphabet, les pages de granit du livre. \nNous irons du portail de l\u2019\u00e9v\u00eaque Guillaume et de Saint -Jean -le- \n \n315Rond \u00e0 la Sainte -Chapelle, puis \u00e0 la maison de Nicolas Flamel, \nrue Marivault, \u00e0 son tombeau, qui est aux Saints -Innocents, \u00e0 \nses deux h\u00f4pitaux rue de Montmorency. Je vous ferai lire les \nhi\u00e9roglyphes dont sont couverts les quatre gros chenets de fer \ndu portail de l\u2019h\u00f4pital Saint -Gervais et de la rue de la Ferronne - \nrie. Nous \u00e9pellerons encore ensemble les fa\u00e7ades de Saint - \nC\u00f4me, de Sainte -Genevi\u00e8ve -des-Ardents, de Saint -Martin, de \nSaint -Jacques -de-la-Boucherie\u2026 \u00bb \n \nIl y avait d\u00e9j\u00e0 longtemps que le Tourangeau, si intelligent que \nf\u00fbt son regard, paraissait ne plus comprendre dom Claude. Il \nl\u2019interrompit. \n \n\u00ab Pasquedieu ! qu\u2019est -ce que c\u2019est donc que vos livres ? \n \n\u2013 En voici un \u00bb, dit l\u2019archidiacre. \n \nEt ouvrant la fen\u00eatre de la cellule, il d\u00e9signa du doigt l\u2019immen se \n\u00e9glise de Notre -Dame, qui, d\u00e9coupant sur un ciel \u00e9toil\u00e9 la \nsilhouette noire de ses deux tours, de ses c\u00f4tes de pierre et de \nsa croupe monstrueuse, semblait un \u00e9norme sphinx \u00e0 deux t\u00eates \nassis au milieu de la ville. \n \n316L\u2019archidiacre consid\u00e9ra quelque temps en silence le gigan - \ntesque \u00e9difice, puis \u00e9tendant avec un soupir sa main droite vers \nle livre imprim\u00e9 qui \u00e9tait ouvert sur sa table et sa main gauche \nvers Notre -Dame, et promenant un triste regard du livre \u00e0 \nl\u2019\u00e9glise : \n \n\u00ab H\u00e9las ! dit -il, ceci tuera cela. \u00bb \n \nCoictier qui s\u2019\u00e9tait approch\u00e9 du livre avec empressement ne put \ns\u2019emp\u00eacher de s\u2019\u00e9crier : \u00ab H\u00e9 mais ! qu\u2019y a -t-il donc de si \nredoutable en ceci : GLOSSA IN EPISTOLAS D. PAULI. \nNorimberg\u00e6, Antonius Koburger, 1474. Ce n\u2019est pas nouveau. \nC\u2019est un livre de Pierre Lombard, le Ma\u00eetre des Sentences. Est - \nce parce qu\u2019il est imprim\u00e9 ? \n \n\u2013 Vous l\u2019avez dit \u00bb, r\u00e9pondit Claude, qui semblait absorb\u00e9 \ndans une profonde m\u00e9ditation et se tenait debout, appuyant \nson index reploy\u00e9 sur l\u2019in -folio sorti des presses fameuses de \nNuremberg. Puis il ajouta ces paroles myst\u00e9rieuses : \u00ab H\u00e9las ! \n \nh\u00e9las ! les petites choses viennent \u00e0 bout des grandes ; une dent \ntriomphe d\u2019une masse. Le rat du Nil tue le crocodile, l\u2019espadon \ntue la baleine, le livre tuera l\u2019\u00e9difice ! \u00bb \n \n317Le couvre -feu du clo\u00eetre sonna au moment o\u00f9 le docteur \nJacques r\u00e9p\u00e9tait tout bas \u00e0 son compagnon son \u00e9ternel refrain \n: \n\u00ab Il est fou. \u00bb \u00c0 quoi le compagnon r\u00e9pondit cette fois : \u00ab Je \ncrois que oui. \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait l\u2019heure o\u00f9 aucun \u00e9tranger ne pouvait rester dans le \nclo\u00eetre. L es deux visiteurs se retir\u00e8rent. \u00ab Ma\u00eetre, dit le comp\u00e8re \nTourangeau, en prenant cong\u00e9 de l\u2019archidiacre, j\u2019aime les sa - \nvants et les grands esprits, et je vous tiens en estime singu - \nli\u00e8re. Venez demain au palais des Tournelles, et demandez \nl\u2019abb\u00e9 de Saint -Martin de Tours. \u00bb \n \nL\u2019archidiacre rentra chez lui stup\u00e9fait, comprenant enfin quel \npersonnage c\u2019\u00e9tait que le comp\u00e8re Tourangeau, et se rap - \npelant ce passage du cartulaire de Saint -Martin de Tours : Ab - \nbas beati Martini, SCILICET REX FRANCI\u00c6, est canonic us de \nconsuetudine et habet parvam pr\u00e6bendam quam habet \nsanctus Venantius et debet sedere in sede thesaurarii. \n \nOn affirmait que depuis cette \u00e9poque l\u2019archidiacre avait de \nfr\u00e9quentes conf\u00e9rences avec Louis XI, quand Sa Majest\u00e9 venait \n\u00e0 Paris, et que le cr\u00e9 dit de dom Claude faisait ombre \u00e0 Olivier le \n318Daim et \u00e0 Jacques Coictier, lequel, selon sa mani\u00e8re, en ru - \ndoyait fort le roi. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n319C H A P I T R E II \n \nCECI TUERA CELA \n \n \nNos lectrices nous pardonneront de nous arr\u00eater un mo - ment \npour chercher quelle pouvait \u00eatre la pens\u00e9e qui se d\u00e9ro - bait \nsous ces paroles \u00e9nigmatiques de l\u2019archidiacre : Ceci tuera cela. \nLe livre tuera l\u2019\u00e9difice. \n \n\u00c0 notre sens, cette pens\u00e9e avait deux fac es. C\u2019\u00e9tait d\u2019abord une \npens\u00e9e de pr\u00eatre. C\u2019\u00e9tait l\u2019effroi du sacerdoce de - vant un agent \nnouveau, l\u2019imprimerie. C\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9pouvante et l\u2019\u00e9blouissement de \nl\u2019homme du sanctuaire devant la presse lu - mineuse de \nGutenberg. C\u2019\u00e9tait la chaire et le manuscrit, l a pa - role parl\u00e9e et \nla parole \u00e9crite, s\u2019alarmant de la parole impri - m\u00e9e ; quelque \nchose de pareil \u00e0 la stupeur d\u2019un passereau qui verrait l\u2019ange \nL\u00e9gion ouvrir ses six millions d\u2019ailes. C\u2019\u00e9tait le cri du proph\u00e8te \nqui entend d\u00e9j\u00e0 bruire et fourmiller l\u2019hum anit\u00e9 \u00e9mancip\u00e9e, qui \nvoit dans l\u2019avenir l\u2019intelligence saper la foi, l\u2019opinion d\u00e9tr\u00f4ner la \ncroyance, le monde secouer Rome. Pronos - tic du philosophe \nqui voit la pens\u00e9e humaine, volatilis\u00e9e par la presse, s\u2019\u00e9vaporer \ndu r\u00e9cipient th\u00e9ocratique. Terreur du so ldat qui examine le \nb\u00e9lier d\u2019airain et qui dit : La tour croulera. Cela signifiait qu\u2019une \n320puissance allait succ\u00e9der \u00e0 une autre puis - sance. Cela voulait \ndire : La presse tuera l\u2019\u00e9glise. \n \nMais sous cette pens\u00e9e, la premi\u00e8re et la plus simple sans \ndoute, il y en avait \u00e0 notre avis une autre, plus neuve, un corol - \nlaire de la premi\u00e8re moins facile \u00e0 apercevoir et plus facile \u00e0 \ncontester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du pr\u00eatre \nseulement, mais du savant et de l\u2019artiste. C\u2019\u00e9tait pressentiment \nque la pens\u00e9e humaine en changeant de forme allait changer \nde mode d\u2019expression, que l\u2019id\u00e9e capitale de chaque g\u00e9n\u00e9ration \nne s\u2019\u00e9crirait plus avec la m\u00eame mati\u00e8re et de la m\u00eame fa\u00e7on, \nque le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au \nlivre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rap - \nport, la vague formule de l\u2019archidiacre avait un second sens ; \n \nelle signifiait qu\u2019un art allait d\u00e9tr\u00f4ner un autre art. Elle voulait \ndire : L\u2019imprimerie tuera l\u2019architecture. \n \nEn effet, depuis l\u2019 origine des choses jusqu\u2019au quinzi\u00e8me si\u00e8cle \nde l\u2019\u00e8re chr\u00e9tienne inclusivement, l\u2019architecture est le grand livre \nde l\u2019humanit\u00e9, l\u2019expression principale de l\u2019homme \u00e0 ses divers \n\u00e9tats de d\u00e9veloppement soit comme force, soit comme \nintelligence. \n \n321Quand la m\u00e9m oire des premi\u00e8res races se sentit surchar - g\u00e9e, \nquand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd \net si confus que la parole, nue et volante, risqua d\u2019en perdre en \nchemin, on les transcrivit sur le sol de la fa\u00e7on la plus visible, la \nplus dura ble et la plus naturelle \u00e0 la fois. On scella chaque \ntradition sous un monument. \n \nLes premiers monuments furent de simples quartiers de roche \nque le fer n\u2019avait pas touch\u00e9s, dit Mo\u00efse. L\u2019architecture \ncommen\u00e7a comme toute \u00e9criture. Elle fut d\u2019abord alphabet . On \nplantait une pierre debout, et c\u2019\u00e9tait une lettre, et chaque lettre \n\u00e9tait un hi\u00e9roglyphe, et sur chaque hi\u00e9roglyphe reposait un \ngroupe d\u2019id\u00e9es comme le chapiteau sur la colonne. Ainsi firent \nles premi\u00e8res races, partout, au m\u00eame moment, sur la surface \ndu monde entier. On retrouve la pierre lev\u00e9e des Celtes dans la \nSib\u00e9rie d\u2019Asie, dans les pampas d\u2019Am\u00e9rique. \n \nPlus tard on fit des mots. On superposa la pierre \u00e0 la pierre, on \naccoupla ces syllabes de granit, le verbe essaya quelques \ncombinaisons. Le dolme n et le cromlech celtes, le tu - mulus \n\u00e9trusque, le galgal h\u00e9breu, sont des mots. Quelques -uns, le \ntumulus surtout, sont des noms propres. Quelquefois m\u00eame, \nquand on avait beaucoup de pierre et une vaste plage, on \u00e9cri - \nvait une phrase. L\u2019immense entassemen t de Karnac est d\u00e9j\u00e0 \nune formule tout enti\u00e8re. \n322 \nEnfin on fit des livres. Les traditions avaient enfant\u00e9 des \nsymboles, sous lesquels elles disparaissaient comme le tronc de \nl\u2019arbre sous son feuillage ; tous ces symboles, auxquels \nl\u2019humanit\u00e9 avait foi, allai ent croissant, se multipliant, se croi - \nsant, se compliquant de plus en plus ; les premiers monuments \nne suffisaient plus \u00e0 les contenir ; ils en \u00e9taient d\u00e9bord\u00e9s de \ntoutes parts ; \u00e0 peine ces monuments exprimaient -ils encore la \n \ntradition primitive, comm e eux simple, nue et gisante sur le sol. \nLe symbole avait besoin de s\u2019\u00e9panouir dans l\u2019\u00e9difice. \nL\u2019architecture alors se d\u00e9veloppa avec la pens\u00e9e humaine ; elle \ndevint g\u00e9ante \u00e0 mille t\u00eates et \u00e0 mille bras, et fixa sous une \nforme \u00e9ternelle, visible, palpable, tout ce symbolisme flottant. \nTandis que D\u00e9dale, qui est la force, mesurait, tandis qu\u2019Orph\u00e9e, \nqui est l\u2019intelligence, chantait, le pilier qui est une lettre, l\u2019arcade \nqui est une syllabe, la pyramide qui est un mot, mis en \nmouvement \u00e0 la fois par une loi de g\u00e9om\u00e9trie et par une loi de \npo\u00e9sie, se groupaient, se combinaient, s\u2019amalgamaient, des - \ncendaient, montaient, se juxtaposaient sur le sol, s\u2019\u00e9tageaient \ndans le ciel, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019ils eussent \u00e9crit, sous la dict\u00e9e de \nl\u2019id\u00e9e g\u00e9n\u00e9rale d\u2019une \u00e9poque, ces li vres merveilleux qui \u00e9taient \naussi de merveilleux \u00e9difices : la pagode d\u2019Eklinga, le Rham - \nse\u00efon d\u2019\u00c9gypte, le temple de Salomon. \n \n323L\u2019id\u00e9e m\u00e8re, le verbe, n\u2019\u00e9tait pas seulement au fond de tous ces \n\u00e9difices, mais encore dans la forme. Le temple de Sa - lomon, \npar exemple, n\u2019\u00e9tait point simplement la reliure du livre saint, il \n\u00e9tait le livre saint lui -m\u00eame. Sur chacune de ses en - ceintes \nconcentriques les pr\u00eatres pouvaient lire le verbe traduit et \nmanifest\u00e9 aux yeux, et ils suivaient ainsi ses transformations de \nsanctuaire en sanctuaire jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019ils le saisissent dans son \ndernier tabernacle sous sa forme la plus concr\u00e8te qui \u00e9tait \nencore de l\u2019architecture : l\u2019arche. Ainsi le verbe \u00e9tait enferm\u00e9 \ndans l\u2019\u00e9difice, mais son image \u00e9tait sur son enveloppe comme \nla figure humaine sur le cercueil d\u2019une momie. \n \nEt non seulement la forme des \u00e9difices mais encore \nl\u2019emplacement qu\u2019ils se choisissaient r\u00e9v\u00e9lait la pens\u00e9e qu\u2019ils \nrepr\u00e9sentaient. Selon que le symbole \u00e0 exprimer \u00e9tait gracieux \nou sombre, la Gr\u00e8ce couronnait se s montagnes d\u2019un temple \nharmonieux \u00e0 l\u2019\u0153il, l\u2019Inde \u00e9ventrait les siennes pour y ciseler ces \ndifformes pagodes souterraines port\u00e9es par de gigan - tesques \nrang\u00e9es d\u2019\u00e9l\u00e9phants de granit. \n \nAinsi, durant les six mille premi\u00e8res ann\u00e9es du monde, de - puis \nla pagode la plus imm\u00e9moriale de l\u2019Hindoustan jusqu\u2019\u00e0 la \ncath\u00e9drale de Cologne, l\u2019architecture a \u00e9t\u00e9 la grande \u00e9criture du \ngenre humain. Et cela est tellement vrai que non seulement tout \n324symbo le religieux, mais encore toute pens\u00e9e humaine a sa page \ndans ce livre immense et son monument. \n \nToute civilisation commence par la th\u00e9ocratie et finit par la \nd\u00e9mocratie. Cette loi de la libert\u00e9 succ\u00e9dant \u00e0 l\u2019unit\u00e9 est \u00e9crite \ndans l\u2019architecture. Car, ins istons sur ce point, il ne faut pas \ncroire que la ma\u00e7onnerie ne soit puissante qu\u2019\u00e0 \u00e9difier le \ntemple, qu\u2019\u00e0 exprimer le mythe et le symbolisme sacerdotal, \nqu\u2019\u00e0 transcrire en hi\u00e9roglyphes sur ses pages de pierre les \ntables myst\u00e9rieuses de la loi. S\u2019il en \u00e9t ait ainsi, comme il arrive \ndans toute soci\u00e9t\u00e9 humaine un moment o\u00f9 le symbole sacr\u00e9 \ns\u2019use et s\u2019oblit\u00e8re sous la libre pens\u00e9e, o\u00f9 l\u2019homme se d\u00e9robe au \npr\u00eatre, o\u00f9 l\u2019excroissance des philosophies et des syst\u00e8mes \nronge la face de la religion, l\u2019architecture ne pourrait reproduire \nce nouvel \u00e9tat de l\u2019esprit humain, ses feuillets, charg\u00e9s au rec - \nto, seraient vides au verso, son \u0153uvre serait tronqu\u00e9e, son livre \nserait incomplet. Mais non. \n \nPrenons pour exemple le moyen \u00e2ge, o\u00f9 nous voyons plus clair \nparce qu\u2019il e st plus pr\u00e8s de nous. Durant sa premi\u00e8re p\u00e9 - riode, \ntandis que la th\u00e9ocratie organise l\u2019Europe, tandis que le Vatican \nrallie et reclasse autour de lui les \u00e9l\u00e9ments d\u2019une Rome faite \navec la Rome qui g\u00eet \u00e9croul\u00e9e autour du Capitole, tandis que le \nchristianis me s\u2019en va recherchant dans les d\u00e9combres de la \ncivilisation ant\u00e9rieure tous les \u00e9tages de la soci\u00e9t\u00e9 et reb\u00e2tit \n325avec ces ruines un nouvel univers hi\u00e9rarchique dont le sacer - \ndoce est la clef de vo\u00fbte, on entend sourdre d\u2019abord dans ce \nchaos, puis on voit peu \u00e0 peu sous le souffle du christianisme, \nsous la main des barbares, surgir des d\u00e9blais des architectures \nmortes, grecque et romaine, cette myst\u00e9rieuse architecture \nromane, s\u0153ur des ma\u00e7onneries th\u00e9ocratiques de l\u2019\u00c9gypte et de \nl\u2019Inde, embl\u00e8me inalt\u00e9rable du catholicisme pur, immuable hi\u00e9 - \nroglyphe de l\u2019unit\u00e9 papale. Toute la pens\u00e9e d\u2019alors est \u00e9crite en \neffet dans ce sombre style roman. On y sent partout l\u2019autorit\u00e9, \nl\u2019unit\u00e9, l\u2019imp\u00e9n\u00e9trable, l\u2019absolu, Gr\u00e9goire VII ; partout le pr\u00eatre, \njamais l\u2019homme ; parto ut la caste, jamais le peuple. Mais les \ncroisades arrivent. C\u2019est un grand mouvement populaire ; et \ntout grand mouvement populaire, quels qu\u2019en soient la cause et \nle but, d\u00e9gage toujours de son dernier pr\u00e9cipit\u00e9 l\u2019esprit de liber - \nt\u00e9. Des nouveaut\u00e9s vont s e faire jour. Voici que s\u2019ouvre la p\u00e9 - \nriode orageuse des Jacqueries, des Pragueries et des Ligues. \nL\u2019autorit\u00e9 s\u2019\u00e9branle, l\u2019unit\u00e9 se bifurque. La f\u00e9odalit\u00e9 demande \u00e0 \npartager avec la th\u00e9ocratie, en attendant le peuple qui survien - \ndra in\u00e9vitablement et qui se fera, comme toujours, la part du \n \nlion. Quia nominor leo. La seigneurie perce donc sous le sacer - \ndoce, la commune sous la seigneurie. La face de l\u2019Europe est \nchang\u00e9e. Eh bien ! la face de l\u2019architecture est chang\u00e9e aussi. \nComme la civilisation, elle a tourn\u00e9 la page, et l\u2019esprit nouveau \ndes temps la trouve pr\u00eate \u00e0 \u00e9crire sous sa dict\u00e9e. Elle est reve - \nnue des croisades avec l\u2019ogive, comme les nations avec la liber - \n326t\u00e9. Alors, tandis que Rome se d\u00e9membre peu \u00e0 peu, \nl\u2019architecture romane meurt. L\u2019hi\u00e9rog lyphe d\u00e9serte la cath\u00e9 - \ndrale et s\u2019en va blasonner le donjon pour faire un prestige \u00e0 la \nf\u00e9odalit\u00e9. La cath\u00e9drale elle -m\u00eame, cet \u00e9difice autrefois si dog - \nmatique, envahie d\u00e9sormais par la bourgeoisie, par la com - \nmune, par la libert\u00e9, \u00e9chappe au pr\u00eatre et tombe au pouvoir de \nl\u2019artiste. L\u2019artiste la b\u00e2tit \u00e0 sa guise. Adieu le myst\u00e8re, le mythe, \nla loi. Voici la fantaisie et le caprice. Pourvu que le pr\u00eatre ait sa \nbasilique et son autel, il n\u2019a rien \u00e0 dire. Les quatre murs sont \u00e0 \nl\u2019artiste. Le livre architec tural n\u2019appartient plus au sacerdoce, \u00e0 \nla religion, \u00e0 Rome ; il est \u00e0 l\u2019imagination, \u00e0 la po\u00e9sie, au peuple. \nDe l\u00e0 les transformations rapides et innom - brables de cette \narchitecture qui n\u2019a que trois si\u00e8cles, si frap - pantes apr\u00e8s \nl\u2019immobilit\u00e9 stagnante de l\u2019architecture romane qui en a six ou \nsept. L\u2019art cependant marche \u00e0 pas de g\u00e9ant. Le g\u00e9nie et \nl\u2019originalit\u00e9 populaires font la besogne que faisaient les \n\u00e9v\u00eaques. Chaque race \u00e9crit en passant sa ligne sur le livre ; elle \nrature les vieux hi\u00e9roglyphes ro mans sur le frontispice des ca - \nth\u00e9drales, et c\u2019est tout au plus si l\u2019on voit encore le dogme per - \ncer \u00e7\u00e0 et l\u00e0 sous le nouveau symbole qu\u2019elle y d\u00e9pose. La dra - \nperie populaire laisse \u00e0 peine deviner l\u2019ossement religieux. On \nne saurait se faire une id\u00e9e d es licences que prennent alors les \narchitectes, m\u00eame envers l\u2019\u00e9glise. Ce sont des chapiteaux trico - \nt\u00e9s de moines et de nonnes honteusement accoupl\u00e9s, comme \u00e0 \nla salle des Chemin\u00e9es du Palais de Justice \u00e0 Paris. C\u2019est \nl\u2019aventure de No\u00e9 sculpt\u00e9e en toutes l ettres comme sous le \ngrand portail de Bourges. C\u2019est un moine bachique \u00e0 oreilles \n327d\u2019\u00e2ne et le verre en main riant au nez de toute une communau - \nt\u00e9, comme sur le lavabo de l\u2019abbaye de Bocherville. Il existe \u00e0 \ncette \u00e9poque, pour la pens\u00e9e \u00e9crite en pierre, u n privil\u00e8ge tout \u00e0 \nfait comparable \u00e0 notre libert\u00e9 actuelle de la presse. C\u2019est la \nlibert\u00e9 de l\u2019architecture. \n \nCette libert\u00e9 va tr\u00e8s loin. Quelquefois un portail, une fa - \u00e7ade, \nune \u00e9glise tout enti\u00e8re pr\u00e9sente un sens symbolique ab - \nsolument \u00e9tranger au cu lte, ou m\u00eame hostile \u00e0 l\u2019\u00e9glise. D\u00e8s le \n \ntreizi\u00e8me si\u00e8cle Guillaume de Paris, Nicolas Flamel au quin - \nzi\u00e8me, ont \u00e9crit de ces pages s\u00e9ditieuses. Saint -Jacques -de-la- \nBoucherie \u00e9tait toute une \u00e9glise d\u2019opposition. \n \nLa pens\u00e9e alors n\u2019\u00e9tait libre que de cett e fa\u00e7on, aussi ne \ns\u2019\u00e9crivait -elle tout enti\u00e8re que sur ces livres qu\u2019on appelait \u00e9di - \nfices. Sans cette forme \u00e9difice, elle se serait vue br\u00fbler en place \npublique par la main du bourreau sous la forme manuscrit, si \nelle avait \u00e9t\u00e9 assez imprudente pour s\u2019y risquer. La pens\u00e9e por - \ntail d\u2019\u00e9glise e\u00fbt assist\u00e9 au supplice de la pens\u00e9e livre. Aussi \nn\u2019ayant que cette voie, la ma\u00e7onnerie, pour se faire jour, elle s\u2019y \npr\u00e9cipitait de toutes parts. De l\u00e0 l\u2019immense quantit\u00e9 de ca - \nth\u00e9drales qui ont couvert l\u2019Europe, nom bre si prodigieux qu\u2019on y \ncroit \u00e0 peine, m\u00eame apr\u00e8s l\u2019avoir v\u00e9rifi\u00e9. Toutes les forces \nmat\u00e9rielles, toutes les forces intellectuelles de la soci\u00e9t\u00e9 con - \n328verg\u00e8rent au m\u00eame point : l\u2019architecture. De cette mani\u00e8re, sous \npr\u00e9texte de b\u00e2tir des \u00e9glises \u00e0 Dieu, l\u2019art se d\u00e9veloppait dans \ndes proportions magnifiques. \n \nAlors, quiconque naissait po\u00e8te se faisait architecte. Le g\u00e9 - nie \n\u00e9pars dans les masses, comprim\u00e9 de toutes parts sous la \nf\u00e9odalit\u00e9 comme sous une testudo de boucliers d\u2019airain, ne \ntrouvant issue que du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019architecture, d\u00e9bouchait par cet \nart, et ses Iliades prenaient la forme de cath\u00e9drales. Tous les \nautres arts ob\u00e9issaient et se mettaient en discipline sous \nl\u2019architecture. C\u2019\u00e9taient les ouvriers du grand \u0153uvre. \nL\u2019architecte, le po\u00e8te, le ma\u00eetr e totalisait en sa personne la \nsculpture qui lui ciselait ses fa\u00e7ades, la peinture qui lui enlumi - \nnait ses vitraux, la musique qui mettait sa cloche en branle et \nsoufflait dans ses orgues. Il n\u2019y avait pas jusqu\u2019\u00e0 la pauvre po\u00e9 - \nsie proprement dite, celle qui s\u2019obstinait \u00e0 v\u00e9g\u00e9ter dans les ma - \nnuscrits, qui ne f\u00fbt oblig\u00e9e pour \u00eatre quelque chose de venir \ns\u2019encadrer dans l\u2019\u00e9difice sous la forme d\u2019hymne ou de prose ; le \nm\u00eame r\u00f4le, apr\u00e8s tout, qu\u2019avaient jou\u00e9 les trag\u00e9dies d\u2019Eschyle \ndans les f\u00eates sacerdotale s de la Gr\u00e8ce, la Gen\u00e8se dans le \ntemple de Salomon. \n \nAinsi, jusqu\u2019\u00e0 Gutenberg, l\u2019architecture est l\u2019\u00e9criture prin - cipale, \nl\u2019\u00e9criture universelle. Ce livre granitique commenc\u00e9 par l\u2019Orient, \ncontinu\u00e9 par l\u2019antiquit\u00e9 grecque et romaine, le moyen \u00e2ge en a \n329\u00e9crit la derni\u00e8re page. Du reste, ce ph\u00e9nom\u00e8ne d\u2019une \narchitecture de peuple succ\u00e9dant \u00e0 une architecture de caste \n \nque nous venons d\u2019observer dans le moyen \u00e2ge, se reproduit \navec tout mouvement analogue dans l\u2019intelligence humaine aux \nautres grandes \u00e9poques de l\u2019histoire. Ainsi, pour n\u2019\u00e9noncer ici \nque sommairement une loi qui demanderait \u00e0 \u00eatre d\u00e9velopp\u00e9e \nen des volumes, dans le haut Orient, berceau des temps primi - \ntifs, apr\u00e8s l\u2019architecture hindoue, l\u2019architecture ph\u00e9nicienne, \ncette m\u00e8re opulente de l\u2019archi tecture arabe ; dans l\u2019antiquit\u00e9, \napr\u00e8s l\u2019architecture \u00e9gyptienne dont le style \u00e9trusque et les \nmonuments cyclop\u00e9ens ne sont qu\u2019une vari\u00e9t\u00e9, l\u2019architecture \ngrecque, dont le style romain n\u2019est qu\u2019un prolongement sur - \ncharg\u00e9 du d\u00f4me carthaginois ; dans les t emps modernes, apr\u00e8s \nl\u2019architecture romane, l\u2019architecture gothique. Et en d\u00e9doublant \nces trois s\u00e9ries, on retrouvera sur les trois s\u0153urs a\u00een\u00e9es, \nl\u2019architecture hindoue, l\u2019architecture \u00e9gyptienne, l\u2019architecture \nromane, le m\u00eame symbole : c\u2019est -\u00e0-dire la th \u00e9ocratie, la caste, \nl\u2019unit\u00e9, le dogme, le mythe, Dieu ; et pour les trois s\u0153urs ca - \ndettes, l\u2019architecture ph\u00e9nicienne, l\u2019architecture grecque, \nl\u2019architecture gothique, quelle que soit du reste la diversit\u00e9 de \nforme inh\u00e9rente \u00e0 leur nature, la m\u00eame signifi cation aussi : \nc\u2019est -\u00e0-dire la libert\u00e9, le peuple, l\u2019homme. \n \n330Qu\u2019il s\u2019appelle bramine, mage ou pape, dans les ma\u00e7onne - ries \nhindoue, \u00e9gyptienne ou romane, on sent toujours le pr\u00eatre, rien \nque le pr\u00eatre. Il n\u2019en est pas de m\u00eame dans les architec - tures \nde pe uple. Elles sont plus riches et moins saintes. Dans la \nph\u00e9nicienne, on sent le marchand ; dans la grecque, le r\u00e9publi - \ncain ; dans la gothique, le bourgeois. \n \nLes caract\u00e8res g\u00e9n\u00e9raux de toute architecture th\u00e9ocratique \nsont l\u2019immutabilit\u00e9, l\u2019horreur du prog r\u00e8s, la conservation des \nlignes traditionnelles, la cons\u00e9cration des types primitifs, le pli \nconstant de toutes les formes de l\u2019homme et de la nature aux \ncaprices incompr\u00e9hensibles du symbole. Ce sont des livres t\u00e9 - \nn\u00e9breux que les initi\u00e9s seuls savent d\u00e9c hiffrer. Du reste, toute \nforme, toute difformit\u00e9 m\u00eame y a un sens qui la fait inviolable. \nNe demandez pas aux ma\u00e7onneries hindoue, \u00e9gyptienne, ro - \nmane, qu\u2019elles r\u00e9forment leur dessin ou am\u00e9liorent leur sta - \ntuaire. Tout perfectionnement leur est impi\u00e9t\u00e9. Dans ces archi - \ntectures, il semble que la roideur du dogme se soit r\u00e9pandue sur \nla pierre comme une seconde p\u00e9trification. \u2013 Les caract\u00e8res \ng\u00e9n\u00e9raux des ma\u00e7onneries populaires au contraire sont la va - \nri\u00e9t\u00e9, le progr\u00e8s, l\u2019originalit\u00e9, l\u2019opulence, le mouve ment perp\u00e9 - \n \ntuel. Elles sont d\u00e9j\u00e0 assez d\u00e9tach\u00e9es de la religion pour songer \u00e0 \nleur beaut\u00e9, pour la soigner, pour corriger sans rel\u00e2che leur \nparure de statues ou d\u2019arabesques. Elles sont du si\u00e8cle. Elles ont \n331quelque chose d\u2019humain qu\u2019elles m\u00ealent sans ce sse au symbole \ndivin sous lequel elles se produisent encore. De l\u00e0 des \u00e9difices \np\u00e9n\u00e9trables \u00e0 toute \u00e2me, \u00e0 toute intelligence, \u00e0 toute \nimagination, symboliques encore, mais faciles \u00e0 comprendre \ncomme la nature. Entre l\u2019architecture th\u00e9ocratique et celle -ci, il y \na la diff\u00e9rence d\u2019une langue sacr\u00e9e \u00e0 une langue vulgaire, de \nl\u2019hi\u00e9roglyphe \u00e0 l\u2019art, de Salomon \u00e0 Phidias. \n \nSi l\u2019on r\u00e9sume ce que nous avons indiqu\u00e9 jusqu\u2019ici tr\u00e8s \nsommairement en n\u00e9gligeant mille preuves et aussi mille objec - \ntions de d\u00e9tail, on es t amen\u00e9 \u00e0 ceci : que l\u2019architecture a \u00e9t\u00e9 \njusqu\u2019au quinzi\u00e8me si\u00e8cle le registre principal de l\u2019humanit\u00e9, que \ndans cet intervalle il n\u2019est pas apparu dans le monde une \npens\u00e9e un peu compliqu\u00e9e qui ne se soit faite \u00e9difice, que toute \nid\u00e9e populaire comme tou te loi religieuse a eu ses monu - \nments ; que le genre humain enfin n\u2019a rien pens\u00e9 d\u2019important \nqu\u2019il ne l\u2019ait \u00e9crit en pierre. Et pourquoi ? C\u2019est que toute pen - \ns\u00e9e, soit religieuse, soit philosophique, est int\u00e9ress\u00e9e \u00e0 se per - \np\u00e9tuer, c\u2019est que l\u2019id\u00e9e qu i a remu\u00e9 une g\u00e9n\u00e9ration veut en re - \nmuer d\u2019autres, et laisser trace. Or quelle immortalit\u00e9 pr\u00e9caire \nque celle du manuscrit ! Qu\u2019un \u00e9difice est un livre bien autre - \nment solide, durable, et r\u00e9sistant ! Pour d\u00e9truire la parole \u00e9crite \nil suffit d\u2019une torche et d\u2019un turc. Pour d\u00e9molir la parole cons - \ntruite, il faut une r\u00e9volution sociale, une r\u00e9volution terrestre. Les \nbarbares ont pass\u00e9 sur le Colis\u00e9e, le d\u00e9luge peut -\u00eatre sur les \nPyramides. \n332 \nAu quinzi\u00e8me si\u00e8cle tout change. \n \nLa pens\u00e9e humaine d\u00e9couvre un moyen de se perp\u00e9tuer non \nseulement plus durable et plus r\u00e9sistant que l\u2019architecture, mais \nencore plus simple et plus facile. L\u2019architecture est d\u00e9tr\u00f4 - n\u00e9e. \nAux lettres de pierre d\u2019Orph\u00e9e vont succ\u00e9der les lettres de \nplomb de Gutenberg. \n \nLe livre va tuer l\u2019\u00e9difice. \n \nL\u2019invention de l\u2019imprimerie est le plus grand \u00e9v\u00e9nement de \nl\u2019histoire. C\u2019est la r\u00e9volution m\u00e8re. C\u2019est le mode d\u2019expression \n \nde l\u2019humanit\u00e9 qui se renouvelle totalement, c\u2019est la pens\u00e9e hu - \nmaine qui d\u00e9pouille une forme et en rev\u00eat une autre, c\u2019est le \ncomplet et d\u00e9finitif changement de peau de ce serpent symbo - \nlique qui, depuis Adam, repr\u00e9sente l\u2019intelligence. \n \nSous la forme imprimerie, la pens\u00e9e est plus imp\u00e9rissable que \njamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se m\u00eale \n\u00e0 l\u2019air. Du temps de l\u2019architecture, elle se faisait mon - tagne et \ns\u2019emparait puissamment d\u2019un si\u00e8cle et d\u2019un lieu. Main - tenant \n333elle se fait troupe d\u2019oiseaux, s\u2019\u00e9parpille aux quatre vents, et \noccupe \u00e0 la fois tous les points d e l\u2019air et de l\u2019espace. \n \nNous le r\u00e9p\u00e9tons, qui ne voit que de cette fa\u00e7on elle est bien \nplus ind\u00e9l\u00e9bile ? De solide qu\u2019elle \u00e9tait elle devient vivace. Elle \npasse de la dur\u00e9e \u00e0 l\u2019immortalit\u00e9. On peut d\u00e9molir une masse, \ncomment extirper l\u2019ubiquit\u00e9 ? Vienne u n d\u00e9luge, la montagne \naura disparu depuis longtemps sous les flots que les oiseaux \nvoleront encore ; et, qu\u2019une seule arche flotte \u00e0 la sur - face du \ncataclysme, ils s\u2019y poseront, surnageront avec elle, as - sisteront \navec elle \u00e0 la d\u00e9crue des eaux, et le no uveau monde qui sortira \nde ce chaos verra en s\u2019\u00e9veillant planer au -dessus de lui, ail\u00e9e et \nvivante, la pens\u00e9e du monde englouti. \n \nEt quand on observe que ce mode d\u2019expression est non \nseulement le plus conservateur, mais encore le plus simple, le \nplus commo de, le plus praticable \u00e0 tous, lorsqu\u2019on songe qu\u2019il ne \ntra\u00eene pas un gros bagage et ne remue pas un lourd attirail, \nquand on compare la pens\u00e9e oblig\u00e9e pour se traduire en un \n\u00e9difice de mettre en mouvement quatre ou cinq autres arts et \ndes tonnes d\u2019or, tou te une montagne de pierres, toute une for\u00eat \nde charpentes, tout un peuple d\u2019ouvriers, quand on la compare \n\u00e0 la pens\u00e9e qui se fait livre, et \u00e0 qui il suffit d\u2019un peu de papier, \nd\u2019un peu d\u2019encre et d\u2019une plume, comment s\u2019\u00e9tonner que \nl\u2019intelligence humaine ai t quitt\u00e9 l\u2019architecture pour l\u2019imprimerie \n334? Coupez brusquement le lit primitif d\u2019un fleuve d\u2019un canal \ncreus\u00e9 au -dessous de son niveau, le fleuve d\u00e9sertera son lit. \n \nAussi voyez comme \u00e0 partir de la d\u00e9couverte de l\u2019imprimerie \nl\u2019architecture se dess\u00e8che p eu \u00e0 peu, s\u2019atrophie et se d\u00e9nude. \nComme on sent que l\u2019eau baisse, que la s\u00e8ve s\u2019en va, que la \npens\u00e9e des temps et des peuples se retire d\u2019elle ! Le \n \nrefroidissement est \u00e0 peu pr\u00e8s insensible au quinzi\u00e8me si\u00e8cle, la \npresse est trop d\u00e9bile encore, et sout ire tout au plus \u00e0 la \npuissante architecture une surabondance de vie. Mais, d\u00e8s le \nseizi\u00e8me si\u00e8cle, la maladie de l\u2019architecture est visible ; elle \nn\u2019exprime d\u00e9j\u00e0 plus essentiellement la soci\u00e9t\u00e9 ; elle se fait mi - \ns\u00e9rablement art classique ; de gauloise, d \u2019europ\u00e9enne, \nd\u2019indig\u00e8ne, elle devient grecque et romaine, de vraie et de mo - \nderne, pseudo -antique. C\u2019est cette d\u00e9cadence qu\u2019on appelle \nrenaissance. D\u00e9cadence magnifique pourtant, car le vieux g\u00e9nie \ngothique, ce soleil qui se couche derri\u00e8re la gigantesque presse \nde Mayence, p\u00e9n\u00e8tre encore quelque temps de ses derniers \nrayons tout cet entassement hybride d\u2019arcades latines et de \ncolonnades corinthiennes. \n \nC\u2019est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore. \n \n335Cependant, du moment o\u00f9 l\u2019architecture n\u2019est plus qu\u2019un art \ncomme un autre, d\u00e8s qu\u2019elle n\u2019est plus l\u2019art total, l\u2019art sou - \nverain, l\u2019art tyran, elle n\u2019a plus la force de retenir les autres arts. \nIls s\u2019\u00e9mancipent donc, brisent le joug de l\u2019architecte, et s\u2019en \nvont chacun de leur c\u00f4t\u00e9. Chacun d\u2019eux ga gne \u00e0 ce di - vorce. \nL\u2019isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, \nl\u2019imagerie devient peinture, le canon devient musique. On dirait \nun empire qui se d\u00e9membre \u00e0 la mort de son Alexandre et dont \nles provinces se font royaumes. \n \nDe l\u00e0 Rapha\u00ebl, Mich el-Ange, Jean Goujon, Palestrina, ces \nsplendeurs de l\u2019\u00e9blouissant seizi\u00e8me si\u00e8cle. \n \nEn m\u00eame temps que les arts, la pens\u00e9e s\u2019\u00e9mancipe de tous \nc\u00f4t\u00e9s. Les h\u00e9r\u00e9siarques du moyen \u00e2ge avaient d\u00e9j\u00e0 fait de \nlarges entailles au catholicisme. Le seizi\u00e8me si\u00e8cle bri se l\u2019unit\u00e9 \nreligieuse. Avant l\u2019imprimerie, la r\u00e9forme n\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 qu\u2019un \nschisme, l\u2019imprimerie la fait r\u00e9volution. Otez la presse, l\u2019h\u00e9r\u00e9sie \nest \u00e9nerv\u00e9e. Que ce soit fatal ou providentiel, Gutenberg est le \npr\u00e9curseur de Luther. \n \nCependant, quand le soleil du moyen \u00e2ge est tout \u00e0 fait couch\u00e9, \nquand le g\u00e9nie gothique s\u2019est \u00e0 jamais \u00e9teint \u00e0 l\u2019horizon de l\u2019art, \nl\u2019architecture va se ternissant, se d\u00e9colorant, s\u2019effa\u00e7ant de plus \n336en plus. Le livre imprim\u00e9, ce ver rongeur de l\u2019\u00e9difice, la suce et la \nd\u00e9vore. Elle se d\u00e9pouille, elle s\u2019effeuille, \n \nelle maigrit \u00e0 vue d\u2019\u0153il. Elle est mesquine, elle est pauvre, elle \nest nulle. Elle n\u2019exprime plus rien, pas m\u00eame le souvenir de l\u2019art \nd\u2019un autre temps. R\u00e9duite \u00e0 elle -m\u00eame, abandonn\u00e9e des autres \narts parce que la pens\u00e9e humaine l\u2019abandonne, elle ap - pelle \ndes man\u0153uvres \u00e0 d\u00e9faut d\u2019artistes. La vitre remplace le vitrail. \nLe tailleur de pierre succ\u00e8de au sculpteur. Adieu toute s\u00e8ve, \ntoute originalit\u00e9, toute vie, toute intelligence. Elle se tra\u00eene, \nlamentable mendiante d\u2019atelier, de copie en copie. Mi - chel-\nAnge, qui d\u00e8s le seizi\u00e8me si\u00e8cle la sentait sans doute mou - rir, \navait eu une derni\u00e8re id\u00e9e, une id\u00e9e de d\u00e9sespoir. Ce titan de \nl\u2019art avait entass\u00e9 le Panth\u00e9on sur le Parth\u00e9non, et fait Saint -\nPierre de Rome. Grande \u0153uvre qui m\u00e9ritait de rester unique, \nderni\u00e8re originalit\u00e9 de l\u2019architecture, signature d\u2019un ar - tiste \ng\u00e9ant au bas du colossal registre de pierre qui se fermait. \nMichel -Ange mort, que fait cette mis\u00e9rable architecture qui se \nsurvivait \u00e0 elle -m\u00eame \u00e0 l\u2019\u00e9tat de spectre et d\u2019ombre ? Elle prend \nSaint -Pierre de Rome, et le calque, et le parodie. C\u2019est une \nmanie. C\u2019est une piti\u00e9. Chaque si\u00e8cle a son Saint -Pierre de Rome \n; au dix -septi\u00e8me si\u00e8cle le Val -de-Gr\u00e2ce, au dix -huiti\u00e8me Sainte -\nGenevi\u00e8ve. Chaque pays a son Saint -Pierre de Rome. Londres a \nle sien. P\u00e9te rsbourg a le sien. Paris en a deux ou trois. \nTestament insignifiant, dernier radotage d\u2019un grand art d\u00e9cr\u00e9pit \nqui retombe en enfance avant de mourir. \n337 \nSi, au lieu de monuments caract\u00e9ristiques comme ceux dont \nnous venons de parler nous examinons l\u2019aspect g \u00e9n\u00e9ral de l\u2019art \ndu seizi\u00e8me au dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle, nous remarquons les m\u00eames \nph\u00e9nom\u00e8nes de d\u00e9croissance et d\u2019\u00e9tisie. \u00c0 partir de Fran\u00e7ois II, \nla forme architecturale de l\u2019\u00e9difice s\u2019efface de plus en plus et \nlaisse saillir la forme g\u00e9om\u00e9trique, comme la ch ar- pente \nosseuse d\u2019un malade amaigri. Les belles lignes de l\u2019art font \nplace aux froides et inexorables lignes du g\u00e9om\u00e8tre. Un \u00e9difice \nn\u2019est plus un \u00e9difice, c\u2019est un poly\u00e8dre. L\u2019architecture cependant \nse tourmente pour cacher cette nudit\u00e9. Voici le fron - ton grec \nqui s\u2019inscrit dans le fronton romain et r\u00e9ciproquement. C\u2019est \ntoujours le Panth\u00e9on dans le Parth\u00e9non, Saint -Pierre de Rome. \nVoici les maisons de brique de Henri IV \u00e0 coins de pierre ; la \nplace Royale, la place Dauphine. Voici les \u00e9glises de Loui s XIII, \nlourdes, trapues, surbaiss\u00e9es, ramass\u00e9es, charg\u00e9es d\u2019un d\u00f4me \ncomme d\u2019une bosse. Voici l\u2019architecture mazarine, le mauvais \npasticcio italien des Quatre -Nations. Voici les palais de Louis \nXIV, longues casernes \u00e0 courtisans, roides, glaciales, en - \n \nnuyeuses. Voici enfin Louis XV, avec les chicor\u00e9es et les vermi - \ncelles, et toutes les verrues et tous les fungus qui d\u00e9figurent \ncette vieille architecture caduque, \u00e9dent\u00e9e et coquette. De \nFran\u00e7ois II \u00e0 Louis XV, le mal a cr\u00fb en progression g\u00e9om\u00e9 - \ntrique. L \u2019art n\u2019a plus que la peau sur les os. Il agonise mis\u00e9ra - \nblement. \n338 \nCependant, que devient l\u2019imprimerie ? Toute cette vie qui s\u2019en \nva de l\u2019architecture vient chez elle. \u00c0 mesure que l\u2019architecture \nbaisse, l\u2019imprimerie s\u2019enfle et grossit. Ce capital de force s que la \npens\u00e9e humaine d\u00e9pensait en \u00e9difices, elle le d\u00e9pense \nd\u00e9sormais en livres. Aussi d\u00e8s le seizi\u00e8me si\u00e8cle la presse, \ngrandie au niveau de l\u2019architecture d\u00e9croissante, lutte avec elle \net la tue. Au dix -septi\u00e8me, elle est d\u00e9j\u00e0 assez souve - raine, asse z \ntriomphante, assez assise dans sa victoire pour donner au \nmonde la f\u00eate d\u2019un grand si\u00e8cle litt\u00e9raire. Au dix - huiti\u00e8me, \nlongtemps repos\u00e9e \u00e0 la cour de Louis XIV, elle ressai - sit la \nvieille \u00e9p\u00e9e de Luther, en arme Voltaire, et court, tumul - tueuse, \n\u00e0 l\u2019attaque de cette ancienne Europe dont elle a d\u00e9j\u00e0 tu\u00e9 \nl\u2019expression architecturale. Au moment o\u00f9 le dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle \ns\u2019ach\u00e8ve, elle a tout d\u00e9truit. Au dix -neuvi\u00e8me, elle va \nreconstruire. \n \nOr, nous le demandons maintenant, lequel des deux arts \nrepr\u00e9sente r \u00e9ellement depuis trois si\u00e8cles la pens\u00e9e humaine ? \nlequel la traduit ? lequel exprime, non pas seulement ses ma - \nnies litt\u00e9raires et scolastiques, mais son vaste, profond, univer - \nsel mouvement ? Lequel se superpose constamment, sans rup - \nture et sans lacu ne, au genre humain qui marche, monstre \u00e0 \nmille pieds ? L\u2019architecture ou l\u2019imprimerie ? \n \n339L\u2019imprimerie. Qu\u2019on ne s\u2019y trompe pas, l\u2019architecture est morte, \nmorte sans retour, tu\u00e9e par le livre imprim\u00e9, tu\u00e9e parce qu\u2019elle \ndure moins, tu\u00e9e parce qu\u2019elle co\u00fbte plus cher. Toute cath\u00e9drale \nest un milliard. Qu\u2019on se repr\u00e9sente maintenant quelle mise de \nfonds il faudrait pour r\u00e9crire le livre architectu - ral ; pour faire \nfourmiller de nouveau sur le sol des milliers d\u2019\u00e9difices ; pour \nrevenir \u00e0 ces \u00e9poques o\u00f9 la fou le des monu - ments \u00e9tait telle \nqu\u2019au dire d\u2019un t\u00e9moin oculaire \u00ab on e\u00fbt dit que le monde en se \nsecouant avait rejet\u00e9 ses vieux habille - ments pour se couvrir \nd\u2019un blanc v\u00eatement d\u2019\u00e9glises \u00bb. Erat \n \nenim ut si mundus, ipse excutiendo semet, rejecta vetustat e, \ncandidam ecclesiarum vestem indueret (GLABER RADULPHUS). \n \nUn livre est si t\u00f4t fait, co\u00fbte si peu, et peut aller si loin ! \nComment s\u2019\u00e9tonner que toute la pens\u00e9e humaine s\u2019\u00e9coule par \ncette pente ? Ce n\u2019est pas \u00e0 dire que l\u2019architecture n\u2019aura pas \nencore \u00e7 \u00e0 et l\u00e0 un beau monument, un chef -d\u2019\u0153uvre isol\u00e9. On \npourra bien encore avoir de temps en temps, sous le r\u00e8gne de \nl\u2019imprimerie, une colonne faite, je suppose, par toute une ar - \nm\u00e9e, avec des canons amalgam\u00e9s, comme on avait, sous le \nr\u00e8gne de l\u2019architecture, des Iliades et des Romanceros, des Ma - \nhab\u00e2hrata et des Niebelungen, faits par tout un peuple avec \ndes rapsodies amoncel\u00e9es et fondues. Le grand accident d\u2019un \narchitecte de g\u00e9nie pourra survenir au vingti\u00e8me si\u00e8cle, comme \n340celui de Dante au treizi\u00e8me. Mai s l\u2019architecture ne sera plus l\u2019art \nsocial, l\u2019art collectif, l\u2019art dominant. Le grand po\u00e8me, le grand \n\u00e9difice, le grand \u0153uvre de l\u2019humanit\u00e9 ne se b\u00e2tira plus, il \ns\u2019imprimera. \n \nEt d\u00e9sormais, si l\u2019architecture se rel\u00e8ve accidentellement, elle ne \nsera plus ma \u00eetresse. Elle subira la loi de la litt\u00e9rature qui la \nrecevait d\u2019elle autrefois. Les positions respectives des deux arts \nseront interverties. Il est certain que dans l\u2019\u00e9poque archi - \ntecturale les po\u00e8mes, rares, il est vrai, ressemblent aux monu - \nments. Dans l\u2019Inde, Vyasa est touffu, \u00e9trange, imp\u00e9n\u00e9trable \ncomme une pagode. Dans l\u2019orient \u00e9gyptien, la po\u00e9sie a, comme \nles \u00e9difices, la grandeur et la tranquillit\u00e9 des lignes ; dans la \nGr\u00e8ce antique, la beaut\u00e9, la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9, le calme ; dans l\u2019Europe \nchr\u00e9tienne, la m ajest\u00e9 catholique, la na\u00efvet\u00e9 populaire, la riche \net luxuriante v\u00e9g\u00e9tation d\u2019une \u00e9poque de renouvellement. La \nBible ressemble aux Pyramides, l\u2019Iliade au Parth\u00e9non, Hom\u00e8re \n\u00e0 Phidias. Dante au treizi\u00e8me si\u00e8cle, c\u2019est la derni\u00e8re \u00e9glise ro - \nmane ; Shakespear e au seizi\u00e8me, la derni\u00e8re cath\u00e9drale go - \nthique. \n \nAinsi, pour r\u00e9sumer ce que nous avons dit jusqu\u2019ici d\u2019une fa\u00e7on \nn\u00e9cessairement incompl\u00e8te et tronqu\u00e9e, le genre humain a deux \nlivres, deux registres, deux testaments, la ma\u00e7onnerie et \nl\u2019imprimerie, la bibl e de pierre et la bible de papier. Sans doute, \n341quand on contemple ces deux bibles si largement ou - vertes \ndans les si\u00e8cles, il est permis de regretter la majest\u00e9 visible de \nl\u2019\u00e9criture de granit, ces gigantesques alphabets for - \n \nmul\u00e9s en colonnades, en pyl \u00f4nes, en ob\u00e9lisques, ces esp\u00e8ces de \nmontagnes humaines qui couvrent le monde et le pass\u00e9 de - puis \nla pyramide jusqu\u2019au clocher, de Ch\u00e9ops \u00e0 Strasbourg. Il faut \nrelire le pass\u00e9 sur ces pages de marbre. Il faut admirer et \nrefeuilleter sans cesse le livre \u00e9cr it par l\u2019architecture ; mais il ne \nfaut pas nier la grandeur de l\u2019\u00e9difice qu\u2019\u00e9l\u00e8ve \u00e0 son tour \nl\u2019imprimerie. \n \nCet \u00e9difice est colossal. Je ne sais quel faiseur de statis - tique a \ncalcul\u00e9 qu\u2019en superposant l\u2019un \u00e0 l\u2019autre tous les volumes sortis \nde la presse depuis Gutenberg on comblerait l\u2019intervalle de la \nterre \u00e0 la lune ; mais ce n\u2019est pas de cette sorte de gran - deur \nque nous voulons parler. Cependant, quand on cherche \u00e0 \nrecueillir dans sa pens\u00e9e une image totale de l\u2019ensemble des \nproduits de l\u2019imprimerie jusqu\u2019\u00e0 nos jours, cet ensemble ne nous \nappara\u00eet -il pas comme une immense construction, ap - puy\u00e9e \nsur le monde entier, \u00e0 laquelle l\u2019humanit\u00e9 travaille sans rel\u00e2che, \net dont la t\u00eate monstrueuse se perd dans les brumes profondes \nde l\u2019avenir ? C\u2019est la fourmi li\u00e8re des intelligences. C\u2019est la ruche \no\u00f9 toutes les imaginations, ces abeilles dor\u00e9es, arrivent avec \nleur miel. L\u2019\u00e9difice a mille \u00e9tages. \u00c7\u00e0 et l\u00e0, on voit d\u00e9boucher sur \n342ses rampes les cavernes t\u00e9n\u00e9breuses de la science qui \ns\u2019entrecoupent dans ses entrai lles. Partout sur sa surface l\u2019art \nfait luxurier \u00e0 l\u2019\u0153il ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles. \nL\u00e0 chaque \u0153uvre individuelle, si capricieuse et si isol\u00e9e qu\u2019elle \nsemble, a sa place et sa saillie. L\u2019harmonie r\u00e9sulte du tout. \nDepuis la cath\u00e9drale de S hakespeare jusqu\u2019\u00e0 la mos - qu\u00e9e de \nByron, mille clochetons s\u2019encombrent p\u00eale -m\u00eale sur cette \nm\u00e9tropole de la pens\u00e9e universelle. \u00c0 sa base, on a r\u00e9crit \nquelques anciens titres de l\u2019humanit\u00e9 que l\u2019architecture n\u2019avait \npas enregistr\u00e9s. \u00c0 gauche de l\u2019entr\u00e9e, o n a scell\u00e9 le vieux bas - \nrelief en marbre blanc d\u2019Hom\u00e8re, \u00e0 droite la Bible polyglotte \ndresse ses sept t\u00eates. L\u2019hydre du Romancero se h\u00e9risse plus loin, \net quelques autres formes hybrides, les V\u00e9das et les Nie - \nbelungen. Du reste le prodigieux \u00e9difice deme ure toujours ina - \nchev\u00e9. La presse, cette machine g\u00e9ante, qui pompe sans re - \nl\u00e2che toute la s\u00e8ve intellectuelle de la soci\u00e9t\u00e9, vomit incessam - \nment de nouveaux mat\u00e9riaux pour son \u0153uvre. Le genre humain \ntout entier est sur l\u2019\u00e9chafaudage. Chaque esprit est m a\u00e7on. Le \nplus humble bouche son trou ou met sa pierre. R\u00e9tif de la Bre - \ntonne apporte sa hott\u00e9e de pl\u00e2tras. Tous les jours une nouvelle \nassise s\u2019\u00e9l\u00e8ve. Ind\u00e9pendamment du versement original et indi - \n \nviduel de chaque \u00e9crivain, il y a des contingents collec tifs. Le \ndix-huiti\u00e8me si\u00e8cle donne l\u2019Encyclop\u00e9die, la r\u00e9volution donne le \nMoniteur. Certes, c\u2019est l\u00e0 aussi une construction qui grandit et \ns\u2019amoncelle en spirales sans fin ; l\u00e0 aussi il y a confusion des \n343langues, activit\u00e9 incessante, labeur infatigable, co ncours achar - \nn\u00e9 de l\u2019humanit\u00e9 tout enti\u00e8re, refuge promis \u00e0 l\u2019intelligence \ncontre un nouveau d\u00e9luge, contre une submersion de barbares. \nC\u2019est la seconde tour de Babel du genre humain. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n344LIVRE SIXI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \nCOUP D\u2019\u0152IL IMPARTIAL SUR L\u2019ANCIENNE MAGISTRATURE \n \n \nC\u2019\u00e9tait un fort heureux personnage, en l\u2019an de gr\u00e2ce 1482, que \nnoble homme Robert d\u2019Estouteville, chevalier, sieur de Beyne, \nbaron d\u2019Yvri et Saint -Andry en la Marche, conseiller et \nchambellan du roi, et ga rde de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 de Paris. Il y avait \nd\u00e9j\u00e0 pr\u00e8s de dix -sept ans qu\u2019il avait re\u00e7u du roi, le 7 novembre \n1465, l\u2019ann\u00e9e de la com\u00e8te, cette belle charge de pr\u00e9v\u00f4t de \nParis, qui \u00e9tait r\u00e9put\u00e9e plut\u00f4t seigneurie qu\u2019office, dignitas, dit \nJoannes L\u0153mn\u0153us, qu\u00e6 cum non exigua potestate politiam \nconcernente, atque pr\u00e6rogativis multis et juribus conjuncta est. \nLa chose \u00e9tait merveilleuse en 82 qu\u2019un gentilhomme ayant \ncommission du roi et dont les lettres d\u2019institution remontaient \u00e0 \nl\u2019\u00e9poque du mariage de la fille nat urelle de Louis XI avec mon - \nsieur le b\u00e2tard de Bourbon. Le m\u00eame jour o\u00f9 Robert \nd\u2019Estouteville avait remplac\u00e9 Jacques de Villiers dans la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 \nde Paris, ma\u00eetre Jean Dauvet rempla\u00e7ait messire H\u00e9lye de Thor - \nrettes dans la premi\u00e8re pr\u00e9sidence de la cour d e parlement, \nJean Jouvenel des Ursins supplantait Pierre de Morvilliers dans \n345l\u2019office de chancelier de France, Regnault des Dormans d\u00e9sap - \npointait Pierre Puy de la charge de ma\u00eetre des requ\u00eates ordi - \nnaires de l\u2019h\u00f4tel du roi. Or, sur combien de t\u00eates la p r\u00e9sidence, \nla chancellerie et la ma\u00eetrise s\u2019\u00e9taient -elles promen\u00e9es depuis \nque Robert d\u2019Estouteville avait la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 de Paris ! Elle lui avait \n\u00e9t\u00e9 baill\u00e9e en garde, disaient les lettres patentes ; et certes, il la \ngardait bien. Il s\u2019y \u00e9tait cramponn\u00e9, il s\u2019y \u00e9tait incorpor\u00e9, il s\u2019y \n\u00e9tait identifi\u00e9. Si bien qu\u2019il avait \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 cette furie de \nchangement qui poss\u00e9dait Louis XI, roi d\u00e9fiant, taquin et tra - \nvailleur qui tenait \u00e0 entretenir, par des institutions et des r\u00e9vo - \ncations fr\u00e9quentes, l\u2019\u00e9lasticit\u00e9 de son pouvoir. Il y a plus, le \nbrave chevalier avait obtenu pour son fils la survivance de sa \ncharge, et il y avait d\u00e9j\u00e0 deux ans que le nom de noble homme \nJacques d\u2019Estouteville, \u00e9cuyer, figurait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du sien en t\u00eate du \nregistre de l\u2019ordinaire de la pr\u00e9v \u00f4t\u00e9 de Paris. Rare, certes, et \ninsigne faveur ! Il est vrai que Robert d\u2019Estouteville \u00e9tait un bon \nsoldat, qu\u2019il avait loyalement lev\u00e9 le pennon contre la ligue du \n \nbien public, et qu\u2019il avait offert \u00e0 la reine un tr\u00e8s merveilleux cerf \nen confitures le jo ur de son entr\u00e9e \u00e0 Paris en 14\u2026 Il avait de plus \nla bonne amiti\u00e9 de messire Tristan l\u2019Hermite, pr\u00e9v\u00f4t des \nmar\u00e9chaux de l\u2019h\u00f4tel du roi. C\u2019\u00e9tait donc une tr\u00e8s douce et plai - \nsante existence que celle de messire Robert. D\u2019abord, de fort \nbons gages, auxquels s e rattachaient et pendaient, comme des \ngrappes de plus \u00e0 sa vigne, les revenus des greffes civil et cri - \nminel de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9, plus les revenus civils et criminels des au - \n346ditoires d\u2019Embas du Ch\u00e2telet, sans compter quelque petit p\u00e9age \nau pont de Mantes et d e Corbeil, et les profits du tru sur l\u2019esgrin \nde Paris, sur les mouleurs de b\u00fbches et les mesureurs de sel. \nAjoutez \u00e0 cela le plaisir d\u2019\u00e9taler dans les chevauch\u00e9es de la ville \net de faire ressortir sur les robes mi -parties rouge et tann\u00e9 des \n\u00e9chevins et d es quarteniers son bel habit de guerre que vous \npouvez encore admirer aujourd\u2019hui sculpt\u00e9 sur son tombeau \u00e0 \nl\u2019abbaye de Valmont en Normandie, et son morion tout bossel\u00e9 \n\u00e0 Montlh\u00e9ry. Et puis, n\u2019\u00e9tait -ce rien que d\u2019avoir toute supr\u00e9matie \nsur les sergents de la douzaine, le concierge et guette du \nCh\u00e2telet, les deux auditeurs du Ch\u00e2telet, auditores Castelleti, les \nseize commissaires des seize quartiers, le ge\u00f4lier du Ch\u00e2telet, \nles quatre sergents fieff\u00e9s, les cent vingt sergents \u00e0 cheval, les \ncent vingt sergent s \u00e0 verge, le chevalier du guet avec son guet, \nson sous -guet, son contre -guet et son arri\u00e8re - guet ? N\u2019\u00e9tait -ce \nrien que d\u2019exercer haute et basse justice, droit de tourner, de \npendre et de tra\u00eener, sans compter la menue juridiction en \npremier ressort, in p rima instantia, comme disent les chartes, \nsur cette vicomt\u00e9 de Paris, si glorieusement apana - g\u00e9e de sept \nnobles bailliages ? Peut -on rien imaginer de plus suave que de \nrendre arr\u00eats et jugements, comme faisait quoti - diennement \nmessire Robert d\u2019Estoutevil le, dans le Grand - Ch\u00e2telet, sous les \nogives larges et \u00e9cras\u00e9es de Philippe - Auguste ? et d\u2019aller, \ncomme il avait coutume chaque soir, en cette charmante \nmaison sise rue Galil\u00e9e dans le pourpris du Palais -Royal, qu\u2019il \ntenait du chef de sa femme, madame Am - broise de Lor\u00e9, se \nreposer de la fatigue d\u2019avoir envoy\u00e9 quelque pauvre diable \n347passer la nuit de son c\u00f4t\u00e9 dans \u00ab cette petite lo - gette de la rue \nde l\u2019Escorcherie, en laquelle les pr\u00e9v\u00f4ts et \u00e9che - vins de Paris \nvoulaient faire leur prison ; contenant icell e onze pieds de long, \nsept pieds et quatre pouces de lez et onze pieds de haut \u00bb ? \n \nEt non seulement messire Robert d\u2019Estouteville avait sa justice \nparticuli\u00e8re de pr\u00e9v\u00f4t et vicomte de Paris, mais encore il avait \npart, coup d\u2019\u0153il et coup de dent dans la g rande justice du roi. Il \nn\u2019y avait pas de t\u00eate un peu haute qui ne lui e\u00fbt pass\u00e9 par les \nmains avant d\u2019\u00e9choir au bourreau. C\u2019est lui qui avait \u00e9t\u00e9 qu\u00e9rir \u00e0 \nla Bastille Saint -Antoine pour le mener aux Halles, \nM. de Nemours, pour le mener en Gr\u00e8ve M. de Sain t-Pol, lequel \nrechignait et se r\u00e9criait, \u00e0 la grande joie de M. le pr\u00e9v\u00f4t qui \nn\u2019aimait pas M. le conn\u00e9table. \n \nEn voil\u00e0, certes, plus qu\u2019il n\u2019en fallait pour faire une vie heureuse \net illustre, et pour m\u00e9riter un jour une page notable dans cette \nint\u00e9ressant e histoire des pr\u00e9v\u00f4ts de Paris, o\u00f9 l\u2019on apprend que \nOudard de Villeneuve avait une maison rue des Boucheries, que \nGuillaume de Hangest acheta la grande et pe - tite Savoie, que \nGuillaume Thiboust donna aux religieuses de Sainte -Genevi\u00e8ve \nses maisons de la rue Clopin, que Hugues Aubriot demeurait \u00e0 \nl\u2019h\u00f4tel du Porc -\u00e9pic, et autres faits domes - tiques. \n \n348Toutefois, avec tant de motifs de prendre la vie en pa - tience et \nen joie, messire Robert d\u2019Estouteville s\u2019\u00e9tait \u00e9veill\u00e9 le matin du 7 \njanvier 1482 fort bourru et de massacrante humeur. D\u2019o\u00f9 venait \ncette humeur ? c\u2019est ce qu\u2019il n\u2019aurait pu dire lui - m\u00eame. \u00c9tait -ce \nque le ciel \u00e9tait gris ? que la boucle de son vieux ceinturon de \nMontlh\u00e9ry \u00e9tait mal serr\u00e9e, et sanglait trop militairement son \nembonpoint de pr\u00e9v\u00f4t ? qu\u2019il avait vu passer dans la rue sous sa \nfen\u00eatre des ribauds lui faisant nargue, al - lant quatre de bande, \npourpoint sans chemise, chapeau sans fond, bissac et bouteille \nau c\u00f4t\u00e9 ? \u00c9tait -ce pressentiment vague des trois cent soixante -\ndix livres seize sols huit deniers que le futur roi Charles VIII \ndevait l\u2019ann\u00e9e suivante retrancher des revenus de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 ? \nLe lecteur peut choisir ; quant \u00e0 nous, nous inclinerions \u00e0 croire \ntout simplement qu\u2019il \u00e9tait de mau - vaise humeur, parce qu\u2019il \n\u00e9tait de mauvaise hu meur. \n \nD\u2019ailleurs, c\u2019\u00e9tait un lendemain de f\u00eate, jour d\u2019ennui pour tout le \nmonde, et surtout pour le magistrat charg\u00e9 de balayer toutes \nles ordures, au propre et au figur\u00e9, que fait une f\u00eate \u00e0 Paris. Et \npuis, il devait tenir s\u00e9ance au Grand -Ch\u00e2telet. Or, n ous avons \nremarqu\u00e9 que les juges s\u2019arrangent en g\u00e9n\u00e9ral de mani\u00e8re \u00e0 ce \nque leur jour d\u2019audience soit aussi leur jour \n \nd\u2019humeur, afin d\u2019avoir toujours quelqu\u2019un sur qui s\u2019en d\u00e9char - \nger commod\u00e9ment, de par le roi, la loi et justice. \n349 \nCependant l\u2019audience avait commenc\u00e9 sans lui. Ses lieute - \nnants au civil, au criminel et au particulier faisaient sa besogne, \nselon l\u2019usage ; et d\u00e8s huit heures du matin, quelques dizaines de \nbourgeois et de bourgeoises entass\u00e9s et foul\u00e9s dans un coin \nobscur de l\u2019auditoire d\u2019E mbas du Ch\u00e2telet, entre une forte bar - \nri\u00e8re de ch\u00eane et le mur, assistaient avec b\u00e9atitude au spec - \ntacle vari\u00e9 et r\u00e9jouissant de la justice civile et criminelle rendue \npar ma\u00eetre Florian Barbedienne, auditeur au Ch\u00e2telet, lieute - \nnant de M. le pr\u00e9v\u00f4t, un peu p\u00eale -m\u00eale, et tout \u00e0 fait au ha - \nsard. \n \nLa salle \u00e9tait petite, basse, vo\u00fbt\u00e9e. Une table fleurdelys\u00e9e \u00e9tait \nau fond, avec un grand fauteuil de bois de ch\u00eane sculpt\u00e9, qui \n\u00e9tait au pr\u00e9v\u00f4t et vide, et un escabeau \u00e0 gauche pour l\u2019auditeur, \nma\u00eetre Florian. Au-dessous se tenait le greffier, grif - fonnant. En \nface \u00e9tait le peuple ; et devant la porte et devant la table force \nsergents de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9, en hoquetons de camelot violet \u00e0 croix \nblanches. Deux sergents du Parloir -aux- Bourgeois, v\u00eatus de \nleurs jaquette s de la Toussaint, mi -parties rouge et bleu, \nfaisaient sentinelle devant une porte basse fer - m\u00e9e qu\u2019on \napercevait au fond derri\u00e8re la table. Une seule fe - n\u00eatre ogive, \n\u00e9troitement encaiss\u00e9e dans l\u2019\u00e9paisse muraille, \u00e9clairait d\u2019un \nrayon bl\u00eame de janvier de ux grotesques figures, le capricieux \nd\u00e9mon de pierre sculpt\u00e9 en cul -de-lampe dans la clef de la \nvo\u00fbte, et le juge assis au fond de la salle sur les fleurs de lys. \n350 \nEn effet, figurez -vous \u00e0 la table pr\u00e9v\u00f4tale, entre deux liasses de \nproc\u00e8s, accroupi sur ses coudes, le pied sur la queue de sa robe \nde drap brun plain, la face dans sa fourrure d\u2019agneau blanc, \ndont ses sourcils semblaient d\u00e9tach\u00e9s, rouge, rev\u00eache, clignant \nde l\u2019\u0153il, portant avec majest\u00e9 la graisse de ses joues, lesquelles \nse rejoignaient sous son menton, ma\u00eetre Florian Barbedienne, \nauditeur au Ch\u00e2telet. \n \nOr l\u2019auditeur \u00e9tait sourd. L\u00e9ger d\u00e9faut pour un auditeur. Ma\u00eetre \nFlorian n\u2019en jugeait pas moins sans appel et tr\u00e8s con - gr\u00fbment. \nIl est certain qu\u2019il suffit qu\u2019un juge ait l\u2019air d\u2019\u00e9couter ; et le \nv\u00e9n\u00e9rable auditeur remplissait d\u2019autant mieux cette condi - \n \ntion, la seule essentielle en bonne justice, que son attention ne \npouvait \u00eatre distraite par aucun bruit. \n \nDu reste, il avait dans l\u2019auditoire un impitoyable contr\u00f4leur de \nses faits et gestes dans la personne de notre ami Jehan Frol - lo \ndu Moulin, ce peti t \u00e9colier d\u2019hier, ce pi\u00e9ton qu\u2019on \u00e9tait tou - jours \ns\u00fbr de rencontrer partout dans Paris, except\u00e9 devant la chaire \ndes professeurs. \n \n351\u00ab Tiens, disait -il tout bas \u00e0 son compagnon Robin Pousse - pain \nqui ricanait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, tandis qu\u2019il commentait les sc\u00e8ne s qui \nse d\u00e9roulaient sous leurs yeux, voil\u00e0 Jehanneton du Buisson. La \nbelle fille du Cagnard au March\u00e9 -Neuf ! Sur mon \u00e2me, il la \ncondamne, le vieux ! il n\u2019a donc pas plus d\u2019yeux que d\u2019oreilles. \nQuinze sols quatre deniers parisis, pour avoir port\u00e9 deux \npaten\u00f4tres ! C\u2019est un peu cher. Lex duri carminis. \u2013 Qu\u2019est celui -\nl\u00e0 ? Robin Chief -de-Ville, haubergier ! \u2013 Pour avoir \u00e9t\u00e9 pass\u00e9 et \nre\u00e7u ma\u00eetre audit m\u00e9tier ? \u2013 C\u2019est son denier d\u2019entr\u00e9e. \n\u2013 H\u00e9 ! deux gentilshommes parmi ces marauds ! Aiglet de \nSoins, Hutin de Mailly. Deux \u00e9cuyers, corpus Christ ! Ah ! ils ont \njou\u00e9 aux d\u00e9s. Quand verrai -je ici notre recteur ? Cent livres \nparisis d\u2019amende envers le roi ! Le Barbedienne frappe comme \nun sourd, \u2013 qu\u2019il est ! \u2013 Je veux \u00eatre mon fr\u00e8re l\u2019archidiacre si \ncela m\u2019emp\u00eache d e jouer, de jouer le jour, de jouer la nuit, de \nvivre au jeu, de mourir au jeu et de jouer mon \u00e2me apr\u00e8s ma \nchemise ! \u2013 Sainte Vierge, que de filles ! l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, mes \nbrebis ! Ambroise L\u00e9cuy\u00e8re ! Isabeau la Paynette ! B\u00e9rarde \nGironin ! Je les conn ais toutes, par Dieu ! \u00c0 l\u2019amende ! \u00e0 \nl\u2019amende ! Voil\u00e0 qui vous apprendra \u00e0 porter des ceintures do - \nr\u00e9es ! dix sols parisis ! coquettes ! Oh ! le vieux museau de juge, \nsourd et imb\u00e9cile ! Oh ! Florian le lourdaud ! Oh ! Barbe - dienne \nle butor ! le voil\u00e0 \u00e0 table ! il mange du plaideur, il mange du \nproc\u00e8s, il mange, il m\u00e2che, il se gave, il s\u2019emplit. Amendes, \n\u00e9paves, taxes, frais, loyaux co\u00fbts, salaires, dom - mages et \nint\u00e9r\u00eats, gehenne, prison et ge\u00f4le et ceps avec d\u00e9 - pens, lui sont \n352camichons de No\u00ebl et mas sepains de la Saint - Jean ! Regarde -\nle, le porc ! \u2013 Allons ! bon ! encore une femme amoureuse ! \nThibaud la Thibaude, ni plus, ni moins ! \u2013 Pour \u00eatre sortie de la \nrue Glatigny ! \u2013 Quel est ce fils ? Gieffroy Ma - bonne, gendarme \ncranequinier \u00e0 main. Il a mau gr\u00e9\u00e9 le nom du P\u00e8re. \u00c0 l\u2019amende, \nla Thibaude ! \u00e0 l\u2019amende, le Gieffroy ! \u00e0 l\u2019amende tous les deux ! \nLe vieux sourd ! il a d\u00fb brouiller les \n \ndeux affaires ! Dix contre un qu\u2019il fait payer le juron \u00e0 la fille et \nl\u2019amour au gendarme ! \u2013 Attention, Robin Pous sepain ! Que \nvont -ils introduire ? Voil\u00e0 bien des sergents ! Par Jupiter ! tous \nles l\u00e9vriers de la meute y sont. Ce doit \u00eatre la grosse pi\u00e8ce de la \nchasse. Un sanglier \u2013 C\u2019en est un, Robin ! c\u2019en est un. \u2013 Et un \nbeau encore ! \u2013 Hercle ! c\u2019est notre prince d\u2019hier, notre pape des \nfous, notre sonneur de cloches, notre borgne, notre bossu, notre \ngrimace ! C\u2019est Quasimodo !\u2026 \u00bb \n \nCe n\u2019\u00e9tait rien moins. \n \nC\u2019\u00e9tait Quasimodo, sangl\u00e9, cercl\u00e9, ficel\u00e9, garrott\u00e9 et sous bonne \ngarde. L\u2019escouade de sergents qui l\u2019environnai t \u00e9tait as - sist\u00e9e \ndu chevalier du guet en personne, portant brod\u00e9es les armes de \nFrance sur la poitrine et les armes de la ville sur le dos. Il n\u2019y \navait rien du reste dans Quasimodo, \u00e0 part sa dif - formit\u00e9, qui \np\u00fbt justifier cet appareil de hallebardes e t d\u2019arquebuses. Il \u00e9tait \n353sombre, silencieux et tranquille. \u00c0 peine son \u0153il unique jetait -il \nde temps \u00e0 autre sur les liens qui le chargeaient un regard \nsournois et col\u00e8re. \n \nIl promena ce m\u00eame regard autour de lui, mais si \u00e9teint et si \nendormi que les femme s ne se le montraient du doigt que pour \nen rire. \n \nCependant ma\u00eetre Florian l\u2019auditeur feuilleta avec attention le \ndossier de la plainte dress\u00e9e contre Quasimodo, que lui pr\u00e9 - \nsenta le greffier, et, ce coup d\u2019\u0153il jet\u00e9, parut se recueillir un \ninstant. Gr\u00e2ce \u00e0 cette pr\u00e9caution qu\u2019il avait toujours soin de \nprendre au moment de proc\u00e9der \u00e0 un interrogatoire, il savait \nd\u2019avance les noms, qualit\u00e9s, d\u00e9lits du pr\u00e9venu, faisait des r\u00e9 - \npliques pr\u00e9vues \u00e0 des r\u00e9ponses pr\u00e9vues, et parvenait \u00e0 se tirer \nde toutes les sinuo sit\u00e9s de l\u2019interrogatoire, sans trop laisser \ndeviner sa surdit\u00e9. Le dossier du proc\u00e8s \u00e9tait pour lui le chien de \nl\u2019aveugle. S\u2019il arrivait par hasard que son infirmit\u00e9 se trah\u00eet \u00e7\u00e0 et \nl\u00e0 par quelque apostrophe incoh\u00e9rente ou quelque ques - tion \ninintelligibl e, cela passait pour profondeur parmi les uns, et pour \nimb\u00e9cillit\u00e9 parmi les autres. Dans les deux cas, l\u2019honneur de la \nmagistrature ne recevait aucune atteinte ; car il vaut en - core \nmieux qu\u2019un juge soit r\u00e9put\u00e9 imb\u00e9cile ou profond, que sourd. Il \nmettait donc grand soin \u00e0 dissimuler sa surdit\u00e9 aux yeux de \ntous, et il y r\u00e9ussissait d\u2019ordinaire si bien qu\u2019il \u00e9tait \n354 \narriv\u00e9 \u00e0 se faire illusion \u00e0 lui -m\u00eame. Ce qui est du reste plus \nfacile qu\u2019on ne le croit. Tous les bossus vont t\u00eate haute, tous les \nb\u00e8gues p\u00e9ror ent, tous les sourds parlent bas. Quant \u00e0 lui, il se \ncroyait tout au plus l\u2019oreille un peu rebelle. C\u2019\u00e9tait la seule \nconcession qu\u2019il f\u00eet sur ce point \u00e0 l\u2019opinion publique, dans ses \nmoments de franchise et d\u2019examen de conscience. \n \nAyant donc bien rumin\u00e9 l\u2019 affaire de Quasimodo, il renversa sa \nt\u00eate en arri\u00e8re et ferma les yeux \u00e0 demi, pour plus de ma - jest\u00e9 \net d\u2019impartialit\u00e9, si bien qu\u2019il \u00e9tait tout \u00e0 la fois en ce mo - ment \nsourd et aveugle. Double condition sans laquelle il n\u2019est pas de \njuge parfait. C\u2019est dans cette magistrale attitude qu\u2019il \ncommen\u00e7a l\u2019interrogatoire. \n \n\u00ab Votre nom ? \u00bb \n \nOr, voici un cas qui n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 \u00ab pr\u00e9vu par la loi \u00bb, ce - lui o\u00f9 \nun sourd aurait \u00e0 interroger un sourd. \n \nQuasimodo, que rien n\u2019avertissait de la question \u00e0 lui adress\u00e9e, \ncontinua de regarder le juge fixement et ne r\u00e9pondit pas. Le \njuge, sourd et que rien n\u2019avertissait de la surdit\u00e9 de l\u2019accus\u00e9, \n355crut qu\u2019il avait r\u00e9pondu, comme faisaient en g\u00e9n\u00e9ral tous les \naccus\u00e9s, et poursuivit avec son aplomb m\u00e9canique et stupide. \n \n\u00ab C\u2019est bien. Votre \u00e2ge ? \u00bb \n \nQuasimodo ne r\u00e9pondit pas davantage \u00e0 cette question. Le \njuge la crut satisfaite, et continua. \n \n\u00ab Maintenant, votre \u00e9tat ? \u00bb \n \nToujours m\u00eame silence. L\u2019auditoire cependant commen\u00e7ait \u00e0 \nchuchoter et \u00e0 s\u2019entre -regarder. \n \n\u00ab Il suffit, reprit l\u2019imperturbable auditeur quand il supposa que \nl\u2019accus\u00e9 avait consomm\u00e9 sa troisi\u00e8me r\u00e9ponse. Vous \u00eates \naccus\u00e9, par -devant nous : primo, de trouble nocturne ; secun - \ndo, de voie de fait d\u00e9shonn\u00eate sur la personne d\u2019une femme \nfolle, in pr\u00e6judicium meretricis ; tertio, de r\u00e9bellion et d\u00e9loyau - \nt\u00e9 envers les archers de l\u2019ordonnance du roi notre sire. Expli - \n \nquez -vous sur tous ces points. \u2013 Greffier, avez -vous \u00e9crit ce que \nl\u2019accus\u00e9 a dit jusqu\u2019ici ? \u00bb \n \n356\u00c0 cette question malencontreuse, un \u00e9clat de rir e s\u2019\u00e9leva, du \ngreffe \u00e0 l\u2019auditoire, si violent, si fou, si contagieux, si univer - sel \nque force fut bien aux deux sourds de s\u2019en apercevoir. Qua - \nsimodo se retourna en haussant sa bosse, avec d\u00e9dain, tandis \nque ma\u00eetre Florian, \u00e9tonn\u00e9 comme lui et supposant que le rire \ndes spectateurs avait \u00e9t\u00e9 provoqu\u00e9 par quelque r\u00e9plique irr\u00e9v\u00e9 - \nrente de l\u2019accus\u00e9, rendue visible pour lui par ce haussement \nd\u2019\u00e9paules, l\u2019apostropha avec indignation. \n \n\u00ab Vous avez fait l\u00e0, dr\u00f4le, une r\u00e9ponse qui m\u00e9riterait la hart ! \nSavez -vous \u00e0 qui vous parlez ? \u00bb \n \nCette sortie n\u2019\u00e9tait pas propre \u00e0 arr\u00eater l\u2019explosion de la gaiet\u00e9 \ng\u00e9n\u00e9rale. Elle parut \u00e0 tous si h\u00e9t\u00e9roclite et si cornue que le fou \nrire gagna jusqu\u2019aux sergents du Parloir -aux-Bourgeois, esp\u00e8ce \nde valets de pique chez qui la stup idit\u00e9 \u00e9tait d\u2019uniforme. \nQuasimodo seul conserva son s\u00e9rieux, par la bonne raison qu\u2019il \nne comprenait rien \u00e0 ce qui se passait autour de lui. Le juge, de \nplus en plus irrit\u00e9, crut devoir continuer sur le m\u00eame ton, esp\u00e9 - \nrant par l\u00e0 frapper l\u2019accus\u00e9 d\u2019une te rreur qui r\u00e9agirait sur \nl\u2019auditoire et le ram\u00e8nerait au respect. \n \n\u00ab C\u2019est donc \u00e0 dire, ma\u00eetre pervers et rapinier que vous \u00eates, que \nvous vous permettez de manquer \u00e0 l\u2019auditeur du Ch\u00e2 - telet, au \nmagistrat commis \u00e0 la police populaire de Paris, char - g\u00e9 de \n357faire recherche des crimes, d\u00e9lits et mauvais trains, de contr\u00f4ler \ntous m\u00e9tiers et interdire le monopole, d\u2019entretenir les pav\u00e9s, \nd\u2019emp\u00eacher les regrattiers de poulailles, volailles et sau - vagine, \nde faire mesurer la b\u00fbche et autres sortes de bois, de pur ger la \nville des boues et l\u2019air des maladies contagieuses, de vaquer \ncontinuellement au fait du public, en un mot, sans gages ni \nesp\u00e9rances de salaire ! Savez -vous que je m\u2019appelle Florian \nBarbedienne, propre lieutenant de M. le pr\u00e9v\u00f4t, et de plus \ncommissa ire, enquesteur, contrerolleur et examinateur avec \n\u00e9gal pouvoir en pr\u00e9v\u00f4t\u00e9, bailliage, conservation et pr\u00e9si - dial !\u2026 \n\u00bb \n \nIl n\u2019y a pas de raison pour qu\u2019un sourd qui parle \u00e0 un sourd \ns\u2019arr\u00eate. Dieu sait o\u00f9 et quand aurait pris terre ma\u00eetre \n \nFlorian, ainsi lanc\u00e9 \u00e0 toutes rames dans la haute \u00e9loquence, si la \nporte basse du fond ne s\u2019\u00e9tait ouverte tout \u00e0 coup et n\u2019avait \ndonn\u00e9 passage \u00e0 M. le pr\u00e9v\u00f4t en personne. \n \n\u00c0 son entr\u00e9e, ma\u00eetre Florian ne resta pas court, mais fai - sant un \ndemi -tour sur ses talons, et poi ntant brusquement sur le pr\u00e9v\u00f4t \nla harangue dont il foudroyait Quasimodo le moment \nd\u2019auparavant : \u00ab Monseigneur, dit -il, je requiers telle peine qu\u2019il \nvous plaira contre l\u2019accus\u00e9 ci -pr\u00e9sent, pour grave et mirifique \nmanquement \u00e0 justice. \u00bb \n358 \nEt il se rassit tout essouffl\u00e9, essuyant de grosses gouttes de \nsueur qui tombaient de son front et trempaient comme larmes \nles parchemins \u00e9tal\u00e9s devant lui. Messire Robert d\u2019Estouteville \nfron\u00e7a le sourcil et fit \u00e0 Quasimodo un geste d\u2019attention \ntellement imp\u00e9rieux et sign ificatif, que le sourd en comprit \nquelque chose. \n \nLe pr\u00e9v\u00f4t lui adressa la parole avec s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 : \u00ab Qu\u2019est -ce que tu \nas donc fait pour \u00eatre ici, maraud ? \u00bb \n \nLe pauvre diable, supposant que le pr\u00e9v\u00f4t lui demandait son \nnom, rompit le silence qu\u2019il gardait habituellement, et r\u00e9 - pondit \navec une voix rauque e t gutturale : \u00ab Quasimodo. \u00bb \n \nLa r\u00e9ponse co\u00efncidait si peu avec la question, que le fou rire \nrecommen\u00e7a \u00e0 circuler, et que messire Robert s\u2019\u00e9cria, rouge de \ncol\u00e8re : \u00ab Te railles -tu aussi de moi, dr\u00f4le fieff\u00e9 ? \n \n\u2013 Sonneur de cloches \u00e0 Notre -Dame, r\u00e9pondit Q uasimodo, \ncroyant qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019expliquer au juge qui il \u00e9tait. \n \n359\u2013 Sonneur de cloches ! reprit le pr\u00e9v\u00f4t, qui s\u2019\u00e9tait \u00e9veill\u00e9 le \nmatin d\u2019assez mauvaise humeur, comme nous l\u2019avons dit, pour \nque sa fureur n\u2019e\u00fbt pas besoin d\u2019\u00eatre attis\u00e9e par de si \u00e9trang es \nr\u00e9ponses. Sonneur de cloches ! Je te ferai faire sur le dos un \ncarillon de houssines par les carrefours de Paris. Entends -tu, \nmaraud ? \n \n\u2013 Si c\u2019est mon \u00e2ge que vous voulez savoir, dit Quasimodo, je \ncrois que j\u2019aurai vingt ans \u00e0 la Saint -Martin. \u00bb \n \nPour le coup, c\u2019\u00e9tait trop fort ; le pr\u00e9v\u00f4t n\u2019y put tenir. \n \n\u00ab Ah ! tu nargues la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9, mis\u00e9rable ! Messieurs les sergents \u00e0 \nverge, vous me m\u00e8nerez ce dr\u00f4le au pilori de la Gr\u00e8ve, vous le \nbattrez et vous le tournerez une heure. Il me le paiera, t\u00eate -Dieu \n! et je veux qu\u2019il soit fait un cri du pr\u00e9sent jugement, avec \nassistance de quatre trompettes -jur\u00e9s, dans les sept \nch\u00e2tellenies de la vicomt\u00e9 de Paris. \u00bb \n \nLe greffier se mit \u00e0 r\u00e9diger incontinent le jugement. \n \n\u00ab Ventre -Dieu ! que voil\u00e0 qui est bien jug\u00e9 ! \u00bb s\u2019 \u00e9cria de son coin \nle petit \u00e9colier Jehan Frollo du Moulin. \n360 \nLe pr\u00e9v\u00f4t se retourna et fixa de nouveau sur Quasimodo ses \nyeux \u00e9tincelants. \u2013 Je crois que le dr\u00f4le a dit ventre -Dieu ! \nGreffier, ajoutez douze deniers parisis d\u2019amende pour jurement, \net que la f abrique de Saint -Eustache en aura la moiti\u00e9. J\u2019ai une \nd\u00e9votion particuli\u00e8re \u00e0 Saint -Eustache. \n \nEn quelques minutes, le jugement fut dress\u00e9. La teneur en \u00e9tait \nsimple et br\u00e8ve. La coutume de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 et vicomt\u00e9 de Paris \nn\u2019avait pas encore \u00e9t\u00e9 travaill\u00e9e p ar le pr\u00e9sident Thibaut Baillet \net par Roger Barmne, l\u2019avocat du roi. Elle n\u2019\u00e9tait pas obstru\u00e9e \nalors par cette haute futaie de chicanes et de proc\u00e9 - dures que \nces deux jurisconsultes y plant\u00e8rent au commence - ment du \nseizi\u00e8me si\u00e8cle. Tout y \u00e9tait clair, e xp\u00e9ditif, explicite. On y \ncheminait droit au but, et l\u2019on apercevait tout de suite au bout \nde chaque sentier, sans broussailles et sans d\u00e9tour, la roue, le \ngibet ou le pilori. On savait du moins o\u00f9 l\u2019on allait. \n \nLe greffier pr\u00e9senta la sentence au pr\u00e9v\u00f4t, qui y apposa son \nsceau, et sortit pour continuer sa tourn\u00e9e dans les audi - toires, \navec une disposition d\u2019esprit qui dut peupler ce jour -l\u00e0 toutes \nles ge\u00f4les de Paris. Jehan Frollo et Robin Poussepain riaient \nsous cape. Quasimodo regardait le tout d\u2019un air indiff\u00e9 - rent et \n\u00e9tonn\u00e9. \n \n361Cependant le greffier, au moment o\u00f9 ma\u00eetre Florian Barbe - \ndienne lisait \u00e0 son tour le jugement pour le signer, se sentit \u00e9mu \nde piti\u00e9 pour le pauvre diable de condamn\u00e9, et, dans l\u2019espoir \nd\u2019obtenir quelque diminution de peine, il s\u2019approcha le \n \nplus pr\u00e8s qu\u2019il put de l\u2019oreille de l\u2019auditeur et lui dit en lui mon - \ntrant Quasimodo : \u00ab Cet homme est sourd. \u00bb \n \nIl esp\u00e9rait que cette communaut\u00e9 d\u2019infirmit\u00e9 \u00e9veillerait l\u2019int\u00e9r\u00eat \nde ma\u00eetre Florian en faveur du condamn\u00e9. Mais d\u2019abord, nous \navons d\u00e9j\u00e0 observ\u00e9 que ma\u00eetre Florian ne se sou - ciait pas \nqu\u2019on s\u2019aper\u00e7\u00fbt de sa surdit\u00e9. Ensuite, il avait l\u2019oreille si dure \nqu\u2019il n\u2019entendit pas un mot de ce que lui dit le greffier ; pourtant, \nil voulut avoir l\u2019air d\u2019entendre, et r\u00e9pondit : \u00ab Ah ! ah ! c\u2019est \ndiff\u00e9rent. Je ne savais pas cela. Une heure de pilori de plus, en \nce cas. \u00bb \n \nEt il signa la sentence ainsi modifi\u00e9e. \n \n\u00ab C\u2019est bien fait, dit Robin Poussepain qui gardait une dent \u00e0 \nQuasimodo, cela lui apprendra \u00e0 rudoyer les gens. \u00bb \n \n \n362C H A P I T R E II \n \nLE TROU AUX RATS \n \n \nQue le lecteur nous permette de le ramener \u00e0 la place de Gr\u00e8ve, \nque nous avons quitt\u00e9e hier avec Gringoire pour suivre la \nEsmeralda. \n \nIl est dix heures du matin. Tout y sent le lendemain de f\u00eate. Le \npav\u00e9 est couvert de d\u00e9bris, rubans, chiffons, plumes des \npanaches, gouttes de cire des flambeaux, miettes de la ri - paille \npublique. Bon nombre de bourgeois fl\u00e2nent, comme nou s \ndisons, \u00e7\u00e0 et l\u00e0, remuant du pied les tisons \u00e9teints du feu de \njoie, s\u2019extasiant devant la Maison -aux-Piliers, au souvenir des \nbelles tentures de la veille, et regardant aujourd\u2019hui les clous, \ndernier plaisir. Les vendeurs de cidre et de cervoise roulent leur \nbarrique \u00e0 travers les groupes. Quelques passants affair\u00e9s vont \net viennent. Les marchands causent et s\u2019appellent du seuil des \nboutiques. La f\u00eate, les ambassadeurs, Coppenole, le pape des \nfous, sont dans toutes les bouches. C\u2019est \u00e0 qui glosera le mie ux \net rira le plus. Et cependant, quatre sergents \u00e0 cheval qui vien - \nnent de se poster aux quatre c\u00f4t\u00e9s du pilori ont d\u00e9j\u00e0 concentr\u00e9 \nautour d\u2019eux une bonne portion du populaire \u00e9pars sur la place, \n363qui se condamne \u00e0 l\u2019immobilit\u00e9 et \u00e0 l\u2019ennui dans l\u2019espoir d \u2019une \npetite ex\u00e9cution. \n \nSi maintenant le lecteur, apr\u00e8s avoir contempl\u00e9 cette sc\u00e8ne vive \net criarde qui se joue sur tous les points de la place, porte ses \nregards vers cette antique maison demi -gothique, demi -\nromane, de la Tour -Roland qui fait le coin du q uai au cou - \nchant, il pourra remarquer \u00e0 l\u2019angle de la fa\u00e7ade un gros br\u00e9 - \nviaire public \u00e0 riches enluminures, garanti de la pluie par un \npetit auvent, et des voleurs par un grillage qui permet toutefois \nde le feuilleter. \u00c0 c\u00f4t\u00e9 de ce br\u00e9viaire est une \u00e9tr oite lucarne \nogive, ferm\u00e9e de deux barreaux de fer en croix, donnant sur la \nplace, seule ouverture qui laisse arriver un peu d\u2019air et de jour \u00e0 \nune petite cellule sans porte pratiqu\u00e9e au rez -de-chauss\u00e9e dans \nl\u2019\u00e9paisseur du mur de la vieille maison, et plei ne d\u2019une \n \npaix d\u2019autant plus profonde, d\u2019un silence d\u2019autant plus morne \nqu\u2019une place publique, la plus populeuse et la plus bruyante de \nParis, fourmille et glapit \u00e0 l\u2019entour. \n \nCette cellule \u00e9tait c\u00e9l\u00e8bre dans Paris depuis pr\u00e8s de trois si\u00e8cles \nque madame Rolande de la Tour -Roland, en deuil de son p\u00e8re \nmort \u00e0 la croisade, l\u2019avait fait creuser dans la muraille de sa \npropre maison pour s\u2019y enfermer \u00e0 jamais, ne gardant de son \npalais que ce logis dont la porte \u00e9tait mur\u00e9e et la lucarne \n364ouverte, hiver comme \u00e9t\u00e9 , donnant tout le reste aux pauvres et \n\u00e0 Dieu. La d\u00e9sol\u00e9e demoiselle avait en effet attendu vingt ans \nla mort dans cette tombe anticip\u00e9e, priant nuit et jour pour \nl\u2019\u00e2me de son p\u00e8re, dormant dans la cendre, sans m\u00eame avoir \nune pierre pour oreiller, v\u00eatue d \u2019un sac noir, et ne vivant que de \nce que la piti\u00e9 des passants d\u00e9posait de pain et d\u2019eau sur le \nrebord de sa lucarne, recevant ainsi la charit\u00e9 apr\u00e8s l\u2019avoir faite. \n\u00c0 sa mort, au moment de passer dans l\u2019autre s\u00e9pulcre, elle avait \nl\u00e9gu\u00e9 \u00e0 perp\u00e9tuit\u00e9 celui -ci aux femmes afflig\u00e9es, m\u00e8res, veuves \nou filles, qui auraient beaucoup \u00e0 prier pour au - trui ou pour \nelles, et qui voudraient s\u2019enterrer vives dans une grande douleur \nou dans une grande p\u00e9nitence. Les pauvres de son temps lui \navaient fait de belles fun\u00e9ra illes de larmes et de b\u00e9n\u00e9dictions ; \nmais, \u00e0 leur grand regret, la pieuse fille n\u2019avait pu \u00eatre \ncanonis\u00e9e sainte, faute de protections. Ceux d\u2019entre eux qui \n\u00e9taient un peu impies avaient esp\u00e9r\u00e9 que la chose se ferait en \nparadis plus ais\u00e9ment qu\u2019\u00e0 Rome, et avaient tout bon - nement \npri\u00e9 Dieu pour la d\u00e9funte, \u00e0 d\u00e9faut du pape. La plupart s\u2019\u00e9taient \ncontent\u00e9s de tenir la m\u00e9moire de Rolande pour sacr\u00e9e et de \nfaire reliques de ses haillons. La ville, de son c\u00f4t\u00e9, avait fond\u00e9, \u00e0 \nl\u2019intention de la demoiselle, un br \u00e9viaire public qu\u2019on avait scell\u00e9 \npr\u00e8s de la lucarne de la cellule, afin que les pas - sants s\u2019y \narr\u00eatassent de temps \u00e0 autre, ne f\u00fbt -ce que pour prier, que la \npri\u00e8re f\u00eet songer \u00e0 l\u2019aum\u00f4ne, et que les pauvres recluses, \nh\u00e9riti\u00e8res du caveau de madame Rolande , n\u2019y mou - russent pas \ntout \u00e0 fait de faim et d\u2019oubli. \n365 \nCe n\u2019\u00e9tait pas du reste chose tr\u00e8s rare dans les villes du moyen \n\u00e2ge que cette esp\u00e8ce de tombeaux. On rencontrait sou - vent, \ndans la rue la plus fr\u00e9quent\u00e9e, dans le march\u00e9 le plus ba - riol\u00e9 \net le plus assourdissant, tout au beau milieu, sous les pieds des \nchevaux, sous la roue des charrettes en quelque sorte, une cave, \nun puits, un cabanon mur\u00e9 et grill\u00e9, au fond \n \nduquel priait jour et nuit un \u00eatre humain, volontairement d\u00e9 - \nvou\u00e9 \u00e0 quelque lamentation \u00e9ternelle, \u00e0 quelque grande expia - \ntion. Et toutes les r\u00e9flexions qu\u2019\u00e9veillerait en nous aujourd\u2019hui \ncet \u00e9trange spectacle, cette horrible cellule, sorte d\u2019anneau in - \nterm\u00e9diaire de la maison et de la tombe, du cimeti\u00e8re et de la \ncit\u00e9, ce vivant retranch\u00e9 de la communaut\u00e9 humaine et compt\u00e9 \nd\u00e9sormais chez les morts, cette lampe consumant sa derni\u00e8re \ngoutte d\u2019huile dans l\u2019ombre, ce reste de vie vacillant dans une \nfosse, ce souffle, cette voix, cette pri\u00e8re \u00e9ternelle dans une bo\u00eete \nde pierre, cette face \u00e0 jam ais tourn\u00e9e vers l\u2019autre monde, cet \n\u0153il d\u00e9j\u00e0 illumin\u00e9 d\u2019un autre soleil, cette oreille coll\u00e9e aux parois \nde la tombe, cette \u00e2me prisonni\u00e8re dans ce corps, ce corps \nprisonnier dans ce cachot, et sous cette double enveloppe de \nchair et de granit le bourdonne ment de cette \u00e2me en peine, rien \nde tout cela n\u2019\u00e9tait per\u00e7u par la foule. La pi\u00e9t\u00e9 peu raison - \nneuse et peu subtile de ce temps -l\u00e0 ne voyait pas tant de fa - \ncettes \u00e0 un acte de religion. Elle prenait la chose en bloc, et \nhonorait, v\u00e9n\u00e9rait, sanctifiait au besoin le sacrifice, mais n\u2019en \n366analysait pas les souffrances et s\u2019en apitoyait m\u00e9diocrement. \nElle apportait de temps en temps quelque pitance au mis\u00e9rable \np\u00e9nitent, regardait par le trou s\u2019il vivait encore, ignorait son \nnom, savait \u00e0 peine depuis combien d \u2019ann\u00e9es il avait commen - \nc\u00e9 \u00e0 mourir, et \u00e0 l\u2019\u00e9tranger qui les questionnait sur le squelette \nvivant qui pourrissait dans cette cave, les voisins r\u00e9pondaient \nsimplement, si c\u2019\u00e9tait un homme : \u00ab C\u2019est le reclus \u00bb ; si c\u2019\u00e9tait \nune femme : \u00ab C\u2019est la recluse \u00bb. \n \nOn voyait tout ainsi alors, sans m\u00e9taphysique, sans exag\u00e9 - \nration, sans verre grossissant, \u00e0 l\u2019\u0153il nu. Le microscope n\u2019avait \npas encore \u00e9t\u00e9 invent\u00e9, ni pour les choses de la mati\u00e8re, ni pour \nles choses de l\u2019esprit. \n \nD\u2019ailleurs, bien qu\u2019on s\u2019en \u00e9merveill\u00e2t peu, les exemples de cette \nesp\u00e8ce de claustration au sein des villes \u00e9taient, en v\u00e9ri - t\u00e9, \nfr\u00e9quents, comme nous le disions tout \u00e0 l\u2019heure. Il y avait dans \nParis assez bon nombre de ces cellules \u00e0 prier Dieu et \u00e0 fai re \np\u00e9nitence ; elles \u00e9taient presque toutes occup\u00e9es. Il est vrai que \nle clerg\u00e9 ne se souciait pas de les laisser vides, ce qui impliquait \nti\u00e9deur dans les croyants, et qu\u2019on y mettait des l\u00e9 - preux \nquand on n\u2019avait pas de p\u00e9nitents. Outre la logette de la Gr\u00e8ve, \nil y en avait une \u00e0 Montfaucon, une au charnier des In - nocents, \nune autre je ne sais plus o\u00f9, au logis Clichon, je crois. \n \n367D\u2019autres encore \u00e0 beaucoup d\u2019endroits o\u00f9 l\u2019on en retrouve la \ntrace dans les traditions, \u00e0 d\u00e9faut des monuments. L\u2019Universit \u00e9 \navait aussi la sienne. Sur la montagne Sainte -Genevi\u00e8ve une \nesp\u00e8ce de Job du moyen \u00e2ge chanta pendant trente ans les \nsept Psaumes de la p\u00e9nitence sur un fumier, au fond d\u2019une ci - \nterne, recommen\u00e7ant quand il avait fini, psalmodiant plus haut \nla nuit, mag na voce per umbras, et aujourd\u2019hui l\u2019antiquaire croit \nentendre encore sa voix en entrant dans la rue du Puits -qui- \nparle. \n \nPour nous en tenir \u00e0 la loge de la Tour -Roland, nous de - vons \ndire qu\u2019elle n\u2019avait jamais ch\u00f4m\u00e9 de recluses. Depuis la mort de \nmadame Rolande, elle avait \u00e9t\u00e9 rarement une ann\u00e9e ou deux \nvacante. Maintes femmes \u00e9taient venues y pleurer, jusqu\u2019\u00e0 la \nmort, des parents, des amants, des fautes. La malice parisienne \nqui se m\u00eale de tout, m\u00eame des choses qui la regar - dent le \nmoins, pr\u00e9tendait qu \u2019on y avait vu peu de veuves. \n \nSelon la mode de l\u2019\u00e9poque, une l\u00e9gende latine, inscrite sur le \nmur, indiquait au passant lettr\u00e9 la destination pieuse de cette \ncellule. L\u2019usage s\u2019est conserv\u00e9 jusqu\u2019au milieu du seizi\u00e8me si\u00e8cle \nd\u2019expliquer un \u00e9difice par une br\u00e8ve devise \u00e9crite au - dessus de \nla porte. Ainsi on lit encore en France au -dessus du guichet de \nla prison de la maison seigneuriale de Tourville : Sileto et spera ; \nen Irlande, sous l\u2019\u00e9cusson qui surmonte la grande porte du \n368ch\u00e2teau de Fortescue : Forte s cutum, salus ducum ; en \nAngleterre, sur l\u2019entr\u00e9e principale du manoir hospi - talier des \ncomtes Cowper : Tuum est. C\u2019est qu\u2019alors tout \u00e9difice \u00e9tait une \npens\u00e9e. \n \nComme il n\u2019y avait pas de porte \u00e0 la cellule mur\u00e9e de la Tour -\nRoland, on avait grav\u00e9 en grosses lettres romanes au - dessus \nde la fen\u00eatre ces deux mots : \n \nTU, ORA. \n \nCe qui fait que le peuple, dont le bon sens ne voit pas tant de \nfinesse dans les choses et traduit volontiers Ludovico Magno \npar Porte Saint -Denis, avait donn\u00e9 \u00e0 cette cavit\u00e9 noire, sombr e \net humide, le nom de Trou aux Rats. Explication moins sublime \npeut -\u00eatre que l\u2019autre, mais en revanche plus pittoresque. \n \n \n \n \n \n \n \n369C H A P I T R E III \n \nHISTOIRE D\u2019UNE GALETTE AU LEVAIN DE MA\u00cfS \n \n \n\u00c0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 se passe cette histoire, la cellule de la Tour - \nRoland \u00e9tait occup\u00e9e. Si le lecteur d\u00e9sire savoir par qui, il n\u2019a \nqu\u2019\u00e0 \u00e9couter la conversation de trois braves comm\u00e8res qui, au \nmoment o\u00f9 nous avons arr\u00eat\u00e9 son attention sur le Trou aux \nRats, se dirigeaient pr\u00e9cis\u00e9ment du m\u00eame c\u00f4t\u00e9 en remontant du \nCh\u00e2telet vers la Gr\u00e8ve, le lo ng de l\u2019eau. \n \nDeux de ces femmes \u00e9taient v\u00eatues en bonnes bourgeoises de \nParis. Leur fine gorgerette blanche, leur jupe de tiretaine ray\u00e9e \nrouge et bleue, leurs chausses de tricot blanc, \u00e0 coins brod\u00e9s en \ncouleur, bien tir\u00e9es sur la jambe, leurs souliers c ar- r\u00e9s de cuir \nfauve \u00e0 semelles noires et surtout leur coiffure, cette esp\u00e8ce de \ncorne de clinquant surcharg\u00e9e de rubans et de dentelles que les \nchampenoises portent encore, concurremment avec les \ngrenadiers de la garde imp\u00e9riale russe, annon\u00e7aient qu\u2019el les \nappartenaient \u00e0 cette classe de riches marchandes qui tient le \nmilieu entre ce que les laquais appellent une femme et ce qu\u2019ils \nappellent une dame. Elles ne portaient ni bagues, ni croix d\u2019or, \net il \u00e9tait ais\u00e9 de voir que ce n\u2019\u00e9tait pas chez elles pauv ret\u00e9, \n370mais tout ing\u00e9nument peur de l\u2019amende. Leur com - pagne \u00e9tait \nattif\u00e9e \u00e0 peu pr\u00e8s de la m\u00eame mani\u00e8re, mais il y avait dans sa \nmise et dans sa tournure ce je ne sais quoi qui sent la femme de \nnotaire de province. On voyait \u00e0 la mani\u00e8re dont sa ceinture lui \nremontait au -dessus des hanches qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait pas depuis \nlongtemps \u00e0 Paris. Ajoutez \u00e0 cela une gorge - rette pliss\u00e9e, des \nn\u0153uds de rubans sur les souliers, que les raies de la jupe \u00e9taient \ndans la largeur et non dans la longueur, et mille autres \n\u00e9normit\u00e9s dont s\u2019indignait le bon go\u00fbt. \n \nLes deux premi\u00e8res marchaient de ce pas particulier aux \nParisiennes qui font voir Paris \u00e0 des provinciales. La provinciale \ntenait \u00e0 sa main un gros gar\u00e7on qui tenait \u00e0 la sienne une \ngrosse galette. \n \nNous sommes f\u00e2ch\u00e9 d\u2019 avoir \u00e0 ajouter que, vu la rigueur de la \nsaison, il faisait de sa langue son mouchoir. \n \nL\u2019enfant se faisait tra\u00eener, non passibus \u00e6quis, comme dit \nVirgile, et tr\u00e9buchait \u00e0 chaque moment, au grand r\u00e9cri de sa \nm\u00e8re. Il est vrai qu\u2019il regardait plus la galett e que le pav\u00e9. Sans \ndoute quelque grave motif l\u2019emp\u00eachait d\u2019y mordre (\u00e0 la ga - \nlette), car il se contentait de la consid\u00e9rer tendrement. Mais la \nm\u00e8re e\u00fbt d\u00fb se charger de la galette. Il y avait cruaut\u00e9 \u00e0 faire \nun Tantale du gros joufflu. \n371 \nCependant les trois damoiselles (car le nom de dames \u00e9tait \nr\u00e9serv\u00e9 alors aux femmes nobles) parlaient \u00e0 la fois. \n \n\u00ab D\u00e9p\u00eachons -nous, damoiselle Mahiette, disait la plus jeune des \ntrois, qui \u00e9tait aussi la plus grosse, \u00e0 la provinciale. J\u2019ai grand -\npeur que n ous n\u2019arrivions trop tard. On nous disait au Ch\u00e2telet \nqu\u2019on allait le mener tout de suite au pilori. \n \n\u2013 Ah bah ! que dites -vous donc l\u00e0, damoiselle Oudarde \nMusnier ? reprenait l\u2019autre Parisienne. Il restera deux heures au \npilori. Nous avons le temps. Avez -vous jamais vu pilorier, ma \nch\u00e8re Mahiette ? \n \n\u2013 Oui, dit la provinciale, \u00e0 Reims. \n \n\u2013 Ah ! bah ! qu\u2019est -ce que c\u2019est que \u00e7a, votre pilori de Reims \n? Une m\u00e9chante cage o\u00f9 l\u2019on ne tourne que des paysans. Voil\u00e0 \ngrand -chose ! \n \n\u2013 Que des paysans ! dit Mahiette, au March\u00e9 -aux-Draps \u00e0 \nReims ! Nous y avons vu de fort beaux criminels, et qui avaient \n372tu\u00e9 p\u00e8re et m\u00e8re ! Des paysans ! pour qui nous prenez -vous, \nGervaise ? \u00bb \n \nIl est certain que la provinciale \u00e9tait sur le point de se f\u00e2 - cher, \npour l\u2019honneur de son pilor i. Heureusement la discr\u00e8te \ndamoiselle Oudarde Musnier d\u00e9tourna \u00e0 temps la conversation. \n \n\u00ab \u00c0 propos, damoiselle Mahiette, que dites -vous de nos \nambassadeurs flamands ? en avez -vous d\u2019aussi beaux \u00e0 Reims \n? \n \n\u2013 J\u2019avoue, r\u00e9pondit Mahiette, qu\u2019il n\u2019y a que Paris pour voir \ndes Flamands comme ceux -l\u00e0. \n \n\u2013 Avez -vous vu dans l\u2019ambassade ce grand ambassadeur \nqui est chaussetier ? demanda Oudarde. \n \n\u2013 Oui, dit Mahiette. Il a l\u2019air d\u2019un Saturne. \n \n\u2013 Et ce gros dont la figure ressemble \u00e0 un ventre nu ? re - prit \nGervaise. Et ce petit qui a de petits yeux bord\u00e9s d\u2019une pau - \npi\u00e8re rouge, \u00e9barbillonn\u00e9e et d\u00e9chiquet\u00e9e comme une t\u00eate de \nchardon ? \n373 \n\u2013 Ce sont leurs chevaux qui sont beaux \u00e0 voir, dit Ou - darde, \nv\u00eatus comme ils sont \u00e0 la mode de leur pays ! \n \n\u2013 Ah ! ma ch\u00e8re, inter rompit la provinciale Mahiette, pre - \nnant \u00e0 son tour un air de sup\u00e9riorit\u00e9, qu\u2019est -ce que vous diriez \ndonc si vous aviez vu, en 61, au sacre de Reims, il y a dix -huit \nans, les chevaux des princes et de la compagnie du roi ! Des \nhoussures et capara\u00e7ons de t outes sortes ; les uns de drap de \nDamas, de fin drap d\u2019or, fourr\u00e9s de martres zibelines ; les \nautres, de velours, fourr\u00e9s de pennes d\u2019hermine ; les autres, tout \ncharg\u00e9s d\u2019orf\u00e8vrerie et de grosses campanes d\u2019or et d\u2019argent ! \nEt la finance que cela avait co\u00fb t\u00e9 ! Et les beaux en - fants pages \nqui \u00e9taient dessus ! \n \n\u2013 Cela n\u2019emp\u00eache pas, r\u00e9pliqua s\u00e8chement demoiselle Ou - \ndarde, que les Flamands ont de fort beaux chevaux et qu\u2019ils ont \nfait hier un souper superbe chez M. le pr\u00e9v\u00f4t des marchands, \u00e0 \nl\u2019H\u00f4tel de Ville, o\u00f9 on leur a servi des drag\u00e9es, de l\u2019hypocras, des \n\u00e9pices, et autres singularit\u00e9s. \n \n\u2013 Que dites -vous l\u00e0, ma voisine ? s\u2019\u00e9cria Gervaise. C\u2019est chez \nM. le cardinal, au Petit -Bourbon, que les flamands ont soup\u00e9. \n \n374\u2013 Non pas. \u00c0 l\u2019H\u00f4tel de Ville ! \n \n\u2013 Si fait. Au Petit -Bourbon ! \n \n\u2013 C\u2019est si bien \u00e0 l\u2019H\u00f4tel de Ville, reprit Oudarde avec ai - \ngreur, que le docteur Scourable leur a fait une harangue en \nlatin, dont ils sont demeur\u00e9s fort satisfaits. C\u2019est mon mari, qui \nest libraire -jur\u00e9, qui me l\u2019a dit. \n \n\u2013 C\u2019est si bien au Petit -Bourbon, r\u00e9pondit Gervaise non \nmoins vivemen t, que voici ce que leur a pr\u00e9sent\u00e9 le procureur de \nM. le cardinal : douze doubles quarts d\u2019hypocras blanc, clai - ret \net vermeil ; vingt -quatre layettes de massepain double de Lyon \ndor\u00e9 ; autant de torches de deux livres pi\u00e8ce, et six demi - \nqueues de vin d e Beaune, blanc et clairet, le meilleur qu\u2019on ait \npu trouver. J\u2019esp\u00e8re que cela est positif. Je le tiens de mon ma - \nri, qui est cinquantenier au Parloir -aux-Bourgeois, et qui faisait \nce matin la comparaison des ambassadeurs flamands avec \nceux du Pr\u00eatre -Jean et de l\u2019empereur de Tr\u00e9bisonde qui sont \nvenus de M\u00e9sopotamie \u00e0 Paris sous le dernier roi, et qui avaient \ndes anneaux aux oreilles. \n \n375\u2013 Il est si vrai qu\u2019ils ont soup\u00e9 \u00e0 l\u2019H\u00f4tel de Ville, r\u00e9pliqua \nOudarde peu \u00e9mue de cet \u00e9talage, qu\u2019on n\u2019a jamais vu un tel \ntriomphe de viandes et de drag\u00e9es. \n \n\u2013 Je vous dis, moi, qu\u2019ils ont \u00e9t\u00e9 servis par Le Sec, sergent \nde la ville, \u00e0 l\u2019h\u00f4tel du Petit -Bourbon, et que c\u2019est l\u00e0 ce qui vous \ntrompe. \n \n\u2013 \u00c0 l\u2019H\u00f4tel de Ville, vous dis -je ! \n \n\u2013 Au Petit -Bourbon, ma ch\u00e8re ! si bien qu\u2019 on avait illumin\u00e9 en \nverres magiques le mot Esp\u00e9rance qui est \u00e9crit sur le grand \nportail. \n \n\u2013 \u00c0 l\u2019H\u00f4tel de Ville ! \u00e0 l\u2019H\u00f4tel de Ville ! M\u00eame que Husson le \nVoir jouait de la fl\u00fbte ! \n \n\u2013 Je vous dis que non ! \n \n\u2013 Je vous dis que si ! \n \n\u2013 Je vous dis que non ! \u00bb \n376 \nLa bonne grosse Oudarde se pr\u00e9parait \u00e0 r\u00e9pliquer, et la querelle \nen f\u00fbt peut -\u00eatre venue aux coiffes, si Mahiette ne se f\u00fbt \u00e9cri\u00e9e \ntout \u00e0 coup : \u00ab Voyez donc ces gens qui se sont at - troup\u00e9s l\u00e0 -\nbas au bout du pont ! Il y a au milieu d\u2019eux quelque chose qu \u2019ils \nregardent. \n \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9, dit Gervaise, j\u2019entends tambouriner. Je crois que \nc\u2019est la petite Smeralda qui fait ses momeries avec sa ch\u00e8vre. \nEh vite, Mahiette ! doublez le pas et tra\u00eenez votre gar - \u00e7on. Vous \n\u00eates venue ici pour visiter les curiosit\u00e9s de Paris. Vous avez vu \nhier les flamands ; il faut voir aujourd\u2019hui l\u2019\u00e9gyptienne. \n \n\u2013 L\u2019\u00e9gyptienne ! dit Mahiette en rebroussant brusquement \nchemin, et en serrant avec force le bras de son fils. Dieu m\u2019en \ngarde ! elle me volerait mon enfant ! \u2013 Viens, Eustache ! \u00bb \n \nEt elle se mit \u00e0 courir sur le quai vers la Gr\u00e8ve, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle \ne\u00fbt laiss\u00e9 le pont bien loin derri\u00e8re elle. Cependant l\u2019enfant, \nqu\u2019elle tra\u00eenait, tomba sur les genoux ; elle s\u2019arr\u00eata essouffl\u00e9e. \nOudarde et Gervaise la rejoignirent. \n \n\u00ab Cette \u00e9gyptienne vous vole r votre enfant ? dit Gervaise. \n377Vous avez l\u00e0 une singuli\u00e8re fantaisie. \u00bb \n \nMahiette hochait la t\u00eate d\u2019un air pensif. \n \n\u00ab Ce qui est singulier, observa Oudarde, c\u2019est que la sa - chette a \nla m\u00eame id\u00e9e des \u00e9gyptiennes. \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que la sachette ? di t Mahiette. \n \n\u2013 H\u00e9 ! dit Oudarde, s\u0153ur Gudule. \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est, reprit Mahiette, que s\u0153ur Gudule ? \n \n\u2013 Vous \u00eates bien de votre Reims, de ne pas savoir cela ! \nr\u00e9pondit Oudarde. C\u2019est la recluse du Trou aux Rats. \n \n\u2013 Comment ! demanda Mahiette, cette pau vre femme \u00e0 qui \nnous portons cette galette ? \u00bb \n \nOudarde fit un signe de t\u00eate affirmatif. \n \n378\u00ab Pr\u00e9cis\u00e9ment. Vous allez la voir tout \u00e0 l\u2019heure \u00e0 sa lucarne sur la \nGr\u00e8ve. Elle a le m\u00eame regard que vous sur ces vaga - bonds \nd\u2019\u00c9gypte qui tambourinent et disent la bonne aventure au \npublic. On ne sait pas d\u2019o\u00f9 lui vient cette horreur des zingari et \ndes \u00e9gyptiens. Mais vous, Mahiette, pourquoi donc vous sau - \nvez-vous ainsi, rien qu\u2019\u00e0 les voir ? \n \n\u2013 Oh ! dit Mahiette en saisissant entre ses deux mains la t\u00eate \nronde de son enfant, je ne veux pas qu\u2019il m\u2019arrive ce qui est \narriv\u00e9 \u00e0 Paquette la Chantefleurie. \n \n\u2013 Ah ! voil\u00e0 une histoire que vous allez nous conter, ma \nbonne Mahiette, dit Gervaise en lui prenant le bras. \n \n\u2013 Je veux bien, r\u00e9pondit Mahiette, mais il faut que vous \nsoyez bien de votre Paris pour ne pas savoir cela ! Je vous dirai \ndonc \u2013 mais il n\u2019est p as besoin de nous arr\u00eater pour conter la \nchose \u2013 que Paquette la Chantefleurie \u00e9tait une jolie fille de dix -\nhuit ans quand j\u2019en \u00e9tais une aussi, c\u2019est -\u00e0-dire il y a dix - huit \nans, et que c\u2019est sa faute si elle n\u2019est pas aujourd\u2019hui, comme \nmoi, une bonne gr osse fra\u00eeche m\u00e8re de trente -six ans, avec un \nhomme et un gar\u00e7on. Au reste, d\u00e8s l\u2019\u00e2ge de quatorze ans, il \nn\u2019\u00e9tait plus temps ! \u2013 C\u2019\u00e9tait donc la fille de Guybertaut, \nm\u00e9nestrel de bateaux \u00e0 Reims, le m\u00eame qui avait jou\u00e9 devant le \nroi Charles VII, \u00e0 son sacre , quand il descendit notre rivi\u00e8re de \n379Vesle depuis Sillery jusqu\u2019\u00e0 Muison, que m\u00eame madame la \nPucelle \u00e9tait dans le bateau. Le vieux p\u00e8re mourut, que Pa - \nquette \u00e9tait encore tout enfant ; elle n\u2019avait donc plus que sa \nm\u00e8re, s\u0153ur de M. Mathieu Pradon, ma\u00eetr e dinandinier et chau - \ndronnier \u00e0 Paris, rue Parin -Garlin, lequel est mort l\u2019an pass\u00e9. \nVous voyez qu\u2019elle \u00e9tait de famille. La m\u00e8re \u00e9tait une bonne \nfemme, par malheur, et n\u2019apprit rien \u00e0 Paquette qu\u2019un peu de \ndoreloterie et de bimbeloterie qui n\u2019emp\u00eachait pas la petite de \ndevenir fort grande et de rester fort pauvre. Elles demeuraient \ntoutes deux \u00e0 Reims le long de la rivi\u00e8re, rue de Folle -Peine. \nNotez ceci ; je crois que c\u2019est l\u00e0 ce qui porta malheur \u00e0 Pa - \nquette. En 61, l\u2019ann\u00e9e du sacre de notre roi Louis onzi\u00e8me que \nDieu garde, Paquette \u00e9tait si gaie et si jolie qu\u2019on ne l\u2019appelait \npartout que la Chantefleurie. Pauvre fille ! \u2013 Elle avait de jolies \ndents, elle aimait \u00e0 rire pour les faire voir. Or, fille qui aime \u00e0 \n \nrire s\u2019achemine \u00e0 pleurer ; les belles dents perdent les beaux \nyeux. C\u2019\u00e9tait donc la Chantefleurie. Elle et sa m\u00e8re gagnaient \ndurement leur vie. Elles \u00e9taient bien d\u00e9chues depuis la mort du \nm\u00e9n\u00e9trier. Leur doreloterie ne leur rapportait gu\u00e8re plus de six \ndeniers par semaine, ce qui ne fait pas tout \u00e0 fait deux liards -\u00e0- \nl\u2019aigle. O\u00f9 \u00e9tait le temps que le p\u00e8re Guybertaut gagnait douze \nsols parisis dans un seul sacre avec une chanson ? Un hiver \u2013 \nc\u2019\u00e9tait en cette m\u00eame ann\u00e9e 61, \u2013 que les deux femmes \nn\u2019avaient ni b\u00fbches ni fagots, et qu\u2019il faisait tr\u00e8s froid, cela \ndonna de si belles couleurs \u00e0 la Chantefleurie, que les hommes \n380l\u2019appelaient : Paquette ! que plusieurs l\u2019appel\u00e8rent P\u00e2querette ! \net qu\u2019elle se perdit. \u2013 Eustache ! que je te voie mordre dans la \ngalette ! \u2013 Nous v\u00eemes tout de suite qu\u2019elle \u00e9tait perdue, un \ndimanche qu\u2019elle vint \u00e0 l\u2019\u00e9glise avec une croix d\u2019or au cou. \u2013 \u00c0 \nquatorze ans ! voyez -vous cela ! \u2013 Ce fut d\u2019abord le jeune vi - \ncomte de Cormontreuil, qui a son clocher \u00e0 trois quarts de lieue \nde Reims ; puis, messire Henri de Triancourt, chevaucheur du roi \n; puis, moins que cela, Chiart de Beaulion, sergent d\u2019armes ; \npuis, en descendant toujours, Guery Aubergeon, va - let \ntranchant du roi ; puis, Mac\u00e9 de Fr\u00e9pus, barbier de M. le \nDauphin ; puis, Th\u00e9venin le Moine, queux -le-roi ; puis, tou jours \nainsi de moins jeune en moins noble, elle tomba \u00e0 Guillaume \nRacine, m\u00e9nestrel de vielle, et \u00e0 Thierry de Mer, lanternier. Alors, \npauvre Chantefleurie, elle fut toute \u00e0 tous. Elle \u00e9tait arri - v\u00e9e au \ndernier sol de sa pi\u00e8ce d\u2019or. Que vous dirai -je, mes - damoiselles \n? Au sacre, dans la m\u00eame ann\u00e9e 61, c\u2019est elle qui fit le lit du roi \ndes ribauds ! \u2013 Dans la m\u00eame ann\u00e9e ! \u00bb \n \nMahiette soupira, et essuya une larme qui roulait dans ses yeux. \n \n\u00ab Voil\u00e0 une histoire qui n\u2019est pas tr\u00e8s extraordinaire, dit \nGervaise , et je ne vois pas en tout cela d\u2019\u00e9gyptiens ni d\u2019enfants. \n \n\u2013 Patience ! reprit Mahiette ; d\u2019enfant, vous allez en voir un. \u2013 \nEn 66, il y aura seize ans ce mois -ci \u00e0 la Sainte -Paule, Paquette \n381accoucha d\u2019une petite fille. La malheureuse ! elle eut une grand e \njoie. Elle d\u00e9sirait un enfant depuis longtemps. Sa m\u00e8re, bonne \nfemme qui n\u2019avait jamais su que fermer les yeux, sa m\u00e8re \u00e9tait \nmorte. Paquette n\u2019avait plus rien \u00e0 aimer au monde, plus rien \nqui l\u2019aim\u00e2t. Depuis cinq ans qu\u2019elle avait failli, c\u2019\u00e9tait une \npauvre cr\u00e9ature que la Chantefleurie. Elle \u00e9tait \n \nseule, seule dans cette vie, montr\u00e9e au doigt, cri\u00e9e par les rues, \nbattue des sergents, moqu\u00e9e des petits gar\u00e7ons en gue - nilles. \nEt puis, les vingt ans \u00e9taient venus ; et vingt ans, c\u2019est la \nvieilles se pour les femmes amoureuses. La folie commen\u00e7ait \u00e0 \nne pas lui rapporter plus que la doreloterie autrefois ; pour une \nride qui venait, un \u00e9cu s\u2019en allait ; l\u2019hiver lui redevenait dur, le \nbois se faisait derechef rare dans son cendrier et le pain dans \nsa huche. Elle ne pouvait plus travailler, parce qu\u2019en devenant \nvoluptueuse elle \u00e9tait devenue paresseuse, et elle souffrait \nbeaucoup plus, parce qu\u2019en devenant paresseuse elle \u00e9tait de - \nvenue voluptueuse. C\u2019est du moins comme cela que M. le cur\u00e9 \nde Saint -Remy explique pourquoi ces femmes -l\u00e0 ont plus froid \net plus faim que d\u2019autres pauvresses quand elles sont vieilles. \n \n\u2013 Oui, observa Gervaise, mais les \u00e9gyptiens ? \n \n\u2013 Un moment donc, Gervaise ! dit Oudarde dont l\u2019attention \n\u00e9tait moins impatiente. Qu\u2019est -ce qu\u2019i l y aurait \u00e0 la fin si tout \n382\u00e9tait au commencement ? Continuez, Mahiette, je vous prie. \nCette pauvre Chantefleurie ! \u00bb \n \nMahiette poursuivit. \n \n\u00ab Elle \u00e9tait donc bien triste, bien mis\u00e9rable, et creusait ses joues \navec ses larmes. Mais dans sa honte, dans sa f olie et dans son \nabandon, il lui semblait qu\u2019elle serait moins honteuse, moins \nfolle et moins abandonn\u00e9e, s\u2019il y avait quelque chose au monde \nou quelqu\u2019un qu\u2019elle p\u00fbt aimer et qui p\u00fbt l\u2019aimer. Il fal - lait que \nce f\u00fbt un enfant, parce qu\u2019un enfant seul pouv ait \u00eatre assez \ninnocent pour cela. \u2013 Elle avait reconnu ceci apr\u00e8s avoir essay\u00e9 \nd\u2019aimer un voleur, le seul homme qui p\u00fbt vouloir d\u2019elle ; mais au \nbout de peu de temps elle s\u2019\u00e9tait aper\u00e7ue que le voleur la \nm\u00e9prisait. \u2013 \u00c0 ces femmes d\u2019amour il faut un amant ou un \nenfant pour leur remplir le c\u0153ur. Autrement elles sont bien \nmalheureuses. \u2013 Ne pouvant avoir d\u2019amant, elle se tourna toute \nau d\u00e9sir d\u2019un enfant, et comme elle n\u2019avait pas cess\u00e9 d\u2019\u00eatre \npieuse, elle en fit son \u00e9ternelle pri\u00e8re au bon Dieu. Le bon Dieu \neut donc piti\u00e9 d\u2019elle, et lui donna une petite fille. Sa joie, je ne \nvous en parle pas. Ce fut une furie de larmes, de caresses et de \nbaisers. Elle allaita elle -m\u00eame son enfant, lui fit des langes avec \nsa couverture, la seule qu\u2019elle e\u00fbt sur son lit, et n e sentit plus ni \nle froid ni la faim. Elle en redevint belle. Vieille fille fait \n \n383jeune m\u00e8re. La galanterie reprit, on revint voir la Chantefleurie, \nelle retrouva chalands pour sa marchandise, et de toutes ces \nhorreurs elle fit des layettes, b\u00e9guins et ba verolles, des bras - \nsi\u00e8res de dentelle et des petits bonnets de satin, sans m\u00eame \nsonger \u00e0 se racheter une couverture. \u2013 Monsieur Eustache, je \nvous ai d\u00e9j\u00e0 dit de ne pas manger la galette. \u2013 Il est s\u00fbr que la \npetite Agn\u00e8s \u2013 c\u2019\u00e9tait le nom de l\u2019enfant, nom d e bapt\u00eame, car \nde nom de famille, il y a longtemps que la Chantefleurie n\u2019en \navait plus, \u2013 il est certain que cette petite \u00e9tait plus emmaillot - \nt\u00e9e de rubans et de broderies qu\u2019une dauphine du Dauphin\u00e9 ! \nElle avait entre autres une paire de petits soulier s ! que le roi \nLouis XI n\u2019en a certainement pas eu de pareils ! Sa m\u00e8re les lui \navait cousus et brod\u00e9s elle -m\u00eame, elle y avait mis toutes ses \nfinesses de doreloti\u00e8re et toutes les passequilles d\u2019une robe de \nbonne Vierge. C\u2019\u00e9taient bien les deux plus mignon s souliers \nroses qu\u2019on p\u00fbt voir. Ils \u00e9taient longs tout au plus comme mon \npouce, et il fallait en voir sortir les petits pieds de l\u2019enfant pour \ncroire qu\u2019ils avaient pu y entrer. Il est vrai que ces petits pieds \n\u00e9taient si petits, si jolis, si roses ! plus roses que le satin des \nsouliers ! \u2013 Quand vous aurez des enfants, Oudarde, vous sau - \nrez que rien n\u2019est plus joli que ces petits pieds et ces petites \nmains -l\u00e0. \n \n\u2013 Je ne demande pas mieux, dit Oudarde, en soupirant, \nmais j\u2019attends que ce soit le bon plaisi r de monsieur Andry \nMusnier. \n384 \n\u2013 Au reste, reprit Mahiette, l\u2019enfant de Paquette n\u2019avait pas \nque les pieds de joli. Je l\u2019ai vue quand elle n\u2019avait que quatre \nmois. C\u2019\u00e9tait un amour ! Elle avait les yeux plus grands que la \nbouche. Et les plus charmants fins cheveux noirs, qui frisaient \nd\u00e9j\u00e0. Cela aurait fait une fi\u00e8re brune, \u00e0 seize ans ! Sa m\u00e8re en \ndevenait de plus en plus folle tous les jours. Elle la caressait, la \nbaisait, la chatouillait, la lavait, l\u2019attifait, la mangeait ! Elle en \nperdait la t\u00eate, elle en remerciait Dieu. Ses jolis pieds roses \nsurtout, c\u2019\u00e9tait un \u00e9bahissement sans fin, c\u2019\u00e9tait un d\u00e9lire de joie \n! elle y avait toujours les l\u00e8vres coll\u00e9es et ne pouvait reve - nir de \nleur petitesse. Elle les mettait dans les petits souliers, les retirait, \nles admirait, s\u2019en \u00e9merveillait, regardait le jour au tra - vers, \ns\u2019apitoyait de les essayer \u00e0 la marche sur son lit, et e\u00fbt \nvolontiers pass\u00e9 sa vie \u00e0 genoux, \u00e0 chausser et \u00e0 d\u00e9chausser \nces pieds -l\u00e0 comme ceux d\u2019un enfant -J\u00e9sus. \n \n\u2013 Le conte est bel et bon, dit \u00e0 mi -voix la Gervaise, mais o\u00f9 \nest l\u2019\u00c9gypte dans tout cela ? \n \n\u2013 Voici, r\u00e9pliqua Mahiette. Il arriva un jour \u00e0 Reims des \nesp\u00e8ces de cavaliers fort singuliers. C\u2019\u00e9taient des gueux et des \ntruands qui cheminaient dans le pays, co nduits par leur duc et \npar leurs comtes. Ils \u00e9taient basan\u00e9s, avaient les cheveux tout \nfris\u00e9s, et des anneaux d\u2019argent aux oreilles. Les femmes \u00e9taient \n385encore plus laides que les hommes. Elles avaient le visage plus \nnoir et toujours d\u00e9couvert, un m\u00e9chant r oquet sur le corps, un \nvieux drap tissu de cordes li\u00e9 sur l\u2019\u00e9paule, et la chevelure en \nqueue de cheval. Les enfants qui se vautraient dans leurs \njambes auraient fait peur \u00e0 des singes. Une bande \nd\u2019excommuni\u00e9s. Tout cela venait en droite ligne de la basse \n\u00c9gypte \u00e0 Reims par la Pologne. Le pape les avait confess\u00e9s, \u00e0 \nce qu\u2019on disait, et leur avait donn\u00e9 pour p\u00e9nitence d\u2019aller sept \nans de suite par le monde, sans coucher dans des lits. Aussi ils \ns\u2019appelaient Penanciers et puaient. Il para\u00eet qu\u2019ils avaient \u00e9t\u00e9 \nautrefois sarrasins, ce qui fait qu\u2019ils croyaient \u00e0 Jupiter, et qu\u2019ils \nr\u00e9clamaient dix livres tournois de tous archev\u00eaques, \u00e9v\u00eaques et \nabb\u00e9s cross\u00e9s et mitr\u00e9s. C\u2019est une bulle du pape qui leur valait \ncela. Ils venaient \u00e0 Reims dire la bonne aventure au nom du roi \nd\u2019Alger et de l\u2019empereur d\u2019Allemagne. Vous pensez bien qu\u2019il \nn\u2019en fallut pas davantage pour qu\u2019on leur interd\u00eet l\u2019entr\u00e9e de la \nville. Alors toute la bande campa de bonne gr\u00e2ce pr\u00e8s de la \nporte de Braine, sur cette butte o\u00f9 il y a un moulin, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des \ntrous des anciennes cray\u00e8res. Et ce fut dans Reims \u00e0 qui les irait \nvoir. Ils vous regardaient dans la main et vous disaient des \nproph\u00e9ties merveilleuses. Ils \u00e9taient de force \u00e0 pr\u00e9dire \u00e0 Judas \nqu\u2019il serait pape. Il courait cependant sur eux de m\u00e9chants \nbruits d\u2019enfants vol\u00e9s et de bourses coup\u00e9es et de chair hu - \nmaine mang\u00e9e. Les gens sages disaient aux fous : N\u2019y allez pas, \net y allaient de leur c\u00f4t\u00e9 en cachette. C\u2019\u00e9tait donc un em - \nportement. Le fait est qu\u2019ils disaient des choses \u00e0 \u00e9tonner un \ncardina l. Les m\u00e8res faisaient grand triomphe de leurs enfants \n386depuis que les \u00e9gyptiennes leur avaient lu dans la main toutes \nsortes de miracles \u00e9crits en pa\u00efen et en turc. L\u2019une avait un \nempereur, l\u2019autre un pape, l\u2019autre un capitaine. La pauvre \nChantefleurie fut prise de curiosit\u00e9. Elle voulut savoir ce qu\u2019elle \navait, et si sa jolie petite Agn\u00e8s ne serait pas un jour imp\u00e9ra - \ntrice d\u2019Arm\u00e9nie ou d\u2019autre chose. Elle la porta donc aux \u00e9gyp - \n \ntiens ; et les \u00e9gyptiennes d\u2019admirer l\u2019enfant, de la caresser, de la \nbaiser avec leurs bouches noires, et de s\u2019\u00e9merveiller sur sa \npetite main. H\u00e9las ! \u00e0 la grande joie de la m\u00e8re. Elles firent f\u00eate \nsurtout aux jolis pieds et aux jolis souliers. L\u2019enfant n\u2019avait pas \nencore un an. Elle b\u00e9gayait d\u00e9j\u00e0, riait \u00e0 sa m\u00e8re comme une \npetit e folle, \u00e9tait grasse et toute ronde, et avait mille char - \nmants petits gestes des anges du paradis. Elle fut tr\u00e8s effarou - \nch\u00e9e des \u00e9gyptiennes, et pleura. Mais la m\u00e8re la baisa plus fort \net s\u2019en alla ravie de la bonne aventure que les devineresses \navaien t dite \u00e0 son Agn\u00e8s. Ce devait \u00eatre une beaut\u00e9, une vertu, \nune reine. Elle retourna donc dans son galetas de la rue Folle - \nPeine, toute fi\u00e8re d\u2019y rapporter une reine. Le lendemain, elle \nprofita d\u2019un moment o\u00f9 l\u2019enfant dormait sur son lit, car elle la \ncoucha it toujours avec elle, laissa tout doucement la porte \nentr\u2019ouverte, et courut raconter \u00e0 une voisine de la rue de la \nS\u00e9chesserie qu\u2019il viendrait un jour o\u00f9 sa fille Agn\u00e8s serait servie \n\u00e0 table par le roi d\u2019Angleterre et l\u2019archiduc d\u2019\u00c9thiopie, et cent \nautres surprises. \u00c0 son retour, n\u2019entendant pas de cris en mon - \ntant son escalier, elle se dit : \u00ab Bon ! l\u2019enfant dort toujours. \u00bb Elle \n387trouva sa porte plus grande ouverte qu\u2019elle ne l\u2019avait lais - s\u00e9e, \nelle entra pourtant, la pauvre m\u00e8re, et courut au lit\u2026 \u2013 L\u2019enfant \nn\u2019y \u00e9tait plus, la place \u00e9tait vide. Il n\u2019y avait plus rien de l\u2019enfant, \nsinon un de ses jolis petits souliers. Elle s\u2019\u00e9lan\u00e7a hors de la \nchambre, se jeta au bas de l\u2019escalier, et se mit \u00e0 battre les \nmurailles avec sa t\u00eate en criant : \u00ab Mon enfant ! qui a mon \nenfant ? qui m\u2019a pris mon enfant ? \u00bb La rue \u00e9tait d\u00e9serte, la \nmaison isol\u00e9e ; personne ne put lui rien dire. Elle alla par la ville, \nelle fureta toutes les rues, courut \u00e7\u00e0 et l\u00e0 la journ\u00e9e en - ti\u00e8re, \nfolle, \u00e9gar\u00e9e, terrible, flairant aux portes e t aux fen\u00eatres comme \nune b\u00eate farouche qui a perdu ses petits. Elle \u00e9tait ha - letante, \n\u00e9chevel\u00e9e, effrayante \u00e0 voir, et elle avait dans les yeux un feu \nqui s\u00e9chait ses larmes. Elle arr\u00eatait les passants et criait : \u00ab Ma \nfille ! ma fille ! ma jolie petite fille ! Celui qui me rendra ma fille, \nje serai sa servante, la servante de son chien, et il me mangera \nle c\u0153ur, s\u2019il veut. \u00bb \u2013 Elle rencontra M. le cur\u00e9 de Saint -Remy, et \nlui dit : \u00ab Monsieur le cur\u00e9, je labourerai la terre avec mes ongles, \nmais rendez -moi mon enfant ! \u00bb C\u2019\u00e9tait d\u00e9chirant, Oudarde ; et \nj\u2019ai vu un homme bien dur, ma\u00eetre Ponce Lacabre, le procureur, \nqui pleurait. \u00ab Ah ! la pauvre m\u00e8re ! \u00bb Le soir, elle rentra chez \nelle. Pendant son absence, une voisine avait vu deux \n\u00e9gyptiennes y monter en cachette avec un paquet dans leurs \nbras, puis redescendre apr\u00e8s avoir \n \nreferm\u00e9 la porte, et s\u2019enfuir en h\u00e2te. Depuis leur d\u00e9part, on \nentendait chez Paquette des esp\u00e8ces de cris d\u2019enfant. La m\u00e8re \n388rit aux \u00e9clats, monta l\u2019escalier comme avec des ailes, enfon \u00e7a \nsa porte comme avec un canon d\u2019artillerie, et entra\u2026 \u2013 Une \nchose affreuse, Oudarde ! Au lieu de sa gentille petite Agn\u00e8s, si \nvermeille et si fra\u00eeche, qui \u00e9tait un don du bon Dieu, une fa\u00e7on \nde petit monstre, hideux, boiteux, borgne, contrefait, se tra\u00een ait \nen piaillant sur le carreau. Elle cacha ses yeux avec horreur. \n\u00ab Oh ! dit -elle, est -ce que les sorci\u00e8res auraient m\u00e9tamorphos\u00e9 \nma fille en cet animal effroyable ? \u00bb On se h\u00e2ta d\u2019emporter le \npetit pied -bot. Il l\u2019aurait rendue folle. C\u2019\u00e9tait un monstrueu x \nenfant de quelque \u00e9gyptienne donn\u00e9e au diable. Il paraissait \navoir quatre ans environ, et parlait une langue qui n\u2019\u00e9tait point \nune langue humaine ; c\u2019\u00e9taient des mots qui ne sont pas pos - \nsibles. \u2013 La Chantefleurie s\u2019\u00e9tait jet\u00e9e sur le petit soulier, tou t ce \nqui lui restait de tout ce qu\u2019elle avait aim\u00e9. Elle y demeura si \nlongtemps immobile, muette, sans souffle, qu\u2019on crut qu\u2019elle y \n\u00e9tait morte. Tout \u00e0 coup elle trembla de tout son corps, couvrit \nsa relique de baisers furieux, et se d\u00e9gorgea en sanglots \ncomme si son c\u0153ur venait de crever. Je vous assure que nous \npleurions toutes aussi. Elle disait : \u00ab Oh ! ma petite fille ! ma jolie \npetite fille ! o\u00f9 es -tu ? \u00bb Et cela vous tordait les entrailles. Je \npleure encore d\u2019y songer. Nos enfants, voyez -vous, c\u2019est la \nmoelle de nos os. \u2013 Mon pauvre Eustache ! tu es si beau, toi ! Si \nvous saviez comme il est gentil ! Hier il me disait : Je veux \u00eatre \ngendarme, moi. \u00d4 mon Eustache ! si je te perdais ! \u2013 La \nChantefleurie se leva tout \u00e0 coup et se mit \u00e0 courir dans Reims \nen criant : \u00ab Au camp des \u00e9gyptiens ! au camp des \u00e9gyptiens ! \n389Des sergents pour br\u00fbler les sorci\u00e8res ! \u00bb Les \u00e9gyptiens \u00e9taient \npartis. \u2013 Il faisait nuit noire. On ne put les poursuivre. Le len - \ndemain, \u00e0 deux lieues de Reims, dans une bruy\u00e8re entre Gueux \net Tilloy, on trouva les restes d\u2019un grand feu, quelques rubans \nqui avaient appartenu \u00e0 l\u2019enfant de Paquette, des gouttes de \nsang, et des crottins de bouc. La nuit qui venait de s\u2019\u00e9couler \n\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment celle d\u2019un samedi. On ne douta plus que les \n\u00e9gyptiens n\u2019eussent fait le sabbat dans cette bruy\u00e8re, et qu\u2019ils \nn\u2019eussent d\u00e9vor\u00e9 l\u2019enfant en compagnie de Belz\u00e9buth, comme \ncela se pratique chez les mahom\u00e9tans. Quand la Chantefleurie \napprit ces choses horribles, elle ne pleura pas, elle remua les \nl\u00e8vres comme pour parler, mais ne put. Le lendemain, ses che - \nveux \u00e9taient gris. Le surlendemain, elle avait disparu. \n \n\u2013 Voil\u00e0, en effet, une effroyable histoire, dit Oudarde, et qui \nferait pleurer un Bourguignon ! \n \n\u2013 Je ne m\u2019\u00e9tonne plus, ajouta Gervaise, que la peur des \n\u00e9gyptiens vous talonne si fort ! \n \n\u2013 Et vous avez d\u2019autant mieux fait, reprit Oudarde, de vous \nsauver tout \u00e0 l\u2019heure avec votre Eustache, que ceux -ci aussi \nsont des \u00e9gyptiens de Pologne. \n \n390\u2013 Non pas, dit Gervaise. On dit qu\u2019ils viennent d\u2019Espagne et \nde C atalogne. \n \n\u2013 Catalogne ? c\u2019est possible, r\u00e9pondit Oudarde. Pologne, \nCatalogne, Valogne, je confonds toujours ces trois provinces -l\u00e0. \nCe qui est s\u00fbr, c\u2019est que ce sont des \u00e9gyptiens. \n \n\u2013 Et qui ont certainement, ajouta Gervaise, les dents assez \nlongues pour manger des petits enfants. Et je ne serais pas \nsurprise que la Smeralda en mange\u00e2t aussi un peu, tout en fai - \nsant la petite bouche. Sa ch\u00e8vre blanche a des tours trop mali - \ncieux pour qu\u2019il n\u2019y ait pas quelque libertinage l\u00e0 -dessous. \u00bb \n \nMahiette marchait silencieusement. Elle \u00e9tait absorb\u00e9e dans \ncette r\u00eaverie qui est en quelque sorte le prolongement d\u2019un r\u00e9cit \ndouloureux, et qui ne s\u2019arr\u00eate qu\u2019apr\u00e8s en avoir pro - pag\u00e9 \nl\u2019\u00e9branlement, de vibration en vibration, jusqu\u2019aux der - ni\u00e8res \nfibres du c\u0153ur. Cependant Gervaise lui adressa la pa - role : \u00ab Et \nl\u2019on n\u2019a pu savoir ce qu\u2019est devenue la Chantefleu - rie ? \u00bb \nMahiette ne r\u00e9pondit pas. Gervaise r\u00e9p\u00e9ta sa question en lui \nsecouant le bras et en l\u2019appelant par son nom. Mahiette parut \nse r\u00e9veiller de ses pens\u00e9es. \n \n391\u00ab Ce qu\u2019est devenue la Chantefleurie ? \u00bb dit -elle en r\u00e9p\u00e9 - tant \nmachinalement les paroles dont l\u2019impression \u00e9tait toute fra\u00eeche \ndans son oreille ; puis faisant effort pour ramener son attention \nau sens de ces paroles : \u00ab Ah ! reprit -elle vivement, on ne l\u2019a \njamais su. \u00bb \n \nElle ajouta apr\u00e8s une pause : \n \n\u00ab Les uns ont dit l\u2019avoir vue sortir de Reims \u00e0 la brune par la \nporte Fl\u00e9chembault ; les autres, au point du jour, par la vieille \nporte Bas\u00e9e. Un pauvre a trouv\u00e9 sa croix d\u2019or accroch\u00e9e \u00e0 la \ncroix de pierre dan s la culture o\u00f9 se fait la foire. C\u2019est ce joyau \nqui l\u2019avait perdue, en 61. C\u2019\u00e9tait un don du beau vicomte de \nCormontreuil, son premier amant. Paquette n\u2019avait jamais voulu \ns\u2019en d\u00e9faire, si mis\u00e9rable qu\u2019elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9. Elle y tenait comme \u00e0 la \nvie. Aussi, qu and nous v\u00eemes l\u2019abandon de cette croix, nous \npens\u00e2mes toutes qu\u2019elle \u00e9tait morte. Cependant il y a des gens \ndu Cabaret -les-Vantes qui dirent l\u2019avoir vue passer sur le \nchemin de Paris, marchant pieds nus sur les cailloux. Mais il \nfaudrait alors qu\u2019elle f\u00fbt sortie par la porte de Vesle, et tout cela \nn\u2019est pas d\u2019accord. Ou, pour mieux dire, je crois bien qu\u2019elle est \nsortie en effet par la porte de Vesle, mais sortie de ce monde. \n \n\u2013 Je ne vous comprends pas, dit Gervaise. \n392 \n\u2013 La Vesle, r\u00e9pondit Mahiette avec un sourire m\u00e9lanco - \nlique, c\u2019est la rivi\u00e8re. \n \n\u2013 Pauvre Chantefleurie ! dit Oudarde en frissonnant, noy\u00e9e ! \n \n\u2013 Noy\u00e9e ! reprit Mahiette, et qui e\u00fbt dit au bon p\u00e8re Guy - \nbertaut qua nd il passait sous le pont de Tinqueux au fil de \nl\u2019eau, en chantant dans sa barque, qu\u2019un jour sa ch\u00e8re petite \nPaquette passerait aussi sous ce pont -l\u00e0, mais sans chanson et \nsans bateau ? \n \n\u2013 Et le petit soulier ? demanda Gervaise. \n \n\u2013 Disparu avec la m\u00e8re, r\u00e9pondit Mahiette. \n \n\u2013 Pauvre petit soulier ! \u00bb dit Oudarde. \n \nOudarde, grosse et sensible femme, se serait fort bien sa - \ntisfaite \u00e0 soupirer de compagnie avec Mahiette. Mais Gervaise, \nplus curieuse, n\u2019\u00e9tait pas au bout de ses questions. \n \n393\u00ab Et le monstre ? dit-elle tout \u00e0 coup \u00e0 Mahiette. \n \n\u2013 Quel monstre ? demanda celle -ci. \n \n\u2013 Le petit monstre \u00e9gyptien laiss\u00e9 par les sorci\u00e8res chez la \nChantefleurie en \u00e9change de sa fille ! Qu\u2019en avez -vous fait ? \nJ\u2019esp\u00e8re bien que vous l\u2019avez noy\u00e9 aussi. \n \n\u2013 Non pas, r\u00e9pondit Mahiette. \n \n\u2013 Comment ! br\u00fbl\u00e9 alors ? Au fait, c\u2019est plus juste. Un en - \nfant sorcier ! \n \n\u2013 Ni l\u2019un ni l\u2019autre, Gervaise. Monsieur l\u2019archev\u00eaque s\u2019est \nint\u00e9ress\u00e9 \u00e0 l\u2019enfant d\u2019\u00c9gypte, l\u2019a exorcis\u00e9, l\u2019a b\u00e9ni, lui a \u00f4t\u00e9 bien \nsoigneusement le diable du corps, et l \u2019a envoy\u00e9 \u00e0 Paris pour \n\u00eatre expos\u00e9 sur le lit de bois, \u00e0 Notre -Dame, comme enfant \ntrouv\u00e9. \n \n\u2013 Ces \u00e9v\u00eaques ! dit Gervaise en grommelant, parce qu\u2019ils \nsont savants, ils ne font rien comme les autres. Je vous de - \nmande un peu, Oudarde, mettre le diable aux enf ants trouv\u00e9s ! \ncar c\u2019\u00e9tait bien s\u00fbr le diable que ce petit monstre. \u2013 H\u00e9 bien, \n394Mahiette, qu\u2019est -ce qu\u2019on en a fait \u00e0 Paris ? Je compte bien que \npas une personne charitable n\u2019en a voulu. \n \n\u2013 Je ne sais pas, r\u00e9pondit la R\u00e9moise. C\u2019est justement dans \nce temps -l\u00e0 que mon mari a achet\u00e9 le tabellionage de Be - ru, \u00e0 \ndeux lieues de la ville, et nous ne nous sommes plus oc - cup\u00e9s \nde cette histoire ; avec cela que devant Beru il y a les deux \nbuttes d e Cernay, qui vous font perdre de vue les clochers de la \ncath\u00e9drale de Reims. \u00bb \n \nTout en parlant ainsi, les trois dignes bourgeoises \u00e9taient \narriv\u00e9es \u00e0 la place de Gr\u00e8ve. Dans leur pr\u00e9occupation, elles \navaient pass\u00e9 sans s\u2019y arr\u00eater devant le br\u00e9viaire pub lic de la \nTour -Roland, et se dirigeaient machinalement vers le pilori au - \ntour duquel la foule grossissait \u00e0 chaque instant. Il est probable \nque le spectacle qui y attirait en ce moment tous les regards \nleur e\u00fbt fait compl\u00e8tement oublier le Trou aux Rats e t la station \nqu\u2019elles s\u2019\u00e9taient propos\u00e9 d\u2019y faire, si le gros Eustache de six \nans que Mahiette tra\u00eenait \u00e0 sa main ne leur en e\u00fbt rappel\u00e9 \nbrusquement l\u2019objet : \u00ab M\u00e8re, dit -il, comme si quelque instinct \n \nl\u2019avertissait que le Trou aux Rats \u00e9tait derri\u00e8re lui , \u00e0 pr\u00e9sent \npuis-je manger le g\u00e2teau ? \u00bb \n \n395Si Eustache e\u00fbt \u00e9t\u00e9 plus adroit, c\u2019est -\u00e0-dire moins gour - mand, il \naurait encore attendu, et ce n\u2019est qu\u2019au retour, dans l\u2019Universit\u00e9, \nau logis, chez ma\u00eetre Andry Musnier, rue Madame - la-Valence, \nlorsqu\u2019il y aurait eu les deux bras de la Seine et les cinq ponts de \nla Cit\u00e9 entre le Trou aux Rats et la galette, qu\u2019il e\u00fbt hasard\u00e9 \ncette question timide : \u00ab M\u00e8re, \u00e0 pr\u00e9sent, puis -je manger le \ng\u00e2teau ? \u00bb \n \nCette m\u00eame question, imprudente au moment o\u00f9 Eustache la \nfit, r\u00e9veil la l\u2019attention de Mahiette. \n \n\u00ab \u00c0 propos, s\u2019\u00e9cria -t-elle, nous oublions la recluse ! Mon - trez-\nmoi donc votre Trou aux Rats, que je lui porte son g\u00e2teau. \n \n\u2013 Tout de suite, dit Oudarde. C\u2019est une charit\u00e9. \u00bb Ce n\u2019\u00e9tait \npas l\u00e0 le compte d\u2019Eustache. \n\u00ab Tiens, ma galette ! \u00bb dit -il en heurtant alternativement ses \ndeux \u00e9paules de ses deux oreilles, ce qui est en pareil cas le \nsigne supr\u00eame du m\u00e9contentement. \n \nLes trois femmes revinrent sur leurs pas, et, arriv\u00e9es pr\u00e8s de la \nmaison de la Tour -Roland, Oudarde dit au x deux autres : \n396\u00ab Il ne faut pas regarder toutes trois \u00e0 la fois dans le trou, de \npeur d\u2019effaroucher la sachette. Faites semblant, vous deux, de \nlire dominus dans le br\u00e9viaire, pendant que je mettrai le nez \u00e0 la \nlucarne. La sachette me conna\u00eet un peu. Je v ous avertirai quand \nvous pourrez venir. \u00bb \n \nElle alla seule \u00e0 la lucarne. Au moment o\u00f9 sa vue y p\u00e9n\u00e9 - tra, \nune profonde piti\u00e9 se peignit sur tous ses traits, et sa gaie et \nfranche physionomie changea aussi brusquement d\u2019expression \net de couleur que si elle e\u00fbt pass\u00e9 d\u2019un rayon de soleil \u00e0 un \nrayon de lune. Son \u0153il devint humide, sa bouche se contracta \ncomme lorsqu\u2019on va pleurer. Un moment apr\u00e8s, elle mit un doigt \nsur ses l\u00e8vres et fit signe \u00e0 Mahiette de venir voir. \n \nMahiette vint, \u00e9mue, en silence et sur l a pointe des pieds, \ncomme lorsqu\u2019on approche du lit d\u2019un mourant. \n \nC\u2019\u00e9tait en effet un triste spectacle que celui qui s\u2019offrait aux \nyeux des deux femmes, pendant qu\u2019elles regardaient sans \nbouger ni souffler \u00e0 la lucarne grill\u00e9e du Trou aux Rats. \n \nLa cellul e \u00e9tait \u00e9troite, plus large que profonde, vo\u00fbt\u00e9e en ogive, \net vue \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur ressemblait assez \u00e0 l\u2019alv\u00e9ole d\u2019une grande \nmitre d\u2019\u00e9v\u00eaque. Sur la dalle nue qui en formait le sol, dans un \n397angle, une femme \u00e9tait assise ou plut\u00f4t accroupie. Son menton \n\u00e9tait a ppuy\u00e9 sur ses genoux, que ses deux bras crois\u00e9s \nserraient fortement contre sa poitrine. Ainsi ramass\u00e9e sur elle - \nm\u00eame, v\u00eatue d\u2019un sac brun qui l\u2019enveloppait tout enti\u00e8re \u00e0 \nlarges plis, ses longs cheveux gris rabattus par devant tombant \nsur son visage le lo ng de ses jambes jusqu\u2019\u00e0 ses pieds, elle ne \npr\u00e9sentait au premier aspect qu\u2019une forme \u00e9trange, d\u00e9coup\u00e9e \nsur le fond t\u00e9n\u00e9breux de la cellule, une esp\u00e8ce de triangle noi - \nr\u00e2tre, que le rayon de jour venant de la lucarne tranchait cr\u00fb - \nment en deux nuances, l \u2019une sombre, l\u2019autre \u00e9clair\u00e9e. C\u2019\u00e9tait un \nde ces spectres mi -partis d\u2019ombre et de lumi\u00e8re, comme on en \nvoit dans les r\u00eaves et dans l\u2019\u0153uvre extraordinaire de Goya, \np\u00e2les, immobiles, sinistres, accroupis sur une tombe ou adoss\u00e9s \n\u00e0 la grille d\u2019un cachot. Ce n \u2019\u00e9tait ni une femme, ni un homme, ni \nun \u00eatre vivant, ni une forme d\u00e9finie ; c\u2019\u00e9tait une figure ; une \nsorte de vision sur laquelle s\u2019entrecoupaient le r\u00e9el et le fantas - \ntique, comme l\u2019ombre et le jour. \u00c0 peine sous ses cheveux r\u00e9 - \npandus jusqu\u2019\u00e0 terre dist inguait -on un profil amaigri et s\u00e9v\u00e8re ; \n\u00e0 peine sa robe laissait -elle passer l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 d\u2019un pied nu qui \nse crispait sur le pav\u00e9 rigide et gel\u00e9. Le peu de forme humaine \nqu\u2019on entrevoyait sous cette enveloppe de deuil faisait frisson - \nner. \n \nCette figure, qu\u2019on e\u00fbt crue scell\u00e9e dans la dalle, paraissait \nn\u2019avoir ni mouvement, ni pens\u00e9e, ni haleine. Sous ce mince sac \nde toile, en janvier, gisante \u00e0 nu sur un pav\u00e9 de granit, sans feu, \n398dans l\u2019ombre d\u2019un cachot dont le soupirail oblique ne lais - sait \narriver du dehors que la bise et jamais le soleil, elle ne semblait \npas souffrir, pas m\u00eame sentir. On e\u00fbt dit qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait faite \npierre avec le cachot, glace avec la saison. Ses mains \u00e9taient \njointes, ses yeux \u00e9taient fixes. \u00c0 la premi\u00e8re vue on la prenait \npour un spectre, \u00e0 la seconde pour une statue. \n \nCependant par intervalles ses l\u00e8vres bleues s\u2019entrouvraient \u00e0 un \nsouffle, et tremblaient, mais aussi mortes et aussi machi - nales \nque des feuilles qui s\u2019\u00e9cartent au vent. \n \nCependant de ses yeux mornes s\u2019\u00e9chappait un regard, un \nregard ineffable, un regard p rofond, lugubre, imperturbable, \nincessamment fix\u00e9 \u00e0 un angle de la cellule qu\u2019on ne pouvait voir \ndu dehors ; un regard qui semblait rattacher toutes les sombres \npens\u00e9es de cette \u00e2me en d\u00e9tresse \u00e0 je ne sais quel objet mys - \nt\u00e9rieux. \n \nTelle \u00e9tait la cr\u00e9ature qui recevait de son habitacle le nom de \nrecluse, et de son v\u00eatement le nom de sachette. \n \nLes trois femmes, car Gervaise s\u2019\u00e9tait r\u00e9unie \u00e0 Mahiette et \u00e0 \nOudarde, regardaient par la lucarne. Leur t\u00eate interceptait le \nfaible jour du cachot, sans que la mis\u00e9ra ble qu\u2019elles en pri - \n399vaient ainsi par\u00fbt faire attention \u00e0 elles. \u00ab Ne la troublons pas, \ndit Oudarde \u00e0 voix basse, elle est dans son extase, elle prie. \u00bb \n \nCependant Mahiette consid\u00e9rait avec une anxi\u00e9t\u00e9 toujours \ncroissante cette t\u00eate h\u00e2ve, fl\u00e9trie, \u00e9chevel\u00e9 e, et ses yeux se \nremplissaient de larmes. \u00ab Voil\u00e0 qui serait bien singulier \u00bb, \nmurmurait -elle. \n \nElle passa sa t\u00eate \u00e0 travers les barreaux du soupirail, et parvint \n\u00e0 faire arriver son regard jusque dans l\u2019angle o\u00f9 le re - gard de \nla malheureuse \u00e9tait invari ablement attach\u00e9. \n \nQuand elle retira sa t\u00eate de la lucarne, son visage \u00e9tait inond\u00e9 \nde larmes. \n \n\u00ab Comment appelez -vous cette femme ? \u00bb demanda -t-elle \u00e0 \nOudarde. \n \nOudarde r\u00e9pondit : \n \n\u00ab Nous la nommons s\u0153ur Gudule. \n \n400\u2013 Et moi, reprit Mahiette, je l\u2019appelle Pa quette la Chante - \nfleurie. \u00bb \n \nAlors, mettant un doigt sur sa bouche, elle fit signe \u00e0 Ou - darde \nstup\u00e9faite de passer sa t\u00eate par la lucarne et de regar - der. \n \nOudarde regarda, et vit, dans l\u2019angle o\u00f9 l\u2019\u0153il de la recluse \u00e9tait \nfix\u00e9 avec cette sombre extase , un petit soulier de satin rose, \nbrod\u00e9 de mille passequilles d\u2019or et d\u2019argent. \n \nGervaise regarda apr\u00e8s Oudarde, et alors les trois femmes, \nconsid\u00e9rant la malheureuse m\u00e8re, se mirent \u00e0 pleurer. \n \nNi leurs regards cependant, ni leurs larmes n\u2019avaient dis - trait la \nrecluse. Ses mains restaient jointes, ses l\u00e8vres muettes, ses yeux \nfixes, et, pour qui savait son histoire, ce petit soulier regard\u00e9 \nainsi fendait le c\u0153ur. Les trois femmes n\u2019avaient pas encore \nprof\u00e9r\u00e9 une parole ; elles n\u2019osaient parler, m\u00eame \u00e0 voi x basse. \nCe grand silence, cette grande douleur, ce grand oubli o\u00f9 tout \navait disparu hors une chose, leur faisaient l\u2019effet d\u2019un ma\u00eetre -\nautel de P\u00e2ques ou de No\u00ebl. Elles se taisaient, elles se \nrecueillaient, elles \u00e9taient pr\u00eates \u00e0 s\u2019agenouiller. Il leur s emblait \nqu\u2019elles venaient d\u2019entrer dans une \u00e9glise le jour de T\u00e9n\u00e8bres. \n \n401Enfin Gervaise, la plus curieuse des trois, et par cons\u00e9 - quent la \nmoins sensible, essaya de faire parler la recluse : \n \n\u00ab S\u0153ur ! s\u0153ur Gudule ! \u00bb \n \nElle r\u00e9p\u00e9ta cet appel jusqu\u2019\u00e0 trois fois, en haussant la voix \u00e0 \nchaque fois. La recluse ne bougea pas. Pas un mot, pas un \nregard, pas un soupir, pas un signe de vie. \n \nOudarde \u00e0 son tour, d\u2019une voix plus douce et plus cares - sante : \n\u00ab S\u0153ur ! dit -elle, s\u0153ur Sainte -Gudule ! \u00bb \n \nM\u00eame silence, m\u00eame immobilit\u00e9. \n \n\u00ab Une singuli\u00e8re femme ! s\u2019\u00e9cria Gervaise, et qui ne serait pas \n\u00e9mue d\u2019une bombarde ! \n \n\u2013 Elle est peut -\u00eatre sourde, dit Oudarde en soupirant. \n \n\u2013 Peut -\u00eatre aveugle, ajouta Gervaise. \n \n\u2013 Peut -\u00eatre morte \u00bb, reprit Mahiette. \n402 \nIl est certain que si l\u2019\u00e2me n\u2019avait pas encore quitt\u00e9 ce corps \ninerte, endormi, l\u00e9thargique, du moins s\u2019y \u00e9tait -elle reti - r\u00e9e et \ncach\u00e9e \u00e0 des profondeurs o\u00f9 les perceptions des organes \next\u00e9rieurs n\u2019arrivaient plus. \n \n\u00ab Il faudra donc, dit Oudarde, laisser le g\u00e2teau sur la lu - carne. \nQuelque fils le prendra. Comment faire pour la r\u00e9veil - ler ? \u00bb \n \nEustache, qui jusqu\u2019\u00e0 ce moment avait \u00e9t\u00e9 distrait par une \npetite voiture tra\u00een\u00e9e par un gros chien, laquelle venait de pas - \nser, s\u2019aper\u00e7ut tout \u00e0 coup que ses trois conductrices regar - \ndaient quelque chose \u00e0 la lucarne, et, la curiosit\u00e9 le prenant \u00e0 \nson t our, il monta sur une borne, se dressa sur la pointe des \npieds et appliqua son gros visage vermeil \u00e0 l\u2019ouverture en \ncriant : \u00ab M\u00e8re, voyons donc que je voie ! \u00bb \n \n\u00c0 cette voix d\u2019enfant, claire, fra\u00eeche, sonore, la recluse tressaillit. \nElle tourna la t\u00eate a vec le mouvement sec et brusque d\u2019un \nressort d\u2019acier, ses deux longues mains d\u00e9charn\u00e9es vin - rent \n\u00e9carter ses cheveux sur son front, et elle fixa sur l\u2019enfant des \nyeux \u00e9tonn\u00e9s, amers, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s. Ce regard ne fut qu\u2019un \u00e9clair. \n \n403\u00ab \u00d4 mon Dieu ! cria -t-elle t out \u00e0 coup en cachant sa t\u00eate dans \nses genoux, et il semblait que sa voix rauque d\u00e9chirait sa \npoitrine en passant, au moins ne me montrez pas ceux des \nautres ! \n \n\u2013 Bonjour, madame \u00bb, dit l\u2019enfant avec gravit\u00e9. \n \nCependant cette secousse avait pour ainsi dire r\u00e9veill\u00e9 la \nrecluse. Un long frisson parcourut tout son corps de la t\u00eate aux \npieds, ses dents claqu\u00e8rent, elle releva \u00e0 demi sa t\u00eate et dit en \nserrant ses coude s contre ses hanches et en prenant ses pieds \ndans ses mains comme pour les r\u00e9chauffer : \n \n\u00ab Oh ! le grand froid ! \n \n\u2013 Pauvre femme, dit Oudarde en grande piti\u00e9, voulez -vous \nun peu de feu ? \u00bb \n \nElle secoua la t\u00eate en signe de refus. \n \n\u00ab Eh bien, reprit Oudarde en lui pr\u00e9sentant un flacon, voici de \nl\u2019hypocras qui vous r\u00e9chauffera. Buvez. \u00bb \n \n404Elle secoua de nouveau la t\u00eate, regarda Oudarde fixement et \nr\u00e9pondit : \u00ab De l\u2019eau. \u00bb \n \nOudarde insista. \u00ab Non, s\u0153ur, ce n\u2019est pas l\u00e0 une boisson de \njanvier. Il faut boire un p eu d\u2019hypocras et manger cette ga - \nlette au levain de ma\u00efs que nous avons cuite pour vous. \u00bb \n \nElle repoussa le g\u00e2teau que Mahiette lui pr\u00e9sentait et dit : \n\u00ab Du pain noir. \n \n\u2013 Allons, dit Gervaise prise \u00e0 son tour de charit\u00e9, et d\u00e9fai - \nsant son roquet de lain e, voici un surtout un peu plus chaud que \nle v\u00f4tre. Mettez ceci sur vos \u00e9paules. \u00bb \n \nElle refusa le surtout comme le flacon et le g\u00e2teau, et r\u00e9 - pondit \n: \u00ab Un sac. \n \n\u2013 Mais il faut bien, reprit la bonne Oudarde, que vous vous \naperceviez un peu que c\u2019\u00e9tait hi er f\u00eate. \n \n\u2013 Je m\u2019en aper\u00e7ois, dit la recluse. Voil\u00e0 deux jours que je n\u2019ai \nplus d\u2019eau dans ma cruche. \u00bb \n405 \nElle ajouta apr\u00e8s un silence : \u00ab C\u2019est f\u00eate, on m\u2019oublie. On fait \nbien. Pourquoi le monde songerait -il \u00e0 moi qui ne songe pas \u00e0 \nlui ? \u00c0 charbon \u00e9teint cendre froide. \u00bb \n \nEt comme fatigu\u00e9e d\u2019en avoir tant dit, elle laissa retomber sa \nt\u00eate sur ses genoux. La simple et charitable Oudarde qui crut \ncomprendre \u00e0 ses derni\u00e8res paroles qu\u2019elle se plaignait encore \ndu froid, lui r\u00e9pondit na\u00efvement : \u00ab Alors, voulez -vous un peu de \nfeu ? \n \n\u2013 Du feu ! dit la sachette avec un accent \u00e9trange ; et en \nferez -vous aussi un peu \u00e0 la pauvre petite qui est sous terre \ndepuis quinze ans ? \u00bb \n \nTous ses membres trembl\u00e8rent, sa parole vibrait, ses yeux \nbrillaient, elle s\u2019\u00e9tait lev\u00e9e sur les genoux. El le \u00e9tendit tout \u00e0 \ncoup sa main blanche et maigre vers l\u2019enfant qui la regardait \navec un regard \u00e9tonn\u00e9 : \u00ab Emportez cet enfant ! cria -t-elle. \nL\u2019\u00e9gyptienne va passer ! \u00bb \n \nAlors elle tomba la face contre terre, et son front frappa la dalle \navec le bruit d\u2019une pierre sur une pierre. Les trois femmes la \ncrurent morte. Un moment apr\u00e8s pourtant, elle remua, et elles la \n406virent se tra\u00eener sur les genoux et sur les coudes jusqu\u2019\u00e0 l\u2019angle \no\u00f9 \u00e9tait le petit soulier. Alors elles n\u2019os\u00e8rent re - garder, elles ne \nla virent plus, mais elles entendirent mille bai - sers et mille \nsoupirs m\u00eal\u00e9s \u00e0 des cris d\u00e9chirants et \u00e0 des coups sourds \ncomme ceux d\u2019une t\u00eate qui heurte une muraille. Puis, apr\u00e8s un \nde ces coups, tellement violent qu\u2019elles en chancel\u00e8 - rent toutes \nles trois, elles n\u2019entendirent plus rien. \n \n\u00ab Se serait -elle tu\u00e9e ? dit Gervaise en se risquant \u00e0 passer sa \nt\u00eate au soupirail. \u2013 S\u0153ur ! s\u0153ur Gudule ! \n \n\u2013 S\u0153ur Gudule ! r\u00e9p\u00e9ta Oudarde. \n \n\u2013 Ah, mon Dieu ! elle ne bouge plus ! reprit Gervaise, est - ce \nqu\u2019elle est morte ? \u2013 Gudu le ! Gudule ! \u00bb \n \nMahiette, suffoqu\u00e9e jusque -l\u00e0 \u00e0 ne pouvoir parler, fit un effort. \u00ab \nAttendez \u00bb, dit -elle. Puis se penchant vers la lucarne : \n\u00ab Paquette ! dit -elle, Paquette la Chantefleurie. \u00bb \n \nUn enfant qui souffle ing\u00e9nument sur la m\u00e8che mal allu - m\u00e9e \nd\u2019un p\u00e9tard et se le fait \u00e9clater dans les yeux, n\u2019est pas plus \n407\u00e9pouvant\u00e9 que ne le fut Mahiette, \u00e0 l\u2019effet de ce nom brus - \nquement lanc\u00e9 dans la cellule de s\u0153ur Gudule. \n \nLa recluse tressaillit de tout son corps, se leva debout sur ses \npieds nus, et sauta \u00e0 la lucarne avec des yeux si flam - boyants \nque Mahiette et Oudarde et l\u2019autre femme et l\u2019enfant recul\u00e8rent \njusqu\u2019au parapet du quai. \n \nCependant la sinistre figure de la recluse apparut coll\u00e9e \u00e0 la \ngrille du soupirail. \u00ab Oh ! oh ! criait -elle avec un rire ef- frayant, \nc\u2019est l\u2019\u00e9gyptienne qui m\u2019appelle ! \u00bb \n \nEn ce moment une sc\u00e8ne qui se passait au pilori arr\u00eata son \u0153il \nhagard. Son front se plissa d\u2019horreur, elle \u00e9tendit hors de sa loge \nses deux bras de squelette, et s\u2019\u00e9cria avec une voix qui \nressemblait \u00e0 un r\u00e2le : \u00ab C\u2019est donc encore toi, fille d\u2019\u00c9gypte ! \nc\u2019est toi qui m\u2019appelles, voleuse d\u2019enfants ! Eh bien ! maudite \nsois-tu ! maudite ! maudite ! maudite ! \u00bb \n \n \n \n \n \n408C H A P I T R E IV \n \nUNE LARME POUR UNE GOUTTE D\u2019EAU \n \n \nCes paroles \u00e9taient, pour ainsi dire, le point de jonction de deux \nsc\u00e8nes qui s\u2019\u00e9taient jusque -l\u00e0 d\u00e9velopp\u00e9es parall\u00e8lement dans \nle m\u00eame moment, chacune sur son th\u00e9\u00e2tre particulier, l\u2019une, \ncelle qu\u2019on vient de lire, dans le Trou aux Rats, l\u2019autre, qu\u2019on va \nlire, sur l\u2019\u00e9chelle du pilori. La premi\u00e8re n\u2019avait eu pour t\u00e9moins \nque les trois femmes avec lesquelles le lecteur vient de faire \nconnaissance ; la seconde avait eu pour spectateurs tout le \npublic que nous avons vu plus haut s\u2019amasser sur la place de \nGr\u00e8v e, autour du pilori et du gibet. \n \nCette foule, \u00e0 laquelle les quatre sergents, qui s\u2019\u00e9taient post\u00e9s \nd\u00e8s neuf heures du matin aux quatre coins du pilori, avaient fait \nesp\u00e9rer une ex\u00e9cution telle quelle, non pas sans doute une \npendaison, mais un fouet, un es sorillement, quelque chose enfin, \ncette foule s\u2019\u00e9tait si rapidement accrue que les quatre sergents, \ninvestis de trop pr\u00e8s, avaient eu plus d\u2019une fois besoin de la \nserrer, comme on disait alors \u00e0 grands coups de boullaye et de \ncroupe de cheval. \n \n409Cette popul ace, disciplin\u00e9e \u00e0 l\u2019attente des ex\u00e9cutions pu - \nbliques, ne manifestait pas trop d\u2019impatience. Elle se divertis - \nsait \u00e0 regarder le pilori, esp\u00e8ce de monument fort simple com - \npos\u00e9 d\u2019un cube de ma\u00e7onnerie de quelque dix pieds de haut, \ncreux \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Un degr\u00e9 fort roide en pierre brute qu\u2019on \nappelait par excellence l\u2019\u00e9chelle conduisait \u00e0 la plate -forme su - \np\u00e9rieure, sur laquelle on apercevait une roue horizontale en bois \nde ch\u00eane plein. On liait le patient sur cette roue, \u00e0 genoux et les \nbras derri\u00e8re le dos. Une tige en charpente, que mettait en \nmouvement un cabestan cach\u00e9 dans l\u2019int\u00e9rieur du petit \u00e9di - fice, \nimprimait une rotation \u00e0 la roue, toujours maintenue dans le \nplan horizontal, et pr\u00e9sentait de cette fa\u00e7on la face du con - \ndamn\u00e9 successivement \u00e0 tous les points de la place. C\u2019est ce \nqu\u2019on appelait tourner un criminel. \n \nComme on voit, le pilori de la Gr\u00e8ve \u00e9tait loin d\u2019offrir toutes les \nr\u00e9cr\u00e9ations du pilori des Halles. Rien d\u2019architectural. Rien de \nmonumental. Pas de toit \u00e0 croix de fer, pas de lanterne \noctogone, pas de fr\u00eales colonnettes allant s\u2019\u00e9panouir au bord \ndu toit en chapiteaux d\u2019acanthes et de fleurs, pas de goutti\u00e8res \nchim\u00e9riques et monstrueuses, pas de charpente cisel\u00e9e, pas de \nfine sculpture profond\u00e9ment fouill\u00e9e dans la pierre. \n \n410Il fallait se contenter de ces quatre pans de moellon avec deux \ncontre -c\u0153urs de gr\u00e8s, et d\u2019un m\u00e9chant gibet de pierre, maigre \net nu, \u00e0 c\u00f4t\u00e9. \n \nLe r\u00e9gal e\u00fbt \u00e9t\u00e9 mesquin pour des amateurs d\u2019architecture \ngothique. Il est vrai que rien n\u2019\u00e9tait moins curieux de monu - \nments que les braves badauds du moyen \u00e2ge, et qu\u2019ils se sou - \nciaient m\u00e9diocrement de la beaut\u00e9 d\u2019un pilori. \n \nLe patient arriva enfin li\u00e9 au cul d\u2019une charrette, et quand il eut \n\u00e9t\u00e9 hiss\u00e9 sur la plate -forme, quand on put le voir de tous les \npoints de la p lace ficel\u00e9 \u00e0 cordes et \u00e0 courroies sur la roue du \npilori, une hu\u00e9e prodigieuse m\u00eal\u00e9e de rires et d\u2019acclamations, \n\u00e9clata dans la place. On avait reconnu Quasi - modo. \n \nC\u2019\u00e9tait lui en effet. Le retour \u00e9tait \u00e9trange. Pilori\u00e9 sur cette \nm\u00eame place o\u00f9 la veille il avait \u00e9t\u00e9 salu\u00e9, acclam\u00e9 et conclam\u00e9 \npape et prince des fous, en cort\u00e8ge du duc d\u2019\u00c9gypte, du roi de \nThunes et de l\u2019empereur de Galil\u00e9e. Ce qu\u2019il y a de certain, c\u2019est \nqu\u2019il n\u2019y avait pas un esprit dans la foule, pas m\u00eame lui, tour \u00e0 \ntour le triomphant e t le patient, qui d\u00e9gage\u00e2t nettement ce \nrapprochement dans sa pens\u00e9e. Gringoire et sa philosophie \nmanquaient \u00e0 ce spectacle. \n \n411Bient\u00f4t Michel Noiret, trompette -jur\u00e9 du roi notre sire, fit faire \nsilence aux manants et cria l\u2019arr\u00eat, suivant l\u2019ordonnance et \ncommandement de M. le pr\u00e9v\u00f4t. Puis il se replia derri\u00e8re la \ncharrette avec ses gens en hoquetons de livr\u00e9e. \n \nQuasimodo, impassible, ne sourcillait pas. Toute r\u00e9sistance lui \n\u00e9tait rendue impossible par ce qu\u2019on appelait alors, en style de \nchancellerie crimine lle, la v\u00e9h\u00e9mence et la fermet\u00e9 des at - \ntaches, ce qui veut dire que les lani\u00e8res et les cha\u00eenettes lui \n \nentraient probablement dans la chair. C\u2019est au reste une tradi - \ntion de ge\u00f4le et de chiourme qui ne s\u2019est pas perdue, et que les \nmenottes conservent e ncore pr\u00e9cieusement parmi nous, peuple \ncivilis\u00e9, doux, humain (le bagne et la guillotine entre paren - \nth\u00e8ses). \n \nIl s\u2019\u00e9tait laiss\u00e9 mener et pousser, porter, jucher, lier et re - lier. \nOn ne pouvait rien deviner sur sa physionomie qu\u2019un \u00e9ton - \nnement de sauvag e ou d\u2019idiot. On le savait sourd, on l\u2019e\u00fbt dit \naveugle. \n \nOn le mit \u00e0 genoux sur la planche circulaire, il s\u2019y laissa mettre. \nOn le d\u00e9pouilla de chemise et de pourpoint jusqu\u2019\u00e0 la ceinture, il \nse laissa faire. On l\u2019enchev\u00eatra sous un nouveau syst\u00e8me de \n412courroies et d\u2019ardillons, il se laissa boucler et fice - ler. Seulement \nde temps \u00e0 autre il soufflait bruyamment, comme un veau dont \nla t\u00eate pend et ballotte au rebord de la charrette du boucher. \n \n\u00ab Le butor, dit Jehan Frollo du Moulin \u00e0 son ami Robin \nPoussepai n (car les deux \u00e9coliers avaient suivi le patient comme \nde raison), il ne comprend pas plus qu\u2019un hanneton enferm\u00e9 \ndans une bo\u00eete ! \u00bb \n \nCe fut un fou rire dans la foule quand on vit \u00e0 nu la bosse de \nQuasimodo, sa poitrine de chameau, ses \u00e9paules calleuses et \nvelues. Pendant toute cette gaiet\u00e9, un homme \u00e0 la livr\u00e9e de la \nville, de courte taille et de robuste mine, monta sur la plate - \nforme et vint se placer pr\u00e8s du patient. Son nom circula bien \nvite dans l\u2019assistance. C\u2019\u00e9tait ma\u00eetre Pierrat Torterue, tourmen - \nteur-jur\u00e9 du Ch\u00e2telet. \n \nIl commen\u00e7a par d\u00e9poser sur un angle du pilori un sablier noir \ndont la capsule sup\u00e9rieure \u00e9tait pleine de sabl e rouge qu\u2019elle \nlaissait fuir dans le r\u00e9cipient inf\u00e9rieur, puisa il \u00f4ta son surtout \nmi-parti, et l\u2019on vit pendre \u00e0 sa main droite un fouet mince et \neffil\u00e9 de longues lani\u00e8res blanches, luisantes, noueuses, \ntress\u00e9es, arm\u00e9es d\u2019ongles de m\u00e9tal. De la main gau che il repliait \nn\u00e9gligemment sa chemise autour de son bras droit jusqu\u2019\u00e0 \nl\u2019aisselle. \n413 \nCependant Jehan Frollo criait en \u00e9levant sa t\u00eate blonde et fris\u00e9e \nau-dessus de la foule (il \u00e9tait mont\u00e9 pour cela sur les \u00e9paules de \nRobin Poussepain) : \u00ab Venez voir, me ssieurs, mes - dames ! voici \nqu\u2019on va flageller p\u00e9remptoirement ma\u00eetre Qua - simodo, le \nsonneur de mon fr\u00e8re monsieur l\u2019archidiacre de Jo - sas, un \ndr\u00f4le d\u2019architecture orientale, qui a le dos en d\u00f4me et les \njambes en colonnes torses ! \u00bb \n \nEt la foule de rire, surtout les enfants et les jeunes filles. \n \nEnfin le tourmenteur frappa du pied. La roue se mit \u00e0 tourner. \nQuasimodo chancela sous ses liens. La stupeur qui se peignit \nbrusquement sur son visage difforme fit redoubler \u00e0 l\u2019entour les \n\u00e9clats de rire. \n \nTout \u00e0 coup, au moment o\u00f9 la roue dans sa r\u00e9volution pr\u00e9 - \nsenta \u00e0 ma\u00eetre Pierrat le dos montueux de Quasimodo, ma\u00eetre \nPierrat leva le bras, les fines lani\u00e8res siffl\u00e8rent aigrement dans \nl\u2019air comme une poign\u00e9e de couleuvres, et retomb\u00e8rent avec \nfurie sur les \u00e9pau les du mis\u00e9rable. \n \nQuasimodo sauta sur lui -m\u00eame, comme r\u00e9veill\u00e9 en sur - saut. Il \ncommen\u00e7ait \u00e0 comprendre. Il se tordit dans ses liens ; une \n414violente contraction de surprise et de douleur d\u00e9composa les \nmuscles de sa face ; mais il ne jeta pas un soupir. Seu le- ment il \ntourna la t\u00eate en arri\u00e8re, \u00e0 droite, puis \u00e0 gauche, en la \nbalan\u00e7ant comme fait un taureau piqu\u00e9 au flanc par un taon. \n \nUn second coup suivit le premier, puis un troisi\u00e8me, et un autre, \net un autre, et toujours. La roue ne cessait pas de tour - ner ni les \ncoups de pleuvoir. Bient\u00f4t le sang jaillit, on le vit ruisseler par \nmille filets sur les noires \u00e9paules du bossu, et les gr\u00eales lani\u00e8res, \ndans leur rotation qui d\u00e9chirait l\u2019air, l\u2019\u00e9parpillaient en gouttes \ndans la foule. \n \nQuasimodo avait repris, e n apparence du moins, son im - \npassibilit\u00e9 premi\u00e8re. Il avait essay\u00e9 d\u2019abord sourdement et sans \ngrande secousse ext\u00e9rieure de rompre ses liens. On avait vu son \n\u0153il s\u2019allumer, ses muscles se roidir, ses membres se ra - masser, \net les courroies et les cha\u00eenett es se tendre. L\u2019effort \u00e9tait \npuissant, prodigieux, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 ; mais les vieilles g\u00eanes de la \npr\u00e9v\u00f4t\u00e9 r\u00e9sist\u00e8rent. Elles craqu\u00e8rent, et voil\u00e0 tout. Qua - \n \nsimodo retomba \u00e9puis\u00e9. La stupeur fit place sur ses traits \u00e0 un \nsentiment d\u2019amer et profond d\u00e9couragem ent. Il ferma son \u0153il \nunique, laissa tomber sa t\u00eate sur sa poitrine et fit le mort. \n \n415D\u00e8s lors il ne bougea plus. Rien ne put lui arracher un \nmouvement. Ni son sang qui ne cessait de couler, ni les coups \nqui redoublaient de furie, ni la col\u00e8re du tourmenteu r qui \ns\u2019excitait lui -m\u00eame et s\u2019enivrait de l\u2019ex\u00e9cution, ni le bruit des \nhorribles lani\u00e8res plus ac\u00e9r\u00e9es et plus sifflantes que des pattes \nde bigailles. \n \nEnfin un huissier du Ch\u00e2telet v\u00eatu de noir, mont\u00e9 sur un cheval \nnoir, en station \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l\u2019\u00e9chelle de puis le commence - ment de \nl\u2019ex\u00e9cution, \u00e9tendit sa baguette d\u2019\u00e9b\u00e8ne vers le sa - blier. Le \ntourmenteur s\u2019arr\u00eata. La roue s\u2019arr\u00eata. L\u2019\u0153il de Quasi - modo se \nrouvrit lentement. \n \nLa flagellation \u00e9tait finie. Deux valets du tourmenteur -jur\u00e9 \nlav\u00e8rent les \u00e9paules s aignantes du patient, les frott\u00e8rent de je \nne sais quel onguent qui ferma sur -le-champ toutes les plaies, \net lui jet\u00e8rent sur le dos une sorte de pagne jaune taill\u00e9 en cha - \nsuble. Cependant Pierrat Torterue faisait d\u00e9goutter sur le pav\u00e9 \nles lani\u00e8res rouges et gorg\u00e9es de sang. \n \nTout n\u2019\u00e9tait pas fini pour Quasimodo. Il lui restait encore \u00e0 subir \ncette heure de pilori que ma\u00eetre Florian Barbedienne avait si \njudicieusement ajout\u00e9e \u00e0 la sentence de messire Robert \nd\u2019Estouteville ; le tout \u00e0 la plus grande gloire du vieux jeu de \n416mots physiologique et psychologique de Jean de Cum\u00e8ne : Sur - \ndus absurdus. \n \nOn retourna donc le sablier, et on laissa le bossu attach\u00e9 sur la \nplanche pour que justice f\u00fbt faite jusqu\u2019au bout. \n \nLe peuple, au moyen \u00e2ge surtout, est dans la soci\u00e9t\u00e9 ce qu\u2019est \nl\u2019enfant dans la famille. Tant qu\u2019il reste dans cet \u00e9tat \nd\u2019ignorance premi\u00e8r e, de minorit\u00e9 morale et intellectuelle, on \npeut dire de lui comme de l\u2019enfant : \n \nCet \u00e2ge est sans piti\u00e9. \n \nNous avons d\u00e9j\u00e0 fait voir que Quasimodo \u00e9tait g\u00e9n\u00e9rale - ment \nha\u00ef, pour plus d\u2019une bonne raison, il est vrai. Il y avait \u00e0 peine un \nspectateur dans c ette foule qui n\u2019e\u00fbt ou ne cr\u00fbt avoir sujet de se \nplaindre du mauvais bossu de Notre -Dame. La joie avait \u00e9t\u00e9 \nuniverselle de le voir para\u00eetre au pilori ; et la rude ex\u00e9cution qu\u2019il \nvenait de subir et la piteuse posture o\u00f9 elle l\u2019avait laiss\u00e9, loin \nd\u2019attendr ir la populace, avaient rendu sa haine plus m\u00e9chante \nen l\u2019armant d\u2019une pointe de gaiet\u00e9. \n \n417Aussi, une fois la vindicte publique satisfaite, comme jar - \ngonnent encore aujourd\u2019hui les bonnets carr\u00e9s, ce fut le tour des \nmille vengeances particuli\u00e8res. Ici comm e dans la grand - salle, \nles femmes surtout \u00e9clataient. Toutes lui gardaient quelque \nrancune, les unes de sa malice, les autres de sa lai - deur. Les \nderni\u00e8res \u00e9taient les plus furieuses. \n \n\u00ab Oh ! masque de l\u2019Ant\u00e9christ ! disait l\u2019une. \n \n\u2013 Chevaucheur de manch e \u00e0 balai ! criait l\u2019autre. \n \n\u2013 La belle grimace tragique, hurlait une troisi\u00e8me, et qui te \nferait pape des fous, si c\u2019\u00e9tait aujourd\u2019hui hier ! \n \n\u2013 C\u2019est bon, reprenait une vieille. Voil\u00e0 la grimace du pilori. \n\u00c0 quand celle du gibet ? \n \n\u2013 Quand seras -tu coiff \u00e9 de ta grosse cloche \u00e0 cent pieds \nsous terre, maudit sonneur ? \n \n\u2013 C\u2019est pourtant ce diable qui sonne l\u2019ang\u00e9lus ! \n \n418\u2013 Oh ! le sourd ! le borgne ! le bossu ! le monstre ! \n \n\u2013 Figure \u00e0 faire avorter une grossesse mieux que toutes \nm\u00e9decines et pharmaques ! \u00bb \n \nEt les deux \u00e9coliers, Jehan du Moulin, Robin Poussepain, \nchantaient \u00e0 tue -t\u00eate le vieux refrain populaire : \n \nUne hart Pour le pendard ! \nUn fagot Pour le magot ! \n \nMille autres injures pleuvaient, et les hu\u00e9es, et les impr\u00e9 - cations, \net les rires, et les pierres \u00e7\u00e0 et l\u00e0. \n \nQuasimodo \u00e9tait sourd, mais il voyait clair, et la fureur pu - \nblique n\u2019\u00e9tait pas moins \u00e9nergiquement peinte sur les visages \nque dans les paroles. D\u2019ailleurs les coups de pierre expliquaient \nles \u00e9clats de rire. \n \nIl tint bon d\u2019abord. Mais peu \u00e0 peu cette patience, qui s\u2019\u00e9tait \nroidie sous le fouet du tourmenteur, fl\u00e9chit et l\u00e2cha pied \u00e0 \ntoutes ces piq\u00fbres d\u2019insectes. Le b\u0153uf des Asturies, qui s\u2019est \n419peu \u00e9mu des attaques du picador, s\u2019irrite des chiens et des \nbanderilles. \n \nIl promena d\u2019abord lentement un regard de menace sur la foule. \nMais garrott\u00e9 comme il l\u2019\u00e9tait, son regard fut impuissant \u00e0 \nchasser ces mouches qui mordaient sa plaie. Alors il s\u2019agita \ndans ses entraves, et ses soubresauts furieux firent crier sur ses \nais la vieille roue du pilori. De tout cela, les d\u00e9risions et les hu\u00e9es \ns\u2019accrurent. \n \nAlors le mis\u00e9rable, ne pouvant briser son collier de b\u00eate fauve \nencha\u00een\u00e9e, redevint tranquille. Seulemen t par intervalles un \nsoupir de rage soulevait toutes les cavit\u00e9s de sa poitrine. Il n\u2019y \navait sur son visage ni honte, ni rougeur. Il \u00e9tait trop loin de \nl\u2019\u00e9tat de soci\u00e9t\u00e9 et trop pr\u00e8s de l\u2019\u00e9tat de nature pour savoir ce \nque c\u2019est que la honte. D\u2019ailleurs, \u00e0 ce point de difformit\u00e9, \nl\u2019infamie est -elle chose sensible ? Mais la col\u00e8re, la haine, le \nd\u00e9sespoir abaissaient lentement sur ce visage hideux un nuage \nde plus en plus sombre, de plus en plus charg\u00e9 d\u2019une \u00e9lectricit\u00e9 \nqui \u00e9clatait en mille \u00e9clairs dans l\u2019\u0153i l du cyclope. \n \nCependant ce nuage s\u2019\u00e9claircit un moment, au passage d\u2019une \nmule qui traversait la foule et qui portait un pr\u00eatre. Du plus loin \nqu\u2019il aper\u00e7ut cette mule et ce pr\u00eatre, le visage du pauvre patient \n420s\u2019adoucit. \u00c0 la fureur qui le contractait succ\u00e9 da un sourire \n\u00e9trange, plein d\u2019une douceur, d\u2019une mansu\u00e9tude, \n \nd\u2019une tendresse ineffables. \u00c0 mesure que le pr\u00eatre approchait, \nce sourire devenait plus net, plus distinct, plus radieux. C\u2019\u00e9tait \ncomme la venue d\u2019un sauveur que le malheureux saluait. Tou - \ntefois, au moment o\u00f9 la mule fut assez pr\u00e8s du pilori pour que \nson cavalier p\u00fbt reconna\u00eetre le patient, le pr\u00eatre baissa les yeux, \nrebroussa brusquement chemin, piqua des deux, comme s\u2019il \navait eu h\u00e2te de se d\u00e9barrasser de r\u00e9clamations humiliantes et \nfort peu de souci d\u2019\u00eatre salu\u00e9 et reconnu d\u2019un pauvre diable en \npareille posture. \n \nCe pr\u00eatre \u00e9tait l\u2019archidiacre dom Claude Frollo. \n \nLe nuage retomba plus sombre sur le front de Quasimodo. Le \nsourire s\u2019y m\u00eala encore quelque temps, mais amer, d\u00e9cou - rag\u00e9, \nprofond\u00e9 ment triste. \n \nLe temps s\u2019\u00e9coulait. Il \u00e9tait l\u00e0 depuis une heure et demie au \nmoins, d\u00e9chir\u00e9, maltrait\u00e9, moqu\u00e9 sans rel\u00e2che, et presque \nlapid\u00e9. \n \n421Tout \u00e0 coup il s\u2019agita de nouveau dans ses cha\u00eenes avec un \nredoublement de d\u00e9sespoir dont trembla toute la charpe nte qui \nle portait, et, rompant le silence qu\u2019il avait obstin\u00e9ment gard\u00e9 \njusqu\u2019alors, il cria avec une voix rauque et furieuse qui ressem - \nblait plut\u00f4t \u00e0 un aboiement qu\u2019\u00e0 un cri humain et qui couvrit le \nbruit des hu\u00e9es : \u00ab \u00c0 boire ! \u00bb \n \nCette exclamation d e d\u00e9tresse, loin d\u2019\u00e9mouvoir les com - \npassions, fut un surcro\u00eet d\u2019amusement au bon populaire pari - \nsien qui entourait l\u2019\u00e9chelle, et qui, il faut le dire, pris en masse et \ncomme multitude, n\u2019\u00e9tait alors gu\u00e8re moins cruel et moins \nabruti que cette horrible tr ibu des truands chez laquelle nous \navons d\u00e9j\u00e0 men\u00e9 le lecteur, et qui \u00e9tait tout simplement la \ncouche la plus inf\u00e9rieure du peuple. Pas une voix ne s\u2019\u00e9leva \nautour du malheureux patient, si ce n\u2019est pour lui faire raillerie \nde sa soif. Il est certain qu\u2019en ce moment il \u00e9tait grotesque et \nrepoussant plus encore que pitoyable, avec sa face empourpr\u00e9e \net ruisselante, son \u0153il \u00e9gar\u00e9, sa bouche \u00e9cumante de col\u00e8re et \nde souffrance, et sa langue \u00e0 demi tir\u00e9e. Il faut dire encore que, \nse f\u00fbt -il trouv\u00e9 dans la cohue quelque bonne \u00e2me chari - table \nde bourgeois ou de bourgeoise qui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 tent\u00e9e d\u2019apporter un \nverre d\u2019eau \u00e0 cette mis\u00e9rable cr\u00e9ature en peine, il \n \n422r\u00e9gnait autour des marches inf\u00e2mes du pilori un tel pr\u00e9jug\u00e9 de \nhonte et d\u2019ignominie qu\u2019il e\u00fbt suffi pour rep ousser le bon Sama - \nritain. \n \nAu bout de quelques minutes, Quasimodo promena sur la foule \nun regard d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, et r\u00e9p\u00e9ta d\u2019une voix plus d\u00e9chirante \nencore : \u00ab \u00c0 boire ! \u00bb \n \nEt tous de rire. \n \n\u00ab Bois ceci ! criait Robin Poussepain en lui jetant par la face une \n\u00e9ponge tra\u00een\u00e9e dans le ruiss eau. Tiens, vilain sourd ! je suis ton \nd\u00e9biteur. \u00bb \n \nUne femme lui lan\u00e7ait une pierre \u00e0 la t\u00eate : \u00ab Voil\u00e0 qui \nt\u2019apprendra \u00e0 nous r\u00e9veiller la nuit avec ton carillon de damn\u00e9. \n \n\u2013 H\u00e9 bien ! fils, hurlait un perclus en faisant effort pour \nl\u2019atteindre de sa b\u00e9q uille, nous jetteras -tu encore des sorts du \nhaut des tours de Notre -Dame ? \n \n\u2013 Voici une \u00e9cuelle pour boire ! reprenait un homme en lui \nd\u00e9cochant dans la poitrine une cruche cass\u00e9e. C\u2019est toi qui, rien \n423qu\u2019en passant devant elle, as fait accoucher ma femme d \u2019un \nenfant \u00e0 deux t\u00eates ! \n \n\u2013 Et ma chatte d\u2019un chat \u00e0 six pattes ! glapissait une vieille \nen lui lan\u00e7ant une tuile. \n \n\u2013 \u00c0 boire ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta pour la troisi\u00e8me fois Quasimodo pan - \ntelant. \n \nEn ce moment, il vit s\u2019\u00e9carter la populace. Une jeune fille \nbizarrement v\u00eatue sortit de la foule. Elle \u00e9tait accompagn\u00e9e \nd\u2019une petite ch\u00e8vre blanche \u00e0 cornes dor\u00e9es et portait un tam - \nbour de basque \u00e0 la main. \n \nL\u2019\u0153il de Quasimodo \u00e9tincela. C\u2019\u00e9tait la boh\u00e9mienne qu\u2019il avait \nessay\u00e9 d\u2019enlever la nuit pr\u00e9c\u00e9dente, algarade pour la - quelle il \nsentait confus\u00e9ment qu\u2019on le ch\u00e2tiait en cet instant m\u00eame ; ce \nqui du reste n\u2019\u00e9tait pas le moins du monde, puisqu\u2019il n\u2019\u00e9tait puni \nque du malheur d\u2019\u00eatre sourd et d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 jug\u00e9 par \n \nun sourd. Il ne douta pas qu\u2019elle ne v\u00eent se venger aussi, e t lui \ndonner son coup comme tous les autres. \n \n424Il la vit en effet monter rapidement l\u2019\u00e9chelle. La col\u00e8re et le \nd\u00e9pit le suffoquaient. Il e\u00fbt voulu pouvoir faire crouler le pilo - ri, \net si l\u2019\u00e9clair de son \u0153il e\u00fbt pu foudroyer, l\u2019\u00e9gyptienne e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \nmise en po udre avant d\u2019arriver sur la plate -forme. \n \nElle s\u2019approcha, sans dire une parole, du patient qui se tordait \nvainement pour lui \u00e9chapper, et, d\u00e9tachant une gourde de sa \nceinture, elle la porta doucement aux l\u00e8vres arides du mis\u00e9rable. \n \nAlors, dans cet \u0153il ju sque -l\u00e0 si sec et si br\u00fbl\u00e9, on vit rouler une \ngrosse larme qui tomba lentement le long de ce visage dif - \nforme et longtemps contract\u00e9 par le d\u00e9sespoir. C\u2019\u00e9tait la pre - \nmi\u00e8re peut -\u00eatre que l\u2019infortun\u00e9 e\u00fbt jamais vers\u00e9e. \n \nCependant il oubliait de boire. L\u2019\u00e9g yptienne fit sa petite moue \navec impatience, et appuya en souriant le goulot \u00e0 la bouche \ndentue de Quasimodo. \n \nIl but \u00e0 longs traits. Sa soif \u00e9tait ardente. \n \nQuand il eut fini, le mis\u00e9rable allongea ses l\u00e8vres noires, sans \ndoute pour baiser la belle main qui venait de l\u2019assister. Mais la \njeune fille, qui n\u2019\u00e9tait pas sans d\u00e9fiance peut -\u00eatre et se \n425souvenait de la violente tentative de la nuit, retira sa main avec \nle geste effray\u00e9 d\u2019un enfant qui craint d\u2019\u00eatre mordu par une \nb\u00eate. \n \nAlors le pauvre sourd fixa sur elle un regard plein de re - proche \net d\u2019une tristesse inexprimable. \n \nC\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 partout un spectacle touchant que cette belle fille, \nfra\u00eeche, pure, charmante , et si faible en m\u00eame temps, ain - si \npieusement accourue au secours de tant de mis\u00e8re, de dif - \nformit\u00e9 et de m\u00e9chancet\u00e9. Sur un pilori, ce spectacle \u00e9tait su - \nblime. \n \nTout ce peuple lui -m\u00eame en fut saisi et se mit \u00e0 battre des \nmains en criant : \u00ab No\u00ebl ! N o\u00ebl ! \u00bb \n \nC\u2019est dans ce moment que la recluse aper\u00e7ut, de la lucarne de \nson trou, l\u2019\u00e9gyptienne sur le pilori et lui jeta son impr\u00e9cation \nsinistre : \u00ab Maudite sois -tu, fille d\u2019\u00c9gypte ! maudite ! mau - dite ! \n\u00bb \n \n \n \n426C H A P I T R E V \n \nFIN DE L\u2019HISTOIRE DE LA GALETTE \n \n \nLa Esm eralda p\u00e2lit, et descendit du pilori en chancelant. La voix \nde la recluse la poursuivit encore : \u00ab Descends ! des - cends ! \nlarronnesse d\u2019\u00c9gypte, tu y remonteras ! \n \n\u2013 La sachette est dans ses lubies \u00bb, dit le peuple en mur - \nmurant ; et il n\u2019en fut rien de p lus. Car ces sortes de femmes \n\u00e9taient redout\u00e9es, ce qui les faisait sacr\u00e9es. On ne s\u2019attaquait \npas volontiers alors \u00e0 qui priait jour et nuit. \n \nL\u2019heure \u00e9tait venue de remmener Quasimodo. On le d\u00e9ta - cha, \net la foule se dispersa. \n \nPr\u00e8s du Grand -Pont, Mahiet te, qui s\u2019en revenait avec ses deux \ncompagnes, s\u2019arr\u00eata brusquement : \u00ab \u00c0 propos, Eus - tache ! \nqu\u2019as -tu fait de la galette ? \n \n427\u2013 M\u00e8re, dit l\u2019enfant, pendant que vous parliez avec cette \ndame qui \u00e9tait dans le trou, il y avait un gros chien qui a mordu \ndans m a galette. Alors j\u2019en ai mang\u00e9 aussi. \n \n\u2013 Comment, monsieur, reprit -elle, vous avez tout mang\u00e9 ? \n \n\u2013 M\u00e8re, c\u2019est le chien. Je lui ai dit, il ne m\u2019a pas \u00e9cout\u00e9. \nAlors j\u2019ai mordu aussi, tiens ! \n \n\u2013 C\u2019est un enfant terrible, dit la m\u00e8re souriant et grondant \u00e0 \nla fois. Voyez -vous, Oudarde, il mange d\u00e9j\u00e0 \u00e0 lui seul tout le \ncerisier de notre clos de Charlerange. Aussi son grand -p\u00e8re dit \nque ce sera un capitaine. \u2013 Que je vous y reprenne, monsieur \nEusta che. \u2013 Va, gros lion ! \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n428LIVRE SEPTI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \nDU DANGER DE CONFIER SON SECRET \u00c0 UNE CH\u00c8VRE \n \n \nPlusieurs semaines s\u2019\u00e9taient \u00e9coul\u00e9es. \n \nOn \u00e9tait aux premiers jours de mars. Le soleil, que Dubar - tas, \nce classique anc\u00eatre de la p\u00e9riphrase, n\u2019avait pas enc ore \nnomm\u00e9 le grand -duc des chandelles, n\u2019en \u00e9tait pas moins \njoyeux et rayonnant pour cela. C\u2019\u00e9tait une de ces journ\u00e9es de \nprintemps qui ont tant de douceur et de beaut\u00e9 que tout Paris, \nr\u00e9pandu dans les places et les promenades, les f\u00eate comme des \ndimanches . Dans ces jours de clart\u00e9, de chaleur et de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9, il \ny a une certaine heure surtout o\u00f9 il faut admirer le portail de \nNotre -Dame. C\u2019est le moment o\u00f9 le soleil, d\u00e9j\u00e0 inclin\u00e9 vers le \ncouchant, regarde presque en face la cath\u00e9drale. Ses rayons, de \nplus en plus horizontaux, se retirent lentement du pav\u00e9 de la \nplace, et remontent le long de la fa\u00e7ade \u00e0 pic dont ils font saillir \nles mille rondes -bosses sur leur ombre, tandis que la grande \nrose centrale flamboie comme un \u0153il de cyclope en - flamm\u00e9 \ndes r\u00e9verb\u00e9r ations de la forge. \n429 \nOn \u00e9tait \u00e0 cette heure -l\u00e0. \n \nVis-\u00e0-vis la haute cath\u00e9drale rougie par le couchant, sur le \nbalcon de pierre pratiqu\u00e9 au -dessus du porche d\u2019une riche mai - \nson gothique qui faisait l\u2019angle de la place et de la rue du Par - \nvis, quelques bel les jeunes filles riaient et devisaient avec toute \nsorte de gr\u00e2ce et de folie. \u00c0 la longueur du voile qui tombait, du \nsommet de leur coiffe pointue enroul\u00e9e de perles, jusqu\u2019\u00e0 leurs \ntalons, \u00e0 la finesse de la chemisette brod\u00e9e qui couvrait leurs \n\u00e9paules en laissant voir, selon la mode engageante d\u2019alors, la \nnaissance de leurs belles gorges de vierges, \u00e0 l\u2019opulence de \nleurs jupes de dessous, plus pr\u00e9cieuses encore que leur surtout \n(recherche merveilleuse !), \u00e0 la gaze, \u00e0 la soie, au velours dont \ntout cela \u00e9t ait \u00e9toff\u00e9, et surtout \u00e0 la blancheur de leurs mains \nqui les attestait oisives et paresseuses, il \u00e9tait ais\u00e9 de deviner \nde nobles et riches h\u00e9riti\u00e8res. C\u2019\u00e9tait en effet damoiselle Fleur - \nde-Lys de Gondelaurier et ses compagnes, Diane de Christeuil, \n \nAmelo tte de Montmichel, Colombe de Gaillefontaine, et la petite \nde Champchevrier ; toutes filles de bonne maison, r\u00e9unies en ce \nmoment chez la dame veuve de Gondelaurier, \u00e0 cause de \nmonseigneur de Beaujeu et de madame sa femme, qui devaient \nvenir au mois d\u2019avri l \u00e0 Paris, et y choisir des accompagneresses \nd\u2019honneur pour madame la Dauphine Marguerite, lorsqu\u2019on \n430l\u2019irait recevoir en Picardie des mains des flamands. Or, tous les \nhobereaux de trente lieues \u00e0 la ronde briguaient cette faveur \npour leurs filles, et bon n ombre d\u2019entre eux les avaient d\u00e9j\u00e0 \namen\u00e9es ou envoy\u00e9es \u00e0 Paris. Celles -ci avaient \u00e9t\u00e9 confi\u00e9es par \nleurs parents \u00e0 la garde discr\u00e8te et v\u00e9n\u00e9rable de madame \nAlo\u00efse de Gondelaurier, veuve d\u2019un ancien ma\u00eetre des arbal\u00e9 - \ntriers du roi, retir\u00e9e avec sa fille un ique, en sa maison de la \nplace du parvis Notre -Dame, \u00e0 Paris. \n \nLe balcon o\u00f9 \u00e9taient ces jeunes filles s\u2019ouvrait sur une chambre \nrichement tapiss\u00e9e d\u2019un cuir de Flandre de couleur fauve \nimprim\u00e9 \u00e0 rinceaux d\u2019or. Les solives qui rayaient parall\u00e8 - lement \nle plafond amusaient l\u2019\u0153il par mille bizarres sculptures peintes \net dor\u00e9es. Sur des bahuts cisel\u00e9s, de splendides \u00e9maux \nchatoyaient \u00e7\u00e0 et l\u00e0 ; une hure de sanglier en fa\u00efence couron - \nnait un dressoir magnifique dont les deux degr\u00e9s annon\u00e7aient \nque la ma\u00eetresse du logis \u00e9tait femme ou veuve d\u2019un chevalier \nbanneret. Au fond, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019une haute chemin\u00e9e armori\u00e9e et \nblasonn\u00e9e du haut en bas, \u00e9tait assise, dans un riche fauteuil de \nvelours rouge, la dame de Gondelaurier, dont les cinquante - \ncinq ans n\u2019\u00e9taient pas moi ns \u00e9crits sur son v\u00eatement que sur \nson visage. \n \n\u00c0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle se tenait debout un jeune homme d\u2019assez fi\u00e8re \nmine, quoique un peu vaine et bravache, un de ces beaux \n431gar\u00e7ons dont toutes les femmes tombent d\u2019accord, bien que les \nhommes graves et physionomistes en haussent les \u00e9paules. Ce \njeune cavalier por tait le brillant habit de capitaine des archers \nde l\u2019ordonnance du roi, lequel ressemble beaucoup trop au cos - \ntume de Jupiter, qu\u2019on a d\u00e9j\u00e0 pu admirer au premier livre de \ncette histoire, pour que nous en fatiguions le lecteur d\u2019une se - \nconde description. \n \nLes damoiselles \u00e9taient assises, partie dans la chambre, partie \nsur le balcon, les unes sur des carreaux de velours d\u2019Utrecht \u00e0 \ncorni\u00e8res d\u2019or, les autres sur des escabeaux de bois \n \nde ch\u00eane sculpt\u00e9s \u00e0 fleurs et \u00e0 figures. Chacune d\u2019elles tenait \nsur ses genoux un pan d\u2019une grande tapisserie \u00e0 l\u2019aiguille, \u00e0 \nlaquelle elles travaillaient en commun, et dont un bon bout \ntra\u00eenait sur la natte qui recouvrait le plancher. \n \nElles causaient entre elles avec cette voix chuchotante et ces \ndemi -rires \u00e9touff\u00e9s d\u2019un con ciliabule de jeunes filles au mi - lieu \ndesquelles il y a un jeune homme. Le jeune homme, dont la \npr\u00e9sence suffisait pour mettre en jeu tous ces amours - propres \nf\u00e9minins, paraissait, lui, s\u2019en soucier m\u00e9diocrement ; et tandis \nque c\u2019\u00e9tait parmi les belles \u00e0 qui attirerait son attention, il \nparaissait surtout occup\u00e9 \u00e0 fourbir avec son gant de peau de \ndaim l\u2019ardillon de son ceinturon. \n432 \nDe temps en temps la vieille dame lui adressait la parole tout \nbas, et il lui r\u00e9pondait de son mieux avec une sorte de po - \nlitesse gauche et contrainte. Aux sourires, aux petits signes \nd\u2019intelligence de madame Alo\u00efse, aux clins d\u2019yeux qu\u2019elle d\u00e9ta - \nchait vers sa fille Fleur -de-Lys, en parlant bas au capitaine, il \n\u00e9tait facile de voir qu\u2019il s\u2019agissait de quelque fian\u00e7aille consom - \nm\u00e9e, de quelque mariage prochain sans doute entre le jeune \nhomme et Fleur -de-Lys. Et \u00e0 la froideur embarrass\u00e9e de \nl\u2019officier, il \u00e9tait facile de voir que, de son c\u00f4t\u00e9 du moins, il ne \ns\u2019agissait plus d\u2019amour. Toute sa mine exprimait une pens\u00e9e de \ng\u00eane et d \u2019ennui que nos sous -lieutenants de garnison tradui - \nraient admirablement aujourd\u2019hui par : Quelle chienne de cor - \nv\u00e9e ! \n \nLa bonne dame, fort ent\u00eat\u00e9e de sa fille, comme une pauvre \nm\u00e8re qu\u2019elle \u00e9tait, ne s\u2019apercevait pas du peu d\u2019enthousiasme \nde l\u2019officier, et s\u2019\u00e9vertuait \u00e0 lui faire remarquer tout bas les \nperfections infinies avec lesquelles Fleur -de-Lys piquait son \naiguille ou d\u00e9vidait son \u00e9cheveau. \n \n\u00ab Tenez, petit cousin, lui disait -elle en le tirant par la manche \npour lui parler \u00e0 l\u2019oreille. Regardez -la donc ! la voil\u00e0 qui se \nbaisse. \n \n433\u2013 En effet \u00bb, r\u00e9pondait le jeune homme ; et il retombait dans \nson silence distrait et glacial. \n \nUn moment apr\u00e8s, il fallait se pencher de nouveau, et dame \nAlo\u00efse lui disait : \n \n\u00ab Avez -vous jamais vu figure plus avenante et p lus \u00e9gay\u00e9e que \nvotre accord\u00e9e ? Est -on plus blanche et plus blonde ? ne sont -ce \npas l\u00e0 des mains accomplies ? et ce cou -l\u00e0, ne prend -il pas, \u00e0 \nravir, toutes les fa\u00e7ons d\u2019un cygne ? Que je vous envie par \nmoments ! et que vous \u00eates heureux d\u2019\u00eatre homme, vila in \nlibertin que vous \u00eates ! N\u2019est -ce pas que ma Fleur -de-Lys est \nbelle par adoration et que vous en \u00eates \u00e9perdu ? \n \n\u2013 Sans doute, r\u00e9pondait -il tout en pensant \u00e0 autre chose. \n \n\u2013 Mais parlez -lui donc, dit tout \u00e0 coup madame Alo\u00efse en le \npoussant par l\u2019\u00e9paule. Dites -lui donc quelque chose. Vous \u00eates \ndevenu bien timide. \u00bb \n \nNous pouvons affirmer \u00e0 nos lecteurs que la timidit\u00e9 n\u2019\u00e9tait ni la \nvertu ni le d\u00e9faut du capitaine. Il essaya pourtant de faire ce \nqu\u2019on lui demandait. \n434 \n\u00ab Belle cousine, dit -il en s\u2019approchant de Fleur -de-Lys, quel est \nle sujet de cet ouvrage de tapisserie que vous fa\u00e7on - nez ? \n \n\u2013 Beau cousin, r\u00e9pondit Fleur -de-Lys avec un accent de \nd\u00e9pit, je vous l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit trois fois. C\u2019est la grotte de Neptu - \nnus. \u00bb \n \nIl \u00e9tait \u00e9vident que Fleur -de-Lys voyait beaucoup plus clair que \nsa m\u00e8re aux mani\u00e8res froides et distraites du capitaine. Il s entit \nla n\u00e9cessit\u00e9 de faire quelque conversation. \n \n\u00ab Et pour qui toute cette neptunerie ? demanda -t-il. \n \n\u2013 Pour l\u2019abbaye Saint -Antoine des Champs \u00bb, dit Fleur -de- \nLys sans lever les yeux. \n \nLe capitaine prit un coin de la tapisserie : \n \n\u00ab Qu\u2019est -ce que c\u2019est , ma belle cousine, que ce gros gen - darme \nqui souffle \u00e0 pleines joues dans une trompette ? \n \n435\u2013 C\u2019est Trito \u00bb, r\u00e9pondit -elle. \n \nIl y avait toujours une intonation un peu boudeuse dans les \nbr\u00e8ves paroles de Fleur -de-Lys. Le jeune homme comprit qu\u2019il \n\u00e9tait indispensable de lui dire quelque chose \u00e0 l\u2019oreille, une \nfadaise, une galanterie, n\u2019importe quoi. Il se pencha donc, mais \nil ne put rien trouver dans son imagination de plus tendre et de \nplus intime que ceci : \u00ab Pourquoi votre m\u00e8re porte -t-elle tou - \njours un e cotte -hardie armori\u00e9e comme nos grand -m\u00e8res du \ntemps de Charles VII ? Dites -lui donc, belle cousine, que ce n\u2019est \nplus l\u2019\u00e9l\u00e9gance d\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, et que son gond et son laurier \nbrod\u00e9s en blason sur sa robe lui donnent l\u2019air d\u2019un manteau de \nchemin\u00e9e qui marc he. En v\u00e9rit\u00e9, on ne s\u2019assied plus ainsi sur sa \nbanni\u00e8re, je vous jure. \u00bb \n \nFleur -de-Lys leva sur lui ses beaux yeux pleins de re - proche : \u00ab \nEst-ce l\u00e0 tout ce que vous me jurez ? \u00bb dit -elle \u00e0 voix basse. \n \nCependant la bonne dame Alo\u00efse, ravie de les voir a insi pench\u00e9s \net chuchotant, disait en jouant avec les fermoirs de son livre \nd\u2019heures : \u00ab Touchant tableau d\u2019amour ! \u00bb \n \nLe capitaine, de plus en plus g\u00ean\u00e9, se rabattit sur la tapis - serie : \n\u00ab C\u2019est vraiment un charmant travail ! \u00bb s\u2019\u00e9cria -t-il. \n436 \n\u00c0 ce propos , Colombe de Gaillefontaine, une autre belle blonde \n\u00e0 peau blanche, bien collet\u00e9e de damas bleu, hasarda \ntimidement une parole qu\u2019elle adressa \u00e0 Fleur -de-Lys, dans \nl\u2019espoir que le beau capitaine y r\u00e9pondrait : \u00ab Ma ch\u00e8re Gonde - \nlaurier, avez -vous vu les ta pisseries de l\u2019h\u00f4tel de la Roche - \nGuyon ? \n \n\u2013 N\u2019est -ce pas l\u2019h\u00f4tel o\u00f9 est enclos le jardin de la Ling\u00e8re du \nLouvre ? demanda en riant Diane de Christeuil, qui avait de \nbelles dents et par cons\u00e9quent riait \u00e0 tout propos. \n \n\u2013 Et o\u00f9 il y a cette grosse vieille tour de l\u2019ancienne muraille \nde Paris, ajouta Amelotte de Montmichel, jolie brune boucl\u00e9e et \nfra\u00eeche, qui avait l\u2019habitude de soupirer comme l\u2019autre riait, \nsans savoir pourquoi. \n \n\u2013 Ma ch\u00e8re Colombe, reprit dame Alo\u00efse, voulez -vous pas \nparler de l\u2019h\u00f4tel qui \u00e9tait \u00e0 monsieur de Bacqueville, sous le roi \nCharles VI ? il y a en effet de bien superbes tapisseries de haute \nlice. \n \n437\u2013 Charles VI ! le roi Charles VI ! grommela le jeune capi - \ntaine en retroussant sa moustache. Mon Dieu ! que la bonne \ndame a souvenir de vieilles choses ! \u00bb \n \nMadame de Gondelaurier poursuivait : \u00ab Belles tapisseries, en \nv\u00e9rit\u00e9. Un travail si estim\u00e9 qu\u2019il p asse pour singulier ! \u00bb \n \nEn ce moment, B\u00e9rang\u00e8re de Champchevrier, svelte petite fille \nde sept ans, qui regardait dans la place par les tr\u00e8fles du \nbalcon, s\u2019\u00e9cria : \u00ab Oh ! voyez, belle marraine Fleur -de-Lys, la jolie \ndanseuse qui danse l\u00e0 sur le pav\u00e9, et q ui tambourine au milieu \ndes bourgeois manants ! \u00bb \n \nEn effet, on entendait le frissonnement sonore d\u2019un tam - bour \nde basque. \n \n\u00ab Quelque \u00e9gyptienne de Boh\u00eame, dit Fleur -de-Lys en se \nd\u00e9tournant nonchalamment vers la place. \n \n\u2013 Voyons ! voyons ! \u00bb cri\u00e8rent ses vives compagnes ; et elles \ncoururent toutes au bord du balcon, tandis que Fleur -de- Lys, \nr\u00eaveuse de la froideur de son fianc\u00e9, les suivait lentement et que \ncelui -ci, soulag\u00e9 par cet incident qui coupait court \u00e0 une \n438conversation embarrass\u00e9e, s\u2019en revenait a u fond de \nl\u2019appartement de l\u2019air satisfait d\u2019un soldat relev\u00e9 de service. \nC\u2019\u00e9tait pourtant un charmant et gentil service que celui de la \nbelle Fleur -de-Lys, et il lui avait paru tel autrefois ; mais le ca - \npitaine s\u2019\u00e9tait blas\u00e9 peu \u00e0 peu ; la perspective d \u2019un mariage \nprochain le refroidissait davantage de jour en jour. D\u2019ailleurs, il \n\u00e9tait d\u2019humeur inconstante et, faut -il le dire ? de go\u00fbt un peu \nvulgaire. Quoique de fort noble naissance, il avait contract\u00e9 \nsous le harnois plus d\u2019une habitude de soudard. La taverne lui \nplaisait, et ce qui s\u2019ensuit. Il n\u2019\u00e9tait \u00e0 l\u2019aise que parmi les gros \nmots, les galanteries militaires, les faciles beaut\u00e9s et les faciles \nsucc\u00e8s. Il avait pourtant re\u00e7u de sa famille quelque \u00e9ducation et \nquelques mani\u00e8res ; mais il avait trop jeune couru le pays, trop \n \njeune tenu garnison, et tous les jours le vernis du gentilhomme \ns\u2019effa\u00e7ait au dur frottement de son baudrier de gendarme. Tout \nen la visitant encore de temps en temps, par un reste de res - \npect humain, il se sentait doublement g \u00ean\u00e9 chez Fleur -de-Lys ; \nd\u2019abord, parce qu\u2019\u00e0 force de disperser son amour dans toutes \nsortes de lieux il en avait fort peu r\u00e9serv\u00e9 pour elle ; ensuite, \nparce qu\u2019au milieu de tant de belles dames roides, \u00e9pingl\u00e9es et \nd\u00e9centes, il tremblait sans cesse que sa bouche habitu\u00e9e aux \njurons ne pr\u00eet tout d\u2019un coup le mors aux dents et ne s\u2019\u00e9chapp\u00e2t \nen propos de taverne. Qu\u2019on se figure le bel effet ! \n \n439Du reste, tout cela se m\u00ealait chez lui \u00e0 de grandes pr\u00e9ten - tions \nd\u2019\u00e9l\u00e9gance, de toilette et de belle mine. Qu\u2019on arr ange ces \nchoses comme on pourra. Je ne suis qu\u2019historien. \n \nIl se tenait donc depuis quelques moments, pensant ou ne \npensant pas, appuy\u00e9 en silence au chambranle sculpt\u00e9 de la \nchemin\u00e9e, quand Fleur -de-Lys, se tournant soudain, lui adressa \nla parole. Apr\u00e8s t out, la pauvre jeune fille ne le boudait qu\u2019\u00e0 son \nc\u0153ur d\u00e9fendant. \n \n\u00ab Beau cousin, ne nous avez -vous pas parl\u00e9 d\u2019une petite \nboh\u00e9mienne que vous avez sauv\u00e9e, il y a deux mois, en faisant \nle contre -guet la nuit, des mains d\u2019une douzaine de voleurs ? \n \n\u2013 Je cro is que oui, belle cousine, dit le capitaine. \n \n\u2013 Eh bien, reprit -elle, c\u2019est peut -\u00eatre cette boh\u00e9mienne qui \ndanse l\u00e0 dans le parvis. Venez voir si vous la reconnaissez, beau \ncousin Ph\u0153bus. \u00bb \n \nIl per\u00e7ait un secret d\u00e9sir de r\u00e9conciliation dans cette douce \ninvitation qu\u2019elle lui adressait de venir pr\u00e8s d\u2019elle, et dans ce \nsoin de l\u2019appeler par son nom. Le capitaine Ph\u0153bus de Ch\u00e2 - \n440teaupers (car c\u2019est lui que le lecteur a sous les yeux depuis le \ncommencement de ce chapitre) s\u2019approcha \u00e0 pas lents du bal - \ncon. \u00ab Te nez, lui dit Fleur -de-Lys en posant tendrement sa main \nsur le bras de Ph\u0153bus, regardez cette petite qui danse l\u00e0 dans \nce rond. Est -ce votre boh\u00e9mienne ? \u00bb \n \nPh\u0153bus regarda, et dit : \n \n\u00ab Oui, je la reconnais \u00e0 sa ch\u00e8vre. \n \n\u2013 Oh ! la jolie petite ch\u00e8vre en effet ! dit Amelotte en joi - \ngnant les mains d\u2019admiration. \n \n\u2013 Est-ce que ses cornes sont en or de vrai ? \u00bb demanda \nB\u00e9rang\u00e8re. \n \nSans bouger de son fauteuil, dame Alo\u00efse prit la parole : \n\u00ab N\u2019est -ce pas une de ces boh\u00e9miennes qui sont arriv\u00e9es l\u2019an \npass\u00e9 par la porte Gibard ? \n \n\u2013 Madame ma m\u00e8re, dit doucement Fleur -de-Lys, cette \nporte s\u2019appelle aujourd\u2019hui porte d\u2019Enfer. \u00bb \n441 \nMademoiselle de Gondelaurier savait \u00e0 quel point le capi - taine \n\u00e9tait choqu\u00e9 des fa\u00e7ons de parler surann\u00e9e s de sa m\u00e8re. En \neffet, il commen\u00e7ait \u00e0 ricaner en disant entre ses dents : \n\u00ab Porte Gibard ! porte Gibard ! C\u2019est pour faire passer le roi \nCharles VI ! \u00bb \n \n\u00ab Marraine, s\u2019\u00e9cria B\u00e9rang\u00e8re dont les yeux sans cesse en \nmouvement s\u2019\u00e9taient lev\u00e9s tout \u00e0 coup vers le sommet des tours \nde Notre -Dame, qu\u2019est -ce que c\u2019est que cet homme noir qui est \nl\u00e0 haut ? \u00bb \n \nToutes les jeunes filles lev\u00e8rent les yeux. Un homme en ef - fet \n\u00e9tait accoud\u00e9 sur la balustrade culminante de la tour sep - \ntentrionale, donnant sur la Gr\u00e8ve. C\u2019\u00e9tait un pr\u00eatre. On distin - \nguait nettement son costume, et son visage appuy\u00e9 sur ses \ndeux mains. Du reste, il ne bougeait non plus qu\u2019une statue. Son \n\u0153il fixe plongeait dans la place. \n \nC\u2019\u00e9tait quelque chose de l\u2019immobilit\u00e9 d\u2019un milan qui vient de \nd\u00e9couvrir un nid de moineaux et qui le regarde. \n \n\u00ab C\u2019est monsieur l\u2019archidiacre de Josas, dit Fleur -de-Lys. \n442 \n\u2013 Vous avez de bons yeux si vous le reconnaissez d\u2019ici ! \nobserva la Gaillefontaine. \n \n\u2013 Comme il regarde la petite danseuse ! reprit Diane de \nChristeuil. \n \n\u2013 Gare \u00e0 l\u2019\u00e9gyptienne ! dit Fleur -de-Lys, car il n\u2019aime pas \nl\u2019\u00c9gypte. \n \n\u2013 C\u2019est bien dommage que cet homme la regarde ainsi, \najouta Amelotte de Montmichel, car elle danse \u00e0 \u00e9blouir. \n \n\u2013 Beau cousin Ph\u0153bus, dit tout \u00e0 coup Fleur -de-Lys, \npuisque vous connaissez cette petite boh\u00e9mienne, faites -lui \ndonc signe de monter. Cela nous amusera. \n \n\u2013 Oh oui ! s\u2019\u00e9cri\u00e8rent toutes les jeunes filles en battant des \nmains. \n \n\u2013 Mais c\u2019est une folie, r\u00e9pondi t Ph\u0153bus. Elle m\u2019a sans doute \noubli\u00e9, et je ne sais seulement pas son nom. Cependant, puisque \n443vous le souhaitez, mesdamoiselles, je vais essayer. \u00bb Et se \npenchant \u00e0 la balustrade du balcon, il se mit \u00e0 crier : \n\u00ab Petite ! \u00bb \n \nLa danseuse ne tambourinait pas en ce moment. Elle tour - na la \nt\u00eate vers le point d\u2019o\u00f9 lui venait cet appel, son regard bril - lant \nse fixa sur Ph\u0153bus, et elle s\u2019arr\u00eata tout court. \n \n\u00ab Petite ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta le capitaine ; et il lui fit signe du doigt de \nvenir. \n \nLa jeune fille le regarda encore , puis elle rougit comme si une \nflamme lui \u00e9tait mont\u00e9e dans les joues, et, prenant son \ntambourin sous son bras, elle se dirigea, \u00e0 travers les specta - \nteurs \u00e9bahis, vers la porte de la maison o\u00f9 Ph\u0153bus l\u2019appelait, \u00e0 \npas lents, chancelante, et avec le rega rd troubl\u00e9 d\u2019un oiseau qui \nc\u00e8de \u00e0 la fascination d\u2019un serpent. \n \nUn moment apr\u00e8s, la porti\u00e8re de tapisserie se souleva, et la \nboh\u00e9mienne parut sur le seuil de la chambre, rouge, inter - dite, \nessouffl\u00e9e, ses grands yeux baiss\u00e9s, et n\u2019osant faire un pas de \nplus. \n \n444B\u00e9rang\u00e8re battit des mains. \n \nCependant la danseuse restait immobile sur le seuil de la porte. \nSon apparition avait produit sur ce groupe de jeunes filles un \neffet singulier. Il est certain qu\u2019un vague et indistinct d\u00e9sir de \nplaire au bel officier les animait toutes \u00e0 la fois, que le splendide \nuniforme \u00e9tait le point de mire de toutes leurs co - quetteries, et \nque, depuis qu\u2019il \u00e9tait pr\u00e9sent, il y avait entre elles une certaine \nrivalit\u00e9 secr\u00e8te, sourde, qu\u2019elles s\u2019avouaient \u00e0 peine \u00e0 elles -\nm\u00eames, et qui n\u2019en \u00e9clatait pas moins \u00e0 chaque instant dans \nleurs gestes et leurs propos. N\u00e9anmoins, comme elles \u00e9taient \ntoutes \u00e0 peu pr\u00e8s dans la m\u00eame mesure de beau - t\u00e9, elles \nluttaient \u00e0 armes \u00e9gales, et chacune pouvait esp\u00e9rer la victoire. \nL\u2019arriv\u00e9e de la boh\u00e9mienn e rompit brusquement cet \u00e9quilibre. \nElle \u00e9tait d\u2019une beaut\u00e9 si rare qu\u2019au moment o\u00f9 elle parut \u00e0 \nl\u2019entr\u00e9e de l\u2019appartement il sembla qu\u2019elle y r\u00e9pandait une sorte \nde lumi\u00e8re qui lui \u00e9tait propre. Dans cette chambre resserr\u00e9e, \nsous ce sombre encadrement de tentures et de boi - series, elle \n\u00e9tait incomparablement plus belle et plus rayon - nante que \ndans la place publique. C\u2019\u00e9tait comme un flambeau qu\u2019on venait \nd\u2019apporter du grand jour dans l\u2019ombre. Les nobles damoiselles \nen furent malgr\u00e9 elles \u00e9blouies. Chacun e se sentit en quelque \nsorte bless\u00e9e dans sa beaut\u00e9. Aussi leur front de bataille, qu\u2019on \nnous passe l\u2019expression, changea -t-il sur -le- champ, sans \nqu\u2019elles se disent un seul mot. Mais elles s\u2019entendaient \u00e0 \nmerveille. Les instincts de femmes se compren - nent et se \n445r\u00e9pondent plus vite que les intelligences d\u2019hommes. Il venait de \nleur arriver une ennemie : toutes le sentaient, toutes se ralliaient. \nIl suffit d\u2019une goutte de vin pour rougir tout un verre d\u2019eau ; \npour teindre d\u2019une certaine humeur toute une asse mbl\u00e9e de \njolies femmes, il suffit de la survenue d\u2019une femme plus jolie, \u2013 \nsurtout lorsqu\u2019il n\u2019y a qu\u2019un homme. \n \nAussi l\u2019accueil fait \u00e0 la boh\u00e9mienne fut -il merveilleusement \nglacial. Elles la consid\u00e9r\u00e8rent du haut en bas, puis s\u2019entre - \nregard\u00e8rent, et tout fut dit. Elles s\u2019\u00e9taient comprises. Cepen - \ndant la jeune fille attendait qu\u2019on lui parl\u00e2t, tellement \u00e9mue \nqu\u2019elle n\u2019osait lever les paupi\u00e8res. \n \nLe capitaine rompit le silence le premier. \u00ab Sur ma parole, dit -il \navec son ton d\u2019intr\u00e9pide fatuit\u00e9, voil\u00e0 une charmante cr\u00e9a - ture \n! Qu\u2019en pensez -vous, belle cousine ? \u00bb \n \nCette observation, qu\u2019un admirateur plus d\u00e9licat e\u00fbt du moins \nfaite \u00e0 voix basse, n\u2019\u00e9tait pas de nature \u00e0 dissiper les jalousies \nf\u00e9minines qui se tenaient en observation devant la boh\u00e9mienne. \n \nFleur-de-Lys r\u00e9pondit au capitaine avec une doucereuse \naffectation de d\u00e9dain : \u00ab Pas mal. \u00bb \n \n446Les autres chuchotaient. \n \nEnfin, madame Alo\u00efse, qui n\u2019\u00e9tait pas la moins jalouse, parce \nqu\u2019elle l\u2019\u00e9tait pour sa fille, adressa la parole \u00e0 la dan - seuse : \u00ab \nApprochez, petite. \n \n\u2013 Approchez, petite ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta avec une dignit\u00e9 comique \nB\u00e9rang\u00e8re, qui lui f\u00fbt venue \u00e0 la hanche. \n \nL\u2019\u00e9gyptienne s\u2019avan\u00e7a vers la noble dame. \n \n\u00ab Belle enfant, dit Ph\u0153bus avec emphase en faisant de son c\u00f4t\u00e9 \nquelques pas vers elle, je ne sais si j\u2019ai le supr\u00eame bon - heur \nd\u2019\u00eatre reconnu de vous\u2026 \u00bb \n \nElle l\u2019interrompit en levant sur lui un sourire et un regard plei ns \nd\u2019une douceur infinie : \n \n\u00ab Oh ! oui, dit -elle. \n \n\u2013 Elle a bonne m\u00e9moire, observa Fleur -de-Lys. \n \n447\u2013 Or \u00e7\u00e0, reprit Ph\u0153bus, vous vous \u00eates bien prestement \n\u00e9chapp\u00e9e l\u2019autre soir. Est-ce que je vous fais peur ? \n \n\u2013 Oh ! non \u00bb, dit la boh\u00e9mienne. \n \nIl y avait, da ns l\u2019accent dont cet oh ! non, fut prononc\u00e9 \u00e0 la \nsuite de cet oh ! oui, quelque chose d\u2019ineffable dont Fleur -de- \nLys fut bless\u00e9e. \n \n\u00ab Vous m\u2019avez laiss\u00e9 en votre lieu, ma belle, poursuivit le \ncapitaine dont la langue se d\u00e9liait en parlant \u00e0 une fille des \nrues, un assez rechign\u00e9 dr\u00f4le, borgne et bossu, le sonneur de \n \ncloches de l\u2019\u00e9v\u00eaque, \u00e0 ce que je crois. On m\u2019a dit qu\u2019il \u00e9tait b\u00e2 - \ntard d\u2019un archidiacre et diable de naissance. Il a un plaisant \nnom, il s\u2019appelle Quatre -Temps, P\u00e2ques -Fleuries, Mardi -Gras, je \nne sais plus ! Un nom de f\u00eate carillonn\u00e9e, enfin ! Il se permet - \ntait donc de vous enlever, comme si vous \u00e9tiez faite pour des \nbedeaux ! cela est fort. Que diable vous voulait -il donc, ce chat - \nhuant ? Hein, dites ! \n \n\u2013 Je ne sais, r\u00e9pondit -elle. \n \n448\u2013 Con\u00e7oi t-on l\u2019insolence ! un sonneur de cloches enlever une \nfille, comme un vicomte ! un manant braconner sur le gi - bier \ndes gentilshommes ! Voil\u00e0 qui est rare. Au demeurant, il l\u2019a pay\u00e9 \ncher. Ma\u00eetre Pierrat Torterue est le plus rude palefrenier qui ait \njamais \u00e9 trill\u00e9 un maraud, et je vous dirai, si cela peut vous \u00eatre \nagr\u00e9able, que le cuir de votre sonneur lui a galam - ment pass\u00e9 \npar les mains. \n \n\u2013 Pauvre homme ! \u00bb dit la boh\u00e9mienne chez qui ces pa - roles \nravivaient le souvenir de la sc\u00e8ne du pilori. \n \nLe capitaine \u00e9clata de rire. \u00ab Corne -de-b\u0153uf ! voil\u00e0 de la piti\u00e9 \naussi bien plac\u00e9e qu\u2019une plume au cul d\u2019un porc ! Je veux \u00eatre \nventru comme un pape, si\u2026 \u00bb \n \nIl s\u2019arr\u00eata tout court. \u00ab Pardon, mesdames ! je crois que j\u2019allais \nl\u00e2cher quelque sottise. \n \n\u2013 Fi, monsieur ! dit la Gaillefontaine. \n \n\u2013 Il parle sa langue \u00e0 cette cr\u00e9ature ! \u00bb ajouta \u00e0 demi -voix \nFleur -de-Lys, dont le d\u00e9pit croissait de moment en mom ent. Ce \nd\u00e9pit ne diminua point quand elle vit le capitaine, enchant\u00e9 de \n449la boh\u00e9mienne et surtout de lui -m\u00eame, pirouetter sur le talon en \nr\u00e9p\u00e9tant avec une grosse galanterie na\u00efve et soldatesque : \n\u00ab Une belle fille, sur mon \u00e2me ! \n \n\u2013 Assez sauvagement v\u00eatue \u00bb, dit Diane de Christeuil, avec \nson rire de belles dents. \n \nCette r\u00e9flexion fut un trait de lumi\u00e8re pour les autres. Elle leur fit \nvoir le c\u00f4t\u00e9 attaquable de l\u2019\u00e9gyptienne. Ne pouvant mordre sur \nsa beaut\u00e9, elles se jet\u00e8rent sur son costume. \n \n\u00ab Mais cela es t vrai, petite, dit la Montmichel, o\u00f9 as -tu pris de \ncourir ainsi par les rues sans guimpe ni gorgerette ? \n \n\u2013 Voil\u00e0 une jupe courte \u00e0 faire trembler, ajouta la Gaille - \nfontaine. \n \n\u2013 Ma ch\u00e8re, poursuivit assez aigrement Fleur -de-Lys, vous \nvous ferez ramasser par les sergents de la douzaine pour votre \nceinture dor\u00e9e. \n \n450\u2013 Petite, petite, reprit la Christeuil avec un sourire impla - \ncable, si tu mettais honn\u00eatement une manche sur ton bras, il \nserait moins br\u00fbl\u00e9 par le soleil. \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait vraiment un spectacle digne d\u2019un spectateur plus \nintelligent que Ph\u0153bus, de voir comme ces belles filles, avec \nleurs langues envenim\u00e9es et irrit\u00e9es, serpentaient, glissaient et \nse tordaient autour de la danseuse des rues. Elles \u00e9taient \ncruelles et gracieuses. Elles fouillaient, elles furetaient mali - \ngnement de la parole dans sa pauvre et folle toilette de pail - \nlettes et d\u2019oripeaux. C\u2019\u00e9taient des rires, des ironies, des humi - \nliations sans fin. Les sarcasmes pleuvaient sur l\u2019\u00e9gyptienne, et la \nbienveillance hautaine, et les regards m\u00e9 chants. On e\u00fbt cru voir \nde ces jeunes dames romaines qui s\u2019amusaient \u00e0 enfoncer des \n\u00e9pingles d\u2019or dans le sein d\u2019une belle esclave. On e\u00fbt dit \nd\u2019\u00e9l\u00e9gantes levrettes chasseresses tournant, les narines ou - \nvertes, les yeux ardents, autour d\u2019une pauvre biche des bois que \nle regard du ma\u00eetre leur interdit de d\u00e9vorer. \n \nQu\u2019\u00e9tait -ce, apr\u00e8s tout, devant ces filles de grande maison, \nqu\u2019une mis\u00e9rable danseuse de place publique ! Elles ne sem - \nblaient tenir aucun compte de sa pr\u00e9sence, et parlaient d\u2019elle, \ndevant elle , \u00e0 elle -m\u00eame, \u00e0 haute voix, comme de quelque \nchose d\u2019assez malpropre, d\u2019assez abject et d\u2019assez joli. \n \n451La boh\u00e9mienne n\u2019\u00e9tait pas insensible \u00e0 ces piq\u00fbres d\u2019\u00e9pingle. De \ntemps en temps une pourpre de honte, un \u00e9clair de col\u00e8re \nenflammait ses yeux ou ses jou es ; une parole d\u00e9dai - \n \ngneuse semblait h\u00e9siter sur ses l\u00e8vres ; elle faisait avec m\u00e9pris \ncette petite grimace que le lecteur lui conna\u00eet ; mais elle se tai - \nsait. Immobile, elle attachait sur Ph\u0153bus un regard r\u00e9sign\u00e9, \ntriste et doux. Il y avait aussi du bonheur et de la tendress e \ndans ce regard. On e\u00fbt dit qu\u2019elle se contenait, de peur d\u2019\u00eatre \nchass\u00e9e. \n \nPh\u0153bus, lui, riait, et prenait le parti de la boh\u00e9mienne avec un \nm\u00e9lange d\u2019impertinence et de piti\u00e9. \n \n\u00ab Laissez -les dire, petite ! r\u00e9p\u00e9tait -il en faisant sonner ses \n\u00e9perons d\u2019or, s ans doute, votre toilette est un peu extravagante \net farouche ; mais, charmante fille comme vous \u00eates, qu\u2019est -ce \nque cela fait ? \n \n\u2013 Mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria la blonde Gaillefontaine, en redressant \nson cou de cygne avec un sourire amer, je vois que messieurs \nles archers de l\u2019ordonnance du roi prennent ais\u00e9ment feu aux \nbeaux yeux \u00e9gyptiens. \n \n452\u2013 Pourquoi non ? \u00bb dit Ph\u0153bus. \n \n\u00c0 cette r\u00e9ponse, nonchalamment jet\u00e9e par le capitaine comme \nune pierre perdue qu\u2019on ne regarde m\u00eame pas tomber, \nColombe se prit \u00e0 rire, et Diane , et Amelotte, et Fleur -de-Lys, \u00e0 \nqui il vint en m\u00eame temps une larme dans les yeux. \n \nLa boh\u00e9mienne, qui avait baiss\u00e9 \u00e0 terre son regard aux pa - \nroles de Colombe de Gaillefontaine, le releva rayonnant de joie \net de fiert\u00e9, et le fixa de nouveau sur Ph\u0153bus. Elle \u00e9tait bien \nbelle en ce moment. \n \nLa vieille dame, qui observait cette sc\u00e8ne, se sentait offen - s\u00e9e \net ne comprenait pas. \n \n\u00ab Sainte Vierge ! cria -t-elle tout \u00e0 coup, qu\u2019ai -je donc l\u00e0 qui me \nremue dans les jambes ? Ahi ! la vilaine b\u00eate ! \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait la ch\u00e8vre qui venait d\u2019arriver \u00e0 la recherche de sa \nma\u00eetresse, et qui, en se pr\u00e9cipitant vers elle, avait commenc\u00e9 \npar embarrasser ses cornes dans le monceau d\u2019\u00e9toffe que les \n \n453v\u00eatements de la noble dame entassaient sur ses pieds quand \nelle \u00e9tait assise. \n \nCe fut une diversion. La boh\u00e9mienne, sans dire une parole, la \nd\u00e9gagea. \n \n\u00ab Oh ! voil\u00e0 la petite chevrette qui a des pattes d\u2019or ! \u00bb s\u2019\u00e9cria \nB\u00e9rang\u00e8re en sautant de joie. \n \nLa boh\u00e9mienne s\u2019accroupit \u00e0 genoux, et appuya contre sa joue \nla t\u00eate caressante de la ch\u00e8 vre. On e\u00fbt dit qu\u2019elle lui de - \nmandait pardon de l\u2019avoir quitt\u00e9e ainsi. \n \nCependant Diane s\u2019\u00e9tait pench\u00e9e \u00e0 l\u2019oreille de Colombe. \n \n\u00ab Eh ! mon Dieu ! comment n\u2019y ai -je pas song\u00e9 plus t\u00f4t ? C\u2019est la \nboh\u00e9mienne \u00e0 la ch\u00e8vre. On la dit sorci\u00e8re, et que sa ch\u00e8vre fait \ndes momeries tr\u00e8s miraculeuses. \n \n\u2013 Eh bien, dit Colombe, il faut que la ch\u00e8vre nous diver - tisse \n\u00e0 son tour, et nous fasse u n miracle. \u00bb \n \n454Diane et Colombe s\u2019adress\u00e8rent vivement \u00e0 l\u2019\u00e9gyptienne. \n \n\u00ab Petite, fais donc faire un miracle \u00e0 ta ch\u00e8vre. \n \n\u2013 Je ne sais ce que vous voulez dire, r\u00e9pondit la danseuse. \n \n\u2013 Un miracle, une magie, une sorcellerie enfin. \n \n\u2013 Je ne sais. \u00bb Et elle se remit \u00e0 caresser la jolie b\u00eate en \nr\u00e9p\u00e9tant : \u00ab Djali ! Djali ! \u00bb \n \nEn ce moment Fleur -de-Lys remarqua un sachet de cuir brod\u00e9 \nsuspendu au cou de la ch\u00e8vre. \u00ab Qu\u2019est -ce que cela ? \u00bb \ndemanda -t-elle \u00e0 l\u2019\u00e9gyptienne. \n \nL\u2019\u00e9gyptienne leva ses grands yeux vers el le, et lui r\u00e9pondit \ngravement : \u00ab C\u2019est mon secret. \n \n\u2013 Je voudrais bien savoir ce que c\u2019est que ton secret \u00bb, \npensa Fleur -de-Lys. \n \n455Cependant la bonne dame s\u2019\u00e9tait lev\u00e9e avec humeur. \u00ab Or \u00e7\u00e0, la \nboh\u00e9mienne, si toi ni ta ch\u00e8vre n\u2019avez rien \u00e0 nous danser, qu e \nfaites -vous c\u00e9ans ? \u00bb \n \nLa boh\u00e9mienne, sans r\u00e9pondre, se dirigea lentement vers la \nporte. Mais plus elle en approchait, plus son pas se ralentis - sait. \nUn invincible aimant semblait la retenir. Tout \u00e0 coup elle tourna \nses yeux humides de larmes sur Ph\u0153bus , et s\u2019arr\u00eata. \n \n\u00ab Vrai Dieu ! s\u2019\u00e9cria le capitaine, on ne s\u2019en va pas ainsi. \nRevenez, et dansez -nous quelque chose. \u00c0 propos, belle \nd\u2019amour, comment vous appelez -vous ? \n \n\u2013 La Esmeralda \u00bb, dit la danseuse sans le quitter du re - gard. \n \n\u00c0 ce nom \u00e9trange, un fou rire \u00e9clata parmi les jeunes filles. \n \n\u00ab Voil\u00e0, dit Diane, un terrible nom pour une demoiselle ! \n \n\u2013 Vous voyez bien, reprit Amelotte, que c\u2019est une charme - \nresse. \n \n456\u2013 Ma ch\u00e8re, s\u2019\u00e9cria solennellement dame Alo\u00efse, vos pa - \nrents ne vou s ont pas p\u00each\u00e9 ce nom -l\u00e0 dans le b\u00e9nitier du bap - \nt\u00eame. \u00bb \n \nCependant, depuis quelques minutes, sans qu\u2019on f\u00eet atten - tion \n\u00e0 elle, B\u00e9rang\u00e8re avait attir\u00e9 la ch\u00e8vre dans un coin de la \nchambre avec un massepain. En un instant, elles avaient \u00e9t\u00e9 \ntoutes deux b onnes amies. La curieuse enfant avait d\u00e9tach\u00e9 le \nsachet suspendu au cou de la ch\u00e8vre, l\u2019avait ouvert, et avait \nvid\u00e9 sur la natte ce qu\u2019il contenait. C\u2019\u00e9tait un alphabet dont \nchaque lettre \u00e9tait inscrite s\u00e9par\u00e9ment sur une petite tablette \nde buis. \u00c0 peine c es joujoux furent -ils \u00e9tal\u00e9s sur la natte que \nl\u2019enfant vit avec surprise la ch\u00e8vre, dont c\u2019\u00e9tait l\u00e0 sans doute un \ndes miracles, tirer certaines lettres avec sa patte d\u2019or et les \ndisposer, en les poussant doucement, dans un ordre particulier. \nAu bout d\u2019un i nstant, cela fit un mot que la ch\u00e8vre semblait \nexerc\u00e9e \u00e0 \u00e9crire, tant elle h\u00e9sita peu \u00e0 le former, et B\u00e9rang\u00e8re \ns\u2019\u00e9cria tout \u00e0 coup en joignant les mains avec admiration : \n \n\u00ab Marraine Fleur -de-Lys, voyez donc ce que la ch\u00e8vre vient de \nfaire ! \u00bb \n \nFleur -de-Lys accourut et tressaillit. Les lettres dispos\u00e9es sur le \nplancher formaient ce mot : \n457 \nPH\u0152BUS. \n \n\u00ab C\u2019est la ch\u00e8vre qui a \u00e9crit cela ? demanda -t-elle d\u2019une voix \nalt\u00e9r\u00e9e. \n \n\u2013 Oui, marraine \u00bb, r\u00e9pondit B\u00e9rang\u00e8re. \n \nIl \u00e9tait impossible d\u2019en douter ; l\u2019enfant ne s avait pas \u00e9crire. \n \n\u00ab Voil\u00e0 le secret ! \u00bb pensa Fleur -de-Lys. \n \nCependant, au cri de l\u2019enfant, tout le monde \u00e9tait accouru, et la \nm\u00e8re, et les jeunes filles, et la boh\u00e9mienne, et l\u2019officier. \n \nLa boh\u00e9mienne vit la sottise que venait de faire la ch\u00e8vre. Elle \ndevint rouge, puis p\u00e2le, et se mit \u00e0 trembler comme une \ncoupable devant le capitaine, qui la regardait avec un sourire \nde satisfaction et d\u2019\u00e9tonnement. \n \n\u00ab Ph\u0153bus ! chuchotaient les jeunes filles stup\u00e9faites, c\u2019est le \nnom du capitaine ! \n458 \n\u2013 Vous avez une merveilleuse m\u00e9moire ! \u00bb dit Fleur -de-Lys \u00e0 \nla boh\u00e9mienne p\u00e9trifi\u00e9e. Puis \u00e9clatant en sanglots : \u00ab Oh ! \nbalbutia -t-elle douloureusement en se cachant le visage de ses \ndeux belles mains, c\u2019est une magicienne ! \u00bb Et elle entendait une \nvoix plus am\u00e8re encore lui dire au fond du c\u0153ur : \u00ab C\u2019est une \nrivale ! \u00bb \n \nElle tomba \u00e9vanouie. \n \n\u00ab Ma fille ! ma fille ! cria la m\u00e8re effray\u00e9e. Va -t\u2019en, boh\u00e9 - mienne \nde l\u2019enfer ! \u00bb \n \nLa Esmeralda ramassa en un clin d\u2019\u0153il les malencon - treuses \nlettres, fit signe \u00e0 Djali, et sortit par une porte, tandis qu\u2019on \nemportait Fleur -de-Lys par l\u2019autre. \n \nLe capitaine Ph\u0153bus, rest\u00e9 seul, h\u00e9sita un moment entre les \ndeux portes ; puis il suivit la boh\u00e9mienne. \n \n \n \n \n459C H A P I T R E II \n \nQU\u2019UN PR\u00caTRE ET UN PHILOSOPHE SONT DEUX \n \n \nLe pr\u00eatre que les jeu nes filles avaient remarqu\u00e9 au haut de la \ntour septentrionale pench\u00e9 sur la place et si attentif \u00e0 la danse \nde la boh\u00e9mienne, c\u2019\u00e9tait en effet l\u2019archidiacre Claude Frollo. \n \nNos lecteurs n\u2019ont pas oubli\u00e9 la cellule myst\u00e9rieuse que \nl\u2019archidiacre s\u2019\u00e9tait r\u00e9se rv\u00e9e dans cette tour. (Je ne sais, pour le \ndire en passant, si ce n\u2019est pas la m\u00eame dont on peut voir \nencore aujourd\u2019hui l\u2019int\u00e9rieur par une petite lucarne carr\u00e9e, ou - \nverte au levant \u00e0 hauteur d\u2019homme, sur la plate -forme d\u2019o\u00f9 \ns\u2019\u00e9lancent les tours : un bo uge, \u00e0 pr\u00e9sent nu, vide et d\u00e9labr\u00e9, \ndont les murs mal pl\u00e2tr\u00e9s sont orn\u00e9s \u00e7\u00e0 et l\u00e0, \u00e0 l\u2019heure qu\u2019il est, \nde quelques m\u00e9chantes gravures jaunes repr\u00e9sentant des fa - \n\u00e7ades de cath\u00e9drales. Je pr\u00e9sume que ce trou est habit\u00e9 con - \ncurremment par les chauves -souri s et les araign\u00e9es, et que par \ncons\u00e9quent il s\u2019y fait aux mouches une double guerre \nd\u2019extermination.) \n \nTous les jours, une heure avant le coucher du soleil, l\u2019archidiacre \nmontait l\u2019escalier de la tour, et s\u2019enfermait dans cette cellule, o\u00f9 \n460il passait quelq uefois des nuits enti\u00e8res. Ce jour -l\u00e0, au moment \no\u00f9, parvenu devant la porte basse du r\u00e9 - duit, il mettait dans la \nserrure la petite clef compliqu\u00e9e qu\u2019il portait toujours sur lui \ndans l\u2019escarcelle pendue \u00e0 son c\u00f4t\u00e9, un bruit de tambourin et de \ncastagnette s \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 son oreille. Ce bruit venait de la \nplace du Parvis. La cellule, nous l\u2019avons d\u00e9j\u00e0 dit, n\u2019avait qu\u2019une \nlucarne donnant sur la croupe de l\u2019\u00e9glise. Claude Frollo avait \nrepris pr\u00e9cipitamment la clef, et un instant apr\u00e8s il \u00e9tait sur le \nsommet de la tour, dans l\u2019attitude sombre et recueillie o\u00f9 les \ndamoiselles l\u2019avaient aper\u00e7u. \n \nIl \u00e9tait l\u00e0, grave, immobile, absorb\u00e9 dans un regard et dans une \npens\u00e9e. Tout Paris \u00e9tait sous ses pieds, avec les mille fl\u00e8ches de \nses \u00e9difices et son circulaire horizo n de molles col - \n \nlines, avec son fleuve qui serpente sous ses ponts et son peuple \nqui ondule dans ses rues, avec le nuage de ses fum\u00e9es, avec la \ncha\u00eene montueuse de ses toits qui presse Notre -Dame de ses \nmailles redoubl\u00e9es. Mais dans toute cette ville, l \u2019archidiacre ne \nregardait qu\u2019un point du pav\u00e9, la place du Parvis ; dans toute \ncette foule, qu\u2019une figure, la boh\u00e9mienne. \n \nIl e\u00fbt \u00e9t\u00e9 difficile de dire de quelle nature \u00e9tait ce regard, et \nd\u2019o\u00f9 venait la flamme qui en jaillissait. C\u2019\u00e9tait un regard fixe, e t \npourtant plein de trouble et de tumulte. Et \u00e0 l\u2019immobilit\u00e9 pro - \n461fonde de tout son corps, \u00e0 peine agit\u00e9 par intervalles d\u2019un fris - \nson machinal, comme un arbre au vent, \u00e0 la roideur de ses \ncoudes plus marbre que la rampe o\u00f9 ils s\u2019appuyaient, \u00e0 voir le \nsourire p\u00e9trifi\u00e9 qui contractait son visage, on e\u00fbt dit qu\u2019il n\u2019y \navait plus dans Claude Frollo que les yeux de vivant. \n \nLa boh\u00e9mienne dansait. Elle faisait tourner son tambourin \u00e0 la \npointe de son doigt, et le jetait en l\u2019air en dansant des sa - \nrabandes proven\u00e7ales ; agile, l\u00e9g\u00e8re, joyeuse et ne sentant pas \nle poids du regard redoutable qui tombait \u00e0 plomb sur sa t\u00eate. \n \nLa foule fourmillait autour d\u2019elle ; de temps en temps, un \nhomme accoutr\u00e9 d\u2019une casaque jaune et rouge faisait faire le \ncercle, puis revenait s\u2019asseoir sur une chaise \u00e0 quelques pas de \nla danseuse, et prenait la t\u00eate de la ch\u00e8vre sur ses genoux. Cet \nhomme sem blait \u00eatre le compagnon de la boh\u00e9mienne. Claude \nFrollo, du point \u00e9lev\u00e9 o\u00f9 il \u00e9tait plac\u00e9, ne pouvait distinguer ses \ntraits. \n \nDu moment o\u00f9 l\u2019archidiacre eut aper\u00e7u cet inconnu, son \nattention sembla se partager entre la danseuse et lui, et son \nvisage devint de plus en plus sombre. Tout \u00e0 coup il se redres - \nsa, et un tremblement parcourut tout son corps : \u00ab Qu\u2019est -ce \nque c\u2019est que cet homme ? dit -il entre ses dents, je l\u2019avais tou - \njours vue seule ! \u00bb \n462 \nAlors il se replongea sous la vo\u00fbte tortueuse de l\u2019escali er en \nspirale, et redescendit. En passant devant la porte de la \nsonnerie qui \u00e9tait entr\u2019ouverte, il vit une chose qui le frappa, il \nvit Quasimodo qui, pench\u00e9 \u00e0 une ouverture de ces auvents \nd\u2019ardoises qui ressemblent \u00e0 d\u2019\u00e9normes jalousies, regardait \naussi l ui, dans la place. Il \u00e9tait en proie \u00e0 une contemplation si \n \nprofonde qu\u2019il ne prit pas garde au passage de son p\u00e8re \nadoptif. Son \u0153il sauvage avait une expression singuli\u00e8re. C\u2019\u00e9tait \nun re - gard charm\u00e9 et doux. \u00ab Voil\u00e0 qui est \u00e9trange ! murmura \nClaude. Es t-ce que c\u2019est l\u2019\u00e9gyptienne qu\u2019il regarde ainsi ? \u00bb Il \ncontinua de descendre. Au bout de quelques minutes, le sou - \ncieux archidiacre sortit dans la place par la porte qui est au bas \nde la tour. \n \n\u00ab Qu\u2019est donc devenue la boh\u00e9mienne ? dit -il en se m\u00ealant au \ngroupe de spectateurs que le tambourin avait amass\u00e9s. \n \n\u2013 Je ne sais, r\u00e9pondit un de ses voisins, elle vient de dis - \npara\u00eetre. Je crois qu\u2019elle est all\u00e9e faire quelque fandangue dans \nla maison en face, o\u00f9 ils l\u2019ont appel\u00e9e. \u00bb \n \n463\u00c0 la place de l\u2019\u00e9gyptienne, su r ce m\u00eame tapis dont les ara - \nbesques s\u2019effa\u00e7aient le moment d\u2019auparavant sous le dessin \ncapricieux de sa danse, l\u2019archidiacre ne vit plus que l\u2019homme \nrouge et jaune, qui, pour gagner \u00e0 son tour quelques testons, se \npromenait autour du cercle, les coudes s ur les hanches, la t\u00eate \nrenvers\u00e9e, la face rouge, le cou tendu, avec une chaise entre les \ndents. Sur cette chaise, il avait attach\u00e9 un chat qu\u2019une voisine \navait pr\u00eat\u00e9 et qui jurait fort effray\u00e9. \n \n\u00ab Notre -Dame ! s\u2019\u00e9cria l\u2019archidiacre au moment o\u00f9 le sal - \ntimbanque, suant \u00e0 grosses gouttes, passa devant lui avec sa \npyramide de chaise et de chat, que fait l\u00e0 ma\u00eetre Pierre Grin - \ngoire ? \u00bb \n \nLa voix s\u00e9v\u00e8re de l\u2019archidiacre frappa le pauvre diable d\u2019une \ntelle commotion qu\u2019il perdit l\u2019\u00e9quilibre avec tout son \u00e9di - fice, et \nque la chaise et le chat tomb\u00e8rent p\u00eale -m\u00eale sur la t\u00eate des \nassistants, au milieu d\u2019une hu\u00e9e inextinguible. \n \nIl est probable que ma\u00eetre Pierre Gringoire (car c\u2019\u00e9tait bien lui) \naurait eu un f\u00e2cheux compte \u00e0 solder avec la voisine au chat, et \ntoutes les faces contuses et \u00e9gratign\u00e9es qui l\u2019entouraient, s\u2019il ne \nse f\u00fbt h\u00e2t\u00e9 de profiter du tumulte pour se r\u00e9fugier dans l\u2019\u00e9glise, \no\u00f9 Claude Frollo lui avait fait signe de le suivre. \n464 \nLa cath\u00e9drale \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 obscure et d\u00e9serte. Les contre - nefs \n\u00e9taient ple ines de t\u00e9n\u00e8bres, et les lampes des chapelles \ncommen\u00e7aient \u00e0 s\u2019\u00e9toiler, tant les vo\u00fbtes devenaient noires. \nSeulement la grande rose de la fa\u00e7ade, dont les mille couleurs \n\u00e9taient tremp\u00e9es d\u2019un rayon de soleil horizontal, reluisait dans \nl\u2019ombre comme un foui llis de diamants et r\u00e9percutait \u00e0 l\u2019autre \nbout de la nef son spectre \u00e9blouissant. \n \nQuand ils eurent fait quelques pas, dom Claude s\u2019adossa \u00e0 un \npilier et regarda Gringoire fixement. Ce regard n\u2019\u00e9tait pas celui \nque Gringoire craignait, honteux qu\u2019il \u00e9tait d \u2019avoir \u00e9t\u00e9 sur - pris \npar une personne grave et docte dans ce costume de bala - din. \nLe coup d\u2019\u0153il du pr\u00eatre n\u2019avait rien de moqueur et d\u2019ironique ; il \n\u00e9tait s\u00e9rieux, tranquille et per\u00e7ant. L\u2019archidiacre rompit le \nsilence le premier. \n \n\u00ab Venez \u00e7\u00e0, ma\u00eetre Pier re. Vous m\u2019allez expliquer bien des \nchoses. Et d\u2019abord, d\u2019o\u00f9 vient qu\u2019on ne vous a pas vu depuis \ntant\u00f4t deux mois et qu\u2019on vous retrouve dans les carrefours, en \nbel \u00e9quipage, vraiment ! mi -parti de jaune et de rouge comme \nune pomme de Caudebec ? \n \n465\u2013 Messire, dit piteusement Gringoire, c\u2019est en effet un pro - \ndigieux accoutrement, et vous m\u2019en voyez plus penaud qu\u2019un \nchat coiff\u00e9 d\u2019une calebasse. C\u2019est bien mal fait, je le sens, \nd\u2019exposer messieurs les sergents du guet \u00e0 b\u00e2tonner sous cette \ncasaque l\u2019hum\u00e9rus d\u2019 un philosophe pythagoricien. Mais que \nvoulez -vous, mon r\u00e9v\u00e9rend ma\u00eetre ? la faute en est \u00e0 mon an - \ncien justaucorps qui m\u2019a l\u00e2chement abandonn\u00e9 au commence - \nment de l\u2019hiver, sous pr\u00e9texte qu\u2019il tombait en loques et qu\u2019il \navait besoin de s\u2019aller reposer dan s la hotte du chiffonnier. Que \nfaire ? la civilisation n\u2019en est pas encore arriv\u00e9e au point que \nl\u2019on puisse aller tout nu, comme le voulait l\u2019ancien Diog\u00e9n\u00e8s. \nAjoutez qu\u2019il ventait un vent tr\u00e8s froid, et ce n\u2019est pas au mois \nde janvier qu\u2019on peut essayer a vec succ\u00e8s de faire faire ce nou - \nveau pas \u00e0 l\u2019humanit\u00e9. Cette casaque s\u2019est pr\u00e9sent\u00e9e. Je l\u2019ai \nprise, et j\u2019ai laiss\u00e9 l\u00e0 ma vieille souquenille noire, laquelle, pour \nun herm\u00e9tique comme moi, \u00e9tait fort peu herm\u00e9tiquement \nclose. Me voil\u00e0 donc en habit d\u2019his trion, comme saint Genest. \nQue voulez -vous ? c\u2019est une \u00e9clipse. Apollo a bien gard\u00e9 les \ngorrines chez Adm\u00e9t\u00e8s. \n \n\u2013 Vous faites l\u00e0 un beau m\u00e9tier ! reprit l\u2019archidiacre. \n \n\u2013 Je conviens, mon ma\u00eetre, qu\u2019il vaut mieux philosopher et \npo\u00e9tiser, souffler la flamme dans le fourneau ou la recevoir du \nciel, que de porter des chats sur le pavois. Aussi quand vous \n466m\u2019avez apostroph\u00e9 ai -je \u00e9t\u00e9 aussi sot qu\u2019un \u00e2ne devant un \ntourne -broche . Mais que voulez -vous, messire ? il faut vivre tous \nles jours, et les plus beaux vers alexandrins ne valent pas sous la \ndent un morceau de fromage de Brie. Or, j\u2019ai fait pour Madame \nMarguerite de Flandre ce fameux \u00e9pithalame que vous savez, et \nla ville ne me le paie pas, sous pr\u00e9texte qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas \nexcellent, comme si l\u2019on pouvait donner pour quatre \u00e9cus une \ntrag\u00e9die de Sophocl\u00e8s. J\u2019allais donc mourir de faim. Heu - \nreusement je me suis trouv\u00e9 un peu fort du c\u00f4t\u00e9 de la m\u00e2 - \nchoire, et je lui ai dit \u00e0 cet te m\u00e2choire : \u00ab Fais des tours de force \net d\u2019\u00e9quilibre, nourris -toi toi -m\u00eame. Ale te ipsam. \u00bb Un tas de \ngueux, qui sont devenus mes bons amis, m\u2019ont appris vingt \nsortes de tours hercul\u00e9ens, et maintenant je donne tous les soirs \n\u00e0 mes dents le pain qu\u2019elles ont gagn\u00e9 dans la journ\u00e9e \u00e0 la \nsueur de mon front. Apr\u00e8s tout, concedo, je conc\u00e8de que c\u2019est \nun triste emploi de mes facult\u00e9s intellectuelles, et que l\u2019homme \nn\u2019est pas fait pour passer sa vie \u00e0 tambouriner et \u00e0 mordre des \nchaises. Mais, r\u00e9v\u00e9rend ma\u00eetre, i l ne suffit pas de passer sa vie, il \nfaut la gagner. \u00bb \n \nDom Claude \u00e9coutait en silence. Tout \u00e0 coup son \u0153il en - fonc\u00e9 \nprit une telle expression sagace et p\u00e9n\u00e9trante que Grin - goire se \nsentit pour ainsi dire fouill\u00e9 jusqu\u2019au fond de l\u2019\u00e2me par ce \nregard. \n \n467\u00ab Fort bien, ma\u00eetre Pierre, mais d\u2019o\u00f9 vient que vous \u00eates \nmaintenant en compagnie de cette danseuse d\u2019\u00c9gypte ? \n \n\u2013 Ma foi ! dit Gringoire, c\u2019est qu\u2019elle est ma femme et que je \nsuis son mari. \u00bb \n \nL\u2019\u0153il t\u00e9n\u00e9breux du pr\u00eatre s\u2019enflamma. \n \n\u00ab Aurais -tu fait cela, mis \u00e9rable ? cria -t-il en saisissant avec \nfureur le bras de Gringoire ; aurais -tu \u00e9t\u00e9 assez abandonn\u00e9 de \nDieu pour porter la main sur cette fille ? \n \n\u2013 Sur ma part de paradis, monseigneur, r\u00e9pondit Gringoire \ntremblant de tous ses membres, je vous jure que je n e l\u2019ai ja - \nmais touch\u00e9e, si c\u2019est l\u00e0 ce qui vous inqui\u00e8te. \n \n\u2013 Et que parles -tu donc de mari et de femme ? \u00bb dit le pr\u00eatre. \n \nGringoire se h\u00e2ta de lui conter le plus succinctement pos - sible \ntout ce que le lecteur sait d\u00e9j\u00e0, son aventure de la Cour des \nMirac les et son mariage au pot cass\u00e9. Il para\u00eet du reste que ce \nmariage n\u2019avait eu encore aucun r\u00e9sultat, et que chaque soir la \nboh\u00e9mienne lui escamotait sa nuit de noces comme le pre - mier \n468jour. \u00ab C\u2019est un d\u00e9boire, dit -il en terminant, mais cela tient \u00e0 ce \nque j\u2019ai eu le malheur d\u2019\u00e9pouser une vierge. \n \n\u2013 Que voulez -vous dire ? demanda l\u2019archidiacre, qui s\u2019\u00e9tait \napais\u00e9 par degr\u00e9s \u00e0 ce r\u00e9cit. \n \n\u2013 C\u2019est assez difficile \u00e0 expliquer, r\u00e9pondit le po\u00e8te. C\u2019est \nune superstition. Ma femme est, \u00e0 ce que m\u2019a dit un vieux \npeigre qu\u2019on appelle chez nous le duc d\u2019\u00c9gypte, un enfant trou - \nv\u00e9, ou perdu, ce qui est la m\u00eame chose. Elle porte au cou une \namulette qui, assure -t-on, lui fera un jour rencontrer ses pa - \nrents, mais qui perdrait sa vertu si la jeune fille perdait la sienne . \nIl suit de l\u00e0 que nous demeurons tous deux tr\u00e8s ver - tueux. \n \n\u2013 Donc, reprit Claude dont le front s\u2019\u00e9claircissait de plus en \nplus, vous croyez, ma\u00eetre Pierre, que cette cr\u00e9ature n\u2019a \u00e9t\u00e9 ap - \nproch\u00e9e d\u2019aucun homme ? \n \n\u2013 Que voulez -vous, dom Claude, qu\u2019un hom me fasse \u00e0 une \nsuperstition ? Elle a cela dans la t\u00eate. J\u2019estime que c\u2019est \u00e0 coup \ns\u00fbr une raret\u00e9 que cette pruderie de nonne qui se conserve fa - \nrouche au milieu de ces filles boh\u00e8mes si facilement apprivoi - \ns\u00e9es. Mais elle a pour se prot\u00e9ger trois choses : le duc d\u2019\u00c9gypte \nqui l\u2019a prise sous sa sauvegarde, comptant peut -\u00eatre la vendre \n469\u00e0 quelque damp abb\u00e9 ; toute sa tribu qui la tient en v\u00e9n\u00e9ration \nsinguli\u00e8re, comme une Notre -Dame ; et un certain poignard \nmignon que la luronne porte toujours sur elle dans qu elque coin, \nmalgr\u00e9 les ordonnances du pr\u00e9v\u00f4t, et qu\u2019on lui fait sortir \n \naux mains en lui pressant la taille. C\u2019est une fi\u00e8re gu\u00eape, al - lez ! \n\u00bb \n \nL\u2019archidiacre serra Gringoire de questions. \n \nLa Esmeralda \u00e9tait, au jugement de Gringoire, une cr\u00e9a - ture \ninoffensive et charmante, jolie, \u00e0 cela pr\u00e8s d\u2019une moue qui lui \n\u00e9tait particuli\u00e8re ; une fille na\u00efve et passionn\u00e9e, ignorante de \ntout, et enthousiaste de tout ; ne sachant pas encore la diff\u00e9 - \nrence d\u2019une femme \u00e0 un homme, m\u00eame en r\u00eave ; faite comme \ncela ; folle surtout de danse, de bruit, de grand air ; une es - p\u00e8ce \nde femme abeille, ayant des ailes invisibles aux pieds, et vivant \ndans un tourbillon. Elle devait cette nature \u00e0 la vie er - rante \nqu\u2019elle avait toujours men\u00e9e. Gringoire \u00e9tait parvenu \u00e0 savoir \nque, tout enfant, elle avait parcouru l\u2019Espagne et la Ca - talogne, \njusqu\u2019en Sicile ; il croyait m\u00eame qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 em - men\u00e9e, par \nla caravane de zingari dont elle faisait partie, dans le roya ume \nd\u2019Alger, pays situ\u00e9 en Acha\u00efe, laquelle Acha\u00efe touche d\u2019un c\u00f4t\u00e9 \u00e0 \nla petite Albanie et \u00e0 la Gr\u00e8ce, de l\u2019autre \u00e0 la mer des Siciles, qui \nest le chemin de Constantinople. Les bo - h\u00e8mes, disait \n470Gringoire, \u00e9taient vassaux du roi d\u2019Alger, en sa qualit\u00e9 de c hef \nde la nation des Maures blancs. Ce qui \u00e9tait cer - tain, c\u2019est que \nla Esmeralda \u00e9tait venue en France tr\u00e8s jeune encore par la \nHongrie. De tous ces pays, la jeune fille avait rapport\u00e9 des \nlambeaux de jargons bizarres, des chants et des id\u00e9es \n\u00e9trang\u00e8res, qui faisaient de son langage quelque chose d\u2019aussi \nbigarr\u00e9 que son costume moiti\u00e9 parisien, moiti\u00e9 africain. Du \nreste, le peuple des quartiers qu\u2019elle fr\u00e9quentait l\u2019aimait pour sa \ngaiet\u00e9, pour sa gentillesse, pour ses vives allures, pour ses \ndanses et pou r ses chansons. Dans toute la ville, elle ne se \ncroyait ha\u00efe que de deux personnes, dont elle parlait souvent \navec effroi : la sachette de la Tour -Roland, une vilaine recluse \nqui avait on ne sait quelle rancune aux \u00e9gyptiennes, et qui \nmaudissait la pauvre danseuse chaque fois qu\u2019elle passait de - \nvant sa lucarne ; et un pr\u00eatre qui ne la rencontrait jamais sans \nlui jeter des regards et des paroles qui lui faisaient peur. Cette \nderni\u00e8re circonstance troubla fort l\u2019archidiacre, sans que Grin - \ngoire f\u00eet grande a ttention \u00e0 ce trouble ; tant il avait suffi de \ndeux mois pour faire oublier \u00e0 l\u2019insouciant po\u00e8te les d\u00e9tails sin - \nguliers de cette soir\u00e9e o\u00f9 il avait fait la rencontre de \nl\u2019\u00e9gyptienne, et la pr\u00e9sence de l\u2019archidiacre dans tout cela. Au \ndemeurant, la petite danseuse ne craignait rien ; elle ne disait \n \npas la bonne aventure, ce qui la mettait \u00e0 l\u2019abri de ces proc\u00e8s \nde magie si fr\u00e9quemment intent\u00e9s aux boh\u00e9miennes. Et puis, \nGringoire lui tenait lieu de fr\u00e8re, sinon de mari. Apr\u00e8s tout, le \n471philosophe supportai t tr\u00e8s patiemment cette esp\u00e8ce de \nmariage platonique. C\u2019\u00e9tait toujours un g\u00eete et du pain. Chaque \nmatin, il partait de la truanderie, le plus souvent avec \nl\u2019\u00e9gyptienne, il l\u2019aidait \u00e0 faire dans les carrefours sa r\u00e9colte de \ntarges et de petits -blancs ; chaq ue soir il rentrait avec elle sous \nle m\u00eame toit, la laissait se verrouiller dans sa logette, et \ns\u2019endormait du sommeil du juste. Existence fort douce, \u00e0 tout \nprendre, disait -il, et fort propice \u00e0 la r\u00eaverie. Et puis, en son \u00e2me \net conscience, le philosophe n\u2019\u00e9tait pas tr\u00e8s s\u00fbr d\u2019\u00eatre \n\u00e9perdument amoureux de la boh\u00e9mienne. Il aimait presque \nautant la ch\u00e8vre. C\u2019\u00e9tait une charmante b\u00eate, douce, \nintelligente, spirituelle, une ch\u00e8vre savante. Rien de plus \ncommun au moyen \u00e2ge que ces animaux savants dont on \ns\u2019\u00e9mer veillait fort et qui menaient fr\u00e9quem - ment leurs \ninstructeurs au fagot. Pourtant les sorcelleries de la ch\u00e8vre aux \npattes dor\u00e9es \u00e9taient de bien innocentes malices. Gringoire les \nexpliqua \u00e0 l\u2019archidiacre que ces d\u00e9tails parais - saient vivement \nint\u00e9resser. Il suffisait, dans la plupart des cas, de pr\u00e9senter le \ntambourin \u00e0 la ch\u00e8vre de telle ou telle fa\u00e7on pour obtenir d\u2019elle \nla momerie qu\u2019on souhaitait. Elle avait \u00e9t\u00e9 dress\u00e9e \u00e0 cela par la \nboh\u00e9mienne, qui avait \u00e0 ces finesses un talent si rare qu\u2019il lui \navait suffi de deux mois pour enseigner \u00e0 la ch\u00e8vre \u00e0 \u00e9crire \navec des lettres mobiles le mot Ph\u0153bus. \n \n\u00ab Ph\u0153bus ! dit le pr\u00eatre ; pourquoi Ph\u0153bus ? \n \n472\u2013 Je ne sais, r\u00e9pondit Gringoire. C\u2019est peut -\u00eatre un mot \nqu\u2019elle croit dou\u00e9 de quelque vertu magique et secr\u00e8te . Elle le \nr\u00e9p\u00e8te souvent \u00e0 demi -voix quand elle se croit seule. \n \n\u2013 \u00cates-vous s\u00fbr, reprit Claude avec son regard p\u00e9n\u00e9trant, \nque ce n\u2019est qu\u2019un mot et que ce n\u2019est pas un nom ? \n \n\u2013 Nom de qui ? dit le po\u00e8te. \n \n\u2013 Que sais -je ? dit le pr\u00eatre. \n \n\u2013 Voil\u00e0 ce que j\u2019i magine, messire. Ces boh\u00e8mes sont un peu \ngu\u00e8bres et adorent le soleil. De l\u00e0 Ph\u0153bus. \n \n\u2013 Cela ne me semble pas si clair qu\u2019\u00e0 vous, ma\u00eetre Pierre. \n \n\u2013 Au demeurant, cela ne m\u2019importe. Qu\u2019elle marmotte son \nPh\u0153bus \u00e0 son aise. Ce qui est s\u00fbr, c\u2019est que Djali m\u2019 aime d\u00e9j\u00e0 \npresque autant qu\u2019elle. \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cette Djali ? \n \n473\u2013 C\u2019est la ch\u00e8vre. \u00bb \n \nL\u2019archidiacre posa son menton sur sa main, et parut un moment \nr\u00eaveur. Tout \u00e0 coup il se retourna brusquement vers Gringoire. \n \n\u00ab Et tu me jures que tu ne lui as pas touch\u00e9 ? \n \n\u2013 \u00c0 qui ? dit Gringoire, \u00e0 la ch\u00e8vre ? \n \n\u2013 Non, \u00e0 cette femme. \n \n\u2013 \u00c0 ma femme ! Je vous jure que non. \n \n\u2013 Et tu es souvent seul avec elle ? \n \n\u2013 Tous les soirs, une bonne heure. \u00bb Dom Claude fron\u00e7a le \nsourcil. \n\u00ab Oh ! oh ! solus cum sola non cogitabuntur orare Pater noster. \n \n474\u2013 Sur mon \u00e2me, je pourrais dire le Pater, et l\u2019Ave Maria, et le \nCredo in Deum patrem omnipotentem, sans qu\u2019elle f\u00eet plus \nd\u2019attention \u00e0 moi qu\u2019une poule \u00e0 une \u00e9glise. \n \n\u2013 Jure -moi par le ventre de ta m\u00e8re, r\u00e9p\u00e9ta l\u2019archidiacre \navec violence, que tu n\u2019as pas touch\u00e9 \u00e0 cette cr\u00e9ature du bout \ndu doigt. \n \n\u2013 Je le jurerais aussi par la t\u00eate de mon p\u00e8re, car les deux \nchoses ont plus d\u2019un rapport. Mais, mon r\u00e9v\u00e9rend ma\u00eetre, per - \nmettez -moi \u00e0 mon tour une qu estion. \n \n\u2013 Parlez, monsieur. \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela vous fait ? \u00bb \n \nLa p\u00e2le figure de l\u2019archidiacre devint rouge comme la joue d\u2019une \njeune fille. Il resta un moment sans r\u00e9pondre, puis avec un \nembarras visible : \n \n\u00ab \u00c9coutez, ma\u00eetre Pierre Gringoire. Vous n\u2019\u00ea tes pas encore \ndamn\u00e9, que je sache. Je m\u2019int\u00e9resse \u00e0 vous et vous veux du \nbien. Or le moindre contact avec cette \u00e9gyptienne du d\u00e9mon \n475vous ferait vassal de Satanas. Vous savez que c\u2019est toujours le \ncorps qui perd l\u2019\u00e2me. Malheur \u00e0 vous si vous approchez cett e \nfemme ! Voil\u00e0 tout. \n \n\u2013 J\u2019ai essay\u00e9 une fois, dit Gringoire en se grattant l\u2019oreille. \nC\u2019\u00e9tait le premier jour, mais je me suis piqu\u00e9. \n \n\u2013 Vous avez eu cette effronterie, ma\u00eetre Pierre ? \u00bb Et le front \ndu pr\u00eatre se rembrunit. \n\u00ab Une autre fois, continua le po\u00e8te en souriant, j\u2019ai regard\u00e9 \navant de me coucher par le trou de sa serrure, et j\u2019ai bien vu la \nplus d\u00e9licieuse dame en chemise qui ait jamais fait crier la \nsangle d\u2019un lit sous son pied nu. \n \n\u2013 Va-t\u2019en au diable ! \u00bb cria le pr\u00eatre avec un regard ter - rible, \net, poussant par les \u00e9paules Gringoire \u00e9merveill\u00e9, il s\u2019enfon\u00e7a \u00e0 \ngrands pas sous les plus sombres arcades de la ca - th\u00e9drale. \n \n \n \n \n \n476C H A P I T R E III \n \nLES CLOCHES \n \n \nDepuis la matin\u00e9e du pilori, les voisins de Notre -Dame avaient \ncru remarquer que l\u2019ardeur carillonneuse de Quasimodo s\u2019\u00e9tait \nfort refroidie. Auparavant c\u2019\u00e9taient des sonneries \u00e0 tout propos, \nde longues aubades qui duraient de prime \u00e0 complie s, des \nvol\u00e9es de beffroi pour une grand -messe, de riches gammes \npromen\u00e9es sur les clochettes pour un mariage, pour un bap - \nt\u00eame, et s\u2019entrem\u00ealant dans l\u2019air comme une broderie de toutes \nsortes de sons charmants. La vieille \u00e9glise, toute vibrante et \ntoute s onore, \u00e9tait dans une perp\u00e9tuelle joie de cloches. On y \nsentait sans cesse la pr\u00e9sence d\u2019un esprit de bruit et de caprice \nqui chantait par toutes ces bouches de cuivre. Maintenant cet \nesprit semblait avoir disparu ; la cath\u00e9drale paraissait morne et \ngardai t volontiers le silence. Les f\u00eates et les enterrements \navaient leur simple sonnerie, s\u00e8che et nue, ce que le rituel exi - \ngeait, rien de plus. Du double bruit que fait une \u00e9glise, l\u2019orgue \nau dedans, la cloche au dehors, il ne restait que l\u2019orgue. On e\u00fbt \ndit qu\u2019il n\u2019y avait plus de musicien dans les clochers. Quasimodo \ny \u00e9tait toujours pourtant. Que s\u2019\u00e9tait -il donc pass\u00e9 en lui ? \u00c9tait -\nce que la honte et le d\u00e9sespoir du pilori duraient encore au fond \nde son c\u0153ur, que les coups de fouet du tourmenteur se \n477r\u00e9percutaient sans fin dans son \u00e2me, et que la tristesse d\u2019un \npareil traitement avait tout \u00e9teint chez lui, jusqu\u2019\u00e0 sa passion \npour les cloches ? ou bien, \u00e9tait -ce que Marie avait une rivale \ndans le c\u0153ur du sonneur de Notre -Dame, et que la grosse \ncloche et ses quatorze s\u0153urs \u00e9taient n\u00e9glig\u00e9es pour quelque \nchose de plus aimable et de plus beau ? \n \nIl arriva que, dans cette gracieuse ann\u00e9e 1482, l\u2019Annonciation \ntomba un mardi 25 mars. Ce jour -l\u00e0, l\u2019air \u00e9tait si pur et si l\u00e9ger \nque Quasimodo se sentit revenir quelque amour de ses cloches. \nIl monta donc dans la tour septentrionale, tan - dis qu\u2019en bas le \nbedeau ouvrait toutes larges les portes de l\u2019\u00e9glise, lesquelles \n\u00e9taient alors d\u2019\u00e9normes panneaux de fort \n \nbois couverts de cuir, bord\u00e9s de clous de fer dor\u00e9 et encadr\u00e9 s \nde sculptures \u00ab fort artificiellement \u00e9labour\u00e9es \u00bb. \n \nParvenu dans la haute cage de la sonnerie, Quasimodo \nconsid\u00e9ra quelque temps avec un triste hochement de t\u00eate les \nsix campaniles, comme s\u2019il g\u00e9missait de quelque chose \nd\u2019\u00e9tranger qui s\u2019\u00e9tait interpos\u00e9 dans son c\u0153ur entre elles et lui. \nMais quand il les eut mises en branle, quand il sentit cette \ngrappe de cloches remuer sous sa main, quand il vit, car il ne \nl\u2019entendait pas, l\u2019octave palpitante monter et descendre sur \ncette \u00e9chelle sonore comme un oiseau qui saute de branche en \n478branche, quand le diable musique, ce d\u00e9mon qui secoue un \ntrousseau \u00e9tincelant de strettes, de trilles et d\u2019arp\u00e8ges, se fut \nempar\u00e9 du pauvre sourd, alors il redevint heureux, il oublia tout, \net son c\u0153ur qui se dilatait fit \u00e9panouir s on visage. \n \nIl allait et venait, il frappait des mains, il courait d\u2019une corde \u00e0 \nl\u2019autre, il animait les six chanteurs de la voix et du geste, comme \nun chef d\u2019orchestre qui \u00e9peronne des virtuoses intelligents. \n \n\u00ab Va, disait -il, va, Gabrielle. Verse tout to n bruit dans la place. \nC\u2019est aujourd\u2019hui f\u00eate. \u2013 Thibauld, pas de paresse. Tu te ralentis. \nVa, va donc ! est -ce que tu t\u2019es rouill\u00e9, fain\u00e9ant ? \u2013 C\u2019est bien ! \nVite ! vite ! qu\u2019on ne voie pas le battant. Rends -les tous sourds \ncomme moi. C\u2019est cela, Thibauld , bravement ! \u2013 Guillaume ! \nGuillaume ! tu es le plus gros, et Pasquier est le plus petit, et \nPasquier va le mieux. Gageons que ceux qui en - tendent \nl\u2019entendent mieux que toi. \u2013 Bien ! bien ! ma Gabrielle, fort ! plus \nfort ! \u2013 H\u00e9 ! que faites -vous donc l\u00e0 -haut tous deux, les \nMoineaux ? je ne vous vois pas faire le plus petit bruit. \u2013 Qu\u2019est -\nce que c\u2019est que ces becs de cuivre -l\u00e0 qui ont l\u2019air de b\u00e2iller \nquand il faut chanter ? \u00c7\u00e0, qu\u2019on travaille ! C\u2019est l\u2019Annonciation. \nIl y a un beau soleil. Il faut un bea u carillon. \u2013 Pauvre Guillaume \n! te voil\u00e0 tout essouffl\u00e9, mon gros ! \u00bb \n \n479Il \u00e9tait tout occup\u00e9 d\u2019aiguillonner ses cloches, qui sautaient \ntoutes les six \u00e0 qui mieux mieux et secouaient leurs croupes \nluisantes comme un bruyant attelage de mules espagnoles pi - \nqu\u00e9 \u00e7\u00e0 et l\u00e0 par les apostrophes du sagal. \n \nTout \u00e0 coup, en laissant tomber son regard entre les larges \n\u00e9cailles ardois\u00e9es qui recouvrent \u00e0 une certaine hauteur le mur \n\u00e0 pic du clocher, il vit dans la place une jeune fille bizarrement \naccoutr\u00e9e, qui s\u2019arr \u00eatait, qui d\u00e9veloppait \u00e0 terre un tapis o\u00f9 une \npetite ch\u00e8vre venait se poser, et un groupe de spectateurs qui \ns\u2019arrondissait \u00e0 l\u2019entour. Cette vue changea subitement le cours \nde ses id\u00e9es, et figea son enthousiasme musical comme un \nsouffle d\u2019air fige une r \u00e9sine en fusion. Il s\u2019arr\u00eata, tourna le dos \nau carillon, et s\u2019accroupit derri\u00e8re l\u2019auvent d\u2019ardoise, en fixant \nsur la danseuse ce regard r\u00eaveur, tendre et doux, qui avait d\u00e9j\u00e0 \nune fois \u00e9tonn\u00e9 l\u2019archidiacre. Cependant les cloches oubli\u00e9es \ns\u2019\u00e9teignirent brus quement toutes \u00e0 la fois, au grand d\u00e9sappoin - \ntement des amateurs de sonnerie, lesquels \u00e9coutaient de bonne \nfoi le carillon de dessus le Pont -au-Change, et s\u2019en all\u00e8rent stu - \np\u00e9faits comme un chien \u00e0 qui l\u2019on a montr\u00e9 un os et \u00e0 qui l\u2019on \ndonne une pierre. \n \n \n \n \n480C H A P I T R E IV \n \nIl advint que par une belle matin\u00e9e de ce m\u00eame mois de mars, \nje crois que c\u2019\u00e9tait le samedi 29, jour de saint Eustache, notre \njeune ami l\u2019\u00e9colier Jehan Frollo du Moulin s\u2019aper\u00e7ut en \ns\u2019habillant que ses gr\u00e8gues qui contenaient sa bourse ne ren - \ndaient aucun son m\u00e9tallique. \u00ab Pauvre bourse ! dit -il en la tirant \nde son gousset, quoi ! pas le moindre petit parisis ! comme les \nd\u00e9s, les pots de bi\u00e8re et V\u00e9nus t\u2019ont cruellement \u00e9ventr\u00e9e ! \ncomme te voil\u00e0 vide, rid\u00e9e et flasque ! Tu ressembles \u00e0 la gorge \nd\u2019une furi e ! Je vous le demande, messer Cicero et mes - ser \nSeneca, dont je vois les exemplaires tout racornis \u00e9pars sur le \ncarreau, que me sert de savoir, mieux qu\u2019un g\u00e9n\u00e9ral des \nmonnaies ou qu\u2019un juif du Pont -aux-Changeurs, qu\u2019un \u00e9cu d\u2019or \u00e0 \nla couronne vaut trente -cinq unzains de vingt -cinq sous huit \ndeniers parisis chaque, et qu\u2019un \u00e9cu au croissant vaut trente - six \nunzains de vingt -six sous et six deniers tournois pi\u00e8ce, si je n\u2019ai \npas un mis\u00e9rable liard noir \u00e0 risquer sur le double -six ! Oh ! \nconsul Cicero ! ce n \u2019est pas l\u00e0 une calamit\u00e9 dont on se tire avec \ndes p\u00e9riphrases, des quemadmodum et des verum enim ve - ro \n! \u00bb \n \nIl s\u2019habilla tristement. Une pens\u00e9e lui \u00e9tait venue tout en ficelant \nses bottines, mais il la repoussa d\u2019abord ; cependant elle revint, \net il mit son gilet \u00e0 l\u2019envers, signe \u00e9vident d\u2019un vio - lent combat \n481int\u00e9rieur. Enfin il jeta rudement son bonnet \u00e0 terre et s\u2019\u00e9cria : \u00ab \nTant pis ! il en sera ce qu\u2019il pourra. Je vais aller chez mon fr\u00e8re. \nJ\u2019attraperai un sermon, mais j\u2019attraperai un \u00e9cu. \u00bb \n \nAlors i l endossa pr\u00e9cipitamment sa casaque \u00e0 maho\u00eetres \nfourr\u00e9es, ramassa son bonnet et sortit en d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. \n \nIl descendit la rue de la Harpe vers la Cit\u00e9. En passant de - vant \nla rue de la Huchette, l\u2019odeur de ces admirables broches qui \ntournaient incessamment vin t chatouiller son appareil olfac - \n \ntif, et il donna un regard d\u2019amour \u00e0 la cyclop\u00e9enne r\u00f4tisserie \nqui arracha un jour au cordelier Calatagirone cette path\u00e9tique \nexclamation : Veramente, queste rotisserie sono cosa stu - \npenda ! Mais Jehan n\u2019avait pas de q uoi d\u00e9jeuner, et il s\u2019enfon\u00e7a \navec un profond soupir sous le porche du Petit -Ch\u00e2telet, \n\u00e9norme double -tr\u00e8fle de tours massives qui gardait l\u2019entr\u00e9e de \nla Cit\u00e9. \n \nIl ne prit pas m\u00eame le temps de jeter une pierre en pas - sant, \ncomme c\u2019\u00e9tait l\u2019usage, \u00e0 la mis\u00e9r able statue de ce P\u00e9rinet \nLeclerc qui avait livr\u00e9 le Paris de Charles VI aux Anglais, crime \nque son effigie, la face \u00e9cras\u00e9e de pierres et souill\u00e9e de boue, a \n482expi\u00e9 pendant trois si\u00e8cles au coin des rues de la Harpe et de \nBussy, comme \u00e0 un pilori \u00e9ternel. \n \nLe Petit -Pont travers\u00e9, la rue Neuve -Sainte -Genevi\u00e8ve en - \njamb\u00e9e, Jehan de Molendino se trouva devant Notre -Dame. \nAlors son ind\u00e9cision le reprit, et il se promena quelques instants \nautour de la statue de M. Legris, en se r\u00e9p\u00e9tant avec angoisse : \n\u00ab Le serm on est s\u00fbr, l\u2019\u00e9cu est douteux ! \u00bb \n \nIl arr\u00eata un bedeau qui sortait du clo\u00eetre. \u00ab O\u00f9 est mon - sieur \nl\u2019archidiacre de Josas ? \n \n\u2013 Je crois qu\u2019il est dans sa cachette de la tour, dit le be - \ndeau, et je ne vous conseille pas de l\u2019y d\u00e9ranger, \u00e0 moins que \nvous ne veniez de la part de quelqu\u2019un comme le pape ou mon - \nsieur le roi. \u00bb \n \nJehan frappa dans ses mains. \n \n\u00ab B\u00e9diable ! voil\u00e0 une magnifique occasion de voir la fa - meuse \nlogette aux sorcelleries ! \u00bb \n \n483D\u00e9termin\u00e9 par cette r\u00e9flexion, il s\u2019enfon\u00e7a r\u00e9solument sous la \npetite porte noire, et se mit \u00e0 monter la vis de Saint -Gilles qui \nm\u00e8ne aux \u00e9tages sup\u00e9rieurs de la tour. \u00ab Je vais voir ! se disait -\nil chemin faisant. Par les corbignolles de la sainte Vierge ! ce \ndoit \u00eatre chose curieuse que cette cellule que mon r\u00e9v\u00e9rend \nfr\u00e8re cache comme son pudendum ! On dit qu\u2019il y allume des \ncuisines d\u2019enfer, et qu\u2019il y fait cuire \u00e0 gros feu la pierre philoso - \nphale. B\u00e9dieu ! je me soucie de la pierre philosophale comme \n \nd\u2019un caillou, et j\u2019aimerais mieux trouver sur son fourneau une \nomelette d\u2019\u0153ufs de P\u00e2ques au lard que la plus grosse pierre \nphilosophale du monde ! \u00bb \n \nParvenu sur la galerie des colonnettes, il souffla un mo - ment, et \njura contre l\u2019interminable escalier par je ne sais com - bien de \nmillions de charret\u00e9es de diables, puis il reprit son as - cension \npar l\u2019\u00e9troite porte de la tour septentrionale aujourd\u2019hui interdite \nau public. Quelques moments apr\u00e8s avoir d\u00e9pass\u00e9 la cage des \ncloches, il rencontra un petit palier pratiqu\u00e9 dans un \nrenfoncement lat\u00e9ral et sous la vo\u00fbte une basse porte ogive \ndont une meurtri\u00e8re, perc\u00e9e en face dans la paroi circulaire de \nl\u2019escalier, lui perm it d\u2019observer l\u2019\u00e9norme serrure et la puissante \narmature de fer. Les personnes qui seraient curieuses au - \njourd\u2019hui de visiter cette porte la reconna\u00eetront \u00e0 cette inscrip - \n484tion, grav\u00e9e en lettres blanches dans la muraille noire : J\u2019ADORE \nCORALIE, 1829. SIGN\u00c9 UG\u00c8NE. Sign\u00e9 est dans le \ntexte. \n \n\u00ab Ouf ! dit l\u2019\u00e9colier ; c\u2019est sans doute ici. \u00bb \n \nLa clef \u00e9tait dans la serrure. La porte \u00e9tait tout contre. Il la \npoussa mollement, et passa sa t\u00eate par l\u2019entrouverture. \n \nLe lecteur n\u2019est pas sans avoir feuillet\u00e9 l\u2019\u0153uvre admirable de \nRembrandt, ce Shakespeare de la peinture. Parmi tant de \nmerveilleuses gravures, il y a en particulier une eau -forte qui \nrepr\u00e9sente, \u00e0 ce qu\u2019on suppose, le docteur Faust, et qu\u2019il est \nimpossible de contempler sans \u00e9blouissement. C\u2019est une somb re \ncellule. Au milieu est une table charg\u00e9e d\u2019objets hideux, t\u00eates de \nmort, sph\u00e8res, alambics, compas, parchemins hi\u00e9ro - glyphiques. \nLe docteur est devant cette table, v\u00eatu de sa grosse \nhouppelande et coiff\u00e9 jusqu\u2019aux sourcils de son bonnet fourr\u00e9. \nOn ne le voit qu\u2019\u00e0 mi -corps. Il est \u00e0 demi lev\u00e9 de son immense \nfauteuil, ses poings crisp\u00e9s s\u2019appuient sur la table, et il consi - \nd\u00e8re avec curiosit\u00e9 et terreur un grand cercle lumineux, form\u00e9 \nde lettres magiques, qui brille sur le mur du fond comme le \nspectre so laire dans la chambre noire. Ce soleil cabalistique \n485semble trembler \u00e0 l\u2019\u0153il et remplit la blafarde cellule de son \nrayonnement myst\u00e9rieux. C\u2019est horrible et c\u2019est beau. \n \nQuelque chose d\u2019assez semblable \u00e0 la cellule de Faust s\u2019offrit \u00e0 \nla vue de Jehan quand il eut hasard\u00e9 sa t\u00eate par la porte entre -\nb\u00e2ill\u00e9e. C\u2019\u00e9tait de m\u00eame un r\u00e9duit sombre et \u00e0 peine \u00e9clair\u00e9. Il y \navait aussi un grand fauteuil et une grande table, des compas, \ndes alambics, des squelettes d\u2019animaux pendus au plafond, une \nsph\u00e8re roulant sur le pav\u00e9, des hippo - c\u00e9phales p\u00eale -m\u00eale avec \ndes bocaux o\u00f9 tremblaient des feuilles d\u2019or, des t\u00eates de mort \npos\u00e9es sur des v\u00e9lins bigarr\u00e9s de fi - gures et de caract\u00e8res, de \ngros manuscrits empil\u00e9s tout ouverts sans piti\u00e9 pour les angles \ncassants du parchemin, enfin, toutes les ordures de la science, \net partout, sur ce fouillis, de la pous - si\u00e8re et des toiles \nd\u2019araign\u00e9e ; mais il n\u2019y avait point de cercle de lettres \nlumineuses, point de docteur en extase contemplant la \nflamboyante vision comme l\u2019aigle regarde son soleil. \n \nPourtant la cellule n\u2019\u00e9tait point d\u00e9serte. Un homme \u00e9tait assis \ndans le fauteuil et courb\u00e9 sur la table. Jehan, auquel il tournait \nle dos, ne pouvait voir que ses \u00e9paules et le derri\u00e8re de son \ncr\u00e2ne ; mais il n\u2019eut pas de peine \u00e0 reconna\u00eetre cette t\u00eate \nchauve \u00e0 laquelle la nature avait fait une tonsure \u00e9ternelle, \ncomme si elle avait voulu marquer par un symbole ext\u00e9rieur \nl\u2019irr\u00e9sistible vocation cl\u00e9ricale de l\u2019archidiacre. \n486 \nJehan reconnut donc son fr\u00e8re. Mais la porte s\u2019\u00e9tait ou - verte si \ndoucement que rien n\u2019avait averti dom Claude de sa pr\u00e9sence. \nLe curieux \u00e9colier en profita pour examiner quelques instants \u00e0 \nloisir la cellule. Un large fourneau, qu\u2019il n\u2019avait pas remarqu\u00e9 au \npremier abord, \u00e9tait \u00e0 gauche du fauteuil, au - dessous de la \nlucarne . Le rayon de jour qui p\u00e9n\u00e9trait par cette ouverture \ntraversait une ronde toile d\u2019araign\u00e9e, qui inscrivait avec go\u00fbt sa \nrosace d\u00e9licate dans l\u2019ogive de la lucarne, et au centre de \nlaquelle l\u2019insecte architecte se tenait immobile comme le moyeu \nde cette rou e de dentelle. Sur le fourneau \u00e9taient ac - cumul\u00e9s \nen d\u00e9sordre toutes sortes de vases, des fioles de gr\u00e8s, des \ncornues de verre, des matras de charbon. Jehan observa en \nsoupirant qu\u2019il n\u2019y avait pas un po\u00ealon. \u00ab Elle est fra\u00eeche, la \nbatterie de cuisine ! \u00bb pensa -t-il. \n \nDu reste, il n\u2019y avait pas de feu dans le fourneau, et il pa - \nraissait m\u00eame qu\u2019on n\u2019en avait pas allum\u00e9 depuis longtemps. \nUn masque de verre, que Jehan remarqua parmi les ustensiles \nd\u2019alchimie, et qui servait sans doute \u00e0 pr\u00e9server le visage de \n \nl\u2019archidiacre lorsqu\u2019il \u00e9laborait quelque substance redoutable, \n\u00e9tait dans un coin, couvert de poussi\u00e8re, et comme oubli\u00e9. \u00c0 \nc\u00f4t\u00e9 gisait un soufflet non moins poudreux, et dont la feuille \n487sup\u00e9rieure portait cette l\u00e9gende incrust\u00e9e en lettres de cuivr e : \nSPIRA, SPERA. \n \nD\u2019autres l\u00e9gendes \u00e9taient \u00e9crites, selon la mode des her - \nm\u00e9tiques, en grand nombre sur les murs ; les unes trac\u00e9es \u00e0 \nl\u2019encre, les autres grav\u00e9es avec une pointe de m\u00e9tal. Du reste, \nlettres gothiques, lettres h\u00e9bra\u00efques, lettres grecques et lettres \nromaines p\u00eale -m\u00eale, les inscriptions d\u00e9bordant au hasard, \ncelles -ci sur celles -l\u00e0, les plus fra\u00eeches effa\u00e7ant les plus an - \nciennes, et toutes s\u2019enchev\u00eatrant les unes dans les autres \ncomme les branches d\u2019une broussaille, comme les piques d\u2019une \nm\u00eal\u00e9e. C\u2019\u00e9tait, en effet, une assez confuse m\u00eal\u00e9e de toutes les \nphilosophies, de toutes les r\u00eaveries, de toutes les sagesses hu - \nmaines. Il y en avait une \u00e7\u00e0 et l\u00e0 qui brillait sur les autres \ncomme un drapeau parmi les fers de lance. C\u2019\u00e9tait, la plupart du \ntemps, une br\u00e8ve devise latine ou grecque, comme les for - \nmulait si bien le moyen \u00e2ge : Unde ? inde ? \u2013 Homo homini \nmonstrum. \u2013 Astra, castra, nomen, numen. \u2013 \n. \u2013 Sapere aude. \u2013 Flat ubi vult, \u2013 etc. ; quelquefois un mot d\u00e9nu\u00e9 \nde tout sens apparent : , ce qui ca - chait peut -\u00eatre une \nallusion am\u00e8re au r\u00e9gime du clo\u00eetre ; quel - quefois une simple \nmaxime de discipline cl\u00e9ricale formul\u00e9e en un hexam\u00e8tre \nr\u00e9glementaire : C\u0153lestem dominum, terrestrem dicito domnum. \nIl y avait aussi passim des grimoires h\u00e9 - bra\u00efque s, auxquels \nJehan, d\u00e9j\u00e0 fort peu grec, ne comprenait rien, et le tout \u00e9tait \ntravers\u00e9 \u00e0 tout propos par des \u00e9toiles, des figures d\u2019hommes ou \n488d\u2019animaux et des triangles qui s\u2019intersectaient, ce qui ne \ncontribuait pas peu \u00e0 faire ressem - bler la muraille barb ouill\u00e9e \nde la cellule \u00e0 une feuille de papier sur laquelle un singe aurait \npromen\u00e9 une plume charg\u00e9e d\u2019encre. \n \nL\u2019ensemble de la logette, du reste, pr\u00e9sentait un aspect g\u00e9n\u00e9ral \nd\u2019abandon et de d\u00e9labrement ; et le mauvais \u00e9tat des ustensiles \nlaissait suppose r que le ma\u00eetre \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 depuis as - sez \nlongtemps distrait de ses travaux par d\u2019autres pr\u00e9occupa - tions. \n \nCe ma\u00eetre cependant, pench\u00e9 sur un vaste manuscrit orn\u00e9 de \npeintures bizarres, paraissait tourment\u00e9 par une id\u00e9e qui venait \nsans cesse se m\u00ealer \u00e0 ses m\u00e9ditations. C\u2019est du moins ce que \nJehan jugea en l\u2019entendant s\u2019\u00e9crier, avec les intermittences \npensives d \u2019un songe -creux qui r\u00eave tout haut : \n \n\u00ab Oui, Manou le dit, et Zoroastre l\u2019enseignait, le soleil na\u00eet du feu, \nla lune du soleil. Le feu est l\u2019\u00e2me du grand tout. Ses atomes \n\u00e9l\u00e9mentaires s\u2019\u00e9panchent et ruissellent incessamment sur le \nmonde par courants infini s. Aux points o\u00f9 ces courants \ns\u2019entrecoupent dans le ciel, ils produisent la lumi\u00e8re ; \u00e0 leurs \npoints d\u2019intersection dans la terre, ils produisent l\u2019or. \u2013 La lu - \nmi\u00e8re, l\u2019or, m\u00eame chose. Du feu \u00e0 l\u2019\u00e9tat concret. \u2013 La diff\u00e9rence \ndu visible au palpable, du f luide au solide pour la m\u00eame subs - \ntance, de la vapeur d\u2019eau \u00e0 la glace, rien de plus. \u2013 Ce ne sont \n489point l\u00e0 des r\u00eaves, c\u2019est la loi g\u00e9n\u00e9rale de la nature. \u2013 Mais \ncomment faire pour soutirer dans la science le secret de cette \nloi g\u00e9n\u00e9rale ? Quoi ! cette lu mi\u00e8re qui inonde ma main, c\u2019est de \nl\u2019or ! ces m\u00eames atomes dilat\u00e9s selon une certaine loi, il ne s\u2019agit \nque de les condenser selon une certaine autre loi ! \u2013 Comment \nfaire ? \u2013 Quelques -uns ont imagin\u00e9 d\u2019enfouir un rayon du soleil. \n\u2013 Averro\u00ebs, \u2013 oui, c\u2019est Averro\u00ebs, \u2013 Averro\u00ebs en a enterr\u00e9 un sous \nle premier pilier de gauche du sanctuaire du koran, dans la \ngrande mahomerie de Cordoue ; mais on ne pourra ouvrir le \ncaveau pour voir si l\u2019op\u00e9ration a r\u00e9ussi que dans huit mille ans. \n \n\u2013 Diable ! dit Jehan \u00e0 part l ui, voil\u00e0 qui est longtemps at - \ntendre un \u00e9cu ! \n \n\u2013\u2026 D\u2019autres ont pens\u00e9, continua l\u2019archidiacre r\u00eaveur, qu\u2019il valait \nmieux op\u00e9rer sur un rayon de Sirius. Mais il est bien ma - lais\u00e9 \nd\u2019avoir ce rayon pur, \u00e0 cause de la pr\u00e9sence simultan\u00e9e des \nautres \u00e9toiles q ui viennent s\u2019y m\u00ealer. Flamel estime qu\u2019il est plus \nsimple d\u2019op\u00e9rer sur le feu terrestre. Flamel ! quel nom de \npr\u00e9destin\u00e9, Flamma ! \u2013 Oui, le feu. Voil\u00e0 tout. \u2013 Le diamant est \ndans le charbon, l\u2019or est dans le feu. \u2013 Mais comment l\u2019en tirer ? \n\u2013 Magistri a ffirme qu\u2019il y a certains noms de femme d\u2019un \ncharme si doux et si myst\u00e9rieux qu\u2019il suffit de les prononcer \npendant l\u2019op\u00e9ration\u2026 \u2013 Lisons ce qu\u2019en dit Manou : \u00ab O\u00f9 les \n490femmes sont honor\u00e9es, les divinit\u00e9s sont r\u00e9jouies ; o\u00f9 elles sont \nm\u00e9pris\u00e9es, il est inuti le de prier Dieu. \u2013 La bouche d\u2019une \n \nfemme est constamment pure ; c\u2019est une eau courante, c\u2019est un \nrayon de soleil. \u2013 Le nom d\u2019une femme doit \u00eatre agr\u00e9able, doux, \nimaginaire ; finir par des voyelles longues, et ressembler \u00e0 des \nmots de b\u00e9n\u00e9diction. \u00bb \u2013\u2026 Oui, le sage a raison ; en ef - fet, la \nMaria, la Sophia, la Esmeral\u2026 \u2013 Damnation ! toujours cette \npens\u00e9e ! \u00bb \n \nEt il ferma le livre avec violence. \n \nIl passa la main sur son front, comme pour chasser l\u2019id\u00e9e qui \nl\u2019obs\u00e9dait. Puis il prit sur la table un clou e t un petit mar - teau \ndont le manche \u00e9tait curieusement peint de lettres cabalis - \ntiques. \n \n\u00ab Depuis quelque temps, dit -il avec un sourire amer, j\u2019\u00e9choue \ndans toutes mes exp\u00e9riences ! L\u2019id\u00e9e fixe me poss\u00e8de, et me \nfl\u00e9trit le cerveau comme un tr\u00e8fle de feu. J e n\u2019ai seule - ment pu \nretrouver le secret de Cassiodore, dont la lampe br\u00fb - lait sans \nm\u00e8che et sans huile. Chose simple pourtant ! \n \n491\u2013 Peste ! dit Jehan dans sa barbe. \n \n\u2013\u2026 Il suffit donc, continua le pr\u00eatre, d\u2019une seule mis\u00e9rable \npens\u00e9e pour rendre un homme faible et fou ! Oh ! que Claude \nPernelle rirait de moi, elle qui n\u2019a pu d\u00e9tourner un moment Ni - \ncolas Flamel de la poursuite du grand \u0153uvre ! Quoi ! je tiens \ndans ma main le marteau magique de Z\u00e9chi\u00e9l\u00e9 ! \u00e0 chaque coup \nque le redoutable rabbin, du fond de sa cellule, frappait sur ce \nclou avec ce marteau, celui de ses ennemis qu\u2019il avait condam - \nn\u00e9, e\u00fbt -il \u00e9t\u00e9 \u00e0 deux mille lieues, s\u2019enfon\u00e7ait d\u2019une coud\u00e9e dans \nla terre qui le d\u00e9vorait. Le roi de France lui -m\u00eame, pour avoir un \nsoir heurt\u00e9 inconsid\u00e9r\u00e9ment \u00e0 la porte du thaumaturge, en - tra \ndans son pav\u00e9 de Paris jusqu\u2019aux genoux. \u2013 Ceci s\u2019est pass\u00e9 il \nn\u2019y a pas trois si\u00e8cles. \u2013 Eh bien ! j\u2019ai le marteau et le clou, et ce \nne sont pas outils plus formidables dans mes mains qu\u2019un hutin \naux mains d\u2019un taillandier. \u2013 Pourtant il ne s\u2019agit que de \nretrouver le mot magique que pronon\u00e7ait Z\u00e9chi\u00e9l\u00e9, en frappant \nsur son clou. \n \n\u2013 Bagatelle ! pensa Jehan. \n \n\u2013 Voyons, essayons, reprit vivement l\u2019archidiacre. Si je r\u00e9 - \nussis, je verrai l\u2019\u00e9tincelle bleue jaillir de la t\u00eate du c lou. \u2013 Emen -\nh\u00e9tan ! Emen -h\u00e9tan ! \u2013 Ce n\u2019est pas cela. \u2013 Sig\u00e9ani ! Sig\u00e9ani ! \u2013 \nQue ce clou ouvre la tombe \u00e0 quiconque porte le nom de \n492Ph\u0153bus !\u2026 \u2013 Mal\u00e9diction ! toujours, encore, \u00e9ternelle - ment la \nm\u00eame id\u00e9e ! \u00bb \n \nEt il jeta le marteau avec col\u00e8re. Puis il s\u2019 affaissa tellement sur le \nfauteuil et sur la table, que Jehan le perdit de vue der - ri\u00e8re \nl\u2019\u00e9norme dossier. Pendant quelques minutes, il ne vit plus que \nson poing convulsif crisp\u00e9 sur un livre. Tout \u00e0 coup dom Claude \nse leva, prit un compas, et grava en si lence sur la mu - raille en \nlettres capitales ce mot grec : \n \n \n \n \n\u00ab Mon fr\u00e8re est fou, dit Jehan en lui -m\u00eame ; il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 bien plus \nsimple d\u2019\u00e9crire Fatum. Tout le monde n\u2019est pas oblig\u00e9 de savoir \nle grec. \u00bb \n \nL\u2019archidiacre vint se rasseoir dans son fauteuil, et posa sa t\u00eate \nsur ses deux mains, comme fait un malade dont le front est \nlourd et br\u00fblant. \n \nL\u2019\u00e9colier observait son fr\u00e8re avec surprise. Il ne savait pas, lui \nqui mettait son c\u0153ur en plein air, lui qui n\u2019observait de loi au \n493monde que la bonne loi de nature, lui qui laissait s\u2019\u00e9couler ses \npassions par ses penchants, e t chez qui le lac des grandes \n\u00e9motions \u00e9tait toujours \u00e0 sec, tant il y pratiquait largement \nchaque matin de nouvelles rigoles, il ne savait pas avec quelle \nfurie cette mer des passions humaines fermente et bouillonne \nlorsqu\u2019on lui refuse toute issue, comme elle s\u2019amasse, comme \nelle s\u2019enfle, comme elle d\u00e9borde, comme elle creuse le c\u0153ur, \ncomme elle \u00e9clate en sanglots int\u00e9rieurs et en sourdes convul - \nsions, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle ait d\u00e9chir\u00e9 ses digues et crev\u00e9 son lit. \nL\u2019enveloppe aust\u00e8re et glaciale de Claude F rollo, cette froide \nsurface de vertu escarp\u00e9e et inaccessible, avait toujours tromp\u00e9 \nJehan. Le joyeux \u00e9colier n\u2019avait jamais song\u00e9 \u00e0 ce qu\u2019il y a de \nlave bouillante, furieuse et profonde sous le front de neige de \nl\u2019Etna. \n \nNous ne savons s\u2019il se rendit com pte subitement de ces id\u00e9es, \nmais, tout \u00e9vapor\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait, il comprit qu\u2019il avait vu ce qu\u2019il \nn\u2019aurait pas d\u00fb voir, qu\u2019il venait de surprendre l\u2019\u00e2me de son \nfr\u00e8re a\u00een\u00e9 dans une de ses plus secr\u00e8tes attitudes, et qu\u2019il ne \nfallait pas que Claude s\u2019en aper\u00e7\u00fb t. Voyant que l\u2019archidiacre \n\u00e9tait retomb\u00e9 dans son immobilit\u00e9 premi\u00e8re, il retira sa t\u00eate tr\u00e8s \ndoucement, et fit quelque bruit de pas derri\u00e8re la porte, comme \nquelqu\u2019un qui arrive et qui avertit de son arriv\u00e9e. \n \n494\u00ab Entrez ! cria l\u2019archidiacre de l\u2019int\u00e9rieur de la cellule, je vous \nattendais. J\u2019ai laiss\u00e9 expr\u00e8s la clef \u00e0 la porte. Entrez, ma\u00eetre \nJacques. \u00bb \n \nL\u2019\u00e9colier entra hardiment. L\u2019archidiacre, qu\u2019une pareille vi - site \ng\u00eanait fort en pareil lieu, tressaillit sur son fauteuil. \n \n\u00ab Quoi ! c\u2019est vous, Jehan ? \n \n\u2013 C\u2019est toujours un J, dit l\u2019\u00e9colier avec sa face rouge, ef - \nfront\u00e9e et joyeuse. \u00bb \n \nLe visage de dom Claude avait repris son expression s\u00e9 - v\u00e8re. \n \n\u00ab Que venez -vous faire ici ? \n \n\u2013 Mon fr\u00e8re, r\u00e9pondit l\u2019\u00e9colier en s\u2019effor\u00e7ant d\u2019atteindre \u00e0 \nune mine d\u00e9cente, piteuse et modeste, et en tournant son bi - \ncoquet dans ses mains avec un air d\u2019innocence, je venais vous \ndemander\u2026 \n \n\u2013 Quoi ? \n495 \n\u2013 Un peu de morale dont j\u2019ai grand besoin. \u00bb Jehan n\u2019osa \najouter tout haut : \u00ab Et un peu d\u2019argent dont j\u2019ai plus grand \nbesoin enc ore. \u00bb Ce dernier membre de sa phrase resta in\u00e9dit. \n \n\u00ab Monsieur, dit l\u2019archidiacre d\u2019un ton froid, je suis tr\u00e8s m\u00e9 - \ncontent de vous. \n \n\u2013 H\u00e9las ! \u00bb soupira l\u2019\u00e9colier. \n \nDom Claude fit d\u00e9crire un quart de cercle \u00e0 son fauteuil, et \nregarda Jehan fixement. \u00ab Je suis bien aise de vous voir. \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait un exorde redoutable. Jehan se pr\u00e9para \u00e0 un rude choc. \n \n\u00ab Jehan, on m\u2019apporte tous les jours des dol\u00e9ances de vous. \nQu\u2019est -ce que c\u2019est que cette batterie o\u00f9 vous avez con - tus de \nbastonnade un petit vicomte Albert de Ramonchamp ?\u2026 \n \n\u2013 Oh ! dit Jehan, grand -chose ! un m\u00e9chant page qui \ns\u2019amusait \u00e0 escailbotter les \u00e9coliers en faisant courir son cheval \ndans les boues ! \n496 \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est, reprit l\u2019archidiacre, que ce Mahiet \nFargel, dont vous avez d\u00e9chir\u00e9 la robe ? Tunicam dechirave - \nrunt, dit la plainte. \n \n\u2013 Ah bah ! une mauvaise cappette de Montaigu ! voil\u00e0 -t-il \npas ! \n \n\u2013 La plainte dit tunicam et non cappettam. Savez -vous le \nlatin ? \u00bb \n \nJehan ne r\u00e9pondit pas. \n \n\u00ab Oui ! poursuivit le pr\u00eatre en secouant la t\u00eate, voil\u00e0 o\u00f9 en sont \nles \u00e9tudes et les lettres maintenant. La langue latine est \u00e0 peine \nentendue, la syriaque inconnue, la grecque tellement odieuse \nque ce n\u2019est pas ignorance aux plus savants de sauter un mot \ngrec sans le lire, et qu\u2019on dit : Gr\u00e6cum est, non le - gitur. \u00bb \n \nL\u2019\u00e9colier releva r\u00e9solument les yeux. \u00ab Monsieur mon fr\u00e8re, vous \npla\u00eet-il que je vous explique en bon parler fran\u00e7ais ce mot grec \nqui est \u00e9crit l\u00e0 sur le mur ? \n \n497\u2013 Quel mot ? \n \n\u2013 . \u00bb \n \nUne l\u00e9g\u00e8re rougeur vint s\u2019\u00e9panouir sur les jaunes pom - mettes \nde l\u2019archidiacre, comme la bouff\u00e9e de fum\u00e9e qui an - nonce au \ndehors les secr\u00e8tes commotions d\u2019un volcan. L\u2019\u00e9colier le \nremarqua \u00e0 peine. \n \n\u00ab Eh, Jehan, balbutia le fr\u00e8re a\u00een \u00e9 avec effort, qu\u2019est -ce que ce \nmot veut dire ? \n \n\u2013 FATALIT\u00c9. \u00bb \n \nDom Claude redevint p\u00e2le, et l\u2019\u00e9colier poursuivit avec in - \nsouciance : \n \n\u00ab Et ce mot qui est au -dessous, grav\u00e9 par la m\u00eame main, \n, signifie impuret\u00e9. Vous voyez qu\u2019on sait son grec. \u00bb \n \nL\u2019archidiacre demeurait silencieux. Cette le\u00e7on de grec l\u2019avait \nrendu r\u00eaveur. Le petit Jehan, qui avait toutes les finesses d\u2019un \n498enfant g\u00e2t\u00e9, jugea le moment favorable pour hasarder sa \nrequ\u00eate. Il pri t donc une voix extr\u00eamement douce, et commen - \n\u00e7a : \n \n\u00ab Mon bon fr\u00e8re, est -ce que vous m\u2019avez en haine \u00e0 ce point de \nme faire farouche mine pour quelques m\u00e9chantes gifles et \npugnalades distribu\u00e9es en bonne guerre \u00e0 je ne sais quels \ngar\u00e7ons et marmousets, qui busdam mormosetis ? \u2013 Vous voyez, \nbon fr\u00e8re Claude, qu\u2019on sait son latin. \u00bb \n \nMais toute cette caressante hypocrisie n\u2019eut point sur le s\u00e9v\u00e8re \ngrand fr\u00e8re son effet accoutum\u00e9. Cerb\u00e8re ne mordit pas au \ng\u00e2teau de miel. Le front de l\u2019archidiacre ne se d\u00e9rida p as d\u2019un \npli. \n \n\u00ab O\u00f9 voulez -vous en venir ? dit -il d\u2019un ton sec. \n \n\u2013 Eh bien, au fait ! voici ! r\u00e9pondit bravement Jehan. J\u2019ai \nbesoin d\u2019argent. \u00bb \n \n\u00c0 cette d\u00e9claration effront\u00e9e, la physionomie de l\u2019archidiacre \nprit tout \u00e0 fait l\u2019expression p\u00e9dagogique et pate r- nelle. \n \n499\u00ab Vous savez, monsieur Jehan, que notre fief de Tire - chappe ne \nrapporte, en mettant en bloc le cens et les rentes des vingt -une \nmaisons, que trente -neuf livres onze sous six deniers parisis. \nC\u2019est moiti\u00e9 plus que du temps des fr\u00e8res Pa - clet, mais ce n\u2019est \npas beaucoup. \n \n\u2013 J\u2019ai besoin d\u2019argent, dit sto\u00efquement Jehan. \n \n\u2013 Vous savez que l\u2019official a d\u00e9cid\u00e9 que nos vingt -une mai - \nsons mouvaient en plein fief de l\u2019\u00e9v\u00each\u00e9, et que nous ne pour - \nrions racheter cet hommage qu\u2019en payant au r\u00e9v\u00e9rend \u00e9v\u00eaq ue \ndeux marcs d\u2019argent dor\u00e9 du prix de six livres parisis. Or, ces \ndeux marcs, je n\u2019ai encore pu les amasser. Vous le savez. \n \n\u2013 Je sais que j\u2019ai besoin d\u2019argent, r\u00e9p\u00e9ta Jehan pour la \ntroisi\u00e8me fois. \n \n\u2013 Et qu\u2019en voulez -vous faire ? \u00bb \n \nCette question fit briller une lueur d\u2019espoir aux yeux de Je - han. \nIl reprit sa mine chatte et doucereuse. \n \n500\u00ab Tenez, cher fr\u00e8re Claude, je ne m\u2019adresserais pas \u00e0 vous en \nmauvaise intention. Il ne s\u2019agit pas de faire le beau dans les \ntavernes avec vos unzai ns et de me promener dans les rues de \nParis en capara\u00e7on de brocart d\u2019or, avec mon laquais, cum meo \nlaquasio. Non, mon fr\u00e8re, c\u2019est pour une bonne \u0153uvre. \n \n\u2013 Quelle bonne \u0153uvre ? demanda Claude un peu surpris. \n \n\u2013 Il y a deux de mes amis qui voudraient achet er une layette \n\u00e0 l\u2019enfant d\u2019une pauvre veuve haudriette. C\u2019est une cha - rit\u00e9. \nCela co\u00fbtera trois florins, et je voudrais mettre le mien. \n \n\u2013 Comment s\u2019appellent vos deux amis ? \n \n\u2013 Pierre l\u2019Assommeur et Baptiste Croque -Oison. \n \n\u2013 Hum ! dit l\u2019archidiacre, voil \u00e0 des noms qui vont \u00e0 une \nbonne \u0153uvre comme une bombarde sur un ma\u00eetre -autel. \u00bb \n \nIl est certain que Jehan avait tr\u00e8s mal choisi ses deux noms \nd\u2019amis. Il le sentit trop tard. \n \n501\u00ab Et puis, poursuivit le sagace Claude, qu\u2019est -ce que c\u2019est qu\u2019une \nlayette qui d oit co\u00fbter trois florins ? et cela pour l\u2019enfant d\u2019une \nhaudriette ? Depuis quand les veuves haudriettes ont - elles des \nmarmots au maillot ? \u00bb \n \nJehan rompit la glace encore une fois. \u00ab Eh bien, oui ! j\u2019ai besoin \nd\u2019argent pour aller voir ce soir Isabeau la T hierrye au Val -\nd\u2019Amour ! \n \n\u2013 Mis\u00e9rable impur ! s\u2019\u00e9cria le pr\u00eatre. \n \n\u2013 \u00bb, dit Jehan. \n \nCette citation, que l\u2019\u00e9colier empruntait, peut -\u00eatre avec ma - lice, \n\u00e0 la muraille de la cellule, fit sur le pr\u00eatre un effet singu - lier. Il \nse mordit les l\u00e8vres, et sa col\u00e8re s\u2019\u00e9teignit dans la rou - geur. \n \n\u00ab Allez -vous -en, dit -il alors \u00e0 Jehan. J\u2019attends quelqu\u2019un. \u00bb \nL\u2019\u00e9colier tenta encore un effort. \n\u00ab Fr\u00e8re Claude, donnez -moi au moins un petit parisis pour \nmanger. \n \n502\u2013 O\u00f9 en \u00eates -vous des d\u00e9cr\u00e9tales de Gratien ? demanda \ndom Claude. \n \n\u2013 J\u2019ai perdu mes cahiers. \n \n\u2013 O\u00f9 en \u00eates -vous des humanit\u00e9s latines ? \n \n\u2013 On m\u2019a vol\u00e9 mon exemplaire d\u2019Horatius. \n \n\u2013 O\u00f9 en \u00eates -vous d\u2019Aristoteles ? \n \n\u2013 Ma foi ! fr\u00e8re, quel est donc ce p\u00e8re de l\u2019\u00e9glise qui dit que \nles erreurs des h\u00e9r\u00e9tiques ont de tout temps eu pour re - paire \nles broussailles de la m\u00e9taphysique d\u2019Aristoteles ? Foin \n \nd\u2019Aristoteles ! je ne veux pas d\u00e9chirer ma religion \u00e0 sa m\u00e9ta - \nphysique. \n \n\u2013 Jeune homme, reprit l\u2019archidiacre, i l y avait \u00e0 la derni\u00e8re \nentr\u00e9e du roi un gentilhomme appel\u00e9 Philippe de Comines, qui \nportait brod\u00e9e sur la houssure de son cheval sa devise, que je \nvous conseille de m\u00e9diter : Qui non laborat non manducet. \u00bb \n503 \nL\u2019\u00e9colier resta un moment silencieux, le doigt \u00e0 l\u2019oreille, l\u2019\u0153il fix\u00e9 \n\u00e0 terre, et la mine f\u00e2ch\u00e9e. Tout \u00e0 coup il se retourna vers Claude \navec la vive prestesse d\u2019un hoche -queue. \n \n\u00ab Ainsi, bon fr\u00e8re, vous me refusez un sou parisis pour acheter \nune cro\u00fbte chez un talmellier ? \n \n\u2013 Qui non laborat non mand ucet. \n \n\u00c0 cette r\u00e9ponse de l\u2019inflexible archidiacre, Jehan cacha sa t\u00eate \ndans ses mains, comme une femme qui sanglote, et s\u2019\u00e9cria avec \nune expression de d\u00e9sespoir : ! \n \n\u00ab Qu\u2019est -ce que cela veut dire, monsieur ? demanda Claude \nsurpris de cette incartade. \n \n\u2013 Eh bien quoi ! dit l\u2019\u00e9colier, et il relevait sur Claude des yeux \neffront\u00e9s dans lesquels il venait d\u2019enfoncer ses poings pour leur \ndonner la rougeur des larmes, c\u2019est du grec ! c\u2019est un anapeste \nd\u2019Eschyles qui exprime parfaitement la douleur. \u00bb \n \n504Et ici, il partit d\u2019un \u00e9clat de rire si bouffon et si violent qu\u2019il en fit \nsourire l\u2019archidiacre. C\u2019\u00e9tait la faute de Claude en effet ! \npourquoi avait -il tant g\u00e2t\u00e9 cet enfant ? \n \n\u00ab Oh ! bon fr\u00e8re Claude, reprit Jehan enhardi par ce sou - rire, \nvoyez mes brod equins perc\u00e9s. Y a -t-il cothurne plus tra - gique \nau monde que des bottines dont la semelle tire la langue ? \u00bb \n \nL\u2019archidiacre \u00e9tait promptement revenu \u00e0 sa s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 pre - \nmi\u00e8re. \u00ab Je vous enverrai des bottines neuves. Mais point \nd\u2019argent. \n \n\u2013 Rien qu\u2019un pa uvre petit parisis, fr\u00e8re, poursuivit le sup - \npliant Jehan. J\u2019apprendrai Gratien par c\u0153ur, je croirai bien en \nDieu, je serai un v\u00e9ritable Pythagoras de science et de vertu. \nMais un petit parisis, par gr\u00e2ce ! Voulez -vous que la famine me \nmorde avec sa gueul e qui est l\u00e0, b\u00e9ante, devant moi, plus noire, \nplus puante, plus profonde qu\u2019un tartare ou que le nez d\u2019un \nmoine ? \u00bb \n \nDom Claude hocha son chef rid\u00e9. \u00ab Qui non laborat\u2026 \u00bb Jehan ne \nle laissa pas achever. \n\u00ab Eh bien, cria -t-il, au diable ! Vive la joie ! Je m\u2019 entavernerai, je \nme battrai, je casserai les pots et j\u2019irai voir les filles ! \u00bb \n505 \nEt sur ce, il jeta son bonnet au mur et fit claquer ses doigts \ncomme des castagnettes. \n \nL\u2019archidiacre le regarda d\u2019un air sombre. \n \n\u00ab Jehan, vous n\u2019avez point d\u2019\u00e2me. \n \n\u2013 En ce cas, selon Epicurius, je manque d\u2019un je ne sais quoi \nfait de quelque chose qui n\u2019a pas de nom. \n \n\u2013 Jehan, il faut songer s\u00e9rieusement \u00e0 vous corriger. \n \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, cria l\u2019\u00e9colier en regardant tour \u00e0 tour son fr\u00e8re et les \nalambics du fourneau, tout est donc corn u ici, les id\u00e9es et les \nbouteilles ! \n \n\u2013 Jehan, vous \u00eates sur une pente bien glissante. Savez - vous \no\u00f9 vous allez ? \n \n\u2013 Au cabaret, dit Jehan. \n \n506\u2013 Le cabaret m\u00e8ne au pilori. \n \n\u2013 C\u2019est une lanterne comme une autre, et c\u2019est peut -\u00eatre \navec celle -l\u00e0 que Diog\u00e9n\u00e8s e\u00fbt trouv\u00e9 son homme. \n \n\u2013 Le pilori m\u00e8ne \u00e0 la potence. \n \n\u2013 La potence est une balance qui a un homme \u00e0 un bout et \ntoute la terre \u00e0 l\u2019autre. Il est beau d\u2019\u00eatre l\u2019homme. \n \n\u2013 La potence m\u00e8ne \u00e0 l\u2019enfer. \n \n\u2013 C\u2019est un gros feu. \n \n\u2013 Jehan, Jehan, la fin sera mauvaise. \n \n\u2013 Le commencement aura \u00e9t\u00e9 bon. \u00bb \n \nEn ce moment le bruit d\u2019un pas se fit entendre dans l\u2019escalier. \n \n507\u00ab Silence ! dit l\u2019archidiacre en mettant un doigt sur sa bouche, \nvoici ma\u00eetre Jacques. \u00c9coutez, Jehan, ajouta -t-il \u00e0 voix basse, \ngardez -vous de parler jamais de ce que vous aurez vu et \nentendu ici. Cachez -vous vite sous ce fourneau, et ne soufflez \npas. \u00bb \n \nL\u2019\u00e9colier se blottit sous le fourneau. L\u00e0, il lui vint une id\u00e9e \nf\u00e9con de. \n \n\u00ab \u00c0 propos, fr\u00e8re Claude, un florin pour que je ne souffle \n \npas. \n \n \n\u2013 Silence ! je vous le promets. \n \n\u2013 Il faut me le donner. \n \n\u2013 Prends donc ! \u00bb dit l\u2019archidiacre en lui jetant avec col\u00e8re \n \nson escarcelle. \n \n508Jehan se renfon\u00e7a sous le fourneau, et la porte s\u2019ouvrit. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n509C H A P I T R E V \n \nLES DEUX HOMMES V\u00caTUS DE NOIR \n \n \nLe personnage qui entra avait une robe noire et la mine sombre. \nCe qui frappa au premier coup d\u2019\u0153il notre ami Jehan (qui, \ncomme on s\u2019en doute bien, s\u2019\u00e9tait arra ng\u00e9 dans son coin de \nmani\u00e8re \u00e0 pouvoir tout voir et tout entendre selon son bon \nplaisir), c\u2019\u00e9tait la parfaite tristesse du v\u00eatement et du visage de \nce nouveau venu. Il y avait pourtant quelque douceur r\u00e9pandue \nsur cette figure, mais une douceur de chat ou de juge, une \ndouceur doucereuse. Il \u00e9tait fort gris, rid\u00e9, touchait aux soixante \nans, clignait des yeux, avait le sourcil blanc, la l\u00e8vre pendante et \nde grosses mains. Quand Jehan vit que ce n\u2019\u00e9tait que cela, \nc\u2019est -\u00e0-dire sans doute un m\u00e9decin ou un magist rat, et que cet \nhomme avait le nez tr\u00e8s loin de la bouche, signe de b\u00eatise, il se \nrencoigna dans son trou, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 d\u2019avoir \u00e0 pas - ser un temps \nind\u00e9fini en si g\u00eanante posture et en si mauvaise compagnie. \n \nL\u2019archidiacre cependant ne s\u2019\u00e9tait pas m\u00eame lev\u00e9 p our ce \npersonnage. Il lui avait fait signe de s\u2019asseoir sur un escabeau \nvoisin de la porte, et, apr\u00e8s quelques moments d\u2019un silence qui \n510semblait continuer une m\u00e9ditation ant\u00e9rieure, il lui avait dit \navec quelque protection : \u00ab Bonjour, ma\u00eetre Jacques. \n \n\u2013 Salut, ma\u00eetre ! \u00bb avait r\u00e9pondu l\u2019homme noir. \n \nIl y avait dans les deux mani\u00e8res dont fut prononc\u00e9 d\u2019une part \nce ma\u00eetre Jacques, de l\u2019autre ce ma\u00eetre par excellence, la \ndiff\u00e9rence du monseigneur au monsieur, du domine au domne. \nC\u2019\u00e9tait \u00e9videmment l\u2019abord du docteur et du disciple. \n \n\u00ab Eh bien, reprit l\u2019archidiacre apr\u00e8s un nouveau silence que \nma\u00eetre Jacques se garda bien de troubler, r\u00e9ussissez -vous ? \n \n\u2013 H\u00e9las, mon ma\u00eetre, dit l\u2019autre avec un sourire triste, je \nsouffle toujours. De la cendre tant que j\u2019en ve ux. Mais pas une \n\u00e9tincelle d\u2019or. \u00bb \n \nDom Claude fit un geste d\u2019impatience. \u00ab Je ne vous parle pas de \ncela, ma\u00eetre Jacques Charmolue, mais du proc\u00e8s de votre \nmagicien. N\u2019est -ce pas Marc Cenaine que vous le nom - mez, le \nsommelier de la Cour des comptes ? Avou e-t-il sa ma - gie ? La \nquestion vous a -t-elle r\u00e9ussi ? \n \n511\u2013 H\u00e9las non, r\u00e9pondit ma\u00eetre Jacques, toujours avec son \nsourire triste. Nous n\u2019avons pas cette consolation. Cet homme \nest un caillou. Nous le ferons bouillir au March\u00e9 -aux-Pourceaux, \navant qu\u2019il ait r ien dit. Cependant nous n\u2019\u00e9pargnons rien pour \narriver \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9. Il est d\u00e9j\u00e0 tout disloqu\u00e9. Nous y mettons \ntoutes les herbes de la Saint -Jean, comme dit le vieux comique \nPlautus, \n \nAdvorsum stimulos, laminas, crucesque, compedesque. Nervos, \ncatenas, carce res, numellas, pedicas, boias . \n \nRien n\u2019y fait. Cet homme est terrible. J\u2019y perds mon latin. \n \n\u2013 Vous n\u2019avez rien trouv\u00e9 de nouveau dans sa maison ? \n \n\u2013 Si fait, dit ma\u00eetre Jacques en fouillant dans son escar - \ncelle, ce parchemin. Il y a des mots dessus que nous ne com - \nprenons pas. Monsieur l\u2019avocat criminel Philippe Lheulier sait \npourtant un peu d\u2019h\u00e9breu qu\u2019il a appris dans l\u2019affaire des juifs \nde la ru e Kantersten \u00e0 Bruxelles. \u00bb \n \nEn parlant ainsi, ma\u00eetre Jacques d\u00e9roulait un parchemin. \n \n512\u00ab Donnez \u00bb, dit l\u2019archidiacre. Et jetant les yeux sur cette \npancarte : \u00ab Pure magie, ma\u00eetre Jacques ! s\u2019\u00e9cria -t-il. Emen - \nh\u00e9tan ! c\u2019est le cri des stryges quand elles ar rivent au sabbat. \nPer ipsum, et cum ipso, et in ipso ! c\u2019est le commandement qui \nrecadenasse le diable en enfer. Hax, pax, max ! ceci est de la \nm\u00e9decine. Une formule contre la morsure des chiens enrag\u00e9s. \nMa\u00eetre Jacques ! vous \u00eates procureur du roi en cour d\u2019\u00e9glise, ce \nparchemin est abominable. \n \n\u2013 Nous remettrons l\u2019homme \u00e0 la question. Voici encore, \najouta ma\u00eetre Jacques en fouillant de nouveau dans sa \nsacoche, ce que nous avons trouv\u00e9 chez Marc Cenaine. \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait un vase de la famille de ceux qui couvraie nt le fourneau \nde dom Claude. \u00ab Ah ! dit l\u2019archidiacre, un creuset d\u2019alchimie. \n \n\u2013 Je vous avouerai, reprit ma\u00eetre Jacques avec son sourire \ntimide et gauche, que je l\u2019ai essay\u00e9 sur le fourneau, mais je n\u2019ai \npas mieux r\u00e9ussi qu\u2019avec le mien. \u00bb \n \nL\u2019archidiacre se mit \u00e0 examiner le vase. \u00ab Qu\u2019a -t-il grav\u00e9 sur son \ncreuset ? Och ! och ! le mot qui chasse les puces ! Ce Marc \nCenaine est ignorant ! Je le crois bien, que vous ne ferez pas \n513d\u2019or avec ceci ! c\u2019est bon \u00e0 mettre dans votre alc\u00f4ve l\u2019\u00e9t\u00e9, et \nvoil\u00e0 tout ! \n \n\u2013 Puisque nous en sommes aux erreurs, dit le procureur du \nroi, je viens d\u2019\u00e9tudier le portail d\u2019en bas avant de monter ; votre \nr\u00e9v\u00e9rence est -elle bien s\u00fbre que l\u2019ouverture de l\u2019ouvrage de \nphysique y est figur\u00e9e du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019H\u00f4tel -Dieu, et que, dans les \nsept figures nues qui sont aux pieds de Notre -Dame, celle qui a \ndes ailes aux talons est Mercurius ? \n \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit le pr\u00eatre. C\u2019est Augustin Nypho qui l\u2019\u00e9crit, ce \ndocteur italien qui avait un d\u00e9mon barbu lequel lui apprenait \ntoute chose. Au reste, nous allon s descendre, et je vous expli - \nquerai cela sur le texte. \n \n\u2013 Merci, mon ma\u00eetre, dit Charmolue en s\u2019inclinant jusqu\u2019\u00e0 \nterre. \u2013 \u00c0 propos, j\u2019oubliais ! quand vous pla\u00eet -il que je fasse \nappr\u00e9hender la petite magicienne ? \n \n\u2013 Quelle magicienne ? \n \n\u2013 Cette boh\u00e9mien ne que vous savez bien, qui vient tous les \njours baller sur le parvis malgr\u00e9 la d\u00e9fense de l\u2019official ! Elle a \n514une ch\u00e8vre poss\u00e9d\u00e9e qui a des cornes du diable, qui lit, qui \u00e9crit, \nqui sait la math\u00e9matique comme Picatrix, et qui suffirait \u00e0 faire \npendre tout e la Boh\u00eame. Le proc\u00e8s est tout pr\u00eat. Il sera bient\u00f4t \nfait, allez ! Une jolie cr\u00e9ature, sur mon \u00e2me, que cette \n \ndanseuse ! les plus beaux yeux noirs ! deux escarboucles \nd\u2019\u00c9gypte. Quand commen\u00e7ons -nous ? \u00bb \n \nL\u2019archidiacre \u00e9tait excessivement p\u00e2le. \n \n\u00ab Je vous dirai cela \u00bb, balbutia -t-il d\u2019une voix \u00e0 peine arti - cul\u00e9e. \nPuis il reprit avec effort : \u00ab Occupez -vous de Marc Ce- naine. \n \n\u2013 Soyez tranquille, dit en souriant Charmolue. Je vais le faire \nreboucler sur le lit de cuir en rentrant. Mais c\u2019est un diable \nd\u2019homme. Il fatigue Pierrat Torterue lui -m\u00eame, qui a les mains \nplus grosses que moi. Comme dit ce bon Plautus, \n \nNudu s vinctus, centum pondo, es quando pendes per pedes. \n \nLa question au treuil ! c\u2019est ce que nous avons de mieux. Il y \npassera. \u00bb \n \n515Dom Claude semblait plong\u00e9 dans une sombre distraction. \nIl se tourna vers Charmolue. \n \n\u00ab Ma\u00eetre Pierrat\u2026 ma\u00eetre Jacques, veux -je dire, occupez - vous de \nMarc Cenaine ! \n \n\u2013 Oui, oui, dom Claude. Pauvre homme ! il aura souffert \ncomme Mummol. Quelle id\u00e9e aussi, d\u2019aller au sabbat ! un \nsommelier de la Cour des comptes, qui devrait conna\u00eetre le \ntexte de Charlemagne, Stryga vel masca ! \u2013 Quant \u00e0 la petite, \n\u2013 Smelarda, comme ils l\u2019appellent, \u2013 j\u2019attendrai vos ordres. \u2013 Ah ! \nen passant sous le portail, vous m\u2019expliquerez aussi ce que veut \ndire le jardinier de plate peinture qu\u2019on voit en entrant dans \nl\u2019\u00e9glise. N\u2019est -ce pas le Semeur ? \u2013 H\u00e9 ! m a\u00eetre, \u00e0 quoi pensez -\nvous donc ? \u00bb \n \nDom Claude, ab\u00eem\u00e9 en lui -m\u00eame, ne l\u2019\u00e9coutait plus. Char - \nmolue, en suivant la direction de son regard, vit qu\u2019il s\u2019\u00e9tait fix\u00e9 \nmachinalement \u00e0 la grande toile d\u2019araign\u00e9e qui tapissait la lu - \ncarne. En ce moment, une mouch e \u00e9tourdie qui cherchait le \nsoleil de mars vint se jeter \u00e0 travers ce filet et s\u2019y englua. \u00c0 \nl\u2019\u00e9branlement de sa toile, l\u2019\u00e9norme araign\u00e9e fit un mouvement \nbrusque hors de sa cellule centrale, puis d\u2019un bond elle se pr\u00e9 - \n \n516cipita sur la mouche, qu\u2019elle plia en deux avec ses antennes de \ndevant, tandis que sa trompe hideuse lui fouillait la t\u00eate. \n\u00ab Pauvre mouche ! \u00bb dit le procureur du roi en cour d\u2019\u00e9glise, et il \nleva la main pour la sauver. L\u2019archidiacre, comme r\u00e9veill\u00e9 en \nsursaut, lui retint le bras avec une violence convulsive. \n \n\u00ab Ma\u00eetre Jacques, cria -t-il, laissez faire la fatalit\u00e9 ! \u00bb \n \nLe procureur se retourna effar\u00e9. Il lui semblait qu\u2019une pince de \nfer lui avait pris le bras. L\u2019\u0153il du pr\u00eatre \u00e9tait fixe, ha - gard, \nflamboyant, et restait attach\u00e9 au petit gr oupe horrible de la \nmouche et de l\u2019araign\u00e9e. \n \n\u00ab Oh ! oui, continua le pr\u00eatre avec une voix qu\u2019on e\u00fbt dit venir de \nses entrailles, voil\u00e0 un symbole de tout. Elle vole, elle est \njoyeuse, elle vient de na\u00eetre ; elle cherche le printemps, le grand \nair, la libert\u00e9 ; oh ! oui, mais qu\u2019elle se heurte \u00e0 la ro sace fatale, \nl\u2019araign\u00e9e en sort, l\u2019araign\u00e9e hideuse ! Pauvre dan - seuse ! \npauvre mouche pr\u00e9destin\u00e9e ! Ma\u00eetre Jacques, laissez faire ! c\u2019est \nla fatalit\u00e9 ! \u2013 H\u00e9las ! Claude, tu es l\u2019araign\u00e9e. Claude, tu es la \nmouche aussi ! Tu volais \u00e0 la science, \u00e0 la lu - mi\u00e8re, au soleil, tu \nn\u2019avais souci que d\u2019arriver au grand air, au grand jour de la \nv\u00e9rit\u00e9 \u00e9ternelle ; mais, en te pr\u00e9cipitant vers la lucarne \n\u00e9blouissante qui donne sur l\u2019autre monde, sur le monde de la \n517clart\u00e9, de l\u2019intelligence et de la science, mouche ave ugle, \ndocteur insens\u00e9, tu n\u2019as pas vu cette subtile toile d\u2019araign\u00e9e \ntendue par le destin entre la lumi\u00e8re et toi, tu t\u2019y es jet\u00e9 \u00e0 corps \nperdu, mis\u00e9rable fou, et maintenant tu te d\u00e9bats, la t\u00eate bris\u00e9e \net les ailes arrach\u00e9es, entre les antennes de fer de la fatalit\u00e9 ! \u2013 \nMa\u00eetre Jacques ! ma\u00eetre Jacques ! laissez faire l\u2019araign\u00e9e. \n \n\u2013 Je vous assure, dit Charmolue qui le regardait sans com - \nprendre, que je n\u2019y toucherai pas. Mais l\u00e2chez -moi le bras, \nma\u00eetre, de gr\u00e2ce ! vous avez une main de tenaille. \u00bb \n \nL\u2019archidiacre ne l\u2019entendait pas. \u00ab Oh ! insens\u00e9 ! reprit -il sans \nquitter la lucarne des yeux. Et quand tu l\u2019aurais pu rompre, cette \ntoile redoutable, avec tes ailes de moucheron, tu crois que tu \naurais pu atteindre \u00e0 la lumi\u00e8re ! H\u00e9las ! cette vitre qui est plu s \nloin, cet obstacle transparent, cette muraille de cristal plus dur \nque l\u2019airain qui s\u00e9pare toutes les philosophies de \n \nla v\u00e9rit\u00e9, comment l\u2019aurais -tu franchie ? \u00d4 vanit\u00e9 de la science ! \nque de sages viennent de bien loin en voletant s\u2019y briser le front \n! que de syst\u00e8mes p\u00eale -m\u00eale se heurtent en bourdonnant \u00e0 cette \nvitre \u00e9ternelle ! \u00bb \n \n518Il se tut. Ces derni\u00e8res id\u00e9es, qui l\u2019avaient insensiblement \nramen\u00e9 de lui -m\u00eame \u00e0 la science, paraissaient l\u2019avoir calm\u00e9. \nJacques Charmolue le fit tout \u00e0 fait revenir au se ntiment de la \nr\u00e9alit\u00e9, en lui adressant cette question : \u00ab Or \u00e7\u00e0, mon ma\u00eetre, \nquand viendrez -vous m\u2019aider \u00e0 faire de l\u2019or ? Il me tarde de \nr\u00e9ussir. \u00bb \n \nL\u2019archidiacre hocha la t\u00eate avec un sourire amer. \u00ab Ma\u00eetre \nJacques, lisez Michel Psellus, Dialogus de ene rgia et operatione \nd\u00e6monum. Ce que nous faisons n\u2019est pas tout \u00e0 fait innocent. \n \n\u2013 Plus bas, ma\u00eetre ! je m\u2019en doute, dit Charmolue. Mais il faut \nbien faire un peu d\u2019herm\u00e9tique quand on n\u2019est que procu - reur \ndu roi en cour d\u2019\u00e9glise, \u00e0 trente \u00e9cus tournois p ar an. Seu - \nlement parlons bas. \u00bb \n \nEn ce moment un bruit de m\u00e2choire et de mastication qui \npartait de dessous le fourneau vint frapper l\u2019oreille inqui\u00e8te de \nCharmolue. \n \n\u00ab Qu\u2019est cela ? \u00bb demanda -t-il. \n \n519C\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9colier qui, fort g\u00ean\u00e9 et fort ennuy\u00e9 dans s a ca- chette, \n\u00e9tait parvenu \u00e0 y d\u00e9couvrir une vieille cro\u00fbte et un triangle de \nfromage moisi, et s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 manger le tout sans fa\u00e7on, en \nguise de consolation et de d\u00e9jeuner. Comme il avait grand -faim, \nil faisait grand bruit, et il accentuait fortement chaque bouch\u00e9e, \nce qui avait donn\u00e9 l\u2019\u00e9veil et l\u2019alarme au procu - reur. \n \n\u00ab C\u2019est un mien chat, dit vivement l\u2019archidiacre, qui se r\u00e9 - gale \nl\u00e0-dessous de quelque souris. \u00bb \n \nCette explication satisfit Charmolue. \n \n\u00ab En effet, ma\u00eetre, r\u00e9pondit -il avec un souri re respectueux, tous \nles grands philosophes ont eu leur b\u00eate famili\u00e8re. Vous savez ce \nque dit Servius : Nullus enim locus sine genio est. \u00bb \n \nCependant dom Claude, qui craignait quelque nouvelle al - \ngarade de Jehan, rappela \u00e0 son digne disciple qu\u2019ils avaie nt \nquelques figures du portail \u00e0 \u00e9tudier ensemble, et tous deux \nsortirent de la cellule, au grand ouf ! de l\u2019\u00e9colier, qui commen - \n\u00e7ait \u00e0 craindre s\u00e9rieusement que son genou ne pr\u00eet l\u2019empreinte \nde son menton. \n \n520C H A P I T R E VI \n \nEFFET QUE PEUVENT PRODUIRE SEPT JURONS EN PLEIN AIR \n \n \n\u00ab Te Deum laudamus ! s\u2019\u00e9cria ma\u00eetre Jehan en sortant de son \ntrou, voil\u00e0 les deux chats -huants partis. Och ! och ! Hax ! pax ! \nmax ! les puces ! les chiens enrag\u00e9s ! le diable ! j\u2019en ai assez de \nleur con versation ! La t\u00eate me bourdonne comme un clocher. Du \nfromage moisi par -dessus le march\u00e9 ! Sus ! des - cendons, \nprenons l\u2019escarcelle du grand fr\u00e8re, et convertissons toutes ces \nmonnaies en bouteilles ! \u00bb \n \nIl jeta un coup d\u2019\u0153il de tendresse et d\u2019admiration d ans \nl\u2019int\u00e9rieur de la pr\u00e9cieuse escarcelle, rajusta sa toilette, frotta \nses bottines, \u00e9pousseta ses pauvres manches -maho\u00eetres toutes \ngrises de cendre, siffla un air, pirouetta une gambade, examina \ns\u2019il ne restait pas quelque chose \u00e0 prendre dans la cellule , gra - \npilla \u00e7\u00e0 et l\u00e0 sur le fourneau quelque amulette de verroterie \nbonne \u00e0 donner en guise de bijou \u00e0 Isabeau la Thierrye, enfin \nouvrit la porte, que son fr\u00e8re avait laiss\u00e9e ouverte par une der - \nni\u00e8re indulgence, et qu\u2019il laissa ouverte \u00e0 son tour par un e der - \nni\u00e8re malice, et descendit l\u2019escalier circulaire en sautillant \ncomme un oiseau. \n521 \nAu milieu des t\u00e9n\u00e8bres de la vis il coudoya quelque chose qui se \nrangea en grognant, il pr\u00e9suma que c\u2019\u00e9tait Quasimodo, et cela \nlui parut si dr\u00f4le qu\u2019il descendit le res te de l\u2019escalier en se tenant \nles c\u00f4tes de rire. En d\u00e9bouchant sur la place, il riait encore. \n \nIl frappa du pied quand il se retrouva \u00e0 terre. \u00ab Oh ! dit -il, bon et \nhonorable pav\u00e9 de Paris ! maudit escalier \u00e0 essouffler les anges \nde l\u2019\u00e9chelle Jacob ! \u00c0 quo i pensais -je de m\u2019aller fourrer dans \ncette vrille de pierre qui perce le ciel, le tout pour manger du \nfromage barbu, et pour voir les clochers de Paris par une \nlucarne ! \u00bb \n \nIl fit quelques pas, et aper\u00e7ut les deux chats -huants, c\u2019est - \u00e0-\ndire dom Claude et ma\u00eetre Jacques Charmolue, en contempla - \ntion devant une sculpture du portail. Il s\u2019approcha d\u2019eux sur la \npointe des pieds, et entendit l\u2019archidiacre qui disait tout bas \u00e0 \nCharmolue : \u00ab C\u2019est Guillaume de Paris qui a fait graver un Job \nsur cette pierre cou leur lapis -lazuli, dor\u00e9e par les bords. Job \nfigure sur la pierre philosophale, qui doit \u00eatre \u00e9prouv\u00e9e et mar - \ntyris\u00e9e aussi pour devenir parfaite, comme dit Raymond Lulle : \nSub conservatione form\u00e6 specific\u00e6 salva anima. \u00bb \n \n\u00ab Cela m\u2019est bien \u00e9gal, dit Jehan , c\u2019est moi qui ai la bourse. \u00bb \n522 \nEn ce moment il entendit une voix forte et sonore articuler \nderri\u00e8re lui une s\u00e9rie formidable de jurons. \u00ab Sang -Dieu ! ventre -\nDieu ! b\u00e9dieu ! corps de Dieu ! nombril de Belz\u00e9buth ! nom d\u2019un \npape ! corne et tonnerre ! \n \n\u2013 Sur mon \u00e2me, s\u2019\u00e9cria Jehan, ce ne peut -\u00eatre que mon ami le \ncapitaine Ph\u0153bus ! \u00bb \n \nCe nom de Ph\u0153bus arriva aux oreilles de l\u2019archidiacre au \nmoment o\u00f9 il expliquait au procureur du roi le dragon qui cache \nsa queue dans un bain d\u2019o\u00f9 sort de la fum\u00e9e et une t\u00eate d e roi. \nDom Claude tressaillit, s\u2019interrompit, \u00e0 la grande stupeur de \nCharmolue, se retourna, et vit son fr\u00e8re Jehan qui abordait un \ngrand officier \u00e0 la porte du logis Gondelaurier. \n \nC\u2019\u00e9tait en effet monsieur le capitaine Ph\u0153bus de Ch\u00e2teau - pers. \nIl \u00e9tait a doss\u00e9 \u00e0 l\u2019angle de la maison de sa fianc\u00e9e, et il jurait \ncomme un pa\u00efen. \n \n\u00ab Ma foi, capitaine Ph\u0153bus, dit Jehan en lui prenant la main, \nvous sacrez avec une verve admirable. \n \n523\u2013 Corne et tonnerre ! r\u00e9pondit le capitaine. \n \n\u2013 Corne et tonnerre vous -m\u00eame ! r\u00e9pliqua l\u2019\u00e9colier. Or \u00e7\u00e0, \ngentil capitaine, d\u2019o\u00f9 vous vient ce d\u00e9bordement de belles pa - \nroles ? \n \n\u2013 Pardon, bon camarade Jehan, s\u2019\u00e9cria Ph\u0153bus en lui se - \ncouant la main, cheval lanc\u00e9 ne s\u2019arr\u00eate pas court. Or, je jurais \nau grand galop. Je viens de chez ces b\u00e9gueules, et quand j\u2019en \nsors, j\u2019ai toujours la gorge pleine de jurements ; il faut que je les \ncrache, ou j\u2019\u00e9toufferais, ventre et tonnerre ! \n \n\u2013 Voulez -vous venir boire ? \u00bb demanda l\u2019\u00e9colier. Cette \nproposition calma le ca pitaine. \n\u00ab Je veux bien, mais je n\u2019ai pas d\u2019argent. \n \n\u2013 J\u2019en ai, moi ! \n \n\u2013 Bah ! voyons ? \u00bb \n \nJehan \u00e9tala l\u2019escarcelle aux yeux du capitaine, avec majes - t\u00e9 \net simplicit\u00e9. Cependant l\u2019archidiacre, qui avait laiss\u00e9 l\u00e0 \nCharmolue \u00e9bahi, \u00e9tait venu jusqu\u2019\u00e0 eux et s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 \u00e0 \n524quelques pas, les observant tous deux sans qu\u2019ils prissent garde \n\u00e0 lui, tant la contemplation de l\u2019escarcelle les absorbait. \n \nPh\u0153bus s\u2019\u00e9cria : \u00ab Une bourse dans votre poche, Jehan, c\u2019est la \nlune dans un seau d\u2019eau. On l\u2019y voit, mais elle n\u2019y est pas. Il n\u2019y \nen a que l\u2019ombre. Pardieu ! gageons que ce sont des cailloux ! \u00bb \n \nJehan r\u00e9pondit froidement : \u00ab Voil\u00e0 les cailloux dont je cailloute \nmon gousset. \u00bb \n \nEt, sans ajouter une parole, il vida l\u2019escarcelle sur une borne \nvoisine, de l\u2019air d\u2019un Romain sauvant la patrie. \n \n\u00ab Vrai Dieu ! grommela Ph\u0153bus, des targes, des grands - blancs, \ndes petits -blancs, des mailles d\u2019un tournois les deux, des deniers \nparisis, de vrais liards -\u00e0-l\u2019aigle ! C\u2019est \u00e9blouis - sant ! \u00bb \n \nJehan demeurait digne et impassible . Quelques liards avaient \nroul\u00e9 dans la boue ; le capitaine, dans son enthou - siasme, se \nbaissa pour les ramasser. Jehan le retint : \n \n\u00ab Fi, capitaine Ph\u0153bus de Ch\u00e2teaupers ! \u00bb \n \n525Ph\u0153bus compta la monnaie et se tournant avec solennit\u00e9 vers \nJehan : \u00ab Savez -vous, Jehan, qu\u2019il y a vingt -trois sous pa - risis ! \nQui avez -vous donc d\u00e9valis\u00e9 cette nuit, rue Coupe - Gueule ? \u00bb \n \nJehan rejeta en arri\u00e8re sa t\u00eate blonde et boucl\u00e9e, et dit en \nfermant \u00e0 demi des yeux d\u00e9daigneux : \u00ab On a un fr\u00e8re archi - \ndiacre et imb\u00e9cile. \n \n\u2013 Corne de Dieu ! s\u2019\u00e9cria Ph\u0153bus, le digne homme ! \n \n\u2013 Allons boire, dit Jehan. \n \n\u2013 O\u00f9 irons -nous ? dit Ph\u0153bus. \u00c0 La Pomme d\u2019\u00c8ve ? \n \n\u2013 Non, capitaine. Allons \u00e0 La Vieille Science. Une vieille qui \nscie une anse. C\u2019est un r\u00e9bus. J\u2019aime cela. \n \n\u2013 Foin des r\u00e9bus, Jehan ! le vin est meilleur \u00e0 La Pomme \nd\u2019\u00c8ve. Et puis, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la porte il y a une vigne au soleil qui \nm\u2019\u00e9gaie quand je bois. \n \n526\u2013 Eh bien ! va pour \u00c8ve et sa pomme \u00bb, dit l\u2019\u00e9colier ; et \nprenant le bras de Ph\u0153bus : \u00ab \u00c0 propos, mon cher capitaine, \nvous avez dit tout \u00e0 l\u2019heure la rue Coupe -Gueule. C\u2019est fort mal \nparler. On n\u2019est plus si barbare \u00e0 pr\u00e9sent. On dit la rue Coupe - \nGorge. \u00bb \n \nLes deux amis se mirent en route vers La Pomme d\u2019\u00c8ve. Il est \ninutile de dire qu\u2019ils avaient d\u2019abord ramass\u00e9 l\u2019argent et que \nl\u2019archidiacre les suivait. \n \nL\u2019archidiacre les suivait, sombre et hagard. \u00c9tait -ce l\u00e0 le \nPh\u0153bus dont le nom maudit, depuis son entrevue avec Grin - \ngoire, se m\u00ealait \u00e0 toutes ses pens\u00e9es ? il ne le savait, mais, \nenfin, c\u2019\u00e9tait un Ph\u0153bus, et ce nom magique suff isait pour que \nl\u2019archidiacre suiv\u00eet \u00e0 pas de loup les deux insouciants compa - \ngnons, \u00e9coutant leurs paroles et observant leurs moindres \ngestes avec une anxi\u00e9t\u00e9 attentive. Du reste, rien de plus facile \nque d\u2019entendre tout ce qu\u2019ils disaient, tant ils parlai ent haut, \n \nfort peu g\u00ean\u00e9s de mettre les passants de moiti\u00e9 dans leurs con - \nfidences. Ils parlaient duels, filles, cruches, folies. \n \n527Au d\u00e9tour d\u2019une rue, le bruit d\u2019un tambour de basque leur vint \nd\u2019un carrefour voisin. Dom Claude entendit l\u2019officier qui di sait \u00e0 \nl\u2019\u00e9colier : \n \n\u00ab Tonnerre ! doublons le pas. \n \n\u2013 Pourquoi, Ph\u0153bus ? \n \n\u2013 J\u2019ai peur que la boh\u00e9mienne ne me voie. \n \n\u2013 Quelle boh\u00e9mienne ? \n \n\u2013 La petite qui a une ch\u00e8vre. \n \n\u2013 La Smeralda ? \n \n\u2013 Justement, Jehan. J\u2019oublie toujours son diable de nom. \nD\u00e9p\u00eachons, elle me reconna\u00eetrait. Je ne veux pas que cette fille \nm\u2019accoste dans la rue. \n \n\u2013 Est-ce que vous la connaissez, Ph\u0153bus ? \u00bb \n528 \nIci l\u2019archidiacre vit Ph\u0153bus ricaner, se pencher \u00e0 l\u2019oreille de \nJehan, et lui dire quelques mots tout bas. Puis Ph\u0153bus \u00e9cla - ta \nde rire et secoua la t\u00eate d\u2019un air triomphant. \n \n\u00ab En v\u00e9rit\u00e9 ? dit Jehan. \n \n\u2013 Sur mon \u00e2me ! dit Ph\u0153bus. \n \n\u2013 Ce soir ? \n \n\u2013 Ce soir. \n \n\u2013 \u00cates-vous s\u00fbr qu\u2019elle viendra ? \n \n\u2013 Mais \u00eates -vous fou, Jehan ? est-ce qu\u2019on doute de ces \nchoses -l\u00e0 ? \n \n\u2013 Capitaine Ph\u0153bus, vous \u00eates un heureux gendarme ! \u00bb \n \n529L\u2019archidiacre entendit toute cette conversation. Ses dents \nclaqu\u00e8rent. Un frisson, visible aux yeux, parcourut tout son \ncorps. Il s\u2019arr\u00eata un moment, s\u2019appuya \u00e0 une borne comme un \nhomme ivre, puis il reprit la piste des deux joyeux dr\u00f4les. \n \nAu moment o\u00f9 il les rejoignit, ils avaient chang\u00e9 de con - \nversation. Il les entendit chanter \u00e0 tue -t\u00eate le vieux refrain : \n \nLes enfants des Petits -Carreaux Se font pendre comme des \nveaux. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n530C H A P I T R E VII \n \nLE MOINE BOURRU \n \n \nL\u2019illustre cabaret de La Pomme d\u2019\u00c8ve \u00e9tait situ\u00e9 dans \nl\u2019Universit\u00e9, au coin de la rue de la Rondelle et de la rue du B\u00e2 - \ntonnier. C\u2019\u00e9tait une salle au rez -de-chauss\u00e9e, assez vaste et fort \nbasse, avec une vo\u00fbte dont la retomb\u00e9e centrale s\u2019appuyait sur \nun gr os pilier de bois peint en jaune ; des tables partout, de \nluisants brocs d\u2019\u00e9tain accroch\u00e9s au mur, toujours force buveurs, \ndes filles \u00e0 foison, un vitrage sur la rue, une vigne \u00e0 la porte, et \nau-dessus de cette porte une criarde planche de t\u00f4le, enlumi - \nn\u00e9e d\u2019une pomme et d\u2019une femme, rouill\u00e9e par la pluie et tour - \nnant au vent sur une broche de fer. Cette fa\u00e7on de girouette \nqui regardait le pav\u00e9 \u00e9tait l\u2019enseigne. \n \nLa nuit tombait. Le carrefour \u00e9tait noir. Le cabaret plein de \nchandelles flamboyait de loin comme une forge dans l\u2019ombre. \nOn entendait le bruit des verres, des ripailles, des jurements, des \nquerelles qui s\u2019\u00e9chappait par les carreaux cass\u00e9s. \u00c0 travers la \nbrume que la chaleur de la salle r\u00e9pandait sur la devanture \nvitr\u00e9e, on voyait fourmiller cent figures confuses, et de temps en \ntemps un \u00e9clat de rire sonore s\u2019en d\u00e9tachait. Les passants qui \n531allaient \u00e0 leurs affaires longeaient sans y jeter les yeux cette \nvitre tumultueuse. Seulement, par intervalles, quelque petit \ngar\u00e7on en guenilles se haussait su r la pointe des pieds jusqu\u2019\u00e0 \nl\u2019appui de la devanture et jetait dans le cabaret la vieille hu\u00e9e \ngoguenarde dont on poursuivait alors les ivrognes : \u00ab Aux Houls, \nsaouls, saouls, saouls ! \u00bb \n \nUn homme cependant se promenait imperturbablement devant \nla bruyant e taverne, y regardant sans cesse, et ne s\u2019en \u00e9cartant \npas plus qu\u2019un piquier de sa gu\u00e9rite. Il avait un man - teau \njusqu\u2019au nez. Ce manteau, il venait de l\u2019acheter au fripier qui \navoisinait La Pomme d\u2019\u00c8ve, sans doute pour se garantir du \nfroid des soir\u00e9es d e mars, peut -\u00eatre pour cacher son costume. \nDe temps en temps il s\u2019arr\u00eatait devant le vitrage trouble \u00e0 \nmailles de plomb, il \u00e9coutait, regardait, et frappait du pied. \n \nEnfin la porte du cabaret s\u2019ouvrit. C\u2019est ce qu\u2019il paraissait \nattendre. Deux buveurs en sortirent. Le rayon de lumi\u00e8re qui \ns\u2019\u00e9chappa de la porte empourpra un moment leurs joviales fi - \ngures. L\u2019homme au manteau s\u2019alla mettre en observation sous \nun porche de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. \n \n\u00ab Corne et tonnerre ! dit l\u2019un des deux buveurs. Sept heures v ont \ntoquer. C\u2019est l\u2019heure de mon rendez -vous. \n532 \n\u2013 Je vous dis, reprenait son compagnon avec une langue \n\u00e9paisse, que je ne demeure pas rue des Mauvaises -Paroles, \nindignus qui inter mala verba habitat. J\u2019ai logis rue Jean -Pain- \nMollet, in vico Johannis -Pain-Mollet. \u2013 Vous \u00eates plus cornu \nqu\u2019un unicorne, si vous dites le contraire. Chacun sait que qui \nmonte une fois sur un ours n\u2019a jamais peur, mais vous avez le \nnez tourn\u00e9 \u00e0 la friandise, comme Saint -Jacques de l\u2019H\u00f4pital. \n \n\u2013 Jehan, mon ami, vous \u00eates ivre \u00bb, di sait l\u2019autre. \n \nL\u2019autre r\u00e9pondit en chancelant : \u00ab Cela vous pla\u00eet \u00e0 dire, \nPh\u0153bus, mais il est prouv\u00e9 que Platon avait le profil d\u2019un chien \nde chasse. \u00bb \n \nLe lecteur a sans doute d\u00e9j\u00e0 reconnu nos deux braves amis, le \ncapitaine et l\u2019\u00e9colier. Il para\u00eet que l\u2019h omme qui les guettait dans \nl\u2019ombre les avait reconnus aussi, car il suivait \u00e0 pas lents tous \nles zigzags que l\u2019\u00e9colier faisait faire au capitaine, lequel, buveur \nplus aguerri, avait conserv\u00e9 tout son sang -froid. En les \u00e9coutant \nattentivement, l\u2019homme au ma nteau put saisir dans son entier \nl\u2019int\u00e9ressante conversation que voici : \n \n533\u00ab Corbacque ! t\u00e2chez donc de marcher droit, monsieur le \nbachelier. Vous savez qu\u2019il faut que je vous quitte. Voil\u00e0 sept \nheures. J\u2019ai rendez -vous avec une femme. \n \n\u2013 Laissez -moi donc, vous ! Je vois des \u00e9toiles et des lances \nde feu. Vous \u00eates comme le ch\u00e2teau de Dampmartin qui cr\u00e8ve \nde rire. \n \n\u2013 Par les verrues de ma grand -m\u00e8re, Jehan, c\u2019est d\u00e9rai - \nsonner avec trop d\u2019acharnement. \u2013 \u00c0 propos, Jehan, est -ce qu\u2019il \nne vous reste plus d\u2019arge nt ? \n \n\u2013 Monsieur le recteur, il n\u2019y a pas de faute, la petite bou - \ncherie, parva boucheria. \n \n\u2013 Jehan, mon ami Jehan ! vous savez que j\u2019ai donn\u00e9 ren - \ndez-vous \u00e0 cette petite au bout du pont Saint -Michel, que je ne \npuis la mener que chez la Falourdel, la viloti\u00e8re du pont, et qu\u2019il \nfaudra payer la chambre. La vieille ribaude \u00e0 moustaches \nblanches ne me fera pas cr\u00e9dit. Jehan ! de gr\u00e2ce ! est -ce que \nnous avons bu toute l\u2019escarcelle du cur\u00e9 ? est -ce qu\u2019il ne vous \nreste plus un parisis ? \n \n534\u2013 La conscience d\u2019avoir bien d\u00e9pens\u00e9 les autres heures est \nun juste et savoureux condiment de table. \n \n\u2013 Ventre et bo yaux ! tr\u00eave aux billeves\u00e9es ! Dites -moi, Je - \nhan du diable, vous reste -t-il quelque monnaie ? Donnez, b\u00e9 - \ndieu ! ou je vais vous fouiller, fussiez -vous l\u00e9preux comme Job \net galeux comme C\u00e9sar ! \n \n\u2013 Monsieur, la rue Galiache est une rue qui a un bout rue de \nla Verrerie, et l\u2019autre rue de la Tixeranderie. \n \n\u2013 Eh bien oui, mon bon ami Jehan, mon pauvre cama - rade ; \nla rue Galiache, c\u2019est bien, c\u2019est tr\u00e8s bien. Mais, au nom du ciel, \nrevenez \u00e0 vous. Il ne me faut qu\u2019un sou parisis, et c\u2019est pour \nsept heures. \n \n\u2013 Silence \u00e0 la ronde, et attention au refrain : \n \nQuand les rats mangeront les cas. \nLe loi sera seigneur d\u2019Arras ; Quand la mer, qui est grande et \nl\u00e9e, \nSera \u00e0 la Saint -Jean gel\u00e9e, On verra, par -dessus la glace, \nSortir ceux d\u2019Arras de leur place. \n535 \n\u2013 Eh bien, \u00e9c olier de l\u2019Antechrist, puisses -tu \u00eatre \u00e9trangl\u00e9 \navec les tripes de ta m\u00e8re ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Ph\u0153bus, et il poussa ru - \n \ndement l\u2019\u00e9colier ivre, lequel glissa contre le mur et tomba mol - \nlement sur le pav\u00e9 de Philippe -Auguste. Par un reste de cette \npiti\u00e9 fraternel le qui n\u2019abandonne jamais le c\u0153ur d\u2019un buveur, \nPh\u0153bus roula Jehan avec le pied sur un de ces oreillers du \npauvre que la providence tient pr\u00eats au coin de toutes les \nbornes de Paris, et que les riches fl\u00e9trissent d\u00e9daigneusement \ndu nom de tas d\u2019ordures. Le capitaine arrangea la t\u00eate de \nJehan sur un plan inclin\u00e9 de trognons de choux, et \u00e0 l\u2019instant \nm\u00eame l\u2019\u00e9colier se mit \u00e0 ronfler avec une basse -taille magnifique. \nCe- pendant toute rancune n\u2019\u00e9tait pas \u00e9teinte au c\u0153ur du \ncapitaine. \n\u00ab Tant pis si la charrette du diable te ramasse en passant ! \u00bb dit -\nil au pauvre clerc endormi, et il s\u2019\u00e9loigna. \n \nL\u2019homme au manteau, qui n\u2019avait cess\u00e9 de le suivre, s\u2019arr\u00eata un \nmoment devant l\u2019\u00e9colier gisant, comme si une ind\u00e9 - cision \nl\u2019agitait ; puis, poussant un profond soupir, il s \u2019\u00e9loigna aussi \u00e0 la \nsuite du capitaine. \n \n536Nous laisserons, comme eux, Jehan dormir sous le regard \nbienveillant de la belle \u00e9toile, et nous les suivrons aussi, s\u2019il pla\u00eet \nau lecteur. \n \nEn d\u00e9bouchant dans la rue Saint -Andr\u00e9 -des-Arcs, le capi - taine \nPh\u0153bus s\u2019aper\u00e7ut que quelqu\u2019un le suivait. Il vit, en d\u00e9 - \ntournant par hasard les yeux, une esp\u00e8ce d\u2019ombre qui rampait \nderri\u00e8re lui le long des murs. Il s\u2019arr\u00eata, elle s\u2019arr\u00eata. Il se remit \nen marche, l\u2019ombre se remit en marche. Cela ne l\u2019inqui\u00e9ta que \nfort m\u00e9diocrement. \u00ab Ah bah ! se dit -il en lui -m\u00eame, je n\u2019ai pas le \nsou. \u00bb \n \nDevant la fa\u00e7ade du coll\u00e8ge d\u2019Autun il fit halte. C\u2019est \u00e0 ce \ncoll\u00e8ge qu\u2019il avait \u00e9bauch\u00e9 ce qu\u2019il appelait ses \u00e9tudes, et , par \nune habitude d\u2019\u00e9colier taquin qui lui \u00e9tait rest\u00e9e, il ne passait \njamais devant la fa\u00e7ade sans faire subir \u00e0 la statut du cardinal \nPierre Bertrand, sculpt\u00e9e \u00e0 droite du portail, l\u2019esp\u00e8ce d\u2019affront \ndont se plaint si am\u00e8rement Priape dans la satire d\u2019H orace Olim \ntruncus eram ficulnus. Il y avait mis tant d\u2019acharnement que \nl\u2019inscription Eduensis episcopus en \u00e9tait presque effac\u00e9e. Il \ns\u2019arr\u00eata donc devant la statue comme \u00e0 son ordinaire. La rue \n\u00e9tait tout \u00e0 fait d\u00e9serte. Au moment o\u00f9 il renouait nonchalam - \nment ses aiguillettes, le nez au vent, il vit l\u2019ombre qui \ns\u2019approchait de lui \u00e0 pas lents, si lents qu\u2019il eut tout le temps \n \n537d\u2019observer que cette ombre avait un manteau et un chapeau. \nArriv\u00e9e pr\u00e8s de lui, elle s\u2019arr\u00eata et demeura plus immobile que la \nstatue du cardinal Bertrand. Cependant elle attachait sur \nPh\u0153bus deux yeux fixes pleins de cette lumi\u00e8re vague qui sort \nla nuit de la prunelle d\u2019un chat. \n \nLe capitaine \u00e9tait brave et se serait fort peu souci\u00e9 d\u2019un larron \nl\u2019estoc au poing. Mais cette statue q ui marchait, cet homme \np\u00e9trifi\u00e9 le glac\u00e8rent. Il courait alors par le monde je ne sais \nquelles histoires du moine bourru, r\u00f4deur nocturne des rues de \nParis, qui lui revinrent confus\u00e9ment en m\u00e9moire. Il res - ta \nquelques minutes stup\u00e9fait, et rompit enfin le silence, en \ns\u2019effor\u00e7ant de rire. \n \n\u00ab Monsieur, si vous \u00eates un voleur, comme je l\u2019esp\u00e8re, vous me \nfaites l\u2019effet d\u2019un h\u00e9ron qui s\u2019attaque \u00e0 une coquille de noix. Je \nsuis un fils de famille ruin\u00e9, mon cher. Adressez -vous \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Il y \na dans la chapelle de c e coll\u00e8ge du bois de la vraie croix, qui est \ndans de l\u2019argenterie. \u00bb \n \nLa main de l\u2019ombre sortit de dessous son manteau et s\u2019abattit \nsur le bras de Ph\u0153bus avec la pesanteur d\u2019une serre d\u2019aigle. En \nm\u00eame temps l\u2019ombre parla : \u00ab Capitaine Ph\u0153bus de \nCh\u00e2teaupers ! \n538 \n\u2013 Comment diable ! dit Ph\u0153bus, vous savez mon nom ! \n \n\u2013 Je ne sais pas seulement votre nom, reprit l\u2019homme au \nmanteau avec sa voix de s\u00e9pulcre. Vous avez un rendez -vous ce \nsoir. \n \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit Ph\u0153bus stup\u00e9fait. \n \n\u2013 \u00c0 sept heures. \n \n\u2013 Dans un quart d\u2019heu re. \n \n\u2013 Chez la Falourdel. \n \n\u2013 Pr\u00e9cis\u00e9ment. \n \n\u2013 La viloti\u00e8re du pont Saint -Michel. \n \n\u2013 De saint Michel archange, comme dit la paten\u00f4tre. \n \n539\u2013 Impie ! grommela le spectre. \u2013 Avec une femme ? \n \n\u2013 Confiteor. \n \n\u2013 Qui s\u2019appelle\u2026 \n \n\u2013 La Smeralda \u00bb, dit Ph\u0153bus all\u00e8grement. Toute son in - \nsouciance lui \u00e9tait revenue par degr\u00e9s. \n \n\u00c0 ce nom, la serre de l\u2019ombre secoua avec fureur le bras de \nPh\u0153bus. \n \n\u00ab Capitaine Ph\u0153bus de Ch\u00e2teaupers, tu mens ! \u00bb \n \nQui e\u00fbt pu voir en ce moment le visage enfl amm\u00e9 du capi - \ntaine, le bond qu\u2019il fit en arri\u00e8re, si violent qu\u2019il se d\u00e9gagea de la \ntenaille qui l\u2019avait saisi, la fi\u00e8re mine dont il jeta sa main \u00e0 la \ngarde de son \u00e9p\u00e9e, et devant cette col\u00e8re la morne immobilit\u00e9 \nde l\u2019homme au manteau, qui e\u00fbt vu cela e\u00fb t \u00e9t\u00e9 effray\u00e9. C\u2019\u00e9tait \nquelque chose du combat de don Juan et de la statue. \n \n540\u00ab Christ et Satan ! cria le capitaine. Voil\u00e0 une parole qui \ns\u2019attaque rarement \u00e0 l\u2019oreille d\u2019un Ch\u00e2teaupers ! tu n\u2019oserais \npas la r\u00e9p\u00e9ter. \n \n\u2013 Tu mens ! \u00bb dit l\u2019ombre froidement. \n \nLe capitaine grin\u00e7a des dents. Moine bourru, fant\u00f4me, su - \nperstitions, il avait tout oubli\u00e9 en ce moment. Il ne voyait plus \nqu\u2019un homme et qu\u2019une insulte. \n \n\u00ab Ah ! voil\u00e0 qui va bien ! \u00bb balbutia -t-il d\u2019une voix \u00e9touff\u00e9e de \nrage. Il tira son \u00e9p\u00e9e, puis b\u00e9gay ant, car la col\u00e8re fait trem - bler \ncomme la peur : \u00ab Ici ! tout de suite ! sus ! les \u00e9p\u00e9es ! les \u00e9p\u00e9es ! \ndu sang sur ces pav\u00e9s ! \u00bb \n \nCependant l\u2019autre ne bougeait. Quand il vit son adversaire en \ngarde et pr\u00eat \u00e0 se fendre : \u00ab Capitaine Ph\u0153bus, dit -il, et son \n \naccent vibrait avec amertume, vous oubliez votre\n rendez - vous. \u00bb \n \nLes emportements des hommes comme Ph\u0153bus sont des \nsoupes au lait dont une goutte d\u2019eau froide affaisse l\u2019\u00e9bullition. \n541Cette simple parole fit baisser l\u2019\u00e9p\u00e9e qui \u00e9tincelait \u00e0 la main du \ncapitaine. \n \n\u00ab Capitaine, poursuivit l\u2019homme, demain, apr\u00e8s -demain, dans un \nmois, dans dix ans, vous me retrouverez pr\u00eat \u00e0 vous couper la \ngorge ; mais allez d\u2019abord \u00e0 votre rendez -vous. \n \n\u2013 En effet, dit Ph\u0153bus, comme s\u2019il cherchait \u00e0 capituler avec \nlui-m\u00eame, ce sont de ux choses charmantes \u00e0 rencontrer en un \nrendez -vous qu\u2019une \u00e9p\u00e9e et qu\u2019une fille ; mais je ne vois pas \npourquoi je manquerais l\u2019une pour l\u2019autre, quand je puis avoir \nles deux. \u00bb \n \nIl remit l\u2019\u00e9p\u00e9e au fourreau. \n \n\u00ab Allez \u00e0 votre rendez -vous, reprit l\u2019inconnu. \n \n\u2013 Monsieur, r\u00e9pondit Ph\u0153bus avec quelque embarras, grand \nmerci de votre courtoisie. Au fait il sera toujours temps demain \nde nous d\u00e9couper \u00e0 taillades et boutonni\u00e8res le pour - point du \np\u00e8re Adam. Je vous sais gr\u00e9 de me permettre de pas - ser \nencore un quart d\u2019heure agr\u00e9able. J\u2019esp\u00e9rais bien vous cou - \ncher dans le ruisseau et arriver encore \u00e0 temps pour la belle, \n542d\u2019autant mieux qu\u2019il est de bon air de faire attendre un peu les \nfemmes en pareil cas. Mais vous m\u2019avez l\u2019air d\u2019un gaillard, et il \nest plus s\u00fbr de r emettre la partie \u00e0 demain. Je vais donc \u00e0 mon \nrendez -vous. C\u2019est pour sept heures, comme vous savez. \u00bb Ici \nPh\u0153bus se gratta l\u2019oreille. \u00ab Ah ! corne -Dieu ! j\u2019oubliais ! je n\u2019ai \npas un sou pour acquitter le truage du galetas, et la vieille ma - \ntrulle voudra \u00eatre pay\u00e9e d\u2019avance. Elle se d\u00e9fie de moi. \n \n\u2013 Voici de quoi payer. \u00bb \n \nPh\u0153bus sentit la main froide de l\u2019inconnu glisser dans la sienne \nune large pi\u00e8ce de monnaie. Il ne put s\u2019emp\u00eacher de prendre \ncet argent et de serrer cette main. \n \n\u00ab Vrai Dieu ! s\u2019\u00e9cria -t-il, vous \u00eates un bon enfant ! \n \n\u2013 Une condition, dit l\u2019homme. Prouvez -moi que j\u2019ai eu tort et \nque vous disiez vrai. Cachez -moi dans quelque coin d\u2019o\u00f9 je \npuisse voir si cette femme est vraiment celle dont vous avez dit \nle nom. \n \n543\u2013 Oh ! r\u00e9pondit Ph\u0153bus, cela m\u2019est bien \u00e9gal. Nous pren - \ndrons la chambre \u00e0 Sainte -Marthe. Vous pourrez voir \u00e0 votre \naise du chenil qui est \u00e0 c\u00f4t\u00e9. \n \n\u2013 Venez donc, reprit l\u2019ombre. \n \n\u2013 \u00c0 votre service, dit le capitaine. Je ne sais si vous n\u2019\u00eates \npas messer Diabolus en propre personne. Mais soyons bons \namis ce soir. Demain je vous paierai toutes mes dettes, de la \nbourse et de l\u2019\u00e9p\u00e9e. \u00bb \n \nIls se remirent \u00e0 marcher rapidement. Au bout de quelques \nminutes, le bruit de la rivi\u00e8re leur annon\u00e7a qu\u2019ils \u00e9taient sur le \npont Saint -Michel, alors cha rg\u00e9 de maisons. \u00ab Je vais d\u2019abord \nvous introduire, dit Ph\u0153bus \u00e0 son compagnon ; j\u2019irai ensuite \nchercher la belle qui doit m\u2019attendre pr\u00e8s du Petit - Ch\u00e2telet. \u00bb \n \nLe compagnon ne r\u00e9pondit rien. Depuis qu\u2019ils marchaient c\u00f4te \u00e0 \nc\u00f4te, il, n\u2019avait dit mot. Ph\u0153bus s\u2019arr\u00eata devant une porte basse \net heurta rudement. Une lumi\u00e8re parut aux fentes de la porte. \n \n\u00ab Qui est l\u00e0 ? cria une voix \u00e9dent\u00e9e. \n \n544\u2013 Corps -Dieu ! t\u00eate -Dieu ! ventre -Dieu ! \u00bb r\u00e9pondit le capi - \ntaine. \n \nLa porte s\u2019ouvrit sur -le-champ, et laissa voir aux arrivants une \nvieille femme et une vieille lampe qui tremblaient toutes deux. \nLa vieille \u00e9tait pli\u00e9e en deux, v\u00eatue de guenilles, bran - lante du \nchef, perc\u00e9e \u00e0 petits yeux, coiff\u00e9e d\u2019un torchon, rid\u00e9e partout, \naux mains, \u00e0 la face, au cou ; ses l\u00e8vres rentraient sous ses \ngencives, et elle avait tout autour de la bouche des \n \npinceaux de poils blancs qui lui donnaient la mine embabouin\u00e9e \nd\u2019un chat. \n \nL\u2019int\u00e9rieur du bouge n\u2019\u00e9tait pas moins d\u00e9labr\u00e9 qu\u2019elle. C\u2019\u00e9taient \ndes murs de craie, des solives noires au plafond, une chemin\u00e9e \nd\u00e9mantel\u00e9e, des toiles d\u2019araign\u00e9e \u00e0 tous les coins, au milieu un \ntroupeau chancelant de tables et d\u2019escabelles boi - teuses, un \nenfant sale dans les cendres, et dans le fond un es - calier ou \nplut\u00f4t une \u00e9chelle de bois qui aboutissait \u00e0 une trappe au \nplafond. \n \nEn p\u00e9n\u00e9trant dans ce repaire, le myst\u00e9rieux compagnon de \nPh\u0153bus haussa son manteau jusqu\u2019\u00e0 ses yeux. Cependant le \ncapitaine, tout en jurant comme un sarrasin, se h\u00e2ta de faire \n545dans un \u00e9cu reluire le soleil, comme dit notre admirable R\u00e9 - \ngnier. \n \n\u00ab La chambre \u00e0 Sainte -Marthe \u00bb, dit -il. \n \nLa vieille le traita de monseigneur, et serra l\u2019\u00e9cu dans un tiroir. \nC\u2019\u00e9tait la pi\u00e8ce que l\u2019homme au manteau noir avait don - n\u00e9e \u00e0 \nPh\u0153bus. Pendant qu\u2019elle tournait le dos, le petit gar\u00e7on chevelu \net d\u00e9guenill\u00e9 qui jouait dans les cendres s\u2019approcha \nadroitement du tiroir, y prit l\u2019\u00e9cu, et mit \u00e0 la place une feuille \ns\u00e8che qu\u2019il avait arrach\u00e9 e d\u2019un fagot. \n \nLa vieille fit signe aux deux gentilshommes, comme elle les \nnommait, de la suivre, et monta l\u2019\u00e9chelle devant eux. Parvenue \u00e0 \nl\u2019\u00e9tage sup\u00e9rieur, elle posa sa lampe sur un coffre, et Ph\u0153 - bus, \nen habitu\u00e9 de la maison, ouvrit une porte qui donn ait sur un \nbouge obscur. \u00ab Entrez l\u00e0, mon cher \u00bb, dit -il \u00e0 son compa - gnon. \nL\u2019homme au manteau ob\u00e9it sans r\u00e9pondre une parole. La porte \nretomba sur lui. Il entendit Ph\u0153bus la refermer au ver - rou, et \nun moment apr\u00e8s redescendre l\u2019escalier avec la vieille. La \nlumi\u00e8re avait disparu. \n \n \n \n546C H A P I T R E VIII \n \nUTILIT\u00c9 DES FEN\u00caTRES QUI DONNENT SUR LA RIVI\u00c8RE \n \n \nClaude Frollo (car nous pr\u00e9sumons que le lecteur, plus in - \ntelligent que Ph\u0153bus, n\u2019a vu dans toute cette aventure d\u2019autre \nmoine bourru que l\u2019archidiacre), Claude Frollo t\u00e2 tonna quelques \ninstants dans le r\u00e9duit t\u00e9n\u00e9breux o\u00f9 le capitaine l\u2019avait verrouil - \nl\u00e9. C\u2019\u00e9tait un de ces recoins comme les architectes en r\u00e9servent \nquelquefois au point de jonction du toit et du mur d\u2019appui. La \ncoupe verticale de ce chenil, comme l\u2019avait s i bien nomm\u00e9 \nPh\u0153bus, e\u00fbt donn\u00e9 un triangle. Du reste il n\u2019y avait ni fen\u00eatre ni \nlucarne, et le plan inclin\u00e9 du toit emp\u00eachait qu\u2019on s\u2019y t\u00eent de - \nbout. Claude s\u2019accroupit donc dans la poussi\u00e8re et dans les pl\u00e2 - \ntras qui s\u2019\u00e9crasaient sous lui. Sa t\u00eate \u00e9tait br\u00fblante. En furetant \nautour de lui avec ses mains il trouva \u00e0 terre un morceau de \nvitre cass\u00e9e qu\u2019il appuya sur son front et dont la fra\u00eecheur le \nsoulagea un peu. \n \nQue se passait -il en ce moment dans l\u2019\u00e2me obscure de \nl\u2019archidiacre ? lui et Dieu seul l\u2019ont pu savoir. \n \n547Selon quel ordre fatal disposait -il dans sa pens\u00e9e la Esme - \nralda, Ph\u0153bus, Jacques Charmolue, son jeune fr\u00e8re si aim\u00e9 \nabandonn\u00e9 par lui dans la boue, sa soutane d\u2019archidiacre, sa \nr\u00e9putation peut -\u00eatre, tra\u00een\u00e9e chez la Falourdel, toutes ces \nimag es, toutes ces aventures ? Je ne pourrais le dire. Mais il est \ncertain que ces id\u00e9es formaient dans son esprit un groupe hor - \nrible. \n \nIl attendait depuis un quart d\u2019heure ; il lui semblait avoir vieilli \nd\u2019un si\u00e8cle. Tout \u00e0 coup il entendit craquer les ais de l\u2019escalier \nde bois. Quelqu\u2019un montait. La trappe se rouvrit, une lumi\u00e8re \nreparut. Il y avait \u00e0 la porte vermoulue de son bouge une fente \nassez large, il y colla son visage. De cette fa\u00e7on il pouvait voir \ntout ce qui se passait dans la chambre voisine. La vieille \u00e0 face \nde chat sortit d\u2019abord de la trappe, sa lampe \u00e0 la main, puis \nPh\u0153bus retroussant sa moustache, puis une troi - \n \nsi\u00e8me personne, cette belle et gracieuse figure, la Esmeralda. Le \npr\u00eatre la vit sortir de terre comme une \u00e9blouissante appari - tion. \nClaude trembla, un nuage se r\u00e9pandit sur ses yeux, ses art\u00e8res \nbattirent avec force, tout bruissait et tournait autour de lui. I l ne \nvit et n\u2019entendit plus rien. \n \nQuand il revint \u00e0 lui, Ph\u0153bus et la Esmeralda \u00e9taient seuls, assis \nsur le coffre de bois \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la lampe qui faisait saillir aux \n548yeux de l\u2019archidiacre ces deux jeunes figures, et un mis\u00e9 - rable \ngrabat au fond du galeta s. \n \n\u00c0 c\u00f4t\u00e9 du grabat il y avait une fen\u00eatre dont le vitrail, d\u00e9 - fonc\u00e9 \ncomme une toile d\u2019araign\u00e9e sur laquelle la pluie a tomb\u00e9, \nlaissait voir \u00e0 travers ses mailles rompues un coin du ciel et la \nlune couch\u00e9e au loin sur un \u00e9dredon de molles nu\u00e9es. \n \nLa jeun e fille \u00e9tait rouge, interdite, palpitante. Ses longs cils \nbaiss\u00e9s ombrageaient ses joues de pourpre. L\u2019officier, sur lequel \nelle n\u2019osait lever les yeux, rayonnait. Machinalement, et avec un \ngeste charmant de gaucherie, elle tra\u00e7ait du bout du doigt sur \nle banc des lignes incoh\u00e9rentes, et elle regardait son doigt. On \nne voyait pas son pied, la petite ch\u00e8vre \u00e9tait accrou - pie dessus. \n \nLe capitaine \u00e9tait mis fort galamment ; il avait au col et aux \npoignets des touffes de doreloterie : grande \u00e9l\u00e9gance d\u2019alors. \n \nDom Claude ne parvint pas sans peine \u00e0 entendre ce qu\u2019ils se \ndisaient, \u00e0 travers le bourdonnement de son sang qui bouil - lait \ndans ses tempes. \n \n549(Chose assez banale qu\u2019une causerie d\u2019amoureux. C\u2019est un je \nvous aime perp\u00e9tuel. Phrase musicale fort nue et f ort insipide \npour les indiff\u00e9rents qui \u00e9coutent, quand elle n\u2019est pas orn\u00e9e de \nquelque fioriture. Mais Claude n\u2019\u00e9coutait pas en indiff\u00e9rent.) \n \n\u00ab Oh ! disait la jeune fille sans lever les yeux, ne me m\u00e9 - prisez \npas, monseigneur Ph\u0153bus. Je sens que ce que je fais est mal. \n \n\u2013 Vous m\u00e9priser, belle enfant ! r\u00e9pondait l\u2019officier d\u2019un air de \ngalanterie sup\u00e9rieure et distingu\u00e9e, vous m\u00e9priser, t\u00eate - Dieu ! \net pourquoi ? \n \n\u2013 Pour vous avoir suivi. \n \n\u2013 Sur ce propos, ma belle, nous ne nous entendons pas. Je \nne devrais pas vous m\u00e9priser, mais vous ha\u00efr. \u00bb \n \nLa jeune fille le regarda avec effroi : \u00ab Me ha\u00efr ! qu\u2019ai -je donc fait \n? \n \n\u2013 Pour vous \u00eatre tant fait prier. \n \n550\u2013 H\u00e9las ! dit -elle\u2026 c\u2019est que je manque \u00e0 un v\u0153u\u2026 Je ne \nretrouverai pas mes parents\u2026 l\u2019amulette perdra sa ve rtu. \u2013 Mais \nqu\u2019importe ? qu\u2019ai -je besoin de p\u00e8re et de m\u00e8re \u00e0 pr\u00e9 - sent ? \u00bb \n \nEn parlant ainsi, elle fixait sur le capitaine ses grands yeux noirs \nhumides de joie et de tendresse. \n \n\u00ab Du diable si je vous comprends ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Ph\u0153bus. \n \nLa Esmeralda resta un moment silencieuse, puis une larme sortit \nde ses yeux, un soupir de ses l\u00e8vre s, et elle dit : \u00ab Oh ! \nmonseigneur, je vous aime. \u00bb \n \nIl y avait autour de la jeune fille un tel parfum de chastet\u00e9, un \ntel charme de vertu que Ph\u0153bus ne se sentait pas compl\u00e8 - \ntement \u00e0 l\u2019aise aupr\u00e8s d\u2019elle. Cependant cette parole l\u2019enhardit. \n\u00ab Vous m\u2019aime z ! \u00bb dit -il avec transport, et il jeta son bras au - \ntour de la taille de l\u2019\u00e9gyptienne. Il n\u2019attendait que cette occa - \nsion. \n \nLe pr\u00eatre le vit, et essaya du bout du doigt la pointe d\u2019un \npoignard qu\u2019il tenait cach\u00e9 dans sa poitrine. \n \n551\u00ab Ph\u0153bus, poursuivit la boh\u00e9mienne en d\u00e9tachant douce - ment \nde sa ceinture les mains tenaces du capitaine, vous \u00eates bon, \nvous \u00eates g\u00e9n\u00e9reux, vous \u00eates beau. Vous m\u2019avez sauv\u00e9e, moi \nqui ne suis qu\u2019une pauvre enfant perdue en Boh\u00eame. Il y a \n \nlongtemps que je r\u00eave d\u2019un officier q ui me sauve la vie. C\u2019\u00e9tait \nde vous que je r\u00eavais avant de vous conna\u00eetre, mon Ph\u0153bus. \nMon r\u00eave avait une belle livr\u00e9e comme vous, une grande mine, \nune \u00e9p\u00e9e. Vous vous appelez Ph\u0153bus, c\u2019est un beau nom. \nJ\u2019aime votre nom, j\u2019aime votre \u00e9p\u00e9e. Tirez donc votre \u00e9p\u00e9e, \nPh\u0153bus, que je la voie. \n \n\u2013 Enfant ! \u00bb dit le capitaine, et il d\u00e9gaina sa rapi\u00e8re en \nsouriant. \n \nL\u2019\u00e9gyptienne regarda la poign\u00e9e, la lame, examina avec une \ncuriosit\u00e9 adorable le chiffre de la garde, et baisa l\u2019\u00e9p\u00e9e en lui \ndisant : \u00ab Vous \u00eates l\u2019\u00e9p\u00e9e d \u2019un brave. J\u2019aime mon capi - taine. \u00bb \n \nPh\u0153bus profita encore de l\u2019occasion pour d\u00e9poser sur son beau \ncou ploy\u00e9 un baiser qui fit redresser la jeune fille \u00e9carlate \ncomme une cerise. Le pr\u00eatre en grin\u00e7a des dents dans ses t\u00e9 - \nn\u00e8bres. \n \n552\u00ab Ph\u0153bus, reprit l\u2019\u00e9gypt ienne, laissez -moi vous parler. Marchez \ndonc un peu, que je vous voie tout grand et que j\u2019entende \nsonner vos \u00e9perons. Comme vous \u00eates beau ! \u00bb \n \nLe capitaine se leva pour lui complaire, en la grondant avec un \nsourire de satisfaction : \u00ab Mais \u00eates -vous enfan t ! \u2013 \u00c0 propos, \ncharmante, m\u2019avez -vous vu en hoqueton de c\u00e9r\u00e9mo - nie ? \n \n\u2013 H\u00e9las ! non, r\u00e9pondit -elle. \n \n\u2013 C\u2019est cela qui est beau ! \u00bb \n \nPh\u0153bus vint se rasseoir pr\u00e8s d\u2019elle, mais beaucoup plus pr\u00e8s \nqu\u2019auparavant. \n \n\u00ab \u00c9coutez, ma ch\u00e8re\u2026 \u00bb \n \nL\u2019\u00e9gyptienne lui donna quelques petits coups de sa jolie main \nsur la bouche avec un enfantillage plein de folie, de gr\u00e2ce et de \ngaiet\u00e9. \u00ab Non, non, je ne v ous \u00e9couterai pas. M\u2019aimez - vous ? Je \nveux que vous me disiez si vous m\u2019aimez. \n \n553\u2013 Si je t\u2019aime, ange de ma vie ! s\u2019\u00e9cria le capitaine en \ns\u2019agenouillant \u00e0 demi. Mon corps, mon sang, mon \u00e2me, tout est \n\u00e0 toi, tout est pour toi. Je t\u2019aime, et n\u2019ai jamais aim\u00e9 que toi. \u00bb \n \nLe capitaine avait tant de fois r\u00e9p\u00e9t\u00e9 cette phrase, en mainte \nconjoncture pareille, qu\u2019il la d\u00e9bita tout d\u2019une haleine sans faire \nune seule faute de m\u00e9moire. \u00c0 cette d\u00e9claration pas - sionn\u00e9e, \nl\u2019\u00e9gyptienne leva au sale plafond qui tenait lieu de ciel un \nregard plein d\u2019un bonheur ang\u00e9lique. \u00ab Oh ! murmura -t-elle, \nvoil\u00e0 le moment o\u00f9 l\u2019on devrait mourir ! \u00bb \n \nPh\u0153bus trouva \u00ab le moment \u00bb bon pour lui d\u00e9rober un nouveau \nbaiser qui alla torturer dans son coin le mis\u00e9rable ar - chidiacre. \n \n\u00ab Mourir ! s\u2019 \u00e9cria l\u2019amoureux capitaine. Qu\u2019est -ce que vous dites \ndonc l\u00e0, bel ange ? C\u2019est le cas de vivre, ou Jupiter n\u2019est qu\u2019un \npolisson ! Mourir au commencement d\u2019une si douce chose ! \ncorne -de-b\u0153uf, quelle plaisanterie ! \u2013 Ce n\u2019est pas cela. \n\u2013 \u00c9coutez, ma ch\u00e8re S imilar\u2026 Esmenarda\u2026 Pardon, mais \nvous avez un nom si prodigieusement sarrazin que je ne puis \nm\u2019en d\u00e9p\u00eatrer. C\u2019est une broussaille qui m\u2019arr\u00eate tout court. \n \n554\u2013 Mon Dieu, dit la pauvre fille, moi qui croyais ce nom joli \npour sa singularit\u00e9 ! Mais puisqu\u2019il vou s d\u00e9pla\u00eet, je voudrais \nm\u2019appeler Goton. \n \n\u2013 Ah ! ne pleurons pas pour si peu, ma gracieuse ! c\u2019est un \nnom auquel il faut s\u2019accoutumer, voil\u00e0 tout. Une fois que je le \nsaurai par c\u0153ur, cela ira tout seul. \u2013 \u00c9coutez donc, ma ch\u00e8re \nSimilar, je vous adore \u00e0 la p assion. Je vous aime vraiment que \nc\u2019est miraculeux. Je sais une petite qui en cr\u00e8ve de rage\u2026 \u00bb \n \nLa jalouse fille l\u2019interrompit : \u00ab Qui donc ? \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela nous fait ? dit Ph\u0153bus. M\u2019aimez - vous ? \n \n\u2013 Oh ! dit -elle. \n \n\u2013 Eh bien ! c\u2019est tout. Vous ver rez comme je vous aime aussi. \nJe veux que le grand diable Neptunus m\u2019enfourche si je ne vous \nrends pas la plus heureuse cr\u00e9ature du monde. Nous aurons une \njolie petite logette quelque part. Je ferai parader mes archers \nsous vos fen\u00eatres. Ils sont tous \u00e0 ch eval et font la nargue \u00e0 ceux \ndu capitaine Mignon. Il y a des voulgiers, des cranequiniers et \ndes coulevriniers \u00e0 main. Je vous conduirai aux grandes \n555monstres des Parisiens \u00e0 la grange de Rully. C\u2019est tr\u00e8s \nmagnifique. Quatre -vingt mille t\u00eates arm\u00e9es ; tren te mille har - \nnois blancs, jaques ou brigandines ; les soixante -sept banni\u00e8res \ndes m\u00e9tiers ; les \u00e9tendards du parlement, de la chambre des \ncomptes, du tr\u00e9sor des g\u00e9n\u00e9raux, des aides des monnaies ; un \narroi du diable enfin ! Je vous m\u00e8nerai voir les lions d e l\u2019H\u00f4tel \ndu Roi qui sont des b\u00eates fauves. Toutes les femmes aiment \ncela. \u00bb \n \nDepuis quelques instants la jeune fille, absorb\u00e9e dans ses \ncharmantes pens\u00e9es, r\u00eavait au son de sa voix sans \u00e9couter le \nsens de ses paroles. \n \n\u00ab Oh ! vous serez heureuse ! continua le capitaine, et en m\u00eame \ntemps il d\u00e9boucla doucement la ceinture de l\u2019\u00e9gyptienne. \n \n\u2013 Que faites -vous donc ? dit -elle vivement. Cette voie de fait \nl\u2019avait arrach\u00e9e \u00e0 sa r\u00eaverie. \n \n\u2013 Rien, r\u00e9pondit Ph\u0153bus. Je disais seule ment qu\u2019il faudrait \nquitter toute cette toilette de folie et de coin de rue quand vous \nserez avec moi. \n \n556\u2013 Quand je serai avec toi, mon Ph\u0153bus ! \u00bb dit la jeune fille \ntendrement. \n \nElle redevint pensive et silencieuse. \n \nLe capitaine, enhardi par sa douceur, l ui prit la taille sans qu\u2019elle \nr\u00e9sist\u00e2t, puis se mit \u00e0 d\u00e9lacer \u00e0 petit bruit le corsage de la \npauvre enfant, et d\u00e9rangea si fort sa gorgerette que le pr\u00eatre \nhaletant vit sortir de la gaze la belle \u00e9paule nue de la boh\u00e9 - \nmienne, ronde et brune, comme la lun e qui se l\u00e8ve dans la \nbrume \u00e0 l\u2019horizon. \n \nLa jeune fille laissait faire Ph\u0153bus. Elle ne paraissait pas s\u2019en \napercevoir. L\u2019\u0153il du hardi capitaine \u00e9tincelait. \n \nTout \u00e0 coup elle se tourna vers lui : \n \n\u00ab Ph\u0153bus, dit -elle avec une expression d\u2019amour infinie, in struis -\nmoi dans ta religion. \n \n\u2013 Ma religion ! s\u2019\u00e9cria le capitaine \u00e9clatant de rire. Moi, vous \ninstruire dans ma religion ! Corne et tonnerre ! qu\u2019est -ce que \nvous voulez faire de ma religion ? \n557 \n\u2013 C\u2019est pour nous marier \u00bb, r\u00e9pondit -elle. \n \nLa figure du capit aine prit une expression m\u00e9lang\u00e9e de surprise, \nde d\u00e9dain, d\u2019insouciance et de passion libertine. \n \n\u00ab Ah bah ! dit -il, est -ce qu\u2019on se marie ? \u00bb \n \nLa boh\u00e9mienne devint p\u00e2le et laissa tristement retomber sa t\u00eate \nsur sa poitrine. \n \n\u00ab Belle amoureuse, reprit tendrement Ph\u0153bus, qu\u2019est -ce que \nc\u2019est que ces folies -l\u00e0 ? Grand -chose que le mariage ! est - on \nmoins bien aimant pour n\u2019avoir pas crach\u00e9 du latin dans la \nboutique d\u2019un pr\u00eatre ? \u00bb \n \nEn parlant ainsi de sa voix la plus douce, il s\u2019a pprochait ex - \ntr\u00eamement pr\u00e8s de l\u2019\u00e9gyptienne, ses mains caressantes avaient \nrepris leur poste autour de cette taille si fine et si souple, son \u0153il \ns\u2019allumait de plus en plus, et tout annon\u00e7ait que monsieur \nPh\u0153bus touchait \u00e9videmment \u00e0 l\u2019un de ces moments o \u00f9 Jupiter \nlui-m\u00eame fait tant de sottises que le bon Hom\u00e8re est oblig\u00e9 \nd\u2019appeler un nuage \u00e0 son secours. \n558 \nDom Claude cependant voyait tout. La porte \u00e9tait faite de \ndouves de poin\u00e7on toutes pourries, qui laissaient entre elles de \nlarges passages \u00e0 son regard d\u2019oiseau de proie. Ce pr\u00eatre \u00e0 \npeau brune et \u00e0 larges \u00e9paules, jusque -l\u00e0 condamn\u00e9 \u00e0 l\u2019aust\u00e8re \nvirginit\u00e9 du clo\u00eetre, frissonnait et bouillait devant cette sc\u00e8ne \nd\u2019amour, de nuit et de volupt\u00e9. La jeune et belle fille livr\u00e9e en \nd\u00e9sordre \u00e0 cet ardent jeune h omme lui faisait couler du plomb \n \nfondu dans les veines. Il se passait en lui des mouvements ex - \ntraordinaires. Son \u0153il plongeait avec une jalousie lascive sous \ntoutes ces \u00e9pingles d\u00e9faites. Qui e\u00fbt pu voir en ce moment la \nfigure du malheureux coll\u00e9e aux barreaux vermoulus e\u00fbt cru \nvoir une face de tigre regardant du fond d\u2019une cage quelque \nchacal qui d\u00e9vore une gazelle. Sa prunelle \u00e9clatait comme une \nchandelle \u00e0 travers les fentes de la porte. \n \nTout \u00e0 coup, Ph\u0153bus enleva d\u2019un geste rapide la gorge - rette \nde l\u2019\u00e9gyptienne. La pauvre enfant, qui \u00e9tait rest\u00e9e p\u00e2le et \nr\u00eaveuse, se r\u00e9veilla comme en sursaut. Elle s\u2019\u00e9loigna brusque - \nment de l\u2019entreprenant officier, et jetant un regard sur sa gorge \net ses \u00e9paul\u00e9s nues, rouge et confuse et muette de honte, elle \ncrois a ses deux beaux bras sur son sein pour le cacher. Sans la \nflamme qui embrasait ses joues, \u00e0 la voir ainsi silencieuse et \n559immobile, on e\u00fbt dit une statue de la pudeur. Ses yeux res - \ntaient baiss\u00e9s. \n \nCependant le geste du capitaine avait mis \u00e0 d\u00e9couvert \nl\u2019amulette myst\u00e9rieuse qu\u2019elle portait au cou. \u00ab Qu\u2019est -ce que \ncela ? dit -il en saisissant ce pr\u00e9texte pour se rapprocher de la \nbelle cr\u00e9ature qu\u2019il venait d\u2019effaroucher. \n \n\u2013 N\u2019y touchez pas ! r\u00e9pondit -elle vivement, c\u2019est ma gar - \ndienne. C\u2019est elle qui me fer a retrouver ma famille si j\u2019en reste \ndigne. Oh ! laissez -moi, monsieur le capitaine ! Ma m\u00e8re ! ma \npauvre m\u00e8re ! ma m\u00e8re ! o\u00f9 es -tu ? \u00e0 mon secours ! Gr\u00e2ce, \nmonsieur Ph\u0153bus ! rendez -moi ma gorgerette ! \u00bb \n \nPh\u0153bus recula et dit d\u2019un ton froid : \n \n\u00ab Oh ! madem oiselle ! que je vois bien que vous ne m\u2019aimez pas ! \n \n\u2013 Je ne t\u2019aime pas ! s\u2019\u00e9cria la pauvre malheureuse enfant, et \nen m\u00eame temps elle se pendit au capitaine qu\u2019elle fit asseoir \npr\u00e8s d\u2019elle. Je ne t\u2019aime pas, mon Ph\u0153bus ! Qu\u2019est -ce que tu dis \nl\u00e0, m\u00e9chant, pour me d\u00e9chirer le c\u0153ur ? Oh ! va ! prends - moi, \nprends tout ! fais ce que tu voudras de moi. Je suis \u00e0 toi. Que \n560m\u2019importe l\u2019amulette ! que m\u2019importe ma m\u00e8re ! c\u2019est toi qui es \nma m\u00e8re, puisque je t\u2019aime ! Ph\u0153bus, mon Ph\u0153bus bien -aim\u00e9, \nme vois -tu ? c\u2019est moi, regarde -moi. C\u2019est cette pe - \n \ntite que tu veux bien ne pas repousser, qui vient, qui vient elle - \nm\u00eame te chercher. Mon \u00e2me, ma vie, mon corps, ma personne, \ntout cela est une chose qui est \u00e0 vous, mon capitaine. Eh bien, \nnon ! ne nous marions pas, cel a t\u2019ennuie. Et puis, qu\u2019est -ce que \nje suis, moi ? une mis\u00e9rable fille du ruisseau, tandis que toi, mon \nPh\u0153bus, tu es gentilhomme. Belle chose vraiment ! une \ndanseuse \u00e9pouser un officier ! j\u2019\u00e9tais folle. Non, Ph\u0153bus, non, je \nserai ta ma\u00eetresse, ton amusemen t, ton plaisir, quand tu \nvoudras, une fille qui sera \u00e0 toi, je ne suis faite que pour cela, \nsouill\u00e9e, m\u00e9pris\u00e9e, d\u00e9shonor\u00e9e, mais qu\u2019importe ! aim\u00e9e. Je \nserai la plus fi\u00e8re et la plus joyeuse des femmes. Et quand je \nserai vieille ou laide, Ph\u0153bus, quand je ne serai plus bonne pour \nvous aimer, monseigneur, vous me souffrirez encore pour vous \nservir. D\u2019autres vous broderont des \u00e9charpes. C\u2019est moi la \nservante, qui en aurai soin. Vous me laisserez fourbir vos \u00e9pe - \nrons, brosser votre hoqueton, \u00e9pousseter vos bo ttes de cheval. \nN\u2019est -ce pas mon Ph\u0153bus, que vous aurez cette piti\u00e9 ? En at - \ntendant, prends -moi ! tiens, Ph\u0153bus, tout cela t\u2019appartient, \naime -moi seulement ! Nous autres \u00e9gyptiennes, il ne nous faut \nque cela, de l\u2019air et de l\u2019amour. \u00bb \n \n561En parlant ainsi, e lle jetait ses bras autour du cou de l\u2019officier, \nelle le regardait du bas en haut suppliante et avec un beau \nsourire tout en pleurs, sa gorge d\u00e9licate se frottait au pourpoint \nde drap et aux rudes broderies. Elle tordait sur ses genoux son \nbeau corps demi -nu. Le capitaine, enivr\u00e9, colla ses l\u00e8vres \nardentes \u00e0 ces belles \u00e9paules africaines. La jeune fille, les yeux \nperdus au plafond, renvers\u00e9e en arri\u00e8re, fr\u00e9missait toute \npalpitante sous ce baiser. \n \nTout \u00e0 coup, au -dessus de la t\u00eate de Ph\u0153bus, elle vit une au tre \nt\u00eate, une figure livide, verte, convulsive, avec un regard de \ndamn\u00e9. Pr\u00e8s de cette figure il y avait une main qui tenait un \npoignard. C\u2019\u00e9tait la figure et la main du pr\u00eatre. Il avait bris\u00e9 la \nporte et il \u00e9tait l\u00e0. Ph\u0153bus ne pouvait le voir. La jeune fi lle res - \nta immobile, glac\u00e9e, muette sous l\u2019\u00e9pouvantable apparition, \ncomme une colombe qui l\u00e8verait la t\u00eate au moment o\u00f9 l\u2019orfraie \nregarde dans son nid avec ses yeux ronds. \n \nElle ne put m\u00eame pousser un cri. Elle vit le poignard s\u2019abaisser \nsur Ph\u0153bus et se relever fumant. \u00ab Mal\u00e9diction ! dit le capitaine, \net il tomba. \u00bb \n \nElle s\u2019\u00e9vanouit. \n \n562Au moment o\u00f9 ses yeux se fermaient, o\u00f9 tout sentiment se \ndispersait en elle, elle crut sentir s\u2019imprimer sur ses l\u00e8vres un \nattouchement de feu, un baiser plus br\u00fblant que le fer rouge du \nbourreau. \n \nQuand elle reprit ses sens, elle \u00e9tait entour\u00e9e de soldats du \nguet, on emportait le capitaine baign\u00e9 dans son sang, le pr\u00eatre \navait disparu, la fen\u00eatre du fond de la chambre, qui don - nait \nsur la rivi\u00e8re, \u00e9tait toute grande ouverte, on ramassait un \nmanteau qu\u2019on supposait appartenir \u00e0 l\u2019officier, et elle \nentendai t dire autour d\u2019elle : \u00ab C\u2019est une sorci\u00e8re qui a \npoignard\u00e9 un capi - taine. \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n563LIVRE HUITI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \nL\u2019\u00c9CU CHANG\u00c9 EN FEUILLE S\u00c8CHE \n \n \nGringoire et toute la Cour des Miracles \u00e9taient dans une \nmortelle inqui\u00e9tude. On ne savait depuis un grand mois ce \nqu\u2019\u00e9t ait devenue la Esmeralda, ce qui contristait fort le duc \nd\u2019\u00c9gypte et ses amis les truands, ni ce qu\u2019\u00e9tait devenue sa \nch\u00e8vre, ce qui redoublait la douleur de Gringoire. Un soir, \nl\u2019\u00e9gyptienne avait disparu, et depuis lors n\u2019avait plus donn\u00e9 \nsigne de vie. Tou tes recherches avaient \u00e9t\u00e9 inutiles. Quelques \nsabouleux taquins disaient \u00e0 Gringoire l\u2019avoir rencontr\u00e9e ce \nsoir-l\u00e0 aux environs du pont Saint -Michel s\u2019en allant avec un \nofficier ; mais ce mari \u00e0 la mode de Boh\u00eame \u00e9tait un philosophe \nincr\u00e9dule, et d\u2019ailleur s il savait mieux que personne \u00e0 quel point \nsa femme \u00e9tait vierge. Il avait pu juger quelle pudeur inexpu - \ngnable r\u00e9sultait des deux vertus combin\u00e9es de l\u2019amulette et de \nl\u2019\u00e9gyptienne, et il avait math\u00e9matiquement calcul\u00e9 la r\u00e9sistance \nde cette chastet\u00e9 \u00e0 l a seconde puissance. Il \u00e9tait donc tran - \nquille de ce c\u00f4t\u00e9. \n \n564Aussi ne pouvait -il s\u2019expliquer cette disparition. C\u2019\u00e9tait un \nchagrin profond. Il en e\u00fbt maigri, si la chose e\u00fbt \u00e9t\u00e9 possible. Il \nen avait tout oubli\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 ses go\u00fbts litt\u00e9raires, jusqu\u2019\u00e0 son \ngrand ouvrage De figuris regularibus et irregularibus, qu\u2019il \ncomptait faire imprimer au premier argent qu\u2019il aurait. (Car il \nradotait d\u2019imprimerie, depuis qu\u2019il avait vu le Didascalon de \nHugues de Saint -Victor imprim\u00e9 avec les c\u00e9l\u00e8bres caract\u00e8res de \nVindel in de Spire.) \n \nUn jour qu\u2019il passait tristement devant la Tournelle crimi - nelle, il \naper\u00e7ut quelque foule \u00e0 l\u2019une des portes du Palais de Justice. \n \n\u00ab Qu\u2019est cela ? demanda -t-il \u00e0 un jeune homme qui en sor - \ntait. \n \n\u2013 Je ne sais pas, monsieur, r\u00e9pondit le je une homme. On \ndit qu\u2019on juge une femme qui a assassin\u00e9 un\n gendarme. \n \nComme il para\u00eet qu\u2019il y a de la sorcellerie l\u00e0 -dessous, l\u2019\u00e9v\u00eaque et \nl\u2019official sont intervenus dans la cause, et mon fr\u00e8re, qui est \narchidiacre de Josas, y passe sa vie. Or, je voulais l ui parler, \n565mais je n\u2019ai pu arriver jusqu\u2019\u00e0 lui \u00e0 cause de la foule, ce qui me \ncontrarie fort, car j\u2019ai besoin d\u2019argent. \n \n\u2013 H\u00e9las, monsieur, dit Gringoire, je voudrais pouvoir vous en \npr\u00eater ; mais si mes gr\u00e8gues sont trou\u00e9es, ce n\u2019est pas par les \n\u00e9cus. \u00bb \n \nIl n\u2019osa pas dire au jeune homme qu\u2019il connaissait son fr\u00e8re \nl\u2019archidiacre, vers lequel il n\u2019\u00e9tait pas retourn\u00e9 depuis la sc\u00e8ne \nde l\u2019\u00e9glise, n\u00e9gligence qui l\u2019embarrassait. \n \nL\u2019\u00e9colier passa son chemin, et Gringoire se mit \u00e0 suivre la foule \nqui montait l\u2019escalier de la grand\u2019chambre. Il estimait qu\u2019il n\u2019est \nrien de tel que le spectacle d\u2019un proc\u00e8s criminel pour dis - siper \nla m\u00e9lancolie, tant les juges sont ordinairement d\u2019une b\u00ea - tise \nr\u00e9jouissante. Le peuple auquel il s\u2019\u00e9tait m\u00eal\u00e9 marchait et se \ncoudoyait en silence. Apr\u00e8s un lent et insipide pi\u00e9tinement sous \nun long couloir sombre, qui serpentait dans le palais comme le \ncanal intestinal du vieil \u00e9difice, il parvint aupr\u00e8s d\u2019une porte \nbasse qui d\u00e9bouchait sur une salle que sa haute taille lui permit \nd\u2019explorer du regard par -dessus les t\u00eates ondoyantes de la co - \nhue. \n \n566La salle \u00e9tait vaste et sombre, ce qui la faisait para\u00eetre plu s \nvaste encore. Le jour tombait ; les longues fen\u00eatres ogives ne \nlaissaient plus p\u00e9n\u00e9trer qu\u2019un p\u00e2le rayon qui s\u2019\u00e9teignait avant \nd\u2019atteindre jusqu\u2019\u00e0 la vo\u00fbte, \u00e9norme treillis de charpentes \nsculpt\u00e9es, dont les mille figures semblaient remuer confus\u00e9 - \nment dans l\u2019ombre. Il y avait d\u00e9j\u00e0 plusieurs chandelles allu - \nm\u00e9es \u00e7\u00e0 et l\u00e0 sur des tables et rayonnant sur des t\u00eates de gref - \nfiers affaiss\u00e9s dans des paperasses. La partie ant\u00e9rieure de la \nsalle \u00e9tait occup\u00e9e par la foule ; \u00e0 droite et \u00e0 gauche il y avait \ndes hommes de robe \u00e0 des tables ; au fond, sur une estrade, \nforce juges dont les derni\u00e8res rang\u00e9es s\u2019enfon\u00e7aient dans les \nt\u00e9n\u00e8bres ; faces immobiles et sinistres. Les murs \u00e9taient sem\u00e9s \nde fleurs de lys sans nombre. On distinguait vaguement un \ngrand christ au -dessus des juges, et partout des piques et des \nhallebardes au bout desquelles la lumi\u00e8re des chandelles met - \ntait des pointes de feu. \n \n\u00ab Monsieur, demanda Gringoire \u00e0 l\u2019un de ses voisins, qu\u2019est -ce \nque c\u2019est donc que toutes ces personnes rang\u00e9es l\u00e0 - bas \ncomme pr\u00e9lats en concile ? \n \n\u2013 Monsieur, dit le voisin, ce sont les conseillers de la \ngrand\u2019chambre \u00e0 droite, et les conseillers des enqu\u00eates \u00e0 \ngauche ; les ma\u00eetres en robes noires, et les messires en robes \nrouges. \n567 \n\u2013 L\u00e0, au -dessus d\u2019eux, reprit Gringoire, q u\u2019est -ce que c\u2019est \nque ce gros rouge qui sue ? \n \n\u2013 C\u2019est monsieur le pr\u00e9sident. \n \n\u2013 Et ces moutons derri\u00e8re lui ? \u00bb poursuivit Gringoire, le - \nquel, nous l\u2019avons d\u00e9j\u00e0 dit, n\u2019aimait pas la magistrature. Ce qui \ntenait peut -\u00eatre \u00e0 la rancune qu\u2019il gardait au Pal ais de Justice \ndepuis sa m\u00e9saventure dramatique. \n \n\u00ab Ce sont messieurs les ma\u00eetres des requ\u00eates de l\u2019H\u00f4tel du \n \nRoi. \n \n \n\u2013 Et devant lui, ce sanglier ? \n \n\u2013 C\u2019est monsieur le greffier de la cour de parlement. \n \n\u2013 Et \u00e0 droite, ce crocodile ? \n568 \n\u2013 Ma\u00eetre Philippe Lheulier, avocat du roi extraordinaire. \n \n\u2013 Et \u00e0 gauche, ce gros chat noir ? \n \n\u2013 Ma\u00eetre Jacques Charmolue, procureur du roi en cour \n \nd\u2019\u00e9glise, avec messieurs de l\u2019officialit\u00e9. \n \n\u2013 Or \u00e7\u00e0, monsieur, dit Gringoire, que font donc tous ces brave s \ngens -l\u00e0 ? \n \n\u2013 Ils jugent. \n \n\u2013 Ils jugent qui ? je ne vois pas d\u2019accus\u00e9. \n \n\u2013 C\u2019est une femme, monsieur. Vous ne pouvez la voir. Elle nous \ntourne le dos, et elle nous est cach\u00e9e par la foule. Tenez, elle est \nl\u00e0 o\u00f9 vous voyez un groupe de pertuisanes. \n \n569\u2013 Qu\u2019e st-ce que cette femme ? demanda Gringoire. Savez - vous \nson nom ? \n \n\u2013 Non, monsieur. Je ne fais que d\u2019arriver. Je pr\u00e9sume seu - \nlement qu\u2019il y a de la sorcellerie, parce que l\u2019official assiste au \nproc\u00e8s. \n \n\u2013 Allons ! dit notre philosophe, nous allons voir tous ces gens de \nrobe manger de la chair humaine. C\u2019est un spectacle comme un \nautre. \n \n\u2013 Monsieur, observa le voisin, est -ce que vous ne trouvez pas \nque ma\u00eetre Jacques Charmolue a l\u2019air tr\u00e8s doux ? \n \n\u2013 Hum ! r\u00e9pondit Gringoire. Je me m\u00e9fie d\u2019une douceur qui a le s \nnarines pinc\u00e9es et les l\u00e8vres minces. \u00bb \n \nIci les voisins impos\u00e8rent silence aux deux causeurs. On \n\u00e9coutait une d\u00e9position importante. \n \n\u00ab Messeigneurs, disait, au milieu de la salle, une vieille dont le \nvisage disparaissait tellement sous ses v\u00eatements qu\u2019on e\u00fbt dit \nun monceau de guenilles qui marchait, messeigneurs, la chose \n570est aussi vraie qu\u2019il est vrai que c\u2019est moi qui suis la Fa - lourdel, \n\u00e9tablie depuis quarante ans au pont Saint -Michel, et payant \nexactement rentes, lods et censives, la porte vis -\u00e0-vis la maison \nde Tassin -Caillart, le teinturier, qui est du c\u00f4t\u00e9 d\u2019amont l\u2019eau. \u2013 \nUne pauvre vieille \u00e0 pr\u00e9sent, une jolie fille autrefois, \nmesseigneurs ! On me disait depuis quelques jours : La Falour - \ndel, ne filez pas trop votre rouet le soir, le diable aime peigner \navec ses cornes la quenouille des vieilles femmes. Il est s\u00fbr que \nle moine bourru, qui \u00e9tait l\u2019an pass\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 du Temple, r\u00f4 de \nmaintenant dans la Cit\u00e9. La Falourdel, prenez garde qu\u2019il ne \ncogne \u00e0 votre porte. \u2013 Un soir, je filais mon rouet, on cogne \u00e0 \nma porte. Je demande qui. On jure. J\u2019ouvre. Deux hommes en - \ntrent. Un noir avec un bel officier. On ne voyait que les yeux du \nnoir, deux braises. Tout le reste \u00e9tait manteau et chapeau. Voi - \n \nl\u00e0 qu\u2019ils me disent : \u00ab La chambre \u00e0 Sainte -Marthe. \u00bb \u2013 C\u2019est ma \nchambre d\u2019en haut, messeigneurs, ma plus propre. Ils me \ndonnent un \u00e9cu. Je serre l\u2019\u00e9cu dans mon tiroir, et je dis : \u00ab Ce \nsera pour acheter demain des tripes \u00e0 l\u2019\u00e9corcherie de la Glo - \nriette. \u00bb \u2013 Nous montons. Arriv\u00e9s \u00e0 la chambre d\u2019en haut, pen - \ndant que je tournais le dos, l\u2019homme noir dispara\u00eet. Cela \nm\u2019\u00e9bahit un peu. L\u2019officier, qui \u00e9tait beau comme un grand sei - \ngneur, redesce nd avec moi. Il sort. Le temps de filer un quart \nd\u2019\u00e9cheveau, il rentre avec une belle jeune fille, une poup\u00e9e qui \ne\u00fbt brill\u00e9 comme un soleil si elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 coiff\u00e9e. Elle avait avec \nelle un bouc, un grand bouc, noir ou blanc, je ne sais plus. Voil\u00e0 \n571qui me fait songer. La fille, cela ne me regarde pas, mais le \nbouc !\u2026 Je n\u2019aime pas ces b\u00eates -l\u00e0, elles ont une barbe et des \ncornes. Cela ressemble \u00e0 un homme. Et puis, cela sent le sa - \nmedi. Cependant, je ne dis rien. J\u2019avais l\u2019\u00e9cu. C\u2019est juste, n\u2019est - \nce pas, m onsieur le juge ? Je fais monter la fille et le capitaine \u00e0 \nla chambre d\u2019en haut, et je les laisse seuls, c\u2019est -\u00e0-dire avec le \nbouc. Je descends et je me remets \u00e0 filer. \u2013 Il faut vous dire que \nma maison a un rez -de-chauss\u00e9e et un premier, elle donne par \nderri\u00e8re sur la rivi\u00e8re, comme les autres maisons du pont, et la \nfen\u00eatre du rez -de-chauss\u00e9e et la fen\u00eatre du premier s\u2019ouvrent \nsur l\u2019eau. \u2013 J\u2019\u00e9tais donc en train de filer. Je ne sais pourquoi je \npensais \u00e0 ce moine bourru que le bouc m\u2019avait re - mis en t\u00eate, \net puis la belle fille \u00e9tait un peu farouchement atti - f\u00e9e. \u2013 Tout \u00e0 \ncoup, j\u2019entends un cri en haut, et choir quelque chose sur le \ncarreau, et que la fen\u00eatre s\u2019ouvre. Je cours \u00e0 la mienne qui est \nau-dessous, et je vois passer devant mes yeux une masse noi re \nqui tombe dans l\u2019eau. C\u2019\u00e9tait un fant\u00f4me ha - bill\u00e9 en pr\u00eatre. Il \nfaisait clair de lune. Je l\u2019ai tr\u00e8s bien vu. Il na - geait du c\u00f4t\u00e9 de la \nCit\u00e9. Alors, toute tremblante, j\u2019appelle le guet. Ces messieurs de \nla douzaine entrent, et m\u00eame dans le premier mome nt, ne \nsachant pas de quoi il s\u2019agissait, comme ils \u00e9taient en joie, ils \nm\u2019ont battue. Je leur ai expliqu\u00e9. Nous montons, et qu\u2019est -ce \nque nous trouvons ? ma pauvre chambre tout en sang, le \ncapitaine \u00e9tendu de son long avec un poignard dans le cou, la \nfille faisant la morte, et le bouc tout effarouch\u00e9. \n572\u2013 Bon, dis -je, j\u2019en aurai pour plus de quinze jours \u00e0 laver le \nplancher. Il faudra gratter, ce sera terrible. \u2013 On a emport\u00e9 \nl\u2019officier, pauvre jeune homme ! et la fille toute d\u00e9braill\u00e9e. \u2013 \nAttendez. Le pire, c\u2019est que le lendemain, quand j\u2019ai voulu \nprendre l\u2019\u00e9cu pour acheter les tripes, j\u2019ai trouv\u00e9 une feuille s\u00e8che \n\u00e0 la place. \u00bb \n \nLa vieille se tut. Un murmure d\u2019horreur circula dans l\u2019auditoire. \u00ab \nCe fant\u00f4me, ce bouc, tout cela sent la magie, dit un voisin d e \nGringoire. \u2013 Et cette feuille s\u00e8che ! ajouta un autre. \u2013 Nul doute, \nreprit un troisi\u00e8me, c\u2019est une sorci\u00e8re qui a des commerces avec \nle moine bourru pour d\u00e9valiser les offi - ciers. \u00bb Gringoire lui -\nm\u00eame n\u2019\u00e9tait pas \u00e9loign\u00e9 de trouver tout cet ensemble \neffrayant et vraisemblable. \n \n\u00ab Femme Falourdel, dit monsieur le pr\u00e9sident avec majes - t\u00e9, \nn\u2019avez -vous rien de plus \u00e0 dire \u00e0 la justice ? \n \n\u2013 Non, monseigneur, r\u00e9pondit la vieille, sinon que dans le \nrapport on a trait\u00e9 ma maison de masure tortue et puante, ce \nqui est outrageusement parler. Les maisons du pont n\u2019ont pas \ngrande mine, parce qu\u2019il y a foison de peuple, mais n\u00e9anmoins \nles bouchers ne laissent pas d\u2019y demeurer, qui sont gens riches \net mari\u00e9s \u00e0 de belles femmes fort propres. \u00bb \n573 \nLe magistrat qui avait f ait \u00e0 Gringoire l\u2019effet d\u2019un crocodile se \nleva. \u00ab Paix ! dit -il. Je prie messieurs de ne pas perdre de vue \nqu\u2019on a trouv\u00e9 un poignard sur l\u2019accus\u00e9e. Femme Falour - del, \navez -vous apport\u00e9 cette feuille s\u00e8che en laquelle s\u2019est \ntransform\u00e9 l\u2019\u00e9cu que le d\u00e9mon vo us avait donn\u00e9 ? \n \n\u2013 Oui, monseigneur, r\u00e9pondit -elle, je l\u2019ai retrouv\u00e9e. La voi - \nci. \u00bb \n \nUn huissier transmit la feuille morte au crocodile qui fit un \nsigne de t\u00eate lugubre et la passa au pr\u00e9sident qui la renvoya au \nprocureur du roi en cour d\u2019\u00e9glise, de fa\u00e7o n qu\u2019elle fit le tour de \nla salle. \u00ab C\u2019est une feuille de bouleau, dit ma\u00eetre Jacques \nCharmolue. Nouvelle preuve de la magie. \u00bb \n \nUn conseiller prit la parole. \n \n\u00ab T\u00e9moin, deux hommes sont mont\u00e9s en m\u00eame temps chez \nvous. L\u2019homme noir, que vous avez vu d\u2019abor d dispara\u00eetre, puis \nnager en Seine avec des habits de pr\u00eatre, et l\u2019officier. \u2013 Lequel \ndes deux vous a remis l\u2019\u00e9cu ? \u00bb \n \n574La vieille r\u00e9fl\u00e9chit un moment et dit : \u00ab C\u2019est l\u2019officier. \u00bb Une \nrumeur parcourut la foule. \u00ab Ah ! pensa Gringoire, voil\u00e0 qui fait \nh\u00e9siter ma conviction. \u00bb \n \nCependant ma\u00eetre Philippe Lheulier, l\u2019avocat extraordinaire du \nroi, intervint de nouveau. \u00ab Je rappelle \u00e0 messieurs que, dans sa \nd\u00e9position \u00e9crite \u00e0 son chevet, l\u2019officier assassin\u00e9, en d\u00e9clarant \nqu\u2019il avait eu vaguement la pens\u00e9e, au moment o\u00f9 l\u2019homme noir \nl\u2019avait accost\u00e9, que ce pourrait fort bien \u00eatre le moine bourru, \najoutait que le fant\u00f4me l\u2019avait vivement press\u00e9 de s\u2019aller \naccointer avec l\u2019accus\u00e9e, et sur l\u2019observation de lui, capitaine, \nqu\u2019il \u00e9tait sans argent, lui avait donn\u00e9 l \u2019\u00e9cu dont ledit officier a \npay\u00e9 la Falourdel. Donc l\u2019\u00e9cu est une monnaie de l\u2019enfer. \u00bb \n \nCette observation concluante parut dissiper tous les doutes de \nGringoire et des autres sceptiques de l\u2019auditoire. \n \n\u00ab Messieurs ont le dossier des pi\u00e8ces, ajouta l\u2019avocat du loi en \ns\u2019asseyant, ils peuvent consulter le dire de Ph\u0153bus de Ch\u00e2 - \nteaupers. \u00bb \n \n\u00c0 ce nom l\u2019accus\u00e9e se leva. Sa t\u00eate d\u00e9passa la foule. Grin - goire \n\u00e9pouvant\u00e9 reconnut la Esmeralda. \n \n575Elle \u00e9tait p\u00e2le ; ses cheveux, autrefois si gracieusement natt\u00e9s \net paillet\u00e9s de sequins, tombaient en d\u00e9sordre ; ses l\u00e8vres \n\u00e9taient bleues ; ses yeux creux effrayaient. H\u00e9las ! \n \n\u00ab Ph\u0153bus ! dit -elle avec \u00e9garement, o\u00f9 est -il ? \u00d4 messei - gneurs \n! avant de me tuer, par gr\u00e2ce, dites -moi s\u2019il vit encore ! \n \n\u2013 Taisez -vous, femme, r\u00e9pondit le pr\u00e9sident. Ce n\u2019est pas l\u00e0 \nnotre affaire. \n \n\u2013 Oh ! par piti\u00e9, dites -moi s\u2019il est vivant ! reprit -elle en joi - \ngnant ses belles mains amaigries ; et l\u2019on entendait ses cha\u00eenes \nfrissonner le long de sa robe. \n \n\u2013 Eh bien ! dit s\u00e8chement l\u2019avocat du roi, il se meurt. \u2013 \u00cates-\nvous contente ? \u00bb \n \nLa malheureuse retomba sur sa sellette, sans voix, sans larmes, \nblanche comme une figure de cire. \n \nLe pr\u00e9sident se baissa vers un homme plac\u00e9 \u00e0 ses pieds, qui \navait un bonnet d\u2019or et une robe noire, une cha\u00eene au cou et une \nverge \u00e0 la main. \n576 \n\u00ab Huissier, introduisez la seconde accus\u00e9e. \u00bb \n \nTous les yeux se tourn\u00e8rent vers une petite porte qui s\u2019ouvrit, et, \n\u00e0 la grande palpitation de Gringoire, donna passage \u00e0 une jolie \nch\u00e8vre aux cornes et aux pieds d\u2019or. L\u2019\u00e9l\u00e9gante b\u00eate s\u2019arr\u00eata un \nmoment sur le seuil, tendant le cou, comme si, dress\u00e9e \u00e0 la \npointe d\u2019une roche, elle e\u00fbt eu sous les yeux un immense \nhorizon. Tout \u00e0 coup elle aper\u00e7ut la boh\u00e9mienne, et, sautant \npar-dessus la table et la t\u00eate d\u2019un greffier, en deux bonds elle \nfut \u00e0 ses genoux. Puis elle se roula gracieusement sur les pieds \nde sa ma\u00eetresse, sollicitant un mot ou une ca - resse ; mais \nl\u2019accus\u00e9e resta immobile, et la pauvre Djali elle - m\u00eame n\u2019eut pas \nun rega rd. \n \n\u00ab Eh mais\u2026 c\u2019est ma vilaine b\u00eate, dit la vieille Falourdel, et je les \nreconnais bellement toutes deux ! \u00bb \n \nJacques Charmolue intervint. \u00ab S\u2019il pla\u00eet \u00e0 messieurs, nous \nproc\u00e9derons \u00e0 l\u2019interrogatoire de la ch\u00e8vre. \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait en effet la seconde accus\u00e9e. Rien de plus simple alors \nqu\u2019un proc\u00e8s de sorcellerie intent\u00e9 \u00e0 un animal. On trouve, entre \nautres, dans les comptes de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 pour 1466, un curieux \n577d\u00e9tail des frais du proc\u00e8s de Gillet -Soulart et de sa truie, \nex\u00e9cut\u00e9s pour leurs d\u00e9m\u00e9rites, \u00e0 Corbeil. Tout y est, le co\u00fbt des \nfosses pour mettre la truie, les cinq cents bour - r\u00e9es de cotrets \npris sur le port de Morsant, les trois pintes de vin et le pain, \ndernier repas du patient fraternellement partag\u00e9 par le \nbourreau, jusqu\u2019aux onze jours de garde et d e nourriture de la \ntruie \u00e0 huit deniers parisis chaque. Quelquefois m\u00eame on allait \nplus loin que les b\u00eates. Les capitulaires de Charlemagne et de \nLouis le D\u00e9bonnaire infligent de graves peines aux fant\u00f4mes \nenflamm\u00e9s qui se permettraient de para\u00eetre dans l\u2019 air. \n \nCependant le procureur en cour d\u2019\u00e9glise s\u2019\u00e9tait \u00e9cri\u00e9 : \u00ab Si le \nd\u00e9mon qui poss\u00e8de cette ch\u00e8vre et qui a r\u00e9sist\u00e9 \u00e0 tous les \nexorcismes persiste dans ses mal\u00e9fices, s\u2019il en \u00e9pouvante la \ncour, nous le pr\u00e9venons que nous serons forc\u00e9s de requ\u00e9rir \ncontre lui le gibet ou le b\u00fbcher. \u00bb \n \nGringoire eut la sueur froide. Charmolue prit sur une table le \ntambour de basque de la boh\u00e9mienne, et, le pr\u00e9sentant d\u2019une \ncertaine fa\u00e7on \u00e0 la ch\u00e8vre, il lui demanda : \n \n\u00ab Quelle heure est -il ? \u00bb \n \n578La ch\u00e8vre le regarda d\u2019un \u0153il intelligent, leva son pied do - r\u00e9 et \nfrappa sept coups. Il \u00e9tait en effet sept heures. Un mou - vement \nde terreur parcourut la foule. \n \nGringoire n\u2019y put tenir. \n \n\u00ab Elle se perd ! cria -t-il tout haut. Vous voyez bien qu\u2019elle ne sait \nce qu\u2019elle fait. \n \n\u2013 Silence aux manants du bout de la sa lle ! \u00bb dit aigrement \nl\u2019huissier. \n \nJacques Charmolue, \u00e0 l\u2019aide des m\u00eames man\u0153uvres du \ntambourin, fit faire \u00e0 la ch\u00e8vre plusieurs autres momeries, sur la \ndate du jour, le mois de l\u2019ann\u00e9e, etc., dont le lecteur a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 \nt\u00e9moin. Et, par une illusion d\u2019optiq ue propre aux d\u00e9bats \njudiciaires, ces m\u00eames spectateurs, qui peut -\u00eatre avaient plus \nd\u2019une fois applaudi dans le carrefour aux innocentes malices de \nDjali, en furent effray\u00e9s sous les vo\u00fbtes du Palais de Justice. La \nch\u00e8vre \u00e9tait d\u00e9cid\u00e9ment le diable. \n \nCe fu t bien pis encore, quand, le procureur du roi ayant vi - d\u00e9 \nsur le carreau un certain sac de cuir plein de lettres mobiles que \n579Djali avait au cou, on vit la ch\u00e8vre extraire avec sa patte de \nl\u2019alphabet \u00e9pars ce nom fatal : Ph\u0153bus. Les sortil\u00e8ges dont le \ncapitaine avait \u00e9t\u00e9 victime parurent irr\u00e9sistiblement d\u00e9mon - \ntr\u00e9s, et, aux yeux de tous, la boh\u00e9mienne, cette ravissante \ndanseuse qui avait tant de fois \u00e9bloui les passants de sa gr\u00e2ce, \nne fut plus qu\u2019une effroyable stryge. \n \nDu reste, elle ne donnait aucun s igne de vie. Ni les gra - cieuses \n\u00e9volutions de Djali, ni les menaces du parquet, ni les sourdes \nimpr\u00e9cations de l\u2019auditoire, rien n\u2019arrivait plus \u00e0 sa pens\u00e9e. \n \nIl fallut, pour la r\u00e9veiller, qu\u2019un sergent la secou\u00e2t sans pi - ti\u00e9 et \nque le pr\u00e9sident \u00e9lev\u00e2t s olennellement la voix : \n \n\u00ab Fille, vous \u00eates de race boh\u00e8me, adonn\u00e9e aux mal\u00e9fices. Vous \navez, de complicit\u00e9 avec la ch\u00e8vre ensorcel\u00e9e impliqu\u00e9e au \nproc\u00e8s, dans la nuit du 29 mars dernier, meurtri et poignar - d\u00e9, \nde concert avec les puissances de t\u00e9n\u00e8bres, \u00e0 l\u2019aide de charmes \net de pratiques, un capitaine des archers de l\u2019ordonnance du \nroi, Ph\u0153bus de Ch\u00e2teaupers. Persistez -vous \u00e0 nier ? \n \n\u2013 Horreur ! cria la jeune fille en cachant son visage de ses \nmains. Mon Ph\u0153bus ! Oh ! c\u2019est l\u2019enfer ! \n \n580\u2013 Persistez -vous \u00e0 nier ? demanda froidement le pr\u00e9sident. \n \n\u2013 Si je le nie ! \u00bb dit -elle d\u2019un accent terrible, et elle s\u2019\u00e9tait \nlev\u00e9e et son \u0153il \u00e9tincelait. \n \nLe pr\u00e9sident continua carr\u00e9ment : \n \n\u00ab Alors comment expliquez -vous les faits \u00e0 votre charge ? \u00bb \n \nElle r\u00e9pondit d\u2019une voix entrecoup\u00e9e : \n \n\u00ab Je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit. Je ne sais pas. C\u2019est un pr\u00eatre. Un pr\u00eatre que je \nne connais pas. Un pr\u00eatre infernal qui me poursuit ! \n \n\u2013 C\u2019est cela, reprit le ju ge. Le moine bourru. \n \n\u2013 \u00d4 messeigneurs ! ayez piti\u00e9 ! je ne suis qu\u2019une pauvre fille\u2026 \n \n\u2013 D\u2019\u00c9gypte \u00bb, dit le jugea. \n \nMa\u00eetre Jacques Charmolue prit la parole avec douceur : \n581 \n\u00ab Attendu l\u2019obstination douloureuse de l\u2019accus\u00e9e, je re - quiers \nl\u2019application de la question. \n \n\u2013 Accord\u00e9 \u00bb, dit le pr\u00e9sident. \n \nLa malheureuse fr\u00e9mit de tout son corps. Elle se leva pour - tant \n\u00e0 l\u2019ordre des pertuisaniers, et marcha d\u2019un pas assez ferme, \npr\u00e9c\u00e9d\u00e9e de Charmolue et des pr\u00eatres de l\u2019officialit\u00e9, entre deux \nrangs de hallebardes , vers une porte b\u00e2tarde qui s\u2019ouvrit \nsubitement et se referma sur elle, ce qui fit au triste Gringoire \nl\u2019effet d\u2019une gueule horrible qui venait de la d\u00e9vorer. \n \nQuand elle disparut, on entendit un b\u00ealement\n plaintif. \nC\u2019\u00e9tait la petite ch\u00e8vre qui pleurait. \n \nL\u2019audience fut suspendue. Un conseiller ayant fait observer que \nmessieurs \u00e9taient fatigu\u00e9s et que ce serait bien long d\u2019attendre \njusqu\u2019\u00e0 la fin de la torture, le pr\u00e9sident r\u00e9pondit qu\u2019un magistrat \ndoit savoir se sacrifier \u00e0 son devoir. \n \n582\u00ab La f\u00e2cheuse et d\u00e9 plaisante dr\u00f4lesse, dit un vieux juge, qui se \nfait donner la question quand on n\u2019a pas soup\u00e9 ! \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n583C H A P I T R E II \n \nSUITE DE L\u2019\u00c9CU CHANG\u00c9 EN FEUILLE S\u00c8CHE \n \n \nApr\u00e8s quelques degr\u00e9s mont\u00e9s et descendus dans des cou - loirs \nsi sombres qu\u2019on les \u00e9clairait de lampes en plein jour, la \nEsmeralda, toujours entour\u00e9e de son lugubre cort\u00e8ge, fut pous - \ns\u00e9e par les sergents du palais dans une chambre sinistre. Cette \nchambre, de forme ronde, occupait le rez -de-chauss\u00e9e de l\u2019une \nde ces grosses tours qui percent encore, dans notre si\u00e8cle, la \ncouche d\u2019\u00e9difices modernes dont le nouveau Paris a recouvert \nl\u2019ancien. Pas de fen\u00eatre \u00e0 ce caveau, pas d\u2019autre ouverture que \nl\u2019entr\u00e9e, bass e et battue d\u2019une \u00e9norme porte de fer. La clart\u00e9 \ncependant n\u2019y manquait point. Un four \u00e9tait pratiqu\u00e9 dans \nl\u2019\u00e9paisseur du mur. Un gros feu y \u00e9tait allum\u00e9, qui remplissait le \ncaveau de ses rouges r\u00e9verb\u00e9rations, et d\u00e9pouillait de tout \nrayonnement une mis\u00e9r able chandelle pos\u00e9e dans un coin. La \nherse de fer qui servait \u00e0 fermer le four, lev\u00e9e en ce moment, ne \nlaissait voir, \u00e0 l\u2019orifice du soupirail flamboyant sur le mur \nt\u00e9n\u00e9breux, que l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 inf\u00e9rieure de ses barreaux, comme \nune rang\u00e9e de dents noires, a igu\u00ebs et espac\u00e9es, ce qui faisait \nressembler la fournaise \u00e0 l\u2019une de ces bouches de dragons qui \njettent des flammes dans les l\u00e9gendes. \u00c0 la lumi\u00e8re qui s\u2019en \n\u00e9chappait, la prisonni\u00e8re vit tout autour de la chambre des ins - \n584truments effroyables dont elle ne comprenait pas l\u2019usage. Au \nmilieu gisait un matelas de cuir presque pos\u00e9 \u00e0 terre, sur lequel \npendait une courroie \u00e0 boucle, rattach\u00e9e \u00e0 un anneau de cuivre \nque mordait un monstre camard sculpt\u00e9 dans la clef de la \nvo\u00fbte. Des tenailles, des pinces, de larges fers de charrue, en - \ncombraient l\u2019int\u00e9rieur du four et rougissaient p\u00eale -m\u00eale sur la \nbraise. La sanglante lueur de la fournaise n\u2019\u00e9clairait dans toute \nla chambre qu\u2019un fouillis de choses horribles. \n \nCe tartare s\u2019appelait simplement la chambre de la ques - \ntion. \n \nSur le lit \u00e9tait nonchalamment assis Pierrat Torterue, le \ntourmenteur -jur\u00e9. Ses valets, deux gnomes \u00e0 face carr\u00e9e, \u00e0 \n \ntablier de cuir, \u00e0 brayes de toile, remuaient la ferraille sur les \ncharbons. \n \nLa pauvre fille avait eu beau recueillir son co urage. En p\u00e9 - \nn\u00e9trant dans cette chambre, elle eut horreur. \n \nLes sergents du bailli du Palais se rang\u00e8rent d\u2019un c\u00f4t\u00e9, les \npr\u00eatres de l\u2019officialit\u00e9 de l\u2019autre. Un greffier, une \u00e9critoire et une \n585table \u00e9taient dans un coin. Ma\u00eetre Jacques Charmolue \ns\u2019approcha de l\u2019\u00e9gyptienne avec un sourire tr\u00e8s doux. \n \n\u00ab Ma ch\u00e8re enfant, dit -il, vous persistez donc \u00e0 nier ? \n \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit -elle d\u2019une voix d\u00e9j\u00e0 \u00e9teinte. \n \n\u2013 En ce cas, reprit Charmolue, il sera bien douloureux pour \nnous de vous questionner avec plus d\u2019instance q ue nous ne le \nvoudrions. \u2013 Veuillez prendre la peine de vous asseoir sur ce lit. \n\u2013 Ma\u00eetre Pierrat, faites place \u00e0 madamoiselle, et fermez la \nporte. \u00bb \n \nPierrat se leva avec un grognement. \n \n\u00ab Si je ferme la porte, murmura -t-il, mon feu va s\u2019\u00e9teindre. \n \n\u2013 Eh bien, mon cher, repartit Charmolue, laissez -la ou - verte. \n\u00bb \n \nCependant la Esmeralda restait debout. Ce lit de cuir, o\u00f9 \ns\u2019\u00e9taient tordus tant de mis\u00e9rables, l\u2019\u00e9pouvantait. La terreur lui \n586gla\u00e7ait la moelle des os. Elle \u00e9tait l\u00e0, effar\u00e9e et stupide. \u00c0 un \nsigne de Charmolue, les deux valets la prirent et la pos\u00e8rent \nassise sur le lit. Ils ne lui firent aucun mal, mais quand ces \nhommes la touch\u00e8rent, quand ce cuir la toucha, elle sentit tout \nson sang refluer vers son c\u0153ur. Elle jeta un regard \u00e9gar\u00e9 au - \ntour de la chambre. Il lui sembla voir se mouvoir et marcher de \ntoutes parts vers elle, pour lui grimper le long du corps et la \nmordre et la pincer, tous ces difformes outils de la torture, qui \n\u00e9taient, parmi les instruments de tout genre qu\u2019elle avait vus \njusqu\u2019alors, ce que sont les chauves -souris, les mille -pieds et les \naraign\u00e9es parmi les insectes et les oiseaux. \n \n\u00ab O\u00f9 est le m\u00e9decin ? demanda Charmolue. \n \n\u2013 Ici \u00bb, r\u00e9pondit une robe noire qu\u2019elle n\u2019avait pas encore \naper\u00e7ue. \n \nElle frissonna. \n \n\u00ab Madamoiselle, reprit la voix caressante du procureur en cour \nd\u2019\u00e9glise, pour la troisi\u00e8me fois persistez -vous \u00e0 nier les faits \ndont vous \u00eates accus\u00e9e ? \u00bb \n \n587Cette fois elle ne put que faire un signe de t\u00eate. La voix lui \nmanqua. \n \n\u00ab Vous persistez ? dit Jacques Charmolue. Alors, j\u2019en suis \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, mais il faut que je remplisse le devoir de mon office. \n \n\u2013 Monsieur le procureur du roi, dit brusquement Pierrat, par \no\u00f9 commencerons -nous ? \u00bb \n \nCharmolue h\u00e9sita un mome nt avec la grimace ambigu\u00eb d\u2019un \npo\u00e8te qui cherche une rime. \n \n\u00ab Par le brodequin \u00bb, dit -il enfin. \n \nL\u2019infortun\u00e9e se sentit si profond\u00e9ment abandonn\u00e9e de Dieu et \ndes hommes que sa t\u00eate tomba sur sa poitrine comme une \nchose inerte qui n\u2019a pas de force en soi. \n \nLe tourmenteur et le m\u00e9decin s\u2019approch\u00e8rent d\u2019elle \u00e0 la fois. En \nm\u00eame temps, les deux valets se mirent \u00e0 fouiller dans leur \nhideux arsenal. \n \n588Au cliquetis de ces affreuses ferrailles, la malheureuse en - fant \ntressaillit comme une grenouille morte qu\u2019 on galvanise. \n\u00ab Oh ! murmura -t-elle, si bas que nul ne l\u2019entendit, \u00f4 mon \nPh\u0153bus ! \u00bb Puis elle se replongea dans son immobilit\u00e9 et dans \nson silence de marbre. Ce spectacle e\u00fbt d\u00e9chir\u00e9 tout autre c\u0153ur \nque des c\u0153urs de juges. On e\u00fbt dit une pauvre \u00e2me p\u00e9cheresse \nquestionn\u00e9 e par Satan sous l\u2019\u00e9carlate guichet de l\u2019enfer. Le mi - \ns\u00e9rable corps auquel allait se cramponner cette effroyable \n \nfourmili\u00e8re de scies, de roues et de chevalets, l\u2019\u00eatre qu\u2019allaient \nmanier ces \u00e2pres mains de bourreaux et de tenailles, c\u2019\u00e9tait \ndonc cette douce, blanche et fragile cr\u00e9ature. Pauvre grain de \nmil que la justice humaine donnait \u00e0 moudre aux \u00e9pouvantables \nmeules de la torture ! \n \nCependant les mains calleuses des valets de Pierrat Torte - rue \navaient brutalement mis \u00e0 nu cette jambe charmant e, ce petit \npied qui avaient tant de fois \u00e9merveill\u00e9 les passants de leur \ngentillesse et de leur beaut\u00e9 dans les carrefours de Paris. \n \n\u00ab C\u2019est dommage ! \u00bb grommela le tourmenteur en consi - d\u00e9rant \nces formes si gracieuses et si d\u00e9licates. Si l\u2019archidiacre e \u00fbt \u00e9t\u00e9 \npr\u00e9sent, certes, il se f\u00fbt souvenu en ce moment de son symbole \nde l\u2019araign\u00e9e et de la mouche. \n589 \nBient\u00f4t la malheureuse vit, \u00e0 travers un nuage qui se r\u00e9 - \npandait sur ses yeux, approcher le brodequin, bient\u00f4t elle vit \nson pied embo\u00eet\u00e9 entre les ais fe rr\u00e9s dispara\u00eetre sous l\u2019effrayant \nappareil. Alors la terreur lui rendit de la force. \u00ab \u00d4tez -moi ce - la \n! \u00bb cria -t-elle avec emportement. Et, se dressant tout \u00e9che - vel\u00e9e \n: \u00ab Gr\u00e2ce ! \u00bb \n \nElle s\u2019\u00e9lan\u00e7a hors du lit pour se jeter aux pieds du procu - reur du \nroi, mais sa jambe \u00e9tait prise dans le lourd bloc de ch\u00eane et de \nferrures, et elle s\u2019affaissa sur le brodequin, plus bris\u00e9e qu\u2019une \nabeille qui aurait un plomb sur l\u2019aile. \n \n\u00c0 un signe de Charmolue, on la repla\u00e7a sur le lit, et deux grosses \nmains assujettirent \u00e0 sa fine ceinture la courroie qui pendait de \nla vo\u00fbte. \n \n\u00ab Une derni\u00e8re fois, avouez -vous les faits de la cause ? \u00bb \ndemanda Charmolue avec son imperturbable b\u00e9nignit\u00e9. \n \n\u2013 Je suis innocente. \n \n590\u2013 Alors, madamoiselle, comment expliquez -vous les cir - \nconstance s \u00e0 votre charge ? \n \n\u2013 H\u00e9las, monseigneur ! je ne sais. \n \n\u2013 Vous niez donc ? \n \n\u2013 Tout ! \n \n\u2013 Faites \u00bb, dit Charmolue \u00e0 Pierrat. \n \nPierrat tourna la poign\u00e9e du cric, le brodequin se resserra, et la \nmalheureuse poussa un de ces horribles cris qui n\u2019ont \nd\u2019orthogra phe dans aucune langue humaine. \n \n\u00ab Arr\u00eatez, dit Charmolue \u00e0 Pierrat. \u2013 Avouez -vous ? dit -il \u00e0 \nl\u2019\u00e9gyptienne. \n\u2013 Tout ! cria la mis\u00e9rable fille. J\u2019avoue ! j\u2019avoue ! gr\u00e2ce ! \u00bb Elle \nn\u2019avait pas calcul\u00e9 ses forces en affrontant la question. \nPauvre enfant dont la vie jusqu\u2019alors avait \u00e9t\u00e9 si joyeuse, si \nsuave, si douce, la premi\u00e8re douleur l\u2019avait vaincue. \n \n591\u00ab L\u2019humanit \u00e9 m\u2019oblige \u00e0 vous dire, observa le procureur du roi, \nqu\u2019en avouant c\u2019est la mort que vous devez attendre. \n \n\u2013 Je l\u2019esp\u00e8re bien \u00bb, dit -elle. Et elle retomba sur le lit de cuir, \nmourante, pli\u00e9e en deux, se laissant pendre \u00e0 la courroie \nboucl\u00e9e sur sa poitrine . \n \n\u00ab Sus, ma belle, soutenez -vous un peu, dit ma\u00eetre Pierrat en la \nrelevant. Vous avez l\u2019air du mouton d\u2019or qui est au cou de \nmonsieur de Bourgogne. \u00bb \n \nJacques Charmolue \u00e9leva la voix. \n \n\u00ab Greffier, \u00e9crivez. \u2013 Jeune fille boh\u00e8me, vous avouez votre \nparticipa tion aux agapes, sabbats et mal\u00e9fices de l\u2019enfer, avec \nles larves, les masques et les stryges ? R\u00e9pondez. \n \n\u2013 Oui, dit -elle, si bas que sa parole se perdait dans son \nsouffle. \n \n\u2013 Vous avouez avoir vu le b\u00e9lier que Belz\u00e9buth fait para\u00eetre \ndans les nu\u00e9es pour rassembler le sabbat, et qui n\u2019est vu que \ndes sorciers ? \n592 \n\u2013 Oui. \n \n\u2013 Vous confessez avoir ador\u00e9 les t\u00eates de Bophomet, ces \nabominables idoles des templiers ? \n \n\u2013 Oui. \n \n\u2013 Avoir eu commerce habituel avec le diable sous la forme \nd\u2019une ch\u00e8vre famili\u00e8re, jointe au proc\u00e8s ? \n \n\u2013 Oui. \n \n\u2013 Enfin, vous avouez et confessez avoir, \u00e0 l\u2019aide du d\u00e9mon, \net du fant\u00f4me vulgairement appel\u00e9 le moine bourru, dans la \nnuit du vingt -neuvi\u00e8me mars dernier, meurtri et assassin\u00e9 un \ncapitaine nomm\u00e9 Ph\u0153bus de Ch\u00e2teaupers ? \u00bb \n \nElle leva sur le magistrat ses gr ands yeux fixes, et r\u00e9pondit \ncomme machinalement, sans convulsion et sans secousse : \n\u00ab Oui. \u00bb Il \u00e9tait \u00e9vident que tout \u00e9tait bris\u00e9 en elle. \n \n593\u00ab \u00c9crivez, greffier \u00bb, dit Charmolue. Et s\u2019adressant aux tor - \ntionnaires : \u00ab Qu\u2019on d\u00e9tache la prisonni\u00e8re, et qu\u2019o n la ram\u00e8ne \u00e0 \nl\u2019audience. \u00bb \n \nQuand la prisonni\u00e8re fut d\u00e9chauss\u00e9e, le procureur en cour \nd\u2019\u00e9glise examina son pied encore engourdi par la douleur. \n \n\u00ab Allons ! dit -il, il n\u2019y a pas grand mal. Vous avez cri\u00e9 \u00e0 temps. \nVous pourriez encore danser, la belle ! \u00bb \n \nPuis il se tourna vers ses acolytes de l\u2019officialit\u00e9. \u00ab Voil\u00e0 enfin la \njustice \u00e9clair\u00e9e ! Cela soulage, messieurs ! Madamoi - selle nous \nrendra ce t\u00e9moignage, que nous avons agi avec toute la \ndouceur possible. \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n594C H A P I T R E III \n \nFIN DE L\u2019\u00c9CU CHANG\u00c9 EN FEUILLE S\u00c8CHE \n \n \nQuand elle rentra, p\u00e2le et boitant, dans la salle d\u2019audience, un \nmurmure g\u00e9n\u00e9ral de plaisir l\u2019accueillit. De la part de l\u2019auditoire, \nc\u2019\u00e9tait ce sentiment d\u2019impatience satisfaite qu\u2019on \u00e9prouve au \nth\u00e9\u00e2tre \u00e0 l\u2019expiration du dernier entracte de la co - m\u00e9die, \nlorsque la toile se rel\u00e8ve et que la fin va commencer. De la part \ndes juges, c\u2019\u00e9tait espoir de bient\u00f4t souper. La petite ch\u00e8vre \naussi b\u00eala de joie. Elle voulut courir vers sa ma\u00eetresse, mais on \nl\u2019avait attach\u00e9e au banc. \n \nLa nuit \u00e9tait tout \u00e0 fait venue. Les chandelles, dont on n\u2019avait \npas augment\u00e9 le nombre, jetaient si peu de lumi\u00e8re qu\u2019on ne \nvoyait pas les murs de la salle. Les t\u00e9n\u00e8bres y enve - loppaient \ntous les objets d\u2019une sorte de brume. Quelques faces \napathiques de juges y ressortaient \u00e0 peine. Vis -\u00e0-vis d\u2019eux, \u00e0 \nl\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de la longue salle, ils pouvaient voir un point de \nblancheur vague se d\u00e9tacher sur le fond sombre. C\u2019\u00e9tait \nl\u2019accus\u00e9e. \n \n595Elle s\u2019\u00e9tait tra\u00een\u00e9e \u00e0 sa place. Quand Charmolue se fut ins - tall\u00e9 \nmagistralement \u00e0 la sienne, il s\u2019assit, pui s se releva, et dit, sans \nlaisser percer trop de vanit\u00e9 de son succ\u00e8s : \u00ab L\u2019accus\u00e9e a tout \navou\u00e9. \n \n\u2013 Fille boh\u00e8me, reprit le pr\u00e9sident, vous avez avou\u00e9 tous vos \nfaits de magie, de prostitution et d\u2019assassinat sur Ph\u0153bus de \nCh\u00e2teaupers ? \u00bb \n \nSon c\u0153ur se serr a. On l\u2019entendit sangloter dans l\u2019ombre. \n \n\u00ab Tout ce que vous voudrez, r\u00e9pondit -elle faiblement, mais tuez -\nmoi vite ! \n \n\u2013 Monsieur le procureur du roi en cour d\u2019\u00e9glise, dit le pr\u00e9 - \nsident, la chambre est pr\u00eate \u00e0 vous entendre en vos r\u00e9quisi - \ntions. \u00bb \n \nMa\u00eetre Charmolue exhiba un effrayant cahier, et se mit \u00e0 lire \navec force gestes et l\u2019accentuation exag\u00e9r\u00e9e de la plaidoirie \nune oraison en latin o\u00f9 toutes les preuves du proc\u00e8s \ns\u2019\u00e9chafaudaient sur des p\u00e9riphrases cic\u00e9roniennes flanqu\u00e9es de \ncitations de Plaute, son comique favori. Nous regrettons de ne \n596pouvoir offrir \u00e0 nos lecteurs ce morceau remarquable. L\u2019orateur \nle d\u00e9bitait a vec une action merveilleuse. Il n\u2019avait pas achev\u00e9 \nl\u2019exorde, que d\u00e9j\u00e0 la sueur lui sortait du front et les yeux de la \nt\u00eate. \n \nTout \u00e0 coup, au beau milieu d\u2019une p\u00e9riode, il s\u2019interrompit, et \nson regard, d\u2019ordinaire assez doux et m\u00eame assez b\u00eate, de - vint \nfoudroyant. \n \n\u00ab Messieurs, s\u2019\u00e9cria -t-il (cette fois en fran\u00e7ais, car ce n\u2019\u00e9tait pas \ndans le cahier), Satan est tellement m\u00eal\u00e9 dans cette affaire que \nle voil\u00e0 qui assiste \u00e0 nos d\u00e9bats et fait singerie de leur majest\u00e9. \nVoyez ! \u00bb \n \nEn parlant ainsi, il d\u00e9signait d e la main la petite ch\u00e8vre, qui, \nvoyant gesticuler Charmolue, avait cru en effet qu\u2019il \u00e9tait \u00e0 \npropos d\u2019en faire autant, et s\u2019\u00e9tait assise sur le derri\u00e8re, repro - \nduisant de son mieux, avec ses pattes de devant et sa t\u00eate \nbarbue, la pantomime path\u00e9tique du procureur du roi en cour \nd\u2019\u00e9glise. C\u2019\u00e9tait, si l\u2019on s\u2019en souvient, un de ses plus gentils ta - \nlents. Cet incident, cette derni\u00e8re preuve, fit grand effet. On lia \nles pattes \u00e0 la ch\u00e8vre, et le procureur du roi reprit le fil de son \n\u00e9loquence. \n \n597Cela fut tr\u00e8s long, mais la p\u00e9roraison \u00e9tait admirable. En voici la \nderni\u00e8re phrase ; qu\u2019on y ajoute la voix enrou\u00e9e et le geste \nessouffl\u00e9 de ma\u00eetre Charmolue : \n \n\u00ab Ideo, Domni, coram stryga demonstrata, crimine pa - tente, \nintentione criminis existente, in nomine sanct\u00e6 ecclesi\u00e6 \nNostr\u00e6 -Domin\u00e6 Parisiensis, qu\u00e6 est in saisina habendi omni - \nmodam altam et bassam justitiam in illa hac intemerata Civita - \ntis insula, tenore pr\u00e6sentium declaramus nos requirere, primo, \n \naliquandam pecuniarium indemnitatem ; secundo, amendatio - \nnem honorabilem ante portalium maximum Nostr\u00e6 -Domin\u00e6, \necclesia cathedralis ; tertio, sententiam in virtute cujus ista \nstryga cum sua capella, seu in trivio vulgariter dicto la Gr\u00e8ve, \nseu in insula exeunte in fluvio Sequan\u00e6, juxta pointam jardini \nregalis, e xecutat\u00e6 sint ! \u00bb \n \nIl remit son bonnet, et se rassit. \n \n\u00ab Eheu ! soupira Gringoire navr\u00e9, bassa latinitas ! \u00bb \n \nUn autre homme en robe noire se leva pr\u00e8s de l\u2019accus\u00e9e. C\u2019\u00e9tait \nson avocat. Les juges, \u00e0 jeun, commenc\u00e8rent \u00e0 murmu - rer. \n598 \n\u00ab Avocat, soyez bref, d it le pr\u00e9sident. \n \n\u2013 Monsieur le pr\u00e9sident, r\u00e9pondit l\u2019avocat, puisque la d\u00e9 - \nfenderesse a confess\u00e9 le crime, je n\u2019ai plus qu\u2019un mot \u00e0 dire \u00e0 \nmessieurs. Voici un texte de la loi salique : \u00ab Si une stryge a \nmang\u00e9 un homme, et qu\u2019elle en soit convaincue, elle paiera une \namende de huit mille deniers, qui font deux cents sous d\u2019or. \u00bb \nPlaise \u00e0 la chambre condamner ma cliente \u00e0 l\u2019amende. \n \n\u2013 Texte abrog\u00e9, dit l\u2019avocat du roi extraordinaire. \n \n\u2013 Nego, r\u00e9pliqua l\u2019avocat. \n \n\u2013 Aux voix ! dit un conseiller ; le crime est patent, et il est \ntard. \u00bb \n \nOn alla aux voix sans quitter la salle. Les juges opin\u00e8rent du \nbonnet, ils \u00e9taient press\u00e9s. On voyait leurs t\u00eates chaperon - n\u00e9es \nse d\u00e9couvrir l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre dans l\u2019ombre \u00e0 la que stion \nlugubre que leur adressait tout bas le pr\u00e9sident. La pauvre ac - \ncus\u00e9e avait l\u2019air de les regarder, mais son \u0153il trouble ne voyait \nplus. \n599 \nPuis le greffier se mit \u00e0 \u00e9crire ; puis il passa au pr\u00e9sident un long \nparchemin. \n \nAlors la malheureuse entendit le peuple se remuer, les piques \ns\u2019entre -choquer et une voix glaciale qui disait : \n \n\u00ab Fille boh\u00e8me, le jour qu\u2019il plaira au roi notre sire, \u00e0 l\u2019heure de \nmidi, vous serez men\u00e9e dans un tombereau, en chemise, pieds \nnus, la corde au cou, devant le grand portai l de Notre -Dame, et \ny ferez amende honorable avec une torche de cire du poids de \ndeux livres \u00e0 la main, et de l\u00e0 serez men\u00e9e en place de Gr\u00e8ve, \no\u00f9 vous serez pendue et \u00e9trangl\u00e9e au gibet de la ville ; et cette \nvotre ch\u00e8vre pareillement ; et paierez \u00e0 l\u2019off icial trois lions d\u2019or, \nen r\u00e9paration des crimes, par vous commis et par vous \nconfess\u00e9s, de sorcellerie, de magie, de luxure et de meurtre sur \nla personne du sieur Ph\u0153bus de Ch\u00e2 - teaupers, Dieu ait votre \n\u00e2me ! \n \n\u2013 Oh ! c\u2019est un r\u00eave ! \u00bb murmura -t-elle, et e lle sentit de rudes \nmains qui l\u2019emportaient. \n \n \n600C H A P I T R E IV \n \n\u00ab LASCIATE OGNI SPERANZAI \u00bb \n \nAu moyen \u00e2ge, quand un \u00e9difice \u00e9tait complet, il y en avait \npresque autant dans la terre que dehors. \u00c0 moins d\u2019\u00eatre b\u00e2tis \nsur pilotis, comme Notre -Dame, un palais, une fortere sse, une \n\u00e9glise avaient toujours un double fond. Dans les cath\u00e9drales, \nc\u2019\u00e9tait en quelque sorte une autre cath\u00e9drale souterraine, \nbasse, obscure, myst\u00e9rieuse, aveugle et muette, sous la nef \nsup\u00e9rieure qui regorgeait de lumi\u00e8re et retentissait d\u2019orgues et \nde cloches jour et nuit ; quelquefois c\u2019\u00e9tait un s\u00e9pulcre. Dans les \npalais, dans les bastilles, c\u2019\u00e9tait une prison, quelquefois aus - si \nun s\u00e9pulcre, quelquefois les deux ensemble. Ces puissantes \nb\u00e2tisses, dont nous avons expliqu\u00e9 ailleurs le mode de forma - \ntion et de v\u00e9g\u00e9tation, n\u2019avaient pas simplement des fondations, \nmais, pour ainsi dire, des racines qui s\u2019allaient ramifiant dans le \nsol en chambres, en galeries, en escaliers comme la construc - \ntion d\u2019en haut. Ainsi, \u00e9glises, palais, bastilles avaient de l a terre \n\u00e0 mi-corps. Les caves d\u2019un \u00e9difice \u00e9taient un autre \u00e9difice o\u00f9 \nl\u2019on descendait au lieu de monter, et qui appliquait ses \u00e9tages \nsouterrains sous le monceau d\u2019\u00e9tages ext\u00e9rieurs du monument, \ncomme ces for\u00eats et ces montagnes qui se renversent dans \nl\u2019eau miroitante d\u2019un lac au -dessous des for\u00eats et des mon - \ntagnes du bord. \n601 \n\u00c0 la bastille Saint -Antoine, au Palais de Justice de Paris, au \nLouvre, ces \u00e9difices souterrains \u00e9taient des prisons. Les \u00e9tages \nde ces prisons, en s\u2019enfon\u00e7ant dans le sol, allaient s e r\u00e9tr\u00e9cis - \nsant et s\u2019assombrissant. C\u2019\u00e9taient autant de zones o\u00f9 \ns\u2019\u00e9chelonnaient les nuances de l\u2019horreur. Dante n\u2019a rien pu \ntrouver de mieux pour son enfer. Ces entonnoirs de cachots \naboutissaient d\u2019ordinaire \u00e0 un cul de basse -fosse \u00e0 fond de \ncuve o\u00f9 Dan te a mis Satan, o\u00f9 la soci\u00e9t\u00e9 mettait le condamn\u00e9 \u00e0 \nmort. Une fois une mis\u00e9rable existence enterr\u00e9e l\u00e0, adieu le jour, \nl\u2019air, la vie, ogni speranza. Elle n\u2019en sortait que pour le gibet ou \nle b\u00fbcher. Quelquefois elle y pourrissait. La justice humaine \nappela it cela oublier. Entre les hommes et lui, le con - damn\u00e9 \nsentait peser sur sa t\u00eate un entassement de pierres et \n \nde ge\u00f4liers, et la prison tout enti\u00e8re, la massive bastille n\u2019\u00e9tait \nplus qu\u2019une \u00e9norme serrure compliqu\u00e9e qui le cadenassait hors \ndu monde viva nt. \n \nC\u2019est dans un fond de cuve de ce genre, dans les ou - bliettes \ncreus\u00e9es par saint Louis, dans l\u2019in -pace de la Tournelle, qu\u2019on \navait, de peur d\u2019\u00e9vasion sans doute, d\u00e9pos\u00e9 la Esmeralda \ncondamn\u00e9e au gibet, avec le colossal Palais de Justice sur la \nt\u00eate. Pauvre mouche qui n\u2019e\u00fbt pu remuer le moindre de ses \nmoellons ! \n602 \nCertes, la providence et la soci\u00e9t\u00e9 avaient \u00e9t\u00e9 \u00e9galement \ninjustes, un tel luxe de malheur et de torture n\u2019\u00e9tait pas n\u00e9ces - \nsaire pour briser une si fr\u00eale cr\u00e9ature. \n \nElle \u00e9tait l\u00e0, perdue dans les t\u00e9n\u00e8bres, ensevelie, enfouie, mur\u00e9e. \nQui l\u2019e\u00fbt pu voir en cet \u00e9tat, apr\u00e8s l\u2019avoir vue rire et danser au \nsoleil, e\u00fbt fr\u00e9mi. Froide comme la nuit, froide comme la mort, \nplus un souffle d\u2019air dans ses cheveux, plus un bruit huma in \u00e0 \nson oreille, plus une lueur de jour dans ses yeux, bri - s\u00e9e en \ndeux, \u00e9cras\u00e9e de cha\u00eenes, accroupie pr\u00e8s d\u2019une cruche et d\u2019un \npain sur un peu de paille dans la mare d\u2019eau qui se for - mait \nsous elle des suintements du cachot, sans mouvement, presque \nsans haleine, elle n\u2019en \u00e9tait m\u00eame plus \u00e0 souffrir. Ph\u0153bus, le \nsoleil, midi, le grand air, les rues de Paris, les danses aux \napplaudissements, les doux babillages d\u2019amour avec l\u2019officier, \npuis le pr\u00eatre, la matrulle, le poignard, le sang, la torture, le \ngibet , tout cela repassait bien encore dans son es - prit, tant\u00f4t \ncomme une vision chantante et dor\u00e9e, tant\u00f4t comme un \ncauchemar difforme ; mais ce n\u2019\u00e9tait plus qu\u2019une lutte horrible \net vague qui se perdait dans les t\u00e9n\u00e8bres, ou qu\u2019une musique \nlointaine qui se j ouait l\u00e0 -haut sur la terre, et qu\u2019on n\u2019entendait \nplus \u00e0 la profondeur o\u00f9 la malheureuse \u00e9tait tomb\u00e9e. \n \n603Depuis qu\u2019elle \u00e9tait l\u00e0, elle ne veillait ni ne dormait. Dans cette \ninfortune, dans ce cachot, elle ne pouvait pas plus distin - guer la \nveille du sommeil , le r\u00eave de la r\u00e9alit\u00e9, que le jour de la nuit. Tout \ncela \u00e9tait m\u00eal\u00e9, bris\u00e9, flottant, r\u00e9pandu confus\u00e9ment dans sa \npens\u00e9e. Elle ne sentait plus, elle ne savait plus, elle ne pensait \nplus. Tout au plus elle songeait. Jamais cr\u00e9ature vi - vante \nn\u2019avait \u00e9t\u00e9 e ngag\u00e9e si avant dans le n\u00e9ant. \n \nAinsi engourdie, gel\u00e9e, p\u00e9trifi\u00e9e, \u00e0 peine avait -elle remar - qu\u00e9 \ndeux ou trois fois le bruit d\u2019une trappe qui s\u2019\u00e9tait ouverte \nquelque part au -dessus d\u2019elle, sans m\u00eame laisser passer un peu \nde lumi\u00e8re, et par laquelle une ma in lui avait jet\u00e9 une cro\u00fbte de \npain noir. C\u2019\u00e9tait pourtant l\u2019unique communication qui lui rest\u00e2t \navec les hommes, la visite p\u00e9riodique du ge\u00f4lier. \n \nUne seule chose occupait encore machinalement son oreille : \nau-dessus de sa t\u00eate l\u2019humidit\u00e9 filtrait \u00e0 tra vers les pierres \nmoisies de la vo\u00fbte, et \u00e0 intervalles \u00e9gaux une goutte d\u2019eau s\u2019en \nd\u00e9tachait. Elle \u00e9coutait stupidement le bruit que fai - sait cette \ngoutte d\u2019eau en tombant dans la mare \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle. \n \nCette goutte d\u2019eau tombant dans cette mare, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 le seul \nmouvement qui remu\u00e2t encore autour d\u2019elle, la seule hor - loge \nqui marqu\u00e2t le temps, le seul bruit qui v\u00eent jusqu\u2019\u00e0 elle de tout le \nbruit qui se fait sur la surface de la terre. \n604 \nPour tout dire, elle sentait aussi de temps en temps, dans ce \ncloaque de fange et de t\u00e9n\u00e8bres, quelque chose de froid qui lui \npassait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 sur le pied ou sur le bras, et elle frissonnait. \n \nDepuis combien de temps y \u00e9tait -elle, elle ne le savait. Elle avait \nsouvenir d\u2019un arr\u00eat de mort prononc\u00e9 quelque part contre \nquelqu\u2019un, puis qu\u2019on l\u2019avait emport\u00e9e, elle, et qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait \nr\u00e9veill\u00e9e dans la nuit et dans le silence, glac\u00e9e. Elle s\u2019\u00e9tait tra\u00ee - \nn\u00e9e sur les mains, alors des anneaux de fer lui avaient coup\u00e9 la \ncheville du pied, et des cha\u00eenes avaient sonn\u00e9. Elle avait reco n- \nnu que tout \u00e9tait muraille autour d\u2019elle, qu\u2019il y avait au -dessous \nd\u2019elle une dalle couverte d\u2019eau et une botte de paille. Mais ni \nlampe, ni soupirail. Alors, elle s\u2019\u00e9tait assise sur cette paille, et \nquelquefois, pour changer de posture, sur la derni\u00e8re marche \nd\u2019un degr\u00e9 de pierre qu\u2019il y avait dans son cachot. \n \nUn moment, elle avait essay\u00e9 de compter les noires mi - nutes \nque lui mesurait la goutte d\u2019eau, mais bient\u00f4t ce triste travail \nd\u2019un cerveau malade s\u2019\u00e9tait rompu de lui -m\u00eame dans sa t\u00eate et \nl\u2019avait laiss\u00e9e dans la stupeur. \n \nUn jour enfin ou une nuit (car minuit et midi avaient m\u00eame \ncouleur dans ce s\u00e9pulcre), elle entendit au -dessus d\u2019elle un \n605 \nbruit plus fort que celui que faisait d\u2019ordinaire le guichetier \nquand il lui apportait son pain et sa cruch e. Elle leva la t\u00eate, et \nvit un rayon rouge\u00e2tre passer \u00e0 travers les fentes de l\u2019esp\u00e8ce de \nporte ou de trappe pratiqu\u00e9e dans la vo\u00fbte de l\u2019in -pace. En \nm\u00eame temps la lourde ferrure cria, la trappe grin\u00e7a sur ses \ngonds rouill\u00e9s, tourna, et elle vit une lante rne, une main et la \npartie inf\u00e9rieure du corps de deux hommes, la porte \u00e9tant trop \nbasse pour qu\u2019elle p\u00fbt apercevoir leurs t\u00eates. La lumi\u00e8re la \nblessa si vivement qu\u2019elle ferma les yeux. \n \nQuand elle les rouvrit, la porte \u00e9tait referm\u00e9e, le falot \u00e9tait pos\u00e9 \nsur un degr\u00e9 de l\u2019escalier, un homme, seul, \u00e9tait debout devant \nelle. Une cagoule noire lui tombait jusqu\u2019aux pieds, un \ncaffardum de m\u00eame couleur lui cachait le visage. On ne voyait \nrien de sa personne, ni sa face ni ses mains. C\u2019\u00e9tait un long \nsuaire noir qui se tenait debout, et sous lequel on sentait re - \nmuer quelque chose. Elle regarda fixement quelques minutes \ncette esp\u00e8ce de spectre. Cependant, elle ni lui ne parlaient. On \ne\u00fbt dit deux statues qui se confrontaient. Deux choses seule - \nment semblaient v ivre dans le caveau ; la m\u00e8che de la lanterne \nqui p\u00e9tillait \u00e0 cause de l\u2019humidit\u00e9 de l\u2019atmosph\u00e8re, et la goutte \nd\u2019eau de la vo\u00fbte qui coupait cette cr\u00e9pitation irr\u00e9guli\u00e8re de son \nclapotement monotone et faisait trembler la lumi\u00e8re de la lan - \nterne en moire s concentriques sur l\u2019eau huileuse de la mare. \n606 \nEnfin la prisonni\u00e8re rompit le silence : \n \n\u00ab Qui \u00eates -vous ? \n \n\u2013 Un pr\u00eatre. \u00bb \n \nLe mot, l\u2019accent, le son de voix, la firent tressaillir. Le pr\u00eatre \npoursuivit en articulant sourdement : \n\u00ab \u00cates -vous pr\u00e9par\u00e9e ? \n \n\u2013 \u00c0 quoi ? \n \n\u2013 \u00c0 mourir. \n \n\u2013 Oh ! dit -elle, sera -ce bient\u00f4t ? \n \n\u2013 Demain. \u00bb \n \n607Sa t\u00eate, qui s\u2019\u00e9tait lev\u00e9e avec joie, revint frapper sa poi - trine. \u00ab \nC\u2019est encore bien long ! murmura -t-elle ; qu\u2019est -ce que cela leur \nfaisait, aujourd\u2019hui ? \n \n\u2013 Vous \u00eates donc tr\u00e8s malheureuse ? demanda le pr\u00eatre \napr\u00e8s un silence. \n \n\u2013 J\u2019ai bien froid \u00bb, r\u00e9pondit -elle. \n \nElle prit ses pieds avec ses mains, ge ste habituel aux mal - \nheureux qui ont froid et que nous avons d\u00e9j\u00e0 vu faire \u00e0 la re - \ncluse de la Tour -Roland, et ses dents claquaient. \n \nLe pr\u00eatre parut promener de dessous son capuchon ses yeux \ndans le cachot. \n \n\u00ab Sans lumi\u00e8re ! sans feu ! dans l\u2019eau ! c\u2019es t horrible ! \n \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit -elle avec l\u2019air \u00e9tonn\u00e9 que le malheur lui avait \ndonn\u00e9. Le jour est \u00e0 tout le monde. Pourquoi ne me donne -t-on \nque la nuit ? \n \n608\u2013 Savez -vous, reprit le pr\u00eatre apr\u00e8s un nouveau silence, \npourquoi vous \u00eates ici ? \n \n\u2013 Je crois que je l\u2019ai su, dit -elle en passant ses doigts \nmaigres sur ses sourcils comme pour aider sa m\u00e9moire, mais je \nne le sais plus. \u00bb \n \nTout \u00e0 coup elle se mit \u00e0 pleurer comme un enfant. \n \n\u00ab Je voudrais sortir d\u2019ici, monsieur. J\u2019ai froid, j\u2019ai peur, et il y a \ndes b\u00eates qui me montent le long du corps. \n \n\u2013 Eh bien, suivez -moi. \u00bb \n \nEn parlant ainsi, le pr\u00eatre lui prit le bras. La malheureuse \u00e9tait \ngel\u00e9e jusque dans les entrailles, cependant cett e main lui fit une \nimpression de froid. \n \n\u00ab Oh ! murmura -t-elle, c\u2019est la main glac\u00e9e de la mort. \u2013 Qui \n\u00eates-vous donc ? \u00bb \n \n609Le pr\u00eatre releva son capuchon. Elle regarda. C\u2019\u00e9tait ce vi - sage \nsinistre qui la poursuivait depuis si longtemps, cette t\u00eate de \nd\u00e9mo n qui lui \u00e9tait apparue chez la Falourdel au -dessus de la \nt\u00eate ador\u00e9e de son Ph\u0153bus, cet \u0153il qu\u2019elle avait vu pour la \nderni\u00e8re fois briller pr\u00e8s d\u2019un poignard. \n \nCette apparition, toujours si fatale pour elle, et qui l\u2019avait ainsi \npouss\u00e9e de malheur en malh eur jusqu\u2019au supplice, la tira de son \nengourdissement. Il lui sembla que l\u2019esp\u00e8ce de voile qui s\u2019\u00e9tait \n\u00e9paissi sur sa m\u00e9moire se d\u00e9chirait. Tous les d\u00e9tails de sa \nlugubre aventure, depuis la sc\u00e8ne nocturne chez la Falourdel \njusqu\u2019\u00e0 sa condamnation \u00e0 la Tou rnelle, lui revinrent \u00e0 la fois \ndans l\u2019esprit, non pas vagues et confus comme jusqu\u2019alors, mais \ndistincts, crus, tranch\u00e9s, palpitants, terribles. Ces souve - nirs \u00e0 \ndemi effac\u00e9s, et presque oblit\u00e9r\u00e9s par l\u2019exc\u00e8s de la souf - france, \nla sombre figure qu\u2019elle avait devant elle les raviva, comme \nl\u2019approche du feu fait ressortir toutes fra\u00eeches sur le papier \nblanc les lettres invisibles qu\u2019on y a trac\u00e9es avec de l\u2019encre \nsympathique. Il lui sembla que toutes les plaies de son c\u0153ur se \nrouvraient et saignaient \u00e0 la fois. \n \n\u00ab Hah ! cria -t-elle, les mains sur ses yeux et avec un \ntremblement convulsif, c\u2019est le pr\u00eatre ! \u00bb \n \n610Puis elle laissa tomber ses bras d\u00e9courag\u00e9s, et resta as - sise, la \nt\u00eate baiss\u00e9e, l\u2019\u0153il fix\u00e9 \u00e0 terre, muette, et continuant de trembler. \n \nLe pr\u00eatre la regardait de l\u2019\u0153il d\u2019un milan qui a longtemps plan\u00e9 \nen rond du plus haut du ciel autour d\u2019une pauvre alouette tapie \ndans les bl\u00e9s, qui a longtemps r\u00e9tr\u00e9ci en silence les cercles \nformidables de son vol, et tout \u00e0 coup s\u2019est abattu sur sa proie \ncomme la fl\u00e8c he de l\u2019\u00e9clair, et la tient pantelante dans sa griffe. \n \nElle se mit \u00e0 murmurer tout bas : \n \n\u00ab Achevez ! achevez ! le dernier coup ! \u00bb Et elle enfon\u00e7ait sa t\u00eate \navec terreur entre ses \u00e9paules, comme la brebis qui attend le \ncoup de massue du boucher. \n \n\u00ab Je v ous fais donc horreur ? \u00bb dit -il enfin. Elle ne r\u00e9pondit pas. \n\u00ab Est -ce que je vous fais horreur ? \u00bb r\u00e9p\u00e9ta -t-il. Ses l\u00e8vres se \ncontract\u00e8rent comme si elle souriait. \n\u00ab Oui, dit -elle, le bourreau raille le condamn\u00e9. Voil\u00e0 des mois \nqu\u2019il me poursuit, qu\u2019il me menace, qu\u2019il m\u2019\u00e9pouvante ! Sans lui, \nmon Dieu, que j\u2019\u00e9tais heureuse ! C\u2019est lui qui m\u2019a je - t\u00e9e dans cet \nab\u00eeme ! \u00d4 ciel ! c\u2019est lui qui a tu\u00e9\u2026 c\u2019est lui qui l\u2019a tu\u00e9 ! mon \nPh\u0153bus ! \u00bb \n611 \nIci, \u00e9clatant en sanglots et levant les yeux sur le pr\u00eatre : \n \n\u00ab Oh ! mis\u00e9rable ! qui \u00eates -vous ? que vous ai -je fait ? vous me \nha\u00efssez donc bien ? H\u00e9las ! qu\u2019avez -vous contre moi ? \n \n\u2013 Je t\u2019aime ! \u00bb cria le pr\u00eatre. \n \nSes larmes s\u2019arr\u00eat\u00e8rent subitement. Elle le regarda avec un \nregard d\u2019idiot. Lui \u00e9tait tomb\u00e9 \u00e0 genoux et la couvait d\u2019un \u0153il \nde flamme. \n \n\u00ab Entends -tu ? je t\u2019aime ! cria -t-il encore. \n \n\u2013 Quel amour ! \u00bb dit la malheureuse en fr\u00e9missant. \n \nIl reprit : \n \n\u00ab L\u2019amour d\u2019un damn\u00e9. \u00bb \n \n612Tous deux rest\u00e8rent quelques minutes silencieux, \u00e9cras\u00e9s sous la \npesanteur de leurs \u00e9mo tions, lui insens\u00e9, elle stupide. \n \n\u00ab \u00c9coute, dit enfin le pr\u00eatre, et un calme singulier lui \u00e9tait \nrevenu. Tu vas tout savoir. Je vais te dire ce que jusqu\u2019ici j\u2019ai \u00e0 \n \npeine os\u00e9 me dire \u00e0 moi -m\u00eame, lorsque j\u2019interrogeais furtive - \nment ma conscience \u00e0 ces h eures profondes de la nuit o\u00f9 il y a \ntant de t\u00e9n\u00e8bres qu\u2019il semble que Dieu ne nous voit plus. \u00c9coute. \nAvant de te rencontrer, jeune fille, j\u2019\u00e9tais heureux\u2026 \n \n\u2013 Et moi ! soupira -t-elle faiblement. \n \n\u2013 Ne m\u2019interromps pas. \u2013 Oui, j\u2019\u00e9tais heureux, je croyais l \u2019\u00eatre \ndu moins. J\u2019\u00e9tais pur, j\u2019avais l\u2019\u00e2me pleine d\u2019une clart\u00e9 limpide. \nPas de t\u00eate qui s\u2019\u00e9lev\u00e2t plus fi\u00e8re et plus radieuse que la \nmienne. Les pr\u00eatres me consultaient sur la chastet\u00e9, les doc - \nteurs sur la doctrine. Oui, la science \u00e9tait tout pour moi. C\u2019 \u00e9tait \nune s\u0153ur, et une s\u0153ur me suffisait. Ce n\u2019est pas qu\u2019avec l\u2019\u00e2ge il \nne me f\u00fbt venu d\u2019autres id\u00e9es. Plus d\u2019une fois ma chair s\u2019\u00e9tait \n\u00e9mue au passage d\u2019une forme de femme. Cette force du sexe et \ndu sang de l\u2019homme que, fol adolescent, j\u2019avais cru \u00e9touffe r \npour la vie, avait plus d\u2019une fois soulev\u00e9 convulsivement la \ncha\u00eene des v\u0153ux de fer qui me scellent, mis\u00e9rable, aux froides \n613pierres de l\u2019autel. Mais le je\u00fbne, la pri\u00e8re, l\u2019\u00e9tude, les mac\u00e9ra - \ntions du clo\u00eetre, avaient refait l\u2019\u00e2me ma\u00eetresse du corps. Et puis, \nj\u2019\u00e9vitais les femmes. D\u2019ailleurs, je n\u2019avais qu\u2019\u00e0 ouvrir un livre \npour que toutes les impures fum\u00e9es de mon cerveau \ns\u2019\u00e9vanouissent devant la splendeur de la science. En peu de \nminutes, je sentais fuir au loin les choses \u00e9paisses de la terre, et \nje me retrouvais calme, \u00e9bloui et serein en pr\u00e9sence du \nrayonnement tranquille de la v\u00e9rit\u00e9 \u00e9ternelle. Tant que le d\u00e9 - \nmon n\u2019envoya pour m\u2019attaquer que de vagues ombres de \nfemmes qui passaient \u00e9parses sous mes yeux, dans l\u2019\u00e9glise, \ndans les rues, dans les pr\u00e9s, e t qui revenaient \u00e0 peine dans mes \nsonges, je le vainquis ais\u00e9ment. H\u00e9las ! si la victoire ne m\u2019est \npas rest\u00e9e, la faute en est \u00e0 Dieu, qui n\u2019a pas fait l\u2019homme et le \nd\u00e9mon de force \u00e9gale. \u2013 \u00c9coute. Un jour\u2026 \u00bb \n \nIci le pr\u00eatre s\u2019arr\u00eata, et la prisonni\u00e8re ente ndit sortir de sa \npoitrine des soupirs qui faisaient un bruit de r\u00e2le et \nd\u2019arrachement. \n \nIl reprit : \n \n\u00ab \u2026 Un jour, j\u2019\u00e9tais appuy\u00e9 \u00e0 la fen\u00eatre de ma cellule\u2026 \u2013 Quel \nlivre lisais -je donc ? Oh ! tout cela est un tourbillon dans ma t\u00eate. \n\u2013 Je lisais. La fen\u00eatre donnait sur une place. J\u2019entends \n614 \nun bruit de tambour et de musique. F\u00e2ch\u00e9 d\u2019\u00eatre ainsi troubl\u00e9 \ndans ma r\u00eaverie, je regarde dans la place. Ce que je vis, il y en \navait d\u2019autres que moi qui le voyaient, et pourtant ce n\u2019\u00e9tait pas \nun spectacle fait pour des yeux humains. L\u00e0, au milieu du pav\u00e9, \n\u2013 il \u00e9tait midi, \u2013 un grand soleil, \u2013 une cr\u00e9ature dansait. U ne \ncr\u00e9ature si belle que Dieu l\u2019e\u00fbt pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e \u00e0 la Vierge, et l\u2019e\u00fbt \nchoisie pour sa m\u00e8re, et e\u00fbt voulu na\u00eetre d\u2019elle si elle e\u00fbt exist\u00e9 \nquand il se fit homme ! Ses yeux \u00e9taient noirs et splendides, au \nmilieu de sa chevelure noire quelques cheveux que p\u00e9n\u00e9tr ait le \nsoleil blondissaient comme des fils d\u2019or. Ses pieds disparais - \nsaient dans leur mouvement comme les rayons d\u2019une roue qui \ntourne rapidement. Autour de sa t\u00eate, dans ses nattes noires, il \ny avait des plaques de m\u00e9tal qui p\u00e9tillaient au soleil et fais aient \n\u00e0 son front une couronne d\u2019\u00e9toiles. Sa robe sem\u00e9e de paillettes \nscintillait bleue et piqu\u00e9e de mille \u00e9tincelles comme une nuit \nd\u2019\u00e9t\u00e9. Ses bras souples et bruns se nouaient et se d\u00e9nouaient \nautour de sa taille comme deux \u00e9charpes. La forme de son \ncorp s \u00e9tait surprenante de beaut\u00e9. Oh ! la resplendissante fi - \ngure qui se d\u00e9tachait comme quelque chose de lumineux dans \nla lumi\u00e8re m\u00eame du soleil !\u2026 \u2013 H\u00e9las ! jeune fille, c\u2019\u00e9tait toi. \u2013 \nSurpris, enivr\u00e9, charm\u00e9, je me laissai aller \u00e0 te regarder. Je te \nregardai tant que tout \u00e0 coup je frissonnai d\u2019\u00e9pouvante, je sen - \ntis que le sort me saisissait. \u00bb \n \nLe pr\u00eatre, oppress\u00e9, s\u2019arr\u00eata encore un moment. Puis il continua. \n615 \n\u00ab D\u00e9j\u00e0 \u00e0 demi fascin\u00e9, j\u2019essayai de me cramponner \u00e0 quelque \nchose et de me retenir dans ma chut e. Je me rappelai les \nemb\u00fbches que Satan m\u2019avait d\u00e9j\u00e0 tendues. La cr\u00e9ature qui \u00e9tait \nsous mes yeux avait cette beaut\u00e9 surhumaine qui ne peut venir \nque du ciel ou de l\u2019enfer. Ce n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 une simple fille faite \navec un peu de notre terre, et pauvrement \u00e9clair\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur \npar le vacillant rayon d\u2019une \u00e2me de femme. C\u2019\u00e9tait un ange ! \nmais de t\u00e9n\u00e8bres, mais de flamme et non de lumi\u00e8re. Au \nmoment o\u00f9 je pensais cela, je vis pr\u00e8s de toi une ch\u00e8vre, une \nb\u00eate du sabbat, qui me regardait en riant. Le soleil d e midi lui \nfaisait des cornes de feu. Alors j\u2019entrevis le pi\u00e8ge du d\u00e9mon, et \nje ne doutai plus que tu ne vinsses de l\u2019enfer et que tu n\u2019en \nvinsses pour ma perdition. Je le crus. \u00bb \n \nIci le pr\u00eatre regarda en face la prisonni\u00e8re et ajouta froi - \ndement : \n \n\u00ab Je le crois encore. \u2013 Cependant le charme op\u00e9rait peu \u00e0 peu, \nta danse me tournoyait dans le cerveau, je sentais le mys - \nt\u00e9rieux mal\u00e9fice s\u2019accomplir en moi, tout ce qui aurait d\u00fb veiller \ns\u2019endormait dans mon \u00e2me, et comme ceux qui meurent dans la \nneige je t rouvais du plaisir \u00e0 laisser venir ce sommeil. Tout \u00e0 \ncoup, tu te mis \u00e0 chanter. Que pouvais -je faire, mis\u00e9rable ? Ton \nchant \u00e9tait plus charmant encore que ta danse. Je voulus fuir. \n616Impossible. J\u2019\u00e9tais clou\u00e9, j\u2019\u00e9tais enracin\u00e9 dans le sol. Il me \nsemblait qu e le marbre de la dalle m\u2019\u00e9tait mont\u00e9 jusqu\u2019aux ge - \nnoux. Il fallut rester jusqu\u2019au bout. Mes pieds \u00e9taient de glace, \nma t\u00eate bouillonnait. Enfin, tu eus peut -\u00eatre piti\u00e9 de moi, tu \ncessas de chanter, tu disparus. Le reflet de l\u2019\u00e9blouissante vi - \nsion, le re tentissement de la musique enchanteresse \ns\u2019\u00e9vanouirent par degr\u00e9s dans mes yeux et dans mes oreilles. \nAlors je tombai dans l\u2019encoignure de la fen\u00eatre, plus raide et \nplus faible qu\u2019une statue descell\u00e9e. La cloche de v\u00eapres me r\u00e9 - \nveilla. Je me relevai, je m \u2019enfuis, mais, h\u00e9las ! il y avait en moi \nquelque chose de tomb\u00e9 qui ne pouvait se relever, quelque \nchose de survenu que je ne pouvais fuir. \u00bb \n \nIl fit encore une pause, et poursuivit : \n \n\u00ab Oui, \u00e0 dater de ce jour, il y eut en moi un homme que je ne \nconnaissa is pas. Je voulus user de tous mes rem\u00e8des, le clo\u00eetre, \nl\u2019autel, le travail, les livres. Folie ! Oh ! que la science sonne creux \nquand on y vient heurter avec d\u00e9sespoir une t\u00eate pleine de \npassions ! Sais -tu, jeune fille, ce que je voyais tou - jours \nd\u00e9sorma is entre le livre et moi ? Toi, ton ombre, l\u2019image de \nl\u2019apparition lumineuse qui avait un jour travers\u00e9 l\u2019espace devant \nmoi. Mais cette image n\u2019avait plus la m\u00eame couleur ; elle \u00e9tait \nsombre, fun\u00e8bre, t\u00e9n\u00e9breuse comme le cercle noir qui poursuit \n617longtemps la vue de l\u2019imprudent qui a regard\u00e9 fixe - ment le \nsoleil. \n \n\u00ab Ne pouvant m\u2019en d\u00e9barrasser, entendant toujours ta chanson \nbourdonner dans ma t\u00eate, voyant toujours tes pieds danser sur \nmon br\u00e9viaire, sentant toujours la nuit en songe ta forme glisser \nsur ma c hair, je voulus te revoir, te toucher, sa - voir qui tu \u00e9tais, \nvoir si je te retrouverais bien pareille \u00e0 l\u2019image \n \nid\u00e9ale qui m\u2019\u00e9tait rest\u00e9e de toi, briser peut -\u00eatre mon r\u00eave avec \nla r\u00e9alit\u00e9. En tout cas, j\u2019esp\u00e9rais qu\u2019une impression nouvelle \neffacerait la premi\u00e8re, et la premi\u00e8re m\u2019\u00e9tait devenue insuppor - \ntable. Je te cherchai. Je te revis. Malheur ! Quand je t\u2019eus vue \ndeux fois, je voulus te voir mille, je voulus te voir toujours. Alors, \n\u2013 comment enrayer sur cette pente de l\u2019enfer ? \u2013 alors je ne \nm\u2019appar tins plus. L\u2019autre bout du fil que le d\u00e9mon m\u2019avait \nattach\u00e9 aux ailes, il l\u2019avait nou\u00e9 \u00e0 ton pied. Je devins vague et \nerrant comme toi. Je t\u2019attendais sous les porches, je t\u2019\u00e9piais au \ncoin des rues, je te guettais du haut de ma tour. Chaque soir, je \nrentra is en moi -m\u00eame plus charm\u00e9, plus d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, plus \nensorcel\u00e9, plus perdu ! \n \n\u00ab J\u2019avais su qui tu \u00e9tais, \u00e9gyptienne, boh\u00e9mienne, gitane, \nzingara, comment douter de la magie ? \u00c9coute. J\u2019esp\u00e9rai qu\u2019un \nproc\u00e8s me d\u00e9barrasserait du charme. Une sorci\u00e8re avait en - \n618chant\u00e9 Bruno d\u2019Ast, il la fit br\u00fbler et fut gu\u00e9ri. Je le savais. Je \nvoulus essayer du rem\u00e8de. J\u2019essayai d\u2019abord de te faire inter - \ndire le parvis Notre -Dame, esp\u00e9rant t\u2019oublier si tu ne revenais \nplus. Tu n\u2019en tins compte. Tu revins. Puis il me vint l\u2019id\u00e9e de \nt\u2019enlever. Une nuit je le tentai. Nous \u00e9tions deux. Nous te te - \nnions d\u00e9j\u00e0, quand ce mis\u00e9rable officier survint. Il te d\u00e9livra. Il \ncommen\u00e7ait ainsi ton malheur, le mien et le sien. Enfin, ne sa - \nchant plus que faire et que devenir, je te d\u00e9non\u00e7ai \u00e0 l\u2019offi cial. Je \npensais que je serais gu\u00e9ri, comme Bruno d\u2019Ast. Je pensais \naussi confus\u00e9ment qu\u2019un proc\u00e8s te livrerait \u00e0 moi, que dans une \nprison je te tiendrais, je t\u2019aurais, que l\u00e0 tu ne pourrais \nm\u2019\u00e9chapper, que tu me poss\u00e9dais depuis assez longtemps pour \nque j e te poss\u00e9dasse aussi \u00e0 mon tour. Quand on fait le mal, il \nfaut faire tout le mal. D\u00e9mence de s\u2019arr\u00eater \u00e0 un milieu dans le \nmonstrueux ! L\u2019extr\u00e9mit\u00e9 du crime a des d\u00e9lires de joie. Un \npr\u00eatre et une sorci\u00e8re peuvent s\u2019y fondre en d\u00e9lices sur la botte \nde paille d\u2019un cachot ! \n \n\u00ab Je te d\u00e9non\u00e7ai donc. C\u2019est alors que je t\u2019\u00e9pouvantais dans \nmes rencontres. Le complot que je tramais contre toi, l\u2019orage \nque j\u2019amoncelais sur ta t\u00eate s\u2019\u00e9chappait de moi en me - naces et \nen \u00e9clairs. Cependant j\u2019h\u00e9sitais encore. Mon proje t avait des \nc\u00f4t\u00e9s effroyables qui me faisaient reculer. \n \n619\u00ab Peut -\u00eatre y aurais -je renonc\u00e9, peut -\u00eatre ma hideuse pens\u00e9e se \nserait -elle dess\u00e9ch\u00e9e dans mon cerveau sans porter \n \nson fruit. Je croyais qu\u2019il d\u00e9pendrait toujours de moi de suivre \nou de rompre ce p roc\u00e8s. Mais toute mauvaise pens\u00e9e est inexo - \nrable et veut devenir un fait ; mais l\u00e0 o\u00f9 je me croyais tout - \npuissant, la fatalit\u00e9 \u00e9tait plus puissante que moi. H\u00e9las ! h\u00e9las ! \nc\u2019est elle qui t\u2019a prise et qui t\u2019a livr\u00e9e au rouage terrible de la \nmachine que j\u2019avais t\u00e9n\u00e9breusement construite ! \u2013 \u00c9coute. Je \ntouche \u00e0 la fin. \n \n\u00ab Un jour, \u2013 par un autre beau soleil, \u2013 je vois passer de - vant \nmoi un homme qui prononce ton nom et qui rit et qui a la luxure \ndans les yeux. Damnation ! je l\u2019ai suivi. Tu sais le reste . \u00bb \n \nIl se tut. \n \nLa jeune fille ne put trouver qu\u2019une parole : \n \n\u00ab \u00d4 mon Ph\u0153bus ! \n \n\u2013 Pas ce nom ! dit le pr\u00eatre en lui saisissant le brai avec \nviolence. Ne prononce pas ce nom ! Oh ! mis\u00e9rables que nous \n620sommes, c\u2019est ce nom qui nous a perdus ! Ou plut\u00f4t nous nous \nsommes tous perdus les uns les autres par l\u2019inexplicable jeu de \nla fatalit\u00e9 ! \u2013 Tu souffres, n\u2019est -ce pas ? tu as froid, la nuit te fait \naveugle, le cachot t\u2019enveloppe, mais peut -\u00eatre as -tu encore \nquelque lumi\u00e8re au fond de toi, ne f\u00fbt -ce que ton amour \nd\u2019enfant pour cet homme vide qui jouait avec ton c\u0153ur ! Tandis \nque moi, je por te le cachot au dedans de moi, au dedans de moi \nest l\u2019hiver, la glace, le d\u00e9sespoir, j\u2019ai la nuit dans l\u2019\u00e2me. Sais-tu \ntout ce que j\u2019ai souffert ? J\u2019ai assist\u00e9 \u00e0 ton proc\u00e8s. J\u2019\u00e9tais assis \nsur le banc de l\u2019official. Oui, sous l\u2019un de ces ca - puces de pr\u00eatre, \nil y avait les contorsions d\u2019un damn\u00e9. Quand on t\u2019a amen\u00e9e, \nj\u2019\u00e9tais l\u00e0 ; quand on t\u2019a interrog\u00e9e, j\u2019\u00e9tais l\u00e0. \u2013 Caverne de loups ! \n\u2013 C\u2019\u00e9tait mon crime, c\u2019\u00e9tait mon gibet que je voyais se dresser \nlentement sur ton front. \u00c0 chaque t\u00e9moin, \u00e0 chaque preuve, \u00e0 \nchaque plaidoirie, j\u2019\u00e9tais l\u00e0 ; j\u2019ai pu compter chacun de tes pas \ndans la voie douloureuse ; j\u2019\u00e9tais l\u00e0 encore quand cette b\u00eate \nf\u00e9roce\u2026 \u2013 Oh ! je n\u2019avais pas pr\u00e9vu la tor - ture ! \u2013 \u00c9coute. Je t\u2019ai \nsuivie dans la chambre de douleur. Je t\u2019ai vu d\u00e9shabiller et \nmanier demi -nue par les mains inf\u00e2mes du tourmenteur. J\u2019ai vu \nton pied, ce pied o\u00f9 j\u2019eusse voulu pour un empire d\u00e9poser un \nseul baiser et mourir, ce pied sous lequel je \n \nsentirais avec tant de d\u00e9lices s\u2019\u00e9craser ma t\u00eate, je l\u2019ai vu enser - \nrer dans l\u2019ho rrible brodequin qui fait des membres d\u2019un \u00eatre \nvivant une boue sanglante. Oh ! mis\u00e9rable ! pendant que je \nvoyais cela, j\u2019avais sous mon suaire un poignard dont je me \n621labourais la poitrine. Au cri que tu as pouss\u00e9, je l\u2019ai enfonc\u00e9 \ndans ma chair ; \u00e0 un seco nd cri, il m\u2019entrait dans le c\u0153ur ! Re - \ngarde. Je crois que cela saigne encore. \u00bb \n \nIl ouvrit sa soutane. Sa poitrine en effet \u00e9tait d\u00e9chir\u00e9e comme \npar une griffe de tigre, et il avait au flanc une plaie allez large et \nmal ferm\u00e9e. \n \nLa prisonni\u00e8re recula d\u2019h orreur. \n \n\u00ab Oh ! dit le pr\u00eatre, jeune fille, aie piti\u00e9 de moi ! Tu te crois \nmalheureuse, h\u00e9las ! h\u00e9las ! tu ne sais pas ce que c\u2019est que le \nmalheur. Oh ! aimer une femme ! \u00eatre pr\u00eatre ! \u00eatre ha\u00ef ! l\u2019aimer \nde toutes les fureurs de son \u00e2me, sentir qu\u2019on donne rait pour le \nmoindre de ses sourires son sang, ses entrailles, sa renomm\u00e9e, \nson salut, l\u2019immortalit\u00e9 et l\u2019\u00e9ternit\u00e9, cette vie et l\u2019autre ; regret - \nter de ne pas \u00eatre roi, g\u00e9nie, empereur, archange, dieu, pour lui \nmettre un plus grand esclave sous les pied s ; l\u2019\u00e9treindre nuit et \njour de ses r\u00eaves et de ses pens\u00e9es ; et la voir amoureuse d\u2019une \nlivr\u00e9e de soldat ! et n\u2019avoir \u00e0 lui offrir qu\u2019une sale soutane de \npr\u00eatre dont elle aura peur et d\u00e9go\u00fbt ! \u00catre pr\u00e9sent, avec sa \njalousie et sa rage, tandis qu\u2019elle prod igue \u00e0 un mis\u00e9rable fan - \nfaron imb\u00e9cile des tr\u00e9sors d\u2019amour et de beaut\u00e9 ! Voir ce corps \ndont la forme vous br\u00fble, ce sein qui a tant de douceur, cette \nchair palpiter et rougir sous les baisers d\u2019un autre ! \u00d4 ciel ! ai - \n622mer son pied, son bras, son \u00e9paule, songer \u00e0 ses veines bleues, \n\u00e0 sa peau brune, jusqu\u2019\u00e0 s\u2019en tordre des nuits enti\u00e8res sur le \npav\u00e9 de sa cellule, et voir toutes les caresses qu\u2019on a r\u00eav\u00e9es \npour elle aboutir \u00e0 la torture ! N\u2019avoir r\u00e9ussi qu\u2019\u00e0 la coucher sur \nle lit de cuir ! Oh ! ce sont l\u00e0 l es v\u00e9ritables tenailles rougies au \nfeu de l\u2019enfer ! Oh ! bienheureux celui qu\u2019on scie entre deux \nplanches, et qu\u2019on \u00e9cart\u00e8le \u00e0 quatre chevaux ! \u2013 Sais-tu ce que \nc\u2019est que ce supplice que vous font subir, durant les longues \nnuits, vos art\u00e8res qui bouillonne nt, votre c\u0153ur qui cr\u00e8ve, votre \nt\u00eate qui rompt, vos dents qui mordent vos mains ; tourmen - \nteurs acharn\u00e9s qui vous retournent sans rel\u00e2che, comme sur un \ngril ardent, sur une pens\u00e9e d\u2019amour, de jalousie et de d\u00e9ses - \npoir ! Jeune fille, gr\u00e2ce ! tr\u00eave un mome nt ! un peu de cendre \n \nsur cette braise ! Essuie, je t\u2019en conjure, la sueur qui ruisselle \u00e0 \ngrosses gouttes de mon front ! Enfant ! torture -moi d\u2019une main, \nmais caresse -moi de l\u2019autre ! Aie piti\u00e9, jeune fille ! aie piti\u00e9 de \nmoi ! \u00bb \n \nLe pr\u00eatre se roulait d ans l\u2019eau de la dalle et se martelait le cr\u00e2ne \naux angles des marches de pierre. La jeune fille l\u2019\u00e9coutait, le \nregardait. \n \nQuand il se tut, \u00e9puis\u00e9 et haletant, elle r\u00e9p\u00e9ta \u00e0 demi - voix : \n623 \n\u00ab \u00d4 mon Ph\u0153bus ! \u00bb \n \nLe pr\u00eatre se tra\u00eena vers elle \u00e0 deux genoux. \n \n\u00ab Je t\u2019en supplie, cria -t-il, si tu as des entrailles, ne me re - \npousse pas ! Oh ! je t\u2019aime ! je suis un mis\u00e9rable ! Quand tu dis \nce nom, malheureuse, c\u2019est comme si tu broyais entre tes dents \ntoutes les fibres de mon c\u0153ur ! Gr\u00e2ce ! si tu viens de l\u2019enfer, j\u2019y \nvais avec toi. J\u2019ai tout fait pour cela. L\u2019enfer o\u00f9 tu seras, c\u2019est \nmon paradis, ta vue est plus charmante que celle de Dieu ! Oh ! \ndis ! tu ne veux donc pas de moi ? Le jour o\u00f9 une femme \nrepousserait un pareil amour, j\u2019aurais cru que les montagnes \nremueraient. Oh ! si tu voulais !\u2026 Oh ! que nous pourrions \u00eatre \nheureux ! Nous fuirions, \u2013 je te ferais fuir, \u2013 nous irions quelque \npart, nous chercherions l\u2019endroit sur la terre o\u00f9 il y a le plus de \nsoleil, le plus d\u2019arbres, le plus de ciel bleu. Nous nous aimerions, \nnous verserions nos deux \u00e2mes l\u2019une dans l\u2019autre, et nous \naurions une soif inextinguible de nous -m\u00eames que nous \n\u00e9tancherions en commun et sans cesse \u00e0 cette coupe \nd\u2019intarissable amour ! \u00bb \n \nElle l\u2019interrompit avec un rire terrible et \u00e9clatant. \n \n624\u00ab Regardez donc, mon p\u00e8re ! vous avez du sang apr\u00e8s les ongles \n! \u00bb \n \nLe pr\u00eatre demeura quelques instants comme p\u00e9trifi\u00e9, l\u2019\u0153il fix\u00e9 \nsur sa main. \n \n\u00ab Eh bien, oui ! reprit -il enfin avec une douceur \u00e9tran ge, \noutrage -moi, raille -moi, accable -moi ! mais viens, viens. H\u00e2 - \ntons-nous. C\u2019est pour demain, te dis -je. Le gibet de la Gr\u00e8ve, tu \nsais ? il est toujours pr\u00eat. C\u2019est horrible ! te voir marcher dans ce \ntombereau ! Oh ! gr\u00e2ce ! \u2013 Je n\u2019avais jamais senti com me \u00e0 \npr\u00e9sent \u00e0 quel point je t\u2019aimais. Oh ! suis -moi. Tu prendras le \ntemps de m\u2019aimer apr\u00e8s que je t\u2019aurai sauv\u00e9e. Tu me ha\u00efras \naussi longtemps que tu voudras. Mais viens. Demain ! demain ! \nle gibet ! ton supplice ! Oh ! sauve -toi ! \u00e9pargne -moi ! \u00bb \n \nIl lui prit le bras, il \u00e9tait \u00e9gar\u00e9, il voulut l\u2019entra\u00eener. Elle attacha \nsur lui son \u0153il fixe. \n\u00ab Qu\u2019est devenu mon Ph\u0153bus ? \n \n\u2013 Ah ! dit le pr\u00eatre en lui l\u00e2chant le bras, vous \u00eates sans piti\u00e9 ! \n \n\u2013 Qu\u2019est devenu Ph\u0153bus ? r\u00e9p\u00e9ta -t-elle froidement. \n625 \n\u2013 Il est mort ! cria le pr\u00eatre. \n \n\u2013 Mort ! dit -elle toujours glaciale et immobile ; alors que me \nparlez -vous de vivre ? \u00bb \n \nLui ne l\u2019\u00e9coutait pas. \n \n\u00ab Oh ! oui, disait -il comme se parlant \u00e0 lui -m\u00eame, il doit \u00eatre bien \nmort. La lame est entr\u00e9e tr\u00e8s avant. Je crois que j\u2019ai to uch\u00e9 le \nc\u0153ur avec la pointe. Oh ! je vivais jusqu\u2019au bout du poignard ! \u00bb \n \nLa jeune fille se jeta sur lui comme une tigresse furieuse, et le \npoussa sur les marches de l\u2019escalier avec une force surna - \nturelle. \n \n\u00ab Va-t\u2019en, monstre ! va -t\u2019en, assassin ! laiss e-moi mourir ! Que \nnotre sang \u00e0 tous deux te fasse au front une tache \u00e9ter - nelle ! \n\u00catre \u00e0 toi, pr\u00eatre ! jamais ! jamais ! Rien ne nous r\u00e9uni - ra, pas \nm\u00eame l\u2019enfer ! Va, maudit ! jamais ! \u00bb \n \nLe pr\u00eatre avait tr\u00e9buch\u00e9 \u00e0 l\u2019escalier. Il d\u00e9gagea en silence ses \npieds des plis de sa robe, reprit sa lanterne, et se mit \u00e0 monter \n626lentement les marches qui menaient \u00e0 la porte ; il rou - vrit cette \nporte, et sortit. \n \nTout \u00e0 coup la jeune fille vit repara\u00eetre sa t\u00eate, elle avait une \nexpression \u00e9pouvantable, et il lui cria avec un r\u00e2le de rage et de \nd\u00e9sespoir : \n \n\u00ab Je te dis qu\u2019il est mort ! \u00bb \n \nElle tomba la face contre terre ; et l\u2019on n\u2019entendit plus dans le \ncachot d\u2019aut re bruit que le soupir de la goutte d\u2019eau qui faisait \npalpiter la mare dans les t\u00e9n\u00e8bres. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n627C H A P I T R E V \n \nLA M\u00c8RE \n \n \nJe ne crois pas qu\u2019il y ait rien au monde de plus riant que les \nid\u00e9es qui s\u2019\u00e9veillent dans le c\u0153ur d\u2019une m\u00e8re \u00e0 la vue du petit \nsoulier de son enfant. Surtout si c\u2019est le soulier de f\u00eate, des \ndimanches, du bapt\u00eame, le soulier brod\u00e9 jusque sous la semelle, \nun soulier avec lequel l\u2019enfant n\u2019a pas encore fait un pas. Ce \nsoulier -l\u00e0 a tant de gr\u00e2ce et de petitesse, il lui est si impossible \nde marcher, que c\u2019 est pour la m\u00e8re comme si elle voyait son \nenfant. Elle lui sourit, elle le baise, elle lui parle. Elle se demande \ns\u2019il se peut en effet qu\u2019un pied soit si petit ; et, l\u2019enfant f\u00fbt -il \nabsent, il suffit du joli soulier pour lui remettre sous les yeux la \ndouc e et fragile cr\u00e9ature. Elle croit le voir, elle le voit, tout entier, \nvivant, joyeux, avec ses mains d\u00e9licates, sa t\u00eate ronde, ses \nl\u00e8vres pures, ses yeux sereins dont le blanc est bleu. Si c\u2019est \nl\u2019hiver, il est l\u00e0, il rampe sur le tapis, il escalade labori eusement \nun tabouret, et la m\u00e8re tremble qu\u2019il n\u2019approche du feu. Si c\u2019est \nl\u2019\u00e9t\u00e9, il se tra\u00eene dans la cour, dans le jardin, arrache l\u2019herbe \nd\u2019entre les pav\u00e9s, regarde na\u00efvement les grands chiens, les \ngrands chevaux, sans peur, joue avec les coquillages, avec les \nfleurs, et fait gronder le jardinier qui trouve le sable dans les \nplates -bandes et la terre dans les al - l\u00e9es. Tout rit, tout brille, \n628tout joue autour de lui comme lui, jusqu\u2019au souffle d\u2019air et au \nrayon de soleil qui s\u2019\u00e9battent \u00e0 l\u2019envi dans les boucles follettes \nde ses cheveux. Le soulier montre tout cela \u00e0 la m\u00e8re et lui fait \nfondre le c\u0153ur comme le feu une cire. \n \nMais quand l\u2019enfant est perdu, ces mille images de joie, de \ncharme, de tendresse qui se pressent autour du petit soulier \ndeviennent a utant de choses horribles. Le joli soulier brod\u00e9 n\u2019est \nplus qu\u2019un instrument de torture qui broie \u00e9ternellement le c\u0153ur \nde la m\u00e8re. C\u2019est toujours la m\u00eame fibre qui vibre, la fibre la plus \nprofonde et la plus sensible ; mais au lieu d\u2019un ange qui la \ncaresse, c\u2019est un d\u00e9mon qui la pince. \n \nUn matin, tandis que le soleil de mai se levait dans un de ces \nciels bleu fonc\u00e9 o\u00f9 le Garofalo aime \u00e0 placer ses descentes de \ncroix, la recluse de la Tour -Roland entendit un bruit de roues, de \nchevaux et de ferrailles dans la place de Gr\u00e8ve. Elle s\u2019en \u00e9veilla \npeu, noua ses cheveux sur ses oreilles pour s\u2019assourdir, et se \nremit \u00e0 contempler \u00e0 genoux l\u2019objet inanim\u00e9 qu\u2019elle adorait ainsi \ndepuis quinze ans. Ce petit soulier, nous l\u2019avons d\u00e9j\u00e0 dit, \u00e9tait \npour elle l\u2019univers. Sa pens\u00e9e y \u00e9tait en - ferm\u00e9e, et n\u2019en devait \nplus sortir qu\u2019\u00e0 la mort. Ce qu\u2019elle avait jet\u00e9 vers le ciel \nd\u2019impr\u00e9cations am\u00e8res, de plaintes touchantes, de pri\u00e8res et de \nsanglots, \u00e0 propos de ce charmant hochet de satin rose, la \nsombre cave de la Tour -Roland seule l\u2019a su. Ja - mais plus de \n629d\u00e9sespoir n\u2019a \u00e9t\u00e9 r\u00e9pandu sur une chose plus gen - tille et plus \ngracieuse. \n \nCe matin -l\u00e0, il semblait que sa douleur s\u2019\u00e9chappait plus violente \nencore qu\u2019\u00e0 l\u2019ordinaire, et on l\u2019entendait du dehors se lamenter \navec une voix hau te et monotone qui navrait le c\u0153ur. \n \n\u00ab \u00d4 ma fille ! disait -elle, ma fille ! ma pauvre ch\u00e8re petite enfant ! \nje ne te verrai donc plus. C\u2019est donc fini ! Il me semble toujours \nque cela s\u2019est fait hier ! Mon Dieu, mon Dieu, pour me la \nreprendre si vite, il v alait mieux ne pas me la donner. Vous ne \nsavez donc pas que nos enfants tiennent \u00e0 notre ventre, et \nqu\u2019une m\u00e8re qui a perdu son enfant ne croit plus en Dieu ? \u2013 Ah \n! mis\u00e9rable que je suis, d\u2019\u00eatre sortie ce jour -l\u00e0 ! \u2013 Seigneur ! \nSeigneur ! pour me l\u2019\u00f4ter ainsi, vous ne m\u2019aviez donc jamais \nregard\u00e9e avec elle, lorsque je la r\u00e9chauffais toute joyeuse \u00e0 \nmon feu, lorsqu\u2019elle me riait en me t\u00e9tant, lorsque je faisais \nmonter ses petits pieds sur ma poitrine jusqu\u2019\u00e0 mes l\u00e8vres ? Oh \n! si vous aviez regard\u00e9 cela, m on Dieu, vous auriez eu piti\u00e9 de \nma joie, vous ne m\u2019auriez pas \u00f4t\u00e9 le seul amour qui me res - t\u00e2t \ndans le c\u0153ur ! \u00c9tais -je donc une si mis\u00e9rable cr\u00e9ature, Sei - \ngneur, que vous ne pussiez me regarder avant de me condam - \nner ? \u2013 H\u00e9las ! h\u00e9las ! voil\u00e0 le soulie r ; le pied, o\u00f9 est -il ? o\u00f9 est le \nreste ? o\u00f9 est l\u2019enfant ? Ma fille, ma fille ! qu\u2019ont -ils fait de toi ? \nSeigneur, rendez -la-moi. Mes genoux se sont \u00e9corch\u00e9s quinze \n630ans \u00e0 vous prier, mon Dieu, est -ce que ce n\u2019est pas as - sez ? \nRendez -la-moi, un jour, un e heure, une minute, une mi - nute, \nSeigneur ! et jetez -moi ensuite au d\u00e9mon pour l\u2019\u00e9ternit\u00e9 ! Oh ! si \nje savais o\u00f9 tra\u00eene un pan de votre robe, je m\u2019y cram - ponnerais \nde mes deux mains, et il faudrait bien que vous me \n \nrendissiez mon enfant ! Son joli pet it soulier, est -ce que vous \nn\u2019en avez pas piti\u00e9, Seigneur ? Pouvez -vous condamner une \npauvre m\u00e8re \u00e0 ce supplice de quinze ans ? Bonne Vierge ! bonne \nVierge du ciel ! mon enfant -J\u00e9sus \u00e0 moi, on me l\u2019a pris, on me \nl\u2019a vol\u00e9, on l\u2019a mang\u00e9 sur une bruy\u00e8re, on a bu son sang, on a \nm\u00e2ch\u00e9 ses os ! Bonne Vierge, ayez piti\u00e9 de moi ! Ma fille ! il me \nfaut ma fille ! Qu\u2019est -ce que cela me fait, qu\u2019elle soit dans le \nparadis ? je ne veux pas de votre ange, je veux mon enfant ! Je \nsuis une lionne, je veux mon lionceau. \u2013 Oh ! je me tordrai sur la \nterre, et je briserai la pierre avec mon front, et je me damnerai, \net je vous maudirai, Seigneur, si vous me gardez mon enfant ! \nvous voyez bien que j\u2019ai les bras tout mordus, Seigneur ! est -ce \nque le bon Dieu n\u2019a pas de piti\u00e9 ? \u2013 Oh ! ne me donnez que du \nsel et du pain noir, pourvu que j\u2019aie ma fille et qu\u2019elle me \nr\u00e9chauffe comme un soleil ! H\u00e9las ! Dieu mon Seigneur, je ne \nsuis qu\u2019une vile p\u00e9cheresse ; mais ma fille me rendait pieuse. \nJ\u2019\u00e9tais pleine de religion pour l\u2019amour d\u2019ell e ; et je vous voyais \u00e0 \ntravers son sourire comme par une ouverture du ciel. \u2013 Oh ! que \nje puisse seulement une fois, encore une fois, une seule fois, \nchausser ce soulier \u00e0 son joli petit pied rose, et je meurs, bonne \n631Vierge, en vous b\u00e9nissant ! \u2013 Ah ! qui nze ans ! elle serait grande \nmaintenant ! \u2013 Malheureuse en - fant ! quoi ! c\u2019est donc bien vrai, \nje ne la reverrai plus, pas m\u00eame dans le ciel ! car, moi, je n\u2019irai \npas. Oh quelle mis\u00e8re ! dire que voil\u00e0 son soulier, et que c\u2019est \ntout ! \u00bb \n \nLa malheureuse s\u2019 \u00e9tait jet\u00e9e sur ce soulier, sa consolation et son \nd\u00e9sespoir depuis tant d\u2019ann\u00e9es, et ses entrailles se d\u00e9 - chiraient \nen sanglots comme le premier jour. Car pour une m\u00e8re qui a \nperdu son enfant, c\u2019est toujours le premier jour. Cette douleur -l\u00e0 \nne vieillit p as. Les habits de deuil ont beau s\u2019user et blanchir : le \nc\u0153ur reste noir. \n \nEn ce moment, de fra\u00eeches et joyeuses voix d\u2019enfants pas - \ns\u00e8rent devant la cellule. Toutes les fois que des enfants frap - \npaient sa vue ou son oreille, la pauvre m\u00e8re se pr\u00e9cipitait dans \nl\u2019angle le plus sombre de son s\u00e9pulcre, et l\u2019on e\u00fbt dit qu\u2019elle \ncherchait \u00e0 plonger sa t\u00eate dans la pierre pour ne pas les en - \ntendre. Cette fois, au contraire, elle se dressa comme en sur - \nsaut, et \u00e9couta avidement. Un des petits gar\u00e7ons venait de \ndire : \u00ab C\u2019est qu\u2019on va pendre une \u00e9gyptienne aujourd\u2019hui. \u00bb \n \nAvec le brusque soubresaut de cette araign\u00e9e que nous avons \nvue se jeter sur une mouche au tremblement de sa toile, elle \ncourut \u00e0 sa lucarne, qui donnait, comme on sait, sur la place de \n632Gr\u00e8ve. En effet, une \u00e9chelle \u00e9tait dress\u00e9e pr\u00e8s du gibet \npermanent, et le ma\u00eetre des basses -\u0153uvres s\u2019occupait d\u2019en ra - \njuster les cha\u00eenes rouill\u00e9es par la pluie. Il y avait quelque peuple \nalentour. \n \nLe groupe rieur des enfants \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 loin. La sachette chercha \ndes yeux un passant qu\u2019elle p\u00fbt interroger. Elle avisa, tout \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 de sa loge, un pr\u00eatre qui faisait semblant de lire dans le \nbr\u00e9viaire public, mais qui \u00e9tait beaucoup moins occup\u00e9 du \nlettra in de fer treilliss\u00e9 que du gibet, vers lequel il jetait de \ntemps \u00e0 autre un sombre et farouche coup d\u2019\u0153il. Elle reconnut \nmonsieur l\u2019archidiacre de Josas, un saint homme. \n \n\u00ab Mon p\u00e8re, demanda -t-elle, qui va -t-on pendre l\u00e0 ? \u00bb \n \nLe pr\u00eatre la regarda et ne r\u00e9 pondit pas ; elle r\u00e9p\u00e9ta sa question. \nAlors il dit : \u00ab Je ne sais pas. \n \n\u2013 Il y avait l\u00e0 des enfants qui disaient que c\u2019\u00e9tait une \n\u00e9gyptienne, reprit la recluse. \n \n\u2013 Je crois qu\u2019oui \u00bb, dit le pr\u00eatre. \n \n633Alors Paquette la Chantefleurie \u00e9clata d\u2019un rire d\u2019hy\u00e8ne. \n \n\u00ab Ma s\u0153ur, dit l\u2019archidiacre, vous ha\u00efssez donc bien les \n\u00e9gyptiennes ? \n \n\u2013 Si je les hais ? s\u2019\u00e9cria la recluse ; ce sont des stryges ! des \nvoleuses d\u2019enfants ! Elles m\u2019ont d\u00e9vor\u00e9 ma petite fille ! mon \nenfant, mon unique enfant ! Je n\u2019ai plus de c\u0153ur. Elle s me l\u2019ont \nmang\u00e9 ! \u00bb \n \nElle \u00e9tait effrayante. Le pr\u00eatre la regardait froidement. \n \n\u00ab Il y en a une surtout que je hais, et que j\u2019ai maudite, re - prit-\nelle ; c\u2019en est une jeune, qui a l\u2019\u00e2ge que ma fille aurait, si sa \nm\u00e8re ne m\u2019avait pas mang\u00e9 ma fille. Chaque fois que cette \n \njeune vip\u00e8re passe devant ma cellule, elle me bouleverse le sang \n! \n \n\u2013 Eh bien ! ma s\u0153ur, r\u00e9jouissez -vous, dit le pr\u00eatre, glacial \ncomme une statue de s\u00e9pulcre, c\u2019est celle -l\u00e0 que vous allez voir \nmourir. \u00bb \n \n634Sa t\u00eate tomba sur sa poitrine, et il s\u2019\u00e9loigna lentement. La \nrecluse se tordit les bras de joie. \n\u00ab Je le lui avait pr\u00e9dit, qu\u2019elle y monterait ! Merci, pr\u00eatre ! \u00bb \ncria-t-elle. \n \nEt elle se mit \u00e0 se promener \u00e0 grands pas devant les bar - reaux \nde sa lucarne, \u00e9chevel\u00e9e, l\u2019\u0153il flamboyant, heurtant le mur de \nson \u00e9paule, avec l\u2019air fauve d\u2019une louve en cage qui a faim \ndepuis longtemps et qui sent approcher l\u2019heure du repas. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n635C H A P I T R E VI \n \nTROIS C\u0152URS D\u2019HOMME FAITS DIFF\u00c9REMMENT \n \n \nPh\u0153bus, cependant, n\u2019\u00e9tait pas mort. Les hommes de cette \nesp\u00e8ce ont la vie dure. Quand ma\u00eetre Philippe Lheulier, avocat \nextraordinaire du roi, avait dit \u00e0 la pauvre Esmeralda : Il se \nmeurt, c\u2019\u00e9tait par erreur ou par plaisanterie. Quand l\u2019archidiacre \navait r\u00e9p\u00e9t\u00e9 \u00e0 la condamn\u00e9e : Il est mort, le fait est qu\u2019il n\u2019en \nsavait rien, mais qu\u2019il le croyait, qu\u2019il y comptait, qu\u2019il n\u2019en \ndoutait pas, qu\u2019il l\u2019esp\u00e9rait bien. Il lui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 par trop dur de \ndonner \u00e0 la femme qu\u2019il aimait de bonnes nouvelles de son rival. \nTout homme \u00e0 sa place en e\u00fbt fait autant. \n \nCe n\u2019est pas que la blessure de Ph\u0153bus n\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 grave, mais \nelle l\u2019avait \u00e9t\u00e9 moins que l\u2019archidiacre ne s\u2019en flattait. Le ma\u00eetre -\nmyrrhe, chez lequel les soldats du guet l\u2019avaient trans - port\u00e9 \ndans le premier mom ent, avait craint huit jours pour sa vie, et le \nlui avait m\u00eame dit en latin. Toutefois, la jeunesse avait repris le \ndessus ; et, chose qui arrive souvent, nonobstant pronostics et \ndiagnostics, la nature s\u2019\u00e9tait amus\u00e9e \u00e0 sauver le malade \u00e0 la \nbarbe du m\u00e9dec in. C\u2019est tandis qu\u2019il gisait encore sur le grabat \ndu ma\u00eetre -myrrhe qu\u2019il avait subi les premiers in - terrogatoires \n636de Philippe Lheulier et des enqu\u00eateurs de l\u2019official, ce qui l\u2019avait \nfort ennuy\u00e9. Aussi, un beau matin, se sentant mieux, il avait \nlaiss\u00e9 se s \u00e9perons d\u2019or en paiement au pharma - copole, et \ns\u2019\u00e9tait esquiv\u00e9. Cela, du reste, n\u2019avait apport\u00e9 aucun trouble \u00e0 \nl\u2019instruction de l\u2019affaire. La justice d\u2019alors se souciait fort peu de \nla nettet\u00e9 et de la propret\u00e9 d\u2019un proc\u00e8s au criminel. Pourvu que \nl\u2019accus\u00e9 f\u00fbt pendu, c\u2019est tout ce qu\u2019il lui fallait. Or, les juges \navaient assez de preuves contre la Esmeralda. Ils avaient cru \nPh\u0153bus mort, et tout avait \u00e9t\u00e9 dit. \n \nPh\u0153bus, de son c\u00f4t\u00e9, n\u2019avait pas fait une grande fuite. Il \u00e9tait \nall\u00e9 tout simplement rejoindre sa compagnie, en garnison \u00e0 \nQueue -en-Brie, dans l\u2019Ile -de-france, \u00e0 quelques relais de Pa - ris. \n \nApr\u00e8s tout, il ne lui agr\u00e9ait nullement de compara\u00eetre en \npersonne dans ce proc\u00e8s. Il sentait vaguement qu\u2019il y ferait une \nmine ridicule. Au fond, il ne savait trop que penser de toute \nl\u2019affaire. Ind\u00e9vot et superstitieux, comme tout soldat qui n\u2019est \nque soldat, quand il se questionnait sur cette aventure, il n\u2019\u00e9tait \npas rassur\u00e9 sur la ch\u00e8vre, sur la fa\u00e7on bizarre dont il avait fait \nrencontre de la Esmeralda, sur la mani\u00e8re non moins \u00e9trange \ndont elle lui avait laiss\u00e9 deviner son amour, sur sa qualit\u00e9 \nd\u2019\u00e9gyptienne, enfin sur le moine bourru. Il entrevoyait dans \ncette histoire beaucoup plus de magie que d\u2019amour, probable - \nment une sorci\u00e8re, peut -\u00eatre le diable ; un e com\u00e9die enfin, ou, \n637pour parler le langage d\u2019alors, un myst\u00e8re tr\u00e8s d\u00e9sagr\u00e9able o\u00f9 \nil jouait un r\u00f4le fort gauche, le r\u00f4le des coups et des ris\u00e9es. Le \ncapitaine en \u00e9tait tout penaud. Il \u00e9prouvait cette esp\u00e8ce de \nhonte que notre La Fontaine a d\u00e9finie si ad mirablement : \n \nHonteux comme un renard qu\u2019une poule aurait pris. \n \nIl esp\u00e9rait d\u2019ailleurs que l\u2019affaire ne s\u2019\u00e9bruiterait pas, que son \nnom, lui absent, y serait \u00e0 peine prononc\u00e9 et en tout cas ne \nretentirait pas au del\u00e0 du plaid de la Tournelle. En cela il n e se \ntrompait point, il n\u2019y avait pas alors de Gazette des Tribunaux et \ncomme il ne se passait gu\u00e8re de semaine qui n\u2019e\u00fbt son faux - \nmonnayeur bouilli, ou sa sorci\u00e8re pendue, ou son h\u00e9r\u00e9tique \nbr\u00fbl\u00e9 \u00e0 l\u2019une des innombrables justices de Paris, on \u00e9tait telle - \nment habitu\u00e9 \u00e0 voir dans tous les carrefours la vieille Th\u00e9mis \nf\u00e9odale, bras nus et manches retrouss\u00e9es, faire sa besogne aux \nfourches, aux \u00e9chelles et aux piloris, qu\u2019on n\u2019y prenait presque \npas garde. Le beau monde de ce temps -l\u00e0 savait \u00e0 peine le nom \ndu patient qui passait au coin de la rue, et la populace tout au \nplus se r\u00e9galait de ce mets grossier. Une ex\u00e9cution \u00e9tait un in - \ncident habituel de la voie publique, comme la braisi\u00e8re du \ntalmellier ou la tuerie de l\u2019\u00e9corcheur. Le bourreau n\u2019\u00e9tait qu\u2019une \nesp\u00e8ce de boucher un peu plus fonc\u00e9 qu\u2019un autre. \n \n638Ph\u0153bus se mit donc assez promptement l\u2019esprit en repos sur la \ncharmeresse Esmeralda, ou Similar, comme il disait, sur le coup \nde poignard de la boh\u00e9mienne ou du moine bourru (peu lui \nimportait), et sur l\u2019issu e du proc\u00e8s. Mais d\u00e8s que son c\u0153ur fut \nvacant de ce c\u00f4t\u00e9, l\u2019image de Fleur -de-Lys y revint. Le c\u0153ur du \ncapitaine Ph\u0153bus, comme la physique d\u2019alors, avait horreur du \nvide. \n \nC\u2019\u00e9tait d\u2019ailleurs un s\u00e9jour fort insipide que Queue -en-Brie, un \nvillage de mar\u00e9cha ux ferrants et de vach\u00e8res aux mains \ngerc\u00e9es, un long cordon de masures et de chaumi\u00e8res qui ourle \nla grande route des deux c\u00f4t\u00e9s pendant une demi -lieue ; une \nqueue enfin. \n \nFleur -de-Lys \u00e9tait son avant -derni\u00e8re passion, une jolie fille, une \ncharmante dot ; donc un beau matin, tout \u00e0 fait gu\u00e9ri, et \npr\u00e9sumant bien qu\u2019apr\u00e8s deux mois l\u2019affaire de la boh\u00e9 - mienne \ndevait \u00eatre finie et oubli\u00e9e, l\u2019amoureux cavalier arriva en \npiaffant \u00e0 la porte du logis Gondelaurier. \n \nIl ne fit pas attention \u00e0 une cohue assez nomb reuse qui \ns\u2019amassait dans la place du parvis, devant le portail de Notre - \nDame ; il se souvint qu\u2019on \u00e9tait au mois de mai, il supposa \nquelque procession, quelque Pentec\u00f4te, quelque f\u00eate, attacha \n639son cheval \u00e0 l\u2019anneau du porche, et monta joyeusement chez s a \nbelle fianc\u00e9e. \n \nElle \u00e9tait seule avec sa m\u00e8re. \n \nFleur -de-Lys avait toujours sur le c\u0153ur la sc\u00e8ne de la sor - ci\u00e8re, \nsa ch\u00e8vre, son alphabet maudit, et les longues absences de \nPh\u0153bus. Cependant, quand elle vit entrer son capitaine, elle lui \ntrouva si bonne mine, un hoqueton si neuf, un baudrier si luisant \net un air si passionn\u00e9 qu\u2019elle rougit de plaisir. La noble \ndamoiselle \u00e9tait elle -m\u00eame plus charmante que jamais. Ses \nmagnifiques cheveux blonds \u00e9taient natt\u00e9s \u00e0 ravir, elle \u00e9tait \ntoute v\u00eatue de ce bleu de ciel qui va si bien aux blanches, co - \nquetterie qu e lui avait enseign\u00e9e Colombe, et avait l\u2019\u0153il noy\u00e9 \ndans cette langueur d\u2019amour qui leur va mieux encore. \n \nPh\u0153bus, qui n\u2019avait rien vu en fait de beaut\u00e9 depuis les \nmargotons de Queue -en-Brie, fut enivr\u00e9 de Fleur -de-Lys, ce qui \ndonna \u00e0 notre officier une man i\u00e8re si empress\u00e9e et si galante \nque sa paix fut tout de suite faite. Madame de Gondelaurier \nelle-m\u00eame, toujours maternellement assise dans son grand \nfauteuil, n\u2019eut pas la force de le bougonner. Quant aux re - \nproches de Fleur -de-Lys, ils expir\u00e8rent en tend res roucoule - \nments. \n640 \nLa jeune fille \u00e9tait assise pr\u00e8s de la fen\u00eatre, brodant tou - jours \nsa grotte de Neptunus. Le capitaine se tenait appuy\u00e9 au dossier \nde sa chaise, et elle lui adressait \u00e0 demi -voix ses cares - santes \ngronderies. \n \n\u00ab Qu\u2019est -ce que vous \u00eat es donc devenu depuis deux grands \nmois, m\u00e9chant ? \n \n\u2013 Je vous jure, r\u00e9pondait Ph\u0153bus, un peu g\u00ean\u00e9 de la ques - \ntion, que vous \u00eates belle \u00e0 faire r\u00eaver un archev\u00eaque. \u00bb \n \nElle ne pouvait s\u2019emp\u00eacher de sourire. \n \n\u00ab C\u2019est bon, c\u2019est bon, monsieur. Laissez l\u00e0 ma b eaut\u00e9, et \nr\u00e9pondez -moi. Belle beaut\u00e9, vraiment ! \n \n\u2013 Eh bien ! ch\u00e8re cousine, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 rappel\u00e9 \u00e0 tenir garnison. \n \n\u2013 Et o\u00f9 cela, s\u2019il vous pla\u00eet ? et pourquoi n\u2019\u00eates -vous pas \nvenu me dire adieu ? \n \n641\u2013 \u00c0 Queue -en-Brie. \u00bb \n \nPh\u0153bus \u00e9tait enchant\u00e9 que la premi\u00e8re q uestion l\u2019aid\u00e2t \u00e0 \nesquiver la seconde. \n \n\u00ab Mais c\u2019est tout pr\u00e8s, monsieur. Comment n\u2019\u00eatre pas venu me \nvoir une seule fois ? \u00bb \n \nIci Ph\u0153bus fut assez s\u00e9rieusement embarrass\u00e9. \n \n\u00ab C\u2019est que\u2026 le service\u2026 et puis, charmante cousine, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 \nmalade. \n \n\u2013 Malade ! r eprit -elle effray\u00e9e. \n \n\u2013 Oui\u2026 bless\u00e9. \n \n\u2013 Bless\u00e9 ! \u00bb \n \nLa pauvre enfant \u00e9tait toute boulevers\u00e9e. \n \n642\u00ab Oh ! ne vous effarouchez pas de cela, dit n\u00e9gligemment \nPh\u0153bus, ce n\u2019est rien. Une querelle, un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e ; qu\u2019est -ce \nque cela vous fait ? \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela me fait ? s\u2019\u00e9cria Fleur -de-Lys en le - \nvant ses beaux yeux pleins de larmes. Oh ! vous ne dit es pas ce \nque vous pensez en disant cela. Qu\u2019est -ce que ce coup d\u2019\u00e9p\u00e9e ? \nJe veux tout savoir. \n \n\u2013 Eh bien ! ch\u00e8re belle, j\u2019ai eu noise avec Mah\u00e9 F\u00e9dy, vous \nsavez ? le lieutenant de Saint -Germain -en-Laye, et nous nous \nsommes d\u00e9cousu chacun quelques pouces de la peau. Voil\u00e0 \ntout. \u00bb \n \nLe menteur capitaine savait fort bien qu\u2019une affaire d\u2019honneur \nfait toujours ressortir un homme aux yeux d\u2019une femme. En \neffet, Fleur -de-Lys le regardait en face tout \u00e9mue de peur, de \nplaisir et d\u2019admiration. Elle n\u2019\u00e9tait cependant pas com - \npl\u00e8tement rassur\u00e9e. \n \n\u00ab Pourvu que vous soyez bien tout \u00e0 fait gu\u00e9ri, mon Ph\u0153 - bus ! \ndit-elle. Je ne connais pas votre Mah\u00e9 F\u00e9dy, mais c\u2019est un vilain \nhomme. Et d\u2019o\u00f9 venait cette querelle ? \u00bb \n \n643Ici Ph\u0153bus, dont l\u2019imagination n\u2019\u00e9tait que fort m\u00e9dioc re- ment \ncr\u00e9atrice, commen\u00e7a \u00e0 ne savoir plus comment se tirer de sa \nprouesse. \n \n\u00ab Oh ! que sais -je ?\u2026 un rien, un cheval, un propos ! Belle cousine, \ns\u2019\u00e9cria -t-il pour changer de conversation, qu\u2019est -ce que c\u2019est \ndonc que ce bruit dans le Parvis ? \u00bb \n \nIl s\u2019a pprocha de la fen\u00eatre. \u00ab Oh ! mon Dieu, belle cousine, voil\u00e0 \nbien du monde sur la place ! \n \n\u2013 Je ne sais pas, dit Fleur -de-Lys ; il para\u00eet qu\u2019il y a une \nsorci\u00e8re qui va faire amende honorable ce matin devant l\u2019\u00e9glise \npour \u00eatre pendue apr\u00e8s. \u00bb \n \nLe capitaine croyait si bien l\u2019affaire de la Esmeralda termi - n\u00e9e \nqu\u2019il s\u2019\u00e9mut fort peu des paroles de Fleur -de-Lys. Il lui fit \ncependant une ou deux questions. \n \n\u00ab Comment s\u2019appelle cette sorci\u00e8re ? \n \n\u2013 Je ne sais pas, r\u00e9pondit -elle. \n \n644\u2013 Et que dit -on qu\u2019elle ait fait ? \u00bb \n \nElle haussa encore cette fois ses blanches \u00e9paules. \n \n\u00ab Je ne sais pas. \n \n\u2013 Oh ! mon Dieu J\u00e9sus ! dit la m\u00e8re, il y a tant de sorciers \nmaintenant, qu\u2019on les br\u00fble, je crois, sans savoir leurs noms. \nAutant vaudrait cherch er \u00e0 savoir le nom de chaque nu\u00e9e du \nciel. Apr\u00e8s tout, on peut \u00eatre tranquille. Le bon Dieu tient son \nregistre. \u00bb Ici la v\u00e9n\u00e9rable dame se leva et vint \u00e0 la fen\u00eatre. \n\u00ab Seigneur ! dit -elle, vous avez raison, Ph\u0153bus. Voil\u00e0 une grande \ncohue de populaire. Il y en a, b\u00e9ni soit Dieu ! jusque sur les toits. \n\u2013 Savez -vous, Ph\u0153bus ? cela me rappelle mon beau temps. \nL\u2019entr\u00e9e du roi Charles VII, o\u00f9 il y avait tant de monde aussi. \u2013 \nJe ne sais plus en quelle ann\u00e9e. \u2013 Quand je vous parle de cela, \nn\u2019est -ce pas ? cela vous fait l\u2019effet de quelque chose de vieux, et \n\u00e0 moi de quelque chose de jeune. \u2013 Oh ! c\u2019\u00e9tait un bien plus \nbeau peuple qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent. Il y en avait jusque sur les \nm\u00e2chicoulis de la porte Saint -Antoine. Le roi avait la reine en \ncroupe, et apr\u00e8s leurs altesses venaient toutes les dames en \ncroupe de tous les seigneurs. Je me rappelle qu\u2019on riait fort, \nparce qu\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019Amanyon de Garlande, qui \u00e9tait fort bref de \ntaille, il y avait le sire Matefelon, un chevalier de stature gigan - \n645tale, qui avait tu\u00e9 des Anglais \u00e0 tas. C\u2019\u00e9tait bien beau. Une pro - \ncession de tous les gentilshommes de France avec leurs ori - \nflammes qui rougeoyaient \u00e0 l\u2019\u0153il. Il y avait ceux \u00e0 pennon et \nceux \u00e0 banni\u00e8re. Que sais -je, moi ? le sire de Calan, \u00e0 pennon ; \nJean de Ch\u00e2teaumorant, \u00e0 banni\u00e8re ; le sire de Coucy, \u00e0 ban - \nni\u00e8re, et plus \u00e9toff\u00e9ment que nul des autres, except\u00e9 le duc de \nBourbon\u2026 \u2013 H\u00e9las ! que c\u2019est une chose triste de penser que tout \ncela a exist\u00e9 et qu\u2019il n\u2019en est plus rien ! \u00bb \n \nLes deux amoureux n\u2019\u00e9coutaient pas la respectable doua i- ri\u00e8re. \nPh\u0153bus \u00e9tait revenu s\u2019accouder au dossier de la chaise de sa \nfianc\u00e9e, poste charmant d\u2019o\u00f9 son regard libertin s\u2019enfon\u00e7ait \ndans toutes les ouvertures de la collerette de Fleur - \n \nde-Lys. Cette gorgerette b\u00e2illait si \u00e0 propos, et lui laissait voir \ntant de choses exquises et lui en laissait deviner tant d\u2019autres, \nque Ph\u0153bus, \u00e9bloui de cette peau \u00e0 reflet de satin, se disait en \nlui-m\u00eame : \u00ab Comment peut -on aimer autre chose qu\u2019une \nblanche ? \u00bb \n \nTous deux gardaient le silence. La jeune fille levait de t emps en \ntemps sur lui des yeux ravis et doux, et leurs che - veux se \nm\u00ealaient dans un rayon du soleil de printemps. \n \n646\u00ab Ph\u0153bus, dit tout \u00e0 coup Fleur -de-Lys \u00e0 voix basse, nous \ndevons nous marier dans trois mois, jurez -moi que vous n\u2019avez \njamais aim\u00e9 d\u2019autre femme que moi. \n \n\u2013 Je vous le jure, bel ange ! \u00bb r\u00e9pondit Ph\u0153bus, et son re - \ngard passionn\u00e9 se joignait pour convaincre Fleur -de-Lys \u00e0 \nl\u2019accent sinc\u00e8re de sa voix. Il se croyait peut -\u00eatre lui -m\u00eame en \nce moment. \n \nCependant la bonne m\u00e8re, charm\u00e9e de voir les fianc\u00e9s en si \nparfaite intelligence, venait de sortir de l\u2019appartement pour \nvaquer \u00e0 quelque d\u00e9tail domestique. Ph\u0153bus s\u2019en aper\u00e7ut, et \ncette solitude enhardit tellement l\u2019aventureux capitaine qu\u2019il lui \nmonta au cerveau des id\u00e9es fort \u00e9tranges. Fleur -de-Lys \nl\u2019aimait, il \u00e9tait son fianc\u00e9, elle \u00e9tait seule avec lui, son ancien \ngo\u00fbt pour elle s\u2019\u00e9tait r\u00e9veill\u00e9, non dans toute sa fra\u00eecheur, mais \ndans toute son ardeur ; apr\u00e8s tout, ce n\u2019est pas grand crime de \nmanger un peu son bl\u00e9 en herbe ; je ne sais si ces pe ns\u00e9es lui \npass\u00e8rent dans l\u2019esprit, mais ce qui est certain, c\u2019est que Fleur - \nde-Lys fut tout \u00e0 coup effray\u00e9e de l\u2019expression de son regard. \nElle regarda autour d\u2019elle, et ne vit plus sa m\u00e8re. \n \n\u00ab Mon Dieu ! dit -elle rouge et inqui\u00e8te, j\u2019ai bien chaud ! \n \n647\u2013 Je crois en effet, r\u00e9pondit Ph\u0153bus, qu\u2019il n\u2019est pas loin de \nmidi. Le soleil est g\u00eanant. Il n\u2019y a qu\u2019\u00e0 fermer les rideaux. \n \n\u2013 Non, non, cria la pauvre petite, j\u2019ai besoin d\u2019air au con - \ntraire. \u00bb \n \nEt comme une biche qui sent le souffle de la meute, elle se leva, \ncourut \u00e0 la fen\u00eatre, l\u2019ouvrit, et se pr\u00e9cipita sur le balcon. \n \nPh\u0153bus, assez contrari\u00e9, l\u2019y suivit. \n \nLa place du Parvis Notre -Dame, sur laquelle le balcon don - nait, \ncomme on sait, pr\u00e9senta it en ce moment un spectacle si - nistre \net singulier qui fit brusquement changer de nature \u00e0 l\u2019effroi de \nla timide Fleur -de-Lys. \n \nUne foule immense, qui refluait dans toutes les rues adja - \ncentes, encombrait la place proprement dite. La petite muraille \n\u00e0 hauteur d\u2019appui qui entourait le Parvis n\u2019e\u00fbt pas suffi \u00e0 le \nmaintenir libre, si elle n\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 doubl\u00e9e d\u2019une haie \u00e9paisse de \nsergents des onze -vingts et de hacquebutiers, la coulevrine au \npoing. Gr\u00e2ce \u00e0 ce taillis de piques et d\u2019arquebuses, le Parvis \n\u00e9tait vide. L\u2019entr\u00e9e en \u00e9tait gard\u00e9e par un gros de hallebardiers \n648aux armes de l\u2019\u00e9v\u00eaque. Les larges portes de l\u2019\u00e9glise \u00e9taient \nferm\u00e9es, ce qui contrastait avec les innombrables fen\u00eatres de la \nplace, lesquelles, ouvertes jusque sur les pignons, laissaient voir \ndes milliers de t\u00eates entass\u00e9es \u00e0 peu pr\u00e8s comme les piles de \nboulets dans un parc d\u2019artillerie. \n \nLa surface de cette cohue \u00e9tait grise, sale et terreuse. Le \nspectacle qu\u2019elle attendait \u00e9tait \u00e9videmment de ceux qui ont le \nprivil\u00e8ge d\u2019extraire et d\u2019appeler c e qu\u2019il y a de plus immonde \ndans la population. Rien de hideux comme le bruit qui \ns\u2019\u00e9chappait de ce fourmillement de coiffes jaunes et de cheve - \nlures sordides. Dans cette foule, il y avait plus de rires que de \ncris, plus de femmes que d\u2019hommes. \n \nDe temps en temps quelque voix aigre et vibrante per\u00e7ait la \nrumeur g\u00e9n\u00e9rale. \n \n\u00ab Oh\u00e9 ! Mahiet Baliffre ! est -ce qu\u2019on va la pendre l\u00e0 ? \n \n\u2013 Imb\u00e9cile ! c\u2019est ici l\u2019amende honorable, en chemise ! le bon \nDieu va lui tousser du latin dans la figure ! Cela se fait tou - jours \nici, \u00e0 midi. Si c\u2019est la potence que tu veux, va -t\u2019en \u00e0 la Gr\u00e8ve. \n \n649\u2013 J\u2019irai apr\u00e8s. \u00bb \n \n\u00ab Dites donc, la Boucandry ? est -il vrai qu\u2019elle ait refus\u00e9 un \nconfesseur ? \n \n\u2013 Il para\u00eet que oui, la Bechaigne. \n \n\u2013 Voyez -vous, la pa\u00efenne ! \u00bb \n \n\u00ab Monsieur, c\u2019est l\u2019us age. Le bailli du Palais est tenu de li - vrer le \nmalfaiteur tout jug\u00e9, pour l\u2019ex\u00e9cution, si c\u2019est un la\u00efc, au pr\u00e9v\u00f4t \nde Paris ; si c\u2019est un clerc, \u00e0 l\u2019official de l\u2019\u00e9v\u00each\u00e9. \n \n\u2013 Je vous remercie, monsieur. \u00bb \n \n\u00ab Oh ! mon Dieu ! disait Fleur -de-Lys, la pauvre cr\u00e9a- ture ! \u00bb \n \nCette pens\u00e9e remplissait de douleur le regard qu\u2019elle pro - \nmenait sur la populace. Le capitaine, beaucoup plus occup\u00e9 \nd\u2019elle que de cet amas de quenaille, chiffonnait amoureusement \nsa ceinture par derri\u00e8re. Elle se retourna suppliante et souriant. \n \n650\u00ab De gr \u00e2ce, laissez -moi, Ph\u0153bus ! si ma m\u00e8re rentrait, elle \nverrait votre main ! \u00bb \n \nEn ce moment midi sonna lentement \u00e0 l\u2019horloge de Notre - \nDame. Un murmure de satisfaction \u00e9clata dans la foule. La der - \nni\u00e8re vibration du douzi\u00e8me coup s\u2019\u00e9teignait \u00e0 peine que tou tes \nles t\u00eates moutonn\u00e8rent comme les vagues sous un coup de \nvent, et qu\u2019une immense clameur s\u2019\u00e9leva du des fen\u00eatres et des \ntoits : \u00ab La voil\u00e0 ! \u00bb \n \nFleur -de-Lys mit ses mains sur ses yeux pour ne pas voir. \n \n\u00ab Charmante, lui dit Ph\u0153bus, voulez -vous rentrer ? \n \n\u2013 Non \u00bb, r\u00e9pondit -elle ; et ces yeux qu\u2019elle venait de fer - mer \npar crainte, elle les rouvrit par curiosit\u00e9. \n \nUn tombereau tra\u00een\u00e9 d\u2019un fort limonier normand et tout \nenvelopp\u00e9 de cavalerie en livr\u00e9e violette \u00e0 croix blanches, ve - \nnait de d\u00e9boucher sur la place par la rue Saint -Pierre -aux- \nB\u0153ufs. Les sergents du guet lui frayaient passage dans le \npeuple \u00e0 grands coups de boullayes. \u00c0 c\u00f4t\u00e9 du tombereau \nquelques officiers de justice et de police, reconnaissables \u00e0 leur \n651costume noir et \u00e0 leur gauche fa\u00e7on de se tenir en selle. Ma\u00eetre \nJacques Charmolue paradait \u00e0 leur t\u00eate. \n \nDans la fatale voiture, une jeune fille \u00e9tait assise, les bras li\u00e9s \nderri\u00e8re le dos, sans pr\u00eatre \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle. Elle \u00e9tait en che - mise, \nses longs cheveux noirs (la mode alors \u00e9tait de ne l es couper \nqu\u2019au pied du gibet) tombaient \u00e9pars sur sa gorge et sur ses \n\u00e9paules \u00e0 demi d\u00e9couvertes. \n \n\u00c0 travers cette ondoyante chevelure, plus luisante qu\u2019un \nplumage de corbeau, on voyait se tordre et se nouer une \ngrosse corde grise et rugueuse qui \u00e9corcha it ses fragiles clavi - \ncules et se roulait autour du cou charmant de la pauvre fille \ncomme un ver de terre sur une fleur. Sous cette corde brillait \nune petite amulette orn\u00e9e de verroteries vertes qu\u2019on lui avait \nlaiss\u00e9e sans doute parce qu\u2019on ne refuse plu s rien \u00e0 ceux qui \nvont mourir. Les spectateurs plac\u00e9s aux fen\u00eatres pouvaient \napercevoir au fond du tombereau ses jambes nues qu\u2019elle t\u00e2 - \nchait de d\u00e9rober sous elle comme par un dernier instinct de \nfemme. \u00c0 ses pieds il y avait une petite ch\u00e8vre garrott\u00e9e. La \ncondamn\u00e9e retenait avec ses dents sa chemise mal attach\u00e9e. \nOn e\u00fbt dit qu\u2019elle souffrait encore dans sa mis\u00e8re d\u2019\u00eatre ainsi \nlivr\u00e9e presque nue \u00e0 tous les yeux. H\u00e9las ! ce n\u2019est pas pour de \npareils fr\u00e9missements que la pudeur est faite. \n \n652\u00ab J\u00e9sus ! dit viv ement Fleur -de-Lys au capitaine. Regardez donc, \nbeau cousin ! c\u2019est cette vilaine boh\u00e9mienne \u00e0 la ch\u00e8vre ! \u00bb \n \nEn parlant ainsi elle se retourna vers Ph\u0153bus. Il avait les yeux \nfix\u00e9s sur le tombereau. Il \u00e9tait tr\u00e8s p\u00e2le. \n \n\u00ab Quelle boh\u00e9mienne \u00e0 la ch\u00e8vre ? dit-il en balbutiant. \n \n\u2013 Comment ! reprit Fleur -de-Lys ; est -ce que vous ne vous \nsouvenez pas ?\u2026 \u00bb \n \nPh\u0153bus l\u2019interrompit. \n \n\u00ab Je ne sais pas ce que vous voulez dire. \u00bb \n \nIl fit un pas pour rentrer. Mais Fleur -de-Lys, dont la jalou - sie, \nnagu\u00e8re si vivement remu\u00e9e par cette m\u00eame \u00e9gyptienne, venait \nde se r\u00e9veiller, Fleur -de-Lys lui jeta un coup d\u2019\u0153il plein de \np\u00e9n\u00e9tration et de d\u00e9fiance. Elle se rappelait vaguement en ce \nmoment avoir ou\u00ef parler d\u2019un capitaine m\u00eal\u00e9 au proc\u00e8s de cette \nsorci\u00e8re. \n \n653\u00ab Qu\u2019avez -vous ? dit -elle \u00e0 Ph\u0153bus, on dirait que cette femme \nvous a troubl\u00e9. \u00bb \n \nPh\u0153bus s\u2019effor\u00e7a de ricaner. \n \n\u00ab Moi ! pas le moins du monde ! Ah bien oui ! \n \n\u2013 Alors restez, reprit -elle imp\u00e9rieusement, et\n voyons jusqu\u2019\u00e0 la fin. \u00bb \n \nForce fut au malencontreux capitaine de demeurer. Ce qui le \nrassurait un peu, c\u2019est que la condamn\u00e9e ne d\u00e9tachait pas son \nregard du plancher de son tombereau. Ce n\u2019\u00e9tait que trop \nv\u00e9ritablement la Esmeralda. Sur ce dernier \u00e9chelon de \nl\u2019opprobre et du malheur, elle \u00e9tait toujours belle, ses grands \nyeux noirs paraissaient encore plus grands \u00e0 cause de \nl\u2019appauvrissement de ses joues, son profil livide \u00e9tait pur et \nsublime. Elle ressemblait \u00e0 ce qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 comm e une \nVierge du Masaccio ressemble \u00e0 une Vierge de Rapha\u00ebl : plus \nfaible, plus mince, plus maigre. \n \nDu reste, il n\u2019y avait rien en elle qui ne ballott\u00e2t en quelque \nsorte, et que, hormis sa pudeur, elle ne laiss\u00e2t aller au hasard, \n654tant elle avait \u00e9t\u00e9 profon d\u00e9ment rompue par la stupeur et le \nd\u00e9sespoir. Son corps rebondissait \u00e0 tous les cahots du \ntombereau comme une chose morte ou bris\u00e9e. Son regard \u00e9tait \nmorne et fou. On voyait encore une larme dans sa prunelle, \nmais immobile et pour ainsi dire gel\u00e9e. \n \nCepen dant la lugubre cavalcade avait travers\u00e9 la foule au \nmilieu des cris de joie et des attitudes curieuses. Nous devons \ndire toutefois, pour \u00eatre fid\u00e8le historien, qu\u2019en la voyant si belle \net si accabl\u00e9e, beaucoup s\u2019\u00e9taient \u00e9mus de piti\u00e9, et des plus \ndurs. \n \nLe tombereau \u00e9tait entr\u00e9 dans le Parvis. \n \nDevant le portail central, il s\u2019arr\u00eata. L\u2019escorte se rangea en \nbataille des deux c\u00f4t\u00e9s. La foule fit silence, et au milieu de ce \nsilence plein de solennit\u00e9 et d\u2019anxi\u00e9t\u00e9 les deux battants de la \ngrande porte tourn\u00e8ren t, comme d\u2019eux -m\u00eames, sur leurs gonds \nqui grinc\u00e8rent avec un bruit de fifre. Alors on vit dans toute sa \nlongueur la profonde \u00e9glise, sombre, tendue de deuil, \u00e0 peine \n\u00e9clair\u00e9e de quelques cierges scintillant au loin sur le ma\u00eetre - \nautel, ouverte comme une g ueule de taverne au milieu de la \nplace \u00e9blouissante de lumi\u00e8re. Tout au fond, dans l\u2019ombre de \nl\u2019abside, on entrevoyait une gigantesque croix d\u2019argent, d\u00e9ve - \nlopp\u00e9e sur un drap noir qui tombait de la vo\u00fbte au pav\u00e9. Toute \n655la nef \u00e9tait d\u00e9serte. Cependant on v oyait remuer confus\u00e9ment \nquelques t\u00eates de pr\u00eatres dans les stalles lointaines du ch\u0153ur, \net au moment o\u00f9 la grande porte s\u2019ouvrit il s\u2019\u00e9chappa de \nl\u2019\u00e9glise un chant grave, \u00e9clatant et monotone qui jetait comme \npar bouff\u00e9es sur la t\u00eate de la condamn\u00e9e des f ragments de \npsaumes lugubres. \n \n\u00ab \u2026 Non timebo millia populi circumdantis me ; exsurge, Domine \n; salvum me fac, Deus ! \n \n\u00ab \u2026 Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aqu\u00e6 usque ad \nanimam meam. \n \n\u00ab \u2026 Infixus sum in limo profundi ; et non est substantia. \u00bb \n \nEn m\u00eame temps une autre voix, isol\u00e9e du ch\u0153ur, enton - nait sur \nle degr\u00e9 du ma\u00eetre -autel ce m\u00e9lancolique offertoire : \n \n\u00ab Qui verbum meum audit, et credit ei qui misit me, habet vitam \n\u00e6ternam et in judicium non venit ; sed transit a morte in vitam. \n\u00bb \n \n656Ce chant que quelques vieillards perdus dans leurs t\u00e9 - n\u00e8bres \nchantaient de loin sur cette belle cr\u00e9ature, pleine de jeunes se et \nde vie, caress\u00e9e par l\u2019air ti\u00e8de du printemps, inon - d\u00e9e de soleil, \nc\u2019\u00e9tait la messe des morts. \n \nLe peuple \u00e9coutait avec recueillement. \n \nLa malheureuse, effar\u00e9e, semblait perdre sa vue et sa pens\u00e9e \ndans les obscures entrailles de l\u2019\u00e9glise. Ses l\u00e8vres blanches \nremuaient comme si elles priaient, et quand le valet du \nbourreau s\u2019approcha d\u2019elle pour l\u2019aider \u00e0 descendre du tom - \nbereau, il l\u2019entendit qui r\u00e9p\u00e9tait \u00e0 voix basse ce mot : Ph\u0153bus. \n \nOn lui d\u00e9lia les mains, on la fit descendre accompagn\u00e9e de sa \nch\u00e8vre qu\u2019on avait d\u00e9li\u00e9e aussi, et qui b\u00ealait de joie de se sentir \nlibre, et on la fit marcher pieds nus sur le dur pav\u00e9 jusqu\u2019au bas \ndes marches du portail. La corde qu\u2019elle avait au cou tra\u00eenait \nderri\u00e8re elle. On e\u00fbt dit un serpent qui la suivait. \n \nAlors le chant s\u2019interrompit dans l\u2019\u00e9glise. Une grande croix d\u2019or \net une file de cierges se mirent en mouvement dans l\u2019ombre. On \nentendit sonner la hallebarde des suisses bariol\u00e9s, et quelques \nmoments apr\u00e8s une longue procession de pr\u00eatres en chasubles \net de dia cres en dalmatiques, qui venait grave - ment et en \n657psalmodiant vers la condamn\u00e9e, se d\u00e9veloppa \u00e0 sa vue et aux \nyeux de la foule. Mais son regard s\u2019arr\u00eata \u00e0 celui qui marchait \nen t\u00eate, imm\u00e9diatement apr\u00e8s le porte -croix. \n \n\u00ab Oh ! dit -elle tout bas en frissonn ant, c\u2019est encore lui ! le pr\u00eatre ! \n\u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait en effet l\u2019archidiacre. Il avait \u00e0 sa gauche le sous - \nchantre et \u00e0 sa droite le chantre arm\u00e9 du b\u00e2ton de son office. Il \navan\u00e7ait, la t\u00eate renvers\u00e9e en arri\u00e8re, les yeux fixes ouverts, en \nchantant d\u2019une voix fo rte : \n \n\u00ab De ventre inferi clamavi, et exaudisti vocem meam. \n \n\u00ab Et projecisti me in profundum in corde maris, et flumen \ncircumdedit me. \u00bb \n \nAu moment o\u00f9 il parut au grand jour sous le haut portail en \nogive, envelopp\u00e9 d\u2019une vaste chape d\u2019argent barr\u00e9e d\u2019une croix \nnoire, il \u00e9tait si p\u00e2le que plus d\u2019un pensa dans la foule que \nc\u2019\u00e9tait un des \u00e9v\u00eaques de marbre, agenouill\u00e9s sur les pierres \ns\u00e9pulcrales du ch\u0153ur, qui s\u2019\u00e9tait lev\u00e9 et qui venait recevoir au \nseuil de la tombe celle qui allait mourir. \n658 \nElle, non moins p \u00e2le et non moins statue, elle s\u2019\u00e9tait \u00e0 peine \naper\u00e7ue qu\u2019on lui avait mis en main un lourd cierge de cire \njaune allum\u00e9 ; elle n\u2019avait pas \u00e9cout\u00e9 la voix glapissante du \ngreffier lisant la fatale teneur de l\u2019amende honorable ; quand \non lui avait dit de r\u00e9po ndre Amen, elle avait r\u00e9pondu Amen. Il \nfallut, pour lui rendre quelque vie et quelque force, qu\u2019elle vit le \npr\u00eatre faire signe \u00e0 ses gardiens de s\u2019\u00e9loigner et s\u2019avancer seul \nvers elle. \n \nAlors elle sentit son sang bouillonner dans sa t\u00eate, et un reste \nd\u2019ind ignation se ralluma dans cette \u00e2me d\u00e9j\u00e0 engourdie et \nfroide. \n \nL\u2019archidiacre s\u2019approcha d\u2019elle lentement. M\u00eame en cette \nextr\u00e9mit\u00e9, elle le vit promener sur sa nudit\u00e9 un \u0153il \u00e9tincelant de \nluxure, de jalousie et de d\u00e9sir. Puis il lui dit \u00e0 haute voix : \n\u00ab Jeun e fille, avez -vous demand\u00e9 \u00e0 Dieu pardon de vos fautes \net de vos manquements ? \u00bb Il se pencha \u00e0 son oreille, et ajouta \n(les spectateurs croyaient qu\u2019il recevait sa derni\u00e8re confes - \nsion) : \u00ab Veux -tu de moi ? je puis encore te sauver ! \u00bb \n \nElle le regarda fixement : \u00ab Va -t\u2019en, d\u00e9mon ! ou je te d\u00e9 - nonce. \u00bb \n \n659Il se prit \u00e0 sourire d\u2019un sourire horrible. \u00ab On ne te croira pas. \u2013 \nTu ne feras qu\u2019ajouter un scandale \u00e0 un crime. \u2013 R\u00e9- ponds vite ! \nveux -tu de moi ? \n \n\u2013 Qu\u2019as -tu fait de mon Ph\u0153bus ? \n \n\u2013 Il est mort \u00bb, dit le pr\u00eatre. \n \nEn ce moment le mis\u00e9rable archidiacre leva la t\u00eate machi - \nnalement, et vit \u00e0 l\u2019autre bout de la place, au balcon du logis \nGondelaurier, le capitaine debout pr\u00e8s de Fleur -de-Lys. Il chan - \n \ncela, passa la main sur ses yeux, r egarda encore, murmura une \nmal\u00e9diction, et tous ses traits se contract\u00e8rent violemment. \n \n\u00ab Eh bien ! meurs, toi ! dit -il entre ses dents. Personne ne t\u2019aura. \n\u00bb \n \nAlors levant la main sur l\u2019\u00e9gyptienne, il s\u2019\u00e9cria d\u2019une voix \nfun\u00e8bre : \u00ab I nunc, anima anceps, et sit tibi Deus misericors ! \u00bb \n \n660C\u2019\u00e9tait la redoutable formule dont on avait coutume de clore \nces sombres c\u00e9r\u00e9monies. C\u2019\u00e9tait le signal convenu du pr\u00eatre au \nbourreau. \n \nLe peuple s\u2019agenouilla. \n \n\u00ab Kyrie Eleison, dirent les pr\u00eatres rest\u00e9s sous l\u2019ogive du port ail. \n \n\u2013 Kyrie Eleison, r\u00e9p\u00e9ta la foule avec ce murmure qui court \nsur toutes les t\u00eates comme le clapotement d\u2019une mer agit\u00e9e. \n \n\u2013 Amen \u00bb, dit l\u2019archidiacre. \n \nIl tourna le dos \u00e0 la condamn\u00e9e, sa t\u00eate retomba sur sa poitrine, \nses mains se crois\u00e8rent, il rejoig nit son cort\u00e8ge de pr\u00eatres, et un \nmoment apr\u00e8s on le vit dispara\u00eetre, avec la croix, les cierges et \nles chapes, sous les arceaux brumeux de la ca - th\u00e9drale ; et sa \nvoix sonore s\u2019\u00e9teignit par degr\u00e9s dans le ch\u0153ur en chantant ce \nverset de d\u00e9sespoir : \n \n\u00ab \u2026Omnes gurgites tui et fluctus tui super me transie - runt ! \u00bb \n \n661En m\u00eame temps le retentissement intermittent de la hampe \nferr\u00e9e des hallebardes des suisses, mourant peu \u00e0 peu sous les \nentre -colonnements de la nef, faisait l\u2019effet d\u2019un mar - teau \nd\u2019horloge sonnant la derni\u00e8re heure de la condamn\u00e9e. \n \nCependant les portes de Notre -Dame \u00e9taient rest\u00e9es ou - vertes, \nlaissant voir l\u2019\u00e9glise vide, d\u00e9sol\u00e9e, en deuil, sans cierges et sans \nvoix. \n \nLa condamn\u00e9e demeurait immobile \u00e0 sa place, attendant qu\u2019on \ndispos\u00e2t d\u2019 elle. Il fallut qu\u2019un des sergents \u00e0 verge en avert\u00eet \nma\u00eetre Charmolue, qui, pendant toute cette sc\u00e8ne, s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 \n\u00e9tudier le bas -relief du grand portail qui repr\u00e9 - sente, selon les \nuns, le sacrifice d\u2019Abraham, selon les autres, l\u2019op\u00e9ration \nphilosophale , figurant le soleil par l\u2019ange, le feu par le fagot, \nl\u2019artisan par Abraham. \n \nOn eut assez de peine \u00e0 l\u2019arracher \u00e0 cette contemplation, mais \nenfin il se retourna, et \u00e0 un signe qu\u2019il fit deux hommes v\u00eatus de \njaune, les valets du bourreau, s\u2019approch\u00e8rent de l\u2019\u00e9gyptienne \npour lui rattacher les mains. \n \nLa malheureuse, au moment de remonter dans le tombe - reau \nfatal et de s\u2019acheminer vers sa derni\u00e8re station, fut prise peut -\n662\u00eatre de quelque d\u00e9chirant regret de la vie. Elle leva ses yeux \nrouges et secs vers le ci el, vers le soleil, vers les nuages d\u2019argent \ncoup\u00e9s \u00e7\u00e0 et l\u00e0 de trap\u00e8zes et de triangles bleus, puis elle les \nabaissa autour d\u2019elle, sur la terre, sur la foule, sur les maisons\u2026 \nTout \u00e0 coup, tandis que l\u2019homme jaune lui liait les coudes, elle \npoussa un cri terrible, un cri de joie. \u00c0 ce balcon, l\u00e0 -bas, \u00e0 \nl\u2019angle de la place, elle venait de l\u2019apercevoir, lui, son ami, son \nseigneur, Ph\u0153bus, l\u2019autre apparition de sa vie ! \n \nLe juge avait menti ! le pr\u00eatre avait menti ! c\u2019\u00e9tait bien lui, elle \nn\u2019en pouvait douter , il \u00e9tait l\u00e0, beau, vivant, rev\u00eatu de son \n\u00e9clatante livr\u00e9e, la plume en t\u00eate, l\u2019\u00e9p\u00e9e au c\u00f4t\u00e9 ! \n \n\u00ab Ph\u0153bus ! cria -t-elle, mon Ph\u0153bus ! \u00bb \n \nEt elle voulut tendre vers lui ses bras tremblants d\u2019amour et de \nravissement, mais ils \u00e9taient attach\u00e9s. Alors elle vit le capitaine \nfroncer le sourcil, une belle jeune fille qui s\u2019appuyait sur lui le \nregarder avec une l\u00e8vre d\u00e9daigneuse et des yeux irri - t\u00e9s, puis \nPh\u0153bus pronon\u00e7a quelques mots qui ne vinrent pas jusqu\u2019\u00e0 elle, \net tous deux s\u2019\u00e9clips\u00e8rent pr\u00e9cipitamment derri \u00e8re le vitrail du \nbalcon qui se referma. \n \n\u00ab Ph\u0153bus ! cria -t-elle \u00e9perdue, est -ce que tu le crois ? \u00bb \n663 \nUne pens\u00e9e monstrueuse venait de lui appara\u00eetre. Elle se \nsouvenait qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 condamn\u00e9e pour meurtre sur la per - \nsonne de Ph\u0153bus de Ch\u00e2teaupers. \n \nElle avait tout support\u00e9 jusque -l\u00e0. Mais ce dernier coup \u00e9tait \ntrop rude. Elle tomba sans mouvement sur le pav\u00e9. \n \n\u00ab Allons, dit Charmolue, portez -la dans le tombereau, et \nfinissons ! \u00bb \n \nPersonne n\u2019avait encore remarqu\u00e9, dans la galerie des sta - tues \ndes ro is, sculpt\u00e9s imm\u00e9diatement au -dessus des ogives du \nportail, un spectateur \u00e9trange qui avait tout examin\u00e9 jusqu\u2019alors \navec une telle impassibilit\u00e9, avec un cou si tendu, avec un \nvisage si difforme, que, sans son accoutrement mi - parti rouge \net violet, on e\u00fb t pu le prendre pour un de ces monstres de pierre \npar la gueule desquels se d\u00e9gorgent depuis six cents ans les \nlongues goutti\u00e8res de la cath\u00e9drale. Ce specta - teur n\u2019avait rien \nperdu de ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 depuis midi de - vant le portail de \nNotre -Dame. Et d\u00e8s les premiers instants, sans que personne \nsonge\u00e2t \u00e0 l\u2019observer, il avait fortement atta - ch\u00e9 \u00e0 l\u2019une des \ncolonnettes de la galerie une grosse corde \u00e0 n\u0153uds, dont le \nbout allait tra\u00eener en bas sur le perron. Cela fait, il s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 \n664regarder tranquil lement, et \u00e0 siffler de temps en temps quand \nun merle passait devant lui. \n \nTout \u00e0 coup, au moment o\u00f9 les valets du ma\u00eetre des \u0153uvres se \ndisposaient \u00e0 ex\u00e9cuter l\u2019ordre flegmatique de Char - molue, il \nenjamba la balustrade de la galerie, saisit la corde des p ieds, \ndes genoux et des mains, puis on le vit couler sur la fa - \u00e7ade, \ncomme une goutte de pluie qui glisse le long d\u2019une vitre, courir \nvers les deux bourreaux avec la vitesse d\u2019un chat tomb\u00e9 d\u2019un \ntoit, les terrasser sous deux poings \u00e9normes, enlever \nl\u2019\u00e9gyptienne d\u2019une main, comme un enfant sa poup\u00e9e, et d\u2019un \nseul \u00e9lan rebondir jusque dans l\u2019\u00e9glise, en \u00e9levant la jeune fille \nau-dessus de sa t\u00eate, et en criant d\u2019une voix formidable : \n\u00ab Asile ! \u00bb \n \nCela se fit avec une telle rapidit\u00e9 que si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 la nuit, on e\u00fbt \npu tout voir \u00e0 la lumi\u00e8re d\u2019un seul \u00e9clair. \n \n\u00ab Asile ! asile ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta la foule, et dix mille battements de mains \nfirent \u00e9tinceler de joie et de fiert\u00e9 l\u2019\u0153il unique de Quasimodo. \n \nCette secousse fit revenir \u00e0 elle la condamn\u00e9e. Elle souleva sa \npaupi\u00e8re, regarda Quasimodo, puis la referma subitement, \ncomme \u00e9pouvant\u00e9e de son sauveur. \n665 \nCharmolue resta stup\u00e9fait, et les bourreaux, et toute l\u2019escorte. \nEn effet, dans l\u2019enceinte de Notre -Dame, la condam - n\u00e9e \u00e9tait \ninviolable. La cath\u00e9drale \u00e9tait un lieu de refuge. Toute justice \nhumaine expirait sur le seuil. \n \nQuasimodo s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 sous le grand portail. Ses larges pieds \nsemblaient aussi solides sur le pav\u00e9 de l\u2019\u00e9glise que les lourds \npiliers romans. Sa grosse t\u00eate chevelue s\u2019enfon\u00e7ait dans ses \n\u00e9paules comme celle des lions qui eux aussi ont une cri - ni\u00e8re et \npas de cou. Il tenait la jeune fille toute palpitante sus - pendue \u00e0 \nses mains calleuses comme une draperie blanche ; mais il la \nportait av ec tant de pr\u00e9caution qu\u2019il paraissait craindre de la \nbriser ou de la faner. On e\u00fbt dit qu\u2019il sentait que c\u2019\u00e9tait une \nchose d\u00e9licate, exquise et pr\u00e9cieuse, faite pour d\u2019autres mains \nque les siennes. Par moments, il avait l\u2019air de n\u2019oser la toucher, \nm\u00eame du souffle. Puis, tout \u00e0 coup, il la ser - rait avec \u00e9treinte \ndans ses bras, sur sa poitrine anguleuse, comme son bien, \ncomme son tr\u00e9sor, comme e\u00fbt fait la m\u00e8re de cette enfant ; son \n\u0153il de gnome, abaiss\u00e9 sur elle, l\u2019inondait de tendresse, de \ndouleur et de pi ti\u00e9, et se relevait subitement plein d\u2019\u00e9clairs. \nAlors les femmes riaient et pleuraient, la foule tr\u00e9pignait \nd\u2019enthousiasme, car en ce moment -l\u00e0 Quasimodo avait \nvraiment sa beaut\u00e9. Il \u00e9tait beau, lui, cet orphelin, cet enfant \ntrouv\u00e9, ce rebut, il se sentai t auguste et fort, il regardait en face \ncette soci\u00e9t\u00e9 dont il \u00e9tait banni, et dans laquelle il in - tervenait \n666si puissamment, cette justice humaine \u00e0 laquelle il avait arrach\u00e9 \nsa proie, tous ces tigres forc\u00e9s de m\u00e2cher \u00e0 vide, ces sbires, ces \njuges, ces bou rreaux, toute cette force du roi qu\u2019il venait de \nbriser, lui infime, avec la force de Dieu. \n \nEt puis c\u2019\u00e9tait une chose touchante que cette protection tomb\u00e9e \nd\u2019un \u00eatre si difforme sur un \u00eatre si malheureux, qu\u2019une \ncondamn\u00e9e \u00e0 mort sauv\u00e9e par Quasimodo. C\u2019\u00e9t aient les deux \n \nmis\u00e8res extr\u00eames de la nature et de la soci\u00e9t\u00e9 qui se touchaient \net qui s\u2019entraidaient. \n \nCependant, apr\u00e8s quelques minutes de triomphe, Quasi - modo \ns\u2019\u00e9tait brusquement enfonc\u00e9 dans l\u2019\u00e9glise avec son far - deau. Le \npeuple, amoureux de toute prouesse, le cherchait des yeux sous \nla sombre nef, regrettant qu\u2019il se f\u00fbt si vite d\u00e9rob\u00e9 \u00e0 ses \nacclamations. Tout \u00e0 coup on le vit repara\u00eetre \u00e0 l\u2019une des \nextr\u00e9mit\u00e9s de la galerie des rois de France, il la traversa en \ncourant comme un insens\u00e9, en \u00e9levant sa conqu\u00eate dans ses \nbras, et en criant : \u00ab Asile ! \u00bb La foule \u00e9clata de nouveau en \napplaudissements. La galerie parcourue, il se replongea dans \nl\u2019int\u00e9rieur de l\u2019\u00e9glise. Un moment apr\u00e8s il reparut sur la plate - \nforme sup\u00e9rieure, toujours l\u2019\u00e9gyptienne dans ses bras, toujours \ncourant avec folie, toujours criant : \u00ab Asile ! \u00bb Et la foule ap - \nplaudissait. Enfin, il fit une troisi\u00e8me apparition sur le sommet \n667de la tour du bourdon ; de l\u00e0 il sembla montrer avec orgueil \u00e0 \ntoute la ville celle qu\u2019il avait sauv\u00e9e, e t sa voix tonnante, cette \nvoix qu\u2019on entendait si rarement et qu\u2019il n\u2019entendait jamais, \nr\u00e9p\u00e9ta trois fois avec fr\u00e9n\u00e9sie jusque dans les nuages : \u00ab Asile ! \nasile ! asile ! \n \n\u2013 No\u00ebl ! No\u00ebl ! \u00bb criait le peuple de son c\u00f4t\u00e9, et cette im - \nmense acclamation allai t \u00e9tonner sur l\u2019autre rive la foule de la \nGr\u00e8ve et la recluse qui attendait toujours, l\u2019\u0153il fix\u00e9 sur le gibet. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n668LIVRE NEUVI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \nFI\u00c8VRE \n \nClaude Frollo n\u2019\u00e9tait plus dans Notre -Dame pendant que son fils \nadoptif tranchait si brusquement le n\u0153ud fata l o\u00f9 le \nmalheureux archidiacre avait pris l\u2019\u00e9gyptienne et s\u2019\u00e9tait pris lui - \nm\u00eame. Rentr\u00e9 dans la sacristie, il avait arrach\u00e9 l\u2019aube, la chape \net l\u2019\u00e9tole, avait tout jet\u00e9 aux mains du bedeau stup\u00e9fait, s\u2019\u00e9tait \n\u00e9chapp\u00e9 par la porte d\u00e9rob\u00e9e du clo\u00eetre, avait ordonn\u00e9 \u00e0 un \nbatelier du Terrain de le transporter sur la rive gauche de la \nSeine, et s\u2019\u00e9tait enfonc\u00e9 dans les rues montueuses de \nl\u2019Universit\u00e9, ne sachant o\u00f9 il allait, rencontrant \u00e0 chaque pas \ndes bandes d\u2019hommes et de femmes qui se pressaient joyeu - \nseme nt vers le pont Saint -Michel dans l\u2019espoir d\u2019arriver encore \u00e0 \ntemps pour voir pendre la sorci\u00e8re, p\u00e2le, \u00e9gar\u00e9, plus troubl\u00e9, \nplus aveugle et plus farouche qu\u2019un oiseau de nuit l\u00e2ch\u00e9 et \npoursuivi par une troupe d\u2019enfants en plein jour. Il ne savait plus \no\u00f9 il \u00e9tait, ce qu\u2019il pensait, si il r\u00eavait. Il allait, il marchait, il \ncourait, prenant toute rue au hasard, ne choisissant pas, seu - \nlement toujours pouss\u00e9 en avant par la Gr\u00e8ve, par l\u2019horrible \nGr\u00e8ve qu\u2019il sentait confus\u00e9ment derri\u00e8re lui. \n669 \nIl longea ainsi la montagne Sainte -Genevi\u00e8ve, et sortit en - fin \nde la ville par la porte Saint -Victor. Il continua de s\u2019enfuir, tant \nqu\u2019il put voir en se retournant l\u2019enceinte de tours de l\u2019Universit\u00e9 \net les rares maisons du faubourg ; mais lorsque enfin u n pli du \nterrain lui eut d\u00e9rob\u00e9 en entier cet odieux Paris, quand il put \ns\u2019en croire \u00e0 cent lieues, dans les champs, dans un d\u00e9sert, il \ns\u2019arr\u00eata, et il lui sembla qu\u2019il respirait. \n \nAlors des id\u00e9es affreuses se press\u00e8rent dans son esprit. Il revit \nclair dan s son \u00e2me, et frissonna. Il songea \u00e0 cette malheu - \nreuse fille qui l\u2019avait perdu et qu\u2019il avait perdue. Il promena un \n\u0153il hagard sur la double voie tortueuse que la fatalit\u00e9 avait fait \nsuivre \u00e0 leurs deux destin\u00e9es, jusqu\u2019au point d\u2019intersection o\u00f9 \nelle les avait impitoyablement bris\u00e9es l\u2019une contre l\u2019autre. Il \npensa \u00e0 la folie des v\u0153ux \u00e9ternels, \u00e0 la vanit\u00e9 de la chastet\u00e9, de \nla science, de la religion, de la vertu, \u00e0 l\u2019inutilit\u00e9 de Dieu. Il \n \ns\u2019enfon\u00e7a \u00e0 c\u0153ur joie dans les mauvaises pens\u00e9es, et, \u00e0 me - \nsure qu\u2019il y plongeait plus avant, il sentait \u00e9clater en lui -m\u00eame \nun rire de Satan. \n \nEt en creusant ainsi son \u00e2me, quand il vit quelle large place la \nnature y avait pr\u00e9par\u00e9e aux passions, il ricana plus am\u00e8rement \n670encore. Il remua au fond de son c\u0153ur toute sa haine, toute sa \nm\u00e9chancet\u00e9, et il reconnut, avec le froid coup d\u2019\u0153il d\u2019un \nm\u00e9decin qui examine un malade, que cette haine, que cette \nm\u00e9chancet\u00e9 n\u2019\u00e9taient que de l\u2019amour vici\u00e9 ; que l\u2019amour, cette \nsource de toute vertu chez l\u2019homme, tournait en choses horrib les \ndans un c\u0153ur de pr\u00eatre, et qu\u2019un homme constitu\u00e9 comme lui, \nen se faisant pr\u00eatre, se faisait d\u00e9mon. Alors il rit affreusement, \net tout \u00e0 coup il redevint p\u00e2le en con - sid\u00e9rant le c\u00f4t\u00e9 le plus \nsinistre de sa fatale passion, de cet amour corrosif, venime ux, \nhaineux, implacable, qui n\u2019avait abouti qu\u2019au gibet pour l\u2019une, \u00e0 \nl\u2019enfer pour l\u2019autre : elle con - damn\u00e9e, lui damn\u00e9. \n \nEt puis le rire lui revint, en songeant que Ph\u0153bus \u00e9tait vi - vant ; \nqu\u2019apr\u00e8s tout le capitaine vivait, \u00e9tait all\u00e8gre et content, avai t \nde plus beaux hoquetons que jamais et une nouvelle ma\u00ee - tresse \nqu\u2019il menait voir pendre l\u2019ancienne. Son ricanement re - doubla \nquand il r\u00e9fl\u00e9chit que, des \u00eatres vivants dont il avait voulu la \nmort, l\u2019\u00e9gyptienne, la seule cr\u00e9ature qu\u2019il ne hait pas, \u00e9tait la \nseule qu\u2019il n\u2019e\u00fbt pas manqu\u00e9e. \n \nAlors du capitaine sa pens\u00e9e passa au peuple, et il lui vint une \njalousie d\u2019une esp\u00e8ce inou\u00efe. Il songea que le peuple aussi, le \npeuple tout entier, avait eu sous les yeux la femme qu\u2019il ai - \nmait, en chemise, presque nue. Il se tordit les bras en pensant \nque cette femme, dont la forme entrevue dans l\u2019ombre par lui \n671seul lui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 le bonheur supr\u00eame, avait \u00e9t\u00e9 livr\u00e9e en plein jour, \nen plein midi, \u00e0 tout un peuple, v\u00eatue comme pour une nuit de \nvolupt\u00e9. Il pleura de rage sur tous ces myst\u00e8res d\u2019amour \nprofan\u00e9s, souill\u00e9s, d\u00e9nud\u00e9s, fl\u00e9tris \u00e0 jamais. Il pleura de rage en \nse figurant combien de regards immondes avaient trouv\u00e9 leur \ncompte \u00e0 cette chemise mal nou\u00e9e ; et que cette belle fille, ce \nlys vierge, cette coupe de pudeur et de d\u00e9lices dont il n\u2019e\u00fbt os\u00e9 \napprocher ses l\u00e8vres qu\u2019en tremblant, venait d\u2019\u00eatre transform\u00e9e \nen une sorte de gamelle publique, o\u00f9 la plus vile populace de \nParis, les voleurs, les mendiants, les laquais \n \n\u00e9taient venus boire en commun un plaisir effront\u00e9, i mpur et \nd\u00e9prav\u00e9. \n \nEt quand il cherchait \u00e0 se faire une id\u00e9e du bonheur qu\u2019il e\u00fbt put \ntrouver sur la terre si elle n\u2019e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 boh\u00e9mienne et s\u2019il n\u2019e\u00fbt \npas \u00e9t\u00e9 pr\u00eatre, si Ph\u0153bus n\u2019e\u00fbt pas exist\u00e9 et si elle l\u2019e\u00fbt aim\u00e9 ; \nquand il se figurait qu\u2019une vie de s \u00e9r\u00e9nit\u00e9 et d\u2019amour lui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \npossible aussi \u00e0 lui, qu\u2019il y avait en ce m\u00eame moment \u00e7\u00e0 et l\u00e0 \nsur la terre des couples heureux, per - dus en longues causeries \nsous les orangers, au bord des ruis - seaux, en pr\u00e9sence d\u2019un \nsoleil couchant, d\u2019une nuit \u00e9toil\u00e9e ; et que, si Dieu l\u2019e\u00fbt voulu, il \ne\u00fbt pu faire avec elle un de ces couples de b\u00e9n\u00e9diction, son \nc\u0153ur se fondait en tendresse et en d\u00e9sespoir. \n \n672Oh ! elle ! c\u2019est elle ! c\u2019est cette id\u00e9e fixe qui revenait sans cesse, \nqui le torturait, qui lui mordait la cervel le et lui d\u00e9chique - tait les \nentrailles. Il ne regrettait pas, il ne se repentait pas ; tout ce qu\u2019il \navait fait, il \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 le faire encore ; il aimait mieux la voir \naux mains du bourreau qu\u2019aux bras du capitaine, mais il \nsouffrait ; il souffrait tan t que par instants il s\u2019arrachait des \npoign\u00e9es de cheveux pour voir s\u2019ils ne blanchissaient pas. \n \nIl y eut un moment entre autres o\u00f9 il lui vint \u00e0 l\u2019esprit que c\u2019\u00e9tait \nl\u00e0 peut -\u00eatre la minute o\u00f9 la hideuse cha\u00eene qu\u2019il avait vue le \nmatin resserrait son n\u0153ud de fer autour de ce cou si fr\u00eale et si \ngracieux. Cette pens\u00e9e lui fit jaillir la sueur de tous les pores. \n \nIl y eut un autre moment o\u00f9, tout en riant diaboliquement sur \nlui-m\u00eame, il se repr\u00e9senta \u00e0 la fois la Esmeralda comme il l\u2019avait \nvue le premier jour , vive, insouciante, joyeuse, par\u00e9e, dansante, \nail\u00e9e, harmonieuse, et la Esmeralda du dernier jour, en chemise, \net la corde au cou, montant lentement, avec ses pieds nus, \nl\u2019\u00e9chelle anguleuse du gibet ; il se figura ce double tableau d\u2019une \ntelle fa\u00e7on qu\u2019il poussa un cri terrible. \n \nTandis que cet ouragan de d\u00e9sespoir bouleversait, brisait, \narrachait, courbait, d\u00e9racinait tout dans son \u00e2me, il regarda la \nnature autour de lui. \u00c0 ses pieds, quelques poules fouillaient les \n673broussailles en becquetant, les scarab\u00e9 es d\u2019\u00e9mail couraient au \nsoleil, au -dessus de sa t\u00eate quelques croupes de nu\u00e9es gris \n \npommel\u00e9 fuyaient dans un ciel bleu, \u00e0 l\u2019horizon la fl\u00e8che de \nl\u2019abbaye Saint -Victor per\u00e7ait la courbe du coteau de son ob\u00e9 - \nlisque d\u2019ardoise, et le meunier de la butte Cop eaux regardait en \nsifflant tourner les ailes travailleuses de son moulin. Toute cette \nvie active, organis\u00e9e, tranquille, reproduite autour de lui sous \nmille formes, lui fit mal. Il recommen\u00e7a \u00e0 fuir. \n \nIl courut ainsi \u00e0 travers champs jusqu\u2019au soir. Cette f uite de la \nnature, de la vie, de lui -m\u00eame, de l\u2019homme, de Dieu, de tout, \ndura tout le jour. Quelquefois il se jetait la face contre terre, et il \narrachait avec ses ongles les jeunes bl\u00e9s. Quelque - fois il \ns\u2019arr\u00eatait dans une rue de village d\u00e9serte, et ses pens\u00e9es \u00e9taient \nsi insupportables qu\u2019il prenait sa t\u00eate \u00e0 deux mains et t\u00e2chait de \nl\u2019arracher de ses \u00e9paules pour la briser sur le pav\u00e9. \n \nVers l\u2019heure o\u00f9 le soleil d\u00e9clinait, il s\u2019examina de nouveau, et il \nse trouva presque fou. La temp\u00eate qui durait en lui depuis \nl\u2019instant o\u00f9 il avait perdu l\u2019espoir et la volont\u00e9 de sauver \nl\u2019\u00e9gyptienne, cette temp\u00eate n\u2019avait pas laiss\u00e9 dans sa cons - \ncience une seule id\u00e9e saine, une seule pens\u00e9e debout. Sa rai - \nson y gisait, \u00e0 peu pr\u00e8s enti\u00e8rement d\u00e9truite. Il n\u2019avait plus que \ndeux images distinctes dans l\u2019esprit : la Esmeralda et la po - \n674tence. Tout le reste \u00e9tait noir. Ces deux images rapproch\u00e9es lui \npr\u00e9sent aient un groupe effroyable, et plus il y fixait ce qui lui \nrestait d\u2019attention et de pens\u00e9e, plus il les voyait cro\u00eetre, selon \nune progression fantastique, l\u2019une en gr\u00e2ce, en charme, en \nbeaut\u00e9, en lumi\u00e8re, l\u2019autre en horreur ; de sorte qu\u2019\u00e0 la fin la \nEsmer alda lui apparaissait comme une \u00e9toile, le gibet comme \nun \u00e9norme bras d\u00e9charn\u00e9. \n \nUne chose remarquable, c\u2019est que pendant toute cette tor - ture \nil ne lui vint pas l\u2019id\u00e9e s\u00e9rieuse de mourir. Le mis\u00e9rable \u00e9tait \nainsi fait. Il tenait \u00e0 la vie. Peut -\u00eatre voyai t-il r\u00e9ellement l\u2019enfer \nderri\u00e8re. \n \nCependant le jour continuait de baisser. L\u2019\u00eatre vivant qui existait \nencore en lui songea confus\u00e9ment au retour. Il se croyait loin de \nParis ; mais, en s\u2019orientant, il s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il n\u2019avait fait que \ntourner l\u2019enceinte de l\u2019Universit\u00e9. La fl\u00e8che de Saint -Sulpice et \nles trois hautes aiguilles de Saint -Germain -des- Pr\u00e9s \nd\u00e9passaient l\u2019horizon \u00e0 sa droite. Il se dirigea de ce c\u00f4t\u00e9. Quand \nil entendit le qui -vive des hommes d\u2019armes de l\u2019abb\u00e9 \n \nautour de la circonvallation cr\u00e9nel \u00e9e de Saint -Germain, il se \nd\u00e9tourna, prit un sentier qui s\u2019offrit \u00e0 lui entre le moulin de \nl\u2019abbaye et la maladrerie du bourg, et au bout de quelques ins - \ntants se trouva sur la lisi\u00e8re du Pr\u00e9 -aux-Clercs. Ce pr\u00e9 \u00e9tait \n675c\u00e9l\u00e8bre par les tumultes qui s\u2019y faisa ient jour et nuit ; c\u2019\u00e9tait \nl\u2019hydre des pauvres moines de Saint -Germain, quod monachis \nSancti -Germani pratensis hydra fuit, clericis nova semper dissi - \ndiorum capita suscitantibus. L\u2019archidiacre craignit d\u2019y \nrencontrer quelqu\u2019un ; il avait peur de tout vis age humain ; il \nvenait d\u2019\u00e9viter l\u2019Universit\u00e9, le bourg Saint -Germain, il voulait ne \nren- trer dans les rues que le plus tard possible. Il longea le Pr\u00e9 - \naux-Clercs, prit le sentier d\u00e9sert qui le s\u00e9parait du Dieu -Neuf, et \narriva enfin au bord de l\u2019eau. L\u00e0, dom Claude trouva un ba - \ntelier qui, pour quelques deniers parisis, lui fit remonter la Seine \njusqu\u2019\u00e0 la pointe de la Cit\u00e9, et le d\u00e9posa sur cette langue de \nterre abandonn\u00e9e o\u00f9 le lecteur a d\u00e9j\u00e0 vu r\u00eaver Gringoire, et qui \nse prolongeait au del\u00e0 des jardins du roi, parall\u00e8lement \u00e0 l\u2019\u00eele du \nPasseur -aux-Vaches. \n \nLe bercement monotone du bateau et le bruissement de l\u2019eau \navaient en quelque sorte engourdi le malheureux Claude. Quand \nle batelier se fut \u00e9loign\u00e9, il resta stupidement debout sur la \ngr\u00e8ve, regardant devant lui et ne percevant plus les objets qu\u2019\u00e0 \ntravers des oscillations grossissantes qui lui faisaient de tout \nune sorte de fantasmagorie. Il n\u2019est pas rare que la fatigue \nd\u2019une grande douleur produise cet effet sur l\u2019esprit. \n \nLe soleil \u00e9tait couch\u00e9 derr i\u00e8re la haute Tour de Nesle. C\u2019\u00e9tait \nl\u2019instant du cr\u00e9puscule. Le ciel \u00e9tait blanc, l\u2019eau de la rivi\u00e8re \u00e9tait \n676blanche. Entre ces deux blancheurs, la rive gauche de la Seine, \nsur laquelle il avait les yeux fix\u00e9s, projetait sa masse sombre, et, \nde plus en plu s amincie par la perspective, s\u2019enfon\u00e7ait dans les \nbrumes de l\u2019horizon comme une fl\u00e8che noire. Elle \u00e9tait charg\u00e9e \nde maisons, dont on ne distinguait que la silhouette obscure, \nvivement relev\u00e9e en t\u00e9n\u00e8bres sur le fond clair du ciel et de l\u2019eau. \n\u00c7\u00e0 et l\u00e0 des fen\u00eatres commen\u00e7aient \u00e0 y scintiller comme des \ntrous de braise. Cet immense ob\u00e9lisque noir ainsi isol\u00e9 entre les \ndeux nappes blanches du ciel et de la rivi\u00e8re, fort large en cet \nendroit, fit \u00e0 dom Claude un effet sin - gulier, comparable \u00e0 ce \nqu\u2019\u00e9prouverai t un homme qui, couch\u00e9 \u00e0 terre sur le dos au pied \ndu clocher de Strasbourg, regarderait l\u2019\u00e9norme aiguille \ns\u2019enfoncer au -dessus de sa t\u00eate dans les p\u00e9 - \n \nnombres du cr\u00e9puscule. Seulement ici c\u2019\u00e9tait Claude qui \u00e9tait \ndebout et l\u2019ob\u00e9lisque qui \u00e9tait couch\u00e9 ; mais comme la rivi\u00e8re, \nen refl\u00e9tant le ciel, prolongeait l\u2019ab\u00eeme au -dessous de lui, \nl\u2019immense promontoire semblait aussi hardiment \u00e9lanc\u00e9 dans le \nvide que toute fl\u00e8che de cath\u00e9drale ; et l\u2019impression \u00e9tait la \nm\u00eame. Cette impression avait m\u00eame cela d\u2019\u00e9trang e et de plus \nprofond, que c\u2019\u00e9tait bien le clocher de Strasbourg, mais le clo - \ncher de Strasbourg haut de deux lieues, quelque chose d\u2019inou\u00ef, \nde gigantesque, d\u2019incommensurable, un \u00e9difice comme nul \u0153il \nhumain n\u2019en a vu, une tour de Babel. Les chemin\u00e9es des mai- \nsons, les cr\u00e9neaux des murailles, les pignons taill\u00e9s des toits, la \nfl\u00e8che des Augustins, la Tour de Nesle, toutes ces saillies qui \n677\u00e9br\u00e9chaient le profil du colossal ob\u00e9lisque, ajoutaient \u00e0 l\u2019illusion \nen jouant bizarrement \u00e0 l\u2019\u0153il les d\u00e9coupures d\u2019une sculpture \ntouffue et fantastique. \n \nClaude, dans l\u2019\u00e9tat d\u2019hallucination o\u00f9 il se trouvait, crut voir, voir \nde ses yeux vivants, le clocher de l\u2019enfer ; les mille lumi\u00e8res \nr\u00e9pandues sur toute la hauteur de l\u2019\u00e9pouvantable tour lui \nparurent autant de porches de l\u2019immense fournaise int\u00e9 - rieure ; \nles voix et les rumeurs qui s\u2019en \u00e9chappaient, autant de cris, \nautant de r\u00e2les. Alors il eut peur, il mit ses mains sur ses oreilles \npour ne plus entendre, tourna le dos pour ne plus voir, et \ns\u2019\u00e9loigna \u00e0 grands pas de l \u2019effroyable vision. \n \nMais la vision \u00e9tait en lui. \n \nQuand il rentra dans les rues, les passants qui se cou - doyaient \naux lueurs des devantures de boutiques lui faisaient l\u2019effet d\u2019une \n\u00e9ternelle all\u00e9e et venue de spectres autour de lui. Il avait des \nfracas \u00e9 tranges dans l\u2019oreille. Des fantaisies extraor - dinaires lui \ntroublaient l\u2019esprit. Il ne voyait ni les maisons, ni le pav\u00e9, ni les \nchariots, ni les hommes et les femmes, mais un chaos d\u2019objets \nind\u00e9termin\u00e9s qui se fondaient par les bords les uns dans les \nautres. Au coin de la rue de la Barillerie, il y avait une boutique \nd\u2019\u00e9picerie, dont l\u2019auvent \u00e9tait, selon l\u2019usage im - m\u00e9morial, garni \ndans son pourtour de ces cerceaux de fer -blanc auxquels pend \n678un cercle de chandelles de bois qui s\u2019entre - choquent au vent en \nclaquant comme des castagnettes. Il crut entendre s\u2019entre -\nheurter dans l\u2019ombre le trousseau de sque - lettes de \nMontfaucon. \n \n\u00ab Oh ! murmura -t-il, le vent de la nuit les chasse les uns contre \nles autres, et m\u00eale le bruit de leurs cha\u00eenes au bruit de leur s os ! \nElle est peut -\u00eatre l\u00e0, parmi eux ! \u00bb \n \n\u00c9perdu, il ne sut o\u00f9 il allait. Au bout de quelques pas, il se trouva \nsur le pont Saint -Michel. Il y avait une lumi\u00e8re \u00e0 une fen\u00eatre \nd\u2019un rez -de-chauss\u00e9e. Il s\u2019approcha. \u00c0 travers un vi - trage f\u00eal\u00e9, il \nvit une s alle sordide, qui r\u00e9veilla un souvenir con - fus dans son \nesprit. Dans cette salle, mal \u00e9clair\u00e9e d\u2019une lampe maigre, il y \navait un jeune homme blond et frais, \u00e0 figure joyeuse, qui \nembrassait, avec de grands \u00e9clats de rire, une jeune fille fort \neffront\u00e9ment par\u00e9e. Et, pr\u00e8s de la lampe, il y avait une vieille \nfemme qui filait et qui chantait d\u2019une voix che - vrotante. \nComme le jeune homme ne riait pas toujours, la chanson de la \nvieille arrivait par lambeaux jusqu\u2019au pr\u00eatre. C\u2019\u00e9tait quelque \nchose d\u2019inintelligib le et d\u2019affreux. \n \nGr\u00e8ve, aboye, Gr\u00e8ve, grouille ! \n679File, file, ma quenouille, File sa corde au bourreau Qui siffle dans \nle pr\u00e9au. \nGr\u00e8ve, aboye, Gr\u00e8ve, grouille ! \n \nLa belle corde de chanvre ! Semez d\u2019Issy jusqu\u2019\u00e0 Vanvre Du \nchanvre et non pas du bl\u00e9. \nLe voleur n\u2019a pas vol\u00e9 La belle corde de chanvre ! \n \nGr\u00e8ve, grouille, Gr\u00e8ve, aboye ! \nPour voir la fille de joie Pendre au gibet chassieux, Les fen\u00eatres \nsont des yeux. \nGr\u00e8ve, grouille, Gr\u00e8ve, aboye ! \n \nL\u00e0-dessus le jeune homme riait et caressait la fille. La vieille, \nc\u2019\u00e9tait la Falourdel ; la fille, c\u2019\u00e9tait une fille publique ; le jeune \nhomme, c\u2019\u00e9tait son jeune fr\u00e8re Jehan. \n \nIl continua de regarder. Autant ce spectacle qu\u2019un autre. \n \nIl vit Jehan aller \u00e0 une fen\u00eatre qui \u00e9tait au fond de la salle, \nl\u2019ouvrir, jet er un coup d\u2019\u0153il sur le quai o\u00f9 brillaient au loin mille \ncrois\u00e9es \u00e9clair\u00e9es, et il l\u2019entendit dire en refermant la fen\u00eatre : \n680\u00ab Sur mon \u00e2me ! voil\u00e0 qu\u2019il se fait nuit. Les bourgeois allument \nleurs chandelles et le bon Dieu ses \u00e9toiles. \u00bb \n \nPuis, Jehan revint vers la ribaude, et cassa une bouteille qui \n\u00e9tait sur une table, en s\u2019\u00e9criant : \n \n\u00ab D\u00e9j\u00e0 vide, corb\u0153uf ! et je n\u2019ai plus d\u2019argent ! Isabeau, ma mie, \nje ne serai content de Jupiter que lorsqu\u2019il aura chang\u00e9 vos \ndeux t\u00e9tins blancs en deux noires bouteilles, o\u00f9 je t\u00e9terai du vin \nde Beaune jour et nuit. \u00bb \n \nCette belle plaisanterie fit rire la fille de joie, et Jehan sor - \ntit. \n \nDom Claude n\u2019eut que le temps de se jeter \u00e0 terre pour ne \npas \u00eatre rencontr\u00e9, regard\u00e9 en face, et reconnu par son fr\u00e8re. \nHeureusement la rue \u00e9tait sombre, et l\u2019\u00e9colier \u00e9tait ivre. Il avisa \ncependant l\u2019archidiacre couch\u00e9 sur le pav\u00e9 dans la boue. \n \n\u00ab Oh ! oh ! dit -il, en voil\u00e0 un qui a men\u00e9 joyeuse vie au - jourd\u2019hui. \n\u00bb \n \n681Il remua du pied dom Claude, qui retenait son souffle. \n \n\u00ab Ivre -mort, rep rit Jehan. Allons, il est plein. Une vraie sangsue \nd\u00e9tach\u00e9e d\u2019un tonneau. Il est chauve, ajouta -t-il en se baissant ; \nc\u2019est un vieillard ! Fortunate senex ! \u00bb \n \nPuis dom Claude l\u2019entendit s\u2019\u00e9loigner en disant : \n \n\u00ab C\u2019est \u00e9gal, la raison est une belle chose, et mon fr\u00e8re \nl\u2019archidiacre est bien heureux d\u2019\u00eatre sage et d\u2019avoir de l\u2019argent. \n\u00bb \n \nL\u2019archidiacre alors se releva, et courut tout d\u2019une haleine vers \nNotre -Dame , dont il voyait les tours \u00e9normes surgir dans \nl\u2019ombre au -dessus des maisons. \n \n\u00c0 l\u2019instant o\u00f9 il arriva tout haletant sur la place du Parvis, il \nrecula et n\u2019osa lever les yeux sur le funeste \u00e9difice. \u00ab Oh ! dit -il \u00e0 \nvoix basse, est -il donc bien vrai qu\u2019un e telle chose se soit \npass\u00e9e ici, aujourd\u2019hui, ce matin m\u00eame ! \u00bb \n \nCependant il se hasarda \u00e0 regarder l\u2019\u00e9glise. La fa\u00e7ade \u00e9tait \nsombre. Le ciel derri\u00e8re \u00e9tincelait d\u2019\u00e9toiles. Le croissant de la \n682lune, qui venait de s\u2019envoler de l\u2019horizon, \u00e9tait arr\u00eat\u00e9 en ce \nmoment au sommet de la tour de droite, et semblait s\u2019\u00eatre per - \nch\u00e9, comme un oiseau lumineux, au bord de la balustrade d\u00e9 - \ncoup\u00e9e en tr\u00e8fles noirs. \n \nLa porte du clo\u00eetre \u00e9tait ferm\u00e9e. Mais l\u2019archidiacre avait toujours \nsur lui la clef de la tour o\u00f9 \u00e9tait son laboratoire. Il s\u2019en servit \npour p\u00e9n\u00e9trer dans l\u2019\u00e9glise. \n \nIl trouva dans l\u2019\u00e9glise une obscurit\u00e9 et un silence de ca - verne. \nAux grandes ombres qui tombaient de toutes parts \u00e0 larges \npans, il reconnut que les tentures de la c\u00e9r\u00e9monie du matin \nn\u2019avaient pas encore \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9es. La grande croix d\u2019argent \nscintillait au fond des t\u00e9n\u00e8bres, saupoudr\u00e9e de quelques points \n\u00e9tincelants, comme la voie lact\u00e9e de cette nuit de s\u00e9pulcre. Les \nlongues fen\u00eatres du ch\u0153ur montraient au - dessus de la draperie \nnoire l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 sup\u00e9rieure de leurs ogives, dont les vitraux, \ntravers\u00e9s d\u2019un rayon de lune, n\u2019avaient plus que les couleurs \ndouteuses de la nuit, une esp\u00e8ce de vio - let, de blanc et de bleu \ndont on ne retrouve la teinte que sur la face des morts. \nL\u2019archidiacre, en aperce vant tout autour du ch\u0153ur ces bl\u00eames \npointes d\u2019ogives, crut voir des mitres d\u2019\u00e9v\u00eaques damn\u00e9s. Il \nferma les yeux, et quand il les rouvrit, il crut que c\u2019\u00e9tait un cercle \nde visages p\u00e2les qui le regardaient. \n \n683Il se mit \u00e0 fuir \u00e0 travers l\u2019\u00e9glise. Alors il lui sembla que l\u2019\u00e9glise \naussi s\u2019\u00e9branlait, remuait, s\u2019animait, vivait, que chaque grosse \ncolonne devenait une patte \u00e9norme qui battait le sol de sa large \nspatule de pierre, et que la gigantesque cath\u00e9drale n\u2019\u00e9tait plus \nqu\u2019une sorte d\u2019\u00e9l\u00e9phant prodigieux qui so ufflait et marchait \navec ses piliers pour pieds, ses deux tours pour trompes et \nl\u2019immense drap noir pour capara\u00e7on. \n \nAinsi la fi\u00e8vre ou la folie \u00e9tait arriv\u00e9e \u00e0 un tel degr\u00e9 d\u2019intensit\u00e9 \nque le monde ext\u00e9rieur n\u2019\u00e9tait plus pour l\u2019infortun\u00e9 qu\u2019une sorte \nd\u2019apocalypse visible, palpable, effrayante. \n \nIl fut un moment soulag\u00e9. En s\u2019enfon\u00e7ant sous les bas c\u00f4 - t\u00e9s, il \naper\u00e7ut, derri\u00e8re un massif de piliers, une lueur rou - ge\u00e2tre. Il y \ncourut comme \u00e0 une \u00e9toile. C\u2019\u00e9tait la pauvre lampe qui \u00e9clairait \njour et nuit le br\u00e9viaire public de Notre -Dame sous son treillis de \nfer. Il se jeta avidement sur le saint livre, dans l\u2019espoir d\u2019y \ntrouver quelque consolation ou quelque encourage - ment. Le \nlivre \u00e9tait ouvert \u00e0 ce passage de Job, sur lequel son \u0153il fixe se \npromena : \u00ab E t un esprit passa devant ma face, et j\u2019entendis un \npetit souffle, et le poil de ma chair se h\u00e9rissa. \u00bb \n \n\u00c0 cette lecture lugubre, il \u00e9prouva ce qu\u2019\u00e9prouve l\u2019aveugle qui se \nsent piquer par le b\u00e2ton qu\u2019il a ramass\u00e9. Ses genoux se \nd\u00e9rob\u00e8rent sous lui, et il s\u2019 affaissa sur le pav\u00e9, songeant \u00e0 celle \n684qui \u00e9tait morte dans le jour. Il sentait passer et se d\u00e9gorger \ndans son cerveau tant de fum\u00e9es monstrueuses qu\u2019il lui sem - \nblait que sa t\u00eate \u00e9tait devenue une des chemin\u00e9es de l\u2019enfer. \n \nIl para\u00eet qu\u2019il resta longtemps dans cette attitude, ne pen - sant \nplus, ab\u00eem\u00e9 et passif sous la main du d\u00e9mon. Enfin, quelque \nforce lui revint, il songea \u00e0 s\u2019aller r\u00e9fugier dans la tour pr\u00e8s de \nson fid\u00e8le Quasimodo. Il se leva, et, comme il avait peur, il prit \npour s\u2019\u00e9clairer la lampe d u br\u00e9viaire. C\u2019\u00e9tait un sa - cril\u00e8ge ; mais \nil n\u2019en \u00e9tait plus \u00e0 regarder \u00e0 si peu de chose. \n \nIl gravit lentement l\u2019escalier des tours, plein d\u2019un secret ef - froi \nque devait propager jusqu\u2019aux rares passants du Parvis la \nmyst\u00e9rieuse lumi\u00e8re de sa lampe mont ant si tard de meurtri\u00e8re \nen meurtri\u00e8re au haut du clocher. \n \nTout \u00e0 coup il sentit quelque fra\u00eecheur sur son visage et se \ntrouva sous la porte de la plus haute galerie. L\u2019air \u00e9tait froid ; le \nciel charriait des nuages dont les larges lames blanches d\u00e9bor - \ndaient les unes sur les autres en s\u2019\u00e9crasant par les angles, et \nfiguraient une d\u00e9b\u00e2cle de fleuve en hiver. Le croissant de la \nlune, \u00e9chou\u00e9 au milieu des nu\u00e9es, semblait un navire c\u00e9leste pris \ndans ces gla\u00e7ons de l\u2019air. \n \n685Il baissa la vue et contempla un in stant, entre la grille de \ncolonnettes qui unit les deux tours, au loin, \u00e0 travers une gaze \nde brumes et de fum\u00e9es, la foule silencieuse des toits de Paris, \naigus, innombrables, press\u00e9s et petits comme les flots d\u2019une \nmer tranquille dans une nuit d\u2019\u00e9t\u00e9. \n \nLa lune jetait un faible rayon qui donnait au ciel et \u00e0 la terre une \nteinte de cendre. \n \nEn ce moment l\u2019horloge \u00e9leva sa voix gr\u00eale et f\u00eal\u00e9e. Minuit \nsonna. Le pr\u00eatre pensa \u00e0 midi. C\u2019\u00e9taient les douze heures qui \nrevenaient. \n \n\u00ab Oh ! se dit -il tout bas, elle d oit \u00eatre froide \u00e0 pr\u00e9sent ! \u00bb \n \nTout \u00e0 coup un coup de vent \u00e9teignit sa lampe, et presque en \nm\u00eame temps il vit para\u00eetre, \u00e0 l\u2019angle oppos\u00e9 de la tour, une \nombre, une blancheur, une forme, une femme. Il tressaillit. \u00c0 \nc\u00f4t\u00e9 de cette femme, il y avait une petit e ch\u00e8vre, qui m\u00ealait son \nb\u00ealement au dernier b\u00ealement de l\u2019horloge. \n \nIl eut la force de regarder. C\u2019\u00e9tait elle. \n \n686Elle \u00e9tait p\u00e2le, elle \u00e9tait sombre. Ses cheveux tombaient sur ses \n\u00e9paules comme le matin. Mais plus de corde au cou, plus de \nmains attach\u00e9es. E lle \u00e9tait libre, elle \u00e9tait morte. \n \nElle \u00e9tait v\u00eatue de blanc et avait un voile blanc sur la t\u00eate. \n \nElle venait vers lui, lentement, en regardant le ciel. La ch\u00e8vre \nsurnaturelle la suivait. Il se sentait de pierre et trop lourd pour \nfuir. \u00c0 chaque pas qu\u2019e lle faisait en avant, il en fai - sait un en \narri\u00e8re, et c\u2019\u00e9tait tout. Il rentra ainsi sous la vo\u00fbte obscure de \nl\u2019escalier. Il \u00e9tait glac\u00e9 de l\u2019id\u00e9e qu\u2019elle allait peut - \u00eatre y entrer \naussi ; si elle l\u2019e\u00fbt fait, il serait mort de terreur. \n \nElle arriva en ef fet devant la porte de l\u2019escalier, s\u2019y arr\u00eata \nquelques instants, regarda fixement dans l\u2019ombre, mais sans \npara\u00eetre y voir le pr\u00eatre, et passa. Elle lui parut plus grande que \nlorsqu\u2019elle vivait ; il vit la lune \u00e0 travers sa robe blanche ; il \nentendit son so uffle. \n \nQuand elle fut pass\u00e9e, il se mit \u00e0 redescendre l\u2019escalier, avec la \nlenteur qu\u2019il avait vue au spectre, se croyant spectre lui -m\u00eame, \nhagard, les cheveux tout droits, sa lampe \u00e9teinte toujours \u00e0 la \nmain ; et, tout en descendant les degr\u00e9s en spi - rale, il entendait \ndistinctement dans son oreille une voix qui riait et qui r\u00e9p\u00e9tait : \n687 \n\u00ab \u2026 Un esprit passa devant ma face, et j\u2019entendis un petit \nsouffle, et le poil de ma chair se h\u00e9rissa. \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n688C H A P I T R E II \n \nBOSSU, BORGNE, BOITEUX \n \n \nToute ville au moyen \u00e2ge, et, jusqu\u2019\u00e0 Louis XII, toute ville en \nFrance avait ses lieux d\u2019asile. Ces lieux d\u2019asile, au milieu du \nd\u00e9luge de lois p\u00e9nales et de juridictions barbares qui inondaient \nla cit\u00e9, \u00e9taient des esp\u00e8ces d\u2019\u00eeles qui s\u2019\u00e9levaient au -dessus du \nniveau de la justice humaine. Tout criminel qui y abordait \u00e9tait \nsauv\u00e9. Il y avait dans une banlieue presque autant de lieux \nd\u2019asile que de lieux patibulaires. C\u2019\u00e9tait l\u2019abus de l\u2019impunit\u00e9 \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 de l\u2019abus des supplices, deux choses mauvaises qui t\u00e2 - \nchaient de se corriger l\u2019une par l\u2019autre. Les palais du roi, les \nh\u00f4tels des princes, les \u00e9glises surtout avaient droit d\u2019asile. \nQuelquefois d\u2019une ville tout enti\u00e8re qu\u2019on avait besoin de re - \npeupler on faisait temporairement un lieu de refuge. Louis XI fit \nParis asile en 1467. \n \nUne fois le pied dans l\u2019asile, le criminel \u00e9tait sacr\u00e9 ; mais il fallait \nqu\u2019il se gard\u00e2t d\u2019en sortir. Un pas hors du sanctuaire, il \nretombait dans le flot. La roue, le gibet, l\u2019estrapade faisaient \nbonne garde \u00e0 l\u2019entour du lieu de refu ge, et guettaient sans \ncesse leur proie comme les requins autour du vaisseau. On a vu \n689des condamn\u00e9s qui blanchissaient ainsi dans un clo\u00eetre, sur \nl\u2019escalier d\u2019un palais, dans la culture d\u2019une abbaye, sous un \nporche d\u2019\u00e9glise ; de cette fa\u00e7on l\u2019asile \u00e9tait u ne prison comme \nune autre. Il arrivait quelquefois qu\u2019un arr\u00eat solennel du parle - \nment violait le refuge et restituait le condamn\u00e9 au bourreau ; \nmais la chose \u00e9tait rare. Les parlements s\u2019effarouchaient des \n\u00e9v\u00eaques, et, quand ces deux robes -l\u00e0 en venaient \u00e0 se froisser, \nla simarre n\u2019avait pas beau jeu avec la soutane. Parfois cepen - \ndant, comme dans l\u2019affaire des assassins de Petit -Jean, bour - \nreau de Paris, et dans celle d\u2019Emery Rousseau, meurtrier de \nJean Valleret, la justice sautait par -dessus l\u2019\u00e9glise e t passait \noutre \u00e0 l\u2019ex\u00e9cution de ses sentences ; mais, \u00e0 moins d\u2019un arr\u00eat \ndu parlement, malheur \u00e0 qui violait \u00e0 main arm\u00e9e un lieu d\u2019asile \n! On sait quelle fut la mort de Robert de Clermont, ma - r\u00e9chal de \nFrance, et de Jean de Ch\u00e2lons, mar\u00e9chal de Cham - \n \npagne ; et pourtant il ne s\u2019agissait que d\u2019un certain Perrin Marc, \ngar\u00e7on d\u2019un changeur, un mis\u00e9rable assassin ; mais les deux \nmar\u00e9chaux avaient bris\u00e9 les portes de Saint -M\u00e9ry. L\u00e0 \u00e9tait \nl\u2019\u00e9normit\u00e9. \n \nIl y avait autour des refuges un tel respect, qu\u2019au dire de la \ntradition, il prenait parfois jusqu\u2019aux animaux. Aymoin conte \nqu\u2019un cerf, chass\u00e9 par Dagobert, s\u2019\u00e9tant r\u00e9fugi\u00e9 pr\u00e8s du tom - \nbeau de saint Denys, la meute s\u2019arr\u00eata tout court en aboyant. \n690 \nLes \u00e9glises avaient d\u2019ordinaire une logette pr\u00e9par\u00e9e pour \nrecevoir les suppliants. En 1407, Nicolas Flamel leur fit b\u00e2tir, sur \nles vo\u00fbtes de Saint -Jacques -de-la-Boucherie, une chambre qui \nlui co\u00fbta quatre livres six sols seize deniers parisis. \n \n\u00c0 Notre -Dame, c\u2019\u00e9tait une cellule \u00e9tablie sur les combles des \nbas c\u00f4t\u00e9s s ous les arcs -boutants, en regard du clo\u00eetre, pr\u00e9 - \ncis\u00e9ment \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 la femme du concierge actuel des tours \ns\u2019est pratiqu\u00e9 un jardin, qui est aux jardins suspendus de Baby - \nlone ce qu\u2019une laitue est \u00e0 un palmier, ce qu\u2019une porti\u00e8re est \u00e0 \nS\u00e9miramis. \n \nC\u2019est l\u00e0 qu\u2019apr\u00e8s sa course effr\u00e9n\u00e9e et triomphale sur les tours \net les galeries, Quasimodo avait d\u00e9pos\u00e9 la Esmeralda. Tant que \ncette course avait dur\u00e9, la jeune fille n\u2019avait pu re - prendre ses \nsens, \u00e0 demi assoupie, \u00e0 demi \u00e9veill\u00e9e, ne sentant plus rien \nsinon qu\u2019elle montait dans l\u2019air, qu\u2019elle y flottait, qu\u2019elle y volait, \nque quelque chose l\u2019enlevait au -dessus de la terre. De temps en \ntemps, elle entendait le rire \u00e9clatant, la voix bruyante de \nQuasimodo \u00e0 son oreille ; elle entrouvrait ses yeux ; alors au-\ndessous d\u2019elle elle voyait confus\u00e9ment Paris marquet\u00e9 de ses \nmille toits d\u2019ardoises et de tuiles comme une mosa\u00efque rouge et \nbleue, au -dessus de sa t\u00eate la face ef - frayante et joyeuse de \nQuasimodo. Alors sa paupi\u00e8re retom - bait ; elle croyait que tout \n691\u00e9tait fini, qu\u2019on l\u2019avait ex\u00e9cut\u00e9e pen - dant son \u00e9vanouissement, \net que le difforme esprit qui avait pr\u00e9sid\u00e9 \u00e0 sa destin\u00e9e l\u2019avait \nreprise et l\u2019emportait. Elle n\u2019osait le regarder et se laissait aller. \n \nMais quand le sonneur de cloches \u00e9chevel\u00e9 et haletan t l\u2019eut \nd\u00e9pos\u00e9e dans la cellule du refuge, quand elle sentit ses grosses \nmains d\u00e9tacher doucement la corde qui lui meurtrissait \n \nles bras, elle \u00e9prouva cette esp\u00e8ce de secousse qui r\u00e9veille en \nsursaut les passagers d\u2019un navire qui touche au milieu d\u2019une \nnuit obscure. Ses pens\u00e9es se r\u00e9veill\u00e8rent aussi, et lui revinrent \nune \u00e0 une. Elle vit qu\u2019elle \u00e9tait dans Notre -Dame, elle se sou - \nvint d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 arrach\u00e9e des mains du bourreau, que Ph\u0153bus \n\u00e9tait vivant, que Ph\u0153bus ne l\u2019aimait plus ; et ces deux id\u00e9es, \ndont l\u2019une r\u00e9pandait tant d\u2019amertume sur l\u2019autre, se pr\u00e9sentant \nensemble \u00e0 la pauvre condamn\u00e9e se tourna vers Quasimodo \nqui se tenait debout devant elle, et qui lui faisait peur. Elle lui dit \n: \u00ab Pourquoi m\u2019avez -vous sauv\u00e9e ? \u00bb \n \nIl la regarda avec anxi\u00e9t\u00e9 com me cherchant \u00e0 deviner ce qu\u2019elle \nlui disait. Elle r\u00e9p\u00e9ta sa question. Alors il lui jeta un coup d\u2019\u0153il \nprofond\u00e9ment triste, et s\u2019enfuit. \n \nElle resta \u00e9tonn\u00e9e. \n692 \nQuelques moments apr\u00e8s il revint, apportant un paquet qu\u2019il \njeta \u00e0 ses pieds. C\u2019\u00e9taient des v\u00eatem ents que des femmes \ncharitables avaient d\u00e9pos\u00e9s pour elle au seuil de l\u2019\u00e9glise. Alors \nelle abaissa ses yeux sur elle -m\u00eame, se vit presque nue, et \nrougit. La vie revenait. \n \nQuasimodo parut \u00e9prouver quelque chose de cette pudeur. Il \nvoila son regard de sa la rge main et s\u2019\u00e9loigna encore une fois, \nmais \u00e0 pas lents. \n \nElle se h\u00e2ta de se v\u00eatir. C\u2019\u00e9tait une robe blanche avec un voile \nblanc. Un habit de novice de l\u2019H\u00f4tel -Dieu. \n \nElle achevait \u00e0 peine qu\u2019elle vit revenir Quasimodo. Il por - tait \nun panier sous un bras et un matelas sous l\u2019autre. Il y avait dans \nle panier une bouteille, du pain, et quelques provisions. Il posa le \npanier \u00e0 terre, et dit : \u00ab Mangez. \u00bb Il \u00e9tendit le matelas sur la \ndalle, et dit : \u00ab Dormez. \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait son propre repas, c\u2019\u00e9tait son propre lit que le son - neur \nde cloches avait \u00e9t\u00e9 chercher. \n \n693L\u2019\u00e9gyptienne leva les yeux sur lui pour le remercier ; mais elle ne \nput articuler un mot. Le pauvre diable \u00e9tait vraiment horrible. \nElle baissa la t\u00eate avec u n tressaillement d\u2019effroi. \n \nAlors il lui dit : \u00ab Je vous fais peur. Je suis bien laid, n\u2019est - ce pas \n? Ne me regardez point. \u00c9coutez -moi seulement. \u2013 Le jour, vous \nresterez ici ; la nuit, vous pouvez vous promener par toute \nl\u2019\u00e9glise. Mais ne sortez de l\u2019\u00e9 glise ni jour ni nuit. Vous seriez \nperdue. On vous tuerait et je mourrais. \u00bb \n \n\u00c9mue, elle leva la t\u00eate pour lui r\u00e9pondre. Il avait disparu. Elle se \nretrouva seule, r\u00eavant aux paroles singuli\u00e8res de cet \u00eatre \npresque monstrueux, et frapp\u00e9e du son de sa voix q ui \u00e9tait si \nrauque et pourtant si douce. \n \nPuis, elle examina sa cellule. C\u2019\u00e9tait une chambre de quelque six \npieds carr\u00e9s, avec une petite lucarne et une porte sur le plan \nl\u00e9g\u00e8rement inclin\u00e9 du toit en pierres plates. Plu - sieurs \ngoutti\u00e8res \u00e0 figures d\u2019anim aux semblaient se pencher autour \nd\u2019elle et tendre le cou pour la voir par la lucarne. Au bord de son \ntoit, elle apercevait le haut de mille chemin\u00e9es qui faisaient \nmonter sous ses yeux les fum\u00e9es de tous les feux de Paris. Triste \nspectacle pour la pauvre \u00e9 gyptienne, enfant trou - v\u00e9e, \ncondamn\u00e9e \u00e0 mort, malheureuse cr\u00e9ature, sans patrie, sans \nfamille, sans foyer. \n694 \nAu moment o\u00f9 la pens\u00e9e de son isolement lui apparaissait ainsi, \nplus poignante que jamais, elle sentit une t\u00eate velue et barbue \nse glisser dans ses mains, sur ses genoux. Elle tressaillit (tout \nl\u2019effrayait maintenant), et regarda. C\u2019\u00e9tait la pauvre ch\u00e8vre, \nl\u2019agile Djali, qui s\u2019\u00e9tait \u00e9chapp\u00e9e \u00e0 sa suite, au moment o\u00f9 \nQuasimodo avait dispers\u00e9 la brigade de Charmolue, et qui se \nr\u00e9pandait en caresses \u00e0 s es pieds depuis pr\u00e8s d\u2019une heure, \nsans pouvoir obtenir un regard. L\u2019\u00e9gyptienne la couvrit de bai - \nsers. \u00ab Oh ! Djali, disait -elle, comme je t\u2019ai oubli\u00e9e ! Tu songes \ndonc toujours \u00e0 moi ! Oh ! tu n\u2019es pas ingrate, toi ! \u00bb En m\u00eame \ntemps, comme si une main i nvisible e\u00fbt soulev\u00e9 le poids qui \ncomprimait ses larmes dans son c\u0153ur depuis si longtemps, elle \nse mit \u00e0 pleurer ; et \u00e0 mesure que ses larmes coulaient, elle \nsentait s\u2019en aller avec elles ce qu\u2019il y avait de plus \u00e2cre et de \nplus amer dans sa douleur. \n \nLe soir venu, elle trouva la nuit si belle, la lune si douce, qu\u2019elle \nfit le tour de la galerie \u00e9lev\u00e9e qui enveloppe l\u2019\u00e9glise. Elle \n \nen \u00e9prouva quelque soulagement, tant la terre lui parut calme, \nvue de cette hauteur. \n \n \n695C H A P I T R E III \n \nSOURD \n \nLe lendemain matin, elle s\u2019 aper\u00e7ut en s\u2019\u00e9veillant qu\u2019elle avait \ndormi. Cette chose singuli\u00e8re l\u2019\u00e9tonna. Il y avait si long - temps \nqu\u2019elle \u00e9tait d\u00e9shabitu\u00e9e du sommeil. Un joyeux rayon du soleil \nlevant entrait par sa lucarne et lui venait frapper le visage. En \nm\u00eame temps que le solei l, elle vit \u00e0 cette lucarne un objet qui \nl\u2019effraya, la malheureuse figure de Quasimodo. Invo - \nlontairement elle referma les yeux, mais en vain ; elle croyait \ntoujours voir \u00e0 travers sa paupi\u00e8re rose ce masque de gnome, \nborgne et br\u00e8che -dent. Alors, tenant toujours ses yeux ferm\u00e9s, \nelle entendit une rude voix qui disait tr\u00e8s doucement : \n \n\u00ab N\u2019ayez pas peur. Je suis votre ami. J\u2019\u00e9tais venu vous voir \ndormir, cela ne vous fait pas de mal, n\u2019est -ce pas, que je vienne \nvous voir dormir ? Qu\u2019est -ce que cela vous fai t que je sois l\u00e0 \nquand vous avez les yeux ferm\u00e9s ? Maintenant je vais m\u2019en aller. \nTenez, je me suis mis derri\u00e8re le mur. Vous pouvez rouvrir les \nyeux. \u00bb \n \nIl y avait quelque chose de plus plaintif encore que ces pa - \nroles, c\u2019\u00e9tait l\u2019accent dont elles \u00e9taien t prononc\u00e9es. \n696L\u2019\u00e9gyptienne touch\u00e9e ouvrit les yeux. Il n\u2019\u00e9tait plus en effet \u00e0 la \nlucarne. Elle alla \u00e0 cette lucarne, et vit le pauvre bossu blotti \u00e0 \nun angle de mur, dans une attitude douloureuse et r\u00e9sign\u00e9e. Elle \nfit un effort pour surmonter la r\u00e9pugnanc e qu\u2019il lui inspirait. \n\u00ab Venez \u00bb, lui dit -elle doucement. Au mouvement des l\u00e8vres de \nl\u2019\u00e9gyptienne, Quasimodo crut qu\u2019elle le chassait ; alors il se le - \nva et se retira en boitant, lentement, la t\u00eate baiss\u00e9e, sans m\u00eame \noser lever sur la jeune fille son rega rd plein de d\u00e9ses - poir. \u00ab \nVenez donc \u00bb, cria -t-elle. Mais il continuait de s\u2019\u00e9loigner. Alors \nelle se jeta hors de sa cellule, courut \u00e0 lui, et lui prit le bras. En se \nsentant touch\u00e9 par elle, Quasimodo trembla de tous ses \nmembres. Il releva son \u0153il suppli ant, et, voyant qu\u2019elle le \nramenait pr\u00e8s d\u2019elle, toute sa face rayonna de joie et de ten - \ndresse. Elle voulut le faire entrer dans sa cellule, mais il \n \ns\u2019obstina \u00e0 rester sur le seuil. \u00ab Non, non, dit-il,\n le hibou n\u2019entre pas dans le nid de l\u2019al ouette. \u00bb \n \nAlors elle s\u2019accroupit gracieusement sur sa couchette avec sa \nch\u00e8vre endormie \u00e0 ses pieds. Tous deux rest\u00e8rent quelques \ninstants immobiles, consid\u00e9rant en silence, lui tant de gr\u00e2ce, elle \ntant de laideur. \u00c0 chaque moment, elle d\u00e9couvrait en Qua - \nsimodo que lque difformit\u00e9 de plus. Son regard se promenait des \ngenoux cagneux au dos bossu, du dos bossu \u00e0 l\u2019\u0153il unique. Elle \nne pouvait comprendre qu\u2019un \u00eatre si gauchement \u00e9bauch\u00e9 \n697exist\u00e2t. Cependant il y avait sur tout cela tant de tristesse et de \ndouceur r\u00e9pandues qu\u2019elle commen\u00e7ait \u00e0 s\u2019y faire. \n \nIl rompit le premier ce silence. \u00ab Vous me disiez donc de revenir \n? \u00bb \n \nElle fit un signe de t\u00eate affirmatif, en disant : \u00ab Oui. \u00bb \n \nIl comprit le signe de t\u00eate. \u00ab H\u00e9las ! dit -il comme h\u00e9sitant \u00e0 \nachever, c\u2019est que\u2026 je suis sourd. \u00bb \n \n\u00ab Pauvre homme ! \u00bb s\u2019\u00e9cria la boh\u00e9mienne avec une ex - pression \nde bienveillante piti\u00e9. \n \nIl se mit \u00e0 sourire douloureusement. \u00ab Vous trouvez qu\u2019il ne me \nmanquait que cela, n\u2019est -ce pas ? Oui, je suis sourd. C\u2019est \ncomme cela que je suis fait. C\u2019est horrible, n\u2019est -il pas vrai ? \nVous \u00eates si belle, vous ! \u00bb \n \nIl y avait dans l\u2019accent du mis\u00e9rable un sentiment si pro - fond \nde sa mis\u00e8re qu\u2019elle n\u2019eut pas la force de dire une parole. \nD\u2019ailleurs il ne l\u2019aurait pas entendue. Il poursuivit. \n \n698\u00ab Jamais je n\u2019a i vu ma laideur comme \u00e0 pr\u00e9sent. Quand je me \ncompare \u00e0 vous, j\u2019ai bien piti\u00e9 de moi, pauvre malheureux \nmonstre que je suis ! Je dois vous faire l\u2019effet d\u2019une b\u00eate, dites. \n\u2013 Vous, vous \u00eates un rayon de soleil, une goutte de ros\u00e9e, un \nchant d\u2019oiseau ! \u2013 Moi, je suis quelque chose d\u2019affreux, ni \nhomme, ni animal, un je ne sais quoi plus dur, plus foul\u00e9 aux \npieds et plus difforme qu\u2019un caillou ! \u00bb \n \nAlors il se mit \u00e0 rire, et ce rire \u00e9tait ce qu\u2019il y a de plus d\u00e9 - \nchirant au monde. Il continua : \n \n\u00ab Oui, je suis sourd. Mais vous me parlerez par gestes, par \nsignes. J\u2019ai un ma\u00eetre qui cause avec moi de cette fa\u00e7on. Et \npuis, je saurai bien vite votre volont\u00e9 au mouvement de vos \nl\u00e8vres, \u00e0 votre regard. \n \n\u2013 Eh bien ! reprit -elle en souriant, dites -moi pourquoi vous \nm\u2019av ez sauv\u00e9e. \u00bb \n \nIl la regarda attentivement tandis qu\u2019elle parlait. \n \n\u00ab J\u2019ai compris, r\u00e9pondit -il. Vous me demandez pourquoi je vous \nai sauv\u00e9e. Vous avez oubli\u00e9 un mis\u00e9rable qui a tent\u00e9 de vous \n699enlever une nuit, un mis\u00e9rable \u00e0 qui le lendemain m\u00eame vous \navez port\u00e9 secours sur leur inf\u00e2me pilori. Une goutte d\u2019eau et un \npeu de piti\u00e9, voil\u00e0 plus que je n\u2019en paierai avec ma vie. Vous \navez oubli\u00e9 ce mis\u00e9rable ; lui, il s\u2019est souvenu. \u00bb \n \nElle l\u2019\u00e9coutait avec un attendrissement profond. Une larme \nroulait dans l\u2019\u0153il d u sonneur, mais elle n\u2019en tomba pas. Il parut \nmettre une sorte de point d\u2019honneur \u00e0 la d\u00e9vorer. \n \n\u00ab \u00c9coutez, reprit -il quand il ne craignit plus que cette larme \ns\u2019\u00e9chapp\u00e2t, nous avons l\u00e0 des tours bien hautes, un homme qui \nen tomberait serait mort avant de toucher le pav\u00e9 ; quand il \nvous plaira que j\u2019en tombe, vous n\u2019aurez pas m\u00eame un mot \u00e0 \ndire, un co up d\u2019\u0153il suffira. \u00bb \n \nAlors il se leva. Cet \u00eatre bizarre, si malheureuse que f\u00fbt la \nboh\u00e9mienne, \u00e9veillait encore quelque compassion en elle. Elle lui \nfit signe de rester. \n \n\u00ab Non, non, dit -il. Je ne dois pas rester trop longtemps. Je ne \nsuis pas \u00e0 mon aise q uand vous me regardez. C\u2019est par piti\u00e9 \nque vous ne d\u00e9tournez pas les yeux. Je vais quelque part d\u2019o\u00f9 je \nvous verrai sans que vous me voyiez. Ce sera mieux. \u00bb \n \n700Il tira de sa poche un petit sifflet de m\u00e9tal. \u00ab Tenez, dit -il, quand \nvous aurez besoin de moi, q uand vous voudrez que je \n \nvienne, quand vous n\u2019aurez pas trop d\u2019horreur \u00e0 me voir, vous \nsifflerez avec ceci. J\u2019entends ce bruit -l\u00e0. \u00bb \n \nIl d\u00e9posa le sifflet \u00e0 terre et s\u2019enfuit. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n701C H A P I T R E IV \n \nGR\u00c8S ET CRISTAL \n \n \nLes jours se succ\u00e9d\u00e8rent. \n \nLe calme revenait peu \u00e0 pe u dans l\u2019\u00e2me de la Esmeralda. \nL\u2019exc\u00e8s de la douleur, comme l\u2019exc\u00e8s de la joie, est une chose \nviolente qui dure peu. Le c\u0153ur de l\u2019homme ne peut rester long - \ntemps dans une extr\u00e9mit\u00e9. La boh\u00e9mienne avait tant souffert \nqu\u2019il ne lui en restait plus que l\u2019\u00e9tonn ement. \n \nAvec la s\u00e9curit\u00e9 l\u2019esp\u00e9rance lui \u00e9tait revenue. Elle \u00e9tait hors de \nla soci\u00e9t\u00e9, hors de la vie, mais elle sentait vaguement qu\u2019il ne \nserait peut -\u00eatre pas impossible d\u2019y rentrer. Elle \u00e9tait comme une \nmorte qui tiendrait en r\u00e9serve une cl\u00e9 de son tom - beau. \n \nElle sentait s\u2019\u00e9loigner d\u2019elle peu \u00e0 peu les images terribles qui \nl\u2019avaient si longtemps obs\u00e9d\u00e9e. Tous les fant\u00f4mes hideux, \nPierrat Torterue, Jacques Charmolue, s\u2019effa\u00e7aient dans son es - \nprit, tous, le pr\u00eatre lui -m\u00eame. \n \n702Et puis, Ph\u0153bus vivait, elle en \u00e9tait s\u00fbre, elle l\u2019avait vu. La vie de \nPh\u0153bus, c\u2019\u00e9tait tout. Apr\u00e8s la s\u00e9rie de secousses fatales qui \navaient tout fait \u00e9crouler en elle, elle n\u2019avait retrouv\u00e9 de - bout \ndans son \u00e2me qu\u2019une chose, qu\u2019un sentiment, son amour pour le \ncapitaine. C\u2019est que l \u2019amour est comme un arbre, il pousse de \nlui-m\u00eame, jette profond\u00e9ment ses racines dans tout notre \u00eatre, \net continue souvent de verdoyer sur un c\u0153ur en ruines. \n \nEt ce qu\u2019il y a d\u2019inexplicable, c\u2019est que plus cette passion est \naveugle, plus elle est tenace. Elle n\u2019est jamais plus solide que \nlorsqu\u2019elle n\u2019a pas de raison en elle. \n \nSans doute la Esmeralda ne songeait pas au capitaine sans \namertume. Sans doute il \u00e9tait affreux qu\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 tromp\u00e9 aussi \n \nlui, qu\u2019il e\u00fbt cru cette chose impossible, qu\u2019il e\u00fbt pu comprendre \nun coup de poignard venu de celle qui e\u00fbt donn\u00e9 mille vies pour \nlui. Mais enfin, il ne fallait pas trop lui en vouloir : n\u2019avait -elle pas \navou\u00e9 son crime ? n\u2019avait -elle pas c\u00e9d\u00e9, faible femme, \u00e0 la \ntorture ? Toute la faute \u00e9tait \u00e0 elle. Elle aurait d\u00fb se laisser ar - \nracher les ongles plut\u00f4t qu\u2019une telle parole. Enfin, qu\u2019elle rev\u00eet \nPh\u0153bus une seule fois, une seule minute, il ne faudrait qu\u2019un \nmot, qu\u2019un regard pour le d\u00e9tromper, pour le ramener. Elle n\u2019en \ndoutait pas. Elle s\u2019\u00e9tourdissait aussi sur beaucoup de choses \nsinguli\u00e8res, sur le hasard de la pr\u00e9sence de Ph\u0153bus l e jour de \n703l\u2019amende honorable, sur la jeune fille avec laquelle il \u00e9tait. \nC\u2019\u00e9tait sa s\u0153ur sans doute. Explication d\u00e9raisonnable, mais \ndont elle se contentait, parce qu\u2019elle avait besoin de croire que \nPh\u0153bus l\u2019aimait toujours et n\u2019aimait qu\u2019elle. Ne lui avai t-il pas \njur\u00e9 ? Que lui fallait -il de plus, na\u00efve et cr\u00e9dule qu\u2019elle \u00e9tait ? Et \npuis, dans cette affaire, les apparences n\u2019\u00e9taient -elles pas bien \nplut\u00f4t contre elle que contre lui ? Elle attendait donc. Elle \nesp\u00e9rait. \n \nAjoutons que l\u2019\u00e9glise, cette vaste \u00e9glise qui l\u2019enveloppait toutes \nparts, qui la gardait, qui la sauvait, \u00e9tait elle -m\u00eame un \nsouverain calmant. Les lignes solennelles de cette architecture, \nl\u2019attitude religieuse de tous les objets qui entouraient la jeune \nfille, les pens\u00e9es pieuses et serei nes qui se d\u00e9gageaient, pour \nainsi dire, de tous les pores de cette pierre, agissaient sur elle \u00e0 \nson insu. L\u2019\u00e9difice avait aussi des bruits d\u2019une telle b\u00e9n\u00e9diction \net d\u2019une telle majest\u00e9 qu\u2019ils assoupissaient cette \u00e2me malade. \nLe chant monotone des offici ants, les r\u00e9ponses du peuple aux \npr\u00eatres, quelquefois inarticul\u00e9es, quelquefois tonnantes, \nl\u2019harmonieux tressaillement des vitraux, l\u2019orgue \u00e9clatant \ncomme cent trompettes, les trois clochers bourdonnant comme \ndes ruches de grosses abeilles, tout cet orche stre sur lequel \nbondissait une gamme gigantesque montant et descendant \nsans cesse d\u2019une foule \u00e0 un clocher, assourdissait sa m\u00e9moire, \nson imagination, sa douleur. Les cloches surtout la ber\u00e7aient. \n704C\u2019\u00e9tait comme un magn\u00e9tisme puissant que ces vastes appa - \nreils r\u00e9pandaient sur elle \u00e0 larges flots. \n \nAussi chaque soleil levant la trouvait plus apais\u00e9e, respi - rant \nmieux, moins p\u00e2le. \u00c0 mesure que ses plaies se fermaient, sa \ngr\u00e2ce et sa beaut\u00e9 refleurissaient sur son visage, mais plus \nrecueillies et plus repos\u00e9e s. Son ancien caract\u00e8re lui revenait \n \naussi, quelque chose m\u00eame de sa gaiet\u00e9, sa jolie moue, son \namour de sa ch\u00e8vre, son go\u00fbt de chanter, sa pudeur. Elle avait \nsoin de s\u2019habiller le matin dans l\u2019angle de sa logette, de peur \nque quelque habitant des grenie rs voisins ne la v\u00eet par la lu - \ncarne. \n \nQuand la pens\u00e9e de Ph\u0153bus lui en laissait le temps, \nl\u2019\u00e9gyptienne songeait quelquefois \u00e0 Quasimodo. C\u2019\u00e9tait le seul \nlien, le seul rapport, la seule communication qui lui rest\u00e2t avec \nles hommes, avec les vivants. La ma lheureuse ! elle \u00e9tait plus \nhors du monde que Quasimodo ! Elle ne comprenait rien \u00e0 \nl\u2019\u00e9trange ami que le hasard lui avait donn\u00e9. Souvent elle se re - \nprochait de ne pas avoir une reconnaissance qui ferm\u00e2t les \nyeux, mais d\u00e9cid\u00e9ment elle ne pouvait s\u2019accoutum er au pauvre \nsonneur. Il \u00e9tait trop laid. \n \n705Elle avait laiss\u00e9 \u00e0 terre le sifflet qu\u2019il lui avait donn\u00e9. Cela \nn\u2019emp\u00eacha pas Quasimodo de repara\u00eetre de temps en temps les \npremiers jours. Elle faisait son possible pour ne pas se d\u00e9tour - \nner avec trop de r\u00e9pugn ance quand il venait lui apporter le pa - \nnier de provisions ou la cruche d\u2019eau, mais il s\u2019apercevait tou - \njours du moindre mouvement de ce genre, et alors il s\u2019en allait \ntristement. \n \nUne fois, il survint au moment o\u00f9 elle caressait Djali. Il resta \nquelques moments pensif devant ce groupe gracieux de la \nch\u00e8vre et de l\u2019\u00e9gyptienne. Enfin il dit en secouant sa t\u00eate lourde \net mal faite : \u00ab Mon malheur, c\u2019est que je ressemble encore trop \n\u00e0 l\u2019homme. Je voudrais \u00eatre tout \u00e0 fait une b\u00eate, comme cette \nch\u00e8vre. \u00bb \n \nElle leva sur lui un regard \u00e9tonn\u00e9. \n \nIl r\u00e9pondit \u00e0 ce regard : \u00ab Oh ! je sais bien pourquoi. \u00bb Et il s\u2019en \nalla. \n \nUne autre fois, il se pr\u00e9senta \u00e0 la porte de la cellule (o\u00f9 il \nn\u2019entrait jamais) au moment o\u00f9 la Esmeralda chantait une \nvieille ballade espagnole, dont elle ne comprenait pas les pa - \nroles, mais qui \u00e9tait rest\u00e9e dans son oreille parce que les bo - \n706h\u00e9miennes l\u2019en avaient berc\u00e9e tout enfant. \u00c0 la vue de cette \nvilaine figure qui survenait brusquement au milieu de sa chan - \n \nson, la jeune fille s\u2019interro mpit avec un geste d\u2019effroi involon - \ntaire. Le malheureux sonneur tomba \u00e0 genoux sur le seuil de la \nporte et joignit d\u2019un air suppliant ses grosses mains informes. \n\u00ab Oh ! dit -il douloureusement, je vous en conjure, continuez et ne \nme chassez pas. \u00bb Elle ne voulut pas l\u2019affliger, et, toute \ntremblante, reprit sa romance. Par degr\u00e9s cependant son effroi \nse dissipa, et elle se laissa aller tout enti\u00e8re \u00e0 l\u2019impression de \nl\u2019air m\u00e9lancolique et tra\u00eenant qu\u2019elle chantait. Lui, \u00e9tait rest\u00e9 \u00e0 \ngenoux, les mains jointe s, comme en pri\u00e8re, attentif, respirant \u00e0 \npeine, son regard fix\u00e9 sur les prunelles brillantes de la boh\u00e9 - \nmienne. On e\u00fbt dit qu\u2019il entendait sa chanson dans ses yeux. \n \nUne autre fois encore, il vint \u00e0 elle d\u2019un air gauche et ti - mide. \u00ab \n\u00c9coutez -moi, dit -il avec effort, j\u2019ai quelque chose \u00e0 vous dire. \u00bb \nElle lui fit signe qu\u2019elle l\u2019\u00e9coutait. Alors il se mit \u00e0 soupirer, \nentr\u2019ouvrit ses l\u00e8vres, parut un moment pr\u00eat \u00e0 parler, puis il la \nregarda, fit un mouvement de t\u00eate n\u00e9gatif, et se retira \nlentement, son fron t dans la main, laissant l\u2019\u00e9gyptienne stup\u00e9 - \nfaite. \n \n707Parmi les personnages grotesques sculpt\u00e9s dans le mur, il y en \navait un qu\u2019il affectionnait particuli\u00e8rement, et avec lequel il \nsemblait souvent \u00e9changer des regards fraternels. Une fois \nl\u2019\u00e9gyptienne l\u2019e ntendit qui lui disait : \u00ab Oh ! que ne suis -je de \npierre comme toi ! \u00bb \n \nUn jour enfin, un matin, la Esmeralda s\u2019\u00e9tait avanc\u00e9e jusqu\u2019au \nbord du toit et regardait dans la place par -dessus la toiture \naigu\u00eb de Saint -Jean -le-Rond. Quasimodo \u00e9tait l\u00e0, der - ri\u00e8re elle. \nIl se pla\u00e7ait ainsi de lui -m\u00eame, afin d\u2019\u00e9pargner le plus possible \u00e0 \nla jeune fille le d\u00e9plaisir de le voir. Tout \u00e0 coup la boh\u00e9mienne \ntressaillit, une larme et un \u00e9clair de joie brill\u00e8rent \u00e0 la fois dans \nses yeux, elle s\u2019agenouilla au bord du toit et ten - dit ses bras \navec angoisse vers la place en criant : \u00ab Ph\u0153bus ! viens ! viens ! \nun mot, un seul mot, au nom du ciel ! Ph\u0153bus ! Ph\u0153bus ! \u00bb Sa \nvoix, son visage, son geste, toute sa personne avaient \nl\u2019expression d\u00e9chirante d\u2019un naufrag\u00e9 qui fait le signal de \nd\u00e9tresse au joyeux navire qui passe au loin dans un rayon de \nsoleil \u00e0 l\u2019horizon. \n \nQuasimodo se pencha sur la place, et vit que l\u2019objet de cette \ntendre et d\u00e9lirante pri\u00e8re \u00e9tait un jeune homme, un capi - \n \ntaine, un beau cavalier tout reluisant d\u2019armes et de parures, qui \npassait en caracolant au fond de la place, et salu ait du panache \n708une belle dame souriant \u00e0 son balcon. Du reste, l\u2019officier \nn\u2019entendait pas la malheureuse qui l\u2019appelait. Il \u00e9tait trop loin. \n \nMais le pauvre sourd entendait, lui. Un soupir profond sou - leva \nsa poitrine. Il se retourna. Son c\u0153ur \u00e9tait gonfl \u00e9 de toutes les \nlarmes qu\u2019il d\u00e9vorait ; ses deux poings convulsifs se heurt\u00e8 - rent \nsur sa t\u00eate, et quand il les retira il avait \u00e0 chaque main une \npoign\u00e9e de cheveux roux. \n \nL\u2019\u00e9gyptienne ne faisait aucune attention \u00e0 lui. Il disait \u00e0 voix \nbasse en grin\u00e7ant d es dents : \u00ab Damnation ! Voil\u00e0 donc comme \nil faut \u00eatre ! il n\u2019est besoin que d\u2019\u00eatre beau en des - sus ! \u00bb \n \nCependant elle \u00e9tait rest\u00e9e \u00e0 genoux et criait avec agita - tion \nextraordinaire : \n \n\u00ab Oh ! le voil\u00e0 qui descend de cheval ! \u2013 Il va entrer dans cette \nmaison ! \u2013 Ph\u0153bus ! \u2013 Il ne m\u2019entend pas ! \u2013 Ph\u0153bus ! \u2013 Que \ncette femme est m\u00e9chante de lui parler en m\u00eame temps que \nmoi ! \u2013 Ph\u0153bus ! Ph\u0153bus ! \u00bb \n \nLe sourd la regardait. Il comprenait cette pantomime. L\u2019\u0153il du \npauvre sonneur se remplissait de larmes, mais il n\u2019en laissait \n709couler aucune. Tout \u00e0 coup il la tira doucement par le bord de \nsa manche. Elle se retourna. Il avait pris un air tranquille. Il lui \ndit : \n \n\u00ab Voulez -vous que je vous l\u2019aille chercher ? \u00bb \n \nElle poussa un cri de joie. \u00ab Oh ! va ! allez ! cour s ! vite ! ce \ncapitaine ! ce capitaine ! amenez -le-moi ! je t\u2019aimerai ! \u00bb \n \nElle embrassait ses genoux. Il ne put s\u2019emp\u00eacher de se - couer la \nt\u00eate douloureusement. \n \n\u00ab Je vais vous l\u2019amener \u00bb, dit -il d\u2019une voix faible. Puis il tourna la \nt\u00eate et se pr\u00e9cipita \u00e0 grands pas sous l\u2019escalier, \u00e9touf - f\u00e9 de \nsanglots. \n \nQuand il arriva sur la place, il ne vit plus rien que le beau cheval \nattach\u00e9 \u00e0 la porte du logis Gondelaurier. Le capitaine venait d\u2019y \nentrer. \n \nIl leva son regard vers le toit de l\u2019\u00e9glise. La Esmeralda y \u00e9tait \ntoujours \u00e0 la m\u00eame place, dans la m\u00eame posture. Il lui fit un \n710triste signe de t\u00eate. Puis il s\u2019adossa \u00e0 l\u2019une des bornes du porche \nGondelaurier, d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 attendre que le capitaine sor - t\u00eet. \n \nC\u2019\u00e9tait, dans le logis Gondelaurier, un de ces jours de gala qui \npr\u00e9c\u00e8dent les noces. Quasimodo vit entrer beaucoup de monde \net ne vit sortir personne. De temps en temps il regardait vers le \ntoit. L\u2019\u00e9gyptienne ne bougeait pas plus que lui. Un pale - frenier \nvint d\u00e9tacher le cheval, et le fit entrer \u00e0 l\u2019\u00e9curie du logis. \n \nLa journ\u00e9e enti\u00e8re se passa ainsi, Quasimodo sur la borne, la \nEsmeralda sur le toit, Ph\u0153bus sans doute aux pieds de Fleur - \nde-Lys. \n \nEnfin la nuit vint ; une nuit sans lune, une nuit obscure. \nQuasimodo eut beau fixer son regard sur la Esmeralda. Bient\u00f4t \nce ne fut plus qu\u2019une blancheur dans le cr\u00e9puscule ; puis rien. \nTout s\u2019effa\u00e7a, tout \u00e9tait noir. \n \nQuasimodo vit s\u2019illuminer du haut en bas de la fa\u00e7ade les \nfen\u00eatres du logis Gondelaurier. Il vit s\u2019allumer l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre \nles autres crois\u00e9es de la place ; il les vit aussi s\u2019\u00e9teindre jusqu\u2019\u00e0 \nla derni\u00e8re. Car il resta toute la soir\u00e9e \u00e0 son poste. L\u2019officier ne \nsortait pas. Quand les derniers passants furent ren - tr\u00e9s chez \neux, quand toutes les cr ois\u00e9es des autres maisons furent \n711\u00e9teintes, Quasimodo demeura tout \u00e0 fait seul, tout \u00e0 fait dans \nl\u2019ombre. Il n\u2019y avait pas alors de luminaire dans le Parvis de \nNotre -Dame. \n \nCependant les fen\u00eatres du logis Gondelaurier \u00e9taient res - t\u00e9es \n\u00e9clair\u00e9es, m\u00eame apr\u00e8s minuit. Quasimodo immobile et at - tentif \nvoyait passer sur les vitraux de mille couleurs une foule \nd\u2019ombres vives et dansantes. S\u2019il n\u2019e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 sourd, \u00e0 mesure \nque la rumeur de Paris endormi s\u2019\u00e9teignait, il e\u00fbt entendu de \nplus en plus distinctement, da ns l\u2019int\u00e9rieur du logis Gondelau - \nrier, un bruit de f\u00eate, de rires et de musiques. \n \nVers une heure du matin, les convi\u00e9s commenc\u00e8rent \u00e0 se retirer. \nQuasimodo envelopp\u00e9 de t\u00e9n\u00e8bres les regardait tous sous le \nporche \u00e9clair\u00e9 de flambeaux. Aucun n\u2019\u00e9tait le ca pitaine. \n \nIl \u00e9tait plein de pens\u00e9es tristes. Par moments il regardait en l\u2019air, \ncomme ceux qui s\u2019ennuient. De grands nuages noirs, lourds, \nd\u00e9chir\u00e9s, crevass\u00e9s, pendaient comme des hamacs de cr\u00eape \nsous le cintre \u00e9toil\u00e9 de la nuit. On e\u00fbt dit les toiles d\u2019ar aign\u00e9e de \nla vo\u00fbte du ciel. \n \nDans un de ces moments, il vit tout \u00e0 coup s\u2019ouvrir myst\u00e9 - \nrieusement la porte -fen\u00eatre du balcon dont la balustrade de \n712pierre se d\u00e9coupait au -dessus de sa t\u00eate. La fr\u00eale porte de vitre \ndonna passage \u00e0 deux personnes derri\u00e8re le squelles elle se re - \nferma sans bruit. C\u2019\u00e9tait un homme et une femme. Ce ne fut pas \nsans peine que Quasimodo parvint \u00e0 reconna\u00eetre dans l\u2019homme \nle beau capitaine, dans la femme la jeune dame qu\u2019il avait vue \nle matin souhaiter la bienvenue \u00e0 l\u2019officier, du haut de ce m\u00eame \nbalcon. La place \u00e9tait parfaitement obscure, et un double \nrideau cramoisi qui \u00e9tait retomb\u00e9 derri\u00e8re la porte au moment \no\u00f9 elle s\u2019\u00e9tait referm\u00e9e ne laissait gu\u00e8re arriver sur le balcon la \nlumi\u00e8re de l\u2019appartement. \n \nLe jeune homme et la jeun e fille, autant qu\u2019en pouvait ju - ger \nnotre sourd qui n\u2019entendait pas une de leurs paroles, pa - \nraissaient s\u2019abandonner \u00e0 un fort tendre t\u00eate -\u00e0-t\u00eate. La jeune \nfille semblait avoir permis \u00e0 l\u2019officier de lui faire une ceinture de \nson bras, et r\u00e9sistait douc ement \u00e0 un baiser. \n \nQuasimodo assistait d\u2019en bas \u00e0 cette sc\u00e8ne d\u2019autant plus \ngracieuse \u00e0 voir qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait pas faite pour \u00eatre vue. Il con - \ntemplait ce bonheur, cette beaut\u00e9 avec amertume. Apr\u00e8s tout, \nla nature n\u2019\u00e9tait pas muette chez le pauvre diable, et sa co - \nlonne vert\u00e9brale, toute m\u00e9chamment tordue qu\u2019elle \u00e9tait, n\u2019\u00e9tait \npas moins fr\u00e9missante qu\u2019une autre. Il songeait \u00e0 la mi - s\u00e9rable \npart que la providence lui avait faite, que la femme, l\u2019amour, la \nvolupt\u00e9 lui passeraient \u00e9ternellement sous les yeu x, et qu\u2019il ne \n713ferait jamais que voir la f\u00e9licit\u00e9 des autres. Mais ce qui le \nd\u00e9chirait le plus dans ce spectacle, ce qui m\u00ealait de l\u2019indignation \n\u00e0 son d\u00e9pit, c\u2019\u00e9tait de penser \u00e0 ce que devait souf - frir \nl\u2019\u00e9gyptienne si elle voyait. Il est vrai que la nuit \u00e9tait bien \n \nnoire, que la Esmeralda, si elle \u00e9tait rest\u00e9e \u00e0 sa place (et il n\u2019en \ndoutait pas), \u00e9tait fort loin, et que c\u2019\u00e9tait tout au plus s\u2019il pou - \nvait distinguer lui -m\u00eame les amoureux du balcon. Cela le con - \nsolait. \n \nCependant leur entretien devenait de plus en plus anim\u00e9. La \njeune dame paraissait supplier l\u2019officier de ne rien lui de - \nmander de plus. Quasimodo ne distinguait de tout cela que les \nbelles mains jointes, les sourires m\u00eal\u00e9s de larmes, les regards \nlev\u00e9s aux \u00e9toiles de la jeune fille, les ye ux du capitaine ardem - \nment abaiss\u00e9s sur elle. \n \nHeureusement, car la jeune fille commen\u00e7ait \u00e0 ne plus lut - ter \nque faiblement, la porte du balcon se rouvrit subitement, une \nvieille dame parut, la belle sembla confuse, l\u2019officier prit un air \nd\u00e9pit\u00e9, et tous trois rentr\u00e8rent. \n \n714Un moment apr\u00e8s, un cheval piaffa sous le porche et le brillant \nofficier, envelopp\u00e9 de son manteau de nuit, passa rapi - dement \ndevant Quasimodo. \n \nLe sonneur lui laissa doubler l\u2019angle de la rue, puis il se mit \u00e0 \ncourir apr\u00e8s lui avec so n agilit\u00e9 de singe, en criant : \u00ab H\u00e9 ! le \ncapitaine ! \u00bb \n \nLe capitaine s\u2019arr\u00eata. \n \n\u00ab Que me veut ce maraud ? \u00bb dit -il en avisant dans l\u2019ombre cette \nesp\u00e8ce de figure d\u00e9hanch\u00e9e qui accourait vers lui en cahotant. \n \nQuasimodo cependant \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 lui, et avait pris har - \ndiment la bride de son cheval : \u00ab Suivez -moi, capitaine, il y a ici \nquelqu\u2019un qui veut vous parler. \n \n\u2013 Cornemahom ! grommela Ph\u0153bus, voil\u00e0 un vilain oiseau \n\u00e9bouriff\u00e9 qu\u2019il me semble avoir vu quelque part. \u2013 Hol\u00e0 ! ma\u00eetre, \nveux -tu bien laisser la bride de mon cheval ? \n \n\u2013 Capitaine, r\u00e9pondit le sourd, ne me demandez -vous pas \nqui ? \n715 \n\u2013 Je te dis de l\u00e2cher mon cheval, repartit Ph\u0153bus impa - \ntient\u00e9. Que veut ce dr\u00f4le qui se pend au chanfrein de mon des - \ntrier ? Est -ce que tu prends mon cheval pour une potence ? \u00bb \n \nQuasimodo, loin de quitter la bride du cheval, se disposait \u00e0 lui \nfaire rebrousser chemin. Ne pouvant s\u2019expliquer la r\u00e9sis - tance \ndu capitaine, il se h\u00e2ta de lui dire : \n \n\u00ab Venez, capitaine, c\u2019est une femme qui vous attend. \u00bb Il ajouta \navec effort : \u00ab Une femme qui vous aime. \n \n\u2013 Rare faquin ! dit le capitaine, qui me croi t oblig\u00e9 d\u2019aller \nchez toutes les femmes qui m\u2019aiment ! ou qui le disent ! \u2013 Et si \npar hasard elle te ressemble, face de chat -huant ? \u2013 Dis \u00e0 celle \nqui t\u2019envoie que je vais me marier, et qu\u2019elle aille au diable ! \n \n\u2013 \u00c9coutez, s\u2019\u00e9cria Quasimodo croyant vaincr e d\u2019un mot son \nh\u00e9sitation, venez, monseigneur ! c\u2019est l\u2019\u00e9gyptienne que vous \nsavez ! \u00bb \n \nCe mot fit en effet une grande impression sur Ph\u0153bus, mais \nnon celle que le sourd en attendait. On se rappelle que notre \n716galant officier s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 avec Fleur -de-Lys quelques \nmoments avant que Quasimodo sauv\u00e2t la condamn\u00e9e des \nmains de Charmolue. Depuis, dans toutes ses visites au logis \nGondelaurier, il s\u2019\u00e9tait bien gard\u00e9 de reparler de cette femme \ndont le souvenir, apr\u00e8s tout, lui \u00e9tait p\u00e9nible ; et de son c\u00f4t\u00e9 \nFleur -de-Lys n\u2019avait pas jug\u00e9 politique de lui dire que \nl\u2019\u00e9gyptienne vivait. Ph\u0153bus croyait donc la pauvre Similar \nmorte, et qu\u2019il y avait d\u00e9j\u00e0 un ou deux mois de cela. Ajoutons \nque depuis quelques instants le capitaine songeait \u00e0 l\u2019obscurit\u00e9 \nprofonde de la nui t, \u00e0 la laideur surnaturelle, \u00e0 la voix s\u00e9pul - \ncrale de l\u2019\u00e9trange messager, que minuit \u00e9tait pass\u00e9, que la rue \n\u00e9tait d\u00e9serte comme le soir o\u00f9 le moine bourru l\u2019avait accost\u00e9, \net que son cheval soufflait en regardant Quasimodo. \n \n\u00ab L\u2019\u00e9gyptienne ! s\u2019\u00e9cria -t-il presque effray\u00e9. Or \u00e7\u00e0, viens - tu de \nl\u2019autre monde ? \u00bb \n \nEt il mit sa main sur la poign\u00e9e de sa dague. \n \n\u00ab Vite, vite, dit le sourd cherchant \u00e0 entra\u00eener le cheval. \nPar ici ! \u00bb \n \nPh\u0153bus lui ass\u00e9na un vigoureux coup de botte dans la poi - \ntrine. \n717 \nL\u2019\u0153il de Quasimodo \u00e9tincela. Il fit un mouvement pour se jeter \nsur le capitaine. Puis il dit en se roidissant : \u00ab Oh ! que vous \u00eates \nheureux qu\u2019il y ait quelqu\u2019un qui vous aime ! \u00bb \n \nIl appuy a sur le mot quelqu\u2019un, et l\u00e2chant la bride du che - \n \nval : \n \n \n\u00ab Allez -vous -en ! \u00bb \n \nPh\u0153bus piqua des deux en jurant. Quasimodo le regarda \n \ns\u2019enfoncer dans le brouillard de la rue. \n \n\u00ab Oh ! disait tout bas le pauvre sourd, refuser cela ! \u00bb \n \nIl rentra dans N otre-Dame, alluma sa lampe et remonta dans la \ntour. Comme il l\u2019avait pens\u00e9, la boh\u00e9mienne \u00e9tait tou - jours \u00e0 la \nm\u00eame place. \n718 \nDu plus loin qu\u2019elle l\u2019aper\u00e7ut, elle courut \u00e0 lui. \n \n\u00ab Seul ! s\u2019\u00e9cria -t-elle en joignant douloureusement ses belles \nmains. \n \n\u2013 Je n\u2019a i pu le retrouver, dit froidement Quasimodo. \n \n\u2013 Il fallait l\u2019attendre toute la nuit ! \u00bb reprit -elle avec em - \nportement. \n \nIl vit son geste de col\u00e8re et comprit le reproche. \n \n\u00ab Je le guetterai mieux une autre fois, dit -il en baissant la \nt\u00eate. \n \n\u2013 Va-t\u2019en ! \u00bb lui dit -elle. \n \nIl la quitta. Elle \u00e9tait m\u00e9contente de lui. Il avait mieux ai - m\u00e9 \n\u00eatre maltrait\u00e9 par elle que de l\u2019affliger. Il avait gard\u00e9 toute la \ndouleur pour lui. \n719 \n\u00c0 dater de ce jour, l\u2019\u00e9gyptienne ne le vit plus. Il cessa de venir \u00e0 \nsa cellule. Tout au plus entrevoyait -elle quelquefois au sommet \nd\u2019une tour la figure du sonneur m\u00e9lancoliquement fix\u00e9e sur elle. \nMais d\u00e8s qu\u2019elle l\u2019apercevait, il disparaissait. \n \nNous devons d ire qu\u2019elle \u00e9tait peu afflig\u00e9e de cette ab - sence \nvolontaire du pauvre bossu. Au fond du c\u0153ur, elle lui en savait \ngr\u00e9. Au reste, Quasimodo ne se faisait pas illusion \u00e0 cet \u00e9gard. \n \nElle ne le voyait plus, mais elle sentait la pr\u00e9sence d\u2019un bon \ng\u00e9nie autour d\u2019elle. Ses provisions \u00e9taient renouvel\u00e9es par une \nmain invisible pendant son sommeil. Un matin, elle trouva sur sa \nfen\u00eatre une cage d\u2019oiseaux. Il y avait au -dessus de sa cellule \nune sculpture qui lui faisait peur. Elle l\u2019avait t\u00e9moign\u00e9 plus d\u2019une \nfois dev ant Quasimodo. Un matin (car toutes ces choses -l\u00e0 se \nfaisaient la nuit), elle ne la vit plus. On l\u2019avait bri - s\u00e9e, celui qui \navait grimp\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 cette sculpture avait d\u00fb ris - quer sa vie. \n \nQuelquefois, le soir, elle entendait une voix cach\u00e9e sous les \nabat -vent du clocher chanter comme pour l\u2019endormir une \nchanson triste et bizarre. C\u2019\u00e9taient des vers sans rime, comme \nun sourd en peut faire. \n \n720Ne regarde pas la figure, Jeune fille, regarde le c\u0153ur. \nLe c\u0153ur d\u2019un beau jeune homme est souvent difforme. \nIl y a de s c\u0153urs o\u00f9 l\u2019amour ne se conserve pas. \n \nJeune fille, le sapin n\u2019est pas beau, N\u2019est pas beau comme le \npeuplier, Mais il garde son feuillage l\u2019hiver. \n \nH\u00e9las ! \u00e0 quoi bon dire cela ? \nCe qui n\u2019est pas beau a tort d\u2019\u00eatre ; La beaut\u00e9 n\u2019aime que la \nbeaut\u00e9, Avril tourne le dos \u00e0 janvier. \n \nLa beaut\u00e9 est parfaite, La beaut\u00e9 peut tout, \nLa beaut\u00e9 est la seule chose qui n\u2019existe pas \u00e0 demi. \n \nLe corbeau ne vole que le jour, Le hibou ne vole que la nuit, Le \ncygne vole la nuit et le jour. \n \nUn matin, elle vit, en s\u2019\u00e9veillant, sur sa fen\u00eatre, deux vases pleins \nde fleurs. L\u2019un \u00e9tait un vase de cristal fort beau et fort brillant, \nmais f\u00eal\u00e9. Il avait laiss\u00e9 fuir l\u2019eau dont on l\u2019avait rempli, et les \nfleurs qu\u2019il contenait \u00e9taient fan\u00e9es. L\u2019autre \u00e9 tait un pot de gr\u00e8s, \n721grossier et commun, mais qui avait conserv\u00e9 toute son eau, et \ndont les fleurs \u00e9taient rest\u00e9es fra\u00eeches et vermeilles. \n \nJe ne sais pas si ce fut avec intention, mais la Esmeralda prit le \nbouquet fan\u00e9, et le porta tout le jour sur son se in. \n \nCe jour -l\u00e0, elle n\u2019entendit pas la voix de la tour chanter. \n \nElle s\u2019en soucia m\u00e9diocrement. Elle passait ses journ\u00e9es \u00e0 \ncaresser Djali, \u00e0 \u00e9pier la porte du logis Gondelaurier, \u00e0 \ns\u2019entretenir tout bas de Ph\u0153bus, et \u00e0 \u00e9mietter son pain aux \nhirondelles. \n \nElle avait du reste tout \u00e0 fait cess\u00e9 de voir, cess\u00e9 d\u2019entendre \nQuasimodo. Le pauvre sonneur semblait avoir dispa - ru de \nl\u2019\u00e9glise. Une nuit pourtant, comme elle ne dormait pas et \nsongeait \u00e0 son beau capitaine, elle entendit soupirer pr\u00e8s de sa \ncellule. Effray\u00e9e, elle se leva, et vit \u00e0 la lumi\u00e8re de la lune une \nmasse informe couch\u00e9e en travers devant sa porte. C\u2019\u00e9tait \nQuasimodo qui dormait l\u00e0 sur une pierre. \n \n \n \n722C H A P I T R E V \n \nLA CLEF DE LA PORTE -ROUGE \n \n \nCependant la voix publique avait fait conna\u00eetre \u00e0 l\u2019archidiacre \nde quelle mani\u00e8re miraculeuse l\u2019\u00e9gyptienne avait \u00e9t\u00e9 sauv\u00e9e. \nQuand il apprit cela, il ne sut ce qu\u2019il en \u00e9prouvait. Il s\u2019\u00e9tait \narrang\u00e9 de la mort de la Esmeralda. De cette fa\u00e7on il \u00e9tait \ntranquille, il avait touch\u00e9 le fond de la douleur possible. Le c\u0153ur \nhumain (dom Claude avait m\u00e9dit\u00e9 sur ces mati\u00e8res) ne peut \ncontenir qu\u2019une certaine quantit\u00e9 de d\u00e9sespoir. Quand l\u2019\u00e9ponge \nest imbib\u00e9e, la mer peut passer dessus sans y faire entrer une \nlarme de plus. \n \nOr, la Esmeralda morte, l\u2019\u00e9ponge \u00e9tait imbib\u00e9e, tout \u00e9tait dit \npour dom Claude sur cette terre. Mais la sentir vivante, et \nPh\u0153bus aussi, c\u2019\u00e9taient les tortures qui recommen\u00e7aient, les \nsecousses, les alternatives, la vie. Et Claude \u00e9tait las de tout \ncela. \n \nQuand il sut cette nouvelle, il s\u2019enferma dans sa cellule d u \nclo\u00eetre. Il ne parut ni aux conf\u00e9rences capitulaires, ni aux of - \nfices. Il ferma sa porte \u00e0 tous, m\u00eame \u00e0 l\u2019\u00e9v\u00eaque. Il resta mur\u00e9 \n723de cette sorte plusieurs semaines. On le crut malade. Il l\u2019\u00e9tait en \neffet. \n \nQue faisait -il ainsi enferm\u00e9 ? Sous quelles pens\u00e9 es l\u2019infortun\u00e9 se \nd\u00e9battait -il ? Livrait -il une derni\u00e8re lutte \u00e0 sa re - doutable \npassion ? Combinait -il un dernier plan de mort pour elle et de \nperdition pour lui ? \n \nSon Jehan, son fr\u00e8re ch\u00e9ri, son enfant g\u00e2t\u00e9, vint une fois \u00e0 sa \nporte, frappa, jura, suppl ia, se nomma dix fois. Claude n\u2019ouvrit \npas. \n \nIl passait des journ\u00e9es enti\u00e8res la face coll\u00e9e aux vitres de sa \nfen\u00eatre. De cette fen\u00eatre, situ\u00e9e dans le clo\u00eetre, il voyait la \nlogette de la Esmeralda, il la voyait souvent elle -m\u00eame avec sa \n \nch\u00e8vre, quelquefois avec Quasimodo. Il remarquait les petits \nsoins du vilain sourd, ses ob\u00e9issances, ses fa\u00e7ons d\u00e9licates et \nsoumises avec l\u2019\u00e9gyptienne. Il se rappelait, car il avait bonne \nm\u00e9moire, lui, et la m\u00e9moire est la tourmenteuse des jaloux, il se \nrappelait le regard singulier du sonneur sur la danseuse un \ncertain soir. Il se demandait quel motif avait pu pousser Qua - \nsimodo \u00e0 la sauver. Il fut t\u00e9moin de mille petites sc\u00e8nes entre la \nboh\u00e9mienne et le sourd dont la pantomime, vue de loin et \n724comment\u00e9e par sa passion, lui parut fort tendre. Il se d\u00e9fiait de \nla singularit\u00e9 des femmes. Alors il sentit confus\u00e9ment s\u2019\u00e9veiller \nen lui une jalousie \u00e0 laquelle il ne se f\u00fbt jamais attendu, une \njalousie qui le faisait rougir de honte et d\u2019indignation. \u00ab Passe \nenco re pour le capitaine, mais celui -ci ! \u00bb Cette pens\u00e9e le bou - \nleversait. \n \nSes nuits \u00e9taient affreuses. Depuis qu\u2019il savait l\u2019\u00e9gyptienne \nvivante, les froides id\u00e9es de spectre et de tombe qui l\u2019avaient \nobs\u00e9d\u00e9 un jour entier s\u2019\u00e9taient \u00e9vanouies, et la chair re venait \nl\u2019aiguillonner. Il se tordait sur son lit de sentir la brune jeune fille \nsi pr\u00e8s de lui. \n \nChaque nuit, son imagination d\u00e9lirante lui repr\u00e9sentait la \nEsmeralda dans toutes les attitudes qui avaient le plus fait \nbouillir ses veines. Il la voyait \u00e9tend ue sur le capitaine poignar - \nd\u00e9, les yeux ferm\u00e9s, sa belle gorge nue couverte du sang de \nPh\u0153bus, \u00e0 ce moment de d\u00e9lice o\u00f9 l\u2019archidiacre avait imprim\u00e9 \nsur ses l\u00e8vres p\u00e2les ce baiser dont la malheureuse, quoique \u00e0 \ndemi morte, avait senti la br\u00fblure. Il la re voyait d\u00e9shabill\u00e9e par \nles mains sauvages des tortionnaires, laissant mettre \u00e0 nu et \nembo\u00eeter dans le brodequin aux vis de fer son petit pied, sa \njambe fine et ronde, son genou souple et blanc. Il revoyait en - \ncore ce genou d\u2019ivoire rest\u00e9 seul en dehors de l\u2019horrible appareil \nde Torterue. Il se figurait enfin la jeune fille en chemise, la corde \n725au cou, \u00e9paules nues, pieds nus, presque nue, comme il l\u2019avait \nvue le dernier jour. Ces images de volupt\u00e9 faisaient cris - per ses \npoings et courir un frisson le long de ses vert\u00e8bres. \n \nUne nuit entre autres, elles \u00e9chauff\u00e8rent si cruellement dans ses \nart\u00e8res son sang de vierge et de pr\u00eatre qu\u2019il mordit son oreiller, \nsauta hors de son lit, jeta un surplis sur sa che - mise, et sortit de \nsa cellule, sa lampe \u00e0 la main, \u00e0 demi nu, ef - far\u00e9, l\u2019\u0153il en feu. \n \nIl savait o\u00f9 trouver la clef de la Porte -Rouge qui communi - \nquait du clo\u00eetre \u00e0 l\u2019\u00e9glise, et il avait toujours sur lui, comme on \nsait, une clef de l\u2019escalier des tours. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n726C H A P I T R E VI \n \nSUITE DE LA CLEF DE LA PORTE -ROUGE \n \n \nCette nu it-l\u00e0, la Esmeralda s\u2019\u00e9tait endormie dans sa lo - gette, \npleine d\u2019oubli, d\u2019esp\u00e9rance et de douces pens\u00e9es. Elle dormait \ndepuis quelque temps, r\u00eavant, comme toujours, de Ph\u0153bus, \nlorsqu\u2019il lui sembla entendre du bruit autour d\u2019elle. Elle avait un \nsommeil l\u00e9ge r et inquiet, un sommeil d\u2019oiseau. Un rien la \nr\u00e9veillait. Elle ouvrit les yeux. La nuit \u00e9tait tr\u00e8s noire. Cepen - \ndant elle vit \u00e0 sa lucarne une figure qui la regardait. Il y avait \nune lampe qui \u00e9clairait cette apparition. Au moment o\u00f9 elle se \nvit aper\u00e7ue d e la Esmeralda, cette figure souffla la lampe. \nN\u00e9anmoins la jeune fille avait eu le temps de l\u2019entrevoir. Ses \npaupi\u00e8res se referm\u00e8rent de terreur. \n \n\u00ab Oh ! dit -elle d\u2019une voix \u00e9teinte, le pr\u00eatre ! \u00bb \n \nTout son malheur pass\u00e9 lui revint comme dans un \u00e9clair. \nElle retomba sur son lit, glac\u00e9e. \n \n727Un moment apr\u00e8s, elle sentit le long de son corps un con - tact \nqui la fit tellement fr\u00e9mir qu\u2019elle se dressa r\u00e9veill\u00e9e et fu - rieuse \nsur son s\u00e9ant. \n \nLe pr\u00eatre venait de se glisser pr\u00e8s d\u2019elle. Il l\u2019entourait de ses \ndeux br as. \n \nElle voulut crier, et ne put. \n \n\u00ab Va-t\u2019en, monstre ! va -t\u2019en, assassin ! dit -elle d\u2019une voix \ntremblante et basse \u00e0 force de col\u00e8re et d\u2019\u00e9pouvante. \n \n\u2013 Gr\u00e2ce ! gr\u00e2ce ! \u00bb murmura le pr\u00eatre en lui imprimant ses \nl\u00e8vres sur les \u00e9paules. \n \nElle lui prit sa t\u00eate chauve \u00e0 deux mains par son reste de \ncheveux, et s\u2019effor\u00e7a d\u2019\u00e9loigner ses baisers comme si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \ndes morsures. \n \n\u00ab Gr\u00e2ce ! r\u00e9p\u00e9tait l\u2019infortun\u00e9. Si tu savais ce que c\u2019est que mon \namour pour toi ! c\u2019est du feu, du plomb fondu, mille cou - teaux \ndans mon c\u0153ur ! \u00bb \n \n728Et il arr\u00eata ses deux br as avec une force surhumaine. \u00c9perdue : \n\u00ab L\u00e2che -moi, lui dit -elle, ou je te crache au visage ! \u00bb \n \nIl la l\u00e2cha. \u00ab Avilis -moi, frappe -moi, sois m\u00e9chante ! fais ce que \ntu voudras ! Mais gr\u00e2ce ! aime -moi ! \u00bb \n \nAlors elle le frappa avec une fureur d\u2019enfant. Elle raidissait ses \nbelles mains pour lui meurtrir la face. \u00ab Va-t\u2019en, d\u00e9mon ! \n \n\u2013 Aime -moi ! aime -moi ! piti\u00e9 ! \u00bb criait le pauvre pr\u00eatre en se \nroulant sur elle et en r\u00e9pondant \u00e0 ses coups par des ca - resses. \n \nTout \u00e0 coup, elle le sentit plus fort qu\u2019elle. \u00ab Il faut en fi - nir ! \u00bb \ndit-il en grin\u00e7ant des dents. \n \nElle \u00e9tait subjugu\u00e9e, palpitante, bris\u00e9e, entre ses bras, \u00e0 sa \ndiscr\u00e9tion. Elle sentait une main lascive s\u2019\u00e9garer sur elle. Elle fit \nun dernier effort, et se mit \u00e0 crier : \u00ab Au secours ! \u00e0 moi ! un \nvampi re ! un vampire ! \u00bb \n \nRien ne venait. Djali seule \u00e9tait \u00e9veill\u00e9e, et b\u00ealait avec an - \ngoisse. \n \n729\u00ab Tais -toi ! \u00bb disait le pr\u00eatre haletant. \n \nTout \u00e0 coup, en se d\u00e9battant, en rampant sur le sol, la main de \nl\u2019\u00e9gyptienne rencontra quelque chose de froid et de m\u00e9ta llique. \nC\u2019\u00e9tait le sifflet de Quasimodo. Elle le saisit avec une convulsion \nd\u2019esp\u00e9rance, le porta \u00e0 ses l\u00e8vres, et y siffla de tout ce qui lui \nrestait de force. Le sifflet rendit un son clair, ai - gu, per\u00e7ant. \n \n\u00ab Qu\u2019est -ce que cela ? \u00bb dit le pr\u00eatre. \n \nPresque au m\u00eame instant il se sentit enlever par un bras \nvigoureux ; la cellule \u00e9tait sombre, il ne put distinguer nette - \nment qui le tenait ainsi ; mais il entendit des dents claquer de \nrage, et il y avait juste assez de lumi\u00e8re \u00e9parse dans l\u2019ombre \npour qu\u2019i l v\u00eet briller au -dessus de sa t\u00eate une large lame de \ncoutelas. \n \nLe pr\u00eatre crut apercevoir la forme de Quasimodo. Il suppo - sa \nque ce ne pouvait \u00eatre que lui. Il se souvint d\u2019avoir tr\u00e9buch\u00e9 en \nentrant contre un paquet qui \u00e9tait \u00e9tendu en travers de la porte \nen dehors. Cependant, comme le nouveau venu ne prof\u00e9 - rait \npas une parole, il ne savait que croire. Il se jeta sur le bras qui \ntenait le coutelas en criant : \u00ab Quasimodo ! \u00bb Il oubliait, en ce \nmoment de d\u00e9tresse, que Quasimodo \u00e9tait sourd. \n730 \nEn un clin d\u2019\u0153il le pr\u00eatre fut terrass\u00e9, et sentit un genou de \nplomb s\u2019appuyer sur sa poitrine. \u00c0 l\u2019empreinte anguleuse de ce \ngenou, il reconnut Quasimodo. Mais que faire ? comment de son \nc\u00f4t\u00e9 \u00eatre reconnu de lui ? la nuit faisait le sourd aveugle. \n \nIl \u00e9tait perdu. La jeune fille, sans piti\u00e9, comme une ti - gresse \nirrit\u00e9e, n\u2019interven ait pas pour le sauver. Le coutelas se \nrapprochait de sa t\u00eate. Le moment \u00e9tait critique. Tout \u00e0 coup \nson adversaire parut pris d\u2019une h\u00e9sitation. \u00ab Pas de sang sur elle \n! \u00bb dit -il d\u2019une voix sourde. \n \nC\u2019\u00e9tait en effet la voix de Quasimodo. \n \nAlors le pr\u00eatre s entit la grosse main qui le tra\u00eenait par le pied \nhors de la cellule. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019il devait mourir. Heureuse - ment \npour lui, la lune venait de se lever depuis quelques ins - tants. \n \nQuand ils eurent franchi la porte de la logette, son p\u00e2le rayon \ntomba sur la figure du pr\u00eatre. Quasimodo le regarda en face, un \ntremblement le prit, il l\u00e2cha le pr\u00eatre, et recula. \n \n731L\u2019\u00e9gyptienne, qui s\u2019\u00e9tait avanc\u00e9e sur le seuil de la cellule, vit \navec surprise les r\u00f4les changer brusquement. C\u2019\u00e9tait main - \ntenant le pr\u00eatre qui mena\u00e7 ait, Quasimodo qui suppliait. \n \nLe pr\u00eatre, qui accablait le sourd de gestes de col\u00e8re et de \nreproche, lui fit violemment signe de se retirer. \n \nLe sourd baissa la t\u00eate, puis il vint se mettre \u00e0 genoux de - vant \nla porte de l\u2019\u00e9gyptienne. \u00ab Monseigneur, dit -il d\u2019une voix grave \net r\u00e9sign\u00e9e, vous ferez apr\u00e8s ce qu\u2019il vous plaira ; mais tuez -moi \nd\u2019abord. \u00bb \n \nEn parlant ainsi, il pr\u00e9sentait au pr\u00eatre son coutelas. Le pr\u00eatre \nhors de lui se jeta dessus, mais la jeune fille fut plus prompte \nque lui. Elle arracha le cou teau des mains de Quasi - modo, et \n\u00e9clata de rire avec fureur. \u00ab Approche ! \u00bb dit -elle au pr\u00eatre. \n \nElle tenait la lame haute. Le pr\u00eatre demeura ind\u00e9cis. Elle e\u00fbt \ncertainement frapp\u00e9. \u00ab Tu n\u2019oserais plus approcher, l\u00e2che ! \u00bb \nlui cria -t-elle. Puis elle aj outa avec une expression impitoyable, \net sachant bien qu\u2019elle allait percer de mille fers rouges le c\u0153ur \ndu pr\u00eatre : \u00ab Ah ! je sais que Ph\u0153bus n\u2019est pas mort ! \u00bb \n \n732Le pr\u00eatre renversa Quasimodo \u00e0 terre d\u2019un coup de pied et se \nreplongea en fr\u00e9missant de rage sous la vo\u00fbte de l\u2019escalier. \n \nQuand il fut parti, Quasimodo ramassa le sifflet qui venait de \nsauver l\u2019\u00e9gyptienne. \u00ab Il se rouillait \u00bb, dit -il en le lui rendant. Puis \nil la laissa seule. \n \nLa jeune fille, boulevers\u00e9e par cette sc\u00e8ne violente, tomba \n\u00e9puis\u00e9e s ur son lit, et se mit \u00e0 pleurer \u00e0 sanglots. Son horizon \nredevenait sinistre. \n \nDe son c\u00f4t\u00e9, le pr\u00eatre \u00e9tait rentr\u00e9 \u00e0 t\u00e2tons dans sa cellule. C\u2019en \n\u00e9tait fait. Dom Claude \u00e9tait jaloux de Quasimodo ! \nIl r\u00e9p\u00e9ta d\u2019un air pensif sa fatale parole : \u00ab Personne ne l\u2019aura ! \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n733LIVRE DIXI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \nGRINGOIRE A PLUSIEURS BONNES ID\u00c9ES DE SUITE RUE DES \nBERNARDINS \n \n \nDepuis que Pierre Gringoire avait vu comment toute cette \naffaire tournait, et que d\u00e9cid\u00e9ment il y aurait corde, pendaison \net autres d\u00e9sagr\u00e9ments pour les personnages principaux de \ncette com\u00e9die, il ne s\u2019\u00e9tait plus souci\u00e9 de s\u2019en m\u00ealer . Les \ntruands, parmi lesquels il \u00e9tait rest\u00e9 consid\u00e9rant qu\u2019en dernier \nr\u00e9sultat c\u2019\u00e9tait la meilleure compagnie de Paris, les truands \navaient continu\u00e9 de s\u2019int\u00e9resser \u00e0 l\u2019\u00e9gyptienne. Il avait trouv\u00e9 \ncela fort simple de la part de gens qui n\u2019avaient, comme e lle, \nd\u2019autre perspective que Charmolue et Torterue, et qui ne che - \nvauchaient pas comme lui dans les r\u00e9gions imaginaires entre les \ndeux ailes de Pegasus. Il avait appris par leurs propos que son \n\u00e9pous\u00e9e au pot cass\u00e9 s\u2019\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9e dans Notre -Dame, et il en \n\u00e9tait bien aise. Mais il n\u2019avait pas m\u00eame la tentation d\u2019y aller \nvoir. Il songeait quelquefois \u00e0 la petite ch\u00e8vre, et c\u2019\u00e9tait tout. Du \nreste, le jour il faisait des tours de force pour vivre, et la nuit il \n\u00e9lucubrait un m\u00e9moire contre l\u2019\u00e9v\u00eaque de Paris, car il se \n734souvenait d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 inond\u00e9 par les roues de ses moulins, et il \nlui en gardait rancune. Il s\u2019occupait aussi de commenter le bel \nouvrage de Baudry le Rouge, \u00e9v\u00eaque de Noyon et de Tournay, \nDe cupa petrarum, ce qui lui avait donn\u00e9 un go\u00fbt violent pour \nl\u2019architecture ; penchant qui avait remplac\u00e9 dans son c\u0153ur sa \npassion pour l\u2019herm\u00e9tisme, dont il n\u2019\u00e9tait d\u2019ailleurs qu\u2019un corol - \nlaire naturel, puisqu\u2019il y a un lien intime entre l\u2019herm\u00e9tique et la \nma\u00e7onnerie. Gringoire avait pass\u00e9 de l\u2019amour d\u2019une id \u00e9e \u00e0 \nl\u2019amour de la forme de cette id\u00e9e. \n \nUn jour, il s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 pr\u00e8s de Saint -Germain -l\u2019Auxerrois \u00e0 \nl\u2019angle d\u2019un logis qu\u2019on appelait Le For -l\u2019\u00c9v\u00eaque, lequel faisait \nface \u00e0 un autre qu\u2019on appelait Le For -le-Roi. Il y avait \u00e0 ce For - \nl\u2019\u00c9v\u00eaque une charma nte chapelle du quatorzi\u00e8me si\u00e8cle dont le \nchevet donnait sur la rue. Gringoire en examinait d\u00e9votement \nles sculptures ext\u00e9rieures. Il \u00e9tait dans un de ces moments de \njouissance \u00e9go\u00efste, exclusive, supr\u00eame, o\u00f9 l\u2019artiste ne voit dans \nle monde que l\u2019art et v oit le monde dans l\u2019art. Tout \u00e0 coup, il \n \nsent une main se poser gravement sur son \u00e9paule. Il se re - \ntourne. C\u2019\u00e9tait son ancien ami, son ancien ma\u00eetre, monsieur \nl\u2019archidiacre. \n \nIl resta stup\u00e9fait. Il y avait longtemps qu\u2019il n\u2019avait vu \nl\u2019archidiacre, et do m Claude \u00e9tait un de ces hommes solennels \n735et passionn\u00e9s dont la rencontre d\u00e9range toujours l\u2019\u00e9quilibre d\u2019un \nphilosophe sceptique. \n \nL\u2019archidiacre garda quelques instants un silence pendant lequel \nGringoire eut le loisir de l\u2019observer. Il trouva dom Claude b ien \nchang\u00e9, p\u00e2le comme un matin d\u2019hiver, les yeux caves, les \ncheveux presque blancs. Ce fut le pr\u00eatre qui rompit enfin le \nsilence en disant d\u2019un ton tranquille, mais glacial : \u00ab Comment \nvous portez -vous, ma\u00eetre Pierre ? \n \n\u2013 Ma sant\u00e9 ? r\u00e9pondit Gringoire. H\u00e9 ! h\u00e9 ! on en peut dire \nceci et cela. Toutefois l\u2019ensemble est bon. Je ne prends trop de \nrien. Vous savez, ma\u00eetre ? le secret de se bien porter, selon \nHippocrates, id est cibi, potus, somni, Venus, omnia moderata \nsint. \n \n\u2013 Vous n\u2019avez donc aucun souci, ma\u00eet re Pierre ? reprit \nl\u2019archidiacre en regardant fixement Gringoire. \n \n\u2013 Ma foi, non. \n \n\u2013 Et que faites -vous maintenant ? \n \n736\u2013 Vous le voyez, mon ma\u00eetre. J\u2019examine la coupe de ces \npierres, et la fa\u00e7on dont est fouill\u00e9 ce bas -relief. \u00bb \n \nLe pr\u00eatre se mit \u00e0 sourire, de ce sourire amer qui ne rel\u00e8ve \nqu\u2019une des extr\u00e9mit\u00e9s de la bouche. \u00ab Et cela vous amuse ? \n \n\u2013 C\u2019est le paradis ! \u00bb s \u2019\u00e9cria Gringoire. Et se penchant sur les \nsculptures avec la mine \u00e9blouie d\u2019un d\u00e9monstrateur de ph\u00e9 - \nnom\u00e8nes vivants : \u00ab Est -ce donc que vous ne trouvez pas, par \nexemple, cette m\u00e9tamorphose de basse -taille ex\u00e9cut\u00e9e avec \nbeaucoup d\u2019adresse, de mignardise et de patience ? Regardez \ncette colonnette. Autour de quel chapiteau avez -vous vu feuilles \nplus tendres et mieux caress\u00e9es du ciseau ? Voici trois rondes - \n \nbosses de Jean Maillevin. Ce ne sont pas les plus belles \u0153uvres \nde ce grand g\u00e9nie. N\u00e9anmoins, la na\u00efve t\u00e9, la douceur des vi - \nsages, la gaiet\u00e9 des attitudes et des draperies, et cet agr\u00e9ment \ninexplicable qui se m\u00eale dans tous les d\u00e9fauts, rendent les figu - \nrines bien \u00e9gay\u00e9es et bien d\u00e9licates, peut -\u00eatre m\u00eame trop. \u2013 \nVous trouvez que ce n\u2019est pas divertissan t ? \n \n\u2013 Si fait ! dit le pr\u00eatre. \n \n737\u2013 Et si vous voyiez l\u2019int\u00e9rieur de la chapelle ! reprit le po\u00e8te \navec son enthousiasme bavard. Partout des sculptures. C\u2019est \ntouffu comme un c\u0153ur de chou ! L\u2019abside est d\u2019une fa\u00e7on fort \nd\u00e9vote et si particuli\u00e8re que je n\u2019ai rien vu de m\u00eame ail - leurs ! \u00bb \n \nDom Claude l\u2019interrompit : \u00ab Vous \u00eates donc heureux ? \u00bb \nGringoire r\u00e9pondit avec feu : \n\u00ab En honneur, oui ! J\u2019ai d\u2019abord aim\u00e9 des femmes, puis des \nb\u00eates. Maintenant j\u2019aime des pierres. C\u2019est tout aussi amusant \nque les b\u00eates e t les femmes, et c\u2019est moins perfide. \u00bb \n \nLe pr\u00eatre mit sa main sur son front. C\u2019\u00e9tait son geste habi - \n \ntuel. \n \n \n\u00ab En v\u00e9rit\u00e9 ! \n \n\u2013 Tenez ! dit Gringoire, on a des jouissances ! \u00bb Il prit le \n \nbras du pr\u00eatre qui se laissait aller, et le fit entrer sous la to u- \nrelle de l\u2019escalier du For -l\u2019\u00c9v\u00eaque. \u00ab Voil\u00e0 un escalier ! chaque \n738fois que je le vois, je suis heureux. C\u2019est le degr\u00e9 de la mani\u00e8re la \nplus simple et la plus rare de Paris. Toutes les marches sont par -\ndessous d\u00e9lard\u00e9es. Sa beaut\u00e9 et sa simplicit\u00e9 consi stent dans \nles girons de l\u2019une et de l\u2019autre, portant un pied ou envi - ron, qui \nsont entrelac\u00e9s, enclav\u00e9s, embo\u00eet\u00e9s, encha\u00een\u00e9s, en - ch\u00e2ss\u00e9s, \nentretaill\u00e9s l\u2019un dans l\u2019autre et s\u2019entre -mordent d\u2019une fa\u00e7on \nvraiment ferme et gentille ! \n \n\u2013 Et vous ne d\u00e9sirez rien ? \n \n\u2013 Non. \n \n\u2013 Et vous ne regrettez rien ? \n \n\u2013 Ni regret ni d\u00e9sir. J\u2019ai arrang\u00e9 ma vie. \n \n\u2013 Ce qu\u2019arrangent les hommes, dit Claude, les choses le \nd\u00e9rangent. \n \n\u2013 Je suis un philosophe pyrrhonien, r\u00e9pondit Gringoire, et je \ntiens tout en \u00e9quilibre. \n \n739\u2013 Et comment la gagnez -vous, votre vie ? \n \n\u2013 Je fais encore \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des \u00e9pop\u00e9es et des trag\u00e9dies ; mais \nce qui me rapporte le plus, c\u2019est l\u2019industrie que vous me \nconnaissez, mon ma\u00eetre. Porter des pyramides de chaises sur \nmes dents. \n \n\u2013 Le m\u00e9ti er est grossier pour un philosophe. \n \n\u2013 C\u2019est encore de l\u2019\u00e9quilibre, dit Gringoire. Quand on a une \npens\u00e9e, on la retrouve en tout. \n \n\u2013 Je le sais \u00bb, r\u00e9pondit l\u2019archidiacre. \n \nApr\u00e8s un silence, le pr\u00eatre reprit : \u00ab Vous \u00eates n\u00e9anmoins assez \nmis\u00e9rable ? \n \n\u2013 Mis\u00e9 rable, oui ; malheureux, non. \u00bb \n \nEn ce moment, un bruit de chevaux se fit entendre, et nos deux \ninterlocuteurs virent d\u00e9filer au bout de la rue une compa - gnie \n740des archers de l\u2019ordonnance du roi, les lances hautes, l\u2019officier \nen t\u00eate. La cavalcade \u00e9tait br illante et r\u00e9sonnait sur le pav\u00e9. \n \n\u00ab Comme vous regardez cet officier ! dit Gringoire \u00e0 \nl\u2019archidiacre. \n \n\u2013 C\u2019est que je crois le reconna\u00eetre. \n \n\u2013 Comment le nommez -vous ? \n \n\u2013 Je crois, dit Claude, qu\u2019il s\u2019appelle Ph\u0153bus de Ch\u00e2teau - \npers. \n \n\u2013 Ph\u0153bus ! un nom de curiosit\u00e9 ! Il y a aussi Ph\u0153bus, comte \nde Foix. J\u2019ai souvenir d\u2019avoir connu une fille qui ne jurait que \npar Ph\u0153bus. \n \n\u2013 Venez -vous -en, dit le pr\u00eatre. J\u2019ai quelque chose \u00e0 vous \ndire. \u00bb \n \nDepuis le passage de cette troupe, quelque agitation per - \u00e7ait \nsous l\u2019enveloppe glaciale de l\u2019archidiacre. Il se mit \u00e0 mar - cher. \n741Gringoire le suivait, habitu\u00e9 \u00e0 lui ob\u00e9ir, comme tout ce qui avait \napproch\u00e9 une fois cet homme plein d\u2019ascendan t. Ils arri - v\u00e8rent \nen silence jusqu\u2019\u00e0 la rue des Bernardins qui \u00e9tait assez d\u00e9serte. \nDom Claude s\u2019y arr\u00eata. \n \n\u00ab Qu\u2019avez -vous \u00e0 me dire, mon ma\u00eetre ? lui demanda Gringoire. \n \n\u2013 Est-ce que vous ne trouvez pas, r\u00e9pondit l\u2019archidiacre d\u2019un \nair de profonde r\u00e9fle xion, que l\u2019habit de ces cavaliers que nous \nvenons de voir est plus beau que le v\u00f4tre et que le mien ? \u00bb \n \nGringoire hocha la t\u00eate. \n \n\u00ab Ma foi ! j\u2019aime mieux ma gonelle jaune et rouge que ces \n\u00e9cailles de fer et d\u2019acier. Beau plaisir, de faire en marchant le \nm\u00eame bruit que le quai de la Ferraille par un tremblement de \nterre ! \n \n\u2013 Donc, Gringoire, vous n\u2019avez jamais port\u00e9 envie \u00e0 ces \nbeaux fils en hoquetons de guerre ? \n \n\u2013 Envie de quoi, monsieur l\u2019archidiacre ? de leur force, de \nleur armure, de leur discipli ne ? Mieux valent la philosophie et \n742l\u2019ind\u00e9pendance en guenilles. J\u2019aime mieux \u00eatre t\u00eate de mouche \nque queue de lion. \n \n\u2013 Cela est singulier, dit le pr\u00eatre r\u00eaveur. Une belle livr\u00e9e est \npourtant belle. \u00bb \n \nGringoire, le voyant pensif, le quitta pour aller adm irer le porche \nd\u2019une maison voisine. Il revint en frappant des mains. \n\u00ab Si vous \u00e9tiez moins occup\u00e9 des beaux habits des gens de \nguerre, monsieur l\u2019archidiacre, je vous prierais d\u2019aller voir cette \nporte. Je l\u2019ai toujours dit, la maison du sieur Aubry a une entr\u00e9e \nla plus superbe du monde. \n \n\u2013 Pierre Gringoire, dit l\u2019archidiacre, qu\u2019avez -vous fait de \ncette petite danseuse \u00e9gyptienne ? \n \n\u2013 La Esmeralda ? Vous changez bien brusquement de con - \nversation. \n \n\u2013 N\u2019\u00e9tait -elle pas votre femme ? \n \n\u2013 Oui, au moyen d\u2019une cruche cass\u00e9e. Nous en avions pour \nquatre ans. \u2013 \u00c0 propos, ajouta Gringoire en regardant \n743l\u2019archidiacre d\u2019un air \u00e0 demi goguenard, vou s y pensez donc \ntoujours ? \n \n\u2013 Et vous, vous n\u2019y pensez plus ? \n \n\u2013 Peu. \u2013 J\u2019ai tant de choses !\u2026 Mon Dieu, que la petite ch\u00e8vre \n\u00e9tait jolie ! \n \n\u2013 Cette boh\u00e9mienne ne vous avait -elle pas sauv\u00e9 la vie ? \n \n\u2013 C\u2019est pardieu vrai. \n \n\u2013 Eh bien ! qu\u2019est -elle devenue ? qu\u2019en avez -vous fait ? \n \n\u2013 Je ne vous dirai pas. Je crois qu\u2019ils l\u2019ont pendue. \n \n\u2013 Vous croyez ? \n \n\u2013 Je ne suis pas s\u00fbr. Quand j\u2019ai vu qu\u2019ils voulaient pendre les \ngens, je me suis retir\u00e9 du jeu. \n \n744\u2013 C\u2019est l\u00e0 tout ce que vous en savez ? \n \n\u2013 Attendez donc. On m\u2019 a dit qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9e dans \nNotre -Dame, et qu\u2019elle y \u00e9tait en s\u00fbret\u00e9, et j\u2019en suis ravi, et je \nn\u2019ai pu d\u00e9couvrir si la ch\u00e8vre s\u2019\u00e9tait sauv\u00e9e avec elle, et c\u2019est \ntout ce que j\u2019en sais. \n \n\u2013 Je vais vous en apprendre davantage, cria dom Claude, et \nsa voix, jusqu\u2019alors basse, lente et presque sourde, \u00e9tait de - \nvenue tonnante. Elle est en effet r\u00e9fugi\u00e9e dans Notre -Dame. \nMais dans trois jours la justice l\u2019y reprendra, et elle sera pen - \ndue en G r\u00e8ve. Il y a arr\u00eat du parlement. \n \n\u2013 Voil\u00e0 qui est f\u00e2cheux \u00bb, dit Gringoire. \n \nLe pr\u00eatre, en un clin d\u2019\u0153il, \u00e9tait redevenu froid et calme. \n \n\u00ab Et qui diable, reprit le po\u00e8te, s\u2019est donc amus\u00e9 \u00e0 sollici - ter un \narr\u00eat de r\u00e9int\u00e9gration ? Est -ce qu\u2019on ne pouvait pas lais - ser le \nparlement tranquille ? Qu\u2019est -ce que cela fait qu\u2019une pauvre fille \ns\u2019abrite sous les arcs -boutants de Notre -Dame \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des nids \nd\u2019hirondelle ? \n \n745\u2013 Il y a des satans dans le monde, r\u00e9pondit l\u2019archidiacre. \n \n\u2013 Cela est diablement mal emmanch\u00e9 \u00bb, observa Grin - goire. \n \nL\u2019archidiacre reprit apr\u00e8s un silence : \n \n\u00ab Donc, elle vous a sauv\u00e9 la vie ? \n \n\u2013 Chez mes bons amis les truandiers. Un peu plus, un peu \nmoins, j\u2019\u00e9tais pendu. Ils en seraient f\u00e2ch\u00e9s aujourd\u2019hui. \n \n\u2013 Est-ce que vous ne voulez rien fair e pour elle ? \n \n\u2013 Je ne demande pas mieux, dom Claude. Mais si je vais \nm\u2019entortiller une vilaine affaire autour du corps ? \n \n\u2013 Qu\u2019importe ! \n \n\u2013 Bah ! qu\u2019importe ! Vous \u00eates bon, vous, mon ma\u00eetre ! j\u2019ai \ndeux grands ouvrages commenc\u00e9s. \u00bb \n \n746Le pr\u00eatre se frappa l e front. Malgr\u00e9 le calme qu\u2019il affectait, de \ntemps en temps un geste violent r\u00e9v\u00e9lait ses convulsions \nint\u00e9rieures. \n \n\u00ab Comment la sauver ? \u00bb \n \nGringoire lui dit : \u00ab Mon ma\u00eetre, je vous r\u00e9pondrai : Il padelt, ce \nqui veut dire en turc : Dieu est notre esp\u00e9rance. \n \n\u2013 Comment la sauver ? \u00bb r\u00e9p\u00e9ta Claude r\u00eaveur. \n \nGringoire \u00e0 son tour se frappa le front. \n \n\u00ab \u00c9coutez, mon ma\u00eetre. J\u2019ai de l\u2019imagination. Je vais vous \ntrouver des exp\u00e9dients. \u2013 Si on demandait la gr\u00e2ce au roi ? \n \n\u2013 \u00c0 Louis XI ? une gr\u00e2ce ? \n \n\u2013 Pourquoi pas ? \n \n\u2013 Va prendre son os au tigre ! \u00bb \n747 \nGringoire se mit \u00e0 chercher de nouvelles solutions. \n \n\u00ab Eh bien ! tenez ! \u2013 Voulez -vous que j\u2019adresse aux ma- trones \nune requ\u00eate avec d\u00e9claration que la fille est enceinte ? \u00bb \n \nCela fit \u00e9tinceler la creuse prunelle du pr\u00eatre. \n\u00ab Enceinte ! dr\u00f4le ! est -ce que tu en sais quelque chose ? \u00bb \nGringoire fut effray\u00e9 de son air. Il se h\u00e2ta de dire : \u00ab Oh ! \nnon pas moi ! Notre mariage \u00e9tait un vrai forismaritagium. Je \nsuis rest\u00e9 dehors. Mais enfin on obtiendrait un sursis. \n \n\u2013 Folie ! infamie ! tais -toi ! \n \n\u2013 Vous avez tort de vous f\u00e2cher, grommela Gringoire. On \nobtient un sursis, cela ne fait de mal \u00e0 personne, et cela fa it \n \ngagner quarante deniers parisis aux matrones, qui sont de \npauvres femmes. \u00bb \n \nLe pr\u00eatre ne l\u2019\u00e9coutait pas. \n \n748\u00ab Il faut pourtant qu\u2019elle sorte de l\u00e0 ! murmura -t-il. L\u2019arr\u00eat est \nex\u00e9cutoire sous trois jours ! D\u2019ailleurs, il n\u2019y aurait pas d\u2019arr\u00eat, ce \nQuasimodo ! Les femmes ont des go\u00fbts bien d\u00e9pra - v\u00e9s ! \u00bb Il \nhaussa la voix : \u00ab Ma\u00eetre Pierre, j\u2019y ai bien r\u00e9fl\u00e9chi, i l n\u2019y a qu\u2019un \nmoyen de salut pour elle. \n \n\u2013 Lequel ? moi, je n\u2019en vois plus. \n \n\u2013 \u00c9coutez, ma\u00eetre Pierre, souvenez -vous que vous lui de - vez \nla vie. Je vais vous dire franchement mon id\u00e9e. L\u2019\u00e9glise est \nguett\u00e9e jour et nuit. On n\u2019en laisse sortir que ceux qu\u2019o n y a vus \nentrer. Vous pourrez donc entrer. Vous viendrez. Je vous \nintroduirai pr\u00e8s d\u2019elle. Vous changerez d\u2019habits avec elle. Elle \nprendra votre pourpoint, vous prendrez sa jupe. \n \n\u2013 Cela va bien jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, observa le philosophe. Et puis \n? \n \n\u2013 Et puis ? Elle sortira avec vos habits ; vous resterez avec \nles siens. On vous pendra peut -\u00eatre, mais elle sera sauv\u00e9e. \u00bb \n \nGringoire se gratta l\u2019oreille avec un air tr\u00e8s s\u00e9rieux. \n \n749\u00ab Tiens ! dit -il, voil\u00e0 une id\u00e9e qui ne me serait jamais ve - nue \ntoute seule. \u00bb \n \n\u00c0 la proposition inattendue de dom Claude, la figure ou - verte \net b\u00e9nigne du po\u00e8te s\u2019\u00e9tait brusquement rembrunie, comme un \nriant paysage d\u2019Italie quand il survient un coup de vent \nmalencontreux qui \u00e9crase un nuage sur le soleil. \n \n\u00ab H\u00e9 bien, Gringoire ! que d ites-vous du moyen ? \n \n\u2013 Je dis, mon ma\u00eetre, qu\u2019on ne me pendra pas peut -\u00eatre, \nmais qu\u2019on me pendra indubitablement. \n \n\u2013 Cela ne nous regarde pas. \n \n\u2013 La peste ! dit Gringoire. \n \n\u2013 Elle vous a sauv\u00e9 la vie. C\u2019est une dette que vous payez. \n \n\u2013 Il y en a bien d\u2019 autres que je ne paie pas ! \n \n750\u2013 Ma\u00eetre Pierre, il le faut absolument. \u00bb L\u2019archidiacre parlait \navec empire. \n\u00ab \u00c9coutez, dom Claude, r\u00e9pondit le po\u00e8te tout constern\u00e9. Vous \ntenez \u00e0 cette id\u00e9e et vous avez tort. Je ne vois pas pour - quoi je \nme ferais pendre \u00e0 la place d\u2019un autre. \n \n\u2013 Qu\u2019avez -vous donc tant qui vous attache \u00e0 la vie ? \n \n\u2013 Ah ! mille raisons ! \n \n\u2013 Lesquelles, s\u2019il vous pla\u00eet ? \n \n\u2013 Lesquelles ? L\u2019air, le ciel, le matin, le soir, le clair de lune, \nmes bons amis les truands, nos gorges chaudes avec les \nviloti\u00e8res, les belles architectures de Paris \u00e0 \u00e9tudier, trois gros \nlivres \u00e0 faire, dont un contre l\u2019\u00e9v\u00eaque et ses moulins, que sais - \nje, moi ? Anaxagoras disait qu\u2019il \u00e9tait au monde pour admirer le \nsoleil. Et puis, j\u2019ai le bonheur de passer toutes mes journ\u00e9es du \nmatin au soir avec un homme de g\u00e9nie qui est moi, et c\u2019est fort \nagr\u00e9able. \n \n\u2013 T\u00eate \u00e0 faire un grelot ! grommela l\u2019archidiacre. Eh ! parle, \ncette vie que tu te fais si charmante, qui te l\u2019a conser - v\u00e9e ? \u00c0 \n751qui dois -tu de respirer cet air, de voir ce ciel, et de pouvoir \nencore amuser ton esprit d\u2019alouette de billeves\u00e9es et de folies ? \nSans elle, o\u00f9 serais -tu ? Tu veux donc qu\u2019elle meure, elle par qui \ntu es vivant ? qu\u2019elle meure, cette cr\u00e9ature, belle, douce, \nadorable, n\u00e9cessaire \u00e0 la lumi\u00e8re du monde, plus divine que \nDieu ! tandis que toi, demi -sage et demi -fou, vaine \u00e9bauche de \nquelque chose, esp\u00e8ce de v \u00e9g\u00e9tal qui crois marcher et qui crois \npenser, tu continueras \u00e0 vivre avec la vie que tu lui as vol\u00e9e, \naussi inutile qu\u2019une chandelle en plein midi ? Allons, \n \nun peu de piti\u00e9, Gringoire ! sois g\u00e9n\u00e9reux \u00e0 ton tour. C\u2019est elle \nqui a commenc\u00e9. \u00bb \n \nLe pr\u00eatre \u00e9t ait v\u00e9h\u00e9ment. Gringoire l\u2019\u00e9couta d\u2019abord avec un air \nind\u00e9termin\u00e9, puis il s\u2019attendrit, et finit par faire une gri - mace \ntragique qui fit ressembler sa bl\u00eame figure \u00e0 celle d\u2019un \nnouveau -n\u00e9 qui a la colique. \n \n\u00ab Vous \u00eates path\u00e9tique, dit -il en essuyant une la rme. \u2013 Eh bien ! \nj\u2019y r\u00e9fl\u00e9chirai. \u2013 C\u2019est une dr\u00f4le d\u2019id\u00e9e que vous avez eue l\u00e0. \u2013 \nApr\u00e8s tout, poursuivit -il apr\u00e8s un silence, qui sait ? peut - \u00eatre ne \nme pendront -ils pas. N\u2019\u00e9pouse pas toujours qui fiance. Quand ils \nme trouveront dans cette logette, si gr otesquement affubl\u00e9, en \njupe et en coiffe, peut -\u00eatre \u00e9clateront -ils de rire. \u2013 Et puis, s\u2019ils \nme pendent, eh bien ! la corde, c\u2019est une mort comme une autre, \n752ou, pour mieux dire, ce n\u2019est pas une mort comme une autre. \nC\u2019est une mort digne du sage qui a osc ill\u00e9 toute sa vie, une mort \nqui n\u2019est ni chair ni poisson, comme l\u2019esprit du v\u00e9ritable \nsceptique, une mort tout empreinte de pyr - rhonisme et \nd\u2019h\u00e9sitation, qui tient le milieu entre le ciel et la terre, qui vous \nlaisse en suspens. C\u2019est une mort de philoso phe, et j\u2019y \u00e9tais \npr\u00e9destin\u00e9 peut -\u00eatre. Il est magnifique de mourir comme on a \nv\u00e9cu. \u00bb \n \nLe pr\u00eatre l\u2019interrompit : \u00ab Est -ce convenu ? \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que la mort, \u00e0 tout prendre ? poursuivit Grin - \ngoire avec exaltation. Un mauvais moment, un p\u00e9age, le pas - \nsage de peu de chose \u00e0 rien. Quelqu\u2019un ayant demand\u00e9 \u00e0 Cer - \ncidas, m\u00e9galopolitain, s\u2019il mourrait volontiers : \u00ab Pourquoi non ? \nr\u00e9pondit -il ; car apr\u00e8s ma mort je verrai ces grands hommes, \nPythagoras entre les philosophes, Hecat\u00e6us entre les histo - \nriens, Hom\u00e8 re entre les po\u00e8tes, Olympe entre les musi - ciens. \n\u00bb \u00bb \n \nL\u2019archidiacre lui pr\u00e9senta la main. \u00ab Donc c\u2019est dit ? vous \nviendrez demain. \u00bb \n \nCe geste ramena Gringoire au positif. \n753 \n\u00ab Ah ! ma foi non ! dit -il du ton d\u2019un homme qui se r\u00e9 - veille. \u00catre \npendu ! c\u2019est trop absurde. Je ne veux pas. \n \n\u2013 Adieu alors ! \u00bb Et l\u2019archidiacre ajouta entre ses dents : \n\u00ab Je te retrouverai ! \u00bb \n \n\u00ab Je ne veux pas que ce diable d\u2019homme me retrouve \u00bb, pensa \nGringoire ; et il courut apr\u00e8s dom Claude. \u00ab Tenez, mon - sieur \nl\u2019archidiacre, pas d\u2019humeur entre vieux amis ! Vous vous \nint\u00e9ressez \u00e0 cette fille, \u00e0 ma femme, veux -je dire, c\u2019est bien. \nVous avez im agin\u00e9 un stratag\u00e8me pour la faire sortir sauve de \nNotre -Dame, mais votre moyen est extr\u00eamement d\u00e9sagr\u00e9able \npour moi, Gringoire. \u2013 Si j\u2019en avais un autre, moi ! \u2013 Je vous \npr\u00e9viens qu\u2019il vient de me survenir \u00e0 l\u2019instant une inspiration tr\u00e8s \nlumineuse. \u2013 Si j\u2019avais une id\u00e9e exp\u00e9diente pour la tirer du \nmauvais pas sans compromettre mon cou avec le moindre \nn\u0153ud coulant ? qu\u2019est -ce que vous diriez ? cela ne vous suffi - \nrait-il point ? Est -il absolument n\u00e9cessaire que je sois pendu \npour que vous soyez content ? \u00bb \n \nLe pr\u00eatre arrachait d\u2019impatience les boutons de sa sou - tane. \u00ab \nRuisseau de paroles ! \u2013 Quel est ton moyen ? \n \n754\u2013 Oui, reprit Gringoire se parlant \u00e0 lui -m\u00eame et touchant son \nnez avec son index en signe de m\u00e9ditation, c\u2019est cela ! \u2013 Les \ntruands sont de brave s fils. \u2013 La tribu d\u2019\u00c9gypte l\u2019aime. \u2013 Ils se \nl\u00e8veront au premier mot. \u2013 Rien de plus facile. \u2013 Un coup de \nmain. \u2013 \u00c0 la faveur du d\u00e9sordre, on l\u2019enl\u00e8vera ais\u00e9ment. \u2013 D\u00e8s \ndemain soir\u2026 ils ne demanderont pas mieux. \n \n\u2013 Le moyen ! parle \u00bb, dit le pr\u00eatre en le s ecouant. \n \nGringoire se tourna majestueusement vers lui : \u00ab Laissez - moi \ndonc ! vous voyez bien que je compose. \u00bb Il r\u00e9fl\u00e9chit en - core \nquelques instants. Puis il se mit \u00e0 battre des mains \u00e0 sa pens\u00e9e \nen criant : \u00ab Admirable ! r\u00e9ussite s\u00fbre ! \n \n\u2013 Le moyen ! \u00bb reprit Claude en col\u00e8re. \n \nGringoire \u00e9tait radieux. \n \n\u00ab Venez, que je vous dise cela tout bas. C\u2019est une contre - mine \nvraiment gaillarde et qui nous tire tous d\u2019affaire. Pardieu ! il faut \nconvenir que je ne suis pas un imb\u00e9cile. \u00bb \n \nIl s\u2019interrompit : \u00ab Ah \u00e7\u00e0 ! la petite ch\u00e8vre est -elle avec la fille ? \n755 \n\u2013 Oui. Que le diable t\u2019emporte ! \n \n\u2013 C\u2019est qu\u2019ils l\u2019auraient pendue aussi, n\u2019est -ce pas ? \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela me fait ? \n \n\u2013 Oui, ils l\u2019auraient pendue. Ils ont bien pendu une truie le \nmois pass\u00e9. Le bourrel aime cela. Il mange la b\u00eate apr\u00e8s. \nPendre ma jolie Djali ! Pauvre petit agneau ! \n \n\u2013 Mal\u00e9diction ! s\u2019\u00e9cria dom Claude. Le bourreau, c\u2019est toi. \nQuel moyen de salut as -tu donc trouv\u00e9, dr\u00f4le ? faudra -t-il \nt\u2019accoucher ton id\u00e9e avec le forceps ? \n \n\u2013 Tout beau, ma\u00eetre ! voici. \u00bb \n \nGringoire se pencha \u00e0 l\u2019oreille de l\u2019archidiacre et lui parla tr\u00e8 s \nbas, en jetant un regard inquiet d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre de la rue o\u00f9 il \nne passait pourtant personne. Quand il eut fini, dom Claude lui \nprit la main et lui dit froidement : \u00ab C\u2019est bon. \u00c0 de - main. \n \n756\u2013 \u00c0 demain \u00bb, r\u00e9p\u00e9ta Gringoire. Et tandis que l\u2019archidiacr e \ns\u2019\u00e9loignait d\u2019un c\u00f4t\u00e9, il s\u2019en alla de l\u2019autre en se disant \u00e0 demi - \nvoix : \u00ab Voil\u00e0 une fi\u00e8re affaire, monsieur Pierre Gringoire. \nN\u2019importe. Il n\u2019est pas dit, parce qu\u2019on est petit, qu\u2019on \ns\u2019effraiera d\u2019une grande entreprise. Biton porta un grand tau - \nreau sur ses \u00e9paules ; les hochequeues, les fauvettes et les \ntraquets traversent l\u2019oc\u00e9an. \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n757C H A P I T R E II \n \nFAITES -VOUS TRUAND \n \n \nL\u2019archidiacre, en rentrant au clo\u00eetre, trouva \u00e0 la porte de sa \ncellule son fr\u00e8re Jehan du Moulin qui l\u2019attendait et qui avait \ncharm\u00e9 les enn uis de l\u2019attente en dessinant avec un charbon sur \nle mur un profil de son fr\u00e8re a\u00een\u00e9 enrichi d\u2019un nez d\u00e9mesu - r\u00e9. \n \nDom Claude regarda \u00e0 peine son fr\u00e8re. Il avait d\u2019autres songes. \nCe joyeux visage de vaurien dont le rayonnement avait tant de \nfois rass\u00e9r\u00e9n\u00e9 la sombre physionomie du pr\u00eatre \u00e9tait \nmaintenant impuissant \u00e0 fondre la brume qui s\u2019\u00e9paississait \nchaque jour davantage sur cette \u00e2me corrompue, m\u00e9phitique et \nstagnante. \n \n\u00ab Mon fr\u00e8re, dit timidement Jehan, je viens vous voir. \u00bb \nL\u2019archidiacre ne leva seuleme nt pas les yeux sur lui. \n\u00ab Apr\u00e8s ? \n \n758\u2013 Mon fr\u00e8re, reprit l\u2019hypocrite, vous \u00eates si bon pour moi, et \nvous me donnez de si bons conseils que je reviens toujours \u00e0 \nvous. \n \n\u2013 Ensuite ? \n \n\u2013 H\u00e9las ! mon fr\u00e8re, c\u2019est que vous aviez bien raison quand \nvous me disiez : \u00ab Jehan ! Jehan ! cessat doctorum doc - trina, \ndiscipulorum disciplina. Jehan, soyez sage, Jehan, docte, \nJehan, ne pernoctez pas hors le coll\u00e8ge sans l\u00e9gitime et cong\u00e9 \ndu ma\u00eetre. Ne battez pas les Picards, noli, Joannes, verberare \npicardos. Ne pourrissez p as comme un \u00e2ne illettr\u00e9, quasi asinus \nillitteratus, sur le feurre de l\u2019\u00e9cole. Jehan, laissez -vous punir \u00e0 la \ndiscr\u00e9tion du ma\u00eetre. Jehan, allez tous les soirs \u00e0 la chapelle et \nchantez -y une antienne avec verset et oraison \u00e0 madame la \n \nglorieuse Vierge Ma rie. \u00bb H\u00e9las ! que c\u2019\u00e9taient l\u00e0 de tr\u00e8s excel - \nlents avis ! \n \n\u2013 Et puis ? \n \n\u2013 Mon fr\u00e8re, vous voyez un coupable, un criminel, un mi - \ns\u00e9rable, un libertin, un homme \u00e9norme ! Mon cher fr\u00e8re, Jehan a \n759fait de vos gracieux conseils paille et fumier \u00e0 fouler aux pieds. \nJ\u2019en suis bien ch\u00e2ti\u00e9, et le bon Dieu est extraordinaire - ment \njuste. Tant que j\u2019ai eu de l\u2019argent, j\u2019ai fait ripaille, folie et vie \njoyeuse. Oh ! que la d\u00e9bauche, si charmante de face, est laide et \nrechign\u00e9e par derri\u00e8re ! Maintenant je n\u2019ai plus un blanc, j\u2019ai \nvendu ma nappe, ma chemise et ma touaille, plus de joyeuse vi e \n! la belle chandelle est \u00e9teinte, et je n\u2019ai plus que la vilaine \nm\u00e8che de suif qui me fume dans le nez. Les filles se moquent de \nmoi. Je bois de l\u2019eau. Je suis bourrel\u00e9 de remords et de \ncr\u00e9anciers. \n \n\u2013 Le reste ? dit l\u2019archidiacre. \n \n\u2013 H\u00e9las ! tr\u00e8s cher fr \u00e8re, je voudrais bien me ranger \u00e0 une \nmeilleure vie. Je viens \u00e0 vous, plein de contrition. Je suis p\u00e9ni - \ntent. Je me confesse. Je me frappe la poitrine \u00e0 grands coups \nde poing. Vous avez bien raison de vouloir que je devienne un \njour licenci\u00e9 et sous -monit eur du coll\u00e8ge de Torchi. Voici que je \nme sens \u00e0 pr\u00e9sent une vocation magnifique pour cet \u00e9tat. Mais \nje n\u2019ai plus d\u2019encre, il faut que j\u2019en rach\u00e8te ; je n\u2019ai plus de \nplumes, il faut que j\u2019en rach\u00e8te ; je n\u2019ai plus de papier, je n\u2019ai \nplus de livres, il faut que j\u2019en rach\u00e8te. J\u2019ai grand besoin pour \ncela d\u2019un peu de finance. Et je viens \u00e0 vous, mon fr\u00e8re, le c\u0153ur \nplein de contrition. \n \n760\u2013 Est-ce tout ? \n \n\u2013 Oui, dit l\u2019\u00e9colier. Un peu d\u2019argent. \n \n\u2013 Je n\u2019en ai pas. \u00bb \n \nL\u2019\u00e9colier dit alors d\u2019un air grave et r\u00e9solu en m\u00eame temps : \u00ab \nEh bien, mon fr\u00e8re, je suis f\u00e2ch\u00e9 d\u2019avoir \u00e0 vous dire qu\u2019on me \nfait d\u2019autre part de tr\u00e8s belles offres et propositions. \n \nVous ne voulez pas me donner d\u2019argent ? Non ? \u2013 En ce cas, je \nvais me faire truand. \u00bb \n \nEn pronon\u00e7ant ce mot monstrueu x, il prit une mine d\u2019Ajax, \ns\u2019attendant \u00e0 voir tomber la foudre sur sa t\u00eate. \n \nL\u2019archidiacre lui dit froidement : \n \n\u00ab Faites -vous truand. \u00bb \n \nJehan le salua profond\u00e9ment et redescendit l\u2019escalier du clo\u00eetre \nen sifflant. \n761 \nAu moment o\u00f9 il passait dans la cour d u clo\u00eetre sous la fe - n\u00eatre \nde la cellule de son fr\u00e8re, il entendit cette fen\u00eatre s\u2019ouvrir, leva \nle nez et vit passer par l\u2019ouverture la t\u00eate s\u00e9v\u00e8re de l\u2019archidiacre. \n\u00ab Va-t\u2019en au diable ! disait dom Claude ; voici le dernier argent \nque tu auras de moi. \u00bb \n \nEn m\u00eame temps, le pr\u00eatre jeta \u00e0 Jehan une bourse qui fit \u00e0 \nl\u2019\u00e9colier une grosse bosse au front, et dont Jehan s\u2019en alla \u00e0 la \nfois f\u00e2ch\u00e9 et content, comme un chien qu\u2019on lapiderait avec des \nos \u00e0 moelle. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n762C H A P I T R E III \n \nVIVE LA JOIE ! \n \n \nLe lecteur n\u2019a peut -\u00eatre pas oubli\u00e9 qu\u2019une partie de la Cour des \nMiracles \u00e9tait enclose par l\u2019ancien mur d\u2019enceinte de la ville, \ndont bon nombre de tours commen\u00e7aient d\u00e8s cette \u00e9poque \u00e0 \ntomber en ruine. L\u2019une de ces tours avait \u00e9t\u00e9 conver - tie en lieu \nde plaisir par les truands. Il y avait cabaret dans la salle basse, \net le reste dans les \u00e9tages sup\u00e9rieurs. Cette tour \u00e9tait le point le \nplus vivant et par cons\u00e9quent le plus hideux de la truanderie. \nC\u2019\u00e9tait une sorte de ruche monstrueuse qui y bourdonnait nuit \net jour. La nuit, quand to ut le surplus de la gueuserie dormait, \nquand il n\u2019y avait plus une fen\u00eatre allum\u00e9e sur les fa\u00e7ades \nterreuses de la place, quand on n\u2019entendait plus sortir un cri de \nces innombrables maisonn\u00e9es, de ces fourmi - li\u00e8res de voleurs, \nde filles et d\u2019enfants vol\u00e9s ou b\u00e2tards, on re - connaissait \ntoujours la joyeuse tour au bruit qu\u2019elle faisait, \u00e0 la lumi\u00e8re \n\u00e9carlate qui, rayonnant \u00e0 la fois aux soupiraux, aux fen\u00eatres, \naux fissures des murs l\u00e9zard\u00e9s, s\u2019\u00e9chappait pour ainsi dire de \ntous ses pores. \n \n763La cave \u00e9tait don c le cabaret. On y descendait par une porte \nbasse et par un escalier aussi roide qu\u2019un alexandrin clas - sique. \nSur la porte il y avait en guise d\u2019enseigne un merveilleux \nbarbouillage repr\u00e9sentant des sols neufs et des poulets tu\u00e9s, \navec ce calembour au -dessous : Aux sonneurs pour les tr\u00e9pas - \ns\u00e9s. \n \nUn soir, au moment o\u00f9 le couvre -feu sonnait \u00e0 tous les beffrois \nde Paris, les sergents du guet, s\u2019il leur e\u00fbt \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 d\u2019entrer \ndans la redoutable Cour des Miracles, auraient pu re - marquer \nqu\u2019il se faisait dans la taverne des truands plus de tu - multe \nencore qu\u2019\u00e0 l\u2019ordinaire, qu\u2019on y buvait plus et qu\u2019on y jurait \nmieux. Au dehors, il y avait dans la place force groupes qui \ns\u2019entretenaient \u00e0 voix basse, comme lorsqu\u2019il se trame un grand \ndessein, et \u00e7\u00e0 et l\u00e0 un dr\u00f4 le accroupi qui aiguisait une m\u00e9chante \nlame de fer sur un pav\u00e9. \n \nCependant dans la taverne m\u00eame, le vin et le jeu \u00e9taient une si \npuissante diversion aux id\u00e9es qui occupaient ce soir -l\u00e0 la \ntruanderie, qu\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 difficile de deviner aux propos des bu - \nveurs de quoi il s\u2019agissait. Seulement ils avaient l\u2019air plus gai \nque de coutume, et on leur voyait \u00e0 tous reluire quelque arme \nentre les jambes, une serpe, une cogn\u00e9e, un gros estrama\u00e7on, \nou le croc d\u2019une vieille hacquebute. \n \n764La salle, de forme ronde, \u00e9tai t tr\u00e8s vaste, mais les tables \u00e9taient \nsi press\u00e9es et les buveurs si nombreux, que tout ce que \ncontenait la taverne, hommes, femmes, bancs, cruches \u00e0 bi\u00e8re, \nce qui buvait, ce qui dormait, ce qui jouait, les bien portants, les \n\u00e9clop\u00e9s, semblaient entass\u00e9s p\u00ea le-m\u00eale avec autant d\u2019ordre et \nd\u2019harmonie qu\u2019un tas d\u2019\u00e9cailles d\u2019hu\u00eetres. Il y avait quelques \nsuifs allum\u00e9s sur les tables ; mais le v\u00e9ritable luminaire de la \ntaverne, ce qui remplissait dans le cabaret le r\u00f4le du lustre dans \nune salle d\u2019op\u00e9ra, c\u2019\u00e9tait le feu. Cette cave \u00e9tait si humide qu\u2019on \nn\u2019y laissait jamais \u00e9teindre la chemin\u00e9e, m\u00eame en plein \u00e9t\u00e9 ; une \nchemin\u00e9e immense \u00e0 manteau sculpt\u00e9, toute h\u00e9riss\u00e9e de lourds \nchenets de fer et d\u2019appareils de cuisine, avec un de ces gros \nfeux m\u00eal\u00e9s de bois et de tour be qui, la nuit, dans les rues de \nvillage, font saillir si rouge sur les murs d\u2019en face le spectre des \nfen\u00eatres de forge. Un grand chien, gravement assis dans la \ncendre, tournait devant la braise une broche charg\u00e9e de \nviandes. \n \nQuelle que f\u00fbt la confusion, apr\u00e8s le premier coup d\u2019\u0153il, on \npouvait distinguer dans cette multitude trois groupes princi - \npaux, qui se pressaient autour de trois personnages que le lec - \nteur conna\u00eet d\u00e9j\u00e0. L\u2019un de ces personnages, bizarrement accou - \ntr\u00e9 de maint oripeau oriental, \u00e9ta it Mathias Hungadi Spicali, duc \nd\u2019\u00c9gypte et de Boh\u00eame. Le maraud \u00e9tait assis sur une table, les \njambes crois\u00e9es, le doigt en l\u2019air et faisait d\u2019une voix haute dis - \n765tribution de sa science en magie blanche et noire \u00e0 mainte face \nb\u00e9ante qui l\u2019entourait. \n \nUne autre cohue s\u2019\u00e9paississait autour de notre ancien ami, le \nvaillant roi de Thunes, arm\u00e9 jusqu\u2019aux dents. Clopin Trouille - fou, \nd\u2019un air tr\u00e8s s\u00e9rieux et \u00e0 voix basse, r\u00e9glait le pillage d\u2019une \n\u00e9norme futaille pleine d\u2019armes, largement d\u00e9fonc\u00e9e devant lui, \nd\u2019o\u00f9 se d\u00e9gorgeaient en foule haches, \u00e9p\u00e9es, bassinets, cottes \n \nde mailles, platers, fers de lance et d\u2019archegayes, sagettes et \nviretons, comme pommes et raisins d\u2019une corne d\u2019abondance. \nChacun prenait au tas, qui le morion, qui l\u2019estoc, qui la mis\u00e9ri - \ncord e \u00e0 poign\u00e9e en croix. Les enfants eux -m\u00eames s\u2019armaient, et \nil y avait jusqu\u2019\u00e0 des culs -de-jatte qui, bard\u00e9s et cuirass\u00e9s, \npassaient entre les jambes des buveurs comme de gros scara - \nb\u00e9es. \n \nEnfin un troisi\u00e8me auditoire, le plus bruyant, le plus jovial et le \nplus nombreux, encombrait les bancs et les tables au mi - lieu \ndesquels p\u00e9rorait et jurait une voix en fl\u00fbte qui s\u2019\u00e9chappait de \ndessous une pesante armure compl\u00e8te du casque aux \u00e9pe - \nrons. L\u2019individu qui s\u2019\u00e9tait ainsi viss\u00e9 une panoplie sur le corps \ndisparaissait tellement sous l\u2019habit de guerre qu\u2019on ne voyait \nplus de sa personne qu\u2019un nez effront\u00e9, rouge, retrouss\u00e9, une \nboucle de cheveux blonds, une bouche rose et des yeux hardis. \n766Il avait la ceinture pleine de dagues et de poignards, une \ngrande \u00e9p\u00e9e au f lanc, une arbal\u00e8te rouill\u00e9e \u00e0 sa gauche, et un \nvaste broc de vin devant lui, sans compter \u00e0 sa droite une \n\u00e9paisse fille d\u00e9braill\u00e9e. Toutes les bouches \u00e0 l\u2019entour de lui \nriaient, sacraient et buvaient. \n \nQu\u2019on ajoute vingt groupes secondaires, les filles et les gar\u00e7ons \nde service courant avec des brocs en t\u00eate, les joueurs accroupis \nsur les billes, sur les merelles, sur les d\u00e9s, sur les vachettes, sur le \njeu passionn\u00e9 du tringlet, les querelles dans un coin, les baisers \ndans l\u2019autre, et l\u2019on aura quelque id\u00e9e de cet ensemble, sur \nlequel vacillait la clart\u00e9 d\u2019un grand feu flam - bant qui faisait \ndanser sur les murs du cabaret mille ombres d\u00e9mesur\u00e9es et \ngrotesques. \n \nQuant au bruit, c\u2019\u00e9tait l\u2019int\u00e9rieur d\u2019une cloche en grande vol\u00e9e. \n \nLa l\u00e8chefrite, o\u00f9 p\u00e9tillait une pluie de graisse, emplissait de son \nglapissement continu les intervalles de ces mille dia - logues qui \nse croisaient d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre de la salle. \n \nIl y avait parmi ce vacarme, au fond de la taverne, sur le banc \nint\u00e9rieur de la chemin\u00e9e, un philosophe qui m\u00e9ditait, les pieds \ndans la cendre et l\u2019\u0153il sur les tisons. C\u2019\u00e9tait Pierre Grin - goire. \n767 \n\u00ab Allons, vite ! d\u00e9p\u00eachons, armez -vous ! on se met en marche \ndans une heure ! \u00bb disait Clopin Trouillefou \u00e0 ses argo - tiers. \n \nUne f ille fredonnait : \n \nBonsoir, mon p\u00e8re et ma m\u00e8re ! \nLes derniers couvrent le feu. \n \nDeux joueurs de cartes se disputaient. \u00ab Valet ! criait le plus \nempourpr\u00e9 des deux, en montrant le poing \u00e0 l\u2019autre, je vais te \nmarquer au tr\u00e8fle. Tu pourras remplacer Mistigri dans le jeu de \ncartes de monseigneur le roi. \u00bb \n \n\u00ab Ouf ! hurlait un normand, reconnaissable \u00e0 son accent \nnasillard, on est ici tass\u00e9 comme les saints de Caillouville ! \u00bb \n \n\u00ab Fils, disait \u00e0 son auditoire le duc d\u2019\u00c9gypte parlant en fausset, \nles sorci\u00e8res de F rance vont au sabbat sans balai, ni graisse, ni \nmonture, seulement avec quelques paroles ma - giques. Les \nsorci\u00e8res d\u2019Italie ont toujours un bouc qui les attend \u00e0 leur \nporte. Toutes sont tenues de sortir par la chemin\u00e9e. \u00bb \n \n768La voix du jeune dr\u00f4le arm\u00e9 de pi ed en cap dominait le \nbrouhaha. \n \n\u00ab No\u00ebl ! No\u00ebl ! criait -il. Mes premi\u00e8re armes aujourd\u2019hui ! Truand ! \nje suis truand, ventre de Christ ! versez -moi \u00e0 boire ! \n\u2013 Mes amis, je m\u2019appelle Jehan Frollo du Moulin, et je suis \ngen- tilhomme. Je suis d\u2019avis que, si Dieu \u00e9tait gendarme, il se \nferait pillard. Fr\u00e8res, nous allons faire une belle exp\u00e9dition. Nous \nsommes des vaillants. Assi\u00e9ger l\u2019\u00e9glise, enfoncer les portes, en \ntirer la belle fille, la sauver des juges, la sauver des pr\u00eatres, \nd\u00e9manteler le clo\u00eetre, br\u00fbler l\u2019\u00e9v\u00eaque dans l\u2019\u00e9v\u00each\u00e9, nous ferons \ncela en moins de temps qu\u2019il n\u2019en faut \u00e0 un bourgmestre pour \nmanger une cuiller\u00e9e de soupe. Notre cause est juste, nous \npillerons Notre -Dame, et tout sera dit. Nous pendrons Quasi - \nmodo. Connaissez -vous Quasimodo, mesda moiselles ? L\u2019avez - \nvous vu s\u2019essouffler sur le bourdon un jour de grande Pente - \nc\u00f4te ? Corne du P\u00e8re ! c\u2019est tr\u00e8s beau ! on dirait un diable \u00e0 \ncheval sur une gueule. \u2013 Mes amis, \u00e9coutez -moi, je suis truand \n \nau fond du c\u0153ur, je suis argotier dans l\u2019\u00e2me, je suis n\u00e9 cagou. \nJ\u2019ai \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s riche, et j\u2019ai mang\u00e9 mon bien. Ma m\u00e8re voulait me \nfaire officier, mon p\u00e8re sous -diacre, ma tante conseiller aux \nenqu\u00eates, ma grand -m\u00e8re protonotaire du roi, ma grand -tante \ntr\u00e9sorier de robe courte. Moi, je me suis fait truan d. J\u2019ai dit cela \n\u00e0 mon p\u00e8re qui m\u2019a crach\u00e9 sa mal\u00e9diction au visage, \u00e0 ma \n769m\u00e8re qui s\u2019est mise, la vieille dame, \u00e0 pleurer et \u00e0 baver comme \ncette b\u00fbche sur ce chenet. Vive la joie ! je suis un vrai Bic\u00eatre ! \nTaverni\u00e8re ma mie, d\u2019autre vin ! j\u2019ai encore de quoi payer. Je ne \nveux plus de vin de Suresnes. Il me chagrine le gosier. \nJ\u2019aimerais autant, corb\u0153uf ! me gargariser d\u2019un pa - nier ! \u00bb \n \nCependant la cohue applaudissait avec des \u00e9clats de rire et, \nvoyant que le tumulte redoublait autour de lui, l\u2019\u00e9colier s\u2019\u00e9cria : \u00ab \nOh ! le beau bruit ! Populi debacchantis populosa debacchatio ! \n\u00bb Alors il se mit \u00e0 chanter, l\u2019\u0153il comme noy\u00e9 dans l\u2019extase, du \nton d\u2019un chanoine qui entonne v\u00eapres : \u00ab \u2013 Qu\u00e6 cantica ! qu\u00e6 \norgana ! qu\u00e6 cantilen\u00e6 ! qu\u00e6 melodi\u00e6 hic sine fine \ndeca ntantur ! sonant melliflua hymnorum organa, suavis - sima \nangelorum melodia, cantica canticorum mira ! \u00bb Il s\u2019interrompit : \n\u00ab Buveti\u00e8re du diable, donne -moi \u00e0 souper. \u00bb \n \nIl y eut un moment de quasi -silence pendant lequel s\u2019\u00e9leva \u00e0 \nson tour la voix aigre du duc d\u2019\u00c9gypte, enseignant ses boh\u00e9 - \nmiens\u2026 \u00ab La belette s\u2019appelle Aduine, le renard Pied -Bleu ou le \nCoureur -des-Bois, le loup Pied -Gris ou Pied -Dor\u00e9, l\u2019ours le Vieux \nou le Grand -P\u00e8re. \u2013 Le bonnet d\u2019un gnome rend invisible, et fait \nvoir les choses invisible s. \u2013 Tout crapaud qu\u2019on baptise doit \u00eatre \nv\u00eatu de velours rouge ou noir, une sonnette au cou, une \nsonnette aux pieds. Le parrain tient la t\u00eate, la marraine le \n770derri\u00e8re. \u2013 C\u2019est le d\u00e9mon Sidragasum qui a le pouvoir de faire \ndanser les filles toutes nues. \n \n\u2013 Par la messe ! interrompit Jehan, je voudrais \u00eatre le d\u00e9 - \nmon Sidragasum. \u00bb \n \nCependant les truands continuaient de s\u2019armer en chucho - tant \n\u00e0 l\u2019autre bout du cabaret. \n \n\u00ab Cette pauvre Esmeralda ! disait un boh\u00e9mien. C\u2019est notre \ns\u0153ur. \u2013 Il faut la tirer de l\u00e0. \n \n\u2013 Est-elle donc toujours \u00e0 Notre -Dame ? reprenait un mar - \ncandier \u00e0 mine de juif. \n \n\u2013 Oui, pardieu ! \n \n\u2013 Eh bien ! camarades, s\u2019\u00e9cria le marcandier, \u00e0 Notre - Dame \n! D\u2019autant mieux qu\u2019il y a \u00e0 la chapelle des saints F\u00e9r\u00e9ol et \nFerrution deux statues, l\u2019 une de saint Jean -Baptiste, l\u2019autre de \nsaint Antoine, toutes d\u2019or, pesant ensemble dix -sept marcs d\u2019or \net quinze estellins, et les sous -pieds d\u2019argent dor\u00e9 dix -sept \nmarcs cinq onces. Je sais cela. Je suis orf\u00e8vre. \u00bb \n771 \nIci on servit \u00e0 Jehan son souper. Il s\u2019 \u00e9cria, en s\u2019\u00e9talant sur la \ngorge de la fille sa voisine : \n \n\u00ab Par saint Voult -de-Lucques, que le peuple appelle saint \nGoguelu, je suis parfaitement heureux. J\u2019ai l\u00e0 devant moi un \nimb\u00e9cile qui me regarde avec la mine glabre d\u2019un archiduc. En \nvoici un \u00e0 ma ga uche qui a les dents si longues qu\u2019elles lui ca - \nchent le menton. Et puis je suis comme le mar\u00e9chal de Gi\u00e9 au \nsi\u00e8ge de Pontoise, j\u2019ai ma droite appuy\u00e9e \u00e0 un mamelon. \u2013 \nVentre -Mahom ! camarade ! tu as l\u2019air d\u2019un marchand d\u2019esteufs, \net tu viens t\u2019asseoir aup r\u00e8s de moi ! Je suis noble, l\u2019ami. La \nmarchandise est incompatible avec la noblesse ! Va -t\u2019en de l\u00e0. \n\u2013 Hol\u00e0h\u00e9e ! vous autres ! ne vous battez pas ! Comment, \nBap- tiste Croque -Oison, toi qui as un si beau nez, tu vas le \nrisquer contre les gros poings de ce butor ! Imb\u00e9cile ! Non \ncuiquam datum est habere nasum. \u2013 Tu es vraiment divine, \nJacqueline Ronge -Oreille ! c\u2019est dommage que tu n\u2019aies pas de \ncheveux. \u2013 Hol\u00e0 ! je m\u2019appelle Jehan Frollo, et mon fr\u00e8re est \narchidiacre. Que le diable l\u2019emporte ! Tout ce que j e vous dis est \nla v\u00e9rit\u00e9. En me faisant truand, j\u2019ai renonc\u00e9 de gaiet\u00e9 de c\u0153ur \u00e0 \nla moiti\u00e9 d\u2019une maison situ\u00e9e dans le paradis que mon fr\u00e8re \nm\u2019avait promise. Dimidiam domum in paradiso. Je cite le texte. \nJ\u2019ai un fief rue Tirechappe, et toutes les femmes so nt \namoureuses de moi, aussi vrai qu\u2019il est vrai que saint \u00c9loy \u00e9tait \n772un excellent orf\u00e8vre, et que les cinq m\u00e9tiers de la bonne ville de \nParis sont les tanneurs, les m\u00e9gissiers, les baudroyeurs, les \nboursiers et les sueurs, et que saint Laurent a \u00e9t\u00e9 br\u00fbl\u00e9 avec des \ncoquilles d\u2019\u0153ufs. Je vous jure, camarades, \n \nQue je ne beuvrai de piment Devant un an, si je cy ment ! \n \nMa charmante, il fait clair de lune, regarde donc l\u00e0 -bas par le \nsoupirail comme le vent chiffonne les nuages ! Ainsi je fais ta \ngorgerette. \u2013 Les filles ! mouchez les enfants et les chandelles. \n\u2013 Christ et Mahom ! qu\u2019est -ce que je mange l\u00e0, Jupiter ! Oh\u00e9 \n! la matrulle ! les cheveux qu\u2019on ne trouve pas sur la t\u00eate de tes \nribaudes, on les retrouve dans tes omelettes. La vieille ! j\u2019aime \nles omelett es chauves. Que le diable te fasse camuse ! \u2013 Belle \nh\u00f4tellerie de Belz\u00e9buth o\u00f9 les ribaudes se peignent avec les \nfourchettes ! \u00bb \n \nCela dit, il brisa son assiette sur le pav\u00e9 et se mit \u00e0 chan - ter \u00e0 \ntue-t\u00eate : \n \nEt je n\u2019ai, moi, Par la sang -Dieu ! \nNi foi, ni loi, Ni feu, ni lieu, Ni roi, \nNi Dieu ! \n773 \nCependant, Clopin Trouillefou avait fini sa distribution d\u2019armes. \nIl s\u2019approcha de Gringoire qui paraissait plong\u00e9 dans une \nprofonde r\u00eaverie, les pieds sur un chenet. \n \n\u00ab L\u2019ami Pierre, dit le roi de Thunes, \u00e0 quoi diable penses - tu ? \u00bb \n \nGringoire se retourna vers lui avec un sourire m\u00e9lanco - lique : \n \n\u00ab J\u2019aime le feu, mon cher seigneur. Non par la raison tri - viale \nque le feu r\u00e9chauffe nos pieds ou cuit notre soupe, mais p arce \nqu\u2019il a des \u00e9tincelles. Quelquefois je passe des heures \u00e0 regarder \nles \u00e9tincelles. Je d\u00e9couvre mille choses dans ces \u00e9toiles qui \nsaupoudrent le fond noir de l\u2019\u00e2tre. Ces \u00e9toiles -l\u00e0 aussi sont des \nmondes. \n \n\u2013 Tonnerre si je te comprends ! dit le truand. Sais-tu \nquelle heure il est ? \n \n\u2013 Je ne sais pas \u00bb, r\u00e9pondit Gringoire. \n \nClopin s\u2019approcha alors du duc d\u2019\u00c9gypte. \n774 \n\u00ab Camarade Mathias, le quart d\u2019heure n\u2019est pas bon. On dit le roi \nLouis onzi\u00e8me \u00e0 Paris. \n \n\u2013 Raison de plus pour lui tirer notre s\u0153ur des grif fes, r\u00e9 - \npondit le vieux boh\u00e9mien. \n \n\u2013 Tu parles en homme, Mathias, dit le roi de Thunes. \nD\u2019ailleurs nous ferons lestement. Pas de r\u00e9sistance \u00e0 craindre \ndans l\u2019\u00e9glise. Les chanoines sont des li\u00e8vres, et nous sommes en \nforce. Les gens du parlement seront bie n attrap\u00e9s demain \nquand ils viendront la chercher ! Boyaux du pape ! je ne veux \npas qu\u2019on pende la jolie fille ! \u00bb \n \nClopin sortit du cabaret. \n \nPendant ce temps -l\u00e0, Jehan s\u2019\u00e9criait d\u2019une voix enrou\u00e9e : \n\u00ab Je bois, je mange, je suis ivre, je suis Jupiter ! \u2013 Eh ! Pierre \nl\u2019Assommeur, si tu me regardes encore comme cela, je vais \nt\u2019\u00e9pousseter le nez avec des chiquenaudes. \u00bb \n \nDe son c\u00f4t\u00e9 Gringoire, arrach\u00e9 de ses m\u00e9ditations, s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 \nconsid\u00e9rer la sc\u00e8ne fougueuse et criarde qui l\u2019environnait en \n775murmurant ent re ses dents : \u00ab Luxuriosa res vinum et tu - \nmultuosa ebrietas. H\u00e9las ! que j\u2019ai bien raison de ne pas boire, \net que saint Beno\u00eet dit excellemment : Vinum apostatare facit \netiam sapientes. \u00bb \n \nEn ce moment Clopin rentra et cria d\u2019une voix de ton - nerre : \u00ab \nMinuit ! \u00bb \n \n\u00c0 ce mot, qui fit l\u2019effet du boute -selle sur un r\u00e9giment en halte, \ntous les truands, hommes, femmes, enfants, se pr\u00e9cipi - t\u00e8rent \nen foule hors de la taverne avec un grand bruit d\u2019armes et de \nferrailles. \n \nLa lune s\u2019\u00e9tait voil\u00e9e. La Cour des Miracles \u00e9tait tout \u00e0 fait \nobscure. Il n\u2019y avait pas une lumi\u00e8re. Elle \u00e9tait pourtant loin \n \nd\u2019\u00eatre d\u00e9serte. On y distinguait une foule d\u2019hommes et de \nfemmes qui se parlaient bas. On les entendait bourdonner, et \nl\u2019on voyait reluire toutes sortes d\u2019armes dans les t\u00e9n\u00e8bres. Clo - \npin monta sur une grosse pierre. \n \n\u00ab \u00c0 vos rangs, l\u2019Argot ! cria -t-il. \u00c0 vos rangs, l\u2019\u00c9gypte ! \u00c0 vos \nrangs, Galil\u00e9e ! \u00bb \n776 \nUn mouvement se fit dans l\u2019ombre. L\u2019immense multitude parut \nse former en colon ne. Apr\u00e8s quelques minutes, le roi de Thunes \n\u00e9leva encore la voix : \u00ab Maintenant, silence pour tra - verser Paris \n! Le mot de passe est : Petite flambe en bague - naud ! On \nn\u2019allumera les torches qu\u2019\u00e0 Notre -Dame ! En marche ! \u00bb \n \nDix minutes apr\u00e8s, les cava liers du guet s\u2019enfuyaient \n\u00e9pouvant\u00e9s devant une longue procession d\u2019hommes noirs et \nsilencieux qui descendait vers le Pont -au-Change, \u00e0 travers les \nrues tortueuses qui percent en tous sens le massif quartier des \nHalles. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n777C H A P I T R E IV \n \nUN MALADROIT AMI \n \n \nCette m\u00eam e nuit, Quasimodo ne dormait pas. Il venait de faire \nsa derni\u00e8re ronde dans l\u2019\u00e9glise. Il n\u2019avait pas remarqu\u00e9, au \nmoment o\u00f9 il en fermait les portes, que l\u2019archidiacre \u00e9tait pass\u00e9 \npr\u00e8s de lui et avait t\u00e9moign\u00e9 quelque humeur en le voyant ver - \nrouiller et c adenasser avec soin l\u2019\u00e9norme armature de fer qui \ndonnait \u00e0 leurs larges battants la solidit\u00e9 d\u2019une muraille. Dom \nClaude avait l\u2019air encore plus pr\u00e9occup\u00e9 qu\u2019\u00e0 l\u2019ordinaire. Du \nreste, depuis l\u2019aventure nocturne de la cellule, il maltraitait \nconstamment Quasi modo ; mais il avait beau le rudoyer, le \nfrapper m\u00eame quelquefois, rien n\u2019\u00e9branlait la soumission, la \npatience, la r\u00e9signation d\u00e9vou\u00e9e du fid\u00e8le sonneur. De la part \nde l\u2019archidiacre il souffrait tout, injures, menaces, coups, sans \nmurmurer un reproche, san s pousser une plainte. Tout au plus le \nsuivait -il des yeux avec inqui\u00e9tude quand dom Claude mon - tait \nl\u2019escalier de la tour, mais l\u2019archidiacre s\u2019\u00e9tait de lui -m\u00eame \nabstenu de repara\u00eetre aux yeux de l\u2019\u00e9gyptienne. \n \nCette nuit -l\u00e0 donc, Quasimodo, apr\u00e8s avoir donn\u00e9 un coup d\u2019\u0153il \n\u00e0 ses pauvres cloches si d\u00e9laiss\u00e9es, \u00e0 Jacqueline, \u00e0 Marie, \u00e0 \n778Thibauld, \u00e9tait mont\u00e9 jusque sur le sommet de la tour sep - \ntentrionale, et l\u00e0, posant sur les plombs sa lanterne sourde bien \nferm\u00e9e, il s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 regarder Paris. La nuit, nous l\u2019avons d\u00e9j\u00e0 \ndit, \u00e9tait fort obscure. Paris, qui n\u2019\u00e9tait, pour ainsi dire, pas \n\u00e9clair\u00e9 \u00e0 cette \u00e9poque, pr\u00e9sentait \u00e0 l\u2019\u0153il un amas confus de \nmasses noires, coup\u00e9 \u00e7\u00e0 et l\u00e0 par la courbe blanch\u00e2tre de la \nSeine. Quasimodo n\u2019y voyait plus de lumi\u00e8re qu\u2019\u00e0 une fen\u00eatre \nd\u2019un \u00e9difice \u00e9loign\u00e9 dont le vague et sombre profil se dessinait \nbien au -dessus des toits, du c\u00f4t\u00e9 de la porte Saint -Antoine. L\u00e0 \naussi il y avait quelqu\u2019un qui veillait. \n \nTout en laissant flotter dans cet horizon de brume et de nuit son \nunique regard, le sonneur sentait au dedans de lui - m\u00eame une \ninexprimable inqui\u00e9tude. Depuis plusieurs jours il \u00e9tait sur ses \ngardes. Il voyait sans cesse r\u00f4der autour de \n \nl\u2019\u00e9glise des hommes \u00e0 mine sinistre qui ne quittaient pas des \nyeux l\u2019asile de la jeune fil le. Il songeait qu\u2019il se tramait peut - \u00eatre \nquelque complot contre la malheureuse r\u00e9fugi\u00e9e. Il se figu - rait \nqu\u2019il y avait une haine populaire sur elle comme il y en avait une \nsur lui, et qu\u2019il se pourrait bien qu\u2019il arriv\u00e2t bient\u00f4t quelque \nchose. Aussi se tenait -il sur son clocher, aux aguets, r\u00eavant dans \nson r\u00eavoir, comme dit Rabelais, l\u2019\u0153il tour \u00e0 tour sur la cellule et \nsur Paris, faisant s\u00fbre garde, comme un bon chien, avec mille \nd\u00e9fiances dans l\u2019esprit. \n779 \nTout \u00e0 coup, tandis qu\u2019il scrutait la grande vi lle de cet \u0153il que la \nnature, par une sorte de compensation, avait fait si per - \u00e7ant \nqu\u2019il pouvait presque suppl\u00e9er aux autres organes qui \nmanquaient \u00e0 Quasimodo, il lui parut que la silhouette du quai \nde la Vieille -Pelleterie avait quelque chose de singul ier, qu\u2019il y \navait un mouvement sur ce point, que la ligne du parapet d\u00e9ta - \nch\u00e9e en noir sur la blancheur de l\u2019eau n\u2019\u00e9tait pas droite et tran - \nquille semblablement \u00e0 celle des autres quais, mais qu\u2019elle on - \ndulait au regard comme les vagues d\u2019un fleuve ou comme les \nt\u00eates d\u2019une foule en marche. \n \nCela lui parut \u00e9trange. Il redoubla d\u2019attention. Le mouve - ment \nsemblait venir vers la Cit\u00e9. Aucune lumi\u00e8re d\u2019ailleurs. Il dura \nquelque temps sur le quai, puis il s\u2019\u00e9coula peu \u00e0 peu, comme si \nce qui passait entrait d ans l\u2019int\u00e9rieur de l\u2019\u00eele, puis il cessa tout \u00e0 \nfait, et la ligne du quai redevint droite et immobile. \n \nAu moment o\u00f9 Quasimodo s\u2019\u00e9puisait en conjectures, il lui \nsembla que le mouvement reparaissait dans la rue du Parvis qui \nse prolonge dans la Cit\u00e9 perpendiculairement \u00e0 la fa\u00e7ade de \nNotre -Dame. Enfin, si \u00e9paisse que f\u00fbt l\u2019obscurit\u00e9, il vit une t\u00eate \nde colonn e d\u00e9boucher par cette rue et en un instant se r\u00e9 - \npandre dans la place une foule dont on ne pouvait rien distin - \nguer dans les t\u00e9n\u00e8bres sinon que c\u2019\u00e9tait une foule. \n780 \nCe spectacle avait sa terreur. Il est probable que cette \nprocession singuli\u00e8re, qui sembla it si int\u00e9ress\u00e9e \u00e0 se d\u00e9rober \nsous une profonde obscurit\u00e9, ne gardait pas un silence moins \nprofond. Cependant un bruit quelconque devait s\u2019en \u00e9chapper, \nne f\u00fbt -ce qu\u2019un pi\u00e9tinement. Mais ce bruit n\u2019arrivait m\u00eame pas \u00e0 \nnotre sourd, et cette grande multitude, dont il voyait \u00e0 peine \nquelque chose et dont il n\u2019entendait rien, s\u2019agitant et marchant \n \nn\u00e9anmoins si pr\u00e8s de lui, lui faisait l\u2019effet d\u2019une cohue de morts, \nmuette, impalpable, perdue dans une fum\u00e9e. Il lui semblait voir \ns\u2019avancer vers lui un brouillard plein d\u2019hommes, voir remuer des \nombres dans l\u2019ombre. \n \nAlors ses craintes lui revinrent, l\u2019id\u00e9e d\u2019une tentative contre \nl\u2019\u00e9gyptienne se repr\u00e9senta \u00e0 son esprit. Il sentit confu - s\u00e9ment \nqu\u2019il approchait d\u2019une situation violente. En ce moment critique, \nil tint conseil en lui -m\u00eame avec un raisonnement meil - leur et \nplus prompt qu\u2019on ne l\u2019e\u00fbt attendu d\u2019un cerveau si mal organis\u00e9. \nDevait -il \u00e9veiller l\u2019\u00e9gyptienne ? la faire \u00e9vader ? Par o\u00f9 ? les rues \n\u00e9taient investies, l\u2019\u00e9glise \u00e9tait accul\u00e9e \u00e0 la rivi\u00e8re. Pas de ba teau \n! pas d\u2019issue ! \u2013 Il n\u2019y avait qu\u2019un parti, se faire tuer au seuil de \nNotre -Dame, r\u00e9sister du moins jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il v\u00eent un secours, \ns\u2019il en devait venir, et ne pas troubler le som - meil de la \nEsmeralda. La malheureuse serait toujours \u00e9veill\u00e9e assez t\u00f4t \n781pour mourir. Cette r\u00e9solution une fois arr\u00eat\u00e9e, il se mit \u00e0 \nexaminer l\u2019ennemi avec plus de tranquillit\u00e9. \n \nLa foule semblait grossir \u00e0 chaque instant dans le Parvis. \nSeulement il pr\u00e9suma qu\u2019elle ne devait faire que fort peu de \nbruit, puisque les fen\u00eatre s des rues et de la place restaient fer - \nm\u00e9es. Tout \u00e0 coup une lumi\u00e8re brilla, et en un instant sept ou \nhuit torches allum\u00e9es se promen\u00e8rent sur les t\u00eates, en se - \ncouant dans l\u2019ombre leurs touffes de flammes. Quasimodo vit \nalors distinctement moutonner dan s le Parvis un effrayant trou - \npeau d\u2019hommes et de femmes en haillons, arm\u00e9s de faulx, de \npiques, de serpes, de pertuisanes dont les mille pointes \u00e9tince - \nlaient. \u00c7\u00e0 et l\u00e0, des fourches noires faisaient des cornes \u00e0 ces \nfaces hideuses. Il se ressouvint vag uement de cette populace, \net crut reconna\u00eetre toutes les t\u00eates qui l\u2019avaient, quelques mois \nauparavant, salu\u00e9 pape des fous. Un homme qui tenait une \ntorche d\u2019une main et une boullaye de l\u2019autre monta sur une \nborne et parut haranguer. En m\u00eame temps l\u2019\u00e9trang e arm\u00e9e fit \nquelques \u00e9volutions comme si elle prenait poste autour de \nl\u2019\u00e9glise. Quasimodo ramassa sa lanterne et descendit sur la \nplate -forme d\u2019entre les tours pour voir de plus pr\u00e8s et aviser aux \nmoyens de d\u00e9fense. \n \n782Clopin Trouillefou, arriv\u00e9 devant le ha ut portail de Notre - Dame, \navait en effet rang\u00e9 sa troupe en bataille. Quoiqu\u2019il ne s\u2019attend\u00eet \n\u00e0 aucune r\u00e9sistance, il voulait, en g\u00e9n\u00e9ral prudent, \n \nconserver un ordre qui lui perm\u00eet de faire front au besoin contre \nune attaque subite du guet ou des onze -vingts. Il avait donc \n\u00e9chelonn\u00e9 sa brigade de telle fa\u00e7on que, vue de haut et de loin, \nvous eussiez dit le triangle romain de la bataille d\u2019Ecnome, la \nt\u00eate-de-porc d\u2019Alexandre, ou le fameux coin de Gustave - \nAdolphe. La base de ce triangle s\u2019appuyait au fond de la place, \nde mani\u00e8re \u00e0 barrer la rue du Parvis ; un des c\u00f4t\u00e9s regardait \nl\u2019H\u00f4tel -Dieu, l\u2019autre la rue Saint -Pierre -aux-B\u0153ufs. Clopin \nTrouillefou s\u2019\u00e9tait plac\u00e9 au sommet, avec le duc d\u2019\u00c9gypte, notre \nami Jehan, et les sabouleux les plus hardis. \n \nCe n\u2019\u00e9tai t point chose tr\u00e8s rare dans les villes du moyen \u00e2ge \nqu\u2019une entreprise comme celle que les truands tentaient en ce \nmoment sur Notre -Dame. Ce que nous nommons aujourd\u2019hui \npolice n\u2019existait pas alors. Dans les cit\u00e9s populeuses, dans les \ncapitales surtout, pa s de pouvoir central, un, r\u00e9gulateur. La \nf\u00e9odalit\u00e9 avait construit ces grandes communes d\u2019une fa\u00e7on \nbizarre. Une cit\u00e9 \u00e9tait un assemblage de mille seigneuries qui la \ndivisaient en compartiments de toutes formes et de toutes \ngrandeurs. De l\u00e0 mille polices c ontradictoires, c\u2019est -\u00e0-dire pas \nde police. \u00c0 Paris, par exemple, ind\u00e9pendamment des cent qua - \n783rante et un seigneurs pr\u00e9tendant censive, il y en avait vingt - \ncinq pr\u00e9tendant justice et censive, depuis l\u2019\u00e9v\u00eaque de Paris, qui \navait cent cinq rues, jusqu\u2019au p rieur de Notre -Dame -des- \nChamps, qui en avait quatre. Tous ces justiciers f\u00e9odaux ne \nreconnaissaient que nominalement l\u2019autorit\u00e9 suzeraine du roi. \nTous avaient droit de voirie. Tous \u00e9taient chez eux. Louis XI, cet \ninfatigable ouvrier qui a si largement com menc\u00e9 la d\u00e9moli - tion \nde l\u2019\u00e9difice f\u00e9odal, continu\u00e9e par Richelieu et Louis XIV au profit \nde la royaut\u00e9, et achev\u00e9e par Mirabeau au profit du peuple, \nLouis XI avait bien essay\u00e9 de crever ce r\u00e9seau de sei - gneuries \nqui recouvrait Paris, en jetant violemment tout au tra - vers deux \nou trois ordonnances de police g\u00e9n\u00e9rale. Ainsi, en 1465, ordre \naux habitants, la nuit venue, d\u2019illuminer de chan - delles leurs \ncrois\u00e9es, et d\u2019enfermer leurs chiens, sous peine de la hart ; \nm\u00eame ann\u00e9e, ordre de fermer le soir les rue s avec des cha\u00eenes \nde fer, et d\u00e9fense de porter dagues ou armes offen - sives la nuit \ndans les rues. Mais, en peu de temps, tous ces es - sais de \nl\u00e9gislation communale tomb\u00e8rent en d\u00e9su\u00e9tude. Les bourgeois \nlaiss\u00e8rent le vent \u00e9teindre leurs chandelles \u00e0 leurs fen\u00eatres, et \nleurs chiens errer ; les cha\u00eenes de fer ne se tendi - rent qu\u2019en \u00e9tat \nde si\u00e8ge ; la d\u00e9fense de porter dagues n\u2019amena \n \nd\u2019autres changements que le nom de la rue Coupe -Gueule au \nnom de rue Coupe -Gorge, ce qui est un progr\u00e8s \u00e9vident. Le vieil \n\u00e9chafaudage des juridictions f\u00e9odales resta debout ; im - mense \nentassement de bailliages et de seigneuries se croisant sur la \n784ville, se g\u00eanant, s\u2019enchev\u00eatrant, s\u2019emmaillant de travers, \ns\u2019\u00e9chancrant les uns les autres ; inutile taillis de guets, de sous -\nguet s et de contre -guets, \u00e0 travers lequel passaient \u00e0 main \narm\u00e9e le brigandage, la rapine et la s\u00e9dition. Ce n\u2019\u00e9tait donc \npas, dans ce d\u00e9sordre, un \u00e9v\u00e9nement inou\u00ef que ces coups de \nmain d\u2019une partie de la populace sur un palais, sur un h\u00f4tel, sur \nune maison, dans les quartiers les plus peupl\u00e9s. Dans la plupart \ndes cas, les voisins ne se m\u00ealaient de l\u2019affaire que si le pillage \narrivait jusque chez eux. Ils se bouchaient les oreilles \u00e0 la \nmousquetade, fermaient leurs volets, barricadaient leurs portes, \nlaissaien t le d\u00e9bat se vider avec ou sans le guet, et le lendemain \non se disait dans Paris : \u00ab Cette nuit, \u00c9tienne Bar - bette a \u00e9t\u00e9 \nforc\u00e9. \u00bb \u00ab Le mar\u00e9chal de Clermont a \u00e9t\u00e9 pris au corps \u00bb, etc. \u2013 \nAussi, non seulement les habitations royales, le Louvre, le Palais, \nla Bastille, les Tournelles, mais les r\u00e9sidences simplement \nseigneuriales, le Petit -Bourbon, l\u2019H\u00f4tel de Sens, l\u2019H\u00f4tel \nd\u2019Angoul\u00eame, etc., avaient leurs cr\u00e9neaux aux murs et leurs \nm\u00e2chicoulis au -dessus des portes. Les \u00e9glises se gar - daient par \nleur saintet\u00e9 . Quelques -unes pourtant, du nombre desquelles \nn\u2019\u00e9tait pas Notre -Dame, \u00e9taient fortifi\u00e9es. L\u2019abb\u00e9 de Saint -\nGermain -des-Pr\u00e9s \u00e9tait cr\u00e9nel\u00e9 comme un baron, et il y avait \nchez lui encore plus de cuivre d\u00e9pens\u00e9 en bombardes qu\u2019en \ncloches. On voyait encore sa f orteresse en 1610. Au - jourd\u2019hui il \nreste \u00e0 peine son \u00e9glise. \n \nRevenons \u00e0 Notre -Dame. \n785 \nQuand les premi\u00e8res dispositions furent termin\u00e9es, et nous \ndevons dire \u00e0 l\u2019honneur de la discipline truande que les ordres \nde Clopin furent ex\u00e9cut\u00e9s en silence et avec u ne admirable pr\u00e9 - \ncision, le digne chef de la bande monta sur le parapet du Parvis \net \u00e9leva sa voix rauque et bourrue, se tenant tourn\u00e9 vers Notre -\nDame et agitant sa torche dont la lumi\u00e8re, tourment\u00e9e par le \nvent et voil\u00e9e \u00e0 tout moment de sa propre fum\u00e9e, faisait \npara\u00eetre et dispara\u00eetre aux yeux la rouge\u00e2tre fa\u00e7ade de l\u2019\u00e9glise. \n \n\u00ab \u00c0 toi, Louis de Beaumont, \u00e9v\u00eaque de Paris, conseiller en la \ncour de parlement, moi Clopin Trouillefou, roi de Thunes, \n \ngrand co\u00ebsre, prince de l\u2019argot, \u00e9v\u00eaque des fous, je dis : \n\u00ab Notre s\u0153ur, faussement condamn\u00e9e pour magie, s\u2019est r\u00e9fu - \ngi\u00e9e dans ton \u00e9glise ; tu lui dois asile et sauvegarde ; or la cour \nde parlement l\u2019y veut reprendre, et tu y consens ; si bien qu\u2019on la \npendrait demain en Gr\u00e8ve si Dieu et les truands n\u2019\u00e9taient pa s l\u00e0. \nDonc nous venons \u00e0 toi, \u00e9v\u00eaque. Si ton \u00e9glise est sacr\u00e9e, notre \ns\u0153ur l\u2019est aussi ; si notre s\u0153ur n\u2019est pas sacr\u00e9e, ton \u00e9glise ne \nl\u2019est pas non plus. C\u2019est pourquoi nous te sommons de nous \nrendre la fille si tu veux sauver ton \u00e9glise, ou que nous \nreprendrons la fille et que nous pillerons l\u2019\u00e9glise. Ce qui sera \nbien. En foi de quoi, je plante cy ma banni\u00e8re, et Dieu te soit en \ngarde, \u00e9v\u00eaque de Paris ! \u00bb \n786 \nQuasimodo malheureusement ne put entendre ces paroles \nprononc\u00e9es avec une sorte de majest\u00e9 sombre et sauvage. Un \ntruand pr\u00e9senta sa banni\u00e8re \u00e0 Clopin, qui la planta solennelle - \nment entre deux pav\u00e9s. C\u2019\u00e9tait une fourche aux dents de la - \nquelle pendait, saignant, un quartier de charogne. \n \nCela fait, le roi de Thunes se retourna et promena ses yeux sur \nson arm\u00e9e, farouche multitude o\u00f9 les regards bril - laient \npresque autant que les piques. Apr\u00e8s une pause d\u2019un ins - tant : \u00ab \nEn avant, fils ! cria -t-il. \u00c0 la besogne, les hutins ! \u00bb \n \nTrente ho mmes robustes, \u00e0 membres carr\u00e9s, \u00e0 face de \nserruriers, sortirent des rangs, avec des marteaux, des pinces et \ndes barres de fer sur leurs \u00e9paules. Ils se dirig\u00e8rent vers la \nprincipale porte de l\u2019\u00e9glise, mont\u00e8rent le degr\u00e9, et bient\u00f4t on les \nvit tous accroup is sous l\u2019ogive, travaillant la porte de pinces et \nde leviers. Une foule de truands les suivit pour les aider ou les \nregarder. Les onze marches du portail en \u00e9taient encom - br\u00e9es. \n \nCependant la porte tenait bon. \u00ab Diable ! elle est dure et t\u00eatue ! \ndisait l\u2019un. \u2013 Elle est vieille, et elle a les cartilages racor - nis, \ndisait l\u2019autre. \u2013 Courage, camarades ! reprenait Clopin. Je gage \nma t\u00eate contre une pantoufle que vous aurez ouvert la porte, \n787pris la fille et d\u00e9shabill\u00e9 le ma\u00eetre -autel avant qu\u2019il y ait un \nbedeau de r\u00e9veill\u00e9. Tenez ! je crois que la serrure se d\u00e9 - traque. \u00bb \n \nClopin fut interrompu par un fracas effroyable qui retentit en ce \nmoment derri\u00e8re lui. Il se retourna. Une \u00e9norme poutre venait \nde tomber du ciel, elle avait \u00e9cras\u00e9 une douzaine de truands sur \nle degr\u00e9 de l\u2019\u00e9glise, et rebondissait sur le pav\u00e9 avec le bruit \nd\u2019une pi\u00e8ce de canon, en cassant encore \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des jambes \ndans la foule des gueux qui s\u2019\u00e9cartaient avec des cris \nd\u2019\u00e9pouvante. En un clin d\u2019\u0153il l\u2019enceinte r\u00e9serv\u00e9e du Parvis fut \nvide. Le s hutins, quoique prot\u00e9g\u00e9s par les profondes voussures \ndu portail, abandonn\u00e8rent la porte, et Clopin lui -m\u00eame se replia \n\u00e0 distance respectueuse de l\u2019\u00e9glise. \n \n\u00ab Je l\u2019ai \u00e9chapp\u00e9 belle ! criait Jehan. J\u2019en ai senti le vent, t\u00eate -\nb\u0153uf ! Mais Pierre l\u2019Assommeur est assomm\u00e9 ! \u00bb \n \nIl est impossible de dire quel \u00e9tonnement m\u00eal\u00e9 d\u2019effroi tomba \navec cette poutre sur les bandits. Ils rest\u00e8rent quelques minutes \nles yeux fix\u00e9s en l\u2019air, plus constern\u00e9s de ce morceau de bois \nque de vingt mille archers du roi. \n \n\u00ab Satan ! g rommela le duc d\u2019\u00c9gypte, voil\u00e0 qui flaire la ma - \ngie \n788 \n\u2013 C\u2019est la lune qui nous jette cette b\u00fbche, dit Andry le \nRouge. \n \n\u2013 Avec cela, reprit Fran\u00e7ois Chanteprune, qu\u2019on dit la lune \namie de la Vierge ! \n \n\u2013 Mille papes ! s\u2019\u00e9cria Clopin, vous \u00eates tous des imb\u00e9 - ciles ! \n\u00bb Mais il ne savait comment expliquer la chute du ma - drier. \n \nCependant on ne distinguait rien sur la fa\u00e7ade, au sommet de \nlaquelle la clart\u00e9 des torches n\u2019arrivait pas. Le pesant ma - drier \ngisait au milieu du Parvis, et l\u2019on entendait les g\u00e9misse - ments \ndes mis\u00e9rables qui avaient re\u00e7u son premier choc et qui avaient \neu le ventre coup\u00e9 en deux sur l\u2019angle des marches de pierre. \n \nLe roi de Thunes, le premier \u00e9tonnement pass\u00e9, trouva en - fin \nune explication qui sembla plausible \u00e0 ses compagnons. \n \n\u00ab Gueule -Dieu ! est -ce que les chanoines se d\u00e9fendent ? \nAlors \u00e0 sac ! \u00e0 sac ! \n \n789\u2013 \u00c0 sac ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta la cohue avec un hourra furieux. Et il se fit \nune d\u00e9charge d\u2019arbal\u00e8tes et de hacquebutes sur la fa\u00e7ade de \nl\u2019\u00e9glise. \n \n\u00c0 cette d\u00e9tonation, les paisibles habitants des maisons cir - \nconvoisines se r\u00e9veill\u00e8rent, on vit plusieurs fen\u00eatres s\u2019ou vrir, et \ndes bonnets de nuit et des mains tenant des chandelles apparu - \nrent aux crois\u00e9es. \u00ab Tirez aux fen\u00eatres ! \u00bb cria Clopin. Les fe - \nn\u00eatres se referm\u00e8rent sur -le-champ, et les pauvres bourgeois, \nqui avaient \u00e0 peine eu le temps de jeter un regard effar\u00e9 sur \ncette sc\u00e8ne de lueurs et de tumultes, s\u2019en revinrent suer de peur \npr\u00e8s de leurs femmes, se demandant si le sabbat se tenait \nmaintenant dans le Parvis Notre -Dame, ou s\u2019il y avait assaut de \nBourguignons comme en 64. Alors les maris songeaient au vol, \nles femmes au viol, et tous tremblaient. \n \n\u00ab \u00c0 sac ! \u00bb r\u00e9p\u00e9taient les argotiers. Mais ils n\u2019osaient ap - \nprocher. Ils regardaient l\u2019\u00e9glise, ils regardaient le madrier. Le \nmadrier ne bougeait pas. L\u2019\u00e9difice conservait son air calme et \nd\u00e9sert, mais quelque chose gla\u00e7ait les truands. \n \n\u00ab \u00c0 l\u2019\u0153uvre donc, les hutins ! cria Trouillefou. Qu\u2019on force la \nporte. \u00bb \n \n790Personne ne fit un pas. \n \n\u00ab Barbe et ventre ! dit Clopin, voil\u00e0 des hommes qui ont peur \nd\u2019une solive. \u00bb \n \nUn vieux hutin lui adressa la parole. \n \n\u00ab Capitaine, ce n\u2019est pas la solive qui nous ennuie, c\u2019est la porte \nqui est toute cousue de barres de fer. Les pinces n\u2019y peu - vent \nrien. \n \n\u2013 Que vous faudrait -il donc pour l\u2019enfoncer ? demanda \nClopin. \n \n\u2013 Ah ! il nous faudrait un b\u00e9lier. \u00bb \n \nLe roi de Thunes courut braveme nt au formidable madrier et \nmit le pied dessus. \u00ab En voil\u00e0 un, cria -t-il ; ce sont les cha - noines \nqui vous l\u2019envoient. \u00bb Et faisant un salut d\u00e9risoire du c\u00f4t\u00e9 de \nl\u2019\u00e9glise : \u00ab Merci, chanoines ! \u00bb \n \n791Cette bravade fit bon effet, le charme du madrier \u00e9tait ro mpu. \nLes truands reprirent courage ; bient\u00f4t la lourde poutre, enlev\u00e9e \ncomme une plume par deux cents bras vigoureux, vint se jeter \navec furie sur la grande porte qu\u2019on avait d\u00e9j\u00e0 essay\u00e9 \nd\u2019\u00e9branler. \u00c0 voir ainsi, dans le demi -jour que les rares torches \ndes truands r\u00e9pandaient sur la place, ce long madrier port\u00e9 par \ncette foule d\u2019hommes qui le pr\u00e9cipitaient en courant sur l\u2019\u00e9glise, \non e\u00fbt cru voir une monstrueuse b\u00eate \u00e0 mille pieds attaquant \nt\u00eate baiss\u00e9e la g\u00e9ante de pierre. \n \nAu choc de la poutre, la porte \u00e0 demi m\u00e9tallique r\u00e9sonna \ncomme un immense tambour ; elle ne se creva point, mais la \ncath\u00e9drale tout enti\u00e8re tressaillit, et l\u2019on entendit gronder les \nprofondes cavit\u00e9s de l\u2019\u00e9difice. \n \nAu m\u00eame instant, une pluie de grosses pierres commen\u00e7a \u00e0 \ntomber du haut d e la fa\u00e7ade sur les assaillants. \n \n\u00ab Diable ! cria Jehan, est -ce que les tours nous secouent leurs \nbalustrades sur la t\u00eate ? \u00bb \n \nMais l\u2019\u00e9lan \u00e9tait donn\u00e9, le roi de Thunes payait d\u2019exemple, \nc\u2019\u00e9tait d\u00e9cid\u00e9ment l\u2019\u00e9v\u00eaque qui se d\u00e9fendait, et l\u2019on n\u2019en battit \n792la porte qu\u2019avec plus de rage, malgr\u00e9 les pierres qui faisaient \n\u00e9clater les cr\u00e2nes \u00e0 droite et \u00e0 gauche. \n \nIl est remarquable que c es pierres tombaient toutes une \u00e0 une ; \nmais elles se suivaient de pr\u00e8s. Les argotiers en sentaient \ntoujours deux \u00e0 la fois, une dans leurs jambes, une sur leurs \nt\u00eates. Il y en avait peu qui ne portassent coup, et d\u00e9j\u00e0 une large \ncouche de morts et de bless \u00e9s saignait et palpitait sous les \npieds des assaillants qui, maintenant furieux, se renouve - laient \nsans cesse. La longue poutre continuait de battre la porte \u00e0 \ntemps r\u00e9guliers comme le mouton d\u2019une cloche, les pierres de \npleuvoir, la porte de mugir. \n \nLe lecteur n\u2019en est sans doute point \u00e0 deviner que cette \nr\u00e9sistance inattendue qui avait exasp\u00e9r\u00e9 les truands venait de \nQuasimodo. \n \nLe hasard avait par malheur servi le brave sourd. \n \nQuand il \u00e9tait descendu sur la plate -forme d\u2019entre les tours, ses \nid\u00e9es \u00e9tai ent en confusion dans sa t\u00eate. Il avait couru quelques \nminutes le long de la galerie, allant et venant, comme fou, \nvoyant d\u2019en haut la masse compacte des truands pr\u00eate \u00e0 se \nruer sur l\u2019\u00e9glise, demandant au diable ou \u00e0 Dieu de sauver \n793l\u2019\u00e9gyptienne. La pens\u00e9e lui \u00e9tait venue de monter au beffroi \nm\u00e9ridional et de sonner le tocsin ; mais avant qu\u2019il e\u00fbt pu mettre \nla cloche en branle, avant que la grosse voix de Marie e\u00fbt pu \njeter une seule clameur, la porte de l\u2019\u00e9glise n\u2019avait -elle pas dix \nfois le temps d\u2019\u00eatre en fonc\u00e9e ? C\u2019\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment l\u2019instant o\u00f9 \nles hutins s\u2019avan\u00e7aient vers elle avec leur serrure - rie. Que faire \n? \n \nTout d\u2019un coup, il se souvint que des ma\u00e7ons avaient tra - vaill\u00e9 \ntout le jour \u00e0 r\u00e9parer le mur, la charpente et la toiture de la tour \nm\u00e9ridiona le. Ce fut un trait de lumi\u00e8re. Le mur \u00e9tait en pierre, la \ntoiture en plomb, la charpente en bois. Cette char - pente \nprodigieuse, si touffue qu\u2019on appelait la for\u00eat. \n \nQuasimodo courut \u00e0 cette tour. Les chambres inf\u00e9rieures \n\u00e9taient en effet pleines de mat\u00e9r iaux. Il y avait des piles de \nmoellons, des feuilles de plomb en rouleaux, des faisceaux de \nlattes, de fortes solives d\u00e9j\u00e0 entaill\u00e9es par la scie, des tas de \ngravats. Un arsenal complet. \n \nL\u2019instant pressait. Les pinces et les marteaux travaillaient en \nbas. Avec une force que d\u00e9cuplait le sentiment du danger, il \nsouleva une des poutres, la plus lourde, la plus longue, il la fit \nsortir par une lucarne, puis, la ressaisissant du dehors de la tour, \nil la fit glisser sur l\u2019angle de la balustrade qui entoure la p late-\n794forme, et la l\u00e2cha sur l\u2019ab\u00eeme. L\u2019\u00e9norme charpente, dans cette \nchute de cent soixante pieds, raclant la muraille, cassant les \nsculptures, tourna plusieurs fois sur elle -m\u00eame comme une aile \nde moulin qui s\u2019en irait toute seule \u00e0 travers l\u2019espace. Enfin elle \ntoucha le sol, l\u2019horrible cri s\u2019\u00e9leva, et la noire poutre, en \nrebondissant sur le pav\u00e9, ressemblait \u00e0 un serpent qui saute. \n \nQuasimodo vit les truands s\u2019\u00e9parpiller \u00e0 la chute du ma - drier, \ncomme la cendre au souffle d\u2019un enfant. Il profita de leur \n\u00e9pouvante, et tandis qu\u2019ils fixaient un regard superstitieux sur la \nmassue tomb\u00e9e du ciel, et qu\u2019ils \u00e9borgnaient les saints de pierre \ndu portail avec une d\u00e9charge de sagettes et de chevro - tines, \nQuasimodo entassait silencieusement des gravats, des pierres, \ndes moellons, jusqu\u2019aux sacs d\u2019outils des ma\u00e7ons, sur le rebord \nde cette balustrade d\u2019o\u00f9 la poutre s\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00e9lanc\u00e9e. \n \nAussi, d\u00e8s qu\u2019ils se mirent \u00e0 battre la grande porte, la gr\u00eale de \nmoellons commen\u00e7a \u00e0 tomber, et il leur sembla que l\u2019\u00e9glise se \nd\u00e9molissait d\u2019elle -m\u00eame sur leur t\u00eate. \n \nQui e\u00fbt pu voir Quasimodo en ce moment e\u00fbt \u00e9t\u00e9 effray\u00e9. \nInd\u00e9pendamment de ce qu\u2019il avait empil\u00e9 de projectiles sur la \nbalustrade, il avait amoncel\u00e9 un tas de pierres sur la plate - \nforme m\u00eame. D\u00e8s que les moellons amass\u00e9s sur le rebord ext\u00e9 - \nrieur furent \u00e9puis\u00e9s, il prit au tas. Alors il se baissait, se rele - \n795vait, se baissait et se relevait encore, avec une activit\u00e9 in - \ncroyable. Sa grosse t\u00eate de gnome se penchait par -dessus la \nbalustrade, puis une pierre \u00e9norme tombait, puis une autre, puis \nune autre. De temps en temps il suivait une belle pierre de l\u2019\u0153il, \net, quand elle tuait bien, il disait : \u00ab Hun ! \u00bb \n \nCependant les gueux ne se d\u00e9courageaient pas. D\u00e9j\u00e0 plus de \nvingt fois l\u2019\u00e9paisse porte sur laquelle ils s\u2019acharnaient a vait \ntrembl\u00e9 sous la pesanteur de leur b\u00e9lier de ch\u00eane multipli\u00e9e par \nla force de cent hommes. Les panneaux craquaient, les cise - \nlures volaient en \u00e9clats, les gonds \u00e0 chaque secousse sautaient \nen sursaut sur leurs pitons, les ais se d\u00e9traquaient, le bois \ntombait en poudre broy\u00e9 entre les nervures de fer. Heureuse - \nment pour Quasimodo, il y avait plus de fer que de bois. \n \nIl sentait pourtant que la grande porte chancelait. Quoiqu\u2019il \nn\u2019entend\u00eet pas, chaque coup de b\u00e9lier se r\u00e9percutait \u00e0 la fois \ndans les cav ernes de l\u2019\u00e9glise et dans ses entrailles. Il voyait d\u2019en \nhaut les truands, pleins de triomphe et de rage, montrer le poing \n\u00e0 la t\u00e9n\u00e9breuse fa\u00e7ade, et il enviait, pour l\u2019\u00e9gyptienne et pour \nlui, les ailes des hiboux qui s\u2019enfuyaient au -dessus de sa t\u00eate \npar vol\u00e9es. \n \nSa pluie de moellons ne suffisait pas \u00e0 repousser les as - \nsaillants. \n796 \nEn ce moment d\u2019angoisse, il remarqua, un peu plus bas que la \nbalustrade d\u2019o\u00f9 il \u00e9crasait les argotiers, deux longues goutti\u00e8res \nde pierre qui se d\u00e9gorgeaient imm\u00e9diatement au - dessus de la \ngrande porte. L\u2019orifice interne de ces goutti\u00e8res aboutissait au \npav\u00e9 de la plate -forme. Une id\u00e9e lui vint. Il cou - rut chercher un \nfagot dans son bouge de sonneur, posa sur ce fagot force \nbottes de lattes et force rouleaux de plomb, muni - tions dont il \nn\u2019avait pas encore us\u00e9, et, ayant bien dispos\u00e9 ce b\u00fbcher devant \nle trou des deux goutti\u00e8res, il y mit le feu avec sa lanterne. \n \nPendant ce temps -l\u00e0, les pierres ne tombant plus, les truands \navaient cess\u00e9 de regarder en l\u2019air. Les bandits, haletant comme \nune meute qui force le sanglier dans sa bauge, se pres - saient \nen tumul te autour de la grande porte, toute d\u00e9form\u00e9e par le \nb\u00e9lier, mais debout encore. Ils attendaient avec un fr\u00e9 - \nmissement le grand coup, le coup qui allait l\u2019\u00e9ventrer. C\u2019\u00e9tait \u00e0 \nqui se tiendrait le plus pr\u00e8s pour pouvoir s\u2019\u00e9lancer des pre - \nmiers, quand elle s \u2019ouvrirait, dans cette opulente cath\u00e9drale, \nvaste r\u00e9servoir o\u00f9 \u00e9taient venues s\u2019amonceler les richesses de \ntrois si\u00e8cles. Ils se rappelaient les uns aux autres, avec des ru - \ngissements de joie et d\u2019app\u00e9tit, les belles croix d\u2019argent, les \nbelles chapes de b rocart, les belles tombes de vermeil, les \ngrandes magnificences du ch\u0153ur, les f\u00eates \u00e9blouissantes, les \nNo\u00ebls \u00e9tincelantes de flambeaux, les P\u00e2ques \u00e9clatantes de so - \nleil, toutes ces solennit\u00e9s splendides o\u00f9 ch\u00e2sses, chandeliers, \n797ciboires, tabernacles, reli quaires, bosselaient les autels d\u2019une \ncro\u00fbte d\u2019or et de diamants. Certes, en ce beau moment, cagoux \net malingreux, archisupp\u00f4ts et rifod\u00e9s, songeaient beaucoup \nmoins \u00e0 la d\u00e9livrance de l\u2019\u00e9gyptienne qu\u2019au pillage de Notre - \nDame. Nous croirions m\u00eame volontie rs que pour bon nombre \nd\u2019entre eux la Esmeralda n\u2019\u00e9tait qu\u2019un pr\u00e9texte, si des voleurs \navaient besoin de pr\u00e9textes. \n \nTout \u00e0 coup, au moment o\u00f9 ils se groupaient pour un der - nier \neffort autour du b\u00e9lier, chacun retenant son haleine et roi - \ndissant ses musc les afin de donner toute sa force au coup d\u00e9ci - \nsif, un hurlement, plus \u00e9pouvantable encore que celui qui avait \n\u00e9clat\u00e9 et expir\u00e9 sous le madrier, s\u2019\u00e9leva au milieu d\u2019eux. Ceux \n \nqui ne criaient pas, ceux qui vivaient encore, regard\u00e8rent. \u2013 \nDeux jets de plo mb fondu tombaient du haut de l\u2019\u00e9difice au plus \n\u00e9pais de la cohue. Cette mer d\u2019hommes venait de s\u2019affaisser \nsous le m\u00e9tal bouillant qui avait fait, aux deux points o\u00f9 il tom - \nbait, deux trous noirs et fumants dans la foule, comme ferait de \nl\u2019eau chaude dan s la neige. On y voyait remuer des mourants \u00e0 \ndemi calcin\u00e9s et mugissant de douleur. Autour de ces deux jets \nprincipaux, il y avait des gouttes de cette pluie horrible qui \ns\u2019\u00e9parpillaient sur les assaillants et entraient dans les cr\u00e2nes \ncomme des vrilles d e flamme. C\u2019\u00e9tait un feu pesant qui criblait \nces mis\u00e9rables de mille gr\u00ealons. \n798 \nLa clameur fut d\u00e9chirante. Ils s\u2019enfuirent p\u00eale -m\u00eale, jetant le \nmadrier sur les cadavres, les plus hardis comme les plus ti - \nmides, et le Parvis fut vide une seconde fois. \n \nTous les yeux s\u2019\u00e9taient lev\u00e9s vers le haut de l\u2019\u00e9glise. Ce qu\u2019ils \nvoyaient \u00e9tait extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus \n\u00e9lev\u00e9e, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande \nflamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons \nd\u2019\u00e9tincelles, une grande flamme d\u00e9sordonn\u00e9e et fu - rieuse dont \nle vent emportait par moments un lambeau dans la fum\u00e9e. Au -\ndessous de cette flamme, au -dessous de la sombre balustrade \n\u00e0 tr\u00e8fles de braise, deux goutti\u00e8res en gueules de monstres \nvomissaient s ans rel\u00e2che cette pluie ardente qui d\u00e9 - tachait son \nruissellement argent\u00e9 sur les t\u00e9n\u00e8bres de la fa\u00e7ade inf\u00e9rieure. \u00c0 \nmesure qu\u2019ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide \ns\u2019\u00e9largissaient en gerbes, comme l\u2019eau qui jaillit des mille trous \nde l\u2019arrosoir. Au -dessus de la flamme, les \u00e9normes tours, de \nchacune desquelles on voyait deux faces crues et tranch\u00e9es, \nl\u2019une toute noire, l\u2019autre toute rouge, sem - blaient plus grandes \nencore de toute l\u2019immensit\u00e9 de l\u2019ombre qu\u2019elles projetaient \njusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et \nde dragons prenaient un aspect lu - gubre. La clart\u00e9 inqui\u00e8te de \nla flamme les faisait remuer \u00e0 l\u2019\u0153il. Il y avait des guivres qui \navaient l\u2019air de rire, des gargouilles qu\u2019on croyait entendre \njapper, des sa lamandres qui soufflaient dans le feu, des \n799tarasques qui \u00e9ternuaient dans la fum\u00e9e. Et parmi ces monstres \nainsi r\u00e9veill\u00e9s de leur sommeil de pierre par cette flamme, par \nce bruit, il y en avait un qui marchait et qu\u2019on voyait de temps \nen temps passer sur l e front ardent du b\u00fbcher comme une \nchauve -souris devant une chandelle. \n \nSans doute ce phare \u00e9trange allait \u00e9veiller au loin le b\u00fb - cheron \ndes collines de Bic\u00eatre, \u00e9pouvant\u00e9 de voir chanceler sur ses \nbruy\u00e8res l\u2019ombre gigantesque des tours de Notre -Dame. \n \nIl se fit un silence de terreur parmi les truands, pendant lequel \non n\u2019entendit que les cris d\u2019alarme des chanoines enfer - m\u00e9s \ndans leur clo\u00eetre et plus inquiets que des chevaux dans une \n\u00e9curie qui br\u00fble, le bruit furtif des fen\u00eatres vite ouvertes et plus \nvite ferm\u00e9es, le remue -m\u00e9nage int\u00e9rieur des maisons et de \nl\u2019H\u00f4tel -Dieu, le vent dans la flamme, le dernier r\u00e2le des mou - \nrants, et le p\u00e9tillement continu de la pluie de plomb sur le pav\u00e9. \n \nCependant les principaux truands s\u2019\u00e9taient retir\u00e9s sous le \nporche du logis Gondelaurier, et tenaient conseil. Le duc \nd\u2019\u00c9gypte, assis sur une borne, contemplait avec une crainte \nreligieuse le b\u00fbcher fantasmagorique resplendissant \u00e0 deux \ncents pieds en l\u2019air. Clopin Trouillefou se mordait ses gros \npoings avec rage. \n800 \n\u00ab Imposs ible d\u2019entrer ! murmurait -il dans ses dents. \n \n\u2013 Une vieille \u00e9glise f\u00e9e ! grommelait le vieux boh\u00e9mien Ma - \nthias Hungadi Spicali. \n \n\u2013 Par les moustaches du pape ! reprenait un narquois gri - \nsonnant qui avait servi, voil\u00e0 des goutti\u00e8res d\u2019\u00e9glises qui vous \ncrachent du plomb fondu mieux que les m\u00e2chicoulis de Lec - \ntoure. \n \n\u2013 Voyez -vous ce d\u00e9mon qui passe et repasse devant le feu \n? s\u2019\u00e9criait le duc d\u2019\u00c9gypte. \n \n\u2013 Pardieu, dit Clopin, c\u2019est le damn\u00e9 sonneur, c\u2019est Quasi - \nmodo. \u00bb \n \nLe boh\u00e9mien hochait la t\u00eate. \u00ab Je vo us dis, moi, que c\u2019est l\u2019esprit \nSabnac, le grand marquis, le d\u00e9mon des fortifications. Il a \nforme d\u2019un soldat arm\u00e9, une t\u00eate de lion. Quelquefois il monte \nun cheval hideux. Il change les hommes en pierres dont il b\u00e2tit \ndes tours. Il commande \u00e0 cinquante l \u00e9gions. C\u2019est bien \n \n801lui. Je le reconnais. Quelquefois il est habill\u00e9 d\u2019une belle robe \nd\u2019or figur\u00e9e \u00e0 la fa\u00e7on des Turcs. \n \n\u2013 O\u00f9 est Bellevigne de l\u2019\u00c9toile ? demanda Clopin. \n \n\u2013 Il est mort \u00bb, r\u00e9pondit une truande. \n \nAndry le Rouge riait d\u2019un rire idiot : \u00ab Notre -Dame donne de la \nbesogne \u00e0 l\u2019H\u00f4tel -Dieu, disait -il. \n \n\u2013 Il n\u2019y a donc pas moyen de forcer cette porte ? \u00bb s\u2019\u00e9cria le \nroi de Thunes en frappant du pied. \n \nLe duc d\u2019\u00c9gypte lui montra tristement les deux ruisseaux de \nplomb bouillant qui ne cessaient de rayer la noire fa\u00e7ade, \ncomme deux longues quenouilles de phosphore. \u00ab On a vu des \n\u00e9glises qui se d\u00e9fendaient ainsi d\u2019elles -m\u00eames, observa -t-il en \nsoupirant. Sainte -Sophie, de Constantinople, il y a quarante ans \nde cel a, a trois fois de suite jet\u00e9 \u00e0 terre le croissant de Mahom \nen secouant ses d\u00f4mes, qui sont ses t\u00eates. Guillaume de Paris, \nqui a b\u00e2ti celle -ci, \u00e9tait un magicien. \n \n802\u2013 Faut -il donc s\u2019en aller piteusement comme des laquais de \ngrand -route ? dit Clopin. Laisser l\u00e0 notre s\u0153ur que ces loups \nchaperonn\u00e9s pendront demain ! \n \n\u2013 Et la sacristie, o\u00f9 il y a des charret\u00e9es d\u2019or ! ajouta un \ntruand dont nous regrettons de ne pas savoir le nom. \n \n\u2013 Barbe -Mahom ! cria Trouillefou. \n \n\u2013 Essayons encore une fois \u00bb, reprit le truand . \n \nMathias Hungadi hocha la t\u00eate. \n \n\u00ab Nous n\u2019entrerons pas par la porte. Il faut trouver le d\u00e9 - faut de \nl\u2019armure de la vieille f\u00e9e. Un trou, une fausse poterne, une \njointure quelconque. \n \n\u2013 Qui en est ? dit Clopin. J\u2019y retourne. \u2013 \u00c0 propos, o\u00f9 est \ndonc le pe tit \u00e9colier Jehan qui \u00e9tait si enferraill\u00e9 ? \n \n\u2013 Il est sans doute mort, r\u00e9pondit quelqu\u2019un. On ne l\u2019entend \nplus rire. \u00bb \n803 \nLe roi de Thunes fron\u00e7a le sourcil. \n \n\u00ab Tant pis. Il y avait un brave c\u0153ur sous cette ferraille. \u2013 Et \nma\u00eetre Pierre Gringoire ? \n \n\u2013 Capitaine Clopin, dit Andry le Rouge, il s\u2019est esquiv\u00e9 que \nnous n\u2019\u00e9tions encore qu\u2019au Pont -aux-Changeurs. \u00bb \n \nClopin frappa du pied. \u00ab Gueule -Dieu ! c\u2019est lui qui n ous pousse \nc\u00e9ans, et il nous plante l\u00e0 au beau milieu de la be - sogne ! \u2013 \nL\u00e2che bavard, casqu\u00e9 d\u2019une pantoufle ! \n \n\u2013 Capitaine Clopin, cria Andry le Rouge, qui regardait dans \nla rue du Parvis, voil\u00e0 le petit \u00e9colier. \n \n\u2013 Lou\u00e9 soit Pluto ! dit Clopin. Mais qu e diable tire -t-il apr\u00e8s \nlui ? \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait Jehan, en effet, qui accourait aussi vite que le lui \npermettaient ses lourds habits de paladin et une longue \u00e9chelle \nqu\u2019il tra\u00eenait bravement sur le pav\u00e9, plus essouffl\u00e9 qu\u2019une four - \nmi attel\u00e9e \u00e0 un brin d\u2019herbe vi ngt fois plus long qu\u2019elle. \n804 \n\u00ab Victoire ! Te Deum ! criait l\u2019\u00e9colier. Voil\u00e0 l\u2019\u00e9chelle des d\u00e9 - \nchargeurs du port Saint -Landry. \u00bb \n \nClopin s\u2019approcha de lui. \n \n\u00ab Enfant ! que veux -tu faire, corne -Dieu ! de cette \u00e9chelle ? \n \n\u2013 Je l\u2019ai, r\u00e9pondit Jehan haletant . Je savais o\u00f9 elle \u00e9tait. \u2013 \nSous le hangar de la maison du lieutenant. \u2013 Il y a l\u00e0 une fille \nque je connais, qui me trouve beau comme un Cupido. \u2013 Je \nm\u2019en suis servi pour avoir l\u2019\u00e9chelle, et j\u2019ai l\u2019\u00e9chelle, Pasque - \nMahom ! \u2013 La pauvre fille est venue m\u2019ou vrir toute en chemise. \n \n\u2013 Oui, dit Clopin, mais que veux -tu faire de cette \n\u00e9chelle ? \u00bb \n \nJehan le regarda d\u2019un air malin et capable, et fit claquer ses \ndoigts comme des castagnettes. Il \u00e9tait sublime en ce mo - \nment. Il avait sur la t\u00eate un de ces casques s urcharg\u00e9s du quin - \nzi\u00e8me si\u00e8cle, qui \u00e9pouvantaient l\u2019ennemi de leurs cimiers chi - \nm\u00e9riques. Le sien \u00e9tait h\u00e9riss\u00e9 de dix becs de fer, de sorte que \n805Jehan e\u00fbt pu disputer la redoutable \u00e9pith\u00e8te de au navire \nhom\u00e9rique de Nestor. \n \n\u00ab Ce que j\u2019en veux faire, aug uste roi de Thunes ? Voyez - vous \ncette rang\u00e9e de statues qui ont des mines d\u2019imb\u00e9ciles l\u00e0 - bas \nau-dessus des trois portails ? \n \n\u2013 Oui. Eh bien ? \n \n\u2013 C\u2019est la galerie des rois de France ! \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela me fait ? dit Clopin. \n \n\u2013 Attendez donc ! Il y a au bout de cette galerie une porte \nqui n\u2019est jamais ferm\u00e9e qu\u2019au loquet, avec cette \u00e9chelle j\u2019y \nmonte, et je suis dans l\u2019\u00e9glise. \n \n\u2013 Enfant, laisse -moi monter le premier. \n \n\u2013 Non pas, camar ade, c\u2019est \u00e0 moi l\u2019\u00e9chelle. Venez, vous serez \nle second. \n \n806\u2013 Que Belz\u00e9buth t\u2019\u00e9trangle ! dit le bourru Clopin. Je ne veux \n\u00eatre apr\u00e8s personne. \n \n\u2013 Alors, Clopin, cherche une \u00e9chelle ! \u00bb \n \nJehan se mit \u00e0 courir par la place, tirant son \u00e9chelle et criant : \u00ab \n\u00c0 moi les fils ! \u00bb \n \nEn un instant l\u2019\u00e9chelle fut dress\u00e9e et appuy\u00e9e \u00e0 la balus - trade \nde la galerie inf\u00e9rieure, au -dessus d\u2019un des portails lat\u00e9 - raux. \nLa foule des truands poussant de grandes acclamations se \npressa au bas pour y monter. Mais Jehan maintint so n droit et \nposa le premier le pied sur les \u00e9chelons. Le trajet \u00e9tait assez \nlong. La galerie des rois de France est \u00e9lev\u00e9e aujourd\u2019hui \n \nd\u2019environ soixante pieds au -dessus du pav\u00e9. Les onze marches \ndu perron l\u2019exhaussaient encore. Jehan montait lentement, a s- \nsez emp\u00each\u00e9 de sa lourde armure, d\u2019une main tenant l\u2019\u00e9chelon, \nde l\u2019autre son arbal\u00e8te. Quand il fut au milieu de l\u2019\u00e9chelle il jeta \nun coup d\u2019\u0153il m\u00e9lancolique sur les pauvres argotiers morts, \ndont le degr\u00e9 \u00e9tait jonch\u00e9. \u00ab H\u00e9las ! dit -il, voil\u00e0 un monceau de \ncadavres digne du cinqui\u00e8me chant de l\u2019Iliade ! \u00bb Puis il conti - \nnua de monter. Les truands le suivaient. Il y en avait un sur \nchaque \u00e9chelon. \u00c0 voir s\u2019\u00e9lever en ondulant dans l\u2019ombre cette \n807ligne de dos cuirass\u00e9s, on e\u00fbt dit un serpent \u00e0 \u00e9cailles d\u2019aci er \nqui se dressait contre l\u2019\u00e9glise. Jehan qui faisait la t\u00eate et qui \nsifflait compl\u00e9tait l\u2019illusion. \n \nL\u2019\u00e9colier toucha enfin au balcon de la galerie, et l\u2019enjamba \nassez lestement aux applaudissements de toute la truanderie. \nAinsi ma\u00eetre de la citadelle, il poussa un cri de joie, et tout \u00e0 \ncoup s\u2019arr\u00eata p\u00e9trifi\u00e9. Il venait d\u2019apercevoir, derri\u00e8re une statue \nde roi, Quasimodo cach\u00e9 dans les t\u00e9n\u00e8bres, l\u2019\u0153il \u00e9tincelant. \n \nAvant qu\u2019un second assi\u00e9geant e\u00fbt pu prendre pied sur la \ngalerie, le formidable bossu sauta \u00e0 la t\u00eate de l\u2019\u00e9chelle, saisit \nsans dire une parole le bout des deux montants de ses mains \npuissantes, les souleva, les \u00e9loigna du mur, balan\u00e7a un mo - \nment, au milieu des clameurs d\u2019angoisse, la longue et pliante \n\u00e9chelle encombr\u00e9e de truands du haut en bas , et subitement, \navec une force surhumaine, rejeta cette grappe d\u2019hommes dans \nla place. Il y eut un instant o\u00f9 les plus d\u00e9termin\u00e9s palpit\u00e8rent. \nL\u2019\u00e9chelle, lanc\u00e9e en arri\u00e8re, resta un moment droite et debout et \nparut h\u00e9siter, puis oscilla, puis tout \u00e0 coup, d\u00e9crivant un ef - \nfrayant arc de cercle de quatre -vingts pieds de rayon, s\u2019abattit \nsur le pav\u00e9 avec sa charge de bandits plus rapidement qu\u2019un \npont -levis dont les cha\u00eenes se cassent. Il y eut une immense \nimpr\u00e9cation, puis tout s\u2019\u00e9teignit, et quelques malhe ureux muti - \nl\u00e9s se retir\u00e8rent en rampant de dessous le monceau de morts. \n808 \nUne rumeur de douleur et de col\u00e8re succ\u00e9da parmi les as - \nsi\u00e9geants aux premiers cris de triomphe. Quasimodo impas - \nsible, les deux coudes appuy\u00e9s sur la balustrade, regardait. Il \navait l\u2019air d\u2019un vieux roi chevelu \u00e0 sa fen\u00eatre. \n \nJehan Frollo \u00e9tait, lui, dans une situation critique. Il se trouvait \ndans la galerie avec le redoutable sonneur, seul, s\u00e9pa - \n \nr\u00e9 de ses compagnons par un mur vertical de quatre -vingts \npieds. Pendant que Quasimodo jouait avec l\u2019\u00e9chelle, l\u2019\u00e9colier \navait couru \u00e0 la poterne qu\u2019il croyait ouverte. Point. Le sourd en \nentrant dans la galerie l\u2019avait ferm\u00e9e derri\u00e8re lui, Jehan alors \ns\u2019\u00e9tait cach\u00e9 derri\u00e8re un roi de pierre, n\u2019osant souffler, et fixant \nsur le monstrueux bossu une mine effar\u00e9e, comme cet homme \nqui, faisant la cour \u00e0 la femme du gardien d\u2019une m\u00e9nagerie, alla \nun soir \u00e0 un rendez -vous d\u2019amour, se trompa de mur dans son \nescalade , et se trouva brusquement t\u00eate \u00e0 t\u00eate avec un ours \nblanc. \n \nDans les premiers moments le sourd ne prit pas garde \u00e0 lui ; \nmais enfin il tourna la t\u00eate et se redressa tout d\u2019un coup. Il \nvenait d\u2019apercevoir l\u2019\u00e9colier. \n \n809Jehan se pr\u00e9para \u00e0 un rude choc, mais l e sourd resta im - \nmobile ; seulement il \u00e9tait tourn\u00e9 vers l\u2019\u00e9colier qu\u2019il regardait. \n \n\u00ab Ho ! ho ! dit Jehan, qu\u2019as -tu \u00e0 me regarder de cet \u0153il borgne \net m\u00e9lancolique ? \u00bb \n \nEt en parlant ainsi, le jeune dr\u00f4le appr\u00eatait sournoisement son \narbal\u00e8te. \n \n\u00ab Quasimod o ! cria -t-il, je vais changer ton surnom. On \nt\u2019appellera l\u2019aveugle. \u00bb \n \nLe coup partit. Le vireton empenn\u00e9 siffla et vint se ficher dans le \nbras gauche du bossu, Quasimodo ne s\u2019en \u00e9mut pas plus que \nd\u2019une \u00e9gratignure au roi Pharamond. Il porta la main \u00e0 la \nsagette, l\u2019arracha de son bras et la brisa tranquillement sur son \ngros genou. Puis il laissa tomber, plut\u00f4t qu\u2019il ne jeta \u00e0 terre les \ndeux morceaux. Mais Jehan n\u2019eut pas le temps de tirer une \nseconde fois. La fl\u00e8che bris\u00e9e, Quasimodo souffla bruyamment, \nbondit comme une sauterelle et retomba sur l\u2019\u00e9colier, dont \nl\u2019armure s\u2019aplatit du coup contre la muraille. \n \n810Alors dans cette p\u00e9nombre o\u00f9 flottait la lumi\u00e8re des torches, on \nentrevit une chose terrible. \n \nQuasimodo avait pris de la main gauche les deux bras de \nJehan qui ne se d\u00e9battait pas, tant il se sentait perdu. De la \n \ndroite le sourd lui d\u00e9tachait l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, en silence, avec \nune lenteur sinistre, toutes les pi\u00e8ces de son armure, l\u2019\u00e9p\u00e9e, les \npoignards, le casque, la cuirasse, les brassards. On e\u00fbt dit un \nsinge qui \u00e9pluche une noix. Quasimodo jetait \u00e0 ses pieds, mor - \nceau \u00e0 morceau, la coquille de fer de l\u2019\u00e9colier. \n \nQuand l\u2019\u00e9colier se vit d\u00e9sarm\u00e9, d\u00e9shabill\u00e9, faible et nu dans ces \nredoutables mains, il n\u2019essaya pas de parler \u00e0 ce sourd, mais il \nse m it \u00e0 lui rire effront\u00e9ment au visage, et \u00e0 chanter, avec son \nintr\u00e9pide insouciance d\u2019enfant de seize ans, la chanson alors \npopulaire : \n \nElle est bien habill\u00e9e, La ville de Cambrai. Marafin l\u2019a pill\u00e9e\u2026 \n \nIl n\u2019acheva pas. On vit Quasimodo debout sur le parape t de la \ngalerie, qui d\u2019une seule main tenait l\u2019\u00e9colier par les pieds, en le \nfaisant tourner sur l\u2019ab\u00eeme comme une fronde. Puis on entendit \n811un bruit comme celui d\u2019une bo\u00eete osseuse qui \u00e9clate contre un \nmur, et l\u2019on vit tomber quelque chose qui s\u2019arr\u00eata au t iers de la \nchute \u00e0 une saillie de l\u2019architecture. C\u2019\u00e9tait un corps mort qui \nresta accroch\u00e9 l\u00e0, pli\u00e9 en deux, les reins bris\u00e9s, le cr\u00e2ne vide. \n \nUn cri d\u2019horreur s\u2019\u00e9leva parmi les truands. \u00ab Vengeance ! cria \nClopin. \u2013 \u00c0 sac ! r\u00e9pondit la multitude. \u2013 Assaut ! as- saut ! \u00bb \n \nAlors ce fut un hurlement prodigieux o\u00f9 se m\u00ealaient toutes les \nlangues, tous les patois, tous les accents. La mort du pauvre \n\u00e9colier jeta une ardeur furieuse dans cette foule. La honte la \nprit, et la col\u00e8re d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 si longtemps tenu e en \u00e9chec devant \nune \u00e9glise par un bossu. La rage trouva des \u00e9chelles, multiplia \nles torches, et au bout de quelques minutes Quasimodo \u00e9perdu \nvit cette \u00e9pouvantable fourmili\u00e8re monter de toutes parts \u00e0 \nl\u2019assaut de Notre -Dame. Ceux qui n\u2019avaient pas d\u2019\u00e9ch elles \navaient des cordes \u00e0 n\u0153uds, ceux qui n\u2019avaient pas de cordes \ngrimpaient aux reliefs des sculptures. Ils se pen - daient aux \nguenilles les uns des autres. Aucun moyen de r\u00e9sis - ter \u00e0 cette \nmar\u00e9e ascendante de faces \u00e9pouvantables. La fureur faisait \nrutiler ces figures farouches ; leurs fronts terreux ruisse - \n \nlaient de sueur ; leurs yeux \u00e9clairaient. Toutes ces grimaces, \ntoutes ces laideurs investissaient Quasimodo. On e\u00fbt dit que \nquelque autre \u00e9glise avait envoy\u00e9 \u00e0 l\u2019assaut de Notre -Dame ses \n812gorgones, ses dogues, ses dr\u00e9es, ses d\u00e9mons, ses sculptures les \nplus fantastiques. C\u2019\u00e9tait comme une couche de monstres \nvivants sur les monstres de pierre de la fa\u00e7ade. \n \nCependant, la place s\u2019\u00e9tait \u00e9toil\u00e9e de mille torches. Cette sc\u00e8ne \nd\u00e9sordonn\u00e9e, jusqu\u2019alors enfouie dans l\u2019obscurit\u00e9, s\u2019\u00e9tait \nsubitement embras\u00e9e de lumi\u00e8re . Le Parvis resplendissait et \njetait un rayonnement dans le ciel. Le b\u00fbcher allum\u00e9 sur la haute \nplate -forme br\u00fblait toujours, et illuminait au loin la ville. \nL\u2019\u00e9norme silhouette des deux tours, d\u00e9velopp\u00e9e au loin sur les \ntoits de Paris, faisait dans cette clart\u00e9 une large \u00e9chancrure \nd\u2019ombre. La ville semblait s\u2019\u00eatre \u00e9mue. Des tocsins \u00e9loign\u00e9s se \nplaignaient. Les truands hurlaient, haletaient, juraient, mon - \ntaient, et Quasimodo, impuissant contre tant d\u2019ennemis, fris - \nsonnant pour l\u2019\u00e9gyptienne, voyant les f aces furieuses se rap - \nprocher de plus en plus de sa galerie, demandait un miracle au \nciel, et se tordait les bras de d\u00e9sespoir. \n \n \n \n \n \n \n \n813C H A P I T R E V \n \nLE RETRAIT O\u00d9 DIT SES HEURES MONSIEUR LOUIS DE \nFRANCE \n \n \nLe lecteur n\u2019a peut -\u00eatre pas oubli\u00e9 qu\u2019un moment avant \nd\u2019apercevo ir la bande nocturne des truands, Quasimodo, ins - \npectant Paris du haut de son clocher, n\u2019y voyait plus briller \nqu\u2019une lumi\u00e8re, laquelle \u00e9toilait une vitre \u00e0 l\u2019\u00e9tage le plus \u00e9lev\u00e9 \nd\u2019un haut et sombre \u00e9difice, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la porte Saint -Antoine. \nCet \u00e9difice, c\u2019\u00e9tait la Bastille. Cette \u00e9toile, c\u2019\u00e9tait la chandelle de \nLouis XI. \n \nLe roi Louis XI \u00e9tait en effet \u00e0 Paris depuis deux jours. Il devait \nrepartir le surlendemain pour sa citadelle de Montilz -l\u00e8s- Tours. \nIl ne faisait jamais que de rares et courtes apparit ions dans sa \nbonne ville de Paris, n\u2019y sentant pas autour de lui assez de \ntrappes, de gibets et d\u2019archers \u00e9cossais. \n \nIl \u00e9tait venu ce jour -l\u00e0 coucher \u00e0 la Bastille. La grande chambre \nde cinq toises carr\u00e9es qu\u2019il avait au Louvre, avec che - min\u00e9e \ncharg\u00e9e de douze grosses b\u00eates et des treize grands proph\u00e8tes, \net son grand lit de onze pieds sur douze lui agr\u00e9aient peu. Il se \n814perdait dans toutes ces grandeurs. Ce roi bon bourgeois aimait \nmieux la Bastille avec une chambrette et une couchette. Et puis \nla Bastille \u00e9tait plus forte que le Louvre. \n \nCette chambrette que le roi s\u2019\u00e9tait r\u00e9serv\u00e9e dans la fa - meuse \nprison d\u2019\u00e9tat \u00e9tait encore assez vaste et occupait l\u2019\u00e9tage le plus \n\u00e9lev\u00e9 d\u2019une tourelle engag\u00e9e dans le donjon. C\u2019\u00e9tait un r\u00e9duit de \nforme ronde, tapiss\u00e9 de na ttes en paille luisante, pla - fonn\u00e9 \u00e0 \npoutres rehauss\u00e9es de fleurs de lys d\u2019\u00e9tain dor\u00e9 avec les \nentrevous de couleur, lambriss\u00e9 \u00e0 riches boiseries sem\u00e9es de \nrosettes d\u2019\u00e9tain blanc et peintes de beau vert -gai, fait d\u2019orpin et \nde flor\u00e9e fine. \n \nIl n\u2019y avait q u\u2019une fen\u00eatre, une longue ogive treilliss\u00e9e de fil \nd\u2019archal et de barreaux de fer, d\u2019ailleurs obscurcie de belles \n \nvitres colori\u00e9es aux armes du roi et de la reine, dont le panneau \nrevenait \u00e0 vingt -deux sols. \n \nIl n\u2019y avait qu\u2019une entr\u00e9e, une porte moderne , \u00e0 cintre surbaiss\u00e9, \ngarnie d\u2019une tapisserie en dedans, et, au dehors, d\u2019un de ces \nporches de bois d\u2019Irlande, fr\u00eales \u00e9difices de menui - serie \ncurieusement ouvr\u00e9e, qu\u2019on voyait encore en quantit\u00e9 de vieux \nlogis il y a cent cinquante ans. \u00ab Quoiqu\u2019ils d\u00e9fig urent et \n815embarrassent les lieux, dit Sauval avec d\u00e9sespoir, nos vieillards \npourtant ne s\u2019en veulent point d\u00e9faire et les conservent en d\u00e9 - \npit d\u2019un chacun. \u00bb \n \nOn ne trouvait dans cette chambre rien de ce qui meublait les \nappartements ordinaires, ni bancs, ni tr\u00e9teaux, ni formes, ni \nescabelles communes en forme de caisse, ni belles escabelles \nsoutenues de piliers et de contre -piliers \u00e0 quatre sols la pi\u00e8ce. \nOn n\u2019y voyait qu\u2019une chaise pliante \u00e0 bras, fort magnifique : le \nbois en \u00e9tait peint de roses sur fond rouge, le si\u00e8ge de cor - \ndouan vermeil, garni de longues franges de soie et piqu\u00e9 de \nmille clous d\u2019or. La solitude de cette chaise faisait voir qu\u2019une \nseule personne avait droit de s\u2019asseoir dans la chambre. \u00c0 c\u00f4t\u00e9 \nde la chaise et tout pr\u00e8s de la fen\u00eatre, il y avait une table re - \ncouverte d\u2019un tapis \u00e0 figures d\u2019oiseaux. Sur cette table un gal - \nlemard tach\u00e9 d\u2019encre, quelques parchemins, quelques plumes, \net un hanap d\u2019argent cisel\u00e9. Un peu plus loin, un chauffe -doux, \nun prie -Dieu de velours cramoisi, relev\u00e9 d e bossettes d\u2019or. Enfin \nau fond un simple lit de damas jaune et incarnat, sans clin - \nquant ni passement ; les franges sans fa\u00e7on. C\u2019est ce lit, fa - \nmeux pour avoir port\u00e9 le sommeil ou l\u2019insomnie de Louis XI, \nqu\u2019on pouvait encore contempler, il y a deux cen ts ans, chez un \nconseiller d\u2019\u00e9tat, o\u00f9 il a \u00e9t\u00e9 vu par la vieille Madame Pilou, c\u00e9 - \nl\u00e8bre dans le Cyrus sous le nom d\u2019Arricidie et de La Morale vi - \nvante. \n \n816Telle \u00e9tait la chambre qu\u2019on appelait \u00ab le retrait o\u00f9 dit ses \nheures monsieur Louis de France \u00bb. \n \nAu moment o\u00f9 nous y avons introduit le lecteur, ce retrait \u00e9tait \nfort obscur. Le couvre -feu \u00e9tait sonn\u00e9 depuis une heure, il \nfaisait nuit, et il n\u2019y avait qu\u2019une vacillante chandelle de cire \npos\u00e9e sur la table pour \u00e9clairer cinq personnages diversement \ngroup\u00e9s dans la chambre. \n \nLe premier sur lequel tombait la lumi\u00e8re \u00e9tait un seigneur \nsuperbement v\u00eatu d\u2019un haut -de-chausses et d\u2019un justaucorps \n\u00e9carlate ray\u00e9 d\u2019argent, et d\u2019une casaque \u00e0 maho\u00eetres de drap \nd\u2019or \u00e0 dessins noirs. Ce splendide costume, o\u00f9 se jou ait la lu - \nmi\u00e8re, semblait glac\u00e9 de flamme \u00e0 tous ses plis. L\u2019homme qui le \nportait avait sur la poitrine ses armoiries brod\u00e9es de vives \ncouleurs : un chevron accompagn\u00e9 en pointe d\u2019un daim pas - \nsant. L\u2019\u00e9cusson \u00e9tait accost\u00e9 \u00e0 droite d\u2019un rameau d\u2019olivier, \u00e0 \ngauche d\u2019une corne de daim. Cet homme portait \u00e0 sa ceinture \nune riche dague dont la poign\u00e9e de vermeil \u00e9tait cisel\u00e9e en \nforme de cimier et surmont\u00e9e d\u2019une couronne comtale. Il avait \nl\u2019air mauvais, la mine fi\u00e8re et la t\u00eate haute. Au premier coup \nd\u2019\u0153il on voyait sur son visage l\u2019arrogance, au second la ruse. \n \nIl se tenait t\u00eate nue, une longue pancarte \u00e0 la main, der - ri\u00e8re la \nchaise \u00e0 bras sur laquelle \u00e9tait assis, le corps disgra - \n817cieusement pli\u00e9 en deux, les genoux chevauchant l\u2019un sur \nl\u2019autre, le coude sur la table, un personnage fort mal accoutr\u00e9. \nQu\u2019on se figure en effet, sur l\u2019opulent cuir de Cordoue, deux \nrotules cagneuses, deux cuisses maigres pauvrement habill\u00e9es \nd\u2019un tricot de laine noire, un torse envelopp\u00e9 d\u2019un surtout de \nfutaine avec une fourru re dont on voyait moins de poil que de \ncuir ; enfin, pour couronner un vieux chapeau gras du plus m\u00e9 - \nchant drap noir bord\u00e9 d\u2019un cordon circulaire de figurines de \nplomb. Voil\u00e0, avec une sale calotte qui laissait \u00e0 peine passer un \ncheveu, tout ce qu\u2019on dist inguait du personnage assis. Il tenait \nsa t\u00eate tellement courb\u00e9e sur sa poitrine qu\u2019on n\u2019apercevait rien \nde son visage recouvert d\u2019ombre, si ce n\u2019est le bout de son nez \nsur lequel tombait un rayon de lumi\u00e8re, et qui devait \u00eatre long. \u00c0 \nla maigreur de sa ma in rid\u00e9e on devinait un vieillard. C\u2019\u00e9tait \nLouis XI. \n \n\u00c0 quelque distance derri\u00e8re eux causaient \u00e0 voix basse deux \nhommes v\u00eatus \u00e0 la coupe flamande, qui n\u2019\u00e9taient pas as - sez \nperdus dans l\u2019ombre pour que quelqu\u2019un de ceux qui avaient \nassist\u00e9 \u00e0 la repr\u00e9senta tion du myst\u00e8re de Gringoire n\u2019e\u00fbt pu \nreconna\u00eetre en eux deux des principaux envoy\u00e9s fla - mands, \nGuillaume Rym, le sagace pensionnaire de Gand, et Jacques \nCoppenole, le populaire chaussetier. On se souvient que ces \ndeux hommes \u00e9taient m\u00eal\u00e9s \u00e0 la politique secr\u00e8te de Louis XI. \n \n818Enfin, tout au fond, pr\u00e8s de la porte, se tenait debout dans \nl\u2019obscurit\u00e9, immobile comme une statue, un vigoureux homme \u00e0 \nmembres trapus, \u00e0 harnois militaire, \u00e0 casaque armori\u00e9e, dont \nla face carr\u00e9e, perc\u00e9e d\u2019yeux \u00e0 fleur de t\u00eate, fe ndue d\u2019une \nimmense bouche, d\u00e9robant ses oreilles sous deux larges abat - \nvent de cheveux plats, sans front, tenait \u00e0 la fois du chien et du \ntigre. \n \nTous \u00e9taient d\u00e9couverts, except\u00e9 le roi. \n \nLe seigneur qui \u00e9tait aupr\u00e8s du roi lui faisait lecture d\u2019une \nesp\u00e8c e de long m\u00e9moire que Sa Majest\u00e9 semblait \u00e9couter avec \nattention. Les deux flamands chuchotaient. \n \n\u00ab Croix -Dieu ! grommelait Coppenole, je suis las d\u2019\u00eatre de - bout. \nEst-ce qu\u2019il n\u2019y a pas de chaise ici ? \u00bb \n \nRym r\u00e9pondait par un geste n\u00e9gatif, accompagn\u00e9 d\u2019 un sourire \ndiscret. \n \n\u00ab Croix -Dieu ! reprenait Coppenole tout malheureux d\u2019\u00eatre \noblig\u00e9 de baisser ainsi la voix, l\u2019envie me d\u00e9mange de m\u2019asseoir \n819\u00e0 terre, jambes crois\u00e9es, en chaussetier, comme je fais dans ma \nboutique. \n \n\u2013 Gardez -vous -en bien, ma\u00eetre Jacques ! \n \n\u2013 Ouais ! ma\u00eetre Guillaume ! ici l\u2019on ne peut donc \u00eatre que sur \nles pieds ? \n \n\u2013 Ou sur les genoux \u00bb, dit Rym. \n \nEn ce moment la voix du roi s\u2019\u00e9leva. Ils se turent. \n \n\u00ab Cinquante sols les robes de nos valets, et douze livres les \nmanteaux des clercs de notr e couronne ! C\u2019est cela ! versez l\u2019or \u00e0 \ntonnes ! \u00cates -vous fou, Olivier ? \u00bb \n \nEn parlant ainsi, le vieillard avait lev\u00e9 la t\u00eate. On voyait re - luire \n\u00e0 son cou les coquilles d\u2019or du collier de Saint -Michel. La \n \nchandelle \u00e9clairait en plein son profil d\u00e9charn\u00e9 et morose. Il \narracha le papier des mains de l\u2019autre. \n \n820\u00ab Vous nous ruinez ! cria -t-il en promenant ses yeux creux sur le \ncahier. Qu\u2019est -ce que tout cela ? qu\u2019avons -nous besoin d\u2019une si \nprodigieuse maison ? Deux chapelains \u00e0 raison de dix livres par \nmois chacun, et un clerc de chapelle \u00e0 cent sols ! Un valet de \nchambre \u00e0 quatre -vingt-dix livres par an ! Quatre \u00e9cuyers de \ncuisine \u00e0 six vingts livres par an chacun ! Un has - teur, un \npotager, un saussier, un queux, un sommelier d\u2019armures, deux \nvalets de sommiers \u00e0 raison de dix livres par mois chaque ! \nDeux galopins de cuisine \u00e0 huit livres ! Un pale - frenier et ses \ndeux aides \u00e0 vingt -quatre livres par mois ! Un porteur, un \np\u00e2tissier, un boulanger, deux charretiers, chacun soixante livres \npar an ! Et le mar\u00e9chal des forges, six vingts livres ! Et le ma\u00eetre \nde la chambre de nos deniers , douze cents livres, et le \ncontr\u00f4leur, cinq cents ! \u2013 Que sais -je, moi ? C\u2019est une furie ! Les \ngages de nos domestiques mettent la France au pillage ! Tous \nles mugots du Louvre fondront \u00e0 un tel feu de d\u00e9pense ! Nous y \nvendrons nos vaisselles ! Et l\u2019an pr ochain, si Dieu et Notre -Dame \n(ici il souleva son chapeau) nous pr\u00eatent vie, nous boirons nos \ntisanes dans un pot d\u2019\u00e9tain ! \u00bb \n \nEn disant cela, il jetait un coup d\u2019\u0153il sur le hanap d\u2019argent qui \n\u00e9tincelait sur la table. Il toussa, et poursuivit : \n \n\u00ab Ma\u00eetre O livier, les princes qui r\u00e8gnent aux grandes sei - \ngneuries, comme rois et empereurs, ne doivent pas laisser en - \n821gendrer la somptuosit\u00e9 en leurs maisons ; car de l\u00e0 ce feu court \npar la province. \u2013 Donc, ma\u00eetre Olivier, tiens -toi ceci pour dit. \nNotre d\u00e9pense augmente tous les ans. La chose nous d\u00e9pla\u00eet. \nComment, pasque -Dieu ! jusqu\u2019en 79 elle n\u2019a point pass\u00e9 trente -\nsix mille livres. En 80, elle a atteint quarante -trois mille six cent \ndix-neuf livres, \u2013 j\u2019ai le chiffre en t\u00eate, \u2013 en 81, soixante -six mille \nsix c ent quatre -vingts livres ; et cette ann\u00e9e, par la foi de mon \ncorps ! elle atteindra quatre -vingt mille livres ! Doubl\u00e9e en \nquatre ans ! Monstrueux ! \u00bb \n \nIl s\u2019arr\u00eata essouffl\u00e9, puis il reprit avec emportement : \u00ab Je ne \nvois autour de moi que gens qui s\u2019eng raissent de ma mai - greur \n! Vous me sucez des \u00e9cus par tous les pores ! \u00bb \n \nTous gardaient le silence. C\u2019\u00e9tait une de ces col\u00e8res qu\u2019on laisse \naller. Il continua : \n \n\u00ab C\u2019est comme cette requ\u00eate en latin de la seigneurie de France, \npour que nous ayons \u00e0 r\u00e9ta blir ce qu\u2019ils appellent les grandes \ncharges de la couronne ! Charges en effet ! charges qui \n\u00e9crasent ! Ah ! messieurs ! vous dites que nous ne sommes pas \nun roi, pour r\u00e9gner dapifero nullo, buticulario nullo ! Nous vous \nle ferons voir, pasque -Dieu ! si n ous ne sommes pas un roi ! \u00bb \n \n822Ici il sourit dans le sentiment de sa puissance, sa mauvaise \nhumeur s\u2019en adoucit, et il se tourna vers les flamands : \n \n\u00ab Voyez -vous, comp\u00e8re Guillaume ? le grand panetier, le grand \nbouteillier, le grand chambellan, le grand s\u00e9 n\u00e9chal ne valent pas \nle moindre valet. \u2013 Retenez ceci, comp\u00e8re Coppe - nole ; \u2013 ils ne \nservent \u00e0 rien. \u00c0 se tenir ainsi inutiles autour du roi, ils me font \nl\u2019effet des quatre \u00e9vang\u00e9listes qui environnent le cadran de la \ngrande horloge du Palais, et que Phil ippe Brille vient de remettre \n\u00e0 neuf. Ils sont dor\u00e9s, mais ils ne marquent pas l\u2019heure ; et \nl\u2019aiguille peut se passer d\u2019eux. \u00bb \n \nIl demeura un moment pensif, et ajouta en hochant sa vieille \nt\u00eate : \n \n\u00ab Ho ! Ho ! par Notre -Dame, je ne suis pas Philippe Brille, et je ne \nredorerai pas les grands vassaux. Je suis de l\u2019avis du roi \n\u00c9douard : sauvez le peuple et tuez les seigneurs. \u2013 Conti - nue, \nOlivier. \u00bb \n \nLe personnage qu\u2019il d\u00e9signait par ce nom reprit le cahier de ses \nmains, et se remit \u00e0 lire \u00e0 haute voix : \n \n823\u00ab \u2026 \u00c0 Adam Tenon, commis \u00e0 la garde des sceaux de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 \nde Paris, pour l\u2019argent, fa\u00e7on et gravure desdits sceaux qui ont \n\u00e9t\u00e9 faits neufs pour ce que les autres pr\u00e9c\u00e9dents, pour leur \nantiquit\u00e9 et caduquet\u00e9, ne pouvaient plus bonnement ser - vir. \u2013 \nDouze liv res parisis. \n \n\u00ab \u00c0 Guillaume Fr\u00e8re, la somme de quatre livres quatre sols \nparisis, pour ses peines et salaires d\u2019avoir nourri et aliment\u00e9 les \n \ncolombes des deux colombiers de l\u2019H\u00f4tel des Tournelles, durant \nles mois de janvier, f\u00e9vrier et mars de cette ann\u00e9e ; et pour ce a \ndonn\u00e9 sept sextiers d\u2019orge. \n \n\u00ab \u00c0 un cordelier, pour confession d\u2019un criminel, quatre sols \nparisis. \u00bb \n \nLe roi \u00e9coutait en silence. De temps en temps il toussait. Alors il \nportait le hanap \u00e0 ses l\u00e8vres et buvait une gorg\u00e9e en faisant \nune grimace. \n \n\u00ab En ce tte ann\u00e9e ont \u00e9t\u00e9 faits par ordonnance de justice \u00e0 son \nde trompe par les carrefours de Paris cinquante -six cris. \u2013 \nCompte \u00e0 r\u00e9gler. \n824 \n\u00ab Pour avoir fouill\u00e9 et cherch\u00e9 en certains endroits, tant dans \nParis qu\u2019ailleurs, de la finance qu\u2019on disait y avoir \u00e9t\u00e9 ca- ch\u00e9e, \nmais rien n\u2019y a \u00e9t\u00e9 trouv\u00e9 ; \u2013 quarante -cinq livres pari - sis. \u00bb \n \n\u2013 Enterrer un \u00e9cu pour d\u00e9terrer un sou ! dit le roi. \n \n\u2013 \u2026 Pour avoir mis \u00e0 point, \u00e0 l\u2019H\u00f4tel des Tournelles, six \npanneaux de verre blanc \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 est la cage de fer, treize \nsols. \u2013 Pour avoir fait et livr\u00e9, par le commandement du roi, le \njour des monstres, quatre \u00e9cussons aux armes dudit seigneur, \nenchapess\u00e9s de chapeaux de roses tout \u00e0 l\u2019entour, six livres. \u2013 \nPour deux manches neuves au vieil pourpoint du roi, vingt sols. \n\u2013 Pour une bo\u00eete de graisse \u00e0 graisser les bottes du roi, \nquinze deniers. \u2013 Une \u00e9table faite de neuf pour loger les \npourceaux noirs du roi, trente livres parisis. \u2013 Plusieurs cloisons, \nplanches et trappes faites pour enfermer les lions d\u2019empr\u00e8s \nSaint -Paul, vin gt-deux livres. \n \n\u2013 Voil\u00e0 des b\u00eates qui sont ch\u00e8res, dit Louis XI. N\u2019importe ! \nc\u2019est une belle magnificence de roi. Il y a un grand lion roux que \nj\u2019aime pour ses gentillesses. \u2013 L\u2019avez -vous vu, ma\u00eetre Guil - laume \n? \u2013 Il faut que les princes aient de ces ani maux miri - fiques. \u00c0 \nnous autres rois, nos chiens doivent \u00eatre des lions, et nos chats \n825des tigres. Le grand va aux couronnes. Du temps des pa\u00efens de \nJupiter, quand le peuple offrait aux \u00e9glises cent b\u0153ufs et cent \nbrebis, les empereurs donnaient cent lions et \n \ncent aigles. Cela \u00e9tait farouche et fort beau. Les rois de France \nont toujours eu de ces rugissements autour de leur tr\u00f4ne. \nN\u00e9anmoins on me rendra cette justice que j\u2019y d\u00e9pense encore \nmoins d\u2019argent qu\u2019eux, et que j\u2019ai une plus grande modestie de \nlions, d\u2019ours, d\u2019\u00e9l\u00e9phants et de l\u00e9opards. \u2013 Allez, ma\u00eetre Olivier. \nNous voulions dire cela \u00e0 nos amis les Flamands. \u00bb \n \nGuillaume Rym s\u2019inclina profond\u00e9ment, tandis que Coppe - nole, \navec sa mine bourrue, avait l\u2019air d\u2019un de ces ours dont parlait \nSa Majest\u00e9. Le roi n\u2019y prit pas garde. Il venait de trem - per ses \nl\u00e8vres dans le hanap, et recrachait le breuvage en di - sant : \u00ab \nPouah ! la f\u00e2cheuse tisane ! \u00bb Celui qui lisait continua : \n \n\u00ab Pour nourriture d\u2019un maraud pi\u00e9ton enverrouill\u00e9 depuis six \nmois dans la logett e de l\u2019\u00e9corcherie, en attendant qu\u2019on sache \nqu\u2019en faire. \u2013 Six livres quatre sols. \n \n\u2013 Qu\u2019est cela ? interrompit le roi. Nourrir ce qu\u2019il faut pendre \n! Pasque -Dieu ! je ne donnerai plus un sol pour cette nourriture. \u2013 \nOlivier, entendez -vous de la chose avec monsieur d\u2019Estouteville, \n826et d\u00e8s ce soir faites -moi le pr\u00e9paratif des noces du galant avec \nune potence. \u2013 Reprenez. \u00bb \n \nOlivier fit une marque avec le pouce \u00e0 l\u2019article du maraud pi\u00e9ton \net passa outre. \n \n\u00ab \u00c0 Henriet Cousin, ma\u00eetre ex\u00e9cuteur des hautes \u0153uvres de la \njustice de Paris, la somme de soixante sols parisis, \u00e0 lui tax\u00e9e et \nordonn\u00e9e par monseigneur le pr\u00e9v\u00f4t de Paris, pour avoir \nachet\u00e9, de l\u2019ordonnance de mondit sieur le pr\u00e9v\u00f4t, une grande \n\u00e9p\u00e9e \u00e0 fe uille servant \u00e0 ex\u00e9cuter et d\u00e9capiter les per - sonnes \nqui par justice sont condamn\u00e9es pour leurs d\u00e9m\u00e9rites, et icelle \nfait garnir de fourreau et de tout ce qui y appartient ; et \npareillement a fait remettre \u00e0 point et rhabiller la vieille \u00e9p\u00e9e, \nqui s\u2019\u00e9tait \u00e9clat\u00e9e et \u00e9br\u00e9ch\u00e9e en faisant la justice de messire \nLouis de Luxembourg, comme plus \u00e0 plein peut appa - roir\u2026 \u00bb \n \nLe roi interrompit : \u00ab Il suffit. J\u2019ordonnance la somme de grand \nc\u0153ur. Voil\u00e0 des d\u00e9penses o\u00f9 je ne regarde pas. Je n\u2019ai jamais \nregrett\u00e9 cet ar gent -l\u00e0. \u2013 Suivez. \n \n\u2013 Pour avoir fait de neuf une grande cage\u2026 \n \n827\u2013 Ah ! dit le roi en prenant de ses deux mains les bras de sa \nchaise, je savais bien que j\u2019\u00e9tais venu en cette Bastille pour \nquelque chose. \u2013 Attendez, ma\u00eetre Olivier. Je veux voir moi - \nm\u00eame la cage. Vous m\u2019en lirez le co\u00fbt pendant que je \nl\u2019examinerai. \u2013 Messieurs les Flamands, venez voir cela. C\u2019est \ncurieux. \u00bb \n \nAlors il se leva, s\u2019appuya sur le bras de son interlocuteur, fit \nsigne \u00e0 l\u2019esp\u00e8ce de muet qui se tenait debout devant la porte de \nle pr\u00e9c\u00e9der, aux deux Flamands de le suivre, et sortit de la \nchambre. \n \nLa royale compagnie se recruta, \u00e0 la porte du retrait, d\u2019hommes \nd\u2019armes tout alourdis de fer, et de minces pages qui portaient \ndes flambeaux. Elle chemina quelque temps dans l\u2019int\u00e9rieur du \nsombre donjon, perc\u00e9 d\u2019escaliers et de corridors jusque dans \nl\u2019\u00e9paisseur des murailles. Le capitaine de la Bastille marchait en \nt\u00eate, et faisait ouvrir les guichets devant le vieux roi malade et \nvo\u00fbt\u00e9, qui toussait en marchant. \n \n\u00c0 chaque guichet, toutes l es t\u00eates \u00e9taient oblig\u00e9es de se baisser \nexcept\u00e9 celle du vieillard pli\u00e9 par l\u2019\u00e2ge. \u00ab Hum ! disait -il entre ses \ngencives, car il n\u2019avait plus de dents, nous sommes d\u00e9j\u00e0 tout \npr\u00eat pour la porte du s\u00e9pulcre. \u00c0 porte basse, passant courb\u00e9. \u00bb \n828 \nEnfin, apr\u00e8s avoi r franchi un dernier guichet si embarrass\u00e9 de \nserrures qu\u2019on mit un quart d\u2019heure \u00e0 l\u2019ouvrir, ils entr\u00e8rent dans \nune haute et vaste salle en ogive, au centre de laquelle on \ndistinguait, \u00e0 la lueur des torches, un gros cube massif de ma - \n\u00e7onnerie, de fer et de bois. L\u2019int\u00e9rieur \u00e9tait creux. C\u2019\u00e9tait une des \nces fameuses cages \u00e0 prisonniers d\u2019\u00c9tat qu\u2019on appelait les \nfillettes du roi. Il y avait aux parois deux ou trois petites fe - \nn\u00eatres, si drument treilliss\u00e9es d\u2019\u00e9pais barreaux de fer qu\u2019on n\u2019en \nvoyait pas la vitre. La porte \u00e9tait une grande dalle de pierre \nplate, comme aux tombeaux. De ces portes qui ne ser - vent \njamais que pour entrer. Seulement, ici, le mort \u00e9tait un vivant. \n \nLe roi se mit \u00e0 marcher lentement autour du petit \u00e9difice en \nl\u2019examinant avec soi n, tandis que ma\u00eetre Olivier qui le suivait \nlisait tout haut le m\u00e9moire : \n \n\u00ab Pour avoir fait de neuf une grande cage de bois de grosses \nsolives, membrures et sabli\u00e8res, contenant neuf pieds de long \nsur huit de l\u00e9, et de hauteur sept pieds entre deux planch ers, \nliss\u00e9e et boujonn\u00e9e \u00e0 gros boujons de fer, laquelle a \u00e9t\u00e9 assise \nen une chambre \u00e9tant \u00e0 l\u2019une des tours de la bastide Saint -\nAntoine, en laquelle cage est mis et d\u00e9tenu, par com - \nmandement du roi notre seigneur, un prisonnier qui habitait \npr\u00e9c\u00e9demment une vieille cage caduque et d\u00e9cr\u00e9pite. \u2013 Ont \u00e9t\u00e9 \n829employ\u00e9es \u00e0 cette dite cage neuve quatre -vingt -seize solives de \ncouche et cinquante -deux solives debout, dix sabli\u00e8res de trois \ntoises de long ; et ont \u00e9t\u00e9 occup\u00e9s dix -neuf charpentiers pour \n\u00e9quarrir, ouvrer et tailler tout ledit bois en la cour de la Bastille \npendant vingt jours\u2026 \n \n\u2013 D\u2019assez beaux c\u0153urs de ch\u00eane, dit le roi en cognant du \npoing la charpente. \n \n\u2013 \u2026 Il est entr\u00e9 dans cette cage, poursuivit l\u2019autre, deux cent \nvingt gros boujons de fer, de neuf pie ds et de huit, le sur - plus \nde moyenne longueur, avec les rouelles, pommelles et contre -\nbandes servant auxdits boujons, pesant tout ledit fer trois mille \nsept cent trente -cinq livres ; outre huit grosses \u00e9qui\u00e8res de fer \nservant \u00e0 attacher ladite cage, avec les cram - pons et clous \npesant ensemble deux cent dix -huit livres de fer, sans compter \nle fer des treillis des fen\u00eatres de la chambre o\u00f9 la cage a \u00e9t\u00e9 \npos\u00e9e, les barres de fer de la porte de la chambre, et autres \nchoses\u2026 \n \n\u2013 Voil\u00e0 bien du fer, dit le roi, pour contenir la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 d\u2019un \nesprit ! \n \n830\u2013 \u2026 Le tout revient \u00e0 trois cent dix -sept livres cinq sols sept \ndeniers. \n \n\u2013 Pasque -Dieu ! \u00bb s\u2019\u00e9cria le roi. \n \n\u00c0 ce juron, qui \u00e9tait le favori de Louis XI, il parut que quelqu\u2019un \nse r\u00e9veillait dans l\u2019int\u00e9rieur de la cage, on entendit \n \ndes cha\u00eenes qui en \u00e9corchaient le plancher avec bruit, et il \ns\u2019\u00e9leva une voix faible qui semblait sortir de la tombe : \u00ab Sire ! \nSire ! gr\u00e2ce ! \u00bb On ne pouvait voir celui qui parlait ainsi. \n \n\u00ab Trois cent dix -sept livres cinq sols sept deniers ! \u00bb reprit Louis \nXI. \n \nLa voix lamentable qui \u00e9tait sortie de la cage avait glac\u00e9 tous \nles assistants, ma\u00eetre Olivier lui -m\u00eame. Le roi seul avait l\u2019air de \nne pas l\u2019avoir entendue. Sur son ordre, ma\u00eetre Olivier reprit sa \nlecture, et Sa Majest\u00e9 continua froidement l\u2019inspection de la \ncage. \n \n\u00ab \u2026 Outre cela, il a \u00e9t\u00e9 pay\u00e9 \u00e0 un ma\u00e7on qui a fait les trous pour \nposer les grilles des fen\u00eatres, et le planche r de la chambre o\u00f9 \n831est la cage, parce que le plancher n\u2019e\u00fbt pu porter cette cage \u00e0 \ncause de sa pesanteur, vingt -sept livres quatorze sols parisis\u2026 \u00bb \n \nLa voix recommen\u00e7a \u00e0 g\u00e9mir : \n \n\u00ab Gr\u00e2ce ! Sire ! Je vous jure que c\u2019est monsieur le cardinal \nd\u2019Angers qui a fait la trahison, et non pas moi. \n \n\u2013 Le ma\u00e7on est rude ! dit le roi. Continue, Olivier. \u00bb Olivier \ncontinua : \n\u00ab \u2026 \u00c0 un menuisier, pour fen\u00eatres, couches, selle perc\u00e9e et \nautres choses, vingt livres deux sols parisis\u2026 \u00bb \n \nLa voix continuait aussi : \n \n\u00ab H\u00e9las ! Sire ! ne m\u2019\u00e9couterez -vous pas ? Je vous pro - teste que \nce n\u2019est pas moi qui ai \u00e9crit la chose \u00e0 monseigneur de \nGuyenne, mais monsieur le cardinal La Balue ! \n \n\u2013 Le menuisier est cher, observa le roi. \u2013 Est-ce tout ? \n \n832\u2013 Non, Sire. \u2013 \u2026 \u00c0 un vitrier, pour le s vitres de ladite \nchambre, quarante -six sols huit deniers parisis. \n \n\u2013 Faites gr\u00e2ce, Sire ! N\u2019est -ce donc pas assez qu\u2019on ait \ndonn\u00e9 tous mes biens \u00e0 mes juges, ma vaisselle \u00e0 monsieur de \nTorcy, ma librairie \u00e0 ma\u00eetre Pierre Doriolle, ma tapisserie au \ngouve rneur du Roussillon ? Je suis innocent. Voil\u00e0 quatorze ans \nque je grelotte dans une cage de fer. Faites gr\u00e2ce, Sire ! vous \nretrouverez cela dans le ciel. \n \n\u2013 Ma\u00eetre Olivier, dit le roi, le total ? \n \n\u2013 Trois cent soixante -sept livres huit sols trois deniers pa - \n \nrisis. \n \n \n\u2013 Notre -Dame ! cria le roi. Voil\u00e0 une cage outrageuse ! \u00bb \n \nIl arracha le cahier des mains de ma\u00eetre Olivier, et se mit \u00e0 \n \n833compter lui -m\u00eame sur ses doigts, en examinant tour \u00e0 tour l e \npapier et la cage. Cependant on entendait sangloter le prison - \nnier. Cela \u00e9tait lugubre dans l\u2019ombre, et les visages se regar - \ndaient en p\u00e2lissant. \n \n\u00ab Quatorze ans, Sire ! voil\u00e0 quatorze ans ! depuis le mois d\u2019avril \n1469. Au nom de la sainte m\u00e8re de Dieu , Sire, \u00e9coutez - moi ! \nVous avez joui tout ce temps de la chaleur du soleil. Moi, ch\u00e9tif, \nne verrai -je plus jamais le jour ? Gr\u00e2ce, Sire ! Soyez mi - \ns\u00e9ricordieux. La cl\u00e9mence est une belle vertu royale qui rompt \nles courantes de la col\u00e8re. Croit -elle, Votr e Majest\u00e9, que ce soit \n\u00e0 l\u2019heure de la mort un grand contentement pour un roi, de \nn\u2019avoir laiss\u00e9 aucune offense impunie ? D\u2019ailleurs, Sire, je n\u2019ai \npoint trahi Votre Majest\u00e9 ; c\u2019est monsieur d\u2019Angers. Et j\u2019ai au \npied une bien lourde cha\u00eene, et une grosse b oule de fer au bout, \nbeaucoup plus pesante qu\u2019il n\u2019est de raison. H\u00e9 ! Sire ! ayez piti\u00e9 \nde moi ! \n \n\u2013 Olivier, dit le roi en hochant la t\u00eate, je remarque qu\u2019on me \ncompte le muid de pl\u00e2tre \u00e0 vingt sols, qui n\u2019en vaut que douze. \nVous referez ce m\u00e9moire. \u00bb \n \nIl tourna le dos \u00e0 la cage, et se mit en devoir de sortir de la \nchambre. Le mis\u00e9rable prisonnier, \u00e0 l\u2019\u00e9loignement des flam - \nbeaux et du bruit, jugea que le roi s\u2019en allait. \n834 \n\u00ab Sire ! Sire ! \u00bb cria -t-il avec d\u00e9sespoir. \n \nLa porte se referma. Il ne vit plus r ien, et n\u2019entendit plus que la \nvoix rauque du guichetier, qui lui chantait aux oreilles la \nchanson : \n \nMa\u00eetre Jean Balue A perdu la vue De ses \u00e9v\u00each\u00e9s ; \nMonsieur de Verdun N\u2019en a plus pas un, Tous sont d\u00e9p\u00each\u00e9s. \n \nLe roi remontait en silence \u00e0 son retrait, e t son cort\u00e8ge le \nsuivait, terrifi\u00e9 des derniers g\u00e9missements du condamn\u00e9. Tout \u00e0 \ncoup, Sa Majest\u00e9 se tourna vers le gouverneur de la Bastille. \n \n\u00ab \u00c0 propos, dit -elle, n\u2019y avait -il pas quelqu\u2019un dans cette cage ? \n \n\u00ab Pardieu, Sire ! r\u00e9pondit le gouverneur stup\u00e9fait de la question. \n \n\u2013 Et qui donc ? \n \n\u2013 Monsieur l\u2019\u00e9v\u00eaque de Verdun. \u00bb \n835 \nLe roi savait cela mieux que personne. Mais c\u2019\u00e9tait une manie. \n \n\u00ab Ah ! dit -il avec l\u2019air na\u00eff d\u2019y songer pour la premi\u00e8re fois, \nGuillaume de Harancourt, l\u2019ami de monsieur le cardinal La Ba - \nlue. Un bon diable d\u2019\u00e9v\u00eaque ! \u00bb \n \nAu bout de quelques instants, la porte du retrait s\u2019\u00e9tait rouverte, \npuis reclose sur les cinq personnages que le lecteur y a vus au \ncommencement de ce chapitre, et qui y avaient repris leurs \nplaces, leurs causeries \u00e0 demi -voix, et leurs attitudes. \n \nPendant l\u2019absence du roi, on avait d\u00e9pos\u00e9 sur sa table quelques \nd\u00e9p\u00eaches, dont il rompit lui -m\u00eame le cachet. Puis il se mit \u00e0 les \nlire promptement l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, fit signe \u00e0 ma\u00eetre Olivier, \nqui paraissait avoir pr\u00e8s de lui office de ministre, de \n \nprendre une plume, et, sans lui faire part au contenu des d\u00e9 - \np\u00eaches, commen\u00e7a \u00e0 lui en dicter \u00e0 voix basse les r\u00e9ponses, que \ncelui -ci \u00e9crivait, assez incommod\u00e9ment agenouill\u00e9 dev ant la \ntable. \n \nGuillaume Rym observait. \n836 \nLe roi parlait si bas, que les Flamands n\u2019entendaient rien de sa \ndict\u00e9e, si ce n\u2019est \u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques lambeaux isol\u00e9s et peu \nintelligibles comme : \u00ab \u2026 Maintenir les lieux fertiles par le \ncommerce, les st\u00e9riles par les manufactures\u2026 \u2013 Faire voir aux \nseigneurs anglais nos quatre bombardes, la Londres, la Bra - \nbant, la Bourg -en-Bresse, la Saint -Omer\u2026 \u2013 L\u2019artillerie est cause \nque la guerre se fait maintenant plus judicieusement\u2026 \u2013 \u00c0 M. de \nBressuire, notre ami\u2026 \u2013 Les arm \u00e9es ne s\u2019entretiennent sans les \ntributs\u2026 \u00bb \u2013 Etc. \n \nUne fois il haussa la voix : \u00ab Pasque -Dieu ! monsieur le roi de \nSicile scelle ses lettres sur cire jaune, comme un roi de France. \nNous avons peut -\u00eatre tort de le lui permettre. Mon beau cousin \nde Bourgogn e ne donnait pas d\u2019armoiries \u00e0 champ de gueules. \nLa grandeur des maisons s\u2019assure en l\u2019int\u00e9grit\u00e9 des \npr\u00e9rogatives. Note ceci, comp\u00e8re Olivier. \u00bb \n \nUne autre fois : \u00ab Oh ! oh ! dit -il, le gros message ! Que nous \nr\u00e9clame notre fr\u00e8re l\u2019empereur ? \u00bb Et parcoura nt des yeux la \nmissive en coupant sa lecture d\u2019interjections : \u00ab Certes ! les \nAllemagnes sont si grandes et puissantes qu\u2019il est \u00e0 peine \ncroyable. \u2013 Mais nous n\u2019oublions pas le vieux proverbe : La plus \nbelle comt\u00e9 est Flandre ; la plus belle duch\u00e9, Milan ; le plus beau \nroyaume, France. \u2013 N\u2019est -ce pas, messieurs les Fla - mands ? \u00bb \n837 \nCette fois, Coppenole s\u2019inclina avec Guillaume Rym. Le pa - \ntriotisme du chaussetier \u00e9tait chatouill\u00e9. \n \nUne derni\u00e8re d\u00e9p\u00eache fit froncer le sourcil \u00e0 Louis XI. \n\u00ab Qu\u2019est cel a ? s\u2019\u00e9cria -t-il. Des plaintes et qu\u00e9rimonies contre \nnos garnisons de Picardie ! Olivier, \u00e9crivez en diligence \u00e0 mon - \nsieur le mar\u00e9chal de Rouault. \u2013 Que les disciplines se rel\u00e2chent. \n\u2013 Que les gendarmes des ordonnances, les nobles de ban, \nles francs -arche rs, les suisses, font des maux infinis aux \nmanants. \n \n\u2013 Que l\u2019homme de guerre, ne se contentant pas des biens \nqu\u2019il trouve en la maison des laboureurs, les contraint, \u00e0 grands \ncoups de b\u00e2ton ou de voulge, \u00e0 aller qu\u00e9rir du vin \u00e0 la ville, du \npoisson, des \u00e9piceries, et autres choses excessives. \u2013 Que \nmonsieur le roi sait cela. \u2013 Que nous entendons garder notre \npeuple des inconv\u00e9nients, larcins et pilleries. \u2013 Que c\u2019est notre \nvolont\u00e9, par Notre -Dame ! \u2013 Qu\u2019en outre, il ne nous agr\u00e9e pas \nqu\u2019aucun m\u00e9n\u00e9trier, barbier, ou valet de guerre, soit v\u00eatu \ncomme prince, de velours, de drap de soie et d\u2019anneaux d\u2019or. \u2013 \nQue ces vanit\u00e9s sont haineuses \u00e0 Dieu. \u2013 Que nous nous con - \ntentons, nous qui sommes gentilhomme, d\u2019un pourpoint de drap \n\u00e0 seize sols l\u2019aune de Paris. \u2013 Que messieurs les goujats peuvent \n838bien se rabaisser jusqu e-l\u00e0, eux aussi. \u2013 Mandez et ordonnez. \u2013 \u00c0 \nmonsieur de Rouault, notre ami. \u2013 Bien. \u00bb \n \nIl dicta cette lettre \u00e0 haute voix, d\u2019un ton ferme et par sac - \ncades. Au moment o\u00f9 il achevait, la porte s\u2019ouvrit et donna \npassage \u00e0 un nouveau personnage, qui se pr\u00e9cipi ta tout effar\u00e9 \ndans la chambre en criant : \u00ab Sire ! Sire ! il y a une s\u00e9dition de \npopulaire dans Paris ! \u00bb \n \nLa grave figure de Louis XI se contracta ; mais ce qu\u2019il y eut de \nvisible dans son \u00e9motion passa comme un \u00e9clair. Il se contint, et \ndit avec une s\u00e9v \u00e9rit\u00e9 tranquille : \n \n\u00ab Comp\u00e8re Jacques, vous entrez bien brusquement ! \n \n\u2013 Sire ! Sire ! il y a une r\u00e9volte ! \u00bb reprit le comp\u00e8re Jacques \nessouffl\u00e9. \n \nLe roi, qui s\u2019\u00e9tait lev\u00e9, lui prit rudement le bras et lui dit \u00e0 \nl\u2019oreille, de fa\u00e7on \u00e0 \u00eatre entendu de lui s eul, avec une col\u00e8re \nconcentr\u00e9e et un regard oblique sur les flamands : \n \n\u00ab Tais -toi, ou parle bas ! \u00bb \n839 \nLe nouveau venu comprit, et se mit \u00e0 lui faire tout bas une \nnarration tr\u00e8s effarouch\u00e9e que le roi \u00e9coutait avec calme, tandis \nque Guillaume Rym faisait r emarquer \u00e0 Coppenole le visage et \nl\u2019habit du nouveau venu, sa capuce fourr\u00e9e, caputia fourrata, \nson \u00e9pitoge courte, epitogia curta, sa robe de velours noir, qui \nannon\u00e7ait un pr\u00e9sident de la Cour des comptes. \n \n\u00c0 peine ce personnage eut -il donn\u00e9 au roi quel ques expli - \ncations, que Louis XI s\u2019\u00e9cria en \u00e9clatant de rire : \n \n\u00ab En v\u00e9rit\u00e9 ! parlez tout haut, comp\u00e8re Coictier ! Qu\u2019avez - vous \u00e0 \nparler bas ainsi ? Notre -Dame sait que nous n\u2019avons rien de \ncach\u00e9 pour nos bons amis flamands. \n \n\u2013 Mais, Sire\u2026 \n \n\u2013 Parlez tout haut ! \u00bb \n \nLe \u00ab comp\u00e8re Coictier \u00bb demeurait muet de surprise. \n \n\u00ab Donc, reprit le roi, \u2013 parlez, monsieur, \u2013 il y a une \u00e9mo - tion de \nmanants dans notre bonne ville de Paris ? \n840 \n\u2013 Oui, Sire. \n \n\u2013 Et qui se dirige, dites -vous, contre monsieur le bailli du \nPalais de Justice ? \n \n\u2013 Il y a apparence \u00bb, r\u00e9pondit le comp\u00e8re, qui balbutiait, \nencore tout \u00e9tourdi du brusque et inexplicable changement qui \nvenait de s\u2019op\u00e9rer dans les pens\u00e9es du roi. \n \nLouis XI reprit : \u00ab O\u00f9 le guet a -t-il rencontr\u00e9 la cohue ? \n \n\u2013 Cheminant de la Grande -Truanderie vers le Pont -aux- \nChangeurs. Je l\u2019ai rencontr\u00e9e moi -m\u00eame comme je venais ici \npour ob\u00e9ir aux ordres de Votre Majest\u00e9. J\u2019en ai entendu \nquelques -uns qui criaient : \u00c0 bas l e bailli du Palais ! \n \n\u2013 Et quels griefs ont -ils contre le bailli ? \n \n\u2013 Ah ! dit le comp\u00e8re Jacques, qu\u2019il est leur seigneur. \n \n\u2013 Vraiment ! \n841 \n\u2013 Oui, Sire. Ce sont des marauds de la Cour des Miracles. \nVoil\u00e0 longtemps d\u00e9j\u00e0 qu\u2019ils se plaignent du bailli, dont il s sont \n \nvassaux. Ils ne veulent le reconna\u00eetre ni comme justicier ni \ncomme voyer. \n \n\u2013 Oui-da ! repartit le roi avec un sourire de satisfaction qu\u2019il \ns\u2019effor\u00e7ait en vain de d\u00e9guiser. \n \n\u2013 Dans toutes leurs requ\u00eates au parlement, reprit le com - \np\u00e8re Jacques, i ls pr\u00e9tendent n\u2019avoir que deux ma\u00eetres, Votre \nMajest\u00e9 et leur Dieu, qui est, je crois, le diable. \n \n\u2013 H\u00e9 ! h\u00e9 ! \u00bb dit le roi. \n \nIl se frottait les mains, il riait de ce rire int\u00e9rieur qui fait \nrayonner le visage. Il ne pouvait dissimuler sa joie, quoiqu\u2019il \nessay\u00e2t par instants de se composer. Personne n\u2019y comprenait \nrien, pas m\u00eame \u00ab ma\u00eetre Olivier \u00bb. Il resta un moment silen - \ncieux, avec un air pensif, mais content. \n \n\u00ab Sont -ils en force ? demanda -t-il tout \u00e0 coup. \n842 \n\u2013 Oui certes, Sire, r\u00e9pondit le comp\u00e8re Jacques. \n \n\u2013 Combien ? \n \n\u2013 Au moins six mille. \u00bb \n \nLe roi ne put s\u2019emp\u00eacher de dire : \u00ab Bon ! \u00bb Il reprit : \n \n\u00ab Sont -ils arm\u00e9s ? \n \n\u2013 Des faulx, des piques, des hacquebutes, des pioches. \nToutes sortes d\u2019armes fort violente s. \u00bb \n \nLe roi ne parut nullement inquiet de cet \u00e9talage. Le com - p\u00e8re \nJacques crut devoir ajouter : \n \n\u00ab Si Votre Majest\u00e9 n\u2019envoie pas promptement au secours du \nbailli, il est perdu. \n \n843\u2013 Nous enverrons, dit le roi avec un faux air s\u00e9rieux. C\u2019est \nbon. Certainem ent nous enverrons. Monsieur le bailli est notre \nami. Six mille ! Ce sont de d\u00e9termin\u00e9s dr\u00f4les. La hardiesse est \n \nmerveilleuse, et nous en sommes fort courrouc\u00e9. Mais nous \navons peu de monde cette nuit autour de nous. \u2013 Il sera temps \ndemain matin. \u00bb \n \nLe comp\u00e8re Jacques se r\u00e9cria. \u00ab Tout de suite, Sire ! Le bailliage \naura vingt fois le temps d\u2019\u00eatre saccag\u00e9, la seigneurie viol\u00e9e et le \nbailli pendu. Pour Dieu, Sire ! envoyez avant de - main matin. \u00bb \n \nLe roi le regarda en face. \u00ab Je vous ai dit demain matin. \u00bb \nC\u2019\u00e9tait un de ces regards auxquels on ne r\u00e9plique pas. \nApr\u00e8s un silence, Louis XI \u00e9leva de nouveau la voix. \u00ab Mon \ncomp\u00e8re Jacques, vous devez savoir cela ? Quelle \u00e9tait\u2026 \u00bb Il se \nreprit : \u00ab Quelle est la juridiction f\u00e9odale du bailli ? \n \n\u2013 Sire, le bailli du Palais a la rue de la Calandre jusqu\u2019\u00e0 la rue \nde l\u2019Herberie, la place Saint -Michel et les lieux vulgairement \nnomm\u00e9s les Mureaux assis pr\u00e8s de l\u2019\u00e9glise Notre -Dame -des- \nChamps (ici Louis XI souleva le bord de son chapeau), lesquels \nh\u00f4tels sont au nombre de treize, plus la Cour des Miracles, plus \nla Maladerie appel\u00e9e la Banlieue, plus toute la chauss\u00e9e qui \n844commence \u00e0 cette Maladerie et finit \u00e0 la porte Saint -Jacques. \nDe ces divers endroits il est voyer, haut, moyen et bas justicier, \nplein seigneur. \n \n\u2013 Ouais ! dit le roi en se grattant l\u2019oreille gauche avec la \nmain droite, cela fait un bon bout de ma ville ! Ah ! monsieur le \nbailli \u00e9tait roi de tout cela ! \u00bb \n \nCette fois il ne se reprit point. Il continua, r\u00eaveur et comme se \nparlant \u00e0 lui -m\u00eame : \n \n\u00ab Tout beau, monsieur le bailli ! vous aviez l\u00e0 entre les dents un \ngentil morceau de notre Paris. \u00bb \n \nTout \u00e0 coup il fit explosion : \u00ab Pasque -Dieu ! qu\u2019est -ce que c\u2019est \nque ces gens qui se pr\u00e9tendent voyers, justiciers, sei - gneurs et \nma\u00eetres chez nous ? qui ont leur p\u00e9age \u00e0 tout bout de champ, \nleur justice et leur bourreau \u00e0 tout carrefour parmi notre peuple \n? de fa\u00e7on que, comme le Grec se croyait autant \n \nde dieux qu\u2019i l avait de fontaines, et le Persan autant qu\u2019il voyait \nd\u2019\u00e9toiles, le Fran\u00e7ais se compte autant de rois qu\u2019il voit de gi - \nbets ! Pardieu ! cette chose est mauvaise, et la confusion m\u2019en \n845d\u00e9pla\u00eet. Je voudrais bien savoir si c\u2019est la gr\u00e2ce de Dieu qu\u2019il y \nait \u00e0 Paris un autre voyer que le roi, une autre justice que notre \nparlement, un autre empereur que nous dans cet empire ! Par la \nfoi de mon \u00e2me ! il faudra bien que le jour vienne o\u00f9 il n\u2019y aura \nen France qu\u2019un roi, qu\u2019un seigneur, qu\u2019un juge, qu\u2019un coupe -\nt\u00eate, comme il n\u2019y a au paradis qu\u2019un Dieu ! \u00bb \n \nIl souleva encore son bonnet, et continua, r\u00eavant toujours, avec \nl\u2019air et l\u2019accent d\u2019un chasseur qui agace et lance sa meute : \u00ab \nBon ! mon peuple ! bravement ! brise ces faux sei - gneurs ! fais \nta besogne. Sus ! sus ! pille -les, pends -les, sac - cage -les !\u2026 Ah ! \nvous voulez \u00eatre rois, messeigneurs ? Va ! peuple ! va ! \u00bb \n \nIci il s\u2019interrompit brusquement, se mordit la l\u00e8vre, comme pour \nrattraper sa pens\u00e9e \u00e0 demi \u00e9chapp\u00e9e, appuya tour \u00e0 tour son \n\u0153il per\u00e7ant sur ch acun des cinq personnages qui l\u2019entouraient, \net tout \u00e0 coup saisissant son chapeau \u00e0 deux mains et le \nregardant en face, il lui dit : \u00ab Oh ! je te br\u00fblerais si tu savais ce \nqu\u2019il y a dans ma t\u00eate ! \u00bb \n \nPuis, promenant de nouveau autour de lui le regard atte n- tif et \ninquiet du renard qui rentre sournoisement \u00e0 son terrier : \n \n846\u00ab Il n\u2019importe ! nous secourrons monsieur le bailli. Par malheur \nnous n\u2019avons que peu de troupe ici en ce moment contre tant \nde populaire. Il faut attendre jusqu\u2019\u00e0 demain. On remettra \nl\u2019ordre en la Cit\u00e9, et l\u2019on pendra vertement tout ce qui sera pris. \n \n\u2013 \u00c0 propos, Sire ! dit le comp\u00e8re Coictier, j\u2019ai oubli\u00e9 cela \ndans le premier trouble, le guet a saisi deux tra\u00eenards de la \nbande. Si Votre Majest\u00e9 veut voir ces hommes, ils sont l\u00e0. \n \n\u2013 Si je veux les voir ! cria le roi. Comment ! Pasque -Dieu ! tu \noublies chose pareille ! \u2013 Cours vite, toi, Olivier ! va les cher - \ncher. \u00bb \n \nMa\u00eetre Olivier sortit et rentra un moment apr\u00e8s avec les deux \nprisonniers, environn\u00e9s d\u2019archers de l\u2019ordonnance. Le premi er \navait une grosse face idiote, ivre et \u00e9tonn\u00e9e. Il \u00e9tait v\u00eatu de \nguenilles et marchait en pliant le genou et en tra\u00eenant le pied. Le \nsecond \u00e9tait une figure bl\u00eame et souriante que le lecteur conna\u00eet \nd\u00e9j\u00e0. \n \nLe roi les examina un instant sans mot dire, pui s s\u2019adressant \nbrusquement au premier : \n \n847\u00ab Comment t\u2019appelles -tu ? \n \n\u2013 Gieffroy Pincebourde. \n \n\u2013 Ton m\u00e9tier ? \n \n\u2013 Truand. \n \n\u2013 Qu\u2019allais -tu faire dans cette damnable s\u00e9dition ? \u00bb \n \nLe truand regarda le roi, en balan\u00e7ant ses bras d\u2019un air h\u00e9b\u00e9t\u00e9. \nC\u2019\u00e9tait une de ces t\u00eates mal conform\u00e9es o\u00f9 l\u2019intelligence est \u00e0 \npeu pr\u00e8s aussi \u00e0 l\u2019aise que la lumi\u00e8re sous l\u2019\u00e9teignoir. \n \n\u00ab Je ne sais pas, dit -il. On allait, j\u2019allais. \n \n\u2013 N\u2019alliez -vous pas a ttaquer outrageusement et piller votre \nseigneur le bailli du Palais ? \n \n\u2013 Je sais qu\u2019on allait prendre quelque chose chez quelqu\u2019un. \nVoil\u00e0 tout. \u00bb \n848 \nUn soldat montra au roi une serpe qu\u2019on avait saisie sur le \ntruand. \n \n\u00ab Reconnais -tu cette arme ? demanda le r oi. \n \n\u2013 Oui, c\u2019est ma serpe. Je suis vigneron. \n \n\u2013 Et reconnais -tu cet homme pour ton compagnon ? ajouta \nLouis XI, en d\u00e9signant l\u2019autre prisonnier. \n \n\u2013 Non. Je ne le connais point. \n \n\u2013 Il suffit \u00bb, dit le roi. Et faisant un signe du doigt au per - \nsonnage sile ncieux, immobile pr\u00e8s de la porte, que nous avons \nd\u00e9j\u00e0 fait remarquer au lecteur : \n \n\u00ab Comp\u00e8re Tristan, voil\u00e0 un homme pour vous. \u00bb \n \nTristan l\u2019Hermite s\u2019inclina. Il donna un ordre \u00e0 voix basse \u00e0 deux \narchers qui emmen\u00e8rent le pauvre truand. \n \n849Cependant le roi s\u2019\u00e9tait approch\u00e9 du second prisonnier, qui \nsuait \u00e0 grosses gouttes. \u00ab Ton nom ? \n \n\u2013 Sire, Pierre Gringoire. \n \n\u2013 Ton m\u00e9tier ? \n \n\u2013 Philosophe, Sire. \n \n\u2013 Comment te permets -tu, dr\u00f4le, d\u2019aller investir notre ami \nmonsieur le bailli du Palais, et qu \u2019as-tu \u00e0 dire de cette \u00e9motion \npopulaire ? \n \n\u2013 Sire, je n\u2019en \u00e9tais pas. \n \n\u2013 Or \u00e7\u00e0 ! paillard, n\u2019as -tu pas \u00e9t\u00e9 appr\u00e9hend\u00e9 par le guet \ndans cette mauvaise compagnie ? \n \n\u2013 Non, Sire, il y a m\u00e9prise. C\u2019est une fatalit\u00e9. Je fais des \ntrag\u00e9dies. Sire, je supplie Vot re Majest\u00e9 de m\u2019entendre. Je suis \npo\u00e8te. C\u2019est la m\u00e9lancolie des gens de ma profession d\u2019aller la \nnuit par les rues. Je passais par l\u00e0 ce soir. C\u2019est grand hasard. \n850On m\u2019a arr\u00eat\u00e9 \u00e0 tort. Je suis innocent de cette temp\u00eate civile. \nVotre Majest\u00e9 voit que le tr uand ne m\u2019a pas reconnu. Je con - \njure Votre Majest\u00e9\u2026 \n \n\u2013 Tais-toi ! dit le roi entre deux gorg\u00e9es de tisane. Tu nous \nromps la t\u00eate. \u00bb \n \nTristan l\u2019Hermite s\u2019avan\u00e7a et d\u00e9signant Gringoire du doigt : \n \n\u00ab Sire, peut -on pendre aussi celui -l\u00e0 ? \u00bb C\u2019\u00e9tait la premi\u00e8 re \nparole qu\u2019il prof\u00e9rait. \n\u00ab Peuh ! r\u00e9pondit n\u00e9gligemment le roi. Je n\u2019y vois pas \nd\u2019inconv\u00e9nients. \n \n\u2013 J\u2019en vois beaucoup, moi ! \u00bb dit Gringoire. \n \nNotre philosophe \u00e9tait en ce moment plus vert qu\u2019une olive. Il \nvit \u00e0 la mine froide et indiff\u00e9rente du roi qu\u2019 il n\u2019y avait plus de \nressource que dans quelque chose de tr\u00e8s path\u00e9tique, et se \npr\u00e9cipita aux pieds de Louis XI en s\u2019\u00e9criant avec une ges - \nticulation d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e : \n \n851\u00ab Sire ! Votre Majest\u00e9 daignera m\u2019entendre ! Sire ! n\u2019\u00e9clatez pas \nen tonnerre sur si peu de chose que moi. La grande foudre de \nDieu ne bombarde pas une laitue. Sire, vous \u00eates un auguste \nmonarque tr\u00e8s puissant, ayez piti\u00e9 d\u2019un pauvre homme honn\u00eate, \net qui serait plus emp\u00each\u00e9 d\u2019attiser une r\u00e9 - volte qu\u2019un gla\u00e7on \nde donner une \u00e9tincelle ! Tr\u00e8s grac ieux Sire, la d\u00e9bonnairet\u00e9 est \nvertu de lion et de roi. H\u00e9las ! la rigueur ne fait qu\u2019effaroucher \nles esprits, les bouff\u00e9es imp\u00e9tueuses de la bise ne sauraient \nfaire quitter le manteau au passant, le soleil donnant de ses \nrayons peu \u00e0 peu l\u2019\u00e9chauffe de tel le sorte qu\u2019il le fera mettre en \nchemise. Sire, vous \u00eates le soleil. Je vous le proteste, mon \nsouverain ma\u00eetre et seigneur, je ne suis pas un compagnon \ntruand, voleur et d\u00e9sordonn\u00e9. La r\u00e9volte et les bri - ganderies ne \nsont pas de l\u2019\u00e9quipage d\u2019Apollo. Ce n\u2019 est pas moi qui m\u2019irai \npr\u00e9cipiter dans ces nu\u00e9es qui \u00e9clatent en des bruits de s\u00e9ditions. \nJe suis un fid\u00e8le vassal de Votre Majest\u00e9. La m\u00eame jalousie qu\u2019a \nle mari pour l\u2019honneur de sa femme, le res - sentiment qu\u2019a le fils \npour l\u2019amour de son p\u00e8re, un bon v assal les doit avoir pour la \ngloire de son roi, il doit s\u00e9cher pour le z\u00e8le de sa maison, pour \nl\u2019accroissement de son service. Toute autre passion qui le \ntransporterait ne serait que fureur. Voil\u00e0, Sire, mes maximes \nd\u2019\u00e9tat. Donc, ne me jugez pas s\u00e9ditieux et pillard \u00e0 mon habit \nus\u00e9 aux coudes. Si vous me faites gr\u00e2ce, Sire, je l\u2019userai aux \ngenoux \u00e0 prier Dieu soir et matin pour vous ! H\u00e9- las ! je ne suis \npas extr\u00eamement riche, c\u2019est vrai. Je suis m\u00eame un peu pauvre. \nMais non vicieux pour cela. Ce n\u2019est pas ma \n852 \nfaute. Chacun sait que les grandes richesses ne se tirent pas des \nbelles -lettres, et que les plus consomm\u00e9s aux bons livres n\u2019ont \npas toujours gros feu l\u2019hiver. La seule avocasserie prend tout le \ngrain et ne laisse que la paille aux autres professions \nscientifiques. Il y a quarante tr\u00e8s excellents proverbes sur le \nmanteau trou\u00e9 des philosophes. Oh ! Sire ! la cl\u00e9mence est la \nseule lumi\u00e8re qui puisse \u00e9clairer l\u2019int\u00e9rieur d\u2019une grande \u00e2me. La \ncl\u00e9mence porte le flambeau devant toutes les autres vertus. \nSans el le, ce sont des aveugles qui cherchent Dieu \u00e0 t\u00e2tons. La \nmis\u00e9ricorde, qui est la m\u00eame chose que la cl\u00e9mence, fait \nl\u2019amour des sujets qui est le plus puissant corps de garde \u00e0 la \npersonne du prince. Qu\u2019est -ce que cela vous fait, \u00e0 vous Majes - \nt\u00e9 dont les fa ces sont \u00e9blouies, qu\u2019il y ait un pauvre homme de \nplus sur la terre ? un pauvre innocent philosophe, barbotant \ndans les t\u00e9n\u00e8bres de la calamit\u00e9, avec son gousset vide qui r\u00e9 - \nsonne sur son ventre creux ? D\u2019ailleurs, Sire, je suis un lettr\u00e9. Les \ngrands rois se font une perle \u00e0 leur couronne de prot\u00e9ger les \nlettres. Hercules ne d\u00e9daignait pas le titre de Musagetes. \nMathias Corvin favorisait Jean de Monroyal, l\u2019ornement des \nma- th\u00e9matiques. Or, c\u2019est une mauvaise mani\u00e8re de prot\u00e9ger \nles lettres que de pendre l es lettr\u00e9s. Quelle tache \u00e0 Alexandre s\u2019il \navait fait pendre Aristoteles ! Ce trait ne serait pas un petit \nmoucheron sur le visage de sa r\u00e9putation pour l\u2019embellir, mais \nbien un malin ulc\u00e8re pour le d\u00e9figurer. Sire ! j\u2019ai fait un tr\u00e8s \nexp\u00e9dient \u00e9pithalame p our madamoiselle de Flandre et monsei - \n853gneur le tr\u00e8s auguste dauphin. Cela n\u2019est pas d\u2019un boute -feu de \nr\u00e9bellion. Votre Majest\u00e9 voit que je ne suis pas un grimaud, que \nj\u2019ai \u00e9tudi\u00e9 excellemment, et que j\u2019ai beaucoup d\u2019\u00e9loquence na - \nturelle. Faites -moi gr\u00e2ce , Sire. Cela faisant, vous ferez une ac - \ntion galante \u00e0 Notre -Dame, et je vous jure que je suis tr\u00e8s ef - \nfray\u00e9 de l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre pendu ! \u00bb \n \nEn parlant ainsi, le d\u00e9sol\u00e9 Gringoire baisait les pantoufles du roi, \net Guillaume Rym disait tout bas \u00e0 Coppenole : \u00ab Il fait bien de \nse tra\u00eener \u00e0 terre. Les rois sont comme le Jupiter de Cr\u00e8te, ils \nn\u2019ont des oreilles qu\u2019aux pieds. \u00bb Et, sans s\u2019occuper du Jupiter \nde Cr\u00e8te, le chaussetier r\u00e9pondait avec un lourd sou - rire, l\u2019\u0153il \nfix\u00e9 sur Gringoire : \u00ab Oh ! que c\u2019est bien cela ! je crois entendre le \nchancelier Hugonet me demander gr\u00e2ce. \u00bb \n \nQuand Gringoire s\u2019arr\u00eata enfin tout essouffl\u00e9, il leva la t\u00eate en \ntremblant vers le roi qui grattait avec son ongle une tache \n \nque ses chausses avaient au genou. Puis Sa Majest\u00e9 se mit \u00e0 \nboire au hanap de tisane. Du reste, elle ne soufflait mot, et ce \nsilence torturait Gringoire. Le roi le regarda enfin. \u00ab Voil\u00e0 un \nterrible braillard ! \u00bb dit -il. Puis se tournant vers Tristan l\u2019Hermite : \n\u00ab Bah ! l\u00e2chez -le ! \u00bb \n \n854Gringoire tomba sur le derri\u00e8 re, tout \u00e9pouvant\u00e9 de joie. \n \n\u00ab En libert\u00e9 ! grogna Tristan. Votre Majest\u00e9 ne veut -elle pas \nqu\u2019on le retienne un peu en cage ? \n \n\u2013 Comp\u00e8re, repartit Louis XI, crois -tu que ce soit pour de \npareils oiseaux que nous faisons faire des cages de trois cent \nsoixant e-sept livres huit sols trois deniers ? \u2013 L\u00e2chez -moi in - \ncontinent le paillard (Louis XI affectionnait ce mot, qui faisait \navec Pasque -Dieu le fond de sa jovialit\u00e9), et mettez -le hors avec \nune bourrade ! \n \n\u2013 Ouf ! s\u2019\u00e9cria Gringoire, que voil\u00e0 un grand roi ! \u00bb \n \nEt de peur d\u2019un contre -ordre, il se pr\u00e9cipita vers la porte que \nTristan lui rouvrit d\u2019assez mauvaise gr\u00e2ce. Les soldats sor - tirent \navec lui en le poussant devant eux \u00e0 grands coups de poing, ce \nque Gringoire supporta en vrai philosophe sto\u00efcien. \n \nLa bonne humeur du roi, depuis que la r\u00e9volte contre le bailli lui \navait \u00e9t\u00e9 annonc\u00e9e, per\u00e7ait dans tout. Cette cl\u00e9mence inusit\u00e9e \nn\u2019en \u00e9tait pas un m\u00e9diocre signe. Tristan l\u2019Hermite dans son \n855coin avait la mine renfrogn\u00e9e d\u2019un dogue qui a vu et qui n\u2019a pas \neu. \n \nLe roi cependant battait gaiement avec les doigts sur le bras de \nsa chaise la marche de Pont -Audemer. C\u2019\u00e9tait un prince \ndissimul\u00e9, mais qui savait beaucoup mieux cacher ses peines \nque ses joies. Ces manifestations ext\u00e9rieures de joie \u00e0 toute \nbonne nouvell e allaient quelquefois tr\u00e8s loin ; ainsi, \u00e0 la mort de \nCharles le T\u00e9m\u00e9raire, jusqu\u2019\u00e0 vouer des balustrades d\u2019argent \u00e0 \nSaint -Martin de Tours ; \u00e0 son av\u00e8nement au tr\u00f4ne jusqu\u2019\u00e0 \noublier d\u2019ordonner les obs\u00e8ques de son p\u00e8re. \n \n\u00ab H\u00e9 ! Sire ! s\u2019\u00e9cria tout \u00e0 coup Jacques Coictier, qu\u2019est devenue \nla pointe aigu\u00eb de maladie pour laquelle Votre Majest\u00e9 m\u2019avait \nfait mander ? \n \n\u2013 Oh ! dit le roi, vraiment je souffre beaucoup, mon com - \np\u00e8re. J\u2019ai l\u2019oreille sibilante, et des r\u00e2teaux de feu qui me raclent \nla poitrine. \u00bb \n \nCoictier prit la main du roi, et se mit \u00e0 lui t\u00e2ter le pouls avec une \nmine capable. \n \n856\u00ab Regardez, Coppenole, disait Rym \u00e0 voix basse. Le voil\u00e0 entre \nCoictier et Tristan. C\u2019est l\u00e0 toute sa cour. Un m\u00e9decin pour lui, \nun bourreau pour les autres. \u00bb \n \nEn t\u00e2tant le pouls du roi, Coictier prenait un air de plus en plus \nalarm\u00e9. Louis XI le regardai t avec quelque anxi\u00e9t\u00e9. Coictier se \nrembrunissait \u00e0 vue d\u2019\u0153il. Le brave homme n\u2019avait d\u2019autre \nm\u00e9tairie que la mauvaise sant\u00e9 du roi. Il l\u2019exploitait de son \nmieux. \n \n\u00ab Oh ! oh ! murmura -t-il enfin, ceci est grave, en effet. \n \n\u2013 N\u2019est -ce pas ? dit le roi inqui et. \n \n\u2013 Pulsus creber, anhelans, crepitans, irregularis, continua le \nm\u00e9decin. \n \n\u2013 Pasque -Dieu ! \n \n\u2013 Avant trois jours, ceci peut emporter son homme. \n \n\u2013 Notre -Dame ! s\u2019\u00e9cria le roi. Et le rem\u00e8de, comp\u00e8re ? \n857 \n\u2013 J\u2019y songe, Sire. \u00bb \n \nIl fit tirer la langue \u00e0 Louis XI, hocha la t\u00eate, fit la grimace, et \ntout au milieu de ces simagr\u00e9es : \n \n\u00ab Pardieu, dit -il tout \u00e0 coup, il faut que je vous conte qu\u2019il y a \nune recette des r\u00e9gales vacante, et que j\u2019ai un neveu. \n \n\u2013 Je donne ma recette \u00e0 ton neveu, comp\u00e8re Jacques, r\u00e9 - \npondit le roi ; mais tire -moi ce feu de la poitrine. \n \n\u2013 Puisque Votre Majest\u00e9 est si cl\u00e9mente, reprit le m\u00e9decin, \nelle ne refusera pas de m\u2019aider un peu en la b\u00e2tisse de ma mai - \nson rue Saint -Andr\u00e9 -des-Arcs. \n \n\u2013 Heuh ! dit le roi. \n \n\u2013 Je suis au bout de ma fina nce, poursuivit le docteur, et il \nserait vraiment dommage que la maison n\u2019e\u00fbt pas de toit. Non \npour la maison, qui est simple et toute bourgeoise, mais pour \nles peintures de Jehan Fourbault, qui en \u00e9gaient le lambris. Il y \na une Diane en l\u2019air qui vole, ma is si excellente, si tendre, si \n858d\u00e9licate, d\u2019une action si ing\u00e9nue, la t\u00eate si bien coiff\u00e9e et cou - \nronn\u00e9e d\u2019un croissant, la chair si blanche qu\u2019elle donne de la \ntentation \u00e0 ceux qui la regardent trop curieusement. Il y a aussi \nune C\u00e9r\u00e8s. C\u2019est encore une tr\u00e8s belle divinit\u00e9. Elle est assise sur \ndes gerbes de bl\u00e9, et coiff\u00e9e d\u2019une guirlande galante d\u2019\u00e9pis \nentrelac\u00e9s de salsifis et autres fleurs. Il ne se peut rien voir de \nplus amoureux que ses yeux, de plus rond que ses jambes, de \nplus noble que son air, de mieux drap\u00e9 que sa jupe. C\u2019est une \ndes beaut\u00e9s les plus innocentes et les plus parfaites qu\u2019ait pro - \nduites le pinceau. \n \n\u2013 Bourreau ! grommela Louis XI, o\u00f9 en veux -tu venir ? \n \n\u2013 Il me faut un toit sur ces peintures, Sire, et, quoique ce soit \npeu de chose, je n\u2019ai plus d\u2019argent. \n \n\u2013 Combien est -ce, ton toit ? \n \n\u2013 Mais\u2026 un toit de cuivre histori\u00e9 et dor\u00e9, deux mille livres au \nplus. \n \n\u2013 Ah ! l\u2019assassin ! cria le roi. Il ne m\u2019arrache p as une dent qui \nne soit un diamant. \n859 \n\u2013 Ai-je mon toit ? dit Coictier. \n \n\u2013 Oui ! et va au diable, mais gu\u00e9ris -moi. \u00bb \n \nJacques Coictier s\u2019inclina profond\u00e9ment et dit : \n \n\u00ab Sire, c\u2019est un r\u00e9percussif qui vous sauvera. Nous vous \nappliquerons sur les reins le gr and d\u00e9fensif, compos\u00e9 avec le \nc\u00e9rat, le bol d\u2019Arm\u00e9nie, le blanc d\u2019\u0153uf, l\u2019huile et le vinaigre. Vous \ncontinuerez votre tisane, et nous r\u00e9pondons de Votre Ma - jest\u00e9. \n\u00bb \n \nUne chandelle qui brille n\u2019attire pas qu\u2019un moucheron. Ma\u00eetre \nOlivier, voyant le roi en l ib\u00e9ralit\u00e9 et croyant le moment bon, \ns\u2019approcha \u00e0 son tour : \u00ab Sire\u2026 \n \n\u2013 Qu\u2019est -ce encore ? dit Louis XI. \n \n\u2013 Sire, Votre Majest\u00e9 sait que ma\u00eetre Simon Radin est mort ? \n \n\u2013 Eh bien ? \n860 \n\u2013 C\u2019est qu\u2019il \u00e9tait conseiller du roi sur le fait de la justice du \ntr\u00e9sor. \n \n\u2013 Eh bien ? \n \n\u2013 Sire, sa place est vacante. \u00bb \n \nEn parlant ainsi, la figure hautaine de ma\u00eetre Olivier avait quitt\u00e9 \nl\u2019expression arrogante pour l\u2019expression basse. C\u2019est le seul \nrechange qu\u2019ait une figure de courtisan. Le roi le regarda tr\u00e8s \nen face, et dit d\u2019un ton sec : \u00ab Je comprends. \u00bb \n \nIl reprit : \n \n\u00ab Ma\u00eetre Olivier, le mar\u00e9chal de Boucicaut disait : \u00ab Il n\u2019est don \nque de roi, il n\u2019est peschier que en la mer. \u00bb Je vois que vous \n\u00eates de l\u2019avis de monsieur de Boucicaut. Maintenant oyez ceci. \nNous avons bonn e m\u00e9moire. En 68, nous vous avons fait varlet \nde notre chambre ; en 69, garde du ch\u00e2tel du pont de Saint -\nCloud \u00e0 cent livres tournois de gages (vous les vouliez parisis). \nEn novembre 73, par lettres donn\u00e9es \u00e0 Gergeole, nous vous \n861avons institu\u00e9 concierge du bois de Vincennes, au lieu de Gilbert \nAcle, \u00e9cuyer ; en 75, gruyer de la for\u00eat de Rouvray -lez- \n \nSaint -Cloud, en place de Jacques Le Maire ; en 78, nous vous \navons gracieusement assis, par lettres patentes scell\u00e9es sur \ndouble queue de cire verte, une rent e de dix livres parisis, pour \nvous et votre femme, sur la place aux marchands, sise \u00e0 l\u2019\u00e9cole \nSaint -Germain ; en 79, nous vous avons fait gruyer de la for\u00eat \nde Senart, au lieu de ce pauvre Jehan Daiz ; puis capitaine du \nch\u00e2teau de Loches ; puis gouverneur de Saint -Quentin ; puis \ncapitaine du pont de Meulan, dont vous vous faites appeler \ncomte. Sur les cinq sols d\u2019amende que paie tout barbier qui rase \nun jour de f\u00eate, il y a trois sols pour vous, et nous avons votre \nreste. Nous avons bien voulu changer votre nom de Le Mauvais, \nqui ressemblait trop \u00e0 votre mine. En 74, nous vous avons \noctroy\u00e9, au grand d\u00e9plaisir de notre noblesse, des armoi - ries \nde mille couleurs qui vous font une poitrine de paon. Pasque -\nDieu ! n\u2019\u00eates -vous pas saoul ? La pescherie n\u2019est -elle point assez \nbelle et miraculeuse ? Et ne craignez -vous pas qu\u2019un saumon de \nplus ne fasse chavirer votre bateau ? L\u2019orgueil vous perdra, mon \ncomp\u00e8re. L\u2019orgueil est toujours talonn\u00e9 de la ruine et de la \nhonte. Consid\u00e9rez ceci, et taisez -vous. \u00bb \n \nCes paroles , prononc\u00e9es avec s\u00e9v\u00e9rit\u00e9, firent revenir \u00e0 \nl\u2019insolence la physionomie d\u00e9pit\u00e9e de ma\u00eetre Olivier. \n862 \n\u00ab Bon, murmura -t-il presque tout haut, on voit bien que le roi est \nmalade aujourd\u2019hui. Il donne tout au m\u00e9decin. \u00bb \n \nLouis XI, loin de s\u2019irriter de cette inc artade, reprit avec quelque \ndouceur : \u00ab Tenez, j\u2019oubliais encore que je vous ai fait mon \nambassadeur \u00e0 Gand pr\u00e8s de madame Marie. Oui, mes - sieurs, \najouta le roi en se tournant vers les Flamands, celui -ci a \u00e9t\u00e9 \nambassadeur. \u2013 L\u00e0, mon comp\u00e8re, poursuivit -il en s\u2019adressant \u00e0 \nma\u00eetre Olivier, ne nous f\u00e2chons pas, nous sommes vieux amis. \nVoil\u00e0 qu\u2019il est tr\u00e8s tard. Nous avons termi - n\u00e9 notre travail. \nRasez -moi. \u00bb \n \nNos lecteurs n\u2019ont sans doute pas attendu jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent pour \nreconna\u00eetre dans ma\u00eetre Olivier ce Fi garo terrible que la \nprovidence, cette grande faiseuse de drames, a m\u00eal\u00e9 si artis - \ntement \u00e0 la longue et sanglante com\u00e9die de Louis XI. Ce n\u2019est \npas ici que nous entreprendrons de d\u00e9velopper cette figure sin - \nguli\u00e8re. Ce barbier du roi avait trois noms. \u00c0 la cour, on \n \nl\u2019appelait poliment Olivier le Daim ; parmi le peuple, Olivier le \nDiable. Il s\u2019appelait de son vrai nom Olivier le Mauvais. \n \n863Olivier le Mauvais donc resta immobile, boudant le roi, en \nregardant Jacques Coictier de travers. \n \n\u00ab Oui, oui ! le m\u00e9 decin ! disait -il entre ses dents. \n \n\u2013 Eh ! oui, le m\u00e9decin, reprit Louis XI avec une bonhomie \nsinguli\u00e8re, le m\u00e9decin a plus de cr\u00e9dit encore que toi. C\u2019est tout \nsimple. Il a prise sur nous par tout le corps, et tu ne nous tiens \nque par le menton. Va, mon p auvre barbier, cela se retrouvera. \nQue dirais -tu donc, et que deviendrait ta charge si j\u2019\u00e9tais un roi \ncomme le roi Chilp\u00e9ric qui avait pour geste de tenir sa barbe \nd\u2019une main ? \u2013 Allons, mon comp\u00e8re, vaque \u00e0 ton office, rase - \nmoi. Va chercher ce qu\u2019il te f aut. \u00bb \n \nOlivier, voyant que le roi avait pris le parti de rire et qu\u2019il n\u2019y \navait pas m\u00eame moyen de le f\u00e2cher, sortit en grondant pour \nex\u00e9cuter ses ordres. \n \nLe roi se leva, s\u2019approcha de la fen\u00eatre, et tout \u00e0 coup l\u2019ouvrant \navec une agitation extraordinaire : \u00ab Oh ! oui ! s\u2019\u00e9cria -t-il en \nbattant des mains, voil\u00e0 une rougeur dans le ciel sur la Cit\u00e9. \nC\u2019est le bailli qui br\u00fble. Ce ne peut \u00eatre que cela. Ah ! mo n bon \npeuple ! voil\u00e0 donc que tu m\u2019aides enfin \u00e0 l\u2019\u00e9croulement des \nseigneuries ! \u00bb \n864 \nAlors, se tournant vers les Flamands : \u00ab Messieurs, venez voir \nceci. N\u2019est -ce pas un feu qui rougeoie ? \u00bb \n \nLes deux Gantois s\u2019approch\u00e8rent. \n \n\u00ab Un grand feu, dit Guillaume R ym. \n \n\u2013 Oh ! ajouta Coppenole, dont les yeux \u00e9tincel\u00e8rent tout \u00e0 \ncoup, cela me rappelle le br\u00fblement de la maison du seigneur \nd\u2019Hymbercourt. Il doit y avoir une grosse r\u00e9volte l\u00e0 -bas. \n \n\u2013 Vous croyez, ma\u00eetre Coppenole ? \u00bb Et le regard de Louis XI \n\u00e9tait presq ue aussi joyeux que celui du chaussetier. \u00ab N\u2019est - ce \npas qu\u2019il sera difficile d\u2019y r\u00e9sister ? \n \n\u2013 Croix -Dieu ! Sire ! Votre Majest\u00e9 \u00e9br\u00e9chera l\u00e0 -dessus bien \ndes compagnies de gens de guerre ! \n \n\u2013 Ah ! moi ! c\u2019est diff\u00e9rent, repartit le roi. Si je voulais !\u2026 \u00bb Le \nchaussetier r\u00e9pondit hardiment : \n865\u00ab Si cette r\u00e9volte est ce que je suppose, vous auriez beau \nvouloir, Sire ! \n \n\u2013 Comp\u00e8re, dit Louis XI, avec deux compagnies de mon \nordonnance et une vol\u00e9e de serpentine, on a bon march\u00e9 d\u2019une \npopulace de manants. \u00bb \n \nLe chaussetier, malgr\u00e9 les signes que lui faisait Guillaume Rym, \nparaissait d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 tenir t\u00eate au roi. \n \n\u00ab Sire, les suisses aussi \u00e9taient des manants. Monsieur le duc de \nBourgogne \u00e9tait un grand gentilhomme, et il faisait fi de cette \ncanaille. \u00c0 la batail le de Grandson, Sire, il criait : Gens de \ncanons ! feu sur ces vilains ! et il jurait par Saint -Georges. Mais \nl\u2019avoyer Scharnachtal se rua sur le beau duc avec sa massue et \nson peuple, et de la rencontre des paysans \u00e0 peaux de buffle la \nluisante arm\u00e9e bour guignonne s\u2019\u00e9clata comme une vitre au \nchoc d\u2019un caillou. Il y eut l\u00e0 bien des chevaliers de tu\u00e9s par des \nmarauds ; et l\u2019on trouva monsieur de Ch\u00e2teau -Guyon, le plus \ngrand seigneur de la Bourgogne, mort avec son grand cheval \ngrison dans un petit pr\u00e9 de mara is. \n \n866\u2013 L\u2019ami, repartit le roi, vous parlez d\u2019une bataille. Il s\u2019agit \nd\u2019une mutinerie. Et j\u2019en viendrai \u00e0 bout quand il me plaira de \nfroncer le sourcil. \u00bb \n \nL\u2019autre r\u00e9pliqua avec indiff\u00e9rence : \n \n\u00ab Cela se peut, Sire. En ce cas, c\u2019est que l\u2019heure du peuple n\u2019 est \npas venue. \u00bb \n \nGuillaume Rym crut devoir intervenir. \n \n\u00ab Ma\u00eetre Coppenole, vous parlez \u00e0 un puissant roi. \n \n\u2013 Je le sais, r\u00e9pondit gravement le chaussetier. \n \n\u2013 Laissez -le dire, monsieur Rym mon ami, dit le roi, j\u2019aime ce \nfranc -parler. Mon p\u00e8re Charles septi\u00e8me disait que la v\u00e9rit\u00e9 \n\u00e9tait malade. Je croyais, moi, qu\u2019elle \u00e9tait morte, et qu\u2019elle \nn\u2019avait point trouv\u00e9 de confesseur. Ma\u00eetre Coppenole me d\u00e9 - \ntrompe. \u00bb \n \n867Alors, posant famili\u00e8rement sa main sur l\u2019\u00e9paule de Cop - penole \n: \n \n\u00ab Vous disiez donc, ma\u00eetre Jacques ?\u2026 \n \n\u2013 Je dis, Sire, que vous avez peut -\u00eatre raison, que l\u2019heure du \npeuple n\u2019est pas venue chez vous. \u00bb \n \nLouis XI le regarda avec son \u0153il p\u00e9n\u00e9trant. \n \n\u00ab Et quand viendra cette heure, ma\u00eetre ? \n \n\u2013 Vous l\u2019entendrez sonner. \n \n\u2013 \u00c0 quelle horloge, s\u2019il vous pla\u00eet ? \u00bb \n \nCoppenole avec sa contenance tranquille et rustique fit ap - \nprocher le roi de la fen\u00eatre. \n \n\u00ab \u00c9coutez, Sire ! Il y a ici un donjon, un beffroi, des c a- nons, des \nbourgeois, des soldats. Quand le beffroi bourdonnera, quand les \ncanons gronderont, quand le donjon croulera \u00e0 grand bruit, \n868quand bourgeois et soldats hurleront et s\u2019entre -tueront, c\u2019est \nl\u2019heure qui sonnera. \u00bb \n \nLe visage de Louis devint sombre et r\u00eaveur. Il resta un moment \nsilencieux, puis il frappa doucement de la main, comme on \nflatte une croupe de destrier, l\u2019\u00e9paisse muraille du donjon. \u00ab Oh ! \nque non ! dit -il. N\u2019est -ce pas que tu ne crouleras pas si \nais\u00e9ment, ma bonne Bastille ? \u00bb \n \nEt se tournant d\u2019un geste brusque vers le hardi flamand : \n \n\u00ab Avez -vous jamais vu une r\u00e9volte, ma\u00eetre Jacques ? \n \n\u2013 J\u2019en ai fait, dit le chaussetier. \n \n\u2013 Comment faites -vous, dit le roi, pour faire une r\u00e9volte ? \n \n\u2013 Ah ! r\u00e9pondit Coppenole, ce n\u2019est pas bien difficile. Il y a \ncent fa\u00e7ons. D\u2019abord il faut qu\u2019on soit m\u00e9content dans la ville. \nLa chose n\u2019est pas rare. Et puis le caract\u00e8re des habitants. Ceux \nde Gand sont commodes \u00e0 la r\u00e9volte. Ils aiment toujours le fils \ndu prince, le prince jamais. Eh bien ! un matin, je sup - pose, on \nentre dans ma boutique, on me dit : P\u00e8re Coppenole, il y a ceci, \n869il y a cela, la demoiselle de Flandre veut sauver ses ministres, le \ngrand bailli double le tru de l\u2019esgrin, ou autre chose. Ce qu\u2019on \nveut. Moi, je laisse l\u00e0 l\u2019ouvrage, je sors de ma chausseterie, et je \nvais dans la rue, et je crie : \u00c0 sac ! Il y a bien toujours l\u00e0 quelque \nfutaille d\u00e9fonc\u00e9e. Je monte dessus, et je dis tout haut les \npremi\u00e8res paroles venues, ce que j\u2019ai sur le c\u0153ur ; et quand on \nest du peuple, Sire, on a toujours quelque chose sur le c\u0153ur. \nAlors on s\u2019attroupe, on crie, on sonne le toc - sin, on arme les \nmanants du d\u00e9sarmement des soldats, les gens du march\u00e9 s\u2019y \njoignent, et l\u2019on va ! Et ce sera toujours ainsi, tant qu\u2019il y aura \ndes seigneurs dans les seigne uries, des bourgeois dans les \nbourgs, et des paysans dans les pays. \n \n\u2013 Et contre qui vous rebellez -vous ainsi ? demanda le roi. \nContre vos baillis ? contre vos seigneurs ? \n \n\u2013 Quelquefois. C\u2019est selon. Contre le duc aussi, quelque - fois. \n\u00bb \n \nLouis XI alla se rasseoir, et dit avec un sourire : \n \n\u00ab Ah ! ici, ils n\u2019en sont encore qu\u2019aux baillis ! \u00bb \n \n870En cet instant Olivier le Daim rentra. Il \u00e9tait suivi de deux pages \nqui portaient les toilettes du roi ; mais ce qui frappa Louis XI, \nc\u2019est qu\u2019il \u00e9tait en outre accom pagn\u00e9 du pr\u00e9v\u00f4t de Paris et du \nchevalier du guet, lesquels paraissaient constern\u00e9s. Le \nrancuneux barbier avait aussi l\u2019air constern\u00e9, mais content en \ndessous. C\u2019est lui qui prit la parole : \n \n\u00ab Sire, je demande pardon \u00e0 Votre Majest\u00e9 de la calami - teuse \nnouvelle que je lui apporte. \u00bb \n \nLe roi en se tournant vivement \u00e9corcha la natte du plan - cher \navec les pieds de sa chaise : \n \n\u00ab Qu\u2019est -ce \u00e0 dire ? \n \n\u2013 Sire, reprit Olivier le Daim avec la mine m\u00e9chante d\u2019un \nhomme qui se r\u00e9jouit d\u2019avoir \u00e0 porter un coup violent , ce n\u2019est \npas sur le bailli du palais que se rue cette s\u00e9dition populaire. \n \n\u2013 Et sur qui donc ? \n \n\u2013 Sur vous, Sire. \u00bb \n \n871Le vieux roi se dressa debout et droit comme un jeune homme : \n\u00ab Explique -toi, Olivier ! explique -toi ! Et tiens bien ta t\u00eate, mon \ncomp\u00e8re, car je te jure par la croix de Saint -L\u00f4 que si tu nous \nmens \u00e0 cette heure, l\u2019\u00e9p\u00e9e qui a coup\u00e9 le cou de mon - sieur de \nLuxembourg n\u2019est pas si \u00e9br\u00e9ch\u00e9e qu\u2019elle ne scie en - core le tien \n! \u00bb \n \nLe serment \u00e9tait formidable. Louis XI n\u2019avait jur\u00e9 que deux fois \ndans sa vie par la croix de Saint -L\u00f4. \n \nOlivier ouvrit la bouche pour r\u00e9pondre : \u00ab Sire\u2026 \n \n\u2013 Mets -toi \u00e0 genoux ! interrom pit violemment le toi. Tris- tan, \nveillez sur cet homme ! \u00bb \n \nOlivier se mit \u00e0 genoux, et dit froidement : \u00ab Sire, une sorci\u00e8re a \n\u00e9t\u00e9 condamn\u00e9e \u00e0 mort par votre cour de parlement. Elle s\u2019est \nr\u00e9fugi\u00e9e dans Notre -Dame. Le peuple l\u2019y veut re - prendre de \nvive f orce. Monsieur le pr\u00e9v\u00f4t et monsieur le cheva - lier du guet, \nqui viennent de l\u2019\u00e9meute, sont l\u00e0 pour me d\u00e9men - tir si ce n\u2019est \npas la v\u00e9rit\u00e9. C\u2019est Notre -Dame que le peuple as - si\u00e8ge. \n \n872\u2013 Oui-da ! dit le roi \u00e0 voix basse, tout p\u00e2le et tout trem - blant \nde col \u00e8re. Notre -Dame ! ils assi\u00e8gent dans sa cath\u00e9drale Notre -\nDame, ma bonne ma\u00eetresse ! \u2013 Rel\u00e8ve -toi, Olivier. Tu as \n \nraison. Je te donne la charge de Simon Radin. Tu as raison. \u2013 \nC\u2019est \u00e0 moi qu\u2019on s\u2019attaque. La sorci\u00e8re est sous la sauvegarde \nde l\u2019\u00e9glise, l\u2019 \u00e9glise est sous ma sauvegarde. Et moi qui croyais \nqu\u2019il s\u2019agissait du bailli ! C\u2019est contre moi ! \u00bb \n \nAlors, rajeuni par la fureur, il se mit \u00e0 marcher \u00e0 grands pas. Il \nne riait plus, il \u00e9tait terrible, il allait et venait, le renard s\u2019\u00e9tait \nchang\u00e9 en hy\u00e8ne , il semblait suffoqu\u00e9 \u00e0 ne pouvoir par - ler, ses \nl\u00e8vres remuaient, et ses poings d\u00e9charn\u00e9s se crispaient. Tout \u00e0 \ncoup il releva la t\u00eate, son \u0153il cave parut plein de lu - mi\u00e8re, et sa \nvoix \u00e9clata comme un clairon. \u00ab Main basse, Tris - tan ! main \nbasse sur ce s coquins ! Va ! Tristan mon ami ! tue ! tue ! \u00bb \n \nCette \u00e9ruption pass\u00e9e, il vint se rasseoir, et dit avec une rage \nfroide et concentr\u00e9e : \n \n\u00ab Ici, Tristan ! \u2013 Il y a pr\u00e8s de nous dans cette Bastille les \ncinquante lances du vicomte de Gif, ce qui fait trois cents che - \nvaux, vous les prendrez. Il y a aussi la compagnie des archers \nde notre ordonnance de monsieur de Ch\u00e2teaupers, vous la \n873prendrez. Vous \u00eates pr\u00e9v\u00f4t des mar\u00e9chaux, vous avez les gens \nde votre pr\u00e9v\u00f4t\u00e9, vous les prendrez. \u00c0 l\u2019H\u00f4tel Saint -Pol, vous \ntrouverez quarante archers de la nouvelle garde de monsieur le \nDauphin, vous les prendrez ; et avec tout cela, vous allez courir \n\u00e0 Notre -Dame. \u2013 Ah ! messieurs les manants de Paris, vous vous \njetez ainsi tout au travers de la couronne de France, de la \nsainte t\u00e9 de Notre -Dame et de la paix de cette r\u00e9publique ! \u2013 \nExtermine, Tristan ! extermine ! et que pas un n\u2019en r\u00e9chappe que \npour Montfaucon. \u00bb \n \nTristan s\u2019inclina. \u00ab C\u2019est bon, Sire ! \u00bb \n \nIl ajouta apr\u00e8s un silence : \u00ab Et que ferai -je de la sor - ci\u00e8re ? \u00bb \n \nCette question fit songer le roi. \n \n\u00ab Ah ! dit -il, la sorci\u00e8re ! \u2013 Monsieur d\u2019Estouteville, qu\u2019est - ce que \nle peuple en voulait faire ? \n \n\u2013 Sire, r\u00e9pondit le pr\u00e9v\u00f4t de Paris, j\u2019imagine que, puisque le \npeuple la vient arracher de son asile de Notre -Dame, c\u2019est que \ncette impunit\u00e9 le blesse et qu\u2019il la veut pendre. \u00bb \n \n874Le roi parut r\u00e9fl\u00e9chir profond\u00e9ment, puis s\u2019adressant \u00e0 Tristan \nl\u2019Hermite : \u00ab Eh bien ! mon comp\u00e8re, extermine le peuple et \npends la sorci\u00e8re. \n \n\u2013 C\u2019est cela, dit tout bas Rym \u00e0 Coppenole, punir le peuple \nde vouloir, et faire ce qu\u2019il veut. \n \n\u2013 Il suffit, Sire, r\u00e9pondit Tristan. Si la sorci\u00e8re est encore \ndans Notre -Dame, faudra -t-il l\u2019y prendre malgr\u00e9 l\u2019asile ? \n \n\u2013 Pasque -Dieu, l\u2019asile ! dit le roi en se grattant l\u2019oreille. Il faut \npourtant que cette femme soit pendue. \u00bb \n \nIci, comme pris d\u2019une id\u00e9e subite, il se rua \u00e0 genoux de - vant sa \nchaise, \u00f4ta son chapeau, le posa sur le si\u00e8ge, et regar - dant \nd\u00e9votement l\u2019une des amulettes de plomb qui le char - geaient : \n\u00ab Oh ! dit -il les mains jointes, Notre -Dame de Paris, ma \ngracieuse patronne, pardonnez -moi. Je ne le ferai que cette \nfois. Il faut punir cette criminelle. Je vous assure, madame la \nVierge, ma bonne ma\u00eetresse, que c\u2019est une sorci\u00e8re qui n\u2019est pas \ndigne de votre aimable protection. Vous savez, madame, que \nbien des princes tr\u00e8s pieux ont outrepass\u00e9 le privil\u00e8ge des \n\u00e9glises pour la gloire de Dieu et la n\u00e9cessit\u00e9 de l\u2019\u00c9tat. Saint \nHugues, \u00e9v\u00eaque d\u2019Angleterre, a permis au roi \u00c9douard de pren - \n875dre un magicien dans son \u00e9glise. Saint Louis de France, mon \nma\u00eetre, a transgress\u00e9 pour le m\u00eame objet l\u2019\u00e9glise de monsieur \nsaint Paul ; et monsieur Alphonse, fils du roi de J\u00e9rusalem, \nl\u2019\u00e9glise m\u00eame du S aint-S\u00e9pulcre. Pardonnez -moi donc pour \ncette fois, Notre -Dame de Paris. Je ne le ferai plus, et je vous \ndonnerai une belle statue d\u2019argent, pareille \u00e0 celle que j\u2019ai don - \nn\u00e9e l\u2019an pass\u00e9 \u00e0 Notre -Dame d\u2019\u00c9couys. Ainsi soit -il. \u00bb \n \nIl fit un signe de croix, se releva, se recoiffa, et dit \u00e0 Tris - tan : \u00ab \nFaites diligence, mon comp\u00e8re. Prenez monsieur de \nCh\u00e2teaupers avec vous. Vous ferez sonner le tocsin. Vous \u00e9cra - \nserez le populaire. Vous pendrez la sorci\u00e8re. C\u2019est dit. Et \nj\u2019entends que le pourchas de l\u2019ex\u00e9cutio n soit fait par vous. Vous \n \nm\u2019en rendrez compte. \u2013 Allons, Olivier, je ne me coucherai pas \ncette nuit. Rase -moi. \u00bb \n \nTristan l\u2019Hermite s\u2019inclina et sortit. Alors le roi, cong\u00e9diant du \ngeste Rym et Coppenole : \u00ab Dieu vous garde, messieurs mes \nbons amis les Flamands. Allez prendre un peu de repos. La nuit \ns\u2019avance, et nous sommes plus pr\u00e8s du matin que du soir. \u00bb \n \nTous deux se retir\u00e8rent, et en gagnant leurs appartements sous \nla conduite du capitaine de la Bastille, Coppenole disait \u00e0 \n876Guillaume Rym : \u00ab Hum ! j\u2019en ai assez de ce roi qui tousse ! J\u2019ai \nvu Charles de Bourgogne ivre, il \u00e9tait moins m\u00e9chant que Louis \nXI malade. \n \n\u2013 Ma\u00eetre Jacques, r\u00e9pondit Rym, c\u2019est que les rois ont le vin \nmoins cruel que la tisane. \u00bb \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n877C H A P I T R E VI \n \nPETITE FLAMBE EN BAGUENAUD \n \n \nEn sortant de la Bastille, Gringoire descendit la rue Saint - \nAntoine de la vitesse d\u2019un cheval \u00e9chapp\u00e9. Arriv\u00e9 \u00e0 la porte \nBaudoyer, il marcha droit \u00e0 la croix de pierre qui se dressait au \nmilieu de cette place, comme s\u2019il e\u00fbt pu distinguer dans \nl\u2019obscurit\u00e9 la figure d\u2019un homme v\u00eatu et encapuchonn\u00e9 de noir \nqui \u00e9tait assis sur les marches de la croix. \n \n\u00ab Est -ce vous, ma\u00eetre ? \u00bb dit Gringoire. Le personnage noir se \nleva. \n\u00ab Mort et passion ! vous me faites bouillir, Gringoire. L\u2019homme \nqui est sur la tour de Sai nt-Gervais vient de crier une heure et \ndemie du matin. \n \n\u2013 Oh ! repartit Gringoire, ce n\u2019est pas ma faute, mais celle du \nguet et du roi. Je viens de l\u2019\u00e9chapper belle ! Je manque tou - \njours d\u2019\u00eatre pendu. C\u2019est ma pr\u00e9destination. \n \n878\u2013 Tu manques tout, dit l\u2019aut re. Mais allons vite. As-tu le mot \nde passe ? \n \n\u2013 Figurez -vous, ma\u00eetre, que j\u2019ai vu le roi. J\u2019en viens. Il a une \nculotte de futaine. C\u2019est une aventure. \n \n\u2013 Oh ! quenouille de paroles ! que me fait ton aventure ? As -\ntu le mot de passe des truands ? \n \n\u2013 Je l\u2019a i. Soyez tranquille. Petite flambe en baguenaud. \n \n\u2013 Bien. Autrement nous ne pourrions p\u00e9n\u00e9trer jusqu\u2019\u00e0 \nl\u2019\u00e9glise. Les truands barrent les rues. Heureusement il para\u00eet \nqu\u2019ils ont trouv\u00e9 de la r\u00e9sistance. Nous arriverons peut -\u00eatre \nencore \u00e0 temps. \n \n\u2013 Oui, ma\u00ee tre. Mais comment entrerons -nous dans Notre - \nDame ? \n \n\u2013 J\u2019ai la clef des tours. \n \n\u2013 Et comment en sortirons -nous ? \n879 \n\u2013 Il y a derri\u00e8re le clo\u00eetre une petite porte qui donne sur le \nTerrain, et de l\u00e0 sur l\u2019eau. J\u2019en ai pris la clef, et j\u2019y ai amarr\u00e9 un \nbateau c e matin. \n \n\u2013 J\u2019ai joliment manqu\u00e9 d\u2019\u00eatre pendu ! reprit Gringoire. \n \n\u2013 Eh vite ! allons ! \u00bb dit l\u2019autre. \n \nTous deux descendirent \u00e0 grands pas vers la Cit\u00e9. \n \n \nVII CHATEAUPERS \u00c0 LA RESCOUSSE ! \n \nLe lecteur se souvient peut -\u00eatre de la situation critique o\u00f9 nous \navons laiss\u00e9 Quasimodo. Le brave sourd, assailli de toutes \nparts, avait perdu, sinon tout courage, du moins tout espoir de \nsauver, non pas lui, il ne songeait pas \u00e0 lui, mais l\u2019\u00e9gyptienne. Il \ncourait \u00e9perdu sur la galerie. Notre -Dame allait \u00eatre enlev\u00e9e par \nles truands. Tout \u00e0 coup un grand galop de chevaux emplit les \nrues voisines, et avec une longue file de torches et une \u00e9paisse \ncolonne de cavaliers abattant lances et brides, ces bruits fu rieux \nd\u00e9bouch\u00e8rent sur la place comme un ouragan : France ! France ! \n880Taillez les manants ! Ch\u00e2teaupers \u00e0 la res - cousse ! Pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 ! \npr\u00e9v\u00f4t\u00e9 ! \n \nLes truands effar\u00e9s firent volte -face. \n \nQuasimodo, qui n\u2019entendait pas, vit les \u00e9p\u00e9es nues, les \nflambeaux, les fe rs de piques, toute cette cavalerie, en t\u00eate de \nlaquelle il reconnut le capitaine Ph\u0153bus, il vit la confusion des \ntruands, l\u2019\u00e9pouvante chez les uns, le trouble chez les meilleurs, et \nil reprit de ce secours inesp\u00e9r\u00e9 tant de force qu\u2019il rejeta hors de \nl\u2019\u00e9glise les premiers assaillants qui enjambaient d\u00e9j\u00e0 la gale - rie. \n \nC\u2019\u00e9taient en effet les troupes du roi qui survenaient. \n \nLes truands firent bravement. Ils se d\u00e9fendirent en d\u00e9ses - p\u00e9r\u00e9s. \nPris en flanc par la rue Saint -Pierre -aux-B\u0153ufs et en queue par \nla rue du Parvis, accul\u00e9s \u00e0 Notre -Dame qu\u2019ils assail - laient \nencore et que d\u00e9fendait Quasimodo, tout \u00e0 la fois assi\u00e9 - geants \net assi\u00e9g\u00e9s, ils \u00e9taient dans la situation singuli\u00e8re o\u00f9 se retrouva \ndepuis, au fameux si\u00e8ge de Turin, en 1640, entre le prince \nThomas d e Savoie qu\u2019il assi\u00e9geait et le marquis de Lega - nez \nqui le bloquait, le comte Henri d\u2019Harcourt, Taurinum obses - sor \nidem et obsessus, comme dit son \u00e9pitaphe. \n \n881La m\u00eal\u00e9e fut affreuse. \u00c0 chair de loup dent de chien, comme dit \nP. Mathieu. Les cavaliers du ro i, au milieu desquels Ph\u0153bus de \nCh\u00e2teaupers se comportait vaillamment, ne fai - saient aucun \nquartier, et la taille reprenait ce qui \u00e9chappait \u00e0 l\u2019estoc. Les \ntruands, mal arm\u00e9s, \u00e9cumaient et mordaient. Hommes, femmes, \nenfants se jetaient aux croupes et aux poi- trails des chevaux, \net s\u2019y accrochaient comme des chats avec les dents et les \nongles des quatre membres. D\u2019autres tampon - naient \u00e0 coups \nde torches le visage des archers. D\u2019autres pi - quaient des crocs \nde fer au cou des cavaliers et tiraient \u00e0 eux. Ils d\u00e9chiquetaient \nceux qui tombaient. \n \nOn en remarqua un qui avait une large faulx luisante, et qui \nfaucha longtemps les jambes des chevaux. Il \u00e9tait ef - frayant. Il \nchantait une chanson nasillarde, il lan\u00e7ait sans re - l\u00e2che et \nramenait sa faulx. \u00c0 chaque c oup, il tra\u00e7ait autour de lui un \ngrand cercle de membres coup\u00e9s. Il avan\u00e7ait ainsi au plus \nfourr\u00e9 de la cavalerie, avec la lenteur tranquille, le balan - \ncement de t\u00eate et l\u2019essoufflement r\u00e9gulier d\u2019un moissonneur qui \nentame un champ de bl\u00e9. C\u2019\u00e9tait Clopin Trouillefou. Une arque - \nbusade l\u2019abattit. \n \nCependant les crois\u00e9es s\u2019\u00e9taient rouvertes. Les voisins, en - \ntendant les cris de guerre des gens du roi, s\u2019\u00e9taient m\u00eal\u00e9s \u00e0 \nl\u2019affaire, et de tous les \u00e9tages les balles pleuvaient sur les \n882truands. Le Parvis \u00e9tait pl ein d\u2019une fum\u00e9e \u00e9paisse que la mous - \nqueterie rayait de feu. On y distinguait confus\u00e9ment la fa\u00e7ade \nde Notre -Dame, et l\u2019H\u00f4tel -Dieu d\u00e9cr\u00e9pit, avec quelques h\u00e2ves \nmalades qui regardaient du haut de son toit \u00e9caill\u00e9 de lucarnes. \n \nEnfin les truands c\u00e9d\u00e8rent. L a lassitude, le d\u00e9faut de bonnes \narmes, l\u2019effroi de cette surprise, la mousqueterie des fen\u00eatres, le \nbrave choc des gens du roi, tout les abattit. Ils for - c\u00e8rent la \nligne des assaillants, et se mirent \u00e0 fuir dans toutes les \ndirections, laissant dans le Pa rvis un encombrement de morts. \n \nQuand Quasimodo, qui n\u2019avait pas cess\u00e9 un moment de \ncombattre, vit cette d\u00e9route, il tomba \u00e0 deux genoux, et leva les \nmains au ciel ; puis, ivre de joie, il courut, il monta avec la \nvitesse d\u2019un oiseau \u00e0 cette cellule dont i l avait si intr\u00e9pidement \nd\u00e9fendu les approches. Il n\u2019avait plus qu\u2019une pens\u00e9e mainte - \n \nnant, c\u2019\u00e9tait de s\u2019agenouiller devant celle qu\u2019il venait de sauver \nune seconde fois. \n \nLorsqu\u2019il entra dans la cellule, il la trouva vide. \n \n \n883LIVRE ONZI\u00c8ME \n \nC H A P I T R E I \n \nLE PETIT SOULIER \n \n \nAu moment o\u00f9 les truands avaient assailli l\u2019\u00e9glise, la Es - \nmeralda dormait. \n \nBient\u00f4t la rumeur toujours croissante autour de l\u2019\u00e9difice et le \nb\u00ealement inquiet de sa ch\u00e8vre \u00e9veill\u00e9e avant elle l\u2019avaient tir\u00e9e \nde ce somme il. Elle s\u2019\u00e9tait lev\u00e9e sur son s\u00e9ant, elle avait \u00e9cout\u00e9, \nelle avait regard\u00e9, puis, effray\u00e9e de la lueur et du bruit, elle \ns\u2019\u00e9tait jet\u00e9e hors de la cellule et avait \u00e9t\u00e9 voir. L\u2019aspect de la \nplace, la vision qui s\u2019y agitait, le d\u00e9sordre de cet assaut noc - \nturne, cette foule hideuse, sautelante comme une nu\u00e9e de gre - \nnouilles, \u00e0 demi entrevue dans les t\u00e9n\u00e8bres, le coassement de \ncette rauque multitude, ces quelques torches rouges courant et \nse croisant sur cette ombre comme les feux de nuit qui rayent la \nsurface brumeuse des marais, toute cette sc\u00e8ne lui fit l\u2019effet \nd\u2019une myst\u00e9rieuse bataille engag\u00e9e entre les fant\u00f4mes du sab - \nbat et les monstres de pierre de l\u2019\u00e9glise. Imbue d\u00e8s l\u2019enfance \ndes superstitions de la tribu boh\u00e9mienne, sa premi\u00e8re pens\u00e9e \n884fut qu\u2019elle a vait surpris en mal\u00e9fice les \u00e9tranges \u00eatres propres \u00e0 \nla nuit. Alors elle courut \u00e9pouvant\u00e9e se tapir dans sa cellule, \ndemandant \u00e0 son grabat un moins horrible cauchemar. \n \nPeu \u00e0 peu les premi\u00e8res fum\u00e9es de la peur s\u2019\u00e9taient pour - tant \ndissip\u00e9es ; au bruit s ans cesse grandissant, et \u00e0 plusieurs autres \nsignes de r\u00e9alit\u00e9, elle s\u2019\u00e9tait sentie investie, non de spectres, \nmais d\u2019\u00eatres humains. Alors sa frayeur, sans s\u2019accro\u00eetre, s\u2019\u00e9tait \ntransform\u00e9e. Elle avait song\u00e9 \u00e0 la possibilit\u00e9 d\u2019une mutinerie \npopulaire pour l \u2019arracher de son asile. L\u2019id\u00e9e de reperdre encore \nune fois la vie, Ph\u0153bus, qu\u2019elle entrevoyait toujours dans son \navenir, le profond n\u00e9ant de sa faiblesse, toute fuite ferm\u00e9e, \naucun appui, son abandon, son isolement, ces pens\u00e9es et mille \nautres l\u2019avaient ac cabl\u00e9e. Elle \u00e9tait tomb\u00e9e \u00e0 genoux, la t\u00eate sur \nson lit, les mains jointes sur sa t\u00eate, pleine d\u2019anxi\u00e9t\u00e9 et de \nfr\u00e9missement, et quoique \u00e9gyptienne, idol\u00e2tre et pa\u00efenne, elle \ns\u2019\u00e9tait mise \u00e0 demander avec sanglots gr\u00e2ce au bon Dieu \nchr\u00e9tien et \u00e0 prier Notre -Dame son h\u00f4tesse. \n \nCar, ne cr\u00fbt -on \u00e0 rien, il y a des moments dans la vie o\u00f9 l\u2019on est \ntoujours de la religion du temple qu\u2019on a sous la main. \n \nElle resta ainsi prostern\u00e9e fort longtemps, tremblant, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, \nplus qu\u2019elle ne priait, glac\u00e9e au souffle de plus en plus \nrapproch\u00e9 de cette multitude furieuse, ne comprenant rien \u00e0 ce \n885d\u00e9cha\u00eenement, ignorant ce qui se tramait, ce qu\u2019on faisait, ce \nqu\u2019on voulait, mais pressentant une issue terrible. \n \nVoil\u00e0 qu\u2019au milieu de cette angoisse elle entend marcher pr\u00e8s \nd\u2019elle. Elle se d\u00e9tourne. Deux hommes, dont l\u2019un portait, une \nlanterne, venaient d\u2019entrer dans sa cellule. Elle poussa un faible \ncri. \n \n\u00ab Ne craignez rien, dit une voix qui ne lui \u00e9tait pas incon - nue, \nc\u2019est moi. \n \n\u2013 Qui ? vous ? demanda -t-elle. \n \n\u2013 Pierre Gri ngoire. \u00bb \n \nCe nom la rassura. Elle releva les yeux, et reconnut en ef - fet le \npo\u00e8te. Mais il y avait aupr\u00e8s de lui une figure noire et voi - l\u00e9e de \nla t\u00eate aux pieds qui la frappa de silence. \n \n\u00ab Ah ! reprit Gringoire d\u2019un ton de reproche, Djali m\u2019avait \nreconnu avant v ous ! \u00bb \n \n886La petite ch\u00e8vre en effet n\u2019avait pas attendu que Gringoire se \nnomm\u00e2t. \u00c0 peine \u00e9tait -il entr\u00e9 qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait tendrement frott\u00e9e \n\u00e0 ses genoux, couvrant le po\u00e8te de caresses et de poils blancs, \ncar elle \u00e9tait en mue. Gringoire lui rendait les cares ses. \n \n\u00ab Qui est l\u00e0 avec vous ? dit l\u2019\u00e9gyptienne \u00e0 voix basse. \n \n\u2013 Soyez tranquille, r\u00e9pondit Gringoire. C\u2019est un de mes amis. \n\u00bb \n \nAlors le philosophe, posant sa lanterne \u00e0 terre, s\u2019accroupit sur la \ndalle et s\u2019\u00e9cria avec enthousiasme en serrant Djali dans ses bras \n: \u00ab Oh ! c\u2019est une gracieuse b\u00eate, sans doute plus con - sid\u00e9rable \npour sa propret\u00e9 que pour sa grandeur, mais ing\u00e9 - \n \nnieuse, subtile et lettr\u00e9e comme un grammairien ! Voyons, ma \nDjali, n\u2019as -tu rien oubli\u00e9 de tes jolis tours ? Comment fait ma\u00eetre \nJacques Charmolue ?\u2026 \u00bb \n \nL\u2019homme noir ne le laissa pas achever. Il s\u2019approcha de \nGringoire et le poussa rudement par l\u2019\u00e9paule. Gringoire se leva. \n \n887\u00ab C\u2019est vrai, dit -il, j\u2019oubliais que nous sommes press\u00e9s. \u2013 Ce n\u2019est \npourtant point une raison, mon ma\u00eetre, pour forcener les gens \nde la sorte. \u2013 Ma ch\u00e8re belle enfant, votre vie est en danger, et \ncelle de Djali. On veut vous reprendre. Nous sommes vos amis, \net nous venons vous sauver. Suivez -nous. \n \n\u2013 Est-il vrai ? s\u2019\u00e9cria -t-elle boulevers\u00e9e. \n \n\u2013 Oui, tr\u00e8s vrai. Venez vite ! \n \n\u2013 Je le veux bien, balbutia -t-elle. Mais pourquoi votre ami ne \nparle -t-il pas ? \n \n\u2013 Ah ! dit Gringoire, c\u2019est que son p\u00e8re et sa m\u00e8re \u00e9taient \ndes gens fantasques qui l\u2019ont fait de temp\u00e9rament taciturne. \u00bb \n \nIl fallut qu\u2019elle se content\u00e2t de cette ex plication. Gringoire la prit \npar la main, son compagnon ramassa la lanterne et mar - cha \ndevant. La peur \u00e9tourdissait la jeune fille. Elle se laissa \nemmener. La ch\u00e8vre les suivait en sautant, si joyeuse de revoir \nGringoire qu\u2019elle le faisait tr\u00e9bucher \u00e0 tou t moment pour lui \nfourrer ses cornes dans les jambes. \n \n888\u00ab Voil\u00e0 la vie, disait le philosophe chaque fois qu\u2019il man - quait \nde tomber, ce sont souvent nos meilleurs amis qui nous font \nchoir ! \u00bb \n \nIls descendirent rapidement l\u2019escalier des tours, travers\u00e8 - rent \nl\u2019\u00e9glise, pleine de t\u00e9n\u00e8bres et de solitude et toute r \u00e9son - nante \nde vacarme, ce qui faisait un affreux contraste, et sorti - rent \ndans la cour du clo\u00eetre par la Porte -Rouge. Le clo\u00eetre \u00e9tait \nabandonn\u00e9, les chanoines s\u2019\u00e9taient enfuis dans l\u2019\u00e9v\u00each\u00e9 pour y \nprier en commun ; la cour \u00e9tait vide, quelques laquais e ffarou - \nch\u00e9s s\u2019y blottissaient dans les coins obscurs. Ils se dirig\u00e8rent \nvers la petite porte qui donnait de cette cour sur le Terrain. \n \nL\u2019homme noir l\u2019ouvrit avec une clef qu\u2019il avait. Nos lecteurs sa - \nvent que le Terrain \u00e9tait une langue de terre enclos e de murs du \nc\u00f4t\u00e9 de la Cit\u00e9, et appartenant au chapitre de Notre -Dame, qui \nterminait l\u2019\u00eele \u00e0 l\u2019orient derri\u00e8re l\u2019\u00e9glise. Ils trouv\u00e8rent cet enclos \nparfaitement d\u00e9sert. L\u00e0, il y avait d\u00e9j\u00e0 moins de tumulte dans \nl\u2019air. La rumeur de l\u2019assaut des truands leur arrivait plus \nbrouill\u00e9e et moins criarde. Le vent frais qui suit le fil de l\u2019eau \nremuait les feuilles de l\u2019arbre unique plant\u00e9 \u00e0 la pointe du Ter - \nrain avec un bruit d\u00e9j\u00e0 appr\u00e9ciable. Cependant ils \u00e9taient en - \ncore fort pr\u00e8s du p\u00e9ril. Les \u00e9difices les plu s rapproch\u00e9s d\u2019eux \n\u00e9taient l\u2019\u00e9v\u00each\u00e9 et l\u2019\u00e9glise. Il y avait visiblement un grand d\u00e9 - \nsordre int\u00e9rieur dans l\u2019\u00e9v\u00each\u00e9. Sa masse t\u00e9n\u00e9breuse \u00e9tait toute \n889sillonn\u00e9e de lumi\u00e8res qui y couraient d\u2019une fen\u00eatre \u00e0 l\u2019autre ; \ncomme, lorsqu\u2019on vient de br\u00fbler du papier, il reste un sombre \n\u00e9difice de cendre o\u00f9 de vives \u00e9tincelles font mille courses bi - \nzarres. \u00c0 c\u00f4t\u00e9, les \u00e9normes tours de Notre -Dame, ainsi vues de \nderri\u00e8re avec la longue nef sur laquelle elles se dressent, d\u00e9 - \ncoup\u00e9es en noir sur la rouge et vaste lueur q ui emplissait le \nParvis, ressemblaient aux deux chenets gigantesques d\u2019un feu \nde cyclopes. \n \nCe qu\u2019on voyait de Paris de tous c\u00f4t\u00e9s oscillait \u00e0 l\u2019\u0153il dans une \nombre m\u00eal\u00e9e de lumi\u00e8re. Rembrandt a de ces fonds de ta - \nbleau. \n \nL\u2019homme \u00e0 la lanterne marcha droit \u00e0 la pointe du Terrain. Il y \navait l\u00e0, au bord extr\u00eame de l\u2019eau, le d\u00e9bris vermoulu d\u2019une haie \nde pieux maill\u00e9e de lattes o\u00f9 une basse vigne accrochait \nquelques maigres branches \u00e9tendues comme les doigts d\u2019une \nmain ouverte. Derri\u00e8re, dans l\u2019ombre que fais ait ce treillis, une \npetite barque \u00e9tait cach\u00e9e. L\u2019homme fit signe \u00e0 Gringoire et \u00e0 \nsa compagne d\u2019y entrer. La ch\u00e8vre les y suivit. L\u2019homme y des - \ncendit le dernier. Puis il coupa l\u2019amarre du bateau, l\u2019\u00e9loigna de \nterre avec un long croc, et, saisissant deu x rames, s\u2019assit \u00e0 \nl\u2019avant, en ramant de toutes ses forces vers le large. La Seine \nest fort rapide en cet endroit, et il eut assez de peine \u00e0 quitter la \npointe de l\u2019\u00eele. \n890 \nLe premier soin de Gringoire en entrant dans le bateau fut de \nmettre la ch\u00e8vre sur se s genoux. Il prit place \u00e0 l\u2019arri\u00e8re, et la \njeune fille, \u00e0 qui l\u2019inconnu inspirait une inqui\u00e9tude ind\u00e9finis - \nsable, vint s\u2019asseoir et se serrer contre le po\u00e8te. \n \nQuand notre philosophe sentit le bateau s\u2019\u00e9branler, il battit des \nmains, et baisa Djali entre les cornes. \u00ab Oh ! dit -il, nous voil\u00e0 \nsauv\u00e9s tous quatre. \u00bb \n \nIl ajouta, avec une mine de profond penseur : \u00ab On est oblig\u00e9, \nquelquefois \u00e0 la fortune, quelquefois \u00e0 la ruse, de l\u2019heureuse \nissue des grandes entreprises. \u00bb \n \nLe bateau voguait lentement vers l a rive droite. La jeune fille \nobservait avec une terreur secr\u00e8te l\u2019inconnu. Il avait rebou - ch\u00e9 \nsoigneusement la lumi\u00e8re de sa lanterne sourde. On \nl\u2019entrevoyait dans l\u2019obscurit\u00e9, \u00e0 l\u2019avant du bateau, comme un \nspectre. Sa carapoue, toujours baiss\u00e9e, lui fai sait une sorte de \nmasque, et \u00e0 chaque fois qu\u2019il entrouvrait en ramant ses bras \no\u00f9 pendaient de larges manches noires, on e\u00fbt dit deux grandes \nailes de chauve -souris. Du reste, il n\u2019avait pas encore dit une \nparole, jet\u00e9 un souffle. Il ne se faisait dans le bateau d\u2019autre \n891bruit que le va -et-vient de la rame, m\u00eal\u00e9 au froissement des \nmille plis de l\u2019eau le long de la barque. \n \n\u00ab Sur mon \u00e2me ! s\u2019\u00e9cria tout \u00e0 coup Gringoire, nous sommes \nall\u00e8gres et joyeux comme des ascalaphes ! Nous ob - servons un \nsilence de pyth agoriciens ou de poissons ! Pasque - Dieu ! mes \namis, je voudrais bien que quelqu\u2019un me parl\u00e2t. \u2013 La voix \nhumaine est une musique \u00e0 l\u2019oreille humaine. Ce n\u2019est pas moi \nqui dis cela, mais Didyme d\u2019Alexandrie, et ce sont d\u2019illustres \nparoles. \u2013 Certes, Didyme d\u2019Alexandrie n\u2019est pas un m\u00e9diocre \nphilosophe. Une parole, ma belle enfant ! dites -moi, je vous \nsupplie, une parole. \u2013 \u00c0 propos, vous aviez une dr\u00f4le de petite \nsinguli\u00e8re moue ; la faites -vous toujours ? Savez - vous, ma mie, \nque le parlement a toute jurid iction sur les lieux d\u2019asile, et que \nvous couriez grand p\u00e9ril dans votre logette de Notre -Dame ? \nH\u00e9las ! le petit oiseau trochilus fait son nid dans la gueule du \ncrocodile. \u2013 Ma\u00eetre, voici la lune qui repara\u00eet. \u2013 Pourvu qu\u2019on ne \nnous aper\u00e7oive pas ! \u2013 Nous faisons une chose louable en \nsauvant madamoiselle, et cependant on nous pen - drait de par \nle roi si l\u2019on nous attrapait. H\u00e9las ! les actions hu - maines se \nprennent par deux anses. On fl\u00e9trit en moi ce qu\u2019on couronne en \ntoi. Tel admire C\u00e9sar qui bl\u00e2me Cati lina. N\u2019est -ce pas, mon \nma\u00eetre ? Que dites -vous de cette philosophie ? Moi, je poss\u00e8de \nla philosophie d\u2019instinct, de nature, ut apes geo - \n \n892metriam. \u2013 Allons ! personne ne me r\u00e9pond. Les f\u00e2cheuses hu - \nmeurs que vous avez l\u00e0 tous deux ! Il faut que je parle tout seul. \nC\u2019est ce que nous appelons en trag\u00e9die un monologue. \u2013 \nPasque -Dieu ! \u2013 Je vous pr\u00e9viens que je viens de voir le roi Louis \nonzi\u00e8me et que j\u2019en ai retenu ce jurement. \u2013 Pasque -Dieu donc ! \nils font toujours un fier hurlement dans la Cit\u00e9. \u2013 C\u2019est un vilain \nm\u00e9chant vieux roi. Il est tout embrunch\u00e9 dans les fourrures. Il \nme doit toujours l\u2019argent de mon \u00e9pithalame, et c\u2019est tout au \nplus s\u2019il ne m\u2019a pas fait pendre ce soir, ce qui m\u2019aurait fort \nemp\u00each\u00e9. \u2013 Il est avaricieux pour les hommes de m\u00e9rite. I l \ndevrait bien lire les quatre livres de Salvien de Co - logne \nAdversus avaritiam. En v\u00e9rit\u00e9 ! c\u2019est un roi \u00e9troit dans ses \nfa\u00e7ons avec les gens de lettres, et qui fait des cruaut\u00e9s fort \nbarbares. C\u2019est une \u00e9ponge \u00e0 prendre l\u2019argent pos\u00e9e sur le \npeuple. So n \u00e9pargne est la ratelle qui s\u2019enfle de la maigreur de \ntous les autres membres. Aussi les plaintes contre la rigueur du \ntemps deviennent murmures contre le prince. Sous ce doux sire \nd\u00e9vot, les fourches craquent de pendus, les billots pourrissent \nde sang, l es prisons cr\u00e8vent comme des ventres trop pleins. Ce \nroi a une main qui prend et une main qui pend. C\u2019est le procu - \nreur de dame Gabelle et de monseigneur Gibet. Les grands sont \nd\u00e9pouill\u00e9s de leurs dignit\u00e9s et les petits sans cesse accabl\u00e9s de \nnouvelles fo ules. C\u2019est un prince exorbitant. Je n\u2019aime pas ce \nmonarque. Et vous, mon ma\u00eetre ? \u00bb \n \n893L\u2019homme noir laissait gloser le bavard po\u00e8te. Il continuait de \nlutter contre le courant violent et serr\u00e9 qui s\u00e9pare la poupe de la \nCit\u00e9 de la proue de l\u2019\u00eele Notre -Dame, q ue nous nommons \naujourd\u2019hui l\u2019\u00eele Saint -Louis. \n \n\u00ab \u00c0 propos, ma\u00eetre ! reprit Gringoire subitement. Au mo - ment o\u00f9 \nnous arrivions sur le Parvis \u00e0 travers ces enrag\u00e9s truands, votre \nr\u00e9v\u00e9rence a -t-elle remarqu\u00e9 ce pauvre petit diable auquel votre \nsourd \u00e9tait e n train d\u2019\u00e9craser la cervelle sur la rampe de la \ngalerie des rois ? J\u2019ai la vue basse et ne l\u2019ai pu reconna\u00eetre. \nSavez -vous qui ce peut \u00eatre ? \u00bb \n \nL\u2019inconnu ne r\u00e9pondit pas une parole. Mais il cessa brus - \nquement de ramer, ses bras d\u00e9faillirent comme bris\u00e9s , sa t\u00eate \ntomba sur sa poitrine, et la Esmeralda l\u2019entendit soupirer con - \nvulsivement. Elle tressaillit de son c\u00f4t\u00e9. Elle avait d\u00e9j\u00e0 entendu \nde ces soupirs -l\u00e0. \n \nLa barque abandonn\u00e9e \u00e0 elle -m\u00eame d\u00e9riva quelques ins - tants \nau gr\u00e9 de l\u2019eau. Mais l\u2019homme noir se redressa enfin, res - saisit \nles rames, et se remit \u00e0 remonter le courant. Il doubla la pointe \nde l\u2019\u00eele Notre -Dame, et se dirigea vers le d\u00e9barcad\u00e8re du Port -\nau-Foin. \n \n894\u00ab Ah ! dit Gringoire, voici l\u00e0 -bas le logis Barbeau. Tenez, ma\u00eetre, \nregardez, ce groupe de toits noirs qui font des angles singuliers, \nl\u00e0, au -dessous de ce tas de nuages bas, filandreux, barbouill\u00e9s \net sales, o\u00f9 la lune est tout \u00e9cras\u00e9e et r\u00e9pandue comme u n \njaune d\u2019\u0153uf dont la coquille est cass\u00e9e. \u2013 C\u2019est un beau logis. Il \ny a une chapelle couronn\u00e9e d\u2019une petite vo\u00fbte pleine \nd\u2019enrichissements bien coup\u00e9s. Au -dessus vous pouvez voir le \nclocher tr\u00e8s d\u00e9licatement perc\u00e9. Il y a aussi un jardin plaisant, \nqui con siste en un \u00e9tang, une voli\u00e8re, un \u00e9cho, un mail, un \nlabyrinthe, une maison pour les b\u00eates farouches, et quantit\u00e9 \nd\u2019all\u00e9es touffues fort agr\u00e9ables \u00e0 V\u00e9nus. Il y a encore un coquin \nd\u2019arbre qu\u2019on appelle le luxurieux, pour avoir servi aux plaisirs \nd\u2019une prin cesse fameuse et d\u2019un conn\u00e9table de France galant et \nbel esprit. \u2013 H\u00e9las ! nous autres pauvres philo - sophes nous \nsommes \u00e0 un conn\u00e9table ce qu\u2019un carr\u00e9 de choux et de radis est \nau jardin du Louvre. Qu\u2019importe apr\u00e8s tout ? La vie humaine \npour les grands com me pour nous est m\u00eal\u00e9e de bien et de mal. \nLa douleur est toujours \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la joie, le spond\u00e9e aupr\u00e8s du \ndactyle. \u2013 Mon ma\u00eetre, il faut que je vous conte cette histoire du \nlogis Barbeau. Cela finit d\u2019une fa\u00e7on tra - gique. C\u2019\u00e9tait en 1319, \nsous le r\u00e8gne de Philippe V, le plus long des rois de France. La \nmoralit\u00e9 de l\u2019histoire est que les tenta - tions de la chair sont \npernicieuses et malignes. N\u2019appuyons pas trop le regard sur la \nfemme du voisin, si chatouilleux que nos sens soient \u00e0 sa \nbeaut\u00e9. La fornicatio n est une pens\u00e9e fort li - bertine. L\u2019adult\u00e8re \nest une curiosit\u00e9 de la volupt\u00e9 d\u2019autrui\u2026 \u2013 Oh\u00e9 ! voil\u00e0 que le bruit \nredouble l\u00e0 -bas ! \u00bb \n895 \nLe tumulte en effet croissait autour de Notre -Dame. Ils \n\u00e9cout\u00e8rent. On entendait assez clairement des cris de victoire. \nTout \u00e0 coup, cent flambeaux qui faisaient \u00e9tinceler des casques \nd\u2019hommes d\u2019armes se r\u00e9pandirent sur l\u2019\u00e9glise \u00e0 toutes les hau - \nteurs, sur les tours, sur les galeries, sous les arcs -boutants. Ces \nflambeaux semblaient chercher quelque chose ; et bient\u00f4t \n \nces clameurs \u00e9loign\u00e9es arriv\u00e8rent distinctement jusqu\u2019aux fugi - \ntifs : \u00ab L\u2019\u00e9gyptienne ! la sorci\u00e8re ! \u00e0 mort l\u2019\u00e9gyptienne ! \u00bb \n \nLa malheureuse laissa tomber sa t\u00eate sur ses mains, et l\u2019inconnu \nse mit \u00e0 ramer avec furie vers le bord. Cependant notre \nphilosoph e r\u00e9fl\u00e9chissait. Il pressait la ch\u00e8vre dans ses bras, et \ns\u2019\u00e9loignait tout doucement de la boh\u00e9mienne, qui se serrait de \nplus en plus contre lui, comme au seul asile qui lui rest\u00e2t. \n \nIl est certain que Gringoire \u00e9tait dans une cruelle perplexi - t\u00e9. Il \nsongeait que la ch\u00e8vre aussi, d\u2019apr\u00e8s la l\u00e9gislation exis - tante, \nserait pendue si elle \u00e9tait reprise, que ce serait grand \ndommage, la pauvre Djali ! qu\u2019il avait trop de deux condam - \nn\u00e9es ainsi accroch\u00e9es apr\u00e8s lui, qu\u2019enfin son compagnon ne \ndemandait pas mieux que de se charger de l\u2019\u00e9gyptienne. Il se \nlivrait entre ses pens\u00e9es un violent combat, dans lequel, comme \n896le Jupiter de L\u2019Iliade, il pesait tour \u00e0 tour l\u2019\u00e9gyptienne et la \nch\u00e8vre ; et il les regardait l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, avec des yeux \nhumides de larmes, en disant entre ses dents : \u00ab Je ne puis pas \npourtant vous sauver toutes deux. \u00bb \n \nUne secousse les avertit enfin que le bateau abordait. Le \nbrouhaha sinistre remplissait toujours la Cit\u00e9. L\u2019inconnu se leva, \nvint \u00e0 l\u2019\u00e9gyptienne, et voulut lui prendre le bras pour l\u2019aider \u00e0 \ndescendre. Elle le repoussa, et se pendit \u00e0 la manche de Grin - \ngoire, qui, de son c\u00f4t\u00e9, occup\u00e9 de la ch\u00e8vre, la repoussa \npresque. Alors elle sauta seule \u00e0 bas du bateau. Elle \u00e9tait si \ntroubl\u00e9e qu\u2019elle ne savait ce qu\u2019elle faisait, o\u00f9 elle al lait. Elle \ndemeura ainsi un moment stup\u00e9faite, regardant couler l\u2019eau. \nQuand elle revint un peu \u00e0 elle, elle \u00e9tait seule sur le port avec \nl\u2019inconnu. Il para\u00eet que Gringoire avait profit\u00e9 de l\u2019instant du \nd\u00e9barquement pour s\u2019esquiver avec la ch\u00e8vre dans le p \u00e2t\u00e9 de \nmaisons de la rue Grenier -sur-l\u2019eau. \n \nLa pauvre \u00e9gyptienne frissonna de se voir seule avec cet \nhomme. Elle voulut parler, crier, appeler Gringoire, sa langue \n\u00e9tait inerte dans sa bouche, et aucun son ne sortit de ses l\u00e8vres. \nTout \u00e0 coup elle sentit la main de l\u2019inconnu sur la sienne. C\u2019\u00e9tait \nune main froide et forte. Ses dents claqu\u00e8rent, elle devint plus \np\u00e2le que le rayon de lune qui l\u2019\u00e9clairait. L\u2019homme ne dit pas une \nparole. Il se mit \u00e0 remonter \u00e0 grands \n897 \npas vers la place de Gr\u00e8ve, en la tenant par la main. En cet ins - \ntant, elle sentit vaguement que la destin\u00e9e est une force irr\u00e9 - \nsistible. Elle n\u2019avait plus de ressort, elle se laissa entra\u00eener, \ncourant tandis qu\u2019il marchait. Le quai en cet endroit allait en \nmontant. Il lui semblait cependant qu \u2019elle descendait une pente. \n \nElle regarda de tous c\u00f4t\u00e9s. Pas un passant. Le quai \u00e9tait \nabsolument d\u00e9sert. Elle n\u2019entendait de bruit, elle ne sentait re - \nmuer des hommes que dans la Cit\u00e9 tumultueuse et rou - \ngeoyante, dont elle n\u2019\u00e9tait s\u00e9par\u00e9e que par un bra s de Seine, et \nd\u2019o\u00f9 son nom lui arrivait m\u00eal\u00e9 \u00e0 des cris de mort. Le reste de \nParis \u00e9tait r\u00e9pandu autour d\u2019elle par grands blocs d\u2019ombre. \n \nCependant l\u2019inconnu l\u2019entra\u00eenait toujours avec le m\u00eame si - lence \net la m\u00eame rapidit\u00e9. Elle ne retrouvait dans sa m\u00e9mo ire aucun \ndes lieux o\u00f9 elle marchait. En passant devant une fe - n\u00eatre \n\u00e9clair\u00e9e, elle fit un effort, se raidit brusquement, et cria : \n\u00ab Au secours ! \u00bb \n \nLe bourgeois \u00e0 qui \u00e9tait la fen\u00eatre l\u2019ouvrit, y parut en che - mise \navec sa lampe, regarda sur le quai ave c un air h\u00e9b\u00e9t\u00e9, \npronon\u00e7a quelques paroles qu\u2019elle n\u2019entendit pas, et referma \nson volet. C\u2019\u00e9tait la derni\u00e8re lueur d\u2019espoir qui s\u2019\u00e9teignait. \n898 \nL\u2019homme noir ne prof\u00e9ra pas une syllabe, il la tenait bien, et se \nremit \u00e0 marcher plus vite. Elle ne r\u00e9sista plus, et le suivit, bris\u00e9e. \n \nDe temps en temps elle recueillait un peu de force, et di - sait \nd\u2019une voix entrecoup\u00e9e par les cahots du pav\u00e9 et \nl\u2019essoufflement de la course : \u00ab Qui \u00eates -vous ? qui \u00eates - vous \n? \u00bb Il ne r\u00e9pondait point. \n \nIls arriv\u00e8rent ainsi, to ujours le long du quai, \u00e0 une place assez \ngrande. Il y avait un peu de lune. C\u2019\u00e9tait la Gr\u00e8ve. On distinguait \nau milieu une esp\u00e8ce de croix noire debout. C\u2019\u00e9tait le gibet. Elle \nreconnut tout cela, et vit o\u00f9 elle \u00e9tait. \n \nL\u2019homme s\u2019arr\u00eata, se tourna vers elle, et leva sa carapoue. \n \n\u00ab Oh ! b\u00e9gaya -t-elle p\u00e9trifi\u00e9e, je savais bien que c\u2019\u00e9tait encore \nlui ! \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait le pr\u00eatre. Il avait l\u2019air de son fant\u00f4me. C\u2019est un effet du \nclair de lune. Il semble qu\u2019\u00e0 cette lumi\u00e8re on ne v oie que les \nspectres des choses. \n \n899\u00ab \u00c9coute \u00bb, lui dit -il, et elle fr\u00e9mit au son de cette voix fu - neste \nqu\u2019elle n\u2019avait pas entendue depuis longtemps. Il conti - nua. Il \narticulait avec ces saccades br\u00e8ves et haletantes qui r\u00e9v\u00e8lent \npar leurs secousses de p rofonds tremblements int\u00e9 - rieurs. \u00ab \n\u00c9coute. Nous sommes ici. Je vais te parler. Ceci est la Gr\u00e8ve. \nC\u2019est ici un point extr\u00eame. La destin\u00e9e nous livre l\u2019un \u00e0 l\u2019autre. \nJe vais d\u00e9cider de ta vie ; toi, de mon \u00e2me. Voici une place et \nune nuit au del\u00e0 desquell es on ne voit rien. \u00c9coute -moi donc. Je \nvais te dire\u2026 D\u2019abord ne me parle pas de ton Ph\u0153bus. (En \ndisant cela, il allait et venait, comme un homme qui ne peut \nrester en place, et la tirait apr\u00e8s lui.) Ne m\u2019en parle pas. Vois -tu \n? si tu prononces ce nom, je ne sais pas ce que je ferai, mais ce \nsera terrible. \u00bb \n \nCela dit, comme un corps qui retrouve son centre de gravi - t\u00e9, il \nredevint immobile. Mais ses paroles ne d\u00e9celaient pas moins \nd\u2019agitation. Sa voix \u00e9tait de plus en plus basse. \n \n\u00ab Ne d\u00e9tourne point la t \u00eate ainsi. \u00c9coute -moi. C\u2019est une af - faire \ns\u00e9rieuse. D\u2019abord, voici ce qui s\u2019est pass\u00e9. \u2013 On ne rira pas de \ntout ceci, je te jure. \u2013 Qu\u2019est -ce donc que je disais ? rappelle -le-\nmoi ! ah ! \u2013 Il y a un arr\u00eat du parlement qui te rend \u00e0 l\u2019\u00e9chafaud. \nJe viens de te tirer de leurs mains. Mais les voil\u00e0 qui te \npoursuivent. Regarde. \u00bb \n \n900Il \u00e9tendit le bras vers la Cit\u00e9. Les perquisitions en effet pa - \nraissaient y continuer. Les rumeurs se rapprochaient. La tour de \nla maison du Lieutenant, situ\u00e9e vis -\u00e0-vis la Gr\u00e8ve, \u00e9ta it pleine \nde bruit et de clart\u00e9s, et l\u2019on voyait des soldats courir sur le quai \noppos\u00e9, avec des torches et ces cris : \u00ab L\u2019\u00e9gyptienne ! o\u00f9 est \nl\u2019\u00e9gyptienne ? Mort ! mort ! \u00bb \n \n\u00ab Tu vois bien qu\u2019ils te poursuivent, et que je ne te mens pas. \nMoi, je t\u2019aime. \u2013 N\u2019ouvre pas la bouche, ne me parle plut\u00f4t pas, \nsi c\u2019est pour me dire que tu me hais. Je suis d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 ne \n \nplus entendre cela. \u2013 Je viens de te sauver. Laisse -moi d\u2019abord \nachever. \u2013 Je puis te sauver tout \u00e0 fait. J\u2019ai tout pr\u00e9par\u00e9. C\u2019est \u00e0 \ntoi de vouloir. Comme tu voudras, je pourrai. \u00bb \n \nIl s\u2019interrompit violemment. \u00ab Non, ce n\u2019est pas cela qu\u2019il faut \ndire. \u00bb \n \nEt courant, et la faisant courir, car il ne la l\u00e2chait pas, il marcha \ndroit au gibet, et le lui montrant du doigt : \n \n\u00ab Choisis entre nous deux \u00bb, di t-il froidement. \n \n901Elle s\u2019arracha de ses mains et tomba au pied du gibet en \nembrassant cet appui fun\u00e8bre. Puis elle tourna sa belle t\u00eate \u00e0 \ndemi, et regarda le pr\u00eatre par -dessus son \u00e9paule. On e\u00fbt dit une \nsainte Vierge au pied de la croix. Le pr\u00eatre \u00e9tait de meur\u00e9 sans \nmouvement, le doigt toujours lev\u00e9 vers le gibet, conser - vant \nson geste, comme une statue. \n \nEnfin l\u2019\u00e9gyptienne lui dit : \u00ab Il me fait encore moins hor - reur que \nvous. \u00bb \n \nAlors il laissa retomber lentement son bras, et regarda le pav\u00e9 \navec un profond accablement. \u00ab Si ces pierres pouvaient parler, \nmurmura -t-il, oui, elles diraient que voil\u00e0 un homme bien \nmalheureux. \u00bb \n \nIl reprit. La jeune fille agenouill\u00e9e devant le gibet e t noy\u00e9e dans \nsa longue chevelure le laissait parler sans l\u2019interrompre. Il avait \nmaintenant un accent plaintif et doux qui contrastait dou - \nloureusement avec l\u2019\u00e2pret\u00e9 hautaine de ses traits. \n \n\u00ab Moi, je vous aime. Oh ! cela est pourtant bien vrai. Il ne sor t \ndonc rien au dehors de ce feu qui me br\u00fble le c\u0153ur ! H\u00e9 - las ! \njeune fille, nuit et jour, oui, nuit et jour, cela ne m\u00e9rite -t-il aucune \npiti\u00e9 ? C\u2019est un amour de la nuit et du jour, vous dis -je, c\u2019est une \n902torture. \u2013 Oh ! je souffre trop, ma pauvre enfant ! \u2013 C\u2019est une \nchose digne de compassion, je vous assure. Vous voyez que je \nvous parle doucement. Je voudrais bien que vous n\u2019eussiez plus \ncette horreur de moi. \u2013 Enfin, un homme qui aime une femme, \nce n\u2019est pas sa faute ! \u2013 Oh ! mon Dieu ! \u2013 Comment ! vou s ne \nme pardonnerez donc jamais ? Vous me \n \nha\u00efrez toujours ! C\u2019est donc fini ! C\u2019est l\u00e0 ce qui me rend mau - \nvais, voyez -vous, et horrible \u00e0 moi -m\u00eame ! \u2013 Vous ne me re - \ngardez seulement pas ! Vous pensez \u00e0 autre chose peut -\u00eatre \ntandis que je vous parle deb out et fr\u00e9missant sur la limite de \nnotre \u00e9ternit\u00e9 \u00e0 tous deux ! \u2013 Surtout ne me parlez pas de \nl\u2019officier ! Quoi ! je me jetterais \u00e0 vos genoux, quoi ! je baise - \nrais, non vos pieds, vous ne voudriez pas, mais la terre qui est \nsous vos pieds, quoi ! je sang loterais comme un enfant, \nj\u2019arracherais de ma poitrine, non des paroles, mais mon c\u0153ur et \nmes entrailles, pour vous dire que je vous aime, tout serait \ninutile, tout ! \u2013 Et cependant vous n\u2019avez rien dans l\u2019\u00e2me que de \ntendre et de cl\u00e9ment, vous \u00eates rayonna nte de la plus belle \ndouceur, vous \u00eates tout enti\u00e8re suave, bonne, mis\u00e9ricordieuse et \ncharmante. H\u00e9las ! vous n\u2019avez de m\u00e9chancet\u00e9 que pour moi \nseul ! Oh ! quelle fatalit\u00e9 ! \u00bb \n \nIl cacha son visage dans ses mains. La jeune fille l\u2019entendit \npleurer. C\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois. Ainsi debout et secou\u00e9 par les \n903sanglots, il \u00e9tait plus mis\u00e9rable et plus suppliant qu\u2019\u00e0 genoux. Il \npleura ainsi un certain temps. \n \n\u00ab Allons ! poursuivit -il ces premi\u00e8res larmes pass\u00e9es, je ne trouve \npas de paroles. J\u2019avais pourtant bien s ong\u00e9 \u00e0 ce que je vous \ndirais. Maintenant je tremble et je frissonne, je d\u00e9faille \u00e0 l\u2019instant \nd\u00e9cisif, je sens quelque chose de supr\u00eame qui nous enveloppe, \net je balbutie. Oh ! je vais tomber sur le pav\u00e9 si vous ne prenez \npas piti\u00e9 de moi, piti\u00e9 de vous. Ne nous con - damnez pas tous \ndeux. Si vous saviez combien je vous aime ! quel c\u0153ur c\u2019est que \nmon c\u0153ur ! Oh ! quelle d\u00e9sertion de toute vertu ! quel abandon \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 de moi -m\u00eame ! Docteur, je bafoue la science ; \ngentilhomme, je d\u00e9chire mon nom ; pr\u00eatre, je f ais du missel un \noreiller de luxure, je crache au visage de mon Dieu ! tout cela \npour toi, enchanteresse ! pour \u00eatre plus digne de ton enfer ! et tu \nne veux pas du damn\u00e9 ! Oh ! que je te dise tout ! plus encore, \nquelque chose de plus horrible, oh ! plus ho rrible !\u2026 \u00bb \n \nEn pronon\u00e7ant ces derni\u00e8res paroles, son air devint tout \u00e0 fait \n\u00e9gar\u00e9. Il se tut un instant, et reprit comme se parlant \u00e0 lui - \nm\u00eame, et d\u2019une voix forte : \n \n\u00ab Ca\u00efn, qu\u2019as -tu fait de ton fr\u00e8re ? \u00bb \n \n904Il y eut encore un silence, et il poursuivit : \n \n\u00ab Ce que j\u2019en ai fait, Seigneur ? Je l\u2019ai recueilli, je l\u2019ai \u00e9le - v\u00e9, je \nl\u2019ai nourri, je l\u2019ai aim\u00e9, je l\u2019ai idol\u00e2tr\u00e9, et je l\u2019ai tu\u00e9 ! Oui, Seigneur, \nvoici qu\u2019on vient de lui \u00e9craser la t\u00eate devant moi sur la pierre \nde votre maison, et c\u2019est \u00e0 cause de m oi, \u00e0 cause de cette \nfemme, \u00e0 cause d\u2019elle\u2026 \u00bb \n \nSon \u0153il \u00e9tait hagard. Sa voix allait s\u2019\u00e9teignant, il r\u00e9p\u00e9ta encore \nplusieurs fois, machinalement, avec d\u2019assez longs inter - valles, \ncomme une cloche qui prolonge sa derni\u00e8re vibration : \n\u00ab \u00c0 cause d\u2019elle\u2026 \u2013 \u00c0 cause d\u2019elle\u2026 \u00bb \n \nPuis sa langue n\u2019articula plus aucun son perceptible, ses l\u00e8vres \nremuaient toujours cependant. Tout \u00e0 coup il s\u2019affaissa sur lui -\nm\u00eame comme quelque chose qui s\u2019\u00e9croule, et demeura \u00e0 terre \nsans mouvement, la t\u00eate dans les genoux. \n \nUn fr\u00f4leme nt de la jeune fille qui retirait son pied de des - sous \nlui le fit revenir. Il passa lentement sa main sur ses joues \ncreuses, et regarda quelques instants avec stupeur ses doigts \nqui \u00e9taient mouill\u00e9s. \u00ab Quoi ! murmura -t-il, j\u2019ai pleur\u00e9 ! \u00bb \n \n905Et se tournant subitement vers l\u2019\u00e9gyptienne avec une an - goisse \ninexprimable : \n \n\u00ab H\u00e9las ! vous m\u2019avez regard\u00e9 froidement pleurer ! En- fant ! \nsais-tu que ces larmes sont des laves ? Est -il donc bien vrai ? de \nl\u2019homme qu\u2019on hait rien ne touche. Tu me verrais mourir, tu \nrirais. Oh ! moi je ne veux pas te voir mourir ! Un mot ! un seul \nmot de pardon ! Ne me dis pas que tu m\u2019aimes, dis -moi \nseulement que tu veux bien, cela suffira, je te sauverai. Sinon\u2026 \nOh ! l\u2019heure passe, je t\u2019en supplie par tout ce qui est sacr\u00e9, \nn\u2019attends pas que je sois redevenu de pierre comme ce gibet \nqui te r\u00e9clame aussi ! Songe que je tiens nos deux desti - n\u00e9es \ndans ma main, que je suis insens\u00e9, cela est terrible, que je puis \nlaisser tout choir, et qu\u2019il y a au -dessous de nous un ab\u00eeme sans \nfond, malheureuse, o\u00f9 ma chute poursuivra la tienne durant \nl\u2019\u00e9ternit\u00e9 ! Un m ot de bont\u00e9 ! dis un mot ! rien qu\u2019un mot ! \u00bb \n \nElle ouvrit la bouche pour lui r\u00e9pondre. Il se pr\u00e9cipita \u00e0 genoux \ndevant elle pour recueillir avec adoration la parole, peut -\u00eatre \nattendrie, qui allait sortir de ses l\u00e8vres. Elle lui dit : \n\u00ab Vous \u00eates un assa ssin ! \u00bb \n \nLe pr\u00eatre la prit dans ses bras avec fureur et se mit \u00e0 rire d\u2019un \nrire abominable. \n906 \n\u00ab Eh bien, oui ! assassin ! dit -il, et je t\u2019aurai. Tu ne veux pas de \nmoi pour esclave, tu m\u2019auras pour ma\u00eetre. Je t\u2019aurai. J\u2019ai un \nrepaire o\u00f9 je te tra\u00eenerai. Tu me suivras, il faudra bien que tu me \nsuives, ou je te livre ! Il faut mourir, la belle, ou \u00eatre \u00e0 moi ! \u00eatre \nau pr\u00eatre ! \u00eatre \u00e0 l\u2019apostat ! \u00eatre \u00e0 l\u2019assassin ! d\u00e8s cette nuit, \nentends -tu cela ? Allons ! de la joie ! allons ! baise - moi, folle ! La \ntombe ou mon lit ! \u00bb \n \nSon \u0153il p\u00e9tillait d\u2019impuret\u00e9 et de rage. Sa bouche lascive \nrougissait le cou de la jeune fille. Elle se d\u00e9battait dans ses bras. \nIl la couvrait de baisers \u00e9cumants. \n \n\u00ab Ne me mords pas, monstre ! cria -t-elle. Oh ! l\u2019odieux in - fect ! \nlaisse -moi ! Je vais t\u2019arracher tes vilains cheveux gris et te les \njeter \u00e0 poign\u00e9es par la face ! \u00bb \n \nIl rougit, il p\u00e2lit, puis il la l\u00e2cha et la regarda d\u2019un air sombre. \nElle se crut victorieuse, et poursuivit : \u00ab Je te dis que je suis \u00e0 \nmon Ph\u0153bus, que c\u2019est Ph\u0153bu s que j\u2019aime, que c\u2019est Ph\u0153bus \nqui est beau ! Toi, pr\u00eatre, tu es vieux ! tu es laid ! Va - t\u2019en ! \u00bb \n \nIl poussa un cri violent, comme le mis\u00e9rable auquel on ap - \nplique un fer rouge. \u00ab Meurs donc ! \u00bb dit -il \u00e0 travers un grince - \n907ment de dents. Elle vit son aff reux regard, et voulut fuir. Il la \nreprit, il la secoua, il la jeta \u00e0 terre, et marcha \u00e0 pas rapides vers \nl\u2019angle de la Tour -Roland en la tra\u00eenant apr\u00e8s lui sur le pa - v\u00e9 \npar ses belles mains. \n \nArriv\u00e9 l\u00e0, il se tourna vers elle : \n \n\u00ab Une derni\u00e8re fois, veux -tu \u00eatre \u00e0 moi ? \u00bb Elle r\u00e9pondit avec \nforce : \n \n\u00ab Non. \u00bb \n \nAlors il s\u2019\u00e9cria d\u2019une voix haute : \n \n\u00ab Gudule ! Gudule ! voici l\u2019\u00e9gyptienne ! venge -toi ! \u00bb \n \nLa jeune fille se sentit saisir brusquement au coude. Elle \nregarda. C\u2019\u00e9tait un bras d\u00e9charn\u00e9 qui sortait d\u2019une lucarne dans \nle mur et qui la tenait comme une main de fer. \n \n\u00ab Tiens bien ! dit le pr\u00eatre. C\u2019est l\u2019\u00e9gyptienne \u00e9chapp\u00e9e. Ne la \nl\u00e2che pas. Je vais chercher les sergents. Tu la verras pendre. \u00bb \n908 \nUn rire guttural r\u00e9pondit de l\u2019int\u00e9rieur du mur \u00e0 ces san - glantes \nparoles. \u00ab Hah ! hah ! hah ! \u00bb L\u2019\u00e9gyptienne vit le pr\u00eatre s\u2019\u00e9loigner \nen courant dans la direction du pont Notre -Dame. On entendait \nune cavalcade de ce c\u00f4t\u00e9. \n \nLa jeune fille avait reconnu la m\u00e9chante recluse. Haletante de \nterreur, elle essaya de se d\u00e9gager. Elle se tordit, elle fit plu - \nsieurs soubresauts d\u2019agoni e et de d\u00e9sespoir, mais l\u2019autre la te - \nnait avec une force inou\u00efe. Les doigts osseux et maigres qui la \nmeurtrissaient se crispaient sur sa chair et se rejoignaient \u00e0 \nl\u2019entour. On e\u00fbt dit que cette main \u00e9tait riv\u00e9e \u00e0 son bras. C\u2019\u00e9tait \nplus qu\u2019une cha\u00eene, pl us qu\u2019un carcan, plus qu\u2019un an - neau de \nfer, c\u2019\u00e9tait une tenaille intelligente et vivante qui sor - tait d\u2019un \nmur. \n \n\u00c9puis\u00e9e, elle retomba contre la muraille, et alors la crainte de la \nmort s\u2019empara d\u2019elle. Elle songea \u00e0 la beaut\u00e9 de la vie, \u00e0 la \njeunesse, \u00e0 la vue du ciel, aux aspects de la nature, \u00e0 l\u2019amour, \u00e0 \nPh\u0153bus, \u00e0 tout ce qui s\u2019enfuyait et \u00e0 tout ce qui s\u2019approchait, \nau pr\u00eatre qui la d\u00e9non\u00e7ait, au bourreau qui allait venir, au gibet \nqui \u00e9tait l\u00e0. Alors elle sentit l\u2019\u00e9pouvante lui mon - ter jusque dans \nles racines des cheveux, et elle entendit le rire lugubre de la \nrecluse qui lui disait tout bas : \u00ab Hah ! hah ! hah ! tu vas \u00eatre \npendue ! \u00bb \n909 \nElle se tourna mourante vers la lucarne, et elle vit la figure fauve \nde la sachette \u00e0 travers les barreaux. \n \n\u00ab Qu e vous ai -je fait ? \u00bb dit -elle presque inanim\u00e9e. \n \nLa recluse ne r\u00e9pondit pas, elle se mit \u00e0 marmotter avec une \nintonation chantante, irrit\u00e9e et railleuse : \u00ab Fille d\u2019\u00c9gypte ! fille \nd\u2019\u00c9gypte ! fille d\u2019\u00c9gypte ! \u00bb \n \nLa malheureuse Esmeralda laissa retomber sa t\u00eate sous ses \ncheveux, comprenant qu\u2019elle n\u2019avait pas affaire \u00e0 un \u00eatre \nhumain. \n \nTout \u00e0 coup la recluse s\u2019\u00e9cria, comme si la question de \nl\u2019\u00e9gyptienne avait mis tout ce temps pour arriver jusqu\u2019\u00e0 sa \npens\u00e9e : \u00ab Ce que tu m\u2019as fait ? dis -tu ! \u2013 Ah ! ce que tu m\u2019as fait, \n\u00e9gyptienne ! Eh bien ! \u00e9coute. \u2013 J\u2019avais un enfant, moi ! vois -tu ? \nj\u2019avais un enfant ! un enfant, te dis -je ! \u2013 Une jolie petite fille ! \u2013 \nMon Agn\u00e8s, reprit -elle \u00e9gar\u00e9e et baisant quelque chose dans les \nt\u00e9n\u00e8bres. \u2013 Eh bien ! vois -tu, fille d\u2019\u00c9 gypte ? on m\u2019a pris mon \nenfant, on m\u2019a vol\u00e9 mon enfant, on m\u2019a mang\u00e9 mon enfant. \nVoil\u00e0 ce que tu m\u2019as fait. \u00bb \n910 \nLa jeune fille r\u00e9pondit comme l\u2019agneau : \n \n\u00ab H\u00e9las ! je n\u2019\u00e9tais peut -\u00eatre pas n\u00e9e alors ! \n \n\u2013 Oh ! si ! repartit la recluse, tu devais \u00eatre n\u00e9e. Tu en \u00e9tais. \nElle serait de ton \u00e2ge ! Ainsi ! \u2013 Voil\u00e0 quinze ans que je suis ici, \nquinze ans que je souffre, quinze ans que je prie, quinze ans que \nje me cogne la t\u00eate aux quatre murs. \u2013 Je te dis que ce sont des \n\u00e9gyptiennes qui me l\u2019ont vol\u00e9e, entends -tu ce - la ? et qui l\u2019ont \nmang\u00e9e avec leurs dents. As -tu un c\u0153ur ? fi - gure -toi ce que \nc\u2019est qu\u2019un enfant qui joue, un enfant qui tette, un enfant qui \ndort. C\u2019est si innocent ! \u2013 Eh bien ! cela, c\u2019est cela qu\u2019on m\u2019a pris, \nqu\u2019on m\u2019a tu\u00e9 ! Le bon Dieu le sait bien ! \u2013 Au- jourd\u2019hui, c\u2019est \nmon tour, je vais manger de l\u2019\u00e9gyptienne. \u2013 Oh ! que je te \nmordrais bien si les barreaux ne m\u2019emp\u00eachaient. J\u2019ai la t\u00eate \ntrop grosse ! \u2013 La pauvre petite ! pendant qu\u2019elle dormait ! Et si \nelles l\u2019ont r\u00e9veill\u00e9e en la prenant, elle aura eu beau crier, je \nn\u2019\u00e9tais pas l\u00e0 ! \u2013 Ah ! les m\u00e8res \u00e9gyptiennes, vous avez mang\u00e9 \nmon enfant ! Venez voir la v\u00f4tre. \u00bb \n \nAlors elle se mit \u00e0 rire ou \u00e0 grincer des dents, les deux choses se \nressemblaient sur cette figure furieuse. Le jour com - men\u00e7ait \u00e0 \npoindre. Un reflet de cendre \u00e9clairait vaguement cette sc\u00e8ne, et \n911le gibet devenait de plus en plus distinct dans la place. De \nl\u2019autre c\u00f4t\u00e9, vers le pont Notre -Dame, la pauvre con - damn\u00e9e \ncroyait entendre se rapprocher le bruit de cavalerie. \n \n\u00ab Madame ! cr ia-t-elle joignant les mains et tomb\u00e9e sur ses deux \ngenoux, \u00e9chevel\u00e9e, \u00e9perdue, folle d\u2019effroi, madame ! ayez piti\u00e9. \nIls viennent. Je ne vous ai rien fait. Voulez -vous me voir mourir \nde cette horrible fa\u00e7on sous vos yeux ? Vous avez de la piti\u00e9, \nj\u2019en suis s\u00fbre. C\u2019est trop affreux. Laissez -moi me sauver. L\u00e2chez -\nmoi ! Gr\u00e2ce ! Je ne veux pas mourir comme cela ! \n \n\u2013 Rends -moi mon enfant ! dit la recluse. \n \n\u2013 Gr\u00e2ce ! gr\u00e2ce ! \n \n\u2013 Rends -moi mon enfant ! \n \n\u2013 L\u00e2chez -moi, au nom du ciel ! \n \n\u2013 Rends -moi mon enfant ! \u00bb \n \n912Cette fois encore, la jeune fille retomba, \u00e9puis\u00e9e, rompue, ayant \nd\u00e9j\u00e0 le regard vitr\u00e9 de quelqu\u2019un qui est dans la fosse. \n \n\u00ab H\u00e9las ! b\u00e9gaya -t-elle, vous cherchez votre enfant. Moi, je \ncherche mes parents. \n \n\u2013 Rends -moi ma petite Agn\u00e8s ! poursuivit Gudule. Tu ne sais \npas o\u00f9 elle est ? Alors, meurs ! \u2013 Je vais te dire. J\u2019\u00e9tais une fille \nde joie, j\u2019avais un enfant, on m\u2019a pris mon enfant. \u2013 Ce sont les \n\u00e9gyptiennes. Tu vois bien qu\u2019il faut que tu meures. Quand ta \nm\u00e8re l\u2019\u00e9gyptienne vi endra te r\u00e9clamer, je lui dirai : La m\u00e8re, \nregarde \u00e0 ce gibet ! \u2013 Ou bien rends -moi mon enfant. \u2013 Sais-tu \no\u00f9 elle est, ma petite fille ? Tiens, que je te montre. Voil\u00e0 son \nsoulier, tout ce qui m\u2019en reste. Sais -tu o\u00f9 est le pa - reil ? Si tu le \nsais, dis -le-moi, et si ce n\u2019est qu\u2019\u00e0 l\u2019autre bout de la terre, je l\u2019irai \nchercher en marchant sur les genoux. \u00bb \n \nEn parlant ainsi, de son autre bras tendu hors de la lu - carne elle \nmontrait \u00e0 l\u2019\u00e9gyptienne le petit soulier brod\u00e9. Il fai - sait d\u00e9j\u00e0 \nassez jour pour en d istinguer la forme et les couleurs. \n \n\u00ab Montrez -moi ce soulier, dit l\u2019\u00e9gyptienne en tressaillant. Dieu ! \nDieu ! \u00bb Et en m\u00eame temps, de la main qu\u2019elle avait libre, elle \n913ouvrait vivement le petit sachet orn\u00e9 de verroterie verte qu\u2019elle \nportait au cou. \n \n\u2013 Va ! va ! grommelait Gudule, fouille ton amulette du d\u00e9 - \nmon ! \u00bb Tout \u00e0 coup elle s\u2019interrompit, trembla de tout son \ncorps, et cria avec une voix qui venait du plus profond des en - \ntrailles : \u00ab Ma fille ! \u00bb \n \nL\u2019\u00e9gyptienne venait de tirer du sachet un petit sou lier ab - \nsolument pareil \u00e0 l\u2019autre. \u00c0 ce petit soulier \u00e9tait attach\u00e9 un par - \nchemin sur lequel ce carme \u00e9tait \u00e9crit : \n \nQuand le pareil retrouveras, Ta m\u00e8re te tendra les bras. \n \nEn moins de temps qu\u2019il n\u2019en faut \u00e0 l\u2019\u00e9clair, la recluse avait \nconfront\u00e9 les de ux souliers, lu l\u2019inscription du parchemin, et coll\u00e9 \naux barreaux de la lucarne son visage rayonnant d\u2019une joie \nc\u00e9leste en criant : \n \n\u00ab Ma fille ! ma fille ! \n \n\u2013 Ma m\u00e8re ! \u00bb r\u00e9pondit l\u2019\u00e9gyptienne. Ici nous renon\u00e7ons \u00e0 \npeindre. \n914Le mur et les barreaux de fer \u00e9taient entre elles deux. \n\u00ab Oh ! le mur ! cria la recluse ! Oh ! la voir et\n ne pas l\u2019embrasser ! Ta main ! ta main ! \u00bb \n \nLa jeune fille lui passa son bras \u00e0 tra vers la lucarne, la re - cluse \nse jeta sur cette main, y attacha ses l\u00e8vres, et y demeu - ra, \nab\u00eem\u00e9e dans ce baiser, ne donnant plus d\u2019autre signe de vie \nqu\u2019un sanglot qui soulevait ses hanches de temps en temps. \nCependant elle pleurait \u00e0 torrents, en silenc e, dans l\u2019ombre, \ncomme une pluie de nuit. La pauvre m\u00e8re vidait par flots sur \n \ncette main ador\u00e9e le noir et profond puits de larmes qui \u00e9tait \nau dedans d\u2019elle, et o\u00f9 toute sa douleur avait filtr\u00e9 goutt\u00e9 \u00e0 \ngoutte depuis quinze ann\u00e9es. \n \nTout \u00e0 coup, elle s e releva, \u00e9carta ses longs cheveux gris de \ndessus son front, et, sans dire une parole, se mit \u00e0 \u00e9branler de \nses deux mains les barreaux de sa loge plus furieusement \nqu\u2019une lionne. Les barreaux tinrent bon. Alors elle alla chercher \ndans un coin de sa cellul e un gros pav\u00e9 qui lui servait d\u2019oreiller, \net le lan\u00e7a contre eux avec tant de violence qu\u2019un des barreaux \nse brisa en jetant mille \u00e9tincelles. Un second coup effondra tout \n\u00e0 fait la vieille croix de fer qui barricadait la lucarne. Alors avec \nses deux main s elle acheva de rompre et d\u2019\u00e9carter les tron\u00e7ons \n915rouill\u00e9s des barreaux. Il y a des moments o\u00f9 les mains d\u2019une \nfemme ont une force surhumaine. \n \nLe passage fray\u00e9, et il fallut moins d\u2019une minute pour cela, elle \nsaisit sa fille par le milieu du corps et la t ira dans sa cellule. \n\u00ab Viens ! que je te rep\u00eache de l\u2019ab\u00eeme ! \u00bb murmurait -elle. \n \nQuand sa fille fut dans la cellule, elle la posa doucement \u00e0 terre, \npuis la reprit, et la portant dans ses bras comme si ce n\u2019\u00e9tait \ntoujours que sa petite Agn\u00e8s, elle allait e t venait dans l\u2019\u00e9troite \nloge, ivre, forcen\u00e9e, joyeuse, criant, chantant, baisant sa fille, lui \nparlant, \u00e9clatant de rire, fondant en larmes, le tout \u00e0 la fois et \navec emportement. \n \n\u00ab Ma fille ! ma fille ! disait -elle. J\u2019ai ma fille ! la voil\u00e0. Le bon Dieu \nme l\u2019a rendue. Eh vous ! venez tous ! Y a -t-il quelqu\u2019un l\u00e0 pour \nvoir que j\u2019ai ma fille ? Seigneur J\u00e9sus, qu\u2019elle est belle ! Vous me \nl\u2019avez fait attendre quinze ans, mon bon Dieu, mais c\u2019\u00e9tait pour \nme la rendre belle. \u2013 Les \u00e9gyptiennes ne l\u2019avaient donc p as \nmang\u00e9e ! Qui avait dit cela ? Ma petite fille ! ma petite fille ! \nbaise -moi. Ces bonnes \u00e9gyptiennes ! J\u2019aime les \u00e9gyptiennes. \u2013 \nC\u2019est bien toi. C\u2019est donc cela que le c\u0153ur me sautait chaque \nfois que tu passais. Moi qui prenais cela pour de la haine ! \nPardonne -moi, mon Agn\u00e8s, pardonne -moi. Tu m\u2019as trouv\u00e9e bien \n916m\u00e9chante, n\u2019est -ce pas ? Je t\u2019aime. \u2013 Ton petit signe au cou, \nl\u2019as-tu toujours ? voyons. Elle l\u2019a toujours. Oh ! tu es belle ! C\u2019est \nmoi qui vous ai fait ces grands yeux -l\u00e0, made - moiselle. Baise -\nmoi. Je t\u2019aime. Cela m\u2019est bien \u00e9gal que les autres m\u00e8res aient \ndes enfants, je me moque bien d\u2019elles \u00e0 \n \npr\u00e9sent. Elles n\u2019ont qu\u2019\u00e0 venir. Voici la mienne. Voil\u00e0 son cou, ses \nyeux, ses cheveux, sa main. Trouvez -moi quelque chose de beau \ncomme cela ! Oh ! je vous en r\u00e9ponds qu\u2019elle aura des \namoureux, celle -l\u00e0 ! J\u2019ai pleur\u00e9 quinze ans. Toute ma beaut\u00e9 \ns\u2019en est all\u00e9e, et lui est venue. Baise -moi ! \u00bb \n \nElle lui tenait mille autres discours extravagants dont l\u2019accent \nfaisait toute la beaut\u00e9, d\u00e9rangeait les v\u00eatement s de la pauvre \nfille jusqu\u2019\u00e0 la faire rougir, lui lissait sa chevelure de soie avec la \nmain, lui baisait le pied, le genou, le front, les yeux, s\u2019extasiait \nde tout. La jeune fille se laissait faire, en r\u00e9p\u00e9 - tant par \nintervalles tr\u00e8s bas et avec une douceu r infinie : \u00ab Ma m\u00e8re ! \n \n\u2013 Vois-tu, ma petite fille, reprenait la recluse en entrecou - \npant tous ses mots de baisers, vois -tu, je t\u2019aimerai bien. Nous \nnous en irons d\u2019ici. Nous allons \u00eatre bien heureuses. J\u2019ai h\u00e9rit\u00e9 \nquelque chose \u00e0 Reims, dans notre pays. Tu sais, Reims ? Ah ! \nnon, tu ne sais pas cela, toi, tu \u00e9tais trop petite ! Si tu savais \ncomme tu \u00e9tais jolie, \u00e0 quatre mois ! Des petits pieds qu\u2019on \n917venait voir par curiosit\u00e9 d\u2019\u00c9pernay qui est \u00e0 sept lieues ! Nous \naurons un champ, une maison. Je te couch erai dans mon lit. \nMon Dieu ! mon Dieu ! qui est -ce qui croirait cela ? j\u2019ai ma fille ! \n \n\u2013 \u00d4 ma m\u00e8re ! dit la jeune fille trouvant enfin la force de \nparler dans son \u00e9motion, l\u2019\u00e9gyptienne me l\u2019avait bien dit. Il y a \nune bonne \u00e9gyptienne des n\u00f4tres qui est m orte l\u2019an pass\u00e9, et \nqui avait toujours eu soin de moi comme une nourrice. C\u2019est elle \nqui m\u2019avait mis ce sachet au cou. Elle me disait toujours : \n\u00ab Petite, garde bien ce bijou. C\u2019est un tr\u00e9sor. Il te fera retrou - ver \nta m\u00e8re. Tu portes ta m\u00e8re \u00e0 ton cou. \u00bb Elle l\u2019avait pr\u00e9dit, \nl\u2019\u00e9gyptienne ! \u00bb \n \nLa sachette serra de nouveau sa fille dans ses bras. \n \n\u00ab Viens, que je te baise ! tu dis cela gentiment. Quand nous \nserons au pays, nous chausserons un Enfant -J\u00e9sus d\u2019\u00e9glise avec \nles petits souliers. Nous devons bien c ela \u00e0 la bonne sainte \nVierge. Mon Dieu ! que tu as une jolie voix ! Quand tu me parlais \ntout \u00e0 l\u2019heure, c\u2019\u00e9tait une musique ! Ah ! mon Dieu Seigneur ! J\u2019ai \nretrouv\u00e9 mon enfant ! Mais est -ce \n \ncroyable, cette histoire -l\u00e0 ? On ne meurt de rien, car je ne suis \npas morte de joie. \u00bb \n918 \nEt puis, elle se remit \u00e0 battre des mains et \u00e0 rire et \u00e0 crier : \u00ab \nNous allons \u00eatre heureuses ! \u00bb \n \nEn ce moment la logette retentit d\u2019un cliquetis d\u2019armes et d\u2019un \ngalop de chevaux qui semblait d\u00e9boucher du pont Notre - Dame \net s\u2019avancer de plus en plus sur le quai. L\u2019\u00e9gyptienne se jeta \navec angoisse dans les bras de la sachette. \n \n\u00ab Sauvez -moi ! sauvez -moi ! ma m\u00e8re ! les voil\u00e0 qui vien - nent ! \u00bb \nLa recluse devint p\u00e2le. \n \n\u2013 \u00d4 ciel ! que dis -tu l\u00e0 ? J\u2019avais oubli\u00e9 ! on te poursuit ! \nQu\u2019as -tu donc fait ? \n \n\u2013 Je ne sais pas, r\u00e9pondit la malheureuse enfant, mais je \nsuis condamn\u00e9e \u00e0 mourir. \n \n\u2013 Mourir ! dit Gudule chancelant comme sous un coup de \nfoudre. Mourir ! reprit -elle lent ement et regardant sa fille avec \nson \u0153il fixe. \n \n919\u2013 Oui, ma m\u00e8re, reprit la jeune fille \u00e9perdue, ils veulent me \ntuer. Voil\u00e0 qu\u2019on vient me prendre. Cette potence est pour moi ! \nSauvez -moi ! sauvez -moi ! Ils arrivent ! sauvez -moi ! \u00bb \n \nLa recluse resta quelque s instants immobile comme une \np\u00e9trification, puis elle remua la t\u00eate en signe de doute, et tout \u00e0 \ncoup partant d\u2019un \u00e9clat de rire, mais de son rire effrayant qui lui \n\u00e9tait revenu : \n \n\u00ab Ho ! ho ! non ! c\u2019est un r\u00eave que tu me dis l\u00e0. Ah ! oui ! je \nl\u2019aurais p erdue, cela aurait dur\u00e9 quinze ans, et puis je la re - \ntrouverais, et cela durerait une minute ! Et on me la repren - \ndrait ! et c\u2019est maintenant qu\u2019elle est belle, qu\u2019elle est grande, \nqu\u2019elle me parle, qu\u2019elle m\u2019aime, c\u2019est maintenant qu\u2019ils vien - \ndraient m e la manger, sous mes yeux \u00e0 moi qui suis la m\u00e8re ! \nOh non ! ces choses -l\u00e0 ne sont pas possibles. Le bon Dieu n\u2019en \npermet pas comme cela. \u00bb \n \nIci la cavalcade parut s\u2019arr\u00eater, et l\u2019on entendit une voix \n\u00e9loign\u00e9e qui disait : \u00ab Par ici, messire Tristan ! Le pr\u00eatre dit que \nnous la trouverons au Trou aux rats. \u00bb Le bruit de chevaux re - \ncommen\u00e7a. \n \n920La recluse se dressa debout avec un cri\n d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. \n\u00ab Sauve -toi ! sauve -toi ! mon enfant ! Tout me revient. Tu as \nraison. C\u2019est ta mort ! Horreur ! mal\u00e9diction ! Sauve -toi ! \u00bb \n \nElle mit la t\u00eate \u00e0 la lucarne, et la retira vite. \n \n\u00ab Reste, dit -elle d\u2019une voix basse, br\u00e8ve et lugubre, en serrant \nconvulsivement la main de l\u2019\u00e9gyptienne plus morte que vive. \nReste ! ne souffle pas ! il y a des soldats partout. Tu ne peux \nsortir. Il fait trop de jour. \u00bb \n \nSes yeux \u00e9taient secs et br\u00fblants. Elle resta un moment sans \nparler. Seulement elle marchait \u00e0 grands pas dans la cel - lule, et \ns\u2019arr\u00eatait par intervalles pour s\u2019arracher des poign\u00e9es de \ncheveux gris qu\u2019elle d\u00e9chirait ensuite avec ses dents. \n \nTout \u00e0 coup elle dit : \u00ab Ils approchent. Je vai s leur parler. Cache -\ntoi dans ce coin. Ils ne te verront pas. Je leur dirai que tu t\u2019es \n\u00e9chapp\u00e9e, que je t\u2019ai l\u00e2ch\u00e9e, ma foi ! \u00bb \n \nElle posa sa fille, car elle la portait toujours, dans un angle de la \ncellule qu\u2019on ne voyait pas du dehors. Elle l\u2019accroupit, l\u2019arrangea \n921soigneusement de mani\u00e8re que ni son pied ni sa main ne \nd\u00e9passassent l\u2019ombre, lui d\u00e9noua ses cheveux noirs qu\u2019elle \nr\u00e9pandit sur sa robe blanche pour la masquer, mit de - vant elle \nsa cruche et son pav\u00e9, les seuls meubles qu\u2019elle e\u00fbt, s\u2019imaginant \nque cette cruche et ce pav\u00e9 la cacheraient. Et quand ce fut fini, \nplus tranquille, elle se mit \u00e0 genoux, et pria. Le jour, qui ne \nfaisait que de poindre, laissait encore beaucoup de t\u00e9n\u00e8bres \ndans le Trou aux Rats. \n \nEn cet instant, la voix du pr\u00eatre, cette voix infernale, passa tr\u00e8s \npr\u00e8s de la cellule en criant : \u00ab Par ici, capitaine Ph\u0153bus de \nCh\u00e2teaupers ! \u00bb \n \n\u00c0 ce nom, \u00e0 cette voix, la Esmeralda, tapie dans son coin, fit un \nmouvement. \n \n\u00ab Ne bouge pas ! \u00bb dit Gudule. \n \nElle achevait \u00e0 peine qu\u2019un tumulte d\u2019h ommes, d\u2019\u00e9p\u00e9es et de \nchevaux s\u2019arr\u00eata autour de la cellule. La m\u00e8re se leva bien vite \net s\u2019alla poster devant sa lucarne pour la boucher. Elle vit une \ngrande troupe d\u2019hommes arm\u00e9s, de pied et de cheval, ran - g\u00e9e \nsur la Gr\u00e8ve. Celui qui les commandait mit p ied \u00e0 terre et vint \nvers elle. \u00ab La vieille, dit cet homme, qui avait une figure atroce, \n922nous cherchons une sorci\u00e8re pour la pendre : on nous a dit que \ntu l\u2019avais. \u00bb \n \nLa pauvre m\u00e8re prit l\u2019air le plus indiff\u00e9rent qu\u2019elle put, et \nr\u00e9pondit : \n \n\u00ab Je ne sais pa s trop ce que vous voulez dire. \u00bb \n \nL\u2019autre reprit : \u00ab T\u00eate -Dieu ! que chantait donc cet effar\u00e9 \nd\u2019archidiacre ? O\u00f9 est -il ? \u00bb \n \n\u00ab Monseigneur, dit un soldat, il a disparu. \n \n\u2013 Or \u00e7\u00e0, la vieille folle, repartit le commandant, ne me mens \npas. On t\u2019a donn\u00e9 une s orci\u00e8re \u00e0 garder. Qu\u2019en as -tu fait ? \u00bb \n \nLa recluse ne voulut pas tout nier, de peur d\u2019\u00e9veiller des \nsoup\u00e7ons, et r\u00e9pondit d\u2019un accent sinc\u00e8re et bourru : \n \n\u00ab Si vous parlez d\u2019une grande jeune fille qu\u2019on m\u2019a accro - ch\u00e9e \naux mains tout \u00e0 l\u2019heure, je vous d irai qu\u2019elle m\u2019a mordue et que \nje l\u2019ai l\u00e2ch\u00e9e. Voil\u00e0. Laissez -moi en repos. \u00bb \n923 \nLe commandant fit une grimace d\u00e9sappoint\u00e9e. \n \n\u00ab Ne va pas me mentir, vieux spectre, reprit -il. Je m\u2019appelle \nTristan l\u2019Hermite, et je suis le comp\u00e8re du roi. Tristan l\u2019Hermite, \nentends -tu ? \u00bb Il ajouta, en regardant la place de Gr\u00e8ve autour \nde lui : \u00ab C\u2019est un nom qui a de l\u2019\u00e9cho ici. \n \n\u2013 Vous seriez S atan l\u2019Hermite, r\u00e9pliqua Gudule qui repre - \nnait espoir, que je n\u2019aurais pas autre chose \u00e0 vous dire et que je \nn\u2019aurais pas peur de vous. \n \n\u2013 T\u00eate-Dieu ! dit Tristan, voil\u00e0 une comm\u00e8re ! Ah ! la fille \nsorci\u00e8re s\u2019est sauv\u00e9e ! et par o\u00f9 a -t-elle pris ? \u00bb \n \nGudule r\u00e9pondit d\u2019un ton insouciant : \n \n\u00ab Par la rue du Mouton, je crois. \u00bb \n \nTristan tourna la t\u00eate, et fit signe \u00e0 sa troupe de se pr\u00e9pa - rer \u00e0 \nse remettre en marche. La recluse respira. \n \n924\u00ab Monseigneur, dit tout \u00e0 coup un archer, demandez donc \u00e0 la \nvieille f\u00e9e pourquoi les barreaux de sa lucarne sont d\u00e9faits de la \nsorte. \u00bb \n \nCette question fit rentrer l\u2019angoisse au c\u0153ur de la mis\u00e9 - rable \nm\u00e8re. Elle ne perdit pourtant pas toute pr\u00e9sence d\u2019esprit. \n\u00ab Ils ont toujours \u00e9t\u00e9 ainsi, b\u00e9gaya -t-elle. \n \n\u2013 Bah ! repartir l\u2019ar cher, hier encore ils faisaient une belle \ncroix noire qui donnait de la d\u00e9votion. \u00bb \n \nTristan jeta un regard oblique \u00e0 la recluse. \n \n\u00ab Je crois que la comm\u00e8re se trouble ! \u00bb \n \nL\u2019infortun\u00e9e sentit que tout d\u00e9pendait de sa bonne conte - \nnance, et la mort dans l\u2019 \u00e2me elle se mit \u00e0 ricaner. Les m\u00e8res ont \nde ces forces -l\u00e0. \n \n\u00ab Bah ! dit -elle, cet homme est ivre. Il y a plus d\u2019un an que le cul \nd\u2019une charrette de pierres a donn\u00e9 dans ma lucarne et en a \nd\u00e9fonc\u00e9 la grille. Que m\u00eame j\u2019ai injuri\u00e9 le charretier ! \n925 \n\u2013 C\u2019est vrai, dit un autre archer, j\u2019y \u00e9tais. \u00bb \n \nIl se trouve toujours partout des gens qui ont tout vu. Ce \nt\u00e9moignage inesp\u00e9r\u00e9 de l\u2019archer ranima la recluse, \u00e0 qui cet \n \ninterrogatoire faisait traverser un ab\u00eeme sur le tranchant d\u2019un \ncouteau. \n \nMais elle \u00e9 tait condamn\u00e9e \u00e0 une alternative continuelle \nd\u2019esp\u00e9rance et d\u2019alarme. \n \n\u00ab Si c\u2019est une charrette qui a fait cela, repartit le premier soldat, \nles tron\u00e7ons des barres devraient \u00eatre repouss\u00e9s en de - dans, \ntandis qu\u2019ils sont ramen\u00e9s en dehors. \n \n\u2013 H\u00e9 ! h\u00e9 ! di t Tristan au soldat, tu as un nez d\u2019enqu\u00eateur au \nCh\u00e2telet. R\u00e9pondez \u00e0 ce qu\u2019il dit, la vieille ! \n \n\u2013 Mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria -t-elle aux abois et d\u2019une voix malgr\u00e9 elle \npleine de larmes, je vous jure, monseigneur, que c\u2019est une \ncharrette qui a bris\u00e9 ces barreaux. Vous entendez que cet \n926homme l\u2019a vu. Et puis, qu\u2019est -ce que cela fait pour votre \u00e9gyp - \ntienne ? \n \n\u2013 Hum ! grommela Tristan. \n \n\u2013 Diable ! reprit le soldat flatt\u00e9 de l\u2019\u00e9loge du pr\u00e9v\u00f4t, les \ncassures du fer sont toutes fra\u00eeches ! \u00bb \n \nTristan hocha la t\u00eate. Elle p \u00e2lit. \u00ab Combien y a -t-il de temps, \ndites -vous, de cette charrette ? \n \n\u2013 Un mois, quinze jours peut -\u00eatre, monseigneur. Je ne sais \nplus, moi. \n \n\u2013 Elle a d\u2019abord dit plus d\u2019un an, observa le soldat. \n \n\u2013 Voil\u00e0 qui est louche ! dit le pr\u00e9v\u00f4t. \n \n\u2013 Monseigneur, cria -t-elle toujours coll\u00e9e devant la lu - carne, \net tremblant que le soup\u00e7on ne les pouss\u00e2t \u00e0 y passer la t\u00eate et \n\u00e0 regarder dans la cellule, monseigneur, je vous jure que c\u2019est \nune charrette qui a bris\u00e9 cette grille. Je vous le jure par les \n927saints anges du par adis. Si ce n\u2019est pas une charrette, je veux \n\u00eatre \u00e9ternellement damn\u00e9e et je renie Dieu ! \n \n\u2013 Tu mets bien de la chaleur \u00e0 ce jurement ! \u00bb dit Tristan \navec son coup d\u2019\u0153il d\u2019inquisiteur. \n \nLa pauvre femme sentait s\u2019\u00e9vanouir de plus en plus son \nassurance. Elle en \u00e9tait \u00e0 faire des maladresses, et elle com - \nprenait avec terreur qu\u2019elle ne disait pas ce qu\u2019il aurait fallu dire. \n \nIci, un autre soldat arriva en criant : \u00ab Monseigneur, la vieille f\u00e9e \nment. La sorci\u00e8re ne s\u2019est pas sauv\u00e9e par la rue Mou - ton. La \ncha\u00eene de la rue est rest\u00e9e tendue toute la nuit, et le garde -\ncha\u00eene n\u2019a vu passer personne. \u00bb \n \nTristan, dont la physionomie devenait \u00e0 chaque instant plus \nsinistre, interpella la recluse : \u00ab Qu\u2019as -tu \u00e0 dire \u00e0 cela ? \u00bb \n \nElle essaya encore de faire t\u00eate \u00e0 ce nouvel incident : \n\u00ab Que je ne sais, monseigneur, que j\u2019ai pu me tromper. Je crois \nqu\u2019elle a p ass\u00e9 l\u2019eau en effet. \n \n928\u2013 C\u2019est le c\u00f4t\u00e9 oppos\u00e9, dit le pr\u00e9v\u00f4t. Il n\u2019y a pourtant pas \ngrande apparence qu\u2019elle ait voulu rentrer dans la Cit\u00e9 o\u00f9 on la \npoursuivait. Tu mens, la vieille ! \n \n\u2013 Et puis, ajouta le premier soldat, il n\u2019y a de bateau ni de ce \nc\u00f4t\u00e9 de l\u2019eau ni de l\u2019autre. \n \n\u2013 Elle aura pass\u00e9 \u00e0 la nage, r\u00e9pliqua la recluse d\u00e9fendant le \nterrain pied \u00e0 pied. \n \n\u2013 Est-ce que les femmes nagent ? dit le soldat. \n \n\u2013 T\u00eate-Dieu ! la vieille ! tu mens ! tu mens ! reprit Tristan avec \ncol\u00e8re. J\u2019ai bonne envie de laiss er l\u00e0 cette sorci\u00e8re, et de te \npendre, toi. Un quart d\u2019heure de question te tirera peut -\u00eatre la \nv\u00e9rit\u00e9 du gosier. Allons ! tu vas nous suivre. \u00bb \n \nElle saisit ces paroles avec avidit\u00e9. \n \n\u00ab Comme vous voudrez, monseigneur. Faites. Faites. La \nquestion, je veux bien. Emmenez -moi. Vite, vite ! partons tout \n \n929de suite. \u00bb Pendant ce temps -l\u00e0, pensait -elle, ma fille se sauve - \nra. \n \n\u00ab Mort -Dieu ! dit le pr\u00e9v\u00f4t, quel app\u00e9tit du chevalet ! Je ne \ncomprends rien \u00e0 cette folle. \u00bb \n \nUn vieux sergent du guet \u00e0 t\u00eate grise sortit des rangs, et \ns\u2019adressant au pr\u00e9v\u00f4t : \n \n\u00ab Folle en effet, monseigneur ! Si elle a l\u00e2ch\u00e9 l\u2019\u00e9gyptienne, ce \nn\u2019est pas sa faute, car elle n\u2019aime pas les \u00e9gyptiennes. Voil\u00e0 \nquinze ans que je fais le guet, et que je l\u2019 entends tous les soirs \nmaugr\u00e9er les femmes boh\u00e8mes avec des ex\u00e9crations sans fin. Si \ncelle que nous poursuivons est, comme je le crois, la petite \ndanseuse \u00e0 la ch\u00e8vre, elle d\u00e9teste celle -l\u00e0 surtout. \u00bb \n \nGudule fit un effort et dit : \u00ab Celle -l\u00e0 surtout. \u00bb \n \nLe t\u00e9moignage unanime des hommes du guet confirma au \npr\u00e9v\u00f4t les paroles du vieux sergent. Tristan l\u2019Hermite, d\u00e9sesp\u00e9 - \nrant de rien tirer de la recluse, lui tourna le dos, et elle le vit avec \nune anxi\u00e9t\u00e9 inexprimable se diriger lentement vers son cheval. \n \n930\u00ab Allons, disait -il entre ses dents, en route ! remettons - nous \u00e0 \nl\u2019enqu\u00eate. Je ne dormirai pas que l\u2019\u00e9gyptienne ne soit pendue. \u00bb \n \nCependant il h\u00e9sita encore quelque temps avant de monter \u00e0 \ncheval. Gudule palpitait entre la vie et la mort en le voyant \npromener autour de la place cette mine inqui\u00e8te d\u2019un chien de \nchasse qui sent pr\u00e8s de lui le g\u00eete de la b\u00eate et r\u00e9siste \u00e0 \ns\u2019\u00e9loigner. Enfin il secoua la t\u00eate et sauta en selle. Le c\u0153ur si \nhorriblement comprim\u00e9 de Gudule se dilata, et elle dit \u00e0 voix \nbasse en je tant un coup d\u2019\u0153il sur sa fille, qu\u2019elle n\u2019avait pas \nencore os\u00e9 regarder depuis qu\u2019ils \u00e9taient l\u00e0 : \u00ab Sauv\u00e9e ! \u00bb \n \nLa pauvre enfant \u00e9tait rest\u00e9e tout ce temps dans son coin, sans \nsouffler, sans remuer, avec l\u2019id\u00e9e de la mort debout de - vant \nelle. Elle n\u2019ava it rien perdu de la sc\u00e8ne entre Gudule et Tristan, \net chacune des angoisses de sa m\u00e8re avait retenti en elle. Elle \navait entendu tous les craquements successifs du fil \n \nqui la tenait suspendue sur le gouffre, elle avait cru vingt fois le \nvoir se briser, e t commen\u00e7ait enfin \u00e0 respirer et \u00e0 se sentir le \npied en terre ferme. En ce moment, elle entendit une voix qui \ndisait au pr\u00e9v\u00f4t : \n \n931\u00ab Corb\u0153uf ! monsieur le pr\u00e9v\u00f4t, ce n\u2019est pas mon affaire, \u00e0 moi \nhomme d\u2019armes, de pendre les sorci\u00e8res. La quenaille de peuple \nest \u00e0 bas. Je vous laisse besogner tout seul. Vous trou - verez \nbon que j\u2019aille rejoindre ma compagnie, pour ce qu\u2019elle est sans \ncapitaine. \u00bb Cette voix, c\u2019\u00e9tait celle de Ph\u0153bus de Ch\u00e2teaupers. \nCe qui se passa en elle est ineffable. Il \u00e9tait donc l\u00e0, son a mi, \nson protecteur, son appui, son asile, son Ph\u0153bus ! Elle se leva, \net avant que sa m\u00e8re e\u00fbt pu l\u2019en emp\u00eacher, elle s\u2019\u00e9tait jet\u00e9e \u00e0 la \nlucarne en criant : \n \n\u00ab Ph\u0153bus ! \u00e0 moi, mon Ph\u0153bus ! \u00bb \n \nPh\u0153bus n\u2019y \u00e9tait plus. Il venait de tourner au galop l\u2019angle de l a \nrue de la Coutellerie. Mais Tristan n\u2019\u00e9tait pas encore parti. \n \nLa recluse se pr\u00e9cipita sur sa fille avec un rugissement. Elle la \nretira violemment en arri\u00e8re en lui enfon\u00e7ant ses ongles dans le \ncou. Une m\u00e8re tigresse n\u2019y regarde pas de si pr\u00e8s. Mais il \u00e9 tait \ntrop tard, Tristan avait vu. \n \n\u00ab H\u00e9 ! h\u00e9 ! s\u2019\u00e9cria -t-il avec un rire qui d\u00e9chaussait toutes ses \ndents et faisait ressembler sa figure au museau d\u2019un loup, deux \nsouris dans la sourici\u00e8re ! \n \n932\u2013 Je m\u2019en doutais \u00bb, dit le soldat. \n \nTristan lui frappa sur l\u2019\u00e9 paule : \u00ab Tu es un bon chat ! \u2013 Al- lons, \najouta -t-il, o\u00f9 est Henriet Cousin ? \u00bb \n \nUn homme qui n\u2019avait ni le v\u00eatement ni la mine des sol - dats \nsortit de leurs rangs. Il portait un costume mi -parti gris et brun, \nles cheveux plats, des manches de cuir, et un paquet de cordes \n\u00e0 sa grosse main. Cet homme accompagnait toujours Tristan, \nqui a ccompagnait toujours Louis XI. \n \n\u00ab L\u2019ami, dit Tristan l\u2019Hermite, je pr\u00e9sume que voil\u00e0 la sor - ci\u00e8re \nque nous cherchions. Tu vas me pendre cela. As -tu ton \u00e9chelle ? \n \n\u2013 Il y en a une l\u00e0 sous le hangar de la Maison -aux-Piliers, \nr\u00e9pondit l\u2019homme. Est -ce \u00e0 cett e justice -l\u00e0 que nous ferons la \nchose ? poursuivit -il en montrant le gibet de pierre. \n \n\u2013 Oui. \n \n\u2013 Ho h\u00e9 ! reprit l\u2019homme avec un gros rire plus bestial en - \ncore que celui du pr\u00e9v\u00f4t, nous n\u2019aurons pas beaucoup de che - \nmin \u00e0 faire. \n933 \n\u2013 D\u00e9p\u00eache ! dit Tristan. T u riras apr\u00e8s. \u00bb \n \nCependant, depuis que Tristan avait vu sa fille et que tout \nespoir \u00e9tait perdu, la recluse n\u2019avait pas encore dit une parole. \nElle avait jet\u00e9 la pauvre \u00e9gyptienne \u00e0 demi morte dans le coin \ndu caveau, et s\u2019\u00e9tait replac\u00e9e \u00e0 la lucarne, ses deux mains ap - \npuy\u00e9es \u00e0 l\u2019angle de l\u2019entablement comme deux griffes. Dans \ncette attitude, on la voyait promener intr\u00e9pidement sur tous \nces soldats son regard, qui \u00e9tait redevenu fauve et insens\u00e9. Au \nmoment o\u00f9 Henriet Cousin s\u2019approcha de la loge, elle lui fit une \nfigure tellement sauvage qu\u2019il recula. \n \n\u00ab Monseigneur, dit -il en revenant au pr\u00e9v\u00f4t, laquelle faut -il \nprendre ? \n \n\u2013 La jeune. \n \n\u2013 Tant mieux. Car la vieille para\u00eet malais\u00e9e. \n \n\u2013 Pauvre petite danseuse \u00e0 la ch\u00e8vre ! \u00bb dit le vieux ser - gent \ndu guet. \n \n934Henriet Cousin se rapprocha de la lucarne. L\u2019\u0153il de la m\u00e8re fit \nbaisser le sien. Il dit assez timidement : \n \n\u00ab Madame\u2026 \u00bb \n \nElle l\u2019interrompit d\u2019une voix tr\u00e8s basse et furieuse : \u00ab Que \ndemandes -tu ? \n \n\u2013 Ce n\u2019est pas vous, dit -il, c\u2019est l\u2019autre. \n \n\u2013 Quelle autre ? \n \n\u2013 La jeune. \u00bb \n \nElle se mit \u00e0 secouer la t\u00eate en criant : \u00ab Il n\u2019y a per - sonne ! Il \nn\u2019y a personne ! Il n\u2019y a personne ! \n \n\u2013 Si ! reprit le bourreau, vous le savez bien. Laissez -moi \nprendre la j eune. Je ne veux pas vous faire de mal, \u00e0 vous. \u00bb \n \nElle dit avec un ricanement \u00e9trange : \n935 \n\u00ab Ah ! tu ne veux pas me faire de mal, \u00e0 moi ! \n \n\u2013 Laissez -moi l\u2019autre, madame ; c\u2019est monsieur le pr\u00e9v\u00f4t qui \nle veut. \u00bb \n \nElle r\u00e9p\u00e9ta d\u2019un air de folie : \u00ab Il n\u2019y a pe rsonne. \n \n\u2013 Je vous dis que si ! r\u00e9pliqua le bourreau. Nous avons tous \nvu que vous \u00e9tiez deux. \n \n\u2013 Regarde plut\u00f4t ! dit la recluse en ricanant. Fourre ta t\u00eate \npar la lucarne. \u00bb \n \nLe bourreau examina les ongles de la m\u00e8re, et n\u2019osa pas. \n \n\u00ab D\u00e9p\u00eache ! \u00bb cria Tri stan qui venait de ranger sa troupe en \ncercle autour du Trou aux Rats et qui se tenait \u00e0 cheval pr\u00e8s du \ngibet. \n \n936Henriet revint au pr\u00e9v\u00f4t encore une fois, tout embarrass\u00e9. Il \navait pos\u00e9 sa corde \u00e0 terre, et roulait d\u2019un air gauche son \nchapeau dans ses mains . \n \n\u00ab Monseigneur, demanda -t-il, par o\u00f9 entrer ? \n \n\u00ab Par la porte. \n \n\u2013 Il n\u2019y en a pas. \n \n\u2013 Par la fen\u00eatre. \n \n\u2013 Elle est trop \u00e9troite. \n \n\u2013 \u00c9largis -la, dit Tristan avec col\u00e8re. N\u2019as -tu pas des pioches \n? \u00bb \n \nDu fond de son antre, la m\u00e8re, toujours en arr\u00eat, regar - dait. Elle \nn\u2019esp\u00e9rait plus rien, elle ne savait plus ce qu\u2019elle vou - lait, mais \nelle ne voulait pas qu\u2019on lui pr\u00eet sa fille. \n \n937Henriet Cousin alla chercher la caisse d\u2019outils des basses \n\u0153uvres sous le hangar de la Maison -aux-Piliers. Il en retira \naussi la double \u00e9chelle qu\u2019il appliqua sur -le-champ au gibet. \nCinq ou six hommes de la pr\u00e9v\u00f4t\u00e9 s\u2019arm\u00e8rent de pics et de le - \nviers, et Tristan se dirigea avec eux vers la lucarne. \n \n\u00ab La vieille, dit le pr\u00e9v\u00f4t d\u2019un ton s\u00e9v\u00e8re, livre -nous cette fille de \nbonne gr\u00e2ce. \u00bb \n \nElle le regarda comme quand on ne comprend pas. \n \n\u00ab T\u00eate -Dieu ! reprit Tristan, qu\u2019as -tu donc \u00e0 emp\u00eacher cette \nsorci\u00e8re d\u2019\u00eatre pend ue comme il pla\u00eet au roi ? \u00bb \n \nLa mis\u00e9rable se mit \u00e0 rire de son rire farouche. \n \n\u00ab Ce que j\u2019y ai ? C\u2019est ma fille. \u00bb \n \nL\u2019accent dont elle pronon\u00e7a ce mot fit frissonner jusqu\u2019\u00e0 Henriet \nCousin lui -m\u00eame. \n \n938\u00ab J\u2019en suis f\u00e2ch\u00e9, repartit le pr\u00e9v\u00f4t. Mais c\u2019est le bo n plaisir du \nroi. \u00bb \n \nElle cria en redoublant son rire terrible : \u00ab Qu\u2019est -ce que cela me \nfait, ton roi ? Je te dis que c\u2019est ma fille ! \n \n\u2013 Percez le mur \u00bb, dit Tristan. \n \nIl suffisait, pour pratiquer une ouverture assez large, de \ndesceller une assise de pierre au -dessous de la lucarne. Quand \nla m\u00e8re entendit les pics et les leviers saper sa forteresse, elle \npoussa un cri \u00e9pouvantable, puis elle se mit \u00e0 tourner avec une \nvitesse effrayante autour de sa loge, habitude de b\u00eate fauve \nque la cage lui avait donn\u00e9e. Elle ne disait plus rien, mais ses \nyeux flamboyaient. Les soldats \u00e9taient glac\u00e9s au fond du c\u0153ur. \n \nTout \u00e0 coup elle prit son pav\u00e9, rit, et le jeta \u00e0 deux poings sur les \ntravailleurs. Le pav\u00e9, mal lanc\u00e9, car ses mains trem - blaient, ne \ntoucha personne, et vint s\u2019arr\u00eater sous les pieds du cheval de \nTristan. Elle grin\u00e7a des dents. \n \nCependant, quoique le soleil ne f\u00fbt pas encore lev\u00e9, il fai - sait \ngrand jour, une belle teint e rose \u00e9gayait les vieilles chemi - n\u00e9es \n939vermoulues de la Maison -aux-Piliers. C\u2019\u00e9tait l\u2019heure o\u00f9 les \nfen\u00eatres les plus matinales de la grande ville s\u2019ouvrent joyeu - \nsement sur les toits. Quelques manants, quelques fruitiers al - \nlant aux halles sur leur \u00e2ne, commen\u00e7aient \u00e0 traverser la Gr\u00e8ve, \nils s\u2019arr\u00eataient un moment devant ce groupe de soldats \namoncel\u00e9s autour du Trou aux Rats, le consid\u00e9raient d\u2019un air \n\u00e9tonn\u00e9, et passaient outre. \n \nLa recluse \u00e9tait all\u00e9e s\u2019asseoir pr\u00e8s de sa fille, la couvrant de \nson corps , devant elle, l\u2019\u0153il fixe, \u00e9coutant la pauvre enfant qui \nne bougeait pas, et qui murmurait \u00e0 voix basse pour toute \nparole : \u00ab Ph\u0153bus ! Ph\u0153bus ! \u00bb \u00c0 mesure que le travail des \nd\u00e9molisseurs semblait s\u2019avancer, la m\u00e8re se reculait machina - \nlement, et serrait d e plus en plus la jeune fille contre le mur. Tout \n\u00e0 coup la recluse vit la pierre (car elle faisait sentinelle et ne la \nquittait pas du regard) s\u2019\u00e9branler, et elle entendit la voix de \nTristan qui encourageait les travailleurs. Alors elle sortit de \nl\u2019affais sement o\u00f9 elle \u00e9tait tomb\u00e9e depuis quelques instants, et \ns\u2019\u00e9cria, et tandis qu\u2019elle parlait sa voix tant\u00f4t d\u00e9chirait l\u2019oreille \ncomme une scie, tant\u00f4t balbutiait comme si toutes les mal\u00e9dic - \ntions se fussent press\u00e9es sur ses l\u00e8vres pour \u00e9clater \u00e0 la fois. \n \n\u00ab Ho ! ho ! ho ! Mais c\u2019est horrible ! Vous \u00eates des bri - gands ! \nEst-ce que vous allez vraiment me prendre ma fille ? je vous dis \nque c\u2019est ma fille ! Oh ! les l\u00e2ches ! Oh ! les laquais \n940 \nbourreaux ! les mis\u00e9rables goujats assassins ! Au secours ! au \nseco urs ! au feu ! Mais est -ce qu\u2019ils me prendront mon enfant \ncomme cela ? Qui est -ce donc qu\u2019on appelle le bon Dieu ? \u00bb \n \nAlors s\u2019adressant \u00e0 Tristan, \u00e9cumante, l\u2019\u0153il hagard, \u00e0 quatre \npattes comme une panth\u00e8re, et toute h\u00e9riss\u00e9e : \n \n\u00ab Approche un peu me prendre ma fille ! Est -ce que tu ne \ncomprends pas que cette femme te dit que c\u2019est sa fille ? Sais - \ntu ce que c\u2019est qu\u2019un enfant qu\u2019on a ? H\u00e9 ! loup -cervier, n\u2019as -tu \njamais g\u00eet\u00e9 avec ta louve ? n\u2019en as -tu jamais eu un louveteau ? \net si tu as des petits, quand ils hurlent, est -ce que tu n\u2019as rien \ndans le ventre que cela remue ? \n \n\u2013 Mettez bas la pierre, dit Tristan, elle ne tient plus. \u00bb \n \nLes leviers soulev\u00e8rent la lourde assise. C\u2019\u00e9tait, nous l\u2019avons dit, \nle dernier rempart de la m\u00e8re. Elle se jeta dessus, elle vou lut la \nretenir, elle \u00e9gratigna la pierre avec ses ongles, mais le bloc \nmassif, mis en mouvement par six hommes, lui \u00e9chappa et \nglissa doucement jusqu\u2019\u00e0 terre le long des leviers de fer. \n \n941La m\u00e8re, voyant l\u2019entr\u00e9e faite, tomba devant l\u2019ouverture en \ntravers, barricadant la br\u00e8che avec son corps, tordant ses bras, \nheurtant la dalle de sa t\u00eate, et criant d\u2019une voix enrou\u00e9e de \nfatigue qu\u2019on entendait \u00e0 peine : \u00ab Au secours ! au feu ! au feu ! \n \n\u2013 Maintenant, prenez la fille \u00bb, dit Tristan toujours impas - \nsible. \n \nLa m\u00e8re regarda les soldats d\u2019une mani\u00e8re si formidable qu\u2019ils \navaient plus envie de reculer que d\u2019avancer. \n \n\u00ab Allons donc, reprit le pr\u00e9v\u00f4t. Henriet Cousin, toi ! \u00bb Personne ne \nfit un pas. \nLe pr\u00e9v\u00f4t jura : \u00ab T\u00eate -Christ ! mes gens de guerre ! peur d\u2019une \nfemme ! \n \n\u2013 Monseigneur, dit Henriet, vous appelez cela une femme ? \n \n\u2013 Elle a une crini\u00e8re de lion ! dit un au tre. \n \n\u2013 Allons ! repartit le pr\u00e9v\u00f4t, la baie est assez large. Entrez - y \ntrois de front, comme \u00e0 la br\u00e8che de Pontoise. Finissons, mort -\nMahom ! Le premier qui recule, j\u2019en fais deux mor - ceaux ! \u00bb \n942 \nPlac\u00e9s entre le pr\u00e9v\u00f4t et la m\u00e8re, tous deux mena\u00e7ants, l es \nsoldats h\u00e9sit\u00e8rent un moment, puis, prenant leur parti, \ns\u2019avanc\u00e8rent vers le Trou aux Rats. \n \nQuand la recluse vit cela, elle se dressa brusquement sur les \ngenoux, \u00e9carta ses cheveux de son visage, puis laissa re - \ntomber ses mains maigres et \u00e9corch\u00e9es su r ses cuisses. Alors de \ngrosses larmes sortirent une \u00e0 une de ses yeux, elles des - \ncendaient par une ride le long de ses joues comme un torrent \npar le lit qu\u2019il s\u2019est creus\u00e9. En m\u00eame temps elle se mit \u00e0 parler, \nmais d\u2019une voix si suppliante, si douce, si s oumise et si poi - \ngnante, qu\u2019\u00e0 l\u2019entour de Tristan plus d\u2019un vieil argousin qui au - \nrait mang\u00e9 de la chair humaine s\u2019essuyait les yeux. \n \n\u00ab Messeigneurs ! messieurs les sergents, un mot ! C\u2019est une \nchose qu\u2019il faut que je vous dise. C\u2019est ma fille, voyez - vous ? \nma ch\u00e8re petite fille que j\u2019avais perdue ! \u00c9coutez. C\u2019est une \nhistoire. Figurez -vous que je connais tr\u00e8s bien messieurs les \nsergents. Ils ont toujours \u00e9t\u00e9 bons pour moi dans le temps que \nles petits gar\u00e7ons me jetaient des pierres parce que je fai - sais \nla vie d\u2019amour. Voyez -vous ? vous me laisserez mon en - fant, \nquand vous saurez ! je suis une pauvre fille de joie. Ce sont les \nboh\u00e9miennes qui me l\u2019ont vol\u00e9e. M\u00eame que j\u2019ai gard\u00e9 son soulier \nquinze ans. Tenez, le voil\u00e0. Elle avait ce pied -l\u00e0. \u00c0 Reims ! La \n943Chantefleurie ! rue Folle -Peine ! Vous avez connu cela peut -\u00eatre. \nC\u2019\u00e9tait moi. Dans votre jeunesse, alors, c\u2019\u00e9tait un beau temps. \nOn passait de bons quarts d\u2019heure. Vous aurez piti\u00e9 de moi, \nn\u2019est -ce pas, messeigneurs ? Les \u00e9gyptiennes me l\u2019ont vol\u00e9e, \nelles me l\u2019ont cach\u00e9e quinze ans. Je la croyais morte. Figurez -\nvous, mes bons amis, que je la croyais morte, j\u2019ai pass\u00e9 quinze \nans ici, dans cette cave, sans feu l\u2019hiver. C\u2019est dur, cela. Le \npauvre cher petit soulier ! j\u2019ai tant cri\u00e9 que le bon Dieu m\u2019a \nentendue. Cette nuit, il m\u2019a rendu ma fille. C\u2019est un \n \nmiracle du bon Dieu. Elle n\u2019\u00e9tait pas morte. Vous ne me la \nprendrez pas, j\u2019en suis s\u00fbre. Encore si c\u2019\u00e9tait moi, je ne dirais \npas, mais elle, une enfant de seize ans ! laissez -lui le temps de \nvoir le sole il ! \u2013 Qu\u2019est -ce qu\u2019elle vous a fait ? rien du tout. Moi \nnon plus. Si vous saviez que je n\u2019ai qu\u2019elle, que je suis vieille, que \nc\u2019est une b\u00e9n\u00e9diction que la sainte Vierge m\u2019envoie. Et puis, \nvous \u00eates si bons tous ! Vous ne saviez pas que c\u2019\u00e9tait ma fille, \u00e0 \npr\u00e9sent vous le savez. Oh ! je l\u2019aime ! Monsieur le grand pr\u00e9v\u00f4t, \nj\u2019aimerais mieux un trou \u00e0 mes entrailles qu\u2019une \u00e9grati - gnure \u00e0 \nson doigt ! C\u2019est vous qui avez l\u2019air d\u2019un bon seigneur ! Ce que je \nvous dis l\u00e0 vous explique la chose, n\u2019est -il pas vrai ? Oh ! si vous \navez eu une m\u00e8re, monseigneur ! vous \u00eates le ca - pitaine, \nlaissez -moi mon enfant ! Consid\u00e9rez que je vous prie \u00e0 genoux, \ncomme on prie un J\u00e9sus -Christ ! Je ne demande rien \u00e0 \npersonne, je suis de Reims, messeigneurs, j\u2019ai un petit champ de \nmon oncle Mahiet Pradon. Je ne suis pas une mendiante. Je ne \n944veux rien, mais je veux mon enfant ! Oh ! je veux garder mon \nenfant ! Le bon Dieu, qui est le ma\u00eetre, ne me l\u2019a pas ren - due \npour rien ! Le roi ! vous dites le roi ! Cela ne lui fera d\u00e9j\u00e0 pas \nbeaucoup de plaisir qu\u2019on tue ma petite fille ! Et puis le roi est \nbon ! C\u2019est ma fille ! c\u2019est ma fille, \u00e0 moi ! elle n\u2019est pas au roi ! \nelle n\u2019est pas \u00e0 vous ! je veux m\u2019en aller ! nous voulons nous en \naller ! Enfin, deux femmes qui passent, dont l\u2019une est la m\u00e8re et \nl\u2019autre la fille, on les laisse passer ! Laissez -nous passer ! nous \nsommes de Reims. Oh ! vous \u00eates bien bons, messieurs les \nsergents, je vous aime tous. Vous ne me pren - drez pas ma \nch\u00e8re petite, c\u2019est impossible ! N\u2019est -ce pas que c\u2019est tout \u00e0 fa it \nimpossible ? Mon enfant ! mon enfant ! \u00bb \n \nNous n\u2019essaierons pas de donner une id\u00e9e de son geste, de son \naccent, des larmes qu\u2019elle buvait en parlant, des mains qu\u2019elle \njoignait et puis tordait, des sourires navrants, des re - gards \nnoy\u00e9s, des g\u00e9missement s, des soupirs, des cris mis\u00e9 - rables et \nsaisissants qu\u2019elle m\u00ealait \u00e0 ses paroles d\u00e9sordonn\u00e9es, folles et \nd\u00e9cousues. Quand elle se tut, Tristan l\u2019Hermite fron\u00e7a le sourcil, \nmais c\u2019\u00e9tait pour cacher une larme qui roulait dans son \u0153il de \ntigre. Il surmonta p ourtant cette faiblesse, et dit d\u2019un ton bref : \u00ab \nLe roi le veut. \u00bb \n \n945Puis, il se pencha \u00e0 l\u2019oreille d\u2019Henriet Cousin, et lui dit tout bas : \u00ab \nFinis vite ! \u00bb Le redoutable pr\u00e9v\u00f4t sentait peut -\u00eatre le c\u0153ur lui \nmanquer, \u00e0 lui aussi. \n \nLe bourreau et les serge nts entr\u00e8rent dans la logette. La m\u00e8re \nne fit aucune r\u00e9sistance, seulement elle se tra\u00eena vers sa fille et \nse jeta \u00e0 corps perdu sur elle. \n \nL\u2019\u00e9gyptienne vit les soldats s\u2019approcher. L\u2019horreur de la mort la \nranima. \n \n\u00ab Ma m\u00e8re ! cria -t-elle avec un inexprima ble accent de d\u00e9 - \ntresse, ma m\u00e8re ! ils viennent ! d\u00e9fendez -moi ! \n \n\u2013 Oui, mon amour, je te d\u00e9fends ! \u00bb r\u00e9pondit la m\u00e8re d\u2019une \nvoix \u00e9teinte, et, la serrant \u00e9troitement dans ses bras, elle la \ncouvrit de baisers. Toutes deux ainsi \u00e0 terre, la m\u00e8re sur la fill e, \nfaisaient un spectacle digne de piti\u00e9. \n \nHenriet Cousin prit la jeune fille par le milieu du corps sous ses \nbelles \u00e9paules. Quand elle sentit cette main, elle fit : \n\u00ab Heuh ! \u00bb et s\u2019\u00e9vanouit. Le bourreau, qui laissait tomber goutte \n\u00e0 goutte de grosses larmes sur elle, voulut l\u2019enlever dans ses \n946bras. Il essaya de d\u00e9tacher la m\u00e8re, qui avait pour ainsi dire \nnou\u00e9 ses deux mains autour de la ceinture de sa fille, mais elle \n\u00e9tait si puissamment cramponn\u00e9e \u00e0 son enfant qu\u2019il fut \nimpossible de l\u2019en s\u00e9parer. Henriet Cousin alors tra\u00eena la jeune \nfille hors de la loge, et la m\u00e8re apr\u00e8s elle. La m\u00e8re aussi tenait \nses yeux ferm\u00e9s. \n \nLe soleil se levait en ce moment, et il y avait d\u00e9j\u00e0 sur la place un \nassez bon amas de peuple qui regardait \u00e0 distance ce qu\u2019on \ntra\u00eenait ainsi sur le pav\u00e9 vers le gibet. Car c\u2019\u00e9tait la mode du \npr\u00e9v\u00f4t Tristan aux ex\u00e9cutions. Il avait la manie d\u2019emp\u00eacher les \ncurieux d\u2019approcher. \n \nIl n\u2019y avait personne aux fen\u00eatres. On voyait seulement de loin, \nau sommet de celle des tours de Notre -Dame qui domine la \nGr\u00e8ve, deux hommes d\u00e9tach\u00e9s en noir s ur le ciel clair du ma - \ntin, qui semblaient regarder. \n \nHenriet Cousin s\u2019arr\u00eata avec ce qu\u2019il tra\u00eenait au pied de la fatale \n\u00e9chelle, et, respirant \u00e0 peine, tant la chose l\u2019apitoyait, il passa la \ncorde autour du cou adorable de la jeune fille. La mal - heureu se \nenfant sentit l\u2019horrible attouchement du chanvre. Elle \n \n947souleva ses paupi\u00e8res, et vit le bras d\u00e9charn\u00e9 du gibet de pierre, \n\u00e9tendu au -dessus de sa t\u00eate. Alors elle se secoua, et cria d\u2019une \nvoix haute et d\u00e9chirante : \u00ab Non ! non ! je ne veux pas ! \u00bb La \nm\u00e8re, dont la t\u00eate \u00e9tait enfouie et perdue sous les v\u00eatements de \nsa fille, ne dit pas une parole ; seulement on vit fr\u00e9mir tout son \ncorps et on l\u2019entendit redoubler ses baisers sur son enfant. Le \nbourreau profita de ce moment pour d\u00e9nouer vivement les bras \ndont elle \u00e9treignait la condamn\u00e9e. Soit \u00e9pui - sement, soit \nd\u00e9sespoir, elle le laissa faire. Alors il prit la jeune fille sur son \n\u00e9paule, d\u2019o\u00f9 la charmante cr\u00e9ature retombait gra - cieusement \npli\u00e9e en deux sur sa large t\u00eate. Puis il mit le pied sur l\u2019\u00e9chelle \npour monter. \n \nEn ce moment la m\u00e8re, accroupie sur le pav\u00e9, ouvrit tout \u00e0 fait \nles yeux. Sans jeter un cri, elle se redressa avec une ex - pression \nterrible, puis, comme une b\u00eate sur sa proie, elle se jeta sur la \nmain du bourreau et le mordit. Ce fut un \u00e9cl air. Le bourreau \nhurla de douleur. On accourut. On retira avec peine sa main \nsanglante d\u2019entre les dents de la m\u00e8re. Elle gardait un profond \nsilence. On la repoussa assez brutalement, et l\u2019on re - marqua \nque sa t\u00eate retombait lourdement sur le pav\u00e9. On la releva. Elle \nse laissa de nouveau retomber. C\u2019est qu\u2019elle \u00e9tait morte. \n \nLe bourreau, qui n\u2019avait pas l\u00e2ch\u00e9 la jeune fille, se remit \u00e0 \nmonter l\u2019\u00e9chelle. \n948C H A P I T R E II \n \n\u00ab LA CREATURA BELLA BIANCO VESTITA \u00bb (DANTE) \n \n \nQuand Quasimodo vit que la cellule \u00e9tait vide, que l\u2019\u00e9gyptienne \nn\u2019y \u00e9tait plus, que pendant qu\u2019il la d\u00e9fendait on l\u2019avait enlev\u00e9e, il \nprit ses cheveux \u00e0 deux mains et tr\u00e9pigna de surprise et de \ndouleur. Puis il se mit \u00e0 courir par toute l\u2019\u00e9glise, cherchant sa \nboh\u00e9mienne, hurlant des cris \u00e9tranges \u00e0 tous l es coins de mur, \nsemant ses cheveux rouges sur le pav\u00e9. C\u2019\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment le \nmoment o\u00f9 les archers du roi entraient victo - rieux dans Notre -\nDame, cherchant aussi l\u2019\u00e9gyptienne. Quasi - modo les y aida, \nsans se douter, le pauvre sourd, de leurs fa - tales in tentions ; il \ncroyait que les ennemis de l\u2019\u00e9gyptienne, c\u2019\u00e9taient les truands. Il \nmena lui -m\u00eame Tristan l\u2019Hermite \u00e0 toutes les cachettes \npossibles, lui ouvrit les portes secr\u00e8tes, les doubles fonds \nd\u2019autel, les arri\u00e8re -sacristies. Si la malheureuse y e\u00fbt \u00e9t \u00e9 encore, \nc\u2019est lui qui l\u2019e\u00fbt livr\u00e9e. \n \nQuand la lassitude de ne rien trouver eut rebut\u00e9 Tristan qui ne \nse rebutait pas ais\u00e9ment, Quasimodo continua de cher - cher \ntout seul. Il fit vingt fois, cent fois le tour de l\u2019\u00e9glise, de long en \nlarge, du haut en bas, montant, descendant, courant, appelant, \n949criant, flairant, furetant, fouillant, fourrant sa t\u00eate dans tous les \ntrous, poussant une torche sous toutes les vo\u00fbtes, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, \nfou. Un m\u00e2le qui a perdu sa femelle n\u2019est pas plus rugissant ni \nplus hagard. Enfin quand il fut s\u00fbr, bien s\u00fbr qu\u2019elle n\u2019y \u00e9tait plus, \nque c\u2019en \u00e9tait fait, qu\u2019on la lui avait d\u00e9rob\u00e9e, il remonta \nlentement l\u2019escalier des tours, cet escalier qu\u2019il avait escalad\u00e9 \navec tant d\u2019emportement et de triomphe le jour o\u00f9 il l\u2019avait \nsauv\u00e9e. Il repassa par les m\u00eames lieux, la t\u00eate basse, sans voix, \nsans larmes, presque sans souffle. L\u2019\u00e9glise \u00e9tait d\u00e9serte de \nnouveau et retomb\u00e9e dans son silence. Les archers l\u2019avaient \nquitt\u00e9e pour traquer la sorci\u00e8re dans la Cit\u00e9. Quasimodo, rest\u00e9 \nseul dans cette vaste N otre-Dame, si assi\u00e9 - g\u00e9e et si \ntumultueuse le moment d\u2019auparavant, reprit le chemin de la \ncellule o\u00f9 l\u2019\u00e9gyptienne avait dormi tant de semaines sous sa \ngarde. \n \nEn s\u2019en approchant, il se figurait qu\u2019il allait peut -\u00eatre l\u2019y re - \ntrouver. Quand, au d\u00e9tour de l a galerie qui donne sur le toit des \nbas c\u00f4t\u00e9s, il aper\u00e7ut l\u2019\u00e9troite logette avec sa petite fen\u00eatre et sa \npetite porte, tapie sous un grand arc -boutant comme un nid \nd\u2019oiseau sous une branche, le c\u0153ur lui manqua, au pauvre \nhomme, et il s\u2019appuya contre un pil ier pour ne pas tomber. Il \ns\u2019imagina qu\u2019elle y \u00e9tait peut -\u00eatre rentr\u00e9e, qu\u2019un bon g\u00e9nie l\u2019y \navait sans doute ramen\u00e9e, que cette logette \u00e9tait trop tran - \nquille, trop s\u00fbre et trop charmante pour qu\u2019elle n\u2019y f\u00fbt point, et il \nn\u2019osait faire un pas de plus, de peur de briser son illusion. \n950\u00ab Oui, se disait -il en lui -m\u00eame, elle dort peut -\u00eatre, ou elle prie. \nNe la troublons pas. \u00bb \n \nEnfin il rassembla son courage, il avan\u00e7a sur la pointe des pieds, \nil regarda, il entra. Vide ! la cellule \u00e9tait toujours vide. Le \nmalheureux sourd en fit le tour \u00e0 pas lents, souleva le lit et re - \ngarda dessous, comme si elle pouvait \u00eatre cach\u00e9e entre la dalle \net le matelas, puis il secoua la t\u00eate et demeura stupide. Tout \u00e0 \ncoup il \u00e9crasa furieusement sa torche du pied, et, sans dire une \nparole, sans pousser un soupir, il se pr\u00e9cipita de toute sa course \nla t\u00eate contre le mur et tomba \u00e9vanoui sur le pav\u00e9. \n \nQuand il revint \u00e0 lui, il se jeta sur le lit, il s\u2019y roula, il baisa avec \nfr\u00e9n\u00e9sie la place ti\u00e8de encore o\u00f9 la jeune fille avait dormi, il y \nresta quelques minutes immobile comme s\u2019il allait y expirer, puis \nil se releva, ruisselant de sueur, haletant, inse ns\u00e9, et se mit \u00e0 \ncogner les murailles de sa t\u00eate avec l\u2019effrayante r\u00e9gularit\u00e9 du \nbattant de ses cloches, et la r\u00e9solution d\u2019un homme qui veut l\u2019y \nbriser. Enfin il tomba une seconde fois, \u00e9puis\u00e9 ; il se tra\u00eena sur \nles genoux hors de la cellule et s\u2019accroupi t en face de la porte, \ndans une attitude d\u2019\u00e9tonnement. \n \nIl resta ainsi plus d\u2019une heure sans faire un mouvement, l\u2019\u0153il \nfix\u00e9 sur la cellule d\u00e9serte, plus sombre et plus pensif qu\u2019une \nm\u00e8re assise entre un berceau vide et un cercueil plein. Il ne \n951pronon\u00e7ait pas un mot ; seulement, \u00e0 de longs intervalles, un \nsanglot remuait violemment tout son corps, mais un sanglot \nsans larmes, comme ces \u00e9clairs d\u2019\u00e9t\u00e9 qui ne font pas de bruit. \n \nIl para\u00eet que ce fut alors que, cherchant au fond de sa r\u00ea - verie \nd\u00e9sol\u00e9e quel pou vait \u00eatre le ravisseur inattendu de \n \nl\u2019\u00e9gyptienne, il songea \u00e0 l\u2019archidiacre. Il se souvint que dom \nClaude avait seul une clef de l\u2019escalier qui menait \u00e0 la cellule, il \nse rappela ses tentatives nocturnes sur la jeune fille, la pre - \nmi\u00e8re \u00e0 laquelle lui Q uasimodo avait aid\u00e9, la seconde qu\u2019il avait \nemp\u00each\u00e9e. Il se rappela mille d\u00e9tails, et ne douta bient\u00f4t plus \nque l\u2019archidiacre ne lui e\u00fbt pris l\u2019\u00e9gyptienne. Cependant tel \u00e9tait \nson respect du pr\u00eatre, la reconnaissance, le d\u00e9vouement, \nl\u2019amour pour cet homme avaient de si profondes racines dans \nson c\u0153ur qu\u2019elles r\u00e9sistaient, m\u00eame en ce moment, aux ongles \nde la jalousie et du d\u00e9sespoir. \n \nIl songeait que l\u2019archidiacre avait fait cela, et la col\u00e8re de sang \net de mort qu\u2019il en e\u00fbt ressentie contre tout autre, du m oment \no\u00f9 il s\u2019agissait de Claude Frollo, se tournait chez le pauvre sourd \nen accroissement de douleur. \n \n952Au moment o\u00f9 sa pens\u00e9e se fixait ainsi sur le pr\u00eatre, comme \nl\u2019aube blanchissait les arcs -boutants, il vit \u00e0 l\u2019\u00e9tage su - p\u00e9rieur \nde Notre -Dame, au coude que fait la balustrade ext\u00e9 - rieure qui \ntourne autour de l\u2019abside, une figure qui marchait. Cette figure \nvenait de son c\u00f4t\u00e9. Il la reconnut. C\u2019\u00e9tait l\u2019archidiacre. \n \nClaude allait d\u2019un pas grave et lent. Il ne regardait pas de - vant \nlui en marchant, il se d irigeait vers la tour septentrionale, mais \nson visage \u00e9tait tourn\u00e9 de c\u00f4t\u00e9, vers la rive droite de la Seine, et \nil tenait la t\u00eate haute, comme s\u2019il e\u00fbt t\u00e2ch\u00e9 de voir quelque \nchose par -dessus les toits. Le hibou a souvent cette attitude \noblique. Il vole ver s un point et en regarde un autre. \u2013 Le pr\u00eatre \npassa ainsi au -dessus de Quasimodo sans le voir. \n \nLe sourd, que cette brusque apparition avait p\u00e9trifi\u00e9, le vit \ns\u2019enfoncer sous la porte de l\u2019escalier de la tour septentrionale. \nLe lecteur sait que cette tour est celle d\u2019o\u00f9 l\u2019on voit l\u2019H\u00f4tel de \nVille. Quasimodo se leva et suivit l\u2019archidiacre. \n \nQuasimodo monta l\u2019escalier de la tour pour le monter, pour \nsavoir pourquoi le pr\u00eatre le montait. Du reste, le pauvre son - \nneur ne savait ce qu\u2019il ferait, lui Quasimodo, ce qu\u2019il dirait, ce \nqu\u2019il voulait. Il \u00e9tait plein de fureur et plein de crainte. \nL\u2019archidiacre et l\u2019\u00e9gyptienne se heurtaient dans son c\u0153ur. \n953 \nQuand il fut parvenu au sommet de la tour, avant de sortir de \nl\u2019ombre de l\u2019escalier et d\u2019entrer sur la plate -forme , il exami - na \navec pr\u00e9caution o\u00f9 \u00e9tait le pr\u00eatre. Le pr\u00eatre lui tournait le dos. Il \ny a une balustrade perc\u00e9e \u00e0 jour qui entoure la plate - forme du \nclocher. Le pr\u00eatre, dont les yeux plongeaient sur la ville, avait la \npoitrine appuy\u00e9e \u00e0 celui des quatre c\u00f4 t\u00e9s de la balustrade qui \nregarde le pont Notre -Dame. \n \nQuasimodo, s\u2019avan\u00e7ant \u00e0 pas de loup derri\u00e8re lui, alla voir ce \nqu\u2019il regardait ainsi. \n \nL\u2019attention du pr\u00eatre \u00e9tait tellement absorb\u00e9e ailleurs qu\u2019il \nn\u2019entendit point le sourd marcher pr\u00e8s de lui. \n \nC\u2019est un magnifique et charmant spectacle que Paris, et le Paris \nd\u2019alors surtout, vu du haut des tours Notre -Dame aux fra\u00eeches \nlueurs d\u2019une aube d\u2019\u00e9t\u00e9. On pouvait \u00eatre, ce jour -l\u00e0, en juillet. Le \nciel \u00e9tait parfaitement serein. Quelques \u00e9toiles attar - d\u00e9es s\u2019y \n\u00e9teignaient sur divers points, et il y en avait une tr\u00e8s brillante au \nlevant dans le plus clair du ciel. Le soleil \u00e9tait au moment de \npara\u00eetre. Paris commen\u00e7ait \u00e0 remuer. Une lumi\u00e8re tr\u00e8s blanche \net tr\u00e8s pure faisait saillir vivement \u00e0 l\u2019\u0153il tous les plans que ses \nmille maisons pr\u00e9sentent \u00e0 l\u2019orient. L\u2019ombre g\u00e9ante des clochers \n954allait de toit en toit d\u2019un bout de la grande ville \u00e0 l\u2019autre. Il y \navait d\u00e9j\u00e0 des quartiers qui parlaient et qui faisaient du bruit. \nIci un coup de cloche, l\u00e0 un coup de marteau, l\u00e0 -bas le cliquetis \ncompliqu\u00e9 d\u2019une charrette en marche. D\u00e9j\u00e0 quelques fum\u00e9es se \nd\u00e9gorgeaient \u00e7\u00e0 et l\u00e0 sur toute cette sur - face de toits comme \npar les fissures d\u2019une immense solfatare. La rivi\u00e8re, qui fronce \nson eau aux arches de tant de ponts, \u00e0 la pointe de tant d\u2019\u00eeles, \n\u00e9tait toute moir\u00e9e de plis d\u2019argent. Autour de la ville, au dehors \ndes remparts, la vue se perdait dans un grand cercle de vapeurs \nfloconneuses \u00e0 travers lesquelles on distinguait confus\u00e9ment la \nligne ind\u00e9finie des plaines et le gra - cieux renflement des \ncoteaux. Toutes sortes de rumeurs flot - tantes se dispersaient \nsur cette cit\u00e9 \u00e0 demi r\u00e9veill\u00e9e. Vers l\u2019orient le vent du matin \nchassait \u00e0 travers le ciel quelques blanches ouates arrach\u00e9es \u00e0 \nla toison de brume des collines. \n \nDans le Parvis, quelques bonnes femmes qui avaient en main \nleur pot au lait se montraient avec \u00e9tonnement le d\u00e9la - brement \nsingulier de la grande porte de Notre -Dame et deux \n \nruisseaux de plomb fig\u00e9s entre les fentes des gr\u00e8s. C\u2019\u00e9tait tout \nce qui restait du tumulte de la nuit. Le b\u00fbcher allum\u00e9 par Qua - \nsimodo entre les tours s\u2019\u00e9tait \u00e9teint. Tristan avait d\u00e9j\u00e0 d\u00e9blay\u00e9 \nla place et fait jeter les morts \u00e0 la Seine. Les rois comme L ouis \nXI ont soin de laver vite le pav\u00e9 apr\u00e8s un massacre. \n955 \nEn dehors de la balustrade de la tour, pr\u00e9cis\u00e9ment au - dessous \ndu point o\u00f9 s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 le pr\u00eatre, il y avait une de ces \ngoutti\u00e8res de pierre fantastiquement taill\u00e9es qui h\u00e9rissent les \n\u00e9difices g othiques, et dans une crevasse de cette goutti\u00e8re \ndeux jolies girofl\u00e9es en fleur, secou\u00e9es et rendues comme vi - \nvantes par le souffle de l\u2019air, se faisaient des salutations fo - \nl\u00e2tres. Au -dessus des tours, en haut, bien loin au fond du ciel, on \nentendait d e petits cris d\u2019oiseaux. \n \nMais le pr\u00eatre n\u2019\u00e9coutait, ne regardait rien de tout cela. Il \u00e9tait \nde ces hommes pour lesquels il n\u2019y a pas de matins, pas \nd\u2019oiseaux, pas de fleurs. Dans cet immense horizon qui prenait \ntant d\u2019aspects autour de lui, sa contemplat ion \u00e9tait concentr\u00e9e \nsur un point unique. \n \nQuasimodo br\u00fblait de lui demander ce qu\u2019il avait fait de \nl\u2019\u00e9gyptienne. Mais l\u2019archidiacre semblait en ce moment \u00eatre hors \ndu monde. Il \u00e9tait visiblement dans une de ces minutes \nviolentes de la vie o\u00f9 l\u2019on ne senti rait pas la terre crouler. Les \nyeux invariablement fix\u00e9s sur un certain lieu, il demeurait im - \nmobile et silencieux ; et ce silence et cette immobilit\u00e9 avaient \nquelque chose de si redoutable que le sauvage sonneur fr\u00e9mis - \nsait devant et n\u2019osait s\u2019y heurter . Seulement, et c\u2019\u00e9tait encore \nune mani\u00e8re d\u2019interroger l\u2019archidiacre, il suivit la direction de \n956son rayon visuel, et de cette fa\u00e7on le regard du malheureux \nsourd tomba sur la place de Gr\u00e8ve. \n \nIl vit ainsi ce que le pr\u00eatre regardait. L\u2019\u00e9chelle \u00e9tait dres - s\u00e9e \npr\u00e8s du gibet permanent. Il y avait quelque peuple dans la \nplace et beaucoup de soldats. Un homme tra\u00eenait sur le pav\u00e9 \nune chose blanche \u00e0 laquelle une chose noire \u00e9tait accroch\u00e9e. \nCet homme s\u2019arr\u00eata au pied du gibet. \n \nIci il se passa quelque chose que Quasimodo ne vit pas bien. Ce \nn\u2019est pas que son \u0153il unique n\u2019e\u00fbt conserv\u00e9 sa longue port\u00e9e, \nmais il y avait un gros de soldats qui emp\u00eachait de dis - \n \ntinguer tout. D\u2019ailleurs en cet instant le soleil parut, et un tel flot \nde lumi\u00e8re d\u00e9borda par -dessus l\u2019 horizon qu\u2019on e\u00fbt dit que \ntoutes les pointes de Paris, fl\u00e8ches, chemin\u00e9es, pignons, pre - \nnaient feu \u00e0 la fois. \n \nCependant l\u2019homme se mit \u00e0 monter l\u2019\u00e9chelle. Alors Qua - \nsimodo le revit distinctement. Il portait une femme sur son \n\u00e9paule, une jeune fille v\u00eatu e de blanc, cette jeune fille avait un \nn\u0153ud au cou. Quasimodo la reconnut. \n \n957C\u2019\u00e9tait elle. \n \nL\u2019homme parvint ainsi au haut de l\u2019\u00e9chelle. L\u00e0 il arrangea le \nn\u0153ud. Ici le pr\u00eatre, pour mieux voir, se mit \u00e0 genoux sur la \nbalustrade. \n \nTout \u00e0 coup l\u2019homme repoussa brusquement l\u2019\u00e9chelle du talon, \net Quasimodo qui ne respirait plus depuis quelques ins - tants vit \nse balancer au bout de la corde, \u00e0 deux toises au - dessus du \npav\u00e9, la malheureuse enfant avec l\u2019homme accroupi les pieds \nsur ses \u00e9paules. La corde fit plusieu rs tours sur elle - m\u00eame, et \nQuasimodo vit courir d\u2019horribles convulsions le long du corps de \nl\u2019\u00e9gyptienne. Le pr\u00eatre de son c\u00f4t\u00e9, le cou tendu, l\u2019\u0153il hors de la \nt\u00eate, contemplait ce groupe \u00e9pouvantable de l\u2019homme et de la \njeune fille, de l\u2019araign\u00e9e et de l a mouche. \n \nAu moment o\u00f9 c\u2019\u00e9tait le plus effroyable, un rire de d\u00e9mon, un \nrire qu\u2019on ne peut avoir que lorsqu\u2019on n\u2019est plus homme, \u00e9clata \nsur le visage livide du pr\u00eatre. Quasimodo n\u2019entendit pas ce rire, \nmais il le vit. Le sonneur recula de quelques pas der - ri\u00e8re \nl\u2019archidiacre, et tout \u00e0 coup, se ruant sur lui avec fureur, de ses \ndeux grosses mains il le poussa par le dos dans l\u2019ab\u00eeme sur \nlequel dom Claude \u00e9tait pench\u00e9. \n \n958Le pr\u00eatre cria : \u00ab Damnation ! \u00bb et tomba. \n \nLa goutti\u00e8re au -dessus de laquelle il se tr ouvait l\u2019arr\u00eata dans sa \nchute. Il s\u2019y accrocha avec des mains d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9es, et, au \nmoment o\u00f9 il ouvrit la bouche pour jeter un second cri, il vit \npasser au rebord de la balustrade, au -dessus de sa t\u00eate, la fi - \ngure formidable et vengeresse de Quasimodo. \n \nAlors il se tut. \n \nL\u2019ab\u00eeme \u00e9tait au -dessous de lui. Une chute de plus de deux \ncents pieds, et le pav\u00e9. \n \nDans cette situation terrible, l\u2019archidiacre ne dit pas une parole, \nne poussa pas un g\u00e9missement. Seulement il se tordit sur la \ngoutti\u00e8re avec des effort s inou\u00efs pour remonter. Mais ses mains \nn\u2019avaient pas de prise sur le granit, ses pieds rayaient la \nmuraille noircie, sans y mordre. Les personnes qui ont mont\u00e9 sur \nles tours de Notre -Dame savent qu\u2019il y a un renflement de la \npierre imm\u00e9diatement au -dessous de la balustrade. C\u2019est sur \ncet angle rentrant que s\u2019\u00e9puisait le mis\u00e9rable archidiacre. Il \nn\u2019avait pas affaire \u00e0 un mur \u00e0 pic, mais \u00e0 un mur qui fuyait sous \nlui. \n \n959Quasimodo n\u2019e\u00fbt eu pour le tirer du gouffre qu\u2019\u00e0 lui tendre la \nmain, mais il ne le regardait seulement pas. Il regardait la \nGr\u00e8ve. Il regardait le gibet. Il regardait l\u2019\u00e9gyptienne. \n \nLe sourd s\u2019\u00e9tait accoud\u00e9 sur la balustrade \u00e0 la place o\u00f9 \u00e9tait \nl\u2019archidiacre le moment d\u2019auparavant, et l\u00e0, ne d\u00e9tachant pas \nson regard du seul objet qu\u2019il y e\u00fbt pour lui au monde en ce \nmoment, il \u00e9tait immobile et muet comme un homme foudroy\u00e9, \net un long ruisseau de pleurs coulait en silence de cet \u0153il qui \njusqu\u2019alors n\u2019avait encore vers\u00e9 qu\u2019une seule larme. \n \nCependant l\u2019archidiacre haletait. Son front chauve ruisse - lait de \nsueur, ses ongles saignaient sur la pierre, ses genoux \ns\u2019\u00e9corchaient au mur. \n \nIl entendait sa soutane accroch\u00e9e \u00e0 la goutti\u00e8re craquer et se \nd\u00e9coudre \u00e0 chaque secousse qu\u2019il lui donnait. Pour comble de \nmalheur, cette goutti\u00e8re \u00e9tait termin\u00e9e par un tuyau de plomb \nqui fl\u00e9chissait sous le poids de son corps. L\u2019archidiacre sentait \nce tuyau ployer lentement. Il se disait, le mis\u00e9rable, que quand \nses mains seraient bris\u00e9es de fatigue, quand sa soutane serait \nd\u00e9chir\u00e9e, quand ce plomb serait ploy\u00e9, il faud rait tomber, et \nl\u2019\u00e9pouvante le prenait aux entrailles. Quelquefois, il regardait \navec \u00e9garement une esp\u00e8ce d\u2019\u00e9troit plateau form\u00e9 \u00e0 quelque \n960dix pieds plus bas par des accidents de sculpture, et il deman - \ndait au ciel dans le fond de son \u00e2me en d\u00e9tresse de pouvoir \n \nfinir sa vie sur cet espace de deux pieds carr\u00e9s, d\u00fbt -elle durer \ncent ann\u00e9es. Une fois, il regarda au -dessous de lui dans la \nplace, dans l\u2019ab\u00eeme ; la t\u00eate qu\u2019il releva fermait les yeux et avait \nles cheveux tout droits. \n \nC\u2019\u00e9tait quelque chose d\u2019ef frayant que le silence de ces deux \nhommes. Tandis que l\u2019archidiacre \u00e0 quelques pieds de lui \nagonisait de cette horrible fa\u00e7on, Quasimodo pleurait et regar - \ndait la Gr\u00e8ve. \n \nL\u2019archidiacre, voyant que tous ses soubresauts ne ser - vaient \nqu\u2019\u00e0 \u00e9branler le fragi le point d\u2019appui qui lui restait, avait pris le \nparti de ne plus remuer. Il \u00e9tait l\u00e0, embrassant la gout - ti\u00e8re, \nrespirant \u00e0 peine, ne bougeant plus, n\u2019ayant plus d\u2019autres \nmouvements que cette convulsion machinale du ventre qu\u2019on \n\u00e9prouve dans les r\u00eaves qua nd on croit se sentir tomber. Ses \nyeux fixes \u00e9taient ouverts d\u2019une mani\u00e8re maladive et \u00e9tonn\u00e9e. \nPeu \u00e0 peu cependant, il perdait du terrain, ses doigts glissaient \nsur la goutti\u00e8re, il sentait de plus en plus la faiblesse de ses bras \net la pesanteur de son c orps, la courbure du plomb qui le \nsoutenait s\u2019inclinait \u00e0 tout moment d\u2019un cran vers l\u2019ab\u00eeme. \n961 \nIl voyait au -dessous de lui, chose affreuse, le toit de Saint - \nJean -le-Rond petit comme une carte ploy\u00e9e en deux. Il regar - \ndait l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre les impassib les sculptures de la tour, \ncomme lui suspendues sur le pr\u00e9cipice, mais sans terreur pour \nelles ni piti\u00e9 pour lui. Tout \u00e9tait de pierre autour de lui, devant \nses yeux, les monstres b\u00e9ants, au -dessous, tout au fond, dans la \nplace, le pav\u00e9, au -dessus de sa t\u00ea te, Quasimodo qui pleurait. \n \nIl y avait dans le Parvis quelques groupes de braves cu - rieux \nqui cherchaient tranquillement \u00e0 deviner quel pouvait \u00eatre le fou \nqui s\u2019amusait d\u2019une si \u00e9trange mani\u00e8re. Le pr\u00eatre leur entendait \ndire, car leur voix arrivait jusq u\u2019\u00e0 lui, claire et gr\u00eale : \n\u00ab Mais il va se rompre le cou ! \u00bb Quasimodo pleurait. \nEnfin l\u2019archidiacre, \u00e9cumant de rage et d\u2019\u00e9pouvante, com - prit \nque tout \u00e9tait inutile. Il rassembla pourtant tout ce qui lui restait \nde force pour un dernier effort. Il se roi dit sur la gout - ti\u00e8re, \nrepoussa le mur de ses deux genoux, s\u2019accrocha des \n \nmains \u00e0 une fente des pierres, et parvint \u00e0 regrimper d\u2019un pied \npeut -\u00eatre ; mais cette commotion fit ployer brusquement le bec \nde plomb sur lequel il s\u2019appuyait. Du m\u00eame coup la s outane \ns\u2019\u00e9ventra. Alors sentant tout manquer sous lui, n\u2019ayant plus que \n962ses mains roidies et d\u00e9faillantes qui tinssent \u00e0 quelque chose, \nl\u2019infortun\u00e9 ferma les yeux et l\u00e2cha la goutti\u00e8re. Il tomba. \n \nQuasimodo le regarda tomber. \n \nUne chute de si haut est rarement perpendiculaire. L\u2019archidiacre \nlanc\u00e9 dans l\u2019espace tomba d\u2019abord la t\u00eate en bas et les deux \nmains \u00e9tendues, puis il fit plusieurs tours sur lui - m\u00eame. Le vent \nle poussa sur le toit d\u2019une maison o\u00f9 le malheu - reux commen\u00e7a \n\u00e0 se briser. Cependant il n\u2019\u00e9tait pas mort quand il y arriva. Le \nsonneur le vit essayer encore de se retenir au pignon avec les \nongles. Mais le plan \u00e9tait trop inclin\u00e9, et il n\u2019avait plus de force. \nIl glissa rapidement sur le toit comme une tuile qui se d\u00e9 tache, \net alla rebondir sur le pav\u00e9. L\u00e0, il ne re - mua plus. \n \nQuasimodo alors releva son \u0153il sur l\u2019\u00e9gyptienne dont il voyait le \ncorps, suspendu au gibet, fr\u00e9mir au loin sous sa robe blanche \ndes derniers tressaillements de l\u2019agonie, puis il le ra - baissa su r \nl\u2019archidiacre \u00e9tendu au bas de la tour et n\u2019ayant plus forme \nhumaine, et il dit avec un sanglot qui souleva sa pro - fonde \npoitrine : \u00ab Oh ! tout ce que j\u2019ai aim\u00e9 ! \u00bb \n \n \n \n963C H A P I T R E III \n \nMARIAGE DE PH\u0152BUS \n \n \nVers le soir de cette Journ\u00e9e, quand les officiers judiciair es de \nl\u2019\u00e9v\u00eaque vinrent relever sur le pav\u00e9 du Parvis le cadavre di - \nsloqu\u00e9 de l\u2019archidiacre, Quasimodo avait disparu de Notre - \nDame. \n \nIl courut beaucoup de bruits sur cette aventure. On ne douta \npas que le jour ne f\u00fbt venu o\u00f9, d\u2019apr\u00e8s leur pacte, Qua - simo do, \nc\u2019est -\u00e0-dire le diable, devait emporter Claude Frollo, c\u2019est -\u00e0-dire \nle sorcier. On pr\u00e9suma qu\u2019il avait bris\u00e9 le corps en prenant \nl\u2019\u00e2me, comme les singes qui cassent la coquille pour manger la \nnoix. \n \nC\u2019est pourquoi l\u2019archidiacre ne fut pas inhum\u00e9 en ter re sainte. \n \nLouis XI mourut l\u2019ann\u00e9e d\u2019apr\u00e8s, au mois d\u2019ao\u00fbt 1483. \n \nQuant \u00e0 Pierre Gringoire, il parvint \u00e0 sauver la ch\u00e8vre, et il \nobtint des succ\u00e8s en trag\u00e9die. Il para\u00eet qu\u2019apr\u00e8s avoir go\u00fbt\u00e9 de \n964l\u2019astrologie, de la philosophie, de l\u2019architecture, de l\u2019her m\u00e9tique, \nde toutes les folies, il revint \u00e0 la trag\u00e9die, qui est la plus folle de \ntoutes. C\u2019est ce qu\u2019il appelait avoir fait une fin tragique. Voici, \nau sujet de ses triomphes dramatiques, ce qu\u2019on lit d\u00e8s 1483 \ndans les comptes de l\u2019ordinaire : \u00ab \u00c0 Jehan Ma rchand et Pierre \nGringoire, charpentier et compositeur, qui ont fait et compos\u00e9 le \nmyst\u00e8re fait au Ch\u00e2telet de Paris \u00e0 l\u2019entr\u00e9e de monsieur le l\u00e9gat, \nordonn\u00e9 des personnages, iceux rev\u00eatus et habill\u00e9s ainsi que \naudit myst\u00e8re \u00e9tait requis, et pa - reillement , d\u2019avoir fait les \n\u00e9chafauds qui \u00e9taient \u00e0 ce n\u00e9ces - saires ; et pour ce faire, cent \nlivres. \u00bb \n \nPh\u0153bus de Ch\u00e2teaupers aussi fit une fin tragique, il se maria. \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n965C H A P I T R E IV \n \nMARIAGE DE QUASIMODO \n \n \nNous venons de dire que Quasimodo avait disparu de Notre -\nDame le jour de la mort de l\u2019\u00e9gyptienne et de l\u2019archidiacre. On \nne le revit plus en effet, on ne sut ce qu\u2019il \u00e9tait devenu. \n \nDans la nuit qui suivit le supplice de la Esmeralda, les gens des \nbasses \u0153 uvres avaient d\u00e9tach\u00e9 son corps du gibet et l\u2019avaient \nport\u00e9, selon l\u2019usage, dans la cave de Montfaucon. \n \nMontfaucon \u00e9tait, comme dit Sauval, \u00ab le plus ancien et le plus \nsuperbe gibet du royaume \u00bb. Entre les faubourgs du Temple et \nde Saint -Martin, \u00e0 environ cent soixante toises des murailles de \nParis, \u00e0 quelques port\u00e9es d\u2019arbal\u00e8te de la Courtille, on voyait au \nsommet d\u2019une \u00e9minence douce, insensible, assez \u00e9lev\u00e9e pour \n\u00eatre aper\u00e7ue de quelques lieues \u00e0 la ronde, un \u00e9di - fice de forme \n\u00e9trange, qui ressemblait assez \u00e0 un cromlech cel - tique, et o\u00f9 il \nse faisait aussi des sacrifices humains. \n \n966Qu\u2019on se figure, au couronnement d\u2019une butte de pl\u00e2tre, un gros \nparall\u00e9l\u00e9pip\u00e8de de ma\u00e7onnerie, haut de quinze pieds, large de \ntrente, long de quarante, avec une porte, une r ampe ext\u00e9rieure \net une plate -forme ; sur cette plate -forme seize \u00e9normes piliers \nde pierre brute, debout, hauts de trente pieds, dispos\u00e9s en \ncolonnade autour de trois des quatre c\u00f4t\u00e9s du mas - sif qui les \nsupporte, li\u00e9s entre eux \u00e0 leur sommet par de fortes poutres o\u00f9 \npendent des cha\u00eenes d\u2019intervalle en intervalle ; \u00e0 toutes ces \ncha\u00eenes, des squelettes ; aux alentours dans la plaine, une croix \nde pierre et deux gibets de second ordre qui semblent pousser \nde bouture autour de la fourche centrale ; au -dessus d e tout \ncela, dans le ciel, un vol perp\u00e9tuel de cor - beaux. Voil\u00e0 \nMontfaucon. \n \n\u00c0 la fin du quinzi\u00e8me si\u00e8cle, le formidable gibet, qui datait de \n1328, \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 fort d\u00e9cr\u00e9pit. Les poutres \u00e9taient vermou - \n \nlues, les cha\u00eenes rouill\u00e9es, les piliers verts de m oisissure. Les \nassises de pierre de taille \u00e9taient toutes refendues \u00e0 leur join - \nture, et l\u2019herbe poussait sur cette plate -forme o\u00f9 les pieds ne \ntouchaient pas. C\u2019\u00e9tait un horrible profil sur le ciel que celui de \nce monument ; la nuit surtout, quand il y a vait un peu de lune \nsur ces cr\u00e2nes blancs, ou quand la bise du soir froissait cha\u00eenes \net squelettes et remuait tout cela dans l\u2019ombre. Il suffisait de ce \n967gibet pr\u00e9sent l\u00e0 pour faire de tous les environs des lieux si - \nnistres. \n \nLe massif de pierre qui serva it de base \u00e0 l\u2019odieux \u00e9difice \u00e9tait \ncreux. On y avait pratiqu\u00e9 une vaste cave, ferm\u00e9e d\u2019une vieille \ngrille de fer d\u00e9traqu\u00e9e, o\u00f9 l\u2019on jetait non seulement les d\u00e9bris \nhumains qui se d\u00e9tachaient des cha\u00eenes de Montfaucon, mais \nles corps de tous les malheureux ex\u00e9cut\u00e9s aux autres gi - bets \npermanents de Paris. Dans ce profond charnier o\u00f9 tant de \npoussi\u00e8res humaines et tant de crimes ont pourri ensemble, \nbien des grands du monde, bien des innocents sont venus suc - \ncessivement apporter leurs os, depuis Enguerrand de Marigni, \nqui \u00e9trenna Montfaucon et qui \u00e9tait un juste, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019amiral de \nColigni, qui en fit la cl\u00f4ture et qui \u00e9tait un juste. \n \nQuant \u00e0 la myst\u00e9rieuse disparition de Quasimodo, voici tout ce \nque nous avons pu d\u00e9couvrir. \n \nDeux ans environ ou dix -huit m ois apr\u00e8s les \u00e9v\u00e9nements qui \nterminent cette histoire, quand on vint rechercher dans la cave \nde Montfaucon le cadavre d\u2019Olivier le Daim, qui avait \u00e9t\u00e9 pendu \ndeux jours auparavant, et \u00e0 qui Charles VIII accordait la gr\u00e2ce \nd\u2019\u00eatre enterr\u00e9 \u00e0 Saint -Laurent en m eilleure compagnie, on \ntrouva parmi toutes ces carcasses hideuses deux squelettes \ndont l\u2019un tenait l\u2019autre singuli\u00e8rement embrass\u00e9. L\u2019un de ces \n968deux squelettes, qui \u00e9tait celui d\u2019une femme, avait encore \nquelques lambeaux de robe d\u2019une \u00e9toffe qui avait \u00e9t\u00e9 blanche, \net on voyait autour de son cou un collier de grains d\u2019adr\u00e9zarach \navec un petit sachet de soie, orn\u00e9 de verroterie verte, qui \u00e9tait \nouvert et vide. Ces objets avaient si peu de valeur que le bour - \nreau sans doute n\u2019en avait pas voulu. L\u2019autre, qui tenait celui -ci \n\u00e9troitement embrass\u00e9, \u00e9tait un squelette d\u2019homme. On remar - \nqua qu\u2019il avait la colonne vert\u00e9brale d\u00e9vi\u00e9e, la t\u00eate dans les \nomoplates, et une jambe plus courte que l\u2019autre. Il n\u2019avait \nd\u2019ailleurs aucune rupture de vert\u00e8bre \u00e0 la nuque, et il \u00e9 tait \u00e9vi - \n \ndent qu\u2019il n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 pendu. L\u2019homme auquel il avait appar - \ntenu \u00e9tait donc venu l\u00e0, et il y \u00e9tait mort. Quand on voulut le \nd\u00e9tacher du squelette qu\u2019il embrassait, il tomba en poussi\u00e8re. \n969970"}