{"filename": "miserables.pdf", "content": " \nLES \nMIS\u00c9RABLES \n \nPAR \n \nVICTOR HUGO \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \nTant qu\u2019il existera, par le fait des lois et des \nm\u0153urs, une damnation sociale cr\u00e9ant artificiellement, \nen pleine civilisation, des enfers, et compliquant \nd\u2019une fatalit\u00e9 humaine la destin\u00e9e qui est divin e ; tant \nque les trois probl\u00e8mes du si\u00e8cle, la d\u00e9gradation de \nl\u2019homme par le prol\u00e9tariat, la d\u00e9ch\u00e9ance de la femme \npar la faim, l\u2019atrophie de l\u2019enfant par la nuit, ne \nseront pas r\u00e9solus ; tant que, dans de certaines \nr\u00e9gions, l\u2019asphyxie sociale sera possibl e ; en d\u2019autres \ntermes, et \u00e0 un point de vue plus \u00e9tendu encore, tant \nqu\u2019il y aura sur la terre ignorance et mis\u00e8re, des livres \nde la nature de celui-ci pourront ne pas \u00eatre inutiles. \n \nHauteville-House, 1862. \n \n \n \n \n \n \nPREMI\u00c8RE PARTIE \n \nFANTINE \n \n \n \n \nLIVRE PREMIER \n \n \nUN JUSTE \n \n \n \nI, 1, 1 \n \n \n \n \n \n M. Myriel \n \n \n \n \n \n \nEn 1815, M. Charles-Fran\u00e7ois-Bienvenu Myriel \n\u00e9tait \u00e9v\u00eaque de Digne. C'\u00e9tait un vieillard d'environ \nsoixante-quinze ans; il occupait le si\u00e8ge de Digne \ndepuis 1806. \nQuoique ce d\u00e9tail ne touche en aucune mani\u00e8re au \nfond m\u00eame de ce que nous avons \u00e0 raconter, il n'est \npeut-\u00eatre pas inutile, ne f\u00fbt-ce que pour \u00eatre exact en \ntout, d'indiquer ici les bruits et les propos qui avaient couru sur son compte au moment o\u00f9 il \u00e9tait arriv\u00e9 \ndans le dioc\u00e8se. Vrai ou faux, ce qu'on dit des \nhommes tient souvent autant de place dans leur vie et \nsurtout dans leur destin\u00e9e que ce qu'ils font. M. \nMyriel \u00e9tait fils d'un conseiller au parlement d'Aix; \nnoblesse de robe. On contait de lui que son p\u00e8re, le \nr\u00e9servant pour h\u00e9riter de sa charge, l'avait mari\u00e9 de \nfort bonne heure, \u00e0 dix-huit ou vingt ans, suivant un \nusage assez r\u00e9pandu dans les familles parlementaires. \nCharles Myriel, nonobstant ce mariage, avait, disait-\non, beaucoup fait parler de lui. Il \u00e9tait bien fait de sa \npersonne, quoique d'assez petite taille, \u00e9l\u00e9gant, \ngracieux, spirituel; toute la premi\u00e8re partie de sa vie \navait \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e au monde et aux galanteries. La \nr\u00e9volution survint, les \u00e9v\u00e9nements se pr\u00e9cipit\u00e8rent, \nles familles parlementaires d\u00e9cim\u00e9es, chass\u00e9es, \ntraqu\u00e9es, se dispers\u00e8rent. M. Charles Myriel, d\u00e8s les \npremiers jours de la r\u00e9volution, \u00e9migra en Italie. Sa \nfemme y mourut d'une maladie de poitrine dont elle \n\u00e9tait atteinte depuis longtemps. Ils n'avaient point \nd'enfants. Que se passa-t-il ensuite dans la destin\u00e9e \nde M. Myriel? L'\u00e9croulement de l'ancienne soci\u00e9t\u00e9 \nfran\u00e7aise, la chute de sa propre famille, les tragiques \nspectacles de 93, plus effrayants encore peut-\u00eatre \npour les \u00e9migr\u00e9s qui les voyaient de loin avec le grossissement de l'\u00e9pouvante, firent-ils germer en lui \ndes id\u00e9es de renoncement et de solitude? Fut-il, au \nmilieu d'une de ces distractions et de ces affections \nqui occupaient sa vie, subitement atteint d'un de ces \ncoups myst\u00e9rieux et terribles qui viennent \nquelquefois renverser, en le frappant a u c\u0153ur, \nl'homme que les catastrophes publiques \nn'\u00e9branleraient pas en le frappant dans son existence \net dans sa fortune? Nul n'aurait pu le dire; tout ce \nqu'on savait, c'est que, lorsqu'il revint d'Italie, il \u00e9tait \npr\u00eatre. \nEn 1804 M. Myriel \u00e9tait cur\u00e9 de B. (Brignolles). Il \n\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 vieux, et vivait dans une retraite profonde. \nVers l'\u00e9poque du couronnement, une petite affaire \nde sa cure, on ne sait plus trop quoi, l'amena \u00e0 Paris. \nEntre autres personnes puissantes, il alla solliciter \npour ses paroissiens M. le cardinal Fesch. Un jour \nque l'empereur \u00e9tait venu faire visite \u00e0 son oncle, le \ndigne cur\u00e9 qui attendait dans l'antichambre, se trouva \nsur le passage de sa majest\u00e9. Napol\u00e9on, se voyant \nregarder avec une certaine curiosit\u00e9 par ce vieillard, se \nretourna et dit brusquement : \n\u2013 Quel est ce bonhomme qui me regarde? \u2013 Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme \net moi je regarde un grand homme. Chacun de nous \npeut profiter. \nL'empereur, le soir m\u00eame, demanda au cardinal le \nnom de ce cur\u00e9, et quelque temps apr\u00e8s M. Myriel fut \ntout surpris d'apprendre qu'il \u00e9tait nomm\u00e9 \u00e9v\u00eaque de \nDigne. \nQu'y avait-il de vrai du reste dans les r\u00e9cits qu'on \nfaisait sur la premi\u00e8re partie de la vie de M. Myriel? \nPersonne ne le savait. Peu de familles avaient connu \nla famille Myriel avant la r\u00e9volution. \nM. Myriel devait subir le sort de tout nouveau \nvenu dans une petite ville o\u00f9 il y a beaucoup de \nbouches qui parlent et fort peu de t\u00eates qui pensent. \nIl devait le subir, quoiqu'il f\u00fbt \u00e9v\u00eaque et parce qu'il \n\u00e9tait \u00e9v\u00eaque. Mais, apr\u00e8s tout, les propos auxquels on \nm\u00ealait son nom n'\u00e9taient peut-\u00eatre que des propos; \ndu bruit, des mots, des paroles; moins que des \nparoles, des palabres , comme dit l'\u00e9nergique langue du \nmidi. \nQuoi qu'il en f\u00fbt, apr\u00e8s neuf ans d'\u00e9piscopat et de \nr\u00e9sidence \u00e0 Digne, tous ces racontages, sujets de \nconversation qui occupent dans le premier moment \nles petites villes et les petites gens, \u00e9taient tomb\u00e9s dans un oubli profond. Personne n'e\u00fbt os\u00e9 en parler, \npersonne n'e\u00fbt m\u00eame os\u00e9 s'en souvenir. \nM. Myriel \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 Digne accompagn\u00e9 d'une \nvieille fille, mademoiselle Baptistine, qui \u00e9tait sa s\u0153ur \net qui avait dix ans de moins que lui. \nIls avaient pour tout domestique une servante du \nm\u00eame \u00e2ge que mademoiselle Baptistine, et appel\u00e9e \nmadame Magloire, laquelle, apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 la servante \nde M. le Cur\u00e9 , prenait maintenant le double titre de \nfemme de chambre de mademoiselle et femme de \ncharge de monseigneur. \nMademoiselle Baptistine \u00e9tait une personne \nlongue, p\u00e2le, mince, douce; elle r\u00e9alisait l'id\u00e9al de ce \nqu'exprime le mot \u00abrespectable\u00bb; car il semble qu'il \nsoit n\u00e9cessaire qu'une femme soit m\u00e8re pour \u00eatre \nv\u00e9n\u00e9rable. Elle n'avait jamais \u00e9t\u00e9 jolie; toute sa vie, \nqui n'avait \u00e9t\u00e9 qu'une suite de saintes \u0153uvres , avait \nfini par mettre sur elle une sorte de blancheur et d e \nclart\u00e9; et, en vieillissant, elle avait gagn\u00e9 ce qu'on \npourrait appeler la beaut\u00e9 de la bont\u00e9. Ce qui avait \n\u00e9t\u00e9 de la maigreur dans sa jeunesse \u00e9tait devenu, dans \nsa maturit\u00e9, de la transparence; et cette diaphan\u00e9it\u00e9 \nlaissait voir l'ange. C'\u00e9tait une \u00e2me plus encore que ce \nn'\u00e9tait une vierge. Sa personne semblait faite \nd'ombre; \u00e0 peine assez de corps pour qu'il y e\u00fbt l\u00e0 un sexe; un peu de mati\u00e8re contenant une lueur; de \ngrands yeux toujours baiss\u00e9s; un pr\u00e9texte pour qu'une \n\u00e2me reste sur la terre. \nMadame Magloire \u00e9tait une petite vieille, blanche, \ngrasse, repl\u00e8te, affair\u00e9e, toujours haletante, \u00e0 cause de \nson activit\u00e9 d'abord, ensuite \u00e0 cause d'un asthme. \nA son arriv\u00e9e, on installa M. Myriel en son palais \n\u00e9piscopal avec les honneurs voulus par les d\u00e9crets \nimp\u00e9riaux qui classent l'\u00e9v\u00eaque imm\u00e9diatement apr\u00e8s \nle mar\u00e9chal de camp. Le maire et le pr\u00e9sident lui \nfirent la premi\u00e8re visite et lui de son c\u00f4t\u00e9 fit la \npremi\u00e8re visite au g\u00e9n\u00e9ral et au pr\u00e9fet. \nL'installation termin\u00e9e, la ville attendit son \u00e9v\u00eaque \n\u00e0 l\u2019\u0153u vre. \n \n \n \n \nI, 1, 2. \n \n \n \n \n \nM. Myriel devient monseigneur \nBienvenu \n \n \n \n \n \nLe palais \u00e9piscopal de Digne \u00e9tait attenant \u00e0 \nl'h\u00f4pital. \nLe palais \u00e9piscopal \u00e9tait un vaste et bel h\u00f4tel b\u00e2ti \nen pierre au commencement du si\u00e8cle dernier par \nmonseigneur Henri Puget, docteur en th\u00e9ologie de la \nfacult\u00e9 de Paris, abb\u00e9 de Simore, lequel \u00e9tait \u00e9v\u00eaque \nde Digne en 1712. Ce palais \u00e9tait un vrai logis \nseigneurial. Tout y avait grand air, les appartements de l'\u00e9v\u00eaque, les salons, les antichambres, la cour \nd'honneur, fort large avec promenoirs \u00e0 arcades, \nselon l'ancienne mode florentine, les jardins plant\u00e9s \nde magnifiques arbres. Dans la salle \u00e0 manger, longue \net superbe galerie qui \u00e9tait au rez- de-chauss\u00e9e et \ns'ouvrait sur les jardins, monseigneur Henri Puget \navait donn\u00e9 \u00e0 manger en c\u00e9r\u00e9monie le 29 juillet 1714 \n\u00e0 messeigneurs Charles Br\u00fblart de Genlis, \narchev\u00eaque-prince d'Embrun, Antoine de Mesgrigny, \ncapucin, \u00e9v\u00eaque de Grasse, Philippe de Vend\u00f4me, \ngrand prieur de France, abb\u00e9 de Saint-Honor\u00e9 de \nL\u00e9rins, Fran\u00e7ois de Berton de Grillon, \u00e9v\u00eaque-baron \nde Vence, C\u00e9sar de Sabran de Forcalquier, \u00e9v\u00eaque-\nseigneur de Gland\u00e8ve, et Jean Soanen, pr\u00eatre de \nl'oratoire, pr\u00e9dicateur ordinaire du roi, \u00e9v\u00eaque-\nseigneur de Senez. Les portraits de ces sept r\u00e9v\u00e9rends \npersonnages d\u00e9coraient cette salle, et cette date \nm\u00e9morable, 29 juillet 1714, y \u00e9tait grav\u00e9e en lettres \nd'or sur une table de marbre blanc. \nL'h\u00f4pital \u00e9tait une maison \u00e9troite et basse \u00e0 un seul \n\u00e9tage avec un petit jardin. \nTrois jours apr\u00e8s son arriv\u00e9e, l'\u00e9v\u00eaque visita \nl'h\u00f4pital. La visite termin\u00e9e, il fit prier le directeur de \nvouloir bien venir jusque chez lui. \u2013 Monsieur le directeur de l'h\u00f4pital, lui dit-il, \ncombien en ce moment avez-vous de malades? \n\u2013 Vingt-six, monseigneur. \n\u2013 C'est ce que j'avais compt\u00e9, dit l'\u00e9v\u00eaque. \n\u2013 Les lits, reprit le directeur, sont bien serr\u00e9s les \nuns contre les autres. \n\u2013 C'est ce que j'avais remarqu\u00e9. \n\u2013 Les salles ne sont que des chambres, et l'air s'y \nrenouvelle difficilement. \n\u2013 C'est ce qui me semble. \n\u2013 Et puis, quand il y a un rayon de soleil, le jardi n \nest bien petit pour les convalescents. \n\u2013 C'est ce que je me disais. \n\u2013 Dans les \u00e9pid\u00e9mies, nous avons eu cette ann\u00e9e le \ntyphus, nous avons eu une suette miliaire il y a deux \nans, cent malades quelquefois, nous ne savons que \nfaire. \n\u2013 C'est la pens\u00e9e qui m'\u00e9tait venue. \n\u2013 Que voulez-vous, monseigneur? dit le directeur, \nil faut se r\u00e9signer. \nCette conversation avait lieu dans la salle \u00e0 \nmanger-galerie du rez- de-chauss\u00e9e. \nL'\u00e9v\u00eaque garda un moment le silence, puis il se \ntourna brusquement vers le directeur de l'h\u00f4pital. \u2013 Monsieur, dit-il, combien pensez-vous qu'il \ntiendrait de lits rien que dans cette salle? \n\u2013 La salle \u00e0 manger de monseigneur? s'\u00e9cria le \ndirecteur stup\u00e9fait. \nL'\u00e9v\u00eaque parcourait la salle du regard et semblait y \nfaire avec les yeux des mesures et des calculs. \n\u2013 Il y tiendrait bien vingt lits! dit-il, comme se \nparlant \u00e0 lui-m\u00eame; puis \u00e9levant la voix : \u2013 Tenez, \nmonsieur le directeur de l'h\u00f4pital, je vais vous dire. Il \ny a \u00e9videmment une erreur. Vous \u00eates vingt-six \npersonnes dans cinq ou six petites chambres. Nous \nsommes trois ici, et nous avons place pour soixante. \nIl y a erreur, je vous dis. Vous avez mon logis, et j'ai \nle v\u00f4tre. Rendez-moi ma maison; c'est ici chez vous. \nLe lendemain, les vingt-six pauvres malades \u00e9taient \ninstall\u00e9s dans le palais de l'\u00e9v\u00eaque et l'\u00e9v\u00eaque \u00e9tait \u00e0 \nl'h\u00f4pital. \nM. Myriel n'avait point de bien, sa famille ayant \u00e9t\u00e9 \nruin\u00e9e par la r\u00e9volution. Sa s\u0153ur touchait une rente \nviag\u00e8re de cinq cents francs qui au presbyt\u00e8re \nsuffisait \u00e0 sa d\u00e9pense personnelle. M. Myriel recevait \nde l'\u00e9tat, comme \u00e9v\u00eaque, un traitement de quinze \nmille francs. Le jour m\u00eame o\u00f9 il vint se loger dans la \nmaison de l'h\u00f4pital, M. Myriel d\u00e9termina l'emploi de \ncette somme une fois pour toutes de la mani\u00e8re suivante. Nous transcrivons ici une note \u00e9crite de sa \nmain. \n \nNote pour r\u00e9gler les d\u00e9penses de ma maison . \n \nPour le petit s\u00e9minaire \u2026\u2026..... quinze cents livres. \nCongr\u00e9gation de la mission ..\u2026\u2026\u2026... cent livres. \nPour les lazaristes de Montdidier \u2026.. cent livres. \nS\u00e9minaire des missions \u00e9trang\u00e8res \n\u00e0 Paris\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026...........deux cents livres. \nCongr\u00e9gation \ndu Saint- Esprit \u2026\u2026\u2026\u2026\u2026..cent cinquante livres. \nEtablissements religieux \nde la Terre- Sainte\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026...\u2026.cent livres. \nSoci\u00e9t\u00e9s de charit\u00e9 maternelle \u2026. trois cents livres. \nEn sus, pour celle d'Arles ..\u2026\u2026.. cinquante livres. \n\u0152uvre pour l'am\u00e9lioration \ndes prisons\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026...\u2026. quatre cents livres. \n\u0152uvre pour le soulagement et la d\u00e9livrance \ndes prisonniers \u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026... cinq cents livres. \nPour lib\u00e9rer des p\u00e8res de famille prisonniers \npour dettes \u2026\u2026\u2026\u2026\u2026.\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026 mille livres. \nSuppl\u00e9ment au traitement des pauvres \nma\u00eetres d'\u00e9cole du dioc\u00e8se\u2026\u2026.. deux mille livres. \nGrenier d'abondance \ndes Hautes- Alpes\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026.. cent livres. Congr\u00e9gation des dames de Digne, \nde Manosque et de Sisteron pour \nl'enseignement gratuit des \nfilles indigentes...\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026. quinze cents livres. \nPour les pauvres\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026. six mille livres. \nMa d\u00e9pense personnelle.\u2026\u2026\u2026\u2026 ..... mille livres. \nTotal\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026 quinze mille livres. \n \nPendant tout le temps qu'il occupa le si\u00e8ge de \nDigne, M. Myriel ne changea presque rien \u00e0 cet \narrangement. Il appelait cela, comme on voit, avoir \nr\u00e9gl\u00e9 les d\u00e9penses de sa maison . \nCet arrangement fut accept\u00e9 avec une soumission \nabsolue par mademoiselle Baptistine. Pour cette \nsainte fille, M. de Digne \u00e9tait tout \u00e0 la fois son fr\u00e8re \net son \u00e9v\u00eaque, son ami selon la nature et son \nsup\u00e9rieur selon l'\u00e9glise. Elle l'aimait et elle le v\u00e9n\u00e9rait \ntout simplement. Quand il parlait, elle s'inclinait; \nquand il agissait, elle adh\u00e9rait. La servante seule, \nmadame Magloire, murmura un peu. M. l'\u00e9v\u00eaque, on \nl'a pu remarquer, ne s'\u00e9tait r\u00e9serv\u00e9 que mille livres, ce \nqui, joint \u00e0 la pension de mademoiselle Baptistine, \nfaisait quinze cents francs par an. Avec ces quinze \ncents francs, ces deux vieilles femmes et ce vieillard \nvivaient. Et quand un cur\u00e9 de village venait \u00e0 Digne, M. \nl'\u00e9v\u00eaque trouvait encore moyen de le traiter, gr\u00e2ce \u00e0 la \ns\u00e9v\u00e8re \u00e9conomie de madame Magloire et \u00e0 \nl'intelligente administration de mademoiselle \nBaptistine. \nUn jour, il \u00e9tait \u00e0 Digne depuis environ trois mois, \nl'\u00e9v\u00eaque dit : \n\u2013 Avec tout cela je suis bien g\u00ean\u00e9! \n\u2013 Je le crois bien, s'\u00e9cria madame Magloire, \nMonseigneur n'a seulement pas r\u00e9clam\u00e9 la rente que \nle d\u00e9partement lui doit pour ses frais de carrosse en \nville et de tourn\u00e9es dans le dioc\u00e8se. Pour les \u00e9v\u00eaques \nd'autrefois c'\u00e9tait l'usage. \n\u2013 Tiens! dit l'\u00e9v\u00eaque, vous avez raison, madame \nMagloire. \nIl fit sa r\u00e9clamation. \nQuelque temps apr\u00e8s, le conseil g\u00e9n\u00e9ral, prenant \ncette demande en consid\u00e9ration, lui vota une somme \nannuelle de trois mille francs, sous cette rubrique : \nAllocation \u00e0 M. l'\u00e9v\u00eaque pour frais de carrosse, frais de poste \net frais de tourn\u00e9es pastorales . \nCela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale, et \u00e0 \ncette occasion un s\u00e9nateur de l'empire, ancien \nmembre du conseil des cinq-cents favorable au dix-\nhuit brumaire et pourvu pr\u00e8s de la ville de Digne d'une s\u00e9natorerie magnifique, \u00e9crivit au ministre des \ncultes, M. Bigot de Pr\u00e9ameneu, un petit billet irrit\u00e9 et \nconfidentiel dont nous extrayons ces lignes \nauthentiques : \n\u00ab\u2013 Des frais de carrosse? pourquoi faire dans une \nville de moins de quatre mille habitants? Des frais de \ntourn\u00e9es? \u00e0 quoi bon ces tourn\u00e9es d'abord? ensuite \ncomment courir la poste dans un pays de montagnes? \nIl n'y a pas de routes. On ne va qu'\u00e0 cheval. Le pont \nm\u00eame de la Durance \u00e0 Ch\u00e2teau-Arnoux peut \u00e0 peine \nporter des charrettes \u00e0 b\u0153ufs. Ces pr\u00eatres sont tous \nainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le bon ap\u00f4tre en \narrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui \nfaut carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe \ncomme aux anciens \u00e9v\u00eaques. Oh! toute cette \npr\u00eatraille! Monsieur le comte, les choses n'iront bien \nque lorsque l'empereur nous aura d\u00e9livr\u00e9s des \ncalotins. A bas le pape! (les affaires se brouillaient \navec Rome). Quant \u00e0 moi, je suis pour C\u00e9sar tout \nseul. Etc., etc. \nLa chose, en revanche, r\u00e9jouit fort madame \nMagloire. \u2013 Bon, dit-elle \u00e0 mademoiselle Baptistine, \nmonseigneur a commenc\u00e9 par les autres, mais il a \nbien fallu qu'il fin\u00eet par lui-m\u00eame. Il a r\u00e9gl\u00e9 toutes ses \ncharit\u00e9s. Voil\u00e0 trois mille livres pour nous. Enfin! Le soir m\u00eame, l' \u00e9v\u00eaque \u00e9crivit et remit \u00e0 sa s\u0153ur \nune note ainsi con\u00e7ue : \n \n\u00ab Frais de carrosse et de tourn\u00e9es . \n \n\u00ab Pour donner du bouillon de viande \naux malades de l'h\u00f4pital \u2026\u2026... quinze cents livres. \n\u00ab Pour la soci\u00e9t\u00e9 de charit\u00e9 maternelle \nd'Aix \u2026.\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026... deux cent cinquante livres. \n\u00ab Pour la soci\u00e9t\u00e9 de charit\u00e9 maternelle \nde Draguignan \u2026\u2026\u2026 deux cent cinquante livres. \n\u00ab Pour les enfants trouv\u00e9s\u2026\u2026\u2026.. cinq cent livres. \n\u00ab Pour les orphelins \u2026\u2026\u2026\u2026\u2026 cinq cent livres. \n\u00ab Total \u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026.. trois mille livres. \u00bb \n \nTel \u00e9tait le budget de M. Myriel. \nQuant au casuel \u00e9piscopal, rachats de bans, \ndispenses, ondoiements, pr\u00e9dications, b\u00e9n\u00e9dictions \nd'\u00e9glises ou de chapelles, mariages, etc., l'\u00e9v\u00eaque le \npercevait sur les riches avec d'autant plus d'\u00e2pret\u00e9 \nqu'il le donnait aux pauvres. \nAu bout de peu de temps, les offrandes d'argent \nafflu\u00e8rent. Ceux qui ont et ceux qui manquent \nfrappaient \u00e0 la porte de M. Myriel, les uns venant \nchercher l'aum\u00f4ne que les autres venaient y d\u00e9poser. \nL'\u00e9v\u00eaque en moins d'un an devint le tr\u00e9sorier de tous les bienfaits et le caissier de toutes les d\u00e9tresses. Des \nsommes consid\u00e9rables passaient par ses mains, mais \nrien ne put faire qu'il change\u00e2t quelque chose \u00e0 son \ngenre de vie et qu'il ajout\u00e2t le moindre superflu \u00e0 son \nn\u00e9cessaire. \nLoin de l\u00e0. Comme il y a toujours encore plus de \nmis\u00e8re en bas que de fraternit\u00e9 en haut, tout \u00e9tait \ndonn\u00e9, pour ainsi dire, avant d'\u00eatre re\u00e7u; c'\u00e9tait \ncomme de l'eau sur une terre s\u00e8che; il avait beau \nrecevoir de l'argent, il n'en avait jamais. Alors il se \nd\u00e9pouillait. \nL'usage \u00e9tant que les \u00e9v\u00eaques \u00e9noncent leurs noms \nde bapt\u00eame en t\u00eate de leurs mandements et de leurs \nlettres pastorales, les pauvres gens du pays avaient \nchoisi, avec une sorte d'instinct affectueux, dans les \nnoms et pr\u00e9noms de l'\u00e9v\u00eaque, celui qui leur pr\u00e9sentai t \nun sens, et ils ne l'appelaient que monseigneur \nBienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le \nnommerons ainsi dans l'occasion. Du reste cette \nappellation lui plaisait. \u2013 J'aime ce nom-l\u00e0, disait-il. \nBienvenu corrige monseigneur. \nNous ne pr\u00e9tendons pas que le portrait que nous \nfaisons ici soit vraisemblable; nous nous bornons \u00e0 \ndire qu'il est ressemblant. \n \n \n \n \nI, 1, 3 \n \n \n \n \nA bon \u00e9v\u00eaque dur \u00e9v\u00each\u00e9 \n \n \n \n \n \n \nM. l'\u00e9v\u00eaque, pour avoir converti son carrosse en \naum\u00f4nes, n'en faisait pas moins ses tourn\u00e9es. C'est \nun dioc\u00e8se fatigant que celui de Digne. Il a fort peu \nde plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de \nroutes, on l'a vu tout \u00e0 l'heure, trente-deux cures, \nquarante et un vicariats et deux cent quatre-vingt-\ncinq succursales. Visiter tout cela, c'est une affaire. M. \nl'\u00e9v\u00eaque en venait \u00e0 bout. Il allait \u00e0 pied quand c'\u00e9tait \ndans le voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans la montagne. Les deux vieilles femmes \nl'accompagnaient. Quand le trajet \u00e9tait trop p\u00e9nible \npour elles, il allait seul. \nUn jour il arriva \u00e0 Senez, qui est une ancienne ville \n\u00e9piscopale, mont\u00e9 sur un \u00e2ne. Sa bourse, fort \u00e0 sec \ndans ce moment, ne lui avait pas permis d'autre \n\u00e9quipage. Le maire de la ville vint le recevoir \u00e0 la \nporte de l'\u00e9v\u00each\u00e9 et le regardait descendre de son \u00e2ne \navec des yeux scandalis\u00e9s. Quelques bourgeois riaient \nautour de lui. \u2013 Monsieur le maire, dit l'\u00e9v\u00eaque, et \nmessieurs les bourgeois, je vois ce qui vous \nscandalise, vous trouvez que c'est bien de l'orgueil \u00e0 \nun pauvre pr\u00eatre de monter une monture qui a \u00e9t\u00e9 \ncelle de J\u00e9sus-Christ. Je l'ai fait par n\u00e9cessit\u00e9, je vous \nassure, non par vanit\u00e9. \nDans ces tourn\u00e9es il \u00e9tait indulgent et doux, et \npr\u00eachait moins qu'il ne causait. Il n'allait jamais \nchercher bien loin ses raisonnements et ses mod\u00e8les. \nAux habitants d'un pays il citait l'exemple du pays \nvoisin. Dans les cantons o\u00f9 l'on \u00e9tait dur pour les \nn\u00e9cessiteux, il disait : \u2013Voyez les gens de Brian\u00e7on. \nIls ont donn\u00e9 aux indigents, aux veuves et aux \norphelins le droit de faire faucher leurs prairies trois \njours avant tous les autres. Ils leur reb\u00e2tissent \ngratuitement leurs maisons quand elles sont en ruines. Aussi est-ce un pays b\u00e9ni de Dieu. Durant \ntout un si\u00e8cle de cent ans, il n'y a pas eu un meurtrier. \nDans les villages \u00e2pres au gain et \u00e0 la moisson, il \ndisait : \u2013 Voyez ceux d'Embrun. Si un p\u00e8re de famille, \nau temps de la r\u00e9colte, a ses fils au service \u00e0 l'arm\u00e9e et \nses filles en service \u00e0 la ville, et qu'il soit malade et \nemp\u00each\u00e9, le cur\u00e9 le recommande au pr\u00f4ne; et le \ndimanche, apr\u00e8s la messe, tous les gens du village, \nhommes, femmes, enfants, vont dans le champ du \npauvre homme lui faire sa moisson, et lui rapportent \npaille et grain dans son grenier. \u2013 Aux familles \ndivis\u00e9es par des questions d'argent et d'h\u00e9ritage, il \ndisait : \u2013 Voyez les montagnards de Devolny, pays si \nsauvage qu'on n'y entend pas le rossignol une fois en \ncinquante ans. Eh bien, quand le p\u00e8re meurt dans \nune famille, les gar\u00e7ons s'en vont chercher fortune, et \nlaissent le bien aux filles, afin qu'elles puissent \ntrouver des maris. \u2013 Aux cantons qui ont le go\u00fbt des \nproc\u00e8s et o\u00f9 les fermiers se ruinent en papier timbr\u00e9, \nil disait : \u2013 Voyez ces bons paysans de la vall\u00e9e de \nQueyras. Ils sont l\u00e0 trois mille \u00e2mes. Mon Dieu! c'est \ncomme une petite r\u00e9publique. On n'y conna\u00eet ni le \njuge, ni l'huissier. Le maire fait tout. Il r\u00e9partit \nl'imp\u00f4t, taxe chacun en conscience, juge les querelles \ngratis, partage les patrimoines sans honoraires, rend des sentences sans frais, et on lui ob\u00e9it, parce que \nc'est un homme juste parmi des hommes simples. \u2013 \nAux villages o\u00f9 il ne trouvait pas de ma\u00eetre d'\u00e9cole, il \ncitait encore ceux de Queyras : \u2013 Savez-vous \ncomment ils font? disait-il. Comme un petit pays de \ndouze ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un \nmagister, ils ont des ma\u00eetres d'\u00e9cole pay\u00e9s par toute la \nvall\u00e9e, qui parcourent les villages, passant huit jours \ndans celui-ci, dix dans celui-l\u00e0, et enseignant. Ces \nmagisters vont aux foires o\u00f9 je les ai vus. On les \nreconna\u00eet \u00e0 des plumes \u00e0 \u00e9crire qu'ils portent dans la \nganse de leur chapeau. Ceux qui n'enseignent qu'\u00e0 lir e \nont une plume; ceux qui enseignent la lecture et le \ncalcul ont deux plumes; ceux qui enseignent la \nlecture, le calcul et le latin ont trois plumes. Ceux-l\u00e0 \nsont de grands savants. Mais quelle honte d'\u00eatre \nignorants! Faites comme les gens de Queyras. \nIl parlait ainsi, gravement et paternellement, \u00e0 \nd\u00e9faut d'exemples inventant des paraboles, allant \ndroit au but, avec peu de phrases et beaucoup \nd'images, ce qui \u00e9tait l'\u00e9loquence m\u00eame de J\u00e9sus-\nChrist, convaincu et persuadant. \n \n \n \n \nI, 1, 4. \n \n \n \n \n \nLes \u0153uvres semblables aux paroles \n \n \n \n \n \nSa conversation \u00e9tait affable et gaie. Il se mettait \u00e0 \nla port\u00e9e des deux vieilles femmes qui passaient leur \nvie pr\u00e8s de lui; quand il riait, c'\u00e9tait le rire d'un \n\u00e9colier. \nMadame Magloire l'appelait volontiers Votre \nGrandeur . Un jour il se leva de son fauteuil et alla \u00e0 sa \nbiblioth\u00e8que chercher un livre. Ce livre \u00e9tait sur un \ndes rayons d'en haut. Comme l'\u00e9v\u00eaque \u00e9tait d'assez \npetite taille, il ne put y atteindre. \u2013 Madame Magloire , dit-il, apportez-moi une chaise. Ma Grandeur ne va pas \njusqu'\u00e0 cette planche. \nUne de ses parentes \u00e9loign\u00e9es, madame la \ncomtesse de L\u00f4, laissait rarement \u00e9chapper une \noccasion d'\u00e9num\u00e9rer en sa pr\u00e9sence ce qu'elle \nappelait \u00ables esp\u00e9rances\u00bb de ses trois fils. Elle avait \nplusieurs ascendants fort vieux et proches de la mort \ndont ses fils \u00e9taient naturellement les h\u00e9ritiers. Le \nplus jeune des trois avait \u00e0 recueillir d'une grand'tante \ncent bonnes mille livres de rentes; le deuxi\u00e8me \u00e9tait \nsubstitu\u00e9 au titre de duc de son oncle; l'a\u00een\u00e9 devait \nsucc\u00e9der \u00e0 la pairie de son a\u00efeul. L'\u00e9v\u00eaque \u00e9coutait \nhabituellement en silence ces innocents et \npardonnables \u00e9talages maternels. Une fois pourtant, il \nparaissait plus r\u00eaveur que de coutume, tandis que \nmadame de L\u00f4 renouvelait le d\u00e9tail de toutes ces \nsuccessions et de toutes ces \u00abesp\u00e9rances\u00bb. Elle \ns'interrompit avec quelque impatience : \u2013 Mon Dieu, \nmon cousin! mais \u00e0 quoi songez-vous donc? \u2013 Je \nsonge, dit l'\u00e9v\u00eaque, \u00e0 quelque chose de singulier qui \nest, je crois, dans saint Augustin : \u00abMettez votre \nesp\u00e9rance dans celui auquel on ne succ\u00e8de point.\u00bb \nUne autre fois, recevant une lettre de faire-part du \nd\u00e9c\u00e8s d'un gentilhomme du pays, o\u00f9 s'\u00e9talaient en \nune longue page, outre les dignit\u00e9s du d\u00e9funt, toutes les qualifications f\u00e9odales et nobiliaires de tous ses \nparents : \u2013 Quel bon dos a la mort! s'\u00e9cria-t-il. Quelle \nadmirable charge de titres on lui fait all\u00e8grement \nporter, et comme il faut que les hommes aient de \nl'esprit pour employer ainsi la tombe \u00e0 la vanit\u00e9! \nIl avait dans l'occasion une raillerie douce qui \ncontenait presque toujours un sens s\u00e9rieux. Pendant \nun car\u00eame, un jeune vicaire vint \u00e0 Digne et pr\u00eacha \ndans la cath\u00e9drale. Il fut assez \u00e9loquent. Le sujet de \nson sermon \u00e9tait la charit\u00e9. Il invita les riches \u00e0 \ndonner aux indigents, afin d'\u00e9viter l'enfer qu'il peignit \nle plus effroyable qu'il put et de gagner le paradis qu'il \nfit d\u00e9sirable et charmant. Il y avait dans l'auditoire un \nriche marchand retir\u00e9, un peu usurier, nomm\u00e9 M. \nG\u00e9borand, lequel avait gagn\u00e9 deux millions \u00e0 \nfabriquer de gros draps, des serges, des cadis et des \ngasquets. De sa vie M. G\u00e9borand n'avait fait \nl'aum\u00f4ne \u00e0 un malheureux. A partir de ce sermon, on \nremarqua qu'il donnait tous les dimanches un sou aux \nvieilles mendiantes du portail de la cath\u00e9drale. Elles \n\u00e9taient six \u00e0 se partager cela. Un jour, l'\u00e9v\u00eaque le vit \nfaisant sa charit\u00e9 et dit \u00e0 sa s\u0153ur avec un sourire : \u2013\n Voil\u00e0 monsieur G\u00e9borand qui ach\u00e8te pour un sou de \nparadis. Quand il s'agissait de charit\u00e9, il ne se rebutait pas \nm\u00eame devant un refus, et il trouvait alors des mots \nqui faisaient r\u00e9fl\u00e9chir. Une fois, il qu\u00eatait pour les \npauvres dans un salon de la ville. Il y avait l\u00e0 le \nmarquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel \ntrouvait moyen d'\u00eatre tout ensemble ultra-royaliste et \nultra-voltairien. Cette vari\u00e9t\u00e9 a exist\u00e9. L'\u00e9v\u00eaque arriv\u00e9 \n\u00e0 lui lui toucha le bras : \u2013 Monsieur le marquis, il faut que \nvous me donniez quelque chose . Le marquis se retourna et \nr\u00e9pondit s\u00e8chement : \u2013 Monseigneur , j'ai mes pauvres . \u2013\n Donnez-les-moi , dit l'\u00e9v\u00eaque. \nUn jour, dans la cath\u00e9drale, il fit ce sermon : \n\u00abMes tr\u00e8s chers fr\u00e8res, mes bons amis, il y a en \nFrance treize cent vingt mille maisons de paysans qui \nn'ont que trois ouvertures, dix-huit cent dix-sept \nmille qui ont deux ouvertures, la porte et une fen\u00eatre, \net enfin trois cent quarante-six mille cabanes qui \nn'ont qu'une ouverture, la porte. Et cela, \u00e0 cause \nd'une chose qu'on appelle l'imp\u00f4t des portes et \nfen\u00eatres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles \nfemmes, des petits enfants, dans ces logis-l\u00e0, et voyez \nles fi\u00e8vres et les maladies! H\u00e9las! Dieu donne l'air aux \nhommes, la loi le leur vend. Je n'accuse pas la loi, \nmais je b\u00e9nis Dieu. Dans l'Is\u00e8re, dans le Var, dans les \ndeux Alpes, les hautes et les basses, les paysans n'ont pas m\u00eame de brouettes, ils transportent les engrais \u00e0 \ndos d'hommes; ils n'ont pas de chandelles, et ils \nbr\u00fblent des b\u00e2tons r\u00e9sineux et des bouts de corde \ntremp\u00e9s dans la poix r\u00e9sine. C'est comme cela dans \ntout le pays haut du Dauphin\u00e9. Ils font le pain pour \nsix mois, ils le font cuire avec de la bouse de vache \ns\u00e9ch\u00e9e. L'hiver, ils cassent ce pain \u00e0 coups de hache, \net ils le font tremper dans l'eau vingt-quatre heures \npour pouvoir le manger. \u2013 Mes fr\u00e8res, ayez piti\u00e9! \nvoyez comme on souffre autour de vous! \u00ab \nN\u00e9 proven\u00e7al, il s'\u00e9tait facilement familiaris\u00e9 avec \ntous les patois du midi. Il disait : \u2013 Eh b\u00e9! moussu, s\u00e8s \nsag\u00e9? comme dans le bas Languedoc. \u2013 Ont\u00e9 anaras \npassa? comme dans les basses Alpes. \u2013 Puerte un bouen \nmoutou embe un bouen froumage grase , comme dans le \nhaut Dauphin\u00e9. Ceci plaisait au peuple, et n'avait pas \npeu contribu\u00e9 \u00e0 lui donner acc\u00e8s pr\u00e8s de tous les \nesprits. Il \u00e9tait dans la chaumi\u00e8re et dans la montagne \ncomme chez lui. Il savait dire les choses les plus \ngrandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant \ntoutes les langues, il entrait dans toutes les \u00e2mes. \nDu reste il \u00e9tait le m\u00eame pour les gens du monde \net pour les gens du peuple. Il ne condamnait rien h\u00e2tivement, et sans tenir \ncompte des circonstances environnantes. Il disait : \nVoyons le chemin par o\u00f9 la faute a pass\u00e9. \nEtant, comme il se qualifiait lui-m\u00eame en souriant, \nun ex-p\u00e9cheur , il n'avait aucun des escarpements du \nrigorisme, et il professait assez haut, et sans le \nfroncement de sourcil des vertueux f\u00e9roces, une \ndoctrine qu'on pourrait r\u00e9sumer \u00e0 peu pr\u00e8s ainsi : \n\u00abL'homme a sur lui la chair qui est tout \u00e0 la fois \nson fardeau et sa tentation. Il la tra\u00eene et lui c\u00e8de. \n\u00abIl doit la surveiller, la contenir, la r\u00e9primer, et ne \nlui ob\u00e9ir qu'\u00e0 la derni\u00e8re extr\u00e9mit\u00e9. Dans cette \nob\u00e9issance-l\u00e0 il peut encore y avoir de la faute; mais \nla faute, ainsi faite, est v\u00e9nielle. C'est une chute, mais \nune chute sur les genoux, qui peut s'achever en \npri\u00e8re. \n\u00abEtre un saint, c'est l'exception; \u00eatre un juste, c'est \nla r\u00e8gle. Errez, d\u00e9faillez, p\u00e9chez, mais soyez des \njustes. \n\u00abLe moins de p\u00e9ch\u00e9 possible, c'est la loi de \nl'homme. Pas de p\u00e9ch\u00e9 du tout est le r\u00eave de l'ange. \nTout ce qui est terrestre est soumis au p\u00e9ch\u00e9. Le \np\u00e9ch\u00e9 est une gravitation.\u00bb \nQuand il voyait tout le monde crier bien fort et \ns'indigner bien vite : \u2013 Oh! oh! disait-il en souriant, il y a apparence que ceci est un gros crime que tout le \nmonde commet. Voil\u00e0 les hypocrisies effar\u00e9es qui se \nd\u00e9p\u00eachent de protester et de se mettre \u00e0 couvert. \nIl \u00e9tait indulgent pour les femmes et les pauvres \nsur qui p\u00e8se le poids de la soci\u00e9t\u00e9 humaine. Il disait : \n\u2013 Les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, \ndes faibles, des indigents et des ignorants sont la \nfaute des maris, des p\u00e8res, des ma\u00eetres, des forts, des \nriches et des savants. \nIl disait encore : \u2013 A ceux qui ignorent, enseignez-\nleur le plus de choses que vous pourrez; la soci\u00e9t\u00e9 est \ncoupable de ne pas donner l'instruction gratis; elle \nr\u00e9pond de la nuit qu'elle produit. Cette \u00e2me est pleine \nd'ombre, le p\u00e9ch\u00e9 s'y commet. Le coupable n'est pas \ncelui qui fait le p\u00e9ch\u00e9, mais celui qui fait l'ombre. \nComme on voit, il avait une mani\u00e8re \u00e9trange et \u00e0 \nlui de juger les choses. Je soup\u00e7onne qu'il avait pris \ncela dans l'\u00e9vangile. \nIl entendit un jour conter dans un salon un proc\u00e8s \ncriminel qu'on instruisait et qu'on allait juger. Un \nmis\u00e9rable homme, par amour pour une femme et \npour l'enfant qu'il avait d'elle, \u00e0 bout de ressources, \navait fait de la fausse monnaie. La fausse monnaie \n\u00e9tait encore punie de mort \u00e0 cette \u00e9poque. La femme \navait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e \u00e9mettant la premi\u00e8re pi\u00e8ce fausse fabriqu\u00e9e par l'homme. On la tenait, mais on n'avait \nde preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger \nson amant et le perdre en avouant. Elle nia. On \ninsista. Elle s'obstina \u00e0 nier. Sur ce, le procureur du \nroi avait eu une id\u00e9e. Il avait suppos\u00e9 une infid\u00e9lit\u00e9 de \nl'amant, et \u00e9tait parvenu, avec des fragments de \nlettres savamment pr\u00e9sent\u00e9s, \u00e0 persuader \u00e0 la \nmalheureuse qu'elle avait une rivale et que cet \nhomme la trompait. Alors exasp\u00e9r\u00e9e de jalousie, elle \navait d\u00e9nonc\u00e9 son amant, tout avou\u00e9, tout prouv\u00e9. \nL'homme \u00e9tait perdu. Il allait \u00eatre prochainement \njug\u00e9 \u00e0 Aix avec sa complice. On racontait le fait et \nchacun s'extasiait sur l'habilet\u00e9 du magistrat. En \nmettant la jalousie en jeu, il avait fait jaillir la v\u00e9rit\u00e9 \npar la col\u00e8re, il avait fait sortir la justice de la \nvengeance. L'\u00e9v\u00eaque \u00e9coutait tout cela en silence. \nQuand ce fut fini, il demanda : \n\u2013 O\u00f9 jugera-t-on cet homme et cette femme? \n\u2013 A la cour d'assises. \nIl reprit : \u2013 Et o\u00f9 jugera-t-on monsieur le \nprocureur du roi? \nIl arriva \u00e0 Digne une aventure tragique. Un \nhomme fut condamn\u00e9 \u00e0 mort pour meurtre. C'\u00e9tait \nun malheureux pas tout \u00e0 fait lettr\u00e9, pas tout \u00e0 fait \nignorant, qui avait \u00e9t\u00e9 bateleur dans les foires et \u00e9crivain public. Le proc\u00e8s occupa beaucoup la ville. \nLa veille du jour fix\u00e9 pour l'ex\u00e9cution du condamn\u00e9, \nl'aum\u00f4nier de la prison tomba malade. Il fallait un \npr\u00eatre pour assister le patient \u00e0 ses derniers moments. \nOn alla chercher le cur\u00e9. Il para\u00eet qu'il refusa en \ndisant : Cela ne me regarde pas. Je n'ai que faire de \ncette corv\u00e9e et de ce saltimbanque; moi aussi je suis \nmalade; d'ailleurs ce n'est pas l\u00e0 ma place. On \nrapporta cette r\u00e9ponse \u00e0 l'\u00e9v\u00eaque qui dit : \u2013 Monsieur \nle cur\u00e9 a raison. Ce n'est pas sa place, c'est la mienne . \nIl alla sur- le-champ \u00e0 la prison, il descendit au \ncabanon du \u00absaltimbanque\u00bb, il l'appela par son nom, \nlui prit la main et lui parla. Il passa toute la journ\u00e9e \naupr\u00e8s de lui, oubliant la nourriture et le sommeil, \npriant Dieu pour l'\u00e2me du condamn\u00e9 et priant le \ncondamn\u00e9 pour la sienne propre. Il lui dit les \nmeilleures v\u00e9rit\u00e9s qui sont les plus simples. Il fut \np\u00e8re, fr\u00e8re, ami, \u00e9v\u00eaque pour b\u00e9nir seulement. Il lui \nenseigna tout, en le rassurant et en le consolant. Cet \nhomme allait mourir d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. La mort \u00e9tait pour lui \ncomme un ab\u00eeme. Debout et fr\u00e9missant sur ce seuil \nlugubre, il reculait avec horreur. Il n'\u00e9tait pas assez \nignorant pour \u00eatre absolument indiff\u00e9rent. Sa \ncondamnation, secousse profonde, avait en quelque \nsorte rompu \u00e7\u00e0 et l\u00e0 autour de lui cette cloison qui nous s\u00e9pare du myst\u00e8re des choses et que nous \nappelons la vie. Il regardait sans cesse au dehors de \nce monde par ces br\u00e8ches fatales, et ne voyait que des \nt\u00e9n\u00e8bres. L'\u00e9v\u00eaque lui fit voir une clart\u00e9. \nLe lendemain quand on vint chercher le \nmalheureux, l'\u00e9v\u00eaque \u00e9tait l\u00e0. Il le suivit. Il se montra \naux yeux de la foule en camail violet et avec sa croix \n\u00e9piscopale au cou, c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te avec ce mis\u00e9rable li\u00e9 de \ncordes. Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur \nl'\u00e9chafaud avec lui. Le patient, si morne et si accabl\u00e9 \nla veille, \u00e9tait rayonnant. Il sentait que son \u00e2me \u00e9tait \nr\u00e9concili\u00e9e et il esp\u00e9rait Dieu. L'\u00e9v\u00eaque l'embrassa, et, \nau moment o\u00f9 le couteau allait tomber, il lui dit : \u00ab \u2013\n Celui que l'homme tue, Dieu le ressuscite; celui que \nles fr\u00e8res chassent retrouve le P\u00e8re. Priez, croyez, \nentrez dans la vie! le P\u00e8re est l\u00e0.\u00bb Quand il \nredescendit de l'\u00e9chafaud, il avait quelque chose dans \nson regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce \nqui \u00e9tait le plus admirable de sa p\u00e2leur ou de sa \ns\u00e9r\u00e9nit\u00e9. En rentrant \u00e0 cet humble logis qu'il appelait \nen souriant son palais , il dit \u00e0 sa s\u0153ur : Je viens d'officier \npontificalement . \nComme les choses les plus sublimes sont souvent \naussi les choses les moins comprises, il y eut dans la \nville des gens qui dirent en commentant cette conduite de l'\u00e9v\u00eaque : c'est de l'affectation . Ceci ne fut \ndu reste qu'un propos de salons. Le peuple, qui \nn'entend pas malice aux actions saintes, fut attendri et \nadmira. \nQuant \u00e0 l'\u00e9v\u00eaque, avoir vu la guillotine fut pour lui \nun choc, et il fut longtemps \u00e0 s'en remettre. \nL'\u00e9chafaud, en effet, quand il est l\u00e0, dress\u00e9 et \ndebout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir \nune certaine indiff\u00e9rence sur la peine de mort, ne \npoint se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a \npas vu de ses yeux une guillotine; mais si l'on en \nrencontre une, la secousse est violente, il faut se \nd\u00e9cider et prendre parti pour ou contre. Les uns \nadmirent, comme de Maistre; les autres ex\u00e8crent, \ncomme Beccaria. La guillotine est la concr\u00e9tion de la \nloi; elle se nomme vindicte ; elle n'est pas neutre, et ne \nvous permet pas de rester neutre. Qui l'aper\u00e7oit \nfrissonne du plus myst\u00e9rieux des frissons. Toutes les \nquestions sociales dressent autour de ce couperet leur \npoint d'interrogation. L'\u00e9chafaud est vision. \nL'\u00e9chafaud n'est pas une charpente, l'\u00e9chafaud n'est \npas une machine, l'\u00e9chafaud n'est pas une m\u00e9canique \ninerte faite de bois, de fer et de cordes. Il semble que \nce soit une sorte d'\u00eatre qui a je ne sais quelle sombre \ninitiative; on dirait que cette charpente voit, que cette machine entend, que cette m\u00e9canique comprend, que \nce bois, ce fer et ces cordes veulent. Dans la r\u00eaverie \naffreuse o\u00f9 sa pr\u00e9sence jette l'\u00e2me, l'\u00e9chafaud \nappara\u00eet terrible et se m\u00ealant de ce qu'il fait. \nL'\u00e9chafaud est le complice du bourreau; il d\u00e9vore; il \nmange de la chair, il boit du sang. L'\u00e9chafaud est une \nsorte de monstre fabriqu\u00e9 par le juge et par le \ncharpentier, un spectre qui semble vivre d'une esp\u00e8ce \nde vie \u00e9pouvantable faite de toute la mort qu'il a \ndonn\u00e9e. \nAussi l'impression fut-elle horrible et profonde; le \nlendemain de l'ex\u00e9cution et beaucoup de jours encore \napr\u00e8s, l'\u00e9v\u00eaque parut accabl\u00e9. La s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 presque \nviolente du moment fun\u00e8bre avait disparu; le \nfant\u00f4me de la justice sociale l'obs\u00e9dait. Lui qui \nd'ordinaire revenait de toutes ses actions avec une \nsatisfaction si rayonnante, il semblait qu'il se f\u00eet un \nreproche. Par moments il se parlait \u00e0 lui-m\u00eame, et \nb\u00e9gayait \u00e0 demi-voix des monologues lugubres. En \nvoici un que sa s\u0153ur entendit un soir et recueillit : \u2013\n Je ne croyais pas que cela f\u00fbt si monstrueux. C'est un \ntort de s'absorber dans la loi divine au point de ne \nplus s'apercevoir de la loi humaine. La mort \nn'appartient qu'\u00e0 Dieu. De quel droit les hommes \ntouchent-ils \u00e0 cette chose inconnue? Avec le temps ces impressions s'att\u00e9nu\u00e8rent, et \nprobablement s'effac\u00e8rent. Cependant on remarqua \nque l'\u00e9v\u00eaque \u00e9vitait d\u00e9sormais de passer sur la place \ndes ex\u00e9cutions. \nOn pouvait appeler M. Myriel \u00e0 toute heure au \nchevet des malades et des mourants. Il n'ignorait pas \nque l\u00e0 \u00e9tait son plus grand devoir et son plus grand \ntravail. Les familles veuves ou orphelines n'avaient \npas besoin de le demander, il arrivait de lui-m\u00eame. Il \nsavait s'asseoir et se taire de longues heures aupr\u00e8s de \nl'homme qui avait perdu la femme qu'il aimait, de la \nm\u00e8re qui avait perdu son enfant. Comme il savait le \nmoment de se taire, il savait aussi le moment de \nparler. O admirable consolateur! il ne cherchait pas \u00e0 \neffacer la douleur par l'oubli, mais \u00e0 l'agrandir et \u00e0 la \ndignifier par l'esp\u00e9rance. Il disait : \u2013 \u00abPrenez garde \u00e0 \nla fa\u00e7on dont vous vous tournez vers les morts. Ne \nsongez pas \u00e0 ce qui pourrit. Regardez fixement. Vous \napercevrez la lueur vivante de votre mort bien-aim\u00e9 \nau fond du ciel.\u00bb Il savait que la croyance est saine. Il \ncherchait \u00e0 conseiller et \u00e0 calmer l'homme d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 \nen lui indiquant du doigt l'homme r\u00e9sign\u00e9, et \u00e0 \ntransformer la douleur qui regarde une fosse en lu i \nmontrant la douleur qui regarde une \u00e9toile. \n \n \n \nI, 1, 5. \n \n \n \n \n \nQue monseigneur Bienvenu faisait \ndurer trop longtemps ses soutanes \n \n \n \n \nLa vie int\u00e9rieure de M. Myriel \u00e9tait pleine des \nm\u00eames pens\u00e9es que sa vie publique. Pour qui e\u00fbt pu \nla voir de pr\u00e8s, c'e\u00fbt \u00e9t\u00e9 un spectacle grave et \ncharmant que cette pauvret\u00e9 volontaire dans laquelle \nvivait M. l'\u00e9v\u00eaque de Digne. \nComme tous les vieillards et comme la plupart des \npenseurs, il dormait peu. Ce court sommeil \u00e9tait \nprofond. Le matin, il se recueillait pendant une heure, \npuis il disait sa messe, soit \u00e0 la cath\u00e9drale, soit dans son oratoire. Sa messe dite, il d\u00e9jeunait d'un pain de \nseigle tremp\u00e9 dans le lait de ses vaches. Puis il \ntravaillait. \nUn \u00e9v\u00eaque est un homme fort occup\u00e9; il faut qu'il \nre\u00e7oive tous les jours le secr\u00e9taire de l'\u00e9v\u00each\u00e9, qui est \nd'ordinaire un chanoine, presque tous les jours ses \ngrands vicaires. Il a des congr\u00e9gations \u00e0 contr\u00f4ler, \ndes privil\u00e8ges \u00e0 donner, toute une librairie \neccl\u00e9siastique \u00e0 examiner, paroissiens, cat\u00e9chismes \ndioc\u00e9sains, livres d'heures, etc., des mandements \u00e0 \n\u00e9crire, des pr\u00e9dications \u00e0 autoriser, des cur\u00e9s et des \nmaires \u00e0 mettre d'accord, une correspondance \ncl\u00e9ricale, une correspondance administrative, d'un \nc\u00f4t\u00e9 l'\u00e9tat, de l'autre le saint-si\u00e8ge, mille affaires. \nLe temps que lui laissaient ces mille affaires et les \noffices et son br\u00e9viaire, il le donnait d'abord aux \nn\u00e9cessiteux, aux malades et aux afflig\u00e9s; le temps que \nles afflig\u00e9s, les malades et les n\u00e9cessiteux lui \nlaissaient, il le donnait au travail. Tant\u00f4t il b\u00eachait la \nterre dans son jardin, tant\u00f4t il lisait et il \u00e9crivait. Il \nn'avait qu'un mot pour ces deux sortes de travail; il \nappelait cela jardiner . \u00abL'esprit est un jardin\u00bb, disait-il. \nVers midi, quand le temps \u00e9tait beau, il sortait et se \npromenait \u00e0 pied dans la campagne ou dans la ville, \nentrant souvent dans les masures. On le voyait cheminer seul, tout \u00e0 ses pens\u00e9es, l\u2019\u0153il baiss\u00e9, appuy\u00e9 \nsur sa longue canne, v\u00eatu de sa douillette violette \nouat\u00e9e et bien chaude, chauss\u00e9 de bas violets dans de \ngros souliers, et coiff\u00e9 de son chapeau plat qui laissait \npasser par ses trois cornes trois glands d'or \u00e0 graine \nd'\u00e9pinards. \nC\u2019\u00e9tait une f\u00eate partout o\u00f9 il paraissait. On e\u00fbt dit \nque son passage avait quelque chose de r\u00e9chauffant \net de lumineux. Les enfants et les vieillards venaient \nsur le seuil des portes pour l\u2019\u00e9v\u00eaque comme pour le \nsoleil. Il b\u00e9nissait et on le b\u00e9nissait. On montrait sa \nmaison \u00e0 quiconque avait besoin de quelque chose. \n\u00c7\u00e0 et l\u00e0, il s'arr\u00eatait, parlait aux petits gar\u00e7ons et \naux petites filles et souriait aux m\u00e8res. Il visitait les \npauvres tant qu'il avait de l'argent; quand il n'en avait \nplus, il visitait les riches. \nComme il faisait durer ses soutanes beaucoup de \ntemps, et qu'il ne voulait pas qu'on s'en aper\u00e7\u00fbt, il ne \nsortait jamais dans la ville autrement qu'avec sa \ndouillette violette. Cela le g\u00eanait un peu en \u00e9t\u00e9. \nEn rentrant, il d\u00eenait. Le d\u00eener ressemblait au \nd\u00e9jeuner. \nLe soir \u00e0 huit heures et demie il soupait avec sa \ns\u0153ur, madame Magloire debout derri\u00e8re eux et les \nservant \u00e0 table. Rien de plus frugal que ce repas. Si pourtant l'\u00e9v\u00eaque avait un de ses cur\u00e9s \u00e0 souper, \nmadame Magloire en profitait pour servir \u00e0 \nmonseigneur quelque excellent poisson des lacs ou \nquelque fin gibier de la montagne. Tout cur\u00e9 \u00e9tait un \npr\u00e9texte de bon repas; l'\u00e9v\u00eaque se laissait faire. Hors \nde l\u00e0, son ordinaire ne se composait gu\u00e8re que de \nl\u00e9gumes cuits dans l'eau et de soupe \u00e0 l'huile. Aussi \ndisait-on dans la ville : Quand l'\u00e9v\u00eaque ne fait pas ch\u00e8re de \ncur\u00e9, il fait ch\u00e8re de trappiste . \nApr\u00e8s son souper, il causait pendant une demi-\nheure avec mademoiselle Baptistine et madame \nMagloire; puis il rentrait dans sa chambre et se \nremettait \u00e0 \u00e9crire, tant\u00f4t sur des feuilles volantes, \ntant\u00f4t sur la marge de quelque in-folio. Il \u00e9tait lettr\u00e9 \net quelque peu savant. Il a laiss\u00e9 cinq ou six \nmanuscrits assez curieux; entre autres une \ndissertation sur le verset de la Gen\u00e8se : Au \ncommencement l'esprit de Dieu flottait sur les eaux . Il \nconfronte avec ce verset trois textes : la version arabe \nqui dit : Les vents de Dieu soufflaient ; Flavius Jos\u00e8phe qui \ndit : Un vent d'en haut se pr\u00e9cipitait sur la terre ; et enfin la \nparaphrase chalda\u00efque d'Onkelos qui porte : Un vent \nvenant de Dieu soufflait sur la face des eaux . Dans une \nautre dissertation, il examine les \u0153uvres th\u00e9ologiques \nde Hugo, \u00e9v\u00eaque de Ptol\u00e9ma\u00efs, arri\u00e8re-grand-oncle de celui qui \u00e9crit ce livre, et il \u00e9tablit qu'il faut attribuer \u00e0 \ncet \u00e9v\u00eaque les divers opuscules publi\u00e9s, au si\u00e8cle \ndernier, sous le pseudonyme de Barleycourt. \nParfois au milieu d'une lecture, quel que f\u00fbt le livre \nqu'il e\u00fbt entre les mains, il tombait tout \u00e0 coup dans \nune m\u00e9ditation profonde d'o\u00f9 il ne sortait que pour \n\u00e9crire quelques lignes sur les pages m\u00eames du \nvolume. Ces lignes souvent n'ont aucun rapport avec \nle livre qui les contient. Nous avons sous les yeux \nune note \u00e9crite par lui sur une des marges d'un in-\nquarto intitul\u00e9 : Correspondance du lord Germain avec les \ng\u00e9n\u00e9raux Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station de \nl'Am\u00e9rique. A Versailles, chez Poin\u00e7ot, libraire , et \u00e0 Paris, \nchez Pissot, libraire, quai des Augustins . Voici cette note : \n\u00ab O vous qui \u00eates! L'Eccl\u00e9siaste vous nomme \nToute-Puissance, les Macchab\u00e9es vous nomment \nCr\u00e9ateur, l'Ep\u00eetre aux Eph\u00e9siens vous nomme \nLibert\u00e9, Baruch vous nomme Immensit\u00e9, les \nPsaumes vous nomment Sagesse et V\u00e9rit\u00e9, Jean vous \nnomme Lumi\u00e8re, les Rois vous nomment Seigneur, \nl'Exode vous appelle Providence, le L\u00e9vitique \nSaintet\u00e9, Esdras Justice, la cr\u00e9ation vous nomme \nDieu, l'homme vous nomme P\u00e8re, mais Salomon \nvous nomme Mis\u00e9ricorde, et c'est l\u00e0 le plus beau de \ntous vos noms. \u00bb Vers neuf heures du soir, les deux femmes se \nretiraient et montaient \u00e0 leurs chambres au premier, \nle laissant jusqu'au matin seul au rez- de-chauss\u00e9e. \nIci il est n\u00e9cessaire que nous donnions une id\u00e9e \nexacte du logis de M. l'\u00e9v\u00eaque de Digne. \n \n \n \n \nI, 1, 6. \n \n \n \n \n \nPar qui il faisait garder sa maison \n \n \n \n \n \n \nLa maison qu'il habitait se composait, nous l'avons \ndit, d'un rez- de-chauss\u00e9e et d'un seul \u00e9tage : trois \npi\u00e8ces au rez- de-chauss\u00e9e, trois chambres au premier, \nau-dessus un grenier. Derri\u00e8re la maison un jardin \nd'un quart d'arpent. Les deux femmes occupaient le \npremier. L'\u00e9v\u00eaque logeait en bas. La premi\u00e8re pi\u00e8ce, \nqui s'ouvrait sur la rue, lui servait de salle \u00e0 manger, la \ndeuxi\u00e8me de chambre \u00e0 coucher, la troisi\u00e8me d'oratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans \npasser par la chambre \u00e0 coucher, ni sortir de la \nchambre \u00e0 coucher sans passer par la salle \u00e0 manger. \nDans l'oratoire, au fond, il y avait une alc\u00f4ve ferm\u00e9e \navec un lit pour les cas d'hospitalit\u00e9. M. l'\u00e9v\u00eaque \noffrait ce lit aux cur\u00e9s de campagne que des affaires \nou les besoins de leur paroisse amenaient \u00e0 Digne. \nLa pharmacie de l'h\u00f4pital, petit b\u00e2timent ajout\u00e9 \u00e0 \nla maison et pris sur le jardin, avait \u00e9t\u00e9 transform\u00e9e \nen cuisine et en cellier. \nIl y avait en outre dans le jardin une \u00e9table qui \u00e9tait \nl'ancienne cuisine de l'hospice et o\u00f9 l'\u00e9v\u00eaque \nentretenait deux vaches. Quelle que f\u00fbt la quantit\u00e9 de \nlait qu'elles lui donnassent, il en envoyait \ninvariablement tous les matins la moiti\u00e9 aux malades \nde l'h\u00f4pital. Je paye ma d\u00eeme , disait-il. \nSa chambre \u00e9tait assez grande et assez difficile \u00e0 \nchauffer dans la mauvaise saison. Comme le bois est \ntr\u00e8s cher \u00e0 Digne, il avait imagin\u00e9 de faire faire dans \nl'\u00e9table \u00e0 vaches un compartiment ferm\u00e9 d'une \ncloison en planches. C\u2019est l\u00e0 qu'il passait ses soir\u00e9e s \ndans les grands froids. Il appelait cela son salon d'hiver . \nIl n'y avait dans ce salon d'hiver, comme dans la \nsalle \u00e0 manger, d'autres meubles qu'une table de bois \nblanc, carr\u00e9e, et quatre chaises de paille. La salle \u00e0 manger \u00e9tait orn\u00e9e en outre d'un vieux buffet peint \nen rose \u00e0 la d\u00e9trempe. Du buffet pareil, \nconvenablement habill\u00e9 de napperons blancs et de \nfausses dentelles, l'\u00e9v\u00eaque avait fait l'autel qui \nd\u00e9corait son oratoire. \nSes p\u00e9nitentes riches et les saintes femmes de \nDigne s'\u00e9taient souvent cotis\u00e9es pour faire les frais \nd'un bel autel neuf \u00e0 l'oratoire de monseigneur; il \navait chaque fois pris l'argent et l'avait donn\u00e9 aux \npauvres. \u2013 Le plus beau des autels, disait-il, c'est l'\u00e2me \nd'un malheureux consol\u00e9 qui remercie Dieu. \nIl avait dans son oratoire deux chaises prie-Dieu \nen paille, et un fauteuil \u00e0 bras \u00e9galement en paille \ndans sa chambre \u00e0 coucher. Quand par hasard il \nrecevait sept ou huit personnes \u00e0 la fois, le pr\u00e9fet, ou \nle g\u00e9n\u00e9ral, ou l'\u00e9tat-major du r\u00e9giment en garnison, \nou quelques \u00e9l\u00e8ves du petit s\u00e9minaire, on \u00e9tait oblig\u00e9 \nd'aller chercher dans l'\u00e9table les chaises du salon \nd'hiver, dans l'oratoire les prie-Dieu et le fauteuil \ndans la chambre \u00e0 coucher; de cette fa\u00e7on, on \npouvait r\u00e9unir jusqu'\u00e0 onze si\u00e8ges pour les visiteurs. \nA chaque nouvelle visite on d\u00e9meublait une pi\u00e8ce. \nIl arrivait parfois qu'on \u00e9tait douze; alors l'\u00e9v\u00eaque \ndissimulait l'embarras de la situation en se tenant debout devant la chemin\u00e9e si c'\u00e9tait l'hiver, ou en \nproposant un tour dans le jardin si c'\u00e9tait l'\u00e9t\u00e9. \nIl y avait bien encore dans l'alc\u00f4ve ferm\u00e9e une \nchaise, mais elle \u00e9tait \u00e0 demi d\u00e9paill\u00e9e et ne portait \nque sur trois pieds, ce qui faisait qu'elle ne pouvait \nservir qu'appuy\u00e9e contre le mur. Mademoiselle \nBaptistine avait bien aussi dans sa chambre une tr\u00e8s \ngrande berg\u00e8re en bois jadis dor\u00e9 et rev\u00eatue de p\u00e9kin \n\u00e0 fleurs, mais on avait \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de monter cette \nberg\u00e8re au premier par la fen\u00eatre, l'escalier \u00e9tant trop \n\u00e9troit; elle ne pouvait donc pas compter parmi les en-\ncas du mobilier. \nL'ambition de mademoiselle Baptistine e\u00fbt \u00e9t\u00e9 de \npouvoir acheter un meuble de salon en velours \nd'Utrecht jaune \u00e0 rosaces et en acajou \u00e0 cou de cygne, \navec canap\u00e9. Mais cela e\u00fbt co\u00fbt\u00e9 au moins cinq cents \nfrancs, et, ayant vu qu'elle n'avait r\u00e9ussi \u00e0 \u00e9conomiser \npour cet objet que quarante-deux francs dix sous en \ncinq ans, elle avait fini par y renoncer. D'ailleurs qui \nest-ce qui atteint son id\u00e9al? \nRien de plus simple \u00e0 se figurer que la chambre \u00e0 \ncoucher de l'\u00e9v\u00eaque. Une porte-fen\u00eatre donnant sur \nle jardin, vis-\u00e0-vis, le lit; un lit d'h\u00f4pital en fer avec \nbaldaquin de serge verte; dans l'ombre du lit, derri\u00e8re \nun rideau, les ustensiles de toilette trahissant encore les anciennes habitudes \u00e9l\u00e9gantes de l'homme du \nmonde; deux portes, l'une pr\u00e8s de la chemin\u00e9e, \ndonnant dans l'oratoire; l'autre pr\u00e8s de la \nbiblioth\u00e8que, donnant dans la salle \u00e0 manger; la \nbiblioth\u00e8que, grande armoire vitr\u00e9e pleine de livres; la \nchemin\u00e9e de bois peint en marbre, habituellement \nsans feu; dans la chemin\u00e9e, une paire de chenets en \nfer orn\u00e9s de deux vases \u00e0 guirlandes et cannelures \njadis argent\u00e9s \u00e0 l'argent hach\u00e9, ce qui \u00e9tait un genre \nde luxe \u00e9piscopal; au-dessus, \u00e0 l'endroit o\u00f9 d'ordinaire \non met la glace, un crucifix de cuivre d\u00e9sargent\u00e9 fix\u00e9 \nsur un velours noir r\u00e2p\u00e9 dans un cadre de bois \nd\u00e9dor\u00e9. Pr\u00e8s de la porte-fen\u00eatre, une grande table \navec un encrier, charg\u00e9e de papiers confus et de gros \nvolumes. Devant la table, le fauteuil de paille. Devant \nle lit, un prie-Dieu, emprunt\u00e9 \u00e0 l'oratoire. \nDeux portraits dans des cadres ovales \u00e9taient \naccroch\u00e9s au mur des deux c\u00f4t\u00e9s du lit. De petites \ninscriptions dor\u00e9es sur le fond neutre de la toile \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 des figures indiquaient que les portraits \nrepr\u00e9sentaient, l'un, l'abb\u00e9 de Chaliot, \u00e9v\u00eaque de \nSaint-Claude, l'autre, l'abb\u00e9 Tourteau, vicaire-g\u00e9n\u00e9ral \nd'Agde, abb\u00e9 de Grand- Champ, ordre de C\u00eeteaux, \ndioc\u00e8se de Chartres. L'\u00e9v\u00eaque, en succ\u00e9dant dans \ncette chambre aux malades de l'h\u00f4pital, y avait trouv\u00e9 ces portraits et les y avait laiss\u00e9s. C'\u00e9taient des \npr\u00eatres, probablement des donateurs, deux motifs \npour qu'il les respect\u00e2t. Tout ce qu'il savait de ces \ndeux personnages, c'est qu'ils avaient \u00e9t\u00e9 nomm\u00e9s par \nle roi, l'un \u00e0 son \u00e9v\u00each\u00e9, l'autre \u00e0 son b\u00e9n\u00e9fice, le \nm\u00eame jour, le 27 avril 1785. Madame Magloire ayant \nd\u00e9croch\u00e9 les tableaux pour en secouer la poussi\u00e8re, \nl'\u00e9v\u00eaque avait trouv\u00e9 cette particularit\u00e9 \u00e9crite d'une \nencre blanch\u00e2tre sur un petit carr\u00e9 de papier jauni par \nle temps, coll\u00e9 avec quatre pains \u00e0 cacheter derri\u00e8re le \nportrait de l'abb\u00e9 de Grand-Champ. \nIl avait \u00e0 sa fen\u00eatre un antique rideau de grosse \n\u00e9toffe de laine qui finit par devenir tellement vieux \nque, pour \u00e9viter la d\u00e9pense d'un neuf, madame \nMagloire fut oblig\u00e9e de faire une grande couture au \nbeau milieu. Cette couture dessinait une croix. \nL'\u00e9v\u00eaque le faisait souvent remarquer. \u2013 Comme cela \nfait bien! disait-il. \nToutes les chambres de la maison, au rez- de-\nchauss\u00e9e ainsi qu'au premier, sans exception, \u00e9taient \nblanchies au lait de chaux, ce qui est une mode de \ncaserne et d'h\u00f4pital. \nCependant, dans les derni\u00e8res ann\u00e9es, madame \nMagloire retrouva, comme on le verra plus loin, sous \nle papier badigeonn\u00e9, des peintures qui ornaient l'appartement de mademoiselle Baptistine. Avant \nd'\u00eatre l'h\u00f4pital, cette maison avait \u00e9t\u00e9 le parloir aux \nbourgeois. De l\u00e0 cette d\u00e9coration. Les chambres \n\u00e9taient pav\u00e9es de briques rouges qu'on lavait toutes \nles semaines, avec des nattes de paille tress\u00e9e devant \ntous les lits. Du reste ce logis, tenu par deux femmes, \n\u00e9tait du haut en bas d'une propret\u00e9 exquise. C'\u00e9tait le \nseul luxe que l'\u00e9v\u00eaque perm\u00eet. Il disait : \u2013 Cela ne prend \nrien aux pauvres . \nIl faut convenir cependant qu'il lui restait de ce \nqu'il avait poss\u00e9d\u00e9 jadis six couverts d'argent et une \ngrande cuiller \u00e0 soupe que madame Magloire \nregardait tous les jours avec bonheur reluire \nsplendidement sur la grosse nappe de toile blanche. \nEt comme nous peignons ici l'\u00e9v\u00eaque de Digne tel \nqu'il \u00e9tait, nous devons ajouter qu'il lui \u00e9tait arriv\u00e9 \nplus d'une fois de dire : \u2013 Je renoncerais difficilement \n\u00e0 manger dans de l'argenterie. \nIl faut ajouter \u00e0 cette argenterie deux gros \nflambeaux d'argent massif qui lui venaient de \nl'h\u00e9ritage d'une grand'tante. Ces flambeaux portaient \ndeux bougies de cire et figuraient habituellement sur \nla chemin\u00e9e de l'\u00e9v\u00eaque. Quand il avait quelqu'un \u00e0 \nd\u00eener, madame Magloire allumait les deux bougies et \nmettait les deux flambeaux sur la table. Il y avait dans la chambre m\u00eame de l'\u00e9v\u00eaque, \u00e0 la \nt\u00eate de son lit, un petit placard dans lequel madame \nMagloire serrait chaque soir les six couverts d'argent \net la grande cuiller. Il faut dire qu'on n'en \u00f4tait jamais \nla clef. \nLe jardin, un peu g\u00e2t\u00e9 par les constructions assez \nlaides dont nous avons parl\u00e9, se composait de quatre \nall\u00e9es en croix rayonnant autour d'un puisard; une \nautre all\u00e9e faisait tout le tour du jardin et cheminait le \nlong du mur blanc dont il \u00e9tait enclos. Ces all\u00e9es \nlaissaient entre elles quatre carr\u00e9s bord\u00e9s de buis. \nDans trois, madame Magloire cultivait des l\u00e9gumes; \ndans le quatri\u00e8me, l'\u00e9v\u00eaque avait mis des fleurs. Il y \navait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques arbres fruitiers. \nUne fois, madame Magloire lui avait dit avec une \nsorte de malice douce : \u2013 Monseigneur, vous qui tirez \nparti de tout, voil\u00e0 pourtant un carr\u00e9 inutile. Il \nvaudrait mieux avoir l\u00e0 des salades que des bouquets. \n\u2013 Madame Magloire, r\u00e9pondit l'\u00e9v\u00eaque, vous vous \ntrompez. Le beau est aussi utile que l'utile. \u2013 Il ajouta \napr\u00e8s un silence : Plus peut-\u00eatre. \nCe carr\u00e9, compos\u00e9 de trois ou quatre plates-\nbandes, occupait M. l'\u00e9v\u00eaque presque autant que ses \nlivres. Il y passait volontiers une heure ou deux, \ncoupant, sarclant et piquant \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des trous en terre o\u00f9 il mettait des graines. Il n'\u00e9tait pas aussi hostile \naux insectes qu'un jardinier l'e\u00fbt voulu. Du reste \naucune pr\u00e9tention \u00e0 la botanique; il ignorait les \ngroupes et le solidisme; il ne cherchait pas le moins \ndu monde \u00e0 d\u00e9cider entre Tournefort et la m\u00e9thode \nnaturelle; il ne prenait parti ni pour les utricules \ncontre les cotyl\u00e9dons, ni pour Jussieu contre Linn\u00e9. Il \nn'\u00e9tudiait pas les plantes; il aimait les fleurs. Il \nrespectait beaucoup les savants, il respectait encore \nplus les ignorants, et, sans jamais manquer \u00e0 ces deux \nrespects, il arrosait ses plates-bandes chaque soir \nd'\u00e9t\u00e9 avec un arrosoir de fer-blanc peint en vert. \nLa maison n'avait pas une porte qui ferm\u00e2t \u00e0 clef. \nLa porte de la salle \u00e0 manger qui, nous l'avons dit, \ndonnait de plain-pied sur la place de la cath\u00e9drale, \n\u00e9tait jadis arm\u00e9e de serrures et de verrous comme \nune porte de prison. L'\u00e9v\u00eaque avait fait \u00f4ter toutes \nces ferrures, et cette porte, la nuit comme le jour, \nn'\u00e9tait ferm\u00e9e qu'au loquet. Le premier passant venu, \n\u00e0 quelque heure que ce f\u00fbt, n'avait qu'\u00e0 la pousser. \nDans les commencements, les deux femmes avaient \n\u00e9t\u00e9 fort tourment\u00e9es de cette porte jamais close; mais \nM. de Digne leur avait dit : Faites mettre des verrous \n\u00e0 vos chambres, si cela vous pla\u00eet. Elles avaient fini \npar partager sa confiance ou du moins par faire comme si elles la partageaient. Madame Magloire \nseule avait de temps en temps des frayeurs. Pour ce \nqui est de l'\u00e9v\u00eaque, on peut trouver sa pens\u00e9e \nexpliqu\u00e9e ou du moins indiqu\u00e9e dans ces trois lignes \n\u00e9crites par lui sur la marge d'une Bible : \u00abVoici la \nnuance : la porte du m\u00e9decin ne doit jamais \u00eatre \nferm\u00e9e, la porte du pr\u00eatre doit toujours \u00eatre ouverte.\u00bb \nSur un autre livre, intitul\u00e9 Philosophie de la science \nm\u00e9dicale , il avait \u00e9crit cette autre note : \u00abEst-ce que je \nne suis pas m\u00e9decin comme eux? Moi aussi j'ai mes \nmalades; d'abord j'ai les leurs, qu'ils appellent les \nmalades; et puis j'ai les miens, que j'appelle les \nmalheureux.\u00bb \nAilleurs encore il avait \u00e9crit : \u00abNe demandez pas \nson nom \u00e0 qui vous demande un g\u00eete. C'est surtout \ncelui-l\u00e0 que son nom embarrasse qui a besoin d'asile.\u00bb \nIl advint qu'un digne cur\u00e9, je ne sais plus si c'\u00e9tait \nle cur\u00e9 de Couloubroux ou le cur\u00e9 de Pompierry, \ns'avisa de lui demander un jour, probablement \u00e0 \nl'instigation de madame Magloire, si monseigneur \n\u00e9tait bien s\u00fbr de ne pas commettre jusqu'\u00e0 un certain \npoint une imprudence en laissant jour et nuit sa porte \nouverte \u00e0 la disposition de qui voulait entrer, et s'il ne \ncraignait pas enfin qu'il n'arriv\u00e2t quelque malheur \ndans une maison si peu gard\u00e9e. L'\u00e9v\u00eaque lui toucha l'\u00e9paule avec une gravit\u00e9 douce et lui dit : Nisi \nDominus custodierit domum, in vanum vigilant qui custodiunt \neam. Puis il parla d'autre chose. \nIl disait assez volontiers: \u00abIl y a la bravoure du \npr\u00eatre comme il y a la bravoure du colonel de \ndragons.\u00bb \u2013 Seulement, ajoutait-il, la n\u00f4tre doit \u00eatre \ntranquille. \n \n \n \nI, 1, 7. \n \n \n \n \n \nCravatte \n \n \n \n \n \n \nIci se place naturellement un fait que nous ne \ndevons pas omettre, car il est de ceux qui font le \nmieux voir quel homme c'\u00e9tait que M. l'\u00e9v\u00eaque de \nDigne. \nApr\u00e8s la destruction de la bande de Gaspard B\u00e8s \nqui avait infest\u00e9 les gorges d'Ollioules, un de ses \nlieutenants, Cravatte, se r\u00e9fugia dans la montagne. Il \nse cacha quelque temps avec ses bandits, reste de la troupe de Gaspard B\u00e8s, dans le comt\u00e9 de Nice, puis \ngagna le Pi\u00e9mont, et tout \u00e0 coup reparut en France, \ndu c\u00f4t\u00e9 de Barcelonnette. On le vit \u00e0 Jauziers \nd'abord, puis aux Tuiles. Il se cacha dans les cavernes \ndu Joug- de-l'Aigle, et de l\u00e0 il descendait vers les \nhameaux et les villages par les ravins de l'Ubaye et de \nl'Ubayette. Il osa m\u00eame pousser jusqu'\u00e0 Embrun, \np\u00e9n\u00e9tra une nuit dans la cath\u00e9drale et d\u00e9valisa la \nsacristie. Ses brigandages d\u00e9solaient le pays. On mit la \ngendarmerie \u00e0 ses trousses, mais en vain. Il \u00e9chappait \ntoujours; quelquefois il r\u00e9sistait de vive force. C'\u00e9tait \nun hardi mis\u00e9rable. Au milieu de toute cette terreur, \nl'\u00e9v\u00eaque arriva. Il faisait sa tourn\u00e9e. Au Chastelar, le \nmaire vint le trouver, et l'engagea \u00e0 rebrousser \nchemin. Cravatte tenait la montagne jusqu'\u00e0 l'Arche, \net au del\u00e0. Il y avait danger, m\u00eame avec une escorte. \nC'\u00e9tait exposer inutilement trois ou quatre \nmalheureux gendarmes. \n\u2013 Aussi, dit l'\u00e9v\u00eaque, je compte aller sans escorte. \n\u2013 Y pensez-vous, monseigneur? s'\u00e9cria le maire. \n\u2013 J'y pense tellement que je refuse absolument les \ngendarmes et que je vais partir dans une heure. \n\u2013 Partir? \n\u2013 Partir. \n\u2013 Seul? \u2013 Seul. \n\u2013 Monseigneur! vous ne ferez pas cela. \n\u2013 Il y a l\u00e0, dans la montagne, reprit l'\u00e9v\u00eaque, une \nhumble petite commune grande comme \u00e7a que je n'ai \npas vue depuis trois ans. Ce sont mes bons amis. De \ndoux et honn\u00eates bergers. Ils poss\u00e8dent une ch\u00e8vre \nsur trente qu'ils gardent. Ils font de fort jolis cordons \nde laine de diverses couleurs, et ils jouent des airs de \nmontagne sur de petites fl\u00fbtes \u00e0 six trous. Ils ont \nbesoin qu'on leur parle de temps en temps du bon \nDieu. Que diraient-ils d'un \u00e9v\u00eaque qui a peur? Que \ndiraient-ils si je n'y allais pas? \n\u2013 Mais, monseigneur, les brigands! Si vous \nrencontrez les brigands! \n\u2013 Tiens, dit l'\u00e9v\u00eaque, j'y songe. Vous avez raison. \nJe puis les rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoin \nqu'on leur parle du bon Dieu. \n\u2013 Monseigneur! mais c'est une bande! c'est un \ntroupeau de loups. \n\u2013 Monsieur le maire, c'est peut-\u00eatre pr\u00e9cis\u00e9ment de \nce troupeau que J\u00e9sus me fait le pasteur. Qui sait les \nvoies de la Providence? \n\u2013 Monseigneur, ils vous d\u00e9valiseront. \n\u2013 Je n'ai rien. \n\u2013 Ils vous tueront. \u2013 Un vieux bonhomme de pr\u00eatre qui passe en \nmarmottant ses momeries? Bah! \u00e0 quoi bon? \n\u2013 Oh! mon Dieu! si vous alliez les rencontrer! \n\u2013 Je leur demanderai l'aum\u00f4ne pour mes pauvres. \n\u2013 Monseigneur, n'y allez pas. Au nom du ciel! vous \nexposez votre vie. \n\u2013 Monsieur le maire, dit l'\u00e9v\u00eaque, n'est- ce \nd\u00e9cid\u00e9ment que cela? Je ne suis pas en ce monde \npour garder ma vie, mais pour garder les \u00e2mes. \nIl fallut le laisser faire. Il partit accompagn\u00e9 \nseulement d'un enfant, qui s'offrit \u00e0 lui servir de \nguide. Son obstination fit bruit dans le pays, et \neffraya tr\u00e8s fort. \nIl ne voulut emmener ni sa s\u0153ur, ni madame \nMagloire. Il traversa la montagne \u00e0 mulet, ne \nrencontra personne et arriva sain et sauf chez ses \n\u00ab bons amis \u00bb les bergers. Il y resta quinze jours, \npr\u00eachant, administrant, enseignant, moralisant. \nLorsqu'il fut proche de son d\u00e9part, il r\u00e9solut de \nchanter pontificalement un Te Deum . Il en parla au \ncur\u00e9. Mais comment faire? pas d'ornements \n\u00e9piscopaux. On ne pouvait mettre \u00e0 sa disposition \nqu'une ch\u00e9tive sacristie de village avec quelques \nvieilles chasubles de damas us\u00e9 orn\u00e9es de galons faux. \u2013 Bah! dit l'\u00e9v\u00eaque. Monsieur le cur\u00e9, annon\u00e7ons \ntoujours au pr\u00f4ne notre Te Deum . Cela s'arrangera. \nOn chercha dans les \u00e9glises d'alentour. Toutes les \nmagnificences de ces humbles paroisses r\u00e9unies \nn'auraient pas suffi \u00e0 v\u00eatir convenablement un \nchantre de cath\u00e9drale. \nComme on \u00e9tait dans cet embarras, une grande \ncaisse fut apport\u00e9e et d\u00e9pos\u00e9e au presbyt\u00e8re pour M. \nl'\u00e9v\u00eaque par deux cavaliers inconnus qui repartirent \nsur-le-champ. On ouvrit la caisse; elle contenait une \nchape de drap d'or, une mitre orn\u00e9e de diamants, une \ncroix archi\u00e9piscopale, une crosse magnifique, tous les \nv\u00eatements pontificaux vol\u00e9s un mois auparavant au \ntr\u00e9sor de Notre-Dame d'Embrun. Dans la caisse il y \navait un papier sur lequel \u00e9taient \u00e9crits ces mots : \nCravatte \u00e0 monseigneur Bienvenu . \n\u2013 Quand je disais que cela s'arrangerait! dit \nl'\u00e9v\u00eaque. Puis il ajouta en souriant : A qui se contente \nd'un surplis de cur\u00e9, Dieu envoie une chape \nd'archev\u00eaque. \n\u2013 Monseigneur, murmura le cur\u00e9 en hochant la \nt\u00eate avec un sourire, Dieu \u2013 ou le diable. \nL'\u00e9v\u00eaque regarda fixement le cur\u00e9 et reprit avec \nautorit\u00e9 : \u2013 Dieu! Quand il revint au Chastelar, et tout le long de la \nroute, on venait le regarder par curiosit\u00e9. Il retrouva \nau presbyt\u00e8re du Chastelar mademoiselle Baptistine \net madame Magloire qui l'attendaient, et il dit \u00e0 sa \ns\u0153ur : \u2013 Eh bien, avais-je raison? le pauvre pr\u00eatre est \nall\u00e9 chez ces pauvres montagnards les mains vides, il \nen revient les mains pleines. J'\u00e9tais parti n'emportant \nque ma confiance en Dieu; je rapporte le tr\u00e9sor d'une \ncath\u00e9drale. \nLe soir, avant de se coucher, il dit encore : \u2013 Ne \ncraignons jamais les voleurs ni les meurtriers. Ce sont \nl\u00e0 les dangers du dehors, les petits dangers. \nCraignons-nous nous-m\u00eames. Les pr\u00e9jug\u00e9s, voil\u00e0 les \nvoleurs; les vices, voil\u00e0 les meurtriers. Les grands \ndangers sont au dedans de nous. Qu'importe ce qui \nmenace notre t\u00eate ou notre bourse. Ne songeons qu'\u00e0 \nce qui menace notre \u00e2me. \nPuis se tournant vers sa s\u0153ur : \u2013 Ma s\u0153ur, de la \npart du pr\u00eatre jamais de pr\u00e9caution contre le \nprochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. \nBornons-nous \u00e0 prier Dieu quand nous croyons \nqu'un danger arrive sur nous. Prions-le, non pour \nnous, mais pour que notre fr\u00e8re ne tombe pas en \nfaute \u00e0 notre occasion. Du reste les \u00e9v\u00e9nements \u00e9taient rares dans son \nexistence. Nous racontons ceux que nous savons; \nmais d'ordinaire il passait sa vie \u00e0 faire toujours les \nm\u00eames choses aux m\u00eames moments. Un mois de son \nann\u00e9e ressemblait \u00e0 une heure de sa journ\u00e9e. \nQuant \u00e0 ce que devint \u00able tr\u00e9sor\u00bb de la cath\u00e9drale \nd'Embrun, on nous embarrasserait de nous interroger \nl\u00e0-dessus. C'\u00e9taient l\u00e0 de bien belles choses, et bien \ntentantes, et bien bonnes \u00e0 voler au profit des \nmalheureux. Vol\u00e9es, elles l'\u00e9taient d\u00e9j\u00e0 d'ailleurs. La \nmoiti\u00e9 de l'aventure \u00e9tait accomplie; il ne restait plus \nqu'\u00e0 changer la direction du vol, et qu'\u00e0 lui faire faire \nun petit bout de chemin du c\u00f4t\u00e9 des pauvres. Nous \nn'affirmons rien du reste \u00e0 ce sujet. Seulement, on a \ntrouv\u00e9 dans les papiers de l'\u00e9v\u00eaque une note assez \nobscure qui se rapporte peut-\u00eatre \u00e0 cette affaire et qui \nest ainsi con\u00e7ue : La question est de savoir si cela doit faire \nretour \u00e0 la cath\u00e9drale ou \u00e0 l'h\u00f4pital . \n \n \n \n \nI, 1, 8. \n \n \n \n \n \nPhilosophie apr\u00e8s boire \n \n \n \n \n \n \nLe s\u00e9nateur, dont il a \u00e9t\u00e9 parl\u00e9 plus haut, \u00e9tait un \nhomme entendu qui avait fait son chemin avec une \nrectitude inattentive \u00e0 toutes ces rencontres qui font \nobstacle et qu'on nomme conscience, foi jur\u00e9e, \njustice, devoir; il avait march\u00e9 droit \u00e0 son but et sans \nbroncher une seule fois dans la ligne de son \navancement et de son int\u00e9r\u00eat. C'\u00e9tait un ancien \nprocureur, attendri par le succ\u00e8s, pas m\u00e9chant homme du tout, rendant tous les petits services qu'il \npouvait \u00e0 ses fils, \u00e0 ses gendres, \u00e0 ses parents, m\u00eame \u00e0 \ndes amis; ayant sagement pris de la vie les bons c\u00f4t\u00e9s, \nles bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste \nlui semblait assez b\u00eate. Il \u00e9tait spirituel, et juste assez \nlettr\u00e9 pour se croire un disciple d'Epicure en n'\u00e9tant \npeut-\u00eatre qu'un produit de Pigault-Lebrun. Il riait \nvolontiers, et agr\u00e9ablement, des choses infinies et \n\u00e9ternelles, et des \u00abbilleves\u00e9es du bonhomme \u00e9v\u00eaque\u00bb. \nIl en riait quelquefois, avec une aimable autorit\u00e9, \ndevant M. Myriel lui-m\u00eame, qui \u00e9coutait. \nA je ne sais plus quelle c\u00e9r\u00e9monie demi-officielle, \nle comte *** (ce s\u00e9nateur) et M. Myriel durent d\u00eener \nchez le pr\u00e9fet. Au dessert, le s\u00e9nateur, un peu \u00e9gay\u00e9, \nquoique toujours digne, s'\u00e9cria : \n\u2013 Parbleu, monsieur l'\u00e9v\u00eaque, causons. Un \ns\u00e9nateur et un \u00e9v\u00eaque se regardent difficilement sans \nrire. Nous sommes deux augures. Et je vais vous faire \nun aveu. J'ai ma philosophie. \n\u2013 Et vous avez raison, r\u00e9pondit l'\u00e9v\u00eaque. Comme \non fait sa philosophie, on se couche. Vous \u00eates sur l e \nlit de pourpre, monsieur le s\u00e9nateur. \nLe s\u00e9nateur, encourag\u00e9, reprit : \n\u2013 Soyons bons enfants. \n\u2013 Bons diables m\u00eame, dit l'\u00e9v\u00eaque. \u2013 Je vous d\u00e9clare, repartit le s\u00e9nateur, que le \nmarquis d'Argens, Pyrrhon, Hobbes et M. Naigeon \nne sont pas des maroufles. J'ai dans ma biblioth\u00e8que \ntous mes philosophes dor\u00e9s sur tranche. \n\u2013 Comme vous-m\u00eame, monsieur le comte, \ninterrompit l'\u00e9v\u00eaque. \nLe s\u00e9nateur poursuivit : \n\u2013 Je hais Diderot; c'est un id\u00e9ologue, un \nd\u00e9clamateur et un r\u00e9volutionnaire, au fond croyant \nen Dieu, et plus bigot que Voltaire. Voltaire s'est \nmoqu\u00e9 de Needham, et il a eu tort; car les anguilles \nde Needham prouvent que Dieu est inutile. Une \ngoutte de vinaigre dans une cuiller\u00e9e de p\u00e2te de farine \nsuppl\u00e9e le fiat lux . Supposez la goutte plus grosse et l a \ncuiller\u00e9e plus grande, vous avez le monde. L'homme, \nc'est l'anguille. Alors \u00e0 quoi bon le P\u00e8re \u00e9ternel? \nMonsieur l'\u00e9v\u00eaque, l'hypoth\u00e8se J\u00e9hovah me fatigue. \nElle n'est bonne qu'\u00e0 produire des gens maigres qui \nsongent creux. A bas ce grand Tout qui me tracasse! \nVive Z\u00e9ro qui me laisse tranquille! De vous \u00e0 moi, et \npour vider mon sac, et pour me confesser \u00e0 mon \npasteur, comme il convient, je vous avoue que j'ai du \nbon sens. Je ne suis pas fou de votre J\u00e9sus qui pr\u00eache \n\u00e0 tout bout de champ le renoncement et le sacrifice. \nConseil d'avare \u00e0 des gueux. Renoncement! pourquoi? Sacrifice! \u00e0 quoi? Je ne vois pas qu'un loup \ns'immole au bonheur d'un autre loup. Restons donc \ndans la nature. Nous sommes au sommet; ayons la \nphilosophie sup\u00e9rieure. Que sert d'\u00eatre en haut, si \nl'on ne voit pas plus loin que le bout du nez des \nautres? Vivons ga\u00eement. La vie, c'est tout. Que \nl'homme ait un autre avenir, ailleurs, l\u00e0-haut, l\u00e0-bas, \nquelque part, je n'en crois pas un tra\u00eetre mot. Ah! l'on \nme recommande le sacrifice et le renoncement, je \ndois prendre garde \u00e0 tout ce que je fais, il faut que je \nme casse la t\u00eate sur le bien et le mal, sur le juste et \nl'injuste, sur le fas et le nefas. Pourquoi? parce que \nj'aurai \u00e0 rendre compte de mes actions. Quand? apr\u00e8s \nma mort. Quel bon r\u00eave! Apr\u00e8s ma mort, bien fin qui \nme pincera. Faites donc saisir une poign\u00e9e de cendre \npar une main d'ombre. Disons le vrai, nous qui \nsommes des initi\u00e9s et qui avons lev\u00e9 la jupe d'Isis : il \nn'y a ni bien ni mal; il y a de la v\u00e9g\u00e9tation. Cherchons \nle r\u00e9el. Creusons tout \u00e0 fait. Allons au fond, que \ndiable! Il faut flairer la v\u00e9rit\u00e9, fouiller sous terre, et la \nsaisir. Alors elle vous donne des joies exquises. Alors \nvous devenez fort, et vous riez. Je suis carr\u00e9 par la \nbase, moi. Monsieur l'\u00e9v\u00eaque, l'immortalit\u00e9 de \nl'homme est un \u00e9coute-s'il-pleut. Oh! la charmante \npromesse! Fiez-vous-y. Le bon billet qu'a Adam! On est \u00e2me, on sera ange, on aura des ailes bleues aux \nomoplates. Aidez-moi donc, n'est-ce pas Tertullien \nqui dit que les bienheureux iront d'un astre \u00e0 l'autre? \nSoit. On sera les sauterelles des \u00e9toiles. Et puis, on \nverra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces paradis. \nDieu est une sornette monstre. Je ne dirais point cela \ndans le Moniteur , parbleu, mais je le chuchote entre \namis. Inter pocula . Sacrifier la terre au paradis, c'est \nl\u00e2cher la proie pour l'ombre. Etre dupe de l'infini! pas \nsi b\u00eate. Je suis n\u00e9ant. Je m'appelle monsieur le comte \nN\u00e9ant, s\u00e9nateur. Etais-je avant ma naissance? Non. \nSerai-je apr\u00e8s ma mort? Non. Que suis-je? un peu de \npoussi\u00e8re agr\u00e9g\u00e9e par un organisme. Qu'ai-je \u00e0 faire \nsur cette terre? J'ai le choix. Souffrir ou jouir. O\u00f9 me \nm\u00e8nera la souffrance? Au n\u00e9ant. Mais j'aurai souffert. \nO\u00f9 me m\u00e8nera la jouissance? Au n\u00e9ant. Mais j'aurai \njoui. Mon choix est fait. Il faut \u00eatre mangeant ou \nmang\u00e9. Je mange. Mieux vaut \u00eatre la dent que l'herbe. \nTelle est ma sagesse. Apr\u00e8s quoi, va comme je te \npousse, le fossoyeur est l\u00e0, le Panth\u00e9on pour nous \nautres, tout tombe dans le grand trou. Fin. Finis. \nLiquidation totale. Ceci est l'endroit de \nl'\u00e9vanouissement. La mort est morte, croyez-moi. \nQu'il y ait l\u00e0 quelqu'un qui ait quelque chose \u00e0 me \ndire, je ris d'y songer. Invention de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, J\u00e9hovah pour les \nhommes. Non, notre lendemain est de la nuit. \nDerri\u00e8re la tombe, il n'y a plus que des n\u00e9ants \u00e9gaux. \nVous avez \u00e9t\u00e9 Sardanapale, vous avez \u00e9t\u00e9 Vincent de \nPaul, cela fait le m\u00eame rien. Voil\u00e0 le vrai. Donc vivez, \npar-dessus tout. Usez de votre moi pendant que vous \nle tenez. En v\u00e9rit\u00e9, je vous le dis, monsieur l'\u00e9v\u00eaque, \nj'ai ma philosophie, et j'ai mes philosophes. Je ne me \nlaisse pas enguirlander par des balivernes. Apr\u00e8s \u00e7a, il \nfaut bien quelque chose \u00e0 ceux qui sont en bas, aux \nva-nu-pieds, aux gagne-petit, aux mis\u00e9rables. On leur \ndonne \u00e0 gober les l\u00e9gendes, les chim\u00e8res, l'\u00e2me, \nl'immortalit\u00e9, le paradis, les \u00e9toiles. Ils m\u00e2chent cela. \nIls le mettent sur leur pain sec. Qui n'a rien a le bon \nDieu. C'est bien le moins. Je n'y fais point obstacle, \nmais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon \nDieu est bon pour le peuple. \nL'\u00e9v\u00eaque battit des mains. \n\u2013 Voil\u00e0 parler! s'\u00e9cria-t-il. L'excellente chose, et \nvraiment merveilleuse, que ce mat\u00e9rialisme-l\u00e0! Ne l'a \npas qui veut. Ah! quand on l'a, on n'est plus dupe; on \nne se laisse pas b\u00eatement exiler comme Caton, ni \nlapider comme Etienne, ni br\u00fbler vif comme Jeanne \nd'Arc. Ceux qui ont r\u00e9ussi \u00e0 se procurer ce \nmat\u00e9rialisme admirable ont la joie de se sentir irresponsables, et de penser qu'ils peuvent d\u00e9vorer \ntout, sans inqui\u00e9tude, les places, les sin\u00e9cures, les \ndignit\u00e9s, le pouvoir bien ou mal acquis, les palinodies \nlucratives, les trahisons utiles, les savoureuses \ncapitulations de conscience, et qu'ils entreront dans la \ntombe leur digestion faite. Comme c'est agr\u00e9able! je \nne dis pas cela pour vous, monsieur le s\u00e9nateur. \nCependant il m'est impossible de ne point vous \nf\u00e9liciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, \nvous le dites, une philosophie \u00e0 vous et pour vous, \nexquise, raffin\u00e9e, accessible aux riches seuls, bonne \u00e0 \ntoutes les sauces, assaisonnant admirablement les \nvolupt\u00e9s de la vie. Cette philosophie est prise dans les \nprofondeurs et d\u00e9terr\u00e9e par des chercheurs sp\u00e9ciaux. \nMais vous \u00eates bons princes, et vous ne trouvez pas \nmauvais que la croyance au bon Dieu soit la \nphilosophie du peuple, \u00e0 peu pr\u00e8s comme l'oie aux \nmarrons est la dinde aux truffes du pauvre. \n \n \n \n \nI, 1, 9 \n \n \n \n \n \nLe fr\u00e8re racont\u00e9 par la s\u0153ur \n \n \n \n \n \n \nPour donner une id\u00e9e du m\u00e9nage int\u00e9rieur de M. \nl'\u00e9v\u00eaque de Digne et de la fa\u00e7on dont ces deux \nsaintes filles subordonnaient leurs actions, leurs \npens\u00e9es, m\u00eame leurs instincts de femmes ais\u00e9ment \neffray\u00e9es, aux habitudes et aux intentions de l'\u00e9v\u00eaque, \nsans qu'il e\u00fbt m\u00eame \u00e0 prendre la peine de parler pour \nles exprimer, nous ne pouvons mieux faire que de \ntranscrire ici une lettre de mademoiselle Baptistine \u00e0 madame la vicomtesse de Boischevron, son amie \nd'enfance. Cette lettre est entre nos mains. \n \nDigne, 16 d\u00e9cembre 18... \n \n\u00abMa bonne madame, pas un jour ne se passe sans \nque nous parlions de vous. C'est assez notre \nhabitude, mais il y a une raison de plus. Figurez-vous \nqu'en lavant et \u00e9poussetant les plafonds et les murs, \nmadame Magloire a fait des d\u00e9couvertes; maintenant \nnos deux chambres tapiss\u00e9es de vieux papier blanchi \n\u00e0 la chaux ne d\u00e9pareraient pas un ch\u00e2teau dans le \ngenre du v\u00f4tre. Madame Magloire a d\u00e9chir\u00e9 tout le \npapier. Il y avait des choses dessous. Mon salon, o\u00f9 il \nn'y a pas de meubles et dont nous nous servons pour \n\u00e9tendre le linge apr\u00e8s les lessives, a quinze pieds de \nhaut, dix-huit de large carr\u00e9s, un plafond peint \nanciennement avec dorure des solives comme chez \nvous. C'\u00e9tait recouvert d'une toile, du temps que \nc'\u00e9tait l'h\u00f4pital. Enfin des boiseries du temps de nos \ngrand'm\u00e8res. Mais c'est ma chambre qu'il faut voir. \nMadame Magloire a d\u00e9couvert, sous au moins dix \npapiers coll\u00e9s dessus, des peintures, sans \u00eatre bonnes, \nqui peuvent se supporter. C'est T\u00e9l\u00e9maque re\u00e7u \nchevalier par Minerve. C'est lui encore dans les \njardins. Le nom m'\u00e9chappe. Enfin o\u00f9 les dames romaines se rendaient une seule nuit. Que vous dirai-\nje? j'ai des romains, des romaines ( ici un mot illisible ), et \ntoute la suite. Madame Magloire a d\u00e9barbouill\u00e9 tout \ncela, cet \u00e9t\u00e9 elle va r\u00e9parer quelques petites avaries, \nrevernir le tout et ma chambre sera un vrai mus\u00e9e. \nElle a aussi trouv\u00e9 dans un coin du grenier deux \nconsoles en bois genre ancien. On demandait deux \n\u00e9cus de six livres pour les redorer, mais il vaut bien \nmieux donner cela aux pauvres; d'ailleurs c'est fort \nlaid et j'aimerais mieux une table ronde en acajou. \n\u00abJe suis toujours bien heureuse. Mon fr\u00e8re est si \nbon. Il donne tout ce qu'il a aux indigents et aux \nmalades. Nous sommes tr\u00e8s g\u00ean\u00e9s. Le pays est dur \nl'hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux \nqui manquent. Nous sommes \u00e0 peu pr\u00e8s chauff\u00e9s et \n\u00e9clair\u00e9s. Vous voyez que ce sont de grandes \ndouceurs. \n\u00abMon fr\u00e8re a ses habitudes \u00e0 lui. Quand il cause, il \ndit qu'un \u00e9v\u00eaque doit \u00eatre ainsi. Figurez-vous que la \nporte de la maison n'est jamais ferm\u00e9e. Entre qui \nveut, et l'on est tout de suite chez mon fr\u00e8re. Il ne \ncraint rien, m\u00eame la nuit. C'est l\u00e0 sa bravoure \u00e0 lui, \ncomme il dit. \n\u00abIl ne veut pas que je craigne pour lui, ni que \nmadame Magloire craigne. Il s'expose \u00e0 tous les dangers, et il ne veut m\u00eame pas que nous ayons l'air \nde nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre. \n\u00abIl sort par la pluie, il marche dans l'eau, il voyage \nen hiver. Il n'a pas peur de la nuit, des routes \nsuspectes, ni des rencontres. \n\u00abL'an dernier, il est all\u00e9 tout seul dans un pays de \nvoleurs. Il n'a pas voulu nous emmener. Il est rest\u00e9 \nquinze jours absent. A son retour, il n'avait rien eu, \non le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit : \nVoil\u00e0 comme on m'a vol\u00e9! Et il a ouvert une malle \npleine de tous les bijoux de la cath\u00e9drale d'Embrun \nque les voleurs lui avaient donn\u00e9s. \n\u00abCette fois-l\u00e0, en revenant, comme j'\u00e9tais all\u00e9e \u00e0 sa \nrencontre \u00e0 deux lieues avec d'autres de ses amis, je \nn'ai pu m'emp\u00eacher de le gronder un peu, en ayant \nsoin de ne parler que pendant que la voiture faisait du \nbruit, afin que personne autre ne p\u00fbt entendre. \n\u00abDans les premiers temps je me disais : il n'y a pas \nde dangers qui l'arr\u00eatent, il est terrible. A pr\u00e9sent j'ai \nfini par m'y accoutumer. Je fais signe \u00e0 madame \nMagloire pour qu'elle ne le contrarie pas. Il se risque \ncomme il veut. Moi j'emm\u00e8ne madame Magloire, je \nrentre dans ma chambre, je prie pour lui, et je \nm'endors. Je suis tranquille, parce que je sais bien que \ns'il lui arrivait malheur, ce serait ma fin. Je m'en irais au bon Dieu avec mon fr\u00e8re et mon \u00e9v\u00eaque. Madame \nMagloire a eu plus de peine que moi \u00e0 s'habituer \u00e0 ce \nqu'elle appelait ses imprudences. Mais \u00e0 pr\u00e9sent, le pli \nest pris. Nous prions toutes les deux, nous avons \npeur ensemble et nous nous endormons. Le diable \nentrerait dans la maison qu'on le laisserait faire. Apr\u00e8s \ntout, que craignons-nous dans cette maison? Il y a \ntoujours quelqu'un avec nous qui est le plus fort. Le \ndiable peut y passer, mais le bon Dieu l'habite. \n\u00abVoil\u00e0 qui me suffit. Mon fr\u00e8re n'a plus m\u00eame \nbesoin de me dire un mot maintenant. Je le \ncomprends sans qu'il parle, et nous nous \nabandonnons \u00e0 la providence. Voil\u00e0 comme il faut \n\u00eatre avec un homme qui a du grand dans l'esprit. \n\u00abJ'ai questionn\u00e9 mon fr\u00e8re pour le renseignement \nque vous me demandez sur la famille de Faux. Vous \nsavez comme il sait tout et comme il a des souvenirs, \ncar il est toujours tr\u00e8s bon royaliste. C'est de vrai une \ntr\u00e8s ancienne famille normande de la g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 de \nCa\u00ebn. Il y a cinq cents ans d'un Raoul de Faux, d'un \nJean de Faux et d'un Thomas de Faux, qui \u00e9taient des \ngentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Le \ndernier \u00e9tait Guy Etienne Alexandre, et \u00e9tait mestre \nde camp, et quelque chose dans les chevau-l\u00e9gers de \nBretagne. Sa fille Marie-Louise a \u00e9pous\u00e9 Adrien Charles de Gramont, fils du duc Louis de Gramont, \npair de France, colonel des gardes fran\u00e7aises et \nlieutenant g\u00e9n\u00e9ral des arm\u00e9es. On \u00e9crit Faux, Fauq et \nFaouq. \n\u00abBonne madame, recommand ez-nous aux pri\u00e8res \nde votre saint parent monsieur le cardinal. Quant \u00e0 \nvotre ch\u00e8re Sylvanie, elle a bien fait de ne pas perdre \nles courts instants qu'elle passe pr\u00e8s de vous pour \nm'\u00e9crire. Elle se porte bien, travaille selon vos d\u00e9sirs, \nm'aime toujours. C'est tout ce que je veux. Son \nsouvenir par vous m'est arriv\u00e9. Je m'en trouve \nheureuse. Ma sant\u00e9 n'est pas trop mauvaise, et \ncependant je maigris tous les jours davantage. Adieu, \nle papier me manque et me force de vous quitter. \nMille bonnes choses. \n \n\u00abBAPTISTINE . \n \n\u00abP S. Madame votre belle- s\u0153ur est toujours ici \navec sa jeune famille. Votre petit-neveu est charmant. \nSavez-vous qu'il a cinq ans bient\u00f4t? Hier il a vu \npasser un cheval auquel on avait mis des genouill\u00e8res, \net il disait : qu'est-ce qu'il a donc aux genoux? \u2013 Il est \nsi gentil, cet enfant! Son petit fr\u00e8re tra\u00eene un vieux \nbalai dans l'appartement comme une voiture et dit : \nHu!\u00bb Comme on le voit par cette lettre, ces deux \nfemmes savaient se plier aux fa\u00e7ons d'\u00eatre de l'\u00e9v\u00eaque \navec ce g\u00e9nie particulier de la femme qui souvent \ncomprend l'homme mieux que l'homme ne se \ncomprend. L'\u00e9v\u00eaque de Digne, sous cet air doux et \ncandide qui ne se d\u00e9mentait jamais, faisait parfois des \nchoses grandes, hardies et magnifiques, sans para\u00eetre \nm\u00eame s'en douter. Elles en tremblaient, mais elles le \nlaissaient faire. Quelquefois madame Magloire \nessayait une remontrance avant; jamais pendant ni \napr\u00e8s. Jamais on ne le troublait, ne f\u00fbt-ce que par un \nsigne, dans une action commenc\u00e9e. A de certains \nmoments, sans qu'il e\u00fbt besoin de le dire, lorsqu'il \nn'en avait peut-\u00eatre pas lui-m\u00eame conscience, tant sa \nsimplicit\u00e9 \u00e9tait parfaite, elles sentaient vaguement \nqu'il agissait comme \u00e9v\u00eaque; alors elles n'\u00e9taient plus \nque deux ombres dans la maison. Elles le servaient \npassivement, et, si c'\u00e9tait ob\u00e9ir que de dispara\u00eetre, \nelles disparaissaient. Elles savaient, avec une \nadmirable d\u00e9licatesse d'instinct, que de certaines \nsollicitudes peuvent g\u00eaner. Aussi, m\u00eame le croyant en \np\u00e9ril, elles comprenaient, je ne dirais pas sa pens\u00e9e, \nmais sa nature, jusqu'au point de ne plus veiller sur \nlui. Elles le confiaient \u00e0 Dieu. D'ailleurs Baptistine disait, comme on vient de le \nlire, que la fin de son fr\u00e8re serait la sienne. Madame \nMagloire ne le disait pas, mais elle le savait. \n \n \n \n \nI, 1, 10. \n \n \n \n \n \nL'\u00e9v\u00eaque en pr\u00e9sence d'une \nlumi\u00e8re inconnue \n \n \n \n \n \nA une \u00e9poque un peu post\u00e9rieure \u00e0 la date de la \nlettre cit\u00e9e dans les pages pr\u00e9c\u00e9dentes, il fit une \nchose, \u00e0 en croire toute la ville, plus risqu\u00e9e encore \nque sa promenade \u00e0 travers les montagnes des \nbandits. \nIl y avait pr\u00e8s de Digne dans la campagne un \nhomme qui vivait solitaire. Cet homme, disons tout de suite le gros mot, \u00e9tait un ancien conventionnel. Il \nse nommait G. \nOn parlait du conventionnel G. dans le petit \nmonde de Digne avec une sorte d'horreur. Un \nconventionnel, vous figurez-vous cela? Cela existait \ndu temps qu'on se tutoyait et qu'on disait : citoyen. \nCet homme \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s un monstre. Il n'avait pas \nvot\u00e9 la mort du roi, mais presque. C'\u00e9tait un quasi-\nr\u00e9gicide. Il avait \u00e9t\u00e9 terrible. Comment, au retour des \nprinces l\u00e9gitimes, n'avait-on pas traduit cet homme-l\u00e0 \ndevant une cour pr\u00e9v\u00f4tale? On ne lui e\u00fbt pas coup\u00e9 \nla t\u00eate, si vous voulez, il faut de la cl\u00e9mence, soit; \nmais un bon bannissement \u00e0 vie. Un exemple enfin! \netc., etc. C'\u00e9tait un ath\u00e9e d'ailleurs, comme tous ces \ngens-l\u00e0. \u2013 Comm\u00e9rages des oies sur le vautour. \nEtait-ce du reste un vautour que G.? Oui, si l'on \nen jugeait par ce qu'il y avait de farouche dans sa \nsolitude. N'ayant pas vot\u00e9 la mort du roi, il n'avait pas \n\u00e9t\u00e9 compris dans les d\u00e9crets d'exil, et avait pu rester \nen France. \nIl habitait, \u00e0 trois quarts d'heure de la ville, loin de \ntout hameau, loin de tout chemin, on ne sait quel \nrepli perdu d'un vallon tr\u00e8s sauvage. Il avait l\u00e0, disait-\non, une esp\u00e8ce de champ, un trou, un repaire. Pas de \nvoisins; pas m\u00eame de passants. Depuis qu'il demeurait dans ce vallon, le sentier qui y conduisait \navait disparu sous l'herbe. On parlait de cet endroit-l\u00e0 \ncomme de la maison du bourreau. \nPourtant l'\u00e9v\u00eaque songeait, et de temps en temps \nregardait l'horizon \u00e0 l'endroit o\u00f9 un bouquet d'arbres \nmarquait le vallon du vieux conventionnel, et il \ndisait : Il y a l\u00e0 une \u00e2me qui est seule. \nEt au fond de sa pens\u00e9e il ajoutait : Je lui dois ma \nvisite. \nMais, avouons-le, cette id\u00e9e, au premier abord \nnaturelle, lui apparaissait, apr\u00e8s un moment de \nr\u00e9flexion, comme \u00e9trange et impossible, et presque \nrepoussante. Car, au fond, il partageait l'impression \ng\u00e9n\u00e9rale, et le conventionnel lui inspirait, sans qu'il \ns'en rend\u00eet clairement compte, ce sentiment qui est \ncomme la fronti\u00e8re de la haine et qu'exprime si bien \nle mot \u00e9loignement. \nToutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer \nle pasteur? non. Mais quelle brebis! \nLe bon \u00e9v\u00eaque \u00e9tait perplexe. Quelquefois il allait \nde ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0, puis il revenait. \nUn jour enfin le bruit se r\u00e9pandit dans la ville \nqu'une fa\u00e7on de jeune p\u00e2tre qui servait le \nconventionnel G. dans sa bauge, \u00e9tait venu chercher \nun m\u00e9decin; que le vieux sc\u00e9l\u00e9rat se mourait, que la paralysie le gagnait, et qu'il ne passerait pas la nuit. \u2013\n Dieu merci! ajoutaient quelques-uns. \nL'\u00e9v\u00eaque prit son b\u00e2ton, mit son pardessus \u00e0 cause \nde sa soutane un peu trop us\u00e9e, comme nous l'avons \ndit, et aussi \u00e0 cause du vent du soir qui ne devait pas \ntarder \u00e0 souffler, et partit. \nLe soleil d\u00e9clinait et touchait presque \u00e0 l'horizon, \nquand l'\u00e9v\u00eaque arriva \u00e0 l'endroit excommuni\u00e9. Il \nreconnut avec un certain battement de c\u0153ur qu'il \n\u00e9tait pr\u00e8s de la tani\u00e8re. Il enjamba un foss\u00e9, franchit \nune haie, leva un \u00e9chalier, entra dans un courtil \nd\u00e9labr\u00e9, fit quelques pas assez hardiment, et tout \u00e0 \ncoup, au fond de la friche, derri\u00e8re une haute \nbroussaille, il aper\u00e7ut la caverne. \nC'\u00e9tait une cabane toute basse, indigente, petite et \npropre, avec une treille clou\u00e9e \u00e0 la fa\u00e7ade. \nDevant la porte, dans une vieille chaise \u00e0 roulettes, \nfauteuil du paysan, il y avait un homme en cheveux \nblancs qui souriait au soleil. \nPr\u00e8s du vieillard assis se tenait debout un jeune \ngar\u00e7on, le petit p\u00e2tre. Il tendait au vieillard une jatte \nde lait. \nPendant que l'\u00e9v\u00eaque regardait, le vieillard \u00e9leva la \nvoix : \u2013 Merci, dit-il, je n'ai plus besoin de rien. Et \nson sourire quitta le soleil pour s'arr\u00eater sur l'enfant. L'\u00e9v\u00eaque s'avan\u00e7a. Au bruit qu'il fit en marchant, \nle vieux homme assis tourna la t\u00eate, et son visage \nexprima toute la quantit\u00e9 de surprise qu'on peut avoir \napr\u00e8s une longue vie. \n\u2013 Depuis que je suis ici, dit-il, voil\u00e0 la premi\u00e8re \nfois qu'on entre chez moi. Qui \u00eates-vous, monsieur? \nL'\u00e9v\u00eaque r\u00e9pondit : \n\u2013 Je me nomme Bienvenu Myriel. \n\u2013 Bienvenu Myriel. J'ai entendu prononcer ce \nnom. Est-ce que c'est vous que le peuple appelle \nmonseigneur Bienvenu? \n\u2013 C'est moi. \nLe vieillard reprit avec un demi sourire : \n\u2013 En ce cas vous \u00eates mon \u00e9v\u00eaque? \n\u2013 Un peu. \n\u2013 Entrez, monsieur. \nLe conventionnel tendit la main \u00e0 l'\u00e9v\u00eaque, mais \nl'\u00e9v\u00eaque ne la prit pas. L'\u00e9v\u00eaque se borna \u00e0 dire : \n\u2013 Je suis satisfait de voir qu'on m'avait tromp\u00e9. \nVous ne me semblez, certes, pas malade. \n\u2013 Monsieur, r\u00e9pondit le vieillard, je vais gu\u00e9rir. \nIl fit une pause, et dit : \n\u2013 Je mourrai dans trois heures. \nPuis il reprit : \u2013 Je suis un peu m\u00e9decin; je sais de quelle fa\u00e7on la \nderni\u00e8re heure vient. Hier je n'avais que les pieds \nfroids; aujourd'hui le froid a gagn\u00e9 les genoux; \nmaintenant je le sens qui monte jusqu'\u00e0 la ceinture; \nquand il sera au c\u0153ur, je m'arr\u00eaterai. Le soleil est \nbeau, n'est-ce pas? je me suis fait rouler dehors pour \njeter un dernier coup d'\u0153il sur les choses. Vous \npouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous \nfaites bien de venir regarder un homme qui va \nmourir. Il est bon que ce moment-l\u00e0 ait des t\u00e9moins. \nOn a des manies; j'aurais voulu aller jusqu'\u00e0 l'aube. \nMais je sais que j'en ai \u00e0 peine pour trois heures. Il \nfera nuit. Au fait, qu'importe! finir est une affaire \nsimple. On n'a pas besoin du matin pour cela. Soit. Je \nmourrai \u00e0 la belle \u00e9toile. \nLe vieillard se tourna vers le p\u00e2tre : \n\u2013 Toi, va te coucher. Tu as veill\u00e9 l'autre nuit. Tu es \nfatigu\u00e9. \nL'enfant rentra dans la cabane. \nLe vieillard le suivit des yeux et ajouta comme se \nparlant \u00e0 lui-m\u00eame : \n\u2013 Pendant qu'il dormira, je mourrai. Les deux \nsommeils peuvent faire bon voisinage. \nL'\u00e9v\u00eaque n'\u00e9tait pas \u00e9mu comme il semble qu'il \naurait pu l'\u00eatre. Il ne croyait pas sentir Dieu dans cette fa\u00e7on de mourir. Disons tout, car les petites \ncontradictions des grands c\u0153urs veulent \u00eatre \nindiqu\u00e9es comme le reste, lui qui, dans l'occasion, \nriait si volontiers de Sa Grandeur, il \u00e9tait quelque peu \nchoqu\u00e9 de ne pas \u00eatre appel\u00e9 monseigneur, et il \u00e9tait \npresque tent\u00e9 de r\u00e9pliquer : citoyen. Il lui vint une \nvell\u00e9it\u00e9 de familiarit\u00e9 bourrue, assez ordinaire aux \nm\u00e9decins et aux pr\u00eatres, mais qui ne lui \u00e9tait pas \nhabituelle, \u00e0 lui. Cet homme apr\u00e8s tout, ce \nconventionnel, ce repr\u00e9sentant du peuple, avait \u00e9t\u00e9 \nun puissant de la terre; pour la premi\u00e8re fois de sa vie \npeut-\u00eatre, l'\u00e9v\u00eaque se sentit en humeur de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9. \nLe conventionnel cependant le consid\u00e9rait avec \nune cordialit\u00e9 modeste, o\u00f9 l'on e\u00fbt pu d\u00e9m\u00ealer peut-\n\u00eatre l'humilit\u00e9 qui sied quand on est si pr\u00e8s de sa mise \nen poussi\u00e8re. \nL'\u00e9v\u00eaque, de son c\u00f4t\u00e9, quoiqu'il se gard\u00e2t \nordinairement de la curiosit\u00e9, laquelle, selon lui, \u00e9tait \ncontigu\u00eb \u00e0 l'offense, ne pouvait s'emp\u00eacher \nd'examiner le conventionnel avec une attention qui, \nn'ayant pas sa source dans la sympathie, lui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \nprobablement reproch\u00e9e par sa conscience vis-\u00e0-vis \nde tout autre homme. Un conventionnel lui faisait un \npeu l'effet d'\u00eatre hors la loi, m\u00eame hors la loi de \ncharit\u00e9. G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, \n\u00e9tait un de ces grands octog\u00e9naires qui font \nl'\u00e9tonnement du physiologiste. La r\u00e9volution a eu \nbeaucoup de ces hommes proportionn\u00e9s \u00e0 l'\u00e9poque. \nOn sentait dans ce vieillard l'homme \u00e0 l'\u00e9preuve. Si \npr\u00e8s de sa fin, il avait conserv\u00e9 tous les gestes de la \nsant\u00e9. Il y avait dans son coup d'\u0153il clair, dans son \naccent ferme, dans son robuste mouvement \nd'\u00e9paules, de quoi d\u00e9concerter la mort. Azra\u00ebl, l'ange \nmahom\u00e9tan du s\u00e9pulcre, e\u00fbt rebrouss\u00e9 chemin et e\u00fbt \ncru se tromper de porte. G. semblait mourir parce \nqu'il le voulait bien. Il y avait de la libert\u00e9 dans son \nagonie. Les jambes seulement \u00e9taient immobiles. Les \nt\u00e9n\u00e8bres le tenaient par l\u00e0. Les pieds \u00e9taient morts et \nfroids, et la t\u00eate vivait de toute la puissance de la vie \net paraissait en pleine lumi\u00e8re. G., en ce grave \nmoment, ressemblait \u00e0 ce roi du conte oriental, chair \npar en haut, marbre par en bas. \nUne pierre \u00e9tait l\u00e0. L'\u00e9v\u00eaque s'y assit. L'exorde fut \nex abrupto . \n\u2013 Je vous f\u00e9licite, dit-il du ton dont on r\u00e9primande. \nVous n'avez toujours pas vot\u00e9 la mort du roi. \nLe conventionnel ne parut pas remarquer le sous-\nentendu amer cach\u00e9 dans ce mot : toujours. Il \nr\u00e9pondit. Tout sourire avait disparu de sa face : \u2013 Ne me f\u00e9licitez pas trop, monsieur; j'ai vot\u00e9 la \nfin du tyran. \nC'\u00e9tait l'accent aust\u00e8re en pr\u00e9sence de l'accent \ns\u00e9v\u00e8re. \n\u2013 Que voulez-vous dire? reprit l'\u00e9v\u00eaque. \n\u2013 Je veux dire que l'homme a un tyran, l'ignorance. \nJ'ai vot\u00e9 la fin de ce tyran-l\u00e0. Ce tyr an-l\u00e0 a engendr\u00e9 la \nroyaut\u00e9 qui est l'autorit\u00e9 prise dans le faux, tandis que \nla science est l'autorit\u00e9 prise dans le vrai. L'homme ne \ndoit \u00eatre gouvern\u00e9 que par la science. \n\u2013 Et la conscience, ajouta l'\u00e9v\u00eaque. \n\u2013 C'est la m\u00eame chose. La conscience, c'est la \nquantit\u00e9 de science inn\u00e9e que nous avons en nous. \nMonseigneur Bienvenu \u00e9coutait, un peu \u00e9tonn\u00e9, ce \nlangage tr\u00e8s nouveau pour lui. \nLe conventionnel poursuivit : \n\u2013 Quant \u00e0 Louis XVI, j'ai dit non. Je ne me crois \npas le droit de tuer un homme; mais je me sens le \ndevoir d'exterminer le mal. J'ai vot\u00e9 la fin du tyran. \nC'est-\u00e0-dire la fin de la prostitution pour la femme, la \nfin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour \nl'enfant. En votant la r\u00e9publique, j'ai vot\u00e9 cela. J'ai \nvot\u00e9 la fraternit\u00e9, la concorde, l'aurore! j'ai aid\u00e9 \u00e0 la \nchute des pr\u00e9jug\u00e9s et des erreurs. Les \u00e9croulements \ndes erreurs et des pr\u00e9jug\u00e9s font de la lumi\u00e8re. Nous avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le \nvieux monde, vase des mis\u00e8res, en se renversant sur \nle genre humain, est devenu une urne de joie. \n\u2013 Joie m\u00eal\u00e9e, dit l'\u00e9v\u00eaque. \n\u2013 Vous pourriez dire joie troubl\u00e9e, et aujourd'hui, \napr\u00e8s ce fatal retour du pass\u00e9 qu'on nomme 1814, \njoie disparue. H\u00e9las, l' \u0153uvre a \u00e9t\u00e9 incompl\u00e8te, j'en \nconviens; nous avons d\u00e9moli l'ancien r\u00e9gime dans les \nfaits, nous n'avons pu enti\u00e8rement le supprimer dans \nles id\u00e9es. D\u00e9truire les abus, cela ne suffit pas; il faut \nmodifier les m\u0153urs. Le moulin n'y est plus, le vent y \nest encore. \n\u2013 Vous avez d\u00e9moli. D\u00e9molir peut \u00eatre utile; mais \nje me d\u00e9fie d'une d\u00e9molition compliqu\u00e9e de col\u00e8re. \n\u2013 Le droit a sa col\u00e8re, monsieur l'\u00e9v\u00eaque; et la \ncol\u00e8re du droit est un \u00e9l\u00e9ment du progr\u00e8s. N'importe, \net quoi qu'on en dise, la r\u00e9volution fran\u00e7aise est le \nplus puissant pas du genre humain depuis \nl'av\u00e8nement du Christ. Incompl\u00e8te, soit; mais \nsublime. Elle a d\u00e9gag\u00e9 toutes les inconnues sociales. \nElle a adouci les esprits; elle a calm\u00e9, apais\u00e9, \u00e9clair\u00e9; \nelle a fait couler sur la terre des flots de civilisation. \nElle a \u00e9t\u00e9 bonne. La r\u00e9volution fran\u00e7aise, c'est le \nsacre de l'humanit\u00e9. L'\u00e9v\u00eaque ne put s'emp\u00eacher de murmurer : \u2013 Oui? \n93! \nLe conventionnel se dressa sur sa chaise avec une \nsolennit\u00e9 presque lugubre, et autant qu'un mourant \npeut s'\u00e9crier, il s'\u00e9cria : \n\u2013 Ah! vous y voil\u00e0. 93. J'attendais ce mot-l\u00e0. Un \nnuage s'est form\u00e9 pendant quinze cents ans. Au bout \nde quinze si\u00e8cles, il a crev\u00e9. Vous faites le proc\u00e8s au \ncoup de tonnerre. \nL'\u00e9v\u00eaque sentit, sans se l'avouer peut-\u00eatre, que \nquelque chose en lui \u00e9tait atteint. Pourtant il fit \nbonne contenance. Il r\u00e9pondit : \n\u2013 Le juge parle au nom de la justice; le pr\u00eatre parle \nau nom de la piti\u00e9, qui n'est autre chose qu'une \njustice plus \u00e9lev\u00e9e. Un coup de tonnerre ne doit pas \nse tromper. \nEt il ajouta en regardant fixement le \nconventionnel : \n\u2013 Louis XVII? \nLe conventionnel \u00e9tendit la main et saisit le bras \nde l'\u00e9v\u00eaque : \n\u2013 Louis XVII! voyons. Sur qui pleurez-vous? est-\nce sur l'enfant innocent? alors soit. Je pleure avec \nvous. Est-ce sur l'enfant royal? je demande \u00e0 \nr\u00e9fl\u00e9chir. Pour moi le fr\u00e8re de Cartouche, enfant innocent, pendu sous les aisselles en place de Gr\u00e8ve \njusqu'\u00e0 ce que mort s'ensuive, pour le seul crime \nd'avoir \u00e9t\u00e9 le fr\u00e8re de Cartouche, n'est pas moins \ndouloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant \ninnocent, martyris\u00e9 dans la tour du Temple pour le \nseul crime d'avoir \u00e9t\u00e9 le petit-fils de Louis XV. \n\u2013 Monsieur, dit l'\u00e9v\u00eaque, je n'aime pas ces \nrapprochements de noms. \n\u2013 Cartouche? Louis XV? pour lequel des deux \nr\u00e9clamez-vous? \nIl y eut un moment de silence. L'\u00e9v\u00eaque regrettait \npresque d'\u00eatre venu, et pourtant il se sentait \nvaguement et \u00e9trangement \u00e9branl\u00e9. \nLe conventionnel reprit : \n\u2013 Ah! monsieur le pr\u00eatre, vous n'aimez pas les \ncrudit\u00e9s du vrai. Christ les aimait, lui. Il prenait une \nverge et il \u00e9poussetait le temple. Son fouet plein \nd'\u00e9clairs \u00e9tait un rude diseur de v\u00e9rit\u00e9s. Quand il \ns'\u00e9criait : Sinite parvulos , il ne distinguait pas entre les \npetits enfants. Il ne se f\u00fbt pas g\u00ean\u00e9 de rapprocher le \ndauphin de Barabbas du dauphin d'H\u00e9rode. \nMonsieur, l'innocence est sa couronne \u00e0 elle-m\u00eame. \nL'innocence n'a que faire d'\u00eatre altesse. Elle est aussi \nauguste d\u00e9guenill\u00e9e que fleurdelys\u00e9e. \n\u2013 C'est vrai, dit l'\u00e9v\u00eaque \u00e0 voix basse. \u2013 J'insiste, continua le conventionnel G. Vous \nm'avez nomm\u00e9 Louis XVII. Entendons-nous. \nPleurons-nous sur tous les innocents, sur tous les \nmartyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas \ncomme sur ceux d'en haut? J'en suis. Mais alors, je \nvous l'ai dit, il faut remonter plus haut que 93, et c'est \navant Louis XVII qu'il faut commencer nos larmes. \nJe pleurerai sur les enfants des rois avec vous, pourvu \nque vous pleuriez avec moi sur les petits du peuple. \n\u2013 Je pleure sur tous, dit l'\u00e9v\u00eaque. \n\u2013 Egalement! s'\u00e9cria G., et si la balance doit \npencher, que ce soit du c\u00f4t\u00e9 du peuple. Il y a plus \nlongtemps qu'il souffre. \nIl y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel \nqui le rompit. Il se souleva sur un coude, prit entre \nson pouce et son index repli\u00e9 un peu de sa joue, \ncomme on fait machinalement lorsqu'on interroge et \nqu'on juge, et interpella l'\u00e9v\u00eaque avec un regard plein \nde toutes les \u00e9nergies de l'agonie. Ce fut presque une \nexplosion. \n\u2013 Oui, monsieur, il y a longtemps que le peuple \nsouffre. Et puis, tenez, ce n'est pas tout cela, que \nvenez-vous me questionner et me parler de Louis \nXVII? Je ne vous connais pas, moi. Depuis que je \nsuis dans ce pays, j'ai v\u00e9cu dans cet enclos, seul, ne mettant pas les pieds dehors, ne voyant personne, \nque cet enfant qui m'aide. Votre nom est, il est vrai, \narriv\u00e9 confus\u00e9ment jusqu'\u00e0 moi, et, je dois le dire, pas \ntr\u00e8s mal prononc\u00e9; mais cela ne signifie rien; les gens \nhabiles ont tant de mani\u00e8res d'en faire accroire \u00e0 ce \nbrave bonhomme de peuple. A propos, je n'ai pas \nentendu le bruit de votre voiture, vous l'aurez sans \ndoute laiss\u00e9e derri\u00e8re le taillis l\u00e0-bas \u00e0 \nl'embranchement de la route. Je ne vous connais pas, \nvous d is-je. Vous m'avez dit que vous \u00e9tiez l'\u00e9v\u00eaque, \nmais cela ne me renseigne point sur votre personne \nmorale. En somme, je vous r\u00e9p\u00e8te ma question. Qui \n\u00eates-vous? Vous \u00eates un \u00e9v\u00eaque, c'est-\u00e0-dire un \nprince de l'\u00e9glise, un de ces hommes dor\u00e9s, armori\u00e9s, \nrent\u00e9s, qui ont de grosses pr\u00e9bendes, \u2013 l'\u00e9v\u00each\u00e9 de \nDigne, quinze mille francs de fixe, dix mille francs de \ncasuel, total, vingt-cinq mille francs, \u2013 qui ont des \ncuisines, qui ont des livr\u00e9es, qui font bonne ch\u00e8re, \nqui mangent des poules d'eau le vendredi, qui se \npavanent, laquais devant, laquais derri\u00e8re, en berline \nde gala, et qui ont des palais et qui roulent carrosse \nau nom de J\u00e9sus-Christ qui allait pieds nus! Vous \u00eates \nun pr\u00e9lat; rentes, palais, chevaux, valets, bonne table, \ntoutes les sensualit\u00e9s de la vie, vous avez cela comme \nles autres, et comme les autres vous en jouissez, c'est bien, mais cela en dit trop ou pas assez; cela ne \nm'\u00e9claire pas sur votre valeur intrins\u00e8que et \nessentielle \u00e0 vous qui venez avec la pr\u00e9tention \nprobable de m'apporter de la sagesse. A qui est-ce \nque je parle? Qui \u00eates-vous? \nL'\u00e9v\u00eaque baissa la t\u00eate et r\u00e9pondit : \u2013 Vermis sum . \n\u2013 Un ver de terre en carrosse! grommela le \nconventionnel. \nC'\u00e9tait le tour du conventionnel d'\u00eatre hautain, et \nde l'\u00e9v\u00eaque d'\u00eatre humble. \nL'\u00e9v\u00eaque reprit avec douceur. \n\u2013 Monsieur, soit. Mais expliquez-moi en quoi mon \ncarrosse, qui est l\u00e0 \u00e0 deux pas derri\u00e8re les arbres, en \nquoi ma bonne table et les poules d'eau que je mange \nle vendredi, en quoi mes vingt-cinq mille livres de \nrentes, en quoi mon palais et mes laquais prouvent \nque la piti\u00e9 n'est pas une vertu, que la cl\u00e9mence n'est \npas un devoir, et que 93 n'a pas \u00e9t\u00e9 inexorable? \nLe conventionnel passa la main sur son front \ncomme pour en \u00e9carter un nuage. \n\u2013 Avant de vous r\u00e9pondre, dit-il, je vous prie de \nme pardonner. Je viens d'avoir un tort, monsieur. \nVous \u00eates chez moi, vous \u00eates mon h\u00f4te. Je vous \ndois courtoisie. Vous discutez mes id\u00e9es, il sied que je \nme borne \u00e0 combattre vos raisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des avantages que \nj'ai contre vous dans le d\u00e9bat, mais il est de bon go\u00fbt \nde ne pas m'en servir. Je vous promets de ne plus en \nuser. \n\u2013 Je vous remercie, dit l'\u00e9v\u00eaque. \nG. reprit : \n\u2013 Revenons \u00e0 l'explication que vous me \ndemandiez. O\u00f9 en \u00e9tions-nous? que me disiez-vous? \nque 93 a \u00e9t\u00e9 inexorable? \n\u2013 Inexorable, oui, dit l'\u00e9v\u00eaque. Que pensez-vous \nde Marat battant des mains \u00e0 la guillotine? \n\u2013 Que pensez-vous de Bossuet chantant le Te \nDeum sur les dragonnades? \nLa r\u00e9ponse \u00e9tait dure, mais allait au but avec la \nrigidit\u00e9 d'une pointe d'acier. L'\u00e9v\u00eaque en tressaillit, il \nne lui vint aucune riposte; mais il \u00e9tait froiss\u00e9 de cette \nfa\u00e7on de nommer Bossuet. Les meilleurs esprits ont \nleurs f\u00e9tiches, et parfois se sentent vaguement \nmeurtris des manques de respect de la logique. \nLe conventionnel commen\u00e7ait \u00e0 haleter; l'asthme \nde l'agonie, qui se m\u00eale aux derniers souffles, lui \nentrecoupait la voix; cependant il avait encore une \nparfaite lucidit\u00e9 d'\u00e2me dans les yeux. Il continua : \n \u2013 Disons encore quelques mots \u00e7\u00e0 et l\u00e0, je veux \nbien. En dehors de la r\u00e9volution qui, prise dans son ensemble, est une immense affirmation humaine, 93, \nh\u00e9las! est une r\u00e9plique. Vous le trouvez inexorable, \nmais toute la monarchie, monsieur? Carrier est un \nbandit; mais quel nom donnez-vous \u00e0 Montrevel? \nFouquier-Tainville est un gueux; mais quel est votre \navis sur Lamoignon-B\u00e2ville? Maillard est affreux, \nmais Saulx-Tavannes, s'il vous pla\u00eet? Le p\u00e8re \nDuch\u00eane est f\u00e9roce, mais quelle \u00e9pith\u00e8te \nm'accorderez-vous pour le p\u00e8re Letellier? Jourdan-\nCoupe-T\u00eate est un monstre, mais moindre que M. le \nmarquis de Louvois. Monsieur, monsieur, je plains \nMarie-Antoinette, archiduchesse et reine, mais je \nplains aussi cette pauvre femme huguenote qui, en \n1685, sous Louis- le-Grand, monsieur, allaitant son \nenfant, fut li\u00e9e, nue jusqu'\u00e0 la ceinture, \u00e0 un poteau, \nl'enfant tenu \u00e0 distance; le sein se gonflait de lait et le \nc\u0153ur d'angoisse; le petit, affam\u00e9 et p\u00e2le, voyait ce \nsein, agonisait et criait; et le bourreau disait \u00e0 la \nfemme, m\u00e8re et nourrice : Abjure! lui donnant \u00e0 \nchoisir entre la mort de son enfant et la mort de sa \nconscience. Que dites-vous de ce supplice de Tantale \naccommod\u00e9 \u00e0 une m\u00e8re? Monsieur, retenez bien \nceci : la r\u00e9volution fran\u00e7aise a eu ses raisons. Sa \ncol\u00e8re sera absoute par l'avenir. Son r\u00e9sultat, c'est le \nmonde meilleur. De ses coups les plus terribles il sort une caresse pour le genre humain. J'abr\u00e8ge. Je \nm'arr\u00eate, j'ai trop beau jeu. D'ailleurs je me meurs. \nEt, cessant de regarder l'\u00e9v\u00eaque, le conventionnel \nacheva sa pens\u00e9e en ces quelques mots tranquilles : \n\u2013 Oui, les brutalit\u00e9s du progr\u00e8s s'appellent \nr\u00e9volutions. Quand elles sont finies, on reconna\u00eet \nceci : que le genre humain a \u00e9t\u00e9 rudoy\u00e9, mais qu'il a \nmarch\u00e9. \nLe conventionnel ne se doutait pas qu'il venait \nd'emporter successivement l'un apr\u00e8s l'autre tous les \nretranchements int\u00e9rieurs de l'\u00e9v\u00eaque. Il en restait un \npourtant, et de ce retranchement, supr\u00eame ressource \nde la r\u00e9sistance de monseigneur Bienvenu, sortit cette \nparole o\u00f9 reparut presque toute la rudesse du \ncommencement : \n\u2013 Le progr\u00e8s doit croire en Dieu. Le bien ne peut \npas avoir de serviteur impie. C'est un mauvais \nconducteur du genre humain que celui qui est ath\u00e9e. \nLe vieux repr\u00e9sentant du peuple ne r\u00e9pondit pas. \n\u2013 Il eut un tremblement. Il regarda le ciel et une \nlarme germa lentement dans ce regard. Quand la \npaupi\u00e8re fut pleine, la larme coula le long de sa joue \nlivide, et il dit presque en b\u00e9gayant, bas et se parlant \u00e0 \nlui-m\u00eame, l'\u0153il perdu dans les profondeurs : \n\u2013 O toi! \u00f4 id\u00e9al! toi seul existes! L'\u00e9v\u00eaque eut une sorte d'inexprimable commotion. \nApr\u00e8s un silence, le vieillard leva un doigt vers le \nciel, et dit : \n\u2013 L'infini est. Il est l\u00e0. Si l'infini n'avait pas de moi, \nle moi serait sa borne; il ne serait pas infini; en \nd'autres termes, il ne serait pas. Or il est. Donc il a un \nmoi. Ce moi de l'infini, c'est Dieu. \nLe mourant avait prononc\u00e9 ces derni\u00e8res paroles \nd'une voix haute et avec le fr\u00e9missement de l'extase, \ncomme s'il voyait quelqu'un. Quand il eut parl\u00e9, ses \nyeux se ferm\u00e8rent. L'effort l'avait \u00e9puis\u00e9. Il \u00e9tait \n\u00e9vident qu'il venait de vivre en une minute les \nquelques heures qui lui restaient. Ce qu'il venait de \ndire l'avait approch\u00e9 de celui qui est dans la mort. \nL'instant supr\u00eame arrivait. \nL'\u00e9v\u00eaque le comprit, le moment pressait, c'\u00e9tait \ncomme pr\u00eatre qu'il \u00e9tait venu, de l'extr\u00eame froideur il \n\u00e9tait pass\u00e9 par degr\u00e9s \u00e0 l'\u00e9motion extr\u00eame, il regarda \nces yeux ferm\u00e9s, il prit cette vieille main rid\u00e9e et \nglac\u00e9e, et se pencha vers le moribond : \n\u2013 Cette heure est celle de Dieu. Ne trouvez-vous \npas qu'il serait regrettable que nous nous fussions \nrencontr\u00e9s en vain? \nLe conventionnel rouvrit les yeux. Une gravit\u00e9 o\u00f9 \nil y avait de l'ombre s'empreignit sur son visage. \u2013 Monsieur l'\u00e9v\u00eaque, dit-il, avec une lenteur qui \nvenait peut-\u00eatre plus encore de la dignit\u00e9 de l'\u00e2me que \nde la d\u00e9faillance des forces, j'ai pass\u00e9 ma vie dans la \nm\u00e9ditation, l'\u00e9tude et la contemplation. J'avais \nsoixante ans quand mon pays m'a appel\u00e9 et m'a \nordonn\u00e9 de me m\u00ealer de ses affaires. J'ai ob\u00e9i. Il y \navait des abus, je les ai combattus; il y avait des \ntyrannies, je les ai d\u00e9truites; il y avait des droits et des \nprincipes, je les ai proclam\u00e9s et confess\u00e9s. Le \nterritoire \u00e9tait envahi, je l'ai d\u00e9fendu; la France \u00e9tait \nmenac\u00e9e, j'ai offert ma poitrine. Je n'\u00e9tais pas riche; je \nsuis pauvre. J'ai \u00e9t\u00e9 l'un des ma\u00eetres de l'\u00e9tat, les caves \nde la Banque \u00e9taient encombr\u00e9es d'esp\u00e8ces au point \nqu'on \u00e9tait forc\u00e9 d'\u00e9tan\u00e7onner les murs, pr\u00eats \u00e0 se \nfendre sous le poids de l'or et de l'argent, je d\u00eenais rue \nde l'Arbre-Sec \u00e0 vingt-deux sous par t\u00eate. J'ai secouru \nles opprim\u00e9s, j'ai soulag\u00e9 les souffrants. J'ai d\u00e9chir\u00e9 la \nnappe de l'autel, c'est vrai; mais c'\u00e9tait pour panser les \nblessures de la patrie. J'ai toujours soutenu la marche \nen avant du genre humain vers la lumi\u00e8re et j'ai \nr\u00e9sist\u00e9 quelquefois au progr\u00e8s sans piti\u00e9. J'ai, dans \nl'occasion, prot\u00e9g\u00e9 mes propres adversaires, vous \nautres. Et il y a \u00e0 Peteghem en Flandre, \u00e0 l'endroit \nm\u00eame o\u00f9 les rois m\u00e9rovingiens avaient leur palais \nd'\u00e9t\u00e9, un couvent d'urbanistes, l'abbaye de Sainte-Claire en Beaulieu, que j'ai sauv\u00e9 en 1793. J'ai fait \nmon devoir selon mes forces, et le bien que j'ai pu. \nApr\u00e8s quoi j'ai \u00e9t\u00e9 chass\u00e9, traqu\u00e9, poursuivi, \npers\u00e9cut\u00e9, noirci, raill\u00e9, conspu\u00e9, maudit, proscrit. \nDepuis bien des ann\u00e9es d\u00e9j\u00e0, avec mes cheveux \nblancs, je sens que beaucoup de gens se croient sur \nmoi le droit de m\u00e9pris, j'ai pour la pauvre foule \nignorante visage de damn\u00e9, et j'accepte, ne ha\u00efssant \npersonne, l'isolement de la haine. Maintenant j'ai \nquatre-vingt-six ans; je vais mourir. Qu'est-ce que \nvous venez me demander? \n\u2013 Votre b\u00e9n\u00e9diction, dit l'\u00e9v\u00eaque. \nEt il s'agenouilla. \nQuand l'\u00e9v\u00eaque releva la t\u00eate, la face du \nconventionnel \u00e9tait devenue auguste. Il venait \nd'expirer. \nL'\u00e9v\u00eaque rentra chez lui profond\u00e9ment absorb\u00e9 \ndans on ne sait quelles pens\u00e9es. Il passa toute la nuit \nen pri\u00e8re. Le lendemain quelques braves curieu x \nessay\u00e8rent de lui parler du conventionnel G., il se \nborna \u00e0 montrer le ciel. A partir de ce moment, il \nredoubla de tendresse et de fraternit\u00e9 pour les petits \net les souffrants. \nToute allusion \u00e0 ce \u00abvieux sc\u00e9l\u00e9rat de G.\u00bb le faisait \ntomber dans une pr\u00e9occupation singuli\u00e8re. Personne ne pourrait dire que le passage de cet esprit devant le \nsien et le reflet de cette grande conscience sur la \nsienne ne f\u00fbt pas pour quelque chose dans son \napproche de la perfection. \nCette \u00abvisite pastorale\u00bb fut naturellement un e \noccasion de bourdonnement pour les petites coteries \nlocales : \n\u00ab\u2013 Etait-ce la place d'un \u00e9v\u00eaque que le chevet d'un \ntel mourant? Il n'y avait \u00e9videmment pas de \nconversion \u00e0 attendre. Tous ces r\u00e9volutionnaires sont \nrelaps. Alors pourquoi y aller? Qu'a-t- il \u00e9t\u00e9 regarder \nl\u00e0? Il fallait donc qu'il f\u00fbt bien curieux d'un \nemportement d'\u00e2me par le diable.\u00bb \nUn jour une douairi\u00e8re, de la vari\u00e9t\u00e9 impertinente \nqui se croit spirituelle, lui adressa cette saillie : \u2013\n Monseigneur, on demande quand Votre Grandeur \naura le bonnet rouge. \u2013 Oh! oh! voil\u00e0 une grosse \ncouleur, r\u00e9pondit l'\u00e9v\u00eaque. Heureusement que ceux \nqui la m\u00e9prisent dans un bonnet la v\u00e9n\u00e8rent dans un \nchapeau. \n \n \n \n \nI, 1, 11. \n \n \n \n \n \nUne restriction \n \n \n \n \n \n \nOn risquerait fort de se tromper si l'on concluait \nde l\u00e0 que monseigneur Bienvenu f\u00fbt \u00abun \u00e9v\u00eaque \nphilosophe\u00bb ou \u00abun cur\u00e9 patriote\u00bb. Sa rencontre, ce \nqu'on pourrait presque appeler sa conjonction avec le \nconventionnel G., lui laissa une sorte d'\u00e9tonnement \nqui le rendit plus doux encore. Voil\u00e0 tout. \nQuoique monseigneur Bienvenu n'ait \u00e9t\u00e9 rien \nmoins qu'un homme politique, c'est peut-\u00eatre ici le lieu d'indiquer, tr\u00e8s bri\u00e8vement, quelle fut son \nattitude dans les \u00e9v\u00e9nements d'alors, en supposant \nque monseigneur Bienvenu ait jamais song\u00e9 \u00e0 avoir \nune attitude. \nRemontons donc en arri\u00e8re de quelques ann\u00e9es. \nQuelque temps apr\u00e8s l'\u00e9l\u00e9vation de M. Myriel \u00e0 \nl'\u00e9piscopat, l'empereur l'avait fait baron de l'empire, \nen m\u00eame temps que plusieurs autres \u00e9v\u00eaques. \nL'arrestation du pape eut lieu, comme on sait, dans la \nnuit du 5 au 6 juillet 1809; \u00e0 cette occasion, M. Myriel \nfut appel\u00e9 par Napol\u00e9on au synode des \u00e9v\u00eaques de \nFrance et d'Italie convoqu\u00e9 \u00e0 Paris. Ce synode se tint \n\u00e0 Notre-Dame et s'assembla pour la premi\u00e8re fois le \n15 juin 1811 sous la pr\u00e9sidence de M. le cardinal \nFesch. M. Myriel fut du nombre des quatre-vingt-\nquinze \u00e9v\u00eaques qui s'y rendirent. Mais il n'assista qu'\u00e0 \nune s\u00e9ance et \u00e0 trois ou quatre conf\u00e9rences \nparticuli\u00e8res. Ev\u00eaque d'un dioc\u00e8se montagnard, \nvivant si pr\u00e8s de la nature, dans la rusticit\u00e9 et le \nd\u00e9n\u00fbment, il para\u00eet qu'il apportait parmi ces \npersonnages \u00e9minents des id\u00e9es qui changeaient la \ntemp\u00e9rature de l'assembl\u00e9e. Il revint bien vite \u00e0 \nDigne. On le questionna sur ce prompt retour, il \nr\u00e9pondit : \u2013 Je les g\u00eanais. L'air du dehors leur venait par \nmoi. Je leur faisais l'effet d'une porte ouverte. Une autre fois, il dit : \u2013 Que voulez-vous? ces \nmesseigneurs-l\u00e0 sont des princes. Moi, je ne suis qu'un pauvre \n\u00e9v\u00eaque paysan . \nLe fait est qu'il avait d\u00e9plu. Entre autres choses \n\u00e9tranges, il lui serait \u00e9chapp\u00e9 de dire, un soir qu'il se \ntrouvait chez un de ses coll\u00e8gues les plus qualifi\u00e9s : \u2013\n Les belles pendules! les beaux tapis! les belles livr\u00e9es! \nCe doit \u00eatre bien importun! Oh! que je ne voudrais \npas avoir tout ce superflu-l\u00e0 \u00e0 me crier sans cesse aux \noreilles : il y a des gens qui ont faim! il y a des gens \nqui ont froid! il y a des pauvres! il y a des pauvres! \nDisons-le en passant, ce ne serait pas une haine \nintelligente que la haine du luxe. Cette haine \nimpliquerait la haine des arts. Cependant, chez les \ngens d'\u00e9glise, en dehors de la repr\u00e9sentation et des \nc\u00e9r\u00e9monies, le luxe est un tort. Il semble r\u00e9v\u00e9ler des \nhabitudes peu r\u00e9ellement charitables. Un pr\u00eatre \nopulent est un contre-sens. Le pr\u00eatre doit se tenir \npr\u00e8s des pauvres. Or, peut-on toucher sans cesse et \nnuit et jour \u00e0 toutes les d\u00e9tresses, \u00e0 toutes les \ninfortunes, \u00e0 toutes les indigences, sans avoir soi-\nm\u00eame sur soi un peu de cette sainte mis\u00e8re, comme \nla poussi\u00e8re du travail? Se figure-t-on un homme qui \nest pr\u00e8s d'un brasier, et qui n'a pas chaud? Se figure-t-\non un ouvrier qui travaille sans cesse \u00e0 une fournaise et qui n'a ni un cheveu br\u00fbl\u00e9, ni un ongle noirci, ni \nune goutte de sueur, ni un grain de cendre au visage? \nLa premi\u00e8re preuve de la charit\u00e9 chez le pr\u00eatre, chez \nl'\u00e9v\u00eaque surtout, c'est la pauvret\u00e9. \nC'\u00e9tait l\u00e0 sans doute ce que pensait M. l'\u00e9v\u00eaque de \nDigne. \nIl ne faudrait pas croire d'ailleurs qu'il partage\u00e2t sur \ncertains points d\u00e9licats ce que nous appellerions \u00ables \nid\u00e9es du si\u00e8cle\u00bb. Il se m\u00ealait peu aux querelles \nth\u00e9ologiques du moment et se taisait sur les questions \no\u00f9 sont compromis l'\u00e9glise et l'\u00e9tat; mais si on l'e\u00fbt \nbeaucoup press\u00e9, il para\u00eet qu'on l'e\u00fbt trouv\u00e9 plut\u00f4t \nultramontain que gallican. Comme nous faisons un \nportrait et que nous ne voulons rien cacher, nous \nsommes forc\u00e9 d'ajouter qu'il fut glacial pour \nNapol\u00e9on d\u00e9clinant. A partir de 1813, il adh\u00e9ra ou il \napplaudit \u00e0 toutes les manifestations hostiles. Il \nrefusa de le voir \u00e0 son passage au retour de l'\u00eele \nd'Elbe, et s'abstint d'ordonner dans son dioc\u00e8se les \npri\u00e8res publiques pour l'empereur pendant les Cent-\nJours. \nOutre sa s\u0153ur, mademoiselle Baptistine, il avait \ndeux fr\u00e8res; l'un g\u00e9n\u00e9ral, l'autre pr\u00e9fet. Il \u00e9crivait \nassez souvent \u00e0 tous les deux. Il tint quelque temps \nrigueur au premier, parce qu'ayant un commandement en Provence, \u00e0 l'\u00e9poque du \nd\u00e9barquement de Cannes, le g\u00e9n\u00e9ral s'\u00e9tait mis \u00e0 la \nt\u00eate de douze cents hommes et avait poursuivi \nl'empereur comme quelqu'un qui veut le laisser \n\u00e9chapper. Sa correspondance resta plus affectueuse \npour l'autre fr\u00e8re, l'ancien pr\u00e9fet, brave et digne \nhomme qui vivait retir\u00e9 \u00e0 Paris, rue Cassette. \nMonseigneur Bienvenu eut donc, aussi lui, son \nheure d'esprit de parti, son heure d'amertume, son \nnuage. L'ombre des passions du moment traversa ce \ndoux et grand esprit occup\u00e9 des choses \u00e9ternelles. \nCertes, un pareil homme e\u00fbt m\u00e9rit\u00e9 de n'avoir pas \nd'opinions politiques. Qu'on ne se m\u00e9prenne pas sur \nnotre pens\u00e9e, nous ne confondons point ce qu'on \nappelle \u00abopinions politiques\u00bb avec la grande \naspiration au progr\u00e8s, avec la sublime foi patriotique, \nd\u00e9mocratique et humaine, qui, de nos jours, doit \u00eatre \nle fond m\u00eame de toute intelligence g\u00e9n\u00e9reuse. Sans \napprofondir des questions qui ne touchent \nqu'indirectement au sujet de ce livre, nous disons \nsimplement ceci : il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 beau que monseigneur \nBienvenu n'e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 royaliste et que son regard ne \nse f\u00fbt pas d\u00e9tourn\u00e9 un seul instant de cette \ncontemplation sereine o\u00f9 l'on voit rayonner \ndistinctement, au-dessus des fictions et des haines de ce monde, au-dessus du va- et-vient orageux des \nchoses humaines, ces trois pures lumi\u00e8res, la V\u00e9rit\u00e9, \nla Justice, la Charit\u00e9. \nTout en convenant que ce n'\u00e9tait point pour une \nfonction politique que Dieu avait cr\u00e9\u00e9 monseigneur \nBienvenu, nous eussions compris et admir\u00e9 la \nprotestation au nom du droit et de la libert\u00e9, \nl'opposition fi\u00e8re, la r\u00e9sistance p\u00e9rilleuse et juste \u00e0 \nNapol\u00e9on tout-puissant. Mais ce qui nous pla\u00eet vis-\u00e0-\nvis de ceux qui montent nous pla\u00eet moins vis-\u00e0-vis de \nceux qui tombent. Nous n'aimons le combat que tant \nqu'il y a danger; et dans tous les cas, les combattants \nde la premi\u00e8re heure ont seuls le droit d'\u00eatre les \nexterminateurs de la derni\u00e8re. Qui n'a pas \u00e9t\u00e9 \naccusateur opini\u00e2tre pendant la prosp\u00e9rit\u00e9 doit se \ntaire devant l'\u00e9croulement. Le d\u00e9nonciateur du succ\u00e8s \nest le seul l\u00e9gitime justicier de la chute. Quant \u00e0 nous, \nlorsque la Providence s'en m\u00eale et frappe, nous la \nlaissons faire. 1812 commence \u00e0 nous d\u00e9sarmer. En \n1813, la l\u00e2che rupture de silence de ce corps l\u00e9gislatif \ntaciturne enhardi par les catastrophes n'avait que de \nquoi indigner, et c'\u00e9tait un tort d'applaudir; en 1814, \ndevant ces mar\u00e9chaux trahissant, devant ce s\u00e9nat \npassant d'une fange \u00e0 l'autre, insultant apr\u00e8s avoir \ndivinis\u00e9, devant cette idol\u00e2trie l\u00e2chant pied et crachant sur l'idole, c'\u00e9tait un devoir de d\u00e9tourner la \nt\u00eate; en 1815, comme les supr\u00eames d\u00e9sastres \u00e9taient \ndans l'air, comme la France avait le frisson de leur \napproche sinistre, comme on pouvait vaguement \ndistinguer d\u00e9j\u00e0 Waterloo ouvert devant Napol\u00e9on, la \ndouloureuse acclamation de l'arm\u00e9e et du peuple au \ncondamn\u00e9 du destin n'avait rien de risible, et, toute \nr\u00e9serve faite sur le despote, un c\u0153ur comme l'\u00e9v\u00eaque \nde Digne n'e\u00fbt peut-\u00eatre pas d\u00fb m\u00e9conna\u00eetre ce \nqu'avait d'auguste et de touchant, au bord de l'ab\u00eeme, \nl'\u00e9troit embrassement d'une grande nation et d'un \ngrand homme. \nA cela pr\u00e8s, il \u00e9tait et il fut en toute chose juste, \nvrai, \u00e9quitable, intelligent, humble, et digne; \nbienfaisant, et bienveillant, ce qui est une autre \nbienfaisance. C'\u00e9tait un pr\u00eatre, un sage, et un homme. \nM\u00eame, il faut le dire, dans cette opinion politique que \nnous venons de lui reprocher et que nous sommes \ndispos\u00e9 \u00e0 juger presque s\u00e9v\u00e8rement, il \u00e9tait tol\u00e9rant et \nfacile, peut-\u00eatre plus que nous qui parlons ici. \u2013 Le \nportier de la maison de ville avait \u00e9t\u00e9 plac\u00e9 l\u00e0 par \nl'empereur. C'\u00e9tait un vieux sous-officier de la vieille \ngarde, l\u00e9gionnaire d'Austerlitz, bonapartiste comme \nl'aigle. Il \u00e9chappait dans l'occasion \u00e0 ce pauvre diable \nde ces paroles peu r\u00e9fl\u00e9chies que la loi d'alors qualifiait propos s\u00e9ditieux . Depuis que le profil imp\u00e9rial \navait disparu de la l\u00e9gion d'honneur, il ne s'habillait \njamais dans l'ordonnance , comme il disait, afin de ne pas \n\u00eatre forc\u00e9 de porter sa croix. Il avait \u00f4t\u00e9 lui-m\u00eame \nd\u00e9votement l'effigie imp\u00e9riale de la croix que \nNapol\u00e9on lui avait donn\u00e9e, cela faisait un trou et il \nn'avait rien voulu mettre \u00e0 la place. Plut\u00f4t mourir , \ndisait-il, que de porter sur mon c\u0153ur les trois crapauds! Il \nraillait volontiers tout haut Louis XVIII. Vieux \ngoutteux \u00e0 gu\u00eatres d'anglais! disait-il, qu'il s'en aille en \nPrusse avec son salsifis! heureux de r\u00e9unir dans la m\u00eame \nimpr\u00e9cation les deux choses qu'il d\u00e9testait le plus, la \nPrusse et l'Angleterre. Il en fit tant qu'il perdit sa \nplace. Le voil\u00e0 sans pain sur le pav\u00e9 avec femme et \nenfants. L'\u00e9v\u00eaque le fit venir, le gronda doucement, et \nle nomma suisse de la cath\u00e9drale. \nM. Myriel \u00e9tait dans le dioc\u00e8se le vrai pasteur, l'ami \nde tous. \nEn neuf ans, \u00e0 force de saintes actions et de \ndouces mani\u00e8res, monseigneur Bienvenu avait rempli \nla ville de Digne d'une sorte de v\u00e9n\u00e9ration tendre et \nfiliale. Sa conduite m\u00eame envers Napol\u00e9on avait \u00e9t\u00e9 \naccept\u00e9e et comme tacitement pardonn\u00e9e par le \npeuple, bon troupeau faible, qui adorait son \nempereur, mais qui aimait son \u00e9v\u00eaque. \n \n \n \nI, 1, 12. \n \n \n \n \n \nSolitude de monseigneur Bienvenu \n \n \n \n \n \nIl y a presque toujours autour d'un \u00e9v\u00eaque une \nescouade de petits abb\u00e9s comme autour d'un g\u00e9n\u00e9ral \nune vol\u00e9e de jeunes officiers. C'est l\u00e0 ce que ce \ncharmant saint Fran\u00e7ois de Sales appelle quelque part \n\u00ables pr\u00eatres blancs-becs\u00bb. Toute carri\u00e8re a ses \naspirants qui font cort\u00e8ge aux arriv\u00e9s. Pas une \npuissance qui n'ait son entourage; pas une fortune qui \nn'ait sa cour. Les chercheurs d'avenir tourbillonnent \nautour du pr\u00e9sent splendide. Toute m\u00e9tropole a son \u00e9tat-major. Tout \u00e9v\u00eaque un peu influent a pr\u00e8s de lui \nsa patrouille de ch\u00e9rubins s\u00e9minaristes, qui fait la \nronde et maintient le bon ordre dans le palais \n\u00e9piscopal et qui monte la garde autour du sourire de \nmonseigneur. Agr\u00e9er \u00e0 un \u00e9v\u00eaque, c'est le pied \u00e0 \nl'\u00e9trier pour un sous-diacre. Il faut bien faire son \nchemin; l'apostolat ne d\u00e9daigne point le canonicat. \nDe m\u00eame qu'il y a ailleurs les gros bonnets, il y a \ndans l'\u00e9glise les grosses mitres. Ce sont les \u00e9v\u00eaques \nbien en cour, riches, rent\u00e9s, habiles, accept\u00e9s du \nmonde, sachant prier, sans doute, mais sachant aussi \nsolliciter, peu scrupuleux de faire faire antichambre \nen leur personne \u00e0 tout un dioc\u00e8se, traits d'union \nentre la sacristie et la diplomatie, plut\u00f4t abb\u00e9s que \npr\u00eatres, plut\u00f4t pr\u00e9lats qu'\u00e9v\u00eaques. Heureux qui les \napproche! Gens en cr\u00e9dit qu'ils sont, ils font pleuvoir \nautour d'eux, sur les empress\u00e9s et les favoris\u00e9s, et sur \ntoute cette jeunesse qui sait plaire, les grasses \nparoisses, les pr\u00e9bendes, les archidiaconats, les \naum\u00f4neries, et les fonctions cath\u00e9drales, en attendant \nles dignit\u00e9s \u00e9piscopales. En avan\u00e7ant eux-m\u00eames, ils \nfont progresser leurs satellites; c'est tout un syst\u00e8me \nsolaire en marche. Leur rayonnement empourpre leur \nsuite. Leur prosp\u00e9rit\u00e9 s'\u00e9miette sur la cantonade en \nbonnes petites promotions. Plus grand dioc\u00e8se au patron, plus grosse cure au favori. Et puis Rome est \nl\u00e0. Un \u00e9v\u00eaque qui sait devenir archev\u00eaque, un \narchev\u00eaque qui sait devenir cardinal, vous emm\u00e8ne \ncomme conclaviste, vous entrez dans la rote, vous \navez le pallium, vous voil\u00e0 auditeur, vous voil\u00e0 \ncam\u00e9rier, vous voil\u00e0 monsignor, et de la Grandeur \u00e0 \nl\u2019Eminence il n'y a qu'un pas, et entre l\u2019E minence et \nla Saintet\u00e9 il n'y a que la fum\u00e9e d'un scrutin. Toute \ncalotte peut r\u00eaver la tiare. Le pr\u00eatre est de nos jours le \nseul homme qui puisse r\u00e9guli\u00e8rement devenir roi; et \nquel roi! le roi supr\u00eame. Aussi quelle p\u00e9pini\u00e8re \nd'aspirations qu'un s\u00e9minaire! Que d'enfants de \nch\u0153ur rougissants, que de jeunes abb\u00e9s ont sur la t\u00eate \nle pot au lait de Perrette! Comme l'ambition s'intitule \nais\u00e9ment vocation, qui sait? de bonne foi peut-\u00eatre et \nse trompant elle-m\u00eame, b\u00e9ate qu'elle est! \nMonseigneur Bienvenu, humble, pauvre, \nparticulier, n'\u00e9tait pas compt\u00e9 parmi les grosses \nmitres. Cela \u00e9tait visible \u00e0 l'absence compl\u00e8te de \njeunes pr\u00eatres autour de lui. On a vu qu'\u00e0 Paris \u00abil \nn'avait pas pris\u00bb. Pas un avenir ne songeait \u00e0 se \ngreffer sur ce vieillard solitaire. Pas une ambition en \nherbe ne faisait la folie de verdir \u00e0 son ombre. Ses \nchanoines et ses grands vicaires \u00e9taient de bons vieux \nhommes, un peu peuple comme lui, mur\u00e9s comme lui dans ce dioc\u00e8se sans issue sur le cardinalat, et qui \nressemblaient \u00e0 leur \u00e9v\u00eaque, avec cette diff\u00e9rence \nqu'eux \u00e9taient finis, et que lui \u00e9tait achev\u00e9. On sentait \nsi bien l'impossibilit\u00e9 de cro\u00eetre pr\u00e8s de monseigneur \nBienvenu qu'\u00e0 peine sortis du s\u00e9minaire, les jeunes \ngens ordonn\u00e9s par lui se faisaient recommander aux \narchev\u00eaques d'Aix ou d'Auch et s'en allaient bien vite. \nCar enfin, nous le r\u00e9p\u00e9tons, on veut \u00eatre pouss\u00e9. Un \nsaint qui vit dans un exc\u00e8s d'abn\u00e9gation est un \nvoisinage dangereux; il pourrait bien vous \ncommuniquer par contagion une pauvret\u00e9 incurable, \nl'ankylose des articulations utiles \u00e0 l'avancement, et, \nen somme, plus de renoncement que vous n'en \nvoulez; et l'on fuit cette vertu galeuse. De l\u00e0 \nl'isolement de monseigneur Bienvenu. Nous vivons \ndans une soci\u00e9t\u00e9 sombre. R\u00e9ussir; voil\u00e0 \nl'enseignement qui tombe goutte \u00e0 goutte de la \ncorruption en surplomb. \nSoit dit en passant, c'est une chose assez hideuse \nque le succ\u00e8s. Sa fausse ressemblance avec le m\u00e9rite \ntrompe les hommes. Pour la foule, la r\u00e9ussite a \npresque le m\u00eame profil que la supr\u00e9matie. Le succ\u00e8s, \nce m\u00e9nechme du talent, a une dupe : l'histoire. \nJuv\u00e9nal et Tacite seuls en bougonnent. De nos jours, \nune philosophie \u00e0 peu pr\u00e8s officielle est entr\u00e9e en domesticit\u00e9 chez lui, porte la livr\u00e9e du succ\u00e8s, et fait \nle service de son antichambre. R\u00e9ussissez : th\u00e9orie. \nProsp\u00e9rit\u00e9 suppose Capacit\u00e9. Gagnez \u00e0 la loterie, \nvous voil\u00e0 un habile homme. Qui triomphe est \nv\u00e9n\u00e9r\u00e9. Naissez coiff\u00e9, tout est l\u00e0. Ayez de la chance, \nvous aurez le reste; soyez heureux, on vous croira \ngrand. En dehors des cinq ou six exceptions \nimmenses qui font l'\u00e9clat d'un si\u00e8cle, l'admiration \ncontemporaine n'est gu\u00e8re que myopie. Dorure est \nor. Etre le premier venu, cela ne g\u00e2te rien, pourvu \nqu'on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux \nNarcisse qui s'adore lui-m\u00eame et qui applaudit le \nvulgaire. Cette facult\u00e9 \u00e9norme par laquelle on est \nMo\u00efse, Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napol\u00e9on, la \nmultitude la d\u00e9cerne d'embl\u00e9e et par acclamation \u00e0 \nquiconque atteint son but dans quoi que ce soit. \nQu'un notaire se transfigure en d\u00e9put\u00e9, qu'un faux \nCorneille fasse Tiridate , qu'un eunuque parvienne \u00e0 \nposs\u00e9der un harem, qu'un Prudhomme militaire \ngagne par accident la bataille d\u00e9cisive d'une \u00e9poque, \nqu'un apothicaire invente les semelles de carton pour \nl'arm\u00e9e de Sambre- et-Meuse et se construise, avec ce \ncarton vendu pour du cuir, quatre cent mille livres de \nrente, qu'un porte-balle \u00e9pouse l'usure et la fasse \naccoucher de sept ou huit millions dont il est le p\u00e8re et dont elle est la m\u00e8re, qu'un pr\u00e9dicateur devienne \n\u00e9v\u00eaque par le nasillement, qu'un intendant de bonne \nmaison soit si riche en sortant de service qu'on le \nfasse ministre des finances, les hommes appellent \ncela G\u00e9nie, de m\u00eame qu'ils appellent Beaut\u00e9 la figure \nde Mousqueton et Majest\u00e9 l'encolure de Claude. Ils \nconfondent avec les constellations de l'ab\u00eeme les \n\u00e9toiles que font dans la vase molle du bourbier les \npattes des canards. \n \n \n \n \nI, 1, 13. \n \n \n \n \nCe qu'il croyait \n \n \n \n \n \n \nAu point de vue de l'orthodoxie, nous n'avons \npoint \u00e0 sonder M. l'\u00e9v\u00eaque de Digne. Devant une \ntelle \u00e2me, nous ne nous sentons en humeur que de \nrespect. La conscience du juste doit \u00eatre crue sur \nparole. D'ailleurs, de certaines natures \u00e9tant donn\u00e9es, \nnous admettons le d\u00e9veloppement possible de toutes \nles beaut\u00e9s de la vertu humaine dans une croyance \ndiff\u00e9rente de la n\u00f4tre. Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce myst\u00e8re-l\u00e0? \nCes secrets du for int\u00e9rieur ne sont connus que de la \ntombe o\u00f9 les \u00e2mes entrent nues. Ce dont nous \nsommes certain, c'est que jamais les difficult\u00e9s de foi \nne se r\u00e9solvaient pour lui en hypocrisie. Aucune \npourriture n'est possible au diamant. Il croyait le plus \nqu'il pouvait. Credo in Patrem , s'\u00e9criait-il souvent. \nPuisant d'ailleurs dans les bonnes \u0153uvres cette \nquantit\u00e9 de satisfaction qui suffit \u00e0 la conscience, et \nqui vous dit tout bas : tu es avec Dieu. \nCe que nous croyons devoir noter, c'est que, en \ndehors, pour ainsi dire, et au del\u00e0 de sa foi, l'\u00e9v\u00eaque \navait un exc\u00e8s d'amour. C'est par l\u00e0, quia multum \namavit , qu'il \u00e9tait jug\u00e9 vuln\u00e9rable par les \u00abhommes \ns\u00e9rieux\u00bb, les \u00abpersonnes graves\u00bb et les \u00abgens \nraisonnables\u00bb; locutions favorites de notre triste \nmonde o\u00f9 l'\u00e9go\u00efsme re\u00e7oit le mot d'ordre du \np\u00e9dantisme. Qu'\u00e9tait-ce que cet exc\u00e8s d'amour? \nC'\u00e9tait une bienveillance sereine, d\u00e9bordant les \nhommes, comme nous l'avons indiqu\u00e9 d\u00e9j\u00e0, et, dans \nl'occasion, s'\u00e9tendant jusqu'aux choses. Il vivait sans \nd\u00e9dain. Il \u00e9tait indulgent pour la cr\u00e9ation de Dieu. \nTout homme, m\u00eame le meilleur, a en lui une duret\u00e9 \nirr\u00e9fl\u00e9chie qu'il tient en r\u00e9serve pour l'animal. \nL'\u00e9v\u00eaque de Digne n'avait point cette duret\u00e9-l\u00e0, particuli\u00e8re \u00e0 beaucoup de pr\u00eatres pourtant. Il n'allait \npas jusqu'au brahmine, mais il semblait avoir m\u00e9dit\u00e9 \ncette parole de l'Eccl\u00e9siaste : \u00abSait-on o\u00f9 va l'\u00e2me des \nanimaux?\u00bb Les laideurs de l'aspect, les difformit\u00e9s de \nl'instinct, ne le troublaient pas et ne l'indignaient pas. \nIl en \u00e9tait \u00e9mu, presque attendri. Il semblait que, \npensif, il en all\u00e2t chercher, au del\u00e0 de la vie apparente, \nla cause, l'explication ou l'excuse. Il semblait par \nmoments demander \u00e0 Dieu des commutations. Il \nexaminait sans col\u00e8re, et avec l'\u0153il du linguiste qui \nd\u00e9chiffre un palimpseste, la quantit\u00e9 de chaos qui est \nencore dans la nature. Cette r\u00eaverie faisait parfois \nsortir de lui des mots \u00e9tranges. Un matin, il \u00e9tait dans \nson jardin, il se croyait seul, mais sa s\u0153ur marchait \nderri\u00e8re lui sans qu'il la v\u00eet; tout \u00e0 coup, il s'arr\u00eata, et il \nregarda quelque chose \u00e0 terre; c'\u00e9tait une grosse \naraign\u00e9e, noire, velue, horrible. Sa s\u0153ur l'entendit qui \ndisait : \u2013 Pauvre b\u00eate! ce n'est pas sa faute. \nPourquoi ne pas dire ces enfantillages presque \ndivins de la bont\u00e9? Pu\u00e9rilit\u00e9s, soit; mais ces pu\u00e9rilit\u00e9s \nsublimes ont \u00e9t\u00e9 celles de saint Fran\u00e7ois d'Assise et \nde Marc-Aur\u00e8le. Un jour il se donna une entorse \npour n'avoir pas voulu \u00e9craser une fourmi. Ainsi vivait cet homme juste. Quelquefois, il \ns'endormait dans son jardin, et alors il n'\u00e9tait rien de \nplus v\u00e9n\u00e9rable. \nMonseigneur Bienvenu avait \u00e9t\u00e9 jadis, \u00e0 en croire \nles r\u00e9cits sur sa jeunesse et m\u00eame sur sa virilit\u00e9, un \nhomme passionn\u00e9, peut-\u00eatre violent. Sa mansu\u00e9tude \nuniverselle \u00e9tait moins un instinct de nature que le \nr\u00e9sultat d'une grande conviction f iltr\u00e9e dans son c\u0153ur \n\u00e0 travers la vie et lentement tomb\u00e9e en lui, pens\u00e9e \u00e0 \npens\u00e9e; car, dans un caract\u00e8re comme dans un \nrocher, il peut y avoir des trous de gouttes d'eau. Ces \ncreusements-l\u00e0 sont ineffa\u00e7ables; ces formations-l\u00e0 \nsont indestructibles. \nEn 1815, nous croyons l'avoir dit, il atteignait \nsoixante-quinze ans, mais il n'en paraissait pas avoir \nplus de soixante. Il n'\u00e9tait pas grand; il avait quelque \nembonpoint; et, pour le combattre, il faisait \nvolontiers de longues marches \u00e0 pied; il avait le pas \nferme et n'\u00e9tait que fort peu courb\u00e9; d\u00e9tail d'o\u00f9 nous \nne pr\u00e9tendons rien conclure; Gr\u00e9goire XVI, \u00e0 quatre-\nvingts ans, se tenait droit et souriant, ce qui ne \nl'emp\u00eachait pas d'\u00eatre un mauvais \u00e9v\u00eaque. \nMonseigneur Bienvenu avait ce que le peuple appelle \n\u00abune belle t\u00eate\u00bb, mais si aimable qu'on oubliait qu'elle \n\u00e9tait belle. Quand il causait avec cette ga\u00eet\u00e9 enfantine qui \u00e9tait \nune de ses gr\u00e2ces, et dont nous avons d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9, on \nse sentait \u00e0 l'aise pr\u00e8s de lui, il semblait que de toute \nsa personne il sort\u00eet de la joie. Son teint color\u00e9 et \nfrais, toutes ses dents bien blanches qu'il avait \nconserv\u00e9es et que son rire faisait voir, lui donnaient \ncet air ouvert et facile qui fait dire d'un homme : c'est \nun bon enfant, et d'un vieillard : c'est un bonhomme. \nC'\u00e9tait, on s'en souvient, l'effet qu'il avait fait \u00e0 \nNapol\u00e9on. Au premier abord et pour qui le voyait \npour la premi\u00e8re fois, ce n'\u00e9tait gu\u00e8re qu'un \nbonhomme en effet. Mais si l'on restait quelques \nheures pr\u00e8s de lui, et pour peu qu'on le v\u00eet pensif, le \nbonhomme se transfigurait peu \u00e0 peu et prenait je ne \nsais quoi d'imposant; son front large et s\u00e9rieux, \nauguste par les cheveux blancs, devenait auguste aussi \npar la m\u00e9ditation; la majest\u00e9 se d\u00e9gageait de cette \nbont\u00e9, sans que la bont\u00e9 cess\u00e2t de rayonner; on \n\u00e9prouvait quelque chose de l'\u00e9motion qu'on aurait si \nl'on voyait un ange souriant ouvrir lentement ses ailes \nsans cesser de sourire. Le respect, un respect \ninexprimable, vous p\u00e9n\u00e9trait par degr\u00e9s et vous \nmontait au c\u0153ur, et l'on sentait qu'on avait devant soi \nune de ces \u00e2mes fortes, \u00e9prouv\u00e9es et indulgentes, o\u00f9 la pens\u00e9e est si grande qu'elle ne peut plus \u00eatre que \ndouce. \nComme on l'a vu, la pri\u00e8re, la c\u00e9l\u00e9bration des \noffices religieux, l'aum\u00f4ne, la consolation aux afflig\u00e9s, \nla culture d'un coin de terre, la fraternit\u00e9, la frugalit\u00e9, \nle renoncement, l'hospitalit\u00e9, la confiance, l'\u00e9tude, le \ntravail, remplissaient chacune des journ\u00e9es de sa vie. \nRemplissaient est bien le mot, et certes cette journ\u00e9e de \nl'\u00e9v\u00eaque \u00e9tait bien pleine jusqu'aux bords de bonnes \npens\u00e9es, de bonnes paroles et de bonnes actions. \nCependant elle n'\u00e9tait pas compl\u00e8te si le temps froid \nou pluvieux l'emp\u00eachait d'aller passer le soir, quand \nles deux femmes s'\u00e9taient retir\u00e9es, une heure ou deux \ndans son jardin avant de s'endormir. Il semblait que \nce f\u00fbt une sorte de rite pour lui de se pr\u00e9parer au \nsommeil par la m\u00e9ditation en pr\u00e9sence des grands \nspectacles du ciel nocturne. Quelquefois, \u00e0 une heure \nm\u00eame assez avanc\u00e9e de la nuit, si les deux vieilles \nfilles ne dormaient pas, elles l'entendaient marcher \nlentement dans les all\u00e9es. Il \u00e9tait l\u00e0 seul avec lui-\nm\u00eame, recueilli, paisible, adorant, comparant la \ns\u00e9r\u00e9nit\u00e9 de son c\u0153ur \u00e0 la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 de l'\u00e9ther, \u00e9mu dans \nles t\u00e9n\u00e8bres par les splendeurs visibles des \nconstellations et les splendeurs invisibles de Dieu, \nouvrant son \u00e2me aux pens\u00e9es qui tombent de l'Inconnu. Dans ces moments- l\u00e0, offrant son c\u0153ur \u00e0 \nl'heure o\u00f9 les fleurs nocturnes offrent leur parfum, \nallum\u00e9 comme une lampe au centre de la nuit \u00e9toil\u00e9e, \nse r\u00e9pandant en extase au milieu du rayonnement \nuniversel de la cr\u00e9ation, il n'e\u00fbt pu peut-\u00eatre dire lui-\nm\u00eame ce qui se passait dans son esprit; il sentait \nquelque chose s'envoler hors de lui et quelque chose \ndescendre en lui. Myst\u00e9rieux \u00e9changes des gouffres \nde l'\u00e2me avec les gouffres de l'univers! \nIl songeait \u00e0 la grandeur et \u00e0 la pr\u00e9sence de Dieu; \u00e0 \nl'\u00e9ternit\u00e9 future, \u00e9trange myst\u00e8re; \u00e0 l'\u00e9ternit\u00e9 pass\u00e9e, \nmyst\u00e8re plus \u00e9trange encore; \u00e0 tous les infinis qui \ns'enfon\u00e7aient sous ses yeux dans tous les sens; et, \nsans chercher \u00e0 comprendre l'incompr\u00e9hensible, il le \nregardait. Il n'\u00e9tudiait pas Dieu; il s'en \u00e9blouissait. Il \nconsid\u00e9rait ces magnifiques rencontres des atomes \nqui donnent des aspects \u00e0 la mati\u00e8re, r\u00e9v\u00e8lent les \nforces en les constatant, cr\u00e9ent les individualit\u00e9s dans \nl'unit\u00e9, les proportions dans l'\u00e9tendue, l'innombrable \ndans l'infini, et par la lumi\u00e8re produisent la beaut\u00e9. \nCes rencontres se nouent et se d\u00e9nouent sans cesse; \nde l\u00e0 la vie et la mort. \nIl s'asseyait sur un banc de bois adoss\u00e9 \u00e0 une treille \nd\u00e9cr\u00e9pite; et il regardait les astres \u00e0 travers les \nsilhouettes ch\u00e9tives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart d'arpent, si pauvrement plant\u00e9, si \nencombr\u00e9 de masures et de hangars, lui \u00e9tait cher et \nlui suffisait. \nQue fallait-il de plus \u00e0 ce vieillard qui partageait le \nloisir de sa vie, o\u00f9 il y avait si peu de loisir, entre le \njardinage le jour et la contemplation la nuit? Cet \n\u00e9troit enclos, ayant les cieux pour plafond, n'\u00e9tait-ce \npas assez pour pouvoir adorer Dieu tour \u00e0 tour dans \nses \u0153uvres les plus charmantes et dans ses \u0153uvres les \nplus sublimes? N'est-ce pas l\u00e0 tout, en effet, et que \nd\u00e9sirer au del\u00e0? Un petit jardin pour se promener, et \nl'immensit\u00e9 pour r\u00eaver. A ses pieds ce qu'on peut \ncultiver et cueillir; sur sa t\u00eate ce qu'on peut \u00e9tudier et \nm\u00e9diter; quelques fleurs sur la terre et toutes les \n\u00e9toiles dans le ciel. \n \n \n \n \nI, 1, 14. \n \n \n \n \n \nCe qu'il pensait \n \n \n \n \n \n \nUn dernier mot. \nComme cette nature de d\u00e9tails pourrait, \nparticuli\u00e8rement au moment o\u00f9 nous sommes, et \npour nous servir d'une expression actuellement \u00e0 la \nmode, donner \u00e0 l'\u00e9v\u00eaque de Digne une certaine \nphysionomie \u00abpanth\u00e9iste\u00bb, et faire croire, soit \u00e0 son \nbl\u00e2me, soit \u00e0 sa louange, qu'il y avait en lui une de ces \nphilosophies personnelles, propres \u00e0 notre si\u00e8cle, qui germent quelquefois dans les esprits solitaires et s'y \nconstruisent et y grandissent jusqu'\u00e0 y remplacer les \nreligions, nous insistons sur ceci que pas un de ceux \nqui ont connu monseigneur Bienvenu ne se f\u00fbt cru \nautoris\u00e9 \u00e0 penser rien de pareil. Ce qui \u00e9clairait cet \nhomme, c'\u00e9tait le c\u0153ur. Sa sagesse \u00e9tait faite de la \nlumi\u00e8re qui vient de l\u00e0. \nPoint de syst\u00e8mes, beaucoup d\u2019\u0153uvres. Les \nsp\u00e9culations abstruses contiennent du vertige; rien \nn'indique qu'il hasard\u00e2t son esprit dans les \napocalypses. L'ap\u00f4tre peut \u00eatre hardi, mais l'\u00e9v\u00eaque \ndoit \u00eatre timide. Il se f\u00fbt probablement fait scrupule \nde sonder trop avant de certains probl\u00e8mes r\u00e9serv\u00e9s \nen quelque sorte aux grands esprits terribles. Il y a de \nl'horreur sacr\u00e9e sous les porches de l'\u00e9nigme; ces \nouvertures sombres sont l\u00e0 b\u00e9antes, mais quelque \nchose vous dit, \u00e0 vous passant de la vie, qu'on n'entre \npas. Malheur \u00e0 qui y p\u00e9n\u00e8tre! Les g\u00e9nies, dans les \nprofondeurs inou\u00efes de l'abstraction et de la \nsp\u00e9culation pure, situ\u00e9s pour ainsi dire au-dessus des \ndogmes, proposent leurs id\u00e9es \u00e0 Dieu. Leur pri\u00e8re \noffre audacieusement la discussion. Leur adoration \ninterroge. Ceci est la religion directe, pleine d'anxi\u00e9t\u00e9 \net de responsabilit\u00e9 pour qui en tente les \nescarpements. La m\u00e9ditation humaine n'a point de limite. A ses \nrisques et p\u00e9rils, elle analyse et creuse son propre \n\u00e9blouissement. On pourrait presque dire que, par une \nsorte de r\u00e9action splendide, elle en \u00e9blouit la nature; \nle myst\u00e9rieux monde qui nous entoure rend ce qu'il \nre\u00e7oit; il est probable que les contemplateurs sont \ncontempl\u00e9s. Quoi qu'il en soit, il y a sur la terre des \nhommes \u2013 sont-ce des hommes? \u2013 qui aper\u00e7oivent \ndistinctement au fond des horizons du r\u00eave les \nhauteurs de l'absolu, et qui ont la vision terrible de la \nmontagne infinie. Monseigneur Bienvenu n'\u00e9tait \npoint de ces hommes-l\u00e0; monseigneur Bienvenu \nn'\u00e9tait pas un g\u00e9nie. Il e\u00fbt redout\u00e9 ces sublimit\u00e9s d'o\u00f9 \nquelques-uns, tr\u00e8s grands m\u00eame, comme \nSwedenborg et Pascal, ont gliss\u00e9 dans la d\u00e9mence. \nCertes, ces puissantes r\u00eaveries ont leur utilit\u00e9 morale; \net par ces routes ardues on s'approche de la \nperfection id\u00e9ale. Lui, il prenait le sentier qui abr\u00e8ge : \nl'Evangile. \nIl n'essayait point de faire faire \u00e0 sa chasuble les \nplis du manteau d'Elie; il ne projetait aucun rayon \nd'avenir sur le roulis t\u00e9n\u00e9breux des \u00e9v\u00e9nements; il ne \ncherchait pas \u00e0 condenser en flamme la lueur des \nchoses; il n'avait rien du proph\u00e8te, et rien du mage. \nCette \u00e2me humble aimait; voil\u00e0 tout. Qu'il dilat\u00e2t la pri\u00e8re jusqu'\u00e0 une aspiration \nsurhumaine, cela est probable; mais on ne peut pas \nplus prier trop qu'aimer trop; et, si c'\u00e9tait une h\u00e9r\u00e9sie \nde prier au del\u00e0 des textes, sainte Th\u00e9r\u00e8se et saint \nJ\u00e9r\u00f4me seraient des h\u00e9r\u00e9tiques. \nIl se penchait sur ce qui g\u00e9mit et sur ce qui expie. \nL'univers lui apparaissait comme une immense \nmaladie; il sentait partout de la fi\u00e8vre, il auscultait \npartout de la souffrance, et, sans chercher \u00e0 deviner \nl'\u00e9nigme, il t\u00e2chait de panser la plaie. Le redoutable \nspectacle des choses cr\u00e9\u00e9es d\u00e9veloppait en lui \nl'attendrissement; il n'\u00e9tait occup\u00e9 qu'\u00e0 trouver pour \nlui-m\u00eame et \u00e0 inspirer aux autres la meilleure mani\u00e8re \nde plaindre et de soulager; ce qui existe \u00e9tait pour ce \nbon et rare pr\u00eatre un sujet permanent de tristesse \ncherchant \u00e0 consoler. \nIl y a des hommes qui travaillent \u00e0 l'extraction de \nl'or; lui, il travaillait \u00e0 l'extraction de la piti\u00e9. \nL'universelle mis\u00e8re \u00e9tait sa mine. La douleur partout \nn'\u00e9tait qu'une occasion de bont\u00e9 toujours. Aimez-vous \nles uns les autres ; il d\u00e9clarait cela complet, ne souhaitait \nrien de plus et c'\u00e9tait l\u00e0 toute sa doctrine. Un jour, cet \nhomme qui se croyait \u00abphilosophe\u00bb, ce s\u00e9nateur, d\u00e9j\u00e0 \nnomm\u00e9, dit \u00e0 l'\u00e9v\u00eaque : \u2013 Mais voyez donc le \nspectacle du monde; guerre de tous contre tous; le plus fort a le plus d'esprit. Votre aimez-vous les uns les \nautres est une b\u00eatise. \u2013 Eh bien , r\u00e9pondit monseigneur \nBienvenu sans disputer, si c'est une b\u00eatise, l'\u00e2me doit s'y \nenfermer comme la perle dans l'hu\u00eetre . Il s'y enfermait \ndonc, il y vivait, il s'en satisfaisait absolument, laissant \nde c\u00f4t\u00e9 les questions prodigieuses qui attirent et qui \n\u00e9pouvantent, les perspectives insondables de \nl'abstraction, les pr\u00e9cipices de la m\u00e9taphysique, toutes \nces profondeurs convergentes, pour l'ap\u00f4tre, \u00e0 Dieu, \npour l'ath\u00e9e, au n\u00e9ant : la destin\u00e9e, le bien et le mal, la \nguerre de l'\u00eatre contre l'\u00eatre, la conscience de \nl'homme, le somnambulisme pensif de l'animal, la \ntransformation par la mort, la r\u00e9capitulation \nd'existences que contient le tombeau, la greffe \nincompr\u00e9hensible des amours successifs sur le moi \npersistant, l'essence, la substance, le Nil et l'Ens, \nl'\u00e2me, la nature, la libert\u00e9, la n\u00e9cessit\u00e9; probl\u00e8mes \u00e0 \npic, \u00e9paisseurs sinistres, o\u00f9 se penchent les \ngigantesques archanges de l'esprit humain; \nformidables ab\u00eemes que Lucr\u00e8ce, Manou, saint Paul \net Dante contemplent avec cet \u0153il fulgurant qui \nsemble, en regardant fixement l'infini, y faire \u00e9clore \ndes \u00e9toiles. \nMonseigneur Bienvenu \u00e9tait simplement un \nhomme qui constatait du dehors les questions myst\u00e9rieuses sans les scruter, sans les agiter, et sans \nen troubler son propre esprit, et qui avait dans l'\u00e2me \nle grave respect de l'ombre. \n \n \n \n \nLIVRE DEUXI\u00c8ME \n \n \nLA CHUTE \n \n \n \n \nI, 2, 1. \n \n \n \n \n \nLe soir d'un jour de marche \n \n \n \n \n \n \nDans les premiers jours du mois d'octobre 1815, \nune heure environ avant le coucher du soleil, un \nhomme qui voyageait \u00e0 pied entrait dans la petite ville \nde Digne. Les rares habitants qui se trouvaient en ce \nmoment \u00e0 leurs fen\u00eatres ou sur le seuil de leurs \nmaisons regardaient ce voyageur avec une sorte \nd'inqui\u00e9tude. Il \u00e9tait difficile de rencontrer un passant \nd'un aspect plus mis\u00e9rable. C'\u00e9tait un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de \nl'\u00e2ge. Il pouvait avoir quarante-six ou quarante-huit \nans. Une casquette \u00e0 visi\u00e8re de cuir rabattue cachait \nen partie son visage br\u00fbl\u00e9 par le soleil et le h\u00e2le et \nruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, \nrattach\u00e9e au col par une petite ancre d'argent, laissait \nvoir sa poitrine velue; il avait une cravate tordue en \ncorde, un pantalon de coutil bleu, us\u00e9 et r\u00e2p\u00e9, blanc \u00e0 \nun genou, trou\u00e9 \u00e0 l'autre, une vieille blouse grise en \nhaillons, rapi\u00e9c\u00e9e \u00e0 l'un des coudes d'un morceau de \ndrap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de \nsoldat fort plein, bien boucl\u00e9 et tout neuf, \u00e0 la main \nun \u00e9norme b\u00e2ton noueux, les pieds sans bas dans des \nsouliers ferr\u00e9s, la t\u00eate tondue et la barbe longue. \nLa sueur, la chaleur, le voyage \u00e0 pied, la poussi\u00e8re, \najoutaient je ne sais quoi de sordide \u00e0 cet ensemble \nd\u00e9labr\u00e9. \nLes cheveux \u00e9taient ras, et pourtant h\u00e9riss\u00e9s; car ils \ncommen\u00e7aient \u00e0 pousser un peu, et semblaient \nn'avoir pas \u00e9t\u00e9 coup\u00e9s depuis quelque temps. \nPersonne ne le connaissait. Ce n'\u00e9tait \u00e9videmment \nqu'un passant. D'o\u00f9 venait-il? Du midi. Des bords de \nla mer peut-\u00eatre. Car il faisait son entr\u00e9e dans Digne \npar la m\u00eame rue qui sept mois auparavant avait vu \npasser l'empereur Napol\u00e9on allant de Cannes \u00e0 Paris. Cet homme avait d\u00fb marcher tout le jour. Il paraissait \ntr\u00e8s fatigu\u00e9. Des femmes de l'ancien bourg qui est au \nbas de la ville l'avaient vu s'arr\u00eater sous les arbres du \nboulevard Gassendi et boire \u00e0 la fontaine qui est \u00e0 \nl'extr\u00e9mit\u00e9 de la promenade. Il fallait qu'il e\u00fbt bien \nsoif, car des enfants qui le suivaient le virent encore \ns'arr\u00eater et boire, deux cents pas plus loin, \u00e0 la \nfontaine de la place du march\u00e9. \nArriv\u00e9 au coin de la rue Poichevert, il tourna \u00e0 \ngauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra; puis \nsortit un quart d'heure apr\u00e8s. Un gendarme \u00e9tait assis \npr\u00e8s de la porte sur le banc de pierre o\u00f9 le g\u00e9n\u00e9ral \nDrouot monta le 4 mars pour lire \u00e0 la foule effar\u00e9e \ndes habitants de Digne la proclamation du golfe Juan. \nL'homme \u00f4ta sa casquette et salua humblement le \ngendarme. \nLe gendarme, sans r\u00e9pondre \u00e0 son salut, le regarda \navec attention, le suivit quelque temps des yeux, puis \nentra dans la maison de ville. \nIl y avait alors \u00e0 Digne une belle auberge \u00e0 \nl'enseigne de la Croix- de-Colbas. Cette auberge avait \npour h\u00f4telier un nomm\u00e9 Jacquin Labarre, homme \nconsid\u00e9r\u00e9 dans la ville pour sa parent\u00e9 avec un autre \nLabarre, qui tenait \u00e0 Grenoble l'auberge des Trois-\nDauphins et qui avait servi dans les guides. Lors du d\u00e9barquement de l'empereur, beaucoup de bruits \navaient couru dans le pays sur cette auberge des Trois \nDauphins . On contait que le g\u00e9n\u00e9ral Bertrand, d\u00e9guis\u00e9 \nen charretier, y avait fait de fr\u00e9quents voyages au \nmois de janvier, et qu'il y avait distribu\u00e9 des croix \nd'honneur \u00e0 des soldats et des poign\u00e9es de napol\u00e9ons \n\u00e0 des bourgeois. La r\u00e9alit\u00e9 est que l'Empereur, entr\u00e9 \ndans Grenoble, avait refus\u00e9 de s'installer \u00e0 l'h\u00f4tel de \nla pr\u00e9fecture; il avait remerci\u00e9 le maire en disant : Je \nvais chez un brave homme que je connais , et il \u00e9tait all\u00e9 aux \nTrois Dauphins . Cette gloire du Labarre des Trois \nDauphins se refl\u00e9tait \u00e0 vingt- cinq lieues de distance \njusque sur le Labarre de la Croix- de-Colbas . On disait \nde lui dans la ville : c'est le cousin de celui de Grenoble . \nL'homme se dirigea vers cette auberge, qui \u00e9tait la \nmeilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelle \ns'ouvrait de plain-pied sur la rue. Tous les fourneaux \n\u00e9taient allum\u00e9s; un grand feu flambait ga\u00eement dans \nla chemin\u00e9e. L'h\u00f4te, qui \u00e9tait en m\u00eame temps le chef, \nallait de l'\u00e2tre aux casseroles, fort occup\u00e9 et \nsurveillant un excellent d\u00eener destin\u00e9 \u00e0 des rouliers \nqu'on entendait rire et parler \u00e0 grand bruit dans une \nsalle voisine. Quiconque a voyag\u00e9 sait que personne \nne fait meilleure ch\u00e8re que les rouliers. Une marmotte \ngrasse, flanqu\u00e9e de perdrix blanches et de coqs de bruy\u00e8re, tournait sur une longue broche devant l e \nfeu; sur les fourneaux cuisaient deux grosses carpes \ndu lac de Lauzet et une truite du lac d'Alloz. \nL'h\u00f4te, entendant la porte s'ouvrir et entrer un \nnouveau venu, dit sans lever les yeux de ses \nfourneaux : \n\u2013 Que veut monsieur? \n\u2013 Manger et coucher, dit l'homme. \n\u2013 Rien de plus facile, reprit l'h\u00f4te. En ce moment \nil tourna la t\u00eate, embrassa d'un coup d\u2019\u0153il tout \nl'ensemble du voyageur, et ajouta : ... en payant. \nL'homme tira une grosse bourse de cuir de la \npoche de sa blouse et r\u00e9pondit : \n\u2013 J'ai de l'argent. \n\u2013 En ce cas on est \u00e0 vous, dit l'h\u00f4te. \nL'homme remit sa bourse en poche, se d\u00e9chargea \nde son sac, le posa \u00e0 terre pr\u00e8s de la porte, garda son \nb\u00e2ton \u00e0 la main, et alla s'asseoir sur une escabelle \nbasse pr\u00e8s du feu. Digne est dans la montagne. Les \nsoir\u00e9es d'octobre y sont froides. \nCependant, tout en allant et venant, l'homme \nconsid\u00e9rait le voyageur. \n\u2013 D\u00eene-t-on bient\u00f4t? dit l'homme. \n\u2013 Tout \u00e0 l'heure, dit l'h\u00f4te. Pendant que le nouveau venu se chauffait, le dos \ntourn\u00e9, le digne aubergiste Jacquin Labarre tira un \ncrayon de sa poche, puis il d\u00e9chira le coin d'un vieux \njournal qui tra\u00eenait sur une petite table pr\u00e8s de la \nfen\u00eatre. Sur la marge blanche il \u00e9crivit une ligne ou \ndeux, plia sans cacheter et remit ce chiffon de papier \n\u00e0 un enfant qui paraissait lui servir tout \u00e0 la fois de \nmarmiton et de laquais. L'aubergiste dit un mot \u00e0 \nl'oreille du marmiton, et l'enfant partit en courant \ndans la direction de la mairie. \nLe voyageur n'avait rien vu de tout cela. \nIl demanda encore une fois : \u2013 D\u00eene-t-on bient\u00f4t? \n\u2013 Tout \u00e0 l'heure, dit l'h\u00f4te. \nL'enfant revint. Il rapportait le papier. L'h\u00f4te le \nd\u00e9plia avec empressement, comme quelqu'un qui \nattend une r\u00e9ponse. Il parut lire attentivement, puis \nhocha la t\u00eate, et resta un moment pensif. Enfin il fit \nun pas vers le voyageur qui semblait plong\u00e9 dans des \nr\u00e9flexions peu sereines. \n\u2013 Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir. \nL'homme se dressa \u00e0 demi sur son s\u00e9ant. \n\u2013 Comment! avez-vous peur que je ne paye pas? \nvoulez-vous que je paye d'avance? J'ai de l'argent, \nvous dis-je. \n\u2013 Ce n'est pas cela. \u2013 Quoi donc? \n\u2013 Vous avez de l'argent... \n\u2013 Oui, dit l'homme. \n\u2013 Et moi, dit l'h\u00f4te, je n'ai pas de chambre. \nL'homme reprit tranquillement : \u2013 Mettez-moi \u00e0 \nl'\u00e9curie. \n\u2013 Je ne puis. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Les chevaux prennent toute la place. \n\u2013 Eh bien, repartit l'homme, un coin dans le \ngrenier. Une botte de paille. Nous verrons cela apr\u00e8s \nd\u00eener. \n\u2013 Je ne puis vous donner \u00e0 d\u00eener. \nCette d\u00e9claration, faite d'un ton mesur\u00e9, mais \nferme, parut grave \u00e0 l'\u00e9tranger. Il se leva. \n\u2013 Ah bah! mais je meurs de faim, moi. J'ai march\u00e9 \nd\u00e8s le soleil lev\u00e9. J'ai fait douze lieues. Je paye. Je \nveux manger. \n\u2013 Je n'ai rien, dit l'h\u00f4te. \nL'homme \u00e9clata de rire, se tourna vers la chemin\u00e9e \net les fourneaux. \n\u2013 Rien! et tout cela? \n\u2013 Tout cela m'est retenu. \n\u2013 Par qui? \n\u2013 Par ces messieurs les rouliers. \u2013 Combien sont-ils? \n\u2013 Douze. \n\u2013 Il y a l\u00e0 \u00e0 manger pour vingt. \n\u2013 Ils ont tout retenu et tout pay\u00e9 d'avance. \nL'homme se rassit et dit sans hausser la voix : \u2013 Je \nsuis \u00e0 l'auberge, j'ai faim, et je reste . \nL'h\u00f4te alors se pencha \u00e0 son oreille, et lui dit d'un \naccent qui le fit tressaillir : \u2013 Allez-vous en. \nLe voyageur \u00e9tait courb\u00e9 en cet instant et poussait \nquelques braises dans le feu avec le bout ferr\u00e9 de son \nb\u00e2ton, il se retourna vivement, et, comme il ouvrait la \nbouche pour r\u00e9pliquer, l'h\u00f4te le regarda fixement et \najouta toujours \u00e0 voix basse : \u2013 Tenez, assez de \nparoles comme cela. Voulez-vous que je vous dise \nvotre nom? Vous vous appelez Jean Valjean. \nMaintenant voulez-vous que je vous dise qui vous \n\u00eates? En vous voyant entrer, je me suis dout\u00e9 de \nquelque chose, j'ai envoy\u00e9 \u00e0 la mairie, et voici ce \nqu'on m'a r\u00e9pondu. Savez-vous lire? \nEn parlant ainsi il tendait \u00e0 l'\u00e9tranger, tout d\u00e9pli\u00e9, \nle papier qui venait de voyager de l'auberge \u00e0 la \nmairie et de la mairie \u00e0 l'auberge. L'homme y jeta un \nregard. L'aubergiste reprit apr\u00e8s un silence : \n\u2013 J'ai l'habitude d'\u00eatre poli avec tout le monde. \nAllez-vous-en. L'homme baissa la t\u00eate, ramassa le sac qu'il avait \nd\u00e9pos\u00e9 \u00e0 terre, et s'en alla. \nIl prit la grande rue. Il marchait devant lui au \nhasard, rasant de pr\u00e8s les maisons comme un homme \nhumili\u00e9 et triste. Il ne se retourna pas une seule fois. \nS'il s'\u00e9tait retourn\u00e9, il aurait vu l'aubergiste de la Croix-\nde-Colbas sur le seuil de sa porte, entour\u00e9 de tous les \nvoyageurs de son auberge et de tous les passants de la \nrue, parlant vivement et le d\u00e9signant du doigt; et, aux \nregards de d\u00e9fiance et d'effroi du groupe, il aurait \ndevin\u00e9 qu'avant peu son arriv\u00e9e serait l'\u00e9v\u00e9nement de \ntoute la ville. \nIl ne vit rien de tout cela. Les gens accabl\u00e9s ne \nregardent pas derri\u00e8re eux. Ils ne savent que trop que \nle mauvais sort les suit. \nIl chemina ainsi quelque temps, marchant \ntoujours, allant \u00e0 l'aventure par des rues qu'il ne \nconnaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela arrive \ndans la tristesse. Tout \u00e0 coup il sentit vivement la \nfaim. La nuit approchait. Il regarda autour de lui pour \nvoir s'il ne d\u00e9couvrirait pas quelque g\u00eete. \nLa belle h\u00f4tellerie s'\u00e9tait ferm\u00e9e pour lui; il \ncherchait quelque cabaret bien humble, quelque \nbouge bien pauvre. Pr\u00e9cis\u00e9ment une lumi\u00e8re s'allumait au bout de la \nrue; une branche de pin, pendue \u00e0 une potence en \nfer, se dessinait sur le ciel blanc du cr\u00e9puscule. Il y \nalla. \nC'\u00e9tait en effet un cabaret. Le cabaret qui est dans \nla rue de Chaffaut. \nLe voyageur s'arr\u00eata un moment, et regarda par la \nvitre l'int\u00e9rieur de la salle basse du cabaret, \u00e9clair\u00e9e \npar une petite lampe sur une table et par un grand feu \ndans la chemin\u00e9e. Quelques hommes y buvaient. \nL'h\u00f4te se chauffait. La flamme faisait bruire une \nmarmite de fer accroch\u00e9e \u00e0 une cr\u00e9maill\u00e8re. \nOn entre dans ce cabaret, qui est aussi une esp\u00e8ce \nd'auberge, par deux portes. L'une donne sur la rue, \nl'autre s'ouvre sur une petite cour pleine de fumier. \nLe voyageur n'osa pas entrer par la porte de la rue. \nIl se glissa dans la cour, s'arr\u00eata encore, puis leva \ntimidement le loquet et poussa la porte. \n\u2013 Qui va l\u00e0? dit le ma\u00eetre. \n\u2013 Quelqu'un qui voudrait souper et coucher. \n\u2013 C'est bon. Ici on soupe et on couche. \nIl entra. Tous les gens qui buvaient se \nretourn\u00e8rent. La lampe l'\u00e9clairait d'un c\u00f4t\u00e9, le feu de \nl'autre. On l'examina quelque temps pendant qu'il \nd\u00e9faisait son sac. L'h\u00f4te lui dit : \u2013 Voil\u00e0 du feu. Le souper cuit dans \nla marmite. Venez vous chauffer, camarade. \nIl alla s'asseoir pr\u00e8s de l'\u00e2tre. Il allongea devant le \nfeu ses pieds meurtris par la fatigue; une bonne odeur \nsortait de la marmite. Tout ce qu'on pouvait \ndistinguer de son visage sous sa casquette baiss\u00e9e prit \nune vague apparence de bien-\u00eatre m\u00eal\u00e9e \u00e0 cet autre \naspect si poignant que donne l'habitude de la \nsouffrance. \nC'\u00e9tait d'ailleurs un profil ferme, \u00e9nergique et \ntriste. Cette physionomie \u00e9tait \u00e9trangement \ncompos\u00e9e; elle commen\u00e7ait par para\u00eetre humble et \nfinissait par sembler s\u00e9v\u00e8re. L\u2019\u0153il luisait sous les \nsourcils comme un feu sous une broussaille. \nCependant un des hommes attabl\u00e9s \u00e9tait un \npoissonnier qui, avant d'entrer au cabaret de la rue de \nChaffaut, \u00e9tait all\u00e9 mettre son cheval \u00e0 l'\u00e9curie chez \nLabarre. Le hasard faisait que le matin m\u00eame il avait \nrencontr\u00e9 cet \u00e9tranger de mauvaise mine, cheminant \nentre Bras d\u2019Asse et... (j'ai oubli\u00e9 le nom. Je crois que \nc'est Escoublon). Or, en le rencontrant, l'homme, qui \nparaissait d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s fatigu\u00e9, lui avait demand\u00e9 de le \nprendre en croupe, \u00e0 quoi le poissonnier n'avait \nr\u00e9pondu qu'en doublant le pas. Ce poissonnier faisait \npartie, une demi-heure auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-m\u00eame avait racont\u00e9 \nsa d\u00e9sagr\u00e9able rencontre du matin aux gens de la \nCroix- de-Colbas . Il fit de sa place au cabaretier un signe \nimperceptible. Le cabaretier vint \u00e0 lui. Ils \u00e9chang\u00e8rent \nquelques paroles \u00e0 voix basse. L'homme \u00e9tait \nretomb\u00e9 dans ses r\u00e9flexions. \nLe cabaretier revint \u00e0 la chemin\u00e9e, posa \nbrusquement sa main sur l'\u00e9paule de l'homme, et lui \ndit : \n\u2013 Tu vas t'en aller d'ici. \nL'\u00e9tranger se retourna et r\u00e9pondit avec douceur : \u2013\n Ah! vous savez?\u2026 \n\u2013 Oui. \n\u2013 On m'a renvoy\u00e9 de l'autre auberge. \n\u2013 Et l'on te chasse de celle-ci. \n\u2013 O\u00f9 voulez-vous que j'aille? \n\u2013 Ailleurs. \nL'homme prit son b\u00e2ton et son sac, et s'en alla. \nComme il sortait, quelques enfants qui l'avaient \nsuivi depuis la Croix- de-Colbas et qui semblaient \nl'attendre, lui jet\u00e8rent des pierres. Il revint sur ses pas \navec col\u00e8re et les mena\u00e7a de son b\u00e2ton; les enfants se \ndispers\u00e8rent comme une vol\u00e9e d'oiseaux. \nIl passa devant la prison. A la porte pendait une \ncha\u00eene de fer attach\u00e9e \u00e0 une cloche. Il sonna. Un guichet s'ouvrit. \n\u2013 Monsieur le guichetier, dit-il en \u00f4tant \nrespectueusement sa casquette, voudriez-vous bien \nm'ouvrir et me loger pour cette nuit? \nUne voix r\u00e9pondit : \n\u2013 Une prison n'est pas une auberge. Faites-vous \narr\u00eater. On vous ouvrira. \nLe guichet se referma. \nIl se remit \u00e0 marcher. \nIl entra dans une petite rue o\u00f9 il y a beaucoup de \njardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce \nqui \u00e9gaye la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit \nune petite maison d'un seul \u00e9tage dont la fen\u00eatre \u00e9tait \n\u00e9clair\u00e9e. Il regarda par cette vitre comme il avait fait \npour le cabaret. C'\u00e9tait une grande chambre blanchie \n\u00e0 la chaux, avec un lit drap\u00e9 d'indienne imprim\u00e9e, et \nun berceau dans un coin, quelques chaises de bois et \nun fusil \u00e0 deux coups accroch\u00e9 au mur. Une table \n\u00e9tait servie au milieu de la chambre. Une lampe de \ncuivre \u00e9clairait la nappe de grosse toile blanche, le \nbroc d'\u00e9tain luisant comme l'argent et plein de vin et \nla soupi\u00e8re brune qui fumait. A cette table \u00e9tait assis \nun homme d'une quarantaine d'ann\u00e9es, \u00e0 la figure \njoyeuse et ouverte, qui faisait sauter un petit enfant \nsur ses genoux. Pr\u00e8s de lui une femme, toute jeune, allaitait un autre enfant. Le p\u00e8re riait, l'enfant riait, la \nm\u00e8re souriait. \nL'\u00e9tranger resta un moment r\u00eaveur devant ce \nspectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui? \nLui seul e\u00fbt pu le dire. Il est probable qu'il pensa que \ncette maison joyeuse serait hospitali\u00e8re, et que l\u00e0 o\u00f9 il \nvoyait tant de bonheur il trouverait peut-\u00eatre un peu \nde piti\u00e9. \nIl frappa au carreau un petit coup tr\u00e8s faible. \nOn n'entendit pas. \nIl frappa un second coup. \nIl entendit la femme qui disait : \u2013 Mon homme, il \nme semble qu'on frappe. \n\u2013 Non, r\u00e9pondit le mari. \nIl frappa un troisi\u00e8me coup. \nLe mari se leva, prit la lampe, et alla \u00e0 la porte qu'il \nouvrit. \nC'\u00e9tait un homme de haute taille, demi-paysan, \ndemi-artisan. Il portait un vaste tablier de cuir qui \nmontait jusqu'\u00e0 son \u00e9paule gauche et dans lequel \nfaisaient ventre un marteau, un mouchoir rouge, une \npoire \u00e0 poudre, toutes sortes d'objets que la ceinture \nretenait comme dans une poche. Il renversait la t\u00eate \nen arri\u00e8re; sa chemise largement ouverte et rabattue \nmontrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d'\u00e9pais sourcils, d'\u00e9normes favoris noirs, les yeux \u00e0 \nfleur de t\u00eate, le bas du visage en museau, et sur tout \ncela cet air d'\u00eatre chez soi qui est une chose \ninexprimable. \n\u2013 Monsieur, dit le voyageur, pardon. En payant, \npourriez-vous me donner une assiett\u00e9e de soupe et \nun coin pour dormir dans ce hangar qui est l\u00e0 dans le \njardin. Dites, pourriez-vous? en payant. \n-Qui \u00eates-vous? demanda le ma\u00eetre du logis. \nL'homme r\u00e9pondit : \u2013 J'arrive de Puy-Moisson. J'ai \nmarch\u00e9 toute la journ\u00e9e. J'ai fait douze lieues. \nPourriez-vous? en payant. \n\u2013 Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger \nquelqu'un de bien qui payerait. Mais pourquoi n'allez-\nvous pas \u00e0 l'auberge. \n\u2013 Il n'y a pas de place. \n\u2013 Bah! pas possible. Ce n'est pas jour de foire ni de \nmarch\u00e9. Etes-vous all\u00e9 chez Labarre? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Eh bien? \nLe voyageur r\u00e9pondit avec embarras : \u2013 Je ne sais \npas, il ne m'a pas re\u00e7u. \n\u2013 Etes-vous all\u00e9 chez chose, de la rue de Chaffaut? \nL'embarras de l'\u00e9tranger croissait; il balbutia : \n\u2013 Il ne m'a pas re\u00e7u non plus. Le visage du paysan prit une expression de \nd\u00e9fiance, il regarda le nouveau venu de la t\u00eate aux \npieds, et tout \u00e0 coup il s'\u00e9cria avec une sorte de \nfr\u00e9missement : \n\u2013 Est-ce que vous seriez l'homme?... \nIl jeta un nouveau coup d\u2019\u0153il sur l'\u00e9tranger, fit \ntrois pas en arri\u00e8re, posa la lampe sur la table et \nd\u00e9crocha son fusil du mur. \nCependant aux paroles du paysan : est-ce que vous \nseriez l'homme ?... la femme s'\u00e9tait lev\u00e9e, avait pris ses \ndeux enfants dans ses bras, et s'\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9e \npr\u00e9cipitamment derri\u00e8re son mari, regardant \nl'\u00e9tranger avec \u00e9pouvante, la gorge nue, les yeux \neffar\u00e9s, en murmurant tout bas : tso-maraudea. \nTout cela se fit en moins de temps qu'il ne faut \npour se le figurer. Apr\u00e8s avoir examin\u00e9 quelques \ninstants l'homme comme on examine une vip\u00e8re, le \nma\u00eetre du logis revint \u00e0 la porte et dit : \n\u2013 Va-t'en! \n\u2013 Par gr\u00e2ce, reprit l'homme, un verre d'eau. \n\u2013 Un coup de fusil! dit le paysan. \nPuis il referma la porte violemment, et l'homme \nl'entendit tirer deux gros verrous. Un moment apr\u00e8s \n \na Patois des Alpes fran\u00e7aises. Chat de maraude . la fen\u00eatre se ferma au volet, et un bruit de barre de \nfer qu'on posait parvint au dehors. \nLa nuit continuait de tomber. Le vent froid des \nAlpes soufflait. A la lueur du jour expirant, l'\u00e9tranger \naper\u00e7ut dans un des jardins qui bordent la rue une \nsorte de hutte qui lui parut ma\u00e7onn\u00e9e en mottes de \ngazon. Il franchit r\u00e9solument une barri\u00e8re de bois et \nse trouva dans le jardin. Il s'approcha de la hutte; elle \navait pour porte une \u00e9troite ouverture tr\u00e8s basse et \nelle ressemblait \u00e0 ces constructions que les \ncantonniers se b\u00e2tissent au bord des routes. Il pensa \nsans doute que c'\u00e9tait en effet le logis d'un \ncantonnier; il souffrait du froid et de la faim; il s'\u00e9tait \nr\u00e9sign\u00e9 \u00e0 la faim, mais c'\u00e9tait du moins l\u00e0 un abri \ncontre le froid. Ces sortes de logis ne sont \nhabituellement pas occup\u00e9s la nuit. Il se coucha \u00e0 plat \nventre et se glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il \ny trouva un assez bon lit de paille. Il resta un moment \n\u00e9tendu sur ce lit, sans pouvoir faire un mouvement \ntant il \u00e9tait fatigu\u00e9. Puis, comme son sac sur son dos \nle g\u00eanait et que c'\u00e9tait d'ailleurs un oreiller tout \ntrouv\u00e9, il se mit \u00e0 d\u00e9boucler une des courroies. En ce \nmoment un grondement farouche se fit entendre. Il \nleva les yeux. La t\u00eate d'un dogue \u00e9norme se dessinait \ndans l'ombre \u00e0 l'ouverture de la hutte. C'\u00e9tait la niche d'un chien. \nIl \u00e9tait lui-m\u00eame vigoureux et redoutable; il s'arma \nde son b\u00e2ton, il se fit de son sac un bouclier, et sortit \nde la niche comme il put, non sans \u00e9largir les \nd\u00e9chirures de ses haillons. \nIl sortit \u00e9galement du jardin, mais \u00e0 reculons, \noblig\u00e9, pour tenir le dogue en respect, d'avoir recours \n\u00e0 cette man\u0153uvre du b\u00e2ton que les ma\u00eetres en ce \ngenre d'escrime appellent la rose couverte . \nQuand il eut, non sans peine, repass\u00e9 la barri\u00e8re et \nqu'il se retrouva dans la rue, seul, sans g\u00eete, sans toit, \nsans abri, chass\u00e9 m\u00eame de ce lit de paille et de cette \nniche mis\u00e9rable, il se laissa tomber plut\u00f4t qu'il ne \ns'assit sur une pierre, et il para\u00eet qu'un passant qui \ntraversait l'entendit s'\u00e9crier : \u2013 Je ne suis pas m\u00eame \nun chien! \nBient\u00f4t il se releva et se remit \u00e0 marcher. Il sortit \nde la ville, esp\u00e9rant trouver quelque arbre ou quelque \nmeule dans les champs, et s'y abriter. \nIl chemina ainsi quelque temps, la t\u00eate toujours \nbaiss\u00e9e. Quand il se sentit loin de toute habitation \nhumaine, il leva les yeux et chercha autour de lui. Il \n\u00e9tait dans un champ; il avait devant lui une de ces \ncollines basses couvertes de chaume coup\u00e9 ras, qui \napr\u00e8s la moisson ressemblent \u00e0 des t\u00eates tondues. L'horizon \u00e9tait tout noir; ce n'\u00e9tait pas seulement le \nsombre de la nuit; c'\u00e9taient des nuages tr\u00e8s bas qui \nsemblaient s'appuyer sur la colline m\u00eame et qui \nmontaient, emplissant tout le ciel. Cependant, \ncomme la lune allait se lever et qu'il flottait encore au \nz\u00e9nith un reste de clart\u00e9 cr\u00e9pusculaire, ces nuages \nformaient au haut du ciel une sorte de vo\u00fbte \nblanch\u00e2tre d'o\u00f9 tombait sur la terre une lueur. La \nterre \u00e9tait donc plus \u00e9clair\u00e9e que le ciel, ce qui est un \neffet particuli\u00e8rement sinistre, et la colline, d'un \npauvre et ch\u00e9tif contour, se dessinait vague et \nblafarde sur l'horizon t\u00e9n\u00e9breux. Tout cet ensemble \n\u00e9tait hideux, petit, lugubre et born\u00e9. Rien dans le \nchamp ni sur la colline qu'un arbre difforme qui se \ntordait en frissonnant \u00e0 quelques pas du voyageur. \nCet homme \u00e9tait \u00e9videmment tr\u00e8s loin d'avoir de \nces d\u00e9licates habitudes d'intelligence et d'esprit qui \nfont qu'on est sensible aux aspects myst\u00e9rieux des \nchoses; cependant il y avait dans ce ciel, dans cette \ncolline, dans cette plaine et dans cet arbre, quelque \nchose de si profond\u00e9ment d\u00e9sol\u00e9 qu'apr\u00e8s un \nmoment d'immobilit\u00e9 et de r\u00eaverie, il rebroussa \nchemin brusquement. Il y a des instants o\u00f9 la nature \nsemble hostile. Il revint sur ses pas. Les portes de Digne \u00e9taient \nferm\u00e9es. Digne, qui a soutenu des si\u00e8ges dans les \nguerres de religion, \u00e9tait encore entour\u00e9e en 1815 de \nvieilles murailles flanqu\u00e9es de tours carr\u00e9es qu'on a \nd\u00e9molies depuis. Il passa par une br\u00e8che et rentra \ndans la ville. \nIl pouvait \u00eatre huit heures du soir. Comme il ne \nconnaissait pas les rues, il recommen\u00e7a sa promenade \n\u00e0 l'aventure. \nIl parvint ainsi \u00e0 la pr\u00e9fecture, puis au s\u00e9minaire. \nEn passant sur la place de la cath\u00e9drale, il montra le \npoing \u00e0 l'\u00e9glise. \nIl y a au coin de cette place une imprimerie. C'est \nl\u00e0 que furent imprim\u00e9es pour la premi\u00e8re fois les \nproclamations de l'empereur et de la garde imp\u00e9riale \n\u00e0 l'arm\u00e9e, apport\u00e9es de l'\u00eele d'Elbe et dict\u00e9es par \nNapol\u00e9on lui-m\u00eame. \nEpuis\u00e9 de fatigue et n'esp\u00e9rant plus rien, il se \ncoucha sur le banc de pierre qui est \u00e0 la porte de cette \nimprimerie. \nUne vieille femme sortait de l'\u00e9glise en ce moment. \nElle vit cet homme \u00e9tendu dans l'ombre. \n\u2013 Que faites-vous l\u00e0, mon ami? dit-elle. \nIl r\u00e9pondit durement et avec col\u00e8re : \u2013 Vous le \nvoyez, bonne femme, je me couche. La bonne femme, bien digne de ce nom en effet, \n\u00e9tait madame la marquise de R. \n\u2013 Sur ce banc? reprit-elle. \n\u2013 J'ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, \ndit l'homme, j'ai aujourd'hui un matelas de pierre. \n\u2013 Vous avez \u00e9t\u00e9 soldat? \n\u2013 Oui, bonne femme. Soldat. \n\u2013 Pourquoi n'allez-vous pas \u00e0 l'auberge? \n\u2013 Parce que je n'ai pas d'argent. \n\u2013 H\u00e9las, dit madame de R., je n'ai dans ma bourse \nque quatre sous. \n\u2013 Donnez toujours. \nL'homme prit les quatre sous. Madame de R. \ncontinua : \u2013 Vous ne pouvez vous loger avec si peu \ndans une auberge. Avez-vous essay\u00e9 pourtant? Il est \nimpossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous avez \nsans doute froid et faim. On aurait pu vous loger par \ncharit\u00e9. \n\u2013 J'ai frapp\u00e9 \u00e0 toutes les portes. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Partout on m'a chass\u00e9. \nLa \u00abbonne femme\u00bb toucha le bras de l'homme et \nlui montra de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la place une petite \nmaison basse \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l'\u00e9v\u00each\u00e9. \n\u2013 Vous avez, reprit-elle, frapp\u00e9 \u00e0 toutes les portes? \u2013 Oui. \n\u2013 Avez-vous frapp\u00e9 \u00e0 celle-l\u00e0? \n\u2013 Non. \n\u2013 Frappez-y. \n \n \n \n \nI, 2, 2. \n \n \n \n \n \nLa prudence conseill\u00e9e \u00e0 la sagesse \n \n \n \n \n \nCe soir-l\u00e0, M. l'\u00e9v\u00eaque de Digne, apr\u00e8s sa \npromenade en ville, \u00e9tait rest\u00e9 assez tard enferm\u00e9 \ndans sa chambre. Il s'occupait d'un grand travail sur \nles Devoirs , lequel est malheureusement demeur\u00e9 \ninachev\u00e9. Il d\u00e9pouillait soigneusement tout ce que les \nP\u00e8res et les Docteurs ont dit sur cette grave mati\u00e8re. \nSon livre \u00e9tait divis\u00e9 en deux parties, premi\u00e8rement \nles devoirs de tous, deuxi\u00e8mement les devoirs de \nchacun, selon la classe \u00e0 laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les grands devoirs. Il y en a \nquatre. Saint Matthieu les indique : devoirs envers \nDieu ( Matth ., VI), devoirs envers soi-m\u00eame ( Matth ., \nV, 29, 30), devoirs envers le prochain ( Matth ., VII, \n12), devoirs envers les cr\u00e9atures ( Matth ., VI, 20, 25). \nPour les autres devoirs, l'\u00e9v\u00eaque les avait trouv\u00e9s \nindiqu\u00e9s et prescrits ailleurs, aux souverains et aux \nsujets, dans l'Ep\u00eetre aux Romains; aux magistrats, aux \n\u00e9pouses, aux m\u00e8res et aux jeunes hommes, par saint \nPierre; aux maris, aux p\u00e8res, aux enfants et aux \nserviteurs, dans l'Ep\u00eetre aux Eph\u00e9siens; aux fid\u00e8les, \ndans l'Ep\u00eetre aux H\u00e9breux; aux vierges, dans l'Ep\u00eetre \naux Corinthiens. Il faisait laborieusement de toutes \nces prescriptions un ensemble harmonieux qu'il \nvoulait pr\u00e9senter aux \u00e2mes. \nIl travaillait encore \u00e0 huit heures, \u00e9crivant assez \nincommod\u00e9ment sur de petits carr\u00e9s de papier avec \nun gros livre ouvert sur ses genoux, quand madame \nMagloire entra, selon son habitude, pour prendre \nl'argenterie dans le placard pr\u00e8s du lit. Un moment \napr\u00e8s, l'\u00e9v\u00eaque, sentant que le couvert \u00e9tait mis et que \nsa s\u0153ur l'attendait peut -\u00eatre, ferma son livre, se leva \nde sa table et entra dans la salle \u00e0 manger. La salle \u00e0 manger \u00e9tait une pi\u00e8ce oblongue \u00e0 \nchemin\u00e9e, avec porte sur la rue (nous l'avons dit), et \nfen\u00eatre sur le jardin. \nMadame Magloire achevait en effet de mettre le \ncouvert. \nTout en vaquant au service, elle causait avec \nmademoiselle Baptistine. \nUne lampe \u00e9tait sur la table; la table \u00e9tait pr\u00e8s de la \nchemin\u00e9e. Un assez bon feu \u00e9tait allum\u00e9. \nOn peut se figurer facilement ces deux femmes qui \navaient toutes deux pass\u00e9 soixante ans : madame \nMagloire petite, grasse, vive; mademoiselle Baptistine \ndouce, mince, fr\u00eale, un peu plus grande que son fr\u00e8re, \nv\u00eatue d'une robe de soie puce, couleur \u00e0 la mode en \n1806, qu'elle avait achet\u00e9e alors \u00e0 Paris et qui lui \ndurait encore. Pour emprunter des locutions vulgaires \nqui ont le m\u00e9rite de dire avec un seul mot une id\u00e9e \nqu'une page suffirait \u00e0 peine \u00e0 exprimer, madame \nMagloire avait l'air d'une paysanne et mademoiselle \nBaptistine d'une dame. Madame Magloire avait un \nbonnet blanc \u00e0 tuyaux, au cou une jeannette d'or, le \nseul bijou de femme qu'il y e\u00fbt dans la maison, un \nfichu tr\u00e8s blanc sortant d\u2019une robe de bure noire \u00e0 \nmanches larges et courtes, un tablier de toile de coton \n\u00e0 carreaux rouges et verts, nou\u00e9 \u00e0 la ceinture d'un ruban vert, avec pi\u00e8ce d'estomac pareille rattach\u00e9e \npar deux \u00e9pingles aux deux coins d'en haut, aux pieds \nde gros souliers et des bas jaunes comme les femmes \nde Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine \n\u00e9tait coup\u00e9e sur les patrons de 1806, taille courte, \nfourreau \u00e9troit, manches \u00e0 \u00e9paulettes, avec pattes et \nboutons. Elle cachait ses cheveux gris sous une \nperruque fris\u00e9e dite \u00e0 l'enfant . Madame Magloire avait \nl'air intelligent, vif et bon; les deux angles de sa \nbouche in\u00e9galement relev\u00e9s et la l\u00e8vre sup\u00e9rieure plus \ngrosse que la l\u00e8vre inf\u00e9rieure lui donnaient quelque \nchose de bourru et d'imp\u00e9rieux. Tant que \nmonseigneur se taisait, elle lui parlait r\u00e9sol\u00fbment avec \nun m\u00e9lange de respect et de libert\u00e9, mais d\u00e8s que \nmonseigneur parlait, on a vu cela, elle ob\u00e9issait \npassivement comme mademoiselle. Mademoiselle \nBaptistine ne parlait m\u00eame pas. Elle se bornait \u00e0 \nob\u00e9ir et \u00e0 complaire. M\u00eame quand elle \u00e9tait jeune, elle \nn'\u00e9tait pas jolie, elle avait de gros yeux bleus \u00e0 fleur de \nt\u00eate et le nez long et busqu\u00e9; mais tout son visage, \ntoute sa personne, nous l'avons dit en commen\u00e7ant, \nrespiraient une ineffable bont\u00e9. Elle avait toujours \u00e9t\u00e9 \npr\u00e9destin\u00e9e \u00e0 la mansu\u00e9tude, mais la foi, la charit\u00e9, \nl'esp\u00e9rance, ces trois vertus qui chauffent doucement \nl'\u00e2me, avaient \u00e9lev\u00e9 peu \u00e0 peu cette mansu\u00e9tude jusqu'\u00e0 la saintet\u00e9. La nature n'en avait fait qu'une \nbrebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre sainte \nfille! doux souvenir disparu! \nMademoiselle Baptistine a depuis racont\u00e9 tant de \nfois ce qui s'\u00e9tait pass\u00e9 \u00e0 l'\u00e9v\u00each\u00e9 cette soir\u00e9e-l\u00e0, que \nplusieurs personnes qui vivent encore s'en rappellent \nles moindres d\u00e9tails. \nAu moment o\u00f9 M. l'\u00e9v\u00eaque entra, madame \nMagloire parlait avec quelque vivacit\u00e9. Elle \nentretenait mademoiselle d'un sujet qui lui \u00e9tait familier \net auquel l'\u00e9v\u00eaque \u00e9tait accoutum\u00e9. Il s'agissait du \nloquet de la porte d'entr\u00e9e . \nIl para\u00eet que, tout en allant faire quelques \nprovisions pour le souper, madame Magloire avait \nentendu dire des choses en divers lieux. On parlait \nd'un r\u00f4deur de mauvaise mine; qu'un vagabond \nsuspect serait arriv\u00e9, qu'il devait \u00eatre quelque part \ndans la ville, et qu'il se pourrait qu'il y e\u00fbt de \nm\u00e9chantes rencontres pour ceux qui s'aviseraient de \nrentrer tard chez eux cette nuit-l\u00e0. Que la police \u00e9tait \nbien mal faite du reste, attendu que M. le pr\u00e9fet et M. \nle maire ne s'aimaient pas, et cherchaient \u00e0 se nuire \nen faisant arriver des \u00e9v\u00e9nements. Que c'\u00e9tait donc \naux gens sages \u00e0 faire la police eux-m\u00eames et \u00e0 se \nbien garder, et qu'il faudrait avoir soin de d\u00fbment clore, verrouiller et barricader sa maison, et de bien \nfermer ses portes . \nMadame Magloire appuya sur ce dernier mot, mais \nl'\u00e9v\u00eaque venait de sa chambre o\u00f9 il avait eu assez \nfroid, il s'\u00e9tait assis devant la chemin\u00e9e, et se \nchauffait, et puis il pensait \u00e0 autre chose. Il ne releva \npas le mot \u00e0 effet que madame Magloire venait de \nlaisser tomber. Elle le r\u00e9p\u00e9ta. Alors, mademoiselle \nBaptistine, voulant satisfaire \u00e0 madame Magloire sans \nd\u00e9plaire \u00e0 son fr\u00e8re, se hasarda \u00e0 dire timidement : \n\u2013 Mon fr\u00e8re, entendez-vous ce que dit madame \nMagloire? \n\u2013 J'en ai entendu vaguement quelque chose, \nr\u00e9pondit l'\u00e9v\u00eaque. Puis tournant \u00e0 demi sa chaise, \nmettant ses deux mains sur ses genoux, et levant vers \nla vieille servante son visage cordial et facilement \njoyeux que le feu \u00e9clairait d'en bas : \u2013 Voyons. Qu'y \na-t-il? qu'y a-t-il? nous sommes donc dans quelque \ngros danger? \nAlors madame Magloire recommen\u00e7a toute \nl'histoire, en l'exag\u00e9rant quelque peu, sans s'en \ndouter. Il para\u00eetrait qu'un boh\u00e9mien, un va- nu-pieds, \nune esp\u00e8ce de mendiant dangereux serait en ce \nmoment dans la ville. Il s'\u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9 pour loger \nchez Jacquin Labarre qui n'avait pas voulu le recevoir. On l'avait vu arriver par le boulevard \nGassendi et r\u00f4der dans les rues \u00e0 la brune. Un \nhomme de sac et de corde avec une figure terrible. \n\u2013 Vraiment? dit l'\u00e9v\u00eaque. \nCe consentement \u00e0 l'interroger encouragea \nmadame Magloire; cela lui semblait indiquer que \nl'\u00e9v\u00eaque n'\u00e9tait pas loin de s'alarmer; elle poursuivit \ntriomphante : \n\u2013 Oui, monseigneur. C'est comme cela. Il y aura \nquelque malheur cette nuit dans la ville. Tout le \nmonde le dit. Avec cela que la police est si mal faite \n(r\u00e9p\u00e9tition utile). Vivre dans un pays de montagnes, \net n'avoir pas m\u00eame de lanternes la nuit dans les rues! \nOn sort. Des fours, quoi! Et je dis, monseigneur, et \nmademoiselle que voil\u00e0 dit comme moi... \n\u2013 Moi, interrompit la s\u0153ur, je ne dis ri en. Ce que \nmon fr\u00e8re fait est bien fait. \nMadame Magloire continua comme s'il n'y avait \npas eu de protestation : \n\u2013 Nous disons que cette maison-ci n'est pas s\u00fbre \ndu tout, que, si monseigneur le permet, je vais aller \ndire \u00e0 Paulin Musebois, le serrurier, qu'il vienne \nremettre les anciens verrous de la porte; on les a l\u00e0, \nc'est une minute; et je dis qu'il faut des verrous, \nmonseigneur, ne serait-ce que pour cette nuit, car je dis qu'une porte qui s'ouvre du dehors avec un \nloquet, par le premier passant venu, rien n'est plus \nterrible; avec cela que monseigneur a l'habitude de \ntoujours dire d'entrer et que d'ailleurs, m\u00eame au \nmilieu de la nuit, \u00f4 mon Dieu, on n'a pas besoin d'en \ndemander la permission... \nEn ce moment, on frappa \u00e0 la porte un coup assez \nviolent. \n\u2013 Entrez, dit l'\u00e9v\u00eaque. \n \n \n \n \nI, 2, 3. \n \n \n \n \n \nH\u00e9ro\u00efsme de l'ob\u00e9issance passive \n \n \n \n \n \n \nLa porte s'ouvrit. \nElle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si \nquelqu'un la poussait avec \u00e9nergie et r\u00e9solution. \nUn homme entra. \nCet homme, nous le connaissons d\u00e9j\u00e0. C'est le \nvoyageur que nous avons vu tout \u00e0 l'heure errer \ncherchant un g\u00eete. Il entra, fit un pas et s'arr\u00eata, laissant la porte \nouverte derri\u00e8re lui. Il avait son sac sur l'\u00e9paule, son \nb\u00e2ton \u00e0 la main, une expression rude, hardie, fatigu\u00e9e \net violente dans les yeux. Le feu de la chemin\u00e9e \nl'\u00e9clairait. Il \u00e9tait hideux. C'\u00e9tait une sinistre \napparition. \nMadame Magloire n'eut pas m\u00eame la force de jeter \nun cri. Elle tressaillit, et resta b\u00e9ante. \nMademoiselle Baptistine se retourna, aper\u00e7ut \nl'homme qui entrait et se dressa \u00e0 demi d'effarement, \npuis, ramenant peu \u00e0 peu sa t\u00eate vers la chemin\u00e9e, \nelle se mit \u00e0 regarder son fr\u00e8re et son visage redevint \nprofond\u00e9ment calme et serein. \nL'\u00e9v\u00eaque fixait sur l'homme un \u0153il tranquille. \nComme il ouvrait la bouche, sans doute pour \ndemander au nouveau venu ce qu'il d\u00e9sirait, l'homme \nappuya ses deux mains \u00e0 la fois sur son b\u00e2ton, \npromena ses yeux tour \u00e0 tour sur le vieillard et les \nfemmes et, sans attendre que l'\u00e9v\u00eaque parl\u00e2t, dit \nd'une voix haute : \n\u2013 Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un \ngal\u00e9rien. J'ai pass\u00e9 dix-neuf ans au bagne. Je suis \nlib\u00e9r\u00e9 depuis quatre jours et en route pour Pontarlier \nqui est ma destination. Quatre jours que je marche \ndepuis Toulon. Aujourd'hui j'ai fait douze lieues \u00e0 pied. Ce soir en arrivant dans ce pays, j'ai \u00e9t\u00e9 dans \nune auberge, on m'a renvoy\u00e9 \u00e0 cause de mon \npasseport jaune que j'avais montr\u00e9 \u00e0 la mairie. Il avait \nfallu. J'ai \u00e9t\u00e9 \u00e0 une autre auberge. On m'a dit : Va-t-\nen! Chez l'un, chez l'autre. Personne n'a voulu de \nmoi. J'ai \u00e9t\u00e9 \u00e0 la prison, le guichetier n'a pas ouvert. \nJ'ai \u00e9t\u00e9 dans la niche d'un chien. Le chien m'a mordu \net m'a chass\u00e9, comme s'il avait \u00e9t\u00e9 un homme, on \naurait dit qu'il savait qui j'\u00e9tais. Je m'en suis all\u00e9 dans \nles champs pour coucher \u00e0 la belle \u00e9toile. Il n'y avait \npas d'\u00e9toile. J'ai pens\u00e9 qu'il pleuvrait, et qu'il n'y avait \npas de bon Dieu pour emp\u00eacher de pleuvoir, et je \nsuis rentr\u00e9 dans la ville pour y trouver le \nrenfoncement d'une porte. L\u00e0, dans la place, j'allais \nme coucher sur une pierre, une bonne femme m'a \nmontr\u00e9 votre maison et m'a dit : Frappe l\u00e0. J'ai \nfrapp\u00e9. Qu'est-ce que c'est ici? \u00eates-vous une \nauberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs \nquinze sous que j'ai gagn\u00e9s au bagne par mon travail \nen dix-neuf ans. Je payerai. Qu'est-ce que cela me \nfait? j'ai de l'argent. Je suis tr\u00e8s fatigu\u00e9, douze lieues \u00e0 \npied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste? \n\u2013 Madame Magloire, dit l'\u00e9v\u00eaque, vous mettrez un \ncouvert de plus. L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe \nqui \u00e9tait sur la table. \u2013 Tenez, reprit-il, comme s'il \nn'avait pas bien compris, ce n'est pas \u00e7a. Avez-vous \nentendu? Je suis un gal\u00e9rien. Un for\u00e7at. Je viens des \ngal\u00e8res. \u2013 Il tira de sa poche une grande feuille de \npapier jaune qu'il d\u00e9plia. \u2013 Voil\u00e0 mon passeport. \nJaune, comme vous voyez. Cela sert \u00e0 me faire \nchasser de partout o\u00f9 je vais. Voulez-vous lire? Je sais \nlire, moi. J'ai appris au bagne. Il y a une \u00e9cole pour \nceux qui veulent. Tenez, voil\u00e0 ce qu'on a mis sur le \npasseport : \u00abJean Valjean, for\u00e7at lib\u00e9r\u00e9, natif de... \u00bb \u2013\n cela vous est \u00e9gal... \u2013 \u00ab est rest\u00e9 dix-neuf ans au \nbagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze \nans pour avoir tent\u00e9 de s'\u00e9vader quatre fois. Cet \nhomme est tr\u00e8s dangereux.\u00bb Voil\u00e0. Tout le monde \nm'a jet\u00e9 dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-\nce une auberge? voulez-vous me donner \u00e0 manger et \n\u00e0 coucher? avez-vous une \u00e9curie? \n\u2013 Madame Magloire, dit l'\u00e9v\u00eaque, vous mettrez des \ndraps blancs au lit de l'alc\u00f4ve. \nNous avons d\u00e9j\u00e0 expliqu\u00e9 de quelle nature \u00e9tait \nl'ob\u00e9issance des deux femmes. \nMadame Magloire sortit pour ex\u00e9cuter ces ordres. \nL'\u00e9v\u00eaque se tourna vers l'homme : \u2013 Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous \nallons souper dans un instant, et l'on fera votre lit \npendant que vous souperez. \nIci l'homme comprit tout \u00e0 fait. L'expression de \nson visage jusqu'alors sombre et dure s'empreignit de \nstup\u00e9faction, de doute, de joie, et devint \nextraordinaire. Il se mit \u00e0 balbutier comme un \nhomme fou : \n\u2013 Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez \npas! un for\u00e7at! vous m'appelez monsieur ! vous ne me \ntutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit toujours. Je \ncroyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit \ntout de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a \nenseign\u00e9 ici! je vais souper! un lit! un lit avec des \nmatelas et des draps! comme tout le monde! il y a \ndix-neuf ans que je n'ai couch\u00e9 dans un lit! vous \nvoulez bien que je ne m'en aille pas! Vous \u00eates de \ndignes gens! D'ailleurs j'ai de l'argent. Je payerai bien. \nPardon, monsieur l'aubergiste, comment vous \nappelez-vous? je payerai tout ce qu'on voudra. Vou s \n\u00eates un brave homme. Vous \u00eates aubergiste, n'est-ce \npas? \n\u2013 Je suis, dit l'\u00e9v\u00eaque, un pr\u00eatre qui demeure ici. \n\u2013 Un pr\u00eatre! reprit l'homme. Oh! un brave homme \nde pr\u00eatre! alors vous ne me demandez pas d'argent? Le cur\u00e9, n'est-ce pas? le cur\u00e9 de cette grande \u00e9glise? \nTiens! c'est vrai, que je suis b\u00eate! je n'avais pas vu \nvotre calotte! \nTout en parlant, il avait d\u00e9pos\u00e9 son sac et son \nb\u00e2ton dans un coin, puis remis son passeport dans sa \npoche, et il s'\u00e9tait assis. Mademoiselle Baptistine le \nconsid\u00e9rait avec douceur. Il continua : \n\u2013 Vous \u00eates humain, monsieur le cur\u00e9, vous n'avez \npas de m\u00e9pris. C'est bien bon un bon pr\u00eatre. Alors \nvous n'avez pas besoin que je paye? \n\u2013 Non, dit l'\u00e9v\u00eaque, gardez votre argent. Combien \navez-vous? ne m'avez-vous pas dit cent neuf francs? \n\u2013 Quinze sous, ajouta l'homme. \n\u2013 Cent neuf francs quinze sous. Et combien de \ntemps avez-vous mis \u00e0 gagner cela? \n\u2013 Dix-neuf ans. \n\u2013 Dix-neuf ans! \nL'\u00e9v\u00eaque soupira profond\u00e9ment. \nL'homme poursuivit : \u2013 J'ai encore tout mon \nargent. Depuis quatre jours je n'ai d\u00e9pens\u00e9 que vingt-\ncinq sous que j'ai gagn\u00e9s en aidant \u00e0 d\u00e9charger des \nvoitures \u00e0 Grasse. Puisque vous \u00eates abb\u00e9, je vais \nvous dire, nous avions un aum\u00f4nier au bagne. Et puis \nun jour j'ai vu un \u00e9v\u00eaque. Monseigneur qu'on appelle. \nC'\u00e9tait l'\u00e9v\u00eaque de la Majore, \u00e0 Marseille. C'est le cur\u00e9 qui est sur les cur\u00e9s. Vous savez, pardon, je dis mal \ncela, mais pour moi, c'est si loin! \u2013 Vous comprenez, \nnous autres! \u2013 Il a dit la messe au milieu du bagne, \nsur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la \nt\u00eate. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous \u00e9tions \nen rang, des trois c\u00f4t\u00e9s, avec les canons, m\u00e8che \nallum\u00e9e, en face de nous. Nous ne voyions pas bien. \nIl a parl\u00e9, mais il \u00e9tait trop au fond, nous \nn'entendions pas. Voil\u00e0 ce que c'est qu'un \u00e9v\u00eaque. \nPendant qu'il parlait, l'\u00e9v\u00eaque \u00e9tait all\u00e9 pousser la \nporte qui \u00e9tait rest\u00e9e toute grande ouverte. \nMadame Magloire rentra. Elle apportait un couvert \nqu'elle mit sur la table. \n\u2013 Madame Magloire, dit l'\u00e9v\u00eaque, mettez ce \ncouvert le plus pr\u00e8s possible du fe u. \u2013 Et se tournant \nvers son h\u00f4te : \u2013 Le vent de nuit est dur dans les \nAlpes. Vous devez avoir froid, monsieur? \nChaque fois qu'il disait ce mot monsieur avec sa \nvoix doucement grave et de si bonne compagnie, le \nvisage de l'homme s'illuminait. Monsieur \u00e0 un for\u00e7at, \nc'est un verre d'eau \u00e0 un naufrag\u00e9 de la M\u00e9duse. \nL'ignominie a soif de consid\u00e9ration. \n\u2013 Voici, reprit l'\u00e9v\u00eaque, une lampe qui \u00e9claire bien \nmal. Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur \nla chemin\u00e9e de la chambre \u00e0 coucher de monseigneu r \nles deux chandeliers d'argent qu'elle posa sur la table \ntout allum\u00e9s. \n\u2013 Monsieur le cur\u00e9, dit l'homme, vous \u00eates bon, \nvous ne me m\u00e9prisez pas. Vous me recevez chez \nvous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous \nai pourtant pas cach\u00e9 d'o\u00f9 je viens et que je suis un \nhomme malheureux. \nL'\u00e9v\u00eaque, assis pr\u00e8s de lui, lui toucha doucement la \nmain : \u2013 Vous pouviez ne pas me dire qui vous \u00e9tiez. \nCe n'est pas ici ma maison, c'est la maison de J\u00e9sus-\nChrist. Cette porte ne demande pas \u00e0 celui qui entre \ns'il a un nom, mais s'il a une douleur. Vous souffrez; \nvous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me \nremerciez pas, ne me dites pas que je vous re\u00e7ois \nchez moi. Personne n'est ici chez soi, except\u00e9 celui \nqui a besoin d'un asile. Je vous le dis \u00e0 vous qui \npassez, vous \u00eates ici chez vous plus que moi-m\u00eame. \nTout ce qui est ici est \u00e0 vous. Qu'ai-je besoin de \nsavoir votre nom? D'ailleurs, avant que vous me le \ndissiez, vous en aviez un que je savais. \nL'homme ouvrit des yeux \u00e9tonn\u00e9s : \n\u2013 Vrai? vous saviez comment je m'appelle? \u2013 Oui, r\u00e9pondit l'\u00e9v\u00eaque, vous vous appelez mon \nfr\u00e8re. \n\u2013 Tenez, monsieur le cur\u00e9! s'\u00e9cria l'homme, j'avais \nbien faim en entrant ici, mais vous \u00eates si bon qu'\u00e0 \npr\u00e9sent je ne sais plus ce que j'ai; cela m'a pass\u00e9. \nL'\u00e9v\u00eaque le regarda et lui dit : \n\u2013 Vous avez bien souffert? \n\u2013 Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une \nplanche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la \nchiourme, les coups de b\u00e2ton! La double cha\u00eene pour \nrien. Le cachot pour un mot. M\u00eame malade au lit, la \ncha\u00eene. Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-\nneuf ans! J'en ai quarante-six. A pr\u00e9sent, le passeport \njaune. Voil\u00e0. \n\u2013 Oui, reprit l'\u00e9v\u00eaque, vous sortez d'un lieu de \ntristesse. Ecoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour le \nvisage en larmes d'un p\u00e9cheur repentant que pour la \nrobe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce lieu \ndouloureux avec des pens\u00e9es de haine et de col\u00e8re \ncontre les hommes, vous \u00eates digne de piti\u00e9; si vous \nen sortez avec des pens\u00e9es de bienveillance, de \ndouceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de \nnous. \nCependant madame Magloire avait servi le souper. \nUne soupe faite avec de l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, \ndes figues, un fromage frais et un gros pain de seigle. \nElle avait d'elle- m\u00eame ajout\u00e9 \u00e0 l'ordinaire de M. \nl'\u00e9v\u00eaque une bouteille de vieux vin de Mauves. \nLe visage de l'\u00e9v\u00eaque prit tout \u00e0 coup cette \nexpression de ga\u00eet\u00e9 propre aux natures hospitali\u00e8res : \n\u2013 A table! dit-il vivement. Comme il en avait coutume \nlorsque quelque \u00e9tranger soupait avec lui, il fit asseoir \nl'homme \u00e0 sa droite. Mademoiselle Baptistine, \nparfaitement paisible et naturelle, prit place \u00e0 sa \ngauche. \nL'\u00e9v\u00eaque dit le b\u00e9n\u00e9dicit\u00e9, puis servit lui-m\u00eame la \nsoupe selon son habitude. L'homme se mit \u00e0 manger \navidement. \nTout \u00e0 coup l'\u00e9v\u00eaque dit : \u2013 Mais il me semble qu'il \nmanque quelque chose sur cette table. \nMadame Magloire en effet n'avait mis que les trois \ncouverts absolument n\u00e9cessaires. Or, c'\u00e9tait l'usage de \nla maison, quand M. l'\u00e9v\u00eaque avait quelqu'un \u00e0 \nsouper, de disposer sur la nappe les six couverts \nd'argent, \u00e9talage innocent. Ce gracieux semblant de \nluxe \u00e9tait une sorte d'enfantillage plein de charme \ndans cette maison douce et s\u00e9v\u00e8re qui \u00e9levait la \npauvret\u00e9 jusqu'\u00e0 la dignit\u00e9. Madame Magloire comprit l'observation, sortit \nsans dire un mot, et un moment apr\u00e8s les trois \ncouverts r\u00e9clam\u00e9s par l'\u00e9v\u00eaque brillaient sur la nappe, \nsym\u00e9triquement arrang\u00e9s devant chacun des trois \nconvives. \n \n \n \n \nI, 2, 4. \n \n \n \n \n \nD\u00e9tails sur les fromageries de \nPontarlier \n \n \n \n \n \nMaintenant, pour donner une id\u00e9e de ce qui se \npassa \u00e0 cette table, nous ne saurions mieux faire que \nde transcrire ici un passage d'une lettre de \nmademoiselle Baptistine \u00e0 madame de Boischevron \no\u00f9 la conversation du for\u00e7at et de l'\u00e9v\u00eaque est \nracont\u00e9e avec une minutie na\u00efve. \n.............................................................................................. \u00ab... Cet homme ne faisait aucune attention \u00e0 \npersonne. Il mangeait avec une voracit\u00e9 d'affam\u00e9. \nCependant apr\u00e8s la soupe il a dit : \n\u00ab\u2013 Monsieur le cur\u00e9 du bon Dieu, tout ceci est \nencore bien trop bon pour moi, mais je dois dire que \nles rouliers qui n'ont pas voulu me laisser manger \navec eux font meilleure ch\u00e8re que vous. \n\u00abEntre nous, l'observation m'a un peu choqu\u00e9e. \nMon fr\u00e8re \u00e0 r\u00e9pondu : \n\u00ab\u2013 Ils ont plus de fatigue que moi. \n\u00ab\u2013 Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. \nVous \u00eates pauvre, je vois bien. Vous n'\u00eates peut-\u00eatre \npas m\u00eame cur\u00e9. Etes-vous cur\u00e9 seulement? Ah! par \nexemple, si le bon Dieu \u00e9tait juste, vous devriez bien \n\u00eatre cur\u00e9. \n\u00ab\u2013 Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon fr\u00e8re. \n\u00abUn moment apr\u00e8s il a ajout\u00e9 : \n\u00ab\u2013 Monsieur Jean Valjean, c'est \u00e0 Pontarlier que \nvous allez? \n\u00ab\u2013 Avec itin\u00e9raire oblig\u00e9. \n\u00abJe crois bien que c'est comme cela que l'homme a \ndit. Puis il a continu\u00e9 : \n\u00ab\u2013 Il faut que je sois en route demain \u00e0 la pointe \ndu jour. Il fait dur voyager. Si les nuits sont froides, \nles journ\u00e9es sont chaudes. \u00ab\u2013 Vous allez l\u00e0, a repris mon fr\u00e8re, dans un bon \npays. A la r\u00e9volution, ma famille a \u00e9t\u00e9 ruin\u00e9e, je me \nsuis r\u00e9fugi\u00e9 en Franche-Comt\u00e9 d'abord, et j'y ai v\u00e9cu \nquelque temps du travail de mes bras. J'avais de la \nbonne volont\u00e9. J'ai trouv\u00e9 \u00e0 m'y occuper. On n'a qu'\u00e0 \nchoisir. Il y a des papeteries, des tanneries, des \ndistilleries, des huileries, des fabriques d'horlogerie en \ngrand, des fabriques d'acier, des fabriques de cuivre, \nau moins vingt usines de fer, dont quatre \u00e0 Lods, \u00e0 \nCh\u00e2tillon, \u00e0 Audincourt et \u00e0 Beure qui sont tr\u00e8s \nconsid\u00e9rables... \n\u00abJe crois ne pas me tromper et que ce sont bien l\u00e0 \nles noms que mon fr\u00e8re a cit\u00e9s, puis il s'est \ninterrompu et m'a adress\u00e9 la parole : \n\u00ab\u2013 Ch\u00e8re s\u0153ur, n'avons -nous pas des parents dans \nce pays-l\u00e0? \n\u00abJ'ai r\u00e9pondu : \n\u00ab\u2013 Nous en avions, entre autres monsieur de \nLucenet qui \u00e9tait capitaine des portes \u00e0 Pontarlier \ndans l'ancien r\u00e9gime. \n\u00ab\u2013 Oui, a repris mon fr\u00e8re, mais en 93, on n'avait \nplus de parents, on n'avait que ses bras. J'ai travaill\u00e9. \nIls ont dans le pays de Pontarlier, o\u00f9 vous allez, \nmonsieur Valjean, une industrie toute patriarcale et toute charmante, ma s\u0153ur. Ce sont leurs fromageries \nqu'ils appellent fruiti\u00e8res. \n\u00abAlors mon fr\u00e8re, tout en faisant manger cet \nhomme, lui a expliqu\u00e9 tr\u00e8s en d\u00e9tail ce que c'\u00e9tait que \nles fruiti\u00e8res de Pontarlier; \u2013 qu'on en distinguait \ndeux sortes : \u2013 les grosses granges , qui sont aux riches et \no\u00f9 il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles \nproduisent sept \u00e0 huit milliers de fromages par \u00e9t\u00e9; \nles fruiti\u00e8res d'association , qui sont aux pauvres; ce sont \nles paysans de la moyenne montagne qui mettent \nleurs vaches en commun et partagent les produits. \u2013\n Ils prennent \u00e0 leurs gages un fromager qu'ils \nappellent le grurin ; \u2013 le grurin re\u00e7oit le lait des associ\u00e9s \ntrois fois par jour et marque les quantit\u00e9s sur une \ntaille double; \u2013 c'est vers la fin d'avril que le travail \ndes fromageries commence; \u2013 c'est vers la mi-juin \nque les fromagers conduisent leurs vaches dans la \nmontagne. \n\u00abL'homme se ranimait tout en mangeant. Mon \nfr\u00e8re lui faisait boire de ce bon vin de Mauves dont il \nne boit pas lui-m\u00eame parce qu'il dit que c'est du vin \ncher. Mon fr\u00e8re lui disait tous ces d\u00e9tails avec cette \nga\u00eet\u00e9 ais\u00e9e que vous lui connaissez, entrem\u00ealant ses \nparoles de fa\u00e7ons gracieuses pour moi. Il est \nbeaucoup revenu sur ce bon \u00e9tat de grurin, comme s'il e\u00fbt souhait\u00e9 que cet homme compr\u00eet, sans le lui \nconseiller directement et durement, que ce serait un \nasile pour lui. Une chose m'a frapp\u00e9e. Cet homme \n\u00e9tait ce que je vous ai dit. Eh bien! mon fr\u00e8re, \npendant tout le souper, ni de toute la soir\u00e9e, \u00e0 \nl'exception de quelques paroles sur J\u00e9sus quand il est \nentr\u00e9, n'a pas dit un mot qui p\u00fbt rappeler \u00e0 cet \nhomme qui il \u00e9tait ni apprendre \u00e0 cet homme qui \n\u00e9tait mon fr\u00e8re. C'\u00e9tait bien une occasion en \napparence de faire un peu de sermon et d'appuyer \nl'\u00e9v\u00eaque sur le gal\u00e9rien pour laisser la marque du \npassage. Il e\u00fbt paru peut-\u00eatre \u00e0 un autre que c'\u00e9tait le \ncas, ayant ce malheureux sous la main, de lui nourrir \nl'\u00e2me en m\u00eame temps que le corps et de lui faire \nquelque reproche assaisonn\u00e9 de morale et de conseil, \nou bien un peu de commis\u00e9ration avec exhortation \nde se mieux conduire \u00e0 l'avenir. Mon fr\u00e8re ne lui a \nm\u00eame pas demand\u00e9 de quel pays il \u00e9tait, ni son \nhistoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon \nfr\u00e8re semblait \u00e9viter tout ce qui pouvait l'en faire \nsouvenir. C'est au point qu'\u00e0 un certain moment, \ncomme mon fr\u00e8re parlait des montagnards de \nPontarlier qui o nt un doux travail pr\u00e8s du ciel et qui , \najoutait-il, sont heureux parce qu'ils sont innocents , il s'est \narr\u00eat\u00e9 court, craignant qu'il n'y e\u00fbt dans ce mot qui lui \u00e9chappait quelque chose qui p\u00fbt froisser l'homme. \nA force d'y r\u00e9fl\u00e9chir, je crois avoir compris ce qui se \npassait dans le c\u0153ur de mon fr\u00e8re. Il pensait sans \ndoute que cet homme qui s'appelle Jean Valjean \nn'avait que trop sa mis\u00e8re pr\u00e9sente \u00e0 l'esprit, que le \nmieux \u00e9tait de l'en distraire, et de lui faire croire, ne \nf\u00fbt-ce qu'un moment, qu'il \u00e9tait une personne \ncomme une autre, en \u00e9tant pour lui tout ordinaire. \nN'est-ce pas l\u00e0 en effet bien entendre la charit\u00e9? N'y \na-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment \n\u00e9vang\u00e9lique dans cette d\u00e9licatesse qui s'abstient de \nsermon, de morale et d'allusion, et la meilleure piti\u00e9, \nquand un homme a un point douloureux, n'est-ce pas \nde n'y pas toucher du tout? Il m'a sembl\u00e9 que ce \npouvait \u00eatre l\u00e0 la pens\u00e9e int\u00e9rieure de mon fr\u00e8re. \nDans tous les cas, ce que je puis dire, c'est que, s'il a \neu toutes ces id\u00e9es, il n'en a rien marqu\u00e9, m\u00eame pour \nmoi; il a \u00e9t\u00e9 d'un bout \u00e0 l'autre le m\u00eame homme que \ntous les soirs, et il a soup\u00e9 avec ce Jean Valjean du \nm\u00eame air et de la m\u00eame fa\u00e7on qu'il aurait soup\u00e9 avec \nmonsieur G\u00e9d\u00e9on Le Pr\u00e9vost ou avec monsieur le \ncur\u00e9 de la paroisse . \n\u00abVers la fin, comme nous \u00e9tions aux figues, on a \ncogn\u00e9 \u00e0 la porte. C'\u00e9tait la m\u00e8re Gerbaud avec son \npetit dans ses bras. Mon fr\u00e8re a bais\u00e9 l'enfant au front, et m'a emprunt\u00e9 quinze sous que j'avais sur \nmoi pour les donner \u00e0 la m\u00e8re Gerbaud. L'homme \npendant ce temps-l\u00e0 ne faisait pas grande attention. Il \nne parlait plus et paraissait tr\u00e8s fatigu\u00e9. La pauvre \nvieille Gerbaud partie, mon fr\u00e8re a dit les gr\u00e2ces, puis \nil s'est tourn\u00e9 vers cet homme, et il lui a dit : vous \ndevez avoir bien besoin de votre lit. Madame \nMagloire a enlev\u00e9 le couvert bien vite. J'ai compris \nqu'il fallait nous retirer pour laisser dormir ce \nvoyageur, et nous sommes mont\u00e9es toutes les deux. \nJ'ai cependant envoy\u00e9 madame Magloire un instant \napr\u00e8s porter sur le lit de cet homme une peau d e \nchevreuil de la For\u00eat-Noire qui est dans ma chambre. \nLes nuits sont glaciales, et cela tient chaud. C'est \ndommage que cette peau soit vieille; tout le poil s'en \nva. Mon fr\u00e8re l'a achet\u00e9e du temps qu'il \u00e9tait en \nAllemagne, \u00e0 Tottlingen, pr\u00e8s des sources d u \nDanube, ainsi que le petit couteau \u00e0 manche d'ivoire \ndont je me sers \u00e0 table. \n\u00abMadame Magloire est remont\u00e9e presque tout de \nsuite, nous nous sommes mises \u00e0 prier Dieu dans le \nsalon o\u00f9 l'on \u00e9tend le linge, et puis nous sommes \nrentr\u00e9es chacune dans notre chambre sans nous rien \ndire.\u00bb \n \n \n \n \nI, 2, 5. \n \n \n \n \n \nTranquillit\u00e9 \n \n \n \n \n \n \nApr\u00e8s avoir donn\u00e9 le bonsoir \u00e0 sa s\u0153ur, \nmonseigneur Bienvenu prit sur la table un des deux \nflambeaux d'argent, remit l'autre \u00e0 son h\u00f4te, et lui \ndit : \n\u2013 Monsieur, je vais vous conduire \u00e0 votre \nchambre. \nL'homme le suivit. Comme on a pu le remarquer dans ce qui a \u00e9t\u00e9 dit \nplus haut, le logis \u00e9tait distribu\u00e9 de telle sorte que \npour passer dans l'oratoire o\u00f9 \u00e9tait l'alc\u00f4ve ou pour \nen sortir, il fallait traverser la chambre \u00e0 coucher de \nl'\u00e9v\u00eaque. \nAu moment o\u00f9 ils traversaient cette chambre, \nmadame Magloire serrait l'argenterie dans le placard \nqui \u00e9tait au chevet du lit. C'\u00e9tait le dernier soin qu'elle \nprenait chaque soir avant de s'aller coucher. \nL'\u00e9v\u00eaque installa son h\u00f4te dans l'alc\u00f4ve. Un lit \nblanc et frais y \u00e9tait dress\u00e9. L'homme posa le \nflambeau sur une petite table. \n\u2013 Allons, dit l'\u00e9v\u00eaque, faites une bonne nuit. \nDemain matin, avant de partir, vous boirez une tasse \nde lait de nos vaches, tout chaud. \n\u2013 Merci, monsieur l'abb\u00e9, dit l'homme. \nA peine eut-il prononc\u00e9 ces paroles pleines de paix \nque, tout \u00e0 coup et sans transition, il eut un \nmouvement \u00e9trange et qui e\u00fbt glac\u00e9 d'\u00e9pouvante les \ndeux saintes filles, si elles en eussent \u00e9t\u00e9 t\u00e9moins. \nAujourd'hui m\u00eame il nous est difficile de nous rendre \ncompte de ce qui le poussait en ce moment. Voulait-\nil donner un avertissement ou jeter une menace? \nOb\u00e9issait-il simplement \u00e0 une sorte d'impulsion \ninstinctive et obscure pour lui-m\u00eame? Il se tourna brusquement vers le vieillard, croisa les bras, et fixant \nsur son h\u00f4te un regard sauvage, il s'\u00e9cria d'une voix \nrauque : \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0! d\u00e9cid\u00e9ment! vous me logez chez vous, \npr\u00e8s de vous comme cela! \nIl s'interrompit et ajouta avec un rire o\u00f9 il y avait \nquelque chose de monstrueux : \n\u2013 Avez-vous bien fait toutes vos r\u00e9flexions? Qui \nest-ce qui vous dit que je n'ai pas assassin\u00e9? \nL'\u00e9v\u00eaque r\u00e9pondit : \n\u2013 Cela regarde le bon Dieu. \nPuis, gravement et remuant les l\u00e8vres comme \nquelqu'un qui prie ou qui se parle \u00e0 lui-m\u00eame, il \ndressa les deux doigts de sa main droite et b\u00e9nit \nl'homme qui ne se courba pas, et sans tourner la t\u00eate \net sans regarder derri\u00e8re lui, il rentra dans sa \nchambre. \nQuand l'alc\u00f4ve \u00e9tait habit\u00e9e, un grand rideau de \nserge tir\u00e9 de part en part dans l'oratoire cachait \nl'autel. L'\u00e9v\u00eaque s'agenouilla en passant devant ce \nrideau et fit une courte pri\u00e8re. \nUn moment apr\u00e8s, il \u00e9tait dans son jardin, \nmarchant, r\u00eavant, contemplant, l'\u00e2me et la pens\u00e9e \ntout enti\u00e8res \u00e0 ces grandes choses myst\u00e9rieuses que \nDieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts. Quant \u00e0 l'homme, il \u00e9tait vraiment si fatigu\u00e9 qu'il \nn'avait m\u00eame pas profit\u00e9 de ces bons draps blancs. Il \navait souffl\u00e9 sa bougie avec sa narine \u00e0 la mani\u00e8re des \nfor\u00e7ats et s'\u00e9tait laiss\u00e9 tomber tout habill\u00e9 sur le lit, \no\u00f9 il s'\u00e9tait tout de suite profond\u00e9ment endormi. \nMinuit sonnait comme l'\u00e9v\u00eaque rentrait de son \njardin dans son appartement. \nQuelques minutes apr\u00e8s, tout dormait dans la \npetite maison. \n \n \n \n \nI, 2, 6. \n \n \n \n \nJean Valjean \n \n \n \n \n \n \nVers le milieu de la nuit, Jean Valjean se r\u00e9veilla. \nJean Valjean \u00e9tait d'une pauvre famille de paysans \nde la Brie. Dans son enfance, il n'avait pas appris \u00e0 \nlire. Quand il eut l'\u00e2ge d'homme, il \u00e9tait \u00e9mondeur \u00e0 \nFaverolles. Sa m\u00e8re s'appelait Jeanne Mathieu; son \np\u00e8re s'appelait Jean Valjean, ou Vlajean, sobriquet \nprobablement, et contraction de Voil\u00e0 Jean . \nJean Valjean \u00e9tait d'un caract\u00e8re pensif sans \u00eatre \ntriste, ce qui est le propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c'\u00e9tait quelque chose d'assez \nendormi et d'assez insignifiant, en apparence du \nmoins, que Jean Valjean. Il avait perdu en tr\u00e8s bas \n\u00e2ge son p\u00e8re et sa m\u00e8re. Sa m\u00e8re \u00e9tait morte d'une \nfi\u00e8vre de lait mal soign\u00e9e. Son p\u00e8re, \u00e9mondeur \ncomme lui, s'\u00e9tait tu\u00e9 en tombant d'un arbre. Il n'\u00e9tait \nrest\u00e9 \u00e0 Jean Valjean qu'une s\u0153ur plus \u00e2g\u00e9e que lui, \nveuve, avec sept enfants, filles et gar\u00e7ons. Cette s\u0153ur \navait \u00e9lev\u00e9 Jean Valjean, et tant qu'elle eut son mari \nelle logea et nourrit son jeune fr\u00e8re. Le mari mourut. \nL'a\u00een\u00e9 des sept enfants avait huit ans, le dernier un \nan. Jean Valjean venait d'atteindre, lui, sa vin gt-\ncinqui\u00e8me ann\u00e9e. Il rempla\u00e7a le p\u00e8re, et soutint \u00e0 son \ntour sa s\u0153ur qui l'avait \u00e9lev\u00e9. Cela se fit simplement, \ncomme un devoir, m\u00eame avec quelque chose de \nbourru de la part de Jean Valjean. Sa jeunesse se \nd\u00e9pensait ainsi dans un travail rude et mal pay\u00e9. On \nne lui avait jamais connu de \u00abbonne amie\u00bb dans le \npays. Il n'avait pas eu le temps d'\u00eatre amoureux. \nLe soir il rentrait fatigu\u00e9 et mangeait sa soupe, sans \ndire un mot. Sa s\u0153ur, m\u00e8re Jeanne, pendant qu'il \nmangeait, lui prenait souvent dans son \u00e9cuelle le \nmeilleur de son repas, le morceau de viande, la \ntranche de lard, le c\u0153ur de chou, pour le donner \u00e0 \nquelqu'un de ses enfants; lui, mangeant toujours, pench\u00e9 sur la table, presque la t\u00eate dans sa soupe, ses \nlongs cheveux tombant autour de son \u00e9cuelle et \ncachant ses yeux, avait l'air de ne rien voir et laissait \nfaire. Il y avait \u00e0 Faverolles, pas loin de la chaumi\u00e8re \nValjean, de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la ruelle, une fermi\u00e8re \nappel\u00e9e Marie-Claude; les enfants Valjean, \nhabituellement affam\u00e9s, allaient quelquefois \nemprunter au nom de leur m\u00e8re une pinte de lait \u00e0 \nMarie-Claude, qu'ils buvaient derri\u00e8re une haie ou \ndans quelque coin d'all\u00e9e, s'arrachant le pot, et si \nh\u00e2tivement que les petites filles s'en r\u00e9pandaient sur \nleur tablier et dans leur goulotte. La m\u00e8re, si elle e\u00fbt \nsu cette maraude, e\u00fbt s\u00e9v\u00e8rement corrig\u00e9 les \nd\u00e9linquants. Jean Valjean, brusque et bougon, payait, \nen arri\u00e8re de la m\u00e8re, la pinte de lait \u00e0 Marie-Claude, \net les enfants n'\u00e9taient pas punis. \nIl gagnait dans la saison de l'\u00e9mondage dix-huit \nsous par jour, puis il se louait comme moissonneur, \ncomme man\u0153uvre, comme gar\u00e7on de ferme bouvier, \ncomme homme de peine. Il faisait ce qu'il pouvait. Sa \ns\u0153ur travaillait de son c\u00f4t\u00e9, mais que faire avec sept \npetits enfants? C'\u00e9tait un triste groupe que la mis\u00e8re \nenveloppa et \u00e9treignit peu \u00e0 peu. Il arriva qu'un hiver \nfut rude. Jean n'eut pas d'ouvrage. La famille n'eut \npas de pain. Pas de pain. A la lettre. Sept enfants. Un dimanche soir, Maubert Isabeau, boulanger sur \nla place de l'\u00e9glise, \u00e0 Faverolles, se disposait \u00e0 se \ncoucher, lorsqu'il entendit un coup violent dans la \ndevanture grill\u00e9e et vitr\u00e9e de sa boutique. Il arriva \u00e0 \ntemps pour voir un bras pass\u00e9 \u00e0 travers un trou fait \nd'un coup de poing dans la grille et dans la vitre. Le \nbras saisit un pain et l'emporta. Isabeau sortit en h\u00e2te; \nle voleur s'enfuyait \u00e0 toutes jambes; Isabeau courut \napr\u00e8s lui et l'arr\u00eata. Le voleur avait jet\u00e9 le pain, mais il \navait encore le bras ensanglant\u00e9. C'\u00e9tait Jean Valjean. \nCeci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit \ndevant les tribunaux du temps \u00abpour vol avec \neffraction la nuit dans une maison habit\u00e9e\u00bb. Il avait \nun fusil dont il se servait mieux que tireur au monde, \nil \u00e9tait quelque peu braconnier; ce qui lui nuisit. Il y a \ncontre les braconniers un pr\u00e9jug\u00e9 l\u00e9gitime. Le \nbraconnier, de m\u00eame que le contrebandier, c\u00f4toie de \nfort pr\u00e8s le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il \ny a encore un ab\u00eeme entre ces races d'hommes et le \nhideux assassin des villes. Le braconnier vit dans la \nfor\u00eat; le contrebandier vit dans la montagne ou sur la \nmer. Les villes font des hommes f\u00e9roces, parce \nqu'elles font des hommes corrompus. La montagne, \nla mer, la for\u00eat, font des hommes sauvages. Elles d\u00e9veloppent le c\u00f4t\u00e9 farouche, mais souvent sans \nd\u00e9truire le c\u00f4t\u00e9 humain. \nJean Valjean fut d\u00e9clar\u00e9 coupable. Les termes du \ncode \u00e9taient formels. Il y a dans notre civilisation des \nheures redoutables; ce sont les moments o\u00f9 la \np\u00e9nalit\u00e9 prononce un naufrage. Quelle minute \nfun\u00e8bre que celle o\u00f9 la soci\u00e9t\u00e9 s'\u00e9loigne et consomme \nl'irr\u00e9parable abandon d'un \u00eatre pensant! Jean Valjean \nfut condamn\u00e9 \u00e0 cinq ans de gal\u00e8res. \nLe 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de \nMontenotte remport\u00e9e par le g\u00e9n\u00e9ral en chef de \nl'arm\u00e9e d'Italie, que le message du Directoire aux \nCinq Cents, du 2 flor\u00e9al an IV, appelle Buona-Parte; \nce m\u00eame jour une grande cha\u00eene fut ferr\u00e9e \u00e0 Bic\u00eatre. \nJean Valjean fit partie de cette cha\u00eene. Un ancien \nguichetier de la prison, qui a pr\u00e8s de quatre-vingt-dix \nans aujourd'hui, se souvient encore parfaitement de \nce malheureux qui fut ferr\u00e9 \u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 du quatri\u00e8me \ncordon dans l'angle nord de la cour. Il \u00e9tait assis \u00e0 \nterre comme tous les autres. Il paraissait ne rien \ncomprendre \u00e0 sa position, sinon qu'elle \u00e9tait horrible. \nIl est probable qu'il y d\u00e9m\u00ealait aussi, \u00e0 travers les \nvagues id\u00e9es d'un pauvre homme ignorant de tout, \nquelque chose d'excessif. Pendant qu'on rivait \u00e0 \ngrands coups de marteau derri\u00e8re sa t\u00eate le boulon de son carcan, il pleurait, les larmes l'\u00e9touffaient, elles \nl'emp\u00eachaient de parler, il parvenait seulement \u00e0 dire \nde temps en tem ps : J'\u00e9tais \u00e9mondeur \u00e0 Faverolles . Puis, \ntout en sanglotant, il \u00e9levait sa main droite et \nl'abaissait graduellement sept fois comme s'il touchait \nsuccessivement sept t\u00eates in\u00e9gales, et \u00e0 ce geste on \ndevinait que la chose quelconque qu'il avait faite, il \nl'avait faite pour v\u00eatir et nourrir sept petits enfants. \nIl partit pour Toulon. Il y arriva apr\u00e8s un voyage \nde vingt-sept jours, sur une charrette, la cha\u00eene au \ncou. A Toulon, il fut rev\u00eatu de la casaque rouge. Tout \ns'effa\u00e7a de ce qui avait \u00e9t\u00e9 sa vie, jusqu'\u00e0 son nom; il \nne fut m\u00eame plus Jean Valjean; il fut le num\u00e9ro \n24601. Que devint la s\u0153ur? que devinrent les sept \nenfants? Qui est-ce qui s'occupe de cela? Que devient \nla poign\u00e9e de feuilles du jeune arbre sci\u00e9 par le pied? \nC'est toujours la m\u00eame histoire. Ces pauvres \u00eatres \nvivants, ces cr\u00e9atures de Dieu, sans appui d\u00e9sormais, \nsans guide, sans asile, s'en all\u00e8rent au hasard, qui sait \nm\u00eame? chacun de leur c\u00f4t\u00e9 peut-\u00eatre, et \ns'enfonc\u00e8rent peu \u00e0 peu dans cette froide brume o\u00f9 \ns'engloutissent les destin\u00e9es solitaires, mornes \nt\u00e9n\u00e8bres o\u00f9 disparaissent successivement tant de \nt\u00eates infortun\u00e9es dans la sombre marche du genre \nhumain. Ils quitt\u00e8rent le pays. Le clocher de ce qui avait \u00e9t\u00e9 leur village les oublia; la borne de ce qui \navait \u00e9t\u00e9 leur champ les oublia; apr\u00e8s quelques ann\u00e9es \nde s\u00e9jour au bagne, Jean Valjean lui-m\u00eame les oublia. \nDans ce c\u0153ur o\u00f9 il y avait eu une plaie, il y eut une \ncicatrice. Voil\u00e0 tout. A peine, pendant tout le temps \nqu'il passa \u00e0 Toulon, entendit-il parler une seule fois \nde sa s\u0153ur. C'\u00e9ta it, je crois, vers la fin de la quatri\u00e8me \nann\u00e9e de sa captivit\u00e9. Je ne sais plus par quelle voie \nce renseignement lui parvint. Quelqu'un, qui les avait \nconnus au pays, avait vu sa s\u0153ur. Elle \u00e9tait \u00e0 Paris. \nElle habitait une pauvre rue pr\u00e8s Saint-Sulpice, la rue \ndu Geindre. Elle n'avait plus avec elle qu'un enfant, \nun petit gar\u00e7on, le dernier. O\u00f9 \u00e9taient les six autres? \nElle ne le savait peut-\u00eatre pas elle-m\u00eame. Tous les \nmatins elle allait \u00e0 une imprimerie rue du Sabot, no 3, \no\u00f9 elle \u00e9tait plieuse et brocheuse. Il fallait \u00eatre l\u00e0 \u00e0 six \nheures du matin, bien avant le jour, l'hiver. Dans la \nmaison de l'imprimerie il y avait une \u00e9cole, elle \nmenait \u00e0 cette \u00e9cole son petit gar\u00e7on qui avait sept \nans. Seulement, comme elle entrait \u00e0 l'imprimerie \u00e0 \nsix heures et que l'\u00e9cole n'ouvrait qu'\u00e0 sept heures, il \nfallait que l'enfant attend\u00eet dans la cour que l'\u00e9cole \nouvrit, une heure; l'hiver, une heure de nuit, en plein \nair. On ne voulait pas que l'enfant entr\u00e2t dans \nl'imprimerie, parce qu'il g\u00eanait, disait-on. Les ouvriers voyaient le matin en passant ce pauvre petit \u00eatre assis \nsur le pav\u00e9, tombant de sommeil, et souvent endormi \ndans l'ombre, accroupi et pli\u00e9 sur son panier. Quand \nil pleuvait, une vieille femme, la porti\u00e8re, en avait \npiti\u00e9; elle le recueillait dans son bouge o\u00f9 il n'y avait \nqu'un grabat, un rouet et deux chaises de bois, et le \npetit dormait l\u00e0 dans un coin, se serrant contre le \nchat pour avoir moins froid. A sept heures, l'\u00e9cole \nouvrait et il y entrait. Voil\u00e0 ce qu'on dit \u00e0 Jean \nValjean. On l'en entretint un jour, ce fut un moment, \nun \u00e9clair, comme une fen\u00eatre brusquement ouverte \nsur la destin\u00e9e de ces \u00eatres qu'il avait aim\u00e9s, puis tout \nse referma; il n'en entendit plus parler, et ce fut pour \njamais. Plus rien n'arriva d'eux \u00e0 lui; jamais il ne les \nrevit, jamais il ne les rencontra, et, dans la suite de \ncette douloureuse histoire, on ne les retrouvera plus. \nVers la fin de cette quatri\u00e8me ann\u00e9e, le tour \nd'\u00e9vasion de Jean Valjean arriva. Ses camarades \nl'aid\u00e8rent comme cela se fait dans ce triste lieu. Il \ns'\u00e9vada. Il erra deux jours en libert\u00e9 dans les champs; \nsi c'est \u00eatre libre que d'\u00eatre traqu\u00e9; de tourner la t\u00eate \u00e0 \nchaque instant; de tressaillir au moindre bruit; d'avoir \npeur de tout, du toit qui fume, de l'homme qui passe, \ndu chien qui aboie, du cheval qui galope, de l'heure \nqui sonne, du jour parce qu'on voit, de la nuit parce qu'on ne voit pas, de la route, du sentier, du buisson, \ndu sommeil. Le soir du second jour, il fut repris. Il \nn'avait ni mang\u00e9 ni dormi depuis trente-six heures. Le \ntribunal maritime le condamna pour ce d\u00e9lit \u00e0 une \nprolongation de trois ans, ce qui lui fit huit ans. La \nsixi\u00e8me ann\u00e9e, ce fut encore son tour de s'\u00e9vader; il \nen usa, mais il ne put consommer sa fuite. Il avait \nmanqu\u00e9 \u00e0 l'appel. On tira le coup de canon, et \u00e0 la \nnuit les gens de ronde le trouv\u00e8rent cach\u00e9 sous la \nquille d'un vaisseau en construction; il r\u00e9sista aux \ngardes-chiourme qui le saisirent. Evasion et r\u00e9bellion. \nCe fait pr\u00e9vu par le code sp\u00e9cial fut puni d'une \naggravation de cinq ans, dont deux ans de double \ncha\u00eene. Treize ans. La dixi\u00e8me ann\u00e9e, son tour revint, \nil en profita encore. Il ne r\u00e9ussit pas mieux. Trois ans \npour cette nouvelle tentative. Seize ans. Enfin, ce fut, \nje crois, pendant la treizi\u00e8me ann\u00e9e qu'il essaya une \nderni\u00e8re fois et ne r\u00e9ussit qu'\u00e0 se faire reprendre \napr\u00e8s quatre heures d'absence. Trois ans pour ces \nquatre heures. Dix-neuf ans. En octobre 1815 il fut \nlib\u00e9r\u00e9; il \u00e9tait entr\u00e9 l\u00e0 en 1796 pour avoir cass\u00e9 un \ncarreau et pris un pain. \nPlace pour une courte parenth\u00e8se. C'est la seconde \nfois que, dans ses \u00e9tudes sur la question p\u00e9nale et sur \nla damnation par la loi, l'auteur de ce livre rencontre le vol d'un pain, comme point de d\u00e9part du d\u00e9sastre \nd'une destin\u00e9e. Claude Gueux avait vol\u00e9 un pain; Jean \nValjean avait vol\u00e9 un pain. Une statistique anglaise \nconstate qu'\u00e0 Londres quatre vols sur cinq ont pour \ncause imm\u00e9diate la faim. \nJean Valjean \u00e9tait entr\u00e9 au bagne sanglotant et \nfr\u00e9missant; il en sortit impassible. Il y \u00e9tait entr\u00e9 \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9; il en sortit sombre. \nQue s'\u00e9tait-il pass\u00e9 dans cette \u00e2me? \n \n \n \n \nI, 2, 7. \n \n \n \n \n \nLe dedans du d\u00e9sespoir \n \n \n \n \n \n \nEssayons de le dire. \nIl faut bien que la soci\u00e9t\u00e9 regarde ces choses \npuisque c'est elle qui les fait. \nC'\u00e9tait, nous l'avons dit, un ignorant; mais ce \nn'\u00e9tait pas un imb\u00e9cile. La lumi\u00e8re naturelle \u00e9tait \nallum\u00e9e en lui. Le malheur, qui a aussi sa clart\u00e9, \naugmenta le peu de jour qu'il y avait dans cet esprit. \nSous le b\u00e2ton, sous la cha\u00eene, au cachot, \u00e0 la fatigue, sous l'ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des \nfor\u00e7ats, il se replia en sa conscience et r\u00e9fl\u00e9chit. \nIl se constitua tribunal. \nIl commen\u00e7a par se juger lui-m\u00eame. \nIl reconnut qu'il n'\u00e9tait pas un innocent \ninjustement puni. Il s'avoua qu'il avait commis une \naction extr\u00eame et bl\u00e2mable; qu'on ne lui e\u00fbt peut-\u00eatre \npas refus\u00e9 ce pain, s'il l'avait demand\u00e9; que dans tous \nles cas il e\u00fbt mieux valu l'attendre, soit de la piti\u00e9, soit \ndu travail; que ce n'est pas tout \u00e0 fait une raison sans \nr\u00e9plique de dire : peut-on attendre quand on a faim? \nque d'abord il est tr\u00e8s rare qu'on meure litt\u00e9ralement \nde faim; ensuite que, malheureusement ou \nheureusement, l'homme est ainsi fait qu'il peut \nsouffrir longtemps et beaucoup, moralement et \nphysiquement, sans mourir; qu'il fallait donc de la \npatience; que cela e\u00fbt mieux valu m\u00eame pour ces \npauvres petits enfants; que c'\u00e9tait un acte de folie, \u00e0 \nlui, malheureux homme ch\u00e9tif, de prendre \nviolemment au collet la soci\u00e9t\u00e9 tout enti\u00e8re et de se \nfigurer qu'on sort de la mis\u00e8re par le vol; que c'\u00e9tait, \ndans tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de \nla mis\u00e8re que celle par o\u00f9 l'on entre dans l'infamie; \nenfin qu'il avait eu tort. \nPuis il se demanda : S'il \u00e9tait le seul qui avait eu tort dans sa fatale \nhistoire? Si d'abord ce n'\u00e9tait pas une chose grave \nqu'il e\u00fbt, lui travailleur, manqu\u00e9 de travail, lui \nlaborieux, manqu\u00e9 de pain. Si, ensuite, la faute \ncommise et avou\u00e9e, le ch\u00e2timent n'avait pas \u00e9t\u00e9 \nf\u00e9roce et outr\u00e9. S'il n'y avait pas plus d'abus de la part \nde la loi dans la peine qu'il n'y avait eu d'abus de la \npart du coupable dans la faute. S'il n'y avait pas exc\u00e8s \nde poids dans un des plateaux de la balance, celui o\u00f9 \nest l'expiation. Si la surcharge de la peine n'\u00e9tait point \nl'effacement du d\u00e9lit, et n'arrivait pas \u00e0 ce r\u00e9sultat de \nretourner la situation, de remplacer la faute du \nd\u00e9linquant par la faute de la r\u00e9pression, de faire du \ncoupable la victime et du d\u00e9biteur le cr\u00e9ancier, et de \nmettre d\u00e9finitivement le droit du c\u00f4t\u00e9 de celui-l\u00e0 \nm\u00eame qui l'avait viol\u00e9. Si cette peine, compliqu\u00e9e des \naggravations successives pour les tentatives d'\u00e9vasion, \nne finissait pas par \u00eatre une sorte d'attentat du plus \nfort sur le plus faible, un crime de la soci\u00e9t\u00e9 sur \nl'individu, un crime qui recommen\u00e7ait tous les jours, \nun crime qui durait dix-neuf ans. \nIl se demanda si la soci\u00e9t\u00e9 humaine pouvait avoir \nle droit de faire \u00e9galement subir \u00e0 ses membres, dans \nun cas son impr\u00e9voyance d\u00e9raisonnable, et dans \nl'autre cas sa pr\u00e9voyance impitoyable; et de saisir \u00e0 jamais un pauvre homme entre un d\u00e9faut et un exc\u00e8s, \nd\u00e9faut de travail, exc\u00e8s de ch\u00e2timent. \nS'il n'\u00e9tait pas exorbitant que la soci\u00e9t\u00e9 trait\u00e2t ainsi \npr\u00e9cis\u00e9ment ses membres les plus mal dot\u00e9s dans la \nr\u00e9partition de biens que fait le hasard, et par \ncons\u00e9quent les plus dignes de m\u00e9nagements. \nCes questions faites et r\u00e9solues, il jugea la soci\u00e9t\u00e9 \net la condamna. \nIl la condamna \u00e0 sa haine. \nIl la fit responsable du sort qu'il subissait, et se dit \nqu'il n'h\u00e9siterait peut-\u00eatre pas \u00e0 lui en demander \ncompte un jour. Il se d\u00e9clara \u00e0 lui-m\u00eame qu'il n'y \navait pas \u00e9quilibre entre le dommage qu'il avait caus\u00e9 \net le dommage qu'on lui causait; il conclut enfin que \nson ch\u00e2timent n'\u00e9tait pas, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, une injustice, \nmais qu'\u00e0 coup s\u00fbr c'\u00e9tait une iniquit\u00e9. \nLa col\u00e8re peut \u00eatre folle et absurde; on peut \u00eatre \nirrit\u00e9 \u00e0 tort; on n'est indign\u00e9 que lorsqu'on a raison au \nfond par quelque c\u00f4t\u00e9. Jean Valjean se sentait \nindign\u00e9. \nEt puis, la soci\u00e9t\u00e9 humaine ne lui avait fait que du \nmal. Jamais il n'avait vu d'elle que ce visage courrouc\u00e9 \nqu'elle appelle sa justice et qu'elle montre \u00e0 ceux \nqu'elle frappe. Les hommes ne l'avaient touch\u00e9 que \npour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait \u00e9t\u00e9 un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa m\u00e8re, \ndepuis sa s\u0153ur, jamais il n'avait rencontr\u00e9 une parole \namie et un regard bienveillant. De souffrance en \nsouffrance il arriva peu \u00e0 peu \u00e0 cette conviction que \nla vie \u00e9tait une guerre, et que dans cette guerre il \u00e9tait \nle vaincu. Il n'avait d'autre arme que sa haine. Il \nr\u00e9solut de l'aiguiser au bagne et de l'emporter en s'en \nallant. \nIl y avait \u00e0 Toulon une \u00e9cole pour la chiourme \ntenue par des fr\u00e8res ignorantins o\u00f9 l'on enseignait le \nplus n\u00e9cessaire \u00e0 ceux de ces malheureux qui avaient \nde la bonne volont\u00e9. Il fut du nombre des hommes \nde bonne volont\u00e9. Il alla \u00e0 l'\u00e9cole \u00e0 quarante ans, et \napprit \u00e0 lire, \u00e0 \u00e9crire, \u00e0 compter. Il sentit que fortifier \nson intelligence, c'\u00e9tait fortifier sa haine. Dans \ncertains cas, l'instruction et la lumi\u00e8re peuvent servir \nde rallonge au mal. \nCela est triste \u00e0 dire, apr\u00e8s avoir jug\u00e9 la soci\u00e9t\u00e9 qui \navait fait son malheur, il jugea la providence qui avait \nfait la soci\u00e9t\u00e9, et il la condamna aussi. \nAinsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et \nd'esclavage, cette \u00e2me monta et tomba en m\u00eame \ntemps. Il y entra de la lumi\u00e8re d'un c\u00f4t\u00e9 et des \nt\u00e9n\u00e8bres de l'autre. Jean Valjean n'\u00e9tait pas, on l'a vu, d'une nature \nmauvaise. Il \u00e9tait encore bon lorsqu'il arriva au bagne. \nIl y condamna la soci\u00e9t\u00e9 et sentit qu'il devenait \nm\u00e9chant; il y condamna la providence et sentit qu'il \ndevenait impie. \nIci il est difficile de ne pas m\u00e9diter un instant. \nLa nature humaine se transforme-t-elle ainsi de \nfond en comble et tout \u00e0 fait? L'homme cr\u00e9\u00e9 bon par \nDieu peut-il \u00eatre fait m\u00e9chant par l'homme? L'\u00e2me \npeut-elle \u00eatre refaite tout d'une pi\u00e8ce par la destin\u00e9e, \net devenir mauvaise, la destin\u00e9e \u00e9tant mauvaise? Le \nc\u0153ur peut -il devenir difforme et contracter des \nlaideurs et des infirmit\u00e9s incurables sous la pression \nd'un malheur disproportionn\u00e9, comme la colonne \nvert\u00e9brale sous une vo\u00fbte trop basse? N'y a-t-il pas \ndans toute \u00e2me humaine, n'y avait-il pas dans l'\u00e2me \nde Jean Valjean en particulier, une premi\u00e8re \u00e9tincelle, \nun \u00e9l\u00e9ment divin, incorruptible dans ce monde, \nimmortel dans l'autre, que le bien peut d\u00e9velopper, \nattiser, allumer et faire rayonner splendidement, et \nque le mal ne peut jamais enti\u00e8rement \u00e9teindre? \nQuestions graves et obscures, \u00e0 la derni\u00e8re \ndesquelles tout physiologiste e\u00fbt probablement \nr\u00e9pondu non, et sans h\u00e9siter, s'il e\u00fbt vu \u00e0 Toulon, aux \nheures de repos qui \u00e9taient pour Jean Valjean des heures de r\u00eaverie, assis, les bras crois\u00e9s, sur la barre \nde quelque cabestan, le bout de sa cha\u00eene enfonc\u00e9 \ndans sa poche pour l'emp\u00eacher de tra\u00eener, ce gal\u00e9rien \nmorne, s\u00e9rieux, silencieux et pensif, paria des lois qui \nregardait l'homme avec col\u00e8re, damn\u00e9 de la \ncivilisation qui regardait le ciel avec s\u00e9v\u00e9rit\u00e9. \nCertes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le \nphysiologiste observateur e\u00fbt vu l\u00e0 une mis\u00e8re \nirr\u00e9m\u00e9diable; il e\u00fbt plaint peut-\u00eatre ce malade du fait \nde la loi, mais il n'e\u00fbt pas m\u00eame essay\u00e9 de traitement; \nil e\u00fbt d\u00e9tourn\u00e9 le regard des cavernes qu'il aurait \nentrevues dans cette \u00e2me; et, comme Dante de la \nporte de l'enfer, il e\u00fbt effac\u00e9 de cette existence le mot \nque le doigt de Dieu a pourtant \u00e9crit sur le front de \ntout homme : Esp\u00e9rance ! \nCet \u00e9tat de son \u00e2me que nous avons tent\u00e9 \nd'analyser \u00e9tait-il aussi parfaitement clair pour Jean \nValjean que nous avons essay\u00e9 de le rendre pour ceux \nqui nous lisent? Jean Valjean voyait-il distinctement \napr\u00e8s leur formation et avait-il vu distinctement \u00e0 \nmesure qu'ils se formaient tous les \u00e9l\u00e9ments dont se \ncomposait sa mis\u00e8re morale? Cet homme rude et \nillettr\u00e9 s'\u00e9tait-il bien nettement rendu compte de la \nsuccession d'id\u00e9es par laquelle il \u00e9tait, degr\u00e9 \u00e0 degr\u00e9, \nmont\u00e9 et descendu jusqu'aux lugubres aspects qui \u00e9taient depuis tant d'ann\u00e9es d\u00e9j\u00e0 l'horizon int\u00e9rieur \nde son esprit? Avait-il bien conscience de tout ce qui \ns'\u00e9tait pass\u00e9 en lui et de tout ce qui s'y remuait? C'est \nce que nous n'oserions dire; c'est m\u00eame ce que nous \nne croyons pas. Il y avait trop d'ignorance dans Jean \nValjean pour que, m\u00eame apr\u00e8s tant de malheur, il n'y \nrest\u00e2t pas beaucoup de vague. Par moments il ne \nsavait pas m\u00eame bien au juste ce qu'il \u00e9prouvait. Jean \nValjean \u00e9tait dans les t\u00e9n\u00e8bres; il souffrait dans les \nt\u00e9n\u00e8bres; il ha\u00efssait dans les t\u00e9n\u00e8bres; on e\u00fbt pu dire \nqu'il ha\u00efssait devant lui. Il vivait habituellement dans \ncette ombre, t\u00e2tonnant comme un aveugle et comme \nun r\u00eaveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout \n\u00e0 coup, de lui-m\u00eame ou du dehors, une secousse de \ncol\u00e8re, un surcro\u00eet de souffrance, un p\u00e2le et rapide \n\u00e9clair qui illuminait toute son \u00e2me, et faisait \nbrusquement appara\u00eetre partout autour de lui, en \navant et en arri\u00e8re, aux lueurs d'une lumi\u00e8re affreuse, \nles hideux pr\u00e9cipices et les sombres perspectives de \nsa destin\u00e9e. \nL'\u00e9clair pass\u00e9, la nuit retombait, et o\u00f9 \u00e9tait-il? il ne \nle savait plus. \nLe propre des peines de cette nature, dans \nlesquelles domine ce qui est impitoyable, c'est-\u00e0-dire \nce qui est abrutissant, c'est de transformer peu \u00e0 peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme \nen une b\u00eate fauve. Quelquefois en une b\u00eate f\u00e9roce. \nLes tentatives d'\u00e9vasion de Jean Valjean, successives \net obstin\u00e9es, suffiraient \u00e0 prouver cet \u00e9trange travail \nfait par la loi sur l'\u00e2me humaine. Jean Valjean e\u00fbt \nrenouvel\u00e9 ces tentatives, si parfaitement inutiles et \nfolles, autant de fois que l'occasion s'en f\u00fbt pr\u00e9sent\u00e9e, \nsans songer un instant au r\u00e9sultat, ni aux exp\u00e9riences \nd\u00e9j\u00e0 faites. Il s'\u00e9chappait imp\u00e9tueusement comme le \nloup qui trouve la cage ouverte. L'instinct lui disait : \nsauve-toi! Le raisonnement lui e\u00fbt dit : reste! Mais \ndevant une tentation si violente, le raisonnement \navait disparu; il n'y avait plus que l'instinct. La b\u00eate \nseule agissait. Quand il \u00e9tait repris, les nouvelles \ns\u00e9v\u00e9rit\u00e9s qu'on lui infligeait ne servaient qu'\u00e0 l'effarer \ndavantage. \nUn d\u00e9tail que nous ne devons pas omettre, c'est \nqu'il \u00e9tait d'une force physique dont n'approchait pas \nun des habitants du bagne. A la fatigue, pour filer un \nc\u00e2ble, pour virer un cabestan, Jean Valjean valait \nquatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois \nd'\u00e9normes poids sur son dos, et rempla\u00e7ait dans \nl'occasion cet instrument qu'on appelle cric et qu'on \nappelait jadis orgueil, d'o\u00f9 a pris nom, soit dit en \npassant, la rue Montorgueil pr\u00e8s des halles de Paris. Ses camarades l'avaient surnomm\u00e9 Jean- le-Cric. Une \nfois, comme on r\u00e9parait le balcon de l'h\u00f4tel de ville \nde Toulon, une des admirables cariatides de Puget \nqui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. \nJean Valjean, qui se trouvait l\u00e0, soutint de l'\u00e9paule la \ncariatide et donna le temps aux ouvriers d'arriver. \nSa souplesse d\u00e9passait encore sa vigueur. Certains \nfor\u00e7ats, r\u00eaveurs perp\u00e9tuels d'\u00e9vasions, finissent par \nfaire de la force et de l'adresse combin\u00e9es une \nv\u00e9ritable science. C'est la science des muscles. Toute \nune statique myst\u00e9rieuse est quotidiennement \npratiqu\u00e9e par les prisonniers, ces \u00e9ternels envieux des \nmouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et \ntrouver des points d'appui l\u00e0 o\u00f9 l'on voit \u00e0 peine une \nsaillie, \u00e9tait un jeu pour Jean Valjean. Etant donn\u00e9 un \nangle de mur, avec la tension de son dos et de ses \njarrets, avec ses coudes et ses talons embo\u00eet\u00e9s dans \nles asp\u00e9rit\u00e9s de la pierre, il se hissait comme \nmagiquement \u00e0 un troisi\u00e8me \u00e9tage. Quelquefois il \nmontait ainsi jusqu'au toit du bagne. \nIl parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque \n\u00e9motion extr\u00eame pour lui arracher, une ou deux fois \nl'an, ce lugubre rire du for\u00e7at qui est comme un \u00e9cho \ndu rire du d\u00e9mon. A le voir, il semblait occup\u00e9 \u00e0 \nregarder continuellement quelque chose de terrible. Il \u00e9tait absorb\u00e9 en effet. \nA travers les perceptions maladives d'une nature \nincompl\u00e8te et d'une intelligence accabl\u00e9e, il sentait \nconfus\u00e9ment qu'une chose monstrueuse \u00e9tait sur lui. \nDans cette p\u00e9nombre obscure et blafarde o\u00f9 il \nrampait, chaque fois qu'il tournait le cou et qu'il \nessayait d'\u00e9lever son regard, il voyait, avec une terreur \nm\u00eal\u00e9e de rage s'\u00e9chafauder, s'\u00e9tager et monter \u00e0 perte \nde vue au-dessus de lui avec des escarpements \nhorribles, une sorte d'entassement effrayant de \nchoses, de lois, de pr\u00e9jug\u00e9s, d'hommes et de faits, \ndont les contours lui \u00e9chappaient, dont la masse \nl'\u00e9pouvantait, et qui n'\u00e9tait autre chose que cette \nprodigieuse pyramide que nous appelons la \ncivilisation. Il distinguait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 dans cet ensemble \nfourmillant et difforme, tant\u00f4t pr\u00e8s de lui, tant\u00f4t loin \net sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, \nquelque d\u00e9tail vivement \u00e9clair\u00e9, ici l'argousin et son \nb\u00e2ton, ici le gendarme et son sabre, l\u00e0-bas \nl'archev\u00eaque mitr\u00e9, tout en haut, dans une sorte de \nsoleil, l'empereur couronn\u00e9 et \u00e9blouissant. Il lui \nsemblait que ces splendeurs lointaines, loin de \ndissiper sa nuit, la rendaient plus fun\u00e8bre et plus \nnoire. Tout cela, lois, pr\u00e9jug\u00e9s, faits, hommes, choses, \nallait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliqu\u00e9 et myst\u00e9rieux que Dieu imprime \u00e0 la \ncivilisation, marchant sur lui et l'\u00e9crasant avec je ne \nsais quoi de paisible dans la cruaut\u00e9 et d'inexorable \ndans l'indiff\u00e9rence. Ames tomb\u00e9es au fond de \nl'infortune possible, malheureux hommes perdus au \nplus bas de ces limbes o\u00f9 l'on ne regarde plus, les \nr\u00e9prouv\u00e9s de la loi sentent peser de tout son poids \nsur leur t\u00eate cette soci\u00e9t\u00e9 humaine, si formidable \npour qui est dehors, si effroyable pour qui est \ndessous. \nDans cette situation, Jean Valjean songeait, et \nquelle pouvait \u00eatre la nature de sa r\u00eaverie? \nSi le grain de mil sous la meule avait des pens\u00e9es, il \npenserait sans doute ce que pensait Jean Valjean. \nToutes ces choses, r\u00e9alit\u00e9s pleines de spectres, \nfantasmagories pleines de r\u00e9alit\u00e9s, avaient fini par lui \ncr\u00e9er une sorte d'\u00e9tat int\u00e9rieur presque inexprimable. \nPar moments, au milieu de son travail du bagne, il \ns'arr\u00eatait. Il se mettait \u00e0 penser. Sa raison, \u00e0 la foi s \nplus m\u00fbre et plus troubl\u00e9e qu'autrefois, se r\u00e9voltait. \nTout ce qui lui \u00e9tait arriv\u00e9 lui paraissait absurde; tout \nce qui l'entourait lui paraissait impossible. Il se disait : \nc'est un r\u00eave. Il regardait l'argousin debout \u00e0 quelques \npas de lui; l'argousin lui semblait un fant\u00f4me; tout \u00e0 \ncoup le fant\u00f4me lui donnait un coup de b\u00e2ton. La nature visible existait \u00e0 peine pour lui. Il serait \npresque vrai de dire qu'il n'y avait point pour Jean \nValjean de soleil, ni de beaux jours d'\u00e9t\u00e9, ni de ciel \nrayonnant, ni de fra\u00eeches aubes d'avril. Je ne sais quel \njour de soupirail \u00e9clairait habituellement son \u00e2me. \nPour r\u00e9sumer, en terminant, ce qui peut \u00eatre \nr\u00e9sum\u00e9 et traduit en r\u00e9sultats positifs dans tout ce \nque nous venons d'indiquer, nous nous bornerons \u00e0 \nconstater qu'en dix-neuf ans, Jean Valjean, \nl'inoffensif \u00e9mondeur de Faverolles, le redoutable \ngal\u00e9rien de Toulon, \u00e9tait devenu capable, gr\u00e2ce \u00e0 la \nmani\u00e8re dont le bagne l'avait fa\u00e7onn\u00e9, de deux \nesp\u00e8ces de mauvaises actions : premi\u00e8rement, d'une \nmauvaise action rapide, irr\u00e9fl\u00e9chie, pleine \nd'\u00e9tourdissement, toute d'instinct, sorte de repr\u00e9saille \npour le mal souffert; deuxi\u00e8mement, d'une mauvaise \naction grave, s\u00e9rieuse, d\u00e9battue en conscience et \nm\u00e9dit\u00e9e avec les id\u00e9es fausses que peut donner un \npareil malheur. Ses pr\u00e9m\u00e9ditations passaient par les \ntrois phases successives que les natures d'une certaine \ntrempe peuvent seules parcourir, raisonnement, \nvolont\u00e9, obstination. Il avait pour mobiles \nl'indignation habituelle, l'amertume de l'\u00e2me, le \nprofond sentiment des iniquit\u00e9s subies, la r\u00e9action, \nm\u00eame contre les bons, les innocents et les justes, s'il y en a. Le point de d\u00e9part comme le point d'arriv\u00e9e de \ntoutes ses pens\u00e9es \u00e9tait la haine de la loi humaine; \ncette haine qui, si elle n'est arr\u00eat\u00e9e dans son \nd\u00e9veloppement par quelque incident providentiel, \ndevient, dans un temps donn\u00e9, la haine de la soci\u00e9t\u00e9, \npuis la haine du genre humain, puis la haine de la \ncr\u00e9ation, et se traduit par un vague et incessant et \nbrutal d\u00e9sir de nuire, n'importe \u00e0 qui, \u00e0 un \u00eatre vivant \nquelconque. \u2013 Comme on voit, ce n'\u00e9tait pas sans \nraison que le passeport qualifiait Jean Valjean d' homme \ntr\u00e8s dangereux . \nD'ann\u00e9e en ann\u00e9e, cette \u00e2me s'\u00e9tait dess\u00e9ch\u00e9e de \nplus en plus, lentement, mais fatalement. A c\u0153ur sec, \n\u0153il sec. A sa sortie du bagne, il y avait dix -neuf ans \nqu'il n'avait vers\u00e9 une larme. \n \n \n \n \nI, 2, 8. \n \n \n \n \n \nL'onde et l'ombre \n \n \n \n \n \n \nUn homme \u00e0 la mer! \nQu'importe! le navire ne s'arr\u00eate pas. Le vent \nsouffle, ce sombre navire-l\u00e0 a une route qu'il est forc\u00e9 \nde continuer. Il passe. \nL'homme dispara\u00eet, puis repara\u00eet, il plonge et \nremonte \u00e0 la surface, il appelle, il tend les bras, on ne \nl'entend pas. Le navire, frissonnant sous l'ouragan, est \ntout \u00e0 sa man\u0153uvre; les matelots et les passagers ne voient m\u00eame plus l'homme submerg\u00e9; sa mis\u00e9rable \nt\u00eate n'est qu'un point dans l'\u00e9normit\u00e9 des vagues. \nIl jette des cris d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s dans les profondeurs. \nQuel spectre que cette voile qui s'en va! Il la regarde, \nil la regarde fr\u00e9n\u00e9tiquement. Elle s'\u00e9loigne, elle \nbl\u00eamit, elle d\u00e9cro\u00eet. Il \u00e9tait l\u00e0 tout \u00e0 l'heure, il \u00e9tait de \nl'\u00e9quipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, \nil avait sa part de respiration et de soleil, il \u00e9tait un \nvivant. Maintenant, que s'est-il donc pass\u00e9? Il a gliss\u00e9, \nil est tomb\u00e9, c'est fini. \nIl est dans l'eau monstrueuse. Il n'a plus sous les \npieds que de la fuite et de l'\u00e9croulement. Les flots \nd\u00e9chir\u00e9s et d\u00e9chiquet\u00e9s par le vent l'environnent \nhideusement, les roulis de l'ab\u00eeme l'emportent, tous \nles haillons de l'eau s'agitent autour de sa t\u00eate, une \npopulace de vagues crache sur lui, de confuses \nouvertures le d\u00e9vorent \u00e0 demi; chaque fois qu'il \nenfonce, il entrevoit des pr\u00e9cipices pleins de nuit; \nd'affreuses v\u00e9g\u00e9tations inconnues le saisissent, lui \nnouent les pieds, le tirent \u00e0 elles; il sent qu'il devient \nab\u00eeme, il fait partie de l'\u00e9cume, les flots se le jettent \nde l'un \u00e0 l'autre, il boit l'amertume, l'oc\u00e9an l\u00e2che \ns'acharne \u00e0 le noyer, l'\u00e9normit\u00e9 joue avec son agonie. \nIl semble que toute cette eau soit de la haine. \nIl lutte pourtant. Il essaie de se d\u00e9fendre, il essaie de se soutenir, il \nfait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de \nsuite \u00e9puis\u00e9e, il combat l'in\u00e9puisable. \nO\u00f9 donc est le navire? L\u00e0-bas. A peine visible dans \nles p\u00e2les t\u00e9n\u00e8bres de l'horizon. \nLes rafales soufflent; toutes les \u00e9cumes l'accablent. \nIl l\u00e8ve les yeux et ne voit que les lividit\u00e9s des nuages. \nIl assiste, agonisant, \u00e0 l'immense d\u00e9mence de la mer. \nIl est supplici\u00e9 par cette folie. Il entend des bruits \n\u00e9trangers \u00e0 l'homme qui semblent venir d'au del\u00e0 de \nla terre et d'on ne sait quel dehors effrayant. \nIl y a des oiseaux dans les nu\u00e9es, de m\u00eame qu'il y a \ndes anges au-dessus des d\u00e9tresses humaines, mais que \npeuvent-ils pour lui? Cela vole, chante et plane, et lui, \nil r\u00e2le. \nIl se sent enseveli \u00e0 la fois par ces deux infinis \nl'oc\u00e9an et le ciel; l'un est une tombe, l'autre est un \nlinceul. \nLa nuit descend, voil\u00e0 des heures qu'il nage, ses \nforces sont \u00e0 bout; ce navire, cette chose lointaine o\u00f9 \nil y avait des hommes, s'est effac\u00e9, il est seul dans le \nformidable gouffre cr\u00e9pusculaire, il enfonce, il se \nroidit, il se tord, il sent au-dessous de lui les vagues \nmonstres de l'invisible; il appelle. \nIl n'y a plus d'hommes. O\u00f9 est Dieu? Il appelle. Quelqu'un! quelqu'un! Il appelle \ntoujours. \nRien \u00e0 l'horizon. Rien au ciel. \nIl implore l'\u00e9tendue, la vague, l'algue, l'\u00e9cueil; cela \nest sourd. Il supplie la temp\u00eate; la temp\u00eate \nimperturbable n'ob\u00e9it qu'\u00e0 l'infini. \nAutour de lui l'obscurit\u00e9, la brume, la solitude, le \ntumulte orageux et inconscient, le plissement ind\u00e9fini \ndes eaux farouches. En lui l'horreur et la fatigue. Sous \nlui la chute. Pas de point d'appui. Il songe aux \naventures t\u00e9n\u00e9breuses du cadavre dans l'ombre \nillimit\u00e9e. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se \ncrispent et se ferment, et prennent du n\u00e9ant. Vents, \nnu\u00e9es, tourbillons, souffles, \u00e9toiles inutiles! Que \nfaire? Le d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 s'abandonne, qui est las prend le \nparti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il \nl\u00e2che prise, et le voil\u00e0 qui roule \u00e0 jamais dans les \nprofondeurs lugubres de l'engloutissement. \nO marche implacable des soci\u00e9t\u00e9s humaines! \nPertes d'hommes et d'\u00e2mes chemin faisant! Oc\u00e9an o\u00f9 \ntombe tout ce que laisse tomber la loi! Disparition \nsinistre du secours! O mort morale! \nLa mer, c'est l'inexorable nuit sociale o\u00f9 la p\u00e9nalit\u00e9 \njette ses damn\u00e9s. La mer, c'est l'immense mis\u00e8re. L'\u00e2me, \u00e0 vau-l'eau dans ce gouffre, peut devenir un \ncadavre. Qui la ressuscitera? \n \n \n \n \nI, 2, 9. \n \n \n \n \n \nNouveaux griefs \n \n \n \n \n \nQuand vint l'heure de la sortie du bagne, quand \nJean Valjean entendit \u00e0 son oreille ce mot \u00e9trange : tu \nes libre! le moment fut invraisemblable et inou\u00ef, un \nrayon de vive lumi\u00e8re, un rayon de la vraie lumi\u00e8re \ndes vivants p\u00e9n\u00e9tra subitement en lui. Mais ce rayon \nne tarda point \u00e0 p\u00e2lir. Jean Valjean avait \u00e9t\u00e9 \u00e9bloui de \nl'id\u00e9e de la libert\u00e9. Il avait cru \u00e0 une vie nouvelle. Il \nvit bien vite ce que c'\u00e9tait qu'une libert\u00e9 \u00e0 laquelle on \ndonne un passeport jaune. Et autour de cela bien des amertumes. Il avait \ncalcul\u00e9 que sa masse, pendant son s\u00e9jour au bagne, \naurait d\u00fb s'\u00e9lever \u00e0 cent soixante et onze francs. Il est \njuste d'ajouter qu'il avait oubli\u00e9 de faire entrer dans \nses calculs le repos forc\u00e9 des dimanches et f\u00eates qui, \npour dix-neuf ans, entra\u00eenait une diminution de \nvingt-quatre francs environ. Quoi qu'il en f\u00fbt, cette \nmasse avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9duite, par diverses retenues locales, \n\u00e0 la somme de cent neuf francs quinze sous, qui lui \navait \u00e9t\u00e9 compt\u00e9e \u00e0 sa sortie. \nIl n'y avait rien compris, et se croyait l\u00e9s\u00e9. Disons \nle mot, vol\u00e9. \nLe lendemain de sa lib\u00e9ration, \u00e0 Grasse, il vit \ndevant la porte d'une distillerie de fleurs d'oranger \ndes hommes qui d\u00e9chargeaient des ballots. Il offrit \nses services. La besogne pressait, on les accepta. Il se \nmit \u00e0 l'ouvrage. Il \u00e9tait intelligent, robuste et adroit; il \nfaisait de son mieux; le ma\u00eetre paraissait content. \nPendant qu'il travaillait, un gendarme passa, le \nremarqua, et lui demanda ses papiers. Il fallut \nmontrer le passeport jaune. Cela fait, Jean Valjean \nreprit son travail. Un peu auparavant, il avait \nquestionn\u00e9 l'un des ouvriers sur ce qu'ils gagnaient \u00e0 \ncette besogne par jour; on lui avait r\u00e9pondu : trente \nsous. Le soir venu, comme il \u00e9tait forc\u00e9 de repartir le lendemain matin, il se pr\u00e9senta devant le ma\u00eetre de la \ndistillerie et le pria de le payer. Le ma\u00eetre ne prof\u00e9ra \npas une parole, et lui remit quinze sous. Il r\u00e9clama. \nOn lui r\u00e9pondit : cela est assez bon pour toi . Il insista. Le \nma\u00eetre le regarda entre les deux yeux et lui dit : Gare le \nbloc!a \nL\u00e0 encore il se consid\u00e9ra comme vol\u00e9. \nLa soci\u00e9t\u00e9, l'\u00e9tat, en lui diminuant sa masse, l'avait \nvol\u00e9 en grand. Maintenant c'\u00e9tait le tour de l'individu \nqui le volait en petit . \nLib\u00e9ration n'est pas d\u00e9livrance. On sort du bagne, \nmais non de la condamnation. \nVoil\u00e0 ce qui lui \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 Grasse. On a vu de \nquelle fa\u00e7on il avait \u00e9t\u00e9 accueilli \u00e0 Digne. \n \n \na La prison. \n \n \n \nI, 2, 10. \n \n \n \n \n \nL'homme r\u00e9veill\u00e9 \n \n \n \n \n \n \nDonc, comme deux heures du matin sonnaient \u00e0 \nl'horloge de la cath\u00e9drale, Jean Valjean se r\u00e9veilla. \nCe qui le r\u00e9veilla, c'est que le lit \u00e9tait trop bon. Il y \navait vingt ans bient\u00f4t qu'il n'avait couch\u00e9 dans un lit, \net, quoiqu'il ne se f\u00fbt pas d\u00e9shabill\u00e9, la sensation \u00e9tait \ntrop nouvelle pour ne pas troubler son sommeil. Il avait dormi plus de quatre heures. Sa fatigue \n\u00e9tait pass\u00e9e. Il \u00e9tait accoutum\u00e9 \u00e0 ne pas donner \nbeaucoup d'heures au repos. \nIl ouvrit les yeux, et regarda un moment dans \nl'obscurit\u00e9 autour de lui, puis il les referma pour se \nrendormir. \nQuand beaucoup de sensations diverses ont agit\u00e9 \nla journ\u00e9e, quand des choses pr\u00e9occupent l'esprit, on \ns'endort, mais on ne se rendort pas. Le sommeil vient \nplus ais\u00e9ment qu'il ne revient. C'est ce qui arriva \u00e0 \nJean Valjean. Il ne put se rendormir, et il se mit \u00e0 \npenser. \nIl \u00e9tait dans un de ces moments o\u00f9 les id\u00e9es qu'on \na dans l'esprit sont troubles. Il avait une sorte de va-\net-vient obscur dans le cerveau. Ses souvenirs anciens \net ses souvenirs imm\u00e9diats y flottaient p\u00eale-m\u00eale et \ns'y croisaient confus\u00e9ment, perdant leurs formes, se \ngrossissant d\u00e9mesur\u00e9ment, puis disparaissant tout \u00e0 \ncoup comme dans une eau fangeuse et agit\u00e9e. \nBeaucoup de pens\u00e9es lui venaient, mais il y en avait \nune qui se repr\u00e9sentait continuellement et qui \nchassait toutes les autres. Cette pens\u00e9e, nous allons la \ndire tout de suite : \u2013 il avait remarqu\u00e9 les six couverts \nd'argent et la grande cuiller que madame Magloire \navait pos\u00e9s sur la table. \u2013 Ces six couverts d'argent l'obs\u00e9daient. \u2013 Ils \u00e9taient \nl\u00e0. \u2013 A quelques pas. \u2013 A l'instant o\u00f9 il avait travers\u00e9 \nla chambre d'\u00e0 c\u00f4t\u00e9 pour venir dans celle o\u00f9 il \u00e9tait, la \nvieille servante les mettait dans un petit placard \u00e0 la \nt\u00eate du lit. \u2013 Il avait bien remarqu\u00e9 ce placard. \u2013 A \ndroite, en entrant par la salle \u00e0 manger. \u2013 Ils \u00e9taient \nmassifs. \u2013 Et de vieille argenterie. \u2013 Avec la grande \ncuiller, on en tirerait au moins deux cents francs. \u2013 Le \ndouble de ce qu'il avait gagn\u00e9 en dix-neuf ans. \u2013 Il est \nvrai qu'il e\u00fbt gagn\u00e9 davantage si l' administration ne \nl'avait pas vol\u00e9. \nSon esprit oscilla toute une grande heure dans des \nfluctuations auxquelles se m\u00ealait bien quelque lutte. \nTrois heures sonn\u00e8rent. Il rouvrit les yeux, se dressa \nbrusquement sur son s\u00e9ant, \u00e9tendit le bras et t\u00e2ta son \nhavresac qu'il avait jet\u00e9 dans le coin de l'alc\u00f4ve, puis il \nlaissa pendre ses jambes et poser ses pieds \u00e0 terre, et \nse trouva, presque sans savoir comment, assis sur son \nlit. \nIl resta un certain temps r\u00eaveur dans cette attitude \nqui e\u00fbt eu quelque chose de sinistre pour quelqu'un \nqui l'e\u00fbt aper\u00e7u ainsi dans cette ombre, seul \u00e9veill\u00e9 \ndans la maison endormie. Tout \u00e0 coup il se baissa, \n\u00f4ta ses souliers et les posa doucement sur la natte pr\u00e8s du lit, puis il reprit sa posture de r\u00eaverie et \nredevint immobile. \nAu milieu de cette m\u00e9ditation hideuse, les id\u00e9es \nque nous venons d'indiquer remuaient sans rel\u00e2che \nson cerveau, entraient, sortaient, rentraient, faisaient \nsur lui une sorte de pes\u00e9e; et puis il songeait aussi, \nsans savoir pourquoi, et avec cette obstination \nmachinale de la r\u00eaverie, \u00e0 un for\u00e7at nomm\u00e9 Brevet \nqu'il avait connu au bagne, et dont le pantalon n'\u00e9tait \nretenu que par une seule bretelle de coton tricot\u00e9. Le \ndessin en damier de cette bretelle lui revenait sans \ncesse \u00e0 l'esprit. \nIl demeurait dans cette situation, et y f\u00fbt peut-\u00eatre \nrest\u00e9 ind\u00e9finiment jusqu'au lever du jour, si l'horloge \nn'e\u00fbt sonn\u00e9 un coup, \u2013 le quart ou la demie. Il sembla \nque ce coup lui e\u00fbt dit : allons! \nIl se leva debout, h\u00e9sita encore un moment, et \n\u00e9couta; tout se taisait dans la maison; alors il marcha \ndroit et \u00e0 petits pas vers la fen\u00eatre qu'il entrevoyait. \nLa nuit n'\u00e9tait pas tr\u00e8s obscure; c'\u00e9tait une pleine lune \nsur laquelle couraient de larges nu\u00e9es chass\u00e9es par le \nvent. Cela faisait au dehors des alternatives d'ombre \net de clart\u00e9, des \u00e9clipses, puis des \u00e9claircies, et a u \ndedans une sorte de cr\u00e9puscule. Ce cr\u00e9puscule, \nsuffisant pour qu'on p\u00fbt se guider, intermittent \u00e0 cause des nuages, ressemblait \u00e0 l'esp\u00e8ce de lividit\u00e9 qui \ntombe d'un soupirail de cave devant lequel vont et \nviennent des passants. Arriv\u00e9 \u00e0 la fen\u00eatre, Jean \nValjean l'examina. Elle \u00e9tait sans barreaux, donnait \nsur le jardin et n'\u00e9tait ferm\u00e9e, selon la mode du pays, \nque d'une petite clavette. Il l'ouvrit, mais comme un \nair froid et vif entra brusquement dans la chambre, il \nla referma tout de suite. Il regarda le jardin de ce \nregard attentif qui \u00e9tudie plus qu'il ne regarde. Le \njardin \u00e9tait enclos d'un mur blanc assez bas, facile \u00e0 \nescalader. Au fond, au del\u00e0, il distingua des t\u00eates \nd'arbres \u00e9galement espac\u00e9es, ce qui indiquait que ce \nmur s\u00e9parait le jardin d'une avenue ou d'une ruelle \nplant\u00e9e. \nCe coup d\u2019\u0153il jet\u00e9, il fit le mouvement d'un \nhomme d\u00e9termin\u00e9, marcha \u00e0 son alc\u00f4ve, prit son \nhavresac, l'ouvrit, le fouilla, en tira quelque chose \nqu'il posa sur le lit, mit ses souliers dans une des \npoches, referma le tout, chargea le sac sur ses \n\u00e9paules, se couvrit de sa casquette dont il baissa la \nvisi\u00e8re sur ses yeux, chercha son b\u00e2ton en t\u00e2tonnant, \net l'alla poser dans l'angle de la fen\u00eatre, puis revint au \nlit et saisit r\u00e9sol\u00fbment l'objet qu'il y avait d\u00e9pos\u00e9. Cela \nressemblait \u00e0 une barre de fer courte, aiguis\u00e9e comme \nun \u00e9pieu \u00e0 l'une de ses extr\u00e9mit\u00e9s. Il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 difficile de distinguer dans les t\u00e9n\u00e8bres \npour quel emploi avait pu \u00eatre fa\u00e7onn\u00e9 ce morceau \nde fer. C'\u00e9tait peut-\u00eatre un levier? C'\u00e9tait peut-\u00eatre \nune massue ? \nAu jour on e\u00fbt pu reconna\u00eetre que ce n'\u00e9tait autre \nchose qu'un chandelier de mineur. On employait \nquelquefois alors les for\u00e7ats \u00e0 extraire de la roche des \nhautes collines qui environnent Toulon, et il n'\u00e9tait \npas rare qu'ils eussent \u00e0 leur disposition des outils de \nmineur. Les chandeliers des mineurs sont en fer \nmassif, termin\u00e9s \u00e0 leur extr\u00e9mit\u00e9 inf\u00e9rieure par une \npointe au moyen de laquelle on les enfonce dans le \nrocher. \nIl prit ce chandelier dans sa main droite, et \nretenant son haleine, assourdissant son pas, il se \ndirigea vers la porte de la chambre voisine, celle de \nl'\u00e9v\u00eaque, comme on sait. Arriv\u00e9 \u00e0 cette porte, il la \ntrouva entre-b\u00e2ill\u00e9e. L'\u00e9v\u00eaque ne l'avait point ferm\u00e9e. \n \n \n \n \nI, 2, 11. \n \n \n \n \n \nCe qu'il fait \n \n \n \n \n \n \nJean Valjean \u00e9couta. Aucun bruit. \nIl poussa la porte. \nIl la poussa du bout du doigt, l\u00e9g\u00e8rement, avec \ncette douceur furtive et inqui\u00e8te d'un chat qui veut \nentrer. \nLa porte c\u00e9da \u00e0 la pression et fit un mouvement \nimperceptible et silencieux qui \u00e9largit un peu \nl'ouverture. Il attendit un moment, puis poussa la porte une \nseconde fois, plus hardiment. \nElle continua de c\u00e9der en silence. L'ouverture \u00e9tait \nassez grande maintenant pour qu'il p\u00fbt passer. Mais il \ny avait pr\u00e8s de la porte une petite table qui faisait \navec elle un angle g\u00eanant et qui barrait l'entr\u00e9e. \nJean Valjean reconnut la difficult\u00e9. Il fallait \u00e0 toute \nforce que l'ouverture f\u00fbt encore \u00e9largie. \nIl prit son parti, et poussa une troisi\u00e8me fois la \nporte, plus \u00e9nergiquement que les deux premi\u00e8res. \nCette fois il y eut un gond mal huil\u00e9 qui jeta tout \u00e0 \ncoup dans cette obscurit\u00e9 un cri rauque et prolong\u00e9. \nJean Valjean tressaillit. Le bruit de ce gond sonna \ndans son oreille avec quelque chose d'\u00e9clatant et de \nformidable comme le clairon du jugement dernier. \nDans les grossissements fantastiques de la \npremi\u00e8re minute, il se figura presque que ce gond \nvenait de s'animer et de prendre tout \u00e0 coup une vie \nterrible, et qu'il aboyait comme un chien pour avertir \ntout le monde et r\u00e9veiller les gens endormis. \nIl s'arr\u00eata, frissonnant, \u00e9perdu, et retomba de la \npointe du pied sur le talon. Il entendait ses art\u00e8res \nbattre dans ses tempes comme deux marteaux de \nforge, et il lui semblait que son souffle sortait de sa \npoitrine avec le bruit du vent qui sort d'une caverne. Il lui paraissait impossible que l'horrible clameur de \nce gond irrit\u00e9 n'e\u00fbt pas \u00e9branl\u00e9 toute la maison \ncomme une secousse de tremblement de terre; la \nporte, pouss\u00e9e par lui, avait pris l'alarme et avait \nappel\u00e9; le vieillard allait se lever, les deux vieilles \nfemmes allaient crier, on viendrait \u00e0 l'aide; avant un \nquart d'heure, la ville serait en rumeur et la \ngendarmerie sur pied. Un moment il se crut perdu. \nIl demeura o\u00f9 il \u00e9tait, p\u00e9trifi\u00e9 comme la statue de \nsel, n'osant faire un mouvement. \nQuelques minutes s'\u00e9coul\u00e8rent. La porte s'\u00e9tait \nouverte toute grande. Il se hasarda \u00e0 regarder dans la \nchambre. Rien n'y avait boug\u00e9. Il pr\u00eata l'oreille. Rien \nne remuait dans la maison. Le bruit du gond rouill\u00e9 \nn'avait \u00e9veill\u00e9 personne. \nCe premier danger \u00e9tait pass\u00e9, mais il y avait \nencore en lui un affreux tumulte. Il ne recula pas \npourtant. M\u00eame quand il s'\u00e9tait cru perdu, il n'avait \npas recul\u00e9. Il ne songea plus qu'\u00e0 finir vite. Il fit un \npas et entra dans la chambre. \nCette chambre \u00e9tait dans un calme parfait. On y \ndistinguait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des formes confuses et vagues qui, \nau jour, \u00e9taient des papiers \u00e9pars sur une table, des \nin-folio ouverts, des volumes empil\u00e9s sur un \ntabouret, un fauteuil charg\u00e9 de v\u00eatements, un prie-Dieu, et qui \u00e0 cette heure n'\u00e9taient plus que des coins \nt\u00e9n\u00e9breux et des places blanch\u00e2tres. Jean Valjean \navan\u00e7a avec pr\u00e9caution en \u00e9vitant de se heurter aux \nmeubles. Il entendait au fond de la chambre la \nrespiration \u00e9gale et tranquille de l'\u00e9v\u00eaque endormi. \nIl s'arr\u00eata tout \u00e0 coup. Il \u00e9tait pr\u00e8s du lit. Il y \u00e9tait \narriv\u00e9 plus t\u00f4t qu'il n'aurait cru. \nLa nature m\u00eale quelquefois ses effets et ses \nspectacles \u00e0 nos actions avec une esp\u00e8ce d'\u00e0-propos \nsombre et intelligent, comme si elle voulait nous faire \nr\u00e9fl\u00e9chir. Depuis pr\u00e8s d'une demi-heure un grand \nnuage couvrait le ciel. Au moment o\u00f9 Jean Valjean \ns'arr\u00eata en face du lit, ce nuage se d\u00e9chira, comme s'il \nl'e\u00fbt fait expr\u00e8s, et un rayon de lune, traversant la \nlongue fen\u00eatre, vint \u00e9clairer subitement le visage p\u00e2le \nde l'\u00e9v\u00eaque. Il dormait paisiblement. Il \u00e9tait presque \nv\u00eatu dans son lit, \u00e0 cause des nuits froides des \nBasses-Alpes, d'un v\u00eatement de laine brune qui lui \ncouvrait les bras jusqu'aux poignets. Sa t\u00eate \u00e9tait \nrenvers\u00e9e sur l'oreiller dans l'attitude abandonn\u00e9e du \nrepos; il laissait pendre hors du lit sa main orn\u00e9e de \nl'anneau pastoral et d'o\u00f9 \u00e9taient tomb\u00e9es tant de \nbonne s \u0153uvres et de saintes actions. Toute sa face \ns'illuminait d'une vague expression de satisfaction, \nd'esp\u00e9rance et de b\u00e9atitude. C'\u00e9tait plus qu'un sourire et presque un rayonnement. Il y avait sur son front \nl'inexprimable r\u00e9verb\u00e9ration d'une lumi\u00e8re qu'on ne \nvoyait pas. L'\u00e2me des justes pendant le sommeil \ncontemple un ciel myst\u00e9rieux. \nUn reflet de ce ciel \u00e9tait sur l'\u00e9v\u00eaque. \nC'\u00e9tait en m\u00eame temps une transparence \nlumineuse, car ce ciel \u00e9tait au dedans de lui. Ce ciel, \nc'\u00e9tait sa conscience. \nAu moment o\u00f9 le rayon de lune vint se \nsuperposer, pour ainsi dire, \u00e0 cette clart\u00e9 int\u00e9rieure, \nl'\u00e9v\u00eaque endormi apparut comme dans une gloire. \nCela pourtant resta doux et voil\u00e9 d'un demi-jour \nineffable. Cette lune dans le ciel, cette nature \nassoupie, ce jardin sans un frisson, cette maison si \ncalme, l'heure, le moment, le silence, ajoutaient je ne \nsais quoi de solennel et d'indicible au v\u00e9n\u00e9rable repos \nde cet homme, et enveloppaient d'une sorte d'aur\u00e9ole \nmajestueuse et sereine ces cheveux blancs et ces yeux \nferm\u00e9s, cette figure o\u00f9 tout \u00e9tait exp\u00e9rience et o\u00f9 \ntout \u00e9tait confiance, cette t\u00eate de vieillard et ce \nsommeil d'enfant. \nIl y avait presque de la divinit\u00e9 dans cet homme \nainsi auguste \u00e0 son insu. \nJean Valjean, lui, \u00e9tait dans l'ombre, son chandelier \nde fer \u00e0 la main, debout, immobile, effar\u00e9 de ce vieillard lumineux. Jamais il n'avait rien vu de pareil. \nCette confiance l'\u00e9pouvantait. Le monde moral n'a \npas de plus grand spectacle que celui- l\u00e0 : une \nconscience troubl\u00e9e et inqui\u00e8te, parvenue au bord \nd'une mauvaise action, et contemplant le sommeil \nd'un juste. \nCe sommeil, dans cet isolement, et avec un voisin \ntel que lui, avait quelque chose de sublime qu'il \nsentait vaguement, mais imp\u00e9rieusement. \nNul n'e\u00fbt pu dire ce qui se passait en lui, pas \nm\u00eame lui. Pour essayer de s'en rendre compte, il faut \nr\u00eaver ce qu'il y a de plus violent en pr\u00e9sence de ce \nqu'il y a de plus doux. Sur son visage m\u00eame on n'e\u00fbt \nrien pu distinguer avec certitude. C'\u00e9tait une sorte \nd'\u00e9tonnement hagard. Il regardait cela. Voil\u00e0 tout. \nMais quelle \u00e9tait sa pens\u00e9e? il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 impossible de le \ndeviner. Ce qui \u00e9tait \u00e9vident, c'est qu'il \u00e9tait \u00e9mu et \nboulevers\u00e9. Mais de quelle nature \u00e9tait cette \u00e9motion? \nSon \u0153il ne se d\u00e9tachait pas du vieillard. La seule \nchose qui se d\u00e9gage\u00e2t clairement de son attitude et de \nsa physionomie, c'\u00e9tait une \u00e9trange ind\u00e9cision. On \ne\u00fbt dit qu'il h\u00e9sitait entre les deux ab\u00eemes, celui o\u00f9 \nl'on se perd et celui o\u00f9 l'on se sauve. Il semblait pr\u00eat \n\u00e0 briser ce cr\u00e2ne ou \u00e0 baiser cette main. Au bout de quelques instants, son bras gauche se \nleva lentement vers son front, et il \u00f4ta sa casquette, \npuis son bras retomba avec la m\u00eame lenteur, et Jean \nValjean rentra dans sa contemplation, sa casquette \ndans la main gauche, sa massue dans la main droite, \nses cheveux h\u00e9riss\u00e9s sur sa t\u00eate farouche. \nL'\u00e9v\u00eaque continuait de dormir dans une paix \nprofonde sous ce regard effrayant. \nUn reflet de lune faisait confus\u00e9ment visible au-\ndessus de la chemin\u00e9e le crucifix qui semblait leur \nouvrir les bras \u00e0 tous les deux, avec une b\u00e9n\u00e9diction \npour l'un et un pardon pour l'autre. \nTout \u00e0 coup Jean Valjean remit sa casquette sur \nson front, puis marcha rapidement, le long du lit, \nsans regarder l'\u00e9v\u00eaque, droit au placard qu'il \nentrevoyait pr\u00e8s du chevet; il leva le chandelier de fer \ncomme pour forcer la serrure; la clef y \u00e9tait; il \nl'ouvrit; la premi\u00e8re chose qui lui apparut fut le panier \nd'argenterie; il le prit, traversa la chambre \u00e0 grands \npas sans pr\u00e9caution et sans s'occuper du bruit, gagna \nla porte, rentra dans l'oratoire, ouvrit la fen\u00eatre, saisit \nson b\u00e2ton, enjamba l'appui du rez- de-chauss\u00e9e, mit \nl'argenterie dans son sac, jeta le panier, franchit le \njardin, sauta par-dessus le mur comme un tigre, et \ns'enfuit. \n \n \n \nI, 2, 12. \n \n \n \n \nL'\u00e9v\u00eaque travaille \n \n \n \n \n \n \nLe lendemain, au soleil levant, monseigneur \nBienvenu se promenait dans son jardin. Madame \nMagloire accourut vers lui toute boulevers\u00e9e. \n\u2013 Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre \ngrandeur sait-elle o\u00f9 est le panier d'argenterie? \n\u2013 Oui, dit l'\u00e9v\u00eaque. \n\u2013 J\u00e9sus-Dieu soit b\u00e9ni! reprit-elle. Je ne savais ce \nqu'il \u00e9tait devenu. L'\u00e9v\u00eaque venait de ramasser le panier dans une \nplate-bande. Il le pr\u00e9senta \u00e0 madame Magloire. \n\u2013 Le voil\u00e0. \n\u2013 Eh bien? dit-elle. Rien dedans! et l'argenterie? \n\u2013 Ah! repartit l'\u00e9v\u00eaque. C'est donc l'argenterie qui \nvous occupe? Je ne sais o\u00f9 elle est. \n\u2013 Grand bon Dieu! elle est vol\u00e9e! c'est l'homme \nd'hier soir qui l'a vol\u00e9e! \nEn un clin d'\u0153il, avec toute sa vivacit\u00e9 de vieille \nalerte, madame Magloire courut \u00e0 l'oratoire, entra \ndans l'alc\u00f4ve et revint vers l'\u00e9v\u00eaque. L'\u00e9v\u00eaque venait \nde se baisser et consid\u00e9rait en soupirant un plant de \ncochl\u00e9aria des Guillons que le panier avait bris\u00e9 en \ntombant \u00e0 travers la plate-bande. Il se redressa au cri \nde madame Magloire. \n\u2013 Monseigneur, l'homme est parti! l'argenterie est \nvol\u00e9e! \nTout en poussant cette exclamation, ses yeux \ntombaient sur un angle du jardin o\u00f9 l'on voyait des \ntraces d'escalade. Le chevron du mur avait \u00e9t\u00e9 \narrach\u00e9. \n\u2013 Tenez! c'est par l\u00e0 qu'il s'en est all\u00e9. Il a saut\u00e9 \ndans la ruelle Cochefilet! Ah! l'abomination! Il nous a \nvol\u00e9 notre argenterie! L'\u00e9v\u00eaque resta un moment silencieux, puis leva \nson \u0153il s\u00e9rieux, et dit \u00e0 madame Magloire avec \ndouceur : \n\u2013 Et d'abord, cette argenterie \u00e9tait-elle \u00e0 nous? \nMadame Magloire resta interdite. Il y eut encore \nun silence, puis l'\u00e9v\u00eaque continua : \n\u2013 Madame Magloire, je d\u00e9tenais \u00e0 tort et depuis \nlongtemps cette argenterie. Elle \u00e9tait aux pauvres. \nQu'\u00e9tait-ce que cet homme? Un pauvre \u00e9videmment. \n\u2013 H\u00e9las J\u00e9sus! repartit madame Magloire. Ce n'est \npas pour moi ni pour mademoiselle. Cela nous est \nbien \u00e9gal. Mais c'est pour monseigneur. Dans quoi \nmonseigneur va-t-il manger maintenant? \nL'\u00e9v\u00eaque la regarda d'un air \u00e9tonn\u00e9. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0! est-ce qu'il n'y a pas des couverts d'\u00e9tain? \nMadame Magloire haussa les \u00e9paules. \n\u2013 L'\u00e9tain a une odeur. \n\u2013 Alors, des couverts de fer. \nMadame Magloire fit une grimace expressive. \n\u2013 Le fer a un go\u00fbt. \n\u2013 Eh bien, dit l'\u00e9v\u00eaque, des couverts de bois. \nQuelques instants apr\u00e8s, il d\u00e9jeunait \u00e0 cette m\u00eame \ntable o\u00f9 Jean Valjean s'\u00e9tait assis la veille. Tout en \nd\u00e9jeunant, monseigneur Bienvenu faisait ga\u00eement \nremarquer \u00e0 sa s\u0153ur qui ne disait rien et \u00e0 madame Magloire qui grommelait sourdement, qu'il n'est \nnullement besoin d'une cuiller ni d'une fourchette, \nm\u00eame en bois, pour tremper un morceau de pain \ndans une tasse de lait. \n\u2013 Aussi a-t-on id\u00e9e! disait madame Magloire toute \nseule en allant et venant, recevoir un homme comme \ncela! et le loger \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de soi! et quel bonheur encore \nqu'il n'ait fait que voler! Ah mon Dieu! cela fait \nfr\u00e9mir quand on songe! \nComme le fr\u00e8re et la s\u0153ur allaient se lever de table, \non frappa \u00e0 la porte. \n\u2013 Entrez, dit l'\u00e9v\u00eaque. \nLa porte s'ouvrit. Un groupe \u00e9trange et violent \napparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un \nquatri\u00e8me au collet. Les trois hommes \u00e9taient des \ngendarmes; l'autre \u00e9tait Jean Valjean. \nUn brigadier de gendarmerie, qui semblait \nconduire le groupe, \u00e9tait pr\u00e8s de la porte. Il entra et \ns'avan\u00e7a vers l'\u00e9v\u00eaque en faisant le salut militaire. \n\u2013 Monseigneur, dit-il... \n\u2013 A ce mot, Jean Valjean, qui \u00e9tait morne et \nsemblait abattu, releva la t\u00eate d'un air stup\u00e9fait. \n\u2013 Monseigneur! murmura-t-il. Ce n'est donc pas le \ncur\u00e9... \u2013 Silence, dit un gendarme. C'est monseigneur \nl'\u00e9v\u00eaque. \nCependant monseigneur Bienvenu s'\u00e9tait approch\u00e9 \naussi vivement que son grand \u00e2ge le lui permettait. \n\u2013 Ah! vous voil\u00e0! s'\u00e9cria-t-il en regardant Jean \nValjean. Je suis aise de vous voir. Et bien, mais! je \nvous avais donn\u00e9 les chandeliers aussi, qui sont en \nargent comme le reste et dont vous pourrez bien \navoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous \npas emport\u00e9s avec vos couverts? \nJean Valjean ouvrit les yeux et regarda le v\u00e9n\u00e9rable \n\u00e9v\u00eaque avec une expression qu'aucune langue \nhumaine ne pourrait rendre. \n\u2013 Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce \nque cet homme disait \u00e9tait donc vrai? Nous l'avons \nrencontr\u00e9. Il allait comme quelqu'un qui s'en va. \nNous l'avons arr\u00eat\u00e9 pour voir. Il avait cette \nargenterie... \n\u2013 Et il vous a dit, interrompit l'\u00e9v\u00eaque en souriant, \nqu'elle lui avait \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e par un vieux bonhomme \nde pr\u00eatre chez lequel il avait pass\u00e9 la nuit? je vois la \nchose. Et vous l'avez ramen\u00e9 ici? c'est une m\u00e9prise. \n\u2013 Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le \nlaisser aller? \n\u2013 Sans doute, r\u00e9pondit l'\u00e9v\u00eaque. Les gendarmes l\u00e2ch\u00e8rent Jean Valjean qui recula. \n\u2013 Est- ce que c'est vrai qu'on me laisse? dit-il d'une \nvoix presque inarticul\u00e9e et comme s'il parlait dans le \nsommeil. \n\u2013 Oui, on te laisse, tu n'entends donc pas? dit un \ngendarme. \n\u2013 Mon ami, reprit l'\u00e9v\u00eaque, avant de vous en aller, \nvoici vos chandeliers. Prenez-les. \nIl alla \u00e0 la chemin\u00e9e, prit les deux flambeaux \nd'argent et les apporta \u00e0 Jean Valjean. Les deux \nfemmes le regardaient faire sans un mot, sans un \ngeste, sans un regard qui p\u00fbt d\u00e9ranger l'\u00e9v\u00eaque. \nJean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit \nles deux chandeliers machinalement et d'un air \u00e9gar\u00e9. \n\u2013 Maintenant, dit l'\u00e9v\u00eaque, allez en paix. \u2013 A \npropos, quand vous reviendrez, mon ami, il est \ninutile de passer par le jardin. Vous pourrez toujours \nentrer et sortir par la porte de la rue. Elle n'est ferm\u00e9e \nqu'au loquet jour et nuit. \nPuis se tournant vers la gendarmerie : \n\u2013 Messieurs, vous pouvez vous retirer. \nLes gendarmes s'\u00e9loign\u00e8rent. \nJean Valjean \u00e9tait comme un homme qui va \ns'\u00e9vanouir. \nL'\u00e9v\u00eaque s'approcha de lui, et lui dit \u00e0 voix basse : \u2013 N'oubliez pas, n'oubliez jamais que vous m'avez \npromis d'employer cet argent \u00e0 devenir honn\u00eate \nhomme. \nJean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir \nrien promis, resta interdit. L'\u00e9v\u00eaque avait appuy\u00e9 sur \nces paroles en les pronon\u00e7ant. Il reprit avec une sorte \nde solennit\u00e9 : \n\u2013 Jean Valjean, mon fr\u00e8re, vous n'appartenez plus \nau mal, mais au bien. C'est votre \u00e2me que je vous \nach\u00e8te; je la retire aux pens\u00e9es noires et \u00e0 l'esprit de \nperdition, et je la donne \u00e0 Dieu. \n \n \n \n \nI, 2, 13. \n \n \n \n \nPetit-Gervais \n \n \n \n \n \n \nJean Valjean sortit de la ville comme s'il \ns'\u00e9chappait. Il se mit \u00e0 marcher en toute h\u00e2te dans les \nchamps, prenant les chemins et les sentiers qui se \npr\u00e9sentaient sans s'apercevoir qu'il revenait \u00e0 chaque \ninstant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matin\u00e9e, \nn'ayant pas mang\u00e9 et n'ayant pas faim. Il \u00e9tait en \nproie \u00e0 une foule de sensations nouvelles. Il se sentait \nune sorte de col\u00e8re; il ne savait contre qui. Il n'e\u00fbt pu \ndire s'il \u00e9tait touch\u00e9 ou humili\u00e9. Il lui venait par moments un attendrissement \u00e9trange qu'il combattait \net auquel il opposait l'endurcissement de ses vingt \nderni\u00e8res ann\u00e9es. Cet \u00e9tat le fatiguait. Il voyait avec \ninqui\u00e9tude s'\u00e9branler au dedans de lui l'esp\u00e8ce de \ncalme affreux que l'injustice de son malheur lui avait \ndonn\u00e9. Il se demandait qu'est-ce qui remplacerait \ncela. Parfois il e\u00fbt vraiment mieux aim\u00e9 \u00eatre en \nprison avec les gendarmes, et que les choses ne se \nfussent point pass\u00e9es ainsi; cela l'e\u00fbt moins agit\u00e9. \nBien que la saison f\u00fbt assez avanc\u00e9e, il y avait encore \n\u00e7\u00e0 et l\u00e0 dans les haies quelques fleurs tardives dont \nl'odeur, qu'il traversait en marchant, lui rappelait des \nsouvenirs d'enfance. Ces souvenirs lui \u00e9taient presque \ninsupportables, tant il y avait longtemps qu'ils ne lui \n\u00e9taient apparus. \nDes pens\u00e9es inexprimables s'amoncel\u00e8rent ainsi en \nlui toute la journ\u00e9e. \nComme le soleil d\u00e9clinait au couchant, allongeant \nsur le sol l'ombre du moindre caillou, Jean Valjean \n\u00e9tait assis derri\u00e8re un buisson dans une grande plaine \nrousse absolument d\u00e9serte. Il n'y avait \u00e0 l'horizon que \nles Alpes. Pas m\u00eame le clocher d'un village lointain. \nJean Valjean pouvait \u00eatre \u00e0 trois lieues de Digne. Un \nsentier qui coupait la plaine passait \u00e0 quelques pas du \nbuisson. Au milieu de cette m\u00e9ditation qui n'e\u00fbt pas peu \ncontribu\u00e9 \u00e0 rendre ses haillons effrayants pour \nquelqu'un qui l'e\u00fbt rencontr\u00e9, il entendit un bruit \njoyeux. \nIl tourna la t\u00eate, et vit venir par le sentier un petit \nsavoyard d'une dizaine d'ann\u00e9es qui chantait, sa vielle \nau flanc et sa bo\u00eete \u00e0 marmotte sur le dos; un de ces \ndoux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant \nvoir leurs genoux par les trous de leur pantalon. \nTout en chantant l'enfant interrompait de temps \nen temps sa marche et jouait aux osselets avec \nquelques pi\u00e8ces de monnaie qu'il avait dans sa main, \ntoute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie \nil y avait une pi\u00e8ce de quarante sous. \nL'enfant s'arr\u00eata \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du buisson sans voir Jean \nValjean et fit sauter sa poign\u00e9e de sous que jusque-l\u00e0 \nil avait re\u00e7ue avec assez d'adresse tout enti\u00e8re sur le \ndos de sa main. \nCette fois la pi\u00e8ce de quarante sous lui \u00e9chappa, et \nvint rouler vers la broussaille jusqu'\u00e0 Jean Valjean. \nJean Valjean posa le pied dessus. \nCependant l'enfant avait suivi sa pi\u00e8ce du regard, \net l'avait vu. \nIl ne s'\u00e9tonna point et marcha droit \u00e0 l'homme. C'\u00e9tait un lieu absolument solitaire. Aussi loin que \nle regard pouvait s'\u00e9tendre, il n'y avait personne dans \nla plaine ni dans le sentier. On n'entendait que les \npetits cris faibles d'une nu\u00e9e d'oiseaux de passage qui \ntraversaient le ciel \u00e0 une hauteur immense. L'enfant \ntournait le dos au soleil qui lui mettait des fils d'or \ndans les cheveux et qui empourprait d'une lueur \nsanglante la face sauvage de Jean Valjean. \n\u2013 Monsieur, dit le petit savoyard, avec cette \nconfiance de l'enfance qui se compose d'ignorance et \nd'innocence, \u2013 ma pi\u00e8ce? \n\u2013 Comment t'appelles-tu? dit Jean Valjean. \n\u2013 Petit-Gervais, monsieur. \n\u2013 Va-t'en, dit Jean Valjean. \n\u2013 Monsieur, reprit l'enfant, rendez-moi ma pi\u00e8ce. \nJean Valjean baissa la t\u00eate et ne r\u00e9pondit pas. \nL'enfant recommen\u00e7a : \n\u2013 Ma pi\u00e8ce, monsieur! \nL'\u0153il de Jean Valjean resta fix\u00e9 \u00e0 terre. \n\u2013 Ma pi\u00e8ce! cria l'enfant, ma pi\u00e8ce blanche! mon \nargent! \nIl semblait que Jean Valjean n'entend\u00eet point. \nL'enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. Et \nen m\u00eame temps il faisait effort pour d\u00e9ranger le gros \nsoulier ferr\u00e9 pos\u00e9 sur son tr\u00e9sor. \u2013 Je veux ma pi\u00e8ce! ma pi\u00e8ce de quarante sous! \nL'enfant pleurait. La t\u00eate de Jean Valjean se releva. \nIl \u00e9tait toujours assis. Ses yeux \u00e9taient troubles. Il \nconsid\u00e9ra l'enfant avec une sorte d'\u00e9tonnement, puis \nil \u00e9tendit la main vers son b\u00e2ton et cria d'une voix \nterrible : \u2013 Qui est l\u00e0? \n\u2013 Moi, monsieur, r\u00e9pondit l'enfant. Petit-Gervais! \nmoi! moi! rendez-moi mes quarante sous, s'il vous \npla\u00eet! \u00f4tez votre pied, monsieur, s'il vous pla\u00eet! Puis \nirrit\u00e9, quoique tout petit, et devenant presque \nmena\u00e7ant : \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, \u00f4terez-vous votre pied? \u00f4tez donc votre \npied, voyons! \n\u2013 Ah! c'est encore toi! dit Jean Valjean, et se \ndressant brusquement tout debout, le pied toujours \nsur la pi\u00e8ce d'argent, il ajouta : \u2013 Veux- tu bien te \nsauver! \nL'enfant effar\u00e9 le regarda, puis commen\u00e7a \u00e0 \ntrembler de la t\u00eate aux pieds, et, apr\u00e8s quelques \nsecondes de stupeur, se mit \u00e0 s'enfuir en courant de \ntoutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un \ncri. \nCependant \u00e0 une certaine distance l'essoufflement \nle for\u00e7a de s'arr\u00eater, et Jean Valjean, \u00e0 travers sa \nr\u00eaverie, l'entendit qui sanglotait. Au bout de quelques instants l'enfant avait \ndisparu. \nLe soleil s'\u00e9tait couch\u00e9. \nL'ombre se faisait autour de Jean Valjean. Il n'avait \npas mang\u00e9 de la journ\u00e9e; il est probable qu'il avait la \nfi\u00e8vre. \nIl \u00e9tait rest\u00e9 debout, et n'avait pas chang\u00e9 \nd'attitude depuis que l'enfant s'\u00e9tait enfui. Son souffle \nsoulevait sa poitrine \u00e0 des intervalles longs et in\u00e9gaux. \nSon regard, arr\u00eat\u00e9 \u00e0 dix ou douze pas devant lui, \nsemblait \u00e9tudier avec une attention profonde la \nforme d'un vieux tesson de fa\u00efence bleue tomb\u00e9 dans \nl'herbe. Tout \u00e0 coup il tressaillit; il venait de sentir le \nfroid du soir. \nIl raffermit sa casquette sur son front, chercha \nmachinalement \u00e0 croiser et \u00e0 boutonner sa blouse, fit \nun pas, et se baissa pour reprendre \u00e0 terre son b\u00e2ton. \nEn ce moment il aper\u00e7ut la pi\u00e8ce de quarante sous \nque son pied avait \u00e0 demi enfonc\u00e9e dans la terre et \nqui brillait parmi les cailloux. \nCe fut comme une commotion galvanique. \u2013\n Qu'est-ce que c'est que \u00e7a? dit-il entre ses dents. Il \nrecula de trois pas, puis s'arr\u00eata, sans pouvoir \nd\u00e9tacher son regard de ce point que son pied avait \nfoul\u00e9 l'instant d'auparavant, comme si cette chose qui luisait l\u00e0 dans l'obscurit\u00e9 e\u00fbt \u00e9t\u00e9 un \u0153il ouvert fix\u00e9 sur \nlui. \nAu bout de quelques minutes, il s'\u00e9lan\u00e7a \nconvulsivement vers la pi\u00e8ce d'argent, la saisit, et, se \nredressant, se mit \u00e0 regarder au loin dans la plaine, \njetant \u00e0 la fois ses yeux vers tous les points de \nl'horizon, debout et frissonnant comme une b\u00eate \nfauve effar\u00e9e qui cherche un asile. \nIl ne vit rien. La nuit tombait, la plaine \u00e9tait froide \net vague, de grandes brumes violettes montaient dans \nla clart\u00e9 cr\u00e9pusculaire. \nIl dit : Ah! et se mit \u00e0 marcher rapidement dans \nune certaine direction, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 l'enfant avait \ndisparu. Apr\u00e8s une centaine de pas, il s'arr\u00eata, \nregarda, et ne vit rien. \nAlors il cria de toute sa force : \u2013 Petit-Gervais! \nPetit-Gervais! \nIl se tut, et attendit. \nRien ne r\u00e9pondit. \nLa campagne \u00e9tait d\u00e9serte et morne. Il \u00e9tait \nenvironn\u00e9 de l'\u00e9tendue. Il n'y avait rien autour de lui \nqu'une ombre o\u00f9 se perdait son regard et un silence \no\u00f9 sa voix se perdait. \nUne bise glaciale soufflait, et donnait aux choses \nautour de lui une sorte de vie lugubre. Des arbrisseaux secouaient leurs petits bras maigres avec \nune furie incroyable. On e\u00fbt dit qu'ils mena\u00e7aient et \npoursuivaient quelqu'un. \nIl recommen\u00e7a \u00e0 marcher, puis il se mit \u00e0 courir, et \nde temps en temps il s'arr\u00eatait, et criait dans cette \nsolitude, avec une voix qui \u00e9tait ce qu'on pouvait \nentendre de plus formidable et de plus d\u00e9sol\u00e9 : Petit-\nGervais! Petit-Gervais! \nCertes, si l'enfant l'e\u00fbt entendu, il e\u00fbt eu peur et se \nf\u00fbt bien gard\u00e9 de se montrer. Mais l'enfant \u00e9tait sans \ndoute d\u00e9j\u00e0 bien loin. \nIl rencontra un pr\u00eatre qui \u00e9tait \u00e0 cheval. Il alla \u00e0 lui \net lui dit : \n\u2013 Monsieur le cur\u00e9, avez-vous vu passer un \nenfant? \n\u2013 Non, dit le pr\u00eatre. \n\u2013 Un nomm\u00e9 Petit-Gervais? \n\u2013 Je n'ai vu personne. \nIl tira deux pi\u00e8ces de cinq francs de sa sacoche et \nles remit au pr\u00eatre. \n\u2013 Monsieur le cur\u00e9, voici pour vos pauvres. \nMonsieur le cur\u00e9, c'est un petit d'environ dix ans qui \na une marmotte, je crois, et une vielle. Il allait. Un de \nces savoyards, vous savez? \n\u2013 Je ne l'ai point vu. \u2013 Petit-Gervais? il n'est point des villages d'ici? \npouvez-vous me dire? \n\u2013 Si c'est comme vous dites, mon ami, c'est un \npetit enfant \u00e9tranger. Cela passe dans le pays. On ne \nles conna\u00eet pas. \nJean Valjean prit violemment deux autres \u00e9cus de \ncinq francs qu'il donna au pr\u00eatre. \n\u2013 Pour vos pauvres, dit-il. \nPuis il ajouta avec \u00e9garement : \n\u2013 Monsieur l'abb\u00e9, faites-moi arr\u00eater. Je suis un \nvoleur. \nLe pr\u00eatre piqua des deux et s'enfuit tr\u00e8s effray\u00e9. \nJean Valjean se remit \u00e0 courir dans la direction \nqu'il avait d'abord prise. \nIl fit de la sorte un assez long chemin, regardant, \nappelant et criant, mais il ne rencontra plus personne. \nDeux ou trois fois il courut dans la plaine vers \nquelque chose qui lui faisait l'effet d'un \u00eatre couch\u00e9 \nou accroupi; ce n'\u00e9tait que des broussailles ou des \nroches \u00e0 fleur de terre. Enfin, \u00e0 un endroit o\u00f9 trois \nsentiers se croisaient, il s'arr\u00eata. La lune s'\u00e9tait lev\u00e9e. \nIl promena sa vue au loin et appela une derni\u00e8re fois : \nPetit-Gervais! Petit-Gervais! Petit-Gervais! Son cri \ns'\u00e9teignit dans la brume, sans m\u00eame \u00e9veiller un \u00e9cho. \nIl murmura encore : Petit-Gervais! mais d'une voix faible et presque inarticul\u00e9e. Ce fut l\u00e0 son dernier \neffort; ses jarrets fl\u00e9chirent brusquement sous lui \ncomme si une puissance invisible l'accablait tout \u00e0 \ncoup du poids de sa mauvaise conscience; il tomba \n\u00e9puis\u00e9 sur une grosse pierre, les poings dans ses \ncheveux et le visage dans ses genoux, et il cria : Je \nsuis un mis\u00e9rable! \nAlors son c\u0153ur creva et il se mit \u00e0 pleurer. C'\u00e9tait \nla premi\u00e8re fois qu'il pleurait depuis dix-neuf ans. \nQuand Jean Valjean \u00e9tait sorti de chez l'\u00e9v\u00eaque, on \nl'a vu, il \u00e9tait hors de tout ce qui avait \u00e9t\u00e9 sa pens\u00e9e \njusque-l\u00e0. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se \npassait en lui. Il se raidissait contre l'action ang\u00e9lique \net contre les douces paroles du vieillard. \u00abVous \nm'avez promis de devenir honn\u00eate homme. Je vous \nach\u00e8te votre \u00e2me. Je la retire \u00e0 l'esprit de perversit\u00e9 et \nje la donne au bon Dieu.\u00bb Cela lui revenait sans cesse. \nIl opposait \u00e0 cette indulgence c\u00e9leste l'orgueil, qui est \nen nous comme la forteresse du mal. Il sentait \nindistinctement que le pardon de ce pr\u00eatre \u00e9tait le \nplus grand assaut et la plus formidable attaque dont il \ne\u00fbt encore \u00e9t\u00e9 \u00e9branl\u00e9; que son endurcissement serait \nd\u00e9finitif s'il r\u00e9sistait \u00e0 cette cl\u00e9mence; que, s'il c\u00e9dait, \nil faudrait renoncer \u00e0 cette haine dont les actions des \nautres hommes avaient rempli son \u00e2me pendant tant d'ann\u00e9es, et qui lui plaisait; que cette fois il fallait \nvaincre ou \u00eatre vaincu, et que la lutte, une lutte \ncolossale et d\u00e9cisive, \u00e9tait engag\u00e9e entre sa \nm\u00e9chancet\u00e9 \u00e0 lui et la bont\u00e9 de cet homme. \nEn pr\u00e9sence de toutes ces lueurs, il allait comme \nun homme ivre. Pendant qu'il marchait ainsi, les yeux \nhagards, avait-il une perception distincte de ce qui \npourrait r\u00e9sulter pour lui de son aventure \u00e0 Digne? \nEntendait-il tous ces bourdonnements myst\u00e9rieux qui \navertissent ou importunent l'esprit \u00e0 de certains \nmoments de la vie? Une voix lui disait-elle \u00e0 l'oreille \nqu'il venait de traverser l'heure solennelle de sa \ndestin\u00e9e, qu'il n'y avait plus de milieu pour lui, que si \nd\u00e9sormais il n'\u00e9tait pas le meilleur des hommes il en \nserait le pire, qu'il fallait pour ainsi dire que \nmaintenant il mont\u00e2t plus haut que l'\u00e9v\u00eaque ou \nretomb\u00e2t plus bas que le gal\u00e9rien, que s'il voulait \ndevenir bon il fallait qu'il dev\u00eent ange, que s'il voulait \nrester m\u00e9chant il fallait qu'il dev\u00eent monstre? \nIci encore il faut se faire ces questions que nous \nnous sommes d\u00e9j\u00e0 faites ailleurs : recueillait-il \nconfus\u00e9ment quelque ombre de tout ceci dans sa \npens\u00e9e? Certes, le malheur, nous l'avons dit, fait \nl'\u00e9ducation de l'intelligence; cependant il est douteux \nque Jean Valjean f\u00fbt en \u00e9tat de d\u00e9m\u00ealer tout ce que nous indiquons ici. Si ces id\u00e9es lui arrivaient, il les \nentrevoyait plut\u00f4t qu'il ne les voyait, et elles ne \nr\u00e9ussissaient qu'\u00e0 le jeter dans un trouble \ninexprimable et presque douloureux. Au sortir de \ncette chose difforme et noire qu'on appelle le bagne, \nl'\u00e9v\u00eaque lui avait fait mal \u00e0 l'\u00e2me comme une clart\u00e9 \ntrop vive lui e\u00fbt fait mal aux yeux en sortant des \nt\u00e9n\u00e8bres. La vie future, la vie possible qui s'offrait \nd\u00e9sormais \u00e0 lui toute pure et toute rayonnante le \nremplissait de fr\u00e9missements et d'anxi\u00e9t\u00e9. Il ne savait \nvraiment plus o\u00f9 il en \u00e9tait. Comme une chouette qui \nverrait brusquement se lever le soleil, le for\u00e7at avait \n\u00e9t\u00e9 \u00e9bloui et comme aveugl\u00e9 par la vertu. \nCe qui \u00e9tait certain, ce dont il ne se doutait pas, \nc'est qu'il n'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 plus le m\u00eame homme, c'est que \ntout \u00e9tait chang\u00e9 en lui, c'est qu'il n'\u00e9tait plus en son \npouvoir de faire que l'\u00e9v\u00eaque ne lui e\u00fbt pas parl\u00e9 et \nne l'e\u00fbt pas touch\u00e9. \nDans cette situation d'esprit, il avait rencontr\u00e9 \nPetit-Gervais et lui avait vol\u00e9 ses quarante sous. \nPourquoi? Il n'e\u00fbt assur\u00e9ment pu l'expliquer; \u00e9tait-ce \nun dernier effet et comme un supr\u00eame effort des \nmauvaises pens\u00e9es qu'il avait apport\u00e9es du bagne, un \nreste d'impulsion, un r\u00e9sultat de ce qu'on appelle en \nstatique la force acquise ? C'\u00e9tait cela, et c'\u00e9tait aussi peut-\u00eatre moins encore que cela. Disons-le \nsimplement, ce n'\u00e9tait pas lui qui avait vol\u00e9, ce n'\u00e9tait \npas l'homme, c'\u00e9tait la b\u00eate qui, par habitude et par \ninstinct, avait stupidement pos\u00e9 le pied sur cet argent, \npendant que l'intelligence se d\u00e9battait au milieu de \ntant d'obsessions inou\u00efes et nouvelles. Quand \nl'intelligence se r\u00e9veilla et vit cette action de la brute, \nJean Valjean recula avec angoisse et poussa un cri \nd'\u00e9pouvante. \nC'est que, ph\u00e9nom\u00e8ne \u00e9trange et qui n'\u00e9tait \npossible que dans la situation o\u00f9 il \u00e9tait, en volant cet \nargent \u00e0 cet enfant, il avait fait une chose dont il \nn'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 plus capable. \nQuoi qu'il en soit, cette derni\u00e8re mauvaise action \neut sur lui un effet d\u00e9cisif; elle traversa brusquement \nce chaos qu'il avait dans l'intelligence et le dissipa, mit \nd'un c\u00f4t\u00e9 les \u00e9paisseurs obscures et de l'autre la \nlumi\u00e8re, et agit sur son \u00e2me, dans l'\u00e9tat o\u00f9 elle se \ntrouvait, comme de certains r\u00e9actifs chimiques \nagissent sur un m\u00e9lange trouble en pr\u00e9cipitant un \n\u00e9l\u00e9ment et en clarifiant l'autre. \nTout d'abord, avant m\u00eame de s'examiner et de \nr\u00e9fl\u00e9chir, \u00e9perdu, comme quelqu'un qui cherche \u00e0 se \nsauver, il t\u00e2cha de retrouver l'enfant pour lui rendre \nson argent, puis, quand il reconnut que cela \u00e9tait inutile et impossible, il s'arr\u00eata d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. Au \nmoment o\u00f9 il s'\u00e9cria : je suis un mis\u00e9rable! il venait de \ns'apercevoir tel qu'il \u00e9tait, et il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 ce point \ns\u00e9par\u00e9 de lui-m\u00eame qu'il lui semblait qu'il n'\u00e9tait plus \nqu'un fant\u00f4me, et qu'il avait l\u00e0 devant lui, en chair et \nen os, le b\u00e2ton \u00e0 la main, la blouse sur les reins, son \nsac rempli d'objets vol\u00e9s sur le dos, avec son visage \nr\u00e9solu et morne, avec sa pens\u00e9e pleine de projets \nabominables, le hideux gal\u00e9rien Jean Valjean. \nL'exc\u00e8s du malheur, nous l'avons remarqu\u00e9, l'avait \nfait en quelque sorte visionnaire. Ceci fut donc \ncomme une vision. Il vit v\u00e9ritablement ce Jean \nValjean, cette face sinistre, devant lui. Il fut presque \nau moment de se demander qui \u00e9tait cet homme, et il \nen eut horreur. \nSon cerveau \u00e9tait dans un de ces moments violents \net pourtant affreusement calmes o\u00f9 la r\u00eaverie est si \nprofonde qu'elle absorbe la r\u00e9alit\u00e9. On ne voit plus \nles objets qu'on a devant soi, et l'on voit comme en \ndehors de soi les figures qu'on a dans l'esprit. \nIl se contempla donc, pour ainsi dire, face \u00e0 face, \net en m\u00eame temps, \u00e0 travers cette hallucination, il \nvoyait dans une profondeur myst\u00e9rieuse une sorte de \nlumi\u00e8re qu'il prit d'abord pour un flambeau. En \nregardant avec plus d'attention cette lumi\u00e8re qui apparaissait \u00e0 sa conscience, il reconnut qu'elle avait \nla forme humaine, et que ce flambeau \u00e9tait l'\u00e9v\u00eaque. \nSa conscience consid\u00e9ra tour \u00e0 tour ces deux \nhommes ainsi plac\u00e9s devant elle, l'\u00e9v\u00eaque et Jean \nValjean. Il n'avait pas fallu moins que le premier pour \nd\u00e9tremper le second. Par un de ces effets singuliers \nqui sont propres \u00e0 ces sortes d'extases, \u00e0 mesure que \nsa r\u00eaverie se prolongeait, l'\u00e9v\u00eaque grandissait et \nresplendissait \u00e0 ses yeux, Jean Valjean s'amoindrissait \net s'effa\u00e7ait. A un certain moment il ne fut plus \nqu'une ombre. Tout \u00e0 coup il disparut. L'\u00e9v\u00eaque seul \n\u00e9tait rest\u00e9. \nIl remplissait toute l'\u00e2me de ce mis\u00e9rable d'un \nrayonnement magnifique. \nJean Valjean pleura longtemps. Il pleura \u00e0 chaudes \nlarmes, il pleura \u00e0 sanglots, avec plus de faiblesse \nqu'une femme, avec plus d'effroi qu'un enfant. \nPendant qu'il pleurait, le jour se faisait de plus en \nplus dans son cerveau, un jour extraordinaire, un jour \nravissant et terrible \u00e0 la fois. Sa vie pass\u00e9e, sa \npremi\u00e8re faute, sa longue expiation, son \nabrutissement ext\u00e9rieur, son endurcissement \nint\u00e9rieur, sa mise en libert\u00e9 r\u00e9jouie par tant de plans \nde vengeance, ce qui lui \u00e9tait arriv\u00e9 chez l'\u00e9v\u00eaque, la \nderni\u00e8re chose qu'il avait faite, ce vol de quarante sous \u00e0 un enfant, crime d'autant plus l\u00e2che et d'autant \nplus monstrueux qu'il venait apr\u00e8s le pardon de \nl'\u00e9v\u00eaque, tout cela lui revint et lui apparut, clairement, \nmais dans une clart\u00e9 qu'il n'avait jamais vue jusque-l\u00e0. \nIl regarda sa vie, et elle lui parut horrible; son \u00e2me, et \nelle lui parut affreuse. Cependant un jour doux \u00e9tait \nsur cette vie et sur cette \u00e2me. Il lui semblait qu'il \nvoyait Satan \u00e0 la lumi\u00e8re du paradis. \nCombien d'heures pleura-t-il ainsi? que fit-il apr\u00e8s \navoir pleur\u00e9? o\u00f9 alla-t-il? on ne l'a jamais su. Il para\u00eet \nseulement av\u00e9r\u00e9 que, dans cette m\u00eame nuit, le \nvoiturier qui faisait \u00e0 cette \u00e9poque le service de \nGrenoble et qui arrivait \u00e0 Digne vers trois heures du \nmatin, vit en traversant la rue de l'\u00e9v\u00each\u00e9 un homme \ndans l'attitude de la pri\u00e8re, \u00e0 genoux sur le pav\u00e9, dans \nl'ombre, devant la porte de monseigneur Bienvenu. \n \n \n \n \nLIVRE TROISI\u00c8ME \n \n \nEN L'ANN\u00c9E 1817 \n \n \n \n \nI, 3, 1 \n \n \n \n \n \nL'ann\u00e9e 1817 \n \n \n \n \n \n \n1817 est l'ann\u00e9e que Louis XVIII, avec un certain \naplomb royal qui ne manquait pas de fiert\u00e9, qualifiait \nla vingt-deuxi\u00e8me de son r\u00e8gne. C'est l'ann\u00e9e o\u00f9 M. \nBrugui\u00e8re de Sorsum \u00e9tait c\u00e9l\u00e8bre. Toutes les \nboutiques des perruquiers, esp\u00e9rant la poudre et le \nretour de l'oiseau royal, \u00e9taient badigeonn\u00e9es d'azur \net fleurdelys\u00e9es. C'\u00e9tait le temps candide o\u00f9 le comte \nLynch si\u00e9geait tous les dimanches comme marguillier au banc d\u2019\u0153uvre de Saint -Germain-des-Pr\u00e9s en habit \nde pair de France, avec son cordon rouge et son long \nnez, et cette majest\u00e9 de profil particuli\u00e8re \u00e0 un \nhomme qui a fait une action d'\u00e9clat. L'action d'\u00e9clat \ncommise par M. Lynch \u00e9tait ceci : avoir, \u00e9tant maire \nde Bordeaux, le 12 mars 1814, donn\u00e9 la ville un peu \ntrop t\u00f4t \u00e0 M. le duc d'Angoul\u00eame. De l\u00e0 sa pairie. En \n1817, la mode engloutissait les petits gar\u00e7ons de \nquatre \u00e0 six ans sous de vastes casquettes en cuir \nmaroquin\u00e9 \u00e0 oreillons assez ressemblantes \u00e0 des \nmitres d'esquimaux. L'arm\u00e9e fran\u00e7aise \u00e9tait v\u00eatue de \nblanc, \u00e0 l'autrichienne; les r\u00e9giments s'appelaient \nl\u00e9gions; au lieu de chiffres ils portaient les noms des \nd\u00e9partements. Napol\u00e9on \u00e9tait \u00e0 Sainte-H\u00e9l\u00e8ne, et, \ncomme l'Angleterre lui refusait du drap vert, il faisait \nretourner ses vieux habits. En 1817, Pellegrini \nchantait, mademoiselle Bigottini dansait; Potier \nr\u00e9gnait; Odry n'existait pas encore. Madame Saqui \nsucc\u00e9dait \u00e0 Forioso. Il y avait encore des Prussiens en \nFrance. M. Delalot \u00e9tait un personnage. La l\u00e9gitimit\u00e9 \nvenait de s'affirmer en coupant le poing, puis la t\u00eate, \n\u00e0 Pleignier, \u00e0 Carbonneau et \u00e0 Tolleron. Le prince de \nTalleyrand, grand chambellan, et l'abb\u00e9 Louis, \nministre d\u00e9sign\u00e9 des finances, se regardaient en riant \ndu rire de deux augures; tous deux avaient c\u00e9l\u00e9br\u00e9, le 14 juillet 1790, la messe de la F\u00e9d\u00e9ration au Champ-\nde-Mars; Talleyrand l'avait dite comme \u00e9v\u00eaque, Louis \nl'avait servie comme diacre. En 1817, dans les contre-\nall\u00e9es de ce m\u00eame Champ- de-Mars, on apercevait de \ngros cylindres de bois, gisant sous la pluie, \npourrissant dans l'herbe, peints en bleu avec des \ntraces d'aigles et d'abeilles d\u00e9dor\u00e9es. C'\u00e9taient les \ncolonnes qui, deux ans auparavant, avaient soutenu \nl'estrade de l'empereur au Champ- de-Mai. Elles \n\u00e9taient noircies \u00e7\u00e0 et l\u00e0 de la br\u00fblure du bivouac des \nAutrichiens baraqu\u00e9s pr\u00e8s du Gros-Caillou. Deux ou \ntrois de ces colonnes avaient disparu dans les feux de \nces bivouacs et avaient chauff\u00e9 les larges mains des \nkaiserlicks. Le Champ- de-Mai avait eu cela de \nremarquable qu'il avait \u00e9t\u00e9 tenu au mois de juin et au \nChamp- de-Mars. En cette ann\u00e9e 1817, deux choses \n\u00e9taient populaires : le Voltaire-Touquet et la tabati\u00e8re \n\u00e0 la Charte. L'\u00e9motion parisienne la plus r\u00e9cente \u00e9tait \nle crime de Dautun qui avait jet\u00e9 la t\u00eate de son fr\u00e8re \ndans le bassin du March\u00e9-aux-Fleurs. On \ncommen\u00e7ait \u00e0 faire au minist\u00e8re de la marine une \nenqu\u00eate sur cette fatale fr\u00e9gate de la M\u00e9duse qui devait \ncouvrir de honte Chaumareix et de gloire G\u00e9ricault. \nLe colonel Selves allait en Egypte pour y devenir \nSoliman-Pacha. Le palais des Thermes, rue de la Harpe, servait de boutique \u00e0 un tonnelier. On voyait \nencore sur la plate-forme de la tour octogone de \nl'h\u00f4tel de Cluny la petite logette en planches qui avait \nservi d'observatoire \u00e0 Messier, astronome de la \nmarine sous Louis XVI. La duchesse de Duras lisait \u00e0 \ntrois ou quatre amis, dans son boudoir meubl\u00e9 d'X \nen satin bleu-ciel, Ourika in\u00e9dite. On grattait les N au \nLouvre. Le pont d'Austerlitz abdiquait et s'intitulait \npont du Jardin du Roi, double \u00e9nigme qui d\u00e9guisait \u00e0 \nla fois le pont d'Austerlitz et le jardin des Plantes. \nLouis XVIII, pr\u00e9occup\u00e9, tout en annotant du coin de \nl'ongle Horace, des h\u00e9ros qui se font empereurs et \ndes sabotiers qui se font dauphins, avait deux soucis, \nNapol\u00e9on et Mathurin Bruneau. L'acad\u00e9mie fran\u00e7aise \ndonnait pour sujet de prix : le bonheur que procure l'\u00e9tude . \nM. Bellart \u00e9tait officiellement \u00e9loquent. On voyait \ngermer \u00e0 son ombre ce futur avocat g\u00e9n\u00e9ral de Bro\u00eb, \npromis aux sarcasmes de Paul-Louis Courier. Il y \navait un faux Chateaubriand appel\u00e9 Marchangy, en \nattendant qu'il y e\u00fbt un faux Marchangy appel\u00e9 \nd'Arlincourt. Claire d'Albe et Malek-Adel \u00e9taient des \nchefs- d\u2019\u0153uvre; madame Cottin \u00e9tait d\u00e9clar\u00e9e le \npremier \u00e9crivain de l'\u00e9poque. L'Institut laissait rayer \nde sa liste l'acad\u00e9micien Napol\u00e9on Bonaparte. Une \nordonnance royale \u00e9rigeait Angoul\u00eame en \u00e9cole de marine, car, le duc d'Angoul\u00eame \u00e9tant grand amiral, il \n\u00e9tait \u00e9vident que la ville d'Angoul\u00eame avait de droit \ntoutes les qualit\u00e9s d'un port de mer, sans quoi le \nprincipe monarchique e\u00fbt \u00e9t\u00e9 entam\u00e9. On agitait en \nconseil des ministres la question de savoir si l'on \ndevait tol\u00e9rer les vignettes repr\u00e9sentant des voltiges \nqui assaisonnaient les affiches de Franconi et qui \nattroupaient les polissons des rues. M. Pa\u00ebr, auteur de \nl'Agnese , bonhomme \u00e0 la face carr\u00e9e qui avait une \nverrue sur la joue, dirigeait les petits concerts intimes \nde la marquise de Sassenaye, rue de la Ville- l\u2019Ev\u00eaque. \nToutes les jeunes filles chantaient l'Ermite de Saint-\nAvelle , paroles d'Edmond G\u00e9raud. Le Nain jaune se \ntransformait en Miroir . Le caf\u00e9 Lemblin tenait pour \nl'empereur contre le caf\u00e9 Valois qui tenait pour les \nBourbons. On venait de marier \u00e0 une princesse de \nSicile M. le duc de Berry, d\u00e9j\u00e0 regard\u00e9 du fond de \nl'ombre par Louvel. Il y avait un an que madame de \nSta\u00ebl \u00e9tait morte. Les gardes du corps sifflaient \nmademoiselle Mars. Les grands journaux \u00e9taient tout \npetits. Le format \u00e9tait restreint, mais la libert\u00e9 \u00e9tait \ngrande. Le Constitutionnel \u00e9tait constitutionnel. La \nMinerve appelait Chateaubriand Chateaubriant . Ce t \nfaisait beaucoup rire les bourgeois aux d\u00e9pens du \ngrand \u00e9crivain. Dans des journaux vendus, des journalistes prostitu\u00e9s insultaient les proscrits de \n1815; David n'avait plus de talent, Arnault n'avait \nplus d'esprit, Carnot n'avait plus de probit\u00e9; Soult \nn'avait gagn\u00e9 aucune bataille; il est vrai que Napol\u00e9on \nn'avait plus de g\u00e9nie. Personne n'ignore qu'il est assez \nrare que les lettres adress\u00e9es par la poste \u00e0 un exil\u00e9 lui \nparviennent, les polices se faisant un religieux devoir \nde les intercepter. Le fait n'est point nouveau; \nDescartes banni s'en plaignait. Or, David ayant, dans \nun journal belge, montr\u00e9 quelque humeur de ne pas \nrecevoir les lettres qu'on lui \u00e9crivait, ceci paraissait \nplaisant aux feuilles royalistes qui bafouaient \u00e0 cette \noccasion le proscrit. Dire : les r\u00e9gicides , ou dire : les \nvotants , dire : les ennemis , ou dire : les alli\u00e9s , dire : \nNapol\u00e9on , ou dire : Buonaparte , cela s\u00e9parait deux \nhommes plus qu'un ab\u00eeme. Tous les gens de bons \nsens convenaient que l'\u00e8re des r\u00e9volutions \u00e9tait \u00e0 \njamais ferm\u00e9e par le roi Louis XVIII, surnomm\u00e9 \n\u00abl'immortel auteur de la charte \u00ab. Au terre-plein du \nPont-Neuf, on sculptait le mot : Redivivus , sur le \npi\u00e9destal qui attendait la statue de Henri IV. M. Piet \n\u00e9bauchait, rue Th\u00e9r\u00e8se, no 4, son conciliabule pour \nconsolider la monarchie. Les chefs de la droite \ndisaient dans les conjonctures graves : \u00abIl faut \u00e9crire \u00e0 \nBacot\u00bb. MM. Canuel, O'Mahony et de Chappedelaine esquissaient, un peu approuv\u00e9s de Monsieur, ce qui \ndevait \u00eatre plus tard \u00abla conspiration du bord de \nl'eau\u00bb. L'Epingle Noire complotait de son c\u00f4t\u00e9. \nDelaverderie s'abouchait avec Trogoff. M. Decazes, \nesprit dans une certaine mesure lib\u00e9ral, dominait. \nChateaubriand, debout tous les matins devant sa \nfen\u00eatre du no 27 de la rue Saint-Dominique, en \npantalon \u00e0 pieds et en pantoufles, ses cheveux gris \ncoiff\u00e9s d'un madras, les yeux fix\u00e9s sur un miroir, une \ntrousse compl\u00e8te de chirurgien dentiste ouverte \ndevant lui, se curait les dents, qu'il avait charmantes, \ntout en dictant des variantes de la Monarchie selon la \nCharte \u00e0 M. Pilorge, son secr\u00e9taire. La critique faisant \nautorit\u00e9 pr\u00e9f\u00e9rait Lafon \u00e0 Talma. M. de F\u00e9letz signait \nA.; M. Hoffmann signait Z. Charles Nodier \u00e9crivait \nTh\u00e9r\u00e8se Aubert . Le divorce \u00e9tait aboli. Les lyc\u00e9es \ns'appelaient coll\u00e8ges. Les coll\u00e9giens, orn\u00e9s au collet \nd'une fleur de lys d'or, s'y gourmaient \u00e0 propos du roi \nde Rome. La contre-police du ch\u00e2teau d\u00e9non\u00e7ait \u00e0 \nson altesse royale Madame le portrait, partout \nexpos\u00e9, de M. le duc d'Orl\u00e9ans, lequel avait meilleure \nmine en uniforme de colonel g\u00e9n\u00e9ral des hussards \nque M. le duc de Berry en uniforme de colonel \ng\u00e9n\u00e9ral des dragons; grave inconv\u00e9nient. La ville de \nParis faisait redorer \u00e0 ses frais le d\u00f4me des Invalides. Les hommes s\u00e9rieux se demandaient ce que ferait, \ndans telle ou telle occasion, M. de Trinquelague; M. \nClausel de Montals se s\u00e9parait, sur divers points, de \nM. Clausel de Coussergues; M. de Salaberry n'\u00e9tait \npas content. Le com\u00e9dien Picard, qui \u00e9tait de \nl'Acad\u00e9mie, dont le com\u00e9dien Moli\u00e8re n'avait pu \u00eatre, \nfaisait jouer les deux Philibert \u00e0 l'Od\u00e9on, sur le fronton \nduquel l'arrachement des lettres laissait encore lire \ndistinctement : TH\u00c9\u00c2TRE DE L' IMP\u00c9RATRICE . On \nprenait parti pour ou contre Cugnet de Montarlot. \nFabvier \u00e9tait factieux; Bavoux \u00e9tait r\u00e9volutionnaire. \nLe libraire P\u00e9licier publiait une \u00e9dition de Voltaire \nsous ce titre : \u0152uvres de Voltaire , de l'Acad\u00e9mie \nfran\u00e7aise. \u00abCela fait venir les acheteurs\u00bb, disait cet \n\u00e9diteur na\u00eff. L'opinion g\u00e9n\u00e9rale \u00e9tait que M. Charles \nLoyson serait le g\u00e9nie du si\u00e8cle; l'envie commen\u00e7ait \u00e0 \nle mordre, signe de gloire; et l'on faisait sur lui ce \nvers : \n \nM\u00eame quand Loyson vole, on sent qu'il a des pattes. \n \nLe cardinal Fesch refusant de se d\u00e9mettre, M. de \nPins, archev\u00eaque d'Amasie, administrait le dioc\u00e8se de \nLyon. La querelle de la vall\u00e9e des Dappes \ncommen\u00e7ait entre la Suisse et la France par un \nm\u00e9moire du capitaine Dufour, depuis g\u00e9n\u00e9ral. Saint-Simon, ignor\u00e9, \u00e9chafaudait son r\u00eave sublime. Il y \navait \u00e0 l'acad\u00e9mie des sciences un Fourier c\u00e9l\u00e8bre que \nla post\u00e9rit\u00e9 a oubli\u00e9 et dans je ne sais quel grenier un \nFourier obscur dont l'avenir se souviendra. Lord \nByron commen\u00e7ait \u00e0 poindre; une note d'un po\u00e8me \nde Millevoye l'annon\u00e7ait \u00e0 la France en ces termes : \nun certain lord Baron . David d'Angers s'essayait \u00e0 p\u00e9trir \nle marbre. L'abb\u00e9 Caron parlait avec \u00e9loge, en petit \ncomit\u00e9 de s\u00e9minaristes, dans le cul- de-sac des \nFeuillantines, d'un pr\u00eatre inconnu nomm\u00e9 F\u00e9licit\u00e9 \nRobert qui a \u00e9t\u00e9 plus tard Lamennais. Une chose qui \nfumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d'un \nchien qui nage, allait et venait sous les fen\u00eatres des \nTuileries du pont Royal au pont Louis XV; c'\u00e9tait une \nm\u00e9canique bonne \u00e0 pas grand'chose, une esp\u00e8ce de \njoujou, une r\u00eaverie d'inventeur songe-creux, une \nutopie : un bateau \u00e0 vapeur. Les parisiens regardaient \ncette inutilit\u00e9 avec indiff\u00e9rence. M. de Vaublanc, \nr\u00e9formateur de l'Institut par coup d'\u00e9tat, ordonnance \net fourn\u00e9e, auteur distingu\u00e9 de plusieurs \nacad\u00e9miciens, apr\u00e8s en avoir fait, ne pouvait parvenir \n\u00e0 l'\u00eatre. Le faubourg Saint-Germain et le pavillon \nMarsan souhaitaient pour pr\u00e9fet de police M. \nDelaveau, \u00e0 cause de sa d\u00e9votion. Dupuytren et \nR\u00e9camier se prenaient de querelle \u00e0 l'amphith\u00e9\u00e2tre de l'Ecole de m\u00e9decine et se mena\u00e7aient du poing \u00e0 \npropos de la divinit\u00e9 de J\u00e9sus- Christ. Cuvier, un \u0153il \nsur la Gen\u00e8se et l'autre sur la nature, s'effor\u00e7ait de \nplaire \u00e0 la r\u00e9action bigote en mettant les fossiles \nd'accord avec les textes et en faisant flatter Mo\u00efse par \nles mastodontes. M. Fran\u00e7ois de Neufch\u00e2teau, \nlouable cultivateur de la m\u00e9moire de Parmentier, \nfaisait mille efforts pour que pomme de terre f\u00fbt \nprononc\u00e9e parmenti\u00e8re , et n'y r\u00e9ussissait point. L'abb\u00e9 \nGr\u00e9goire, ancien \u00e9v\u00eaque, ancien conventionnel, \nancien s\u00e9nateur, \u00e9tait pass\u00e9 dans la pol\u00e9mique \nroyaliste \u00e0 l'\u00e9tat d\u2019\u00abinf\u00e2me Gr\u00e9goire\u00bb. Cette locution \nque nous venons d'employer : passer \u00e0 l'\u00e9tat de , \u00e9tait \nd\u00e9nonc\u00e9e comme n\u00e9ologisme par M. Royer-Collard. \nOn pouvait distinguer encore \u00e0 sa blancheur, sous la \ntroisi\u00e8me arche du pont d'I\u00e9na, la pierre neuve avec \nlaquelle, deux ans auparavant, on avait bouch\u00e9 le trou \nde mine pratiqu\u00e9 par Bl\u00fccher pour faire sauter le \npont. La justice appelait \u00e0 sa barre un homme qui, en \nvoyant entrer le comte d'Artois \u00e0 Notre-Dame, avait \ndit tout haut : Sapristi! je regrette le temps o\u00f9 je voyais \nBonaparte et Talma entrer bras dessus bras dessous au Bal-\nSauvage . Propos s\u00e9ditieux. Six mois de prison. \nDes tra\u00eetres se montraient d\u00e9boutonn\u00e9s; des \nhommes qui avaient pass\u00e9 \u00e0 l'ennemi la veille d'une bataille, ne cachaient rien de la r\u00e9compense et \nmarchaient impudiquement en plein soleil dans le \ncynisme des richesses et des dignit\u00e9s; des d\u00e9serteurs \nde Ligny et des Quatre-Bras, dans le d\u00e9braill\u00e9 de leur \nturpitude pay\u00e9e, \u00e9talaient leur d\u00e9vouement \nmonarchique tout nu; oubliant ce qui est \u00e9crit en \nAngleterre sur la muraille int\u00e9rieure des water-closets \npublics : Please adjust your dress before leaving . \nVoil\u00e0, p\u00eale-m\u00eale, ce qui surnage confus\u00e9ment de \nl'ann\u00e9e 1817, oubli\u00e9e aujourd'hui. L'histoire n\u00e9glige \npresque toutes ces particularit\u00e9s, et ne peut faire \nautrement; l'infini l'envahirait. Pourtant ces d\u00e9tails, \nqu'on appelle \u00e0 tort petits , \u2013 il n'y a ni petits faits dans \nl'humanit\u00e9, ni petites feuilles dans la v\u00e9g\u00e9tation, \u2013\n sont utiles. C'est de la physionomie des ann\u00e9es que \nse compose la figure des si\u00e8cles. \nEn cette ann\u00e9e 1817, quatre jeunes Parisiens firent \n\u00abune bonne farce\u00bb. \n \n \n \n \nI, 3, 2 \n \n \n \n \n \nDouble quatuor \n \n \n \n \n \n \nCes parisiens \u00e9taient l'un de Toulouse, l'autre de \nLimoges, le troisi\u00e8me de Cahors et le quatri\u00e8me de \nMontauban; mais ils \u00e9taient \u00e9tudiants, et qui dit \n\u00e9tudiant dit parisien; \u00e9tudier \u00e0 Paris, c'est na\u00eetre \u00e0 \nParis. \nCes jeunes gens \u00e9taient insignifiants; tout le monde \na vu ces figures-l\u00e0; quatre \u00e9chantillons du premier \nvenu; ni bons ni mauvais, ni savants ni ignorants, ni des g\u00e9nies ni des imb\u00e9ciles; beaux de ce charmant \navril qu'on appelle vingt ans. C'\u00e9taient quatre Oscar s \nquelconques, car \u00e0 cette \u00e9poque les Arthurs \nn'existaient pas encore. Br\u00fblez pour lui les parfums \nd'Arabie , s'\u00e9criait la romance, Oscar s'avance, Oscar, je \nvais le voir! On sortait d'Ossian, l'\u00e9l\u00e9gance \u00e9tait \nscandinave et cal\u00e9donienne, le genre anglais pur ne \ndevait pr\u00e9valoir que plus tard, et le premier des \nArthurs, Wellington, venait \u00e0 peine de gagner la \nbataille de Waterloo. \nCes Oscars s'appelaient l'un F\u00e9lix Tholomy\u00e8s, de \nToulouse; l'autre Listolier, de Cahors; l'autre Fameuil, \nde Limoges; le dernier Blachevelle, de Montauban. \nNaturellement chacun avait sa ma\u00eetresse. Blachevelle \naimait Favourite, ainsi nomm\u00e9e parce qu'elle \u00e9tait \nall\u00e9e en Angleterre; Listolier adorait Dahlia, qui avait \npris pour nom de guerre un nom de fleur; Fameuil \nidol\u00e2trait Z\u00e9phine, abr\u00e9g\u00e9 de Jos\u00e9phine; Tholomy\u00e8s \navait Fantine, dite la Blonde \u00e0 cause de ses beaux \ncheveux couleur de soleil. \nFavourite, Dahlia, Z\u00e9phine et Fantine \u00e9taient \nquatre ravissantes filles, parfum\u00e9es et radieuses, \nencore un peu ouvri\u00e8res, n'ayant pas tout \u00e0 fait quitt\u00e9 \nleur aiguille, d\u00e9rang\u00e9es par les amourettes, mais ayant \nsur le visage un reste de la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 du travail et dans l'\u00e2me cette fleur d'honn\u00eatet\u00e9 qui dans la femme survit \n\u00e0 la premi\u00e8re chute. Il y avait une des quatre qu'on \nappelait la jeune, parce qu'elle \u00e9tait la cadette; et une \nqu'on appelait la vieille; la vieille avait vingt-trois ans. \nPour ne rien celer, les trois premi\u00e8res \u00e9taient plus \nexp\u00e9riment\u00e9es, plus insouciantes et plus envol\u00e9es \ndans le bruit de la vie que Fantine la Blonde, qui en \n\u00e9tait \u00e0 sa premi\u00e8re illusion. \nDahlia, Z\u00e9phine, et surtout Favourite, n'en \nauraient pu dire autant. Il y avait d\u00e9j\u00e0 plus d'un \n\u00e9pisode \u00e0 leur roman \u00e0 peine commenc\u00e9, et \nl'amoureux qui s'appelait Adolphe au premier \nchapitre, se trouvait \u00eatre Alphonse au second, et \nGustave au troisi\u00e8me. Pauvret\u00e9 et coquetterie sont \ndeux conseill\u00e8res fatales; l'une gronde, l'autre flatte; et \nles belles filles du peuple les ont toutes les deux qui \nleur parlent bas \u00e0 l'oreille, chacune de son c\u00f4t\u00e9. Ces \n\u00e2mes mal gard\u00e9es \u00e9coutent. De l\u00e0 les chutes qu'elles \nfont et les pierres qu'on leur jette. On les accable \navec la splendeur de tout ce qui est immacul\u00e9 et \ninaccessible. H\u00e9las! si la Jungfrau avait faim? \nFavourite, ayant \u00e9t\u00e9 en Angleterre, avait pour \nadmiratrices Z\u00e9phine et Dahlia. Elle avait eu de tr\u00e8s \nbonne heure un chez-soi. Son p\u00e8re \u00e9tait un vieux \nprofesseur de math\u00e9matiques brutal et qui gasconnait; point mari\u00e9, courant le cachet malgr\u00e9 \nl'\u00e2ge. Ce professeur, \u00e9tant jeune, avait vu un jour la \nrobe d'une femme de chambre s'accrocher \u00e0 un \ngarde-cendre; il \u00e9tait tomb\u00e9 amoureux de cet \naccident. Il en \u00e9tait r\u00e9sult\u00e9 Favourite. Elle rencontrait \nde temps en temps son p\u00e8re, qui la saluait. Un matin, \nune vieille femme \u00e0 l'air b\u00e9guin \u00e9tait entr\u00e9e chez elle \net lui avait dit : \u2013 Vous ne me connaissez pas, \nmademoiselle? \u2013 Non. \u2013 Je suis ta m\u00e8re. \u2013 Puis la \nvieille avait ouvert le buffet, bu et mang\u00e9, fait \napporter un matelas qu'elle avait, et s'\u00e9tait install\u00e9e. \nCette m\u00e8re, grognon et d\u00e9vote, ne parlait jamais \u00e0 \nFavourite, restait des heures sans souffler mot, \nd\u00e9jeunait, d\u00eenait et soupait comme quatre, et \ndescendait faire salon chez le portier o\u00f9 elle disait du \nmal de sa fille. \nCe qui avait entra\u00een\u00e9 Dahlia vers Listolier, vers \nd'autres peut-\u00eatre, vers l'oisivet\u00e9, c'\u00e9tait d'avoir de \ntrop jolis ongles roses. Comment faire travailler ces \nongles-l\u00e0? Qui veut rester vertueuse ne doit pas avoir \npiti\u00e9 de ses mains. Quant \u00e0 Z\u00e9phine, elle avait \nconquis Fameuil par sa petite mani\u00e8re mutine et \ncaressante de dire : Oui, monsieur. Les jeunes gens \u00e9tant camarades, les jeunes filles \n\u00e9taient amies. Ces amours-l\u00e0 sont toujours doubl\u00e9s \nde ces amiti\u00e9s-l\u00e0. \nSage et philosophe, c'est deux; et ce qui le prouve, \nc'est que, toutes r\u00e9serves faites sur ces petits m\u00e9nages \nirr\u00e9guliers, Favourite, Z\u00e9phine et Dahlia \u00e9taient des \nfilles philosophes, et Fantine une fille sage. \nSage, dira-t-on? et Tholomy\u00e8s? Salomon \nr\u00e9pondrait que l'amour fait partie de la sagesse. Nous \nnous bornons \u00e0 dire que l'amour de Fantine \u00e9tait un \npremier amour, un amour unique, un amour fid\u00e8le. \nElle \u00e9tait la seule des quatre qui ne f\u00fbt tutoy\u00e9e que \npar un seul. \nFantine \u00e9tait un de ces \u00eatres comme il en \u00e9cl\u00f4t, \npour ainsi dire, au fond du peuple. Sortie des plus \ninsondables \u00e9paisseurs de l'ombre sociale, elle avait \nau front le signe de l'anonyme et de l'inconnu. Elle \n\u00e9tait n\u00e9e \u00e0 Montreuil-sur-mer. De quels parents? Qui \npourrait le dire? On ne lui avait jamais connu ni p\u00e8re \nni m\u00e8re. Elle se nommait Fantine. Pourquoi Fantine? \nOn ne lui avait jamais connu d'autre nom. A l'\u00e9poque \nde sa naissance, le Directoire existait encore. Point de \nnom de famille, elle n'avait pas de famille; point de \nnom de bapt\u00eame, l'\u00e9glise n'\u00e9tait plus l\u00e0. Elle s'appela \ncomme il plut au premier passant qui la rencontra toute petite, allant pieds nus dans la rue. Elle re\u00e7ut un \nnom comme elle recevait l'eau des nu\u00e9es sur son \nfront quand il pleuvait. On l'appela la petite Fantine. \nPersonne n'en savait davantage. Cette cr\u00e9ature \nhumaine \u00e9tait venue dans la vie comme cela. A dix \nans, Fantine quitta la ville et s'alla mettre en service \nchez des fermiers des environs. A quinze ans, elle \nvint \u00e0 Paris \u00abchercher fortune\u00bb. Fantine \u00e9tait belle et \nresta pure le plus longtemps qu'elle put. C'\u00e9tait une \njolie blonde avec de belles dents. Elle avait de l'or et \ndes perles pour dot, mais son or \u00e9tait sur sa t\u00eate et \nses perles \u00e9taient dans sa bouche. \nElle travailla pour vivre; puis, toujours pour vivre, \ncar le c\u0153ur a sa faim aussi, elle aima. \nElle aima Tholomy\u00e8s. \nAmourette pour lui, passion pour elle. Les rues du \nquartier latin, qu'emplit le fourmillement des \n\u00e9tudiants et des grisettes, virent le commencement de \nce songe. Fantine, dans ces d\u00e9dales de la colline du \nPanth\u00e9on, o\u00f9 tant d'aventures se nouent et se \nd\u00e9nouent, avait fui longtemps Tholomy\u00e8s, mais de \nfa\u00e7on \u00e0 le rencontrer toujours. Il y a une mani\u00e8re \nd'\u00e9viter qui ressemble \u00e0 chercher. Bref, l'\u00e9glogue eut \nlieu. Blachevelle, Listolier et Fameuil formaient une \nsorte de groupe dont Tholomy\u00e8s \u00e9tait la t\u00eate. C'\u00e9tait \nlui qui avait l'esprit. \nTholomy\u00e8s \u00e9tait l'antique \u00e9tudiant vieux; il \u00e9tait \nriche; il avait quatre mille francs de rente; quatre mille \nfrancs de rente, splendide scandale sur la montagne \nSainte-Genevi\u00e8ve. Tholomy\u00e8s \u00e9tait un viveur de \ntrente ans, mal conserv\u00e9. Il \u00e9tait rid\u00e9 et \u00e9dent\u00e9; et il \n\u00e9bauchait une calvitie dont il disait lui-m\u00eame sans \ntristesse : cr\u00e2ne \u00e0 trente ans, genou \u00e0 quarante . Il dig\u00e9rait \nm\u00e9diocrement, et il lui \u00e9tait venu un larmoiement \u00e0 \nun \u0153il. Mais \u00e0 mesure que sa jeunesse s'\u00e9teignait, il \nallumait sa ga\u00eet\u00e9; il rempla\u00e7ait ses dents par des lazzis, \nses cheveux par la joie, sa sant\u00e9 par l'ironie, et son \u0153il \nqui pleurait riait sans cesse. Il \u00e9tait d\u00e9labr\u00e9, mais tout \nen fleurs. Sa jeunesse, pliant bagage bien avant l'\u00e2ge, \nbattait en retraite en bon ordre, \u00e9clatait de rire, et l'on \nn'y voyait que du feu. Il avait eu une pi\u00e8ce refus\u00e9e au \nVaudeville. Il faisait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des vers quelconques. En \noutre, il doutait sup\u00e9rieurement de toute chose, \ngrande force aux yeux des faibles. Donc, \u00e9tant \nironique et chauve, il \u00e9tait le chef. Iron est un mot \nanglais qui veut dire fer. Serait-ce de l\u00e0 que viendrait \nironie ? Un jour Tholomy\u00e8s prit \u00e0 part les trois autres, f\u00eet \nun geste d'oracle, et leur dit : \n\u2013 Il y a bient\u00f4t un an que Fantine, Dahlia, Z\u00e9phine \net Favourite nous demandent de leur faire une \nsurprise. Nous la leur avons promise solennellement. \nElles nous en parlent toujours, \u00e0 moi surtout. De \nm\u00eame qu'\u00e0 Naples les vieilles femmes crient \u00e0 saint \nJanvier : Faccia gialluta, fa o miracolo , face jaun\u00e2tre, fais \nton miracle! nos belles me disent sans cesse : \nTholomy\u00e8s, quand accoucheras-tu de ta surprise? En \nm\u00eame temps nos parents nous \u00e9crivent. Scie des \ndeux c\u00f4t\u00e9s. Le moment me semble venu. Causons. \nSur ce, Tholomy\u00e8s baissa la voix, et articula \nmyst\u00e9rieusement quelque chose de si gai qu'un vaste \net enthousiaste ricanement sortit des quatre bouches \n\u00e0 la fois et que Blachevelle s'\u00e9cria : \u00ab \u00c7a, c'est une \nid\u00e9e! \u00bb \nUn estaminet plein de fum\u00e9e se pr\u00e9senta, ils y \nentr\u00e8rent, et le reste de leur conf\u00e9rence se perdit dans \nl'ombre. \nLe r\u00e9sultat de ces t\u00e9n\u00e8bres fut une \u00e9blouissante \npartie de plaisir qui eut lieu le dimanche suivant, les \nquatre jeunes gens invitant les quatre jeunes filles. \n \n \n \n \nI, 3, 3 \n \n \n \n \n \nQuatre \u00e0 quatre \n \n \n \n \n \n \nCe qu'\u00e9tait une partie de campagne d'\u00e9tudiants et \nde grisettes, il y a quarante-cinq ans, on se le \nrepr\u00e9sente malais\u00e9ment aujourd'hui. Paris n'a plus le s \nm\u00eames environs; la figure de ce qu'on pourrait \nappeler la vie circum-parisienne a compl\u00e8tement \nchang\u00e9 depuis un demi-si\u00e8cle; o\u00f9 il y avait le coucou, \nil y a le wagon; o\u00f9 il y avait la patache, il y a le bateau \n\u00e0 vapeur; on dit aujourd'hui F\u00e9camp comme alors on disait Saint-Cloud. Le Paris de 1862 est une ville qui a \nla France pour banlieue. \nLes quatre couples accomplirent \nconsciencieusement toutes les folies champ\u00eatres \npossibles alors. On entrait dans les vacances, et c'\u00e9tait \nune chaude et claire journ\u00e9e d'\u00e9t\u00e9. La veille, \nFavourite, la seule qui s\u00fbt \u00e9crire, avait \u00e9crit ceci \u00e0 \nTholomy\u00e8s au nom des quatre : \u00abC'est un bonne \nheure de sortir de bonheur.\u00bb C'est pourquoi ils se \nlev\u00e8rent \u00e0 cinq heures du matin. Puis ils all\u00e8rent \u00e0 \nSaint-Cloud par le coche, regard\u00e8rent la cascade \u00e0 \nsec, et s'\u00e9cri\u00e8rent : cela doit \u00eatre bien beau quand il y \na de l'eau! d\u00e9jeun\u00e8rent \u00e0 la T\u00eate-Noire , o\u00f9 Castaing \nn'avait pas encore pass\u00e9, se pay\u00e8rent une partie de \nbagues au quinconce du grand bassin, mont\u00e8rent \u00e0 la \nlanterne de Diog\u00e8ne, jou\u00e8rent des macarons \u00e0 la \nroulette du pont de S\u00e8vres, cueillirent des bouquets \u00e0 \nPuteaux, achet\u00e8rent des mirlitons \u00e0 Neuilly, \nmang\u00e8rent partout des chaussons de pommes, furent \nparfaitement heureux. \nLes jeunes filles bruissaient et bavardaient comme \ndes fauvettes \u00e9chapp\u00e9es. C'\u00e9tait un d\u00e9lire. Elles \ndonnaient par moments de petites tapes aux jeunes \ngens. Ivresse matinale de la vie! Adorables ann\u00e9es! \nL'aile des libellules frissonne. Oh! qui que vous soyez, vous souvenez-vous? Avez-vous march\u00e9 dans les \nbroussailles, en \u00e9cartant les branches \u00e0 cause de la \nt\u00eate charmante qui vient derri\u00e8re vous? Avez-vous \ngliss\u00e9 en riant sur quelque talus mouill\u00e9 par la pluie \navec une femme aim\u00e9e qui vous retient par la main et \nqui s'\u00e9crie : Ah! mes brodequins tout neufs! dans quel \n\u00e9tat ils sont! \nDisons tout de suite que cette joyeuse contrari\u00e9t\u00e9, \nune ond\u00e9e, manqua \u00e0 cette compagnie de belle \nhumeur, quoique Favourite e\u00fbt dit en partant, avec \nun accent magistral et maternel : Les limaces se \nprom\u00e8nent dans les sentiers. Signe de pluie, mes enfants . \nToutes quatre \u00e9taient follement jolies. Un bon \nvieux po\u00e8te classique, alors en renom, un bonhomme \nqui avait une El\u00e9onore, M. le chevalier de Labou\u00efsse, \nerrant ce jour-l\u00e0 sous les marronniers de Saint-Cloud, \nles vit passer vers dix heures du matin et s'\u00e9cria : Il y \nen a une de trop , songeant aux Gr\u00e2ces. Favourite, l'amie \nde Blachevelle, celle de vingt-trois ans, la vieille, \ncourait en avant sous les grandes branches vertes, \nsautait les foss\u00e9s, enjambait \u00e9perdument les buissons, \net pr\u00e9sidait cette ga\u00eet\u00e9 avec une verve de jeune \nfaunesse. Z\u00e9phine et Dahlia, que le hasard avait faites \nbelles de fa\u00e7on qu'elles se faisaient valoir en se \nrapprochant et se compl\u00e9taient, ne se quittaient point, par instinct de coquetterie plus encore que par \namiti\u00e9, et, appuy\u00e9es l'une \u00e0 l'autre, prenaient des \nposes anglaises; les premiers keepsakes venaient de \npara\u00eetre, la m\u00e9lancolie pointait pour les femmes \ncomme, plus tard, le byronisme pour les hommes, et \nles cheveux du sexe tendre commen\u00e7aient \u00e0 s'\u00e9plorer. \nZ\u00e9phine et Dahlia \u00e9taient coiff\u00e9es en rouleaux. \nListolier et Fameuil, engag\u00e9s dans une discussion sur \nleurs professeurs, expliquaient \u00e0 Fantine la diff\u00e9rence \nqu'il y avait entre M. Delvincourt et M. Blondeau. \nBlachevelle semblait avoir \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9 express\u00e9ment \npour porter sur son bras le dimanche le ch\u00e2le-ternaux \nboiteux de Favourite. \nTholomy\u00e8s suivait, dominant le groupe. Il \u00e9tait \ntr\u00e8s gai, mais on sentait en lui le gouvernement; il y \navait de la dictature dans sa jovialit\u00e9; son ornement \nprincipal \u00e9tait un pantalon jambes-d'\u00e9l\u00e9phant, en \nnankin, avec sous-pieds de tresse de cuivre; il avait un \npuissant rotin de deux cents francs \u00e0 la main, et, \ncomme il se permettait tout, une chose \u00e9trange \nappel\u00e9e cigare, \u00e0 la bouche. Rien n'\u00e9tant sacr\u00e9 pour \nlui, il fumait. \n\u2013 Ce Tholomy\u00e8s est \u00e9tonnant, disaient les autres \navec v\u00e9n\u00e9ration. Quels pantalons! quelle \u00e9nergie! Quant \u00e0 Fantine, c'\u00e9tait la joie. Ses dents \nsplendides avaient \u00e9videmment re\u00e7u de Dieu une \nfonction, le rire. Elle portait \u00e0 sa main plus volontiers \nque sur sa t\u00eate son petit chapeau de paille cousue, aux \nlongues brides blanches. Ses \u00e9pais cheveux blonds, \nenclins \u00e0 flotter et facilement d\u00e9nou\u00e9s et qu'il fallait \nrattacher sans cesse, semblaient faits pour la fuite de \nGalat\u00e9e sous les saules. Ses l\u00e8vres roses babillaient \navec enchantement. Les coins de sa bouche, \nvoluptueusement relev\u00e9s comme aux mascarons \nantiques d'Erigone, avaient l'air d'encourager les \naudaces; mais ses longs cils pleins d'ombre \ns'abaissaient discr\u00e8tement sur ce brouhaha du bas du \nvisage comme pour mettre le hol\u00e0. Toute sa toilette \navait on ne sait quoi de chantant et de flambant. Elle \navait une robe de bar\u00e8ge mauve, de petits souliers-\ncothurnes mordor\u00e9s dont les rubans tra\u00e7aient des X \nsur son fin bas blanc \u00e0 jour, et cette esp\u00e8ce de \nspencer en mousseline, invention marseillaise, dont le \nnom, canezou, corruption du mot quinze ao\u00fbt \nprononc\u00e9 \u00e0 la Canebi\u00e8re, signifie beau temps, chaleur \net midi. Les trois autres, moins timides, nous l'avons \ndit, \u00e9taient d\u00e9collet\u00e9es tout net, ce qui, l'\u00e9t\u00e9, sous des \nchapeaux couverts de fleurs, a beaucoup de gr\u00e2ce et \nd'agacerie; mais, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de ces ajustements hardis, le canezou de la blonde Fantine, avec ses transparences, \nses indiscr\u00e9tions et ses r\u00e9ticences, cachant et \nmontrant \u00e0 la fois, semblait une trouvaille provocante \nde la d\u00e9cence, et la fameuse cour d'amour, pr\u00e9sid\u00e9e \npar la vicomtesse de Cette aux yeux vert de mer, e\u00fbt \npeut-\u00eatre donn\u00e9 le prix de la coquetterie \u00e0 ce canezou \nqui concourait pour la chastet\u00e9. Le plus na\u00eff est \nquelquefois le plus savant. Cela arrive. \nEclatante de face, d\u00e9licate de profil, les yeux d'un \nbleu profond, les paupi\u00e8res grasses, les pieds cambr\u00e9s \net petits, les poignets et les chevilles admirablement \nembo\u00eet\u00e9s, la peau blanche laissant voir \u00e7\u00e0 et l\u00e0 les \narborescences azur\u00e9es des veines, la joue pu\u00e9rile et \nfra\u00eeche, le cou robuste des Junons \u00e9gin\u00e9tiques, la \nnuque forte et souple, les \u00e9paules model\u00e9es comme \npar Coustou, ayant au centre une voluptueuse \nfossette visible \u00e0 travers la mousseline; une ga\u00eet\u00e9 \nglac\u00e9e de r\u00eaverie; sculpturale et exquise; telle \u00e9tait \nFantine; et l'on devinait sous ces chiffons et ces \nrubans une statue, et dans cette statue une \u00e2me. \nFantine \u00e9tait belle, sans trop le savoir. Les rares \nsongeurs, pr\u00eatres myst\u00e9rieux du beau, qui \nconfrontent silencieusement toute chose \u00e0 la \nperfection, eussent entrevu en cette petite ouvri\u00e8re, \u00e0 \ntravers la transparence de la gr\u00e2ce parisienne, l'antique euphonie sacr\u00e9e. Cette fille de l'ombre avait \nde la race. Elle \u00e9tait belle sous les deux esp\u00e8ces, qui \nsont le style et le rhythme. Le style est la forme de \nl'id\u00e9al; le rhythme en est le mouvement. \nNous avons dit que Fantine \u00e9tait la joie; Fantine \n\u00e9tait aussi la pudeur. \nPour un observateur qui l'e\u00fbt \u00e9tudi\u00e9e \nattentivement, ce qui se d\u00e9gageait d'elle \u00e0 travers \ntoute cette ivresse de l'\u00e2ge, de la saison et de \nl'amourette, c'\u00e9tait une invincible expression de \nretenue et de modestie. Elle restait un peu \u00e9tonn\u00e9e. \nCe chaste \u00e9tonnement-l\u00e0 est la nuance qui s\u00e9pare \nPsych\u00e9 de V\u00e9nus. Fantine avait les longs doigts \nblancs et fins de la vestale qui remue les cendres du \nfeu sacr\u00e9 avec une \u00e9pingle d'or. Quoiqu'elle n'e\u00fbt rien \nrefus\u00e9, on ne le verra que trop, \u00e0 Tholomy\u00e8s, son \nvisage, au repos, \u00e9tait souverainement virginal; une \nsorte de dignit\u00e9 s\u00e9rieuse et presque aust\u00e8re \nl'envahissait soudainement \u00e0 de certaines heures, et \nrien n'\u00e9tait singulier et troublant comme de voir la \nga\u00eet\u00e9 s'y \u00e9teindre si vite et le recueillement y succ\u00e9der \nsans transition \u00e0 l'\u00e9panouissement. Cette gravit\u00e9 \nsubite, parfois s\u00e9v\u00e8rement accentu\u00e9e, ressemblait au \nd\u00e9dain d'une d\u00e9esse. Son front, son nez et son \nmenton offraient cet \u00e9quilibre de ligne, tr\u00e8s distinct de l'\u00e9quilibre de proportion, et d'o\u00f9 r\u00e9sulte \nl'harmonie du visage; dans l'intervalle si \ncaract\u00e9ristique qui s\u00e9pare la base du nez de la l\u00e8vre \nsup\u00e9rieure, elle avait ce pli imperceptible et charmant, \nsigne myst\u00e9rieux de la chastet\u00e9 qui rendit \nBarberousse amoureux d'une Diane trouv\u00e9e dans les \nfouilles d'Ic\u00f4ne. \nL'amour est une faute; soit. Fantine \u00e9tait \nl'innocence surnageant sur la faute. \n \n \n \n \nI, 3, 4 \n \n \n \n \n \nTholomy\u00e8s est si joyeux qu'il \nchante une chanson espagnole \n \n \n \n \nCette journ\u00e9e-l\u00e0 \u00e9tait d'un bout \u00e0 l'autre faite \nd'aurore. Toute la nature semblait avoir cong\u00e9, et rire. \nLes parterres de Saint-Cloud embaumaient; le souffle \nde la Seine remuait vaguement les feuilles; les \nbranches gesticulaient dans le vent; les abeilles \nmettaient les jasmins au pillage; toute une boh\u00e8me de \npapillons s'\u00e9battait dans les achill\u00e9es, les tr\u00e8fles et les \nfolles avoines; il y avait dans l'auguste parc du roi de \nFrance un tas de vagabonds, les oiseaux. Les quatre joyeux couples, m\u00eal\u00e9s au soleil, aux \nchamps, aux fleurs, aux arbres, resplendissaient. \nEt, dans cette communaut\u00e9 de paradis, parlant, \nchantant, courant, dansant, chassant aux papillons, \ncueillant des liserons, mouillant leurs bas \u00e0 jour roses \ndans les hautes herbes, fra\u00eeches, folles, point \nm\u00e9chantes, toutes recevaient un peu \u00e7\u00e0 et l\u00e0 les \nbaisers de tous, except\u00e9 Fantine, enferm\u00e9e dans sa \nvague r\u00e9sistance r\u00eaveuse et farouche, et qui aimait. \n\u2013 Toi, lui disait Favourite, tu as toujours l'air \nchose. \nCe sont l\u00e0 les joies. Ces passages de couples \nheureux sont un appel profond \u00e0 la vie et \u00e0 la nature, \net font sortir de tout la caresse et la lumi\u00e8re. Il y avait \nune fois une f\u00e9e qui fit les prairies et les arbres expr\u00e8s \npour les amoureux. De l\u00e0 cette \u00e9ternelle \u00e9cole \nbuissonni\u00e8re des amants qui recommence sans cesse \net qui durera tant qu'il y aura des buissons et des \n\u00e9coliers. De l\u00e0 la popularit\u00e9 du printemps parmi les \npenseurs. Le patricien et le gagne-petit, le duc et pair \net le robin, les gens de la cour et les gens de la ville, \ncomme on parlait autrefois, tous sont sujets de cette \nf\u00e9e. On rit, on se cherche, il y a dans l'air une clart\u00e9 \nd'apoth\u00e9ose, quelle transfiguration que d'aimer! Les \nclercs de notaire sont des dieux. Et les petits cris, les poursuites dans l'herbe, les tailles prises au vol, ces \njargons qui sont des m\u00e9lodies, ces adorations qui \n\u00e9clatent dans la fa\u00e7on de dire une syllabe, ces cerises \narrach\u00e9es d'une bouche \u00e0 l'autre, tout cela flamboie et \npasse dans des gloires c\u00e9lestes. Les belles filles fon t \nun doux gaspillage d'elles-m\u00eames. On croit que cela \nne finira jamais. Les philosophes, les po\u00e8tes, les \npeintres regardent ces extases et ne savent qu'en faire, \ntant cela les \u00e9blouit. Le d\u00e9part pour Cyth\u00e8re! s'\u00e9crie \nWatteau; Lancret, le peintre de la roture, contemple \nses bourgeois envol\u00e9s dans le bleu; Diderot tend les \nbras \u00e0 toutes ces amourettes, et d'Urf\u00e9 y m\u00eale des \ndruides. \nApr\u00e8s le d\u00e9jeuner les quatre couples \u00e9taient all\u00e9s \nvoir, dans ce qu'on appelait alors le carr\u00e9 du roi, une \nplante nouvellement arriv\u00e9e de l'Inde, dont le nom \nnous \u00e9chappe en ce moment, et qui \u00e0 cette \u00e9poque \nattirait tout Paris \u00e0 Saint-Cloud. C'\u00e9tait un bizarre et \ncharmant arbrisseau haut sur tige, dont les \ninnombrables branches fines comme des fils, \n\u00e9bouriff\u00e9es, sans feuilles, \u00e9taient couvertes d'un \nmillion de petites rosettes blanches; ce qui faisait que \nl'arbuste avait l'air d'une chevelure pouilleuse de \nfleurs. Il y avait toujours foule \u00e0 l'admirer. L'arbuste vu, Tholomy\u00e8s s'\u00e9tait \u00e9cri\u00e9 : J'offre des \n\u00e2nes! et, prix fait avec un \u00e2nier, ils \u00e9taient revenus par \nVanvres et Issy. A Issy, incident. Le parc, Bien \nNational poss\u00e9d\u00e9 \u00e0 cette \u00e9poque par le munitionnaire \nBourguin, \u00e9tait d'aventure tout grand ouvert. Ils \navaient franchi la grille, visit\u00e9 l'anachor\u00e8te mannequin \ndans sa grotte, essay\u00e9 les petits effets myst\u00e9rieux du \nfameux cabinet des miroirs, lascif traquenard digne \nd'un satyre devenu millionnaire ou de Turcaret \nm\u00e9tamorphos\u00e9 en Priape. Ils avaient robustement \nsecou\u00e9 le grand filet balan\u00e7oire attach\u00e9 aux deux \nch\u00e2taigniers c\u00e9l\u00e9br\u00e9s par l'abb\u00e9 de Bernis. Tout en y \nbalan\u00e7ant ces belles l'une apr\u00e8s l'autre, ce qui faisait, \nparmi les rires universels, des plis de jupe envol\u00e9e o\u00f9 \nGreuze e\u00fbt trouv\u00e9 son compte, le toulousain \nTholomy\u00e8s, quelque peu espagnol, Toulouse est \ncousine de Tolosa, chantait, sur une m\u00e9lop\u00e9e \nm\u00e9lancolique, la vieille chanson gallega probablement \ninspir\u00e9e par quelque belle fille lanc\u00e9e \u00e0 toute vol\u00e9e \nsur une corde entre deux arbres : \n \nSoy de Badajoz. \nAmor me llama. \nToda mi alma \nEs en mi ojos \nPorque ense\u00f1as A tus piernas. \n \nFantine seule refusa de se balancer. \n\u2013 Je n'aime pas qu'on ait du genre comme \u00e7a, \nmurmura assez aigrement Favourite. \nLes \u00e2nes quitt\u00e9s, joie nouvelle; on passa la Seine en \nbateau, et de Passy, \u00e0 pied, ils gagn\u00e8rent la barri\u00e8re de \nl'Etoile. Ils \u00e9taient, on s'en souvient, debout depuis \ncinq heures du matin; mais, bah! il n'y a pas de lassitude \nle dimanche , disait Favourite; le dimanche , la fatigue ne \ntravaille pas . Vers trois heures les quatre couples, \neffar\u00e9s de bonheur, d\u00e9gringolaient aux montagnes \nrusses, \u00e9difice singulier qui occupait alors les hauteurs \nBeaujon et dont on apercevait la ligne serpentante au-\ndessus des arbres des Champs-Elys\u00e9es. \nDe temps en temps Favourite s'\u00e9criait : \n\u2013 Et la surprise? je demande la surprise. \n\u2013 Patience, r\u00e9pondait Tholomy\u00e8s. \n \n \n \n \nI, 3, 5 \n \n \n \n \n \nChez Bombarda \n \n \n \n \n \n \nLes montagnes russes \u00e9puis\u00e9es, on avait song\u00e9 au \nd\u00eener; et le radieux huitain, enfin un peu las, s'\u00e9tait \n\u00e9chou\u00e9 au cabaret Bombarda, succursale qu'avait \n\u00e9tablie aux Champs-Elys\u00e9es ce fameux restaurateu r \nBombarda, dont on voyait alors l'enseigne rue de \nRivoli \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du passage Delorme. \nUne chambre grande, mais laide, avec alc\u00f4ve et lit \nau fond (vu la pl\u00e9nitude du cabaret le dimanche, il avait fallu accepter ce g\u00eete); deux fen\u00eatres d'o\u00f9 l'on \npouvait contempler, \u00e0 travers les ormes, le quai et la \nrivi\u00e8re; un magnifique rayon d'ao\u00fbt effleurant les \nfen\u00eatres; deux tables; sur l'une une triomphante \nmontagne de bouquets m\u00eal\u00e9s \u00e0 des chapeaux \nd'hommes et de femmes; \u00e0 l'autre les quatre couples \nattabl\u00e9s autour d'un joyeux encombrement de plats, \nd'assiettes, de verres et de bouteilles; des cruchons de \nbi\u00e8re m\u00eal\u00e9s \u00e0 des flacons de vin; peu d'ordre sur la \ntable, quelque d\u00e9sordre dessous; \n \n Ils faisaient sous la table \nUn bruit, un trique-trac de pieds \u00e9pouvantable, \n \ndit Moli\u00e8re. \nVoil\u00e0 o\u00f9 en \u00e9tait vers quatre heures et demie du \nsoir la bergerade commenc\u00e9e \u00e0 cinq heures du matin. \nLe soleil d\u00e9clinait, l'app\u00e9tit s'\u00e9teignait. \nLes Champs-Elys\u00e9es, pleins de soleil et de foule, \nn'\u00e9taient que lumi\u00e8re et poussi\u00e8re, deux choses dont \nse compose la gloire. Les chevaux de Marly, ces \nmarbres hennissants, se cabraient dans un nuage d'or. \nLes carrosses allaient et venaient. Un escadron de \nmagnifiques gardes du corps, clairon en t\u00eate, \ndescendait l'avenue de Neuilly; le drapeau blanc, \nvaguement rose au soleil couchant, flottait sur le d\u00f4me des Tuileries. La place de la Concorde, \nredevenue alors place Louis XV, regorgeait de \npromeneurs contents. Beaucoup portaient la fleur de \nlys d'argent suspendue au ruban blanc moir\u00e9 qui, en \n1817, n'avait pas encore tout \u00e0 fait disparu des \nboutonni\u00e8res. \u00c7\u00e0 et l\u00e0, au milieu des passants faisant \ncercle et applaudissant, des rondes de petites filles \njetaient au vent une bourr\u00e9e bourbonienne alors \nc\u00e9l\u00e8bre, destin\u00e9e \u00e0 foudroyer les Cent-Jours, et qui \navait pour ritournelle : \n \nRendez-nous notre p\u00e8re de Gand, \nRendez-nous notre p\u00e8re. \n \nDes tas de faubouriens endimanch\u00e9s, parfois \nm\u00eame fleurdelys\u00e9s comme les bourgeois, \u00e9pars dans \nle grand carr\u00e9 et dans le carr\u00e9 Marigny, jouaient aux \nbagues et tournaient sur les chevaux de bois; d'autres \nbuvaient; quelques-uns, apprentis imprimeurs, \navaient des bonnets de papier; on entendait leurs \nrires. Tout \u00e9tait radieux. C'\u00e9tait un temps de paix \nincontestable et de profonde s\u00e9curit\u00e9 royaliste; c'\u00e9tait \nl'\u00e9poque o\u00f9 un rapport intime et sp\u00e9cial du pr\u00e9fet de \npolice Angl\u00e8s au roi sur les faubourgs de Paris se \nterminait par ces lignes : \u00abTout bien consid\u00e9r\u00e9, sire, il \nn'y a rien \u00e0 craindre de ces gens-l\u00e0. Ils sont insouciants et indolents comme des chats. Le bas \npeuple des provinces est remuant, celui de Paris ne \nl'est pas. Ce sont tous petits hommes. Sire, il en \nfaudrait deux bout \u00e0 bout pour faire un de vos \ngrenadiers. Il n'y a point de crainte du c\u00f4t\u00e9 de la \npopulace de la capitale. Il est remarquable que la taille \na encore d\u00e9cru dans cette population depuis \ncinquante ans; et le peuple des faubourgs de Paris est \nplus petit qu'avant la R\u00e9volution. Il n'est point \ndangereux. En somme, c'est de la canaille, bonne.\u00bb \nQu'un chat puisse se changer en lion, les pr\u00e9fets \nde police ne le croient pas possible; cela est pourtant, \net c'est l\u00e0 le miracle du peuple de Paris. Le chat \nd'ailleurs, si m\u00e9pris\u00e9 du comte Angl\u00e8s, avait l'estime \ndes r\u00e9publiques antiques; il incarnait \u00e0 leurs yeux la \nlibert\u00e9, et, comme pour servir de pendant \u00e0 la \nMinerve apt\u00e8re du Pir\u00e9e, il y avait sur la place \npublique de Corinthe le colosse de bronze d'un chat. \nLa police na\u00efve de la restauration voyait trop \u00aben \nbeau\u00bb le peuple de Paris. Ce n'est point, autant qu'on \nle croit, de la \u00abcanaille bonne\u00bb. Le Parisien est au \nFran\u00e7ais ce que l'Ath\u00e9nien \u00e9tait au Grec; personne ne \ndort mieux que lui, personne n'est plus franchement \nfrivole et paresseux que lui, personne mieux que lui \nn'a l'air d'oublier; qu'on ne s'y fie pas pourtant; il est propre \u00e0 toute sorte de nonchalance, mais, quand il y \na de la gloire au bout, il est admirable \u00e0 toute esp\u00e8ce \nde furie. Donnez-lui une pique, il fera le 10 ao\u00fbt; \ndonnez-lui un fusil, vous aurez Austerlitz. Il est le \npoint d'appui de Napol\u00e9on et la ressource de \nDanton. S'agit-il de la patrie? il s'enr\u00f4le; s'agit-il de la \nlibert\u00e9? il d\u00e9pave. Gare! ses cheveux pleins de col\u00e8re \nsont \u00e9piques; sa blouse se drape en chlamyde. Prenez \ngarde. De la premi\u00e8re rue Gren\u00e9ta venue, il fera des \nfourches caudines. Si l'heure sonne, ce faubourien va \ngrandir, ce petit homme va se lever, et il regardera \nd'une fa\u00e7on terrible, et son souffle deviendra \ntemp\u00eate, et il sortira de cette pauvre poitrine gr\u00eale \nassez de vent pour d\u00e9ranger les plis des Alpes. C'est \ngr\u00e2ce au faubourien de Paris que la r\u00e9volution, m\u00eal\u00e9e \naux arm\u00e9es, conquiert l'Europe. Il chante, c'est sa \njoie. Proportionnez sa chanson \u00e0 sa nature, et vous \nverrez! Tant qu'il n'a pour refrain que la Carmagnole, \nil ne renverse que Louis XVI; faites-lui chanter la \nMarseillaise, il d\u00e9livrera le monde. \nCette note \u00e9crite en marge du rapport Angl\u00e8s, \nnous revenons \u00e0 nos quatre couples. Le d\u00eener, \ncomme nous l'avons dit, s'achevait. \n \n \n \n \nI, 3, 6 \n \n \n \n \n \nChapitre o\u00f9 l'on s'adore \n \n \n \n \n \n \nPropos de table et propos d'amour; les uns sont \naussi insaisissables que les autres; les propos d'amour \nsont des nu\u00e9es, les propos de table sont des fum\u00e9es. \nFameuil et Dahlia fredonnaient; Tholomy\u00e8s \nbuvait, Z\u00e9phine riait, Fantine souriait. Listolier \nsoufflait dans une trompette de bois achet\u00e9e \u00e0 Saint-\nCloud. Favourite regardait tendrement Blachevelle et \ndisait : \u2013 Blachevelle, je t'adore. \nCeci amena une question de Blachevelle : \n\u2013 Qu'est-ce que tu ferais, Favourite, si je cessais de \nt'aimer? \n\u2013 Moi! s'\u00e9cria Favourite. Ah! ne dis pas cela, m\u00eame \npour rire! Si tu cessais de m'aimer, je te sauterais \napr\u00e8s, je te grifferais, je te grafignerais, je te jetterais \nde l'eau, je te ferais arr\u00eater. \nBlachevelle sourit avec la fatuit\u00e9 voluptueuse d'un \nhomme chatouill\u00e9 \u00e0 l'amour-propre. Favourite reprit : \n\u2013 Oui, je crierais \u00e0 la garde! Ah! je me g\u00eanerais par \nexemple! Canaille! \nBlachevelle, extasi\u00e9, se renversa sur sa chaise et \nferma orgueilleusement les deux yeux. \nDahlia, tout en mangeant, dit bas \u00e0 Favourite dans \nle brouhaha : \n\u2013 Tu l'idol\u00e2tres donc bien, ton Blachevelle? \n\u2013 Moi, je le d\u00e9teste, r\u00e9pondit Favourite du m\u00eame \nton en ressaisissant sa fourchette. Il est avare. J'aime \nle petit d'en face de chez moi. Il est tr\u00e8s bien, ce \njeune homme-l\u00e0, le connais-tu? On voit qu'il a le \ngenre d'\u00eatre acteur. J'aime les acteurs. Sit\u00f4t qu'il \nrentre, sa m\u00e8re dit : \u2013 Ah! mon Dieu! ma tranquillit\u00e9 \nest perdue. Le voil\u00e0 qui va crier. Mais, mon ami, tu \nme casses la t\u00eate! \u2013 Parce qu'il va dans la maison, dans des greniers \u00e0 rats, dans des trous noirs, si haut \nqu'il peut monter, \u2013 et chanter, et d\u00e9clamer, est- ce \nque je sais, moi? qu'on l'entend d'en bas! Il gagne d\u00e9j\u00e0 \nvingt sous par jour chez un avou\u00e9 \u00e0 \u00e9crire de la \nchicane. Il est fils d'un ancien chantre de Saint-\nJacques- du-Haut-Pas. Ah! il est tr\u00e8s bien. Il \nm'idol\u00e2tre tant qu'un jour qu'il me voyait faire de la \np\u00e2te pour des cr\u00eapes, il m'a dit : Mamselle, faites des \nbeignets de vos gants et je les mangerai . Il n'y a que les \nartistes pour dire des choses comme \u00e7a. Ah! il est tr\u00e8s \nbien. Je suis en train d'\u00eatre insens\u00e9e de ce petit-l\u00e0. \nC'est \u00e9gal, je dis \u00e0 Blachevelle que je l'adore. Comme \nje mens! Hein? comme je mens! \nFavourite fit une pause, et continua : \n\u2013 Dahlia, vois-tu, je suis triste. Il n'a fait que \npleuvoir tout l'\u00e9t\u00e9, le vent m'agace, le vent ne \nd\u00e9col\u00e8re pas, Blachevelle est tr\u00e8s pingre, c'est \u00e0 peine \ns'il y a des petits pois au march\u00e9, on ne sait que \nmanger, j'ai le spleen, comme disent les Anglais, le \nbeurre est si cher! et puis, vois, c'est une horreur, \nnous d\u00eenons dans un endroit o\u00f9 il y a un lit, \u00e7a me \nd\u00e9go\u00fbte de la vie. \n \n \n \n \nI, 3, 7 \n \n \n \n \n \nSagesse de Tholomy\u00e8s \n \n \n \n \n \n \nCependant, tandis que quelques-uns chantaient, les \nautres causaient tumultueusement, et tous ensemble; \nce n'\u00e9tait plus que du bruit. Tholomy\u00e8s intervint : \n\u2013 Ne parlons point au hasard ni trop vite, s'\u00e9cria-t-\nil. M\u00e9ditons si nous voulons \u00eatre \u00e9blouissants. Trop \nd'improvisation vide b\u00eatement l'esprit. Bi\u00e8re qui \ncoule n'amasse point de mousse. Messieurs, pas de \nh\u00e2te. M\u00ealons la majest\u00e9 \u00e0 la ripaille; mangeons avec recueillement; festinons lentement. Ne nous pressons \npas. Voyez le printemps; s'il se d\u00e9p\u00eache, il est flamb\u00e9, \nc'est-\u00e0-dire gel\u00e9. L'exc\u00e8s de z\u00e8le perd les p\u00eachers et \nles abricotiers. L'exc\u00e8s de z\u00e8le tue la gr\u00e2ce et la joie \ndes bons d\u00eeners. Pas de z\u00e8le, messieurs! Grimod de la \nReyni\u00e8re est de l'avis de Talleyrand . \nUne sourde r\u00e9bellion gronda dans le groupe. \n\u2013 Tholomy\u00e8s, laisse-nous tranquilles, dit \nBlachevelle. \n\u2013 A bas le tyran! dit Fameuil. \n\u2013 Bombarda, Bombance et Bamboche! cria \nListolier. \n\u2013 Le dimanche existe, reprit Fameuil. \n\u2013 Nous sommes sobres, ajouta Listolier. \n\u2013 Tholomy\u00e8s, fit Blachevelle, contemple mon \ncalme. \n\u2013 Tu en es le marquis, r\u00e9pondit Tholomy\u00e8s. \nCe m\u00e9diocre jeu de mots fit l'effet d'une pierre \ndans une mare. Le marquis de Montcalm \u00e9tait un \nroyaliste alors c\u00e9l\u00e8bre. Toutes les grenouilles se \nturent. \n\u2013 Amis, s'\u00e9cria Tholomy\u00e8s de l'accent d'un homme \nqui ressaisit l'empire, remettez-vous. Il ne faut pas \nque trop de stupeur accueille ce calembour tomb\u00e9 du \nciel. Tout ce qui tombe de la sorte n'est pas n\u00e9cessairement digne d'enthousiasme et de respec t. \nLe calembour est la fiente de l'esprit qui vole. Le lazzi \ntombe n'importe o\u00f9; et l'esprit, apr\u00e8s la ponte d'une \nb\u00eatise, s'enfonce dans l'azur. Une tache blanch\u00e2tre \nqui s'aplatit sur le rocher n'emp\u00eache pas le condor de \nplaner. Loin de moi l'insulte au calembour! Je \nl'honore dans la proportion de ses m\u00e9rites; rien de \nplus. Tout ce qu'il y a de plus auguste, de plus \nsublime et de plus charmant dans l'humanit\u00e9, et peut-\n\u00eatre hors de l'humanit\u00e9, a fait des jeux de mots. J\u00e9sus-\nChrist a fait un calembour sur saint Pierre, Mo\u00efse sur \nIsaac, Eschyle sur Polynice, Cl\u00e9op\u00e2tre sur Octave. Et \nnotez que ce calembour de Cl\u00e9op\u00e2tre a pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 la \nbataille d'Actium, et que, sans lui, personne ne se \nsouviendrait de la ville de Toryne, nom grec qui \nsignifie cuiller \u00e0 pot. Cela conc\u00e9d\u00e9, je reviens \u00e0 mon \nexhortation. Mes fr\u00e8res, je le r\u00e9p\u00e8te, pas de z\u00e8le, pas \nde tohu-bohu, pas d'exc\u00e8s, m\u00eame en pointes, gayet\u00e9s, \nliesses et jeux de mots. Ecoutez-moi, j'ai la prudence \nd'Amphiara\u00fcs et la calvitie de C\u00e9sar. Il faut une limite \nm\u00eame aux r\u00e9bus. Est modus in rebus . Il faut une limite, \nm\u00eame aux d\u00eeners. Vous aimez les chaussons aux \npommes, mesdames, n'en abusez pas. Il faut, m\u00eame \nen chaussons, du bon sens et de l'art. La gloutonnerie \nch\u00e2tie le glouton. Gula punit Gulax. L'indigestion est charg\u00e9e par le bon Dieu de faire de la morale aux \nestomacs. Et, retenez ceci : chacune de nos passions, \nm\u00eame l'amour, a un estomac qu'il ne faut pas trop \nremplir. En toute chose il faut \u00e9crire \u00e0 temps le mot \nfinis, il faut se contenir, quand cela devient urgent , \ntirer le verrou sur son app\u00e9tit, mettre au violon sa \nfantaisie et se mener soi-m\u00eame au poste. Le sage est \ncelui qui sait \u00e0 un moment donn\u00e9 op\u00e9rer sa propre \narrestation. Ayez quelque confiance en moi. Parce \nque j'ai fait un peu mon droit, \u00e0 ce que disent mes \nexamens, parce que je sais la diff\u00e9rence qu'il y a entre \nla question mue et la question pendante, parce que \nj'ai soutenu une th\u00e8se en latin sur la mani\u00e8re dont on \ndonnait la torture \u00e0 Rome au temps o\u00f9 Munatius \nDemens \u00e9tait questeur du Parricide, parce que je vais \n\u00eatre docteur, \u00e0 ce qu'il para\u00eet, il ne s'ensuit pas de \ntoute n\u00e9cessit\u00e9 que je sois un imb\u00e9cile. Je vous \nrecommande la mod\u00e9ration dans vos d\u00e9sirs. Vrai \ncomme je m'appelle F\u00e9lix Tholomy\u00e8s, je parle bien. \nHeureux celui qui, lorsque l'heure a sonn\u00e9, prend un \nparti h\u00e9ro\u00efque, et abdique comme Sylla, ou Orig\u00e8ne! \nFavourite \u00e9coutait avec une attention profonde. \n\u2013 F\u00e9lix! dit-elle, quel joli mot! j'aime ce nom-l\u00e0. \nC'est en latin. \u00c7a veut dire Prosper. \nTholomy\u00e8s poursuivit : \u2013 Quirites, gentlemen, caballeros, mes amis! \nvoulez-vous ne sentir aucun aiguillon et vous passer \nde lit nuptial et braver l'amour? Rien de plus simple. \nVoici la recette : la limonade, l'exercice outr\u00e9, le \ntravail forc\u00e9, \u00e9reintez-vous, tra\u00eenez des blocs, ne \ndormez pas, veillez; gorgez-vous de boissons \nnitreuses et de tisanes de nymph\u00e6as, savourez des \n\u00e9mulsions de pavots et d'agnus-castus, assaisonnez-\nmoi cela d'une di\u00e8te s\u00e9v\u00e8re, crevez de faim, et \njoignez-y les bains froids, les ceintures d'herbes, \nl'application d'une plaque de plomb, les lotions avec \nla liqueur de Saturne et les fomentations avec \nl'oxycrat. \n\u2013 J'aime mieux une femme, dit Listolier. \n\u2013 La femme! reprit Tholomy\u00e8s, m\u00e9fiez-vous-en. \nMalheur \u00e0 celui qui se livre au c\u0153ur changeant de la \nfemme! La femme est perfide et tortueuse. Elle \nd\u00e9teste le serpent par jalousie de m\u00e9tier. Le serpent, \nc'est la boutique en face. \n\u2013 Tholomy\u00e8s, cria Blachevelle, tu es ivre! \n\u2013 Pardieu! dit Tholomy\u00e8s. \n\u2013 Alors sois gai, reprit Blachevelle. \n\u2013 J'y consens, r\u00e9pondit Tholomy\u00e8s. \nEt, remplissant son verre, il se leva : \u2013 Gloire au vin! Nunc te, Bacche, canam! Pardon, \nmesdemoiselles, c'est de l'espagnol. Et la preuve, \nse\u00f1oras, la voici : tel peuple, telle futaille. L'arrobe de \nCastille contient seize litres, le cantaro d'Alicante \ndouze, l'almude des Canaries vingt-cinq, le cuartin \ndes Bal\u00e9ares vingt-six, la botte du czar Pierre trente. \nVive ce czar qui \u00e9tait grand, et vive sa botte qui \u00e9tait \nplus grande encore! Mesdames, un conseil d'ami : \ntrompez-vous de voisin, si bon vous semble. Le \npropre de l'amour, c'est d'errer. L'amourette n'est pas \nfaite pour s'accroupir et s'abrutir comme une \nservante anglaise qui a le calus du scrobage aux \ngenoux. Elle n'est pas faite pour cela, elle erre \nga\u00eement, la douce amourette! On a dit : l'erreur est \nhumaine; moi je dis : l'erreur est amoureuse. \nMesdames, je vous idol\u00e2tre toutes. O Z\u00e9phine, \u00f4 \nJos\u00e9phine, figure plus que chiffonn\u00e9e, vous seriez \ncharmante, si vous n'\u00e9tiez de travers. Vous avez l'air \nd'un joli visage sur lequel, par m\u00e9garde, on s'est assis. \nQuant \u00e0 Favourite, \u00f4 nymphes et muses! un jour que \nBlachevelle passait le ruisseau de la rue Gu\u00e9rin-\nBoisseau, il vit une belle fille aux bas blancs et bien \ntir\u00e9s qui montrait ses jambes. Ce prologue lui plut, et \nBlachevelle aima. Celle qu'il aima \u00e9tait Favourite. O \nFavourite, tu as des l\u00e8vres ioniennes. Il y avait un peintre grec, appel\u00e9 Euphorion, qu'on avait \nsurnomm\u00e9 le peintre des l\u00e8vres. Ce Grec seul e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \ndigne de peindre ta bouche. Ecoute! avant toi, il n'y \navait pas de cr\u00e9ature digne de ce nom. Tu es faite \npour recevoir la pomme comme V\u00e9nus ou pour la \nmanger comme Eve. La beaut\u00e9 commence \u00e0 toi. Je \nviens de parler d'Eve, c'est toi qui l'as cr\u00e9\u00e9e. Tu \nm\u00e9rites le brevet d'invention de la jolie femme. O \nFavourite, je cesse de vous tutoyer, parce que je passe \nde la po\u00e9sie \u00e0 la prose. Vous parliez de mon nom \ntout \u00e0 l'heure. Cela m'a attendri; mais, qui que nous \nsoyons, m\u00e9fions-nous des noms. Ils peuvent se \ntromper. Je me nomme F\u00e9lix et ne suis pas heureux. \nLes mots sont des menteurs. N'acceptons pas \naveugl\u00e9ment les indications qu'ils nous donnent. Ce \nserait une erreur d'\u00e9crire \u00e0 Li\u00e8ge pour avoir des \nbouchons et \u00e0 Pau pour avoir des gants. Miss Dahlia, \n\u00e0 votre place, je m'appellerais Rosa. Il faut que la \nfleur sente bon et que la femme ait de l'esprit. Je ne \ndis rien de Fantine, c'est une songeuse, une r\u00eaveuse, \nune pensive, une sensitive; c'est un fant\u00f4me ayant la \nforme d'une nymphe et la pudeur d'une nonne, qui se \nfourvoie dans la vie de grisette, mais qui se r\u00e9fugie \ndans les illusions, et qui chante, et qui prie, et qui \nregarde l'azur sans trop savoir ce qu'elle voit ni ce qu'elle fait, et qui, les yeux au ciel, erre dans un jardin \no\u00f9 il y a plus d'oiseaux qu'il n'en existe! O Fantine, \nsache ceci : moi Tholomy\u00e8s, je suis une illusion; mais \nelle ne m'entend m\u00eame pas, la blonde fille des \nchim\u00e8res! Du reste, tout en elle est fra\u00eecheur, suavit\u00e9, \njeunesse, douce clart\u00e9 matinale. O Fantine, fille digne \nde vous appeler marguerite ou perle, vous \u00eates une \nfemme du plus bel orient. Mesdames, un deuxi\u00e8me \nconseil : ne vous mariez point; le mariage est une \ngreffe; cela prend bien ou mal; fuyez ce risque. Mais, \nbah! qu'est-ce que je chante l\u00e0? Je perds mes paroles. \nLes filles sont incurables sur l'\u00e9pousaille; et tout ce \nque nous pouvons dire, nous autres sages, \nn'emp\u00eachera point les gileti\u00e8res et les piqueuses de \nbottines de r\u00eaver des maris enrichis de diamants. \nEnfin, soit; mais, belles, retenez ceci : vous mangez \ntrop de sucre. Vous n'avez qu'un tort, \u00f4 femmes, c'est \nde grignoter du sucre. O sexe rongeur, tes jolies \npetites dents blanches adorent le sucre. Or, \u00e9coutez \nbien: le sucre est un sel. Tout sel est dess\u00e9chant. Le \nsucre est le plus dess\u00e9chant de tous les sels. Il pompe \n\u00e0 travers les veines les liquides du sang; de l\u00e0 la \ncoagulation, puis la solidification du sang; de l\u00e0 les \ntubercules dans le poumon; de l\u00e0 la mort. Et c'est \npourquoi le diab\u00e8te confine \u00e0 la phtisie. Donc ne croquez pas de sucre et vous vivrez! Je me tourne \nvers les hommes. Messieurs, faites des conqu\u00eates. \nPillez-vous les uns aux autres sans remords vos bien-\naim\u00e9es. Chassez-croisez. En amour, il n'y a pas \nd'amis. Partout o\u00f9 il y a une jolie femme l'hostilit\u00e9 est \nouverte. Pas de quartier, guerre \u00e0 outrance! Une jolie \nfemme est un casus belli ; une jolie femme est un \nflagrant d\u00e9lit. Toutes les invasions de l'histoire son t \nd\u00e9termin\u00e9es par des cotillons. La femme est le droit \nde l'homme. Romulus a enlev\u00e9 les Sabines, \nGuillaume a enlev\u00e9 les Saxonnes, C\u00e9sar a enlev\u00e9 les \nRomaines. L'homme qui n'est pas aim\u00e9 plane comme \nun vautour sur les amantes d'autrui; et quant \u00e0 moi, \u00e0 \ntous ces infortun\u00e9s qui sont veufs, je jette la \nproclamation sublime de Bonaparte \u00e0 l'arm\u00e9e \nd'Italie : \u00ab Soldats, vous manquez de tout. L'ennemi \nen a. \u00bb \nTholomy\u00e8s s'interrompit. \n\u2013 Souffle, Tholomy\u00e8s, dit Blachevelle. \nEn m\u00eame temps, Blachevelle, appuy\u00e9 de Listolier \net de Fameuil, entonna sur un air de complainte une \nde ces chansons d'atelier compos\u00e9es des premiers \nmots venus, rim\u00e9es richement et pas du tout, vides de \nsens comme le geste de l'arbre et le bruit du vent, qui \nnaissent de la vapeur des pipes et se dissipent et s'envolent avec elle. Voici par quel couplet le groupe \ndonna la r\u00e9plique \u00e0 la harangue de Tholomy\u00e8s : \n \nLes p\u00e8res dindons donn\u00e8rent \nDe l'argent \u00e0 un agent \nPour que mons Clermont-Tonnerre \nF\u00fbt fait pape \u00e0 la Saint-Jean; \nMais Clermont ne put pas \u00eatre \nFait pape, n'\u00e9tant pas pr\u00eatre; \nAlors leur agent rageant \nLeur rapporta leur argent. \n \nCeci n'\u00e9tait pas fait pour calmer l'improvisation de \nTholomy\u00e8s; il vida son verre, le remplit, et \nrecommen\u00e7a. \n\u2013 A bas la sagesse! oubliez tout ce que j'ai dit. Ne \nsoyons ni prudes, ni prudents, ni prud'hommes. Je \nporte un toast \u00e0 l'all\u00e9gresse; soyons all\u00e8gres! \nCompl\u00e9tons notre cours de droit par la folie et la \nnourriture. Indigestion et Digeste. Que Justinien soit \nle m\u00e2le et que Ripaille soit la femelle! Joie dans les \nprofondeurs! Vis, \u00f4 cr\u00e9ation! Le monde est un gros \ndiamant. Je suis heureux. Les oiseaux sont \u00e9tonnants. \nQuelle f\u00eate partout! Le rossignol est un Elleviou \ngratis. Et\u00e9, je te salue. O Luxembourg! \u00f4 G\u00e9orgiques \nde la rue Madame et de l'All\u00e9e de l'Observatoire! \u00f4 \npioupious r\u00eaveurs! \u00f4 toutes ces bonnes charmantes qui, tout en gardant des enfants, s'amusent \u00e0 en \n\u00e9baucher! Les pampas de l'Am\u00e9rique me plairaient, si \nje n'avais les arcades de l'Od\u00e9on. Mon \u00e2me s'envole \ndans les for\u00eats vierges et dans les savanes. Tout est \nbeau. Les mouches bourdonnent dans les rayons. Le \nsoleil a \u00e9ternu\u00e9 le colibri. Embrasse-moi, Fantine! \nIl se trompa, et embrassa Favourite. \n \n \n \n \nI, 3, 8 \n \n \n \n \n \nMort d'un cheval \n \n \n \n \n \n \n\u2013 On d\u00eene mieux chez Edon que chez Bombarda, \ns'\u00e9cria Z\u00e9phine. \n\u2013 Je pr\u00e9f\u00e8re Bombarda \u00e0 Edon, d\u00e9clara \nBlachevelle. Il a plus de luxe. C'est plus asiatique. \nVoyez la salle d'en bas. Il y a des glaces sur les murs. \n\u2013 J'en aime mieux dans mon assiette, dit Favourite. \nBlachevelle insista : \u2013 Regardez les couteaux. Les manches sont en \nargent chez Bombarda, et en os chez Edon. Or, \nl'argent est plus pr\u00e9cieux que l'os. \n\u2013 Except\u00e9 pour ceux qui ont un menton d'argent, \nobserva Tholomy\u00e8s. \nIl regardait en cet instant-l\u00e0 le d\u00f4me des Invalides, \nvisible des fen\u00eatres de Bombarda. \nIl y eut une pause. \n\u2013 Tholomy\u00e8s, cria Fameuil, tout \u00e0 l'heure, Listolier \net moi, nous avions une discussion. \n\u2013 Une discussion est bonne, r\u00e9pondit Tholomy\u00e8s, \nune querelle vaut mieux. \n\u2013 Nous disputions philosophie. \n\u2013 Soit. \n\u2013 Lequel pr\u00e9f\u00e8res-tu de Descartes ou de Spinosa? \n\u2013 D\u00e9saugiers, dit Tholomy\u00e8s. \nCet arr\u00eat rendu, il but, et reprit : \n\u2013 Je consens \u00e0 vivre. Tout n'est pas fini sur la \nterre, puisqu'on peut encore d\u00e9raisonner. J'en rends \ngr\u00e2ces aux dieux immortels. On ment, mais on rit. \nOn affirme, mais on doute. L'inattendu jaillit du \nsyllogisme. C'est beau. Il est encore ici-bas des \nhumains qui savent joyeusement ouvrir et fermer la \nbo\u00eete \u00e0 surprises du paradoxe. Ceci, mesdames, que \nvous buvez d'un air tranquille, est du vin de Mad\u00e8re, sachez-le, du cru de Coural das Freiras qui est \u00e0 trois \ncent dix-sept toises au-dessus du niveau de la mer! \nAttention en buvant! trois cent dix-sept toises! et \nmonsieur Bombarda, le magnifique restaurateur, vous \ndonne ces trois cent dix-sept toises pour quatre \nfrancs cinquante centimes! \nFameuil interrompit de nouveau : \n\u2013 Tholomy\u00e8s, tes opinions font loi. Quel est ton \nauteur favori? \n\u2013 Ber\u2026 \n\u2013 Quin? \n\u2013 Non. Choux. \nEt Tholomy\u00e8s poursuivit : \n\u2013 Honneur \u00e0 Bombarda! il \u00e9galerait Munophis \nd'El\u00e9phanta s'il pouvait me cueillir une alm\u00e9e, et \nThyg\u00e9lion de Ch\u00e9ron\u00e9e s'il pouvait m'apporter une \nh\u00e9ta\u00efre! car, \u00f4 mesdames, il y avait des Bombarda en \nGr\u00e8ce et en Egypte. C'est Apul\u00e9e qui nous l'apprend. \nH\u00e9las! toujours les m\u00eames choses et rien de nouveau. \nPlus rien d'in\u00e9dit dans la cr\u00e9ation du cr\u00e9ateur! Nil sub \nsole novum , dit Salomon; amor omnibus idem , dit Virgile; \net Carabine monte avec Carabin dans la galiote de \nSaint-Cloud, comme Aspasie s'embarquait avec \nP\u00e9ricl\u00e8s sur la flotte de Samos. Un dernier mot. \nSavez-vous ce que c'\u00e9tait qu'Aspasie, mesdames? Quoiqu'elle v\u00e9c\u00fbt dans un temps o\u00f9 les femmes \nn'avaient pas encore d'\u00e2me, c'\u00e9tait une \u00e2me; une \u00e2me \nd'une nuance rose et pourpre, plus embras\u00e9e que le \nfeu, plus fra\u00eeche que l'aurore. Aspasie \u00e9tait une \ncr\u00e9ature en qui se touchaient les deux extr\u00eames de la \nfemme; c'\u00e9tait la prostitu\u00e9e d\u00e9esse. Socrate, plus \nManon Lescaut. Aspasie fut cr\u00e9\u00e9e pour le cas o\u00f9 il \nfaudrait une catin \u00e0 Prom\u00e9th\u00e9e. \nTholomy\u00e8s, lanc\u00e9, se serait difficilement arr\u00eat\u00e9, si \nun cheval ne se f\u00fbt abattu sur le quai en cet instant-l\u00e0 \nm\u00eame. Du choc, la charrette et l'orateur rest\u00e8rent \ncourt. C'\u00e9tait une jument beauceronne, vieille et \nmaigre et digne de l'\u00e9quarrisseur, qui tra\u00eenait une \ncharrette fort lourde. Parvenue devant Bombarda, la \nb\u00eate, \u00e9puis\u00e9e et accabl\u00e9e, avait refus\u00e9 d'aller plus loin. \nCet incident avait fait de la foule. A peine le \ncharretier, jurant et indign\u00e9, avait-il eu le temps de \nprononcer avec l'\u00e9nergie convenable le mot \nsacramentel : m\u00e2tin ! appuy\u00e9 d'un implacable coup de \nfouet, que la haridelle \u00e9tait tomb\u00e9e pour ne plus se \nrelever. Au brouhaha des passants, les gais auditeurs \nde Tholomy\u00e8s tourn\u00e8rent la t\u00eate, et Tholomy\u00e8s en \nprofita pour clore son allocution par cette strophe \nm\u00e9lancolique : \n Elle \u00e9tait de ce monde o\u00f9 coucous et carrosses \nOnt le m\u00eame destin, \nEt, rosse, elle a v\u00e9cu ce que vivent les rosses, \nL'espace d'un : m\u00e2tin! \n \n\u2013 Pauvre cheval, soupira Fantine. \nEt Dahlia s'\u00e9cria : \n\u2013 Voil\u00e0 Fantine qui va se mettre \u00e0 plaindre les \nchevaux! Peut-on \u00eatre fichue b\u00eate comme \u00e7a! \nEn ce moment, Favourite, croisant les bras et \nrenversant sa t\u00eate en arri\u00e8re, regarda r\u00e9sol\u00fbment \nTholomy\u00e8s et dit : \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0! et la surprise? \n\u2013 Justement. L'instant est arriv\u00e9, r\u00e9pondit \nTholomy\u00e8s. Messieurs, l'heure de surprendre ces \ndames a sonn\u00e9. Mesdames, attendez-nous un \nmoment. \n\u2013 Cela commence par un baiser, dit Blachevelle. \n\u2013 Sur le front, ajouta Tholomy\u00e8s. \nChacun d\u00e9posa gravement un baiser sur le front \nde sa ma\u00eetresse; puis ils se dirig\u00e8rent vers la porte \ntous les quatre \u00e0 la file, en mettant leur doigt sur la \nbouche. \nFavourite battit des mains \u00e0 leur sortie. \n\u2013 C'est d\u00e9j\u00e0 amusant, dit-elle. \u2013 Ne soyez pas trop longtemps, murmura Fantine \nNous vous attendons. \n \n \n \n \nI, 3, 9 \n \n \n \n \n \nFin joyeuse de la joie \n \n \n \n \n \n \nLes jeunes filles, rest\u00e9es seules, s'accoud\u00e8rent deux \n\u00e0 deux sur l'appui des fen\u00eatres, jasant, penchant leur \nt\u00eate et se parlant d'une crois\u00e9e \u00e0 l'autre. \nElles virent les jeunes gens sortir du cabaret \nBombarda bras dessus bras dessous; ils se \nretourn\u00e8rent, leur firent des signes en riant, et \ndisparurent dans cette poudreuse cohue du dimanche \nqui envahit hebdomadairement les Champs-Elys\u00e9es. \u2013 Ne soyez pas longtemps! cria Fantine. \n\u2013 Que vont-ils nous rapporter? dit Z\u00e9phine. \n\u2013 Pour s\u00fbr ce sera joli, dit Dahlia. \n\u2013 Moi, reprit Favourite, je veux que ce soit en or. \nElles furent bient\u00f4t distraites par le mouvement \ndu bord de l'eau qu'elles distinguaient dans les \nbranches des grands arbres et qui les divertissait fort. \nC'\u00e9tait l'heure du d\u00e9part des malles-postes et des \ndiligences. Presque toutes les messageries du midi et \nde l'ouest passaient alors par les Champs-Elys\u00e9es. La \nplupart suivaient le quai et sortaient par la barri\u00e8re de \nPassy. De minute en minute, quelque grosse voiture \npeinte en jaune et en noir, pesamment charg\u00e9e, \nbruyamment attel\u00e9e, difforme \u00e0 force de malles, d e \nb\u00e2ches et de valises, pleine de t\u00eates tout de suite \ndisparues, broyant la chauss\u00e9e, changeant tous les \npav\u00e9s en briquets, se ruait \u00e0 travers la foule avec \ntoutes les \u00e9tincelles d'une forge, de la poussi\u00e8re pour \nfum\u00e9e, et un air de furie. Ce vacarme r\u00e9jouissait les \njeunes filles. Favourite s'exclamait : \n\u2013 Quel tapage! on dirait des tas de cha\u00eenes qui \ns'envolent. \nIl arriva une fois qu'une de ces voitures qu'on \ndistinguait difficilement dans l'\u00e9paisseur des ormes, s'arr\u00eata un moment, puis repartit au galop. Cela \n\u00e9tonna Fantine. \n\u2013 C'est particulier! dit-elle. Je croyais que la \ndiligence ne s'arr\u00eatait jamais. \nFavourite haussa les \u00e9paules. \n\u2013 Cette Fantine est surprenante. Je viens la voir \npar curiosit\u00e9. Elle s'\u00e9blouit des choses les plus \nsimples. Une supposition : je suis un voyageur, je dis \n\u00e0 la diligence : je vais en avant, vous me prendrez sur \nle quai en passant. La diligence passe, me voit, \ns'arr\u00eate, et me prend. Cela se fait tous les jours. Tu ne \nconnais pas la vie, ma ch\u00e8re. \nUn certain temps s'\u00e9coula ainsi. Tout \u00e0 coup \nFavourite eut le mouvement de quelqu'un qui se \nr\u00e9veille. \n\u2013 Eh bien, fit-elle, et la surprise? \n\u2013 A propos, oui, reprit Dahlia, la fameuse surprise? \n\u2013 Ils sont bien longtemps! dit Fantine. \nComme Fantine achevait ce soupir, le gar\u00e7on qu i \navait servi le d\u00eener, entra. Il tenait \u00e0 la main quelque \nchose qui ressemblait \u00e0 une lettre. \n\u2013 Qu'est-ce que cela? demanda Favourite. \nLe gar\u00e7on r\u00e9pondit : \n\u2013 C'est un papier que ces messieurs ont laiss\u00e9 pour \nces dames. \u2013 Pourquoi ne l'avoir pas apport\u00e9 tout de suite? \n\u2013 Parce que ces messieurs, reprit le gar\u00e7on, ont \ncommand\u00e9 de ne le remettre \u00e0 ces dames qu'au bout \nd'une heure. \nFavourite arracha le papier des mains du gar\u00e7on. \nC'\u00e9tait une lettre en effet. \n\u2013 Tiens! dit-elle. Il n'y a pas d'adresse. Mais voici \nce qui est \u00e9crit dessus : \n \nCECI EST LA SURPRISE . \n \nElle d\u00e9cacheta vivement la lettre, l'ouvrit et lut \n(elle savait lire) : \n \n\u00abO nos amantes! \n \n\u00abSachez que nous avons des parents. Des parents, \nvous ne connaissez pas beaucoup \u00e7a. \u00c7a s'appelle des \np\u00e8res et m\u00e8res dans le code civil, pu\u00e9ril et honn\u00eate. \nOr, ces parents g\u00e9missent, ces vieillards nous \nr\u00e9clament, ces bons hommes et ces bonnes femmes \nnous appellent enfants prodigues, ils souhaitent nos \nretours, et nous offrent de tuer des veaux. Nous leur \nob\u00e9issons, \u00e9tant vertueux. A l'heure o\u00f9 vous lirez \nceci, cinq chevaux fougueux nous rapporteront \u00e0 nos \npapas et \u00e0 nos mamans. Nous fichons le camp, \ncomme dit Bossuet. Nous partons, nous sommes partis. Nous fuyons dans les bras de Lafitte et sur les \nailes de Caillard. La diligence de Toulouse nous \narrache \u00e0 l'ab\u00eeme, et l'ab\u00eeme c'est vous, \u00f4 nos belles \npetites! Nous rentrons dans la soci\u00e9t\u00e9, dans le devoir \net dans l'ordre, au grand trot, \u00e0 raison de trois lieues \u00e0 \nl'heure. Il importe \u00e0 la patrie que nous soyons, \ncomme tout le monde, pr\u00e9fets, p\u00e8res de famille, \ngardes champ\u00eatres et conseillers d'\u00e9tat. V\u00e9n\u00e9rez-\nnous. Nous nous sacrifions. Pleurez-nous rapidement \net remplacez-nous vite. Si cette lettre vous d\u00e9chire, \nrendez- le-lui. Adieu. \n\u00abPendant pr\u00e8s de deux ans, nous vous avons \nrendues heureuses. Ne nous en gardez pas rancune. \n \n \u00abSign\u00e9 : B LACHEVELLE . \n \u00abFAMEUIL . \n \u00abLISTOLIER . \n \u00abFELIX THOLOMY\u00c8S . \n \n\u00abPOST -SCRIPTUM . Le d\u00eener est pay\u00e9.\u00bb \n \nLes quatre jeunes filles se regard\u00e8rent. \nFavourite rompit la premi\u00e8re le silence. \n\u2013 Eh bien! s'\u00e9cria-t-elle, c'est tout de m\u00eame une \nbonne farce. \n\u2013 C'est tr\u00e8s dr\u00f4le, dit Z\u00e9phine. \u2013 Ce doit \u00eatre Blachevelle qui a eu cette id\u00e9e-l\u00e0, \nreprit Favourite. \u00c7a me rend amoureuse de lui. Sit\u00f4t \nparti, sit\u00f4t aim\u00e9. Voil\u00e0 l'histoire. \n\u2013 Non, dit Dahlia, c'est une id\u00e9e \u00e0 Tholomy\u00e8s. \u00c7a \nse reconna\u00eet. \n\u2013 En ce cas, reprit Favourite, mort \u00e0 Blachevelle et \nvive Tholomy\u00e8s! \n\u2013 Vive Tholomy\u00e8s! cri\u00e8rent Dahlia et Z\u00e9phine. \nEt elles \u00e9clat\u00e8rent de rire. \nFantine rit comme les autres. \nUne heure apr\u00e8s, quand elle fut rentr\u00e9e dans sa \nchambre, elle pleura. C'\u00e9tait, nous l'avons dit, son \npremier amour; elle s'\u00e9tait donn\u00e9e \u00e0 ce Tholomy\u00e8s \ncomme \u00e0 un mari, et la pauvre fille avait un enfant. \n \n \n \n \nLIVRE QUATRI\u00c8ME \n \n \nCONFIER, C'EST \nQUELQUEFOIS LIVRER \n \n \n \n \nI, 4, 1 \n \n \n \n \n \nUne m\u00e8re qui en rencontre une \nautre \n \n \n \n \n \nIl y avait, dans le premier quart de ce si\u00e8cle, \u00e0 \nMontfermeil, pr\u00e8s Paris, une fa\u00e7on de gargote qui \nn'existe plus aujourd'hui. Cette gargote \u00e9tait tenue par \ndes gens appel\u00e9s Th\u00e9nardier, mari et femme. Elle \n\u00e9tait situ\u00e9e dans la ruelle du Boulanger. On voyait au-\ndessus de la porte une planche clou\u00e9e \u00e0 plat sur le \nmur. Sur cette planche \u00e9tait peint quelque chose qui \nressemblait \u00e0 un homme portant sur son dos un autre homme, lequel avait de grosses \u00e9paulettes de g\u00e9n\u00e9ral \ndor\u00e9es avec de larges \u00e9toiles argent\u00e9es; des taches \nrouges figuraient du sang; le reste du tableau \u00e9tait de \nla fum\u00e9e et repr\u00e9sentait probablement une bataille. \nAu bas on lisait cette inscription : A U SERGENT DE \nWATERLOO . \nRien n'est plus ordinaire qu'un tombereau ou une \ncharrette \u00e0 la porte d'une auberge. Cependant le \nv\u00e9hicule ou, pour mieux dire, le fragment de v\u00e9hicule \nqui encombrait la rue devant la gargote du Sergent de \nWaterloo, un soir du printemps de 1818, e\u00fbt \ncertainement attir\u00e9 par sa masse l'attention d'un \npeintre qui e\u00fbt pass\u00e9 l\u00e0. \nC'\u00e9tait l'avant-train d'un de ces fardiers, usit\u00e9s dans \nles pays de for\u00eats, et qui servent \u00e0 charrier des \nmadriers et des troncs d'arbres. Cet avant-train se \ncomposait d'un massif essieu de fer \u00e0 pivot o\u00f9 \ns'embo\u00eetait un lourd timon, et que supportaient deux \nroues d\u00e9mesur\u00e9es. Tout cet ensemble \u00e9tait trapu, \n\u00e9crasant et difforme. On e\u00fbt dit l'aff\u00fbt d'un canon \ng\u00e9ant. Les orni\u00e8res avaient donn\u00e9 aux roues, aux \njantes, aux moyeux, \u00e0 l'essieu et au timon, une couche \nde vase, hideux badigeonnage jaun\u00e2tre assez \nsemblable \u00e0 celui dont on orne volontiers les \ncath\u00e9drales. Le bois disparaissait sous la boue et le fer sous la rouille. Sous l'essieu pendait en draperie une \ngrosse cha\u00eene digne de Goliath for\u00e7at. Cette cha\u00eene \nfaisait songer, non aux poutres qu'elle avait fonction \nde transporter, mais aux mastodontes et aux \nmammons qu'elle e\u00fbt pu atteler; elle avait un air de \nbagne, mais de bagne cyclop\u00e9en et surhumain, et elle \nsemblait d\u00e9tach\u00e9e de quelque monstre. Hom\u00e8re y e\u00fbt \nli\u00e9 Polyph\u00e8me et Shakespeare Caliban. \nPourquoi cet avant-train de fardier \u00e9tait-il \u00e0 cette \nplace dans la rue? D'abord, pour encombrer la rue; \nensuite pour achever de se rouiller. Il y a dans le vieil \nordre social une foule d'institutions qu'on trouve de \nla sorte sur son passage en plein air et qui n'ont pas \npour \u00eatre l\u00e0 d'autres raisons. \nLe centre de la cha\u00eene pendait sous l'essieu assez \npr\u00e8s de terre, et sur la courbure, comme sur la corde \nd'une balan\u00e7oire, \u00e9taient assises et group\u00e9es, ce soir-\nl\u00e0, dans un entrelacement exquis, deux petites filles, \nl'une d'environ deux ans et demi, l'autre de dix-huit \nmois, la plus petite dans les bras de la plus grande. \nUn mouchoir savamment nou\u00e9 les emp\u00eachait de \ntomber. Une m\u00e8re avait vu cette effroyable cha\u00eene, et \navait dit : Tiens! voil\u00e0 un joujou pour mes enfants. \nLes deux enfants, du reste gracieusement attif\u00e9es, \net avec quelque recherche, rayonnaient; on e\u00fbt dit deux roses dans de la ferraille; leurs yeux \u00e9taient un \ntriomphe; leurs fra\u00eeches joues riaient. L'une \u00e9tait \nch\u00e2taine, l'autre \u00e9tait brune. Leurs na\u00effs visages \n\u00e9taient deux \u00e9tonnements ravis; un buisson fleuri qui \n\u00e9tait pr\u00e8s de l\u00e0 envoyait aux passants des parfums qui \nsemblaient venir d'elles; celle de dix-huit mois \nmontrait son gentil ventre nu avec cette chaste \nind\u00e9cence de la petitesse. Au-dessus et autour de ces \ndeux t\u00eates d\u00e9licates, p\u00e9tries dans le bonheur et \ntremp\u00e9es dans la lumi\u00e8re, le gigantesque avant-train, \nnoir de rouille, presque terrible, tout enchev\u00eatr\u00e9 de \ncourbes et d'angles farouches, s'arrondissait comme \nun porche de caverne. A quelques pas, accroupie sur \nle seuil de l'auberge, la m\u00e8re, femme d'un aspect peu \navenant du reste, mais touchante en ce moment-l\u00e0, \nbalan\u00e7ait les deux enfants au moyen d'une longue \nficelle, les couvant des yeux de peur d'accident avec \ncette expression animale et c\u00e9leste propre \u00e0 la \nmaternit\u00e9; \u00e0 chaque va- et-vient, les hideux anneaux \njetaient un bruit strident qui ressemblait \u00e0 un cri de \ncol\u00e8re; les petites filles s'extasiaient, le soleil couchant \nse m\u00ealait \u00e0 cette joie, et rien n'\u00e9tait charmant comme \nce caprice du hasard qui avait fait d'une cha\u00eene de \ntitans une escarpolette de ch\u00e9rubins. Tout en ber\u00e7ant ses deux petites, la m\u00e8re \nchantonnait d'une voix fausse une romance alors \nc\u00e9l\u00e8bre : \n \nIl le faut, disait un guerrier. \n \nSa chanson et la contemplation de ses filles \nl'emp\u00eachaient d'entendre et de voir ce qui se passait \ndans la rue. \nCependant quelqu'un s'\u00e9tait approch\u00e9 d'elle, \ncomme elle commen\u00e7ait le premier couplet de la \nromance, et tout \u00e0 coup elle entendit une voix qui \ndisait tr\u00e8s pr\u00e8s de son oreille : \n\u2013 Vous avez l\u00e0 deux jolis enfants, madame. \n \n\u2013 A la belle et tendre Imogine, \n \nr\u00e9pondit la m\u00e8re, continuant sa romance, puis elle \ntourna la t\u00eate. \nUne femme \u00e9tait devant elle, \u00e0 quelques pas. Cette \nfemme, elle aussi, avait un enfant qu'elle portait dans \nses bras. \nElle portait en outre un assez gros sac de nuit qui \nsemblait fort lourd. \nL'enfant de cette femme \u00e9tait un des plus divins \n\u00eatres qu'on p\u00fbt voir. C'\u00e9tait une fille de deux \u00e0 trois \nans. Elle e\u00fbt pu jouter avec les deux autres petites pour la coquetterie de l'ajustement; elle avait un \nbavolet de linge fin, des rubans \u00e0 sa brassi\u00e8re et de la \nvalenciennes \u00e0 son bonnet. Le pli de sa jupe relev\u00e9e \nlaissait voir sa cuisse blanche, potel\u00e9e et ferme. Elle \n\u00e9tait admirablement rose et bien portante. La belle \npetite donnait envie de mordre dans les pommes de \nses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon \nqu'ils devaient \u00eatre tr\u00e8s grands et qu'ils avaient des \ncils magnifiques. Elle dormait. \nElle dormait de ce sommeil d'absolue confiance \npropre \u00e0 son \u00e2ge. Les bras des m\u00e8res sont faits de \ntendresse; les enfants y dorment profond\u00e9ment. \nQuant \u00e0 la m\u00e8re, l'aspect en \u00e9tait pauvre et triste. \nElle avait la mise d'une ouvri\u00e8re qui tend \u00e0 redevenir \npaysanne. Elle \u00e9tait jeune. Etait-elle belle? peut-\u00eatre; \nmais avec cette mise il n'y paraissait pas. Ses cheveux, \nd'o\u00f9 s'\u00e9chappait une m\u00e8che blonde, semblaient fort \n\u00e9pais, mais disparaissaient s\u00e9v\u00e8rement sous une coiffe \nde b\u00e9guine, laide, serr\u00e9e, \u00e9troite, et nou\u00e9e au menton. \nLe rire montre les belles dents quand on en a; mais \nelle ne riait point. Ses yeux ne semblaient pas \u00eatre \nsecs depuis tr\u00e8s longtemps. Elle \u00e9tait p\u00e2le; elle avait \nl'air tr\u00e8s lasse et un peu malade; elle regardait sa fille \nendormie dans ses bras avec cet air particulier d'une \nm\u00e8re qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu comme ceux o\u00f9 se mouchent les invalides, pli\u00e9 en \nfichu, masquait lourdement sa taille. Elle avait les \nmains h\u00e2l\u00e9es et toutes piqu\u00e9es de taches de rousseur, \nl'index durci et d\u00e9chiquet\u00e9 par l'aiguille, une mante \nbrune de laine bourrue, une robe de toile et de gros \nsouliers. C'\u00e9tait Fantine. \nC'\u00e9tait Fantine. Difficile \u00e0 reconna\u00eetre. Pourtant, \u00e0 \nl'examiner attentivement, elle avait toujours sa \nbeaut\u00e9. Un pli triste, qui ressemblait \u00e0 un \ncommencement d'ironie, ridait sa joue droite. Quant \n\u00e0 sa toilette, cette a\u00e9rienne toilette de mousseline et \nde rubans qui semblait faite avec de la ga\u00eet\u00e9, de la \nfolie et de la musique, pleine de grelots et parfum\u00e9e \nde lilas, elle s'\u00e9tait \u00e9vanouie comme ces beaux givres \n\u00e9clatants qu'on prend pour des diamants au soleil; ils \nfondent et laissent la branche toute noire. \nDix mois s'\u00e9taient \u00e9coul\u00e9s depuis \u00abla bonne farce\u00bb. \nQue s'\u00e9tait-il pass\u00e9 pendant ces dix mois? on le \ndevine. \nApr\u00e8s l'abandon, la g\u00eane. Fantine avait tout de \nsuite perdu de vue Favourite, Z\u00e9phine et Dahlia; le \nlien, bris\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 des hommes, s'\u00e9tait d\u00e9fait du c\u00f4t\u00e9 \ndes femmes; on les e\u00fbt bien \u00e9tonn\u00e9es, quinze jours \napr\u00e8s, si on leur e\u00fbt dit qu'elles \u00e9taient amies; cela \nn'avait plus de raison d'\u00eatre. Fantine \u00e9tait rest\u00e9e seule. Le p\u00e8re de son enfant parti, \u2013 h\u00e9las! ces ruptures-l\u00e0 \nsont irr\u00e9vocables, \u2013 elle se trouva absolument isol\u00e9e, \navec l'habitude du travail de moins et le go\u00fbt du \nplaisir de plus. Entra\u00een\u00e9e par sa liaison avec \nTholomy\u00e8s \u00e0 d\u00e9daigner le petit m\u00e9tier qu'elle savait, \nelle avait n\u00e9glig\u00e9 ses d\u00e9bouch\u00e9s; ils s'\u00e9taient ferm\u00e9s. \nNulle ressource. Fantine savait \u00e0 peine lire et ne \nsavait pas \u00e9crire; on lui avait seulement appris dans \nson enfance \u00e0 signer son nom; elle avait fait \u00e9crire par \nun \u00e9crivain public une lettre \u00e0 Tholomy\u00e8s, puis une \nseconde, puis une troisi\u00e8me. Tholomy\u00e8s n'avait \nr\u00e9pondu \u00e0 aucune. Un jour, Fantine entendit des \ncomm\u00e8res dire en regardant sa fille : \u2013 Est-ce qu'on \nprend ces enfants-l\u00e0 au s\u00e9rieux? on hausse les \u00e9paules \nde ces enfants-l\u00e0! \u2013 Alors elle songea \u00e0 Tholomy\u00e8s \nqui haussait les \u00e9paules de son enfant et qui ne \nprenait pas cet \u00eatre innocent au s\u00e9rieux; et son c\u0153ur \ndevint sombre \u00e0 l'endroit de cet homme. Quel parti \nprendre pourtant? elle ne savait plus \u00e0 qui s'adresser. \nElle avait commis une faute, mais le fond de sa \nnature, on s'en souvient, \u00e9tait pudeur et vertu. Elle \nsentit vaguement qu'elle \u00e9tait \u00e0 la veille de tomber \ndans la d\u00e9tresse, et de glisser dans le pire. Il fallait du \ncourage; elle en eut, et se roidit. L'id\u00e9e lui vint de \nretourner dans sa ville natale, \u00e0 Montreuil-sur-mer. L\u00e0 quelqu'un peut-\u00eatre la conna\u00eetrait et lui donnerait \ndu travail. Oui; mais il faudrait cacher sa faute. Et elle \nentrevoyait confus\u00e9ment la n\u00e9cessit\u00e9 possible d'une \ns\u00e9paration plus douloureuse encore que la premi\u00e8re. \nSon c\u0153ur se serra, mais elle prit sa r\u00e9solution. \nFantine, on le verra, avait la farouche bravoure de la \nvie. Elle avait d\u00e9j\u00e0 vaillamment renonc\u00e9 \u00e0 la parure, \ns'\u00e9tait v\u00eatue de toile, et avait mis toute sa soie, tous \nses chiffons, tous ses rubans et toutes ses dentelles \nsur sa fille, seule vanit\u00e9 qui lui rest\u00e2t, et sainte celle-l\u00e0. \nElle vendit tout ce qu'elle avait, ce qui lui produisit \ndeux cents francs; ses petites dettes pay\u00e9es, elle n'eut \nplus que quatre-vingts francs environ. A vingt-deux \nans, par une belle matin\u00e9e de printemps, elle quittait \nParis, emportant son enfant sur son dos. Quelqu'un \nqui les e\u00fbt vues passer toutes les deux e\u00fbt eu piti\u00e9. \nCette femme n'avait au monde que cet enfant et cet \nenfant n'avait au monde que cette femme. Fantine \navait nourri sa fille; cela lui avait fatigu\u00e9 la poitrine et \nelle toussait un peu. \nNous n'aurons plus occasion de parler de M. F\u00e9lix \nTholomy\u00e8s. Bornons-nous \u00e0 dire que, vingt ans plus \ntard, sous le roi Louis-Philippe, c'\u00e9tait un gros avou\u00e9 \nde province, influent et riche, \u00e9lecteur sage et jur\u00e9 \ntr\u00e8s s\u00e9v\u00e8re; toujours homme de plaisir. Vers le milieu du jour, apr\u00e8s avoir, pour se \nreposer, chemin\u00e9 de temps en temps, moyennant \ntrois ou quatre sous par lieue, dans ce qu'on appelait \nalors les Petites Voitures des Environs de Paris, \nFantine se trouvait \u00e0 Montfermeil dans la ruelle du \nBoulanger. \nComme elle passait devant l'auberge Th\u00e9nardier, \nles deux petites filles enchant\u00e9es sur leur escarpolette \nmonstre avaient \u00e9t\u00e9 pour elle une sorte \nd'\u00e9blouissement, et elle s'\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e devant cette \nvision de joie. \nIl y a des charmes. Ces deux petites filles en furent \nun pour cette m\u00e8re. \nElle les consid\u00e9rait, tout \u00e9mue. La pr\u00e9sence des \nanges est une annonce de paradis. Elle crut voir au \ndessus de cette auberge le myst\u00e9rieux ICI de la \nProvidence. Ces deux petites \u00e9taient \u00e9videmment \nheureuses! Elle les regardait, elle les admirait, \ntellement attendrie qu'au moment o\u00f9 la m\u00e8re \nreprenait haleine entre deux vers de sa chanson, elle \nne put s'emp\u00eacher de lui dire ce mot qu'on vient de \nlire : \n\u2013 Vous avez l\u00e0 deux jolis enfants, madame. \nLes cr\u00e9atures les plus f\u00e9roces sont d\u00e9sarm\u00e9es par \nla caresse \u00e0 leurs petits. La m\u00e8re leva la t\u00eate et remercia, et fit asseoir la passante sur le banc de la \nporte, elle-m\u00eame \u00e9tant sur le seuil. Les deux femmes \ncaus\u00e8rent. \n\u2013 Je m'appelle madame Th\u00e9nardier, dit la m\u00e8re des \ndeux petites. Nous tenons cette auberge. \nPuis, toujours \u00e0 sa romance, elle reprit entre ses \ndents : \n \nIl le faut, je suis chevalier, \nEt je pars pour la Palestine. \n \nCette madame Th\u00e9nardier \u00e9tait une femme rousse, \ncharnue, anguleuse; le type femme-\u00e0-soldat dans \ntoute sa disgr\u00e2ce. Et, chose bizarre, avec un air \npench\u00e9 qu'elle devait \u00e0 des lectures romanesques. \nC'\u00e9tait une minaudi\u00e8re hommasse. De vieux romans \nqui se sont \u00e9raill\u00e9s sur des imaginations de \ngargoti\u00e8res, ont de ces effets-l\u00e0. Elle \u00e9tait jeune \nencore; elle avait \u00e0 peine trente ans. Si cette femme, \nqui \u00e9tait accroupie, se f\u00fbt tenue droite, peut-\u00eatre sa \nhaute taille et sa carrure de colosse ambulant propre \naux foires, eussent-elles d\u00e8s l'abord effarouch\u00e9 la \nvoyageuse, troubl\u00e9 sa confiance, et fait \u00e9vanouir ce \nque nous avons \u00e0 raconter. Une personne qui est \nassise au lieu d'\u00eatre debout, les destin\u00e9es tiennent \u00e0 \ncela. La voyageuse raconta son histoire, un peu \nmodifi\u00e9e. \nQu'elle \u00e9tait ouvri\u00e8re; que son mari \u00e9tait mort; que \nle travail lui manquait \u00e0 Paris, et qu'elle allait e n \nchercher ailleurs; dans son pays; qu'elle avait quitt\u00e9 \nParis le matin m\u00eame, \u00e0 pied; que, comme elle portait \nson enfant, se sentant fatigu\u00e9e, et ayant rencontr\u00e9 la \nvoiture de Villemomble, elle y \u00e9tait mont\u00e9e; que de \nVillemomble elle \u00e9tait venue \u00e0 Montfermeil \u00e0 pied; \nque la petite avait un peu march\u00e9, mais pas beaucoup, \nc'est si jeune, et qu'il avait fallu la prendre; et que le \nbijou s'\u00e9tait endormi. \nEt sur ce mot elle donna \u00e0 sa fille un baiser \npassionn\u00e9 qui la r\u00e9veilla. L'enfant ouvrit les yeux, de \ngrands yeux bleus comme ceux de sa m\u00e8re, et \nregarda, quoi? rien, tout, avec cet air s\u00e9rieux et \nquelquefois s\u00e9v\u00e8re des petits enfants, qui est un \nmyst\u00e8re de leur lumineuse innocence devant nos \ncr\u00e9puscules de vertus. On dirait qu'ils se sentent \nanges et qu'ils nous savent hommes. Puis l'enfant se \nmit \u00e0 rire, et, quoique la m\u00e8re la retint, glissa \u00e0 terre \navec l'indomptable \u00e9nergie d'un petit \u00eatre qui veut \ncourir. Tout \u00e0 coup elle aper\u00e7ut les deux autres sur \nleur balan\u00e7oire, s'arr\u00eata court, et tira la langue, signe \nd'admiration. La m\u00e8re Th\u00e9nardier d\u00e9tacha ses filles, les fit \ndescendre de l'escarpolette, et dit : \n\u2013 Amusez-vous toutes les trois. \nCes \u00e2ges-l\u00e0 s'apprivoisent vite; et au bout d'une \nminute les petites Th\u00e9nardier jouaient avec la \nnouvelle venue \u00e0 faire des trous dans la terre, plaisir \nimmense. \nCette nouvelle venue \u00e9tait tr\u00e8s gaie; la bont\u00e9 de la \nm\u00e8re est \u00e9crite dans la ga\u00eet\u00e9 du marmot; elle avait pris \nun brin de bois qui lui servait de pelle et elle creusait \n\u00e9nergiquement une fosse bonne pour une mouche. \nCe que fait le fossoyeur devient riant, fait par l'enfant. \nLes deux femmes continuaient de causer. \n\u2013 Comment s'appelle votre mioche? \n\u2013 Cosette. \nCosette, lisez Euphrasie. La petite se nommait \nEuphrasie. Mais d'Euphrasie la m\u00e8re avait fait \nCosette, par ce doux et gracieux instinct des m\u00e8res et \ndu peuple qui change Josefa en Pepita et Fran\u00e7oise \nen Sillette. C'est l\u00e0 un genre de d\u00e9riv\u00e9s qui d\u00e9range et \nd\u00e9concerte toute la science des \u00e9tymologistes. Nous \navons connu une grand'm\u00e8re qui avait r\u00e9ussi \u00e0 faire \nde Th\u00e9odore, Gnon. \n\u2013 Quel \u00e2ge a-t-elle? \n\u2013 Elle va sur trois ans. \u2013 C'est comme mon a\u00een\u00e9e. \nCependant les trois petites filles \u00e9taient group\u00e9es \ndans une posture d'anxi\u00e9t\u00e9 profonde et de b\u00e9atitude; \nun \u00e9v\u00e9nement avait lieu; un gros ver venait de sortir \nde terre; et elles avaient peur; et elles \u00e9taient en \nextase. \nLeurs fronts radieux se touchaient; on e\u00fbt dit trois \nt\u00eates dans une aur\u00e9ole. \n\u2013 Les enfants, s'\u00e9cria la m\u00e8re Th\u00e9nardier, comme \n\u00e7a se conna\u00eet tout de suite! les voil\u00e0 qu'on jurerait \ntrois s\u0153urs! \nCe mot fut l'\u00e9tincelle qu'attendait probablement \nl'autre m\u00e8re. Elle saisit la main de la Th\u00e9nardier, la \nregarda fixement, et lui dit : \n\u2013 Voulez-vous me garder mon enfant? \nLa Th\u00e9nardier eut un de ces mouvements surpris \nqui ne sont ni le consentement ni le refus. \nLa m\u00e8re de Cosette poursuivit : \n\u2013 Voyez-vous, je ne peux pas emmener ma fille au \npays. L'ouvrage ne le permet pas. Avec un enfant, on \nne trouve pas \u00e0 se placer. Ils sont si ridicules dans ce \npays-l\u00e0. C'est le bon Dieu qui m'a fait passer devant \nvotre auberge. Quand j'ai vu vos petites si jolies et si \npropres et si contentes, cela m'a boulevers\u00e9e. J'ai dit : \nvoil\u00e0 une bonne m\u00e8re. C'est \u00e7a; \u00e7a fera trois s\u0153urs Et puis, je ne serai pas longtemps \u00e0 revenir. Voulez-vous \nme garder mon enfant? \n\u2013 Il faudrait voir, dit la Th\u00e9nardier. \n\u2013 Je donnerais six francs par mois. \nIci une voix d'homme cria du fond de la gargote : \n\u2013 Pas \u00e0 moins de sept francs. Et six mois pay\u00e9s \nd'avance. \n\u2013 Six fois sept quarante-deux, dit la Th\u00e9nardier. \n\u2013 Je les donnerai, dit la m\u00e8re. \n\u2013 Et quinze francs en dehors pour les premiers \nfrais, ajouta la voix d'homme. \n\u2013 Total cinquante-sept francs, dit la madame \nTh\u00e9nardier. Et \u00e0 travers ces chiffres, elle chantonnait \nvaguement : \nIl le faut, disait un guerrier. \n\u2013 Je les donnerai, dit la m\u00e8re, j'ai quatre-vingts \nfrancs. Il me restera de quoi aller au pays. En allant \u00e0 \npied. Je gagnerai de l'argent l\u00e0-bas, et d\u00e8s que j'en \naurai un peu, je reviendrai chercher l'amour. \nLa voix d'homme reprit : \n\u2013 La petite a un trousseau? \n\u2013 C'est mon mari, dit la Th\u00e9nardier. \n\u2013 Sans doute elle a un trousseau, le pauvre tr\u00e9sor. \nJ'ai bien vu que c'\u00e9tait votre mari. Et un beau \ntrousseau encore! un trousseau insens\u00e9, tout par douzaines; et des robes de soie comme une dame. Il \nest l\u00e0 dans mon sac de nuit. \n\u2013 Il faudra le donner, repartit la voix d'homme. \n\u2013 Je crois bien que je le donnerai! dit la m\u00e8re. Ce \nserait cela qui serait dr\u00f4le si je laissais ma fille toute \nnue! \nLa face du ma\u00eetre apparut. \n\u2013 C'est bon, dit-il. \nLe march\u00e9 fut conclu. La m\u00e8re passa la nuit \u00e0 \nl'auberge, donna son argent et laissa son enfant, \nrenoua son sac de nuit d\u00e9gonfl\u00e9 du trousseau et l\u00e9ger \nd\u00e9sormais, et partit le lendemain matin, comptant \nrevenir bient\u00f4t. On arrange tranquillement ces \nd\u00e9parts-l\u00e0; mais ce sont des d\u00e9sespoirs. \nUne voisine des Th\u00e9nardier rencontra cette m\u00e8re \ncomme elle s'en allait, et s'en revint en disant : \n\u2013 Je viens de voir une femme qui pleure dans la \nrue, que c'est un d\u00e9chirement. \nQuand la m\u00e8re de Cosette fut partie, l\u2019homme dit \n\u00e0 la femme : \n\u2013 Cela va me payer mon effet de cent dix francs \nqui \u00e9choit demain. Il me manquait cinquante francs. \nSais-tu que j'aurais eu l'huissier et un prot\u00eat? Tu as \nfait l\u00e0 une bonne sourici\u00e8re avec tes petites. \n\u2013 Sans m'en douter, dit la femme. \n \n \n \nI, 4, 2 \n \n \n \n \n \nPremi\u00e8re esquisse de deux figures \nlouches \n \n \n \n \n \nLa souris prise \u00e9tait bien ch\u00e9tive; mais le chat se \nr\u00e9jouit m\u00eame d'une souris maigre. \nQu'\u00e9tait-ce que les Th\u00e9nardier? \nDisons-en un mot d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent. Nous \ncompl\u00e9terons le croquis plus tard. \nCes \u00eatres appartenaient \u00e0 cette classe b\u00e2tarde \ncompos\u00e9e de gens grossiers parvenus et de gens \nintelligents d\u00e9chus, qui est entre la classe dite moyenne et la classe dite inf\u00e9rieure, et qui combine \nquelques-uns des d\u00e9fauts de la seconde avec presque \ntous les vices de la premi\u00e8re, sans avoir le g\u00e9n\u00e9reux \n\u00e9lan de l'ouvrier ni l'ordre honn\u00eate du bourgeois. \nC'\u00e9taient de ces natures naines qui, si quelque feu \nsombre les chauffe par hasard, deviennent facilement \nmonstrueuses. Il y avait dans la femme le fond d'une \nbrute et dans l'homme l'\u00e9toffe d'un gueux. Tous deux \n\u00e9taient au plus haut degr\u00e9 susceptibles de l'esp\u00e8ce de \nhideux progr\u00e8s qui se fait dans le sens du mal. Il \nexiste des \u00e2mes \u00e9crevisses reculant continuellement \nvers les t\u00e9n\u00e8bres, r\u00e9trogradant dans la vie plut\u00f4t \nqu'elles n'y avancent, employant l'exp\u00e9rience \u00e0 \naugmenter leur difformit\u00e9, empirant sans cesse, et \ns'empreignant de plus en plus d'une noirceur \ncroissante. Cet homme et cette femme \u00e9taient de ces \n\u00e2mes-l\u00e0. \nLe Th\u00e9nardier particuli\u00e8rement \u00e9tait g\u00eanant pour \nle physionomiste. On n'a qu'\u00e0 regarder certains \nhommes pour s'en d\u00e9fier, on les sent t\u00e9n\u00e9breux \u00e0 \nleurs deux extr\u00e9mit\u00e9s. Ils sont inquiets derri\u00e8re eux et \nmena\u00e7ants devant eux. Il y a en eux de l'inconnu. On \nne peut pas plus r\u00e9pondre de ce qu'ils ont fait que de \nce qu'ils feront. L'ombre qu'ils ont dans le regard les \nd\u00e9nonce. Rien qu'en les entendant dire un mot ou qu'en les voyant faire un geste on entrevoit de \nsombres secrets dans leur pass\u00e9 et de sombres \nmyst\u00e8res dans leur avenir. \nCe Th\u00e9nardier, s'il fallait l'en croire, avait \u00e9t\u00e9 \nsoldat; sergent, disait-il; il avait fait probablement la \ncampagne de 1815, et s'\u00e9tait m\u00eame comport\u00e9 assez \nbravement, \u00e0 ce qu'il para\u00eet. Nous verrons plus tard \nce qu'il en \u00e9tait. L'enseigne de son cabaret \u00e9tait une \nallusion \u00e0 l'un de ses faits d'armes. Il l'avait peinte lui-\nm\u00eame, car il savait faire un peu de tout; mal. \nC'\u00e9tait l'\u00e9poque o\u00f9 l'antique roman classique, qui, \napr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 Cl\u00e9lie , n'\u00e9tait plus que Lodo\u00efska , \ntoujours noble, mais de plus en plus vulgaire, tomb\u00e9 \nde mademoiselle de Scud\u00e9ri \u00e0 madame Barth\u00e9lemy-\nHadot, et de madame de Lafayette \u00e0 madame \nBournon-Malarme, incendiait l'\u00e2me aimante des \nporti\u00e8res de Paris et ravageait m\u00eame un peu la \nbanlieue. Madame Th\u00e9nardier \u00e9tait juste assez \nintelligente pour lire ces esp\u00e8ces de livres. Elle s'en \nnourrissait. Elle y noyait ce qu'elle avait de cervelle; \ncela lui avait donn\u00e9, tant qu'elle avait \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s jeune, et \nm\u00eame un peu plus tard, une sorte d'attitude pensive \npr\u00e8s de son mari, coquin d'une certaine profondeur, \nruffian lettr\u00e9 \u00e0 la grammaire pr\u00e8s, grossier et fin en \nm\u00eame temps, mais, en fait de sentimentalisme, lisant Pigault-Lebrun, et pour \u00abtout ce qui touche le sexe\u00bb, \ncomme il disait dans son jargon, butor correct et sans \nm\u00e9lange. Sa femme avait quelques douze ou quinze \nans de moins que lui. Plus tard, quand les cheveux \nromanesquement pleureurs commenc\u00e8rent \u00e0 \ngrisonner, quand la M\u00e9g\u00e8re se d\u00e9gagea de la Pam\u00e9la, \nla Th\u00e9nardier ne fut plus qu'une grosse m\u00e9chante \nfemme ayant savour\u00e9 des romans b\u00eates. Or on ne lit \npas impun\u00e9ment des niaiseries. Il en r\u00e9sulta que sa \nfille a\u00een\u00e9e se nomma Eponine. Quant \u00e0 la cadette, la \npauvre petite faillit se nommer Gulnare; elle dut \u00e0 je \nne sais quelle heureuse diversion faite par un roman \nde Ducray-Duminil, de ne s'appeler qu'Azelma. \nAu reste, pour le dire en passant, tout n'est pas \nridicule et superficiel dans cette curieuse \u00e9poque \u00e0 \nlaquelle nous faisons ici allusion, et qu'on pourrait \nappeler l'anarchie des noms de bapt\u00eame. A c\u00f4t\u00e9 de \nl'\u00e9l\u00e9ment romanesque, que nous venons d'indiquer, il \ny a le sympt\u00f4me social. Il n'est pas rare aujourd'hui \nque le gar\u00e7on bouvier se nomme Arthur, Alfred ou \nAlphonse, et que le vicomte \u2013 s'il y a encore des \nvicomtes \u2013 se nomme Thomas, Pierre ou Jacques. Ce \nd\u00e9placement qui met le nom \u00ab\u00e9l\u00e9gant\u00bb sur le pl\u00e9b\u00e9ien \net le nom campagnard sur l'aristocrate, n'est autre \nchose qu'un remous d'\u00e9galit\u00e9. L'irr\u00e9sistible p\u00e9n\u00e9tration du souffle nouveau est l\u00e0 comme en tout. \nSous cette discordance apparente, il y a une chose \ngrande et profonde, la r\u00e9volution fran\u00e7aise. \n \n \n \n \nI, 4, 3 \n \n \n \n \n \nL'Alouette \n \n \n \n \n \n \nIl ne suffit pas d'\u00eatre m\u00e9chant pour prosp\u00e9rer. La \ngargote allait mal. \nGr\u00e2ce aux cinquante-sept francs de la voyageuse, \nTh\u00e9nardier avait pu \u00e9viter un prot\u00eat et faire honneur \n\u00e0 sa signature. Le mois suivant ils eurent encore \nbesoin d'argent; la femme porta \u00e0 Paris et engagea au \nmont- de-pi\u00e9t\u00e9 le trousseau de Cosette pour une \nsomme de soixante francs. D\u00e8s que cette somme fut d\u00e9pens\u00e9e, les Th\u00e9nardier s'accoutum\u00e8rent \u00e0 ne plus \nvoir dans la petite fille qu'un enfant qu'ils avaient \nchez eux par charit\u00e9, et la trait\u00e8rent en cons\u00e9quence. \nComme elle n'avait plus de trousseau, on l'habilla des \nvieilles jupes et des vieilles chemises des petites \nTh\u00e9nardier, c'est-\u00e0-dire de haillons. On la nourrit des \nrestes de tout le monde, un peu mieux que le chien et \nun peu plus mal que le chat. Le chien et le chat \n\u00e9taient du reste ses commensaux habituels; Cosette \nmangeait avec eux sous la table dans une \u00e9cuelle de \nbois pareille \u00e0 la leur. \nLa m\u00e8re qui s'\u00e9tait fix\u00e9e, comme on le verra plus \ntard, \u00e0 Montreuil-sur-mer, \u00e9crivait, ou pour mieux \ndire, faisait \u00e9crire tous les mois afin d'avoir des \nnouvelles de son enfant. Les Th\u00e9nardier r\u00e9pondaient \ninvariablement : Cosette est \u00e0 merveille. \nLes six premiers mois r\u00e9volus, la m\u00e8re envoya sept \nfrancs pour le septi\u00e8me mois, et continua assez \nexactement ses envois de mois en mois. L'ann\u00e9e \nn'\u00e9tait pas finie que le Th\u00e9nardier dit : \u2013 Une belle \ngr\u00e2ce qu'elle nous fait l\u00e0! que veut-elle que nous \nfassions avec ses sept francs! \u2013 et il \u00e9crivit pour exiger \ndouze francs. La m\u00e8re, \u00e0 laquelle ils persuadaient que \nson enfant \u00e9tait heureuse \u00abet venait bien\u00bb, se soumit \net envoya les douze francs. Certaines natures ne peuvent aimer d'un c\u00f4t\u00e9 sans \nha\u00efr de l'autre. La m\u00e8re Th\u00e9nardier aimait \npassionn\u00e9ment ses deux filles \u00e0 elle, ce qui fit qu'elle \nd\u00e9testa l'\u00e9trang\u00e8re. Il est triste de songer que l'amour \nd'une m\u00e8re peut avoir de vilains aspects. Si peu de \nplace que Cosette t\u00eent chez elle, il lui semblait que \ncela \u00e9tait pris aux siens, et que cette petite diminuait \nl'air que ses filles respiraient. Cette femme, comme \nbeaucoup de femmes de sa sorte, avait une somme \nde caresses et une somme de coups et d'injures \u00e0 \nd\u00e9penser chaque jour. Si elle n'avait pas eu Cosette, il \nest certain que ses filles, tout idol\u00e2tr\u00e9es qu'elles \n\u00e9taient, auraient tout re\u00e7u; mais l'\u00e9trang\u00e8re leur rendit \nle service de d\u00e9tourner les coups sur elle. Ses filles \nn'eurent que les caresses. Cosette ne faisait pas un \nmouvement qui ne f\u00eet pleuvoir sur sa t\u00eate une gr\u00eale \nde ch\u00e2timents violents et imm\u00e9rit\u00e9s. Doux \u00eatre faible \nqui ne devait rien comprendre \u00e0 ce monde ni \u00e0 Dieu, \nsans cesse punie, grond\u00e9e, rudoy\u00e9e, battue et voyant \n\u00e0 c\u00f4t\u00e9 d'elle deux petites cr\u00e9atures comme elle, qui \nvivaient dans un rayon d'aurore! \nLa Th\u00e9nardier \u00e9tant m\u00e9chante pour Cosette, \nEponine et Azelma furent m\u00e9chantes. Les enfants, \u00e0 \ncet \u00e2ge, ne sont que des exemplaires de la m\u00e8re. Le \nformat est plus petit, voil\u00e0 tout. Une ann\u00e9e s'\u00e9coula, puis une autre. \nOn disait dans le village : \n\u2013 Ces Th\u00e9nardier sont de braves gens. Ils ne sont \npas riches, et ils \u00e9l\u00e8vent un pauvre enfant qu'on leur a \nabandonn\u00e9 chez eux! \nOn croyait Cosette oubli\u00e9e par sa m\u00e8re. \nCependant le Th\u00e9nardier, ayant appris par on ne \nsait quelles voies obscures que l'enfant \u00e9tait \nprobablement b\u00e2tard et que la m\u00e8re ne pouvait \nl'avouer, exigea quinze francs par mois, disant que \u00abla \ncr\u00e9ature\u00bb grandissait et \u00ab mangeait \u00bb, et mena\u00e7ant de la \nrenvoyer. \u00abQu'elle ne m'emb\u00eate pas! s'\u00e9criait-il, je lui \nbombarde son mioche tout au beau milieu de ses \ncachotteries. Il me faut de l'augmentation.\u00bb La m\u00e8re \npaya les quinze francs. \nD'ann\u00e9e en ann\u00e9e, l'enfant grandit, et sa mis\u00e8re \naussi. \nTant que Cosette fut toute petite, elle fut le \nsouffre-douleur des deux autres enfants; d\u00e8s qu'elle \nse mit \u00e0 se d\u00e9velopper un peu, c'est-\u00e0-dire avant \nm\u00eame qu'elle e\u00fbt cinq ans, elle devint la servante de \nla maison. \nCinq ans, dira-t-on, c'est invraisemblable. H\u00e9las, \nc'est vrai. La souffrance sociale commence \u00e0 tout \u00e2ge. \nN'avons-nous pas vu, r\u00e9cemment, le proc\u00e8s d'un nomm\u00e9 Dumo llard, orphelin devenu bandit, qui, d\u00e8s \nl'\u00e2ge de cinq ans, disent les documents officiels, \u00e9tant \ns\neul au monde \u00abtravaillait pour vivre, et volait.\u00bb \nOn fit faire \u00e0 Cosette les commissions, balayer les \nchambres, la cour, la rue, laver la vaisselle, porter \nm\u00eame des fardeaux. Les Th\u00e9nardier se crurent \nd'autant plus autoris\u00e9s \u00e0 agir ainsi que la m\u00e8re qui \n\u00e9tait toujours \u00e0 Montreuil-sur-mer commen\u00e7a \u00e0 mal \npayer. Quelques mois rest\u00e8rent en souffrance. \nSi cette m\u00e8re f\u00fbt revenue \u00e0 Montfermeil au bout \nde ces trois ann\u00e9es, elle n'e\u00fbt point reconnu son \nenfant. Cosette, si jolie et si fra\u00eeche \u00e0 son arriv\u00e9e dans \ncette maison, \u00e9tait maintenant maigre et bl\u00eame. Elle \navait je ne sais quelle allure inqui\u00e8te. Sournoise! \ndisaient les Th\u00e9nardier. \nL'injustice l'avait faite hargneuse et la mis\u00e8re l'avait \nrendue laide. Il ne lui restait plus que ses beaux yeux \nqui faisaient peine, parce que, grands comme ils \n\u00e9taient, il semblait qu'on y v\u00eet une plus grande \nquantit\u00e9 de tristesse. \nC'\u00e9tait une chose navrante de voir l'hiver ce \npauvre enfant, qui n'avait pas encore six ans, \ngrelottant sous de vieilles loques de toile trou\u00e9es, \nbalayer la rue avant le jour avec un \u00e9norme balai dans ses petites mains rouges et une larme dans ses grands \nyeux. \nDans le pays on l'appelait l'Alouette. Le peuple, \nqui aime les figures, s'\u00e9tait plu \u00e0 nommer de ce nom \nce petit \u00eatre pas plus gros qu'un oiseau, tremblant, \neffarouch\u00e9 et frissonnant, \u00e9veill\u00e9 le premier chaque \nmatin dans la maison et dans le village, toujours dans \nla rue ou dans les champs avant l'aube. \nSeulement la pauvre Alouette ne chantait jamais. \n \n \n \n \nLIVRE CINQUI\u00c8ME \n \n \nLA DESCENTE \n \n \n \n \nI, 5, 1 \n \n \n \n \n \nHistoire d'un progr\u00e8s dans les \nverroteries noires \n \n \n \n \n \nCette m\u00e8re cependant qui, au dire des gens de \nMontfermeil, semblait avoir abandonn\u00e9 son enfant, \nque devenait-elle? o\u00f9 \u00e9tait-elle? que faisait-elle? \nApr\u00e8s avoir laiss\u00e9 sa petite Cosette aux \nTh\u00e9nardier, elle avait continu\u00e9 son chemin et \u00e9tait \narriv\u00e9e \u00e0 Montreuil-sur-mer. \nC'\u00e9tait, on se le rappelle, en 1818. Fantine avait quitt\u00e9 sa province depuis une dizaine \nd'ann\u00e9es. Montreuil-sur-mer avait chang\u00e9 d'aspect. \nTandis que Fantine descendait lentement de mis\u00e8re \nen mis\u00e8re, sa ville natale avait prosp\u00e9r\u00e9. \nDepuis deux ans environ, il s'y \u00e9tait accompli un \nde ces faits industriels qui sont les grands \u00e9v\u00e9nements \ndes petits pays. \nCe d\u00e9tail importe, et nous croyons utile de le \nd\u00e9velopper; nous dirions presque, de le souligner. \nDe temps imm\u00e9morial, Montreuil-sur-mer avait \npour industrie sp\u00e9ciale l'imitation des jais anglais et \ndes verroteries noires d'Allemagne. Cette industrie \navait toujours v\u00e9g\u00e9t\u00e9, \u00e0 cause de la chert\u00e9 des \nmati\u00e8res premi\u00e8res qui r\u00e9agissait sur la main- d'\u0153uvre. \nAu moment o\u00f9 Fantine revint \u00e0 Montreuil-sur-mer, \nune transformation inou\u00efe s'\u00e9tait op\u00e9r\u00e9e dans cette \nproduction des \u00abarticles noirs\u00bb. Vers la fin de 1815, \nun homme, un inconnu, \u00e9tait venu s'\u00e9tablir dans la \nville et avait eu l'id\u00e9e de substituer, dans cette \nfabrication, la gomme laque \u00e0 la r\u00e9sine et, pour les \nbracelets en particulier, les coulants en t\u00f4le \nsimplement rapproch\u00e9e aux coulants en t\u00f4le soud\u00e9e. \nCe tout petit changement avait \u00e9t\u00e9 une r\u00e9volution. \nCe tout petit changement en effet avait \nprodigieusement r\u00e9duit le prix de la mati\u00e8re premi\u00e8re, ce qui avait permis, premi\u00e8rement d'\u00e9lever le prix de \nla main- d\u2019\u0153uvre, bienfait pour le pays, deuxi\u00e8mement \nd'am\u00e9liorer la fabrication, avantage pour le \nconsommateur, troisi\u00e8mement de vendre \u00e0 meilleur \nmarch\u00e9 tout en triplant le b\u00e9n\u00e9fice, profit pour le \nmanufacturier. \nAinsi pour une id\u00e9e trois r\u00e9sultats. \nEn moins de trois ans, l'auteur de ce proc\u00e9d\u00e9 \u00e9tait \ndevenu riche, ce qui est bien, et avait tout fait riche \nautour de lui, ce qui est mieux. Il \u00e9tait \u00e9tranger au \nd\u00e9partement. De son origine, on ne savait rien; de ses \ncommencements, peu de chose. \nOn contait qu'il \u00e9tait venu dans la ville avec fort \npeu d'argent, quelques centaines de francs tout au \nplus. \nC'est de ce mince capital, mis au service d'une id\u00e9e \ning\u00e9nieuse, f\u00e9cond\u00e9 par l'ordre et par la pens\u00e9e, qu'il \navait tir\u00e9 sa fortune et la fortune de tout le pays. \nA son arriv\u00e9e \u00e0 Montreuil-sur-mer, il n'avait que \nles v\u00eatements, la tournure et le langage d'un ouvrier. \nIl para\u00eet que, le jour m\u00eame o\u00f9 il faisait \nobscur\u00e9ment son entr\u00e9e dans la petite ville de \nMontreuil-sur-mer, \u00e0 la tomb\u00e9e d'un soir de \nd\u00e9cembre, le sac au dos et le b\u00e2ton d'\u00e9pine \u00e0 la main, \nun gros incendie venait d'\u00e9clater \u00e0 la maison commune. Cet homme s'\u00e9tait jet\u00e9 dans le feu, et avait \nsauv\u00e9, au p\u00e9ril de sa vie, deux enfants qui se \ntrouvaient \u00eatre ceux du capitaine de gendarmerie; ce \nqui fait qu'on n'avait pas song\u00e9 \u00e0 lui demander son \npasseport. Depuis lors, on avait su son nom. Il \ns'appelait le p\u00e8re Madeleine . \n \n \n \n \nI, 5, 2 \n \n \n \n \n \nMadeleine \n \n \n \n \n \n \nC'\u00e9tait un homme d'environ cinquante ans qui \navait l'air pr\u00e9occup\u00e9 et qui \u00e9tait bon. Voil\u00e0 tout ce \nqu'on en pouvait dire. \nGr\u00e2ce aux progr\u00e8s rapides de cette industrie qu'il \navait si admirablement remani\u00e9e, Montreuil-sur-mer \n\u00e9tait devenu un centre d'affaires consid\u00e9rable. \nL'Espagne, qui consomme beaucoup de jais noir, y \ncommandait chaque ann\u00e9e des achats immenses. Montreuil-sur-mer, pour ce commerce, faisait \npresque concurrence \u00e0 Londres et \u00e0 Berlin. Les \nb\u00e9n\u00e9fices du p\u00e8re Madeleine \u00e9taient tels que, d\u00e8s la \ndeuxi\u00e8me ann\u00e9e, il avait pu b\u00e2tir une grande fabrique \ndans laquelle il y avait deux vastes ateliers, l'un pour \nles hommes, l'autre pour les femmes. Quiconque \navait faim pouvait s'y pr\u00e9senter, et \u00e9tait s\u00fbr de trouver \nl\u00e0 de l'emploi et du pain. Le p\u00e8re Madeleine \ndemandait aux hommes de la bonne volont\u00e9, aux \nfemmes des m\u0153urs pures, \u00e0 tous de la probit\u00e9. Il \navait divis\u00e9 les ateliers, afin de s\u00e9parer les sexes et que \nles filles et les femmes pussent rester sages. Sur ce \npoint, il \u00e9tait inflexible. C'\u00e9tait le seul o\u00f9 il f\u00fbt en \nquelque sorte intol\u00e9rant. Il \u00e9tait d'autant plus fond\u00e9 \u00e0 \ncette s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 que, Montreuil-sur-mer \u00e9tant une ville \nde garnison, les occasions de corruption abondaient. \nDu reste sa venue avait \u00e9t\u00e9 un bienfait, et sa pr\u00e9sence \n\u00e9tait une providence. Avant l'arriv\u00e9e du P\u00e8re \nMadeleine, tout languissait dans le pays; maintenant \ntout y vivait de la vie saine du travail. Une forte \ncirculation \u00e9chauffait tout et p\u00e9n\u00e9trait partout. Le \nch\u00f4mage et la mis\u00e8re \u00e9taient inconnus. Il n'y avait pas \nde poche si obscure o\u00f9 il n'y e\u00fbt un peu d'argent, pas \nde logis si pauvre o\u00f9 il n'y e\u00fbt un peu de joie. Le p\u00e8re Madeleine employait tout le monde. Il \nn'exigeait qu'une chose : soyez honn\u00eate homme! \nsoyez honn\u00eate fille! \nComme nous l'avons dit, au milieu de cette activit\u00e9 \ndont il \u00e9tait la cause et le pivot, le p\u00e8re Madeleine \nfaisait sa fortune, mais, chose assez singuli\u00e8re dans un \nsimple homme de commerce, il ne paraissait point \nque ce f\u00fbt l\u00e0 son principal souci. Il semblait qu'il \nsonge\u00e2t beaucoup aux autres et peu \u00e0 lui. En 1820, \non lui connaissait une somme de six cent trente mille \nfrancs plac\u00e9e \u00e0 son nom chez Laffitte; mais avant de \nse r\u00e9server ces six cent mille francs, il avait d\u00e9pens\u00e9 \nplus d'un million pour la ville et pour les pauvres. \nL'h\u00f4pital \u00e9tait mal dot\u00e9, il y avait fond\u00e9 dix lits. \nMontreuil-sur-mer est divis\u00e9 en ville haute et ville \nbasse. La ville basse qu'il habitait n'avait qu'une \u00e9cole, \nm\u00e9chante masure qui tombait en ruine; il en avait \nconstruit deux, une pour les filles, l'autre pour les \ngar\u00e7ons. Il allouait de ses deniers aux deux \ninstituteurs une indemnit\u00e9 double de leur maigre \ntraitement officiel, et un jour, \u00e0 quelqu'un qui s'en \n\u00e9tonnait, il dit : \u00abLes deux premiers fonctionnaires de \nl'\u00e9tat, c'est la nourrice et le ma\u00eetre d'\u00e9cole.\u00bb Il avait \ncr\u00e9\u00e9 \u00e0 ses frais une salle d'asile, chose alors presque \ninconnue en France, et une caisse de secours pour les ouvriers vieux et infirmes. Sa manufacture \u00e9tant un \ncentre, un nouveau quartier o\u00f9 il y avait bon nombre \nde familles indigentes avait rapidement surgi autour \nde lui; il y avait \u00e9tabli une pharmacie gratuite. \nDans les premiers temps, quand on le vit \ncommencer, les bonnes \u00e2mes dirent : c'est un gaillard \nqui veut s'enrichir. Quand on le vit enrichir le pays \navant de s'enrichir lui-m\u00eame, les m\u00eames bonnes \u00e2mes \ndirent : c'est un ambitieux. Cela semblait d'autant plus \nprobable que cet homme \u00e9tait religieux, et m\u00eame \npratiquait dans une certaine mesure, chose fort bien \nvue \u00e0 cette \u00e9poque. Il allait r\u00e9guli\u00e8rement entendre \nune basse messe tous les dimanches. Le d\u00e9put\u00e9 local, \nqui flairait partout des concurrences, ne tarda pas \u00e0 \ns'inqui\u00e9ter de cette religion. Ce d\u00e9put\u00e9, qui avait \u00e9t\u00e9 \nmembre du corps l\u00e9gislatif de l'empire, partageait les \nid\u00e9es religieuses d'un p\u00e8re de l'oratoire connu sous le \nnom de Fouch\u00e9, duc d'Otrante, dont il avait \u00e9t\u00e9 la \ncr\u00e9ature et l'ami. A huis clos il riait de Dieu \ndoucement. Mais quand il vit le riche manufacturier \nMadeleine aller \u00e0 la basse messe de sept heures, il \nentrevit un candidat possible et r\u00e9solut de le \nd\u00e9passer; il prit un confesseur j\u00e9suite et alla \u00e0 la \ngrand'messe et \u00e0 v\u00eapres. L'ambition en ce temps-l\u00e0 \n\u00e9tait, dans l'acception directe du mot, une course au clocher. Les pauvres profit\u00e8rent de cette terreur \ncomme le bon Dieu, car l'honorable d\u00e9put\u00e9 fonda \naussi deux lits \u00e0 l'h\u00f4pital; ce qui fit douze. \nCependant en 1819 le bruit se r\u00e9pandit un matin \ndans la ville que, sur la pr\u00e9sentation de M. le pr\u00e9fet et \nen consid\u00e9ration des services rendus au pays, le p\u00e8re \nMadeleine allait \u00eatre nomm\u00e9 par le roi maire de \nMontreuil-sur-mer. Ceux qui avaient d\u00e9clar\u00e9 ce \nnouveau venu \u00abun ambitieux\u00bb, saisirent avec \ntransport cette occasion que tous les hommes \nsouhaitent de s'\u00e9crier : L\u00e0! qu'est-ce que nous avions \ndit? Tout Montreuil-sur-mer fut en rumeur. Le bruit \n\u00e9tait fond\u00e9. Quelques jours apr\u00e8s, la nomination \nparut dans le Moniteur . Le lendemain, le p\u00e8re \nMadeleine refusa. \nDans cette m\u00eame ann\u00e9e 1819, les produits du \nnouveau proc\u00e9d\u00e9 invent\u00e9 par Madeleine figur\u00e8rent \u00e0 \nl'exposition de l'industrie; sur le rapport du jury, le roi \nnomma l'inventeur chevalier de la l\u00e9gion d'honneur. \nNouvelle rumeur dans la petite ville. Eh bien! c'est la \ncroix qu'il voulait! Le P\u00e8re Madeleine refusa la croix. \nD\u00e9cid\u00e9ment cet homme \u00e9tait une \u00e9nigme. Les \nbonnes \u00e2mes se tir\u00e8rent d'affaire en disant : Apr\u00e8s \ntout, c'est une esp\u00e8ce d'aventurier. On l'a vu, le pays lui devait beaucoup, les pauvres \nlui devaient tout; il \u00e9tait si utile qu'il avait bien fallu \nqu'on fin\u00eet par l'honorer, et il \u00e9tait si doux qu'il avait \nbien fallu qu'on fin\u00eet par l'aimer; ses ouvriers en \nparticulier l'adoraient, et il portait cette adoration \navec une sorte de gravit\u00e9 m\u00e9lancolique. Quand il fut \nconstat\u00e9 riche, \u00ables personnes de la soci\u00e9t\u00e9\u00bb le \nsalu\u00e8rent, et on l'appela dans la ville Monsieur \nMadeleine; ses ouvriers et les enfants continu\u00e8rent de \nl'appeler le P\u00e8re Madeleine , et c'\u00e9tait la chose qui le \nfaisait le mieux sourire. A mesure qu'il montait, les \ninvitations pleuvaient sur lui. \u00abLa soci\u00e9t\u00e9\u00bb le \nr\u00e9clamait. Les petits salons guind\u00e9s de Montreuil-sur-\nmer qui, bien entendu, se fussent dans les premier s \ntemps ferm\u00e9s \u00e0 l'artisan, s'ouvrirent \u00e0 deux battants \nau millionnaire. On lui fit mille avances. Il refusa. \nCette fois encore les bonnes \u00e2mes ne furent point \nemp\u00each\u00e9es. \u2013 C'est un homme ignorant et de basse \n\u00e9ducation. On ne sait d'o\u00f9 cela sort. Il ne saurait pas \nse tenir dans le monde. Il n'est pas du tout prouv\u00e9 \nqu'il sache lire. \nQuand on l'avait vu gagner de l'argent, on avait \ndit : c'est un marchand. Quand on l'avait vu semer \nson argent, on avait dit : c'est un ambitieux. Quand \non l'avait vu repousser les honneurs, on avait dit : c'est un aventurier. Quand on le vit repousser le \nmonde, on dit : c'est une brute. \nEn 1820, cinq ans apr\u00e8s son arriv\u00e9e \u00e0 Montreuil-\nsur-mer, les services qu'il avait rendus au pays \u00e9taient \nsi \u00e9clatants, le v\u0153u de la contr\u00e9e f ut tellement \nunanime que le roi le nomma de nouveau maire de la \nville. Il refusa encore, mais le pr\u00e9fet r\u00e9sista \u00e0 son \nrefus, tous les notables vinrent le prier, le peuple en \npleine rue le suppliait, l'insistance fut si vive qu'il finit \npar accepter. On remarqua que ce qui parut surtout le \nd\u00e9terminer, ce fut l'apostrophe presque irrit\u00e9e d'une \nvieille femme du peuple qui lui cria du seuil de sa \nporte avec humeur : Un bon maire, c'est utile. Est-ce \nqu'on recule devant du bien qu'on peut faire? \nCe fut l\u00e0 la troisi\u00e8me phase de son ascension. Le \np\u00e8re Madeleine \u00e9tait devenu monsieur Madeleine, \nmonsieur Madeleine devint monsieur le maire. \n \n \n \n \nI, 5, 3 \n \n \n \n \n \nSommes d\u00e9pos\u00e9es chez Laffitte \n \n \n \n \n \n \nDu reste, il \u00e9tait demeur\u00e9 aussi simple que le \npremier jour. Il avait les cheveux gris, l'\u0153il s\u00e9rieux, le \nteint h\u00e2l\u00e9 d'un ouvrier, le visage pensif d'un \nphilosophe. Il portait habituellement un chapeau \u00e0 \nbords larges et une longue redingote de gros drap, \nboutonn\u00e9e jusqu'au menton. Il remplissait ses \nfonctions de maire, mais hors de l\u00e0, il vivait solitaire. \nIl parlait \u00e0 peu de monde. Il se d\u00e9robait aux politesses, saluait de c\u00f4t\u00e9, s'esquivait vite, souriait \npour se dispenser de causer, donnait pour se \ndispenser de sourire. Les femmes disaient de lui : \nQuel bon ours! Son plaisir \u00e9tait de se promener dans \nles champs. \nIl prenait ses repas toujours seul, avec un livre \nouvert devant lui o\u00f9 il lisait. Il avait une petite \nbiblioth\u00e8que bien faite. Il aimait les livres; les livres \nsont des amis froids et s\u00fbrs. A mesure que le loisir lui \nvenait avec la fortune, il semblait qu'il en profit\u00e2t \npour cultiver son esprit. Depuis qu'il \u00e9tait \u00e0 \nMontreuil-sur-mer, on remarquait que d'ann\u00e9e en \nann\u00e9e son langage devenait plus poli, plus choisi et \nplus doux. \nIl emportait volontiers un fusil dans ses \npromenades, mais il s'en servait rarement. Quand cela \nlui arrivait par aventure, il avait un tir infaillible qui \neffrayait. Jamais il ne tuait un animal inoffensif. \nJamais il ne tirait un petit oiseau. \nQuoiqu'il ne f\u00fbt plus jeune, on contait qu'il \u00e9tai t \nd'une force prodigieuse. Il offrait un coup de main \u00e0 \nqui en avait besoin, relevait un cheval, poussait \u00e0 une \nroue embourb\u00e9e, arr\u00eatait par les cornes un taureau \n\u00e9chapp\u00e9. Il avait toujours ses poches pleines de \nmonnaie en sortant et vides en rentrant. Quand il passait dans un village, les marmots d\u00e9guenill\u00e9s \ncouraient joyeusement apr\u00e8s lui et l'entouraient \ncomme une nu\u00e9e de moucherons. \nOn croyait deviner qu'il avait d\u00fb vivre jadis de la \nvie des champs, car il avait toutes sortes de secrets \nutiles qu'il enseignait aux paysans. Il leur apprenait \u00e0 \nd\u00e9truire la teigne des bl\u00e9s en aspergeant le grenier et \nen inondant les fentes du plancher d'une dissolution \nde sel commun, et \u00e0 chasser les charan\u00e7ons en \nsuspendant partout, aux murs et aux toits, dans les \nh\u00e9bergeages et dans les maisons, de l'orviot en fleur. \nIl avait des \u00abrecettes\u00bb pour extirper d'un champ la \nluzette, la nielle, la vesce, la gaverole, la queue- de-\nrenard, toutes les herbes parasites qui mangent le bl\u00e9. \nIl d\u00e9fendait une lapini\u00e8re contre les rats rien qu'avec \nl'odeur d'un petit cochon de Barbarie qu'il y mettait. \nUn jour il voyait des gens du pays tr\u00e8s occup\u00e9s \u00e0 \narracher des orties. Il regarda ce tas de plantes \nd\u00e9racin\u00e9es et d\u00e9j\u00e0 dess\u00e9ch\u00e9es, et dit : \u2013 C'est mort. \nCela serait pourtant bon si l'on savait s'en servir. \nQuand l'ortie est jeune, la feuille est un l\u00e9gume \nexcellent; quand elle vieillit, elle a des filaments et des \nfibres comme le chanvre et le lin. La toile d'ortie vaut \nla toile de chanvre. Hach\u00e9e, l'ortie est bonne pour la \nvolaille; broy\u00e9e, elle est bonne pour les b\u00eates \u00e0 cornes. La graine de l'ortie m\u00eal\u00e9e au fourrage donne \ndu luisant au poil des animaux; la racine m\u00eal\u00e9e au sel \nproduit une belle couleur jaune. C'est du reste un \nexcellent foin qu'on peut faucher deux fois. Et que \nfaut-il \u00e0 l'ortie? Peu de terre, nul soin, nulle culture. \nSeulement la graine tombe \u00e0 mesure qu'elle m\u00fbrit, et \nest difficile \u00e0 r\u00e9colter. Voil\u00e0 tout. Avec quelque peine \nqu'on prendrait, l'ortie serait utile; on la n\u00e9glige, elle \ndevient nuisible. Alors on la tue. Que d'hommes \nressemblent \u00e0 l'ortie! \u2013 Il ajouta apr\u00e8s un silence : \nMes amis, retenez ceci, il n'y a ni mauvaises herbes ni \nmauvais hommes. Il n'y a que de mauvais \ncultivateurs. \nLes enfants l'aimaient encore parce qu'il savait \nfaire de charmants petits ouvrages avec de la paille et \ndes noix de coco. \nQuand il voyait la porte d'une \u00e9glise tendue de \nnoir, il entrait; il recherchait un enterrement comme \nd'autres recherchent un bapt\u00eame. Le veuvage et le \nmalheur d'autrui l'attiraient \u00e0 cause de sa grande \ndouceur; il se m\u00ealait aux amis en deuil, aux familles \nv\u00eatues de noir, aux pr\u00eatres g\u00e9missant autour d'un \ncercueil. Il semblait donner volontiers pour texte \u00e0 \nses pens\u00e9es ces psalmodies fun\u00e8bres pleines de la \nvision d'un autre monde. L'\u0153il au ciel, il \u00e9coutait, avec une sorte d'aspiration vers tous les myst\u00e8res de \nl'infini, ces voix tristes qui chantent sur le bord de \nl'ab\u00eeme obscur de la mort. \nIl faisait une foule de bonnes actions en se cachant \ncomme on se cache pour les mauvaises. Il p\u00e9n\u00e9trait \u00e0 \nla d\u00e9rob\u00e9e, le soir, dans les maisons; il montait \nfurtivement des escaliers. Un pauvre diable, en \nrentrant dans son galetas, trouvait que sa porte avait \n\u00e9t\u00e9 ouverte, quelquefois m\u00eame forc\u00e9e, dans son \nabsence. Le pauvre homme se r\u00e9criait : quelque \nmalfaiteur est venu! Il entrait, et la premi\u00e8re chose \nqu'il voyait, c'\u00e9tait une pi\u00e8ce d'or oubli\u00e9e sur un \nmeuble. \u00abLe malfaiteur\u00bb qui \u00e9tait venu, c'\u00e9tait le p\u00e8re \nMadeleine. \nIl \u00e9tait affable et triste. Le peuple disait : Voil\u00e0 un \nhomme riche qui n'a pas l'air fier. Voil\u00e0 un homme \nheureux qui n'a pas l'air content. \nQuelques-uns pr\u00e9tendaient que c'\u00e9tait un \npersonnage myst\u00e9rieux et affirmaient qu'on n'entrait \njamais dans sa chambre, laquelle \u00e9tait une vraie \ncellule d'anachor\u00e8te meubl\u00e9e de sabliers ail\u00e9s et \nenjoliv\u00e9e de tibias en croix et de t\u00eates de mort. Cela \nse disait beaucoup, si bien que quelques jeunes \nfemmes \u00e9l\u00e9gantes et malignes de Montreuil-sur-mer \nvinrent chez lui un jour, et lui demand\u00e8rent : \u2013 Monsieur le maire, montrez-nous donc votre \nchambre. On dit que c'est une grotte. \u2013 Il sourit, et \nles introduisit sur- le-champ dans cette \u00abgrotte\u00bb. Elles \nfurent bien punies de leur curiosit\u00e9. C'\u00e9tait une \nchambre garnie tout bonnement de meubles d'acajou \nassez laids comme tous les meubles de ce genre et \ntapiss\u00e9e de papier \u00e0 douze sous. Elles n'y purent rien \nremarquer que deux flambeaux de forme vieillie qui \n\u00e9taient sur la chemin\u00e9e et qui avaient l'air d'\u00eatre en \nargent, \u00abcar ils \u00e9taient contr\u00f4l\u00e9s\u00bb. Observation pleine \nde l'esprit des petites villes. \nOn n'en continua pas moins de dire que personne \nne p\u00e9n\u00e9trait dans cette chambre et que c'\u00e9tait une \ncaverne d'ermite, un r\u00eavoir, un trou, un tombeau. \nOn se chuchotait aussi qu'il avait des sommes \n\u00abimmenses\u00bb d\u00e9pos\u00e9es chez Laffitte, avec cette \nparticularit\u00e9 qu'elles \u00e9taient toujours \u00e0 sa disposition \nimm\u00e9diate, de telle sorte, ajoutait-on, que M. \nMadeleine pourrait arriver un matin chez Laffitte, \nsigner un re\u00e7u et emporter ses deux ou trois millions \nen dix minutes. Dans la r\u00e9alit\u00e9 ces \u00abdeux ou trois \nmillions\u00bb se r\u00e9duisaient, nous l'avons dit, \u00e0 six cent \ntrente ou quarante mille francs. \n \n \n \n \nI, 5, 4 \n \n \n \n \n \nM. Madeleine en deuil \n \n \n \n \n \n \nAu commencement de 1821, les journaux \nannonc\u00e8rent la mort de M. Myriel, \u00e9v\u00eaque de Digne, \n\u00absurnomm\u00e9 monseigneur Bienvenu \u00bb, et tr\u00e9pass\u00e9 en odeur \nde saintet\u00e9 \u00e0 l'\u00e2ge de quatre-vingt-deux ans. \nL'\u00e9v\u00eaque de Digne, pour ajouter ici un d\u00e9tail que \nles journaux omirent, \u00e9tait, quand il mourut, depuis \nplusieurs ann\u00e9es aveugle, et content d'\u00eatre aveugle, sa \ns\u0153ur \u00e9tant pr\u00e8s de lui. Disons-le en passant, \u00eatre aveugle et \u00eatre aim\u00e9, \nc'est en effet, sur cette terre o\u00f9 rien n'est complet, \nune des formes les plus \u00e9trangement exquises du \nbonheur. Avoir continuellement \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s une \nfemme, une fille, une s\u0153ur, un \u00eatre charmant, qui est \nl\u00e0 parce que vous avez besoin d'elle et parce qu'elle \nne peut se passer de vous, se savoir indispensable \u00e0 \nqui nous est n\u00e9cessaire, pouvoir incessamment \nmesurer son affection \u00e0 la quantit\u00e9 de pr\u00e9sence \nqu'elle nous donne, et se dire : puisqu'elle me \nconsacre tout son temps, c'est que j'ai tout son c\u0153ur; \nvoir la pens\u00e9e \u00e0 d\u00e9faut de la figure, constater la \nfid\u00e9lit\u00e9 d'un \u00eatre dans l'\u00e9clipse du monde, percevoir le \nfr\u00f4lement d'une robe comme un bruit d'ailes, \nl'entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler, chanter, \net songer qu'on est le centre de ces pas, de cette \nparole, de ce chant, manifester \u00e0 chaque minute sa \npropre attraction, se sentir d'autant plus puissant \nqu'on est plus infirme, devenir dans l'obscurit\u00e9, et par \nl'obscurit\u00e9, l'astre autour duquel gravite cet ange, peu \nde f\u00e9licit\u00e9s \u00e9galent celle-l\u00e0. Le supr\u00eame bonheur de la \nvie, c'est la conviction qu'on est aim\u00e9; aim\u00e9 pour soi-\nm\u00eame, disons mieux, aim\u00e9 malgr\u00e9 soi-m\u00eame; cette \nconviction, l'aveugle l'a. Dans cette d\u00e9tresse, \u00eatre \nservi, c'est \u00eatre caress\u00e9. Lui manque-t-il quelque chose? Non. Ce n'est point perdre la lumi\u00e8re qu'avoir \nl'amour. Et quel amour! un amour enti\u00e8rement fait de \nvertu. Il n'y a point de c\u00e9cit\u00e9 o\u00f9 il y a certitude. L'\u00e2me \n\u00e0 t\u00e2tons cherche l'\u00e2me, et la trouve. Et cette \u00e2me \ntrouv\u00e9e et prouv\u00e9e est une femme. Une main vous \nsoutient, c'est la sienne; une bouche effleure votre \nfront, c'est sa bouche; vous entendez une respiration \ntout pr\u00e8s de vous, c'est elle. Tout avoir d'elle, depuis \nson culte jusqu'\u00e0 sa piti\u00e9, n'\u00eatre jamais quitt\u00e9, avoir \ncette douce faiblesse qui vous secourt, s'appuyer sur \nce roseau in\u00e9branlable, toucher de ses mains la \nprovidence et pouvoir la prendre dans ses bras, Dieu \npalpable, quel ravissement! Le c\u0153ur, cette c\u00e9leste \nfleur obscure, entre dans un \u00e9panouissement \nmyst\u00e9rieux. On ne donnerait pas cette ombre pour \ntoute la clart\u00e9. L'\u00e2me ange est l\u00e0, sans cesse l\u00e0; si elle \ns'\u00e9loigne, c'est pour revenir; elle s'efface comme le \nr\u00eave et repara\u00eet comme la r\u00e9alit\u00e9. On sent de la \nchaleur qui approche, la voil\u00e0. On d\u00e9borde de \ns\u00e9r\u00e9nit\u00e9, de ga\u00eet\u00e9 et d'extase; on est un rayonnement \ndans la nuit. Et mille petits soins. Des riens qui sont \n\u00e9normes dans ce vide. Les plus ineffables accents de \nla voix f\u00e9minine employ\u00e9s \u00e0 vous bercer, et suppl\u00e9ant \npour vous \u00e0 l'univers \u00e9vanoui. On est caress\u00e9 avec de l'\u00e2me. On ne voit rien, mais on se sent ador\u00e9. C'e st \nun paradis de t\u00e9n\u00e8bres. \nC'est de ce paradis que monseigneur Bienvenu \n\u00e9tait pass\u00e9 \u00e0 l'autre. \nL'annonce de sa mort fut reproduite par le journal \nlocal de Montreuil-sur-mer. M. Madeleine parut le \nlendemain tout en noir avec un cr\u00eape \u00e0 son chapeau. \nOn remarqua dans la ville ce deuil, et l'on jasa. \nCela parut une lueur sur l'origine de M. Madeleine. \nOn en conclut qu'il avait quelque alliance avec le \nv\u00e9n\u00e9rable \u00e9v\u00eaque. Il drape pour l'\u00e9v\u00eaque de Digne , dirent \nles salons; cela rehaussa fort M. Madeleine, et lu i \ndonna subitement et d'embl\u00e9e une certaine \nconsid\u00e9ration dans le monde noble de Montreuil-sur-\nmer. Le microscopique faubourg Saint-Germain de \nl'endroit songea \u00e0 faire cesser la quarantaine de M. \nMadeleine, parent probable d'un \u00e9v\u00eaque. M. \nMadeleine s'aper\u00e7ut de l'avancement qu'il obtenait \u00e0 \nplus de r\u00e9v\u00e9rences des vieilles femmes et \u00e0 plus de \nsourires des jeunes. Un soir, une doyenne de ce petit \ngrand monde-l\u00e0, curieuse par droit d'anciennet\u00e9, se \nhasarda \u00e0 lui demander : \u2013 Monsieur le maire est sans \ndoute cousin du feu \u00e9v\u00eaque de Digne? \nIl dit : \u2013 Non, madame. \u2013 Mais, reprit la douairi\u00e8re, vous en portez le \ndeuil? \nIl r\u00e9pondit : \u2013 C'est que dans ma jeunesse j'ai \u00e9t\u00e9 \nlaquais dans sa famille. \nUne remarque qu'on faisait encore, c'est que \nchaque fois qu'il passait dans la ville un jeune \nsavoyard courant le pays et cherchant des chemin\u00e9es \n\u00e0 ramoner, M. le maire le faisait appeler, lui \ndemandait son nom, et lui donnait de l'argent. Les \npetits savoyards se le disaient, et il en passait \nbeaucoup. \n \n \n \n \nI, 5, 5 \n \n \n \n \n \nVagues \u00e9clairs \u00e0 l'horizon \n \n \n \n \n \n \nPeu \u00e0 peu, et avec le temps, toutes les oppositions \n\u00e9taient tomb\u00e9es. Il y avait eu d'abord contre M. \nMadeleine, sorte de loi que subissent toujours ceux \nqui s'\u00e9l\u00e8vent, des noirceurs et des calomnies, puis ce \nne fut plus que des m\u00e9chancet\u00e9s, puis ce ne fut que \ndes malices, puis cela s'\u00e9vanouit tout \u00e0 fait; le respect \ndevint complet, unanime, cordial, et il arriva un \nmoment, vers 1821, o\u00f9 ce mot : monsieur le maire, fut prononc\u00e9 \u00e0 Montreuil-sur-mer presque du m\u00eame \naccent que ce mot : monseigneur l'\u00e9v\u00eaque, \u00e9tait \nprononc\u00e9 \u00e0 Digne en 1815. On venait de dix lieues \u00e0 \nla ronde consulter M. Madeleine. Il terminait les \ndiff\u00e9rends, il emp\u00eachait les proc\u00e8s, il r\u00e9conciliait les \nennemis. Chacun le prenait pour juge de son bon \ndroit. Il semblait qu'il e\u00fbt pour \u00e2me le livre de la loi \nnaturelle. Ce fut comme une contagion de v\u00e9n\u00e9ration \nqui, en six ou sept ans et de proche en proche, gagna \ntout le pays. \nUn seul homme, dans la ville et dans \nl'arrondissement, se d\u00e9roba absolument \u00e0 cette \ncontagion, et, quoi que f\u00eet le p\u00e8re Madeleine, y \ndemeura rebelle, comme si une sorte d'instinct, \nincorruptible et imperturbable, l'\u00e9veillait et \nl'inqui\u00e9tait. Il semblerait en effet qu'il existe dans \ncertains hommes un v\u00e9ritable instinct bestial, pur et \nint\u00e8gre comme tout instinct, qui cr\u00e9e les antipathies \net les sympathies, qui s\u00e9pare fatalement une nature \nd'une autre nature, qui n'h\u00e9site pas, qui ne se trouble, \nne se tait et ne se d\u00e9ment jamais, clair dans son \nobscurit\u00e9, infaillible, imp\u00e9rieux, r\u00e9fractaire \u00e0 tous les \nconseils de l'intelligence et \u00e0 tous les dissolvants de la \nraison, et qui, de quelque fa\u00e7on que les destin\u00e9es \nsoient faites, avertit secr\u00e8tement l'homme-chien de la pr\u00e9sence de l'homme-chat, et l'homme-renard de la \npr\u00e9sence de l'homme-lion. \nSouvent, quand M. Madeleine passait dans une \nrue, calme, affectueux, entour\u00e9 des b\u00e9n\u00e9dictions de \ntous, il arrivait qu'un homme de haute taille v\u00eatu \nd'une redingote gris de fer, arm\u00e9 d'une grosse canne \net coiff\u00e9 d'un chapeau rabattu, se retournait \nbrusquement derri\u00e8re lui, et le suivait des yeux \njusqu'\u00e0 ce qu'il e\u00fbt disparu, croisant les bras, secouant \nlentement la t\u00eate, et haussant sa l\u00e8vre sup\u00e9rieure avec \nsa l\u00e8vre inf\u00e9rieure jusqu'\u00e0 son nez, sorte de grimace \nsignificative qui pourrait se traduire par : \u2013 Mais \nqu'est-ce que c'est que cet homme-l\u00e0? \u2013 Pour s\u00fbr je \nl'ai vu quelque part. \u2013 En tout cas, je ne suis toujours \npas sa dupe. \nCe personnage, grave d'une gravit\u00e9 presque \nmena\u00e7ante, \u00e9tait de ceux qui, m\u00eame rapidement \nentrevus, pr\u00e9occupent l'observateur. \nIl se nommait Javert, et il \u00e9tait de la police. \nIl remplissait \u00e0 Montreuil-sur-mer les fonctions \np\u00e9nibles, mais utiles, d'inspecteur. Il n'avait pas vu les \ncommencements de Madeleine. Javert devait le poste \nqu'il occupait \u00e0 la protection de M. Chabouillet, le \nsecr\u00e9taire du ministre d'\u00e9tat comte Angl\u00e8s, alors \npr\u00e9fet de police \u00e0 Paris. Quand Javert \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 Montreuil-sur-mer, la fortune du grand manufacturier \n\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 faite, et le p\u00e8re Madeleine \u00e9tait devenu \nmonsieur Madeleine. \nCertains officiers de police ont une physionomie \u00e0 \npart et qui se complique d'un air de bassesse m\u00eal\u00e9 \u00e0 \nun air d'autorit\u00e9. Javert avait cette physionomie, \nmoins la bassesse. \nDans notre conviction, si les \u00e2mes \u00e9taient visibles \naux yeux, on verrait distinctement cette chose \u00e9trange \nque chacun des individus de l'esp\u00e8ce humaine \ncorrespond \u00e0 quelqu'une des esp\u00e8ces de la cr\u00e9ation \nanimale; et l'on pourrait reconna\u00eetre ais\u00e9ment cette \nv\u00e9rit\u00e9 \u00e0 peine entrevue par le penseur, que, depuis \nl'hu\u00eetre jusqu'\u00e0 l'aigle, depuis le porc jusqu'au tigre, \ntous les animaux sont dans l'homme et que chacun \nd'eux est dans un homme. Quelquefois m\u00eame \nplusieurs d'entre eux \u00e0 la fois. \nLes animaux ne sont autre chose que les figures de \nnos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux, \nles fant\u00f4mes visibles de nos \u00e2mes. Dieu nous les \nmontre pour nous faire r\u00e9fl\u00e9chir. Seulement, comme \nles animaux ne sont que des ombres, Dieu ne les a \npoint faits \u00e9ducables dans le sens complet du mot; \u00e0 \nquoi bon? Au contraire, nos \u00e2mes \u00e9tant des r\u00e9alit\u00e9s et \nayant une fin qui leur est propre, Dieu leur a donn\u00e9 l'intelligence, c'est-\u00e0-dire l'\u00e9ducation possible. \nL'\u00e9ducation sociale bien faite peut toujours tirer \nd'une \u00e2me, quelle qu'elle soit, l'utilit\u00e9 qu'elle contient. \nCeci soit dit, bien entendu, au point de vue \nrestreint de la vie terrestre apparente, et sans pr\u00e9juger \nla question profonde de la personnalit\u00e9 ant\u00e9rieure ou \nult\u00e9rieure des \u00eatres qui ne sont pas l'homme. Le moi \nvisible n'autorise en aucune fa\u00e7on le penseur \u00e0 nier le \nmoi latent. Cette r\u00e9serve faite, passons. \nMaintenant, si l'on admet un moment avec nous \nque dans tout homme il y a une des esp\u00e8ces animales \nde la cr\u00e9ation, il nous sera facile de dire ce que c'\u00e9tait \nque l'officier de paix Javert. \nLes paysans asturiens sont convaincus que dans \ntoute port\u00e9e de louve il y a un chien, lequel est tu\u00e9 \npar la m\u00e8re, sans quoi en grandissant il d\u00e9vorerait les \nautres petits. \nDonnez une face humaine \u00e0 ce chien fils d'une \nlouve, et ce sera Javert. \nJavert \u00e9tait n\u00e9 dans une prison d'une tireuse de \ncartes dont le mari \u00e9tait aux gal\u00e8res. En grandissant, il \npensa qu'il \u00e9tait en dehors de la soci\u00e9t\u00e9 et d\u00e9sesp\u00e9ra \nd'y rentrer jamais. Il remarqua que la soci\u00e9t\u00e9 \nmaintient irr\u00e9missiblement en dehors d'elle deux \nclasses d'hommes, ceux qui l'attaquent et ceux qui la gardent; il n'avait le choix qu'entre ces deux classes; \nen m\u00eame temps il se sentait je ne sais quel fond de \nrigidit\u00e9, de r\u00e9gularit\u00e9 et de probit\u00e9, compliqu\u00e9 d'une \ninexprimable haine pour cette race de boh\u00e8mes dont \nil \u00e9tait. Il entra dans la police. Il y r\u00e9ussit. A quarante \nans il \u00e9tait inspecteur. \nIl avait dans sa jeunesse \u00e9t\u00e9 employ\u00e9 dans les \nchiourmes du midi. \nAvant d'aller plus loin, entendons-nous sur ce mot \nface humaine que nous appliquions tout \u00e0 l'heure \u00e0 \nJavert. \nLa face humaine de Javert consistait en un nez \ncamard, avec deux profondes narines vers lesquelles \nmontaient sur ses deux joues d'\u00e9normes favoris. On \nse sentait mal \u00e0 l'aise la premi\u00e8re fois qu'on voyait ces \ndeux for\u00eats et ces deux cavernes. Quand Javert riait, \nce qui \u00e9tait rare et terrible, ses l\u00e8vres minces \ns'\u00e9cartaient, et laissaient voir, non seulement ses \ndents, mais ses gencives, et il se faisait autour de son \nnez un plissement \u00e9pat\u00e9 et sauvage comme sur un \nmufle de b\u00eate fauve. Javert s\u00e9rieux \u00e9tait un dogue; \nlorsqu'il riait, c'\u00e9tait un tigre. Du reste, peu de cr\u00e2ne, \nbeaucoup de m\u00e2choire, les cheveux cachant le front \net tombant sur les sourcils, entre les deux yeux un \nfroncement central permanent comme une \u00e9toile de col\u00e8re, le regard obscur, la bouche pinc\u00e9e et \nredoutable, l'air du commandement f\u00e9roce. \nCet homme \u00e9tait compos\u00e9 de deux sentiments tr\u00e8s \nsimples et relativement tr\u00e8s bons, mais qu'il faisait \npresque mauvais \u00e0 force de les exag\u00e9rer : le respect de \nl'autorit\u00e9, la haine de la r\u00e9bellion; et \u00e0 ses yeux le vol, \nle meurtre, tous les crimes, n'\u00e9taient que des forme s \nde la r\u00e9bellion. Il enveloppait dans une sorte de foi \naveugle et profonde tout ce qui a une fonction dans \nl'\u00e9tat, depuis le premier ministre jusqu'au garde-\nchamp\u00eatre. Il couvrait de m\u00e9pris, d'aversion et de \nd\u00e9go\u00fbt tout ce qui avait franchi une fois le seuil l\u00e9gal \ndu mal. Il \u00e9tait absolu et n'admettait pas d'exceptions. \nD'une part il disait : \u2013 Le fonctionnaire ne peut se \ntromper; le magistrat n'a jamais tort. \u2013 D'autre part il \ndisait : \u2013 Ceux-ci sont irr\u00e9m\u00e9diablement perdus. Rien \nde bon n'en peut sortir. \u2013 Il partageait pleinement \nl'opinion de ces esprits extr\u00eames qui attribuent \u00e0 la loi \nhumaine je ne sais quel pouvoir de faire ou, si l'on \nveut, de constater des d\u00e9mons, et qui mettent un Styx \nau bas de la soci\u00e9t\u00e9. Il \u00e9tait sto\u00efque, s\u00e9rieux, aust\u00e8re; \nr\u00eaveur triste; humble et hautain comme les \nfanatiques. Son regard \u00e9tait une vrille, cela \u00e9tait froid \net cela per\u00e7ait. Toute sa vie tenait dans ces deux \nmots : veiller et surveiller. Il avait introduit la ligne droite dans ce qu'il y a de plus tortueux au monde. Il \navait la conscience de son utilit\u00e9, la religion de ses \nfonctions, et il \u00e9tait espion comme on est pr\u00eatre. \nMalheur \u00e0 qui tombait sous sa main! Il e\u00fbt arr\u00eat\u00e9 son \np\u00e8re s'\u00e9vadant du bagne et d\u00e9nonc\u00e9 sa m\u00e8re en \nrupture de ban. Et il l'e\u00fbt fait avec cette sorte de \nsatisfaction int\u00e9rieure que donne la vertu. Avec cela \nune vie de privations, l'isolement, l'abn\u00e9gation, la \nchastet\u00e9, jamais une distraction. C'\u00e9tait le devoir \nimplacable, la police comprise comme les Spartiates \ncomprenaient Sparte, un guet impitoyable, une \nhonn\u00eatet\u00e9 farouche, un mouchard marmor\u00e9en, \nBrutus dans Vidocq. \nToute la personne de Javert exprimait l'homme qui \n\u00e9pie et qui se d\u00e9robe. L'\u00e9cole mystique de Joseph de \nMaistre, laquelle \u00e0 cette \u00e9poque assaisonnait de haute \ncosmogonie ce qu'on appelait les journaux ultras, \nn'e\u00fbt pas manqu\u00e9 de dire que Javert \u00e9tait un symbole. \nOn ne voyait pas son front qui disparaissait sous son \nchapeau, on ne voyait pas ses yeux qui se perdaient \nsous ses sourcils, on ne voyait pas son menton qui \nplongeait dans sa cravate, on ne voyait pas ses mains \nqui rentraient dans ses manches, on ne voyait pas sa \ncanne qu'il portait sous sa redingote. Mais l'occasion \nvenue, on voyait tout \u00e0 coup sortir de toute cette ombre, comme d'une embuscade, un front anguleux \net \u00e9troit, un regard funeste, un menton mena\u00e7ant, des \nmains \u00e9normes et un gourdin monstrueux. \nA ses moments de loisir, qui \u00e9taient peu fr\u00e9quents, \ntout en ha\u00efssant les livres, il lisait; ce qui fait qu'il \nn'\u00e9tait pas compl\u00e8tement illettr\u00e9. Cela se \nreconnaissait \u00e0 quelque emphase dans la parole. \nIl n'avait aucun vice, nous l'avons dit. Quand il \n\u00e9tait content de lui, il s'accordait une prise de tabac. Il \ntenait \u00e0 l'humanit\u00e9 par l\u00e0. \nOn comprendra sans peine que Javert \u00e9tait l'effroi \nde toute cette classe que les statistiques annuelles du \nminist\u00e8re de la justice d\u00e9signent sous la rubrique : \nGens sans aveu . Le nom de Javert prononc\u00e9 les mettait \nen d\u00e9route; la face de Javert apparaissant les p\u00e9trifiait. \nTel \u00e9tait cet homme formidable. \nJavert \u00e9tait comme un \u0153il toujours fix\u00e9 sur M. \nMadeleine. \u0152il plein de soup\u00e7on et de conjectures. \nM. Madeleine avait fini par s'en apercevoir, mais il \nsembla que cela f\u00fbt insignifiant pour lui. Il ne fit pas \nm\u00eame une question \u00e0 Javert, il ne le cherchait ni ne \nl'\u00e9vitait, et il portait, sans para\u00eetre y faire attention, ce \nregard g\u00eanant et presque pesant. Il traitait Javert \ncomme tout le monde, avec aisance et bont\u00e9. A quelques paroles \u00e9chapp\u00e9es \u00e0 Javert, on devinait \nqu'il avait recherch\u00e9 secr\u00e8tement, avec cette curiosit\u00e9 \nqui tient \u00e0 la race et o\u00f9 il entre autant d'instinct que \nde volont\u00e9, toutes les traces ant\u00e9rieures que le p\u00e8re \nMadeleine avait pu laisser ailleurs. Il paraissait savoir, \net il disait parfois \u00e0 mots couverts, que quelqu'un \navait pris certaines informations dans un certain pays \nsur une certaine famille disparue. Une fois il lui arriva \nde dire, se parlant \u00e0 lui-m\u00eame : \u2013 Je crois que je le \ntiens! \u2013 Puis il resta trois jours pensif sans prononcer \nune parole. Il para\u00eet que le fil qu'il croyait tenir s'\u00e9tait \nrompu. \nDu reste, et ceci est le correctif n\u00e9cessaire \u00e0 ce que \nle sens de certains mots pourrait pr\u00e9senter de trop \nabsolu, il ne peut y avoir rien de vraiment infaillible \ndans une cr\u00e9ature humaine, et le propre de l'instinct \nest pr\u00e9cis\u00e9ment de pouvoir \u00eatre troubl\u00e9, d\u00e9pist\u00e9 et \nd\u00e9rout\u00e9. Sans quoi il serait sup\u00e9rieur \u00e0 l'intelligence, \net la b\u00eate se trouverait avoir une meilleure lumi\u00e8re \nque l'homme. \nJavert \u00e9tait \u00e9videmment quelque peu d\u00e9concert\u00e9 \npar le complet naturel et la tranquillit\u00e9 de M. \nMadeleine. Un jour pourtant son \u00e9trange mani\u00e8re d'\u00eatre parut \nfaire impression sur M. Madeleine. Voici \u00e0 quelle \noccasion. \n \n \n \n \nI, 5, 6 \n \n \n \n \n \nLe p\u00e8re Fauchelevent \n \n \n \n \n \n \nM. Madeleine passait un matin dans une ruelle non \npav\u00e9e de Montreuil-sur-mer. Il entendit du bruit et \nvit un groupe \u00e0 quelque distance. Il y alla. Un vieux \nhomme, nomm\u00e9 le p\u00e8re Fauchelevent, venait de \ntomber sous sa charrette dont le cheval s'\u00e9tait abattu. \nCe Fauchelevent \u00e9tait un des rares ennemis qu'e\u00fbt \nencore M. Madeleine \u00e0 cette \u00e9poque. Lorsque \nMadeleine \u00e9tait arriv\u00e9 dans le pays, Fauchelevent, ancien tabellion et paysan presque lettr\u00e9, avait un \ncommerce qui commen\u00e7ait \u00e0 aller mal. Fauchelevent \navait vu ce simple ouvrier qui s'enrichissait, tandis \nque lui, ma\u00eetre, se ruinait. Cela l'avait rempli de \njalousie, et il avait fait ce qu'il avait pu en toute \noccasion pour nuire \u00e0 Madeleine. Puis, la faillite \u00e9tait \nvenue, et, vieux, n'ayant plus \u00e0 lui qu'une charrette et \nun cheval, sans famille et sans enfants du reste, pour \nvivre il s'\u00e9tait fait charretier. \nLe cheval avait les deux cuisses cass\u00e9es et ne \npouvait se relever. Le vieillard \u00e9tait engag\u00e9 entre les \nroues. La chute avait \u00e9t\u00e9 tellement malheureuse que \ntoute la voiture pesait sur sa poitrine. La charrette \n\u00e9tait assez lourdement charg\u00e9e. Le p\u00e8re Fauchelevent \npoussait des r\u00e2les lamentables. On avait essay\u00e9 de le \ntirer, mais en vain. Un effort d\u00e9sordonn\u00e9, une aide \nmaladroite, une secousse \u00e0 faux pouvaient l'achever. \nIl \u00e9tait impossible de le d\u00e9gager autrement qu'en \nsoulevant la voiture par dessous. Javert, qui \u00e9tait \nsurvenu au moment de l'accident, avait envoy\u00e9 \nchercher un cric. \nM. Madeleine arriva. On s'\u00e9carta avec respect. \n\u2013 A l'aide! criait le vieux Fauchelevent. Qui est- ce \nqui est bon enfant pour sauver le vieux? \nM. Madeleine se tourna vers les assistants : \u2013 A-t-on un cric? \n\u2013 On en est all\u00e9 qu\u00e9rir un, r\u00e9pondit un paysan. \n\u2013 Dans combien de temps l'aura-t- on? \n\u2013 On est all\u00e9 au plus pr\u00e8s, au lieu Flachot, o\u00f9 il y a \nun mar\u00e9chal; mais c'est \u00e9gal, il faudra bien un bon \nquart d'heure. \n\u2013 Un quart d'heure! s'\u00e9cria Madeleine. \nIl avait plu la veille, le sol \u00e9tait d\u00e9tremp\u00e9, la \ncharrette s'enfon\u00e7ait dans la terre \u00e0 chaque instant et \ncomprimait de plus en plus la poitrine du vieux \ncharretier. Il \u00e9tait \u00e9vident qu'avant cinq minutes il \naurait les c\u00f4tes bris\u00e9es. \n\u2013 Il est impossible d'attendre un quart d'heure, dit \nMadeleine aux paysans qui regardaient. \n\u2013 Il faut bien! \n\u2013 Mais il ne sera plus temps! Vous ne voyez donc \npas que la charrette s'enfonce? \n\u2013 Dame! \n\u2013 Ecoutez, reprit Madeleine, il y a encore assez de \nplace sous la voiture pour qu'un homme s'y glisse et \nla soul\u00e8ve avec son dos. Rien qu'une demi-minute, et \nl'on tirera le pauvre homme. Y a-t-il ici quelqu'un qui \nait des reins et du c\u0153ur? Cinq louis d'or \u00e0 gagner! \nPersonne ne bougea dans le groupe. \n\u2013 Dix louis, dit Madeleine. Les assistants baissaient les yeux. Un d'eux \nmurmura : \u2013 Il faudrait \u00eatre diablement fort. Et puis, \non risque de se faire \u00e9craser! \n\u2013 Allons! recommen\u00e7a Madeleine, vingt louis! \nM\u00eame silence. \n\u2013 Ce n'est pas la bonne volont\u00e9 qui leur manque, \ndit une voix. \nM. Madeleine se retourna, et reconnut Javert. Il ne \nl'avait pas aper\u00e7u en arrivant. \nJavert continua : \n\u2013 C'est la force. Il faudrait \u00eatre un terrible homme \npour faire la chose de lever une voiture comme cela \nsur son dos. \nPuis, regardant fixement M. Madeleine, il \npoursuivit en appuyant sur chacun des mots qu'il \npronon\u00e7ait : \n\u2013 Monsieur Madeleine, je n'ai jamais connu qu'un \nseul homme capable de faire ce que vous demandez \nl\u00e0. \nMadeleine tressaillit. \nJavert ajouta avec un air d'indiff\u00e9rence, mais sans \nquitter des yeux Madeleine : \n\u2013 C'\u00e9tait un for\u00e7at. \n\u2013 Ah! dit Madeleine. \n\u2013 Du bagne de Toulon. Madeleine devint p\u00e2le. \nCependant la charrette continuait \u00e0 s'enfoncer \nlentement. Le p\u00e8re Fauchelevent r\u00e2lait et hurlait : \n\u2013 J'\u00e9touffe! \u00c7a me brise les c\u00f4tes! un cric! quelque \nchose! ah! \nMadeleine regarda autour de lui : \n\u2013 Il n'y a donc personne qui veuille gagner vingt \nlouis et sauver la vie \u00e0 ce pauvre vieux? \nAucun des assistants ne remua. Javert reprit : \n\u2013 Je n'ai jamais connu qu'un homme qui p\u00fbt \nremplacer un cric, c'\u00e9tait ce for\u00e7at. \n\u2013 Ah! voil\u00e0 que \u00e7a m'\u00e9crase! cria le vieillard. \nMadeleine leva la t\u00eate, rencontra l'\u0153il de faucon de \nJavert toujours attach\u00e9 sur lui, regarda les paysans \nimmobiles, et sourit tristement. Puis, sans dire une \nparole, il tomba \u00e0 genoux, et avant m\u00eame que la foule \ne\u00fbt eu le temps de jeter un cri, il \u00e9tait sous la voiture. \nIl y eut un affreux moment d'attente et de silence. \nOn vit Madeleine presque \u00e0 plat ventre sous ce \npoids effrayant essayer deux fois en vain de \nrapprocher ses coudes de ses genoux. On lui cria : \u2013\n P\u00e8re Madeleine! retirez-vous de l\u00e0! \u2013 Le vieux \nFauchelevent lui-m\u00eame lui dit : \u2013 Monsieur \nMadeleine! allez-vous-en! C'est qu'il faut que je meure, voyez-vous! laissez-moi! Vous allez vous faire \n\u00e9craser aussi! \u2013 Madeleine ne r\u00e9pondit pas. \nLes assistants haletaient. Les roues avaient \ncontinu\u00e9 de s'enfoncer, et il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 devenu presque \nimpossible que Madeleine sort\u00eet de dessous la \nvoiture. \nTout \u00e0 coup on vit l'\u00e9norme masse s'\u00e9branler, la \ncharrette se soulevait lentement, les roues sortaient \u00e0 \ndemi de l'orni\u00e8re. On entendit une voix \u00e9touff\u00e9e qui \ncriait : d\u00e9p\u00eachez-vous! aidez! C'\u00e9tait Madeleine qui \nvenait de faire un dernier effort. \nIls se pr\u00e9cipit\u00e8rent. Le d\u00e9vouement d'un seul avait \ndonn\u00e9 de la force et du courage \u00e0 tous. La charrette \nfut enlev\u00e9e par vingt bras. Le vieux Fauchelevent \n\u00e9tait sauv\u00e9. \nMadeleine se releva. Il \u00e9tait bl\u00eame, quoique \nruisselant de sueur. Ses habits \u00e9taient d\u00e9chir\u00e9s et \ncouverts de boue. Tous pleuraient. Le vieillard lui \nbaisait les genoux et l'appelait le bon Dieu. Lui, il \navait sur le visage je ne sais quelle expression de \nsouffrance heureuse et c\u00e9leste, et il fixait son \u0153il \ntranquille sur Javert qui le regardait toujours. \n \n \n \n \nI, 5, 7 \n \n \n \n \n \nFauchelevent devient jardinier \u00e0 \nParis \n \n \n \n \n \nFauchelevent s'\u00e9tait d\u00e9mis la rotule dans sa chute. \nLe p\u00e8re Madeleine le fit transporter dans une \ninfirmerie qu'il avait \u00e9tablie pour ses ouvriers dans le \nb\u00e2timent m\u00eame de sa fabrique et qui \u00e9tait desservie \npar deux s\u0153urs de charit\u00e9. Le lendemain matin, le \nvieillard trouva un billet de mille francs sur sa table \nde nuit, avec ce mot de la main du p\u00e8re Madeleine : Je \nvous ach\u00e8te votre charrette et votre cheval . La charrette \u00e9tait bris\u00e9e et le cheval \u00e9tait mort. Fauchelevent gu\u00e9rit, \nmais son genou resta ankylos\u00e9. M. Madeleine, par les \nrecommandations des s\u0153urs et de son cur\u00e9, fit placer \nle bonhomme comme jardinier dans un couvent de \nfemmes du quartier Saint-Antoine \u00e0 Paris. \nQuelque temps apr\u00e8s, M. Madeleine fut nomm\u00e9 \nmaire. La premi\u00e8re fois que Javert vit M. Madeleine \nrev\u00eatu de l'\u00e9charpe qui lui donnait toute autorit\u00e9 sur \nla ville, il \u00e9prouva cette sorte de fr\u00e9missement \nqu'\u00e9prouverait un dogue qui flairerait un loup sous \nles habits de son ma\u00eetre. A partir de ce moment, il \nl'\u00e9vita le plus qu'il put. Quand les besoins du service \nl'exigeaient imp\u00e9rieusement et qu'il ne pouvait faire \nautrement que de se trouver avec M. le maire, il lui \nparlait avec un respect profond. \nCette prosp\u00e9rit\u00e9, cr\u00e9\u00e9e \u00e0 Montreuil-sur-mer par le \np\u00e8re Madeleine, avait, outre les signes visibles que \nnous avons indiqu\u00e9s, un autre sympt\u00f4me qui, pour \nn'\u00eatre pas visible, n'\u00e9tait pas moins significatif. Ceci \nne trompe jamais. Quand la population souffre, \nquand le travail manque, quand le commerce est nul, \nle contribuable r\u00e9siste \u00e0 l'imp\u00f4t par p\u00e9nurie, \u00e9puise et \nd\u00e9passe les d\u00e9lais, et l'\u00e9tat d\u00e9pense beaucoup d'argent \nen frais de contrainte et de rentr\u00e9e. Quand le travail \nabonde, quand le pays est heureux et riche, l'imp\u00f4t se paye ais\u00e9ment et co\u00fbte peu \u00e0 l'\u00e9tat. On peut dire que \nla mis\u00e8re et la richesse publiques ont un thermom\u00e8tre \ninfaillible, les frais de perception de l'imp\u00f4t. En sept \nans, les frais de perception de l'imp\u00f4t s'\u00e9taient r\u00e9duits \ndes trois quarts dans l'arrondissement de Montreuil-\nsur-mer, ce qui faisait fr\u00e9quemment citer cet \narrondissement entre tous par M. de Vill\u00e8le, alors \nministre des finances. \nTelle \u00e9tait la situation du pays, lorsque Fantine y \nrevint. Personne ne se souvenait plus d'elle. \nHeureusement la porte de la fabrique de M. \nMadeleine \u00e9tait comme un visage ami. Elle s'y \npr\u00e9senta, et fut admise dans l'atelier des femmes. Le \nm\u00e9tier \u00e9tait tout nouveau pour Fantine, elle n'y \npouvait \u00eatre bien adroite, elle ne tirait donc de sa \njourn\u00e9e de travail que peu de chose, mais enfin cela \nsuffisait, le probl\u00e8me \u00e9tait r\u00e9solu, elle gagnait sa vie. \n \n \n \n \nI, 5, 8 \n \n \n \n \n \nMadame Victurnien d\u00e9pense \ntrente-cinq francs pour la morale \n \n \n \n \n \nQuand Fantine vit qu'elle vivait, elle eut un \nmoment de joie. Vivre honn\u00eatement de son travail, \nquelle gr\u00e2ce du ciel! Le go\u00fbt du travail lui revint \nvraiment. Elle acheta un miroir, se r\u00e9jouit d'y \nregarder sa jeunesse, ses beaux cheveux et ses belles \ndents, oublia beaucoup de choses, ne songea plus \nqu'\u00e0 sa Cosette et \u00e0 l'avenir possible, et fut presque \nheureuse. Elle loua une petite chambre et la meubla \u00e0 cr\u00e9dit sur son travail futur; reste de ses habitudes de \nd\u00e9sordre. \nNe pouvant pas dire qu'elle \u00e9tait mari\u00e9e, elle s'\u00e9tait \nbien gard\u00e9e, comme nous l'avons d\u00e9j\u00e0 fait entrevoir, \nde parler de sa petite fille. \nEn ces commencements, on l'a vu, elle payait \nexactement les Th\u00e9nardier. Comme elle ne savait que \nsigner, elle \u00e9tait oblig\u00e9e de leur \u00e9crire par un \u00e9crivain \npublic. \nElle \u00e9crivait souvent. Cela fut remarqu\u00e9. On \ncommen\u00e7a \u00e0 dire tout bas dans l'atelier des femmes \nque Fantine \u00ab\u00e9crivait des lettres\u00bb et que \u00abelle avait des \nallures\u00bb. \nIl n'y a rien de tel pour \u00e9pier les actions des gens \nque ceux qu'elles ne regardent pas. \u2013 Pourquoi ce \nmonsieur ne vient-il jamais qu'\u00e0 la brune? pourquoi \nmonsieur un tel n'accroche-t-il jamais sa clef au clou \nle jeudi? pourquoi prend-il toujours les petites rues? \npourquoi madame descend-elle toujours de son fiacre \navant d'arriver \u00e0 la maison? pourquoi envoie-t-elle \nacheter un cahier de papier \u00e0 lettres, quand elle en a \n\u00abplein sa papeterie\u00bb? etc., etc. \u2013 Il existe des \u00eatres qui, \npour conna\u00eetre le mot de ces \u00e9nigmes, lesquelles leur \nsont du reste parfaitement indiff\u00e9rentes, d\u00e9pensent \nplus d'argent, prodiguent plus de temps, se donnent plus de peine qu'il n'en faudrait pour dix bonnes \nactions; et cela gratuitement, pour le plaisir, sans \u00eatre \npay\u00e9s de la curiosit\u00e9 autrement que par la curiosit\u00e9. \nIls suivront celui-ci ou celle-l\u00e0 des jours entiers, \nferont faction des heures \u00e0 des coins de rue, sous des \nportes d'all\u00e9es, la nuit, par le froid et par la pluie, \ncorrompront des commissionnaires, griseront des \ncochers de fiacre et des laquais, ach\u00e8teront une \nfemme de chambre, feront acquisition d'un portier. \nPourquoi? pour rien. Pur acharnement de voir, de \nsavoir et de p\u00e9n\u00e9trer. Pure d\u00e9mangeaison de dire. Et \nsouvent ces secrets connus, ces myst\u00e8res publi\u00e9s, ces \n\u00e9nigmes \u00e9clair\u00e9es du grand jour, entra\u00eenent des \ncatastrophes, des duels, des faillites, des familles \nruin\u00e9es, des existences bris\u00e9es, \u00e0 la grande joie de \nceux qui ont \u00abtout d\u00e9couvert\u00bb sans int\u00e9r\u00eat et par pur \ninstinct. Chose triste. \nCertaines personnes sont m\u00e9chantes uniquement \npar besoin de parler. Leur conversation, causerie dans \nle salon, bavardage dans l'antichambre, est comme \nces chemin\u00e9es qui usent vite le bois; il leur faut \nbeaucoup de combustible; et le combustible, c'est le \nprochain. \nOn observa donc Fantine. Avec cela, plus d'une \u00e9tait jalouse de ses cheveux \nblonds et de ses dents blanches. \nOn constata que dans l'atelier, au milieu des autres, \nelle se d\u00e9tournait souvent pour essuyer une larme. \nC'\u00e9taient les moments o\u00f9 elle songeait \u00e0 son enfant; \npeut-\u00eatre aussi \u00e0 l'homme qu'elle avait aim\u00e9. \nC'est un douloureux labeur que la rupture des \nsombres attaches du pass\u00e9. \nOn constata qu'elle \u00e9crivait, au moins deux fois \npar mois, toujours \u00e0 la m\u00eame adresse, et qu'elle \naffranchissait la lettre. On parvint \u00e0 se procurer \nl'adresse : Monsieur, Monsieur Th\u00e9nardier, aubergiste, \u00e0 \nMontfermeil . On fit jaser au cabaret l'\u00e9crivain public, \nvieux bonhomme qui ne pouvait pas emplir son \nestomac de vin rouge sans vider sa poche aux secrets. \nBref, on sut que Fantine avait un enfant. \u00abCe devait \n\u00eatre une esp\u00e8ce de fille.\u00bb Il se trouva une comm\u00e8re \nqui fit le voyage de Montfermeil, parla aux \nTh\u00e9nardier, et dit \u00e0 son retour : Pour mes trente-cinq \nfrancs, j'en ai eu le c\u0153ur net. J'ai vu l'enfant! \nLa comm\u00e8re qui fit cela \u00e9tait une gorgone appel\u00e9 e \nmadame Victurnien, gardienne et porti\u00e8re de la vertu \nde tout le monde. Madame Victurnien avait \ncinquante-six ans, et doublait le masque de la laideur \ndu masque de la vieillesse. Voix chevrotante, esprit capricant. Cette vieille femme avait \u00e9t\u00e9 jeune, chose \n\u00e9tonnante. Dans sa jeunesse, en plein 93, elle avait \n\u00e9pous\u00e9 un moine \u00e9chapp\u00e9 du clo\u00eetre en bonnet rouge \net pass\u00e9 des bernardins aux jacobins. Elle \u00e9tait s\u00e8che, \nr\u00eache, rev\u00eache, pointue, \u00e9pineuse, presque \nvenimeuse; tout en se souvenant de son moine dont \nelle \u00e9tait veuve, et qui l'avait fort dompt\u00e9e et pli\u00e9e. \nC'\u00e9tait une ortie o\u00f9 l'on voyait le froissement du froc. \nA la restauration, elle s'\u00e9tait faite bigote, et si \n\u00e9nergiquement que les pr\u00eatres lui avaient pardonn\u00e9 \nson moine. Elle avait un petit bien qu'elle l\u00e9guait \nbruyamment \u00e0 une communaut\u00e9 religieuse. Elle \u00e9tait \nfort bien vue \u00e0 l'\u00e9v\u00each\u00e9 d'Arras. Cette madame \nVicturnien donc alla \u00e0 Montfermeil et revint en \ndisant : j'ai vu l'enfant. \nTout cela prit du temps. Fantine \u00e9tait depuis plus \nd'un an \u00e0 la fabrique, lorsqu'un matin la surveillante \nde l'atelier lui remit, de la part de M. le maire, \ncinquante francs, en lui disant qu'elle ne faisait plus \npartie de l'atelier et en l'engageant, de la part de M. le \nmaire, \u00e0 quitter le pays. \nC'\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment dans ce m\u00eame mois que les \nTh\u00e9nardier, apr\u00e8s avoir demand\u00e9 douze francs au lieu \nde six, venaient d'exiger quinze francs au lieu de \ndouze. Fantine fut atterr\u00e9e. Elle ne pouvait s'en aller du \npays, elle devait son loyer et ses meubles. Cinquante \nfrancs ne suffisaient pas pour acquitter cette dette. \nElle balbutia quelques mots suppliants. La \nsurveillante lui signifia qu'elle e\u00fbt \u00e0 sortir sur- le-\nchamp de l'atelier. Fantine n'\u00e9tait du reste qu'une \nouvri\u00e8re m\u00e9diocre. Accabl\u00e9e de honte plus encore \nque de d\u00e9sespoir, elle quitta l'atelier et rentra dans sa \nchambre. Sa faute \u00e9tait donc maintenant connue de \ntous! \nElle ne se sentit plus la force de dire un mot. On \nlui conseilla de voir M. le maire; elle n'osa pas. M. le \nmaire lui donnait cinquante francs, parce qu'il \u00e9tait \nbon, et la chassait, parce qu'il \u00e9tait juste. Elle plia \nsous cet arr\u00eat. \n \n \n \n \nI, 5, 9 \n \n \n \n \n \nSucc\u00e8s de madame Victurnien \n \n \n \n \n \n \nLa veuve du moine fut donc bonne \u00e0 quelque \nchose. \nDu reste, M. Madeleine n'avait rien su de tout cela. \nCe sont l\u00e0 de ces combinaisons d'\u00e9v\u00e9nements dont la \nvie est pleine. M. Madeleine avait pour habitude de \nn'entrer presque jamais dans l'atelier des femmes. Il \navait mis \u00e0 la t\u00eate de cet atelier une vieille fille, que le \ncur\u00e9 lui avait donn\u00e9e, et il avait toute confiance dans cette surveillante, personne vraiment respectable, \nferme, \u00e9quitable, int\u00e8gre, remplie de la charit\u00e9 qui \nconsiste \u00e0 donner, mais n'ayant pas au m\u00eame degr\u00e9 la \ncharit\u00e9 qui consiste \u00e0 comprendre et \u00e0 pardonner. M. \nMadeleine se remettait de tout sur elle. Les meilleurs \nhommes sont souvent forc\u00e9s de d\u00e9l\u00e9guer leur \nautorit\u00e9. C'est dans cette pleine puissance et avec la \nconviction qu'elle faisait bien, que la surveillante avait \ninstruit le proc\u00e8s, jug\u00e9, condamn\u00e9 et ex\u00e9cut\u00e9 Fantine. \nQuant aux cinquante francs, elle les avait donn\u00e9s \nsur une somme que M. Madeleine lui confiait pour \naum\u00f4nes et secours aux ouvri\u00e8res et dont elle ne \nrendait pas compte. \nFantine s'offrit comme servante dans le pays; elle \nalla d'une maison \u00e0 l'autre. Personne ne voulut d'elle. \nElle n'avait pu quitter la ville. Le marchand fripier \nauquel elle devait ses meubles, quels meubles! lui \navait dit : Si vous vous en allez, je vous fais arr\u00eater \ncomme voleuse. Le propri\u00e9taire auquel elle devait \nson loyer, lui avait dit : Vous \u00eates jeune et jolie, vous \npouvez payer. Elle partagea les cinquante francs entre \nle propri\u00e9taire et le fripier, rendit au marchand les \ntrois quarts de son mobilier, ne garda que le \nn\u00e9cessaire, et se trouva sans travail, sans \u00e9tat, n'ayant \nplus que son lit, et devant encore environ cent francs. Elle se mit \u00e0 coudre de grosses chemises pour les \nsoldats de la garnison, et gagnait douze sous par jour. \nSa fille lui en co\u00fbtait dix. C'est en ce moment qu'elle \ncommen\u00e7a \u00e0 mal payer les Th\u00e9nardier. \nCependant une vieille femme qui lui allumait sa \nchandelle quand elle rentrait le soir, lui enseigna l'art \nde vivre dans la mis\u00e8re. Derri\u00e8re vivre de peu, il y a \nvivre de rien. Ce sont deux chambres; la premi\u00e8re est \nobscure, la seconde est noire. \nFantine apprit comment on se passe tout \u00e0 fait de \nfeu en hiver, comment on renonce \u00e0 un oiseau qui \nvous mange un liard de millet tous les deux jours, \ncomment on fait de son jupon sa couverture et de sa \ncouverture son jupon, comment on m\u00e9nage sa \nchandelle en prenant son repas \u00e0 la lumi\u00e8re de la \nfen\u00eatre d'en face. On ne sait pas tout ce que certains \n\u00eatres faibles, qui ont vieilli dans le d\u00e9nuement et \nl'honn\u00eatet\u00e9, savent tirer d'un sou. Cela finit par \u00eatre \nun talent. Fantine acquit ce sublime talent et reprit un \npeu de courage. \nA cette \u00e9poque, elle disait \u00e0 une voisi ne : \u2013 Bah! je \nme dis : en ne dormant que cinq heures et en \ntravaillant tout le reste \u00e0 mes coutures, je parviendrai \nbien toujours \u00e0 gagner \u00e0 peu pr\u00e8s du pain. Et puis, \nquand on est triste, on mange moins. Eh bien! des souffrances, des inqui\u00e9tudes, un peu de pain d'un \nc\u00f4t\u00e9, des chagrins de l'autre, tout cela me nourrira. \nDans cette d\u00e9tresse, avoir sa petite fille e\u00fbt \u00e9t\u00e9 un \n\u00e9trange bonheur. Elle songea \u00e0 la faire venir. Mais \nquoi! lui faire partager son d\u00e9nuement! et puis, elle \ndevait aux Th\u00e9nardier! comment s'acquitter? et le \nvoyage! comment le payer? \nLa vieille qui lui avait donn\u00e9 ce qu'on pourrait \nappeler des le\u00e7ons de vie indigente, \u00e9tait une sainte \nfille nomm\u00e9e Marguerite, d\u00e9vote de la bonne \nd\u00e9votion, pauvre, et charitable pour les pauvres et \nm\u00eame pour les riches, sachant tout juste assez \u00e9crire \npour signer Margeritte , et croyant en Dieu, ce qui est la \nscience. \nIl y a beaucoup de ces vertus-l\u00e0 en bas; un jour \nelles seront en haut. Cette vie a un lendemain. \nDans les premiers temps, Fantine avait \u00e9t\u00e9 s i \nhonteuse qu'elle n'avait pas os\u00e9 sortir. \nQuand elle \u00e9tait dans la rue, elle devinait qu'on se \nretournait derri\u00e8re elle et qu'on la montrait du doigt; \ntout le monde la regardait et personne ne la saluait; le \nm\u00e9pris \u00e2cre et froid des passants lui p\u00e9n\u00e9trait dans la \nchair et dans l'\u00e2me comme une bise. \nDans les petites villes, il semble qu'une \nmalheureuse soit nue sous les sarcasmes et la curiosit\u00e9 de tous. A Paris, du moins, personne ne \nvous conna\u00eet, et cette obscurit\u00e9 est un v\u00eatement. Oh! \ncomme elle e\u00fbt souhait\u00e9 venir \u00e0 Paris! Impossible. \nIl fallut bien s'accoutumer \u00e0 la d\u00e9consid\u00e9ration, \ncomme elle s'\u00e9tait accoutum\u00e9e \u00e0 l'indigence. Peu \u00e0 \npeu elle en prit son parti. Apr\u00e8s deux ou trois mois \nelle secoua la honte, et se remit \u00e0 sortir comme si de \nrien n'\u00e9tait . \u2013 Cela m'est bien \u00e9gal, dit-elle. Elle alla et \nvint, la t\u00eate haute, avec un sourire amer, et sentit \nqu'elle devenait effront\u00e9e. \nMadame Victurnien quelquefois la voyait passer de \nsa fen\u00eatre, remarquait la d\u00e9tresse de \u00abcette cr\u00e9ature\u00bb, \ngr\u00e2ce \u00e0 elle \u00abremise \u00e0 sa place\u00bb, et se f\u00e9licitait. Les \nm\u00e9chants ont un bonheur noir. \nL'exc\u00e8s du travail fatiguait Fantine, et la petite toux \ns\u00e8che qu'elle avait augmenta. Elle disait quelquefois \u00e0 \nsa voisine Marguerite : \u2013 T\u00e2tez donc comme mes \nmains sont chaudes. \nCependant le matin, quand elle peignait avec un \nvieux peigne cass\u00e9 ses beaux cheveux qui ruisselaient \ncomme de la soie floche, elle avait une minute de \ncoquetterie heureuse. \n \n \n \n \nI, 5, 10 \n \n \n \n \n \nSuite du succ\u00e8s \n \n \n \n \n \n \nElle avait \u00e9t\u00e9 cong\u00e9di\u00e9e vers la fin de l'hiver; l'\u00e9t\u00e9 \nse passa, mais l'hiver revint. Jours courts, moins de \ntravail. L'hiver, point de chaleur, point de lumi\u00e8re, \npoint de midi, le soir touche au matin, brouillard, \ncr\u00e9puscule, la fen\u00eatre est grise, on n'y voit pas clair. \nLe ciel est un soupirail. Toute la journ\u00e9e est une cave. \nLe soleil a l'air d'un pauvre. L'affreuse saison! L'hiver change en pierre l'eau du ciel et le c\u0153ur de l'homme. \nSes cr\u00e9anciers la harcelaient. \nFantine gagnait trop peu. Ses dettes avaient grossi. \nLes Th\u00e9nardier, mal pay\u00e9s, lui \u00e9crivaient \u00e0 chaque \ninstant des lettres dont le contenu la d\u00e9solait et dont \nle port la ruinait. Un jour ils lui \u00e9crivirent que sa \npetite Cosette \u00e9tait toute nue par le froid qu'il faisait, \nqu'elle avait besoin d'une jupe de laine, et qu'il fallait \nau moins que la m\u00e8re envoy\u00e2t dix francs pour cela. \nElle re\u00e7ut la lettre, et la froissa dans ses mains tout le \njour. Le soir elle entra chez un barbier qui habitait le \ncoin de la rue, et d\u00e9fit son peigne. Ses admirables \ncheveux blonds lui tomb\u00e8rent jusqu'aux reins . \n\u2013 Les beaux cheveux, s'\u00e9cria le barbier. \n\u2013 Combien m'en donneriez-vous? dit-elle. \n\u2013 Dix francs. \n\u2013 Coupez-les. \nElle acheta une jupe de tricot et l'envoya aux \nTh\u00e9nardier. \nCette jupe fit les Th\u00e9nardier furieux. C'\u00e9tait de \nl'argent qu'ils voulaient. Ils donn\u00e8rent la jupe \u00e0 \nEponine. La pauvre Alouette continua de frissonner. \nFantine pensa : \u2013 Mon enfant n'a plus froid. Je l'ai \nhabill\u00e9e de mes cheveux. \u2013 Elle mettait de petits bonnets ronds qui cachaient sa t\u00eate tondue et avec \nlesquels elle \u00e9tait encore jolie. \nUn travail t\u00e9n\u00e9breux se faisait dans le c\u0153ur de \nFantine. Quand elle vit qu'elle ne pouvait plus se \ncoiffer, elle commen\u00e7a \u00e0 tout prendre en haine \nautour d'elle. Elle avait longtemps partag\u00e9 la \nv\u00e9n\u00e9ration de tous pour le p\u00e8re Madeleine; \ncependant, \u00e0 force de se r\u00e9p\u00e9ter que c'\u00e9tait lui qui \nl'avait chass\u00e9e, et qu'il \u00e9tait la cause de son malheur, \nelle en vint \u00e0 le ha\u00efr lui aussi, lui surtout. Quand elle \npassait devant la fabrique aux heures o\u00f9 les ouvriers \nsont sur la porte, elle affectait de rire et de chanter. \nUne vieille ouvri\u00e8re qui la vit une fois chanter et \nrire de cette fa\u00e7on dit : \u2013 Voil\u00e0 une fille qui finira mal. \nElle prit un amant, le premier venu, un homme \nqu'elle n'aimait pas, par bravade, avec la rage dans le \nc\u0153ur. C'\u00e9tait un mis\u00e9rable, un e esp\u00e8ce de musicien \nmendiant, un oisif gueux, qui la battait, et qui la \nquitta comme elle l'avait pris, avec d\u00e9go\u00fbt. \nElle adorait son enfant. \nPlus elle descendait, plus tout devenait sombre \nautour d'elle, plus ce doux petit ange rayonnait dans \nle fond de son \u00e2me. Elle disait : Quand je serai riche, \nj'aurai ma Cosette avec moi; et elle riait. La toux ne la \nquittait pas, et elle avait des sueurs dans le dos. Un jour elle re\u00e7ut des Th\u00e9nardier une lettre ainsi \ncon\u00e7ue : \u2013 \u00abCosette est malade d'une maladie qui est \ndans le pays. Une fi\u00e8vre miliaire, qu'ils appellent. Il \nfaut des drogues ch\u00e8res. Cela nous ruine et nous ne \npouvons plus payer. Si vous ne nous envoyez pas \nquarante francs avant huit jours, la petite est morte.\u00bb \nElle se mit \u00e0 rire aux \u00e9clats, et elle dit \u00e0 sa vieille \nvoisine : \u2013 Ah! ils sont bons! quarante francs! que \u00e7a! \n\u00e7a fait deux napol\u00e9ons! O\u00f9 veulent-ils que je les \nprenne? Sont-ils b\u00eates, ces paysans! \nCependant elle alla dans l'escalier pr\u00e8s d'une \nlucarne et relut la lettre. \nPuis elle descendit l'escalier et sortit en courant et \nen sautant, riant toujours. \nQuelqu'un qui la rencontra lui dit : \u2013 Qu'est-ce que \nvous avez donc \u00e0 \u00eatre si gaie? \nElle r\u00e9pondit : \u2013 C'est une bonne b\u00eatise que \nviennent de m'\u00e9crire des gens de la campagne. Ils me \ndemandent quarante francs. Paysans, va! \nComme elle passait sur la place, elle vit beaucoup \nde monde qui entourait une voiture de forme bizarre, \nsur l'imp\u00e9riale de laquelle p\u00e9rorait tout debout un \nhomme v\u00eatu de rouge. C'\u00e9tait un bateleur dentiste en \ntourn\u00e9e, qui offrait au public des r\u00e2teliers complets, \ndes opiats, des poudres et des \u00e9lixirs. Fantine se m\u00eala au groupe et se mit \u00e0 rire comme \nles autres de cette harangue o\u00f9 il y avait de l'argot \npour la canaille et du jargon pour les gens comme il \nfaut. L'arracheur de dents vit cette belle fille qui riait, \net s'\u00e9cria tout \u00e0 coup : \u2013 Vous avez de jolies dents, la \nfille qui riez l\u00e0. Si vous voulez me vendre vos deux \npalettes, je vous donne de chaque un napol\u00e9on d'or. \n\u2013 Qu'est-ce que c'est que \u00e7a, mes palettes? \ndemanda Fantine. \n\u2013 Les palettes, reprit le professeur dentiste, c'est \nles dents de devant, les deux d'en haut. \n\u2013 Quelle horreur! s'\u00e9cria Fantine. \n\u2013 Deux napol\u00e9ons! grommela une vieille \u00e9dent\u00e9e \nqui \u00e9tait l\u00e0. Qu'en voil\u00e0 une qui est heureuse! \nFantine s'enfuit et se boucha les oreilles pour ne \npas entendre la voix enrou\u00e9e de l'homme qui lui \ncriait : \u2013 R\u00e9fl\u00e9chissez, la belle! deux napol\u00e9ons, \u00e7a \npeut servir. Si le c\u0153ur vous en dit, venez ce soir \u00e0 \nl'auberge du Tillac d'argent , vous m'y trouverez. \nFantine rentra, elle \u00e9tait furieuse et conta la chose \n\u00e0 sa bonne voisine Marguerite : \u2013 Comprenez-vous \ncela? ne voil\u00e0-t-il pas un abominable homme? \ncomment laisse-t-on des gens comme cela aller dans \nle pays! m'arracher mes deux dents de devant! mais je \nserais horrible! les cheveux repoussent, mais les dents! Ah! le monstre d'homme! j'aimerais mieux me \njeter d'un cinqui\u00e8me la t\u00eate la premi\u00e8re sur le pav\u00e9! Il \nm'a dit qu'il serait ce soir au Tillac d'argent . \n\u2013 Et qu'est-ce qu'il offrait? demanda Marguerite. \n\u2013 Deux napol\u00e9ons . \n\u2013 Cela fait quarante francs. \n\u2013 Oui, dit Fantine, cela fait quarante francs. \nElle resta pensive, et se mit \u00e0 son ouvrage. Au \nbout d'un quart d'heure, elle quitta sa couture et alla \nrelire la lettre des Th\u00e9nardier sur l'escalier. \nEn rentrant, elle dit \u00e0 Marguerite qui travaillait \npr\u00e8s d'elle : \n\u2013 Qu'est-ce que c'est donc que cela, une fi\u00e8vre \nmiliaire? savez-vous? \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit la vieille fille, c'est une maladie. \n\u2013 \u00c7a a donc besoin de beaucoup de drogues? \n\u2013 Oh! des drogues terribles. \n\u2013 O\u00f9 \u00e7a vous prend-il? \n\u2013 C'est une maladie qu'on a comme \u00e7a. \n\u2013 Cela attaque donc les enfants? \n\u2013 Surtout les enfants. \n\u2013 Est-ce qu'on en meurt? \n\u2013 Tr\u00e8s bien, dit Marguerite. \nFantine sortit et alla encore une fois relire la lettre \nsur l'escalier. Le soir elle descendit, et on la vit qui se dirigeait \ndu c\u00f4t\u00e9 de la rue de Paris o\u00f9 sont les auberges. \nLe lendemain matin, comme Marguerite entrait \ndans la chambre de Fantine avant le jour, car elles \ntravaillaient toujours ensemble et de cette fa\u00e7on \nn'allumaient qu'une chandelle pour deux, elle trouva \nFantine assise sur son lit, p\u00e2le, glac\u00e9e. Elle ne s'\u00e9tait \npas couch\u00e9e. Son bonnet \u00e9tait tomb\u00e9 sur ses genoux. \nLa chandelle avait br\u00fbl\u00e9 toute la nuit et \u00e9tait presque \nenti\u00e8rement consum\u00e9e. \nMarguerite s'arr\u00eata sur le seuil, p\u00e9trifi\u00e9e de cet \n\u00e9norme d\u00e9sordre, et s'\u00e9cria : \n\u2013 Seigneur! la chandelle qui est toute br\u00fbl\u00e9e! il s'est \npass\u00e9 des \u00e9v\u00e9nements! \nPuis elle regarda Fantine qui tournait vers elle sa \nt\u00eate sans cheveux. \nFantine depuis la veille avait vieilli de dix ans. \n\u2013 J\u00e9sus! fit Marguerite, qu'est-ce que vous avez, \nFantine? \n\u2013 Je n'ai rien, r\u00e9pondit Fantine. Au contraire. Mon \nenfant ne mourra pas de cette affreuse maladie, faute \nde secours. Je suis contente. \nEn parlant ainsi, elle montrait \u00e0 la vieille fille deux \nnapol\u00e9ons qui brillaient sur la table. \u2013 Ah, J\u00e9sus Dieu! dit Marguerite. Mais c'est une \nfortune! o\u00f9 avez-vous eu ces louis d'or? \n\u2013 Je les ai eus, r\u00e9pondit Fantine. \nEn m\u00eame temps elle sourit. La chandelle \u00e9clairait \nson visage. C'\u00e9tait un sourire sanglant. Une salive \nrouge\u00e2tre lui souillait le coin des l\u00e8vres, et elle avait \nun trou noir dans la bouche. \nLes deux dents \u00e9taient arrach\u00e9es. \nElle envoya les quarante francs \u00e0 Montfermeil. \nDu reste c'\u00e9tait une ruse des Th\u00e9nardier pour avoir \nde l'argent. Cosette n'\u00e9tait pas malade. \nFantine jeta son miroir par la fen\u00eatre. Depuis \nlongtemps elle avait quitt\u00e9 sa cellule du second pour \nune mansarde ferm\u00e9e d'un loquet sous le toit; un de \nces galetas dont le plafond fait angle avec le plancher \net vous heurte \u00e0 chaque instant la t\u00eate. Le pauvre ne \npeut aller au fond de sa chambre comme au fond de \nsa destin\u00e9e qu'en se courbant de plus en plus. Elle \nn'avait plus de lit, il lui restait une loque qu'elle \nappelait sa couverture, un matelas \u00e0 terre et une \nchaise d\u00e9paill\u00e9e. Un petit rosier qu'elle avait s'\u00e9tait \ndess\u00e9ch\u00e9 dans un coin, oubli\u00e9. Dans l'autre coin, il y \navait un pot \u00e0 beurre \u00e0 mettre l'eau, qui gelait l'hiver, \net o\u00f9 les diff\u00e9rents niveaux de l'eau restaient \nlongtemps marqu\u00e9s par des cercles de glace. Elle avait perdu la honte, elle perdit la coquetterie. \nDernier signe. Elle sortait avec des bonnets sales. \nSoit faute de temps, soit indiff\u00e9rence, elle ne \nraccommodait plus son linge. A mesure que les \ntalons s'usaient, elle tirait ses bas dans ses souliers. \nCela se voyait \u00e0 de certains plis perpendiculaires. Elle \nrapi\u00e9\u00e7ait son corset, vieux et us\u00e9, avec des morceaux \nde calicot qui se d\u00e9chiraient au moindre mouvement. \nLes gens auxquels elle devait, lui faisaient \u00abdes \nsc\u00e8nes\u00bb, et ne lui laissaient aucun repos. Elle les \ntrouvait dans la rue, elle les retrouvait dans son \nescalier. Elle passait des nuits \u00e0 pleurer et \u00e0 songer. \nElle avait les yeux tr\u00e8s brillants, et elle sentait une \ndouleur fixe dans l'\u00e9paule, vers le haut de l'omoplate \ngauche. Elle toussait beaucoup. Elle ha\u00efssait \nprofond\u00e9ment le p\u00e8re Madeleine, et ne se plaignait \npas. Elle cousait dix-sept heures par jour; mais un \nentrepreneur du travail des prisons qui faisait \ntravailler les prisonni\u00e8res au rabais, fit tout \u00e0 coup \nbaisser les prix, ce qui r\u00e9duisit la journ\u00e9e des \nouvri\u00e8res libres \u00e0 neuf sous. Dix-sept heures de \ntravail, et neuf sous par jour! Ses cr\u00e9anciers \u00e9taient \nplus impitoyables que jamais. Le fripier, qui avait \nrepris presque tous les meubles, lui disait sans cesse : \nQuand me payeras-tu, coquine? Que voulait-on d'elle, bon Dieu! Elle se sentait traqu\u00e9e et il se \nd\u00e9veloppait en elle quelque chose de la b\u00eate farouche. \nVers le m\u00eame temps, le Th\u00e9nardier lui \u00e9crivit que \nd\u00e9cid\u00e9ment il avait attendu avec beaucoup trop de \nbont\u00e9, et qu'il lui fallait cent francs, tout de suite, \nsinon, qu'il mettrait \u00e0 la porte la petite Cosette, toute \nconvalescente de sa grande maladie, par le froid, par \nles chemins, et qu'elle deviendrait ce qu'elle pourrait, \net qu'elle cr\u00e8verait, si elle voulait. \u2013 Cent francs! \nsongea Fantine. Mais o\u00f9 y a-t-il un \u00e9tat \u00e0 gagner cent \nsous par jour? \n-Allons! dit-elle, vendons le reste. \nL\u2019infortun\u00e9e se fit fille publique. \n \n \n \n \nI, 5, 11 \n \n \n \n \n \nChristus nos liberavit \n \n \n \n \n \n \nQu'est-ce que c'est que cette histoire de Fantine? \nC'est la soci\u00e9t\u00e9 achetant une esclave. \nA qui? A la mis\u00e8re. \nA la faim, au froid, \u00e0 l'isolement, \u00e0 l'abandon, au \nd\u00e9n\u00fbment. March\u00e9 douloureux. Une \u00e2me pour un \nmorceau de pain. La mis\u00e8re offre, la soci\u00e9t\u00e9 accepte. \nLa sainte loi de J\u00e9sus-Christ gouverne notre \ncivilisation, mais elle ne la p\u00e9n\u00e8tre pas encore. On dit que l'esclavage a disparu de la civilisation \neurop\u00e9enne. C'est une erreur. Il existe toujours, mais \nil ne p\u00e8se plus que sur la femme, et il s'appelle \nprostitution. \nIl p\u00e8se sur la femme, c'est-\u00e0-dire sur la gr\u00e2ce, sur la \nfaiblesse, sur la beaut\u00e9, sur la maternit\u00e9. Ceci n'est pas \nune des moindres hontes de l'homme. \nAu point de ce douloureux drame o\u00f9 nous \nsommes arriv\u00e9s, il ne reste plus rien \u00e0 Fantine de ce \nqu'elle a \u00e9t\u00e9 autrefois. Elle est devenue marbre en \ndevenant boue. Qui la touche a froid. Elle passe, elle \nvous subit et elle vous ignore; elle est la figure \nd\u00e9shonor\u00e9e et s\u00e9v\u00e8re. La vie et l'ordre social lui ont \ndit leur dernier mot. Il lui est arriv\u00e9 tout ce qui lui \narrivera. Elle a tout ressenti, tout support\u00e9, tout \n\u00e9prouv\u00e9, tout souffert, tout perdu, tout pleur\u00e9. Elle \nest r\u00e9sign\u00e9e de cette r\u00e9signation qui ressemble \u00e0 \nl'indiff\u00e9rence comme la mort ressemble au sommeil. \nElle n\u2019\u00e9vite plus rien. Elle ne craint plus rien. Tombe \nsur elle toute la nu\u00e9e et passe sur elle tout l'oc\u00e9an! \nque lui importe! c'est une \u00e9ponge imbib\u00e9e. \nElle le croit du moins. Mais c'est une erreur de \ns'imaginer qu'on \u00e9puise le sort et qu'on touche le \nfond de quoi que ce soit. H\u00e9las! qu'est-ce que toutes ces destin\u00e9es ainsi \npouss\u00e9es p\u00eale-m\u00eale? o\u00f9 vont-elles? pourquoi sont-\nelles ainsi? \nCelui qui sait cela voit toute l'ombre. \nIl est seul. Il s'appelle Dieu. \n \n \n \n \nI, 5, 12 \n \n \n \n \n \nLe d\u00e9s\u0153uvrement de M. \nBamatabois \n \n \n \n \n \nIl y a dans toutes les petites villes, et il y avait \u00e0 \nMontreuil-sur-mer en particulier, une classe de jeunes \ngens qui grignotent quinze cents livres de rente en \nprovince du m\u00eame air dont leurs pareils d\u00e9vorent \u00e0 \nParis deux cent mille francs par an. Ce sont des \u00eatres \nde la grande esp\u00e8ce neutre; hongres, parasites, nuls, \nqui ont un peu de terre, un peu de sottise et un peu \nd'esprit, qui seraient des rustres dans un salon et se croient des gentilshommes au cabaret, qui disent : \nmes pr\u00e9s, mes bois, mes paysans, sifflent les actrices \ndu th\u00e9\u00e2tre pour prouver qu'ils sont gens de go\u00fbt, \nquerellent les officiers de la garnison pour montrer \nqu'ils sont gens de guerre, chassent, fument, b\u00e2illent, \nboivent, sentent le tabac, jouent au billard, regardent \nles voyageurs descendre de diligence, vivent au caf\u00e9, \nd\u00eenent \u00e0 l'auberge, ont un chien qui mange les os \nsous la table et une ma\u00eetresse qui pose les plats \ndessus, tiennent \u00e0 un sou, exag\u00e8rent les modes, \nadmirent la trag\u00e9die, m\u00e9prisent les femmes, usent \nleurs vieilles bottes, copient Londres \u00e0 travers Paris et \nParis \u00e0 travers Pont-\u00e0-Mousson, vieillissent h\u00e9b\u00e9t\u00e9s, \nne travaillent pas, ne servent \u00e0 rien et ne nuisent pas \u00e0 \ngrand'chose. \nM. F\u00e9lix Tholomy\u00e8s rest\u00e9 dans sa province et \nn'ayant jamais vu Paris, serait un de ces hommes-l\u00e0. \nS'ils \u00e9taient plus riches, on dirait : ce sont des \n\u00e9l\u00e9gants; s'ils \u00e9taient plus pauvres, on dirait : ce sont \ndes fain\u00e9ants. Ce sont tout simplement des \nd\u00e9s\u0153uvr\u00e9s. Parmi ces d\u00e9s\u0153uvr\u00e9s, il y a des ennuyeux, \ndes ennuy\u00e9s, des r\u00eavasseurs, et quelques dr\u00f4les. \nDans ce temps-l\u00e0, un \u00e9l\u00e9gant se composait d'un \ngrand col, d'une grande cravate, d'une montre \u00e0 \nbreloques, de trois gilets superpos\u00e9s de couleurs diff\u00e9rentes, le bleu et le rouge en dedans, d'un habit \ncouleur olive \u00e0 taille courte, \u00e0 queue de morue, \u00e0 \ndouble rang\u00e9e de boutons d'argent serr\u00e9s les uns \ncontre les autres et montant jusque sur l'\u00e9paule, et \nd'un pantalon olive plus clair, orn\u00e9 sur les deux \ncoutures d'un nombre de c\u00f4tes ind\u00e9termin\u00e9, mais \ntoujours impair, variant de une \u00e0 onze, limite qui \nn'\u00e9tait jamais franchie. Ajoutez \u00e0 cela des souliers-\nbottes avec de petits fers au talon, un chapeau \u00e0 \nhaute forme et \u00e0 bords \u00e9troits, des cheveux en touffe, \nune \u00e9norme canne, et une conversation rehauss\u00e9e des \ncalembours de Potier. Sur le tout des \u00e9perons et des \nmoustaches. A cette \u00e9poque, des moustaches \nvoulaient dire bourgeois et des \u00e9perons voulaient dire \npi\u00e9ton. \nL'\u00e9l\u00e9gant de province portait les \u00e9perons plus \nlongs et les moustaches plus farouches. \nC'\u00e9tait le temps de la lutte des r\u00e9publiques de \nl'Am\u00e9rique m\u00e9ridionale contre le roi d'Espagne, de \nBolivar contre Morillo. Les chapeaux \u00e0 petits bords \n\u00e9taient royalistes et se nommaient des morillos; les \nlib\u00e9raux portaient des chapeaux \u00e0 larges bords qui \ns'appelaient des bolivars. \nHuit ou dix mois donc apr\u00e8s ce qui a \u00e9t\u00e9 racont\u00e9 \ndans les pages pr\u00e9c\u00e9dentes, vers les premiers jours de janvier 1823, un soir qu'il avait neig\u00e9, un de ces \n\u00e9l\u00e9gants, un de ces d\u00e9s\u0153uvr\u00e9s, un \u00abbien pensant\u00bb, car \nil avait un morillo, de plus chaudement envelopp\u00e9 \nd'un de ces grands manteaux qui compl\u00e9taient dans \nles temps froids le costume \u00e0 la mode, se divertissait \n\u00e0 harceler une cr\u00e9ature qui r\u00f4dait en robe de bal et \ntoute d\u00e9collet\u00e9e avec des fleurs sur la t\u00eate devant la \nvitre du caf\u00e9 des officiers. Cet \u00e9l\u00e9gant fumait, car \nc'\u00e9tait d\u00e9cid\u00e9ment la mode. \nChaque fois que cette femme passait devant lui, il \nlui jetait, avec une bouff\u00e9e de la fum\u00e9e de son cigare, \nquelque apostrophe qu'il croyait spirituelle et gaie, \ncomme : \u2013 Que tu es laide! \u2013 Veux-tu te cacher! \u2013 Tu \nn'as pas de dents! etc., etc. \u2013 Ce monsieur s'appelait \nmonsieur Bamatabois. La femme, triste spectre par\u00e9 \nqui allait et venait sur la neige, ne lui r\u00e9pondait pas, \nne le regardait m\u00eame pas, et n'en accomplissait pas \nmoins en silence et avec une r\u00e9gularit\u00e9 sombre sa \npromenade qui la ramenait de cinq minutes en cinq \nminutes sous le sarcasme, comme le soldat \ncondamn\u00e9 qui revient sous les verges. Ce peu d'effet \npiqua sans doute l'oisif qui, profitant d'un moment \no\u00f9 elle se retournait, s'avan\u00e7a derri\u00e8re elle \u00e0 pas de \nloup et en \u00e9touffant son rire, se baissa, prit sur le \npav\u00e9 une poign\u00e9e de neige et la lui plongea brusquement dans le dos entre ses deux \u00e9paules nues. \nLa fille poussa un rugissement, se tourna, bondit \ncomme une panth\u00e8re, et se rua sur l'homme, lui \nenfon\u00e7ant ses ongles dans le visage, avec les plus \neffroyables paroles qui puissent tomber du corps- de-\ngarde dans le ruisseau. Ces injures, vomies d'une voie \nenrou\u00e9e par l'eau- de-vie, sortaient hideusement d'une \nbouche \u00e0 laquelle manquaient en effet les deux dents \nde devant. C'\u00e9tait la Fantine. \nAu bruit que cela fit, les officiers sortirent en foule \ndu caf\u00e9, les passants s'amass\u00e8rent, et il se forma un \ngrand cercle riant, huant et applaudissant, autour de \nce tourbillon compos\u00e9 de deux \u00eatres o\u00f9 l'on avait \npeine \u00e0 reconna\u00eetre un homme et une femme, \nl'homme se d\u00e9battant, son chapeau \u00e0 terre, la femme \nfrappant des pieds et des poings, d\u00e9coiff\u00e9e, hurlant, \nsans dents et sans cheveux, livide de col\u00e8re, horrible. \nTout \u00e0 coup un homme de haute taille sortit \nvivement de la foule, saisit la femme \u00e0 son corsage de \nsatin couvert de boue, et lui dit : suis-moi! \nLa femme leva la t\u00eate; sa voix furieuse s'\u00e9teignit \nsubitement. Ses yeux \u00e9taient vitreux, de livide elle \n\u00e9tait devenue p\u00e2le, et elle tremblait d'un tremblement \nde terreur. Elle avait reconnu Javert. \nL'\u00e9l\u00e9gant avait profit\u00e9 de l'incident pour s'esquiver. \n \n \n \nI, 5, 13 \n \n \n \n \n \nSolution de quelques questions de \npolice municipale \n \n \n \n \n \nJavert \u00e9carta les assistants, rompit le cercle et se \nmit \u00e0 marcher \u00e0 grands pas vers le bureau de police \nqui est \u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 de la place, tra\u00eenant apr\u00e8s lui la \nmis\u00e9rable. Elle se laissait faire machinalement. Ni lui \nni elle ne disaient un mot. La nu\u00e9e des spectateurs, au \nparoxysme de la joie, suivait avec des quolibets. La \nsupr\u00eame mis\u00e8re, occasion d'obsc\u00e9nit\u00e9s. Arriv\u00e9 au bureau de police qui \u00e9tait une salle basse \nchauff\u00e9e par un po\u00eale et gard\u00e9e par un poste, avec \nune porte vitr\u00e9e et grill\u00e9e sur la rue, Javert ouvrit la \nporte, entra avec la Fantine et referma la porte \nderri\u00e8re lui, au grand d\u00e9sappointement des curieux \nqui se hauss\u00e8rent sur la pointe du pied et allong\u00e8rent \nle cou devant la vitre trouble du corps de garde, \ncherchant \u00e0 voir. La curiosit\u00e9 est une gourmandise. \nVoir c'est d\u00e9vorer. \nEn entrant, la Fantine alla tomber dans un coin, \nimmobile et muette, accroupie comme une chienne \nqui a peur. \nLe sergent du poste apporta une chandelle allum\u00e9e \nsur une table. Javert s'assit, tira de sa poche une \nfeuille de papier timbr\u00e9 et se mit \u00e0 \u00e9crire. \nCes classes de femmes sont enti\u00e8rement remises \npar nos lois \u00e0 la discr\u00e9tion de la police. Elle en fait ce \nqu'elle veut, les punit comme bon lui semble, et \nconfisque \u00e0 son gr\u00e9 ces deux tristes choses qu'elles \nappellent leur industrie et leur libert\u00e9. Javert \u00e9tait \nimpassible; son visage s\u00e9rieux ne trahissait aucune \n\u00e9motion. Pourtant il \u00e9tait gravement et \nprofond\u00e9ment pr\u00e9occup\u00e9. C'\u00e9tait un de ces moments \no\u00f9 il exer\u00e7ait sans contr\u00f4le, mais avec tous les \nscrupules d'une conscience s\u00e9v\u00e8re, son redoutable pouvoir discr\u00e9tionnaire. En cet instant, il le sentait, \nson escabeau d'agent de police \u00e9tait un tribunal. Il \njugeait. Il jugeait, et il condamnait. Il appelait tout ce \nqu'il pouvait avoir d'id\u00e9es dans l'esprit autour de la \ngrande chose qu'il faisait. Plus il examinait le fait de \ncette fille, plus il se sentait r\u00e9volt\u00e9. Il \u00e9tait \u00e9vident \nqu'il venait de voir commettre un crime. Il venait de \nvoir, l\u00e0 dans la rue, la soci\u00e9t\u00e9, repr\u00e9sent\u00e9e par un \npropri\u00e9taire-\u00e9lecteur, insult\u00e9e et attaqu\u00e9e par une \ncr\u00e9ature en dehors de tout. Une prostitu\u00e9e avait \nattent\u00e9 \u00e0 un bourgeois. Il avait vu cela, lui Javert. Il \n\u00e9crivait en silence. \nQuand il eut fini, il signa, plia le papier et dit au \nsergent du poste, en le lui remettant : \u2013 Prenez trois \nhommes, et menez cette fille au bloc. \u2013 Puis se \ntournant vers la Fantine : \u2013 Tu en as pour six mois. \nLa malheureuse tressaillit. \n\u2013 Six mois! six mois de prison! cria-t-elle. Six mois \n\u00e0 gagner sept sous par jour! mais que deviendra \nCosette? ma fille! ma fille! Mais je dois encore plus de \ncent francs aux Th\u00e9nardier, monsieur l'inspecteur, \nsavez-vous cela? \nElle se tra\u00eena sur la dalle mouill\u00e9e par les bottes \nboueuses de tous ces hommes, sans se lever, joignant \nles mains, faisant de grands pas avec ses genoux. \u2013 Monsieur Javert, dit-elle, je vous demande gr\u00e2ce. \nJe vous assure que je n'ai pas eu tort. Si vous aviez vu \nle commencement, vous auriez vu! je vous jure le \nbon Dieu que je n'ai pas eu tort. C'est ce monsieur le \nbourgeois que je ne connais pas qui m'a mis de la \nneige dans le dos. Est-ce qu'on a le droit de nous \nmettre de la neige dans le dos quand nous passons \ncomme cela tranquillement sans faire de mal \u00e0 \npersonne? Cela m'a saisie. Je suis un peu malade, \nvoyez-vous! et puis il y avait d\u00e9j\u00e0 un peu de temps \nqu'il me disait des raisons. Tu es laide! tu n'as pas de \ndents! je le sais bien que je n'ai plus mes dents. Je ne \nfaisais rien, moi; je disais : c'est un monsieur qui \ns'amuse. J'\u00e9tais honn\u00eate avec lui, je ne lui parlais pas. \nC'est \u00e0 cet instant-l\u00e0 qu'il m'a mis de la neige. \nMonsieur Javert, mon bon monsieur l'inspecteur! est-\nce qu'il n'y a personne l\u00e0 qui ait vu pour vous dire \nque c'est bien vrai? J'ai peut-\u00eatre eu tort de me f\u00e2cher. \nVous savez, dans le premier moment, on n'est pas \nma\u00eetre. On a des vivacit\u00e9s. Et puis, quelque chose de \nsi froid qu'on vous met dans le dos \u00e0 l'heure que vous \nne vous y attendez pas. J'ai eu tort d'ab\u00eemer le \nchapeau de ce monsieur. Pourquoi s'est-il en all\u00e9? je \nlui demanderais pardon. Oh! mon Dieu, cela me \nserait bien \u00e9gal de lui demander pardon. Faites-moi gr\u00e2ce pour aujourd'hui cette fois, monsieur Javert. \nTenez, vous ne savez pas \u00e7a, dans les prisons on ne \ngagne que sept sous, ce n'est pas la faute du \ngouvernement, mais on gagne sept sous, et figur ez-\nvous que j'ai cent francs \u00e0 payer, ou autrement on me \nrenverra ma petite. \u00d4 mon Dieu! je ne peux pas \nl'avoir avec moi. C'est si vilain ce que je fais! \u00d4 ma \nCosette, \u00f4 mon petit ange de la bonne sainte Vierge, \nqu'est-ce qu'elle deviendra, pauvre loup! Je vais vous \ndire, c'est les Th\u00e9nardier, des aubergistes, des \npaysans, \u00e7a n'a pas de raisonnement. Il leur faut de \nl'argent. Ne me mettez pas en prison! Voyez-vous, \nc'est une petite qu'on mettrait \u00e0 m\u00eame sur la grande \nroute, va comme tu pourras, en plein c\u0153u r d'hiver, il \nfaut avoir piti\u00e9 de cette chose-l\u00e0, mon bon monsieur \nJavert. Si c'\u00e9tait plus grand, \u00e7a gagnerait sa vie, mais \n\u00e7a ne peut pas, \u00e0 ces \u00e2ges-l\u00e0. Je ne suis pas une \nmauvaise femme au fond. Ce n'est pas la l\u00e2chet\u00e9 et la \ngourmandise qui ont fait de moi \u00e7a. J'ai bu de l'eau-\nde-vie, c'est par mis\u00e8re. Je ne l'aime pas, mais cela \n\u00e9tourdit. Quand j'\u00e9tais plus heureuse, on n'aurait eu \nqu'\u00e0 regarder dans mes armoires, on aurait bien vu \nque je n'\u00e9tais pas une femme coquette qui a du \nd\u00e9sordre. J'avais du linge, beaucoup de linge. Ayez \npiti\u00e9 de moi, monsieur Javert! Elle parlait ainsi, bris\u00e9e en deux, secou\u00e9e par les \nsanglots, aveugl\u00e9e par les larmes, la gorge nue, se \ntordant les mains, toussant d'une toux s\u00e8che et \ncourte, balbutiant tout doucement avec la voix de \nl'agonie. La grande douleur est un rayon divin et \nterrible qui transfigure les mis\u00e9rables. A ce moment-\nl\u00e0, la Fantine \u00e9tait redevenue belle. A de certains \ninstants, elle s'arr\u00eatait et baisait tendrement le bas de \nla redingote du mouchard. Elle e\u00fbt att endri un c\u0153ur \nde granit; mais on n'attendrit pas un c\u0153ur de bois. \n\u2013 Allons! dit Javert, je t'ai \u00e9cout\u00e9e. As-tu bien tout \ndit? Marche \u00e0 pr\u00e9sent! tu as tes six mois! le P\u00e8re \n\u00e9ternel en personne n'y pourrait plus rien. \nA cette solennelle parole, le P\u00e8re \u00e9ternel en personne \nn'y pourrait plus rien , elle comprit que l'arr\u00eat \u00e9tait \nprononc\u00e9. Elle s'affaissa sur elle-m\u00eame en \nmurmurant : \n\u2013 Gr\u00e2ce! \nJavert tourna le dos. \nLes soldats la saisirent par les bras. \nDepuis quelques minutes, un homme \u00e9tait entr\u00e9 \nsans qu'on e\u00fbt pris garde \u00e0 lui. Il avait referm\u00e9 la \nporte, s'y \u00e9tait adoss\u00e9, et avait entendu les pri\u00e8res \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9es de la Fantine. Au moment o\u00f9 les soldats mirent la main sur la \nmalheureuse qui ne voulait pas se lever, il fit un pas, \nsortit de l'ombre et dit : \n\u2013 Un instant, s'il vous pla\u00eet! \nJavert leva les yeux et reconnut M. Madeleine. Il \n\u00f4ta son chapeau, et saluant avec une sorte de \ngaucherie f\u00e2ch\u00e9e : \n\u2013 Pardon, monsieur le maire... \nCe mot, monsieur le maire, fit sur la Fantine un \neffet \u00e9trange. Elle se dressa debout tout d'une pi\u00e8ce \ncomme un spectre qui sort de terre, repoussa les \nsoldats des deux bras, marcha droit \u00e0 M. Madeleine \navant qu'on e\u00fbt pu la retenir, et le regardant fixement, \nl'air \u00e9gar\u00e9, elle cria : \n\u2013 Ah! c'est donc toi qui es monsieur le maire ! \nPuis elle \u00e9clata de rire et lui cracha au visage. \nM. Madeleine s'essuya le visage et dit : \n\u2013 Inspecteur Javert, mettez cette femme en libert\u00e9. \nJavert se sentit au moment de devenir fou. Il \n\u00e9prouvait en cet instant, coup sur coup, et presque \nm\u00eal\u00e9es ensemble, les plus violentes \u00e9motions qu'il e\u00fbt \nressenties de sa vie. Voir une fille publique cracher au \nvisage d'un maire, cela \u00e9tait une chose si monstrueuse \nque, dans ses suppositions les plus effroyables, il e\u00fbt \nregard\u00e9 comme un sacril\u00e8ge de le croire possible. D'un autre c\u00f4t\u00e9, dans le fond de sa pens\u00e9e, il faisait \nconfus\u00e9ment un rapprochement hideux entre ce \nqu'\u00e9tait cette femme et ce que pouvait \u00eatre ce maire, \net alors il entrevoyait avec horreur je ne sais quoi de \ntout simple dans ce prodigieux attentat. Mais quand il \nvit ce maire, ce magistrat, s'essuyer tranquillement le \nvisage et dire : mettez cette femme en libert\u00e9 , il eut comme \nun \u00e9blouissement de stupeur; la pens\u00e9e et la parole \nlui manqu\u00e8rent \u00e9galement; la somme de l'\u00e9tonnement \npossible \u00e9tait d\u00e9pass\u00e9e pour lui. Il resta muet. \nCe mot n'avait pas port\u00e9 un coup moins \u00e9trange \u00e0 \nla Fantine. Elle leva son bras nu et se cramponna \u00e0 la \nclef du po\u00eale comme une personne qui chancelle. \nCependant elle regardait tout autour d'elle et elle se \nmit \u00e0 parler \u00e0 voix basse, comme si elle se parlait \u00e0 \nelle-m\u00eame. \n\u2013 En libert\u00e9! qu'on me laisse aller! que je n'aille pas \nen prison six mois! Qui est-ce qui a dit cela? Il n'est \npas possible qu'on ait dit cela. J'ai mal entendu. \u00c7a ne \npeut pas \u00eatre ce monstre de maire! Est-ce que c'est \nvous, mon bon monsieur Javert, qui avez dit qu'on \nme mette en libert\u00e9? Oh! voyez-vous! je vais vous \ndire et vous me laisserez aller. Ce monstre de maire, \nce vieux gredin de maire, c'est lui qui est cause de \ntout. Figurez-vous, monsieur Javert, qu'il m'a chass\u00e9e! \u00e0 cause d'un tas de gueuses qui tiennent des propos \ndans l'atelier. Si ce n'est pas l\u00e0 une horreur! renvoyer \nune pauvre fille qui fait honn\u00eatement son ouvrage! \nalors je n'ai plus gagn\u00e9 assez, et tout le malheur est \nvenu. D'abord il y a une am\u00e9lioration que ces \nmessieurs de la police devraient bien faire, ce serait \nd'emp\u00eacher les entrepreneurs des prisons de faire du \ntort aux pauvres gens. Je vais vous expliquer cela, \nvoyez-vous. Vous gagnez douze sous dans les \nchemises, cela tombe \u00e0 neuf sous, il n'y a plus moyen \nde vivre. Il faut donc devenir ce qu'on peut. Moi, \nj'avais ma petite Cosette, j'ai bien \u00e9t\u00e9 forc\u00e9e de \ndevenir une mauvaise femme. Vous comprenez \u00e0 \npr\u00e9sent que c'est ce gueux de maire qui a fait tout le \nmal. Apr\u00e8s cela, j'ai pi\u00e9tin\u00e9 le chapeau de ce monsieur \nbourgeois devant le caf\u00e9 des officiers. Mais lui, il \nm'avait perdu toute ma robe avec sa neige. Nous \nautres, nous n'avons qu'une robe de soie, pour le soir. \nVoyez-vous, je n'ai jamais fait de mal expr\u00e8s, vrai, \nmonsieur Javert, et je vois partout des femmes bien \nplus m\u00e9chantes que moi qui sont bien plus \nheureuses. \u00d4 monsieur Javert, c'est vous qui avez dit \nqu'on me mette dehors, n'est-ce pas? Prenez des \ninformations, parlez \u00e0 mon propri\u00e9taire, maintenant \nje paye mon terme, on vous dira bien que je suis honn\u00eate. Ah! mon Dieu, je vous demande pardon, j'ai \ntouch\u00e9, sans faire attention, \u00e0 la clef du po\u00eale, et cela \nfait fumer. \nM. Madeleine l'\u00e9coutait avec une attention \nprofonde. Pendant qu'elle parlait, il avait fouill\u00e9 dans \nson gilet, en avait tir\u00e9 sa bourse et l'avait ouverte. Elle \n\u00e9tait vide. Il l'avait remise dans sa poche. Il dit \u00e0 la \nFantine : \n\u2013 Combien avez-vous dit que vous deviez? \nLa Fantine, qui ne regardait que Javert, se retourna \nde son c\u00f4t\u00e9 : \n\u2013 Est-ce que je te parle \u00e0 toi? \nPuis s'adressant aux soldats : \n\u2013 Dites donc, vous autres, avez-vous vu comme je \nte vous lui ai crach\u00e9 \u00e0 la figure? Ah! vieux sc\u00e9l\u00e9rat de \nmaire, tu viens ici pour me faire peur, mais je n'ai pas \npeur de toi. J'ai peur de monsieur Javert. J'ai peur de \nmon bon monsieur Javert! \nEn parlant ainsi elle se retourna vers l'inspecteur : \n\u2013 Avec \u00e7a, voyez-vous, monsieur l'inspecteur, il \nfaut \u00eatre juste. Je comprends que vous \u00eates juste, \nmonsieur l'inspecteur. Au fait, c'est tout simple, un \nhomme qui joue \u00e0 mettre un peu de neige dans le dos \nd'une femme, \u00e7a les faisait rire, les officiers, il faut \nbien qu'on se divertisse \u00e0 quelque chose, nous autres nous sommes l\u00e0 pour qu'on s'amuse, quoi! Et puis, \nvous, vous venez, vous \u00eates bien forc\u00e9 de mettre \nl'ordre, vous emmenez la femme qui a tort, mais en y \nr\u00e9fl\u00e9chissant, comme vous \u00eates bon, vous dites qu'on \nme mette en libert\u00e9, c'est pour la petite, parce que six \nmois en prison cela m'emp\u00eacherait de nourrir mon \nenfant. Seulement n'y reviens plus, coquine! Oh! je \nn'y reviendrai plus, monsieur Javert! on me fera tout \nce qu'on voudra maintenant, je ne bougerai plus. \nSeulement, aujourd'hui, voyez-vous, j'ai cri\u00e9 parce \nque cela m'a fait mal, je ne m'attendais pas du tout \u00e0 \ncette neige de ce monsieur, et puis, je vous ai dit, je \nne me porte pas tr\u00e8s bien, je tousse, j'ai l\u00e0 dans \nl'estomac comme une boule qui me br\u00fble, que le \nm\u00e9decin me dit : soignez-vous. Tenez, t\u00e2tez, donnez \nvotre main, n'ayez pas peur, c'est ici. \nElle ne pleurait plus, sa voix \u00e9tait caressante, elle \nappuyait sur sa gorge blanche et d\u00e9licate la grosse \nmain rude de Javert, et elle le regardait en souriant. \nTout \u00e0 coup elle rajusta vivement le d\u00e9sordre de \nses v\u00eatements, fit retomber les plis de sa robe qui en \nse tra\u00eenant s'\u00e9tait relev\u00e9e presque \u00e0 la hauteur du \ngenou, et marcha vers la porte en disant \u00e0 demi-voix \naux soldats avec un signe de t\u00eate amical : \u2013 Les enfants, monsieur l'inspecteur a dit qu'on me \nl\u00e2che, je m'en vas. \nElle mit la main sur le loquet. Un pas de plus, elle \n\u00e9tait dans la rue. \nJavert jusqu'\u00e0 cet instant \u00e9tait rest\u00e9 debout, \nimmobile, l'\u0153il fix\u00e9 \u00e0 terre, pos\u00e9 de travers au milieu \nde cette sc\u00e8ne comme une statue d\u00e9rang\u00e9e qui attend \nqu'on la mette quelque part. \nLe bruit que fit le loquet le r\u00e9veilla. Il releva la t\u00eate \navec une expression d'autorit\u00e9 souveraine, expression \ntoujours d'autant plus effrayante que le pouvoir se \ntrouve plac\u00e9 plus bas, f\u00e9roce chez la b\u00eate fauve, \natroce chez l'homme de rien. \n\u2013 Sergent, cria-t-il, vous ne voyez pas que cette \ndr\u00f4lesse s'en va! Qui est-ce qui vous a dit de la laisser \naller? \n\u2013 Moi, dit Madeleine. \nLa Fantine \u00e0 la voix de Javert avait trembl\u00e9 et \nl\u00e2ch\u00e9 le loquet comme un voleur pris l\u00e2che l'objet \nvol\u00e9. A la voix de Madeleine, elle se retourna, et \u00e0 \npartir de ce moment, sans qu'elle pronon\u00e7\u00e2t un mot, \nsans qu'elle os\u00e2t m\u00eame laisser sortir son souffle \nlibrement, son regard alla tour \u00e0 tour de Madeleine \u00e0 \nJavert et de Javert \u00e0 Madeleine, selon que c'\u00e9tait l'un \nou l'autre qui parlait. Il \u00e9tait \u00e9vident qu'il fallait que Javert e\u00fbt \u00e9t\u00e9, \ncomme on dit, \u00abjet\u00e9 hors des gonds\u00bb pour qu'il se f\u00fbt \npermis d'apostropher le sergent comme il l'avait fait, \napr\u00e8s l'invitation du maire de mettre Fantine en \nlibert\u00e9. En \u00e9tait-il venu \u00e0 oublier la pr\u00e9sence de \nmonsieur le maire? Avait-il fini par se d\u00e9clarer \u00e0 lui-\nm\u00eame qu'il \u00e9tait impossible qu' \u00ab une autorit\u00e9 \u00bb e\u00fbt \ndonn\u00e9 un pareil ordre, et que bien certainement \nmonsieur le maire avait d\u00fb dire sans le vouloir une \nchose pour une autre? Ou bien, devant les \u00e9normit\u00e9s \ndont il \u00e9tait t\u00e9moin depuis deux heures, se disait- il \nqu'il fallait revenir aux supr\u00eames r\u00e9solutions, qu'il \n\u00e9tait n\u00e9cessaire que le petit se fit grand, que le \nmouchard se transform\u00e2t en magistrat, que l'homme \nde police dev\u00eent homme de justice, et qu'en cette \nextr\u00e9mit\u00e9 prodigieuse l'ordre, la loi, la morale, le \ngouvernement, la soci\u00e9t\u00e9 tout enti\u00e8re, se \npersonnifiaient en lui Javert? \nQuoi qu'il en soit, quand M. Madeleine eut dit ce \nmoi qu'on vient d'entendre, on vit l'inspecteur de \npolice Javert se tourner vers monsieur le maire, p\u00e2le, \nfroid, les l\u00e8vres bleues, le regard d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, tout le \ncorps agit\u00e9 d'un tremblement imperceptible, et, chose \ninou\u00efe, lui dire, l'\u0153il baiss\u00e9, mais la voix ferme : \n\u2013 Monsieur le maire, cela ne se peut pas. \u2013 Comment? dit M. Madeleine. \n\u2013 Cette malheureuse a insult\u00e9 un bourgeois. \n\u2013 Inspecteur Javert, repartit M. Madeleine avec un \naccent conciliant et calme, \u00e9coutez. Vous \u00eates un \nhonn\u00eate homme, et je ne fais nulle difficult\u00e9 de \nm'expliquer avec vous. Voici le vrai. Je passais sur la \nplace comme vous emmeniez cette femme, il y avait \nencore des groupes, je me suis inform\u00e9, j'ai tout su, \nc'est le bourgeois qui a eu tort et qui, en bonne \npolice, e\u00fbt d\u00fb \u00eatre arr\u00eat\u00e9. \nJavert reprit : \n\u2013 Cette mis\u00e9rable vient d'insulter monsieur le \nmaire. \n\u2013 Ceci me regarde, dit M. Madeleine. Mon injure \nest \u00e0 moi peut-\u00eatre. J'en puis faire ce que je veux. \n\u2013 Je demande pardon \u00e0 monsieur le maire. Son \ninjure n'est pas \u00e0 lui, elle est \u00e0 la justice. \n\u2013 Inspecteur Javert, r\u00e9pliqua M. Madeleine, la \npremi\u00e8re justice, c'est la conscience. J'ai entendu cette \nfemme. Je sais ce que je fais. \n\u2013 Et moi, monsieur le maire, je ne sais pas ce que \nje vois. \n\u2013 Alors contentez-vous d'ob\u00e9ir. \n\u2013 J'ob\u00e9is \u00e0 mon devoir. Mon devoir veut que cette \nfemme fasse six mois de prison. M. Madeleine r\u00e9pondit avec douceur : \n\u2013 Ecoutez bien ceci. Elle n'en fera pas un jour. \nA cette parole d\u00e9cisive, Javert osa regarder le maire \nfixement, et lui dit, mais avec un son de voix toujours \nprofond\u00e9ment respectueux : \n\u2013 Je suis au d\u00e9sespoir de r\u00e9sister \u00e0 monsieur le \nmaire, c'est la premi\u00e8re fois de ma vie, mais il \ndaignera me permettre de lui faire observer que je \nsuis dans la limite de mes attributions. Je reste, \npuisque monsieur le maire le veut, dans le fait du \nbourgeois. J\u2019\u00e9tais l\u00e0. C\u2019est cette fille qui s\u2019est jet\u00e9e sur \nmonsieur Bamatabois qui est \u00e9lecteur et propri\u00e9taire \nde cette belle maison \u00e0 balcon qui fait le coin de \nl\u2019esplanade, \u00e0 trois \u00e9tages et toute en pierre de taille. \nEnfin, il y a des choses dans ce monde! Quoi qu\u2019il en \nsoit, monsieur le maire, cela, c'est un fait de police de \nla rue qui me regarde, et je retiens la femme Fantine. \nAlors M. Madeleine croisa les bras et dit avec une \nvoix s\u00e9v\u00e8re que personne dans la ville n'avait encore \nentendue : \n\u2013 Le fait dont vous parlez est un fait de police \nmunicipale. Aux termes des articles neuf, onze, \nquinze et cent soixante-six du code d'instruction \ncriminelle, j'en suis juge. J'ordonne que cette femme \nsoit mise en libert\u00e9. Javert voulut tenter un dernier effort : \n\u2013 Mais, monsieur le maire... \n\u2013 Je vous rappelle, \u00e0 vous, l'article quatre-vingt-un \nde la loi du 13 d\u00e9cembre 1799 sur la d\u00e9tention \narbitraire. \n\u2013 Monsieur le maire, permettez... \n\u2013 Plus un mot. \n\u2013 Pourtant... \n\u2013 Sortez, dit M. Madeleine. \nJavert re\u00e7ut le coup, debout, de face, et en pleine \npoitrine comme un soldat russe. Il salua jusqu'\u00e0 terre \nmonsieur le maire, et sortit. \nFantine se rangea de la porte et le regarda avec \nstupeur passer devant elle. \nCependant elle aussi \u00e9tait en proie \u00e0 un \nbouleversement \u00e9trange. Elle venait de se voir en \nquelque sorte disput\u00e9e par deux puissances oppos\u00e9es. \nElle avait vu lutter devant ses yeux deux hommes \ntenant dans leurs mains sa libert\u00e9, sa vie, son \u00e2me, \nson enfant; l'un de ces hommes la tirait du c\u00f4t\u00e9 de \nl'ombre, l'autre la ramenait vers la lumi\u00e8re. Dans cette \nlutte, entrevue \u00e0 travers les grossissements de \nl'\u00e9pouvante, ces deux hommes lui \u00e9taient apparus \ncomme deux g\u00e9ants; l'un parlait comme son d\u00e9mon, \nl'autre parlait comme son bon ange. L'ange avait vaincu le d\u00e9mon, et, chose qui la faisait frissonner de \nla t\u00eate aux pieds, cet ange, ce lib\u00e9rateur, c'\u00e9tait \npr\u00e9cis\u00e9ment l'homme qu'elle abhorrait, ce maire \nqu'elle avait si longtemps consid\u00e9r\u00e9 comme l'auteur \nde tous ses maux, ce Madeleine! et au moment m\u00eame \no\u00f9 elle venait de l'insulter d'une fa\u00e7on hideuse, il la \nsauvait! S'\u00e9tait-elle donc tromp\u00e9e? Devait-elle donc \nchanger toute son \u00e2me?... Elle ne savait, elle \ntremblait. Elle \u00e9coutait \u00e9perdue, elle regardait effar\u00e9e, \net \u00e0 chaque parole que disait M. Madeleine, elle \nsentait fondre et s'\u00e9crouler en elle les affreuses \nt\u00e9n\u00e8bres de la haine et na\u00eetre dans son c\u0153ur je ne sais \nquoi de r\u00e9chauffant et d'ineffable qui \u00e9tait de la joie, \nde la confiance et de l'amour. \nQuand Javert fut sorti, M. Madeleine se tourna \nvers elle, et lui dit avec une voix lente, ayant peine \u00e0 \nparler comme un homme s\u00e9rieux qui ne veut pas \npleurer : \n\u2013 Je vous ai entendue. Je ne savais rien de ce que \nvous avez dit. Je crois que c'est vrai, et je sens que \nc'est vrai. J'ignorais m\u00eame que vous eussiez quitt\u00e9 \nmes ateliers. Pourquoi ne vous \u00eates-vous pas adress\u00e9e \n\u00e0 moi? Mais voici : je payerai vos dettes, je ferai venir \nvotre enfant, ou vous irez la rejoindre. Vous vivrez \nici, \u00e0 Paris, o\u00f9 vous voudrez. Je me charge de votre enfant et de vous. Vous ne travaillerez plus, si vous \nvoulez. Je vous donnerai tout l'argent qu'il vous \nfaudra. Vous redeviendrez honn\u00eate en redevenant \nheureuse. Et m\u00eame, \u00e9coutez, je vous le d\u00e9clare d\u00e8s \u00e0 \npr\u00e9sent, si tout est comme vous le dites, et je n'en \ndoute pas, vous n'avez jamais cess\u00e9 d'\u00eatre vertueuse \net sainte devant Dieu. Oh! pauvre femme! \nC'en \u00e9tait plus que la pauvre Fantine n'en pouvai t \nsupporter. Avoir Cosette! sortir de cette vie inf\u00e2me! \nvivre libre, riche, heureuse, honn\u00eate, avec Cosette! \nvoir brusquement s'\u00e9panouir au milieu de sa mis\u00e8re \ntoutes ces r\u00e9alit\u00e9s du paradis! Elle regarda comme \nh\u00e9b\u00e9t\u00e9e cet homme qui lui parlait, et ne put que jeter \ndeux ou trois sanglots : oh! oh! oh! Ses jarrets \npli\u00e8rent, elle se mit \u00e0 genoux devant M. Madeleine, et \navant qu'il e\u00fbt pu l'en emp\u00eacher, il sentit qu'elle lui \nprenait la main et que ses l\u00e8vres s'y posaient. \nPuis elle s'\u00e9vanouit. \n \n \n \n \nLIVRE SIXI\u00c8ME \n \n \nJAVERT \n \n \n \n \nI, 6, 1 \n \n \n \n \n \nCommencement du repos \n \n \n \n \n \n \nM. Madeleine fit transporter la Fantine \u00e0 cette \ninfirmerie qu'il avait dans sa propre maison. Il la \nconfia aux s\u0153urs qui la mirent au lit. Une fi\u00e8vre \nardente \u00e9tait survenue. Elle passa une partie de la nuit \n\u00e0 d\u00e9lirer et \u00e0 parler haut. Cependant elle finit par \ns'endormir. \nLe lendemain vers midi Fantine se r\u00e9veilla, elle \nentendit une respiration tout pr\u00e8s de son lit, elle \u00e9carta son rideau et vit M. Madeleine debout qui \nregardait quelque chose au-dessus de sa t\u00eate. Ce \nregard \u00e9tait plein de piti\u00e9 et d'angoisse et suppliait. \nElle en suivit la direction et vit qu'il s'adressait \u00e0 un \ncrucifix clou\u00e9 au mur. \nM. Madeleine \u00e9tait d\u00e9sormais transfigur\u00e9 aux yeux \nde Fantine. Il lui paraissait envelopp\u00e9 de lumi\u00e8re. Il \n\u00e9tait absorb\u00e9 dans une sorte de pri\u00e8re. Elle le \nconsid\u00e9ra longtemps sans oser l'interrompre. Enfin \nelle lui dit timidement : \n\u2013 Que faites-vous donc l\u00e0? \nM. Madeleine \u00e9tait \u00e0 cette place depuis une heure. \nIl attendait que Fantine se r\u00e9veill\u00e2t. Il lui prit la main, \nlui t\u00e2ta le pouls, et r\u00e9pondit : \n\u2013 Comment \u00eates-vous? \n\u2013 Bien, j'ai dormi, dit-elle, je crois que je vais \nmieux. Ce ne sera rien. \nLui reprit, r\u00e9pondant \u00e0 la question qu'elle lui avait \nadress\u00e9e d'abord, comme s'il ne faisait que de \nl'entendre : \n\u2013 Je priais le martyr qui est l\u00e0-haut. \nEt il ajouta dans sa pens\u00e9e : \u2013 Pour la martyre qui \nest ici-bas. \nM. Madeleine avait pass\u00e9 la nuit et la matin\u00e9e \u00e0 \ns'informer. Il savait tout maintenant. Il connaissait dans tous ses poignants d\u00e9tails l'histoire de Fantine. Il \ncontinua : \n\u2013 Vous avez bien souffert, pauvre m\u00e8re. Oh! ne \nvous plaignez pas, vous avez \u00e0 pr\u00e9sent la dot des \u00e9lus. \nC'est de cette fa\u00e7on que les hommes font des anges. \nCe n'est point leur faute; ils ne savent pas s'y prendre \nautrement. Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez \nest la premi\u00e8re forme du ciel. Il fallait commencer par \nl\u00e0. \nIl soupira profond\u00e9ment. Elle cependant lui \nsouriait avec ce sublime sourire auquel il manquait \ndeux dents. \nJavert dans cette m\u00eame nuit avait \u00e9crit une lettre. Il \nremit lui-m\u00eame cette lettre le lendemain matin au \nbureau de poste de Montreuil-sur-mer. Elle \u00e9tait pour \nParis, et la suscription portait : \u00e0 monsieur Chabouillet, \nsecr\u00e9taire de monsieur le pr\u00e9fet de police . Comme l'affaire du \ncorps de garde s'\u00e9tait \u00e9bruit\u00e9e, la directrice du bureau \nde poste et quelques autres personnes qui virent la \nlettre avant le d\u00e9part et qui reconnurent l'\u00e9criture de \nJavert sur l'adresse, pens\u00e8rent que c'\u00e9tait sa d\u00e9mission \nqu'il envoyait. \nM. Madeleine se h\u00e2ta d'\u00e9crire aux Th\u00e9nardier. \nFantine leur devait cent vingt francs. Il leur envoya \ntrois cents francs, en leur disant de se payer sur cette somme, et d'amener tout de suite l'enfant \u00e0 \nMontreuil-sur-mer o\u00f9 sa m\u00e8re malade la r\u00e9clamait. \nCeci \u00e9blouit le Th\u00e9nardier. \u2013 Diable! dit-il \u00e0 sa \nfemme, ne l\u00e2chons pas l'enfant. Voil\u00e0 que cette \nmauviette va devenir une vache \u00e0 lait. Je devine. \nQuelque jocrisse se sera amourach\u00e9 de la m\u00e8re. \nIl riposta par un m\u00e9moire de cinq cents et \nquelques francs fort bien fait. Dans ce m\u00e9moire \nfiguraient pour plus de trois cents francs deux notes \nincontestables, l'une d'un m\u00e9decin, l'autre d'un \napothicaire, lesquels avaient soign\u00e9 et m\u00e9dicament\u00e9 \ndans deux longues maladies Eponine et Azelma. \nCosette, nous l'avons dit, n'avait pas \u00e9t\u00e9 malade. Ce \nfut l'affaire d'une toute petite substitution de noms. \nTh\u00e9nardier mit au bas du m\u00e9moire : re\u00e7u \u00e0 compte trois \ncents francs . \nM. Madeleine envoya tout de suite trois cents \nautres francs et \u00e9crivit : d\u00e9p\u00eachez-vous d'amener \nCosette. \n\u2013 Christi! dit le Th\u00e9nardier, ne l\u00e2chons pas \nl'enfant. \nCependant Fantine ne se r\u00e9tablissait point. Elle \n\u00e9tait toujours \u00e0 l'infirmerie. \nLes s\u0153urs n'avaient d'abord re\u00e7u et soign\u00e9 \u00abcette \nfille\u00bb qu'avec r\u00e9pugnance. Qui a vu les bas-reliefs de Reims se souvient du gonflement de la l\u00e8vre \ninf\u00e9rieure des vierges sages regardant les vierges \nfolles. Cet antique m\u00e9pris des vestales pour les \nambuba\u00efes est un des plus profonds instincts de la \ndignit\u00e9 f\u00e9minine; les s\u0153urs l'avaient \u00e9prouv\u00e9, avec le \nredoublement qu'ajoute la religion. Mais en peu de \njours, Fantine les avait d\u00e9sarm\u00e9es. Elle avait toutes \nsortes de paroles humbles et douces, et la m\u00e8re qui \n\u00e9tait en elle attendrissait. Un jour les s\u0153urs \nl'entendirent qui disait \u00e0 travers la fi\u00e8vre : \u2013 J'ai \u00e9t\u00e9 \nune p\u00e9cheresse, mais quand j'aurai mon enfant pr\u00e8s \nde moi, cela voudra dire que Dieu m'a pardonn\u00e9. \nPendant que j'\u00e9tais dans le mal, je n'aurais pas voulu \navoir ma Cosette avec moi, je n'aurais pas pu \nsupporter ses yeux \u00e9tonn\u00e9s et tristes. C'\u00e9tait pour elle \npourtant que je faisais le mal, et c'est ce qui fait que \nDieu me pardonne. Je sentirai la b\u00e9n\u00e9diction du bon \nDieu quand Cosette sera ici. Je la regarderai, cela me \nfera du bien de voir cette innocente. Elle ne sait rien \ndu tout. C'est un ange, voyez- vous, mes s\u0153urs. A cet \n\u00e2ge-l\u00e0, les ailes, \u00e7a n'est pas encore tomb\u00e9. \nM. Madeleine l'allait voir deux fois par jour, et \nchaque fois elle lui demandait : \n\u2013 Verrai-je bient\u00f4t ma Cosette? \nIl lui r\u00e9pondait : \u2013 Peut-\u00eatre demain matin. D'un moment \u00e0 l'autre \nelle arrivera, je l'attends. \nEt le visage p\u00e2le de la m\u00e8re rayonnait. \n\u2013 Oh! disait-elle, comme je vais \u00eatre heureuse! \nNous venons de dire qu'elle ne se r\u00e9tablissait pas. \nAu contraire, son \u00e9tat semblait s'aggraver de semaine \nen semaine. Cette poign\u00e9e de neige appliqu\u00e9e \u00e0 nu \nsur la peau entre les deux omoplates avait d\u00e9termin\u00e9 \nune suppression subite de transpiration \u00e0 la suite de \nlaquelle la maladie qu'elle couvait depuis plusieurs \nann\u00e9es finit par se d\u00e9clarer violemment. On \ncommen\u00e7ait alors \u00e0 suivre pour l'\u00e9tude et le \ntraitement des maladies de poitrine les belles \nindications de La\u00ebnnec. Le m\u00e9decin ausculta la \nFantine et hocha la t\u00eate. \nM. Madeleine dit au m\u00e9decin : \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 N'a-t-elle pas un enfant qu'elle d\u00e9sire voir? dit le \nm\u00e9decin. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Eh bien, h\u00e2tez-vous de le faire venir. \nM. Madeleine eut un tressaillement. \nFantine lui demanda : \n\u2013 Qu'a dit le m\u00e9decin? \nM. Madeleine s'effor\u00e7a de sourire. \u2013 Il a dit de faire venir bien vite votre enfant. Que \ncela vous rendra la sant\u00e9. \n\u2013 Oh! reprit-elle, il a raison! mais qu'est-ce qu'ils \nont donc ces Th\u00e9nardier \u00e0 me garder ma Cosette! \nOh! elle va venir. Voici enfin que je vois le bonheur \ntout pr\u00e8s de moi! \nLe Th\u00e9nardier cependant ne \u00abl\u00e2chait pas l'enfant\u00bb \net donnait cent mauvaises raisons. Cosette \u00e9tait un \npeu souffrante pour se mettre en route l'hiver. Et \npuis il y avait un reste de petites dettes criardes dans \nle pays dont il rassemblait les factures, etc., etc. \n\u2013 J'enverrai quelqu'un chercher Cosette, dit le p\u00e8re \nMadeleine. S'il le faut, j'irai moi-m\u00eame. \n\u2013 Il \u00e9crivit sous la dict\u00e9e de Fantine cette lettre \nqu'il lui fit signer : \n\u00ab Monsieur Th\u00e9nardier, \n\u00ab Vous remettrez Cosette \u00e0 la personne. \n\u00ab On vous payera toutes les petites choses. \n\u00ab J'ai l'honneur de vous saluer avec consid\u00e9ration. \n\u00ab Fantine. \u00bb \nSur ces entrefaites, il survint un grave incident. \nNous avons beau tailler de notre mieux le bloc \nmyst\u00e9rieux dont notre vie est faite, la veine noire de \nla destin\u00e9e y repara\u00eet toujours. \n \n \n \n \nI, 6, 2 \n \n \n \n \n \nComment Jean peut devenir \nChamp \n \n \n \n \n \nUn matin, M. Madeleine \u00e9tait dans son cabinet, \noccup\u00e9 \u00e0 r\u00e9gler d'avance quelques affaires pressantes \nde la mairie, pour le cas o\u00f9 il se d\u00e9ciderait \u00e0 ce voyage \nde Montfermeil, lorsqu'on vint lui dire que \nl'inspecteur de police Javert demandait \u00e0 lui parler. \nEn entendant prononcer ce nom, M. Madeleine ne \nput se d\u00e9fendre d'une impression d\u00e9sagr\u00e9able. \nDepuis l'aventure du bureau de police, Javert l'avait plus que jamais \u00e9vit\u00e9, et M. Madeleine ne l'avait point \nrevu. \n\u2013 Faites entrer, dit-il. \nJavert entra. \nM. Madeleine \u00e9tait rest\u00e9 assis pr\u00e8s de la chemin\u00e9e, \nune plume \u00e0 la main, l'\u0153il sur un dossier qu'il \nfeuilletait et qu'il annotait et qui contenait des proc\u00e8s-\nverbaux de contraventions \u00e0 la police de la voirie. Il \nne se d\u00e9rangea point pour Javert. Il ne pouvait \ns'emp\u00eacher de songer \u00e0 la pauvre Fantine, et il lui \nconvenait d'\u00eatre glacial. \nJavert salua respectueusement M. le maire qui lui \ntournait le dos. M. le maire ne le regarda pas et \ncontinua d'annoter son dossier. \nJavert fit deux ou trois pas dans le cabinet, et \ns'arr\u00eata sans rompre le silence. \nUn physionomiste qui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 familier avec la \nnature de Javert, qui e\u00fbt \u00e9tudi\u00e9 depuis longtemps ce \nsauvage au service de la civilisation, ce compos\u00e9 \nbizarre du Romain, du Spartiate, du moine et du \ncaporal, cet espion incapable d'un mensonge, ce \nmouchard vierge, un physionomiste qui e\u00fbt su sa \nsecr\u00e8te et ancienne aversion pour M. Madeleine, son \nconflit avec le maire au sujet de la Fantine, et qui e\u00fbt \nconsid\u00e9r\u00e9 Javert en ce moment, se f\u00fbt dit : que s'est-il pass\u00e9? Il \u00e9tait \u00e9vident, pour qui e\u00fbt connu cette \nconscience droite, claire, sinc\u00e8re, probe, aust\u00e8re et \nf\u00e9roce, que Javert sortait de quelque grand \n\u00e9v\u00e9nement int\u00e9rieur. Javert n'avait rien dans l'\u00e2me \nqu'il ne l'e\u00fbt aussi sur le visage. Il \u00e9tait, comme les \ngens violents, sujet aux revirements brusques. Jamais \nsa physionomie n'avait \u00e9t\u00e9 plus \u00e9trange et plus \ninattendue. En entrant, il s'\u00e9tait inclin\u00e9 devant M. \nMadeleine avec un regard o\u00f9 il n'y avait ni rancune, ni \ncol\u00e8re, ni d\u00e9fiance, il s'\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 \u00e0 quelques pas \nderri\u00e8re le fauteuil du maire; et maintenant il se tenait \nl\u00e0, debout, dans une attitude presque disciplinaire, \navec la rudesse na\u00efve et froide d'un homme qui n'a \njamais \u00e9t\u00e9 doux et qui a toujours \u00e9t\u00e9 patient; il \nattendait, sans dire un mot, sans faire un mouvement, \ndans une humilit\u00e9 vraie et dans une r\u00e9signation \ntranquille, qu'il pl\u00fbt \u00e0 monsieur le maire de se \nretourner, calme, s\u00e9rieux, le chapeau \u00e0 la main, les \nyeux baiss\u00e9s, avec une expression qui tenait le milieu \nentre le soldat devant son officier et le coupable \ndevant son juge. Tous les sentiments comme tous les \nsouvenirs qu'on e\u00fbt pu lui supposer avaient disparu. \nIl n'y avait plus rien sur ce visage imp\u00e9n\u00e9trable et \nsimple comme le granit, qu'une morne tristesse. Toute sa personne respirait l'abaissement et la \nfermet\u00e9, et je ne sais quel accablement courageux. \nEnfin M. le maire posa sa plume et se tourna \u00e0 \ndemi : \n\u2013 Eh bien! qu'est-ce? qu'y a-t-il, Javert? \nJavert demeura un instant silencieux comme s'il se \nrecueillait, puis \u00e9leva la voix avec une sorte de \nsolennit\u00e9 triste qui n'excluait pourtant pas la \nsimplicit\u00e9 : \n\u2013 Il y a, monsieur le maire, qu'un acte coupable a \n\u00e9t\u00e9 commis. \n\u2013 Quel acte? \n\u2013 Un agent inf\u00e9rieur de l'autorit\u00e9 a manqu\u00e9 de \nrespect \u00e0 un magistrat de la fa\u00e7on la plus grave. Je \nviens, comme c'est mon devoir, porter le fait \u00e0 votre \nconnaissance. \n\u2013 Quel est cet agent? demanda M. Madeleine. \n\u2013 Moi, dit Javert. \n\u2013 Vous? \n\u2013 Moi. \n\u2013 Et quel est le magistrat qui aurait \u00e0 se plaindre de \nl'agent? \n\u2013 Vous, monsieur le maire. \nM. Madeleine se dressa sur son fauteuil. Javert \npoursuivit, l'air s\u00e9v\u00e8re et les yeux toujours baiss\u00e9s : \u2013 Monsieur le maire, je viens vous prier de vouloir \nbien provoquer pr\u00e8s de l'autorit\u00e9 ma destitution. \nM. Madeleine stup\u00e9fait ouvrit la bouche. Javert \nl'interrompit. \n\u2013 Vous direz, j'aurais pu donner ma d\u00e9mission, \nmais cela ne suffit pas. Donner sa d\u00e9mission, c'est \nhonorable. J'ai failli, je dois \u00eatre puni. Il faut que je \nsois chass\u00e9. \nEt apr\u00e8s une pause, il ajouta : \n\u2013 Monsieur le maire, vous avez \u00e9t\u00e9 s\u00e9v\u00e8re pour \nmoi l'autre jour injustement. Soyez-le aujourd'hui \njustement. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0! pourquoi? s'\u00e9cria M. Madeleine. Quel est \nce galimatias? qu'est-ce que cela veut dire? o\u00f9 y a-t-il \nun acte coupable commis contre moi par vous? \nqu'est-ce que vous m'avez fait? quels torts avez-vous \nenvers moi? Vous vous accusez, vous voulez \u00eatre \nremplac\u00e9... \n\u2013 Chass\u00e9, dit Javert. \n\u2013 Chass\u00e9, soit. C'est fort bien. Je ne comprends \npas. \n\u2013 Vous allez comprendre, monsieur le maire. \nJavert soupira du fond de sa poitrine et reprit \ntoujours froidement et tristement : \u2013 Monsieur le maire, il y a six semaines, \u00e0 la suite \nde cette sc\u00e8ne pour cette fille, j'\u00e9tais furieux, je vous \nai d\u00e9nonc\u00e9. \n\u2013 D\u00e9nonc\u00e9! \n\u2013 A la pr\u00e9fecture de police de Paris. \nM. Madeleine, qui ne riait pas beaucoup plus \nsouvent que Javert, se mit \u00e0 rire : \n\u2013 Comme maire ayant empi\u00e9t\u00e9 sur la police? \n\u2013 Comme ancien for\u00e7at. \nLe maire devint livide. \nJavert, qui n'avait pas lev\u00e9 les yeux, continua : \n\u2013 Je le croyais. Depuis longtemps j'avais des id\u00e9es. \nUne ressemblance, des renseignements que vous avez \nfait prendre \u00e0 Faverolles, votre force des reins, \nl'aventure du vieux Fauchelevent, votre adresse au tir, \nvotre jambe qui tra\u00eene un peu, est-ce que je sais, moi? \ndes b\u00eatises! mais enfin je vous prenais pour un \nnomm\u00e9 Jean Valjean. \n\u2013 Un nomm\u00e9?... Comment dites-vous ce nom-l\u00e0? \n\u2013 Jean Valjean. C'est un for\u00e7at que j'avais vu il y a \nvingt ans quand j'\u00e9tais adjudant-garde-chiourme \u00e0 \nToulon. En sortant du bagne, ce Jean Valjean avait, \u00e0 \nce qu'il para\u00eet, vol\u00e9 chez un \u00e9v\u00eaque, puis il avait \ncommis un autre vol \u00e0 main arm\u00e9e dans un chemin \npublic sur un petit savoyard. Depuis huit ans il s'\u00e9tait d\u00e9rob\u00e9, on ne sait comment, et on le cherchait. Moi \nje m'\u00e9tais figur\u00e9... \u2013 Enfin j'ai fait cette chose! La \ncol\u00e8re m'a d\u00e9cid\u00e9, je vous ai d\u00e9nonc\u00e9 \u00e0 la pr\u00e9fecture. \nM. Madeleine, qui avait ressaisi le dossier depuis \nquelques instants, reprit avec un accent de parfaite \nindiff\u00e9rence : \n\u2013 Et que vous a-t-on r\u00e9pondu? \n\u2013 Que j'\u00e9tais fou. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Eh bien, on avait raison. \n\u2013 C'est heureux que vous le reconnaissiez! \n\u2013 Il faut bien, puisque le v\u00e9ritable Jean Valjean est \ntrouv\u00e9. \nLa feuille que tenait M. Madeleine lui \u00e9chappa des \nmains, il leva la t\u00eate, regarda fixement Javert et dit \navec un accent inexprimable : \n\u2013 Ah! \nJavert poursuivit : \n\u2013 Voil\u00e0 ce que c'est, monsieur le maire. Il para\u00eet \nqu'il y avait dans le pays, du c\u00f4t\u00e9 d'Ailly- le-Haut-\nClocher, une esp\u00e8ce de bonhomme qu'on appelait le \np\u00e8re Champmathieu. C'\u00e9tait tr\u00e8s mis\u00e9rable. On n'y \nfaisait pas attention. Ces gens-l\u00e0, on ne sait pas de \nquoi cela vit. Derni\u00e8rement, cet automne, le p\u00e8re \nChampmathieu a \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9 pour un vol de pommes \u00e0 cidre, commis chez... Enfin n'importe! il y a eu vol, \nmur escalad\u00e9, branches de l'arbre cass\u00e9es. On a arr\u00eat\u00e9 \nmon Champmathieu. Il avait encore la branche de \npommier \u00e0 la main. On coffre le dr\u00f4le. Jusqu'ici ce \nn'est pas beaucoup plus qu'une affaire \ncorrectionnelle. Mais voici qui est de la providence. \nLa ge\u00f4le \u00e9tant en mauvais \u00e9tat, monsieur le juge \nd'instruction trouve \u00e0 propos de faire transf\u00e9rer \nChampmathieu \u00e0 Arras o\u00f9 est la prison \nd\u00e9partementale. Dans cette prison d'Arras, il y a un \nancien for\u00e7at nomm\u00e9 Brevet qui est d\u00e9tenu pour je \nne sais quoi et qu'on a fait guichetier de chambr\u00e9e \nparce qu'il se conduit bien. Monsieur le maire, \nChampmathieu n'est pas plus t\u00f4t d\u00e9barqu\u00e9 que voil\u00e0 \nBrevet qui s'\u00e9crie : Eh, mais! je connais cet homme-\nl\u00e0. C'est un fagota. Regardez-moi donc, bonhomme! \nVous \u00eates Jean Valjean! \u2013 Jean Valjean! qui \u00e7a Jean \nValjean? Le Champmathieu joue l'\u00e9tonn\u00e9. \u2013 Ne fais \ndonc pas le sinvre, dit Brevet. Tu es Jean Valjean! Tu \nas \u00e9t\u00e9 au bagne de Toulon. Il y a vingt ans. Nous y \n\u00e9tions ensemble. \u2013 Le Champmathieu nie. Parbleu! \nVous comprenez. On approfondit. On me fouille \ncette aventure-l\u00e0. Voici ce qu'on trouve : ce \n \na Fagot , ancien for\u00e7at. Champmathieu, il y a une trentaine d'ann\u00e9es, a \u00e9t\u00e9 \nouvrier \u00e9mondeur d'arbres dans plusieurs pays, \nnotamment \u00e0 Faverolles. L\u00e0 on perd sa trace. \nLongtemps apr\u00e8s, on le revoit en Auvergne, puis \u00e0 \nParis o\u00f9 il dit avoir \u00e9t\u00e9 charron et avoir eu une fille \nblanchisseuse, mais cela n'est pas prouv\u00e9, enfin dans \nce pays-ci. Or avant d'aller au bagne pour vol qualifi\u00e9, \nqu'\u00e9tait Jean Valjean? \u00e9mondeur. O\u00f9? \u00e0 Faverolles. \nAutre fait. Ce Valjean s'appelait de son nom de \nbapt\u00eame Jean et sa m\u00e8re se nommait de son nom de \nfamille Mathieu. Quoi de plus naturel que de penser \nqu'en sortant du bagne il aura pris le nom de sa m\u00e8re \npour se cacher et se sera fait appeler Jean Mathieu? Il \nva en Auvergne. De Jean la prononciation du pays fait \nchan, on l'appelle Chan Mathieu. Notre homme se \nlaisse faire et le voil\u00e0 transform\u00e9 en Champmathieu. \nVous me suivez, n'est-ce pas? On s'informe \u00e0 \nFaverolles. La famille de Jean Valjean n'y est plus. On \nne sait plus o\u00f9 elle est. Vous savez, dans ces classes-\nl\u00e0, il y a souvent de ces \u00e9vanouissements d'une \nfamille. On cherche, on ne trouve plus rien. Ces \ngens-l\u00e0, quand ce n'est pas de la boue, c'est de la \npoussi\u00e8re. Et puis, comme le commencement de ces \nhistoires date de trente ans, il n'y a plus personne \u00e0 \nFaverolles qui ait connu Jean Valjean. On s'informe \u00e0 Toulon. Avec Brevet, il n'y a plus que deux for\u00e7ats \nqui aient vu Jean Valjean. Ce sont les condamn\u00e9s \u00e0 \nvie Cochepaille et Chenildieu. On les extrait du bagne \net on les fait venir. On les confronte au pr\u00e9tendu \nChampmathieu. Ils n'h\u00e9sitent pas. Pour eux comme \npour Brevet, c'est Jean Valjean. M\u00eame \u00e2ge, il a \ncinquante-quatre ans, m\u00eame taille, m\u00eame air, m\u00eame \nhomme enfin, c'est lui. C'est en ce moment-l\u00e0 m\u00eame \nque j'envoyais ma d\u00e9nonciation \u00e0 la pr\u00e9fecture de \nParis. On me r\u00e9pond que je perds l'esprit et que Jean \nValjean est \u00e0 Arras au pouvoir de la justice. Vous \nconcevez si cela m'\u00e9tonne, moi qui croyais tenir ici ce \nm\u00eame Jean Valjean! J'\u00e9cris \u00e0 M. le juge d'instruction. \nIl me fait venir, on m'am\u00e8ne le Champmathieu... \n\u2013 Eh bien? interrompit M. Madeleine. \nJavert r\u00e9pondit avec son visage incorruptible et \ntriste : \n\u2013 Monsieur le maire, la v\u00e9rit\u00e9 est la v\u00e9rit\u00e9. J'en suis \nf\u00e2ch\u00e9, mais c'est cet homme-l\u00e0 qui est Jean Valjean. \nMoi aussi je l'ai reconnu. \nM. Madeleine reprit d'une voix tr\u00e8s basse : \n\u2013 Vous \u00eates s\u00fbr? \nJavert se mit \u00e0 rire de ce rire douloureux qui \n\u00e9chappe \u00e0 une conviction profonde : \n\u2013 Oh, s\u00fbr! Il demeura un moment pensif, prenant \nmachinalement des pinc\u00e9es de poudre de bois dans la \ns\u00e9bile \u00e0 s\u00e9cher l'encre qui \u00e9tait sur la table, et il \najouta : \n\u2013 Et m\u00eame, maintenant que je vois le vrai Jean \nValjean, je ne comprends pas comment j'ai pu croire \nautre chose. Je vous demande pardon, monsieur l e \nmaire. \nEn adressant cette parole suppliante et grave \u00e0 \ncelui qui, six semaines auparavant, l'avait humili\u00e9 en \nplein corps de garde et lui avait dit : sortez! Javert, cet \nhomme hautain, \u00e9tait \u00e0 son insu plein de simplicit\u00e9 et \nde dignit\u00e9. M. Madeleine ne r\u00e9pondit \u00e0 sa pri\u00e8re que \npar cette question brusque : \n\u2013 Et que dit cet homme? \n\u2013 Ah, dame! monsieur le maire, l'affaire est \nmauvaise. Si c'est Jean Valjean, il y a r\u00e9cidive. \nEnjamber un mur, casser une branche, chiper des \npommes, pour un enfant, c'est une polissonnerie; \npour un homme, c'est un d\u00e9lit; pour un for\u00e7at, c'est \nun crime. Escalade et vol, tout y est. Ce n'est plus la \npolice correctionnelle, c'est la cour d'assises. Ce n'est \nplus quelques jours de prison, ce sont les gal\u00e8res \u00e0 \nperp\u00e9tuit\u00e9. Et puis, il y a l'affaire du petit savoyard \nque j'esp\u00e8re bien qui reviendra. Diable! il y a de quoi se d\u00e9battre, n'est-ce pas? Oui, pour un autre que Jean \nValjean. Mais Jean Valjean est un sournois. C'est \nencore l\u00e0 que je le reconnais. Un autre sentirait que \ncela chauffe; il se d\u00e9m\u00e8nerait, il crierait, la bouilloire \nchante devant le feu, il ne voudrait pas \u00eatre Jean \nValjean, et c\u00e6tera. Lui, il n'a pas l'air de comprendre, \nil dit : Je suis Champmathieu, je ne sors pas de l\u00e0! Il a \nl'air \u00e9tonn\u00e9, il fait la brute, c'est bien mieux. Oh! le \ndr\u00f4le est habile! Mais c'est \u00e9gal, les preuves sont l\u00e0. Il \nest reconnu par quatre personnes; le vieux coquin \nsera condamn\u00e9. C'est port\u00e9 aux assises, \u00e0 Arras. Je \nvais y aller pour t\u00e9moigner. Je suis cit\u00e9. \n\u2013 M. Madeleine s'\u00e9tait remis \u00e0 son bureau, avait \nressaisi son dossier, et le feuilletait tranquillement, \nlisant et \u00e9crivant tour \u00e0 tour comme un homme \naffair\u00e9. Il se tourna vers Javert : \n\u2013 Assez, Javert. Au fait, tous ces d\u00e9tails \nm'int\u00e9ressent fort peu. Nous perdons notre temps, et \nnous avons des affaires press\u00e9es. Javert, vous allez \nvous rendre sur- le-champ chez la bonne femme \nBuseaupied qui vend des herbes l\u00e0-bas au coin de la \nrue Saint-Saulve. Vous lui direz de d\u00e9poser sa plainte \ncontre le charretier Pierre Chesnelong. Cet homme \nest un brutal qui a failli \u00e9craser cette femme et son \nenfant. Il faut qu'il soit puni. Vous irez ensuite chez M. Charcellay, rue Montre- de-Champigny. Il se plaint \nqu'il y a une goutti\u00e8re de la maison voisine qui verse \nl'eau de la pluie chez lui, et qui affouille les \nfondations de sa maison. Apr\u00e8s vous constaterez des \ncontraventions de police qu'on me signale rue \nGuibourg chez la veuve Doris, et rue du Garraud-\nBlanc chez madame Ren\u00e9e Le Boss\u00e9, et vous \ndresserez proc\u00e8s-verbal. Mais je vous donne l\u00e0 \nbeaucoup de besogne. N'allez-vous pas \u00eatre absent? \nne m'avez-vous pas dit que vous alliez \u00e0 Arras pour \ncette affaire dans huit ou dix jours?... \n\u2013 Plus t\u00f4t que cela, monsieur le maire. \n\u2013 Quel jour donc? \n\u2013 Mais je croyais avoir dit \u00e0 monsieur le maire que \ncela se jugeait demain et que je partais par la diligence \ncette nuit. \nM. Madeleine fit un mouvement imperceptible. \n\u2013 Et combien de temps durera l'affaire? \n\u2013 Un jour tout au plus. L'arr\u00eat sera prononc\u00e9 au \nplus tard demain dans la nuit. Mais je n'attendrai pas \nl'arr\u00eat, qui ne peut manquer. Sit\u00f4t ma d\u00e9position \nfaite, je reviendrai ici. \n\u2013 C'est bon, dit M. Madeleine. \nEt il cong\u00e9dia Javert d'un signe de main. \nJavert ne s'en alla pas. \u2013 Pardon, monsieur le maire, dit- il\u2026 \n\u2013 Qu'est-ce encore? demanda M. Madeleine. \n\u2013 Monsieur le maire, il me reste une chose \u00e0 vous \nrappeler. \n\u2013 Laquelle? \n\u2013 C'est que je dois \u00eatre destitu\u00e9. \nM. Madeleine se leva. \n\u2013 Javert, vous \u00eates un homme d'honneur, et je \nvous estime. Vous vous exag\u00e9rez votre faute. Ceci \nd'ailleurs est encore une offense qui me concerne. \nJavert, vous \u00eates digne de monter et non de \ndescendre. J'entends que vous gardiez votre place. \nJavert regarda M. Madeleine avec sa prunelle \ncandide au fond de laquelle il semblait qu'on vit cette \nconscience peu \u00e9clair\u00e9e, mais rigide et chaste, et il dit \nd'une voix tranquille : \n\u2013 Monsieur le maire, je ne puis vous accorder cela. \n\u2013 Je vous r\u00e9p\u00e8te, r\u00e9pliqua M. Madeleine, que la \nchose me regarde. \nMais Javert, attentif \u00e0 sa seule pens\u00e9e, continua : \n\u2013 Quant \u00e0 exag\u00e9rer, je n'exag\u00e8re point. Voici \ncomment je raisonne. Je vous ai soup\u00e7onn\u00e9 \ninjustement. Cela, ce n'est rien. C'est notre droit \u00e0 \nnous autres de soup\u00e7onner, quoiqu'il y ait pourtant \nabus \u00e0 soup\u00e7onner au-dessus de soi. Mais, sans preuves, dans un acc\u00e8s de col\u00e8re, dans le but de me \nvenger, je vous ai d\u00e9nonc\u00e9 comme for\u00e7at, vous, un \nhomme respectable, un maire, un magistrat! ceci est \ngrave, tr\u00e8s grave. J'ai offens\u00e9 l'autorit\u00e9 dans votre \npersonne, moi agent de l'autorit\u00e9! Si l'un de mes \nsubordonn\u00e9s avait fait ce que j'ai fait, je l'aurai s \nd\u00e9clar\u00e9 indigne du service, et chass\u00e9. Eh bien? \u2013\n Tenez, monsieur le maire, encore un mot. J'ai \nsouvent \u00e9t\u00e9 s\u00e9v\u00e8re dans ma vie. Pour les autres. \nC'\u00e9tait juste. Je faisais bien. Maintenant, si je n'\u00e9tais \npas s\u00e9v\u00e8re pour moi, tout ce que j'ai fait de juste \ndeviendrait injuste. Est-ce que je dois m'\u00e9pargner \nplus que les autres? Non. Quoi, je n'aurais \u00e9t\u00e9 bon \nqu'\u00e0 ch\u00e2tier autrui, et pas moi! mais je serais un \nmis\u00e9rable! mais ceux qui disent : ce gueux de Javert! \nauraient raison! Monsieur le maire, je ne souhaite pas \nque vous me traitiez avec bont\u00e9, votre bont\u00e9 m'a fait \nfaire assez de mauvais sang quand elle \u00e9tait pour les \nautres, je n'en veux pas pour moi. La bont\u00e9 qui \nconsiste \u00e0 donner raison \u00e0 la fille publique contre le \nbourgeois, \u00e0 l'agent de police contre le maire, \u00e0 celui \nqui est en bas contre celui qui est en haut, c'est ce \nque j'appelle de la mauvaise bont\u00e9. C'est avec cette \nbont\u00e9-l\u00e0 que la soci\u00e9t\u00e9 se d\u00e9sorganise. Mon Dieu! \nc'est bien facile d'\u00eatre bon, le malais\u00e9 c'est d'\u00eatre juste. Allez! si vous aviez \u00e9t\u00e9 ce que je croyais, je \nn'aurais pas \u00e9t\u00e9 bon pour vous, moi! vous auriez vu! \nMonsieur le maire, je dois me traiter comme je \ntraiterais tout autre. Quand je r\u00e9primais des \nmalfaiteurs, quand je s\u00e9vissais sur des gredins, je me \nsuis souvent dit \u00e0 moi-m\u00eame : toi, si tu bronches, si \njamais je te prends en faute, sois tranquille! \u2013 J'ai \nbronch\u00e9, je me prends en faute, tant pis! Allons, \nrenvoy\u00e9, cass\u00e9, chass\u00e9! c'est bon. J'ai des bras, je \ntravaillerai \u00e0 la terre, cela m'est \u00e9gal. Monsieur le \nmaire, le bien du service veut un exemple. Je \ndemande simplement la destitution de l'inspecteur \nJavert. \nTout cela \u00e9tait prononc\u00e9 d'un accent humble, fier, \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 et convaincu qui donnait je ne sais quelle \ngrandeur bizarre \u00e0 cet \u00e9trange honn\u00eate homme. \n\u2013 Nous verrons, fit M. Madeleine. \nEt il lui tendit la main. \nJavert recula, et dit d'un ton farouche : \n\u2013 Pardon, monsieur le maire, mais cela ne doit pas \n\u00eatre. Un maire ne donne pas la main \u00e0 un mouchard. \nIl ajouta entre ses dents : \n\u2013 Mouchard, oui; du moment o\u00f9 j'ai m\u00e9sus\u00e9 de la \npolice, je ne suis plus qu'un mouchard. Puis il salua profond\u00e9ment, et se dirigea vers la \nporte. \nL\u00e0 il se retourna, et, les yeux toujours baiss\u00e9s : \n\u2013 Monsieur le maire, dit-il, je continuerai le service \njusqu'\u00e0 ce que je sois remplac\u00e9. \nIl sortit. M. Madeleine resta r\u00eaveur, \u00e9coutant ce \npas ferme et assur\u00e9 qui s'\u00e9loignait sur le pav\u00e9 du \ncorridor. \n \n \n \n \nLIVRE SEPTI\u00c8ME \n \n \nL'AFFAIRE \nCHAMPMATHIEU \n \n \n \n \nI, 7, 1 \n \n \n \n \n \nLa s\u0153ur Simplice \n \n \n \n \n \n \nLes incidents qu'on va lire n'ont pas tous \u00e9t\u00e9 \nconnus \u00e0 Montreuil-sur-mer, mais le peu qui en a \nperc\u00e9 a laiss\u00e9 en cette ville un tel souvenir, que ce \nserait une grave lacune dans ce livre si nous ne les \nracontions dans leurs moindres d\u00e9tails. \nDans ces d\u00e9tails, le lecteur rencontrera deux ou \ntrois circonstances invraisemblables que nous \nmaintenons par respect pour la v\u00e9rit\u00e9. Dans l'apr\u00e8s-midi qui suivit la visite de Javert, M. \nMadeleine alla voir la Fantine comme d'habitude. \nAvant de p\u00e9n\u00e9trer pr\u00e8s de Fantine, il fit demander \nla s\u0153ur Simplice. \nLes deux religieuses qui faisaient le service de \nl'infirmerie, dames lazaristes comme toutes les s\u0153urs \nde charit\u00e9, s'appelaient s\u0153ur Perp\u00e9tue et s\u0153ur \nSimplice. \nLa s\u0153ur Perp\u00e9tue \u00e9tait la premi\u00e8re villageoise \nvenue, grossi\u00e8rement s\u0153ur de charit\u00e9, entr\u00e9e chez \nDieu comme on entre en place. Elle \u00e9tait religieuse \ncomme on est cuisini\u00e8re. Ce type n'est point tr\u00e8s rare. \nLes ordres monastiques acceptent volontiers cette \nlourde poterie paysanne, ais\u00e9ment fa\u00e7onn\u00e9e en \ncapucin ou en ursuline. Ces rusticit\u00e9s s'utilisent pour \nles grosses besognes de la d\u00e9votion. La transition \nd'un bouvier \u00e0 un carme n'a rien de heurt\u00e9; l'un \ndevient l'autre sans grand travail; le fond commun \nd'ignorance du village et du clo\u00eetre est une \npr\u00e9paration toute faite, et met tout de suite le \ncampagnard de plain-pied avec le moine. Un peu \nd'ampleur au sarrau, et voil\u00e0 un froc. La s\u0153ur \nPerp\u00e9tue \u00e9tait une forte religieuse, de Marines pr\u00e8s \nPontoise, patoisant, psalmodiant, bougonnant, \nsucrant la tisane selon le bigotisme ou l'hypocrisie du grabataire, brusquant les malades, bourrue avec les \nmourants, leur jetant presque Dieu au visage, lapidant \nl'agonie avec des pri\u00e8res en col\u00e8re, hardie, honn\u00eate et \nrougeaude. \nLa s\u0153ur Simplice \u00e9tait blanche d'une blancheur de \ncire. Pr\u00e8s de s\u0153ur Perp\u00e9tue, c'\u00e9tait le cierge \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de \nla chandelle. Vincent de Paul a divinement fix\u00e9 la \nfigure de la s\u0153ur de charit\u00e9 dans ces admirables \nparoles o\u00f9 il m\u00eale tant de libert\u00e9 \u00e0 tant de servitude : \n\u00ab Elles n'auront pour monast\u00e8re que la maison des \nmalades, pour cellule qu'une chambre de louage, pou r \nchapelle que l'\u00e9glise de leur paroisse, pour clo\u00eetre que \nles rues de la ville ou les salles des h\u00f4pitaux, pour \ncl\u00f4ture que l'ob\u00e9issance, pour grille que la crainte de \nDieu, pour voile que la modestie. \u00bb Cet id\u00e9al \u00e9tait \nvivant dans la s\u0153ur Simplice. Perso nne n'e\u00fbt pu dire \nl'\u00e2ge de la s\u0153ur Simplice; elle n'avait jamais \u00e9t\u00e9 jeune, \net semblait ne devoir jamais \u00eatre vieille. C'\u00e9tait une \npersonne, \u2013 nous n'osons dire une femme, \u2013 douce, \naust\u00e8re, de bonne compagnie, froide, et qui n'avait \njamais menti. Elle \u00e9tait si douce qu'elle paraissait \nfragile; plus solide d'ailleurs que le granit. Elle \ntouchait aux malheureux avec de charmants doigts \nfins et purs. Il y avait, pour ainsi dire, du silence dans \nsa parole; elle parlait juste le n\u00e9cessaire, et elle avait un son de voix qui e\u00fbt tout \u00e0 la fois \u00e9difi\u00e9 un \nconfessionnal et enchant\u00e9 un salon. Cette d\u00e9licatesse \ns'accommodait de la robe de bure, trouvant \u00e0 ce rude \ncontact un rappel continuel du ciel et de Dieu. \nInsistons sur un d\u00e9tail. N'avoir jamais menti, n'avoir \njamais dit, pour un int\u00e9r\u00eat quelconque, m\u00eame \nindiff\u00e9remment, une chose qui ne f\u00fbt la v\u00e9rit\u00e9, la \nsainte v\u00e9rit\u00e9, c'\u00e9tait le trait distinctif de la s\u0153ur \nSimplice; c'\u00e9tait l'accent de sa vertu. Elle \u00e9tait presque \nc\u00e9l\u00e8bre dans la congr\u00e9gation pour cette v\u00e9racit\u00e9 \nimperturbable. L'abb\u00e9 Sicard parle de la s\u0153ur \nSimplice dans une lettre au sourd-muet Massieu. Si \nsinc\u00e8res et si purs que nous soyons, nous avons tous \nsur notre candeur la f\u00ealure du petit mensonge \ninnocent. Elle point. Petit mensonge, mensonge \ninnocent, est- ce que cela existe? Mentir, c'est l'absolu \ndu mal. Peu mentir n'est pas possible; celui qui ment, \nment tout le mensonge; mentir, c'est la face m\u00eame du \nd\u00e9mon; Satan a deux noms, il s'appelle Satan et il \ns'appelle Mensonge. Voil\u00e0 ce qu'elle pensait. Et \ncomme elle pensait, elle pratiquait. Il en r\u00e9sultait cette \nblancheur dont nous avons parl\u00e9, blancheur qui \ncouvrait de son rayonnement m\u00eame ses l\u00e8vres et ses \nyeux. Son sourire \u00e9tait blanc, son regard \u00e9tait blanc. Il \nn'y avait pas une toile d'araign\u00e9e, pas un grain de poussi\u00e8re \u00e0 la vitre de cette conscience. En entrant \ndans l'ob\u00e9dience de saint Vincent de Paul, elle avait \npris le nom de Simplice par choix sp\u00e9cial. Simplice de \nSicile, on le sait, est cette sainte qui aima mieux se \nlaisser arracher les deux seins que de r\u00e9pondre, \u00e9tant \nn\u00e9e \u00e0 Syracuse, qu'elle \u00e9tait n\u00e9e \u00e0 S\u00e9geste, mensonge \nqui la sauvait. Cette patronne convenait \u00e0 cette \u00e2me. \nLa s\u0153ur Simplice, en entrant dans l'ordre, avait \ndeux d\u00e9fauts dont elle s'\u00e9tait peu \u00e0 peu corrig\u00e9e; elle \navait eu le go\u00fbt des friandises et elle avait aim\u00e9 \u00e0 \nrecevoir des lettres. Elle ne lisait jamais qu'un livre de \npri\u00e8res en gros caract\u00e8res et en latin. Elle ne \ncomprenait pas le latin, mais elle comprenait le livre. \nLa pieuse fille avait pris en affection Fantine, y \nsentant probablement de la vertu latente, et s'\u00e9tait \nd\u00e9vou\u00e9e \u00e0 la soigner presque exclusivement. \nM. Madeleine emmena \u00e0 part la s\u0153ur Simplice et \nlui recommanda Fantine avec un accent singulier \ndont la s\u0153ur se souvint plus tard. \nEn quittant la s\u0153ur, il s'approcha de Fantine. \nFantine attendait chaque jour l'apparition de M. \nMadeleine comme on attend un rayon de chaleur et \nde joie. Elle disait aux s\u0153urs : \u2013 Je ne vis que lorsque \nmonsieur le maire est l\u00e0. Elle avait ce jour-l\u00e0 beaucoup de fi\u00e8vre. D\u00e8s \nqu'elle vit M. Madeleine, elle lui demanda : \n\u2013 Et Cosette? \nIl r\u00e9pondit en souriant : \n\u2013 Bient\u00f4t. \nM. Madeleine fut avec Fantine comme \u00e0 \nl'ordinaire. Seulement il resta une heure au lieu d'une \ndemi-heure, au grand contentement de Fantine. Il f\u00eet \nmille instances \u00e0 tout le monde pour que rien ne \nmanqu\u00e2t \u00e0 la malade. On remarqua qu'il y eut un \nmoment o\u00f9 son visage devint tr\u00e8s sombre. Mais cela \ns'expliqua quand on sut que le m\u00e9decin s'\u00e9tait pench\u00e9 \n\u00e0 son oreille et lui avait dit : \u2013 Elle baisse beaucoup. \nPuis il rentra \u00e0 la mairie, et le gar\u00e7on de bureau le \nvit examiner avec attention une carte routi\u00e8re de \nFrance qui \u00e9tait suspendue dans son cabinet. Il \u00e9crivit \nquelques chiffres au crayon sur un papier. \n \n \n \n \nI, 7, 2 \n \n \n \n \n \nPerspicacit\u00e9 de ma\u00eetre Scaufflaire \n \n \n \n \n \n \nDe la mairie il se rendit au bout de la ville chez un \nFlamand, ma\u00eetre Scaufflaer, francis\u00e9 Scaufflaire, qui \nlouait des chevaux et des \u00ab cabriolets \u00e0 volont\u00e9 \u00bb. \nPour aller chez ce Scaufflaire, le plus court \u00e9tait de \nprendre une rue peu fr\u00e9quent\u00e9e o\u00f9 \u00e9tait le presbyt\u00e8re \nde la paroisse que M. Madeleine habitait. Le cur\u00e9 \n\u00e9tait, disait-on, un homme digne et respectable, et de \nbon conseil. A l'instant o\u00f9 M. Madeleine arriva devant le presbyt\u00e8re, il n'y avait dans la rue qu'un \npassant, et ce passant remarqua ceci : M. le maire , \napr\u00e8s avoir d\u00e9pass\u00e9 la maison curiale, s'arr\u00eata, \ndemeura immobile, puis revint sur ses pas et \nrebroussa chemin jusqu'\u00e0 la porte du presbyt\u00e8re, qui \n\u00e9tait une porte b\u00e2tarde avec marteau de fer. Il mit \nvivement la main au marteau, et le souleva; puis il \ns'arr\u00eata de nouveau, et resta court, et comme pensif, \net, apr\u00e8s quelques secondes, au lieu de laisser \nbruyamment retomber le marteau, il le reposa \ndoucement, et reprit son chemin avec une sorte de \nh\u00e2te qu'il n'avait pas auparavant. \nM. Madeleine trouva ma\u00eetre Scaufflaire chez lui \noccup\u00e9 \u00e0 repiquer un harnais. \n\u2013 Ma\u00eetre Scaufflaire, demanda-t-il, avez-vous un \nbon cheval? \n\u2013 Monsieur le maire, dit le Flamand, tous mes \nchevaux sont bons. Qu'entendez-vous par un bon \ncheval? \n\u2013 J'entends un cheval qui puisse faire vingt lieues \nen un jour. \n\u2013 Diable! fit le Flamand, vingt lieues! \n\u2013 Oui. \n\u2013 Attel\u00e9 \u00e0 un cabriolet? \n\u2013 Oui. \u2013 Et combien de temps se reposera-t-il apr\u00e8s la \ncourse? \n\u2013 Il faut qu'il puisse au besoin repartir le \nlendemain. \n\u2013 Pour refaire le m\u00eame trajet? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Diable! diable! et c'est vingt lieues? \nM. Madeleine tira de sa poche le papier o\u00f9 il avait \ncrayonn\u00e9 des chiffres. Il les montra au Flamand. \nC'\u00e9taient les chiffres 5, 6, 8 1/2. \n\u2013 Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf et demi, \nautant dire vingt lieues. \n\u2013 Monsieur le maire, reprit le Flamand, j'ai votre \naffaire. Mon petit cheval blanc. Vous avez d\u00fb le voir \npasser quelquefois. C'est une petite b\u00eate du Bas-\nBoulonnais. C'est plein de feu. On a voulu d'abord en \nfaire un cheval de selle. Bah! il ruait, il flanquait tout \nle monde par terre. On le croyait vicieux, on ne savait \nqu'en faire. Je l'ai achet\u00e9. Je l'ai mis au cabriolet. \nMonsieur, c'est cela qu'il voulait; il est doux comme \nune fille, il va le vent. Ah! par exemple, il ne faudrait \npas lui monter sur le dos. Ce n'est pas son id\u00e9e d'\u00eatre \ncheval de selle. Chacun a son ambition. Tirer, oui; \nporter, non; il faut croire qu'il s'est dit \u00e7a. \n\u2013 Et il fera la course? \u2013 Vos vingt lieues. Toujours grand trot, et en \nmoins de huit heures. Mais voici \u00e0 quelles conditions. \n\u2013 Dites. \n\u2013 Premi\u00e8rement, vous le ferez souffler une heure \u00e0 \nmoiti\u00e9 chemin; il mangera, et on sera l\u00e0 pendant qu'il \nmangera pour emp\u00eacher le gar\u00e7on de l'auberge de lui \nvoler son avoine; car j'ai remarqu\u00e9 que dans les \nauberges l'avoine est plus souvent bue par les gar\u00e7ons \nd'\u00e9curie que mang\u00e9e par les chevaux. \n\u2013 On sera l\u00e0. \n\u2013 Deuxi\u00e8mement... est-ce pour monsieur le maire \nle cabriolet? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Monsieur le maire sait conduire? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Eh bien, monsieur le maire voyagera seul et sans \nbagage afin de ne point charger le cheval. \n\u2013 Convenu. \n\u2013 Mais monsieur le maire, n'ayant personne avec \nlui, sera oblig\u00e9 de prendre la peine de surveiller lui-\nm\u00eame l'avoine. \n\u2013 C'est dit. \n\u2013 Troisi\u00e8mement, il me faudra trente francs par \njour. Les jours de repos pay\u00e9s. Pas un liard de moins. Et la nourriture de la b\u00eate \u00e0 la charge de monsieur le \nmaire. \nM. Madeleine tira trois napol\u00e9ons de sa bourse et \nles mit sur la table. \n\u2013 Voil\u00e0 deux jours d'avance. \n\u2013 Quatri\u00e8mement, pour une course pareille un \ncabriolet serait trop lourd et fatiguerait le cheval. Il \nfaudrait que monsieur le maire consent\u00eet \u00e0 voyager \ndans un petit tilbury que j'ai. \n\u2013 J'y consens. \n\u2013 C'est l\u00e9ger, mais c'est d\u00e9couvert. \n\u2013 Cela m'est \u00e9gal. \n\u2013 Monsieur le maire a-t-il r\u00e9fl\u00e9chi que nous \nsommes en hiver?... \nM. Madeleine ne r\u00e9pondit pas; le Flamand reprit : \n\u2013 Qu'il fait tr\u00e8s froid? \nM. Madeleine garda le silence. Ma\u00eetre Scaufflaire \ncontinua : \n\u2013 Qu'il peut pleuvoir? \nM. Madeleine leva la t\u00eate et dit : \n\u2013 Le tilbury et le cheval seront devant ma porte \ndemain \u00e0 quatre heures et demie du matin. \n\u2013 C'est entendu, monsieur le maire, r\u00e9pondit \nScaufflaire, puis grattant avec l'ongle de son pouce \nune tache qui \u00e9tait dans le bois de la table, il reprit de cet air insouciant que les Flamands savent si bien \nm\u00ealer \u00e0 leur finesse : \n\u2013 Mais voil\u00e0 que j'y songe \u00e0 pr\u00e9sent! monsieur le \nmaire ne me dit pas o\u00f9 il va. O\u00f9 est-ce que va \nmonsieur le maire? \nIl ne songeait pas \u00e0 autre chose depuis le \ncommencement de la conversation, mais il ne savait \npourquoi il n'avait pas os\u00e9 faire cette question. \n\u2013 Votre cheval a-t-il de bonnes jambes de devant? \ndit M. Madeleine. \n\u2013 Oui, monsieur le maire. Vous le soutiendrez un \npeu dans les descentes. Y a-t-il beaucoup de \ndescentes d'ici o\u00f9 vous allez? \n\u2013 N'oubliez pas d'\u00eatre \u00e0 ma porte \u00e0 quatre heures \net demie du matin tr\u00e8s pr\u00e9cises, r\u00e9pondit M. \nMadeleine, et il sortit. \nLe Flamand resta \u00abtout b\u00eate\u00bb, comme il disait lui-\nm\u00eame quelque temps apr\u00e8s. \nM. le maire \u00e9tait sorti depuis deux ou trois \nminutes, lorsque la porte se rouvrit; c'\u00e9tait M. le \nmaire. \nIl avait toujours le m\u00eame air impassible et \npr\u00e9occup\u00e9. \u2013 Monsieur Scaufflaire, dit-il, \u00e0 quelle somme \nestimez-vous le cheval et le tilbury que vous me \nlouerez, l'un portant l'autre? \n\u2013 L'un tra\u00eenant l'autre, monsieur le maire, dit le \nFlamand avec un gros rire. \n\u2013 Soit. Eh bien? \n\u2013 Est-ce que monsieur le maire veut me les \nacheter? \n\u2013 Non, mais \u00e0 tout \u00e9v\u00e9nement, je veux vous les \ngarantir. A mon retour vous me rendrez la somme. A \ncombien estimez-vous cabriolet et cheval? \n\u2013 A cinq cents francs, monsieur le maire. \n\u2013 Les voici. \nM. Madeleine posa un billet de banque sur la table, \npuis sortit et cette fois ne rentra plus. \nMa\u00eetre Scaufflaire regretta affreusement de n'avoir \npoint dit mille francs. Du reste le cheval et le tilbury, \nen bloc, valaient cent \u00e9cus. \nLe Flamand appela sa femme, et lui conta la chose. \nO\u00f9 diable monsieur le maire peut-il aller? Ils tinrent \nconseil. \u2013 Il va \u00e0 Paris, dit la femme. \u2013 Je ne crois pas, \ndit le mari. M. Madeleine avait oubli\u00e9 sur la chemin\u00e9e \nle papier o\u00f9 il avait trac\u00e9 des chiffres. Le Flamand le \nprit et l'\u00e9tudia. \u2013 Cinq, six, huit et demie? cela doit \nmarquer des relais de poste. Il se tourna vers sa femme : \u2013 J'ai trouv\u00e9. \u2013 Comment? \u2013 Il y a cinq lieues \nd'ici \u00e0 Hesdin, six de Hesdin \u00e0 Saint-Pol, huit et \ndemie de Saint-Pol \u00e0 Arras. Il va \u00e0 Arras. \nCependant M. Madeleine \u00e9tait rentr\u00e9 chez lui. \nPour revenir de chez ma\u00eetre Scaufflaire, il avait \npris le plus long, comme si la porte du presbyt\u00e8re \navait \u00e9t\u00e9 pour lui une tentation, et qu'il e\u00fbt voulu \nl'\u00e9viter. Il \u00e9tait mont\u00e9 dans sa chambre et s'y \u00e9tait \nenferm\u00e9, ce qui n'avait rien que de simple, car il se \ncouchait volontiers de bonne heure. Pourtant la \nconcierge de la fabrique, qui \u00e9tait en m\u00eame temps \nl'unique servante de M. Madeleine, observa que sa \nlumi\u00e8re s'\u00e9teignit \u00e0 huit heures et demie, et elle le dit \nau caissier qui rentrait, en ajoutant : \n\u2013 Est-ce que Monsieur le maire est malade? je lui \nai trouv\u00e9 l'air un peu singulier. \nCe caissier habitait une chambre situ\u00e9e \npr\u00e9cis\u00e9ment au-dessous de la chambre de M. \nMadeleine. Il ne prit point garde aux paroles de la \nporti\u00e8re, se coucha et s'endormit. Vers minuit, il se \nr\u00e9veilla brusquement; il avait entendu \u00e0 travers son \nsommeil un bruit au-dessus de sa t\u00eate. Il \u00e9couta. \nC'\u00e9tait un pas qui allait et venait, comme si l'on \nmarchait dans la chambre en haut. Il \u00e9couta plus \nattentivement, et reconnut le pas de M. Madeleine. Cela lui parut \u00e9trange; habituellement aucun bruit ne \nse faisait dans la chambre de M. Madeleine avant \nl'heure de son lever. Un moment apr\u00e8s, le caissier \nentendit quelque chose qui ressemblait \u00e0 une armoire \nqu'on ouvre et qu'on referme. Puis on d\u00e9rangea un \nmeuble, il y eut un silence, et le pas recommen\u00e7a. Le \ncaissier se dressa sur son s\u00e9ant, s'\u00e9veilla tout \u00e0 fait, \nregarda, et \u00e0 travers les vitres de sa crois\u00e9e aper\u00e7ut \nsur le mur d'en face la r\u00e9verb\u00e9ration rouge\u00e2tre d'une \nfen\u00eatre \u00e9clair\u00e9e. A la direction des rayons, ce ne \npouvait \u00eatre que la fen\u00eatre de la chambre de M. \nMadeleine. \nLa r\u00e9verb\u00e9ration tremblait comme si elle venait \nplut\u00f4t d'un feu allum\u00e9 que d'une lumi\u00e8re. L'ombre \ndes ch\u00e2ssis vitr\u00e9s ne s'y dessinait pas, ce qui indiquait \nque la fen\u00eatre \u00e9tait toute grande ouverte. Par le froid \nqu'il faisait, cette fen\u00eatre ouverte \u00e9tait surprenante. Le \ncaissier se rendormit. Une heure ou deux heures \napr\u00e8s, il se r\u00e9veilla encore. Le m\u00eame pas, lent et \nr\u00e9gulier, allait et venait toujours au-dessus de sa t\u00eate. \nLa r\u00e9verb\u00e9ration se dessinait toujours sur le mur, \nmais elle \u00e9tait maintenant p\u00e2le et paisible comme le \nreflet d'une lampe ou d'une bougie. La fen\u00eatre \u00e9tait \ntoujours ouverte. Voici ce qui se passait dans la chambre de M. \nMadeleine. \n \n \n \n \nI, 7, 3 \n \n \n \n \n \nUne temp\u00eate sous un cr\u00e2ne \n \n \n \n \n \n \nLe lecteur a sans doute devin\u00e9 que M. Madeleine \nn'est autre que Jean Valjean. \nNous avons d\u00e9j\u00e0 regard\u00e9 dans les profondeurs de \ncette conscience; le moment est venu d'y regarder \nencore. Nous ne le faisons pas sans \u00e9motion et sans \ntremblement. Il n'existe rien de plus terrifiant que \ncette sorte de contemplation. L'\u0153il de l'esprit ne peut \ntrouver nulle part plus d'\u00e9blouissements ni plus de t\u00e9n\u00e8bres que dans l'homme; il ne peut se fixer sur \naucune chose qui soit plus redoutable, plus \ncompliqu\u00e9e, plus myst\u00e9rieuse et plus infinie. Il y a un \nspectacle plus grand que la mer, c'est le ciel; il y a un \nspectacle plus grand que le ciel, c'est l'int\u00e9rieur de \nl'\u00e2me. \nFaire le po\u00e8me de la conscience humaine, ne f\u00fbt-\nce qu'\u00e0 propos d'un seul homme, ne f\u00fbt-ce qu'\u00e0 \npropos du plus infime des hommes, ce serait fondre \ntoutes les \u00e9pop\u00e9es dans une \u00e9pop\u00e9e sup\u00e9rieure et \nd\u00e9finitive. La conscience, c'est le chaos des chim\u00e8res, \ndes convoitises et des tentatives, la fournaise des \nr\u00eaves, l'antre des id\u00e9es dont on a honte; c'est le \npand\u00e9monium des sophismes, c'est le champ de \nbataille des passions. A de certaines heures, p\u00e9n\u00e9trez \n\u00e0 travers la face livide d'un \u00eatre humain qui r\u00e9fl\u00e9ch it \net regardez derri\u00e8re, regardez dans cette \u00e2me, \nregardez dans cette obscurit\u00e9. Il y a l\u00e0, sous le silence \next\u00e9rieur, des combats de g\u00e9ants comme dans \nHom\u00e8re, des m\u00eal\u00e9es de dragons et d'hydres et des \nnu\u00e9es de fant\u00f4mes comme dans Milton, des spirales \nvisionnaires comme chez Dante. Chose sombre que \ncet infini que tout homme porte en soi et auquel il \nmesure avec d\u00e9sespoir les volont\u00e9s de son cerveau et \nles actions de sa vie! Alighieri rencontra un jour une sinistre porte \ndevant laquelle il h\u00e9sita. En voici une aussi devant \nnous, au seuil de laquelle nous h\u00e9sitons. Entrons \npourtant. \nNous n'avons que peu de chose \u00e0 ajouter \u00e0 ce que \nle lecteur conna\u00eet d\u00e9j\u00e0 de ce qui \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 Jean \nValjean depuis l'aventure de Petit-Gervais. A partir \nde ce moment, on l'a vu, il fut un autre homme. Ce \nque l'\u00e9v\u00eaque avait voulu faire de lui, il l'ex\u00e9cuta. Ce \nfut plus qu'une transformation, ce fut une \ntransfiguration. \nIl r\u00e9ussit \u00e0 dispara\u00eetre, vendit l'argenterie de \nl'\u00e9v\u00eaque, ne gardant que les flambeaux, comme \nsouvenir, se glissa de ville en ville, traversa la France, \nvint \u00e0 Montreuil-sur-mer, eut l'id\u00e9e que nous avons \ndite, accomplit ce que nous avons racont\u00e9, parvint \u00e0 \nse faire insaisissable et inaccessible, et d\u00e9sormais, \n\u00e9tabli \u00e0 Montreuil-sur-mer, heureux de sentir sa \nconscience attrist\u00e9e par son pass\u00e9 et la premi\u00e8re \nmoiti\u00e9 de son existence d\u00e9mentie par la derni\u00e8re, il \nv\u00e9cut paisible, rassur\u00e9 et esp\u00e9rant, n'ayant plus que \ndeux pens\u00e9es : cacher son nom, et sanctifier sa vie; \n\u00e9chapper aux hommes et revenir \u00e0 Dieu. \nCes deux pens\u00e9es \u00e9taient si \u00e9troitement m\u00eal\u00e9es \ndans son esprit qu'elles n'en formaient qu'une seule; elles \u00e9taient toutes deux \u00e9galement absorbantes et \nimp\u00e9rieuses, et dominaient ses moindres actions. \nD'ordinaire elles \u00e9taient d'accord pour r\u00e9gler la \nconduite de sa vie; elles le tournaient vers l'ombre; \nelles le faisaient bienveillant et simple; elles lui \nconseillaient les m\u00eames choses. Quelquefois \ncependant il y avait conflit entre elles. Dans ce cas-l\u00e0, \non s'en souvient, l'homme que tout le pays de \nMontreuil-sur-mer appelait M. Madeleine, ne \nbalan\u00e7ait pas \u00e0 sacrifier la premi\u00e8re \u00e0 la seconde, sa \ns\u00e9curit\u00e9 \u00e0 sa vertu. Ainsi, en d\u00e9pit de toute r\u00e9serve et \nde toute prudence, il avait gard\u00e9 les chandeliers de \nl'\u00e9v\u00eaque, port\u00e9 son deuil, appel\u00e9 et interrog\u00e9 tous les \npetits savoyards qui passaient, pris des \nrenseignements sur les familles de Faverolles, et \nsauv\u00e9 la vie au vieux Fauchelevent, malgr\u00e9 les \ninqui\u00e9tantes insinuations de Javert. Il semblait, nous \nl'avons d\u00e9j\u00e0 remarqu\u00e9, qu'il pens\u00e2t, \u00e0 l'exemple de \ntous ceux qui ont \u00e9t\u00e9 sages, saints et justes, que son \npremier devoir n'\u00e9tait pas envers lui. \nToutefois, il faut le dire, jamais rien de pareil ne \ns'\u00e9tait encore pr\u00e9sent\u00e9. \nJamais les deux id\u00e9es qui gouvernaient le \nmalheureux homme dont nous racontons les \nsouffrances n'avaient engag\u00e9 une lutte si s\u00e9rieuse. Il le comprit confus\u00e9ment, mais profond\u00e9ment, d\u00e8s les \npremi\u00e8res paroles que pronon\u00e7a Javert, en entrant \ndans son cabinet. Au moment o\u00f9 fut si \u00e9trangement \narticul\u00e9 ce nom qu'il avait enseveli sous tant \nd'\u00e9paisseurs, il fut saisi de stupeur et comme enivr\u00e9 \npar la sinistre bizarrerie de sa destin\u00e9e, et \u00e0 travers \ncette stupeur, il eut ce tressaillement qui pr\u00e9c\u00e8de les \ngrandes secousses; il se courba comme un ch\u00eane \u00e0 \nl'approche d'un orage, comme un soldat \u00e0 l'approche \nd'un assaut. Il sentit venir sur sa t\u00eate des ombres \npleines de foudres et d'\u00e9clairs. Tout en \u00e9coutant \nparler Javert, il eut une premi\u00e8re pens\u00e9e d'aller, de \ncourir, de se d\u00e9noncer, de tirer ce Champmathieu de \nprison et de s'y mettre; cela fut douloureux et \npoignant comme une incision dans la chair vive, puis \ncela passa, et il se dit : Voyons! voyons! Il r\u00e9prima ce \npremier mouvement g\u00e9n\u00e9reux et recula devant \nl'h\u00e9ro\u00efsme. \nSans doute, il serait beau qu'apr\u00e8s les saintes \nparoles de l'\u00e9v\u00eaque, apr\u00e8s tant d'ann\u00e9es de repentir et \nd'abn\u00e9gation, au milieu d'une p\u00e9nitence \nadmirablement commenc\u00e9e, cet homme, m\u00eame en \npr\u00e9sence d'une si terrible conjoncture, n'e\u00fbt pas \nbronch\u00e9 un instant et e\u00fbt continu\u00e9 de marcher du \nm\u00eame pas vers ce pr\u00e9cipice ouvert au fond duquel \u00e9tait le ciel; cela serait beau, mais cela ne fut pas ainsi. \nIl faut bien que nous rendions compte des choses qui \ns'accomplissaient dans cette \u00e2me, et nous ne pouvons \ndire que ce qui y \u00e9tait. Ce qui l'emporta tout d'abord, \nce fut l'instinct de la conservation; il rallia en h\u00e2te ses \nid\u00e9es, \u00e9touffa ses \u00e9motions, consid\u00e9ra la pr\u00e9sence de \nJavert, ce grand p\u00e9ril, ajourna toute r\u00e9solution avec la \nfermet\u00e9 de l'\u00e9pouvante, s'\u00e9tourdit sur ce qu'il y avait \u00e0 \nfaire, et reprit son calme comme un lutteur ramasse \nson bouclier. \nLe reste de la journ\u00e9e il fut dans cet \u00e9tat, un \ntourbillon au dedans, une tranquillit\u00e9 profonde au \ndehors; il ne prit que ce qu'on pourrait appeler \u00ables \nmesures conservatoires\u00bb. Tout \u00e9tait encore confus et \nse heurtait dans son cerveau; le trouble y \u00e9tait tel qu'il \nne voyait distinctement la forme d'aucune id\u00e9e; et lui-\nm\u00eame n'aurait pu rien dire de lui-m\u00eame, si ce n'est \nqu'il venait de recevoir un grand coup. Il se rendit \ncomme d'habitude pr\u00e8s du lit de douleur de Fantine \net prolongea sa visite, par un instinct de bont\u00e9, se \ndisant qu'il fallait agir ainsi et la bien recommander \naux s\u0153urs pour le cas o\u00f9 il arriverait qu'il e\u00fbt \u00e0 \ns'absenter. Il sentit vaguement qu'il faudrait peut-\u00eatre \naller \u00e0 Arras, et, sans \u00eatre le moins du monde d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 \nce voyage, il se dit qu'\u00e0 l'abri de tout soup\u00e7on comme il l'\u00e9tait, il n'y avait point d'inconv\u00e9nient \u00e0 \u00eatre t\u00e9moin \nde ce qui se passerait, et il retint le tilbury de \nScaufflaire, afin d'\u00eatre pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 tout \u00e9v\u00e9nement. \nIl d\u00eena avec assez d'app\u00e9tit. \nRentr\u00e9 dans sa chambre il se recueillit . \nIl examina la situation et la trouva inou\u00efe; \ntellement inou\u00efe qu'au milieu de sa r\u00eaverie, par je ne \nsais quelle impulsion d'anxi\u00e9t\u00e9 presque inexplicable, il \nse leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou. Il \ncraignait qu'il n'entr\u00e2t encore quelque chose. Il se \nbarricadait contre le possible. \nUn moment apr\u00e8s il souffla sa lumi\u00e8re. Elle le \ng\u00eanait. \nIl lui semblait qu'on pouvait le voir. \nQui, on? \nH\u00e9las! ce qu'il voulait mettre \u00e0 la porte \u00e9tait entr\u00e9; \nce qu'il voulait aveugler, le regardait. Sa conscience. \nSa conscience, c'est-\u00e0-dire Dieu. \nPourtant, dans le premier moment, il se fit illusion; \nil eut un sentiment de s\u00fbret\u00e9 et de solitude; le verrou \ntir\u00e9, il se crut imprenable; la chandelle \u00e9teinte, il se \nsentit invisible. Alors il prit possession de lui-m\u00eame; \nil posa ses coudes sur la table, appuya la t\u00eate sur sa \nmain, et se mit \u00e0 songer dans les t\u00e9n\u00e8bres. \u2013 O\u00f9 en suis-je? \u2013 Est-ce que je ne r\u00eave pas? Que \nm'a-t-on dit? \u2013 Est-il bien vrai que j'aie vu ce Javert et \nqu'il m'ait parl\u00e9 ainsi? \u2013 Que peut \u00eatre ce \nChampmathieu? \u2013 Il me ressemble donc? \u2013 Est-ce \npossible? \u2013 Quand je pense qu'hier j'\u00e9tais si tranquille \net si loin de me douter de rien! \u2013 Qu'est-ce que je \nfaisais donc hier \u00e0 pareille heure? \u2013 Qu'y a-t-il dans \ncet incident? \u2013 Comment se d\u00e9nouera-t- il? \u2013 Que \nfaire? \nVoil\u00e0 dans quelle tourmente il \u00e9tait. Son cerveau \navait perdu la force de retenir ses id\u00e9es, elles \npassaient comme des ondes, et il prenait son front \ndans ses deux mains pour les arr\u00eater. \nDe ce tumulte qui bouleversait sa volont\u00e9 et sa \nraison, et dont il cherchait \u00e0 tirer une \u00e9vidence et une \nr\u00e9solution, rien ne se d\u00e9gageait que l'angoisse. \nSa t\u00eate \u00e9tait br\u00fblante. Il alla \u00e0 la fen\u00eatre et l'ouvrit \ntoute grande. Il n'y avait pas d'\u00e9toiles au ciel. Il revint \ns'asseoir pr\u00e8s de la table. \nLa premi\u00e8re heure s'\u00e9coula ainsi. \nPeu \u00e0 peu cependant des lin\u00e9aments vagues \ncommenc\u00e8rent \u00e0 se former et \u00e0 se fixer dans sa \nm\u00e9ditation, et il put entrevoir avec la pr\u00e9cision de la \nr\u00e9alit\u00e9, non l'ensemble de la situation, mais quelques \nd\u00e9tails. Il commen\u00e7a par reconna\u00eetre que, si extraordinaire \net si critique que f\u00fbt cette situation, il en \u00e9tait tout \u00e0 \nfait le ma\u00eetre. \nSa stupeur ne fit que s'en accro\u00eetre. \nInd\u00e9pendamment du but s\u00e9v\u00e8re et religieux que se \nproposaient ses actions, tout ce qu'il avait fait jusqu'\u00e0 \nce jour n'\u00e9tait autre chose qu'un trou qu'il creusait \npour y enfouir son nom. Ce qu'il avait toujours le \nplus redout\u00e9, dans ses heures de repli sur lui-m\u00eame, \ndans ses nuits d'insomnie, c'\u00e9tait d'entendre jamais \nprononcer ce nom; il se disait que ce serait l\u00e0 pour lui \nla fin de tout; que le jour o\u00f9 ce nom repara\u00eetrait, il \nferait \u00e9vanouir autour de lui sa vie nouvelle, et, qui \nsait m\u00eame peut-\u00eatre? au dedans de lui sa nouvelle \n\u00e2me. Il fr\u00e9missait de la seule pens\u00e9e que c'\u00e9tait \npossible. Certes, si quelqu'un lui e\u00fbt dit en ces \nmoments-l\u00e0 qu'une heure viendrait o\u00f9 ce nom \nretentirait \u00e0 son oreille, o\u00f9 ce hideux mot, Jean \nValjean, sortirait tout \u00e0 coup de la nuit et se dresserait \ndevant lui, o\u00f9 cette lumi\u00e8re formidable faite pour \ndissiper le myst\u00e8re dont il s'enveloppait resplendirait \nsubitement sur sa t\u00eate; et que ce nom ne le \nmenacerait pas, que cette lumi\u00e8re ne produirait \nqu'une obscurit\u00e9 plus \u00e9paisse, que ce voile d\u00e9chir\u00e9 \naccro\u00eetrait le myst\u00e8re, que ce tremblement de terre consoliderait son \u00e9difice, que ce prodigieux incident \nn'aurait d'autre r\u00e9sultat, si bon lui semblait, \u00e0 lui, que \nde rendre son existence \u00e0 la fois plus claire et plus \nimp\u00e9n\u00e9trable, et que, de sa confrontation avec le \nfant\u00f4me de Jean Valjean, le bon et digne bourgeois \nmonsieur Madeleine sortirait plus honor\u00e9, plus \npaisible et plus respect\u00e9 que jamais, \u2013 si quelqu'un lui \ne\u00fbt dit cela, il e\u00fbt hoch\u00e9 la t\u00eate et regard\u00e9 ces paroles \ncomme insens\u00e9es. Eh bien! tout cela venait \npr\u00e9cis\u00e9ment d'arriver, tout cet entassement de \nl'impossible \u00e9tait un fait, et Dieu avait permis que ces \nchoses folles devinssent des choses r\u00e9elles! \nSa r\u00eaverie continuait de s'\u00e9claircir. Il se rendait de \nplus en plus compte de sa position. \nIl lui semblait qu'il venait de s'\u00e9veiller de je ne sais \nquel sommeil, et qu'il se trouvait glissant sur une \npente au milieu de la nuit, debout, frissonnant, \nreculant en vain, sur le bord extr\u00eame d'un ab\u00eeme. Il \nentrevoyait distinctement dans l'ombre un inconnu, \nun \u00e9tranger, que la destin\u00e9e prenait pour lui et \npoussait dans le gouffre \u00e0 sa place. Il fallait, pour que \nle gouffre se referm\u00e2t, que quelqu'un y tomb\u00e2t, lui ou \nl'autre. \nIl n'avait qu'\u00e0 laisser faire. La clart\u00e9 devint compl\u00e8te, et il s'avoua ceci : \u2013 Que \nsa place \u00e9tait vide aux gal\u00e8res, qu'il avait beau faire, \nqu'elle l'y attendait toujours, que le vol de Petit-\nGervais l'y ramenait, que cette place vide l'attendrait \net l'attirerait jusqu'\u00e0 ce qu'il y f\u00fbt, que cela \u00e9tait \nin\u00e9vitable et fatal. \u2013 Et puis il se dit : \u2013 Qu'en ce \nmoment il avait un rempla\u00e7ant, qu'il paraissait qu'un \nnomm\u00e9 Champmathieu avait cette mauvaise chance, \net que, quant \u00e0 lui, pr\u00e9sent d\u00e9sormais au bagne dans \nla personne de ce Champmathieu, pr\u00e9sent dans la \nsoci\u00e9t\u00e9 sous le nom de M. Madeleine, il n'avait plus \nrien \u00e0 redouter, pourvu qu'il n'emp\u00each\u00e2t pas les \nhommes de sceller sur la t\u00eate de ce Champmathieu \ncette pierre de l'infamie qui, comme la pierre du \ns\u00e9pulcre, tombe une fois et ne se rel\u00e8ve jamais. \nTout cela \u00e9tait si violent et si \u00e9trange qu'il se fit \nsoudain en lui cette esp\u00e8ce de mouvement \nindescriptible qu'aucun homme n'\u00e9prouve plus de \ndeux ou trois fois dans sa vie, sorte de convulsion de \nla conscience qui remue tout ce que le c\u0153ur a de \ndouteux, qui se compose d'ironie, de joie et de \nd\u00e9sespoir, et qu'on pourrait appeler un \u00e9clat de rire \nint\u00e9rieur. \nIl ralluma brusquement sa bougie. \u2013 Eh bien quoi! se dit-il, de quoi est-ce que j'ai \npeur? qu'est-ce que j'ai \u00e0 songer comme cela? me \nvoil\u00e0 sauv\u00e9. Tout est fini. Je n'avais plus qu'une porte \nentr'ouverte par laquelle mon pass\u00e9 pouvait faire \nirruption dans ma vie; cette porte, la voil\u00e0 mur\u00e9e! \u00e0 \njamais! Ce Javert qui me trouble depuis si longtemps, \nce redoutable instinct qui semblait m'avoir devin\u00e9, \nqui m'avait devin\u00e9, pardieu! et qui me suivait partout, \ncet affreux chien de chasse toujours en arr\u00eat sur moi, \nle voil\u00e0 d\u00e9rout\u00e9, occup\u00e9 ailleurs, absolument d\u00e9pist\u00e9! \nIl est satisfait d\u00e9sormais, il me laissera tranquille, il \ntient son Jean Valjean! Qui sait m\u00eame, il est probable \nqu'il voudra quitter la ville! Et tout cela s'est fait sans \nmoi! Et je n'y suis pour rien! Ah \u00e7\u00e0, mais! qu'e st-ce \nqu'il y a de malheureux dans ceci? Des gens qui me \nverraient, parole d'honneur! croiraient qu'il m'est \narriv\u00e9 une catastrophe! Apr\u00e8s tout, s'il y a du mal \npour quelqu'un, ce n'est aucunement de ma faute. \nC'est la providence qui a tout fait. C'est qu'elle veut \ncela apparemment! Ai-je le droit de d\u00e9ranger ce \nqu'elle arrange? Qu'est-ce que je demande \u00e0 pr\u00e9sent? \nDe quoi est-ce que je vais me m\u00ealer? Cela ne me \nregarde pas. Comment! je ne suis pas content! Mais \nqu'est-ce qu'il me faut donc? Le but auquel j'aspire \ndepuis tant d'ann\u00e9es, le songe de mes nuits, l'objet de mes pri\u00e8res au ciel, la s\u00e9curit\u00e9, je l'atteins! C'est Dieu \nqui le veut. Je n'ai rien \u00e0 faire contre la volont\u00e9 de \nDieu. Et pourquoi Dieu le veut-il? Pour que je \ncontinue ce que j'ai commenc\u00e9, pour que je fasse le \nbien, pour que je sois un jour un grand et \nencourageant exemple, pour qu'il soit dit qu'il y a eu \nenfin un peu de bonheur attach\u00e9 \u00e0 cette p\u00e9nitence \nque j'ai subie et \u00e0 cette vertu o\u00f9 je suis revenu! \nVraiment, je ne comprends pas pourquoi j'ai eu peur \ntant\u00f4t d'entrer chez ce brave cur\u00e9 et de tout lui \nraconter comme \u00e0 un confesseur, et de lui demander \nconseil, c'est \u00e9videmment l\u00e0 ce qu'il m'aurait dit. C'est \nd\u00e9cid\u00e9, laissons aller les choses! laissons faire le bon \nDieu! \nIl se parlait ainsi dans les profondeurs de sa \nconscience, pench\u00e9 sur ce qu'on pourrait appeler son \npropre ab\u00eeme. Il se leva de sa chaise, et se mit \u00e0 \nmarcher dans la chambre. \u2013 Allons, dit-il, n'y pensons \nplus. Voil\u00e0 une r\u00e9solution prise! \u2013 Mais il ne sentit \naucune joie. \nAu contraire. \nOn n'emp\u00eache pas plus la pens\u00e9e de revenir \u00e0 une \nid\u00e9e que la mer de revenir \u00e0 un rivage. Pour le \nmatelot, cela s'appelle la mar\u00e9e; pour le coupable, cela s'appelle le remords. Dieu soul\u00e8ve l'\u00e2me comme \nl'oc\u00e9an. \nAu bout de peu d'instants, il eut beau faire, il reprit \nce sombre dialogue dans lequel c'\u00e9tait lui qui parlait \net lui qui \u00e9coutait, disant ce qu'il e\u00fbt voulu taire, \n\u00e9coutant ce qu'il n'e\u00fbt pas voulu entendre, c\u00e9dant \u00e0 \ncette puissance myst\u00e9rieuse qui lui disait : pense! \ncomme elle disait il y a deux mille ans \u00e0 un autre \ncondamn\u00e9 : marche! \nAvant d'aller plus loin et pour \u00eatre pleinement \ncompris, insistons sur une observation n\u00e9cessaire. \nIl est certain qu'on se parle \u00e0 soi-m\u00eame; il n'est pas \nun \u00eatre pensant qui ne l'ait \u00e9prouv\u00e9. On peut dire \nm\u00eame que le verbe n'est jamais un plus magnifique \nmyst\u00e8re que lorsqu'il va, dans l'int\u00e9rieur d'un homme, \nde la pens\u00e9e \u00e0 la conscience et qu'il retourne de la \nconscience \u00e0 la pens\u00e9e. C'est dans ce sens seulement \nqu'il faut entendre les mots souvent employ\u00e9s dans \nce chapitre, il dit, il s'\u00e9cria . On se dit, on se parle, on \ns'\u00e9crie en soi-m\u00eame, sans que le silence ext\u00e9rieur soit \nrompu. Il y a un grand tumulte; tout parle en nous, \nexcept\u00e9 la bouche. Les r\u00e9alit\u00e9s de l'\u00e2me, pour n'\u00eatre \npoint visibles et palpables, n'en sont pas moins des \nr\u00e9alit\u00e9s. Il se demanda donc o\u00f9 il en \u00e9tait. Il s'interrogea \nsur cette \u00abr\u00e9solution prise\u00bb. Il se confessa \u00e0 lui-m\u00eame \nque tout ce qu'il venait d'arranger dans son esprit \n\u00e9tait monstrueux, que \u00ablaisser aller les choses, laisser \nfaire le bon Dieu\u00bb, c'\u00e9tait tout simplement horrible. \nLaisser s'accomplir cette m\u00e9prise de la destin\u00e9e et des \nhommes, ne pas l'emp\u00eacher, s'y pr\u00eater par son \nsilence, ne rien faire enfin, c'\u00e9tait faire tout! c'\u00e9tait le \ndernier degr\u00e9 de l'indignit\u00e9 hypocrite! c'\u00e9tait un crime \nbas, l\u00e2che, sournois, abject, hideux! \nPour la premi\u00e8re fois depuis huit ann\u00e9es, le \nmalheureux homme venait de sentir la saveur am\u00e8re \nd'une mauvaise pens\u00e9e et d'une mauvaise action. \nIl la recracha avec d\u00e9go\u00fbt. \nIl continua de se questionner. Il se demanda \ns\u00e9v\u00e8rement ce qu'il avait entendu par ceci : \u00abMon but \nest atteint!\u00bb Il se d\u00e9clara que sa vie avait un but en \neffet. Mais quel but? cacher son nom? tromper la \npolice? \u00e9tait-ce pour une chose si petite qu'il avait fait \ntout ce qu'il avait fait? est-ce qu'il n'avait pas un autre \nbut, qui \u00e9tait le grand, qui \u00e9tait le vrai? Sauver, non sa \npersonne, mais son \u00e2me. Redevenir honn\u00eate et bon. \nEtre un juste! est-ce que ce n'\u00e9tait pas l\u00e0 surtout, l\u00e0 \nuniquement, ce qu'il avait toujours voulu, ce que \nl'\u00e9v\u00eaque lui avait ordonn\u00e9? \u2013 Fermer la porte \u00e0 son pass\u00e9? Mais il ne la fermait pas, grand Dieu! il la \nrouvrait en faisant une action inf\u00e2me! mais il \nredevenait un voleur, et le plus odieux des voleurs! il \nvolait \u00e0 un autre son existence, sa vie, sa paix, sa \nplace au soleil! il devenait un assassin! il tuait, il tuait \nmoralement un mis\u00e9rable homme, il lui infligeait \ncette affreuse mort vivante, cette mort \u00e0 ciel ouvert, \nqu'on appelle le bagne! au contraire, se livrer, sauver \ncet homme frapp\u00e9 d'une si lugubre erreur, reprendre \nson nom, redevenir par devoir le for\u00e7at Jean Valjean, \nc'\u00e9tait l\u00e0 vraiment achever sa r\u00e9surrection, et fermer \u00e0 \njamais l'enfer d'o\u00f9 il sortait! y retomber en apparence, \nc'\u00e9tait en sortir en r\u00e9alit\u00e9! il fallait faire cela! il n'avait \nrien fait s'il ne faisait pas cela! toute sa vie \u00e9tait \ninutile, toute sa p\u00e9nitence \u00e9tait perdue, et il n'y avait \nplus qu'\u00e0 dire : \u00e0 quoi bon? Il sentait que l'\u00e9v\u00eaque \n\u00e9tait l\u00e0, que l'\u00e9v\u00eaque \u00e9tait d'autant plus pr\u00e9sent qu'il \n\u00e9tait mort, que l'\u00e9v\u00eaque le regardait fixement, que \nd\u00e9sormais le maire Madeleine avec toutes ses vertus \nlui serait abominable et que le gal\u00e9rien Jean Valjean \nserait admirable et pur devant lui. Que les hommes \nvoyaient son masque, mais que l'\u00e9v\u00eaque voyait sa \nface. Que les hommes voyaient sa vie, mais que \nl'\u00e9v\u00eaque voyait sa conscience. Il fallait donc aller \u00e0 \nArras, d\u00e9livrer le faux Jean Valjean, d\u00e9noncer le v\u00e9ritable! H\u00e9las! c'\u00e9tait l\u00e0 le plus grand des sacrifices, \nla plus poignante des victoires, le dernier pas \u00e0 \nfranchir; mais il le fallait. Douloureuse destin\u00e9e! il \nn'entrerait dans la saintet\u00e9 aux yeux de Dieu que s'il \nrentrait dans l'infamie aux yeux des hommes! \n\u2013 Eh bien, dit-il, prenons ce parti! faisons notre \ndevoir. Sauvons cet homme! \nIl pronon\u00e7a ces paroles \u00e0 haute voix, sans \ns'apercevoir qu'il parlait tout haut. \nIl prit ses livres, les v\u00e9rifia et les mit en ordre. Il \njeta au feu une liasse de cr\u00e9ances qu'il avait sur de \npetits commer\u00e7ants g\u00ean\u00e9s. Il \u00e9crivit une lettre qu'il \ncacheta et sur l'enveloppe de laquelle on aurait pu \nlire, s'il y avait eu quelqu'un dans sa chambre en cet \ninstant : A Monsieur Laffitte, banquier, rue d'Artois, \u00e0 \nParis. \nIl tira d'un secr\u00e9taire un portefeuille qui contenait \nquelques billets de banque et le passeport dont il \ns'\u00e9tait servi cette m\u00eame ann\u00e9e pour aller aux \n\u00e9lections. \nQui l'e\u00fbt vu pendant qu'il accomplissait ces divers \nactes auxquels se m\u00ealait une m\u00e9ditation si grave, ne \nse f\u00fbt pas dout\u00e9 de ce qui se passait en lui. Seulement \npar moments ses l\u00e8vres remuaient; dans d'autres \ninstants il relevait la t\u00eate et fixait son regard sur un point quelconque de la muraille, comme s'il y avait \npr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 quelque chose qu'il voulait \u00e9claircir ou \ninterroger. \nLa lettre \u00e0 M. Laffitte termin\u00e9e, il la mit dans sa \npoche ainsi que le portefeuille, et recommen\u00e7a \u00e0 \nmarcher. \nSa r\u00eaverie n'avait point d\u00e9vi\u00e9. Il continuait de voir \nclairement son devoir \u00e9crit en lettres lumineuses qui \nflamboyaient devant ses yeux et se d\u00e9pla\u00e7aient avec \nson regard : \u2013 Va! nomme-toi! d\u00e9nonce-toi ! \u2013 \nIl voyait de m\u00eame, et comme si elles se fussent \nmues devant lui avec des formes sensibles, les deux \nid\u00e9es qui avaient \u00e9t\u00e9 jusque-l\u00e0 la double r\u00e8gle de sa \nvie : cacher son nom, sanctifier son \u00e2me. Pour la \npremi\u00e8re fois, elles lui apparaissaient absolument \ndistinctes, et il voyait la diff\u00e9rence qui les s\u00e9parait. Il \nreconnaissait que l'une de ces id\u00e9es \u00e9tait \nn\u00e9cessairement bonne, tandis que l'autre pouvait \ndevenir mauvaise; que celle-l\u00e0 \u00e9tait le d\u00e9vouement et \nque celle-ci \u00e9tait la personnalit\u00e9; que l'une disait : le \nprochain , et que l'autre disait : moi; que l'une venait de \nla lumi\u00e8re et que l'autre venait de la nuit. \nElles se combattaient, il les voyait se combattre. A \nmesure qu'il songeait, elles avaient grandi devant l'\u0153il \nde son esprit; elles avaient maintenant des statures colossales; et il lui semblait qu'il voyait lutter au \ndedans de lui-m\u00eame, dans cet infini dont nous \nparlions tout \u00e0 l'heure, au milieu des obscurit\u00e9s et des \nlueurs, une d\u00e9esse et une g\u00e9ante. \nIl \u00e9tait plein d'\u00e9pouvante, mais il lui semblait que \nla bonne pens\u00e9e l'emportait. \nIl sentait qu'il touchait \u00e0 l'autre moment d\u00e9cisif de \nsa conscience et de sa destin\u00e9e; que l'\u00e9v\u00eaque avait \nmarqu\u00e9 la premi\u00e8re phase de sa vie nouvelle, et que \nce Champmathieu en marquait la seconde. Apr\u00e8s la \ngrande crise, la grande \u00e9preuve. \nCependant la fi\u00e8vre, un instant apais\u00e9e, lui revenait \npeu \u00e0 peu. Mille pens\u00e9es le traversaient, mais elles \ncontinuaient de le fortifier dans sa r\u00e9solution. \nUn moment il s'\u00e9tait dit : \u2013 qu'il prenait peut-\u00eatre \nla chose trop vivement, qu'apr\u00e8s tout ce \nChampmathieu n'\u00e9tait pas int\u00e9ressant, qu'en somme \nil avait vol\u00e9. \nIl se r\u00e9pondit : \u2013 Si cet homme a en effet vol\u00e9 \nquelques pommes, c'est un mois de prison. Il y a loin \nde l\u00e0 aux gal\u00e8res. Et qui sait m\u00eame? a-t-il vol\u00e9? est- ce \nprouv\u00e9? le nom de Jean Valjean l'accable et semble \ndispenser de preuves. Les procureurs du roi \nn'agissent-ils pas habituellement ainsi? On le croit \nvoleur, parce qu'on le sait for\u00e7at. Dans un autre instant, cette id\u00e9e lui vint que, \nlorsqu'il se serait d\u00e9nonc\u00e9, peut-\u00eatre on consid\u00e9rerait \nl'h\u00e9ro\u00efsme de son action, et sa vie honn\u00eate depuis \nsept ans, et ce qu'il avait fait pour le pays, et qu'on lui \nferait gr\u00e2ce. \nMais cette supposition s'\u00e9vanouit bien vite, et il \nsourit am\u00e8rement en songeant que le vol des \nquarante sous \u00e0 Petit-Gervais le faisait r\u00e9cidiviste, que \ncette affaire repara\u00eetrait certainement et, aux termes \npr\u00e9cis de la loi, le ferait passible des travaux forc\u00e9s \u00e0 \nperp\u00e9tuit\u00e9. \nIl se d\u00e9tourna de toute illusion, se d\u00e9tacha de plus \nen plus de la terre et chercha la consolation et la \nforce ailleurs. Il se dit qu'il fallait faire son devoir; que \npeut-\u00eatre m\u00eame ne serait-il pas plus malheureux \napr\u00e8s avoir fait son devoir qu'apr\u00e8s l'avoir \u00e9lud\u00e9; que \ns'il laissait faire , s'il restait \u00e0 Montreuil-sur-mer, sa \nconsid\u00e9ration, sa bonne renomm\u00e9e, ses bonnes \n\u0153uvres , la d\u00e9f\u00e9rence, la v\u00e9n\u00e9ration, sa charit\u00e9, sa \nrichesse, sa popularit\u00e9, sa vertu, seraient assaisonn\u00e9es \nd'un crime, et quel go\u00fbt auraient toutes ces choses \nsaintes li\u00e9es \u00e0 cette chose hideuse? tandis que, s'il \naccomplissait son sacrifice, au bagne, au poteau, au \ncarcan, au bonnet vert, au travail sans rel\u00e2che, \u00e0 la \nhonte sans piti\u00e9, il se m\u00ealerait une id\u00e9e c\u00e9leste! Enfin il se dit qu'il y avait n\u00e9cessit\u00e9, que sa \ndestin\u00e9e \u00e9tait ainsi faite, qu'il n'\u00e9tait pas ma\u00eetre de \nd\u00e9ranger les arrangements d'en haut, que dans tous \nles cas il fallait choisir : ou la vertu au dehors et \nl'abomination au dedans, ou la saintet\u00e9 au dedans et \nl'infamie au dehors. \nA remuer tant d'id\u00e9es lugubres, son courage ne \nd\u00e9faillait pas, mais son cerveau se fatiguait. Il \ncommen\u00e7ait \u00e0 penser malgr\u00e9 lui \u00e0 d'autres choses, \u00e0 \ndes choses indiff\u00e9rentes. \nSes art\u00e8res battaient violemment dans ses tempes. \nIl allait et venait toujours. Minuit sonna, d'abord \u00e0 la \nparoisse, puis \u00e0 la maison de ville. Il compta les \ndouze coups aux deux horloges, et il compara le son \ndes deux cloches. Il se rappela \u00e0 cette occasion que \nquelques jours auparavant il avait vu chez un \nmarchand de ferrailles une vieille cloche \u00e0 vendre sur \nlaquelle ce nom \u00e9tait \u00e9crit : Antoine Albin de \nRomainville . \nIl avait froid. Il alluma un peu de feu. Il ne songea \npas \u00e0 fermer la fen\u00eatre. \nCependant il \u00e9tait retomb\u00e9 dans sa stupeur. Il lui \nfallut faire un assez grand effort pour se rappeler \u00e0 \nquoi il songeait avant que minuit sonn\u00e2t. Il y parvint \nenfin. \u2013 Ah! oui, se dit-il, j'avais pris la r\u00e9solution de me \nd\u00e9noncer. \nEt puis tout \u00e0 coup il pensa \u00e0 la Fantine. \n\u2013 Tiens! dit-il, et cette pauvre femme! \nIci une crise nouvelle se d\u00e9clara. \nFantine, apparaissant brusquement dans sa r\u00eaverie, \ny fut comme un rayon d'une lumi\u00e8re inattendue. Il lui \nsembla que tout changeait d'aspect autour de lui, il \ns'\u00e9cria : \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, mais! jusqu'ici je n'ai consid\u00e9r\u00e9 que moi! \nje n'ai eu \u00e9gard qu'\u00e0 ma convenance! Il me convient \nde me taire ou de me d\u00e9noncer, \u2013 cacher ma \npersonne ou sauver mon \u00e2me, \u2013 \u00eatre un magistrat \nm\u00e9prisable et respect\u00e9 ou un gal\u00e9rien inf\u00e2me et \nv\u00e9n\u00e9rable, c'est moi, c'est toujours moi, ce n'est que \nmoi! Mais, mon Dieu, c'est de l'\u00e9go\u00efsme tout cela! Ce \nsont des formes diverses de l'\u00e9go\u00efsme, mais c'est de \nl'\u00e9go\u00efsme! Si je songeais un peu aux autres? La \npremi\u00e8re saintet\u00e9 est de penser \u00e0 autrui. Voyons. \nExaminons! Moi except\u00e9, moi effac\u00e9, moi oubli\u00e9, \nqu'arrivera-t-il de tout ceci? \u2013 Si je me d\u00e9nonce? on \nme prend, on l\u00e2che ce Champmathieu, on me remet \naux gal\u00e8res, c'est bien, et puis? Que se passe-t-il ici? \nAh! ici, il y a un pays, une ville, des fabriques, une \nindustrie, des ouvriers, des hommes, des femmes, des vieux grands-p\u00e8res, des enfants, des pauvres gens! J'ai \ncr\u00e9\u00e9 tout cela, je fais vivre tout cela; partout o\u00f9 il y a \nune chemin\u00e9e qui fume, c'est moi qui ai mis le tison \ndans le feu et la viande dans la marmite; j'ai fait \nl'aisance, la circulation, le cr\u00e9dit; avant moi il n'y avait \nrien; j'ai relev\u00e9, vivifi\u00e9, anim\u00e9, f\u00e9cond\u00e9, stimul\u00e9, \nenrichi tout le pays; moi de moins, c'est l'\u00e2me de \nmoins. Je m'\u00f4te, tout meurt. \u2013 Et cette femme qui a \ntant souffert, qui a tant de m\u00e9rites dans sa chute, \ndont j'ai caus\u00e9 sans le vouloir tout le malheur! Et cet \nenfant que je voulais aller chercher, que j'ai promis \u00e0 \nla m\u00e8re! Est-ce que je ne dois pas aussi quelque chose \n\u00e0 cette femme, en r\u00e9paration du mal que je lui ai fait? \nSi je disparais, qu'arrive-t-il? La m\u00e8re meurt. L'enfant \ndevient ce qu'il peut. Voil\u00e0 ce qui se passe, si je me \nd\u00e9nonce. \u2013 Si je ne me d\u00e9nonce pas? Voyons, si je ne \nme d\u00e9nonce pas? \nApr\u00e8s s'\u00eatre fait cette question, il s'arr\u00eata; il eut \ncomme un moment d'h\u00e9sitation et de tremblement; \nmais ce moment dura peu, et il se r\u00e9pondit avec \ncalme : \n\u2013 Eh bien, cet homme va aux gal\u00e8res, c'est vrai, \nmais, que diable! il a vol\u00e9! J'ai beau me dire qu'il n'a \npas vol\u00e9, il a vol\u00e9! Moi, je reste ici, je continue. Dans \ndix ans j'aurai gagn\u00e9 dix millions, je les r\u00e9pands dans le pays, je n'ai rien \u00e0 moi, qu'est-ce que cela me fait? \nCe n'est pas pour moi ce que je fais! La prosp\u00e9rit\u00e9 de \ntous va croissant, les industries s'\u00e9veillent et \ns'excitent, les manufactures et les usines se \nmultiplient, les familles, cent familles, mille familles! \nsont heureuses; la contr\u00e9e se peuple; il na\u00eet des \nvillages o\u00f9 il n'y a que des fermes, il na\u00eet des fermes \no\u00f9 il n'y a rien; la mis\u00e8re dispara\u00eet, et avec la mis\u00e8re \ndisparaissent la d\u00e9bauche, la prostitution, le vol, le \nmeurtre, tous les vices, tous les crimes! Et cette \npauvre m\u00e8re \u00e9l\u00e8ve son enfant! et voil\u00e0 tout un pays \nriche et honn\u00eate! Ah \u00e7\u00e0, j'\u00e9tais fou, j'\u00e9tais absurde, \nqu'est-ce que je parlais donc de me d\u00e9noncer? Il faut \nfaire attention, vraiment, et ne rien pr\u00e9cipiter. Quoi! \nparce qu'il m'aura plu de faire le grand et le g\u00e9n\u00e9reux, \n\u2013 c'est du m\u00e9lodrame, apr\u00e8s tout! \u2013 parce que je \nn'aurai song\u00e9 qu'\u00e0 moi, qu'\u00e0 moi seul, quoi! pour \nsauver d'une punition peut-\u00eatre un peu exag\u00e9r\u00e9e, \nmais juste au fond, on ne sait qui, un voleur, un dr\u00f4le \n\u00e9videmment, il faudra que tout un pays p\u00e9risse! il \nfaudra qu'une pauvre femme cr\u00e8ve \u00e0 l'h\u00f4pital! qu'une \npauvre petite fille cr\u00e8ve sur le pav\u00e9! comme des \nchiens! Ah! mais c'est abominable! Sans m\u00eame que la \nm\u00e8re ait revu son enfant! sans que l'enfant ait presque \nconnu sa m\u00e8re! et tout \u00e7a pour ce vieux gredin de voleur de pommes qui, \u00e0 coup s\u00fbr, a m\u00e9rit\u00e9 les \ngal\u00e8res pour autre chose, si ce n'est pour cela! Beaux \nscrupules qui sauvent un coupable et qui sacrifient \ndes innocents, qui sauvent un vieux vagabond lequel \nn'a plus que quelques ann\u00e9es \u00e0 vivre au bout du \ncompte et ne sera gu\u00e8re plus malheureux au bagne \nque dans sa masure, et qui sacrifient toute une \npopulation, m\u00e8res, femmes, enfants! Cette pauvre \npetite Cosette qui n'a que moi au monde et qui est \nsans doute en ce moment toute bleue de froid dans le \nbouge de ces Th\u00e9nardier! Voil\u00e0 encore des canailles, \nceux-l\u00e0! Et je manquerais \u00e0 mes devoirs envers tous \nces pauvres \u00eatres! Et je m'en irais me d\u00e9noncer! Et je \nferais cette inepte sottise! Mettons tout au pis. \nSupposons qu'il y ait une mauvaise action pour moi \ndans ceci et que ma conscience me la reproche un \njour; accepter, pour le bien d'autrui, ces reproches qui \nne chargent que moi, cette mauvaise action qui ne \ncompromet que mon \u00e2me, c'est l\u00e0 qu'est le \nd\u00e9vouement, c'est l\u00e0 qu'est la vertu. \nIl se leva, il se remit \u00e0 marcher. Cette fois il lui \nsemblait qu'il \u00e9tait content. \nOn ne trouve les diamants que dans les t\u00e9n\u00e8bres \nde la terre; on ne trouve les v\u00e9rit\u00e9s que dans les \nprofondeurs de la pens\u00e9e. Il lui semblait qu'apr\u00e8s \u00eatre descendu dans ces profondeurs, apr\u00e8s avoir \nlongtemps t\u00e2tonn\u00e9 au plus noir de ces t\u00e9n\u00e8bres, il \nvenait enfin de trouver un de ces diamants, une de \nces v\u00e9rit\u00e9s, et qu'il la tenait dans sa main; et il \ns'\u00e9blouissait \u00e0 la regarder. \n\u2013 Oui, pensa-t-il, c'est cela. Je suis dans le vrai. J'ai \nla solution. Il faut finir par s'en tenir \u00e0 quelque chose. \nMon parti est pris. Laissons faire! Ne vacillons plus, \nne reculons plus. Ceci est dans l'int\u00e9r\u00eat de tous, non \ndans le mien. Je suis Madeleine, je reste Madeleine. \nMalheur \u00e0 celui qui est Jean Valjean! Ce n'est plus \nmoi. Je ne connais pas cet homme, je ne sais plus ce \nque c'est, s'il se trouve que quelqu'un est Jean Valjean \n\u00e0 cette heure, qu'il s'arrange! cela ne me regarde pas. \nC'est un nom de fatalit\u00e9 qui flotte dans la nuit, s'il \ns'arr\u00eate et s'abat sur une t\u00eate, tant pis pour elle! \nIl se regarda dans le petit miroir qui \u00e9tait sur sa \nchemin\u00e9e, et dit : \n\u2013 Tiens! cela m'a soulag\u00e9 de prendre une \nr\u00e9solution! Je suis tout autre \u00e0 pr\u00e9sent. \nIl marcha encore quelques pas, puis il s'arr\u00eata \ncourt : \n\u2013 Allons! dit-il, il ne faut h\u00e9siter devant aucune des \ncons\u00e9quences de la r\u00e9solution prise. Il y a encore des \nfils qui m'attachent \u00e0 ce Jean Valjean. Il faut les briser! Il y a, dans cette chambre m\u00eame, des objets \nqui m'accuseraient, des choses muettes qui seraient \ndes t\u00e9moins, c'est dit, il faut que tout cela disparaisse. \nIl fouilla dans sa poche, en tira sa bourse, l'ouvrit, \net y prit une petite clef. \nIl introduisit cette clef dans une serrure dont on \nvoyait \u00e0 peine le trou, perdu qu'il \u00e9tait dans les \nnuances les plus sombres du dessin qui couvrait le \npapier coll\u00e9 sur le mur. Une cachette s'ouvrit; une \nesp\u00e8ce de fausse armoire m\u00e9nag\u00e9e entre l'angle de la \nmuraille et le manteau de la chemin\u00e9e. Il n'y avait \ndans cette cachette que quelques guenilles, un sarrau \nde toile bleue, un vieux pantalon, un vieux havresac, \net un gros b\u00e2ton d'\u00e9pine ferr\u00e9 aux deux bouts. Ceux \nqui avaient vu Jean Valjean \u00e0 l'\u00e9poque o\u00f9 il traversait \nDigne, en octobre 1815, eussent ais\u00e9ment reconnu \ntoutes les pi\u00e8ces de ce mis\u00e9rable accoutrement. \nIl les avait conserv\u00e9es comme il avait conserv\u00e9 les \nchandeliers d'argent, pour se rappeler toujours son \npoint de d\u00e9part. Seulement il cachait ceci qui venait \ndu bagne, et il laissait voir les flambeaux qui venaient \nde l'\u00e9v\u00eaque. \nIl jeta un regard furtif vers la porte, comme s'il e\u00fbt \ncraint qu'elle ne s'ouvr\u00eet malgr\u00e9 le verrou qui la \nfermait; puis d'un mouvement vif et brusque et d'une seule brass\u00e9e, sans m\u00eame donner un coup d'\u0153il \u00e0 ces \nchoses qu'il avait si religieusement et si \np\u00e9rilleusement gard\u00e9es pendant tant d'ann\u00e9es, il prit \ntout, haillons, b\u00e2ton, havresac, et jeta tout au feu. \nIl referma la fausse armoire, et, redoublant de \npr\u00e9cautions, d\u00e9sormais inutiles, puisqu'elle \u00e9tait vide, \nen cacha la porte derri\u00e8re un gros meuble qu'il y \npoussa. \nAu bout de quelques secondes, la chambre et le \nmur d'en face furent \u00e9clair\u00e9s d'une grande \nr\u00e9verb\u00e9ration rouge et tremblante. Tout br\u00fblait; le \nb\u00e2ton d'\u00e9pine p\u00e9tillait et jetait des \u00e9tincelles jusqu'au \nmilieu de la chambre. \nLe havresac, en se consumant avec d'affreux \nchiffons qu'il contenait, avait mis \u00e0 nu quelque chose \nqui brillait dans la cendre. En se penchant, on e\u00fbt \nais\u00e9ment reconnu une pi\u00e8ce d'argent. Sans doute la \npi\u00e8ce de quarante sous vol\u00e9e au petit savoyard. \nLui ne regardait pas le feu et marchait, allant et \nvenant toujours du m\u00eame pas. \nTout \u00e0 coup ses yeux tomb\u00e8rent sur les deux \nflambeaux d'argent que la r\u00e9verb\u00e9ration faisait reluire \nvaguement sur la chemin\u00e9e. \n\u2013 Tiens! pensa-t-il; tout Jean Valjean est encore l\u00e0-\ndedans. Il faut aussi d\u00e9truire cela. Il prit les deux flambeaux. \nIl y avait assez de feu pour qu'on p\u00fbt les d\u00e9former \npromptement et en faire une sorte de lingot \nm\u00e9connaissable. \nIl se pencha sur le foyer et s'y chauffa un instant. Il \neut un vrai bien-\u00eatre. \u2013 La bonne chaleur! dit-il. \nIl remua le brasier avec un des deux chandeliers. \nUne minute de plus, et ils \u00e9taient dans le feu. \nEn ce moment, il lui sembla qu'il entendait une \nvoix qui criait au dedans de lui : \n\u2013 Jean Valjean! Jean Valjean! \nSes cheveux se dress\u00e8rent; il devint comme un \nhomme qui \u00e9coute une chose terrible : \n\u2013 Oui! c'est cela, ach\u00e8ve! disait la voix. Compl\u00e8te \nce que tu fais! d\u00e9truis ces flambeaux! an\u00e9antis ce \nsouvenir! oublie l'\u00e9v\u00eaque! oublie tout! perds ce \nChampmathieu! va, c'est bien. Applaudis-toi! Ainsi, \nc'est convenu, c'est r\u00e9solu, c'est dit, voil\u00e0 un homme, \nvoil\u00e0 un vieillard qui ne sait ce qu'on lui veut, qui n'a \nrien fait peut-\u00eatre, un innocent, dont ton nom fait \ntout le malheur, sur qui ton nom p\u00e8se comme un \ncrime, qui va \u00eatre pris pour toi, qui va \u00eatre condamn\u00e9, \nqui va finir ses jours dans l'abjection et dans \nl'horreur! c'est bien. Sois honn\u00eate homme, toi. Reste \nmonsieur le maire, reste honorable et honor\u00e9, enrichis la ville, nourris des indigents, \u00e9l\u00e8ve des \norphelins, vis heureux, vertueux et admir\u00e9, et \npendant ce temps-l\u00e0, pendant que tu seras ici dans la \njoie et dans la lumi\u00e8re, il y aura quelqu'un qui aura ta \ncasaque rouge, qui portera ton nom dans l'ignominie \net qui tra\u00eenera ta cha\u00eene au bagne! Oui, c'est bien \narrang\u00e9 ainsi! Ah! mis\u00e9rable! \nLa sueur lui coulait du front. Il attachait sur les \nflambeaux un \u0153il hagard. Cependant ce qui parlait en \nlui n'avait pas fini. La voix continuait : \n\u2013 Jean Valjean! il y aura autour de toi beaucoup de \nvoix qui feront un grand bruit, qui parleront bien \nhaut, et qui te b\u00e9niront, et une seule que personne \nn'entendra et qui te maudira dans les t\u00e9n\u00e8bres. Eh \nbien! \u00e9coute, inf\u00e2me! toutes ces b\u00e9n\u00e9dictions \nretomberont avant d'arriver au ciel, et il n'y aura que \nla mal\u00e9diction qui montera jusqu'\u00e0 Dieu! \nCette voix, d'abord toute faible et qui s'\u00e9tait \u00e9lev\u00e9e \ndu plus obscur de sa conscience, \u00e9tait devenue par \ndegr\u00e9s \u00e9clatante et formidable, et il l'entendait \nmaintenant \u00e0 son oreille. Il lui semblait qu'elle \u00e9tait \nsortie de lui-m\u00eame et qu'elle parlait \u00e0 pr\u00e9sent en \ndehors de lui. Il crut entendre les derni\u00e8res paroles si \ndistinctement qu'il regarda dans la chambre avec une \nsorte de terreur. \u2013 Y a-t-il quelqu'un ici? demanda-t-il \u00e0 haute voix \net tout \u00e9gar\u00e9. \nPuis il reprit avec un rire qui ressemblait au rire \nd'un idiot : \n\u2013 Que je suis b\u00eate! il ne peut y avoir personne. \nIl y avait quelqu'un; mais celui qui y \u00e9tait n'\u00e9tait \npas de ceux que l'\u0153il humain peut voir. \nIl posa les flambeaux sur la chemin\u00e9e. \nAlors il reprit cette marche monotone et lugubre \nqui troublait dans ses r\u00eaves et r\u00e9veillait en sursaut \nl'homme endormi au-dessous de lui. \nCette marche le soulageait et l'enivrait en m\u00eame \ntemps. Il semble parfois que dans les occasions \nsupr\u00eames on se remue pour demander conseil \u00e0 tout \nce qu'on peut rencontrer en se d\u00e9pla\u00e7ant. Au bout de \nquelques instants il ne savait plus o\u00f9 il en \u00e9tait. \nIl reculait maintenant avec une \u00e9gale \u00e9pouvante \ndevant les deux r\u00e9solutions qu'il avait prises tour \u00e0 \ntour. Les deux id\u00e9es qui le conseillaient lui \nparaissaient aussi funestes l'une que l'autre. \u2013 Quelle \nfatalit\u00e9! quelle rencontre que ce Champmathieu pris \npour lui! Etre pr\u00e9cipit\u00e9 justement par le moyen que la \nprovidence paraissait d'abord avoir employ\u00e9 pour \nl'affermir! Il y eut un moment o\u00f9 il consid\u00e9ra l'avenir. Se \nd\u00e9noncer, grand Dieu! se livrer! Il envisagea avec un \nimmense d\u00e9sespoir tout ce qu'il faudrait quitter, tout \nce qu'il faudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu \n\u00e0 cette existence si bonne, si pure, si radieuse, \u00e0 ce \nrespect de tous, \u00e0 l'honneur, \u00e0 la libert\u00e9! Il n'irait plus \nse promener dans les champs, il n'entendrait plus \nchanter les oiseaux au mois de mai, il ne ferait plus \nl'aum\u00f4ne aux petits enfants! Il ne sentirait plus la \ndouceur des regards de reconnaissance et d'amour \nfix\u00e9s sur lui! Il quitterait cette maison qu'il avait b\u00e2tie, \ncette petite chambre! Tout lui paraissait charmant \u00e0 \ncette heure. Il ne lirait plus dans ces livres, il n'\u00e9crirait \nplus sur cette petite table de bois blanc! Sa vieille \nporti\u00e8re, la seule servante qu'il e\u00fbt, ne lui monterait \nplus son caf\u00e9 le matin! Grand Dieu! au lieu de cela, la \nchiourme, le carcan, la veste rouge, la cha\u00eene au pied, \nla fatigue, le cachot, le lit de camp, toutes ces \nhorreurs connues! A son \u00e2ge, apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 ce qu'il \n\u00e9tait! Si encore il \u00e9tait jeune! Mais vieux, \u00eatre tutoy\u00e9 \npar le premier venu, \u00eatre fouill\u00e9 par le garde-\nchiourme, recevoir le coup de b\u00e2ton de l'argousin! \navoir les pieds nus dans des souliers ferr\u00e9s! tendre \nmatin et soir sa jambe au marteau du rondier qui \nvisite la manille! subir la curiosit\u00e9 des \u00e9trangers auxquels on dirait : Celui- l\u00e0, c'est le fameux Jean Valjean, \nqui a \u00e9t\u00e9 maire \u00e0 Montreuil- sur-mer! Le soir, ruisselant de \nsueur, accabl\u00e9 de lassitude, le bonnet vert sur les \nyeux, remonter deux \u00e0 deux, sous le fouet du sergent, \nl'escalier-\u00e9chelle du bagne flottant! Oh! quelle mis\u00e8re! \nLa destin\u00e9e peut-elle donc \u00eatre m\u00e9chante comme un \n\u00eatre intelligent et devenir monstrueuse comme le \nc\u0153ur humain! \nEt, quoi qu'il f\u00eet, il retombait toujours sur ce \npoignant dilemme qui \u00e9tait au fond de sa r\u00eaverie : \u2013\n rester dans le paradis et y devenir d\u00e9mon! rentrer \ndans l'enfer et y devenir ange! \nQue faire, grand Dieu! que faire? \nLa tourmente dont il \u00e9tait sorti avec tant de peine \nse d\u00e9cha\u00eena de nouveau en lui. Ses id\u00e9es \nrecommenc\u00e8rent \u00e0 se m\u00ealer. Elles prirent ce je ne sais \nquoi de stup\u00e9fi\u00e9 et de machinal qui est propre au \nd\u00e9sespoir. Le nom de Romainville lui revenait sans \ncesse \u00e0 l'esprit avec deux vers d'une chanson qu'il \navait entendue autrefois. Il songeait que Romainville \nest un petit bois pr\u00e8s Paris o\u00f9 les jeunes gens \namoureux vont cueillir des lilas au mois d'avril. \nIl chancelait au dehors comme au dedans. Il \nmarchait comme un petit enfant qu'on laisse aller \nseul. A de certains moments, luttant contre sa lassitude, \nil faisait effort pour ressaisir son intelligence. Il \nt\u00e2chait de se poser une derni\u00e8re fois, et \nd\u00e9finitivement, le probl\u00e8me sur lequel il \u00e9tait en \nquelque sorte tomb\u00e9 d'\u00e9puisement. \u2013 Faut-il se \nd\u00e9noncer? Faut-il se taire? \u2013 Il ne r\u00e9ussissait \u00e0 rien \nvoir de distinct. Les vagues aspects de tous les \nraisonnements \u00e9bauch\u00e9s par sa r\u00eaverie tremblaient et \nse dissipaient l'un apr\u00e8s l'autre en fum\u00e9e. Seulement il \nsentait que, \u00e0 quelque parti qu'il s'arr\u00eat\u00e2t, \nn\u00e9cessairement, et sans qu'il f\u00fbt possible d'y \n\u00e9chapper, quelque chose de lui allait mourir; qu'il \nentrait dans un s\u00e9pulcre \u00e0 droite comme \u00e0 gauche; \nqu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son \nbonheur ou l'agonie de sa vertu. \nH\u00e9las! toutes ses irr\u00e9solutions l'avaient repris. Il \nn'\u00e9tait pas plus avanc\u00e9 qu'au commencement. \nAinsi se d\u00e9battait sous l'angoisse cette malheureuse \n\u00e2me. Dix-huit cents ans avant cet homme infortun\u00e9, \nl'\u00eatre myst\u00e9rieux, en qui se r\u00e9sument toutes les \nsaintet\u00e9s et toutes les souffrances de l'humanit\u00e9, avait \naussi lui, pendant que les oliviers fr\u00e9missaient au vent \nfarouche de l'infini, longtemps \u00e9cart\u00e9 de la main \nl'effrayant calice qui lui apparaissait ruisselant d'ombre et d\u00e9bordant de t\u00e9n\u00e8bres dans des \nprofondeurs pleines d'\u00e9toiles. \n \n \n \n \nI, 7, 4 \n \n \n \n \n \nFormes que prend la souffrance \npendant le sommeil \n \n \n \n \n \nTrois heures du matin venaient de sonner, et il y \navait cinq heures qu'il marchait ainsi, presque sans \ninterruption, lorsqu'il se laissa tomber sur sa chaise. \nIl s'y endormit et fit un r\u00eave. \nCe r\u00eave, comme la plupart des r\u00eaves, ne se \nrapportait \u00e0 la situation que par je ne sais quoi de \nfuneste et de poignant, mais il lui fit impression. Ce \ncauchemar le frappa tellement que plus tard il l'a \u00e9crit. C'est un des papiers \u00e9crits de sa main qu'il a \nlaiss\u00e9s. Nous croyons devoir transcrire ici cette chose \ntextuellement. \nQuel que soit ce r\u00eave, l'histoire de cette nuit serait \nincompl\u00e8te si nous l'omettions. C'est la sombre \naventure d'une \u00e2me malade. \nLe voici. Sur l'enveloppe nous trouvons cette ligne \n\u00e9crite : Le r\u00eave que j'ai eu cette nuit- l\u00e0. \n \n\u00abJ'\u00e9tais dans une campagne. Une grande campagne \ntriste o\u00f9 il n'y avait pas d'herbe. Il ne me semblait pas \nqu'il f\u00eet jour ni qu'il f\u00eet nuit. \n\u00abJe me promenais avec mon fr\u00e8re, le fr\u00e8re de mes \nann\u00e9es d'enfance, ce fr\u00e8re auquel je dois dire que je \nne pense jamais et dont je ne me souviens presque \nplus. \n\u00abNous causions, et nous rencontrions des \npassants. Nous parlions d'une voisine que nous \navions eue autrefois, et qui, depuis qu'elle demeurait \nsur la rue, travaillait la fen\u00eatre toujours ouverte. Tout \nen causant, nous avions froid \u00e0 cause de cette fen\u00eatre \nouverte. \n\u00abIl n'y avait pas d'arbres dans la campagne. \n\u00abNous v\u00eemes un homme qui passa pr\u00e8s de nous. \nC'\u00e9tait un homme tout nu couleur de cendre mont\u00e9 sur un cheval couleur de terre. L'homme n'avait pas \nde cheveux; on voyait son cr\u00e2ne et des veines sur son \ncr\u00e2ne. Il tenait \u00e0 la main une baguette qui \u00e9tait souple \ncomme un sarment de vigne et lourde comme du fer. \nCe cavalier passa et ne nous dit rien. \n\u00abMon fr\u00e8re me dit : Prenons par le chemin creux. \n\u00abIl y avait un chemin creux o\u00f9 l'on ne voyait pas \nune broussaille ni un brin de mousse. Tout \u00e9tait \ncouleur de terre, m\u00eame le ciel. Au bout de quelques \npas, on ne me r\u00e9pondit plus quand je parlais. Je \nm'aper\u00e7us que mon fr\u00e8re n'\u00e9tait plus avec moi. \n\u00abJ'entrai dans un village que je vis. Je songeai que \nce devait \u00eatre l\u00e0 Romainville (pourquoi \nRomainville?)a. \n\u00abLa premi\u00e8re rue o\u00f9 j'entrai \u00e9tait d\u00e9serte. J'entrai \ndans une seconde rue. Derri\u00e8re l'angle que faisaient \nles deux rues, il y avait un homme debout contre le \nmur. Je dis \u00e0 cet homme : quel est ce pays? o\u00f9 suis-je? \nL'homme ne r\u00e9pondit pas. Je vis la porte d'une \nmaison ouverte, j'y entrai. \n\u00abLa premi\u00e8re chambre \u00e9tait d\u00e9serte. J'entrai dans la \nseconde. Derri\u00e8re la porte de cette chambre, il y avait \nun homme debout contre le mur. Je demandai \u00e0 cet \n \na Cette parenth\u00e8se est de la main de Jean Valjean. homme : \u2013 \u00e0 qui est cette maison? o\u00f9 suis-je? \nL'homme ne r\u00e9pondit pas. La maison avait un jardin. \n\u00abJe sortis de la maison et j'entrai dans le jardin. Le \njardin \u00e9tait d\u00e9sert. Derri\u00e8re le premier arbre, je \ntrouvai un homme qui se tenait debout. Je dis \u00e0 cet \nhomme : quel est ce jardin? o\u00f9 suis-je? L'homme ne \nr\u00e9pondit pas. \n\u00abJ'errai dans le village, et je m'aper\u00e7us que c'\u00e9tait \nune ville. Toutes les rues \u00e9taient d\u00e9sertes, toutes les \nportes \u00e9taient ouvertes. Aucun \u00eatre vivant ne passait \ndans les rues, ne marchait dans les chambres ou ne se \npromenait dans les jardins. Mais il y avait derri\u00e8re \nchaque angle de mur, derri\u00e8re chaque porte, derri\u00e8re \nchaque arbre, un homme debout qui se taisait. On \nn'en voyait jamais qu'un \u00e0 la fois. Ces hommes me \nregardaient passer. \n\u00ab Je sortis de la ville et je me mis \u00e0 marcher dans \nles champs. \n\u00abAu bout de quelque temps, je me retournai, et je \nvis une grande foule qui venait derri\u00e8re moi. Je \nreconnus tous les hommes que j'avais vus dans la \nville. Ils avaient des t\u00eates \u00e9tranges. Ils ne semblaient \npas se h\u00e2ter, et cependant ils marchaient plus vite que \nmoi. Ils ne faisaient aucun bruit en marchant. En un instant, cette foule me rejoignit et m'entoura. Les \nvisages de ces hommes \u00e9taient couleur de terre. \n\u00abAlors le premier que j'avais vu et questionn\u00e9 en \nentrant dans la ville, me dit : \u2013 O\u00f9 allez-vous? Est-ce \nque vous ne savez pas que vous \u00eates mort depuis \nlongtemps? \n\u00abJ'ouvris la bouche pour r\u00e9pondre, et je m'aper\u00e7us \nqu'il n'y avait personne autour de moi.\u00bb \n \nIl se r\u00e9veilla. Il \u00e9tait glac\u00e9. Un vent qui \u00e9tait froid \ncomme le vent du matin faisait tourner dans leurs \ngonds les ch\u00e2ssis de la crois\u00e9e rest\u00e9e ouverte. Le feu \ns'\u00e9tait \u00e9teint. La bougie touchait \u00e0 sa fin. Il \u00e9tait \nencore nuit noire. \nIl se leva, il alla \u00e0 la fen\u00eatre. Il n'y avait toujours \npas d'\u00e9toiles au ciel. \nDe sa fen\u00eatre on voyait la cour de la maison et la \nrue. Un bruit sec et dur qui r\u00e9sonna tout \u00e0 coup sur \nle sol lui fit baisser les yeux. \nIl vit au-dessous de lui deux \u00e9toiles rouges dont les \nrayons s'allongeaient et se raccourcissaient \nbizarrement dans l'ombre. \nComme sa pens\u00e9e \u00e9tait encore \u00e0 demi submerg\u00e9e \ndans la brume des r\u00eaves, \u2013 Tiens! songea-t-il, il n'y en \na pas dans le ciel. Elles sont sur la terre maintenant. Cependant ce trouble se dissipa, un second bruit \npareil au premier acheva de le r\u00e9veiller, il regarda, et il \nreconnut que ces deux \u00e9toiles \u00e9taient les lanternes \nd'une voiture. A la clart\u00e9 qu'elles jetaient, il put \ndistinguer la forme de cette voiture. C'\u00e9tait un tilbury \nattel\u00e9 d'un petit cheval blanc. Le bruit qu'il avait \nentendu, c'\u00e9taient les coups de pied du cheval sur le \npav\u00e9. \n\u2013 Qu'est-ce que c'est que cette voiture? se dit-il. \nQui est-ce qui vient donc si matin? \nEn ce moment on frappa un petit coup \u00e0 la porte \nde sa chambre. \nIl frissonna de la t\u00eate aux pieds, et cria d'une voix \nterrible : \n\u2013 Qui est l\u00e0? \nQuelqu'un r\u00e9pondit : \n\u2013 Moi, monsieur le maire. \nIl reconnut la voix de la vieille femme, sa porti\u00e8re. \n\u2013 Eh bien, reprit-il, qu'est-ce que c'est? \n\u2013 Monsieur le maire, il est tout \u00e0 l'heure cinq \nheures du matin. \n\u2013 Qu'est-ce que cela me fait? \n\u2013 Monsieur le maire, c'est le cabriolet. \n\u2013 Quel cabriolet? \n\u2013 Le tilbury \u2013 Quel tilbury? \n\u2013 Est-ce que monsieur le maire n'a pas fait \ndemander un tilbury? \n\u2013 Non, dit-il. \n\u2013 Le cocher dit qu'il vient chercher monsieur le \nmaire. \n\u2013 Quel cocher? \n\u2013 Le cocher de M. Scaufflaire. \n\u2013 M. Scaufflaire? \nCe nom le fit tressaillir comme si un \u00e9clair lui e\u00fbt \npass\u00e9 devant la face. \n\u2013 Ah oui! reprit-il, M. Scaufflaire. \nSi la vieille femme l'e\u00fbt pu voir en ce moment, elle \ne\u00fbt \u00e9t\u00e9 \u00e9pouvant\u00e9e. \nIl se fit un assez long silence. Il examinait d'un air \nstupide la flamme de la bougie et prenait autour de la \nm\u00e8che de la cire br\u00fblante qu'il roulait dans ses doigts. \nLa vieille attendait. Elle se hasarda pourtant \u00e0 \u00e9lever \nencore la voix : \n\u2013 Monsieur le maire, que faut-il que je r\u00e9ponde? \n\u2013 Dites que c'est bien, et que je descends. \n \n \n \n \nI, 7, 5 \n \n \n \n \n \nB\u00e2tons dans les roues \n \n \n \n \n \n \nLe service des postes d'Arras \u00e0 Montreu il-sur-mer \nse faisait encore \u00e0 cette \u00e9poque par de petites malles \ndu temps de l'empire. Ces malles \u00e9taient des \ncabriolets \u00e0 deux roues, tapiss\u00e9s de cuir fauve au \ndedans, suspendus sur des ressorts \u00e0 pompe, et \nn'ayant que deux places, l'une pour le courrier, l'autre \npour le voyageur. Les roues \u00e9taient arm\u00e9es de ces \nlongs moyeux offensifs qui tiennent les autres voitures \u00e0 distance et qu'on voit encore sur les routes \nd'Allemagne. Le coffre aux d\u00e9p\u00eaches, immense bo\u00eete \noblongue, \u00e9tait plac\u00e9 derri\u00e8re le cabriolet et faisait \ncorps avec lui. Ce coffre \u00e9tait peint en noir et le \ncabriolet en jaune. \nCes voitures, auxquelles rien ne ressemble \naujourd'hui, avaient je ne sais quoi de difforme et de \nbossu, et quand on les voyait passer de loin et ramper \ndans quelque route \u00e0 l'horizon, elles ressemblaient \u00e0 \nces insectes qu'on appelle, je crois, termites, et qui, \navec un petit corsage, tra\u00eenent un gros arri\u00e8re-train. \nElles allaient, du reste, fort vite. La malle partie \nd'Arras toutes les nuits \u00e0 une heure, apr\u00e8s le passage \ndu courrier de Paris, arrivait \u00e0 Montreuil-sur-mer un \npeu avant cinq heures du matin. \nCette nuit-l\u00e0, la malle qui descendait \u00e0 Montreuil-\nsur-mer par la route de Hesdin accrocha au tournant \nd'une rue, au moment o\u00f9 elle entrait dans la ville, un \npetit tilbury attel\u00e9 d'un cheval blanc, qui venait en \nsens inverse et dans lequel il n'y avait qu'une \npersonne, un homme envelopp\u00e9 d'un manteau. La \nroue du tilbury re\u00e7ut un choc assez rude. Le courrier \ncria \u00e0 cet homme d'arr\u00eater, mais le voyageur n'\u00e9couta \npas, et continua sa route au grand trot. \u2013 Voil\u00e0 un homme diablement press\u00e9! dit le \ncourrier. \nL'homme qui se h\u00e2tait ainsi, c'est celui que nous \nvenons de voir se d\u00e9battre dans des convulsions \ndignes \u00e0 coup s\u00fbr de piti\u00e9. \nO\u00f9 allait-il? Il n'e\u00fbt pu le dire. Pourquoi se h\u00e2tait-\nil? Il ne savait. Il allait au hasard devant lui. O\u00f9? \nA Arras sans doute; mais il allait peut-\u00eatre ailleurs \naussi. Par moments il le sentait, et il tressaillait. Il \ns'enfon\u00e7ait dans cette nuit comme dans un gouffre. \nQuelque chose le poussait, quelque chose l'attirait. Ce \nqui se passait en lui, personne ne pourrait le dire, tous \nle comprendront. Quel homme n'est entr\u00e9, au moins \nune fois en sa vie, dans cette obscure caverne de \nl'inconnu? \nDu reste il n'avait rien r\u00e9solu, rien d\u00e9cid\u00e9, rien \narr\u00eat\u00e9, rien fait. Aucun des actes de sa conscience \nn'avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9finitif. Il \u00e9tait plus que jamais comme au \npremier moment. \nPourquoi allait-il \u00e0 Arras? \nIl se r\u00e9p\u00e9tait ce qu'il s'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 dit en retenant le \ncabriolet de Scaufflaire, \u2013 que, quel que d\u00fbt \u00eatre le \nr\u00e9sultat, il n'y avait aucun inconv\u00e9nient \u00e0 voir de ses \nyeux, \u00e0 juger les choses par lui-m\u00eame; \u2013 que cela \nm\u00eame \u00e9tait prudent, qu'il fallait savoir ce qui se passerait; \u2013 qu'on ne pouvait rien d\u00e9cider sans avoir \nobserv\u00e9 et scrut\u00e9; \u2013 que de loin on se faisait des \nmontagnes de tout; \u2013 qu'au bout du compte, lorsqu'il \naurait vu ce Champmathieu, quelque mis\u00e9rable, sa \nconscience serait probablement fort soulag\u00e9e de le \nlaisser aller au bagne \u00e0 sa place; \u2013 qu'\u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 il y \naurait l\u00e0 Javert, et ce Brevet, ce Chenildieu, ce \nCochepaille, anciens for\u00e7ats qui l'avaient connu; mais \nqu'\u00e0 coup s\u00fbr ils ne le reconna\u00eetraient pas; \u2013 bah! \nquelle id\u00e9e! \u2013 que Javert en \u00e9tait \u00e0 cent lieues; \u2013 que \ntoutes les conjectures et toutes les suppositions \n\u00e9taient fix\u00e9es sur ce Champmathieu, et que rien n'est \nent\u00eat\u00e9 comme les suppositions et les conjectures; \u2013\n qu'il n'y avait donc aucun danger. \nQue sans doute c'\u00e9tait un moment noir, mais qu'il \nen sortirait; \u2013 qu'apr\u00e8s tout il tenait sa destin\u00e9e, si \nmauvaise qu'elle voul\u00fbt \u00eatre, dans sa main; \u2013 qu'il en \n\u00e9tait le ma\u00eetre. Il se cramponnait \u00e0 cette pens\u00e9e. \nAu fond, pour tout dire, il e\u00fbt mieux aim\u00e9 ne point \naller \u00e0 Arras. \nCependant il y allait. \nTout en songeant, il fouettait le cheval, lequel \ntrottait de ce bon trot r\u00e9gl\u00e9 et s\u00fbr qui fait deux lieues \net demie \u00e0 l'heure. A mesure que le cabriolet avan\u00e7ait, il sentait \nquelque chose en lui qui reculait. \nAu point du jour il \u00e9tait en rase campagne; la ville \nde Montreuil-sur-mer \u00e9tait assez loin derri\u00e8re lui. Il \nregarda l'horizon blanchir; il regarda, sans les voir, \npasser devant ses yeux toutes les froides figures d'une \naube d'hiver. Le matin a ses spectres comme le soir. \nIl ne les voyait pas, mais, \u00e0 son insu, et par une sorte \nde p\u00e9n\u00e9tration presque physique, ces noires \nsilhouettes d'arbres et de collines ajoutaient \u00e0 l'\u00e9tat \nviolent de son \u00e2me je ne sais quoi de morne et de \nsinistre. \nChaque fois qu'il passait devant une de ces \nmaisons isol\u00e9es qui c\u00f4toient parfois les routes, il se \ndisait : il y a pourtant l\u00e0 dedans des gens qui dorment! \nLe trot du cheval, les grelots du harnais, les roues \nsur le pav\u00e9, faisaient un bruit doux et monotone. Ces \nchoses-l\u00e0 sont charmantes quand on est joyeux et \nlugubres quand on est triste. \nIl \u00e9tait grand jour lorsqu'il arriva \u00e0 Hesdin. Il \ns'arr\u00eata devant une auberge pour laisser souffler le \ncheval et lui faire donner l'avoine. \nCe cheval \u00e9tait, comme l'avait dit Scaufflaire, de \ncette petite race du Boulonnais qui a trop de t\u00eate, \ntrop de ventre et pas assez d'encolure, mais qui a le poitrail ouvert, la croupe large, la jambe s\u00e8che et fine \net le pied solide; race laide, mais robuste et saine. \nL'excellente b\u00eate avait fait cinq lieues en deux heures \net n'avait pas une goutte de sueur sur la croupe. \nIl n'\u00e9tait pas descendu du tilbury. Le gar\u00e7on \nd'\u00e9curie qui apportait l'avoine se baissa tout \u00e0 coup et \nexamina la roue de gauche. \n\u2013 Allez-vous loin comme cela? dit cet homme. \nIl r\u00e9pondit, presque sans sortir de sa r\u00eaverie : \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Venez-vous de loin? reprit le gar\u00e7on. \n\u2013 De cinq lieues d'ici. \n\u2013 Ah! \n\u2013 Pourquoi dites-vous : ah? \nLe gar\u00e7on se pencha de nouveau, resta un moment \nsilencieux, l'\u0153il fix\u00e9 sur la roue, puis se redressa en \ndisant : \n\u2013 C'est que voil\u00e0 une roue qui vient de faire cinq \nlieues, c'est possible, mais qui \u00e0 coup s\u00fbr ne fera pas \nmaintenant un quart de lieue. \nIl sauta \u00e0 bas du tilbury. \n\u2013 Que dites-vous l\u00e0, mon ami? \n\u2013 Je dis que c'est un miracle que vous ayez fait \ncinq lieues sans rouler, vous et votre cheval, dans \nquelque foss\u00e9 de la grande route. Regardez plut\u00f4t. La roue en effet \u00e9tait gravement endommag\u00e9e. Le \nchoc de la malle-poste avait fendu deux rayons et \nlabour\u00e9 le moyeu dont l'\u00e9crou ne tenait plus. \n\u2013 Mon ami, dit-il au gar\u00e7on d'\u00e9curie, il y a un \ncharron ici? \n\u2013 Sans doute, monsieur. \n\u2013 Rendez-moi le service de l'aller chercher. \n\u2013 Il est l\u00e0 \u00e0 deux pas. H\u00e9! ma\u00eetre Bourgaillard! \nMa\u00eetre Bourgaillard, le charron, \u00e9tait sur le seuil de \nsa porte. Il vint, examina la roue et fit la grimace d'un \nchirurgien qui consid\u00e8re une jambe cass\u00e9e. \n\u2013 Pouvez-vous raccommoder cette roue sur- le-\nchamp? \n\u2013 Oui, monsieur. \n\u2013 Quand pourrai-je repartir? \n\u2013 Demain. \n\u2013 Demain! \n\u2013 Il y a une grande journ\u00e9e d'ouvrage. Est-ce que \nmonsieur est press\u00e9? \n\u2013 Tr\u00e8s press\u00e9. Il faut que je reparte dans une heure \nau plus tard. \n\u2013 Impossible, monsieur. \n\u2013 Je payerai tout ce qu'on voudra. \n\u2013 Impossible. \n\u2013 Eh bien! dans deux heures. \u2013 Impossible pour aujourd'hui. Il faut refaire deux \nrais et un moyeu. Monsieur ne pourra repartir avant \ndemain. \n\u2013 L'affaire que j'ai ne peut attendre \u00e0 demain. Si, \nau lieu de raccommoder cette roue, on la rempla\u00e7ait? \n\u2013 Comment cela? \n\u2013 Vous \u00eates charron? \n\u2013 Sans doute, monsieur. \n\u2013 Est-ce que vous n'avez pas une roue \u00e0 me \nvendre? je pourrais repartir tout de suite. \n\u2013 Une roue de rechange? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Je n'ai pas une roue toute faite pour votre \ncabriolet. Deux roues font la paire. Deux roues ne \nvont pas ensemble au hasard. \n\u2013 En ce cas, vendez-moi une paire de roues. \n\u2013 Monsieur, toutes les roues ne vont pas \u00e0 tous les \nessieux. \n\u2013 Essayez toujours. \n\u2013 C'est inutile, monsieur. Je n'ai \u00e0 vendre que des \nroues de charrette. Nous sommes un petit pays ici. \n\u2013 Auriez-vous un cabriolet \u00e0 me louer? \nLe ma\u00eetre charron, du premier coup d'\u0153il, avait \nreconnu que le tilbury \u00e9tait une voiture de louage. Il \nhaussa les \u00e9paules. \u2013 Vous les arrangez bien, les cabriolets qu'on vous \nloue! j'en aurais un que je ne vous le louerais pas. \n\u2013 Eh bien, \u00e0 me vendre? \n\u2013 Je n'en ai pas. \n\u2013 Quoi! pas une carriole? Je ne suis pas difficile, \ncomme vous voyez. \n\u2013 Nous sommes un petit pays. J'ai bien l\u00e0 sous la \nremise, ajouta le charron, une vieille cal\u00e8che qui est \u00e0 \nun bourgeois de la ville qui me l'a donn\u00e9e en garde et \nqui s'en sert tous les trente-six du mois. Je vous la \nlouerais bien, qu'est-ce que cela me fait? mais il ne \nfaudrait pas que le bourgeois la v\u00eet passer, et puis, \nc'est une cal\u00e8che; il faudrait deux chevaux. \n\u2013 Je prendrai des chevaux de poste. \n\u2013 O\u00f9 va monsieur? \n\u2013 A Arras. \n\u2013 Et monsieur veut arriver aujourd'hui? \n\u2013 Mais oui. \n\u2013 En prenant des chevaux de poste? \n\u2013 Pourquoi pas? \n\u2013 Est-il \u00e9gal \u00e0 monsieur d'arriver cette nuit \u00e0 \nquatre heures du matin? \n\u2013 Non certes. \u2013 C'est que, voyez-vous bien, il y a une chose \u00e0 \ndire, en prenant des chevaux de poste... \u2013 Monsieur a \nson passeport? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Eh bien, en prenant des chevaux de poste \nmonsieur n'arrivera pas \u00e0 Arras avant demain. Nous \nsommes un chemin de traverse. Les relais sont mal \nservis, les chevaux sont aux champs. C'est la saison \ndes grandes charrues qui commence, il faut de forts \nattelages, et l'on prend les chevaux partout, \u00e0 la poste \ncomme ailleurs. Monsieur attendra au moins trois ou \nquatre heures \u00e0 chaque relais. Et puis on va au pas. Il \ny a beaucoup de c\u00f4tes \u00e0 monter. \n\u2013 Allons, j'irai \u00e0 cheval. D\u00e9telez le cabriolet. On \nme vendra bien une selle dans le pays. \n\u2013 Sans doute. Mais ce cheval-ci endure-t-il la selle? \n\u2013 C'est vrai, vous m'y faites penser, il ne l'endure \npas. \n\u2013 Alors... \n\u2013 Mais je trouverai bien dans le village un cheval \u00e0 \nlouer? \n\u2013 Un cheval pour aller \u00e0 Arras d'une traite! \n\u2013 Oui. \n\u2013 Il faudrait un cheval comme on n'en a pas dans \nnos endroits. Il faudrait l'acheter d'abord, car on ne vous conna\u00eet pas. Mais ni \u00e0 vendre ni \u00e0 louer, ni pour \ncinq cents francs, ni pour mille, vous ne le trouveriez \npas! \n\u2013 Comment faire? \n\u2013 Le mieux, l\u00e0, en honn\u00eate homme, c'est que je \nraccommode la roue et que vous remettiez votre \nvoyage \u00e0 demain. \n\u2013 Demain il sera trop tard. \n\u2013 Dame! \n\u2013 N'y a-t-il pas la malle-poste qui va \u00e0 Arras? \nQuand passe-t-elle? \n\u2013 La nuit prochaine. Les deux malles font le \nservice la nuit, celle qui monte comme celle qui \ndescend. \n\u2013 Comment! il vous faut une journ\u00e9e pour \nraccommoder cette roue? \n\u2013 Une journ\u00e9e, et une bonne! \n\u2013 En mettant deux ouvriers? \n\u2013 En en mettant dix! \n\u2013 Si on liait les rayons avec des cordes? \n\u2013 Les rayons, oui; le moyeu, non. Et puis la jante \naussi est en mauvais \u00e9tat. \n\u2013 Y a-t-il un loueur de voitures dans la ville? \n\u2013 Non. \n\u2013 Y a-t-il un autre charron? Le gar\u00e7on d'\u00e9curie et le ma\u00eetre charron \nr\u00e9pondirent en m\u00eame temps en hochant la t\u00eate : \n\u2013 Non. \nIl sentit une immense joie. \nIl \u00e9tait \u00e9vident que la providence s'en m\u00ealait. \nC'\u00e9tait elle qui avait bris\u00e9 la roue du tilbury et qui \nl'arr\u00eatait en route. Il ne s'\u00e9tait pas rendu \u00e0 cette \nesp\u00e8ce de premi\u00e8re sommation; il venait de faire tous \nles efforts possibles pour continuer son voyage; il \navait loyalement et scrupuleusement \u00e9puis\u00e9 tous les \nmoyens; il n'avait recul\u00e9 ni devant la saison, ni devant \nla fatigue, ni devant la d\u00e9pense; il n'avait rien \u00e0 se \nreprocher. S'il n'allait pas plus loin, cela ne le \nregardait plus! Ce n'\u00e9tait plus sa faute, c'\u00e9tait, non le \nfait de sa conscience, mais le fait de la providence. \nIl respira. Il respira librement et \u00e0 pleine poitrine \npour la premi\u00e8re fois depuis la visite de Javert. Il lui \nsemblait que le poignet de fer qui lui serrait le c\u0153ur \ndepuis vingt heures venait de le l\u00e2cher. \nIl lui paraissait que maintenant Dieu \u00e9tait pour lui, \net se d\u00e9clarait. \nIl se dit qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait, et qu'\u00e0 \npr\u00e9sent il n'avait qu'\u00e0 revenir sur ses pas, \ntranquillement. Si sa conversation avec le charron e\u00fbt eu lieu dans \nune chambre de l'auberge, elle n'e\u00fbt point eu de \nt\u00e9moins, personne ne l'e\u00fbt entendue, les choses en \nfussent rest\u00e9es l\u00e0, et il est probable que nous \nn'aurions eu \u00e0 raconter aucun des \u00e9v\u00e9nements qu'on \nva lire, mais cette conversation s'\u00e9tait faite dans la \nrue. Tout colloque dans la rue produit in\u00e9vitablement \nun cercle. Il y a toujours des gens qui ne demandent \nqu'\u00e0 \u00eatre spectateurs. Pendant qu'il questionnait le \ncharron, quelques allants et venants s'\u00e9taient arr\u00eat\u00e9s \nautour d'eux. Apr\u00e8s avoir \u00e9cout\u00e9 pendant quelques \nminutes, un jeune gar\u00e7on auquel personne n'avait pris \ngarde, s'\u00e9tait d\u00e9tach\u00e9 du groupe en courant. \nAu moment o\u00f9 le voyageur, apr\u00e8s la d\u00e9lib\u00e9ration \nint\u00e9rieure que nous venons d'indiquer, prenait la \nr\u00e9solution de rebrousser chemin, cet enfant revenait. \nIl \u00e9tait accompagn\u00e9 d'une vieille femme. \n\u2013 Monsieur, dit la femme, mon gar\u00e7on me dit que \nvous avez envie de louer un cabriolet? \nCette simple parole, prononc\u00e9e par une vieille \nfemme que conduisait un enfant, lui fit ruisseler la \nsueur dans les reins. Il crut voir la main qui l'avait \nl\u00e2ch\u00e9 repara\u00eetre dans l'ombre derri\u00e8re lui, toute pr\u00eate \n\u00e0 le reprendre. \nIl r\u00e9pondit : \u2013 Oui, bonne femme, je cherche un cabriolet \u00e0 \nlouer. \nEt il se h\u00e2ta d'ajouter : \n\u2013 Mais il n'y en a pas dans le pays. \n\u2013 Si fait, dit la vieille. \n\u2013 O\u00f9 \u00e7a donc? reprit le charron. \n\u2013 Chez moi, r\u00e9pliqua la vieille. \nIl tressaillit. La main fatale l'avait ressaisi. \nLa vieille avait en effet sous un hangar une fa\u00e7on \nde carriole en osier. Le charron et le gar\u00e7on \nd'auberge, d\u00e9sol\u00e9s que le voyageur leur \u00e9chapp\u00e2t, \nintervinrent. \n\u2013 C'\u00e9tait une affreuse guimbarde, \u2013 cela \u00e9tait pos\u00e9 \n\u00e0 cru sur l'essieu, \u2013 il est vrai que les banquettes \n\u00e9taient suspendues \u00e0 l'int\u00e9rieur avec des lani\u00e8res de \ncuir, \u2013 il pleuvait dedans, \u2013 les roues \u00e9taient rouill\u00e9es \net rong\u00e9es d'humidit\u00e9, \u2013 cela n'irait pas beaucoup \nplus loin que le tilbury, \u2013 une vraie patache! \u2013 Ce \nmonsieur aurait bien tort de s'y embarquer, \u2013 etc., \netc. \nTout cela \u00e9tait vrai, mais cette guimbarde, cette \npatache, cette chose, quelle qu'elle f\u00fbt, roulait sur ses \ndeux roues et pouvait aller \u00e0 Arras. \nIl paya ce qu'on voulut, laissa le tilbury \u00e0 r\u00e9parer \nchez le charron pour l'y retrouver \u00e0 son retour, fit atteler le cheval blanc \u00e0 la carriole, y monta, et reprit \nla route qu'il suivait depuis le matin. \nAu moment o\u00f9 la carriole s'\u00e9branla, il s'avoua qu'il \navait eu l'instant d'auparavant une certaine joie de \nsonger qu'il n'irait point o\u00f9 il allait. Il examina cette \njoie avec une sorte de col\u00e8re et la trouva absurde. \nPourquoi de la joie \u00e0 revenir en arri\u00e8re? Apr\u00e8s tout, il \nfaisait ce voyage librement. Personne ne l'y for\u00e7ait. \nEt certainement, rien n'arriverait que ce qu'il \nvoudrait bien. \nComme il sortait de Hesdin, il entendit une voix \nqui lui criait : arr\u00eatez! arr\u00eatez! Il arr\u00eata la carriole d'un \nmouvement vif dans lequel il y avait encore je ne sais \nquoi de f\u00e9brile et de convulsif qui ressemblait \u00e0 de \nl'esp\u00e9rance. \nC'\u00e9tait le petit gar\u00e7on de la vieille. \n\u2013 Monsieur, dit-il, c'est moi qui vous ai procur\u00e9 la \ncarriole. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Vous ne m'avez rien donn\u00e9. \nLui qui donnait \u00e0 tous et si facilement, il trouva \ncette pr\u00e9tention exorbitante et presque odieuse. \n\u2013 Ah! c'est toi, dr\u00f4le? dit-il, tu n'auras rien! \nIl fouetta le cheval et repartit au grand trot. Il avait perdu beaucoup de temps \u00e0 Hesdin, il e\u00fbt \nvoulu le rattraper. Le petit cheval \u00e9tait courageux et \ntirait comme deux; mais on \u00e9tait au mois de f\u00e9vrier, il \navait plu, les routes \u00e9taient mauvaises. Et puis, ce \nn'\u00e9tait plus le tilbury. La carriole \u00e9tait dure et tr\u00e8s \nlourde. Avec cela force mont\u00e9es. \nIl mit pr\u00e8s de quatre heures pour aller de Hesdin \u00e0 \nSaint-Pol. Quatre heures pour cinq lieues. \nA Saint-Pol il d\u00e9tela \u00e0 la premi\u00e8re auberge venue, \net fit mener le cheval \u00e0 l'\u00e9curie. Comme il l'avait \npromis \u00e0 Scaufflaire, il se tint pr\u00e8s du r\u00e2telier pendant \nque le cheval mangeait. Il songeait \u00e0 des choses tristes \net confuses. \nLa femme de l'aubergiste entra dans l'\u00e9curie. \n\u2013 Est-ce que monsieur ne veut pas d\u00e9jeuner? \n\u2013 Tiens, c'est vrai, dit-il, j'ai m\u00eame bon app\u00e9tit. \nIl suivit cette femme qui avait une figure fra\u00eeche et \nr\u00e9jouie. Elle le conduisit dans une salle basse o\u00f9 il y \navait des tables ayant pour nappes des toiles cir\u00e9es. \n\u2013 D\u00e9p\u00eachez-vous, reprit-il, il faut que je reparte. Je \nsuis press\u00e9. \nUne grosse servante flamande mit son couvert en \ntoute h\u00e2te. Il regardait cette fille avec un sentiment de \nbien-\u00eatre. \u2013 C'est l\u00e0 ce que j'avais, pensa-t-il. Je n'avais pas \nd\u00e9jeun\u00e9. \nOn le servit. Il se jeta sur le pain, mordit une \nbouch\u00e9e, puis le reposa lentement sur la table et n'y \ntoucha plus. \nUn roulier mangeait \u00e0 une autre table. Il dit \u00e0 cet \nhomme : \n\u2013 Pourquoi leur pain est-il donc si amer? \nLe roulier \u00e9tait allemand et n'entendit pas. \nIl retourna dans l'\u00e9curie pr\u00e8s du cheval. \nUne heure apr\u00e8s il avait quitt\u00e9 Saint-Pol et se \ndirigeait vers Tinques qui n'est qu'\u00e0 cinq lieues \nd'Arras. \nQue faisait-il pendant ce trajet? A quoi pensait-il? \nComme le matin, il regardait passer les arbres, les \ntoits de chaume, les champs cultiv\u00e9s, et les \n\u00e9vanouissements du paysage qui se disloque \u00e0 chaque \ncoude du chemin. C'est l\u00e0 une contemplation qui \nsuffit quelquefois \u00e0 l'\u00e2me et qui la dispense presque \nde penser. Voir mille objets pour la premi\u00e8re et pour \nla derni\u00e8re fois, quoi de plus m\u00e9lancolique et de plus \nprofond! Voyager, c'est na\u00eetre et mourir \u00e0 chaque \ninstant. Peut-\u00eatre, dans la r\u00e9gion la plus vague de son \nesprit, faisait-il des rapprochements entre ces \nhorizons changeants et l'existence humaine. Toutes les choses de la vie sont perp\u00e9tuellement en fuite \ndevant nous. Les obscurcissements et les clart\u00e9s \ns'entrem\u00ealent. Apr\u00e8s un \u00e9blouissement, une \u00e9clipse; \non regarde, on se h\u00e2te, on tend les mains pour saisir \nce qui passe; chaque \u00e9v\u00e9nement est un tournant de la \nroute; et tout \u00e0 coup on est vieux. On sent comme \nune secousse, tout est noir, on distingue une porte \nobscure, ce sombre cheval de la vie qui vous tra\u00eenait \ns'arr\u00eate, et l'on voit quelqu'un de voil\u00e9 et d'inconnu \nqui le d\u00e9telle dans les t\u00e9n\u00e8bres. \nLe cr\u00e9puscule tombait au moment o\u00f9 des enfants \nqui sortaient de l'\u00e9cole regard\u00e8rent ce voyageur entrer \ndans Tinques. Il est vrai qu'on \u00e9tait encore aux jours \ncourts de l'ann\u00e9e. Il ne s'arr\u00eata pas \u00e0 Tinques. \nComme il d\u00e9bouchait du village, un cantonnier qui \nempierrait la route dressa la t\u00eate et dit : \n\u2013 Voil\u00e0 un cheval bien fatigu\u00e9. \nLa pauvre b\u00eate en effet n'allait plus qu'au pas. \n\u2013 Est-ce que vous allez \u00e0 Arras? ajouta le \ncantonnier. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Si vous allez de ce train, vous n'y arriverez pas \nde bonne heure. \nIl arr\u00eata le cheval et demanda au cantonnier : \n\u2013 Combien y a-t-il encore d'ici \u00e0 Arras? \u2013 Pr\u00e8s de sept grandes lieues. \n\u2013 Comment cela? le livre de poste ne marque que \ncinq lieues et un quart. \n\u2013 Ah! reprit le cantonnier, vous ne savez donc pas \nque la route est en r\u00e9paration? Vous allez la trouver \ncoup\u00e9e \u00e0 un quart d'heure d'ici. Pas moyen d'aller \nplus loin. \n\u2013 Vraiment. \n\u2013 Vous prendrez \u00e0 gauche, le chemin qui va \u00e0 \nCarency, vous passerez la rivi\u00e8re; et, quand vous \nserez \u00e0 Camblin, vous tournerez \u00e0 droite; c'est la \nroute de Mont-Saint-Eloy qui va \u00e0 Arras. \n\u2013 Mais voil\u00e0 la nuit, je me perdrai. \n\u2013 Vous n'\u00eates pas du pays? \n\u2013 Non. \n\u2013 Avec \u00e7a, c'est tout chemins de traverse. \u2013 Tenez, \nmonsieur, reprit le cantonnier, voulez-vous que je \nvous donne un conseil? Votre cheval est las, rentrez \ndans Tinques. Il y a une bonne auberge. Couchez-y. \nVous irez demain \u00e0 Arras. \n\u2013 Il faut que j'y sois ce soir. \n\u2013 C'est diff\u00e9rent. Alors allez tout de m\u00eame \u00e0 cette \nauberge et prenez-y un cheval de renfort. Le gar\u00e7on \ndu cheval vous guidera dans la traverse. Il suivit le conseil du cantonnier, rebroussa \nchemin, et une demi-heure apr\u00e8s il repassait au m\u00eame \nendroit, mais au grand trot, avec un bon cheval de \nrenfort. Un gar\u00e7on d'\u00e9curie qui s'intitulait postillon \n\u00e9tait assis sur le brancard de la carriole. \nCependant il sentait qu'il perdait du temps. \nIl faisait tout \u00e0 fait nuit. \nIls s'engag\u00e8rent dans la traverse. La route devint \naffreuse. La carriole tombait d'une orni\u00e8re dans \nl'autre. Il dit au postillon : \n\u2013 Toujours au trot, et double pourboire. \nDans un cahot le palonnier cassa. \n\u2013 Monsieur, dit le postillon, voil\u00e0 le palonnier \ncass\u00e9, je ne sais plus comment atteler mon cheval, \ncette route-ci est bien mauvaise la nuit, si vous \nvouliez revenir coucher \u00e0 Tinques, nous pourrions \n\u00eatre demain matin de bonne heure \u00e0 Arras. \nIl r\u00e9pondit : \u2013 As-tu un bout de corde et un \ncouteau? \n\u2013 Oui, monsieur. \nIl coupa une branche d'arbre et en fit un \npalonnier. \nCe fut encore une perte de vingt minutes; mais ils \nrepartirent au galop. La plaine \u00e9tait t\u00e9n\u00e9breuse. Des brouillards bas, \ncourts et noirs rampaient sur les collines et s'en \narrachaient comme des fum\u00e9es. Il y avait des lueurs \nblanch\u00e2tres dans les nuages. Un grand vent qui venait \nde la mer faisait dans tous les coins de l'horizon le \nbruit de quelqu'un qui remue des meubles. Tout ce \nqu'on entrevoyait avait des attitudes de terreur. Que \nde choses frissonnent sous ces vastes souffles de la \nnuit! \nLe froid le p\u00e9n\u00e9trait. Il n'avait pas mang\u00e9 depuis la \nveille. Il se rappelait vaguement son autre course \nnocturne dans la grande plaine aux environs de \nDigne. Il y avait huit ans; et cela lui semblait hier. \nUne heure sonna \u00e0 quelque clocher lointain. Il \ndemanda au gar\u00e7on : \n\u2013 Quelle est cette heure? \n\u2013 Sept heures, monsieur. Nous serons \u00e0 Arras \u00e0 \nhuit. Nous n'avons plus que trois lieues. \nEn ce moment il fit pour la premi\u00e8re fois cette \nr\u00e9flexion, \u2013 en trouvant \u00e9trange qu'elle ne lui f\u00fbt pas \nvenue plus t\u00f4t : \u2013 que c'\u00e9tait peut- \u00eatre inutile, toute la \npeine qu'il prenait; qu'il ne savait seulement pas \nl'heure du proc\u00e8s; qu'il aurait d\u00fb au moins s'en \ninformer; qu'il \u00e9tait extravagant d'aller ainsi devant \nsoi sans savoir si cela servirait \u00e0 quelque chose. \u2013 Puis il \u00e9baucha quelques calculs dans son esprit : \u2013\n qu'ordinairement les s\u00e9ances des cours d'assises \ncommen\u00e7aient \u00e0 neuf heures du matin; \u2013 que cela ne \ndevait pas \u00eatre long, cette affaire-l\u00e0; \u2013 que le vol de \npommes, ce serait tr\u00e8s court; \u2013 qu'il n'y aurait plus \nensuite qu'une question d'identit\u00e9; \u2013 quatre ou cinq \nd\u00e9positions, peu de chose \u00e0 dire pour les avocats; \u2013\n qu'il allait arriver lorsque tout serait fini! \nLe postillon fouettait les chevaux. Ils avaient pass\u00e9 \nla rivi\u00e8re et laiss\u00e9 derri\u00e8re eux Mont-Saint-Eloy. \nLa nuit devenait de plus en plus profonde. \n \n \n \n \nI, 7, 6 \n \n \n \n \n \nLa s\u0153ur Simplice mise \u00e0 l'\u00e9preuve \n \n \n \n \n \nCependant, en ce moment-l\u00e0 m\u00eame, Fantine \u00e9tait \ndans la joie. \nElle avait pass\u00e9 une tr\u00e8s mauvaise nuit. Toux \naffreuse, redoublement de fi\u00e8vre; elle avait eu des \nsonges. Le matin, \u00e0 la visite du m\u00e9decin, elle d\u00e9lirait. \nIl avait eu l'air alarm\u00e9 et avait recommand\u00e9 qu'on le \npr\u00e9v\u00eent d\u00e8s que M. Madeleine viendrait. \nToute la matin\u00e9e elle fut morne, parla peu, et fit \ndes plis \u00e0 ses draps en murmurant \u00e0 voix basse des calculs qui avaient l'air d'\u00eatre des calculs de distances. \nSes yeux \u00e9taient caves et fixes. Ils paraissaient \npresque \u00e9teints, et puis, par moments, ils se \nrallumaient et resplendissaient comme des \u00e9toiles. Il \nsemble qu'aux approches d'une certaine heure \nsombre, la clart\u00e9 du ciel emplisse ceux que quitte la \nclart\u00e9 de la terre. \nChaque fois que la s\u0153ur Simplice lui demandait \ncomment elle se trouvait, elle r\u00e9pondait \ninvariablement : \u2013 Bien. Je voudrais voir monsieur \nMadeleine. \nQuelques mois auparavant, \u00e0 ce moment o\u00f9 \nFantine venait de perdre sa derni\u00e8re pudeur, sa \nderni\u00e8re honte et sa derni\u00e8re joie, elle \u00e9tait l'ombre \nd'elle-m\u00eame; maintenant elle en \u00e9tait le spectre. Le \nmal physique avait compl\u00e9t\u00e9 l' \u0153uvre du mal moral. \nCette cr\u00e9ature de vingt-cinq ans avait le front rid\u00e9, les \njoues flasques, les narines pinc\u00e9es, les dents \nd\u00e9chauss\u00e9es, le teint plomb\u00e9, le cou osseux, les \nclavicules saillantes, les membres ch\u00e9tifs, la peau \nterreuse, et ses cheveux blonds poussaient m\u00eal\u00e9s de \ncheveux gris. H\u00e9las! comme la maladie improvise l a \nvieillesse! A midi, le m\u00e9decin revint, il fit quelques \nprescriptions, s'informa si M. le maire avait paru \u00e0 \nl'infirmerie, et branla la t\u00eate. \nM. Madeleine venait d'habitude \u00e0 trois heures voir \nla malade. Comme l'exactitude \u00e9tait de la bont\u00e9, il \n\u00e9tait exact. \nVers deux heures et demie, Fantine commen\u00e7a \u00e0 \ns'agiter. Dans l'espace de vingt minutes, elle demanda \nplus de dix fois \u00e0 la religieuse : \u2013 Ma s\u0153ur, quelle \nheure est-il? \nTrois heures sonn\u00e8rent. Au troisi\u00e8me coup, \nFantine se dressa sur son s\u00e9ant, elle qui d'ordinaire \npouvait \u00e0 peine remuer dans son lit; elle joignit dans \nune sorte d'\u00e9treinte convulsive ses deux mains \nd\u00e9charn\u00e9es et jaunes, et la religieuse entendit sortir de \nsa poitrine un de ces soupirs profonds qui semblent \nsoulever un accablement. Puis Fantine se tourna et \nregarda la porte. \nPersonne n'entra; la porte ne s'ouvrit point. \nElle resta ainsi un quart d'heure, l'\u0153il attach\u00e9 sur la \nporte, immobile et comme retenant son haleine. La \ns\u0153ur n'osait lui parler. L'\u00e9glise sonna trois heures un \nquart. Fantine se laissa retomber sur l'oreiller. \nElle ne dit rien et se remit \u00e0 faire des plis \u00e0 son \ndrap. La demi-heure passa, puis l'heure. Personne ne \nvint. Chaque fois que l'horloge sonnait, Fantine se \ndressait et regardait du c\u00f4t\u00e9 de la porte, puis elle \nretombait. \nOn voyait clairement sa pens\u00e9e, mais elle ne \npronon\u00e7ait aucun nom, elle ne se plaignait pas, elle \nn'accusait pas. Seulement elle toussait d'une fa\u00e7on \nlugubre. On e\u00fbt dit que quelque chose d'obscur \ns'abaissait sur elle. Elle \u00e9tait livide et avait les l\u00e8vres \nbleues. Elle souriait par moments. \nCinq heures sonn\u00e8rent. Alors la s\u0153ur l'entendit qui \ndisait tr\u00e8s bas et doucement : \u2013 Mais puisque je m'en \nvais demain, il a tort de ne pas venir aujourd'hui! \nLa s\u0153ur Simplice elle -m\u00eame \u00e9tait surprise du \nretard de M. Madeleine. \nCependant Fantine regardait le ciel de son lit. Elle \navait l'air de chercher \u00e0 se rappeler quelque chose. \nTout \u00e0 coup elle se mit \u00e0 chanter d'une voix faible \ncomme un souffle. La religieuse \u00e9couta. Voici ce que \nFantine chantait : \n \nNous ach\u00e8terons de bien belles choses \nEn nous promenant le long des faubourgs. \nLes bleuets sont bleus, les roses sont roses, \nLes bleuets sont bleus, j'aime mes amours. \n La vierge Marie aupr\u00e8s de mon po\u00eble \nEst venue hier en manteau brod\u00e9, \nEt m'a dit : \u2013 Voici, cach\u00e9 sous mon voile, \nLe petit qu'un jour tu m'as demand\u00e9. \u2013 \nCourez \u00e0 la ville, ayez de la toile, \nAchetez du fil, achetez un d\u00e9. \n \nNous ach\u00e8terons de bien belles choses \nEn nous promenant le long des faubourgs. \n \nBonne sainte Vierge, aupr\u00e8s de mon po\u00eble \nJ'ai mis un berceau de rubans orn\u00e9. \nDieu me donnerait sa plus belle \u00e9toile, \nJ'aime mieux l'enfant que tu m'as donn\u00e9. \n\u2013 Madame, que faire avec cette toile? \n\u2013 Faites un trousseau pour mon nouveau-n\u00e9 \n \nLes bleuets sont bleus, les roses sont roses, \nLes bleuets sont bleus, j'aime mes amours. \n \n\u2013 Lavez cette toile. \u2013 O\u00f9? \u2013 Dans la rivi\u00e8re. \nFaites-en, sans rien g\u00e2ter ni salir, \nUne belle jupe avec sa brassi\u00e8re \nQue je veux broder et de fleurs emplir. \n\u2013 L'enfant n'est plus l\u00e0, madame, qu'en faire? \n\u2013 Faites-en un drap pour m'ensevelir. \n \nNous ach\u00e8terons de bien belles choses \nEn nous promenant le long des faubourgs. \nLes bleuets sont bleus, les roses sont roses, \nLes bleuets sont bleus, j'aime mes amours. \nCette chanson \u00e9tait une vieille romance de \nberceuse avec laquelle autrefois elle endormait sa \npetite Cosette, et qui ne s\u2019\u00e9tait pas offerte \u00e0 son esprit \ndepuis cinq ans qu'elle n'avait plus son enfant. Elle \nchantait cela d'une voix si triste et sur un air si doux \nque c'\u00e9tait \u00e0 faire pleurer, m\u00eame une religieuse. La \ns\u0153ur, habitu\u00e9e aux choses aust\u00e8res, sentit une larme \nlui venir. \nL'horloge sonna six heures. Fantine ne parut pas \nentendre. Elle semblait ne plus faire attention \u00e0 \naucune chose autour d'elle. \nLa s\u0153ur Simplice envoya une fille de s ervice \ns'informer pr\u00e8s de la porti\u00e8re de la fabrique si M. le \nmaire \u00e9tait rentr\u00e9 et s'il ne monterait pas bient\u00f4t \u00e0 \nl'infirmerie. La fille revint au bout de quelques \nminutes. \nFantine \u00e9tait toujours immobile et paraissait \nattentive \u00e0 des id\u00e9es qu'elle avai t. \nLa servante raconta tr\u00e8s bas \u00e0 la s\u0153ur Simplice que \nM. le maire \u00e9tait parti le matin m\u00eame avant six heures \ndans un petit tilbury attel\u00e9 d'un cheval blanc, par le \nfroid qu'il faisait, qu'il \u00e9tait parti seul, pas m\u00eame de \ncocher, qu'on ne savait pas le chemin qu'il avait pris, \nque des personnes disaient l'avoir vu tourner par la route d'Arras, que d'autres assuraient l'avoir \nrencontr\u00e9 sur la route de Paris. Qu'en s'en allant il \navait \u00e9t\u00e9 comme \u00e0 l'ordinaire, tr\u00e8s doux, et qu'il avait \nseulement dit \u00e0 la porti\u00e8re qu'on ne l'attend\u00eet pas \ncette nuit. \nPendant que les deux femmes, le dos tourn\u00e9 au lit \nde la Fantine, chuchotaient, la s\u0153ur questionnant, la \nservante conjecturant, la Fantine, avec cette vivacit\u00e9 \nf\u00e9brile de certaines maladies organiques qui m\u00eale les \nmouvements libres de la sant\u00e9 \u00e0 l'effrayante maigreur \nde la mort, s'\u00e9tait mise \u00e0 genoux sur son lit, ses deux \npoings crisp\u00e9s appuy\u00e9s sur le traversin, et, la t\u00eate \npass\u00e9e par l'intervalle des rideaux, elle \u00e9coutait. Tout \n\u00e0 coup elle cria : \n\u2013 Vous parlez l\u00e0 de monsieur Madeleine! pourquoi \nparlez-vous tout bas? qu'est-ce qu'il fait? pourquoi ne \nvient-il pas? \nSa voix \u00e9tait si brusque et si rauque que les deux \nfemmes crurent entendre une voix d'homme; elles se \nretourn\u00e8rent effray\u00e9es. \n\u2013 R\u00e9pondez donc! cria Fantine. \nLa servante balbutia : \n\u2013 La porti\u00e8re m'a dit qu'il ne pourrait pas venir \naujourd'hui. \u2013 Mon enfant, dit la s\u0153ur, tenez -vous tranquille, \nrecouchez-vous. \nFantine, sans changer d'attitude, reprit d'une voix \nhaute et avec un accent tout \u00e0 la fois imp\u00e9rieux et \nd\u00e9chirant : \n\u2013 Il ne pourra venir? Pourquoi cela? Vous savez la \nraison. Vous la chuchotiez l\u00e0 entre vous. Je veux la \nsavoir. \nLa servante se h\u00e2ta de dire \u00e0 l'oreille de la \nreligieuse : \u2013 R\u00e9pondez qu'il est occup\u00e9 au conseil \nmunicipal. \nLa s\u0153ur Si mplice rougit l\u00e9g\u00e8rement; c'\u00e9tait un \nmensonge que la servante lui proposait. D'un autre \nc\u00f4t\u00e9 il lui semblait bien que dire la v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 la malade \nce serait sans doute lui porter un coup terrible et que \ncela \u00e9tait grave dans l'\u00e9tat o\u00f9 \u00e9tait Fantine. Cette \nrougeur dura peu. La s\u0153ur leva sur Fantine son \u0153il \ncalme et triste, et dit : \n\u2013 Monsieur le maire est parti. \nFantine se redressa et s'assit sur ses talons. Ses \nyeux \u00e9tincel\u00e8rent. Une joie inou\u00efe rayonna sur cette \nphysionomie douloureuse. \n\u2013 Parti! s'\u00e9cria-t-elle. Il est all\u00e9 chercher Cosette! Puis elle tendit ses deux mains vers le ciel et tout \nson visage devint ineffable. Ses l\u00e8vres remuaient; elle \npriait \u00e0 voix basse. \nQuand sa pri\u00e8re fut finie : \u2013 Ma s\u0153ur, dit -elle, je \nveux bien me recoucher, je vais faire tout ce qu'on \nvoudra; tout \u00e0 l'heure j'ai \u00e9t\u00e9 m\u00e9chante, je vous \ndemande pardon d'avoir parl\u00e9 si haut, c'est tr\u00e8s mal \nde parler haut, je le sais bien, ma bonne s\u0153ur, mais \nvoyez-vous, je suis tr\u00e8s contente. Le bon Dieu est \nbon, monsieur Madeleine est bon, figurez-vous qu'il \nest all\u00e9 chercher ma petite Cosette \u00e0 Montfermeil. \nElle se recoucha, aida la religieuse \u00e0 arranger \nl'oreiller et baisa une petite croix d'argent qu'elle avait \nau cou et que la s\u0153ur Simplice lui avait donn\u00e9e. \n\u2013 Mon enfant, dit la s\u0153ur, t\u00e2chez de reposer \nmaintenant, et ne parlez plus. \nFantine prit dans ses mains moites la main de la \ns\u0153ur, qui souffrait de lui sentir cette sueur. \n\u2013 Il est parti ce matin pour aller \u00e0 Paris. Au fait, il \nn'a pas m\u00eame besoin de passer par Paris. \nMontfermeil, c'est un peu \u00e0 gauche en venant. Vous \nrappelez-vous comme il me disait hier quand je lui \nparlais de Cosette : bient\u00f4t , bient\u00f4t? C'est une surprise \nqu'il veut me faire. Vous savez? il m'avait fait signer \nune lettre pour la reprendre aux Th\u00e9nardier. Ils n'auront rien \u00e0 dire, pas vrai? ils rendront Cosette. \nPuisqu'ils sont pay\u00e9s. Les autorit\u00e9s ne souffriraient \npas qu'on garde un enfant quand on est pay\u00e9. Ma \ns\u0153ur, ne me faites pas signe qu'il ne faut pas que je \nparle. Je suis extr\u00eamement heureuse, je vais tr\u00e8s bien, \nje n'ai plus de mal du tout, je vais revoir Cosette, j'ai \nm\u00eame tr\u00e8s faim. Il y a pr\u00e8s de cinq ans que je ne l'ai \nvue. Vous ne vous figurez pas, vous, comme cela \nvous tient, les enfants! et puis elle sera si gentille, \nvous verrez! Si vous saviez, elle a de si jolis petits \ndoigts roses! d'abord elle aura de tr\u00e8s belles mains. A \nun an, elle avait des mains ridicules. Ainsi! \u2013 Elle doit \n\u00eatre grande \u00e0 pr\u00e9sent. Cela vous a sept ans. C'est une \ndemoiselle. Je l'appelle Cosette, mais elle s'appelle \nEuphrasie. Tenez, ce matin, je regardais de la \npoussi\u00e8re qui \u00e9tait sur la chemin\u00e9e et j'avais bien \nl'id\u00e9e comme cela que je reverrais bient\u00f4t Cosette. \nMon Dieu! comme on a tort d'\u00eatre des ann\u00e9es sans \nvoir ses enfants! on devrait bien r\u00e9fl\u00e9chir que la vie \nn'est pas \u00e9ternelle! Oh! comme il est bon d'\u00eatre parti, \nmonsieur le maire! C'est vrai \u00e7a qu'il fait bien froid? \navait-il son manteau au moins? il sera ici demain, \nn'est-ce pas? ce sera demain f\u00eate. Demain matin, ma \ns\u0153ur, vous me ferez penser \u00e0 mettre mon petit \nbonne t qui a de la dentelle. Montfermeil, c'est un pays. J'ai fait cette route-l\u00e0 \u00e0 pied, dans le temps. Il y \na eu bien loin pour moi. Mais les diligences vont tr\u00e8s \nvite! il sera ici demain avec Cosette. Combien y a-t- il \nd'ici Montfermeil? \nLa s\u0153ur, qui n'avait aucune id\u00e9e des distances, \nr\u00e9pondit : \u2013 Oh! je crois bien qu'il pourra \u00eatre ici \ndemain. \n\u2013 Demain! demain! dit Fantine, je verrai Cosette \ndemain! voyez- vous, bonne s\u0153ur du bon Dieu, je ne \nsuis plus malade. Je suis folle. Je danserais, si on \nvoulait. \nQuelqu'un qui l'e\u00fbt vue un quart d'heure \nauparavant n'y e\u00fbt rien compris. Elle \u00e9tait maintenant \ntoute rose, elle parlait d'une voix vive et naturelle, \ntoute sa figure n'\u00e9tait qu'un sourire. Par moments elle \nriait en se parlant tout bas. Joie de m\u00e8re, c'est presque \njoie d'enfant. \n\u2013 Eh bien, reprit la religieuse, vous voil\u00e0 heureuse, \nob\u00e9issez-moi, ne parlez plus. \nFantine posa sa t\u00eate sur l'oreiller et dit \u00e0 demi-\nvoix : \u2013 Oui, recouche-toi, sois sage puisque tu vas \navoir ton enfant. Elle a raison, s\u0153ur Simplice. Tous \nceux qui sont ici ont raison. Et puis, sans bouger, sans remuer la t\u00eate, elle se \nmit \u00e0 regarder partout avec ses yeux tout grands \nouverts et un air joyeux, et elle ne dit plus rien. \nLa s\u0153ur referma ses rideaux, esp\u00e9rant qu'elle \ns'assoupirait. \nEntre sept et huit heures le m\u00e9decin vint. \nN'entendant aucun bruit, il crut que Fantine dormait, \nentra doucement et s'approcha du lit sur la pointe du \npied. Il entrouvrit les rideaux, et \u00e0 la lueur de la \nveilleuse il vit les grands yeux calmes de Fantine qui \nle regardaient. \nElle lui dit : \u2013 Monsieur, n'est-ce pas, on me \nlaissera la coucher \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi dans un petit lit? \nLe m\u00e9decin crut qu'elle d\u00e9lirait. Elle ajouta : \n\u2013 Regardez plut\u00f4t, il y a juste la place. \nLe m\u00e9decin prit \u00e0 part la s\u0153ur Simplice qui lui \nexpliqua la chose, que M. Madeleine \u00e9tait absent pour \nun jour ou deux, et que, dans le doute, on n'avait pas \ncru devoir d\u00e9tromper la malade qui croyait monsieur \nle maire parti pour Montfermeil; qu'il \u00e9tait possible \nen somme qu'elle e\u00fbt devin\u00e9 juste. Le m\u00e9decin \napprouva. \nIl se rapprocha du lit de Fantine qui reprit : \n\u2013 C'est que, voyez-vous, le matin, quand elle \ns'\u00e9veillera, je lui dirai bonjour \u00e0 ce pauvre chat, et la nuit, moi qui ne dors pas, je l'entendrai dormir. Sa \npetite respiration si douce, cela me fera du bien. \n\u2013 Donnez-moi votre main, dit le m\u00e9decin. \nElle tendit son bras et s'\u00e9cria en riant : \n\u2013 Ah! tiens! au fait, c'est vrai, vous ne savez pas! \nc'est que je suis gu\u00e9rie. Cosette arrive demain. \nLe m\u00e9decin fut surpris. Elle \u00e9tait mieux. \nL'oppression \u00e9tait moindre. Le pouls avait repris de \nla force. Une sorte de vie survenue tout \u00e0 coup \nranimait ce pauvre \u00eatre \u00e9puis\u00e9. \n\u2013 Monsieur le docteur, reprit- elle, la s\u0153ur vous a -t-\nelle dit que monsieur le maire \u00e9tait all\u00e9 chercher le \nchiffon? \nLe m\u00e9decin recommanda le silence et qu'on \u00e9vit\u00e2t \ntoute \u00e9motion p\u00e9nible. Il prescrivit une infusion de \nquinquina pur, et, pour le cas o\u00f9 la fi\u00e8vre reprendrait \ndans la nuit, une potion calmante. En s'en allant il dit \n\u00e0 la s\u0153ur : \u2013 Cela va mieux. Si le bonheur voulait \nqu'en effet monsieur le maire arriv\u00e2t demain avec \nl'enfant, qui sait? il y a des crises si \u00e9tonnantes, on a \nvu de grandes joies arr\u00eater court des maladies; je sais \nbien que celle-ci est une maladie organique, et bien \navanc\u00e9e, mais c'est un tel myst\u00e8re que tout cela! Nous \nla sauverions peut-\u00eatre. \n \n \n \n \nI, 7, 7 \n \n \n \n \n \nLe voyageur arriv\u00e9 prend ses \npr\u00e9cautions pour repartir \n \n \n \n \n \nIl \u00e9tait pr\u00e8s de huit heures du soir quand la carriole \nque nous avons laiss\u00e9e en route entra sous la porte \ncoch\u00e8re de l'h\u00f4tel de la poste \u00e0 Arras. L'homme que \nnous avons suivi jusqu'\u00e0 ce moment en descendit, \nr\u00e9pondit d'un air distrait aux empressements des gens \nde l'auberge, renvoya le cheval de renfort, et \nconduisit lui-m\u00eame le petit cheval blanc \u00e0 l'\u00e9curie; \npuis il poussa la porte d'une salle de billard qui \u00e9tait au rez- de-chauss\u00e9e, s'y assit et s'accouda sur une \ntable. Il avait mis quatorze heures \u00e0 ce trajet qu'il \ncomptait faire en six. Il se rendait la justice que ce \nn'\u00e9tait pas sa faute; mais au fond il n'en \u00e9tait pas \nf\u00e2ch\u00e9. \nLa ma\u00eetresse de l'h\u00f4tel entra. \n\u2013 Monsieur couche-t-il? monsieur soupe-t-il? \nIl fit un signe de t\u00eate n\u00e9gatif. \n\u2013 Le gar\u00e7on d'\u00e9curie dit que le cheval de monsieur \nest bien fatigu\u00e9! \nIci il rompit le silence. \n\u2013 Est-ce que le cheval ne pourra pas repartir \ndemain matin? \n\u2013 Oh! monsieur! il lui faut au moins deux jours de \nrepos. \nIl demanda : \n\u2013 N'est-ce pas ici le bureau de la poste? \n\u2013 Oui, monsieur. \nL'h\u00f4tesse le mena \u00e0 ce bureau; il montra son \npasseport et s'informa s'il y avait moyen de revenir \ncette nuit m\u00eame \u00e0 Montreuil-sur-mer par la malle; la \nplace \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du courrier \u00e9tait justement vacante; il la \nretint et la paya. \u2013 Monsieur, dit le buraliste, ne \nmanquez pas d'\u00eatre ici pour partir \u00e0 une heure pr\u00e9cise \ndu matin. Cela fait, il sortit de l'h\u00f4tel et se mit \u00e0 marcher \ndans la ville. \nIl ne connaissait pas Arras, les rues \u00e9taient \nobscures, et il allait au hasard. Cependant il semblait \ns'obstiner \u00e0 ne pas demander son chemin aux \npassants. Il traversa la petite rivi\u00e8re Crinchon et se \ntrouva dans un d\u00e9dale de ruelles \u00e9troites o\u00f9 il se \nperdit. Un bourgeois cheminait avec un falot. Apr\u00e8s \nquelque h\u00e9sitation, il prit le parti de s'adresser \u00e0 ce \nbourgeois, non sans avoir d'abord regard\u00e9 devant et \nderri\u00e8re lui, comme s'il craignait que quelqu'un \nn'entendit la question qu'il allait faire. \n\u2013 Monsieur, dit-il, le palais de justice s'il vous pla\u00eet? \n\u2013 Vous n'\u00eates pas de la ville, monsieur, r\u00e9pondit le \nbourgeois qui \u00e9tait un assez vieux homme, eh bien, \nsuivez-moi. Je vais pr\u00e9cis\u00e9ment du c\u00f4t\u00e9 du palais de \njustice, c'est-\u00e0-dire du c\u00f4t\u00e9 de l'h\u00f4tel de la pr\u00e9fecture. \nCar on r\u00e9pare en ce moment le palais, et \nprovisoirement les tribunaux ont leurs audiences \u00e0 la \npr\u00e9fecture. \n\u2013 Est-ce l\u00e0, demanda-t-il, qu'on tient les assises? \n\u2013 Sans doute, monsieur. Voyez-vous, ce qui est la \npr\u00e9fecture aujourd'hui \u00e9tait l'\u00e9v\u00each\u00e9 avant la \nr\u00e9volution. Monsieur de Conzi\u00e9, qui \u00e9tait \u00e9v\u00eaque en quatre-vingt-deux, y a fait b\u00e2tir une grande salle. C'est \ndans cette grande salle qu'on juge. \nChemin faisant, le bourgeois lui dit : \n\u2013 Si c'est un proc\u00e8s que monsieur veut voir, il est \nun peu tard. Ordinairement les s\u00e9ances finissent \u00e0 six \nheures. \nCependant, comme ils arrivaient sur la grande \nplace, le bourgeois lui montra quatre longues fen\u00eatres \n\u00e9clair\u00e9es sur la fa\u00e7ade d'un vaste b\u00e2timent t\u00e9n\u00e9breux. \n\u2013 Ma foi, monsieur, vous arrivez \u00e0 temps, vous \navez du bonheur. Voyez-vous ces quatre fen\u00eatres? \nc'est la cour d'assises. Il y a de la lumi\u00e8re. Donc ce \nn'est pas fini. L'affaire aura tra\u00een\u00e9 en longueur et on \nfait une audience du soir. Vous vous int\u00e9ressez \u00e0 \ncette affaire? Est-ce que c'est un proc\u00e8s criminel? est-\nce que vous \u00eates t\u00e9moin? \nIl r\u00e9pondit : \n\u2013 Je ne viens pour aucune affaire, j'ai seulement \u00e0 \nparler \u00e0 un avocat. \n\u2013 C'est diff\u00e9rent, dit le bourgeois. Tenez, \nmonsieur, voici la porte. O\u00f9 est le factionnaire. Vous \nn'aurez qu'\u00e0 monter le grand escalier. \nIl se conforma aux indications du bourgeois, et \nquelques minutes apr\u00e8s, il \u00e9tait dans une salle o\u00f9 il y avait beaucoup de monde et o\u00f9 des groupes m\u00eal\u00e9s \nd'avocats en robe chuchotaient \u00e7\u00e0 et l\u00e0. \nC'est toujours une chos e qui serre le c\u0153ur de voir \nces attroupements d'hommes v\u00eatus de noir qui \nmurmurent entre eux \u00e0 voix basse sur le seuil des \nchambres de justice. Il est rare que la charit\u00e9 et la \npiti\u00e9 sortent de toutes ces paroles. Ce qui en sort le \nplus souvent, ce sont des condamnations faites \nd'avance. Tous ces groupes semblent \u00e0 l'observateur \nqui passe et qui r\u00eave autant de ruches sombres o\u00f9 des \nesp\u00e8ces d'esprits bourdonnants construisent en \ncommun toutes sortes d'\u00e9difices t\u00e9n\u00e9breux. \nCette salle, spacieuse et \u00e9clair\u00e9e d'une seule lampe, \n\u00e9tait une ancienne antichambre de l'\u00e9v\u00each\u00e9 et servait \nde salle des pas perdus. Une porte \u00e0 deux battants, \nferm\u00e9e en ce moment, la s\u00e9parait de la grande \nchambre o\u00f9 si\u00e9geait la cour d'assises. \nL'obscurit\u00e9 \u00e9tait telle qu'il ne craignit pas de \ns'adresser au premier avocat qu'il rencontra. \n\u2013 Monsieur, dit-il, o\u00f9 en est- on? \n\u2013 C'est fini, dit l'avocat. \n\u2013 Fini! \nCe mot fut r\u00e9p\u00e9t\u00e9 d'un tel accent que l'avocat se \nretourna. \u2013 Pardon, monsieur, vous \u00eates peut-\u00eatre un \nparent? \n\u2013 Non. Je ne connais personne ici. Et y a-t-il eu \ncondamnation? \n\u2013 Sans doute. Cela n'\u00e9tait gu\u00e8re possible \nautrement. \n\u2013 Aux travaux forc\u00e9s?... \n\u2013 A perp\u00e9tuit\u00e9. \nIl reprit d'une voix tellement faible qu'on \nl'entendait \u00e0 peine : \n\u2013 L'identit\u00e9 a donc \u00e9t\u00e9 constat\u00e9e? \n\u2013 Quelle identit\u00e9? r\u00e9pondit l'avocat. Il n'y avait pas \nd'identit\u00e9 \u00e0 constater. L'affaire \u00e9tait simple. Cette \nfemme avait tu\u00e9 son enfant, l'infanticide a \u00e9t\u00e9 prouv\u00e9, \nle jury a \u00e9cart\u00e9 la pr\u00e9m\u00e9ditation, on l'a condamn\u00e9e \u00e0 \nvie. \n\u2013 C'est donc une femme? dit-il. \n\u2013 Mais s\u00fbrement. La fille Limosin. De quoi me \nparlez-vous donc? \n\u2013 De rien. Mais puisque c'est fini, comment se fait-\nil que la salle soit encore \u00e9clair\u00e9e? \n\u2013 C'est pour l'autre affaire qu'on a commenc\u00e9e il y \na \u00e0 peu pr\u00e8s deux heures. \n\u2013 Quelle autre affaire? \u2013 Oh! celle-l\u00e0 est claire aussi. C'est une esp\u00e8ce de \ngueux, un r\u00e9cidiviste, un gal\u00e9rien, qui a vol\u00e9. Je ne \nsais plus trop son nom. En voil\u00e0 un qui vous a une \nmine de bandit. Rien que pour avoir cette figure-l\u00e0, je \nl'enverrais aux gal\u00e8res. \n\u2013 Monsieur, demanda-t-il, y a-t-il moyen de \np\u00e9n\u00e9trer dans la salle? \n\u2013 Je ne crois vraiment pas. Il y a beaucoup de \nfoule. Cependant l'audience est suspendue. Il y a des \ngens qui sont sortis, et \u00e0 la reprise de l'audience, vous \npourrez essayer. \n\u2013 Par o\u00f9 entre-t- on? \n\u2013 Par cette grande porte. \nL'avocat le quitta. En quelques instants, il avait \n\u00e9prouv\u00e9, presque en m\u00eame temps, presque m\u00eal\u00e9es, \ntoutes les \u00e9motions possibles. Les paroles de cet \nindiff\u00e9rent lui avaient tour \u00e0 tour travers\u00e9 le c\u0153ur \ncomme des aiguilles de glace et comme des lames de \nfeu. Quand il vit que rien n'\u00e9tait termin\u00e9, il respira; \nmais il n'e\u00fbt pu dire si ce qu'il ressentait \u00e9tait du \ncontentement ou de la douleur. \nIl s'approcha de plusieurs groupes et il \u00e9couta ce \nqu'on disait. Le r\u00f4le de la session \u00e9tant tr\u00e8s charg\u00e9, le \npr\u00e9sident avait indiqu\u00e9 pour ce m\u00eame jour deux \naffaires simples et courtes. On avait commenc\u00e9 par l'infanticide, et maintenant on en \u00e9tait au for\u00e7at, au \nr\u00e9cidiviste, au \u00abcheval de retour\u00bb. Cet homme avait \nvol\u00e9 des pommes, mais cela ne paraissait pas bien \nprouv\u00e9; ce qui \u00e9tait prouv\u00e9, c'est qu'il avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9j\u00e0 \naux gal\u00e8res \u00e0 Toulon. C'est ce qui faisait son affaire \nmauvaise. Du reste, l'interrogatoire de l'homme \u00e9tait \ntermin\u00e9 et les d\u00e9positions des t\u00e9moins; mais il y avait \nencore les plaidoiries de l'avocat et le r\u00e9quisitoire du \nminist\u00e8re public; cela ne devait gu\u00e8re finir avant \nminuit. L'homme serait probablement condamn\u00e9; \nl'avocat g\u00e9n\u00e9ral \u00e9tait tr\u00e8s bon, \u2013 et ne manquait pas ses \naccus\u00e9s; \u2013 c'\u00e9tait un gar\u00e7on d'esprit qui faisait des \nvers. \nUn huissier se tenait debout pr\u00e8s de la porte qui \ncommuniquait avec la salle des assises. Il demanda \u00e0 \ncet huissier : \n\u2013 Monsieur, la porte va-t-elle bient\u00f4t s'ouvrir? \n\u2013 Elle ne s'ouvrira pas, dit l'huissier. \n\u2013 Comment! on ne l'ouvrira pas \u00e0 la reprise de \nl'audience? est-ce que l'audience n'est pas suspendue? \n\u2013 L'audience vient d'\u00eatre reprise, r\u00e9pondit \nl'huissier, mais la porte ne se rouvrira pas. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Parce que la salle est pleine. \n\u2013 Quoi! il n'y a plus une place? \u2013 Plus une seule. La porte est ferm\u00e9e. Personne ne \npeut plus entrer. \nL'huissier ajouta apr\u00e8s un silence : \u2013 Il y a bien \nencore deux ou trois places derri\u00e8re monsieur le \npr\u00e9sident, mais monsieur le pr\u00e9sident n'y admet que \nles fonctionnaires publics. \nCela dit, l'huissier lui tourna le dos. \nIl se retira la t\u00eate baiss\u00e9e, traversa l'antichambre et \nredescendit l'escalier lentement, comme h\u00e9sitant \u00e0 \nchaque marche. Il est probable qu'il tenait conseil \navec lui-m\u00eame. Le violent combat qui se livrait en lui \ndepuis la veille n'\u00e9tait pas fini; et, \u00e0 chaque instant, il \nen traversait quelque nouvelle p\u00e9rip\u00e9tie. Arriv\u00e9 sur le \npalier de l'escalier, il s'adossa \u00e0 la rampe et croisa les \nbras. Tout \u00e0 coup il ouvrit sa redingote, prit son \nportefeuille, en tira un crayon, d\u00e9chira une feuille, et \n\u00e9crivit rapidement sur cette feuille \u00e0 la lueur du \nr\u00e9verb\u00e8re cette ligne : \u2013 M. Madeleine, maire de \nMontreuil- sur-mer. Puis il remonta l'escalier \u00e0 grands \npas, fendit la foule, marcha droit \u00e0 l'huissier, lui remit \nle papier et lui dit avec autorit\u00e9 : \u2013 Portez ceci \u00e0 \nmonsieur le pr\u00e9sident. \nL'huissier prit le papier, y jeta un coup d'\u0153il et \nob\u00e9it. \n \n \n \n \nI, 7, 8 \n \n \n \n \n \nEntr\u00e9e de faveur \n \n \n \n \n \n \nSans qu'il s'en dout\u00e2t, le maire de Montreuil-sur-\nmer avait une sorte de c\u00e9l\u00e9brit\u00e9. Depuis sept ans que \nsa r\u00e9putation de vertu remplissait tout le Bas-\nBoulonnais, elle avait fini par franchir les limites d'un \npetit pays et s'\u00e9tait r\u00e9pandue dans les deux ou trois \nd\u00e9partements voisins. Outre le service consid\u00e9rable \nqu'il avait rendu au chef-lieu en y restaurant \nl'industrie des verroteries noires, il n'\u00e9tait pas une des cent quarante et une communes de l'arrondissement \nde Montreuil-sur-mer qui ne lui d\u00fbt quelque bienfait. \nIl avait su m\u00eame au besoin aider et f\u00e9conder les \nindustries des autres arrondissements. C'est ainsi qu'il \navait dans l'occasion soutenu de son cr\u00e9dit et de ses \nfonds la fabrique de tulle de Boulogne, la filature de \nlin \u00e0 la m\u00e9canique de Fr\u00e9vent et la manufacture \nhydraulique de toiles de Boubers-sur-Canche. Partout \non pronon\u00e7ait avec v\u00e9n\u00e9ration le nom de M. \nMadeleine. Arras et Douai enviaient son maire \u00e0 \nl'heureuse petite ville de Montreuil-sur-mer. \nLe conseiller \u00e0 la cour royale de Douai, qui \npr\u00e9sidait cette session des assises \u00e0 Arras, connaissait \ncomme tout le monde ce nom si profond\u00e9ment et si \nuniversellement honor\u00e9. Quand l'huissier, ouvrant \ndiscr\u00e8tement la porte qui communiquait de la \nchambre du conseil \u00e0 l'audience, se pencha derri\u00e8re le \nfauteuil du pr\u00e9sident et lui remit le papier o\u00f9 \u00e9tait \n\u00e9crite la ligne qu'on vient de lire, en ajoutant : Ce \nmonsieur d\u00e9sire assister \u00e0 l'audience , le pr\u00e9sident fit un vif \nmouvement de d\u00e9f\u00e9rence, saisit une plume, \u00e9crivit \nquelques mots au bas du papier et le rendit \u00e0 \nl'huissier en lui disant : Faites entrer. \nL'homme malheureux dont nous racontons \nl'histoire \u00e9tait rest\u00e9 pr\u00e8s de la porte de la salle \u00e0 la m\u00eame place et dans la m\u00eame attitude o\u00f9 l'huissier \nl'avait quitt\u00e9. Il entendit, \u00e0 travers sa r\u00eaverie, \nquelqu'un qui lui disait : Monsieur veut-il bien me \nfaire l'honneur de me suivre? C'\u00e9tait ce m\u00eame huissier \nqui lui avait tourn\u00e9 le dos l'instant d'auparavant et qui \nmaintenant le saluait jusqu'\u00e0 terre. L'huissier en \nm\u00eame temps lui remit le papier. Il le d\u00e9plia, et, \ncomme il se rencontrait qu'il \u00e9tait pr\u00e8s de la lampe, il \nput lire : \n\u00abLe pr\u00e9sident de la cour d'assises pr\u00e9sente son \nrespect \u00e0 M. Madeleine.\u00bb \nIl froissa le papier entre ses mains, comme si ces \nquelques mots eussent eu pour lui un arri\u00e8re-go\u00fbt \n\u00e9trange et amer. \nIl suivit l'huissier. \nQuelques minutes apr\u00e8s, il se trouvait seul dans \nune esp\u00e8ce de cabinet lambriss\u00e9, d'un aspect s\u00e9v\u00e8re, \n\u00e9clair\u00e9 par deux bougies pos\u00e9es sur une table \u00e0 tapis \nvert. Il avait encore dans l'oreille les derni\u00e8res paroles \nde l'huissier qui venait de le quitter : \u00ab Monsieur, vous \nvoici dans la chambre du conseil; vous n'avez qu'\u00e0 \ntourner le bouton de cuivre de cette porte et vous \nvous trouverez dans l'audience derri\u00e8re le fauteuil de \nmonsieur le pr\u00e9sident. \u00bb \u2013 Ces paroles se m\u00ealaient dans sa pens\u00e9e \u00e0 un souvenir vague de corridors \n\u00e9troits et d'escaliers noirs qu'il venait de parcourir. \nL'huissier l'avait laiss\u00e9 seul. Le moment supr\u00eame \n\u00e9tait arriv\u00e9. Il cherchait \u00e0 se recueillir sans pouvoir y \nparvenir. C'est surtout aux heures o\u00f9 l'on aurait le \nplus besoin de les rattacher aux r\u00e9alit\u00e9s poignantes de \nla vie que tous les fils de la pens\u00e9e se rompent dans le \ncerveau. Il \u00e9tait dans l'endroit m\u00eame o\u00f9 les juges \nd\u00e9lib\u00e8rent et condamnent. Il regardait avec une \ntranquillit\u00e9 stupide cette chambre paisible et \nredoutable o\u00f9 tant d'existences avaient \u00e9t\u00e9 bris\u00e9es, o\u00f9 \nson nom allait retentir tout \u00e0 l'heure, et que sa \ndestin\u00e9e traversait en ce moment. Il regardait la \nmuraille, puis il se regardait lui-m\u00eame, s'\u00e9tonnant que \nce f\u00fbt cette chambre et que ce f\u00fbt lui. \nIl n'avait pas mang\u00e9 depuis plus de vingt-quatre \nheures, il \u00e9tait bris\u00e9 par les cahots de la carriole, mais \nil ne le sentait pas; il lui semblait qu'il ne sentait rien. \nIl s'approcha d'un cadre noir qui \u00e9tait accroch\u00e9 au \nmur et qui contenait sous verre une vieille lettre \nautographe de Jean Nicolas Pache, maire de Paris et \nministre, dat\u00e9e, sans doute par erreur : du 9 juin an II, \net dans laquelle Pache envoyait \u00e0 la commune la liste \ndes ministres et des d\u00e9put\u00e9s tenus en arrestation chez \neux. Un t\u00e9moin qui l'e\u00fbt pu voir et qui l'e\u00fbt observ\u00e9 en cet instant e\u00fbt sans doute imagin\u00e9 que cette lettre \nlui paraissait bien curieuse, car il n'en d\u00e9tachait pas \nses yeux, et il la lut deux ou trois fois. Il la lisait sans y \nfaire attention et \u00e0 son insu. Il pensait \u00e0 Fantine et \u00e0 \nCosette. \nTout en r\u00eavant, il se retourna, et ses yeux \nrencontr\u00e8rent le bouton de cuivre de la porte qui le \ns\u00e9parait de la salle des assises. Il avait presque oubli\u00e9 \ncette porte. Son regard, d'abord calme, s'y arr\u00eata, \nresta attach\u00e9 \u00e0 ce bouton de cuivre, puis devint effar\u00e9 \net fixe, et s'empreignit peu \u00e0 peu d'\u00e9pouvante. Des \ngouttes de sueur lui sortaient d'entre les cheveux et \nruisselaient sur ses tempes. \nA un certain moment, il fit avec une sorte \nd'autorit\u00e9 m\u00eal\u00e9e de r\u00e9bellion ce geste indescriptible \nqui veut dire et qui dit si bien : Pardieu! qui est-ce qui \nm'y force? Puis il se tourna vivement, vit devant lui la \nporte par laquelle il \u00e9tait entr\u00e9, y alla, l'ouvrit, et \nsortit. Il n'\u00e9tait plus dans cette chambre, il \u00e9tait \ndehors, dans un corridor, un corridor long, \u00e9troit, \ncoup\u00e9 de degr\u00e9s et de guichets, faisant toutes sortes \nd'angles, \u00e9clair\u00e9 \u00e7\u00e0 et l\u00e0 de r\u00e9verb\u00e8res pareils \u00e0 des \nveilleuses de malades, le corridor par o\u00f9 il \u00e9tait venu. \nIl respira, il \u00e9couta; aucun bruit derri\u00e8re lui, aucun bruit devant lui; il se mit \u00e0 fuir comme si on le \npoursuivait. \nQuand il eut doubl\u00e9 plusieurs des coudes de ce \ncouloir, il \u00e9couta encore. C'\u00e9tait toujours le m\u00eame \nsilence et la m\u00eame ombre autour de lui. Il \u00e9tait \nessouffl\u00e9, il chancelait, il s'appuya au mur. La pierre \n\u00e9tait froide, sa sueur \u00e9tait glac\u00e9e sur son front, il se \nredressa en frissonnant. \nAlors, l\u00e0, seul, debout dans cette obscurit\u00e9, \ntremblant de froid et d'autre chose peut-\u00eatre, il \nsongea. \nIl avait song\u00e9 toute la nuit, il avait song\u00e9 toute la \njourn\u00e9e; il n'entendait plus en lui qu'une voix qui \ndisait : h\u00e9las! \nUn quart d'heure s'\u00e9coula ainsi. Enfin, il pencha la \nt\u00eate, soupira avec angoisse, laissa pendre ses bras, et \nrevint sur ses pas. Il marchait lentement et comme \naccabl\u00e9. Il semblait que quelqu'un l'e\u00fbt atteint dans sa \nfuite et le ramenait. \nIl rentra dans la chambre du conseil. La premi\u00e8re \nchose qu'il aper\u00e7ut, ce fut la g\u00e2chette de la porte. \nCette g\u00e2chette, ronde et en cuivre poli, resplendissait \npour lui comme une effroyable \u00e9toile. Il la regardait \ncomme une brebis regarderait l'\u0153il d'un tigre. \nSes yeux ne pouvaient s'en d\u00e9tacher. De temps en temps il faisait un pas et se \nrapprochait de la porte. \nS'il e\u00fbt \u00e9cout\u00e9, il e\u00fbt entendu, comme une sorte de \nmurmure confus, le bruit de la salle voisine; mais il \nn'\u00e9coutait pas, et il n'entendait pas. \nTout \u00e0 coup, sans qu'il s\u00fbt lui-m\u00eame comment, il \nse trouva pr\u00e8s de la porte. Il saisit convulsivement le \nbouton; la porte s'ouvrit. \nIl \u00e9tait dans la salle d'audience. \n \n \n \n \nI, 7, 9 \n \n \n \n \n \nUn lieu o\u00f9 des convictions sont en \ntrain de se former \n \n \n \n \n \nIl fit un pas, referma machinalement la porte \nderri\u00e8re lui, et resta debout, consid\u00e9rant ce qu'il \nvoyait. \nC'\u00e9tait une assez vaste enceinte \u00e0 peine \u00e9clair\u00e9e, \ntant\u00f4t pleine de rumeur, tant\u00f4t pleine de silence, o\u00f9 \ntout l'appareil d'un proc\u00e8s criminel se d\u00e9veloppait \navec sa gravit\u00e9 mesquine et lugubre au milieu de la \nfoule. A un bout de la salle, celui o\u00f9 il se trouvait, des \njuges \u00e0 l'air distrait, en robe us\u00e9e, se rongeant les \nongles ou fermant les paupi\u00e8res; \u00e0 l'autre bout, une \nfoule en haillons; des avocats dans toutes sortes \nd'attitudes; des soldats au visage honn\u00eate et dur; de \nvieilles boiseries tach\u00e9es, un plafond sale, des tables \ncouvertes d'une serge plut\u00f4t jaune que verte, des \nportes noircies par les mains; \u00e0 des clous plant\u00e9s dans \nle lambris, des quinquets d'estaminet donnant plus de \nfum\u00e9e que de clart\u00e9; sur les tables, des chandelle s \ndans des chandeliers de cuivre; l'obscurit\u00e9, la laideur, \nla tristesse; et de tout cela se d\u00e9gageait une \nimpression aust\u00e8re et auguste, car on y sentait cette \ngrande chose humaine qu'on appelle la loi et cette \ngrande chose divine qu'on appelle la justice. \nPersonne dans cette foule ne fit attention \u00e0 lui. \nTous les regards convergeaient vers un point unique, \nun banc de bois adoss\u00e9 \u00e0 une petite porte, le long de \nla muraille, \u00e0 gauche du pr\u00e9sident. Sur ce banc, que \nplusieurs chandelles \u00e9clairaient, il y avait un homme \nentre deux gendarmes. \nCet homme, c'\u00e9tait l'homme. \nIl ne le chercha pas, il le vit. Ses yeux all\u00e8rent l\u00e0 \nnaturellement, comme s'ils avaient su d'avance o\u00f9 \n\u00e9tait cette figure. Il crut se voir lui-m\u00eame, vieilli, non pas sans doute \nabsolument semblable de visage, mais tout pareil \nd'attitude et d'aspect, avec ces cheveux h\u00e9riss\u00e9s, avec \ncette prunelle fauve et inqui\u00e8te, avec cette blouse, tel \nqu'il \u00e9tait le jour o\u00f9 il entrait \u00e0 Digne, plein de haine \net cachant dans son \u00e2me ce hideux tr\u00e9sor de pens\u00e9es \naffreuses qu'il avait mis dix-neuf ans \u00e0 ramasser sur le \npav\u00e9 du bagne. \nIl se dit avec un fr\u00e9missement : \u2013 Mon Dieu! est-\nce que je redeviendrai ainsi? \nCet \u00eatre paraissait au moins soixante ans. Il avait je \nne sais quoi de rude, de stupide et d'effarouch\u00e9. \nAu bruit de la porte, on s'\u00e9tait rang\u00e9 pour lui faire \nplace, le pr\u00e9sident avait tourn\u00e9 la t\u00eate, et comprenant \nque le personnage qui venait d'entrer \u00e9tait M. le maire \nde Montreuil-sur-mer, il l'avait salu\u00e9. L'avocat \ng\u00e9n\u00e9ral, qui avait vu M. Madeleine \u00e0 Montreuil-sur-\nmer o\u00f9 des op\u00e9rations de son minist\u00e8re l'avaient plus \nd'une fois appel\u00e9, le reconnut, et salua \u00e9galement. Lui \ns'en aper\u00e7ut \u00e0 peine. Il \u00e9tait en proie \u00e0 une sorte \nd'hallucination; il regardait. \nDes juges, un greffier, des gendarmes, une foule \nde t\u00eates cruellement curieuses, il avait d\u00e9j\u00e0 vu cela \nune fois, autrefois, il y avait vingt-sept ans. Ces \nchoses funestes, il les retrouvait; elles \u00e9taient l\u00e0, elles remuaient, elles existaient. Ce n'\u00e9tait plus un effort de \nsa m\u00e9moire, un mirage de sa pens\u00e9e, c'\u00e9taient de vrais \ngendarmes et de vrais juges, une vraie foule et de \nvrais hommes en chair et en os. C'en \u00e9tait fait, il \nvoyait repara\u00eetre et revivre autour de lui, avec tout ce \nque la r\u00e9alit\u00e9 a de formidable, les aspects monstrueux \nde son pass\u00e9. \nTout cela \u00e9tait b\u00e9ant devant lui. \nIl en eut horreur, il ferma les yeux, et s'\u00e9cria au \nplus profond de son \u00e2me : jamais! \nEt par un jeu tragique de la destin\u00e9e qui faisait \ntrembler toutes ses id\u00e9es, et le rendait presque fou, \nc'\u00e9tait un autre lui-m\u00eame qui \u00e9tait l\u00e0! Cet homme \nqu'on jugeait, tous l'appelaient Jean Valjean! \nIl avait sous les yeux, vision inou\u00efe, une sorte de \nrepr\u00e9sentation du moment le plus horrible de sa vie, \njou\u00e9e par son fant\u00f4me. \nTout y \u00e9tait, c'\u00e9tait le m\u00eame appareil, la m\u00eame \nheure de nuit, presque les m\u00eames faces de juges, de \nsoldats et de spectateurs. Seulement au-dessus de la \nt\u00eate du pr\u00e9sident, il y avait un crucifix, chose qui \nmanquait aux tribunaux du temps de sa \ncondamnation. Quand on l'avait jug\u00e9, Dieu \u00e9tait \nabsent. Une chaise \u00e9tait derri\u00e8re lui; il s'y laissa tomber, \nterrifi\u00e9 de l'id\u00e9e qu'on pouvait le voir. Quand il fut \nassis, il profita d'une pile de cartons qui \u00e9tait sur le \nbureau des juges pour d\u00e9rober son visage \u00e0 toute la \nsalle. Il pouvait maintenant voir sans \u00eatre vu. Peu \u00e0 \npeu il se remit. Il rentra pleinement dans le sentiment \ndu r\u00e9el; il arriva \u00e0 cette phase de calme o\u00f9 l'on peut \n\u00e9couter. \nM. Bamatabois \u00e9tait au nombre des jur\u00e9s. \nIl chercha Javert, mais il ne le vit pas. Le banc des \nt\u00e9moins lui \u00e9tait cach\u00e9 par la table du greffier. Et \npuis, nous venons de le dire, la salle \u00e9tait \u00e0 peine \n\u00e9clair\u00e9e. \nAu moment o\u00f9 il \u00e9tait entr\u00e9, l'avocat de l'accus\u00e9 \nachevait sa plaidoirie. L'attention de tous \u00e9tait excit\u00e9e \nau plus haut point; l'affaire durait depuis trois heures. \nDepuis trois heures, cette foule regardait plier peu \u00e0 \npeu sous le poids d'une vraisemblance terrible un \nhomme, un inconnu, une esp\u00e8ce d'\u00eatre mis\u00e9rable, \nprofond\u00e9ment stupide ou profond\u00e9ment habile. Cet \nhomme, on le sait d\u00e9j\u00e0, \u00e9tait un vagabond qui avait \n\u00e9t\u00e9 trouv\u00e9 dans un champ, emportant une branche \ncharg\u00e9e de pommes m\u00fbres, cass\u00e9e \u00e0 un pommier \ndans un clos voisin, appel\u00e9 le clos Pierron. Qui \u00e9tait \ncet homme? Une enqu\u00eate avait eu lieu, des t\u00e9moins venaient d'\u00eatre entendus, ils avaient \u00e9t\u00e9 unanimes, des \nlumi\u00e8res avaient jailli de tout le d\u00e9bat. L'accusation \ndisait : \u2013 Nous ne tenons pas seulement un voleur de \nfruits, un maraudeur; nous tenons l\u00e0, dans notre \nmain, un bandit, un relaps en rupture de ban, un \nancien for\u00e7at, un sc\u00e9l\u00e9rat des plus dangereux, un \nmalfaiteur appel\u00e9 Jean Valjean que la justice \nrecherche depuis longtemps, et qui, il y a huit ans, en \nsortant du bagne de Toulon, a commis un vol de \ngrand chemin \u00e0 main arm\u00e9e sur la personne d'un \nenfant savoyard appel\u00e9 Petit-Gervais, crime pr\u00e9vu \npar l'article 383 du Code P\u00e9nal, pour lequel nous \nnous r\u00e9servons de le poursuivre ult\u00e9rieurement, \nquand l'identit\u00e9 sera judiciairement acquise. Il vient \nde commettre un nouveau vol. C'est un cas de \nr\u00e9cidive. Condamnez-le pour le fait nouveau; il sera \njug\u00e9 plus tard pour le fait ancien. \u2013 Devant cette \naccusation, devant l'unanimit\u00e9 des t\u00e9moins, l'accus\u00e9 \nparaissait surtout \u00e9tonn\u00e9. Il faisait des gestes et des \nsignes qui voulaient dire non, ou bien il consid\u00e9rait le \nplafond. Il parlait avec peine, r\u00e9pondait avec \nembarras, mais de la t\u00eate aux pieds toute sa personne \nniait. Il \u00e9tait comme un idiot en pr\u00e9sence de toutes \nces intelligences rang\u00e9es en bataille autour de lui, et \ncomme un \u00e9tranger au milieu de cette soci\u00e9t\u00e9 qui le saisissait. Cependant il y allait pour lui de l'avenir le \nplus mena\u00e7ant, la vraisemblance croissait \u00e0 chaque \nminute, et toute cette foule regardait avec plus \nd'anxi\u00e9t\u00e9 que lui-m\u00eame cette sentence pleine de \ncalamit\u00e9s qui penchait sur lui de plus en plus. Une \n\u00e9ventualit\u00e9 laissait m\u00eame entrevoir, outre le bagne, la \npeine de mort possible, si l'identit\u00e9 \u00e9tait reconnue et \nsi l'affaire Petit-Gervais se terminait plus tard par une \ncondamnation. Qu'\u00e9tait-ce que cet homme? De \nquelle nature \u00e9tait son apathie? Etait-ce imb\u00e9cillit\u00e9 ou \nruse? Comprenait-il trop, ou ne comprenait-il pas du \ntout? Questions qui divisaient la foule et semblaient \npartager le jury. Il y avait dans ce proc\u00e8s ce qui \neffraye et ce qui intrigue; le drame n'\u00e9tait pas \nseulement sombre, il \u00e9tait obscur. \nLe d\u00e9fenseur avait assez bien plaid\u00e9, dans cette \nlangue de province qui a longtemps constitu\u00e9 \nl'\u00e9loquence du barreau et dont usaient jadis tous les \navocats, aussi bien \u00e0 Paris qu'\u00e0 Romorantin ou \u00e0 \nMontbrison, et qui aujourd'hui, \u00e9tant devenue \nclassique, n'est plus gu\u00e8re parl\u00e9e que par les orateurs \nofficiels du parquet, auxquels elle convient par sa \nsonorit\u00e9 grave et son allure majestueuse; langue o\u00f9 \nun mari s'appelle un \u00e9poux , une femme, une \u00e9pouse , \nParis, le centre des arts et de la civilisation , le roi, le monarque , monseigneur l'\u00e9v\u00eaque, un saint pontife , \nl'avocat g\u00e9n\u00e9ral, l'\u00e9loquent interpr\u00e8te de la vindicte , les \nplaidoiries, les accents qu'on vient d'entendre , le si\u00e8cle de \nLouis XIV, le grand si\u00e8cle , un th\u00e9\u00e2tre, le temple de \nMelpom\u00e8ne , la famille r\u00e9gnante, l'auguste sang de nos rois , \nun concert, une solennit\u00e9 musicale , monsieur le g\u00e9n\u00e9ral \ncommandant le d\u00e9partement, l'illustre guerrier qui , etc., \nles \u00e9l\u00e8ves du s\u00e9minaire, ces tendres l\u00e9vites , les erreurs \nimput\u00e9es aux journaux, l'imposture qui distille son venin \ndans les colonnes de ces organes , etc., etc. \u2013 L'avocat donc \navait commenc\u00e9 par s'expliquer sur le vol des \npommes, \u2013 chose malais\u00e9e en beau style; mais \nB\u00e9nigne Bossuet lui-m\u00eame a \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de faire \nallusion \u00e0 une poule en pleine oraison fun\u00e8bre, et il \ns'en est tir\u00e9 avec pompe. L'avocat avait \u00e9tabli que le \nvol de pommes n'\u00e9tait pas mat\u00e9riellement prouv\u00e9. \u2013\n Son client, qu'en sa qualit\u00e9 de d\u00e9fenseur, il persistait \n\u00e0 appeler Champmathieu, n'avait \u00e9t\u00e9 vu de personne \nescaladant le mur ou cassant la branche. On l'avait \narr\u00eat\u00e9 nanti de cette branche (que l'avocat appelait \nplus volontiers rameau); \u2013 mais il disait l'avoir \ntrouv\u00e9e \u00e0 terre et ramass\u00e9e. O\u00f9 \u00e9tait la preuve du \ncontraire? \u2013 Sans doute cette branche avait \u00e9t\u00e9 cass\u00e9e \net d\u00e9rob\u00e9e apr\u00e8s escalade, puis jet\u00e9e l\u00e0 par le \nmaraudeur alarm\u00e9; sans doute il y avait un voleur. \u2013 Mais qu'est-ce qui prouvait que ce voleur \u00e9tait \nChampmathieu? Une seule chose. Sa qualit\u00e9 d'ancien \nfor\u00e7at. L'avocat ne niait pas que cette qualit\u00e9 ne par\u00fbt \nmalheureusement bien constat\u00e9e; l'accus\u00e9 avait r\u00e9sid\u00e9 \n\u00e0 Faverolles; l'accus\u00e9 y avait \u00e9t\u00e9 \u00e9mondeur; le nom de \nChampmathieu pouvait bien avoir pour origine Jean \nMathieu; tout cela \u00e9tait vrai; enfin quatre t\u00e9moins \nreconnaissaient sans h\u00e9siter et positivement \nChampmathieu pour \u00eatre le gal\u00e9rien Jean Valjean; \u00e0 \nces indications, \u00e0 ces t\u00e9moignages, l'avocat ne pouvait \nopposer que la d\u00e9n\u00e9gation de son client, d\u00e9n\u00e9gation \nint\u00e9ress\u00e9e; mais en supposant qu'il f\u00fbt le for\u00e7at Jean \nValjean, cela prouvait-il qu'il f\u00fbt le voleur des \npommes? C'\u00e9tait une pr\u00e9somption, tout au plus; non \nune preuve. L'accus\u00e9, cela \u00e9tait vrai, et le d\u00e9fenseur \n\u00abdans sa bonne foi\u00bb devait en convenir, avait adopt\u00e9 \n\u00abun mauvais syst\u00e8me de d\u00e9fense\u00bb. Il s'obstinait \u00e0 nier \ntout, le vol et sa qualit\u00e9 de for\u00e7at. Un aveu sur ce \ndernier point e\u00fbt mieux valu, \u00e0 coup s\u00fbr, et lui e\u00fbt \nconcili\u00e9 l'indulgence de ses juges; l'avocat le lui avait \nconseill\u00e9; mais l'accus\u00e9 s'y \u00e9tait refus\u00e9 obstin\u00e9ment, \ncroyant sans doute sauver tout en n'avouant rien. \nC'\u00e9tait un tort; mais ne fallait-il pas consid\u00e9rer la \nbri\u00e8vet\u00e9 de cette intelligence? Cet homme \u00e9tait \nvisiblement stupide. Un long malheur au bagne, une longue mis\u00e8re hors du bagne, l'avaient abruti, etc., \netc. Il se d\u00e9fendait mal, \u00e9tait-ce une raison pour le \ncondamner? Quant \u00e0 l'affaire Petit-Gervais, l'avocat \nn'avait pas \u00e0 la discuter, elle n'\u00e9tait point dans la \ncause. L'avocat concluait en suppliant le jury et la \ncour, si l'identit\u00e9 de Jean Valjean leur paraissait \n\u00e9vidente, de lui appliquer les peines de police qui \ns'adressent au condamn\u00e9 en rupture de ban, et non le \nch\u00e2timent \u00e9pouvantable qui frappe le for\u00e7at \nr\u00e9cidiviste. \nL'avocat g\u00e9n\u00e9ral r\u00e9pliqua au d\u00e9fenseur. Il fut \nviolent et fleuri, comme sont habituellement les \navocats g\u00e9n\u00e9raux. \nIl f\u00e9licita le d\u00e9fenseur de sa \u00abloyaut\u00e9\u00bb, et profita \nhabilement de cette loyaut\u00e9. Il atteignit l'accus\u00e9 par \ntoutes les concessions que l'avocat avait faites. \nL'avocat semblait accorder que l'accus\u00e9 \u00e9tait Jean \nValjean. Il en prit acte. Cet homme \u00e9tait donc Jean \nValjean. Ceci \u00e9tait acquis \u00e0 l'accusation et ne pouvait \nplus se contester. Ici, par une habile antonomase, \nremontant aux sources et aux causes de la criminalit\u00e9, \nl'avocat g\u00e9n\u00e9ral tonna contre l'immoralit\u00e9 de l'\u00e9cole \nromantique, alors \u00e0 son aurore sous le nom d' \u00e9cole \nsatanique que lui avaient d\u00e9cern\u00e9 les critiques de la \nQuotidienne et de l' Oriflamme ; il attribua, non sans vraisemblance, \u00e0 l'influence de cette litt\u00e9rature \nperverse le d\u00e9lit de Champmathieu, ou pour mieux \ndire, de Jean Valjean. Ces consid\u00e9rations \u00e9puis\u00e9es, il \npassa \u00e0 Jean Valjean lui-m\u00eame. Qu'\u00e9tait-ce que Jean \nValjean? Description de Jean Valjean; un monstre \nvomi, etc. Le mod\u00e8le de ces sortes de descriptions est \ndans le r\u00e9cit de Th\u00e9ram\u00e8ne, lequel n'est pas utile \u00e0 la \ntrag\u00e9die, mais rend tous les jours de grands services \u00e0 \nl'\u00e9loquence judiciaire. L'auditoire et les jur\u00e9s \n\u00abfr\u00e9mirent\u00bb. La description achev\u00e9e, l'avocat g\u00e9n\u00e9ra l \nreprit, dans un mouvement oratoire fait pour exciter \nau plus haut point le lendemain matin l'enthousiasme \ndu Journal de la Pr\u00e9fecture : \u2013 Et c'est un pareil \nhomme, etc., etc., etc., vagabond, mendiant, sans \nmoyens d'existence, etc., etc., \u2013 accoutum\u00e9 par sa vie \npass\u00e9e aux actions coupables et peu corrig\u00e9 par son \ns\u00e9jour au bagne, comme le prouve le crime commis \nsur Petit-Gervais, etc., etc., \u2013 c'est un homme pareil \nqui, trouv\u00e9 sur la voie publique en flagrant d\u00e9lit de \nvol, \u00e0 quelques pas d'un mur escalad\u00e9, tenant encore \n\u00e0 la main l'objet vol\u00e9, nie le flagrant d\u00e9lit, le vol, \nl'escalade, nie tout, nie jusqu'\u00e0 son nom, nie jusqu'\u00e0 \nson identit\u00e9! Outre cent autres preuves sur lesquelles \nnous ne revenons pas, quatre t\u00e9moins le \nreconnaissent, Javert, l'int\u00e8gre inspecteur de police Javert, et trois de ses anciens compagnons \nd'ignominie, les for\u00e7ats Brevet, Chenildieu et \nCochepaille. Qu'oppose-t-il \u00e0 cette unanimit\u00e9 \nfoudroyante? Il nie. Quel endurcissement! Vous ferez \njustice, messieurs les jur\u00e9s, etc., etc. \u2013 Pendant que \nl'avocat g\u00e9n\u00e9ral parlait, l'accus\u00e9 \u00e9coutait, la bouche \nouverte, avec une sorte d'\u00e9tonnement o\u00f9 il entrait \nbien quelque admiration. Il \u00e9tait \u00e9videmment surpris \nqu'un homme p\u00fbt parler comme cela. De temps en \ntemps, aux moments les plus \u00ab\u00e9nergiques\u00bb du \nr\u00e9quisitoire, dans ces instants o\u00f9 l'\u00e9loquence, qui ne \npeut se contenir, d\u00e9borde dans un flux d'\u00e9pith\u00e8tes \nfl\u00e9trissantes et enveloppe l'accus\u00e9 comme un orage, il \nremuait lentement la t\u00eate de droite \u00e0 gauche et de \ngauche \u00e0 droite, sorte de protestation triste et muette \ndont il se contentait depuis le commencement des \nd\u00e9bats. Deux ou trois fois les spectateurs plac\u00e9s le \nplus pr\u00e8s de lui l'entendirent dire \u00e0 demi-voix : \u2013\n Voil\u00e0 ce que c'est, de n'avoir pas demand\u00e9 \u00e0 M. \nBaloup! \u2013 L'avocat g\u00e9n\u00e9ral fit remarquer au jury cette \nattitude h\u00e9b\u00e9t\u00e9e, calcul\u00e9e \u00e9videmment, qui d\u00e9notait, \nnon l'imb\u00e9cillit\u00e9, mais l'adresse, la ruse, l'habitude de \ntromper la justice, et qui mettait dans tout son jour \n\u00abla profonde perversit\u00e9\u00bb de cet homme. Il termina en faisant ses r\u00e9serves pour l'affaire Petit-Gervais, et en \nr\u00e9clamant une condamnation s\u00e9v\u00e8re. \nC'\u00e9tait pour l'instant, on s'en souvient, les travaux \nforc\u00e9s \u00e0 perp\u00e9tuit\u00e9. \nLe d\u00e9fenseur se leva, commen\u00e7a par complimenter \n\u00abmonsieur l'avocat g\u00e9n\u00e9ral\u00bb sur son \u00abadmirable \nparole\u00bb, puis r\u00e9pliqua comme il put, mais il faiblissait; \nle terrain \u00e9videmment se d\u00e9robait sous lui. \n \n \n \n \nI, 7, 10 \n \n \n \n \n \nLe syst\u00e8me de d\u00e9n\u00e9gations \n \n \n \n \n \nL'instant de clore les d\u00e9bats \u00e9tait venu. Le \npr\u00e9sident fit lever l'accus\u00e9 et lui adressa la question \nd'usage : \u2013 Avez-vous quelque chose \u00e0 ajouter \u00e0 votre \nd\u00e9fense? \nL'homme, debout, roulant dans ses mains un \naffreux bonnet qu'il avait, sembla ne pas entendre. \nLe pr\u00e9sident r\u00e9p\u00e9ta la question. \nCette fois l'homme entendit. Il parut comprendre, \nil fit le mouvement de quelqu'un qui se r\u00e9veille, promena ses yeux autour de lui, regarda le public, les \ngendarmes, son avocat, les jur\u00e9s, la cour, posa son \npoing monstrueux sur le rebord de la boiserie plac\u00e9e \ndevant son banc, regarda encore, et tout \u00e0 coup, \nfixant sont regard sur l'avocat g\u00e9n\u00e9ral, il se mit \u00e0 \nparler. Ce fut comme une \u00e9ruption. Il sembla, \u00e0 la \nfa\u00e7on dont les paroles s'\u00e9chappaient de sa bouche, \nincoh\u00e9rentes, imp\u00e9tueuses, heurt\u00e9es, p\u00eale-m\u00eale, \nqu'elles s'y pressaient toutes \u00e0 la fois pour sortir en \nm\u00eame temps. Il dit : \n\u2013 J'ai \u00e0 dire \u00e7a. Que j'ai \u00e9t\u00e9 charron \u00e0 Paris, m\u00eame \nque c'\u00e9tait chez monsieur Baloup. C'est un \u00e9tat dur. \nDans la chose de charron, on travaille toujours en \nplein air, dans des cours, sous des hangars chez les \nbons ma\u00eetres, jamais dans des ateliers ferm\u00e9s, parce \nqu'il faut des espaces, voyez-vous. L'hiver, on a si \nfroid qu'on se bat les bras pour se r\u00e9chauffer; mais \nles ma\u00eetres ne veulent pas, ils disent que cela perd du \ntemps. Manier du fer quand il y a de la glace entre les \npav\u00e9s, c'est rude. \u00c7a vous use vite un homme. On est \nvieux tout jeune dans cet \u00e9tat-l\u00e0. A quarante ans, un \nhomme est fini. Moi, j'en avais cinquante-trois, j'avais \nbien du mal. Et puis c'est si m\u00e9chant les ouvriers! \nQuand un bonhomme n'est plus jeune, on vous \nl'appelle pour tout vieux serin, vieille b\u00eate! Je ne gagnais plus que trente sous par jour, on me payait le \nmoins cher qu'on pouvait, les ma\u00eetres profitaient de \nmon \u00e2ge. Avec \u00e7a, j'avais ma fille qui \u00e9tait \nblanchisseuse \u00e0 la rivi\u00e8re. Elle gagnait un peu de son \nc\u00f4t\u00e9; \u00e0 nous deux, cela allait. Elle avait de la peine \naussi. Toute la journ\u00e9e dans un baquet jusqu'\u00e0 mi-\ncorps, \u00e0 la pluie, \u00e0 la neige, avec le vent qui vous \ncoupe la figure; quand il g\u00e8le, c'est tout de m\u00eame, il \nfaut laver; il y a des personnes qui n'ont pas \nbeaucoup de linge et qui attendent apr\u00e8s; si on ne \nlavait pas, on perdrait des pratiques. Les planches \nsont mal jointes et il vous tombe des gouttes d'eau \npartout. On a ses jupes toutes mouill\u00e9es, dessus et \ndessous. \u00c7a p\u00e9n\u00e8tre. Elle a aussi travaill\u00e9 au lavoir \ndes Enfants-Rouges, o\u00f9 l'eau arrive par des robinets. \nOn n'est pas dans le baquet. On lave devant soi au \nrobinet et on rince derri\u00e8re soi dans le bassin. \nComme c'est ferm\u00e9, on a moins froid au corps. Mais \nil y a une bu\u00e9e d'eau chaude qui est terrible et qui \nvous perd les yeux. Elle revenait \u00e0 sept heures du \nsoir, et se couchait bien vite; elle \u00e9tait si fatigu\u00e9e. Son \nmari la battait. Elle est morte. Nous n'avons pas \u00e9t\u00e9 \nbien heureux. C'\u00e9tait une brave fille qui n'allait pas au \nbal, qui \u00e9tait bien tranquille. Je me rappelle un mardi \ngras o\u00f9 elle \u00e9tait couch\u00e9e \u00e0 huit heures. Voil\u00e0. Je dis vrai. Vous n'avez qu'\u00e0 demander. Ah, bien oui, \ndemander! que je suis b\u00eate! Paris, c'est un gouffre. \nQui est-ce qui conna\u00eet le p\u00e8re Champmathieu? \nPourtant je vous dis monsieur Baloup. Voyez chez \nmonsieur Baloup. Apr\u00e8s \u00e7a, je ne sais pas ce qu'on \nme veut. \nL'homme se tut, et resta debout. Il avait dit ces \nchoses d'une voix haute, rapide, rauque, dure et \nenrou\u00e9e, avec une sorte de na\u00efvet\u00e9 irrit\u00e9e et sauvage. \nUne fois il s'\u00e9tait interrompu pour saluer quelqu'un \ndans la foule. Les esp\u00e8ces d'affirmations qu'il \nsemblait jeter au hasard devant lui, lui venaient \ncomme des hoquets, et il ajoutait \u00e0 chacune d'elles le \ngeste d'un b\u00fbcheron qui fend du bois. Quand il eut \nfini, l'auditoire \u00e9clata de rire. Il regarda le public, et \nvoyant qu'on riait, et ne comprenant pas, il se mit \u00e0 \nrire lui-m\u00eame. \nCela \u00e9tait sinistre. \nLe pr\u00e9sident, homme attentif et bienveillant, \u00e9leva \nla voix. \nIl rappela \u00e0 \u00abmessieurs les jur\u00e9s\u00bb que \u00able sieur \nBaloup, l'ancien ma\u00eetre charron chez lequel l'accus\u00e9 \ndisait avoir servi, avait \u00e9t\u00e9 inutilement cit\u00e9. Il \u00e9tait en \nfaillite et n'avait pu \u00eatre retrouv\u00e9.\u00bb Puis se tournant vers l'accus\u00e9, il l'engagea \u00e0 \u00e9couter ce qu'il allait lui \ndire et ajouta : \n\u2013 Vous \u00eates dans une situation o\u00f9 il faut r\u00e9fl\u00e9chir. \nLes pr\u00e9somptions les plus graves p\u00e8sent sur vous et \npeuvent entra\u00eener des cons\u00e9quences capitales. \nAccus\u00e9, dans votre int\u00e9r\u00eat, je vous interpelle une \nderni\u00e8re fois, expliquez-vous clairement sur ces deux \nfaits : \u2013 Premi\u00e8rement, avez-vous, oui ou non, \nfranchi le mur du clos Pierron, cass\u00e9 la branche et \nvol\u00e9 les pommes, c'est-\u00e0-dire commis le crime de vol \navec escalade? Deuxi\u00e8mement, oui ou non, \u00eates-vous \nle for\u00e7at lib\u00e9r\u00e9 Jean Valjean? \nL'accus\u00e9 secoua la t\u00eate d'un air capable, comme un \nhomme qui a bien compris et qui sait ce qu'il va \nr\u00e9pondre. Il ouvrit la bouche, se tourna vers le \npr\u00e9sident et dit : \n\u2013 D'abord... \nPuis il regarda son bonnet, il regarda le plafond, et \nse tut. \n\u2013 Accus\u00e9, reprit l'avocat g\u00e9n\u00e9ral d'une voix s\u00e9v\u00e8re, \nfaites attention. Vous ne r\u00e9pondez \u00e0 rien de ce qu'on \nvous demande. Votre trouble vous condamne. Il est \n\u00e9vident que vous ne vous appelez pas \nChampmathieu, que vous \u00eates le for\u00e7at Jean Valjean \ncach\u00e9 d'abord sous le nom de Jean Mathieu qui \u00e9tait le nom de sa m\u00e8re, que vous \u00eates all\u00e9 en Auvergne, \nque vous \u00eates n\u00e9 \u00e0 Faverolles o\u00f9 vous avez \u00e9t\u00e9 \n\u00e9mondeur. Il est \u00e9vident que vous avez vol\u00e9 avec \nescalade des pommes m\u00fbres dans le clos Pierron. \nMessieurs les jur\u00e9s appr\u00e9cieront. \nL'accus\u00e9 avait fini par se rasseoir; il se leva \nbrusquement quand l'avocat g\u00e9n\u00e9ral eut fini, et il \ns'\u00e9cria : \n\u2013 Vous \u00eates tr\u00e8s m\u00e9chant, vous! Voil\u00e0 ce que je \nvoulais dire. Je ne trouvais pas d'abord. Je n'ai rien \nvol\u00e9, je suis un homme qui ne mange pas tous les \njours. Je venais d'Ailly, je marchais dans le pays apr\u00e8s \nune ond\u00e9e qui avait fait la campagne toute jaune, \nm\u00eame que les mares d\u00e9bordaient et qu'il ne sortait \nplus des sables que de petits brins d'herbe au bord de \nla route, j'ai trouv\u00e9 une branche cass\u00e9e par terre o\u00f9 il \ny avait des pommes, j'ai ramass\u00e9 la branche sans \nsavoir qu'elle me ferait arriver de la peine. Il y a trois \nmois que je suis en prison et qu'on me trimballe. \nApr\u00e8s \u00e7a, je ne peux pas dire, on parle contre moi, on \nme dit : r\u00e9pondez! le gendarme, qui est bon enfant, \nme pousse le coude et me dit tout bas : r\u00e9ponds \ndonc. Je ne sais pas expliquer, moi, je n'ai pas fait les \n\u00e9tudes, je suis un pauvre homme. Voil\u00e0 ce qu'on a \ntort de ne pas voir. Je n'ai pas vol\u00e9, j'ai ramass\u00e9 par terre des choses qu'il y avait. Vous dites Jean Valjean, \nJean Mathieu! Je ne connais pas ces personnes-l\u00e0. \nC'est des villageois. J'ai travaill\u00e9 chez monsieur \nBaloup, boulevard de l'H\u00f4pital. Je m'appelle \nChampmathieu. Vous \u00eates bien malins de me dire o\u00f9 \nje suis n\u00e9. Moi, je l'ignore. Tout le monde n'a pas des \nmaisons pour y venir au monde. Ce serait trop \ncommode. Je crois que mon p\u00e8re et ma m\u00e8re \u00e9taient \ndes gens qui allaient sur les routes. Je ne sais pas \nd'ailleurs. Quand j'\u00e9tais enfant, on m'appelait Petit, \nmaintenant on m'appelle Vieux. Voil\u00e0 mes noms de \nbapt\u00eame. Prenez \u00e7a comme vous voudrez. J'ai \u00e9t\u00e9 en \nAuvergne, j'ai \u00e9t\u00e9 \u00e0 Faverolles. Pardi! Eh bien? est-ce \nqu'on ne peut pas avoir \u00e9t\u00e9 en Auvergne et avoir \u00e9t\u00e9 \n\u00e0 Faverolles sans avoir \u00e9t\u00e9 aux gal\u00e8res? Je vous dis \nque je n'ai pas vol\u00e9, et que je suis le p\u00e8re \nChampmathieu. J'ai \u00e9t\u00e9 chez monsieur Baloup, j'ai \u00e9t\u00e9 \ndomicili\u00e9. Vous m'ennuyez avec vos b\u00eatises \u00e0 la fin! \nPourquoi donc est-ce que le monde est apr\u00e8s moi \ncomme des acharn\u00e9s! \nL'avocat g\u00e9n\u00e9ral \u00e9tait demeur\u00e9 debout; il s'adressa \nau pr\u00e9sident : \n\u2013 Monsieur le pr\u00e9sident, en pr\u00e9sence des \nd\u00e9n\u00e9gations confuses, mais fort habiles, de l'accus\u00e9, \nqui voudrait bien se faire passer pour idiot, mais qui n'y parviendra pas, \u2013 nous l'en pr\u00e9venons, \u2013 nous \nrequ\u00e9rons qu'il vous plaise et qu'il plaise \u00e0 la cour \nappeler de nouveau dans cette enceinte les \ncondamn\u00e9s Brevet, Cochepaille et Chenildieu et \nl'inspecteur de police Javert, et les interpeller une \nderni\u00e8re fois sur l'identit\u00e9 de l'accus\u00e9 avec le for\u00e7at \nJean Valjean. \n\u2013 Je fais remarquer \u00e0 monsieur l'avocat g\u00e9n\u00e9ral, dit \nle pr\u00e9sident, que l'inspecteur de police Javert, rappel\u00e9 \npar ses fonctions au chef-lieu d'un arrondissement \nvoisin, a quitt\u00e9 l'audience et m\u00eame la ville, aussit\u00f4t sa \nd\u00e9position faite. Nous lui en avons accord\u00e9 \nl'autorisation, avec l'agr\u00e9ment de monsieur l'avocat \ng\u00e9n\u00e9ral et du d\u00e9fenseur de l'accus\u00e9. \n\u2013 C'est juste, monsieur le pr\u00e9sident, reprit l'avocat \ng\u00e9n\u00e9ral. En l'absence du sieur Javert, je crois devoir \nrappeler \u00e0 messieurs les jur\u00e9s ce qu'il a dit ici-m\u00eame il \ny a peu d'heures. Javert est un homme estim\u00e9 qui \nhonore par sa rigoureuse et stricte probit\u00e9 des \nfonctions inf\u00e9rieures, mais importantes. Voici en \nquels termes il a d\u00e9pos\u00e9 : \u2013 \u00abJe n'ai pas m\u00eame besoin \ndes pr\u00e9somptions morales et des preuves mat\u00e9rielles \nqui d\u00e9mentent les d\u00e9n\u00e9gations de l'accus\u00e9. Je le \nreconnais parfaitement. Cet homme ne s'appelle pas \nChampmathieu; c'est un ancien for\u00e7at tr\u00e8s m\u00e9chant et tr\u00e8s redout\u00e9 nomm\u00e9 Jean Valjean. On ne l'a lib\u00e9r\u00e9 \n\u00e0 l'expiration de sa peine qu'avec un extr\u00eame regret. Il \na subi dix-neuf ans de travaux forc\u00e9s pour vol \nqualifi\u00e9. Il avait cinq ou six fois tent\u00e9 de s'\u00e9vader. \nOutre le vol Petit-Gervais et le vol Pierron, je le \nsoup\u00e7onne encore d'un vol commis chez sa grandeur \nle d\u00e9funt \u00e9v\u00eaque de Digne. Je l'ai souvent vu, \u00e0 \nl'\u00e9poque o\u00f9 j'\u00e9tais adjudant-garde-chiourme au bagne \nde Toulon. Je r\u00e9p\u00e8te que je le reconnais \nparfaitement.\u00bb \nCette d\u00e9claration si pr\u00e9cise parut produire une vive \nimpression sur le public et le jury. L'avocat g\u00e9n\u00e9ral \ntermina en insistant pour qu'\u00e0 d\u00e9faut de Javert, les \ntrois t\u00e9moins Brevet, Chenildieu et Cochepaille \nfussent entendus de nouveau et interpell\u00e9s \nsolennellement. \nLe pr\u00e9sident transmit un ordre \u00e0 un huissier et un \nmoment apr\u00e8s la porte de la chambre des t\u00e9moins \ns'ouvrit. L'huissier, accompagn\u00e9 d'un gendarme pr\u00eat \u00e0 \nlui pr\u00eater main-forte, introduisit le condamn\u00e9 Brevet. \nL'auditoire \u00e9tait en suspens et toutes les poitrines \npalpitaient comme si elles n'eussent eu qu'une seule \n\u00e2me. \nL'ancien for\u00e7at Brevet portait la veste noire et \ngrise des maisons centrales. Brevet \u00e9tait un personnage d'une soixantaine d'ann\u00e9es qui avait une \nesp\u00e8ce de figure d'homme d'affaires et l'air d'un \ncoquin. Cela va quelquefois ensemble. Il \u00e9tait devenu, \ndans la prison o\u00f9 de nouveaux m\u00e9faits l'avaient \nramen\u00e9, quelque chose comme guichetier. C'\u00e9tait un \nhomme dont les chefs disaient : Il cherche \u00e0 se \nrendre utile. Les aum\u00f4niers portaient bon t\u00e9moignage \nde ses habitudes religieuses. Il ne faut pas oublier que \nceci se passait sous la restauration. \n\u2013 Brevet, dit le pr\u00e9sident, vous avez subi une \ncondamnation infamante et vous ne pouvez pr\u00eater \nserment. \nBrevet baissa les yeux. \n\u2013 Cependant, reprit le pr\u00e9sident, m\u00eame dans \nl'homme que la loi a d\u00e9grad\u00e9, il peut rester, quand la \npiti\u00e9 divine le permet, un sentiment d'honneur et \nd'\u00e9quit\u00e9. C'est \u00e0 ce sentiment que je fais appel \u00e0 cette \nheure d\u00e9cisive. S'il existe encore en vous, et je \nl'esp\u00e8re, r\u00e9fl\u00e9chissez avant de me r\u00e9pondre, \nconsid\u00e9rez d'une part cet homme qu'un mot de vous \npeut perdre, d'autre part la justice qu'un mot de vous \npeut \u00e9clairer. L'instant est solennel, et il est toujours \ntemps de vous r\u00e9tracter, si vous croyez vous \u00eatre \ntromp\u00e9. \u2013 Accus\u00e9, levez-vous. \u2013 Brevet, regardez \nbien l'accus\u00e9, recueillez vos souvenirs, et dites-nous, en votre \u00e2me et conscience, si vous persistez \u00e0 \nreconna\u00eetre cet homme pour votre ancien camarade \nde bagne Jean Valjean. \nBrevet regarda l'accus\u00e9, puis se retourna vers la \ncour. \n\u2013 Oui, monsieur le pr\u00e9sident. C'est moi qui l'ai \nreconnu le premier et je persiste. Cet homme est Jean \nValjean, entr\u00e9 \u00e0 Toulon en 1796 et sorti en 1815. Je \nsuis sorti l'an d'apr\u00e8s. Il a l'air d'une brute maintenant; \nalors ce serait que l'\u00e2ge l'a abruti; au bagne il \u00e9tait \nsournois. Je le reconnais positivement. \n\u2013 Allez vous asseoir, dit le pr\u00e9sident. Accus\u00e9, \nrestez debout. \nOn introduisit Chenildieu, for\u00e7at \u00e0 vie, comme \nl'indiquaient sa casaque rouge et son bonnet vert. Il \nsubissait sa peine au bagne de Toulon, d'o\u00f9 on l'avait \nextrait pour cette affaire. C'\u00e9tait un petit homme \nd'environ cinquante ans, vif, rid\u00e9, ch\u00e9tif, jaune, \neffront\u00e9, fi\u00e9vreux, qui avait dans tous ses membres et \ndans toute sa personne une sorte de faiblesse \nmaladive et dans le regard une force immense. Ses \ncompagnons du bagne l'avaient surnomm\u00e9 Je-nie-\nDieu. \nLe pr\u00e9sident lui adressa \u00e0 peu pr\u00e8s les m\u00eames \nparoles qu'\u00e0 Brevet. Au moment o\u00f9 il lui rappela que son infamie lui \u00f4tait le droit de pr\u00eater serment, \nChenildieu leva la t\u00eate et regarda la foule en face. Le \npr\u00e9sident l'invita \u00e0 se recueillir et lui demanda, \ncomme \u00e0 Brevet, s'il persistait \u00e0 reconna\u00eetre l'accus\u00e9. \nChenildieu \u00e9clata de rire. \n\u2013 Pardine! si je le reconnais! nous avons \u00e9t\u00e9 cinq \nans attach\u00e9s \u00e0 la m\u00eame cha\u00eene. Tu boudes donc, mon \nvieux? \n\u2013 Allez vous asseoir, dit le pr\u00e9sident. \nL'huissier amena Cochepaille. Cet autre condamn\u00e9 \n\u00e0 perp\u00e9tuit\u00e9, venu du bagne et v\u00eatu de rouge comme \nChenildieu, \u00e9tait un paysan de Lourdes et un demi-\nours des Pyr\u00e9n\u00e9es. Il avait gard\u00e9 des troupeaux dans \nla montagne, et de p\u00e2tre il avait gliss\u00e9 brigand. \nCochepaille n'\u00e9tait pas moins sauvage et paraissait \nplus stupide encore que l'accus\u00e9. C'\u00e9tait un de ces \nmalheureux hommes que la nature \u00e0 \u00e9bauch\u00e9s en \nb\u00eates fauves et que la soci\u00e9t\u00e9 termine en gal\u00e9riens. \nLe pr\u00e9sident essaya de le remuer par quelques \nparoles path\u00e9tiques et graves et lui demanda, comme \naux deux autres, s'il persistait, sans h\u00e9sitation et sans \ntrouble, \u00e0 reconna\u00eetre l'homme debout devant lui. \n\u2013 C'est Jean Valjean, dit Cochepaille. M\u00eame qu'on \nl'appelait Jean- le-Cric, tant il \u00e9tait fort. Chacune des affirmations de ces trois hommes, \n\u00e9videmment sinc\u00e8res et de bonne foi, avait soulev\u00e9 \ndans l'auditoire un murmure de f\u00e2cheux augure pour \nl'accus\u00e9, murmure qui croissait et se prolongeait plus \nlongtemps chaque fois qu'une d\u00e9claration nouvelle \nvenait s'ajouter \u00e0 la pr\u00e9c\u00e9dente. L'accus\u00e9, lui, les avait \n\u00e9cout\u00e9es avec ce visage \u00e9tonn\u00e9 qui, selon l'accusation, \n\u00e9tait son principal moyen de d\u00e9fense. A la premi\u00e8re, \nles gendarmes ses voisins l'avaient entendu \ngrommeler entre ses dents : Ah bien! en voil\u00e0 un! \nApr\u00e8s la seconde il dit un peu plus haut, d'un air \npresque satisfait : Bon! A la troisi\u00e8me il s'\u00e9cria : \nFameux! \nLe pr\u00e9sident l'interpella : \n\u2013 Accus\u00e9, vous avez entendu. Qu'avez-vous \u00e0 \ndire? \nIl r\u00e9pondit : \n\u2013 Je dis \u2013 Fameux! \nUne rumeur \u00e9clata dans le public et gagna presque \nle jury. Il \u00e9tait \u00e9vident que l'homme \u00e9tait perdu. \n\u2013 Huissiers, dit le pr\u00e9sident, faites faire silence. Je \nvais clore les d\u00e9bats. \nEn ce moment un mouvement se fit tout \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du \npr\u00e9sident. On entendit une voix qui criait : \u2013 Brevet, Chenildieu, Cochepaille! regardez de ce \nc\u00f4t\u00e9-ci. \nTous ceux qui entendirent cette voix se sentirent \nglac\u00e9s, tant elle \u00e9tait lamentable et terrible. Les yeux \nse tourn\u00e8rent vers le point d'o\u00f9 elle venait. Un \nhomme, plac\u00e9 parmi les spectateurs privil\u00e9gi\u00e9s qui \n\u00e9taient assis derri\u00e8re la cour, venait de se lever, avait \npouss\u00e9 la porte \u00e0 hauteur d'appui qui s\u00e9parait le \ntribunal du pr\u00e9toire, et \u00e9tait debout au milieu de la \nsalle. Le pr\u00e9sident, l'avocat g\u00e9n\u00e9ral, M. Bamatabois, \nvingt personnes, le reconnurent, et s'\u00e9cri\u00e8rent \u00e0 la \nfois : \n\u2013 Monsieur Madeleine! \n \n \n \n \nI, 7, 11 \n \n \n \n \n \nChampmathieu de plus en plus \n\u00e9tonn\u00e9 \n \n \n \n \n \nC'\u00e9tait lui en effet. La lampe du greffier \u00e9clairait \nson visage. Il tenait son chapeau \u00e0 la main, il n'y avait \naucun d\u00e9sordre dans ses v\u00eatements, sa redingote \u00e9tait \nboutonn\u00e9e avec soin. Il \u00e9tait tr\u00e8s p\u00e2le et il tremblait \nl\u00e9g\u00e8rement. Ses cheveux, gris encore au moment de \nson arriv\u00e9e \u00e0 Arras, \u00e9taient maintenant tout \u00e0 fait \nblancs. Ils avaient blanchi depuis une heure qu'il \u00e9tait \nl\u00e0. Toutes les t\u00eates se dress\u00e8rent. La sensation fut \nindescriptible. Il y eut dans l'auditoire un instant \nd'h\u00e9sitation. La voix avait \u00e9t\u00e9 si poignante, l'homme \nqui \u00e9tait l\u00e0 paraissait si calme, qu'au premier abord on \nne comprit pas. On se demanda qui avait cri\u00e9. On ne \npouvait croire que ce f\u00fbt cet homme tranquille qui \ne\u00fbt jet\u00e9 ce cri effrayant. \nCette ind\u00e9cision ne dura que quelques secondes. \nAvant m\u00eame que le pr\u00e9sident et l'avocat g\u00e9n\u00e9ral \neussent pu dire un mot, avant que les gendarmes et \nles huissiers eussent pu faire un geste, l'homme que \ntous appelaient encore en ce moment M. Madeleine \ns'\u00e9tait avanc\u00e9 vers les t\u00e9moins Cochepaille, Brevet et \nChenildieu. \n\u2013 Vous ne me reconnaissez pas? dit-il. \nTous trois demeur\u00e8rent interdits et indiqu\u00e8rent par \nun signe de t\u00eate qu'ils ne le connaissaient point. \nCochepaille intimid\u00e9 fit le salut militaire. M. \nMadeleine se tourna vers les jur\u00e9s et vers la cour et \ndit d'une voix douce : \n\u2013 Messieurs les jur\u00e9s, faites rel\u00e2cher l'accus\u00e9. \nMonsieur le pr\u00e9sident, faites-moi arr\u00eater. L'homme \nque vous cherchez, ce n'est pas lui, c'est moi. Je suis \nJean Valjean. Pas une bouche ne respirait. A la premi\u00e8re \ncommotion de l'\u00e9tonnement avait succ\u00e9d\u00e9 un silence \nde s\u00e9pulcre. On sentait dans la salle cette esp\u00e8ce de \nterreur religieuse qui saisit la foule lorsque quelque \nchose de grand s'accomplit. \nCependant le visage du pr\u00e9sident s'\u00e9tait empreint \nde sympathie et de tristesse; il avait \u00e9chang\u00e9 un signe \nrapide avec l'avocat g\u00e9n\u00e9ral et quelques paroles \u00e0 voix \nbasse avec les conseillers assesseurs. Il s'adressa au \npublic, et demanda avec un accent qui fut compris de \ntous : \n\u2013 Y a-t-il un m\u00e9decin ici? \nL'avocat g\u00e9n\u00e9ral prit la parole : \n\u2013 Messieurs les jur\u00e9s, l'incident si \u00e9trange et si \ninattendu qui trouble l'audience ne nous inspire, ainsi \nqu'\u00e0 vous, qu'un sentiment que nous n'avons pas \nbesoin d'exprimer. Vous connaissez tous, au moins \nde r\u00e9putation, l'honorable monsieur Madeleine, maire \nde Montreuil-sur-mer. S'il y a un m\u00e9decin dans \nl'auditoire, nous nous joignons \u00e0 monsieur le \npr\u00e9sident pour le prier de vouloir bien assister \nmonsieur Madeleine et le reconduire \u00e0 sa demeure. \nM. Madeleine ne laissa point achever l'avocat \ng\u00e9n\u00e9ral. Il l'interrompit d'un accent plein de \nmansu\u00e9tude et d'autorit\u00e9. Voici les paroles qu'il pronon\u00e7a; les voici litt\u00e9ralement, telles qu'elles furent \n\u00e9crites imm\u00e9diatement apr\u00e8s l'audience par un des \nt\u00e9moins de cette sc\u00e8ne, telles qu'elles sont encore \ndans l'oreille de ceux qui les ont entendues, il y a pr\u00e8s \nde quarante ans aujourd'hui. \n\u2013 Je vous remercie, monsieur l'avocat g\u00e9n\u00e9ral, mais \nje ne suis pas fou. Vous allez voir. Vous \u00e9tiez sur le \npoint de commettre une grande erreur, l\u00e2chez cet \nhomme, j'accomplis un devoir, je suis ce malheureux \ncondamn\u00e9. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous \ndis la v\u00e9rit\u00e9. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui \nest l\u00e0-haut, le regarde, et cela suffit. Vous pouvez me \nprendre, puisque me voil\u00e0. J'avais pourtant fait de \nmon mieux. Je me suis cach\u00e9 sous un nom; je suis \ndevenu riche, je suis devenu maire; j'ai voulu rentrer \nparmi les honn\u00eates gens. Il para\u00eet que cela ne se peut \npas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas \ndire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on \nsaura. J'ai vol\u00e9 monseigneur l'\u00e9v\u00eaque, cela est vrai; j'ai \nvol\u00e9 Petit-Gervais, cela est vrai. On a eu raison de \nvous dire que Jean Valjean \u00e9tait un malheureux tr\u00e8s \nm\u00e9chant. Toute la faute n'est peut-\u00eatre pas \u00e0 lui. \nEcoutez, messieurs les juges, un homme aussi abaiss\u00e9 \nque moi n'a pas de remontrance \u00e0 faire \u00e0 la \nprovidence ni de conseil \u00e0 donner \u00e0 la soci\u00e9t\u00e9; mais voyez-vous, l'infamie d'o\u00f9 j'avais essay\u00e9 de sortir est \nune chose nuisible. Les gal\u00e8res font le gal\u00e9rien. \nRecueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j'\u00e9tais \nun pauvre paysan tr\u00e8s peu intelligent, une esp\u00e8ce \nd'idiot; le bagne m'a chang\u00e9. J'\u00e9tais stupide, je suis \ndevenu m\u00e9chant; j'\u00e9tais b\u00fbche, je suis devenu tison. \nPlus tard l'indulgence et la bont\u00e9 m'ont sauv\u00e9, \ncomme la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 m'avait perdu. Mais, pardon, vous \nne pouvez pas comprendre ce que je dis l\u00e0. Vous \ntrouverez chez moi, dans les cendres de la chemin\u00e9e, \nla pi\u00e8ce de quarante sous que j'ai vol\u00e9e il y a sept ans \n\u00e0 Petit-Gervais. Je n'ai plus rien \u00e0 ajouter. Prenez-\nmoi. Mon Dieu! monsieur l'avocat g\u00e9n\u00e9ral remue la \nt\u00eate, vous dites : M. Madeleine est devenu fou, vous \nne me croyez pas! Voil\u00e0 qui est affligeant. N'allez \npoint condamner cet homme au moins! Quoi! ceux-ci \nne me reconnaissent pas! Je voudrais que Javert f\u00fbt \nici. Il me reconna\u00eetrait, lui! \nRien ne pourrait rendre ce qu'il y avait de \nm\u00e9lancolie bienveillante et sombre dans l'accent qui \naccompagnait ces paroles. \nIl se tourna vers les trois for\u00e7ats : \n\u2013 Eh bien, je vous reconnais, moi! Brevet! vous \nrappelez-vous... \nIl s'interrompit, h\u00e9sita un moment, et dit : \u2013 Te rappelles-tu ces bretelles en tricot \u00e0 damier \nque tu avais au bagne? \nBrevet eut comme une secousse de surprise et le \nregarda de la t\u00eate aux pieds d'un air effray\u00e9. Lui \ncontinua : \n\u2013 Chenildieu, qui te surnommais toi-m\u00eame Je-nie-\nDieu, tu as toute l'\u00e9paule droite br\u00fbl\u00e9e \nprofond\u00e9ment, parce que tu t'es couch\u00e9 un jour \nl'\u00e9paule sur un r\u00e9chaud plein de braise, pour effacer \nles trois lettres T. F. P., qu'on y voit toujours \ncependant. R\u00e9ponds, est-ce vrai? \n\u2013 C'est vrai, dit Chenildieu. \nIl s'adressa \u00e0 Cochepaille : \n\u2013 Cochepaille, tu as pr\u00e8s de la saign\u00e9e du bras \ngauche une date grav\u00e9e en lettres bleues avec de la \npoudre br\u00fbl\u00e9e. Cette date, c'est celle du \nd\u00e9barquement de l'empereur \u00e0 Cannes, 1er mars 1815 . \nRel\u00e8ve ta manche. \nCochepaille releva sa manche, tous les regards se \npench\u00e8rent autour de lui sur son bras nu. Un \ngendarme approcha une lampe; la date y \u00e9tait. \nLe malheureux homme se tourna vers l'auditoire et \nvers les juges avec un sourire dont ceux qui l'ont vu \nsont encore navr\u00e9s lorsqu'ils y songent. C'\u00e9tait le sourire du triomphe, c'\u00e9tait aussi le sourire du \nd\u00e9sespoir. \n\u2013 Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean. \nIl n'y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni \naccusateurs, ni gendarmes; il n'y avait que des yeux \nfixes et des c\u0153urs \u00e9mus. Personne ne se rappelait \nplus le r\u00f4le que chacun pouvait avoir \u00e0 jouer; l'avocat \ng\u00e9n\u00e9ral oubliait qu'il \u00e9tait l\u00e0 pour requ\u00e9rir, le \npr\u00e9sident qu'il \u00e9tait l\u00e0 pour pr\u00e9sider, le d\u00e9fenseur qu'il \n\u00e9tait l\u00e0 pour d\u00e9fendre. Chose frappante, aucune \nquestion ne fut faite, aucune autorit\u00e9 n'intervint. Le \npropre des spectacles sublimes, c'est de prendre \ntoutes les \u00e2mes et de faire de tous les t\u00e9moins des \nspectateurs. Aucun peut-\u00eatre ne se rendait compte de \nce qu'il \u00e9prouvait; aucun, sans doute, ne se disait qu'il \nvoyait resplendir l\u00e0 une grande lumi\u00e8re; tous \nint\u00e9rieurement se sentaient \u00e9blouis. \nIl \u00e9tait \u00e9vident qu'on avait sous les yeux Jean \nValjean. Cela rayonnait. L'apparition de cet homme \navait suffi pour remplir de clart\u00e9 cette aventure si \nobscure le moment d'auparavant. Sans qu'il f\u00fbt \nbesoin d'aucune explication d\u00e9sormais, toute cette \nfoule, comme par une sorte de r\u00e9v\u00e9lation \u00e9lectrique, \ncomprit tout de suite et d'un seul coup d'\u0153il cette \nsimple et magnifique histoire d'un homme qui se livrait pour qu'un autre homme ne f\u00fbt pas condamn\u00e9 \n\u00e0 sa place. Les d\u00e9tails, les h\u00e9sitations, les petites \nr\u00e9sistances possibles se perdirent dans ce vaste fait \nlumineux. \nImpression qui passa vite, mais qui dans l'instant \nfut irr\u00e9sistible. \n\u2013 Je ne veux pas d\u00e9ranger davantage l'audience, \nreprit Jean Valjean. Je m'en vais, puisqu'on ne \nm'arr\u00eate pas. J'ai plusieurs choses \u00e0 faire. Monsieur \nl'avocat g\u00e9n\u00e9ral sait qui je suis, il sait o\u00f9 je vais, il me \nfera arr\u00eater quand il voudra. \nIl se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne \ns'\u00e9leva, pas un bras ne s'\u00e9tendit pour l'emp\u00eacher. \nTous s'\u00e9cart\u00e8rent. Il avait en ce moment ce je ne sais \nquoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se \nrangent devant un homme. Il traversa la foule \u00e0 pas \nlents. On n'a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est \ncertain que la porte se trouva ouverte lorsqu'il y \nparvint. Arriv\u00e9 l\u00e0, il se retourna et dit : \n\u2013 Monsieur l'avocat g\u00e9n\u00e9ral, je reste \u00e0 votre \ndisposition. \nPuis il s'adressa \u00e0 l'auditoire : \n\u2013 Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me \ntrouvez digne de piti\u00e9, n'est-ce pas? Mon Dieu! \nquand je pense \u00e0 ce que j'ai \u00e9t\u00e9 sur le point de faire, je me trouve digne d'envie. Cependant j'aurais mieux \naim\u00e9 que tout ceci n'arriv\u00e2t pas. \nIl sortit, et la porte se referma comme elle avait \u00e9t\u00e9 \nouverte, car ceux qui font de certaines choses \nsouveraines sont toujours s\u00fbrs d'\u00eatre servis par \nquelqu'un dans la foule. \nMoins d'une heure apr\u00e8s, le verdict du jury \nd\u00e9chargeait de toute accusation le nomm\u00e9 \nChampmathieu; et Champmathieu, mis en libert\u00e9 \nimm\u00e9diatement, s'en allait stup\u00e9fait, croyant tous les \nhommes fous et ne comprenant rien \u00e0 cette vision. \n \n \n \n \nLIVRE HUITI\u00c8ME \n \n \nCONTRE-COUP \n \n \n \n \nI, 8, 1 \n \n \n \n \n \nDans quel miroir M. Madeleine \nregarde ses cheveux \n \n \n \n \n \nLe jour commen\u00e7ait \u00e0 poindre. Fantine avait eu \nune nuit de fi\u00e8vre et d'insomnie, pleine d'ailleurs \nd'images heureuses; au matin, elle s'endormit. La \ns\u0153ur Simplice qui l'avait veill\u00e9e profita de ce sommeil \npour aller pr\u00e9parer une nouvelle potion de quinquina. \nLa digne s\u0153ur \u00e9tait depuis quelques instants dans le \nlaboratoire de l'infirmerie, pench\u00e9e sur ses drogues et \nsur ses fioles et regardant de tr\u00e8s pr\u00e8s \u00e0 cause de cette brume que le cr\u00e9puscule r\u00e9pand sur les objets. Tout \u00e0 \ncoup elle tourna la t\u00eate et fit un l\u00e9ger cri. M. \nMadeleine \u00e9tait devant elle. Il venait d'entrer \nsilencieusement. \n\u2013 C'est vous, monsieur le maire! s'\u00e9cria-t-elle. \nIl r\u00e9pondit, \u00e0 voix basse : \n\u2013 Comment va cette pauvre femme? \n\u2013 Pas mal en ce moment. Mais nous avons \u00e9t\u00e9 \nbien inquiets, allez! \nElle lui expliqua ce qui s'\u00e9tait pass\u00e9, que Fantine \n\u00e9tait bien mal la veille et que maintenant elle \u00e9tait \nmieux, parce qu'elle croyait que monsieur le maire \n\u00e9tait all\u00e9 chercher son enfant \u00e0 Montfermeil. La s\u0153ur \nn'osa pas interroger monsieur le maire, mais elle vit \nbien \u00e0 son air que ce n'\u00e9tait point de l\u00e0 qu'il venait. \n\u2013 Tout cela est bien, dit-il, vous avez eu raison de \nne pas la d\u00e9tromper. \n\u2013 Oui, reprit la s\u0153ur, mais maintenant, monsieur le \nmaire, qu'elle va vous voir et qu'elle ne verra pas son \nenfant, que lui dirons-nous? \nIl resta un moment r\u00eaveur. \n\u2013 Dieu nous inspirera, dit-il. \n\u2013 On ne pourrait cependant pas mentir, murmura \nla s\u0153ur \u00e0 demi -voix. Le plein jour s\u2019\u00e9tait fait dans la chambre. Il \n\u00e9clairait en face le visage de M. Madeleine. Le hasard \nfit que la s\u0153ur leva les yeux. \n\u2013 Mon Dieu, monsieur! s'\u00e9cria-t-elle, que vous est-\nil donc arriv\u00e9? vos cheveux sont tout blancs! \n\u2013 Blancs! dit-il. \nLa s\u0153ur Simplice n'avait point de miroir; elle \nfouilla dans une trousse et en tira une petite glace \ndont se servait le m\u00e9decin de l'infirmerie pour \nconstater qu'un malade \u00e9tait mort et ne respirait plus. \nM. Madeleine prit la glace, y consid\u00e9ra ses cheveux et \ndit : Tiens! \nIl pronon\u00e7a ce mot avec indiff\u00e9rence et comme s'il \npensait \u00e0 autre chose. \nLa s\u0153ur se sentit glac\u00e9e par je ne sais quoi \nd'inconnu qu'elle entrevoyait dans tout ceci. \nIl demanda : \n\u2013 Puis-je la voir? \n\u2013 Est-ce que monsieur le maire ne lui fera pas \nrevenir son enfant? dit la s\u0153ur, osant \u00e0 peine \nhasarder une question. \n\u2013 Sans doute, mais il faut au moins deux ou trois \njours. \n\u2013 Si elle ne voyait pas monsieur le maire d'ici l\u00e0, \nreprit timidement la s\u0153ur, elle ne saurait pas que monsieur le maire est de retour, il serait ais\u00e9 de lui \nfaire prendre patience, et quand l'enfant arriverait, \nelle penserait tout naturellement que monsieur le \nmaire est arriv\u00e9 avec l'enfant. On n'aurait pas de \nmensonge \u00e0 faire. \nM. Madeleine parut r\u00e9fl\u00e9chir quelques instants, \npuis il dit avec sa gravit\u00e9 calme : \n\u2013 Non, ma s\u0153ur, il faut que je la voie. Je suis peut -\n\u00eatre press\u00e9. \nLa religieuse ne sembla pas remarquer ce mot, \n\u00abpeut-\u00eatre\u00bb, qui donnait un sens obscur et singulier \naux paroles de M. le maire. Elle r\u00e9pondit en baissant \nles yeux et la voix respectueusement : \n\u2013 En ce cas, elle repose, mais monsieur le maire \npeut entrer. \nIl fit quelques observations sur une porte qui \nfermait mal, et dont le bruit pouvait r\u00e9veiller la \nmalade, puis il entra dans la chambre de Fantine, \ns'approcha du lit et entr\u2019ouvrit les rideaux. Elle \ndormait. Son souffle sortait de sa poitrine avec ce \nbruit tragique qui est propre \u00e0 ces maladies, et qui \nnavre les pauvres m\u00e8res lorsqu'elles veillent la nuit \npr\u00e8s de leur enfant condamn\u00e9 et endormi. Mais cette \nrespiration p\u00e9nible troublait \u00e0 peine une sorte de \ns\u00e9r\u00e9nit\u00e9 ineffable, r\u00e9pandue sur son visage, qui la transfigurait dans son sommeil. Sa p\u00e2leur \u00e9tait \ndevenue de la blancheur; ses joues \u00e9taient vermeilles. \nSes longs cils blonds, la seule beaut\u00e9 qui lui f\u00fbt rest\u00e9e \nde sa virginit\u00e9 et de sa jeunesse, palpitaient tout en \ndemeurant clos et baiss\u00e9s. Toute sa personne \ntremblait de je ne sais quel d\u00e9ploiement d'ailes pr\u00eates \n\u00e0 s'entrouvrir et \u00e0 l'emporter, qu'on sentait fr\u00e9mir, \nmais qu'on ne voyait pas. A la voir ainsi, on n'e\u00fbt \njamais pu croire que c'\u00e9tait l\u00e0 une malade presque \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e. Elle ressemblait plut\u00f4t \u00e0 ce qui va \ns'envoler qu'\u00e0 ce qui va mourir. \nLa branche, lorsqu'une main s'approche pour \nd\u00e9tacher la fleur, frissonne, et semble \u00e0 la fois se \nd\u00e9rober et s'offrir. Le corps humain a quelque chose \nde ce tressaillement, quand arrive l'instant o\u00f9 les \ndoigts myst\u00e9rieux de la mort vont cueillir l'\u00e2me. \nM. Madeleine resta quelque temps immobile pr\u00e8s \nde ce lit, regardant tour \u00e0 tour la malade et le crucifix, \ncomme il faisait, deux mois auparavant, le jour o\u00f9 il \n\u00e9tait venu pour la premi\u00e8re fois la voir dans cet asile. \nIls \u00e9taient encore l\u00e0 tous les deux dans la m\u00eame \nattitude, elle dormant, lui priant; seulement \nmaintenant, depuis ces deux mois \u00e9coul\u00e9s, elle avait \ndes cheveux gris et lui des cheveux blancs. La s\u0153ur n'\u00e9tait pas entr\u00e9e avec lui. Il se tenait pr\u00e8s \nde ce lit, debout, le doigt sur la bouche, comme s'il y \ne\u00fbt eu dans la chambre quelqu'un \u00e0 faire taire. \nElle ouvrit les yeux, le vit, et dit paisiblement, avec \nun sourire : \n\u2013 Et Cosette? \n \n \n \n \nI, 8, 2 \n \n \n \n \n \nFantine heureuse \n \n \n \n \n \n \nElle n'eut pas un mouvement de surprise, ni un \nmouvement de joie; elle \u00e9tait la joie m\u00eame. Cette \nsimple question : \u2013 Et Cosette? fut faite avec une foi \nsi profonde, avec tant de certitude, avec une absence \nsi compl\u00e8te d'inqui\u00e9tude et de doute, qu'il ne trouva \npas une parole. Elle continua : \n\u2013 Je savais que vous \u00e9tiez l\u00e0. Je dormais, mais je \nvous voyais. Il y a longtemps que je vous vois. Je vous ai suivi des yeux toute la nuit. Vous \u00e9tiez dans \nune gloire et vous aviez autour de vous toutes sortes \nde figures c\u00e9lestes. \nIl leva son regard vers le crucifix. \n\u2013 Mais, reprit-elle, dites-moi donc o\u00f9 est Cosette? \nPourquoi ne l'avoir pas mise sur mon lit pour le \nmoment o\u00f9 je m'\u00e9veillerais? \nIl r\u00e9pondit machinalement quelque chose qu'il n'a \njamais pu se rappeler plus tard. \nHeureusement le m\u00e9decin, averti, \u00e9tait survenu. Il \nvint en aide \u00e0 M. Madeleine. \n\u2013 Mon enfant, dit le m\u00e9decin, calmez-vous. Votre \nenfant est l\u00e0. \nLes yeux de Fantine s'illumin\u00e8rent et couvrirent de \nclart\u00e9 tout son visage. Elle joignit les mains avec une \nexpression qui contenait tout ce que la pri\u00e8re peut \navoir \u00e0 la fois de plus violent et de plus doux : \n\u2013 Oh! s'\u00e9cria-t-elle, apportez-la moi! \nTouchante illusion de m\u00e8re! Cosette \u00e9tait toujours \npour elle le petit enfant qu'on apporte. \n\u2013 Pas encore, reprit le m\u00e9decin, pas en ce moment. \nVous avez un reste de fi\u00e8vre. La vue de votre enfant \nvous agiterait et vous ferait du mal. Il faut d'abord \nvous gu\u00e9rir. \nElle l'interrompit imp\u00e9tueusement. \u2013 Mais je suis gu\u00e9rie! je vous dis que je suis gu\u00e9rie. \nEst-il \u00e2ne, ce m\u00e9decin! Ah \u00e7\u00e0! je veux voir mon \nenfant, moi! \n\u2013 Vous voyez, dit le m\u00e9decin, comme vous vous \nemportez. Tant que vous serez ainsi, je m'opposerai \u00e0 \nce que vous ayez votre enfant. Il ne suffit pas de la \nvoir, il faut vivre pour elle. Quand vous serez \nraisonnable, je vous l'am\u00e8nerai moi-m\u00eame. \nLa pauvre m\u00e8re courba la t\u00eate. \n\u2013 Monsieur le m\u00e9decin, je vous demande pardon, \nje vous demande vraiment bien pardon. Autrefois je \nn'aurais pas parl\u00e9 comme je viens de faire, il m'est \narriv\u00e9 tant de malheurs que quelquefois je ne sais plus \nce que je dis. Je comprends, vous craignez l'\u00e9motion, \nj'attendrai tant que vous voudrez, mais je vous jure \nque cela ne m'aurait pas fait de mal de voir ma fille. \nJe la vois, je ne la quitte pas des yeux depuis hier au \nsoir. Savez-vous? on me l'apporterait maintenant que \nje me mettrais \u00e0 lui parler doucement. Voil\u00e0 tout. \nEst-ce que ce n'est pas bien naturel que j'aie envie de \nvoir mon enfant qu'on a \u00e9t\u00e9 me chercher expr\u00e8s \u00e0 \nMontfermeil? Je ne suis pas en col\u00e8re. Je sais bien \nque je vais \u00eatre heureuse. Toute la nuit j'ai vu des \nchoses blanches et des personnes qui me souriaient. \nQuand monsieur le m\u00e9decin voudra, il m'apportera ma Cosette. Je n'ai plus de fi\u00e8vre, puisque je suis \ngu\u00e9rie; je sens bien que je n'ai plus rien du tout; mais \nje vais faire comme si j'\u00e9tais malade et ne pas bouger \npour faire plaisir aux dames d'ici. Quand on verra que \nje suis bien tranquille, on dira : il faut lui donner son \nenfant. \nM. Madeleine s'\u00e9tait assis sur une chaise qui \u00e9tait \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 du lit. Elle se tourna vers lui; elle faisait \nvisiblement effort pour para\u00eetre calme et \u00abbien sage\u00bb, \ncomme elle disait dans cet affaiblissement de la \nmaladie qui ressemble \u00e0 l'enfance, afin que, la voyant \nsi paisible, on ne f\u00eet pas difficult\u00e9 de lui amener \nCosette. Cependant, tout en se contenant, elle ne \npouvait s'emp\u00eacher d'adresser \u00e0 M. Madeleine mille \nquestions. \n\u2013 Avez-vous fait un bon voyage, monsieur le \nmaire? Oh! comme vous \u00eates bon d'avoir \u00e9t\u00e9 me la \nchercher! Dites-moi seulement comment elle est. A-t-\nelle bien support\u00e9 la route? H\u00e9las! elle ne me \nreconna\u00eetra pas! Depuis le temps, elle m'a oubli\u00e9e, \npauvre chou! Les enfants, cela n'a pas de m\u00e9moire. \nC'est comme des oiseaux. Aujourd'hui cela voit une \nchose et demain une autre, et cela ne pense plus \u00e0 \nrien. Avait-elle du linge blanc seulement? Ces \nTh\u00e9nardier la tenaient-ils proprement? Comment la nourrissait-on? Oh! comme j'ai souffert, si vous \nsaviez! de me faire toutes ces questions-l\u00e0 dans le \ntemps de ma mis\u00e8re! Maintenant, c'est pass\u00e9! Je suis \njoyeuse! Oh! que je voudrais donc la voir! Monsieur \nle maire, l'avez-vous trouv\u00e9e jolie? N'est-ce pas \nqu'elle est belle, ma fille? Vous devez avoir eu bien \nfroid dans cette diligence! Est-ce qu'on ne pourrait \npas l'amener rien qu'un petit moment? On la \nremporterait tout de suite apr\u00e8s! Dites! vous qui \u00eates \nle ma\u00eetre, si vous vouliez? \nIl lui prit la main : \u2013 Cosette est belle, dit-il, \nCosette se porte bien, vous la verrez bient\u00f4t, mais \napaisez-vous. Vous parlez trop vivement, et puis \nvous sortez vos bras du lit, et cela vous fait tousser. \nEn effet des quintes de toux interrompaient \nFantine presque \u00e0 chaque mot. \nFantine ne murmura pas, elle craignait d'avoir \ncompromis par quelques plaintes trop passionn\u00e9es la \nconfiance qu'elle voulait inspirer, et elle se mit \u00e0 dire \ndes paroles indiff\u00e9rentes. \n\u2013 C'est assez joli, Montfermeil, n'est- ce-pas? L'\u00e9t\u00e9, \non va y faire des parties de plaisir. Ces Th\u00e9nardier \nfont-ils de bonnes affaires? Il ne passe pas grand \nmonde dans leur pays. C'est une esp\u00e8ce de gargote \nque cette auberge-l\u00e0. M. Madeleine lui tenait toujours la main, il la \nconsid\u00e9rait avec anxi\u00e9t\u00e9; il \u00e9tait \u00e9vident qu'il \u00e9tai t \nvenu pour lui dire des choses devant lesquelles sa \npens\u00e9e h\u00e9sitait maintenant. Le m\u00e9decin, sa visite \nfaite, s'\u00e9tait retir\u00e9. La s\u0153ur Simplice \u00e9tait seule rest\u00e9e \naupr\u00e8s d'eux. \nCependant, au milieu de ce silence, Fantine \ns'\u00e9cria : \n\u2013 Je l'entends! mon Dieu! je l'entends! \nElle \u00e9tendit le bras pour qu'on se t\u00fbt autour d'elle, \nretint son souffle, et se mit \u00e0 \u00e9couter avec \nravissement. \nIl y avait un enfant qui jouait dans la cour; l'enfant \nde la porti\u00e8re ou d'une ouvri\u00e8re quelconque. C'est l\u00e0 \nun de ces hasards qu'on retrouve toujours et qui \nsemblent faire partie de la myst\u00e9rieuse mise en sc\u00e8ne \ndes \u00e9v\u00e9nements lugubres. L'enfant, c'\u00e9tait une petite \nfille, allait, venait, courait pour se r\u00e9chauffer, riait et \nchantait \u00e0 haute voix. H\u00e9las! \u00e0 quoi les jeux des \nenfants ne se m\u00ealent-ils pas! C'\u00e9tait cette petite fille \nque Fantine entendait chanter. \n\u2013 Oh! reprit-elle, c'est ma Cosette! je reconnais sa \nvoix! \nL'enfant s'\u00e9loigna comme il \u00e9tait venu, la voix \ns'\u00e9teignit, Fantine \u00e9couta encore quelque temps, puis son visage s'assombrit, et M. Madeleine l'entendit qui \ndisait \u00e0 voix basse : \u2013 Comme ce m\u00e9decin est \nm\u00e9chant de ne pas me laisser voir ma fille! Il a une \nmauvaise figure, cet homme-l\u00e0! \nCependant le fond riant de ses id\u00e9es revint. Elle \ncontinua de se parler \u00e0 elle-m\u00eame, la t\u00eate sur \nl'oreiller : \u2013 Comme nous allons \u00eatre heureuses! Nous \naurons un petit jardin d'abord! monsieur Madeleine \nme l'a promis. Ma fille jouera dans le jardin. Elle doit \nsavoir ses lettres maintenant. Je la ferai \u00e9peler. Elle \ncourra dans l'herbe apr\u00e8s les papillons. Je la \nregarderai. Et puis, elle fera sa premi\u00e8re communion. \nAh \u00e7\u00e0! quand fera-t-elle sa premi\u00e8re communion? \nElle se mit \u00e0 compter sur ses doigts. \n\u2013... Un, deux, trois, quatre,... elle a sept ans. Dans \ncinq ans. Elle aura un voile blanc, des bas \u00e0 jour, elle \naura l'air d'une petite femme. O ma bonne s\u0153ur, \nvous ne savez pas comme je suis b\u00eate, voil\u00e0 que je \npense \u00e0 la premi\u00e8re communion de ma fille! \nEt elle se mit \u00e0 rire. \nIl avait quitt\u00e9 la main de Fantine. Il \u00e9coutait ces \nparoles comme on \u00e9coute un vent qui souffle, les \nyeux \u00e0 terre, l'esprit plong\u00e9 dans des r\u00e9flexions sans \nfond. Tout \u00e0 coup elle cessa de parler, cela lui fit lever machinalement la t\u00eate. Fantine \u00e9tait devenue \neffrayante. \nElle ne parlait plus, elle ne respirait plus; elle s'\u00e9tait \nsoulev\u00e9e \u00e0 demi sur son s\u00e9ant, son \u00e9paule maigre \nsortait de sa chemise, son visage, radieux le moment \nd'auparavant, \u00e9tait bl\u00eame, et elle paraissait fixer sur \nquelque chose de formidable, devant elle, \u00e0 l'autre \nextr\u00e9mit\u00e9 de la chambre, son \u0153il agra ndi par la \nterreur. \n\u2013 Mon Dieu! s'\u00e9cria-t-il. Qu'avez-vous, Fantine? \nElle ne r\u00e9pondit pas, elle ne quitta point des yeux \nl'objet quelconque qu'elle semblait voir, elle lui \ntoucha le bras d'une main et de l'autre lui fit signe de \nregarder derri\u00e8re lui. \nIl se retourna, et vit Javert. \n \n \n \n \nI, 8, 3 \n \n \n \n \n \nJavert content \n \n \n \n \n \nVoici ce qui s'\u00e9tait pass\u00e9. \nMinuit et demi venait de sonner, quand M. \nMadeleine \u00e9tait sorti de la salle des assises d'Arras. Il \n\u00e9tait rentr\u00e9 \u00e0 son auberge juste \u00e0 temps pour repartir \npar la malle-poste o\u00f9 l'on se rappelle qu'il avait retenu \nsa place. Un peu avant six heures du matin, il \u00e9tait \narriv\u00e9 \u00e0 Montreuil-sur-mer, et son premier soin avait \n\u00e9t\u00e9 de jeter \u00e0 la poste sa lettre \u00e0 M. Laffitte, puis \nd'entrer \u00e0 l'infirmerie et de voir Fantine. Cependant, \u00e0 peine avait-il quitt\u00e9 la salle \nd'audience de la cour d'assises, que l'avocat g\u00e9n\u00e9ral, \nrevenu du premier saisissement, avait pris la parole \npour d\u00e9plorer l'acte de folie de l'honorable maire de \nMontreuil-sur-mer, d\u00e9clarer que ses convictions \nn'\u00e9taient en rien modifi\u00e9es par cet incident bizarre \nqui s'\u00e9claircirait plus tard, et requ\u00e9rir, en attendant, la \ncondamnation de ce Champmathieu, \u00e9videmment le \nvrai Jean Valjean. La persistance de l'avocat g\u00e9n\u00e9ral \n\u00e9tait visiblement en contradiction avec le sentiment \nde tous, du public, de la cour et du jury. Le d\u00e9fenseur \navait eu peu de peine \u00e0 r\u00e9futer cette harangue et \u00e0 \n\u00e9tablir que, par suite des r\u00e9v\u00e9lations de M. Madeleine, \nc'est-\u00e0-dire du vrai Jean Valjean, la face de l'affaire \n\u00e9tait boulevers\u00e9e de fond en comble, et que le jury \nn'avait plus devant les yeux qu'un innocent. L'avocat \navait tir\u00e9 de l\u00e0 quelques \u00e9piphon\u00e8mes, \nmalheureusement peu neufs, sur les erreurs \njudiciaires, etc., etc.; le pr\u00e9sident dans son r\u00e9sum\u00e9 \ns'\u00e9tait joint au d\u00e9fenseur, et le jury en quelques \nminutes avait mis hors de cause Champmathieu. \nCependant il fallait un Jean Valjean \u00e0 l'avocat \ng\u00e9n\u00e9ral, et n'ayant plus Champmathieu, il prit \nMadeleine. Imm\u00e9diatement apr\u00e8s la mise en libert\u00e9 de \nChampmathieu, l'avocat g\u00e9n\u00e9ral s'enferma avec le \npr\u00e9sident. Ils conf\u00e9r\u00e8rent \u00abde la n\u00e9cessit\u00e9 de se saisir \nde la personne de M. le maire de Montreuil-sur-mer\u00bb. \nCette phrase, o\u00f9 il y a beaucoup de de, est de M. \nl'avocat g\u00e9n\u00e9ral, enti\u00e8rement \u00e9crite de sa main sur la \nminute de son rapport au procureur g\u00e9n\u00e9ral. La \npremi\u00e8re \u00e9motion pass\u00e9e, le pr\u00e9sident fit peu \nd'objections. Il fallait bien que justice e\u00fbt son cours. \nEt puis, pour tout dire, quoique le pr\u00e9sident f\u00fbt \nhomme bon et assez intelligent, il \u00e9tait en m\u00eame \ntemps fort royaliste et presque ardent, et il avait \u00e9t\u00e9 \nchoqu\u00e9 que le maire de Montreuil-sur-mer, en parlant \ndu d\u00e9barquement \u00e0 Cannes, e\u00fbt dit l 'empereur et non \nBuonaparte . \nL'ordre d'arrestation fut donc exp\u00e9di\u00e9. L'avocat \ng\u00e9n\u00e9ral l'envoya \u00e0 Montreuil-sur-mer par un expr\u00e8s, \u00e0 \nfranc \u00e9trier, et en chargea l'inspecteur de police \nJavert. \nOn sait que Javert \u00e9tait revenu \u00e0 Montreuil-sur-\nmer imm\u00e9diatement apr\u00e8s avoir fait sa d\u00e9position. \nJavert se levait au moment o\u00f9 l'expr\u00e8s lui remit \nl'ordre d'arrestation et le mandat d'amener. \nL'expr\u00e8s \u00e9tait lui-m\u00eame un homme de police fort \nentendu qui, en deux mots, mit Javert au fait de ce qui \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 Arras. L'ordre d'arrestation, sign\u00e9 de \nl'avocat g\u00e9n\u00e9ral, \u00e9tait ainsi con\u00e7u : \u2013 L'inspecteur \nJavert appr\u00e9hendera au corps le sieur Madeleine, \nmaire de Montreuil-sur-mer, qui, dans l'audience de \nce jour, a \u00e9t\u00e9 reconnu pour \u00eatre le for\u00e7at lib\u00e9r\u00e9 Jean \nValjean. \nQuelqu'un qui n'e\u00fbt pas connu Javert et qui l'e\u00fbt \nvu au moment o\u00f9 il p\u00e9n\u00e9tra dans l'antichambre de \nl'infirmerie n'e\u00fbt pu rien deviner de ce qui se passait, \net lui e\u00fbt trouv\u00e9 l'air le plus ordinaire du monde. Il \n\u00e9tait froid, calme, grave, avait ses cheveux gris \nparfaitement liss\u00e9s sur les tempes et venait de monter \nl'escalier avec sa lenteur habituelle. Quelqu'un qui \nl'e\u00fbt connu \u00e0 fond et qui l'e\u00fbt examin\u00e9 attentivement, \ne\u00fbt fr\u00e9mi. La boucle de son col de cuir, au lieu d'\u00eatre \nsur sa nuque, \u00e9tait sur son oreille gauche. Ceci \nr\u00e9v\u00e9lait une agitation inou\u00efe. \nJavert \u00e9tait un caract\u00e8re complet, ne laissant faire \nde pli ni \u00e0 son devoir, ni \u00e0 son uniforme; m\u00e9thodique \navec les sc\u00e9l\u00e9rats, rigide avec les boutons de son \nhabit. \nPour qu'il e\u00fbt mal mis la boucle de son col, il fallait \nqu'il y e\u00fbt en lui une de ces \u00e9motions qu'on pourrait \nappeler des tremblements de terre int\u00e9rieurs. Il \u00e9tait venu simplement, avait requis un caporal et \nquatre soldats au poste voisin, avait laiss\u00e9 les soldats \ndans la cour, et s'\u00e9tait fait indiquer la chambre de \nFantine par la porti\u00e8re sans d\u00e9fiance, accoutum\u00e9e \nqu'elle \u00e9tait \u00e0 voir des gens arm\u00e9s demander \nmonsieur le maire. \nArriv\u00e9 \u00e0 la chambre de Fantine, Javert tourna la \nclef, poussa la porte avec une douceur de garde-\nmalade ou de mouchard, et entra. \nA proprement parler, il n'entra pas. Il se tint \ndebout dans la porte entreb\u00e2ill\u00e9e, le chapeau sur la \nt\u00eate, la main gauche dans sa redingote ferm\u00e9 e \njusqu'au menton. Dans le pli du coude on pouvait \nvoir le pommeau de plomb de son \u00e9norme canne, \nlaquelle disparaissait derri\u00e8re lui. \nIl resta ainsi pr\u00e8s d'une minute sans qu'on \ns'aper\u00e7\u00fbt de sa pr\u00e9sence. Tout \u00e0 coup Fantine leva les \nyeux, le vit et fit retourner M. Madeleine. \nA l'instant o\u00f9 le regard de Madeleine rencontra le \nregard de Javert, Javert, sans bouger, sans remuer, \nsans approcher, devint \u00e9pouvantable. Aucun \nsentiment humain ne r\u00e9ussit \u00e0 \u00eatre effroyable comme \nla joie. \nCe fut le visage d'un d\u00e9mon qui vient de retrouver \nson damn\u00e9. La certitude de tenir enfin Jean Valjean fit \nappara\u00eetre sur sa physionomie tout ce qu'il avait dans \nl'\u00e2me. Le fond remu\u00e9 monta \u00e0 la surface. \nL'humiliation d'avoir un peu perdu la piste et de \ns'\u00eatre m\u00e9pris quelques minutes sur ce \nChampmathieu, s'effa\u00e7ait sous l'orgueil d'avoir si bien \ndevin\u00e9 d'abord et d'avoir eu si longtemps un instinct \njuste. Le contentement de Javert \u00e9clata dans son \nattitude souveraine. La difformit\u00e9 du triomphe \ns'\u00e9panouit sur ce front \u00e9troit. Ce fut tout le \nd\u00e9ploiement d'horreur que peut donner une figure \nsatisfaite. \nJavert en ce moment \u00e9tait au ciel. Sans qu'il s'en \nrend\u00eet nettement compte, mais pourtant avec une \nintuition confuse de sa n\u00e9cessit\u00e9 et de son succ\u00e8s, il \npersonnifiait, lui Javert, la justice, la lumi\u00e8re et la \nv\u00e9rit\u00e9 dans leur fonction c\u00e9leste d'\u00e9crasement du mal. \nIl avait derri\u00e8re lui et autour de lui, \u00e0 une profondeur \ninfinie, l'autorit\u00e9, la raison, la chose jug\u00e9e, la \nconscience l\u00e9gale, la vindicte publique, toutes les \n\u00e9toiles; il prot\u00e9geait l'ordre, il faisait sortir de la loi la \nfoudre, il vengeait la soci\u00e9t\u00e9, il pr\u00eatait main-forte \u00e0 \nl'absolu; il se dressait dans une gloire; il y avait dans \nsa victoire un reste de d\u00e9fi et de combat; debout, \naltier, \u00e9clatant, il \u00e9talait en plein azur la bestialit\u00e9 surhumaine d'un archange f\u00e9roce; l'ombre redoutable \nde l'action qu'il accomplissait faisait visible \u00e0 son \npoing crisp\u00e9 le vague flamboiement de l'\u00e9p\u00e9e sociale; \nheureux et indign\u00e9, il tenait sous son talon le crime, le \nvice, la r\u00e9bellion, la perdition, l'enfer, il rayonnait, il \nexterminait, il souriait, et il y avait une incontestable \ngrandeur dans ce saint Michel. \nJavert, effroyable, n'avait rien d'ignoble. \nLa probit\u00e9, la sinc\u00e9rit\u00e9, la candeur, la conviction, \nl'id\u00e9e du devoir, sont des choses qui, en se trompant, \npeuvent devenir hideuses, mais qui, m\u00eame hideuses, \nrestent grandes; leur majest\u00e9, propre \u00e0 la conscience \nhumaine, persiste dans l'horreur. Ce sont des vertus \nqui ont un vice, l'erreur. L'impitoyable joie honn\u00eate \nd'un fanatique en pleine atrocit\u00e9 conserve on ne sait \nquel rayonnement lugubrement v\u00e9n\u00e9rable. Sans qu'il \ns'en dout\u00e2t, Javert, dans son bonheur formidable, \n\u00e9tait \u00e0 plaindre comme tout ignorant qui triomphe. \nRien n'\u00e9tait poignant et terrible comme cette figure \no\u00f9 se montrait ce qu'on pourrait appeler tout le \nmauvais du bon. \n \n \n \n \nI, 8, 4 \n \n \n \n \n \nL'autorit\u00e9 reprend ses droits \n \n \n \n \n \n \nLa Fantine n'avait point vu Javert depuis le jour o\u00f9 \nM. le maire l'avait arrach\u00e9e \u00e0 cet homme. Son cerveau \nmalade ne se rendit compte de rien, seulement elle ne \ndouta pas qu'il ne revint la chercher. Elle ne put \nsupporter cette figure affreuse, elle se sentit expirer, \nelle cacha son visage de ses deux mains et cria avec \nangoisse : \n\u2013 Monsieur Madeleine, sauvez-moi! Jean Valjean, \u2013 nous ne le nommerons plus \nd\u00e9sormais autrement, \u2013 s'\u00e9tait lev\u00e9. Il dit \u00e0 Fantine de \nsa voix la plus douce et la plus calme : \n\u2013 Soyez tranquille. Ce n'est pas pour vous qu'il \nvient. \nPuis il s'adressa \u00e0 Javert et lui dit : \n\u2013 Je sais ce que vous voulez. \nJavert r\u00e9pondit : \n\u2013 Allons, vite! \nIl y eut dans l'inflexion qui accompagna ces deux \nmots je ne sais quoi de fauve et de fr\u00e9n\u00e9tique. Javert \nne dit pas : Allons, vite! il dit : Allonouaite! Aucune \northographe ne pourrait rendre l'accent dont cela fut \nprononc\u00e9; ce n'\u00e9tait plus une parole humaine, c'\u00e9tait \nun rugissement. \nIl ne fit point comme d'habitude; il n'entra point \nen mati\u00e8re; il n'exhiba point de mandat d'amener. \nPour lui, Jean Valjean \u00e9tait une sorte de combattant \nmyst\u00e9rieux, et insaisissable, un lutteur t\u00e9n\u00e9breux qu'il \n\u00e9treignait depuis cinq ans sans pouvoir le renverser. \nCette arrestation n'\u00e9tait pas un commencement, mais \nune fin. Il se borna \u00e0 dire : Allons, vite! \nEn parlant ainsi, il ne fit point un pas; il lan\u00e7a sur \nJean Valjean ce regard qu'il jetait comme un crampon, et avec lequel il avait coutume de tirer \nviolemment les mis\u00e9rables \u00e0 lui. \nC'\u00e9tait ce regard que la Fantine avait senti p\u00e9n\u00e9trer \njusque dans la moelle de ses os deux mois \nauparavant. \nAu cri de Javert, Fantine avait rouvert les yeux. \nMais M. le maire \u00e9tait l\u00e0. Que pouvait-elle craindre? \nJavert avan\u00e7a au milieu de la chambre et cria : \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0! viendras-tu? \nLa malheureuse regarda autour d'elle. Il n'y avait \npersonne que la religieuse et monsieur le maire. A qui \npouvait s'adresser ce tutoiement abject? A elle \nseulement. Elle frissonna. \nAlors elle vit une chose inou\u00efe, tellement inou\u00efe \nque jamais rien de pareil ne lui \u00e9tait apparu dans les \nplus noirs d\u00e9lires de la fi\u00e8vre. \nElle vit le mouchard Javert saisir au collet \nmonsieur le maire; elle vit monsieur le maire courber \nla t\u00eate. Il lui sembla que le monde s'\u00e9vanouissait. \nJavert, en effet, avait pris Jean Valjean au collet. \n\u2013 Monsieur le maire! cria Fantine. \nJavert \u00e9clata de rire, de cet affreux rire qui lui \nd\u00e9chaussait toutes les dents. \n\u2013 Il n'y a plus de monsieur le maire ici! \u2013 Jean Valjean n'essaya pas de d\u00e9ranger la main qui \ntenait le col de sa redingote. Il dit : \n\u2013 Javert... \nJavert l'interrompit : \u2013 Appelle-moi monsieur \nl'inspecteur. \n\u2013 Monsieur, reprit Jean Valjean, je voudrais vous \ndire un mot en particulier. \n\u2013 Tout haut! parle tout haut! r\u00e9pondit Javert; on \nme parle tout haut \u00e0 moi! \nJean Valjean continua en baissant la voix : \n\u2013 C'est une pri\u00e8re que j'ai \u00e0 vous faire... \n\u2013 Je te dis de parler tout haut. \n\u2013 Mais cela ne doit \u00eatre entendu que de vous seul... \n\u2013 Qu'est-ce que cela me fait? je n'\u00e9coute pas! \nJean Valjean se tourna vers lui et lui dit \nrapidement et tr\u00e8s bas : \n\u2013 Accordez-moi trois jours! trois jours pour aller \nchercher l'enfant de cette malheureuse femme! Je \npaierai ce qu'il faudra. Vous m'accompagnerez, si \nvous voulez. \n\u2013 Tu veux rire! cria Javert. Ah \u00e7\u00e0! je ne te croyais \npas b\u00eate! Tu me demandes trois jours pour t'en aller! \nTu dis que c'est pour aller chercher l'enfant de cette \nfille! Ah! ah! c'est bon! voil\u00e0 qui est bon! \nFantine eut un tremblement. \u2013 Mon enfant! s'\u00e9cria-t-elle, aller chercher mon \nenfant! Elle n'est donc pas ici! Ma s\u0153ur, r\u00e9pondez -\nmoi, o\u00f9 est Cosette? je veux mon enfant! monsieur \nMadeleine! monsieur le maire! \nJavert frappa du pied. \n\u2013 Voil\u00e0 l'autre \u00e0 pr\u00e9sent! Te tairas-tu, dr\u00f4lesse! \nGredin de pays o\u00f9 les gal\u00e9riens sont magistrats et o\u00f9 \nles filles publiques sont soign\u00e9es comme des \ncomtesses! Ah mais! tout \u00e7a va changer; il \u00e9tait \ntemps! \nIl regarda fixement Fantine et ajouta en reprenant \n\u00e0 poign\u00e9e la cravate, la chemise et le collet de Jean \nValjean : \n\u2013 Je te dis qu'il n'y a point de monsieur Madeleine \net qu'il n'y a point de monsieur le maire. Il y a un \nvoleur, il y a un brigand, il y a un for\u00e7at appel\u00e9 Jean \nValjean! c\u2019est lui que je tiens! voil\u00e0 ce qu'il y a! \nFantine se dressa en sursaut, appuy\u00e9e sur ses bras \nroides et sur ses deux mains, elle regarda Jean \nValjean, elle regarda Javert, elle regarda la religieuse, \nelle ouvrit la bouche comme pour parler, un r\u00e2le \nsortit du fond de sa gorge, ses dents claqu\u00e8rent, elle \n\u00e9tendit les bras avec angoisse, ouvrant \nconvulsivement les mains, et cherchant autour d'elle \ncomme quelqu'un qui se noie, puis elle s'affaissa subitement sur l'oreiller. Sa t\u00eate heurta le chevet du lit \net vint retomber sur sa poitrine, la bouche b\u00e9ante, le s \nyeux ouverts et \u00e9teints. \nElle \u00e9tait morte. \nJean Valjean posa sa main sur la main de Javert qui \nle tenait, et l'ouvrit comme il e\u00fbt ouvert la main d'un \nenfant, puis il dit \u00e0 Javert : \n\u2013 Vous avez tu\u00e9 cette femme. \n\u2013 Finirons-nous! cria Javert furieux. Je ne suis pas \nici pour entendre des raisons. Economisons tout \u00e7a. \nLa garde est en bas. Marchons tout de suite, ou les \npoucettes! \nIl y avait dans un coin de la chambre un vieux lit \nen fer en assez mauvais \u00e9tat qui servait de lit de camp \naux s\u0153urs quand ell es veillaient. Jean Valjean alla \u00e0 ce \nlit, disloqua en un clin d'\u0153il le chevet d\u00e9j\u00e0 fort \nd\u00e9labr\u00e9, chose facile \u00e0 des muscles comme les siens, \nsaisit \u00e0 poigne-main la ma\u00eetresse tringle, et consid\u00e9ra \nJavert. Javert recula vers la porte. \nJean Valjean, sa barre de fer au poing, marcha \nlentement vers le lit de Fantine. Quand il y fut \nparvenu, il se retourna et dit \u00e0 Javert d'une voix qu'on \nentendait \u00e0 peine : \n\u2013 Je ne vous conseille pas de me d\u00e9ranger en ce \nmoment. Ce qui est certain, c'est que Javert tremblai t. \nIl eut l'id\u00e9e d'aller appeler la garde, mais Jean \nValjean pouvait profiter de cette minute pour \ns'\u00e9vader. Il resta donc, saisit sa canne par le petit \nbout, et s'adossa au chambranle de la porte sans \nquitter du regard Jean Valjean. \nJean Valjean posa son coude sur la pomme du \nchevet du lit et son front sur sa main, et se mit \u00e0 \ncontempler Fantine immobile et \u00e9tendue. Il demeura \nainsi, absorb\u00e9, muet, et ne songeant \u00e9videmment plus \n\u00e0 aucune chose de cette vie. Il n'y avait plus rien sur \nson visage et dans son attitude qu'une inexprimable \npiti\u00e9. Apr\u00e8s quelques instants de cette r\u00eaverie, il se \npencha vers Fantine et lui parla \u00e0 voix basse. \nQue lui dit-il? Que pouvait dire cet homme qui \n\u00e9tait r\u00e9prouv\u00e9 \u00e0 cette femme qui \u00e9tait morte? \nQu'\u00e9tait-ce que ces paroles? Personne sur la terre ne \nles a entendues. La morte les entendit-elle? Il y a des \nillusions touchantes qui sont peut-\u00eatre des r\u00e9alit\u00e9s \nsublimes. Ce qui est hors de doute, c'est que la s\u0153ur \nSimplice, unique t\u00e9moin de la chose qui se passait, a \nsouvent racont\u00e9 qu'au moment o\u00f9 Jean Valjean parla \n\u00e0 l'oreille de Fantine, elle vit distinctement poindre \nun ineffable sourire sur ces l\u00e8vres p\u00e2les et dans ces prunelles vagues, pleines de l'\u00e9tonnement du \ntombeau. \nJean Valjean prit dans ses deux mains la t\u00eate de \nFantine et l'arrangea sur l'oreiller comme une m\u00e8re \ne\u00fbt fait pour son enfant, il lui rattacha le cordon de sa \nchemise et rentra ses cheveux sous son bonnet. Cela \nfait, il lui ferma les yeux. \nLa face de Fantine en cet instant semblait \n\u00e9trangement \u00e9clair\u00e9e. \nLa mort, c'est l'entr\u00e9e dans la grande lueur. \nLa main de Fantine pendait hors du lit. Jean \nValjean s'agenouilla devant cette main, la souleva \ndoucement et la baisa. \nPuis il se redressa, et se tournant vers Javert : \n\u2013 Maintenant, dit-il, je suis \u00e0 vous. \n \n \n \n \nI, 8, 5 \n \n \n \n \n \nTombeau convenable \n \n \n \n \n \n \nJavert d\u00e9posa Jean Valjean \u00e0 la prison de la ville. \nL'arrestation de M. Madeleine produisit \u00e0 \nMontreuil-sur-mer une sensation, ou pour mieux dire \nune commotion extraordinaire. Nous sommes tristes \nde ne pouvoir dissimuler que sur ce seul mot : c'\u00e9tait \nun gal\u00e9rien , tout le monde \u00e0 peu pr\u00e8s l'abandonna. En \nmoins de deux heures tout le bien qu'il avait fait fut \noubli\u00e9, et ce ne fut plus \u00abqu'un gal\u00e9rien\u00bb. Il est juste de dire qu'on ne connaissait pas encore les d\u00e9tails de \nl'\u00e9v\u00e9nement d'Arras. Toute la journ\u00e9e on entendit \ndans toutes les parties de la ville des conversations \ncomme celle- ci : \n\u2013 Vous ne savez pas? c'\u00e9tait un for\u00e7at lib\u00e9r\u00e9! \u2013 Qui \n\u00e7a? \u2013 Le maire. \u2013 Bah! M. Madeleine? \u2013 Oui. \u2013\n Vraiment? \u2013 Il ne s'appelait pas Madeleine; il a un \naffreux nom, B\u00e9jean, Bojean, Boujean. \u2013 Ah, mon \nDieu! \u2013 Il est arr\u00eat\u00e9. \u2013 Arr\u00eat\u00e9! \u2013 En prison \u00e0 la prison \nde la ville, en attendant qu'on le transf\u00e8re. \u2013 Qu'on le \ntransf\u00e8re! On va le transf\u00e9rer! O\u00f9 va-t-on le \ntransf\u00e9rer? \u2013 Il va passer aux assises pour un vol de \ngrand chemin qu'il a fait autrefois. \u2013 Eh bien! je m'en \ndoutais. Cet homme \u00e9tait trop bon, trop parfait, trop \nconfit. Il refusait la croix, il donnait des sous \u00e0 tous \nles petits dr\u00f4les qu'il rencontrait. J'ai toujours pens\u00e9 \nqu'il y avait l\u00e0-dessous quelque mauvaise histoire. \n\u00abLes salons\u00bb surtout abond\u00e8rent dans ce sens. \nUne vieille dame, abonn\u00e9e au Drapeau blanc , fit \ncette r\u00e9flexion dont il est presque impossible de \nsonder la profondeur : \n\u2013 Je n'en suis pas f\u00e2ch\u00e9e. Cela apprendra aux \nbuonapartistes! \nC'est ainsi que ce fant\u00f4me qui s'\u00e9tait appel\u00e9 M. \nMadeleine se dissipa \u00e0 Montreuil-sur-mer. Trois ou quatre personnes seulement dans toute la ville \nrest\u00e8rent fid\u00e8les \u00e0 cette m\u00e9moire. La vieille porti\u00e8re \nqui l'avait servi fut du nombre. \nLe soir de ce m\u00eame jour, cette digne vieille \u00e9tait \nassise dans sa loge, encore tout effar\u00e9e et \nr\u00e9fl\u00e9chissant tristement. La fabrique avait \u00e9t\u00e9 ferm\u00e9e \ntoute la journ\u00e9e, la porte coch\u00e8re \u00e9tait verrouill\u00e9e, la \nrue \u00e9tait d\u00e9serte. Il n'y avait dans la maison que les \ndeux religieuses, s\u0153ur Perp\u00e9tue et s\u0153ur Simplice, qui \nveillaient pr\u00e8s du corps de Fantine. \nVers l'heure o\u00f9 M. Madeleine avait coutume de \nrentrer, la brave porti\u00e8re se leva machinalement, prit \nla clef de la chambre de M. Madeleine dans un tiroir \net le bougeoir dont il se servait tous les soirs pour \nmonter chez lui, puis elle accrocha la clef au clou o\u00f9 \nil la prenait d'habitude et pla\u00e7a le bougeoir \u00e0 c\u00f4t\u00e9, \ncomme si elle l'attendait. Ensuite elle se rassit sur sa \nchaise et se remit \u00e0 songer. La pauvre bonne vieille \navait fait tout cela sans en avoir conscience. \nCe ne fut qu'au bout de plus de deux heures \nqu'elle sortit de sa r\u00eaverie et s'\u00e9cria : Tiens! mon bon \nDieu J\u00e9sus! moi qui ai mis sa clef au clou! \nEn ce moment la vitre de la loge s'ouvrit, un e \nmain passa par l'ouverture, saisit la clef et le bougeoir \net alluma la bougie \u00e0 la chandelle qui br\u00fblait. La porti\u00e8re leva les yeux et resta b\u00e9ante, avec un \ncri dans le gosier qu'elle retint. \nElle connaissait cette main, ce bras, cette manche \nde redingote. \nC'\u00e9tait M. Madeleine. \nElle fut quelques secondes avant de pouvoir \nparler, saisie, comme elle le disait elle-m\u00eame plus tard \nen racontant son aventure. \n\u2013 Mon Dieu, monsieur le maire, s'\u00e9cria-t-elle enfin, \nje vous croyais... \nElle s'arr\u00eata, la fin de sa phrase e\u00fbt manqu\u00e9 de \nrespect au commencement. Jean Valjean \u00e9tait \ntoujours pour elle monsieur le maire. \nIl acheva sa pens\u00e9e. \n\u2013 En prison, dit-il. J'y \u00e9tais. J'ai bris\u00e9 un barreau \nd'une fen\u00eatre, je me suis laiss\u00e9 tomber du haut d'un \ntoit, et me voici. Je monte \u00e0 ma chambre, allez me \nchercher la s\u0153ur Simplice. Elle est sans doute pr\u00e8s de \ncette pauvre femme. \nLa vieille ob\u00e9it en toute h\u00e2te. \nIl ne lui fit aucune recommandation; il \u00e9tait bien \ns\u00fbr qu'elle le garderait mieux qu'il ne se garderait lui-\nm\u00eame. \nOn n'a jamais su comment il avait r\u00e9ussi \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer \ndans la cour sans faire ouvrir la porte coch\u00e8re. Il avait, et portait toujours sur lui, un passe-partout qui \nouvrait une petite porte lat\u00e9rale; mais on avait d\u00fb le \nfouiller et lui prendre son passe-partout. Ce point n'a \npas \u00e9t\u00e9 \u00e9clairci. \nIl monta l'escalier qui conduisait \u00e0 sa chambre. \nArriv\u00e9 en haut, il laissa son bougeoir sur les derni\u00e8res \nmarches de l'escalier, ouvrit sa porte avec peu de \nbruit, et alla fermer \u00e0 t\u00e2tons sa fen\u00eatre et son volet, \npuis il revint prendre sa bougie et rentra dans sa \nchambre. \nLa pr\u00e9caution \u00e9tait utile; on se souvient que sa \nfen\u00eatre pouvait \u00eatre aper\u00e7ue de la rue. \nIl jeta un coup d'\u0153il autour de lui, sur sa table, sur \nsa chaise, sur son lit qui n'avait pas \u00e9t\u00e9 d\u00e9fait depuis \ntrois jours. Il ne restait aucune trace du d\u00e9sordre de \nl'avant-derni\u00e8re nuit. La porti\u00e8re avait \u00abfait la \nchambre\u00bb. Seulement elle avait ramass\u00e9 dans les \ncendres et pos\u00e9 proprement sur la table les deux \nbouts du b\u00e2ton ferr\u00e9 et la pi\u00e8ce de quarante sous \nnoircie par le feu. Il prit une feuille de papier sur \nlaquelle il \u00e9crivit : Voici les deux bouts de mon b\u00e2ton ferr\u00e9 \net la pi\u00e8ce de quarante sous vol\u00e9e \u00e0 Petit-Gervais dont j'ai \nparl\u00e9 \u00e0 la cour d'assises , et il posa sur cette feuille la \npi\u00e8ce d'argent et les deux morceaux de fer, de fa\u00e7on \nque ce f\u00fbt la premi\u00e8re chose qu'on aper\u00e7\u00fbt en entrant dans la chambre. Il tira d'une armoire une vieille \nchemise \u00e0 lui qu'il d\u00e9chira. Cela fit quelques \nmorceaux de toile dans lesquels il emballa les deux \nflambeaux d'argent. Du reste il n'avait ni h\u00e2te ni \nagitation. Et, tout en emballant les chandeliers de \nl'\u00e9v\u00eaque, il mordait dans un morceau de pain noir. Il \nest probable que c'\u00e9tait le pain de la prison qu'il avait \nemport\u00e9 en s'\u00e9vadant. \nCeci a \u00e9t\u00e9 constat\u00e9 par les miettes de pain qui \nfurent trouv\u00e9es sur le carreau de la chambre, lorsque \nla justice plus tard fit une perquisition. \nOn frappa deux petits coups \u00e0 la porte. \n\u2013 Entrez, dit-il. \nC'\u00e9tait la s\u0153ur Simplice. \nElle \u00e9tait p\u00e2le, elle avait les yeux rouges, la \nchandelle qu'elle tenait vacillait dans sa main. Les \nviolences de la destin\u00e9e ont cela de particulier que, si \nperfectionn\u00e9s ou si refroidis que nous soyons, elles \nnous tirent du fond des entrailles la nature humaine \net la forcent de repara\u00eetre au dehors. Dans les \n\u00e9motions de cette journ\u00e9e, la religieuse \u00e9tait \nredevenue femme. Elle avait pleur\u00e9, et elle tremblait. \nJean Valjean venait d'\u00e9crire quelques lignes sur un \npapier qu'il tendit \u00e0 la religieuse en disant : \u2013 Ma \ns\u0153ur, vous remettrez ceci \u00e0 monsieur le cur\u00e9. Le papier \u00e9tait d\u00e9pli\u00e9. Elle y jeta les yeux. \n\u2013 Vous pouvez lire, dit-il. \nElle lut : \u2013 \u00abJe prie monsieur le cur\u00e9 de veiller sur \ntout ce que je laisse ici. Il voudra bien payer l\u00e0-dessus \nles frais de mon proc\u00e8s et l'enterrement de la femme \nqui est morte aujourd'hui. Le reste sera aux pauvres.\u00bb \nLa s\u0153ur voulut parler, mais elle put \u00e0 peine \nbalbutier quelques sons inarticul\u00e9s. Elle parvint \ncependant \u00e0 dire : \n\u2013 Est-ce que monsieur le maire ne d\u00e9sire pas \nrevoir une derni\u00e8re fois cette pauvre malheureuse? \n\u2013 Non, dit-il, on est \u00e0 ma poursuite, on n'aurait \nqu'\u00e0 m'arr\u00eater dans sa chambre, cela la troublerait. \nIl achevait \u00e0 peine qu'un grand bruit se fit dans \nl'escalier. Ils entendirent un tumulte de pas qui \nmontaient, et la vieille porti\u00e8re qui disait de sa voix la \nplus haute et la plus per\u00e7ante : \n\u2013 Mon bon monsieur, je vous jure le bon Dieu \nqu'il n'est entr\u00e9 personne ici de toute la journ\u00e9e ni de \ntoute la soir\u00e9e, que m\u00eame je n'ai pas quitt\u00e9 ma porte! \nUn homme r\u00e9pondit : \n\u2013 Cependant il y a de la lumi\u00e8re dans cette \nchambre. \nIls reconnurent la voix de Javert. La chambre \u00e9tait dispos\u00e9e de fa\u00e7on que la porte en \ns'ouvrant masquait l'angle du mur \u00e0 droite. Jean \nValjean souffla la bougie et se mit dans cet angle. \nLa s\u0153ur Simplice tomba \u00e0 genoux pr\u00e8s de la table. \nLa porte s'ouvrit. \nJavert entra. \nOn entendait le chuchotement de plusieurs \nhommes et les protestations de la porti\u00e8re dans le \ncorridor. \nLa religieuse ne leva pas les yeux. Elle priait. \nLa chandelle \u00e9tait sur la chemin\u00e9e et ne donnait \nque peu de clart\u00e9. \nJavert ape r\u00e7ut la s\u0153ur et s'arr\u00eata interdit. \nOn se rappelle que le fond m\u00eame de Javert, son \n\u00e9l\u00e9ment, son milieu respirable, c'\u00e9tait la v\u00e9n\u00e9ration de \ntoute autorit\u00e9. Il \u00e9tait tout d'une pi\u00e8ce et n'admettait \nni objection, ni restriction. Pour lui, bien entendu, \nl'autorit\u00e9 eccl\u00e9siastique \u00e9tait la premi\u00e8re de toutes, il \n\u00e9tait religieux, superficiel et correct sur ce point \ncomme sur tous. A ses yeux un pr\u00eatre \u00e9tait un esprit \nqui ne se trompe pas, une religieuse \u00e9tait une cr\u00e9ature \nqui ne p\u00e8che pas. C'\u00e9taient des \u00e2mes mur\u00e9es \u00e0 ce \nmonde avec une seule porte qui ne s'ouvrait jamais \nque pour laisser sortir la v\u00e9rit\u00e9. En apercevant la s\u0153ur, son premier mouvement \nfut de se retirer. \nCependant il y avait aussi un autre devoir qui le \ntenait, et qui le poussait imp\u00e9rieusement en sens \ninverse. Son second mouvement fut de rester, et de \nhasarder au moins une question. \nC'\u00e9tait cette s\u0153ur Simplice qui n'avait menti de sa \nvie. Javert le savait, et la v\u00e9n\u00e9rait particuli\u00e8rement \u00e0 \ncause de cela. \n\u2013 Ma s\u0153ur, dit -il, \u00eates-vous seule dans cette \nchambre? \nIl y eut un moment affreux pendant lequel la \npauvre porti\u00e8re se sentit d\u00e9faillir. \nLa s\u0153ur leva les yeux et r\u00e9pondit : \n\u2013 Oui. \n\u2013 Ainsi, reprit Javert, excusez-moi si j'insiste, c'est \nmon devoir, vous n'avez pas vu ce soir une personne, \nun homme. Il s'est \u00e9vad\u00e9, nous le cherchons, \u2013 ce \nnomm\u00e9 Jean Valjean, vous ne l'avez pas vu? \nLa s\u0153ur r\u00e9pondit : \u2013 Non. \nElle mentit. Elle mentit deux fois de suite, coup \nsur coup, sans h\u00e9siter, rapidement, comme on se \nd\u00e9voue. \n\u2013 Pardon, dit Javert, et il se retira en saluant \nprofond\u00e9ment. O sainte fille, vous n'\u00eates plus de ce monde depuis \nbeaucoup d'ann\u00e9es; vous avez rejoint dans la lumi\u00e8re \nvos s\u0153urs les vierges et vos fr\u00e8res les anges; que ce \nmensonge vous soit compt\u00e9 dans le paradis! \nL'affirmation de la s\u0153u r fut pour Javert quelque \nchose de si d\u00e9cisif qu'il ne remarqua m\u00eame pas la \nsingularit\u00e9 de cette bougie qu'on venait de souffler et \nqui fumait sur la table. \nUne heure apr\u00e8s, un homme, marchant \u00e0 travers \nles arbres et les brumes, s'\u00e9loignait rapidement de \nMontreuil-sur-mer dans la direction de Paris. Cet \nhomme \u00e9tait Jean Valjean. Il a \u00e9t\u00e9 \u00e9tabli, par le \nt\u00e9moignage de deux ou trois rouliers qui l'avaient \nrencontr\u00e9, qu'il portait un paquet et qu'il \u00e9tait v\u00eatu \nd'une blouse. O\u00f9 avait-il pris cette blouse? On ne l'a \njamais su. Cependant un vieux ouvrier \u00e9tait mort \nquelques jours auparavant \u00e0 l'infirmerie de la \nfabrique, ne laissant que sa blouse. C'\u00e9tait peut-\u00eatre \ncelle-l\u00e0. \nUn dernier mot sur Fantine. \nNous avons tous une m\u00e8re, la terre. On rendit \nFantine \u00e0 cette m\u00e8re. \nLe cur\u00e9 crut bien faire, et fit bien peut-\u00eatre, en \nr\u00e9servant, sur ce que Jean Valjean avait laiss\u00e9, le plus \nd'argent possible aux pauvres. Apr\u00e8s tout, de qui s'agissait-il? d'un for\u00e7at et d'une fille publique. C'est \npourquoi il simplifia l'enterrement de Fantine, et le \nr\u00e9duisit \u00e0 ce strict n\u00e9cessaire qu'on appelle la fosse \ncommune. \nFantine fut donc enterr\u00e9e dans le coin gratis du \ncimeti\u00e8re qui est \u00e0 tous et \u00e0 personne, et o\u00f9 l'on perd \nles pauvres. Heureusement Dieu sait o\u00f9 retrouver \nl'\u00e2me. On coucha Fantine dans les t\u00e9n\u00e8bres parmi les \npremiers os venus; elle subit la promiscuit\u00e9 des \ncendres. Elle fut jet\u00e9e \u00e0 la fosse publique. Sa tombe \nressembla \u00e0 son lit. \n \nLES \nMIS\u00c9RABLES \n \nPAR \n \nVICTOR HUGO \n \n \n \n \n \n \nDEUXI\u00c8ME PARTIE \n \nCOSETTE \n \n \n \n \nLIVRE PREMIER \n \n \nWATERLOO \n \n \n \n \nII, 1, 1 \n \n \n \n \nCe qu\u2019on rencontre en venant de \nNivelles \n \n \n \n \n \nL\u2019an dernier (1861), par une belle matin\u00e9e de mai, \nun passant, celui qui raconte cette histoire, arrivait de \nNivelles et se d irigeait vers La Hulpe. Il allait \u00e0 pied. \nIl suivait, entre deux rang\u00e9es d\u2019arbres, une large \nchauss\u00e9e pav\u00e9e ondulant sur des collines qui viennent \nl\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, soul\u00e8vent la route et la laissent \nretomber, et font l\u00e0 comme des vagues \u00e9normes. Il \navait d\u00e9pass\u00e9 Lillois et Bois -Seigneur -Isaac. Il \napercevait, \u00e0 l\u2019ouest, le clocher d\u2019ardoise de Braine -l\u2019Alleud qui a la forme d\u2019un vase renvers\u00e9. Il venait \nde laisser derri\u00e8re lui un bois sur une hauteur, et, \u00e0 \nl\u2019angle d\u2019un chemin de traverse, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019une es p\u00e8ce \nde potence vermoulue portant l\u2019inscription : Ancienne \nbarri\u00e8re no 4, un cabaret ayant sur sa fa\u00e7ade cet \n\u00e9criteau : \u2013 Au quatre vents. Echabeau, caf\u00e9 de particulier . \nUn demi -quart de lieue plus loin que ce cabaret, il \narriva au fond d\u2019un petit vallon o\u00f9 il y a de l\u2019eau qui \npasse sous une arche pratiqu\u00e9e dans le remblai de la \nroute. Le bouquet d\u2019arbres, clairsem\u00e9, mais tr\u00e8s vert, \nqui emplit le vallon d\u2019un c\u00f4t\u00e9 de la chauss\u00e9e, \ns\u2019\u00e9parpille de l\u2019autre dans les prairies et s\u2019en va avec \ngr\u00e2ce et comme en d\u00e9s ordre vers Braine -l\u2019Alleud. \nIl y avait l\u00e0, \u00e0 droite, au bord de la route, une \nauberge, une charrette \u00e0 quatre roues devant la porte, \nun grand faisceau de perches \u00e0 houblon, une charrue, \nun tas de broussailles s\u00e8ches pr\u00e8s d\u2019une haie vive, de \nla chaux qui f umait dans un trou carr\u00e9, une \u00e9chelle le \nlong d\u2019un vieux hangar \u00e0 cloisons de paille. Une jeune \nfille sarclait dans un champ o\u00f9 une grande affiche \njaune, probablement du spectacle forain de quelque \nkermesse, volait au vent. A l\u2019angle de l\u2019auberge, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \nd\u2019une mare o\u00f9 naviguait une flottille de canards, un \nsentier mal pav\u00e9 s\u2019enfon\u00e7ait dans les broussailles. Ce \npassant y entra. Au bout d\u2019une centaine de pas, apr\u00e8s avoir long\u00e9 \nun mur du quinzi\u00e8me si\u00e8cle surmont\u00e9 d\u2019un pignon \naigu \u00e0 briques contrari\u00e9es, il se trouva en pr\u00e9sence \nd\u2019une grande porte de pierre cintr\u00e9e, avec imposte \nrectiligne, dans le grave style de Louis XIV, accost\u00e9e \nde deux m\u00e9daillons plans. Une fa\u00e7ade s\u00e9v\u00e8re \ndominait cette porte; un mur perpendiculaire \u00e0 la \nfa\u00e7ade venait presque toucher la port e et la flanquait \nd\u2019un brusque angle droit. Sur le pr\u00e9 devant la porte \ngisaient trois herses \u00e0 travers lesquelles poussaient \np\u00eale-m\u00eale toutes les fleurs de mai. La porte \u00e9tait \nferm\u00e9e. Elle avait pour cl\u00f4ture deux battants \nd\u00e9cr\u00e9pits orn\u00e9s d\u2019un vieux marteau rouill\u00e9. \nLe soleil \u00e9tait charmant; les branches avaient ce \ndoux fr\u00e9missement de mai qui semble venir des nids \nplus encore que du vent. Un brave petit oiseau, \nprobablement amoureux, vocalisait \u00e9perdument dans \nun grand arbre. \nLe passant se courba et consi d\u00e9ra dans la pierre \u00e0 \ngauche, au bas du pied -droit de la porte, une assez \nlarge excavation circulaire ressemblant \u00e0 l\u2019alv\u00e9ole \nd\u2019une sph\u00e8re. En ce moment les battants s\u2019\u00e9cart\u00e8rent \net une paysanne sortit. \nElle vit le passant et aper\u00e7ut ce qu\u2019il regardait. \n\u2013 C\u2019est un boulet fran\u00e7ais qui a fait \u00e7a, lui dit -elle. Et elle ajouta : \n\u2013 Ce que vous voyez l\u00e0, plus haut, dans la porte, \npr\u00e8s d\u2019un clou, c\u2019est le trou d\u2019un gros biscayen. Le \nbiscayen n\u2019a pas travers\u00e9 le bois. \n\u2013 Comment s\u2019appelle cet endroit -ci? demanda le \npassant. \n\u2013 Hougomont, dit la paysanne. \nLe passant se redressa. Il fit quelques pas et s\u2019en \nalla regarder au -dessus des haies. Il aper\u00e7ut \u00e0 \nl\u2019horizon \u00e0 travers les arbres une esp\u00e8ce de monticule \net sur ce monticule quelque chose qui, de loin, \nressembl ait \u00e0 un lion. \nIl \u00e9tait dans le champ de bataille de Waterloo. \n \n \n \n \nII, 1, 2 \n \n \n \n \nHougomont \n \n \n \n \n \nHougomont, ce fut l\u00e0 un lieu fun\u00e8bre, le \ncommencement de l\u2019obstacle, la premi\u00e8re r\u00e9sistance \nque rencontra \u00e0 Waterloo ce grand b\u00fbcheron de \nl\u2019Europe qu\u2019on app elait Napol\u00e9on; le premier n\u0153ud \nsous le coup de hache. \nC\u2019\u00e9tait un ch\u00e2teau, ce n\u2019est plus qu\u2019une ferme. \nHougomont, pour l\u2019antiquaire, c\u2019est Hugomons . Ce \nmanoir fut b\u00e2ti par Hugo, sire de Somerel, le m\u00eame \nqui dota la sixi\u00e8me chapellenie de l\u2019abbaye de Ville rs. Le passant poussa la porte, coudoya sous un \nporche une vieille cal\u00e8che, et entra dans la cour. \nLa premi\u00e8re chose qui le frappa dans ce pr\u00e9au, ce \nfut une porte du seizi\u00e8me si\u00e8cle qui y simule une \narcade, tout \u00e9tant tomb\u00e9 autour d\u2019elle. L\u2019aspect \nmonume ntal na\u00eet souvent de la ruine. Aupr\u00e8s de \nl\u2019arcade s\u2019ouvre dans un mur une autre porte avec \nclaveaux du temps de Henri IV, laissant voir les \narbres d\u2019un verger. A c\u00f4t\u00e9 de cette porte un trou \u00e0 \nfumier, des pioches et des pelles, quelques charrettes, \nun vieux puits avec sa dalle et son tourniquet de fer, \nun poulain qui saute, un dindon qui fait la roue, une \nchapelle que surmonte un petit clocher, un poirier en \nfleur en espalier sur le mur de la chapelle, voil\u00e0 cette \ncour dont la conqu\u00eate fut un r\u00eave de Napol\u00e9o n. Ce \ncoin de terre, s\u2019il e\u00fbt pu le prendre, lui e\u00fbt peut -\u00eatre \ndonn\u00e9 le monde. Des poules y \u00e9parpillent du bec la \npoussi\u00e8re. On entend un grondement; c\u2019est un gros \nchien qui montre les dents et qui remplace les anglais. \nLes anglais l\u00e0 ont \u00e9t\u00e9 admirables. Les quatre \ncompagnies des gardes de Cooke y ont tenu t\u00eate \npendant sept heures \u00e0 l\u2019acharnement d\u2019une arm\u00e9e. \nHougomont, vu sur la carte, en plan g\u00e9om\u00e9tral, \nb\u00e2timents et enclos compris, pr\u00e9sente une esp\u00e8ce de \nrectangle irr\u00e9gulier dont un angle aurait \u00e9t\u00e9 enta ill\u00e9. C\u2019est \u00e0 cet angle qu\u2019est la porte m\u00e9ridionale, gard\u00e9e \npar ce mur qui la fusille \u00e0 bout portant. Hougomont \na deux portes : la porte m\u00e9ridionale, celle du ch\u00e2teau, \net la porte septentrionale, celle de la ferme. Napol\u00e9on \nenvoya contre Hougomont son fr\u00e8r e J\u00e9r\u00f4me; les \ndivisions Guilleminot, Foy et Bachelu s\u2019y heurt\u00e8rent, \npresque tout le corps de Reille y fut employ\u00e9 et y \n\u00e9choua, les boulets de Kellermann s\u2019\u00e9puis\u00e8rent sur \ncet h\u00e9ro\u00efque pan de mur. Ce ne fut pas trop de la \nbrigade Bauduin pour forcer Hougomon t au nord, et \nla brigade Soye ne put que l\u2019entamer au sud, sans le \nprendre. \nLes b\u00e2timents de la ferme bordent la cour au sud. \nUn morceau de la porte nord, bris\u00e9e par les fran\u00e7ais, \npend accroch\u00e9 au mur. Ce sont quatre planches \nclou\u00e9es sur deux traverses, e t o\u00f9 l\u2019on distingue les \nbalafres de l\u2019attaque. \nLa porte septentrionale, enfonc\u00e9e par les fran\u00e7ais, \net \u00e0 laquelle on a mis une pi\u00e8ce pour remplacer le \npanneau suspendu \u00e0 la muraille, s\u2019entreb\u00e2ille au fond \ndu pr\u00e9au; elle est coup\u00e9e carr\u00e9ment dans un mur de \npierre en bas, de brique en haut, qui ferme la cour au \nnord. C\u2019est une simple porte charreti\u00e8re comme il y \nen a dans toutes les m\u00e9tairies, deux larges battants \nfaits de planches rustiques; au del\u00e0, des prairies. La dispute de cette entr\u00e9e a \u00e9t\u00e9 furieuse. O n a longtemps \nvu sur le montant de la porte toutes sortes \nd\u2019empreintes de mains sanglantes. C\u2019est l\u00e0 que \nBauduin fut tu\u00e9. \nL\u2019orage du combat est encore dans cette cour; \nl\u2019horreur y est visible; le bouleversement de la m\u00eal\u00e9e \ns\u2019y est p\u00e9trifi\u00e9; cela vit, cela meurt; c\u2019\u00e9tait hier. Les \nmurs agonisent, les pierres tombent, les br\u00e8ches \ncrient; les trous sont des plaies; les arbres pench\u00e9s et \nfrissonnants semblent faire effort pour s\u2019enfuir. \nCette cour, en 1815, \u00e9tait plus b\u00e2tie qu\u2019elle ne l\u2019est \naujourd\u2019hui. Des c onstructions qu\u2019on a depuis jet\u00e9es \nbas y faisaient des redans, des angles et des coudes \nd\u2019\u00e9querre. \nLes anglais s\u2019y \u00e9taient barricad\u00e9s; les fran\u00e7ais y \np\u00e9n\u00e9tr\u00e8rent, mais ne purent s\u2019y maintenir. A c\u00f4t\u00e9 de \nla chapelle, une aile du ch\u00e2teau, le seul d\u00e9bris qui \nreste du manoir d\u2019Hougomont, se dresse \u00e9croul\u00e9e, on \npourrait dire \u00e9ventr\u00e9e. Le ch\u00e2teau servit de donjon, la \nchapelle servit de blockhaus. On s\u2019y extermina. Les \nfran\u00e7ais, arquebus\u00e9s de toutes parts, de derri\u00e8re les \nmurailles, du haut des greniers, du fond des caves, \npar toutes les crois\u00e9es, par tous les soupiraux, par \ntoutes les fentes des pierres, apport\u00e8rent des fascines et mirent le feu aux murs et aux hommes; la mitraille \neut pour r\u00e9plique l\u2019incendie. \nOn entrevoit dans l\u2019aile ruin\u00e9e, \u00e0 travers des \nfen\u00eatres garnies de barreaux de fer, les chambres \nd\u00e9mantel\u00e9es d\u2019un corps de logis en brique; les gardes \nanglaises \u00e9taient embusqu\u00e9es dans ces chambres; la \nspirale de l\u2019escalier, crevass\u00e9 du rez -de-chauss\u00e9e \njusqu\u2019au toit, appara\u00eet comme l\u2019int\u00e9rieur d\u2019un \ncoquill age bris\u00e9. L\u2019escalier a deux \u00e9tages; les anglais, \nassi\u00e9g\u00e9s dans l\u2019escalier, et mass\u00e9s sur les marches \nsup\u00e9rieures, avaient coup\u00e9 les marches inf\u00e9rieures. Ce \nsont de larges dalles de pierre bleue qui font un \nmonceau dans les orties. Une dizaine de marches \ntiennent encore au mur; sur la premi\u00e8re est entaill\u00e9e \nl\u2019image d\u2019un trident. Ces degr\u00e9s inaccessibles sont \nsolides dans leurs alv\u00e9oles. Tout le reste ressemble \u00e0 \nune m\u00e2choire \u00e9dent\u00e9e. Deux vieux arbres sont l\u00e0; l\u2019un \nest mort, l\u2019autre est bless\u00e9 au pied, et r everdit en avril. \nDepuis 1815, il s\u2019est mis \u00e0 pousser \u00e0 travers l\u2019escalier. \nOn s\u2019est massacr\u00e9 dans la chapelle. Le dedans, \nredevenu calme, est \u00e9trange. On n\u2019y a plus dit la \nmesse depuis le carnage. Pourtant l\u2019autel y est rest\u00e9, \nun autel de bois grossier a doss\u00e9 \u00e0 un fond de pierre \nbrute. Quatre murs lav\u00e9s au lait de chaux, une porte \nvis-\u00e0-vis l\u2019autel, deux petites fen\u00eatres cintr\u00e9es, sur la porte un grand crucifix de bois, au -dessus du crucifix \nun soupirail carr\u00e9 bouch\u00e9 d\u2019une botte de foin, dans \nun coin, \u00e0 t erre, un vieux ch\u00e2ssis vitr\u00e9 tout cass\u00e9, telle \nest cette chapelle. Pr\u00e8s de l\u2019autel est clou\u00e9e une statue \nen bois de sainte Anne, du quinzi\u00e8me si\u00e8cle; la t\u00eate de \nl\u2019enfant J\u00e9sus a \u00e9t\u00e9 emport\u00e9e par un biscayen. Les \nfran\u00e7ais, ma\u00eetres un moment de la chapelle, puis \nd\u00e9log\u00e9s, l\u2019ont incendi\u00e9e. Les flammes ont rempli cette \nmasure; elle a \u00e9t\u00e9 fournaise; la porte a br\u00fbl\u00e9, le \nplancher a br\u00fbl\u00e9, le Christ en bois n\u2019a pas br\u00fbl\u00e9. Le \nfeu lui a rong\u00e9 les pieds dont on ne voit plus que les \nmoignons noircis, puis s\u2019est arr\u00eat\u00e9. Miracle, au dire \ndes gens du pays. L\u2019enfant J\u00e9sus, d\u00e9capit\u00e9, n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 \naussi heureux que le Christ. \nLes murs sont couverts d\u2019inscriptions. Pr\u00e8s de s \npieds du Christ on lit ce nom : Henquinez . Puis ces \nautres : Conde de Rio Ma\u00efor . Marques y Marquesa de \nAlmagro (Habana) . Il y a des noms fran\u00e7ais avec des \npoints d\u2019exclamation, signes de col\u00e8re. On a \nreblanchi le mur en 1849. Les nations s\u2019y insultaient. \nC\u2019est \u00e0 la porte de cette chapelle qu\u2019a \u00e9t\u00e9 ramass\u00e9 \nun cadavre qui tenait une hache \u00e0 la main. Ce cadavr e \n\u00e9tait le sous -lieutenant Legros. \nOn sort de la chapelle, et \u00e0 gauche, on voit un \npuits. Il y en a deux dans cette cour. On demande : pourquoi n\u2019y a -t-il pas de seau et de poulie \u00e0 celui -ci? \nC\u2019est qu\u2019on n\u2019y puise plus d\u2019eau. Pourquoi n\u2019y puise -\nt-on plus d\u2019eau? Parce qu\u2019il est plein de squelettes. \nLe dernier qui ait tir\u00e9 de l\u2019eau de ce puits se \nnommait Guillaume Van Kylsom. C\u2019\u00e9tait un paysan \nqui habitait Hougomont et y \u00e9tait jardinier. Le 18 juin \n1815, sa famille prit la fuite et s\u2019alla cacher dans les \nbois. \nLa for\u00eat autour de l\u2019abbaye de Villers abrita \npendant plusieurs jours et plusieurs nuits toutes ces \nmalheureuses populations dispers\u00e9es. Aujourd\u2019hui \nencore de certains vestiges reconnaissables, tels que \nde vieux troncs d\u2019arbres br\u00fbl\u00e9s, marquent la pla ce de \nces pauvres bivouacs tremblants au fond des halliers. \nGuillaume Van Kylsom demeura \u00e0 Hougomont \n\u00abpour garder le ch\u00e2teau\u00bb et se blottit dans une cave. \nLes anglais l\u2019y d\u00e9couvrirent. On l\u2019arracha de sa \ncachette, et, \u00e0 coups de plat de sabre, les combatt ants \nse firent servir par cet homme effray\u00e9. Ils avaient \nsoif; ce Guillaume leur portait \u00e0 boire. C\u2019est \u00e0 ce puits \nqu\u2019il puisait l\u2019eau. Beaucoup burent l\u00e0 leur derni\u00e8re \ngorg\u00e9e. Ce puits, o\u00f9 burent tant de morts, devait \nmourir lui aussi. \nApr\u00e8s l\u2019action, on eut une h\u00e2te, enterrer les \ncadavres. La mort a une fa\u00e7on \u00e0 elle de harceler la victoire, et elle fait suivre la gloire par la peste. Le \ntyphus est une annexe du triomphe. Ce puits \u00e9tait \nprofond, on en fit un s\u00e9pulcre. On y jeta trois cents \nmorts. Peut -\u00eatre avec trop d\u2019empressement. Tous \n\u00e9taient -ils morts? la l\u00e9gende dit non. Il para\u00eet que, la \nnuit qui suivit l\u2019ensevelissement, on entendit sortir du \npuits des voix faibles qui appelaient. \nCe puits est isol\u00e9 au milieu de la cour. Trois murs \nmi-partis pierre et brique, repli\u00e9s comme les feuilles \nd\u2019un paravent et simulant une tourelle carr\u00e9e, \nl\u2019entourent de trois c\u00f4t\u00e9s. Le quatri\u00e8me c\u00f4t\u00e9 est \nouvert. C\u2019est par l\u00e0 qu\u2019on puisait l\u2019eau. Le mur du \nfond a une fa\u00e7on d\u2019\u0153il -de-b\u0153uf informe, peut -\u00eatre \nun trou d\u2019obus. Cet te tourelle avait un plafond dont il \nne reste que les poutres. La ferrure de sout\u00e8nement \ndu mur de droite dessine une croix. On se penche et \nl\u2019\u0153il se perd dans un profond cylindre de brique \nqu\u2019emplit un entassement de t\u00e9n\u00e8bres. Tout autour \ndu puits, le bas des murs dispara\u00eet dans les orties. \nCe puits n\u2019a point pour devanture la large dalle \nbleue qui sert de tablier \u00e0 tous les puits de la \nBelgique. La dalle bleue y est remplac\u00e9e par une \ntraverse \u00e0 laquelle s\u2019appuient cinq ou six difformes \ntron\u00e7ons de bois n oueux et ankylos\u00e9s qui \nressemblent \u00e0 de grands ossements. Il n\u2019a plus ni seau, ni cha\u00eene, ni poulie; mais il a encore la cuvette \nde pierre qui servait de d\u00e9versoir. L\u2019eau des pluies s\u2019y \namasse, et de temps en temps un oiseau des for\u00eats \nvoisines vient y boi re et s\u2019envole. \nUne maison dans cette ruine, la maison de la \nferme, est encore habit\u00e9e. La porte de cette maison \ndonne sur la cour. A c\u00f4t\u00e9 d\u2019une jolie plaque de \nserrure gothique il y a sur cette porte une poign\u00e9e de \nfer \u00e0 tr\u00e8fles, pos\u00e9e de biais. Au momen t o\u00f9 le \nlieutenant hanovrien Wilda saisissait cette poign\u00e9e \npour se r\u00e9fugier dans la ferme, un sapeur fran\u00e7ais lui \nabattit la main d\u2019un coup de hache. \nLa famille qui occupe la maison a pour grand -p\u00e8re \nl\u2019ancien jardinier Van Kylsom, mort depuis \nlongtemps. Une femme en cheveux gris vous dit : \u2013\n J\u2019\u00e9tais l\u00e0. J\u2019avais trois ans. Ma s\u0153ur, plus grande, \navait peur et pleurait. On nous a emport\u00e9es dans les \nbois. J\u2019\u00e9tais dans les bras de ma m\u00e8re. On se collait \nl\u2019oreille \u00e0 terre pour \u00e9couter. Moi, j\u2019imitais le canon, \net je faisais boum, boum. \nUne porte de la cour, \u00e0 gauche, nous l\u2019avons dit, \ndonne dans le verger. \nLe verger est terrible. \nIl est en trois parties, on pourrait presque dire en \ntrois actes. La premi\u00e8re partie est un jardin, la deuxi\u00e8me est le verger, la t roisi\u00e8me est un bois. Ces \ntrois parties ont une enceinte commune, du c\u00f4t\u00e9 de \nl\u2019entr\u00e9e les b\u00e2timents du ch\u00e2teau et de la ferme, \u00e0 \ngauche une haie, \u00e0 droite un mur, au fond un mur. Le \nmur de droite est en brique, le mur du fond est en \npierre. On entre dans l e jardin d\u2019abord. Il est en \ncontrebas, plant\u00e9 de groseilliers, encombr\u00e9 de \nv\u00e9g\u00e9tations sauvages, ferm\u00e9 d\u2019un terrassement \nmonumental en pierre de taille avec balustres \u00e0 \ndouble renflement. C\u2019\u00e9tait un jardin seigneurial dans \nce premier style fran\u00e7ais qui a p r\u00e9c\u00e9d\u00e9 Len\u00f4tre; ruine \net ronce aujourd\u2019hui. Les pilastres sont surmont\u00e9s de \nglobes qui semblent des boulets de pierre. On \ncompte encore quarante -trois balustres sur leurs d\u00e9s; \nles autres sont couch\u00e9s dans l\u2019herbe. Presque tous \nont des \u00e9raflures de mousquet erie. Un balustre bris\u00e9 \nest pos\u00e9 sur l\u2019\u00e9trave comme une jambe cass\u00e9e. \nC\u2019est dans ce jardin, plus bas que le verger, que six \nvoltigeurs du 1er l\u00e9ger, ayant p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 l\u00e0 et n\u2019en \npouvant plus sortir, pris et traqu\u00e9s comme des ours \ndans leur fosse, accept\u00e8rent le combat avec deux \ncompagnies hanovriennes, dont une \u00e9tait arm\u00e9e de \ncarabines. Les hanovriens bordaient ces balustres et \ntiraient d\u2019en haut. Ces voltigeurs, ripostant d\u2019en bas, six contre deux cents, intr\u00e9pides, n\u2019ayant pour abri \nque les groseilliers, mir ent un quart d\u2019heure \u00e0 mourir. \nOn monte quelques marches, et du jardin on passe \ndans le verger proprement dit. L\u00e0, dans ces quelques \ntoises carr\u00e9es, quinze cents hommes tomb\u00e8rent en \nmoins d\u2019une heure. Le mur semble pr\u00eat \u00e0 \nrecommencer le combat. Les trente -huit meurtri\u00e8res \nperc\u00e9es par les anglais \u00e0 des hauteurs irr\u00e9guli\u00e8res, y \nsont encore. Devant la seizi\u00e8me sont couch\u00e9es deux \ntombes anglaises en granit. Il n\u2019y a de meurtri\u00e8res \nqu\u2019au mur sud; l\u2019attaque principale venait de l\u00e0. Ce \nmur est cach\u00e9 au dehors par une grande haie vive; les \nfran\u00e7ais arriv\u00e8rent, croyant n\u2019avoir affaire qu\u2019\u00e0 la haie, \nla franchirent, et trouv\u00e8rent ce mur, obstacle et \nembuscade, les gardes anglaises derri\u00e8re, les trente -\nhuit meurtri\u00e8res faisant feu \u00e0 la fois, un orage de \nmitraille et de balles; et la brigade Soye s\u2019y brisa. \nWaterloo commen\u00e7a ainsi. \nLe verger pourtant fut pris. On n\u2019avait pas \nd\u2019\u00e9chelles, les fran\u00e7ais grimp\u00e8rent avec les ongles. On \nse battit corps \u00e0 corps sous les arbres. Toute cette \nherbe a \u00e9t\u00e9 mouill\u00e9e de sang. Un batai llon de Nassau, \nsept cents hommes, fut foudroy\u00e9 l\u00e0. Au dehors le \nmur, contre lequel furent braqu\u00e9es les deux batteries \nde Kellermann, est rong\u00e9 par la mitraille. Ce verger est sensible comme un autre au mois de \nmai. Il a ses boutons d\u2019or et ses p\u00e2querette s, l\u2019herbe y \nest haute, des chevaux de charrue y paissent, des \ncordes de crin o\u00f9 s\u00e8che du linge traversent les \nintervalles des arbres et font baisser la t\u00eate aux \npassants, on marche dans cette friche et le pied \nenfonce dans les trous de taupes. Au milieu d e \nl\u2019herbe on remarque un tronc d\u00e9racin\u00e9, gisant, \nverdissant. Le major Blackman s\u2019y est adoss\u00e9 pour \nexpirer. Sous un grand arbre voisin est tomb\u00e9 le \ng\u00e9n\u00e9ral allemand Duplat, d\u2019une famille fran\u00e7aise \nr\u00e9fugi\u00e9e \u00e0 la r\u00e9vocation de l\u2019\u00e9dit de Nantes. Tout \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 s e penche un vieux pommier malade pans\u00e9 avec \nun bandage de paille et de terre glaise. Presque tous \nles pommiers tombent de vieillesse. Il n\u2019y en a pas un \nqui n\u2019ait sa balle ou son biscayen. Les squelettes \nd\u2019arbres morts abondent dans ce verger. Les \ncorbeaux volent dans les branches, au fond il y a un \nbois plein de violettes. \nBauduin tu\u00e9, Foy bless\u00e9, l\u2019incendie, le massacre, le \ncarnage, un ruisseau fait de sang anglais, de sang \nallemand et de sang fran\u00e7ais, furieusement m\u00eal\u00e9s, un \npuits combl\u00e9 de cadavres, le r\u00e9giment de Nassau et le \nr\u00e9giment de Brunswick d\u00e9truits, Duplat tu\u00e9, \nBlackman tu\u00e9, les gardes anglaises mutil\u00e9es, vingt bataillons fran\u00e7ais, sur les quarante du corps de \nReille, d\u00e9cim\u00e9s, trois mille hommes, dans cette seule \nmasure de Hougomont, sabr\u00e9s, \u00e9c harp\u00e9s, \u00e9gorg\u00e9s, \nfusill\u00e9s, br\u00fbl\u00e9s; et tout cela pour qu\u2019aujourd\u2019hui un \npaysan dise \u00e0 un voyageur : Monsieur, donnez -moi trois \nfrancs; si vous aimez, je vous expliquerai la chose de Waterloo ! \n \n \n \n \nII, 1, 3 \n \n \n \n \n \nLe 18 juin 1815 \n \n \n \n \n \n \nRetournons en arri\u00e8 re, c\u2019est un des droits du \nnarrateur, et repla\u00e7ons -nous en l\u2019ann\u00e9e 1815, et \nm\u00eame un peu avant l\u2019\u00e9poque o\u00f9 commence l\u2019action \nracont\u00e9e dans la premi\u00e8re partie de ce livre. \nS\u2019il n\u2019avait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin \n1815, l\u2019avenir de l\u2019Europe \u00e9tait c hang\u00e9. Quelques \ngouttes d\u2019eau de plus ou de moins ont fait pencher \nNapol\u00e9on. Pour que Waterloo f\u00fbt la fin d\u2019Austerlitz, la providence n\u2019a eu besoin que d\u2019un peu de pluie, et \nun nuage traversant le ciel \u00e0 contre -sens de la saison a \nsuffi pour l\u2019\u00e9croulement d\u2019un monde. \nLa bataille de Waterloo, et ceci a donn\u00e9 \u00e0 Bl\u00fccher \nle temps d\u2019arriver, n\u2019a pu commencer qu\u2019\u00e0 onze \nheures et demie. Pourquoi? \u2013 Parce que la terre \u00e9tait \nmouill\u00e9e. Il a fallu attendre un peu de \nraffermissement pour que l\u2019artillerie p\u00fbt man\u0153uvrer . \nNapol\u00e9on \u00e9tait officier d\u2019artillerie et il s\u2019en \nressentait. Le fond de ce prodigieux capitaine, c\u2019\u00e9tait \nl\u2019homme qui, dans le rapport au Directoire sur \nAboukir, disait : Tel de nos boulets a tu\u00e9 six hommes . Tous \nses plans de bataille sont faits pour le p rojectile. Faire \nconverger l\u2019artillerie sur un point donn\u00e9, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 sa \nclef de victoire. Il traitait la strat\u00e9gie du g\u00e9n\u00e9ral \nennemi comme une citadelle, et il la battait en br\u00e8che. \nIl accablait le point faible de mitraille; il nouait et \nd\u00e9nouait les bat ailles avec le canon. Il y avait du tir \ndans son g\u00e9nie. Enfoncer les carr\u00e9s, pulv\u00e9riser les \nr\u00e9giments, rompre les lignes, broyer et disperser les \nmasses, tout pour lui \u00e9tait l\u00e0, frapper, frapper, frapper \nsans cesse, et il confiait cette besogne au boulet. \nM\u00e9thode redoutable, et qui, jointe au g\u00e9nie, a fait \ninvincible pendant quinze ans ce sombre athl\u00e8te du \npugilat de la guerre. Le 18 juin 1815, il comptait d\u2019autant plus sur \nl\u2019artillerie qu\u2019il avait pour lui le nombre. Wellington \nn\u2019avait que cent cinquante -neuf bouches \u00e0 feu; \nNapol\u00e9on en avait deux cent quarante. \nSupposez la terre s\u00e8che, l\u2019artillerie pouvant rouler, \nl\u2019action commen\u00e7ait \u00e0 six heures du matin. La bataille \n\u00e9tait gagn\u00e9e et finie \u00e0 deux heures, trois heures avant \nla p\u00e9rip\u00e9tie prussienne. \nQuelle quantit\u00e9 de faute y a -t-il de la part de \nNapol\u00e9on dans la perte de cette bataille? le naufrage \nest-il imputable au pilote? \nLe d\u00e9clin physique \u00e9vident de Napol\u00e9on se \ncompliquait -il \u00e0 cette \u00e9poque d\u2019une certaine \ndiminution int\u00e9rieure? les vingt ans de guer re avaient -\nils us\u00e9 la lame comme le fourreau, l\u2019\u00e2me comme le \ncorps? le v\u00e9t\u00e9ran se faisait -il f\u00e2cheusement sentir \ndans le capitaine? en un mot, ce g\u00e9nie, comme \nbeaucoup d\u2019historiens consid\u00e9rables l\u2019ont cru, \ns\u2019\u00e9clipsait -il? entrait -il en fr\u00e9n\u00e9sie pour se d\u00e9g uiser \u00e0 \nlui-m\u00eame son affaiblissement? commen\u00e7ait -il \u00e0 \nosciller sous l\u2019\u00e9garement d\u2019un souffle d\u2019aventure? \ndevenait -il, chose grave dans un g\u00e9n\u00e9ral, inconscient \ndu p\u00e9ril? dans cette classe de grands hommes \nmat\u00e9riels qu\u2019on peut appeler les g\u00e9ants de l\u2019action, y \na-t-il un \u00e2ge pour la myopie du g\u00e9nie? La vieillesse n\u2019a pas de prise sur les g\u00e9nies de l\u2019id\u00e9al; pour les Dantes \net les Michel -Anges, vieillir, c\u2019est cro\u00eetre; pour les \nAnnibals et les Bonapartes, est -ce d\u00e9cro\u00eetre? \nNapol\u00e9on avait -il perdu le sens direct de la victoire? \nen \u00e9tait -il \u00e0 ne plus reconna\u00eetre l\u2019\u00e9cueil, \u00e0 ne plus \ndeviner le pi\u00e8ge, \u00e0 ne plus discerner le bord croulant \ndes ab\u00eemes? manquait -il du flair des catastrophes? lui \nqui jadis savait toutes les routes du triomphe et qui, \ndu haut de son char d \u2019\u00e9clairs, les indiquait d\u2019un doigt \nsouverain, avait -il maintenant cet ahurissement \nsinistre de mener aux pr\u00e9cipices son tumultueux \nattelage de l\u00e9gions? \u00e9tait -il pris, \u00e0 quarante -six ans, \nd\u2019une folie supr\u00eame? ce cocher titanique du destin \nn\u2019\u00e9tait -il plus qu \u2019un immense casse -cou? \nNous ne le pensons point. \nSon plan de bataille \u00e9tait, de l\u2019aveu de tous, un \nchef-d\u2019\u0153uvre. Aller droit au centre de la ligne alli\u00e9e, \nfaire un trou dans l\u2019ennemi, le couper en deux, \npousser la moiti\u00e9 britannique sur Hal et la moiti\u00e9 \nprussienne sur Tongres, faire de Wellington et de \nBl\u00fccher deux tron\u00e7ons, enlever Mont -Saint -Jean, \nsaisir Bruxelles, jeter l\u2019Allemand dans le Rhin et \nl\u2019Anglais dans la mer. Tout cela, pour Napol\u00e9on, \u00e9tait \ndans cette bataille. Ensuite on verrait. Il va sans dire que nous ne pr\u00e9tendons pas faire ici \nl\u2019histoire de Waterloo; une des sc\u00e8nes g\u00e9n\u00e9ratrices du \ndrame que nous racontons se rattache \u00e0 cette bataille; \nmais cette histoire n\u2019est pas notre sujet; cette histoire \nd\u2019ailleurs est faite, et faite magistralement , \u00e0 un point \nde vue par Napol\u00e9on, \u00e0 l\u2019autre point de vue par toute \nune pl\u00e9iade d\u2019historiensa. Quant \u00e0 nous, nous laissons \nles historiens aux prises; nous ne sommes qu\u2019un \nt\u00e9moin \u00e0 distance, un passant dans la plaine, un \nchercheur pench\u00e9 sur cette terre p\u00e9tr ie de chair \nhumaine, prenant peut -\u00eatre des apparences pour des \nr\u00e9alit\u00e9s; nous n\u2019avons pas le droit de tenir t\u00eate, au \nnom de la science, \u00e0 un ensemble de faits o\u00f9 il y a \nsans doute du mirage, nous n\u2019avons ni la pratique \nmilitaire ni la comp\u00e9tence strat\u00e9giqu e qui autorisent \nun syst\u00e8me; selon nous, un encha\u00eenement de hasards \ndomine \u00e0 Waterloo les deux capitaines; et quand il \ns\u2019agit du destin, ce myst\u00e9rieux accus\u00e9, nous jugeons \ncomme le peuple, ce juge na\u00eff. \n \n \na Walter Scott, Lamartine, Vaulabelle, Charras, Quinet, Thiers. \n \n \n \nII, 1, 4 \n \n \n \n \n \nA \n \n \n \n \n \n \nCeux qui veulent se figurer nettement la bataille de \nWaterloo n\u2019ont qu\u2019\u00e0 coucher sur le sol par la pens\u00e9e \nun A majuscule. Le jambage gauche de l\u2019A est la \nroute de Nivelles, le jambage droit est la route de \nGenappe, la corde de l\u2019A est le chemin creux d\u2019Ohain \n\u00e0 Braine -l\u2019Alleud . Le sommet de l\u2019A est Mont -Saint -\nJean, l\u00e0 est Wellington; la pointe gauche inf\u00e9rieure est \nHougomont, l\u00e0 est Reille avec J\u00e9r\u00f4me Bonaparte; la pointe droite inf\u00e9rieure est la Belle -Alliance, l\u00e0 est \nNapol\u00e9on. Un peu au -dessous du point o\u00f9 la corde \nde l\u2019A ren contre et coupe le jambage droit est la \nHaie-Sainte. Au milieu de cette corde est le point \npr\u00e9cis o\u00f9 s\u2019est dit le mot final de la bataille. C\u2019est l\u00e0 \nqu\u2019on a plac\u00e9 le lion, symbole involontaire du \nsupr\u00eame h\u00e9ro\u00efsme de la garde imp\u00e9riale. \nLe triangle compris au sommet de l\u2019A entre les \ndeux jambages et la corde, est le plateau de Mont -\nSaint -Jean. La dispute de ce plateau fut toute la \nbataille. \nLes ailes des deux arm\u00e9es s\u2019\u00e9tendent \u00e0 droite et \u00e0 \ngauche des deux routes de Genappe et de Nivelles; \nd\u2019Erlon faisant face \u00e0 Picton, Reille faisant face \u00e0 Hill. \nDerri\u00e8re la pointe de l\u2019A, derri\u00e8re le plateau de \nMont -Saint -Jean, est la for\u00eat de Soignes. \nQuant \u00e0 la plaine en elle -m\u00eame, qu\u2019on se \nrepr\u00e9sente un vaste terrain ondulant; chaque pli \ndomine le pli suivant, et tou tes les ondulations \nmontent vers Mont -Saint -Jean, et y aboutissent \u00e0 la \nfor\u00eat. \nDeux troupes ennemies sur un champ de bataille \nsont deux lutteurs. C\u2019est un bras -le-corps. L\u2019une \ncherche \u00e0 faire glisser l\u2019autre. On se cramponne \u00e0 \ntout; un buisson est un poin t d\u2019appui; un angle de mur est un \u00e9paulement; faute d\u2019une bicoque o\u00f9 \ns\u2019adosser, un r\u00e9giment l\u00e2che pied; un ravalement de \nla plaine, un mouvement de terrain, un sentier \ntransversal \u00e0 propos, un bois, un ravin, peuvent \narr\u00eater le talon de ce colosse qu\u2019on ap pelle une arm\u00e9e \net l\u2019emp\u00eacher de reculer. Qui sort du champ est \nbattu. De l\u00e0, pour le chef responsable, la n\u00e9cessit\u00e9 \nd\u2019examiner la moindre touffe d\u2019arbres et \nd\u2019approfondir le moindre relief. \nLes deux g\u00e9n\u00e9raux avaient attentivement \u00e9tudi\u00e9 la \nplaine de Mont -Saint -Jean, dite aujourd\u2019hui plaine de \nWaterloo. D\u00e8s l\u2019ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente, Wellington, avec \nune sagacit\u00e9 pr\u00e9voyante, l\u2019avait examin\u00e9e comme un \nen-cas de grande bataille. Sur ce terrain et pour ce \nduel, le 18 juin, Wellington avait le bon c\u00f4t\u00e9, \nNapol\u00e9on le m auvais. L\u2019arm\u00e9e anglaise \u00e9tait en haut, \nl\u2019arm\u00e9e fran\u00e7aise en bas. \nEsquisser ici l\u2019aspect de Napol\u00e9on, \u00e0 cheval, sa \nlunette \u00e0 la main, sur la hauteur de Rossomme, \u00e0 \nl\u2019aube du 18 juin 1815, cela est presque de trop. \nAvant qu\u2019on le montre, tout le monde l\u2019a vu. Ce \nprofil calme sous le petit chapeau de l\u2019\u00e9cole de \nBrienne, cet uniforme vert, le revers blanc cachant la \nplaque, la redingote grise cachant les \u00e9paulettes, \nl\u2019angle du cordon rouge sous le gilet, la culotte de peau, le cheval blanc avec sa housse de v elours \npourpre ayant aux coins des N couronn\u00e9es et des \naigles, les bottes \u00e0 l\u2019\u00e9cuy\u00e8re sur des bas de soie, les \n\u00e9perons d\u2019argent, l\u2019\u00e9p\u00e9e de Marengo, toute cette \nfigure du dernier c\u00e9sar est debout dans les \nimaginations, acclam\u00e9e des uns, s\u00e9v\u00e8rement regard\u00e9e \npar les autres. \nCette figure a \u00e9t\u00e9 longtemps toute dans la lumi\u00e8re; \ncela tenait \u00e0 un certain obscurcissement l\u00e9gendaire \nque la plupart des h\u00e9ros d\u00e9gagent et qui voile \ntoujours plus ou moins longtemps la v\u00e9rit\u00e9; mais \naujourd\u2019hui l\u2019histoire et le jour se fo nt. \nCette clart\u00e9, l\u2019histoire, est impitoyable; elle a cela \nd\u2019\u00e9trange et de divin que, toute lumi\u00e8re qu\u2019elle est, et \npr\u00e9cis\u00e9ment parce qu\u2019elle est lumi\u00e8re, elle met \nsouvent de l\u2019ombre l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on voyait des rayons; du \nm\u00eame homme elle fait deux fant\u00f4mes diff \u00e9rents, et \nl\u2019un attaque l\u2019autre, et en fait justice, et les t\u00e9n\u00e8bres \ndu despote luttent avec l\u2019\u00e9blouissement du capitaine. \nDe l\u00e0 une mesure plus vraie dans l\u2019appr\u00e9ciation \nd\u00e9finitive des peuples. Babylone viol\u00e9e diminue \nAlexandre; Rome encha\u00een\u00e9e diminue C\u00e9s ar; \nJ\u00e9rusalem tu\u00e9e diminue Titus. La tyrannie suit le \ntyran. C\u2019est un malheur pour un homme de laisser \nderri\u00e8re lui de la nuit qui a sa forme. \n \n \n \nII, 1, 5 \n \n \n \n \n \nLe \u00ab quid obscurum \u00bb des batailles \n \n \n \n \n \n \nTout le monde conna\u00eet la premi\u00e8re phase de cette \nbataille; d\u00e9but trouble, incertain, h\u00e9sitant, mena\u00e7ant \npour les deux arm\u00e9es, mais pour les anglais plus \nencore que pour les fran\u00e7ais. \nIl avait plu toute la nuit; la terre \u00e9tait d\u00e9fonc\u00e9e par \nl\u2019averse; l\u2019eau s\u2019\u00e9tait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 amass\u00e9e dans les creux de \nla plaine comme dans des cuvettes; sur de certains \npoints les \u00e9quipages du train en avaient jusqu\u2019\u00e0 l\u2019essieu; les sous -ventri\u00e8res des attelages d\u00e9gouttaient \nde boue liquide; si les bl\u00e9s et les seigles couch\u00e9s par \ncette cohue de charrois en marche n\u2019eussent combl\u00e9 \nles orni\u00e8res et fait liti\u00e8re sous les roues, tout \nmouvement, particuli\u00e8rement dans les vallons du \nc\u00f4t\u00e9 de Papelotte, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 impossible. \nL\u2019affaire commen\u00e7a tard; Napol\u00e9on, nous l\u2019avons \nexpliqu\u00e9, avait l\u2019habitude de tenir toute l\u2019artillerie \ndans sa main com me un pistolet, visant tant\u00f4t tel \npoint, tant\u00f4t tel autre de la bataille, et il avait voulu \nattendre que les batteries attel\u00e9es pussent rouler et \ngaloper librement; il fallait pour cela que le soleil \npar\u00fbt et s\u00e9ch\u00e2t le sol. Mais le soleil ne parut pas. Ce \nn\u2019\u00e9tait plus le rendez -vous d\u2019Austerlitz. Quand le \npremier coup de canon fut tir\u00e9, le g\u00e9n\u00e9ral anglais \nColville regarda \u00e0 sa montre et constata qu\u2019il \u00e9tait \nonze heures trente -cinq minutes. \nL\u2019action s\u2019engagea avec furie, plus de furie peut -\n\u00eatre que l\u2019empere ur n\u2019e\u00fbt voulu, par l\u2019aile gauche \nfran\u00e7aise sur Hougomont. En m\u00eame temps \nNapol\u00e9on attaqua le centre en pr\u00e9cipitant la brigade \nQuiot sur la Haie -Sainte, et Ney poussa l\u2019aile droite \nfran\u00e7aise contre l\u2019aile gauche anglaise qui s\u2019appuyait \nsur Papelotte. L\u2019attaque sur Hougomont avait quelque \nsimulation; attirer l\u00e0 Wellington, le faire pencher \u00e0 \ngauche, tel \u00e9tait le plan. Ce plan e\u00fbt r\u00e9ussi, si les \nquatre compagnies des gardes anglaises et les braves \nbelges de la division Perponcher n\u2019eussent \nsolidement gard\u00e9 la position, et Wellington, au lieu de \ns\u2019y masser, put se borner \u00e0 y envoyer pour tout \nrenfort quatre autres compagnies de gardes et un \nbataillon de Brunswick. \nL\u2019attaque de l\u2019aile droite fran\u00e7aise sur Papelotte \n\u00e9tait \u00e0 fond; culbuter la gauche anglaise, cou per la \nroute de Bruxelles, barrer le passage aux prussiens \npossibles, forcer Mont -Saint -Jean, refouler \nWellington sur Hougomont, de l\u00e0 sur Braine -l\u2019Alleud, \nde l\u00e0 sur Hal, rien de plus net. A part quelques \nincidents, cette attaque r\u00e9ussit. Papelotte fut pri s; la \nHaie-Sainte fut enlev\u00e9e. \nD\u00e9tail \u00e0 noter. Il y avait dans l\u2019infanterie anglaise, \nparticuli\u00e8rement dans la brigade de Kempt, force \nrecrues. Ces jeunes soldats, devant nos redoutables \nfantassins, furent vaillants; leur inexp\u00e9rience se tira \nintr\u00e9pidemen t d\u2019affaire; ils firent surtout un excellent \nservice de tirailleurs; le soldat en tirailleur, un peu \nlivr\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame, devient pour ainsi dire son propre \ng\u00e9n\u00e9ral; ces recrues montr\u00e8rent quelque chose de l\u2019invention et de la furie fran\u00e7aises. Cette infanter ie \nnovice eut de la verve. Ceci d\u00e9plut \u00e0 Wellington. \nApr\u00e8s la prise de la Haie -Sainte, la bataille vacilla. \nIl y a dans cette journ\u00e9e, de midi \u00e0 quatre heures, \nun intervalle obscur; le milieu de cette bataille est \npresque indistinct et participe du sombr e de la m\u00eal\u00e9e. \nLe cr\u00e9puscule s\u2019y fait. On aper\u00e7oit de vastes \nfluctuations dans cette brume, un mirage vertigineux, \nl\u2019attirail de guerre d\u2019alors presque inconnu \naujourd\u2019hui, les colbacks \u00e0 flamme, les sabretaches \nflottantes, les buffleteries crois\u00e9es, les g ibernes \u00e0 \ngrenade, les dolmans des hussards, les bottes rouges \u00e0 \nmille plis, les lourds schakos enguirland\u00e9s de \ntorsades, l\u2019infanterie presque noire de Brunswick \nm\u00eal\u00e9e \u00e0 l\u2019infanterie \u00e9carlate d\u2019Angleterre, les soldats \nanglais ayant aux entournures pour \u00e9pa ulettes de gros \nbourrelets blancs circulaires, les chevau -l\u00e9gers \nhanovriens avec leur casque de cuir oblong \u00e0 bandes \nde cuivre et \u00e0 crini\u00e8res de crins rouges, les \u00e9cossais \naux genoux nus et aux plaids quadrill\u00e9s, les grandes \ngu\u00eatres blanches de nos grenadi ers, des tableaux, non \ndes lignes strat\u00e9giques, ce qu\u2019il faut \u00e0 Salvator Rosa, \nnon ce qu\u2019il faut \u00e0 Gribeauval. \nUne certaine quantit\u00e9 de temp\u00eate se m\u00eale toujours \n\u00e0 une bataille. Quid obscurum, quid divinum. Chaque historien trace un peu le lin\u00e9ament qui lu i pla\u00eet dans \nces p\u00eale -m\u00eale. Quelle que soit la combinaison des \ng\u00e9n\u00e9raux, le choc des masses arm\u00e9es a d\u2019incalculables \nreflux; dans l\u2019action, les deux plans des deux chefs \nentrent l\u2019un dans l\u2019autre et se d\u00e9forment l\u2019un par \nl\u2019autre. Tel point du champ de bata ille d\u00e9vore plus de \ncombattants que tel autre, comme ces sols plus ou \nmoins spongieux qui boivent plus ou moins vite l\u2019eau \nqu\u2019on y jette. On est oblig\u00e9 de reverser l\u00e0 plus de \nsoldats qu\u2019on ne voudrait. D\u00e9penses qui sont \nl\u2019impr\u00e9vu. La ligne de bataille flot te et serpente \ncomme un fil, les tra\u00een\u00e9es de sang ruissellent \nillogiquement, les fronts des arm\u00e9es ondoient, les \nr\u00e9giments entrant ou sortant font des caps ou des \ngolfes, tous ces \u00e9cueils remuent continuellement les \nuns devant les autres; o\u00f9 \u00e9tait l\u2019infant erie, l\u2019artillerie \narrive; o\u00f9 \u00e9tait l\u2019artillerie, accourt la cavalerie; les \nbataillons sont des fum\u00e9es. Il y avait l\u00e0 quelque \nchose, cherchez, c\u2019est disparu; les \u00e9claircies se \nd\u00e9placent; les plis sombres avancent et reculent; une \nsorte de vent du s\u00e9pulcre pousse, refoule, enfle et \ndisperse ces multitudes tragiques. Qu\u2019est -ce qu\u2019une \nm\u00eal\u00e9e? une oscillation. L\u2019immobilit\u00e9 d\u2019un plan \nmath\u00e9matique exprime une minute et non une \njourn\u00e9e. Pour peindre une bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau; \nRembrandt vaut mieux que Vandermeulen. \nVandermeulen, exact \u00e0 midi, ment \u00e0 trois heures. La \ng\u00e9om\u00e9trie trompe; l\u2019ouragan seul est vrai. C\u2019est ce qui \ndonne \u00e0 Folard le droit de contredire Polybe. \nAjoutons qu\u2019il y a toujours un certain instan t o\u00f9 la \nbataille d\u00e9g\u00e9n\u00e8re en combat, se particularise, et \ns\u2019\u00e9parpille en d\u2019innombrables faits de d\u00e9tails qui, \npour emprunter l\u2019expression de Napol\u00e9on lui -m\u00eame, \n\u00abappartiennent plut\u00f4t \u00e0 la biographie des r\u00e9giments \nqu\u2019\u00e0 l\u2019histoire de l\u2019arm\u00e9e\u00bb. L\u2019historien, en ce cas, a le \ndroit \u00e9vident de r\u00e9sum\u00e9. Il ne peut que saisir les \ncontours principaux de la lutte, et il n\u2019est donn\u00e9 \u00e0 \naucun narrateur, si consciencieux qu\u2019il soit, de fixer \nabsolument la forme de ce nuage horrible, qu\u2019on \nappelle une bataille. \nCeci qui est vrai de tous les grands chocs arm\u00e9s, \nest particuli\u00e8rement applicable \u00e0 Waterloo. \nToutefois, dans l\u2019apr\u00e8s -midi, \u00e0 un certain moment, \nla bataille se pr\u00e9cisa. \n \n \n \n \nII, 1, 6 \n \n \n \n \n \nQuatre heures de l\u2019apr\u00e8s -midi \n \n \n \n \n \n \nVers quatre heures, la situation de l\u2019ar m\u00e9e anglaise \n\u00e9tait grave. Le prince d\u2019Orange commandait le centre, \nHill l\u2019aile droite, Picton l\u2019aile gauche. Le prince \nd\u2019Orange, \u00e9perdu et intr\u00e9pide, criait aux hollando -\nbelges : Nassau! Brunswick! jamais en arri\u00e8re! Hill, \naffaibli, venait s\u2019adosser \u00e0 Well ington, Picton \u00e9tait \nmort. Dans la m\u00eame minute o\u00f9 les anglais avaient \nenlev\u00e9 aux fran\u00e7ais le drapeau du 105e de ligne, les fran\u00e7ais avaient tu\u00e9 aux anglais le g\u00e9n\u00e9ral Picton \nd\u2019une balle \u00e0 travers la t\u00eate. La bataille, pour \nWellington, avait deux points d\u2019a ppui, Hougomont et \nla Haie -Sainte; Hougomont tenait encore, mais \nbr\u00fblait; la Haie -Sainte \u00e9tait prise. Du bataillon \nallemand qui la d\u00e9fendait, quarante -deux hommes \nseulement survivaient; tous les officiers, moins cinq, \n\u00e9taient morts ou pris. Trois mille com battants \ns\u2019\u00e9taient massacr\u00e9s dans cette grange. Un sergent des \ngardes anglaises, le premier boxeur de l\u2019Angleterre, \nr\u00e9put\u00e9 par ses compagnons invuln\u00e9rable, y avait \u00e9t\u00e9 \ntu\u00e9 par un petit tambour fran\u00e7ais. Baring \u00e9tait d\u00e9log\u00e9, \nAlten \u00e9tait sabr\u00e9. Plusieurs dra peaux \u00e9taient perdus, \ndont un de la division Alten, et un du bataillon de \nLunebourg port\u00e9 par un prince de la famille de \nDeux -Ponts. Les \u00e9cossais gris n\u2019existaient plus; les \ngros dragons de Ponsonby \u00e9taient hach\u00e9s. Cette \nvaillante cavalerie avait pli\u00e9 sous les lanciers de Bro et \nsous les cuirassiers de Travers; de douze cents \nchevaux il en restait six cents; des trois lieutenants -\ncolonels, deux \u00e9taient \u00e0 terre, Hamilton bless\u00e9, Mater \ntu\u00e9. Ponsonby \u00e9tait tomb\u00e9, trou\u00e9 de sept coups de \nlance. Gordon \u00e9tait mort , Marsh \u00e9tait mort. Deux \ndivisions, la cinqui\u00e8me et la sixi\u00e8me, \u00e9taient d\u00e9truites. Hougomont entam\u00e9, la Haie -Sainte prise, il n\u2019y \navait plus qu\u2019un n\u0153ud, le centre. Ce n\u0153ud -l\u00e0 tenait \ntoujours. Wellington le renfor\u00e7a. Il y appela Hill qui \n\u00e9tait \u00e0 Merbe -Braine, il y appela Chass\u00e9 qui \u00e9tait \u00e0 \nBraine -l\u2019Alleud. \nLe centre de l\u2019arm\u00e9e anglaise, un peu concave, tr\u00e8s \ndense et tr\u00e8s compact, \u00e9tait fortement situ\u00e9. Il \noccupait le plateau de Mont -Saint -Jean, ayant derri\u00e8re \nlui le village et devant lui la pente, assez \u00e2p re alors. Il \ns\u2019adossait \u00e0 cette forte maison de pierre, qui \u00e9tait \u00e0 \ncette \u00e9poque un bien domanial de Nivelles et qui \nmarque l\u2019intersection des routes, masse du seizi\u00e8me \nsi\u00e8cle si robuste que les boulets y ricochaient sans \nl\u2019entamer. Tout autour du plateau, les anglais avaient \ntaill\u00e9 \u00e7\u00e0 et l\u00e0 les haies, fait des embrasures dans les \naub\u00e9pines, mis une gueule de canon entre deux \nbranches, cr\u00e9nel\u00e9 les buissons. Leur artillerie \u00e9tait en \nembuscade sous les broussailles. Ce travail punique, \nincontestablement autor is\u00e9 par la guerre qui admet le \npi\u00e8ge, \u00e9tait si bien fait que Haxo envoy\u00e9 par \nl\u2019empereur \u00e0 neuf heures du matin pour reconna\u00eetre \nles batteries ennemies, n\u2019en avait rien vu, et \u00e9tait \nrevenu dire \u00e0 Napol\u00e9on qu\u2019il n\u2019y avait pas d\u2019obstacle, \nhors les deux barric ades barrant les routes de Nivelles \net de Genappe. C\u2019\u00e9tait le moment o\u00f9 la moisson est haute; sur la lisi\u00e8re du plateau, un bataillon de la \nbrigade de Kempt, le 95e, arm\u00e9 de carabines, \u00e9tait \ncouch\u00e9 dans les grands bl\u00e9s. \nAinsi assur\u00e9 et contre -but\u00e9, le cen tre de l\u2019arm\u00e9e \nanglo -hollandaise \u00e9tait en bonne posture. \nLe p\u00e9ril de cette position \u00e9tait la for\u00eat de Soignes, \nalors contigu\u00eb au champ de bataille et coup\u00e9e par les \n\u00e9tangs de Groenendael et de Boitsfort. Une arm\u00e9e \nn\u2019e\u00fbt pu y reculer sans se dissoudre; les r\u00e9giments s\u2019y \nfussent tout de suite d\u00e9sagr\u00e9g\u00e9s. L\u2019artillerie s\u2019y f\u00fbt \nperdue dans les marais. La retraite, selon l\u2019opinion de \nplusieurs hommes du m\u00e9tier, contest\u00e9e par d\u2019autres, \nil est vrai, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 l\u00e0 un sauve -qui-peut. \nWellington ajouta \u00e0 ce centre une brigade de \nChass\u00e9, \u00f4t\u00e9e \u00e0 l\u2019aile droite, et une brigade de Wincke, \n\u00f4t\u00e9e \u00e0 l\u2019aile gauche, plus la division Clinton. A ses \nanglais, aux r\u00e9giments de Halkett, \u00e0 la brigade de \nMitchell, aux gardes de Maitland, il donna comme \n\u00e9paulements et contreforts l\u2019infant erie de Brunswick, \nle contingent de Nassau, les hanovriens de \nKielmansegge et les Allemands d\u2019Ompteda. Cela lui \nmit sous la main vingt -six bataillons. L\u2019aile droite , \ncomme dit Charras, fut rabattue derri\u00e8re le centre . Une \nbatterie \u00e9norme \u00e9tait masqu\u00e9e par des sacs \u00e0 terre \u00e0 \nl\u2019endroit o\u00f9 est aujourd\u2019hui ce qu\u2019on appelle \u00able mus\u00e9e de Waterloo\u00bb. Wellington avait en outre dans \nun pli de terrain les dragons -gardes de Somerset, \nquatorze cents chevaux. C\u2019\u00e9tait l\u2019autre moiti\u00e9 de cette \ncavalerie anglaise, si justeme nt c\u00e9l\u00e8bre. Ponsonby \nd\u00e9truit, restait Somerset. \nLa batterie, qui, achev\u00e9e, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 presque une \nredoute, \u00e9tait dispos\u00e9e derri\u00e8re un mur de jardin tr\u00e8s \nbas, rev\u00eatu \u00e0 la h\u00e2te d\u2019une chemise de sacs de sable et \nd\u2019un large talus de terre. Cet ouvrage n\u2019\u00e9tait pa s fini; \non n\u2019avait pas eu le temps de le palissader. \nWellington, inquiet, mais impassible, \u00e9tait \u00e0 cheval, \net y demeura toute la journ\u00e9e dans la m\u00eame attitude, \nun peu en avant du vieux moulin de Mont -Saint -Jean, \nqui existe encore, sous un orme qu\u2019un angla is, depuis, \nvandale enthousiaste, a achet\u00e9 deux cents francs, sci\u00e9 \net emport\u00e9. Wellington fut l\u00e0 froidement h\u00e9ro\u00efque. \nLes boulets pleuvaient. L\u2019aide de camp Gordon \nvenait de tomber \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui. Lord Hill, lui \nmontrant un obus qui \u00e9clatait, lui dit : \u2013 Mylord, \nquelles sont vos instructions, et quels ordres nous \nlaissez -vous si vous vous faites tuer? \u2013 De faire comme \nmoi, r\u00e9pondit Wellington. A Clinton, il dit \nlaconiquement : \u2013 Tenir ici jusqu\u2019au dernier homme . \u2013 La \njourn\u00e9e visiblement tournait mal. Welling ton criait \u00e0 \nses anciens compagnons de Talavera, de Vittoria et de Salamanque : \u2013 Boys (gar\u00e7ons) ! est-ce qu\u2019on peut songer \n\u00e0 l\u00e2cher pied? pensez \u00e0 la vieille Angleterre! \nVers quatre heures, la ligne anglaise s\u2019\u00e9branla en \narri\u00e8re. Tout \u00e0 coup on ne vit plus sur la cr\u00eate du \nplateau que l\u2019artillerie et les tirailleurs, le reste \ndisparut; les r\u00e9giments, chass\u00e9s par les obus et les \nboulets fran\u00e7ais, se repli\u00e8rent dans le fond que coupe \nencore aujourd\u2019hui le sentier de service de la ferme de \nMont -Saint -Jean, un m ouvement r\u00e9trograde se fit, le \nfront de bataille anglais se d\u00e9roba, Wellington recula. \n\u2013 Commencement de retraite! cria Napol\u00e9on. \n \n \n \n \nII, 1, 7 \n \n \n \n \n \nNapol\u00e9on de belle humeur \n \n \n \n \n \n \nL\u2019empereur, quoique malade et g\u00ean\u00e9 \u00e0 cheval par \nune souffrance locale, n\u2019 avait jamais \u00e9t\u00e9 de si bonne \nhumeur que ce jour -l\u00e0. Depuis le matin, son \nimp\u00e9n\u00e9trabilit\u00e9 souriait. Le 18 juin 1815, cette \u00e2me \nprofonde, masqu\u00e9e de marbre, rayonnait \naveugl\u00e9ment. L\u2019homme qui avait \u00e9t\u00e9 sombre \u00e0 \nAusterlitz fut gai \u00e0 Waterloo. Les plus grands pr\u00e9destin\u00e9s font de ces contre -sens. Nos joies sont de \nl\u2019ombre. Le supr\u00eame sourire est \u00e0 Dieu. \nRidet Caesar, Pompeius flebit , disaient les l\u00e9gionnaires \nde la l\u00e9gion Fulminatrix. Pomp\u00e9e cette fois ne devait \npas pleurer, mais il est certain que C\u00e9sar riait. \nD\u00e8s la veille, la nuit, \u00e0 une heure, explorant \u00e0 \ncheval, sous l\u2019orage et sous la pluie, avec Bertrand, les \ncollines qui avoisinent Rossomme, satisfait de voir la \nlongue ligne des feux anglais illuminant tout l\u2019horizon \nde Frischemont \u00e0 Braine -l\u2019Alleud, il lui avait sembl\u00e9 \nque le destin, assign\u00e9 par lui \u00e0 jour fixe sur ce champ \nde Waterloo, \u00e9tait exact; il avait arr\u00eat\u00e9 son cheval, et \n\u00e9tait demeur\u00e9 quelque temps immobile, regardant les \n\u00e9clairs, \u00e9coutant le tonnerre, et on avait entendu ce \nfataliste jeter dan s l\u2019ombre cette parole myst\u00e9rieuse : \n\u00abNous sommes d\u2019accord.\u00bb Napol\u00e9on se trompait. Ils \nn\u2019\u00e9taient plus d\u2019accord. \nIl n\u2019avait pas pris une minute de sommeil; tous les \ninstants de cette nuit -l\u00e0 avaient \u00e9t\u00e9 marqu\u00e9s pour lui \npar une joie. Il avait parcouru tout e la ligne des \ngrand\u2019gardes, en s\u2019arr\u00eatant \u00e7\u00e0 et l\u00e0 pour parler aux \nvedettes. A deux heures et demie, pr\u00e8s du bois \nd\u2019Hougomont, il avait entendu le pas d\u2019une colonne \nen marche; il avait cru un moment \u00e0 la reculade de \nWellington. Il avait dit \u00e0 Bertrand : C\u2019est l\u2019arri\u00e8re -garde anglaise qui s\u2019\u00e9branle pour d\u00e9camper. Je ferai prisonniers les \nsix mille anglais qui viennent d\u2019arriver \u00e0 Ostende . Il causait \navec expansion; il avait retrouv\u00e9 cette verve du \nd\u00e9barquement du 1er mars, quand il montrait au \ngrand -mar\u00e9cha l le paysan enthousiaste du golfe Juan, \nen s\u2019\u00e9criant : \u2013 Eh bien, Bertrand, voil\u00e0 d\u00e9j\u00e0 du renfort! La \nnuit du 17 au 18 juin, il raillait Wellington. \u2013 Ce petit \nAnglais a besoin d\u2019une le\u00e7on , disait Napol\u00e9on. La pluie \nredoublait; il tonnait pendant que l\u2019emp ereur parlait. \nA trois heures et demie du matin, il avait perdu \nune illusion; des officiers envoy\u00e9s en reconnaissance \nlui avaient annonc\u00e9 que l\u2019ennemi ne faisait aucun \nmouvement. Rien ne bougeait; pas un feu de bivouac \nn\u2019\u00e9tait \u00e9teint. L\u2019arm\u00e9e anglaise dor mait. Le silence \n\u00e9tait profond sur la terre; il n\u2019y avait de bruit que \ndans le ciel. A quatre heures, un paysan lui avait \u00e9t\u00e9 \namen\u00e9 par les coureurs; ce paysan avait servi de guide \n\u00e0 une brigade de cavalerie anglaise, probablement la \nbrigade Vivian, qui al lait prendre position au village \nd\u2019Ohain, \u00e0 l\u2019extr\u00eame gauche. A cinq heures, deux \nd\u00e9serteurs belges lui avaient rapport\u00e9 qu\u2019ils venaient \nde quitter leur r\u00e9giment, et que l\u2019arm\u00e9e anglaise \nattendait la bataille. \u2013 Tant mieux! s\u2019\u00e9tait \u00e9cri\u00e9 \nNapol\u00e9on. J\u2019aime e ncore mieux les culbuter que les refouler . Le matin, sur la berge qui fait l\u2019angle du chemin de \nPlancenoit, il avait mis pied \u00e0 terre dans la boue, \ns\u2019\u00e9tait fait apporter de la ferme de Rossomme une \ntable de cuisine et une chaise de paysan, s\u2019\u00e9tait assis, \navec une botte de paille pour tapis, et avait d\u00e9ploy\u00e9 \nsur la table la carte du champ de bataille, en disant \u00e0 \nSoult : Joli \u00e9chiquier! \nPar suite des pluies de la nuit, les convois de \nvivres, emp\u00eatr\u00e9s dans des routes d\u00e9fonc\u00e9es, n\u2019avaient \npu arriver le matin , le soldat n\u2019avait pas dormi, \u00e9tait \nmouill\u00e9 et \u00e9tait \u00e0 jeun; cela n\u2019avait pas emp\u00each\u00e9 \nNapol\u00e9on de crier all\u00e9grement \u00e0 Ney : Nous avons \nquatre -vingt-dix chances sur cent . A huit heures, on avait \napport\u00e9 le d\u00e9jeuner de l\u2019empereur. Il y avait invit\u00e9 \nplusieur s g\u00e9n\u00e9raux. Tout en d\u00e9jeunant, on avait \nracont\u00e9 que Wellington \u00e9tait l\u2019avant -veille au bal \u00e0 \nBruxelles, chez la duchesse de Richmond, et Soult, \nrude homme de guerre avec une figure d\u2019archev\u00eaque, \navait dit : Le bal, c\u2019est aujourd\u2019hui . L\u2019empereur avait \nplaisant\u00e9 Ney qui disait : Wellington ne sera pas assez \nsimple pour attendre votre majest\u00e9. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 d\u2019ailleurs sa \nmani\u00e8re. Il badinait volontiers , dit Fleury de Chaboulon. \nLe fond de son caract\u00e8re \u00e9tait une humeur enjou\u00e9e , dit \nGourgaud. Il abondait en plaisa nteries, plut\u00f4t bizarres que \nspirituelles , dit Benjamin Constant. Ces ga\u00eet\u00e9s de g\u00e9ant valent la peine qu\u2019on y insiste. C\u2019est lui qui avait \nappel\u00e9 ses grenadiers \u00ables grognards\u00bb; il leur pin\u00e7ait \nl\u2019oreille, il leur tirait la moustache. L\u2019empereur ne faisait \nque nous faire des niches ; ceci est un mot de l\u2019un d\u2019eux. \nPendant le myst\u00e9rieux trajet de l\u2019\u00eele d\u2019Elbe en France, \nle 27 f\u00e9vrier, en pleine mer, le brick de guerre fran\u00e7ais \nle Z\u00e9phir ayant rencontr\u00e9 le brick l\u2019 Inconstant o\u00f9 \nNapol\u00e9on \u00e9tait cach\u00e9 et ayant dem and\u00e9 \u00e0 l\u2019 Inconstant \ndes nouvelles de Napol\u00e9on, l\u2019empereur, qui avait \nencore en ce moment -l\u00e0 \u00e0 son chapeau la cocarde \nblanche et amarante sem\u00e9e d\u2019abeilles, adopt\u00e9e par lui \n\u00e0 l\u2019\u00eele d\u2019Elbe, avait pris en riant le porte -voix et avait \nr\u00e9pondu lui -m\u00eame : L\u2019emper eur se porte bien . Qui rit de \nla sorte est en familiarit\u00e9 avec les \u00e9v\u00e9nements. \nNapol\u00e9on avait eu plusieurs acc\u00e8s de ce rire pendant \nle d\u00e9jeuner de Waterloo. Apr\u00e8s le d\u00e9jeuner il s\u2019\u00e9tait \nrecueilli un quart d\u2019heure, puis deux g\u00e9n\u00e9raux \ns\u2019\u00e9taient assis sur la botte de paille, une plume \u00e0 la \nmain, une feuille de papier sur le genou, et l\u2019empereur \nleur avait dict\u00e9 l\u2019ordre de bataille. \nA neuf heures, \u00e0 l\u2019instant o\u00f9 l\u2019arm\u00e9e fran\u00e7aise, \n\u00e9chelonn\u00e9e et mise en mouvement sur cinq colonnes, \ns\u2019\u00e9tait d\u00e9ploy\u00e9e, les divisio ns sur deux lignes, \nl\u2019artillerie entre les brigades, musique en t\u00eate, battant \naux champs, avec les roulements des tambours et les sonneries des trompettes, puissante, vaste, joyeuse, \nmer de casques, de sabres et de bayonnettes sur \nl\u2019horizon, l\u2019empereur, \u00e9m u, s\u2019\u00e9tait \u00e9cri\u00e9 \u00e0 deux \nreprises : magnifique! magnifique! \nDe neuf heures \u00e0 dix heures et demie, toute \nl\u2019arm\u00e9e, ce qui semble incroyable, avait pris position \net s\u2019\u00e9tait rang\u00e9e sur six lignes, formant, pour r\u00e9p\u00e9ter \nl\u2019expression de l\u2019empereur, \u00abla figure de six V\u00bb. \nQuelques instants apr\u00e8s la formation du front de \nbataille, au milieu de ce profond silence de \ncommencement d\u2019orage qui pr\u00e9c\u00e8de les m\u00eal\u00e9es, \nvoyant d\u00e9filer les trois batteries de douze, d\u00e9tach\u00e9es \nsur son ordre des trois corps de d\u2019Erlon, de Reille e t \nde Lobau, et destin\u00e9es \u00e0 commencer l\u2019action en \nbattant Mont -Saint -Jean o\u00f9 est l\u2019intersection des \nroutes de Nivelles et de Genappe, l\u2019empereur avait \nfrapp\u00e9 sur l\u2019\u00e9paule de Haxo en lui disant : Voil\u00e0 vingt -\nquatre belles filles, g\u00e9n\u00e9ral . \nS\u00fbr de l\u2019issue, il avait encourag\u00e9 d\u2019un sourire, \u00e0 son \npassage devant lui, la compagnie de sapeurs du \npremier corps, d\u00e9sign\u00e9e par lui pour se barricader \ndans Mont -Saint -Jean, sit\u00f4t le village enlev\u00e9. Toute \ncette s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 n\u2019avait \u00e9t\u00e9 travers\u00e9e que par un mot de \npiti\u00e9 hautain e; en voyant \u00e0 sa gauche, \u00e0 un endroit o\u00f9 \nil y a aujourd\u2019hui une grande tombe, se masser avec leurs chevaux superbes, ces admirables \u00e9cossais gris, \nil avait dit : C\u2019est dommage . \nPuis il \u00e9tait mont\u00e9 \u00e0 cheval, s\u2019\u00e9tait port\u00e9 en avant \nde Rossomme, et avait ch oisi pour observatoire une \n\u00e9troite croupe de gazon \u00e0 droite de la route de \nGenappe \u00e0 Bruxelles, qui fut sa seconde station \npendant la bataille. La troisi\u00e8me station, celle de sept \nheures du soir, entre la Belle -Alliance et la Haie -\nSainte, est redoutable; c \u2019est un tertre assez \u00e9lev\u00e9 qui \nexiste encore et derri\u00e8re lequel la garde \u00e9tait mass\u00e9e \ndans une d\u00e9clivit\u00e9 de la plaine. Autour de ce tertre, \nles boulets ricochaient sur le pav\u00e9 de la chauss\u00e9e \njusqu\u2019\u00e0 Napol\u00e9on. Comme \u00e0 Brienne, il avait sur sa \nt\u00eate le siffle ment des balles et des biscayens. On a \nramass\u00e9, presque \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 \u00e9taient les pieds de \nson cheval, des boulets vermoulus, de vieilles lames \nde sabre et des projectiles informes, mang\u00e9s de \nrouille. Scabra rubigine . Il y a quelques ann\u00e9es, on y a \nd\u00e9terr \u00e9 un obus de soixante, encore charg\u00e9, dont la \nfus\u00e9e s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e au ras de la bombe. C\u2019est \u00e0 cette \nderni\u00e8re station que l\u2019empereur disait \u00e0 son guide \nLacoste, paysan hostile, effar\u00e9, attach\u00e9 \u00e0 la selle d\u2019un \nhussard, se retournant \u00e0 chaque paquet de mitra ille, \net t\u00e2chant de se cacher derri\u00e8re Napol\u00e9on : \u2013 Imb\u00e9cile, \nc\u2019est honteux. Tu vas te faire tuer dans le dos . Celui qui \u00e9crit ces lignes \u00e0 trouv\u00e9 lui -m\u00eame dans le talus friable de \nce tertre, en creusant le sable, les restes du col d\u2019une \nbombe d\u00e9sagr\u00e9g\u00e9s p ar l\u2019oxyde de quarante -six \nann\u00e9es, et de vieux tron\u00e7ons de fer qui cassaient \ncomme des b\u00e2tons de sureau entre ses doigts. \nLes ondulations des plaines diversement inclin\u00e9es \no\u00f9 eut lieu la rencontre de Napol\u00e9on et de \nWellington ne sont plus, personne ne l\u2019i gnore, ce \nqu\u2019elles \u00e9taient le 18 juin 1815. En prenant \u00e0 ce \nchamp fun\u00e8bre de quoi lui faire un monument, on lui \na \u00f4t\u00e9 son relief r\u00e9el, et l\u2019histoire, d\u00e9concert\u00e9e, ne s\u2019y \nreconna\u00eet plus. Pour le glorifier, on l\u2019a d\u00e9figur\u00e9. \nWellington, deux ans apr\u00e8s, revoya nt Waterloo, s\u2019est \n\u00e9cri\u00e9 : On m\u2019a chang\u00e9 mon champ de bataille . L\u00e0 o\u00f9 est \naujourd\u2019hui la grosse pyramide de terre surmont\u00e9e du \nlion, il y avait une cr\u00eate qui vers la route de Nivelles \ns\u2019abaissait en rampe praticable, mais qui du c\u00f4t\u00e9 de la \nchauss\u00e9e de Gena ppe \u00e9tait presque un escarpement. \nL\u2019\u00e9l\u00e9vation de cet escarpement peut encore \u00eatre \nmesur\u00e9e aujourd\u2019hui par la hauteur des deux tertres \ndes deux grandes s\u00e9pultures qui encaissent la route de \nGenappe \u00e0 Bruxelles : l\u2019une, le tombeau anglais, \u00e0 \ngauche; l\u2019autre, le tombeau allemand, \u00e0 droite. Il n\u2019y a \npoint de tombeau fran\u00e7ais. Pour la France, toute \ncette plaine est s\u00e9pulcre. Gr\u00e2ce aux mille et mille charret\u00e9es de terre employ\u00e9es \u00e0 la butte de cent \ncinquante pieds de haut et d\u2019un demi -mille de circuit, \nle plateau de Mont -Saint -Jean est aujourd\u2019hui \naccessible en pente douce; le jour de la bataille, \nsurtout du c\u00f4t\u00e9 de la Haie -Sainte, il \u00e9tait d\u2019un abord \n\u00e2pre et abrupt. Le versant l\u00e0 \u00e9tait si inclin\u00e9 que les \ncanons anglais ne voyaient pas au -dessous d\u2019eux la \nferme si tu\u00e9e au fond du vallon, centre du combat. Le \n18 juin 1815, les pluies avaient encore ravin\u00e9 cette \nroideur, la fange compliquait la mont\u00e9e, et non \nseulement on gravissait, mais on s\u2019embourbait. Le \nlong de la cr\u00eate du plateau courait une sorte de foss\u00e9 \nimpos sible \u00e0 deviner pour un observateur lointain. \nQu\u2019\u00e9tait -ce que ce foss\u00e9? disons -le. Braine -l\u2019Alleud \nest un village de Belgique, Ohain en est un autre. Ces \nvillages, cach\u00e9s tous les deux dans des courbes de \nterrain, sont joints par un chemin d\u2019une lieue et \ndemie environ qui traverse une plaine \u00e0 niveau \nondulant, et souvent entre et s\u2019enfonce dans des \ncollines comme un sillon, ce qui fait que sur divers \npoints cette route est un ravin. En 1815, comme \naujourd\u2019hui, cette route coupait la cr\u00eate du plateau de \nMon t-Saint -Jean entre les deux chauss\u00e9es de \nGenappe et de Nivelles; seulement, elle est \naujourd\u2019hui de plain -pied avec la plaine; elle \u00e9tait alors chemin creux. On lui a pris ses deux talus pour \nla butte monument. Cette route \u00e9tait et est encore \nune tranch\u00e9e dans la plus grande partie de son \nparcours; tranch\u00e9e creuse quelquefois d\u2019une douzaine \nde pieds et dont les talus trop escarp\u00e9s s\u2019\u00e9croulaient \n\u00e7\u00e0 et l\u00e0, surtout en hiver, sous les averses. Des \naccidents y arrivaient. La route \u00e9tait si \u00e9troite \u00e0 \nl\u2019entr\u00e9e de Braine -l\u2019Alleud qu\u2019un passant y avait \u00e9t\u00e9 \nbroy\u00e9 par un chariot, comme le constate une croix de \npierre debout pr\u00e8s du cimeti\u00e8re qui donne le nom du \nmort, Monsieur Bernard Debrye, marchand \u00e0 Bruxelles , et \nla date de l\u2019accident, f\u00e9vrier 1637a Elle \u00e9tait si pr ofonde \nsur le plateau du Mont -Saint -Jean qu\u2019un paysan, \nMathieu Nicaise, y avait \u00e9t\u00e9 \u00e9cras\u00e9 en 1783 par un \n\u00e9boulement du talus, comme le constatait une autre \ncroix de pierre dont le fa\u00eete a disparu dans les \nd\u00e9frichements, mais dont le pi\u00e9destal renvers\u00e9 est \n \na Voici l\u2019inscription : \nDOM \nCY A ETE ECRASE \nPAR MALHEUR \nSOUS UN CHARIOT \nMONSIEUR BERNARD \nDE BRYE MARCHAND \nA BRUXELLE LE (illisible) \nFEBVRIER 1637 \n encore visible aujourd\u2019hui sur la pente du gazon \u00e0 \ngauche de la chauss\u00e9e entre la Haie -Sainte et la ferme \nde Mont -Saint -Jean. \nUn jour de bataille, ce chemin creux dont rien \nn\u2019avertissait, bordant la cr\u00eate de Mont -Saint -Jean, \nfoss\u00e9 au sommet de l\u2019escarpem ent, orni\u00e8re cach\u00e9e \ndans les terres, \u00e9tait invisible, c\u2019est -\u00e0-dire terrible. \n \n \n \n \nII, 1, 8 \n \n \n \n \n \nL\u2019empereur fait une question au \nguide Lacoste \n \n \n \n \n \nDonc, le matin de Waterloo, Napol\u00e9on \u00e9tait \ncontent. \nIl avait raison; le plan de bataille, con\u00e7u par lu i, \nnous l\u2019avons constat\u00e9, \u00e9tait en effet admirable. \nUne fois la bataille engag\u00e9e, ses p\u00e9rip\u00e9ties tr\u00e8s \ndiverses, la r\u00e9sistance d\u2019Hougomont, la t\u00e9nacit\u00e9 de la \nHaie-Sainte, Bauduin tu\u00e9, Foy mis hors de combat, la \nmuraille inattendue o\u00f9 s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e la brig ade Soye, l\u2019\u00e9tourderie fatale de Guilleminot n\u2019ayant ni p\u00e9tards \nni sacs \u00e0 poudre, l\u2019embourbement des batteries, les \nquinze pi\u00e8ces sans escorte culbut\u00e9es par Uxbridge \ndans un chemin creux, le peu d\u2019effet des bombes \ntombant dans les lignes anglaises, s\u2019y enf ouissant \ndans le sol d\u00e9tremp\u00e9 par les pluies et ne r\u00e9ussissant \nqu\u2019\u00e0 y faire des volcans de boue, de sorte que la \nmitraille se changeait en \u00e9claboussure, l\u2019inutilit\u00e9 de la \nd\u00e9monstration de Pir\u00e9 sur Braine -l\u2019Alleud, toute cette \ncavalerie, quinze escadrons, \u00e0 peu pr\u00e8s annul\u00e9e, l\u2019aile \ndroite anglaise mal inqui\u00e9t\u00e9e, l\u2019aile gauche mal \nentam\u00e9e, l\u2019\u00e9trange malentendu de Ney massant, au \nlieu de les \u00e9chelonner, les quatre divisions du premier \ncorps, des \u00e9paisseurs de vingt -sept rangs et des fronts \nde deux cents hommes livr\u00e9s de la sorte \u00e0 la mitraille, \nl\u2019effrayante trou\u00e9e des boulets dans ces masses, les \ncolonnes d\u2019attaque d\u00e9sunies, la batterie d\u2019\u00e9charpe \nbrusquement d\u00e9masqu\u00e9e sur leur flanc, Bourgeois, \nDonzelot et Durutte compromis, Quiot repouss\u00e9, le \nlieutenant Vieux, cet hercule sorti de l\u2019\u00e9cole \npolytechnique, bless\u00e9 au moment o\u00f9 il enfon\u00e7ait \u00e0 \ncoups de hache la porte de la Haie -Sainte sous le feu \nplongeant de la barricade anglaise barrant le coude de \nla route de Genappe \u00e0 Bruxelles, la division \nMarcognet, prise entre l\u2019infanterie et la cavalerie, fusill\u00e9e \u00e0 bout portant dans les bl\u00e9s par Best et Pack, \nsabr\u00e9e par Ponsonby; sa batterie de sept pi\u00e8ces \nenclou\u00e9e, le prince de Saxe -Weymar tenant et \ngardant, malgr\u00e9 le comte d\u2019Erlon, Frischemont et \nSmohain; le drapeau du 105e pris, le drapeau du 45e \npris, ce hussard noir prussien arr\u00eat\u00e9 par les coureurs \nde la colonne volante de trois cents chasseurs battant \nl\u2019estrade entre Wavre et Plancenoit; les choses \ninqui\u00e9tantes que ce prisonnier avait dites, le retard de \nGrouchy; les qui nze cents hommes tu\u00e9s en moins \nd\u2019une heure dans le verger d\u2019Hougomont, les dix -huit \ncents hommes couch\u00e9s en moins de temps encore \nautour de la Haie -Sainte, tous ces incidents orageux, \npassant comme les nu\u00e9es de la bataille devant \nNapol\u00e9on, avaient \u00e0 peine troubl\u00e9 son regard et \nn\u2019avaient point assombri cette face imp\u00e9riale de la \ncertitude. Napol\u00e9on \u00e9tait habitu\u00e9 \u00e0 regarder la guerre \nfixement; il ne faisait jamais chiffre \u00e0 chiffre \nl\u2019addition poignante du d\u00e9tail; les chiffres lui \nimportaient peu, pourvu qu\u2019il s donnassent ce total : \nvictoire; que les commencements s\u2019\u00e9garassent, il ne \ns\u2019en alarmait point, lui qui se croyait ma\u00eetre et \npossesseur de la fin; il savait attendre, se supposant \nhors de question, et il traitait le destin d\u2019\u00e9gal \u00e0 \u00e9gal. Il \nparaissait dir e au sort : tu \u2019oserais pas. Mi-parti lumi\u00e8re et ombre, Napol\u00e9on se sentait \nprot\u00e9g\u00e9 dans le bien et tol\u00e9r\u00e9 dans le mal. Il avait, ou \ncroyait avoir pour lui, une connivence, on pourrait \npresque dire une complicit\u00e9 des \u00e9v\u00e9nements, \n\u00e9quivalente \u00e0 l\u2019antique in vuln\u00e9rabilit\u00e9. \nPourtant, quand on a derri\u00e8re soi la B\u00e9r\u00e9sina, \nLeipsick et Fontainebleau, il semble qu\u2019on pourrait se \nd\u00e9fier de Waterloo. Un myst\u00e9rieux froncement de \nsourcil devient visible au fond du ciel. \nAu moment o\u00f9 Wellington r\u00e9trograda, Napol\u00e9on \ntressaillit. Il vit subitement le plateau de Mont -Saint -\nJean se d\u00e9garnir et le front de l\u2019arm\u00e9e anglaise \ndispara\u00eetre. Elle se ralliait, mais se d\u00e9robait. \nL\u2019empereur se souleva \u00e0 demi sur ses \u00e9triers. L\u2019\u00e9clair \nde la victoire passa dans ses yeux. \nWellington ac cul\u00e9 \u00e0 la for\u00eat de Soignes et d\u00e9truit, \nc\u2019\u00e9tait le terrassement d\u00e9finitif de l\u2019Angleterre par la \nFrance; c\u2019\u00e9tait Cr\u00e9cy, Poitiers, Malplaquet et Ramillies \nveng\u00e9s. L\u2019homme de Marengo raturait Azincourt. \nL\u2019empereur alors, m\u00e9ditant la p\u00e9rip\u00e9tie terrible, \nprome na une derni\u00e8re fois sa lunette sur tous les \npoints du champ de bataille. Sa garde, l\u2019arme au pied \nderri\u00e8re lui, l\u2019observait d\u2019en bas avec une sorte de \nreligion. Il songeait; il examinait les versants, notait \nles pentes, scrutait le bouquet d\u2019arbres, le ca rr\u00e9 de seigles, le sentier; il semblait compter chaque buisson. \nIl regarda avec quelque fixit\u00e9 les barricades anglaises \ndes deux chauss\u00e9es, deux larges abattis d\u2019arbres, celle \nde la chauss\u00e9e de Genappe au -dessus de la Haie -\nSainte, arm\u00e9e de deux canons, les seuls de toute \nl\u2019artillerie anglaise qui vissent le fond du champ de \nbataille, et celle de la chauss\u00e9e de Nivelles o\u00f9 \n\u00e9tincelaient les bayonnettes hollandaises de la brigade \nChass\u00e9. Il remarqua pr\u00e8s de cette barricade la vieille \nchapelle de Saint -Nicolas peinte en blanc qui est \u00e0 \nl\u2019angle de la traverse vers Braine -l\u2019Alleud. Il se \npencha et parla \u00e0 demi -voix au guide Lacoste. Le \nguide fit un signe de t\u00eate n\u00e9gatif, probablement \nperfide. \nL\u2019empereur se redressa et se recueillit. \nWellington avait recul\u00e9. \nIl ne restait plus qu\u2019\u00e0 achever ce recul par un \n\u00e9crasement. \nNapol\u00e9on, se retournant brusquement, exp\u00e9dia \nune estafette \u00e0 franc \u00e9trier \u00e0 Paris pour y annoncer \nque la bataille \u00e9tait gagn\u00e9e. \nNapol\u00e9on \u00e9tait un de ces g\u00e9nies d\u2019o\u00f9 sort le \ntonnerre. \nIl venait de trouver son coup de foudre. Il donna l\u2019ordre aux cuirassiers de Milhaud \nd\u2019enlever le plateau de Mont -Saint -Jean. \n \n \n \n \nII, 1, 9 \n \n \n \n \n \nL\u2019inattendu \n \n \n \n \n \n \nIls \u00e9taient trois mille cinq cents. Ils faisaient un \nfront d\u2019un quart de lieue. C\u2019\u00e9taient des hommes \ng\u00e9ants sur des chevaux colosses. Ils \u00e9taient vingt -six \nescadrons; et ils avaient derri\u00e8re eux, pour les \nappuyer, la division de Lefebvre -Desnouettes, les \ncent six gendarmes d\u2019\u00e9lite, les chasseurs de la garde, \nonze cent quatre -vingt -dix-sept hommes, et les \nlanciers de la garde, huit cent quatre -vingts lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer \nbattu, avec les pistolets d\u2019ar\u00e7on dans les fontes et le \nlong sabre \u00e9p\u00e9e. Le matin toute l\u2019arm\u00e9e les avait \nadmir\u00e9s quand, \u00e0 neuf heures, les clairo ns sonnant, \ntoutes les musiques chantant Veillons au salut de \nl\u2019empire , ils \u00e9taient venus, colonne \u00e9paisse, une de \nleurs batteries \u00e0 leur flanc, l\u2019autre \u00e0 leur centre, se \nd\u00e9ployer sur deux rangs entre la chauss\u00e9e de \nGenappe et Frischemont, et prendre leur place de \nbataille dans cette puissante deuxi\u00e8me ligne, si \nsavamment compos\u00e9e par Napol\u00e9on, laquelle, ayant \u00e0 \nson extr\u00e9mit\u00e9 de gauche les cuirassiers de \nKellermann et \u00e0 son extr\u00e9mit\u00e9 de droite les \ncuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux \nailes d e fer. \nL\u2019aide de camp Bernard leur porta l\u2019ordre de \nl\u2019empereur. Ney tira son \u00e9p\u00e9e et prit la t\u00eate. Les \nescadrons \u00e9normes s\u2019\u00e9branl\u00e8rent. \nAlors on vit un spectacle formidable. \nToute cette cavalerie, sabres lev\u00e9s, \u00e9tendards et \ntrompettes au vent, form\u00e9e en colonne par division, \ndescendit, d\u2019un m\u00eame mouvement et comme un seul \nhomme, avec la pr\u00e9cision d\u2019un b\u00e9lier de bronze qui \nouvre une br\u00e8che, la colline de la Belle -Alliance, \ns\u2019enfon\u00e7a dans le fond redoutable o\u00f9 tant d\u2019hommes d\u00e9j\u00e0 \u00e9taient tomb\u00e9s, y disparut dans la fum\u00e9e, puis, \nsortant de cette ombre, reparut de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du \nvallon, toujours compacte et serr\u00e9e, montant au \ngrand trot, \u00e0 travers un nuage de mitraille crevant sur \nelle, l\u2019\u00e9pouvantable pente de boue du plateau de \nMont -Saint -Jean. Ils montaient, graves, mena\u00e7ants, \nimperturbables; dans les intervalles de la \nmousqueterie et de l\u2019artillerie, on entendait ce \npi\u00e9tinement colossal. Etant deux divisions, ils \u00e9taient \ndeux colonnes; la division Wathier avait la droite, la \ndivision Delort avait la gauche. On croyait voir de \nloin s\u2019allonger vers la cr\u00eate du plateau deux immenses \ncouleuvres d\u2019acier. Cela traversa la bataille comme un \nprodige. \nRien de semblable ne s\u2019\u00e9tait vu depuis la prise de \nla grande redoute de la Moskowa par la grosse \ncavalerie; Murat y m anquait, mais Ney s\u2019y retrouvait. \nIl semblait que cette masse \u00e9tait devenue monstre et \nn\u2019e\u00fbt qu\u2019une \u00e2me. Chaque escadron ondulait et se \ngonflait comme un anneau du polype. On les \napercevait \u00e0 travers une vaste fum\u00e9e d\u00e9chir\u00e9e \u00e7\u00e0 et l\u00e0. \nP\u00eale-m\u00eale de casques, de cris, de sabres, \nbondissement orageux des croupes des chevaux dans \nle canon et la fanfare, tumulte disciplin\u00e9 et terrible; \nl\u00e0-dessus les cuirasses, comme les \u00e9cailles sur l\u2019hydre. Ces r\u00e9cits semblent d\u2019un autre \u00e2ge. Quelque chose \nde pareil \u00e0 cette vis ion apparaissait sans doute dans \nles vieilles \u00e9pop\u00e9es orphiques racontant les hommes -\nchevaux, les antiques hippanthropes, ces titans \u00e0 face \nhumaine et \u00e0 poitrail \u00e9questre dont le galop escalada \nl\u2019Olympe, horribles, invuln\u00e9rables, sublimes; dieux et \nb\u00eates. \nBizarre co\u00efncidence num\u00e9rique, vingt -six bataillons \nallaient recevoir ces vingt -six escadrons. Derri\u00e8re la \ncr\u00eate du plateau, \u00e0 l\u2019ombre de la batterie masqu\u00e9e, \nl\u2019infanterie anglaise, form\u00e9e en treize carr\u00e9s, deux \nbataillons par carr\u00e9, et sur deux lignes, s ept sur la \npremi\u00e8re, six sur la seconde, la crosse \u00e0 l\u2019\u00e9paule, \ncouchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, \nimmobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers \net les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle \u00e9coutait \nmonter cette mar\u00e9e d\u2019hommes. El le entendait le \ngrossissement du bruit des trois mille chevaux, le \nfrappement alternatif et sym\u00e9trique des sabots au \ngrand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis \ndes sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il \ny eut un silence redoutable, puis, subitement, une \nlongue file de bras lev\u00e9s brandissant des sabres \napparut au -dessus de la cr\u00eate, et les casques, et les \ntrompettes, et les \u00e9tendards, et trois mille t\u00eates \u00e0 moustaches grises criant : vive l\u2019empereur! Toute \ncette cavalerie d\u00e9boucha sur le plateau, et ce fut \ncomme l\u2019entr\u00e9e d\u2019un tremblement de terre. \nTout \u00e0 coup, chose tragique, \u00e0 la gauche des \nanglais, \u00e0 notre droite, la t\u00eate de colonne des \ncuirassiers se cabra avec une clameur effroyable. \nParvenus au point culminant de la cr\u00eate, effr\u00e9n \u00e9s, \ntout \u00e0 leur furie et \u00e0 leur course d\u2019extermination sur \nles carr\u00e9s et les canons, les cuirassiers venaient \nd\u2019apercevoir entre eux et les anglais un foss\u00e9, une \nfosse. C\u2019\u00e9tait le chemin creux d\u2019Ohain. \nL\u2019instant fut \u00e9pouvantable. Le ravin \u00e9tait l\u00e0, \ninatte ndu, b\u00e9ant, \u00e0 pic sous les pieds des chevaux, \nprofond de deux toises entre son double talus; le \nsecond rang y poussa le premier, et le troisi\u00e8me y \npoussa le second; les chevaux se dressaient, se \nrejetaient en arri\u00e8re, tombaient sur la croupe, \nglissaient le s quatre pieds en l\u2019air, pilant et \nbouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, \ntoute la colonne n\u2019\u00e9tait plus qu\u2019un projectile, la force \nacquise pour \u00e9craser les anglais \u00e9crasa les fran\u00e7ais, le \nravin inexorable ne pouvait se rendre que combl\u00e9; \ncaval iers et chevaux y roul\u00e8rent p\u00eale -m\u00eale se broyant \nles uns les autres, ne faisant qu\u2019une chair dans ce \ngouffre, et quand cette fosse fut pleine d\u2019hommes vivants, on marcha dessus et le reste passa. Presque \nun tiers de la brigade Dubois croula dans cet ab\u00eeme. \nCeci commen\u00e7a la perte de la bataille. \nUne tradition locale, qui exag\u00e8re \u00e9videmment, dit \nque deux mille chevaux et quinze cents hommes \nfurent ensevelis dans le chemin creux d\u2019Ohain. Ce \nchiffre vraisemblablement comprend tous les autres \ncadavres qu\u2019on je ta dans ce ravin le lendemain du \ncombat. \nNotons en passant que c\u2019\u00e9tait cette brigade \nDubois, si funestement \u00e9prouv\u00e9e, qui, une heure \nauparavant, chargeant \u00e0 part, avait enlev\u00e9 le drapeau \ndu bataillon de Lunebourg. \nNapol\u00e9on, avant d\u2019ordonner cette charge des \ncuirassiers de Milhaud, avait scrut\u00e9 le terrain, mais \nn\u2019avait pu voir ce chemin creux qui ne faisait pas \nm\u00eame une ride \u00e0 la surface du plateau. Averti \npourtant et mis en \u00e9veil par la petite chapelle blanche \nqui en marque l\u2019angle sur la chauss\u00e9e de Nive lles, il \navait fait, probablement sur l\u2019\u00e9ventualit\u00e9 d\u2019un \nobstacle, une question au guide Lacoste. Le guide \navait r\u00e9pondu non. On pourrait presque dire que de \nce signe de t\u00eate d\u2019un paysan est sortie la catastrophe \nde Napol\u00e9on. \nD\u2019autres fatalit\u00e9s encore dev aient surgir. Etait -il possible que Napol\u00e9on gagn\u00e2t cette \nbataille? nous r\u00e9pondons non. Pourquoi? \u00e0 cause de \nWellington? \u00e0 cause de Bl\u00fccher? non. A cause de \nDieu. \nBonaparte vainqueur \u00e0 Waterloo, ceci n\u2019\u00e9tait plus \ndans la loi du dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle. Une a utre s\u00e9rie de \nfaits se pr\u00e9parait, o\u00f9 Napol\u00e9on n\u2019avait plus de place. \nLa mauvaise volont\u00e9 des \u00e9v\u00e9nements s\u2019\u00e9tait annonc\u00e9e \nde longue date. \nIl \u00e9tait temps que cet homme vaste tomb\u00e2t. \nL\u2019excessive pesanteur de cet homme dans la \ndestin\u00e9e humaine troublait l\u2019\u00e9q uilibre. Cet individu \ncomptait \u00e0 lui seul plus que le groupe universel. Ces \npl\u00e9thores de toute la vitalit\u00e9 humaine concentr\u00e9e \ndans une seule t\u00eate, le monde montant au cerveau \nd\u2019un homme, cela serait mortel \u00e0 la civilisation, si cela \ndurait. Le moment \u00e9tait venu pour l\u2019incorruptible \n\u00e9quit\u00e9 supr\u00eame d\u2019aviser. Probablement les principes \net les \u00e9l\u00e9ments, d\u2019o\u00f9 d\u00e9pendent les gravitations \nr\u00e9guli\u00e8res dans l\u2019ordre moral comme dans l\u2019ordre \nmat\u00e9riel, se plaignaient. Le sang qui fume, le trop -\nplein des cimeti\u00e8res, les m \u00e8res en larmes, ce sont des \nplaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre \nd\u2019une surcharge, de myst\u00e9rieux g\u00e9missements de \nl\u2019ombre, que l\u2019ab\u00eeme entend. Napol\u00e9on avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9nonc\u00e9 dans l\u2019infini, et sa \nchute \u00e9tait d\u00e9cid\u00e9e. \nIl g\u00eanait Dieu. \nWaterloo n\u2019est point une bataille; c\u2019est le \nchangement de front de l\u2019univers. \n \n \n \n \nII, 1, 10 \n \n \n \n \n \nLe plateau de Mont -Saint -Jean \n \n \n \n \n \n \nEn m\u00eame temps que le ravin, la batterie s\u2019\u00e9tait \nd\u00e9masqu\u00e9e. \nSoixante canons et les treize carr\u00e9s foudroy\u00e8rent \nles cuirassiers \u00e0 bout portant. L\u2019intr\u00e9pide g\u00e9n\u00e9ral \nDelort fit le salut militaire \u00e0 la batterie anglaise. \nToute l\u2019artillerie volante anglaise \u00e9tait rentr\u00e9e au \ngalop dans les carr\u00e9s. Les cuirassiers n\u2019eurent pas \nm\u00eame un temps d\u2019arr\u00eat. Le d\u00e9sastre du chemin creux les avait d \u00e9cim\u00e9s, mais non d\u00e9courag\u00e9s. C\u2019\u00e9taient de \nces hommes qui, diminu\u00e9s de nombre, grandissent de \nc\u0153ur. \nLa colonne Wathier seule avait souffert du \nd\u00e9sastre; la colonne Delort, que Ney avait fait \nobliquer \u00e0 gauche, comme s\u2019il pressentait l\u2019emb\u00fbche, \n\u00e9tait arriv\u00e9 e enti\u00e8re. \nLes cuirassiers se ru\u00e8rent sur les carr\u00e9s anglais. \nVentre \u00e0 terre, brides l\u00e2ch\u00e9es, sabre aux dents, \npistolets au poing, telle fut l\u2019attaque. \nIl y a des moments dans les batailles o\u00f9 l\u2019\u00e2me \ndurcit l\u2019homme jusqu\u2019\u00e0 changer le soldat en statue, et \no\u00f9 toute cette chair se fait granit. Les bataillons \nanglais, \u00e9perdument assaillis, ne boug\u00e8rent pas. \nAlors ce fut effrayant. \nToutes les faces des carr\u00e9s anglais furent attaqu\u00e9es \n\u00e0 la fois. Un tournoiement fr\u00e9n\u00e9tique les enveloppa. \nCette froide infanteri e demeura impassible. Le \npremier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers \nsur les bayonnettes, le second rang les fusillait; \nderri\u00e8re le second rang les canonniers chargeaient les \npi\u00e8ces, le front du carr\u00e9 s\u2019ouvrait, laissait passer une \n\u00e9ruption de m itraille et se refermait. Les cuirassiers \nr\u00e9pondaient par l\u2019\u00e9crasement. Leurs grands chevaux \nse cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par -dessus les bayonnettes et tombaient, gigantesques, au \nmilieu de ces quatre murs vivants. Les boulets \nfaisaient d es trou\u00e9es dans les cuirassiers, les \ncuirassiers faisaient des br\u00e8ches dans les carr\u00e9s. Des \nfiles d\u2019hommes disparaissaient broy\u00e9es sous les \nchevaux. Les bayonnettes s\u2019enfon\u00e7aient dans les \nventres de ces centaures. De l\u00e0 une difformit\u00e9 de \nblessures qu\u2019on n\u2019 a pas vue peut -\u00eatre ailleurs. Les \ncarr\u00e9s, rong\u00e9s par cette cavalerie forcen\u00e9e, se \nr\u00e9tr\u00e9cissaient sans broncher. In\u00e9puisables en mitraille, \nils faisaient explosion au milieu des assaillants. La \nfigure de ce combat \u00e9tait monstrueuse. Ces carr\u00e9s \nn\u2019\u00e9taient plu s des bataillons, c\u2019\u00e9taient des crat\u00e8res; ces \ncuirassiers n\u2019\u00e9taient plus une cavalerie, c\u2019\u00e9tait une \ntemp\u00eate. Chaque carr\u00e9 \u00e9tait un volcan attaqu\u00e9 par un \nnuage; la lave combattait la foudre. \nLe carr\u00e9 extr\u00eame de droite, le plus expos\u00e9 de tous, \n\u00e9tant en l\u2019ai r, fut presque an\u00e9anti d\u00e8s les premiers \nchocs. Il \u00e9tait form\u00e9 du 75e r\u00e9giment de highlanders. \nLe joueur de cornemuse au centre, pendant qu\u2019on \ns\u2019exterminait autour de lui, baissant dans une \ninattention profonde son \u0153il m\u00e9lancolique plein du \nreflet des for\u00eat s et des lacs, assis sur un tambour, son \npibroch sous le bras, jouait les airs de la montagne. \nCes \u00e9cossais mouraient en pensant au Ben Lothian, comme les grecs en se souvenant d\u2019Argos. Le sabre \nd\u2019un cuirassier, abattant le pibroch et le bras qui le \nportai t, fit cesser le chant en tuant le chanteur. \nLes cuirassiers, relativement peu nombreux, \namoindris par la catastrophe du ravin, avaient l\u00e0 \ncontre eux presque toute l\u2019arm\u00e9e anglaise, mais ils se \nmultipliaient, chaque homme valant dix. Cependant \nquelques ba taillons hanovriens pli\u00e8rent. Wellington le \nvit, et songea \u00e0 sa cavalerie. Si Napol\u00e9on, en ce \nmoment -l\u00e0 m\u00eame, e\u00fbt song\u00e9 \u00e0 son infanterie, il e\u00fbt \ngagn\u00e9 la bataille. Cet oubli fut sa grande faute fatale. \nTout \u00e0 coup les cuirassiers assaillants se sentirent \nassaillis. La cavalerie anglaise \u00e9tait sur leur dos. \nDevant eux les carr\u00e9s, derri\u00e8re eux Somerset; \nSomerset, c\u2019\u00e9taient les quatorze cents dragons -gardes. \nSomerset avait \u00e0 sa droite Dornberg avec les chevau -\nl\u00e9gers allemands, et \u00e0 sa gauche Trip avec les \ncarabiniers belges; les cuirassiers, attaqu\u00e9s en flanc et \nen t\u00eate, en avant et en arri\u00e8re, par l\u2019infanterie et par la \ncavalerie, durent faire face de tous les c\u00f4t\u00e9s. Que leur \nimportait? ils \u00e9taient tourbillon. La bravoure devint \ninexprimable. \nEn outre, ils a vaient derri\u00e8re eux la batterie \ntoujours tonnante. Il fallait cela pour que ces \nhommes fussent bless\u00e9s dans le dos. Une de leurs cuirasses, trou\u00e9e \u00e0 l\u2019omoplate gauche d\u2019un biscayen, \nest dans la collection dite mus\u00e9e de Waterloo. \nPour de tels fran\u00e7ais, il ne fallait pas moins que de \ntels anglais. \nCe ne fut plus une m\u00eal\u00e9e, ce fut une ombre, une \nfurie, un vertigineux emportement d\u2019\u00e2mes et de \ncourages, un ouragan d\u2019\u00e9p\u00e9es \u00e9clairs. En un instant \nles quatorze cents dragons -gardes ne furent plus que \nhuit cents; F uller, leur lieutenant -colonel, tomba \nmort. Ney accourut avec les lanciers et les chasseurs \nde Lefebvre -Desnouettes. Le plateau de Mont -Saint -\nJean fut pris, repris, pris encore. Les cuirassiers \nquittaient la cavalerie pour retourner \u00e0 l\u2019infanterie, \nou, pou r mieux dire, toute cette cohue formidable se \ncolletait sans que l\u2019un l\u00e2ch\u00e2t l\u2019autre. Les carr\u00e9s \ntenaient toujours. Il y eut douze assauts. Ney eut \nquatre chevaux tu\u00e9s sous lui. La moiti\u00e9 des cuirassiers \nresta sur le plateau. Cette lutte dura deux heures. \nL\u2019arm\u00e9e anglaise en fut profond\u00e9ment \u00e9branl\u00e9e. \nNul doute que, s\u2019ils n\u2019eussent \u00e9t\u00e9 affaiblis dans leur \npremier choc par le d\u00e9sastre du chemin creux, les \ncuirassiers n\u2019eussent culbut\u00e9 le centre et d\u00e9cid\u00e9 la \nvictoire. Cette cavalerie extraordinaire p\u00e9trifia \nClinton qui avait vu Talavera et Badajoz. Wellington, aux trois quarts vaincu, admirait h\u00e9ro\u00efquement. Il \ndisait \u00e0 demi -voix : sublime!a \nLes cuirassiers an\u00e9antirent sept carr\u00e9s sur treize, \nprirent ou enclou\u00e8rent soixante pi\u00e8ces de canon, et \nenlev\u00e8rent aux r \u00e9giments anglais six drapeaux, que \ntrois cuirassiers et trois chasseurs de la garde all\u00e8rent \nporter \u00e0 l\u2019empereur devant la ferme de la Belle -\nAlliance. \nLa situation de Wellington avait empir\u00e9. Cette \n\u00e9trange bataille \u00e9tait comme un duel entre deux \nbless\u00e9s a charn\u00e9s qui, chacun de leur c\u00f4t\u00e9, tout en \ncombattant et en se r\u00e9sistant toujours, perdent tout \nleur sang. Lequel des deux tombera le premier? \nLa lutte du plateau continuait. \nJusqu\u2019o\u00f9 sont all\u00e9s les cuirassiers? personne ne \nsaurait le dire. Ce qui est cer tain, c\u2019est que le \nlendemain de la bataille, un cuirassier et son cheval \nfurent trouv\u00e9s morts dans la charpente de la bascule \ndu pesage des voitures \u00e0 Mont -Saint -Jean, au point \nm\u00eame o\u00f9 s\u2019entrecoupent et se rencontrent les quatre \nroutes de Nivelles, de Gena ppe, de La Hulpe et de \nBruxelles. Ce cavalier avait perc\u00e9 les lignes anglaises. \nUn des hommes qui ont relev\u00e9 ce cadavre vit encore \n \na Splendid! mot textuel. \u00e0 Mont -Saint -Jean. Il se nomme Dehaze. Il avait alors \ndix-huit ans. \nWellington se sentait pencher. La crise \u00e9tait \nproche. \nLes cuirassiers n\u2019avaient point r\u00e9ussi, en ce sens \nque le centre n\u2019\u00e9tait pas enfonc\u00e9. Tout le monde \nayant le plateau, personne ne l\u2019avait, et en somme il \nrestait pour la plus grande part aux anglais. \nWellington avait le village et la plaine culminante; \nNey n\u2019avait que la cr\u00eate et la pente. Des deux c\u00f4t\u00e9s \non semblait enracin\u00e9 dans ce sol fun\u00e8bre. \nMais l\u2019affaiblissement des Anglais paraissait \nirr\u00e9m\u00e9diable. L\u2019h\u00e9morragie de cette arm\u00e9e \u00e9tait \nhorrible. Kempt, \u00e0 l\u2019aile gauche, r\u00e9clamait du renfort. \n\u2013 Il n\u2019y en a pas, r\u00e9pondait Wellington, qu\u2019il se fasse tuer! \n\u2013 Presque \u00e0 la m\u00eame minute, rapprochement \nsingulier qui peint l\u2019\u00e9puisement des deux arm\u00e9es, Ney \ndemandait de l\u2019infanterie \u00e0 Napol\u00e9on, et Napol\u00e9on \ns\u2019\u00e9criait : De l\u2019infanterie! o\u00f9 veut -il que j\u2019en prenne? Veut -il \nque j\u2019en fasse? \nPourtant l\u2019arm\u00e9e anglaise \u00e9tait la plus malade. Les \npouss\u00e9es furieuses de ces grands escadrons \u00e0 \ncuirasses de fer et \u00e0 poitrines d\u2019acier avaient broy\u00e9 \nl\u2019infanterie. Quelques hommes autour d\u2019un drapeau \nmarquaient la place d\u2019un r\u00e9giment, tel bataillon n\u2019\u00e9tait plus command\u00e9 que par un capitaine ou par un \nlieutenant; la division Alten, d\u00e9j\u00e0 si maltrait\u00e9e \u00e0 la \nHaie-Sainte, \u00e9tait presque d\u00e9truite; les intr\u00e9pides \nbelges de la brigade Van Kluze jonchaient les seigles \nle long de la route de Nivel les; il ne restait presque \nrien de ces grenadiers hollandais qui, en 1811, m\u00eal\u00e9s \nen Espagne \u00e0 nos rangs, combattaient Wellington, et \nqui, en 1815, ralli\u00e9s aux anglais, combattaient \nNapol\u00e9on. La perte en officiers \u00e9tait consid\u00e9rable. \nLord Uxbridge, qui le l endemain fit enterrer sa \njambe, avait le genou fracass\u00e9. Si, du c\u00f4t\u00e9 des \nfran\u00e7ais, dans cette lutte des cuirassiers, Delort, \nLh\u00e9ritier, Colbert, Dnop, Travers et Blancard, \u00e9taient \nhors de combat, du c\u00f4t\u00e9 des anglais, Alten \u00e9tait \nbless\u00e9, Barne \u00e9tait bless\u00e9, Delancey \u00e9tait tu\u00e9, Van \nMerlen \u00e9tait tu\u00e9, Ompteda \u00e9tait tu\u00e9, tout l\u2019\u00e9tat -major \nde Wellington \u00e9tait d\u00e9cim\u00e9, et l\u2019Angleterre avait le \npire partage dans ce sanglant \u00e9quilibre. Le 2e \nr\u00e9giment des gardes \u00e0 pied avait perdu cinq \nlieutenants -colonels, quatre cap itaines et trois \nenseignes; le premier bataillon du 30e d\u2019infanterie \navait perdu vingt -quatre officiers et cent douze \nsoldats; le 79e montagnards avait vingt -quatre \nofficiers bless\u00e9s, dix -huit officiers morts, quatre cent \ncinquante soldats tu\u00e9s. Les hussar ds hanovriens de Cumberland, un r\u00e9giment tout entier, ayant \u00e0 sa t\u00eate \nson colonel Hacke, qui devait plus tard \u00eatre jug\u00e9 et \ncass\u00e9, avaient tourn\u00e9 bride devant la m\u00eal\u00e9e et \u00e9taient \nen fuite dans la for\u00eat de Soignes, semant la d\u00e9route \njusqu\u2019\u00e0 Bruxelles. Les ch arrois, les prolonges, les \nbagages, les fourgons pleins de bless\u00e9s, voyant les \nfran\u00e7ais gagner du terrain et s\u2019approcher de la for\u00eat, \ns\u2019y pr\u00e9cipitaient; les hollandais, sabr\u00e9s par la cavalerie \nfran\u00e7aise, criaient : alarme! De Vert -Coucou jusqu\u2019\u00e0 \nGroenendae l, sur une longueur de pr\u00e8s de deux lieues \ndans la direction de Bruxelles, il y avait, au dire des \nt\u00e9moins qui existent encore, un encombrement de \nfuyards. Cette panique fut telle qu\u2019elle gagna le prince \nde Cond\u00e9 \u00e0 Malines et Louis XVIII \u00e0 Gand. A \nl\u2019except ion de la faible r\u00e9serve \u00e9chelonn\u00e9e derri\u00e8re \nl\u2019ambulance \u00e9tablie dans la ferme de Mont -Saint -Jean \net des brigades Vivian et Vandeleur qui flanquaient \nl\u2019aile gauche, Wellington n\u2019avait plus de cavalerie. \nNombre de batteries gisaient d\u00e9mont\u00e9es. Ces faits \nsont avou\u00e9s par Siborne; et Pringle, exag\u00e9rant le \nd\u00e9sastre, va jusqu\u2019\u00e0 dire que l\u2019arm\u00e9e anglo -\nhollandaise \u00e9tait r\u00e9duite \u00e0 trente -quatre mille \nhommes. Le duc -de-fer demeurait calme, mais ses \nl\u00e8vres avaient bl\u00eami. Le commissaire autrichien \nVincent, le commissai re espagnol Alava, pr\u00e9sents \u00e0 la bataille dans l\u2019\u00e9tat -major anglais, croyaient le duc \nperdu. A cinq heures, Wellington tira sa montre, et \non l\u2019entendit murmurer ce mot sombre : Bl\u00fccher, ou la \nnuit! \nCe fut vers ce moment -l\u00e0 qu\u2019une ligne lointaine de \nbayonn ettes \u00e9tincela sur les hauteurs du c\u00f4t\u00e9 de \nFrischemont. \nIci est la p\u00e9rip\u00e9tie de ce drame g\u00e9ant. \n \n \n \n \n \nII, 1, 11 \n \n \n \n \n \nMauvais guide \u00e0 Napol\u00e9on, \nbon guide \u00e0 B\u00fclow \n \n \n \n \n \nOn conna\u00eet la poignante m\u00e9prise de Napol\u00e9on : \nGrouchy esp\u00e9r\u00e9, Bl\u00fccher survenant; la mort au lieu \nde la vie. \nLa destin\u00e9e a de ces tournants; on s\u2019attendait au \ntr\u00f4ne du monde; on aper\u00e7oit Sainte -H\u00e9l\u00e8ne. \nSi le petit p\u00e2tre, qui servait de guide \u00e0 B\u00fclow, \nlieutenant de Bl\u00fccher, lui e\u00fbt conseill\u00e9 de d\u00e9boucher \nde la for\u00eat au -dessus de Frischemo nt plut\u00f4t qu\u2019au dessous de Plancenoit, la forme du dix -neuvi\u00e8me \nsi\u00e8cle e\u00fbt peut -\u00eatre \u00e9t\u00e9 diff\u00e9rente. Napol\u00e9on e\u00fbt \ngagn\u00e9 la bataille de Waterloo. Par tout autre chemin \nqu\u2019au -dessous de Plancenoit, l\u2019arm\u00e9e prussienne \naboutissait \u00e0 un ravin infranchissable \u00e0 l\u2019artillerie, et \nB\u00fclow n\u2019arrivait pas. \nOr, une heure de retard, c\u2019est le g\u00e9n\u00e9ral prussien \nMuffling qui le d\u00e9clare, et Bl\u00fccher n\u2019aurait plus \ntrouv\u00e9 Wellington debout; \u00abla bataille \u00e9tait perdue\u00bb. \nIl \u00e9tait temps, on le voit, que B\u00fclow arriv\u00e2t. Il avait \ndu reste \u00e9t\u00e9 fort retard\u00e9. Il avait bivouaqu\u00e9 \u00e0 Dion -le-\nMont et \u00e9tait parti d\u00e8s l\u2019aube. Mais les chemins \n\u00e9taient impraticables et ses divisions s\u2019\u00e9taient \nembourb\u00e9es. Les orni\u00e8res venaient au moyeu des \ncanons. En outre il avait fallu passer la Dyle sur \nl\u2019\u00e9troit pont de Wavre; la rue menant au pont avait \n\u00e9t\u00e9 incendi\u00e9e par les fran\u00e7ais; les caissons et les \nfourgons de l\u2019artillerie, ne pouvant passer entre deux \nrangs de maisons en feu, avaient d\u00fb attendre que \nl\u2019incendie f\u00fbt \u00e9teint. Il \u00e9tait midi que l\u2019avant -garde d e \nB\u00fclow n\u2019avait pu encore atteindre Chapelle -Saint -\nLambert. \nL\u2019action commenc\u00e9e deux heures plus t\u00f4t, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \nfinie \u00e0 quatre heures, et Bl\u00fccher serait tomb\u00e9 sur la \nbataille gagn\u00e9e par Napol\u00e9on. Tels sont ces immenses hasards, proportionn\u00e9s \u00e0 un infini qui nous \n\u00e9chappe. \nD\u00e8s midi, l\u2019empereur, le premier, avec sa longue -\nvue, avait aper\u00e7u \u00e0 l\u2019extr\u00eame horizon quelque chose \nqui avait fix\u00e9 son attention. Il avait dit : \u2013 Je vois l\u00e0 -\nbas un nuage qui me para\u00eet \u00eatre des troupes. Puis il \navait demand\u00e9 au duc de Dalma tie : \u2013 Soult, que \nvoyez -vous vers Chapelle -Saint -Lambert? \u2013 Le \nmar\u00e9chal braquant sa lunette avait r\u00e9pondu : \u2013\n Quatre ou cinq mille hommes, sire. Evidemment \nGrouchy. Cependant cela restait immobile dans la \nbrume. Toutes les lunettes de l\u2019\u00e9tat -major avaient \n\u00e9tudi\u00e9 \u00able nuage\u00bb signal\u00e9 par l\u2019empereur. Quelques -\nuns avaient dit : ce sont des colonnes qui font halte. \nLa plupart avaient dit : ce sont des arbres. La v\u00e9rit\u00e9 \nest que le nuage ne remuait pas. L\u2019empereur avait \nd\u00e9tach\u00e9 en reconnaissance vers ce point obsc ur la \ndivision de cavalerie l\u00e9g\u00e8re de Domon. \nB\u00fclow en effet n\u2019avait pas boug\u00e9. Son avant -garde \n\u00e9tait tr\u00e8s faible, et ne pouvait rien. Il devait attendre \nle gros du corps d\u2019arm\u00e9e et il avait l\u2019ordre de se \nconcentrer avant d\u2019entrer en ligne; mais \u00e0 cinq \nheures, voyant le p\u00e9ril de Wellington, Bl\u00fccher \nordonna \u00e0 B\u00fclow d\u2019attaquer et dit ce mot remarquable : \u00abIl faut donner de l\u2019air \u00e0 l\u2019arm\u00e9e \nanglaise.\u00bb \nPeu apr\u00e8s, les divisions Losthin, Hiller, Hacke et \nRyssel se d\u00e9ployaient devant le corps de Lobau, la \ncavaleri e du prince Guillaume de Prusse d\u00e9bouchait \ndu bois de Paris, Plancenoit \u00e9tait en flammes, et les \nboulets prussiens commen\u00e7aient \u00e0 pleuvoir jusque \ndans les rangs de la garde en r\u00e9serve derri\u00e8re \nNapol\u00e9on. \n \n \n \n \nII, 1, 12 \n \n \n \n \n \nLa garde \n \n \n \n \n \n \nOn sait le rest e : l\u2019irruption d\u2019une troisi\u00e8me arm\u00e9e, \nla bataille disloqu\u00e9e, quatre -vingt -six bouches \u00e0 feu \ntonnant tout \u00e0 coup, Pirch Ier survenant avec B\u00fclow, \nla cavalerie de Zieten men\u00e9e par Bl\u00fccher en \npersonne, les fran\u00e7ais refoul\u00e9s, Marcognet balay\u00e9 du \nplateau d\u2019Oha in, Durutte d\u00e9log\u00e9 de Papelotte, \nDonzelot et Quiot reculant, Lobau pris en \u00e9charpe, \nune nouvelle bataille se pr\u00e9cipitant \u00e0 la nuit tombante sur nos r\u00e9giments d\u00e9mantel\u00e9s, toute la ligne anglaise \nreprenant l\u2019offensive et pouss\u00e9e en avant, la \ngigantesque trou \u00e9e faite dans l\u2019arm\u00e9e fran\u00e7aise, la \nmitraille anglaise et la mitraille prussienne \ns\u2019entr\u2019aidant, l\u2019extermination, le d\u00e9sastre de front, le \nd\u00e9sastre en flanc, la garde entrant en ligne sous cet \n\u00e9pouvantable \u00e9croulement. \nComme elle sentait qu\u2019elle allait mo urir, elle cria : \nVive l\u2019empereur! L\u2019histoire n\u2019a rien de plus \u00e9mouvant \nque cette agonie \u00e9clatant en acclamations. \nLe ciel avait \u00e9t\u00e9 couvert toute la journ\u00e9e. Tout \u00e0 \ncoup, en ce moment -l\u00e0 m\u00eame, il \u00e9tait huit heures du \nsoir, les nuages de l\u2019horizon s\u2019\u00e9cart \u00e8rent, et laiss\u00e8rent \npasser, \u00e0 travers les ormes de la route de Nivelles, la \ngrande rougeur sinistre du soleil qui se couchait. On \nl\u2019avait vu se lever \u00e0 Austerlitz. \nChaque bataillon de la garde, pour ce d\u00e9nouement, \n\u00e9tait command\u00e9 par un g\u00e9n\u00e9ral. Friant, M ichel, \nRoguet, Harlet, Mallet, Poret de Morvan, \u00e9taient l\u00e0. \nQuand les hauts bonnets des grenadiers de la garde \navec la large plaque \u00e0 l\u2019aigle apparurent, sym\u00e9triques, \nalign\u00e9s, tranquilles, dans la brume de cette m\u00eal\u00e9e, \nl\u2019ennemi sentit le respect de la Fran ce; on crut voir \nvingt victoires entrer sur le champ de bataille, ailes \nd\u00e9ploy\u00e9es, et ceux qui \u00e9taient vainqueurs, s\u2019estimant vaincus, recul\u00e8rent; mais Wellington cria : Debout, \ngardes, et visez juste! le r\u00e9giment rouge des gardes \nanglaises, couch\u00e9 derri\u00e8r e les haies, se leva, une nu\u00e9e \nde mitraille cribla le drapeau tricolore frissonnant \nautour de nos aigles, tous se ru\u00e8rent et le supr\u00eame \ncarnage commen\u00e7a. La garde imp\u00e9riale sentit dans \nl\u2019ombre l\u2019arm\u00e9e l\u00e2chant pied autour d\u2019elle, et le vaste \n\u00e9branlement de la d\u00e9route, elle entendit le sauve -qui-\npeut! qui avait remplac\u00e9 le vive l\u2019empereur! et, avec la \nfuite derri\u00e8re elle, elle continua d\u2019avancer, de plus en \nplus foudroy\u00e9e et mourant davantage \u00e0 chaque pas \nqu\u2019elle faisait. Il n\u2019y eut point d\u2019h\u00e9sitants ni de \ntimides. Le soldat dans cette troupe \u00e9tait aussi h\u00e9ros \nque le g\u00e9n\u00e9ral. Pas un homme ne manqua au suicide. \nNey, \u00e9perdu, grand de toute la hauteur de la mort \naccept\u00e9e, s\u2019offrait \u00e0 tous les coups dans cette \ntourmente. Il eut l\u00e0 son cinqui\u00e8me cheval tu\u00e9 sous \nlui. En sueur, la flamme aux yeux, l\u2019\u00e9cume aux l\u00e8vres, \nl\u2019uniforme d\u00e9boutonn\u00e9, une de ses \u00e9paulettes \u00e0 demi \ncoup\u00e9e par le coup de sabre d\u2019un horse -guard, sa \nplaque de grand -aigle bossel\u00e9e par une balle, sanglant, \nfangeux, magnifique, une \u00e9p\u00e9e cass\u00e9e \u00e0 la main , il \ndisait : Venez voir comment meurt un mar\u00e9chal de France sur \nle champ de bataille! Mais en vain; il ne mourut pas. Il \n\u00e9tait hagard et indign\u00e9. Il jetait \u00e0 Drouet d\u2019Erlon cette question : Est-ce que tu ne te fais pas tuer, toi? Il criait, au \nmilieu de t oute cette artillerie \u00e9crasant une poign\u00e9e \nd\u2019hommes : \u2013 Il n\u2019y a donc rien pour moi! Oh! je voudrais \nque tous ces boulets anglais m\u2019entrassent dans le ventre! \u2013 Tu \n\u00e9tais r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 des balles fran\u00e7aises, infortun\u00e9! \n \n \n \n \nII, 1, 13 \n \n \n \n \n \nLa catastrophe \n \n \n \n \n \nLa d\u00e9route derri\u00e8re la garde fut lugubre. \nL\u2019arm\u00e9e plia brusquement de tous les c\u00f4t\u00e9s \u00e0 la \nfois, de Hougomont, de la Haie -Sainte, de Papelotte, \nde Plancenoit. Le cri Trahison! fut suivi du cri Sauve -\nqui-peut! Une arm\u00e9e qui se d\u00e9bande, c\u2019est un d\u00e9gel. \nTout fl\u00e9chit, se f\u00eale, craque, flotte, roule, tombe, se \nheurte, se h\u00e2te, se pr\u00e9cipite. D\u00e9sagr\u00e9gation inou\u00efe. \nNey emprunte un cheval, saute dessus, et, sans \nchapeau, sans cravate, sans \u00e9p\u00e9e, se met en travers de la chauss\u00e9e de Bruxelles, arr\u00eatant \u00e0 la fois les anglais \net les fran\u00e7ais. Il t\u00e2che de retenir l\u2019arm\u00e9e, il la \nrappelle, il l\u2019insulte, il se cramponne \u00e0 la d\u00e9route. Il \nest d\u00e9bord\u00e9. Les soldats le fuient, en criant : Vive le \nmar\u00e9chal Ney! Deux r\u00e9giments de Durutte vont et \nviennent effar\u00e9s et comme ballott\u00e9s entre le sabre des \nuhlans et la fusillade des brigades de Kempt, de Best, \nde Pack et de Rylandt; la pire des m\u00eal\u00e9es, c\u2019est la \nd\u00e9route; les amis s\u2019entre -tuent pour fuir; les \nescadrons et les bataillons se brisent et se dispersent \nles uns contre les autres, \u00e9norme \u00e9cume de la bataille. \nLobau \u00e0 une extr\u00e9mit\u00e9 comme Reille \u00e0 l\u2019autre sont \nroul\u00e9s dans le flot. En vain Napol\u00e9on fait des \nmurailles avec ce qui lui reste de la garde; en vain il \nd\u00e9pense \u00e0 un dernier effort ses escadrons de service. \nQuiot recule devant Vivian, Kellermann devant \nVandeleur, Lobau devant B\u00fclow, Morand devant \nPirch, Domon et Subervic devant le prince \nGuillaume de Prusse. Guyot, qui a men\u00e9 \u00e0 la charge \nles escadrons de l\u2019empereur, tombe sous les pieds des \ndragons anglais. Napol\u00e9on court au ga lop le long des \nfuyards, les harangue, presse, menace, supplie. Toutes \nces bouches qui criaient le matin vive l\u2019empereur, \nrestent b\u00e9antes; c\u2019est \u00e0 peine si on le conna\u00eet. La \ncavalerie prussienne, fra\u00eeche venue, s\u2019\u00e9lance, vole, sabre, taille, hache, tue, ex termine. Les attelages se \nruent, les canons se sauvent; les soldats du train \nd\u00e9tellent les caissons et en prennent les chevaux pour \ns\u2019\u00e9chapper; des fourgons culbut\u00e9s les quatre roues en \nl\u2019air entravent la route et sont des occasions de \nmassacre. On s\u2019\u00e9cras e, on se foule, on marche sur les \nmorts et sur les vivants. Les bras sont \u00e9perdus. Une \nmultitude vertigineuse emplit les routes, les sentiers, \nles ponts, les plaines, les collines, les vall\u00e9es, les bois, \nencombr\u00e9s par cette \u00e9vasion de quarante mille \nhommes . Cris, d\u00e9sespoir, sacs et fusils jet\u00e9s dans les \nseigles, passages fray\u00e9s \u00e0 coups d\u2019\u00e9p\u00e9e, plus de \ncamarades, plus d\u2019officiers, plus de g\u00e9n\u00e9raux, une \ninexprimable \u00e9pouvante. Zieten sabrant la France \u00e0 \nson aise. Les lions devenus chevreuils. Telle fut cette \nfuite. \nA Genappe, on essaya de se retourner, de faire \nfront, d\u2019enrayer. Lobau rallia trois cents hommes. On \nbarricada l\u2019entr\u00e9e du village, mais \u00e0 la premi\u00e8re vol\u00e9e \nde la mitraille prussienne, tout se remit \u00e0 fuir, et \nLobau fut pris. On voit encore aujourd \u2019hui cette \nvol\u00e9e de mitraille empreinte sur le vieux pignon d\u2019une \nmasure en brique \u00e0 droite de la route, quelques \nminutes avant d\u2019entrer \u00e0 Genappe. Les Prussiens \ns\u2019\u00e9lanc\u00e8rent dans Genappe, furieux, sans doute d\u2019\u00eatre si peu vainqueurs. La poursuite fut mons trueuse. \nBl\u00fccher ordonna l\u2019extermination. Roguet avait donn\u00e9 \nce lugubre exemple de menacer de mort tout \ngrenadier fran\u00e7ais qui lui am\u00e8nerait un prisonnier \nprussien. Bl\u00fccher d\u00e9passa Roguet. Le g\u00e9n\u00e9ral de la \njeune garde, Duhesme, accul\u00e9 sur la porte d\u2019une \nauberge de Genappe, rendit son \u00e9p\u00e9e \u00e0 un hussard de \nla mort qui prit l\u2019\u00e9p\u00e9e et tua le prisonnier. La victoire \ns\u2019acheva par l\u2019assassinat des vaincus. Punissons, \npuisque nous sommes l\u2019histoire : le vieux Bl\u00fccher se \nd\u00e9shonora. Cette f\u00e9rocit\u00e9 mit le comble au d\u00e9 sastre. \nLa d\u00e9route d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e traversa Genappe, traversa les \nQuatre -Bras, traversa Gosselies, traversa Frasnes, \ntraversa Charleroi, traversa Thuin, et ne s\u2019arr\u00eata qu\u2019\u00e0 \nla fronti\u00e8re. H\u00e9las! et qui donc fuyait de la sorte? la \ngrande arm\u00e9e. \nCe vertige, cette terreur, cette chute en ruine de la \nplus haute bravoure qui ait jamais \u00e9tonn\u00e9 l\u2019histoire, \nest-ce que cela est sans cause? Non. L\u2019ombre d\u2019une \ndroite \u00e9norme se projette sur Waterloo. C\u2019est la \njourn\u00e9e du destin. La force au -dessus de l\u2019homme a \ndonn\u00e9 ce jour -l\u00e0. De l\u00e0 le pli \u00e9pouvant\u00e9 des t\u00eates; de \nl\u00e0 toutes ces grandes \u00e2mes rendant leur \u00e9p\u00e9e. Ceux \nqui avaient vaincu l\u2019Europe sont tomb\u00e9s terrass\u00e9s, \nn\u2019ayant plus rien \u00e0 dire ni \u00e0 faire, sentant dans l\u2019ombre une pr\u00e9sence terrible. Hoc erat in fatis . Ce \njour-l\u00e0, la perspective du genre humain a chang\u00e9. \nWaterloo, c\u2019est le gond du dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle. La \ndisparition du grand homme \u00e9tait n\u00e9cessaire \u00e0 \nl\u2019av\u00e8nement du grand si\u00e8cle. Quelqu\u2019un \u00e0 qui on ne \nr\u00e9plique pas s\u2019en est charg\u00e9. La panique des h\u00e9ros \ns\u2019explique. Dans la bataille de Waterloo, il y a plus \nque du nuage, il y a du m\u00e9t\u00e9ore. Dieu a pass\u00e9. \nA la nuit tombante, dans un champ pr\u00e8s de \nGenappe, Bernard et Bertrand saisirent par un pan de \nsa redingote et arr\u00eat\u00e8rent un homme hagard, pensif, \nsinistre, qui, entra\u00een\u00e9 jusque -l\u00e0 par le courant de la \nd\u00e9route, venait de mettre pied \u00e0 terre, avait pass\u00e9 \nsous son bras la bride de son cheval, et, l\u2019\u0153il \u00e9gar\u00e9, \ns\u2019en retournait seul vers Waterloo. C\u2019\u00e9tait Napol\u00e9on, \nessayant encore d\u2019aller en avant, immense \nsomnambule de ce r\u00eave \u00e9croul\u00e9. \n \n \n \n \nII, 1, 14 \n \n \n \n \n \nLe dernier carr\u00e9 \n \n \n \n \n \n \nQuelques carr\u00e9s de la garde, immobiles dans le \nruissellement de la d\u00e9route comme des rochers dans \nde l\u2019eau qui coule, tinrent jusqu\u2019\u00e0 la nuit. La nuit \nvenant, la mort aussi, ils attendirent cette omb re \ndouble, et, in\u00e9branlables, s\u2019en laiss\u00e8rent envelopper. \nChaque r\u00e9giment, isol\u00e9 des autres et n\u2019ayant plus de \nlien avec l\u2019arm\u00e9e rompue de toutes parts, mourait \npour son compte. Ils avaient pris position, pour faire cette derni\u00e8re action, les uns sur les h auteurs de \nRossomme, les autres dans la plaine de Mont -Saint -\nJean. L\u00e0, abandonn\u00e9s, vaincus, terribles, ces carr\u00e9s \nsombres agonisaient formidablement. Ulm, Wagram, \nI\u00e9na, Friedland mouraient en eux. \nAu cr\u00e9puscule, vers neuf heures du soir, au bas du \nplateau de Mont -Saint -Jean, il en restait un. Dans ce \nvallon funeste, au pied de cette pente gravie par les \ncuirassiers, inond\u00e9e maintenant par les masses \nanglaises, sous les feux convergents de l\u2019artillerie \nennemie victorieuse, sous une effroyable densit\u00e9 de \nprojectiles, ce carr\u00e9 luttait. Il \u00e9tait command\u00e9 par un \nofficier obscur nomm\u00e9 Cambronne. A chaque \nd\u00e9charge, le carr\u00e9 diminuait, et ripostait. Il r\u00e9pliquait \n\u00e0 la mitraille par la fusillade, r\u00e9tr\u00e9cissant \ncontinuellement ses quatre murs. De loin les fuyards, \ns\u2019arr\u00eatant par moment essouffl\u00e9s, \u00e9coutaient dans les \nt\u00e9n\u00e8bres ce sombre tonnerre d\u00e9croissant. \nQuand cette l\u00e9gion ne fut plus qu\u2019une poign\u00e9e, \nquand leur drapeau ne fut plus qu\u2019une loque, quand \nleurs fusils \u00e9puis\u00e9s de balles ne furent plus que des \nb\u00e2tons, qua nd le tas de cadavres fut plus grand que le \ngroupe vivant, il y eut parmi les vainqueurs une sorte \nde terreur sacr\u00e9e autour de ces mourants sublimes, et \nl\u2019artillerie anglaise, reprenant haleine, fit silence. Ce fut une esp\u00e8ce de r\u00e9pit. Ces combattants avai ent \nautour d\u2019eux comme un fourmillement de spectres, \ndes silhouettes d\u2019hommes \u00e0 cheval, le profil noir des \ncanons, le ciel blanc aper\u00e7u \u00e0 travers les roues et les \naff\u00fbts; la colossale t\u00eate de mort que les h\u00e9ros \nentrevoient toujours dans la fum\u00e9e au fond de la \nbataille, s\u2019avan\u00e7ait sur eux et les regardait. Ils purent \nentendre dans l\u2019ombre cr\u00e9pusculaire qu\u2019on chargeait \nles pi\u00e8ces, les m\u00e8ches allum\u00e9es pareilles \u00e0 des yeux de \ntigre dans la nuit firent un cercle autour de leurs t\u00eates, \ntous les boute -feu des batt eries anglaises \ns\u2019approch\u00e8rent des canons, et alors, \u00e9mu, tenant la \nminute supr\u00eame suspendue au -dessus de ces \nhommes, un g\u00e9n\u00e9ral anglais, Colville selon les uns, \nMaitland selon les autres, leur cria : Braves Fran\u00e7ais, \nrendez -vous! Cambronne r\u00e9pondit : Merd e! \n \n \n \n \nII, 1, 15 \n \n \n \n \n \nCambronne \n \n \n \n \n \n \nLe lecteur fran\u00e7ais voulant \u00eatre respect\u00e9, le plus \nbeau mot peut -\u00eatre qu\u2019un fran\u00e7ais ait jamais dit ne \npeut lui \u00eatre r\u00e9p\u00e9t\u00e9. D\u00e9fense de d\u00e9poser du sublime \ndans l\u2019histoire. \nA nos risques et p\u00e9rils, nous enfreigno ns cette \nd\u00e9fense. \nDonc, parmi ces g\u00e9ants, il y eut un titan, \nCambronne. Dire ce mot, et mourir ensuite, quoi de plus grand! \ncar c\u2019est mourir que de le vouloir, et ce n\u2019est pas la \nfaute de cet homme, si, mitraill\u00e9, il a surv\u00e9cu. \nL\u2019homme qui a gagn\u00e9 la ba taille de Waterloo, ce \nn\u2019est pas Napol\u00e9on en d\u00e9route, ce n\u2019est pas \nWellington pliant \u00e0 quatre heures, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 \u00e0 cinq, \nce n\u2019est pas Bl\u00fccher qui ne s\u2019est point battu; l\u2019homme \nqui a gagn\u00e9 la bataille de Waterloo, c\u2019est Cambronne. \nFoudroyer d\u2019un tel mot le tonnerre qui vous tue, \nc\u2019est vaincre. \nFaire cette r\u00e9ponse \u00e0 la catastrophe, dire cela au \ndestin, donner cette base au lion futur, jeter cette \nr\u00e9plique \u00e0 la pluie de la nuit, au mur tra\u00eetre de \nHougomont, au chemin creux d\u2019Ohain, au retard de \nGrouchy, \u00e0 l\u2019a rriv\u00e9e de Bl\u00fccher, \u00eatre l\u2019ironie dans le \ns\u00e9pulcre, faire en sorte de rester debout apr\u00e8s qu\u2019on \nsera tomb\u00e9, noyer dans deux syllabes la coalition \neurop\u00e9enne, offrir aux rois ces latrines d\u00e9j\u00e0 connues \ndes c\u00e9sars, faire du dernier des mots le premier en y \nm\u00ealant l\u2019\u00e9clair de la France, clore insolemment \nWaterloo par le mardi gras, compl\u00e9ter L\u00e9onidas par \nRabelais, r\u00e9sumer cette victoire dans une parole \nsupr\u00eame impossible \u00e0 prononcer, perdre le terrain et \ngarder l\u2019histoire, apr\u00e8s ce carnage avoir pour soi les \nrieurs, c\u2019est immense. C\u2019est l\u2019insulte \u00e0 la foudre. Cela atteint la grandeur \neschylienne. \nLe mot de Cambronne fait l\u2019effet d\u2019une fracture. \nC\u2019est la fracture d\u2019une poitrine par le d\u00e9dain; c\u2019est le \ntrop plein de l\u2019agonie qui fait explosion. Qui a \nvaincu? est -ce Wellington? Non. Sans Bl\u00fccher il \u00e9tait \nperdu. Est -ce Bl\u00fccher? Non. Si Wellington n\u2019e\u00fbt pas \ncommenc\u00e9, Bl\u00fccher n\u2019aurait pu finir. Ce Cambronne, \nce passant de la derni\u00e8re heure, ce soldat ignor\u00e9, cet \ninfiniment petit de la guerre, sent qu\u2019il y a l\u00e0 un \nmens onge, un mensonge dans une catastrophe, \nredoublement poignant; et au moment o\u00f9 il en \u00e9clate \nde rage, on lui offre cette d\u00e9rision, la vie! Comment \nne pas bondir? Ils sont l\u00e0, tous les rois de l\u2019Europe, \nles g\u00e9n\u00e9raux heureux, les Jupiters tonnants, ils ont \ncent mille soldats victorieux, et derri\u00e8re les cent mille, \nun million, leurs canons, m\u00e8che allum\u00e9e, sont b\u00e9ants, \nils ont sous leurs talons la garde imp\u00e9riale et la grande \narm\u00e9e, ils viennent d\u2019\u00e9craser Napol\u00e9on, et il ne reste \nplus que Cambronne; il n\u2019y a plu s pour protester que \nce ver de terre. Il protestera. Alors il cherche un mot \ncomme on cherche une \u00e9p\u00e9e. Il lui vient de l\u2019\u00e9cume, \net cette \u00e9cume, c\u2019est le mot. Devant cette victoire \nprodigieuse et m\u00e9diocre, devant cette victoire sans \nvictorieux, ce d\u00e9sesp\u00e9r \u00e9 se redresse; il en subit l\u2019\u00e9normit\u00e9, mais il en constate le n\u00e9ant; et il fait plus \nque cracher sur elle; et sous l\u2019accablement du \nnombre, de la force et de la mati\u00e8re, il trouve \u00e0 l\u2019\u00e2me \nune expression, l\u2019excr\u00e9ment. Nous le r\u00e9p\u00e9tons, dire \ncela, faire cela , trouver cela, c\u2019est \u00eatre le vainqueur. \nL\u2019esprit des grands jours entra dans cet homme \ninconnu \u00e0 cette minute fatale. Cambronne trouve le \nmot de Waterloo comme Rouget de l\u2019Isle trouve la \nMarseillaise, par visitation du souffle d\u2019en haut. Un \neffluve de l\u2019 ouragan divin se d\u00e9tache et vient passer \u00e0 \ntravers ces hommes, et ils tressaillent, et l\u2019un chante \nle chant supr\u00eame et l\u2019autre pousse le cri terrible. Cette \nparole du d\u00e9dain titanique, Cambronne ne la jette pas \nseulement \u00e0 l\u2019Europe au nom de l\u2019empire, ce s erait \npeu; il la jette au pass\u00e9 au nom de la r\u00e9volution. On \nl\u2019entend, et l\u2019on reconna\u00eet dans Cambronne la vieille \n\u00e2me des g\u00e9ants. Il semble que c\u2019est Danton qui parle \nou Kl\u00e9ber qui rugit. \nAu mot de Cambronne, la voix anglaise r\u00e9pondit : \nfeu! les batteries flamboy\u00e8rent, la colline trembla, de \ntoutes ces bouches d\u2019airain sortit un dernier \nvomissement de mitraille, \u00e9pouvantable; une vaste \nfum\u00e9e, vaguement blanchie du lever de la lune, roula, \net quand la fum\u00e9e se dissipa, il n\u2019y avait plus rien. Ce \nreste formi dable \u00e9tait an\u00e9anti; la garde \u00e9tait morte. Les quatre murs de la redoute vivante gisaient, \u00e0 \npeine distinguait -on \u00e7\u00e0 et l\u00e0 un tressaillement parmi \nles cadavres; et c\u2019est ainsi que les l\u00e9gions fran\u00e7aises, \nplus grandes que les l\u00e9gions romaines, expir\u00e8rent \u00e0 \nMont -Saint -Jean sur la terre mouill\u00e9e de pluie et de \nsang, dans les bl\u00e9s sombres, \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 passe \nmaintenant, \u00e0 quatre heures du matin, en sifflant et \nen fouettant ga\u00eement son cheval, Joseph, qui fait le \nservice de la malle -poste de Nivelles. \n \n \n \n \nII, 1, 16 \n \n \n \n \n \nQuot libras in duce? \n \n \n \n \n \n \nLa bataille de Waterloo est une \u00e9nigme. Elle est \naussi obscure pour ceux qui l\u2019ont gagn\u00e9e que pour \ncelui qui l\u2019a perdue. P our Napol\u00e9on, c\u2019est une \npaniquea; Bl\u00fccher n\u2019y voit que du feu; Wellington n\u2019y \n \na \u00ab Une bataille termin\u00e9e, une journ\u00e9e finie, de fausses mesures \nr\u00e9par\u00e9es, de plus gra nds succ\u00e8s assur\u00e9s pour le lendemain, tout \nfut perdu par un moment de terreur panique. \u00bb (Napol\u00e9on. \nDict\u00e9es de Sainte -H\u00e9l\u00e8ne .) comprend rien . Voyez les rapports. Les bulletins sont \nconfus, les commentaires sont embrouill\u00e9s. Ceux -ci \nbalbutient, ceux -l\u00e0 b\u00e9gayent. Jomini partage la bataille \nde Waterloo en quatre moments; Muffling la coupe \nen trois p\u00e9rip\u00e9ties; Charras, quoique sur quelques \npoints nous ayons une autre appr\u00e9ciation que lui, a \nseul saisi de son fier coup d\u2019\u0153il les lin\u00e9aments \ncaract\u00e9ristiques de cette catastrophe du g\u00e9nie humain \naux prises avec le hasard divin. Tous les autres \nhistoriens ont un certain \u00e9blouissement, et dans cet \n\u00e9bloui ssement ils t\u00e2tonnent. Journ\u00e9e fulgurante, en \neffet, \u00e9croulement de la monarchie militaire qui, \u00e0 la \ngrande stupeur des rois, a entra\u00een\u00e9 tous les royaumes, \nchute de la force, d\u00e9route de la guerre. \nDans cet \u00e9v\u00e9nement, empreint de n\u00e9cessit\u00e9 \nsurhumaine, la p art des hommes n\u2019est rien. \nRetirer Waterloo \u00e0 Wellington et \u00e0 Bl\u00fccher, est -ce \n\u00f4ter quelque chose \u00e0 l\u2019Angleterre et \u00e0 l\u2019Allemagne? \nNon. Ni cette illustre Angleterre ni cette auguste \nAllemagne ne sont en question dans le probl\u00e8me de \nWaterloo. Gr\u00e2ce au ciel, les peuples sont grands en \ndehors des lugubres aventures de l\u2019\u00e9p\u00e9e. Ni \nl\u2019Allemagne, ni l\u2019Angleterre, ni la France, ne tiennent \n \n dans un fourreau. Dans cette \u00e9poque o\u00f9 Waterloo \nn\u2019est qu\u2019un cliquetis de sabres, au -dessus de Bl\u00fccher \nl\u2019Allemagne a Schiller et au-dessus de Wellington \nl\u2019Angleterre a Byron. Un vaste lever d\u2019id\u00e9es est \npropre \u00e0 notre si\u00e8cle, et dans cette aurore l\u2019Angleterre \net l\u2019Allemagne ont leur lueur magnifique. Elles sont \nmajestueuses par ce qu\u2019elles pensent. L\u2019\u00e9l\u00e9vation de \nniveau qu\u2019elles appo rtent \u00e0 la civilisation leur est \nintrins\u00e8que; il vient d\u2019elles -m\u00eames, et non d\u2019un \naccident. Ce qu\u2019elles ont d\u2019agrandissement au dix -\nneuvi\u00e8me si\u00e8cle n\u2019a point Waterloo pour source. Il \nn\u2019y a que les peuples barbares qui aient des crues \nsubites apr\u00e8s une vict oire. C\u2019est la vanit\u00e9 passag\u00e8re \ndes torrents enfl\u00e9s d\u2019un orage. Les peuples civilis\u00e9s, \nsurtout au temps o\u00f9 nous sommes, ne se haussent ni \nne s\u2019abaissent par la bonne ou mauvaise fortune d\u2019un \ncapitaine. Leur poids sp\u00e9cifique dans le genre humain \nr\u00e9sulte de quelque chose de plus qu\u2019un combat. Leur \nhonneur, Dieu merci, leur dignit\u00e9, leur lumi\u00e8re, leur \ng\u00e9nie, ne sont pas des num\u00e9ros que les h\u00e9ros et les \nconqu\u00e9rants, ces joueurs, peuvent mettre \u00e0 la loterie \ndes batailles. Souvent bataille perdue, progr\u00e8s \nconquis . Moins de gloire, plus de libert\u00e9. Le tambour \nse tait, la raison prend la parole. C\u2019est le jeu \u00e0 qui \nperd gagne. Parlons donc de Waterloo froidement des deux c\u00f4t\u00e9s. Rendons au hasard ce qui est au \nhasard et \u00e0 Dieu ce qui est \u00e0 Dieu. Qu\u2019est -ce que \nWaterloo ? Une victoire? Non. Un quine. \nQuine gagn\u00e9 par l\u2019Europe, pay\u00e9 par la France. \nCe n\u2019\u00e9tait pas beaucoup la peine de mettre l\u00e0 un \nlion. \nWaterloo du reste est la plus \u00e9trange rencontre qui \nsoit dans l\u2019histoire. Napol\u00e9on et Wellington. Ce ne \nsont pas des enne mis, ce sont des contraires. Jamais \nDieu, qui se pla\u00eet aux antith\u00e8ses, n\u2019a fait un plus \nsaisissant contraste et une confrontation plus \nextraordinaire. D\u2019un c\u00f4t\u00e9 la pr\u00e9cision, la pr\u00e9vision, la \ng\u00e9om\u00e9trie, la prudence, la retraite assur\u00e9e, les r\u00e9serves \nm\u00e9nag\u00e9 es, un sang -froid opini\u00e2tre, une m\u00e9thode \nimperturbable, la strat\u00e9gie qui profite du terrain, la \ntactique qui \u00e9quilibre les bataillons, le carnage tir\u00e9 au \ncordeau, la guerre r\u00e9gl\u00e9e montre en main, rien laiss\u00e9 \nvolontairement au hasard, le vieux courage class ique, \nla correction absolue; de l\u2019autre l\u2019intuition, la \ndivination, l\u2019\u00e9tranget\u00e9 militaire, l\u2019instinct surhumain, \nle coup d\u2019\u0153il flamboyant, on ne sait quoi qui regarde \ncomme l\u2019aigle et qui frappe comme la foudre, un art \nprodigieux dans une imp\u00e9tuosit\u00e9 d\u00e9dai gneuse, tous \nles myst\u00e8res d\u2019une \u00e2me profonde, l\u2019association avec le \ndestin, le fleuve, la plaine, la for\u00eat, la colline, somm\u00e9s et en quelque sorte forc\u00e9s d\u2019ob\u00e9ir, le despote allant \njusqu\u2019\u00e0 tyranniser le champ de bataille, la foi \u00e0 l\u2019\u00e9toile \nm\u00eal\u00e9e \u00e0 la scien ce strat\u00e9gique, la grandissant, mais la \ntroublant. Wellington \u00e9tait le Bar\u00eame de la guerre, \nNapol\u00e9on en \u00e9tait le Michel -Ange; et cette fois le \ng\u00e9nie fut vaincu par le calcul. \nDes deux c\u00f4t\u00e9s on attendait quelqu\u2019un. Ce fut le \ncalculateur exact qui r\u00e9ussit. Napol\u00e9on attendait \nGrouchy; il ne vint pas. Wellington attendait Bl\u00fccher; \nil vint. \nWellington, c\u2019est la guerre classique qui prend sa \nrevanche. Bonaparte, \u00e0 son aurore, l\u2019avait rencontr\u00e9e \nen Italie, et superbement battue. La vieille chouette \navait fui dev ant le jeune vautour. L\u2019ancienne tactique \navait \u00e9t\u00e9 non seulement foudroy\u00e9e, mais scandalis\u00e9e. \nQu\u2019\u00e9tait -ce que ce corse de vingt -six ans, que \nsignifiait cet ignorant splendide qui, ayant tout contre \nlui, rien pour lui, sans vivres, sans munitions, sans \ncanons, sans souliers, presque sans arm\u00e9e, avec une \npoign\u00e9e d\u2019hommes contre des masses, se ruait sur \nl\u2019Europe coalis\u00e9e, et gagnait absurdement des \nvictoires dans l\u2019impossible? D\u2019o\u00f9 sortait ce forcen\u00e9 \nfoudroyant qui, presque sans reprendre haleine, et \navec le m\u00eame jeu de combattants dans la main, \npulv\u00e9risait l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre les cinq arm\u00e9es de l\u2019empereur d\u2019Allemagne, culbutant Beaulieu sur \nAlvinzi, Wurmser sur Beaulieu, M\u00e9las sur Wurmser, \nMack sur M\u00e9las? Qu\u2019\u00e9tait -ce que ce nouveau venu de \nla guerre ayant l\u2019e ffronterie d\u2019un astre? L\u2019\u00e9cole \nacad\u00e9mique militaire l\u2019excommuniait en l\u00e2chant pied. \nDe l\u00e0 une implacable rancune du vieux c\u00e9sarisme \ncontre le nouveau, du sabre correct contre l\u2019\u00e9p\u00e9e \nflamboyante, et de l\u2019\u00e9chiquier contre le g\u00e9nie. Le 18 \njuin 1815, cette ran cune eut le dernier mot, et au -\ndessous de Lodi, de Montebello, de Montenotte, de \nMantoue, de Marengo, d\u2019Arcole, elle \u00e9crivit : \nWaterloo. Triomphe des m\u00e9diocres, doux aux \nmajorit\u00e9s. Le destin consentit \u00e0 cette ironie. A son \nd\u00e9clin, Napol\u00e9on retrouva devant lui Wurmser jeune. \nPour avoir Wurmser en effet, il suff\u00eet de blanchir \nles cheveux de Wellington. \nWaterloo est une bataille du premier ordre gagn\u00e9e \npar un capitaine du second. \nCe qu\u2019il faut admirer dans la bataille de Waterloo, \nc\u2019est l\u2019Angleterre, c\u2019est la fermet\u00e9 anglaise, c\u2019est la \nr\u00e9solution anglaise, c\u2019est le sang anglais; ce que \nl\u2019Angleterre a eu l\u00e0 de superbe, ne lui en d\u00e9plaise, \nc\u2019est elle -m\u00eame. Ce n\u2019est pas son capitaine, c\u2019est son \narm\u00e9e. Wellington, bizarrement ingrat, d\u00e9clare dans une \nlettre \u00e0 l ord Bathurst que son arm\u00e9e, l\u2019arm\u00e9e qui a \ncombattu le 18 juin 1815, \u00e9tait une \u00abd\u00e9testable \narm\u00e9e\u00bb. Qu\u2019en pense cette sombre m\u00eal\u00e9e \nd\u2019ossements enfouis sous les sillons de Waterloo? \nL\u2019Angleterre a \u00e9t\u00e9 trop modeste vis -\u00e0-vis de \nWellington. Faire Wellington si grand, c\u2019est faire \nl\u2019Angleterre petite. Wellington n\u2019est qu\u2019un h\u00e9ros \ncomme un autre. Ces \u00e9cossais gris, ces horse -guards, \nces r\u00e9giments de Maitland et de Mitchell, cette \ninfanterie de Pack et de Kempt, cette cavalerie de \nPonsonby et de Somerset, ces highl anders jouant du \npibroch sous la mitraille, ces bataillons de Rylandt, \nces recrues toutes fra\u00eeches qui savaient \u00e0 peine \nmanier le mousquet tenant t\u00eate aux vieilles bandes \nd\u2019Essling et de Rivoli, voil\u00e0 ce qui est grand. \nWellington a \u00e9t\u00e9 tenace, ce fut l\u00e0 so n m\u00e9rite, et nous \nne le lui marchandons pas, mais le moindre de ses \nfantassins et de ses cavaliers a \u00e9t\u00e9 tout aussi solide \nque lui. L\u2019iron -soldier vaut l\u2019iron -duke. Quant \u00e0 nous, \ntoute notre glorification va au soldat anglais, \u00e0 \nl\u2019arm\u00e9e anglaise, au peuple anglais. Si troph\u00e9e il y a, \nc\u2019est \u00e0 l\u2019Angleterre que le troph\u00e9e est d\u00fb. La colonne \nde Waterloo serait plus juste si, au lieu de la figure d\u2019un homme, elle \u00e9levait dans la nue la statue d\u2019un \npeuple. \nMais cette grande Angleterre s\u2019irritera de ce que \nnous d isons ici. Elle a encore, apr\u00e8s son 1688 et \nnotre 1789, l\u2019illusion f\u00e9odale. Elle croit \u00e0 l\u2019h\u00e9r\u00e9dit\u00e9 et \n\u00e0 la hi\u00e9rarchie. Ce peuple, qu\u2019aucun ne d\u00e9passe en \npuissance et en gloire, s\u2019estime comme nation, non \ncomme peuple. En tant que peuple, il se subordonne \nvolontiers et prend un lord pour une t\u00eate. Workman, \nil se laisse d\u00e9daigner; soldat, il se laisse b\u00e2tonner. On \nse souvient qu\u2019\u00e0 la bataille d\u2019Inkermann un sergent \nqui, \u00e0 ce qu\u2019il para\u00eet, avait sauv\u00e9 l\u2019arm\u00e9e, ne put \u00eatre \nmentionn\u00e9 par lord Raglan, la hi\u00e9rarc hie militaire \nanglaise ne permettant de citer dans un rapport \naucun h\u00e9ros au -dessous du grade d\u2019officier. \nCe que nous admirons par -dessus tout, dans une \nrencontre du genre de celle de Waterloo, c\u2019est la \nprodigieuse habilet\u00e9 du hasard. Pluie nocturne, mur \nde Hougomont, chemin creux d\u2019Ohain, Grouchy \nsourd au canon, guide de Napol\u00e9on qui le trompe, \nguide de B\u00fclow qui l\u2019\u00e9claire; tout ce cataclysme est \nmerveilleusement conduit. \nAu total, disons -le, il y eut \u00e0 Waterloo plus de \nmassacre que de bataille. Waterlo o est de toutes les batailles rang\u00e9es celle \nqui a le plus petit front sur un tel nombre de \ncombattants. Napol\u00e9on, trois quarts de lieue, \nWellington, une demi -lieue; soixante -douze mille \ncombattants de chaque c\u00f4t\u00e9. De cette \u00e9paisseur vint \nle carnage. \nOn a fait ce calcul et \u00e9tabli cette proportion : Perte \nd\u2019hommes : \u00e0 Austerlitz, fran\u00e7ais, quatorze pour cent; \nrusses, trente pour cent; autrichiens, quarante -quatre \npour cent. A Wagram, fran\u00e7ais, treize pour cent; \nautrichiens, quatorze. A la Moskowa, fran\u00e7ais, trente -\nsept pour cent; russes, quarante -quatre. A Bautzen, \nfran\u00e7ais, treize pour cent, russes et prussiens, \nquatorze. A Waterloo, fran\u00e7ais, cinquante -six pour \ncent; alli\u00e9s, trente et un. Total pour Waterloo, \nquarante et un pour cent. Cent quarante -quatre m ille \ncombattants; soixante mille morts. \nLe champ de Waterloo aujourd\u2019hui a le calme qui \nappartient \u00e0 la terre, support impassible de l\u2019homme, \net il ressemble \u00e0 toutes les plaines. \nLa nuit pourtant une esp\u00e8ce de brume visionnaire \ns\u2019en d\u00e9gage, et si quelqu e voyageur s\u2019y prom\u00e8ne, s\u2019il \nregarde, s\u2019il \u00e9coute, s\u2019il r\u00eave comme Virgile devant les \nfunestes plaines de Philippes, l\u2019hallucination de la \ncatastrophe le saisit. L\u2019effrayant 18 juin revit; la fausse colline monument s\u2019efface, ce lion quelconque \nse dissipe, le champ de bataille reprend sa r\u00e9alit\u00e9; des \nlignes d\u2019infanterie ondulent dans la plaine, des galops \nfurieux traversent l\u2019horizon; le songeur effar\u00e9 voit \nl\u2019\u00e9clair des sabres, l\u2019\u00e9tincelle des bayonnettes, le \nflamboiement des bombes, l\u2019entre -croisement \nmons trueux des tonnerres; il entend, comme un r\u00e2le \nau fond d\u2019une tombe, la clameur vague de la bataille \nfant\u00f4me; ces ombres, ce sont les grenadiers; ces \nlueurs, ce sont les cuirassiers; ce squelette, c\u2019est \nNapol\u00e9on; ce squelette, c\u2019est Wellington; tout cela \nn\u2019est plus et se heurte et combat encore; et les ravins \ns\u2019empourprent, et les arbres frissonnent, et il y a de la \nfurie jusque dans les nu\u00e9es, et dans les t\u00e9n\u00e8bres \ntoutes ces hauteurs farouches, Mont -Saint -Jean, \nHougomont, Frischemont, Papelotte, Plancenoit, \napparaissent confus\u00e9ment couronn\u00e9es de tourbillons \nde spectres s\u2019exterminant. \n \n \n \n \n \nII, 1, 17 \n \n \n \n \n \nFaut -il trouver bon Waterloo? \n \n \n \n \n \n \nIl existe une \u00e9cole lib\u00e9rale, tr\u00e8s respectable, qui ne \nhait point Waterloo. Nous n\u2019en sommes pas. Pour \nnous, Waterlo o n\u2019est que la date stup\u00e9faite de la \nlibert\u00e9. Qu\u2019un tel aigle sorte d\u2019un tel \u0153uf, c\u2019est \u00e0 coup \ns\u00fbr l\u2019inattendu. \nWaterloo, si l\u2019on se place au point de vue \nculminant de la question, est intentionnellement une \nvictoire contre -r\u00e9volutionnaire. C\u2019est l\u2019Europe contre la France, c\u2019est P\u00e9tersbourg, Berlin et Vienne contre \nParis, c\u2019est le statu quo contre l\u2019initiative, c\u2019est le 14 \njuillet 1789 attaqu\u00e9 \u00e0 travers le 20 mars 1815, c\u2019est le \nbranle -bas des monarchies contre l\u2019indomptable \n\u00e9meute fran\u00e7aise. Eteindre enfi n ce vaste peuple en \n\u00e9ruption depuis vingt -six ans, tel \u00e9tait le r\u00eave. \nSolidarit\u00e9 des Brunswick, des Nassau, des Romanoff, \ndes Hohenzollern, des Habsbourg avec les Bourbons. \nWaterloo porte en croupe le droit divin. Il est vrai \nque, l\u2019empire ayant \u00e9t\u00e9 despo tique, la royaut\u00e9, par la \nr\u00e9action naturelle des choses, devait forc\u00e9ment \u00eatre \nlib\u00e9rale, et qu\u2019un ordre constitutionnel \u00e0 contre -c\u0153ur \nest sorti de Waterloo, au grand regret des vainqueurs. \nC\u2019est que la r\u00e9volution ne peut \u00eatre vraiment vaincue, \net qu\u2019\u00e9tant providentielle et absolument fatale, elle \nrepara\u00eet toujours, avant Waterloo, dans Bonaparte \njetant bas les vieux tr\u00f4nes, apr\u00e8s Waterloo, dans \nLouis XVIII octroyant et subissant la Charte. \nBonaparte met un postillon sur le tr\u00f4ne de Naples et \nun sergent sur le tr\u00f4ne de Su\u00e8de, employant \nl\u2019in\u00e9galit\u00e9 \u00e0 d\u00e9montrer l\u2019\u00e9galit\u00e9; Louis XVIII \u00e0 Saint -\nOuen contresigne la d\u00e9claration des droits de \nl\u2019homme. Voulez -vous vous rendre compte de ce que \nc\u2019est que la r\u00e9volution, appelez -la Progr\u00e8s; et voulez -\nvous vous rendre comp te de ce que c\u2019est que le progr\u00e8s, appelez -le Demain. Demain fait \nirr\u00e9sistiblement son \u0153uvre, et il la fait d\u00e8s \naujourd\u2019hui. Il arrive toujours \u00e0 son but, \u00e9trangement. \nIl emploie Wellington \u00e0 faire de Foy, qui n\u2019\u00e9tait qu\u2019un \nsoldat, un orateur. Foy tombe \u00e0 Hougomont et se \nrel\u00e8ve \u00e0 la tribune. Ainsi proc\u00e8de le progr\u00e8s. Pas de \nmauvais outil pour cet ouvrier -l\u00e0. Il ajuste \u00e0 son \ntravail divin, sans se d\u00e9concerter, l\u2019homme qui a \nenjamb\u00e9 les Alpes, et le bon vieux malade chancelant \ndu p\u00e8re Elys\u00e9e. Il se sert du po dagre comme du \nconqu\u00e9rant; du conqu\u00e9rant au dehors, du podagre au \ndedans. Waterloo, en coupant court \u00e0 la d\u00e9molition \ndes tr\u00f4nes europ\u00e9ens par l\u2019\u00e9p\u00e9e, n\u2019a eu d\u2019autre effet \nque de faire continuer le travail r\u00e9volutionnaire d\u2019un \nautre c\u00f4t\u00e9. Les sabreurs ont f ini, c\u2019est le tour des \npenseurs. Le si\u00e8cle que Waterloo voulait arr\u00eater, a \nmarch\u00e9 dessus et a poursuivi sa route. Cette victoire \nsinistre a \u00e9t\u00e9 vaincue par la libert\u00e9. \nEn somme, et incontestablement, ce qui \ntriomphait \u00e0 Waterloo, ce qui souriait derri\u00e8re \nWellington, ce qui lui apportait tous les b\u00e2tons de \nmar\u00e9chal de l\u2019Europe, y compris, dit -on, le b\u00e2ton de \nmar\u00e9chal de France, ce qui roulait joyeusement les \nbrouett\u00e9es de terre pleine d\u2019ossements pour \u00e9lever la \nbutte du lion, ce qui a triomphalement \u00e9crit s ur ce pi\u00e9destal cette date : 18 juin 1815 , ce qui encourageait \nBl\u00fccher sabrant la d\u00e9route, ce qui du haut du plateau \nde Mont -Saint -Jean se penchait sur la France comme \nsur une proie, c\u2019\u00e9tait la contre -r\u00e9volution. C\u2019est la \ncontre -r\u00e9volution qui murmurait ce mot inf\u00e2me : \nd\u00e9membrement. Arriv\u00e9e \u00e0 Paris, elle a vu le crat\u00e8re \nde pr\u00e8s, elle a senti que cette cendre lui br\u00fblait les \npieds, et elle s\u2019est ravis\u00e9e. Elle est revenue au \nb\u00e9gayement d\u2019une charte. \nNe voyons dans Waterloo que ce qui est dans \nWaterloo. De li bert\u00e9 intentionnelle, point. La contre -\nr\u00e9volution \u00e9tait involontairement lib\u00e9rale, de m\u00eame \nque, par un ph\u00e9nom\u00e8ne correspondant, Napol\u00e9on \n\u00e9tait involontairement r\u00e9volutionnaire. Le 18 juin \n1815, Robespierre \u00e0 cheval fut d\u00e9sar\u00e7onn\u00e9. \n \n \n \n \nII, 1, 18 \n \n \n \n \n \nRecrudescence du droit divin \n \n \n \n \n \n \nFin de la dictature. Tout un syst\u00e8me d\u2019Europe \ncroula. \nL\u2019empire s\u2019affaissa dans une ombre qui ressembla \n\u00e0 celle du monde romain expirant. On revit de \nl\u2019ab\u00eeme comme au temps des barbares. Seulement la \nbarbarie de 1815, qu\u2019il faut nommer de son petit \nnom, la contre -r\u00e9volution, avait peu d\u2019haleine, \ns\u2019essouffla vite, et resta court. L\u2019empire, avouons -le, fut pleur\u00e9, et pleur\u00e9 par des yeux h\u00e9ro\u00efques. Si la \ngloire est dans le glaive fait sceptre, l\u2019empire avait \u00e9t\u00e9 \nla gloire m\u00eame. Il avait r\u00e9pandu sur la terre toute la \nlumi\u00e8re que la tyrannie peut donner; lumi\u00e8re sombre. \nDisons plus : lumi\u00e8re obscure. Compar\u00e9e au jour \nvrai, c\u2019est de la nuit. Cette disparition de la nuit fit \nl\u2019effet d\u2019une \u00e9clipse. \nLouis XVIII rentra dans Paris. Les danses en rond \ndu 8 juillet effac\u00e8rent les enthousiasmes du 20 mars. \nLe corse devint l\u2019antith\u00e8se du b\u00e9arnais. Le drapeau du \nd\u00f4me des Tuileries fut blanc. L\u2019exil tr\u00f4na. La table de \nsapin de Hartwell prit place devant le fauteuil \nfleurdelys\u00e9 de Louis XIV. O n parla de Bouvines et de \nFontenoy comme d\u2019hier, Austerlitz ayant vieilli. \nL\u2019autel et le tr\u00f4ne fraternis\u00e8rent majestueusement. \nUne des formes les plus incontest\u00e9es du salut de la \nsoci\u00e9t\u00e9 au dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle s\u2019\u00e9tablit sur la France \net sur le continent. L \u2019Europe prit la cocarde blanche. \nTrestaillon fut c\u00e9l\u00e8bre. La devise non pluribus impar \nreparut dans des rayons de pierre figurant un soleil \nsur la fa\u00e7ade de la caserne du quai d\u2019Orsay. O\u00f9 il y \navait eu une garde imp\u00e9riale, il y eut une maison \nrouge. L\u2019arc du carrousel, tout charg\u00e9 de victoires \nmal port\u00e9es, d\u00e9pays\u00e9 dans ces nouveaut\u00e9s, un peu \nhonteux peut -\u00eatre de Marengo et d\u2019Arcole, se tira d\u2019affaire avec la statue du duc d\u2019Angoul\u00eame. Le \ncimeti\u00e8re de la Madeleine, redoutable fosse commune \nde 93, se couvrit de marbre et de jaspe, les os de \nLouis XVI et de Marie -Antoinette \u00e9tant dans cette \npoussi\u00e8re. Dans le foss\u00e9 de Vincennes, un cippe \ns\u00e9pulcral sortit de terre, rappelant que le duc \nd\u2019Enghien \u00e9tait mort dans le mois m\u00eame o\u00f9 \nNapol\u00e9on avait \u00e9t\u00e9 couronn\u00e9. Le pap e Pie VII, qui \navait fait ce sacre tr\u00e8s pr\u00e8s de cette mort, b\u00e9nit \ntranquillement la chute comme il avait b\u00e9ni \nl\u2019\u00e9l\u00e9vation. Il y eut \u00e0 Schoenbrunn une petite ombre \n\u00e2g\u00e9e de quatre ans qu\u2019il fut s\u00e9ditieux d\u2019appeler le roi \nde Rome. Et ces choses se sont faites , et ces rois ont \nrepris leurs tr\u00f4nes, et le ma\u00eetre de l\u2019Europe a \u00e9t\u00e9 mis \ndans une cage, et l\u2019ancien r\u00e9gime est devenu le \nnouveau, et toute l\u2019ombre et toute la lumi\u00e8re de la \nterre ont chang\u00e9 de place, parce que, dans l\u2019apr\u00e8s -\nmidi d\u2019un jour d\u2019\u00e9t\u00e9, un p\u00e2tre a dit \u00e0 un prussien dans \nun bois : passez par ici et non par l\u00e0! \nCe 1815 fut une sorte d\u2019avril lugubre. Les vieilles \nr\u00e9alit\u00e9s malsaines et v\u00e9n\u00e9neuses se couvrirent \nd\u2019apparences neuves. Le mensonge \u00e9pousa 1789, le \ndroit divin se masqua d\u2019une charte, les fi ctions se \nfirent constitutionnelles, les pr\u00e9jug\u00e9s, les superstitions \net les arri\u00e8re -pens\u00e9es, avec l\u2019article 14 au c\u0153ur, se vernirent de lib\u00e9ralisme. Changement de peau des \nserpents. \nL\u2019homme avait \u00e9t\u00e9 \u00e0 la fois agrandi et amoindri par \nNapol\u00e9on. L\u2019id\u00e9al, so us ce r\u00e8gne de la mati\u00e8re \nsplendide, avait re\u00e7u le nom \u00e9trange d\u2019id\u00e9ologie. \nGrave imprudence d\u2019un grand homme, tourner en \nd\u00e9rision l\u2019avenir. Les peuples cependant, cette chair \u00e0 \ncanon si amoureuse du canonnier, le cherchaient des \nyeux. O\u00f9 est -il? Que fait -il? Napol\u00e9on est mort, disait \nun passant \u00e0 un invalide de Marengo et de Waterloo. \n\u2013 Lui mort! s\u2019\u00e9cria ce soldat, vous le connaissez bien! Les \nimaginations d\u00e9ifiaient cet homme terrass\u00e9. Le fond \nde l\u2019Europe, apr\u00e8s Waterloo, fut t\u00e9n\u00e9breux. Quelque \nchose d\u2019\u00e9n orme resta longtemps vide par \nl\u2019\u00e9vanouissement de Napol\u00e9on. \nLes rois se mirent dans ce vide. La vieille Europe \nen profita pour se reformer. Il y eut une Sainte -\nAlliance. Belle -Alliance, avait dit d\u2019avance le champ \nfatal de Waterloo. \nEn pr\u00e9sence et en fac e de cette antique Europe \nrefaite, les lin\u00e9aments d\u2019une France nouvelle \ns\u2019\u00e9bauch\u00e8rent. L\u2019avenir, raill\u00e9 par l\u2019empereur, fit son \nentr\u00e9e. Il avait sur le front cette \u00e9toile. Libert\u00e9. Les \nyeux ardents des jeunes g\u00e9n\u00e9rations se tourn\u00e8rent \nvers lui. Chose singu li\u00e8re, on s\u2019\u00e9prit en m\u00eame temps de cet avenir, Libert\u00e9, et de ce pass\u00e9, Napol\u00e9on. La \nd\u00e9faite avait grandi le vaincu. Bonaparte tomb\u00e9 \nsemblait plus haut que Napol\u00e9on debout. Ceux qui \navaient triomph\u00e9 eurent peur. L\u2019Angleterre le fit \ngarder par Hudson Lowe e t la France le fit guetter \npar Montchenu. Ses bras crois\u00e9s devinrent \nl\u2019inqui\u00e9tude des tr\u00f4nes. Alexandre le nommait : mon \ninsomnie. Cet effroi venait de la quantit\u00e9 de \nr\u00e9volution qu\u2019il avait en lui. C\u2019est ce qui explique et \nexcuse le lib\u00e9ralisme bonapartist e. Ce fant\u00f4me \ndonnait le tremblement au vieux monde. Les rois \nr\u00e9gn\u00e8rent mal \u00e0 leur aise, avec le rocher de Sainte -\nH\u00e9l\u00e8ne \u00e0 l\u2019horizon. \nPendant que Napol\u00e9on agonisait \u00e0 Longwood, les \nsoixante mille hommes tomb\u00e9s dans le champ de \nWaterloo pourrirent tranquil lement, et quelque chose \nde leur paix se r\u00e9pandit dans le monde. Le congr\u00e8s de \nVienne en fit les trait\u00e9s de 1815, et l\u2019Europe nomma \ncela la restauration. \nVoil\u00e0 ce que c\u2019est que Waterloo. \nMais qu\u2019importe \u00e0 l\u2019infini? toute cette temp\u00eate, \ntout ce nuage, cet te guerre, puis cette paix, toute cette \nombre, ne troubla pas un moment la lueur de l\u2019\u0153il \nimmense devant lequel un puceron sautant d\u2019un brin d\u2019herbe \u00e0 l\u2019autre \u00e9gale l\u2019aigle volant de clocher en \nclocher aux tours de Notre -Dame. \n \n \n \n \nII, 1, 19 \n \n \n \n \n \nLe cham p de bataille la nuit \n \n \n \n \n \n \nRevenons, c\u2019est une n\u00e9cessit\u00e9 de ce livre, sur ce \nfatal champ de bataille. \nLe 18 juin 1815, c\u2019\u00e9tait pleine lune. Cette clart\u00e9 \nfavorisa la poursuite f\u00e9roce de Bl\u00fccher, d\u00e9non\u00e7a les \ntraces des fuyards, livra cette masse d\u00e9sastreu se \u00e0 la \ncavalerie prussienne acharn\u00e9e et aida au massacre. Il y \na parfois dans les catastrophes de ces tragiques \ncomplaisances de la nuit. Apr\u00e8s le dernier coup de canon tir\u00e9, la plaine de \nMont -Saint -Jean resta d\u00e9serte. \nLes anglais occup\u00e8rent le campemen t des fran\u00e7ais; \nc\u2019est la constatation habituelle de la victoire; coucher \ndans le lit du vaincu. Ils \u00e9tablirent leur bivouac au \ndel\u00e0 de Rossomme. Les prussiens, l\u00e2ch\u00e9s sur la \nd\u00e9route, pouss\u00e8rent en avant. Wellington alla au \nvillage de Waterloo r\u00e9diger son r apport \u00e0 lord \nBathurst. \nSi jamais le sic vos non vobis a \u00e9t\u00e9 applicable, c\u2019est \u00e0 \ncoup s\u00fbr \u00e0 ce village de Waterloo. Waterloo n\u2019a rien \nfait, et est rest\u00e9 \u00e0 une demi -lieue de l\u2019action. Mont -\nSaint -Jean a \u00e9t\u00e9 canonn\u00e9, Hougomont a \u00e9t\u00e9 br\u00fbl\u00e9, \nPapelotte a \u00e9t\u00e9 br \u00fbl\u00e9, Plancenoit a \u00e9t\u00e9 br\u00fbl\u00e9, la Haie -\nSainte a \u00e9t\u00e9 prise d\u2019assaut, la Belle -Alliance a vu \nl\u2019embrassement des deux vainqueurs; on sait \u00e0 peine \nces noms, et Waterloo qui n\u2019a point travaill\u00e9 dans la \nbataille en a tout l\u2019honneur. \nNous ne sommes pas de ceux qui flattent la \nguerre; quand l\u2019occasion s\u2019en pr\u00e9sente, nous lui \ndisons ses v\u00e9rit\u00e9s. La guerre a d\u2019affreuses beaut\u00e9s que \nnous n\u2019avons point cach\u00e9es; elle a aussi, convenons -\nen, quelques laideurs. Une des plus surprenantes, \nc\u2019est le prompt d\u00e9pouillement des mo rts apr\u00e8s la victoire. L\u2019aube qui suit une bataille se l\u00e8ve toujours \nsur des cadavres nus. \nQui fait cela? Qui souille ainsi le triomphe? Quelle \nest cette hideuse main furtive qui se glisse dans la \npoche de la victoire? Quels sont ces filous faisant leur \ncoup derri\u00e8re la gloire? Quelques philosophes, \nVoltaire entre autres, affirment que ce sont \npr\u00e9cis\u00e9ment ceux -l\u00e0 qui ont fait la gloire. Ce sont les \nm\u00eames, disent -ils, il n\u2019y a pas de rechange, ceux qui \nsont debout pillent ceux qui sont \u00e0 terre. Le h\u00e9ros du \njour est le vampire de la nuit. On a bien le droit, \napr\u00e8s tout, de d\u00e9trousser un peu un cadavre dont on \nest l\u2019auteur. Quant \u00e0 nous, nous ne le croyons pas. \nCueillir des lauriers et voler les souliers d\u2019un mort, \ncela nous semble impossible \u00e0 la m\u00eame main. \nCe qui est certain, c\u2019est que, d\u2019ordinaire, apr\u00e8s les \nvainqueurs viennent les voleurs. Mais mettons le \nsoldat, surtout le soldat contemporain, hors de cause. \nToute arm\u00e9e a une queue, et c\u2019est l\u00e0 ce qu\u2019il faut \naccuser. Des \u00eatres chauves -souris, mi -partis b rigands \net valets, toutes les esp\u00e8ces de vespertilio \nqu\u2019engendre ce cr\u00e9puscule qu\u2019on appelle la guerre, \ndes porteurs d\u2019uniformes qui ne combattent pas, de \nfaux malades, des \u00e9clop\u00e9s redoutables, des cantiniers \ninterlopes trottant, quelquefois avec leurs fem mes, sur de petites charrettes et volant ce qu\u2019ils revendent, \ndes mendiants s\u2019offrant pour guides aux officiers, des \ngoujats, des maraudeurs, les arm\u00e9es en marche \nautrefois, \u2013 nous ne parlons pas du temps pr\u00e9sent, \u2013\n tra\u00eenaient tout cela, si bien que, dans la langue \nsp\u00e9ciale, cela s\u2019appelait \u00ables tra\u00eenards\u00bb. Aucune arm\u00e9e \nni aucune nation n\u2019\u00e9taient responsables de ces \u00eatres; \nils parlaient italien et suivaient les allemands; ils \nparlaient fran\u00e7ais et suivaient les anglais. C\u2019est par un \nde ces mis\u00e9rables, tra\u00een ard espagnol qui parlait \nfran\u00e7ais, que le marquis de Fervacques, tromp\u00e9 par \nson baragouin picard, et le prenant pour un des \nn\u00f4tres, fut tu\u00e9 en tra\u00eetre et vol\u00e9 sur le champ de \nbataille m\u00eame, dans la nuit qui suivit la victoire de \nCerisoles. De la maraude na issait le maraud. La \nd\u00e9testable maxime : vivre sur l\u2019ennemi , produisait cette \nl\u00e8pre, qu\u2019une forte discipline pouvait seule gu\u00e9rir. Il y \na des renomm\u00e9es qui trompent; on ne sait pas \ntoujours pourquoi de certains g\u00e9n\u00e9raux, grands \nd\u2019ailleurs, ont \u00e9t\u00e9 si popul aires. Turenne \u00e9tait ador\u00e9 \nde ses soldats parce qu\u2019il tol\u00e9rait le pillage; le mal \npermis fait partie de la bont\u00e9; Turenne \u00e9tait si bon \nqu\u2019il a laiss\u00e9 mettre \u00e0 feu et \u00e0 sang le Palatinat. On \nvoyait \u00e0 la suite des arm\u00e9es moins ou plus de \nmaraudeurs selon que le chef \u00e9tait plus ou moins s\u00e9v\u00e8re. Hoche et Marceau n\u2019avaient point de \ntra\u00eenards; Wellington, nous lui rendons volontiers \ncette justice, en avait peu. \nPourtant, dans la nuit du 18 au 19 juin, on \nd\u00e9pouilla les morts. Wellington fut rigide; ordre de \npasse r par les armes quiconque serait pris en flagrant \nd\u00e9lit; mais la rapine est tenace. Les maraudeurs \nvolaient dans un coin du champ de bataille pendant \nqu\u2019on les fusillait dans l\u2019autre. \nLa lune \u00e9tait sinistre sur cette plaine. \nVers minuit, un homme r\u00f4dait, ou plut\u00f4t rampait, \ndu c\u00f4t\u00e9 du chemin creux d\u2019Ohain. C\u2019\u00e9tait, selon toute \napparence, un de ceux que nous venons de \ncaract\u00e9riser, ni anglais, ni fran\u00e7ais, ni paysan, ni \nsoldat, moins homme que goule, attir\u00e9 par le flair des \nmorts, ayant pour victoire le vol , venant d\u00e9valiser \nWaterloo. Il \u00e9tait v\u00eatu d\u2019une blouse qui \u00e9tait un peu \nune capote, il \u00e9tait inquiet et audacieux, il allait \ndevant lui et regardait derri\u00e8re lui. Qu\u2019\u00e9tait -ce que cet \nhomme? La nuit probablement en savait plus sur son \ncompte que le jour. I l n\u2019avait point de sac, mais \n\u00e9videmment de larges poches sous sa capote. De \ntemps en temps, il s\u2019arr\u00eatait, examinait la plaine \nautour de lui comme pour voir s\u2019il n\u2019\u00e9tait pas \nobserv\u00e9, se penchait brusquement, d\u00e9rangeait \u00e0 terre quelque chose de silencieux e t d\u2019immobile, puis se \nredressait et s\u2019esquivait. Son glissement, ses attitudes, \nson geste rapide et myst\u00e9rieux, le faisaient ressembler \n\u00e0 ces larves cr\u00e9pusculaires qui hantent les ruines et \nque les anciennes l\u00e9gendes normandes appellent les \nAlleurs. \nDe ce rtains \u00e9chassiers nocturnes font de ces \nsilhouettes dans les mar\u00e9cages. \nUn regard qui e\u00fbt sond\u00e9 attentivement toute cette \nbrume e\u00fbt pu remarquer, \u00e0 quelque distance, arr\u00eat\u00e9 et \ncomme cach\u00e9 derri\u00e8re la masure qui borde sur la \nchauss\u00e9e de Nivelles l\u2019angle de la route de Mont -\nSaint -Jean \u00e0 Braine -l\u2019Alleud, une fa\u00e7on de petit \nfourgon de vivandier \u00e0 coiffe d\u2019osier goudronn\u00e9e, \nattel\u00e9 d\u2019une haridelle affam\u00e9e broutant l\u2019ortie \u00e0 \ntravers son mors, et dans ce fourgon une esp\u00e8ce de \nfemme assise sur des coffres et des pa quets. Peut -\u00eatre \ny avait -il un lien entre ce fourgon et ce r\u00f4deur. \nL\u2019obscurit\u00e9 \u00e9tait sereine. Pas un nuage au z\u00e9nith. \nQu\u2019importe que la terre soit rouge, la lune reste \nblanche. Ce sont l\u00e0 les indiff\u00e9rences du ciel. Dans les \nprairies, des branches d\u2019arbre cass\u00e9es par la mitraille \nmais non tomb\u00e9es et retenues par l\u2019\u00e9corce se \nbalan\u00e7aient doucement au vent de la nuit. Une \nhaleine, presque une respiration, remuait les broussailles. Il y avait dans l\u2019herbe des frissons qui \nressemblaient \u00e0 des d\u00e9parts d\u2019\u00e2mes. \nOn entendait vaguement au loin aller et venir les \npatrouilles et les rondes -major du campement anglais. \nHougomont et la Haie -Sainte continuaient de \nbr\u00fbler, faisant, l\u2019un \u00e0 l\u2019ouest, l\u2019autre \u00e0 l\u2019est, deux \ngrosses flammes auxquelles venait se rattacher, \ncomme un collier de rubis d\u00e9nou\u00e9 ayant \u00e0 ses \nextr\u00e9mit\u00e9s deux escarboucles, le cordon de feux du \nbivouac anglais \u00e9tal\u00e9 en demi -cercle immense sur les \ncollines de l\u2019horizon. \nNous avons dit la catastrophe du chemin d\u2019Ohain. \nCe qu\u2019avait \u00e9t\u00e9 cette mort pour tant de braves, le \nc\u0153ur s\u2019\u00e9pouvante d\u2019y songer. \nSi quelque chose est effroyable, s\u2019il existe une \nr\u00e9alit\u00e9 qui d\u00e9passe le r\u00eave, c\u2019est ceci : vivre, voir le \nsoleil, \u00eatre en pleine possession de la force virile, \navoir la sant\u00e9 et la joie, rire vaillamment, courir ver s \nune gloire qu\u2019on a devant soi, \u00e9blouissante, se sentir \ndans la poitrine un poumon qui respire, un c\u0153ur qui \nbat, une volont\u00e9 qui raisonne, parler, penser, esp\u00e9rer, \naimer, avoir une m\u00e8re, avoir une femme, avoir des \nenfants, avoir la lumi\u00e8re, et tout \u00e0 coup , le temps \nd\u2019un cri, en moins d\u2019une minute, s\u2019effondrer dans un \nab\u00eeme, tomber, rouler, \u00e9craser, \u00eatre \u00e9cras\u00e9, voir des \u00e9pis de bl\u00e9, des fleurs, des feuilles, des branches, ne \npouvoir se retenir \u00e0 rien, sentir son sabre inutile, des \nhommes sous soi, des chev aux sur soi, se d\u00e9battre en \nvain, les os bris\u00e9s par quelque ruade dans les \nt\u00e9n\u00e8bres, sentir un talon qui vous fait jaillir les yeux, \nmordre avec rage des fers de chevaux, \u00e9touffer, \nhurler, se tordre, \u00eatre l\u00e0 -dessous, et se dire : tout \u00e0 \nl\u2019heure j\u2019\u00e9tais un vivant! \nL\u00e0 o\u00f9 avait r\u00e2l\u00e9 ce lamentable d\u00e9sastre, tout faisait \nsilence maintenant. L\u2019encaissement du chemin creux \n\u00e9tait comble de chevaux et de cavaliers \ninextricablement amoncel\u00e9s. Enchev\u00eatrement \nterrible. Il n\u2019y avait plus de talus, les cadavres \nnivelaie nt la route avec la plaine et venaient au ras du \nbord comme un boisseau d\u2019orge bien mesur\u00e9. Un tas \nde morts dans la partie haute, une rivi\u00e8re de sang \ndans la partie basse; telle \u00e9tait cette route le soir du 18 \njuin 1815. Le sang coulait jusque sur la chaus s\u00e9e de \nNivelles et s\u2019y extravasait en une large mare devant \nl\u2019abattis d\u2019arbres qui barrait la chauss\u00e9e, \u00e0 un endroit \nqu\u2019on montre encore. C\u2019est, on s\u2019en souvient, au \npoint oppos\u00e9, vers la chauss\u00e9e de Genappe, qu\u2019avait \neu lieu l\u2019effondrement des cuirassiers . L\u2019\u00e9paisseur des \ncadavres se proportionnait \u00e0 la profondeur du \nchemin creux. Vers le milieu, \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 il devenait plane, l\u00e0 o\u00f9 avait pass\u00e9 la division Delort, la \ncouche des morts s\u2019amincissait. \nLe r\u00f4deur nocturne, que nous venons de faire \nentrevoir au lecteur, allait de ce c\u00f4t\u00e9. Il furetait cette \nimmense tombe. Il regardait. Il passait on ne sait \nquelle hideuse revue des morts. Il marchait les pieds \ndans le sang. \nTout \u00e0 coup il s\u2019arr\u00eata. \nA quelques pas devant lui, dans le chemin creux, \nau point o\u00f9 finissait le monceau des morts, de \ndessous cet amas d\u2019hommes et de chevaux, sortait \nune main ouverte, \u00e9clair\u00e9e par la lune. \nCette main avait au doigt quelque chose qui \nbrillait, et qui \u00e9tait un anneau d\u2019or. \nL\u2019homme se courba, demeura un moment \naccroupi, et quand il se releva, il n\u2019y avait plus \nd\u2019anneau \u00e0 cette main. \nIl ne se releva pas pr\u00e9cis\u00e9ment; il resta dans une \nattitude fauve et effarouch\u00e9e, tournant le dos au tas \nde morts, scrutant l\u2019horizon, \u00e0 genoux, tout l\u2019avant \ndu corps portant sur ses deux in dex appuy\u00e9s \u00e0 terre, \nla t\u00eate guettant par -dessus le bord du chemin creux. \nLes quatre pattes du chacal conviennent \u00e0 de \ncertaines actions. \nPuis, prenant son parti, il se dressa. En ce moment il eut un soubresaut. Il sentit que \npar derri\u00e8re on le tenait. \nIl se retourna; c\u2019\u00e9tait la main ouverte qui s\u2019\u00e9tait \nreferm\u00e9e et qui avait saisi le pan de sa capote. \nUn honn\u00eate homme e\u00fbt eu peur. Celui -ci se mit \u00e0 \nrire. \n\u2013 Tiens, dit -il, ce n\u2019est que le mort. J\u2019aime mieux \nun revenant qu\u2019un gendarme. \nCependant la main d \u00e9faillit et le l\u00e2cha. L\u2019effort \ns\u2019\u00e9puise vite dans la tombe. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0! reprit le r\u00f4deur, est -il vivant ce mort? \nVoyons donc. \nIl se pencha de nouveau, fouilla le tas, \u00e9carta ce \nqui faisait obstacle, saisit la main, empoigna le bras, \nd\u00e9gagea la t\u00eate, tira le corps, et quelques instants \napr\u00e8s il tra\u00eenait dans l\u2019ombre du chemin creux un \nhomme inanim\u00e9, au moins \u00e9vanoui. C\u2019\u00e9tait un \ncuirassier, un officier, un officier m\u00eame d\u2019un certain \nrang; une grosse \u00e9paulette d\u2019or sortait de dessous la \ncuirasse; cet officier n \u2019avait plus de casque. Un \nfurieux coup de sabre balafrait son visage o\u00f9 l\u2019on ne \nvoyait que du sang. Du reste, il ne semblait pas qu\u2019il \ne\u00fbt de membre cass\u00e9, et par quelque hasard heureux, \nsi ce mot est possible ici, les morts s\u2019\u00e9taient arc -bout\u00e9s au -dessus de lui de fa\u00e7on \u00e0 le garantir de \nl\u2019\u00e9crasement. Ses yeux \u00e9taient ferm\u00e9s. \nIl avait sur sa cuirasse la croix d\u2019argent de la l\u00e9gion \nd\u2019honneur. \nLe r\u00f4deur arracha cette croix qui disparut dans un \ndes gouffres qu\u2019il avait sous sa capote. \nApr\u00e8s quoi, il t\u00e2ta le gousset de l\u2019officier, y sentit \nune montre et la prit. Puis il fouilla le gilet, y trouva \nune bourse et l\u2019empocha. \nComme il en \u00e9tait \u00e0 cette phase des secours qu\u2019il \nportait \u00e0 ce mourant, l\u2019officier ouvrit les yeux. \n\u2013 Merci, dit -il faiblement. \nLa brusqu erie des mouvements de l\u2019homme qui le \nmaniait, la fra\u00eecheur de la nuit, l\u2019air respir\u00e9 librement, \nl\u2019avaient tir\u00e9 de sa l\u00e9thargie. \nLe r\u00f4deur ne r\u00e9pondit point. Il leva la t\u00eate. On \nentendait un bruit de pas dans la plaine; \nprobablement quelque patrouille qui approchait. \nL\u2019officier murmura, car il y avait encore de \nl\u2019agonie dans sa voix : \n\u2013 Qui a gagn\u00e9 la bataille? \n\u2013 Les anglais, r\u00e9pondit le r\u00f4deur. \nL\u2019officier reprit : \n\u2013 Cherchez dans mes poches. Vous y trouverez \nune bourse et une montre. Prenez -les. C\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 fait. \nLe r\u00f4deur ex\u00e9cuta le semblant demand\u00e9, et dit : \n\u2013 Il n\u2019y a rien. \n\u2013 On m\u2019a vol\u00e9, reprit l\u2019officier, j\u2019en suis f\u00e2ch\u00e9. \nC\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 pour vous. \nLes pas de la patrouille devenaient de plus en plus \ndistincts. \n\u2013 Voici qu\u2019on vient, dit le r\u00f4deur, faisant le \nmouvement d\u2019un homme qui s\u2019en va. \nL\u2019officier, soulevant p\u00e9niblement le bras, le retint : \n\u2013 Vous m\u2019avez sauv\u00e9 la vie. Qui \u00eates -vous? \nLe r\u00f4deur r\u00e9pondit vite et bas : \n\u2013 J\u2019\u00e9tais comme vous de l\u2019arm\u00e9e fran\u00e7aise. Il faut \nque je vous quitte. Si l \u2019on me prenait, on me \nfusillerait. Je vous ai sauv\u00e9 la vie. Tirez -vous d\u2019affaire \nmaintenant. \n\u2013 Quel est votre grade? \n\u2013 Sergent. \n\u2013 Comment vous appelez -vous? \n\u2013 Th\u00e9nardier. \n\u2013 Je n\u2019oublierai pas ce nom, dit l\u2019officier. Et vous, \nretenez le mien. Je me nom me Pontmercy. \n \n \n \n \nLIVRE DEUXI\u00c8ME \n \n \nLE VAISSEAU L\u2019ORION \n \n \n \n \nII, 2, 1 \n \n \n \n \n \nLe num\u00e9ro 24601 devient \nle num\u00e9ro 9430 \n \n \n \n \n \n \nJean Valjean avait \u00e9t\u00e9 repris. \nOn nous saura gr\u00e9 de passer rapidement sur des \nd\u00e9tails douloureux. Nous nous bornons \u00e0 transcri re \ndeux entrefilets publi\u00e9s par les journaux du temps, \nquelques mois apr\u00e8s les \u00e9v\u00e9nements surprenants \naccomplis \u00e0 Montreuil -sur-mer. Ces articles sont un peu sommaires. On se \nsouvient qu\u2019il n\u2019existait pas encore \u00e0 cette \u00e9poque de \nGazette des Tribunaux . \nNous empruntons le premier au Drapeau blanc . Il \nest dat\u00e9 du 25 juillet 1823. \n \n\u00ab\u2013 Un arrondissement du Pas -de-Calais vient \nd\u2019\u00eatre le th\u00e9\u00e2tre d\u2019un \u00e9v\u00e9nement peu ordinaire. Un \nhomme \u00e9tranger au d\u00e9partement et nomm\u00e9 M. \nMadeleine avait relev\u00e9 depuis quelques a nn\u00e9es, gr\u00e2ce \n\u00e0 des proc\u00e9d\u00e9s nouveaux, une ancienne industrie \nlocale, la fabrication des jais et des verroteries noires. \nIl y avait fait sa fortune, et, disons -le, celle de \nl\u2019arrondissement. En reconnaissance de ses services, \non l\u2019avait nomm\u00e9 maire. La poli ce a d\u00e9couvert que ce \nM. Madeleine n\u2019\u00e9tait autre qu\u2019un ancien for\u00e7at en \nrupture de ban, condamn\u00e9 en 1796 pour vol, et \nnomm\u00e9 Jean Valjean. Jean Valjean a \u00e9t\u00e9 r\u00e9int\u00e9gr\u00e9 au \nbagne. Il para\u00eet qu\u2019avant son arrestation il avait r\u00e9ussi \n\u00e0 retirer de chez M. Laffitt e une somme de plus d\u2019un \ndemi -million qu\u2019il y avait plac\u00e9e, et qu\u2019il avait, du \nreste, tr\u00e8s l\u00e9gitimement, dit -on, gagn\u00e9e dans son \ncommerce. On n\u2019a pu savoir o\u00f9 Jean Valjean avait \ncach\u00e9 cette somme depuis sa rentr\u00e9e au bagne de \nToulon.\u00bb \n Le deuxi\u00e8me articl e, un peu plus d\u00e9taill\u00e9, est extrait \ndu Journal de Paris , m\u00eame date : \n \n\u00ab\u2013 Un ancien for\u00e7at lib\u00e9r\u00e9, nomm\u00e9 Jean Valjean, \nvient de compara\u00eetre devant la cour d\u2019assises du Var \ndans des circonstances faites pour appeler l\u2019attention. \nCe sc\u00e9l\u00e9rat \u00e9tait parvenu \u00e0 tromper la vigilance de la \npolice; il avait chang\u00e9 de nom et avait r\u00e9ussi \u00e0 se faire \nnommer maire d\u2019une de nos petites villes du Nord. Il \navait \u00e9tabli dans cette ville un commerce assez \nconsid\u00e9rable. Il a \u00e9t\u00e9 enfin d\u00e9masqu\u00e9 et arr\u00eat\u00e9, gr\u00e2ce \nau z\u00e8le infat igable du minist\u00e8re public. Il avait pour \nconcubine une fille publique qui est morte de \nsaisissement au moment de son arrestation. Ce \nmis\u00e9rable, qui est dou\u00e9 d\u2019une force hercul\u00e9enne, avait \ntrouv\u00e9 moyen de s\u2019\u00e9vader, mais trois ou quatre jours \napr\u00e8s son \u00e9vas ion, la police mit de nouveau la main \nsur lui, \u00e0 Paris m\u00eame, au moment o\u00f9 il montait dans \nune de ces petites voitures qui font le trajet de la \ncapitale au villag e de Montfermeil (Seine -et-Oise). \nOn dit qu\u2019il avait profit\u00e9 de l\u2019intervalle de ces trois ou \nquatre jours de libert\u00e9 pour retirer une somme \nconsid\u00e9rable plac\u00e9e par lui chez un de nos principaux \nbanquiers. On \u00e9value cette somme \u00e0 six ou sept cent \nmille francs. A en croire l\u2019acte d\u2019accusation, il l\u2019aurait enfouie en un lieu connu de lui seul et l\u2019on n \u2019a pas pu \nla saisir. Quoi qu\u2019il en soit, le nomm\u00e9 Jean Valjean \nvient d\u2019\u00eatre traduit aux assises du d\u00e9partement du Var \ncomme accus\u00e9 d\u2019un vol de grand chemin commis \u00e0 \nmain arm\u00e9e, il y a huit ans environ, sur la personne \nd\u2019un de ces honn\u00eates enfants qui, comm e l\u2019a dit le \npatriarche de Ferney en vers immortels, \n \n\u2026de Savoie arrivent tous les ans \nEt dont la main l\u00e9g\u00e8rement essuie \nCes longs canaux engorg\u00e9s par la suie. \n \n\u00abCe bandit a renonc\u00e9 \u00e0 se d\u00e9fendre. Il a \u00e9t\u00e9 \u00e9tabli, \npar l\u2019habile et \u00e9loquent organe du m inist\u00e8re public, \nque le vol avait \u00e9t\u00e9 commis de complicit\u00e9 et que Jean \nValjean faisait partie d\u2019une bande de voleurs dans le \nMidi. En cons\u00e9quence Jean Valjean, d\u00e9clar\u00e9 \ncoupable, a \u00e9t\u00e9 condamn\u00e9 \u00e0 la peine de mort. Ce \ncriminel avait refus\u00e9 de se pourvoir en cassation. Le \nroi, dans son in\u00e9puisable cl\u00e9mence, a daign\u00e9 \ncommuer sa peine en celle des travaux forc\u00e9s \u00e0 \nperp\u00e9tuit\u00e9. Jean Valjean a \u00e9t\u00e9 imm\u00e9diatement dirig\u00e9 \nsur le bagne de Toulon.\u00bb \n \nOn n\u2019a pas oubli\u00e9 que Jean Valjean avait \u00e0 \nMontreuil -sur-mer des habit udes religieuses. \nQuelques journaux, entre autres le Constitutionnel , pr\u00e9sent\u00e8rent cette commutation comme un triomphe \ndu parti pr\u00eatre. \nJean Valjean changea de chiffre au bagne. Il \ns\u2019appela 9430. \nDu reste, disons -le pour n\u2019y plus revenir, avec M. \nMadelei ne la prosp\u00e9rit\u00e9 de Montreuil -sur-mer \ndisparut; tout ce qu\u2019il avait pr\u00e9vu dans sa nuit de \nfi\u00e8vre et d\u2019h\u00e9sitation se r\u00e9alisa; lui de moins, ce fut en \neffet l\u2019\u00e2me de moins . Apr\u00e8s sa chute, il se fit \u00e0 \nMontreuil -sur-mer ce partage \u00e9go\u00efste des grandes \nexistenc es tomb\u00e9es, ce fatal d\u00e9p\u00e8cement des choses \nflorissantes qui s\u2019accomplit tous les jours \nobscur\u00e9ment dans la communaut\u00e9 humaine et que \nl\u2019histoire n\u2019a remarqu\u00e9 qu\u2019une fois, parce qu\u2019il s\u2019est \nfait apr\u00e8s la mort d\u2019Alexandre. Les lieutenants se \ncouronnent rois; les contrema\u00eetres s\u2019improvis\u00e8rent \nfabricants. Les rivalit\u00e9s envieuses surgirent. Les \nvastes ateliers de M. Madeleine furent ferm\u00e9s; les \nb\u00e2timents tomb\u00e8rent en ruine, les ouvriers se \ndispers\u00e8rent. Les uns quitt\u00e8rent le pays, les autres \nquitt\u00e8rent le m\u00e9tier. Tout se fit d\u00e9sormais en petit, au \nlieu de se faire en grand; pour le lucre, au lieu de se \nfaire pour le bien. Plus de centre; la concurrence \npartout, et l\u2019acharnement. M. Madeleine dominait \ntout, et dirigeait. Lui tomb\u00e9, chacun tira \u00e0 soi; l\u2019esprit de lu tte succ\u00e9da \u00e0 l\u2019esprit d\u2019organisation, l\u2019\u00e2pret\u00e9 \u00e0 la \ncordialit\u00e9, la haine de l\u2019un contre l\u2019autre \u00e0 la \nbienveillance du fondateur pour tous; les fils nou\u00e9s \npar M. Madeleine se brouill\u00e8rent et se rompirent; on \nfalsifia les proc\u00e9d\u00e9s, on avilit les produits, o n tua la \nconfiance; les d\u00e9bouch\u00e9s diminu\u00e8rent, moins de \ncommandes; le salaire baissa, les ateliers ch\u00f4m\u00e8rent, \nla faillite vint. Et puis plus rien pour les pauvres. \nTout s\u2019\u00e9vanouit. \nL\u2019\u00e9tat lui -m\u00eame s\u2019aper\u00e7ut que quelqu\u2019un avait \u00e9t\u00e9 \n\u00e9cras\u00e9 quelque part. Moi ns de quatre ans apr\u00e8s l\u2019arr\u00eat \nde la cour d\u2019assises constatant au profit du bagne \nl\u2019identit\u00e9 de M. Madeleine et de Jean Valjean, les frais \nde perception de l\u2019imp\u00f4t \u00e9taient doubl\u00e9s dans \nl\u2019arrondissement de Montreuil -sur-mer; et M. de \nVill\u00e8le en faisait l\u2019ob servation \u00e0 la tribune au mois de \nf\u00e9vrier 1827. \n \n \n \n \nII, 2, 2 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 on lira deux vers in\u00e9dits \nqui sont peut -\u00eatre du diable \n \n \n \n \n \nAvant d\u2019aller plus loin, il est \u00e0 propos de raconter \navec quelque d\u00e9tail un fait singulier qui se passa vers \nla m\u00eame \u00e9poqu e \u00e0 Montfermeil et qui n\u2019est peut -\u00eatre \npas sans co\u00efncidence avec certaines conjectures du \nminist\u00e8re public. \nIl y a dans le pays de Montfermeil une superstition \ntr\u00e8s ancienne, d\u2019autant plus curieuse et d\u2019autant plus \npr\u00e9cieuse qu\u2019une superstition populaire dans le voisinage de Paris est comme un alo\u00e8s en Sib\u00e9rie. \nNous sommes de ceux qui respectent tout ce qui est \n\u00e0 l\u2019\u00e9tat de plante rare. Voici donc la superstition de \nMontfermeil. On croit que le diable a, de temps \nimm\u00e9morial, choisi la for\u00eat pour y cacher se s tr\u00e9sors. \nLes bonnes femmes affirment qu\u2019il n\u2019est pas rare de \nrencontrer, \u00e0 la chute du jour, dans les endroits \n\u00e9cart\u00e9s du bois, un homme noir, ayant la mine d\u2019un \ncharretier ou d\u2019un b\u00fbcheron, chauss\u00e9 de sabots, v\u00eatu \nd\u2019un pantalon et d\u2019un sarrau de toile, et \nreconnaissable en ce qu\u2019au lieu de bonnet ou de \nchapeau il a deux immenses cornes sur la t\u00eate. Ceci \ndoit le rendre reconnaissable en effet. Cet homme est \nhabituellement occup\u00e9 \u00e0 creuser un trou. Il y a trois \nmani\u00e8res de tirer parti de cette rencontre. L a \npremi\u00e8re, c\u2019est d\u2019aborder l\u2019homme et de lui parler. \nAlors on s\u2019aper\u00e7oit que cet homme est tout \nbonnement un paysan, qu\u2019il para\u00eet noir parce qu\u2019on \nest au cr\u00e9puscule, qu\u2019il ne creuse pas le moindre trou, \nmais qu\u2019il coupe de l\u2019herbe pour ses vaches, et que ce \nqu\u2019on avait pris pour des cornes n\u2019est autre chose \nqu\u2019une fourche \u00e0 fumier qu\u2019il porte sur son dos et \ndont les dents, gr\u00e2ce \u00e0 la perspective du soir, \nsemblaient lui sortir de la t\u00eate. On rentre chez soi, et \nl\u2019on meurt dans la semaine. La seconde mani\u00e8re , c\u2019est de l\u2019observer, d\u2019attendre qu\u2019il ait creus\u00e9 son trou, qu\u2019il \nl\u2019ait referm\u00e9 et qu\u2019il s\u2019en soit all\u00e9; puis de courir bien \nvite \u00e0 la fosse, de la rouvrir et d\u2019y prendre le \u00abtr\u00e9sor\u00bb \nque l\u2019homme noir y a n\u00e9cessairement d\u00e9pos\u00e9. En ce \ncas, on meurt dans le mois. Enfin la troisi\u00e8me \nmani\u00e8re, c\u2019est de ne point parler \u00e0 l\u2019homme noir, de \nne point le regarder, et de s\u2019enfuir \u00e0 toutes jambes. \nOn meurt dans l\u2019ann\u00e9e. \nComme les trois mani\u00e8res ont leurs inconv\u00e9nients, \nla seconde, qui offre du moins quelques avantages, \nentre autres celui de poss\u00e9der un tr\u00e9sor, ne f\u00fbt -ce \nqu\u2019un mois, est la plus g\u00e9n\u00e9ralement adopt\u00e9e. Les \nhommes hardis que toutes les chances tentent ont \ndonc, assez souvent, \u00e0 ce qu\u2019on assure, rouvert les \ntrous creus\u00e9s par l\u2019homme noir et essay\u00e9 de voler le \ndiable. Il para\u00eet que l\u2019op\u00e9ration est m\u00e9diocre. Du \nmoins, s\u2019il faut en croire la tradition et en particulier \nles deux vers \u00e9nigmatiques en latin barbare qu\u2019a \nlaiss\u00e9s sur ce sujet un mauvais moine normand, un \npeu sorcier, appel\u00e9 Tryphon. Ce Tryphon est ent err\u00e9 \n\u00e0 l\u2019abbaye de Saint -Georges de Bocherville pr\u00e8s \nRouen, et il na\u00eet des crapauds sur sa tombe. \nOn fait donc des efforts \u00e9normes, ces fosses -l\u00e0 \nsont ordinairement tr\u00e8s creuses, on sue, on fouille, on \ntravaille toute une nuit, car c\u2019est la nuit que cela se fait, on mouille sa chemise, on br\u00fble sa chandelle, on \n\u00e9br\u00e8che sa pioche, et lorsqu\u2019on est arriv\u00e9 enfin au \nfond du trou, lorsqu\u2019on met la main sur \u00able tr\u00e9sor\u00bb, \nque trouve -t-on? qu\u2019est -ce que c\u2019est que le tr\u00e9sor du \ndiable? Un sou, parfois un \u00e9cu, une pie rre, un \nsquelette, un cadavre saignant, quelquefois un spectre \npli\u00e9 en quatre comme une feuille de papier dans un \nportefeuille, quelquefois rien. C\u2019est ce que semblent \nannoncer aux curieux indiscrets les vers de Tryphon : \n \nFodit, et in fossa thesauros co ndit opaca, \nAs, nummos, lapides, cadaver, simulacra, nihilque. \n \nIl para\u00eet que de nos jours on y trouve aussi, tant\u00f4t une \npoire \u00e0 poudre avec des balles, tant\u00f4t un vieux jeu de \ncartes gras et roussi qui a \u00e9videmment servi aux \ndiables. Tryphon n\u2019enregistr e point ces deux \ntrouvailles, attendu que Tryphon vivait au douzi\u00e8me \nsi\u00e8cle et qu\u2019il ne semble point que le diable ait eu \nl\u2019esprit d\u2019inventer la poudre avant Roger Bacon et les \ncartes avant Charles VI. \nDu reste, si l\u2019on joue avec ces cartes, on est s\u00fbr de \nperdre tout ce qu\u2019on poss\u00e8de; et quant \u00e0 la poudre \nqui est dans la poire, elle a la propri\u00e9t\u00e9 de vous faire \n\u00e9clater votre fusil \u00e0 la figure. Or, fort peu de temps apr\u00e8s l\u2019\u00e9poque o\u00f9 il sembla \nau minist\u00e8re public que le for\u00e7at lib\u00e9r\u00e9 Jean Valjean, \npendant son \u00e9vasion de quelques jours, avait r\u00f4d\u00e9 \nautour de Montfermeil, on remarqua dans ce m\u00eame \nvillage qu\u2019un certain vieux cantonnier appel\u00e9 \nBoulatruelle avait \u00abdes allures\u00bb dans le bois. On \ncroyait savoir dans le pays que ce Boulatruelle avait \n\u00e9t\u00e9 au bagne; il \u00e9tait soumis \u00e0 de certaines \nsurveillances de police, et, comme il ne trouvait \nd\u2019ouvrage nulle part, l\u2019administration l\u2019employait au \nrabais comme cantonnier sur le chemin de traverse \nde Gagny \u00e0 Lagny. \nCe Boulatruelle \u00e9tait un homme vu de travers par \nles gens de l\u2019endroit, trop respectueux, trop humble, \nprompt \u00e0 \u00f4ter son bonnet \u00e0 tout le monde, tremblant \net souriant devant les gendarmes, probablement \naffili\u00e9 \u00e0 des bandes, disait -on, suspect d\u2019embuscade \nau coin des taillis \u00e0 la nuit tombante. Il n\u2019avait que \ncela pour lui qu\u2019il \u00e9tait ivrogne. \nVoici ce qu\u2019on croyait avoir remarqu\u00e9 : \nDepuis quelque temps, Boulatruelle quittait de fort \nbonne heure sa besogne d\u2019empierrement et \nd\u2019entretien de la route et s\u2019en allait dans la for\u00eat avec \nsa pioche. On le rencontrait vers le soir dans les \nclairi\u00e8res les plus d\u00e9sertes, dans les fourr\u00e9s les plus sauvages, ayant l\u2019air de chercher quelque chose, \nquelquefois creusant des trous. Les bonnes femmes \nqui passaient le prenaient d\u2019abord pour Belz\u00e9buth, \npuis elles reconnaissaient Boulatruelle, et n\u2019\u00e9taient \ngu\u00e8re plus rassur\u00e9es. Ces rencontres paraissaient \ncontrarier vivement Boulatruelle. Il \u00e9tait visible qu\u2019il \ncherchait \u00e0 se cacher, et qu\u2019il y avait un myst\u00e8re dans \nce qu\u2019il faisait. \nOn disait dans le village : \u2013 C\u2019est clair que l e diable \na fait quelque apparition. Boulatruelle l\u2019a vu, et \ncherche. Au fait, il est fichu pour empoigner le magot \nde Lucifer. \u2013 Les voltairiens ajoutaient : Sera -ce \nBoulatruelle qui attrapera le diable, ou le diable qui \nattrapera Boulatruelle? \u2013 Les vieil les femmes faisaient \nbeaucoup de signes de croix. \nCependant les man\u00e8ges de Boulatruelle dans le \nbois cess\u00e8rent, et il reprit r\u00e9guli\u00e8rement son travail de \ncantonnier. On parla d\u2019autre chose. \nQuelques personnes toutefois \u00e9taient rest\u00e9es \ncurieuses, pensant qu\u2019il y avait probablement dans \nceci, non point les fabuleux tr\u00e9sors de la l\u00e9gende, \nmais quelque bonne aubaine plus s\u00e9rieuse et plus \npalpable que les billets de banque du diable, et dont \nle cantonnier avait sans doute surpris \u00e0 moiti\u00e9 le \nsecret. Les plus \u00ab intrigu\u00e9s\u00bb \u00e9taient le ma\u00eetre d\u2019\u00e9cole et le gargotier Th\u00e9nardier, lequel \u00e9tait l\u2019ami de tout le \nmonde et n\u2019avait point d\u00e9daign\u00e9 de se lier avec \nBoulatruelle. \n\u2013 Il a \u00e9t\u00e9 aux gal\u00e8res, disait Th\u00e9nardier. Eh! mon \nDieu! on ne sait ni qui y est, ni qui y sera. \nUn soir le ma\u00eetre d\u2019\u00e9cole affirmait qu\u2019autrefois la \njustice se serait enquis de ce que Boulatruelle allait \nfaire dans le bois, et qu\u2019il aurait bien fallu qu\u2019il parl\u00e2t, \net qu\u2019on l\u2019aurait mis \u00e0 la torture au besoin, et que \nBoulatruelle n\u2019aurait point r\u00e9sist\u00e9 , par exemple, \u00e0 la \nquestion de l\u2019eau. \u2013 Donnons -lui la question du vin, \ndit Th\u00e9nardier. \nOn se mit \u00e0 quatre et l\u2019on f\u00eet boire le vieux \ncantonnier. Boulatruelle but \u00e9norm\u00e9ment et parla \npeu. Il combina, avec un art admirable et dans une \nproportion magistral e, la soif d\u2019un goinfre avec la \ndiscr\u00e9tion d\u2019un juge. Cependant, \u00e0 force de revenir \u00e0 \nla charge, et de rapprocher et de presser les quelques \nparoles obscures qui lui \u00e9chapp\u00e8rent, voici ce que le \nTh\u00e9nardier et le ma\u00eetre d\u2019\u00e9cole crurent comprendre : \nBoulatr uelle, un matin, en se rendant au point du \njour \u00e0 son ouvrage, aurait \u00e9t\u00e9 surpris de voir dans un \ncoin du bois, sous une broussaille, une pelle et une \npioche, comme qui dirait cach\u00e9es . Cependant il aurait \npens\u00e9 que c\u2019\u00e9taient probablement la pelle et la pio che du p\u00e8re Six -Fours, le porteur d\u2019eau, et il n\u2019y aurait \nplus song\u00e9. Mais le soir du m\u00eame jour, il aurait vu, \nsans pouvoir \u00eatre vu lui -m\u00eame, \u00e9tant masqu\u00e9 par un \ngros arbre, se diriger de la route vers le plus \u00e9pais du \nbois \u00abun particulier qui n\u2019\u00e9tait pas du tout du pays, et \nque lui, Boulatruelle, connaissait tr\u00e8s bien\u00bb. \nTraduction par Th\u00e9nardier : un camarade du bagne . \nBoulatruelle s\u2019\u00e9tait obstin\u00e9ment refus\u00e9 \u00e0 dire le nom. \nCe particulier portait un paquet, quelque chose de \ncarr\u00e9, comme une grande bo\u00eete ou un petit coffre. \nSurprise de Boulatruelle. Ce ne serait pourtant qu\u2019au \nbout de sept ou huit minutes que l\u2019id\u00e9e de suivre \u00able \nparticulier\u00bb lui serait venue. Mais il \u00e9tait trop tard, le \nparticulier \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 dans le fourr\u00e9, la nuit s\u2019\u00e9tait faite, \net Boulatr uelle n\u2019avait pu le rejoindre. Alors il avait \npris le parti d\u2019observer la lisi\u00e8re du bois. \u00abIl faisait \nlune.\u00bb Deux ou trois heures apr\u00e8s, Boulatruelle avait \nvu ressortir du taillis son particulier portant \nmaintenant, non plus le petit coffre -malle, mais un e \npioche et une pelle. Boulatruelle avait laiss\u00e9 passer le \nparticulier et n\u2019avait pas eu l\u2019id\u00e9e de l\u2019aborder, parce \nqu\u2019il s\u2019\u00e9tait dit que l\u2019autre \u00e9tait trois fois plus fort que \nlui, et arm\u00e9 d\u2019une pioche, et l\u2019assommerait \nprobablement en le reconnaissant et en se voyant \nreconnu. Touchante effusion de deux vieux camarades qui se retrouvent. Mais la pelle et la pioche \navaient \u00e9t\u00e9 un trait de lumi\u00e8re pour Boulatruelle; il \navait couru \u00e0 la broussaille du matin, et n\u2019y avait plus \ntrouv\u00e9 ni pelle ni pioche. Il en avait conclu que son \nparticulier, entr\u00e9 dans le bois, y avait creus\u00e9 un trou \navec la pioche, avait enfoui le coffre, et avait referm\u00e9 \nle trou avec la pelle. Or, le coffre \u00e9tait trop petit pour \ncontenir un cadavre, donc il contenait de l\u2019argent. De \nl\u00e0 ses r echerches. Boulatruelle avait explor\u00e9, sond\u00e9 et \nfuret\u00e9 toute la for\u00eat, et fouill\u00e9 partout o\u00f9 la terre lui \navait paru fra\u00eechement remu\u00e9e. En vain. \nIl n\u2019avait rien \u00abd\u00e9nich\u00e9\u00bb. Personne n\u2019y pensa plus \ndans Montfermeil. Il y eut seulement quelques braves \ncomm\u00e8 res qui dirent : Tenez pour certain que le \ncantonnier de Gagny n\u2019a pas fait tout ce triquemaque \npour rien; il est s\u00fbr que le diable est venu. \n \n \n \n \nII, 2, 3 \n \n \n \n \n \nQu\u2019il fallait que la cha\u00eene de la \nmanille e\u00fbt subi un certain travail \npr\u00e9paratoire pour \u00eatr e ainsi bris\u00e9e \nd\u2019un coup de marteau \n \n \n \n \n \nVers la fin d\u2019octobre de cette m\u00eame ann\u00e9e 1823, \nles habitants de Toulon virent rentrer dans leur port, \n\u00e0 la suite d\u2019un gros temps et pour r\u00e9parer quelques \navaries, le vaisseau l\u2019 Orion qui a \u00e9t\u00e9 plus tard employ\u00e9 \n\u00e0 Brest comme vaisseau -\u00e9cole et qui faisait alors \npartie de l\u2019escadre de la M\u00e9diterran\u00e9e. Ce b\u00e2timent, tout \u00e9clop\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait, car la mer \nl\u2019avait malmen\u00e9, fit de l\u2019effet en entrant dans la rade. \nIl portait je ne sais plus quel pavillon qui lui valut un \nsalut r\u00e9glementaire de onze coups de canon, rendus \npar lui coup pour coup; total : vingt -deux. On a \ncalcul\u00e9 qu\u2019en salves, politesses royales et militaires, \n\u00e9changes de tapages courtois, signaux d\u2019\u00e9tiquette, \nformalit\u00e9s de rades et de citadelles, levers et couc hers \nde soleil salu\u00e9s tous les jours par toutes les \nforteresses et tous les navires de guerre, ouvertures et \nfermetures de portes, etc., etc., le monde civilis\u00e9 tirait \n\u00e0 poudre par toute la terre, toutes les vingt -quatre \nheures, cent cinquante mille coups de canon inutiles. \nA six francs le coup de canon, cela fait neuf cent \nmille francs par jour, trois cents millions par an, qui \ns\u2019en vont en fum\u00e9e. Ceci n\u2019est qu\u2019un d\u00e9tail. Pendant \nce temps -l\u00e0 les pauvres meurent de faim. \nL\u2019ann\u00e9e 1823 \u00e9tait ce que la restau ration a appel\u00e9 \n\u00abl\u2019\u00e9poque de la guerre d\u2019Espagne.\u00bb \nCette guerre contenait beaucoup d\u2019\u00e9v\u00e9nements \ndans un seul, et force singularit\u00e9s. Une grosse affaire \nde famille pour la maison de Bourbon; la branche de \nFrance secourant et prot\u00e9geant la branche de Madrid , \nc\u2019est-\u00e0-dire faisant acte d\u2019a\u00eenesse; un retour apparent \n\u00e0 nos traditions nationales compliqu\u00e9 de servitude et de suj\u00e9tion aux cabinets du nord; M. le duc \nd\u2019Angoul\u00eame, surnomm\u00e9 par les feuilles lib\u00e9rales le \nh\u00e9ros d\u2019Andujar , comprimant, dans une attitude \ntriomphale un peu contrari\u00e9e par son air paisible, le \nvieux terrorisme fort r\u00e9el du saint -office aux prises \navec le terrorisme chim\u00e9rique des lib\u00e9raux; les sans -\nculottes ressuscit\u00e9s au grand effroi des douairi\u00e8res \nsous le nom de descamisados ; le monarchisme faisant \nobstacle au progr\u00e8s qualifi\u00e9 anarchie; les th\u00e9ories de \n89 brusquement interrompues dans la sape; un hol\u00e0 \neurop\u00e9en intim\u00e9 \u00e0 l\u2019id\u00e9e fran\u00e7aise faisant son tour du \nmonde; \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du fils de France g\u00e9n\u00e9ralissime, le \nprince de Carignan, depuis Charles -Albert, s\u2019enr\u00f4lant \ndans cette croisade des rois contre les peuples \ncomme volontaire avec des \u00e9paulettes de grenadier \nen laine rouge; les soldats de l\u2019empire se remettant en \ncampagne, mais apr\u00e8s huit ann\u00e9es de repos, vieillis, \ntristes, et sous la cocarde blan che; le drapeau \ntricolore agit\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9tranger par une h\u00e9ro\u00efque poign\u00e9e \nde fran\u00e7ais comme le drapeau blanc l\u2019avait \u00e9t\u00e9 \u00e0 \nCoblentz trente ans auparavant; les moines m\u00eal\u00e9s \u00e0 \nnos troupiers; l\u2019esprit de libert\u00e9 et de nouveaut\u00e9 mis \u00e0 \nla raison par les ba\u00efonnettes ; les principes mat\u00e9s \u00e0 \ncoups de canon; la France d\u00e9faisant par ses armes ce \nqu\u2019elle avait fait par son esprit; du reste, les chefs ennemis vendus, les soldats h\u00e9sitants, les villes \nassi\u00e9g\u00e9es par des millions; point de p\u00e9rils militaires et \npourtant des exp losions possibles, comme dans toute \nmine surprise et envahie; peu de sang vers\u00e9, peu \nd\u2019honneur conquis, de la honte pour quelques -uns, \nde la gloire pour personne; telle fut cette guerre, faite \npar des princes qui descendaient de Louis XIV et \nconduite par d es g\u00e9n\u00e9raux qui sortaient de Napol\u00e9on. \nElle eut ce triste sort de ne rappeler ni la grande \nguerre ni la grande politique. \nQuelques faits d\u2019armes furent s\u00e9rieux; la prise du \nTrocad\u00e9ro, entre autres, fut une belle action militaire; \nmais en somme, nous le r\u00e9 p\u00e9tons, les trompettes de \ncette guerre rendent un son f\u00eal\u00e9, l\u2019ensemble fut \nsuspect, l\u2019histoire approuve la France dans sa \ndifficult\u00e9 d\u2019acceptation de ce faux triomphe. Il parut \n\u00e9vident que certains officiers espagnols charg\u00e9s de la \nr\u00e9sistance c\u00e9d\u00e8rent trop ais\u00e9ment, l\u2019id\u00e9e de \ncorruption se d\u00e9gagea de la victoire; il sembla qu\u2019on \navait plut\u00f4t gagn\u00e9 les g\u00e9n\u00e9raux que les batailles, et le \nsoldat vainqueur rentra humili\u00e9. Guerre diminuante \nen effet o\u00f9 l\u2019on put lire Banque de France dans les plis \ndu drapeau. \nDes soldats de la guerre de 1808, sur lesquels \ns\u2019\u00e9tait formidablement \u00e9croul\u00e9e Saragosse, fron\u00e7aient le sourcil en 1823 devant l\u2019ouverture facile des \ncitadelles, et se prenaient \u00e0 regretter Palafox. C\u2019est \nl\u2019humeur de la France d\u2019aimer encore mieux avoir \ndevan t elle Rostopchine que Ballesteros. \nA un point de vue plus grave encore, et sur lequel \nil convient d\u2019insister aussi, cette guerre, qui froissait \nen France l\u2019esprit militaire, indignait l\u2019esprit \nd\u00e9mocratique. C\u2019\u00e9tait une entreprise \nd\u2019asservissement. Dans c ette campagne, le but du \nsoldat fran\u00e7ais, fils de la d\u00e9mocratie, \u00e9tait la conqu\u00eate \nd\u2019un joug pour autrui. Contre -sens hideux. La France \nest faite pour r\u00e9veiller l\u2019\u00e2me des peuples, non pour \nl\u2019\u00e9touffer. Depuis 1792, toutes les r\u00e9volutions de \nl\u2019Europe sont la r\u00e9volution fran\u00e7aise; la libert\u00e9 \nrayonne de France. C\u2019est l\u00e0 un fait solaire. Aveugle \nqui ne le voit pas! c\u2019est Bonaparte qui l\u2019a dit. \nLa guerre de 1823, attentat \u00e0 la g\u00e9n\u00e9reuse nation \nespagnole, \u00e9tait donc en m\u00eame temps un attentat \u00e0 la \nr\u00e9volution fran\u00e7 aise. Cette voie de fait monstrueuse, \nc\u2019\u00e9tait la France qui la commettait; de force; car, en \ndehors des guerres lib\u00e9ratrices, tout ce que font les \narm\u00e9es, elles le font de force. Le mot ob\u00e9issance passive \nl\u2019indique. Une arm\u00e9e est un \u00e9trange chef -d\u2019\u0153uvre de \ncombinaison o\u00f9 la force r\u00e9sulte d\u2019une somme \n\u00e9norme d\u2019impuissance. Ainsi s\u2019explique la guerre, faite par l\u2019humanit\u00e9 contre l\u2019humanit\u00e9 malgr\u00e9 \nl\u2019humanit\u00e9. \nQuant aux Bourbons, la guerre de 1823 leur fut \nfatale. Ils la prirent pour un succ\u00e8s. Ils ne virent po int \nquel danger il y a \u00e0 faire tuer une id\u00e9e par une \nconsigne. Ils se m\u00e9prirent dans leur na\u00efvet\u00e9 au point \nd\u2019introduire dans leur \u00e9tablissement comme \u00e9l\u00e9ment \nde force l\u2019immense affaiblissement d\u2019un crime. \nL\u2019esprit de guet -apens entra dans leur politique. 1 830 \ngerma dans 1823. La campagne d\u2019Espagne devint \ndans leurs conseils un argument pour les coups de \nforce et pour les aventures de droit divin. La France, \nayant r\u00e9tabli el rey neto en Espagne, pouvait bien \nr\u00e9tablir le roi absolu chez elle. Ils tomb\u00e8rent da ns \ncette redoutable erreur de prendre l\u2019ob\u00e9issance du \nsoldat pour le consentement de la nation. Cette \nconfiance -l\u00e0 perd les tr\u00f4nes. Il ne faut s\u2019endormir, ni \n\u00e0 l\u2019ombre d\u2019un mancenillier, ni \u00e0 l\u2019ombre d\u2019une \narm\u00e9e. \nRevenons au navire l\u2019 Orion . \nPendant les o p\u00e9rations de l\u2019arm\u00e9e command\u00e9e par \nle prince -g\u00e9n\u00e9ralissime, une escadre croisait dans la \nM\u00e9diterran\u00e9e. Nous venons de dire que l\u2019 Orion \u00e9tait \nde cette escadre et qu\u2019il fut ramen\u00e9 par des \n\u00e9v\u00e9nements de mer dans le port de Toulon. La pr\u00e9sence d\u2019un vaisseau d e guerre dans un port a \nje ne sais quoi qui appelle et qui occupe la foule. C\u2019est \nque cela est grand, et que la foule aime ce qui est \ngrand. \nUn vaisseau de ligne est une des plus magnifiques \nrencontres qu\u2019ait le g\u00e9nie de l\u2019homme avec la \npuissance de la na ture. \nUn vaisseau de ligne est compos\u00e9 \u00e0 la fois de ce \nqu\u2019il y a de plus lourd et de ce qu\u2019il y a de plus l\u00e9ger, \nparce qu\u2019il a affaire en m\u00eame temps aux trois formes \nde la substance, au solide, au liquide, au fluide, et \nqu\u2019il doit lutter contre toutes les trois. Il a onze \ngriffes de fer pour saisir le granit au fond de la mer, \net plus d\u2019ailes et plus d\u2019antennes que la bigaille pour \nprendre le vent dans les nu\u00e9es. Son haleine sort par \nses cent vingt canons comme par des clairons \n\u00e9normes, et r\u00e9pond fi\u00e8rement \u00e0 la foudre. L\u2019oc\u00e9an \ncherche \u00e0 l\u2019\u00e9garer dans l\u2019effrayante similitude de ses \nvagues, mais le vaisseau a son \u00e2me, sa boussole, qui le \nconseille et lui montre toujours le nord. Dans les \nnuits noires ses fanaux suppl\u00e9ent aux \u00e9toiles. Ainsi \ncontre le vent il a la corde et la toile, contre l\u2019eau le \nbois, contre le rocher le fer, le cuivre et le plomb, \ncontre l\u2019ombre la lumi\u00e8re, contre l\u2019immensit\u00e9 une \naiguille. Si l\u2019on veut se faire une id\u00e9e de toutes ces \nproportions gigantesques dont l\u2019ensemble constitue \nle vai sseau de ligne, on n\u2019a qu\u2019\u00e0 entrer sous une des \ncales couvertes, \u00e0 six \u00e9tages, des ports de Brest ou de \nToulon. Les vaisseaux en construction sont l\u00e0 sous \ncloche, pour ainsi dire. Cette poutre colossale, c\u2019est \nune vergue; cette grosse colonne de bois couch \u00e9e \u00e0 \nterre \u00e0 perte de vue, c\u2019est le grand m\u00e2t. A le prendre \nde sa racine dans la cale \u00e0 sa cime dans la nu\u00e9e, il est \nlong de soixante toises, et il a trois pieds de diam\u00e8tre \n\u00e0 sa base. Le grand m\u00e2t anglais s\u2019\u00e9l\u00e8ve \u00e0 deux cent \ndix-sept pieds au -dessus de la ligne de flottaison. La \nmarine de nos p\u00e8res employait des c\u00e2bles, la n\u00f4tre \nemploie des cha\u00eenes. Le simple tas de cha\u00eenes d\u2019un \nvaisseau de cent canons a quatre pieds de haut, vingt \npieds de large, huit pieds de profondeur. Et pour \nfaire ce vaisseau, combie n faut -il de bois? Trois mille \nst\u00e8res. C\u2019est une for\u00eat qui flotte. \nEt encore, qu\u2019on le remarque bien, il ne s\u2019agit ici \nque du b\u00e2timent militaire d\u2019il y a quarante ans, du \nsimple navire \u00e0 voiles; la vapeur, alors dans l\u2019enfance, \na depuis ajout\u00e9 de nouveaux miracles \u00e0 ce prodige \nqu\u2019on appelle le vaisseau de guerre. A l\u2019heure qu\u2019il \nest, par exemple, le navire mixte \u00e0 h\u00e9lice est une \nmachine surprenante tra\u00een\u00e9e par une voilure de trois mille m\u00e8tres carr\u00e9s de surface et par une chaudi\u00e8re de \nla force de deux mill e cinq cents chevaux. \nSans parler de ces merveilles nouvelles, l\u2019ancien \nnavire de Christophe Colomb et de Ruyter est un des \ngrands chefs -d\u2019\u0153uvre de l\u2019homme. Il est in\u00e9puisable \nen force comme l\u2019infini en souffles, il emmagasine le \nvent dans sa voile, il es t pr\u00e9cis dans l\u2019immense \ndiffusion des vagues, il flotte et il r\u00e8gne. \nIl vient une heure pourtant o\u00f9 la rafale brise \ncomme une paille cette vergue de soixante pieds de \nlong, o\u00f9 le vent ploie comme un jonc ce m\u00e2t de \nquatre cents pieds de haut, o\u00f9 cette ancr e qui p\u00e8se \ndix milliers se tord dans la gueule de la vague comme \nl\u2019hame\u00e7on d\u2019un p\u00eacheur dans la m\u00e2choire d\u2019un \nbrochet, o\u00f9 ces canons monstrueux poussent des \nrugissements plaintifs et inutiles que l\u2019ouragan \nemporte dans le vide et dans la nuit, o\u00f9 toute cet te \npuissance et toute cette majest\u00e9 s\u2019ab\u00eement dans une \npuissance et dans une majest\u00e9 sup\u00e9rieures. \nToutes les fois qu\u2019une force immense se d\u00e9ploie \npour aboutir \u00e0 une immense faiblesse, cela fait r\u00eaver \nles hommes. De l\u00e0, dans les ports, les curieux qui \nabon dent, sans qu\u2019ils s\u2019expliquent eux -m\u00eames \nparfaitement pourquoi, autour de ces merveilleuses \nmachines de guerre et de navigation. Tous les jours donc, du matin au soir, les quais, les \nmusoirs et les jet\u00e9es du port de Toulon \u00e9taient \ncouverts d\u2019une quantit\u00e9 d\u2019oisifs et de badauds, \ncomme on dit \u00e0 Paris, ayant pour affaire de regarder \nl\u2019Orion . \nL\u2019Orion \u00e9tait un navire malade depuis longtemps. \nDans ses navigations ant\u00e9rieures, des couches \n\u00e9paisses de coquillages s\u2019\u00e9taient amoncel\u00e9es sur sa \ncar\u00e8ne au point de lui faire perdre la moiti\u00e9 de sa \nmarche; on l\u2019avait mis \u00e0 sec l\u2019ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente pour \ngratter ces coquillages, puis il avait repris la mer. Mais \nce grattage avait alt\u00e9r\u00e9 les boulonnages de la car\u00e8ne. \nA la hauteur des Bal\u00e9ares, le bord\u00e9 s\u2019\u00e9tait fatigu\u00e9 et \nouve rt, et, comme le vaigrage ne se faisait pas alors \nen t\u00f4le, le navire avait fait de l\u2019eau. Un violent coup \nd\u2019\u00e9quinoxe \u00e9tait survenu, qui avait d\u00e9fonc\u00e9 \u00e0 b\u00e2bord \nla poulaine et un sabord et endommag\u00e9 le porte -\nhaubans de misaine. A la suite de ces avaries, l\u2019 Orion \navait regagn\u00e9 Toulon. \nIl \u00e9tait mouill\u00e9 pr\u00e8s de l\u2019Arsenal. Il \u00e9tait en \narmement et on le r\u00e9parait. La coque n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 \nendommag\u00e9e \u00e0 tribord, mais quelques bordages y \n\u00e9taient d\u00e9clou\u00e9s \u00e7\u00e0 et l\u00e0, selon l\u2019usage, pour laisser \np\u00e9n\u00e9trer de l\u2019air dans la carcasse. Un matin la foule qui le contemplait fut t\u00e9moin \nd\u2019un accident. \nL\u2019\u00e9quipage \u00e9tait occup\u00e9 \u00e0 enverguer les voiles. Le \ngabier charg\u00e9 de prendre l\u2019empointure du grand \nhunier tribord perdit l\u2019\u00e9quilibre. On le vit chanceler, \nla multitude amass\u00e9e sur l e quai de l\u2019Arsenal jeta un \ncri, la t\u00eate emporta le corps, l\u2019homme tourna autour \nde la vergue, les mains \u00e9tendues vers l\u2019ab\u00eeme; il saisit, \nau passage, le faux marchepied d\u2019une main d\u2019abord, \npuis de l\u2019autre, et il y resta suspendu. La mer \u00e9tait au -\ndessous d e lui \u00e0 une profondeur vertigineuse. La \nsecousse de sa chute avait imprim\u00e9 au faux \nmarchepied un violent mouvement d\u2019escarpolette. \nL\u2019homme allait et venait au bout de cette corde \ncomme la pierre d\u2019une fronde. \nAller \u00e0 son secours, c\u2019\u00e9tait courir un risque \neffrayant. Aucun des matelots, tous p\u00eacheurs de la \nc\u00f4te nouvellement lev\u00e9s pour le service, n\u2019osait s\u2019y \naventurer. Cependant le malheureux gabier se \nfatiguait; on ne pouvait voir son angoisse sur son \nvisage, mais on distinguait dans tous ses membres \nson \u00e9p uisement. Ses bras se tendaient dans un \ntiraillement horrible. Chaque effort qu\u2019il faisait pour \nremonter ne servait qu\u2019\u00e0 augmenter les oscillations du \nfaux marchepied. Il ne criait pas de peur de perdre de la force. On n\u2019attendait plus que la minute o\u00f9 il \nl\u00e2cherait la corde et par instants toutes les t\u00eates se \nd\u00e9tournaient afin de ne pas le voir passer. Il y a des \nmoments o\u00f9 un bout de corde, une perche, une \nbranche d\u2019arbre, c\u2019est la vie m\u00eame, et c\u2019est une chose \naffreuse de voir un \u00eatre vivant s\u2019en d\u00e9tacher et \ntomber comme un fruit m\u00fbr. \nTout \u00e0 coup, on aper\u00e7ut un homme qui grimpait \ndans le gr\u00e9ement avec l\u2019agilit\u00e9 d\u2019un chat -tigre. Cet \nhomme \u00e9tait v\u00eatu de rouge, c\u2019\u00e9tait un for\u00e7at; il avait \nun bonnet vert, c\u2019\u00e9tait un for\u00e7at \u00e0 vie. Arriv\u00e9 \u00e0 la \nhauteur de la hune , un coup de vent emporta son \nbonnet et laissa voir une t\u00eate toute blanche; ce n\u2019\u00e9tait \npas un jeune homme. \nUn for\u00e7at en effet, employ\u00e9 \u00e0 bord avec une \ncorv\u00e9e du bagne, avait d\u00e8s le premier moment couru \n\u00e0 l\u2019officier de quart et au milieu du trouble et de \nl\u2019h\u00e9sitation de l\u2019\u00e9quipage, pendant que tous les \nmatelots tremblaient et reculaient, il avait demand\u00e9 \u00e0 \nl\u2019officier la permission de risquer sa vie pour sauver \nle gabier. Sur un signe affirmatif de l\u2019officier, il avait \nrompu d\u2019un coup de marteau la cha\u00eene ri v\u00e9e \u00e0 la \nmanille de son pied, puis il avait pris une corde, et il \ns\u2019\u00e9tait \u00e9lanc\u00e9 dans les haubans. Personne ne \nremarqua en cet instant -l\u00e0 avec quelle facilit\u00e9 cette cha\u00eene fut bris\u00e9e. Ce ne fut que plus tard qu\u2019on s\u2019en \nsouvint. \nEn un clin d\u2019\u0153il il fut sur la vergue. Il s\u2019arr\u00eata \nquelques secondes et parut la mesurer du regard. Ces \nsecondes, pendant lesquelles le vent balan\u00e7ait le \ngabier \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 d\u2019un fil, sembl\u00e8rent des si\u00e8cles \u00e0 \nceux qui regardaient. Enfin le for\u00e7at leva les yeux au \nciel, et fit un pa s en avant. La foule respira. On le vit \nparcourir la vergue en courant. Parvenu \u00e0 la pointe, il \ny attacha un bout de la corde qu\u2019il avait apport\u00e9e, et \nlaissa pendre l\u2019autre bout, puis il se mit \u00e0 descendre \navec les mains le long de cette corde, et alors ce fut \nune inexplicable angoisse, au lieu d\u2019un homme \nsuspendu sur le gouffre, on en vit deux. \nOn e\u00fbt dit une araign\u00e9e venant saisir une mouche; \nseulement ici l\u2019araign\u00e9e apportait la vie et non la \nmort. Dix mille regards \u00e9taient fix\u00e9s sur ce groupe. \nPas un c ri, pas une parole, le m\u00eame fr\u00e9missement \nfron\u00e7ait tous les sourcils. Toutes les bouches \nretenaient leur haleine, comme si elles eussent craint \nd\u2019ajouter le moindre souffle au vent qui secouait les \ndeux mis\u00e9rables. \nCependant le for\u00e7at \u00e9tait parvenu \u00e0 s\u2019aff aler pr\u00e8s \ndu matelot. Il \u00e9tait temps; une minute de plus, \nl\u2019homme, \u00e9puis\u00e9 et d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, se laissait tomber dans l\u2019ab\u00eeme. Le for\u00e7at l\u2019avait amarr\u00e9 solidement avec la \ncorde \u00e0 laquelle il se tenait d\u2019une main pendant qu\u2019il \ntravaillait de l\u2019autre. Enfin on le vit remonter sur la \nvergue et y haler le matelot; il le soutint l\u00e0 un instant \npour lui laisser reprendre des forces, puis il le saisit \ndans ses bras et le porta en marchant sur la vergue \njusqu\u2019au chouquet, et de l\u00e0 dans la hune o\u00f9 il le laissa \ndans les mai ns de ses camarades. \nA cet instant la foule applaudit; il y eut de vieux \nargousins de chiourme qui pleur\u00e8rent, les femmes \ns\u2019embrassaient sur le quai, et l\u2019on entendit toutes les \nvoix crier avec une sorte de fureur attendrie : la gr\u00e2ce \nde cet homme! \nLui, cependant, s\u2019\u00e9tait mis en devoir de \nredescendre imm\u00e9diatement pour rejoindre sa \ncorv\u00e9e. Pour \u00eatre plus promptement arriv\u00e9, il se laissa \nglisser dans le gr\u00e9ement et se mit \u00e0 courir sur une \nbasse vergue. Tous les yeux le suivaient. A un certain \nmoment, on eu t peur; soit qu\u2019il f\u00fbt fatigu\u00e9, soit que la \nt\u00eate lui tourn\u00e2t, on crut le voir h\u00e9siter et chanceler. \nTout \u00e0 coup la foule poussa un grand cri, le for\u00e7at \nvenait de tomber \u00e0 la mer. \nLa chute \u00e9tait p\u00e9rilleuse. La fr\u00e9gate l\u2019 Alg\u00e9siras \u00e9tait \nmouill\u00e9e aupr\u00e8s de l \u2019Orion , et le pauvre gal\u00e9rien \u00e9tait \ntomb\u00e9 entre les deux navires. Il \u00e9tait \u00e0 craindre qu\u2019il ne gliss\u00e2t sous l\u2019un ou sous l\u2019autre. Quatre hommes \nse jet\u00e8rent en h\u00e2te dans une embarcation. La foule les \nencourageait, l\u2019anxi\u00e9t\u00e9 \u00e9tait de nouveau dans toutes \nles \u00e2mes. L\u2019homme n\u2019\u00e9tait pas remont\u00e9 \u00e0 la surface. Il \navait disparu dans la mer sans y faire un pli, comme \ns\u2019il f\u00fbt tomb\u00e9 dans une tonne d\u2019huile. On sonda, on \nplongea. Ce fut en vain. On chercha jusqu\u2019au soir; on \nne retrouva pas m\u00eame le corps. \nLe lendemain, le journal de Toulon imprimait ces \nquelques lignes : \u2013 \u00ab17 novembre 1823. \u2013 Hier, un \nfor\u00e7at, de corv\u00e9e \u00e0 bord de l\u2019 Orion , en revenant de \nporter secours \u00e0 un matelot, est tomb\u00e9 \u00e0 la mer et \ns\u2019est noy\u00e9. On n\u2019a pu retrouver son cadavre. On \npr\u00e9sume qu\u2019il se ser a engag\u00e9 sous le pilotis de la \npointe de l\u2019Arsenal. Cet homme \u00e9tait \u00e9crou\u00e9 sous le \nno 9430 et se nommait Jean Valjean.\u00bb \n \n \n \n \nLIVRE TROISI\u00c8ME \n \n \nACCOMPLISSEMENT DE \nLA PROMESSE FAITE A \nLA MORTE \n \n \n \n \nII, 3, 1 \n \n \n \n \n \nLa question de l\u2019eau \u00e0 Montfermeil \n \n \n \n \n \n \nMontfermeil est situ\u00e9 entre Livry et Chelles, sur la \nlisi\u00e8re m\u00e9ridionale de ce haut plateau qui s\u00e9pare \nl\u2019Ourcq de la Marne. Aujourd\u2019hui c\u2019est un assez gros \nbourg orn\u00e9, toute l\u2019ann\u00e9e, de villas en pl\u00e2tre, et, le \ndimanche, de bourgeois \u00e9panouis. En 1823, il n\u2019y \navait \u00e0 Montfermeil ni tant de maisons blanches ni \ntant de bourgeois satisfaits. Ce n\u2019\u00e9tait qu\u2019un village \ndans les bois. On y rencontrait bien \u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques maisons de plaisance du dernier si\u00e8cle, \nreconnaissables \u00e0 leur grand air, \u00e0 leurs balco ns en fer \ntordu et \u00e0 ces longues fen\u00eatres dont les petits \ncarreaux font sur le blanc des volets ferm\u00e9s toutes \nsortes de verts diff\u00e9rents. Mais Montfermeil n\u2019en \u00e9tait \npas moins un village. Les marchands de drap retir\u00e9s \net les agr\u00e9\u00e9s en vill\u00e9giature ne l\u2019ava ient pas encore \nd\u00e9couvert. C\u2019\u00e9tait un endroit paisible et charmant, \nqui n\u2019\u00e9tait sur la route de rien; on y vivait \u00e0 bon \nmarch\u00e9 de cette vie paysanne si abondante et si facile. \nSeulement l\u2019eau y \u00e9tait rare \u00e0 cause de l\u2019\u00e9l\u00e9vation du \nplateau. \nIl fallait alle r la chercher assez loin. Le bout du \nvillage qui est du c\u00f4t\u00e9 de Gagny puisait son eau aux \nmagnifiques \u00e9tangs qu\u2019il y a l\u00e0 dans les bois; l\u2019autre \nbout, qui entoure l\u2019\u00e9glise et qui est du c\u00f4t\u00e9 de \nChelles, ne trouvait d\u2019eau potable qu\u2019\u00e0 une petite \nsource \u00e0 mi -c\u00f4te, pr\u00e8s de la route de Chelles, \u00e0 \nenviron un quart d\u2019heure de Montfermeil. \nC\u2019\u00e9tait donc une assez rude besogne pour chaque \nm\u00e9nage que cet approvisionnement de l\u2019eau. Les \ngrosses maisons, l\u2019aristocratie, la gargote Th\u00e9nardier \nen faisait partie, payaien t un liard par seau d\u2019eau \u00e0 un \nbonhomme dont c\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9tat et qui gagnait \u00e0 cette \nentreprise des eaux de Montfermeil environ huit sous par jour. Mais ce bonhomme ne travaillait que jusqu\u2019\u00e0 \nsept heures du soir l\u2019\u00e9t\u00e9 et jusqu\u2019\u00e0 cinq heures l\u2019hiver, \net une f ois la nuit venue, une fois les volets des rez -\nde-chauss\u00e9e clos, qui n\u2019avait pas d\u2019eau \u00e0 boire en \nallait chercher ou s\u2019en passait. \nC\u2019\u00e9tait l\u00e0 la terreur de ce pauvre \u00eatre que le lecteur \nn\u2019a peut -\u00eatre pas oubli\u00e9, de la petite Cosette. On se \nsouvient que Co sette \u00e9tait utile aux Th\u00e9nardier de \ndeux mani\u00e8res, ils se faisaient payer par la m\u00e8re et ils \nse faisaient servir par l\u2019enfant. Aussi quand la m\u00e8re \ncessa tout \u00e0 fait de payer, on vient de lire pourquoi \ndans les chapitres pr\u00e9c\u00e9dents, les Th\u00e9nardier \ngard\u00e8rent Cosette. Elle leur rempla\u00e7ait une servante. \nEn cette qualit\u00e9, c\u2019\u00e9tait elle qui courait chercher de \nl\u2019eau quand il en fallait. Aussi l\u2019enfant, fort \n\u00e9pouvant\u00e9e de l\u2019id\u00e9e d\u2019aller \u00e0 la source la nuit, avait -\nelle grand soin que l\u2019eau ne manqu\u00e2t jamais \u00e0 la \nmaison. \nLa No\u00ebl de l\u2019ann\u00e9e 1823 fut particuli\u00e8rement \nbrillante \u00e0 Montfermeil. Le commencement de l\u2019hiver \navait \u00e9t\u00e9 doux; il n\u2019avait encore ni gel\u00e9 ni neig\u00e9. Des \nbateleurs venus de Paris avaient obtenu de M. le \nmaire la permission de dresser leurs baraques da ns la \ngrande rue du village, et une bande de marchands \nambulants avait, sous la m\u00eame tol\u00e9rance, construit ses \u00e9choppes sur la place de l\u2019\u00e9glise et jusque dans la \nruelle du Boulanger, o\u00f9 \u00e9tait situ\u00e9e, on s\u2019en souvient \npeut-\u00eatre, la gargote des Th\u00e9nardier. C ela emplissait \nles auberges et les cabarets, et donnait \u00e0 ce petit pays \ntranquille une vie bruyante et joyeuse. Nous devons \nm\u00eame dire, pour \u00eatre fid\u00e8le historien, que parmi les \ncuriosit\u00e9s \u00e9tal\u00e9es sur la place, il y avait une m\u00e9nagerie \ndans laquelle d\u2019affre ux paillasses v\u00eatus de loques et \nvenus on ne sait d\u2019o\u00f9, montraient en 1823 aux \npaysans de Montfermeil un de ces effrayants \nvautours du Br\u00e9sil que notre Mus\u00e9um royal ne \nposs\u00e8de que depuis 1845, et qui ont pour \u0153il une \ncocarde tricolore. Les naturalistes app ellent, je crois, \ncet oiseau Caracara Polyborus; il est de l\u2019ordre des \napicides et de la famille des vautouriens. Quelques \nbons vieux soldats bonapartistes retir\u00e9s dans le village \nallaient voir cette b\u00eate avec d\u00e9votion. Les bateleurs \ndonnaient la cocarde t ricolore comme un ph\u00e9nom\u00e8ne \nunique et fait expr\u00e8s par le bon Dieu pour leur \nm\u00e9nagerie. \nDans la soir\u00e9e m\u00eame de No\u00ebl, plusieurs hommes, \nrouliers et colporteurs, \u00e9taient attabl\u00e9s et buvaient \nautour de quatre ou cinq chandelles dans la salle \nbasse de l\u2019auberg e Th\u00e9nardier. Cette salle ressemblait \n\u00e0 toutes les salles de cabaret; des tables, des brocs d\u2019\u00e9tain, des bouteilles, des buveurs, des fumeurs; peu \nde lumi\u00e8re, beaucoup de bruit. La date de l\u2019ann\u00e9e \n1823 \u00e9tait pourtant indiqu\u00e9e par les deux objets \u00e0 la \nmode alors dans la classe bourgeoise qui \u00e9taient sur \nune table, savoir un kal\u00e9idoscope et une lampe de \nfer-blanc moir\u00e9. La Th\u00e9nardier surveillait le souper \nqui r\u00f4tissait devant un bon feu clair; le mari \nTh\u00e9nardier buvait avec ses h\u00f4tes et parlait politique. \nOutre les causeries politiques, qui avaient pour \nobjets principaux la guerre d\u2019Espagne et M. le duc \nd\u2019Angoul\u00eame, on entendait dans le brouhaha des \nparenth\u00e8ses toutes locales comme celles -ci : \n\u2013 Du c\u00f4t\u00e9 de Nanterre et de Suresnes le vin a \nbeaucoup donn\u00e9. O\u00f9 l\u2019on comptait sur dix pi\u00e8ces on \nen a eu douze. Cela a beaucoup jut\u00e9 sous le pressoir. \n\u2013 Mais le raisin ne devait pas \u00eatre m\u00fbr? \u2013 Dans ces \npays-l\u00e0 il ne faut pas qu\u2019on vendange m\u00fbr. Si l\u2019on \nvendange m\u00fbr, le vin tourne au gras sit\u00f4t le \nprintemps. \u2013 C\u2019est don c tout petit vin? \u2013 C\u2019est des \nvins encore plus petits que par ici. Il faut qu\u2019on \nvendange vert. \nEtc. \u2013 \nOu bien, c\u2019\u00e9tait un meunier qui s\u2019\u00e9criait : \n\u2013 Est-ce que nous sommes responsables de ce \nqu\u2019il y a dans les sacs? Nous y trouvons un tas de petites grai nes que nous ne pouvons pas nous amuser \n\u00e0 \u00e9plucher, et qu\u2019il faut bien laisser passer sous les \nmeules; c\u2019est l\u2019ivraie, c\u2019est la luzette, la nielle, la vesce, \nla gaverolle, le ch\u00e8nevis, la queue -de-renard, et une \nfoule d\u2019autres drogues, sans compter les cai lloux qui \nabondent dans de certains bl\u00e9s, surtout dans les bl\u00e9s \nbretons. Je n\u2019ai pas l\u2019amour de moudre du bl\u00e9 breton, \npas plus que les scieurs de long de scier des poutres \no\u00f9 il y a des clous. Jugez de la mauvaise poussi\u00e8re \nque tout cela fait dans le rende ment. Apr\u00e8s quoi on \nse plaint de la farine. On a tort. La farine n\u2019est pas \nnotre faute. \nDans un entre -deux de fen\u00eatres, un faucheur, \nattabl\u00e9 avec un propri\u00e9taire qui faisait prix pour un \ntravail de prairie \u00e0 faire au printemps, disait : \n\u2013 Il n\u2019y a point de mal que l\u2019herbe soit mouill\u00e9e. \nElle se coupe mieux. La rous\u00e9e est bonne, monsieur. \nC\u2019est \u00e9gal, cette herbe -l\u00e0, votre herbe, est jeune et \nbien difficile encore. Que voil\u00e0 qui est si tendre, que \nvoil\u00e0 qui plie devant la planche de fer. \nEtc. \u2013 \nCosette \u00e9t ait \u00e0 sa place ordinaire, assise sur la \ntraverse de la table de cuisine pr\u00e8s de la chemin\u00e9e. \nElle \u00e9tait en haillons, elle avait ses pieds nus dans des \nsabots, et elle tricotait \u00e0 la lueur du feu des bas de laine destin\u00e9s aux petites Th\u00e9nardier. Un tout jeu ne \nchat jouait sous les chaises. On entendait rire et jaser \ndans une pi\u00e8ce voisine deux fra\u00eeches voix d\u2019enfants; \nc\u2019\u00e9tait Eponine et Azelma. \nAu coin de la chemin\u00e9e, un martinet \u00e9tait \nsuspendu \u00e0 un clou. \nPar intervalles, le cri d\u2019un tr\u00e8s jeune enfant, qui \n\u00e9tait quelque part dans la maison, per\u00e7ait au milieu du \nbruit du cabaret. C\u2019\u00e9tait un petit gar\u00e7on que la \nTh\u00e9nardier avait eu un des hivers pr\u00e9c\u00e9dents, \u2013 \u00absans \nsavoir pourquoi, disait -elle. Effet du froid. \u00ab \u2013 et qui \n\u00e9tait \u00e2g\u00e9 d\u2019un peu plus de trois ans. La m\u00e8re l\u2019avait \nnourri, mais ne l\u2019aimait pas. Quand la clameur \nacharn\u00e9e du mioche devenait trop importune : \u2013 Ton \nfils piaille, disait Th\u00e9nardier, va donc voir ce qu\u2019il \nveut. \u2013 Bah! r\u00e9pondait la m\u00e8re, il m\u2019ennuie. \u2013 Et le \npetit abandonn\u00e9 continuait de crier dans les t\u00e9n\u00e8bres. \n \n \n \n \nII, 3, 2 \n \n \n \n \n \nDeux portraits compl\u00e9t\u00e9s \n \n \n \n \n \n \nOn n\u2019a encore aper\u00e7u dans ce livre les Th\u00e9nardier \nque de profil; le moment est venu de tourner autour \nde ce couple et de le regarder sous toutes ses faces. \nTh\u00e9nardier venait de d\u00e9pa sser ses cinquante ans; \nmadame Th\u00e9nardier touchait \u00e0 la quarantaine, qui est \nla cinquantaine de la femme; de fa\u00e7on qu\u2019il y avait \n\u00e9quilibre d\u2019\u00e2ge entre la femme et le mari. Les lecteurs ont peut -\u00eatre, d\u00e8s sa premi\u00e8re \napparition, conserv\u00e9 quelque souvenir d e cette \nTh\u00e9nardier grande, blonde, rouge, grasse, charnue, \ncarr\u00e9e, \u00e9norme et agile; elle tenait, nous l\u2019avons dit, \nde la race de ces sauvagesses colosses qui se \ncambrent dans les foires avec des pav\u00e9s pendus \u00e0 leur \nchevelure. Elle faisait tout dans le logi s, les lits, les \nchambres, la lessive, la cuisine, la pluie, le beau \ntemps, le diable. Elle avait pour tout domestique \nCosette; une souris au service d\u2019un \u00e9l\u00e9phant. Tout \ntremblait au son de sa voix, les vitres, les meubles et \nles gens. Son large visage, cr ibl\u00e9 de taches de \nrousseur, avait l\u2019aspect d\u2019une \u00e9cumoire. Elle avait de \nla barbe. C\u2019\u00e9tait l\u2019id\u00e9al d\u2019un fort de la halle habill\u00e9 en \nfille. Elle jurait splendidement; elle se vantait de \ncasser une noix d\u2019un coup de poing. Sans les romans \nqu\u2019elle avait lus, et qui, par moments, faisaient \nbizarrement repara\u00eetre la mijaur\u00e9e sous l\u2019ogresse, \njamais l\u2019id\u00e9e ne f\u00fbt venue \u00e0 personne de dire d\u2019elle : \nc\u2019est une femme. Cette Th\u00e9nardier \u00e9tait comme le \nproduit de la greffe d\u2019une donzelle sur une poissarde. \nQuand on l\u2019ente ndait parler, on disait : C\u2019est un \ngendarme; quand on la regardait boire, on disait : \nC\u2019est un charretier; quand on la voyait manier Cosette, on disait : C\u2019est le bourreau. Au repos, il lui \nsortait de la bouche une dent. \nLe Th\u00e9nardier \u00e9tait un homme petit , maigre, \nbl\u00eame, anguleux, osseux, ch\u00e9tif, qui avait l\u2019air malade \net qui se portait \u00e0 merveille, sa fourberie commen\u00e7ait \nl\u00e0. Il souriait habituellement par pr\u00e9caution, et \u00e9tait \npoli \u00e0 peu pr\u00e8s avec tout le monde, m\u00eame avec le \nmendiant auquel il refusait un liard. Il avait le regard \nd\u2019une fouine et la mine d\u2019un homme de lettres. Il \nressemblait beaucoup aux portraits de l\u2019abb\u00e9 Delille. \nSa coquetterie consistait \u00e0 boire avec les rouliers. \nPersonne n\u2019avait jamais pu le griser. Il fumait dans \nune grosse pipe. Il portait une blouse et sous sa \nblouse un vieil habit noir. Il avait des pr\u00e9tentions \u00e0 la \nlitt\u00e9rature et au mat\u00e9rialisme. Il y avait des noms qu\u2019il \npronon\u00e7ait souvent, pour appuyer les choses \nquelconques qu\u2019il disait, Voltaire, Raynal, Parny, et, \nchose biza rre, saint Augustin. Il affirmait avoir \u00abun \nsyst\u00e8me\u00bb. Du reste fort escroc. Un filousophe. Cette \nnuance existe. On se souvient qu\u2019il pr\u00e9tendait avoir \nservi; il contait avec quelque luxe qu\u2019\u00e0 Waterloo, \n\u00e9tant sergent dans un 6e ou un 9e l\u00e9ger quelconque, il \navait, seul contre un escadron de hussards de la Mort, \ncouvert de son corps et sauv\u00e9 \u00e0 travers la mitraille \n\u00abun g\u00e9n\u00e9ral dangereusement bless\u00e9\u00bb. De l\u00e0, venait, pour son mur, sa flamboyante enseigne, et, pour son \nauberge, dans le pays, le nom de \u00abcabaret du sergent \nde Waterloo\u00bb. Il \u00e9tait lib\u00e9ral, classique et bonapartiste. \nIl avait souscrit pour le champ d\u2019Asile. On disait dans \nle village qu\u2019il avait \u00e9tudi\u00e9 pour \u00eatre pr\u00eatre. \nNous croyons qu\u2019il avait simplement \u00e9tudi\u00e9 en \nHollande pour \u00eatre aubergiste. Ce gred in de l\u2019ordre \ncomposite \u00e9tait, selon les probabilit\u00e9s, quelque \nflamand de Lille en Flandre, fran\u00e7ais \u00e0 Paris, belge \u00e0 \nBruxelles, commod\u00e9ment \u00e0 cheval sur deux \nfronti\u00e8res. Sa prouesse \u00e0 Waterloo, on la conna\u00eet. \nComme on voit, il l\u2019exag\u00e9rait un peu. Le flux et le \nreflux, le m\u00e9andre, l\u2019aventure, \u00e9tait l\u2019\u00e9l\u00e9ment de son \nexistence; conscience d\u00e9chir\u00e9e entra\u00eene vie d\u00e9cousue; \net vraisemblablement, \u00e0 l\u2019orageuse \u00e9poque du 18 juin \n1815, Th\u00e9nardier appartenait \u00e0 cette vari\u00e9t\u00e9 de \ncantiniers maraudeurs dont nous avons pa rl\u00e9, battant \nl\u2019estrade, vendant \u00e0 ceux -ci, volant ceux -l\u00e0, et roulant \nen famille, homme, femme et enfants, dans quelque \ncarriole boiteuse, \u00e0 la suite des troupes en marche, \navec l\u2019instinct de se rattacher toujours \u00e0 l\u2019arm\u00e9e \nvictorieuse. Cette campagne fait e, ayant, comme il \ndisait, \u00abdu quibus\u00bb, il \u00e9tait venu ouvrir gargote \u00e0 \nMontfermeil. Ce quibus, compos\u00e9 des bourses et des montres, \ndes bagues d\u2019or et des croix d\u2019argent, r\u00e9colt\u00e9es au \ntemps de la moisson dans les sillons ensemenc\u00e9s de \ncadavres, ne faisait pas un gros total et n\u2019avait pas \nmen\u00e9 bien loin ce vivandier pass\u00e9 gargotier. \nTh\u00e9nardier avait ce je ne sais quoi de rectiligne \ndans le geste qui, avec un juron, rappelle la caserne, \net avec un signe de croix, le s\u00e9minaire. Il \u00e9tait beau \nparleur. Il se la issait croire savant. N\u00e9anmoins, le \nma\u00eetre d\u2019\u00e9cole avait remarqu\u00e9 qu\u2019il faisait \u2013 \u00abdes \ncuirs\u00bb. Il composait la carte \u00e0 payer des voyageurs \navec sup\u00e9riorit\u00e9, mais des yeux exerc\u00e9s y trouvaient \nparfois des fautes d\u2019orthographe. Th\u00e9nardier \u00e9tait \nsournois, gou rmand, fl\u00e2neur et habile. Il ne \nd\u00e9daignait pas ses servantes, ce qui faisait que sa \nfemme n\u2019en avait plus. Cette g\u00e9ante \u00e9tait jalouse. Il \nlui semblait que ce petit homme maigre et jaune \ndevait \u00eatre l\u2019objet de la convoitise universelle. \nTh\u00e9nardier, par -dessus tout, homme d\u2019astuce et \nd\u2019\u00e9quilibre, \u00e9tait un coquin du genre temp\u00e9r\u00e9. Cette \nesp\u00e8ce est la pire; l\u2019hypocrisie s\u2019y m\u00eale. \nCe n\u2019est pas que Th\u00e9nardier ne f\u00fbt dans l\u2019occasion \ncapable de col\u00e8re au moins autant que sa femme; \nmais cela \u00e9tait tr\u00e8s rare, et da ns ces moments -l\u00e0, \ncomme il en voulait au genre humain tout entier, comme il avait en lui une profonde fournaise de \nhaine, comme il \u00e9tait de ces gens qui se vengent \nperp\u00e9tuellement, qui accusent tout ce qui passe \ndevant eux de tout ce qui est tomb\u00e9 sur eux , et qui \nsont toujours pr\u00eats \u00e0 jeter sur le premier venu, \ncomme l\u00e9gitime grief, le total des d\u00e9ceptions, des \nbanqueroutes et des calamit\u00e9s de leur vie, comme \ntout ce levain se soulevait en lui et lui bouillonnait \ndans la bouche et dans les yeux, il \u00e9tait \u00e9 pouvantable. \nMalheur \u00e0 qui passait sous sa fureur alors! \nOutre toutes ses autres qualit\u00e9s, Th\u00e9nardier \u00e9tait \nattentif et p\u00e9n\u00e9trant, silencieux ou bavard \u00e0 \nl\u2019occasion, et toujours avec une haute intelligence. Il \navait quelque chose du regard des marins acco utum\u00e9s \n\u00e0 cligner des yeux dans les lunettes d\u2019approche. \nTh\u00e9nardier \u00e9tait un homme d\u2019\u00e9tat. \nTout nouveau venu qui entrait dans la gargote \ndisait en voyant la Th\u00e9nardier : Voil\u00e0 le ma\u00eetre de la \nmaison. Erreur. Elle n\u2019\u00e9tait m\u00eame pas la ma\u00eetresse. \nLe ma\u00eetre et la ma\u00eetresse, c\u2019\u00e9tait le mari. Elle faisait, il \ncr\u00e9ait. Il dirigeait tout par une sorte d\u2019action \nmagn\u00e9tique invisible et continuelle. Un mot lui \nsuffisait, quelquefois un signe; le mastodonte \nob\u00e9issait. Le Th\u00e9nardier \u00e9tait pour la Th\u00e9nardier, \nsans qu\u2019elle s\u2019en rend \u00eet trop compte, une esp\u00e8ce d\u2019\u00eatre particulier et souverain. Elle avait les vertus de \nsa fa\u00e7on d\u2019\u00eatre; jamais, e\u00fbt -elle \u00e9t\u00e9 en dissentiment \nsur un d\u00e9tail avec \u00abmonsieur Th\u00e9nardier\u00bb, hypoth\u00e8se \ndu reste inadmissible, elle n\u2019e\u00fbt donn\u00e9 publiquement \ntort \u00e0 son mari, sur quoi que ce soit. Jamais elle n\u2019e\u00fbt \ncommis \u00abdevant des \u00e9trangers\u00bb cette faute que font si \nsouvent les femmes, et qu\u2019on appelle en langage \nparlementaire : d\u00e9couvrir la couronne. Quoique leur \naccord n\u2019e\u00fbt pour r\u00e9sultat que le mal, il y ava it de la \ncontemplation dans la soumission de la Th\u00e9nardier \u00e0 \nson mari. Cette montagne de bruit et de chair se \nmouvait sous le petit doigt de ce despote fr\u00eale. \nC\u2019\u00e9tait, vu par son c\u00f4t\u00e9 nain et grotesque, cette \ngrande chose universelle : l\u2019adoration de la ma ti\u00e8re \npour l\u2019esprit; car de certaines laideurs ont leur raison \nd\u2019\u00eatre dans les profondeurs m\u00eames de la beaut\u00e9 \n\u00e9ternelle. Il y avait de l\u2019inconnu dans Th\u00e9nardier; de \nl\u00e0 l\u2019empire absolu de cet homme sur cette femme. A \nde certains moments, elle le voyait comm e une \nchandelle allum\u00e9e; dans d\u2019autres, elle le sentait \ncomme une griffe. \nCette femme \u00e9tait une cr\u00e9ature formidable qui \nn\u2019aimait que ses enfants et ne craignait que son mari. \nElle \u00e9tait m\u00e8re parce qu\u2019elle \u00e9tait mammif\u00e8re. Du \nreste, sa maternit\u00e9 s\u2019arr\u00eatait \u00e0 ses filles, et, comme on le verra, ne s\u2019\u00e9tendait pas jusqu\u2019aux gar\u00e7ons. Lui, \nl\u2019homme, n\u2019avait qu\u2019une pens\u00e9e : s\u2019enrichir. \nIl n\u2019y r\u00e9ussissait point. Un digne th\u00e9\u00e2tre manquait \n\u00e0 ce grand talent. Th\u00e9nardier \u00e0 Montfermeil se \nruinait, si la ruine est possib le \u00e0 z\u00e9ro; en Suisse ou \ndans les Pyr\u00e9n\u00e9es, ce sans -le-sou serait devenu \nmillionnaire. Mais o\u00f9 le sort attache l\u2019aubergiste, il \nfaut qu\u2019il broute. \nOn comprend que le mot aubergiste est employ\u00e9 ici \ndans un sens restreint, et qui ne s\u2019\u00e9tend pas \u00e0 une \nclasse enti\u00e8re. \nEn cette m\u00eame ann\u00e9e 1823, Th\u00e9nardier \u00e9tait \nendett\u00e9 d\u2019environ quinze cents francs de dettes \ncriardes, ce qui le rendait soucieux. \nQuelle que f\u00fbt envers lui l\u2019injustice opini\u00e2tre de la \ndestin\u00e9e, le Th\u00e9nardier \u00e9tait un des hommes qui \ncomprenaient l e mieux, avec le plus de profondeur et \nde la fa\u00e7on la plus moderne, cette chose qui est une \nvertu chez les peuples barbares et une marchandise \nchez les peuples civilis\u00e9s, l\u2019hospitalit\u00e9. Du reste \nbraconnier admirable et cit\u00e9 pour son coup de fusil. \nIl avait un certain rire froid et paisible qui \u00e9tait \nparticuli\u00e8rement dangereux. \nSes th\u00e9ories d\u2019aubergiste jaillissaient quelquefois \nde lui par \u00e9clairs. Il avait des aphorismes professionnels qu\u2019il ins\u00e9rait dans l\u2019esprit de sa femme. \n\u2013 \u00ab Le devoir de l\u2019aubergiste , lui disait -il un jour \nviolemment et \u00e0 voix basse, c\u2019est de vendre au \npremier venu du fricot, du repos, de la lumi\u00e8re, du \nfeu, des draps sales, de la bonne, des puces, du \nsourire; d\u2019arr\u00eater les passants, de vider les petites \nbourses et d\u2019all\u00e9ger honn\u00eateme nt les grosses, \nd\u2019abriter avec respect les familles en route, de r\u00e2per \nl\u2019homme, de plumer la femme, d\u2019\u00e9plucher l\u2019enfant; de \ncoter la fen\u00eatre ouverte, la fen\u00eatre ferm\u00e9e, le coin de \nla chemin\u00e9e, le fauteuil, la chaise, le tabouret, \nl\u2019escabeau, le lit de plum e, le matelas et la botte de \npaille; de savoir de combien l\u2019ombre use le miroir et \nde tarifer cela, et, par les cinq cent mille diables, de \nfaire tout payer au voyageur, jusqu\u2019aux mouches que \nson chien mange!\u00bb \nCet homme et cette femme, c\u2019\u00e9tait ruse et rag e \nmari\u00e9s ensemble, attelage hideux et terrible. \nPendant que le mari ruminait et combinait, la \nTh\u00e9nardier, elle, ne pensait pas aux cr\u00e9anciers \nabsents, n\u2019avait souci d\u2019hier ni de demain, et vivait \navec emportement, toute dans la minute. \nTels \u00e9taient ces d eux \u00eatres. Cosette \u00e9tait entre eux, \nsubissant leur double pression, comme une cr\u00e9ature \nqui serait \u00e0 la fois broy\u00e9e par une meule et d\u00e9chiquet\u00e9e par une tenaille. L\u2019homme et la femme \navaient chacun une mani\u00e8re diff\u00e9rente; Cosette \u00e9tait \nrou\u00e9e de coups, cela venait de la femme; elle allait \npieds nus l\u2019hiver; cela venait du mari. \nCosette montait, descendait, lavait, brossait, \nfrottait, balayait, courait, trimait, haletait, remuait des \nchoses lourdes, et, toute ch\u00e9tive, faisait les grosses \nbesognes. Nulle piti\u00e9 ; une ma\u00eetresse farouche, un \nma\u00eetre venimeux. La gargote Th\u00e9nardier \u00e9tait comme \nune toile o\u00f9 Cosette \u00e9tait prise et tremblait. L\u2019id\u00e9al de \nl\u2019oppression \u00e9tait r\u00e9alis\u00e9 par cette domesticit\u00e9 sinistre. \nC\u2019\u00e9tait quelque chose comme la mouche servante des \naraign\u00e9e s. \nLa pauvre enfant, passive, se taisait. \nQuand elles se trouvent ainsi, d\u00e8s l\u2019aube, toutes \npetites, toutes nues, parmi les hommes, que se passe -\nt-il dans ces \u00e2mes qui viennent de quitter Dieu? \n \n \n \n \nII, 3, 3 \n \n \n \n \n \nIl faut du vin aux hommes \net de l\u2019eau aux chevaux \n \n \n \n \n \nIl \u00e9tait arriv\u00e9 quatre nouveaux voyageurs. \nCosette songeait tristement; car, quoiqu\u2019elle n\u2019e\u00fbt \nque huit ans, elle avait d\u00e9j\u00e0 tant souffert qu\u2019elle r\u00eavait \navec l\u2019air lugubre d\u2019une vieille femme. \nElle avait la paupi\u00e8re noire d\u2019un coup de poing que \nla Th\u00e9nardier lui avait donn\u00e9, ce qui faisait de temps \nen temps dire \u00e0 la Th\u00e9nardier : \u2013 Est-elle laide avec \nson pochon sur l\u2019\u0153il! Cosette pensait donc qu\u2019il \u00e9tait nuit, tr\u00e8s nuit, qu\u2019il \navait fallu remplir \u00e0 l\u2019improviste les pots et les carafes \ndans les chambres des voyageurs survenus, et qu\u2019il \nn\u2019y avait plus d\u2019eau dans la fontaine. \nCe qui la rassurait un peu, c\u2019est qu\u2019on ne buvait \npas beaucoup d\u2019eau dans la maison Th\u00e9nardier. Il ne \nmanquait pas l\u00e0 de gens qui avaient soif; mais c\u2019\u00e9tait \nde cett e soif qui s\u2019adresse plus volontiers au broc qu\u2019\u00e0 \nla cruche. Qui e\u00fbt demand\u00e9 un verre d\u2019eau parmi ces \nverres de vin e\u00fbt sembl\u00e9 un sauvage \u00e0 tous ces \nhommes. Il y eut pourtant un moment o\u00f9 l\u2019enfant \ntrembla; la Th\u00e9nardier souleva le couvercle d\u2019une \ncasserole qui bouillait sur le fourneau, puis saisit un \nverre et s\u2019approcha vivement de la fontaine. Elle \ntourna le robinet, l\u2019enfant avait lev\u00e9 la t\u00eate et suivait \ntous ses mouvements. Un maigre filet d\u2019eau coula du \nrobinet et remplit le verre \u00e0 moiti\u00e9. \u2013 Tiens, di t-elle, il \nn\u2019y a plus d\u2019eau! puis elle eut un moment de silence. \nL\u2019enfant ne respirait pas. \n\u2013 Bah, reprit la Th\u00e9nardier en examinant le verre \u00e0 \ndemi plein, il y en aura assez comme cela. \nCosette se remit \u00e0 son travail, mais pendant plus \nd\u2019un quart d\u2019heur e elle sentit son c\u0153ur sauter comme \nun gros flocon dans sa poitrine. Elle comptait les minutes qui s\u2019\u00e9coulaient ainsi, et \ne\u00fbt bien voulu \u00eatre au lendemain matin. \nDe temps en temps, un des buveurs regardait dans \nla rue et s\u2019exclamait : \u2013 Il fait noir comm e dans un \nfour! \u2013 ou : \u2013 Il faut \u00eatre chat pour aller dans la rue \nsans lanterne \u00e0 cette heure -ci! \u2013 Et Cosette tressaillait. \nTout \u00e0 coup, un des marchands colporteurs log\u00e9s \ndans l\u2019auberge entra, et dit d\u2019une voix dure : \n\u2013 On n\u2019a pas donn\u00e9 \u00e0 boire \u00e0 mon c heval. \n\u2013 Si fait vraiment, dit la Th\u00e9nardier. \n\u2013 Je vous dis que non, la m\u00e8re, reprit le marchand. \nCosette \u00e9tait sortie de dessous la table. \n\u2013 Oh! si! monsieur! dit -elle, le cheval a bu, il a bu \ndans le seau, plein le seau, et m\u00eame que c\u2019est moi qui \nlui ai port\u00e9 \u00e0 boire, et je lui ai parl\u00e9. \nCela n\u2019\u00e9tait pas vrai. Cosette mentait. \n\u2013 En voil\u00e0 une qui est grosse comme le poing et \nqui ment gros comme la maison, s\u2019\u00e9cria le marchand. \nJe te dis qu\u2019il n\u2019a pas bu, petite dr\u00f4lesse! Il a une \nmani\u00e8re de souffler q uand il n\u2019a pas bu, que je \nconnais bien. \nCosette persista, et ajouta d\u2019une voix enrou\u00e9e par \nl\u2019angoisse et qu\u2019on entendait \u00e0 peine : \n\u2013 Et m\u00eame qu\u2019il a bien bu! \u2013 Allons, reprit le marchand avec col\u00e8re, ce n\u2019est \npas tout \u00e7a, qu\u2019on donne \u00e0 boire \u00e0 mon chev al et que \ncela finisse! \nCosette rentra sous la table. \n\u2013 Au fait, c\u2019est juste, dit la Th\u00e9nardier, si cette b\u00eate \nn\u2019a pas bu, il faut qu\u2019elle boive. \nPuis, regardant autour d\u2019elle : \n\u2013 Eh bien, o\u00f9 est donc cette autre? \nElle se pencha et d\u00e9couvrit Cosette b lottie \u00e0 l\u2019autre \nbout de la table, presque sous les pieds des buveurs. \n\u2013 Vas-tu venir? cria la Th\u00e9nardier. \nCosette sortit de l\u2019esp\u00e8ce de trou o\u00f9 elle s\u2019\u00e9tait \ncach\u00e9e. La Th\u00e9nardier reprit : \n\u2013 Mademoiselle Chien -faute -de-nom, va porter \u00e0 \nboire \u00e0 ce cheval . \n\u2013 Mais, madame, dit Cosette faiblement, c\u2019est qu\u2019il \nn\u2019y a pas d\u2019eau. \nLa Th\u00e9nardier ouvrit toute grande la porte de la \nrue : \n\u2013 Eh bien, va en chercher! \nCosette baissa la t\u00eate, et alla prendre un seau vide \nqui \u00e9tait au coin de la chemin\u00e9e. \nCe seau \u00e9ta it plus grand qu\u2019elle, et l\u2019enfant aurait \npu s\u2019asseoir dedans et y tenir \u00e0 l\u2019aise. La Th\u00e9nardier se remit \u00e0 son fourneau, et go\u00fbta \navec une cuill\u00e8re de bois ce qui \u00e9tait dans la casserole, \ntout en grommelant : \n\u2013 Il y en a \u00e0 la source. Ce n\u2019est pas plus m alin que \n\u00e7a. Je crois que j\u2019aurais mieux fait de passer mes \noignons. \nPuis elle fouilla dans un tiroir o\u00f9 il y avait des \nsous, du poivre et des \u00e9chalotes. \n\u2013 Tiens, mamselle Crapaud, ajouta -t-elle, en \nrevenant tu prendras un gros pain chez le boulanger. \nVoil\u00e0 une pi\u00e8ce -quinze -sous. \nCosette avait une petite poche de c\u00f4t\u00e9 \u00e0 son \ntablier; elle prit la pi\u00e8ce sans dire un mot, et la mit \ndans cette poche. \nPuis elle resta immobile, le seau \u00e0 la main, la porte \nouverte devant elle. Elle semblait attendre qu\u2019on v\u00eent \n\u00e0 son secours. \n\u2013 Va donc! cria la Th\u00e9nardier. \nCosette sortit. La porte se referma. \n \n \n \n \nII, 3, 4 \n \n \n \n \n \nEntr\u00e9e en sc\u00e8ne d\u2019une poup\u00e9e \n \n \n \n \n \nLa file de boutiques en plein vent qui partait de \nl\u2019\u00e9glise se d\u00e9veloppait, on s\u2019en souvient, jusqu\u2019\u00e0 \nl\u2019auberge T h\u00e9nardier. Ces boutiques, \u00e0 cause du \npassage prochain des bourgeois allant \u00e0 la messe de \nminuit, \u00e9taient toutes illumin\u00e9es de chandelles br\u00fblant \ndans des entonnoirs de papier, ce qui, comme le \ndisait le ma\u00eetre d\u2019\u00e9cole de Montfermeil attabl\u00e9 en ce \nmoment ch ez Th\u00e9nardier, faisait \u00ab un effet magique \u00bb. \nEn revanche, on ne voyait pas une \u00e9toile au ciel. La derni\u00e8re de ces baraques, \u00e9tablie pr\u00e9cis\u00e9ment \nen face de la porte des Th\u00e9nardier, \u00e9tait une boutique \nde bimbeloterie, toute reluisante de clinquants, de \nverroteries et de choses magnifiques en fer -blanc. Au \npremier rang, et en avant, le marchand avait plac\u00e9, \nsur un fond de serviettes blanches, une immense \npoup\u00e9e haute de pr\u00e8s de deux pieds qui \u00e9tait v\u00eatue \nd\u2019une robe de cr\u00eape rose avec des \u00e9pis d\u2019or sur la t\u00eate \net qui avait de vrais cheveux et des yeux en \u00e9mail. \nTout le jour, cette merveille avait \u00e9t\u00e9 \u00e9tal\u00e9e \u00e0 \nl\u2019\u00e9bahissement des passants de moins de dix ans, sans \nqu\u2019il se f\u00fbt trouv\u00e9 \u00e0 Montfermeil une m\u00e8re assez \nriche, ou assez prodigue, pour la donner \u00e0 son enfa nt. \nEponine et Azelma avaient pass\u00e9 des heures \u00e0 la \ncontempler, et Cosette elle -m\u00eame, furtivement, il est \nvrai, avait os\u00e9 la regarder. \nAu moment o\u00f9 Cosette sortit, son seau \u00e0 la main, \nsi morne et si accabl\u00e9e qu\u2019elle f\u00fbt, elle ne put \ns\u2019emp\u00eacher de lever le s yeux sur cette prodigieuse \npoup\u00e9e, vers la dame , comme elle l\u2019appelait. La pauvre \nenfant s\u2019arr\u00eata p\u00e9trifi\u00e9e. Elle n\u2019avait pas encore vu \ncette poup\u00e9e de pr\u00e8s. Toute cette boutique lui \nsemblait un palais; cette poup\u00e9e n\u2019\u00e9tait pas une \npoup\u00e9e, c\u2019\u00e9tait une vi sion. C\u2019\u00e9tait la joie, la splendeur, \nla richesse, le bonheur, qui apparaissaient dans une sorte de rayonnement chim\u00e9rique \u00e0 ce malheureux \npetit \u00eatre englouti si profond\u00e9ment dans une mis\u00e8re \nfun\u00e8bre et froide. Cosette mesurait avec cette sagacit\u00e9 \nna\u00efve et t riste de l\u2019enfance l\u2019ab\u00eeme qui la s\u00e9parait de \ncette poup\u00e9e. Elle se disait qu\u2019il fallait \u00eatre reine ou \nau moins princesse pour avoir une \u00ab chose \u00bb comme \ncela. Elle consid\u00e9rait cette belle robe rose, ces beaux \ncheveux lisses, et elle pensait : Comme elle do it \u00eatre \nheureuse, cette poup\u00e9e -l\u00e0! Ses yeux ne pouvaient se \nd\u00e9tacher de cette boutique fantastique. Plus elle \nregardait, plus elle s\u2019\u00e9blouissait. Elle croyait voir le \nparadis. Il y avait d\u2019autres poup\u00e9es derri\u00e8re la grande \nqui lui paraissaient des f\u00e9es et des g\u00e9nies. Le \nmarchand qui allait et venait au fond de sa baraque \nlui faisait un peu l\u2019effet d\u2019\u00eatre le P\u00e8re \u00e9ternel. \nDans cette adoration, elle oubliait tout, m\u00eame la \ncommission dont elle \u00e9tait charg\u00e9e. Tout \u00e0 coup, la \nvoix rude de la Th\u00e9nardier la rappe la \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 : \u2013\n Comment, p\u00e9ronnelle, tu n\u2019es pas partie! Attends! je \nvais \u00e0 toi! Je vous demande un peu ce qu\u2019elle fait l\u00e0! \nPetit monstre, va! \nLa Th\u00e9nardier avait jet\u00e9 un coup d\u2019\u0153il dans la rue \net aper\u00e7u Cosette en extase. \nCosette s\u2019enfuit emportant son seau et faisant les \nplus grands pas qu\u2019elle pouvait. \n \n \n \nII, 3, 5 \n \n \n \n \n \nLa petite toute seule \n \n \n \n \n \n \nComme l\u2019auberge Th\u00e9nardier \u00e9tait dans cette \npartie du village qui est pr\u00e8s de l\u2019\u00e9glise, c\u2019\u00e9tait \u00e0 la \nsource du bois du c\u00f4t\u00e9 de Chelles que Cosette de vait \naller puiser de l\u2019eau. \nElle ne regarda plus un seul \u00e9talage de marchand. \nTant qu\u2019elle fut dans la ruelle du Boulanger et dans \nles environs de l\u2019\u00e9glise, les boutiques illumin\u00e9es \n\u00e9clairaient le chemin, mais bient\u00f4t la derni\u00e8re lueur de la derni\u00e8re bara que disparut. La pauvre enfant se \ntrouva dans l\u2019obscurit\u00e9. Elle s\u2019y enfon\u00e7a. Seulement, \ncomme une certaine \u00e9motion la gagnait, tout en \nmarchant elle agitait le plus qu\u2019elle pouvait l\u2019anse du \nseau. Cela faisait un bruit qui lui tenait compagnie. \nPlus elle cheminait, plus les t\u00e9n\u00e8bres devenaient \n\u00e9paisses. Il n\u2019y avait plus personne dans les rues. \nPourtant, elle rencontra une femme qui se retourna \nen la voyant passer, et qui resta immobile, \nmarmottant entre ses l\u00e8vres : Mais o\u00f9 peut donc aller \ncet enfant? Est -ce que c\u2019est un enfant -garou? Puis la \nfemme reconnut Cosette. \u2013 Tiens, dit -elle, c\u2019est \nl\u2019Alouette! \nCosette traversa ainsi le labyrinthe de rues \ntortueuses et d\u00e9sertes qui termine du c\u00f4t\u00e9 de Chelles \nle village de Montfermeil. Tant qu\u2019elle eut des \nmaisons e t m\u00eame seulement des murs des deux c\u00f4t\u00e9s \nde son chemin, elle alla assez hardiment. De temps \nen temps, elle voyait le rayonnement d\u2019une chandelle \n\u00e0 travers la fente d\u2019un volet, c\u2019\u00e9tait de la lumi\u00e8re et de \nla vie, il y avait l\u00e0 des gens, cela la rassurait. \nCependant, \u00e0 mesure qu\u2019elle avan\u00e7ait, sa marche se \nralentissait comme machinalement. Quand elle eut \npass\u00e9 l\u2019angle de la derni\u00e8re maison, Cosette s\u2019arr\u00eata. \nAller au del\u00e0 de la derni\u00e8re boutique avait \u00e9t\u00e9 difficile; aller plus loin que la derni\u00e8re maison, cel a devenait \nimpossible. Elle posa le seau \u00e0 terre, plongea sa main \ndans ses cheveux et se mit \u00e0 se gratter lentement la \nt\u00eate, geste propre aux enfants terrifi\u00e9s et ind\u00e9cis. Ce \nn\u2019\u00e9tait plus Montfermeil, c\u2019\u00e9taient les champs. \nL\u2019espace noir et d\u00e9sert \u00e9tait dev ant elle. Elle regarda \navec d\u00e9sespoir cette obscurit\u00e9 o\u00f9 il n\u2019y avait plus \npersonne, o\u00f9 il y avait des b\u00eates, o\u00f9 il y avait peut -\n\u00eatre des revenants. Elle regarda bien, et elle entendit \nles b\u00eates qui marchaient dans l\u2019herbe, et elle vit \ndistinctement les re venants qui remuaient dans les \narbres. Alors elle ressaisit le seau, la peur lui donnait \nde l\u2019audace : \u2013 Bah! dit -elle, je lui dirai qu\u2019il n\u2019y avait \nplus d\u2019eau! \u2013 Et elle rentra r\u00e9solument dans \nMontfermeil. \nA peine eut -elle fait cent pas qu\u2019elle s\u2019arr\u00eata \nencore, et se remit \u00e0 se gratter la t\u00eate. Maintenant, \nc\u2019\u00e9tait la Th\u00e9nardier qui lui apparaissait; la Th\u00e9nardier \nhideuse avec sa bouche d\u2019hy\u00e8ne et la col\u00e8re \nflamboyante dans les yeux. L\u2019enfant jeta un regard \nlamentable en avant et en arri\u00e8re. Que faire? que \ndevenir? o\u00f9 aller? Devant elle le spectre de la \nTh\u00e9nardier; derri\u00e8re elle tous les fant\u00f4mes de la nuit \net des bois. Ce fut devant la Th\u00e9nardier qu\u2019elle recula. \nElle reprit le chemin de la source et se mit \u00e0 courir. Elle sortit du village en courant, elle entra dans le \nbois en courant, ne regardant plus rien, n\u2019\u00e9coutant \nplus rien. Elle n\u2019arr\u00eata sa course que lorsque la \nrespiration lui manqua, mais elle n\u2019interrompit point \nsa marche. Elle allait devant elle, \u00e9perdue. \nTout en courant elle avait envie de pleu rer. \nLe fr\u00e9missement nocturne de la for\u00eat l\u2019enveloppait \ntout enti\u00e8re. Elle ne pensait plus, elle ne voyait plus. \nL\u2019immense nuit faisait face \u00e0 ce petit \u00eatre. D\u2019un c\u00f4t\u00e9, \ntoute l\u2019ombre; de l\u2019autre, un atome. \nIl n\u2019y avait que sept ou huit minutes de la lisi \u00e8re du \nbois \u00e0 la source. Cosette connaissait le chemin pour \nl\u2019avoir fait plusieurs fois le jour. Chose \u00e9trange, elle \nne se perdit pas. Un reste d\u2019instinct la conduisait \nvaguement. Elle ne jetait cependant les yeux ni \u00e0 \ndroite ni \u00e0 gauche, de crainte de voi r des choses dans \nles branches et dans les broussailles. Elle arriva ainsi \u00e0 \nla source. \nC\u2019\u00e9tait une \u00e9troite cuve naturelle creus\u00e9e par l\u2019eau \ndans un sol glaiseux, profonde d\u2019environ deux pieds, \nentour\u00e9e de mousses et de ces grandes herbes \ngaufr\u00e9es qu\u2019on a ppelle collerettes de Henri IV, et \npav\u00e9e de quelques grosses pierres. Un ruisseau s\u2019en \n\u00e9chappait avec un petit bruit tranquille. Cosette ne prit pas le temps de respirer. Il faisait \ntr\u00e8s noir, mais elle avait l\u2019habitude de venir \u00e0 cette \nfontaine. Elle che rcha de la main gauche dans \nl\u2019obscurit\u00e9 un jeune ch\u00eane inclin\u00e9 sur la source qui lui \nservait ordinairement de point d\u2019appui, rencontra une \nbranche, s\u2019y suspendit, se pencha et plongea le seau \ndans l\u2019eau. Elle \u00e9tait dans un moment si violent que \nses forces \u00e9taient tripl\u00e9es. Pendant qu\u2019elle \u00e9tait ainsi \npench\u00e9e, elle ne f\u00eet pas attention que la poche de son \ntablier se vidait dans la source. La pi\u00e8ce de quinze \nsous tomba dans l\u2019eau. Cosette ne la vit ni ne \nl\u2019entendit tomber. Elle retira le seau presque plein et \nle posa sur l\u2019herbe. \nCela fait, elle s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019elle \u00e9tait \u00e9puis\u00e9e de \nlassitude. Elle e\u00fbt bien voulu repartir tout de suite; \nmais l\u2019effort de remplir le seau avait \u00e9t\u00e9 tel qu\u2019il lui \nfut impossible de faire un pas. Elle fut bien forc\u00e9e de \ns\u2019asseoir. Ell e se laissa tomber sur l\u2019herbe et y \ndemeura accroupie. \nElle ferma les yeux, puis elle les rouvrit, sans \nsavoir pourquoi, mais ne pouvant faire autrement. \nA c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle l\u2019eau agit\u00e9e dans le seau faisait des \ncercles qui ressemblaient \u00e0 des serpents de feu blanc. \nAu-dessus de sa t\u00eate, le ciel \u00e9tait couvert de vastes \nnuages noirs qui \u00e9taient comme des pans de fum\u00e9e. Le tragique masque de l\u2019ombre semblait se pencher \nvaguement sur cet enfant. \nJupiter se couchait dans les profondeurs. L\u2019enfant \nregardait d\u2019un \u0153 il \u00e9gar\u00e9 cette grosse \u00e9toile qu\u2019elle ne \nconnaissait pas et qui lui faisait peur. La plan\u00e8te, en \neffet, \u00e9tait en ce moment tr\u00e8s pr\u00e8s de l\u2019horizon et \ntraversait une \u00e9paisse couche de brume qui lui \ndonnait une rougeur horrible. La brume, \nlugubrement empourpr\u00e9 e, \u00e9largissait l\u2019astre. On e\u00fbt \ndit une plaie lumineuse. \nUn vent froid soufflait de la plaine. Le bois \u00e9tait \nt\u00e9n\u00e9breux, sans aucun froissement de feuilles, sans \naucune de ces vagues et fra\u00eeches lueurs de l\u2019\u00e9t\u00e9. De \ngrands branchages s\u2019y dressaient affreusem ent. Des \nbuissons ch\u00e9tifs et difformes sifflaient dans les \nclairi\u00e8res. Les hautes herbes fourmillaient sous la bise \ncomme des anguilles. Les ronces se tordaient comme \nde longs bras arm\u00e9s de griffes cherchant \u00e0 prendre \ndes proies. Quelques bruy\u00e8res s\u00e8ches, chass\u00e9es par le \nvent, passaient rapidement et avaient l\u2019air de s\u2019enfuir \navec \u00e9pouvante devant quelque chose qui arrivait. De \ntous les c\u00f4t\u00e9s il y avait des \u00e9tendues lugubres. \nL\u2019obscurit\u00e9 est vertigineuse. Il faut \u00e0 l\u2019homme de \nla clart\u00e9. Quiconque s\u2019enfonce dans le contraire du \njour se sent le c\u0153ur serr\u00e9. Quand l\u2019\u0153il voit noir, l\u2019esprit voit trouble. Dans l\u2019\u00e9clipse, dans la nuit, dans \nl\u2019opacit\u00e9 fuligineuse, il y a de l\u2019anxi\u00e9t\u00e9, m\u00eame pour les \nplus forts. Nul ne marche seul la nuit dans la for\u00eat \nsans trembleme nt. Ombres et arbres, deux \u00e9paisseurs \nredoutables. Une r\u00e9alit\u00e9 chim\u00e9rique appara\u00eet dans la \nprofondeur indistincte. L\u2019inconcevable s\u2019\u00e9bauche \u00e0 \nquelques pas de vous avec une nettet\u00e9 spectrale. On \nvoit flotter, dans l\u2019espace ou dans son propre \ncerveau, on ne sait quoi de vague et d\u2019insaisissable \ncomme les r\u00eaves des fleurs endormies. Il y a des \nattitudes farouches sur l\u2019horizon. On aspire les \neffluves du grand vide noir. On a peur et envie de \nregarder derri\u00e8re soi. Les cavit\u00e9s de la nuit, les choses \ndevenues ha gardes, des profils taciturnes qui se \ndissipent quand on avance, des \u00e9chevellements \nobscurs, des touffes irrit\u00e9es, des flaques livides, le \nlugubre refl\u00e9t\u00e9 dans le fun\u00e8bre, l\u2019immensit\u00e9 s\u00e9pulcrale \ndu silence, les \u00eatres inconnus possibles, des \npenchements de branches myst\u00e9rieux, d\u2019effrayants \ntorses d\u2019arbres, de longues poign\u00e9es d\u2019herbes \nfr\u00e9missantes, on est sans d\u00e9fense contre tout cela. \nPas de hardiesse qui ne tressaille et qui ne sente le \nvoisinage de l\u2019angoisse. On \u00e9prouve quelque chose de \nhideux comme si l \u2019\u00e2me s\u2019amalgamait \u00e0 l\u2019ombre. Cette p\u00e9n\u00e9tration des t\u00e9n\u00e8bres est inexprimablement \nsinistre dans un enfant. \nLes for\u00eats sont des apocalypses; et le battement \nd\u2019ailes d\u2019une petite \u00e2me fait un bruit d\u2019agonie sous \nleur vo\u00fbte monstrueuse. \nSans se rendre compte de ce qu\u2019elle \u00e9prouvait, \nCosette se sentait saisir par cette \u00e9normit\u00e9 noire de la \nnature. Ce n\u2019\u00e9tait plus seulement de la terreur qui la \ngagnait, c\u2019\u00e9tait quelque chose de plus terrible m\u00eame \nque la terreur. Elle frissonnait. Les expressions \nmanquent pour di re ce qu\u2019avait d\u2019\u00e9trange ce frisson \nqui la gla\u00e7ait jusqu\u2019au fond du c\u0153ur. Son \u0153il \u00e9tait \ndevenu farouche. Elle croyait sentir qu\u2019elle ne \npourrait peut -\u00eatre pas s\u2019emp\u00eacher de revenir l\u00e0 \u00e0 la \nm\u00eame heure le lendemain. \nAlors, par une sorte d\u2019instinct, pour sor tir de cet \n\u00e9tat singulier qu\u2019elle ne comprenait pas, mais qui \nl\u2019effrayait, elle se mit \u00e0 compter \u00e0 haute voix un, \ndeux, trois, quatre, jusqu\u2019\u00e0 dix, et, quand elle eut fini, \nelle recommen\u00e7a. Cela lui rendit la perception vraie \ndes choses qui l\u2019entouraient. Elle sentit le froid \u00e0 ses \nmains qu\u2019elle avait mouill\u00e9es en puisant de l\u2019eau. Elle \nse leva. La peur lui \u00e9tait revenue, une peur naturelle \net insurmontable. Elle n\u2019eut plus qu\u2019une pens\u00e9e, \ns\u2019enfuir; s\u2019enfuir \u00e0 toutes jambes, \u00e0 travers bois, \u00e0 travers champs, jusqu\u2019aux maisons, jusqu\u2019aux \nfen\u00eatres, jusqu\u2019aux chandelles allum\u00e9es. Son regard \ntomba sur le seau qui \u00e9tait devant elle. Tel \u00e9tait \nl\u2019effroi que lui inspirait la Th\u00e9nardier qu\u2019elle n\u2019osa pas \ns\u2019enfuir sans le seau d\u2019eau. Elle saisit l\u2019anse \u00e0 deux \nmains. El le eut de la peine \u00e0 soulever le seau. \nElle fit ainsi une douzaine de pas, mais le seau \u00e9tait \nplein, il \u00e9tait lourd, elle fut forc\u00e9e de le reposer \u00e0 \nterre. Elle respira un instant, puis elle enleva l\u2019anse de \nnouveau, et se remit \u00e0 marcher, cette fois un p eu plus \nlongtemps. Mais il fallut s\u2019arr\u00eater encore. Apr\u00e8s \nquelques secondes de repos, elle repartit. Elle \nmarchait pench\u00e9e en avant, la t\u00eate baiss\u00e9e, comme \nune vieille; le poids du seau tendait et roidissait ses \nbras maigres; l\u2019anse de fer achevait d\u2019engou rdir et de \ngeler ses petites mains mouill\u00e9es; de temps en temps \nelle \u00e9tait forc\u00e9e de s\u2019arr\u00eater, et chaque fois qu\u2019elle \ns\u2019arr\u00eatait l\u2019eau froide qui d\u00e9bordait du seau tombait \nsur ses jambes nues. Cela se passait au fond d\u2019un \nbois, la nuit, en hiver, loin de tout regard humain; \nc\u2019\u00e9tait un enfant de huit ans; il n\u2019y avait que Dieu en \nce moment qui voyait cette chose triste. \nEt sans doute sa m\u00e8re, h\u00e9las! \nCar il est des choses qui font ouvrir les yeux aux \nmortes dans leur tombeau. Elle soufflait avec une sorte de r\u00e2lement \ndouloureux; des sanglots lui serraient la gorge, mais \nelle n\u2019osait pas pleurer, tant elle avait peur de la \nTh\u00e9nardier, m\u00eame loin. C\u2019\u00e9tait son habitude de se \nfigurer toujours que la Th\u00e9nardier \u00e9tait l\u00e0. \nCependant elle ne pouvait pas faire beau coup de \nchemin de la sorte, et elle allait bien lentement. Elle \navait beau diminuer la dur\u00e9e des stations et marcher \nentre chaque le plus longtemps possible. Elle pensait \navec angoisse qu\u2019il lui faudrait plus d\u2019une heure pour \nretourner ainsi \u00e0 Montfermeil et que la Th\u00e9nardier la \nbattrait. Cette angoisse se m\u00ealait \u00e0 son \u00e9pouvante \nd\u2019\u00eatre seule dans le bois la nuit. Elle \u00e9tait harass\u00e9e de \nfatigue et n\u2019\u00e9tait pas encore sortie de la for\u00eat. \nParvenue pr\u00e8s d\u2019un vieux ch\u00e2taignier qu\u2019elle \nconnaissait, elle fit une de rni\u00e8re halte plus longue que \nles autres pour se bien reposer, puis elle rassembla \ntoutes ses forces, reprit le seau et se remit \u00e0 marcher \ncourageusement. Cependant le pauvre petit \u00eatre \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 ne put s\u2019emp\u00eacher de s\u2019\u00e9crier : O mon \nDieu! mon Dieu! \nEn ce moment, elle sentit tout \u00e0 coup que le seau \nne pesait plus rien. Une main, qui lui parut \u00e9norme, \nvenait de saisir l\u2019anse et la soulevait vigoureusement. \nElle leva la t\u00eate. Une grande forme noire, droite et debout, marchait aupr\u00e8s d\u2019elle dans l\u2019obscurit\u00e9. \nC\u2019\u00e9tait un homme qui \u00e9tait arriv\u00e9 derri\u00e8re elle et \nqu\u2019elle n\u2019avait pas entendu venir. Cet homme, sans \ndire un mot, avait empoign\u00e9 l\u2019anse du seau qu\u2019elle \nportait. \nIl y a des instincts pour toutes les rencontres de la \nvie. L\u2019enfant n\u2019eut pas peur. \n \n \n \n \nII, 3, 6 \n \n \n \n \n \nQui peut -\u00eatre prouve l\u2019intelligence \nde Boulatruelle \n \n \n \n \n \nDans l\u2019apr\u00e8s -midi de cette m\u00eame journ\u00e9e de No\u00ebl \n1823, un homme se promena assez longtemps dans la \npartie la plus d\u00e9serte du boulevard de l\u2019H\u00f4pital \u00e0 \nParis. Cet homme avait l\u2019air de quel qu\u2019un qui cherche \nun logement, et semblait s\u2019arr\u00eater de pr\u00e9f\u00e9rence aux \nplus modestes maisons de cette lisi\u00e8re d\u00e9labr\u00e9e du \nfaubourg Saint -Marceau. On verra plus loin que cet homme avait en effet \nlou\u00e9 une chambre dans ce quartier isol\u00e9. \nCet homme, dans son v\u00eatement comme dans \ntoute sa personne, r\u00e9alisait le type de ce qu\u2019on \npourrait nommer le mendiant de bonne compagnie, \nl\u2019extr\u00eame mis\u00e8re combin\u00e9e avec l\u2019extr\u00eame propret\u00e9. \nC\u2019est l\u00e0 un m\u00e9lange assez rare qui inspire aux c\u0153urs \nintelligents ce double respect qu\u2019 on \u00e9prouve pour \ncelui qui est tr\u00e8s pauvre et pour celui qui est tr\u00e8s \ndigne. Il avait un chapeau rond fort vieux et fort \nbross\u00e9, une redingote r\u00e2p\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 la corde en gros \ndrap jaune d\u2019ocre, couleur qui n\u2019avait rien de trop \nbizarre \u00e0 cette \u00e9poque, un gran d gilet \u00e0 poches de \nforme s\u00e9culaire, des culottes noires devenues grises \naux genoux, des bas de laine noire et d\u2019\u00e9pais souliers \n\u00e0 boucles de cuivre. On e\u00fbt dit un ancien pr\u00e9cepteur \nde bonne maison revenu de l\u2019\u00e9migration. A ses \ncheveux tout blancs, \u00e0 son fr ont rid\u00e9, \u00e0 ses l\u00e8vres \nlivides, \u00e0 son visage o\u00f9 tout respirait l\u2019accablement et \nla lassitude de la vie, on lui e\u00fbt suppos\u00e9 beaucoup \nplus de soixante ans. A sa d\u00e9marche ferme, quoique \nlente, \u00e0 la vigueur singuli\u00e8re empreinte dans tous ses \nmouvements, on lui en e\u00fbt donn\u00e9 \u00e0 peine cinquante. \nLes rides de son front \u00e9taient bien plac\u00e9es, et eussent \npr\u00e9venu en sa faveur quelqu\u2019un qui l\u2019e\u00fbt observ\u00e9 avec attention. Sa l\u00e8vre se contractait avec un pli \u00e9trange, \nqui semblait s\u00e9v\u00e8re et qui \u00e9tait humble. Il y avait au \nfond de son regard on ne sait quelle s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 lugubre. \nIl portait de la main gauche un petit paquet nou\u00e9 \ndans un mouchoir; de la droite il s\u2019appuyait sur une \nesp\u00e8ce de b\u00e2ton coup\u00e9 dans une haie. Ce b\u00e2ton avait \n\u00e9t\u00e9 travaill\u00e9 avec quelque soin, et n\u2019avait pas trop \nm\u00e9chant air; on avait tir\u00e9 parti des n\u0153uds, et on lui \navait figur\u00e9 un pommeau de corail avec de la cire \nrouge; c\u2019\u00e9tait un gourdin, et cela semblait une canne. \nIl y a peu de passants sur ce boulevard, surtout \nl\u2019hiver. Cet homme, sans affectation pourt ant, \nparaissait les \u00e9viter plut\u00f4t que les chercher. \nA cette \u00e9poque le roi Louis XVIII allait presque \ntous les jours \u00e0 Choisy -le-Roi. C\u2019\u00e9tait une de ses \npromenades favorites. Vers deux heures, presque \ninvariablement, on voyait la voiture et la cavalcade \nroyale passer ventre \u00e0 terre sur le boulevard de \nl\u2019H\u00f4pital. \nCela tenait lieu de montre et d\u2019horloge aux \npauvresses du quartier qui disaient : \u2013 Il est deux \nheures, le voil\u00e0 qui s\u2019en retourne aux Tuileries. \nEt les uns accouraient, et les autres se rangeaien t; \ncar un roi qui passe, c\u2019est toujours un tumulte. Du \nreste l\u2019apparition et la disparition de Louis XVIII faisaient un certain effet dans les rues de Paris. Cela \n\u00e9tait rapide, mais majestueux. Ce roi impotent avait le \ngo\u00fbt du grand galop; ne pouvant march er, il voulait \ncourir; ce cul -de-jatte se f\u00fbt fait volontiers tra\u00eener par \nl\u2019\u00e9clair. Il passait, pacifique et s\u00e9v\u00e8re, au milieu des \nsabres nus. Sa berline massive, toute dor\u00e9e, avec de \ngrosses branches de lys peintes sur les panneaux, \nroulait bruyamment. A peine avait -on le temps d\u2019y \njeter un coup d\u2019\u0153il. On voyait dans l\u2019angle du fond \u00e0 \ndroite, sur des coussins capitonn\u00e9s de satin blanc, \nune face large, ferme et vermeille, un front frais \npoudr\u00e9 \u00e0 l\u2019oiseau royal, un \u0153il fier, dur et fin, un \nsourire de lettr\u00e9, deux grosses \u00e9paulettes \u00e0 torsades \nflottantes sur un habit bourgeois, la Toison d\u2019or, la \ncroix de Saint -Louis, la croix de la L\u00e9gion d\u2019honneur, \nla plaque d\u2019argent du Saint -Esprit, un gros ventre et \nun large cordon bleu; c\u2019\u00e9tait le roi. Hors de Paris, il \ntenait son chapeau \u00e0 plumes blanches sur ses genoux \nemmaillott\u00e9s de hautes gu\u00eatres anglaises; quand il \nrentrait dans la ville, il mettait son chapeau sur sa \nt\u00eate, saluant peu. Il regardait froidement le peuple, \nqui le lui rendait. Quand il parut pour la pre mi\u00e8re fois \ndans le quartier Saint -Marceau, tout son succ\u00e8s fut ce \nmot d\u2019un faubourien \u00e0 son camarade : \u00abC\u2019est ce gros -\nl\u00e0 qui est le gouvernement.\u00bb Cet infaillible passage du roi \u00e0 la m\u00eame heure \u00e9tait \ndonc l\u2019\u00e9v\u00e9nement quotidien du boulevard de \nl\u2019H\u00f4pital. \nLe promeneur \u00e0 la redingote jaune n\u2019\u00e9tait \n\u00e9videmment pas du quartier, et probablement pas de \nParis, car il ignorait ce d\u00e9tail. Lorsqu\u2019\u00e0 deux heures la \nvoiture royale, entour\u00e9e d\u2019un escadron de gardes du \ncorps galonn\u00e9s d\u2019argent, d\u00e9boucha sur le boulevard, \napr\u00e8s avoir tourn\u00e9 la Salp\u00eatri\u00e8re, il parut surpris et \npresque effray\u00e9. Il n\u2019y avait que lui dans la contre -\nall\u00e9e, il se rangea vivement derri\u00e8re un angle de mur \nd\u2019enceinte, ce qui n\u2019emp\u00eacha pas M. le duc d\u2019Havr\u00e9 \nde l\u2019apercevoir. M. le duc d\u2019Havr\u00e9, comme ca pitaine \ndes gardes de service ce jour -l\u00e0, \u00e9tait assis dans la \nvoiture vis -\u00e0-vis du roi. Il dit \u00e0 sa majest\u00e9 : Voil\u00e0 un \nhomme d\u2019assez mauvaise mine. Des gens de police, \nqui \u00e9clairaient le passage du roi, le remarqu\u00e8rent \n\u00e9galement; l\u2019un d\u2019eux re\u00e7ut l\u2019ordre d e le suivre. Mais \nl\u2019homme s\u2019enfon\u00e7a dans les petites rues solitaires du \nfaubourg, et comme le jour commen\u00e7ait \u00e0 baisser, \nl\u2019agent perdit sa trace, ainsi que cela est constat\u00e9 par \nun rapport adress\u00e9 le soir m\u00eame \u00e0 M. le comte \nAngl\u00e8s, ministre d\u2019Etat, pr\u00e9fet de police. \nQuand l\u2019homme \u00e0 la redingote jaune eut d\u00e9pist\u00e9 \nl\u2019agent, il doubla le pas, non sans s\u2019\u00eatre retourn\u00e9 bien des fois pour s\u2019assurer qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas suivi. A quatre \nheures un quart, c\u2019est -\u00e0-dire \u00e0 la nuit close, il passait \ndevant le th\u00e9\u00e2tre de la porte Saint -Martin o\u00f9 l\u2019on \ndonnait ce jour -l\u00e0 les deux For\u00e7ats . Cette affiche, \n\u00e9clair\u00e9e par les r\u00e9verb\u00e8res du th\u00e9\u00e2tre, le frappa, car, \nquoiqu\u2019il march\u00e2t vite, il s\u2019arr\u00eata pour la lire. Un \ninstant apr\u00e8s, il \u00e9tait dans le cul -de-sac de la \nPlanchette, et il e ntrait au Plat d\u2019\u00e9tain , o\u00f9 \u00e9tait alors le \nbureau de la voiture de Lagny. Cette voiture partait \u00e0 \nquatre heures et demie. Les chevaux \u00e9taient attel\u00e9s, et \nles voyageurs, appel\u00e9s par le cocher, escaladaient en \nh\u00e2te le haut escalier de fer du coucou. \nL\u2019homme demanda : \n\u2013 Avez -vous une place? \n\u2013 Une seule, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi, sur le si\u00e8ge, dit le \ncocher. \n\u2013 Je la prends. \n\u2013 Montez. \nCependant, avant de partir, le cocher jeta un coup \nd\u2019\u0153il sur le costume m\u00e9diocre du voyageur, sur la \npetitesse de son paquet, et se fit payer. \n\u2013 Allez -vous jusqu\u2019\u00e0 Lagny? demanda le cocher. \n\u2013 Oui, dit l\u2019homme. \nLe voyageur paya jusqu\u2019\u00e0 Lagny. On partit. Quand on eut pass\u00e9 la barri\u00e8re, le \ncocher essaya de nouer la conversation, mais le \nvoyageur ne r\u00e9pondait que par monosyllabes. Le \ncoch er prit le parti de siffler et de jurer apr\u00e8s ses \nchevaux. \nLe cocher s\u2019enveloppa dans son manteau. Il faisait \nfroid. L\u2019homme ne paraissait pas y songer. On \ntraversa ainsi Gournay et Neuilly -sur-Marne. \nVers six heures du soir on \u00e9tait \u00e0 Chelles. Le \ncocher s\u2019arr\u00eata pour laisser souffler ses chevaux, \ndevant l\u2019auberge \u00e0 rouliers install\u00e9e dans les vieux \nb\u00e2timents de l\u2019abbaye royale. \n\u2013 Je descends ici, dit l\u2019homme. \nIl prit son paquet et son b\u00e2ton, et sauta \u00e0 bas de la \nvoiture. \nUn instant apr\u00e8s, il avait dis paru. \nIl n\u2019\u00e9tait pas entr\u00e9 dans l\u2019auberge. \nQuand, au bout de quelques minutes, la voiture \nrepartit pour Lagny, elle ne le rencontra pas dans la \ngrande rue de Chelles. \nLe cocher se tourna vers les voyageurs de \nl\u2019int\u00e9rieur. \n\u2013 Voil\u00e0, dit -il, un homme qui n\u2019est pas d\u2019ici, car je \nne le connais pas. Il a l\u2019air de n\u2019avoir pas le sou; \ncependant il ne tient pas \u00e0 l\u2019argent; il paye pour Lagny, et il ne va que jusqu\u2019\u00e0 Chelles. Il est nuit, \ntoutes les maisons sont ferm\u00e9es, il n\u2019entre pas \u00e0 \nl\u2019auberge, et on ne le re trouve plus. Il s\u2019est donc \nenfonc\u00e9 dans la terre. \nL\u2019homme ne s\u2019\u00e9tait pas enfonc\u00e9 dans la terre, mais \nil avait arpent\u00e9 en h\u00e2te dans l\u2019obscurit\u00e9 la grande rue \nde Chelles; puis il avait pris \u00e0 gauche avant d\u2019arriver \u00e0 \nl\u2019\u00e9glise le chemin vicinal qui m\u00e8ne \u00e0 Mo ntfermeil, \ncomme quelqu\u2019un qui e\u00fbt connu le pays et qui y f\u00fbt \nd\u00e9j\u00e0 venu. \nIl suivit ce chemin rapidement. A l\u2019endroit o\u00f9 il est \ncoup\u00e9 par l\u2019ancienne route bord\u00e9e d\u2019arbres qui va de \nGagny \u00e0 Lagny, il entendit venir des passants. Il se \ncacha pr\u00e9cipitamment d ans un foss\u00e9, et y attendit que \nles gens qui passaient se fussent \u00e9loign\u00e9s. La \npr\u00e9caution \u00e9tait d\u2019ailleurs presque superflue, car, \ncomme nous l\u2019avons d\u00e9j\u00e0 dit, c\u2019\u00e9tait une nuit de \nd\u00e9cembre tr\u00e8s noire. On voyait \u00e0 peine deux ou trois \n\u00e9toiles au ciel. \nC\u2019est \u00e0 ce point -l\u00e0 que commence la mont\u00e9e de la \ncolline. L\u2019homme ne rentra pas dans le chemin de \nMontfermeil; il prit \u00e0 droite, \u00e0 travers champs, et \ngagna \u00e0 grands pas le bois. \nQuand il fut dans le bois, il ralentit sa marche, et \nse mit \u00e0 regarder soigneuseme nt tous les arbres, avan\u00e7ant pas \u00e0 pas, comme s\u2019il cherchait et suivait \nune route myst\u00e9rieuse connue de lui seul. Il y eut un \nmoment o\u00f9 il parut se perdre et o\u00f9 il s\u2019arr\u00eata ind\u00e9cis. \nEnfin il arriva, de t\u00e2tonnements en t\u00e2tonnements, \u00e0 \nune clairi\u00e8re o\u00f9 il y avait un monceau de grosses \npierres blanch\u00e2tres. Il se dirigea vivement vers ces \npierres et les examina avec attention \u00e0 travers la \nbrume de la nuit, comme s\u2019il les passait en revue. Un \ngros arbre, couvert de ces excroissances qui sont les \nverrues de la v\u00e9 g\u00e9tation, \u00e9tait \u00e0 quelques pas du tas de \npierres. Il alla \u00e0 cet arbre, et promena sa main sur \nl\u2019\u00e9corce du tronc, comme s\u2019il cherchait \u00e0 reconna\u00eetre \net \u00e0 compter toutes les verrues. \nVis-\u00e0-vis de cet arbre, qui \u00e9tait un fr\u00eane, il y avait \nun ch\u00e2taignier mala de d\u2019une d\u00e9cortication, auquel on \navait mis pour pansement une bande de zinc clou\u00e9e. \nIl se haussa sur la pointe des pieds et toucha cette \nbande de zinc. \nPuis il pi\u00e9tina pendant quelque temps sur le sol \ndans l\u2019espace compris entre l\u2019arbre et les pierres, \ncomme quelqu\u2019un qui s\u2019assure que la terre n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 \nfra\u00eechement remu\u00e9e. \nCela fait, il s\u2019orienta et reprit sa marche \u00e0 travers le \nbois. C\u2019\u00e9tait cet homme qui venait de rencontrer \nCosette. \nEn cheminant par le taillis dans la direction de \nMontfermeil, il avait aper\u00e7u cette petite ombre qui se \nmouvait avec un g\u00e9missement, qui d\u00e9posait un \nfardeau \u00e0 terre, puis le reprenait, et se remettait \u00e0 \nmarcher. Il s\u2019\u00e9tait approch\u00e9 et avait reconnu que \nc\u2019\u00e9tait un tout jeune enfant charg\u00e9 d\u2019un \u00e9norme seau \nd\u2019eau. Alors il \u00e9tait all\u00e9 \u00e0 l\u2019enfant, et avait pris \nsilencieusement l\u2019anse du seau. \n \n \n \n \nII, 3, 7 \n \n \n \n \n \nCosette c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te dans l\u2019ombre \navec l\u2019inconnu \n \n \n \n \n \nCosette, nous l\u2019avons dit, n\u2019avait pas eu peur. \nL\u2019homme lui adressa la parole. Il parlait d\u2019une voix \ngrave et presque basse. \n\u2013 Mon enfant, c\u2019est bien lourd pour vous ce que \nvous portez l\u00e0. \nCosette leva la t\u00eate et r\u00e9pondit : \n\u2013 Oui, monsieur. \n\u2013 Donnez, reprit l\u2019homme. Je vais vous le porter. Cosette l\u00e2cha le seau. L\u2019homme se mit \u00e0 cheminer \npr\u00e8s d\u2019elle. \n\u2013 C\u2019est tr\u00e8s lourd, en effet, dit -il entre ses dents. \nPuis il ajouta : \n\u2013 Petite, quel \u00e2ge as -tu? \n\u2013 Huit ans, monsieur. \n\u2013 Et viens -tu de loin comme cela? \n\u2013 De la source qui est dans le bois. \n\u2013 Et est -ce loin o\u00f9 tu vas? \n\u2013 A un bon quart d\u2019heure d\u2019ici. \nL\u2019homm e resta un moment sans parler, puis il dit \nbrusquement : \n\u2013 Tu n\u2019as donc pas de m\u00e8re? \n\u2013 Je ne sais pas, r\u00e9pondit l\u2019enfant. \nAvant que l\u2019homme e\u00fbt eu le temps de reprendre \nla parole, elle ajouta : \n\u2013 Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n\u2019en ai \npas. \nEt apr\u00e8s un silence, elle reprit : \n\u2013 Je crois que je n\u2019en ai jamais eu. \nL\u2019homme s\u2019arr\u00eata, il posa le seau \u00e0 terre, se pencha \net mit ses deux mains sur les deux \u00e9paules de l\u2019enfant, \nfaisant effort pour la regarder et voir son visage dans \nl\u2019obscurit\u00e9. La figure maigre et ch\u00e9tive de Cosette se dessinait \nvaguement \u00e0 l a lueur livide du ciel. \n\u2013 Comment t\u2019appelles -tu? dit l\u2019homme. \n\u2013 Cosette. \nL\u2019homme eut comme une secousse \u00e9lectrique. Il la \nregarda encore, puis il \u00f4ta ses mains de dessus les \n\u00e9paules de Cose tte, saisit le seau, et se remit \u00e0 \nmarcher. \nAu bout d\u2019un instant, il demanda : \n\u2013 Petite, o\u00f9 demeures -tu? \n\u2013 A Montfermeil, si vous connaissez. \n\u2013 C\u2019est l\u00e0 que nous allons? \n\u2013 Oui, monsieur. \nIl fit encore une pause, puis recommen\u00e7a : \n\u2013 Qui est -ce donc q ui t\u2019a envoy\u00e9e \u00e0 cette heure \nchercher de l\u2019eau dans le bois? \n\u2013 C\u2019est madame Th\u00e9nardier. \nL\u2019homme repartit d\u2019un son de voix qu\u2019il voulait \ns\u2019efforcer de rendre indiff\u00e9rent, mais o\u00f9 il y avait \npourtant un tremblement singulier : \n\u2013 Qu\u2019est -ce qu\u2019elle fait, ta madame Th\u00e9nardier? \n\u2013 C\u2019est ma bourgeoise, dit l\u2019enfant. Elle tient \nl\u2019auberge. \n\u2013 L\u2019auberge? dit l\u2019homme. Eh bien, je vais aller y \nloger cette nuit. \u2013 Conduis -moi. \u2013 Nous y allons, dit l\u2019enfant. \nL\u2019homme marchait assez vite. Cosette le suivait \nsans peine . Elle ne sentait plus la fatigue. De temps \nen temps, elle levait les yeux vers cet homme avec \nune sorte de tranquillit\u00e9 et d\u2019abandon inexprimables. \nJamais on ne lui avait appris \u00e0 se tourner vers la \nprovidence et \u00e0 prier. Cependant elle sentait en elle \nquelque chose qui ressemblait \u00e0 de l\u2019esp\u00e9rance et \u00e0 de \nla joie et qui s\u2019en allait vers le ciel. \nQuelques minutes s\u2019\u00e9coul\u00e8rent. L\u2019homme reprit : \n\u2013 Est-ce qu\u2019il n\u2019y a pas de servante chez madame \nTh\u00e9nardier? \n\u2013 Non, monsieur. \n\u2013 Est-ce que tu es seule? \n\u2013 Oui, monsieur. \nIl y eut encore une interruption. Cosette \u00e9leva la \nvoix : \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire il y a deux petites filles. \n\u2013 Quelles petites filles? \n\u2013 Ponine et Zelma. \nL\u2019enfant simplifiait de la sorte les noms \nromanesques chers \u00e0 la Th\u00e9nardier. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que Ponine et Zelma? \n\u2013 Ce sont les demoiselles de madame Th\u00e9nardier. \nComme qui dirait ses filles. \u2013 Et que font -elles, celles -l\u00e0? \n\u2013 Oh! dit l\u2019enfant, elles ont de belles poup\u00e9es, des \nchoses o\u00f9 il y a de l\u2019or, tout plein d\u2019affaires. Elles \njouent, elles s\u2019amusent. \n\u2013 Toute la journ\u00e9e? \n\u2013 Oui, monsieur. \n\u2013 Et toi? \n\u2013 Moi, je travaille. \n\u2013 Toute la journ\u00e9e? \nL\u2019enfant leva ses grands yeux o\u00f9 il y avait une \nlarme qu\u2019on ne voyait pas \u00e0 cause de la nuit, et \nr\u00e9pondit doucement : \n\u2013 Oui, monsieur. \nElle pou rsuivit apr\u00e8s un intervalle de silence : \n\u2013 Des fois, quand j\u2019ai fini l\u2019ouvrage et qu\u2019on veut \nbien, je m\u2019amuse aussi. \n\u2013 Comment t\u2019amuses -tu? \n\u2013 Comme je peux. On me laisse. Mais je n\u2019ai pas \nbeaucoup de joujoux. Ponine et Zelma ne veulent pas \nque je joue a vec leurs poup\u00e9es. Je n\u2019ai qu\u2019un petit \nsabre en plomb, pas plus long que \u00e7a. \nL\u2019enfant montrait son petit doigt. \n\u2013 Et qui ne coupe pas? \n\u2013 Si, monsieur, dit l\u2019enfant, \u00e7a coupe la salade et \nles t\u00eates de mouches. Ils atteignirent le village; Cosette guida l\u2019\u00e9tranger \ndans les rues. Ils pass\u00e8rent devant la boulangerie, \nmais Cosette ne songea pas au pain qu\u2019elle devait \nrapporter. L\u2019homme avait cess\u00e9 de lui faire des \nquestions et gardait maintenant un silence morne. \nQuand ils eurent laiss\u00e9 l\u2019\u00e9glise derri\u00e8re eux , l\u2019homme \nvoyant toutes ces boutiques en plein vent, demanda \u00e0 \nCosette : \n\u2013 C\u2019est donc la foire ici? \n\u2013 Non, monsieur, c\u2019est No\u00ebl. \nComme ils approchaient de l\u2019auberge, Cosette lui \ntoucha le bras timidement : \n\u2013 Monsieur? \n\u2013 Quoi, mon enfant? \n\u2013 Nous voil\u00e0 tout pr\u00e8s de la maison. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Voulez -vous me laisser reprendre le seau \u00e0 \npr\u00e9sent? \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 C\u2019est que si madame voit qu\u2019on me l\u2019a port\u00e9, elle \nme battra. \nL\u2019homme lui remit le seau. Un instant apr\u00e8s, ils \n\u00e9taient \u00e0 la porte de la gargote. \n \n \n \n \nII, 3, 8 \n \n \n \n \nD\u00e9sagr\u00e9ment de recevoir chez soi \nun pauvre qui est peut -\u00eatre \nun riche \n \n \n \n \n \nCosette ne put s\u2019emp\u00eacher de jeter un regard de \nc\u00f4t\u00e9 \u00e0 la grande poup\u00e9e toujours \u00e9tal\u00e9e chez le \nbimbelotier, puis elle frappa. La porte s\u2019ouvrit. La \nTh\u00e9nardier pa rut une chandelle \u00e0 la main. \n\u2013 Ah! c\u2019est toi, petite gueuse! Dieu merci, tu y as \nmis le temps! elle se sera amus\u00e9e, la dr\u00f4lesse! \n\u2013 Madame, dit Cosette toute tremblante, voil\u00e0 un \nmonsieur qui vient loger. La Th\u00e9nardier rempla\u00e7a bien vite sa mine bourrue \npar sa grimace aimable, changement \u00e0 vue propre aux \naubergistes, et chercha avidement des yeux le \nnouveau venu. \n\u2013 C\u2019est monsieur? dit -elle. \n\u2013 Oui, madame, r\u00e9pondit l\u2019homme en portant la \nmain \u00e0 son chapeau. \nLes voyageurs riches ne sont pas si polis. Ce g este \net l\u2019inspection du costume et du bagage de l\u2019\u00e9tranger \nque la Th\u00e9nardier passa en revue d\u2019un coup d\u2019\u0153il \nfirent \u00e9vanouir la grimace aimable et repara\u00eetre la \nmine bourrue. Elle reprit s\u00e8chement : \n\u2013 Entrez, bonhomme. \nLe \u00ab bonhomme \u00bb entra. La Th\u00e9nardier lui jeta un \nsecond coup d\u2019\u0153il, examina particuli\u00e8rement sa \nredingote qui \u00e9tait absolument r\u00e2p\u00e9e et son chapeau \nqui \u00e9tait un peu d\u00e9fonc\u00e9, et consulta d\u2019un hochement \nde t\u00eate, d\u2019un froncement de nez et d\u2019un clignement \nd\u2019yeux, son mari, lequel buvait toujours avec les \nrouliers. Le mari r\u00e9pondit par cette imperceptible \nagitation de l\u2019index qui, appuy\u00e9e du gonflement des \nl\u00e8vres, signifie en pareil cas : d\u00e9bine compl\u00e8te. Sur ce, \nla Th\u00e9nardier s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, brave homme, je suis bien f\u00e2ch\u00e9e, mais \nc\u2019est que je n\u2019ai plus de place. \u2013 Mettez -moi o\u00f9 vous voudrez, dit l\u2019homme, au \ngrenier, \u00e0 l\u2019\u00e9curie. Je payerai comme si j\u2019avais une \nchambre. \n\u2013 Quarante sous. \n\u2013 Quarante sous. Soit. \n\u2013 A la bonne heure. \n\u2013 Quarante sous! dit un roulier bas \u00e0 la Th\u00e9nardier, \nmais ce n \u2019est que vingt sous. \n\u2013 C\u2019est quarante sous pour lui, r\u00e9pliqua la \nTh\u00e9nardier du m\u00eame ton. Je ne loge pas des pauvres \n\u00e0 moins. \n\u2013 C\u2019est vrai, ajouta le mari avec douceur, \u00e7a g\u00e2te \nune maison d\u2019y avoir de ce monde -l\u00e0. \nCependant l\u2019homme, apr\u00e8s avoir laiss\u00e9 su r un banc \nson paquet et son b\u00e2ton, s\u2019\u00e9tait assis \u00e0 une table o\u00f9 \nCosette s\u2019\u00e9tait empress\u00e9e de poser une bouteille de \nvin et un verre. Le marchand qui avait demand\u00e9 le \nseau d\u2019eau \u00e9tait all\u00e9 lui -m\u00eame le porter \u00e0 son cheval. \nCosette avait repris sa place sous la table de cuisine et \nson tricot. \nL\u2019homme, qui avait \u00e0 peine tremp\u00e9 ses l\u00e8vres dans \nle verre de vin qu\u2019il s\u2019\u00e9tait vers\u00e9, consid\u00e9rait l\u2019enfant \navec une attention \u00e9trange. \nCosette \u00e9tait laide. Heureuse, elle e\u00fbt peut -\u00eatre \u00e9t\u00e9 \njolie. Nous avons d\u00e9j\u00e0 esquis s\u00e9 cette petite figure sombre. Cosette \u00e9tait maigre et bl\u00eame. Elle avait pr\u00e8s \nde huit ans; on lui en e\u00fbt donn\u00e9 \u00e0 peine six. Ses \ngrands yeux enfonc\u00e9s dans une sorte d\u2019ombre \u00e9taient \npresque \u00e9teints \u00e0 force d\u2019avoir pleur\u00e9. Les coins de sa \nbouche avaient cette courbe de l\u2019angoisse habituelle, \nqu\u2019on observe chez les condamn\u00e9s et chez les \nmalades d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s. Ses mains \u00e9taient, comme sa \nm\u00e8re l\u2019avait devin\u00e9, \u00ab perdues d\u2019engelures \u00bb. Le feu \nqui l\u2019\u00e9clairait en ce moment faisait saillir les angles de \nses os et rendait sa maigreur affreusement visible. \nComme elle grelottait toujours, elle avait pris \nl\u2019habitude de serrer ses deux genoux l\u2019un contre \nl\u2019autre. Tout son v\u00eatement n\u2019\u00e9tait qu\u2019un haillon qui \ne\u00fbt fait piti\u00e9 l\u2019\u00e9t\u00e9 et qui faisait horreur l\u2019hiver. Elle \nn\u2019avait sur e lle que de la toile trou\u00e9e; pas un chiffon \nde laine. On voyait sa peau \u00e7\u00e0 et l\u00e0, et l\u2019on y \ndistinguait partout des taches bleues ou noires qui \nindiquaient les endroits o\u00f9 la Th\u00e9nardier l\u2019avait \ntouch\u00e9e. Ses jambes nues \u00e9taient rouges et gr\u00eales. Le \ncreux de ses clavicules \u00e9tait \u00e0 faire pleurer. Toute la \npersonne de cette enfant, son allure, son attitude, le \nson de sa voix, ses intervalles entre un mot et l\u2019autre, \nson regard, son silence, son moindre geste, \nexprimaient et traduisaient une seule id\u00e9e : la crain te. La crainte \u00e9tait r\u00e9pandue sur elle; elle en \u00e9tait pour \nainsi dire couverte; la crainte ramenait ses coudes \ncontre ses hanches, retirait ses talons sous ses jupes, \nlui faisait tenir le moins de place possible, ne lui \nlaissait de souffle que le n\u00e9cessai re, et \u00e9tait devenue \nce qu\u2019on pourrait appeler son habitude de corps, sans \nvariation possible que d\u2019augmenter. Il y avait au fond \nde sa prunelle un coin \u00e9tonn\u00e9 o\u00f9 \u00e9tait la terreur. \nCette crainte \u00e9tait telle qu\u2019en arrivant, toute \nmouill\u00e9e comme elle \u00e9tait, Cosette n\u2019avait pas os\u00e9 \ns\u2019aller s\u00e9cher au feu et s\u2019\u00e9tait remise silencieusement \u00e0 \nson travail. \nL\u2019expression du regard de cette enfant de huit ans \n\u00e9tait habituellement si morne et parfois si tragique \nqu\u2019il semblait, \u00e0 de certains moments, qu\u2019elle f\u00fbt en \ntrain de devenir une idiote ou un d\u00e9mon. \nJamais, nous l\u2019avons dit, elle n\u2019avait su ce que c\u2019est \nque prier, jamais elle n\u2019avait mis le pied dans une \n\u00e9glise. \u2013 Est-ce que j\u2019ai le temps? disait la Th\u00e9nardier. \nL\u2019homme \u00e0 la redingote jaune ne quittait pas \nCoset te des yeux. \nTout \u00e0 coup la Th\u00e9nardier s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 A propos! et ce pain? Cosette, selon sa coutume toutes les fois que la \nTh\u00e9nardier \u00e9levait la voix, sortit bien vite de dessous \nla table. \nElle avait compl\u00e8tement oubli\u00e9 ce pain. Elle eut \nrecours \u00e0 l\u2019exp \u00e9dient des enfants toujours effray\u00e9s. \nElle mentit. \n\u2013 Madame, le boulanger \u00e9tait ferm\u00e9. \n\u2013 Il fallait cogner. \n\u2013 J\u2019ai cogn\u00e9, madame. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Il n\u2019a pas ouvert. \n\u2013 Je saurai demain si c\u2019est vrai, dit la Th\u00e9nardier, et \nsi tu mens, tu auras une fi\u00e8re d anse. En attendant, \nrends -moi la pi\u00e8ce -quinze -sous. \nCosette plongea sa main dans la poche de son \ntablier, et devint verte. La pi\u00e8ce de quinze sous n\u2019y \n\u00e9tait plus. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0! dit la Th\u00e9nardier, m\u2019as -tu entendue? \nCosette retourna la poche, il n\u2019y avait rien . Qu\u2019est -\nce que cet argent pouvait \u00eatre devenu? La \nmalheureuse petite ne trouva pas une parole. Elle \n\u00e9tait p\u00e9trifi\u00e9e. \n\u2013 Est-ce que tu l\u2019as perdue, la pi\u00e8ce -quinze -sous? \nr\u00e2la la Th\u00e9nardier, ou bien est -ce que tu veux me la \nvoler? En m\u00eame temps elle allong ea le bras vers le \nmartinet suspendu \u00e0 la chemin\u00e9e \nCe geste redoutable rendit \u00e0 Cosette la force de \ncrier : \n\u2013 Gr\u00e2ce! madame! madame! je ne le ferai plus. \nLa Th\u00e9nardier d\u00e9tacha le martinet. \nCependant l\u2019homme \u00e0 la redingote jaune avait \nfouill\u00e9 dans le go usset de son gilet, sans qu\u2019on e\u00fbt \nremarqu\u00e9 ce mouvement. D\u2019ailleurs les autres \nvoyageurs buvaient ou jouaient aux cartes et ne \nfaisaient attention \u00e0 rien. \nCosette se pelotonnait avec angoisse dans l\u2019angle \nde la chemin\u00e9e, t\u00e2chant de ramasser et de d\u00e9rober ses \npauvres membres demi -nus. La Th\u00e9nardier leva le \nbras. \n\u2013 Pardon, madame, dit l\u2019homme, mais tout \u00e0 \nl\u2019heure j\u2019ai vu quelque chose qui est tomb\u00e9 de la \npoche du tablier de cette petite et qui a roul\u00e9. C\u2019est \npeut-\u00eatre cela. \nEn m\u00eame temps il se baissa et p arut chercher \u00e0 \nterre un instant. \n\u2013 Justement, voici, reprit -il en se relevant. \nEt il tendit une pi\u00e8ce d\u2019argent \u00e0 la Th\u00e9nardier. \n\u2013 Oui, c\u2019est cela, dit -elle. Ce n\u2019\u00e9tait pas cela, car c\u2019\u00e9tait une pi\u00e8ce de vingt \nsous, mais la Th\u00e9nardier y trouvait du b\u00e9n \u00e9fice. Elle \nmit la pi\u00e8ce dans sa poche, et se borna \u00e0 jeter un \nregard farouche \u00e0 l\u2019enfant en disant : \u2013 Que cela ne \nt\u2019arrive plus, toujours! \nCosette rentra dans ce que la Th\u00e9nardier appelait \n\u00ab sa niche \u00bb, et son grand \u0153il, fix\u00e9 sur le voyageur \ninconnu, co mmen\u00e7a \u00e0 prendre une expression qu\u2019il \nn\u2019avait jamais eue. Ce n\u2019\u00e9tait encore qu\u2019un na\u00eff \n\u00e9tonnement, mais une sorte de confiance stup\u00e9faite \ns\u2019y m\u00ealait. \n\u2013 A propos, voulez -vous souper? demanda la \nTh\u00e9nardier au voyageur. \nIl ne r\u00e9pondit pas. Il semblait songe r \nprofond\u00e9ment. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que cet homme -l\u00e0? dit -elle \nentre ses dents. C\u2019est quelque affreux pauvre. Cela \nn\u2019a pas le sou pour souper. Me payera -t-il mon \nlogement seulement? Il est bien heureux tout de \nm\u00eame qu\u2019il n\u2019ait pas eu l\u2019id\u00e9e de voler l\u2019a rgent qui \n\u00e9tait \u00e0 terre. \nCependant une porte s\u2019\u00e9tait ouverte et Eponine et \nAzelma \u00e9taient entr\u00e9es. \nC\u2019\u00e9taient vraiment deux jolies petites filles, plut\u00f4t \nbourgeoises que paysannes, tr\u00e8s charmantes, l\u2019une avec ses tresses ch\u00e2taines bien lustr\u00e9es, l\u2019autre a vec \nses longues nattes noires tombant derri\u00e8re le dos, \ntoutes deux vives, propres, grasses, fra\u00eeches et saines \n\u00e0 r\u00e9jouir le regard. Elles \u00e9taient chaudement v\u00eatues, \nmais avec un tel art maternel, que l\u2019\u00e9paisseur des \n\u00e9toffes n\u2019\u00f4tait rien \u00e0 la coquetterie de l\u2019ajustement. \nL\u2019hiver \u00e9tait pr\u00e9vu sans que le printemps f\u00fbt effac\u00e9. \nCes deux petites d\u00e9gageaient de la lumi\u00e8re. En outre, \nelles \u00e9taient r\u00e9gnantes. Dans leur toilette, dans leur \nga\u00eet\u00e9, dans le bruit qu\u2019elles faisaient, il y avait de la \nsouverainet\u00e9. Quand elles entr\u00e8rent, la Th\u00e9nardier \nleur dit d\u2019un ton grondeur, qui \u00e9tait plein \nd\u2019adoration : \u2013 Ah! vous voil\u00e0 donc, vous autres! \nPuis, les attirant dans ses genoux l\u2019une apr\u00e8s \nl\u2019autre, lissant leurs cheveux, renouant leurs rubans, \net les l\u00e2chant ensuite avec cette douce fa\u00e7on de \nsecouer qui est propre aux m\u00e8res, elle s\u2019\u00e9cria : \u2013 Sont-\nelles fagot\u00e9es! \nElles vinrent s\u2019asseoir au coin du feu. Elles avaient \nune poup\u00e9e qu\u2019elles tournaient et retournaient sur \nleurs genoux avec toutes sortes de gazouillements \njoyeux. De temps en temps, Cosette levait les yeux de \nson tricot, et les regardait jouer d\u2019un air lugubre. \nEponine et Azelma ne regardaient pas Cosette. \nC\u2019\u00e9tait pour elles comme le chien. Ces trois petites filles n\u2019avaient pas vingt -quatre ans \u00e0 elles trois, et \nelles repr\u00e9sentaient d\u00e9j\u00e0 toute la soci\u00e9t\u00e9 des hommes; \nd\u2019un c\u00f4t\u00e9 l\u2019envie, de l\u2019autre le d\u00e9dain. \nLa poup\u00e9e des s\u0153urs Th\u00e9nardier \u00e9tait tr\u00e8s fan\u00e9e et \ntr\u00e8s vieille et toute cass\u00e9e, mais elle n\u2019en paraissait pas \nmoins admirable \u00e0 Cosette, qui de sa vie n\u2019avait eu \nune poup\u00e9e, une vraie poup\u00e9e , pour nous servir d\u2019une \nexpression que tous les enfants comprendront. \nTout \u00e0 coup, la Th\u00e9nardier, qui continuait d\u2019aller \net de venir dans la salle, s\u2019aper\u00e7ut que Cosette avait \ndes distractions et qu\u2019au lieu de travailler, elle \ns\u2019occupait des petites qui jouaient. \n\u2013 Ah! je t\u2019y prends! cria -t-elle. C\u2019est comme cela \nque tu travailles! Je vais te faire travailler \u00e0 coups de \nmartinet, moi. \nL\u2019\u00e9tranger, sans quitter sa chaise, se tourna vers la \nTh\u00e9nardier. \n\u2013 Madame, dit -il en s ouriant d\u2019un air presque \ncraintif, bah! laissez -la jouer! \nDe la part de tout voyageur qui e\u00fbt mang\u00e9 une \ntranche de gigot et bu deux bouteilles de vin \u00e0 son \nsouper et qui n\u2019e\u00fbt pas eu l\u2019air d\u2019un affreux pauvre , un \npareil souhait e\u00fbt \u00e9t\u00e9 un ordre. Mais qu\u2019u n homme \nqui avait ce chapeau se perm\u00eet d\u2019avoir un d\u00e9sir et \nqu\u2019un homme qui avait cette redingote se perm\u00eet d\u2019avoir une volont\u00e9, c\u2019est ce que la Th\u00e9nardier ne \ncrut pas devoir tol\u00e9rer. Elle repartit aigrement : \n\u2013 Il faut qu\u2019elle travaille, puisqu\u2019elle mange . Je ne \nla nourris pas \u00e0 rien faire. \n\u2013 Qu\u2019est -ce qu\u2019elle fait donc? reprit l\u2019\u00e9tranger de \ncette voix douce qui contrastait si \u00e9trangement avec \nses habits de mendiant et ses \u00e9paules de portefaix. \nLa Th\u00e9nardier daigna r\u00e9pondre : \n\u2013 Des bas, s\u2019il vous pla\u00eet. Des bas pour mes petites \nfilles qui n\u2019en ont pas, autant dire, et qui vont tout \u00e0 \nl\u2019heure pieds nus. \nL\u2019homme regarda les pauvres pieds rouges de \nCosette, et continua : \n\u2013 Quand aura -t-elle fini cette paire de bas? \n\u2013 Elle en a encore au moins pour trois ou quatre \ngrands jours, la paresseuse. \n\u2013 Et combien peut valoir cette paire de bas, quand \nelle sera faite? \nLa Th\u00e9nardier lui jeta un coup d\u2019\u0153il m\u00e9prisant. \n\u2013 Au moins trente sous. \n\u2013 La donneriez -vous pour cinq francs? reprit \nl\u2019homme. \n\u2013 Pardieu! s\u2019\u00e9cria avec un gros rire un roulier qui \n\u00e9coutait, cinq francs? je crois fichtre bien! cinq balles! \nLe Th\u00e9nardier crut devoir prendre la parole. \u2013 Oui, monsieur, si c\u2019est votre fantaisie, on vous \ndonnera cette paire de bas pour cinq francs. Nous ne \nsavons rien refuser aux voyageurs. \n\u2013 Il faudrait payer tout de suite, dit la Th\u00e9nardier \navec sa fa\u00e7on br\u00e8ve et p\u00e9remptoire. \n\u2013 J\u2019ach\u00e8te cette paire de bas, r\u00e9pondit l\u2019homme, et, \najouta -t-il en tirant de sa poche une pi\u00e8ce de cinq \nfrancs qu\u2019il posa sur la table, \u2013 je la paye. \nPuis il se tourna vers Cosette. \n\u2013 Maintenant ton travail est \u00e0 moi. Joue, mon \nenfant. \nLe roulier fut si \u00e9mu de la pi\u00e8ce de cinq francs, \nqu\u2019il laissa l\u00e0 son verre et accourut. \n\u2013 C\u2019est pourtant vrai! cria-t-il en l\u2019examinant. Une \nvraie roue de d erri\u00e8re! et pas fausse! \nLe Th\u00e9nardier approcha et mit silencieusement la \npi\u00e8ce dans son gousset. \nLa Th\u00e9nardier n\u2019avait rien \u00e0 r\u00e9pliquer. Elle se \nmordit les l\u00e8vres, et son visage prit une expression de \nhaine. \nCependant Cosette tremblait. Elle se risqua \u00e0 \ndemander : \n\u2013 Madame, est -ce que c\u2019est vrai? est -ce que je peux \njouer? \n\u2013 Joue! dit la Th\u00e9nardier d\u2019une voix terrible. \u2013 Merci, madame, dit Cosette. \nEt, pendant que sa bouche remerciait la \nTh\u00e9nardier, toute sa petite \u00e2me remerciait le \nvoyageur. \nLe Th\u00e9n ardier s\u2019\u00e9tait remis \u00e0 boire. Sa femme lui \ndit \u00e0 l\u2019oreille : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que \u00e7a peut \u00eatre que cet homme \njaune? \n\u2013 J\u2019ai vu, r\u00e9pondit souverainement Th\u00e9nardier, des \nmillionnaires qui avaient des redingotes comme cela. \nCosette avait laiss\u00e9 l\u00e0 son tricot, ma is elle n\u2019\u00e9tait \npas sortie de sa place. Cosette bougeait toujours le \nmoins possible. Elle avait pris dans une bo\u00eete derri\u00e8re \nelle quelques vieux chiffons et son petit sabre de \nplomb. \nEponine et Azelma ne faisaient aucune attention \u00e0 \nce qui se passait. Ell es venaient d\u2019ex\u00e9cuter une \nop\u00e9ration fort importante; elles s\u2019\u00e9taient empar\u00e9es du \nchat. Elles avaient jet\u00e9 la poup\u00e9e \u00e0 terre, et Eponine, \nqui \u00e9tait l\u2019a\u00een\u00e9e, emmaillottait le petit chat, malgr\u00e9 ses \nmiaulements et ses contorsions, avec une foule de \nnippes et de guenilles rouges et bleues. Tout en \nfaisant ce grave et difficile travail, elle disait \u00e0 sa s\u0153ur \ndans ce doux et adorable langage des enfants dont la gr\u00e2ce, pareille \u00e0 la splendeur de l\u2019aile des papillons, \ns\u2019en va quand on veut la fixer : \n\u2013 Vois-tu, m a s\u0153ur, cette poup\u00e9e -l\u00e0 est plus \namusante que l\u2019autre. Elle remue, elle crie, elle est \nchaude. Vois -tu, ma s\u0153ur, jouons avec. Ce serait ma \npetite fille. Je serais une dame. Je viendrais te voir et \ntu la regarderais. Peu \u00e0 peu tu verrais ses moustaches, \net cela t\u2019\u00e9tonnerait. Et puis tu verrais ses oreilles, et \npuis tu verrais sa queue, et cela t\u2019\u00e9tonnerait. Et tu me \ndirais : Ah! mon Dieu! et je te dirais : Oui, madame, \nc\u2019est une petite fille que j\u2019ai comme \u00e7a. Les petites \nfilles sont comme \u00e7a \u00e0 pr\u00e9sent. \nAzelma \u00e9coutait Eponine avec admiration. \nCependant, les buveurs s\u2019\u00e9taient mis \u00e0 chanter une \nchanson obsc\u00e8ne dont ils riaient \u00e0 faire trembler le \nplafond. Le Th\u00e9nardier les encourageait et les \naccompagnait. \nComme les oiseaux font un nid avec tout, les \nenfant s font une poup\u00e9e avec n\u2019importe quoi. \nPendant qu\u2019Eponine et Azelma emmaillottaient le \nchat, Cosette de son c\u00f4t\u00e9 avait emmaillott\u00e9 le sabre. \nCela fait, elle l\u2019avait couch\u00e9 sur ses bras, et elle \nchantait doucement pour l\u2019endormir. \nLa poup\u00e9e est un des plus imp\u00e9rieux besoins et en \nm\u00eame temps un des plus charmants instincts de l\u2019enfance f\u00e9minine. Soigner, v\u00eatir, parer, habiller, \nd\u00e9shabiller, rhabiller, enseigner, un peu gronder, \nbercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque \nchose est quelqu\u2019un, tout l\u2019av enir de la femme est l\u00e0. \nTout en r\u00eavant et tout en jasant, tout en faisant de \npetits trousseaux et de petites layettes, tout en \ncousant de petites robes, de petits corsages et de \npetites brassi\u00e8res, l\u2019enfant devient jeune fille, la jeune \nfille devient gran de fille, la grande fille devient \nfemme. Le premier enfant continue la derni\u00e8re \npoup\u00e9e. \nUne petite fille sans poup\u00e9e est \u00e0 peu pr\u00e8s aussi \nmalheureuse et tout \u00e0 fait aussi impossible qu\u2019une \nfemme sans enfant. \nCosette s\u2019\u00e9tait donc fait une poup\u00e9e avec le s abre. \nLa Th\u00e9nardier, elle, s\u2019\u00e9tait rapproch\u00e9e de l\u2019 homme \njaune. \u2013 Mon mari a raison, pensait -elle, c\u2019est peut -\n\u00eatre monsieur Laffitte. Il y a des riches si farces! \nElle vint s\u2019accouder \u00e0 sa table. \n\u2013 Monsieur... dit -elle. \nA ce mot monsieur , l\u2019homme se re tourna. La \nTh\u00e9nardier ne l\u2019avait encore appel\u00e9 que brave homme \nou bonhomme . \n\u2013 Voyez -vous, monsieur, poursuivit -elle en \nprenant son air douce\u00e2tre qui \u00e9tait encore plus f\u00e2cheux \u00e0 voir que son air f\u00e9roce, je veux bien que \nl\u2019enfant joue, je ne m\u2019y oppose pas, mais c\u2019est bon \npour une fois, parce que vous \u00eates g\u00e9n\u00e9reux. Voyez -\nvous, cela n\u2019a rien. Il faut que cela travaille. \n\u2013 Elle n\u2019est donc pas \u00e0 vous, cette enfant? \ndemanda l\u2019homme. \n\u2013 Oh mon Dieu, non, monsieur! c\u2019est une petite \npauvre que nous avons recueill ie comme cela, par \ncharit\u00e9. Une esp\u00e8ce d\u2019enfant imb\u00e9cile. Elle doit avoir \nde l\u2019eau dans la t\u00eate. Elle a la t\u00eate grosse, comme \nvous voyez. Nous faisons pour elle ce que nous \npouvons, car nous ne sommes pas riches. Nous \navons beau \u00e9crire \u00e0 son pays, voil\u00e0 si x mois qu\u2019on ne \nnous r\u00e9pond plus. Il faut croire que sa m\u00e8re est \nmorte. \n\u2013 Ah! dit l\u2019homme, et il retomba dans sa r\u00eaverie. \n\u2013 C\u2019\u00e9tait une pas grand chose que cette m\u00e8re, \najouta la Th\u00e9nardier. Elle abandonnait son enfant. \nPendant toute cette conversation, Cosette, comme \nsi un instinct l\u2019e\u00fbt avertie qu\u2019on parlait d\u2019elle, n\u2019avait \npas quitt\u00e9 des yeux la Th\u00e9nardier. Elle \u00e9coutait \nvaguement. Elle entendait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques mots. \nCependant les buveurs, tous ivres aux trois quarts, \nr\u00e9p\u00e9taient leur refrain immond e avec un \nredoublement de ga\u00eet\u00e9. C\u2019\u00e9tait une gaillardise de haut go\u00fbt o\u00f9 \u00e9taient m\u00eal\u00e9s la Vierge et l\u2019enfant J\u00e9sus. La \nTh\u00e9nardier \u00e9tait all\u00e9e prendre sa part des \u00e9clats de \nrire. Cosette, sous la table, regardait le feu qui se \nr\u00e9verb\u00e9rait dans son \u0153il fixe; elle s\u2019\u00e9tait remise \u00e0 \nbercer l\u2019esp\u00e8ce de maillot qu\u2019elle avait fait, et tout en \nle ber\u00e7ant, elle chantait \u00e0 voix basse : Ma m\u00e8re est \nmorte! ma m\u00e8re est morte! ma m\u00e8re est morte! \nSur de nouvelles insistances de l\u2019h\u00f4tesse, l\u2019homme \njaune, \u00ab le millionnaire \u00bb, consentit enfin \u00e0 souper. \n\u2013 Que veut monsieur? \n\u2013 Du pain et du fromage, dit l\u2019homme. \n\u2013 D\u00e9cid\u00e9ment c\u2019est un gueux, pensa la Th\u00e9nardier. \nLes ivrognes chantaient toujours leur chanson, et \nl\u2019enfant, sous la table, chantait aussi la sienne. \nTout \u00e0 coup Cosette s\u2019interrompit. Elle venait de \nse retourner et d\u2019apercevoir la poup\u00e9e des petites \nTh\u00e9nardier qu\u2019elles avaient quitt\u00e9e pour le chat et \nlaiss\u00e9e \u00e0 terre \u00e0 quelques pas de la table de cuisine. \nAlors elle laissa tomber le sabre emmaillott\u00e9 qui ne \nlui su ffisait qu\u2019\u00e0 demi, puis elle promena lentement \nses yeux autour de la salle. La Th\u00e9nardier parlait bas \u00e0 \nson mari, et comptait de la monnaie, Ponine et \nZelma jouaient avec le chat, les voyageurs \nmangeaient, ou buvaient, ou chantaient, aucun regard \nn\u2019\u00e9tait f ix\u00e9 sur elle. Elle n\u2019avait pas un moment \u00e0 perdre. Elle sortit de dessous la table en rampant sur \nles genoux et sur les mains, s\u2019assura encore une fois \nqu\u2019on ne la guettait pas, puis se glissa vivement \njusqu\u2019\u00e0 la poup\u00e9e, et la saisit. Un instant apr\u00e8s elle \n\u00e9tait \u00e0 sa place, assise, immobile, tourn\u00e9e seulement \nde mani\u00e8re \u00e0 faire de l\u2019ombre sur la poup\u00e9e qu\u2019elle \ntenait dans ses bras. Ce bonheur de jouer avec une \npoup\u00e9e \u00e9tait tellement rare pour elle qu\u2019il avait toute \nla violence d\u2019une volupt\u00e9. \nPersonne ne l\u2019 avait vue, except\u00e9 le voyageur, qui \nmangeait lentement son maigre souper. \nCette joie dura pr\u00e8s d\u2019un quart d\u2019heure. \nMais, quelque pr\u00e9caution que prit Cosette, elle ne \ns\u2019apercevait pas qu\u2019un des pieds de la poup\u00e9e \u2013\n passait , \u2013 et que le feu de la chemin\u00e9e l\u2019\u00e9clairait tr\u00e8s \nvivement. Ce pied rose et lumineux qui sortait de \nl\u2019ombre frappa subitement le regard d\u2019Azelma qui dit \n\u00e0 Eponine : \u2013 Tiens! ma s\u0153ur! \nLes deux petites filles s\u2019arr\u00eat\u00e8rent, stup\u00e9faites. \nCosette avait os\u00e9 prendre la poup\u00e9e! \nEponine se leva, et sans l\u00e2cher le chat, alla vers sa \nm\u00e8re et se mit \u00e0 la tirer par sa jupe. \n\u2013 Mais laisse -moi donc! dit la m\u00e8re. Qu\u2019est -ce que \ntu me veux? \n\u2013 M\u00e8re, dit l\u2019enfant, regarde donc! Et elle d\u00e9signait du doigt Cosette. \nCosette, elle, tout enti\u00e8re aux extases de la \npossession, ne voyait et n\u2019entendait plus rien. \nLe visage de la Th\u00e9nardier prit cette expression \nparticuli\u00e8re qui se compose du terrible m\u00eal\u00e9 aux riens \nde la vie et qui a fait nommer ces sortes de femmes : \nm\u00e9g\u00e8res. \nCette fois, l\u2019orgueil bless\u00e9 exas p\u00e9rait encore sa \ncol\u00e8re. Cosette avait franchi tous les intervalles, \nCosette avait attent\u00e9 \u00e0 la poup\u00e9e de \u00ab ces \ndemoiselles \u00bb. Une czarine qui verrait un mougick \nessayer le grand cordon bleu de son imp\u00e9rial fils \nn\u2019aurait pas une autre figure. \nElle cria d\u2019 une voix que l\u2019indignation enrouait. \n\u2013 Cosette! \nCosette tressaillit comme si la terre e\u00fbt trembl\u00e9 \nsous elle. Elle se retourna. \n\u2013 Cosette! r\u00e9p\u00e9ta la Th\u00e9nardier. \nCosette prit la poup\u00e9e et la posa doucement \u00e0 terre \navec une sorte de v\u00e9n\u00e9ration m\u00eal\u00e9e de d\u00e9 sespoir. \nAlors, sans la quitter des yeux, elle joignit les mains, \net, ce qui est effrayant \u00e0 dire dans un enfant de cet \n\u00e2ge, elle se les tordit; puis, ce que n\u2019avait pu lui \narracher aucune des \u00e9motions de la journ\u00e9e, ni la \ncourse dans le bois, ni la pesant eur du seau d\u2019eau, ni la perte de l\u2019argent, ni la vue du martinet, ni m\u00eame la \nsombre parole qu\u2019elle avait entendu dire \u00e0 la \nTh\u00e9nardier, \u2013 elle pleura. Elle \u00e9clata en sanglots. \nCependant le voyageur s\u2019\u00e9tait lev\u00e9. \n\u2013 Qu\u2019est -ce donc? dit -il \u00e0 la Th\u00e9nardier. \n\u2013 Vous ne voyez pas? dit la Th\u00e9nardier en \nmontrant du doigt le corps du d\u00e9lit qui gisait aux \npieds de Cosette. \n\u2013 H\u00e9 bien, quoi? reprit l\u2019homme. \n\u2013 Cette gueuse, r\u00e9pondit la Th\u00e9nardier, s\u2019est \npermis de toucher \u00e0 la poup\u00e9e des enfants! \n\u2013 Tout ce bruit pou r cela! dit l\u2019homme. Eh bien, \nquand elle jouerait avec cette poup\u00e9e? \n\u2013 Elle y a touch\u00e9 avec ses mains sales! poursuivit la \nTh\u00e9nardier, avec ses affreuses mains! \nIci Cosette redoubla ses sanglots. \n\u2013 Te tairas -tu! cria la Th\u00e9nardier. \nL\u2019homme alla droit \u00e0 la porte de la rue, l\u2019ouvrit et \nsortit. \nD\u00e8s qu\u2019il fut sorti, la Th\u00e9nardier profita de son \nabsence pour allonger sous la table \u00e0 Cosette un \ngrand coup de pied qui fit jeter \u00e0 l\u2019enfant les hauts \ncris. \nLa porte se rouvrit, l\u2019homme reparut, il portait \ndans ses deux mains la poup\u00e9e fabuleuse dont nous avons parl\u00e9 et que tous les marmots du village \ncontemplaient depuis le matin, et il la posa debout \ndevant Cosette en disant : \n\u2013 Tiens, c\u2019est pour toi. \nIl faut croire que, depuis plus d\u2019une heure qu\u2019il \n\u00e9tait l\u00e0 , au milieu de sa r\u00eaverie, il avait confus\u00e9ment \nremarqu\u00e9 cette boutique de bimbeloterie \u00e9clair\u00e9e de \nlampions et de chandelles si splendidement qu\u2019on \nl\u2019apercevait \u00e0 travers la vitre du cabaret comme une \nillumination. \nCosette leva les yeux, elle avait vu ve nir l\u2019homme \u00e0 \nelle avec cette poup\u00e9e comme elle e\u00fbt vu venir le \nsoleil, elle entendit ces paroles inou\u00efes : c\u2019est pour toi , \nelle le regarda, elle regarda la poup\u00e9e, puis elle recula \nlentement, et s\u2019alla cacher tout au fond sous la table \ndans le coin du mur . \nElle ne pleurait plus, elle ne criait plus, elle avait \nl\u2019air de ne plus oser respirer. \nLa Th\u00e9nardier, Eponine, Azelma, \u00e9taient autant de \nstatues. Les buveurs eux -m\u00eames s\u2019\u00e9taient arr\u00eat\u00e9s. Il \ns\u2019\u00e9tait fait un silence solennel dans tout le cabaret. \nLa Th\u00e9 nardier, p\u00e9trifi\u00e9e et muette, recommen\u00e7ait \nses conjectures : \u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que ce vieux? \nest-ce un pauvre? est -ce un millionnaire? C\u2019est peut -\n\u00eatre les deux, c\u2019est -\u00e0-dire un voleur. La face du mari Th\u00e9nardier offrit cette ride \nexpressive qui accent ue la figure humaine chaque fois \nque l\u2019instinct dominant y appara\u00eet avec toute sa \npuissance bestiale. Le gargotier consid\u00e9rait tour \u00e0 \ntour la poup\u00e9e et le voyageur; il semblait flairer cet \nhomme comme il e\u00fbt flair\u00e9 un sac d\u2019argent. Cela ne \ndura que le temp s d\u2019un \u00e9clair. Il s\u2019approcha de sa \nfemme et lui dit bas : \u2013 Cette machine co\u00fbte au \nmoins trente francs. Pas de b\u00eatises. A plat ventre \ndevant l\u2019homme! \nLes natures grossi\u00e8res ont cela de commun avec \nles natures na\u00efves qu\u2019elles n\u2019ont pas de transitions. \n\u2013 Eh bien, Cosette, dit la Th\u00e9nardier d\u2019une voix \nqui voulait \u00eatre douce et qui \u00e9tait toute compos\u00e9e de \nce miel aigre des m\u00e9chantes femmes, est -ce que tu ne \nprends pas ta poup\u00e9e? \nCosette se hasarda \u00e0 sortir de son trou. \n\u2013 Ma petite Cosette, reprit le Th\u00e9nard ier d\u2019un air \ncaressant, monsieur te donne une poup\u00e9e. Prends -la. \nElle est \u00e0 toi. \nCosette consid\u00e9rait la poup\u00e9e merveilleuse avec \nune sorte de terreur. Son visage \u00e9tait encore inond\u00e9 \nde larmes, mais ses yeux commen\u00e7aient \u00e0 s\u2019emplir, \ncomme le ciel au cr\u00e9pus cule du matin, des \nrayonnements \u00e9tranges de la joie. Ce qu\u2019elle \u00e9prouvait en ce moment -l\u00e0 \u00e9tait un peu pareil \u00e0 ce qu\u2019elle e\u00fbt \nressenti si on lui e\u00fbt dit brusquement : Petite, vous \n\u00eates la reine de France. \nIl lui semblait que si elle touchait \u00e0 cette poup \u00e9e, le \ntonnerre en sortirait. \nCe qui \u00e9tait vrai jusqu\u2019\u00e0 un certain point, car elle se \ndisait que la Th\u00e9nardier gronderait, et la battrait. \nPourtant, l\u2019attraction l\u2019emporta. Elle finit par \ns\u2019approcher, et murmura timidement en se tournant \nvers la Th\u00e9nardi er : \n\u2013 Est-ce que je peux, madame? \nAucune expression ne saurait rendre cet air \u00e0 la \nfois d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, \u00e9pouvant\u00e9 et ravi. \n\u2013 Pardi! fit la Th\u00e9nardier, c\u2019est \u00e0 toi. Puisque \nmonsieur te la donne. \n\u2013 Vrai, monsieur? reprit Cosette, est -ce que c\u2019est \nvrai? c\u2019est \u00e0 moi, la dame? \nL\u2019\u00e9tranger paraissait avoir les yeux pleins de \nlarmes. Il semblait \u00eatre \u00e0 ce point d\u2019\u00e9motion o\u00f9 l\u2019on \nne parle pas pour ne pas pleurer. Il fit un signe de \nt\u00eate \u00e0 Cosette, et mit la main de \u00ab la dame \u00bb dans sa \npetite main. \nCosette retira v ivement sa main, comme si celle de \nla dame la br\u00fblait, et se mit \u00e0 regarder le pav\u00e9. Nous \nsommes forc\u00e9 d\u2019ajouter qu\u2019en cet instant -l\u00e0 elle tirait la langue d\u2019une fa\u00e7on d\u00e9mesur\u00e9e. Tout \u00e0 coup, elle se \nretourna et saisit la poup\u00e9e avec emportement. \n\u2013 Je l\u2019a ppellerai Catherine, dit -elle. \nCe fut un moment bizarre que celui o\u00f9 les haillons \nde Cosette rencontr\u00e8rent et \u00e9treignirent les rubans et \nles fra\u00eeches mousselines roses de la poup\u00e9e. \n\u2013 Madame, reprit -elle, est -ce que je peux la mettre \nsur une chaise? \n\u2013 Oui, mon enfant, r\u00e9pondit la Th\u00e9nardier. \nMaintenant c\u2019\u00e9taient Eponine et Azelma qui \nregardaient Cosette avec envie. \nCosette posa Catherine sur une chaise, puis s\u2019assit \n\u00e0 terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un \nmot, dans l\u2019attitude de la conte mplation. \n\u2013 Joue donc, Cosette, dit l\u2019\u00e9tranger. \n\u2013 Oh! je joue, r\u00e9pondit l\u2019enfant. \nCet \u00e9tranger, cet inconnu qui avait l\u2019air d\u2019une visite \nque la Providence faisait \u00e0 Cosette, \u00e9tait en ce \nmoment -l\u00e0 ce que la Th\u00e9nardier ha\u00efssait le plus au \nmonde. Pourtant, il fallait se contraindre. C\u2019\u00e9tait plus \nd\u2019\u00e9motions qu\u2019elle n\u2019en pouvait supporter, si habitu\u00e9e \nqu\u2019elle f\u00fbt \u00e0 la dissimulation par la copie qu\u2019elle \nt\u00e2chait de faire de son mari dans toutes ses actions. \nElle se h\u00e2ta d\u2019envoyer ses filles coucher, puis elle \ndemanda \u00e0 l\u2019homme -jaune la permission d\u2019y envoyer aussi Cosette, \u2013 qui a bien fatigu\u00e9 aujourd\u2019hui , ajouta -t-\nelle d\u2019un air maternel. Cosette s\u2019alla coucher \nemportant Catherine entre ses bras. \nLa Th\u00e9nardier allait de temps en temps \u00e0 l\u2019autre \nbout de la salle o\u00f9 \u00e9tait son homme, pour se soulager \nl\u2019\u00e2me, disait -elle. Elle \u00e9changeait avec son mari \nquelques paroles d\u2019autant plus furieuses qu\u2019elle \nn\u2019osait les dire tout haut : \n\u2013 Vieille b\u00eate! qu\u2019est -ce qu\u2019il a donc dans le ventre? \nvenir nous d\u00e9ranger ici! vouloir q ue ce petit monstre \njoue! lui donner des poup\u00e9es! donner des poup\u00e9es de \nquarante francs \u00e0 une chienne que je donnerais moi \npour quarante sous! encore un peu il lui dirait votre \nmajest\u00e9 comme \u00e0 la duchesse de Berry! Y a -t-il du \nbon sens? il est donc enrag\u00e9, ce vieux myst\u00e9rieux -l\u00e0? \n\u2013 Pourquoi? C\u2019est tout simple, r\u00e9pliquait le \nTh\u00e9nardier. Si \u00e7a l\u2019amuse! Toi, \u00e7a t\u2019amuse que la \npetite travaille, lui, \u00e7a l\u2019amuse qu\u2019elle joue. Il est dans \nson droit. Un voyageur, \u00e7a fait ce que \u00e7a veut quand \n\u00e7a paye. Si ce vieux e st un philanthrope, qu\u2019est -ce que \n\u00e7a te fait? Si c\u2019est un imb\u00e9cile, \u00e7a ne te regarde pas. \nDe quoi te m\u00eales -tu, puisqu\u2019il a de l\u2019argent? \nLangage de ma\u00eetre et raisonnement d\u2019aubergiste \nqui n\u2019admettaient ni l\u2019un ni l\u2019autre la r\u00e9plique. L\u2019homme s\u2019\u00e9tait accou d\u00e9 sur la table et avait repris \nson attitude de r\u00eaverie. Tous les autres voyageurs, \nmarchands et rouliers, s\u2019\u00e9taient un peu \u00e9loign\u00e9s et ne \nchantaient plus. Ils le consid\u00e9raient \u00e0 distance avec \nune sorte de crainte respectueuse. Ce particulier si \npauvrement v\u00eatu, qui tirait de sa poche les roues de \nderri\u00e8re avec tant d\u2019aisance et qui prodiguait des \npoup\u00e9es gigantesques \u00e0 de petites souillons en sabots, \n\u00e9tait certainement un bonhomme magnifique et \nredoutable. \nPlusieurs heures s\u2019\u00e9coul\u00e8rent. La messe de minuit \n\u00e9tait dite, le r\u00e9veillon \u00e9tait fini, les buveurs s\u2019en \n\u00e9taient all\u00e9s, le cabaret \u00e9tait ferm\u00e9, la salle basse \u00e9tait \nd\u00e9serte, le feu s\u2019\u00e9tait \u00e9teint, l\u2019\u00e9tranger \u00e9tait toujours \u00e0 \nla m\u00eame place et dans la m\u00eame posture. De temps en \ntemps il changeait le coude su r lequel il s\u2019appuyait. \nVoil\u00e0 tout. Mais il n\u2019avait pas dit un mot depuis que \nCosette n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. \nLes Th\u00e9nardier seuls, par convenance et par \ncuriosit\u00e9, \u00e9taient rest\u00e9s dans la salle. \u2013 Est-ce qu\u2019il va \npasser la nuit comme \u00e7a? grommelait la Th\u00e9nardier . \nComme deux heures du matin sonnaient, elle se \nd\u00e9clara vaincue et dit \u00e0 son mari : \u2013 Je vais me \ncoucher. Fais -en ce que tu voudras. \u2013 Le mari s\u2019assit \u00e0 une table dans un coin, alluma une chandelle et se \nmit \u00e0 lire le Courrier fran\u00e7ais . \nUne bonne heure pa ssa ainsi. Le digne aubergiste \navait lu au moins trois fois le Courrier fran\u00e7ais , depuis \nla date du num\u00e9ro jusqu\u2019au nom de l\u2019imprimeur. \nL\u2019\u00e9tranger ne bougeait pas. \nLe Th\u00e9nardier remua, toussa, cracha, se moucha, \nfit craquer sa chaise. Aucun mouvement de l \u2019homme. \n\u2013 Est-ce qu\u2019il dort, pensa le Th\u00e9nardier? \u2013 L\u2019homme \nne dormait pas, mais rien ne pouvait l\u2019\u00e9veiller. \nEnfin Th\u00e9nardier \u00f4ta son bonnet, s\u2019approcha \ndoucement, et s\u2019aventura \u00e0 dire : \n\u2013 Est-ce que monsieur ne va pas reposer? \nNe va pas se coucher lui e\u00fbt sembl\u00e9 excessif et \nfamilier. Reposer sentait le luxe et \u00e9tait du respect. Ces \nmots -l\u00e0 ont la propri\u00e9t\u00e9 myst\u00e9rieuse et admirable de \ngonfler le lendemain matin le chiffre de la carte \u00e0 \npayer. Une chambre o\u00f9 l\u2019on couche co\u00fbte vingt sous; \nune chambre o\u00f9 l\u2019 on repose co\u00fbte vingt francs. \n\u2013 Tiens! dit l\u2019\u00e9tranger, vous avez raison. O\u00f9 est \nvotre \u00e9curie? \n\u2013 Monsieur, fit le Th\u00e9nardier avec un sourire, je \nvais conduire monsieur. \nIl prit la chandelle, l\u2019homme prit son paquet et son \nb\u00e2ton, et Th\u00e9nardier le mena dan s une chambre au premier qui \u00e9tait d\u2019une rare splendeur, toute meubl\u00e9e \nen acajou avec un lit -bateau et des rideaux de calicot \nrouge. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que cela? dit le voyageur. \n\u2013 C\u2019est notre propre chambre de noce, dit \nl\u2019aubergiste. Nous en habitons une autre, mon \n\u00e9pouse et moi. On n\u2019entre ici que trois ou quatre fois \ndans l\u2019ann\u00e9e. \n\u2013 J\u2019aurais autant aim\u00e9 l\u2019\u00e9curie, dit l\u2019homme \nbrusquement. \nLe Th\u00e9nardier n\u2019eut pas l\u2019air d\u2019entendre cette \nr\u00e9flexion peu obligeante. \nIl alluma deux bougies de cire toutes neuves qui \nfiguraient sur la chemin\u00e9e. Un assez bon feu flambait \ndans l\u2019\u00e2tre. \nIl y avait sur cette chemin\u00e9e, sous un bocal, une \ncoiffure de femme en fils d\u2019argent et en fleurs \nd\u2019oranger. \n\u2013 Et ceci, qu\u2019est -ce que c\u2019est? reprit l\u2019\u00e9tranger. \n\u2013 Monsieur, dit le Th\u00e9nardier, c\u2019est le chapeau de \nmari\u00e9e de ma femme. \nLe voyageur regarda l\u2019objet d\u2019un regard qui \nsemblait dire : il y a donc eu un moment o\u00f9 ce \nmonstre a \u00e9t\u00e9 une vierge! Du reste le Th\u00e9nardier mentait. Quand il avait pris \n\u00e0 bail cette bicoque pour en f aire une gargote, il avait \ntrouv\u00e9 cette chambre ainsi garnie, et avait achet\u00e9 ces \nmeubles et brocant\u00e9 ces fleurs d\u2019oranger, jugeant que \ncela ferait une ombre gracieuse sur \u00ab son \u00e9pouse \u00bb, et \nqu\u2019il en r\u00e9sulterait pour sa maison ce que les anglais \nappellent de la respectabilit\u00e9. \nQuand le voyageur se retourna, l\u2019h\u00f4te avait \ndisparu. Le Th\u00e9nardier s\u2019\u00e9tait \u00e9clips\u00e9 discr\u00e8tement, \nsans oser dire bonsoir, ne voulant pas traiter avec une \ncordialit\u00e9 irrespectueuse un homme qu\u2019il se proposait \nd\u2019\u00e9corcher royalement le l endemain matin. \nL\u2019aubergiste se retira dans sa chambre. Sa femme \n\u00e9tait couch\u00e9e, mais elle ne dormait pas. Quand elle \nentendit le pas de son mari, elle se retourna et lui dit : \n\u2013 Tu sais que je flanque demain Cosette \u00e0 la porte. \nLe Th\u00e9nardier r\u00e9pondit fr oidement : \n\u2013 Comme tu y vas! \nIls n\u2019\u00e9chang\u00e8rent pas d\u2019autres paroles et quelques \nminutes apr\u00e8s leur chandelle \u00e9tait \u00e9teinte. \nDe son c\u00f4t\u00e9 le voyageur avait d\u00e9pos\u00e9 dans un coin \nson b\u00e2ton et son paquet. L\u2019h\u00f4te parti, il s\u2019assit sur un \nfauteuil et resta quel que temps pensif. Puis il \u00f4ta ses \nsouliers, prit une des deux bougies, souffla l\u2019autre, \npoussa la porte et sortit de la chambre, regardant autour de lui comme quelqu\u2019un qui cherche. Il \ntraversa un corridor et parvint \u00e0 l\u2019escalier. L\u00e0 il \nentendit un petit b ruit tr\u00e8s doux qui ressemblait \u00e0 une \nrespiration d\u2019enfant. Il se laissa conduire par ce bruit \net arriva \u00e0 une esp\u00e8ce d\u2019enfoncement triangulaire \npratiqu\u00e9 sous l\u2019escalier ou pour mieux dire form\u00e9 par \nl\u2019escalier m\u00eame. Cet enfoncement n\u2019\u00e9tait autre chose \nque l e dessous des marches. L\u00e0, parmi toutes sortes \nde vieux paniers et de vieux tessons, dans la \npoussi\u00e8re et dans les toiles d\u2019araign\u00e9es, il y avait un \nlit; si l\u2019on peut appeler lit une paillasse trou\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 \nmontrer la paille et une couverture trou\u00e9e jusqu \u2019\u00e0 \nlaisser voir la paillasse. Point de draps. Cela \u00e9tait pos\u00e9 \n\u00e0 terre sur le carreau. Dans ce lit Cosette dormait. \nL\u2019homme s\u2019approcha, et la consid\u00e9ra. \nCosette dormait profond\u00e9ment, elle \u00e9tait toute \nhabill\u00e9e. L\u2019hiver elle ne se d\u00e9shabillait pas pour avoi r \nmoins froid. \nElle tenait serr\u00e9e contre elle la poup\u00e9e dont les \ngrands yeux ouverts brillaient dans l\u2019obscurit\u00e9. De \ntemps en temps elle poussait un grand soupir comme \nsi elle allait se r\u00e9veiller, et elle \u00e9treignait la poup\u00e9e \ndans ses bras presque convuls ivement. Il n\u2019y avait \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 de son lit qu\u2019un de ses sabots. Une porte ouverte pr\u00e8s du galetas de Cosette \nlaissait voir une assez grande chambre sombre. \nL\u2019\u00e9tranger y p\u00e9n\u00e9tra. Au fond, \u00e0 travers une porte \nvitr\u00e9e, on apercevait deux petits lits jumeaux tr\u00e8s \nblancs. C\u2019\u00e9taient ceux d\u2019Azelma et d\u2019Eponine. \nDerri\u00e8re ces lits disparaissait \u00e0 demi un berceau \nd\u2019osier sans rideaux o\u00f9 dormait le petit gar\u00e7on qui \navait cri\u00e9 toute la soir\u00e9e. \nL\u2019\u00e9tranger conjectura que cette chambre \ncommuniquait avec celle des \u00e9poux Th\u00e9n ardier. Il \nallait se retirer quand son regard rencontra la \nchemin\u00e9e; une de ces vastes chemin\u00e9es d\u2019auberge o\u00f9 \nil y a toujours un si petit feu, quand il y a du feu, et \nqui sont si froides \u00e0 voir. Dans celle -l\u00e0 il n\u2019y avait pas \nde feu, il n\u2019y avait pas m\u00eame de cendre; ce qui y \u00e9tait \nattira pourtant l\u2019attention du voyageur. C\u2019\u00e9taient deux \npetits souliers d\u2019enfant de forme coquette et de \ngrandeur in\u00e9gale; le voyageur se rappela la gracieuse \net imm\u00e9moriale coutume des enfants qui d\u00e9posent \nleur chaussure dans la chemin\u00e9e le jour de No\u00ebl pour \ny attendre dans les t\u00e9n\u00e8bres quelque \u00e9tincelant cadeau \nde leur bonne f\u00e9e. Eponine et Azelma n\u2019avaient eu \ngarde d\u2019y manquer, et elles avaient mis chacune un de \nleurs souliers dans la chemin\u00e9e. \nLe voyageur se pencha. La f\u00e9e, c \u2019est-\u00e0-dire la m\u00e8re, avait d\u00e9j\u00e0 fait sa visite, \net l\u2019on voyait reluire dans chaque soulier une belle \npi\u00e8ce de dix sous toute neuve. \nL\u2019homme se relevait et allait s\u2019en aller lorsqu\u2019il \naper\u00e7ut au fond, \u00e0 l\u2019\u00e9cart, dans le coin le plus obscur \nde l\u2019\u00e2tre, un au tre objet. Il regarda, et reconnut un \nsabot, un affreux sabot du bois le plus grossier, \u00e0 \ndemi bris\u00e9 et tout couvert de cendre et de boue \ndess\u00e9ch\u00e9e. C\u2019\u00e9tait le sabot de Cosette. Cosette, avec \ncette touchante confiance des enfants qui peut \u00eatre \ntromp\u00e9e touj ours sans se d\u00e9courager jamais, avait \nmis, elle aussi, son sabot dans la chemin\u00e9e. \nC\u2019est une chose sublime et douce que l\u2019esp\u00e9rance \ndans un enfant qui n\u2019a jamais connu que le d\u00e9sespoir. \nIl n\u2019y avait rien dans ce sabot. \nL\u2019\u00e9tranger fouilla dans son gilet, se courba, et mit \ndans le sabot de Cosette un louis d\u2019or. \nPuis il regagna sa chambre \u00e0 pas de loup. \n \n \n \n \nII, 3, 9 \n \n \n \n \n \nTh\u00e9nardier \u00e0 la man\u0153uvre \n \n \n \n \n \n \nLe lendemain matin, deux heures au moins avant \nle jour, le mari Th\u00e9nardier, attabl\u00e9 pr\u00e8s d\u2019une \nchande lle dans la salle basse du cabaret, une plume \u00e0 \nla main, composait la carte du voyageur \u00e0 la redingote \njaune. \nLa femme debout, \u00e0 demi courb\u00e9e sur lui, le \nsuivait des yeux. Ils n\u2019\u00e9changeaient pas une parole. \nC\u2019\u00e9tait, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, une m\u00e9ditation profonde, de l\u2019autre, cette admiration religieuse avec laquelle on \nregarde na\u00eetre et s\u2019\u00e9panouir une merveille de l\u2019esprit \nhumain. On entendait un bruit dans la maison; c\u2019\u00e9tait \nl\u2019Alouette qui balayait l\u2019escalier. \nApr\u00e8s un bon quart d\u2019heure et quelques ratures, le \nTh\u00e9na rdier produisit ce chef -d\u2019\u0153uvre : \n \nNote du Monsieur du n\u00b0 1 . \n \nSouper.....................................fr. 3 \nChambre................................. \" 10 \nBougie..................................... \" 5 \nFeu......................................... ...\" 4 \nService..................................... \" 1 \n----------- \nTOTAL............. ..................... .fr. 23 \n \nService \u00e9tait \u00e9crit servisse . \n\u2013 Vingt -trois francs! s\u2019\u00e9cria la femme avec un \nenthousiasme m \u00eal\u00e9 de quelque h\u00e9sitation. \nComme tous les g rands artistes, le Th\u00e9nardier \nn\u2019\u00e9tait pas content. \n\u2013 Peuh! fit -il. \nC\u2019\u00e9tait l\u2019accent de Castlereagh r\u00e9digeant au \ncongr\u00e8s de Vienne la carte \u00e0 payer de la France. \u2013 Monsieur Th\u00e9nardier, tu as raison, il doit bien \ncela, murmura la femme qui songeait \u00e0 la p oup\u00e9e \ndonn\u00e9e \u00e0 Cosette en pr\u00e9sence de ses filles, c\u2019est juste, \nmais c\u2019est trop. Il ne voudra pas payer. \nLe Th\u00e9nardier fit son rire froid, et dit : \n\u2013 Il payera. \nCe rire \u00e9tait la signification supr\u00eame de la certitude \net de l\u2019autorit\u00e9. Ce qui \u00e9tait dit ain si devait \u00eatre. La \nfemme n\u2019insista point. Elle se mit \u00e0 ranger les tables; \nle mari marchait de long en large dans la salle. Un \nmoment apr\u00e8s il ajouta : \n\u2013 Je dois bien quinze cents francs, moi! \nIl alla s\u2019asseoir au coin de la chemin\u00e9e, m\u00e9ditant, \nles pieds sur les cendres chaudes. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0! reprit la femme, tu n\u2019oublies pas que je \nflanque Cosette \u00e0 la porte aujourd\u2019hui? Ce monstre! \nelle me mange le c\u0153ur avec sa poup\u00e9e! J\u2019aimerais \nmieux \u00e9pouser Louis XVIII que de la garder un jour \nde plus \u00e0 la maison! \nLe Th \u00e9nardier alluma sa pipe et r\u00e9pondit entre \ndeux bouff\u00e9es : \n\u2013 Tu remettras la carte \u00e0 l\u2019homme. \nPuis il sortit. \nIl \u00e9tait \u00e0 peine hors de la salle que le voyageur y \nentra. Le Th\u00e9nardier reparut sur -le-champ derri\u00e8re lui et \ndemeura immobile dans la porte en tre-b\u00e2ill\u00e9e, visible \nseulement pour sa femme. \nL\u2019homme jaune portait \u00e0 la main son b\u00e2ton et son \npaquet. \n\u2013 Lev\u00e9 si t\u00f4t! dit la Th\u00e9nardier, est -ce que \nmonsieur nous quitte d\u00e9j\u00e0? \nTout en parlant ainsi, elle tournait d\u2019un air \nembarrass\u00e9 la carte dans ses mai ns et y faisait des plis \navec ses ongles. Son visage dur offrait une nuance qui \nne lui \u00e9tait pas habituelle, la timidit\u00e9 et le scrupule. \nPr\u00e9senter une pareille note \u00e0 un homme qui avait \nsi parfaitement l\u2019air d\u2019 \u00ab un pauvre \u00bb, cela lui paraissait \nmalais\u00e9. \nLe voyageur semblait pr\u00e9occup\u00e9 et distrait. Il \nr\u00e9pondit : \n\u2013 Oui, madame, je m\u2019en vais. \n\u2013 Monsieur, reprit -elle, n\u2019avait donc pas d\u2019affaires \n\u00e0 Montfermeil? \n\u2013 Non. Je passe par ici. Voil\u00e0 tout. \u2013 Madame, \najouta -t-il, qu\u2019est -ce que je dois? \nLa Th\u00e9nardier , sans r\u00e9pondre, lui tendit la carte \npli\u00e9e. \nL\u2019homme d\u00e9plia le papier, et le regarda, mais son \nattention \u00e9tait visiblement ailleurs. \u2013 Madame, reprit -il, faites -vous de bonnes affaires \ndans ce Montfermeil? \n\u2013 Comme cela, monsieur, r\u00e9pondit la Th\u00e9nardier \nstup\u00e9faite de ne point voir d\u2019autre explosion. \nElle poursuivit d\u2019un accent \u00e9l\u00e9giaque et \nlamentable : \n\u2013 Oh! monsieur, les temps sont bien durs! et puis \nnous avons si peu de bourgeois dans nos endroits! \nC\u2019est tout petit monde, voyez -vous. Si nous n\u2019avions \npas par -ci par -l\u00e0 des voyageurs g\u00e9n\u00e9reux et riches \ncomme monsieur! Nous avons tant de charges. \nTenez, cette petite nous co\u00fbte les yeux de la t\u00eate. \n\u2013 Quelle petite? \n\u2013 Eh bien, la petite, vous savez! Cosette! \nl\u2019Alouette, comme on dit dans le pays! \n\u2013 Ah! di t l\u2019homme. \nElle continua : \n\u2013 Sont-ils b\u00eates, ces paysans, avec leurs sobriquets! \nelle a plut\u00f4t l\u2019air d\u2019une chauve -souris que d\u2019une \nalouette. Voyez -vous, monsieur, nous ne demandons \npas la charit\u00e9, mais nous ne pouvons pas la faire. \nNous ne gagnons rien, et nous avons gros \u00e0 payer. La \npatente, les impositions, les portes et fen\u00eatres, les \ncentimes! Monsieur sait que le gouvernement demande un argent terrible. Et puis j\u2019ai mes filles, \nmoi. Je n\u2019ai pas besoin de nourrir l\u2019enfant des autres. \nL\u2019homme reprit, d e cette voix qu\u2019il s\u2019effor\u00e7ait de \nrendre indiff\u00e9rente et dans laquelle il y avait un \ntremblement : \n\u2013 Et si l\u2019on vous en d\u00e9barrassait? \n\u2013 De qui? de la Cosette? \n\u2013 Oui. \nLa face rouge et violente de la gargoti\u00e8re s\u2019illumina \nd\u2019un \u00e9panouissement hideux. \n\u2013 Ah, monsieur! mon bon monsieur! prenez -la, \ngardez -la, emmenez -la, emportez -la, sucrez -la, \ntruffez -la, buvez -la, mangez -la, et soyez b\u00e9ni de la \nbonne sainte Vierge et de tous les saints du paradis! \n\u2013 C\u2019est dit. \n\u2013 Vrai? vous l\u2019emmenez? \n\u2013 Je l\u2019emm\u00e8ne. \n\u2013 Tout de suite? \n\u2013 Tout de suite. Appelez l\u2019enfant. \n\u2013 Cosette! cria la Th\u00e9nardier. \n\u2013 En attendant, poursuivit l\u2019homme, je vais \ntoujours vous payer ma d\u00e9pense. Combien est -ce? \nIl jeta un coup d\u2019\u0153il sur la carte et ne put r\u00e9primer \nun mouvement de surprise : \n\u2013 Vingt -trois francs! Il regarda la gargoti\u00e8re et r\u00e9p\u00e9ta : \n\u2013 Vingt -trois francs? \nIl y avait dans la prononciation de ces deux mots \nainsi r\u00e9p\u00e9t\u00e9s l\u2019accent qui s\u00e9pare le point \nd\u2019exclamation du point d\u2019interrogation. \nLa Th\u00e9nardier avait eu le temps de se pr\u00e9parer au \nchoc. Elle r\u00e9pondit avec assurance : \n\u2013 Dame oui, monsieur! c\u2019est vingt -trois francs. \nL\u2019\u00e9tranger posa cinq pi\u00e8ces de cinq francs sur la \ntable. \n\u2013 Allez chercher la petite, dit -il. \nEn ce moment le Th\u00e9nardier s\u2019avan\u00e7a au milieu de \nla salle et dit : \n\u2013 Monsieur doit vingt -six sous. \n\u2013 Vingt -six sous! s\u2019\u00e9cria la femme. \n\u2013 Vingt sous pour la chambre, reprit le Th\u00e9nardier \nfroidement, et six sous pour le souper. Quant \u00e0 la \npetite, j\u2019ai besoin d\u2019en causer un peu avec monsieur. \nLaisse -nous, ma femme. \nLa Th\u00e9nardier eut un de ces \u00e9blouissements que \ndonnent les \u00e9clairs impr\u00e9vus du talent. Elle sentit que \nle grand acteur entrait en sc\u00e8ne, ne r\u00e9pliqua pas un \nmot, et sortit. \nD\u00e8s qu\u2019ils furent seuls, le Th\u00e9nardier offrit une \nchaise au voyageur. Le voyageur s\u2019assit; le Th\u00e9nardier resta debout, et son visage prit une singuli\u00e8re \nexpression de bonhomie et de simplicit\u00e9. \n\u2013 Monsieur, dit -il, tenez, je vais vous dire, c\u2019est que \nje l\u2019adore, moi, cette enfant. \nL\u2019\u00e9tranger le regarda fixement. \n\u2013 Quelle enfant? \nTh\u00e9n ardier continua : \n\u2013 Comme c\u2019est dr\u00f4le! on s\u2019attache. Qu\u2019est -ce que \nc\u2019est que tout cet argent -l\u00e0? reprenez donc vos pi\u00e8ces \nde cent sous. C\u2019est une enfant que j\u2019adore. \n\u2013 Qui \u00e7a? demanda l\u2019\u00e9tranger. \n\u2013 H\u00e9, notre petite Cosette! ne voulez -vous pas \nnous l\u2019emm ener? Eh bien, je parle franchement, vrai \ncomme vous \u00eates un honn\u00eate homme, je ne peux pas \ny consentir. Elle me ferait faute, cette enfant. J\u2019ai vu \n\u00e7a tout petit. C\u2019est vrai qu\u2019elle nous co\u00fbte de l\u2019argent, \nc\u2019est vrai qu\u2019elle a des d\u00e9fauts, c\u2019est vrai que n ous ne \nsommes pas riches, c\u2019est vrai que j\u2019ai pay\u00e9 plus de \nquatre cents francs en drogues rien que pour une de \nses maladies! Mais il faut bien faire quelque chose \npour le bon Dieu. \u00c7a n\u2019a ni p\u00e8re ni m\u00e8re, je l\u2019ai \n\u00e9lev\u00e9e. J\u2019ai du pain pour elle et pour moi. Au fait j\u2019y \ntiens, \u00e0 cette enfant. Vous comprenez, on se prend \nd\u2019affection; je suis une bonne b\u00eate, moi; je ne \nraisonne pas; je l\u2019aime, cette petite; ma femme est vive, mais elle l\u2019aime aussi. Voyez -vous, c\u2019est comme \nnotre enfant. J\u2019ai besoin que \u00e7a babil le dans la \nmaison. \nL\u2019\u00e9tranger le regardait toujours fixement. Il \ncontinua : \n\u2013 Pardon, excuse, monsieur, mais on ne donne \npoint son enfant comme \u00e7a \u00e0 un passant. Pas vrai que \nj\u2019ai raison? Apr\u00e8s cela, je ne dis pas, vous \u00eates riche, \nvous avez l\u2019air d\u2019un bi en brave homme, si c\u2019\u00e9tait pour \nson bonheur? mais il faudrait savoir. Vous \ncomprenez? une supposition que je la laisserais aller \net que je me sacrifierais, je voudrais savoir o\u00f9 elle va, \nje ne voudrais pas la perdre de vue, je voudrais savoir \nchez qui elle est, pour l\u2019aller voir de temps en temps, \nqu\u2019elle sache que son bon p\u00e8re nourricier est l\u00e0, qu\u2019il \nveille sur elle. Enfin il y a des choses qui ne sont pas \npossibles. Je ne sais seulement pas votre nom. Vous \nl\u2019emm\u00e8neriez, je dirais : eh bien, l\u2019Alouette? o \u00f9 donc \na-t-elle pass\u00e9? Il faudrait au moins voir quelque \nm\u00e9chant chiffon de papier, un petit bout de \npasseport, quoi! \nL\u2019\u00e9tranger, sans cesser de le regarder de ce regard \nqui va, pour ainsi dire, jusqu\u2019au fond de la \nconscience, lui r\u00e9pondit d\u2019un accent gra ve et ferme : \u2013 Monsieur Th\u00e9nardier, on n\u2019a pas de passeport \npour venir \u00e0 cinq lieues de Paris. Si j\u2019emm\u00e8ne \nCosette, je l\u2019emm\u00e8nerai, voil\u00e0 tout. Vous ne saurez \npas mon nom, vous ne saurez pas ma demeure, vous \nne saurez pas o\u00f9 elle sera, et mon intention e st qu\u2019elle \nne vous revoie de sa vie. Je casse le fil qu\u2019elle a au \npied, et elle s\u2019en va. Cela vous convient -il? Oui ou \nnon. \nDe m\u00eame que les d\u00e9mons et les g\u00e9nies \nreconnaissaient \u00e0 de certains signes la pr\u00e9sence d\u2019un \ndieu sup\u00e9rieur, le Th\u00e9nardier comprit qu \u2019il avait \naffaire \u00e0 quelqu\u2019un de tr\u00e8s fort. Ce fut comme une \nintuition; il comprit cela avec sa promptitude nette et \nsagace. La veille, tout en buvant avec les rouliers, tout \nen fumant, tout en chantant des gaudrioles, il avait \npass\u00e9 la soir\u00e9e \u00e0 observer l \u2019\u00e9tranger, le guettant \ncomme un chat et l\u2019\u00e9tudiant comme un \nmath\u00e9maticien. Il l\u2019avait \u00e0 la fois \u00e9pi\u00e9 pour son \npropre compte, pour le plaisir et par instinct, et \nespionn\u00e9 comme s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 pay\u00e9 pour cela. Pas un \ngeste, pas un mouvement de l\u2019homme \u00e0 la capo te \njaune ne lui \u00e9tait \u00e9chapp\u00e9. Avant m\u00eame que l\u2019inconnu \nmanifest\u00e2t si clairement son int\u00e9r\u00eat pour Cosette, le \nTh\u00e9nardier l\u2019avait devin\u00e9. Il avait surpris les regards \nprofonds de ce vieux qui revenaient toujours \u00e0 l\u2019enfant. Pourquoi cet int\u00e9r\u00eat? qu\u2019\u00e9tait -ce que cet \nhomme? pourquoi, avec tant d\u2019argent dans sa bourse, \nce costume si mis\u00e9rable? Questions qu\u2019il se posait \nsans pouvoir les r\u00e9soudre et qui l\u2019irritaient. Il y avait \nsong\u00e9 toute la nuit. Ce ne pouvait \u00eatre le p\u00e8re de \nCosette. Etait -ce quelque grand -p\u00e8re? Alors pourquoi \nne pas se faire conna\u00eetre tout de suite? Quand on a \nun droit, on le montre. Cet homme \u00e9videmment \nn\u2019avait pas de droit sur Cosette. Alors qu\u2019\u00e9tait -ce? Le \nTh\u00e9nardier se perdait en suppositions. Il entrevoyait \ntout et ne voyait rien. Quoi qu \u2019il en f\u00fbt, en entamant \nla conversation avec l\u2019homme, s\u00fbr qu\u2019il y avait un \nsecret dans tout cela, s\u00fbr que l\u2019homme \u00e9tait int\u00e9ress\u00e9 \n\u00e0 rester dans l\u2019ombre, il se sentait fort; \u00e0 la r\u00e9ponse \nnette et ferme de l\u2019\u00e9tranger, quand il vit que ce \npersonnage myst\u00e9rieu x \u00e9tait myst\u00e9rieux si \nsimplement, il se sentit faible. Il ne s\u2019attendait \u00e0 rien \nde pareil. Ce fut la d\u00e9route de ses conjectures. Il rallia \nses id\u00e9es. Il pesa tout cela en une seconde. Le \nTh\u00e9nardier \u00e9tait un de ces hommes qui jugent d\u2019un \ncoup d\u2019\u0153il une situ ation. Il estima que c\u2019\u00e9tait le \nmoment de marcher droit et vite. Il fit comme les \ngrands capitaines \u00e0 cet instant d\u00e9cisif qu\u2019ils savent \nseuls reconna\u00eetre, il d\u00e9masqua brusquement sa \nbatterie. \u2013 Monsieur, dit -il, il me faut quinze cents francs. \nL\u2019\u00e9tranger prit dans sa poche de c\u00f4t\u00e9 un vieux \nportefeuille en cuir noir, l\u2019ouvrit et en tira trois billets \nde banque qu\u2019il posa sur la table. Puis il appuya son \nlarge pouce sur ces billets, et dit au gargotier : \n\u2013 Faites venir Cosette. \nPendant que ceci se passait , que faisait Cosette? \nCosette, en s\u2019\u00e9veillant, avait couru \u00e0 son sabot. \nElle y avait trouv\u00e9 la pi\u00e8ce d\u2019or. Ce n\u2019\u00e9tait pas un \nnapol\u00e9on, c\u2019\u00e9tait une de ces pi\u00e8ces de vingt francs \ntoutes neuves de la restauration sur l\u2019effigie \ndesquelles la petite queue pru ssienne avait remplac\u00e9 \nla couronne de laurier. Cosette fut \u00e9blouie. Sa \ndestin\u00e9e commen\u00e7ait \u00e0 l\u2019enivrer. Elle ne savait pas ce \nque c\u2019\u00e9tait qu\u2019une pi\u00e8ce d\u2019or, elle n\u2019en avait jamais vu, \nelle la cacha bien vite dans sa poche comme si elle \nl\u2019avait vol\u00e9e. Cepen dant elle sentait que cela \u00e9tait bien \n\u00e0 elle, elle devinait d\u2019o\u00f9 ce don lui venait, mais elle \n\u00e9prouvait une sorte de joie pleine de peur. Elle \u00e9tait \ncontente; elle \u00e9tait surtout stup\u00e9faite. Ces choses si \nmagnifiques et si jolies ne lui paraissaient pas r\u00e9e lles. \nLa poup\u00e9e lui faisait peur, la pi\u00e8ce d\u2019or lui faisait \npeur. Elle tremblait vaguement devant ces \nmagnificences. L\u2019\u00e9tranger seul ne lui faisait pas peur. \nAu contraire, il la rassurait. Depuis la veille, \u00e0 travers ses \u00e9tonnements, \u00e0 travers son sommeil, elle songeait \ndans son petit esprit d\u2019enfant \u00e0 cet homme qui avait \nl\u2019air vieux et pauvre et si triste, et qui \u00e9tait si riche et \nsi bon. Depuis qu\u2019elle avait rencontr\u00e9 ce bonhomme \ndans le bois, tout \u00e9tait comme chang\u00e9 pour elle. \nCosette, moins heureuse que la moindre hirondelle \ndu ciel, n\u2019avait jamais su ce que c\u2019est que de se \nr\u00e9fugier \u00e0 l\u2019ombre de sa m\u00e8re et sous une aile. Depuis \ncinq ans, c\u2019est -\u00e0-dire aussi loin que pouvaient \nremonter ses souvenirs, la pauvre enfant frissonnait \net grelottait. Elle avait t oujours \u00e9t\u00e9 toute nue sous la \nbise aigre du malheur, maintenant il lui semblait \nqu\u2019elle \u00e9tait v\u00eatue. Autrefois son \u00e2me avait froid, \nmaintenant elle avait chaud. Cosette n\u2019avait plus \nautant de crainte de la Th\u00e9nardier. Elle n\u2019\u00e9tait plus \nseule; il y avait qu elqu\u2019un l\u00e0. \nElle s\u2019\u00e9tait mise bien vite \u00e0 sa besogne de tous les \nmatins. Ce louis, qu\u2019elle avait sur elle, dans ce m\u00eame \ngousset de son tablier d\u2019o\u00f9 la pi\u00e8ce de quinze sous \n\u00e9tait tomb\u00e9e la veille, lui donnait des distractions. \nElle n\u2019osait pas y toucher, m ais elle passait des cinq \nminutes \u00e0 le contempler, il faut le dire, en tirant la \nlangue. Tout en balayant l\u2019escalier, elle s\u2019arr\u00eatait, et \nrestait l\u00e0, immobile, oubliant le balai et l\u2019univers entier, occup\u00e9e \u00e0 regarder cette \u00e9toile briller au fond \nde sa poc he. \nCe fut dans une de ces contemplations que la \nTh\u00e9nardier la rejoignit. \nSur l\u2019ordre de son mari, elle l\u2019\u00e9tait all\u00e9e chercher. \nChose inou\u00efe, elle ne lui donna pas une tape et ne lui \ndit pas une injure. \n\u2013 Cosette, dit -elle presque doucement, viens tout \nde suite. \nUn instant apr\u00e8s, Cosette entrait dans la salle \nbasse. \nL\u2019\u00e9tranger prit le paquet qu\u2019il avait apport\u00e9 et le \nd\u00e9noua. Ce paquet contenait une petite robe de laine, \nun tablier, une brassi\u00e8re de futaine, un jupon, un \nfichu, des bas de laine, des sou liers, un v\u00eatement \ncomplet pour une fille de sept ans. Tout cela \u00e9tait \nnoir. \n\u2013 Mon enfant, dit l\u2019homme, prends ceci et va \nt\u2019habiller bien vite. \nLe jour paraissait lorsque ceux des habitants de \nMontfermeil qui commen\u00e7aient \u00e0 ouvrir leurs portes \nvirent pas ser dans la rue de Paris un bonhomme \npauvrement v\u00eatu donnant la main \u00e0 une petite fille \ntout en deuil qui portait une poup\u00e9e rose dans ses \nbras. Ils se dirigeaient du c\u00f4t\u00e9 de Livry. C\u2019\u00e9taient notre homme et Cosette. \nPersonne ne connaissait l\u2019homme; comme Cosette \nn\u2019\u00e9tait plus en guenilles, beaucoup ne la reconnurent \npas. \nCosette s\u2019en allait. Avec qui? elle l\u2019ignorait. O\u00f9? \nelle ne savait. Tout ce qu\u2019elle comprenait, c\u2019est qu\u2019elle \nlaissait derri\u00e8re elle la gargote Th\u00e9nardier. Personne \nn\u2019avait song\u00e9 \u00e0 lui di re adieu, ni elle \u00e0 dire adieu \u00e0 \npersonne. Elle sortait de cette maison ha\u00efe et \nha\u00efssant. \nPauvre doux \u00eatre dont le c\u0153ur n\u2019avait \u00e9t\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 \ncette heure que comprim\u00e9! \nCosette marchait gravement, ouvrant ses grands \nyeux et consid\u00e9rant le ciel. Elle avait m is son louis \ndans la poche de son tablier neuf. De temps en \ntemps elle se penchait et lui jetait un coup d\u2019\u0153il, puis \nelle regardait le bonhomme. Elle sentait quelque \nchose comme si elle \u00e9tait pr\u00e8s du bon Dieu. \n \n \n \nII, 3, 10 \n \n \n \n \nQui cherche le mieux \npeut trouver le pire \n \n \n \n \n \nLa Th\u00e9nardier, selon son habitude, avait laiss\u00e9 \nfaire son mari. Elle s\u2019attendait \u00e0 de grands \n\u00e9v\u00e9nements. Quand l\u2019homme et Cosette furent partis, \nle Th\u00e9nardier laissa s\u2019\u00e9couler un grand quart d\u2019heure, \npuis il la prit \u00e0 part et lui mo ntra les quinze cents \nfrancs. \n\u2013 Que \u00e7a! dit -elle. \nC\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois, depuis le commencement \nde leur m\u00e9nage, qu\u2019elle osait critiquer un acte du \nma\u00eetre. Le coup porta. \n\u2013 Au fait, tu as raison, dit -il, je suis un imb\u00e9cile. \nDonne -moi mon chapeau. \nIl plia les trois billets de banque, les enfon\u00e7a dans \nsa poche et sortit en toute h\u00e2te, mais il se trompa et \nprit d\u2019abord \u00e0 droite. Quelques voisines auxquelles il \ns\u2019informa le remirent sur la trace, l\u2019Alouette et \nl\u2019homme avaient \u00e9t\u00e9 vus allant dans la dire ction de \nLivry. Il suivit cette indication, marchant \u00e0 grands pas \net monologuant. \n\u2013 Cet homme est \u00e9videmment un million habill\u00e9 \nen jaune, et moi je suis un animal. Il a d\u2019abord donn\u00e9 \nvingt sous, puis cinq francs, puis cinquante francs, \npuis quinze cents f rancs, toujours aussi facilement. Il \naurait donn\u00e9 quinze mille francs. Mais je vais le \nrattraper. \nEt puis ce paquet d\u2019habits pr\u00e9par\u00e9s d\u2019avance pour \nla petite, tout cela \u00e9tait singulier; il y avait bien des \nmyst\u00e8res l\u00e0 -dessous. On ne l\u00e2che pas des myst\u00e8res \nquand on les tient. Les secrets des riches sont des \n\u00e9ponges pleines d\u2019or, il faut savoir les presser. Toutes \nces pens\u00e9es lui tourbillonnaient dans le cerveau. \u2013 Je \nsuis un animal, disait -il. \nQuand on est sorti de Montfermeil et qu\u2019on a \natteint le coude q ue fait la route qui va \u00e0 Livry, on la voit se d\u00e9velopper devant soi tr\u00e8s loin sur le plateau. \nParvenu l\u00e0, il calcula qu\u2019il devait apercevoir l\u2019homme \net la petite. Il regarda aussi loin que sa vue put \ns\u2019\u00e9tendre, et ne vit rien. Il s\u2019informa encore. \nCependa nt il perdait du temps. Des passants lui \ndirent que l\u2019homme et l\u2019enfant qu\u2019il cherchait \ns\u2019\u00e9taient achemin\u00e9s vers les bois du c\u00f4t\u00e9 de Gagny. Il \nse h\u00e2ta dans cette direction. \nIls avaient de l\u2019avance sur lui, mais un enfant \nmarche lentement, et lui il allait vite. Et puis le pays \nlui \u00e9tait bien connu. \nTout \u00e0 coup il s\u2019arr\u00eata et se frappa le front comme \nun homme qui a oubli\u00e9 l\u2019essentiel, et qui est pr\u00eat \u00e0 \nrevenir sur ses pas. \n\u2013 J\u2019aurais d\u00fb prendre mon fusil! se dit -il. \nTh\u00e9nardier \u00e9tait une de ces natures do ubles qui \npassent quelquefois au milieu de nous \u00e0 notre insu et \nqui disparaissent sans qu\u2019on les ait connues parce que \nla destin\u00e9e n\u2019en a montr\u00e9 qu\u2019un c\u00f4t\u00e9. Le sort de \nbeaucoup d\u2019hommes est de vivre ainsi \u00e0 demi \nsubmerg\u00e9s. Dans une situation calme et plate , \nTh\u00e9nardier avait tout ce qu\u2019il fallait pour faire, \u2013 nous \nne disons pas pour \u00eatre, \u2013 ce qu\u2019on est convenu \nd\u2019appeler un honn\u00eate commer\u00e7ant, un bon \nbourgeois. En m\u00eame temps, certaines circonstances \u00e9tant donn\u00e9es, certaines secousses venant \u00e0 soulever \nsa na ture de dessous, il avait tout ce qu\u2019il fallait pour \n\u00eatre un sc\u00e9l\u00e9rat. C\u2019\u00e9tait un boutiquier dans lequel il y \navait du monstre. Satan devait par moments \ns\u2019accroupir dans quelque coin du bouge o\u00f9 vivait \nTh\u00e9nardier et r\u00eaver devant ce chef -d\u2019\u0153uvre hideux. \nApr\u00e8s une h\u00e9sitation d\u2019un instant : \n\u2013 Bah! pensa -t-il, ils auraient le temps d\u2019\u00e9chapper! \nEt il continua son chemin, allant devant lui \nrapidement, et presque d\u2019un air de certitude, avec la \nsagacit\u00e9 du renard flairant une compagnie de perdrix. \nEn effet, qua nd il eut d\u00e9pass\u00e9 les \u00e9tangs et travers\u00e9 \nobliquement la grande clairi\u00e8re qui est \u00e0 droite de \nl\u2019avenue de Bellevue, comme il arrivait \u00e0 cette all\u00e9e de \ngazon qui fait presque le tour de la colline et qui \nrecouvre la vo\u00fbte de l\u2019ancien canal des eaux de \nl\u2019abba ye de Chelles, il aper\u00e7ut au -dessus d\u2019une \nbroussaille un chapeau sur lequel il avait d\u00e9j\u00e0 \n\u00e9chafaud\u00e9 bien des conjectures. C\u2019\u00e9tait le chapeau de \nl\u2019homme. La broussaille \u00e9tait basse. Le Th\u00e9nardier \nreconnut que l\u2019homme et Cosette \u00e9taient assis l\u00e0. On \nne voyai t pas l\u2019enfant \u00e0 cause de sa petitesse, mais on \napercevait la t\u00eate de la poup\u00e9e. \nLe Th\u00e9nardier ne se trompait pas. L\u2019homme s\u2019\u00e9tait \nassis l\u00e0 pour laisser un peu reposer Cosette. Le gargotier tourna la broussaille et apparut \nbrusquement aux regards de ceux qu\u2019il cherchait. \n\u2013 Pardon, excuse, monsieur, dit -il tout essouffl\u00e9, \nmais voici vos quinze cents francs. \nEn parlant ainsi, il tendait \u00e0 l\u2019\u00e9tranger les trois \nbillets de banque. \nL\u2019homme leva les yeux : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela signifie? \nLe Th\u00e9nardier r\u00e9pondi t respectueusement : \n\u2013 Monsieur, cela signifie que je reprends Cosette. \nCosette frissonna et se serra contre le bonhomme. \nLui, il r\u00e9pondit en regardant le Th\u00e9nardier dans le \nfond des yeux et en espa\u00e7ant toutes ses syllabes : \n\u2013 Vous re -pre-nez-Cosette? \n\u2013 Oui, monsieur, je la reprends. Je vais vous dire, \nj\u2019ai r\u00e9fl\u00e9chi. Au fait, je n\u2019ai pas le droit de vous la \ndonner. Je suis un honn\u00eate homme, voyez -vous. \nCette petite n\u2019est pas \u00e0 moi, elle est \u00e0 sa m\u00e8re. C\u2019est \nsa m\u00e8re qui me l\u2019a confi\u00e9e, je ne puis la reme ttre qu\u2019\u00e0 \nsa m\u00e8re. Vous me direz : Mais la m\u00e8re est morte. \nBon. En ce cas, je ne puis rendre l\u2019enfant qu\u2019\u00e0 une \npersonne qui m\u2019apporterait un \u00e9crit sign\u00e9 de la m\u00e8re \ncomme quoi je dois remettre l\u2019enfant \u00e0 cette \npersonne -l\u00e0. Cela est clair. L\u2019homme, sans r\u00e9p ondre, fouilla dans sa poche et \nle Th\u00e9nardier vit repara\u00eetre le portefeuille aux billets \nde banque. \nLe gargotier eut un fr\u00e9missement de joie. \n\u2013 Bon! pensa -t-il, tenons -nous. Il va me \ncorrompre! \nAvant d\u2019ouvrir le portefeuille, le voyageur jeta un \ncoup d\u2019 \u0153il autour de lui. Le lieu \u00e9tait absolument \nd\u00e9sert. Il n\u2019y avait pas une \u00e2me dans le bois ni dans la \nvall\u00e9e. L\u2019homme ouvrit le portefeuille et en tira, non \nla poign\u00e9e de billets de banque qu\u2019attendait \nTh\u00e9nardier, mais un simple petit papier qu\u2019il \nd\u00e9veloppa et pr\u00e9senta tout ouvert \u00e0 l\u2019aubergiste en \ndisant : \n\u2013 Vous avez raison. Lisez. \nLe Th\u00e9nardier prit le papier, et lut : \n \n Montreuil -sur-mer, le 25 mars 1823. \n \n\u00abMonsieur Th\u00e9nardier, \n\u00abVous remettrez Cosette \u00e0 la personne. \u2013 On vous \npayera toutes les petites choses. \n\u00abJ\u2019ai l\u2019honneur de vous saluer avec consid\u00e9ration. \n \u00abFANTINE .\u00bb \n \n\u2013 Vous connaissez cette signature? reprit l\u2019homme. C\u2019\u00e9tait bien la signature de Fantine. Le Th\u00e9nardier \nla reconn ut. \nIl n\u2019y avait rien \u00e0 r\u00e9pliquer. Il sentit deux violents \nd\u00e9pits, le d\u00e9pit de renoncer \u00e0 la corruption qu\u2019il \nesp\u00e9rait, et le d\u00e9pit d\u2019\u00eatre battu. L\u2019homme ajouta : \n\u2013 Vous pouvez garder ce papier pour votre \nd\u00e9charge. \nLe Th\u00e9nardier se replia en bon ordre. \n\u2013 Cette signature est assez bien imit\u00e9e, grommela -\nt-il entre ses dents. Enfin, soit! \nPuis il essaya un effort d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. \n\u2013 Monsieur, dit -il, c\u2019est bon. Puisque vous \u00eates la \npersonne. Mais il faut me payer \u00ab toutes les petites \nchoses \u00bb. On me doit gros. \nL\u2019homme se dressa debout et dit en \u00e9poussetant \navec des chiquenaudes sa manche r\u00e2p\u00e9e o\u00f9 il y avait \nde la poussi\u00e8re : \n\u2013 Monsieur Th\u00e9nardier, en janvier la m\u00e8re \ncomptait qu\u2019elle vous devait cent vingt francs; vous \nlui avez envoy\u00e9 en f\u00e9vrier un m\u00e9moire de c inq cents \nfrancs; vous avez re\u00e7u trois cents francs fin f\u00e9vrier et \ntrois cents francs au commencement de mars. Il s\u2019est \n\u00e9coul\u00e9 depuis lors neuf mois \u00e0 quinze francs, prix \nconvenu, cela fait cent trente -cinq francs. Vous aviez \nre\u00e7u cent francs de trop. Rest e trente -cinq francs qu\u2019on vous doit. Je viens de vous donner quinze \ncents francs. \nLe Th\u00e9nardier \u00e9prouva ce qu\u2019\u00e9prouve le loup au \nmoment o\u00f9 il se sent mordu et saisi par la m\u00e2choire \nd\u2019acier du pi\u00e8ge. \n\u2013 Quel est ce diable d\u2019homme? pensa -t-il. \nIl fit ce q ue fait le loup. Il donna une secousse. \nL\u2019audace lui avait d\u00e9j\u00e0 r\u00e9ussi une fois. \n\u2013 Monsieur -dont-je-ne-sais-pas-le-nom, dit -il \nr\u00e9solument et mettant cette fois les fa\u00e7ons \nrespectueuses de c\u00f4t\u00e9, je reprendrai Cosette ou vous \nme donnerez mille \u00e9cus. \nL\u2019\u00e9tra nger dit tranquillement : \n\u2013 Viens, Cosette. \nIl prit Cosette de la main gauche, et de la droite il \nramassa son b\u00e2ton qui \u00e9tait \u00e0 terre. \nLe Th\u00e9nardier remarqua l\u2019\u00e9normit\u00e9 de la trique et \nla solitude du lieu. \nL\u2019homme s\u2019enfon\u00e7a dans le bois avec l\u2019enfant, \nlaissant le gargotier immobile et interdit. \nPendant qu\u2019ils s\u2019\u00e9loignaient, le Th\u00e9nardier \nconsid\u00e9rait ses larges \u00e9paules un peu vo\u00fbt\u00e9es et ses \ngros poings. \nPuis ses yeux, revenant \u00e0 lui -m\u00eame, retombaient \nsur ses bras ch\u00e9tifs et sur ses mains maigres. \u2013 Il faut que je sois vraiment bien b\u00eate, pensait -il, de n\u2019avoir \npas pris mon fusil, puisque j\u2019allais \u00e0 la chasse! \nCependant l\u2019aubergiste ne l\u00e2cha pas prise. \n\u2013 Je veux savoir o\u00f9 il ira, dit -il. \u2013 Et il se mit \u00e0 les \nsuivre \u00e0 distance. Il lui restait deux chose s dans les \nmains, une ironie, le chiffon de papier sign\u00e9 Fantine , \net une consolation, les quinze cents francs. \nL\u2019homme emmenait Cosette dans la direction de \nLivry et de Bondy. Il marchait lentement, la t\u00eate \nbaiss\u00e9e, dans une attitude de r\u00e9flexion et de tr istesse. \nL\u2019hiver avait fait le bois \u00e0 claire -voie, si bien que le \nTh\u00e9nardier ne les perdait pas de vue, tout en restant \nassez loin. De temps en temps l\u2019homme se retournait \net regardait si on ne le suivait pas. Tout \u00e0 coup il \naper\u00e7ut Th\u00e9nardier. Il entra br usquement avec \nCosette dans un taillis o\u00f9 ils pouvaient tous deux \ndispara\u00eetre. \u2013 Diantre! dit le Th\u00e9nardier. \u2013 Et il \ndoubla le pas. \nL\u2019\u00e9paisseur du fourr\u00e9 l\u2019avait forc\u00e9 de se rapprocher \nd\u2019eux. Quand l\u2019homme fut au plus \u00e9pais, il se \nretourna. Th\u00e9nardier eut beau se cacher dans les \nbranches; il ne put faire que l\u2019homme ne le v\u00eet pas. \nL\u2019homme lui jeta un coup d\u2019\u0153il inquiet, puis hocha la \nt\u00eate et reprit sa route. L\u2019aubergiste se remit \u00e0 le \nsuivre. Ils firent ainsi deux ou trois cents pas. Tout \u00e0 coup l\u2019homme se retourna encore. Il aper\u00e7ut \nl\u2019aubergiste. Cette fois il le regarda d\u2019un air si sombre \nque le Th\u00e9nardier jugea \u00ab inutile \u00bb d\u2019aller plus loin. \nTh\u00e9nardier rebroussa chemin. \n \n \n \n \nII, 3, 11 \n \n \n \n \n \nLe num\u00e9ro 9430 repara\u00eet, \net Cosette le gagne \u00e0 la loterie \n \n \n \n \n \nJean Valjean n\u2019\u00e9tait pas mort. \nEn tombant \u00e0 la mer, ou plut\u00f4t en s\u2019y jetant, il \n\u00e9tait, comme on l\u2019a vu, sans fers. Il nagea entre deux \neaux jusque sous un navire au mouillage, auquel \u00e9tait \namarr\u00e9e une embarcation. Il trouva moyen de se \ncacher dans cette embarcation jusqu\u2019au soir. A la \nnuit, il se jeta de nouveau \u00e0 la nage et atteignit la c\u00f4te \n\u00e0 peu de distance du cap Brun. L\u00e0, comme ce n\u2019\u00e9tait pas l\u2019argent qui lui manquait, il put se procurer des \nv\u00eatements. Une guinguette aux environs de Balaguier \n\u00e9tait a lors le vestiaire des for\u00e7ats \u00e9vad\u00e9s, sp\u00e9cialit\u00e9 \nlucrative. Puis, Jean Valjean, comme tous ces tristes \nfugitifs qui t\u00e2chent de d\u00e9pister le guet de la loi et la \nfatalit\u00e9 sociale, suivit un itin\u00e9raire obscur et ondulant. \nIl trouva un premier asile aux Pradea ux, pr\u00e8s \nBeausset. Ensuite il se dirigea vers le Grand -Villard, \npr\u00e8s Brian\u00e7on, dans les Hautes -Alpes. Fuite \nt\u00e2tonnante et inqui\u00e8te, chemin de taupe dont les \nembranchements sont inconnus. On a pu, plus tard, \nretrouver quelque trace de son passage dans l\u2019Ain sur \nle territoire de Civrieux, dans les Pyr\u00e9n\u00e9es \u00e0 Accons \nau lieu dit la Grange -de-Doumecq, pr\u00e8s du hameau \nde Chavailles, et dans les environs de P\u00e9rigueux, \u00e0 \nBrunies, canton de la Chapelle -Gonaguet. Il gagna \nParis. On vient de le voir \u00e0 Montfermeil. \nSon premier soin, en arrivant \u00e0 Paris, avait \u00e9t\u00e9 \nd\u2019acheter des habits de deuil pour une petite fille de \nsept \u00e0 huit ans, puis de se procurer un logement. Cela \nfait, il s\u2019\u00e9tait rendu \u00e0 Montfermeil. \nOn se souvient que d\u00e9j\u00e0, lors de sa pr\u00e9c\u00e9dente \n\u00e9vasion, il y avait fait, ou dans les environs, un \nvoyage myst\u00e9rieux dont la justice avait eu quelque \nlueur. Du reste on le croyait mort, et cela \u00e9paississait \nl\u2019obscurit\u00e9 qui s\u2019\u00e9tait faite sur lui. A Paris, il lui tomba \nsous la main un des journaux qui enregistraient l e fait. \nIl se sentit rassur\u00e9 et presque en paix comme s\u2019il \u00e9tait \nr\u00e9ellement mort. \nLe soir m\u00eame du jour o\u00f9 Jean Valjean avait tir\u00e9 \nCosette des griffes des Th\u00e9nardier, il rentrait dans \nParis. Il y rentrait \u00e0 la nuit tombante avec l\u2019enfant, \npar la barri\u00e8re d e Monceaux. L\u00e0 il monta dans un \ncabriolet qui le conduisit \u00e0 l\u2019esplanade de \nl\u2019Observatoire. Il y descendit, paya le cocher, prit \nCosette par la main, et tous deux, dans la nuit noire, \npar les rues d\u00e9sertes qui avoisinent l\u2019Ourcine et la \nGlaci\u00e8re, se dirig\u00e8 rent vers le boulevard de l\u2019H\u00f4pital. \nLa journ\u00e9e avait \u00e9t\u00e9 \u00e9trange et remplie d\u2019\u00e9motions \npour Cosette; on avait mang\u00e9 derri\u00e8re des haies du \npain et du fromage achet\u00e9s dans des gargotes isol\u00e9es, \non avait souvent chang\u00e9 de voiture, on avait fait des \nbouts de chemin \u00e0 pied, elle ne se plaignait pas, mais \nelle \u00e9tait fatigu\u00e9e, et Jean Valjean s\u2019en aper\u00e7ut \u00e0 sa \nmain qu\u2019elle tirait davantage en marchant. Il la prit \nsur son dos; Cosette, sans l\u00e2cher Catherine, posa sa \nt\u00eate sur l\u2019\u00e9paule de Jean Valjean, et s\u2019y endor mit. \n \n \n \n \nLIVRE QUATRI\u00c8ME \n \n \nLA MASURE GORBEAU \n \n \n \n \nII, 4, 1 \n \n \n \n \n \nMa\u00eetre Gorbeau \n \n \n \n \n \n \nIl y a quarante ans, le promeneur solitaire qui \ns\u2019aventurait dans les pays perdus de la Salp\u00eatri\u00e8re et \nqui montait par le boulevard jusque vers la barri\u00e8re \nd\u2019Italie, arrivait \u00e0 des endroits o\u00f9 l\u2019on e\u00fbt pu dire que \nParis disparaissait. Ce n\u2019\u00e9tait pas la solitude, il y avait \ndes passants; ce n\u2019\u00e9tait pas la campagne, il y avait des \nmaisons et des rues; ce n\u2019\u00e9tait pas une ville, les rues \navaient des orni\u00e8res comme le s grandes routes et l\u2019herbe y poussait; ce n\u2019\u00e9tait pas un village, les \nmaisons \u00e9taient trop hautes. Qu\u2019\u00e9tait -ce donc? C\u2019\u00e9tait \nun lieu habit\u00e9 o\u00f9 il n\u2019y avait personne, c\u2019\u00e9tait un lieu \nd\u00e9sert o\u00f9 il y avait quelqu\u2019un; c\u2019\u00e9tait un boulevard de \nla grande ville, une rue de Paris, plus farouche la nuit \nqu\u2019une for\u00eat, plus morne le jour qu\u2019un cimeti\u00e8re. \nC\u2019\u00e9tait le vieux quartier du March\u00e9 -aux-Chevaux. \nCe promeneur, s\u2019il se risquait au del\u00e0 des quatre \nmurs caducs de ce March\u00e9 -aux-Chevaux, s\u2019il \nconsentait m\u00eame \u00e0 d\u00e9pa sser la rue du Petit -Banquier, \napr\u00e8s avoir laiss\u00e9 \u00e0 sa droite un courtil gard\u00e9 par de \nhautes murailles, puis un pr\u00e9 o\u00f9 se dressaient des \nmeules de tan pareilles \u00e0 des huttes de castors \ngigantesques, puis un enclos encombr\u00e9 de bois de \ncharpente avec des tas de souches, de sciures et de \ncopeaux au haut desquels aboyait un gros chien, puis \nun long mur bas tout en ruine, avec une petite porte \nnoire et en deuil, charg\u00e9 de mousses qui \ns\u2019emplissaient de fleurs au printemps, puis, au plus \nd\u00e9sert, une affreuse b\u00e2tis se d\u00e9cr\u00e9pite sur laquelle on \nlisait en grosses lettres : D\u00c9FENCE D\u2019AFFICHER, \nce promeneur hasardeux atteignait l\u2019angle de la rue \ndes Vignes -Saint -Marcel, latitudes peu connues. L\u00e0, \npr\u00e8s d\u2019une usine et entre deux murs de jardins, on \nvoyait en ce temps -l\u00e0 un e masure qui, au premier coup d\u2019\u0153il, semblait petite comme une chaumi\u00e8re et \nqui en r\u00e9alit\u00e9 \u00e9tait grande comme une cath\u00e9drale. Elle \nse pr\u00e9sentait sur la voie publique de c\u00f4t\u00e9, par le \npignon; de l\u00e0 son exigu\u00eft\u00e9 apparente. Presque toute la \nmaison \u00e9tait cach\u00e9e . On n\u2019en apercevait que la porte \net une fen\u00eatre. \nCette masure n\u2019avait qu\u2019un \u00e9tage. \nEn l\u2019examinant, le d\u00e9tail qui frappait d\u2019abord, c\u2019est \nque cette porte n\u2019avait jamais pu \u00eatre que la porte \nd\u2019un bouge, tandis que cette crois\u00e9e, si elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \ncoup\u00e9e dan s la pierre de taille au lieu de l\u2019\u00eatre dans le \nmoellon, aurait pu \u00eatre la crois\u00e9e d\u2019un h\u00f4tel. \nLa porte n\u2019\u00e9tait autre chose qu\u2019un assemblage de \nplanches vermoulues grossi\u00e8rement reli\u00e9es par des \ntraverses pareilles \u00e0 des b\u00fbches mal \u00e9quarries. Elle \ns\u2019ouvrai t imm\u00e9diatement sur un roide escalier \u00e0 \nhautes marches, boueux, pl\u00e2treux, poudreux, de la \nm\u00eame largeur qu\u2019elle, qu\u2019on voyait de la rue monter \ndroit comme une \u00e9chelle et dispara\u00eetre dans l\u2019ombre \nentre deux murs. Le haut de la baie informe que \nbattait cette porte \u00e9tait masqu\u00e9 d\u2019une volige \u00e9troite au \nmilieu de laquelle on avait sci\u00e9 un jour triangulaire, \ntout ensemble lucarne et vasistas quand la porte \u00e9tait \nferm\u00e9e. Sur le dedans de la porte un pinceau tremp\u00e9 \ndans l\u2019encre avait trac\u00e9 en deux coups de poing le chiffre 52 et au -dessus de la volige le m\u00eame pinceau \navait barbouill\u00e9 le num\u00e9ro 50; de sorte qu\u2019on h\u00e9sitait. \nO\u00f9 est -on? Le dessus de la porte dit : au num\u00e9ro 50; \nle dedans r\u00e9plique : non, au num\u00e9ro 52. On ne sait \nquels chiffons couleur de poussi\u00e8re pendaie nt \ncomme des draperies au vasistas triangulaire. \nLa fen\u00eatre \u00e9tait large, suffisamment \u00e9lev\u00e9e, garnie \nde persiennes et de ch\u00e2ssis \u00e0 grands carreaux; \nseulement ces grands carreaux avaient des blessures \nvari\u00e9es, \u00e0 la fois cach\u00e9es et trahies par un ing\u00e9nieux \nbandage en papier, et les persiennes, disloqu\u00e9es et \ndescell\u00e9es, mena\u00e7aient plut\u00f4t les passants qu\u2019elles ne \ngardaient les habitants. Les abat -jour horizontaux y \nmanquaient \u00e7\u00e0 et l\u00e0 et \u00e9taient na\u00efvement remplac\u00e9s \npar des planches clou\u00e9es perpendiculairement; si bien \nque la chose commen\u00e7ait en persienne et finissait en \nvolet. \nCette porte qui avait l\u2019air immonde et cette fen\u00eatre \nqui avait l\u2019air honn\u00eate, quoique d\u00e9labr\u00e9e, ainsi vues \nsur la m\u00eame maison, faisaient l\u2019effet de deux \nmendiants d\u00e9pareill\u00e9s qui iraient ensemble et \nmarcheraient c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, avec deux mines diff\u00e9rentes \nsous les m\u00eames haillons, l\u2019un ayant toujours \u00e9t\u00e9 un \ngueux, l\u2019autre ayant \u00e9t\u00e9 un gentilhomme. L\u2019escalier menait \u00e0 un corps de b\u00e2timent tr\u00e8s vaste \nqui ressemblait \u00e0 un hangar dont on aurait fait une \nmaison. Ce b\u00e2timent avait pour tube intestinal un \nlong corridor sur lequel s\u2019ouvraient, \u00e0 droite et \u00e0 \ngauche, des esp\u00e8ces de compartiments de dimensions \nvari\u00e9es, \u00e0 la rigueur logeables et plut\u00f4t semblables \u00e0 \ndes \u00e9choppes qu\u2019\u00e0 des cellules. Ces cha mbres \nprenaient jour sur les terrains vagues des environs. \nTout cela \u00e9tait obscur, f\u00e2cheux, blafard, \nm\u00e9lancolique, s\u00e9pulcral; travers\u00e9, selon que les fentes \n\u00e9taient dans le toit ou dans la porte, par des rayons \nfroids ou par des bises glac\u00e9es. Une particul arit\u00e9 \nint\u00e9ressante et pittoresque de ce genre d\u2019habitation, \nc\u2019est l\u2019\u00e9normit\u00e9 des araign\u00e9es. \nA gauche de la porte d\u2019entr\u00e9e, sur le boulevard, \u00e0 \nhauteur d\u2019homme, une lucarne qu\u2019on avait mur\u00e9e \nfaisait une niche carr\u00e9e pleine de pierres que les \nenfants y jeta ient en passant. \nUne partie de ce b\u00e2timent a \u00e9t\u00e9 derni\u00e8rement \nd\u00e9molie. Ce qui en reste aujourd\u2019hui peut encore faire \njuger de ce qu\u2019il a \u00e9t\u00e9. Le tout, dans son ensemble, \nn\u2019a gu\u00e8re plus d\u2019une centaine d\u2019ann\u00e9es. Cent ans, \nc\u2019est la jeunesse d\u2019une \u00e9glise et l a vieillesse d\u2019une \nmaison. Il semble que le logis de l\u2019homme participe \nde sa bri\u00e8vet\u00e9 et le logis de Dieu de son \u00e9ternit\u00e9. Les facteurs de la poste appelaient cette masure le \nnum\u00e9ro 50 -52; mais elle \u00e9tait connue dans le quartier \nsous le nom de maison Gorb eau. \nDisons d\u2019o\u00f9 lui venait cette appellation. \nLes collecteurs de petits faits, qui se font des \nherbiers d\u2019anecdotes et qui piquent dans leur \nm\u00e9moire les dates fugaces avec une \u00e9pingle, savent \nqu\u2019il y avait \u00e0 Paris, au si\u00e8cle dernier, vers 1770, deux \nprocureurs au Ch\u00e2telet, appel\u00e9s, l\u2019un Corbeau, l\u2019autre \nRenard. Deux noms pr\u00e9vus par La Fontaine. \nL\u2019occasion \u00e9tait trop belle pour que la basoche n\u2019en \nf\u00eet point gorge -chaude. Tout de suite la parodie \ncourut, en vers quelque peu boiteux, les galeries du \nPalais : \n \nMa\u00eetre Corbeau, sur un dossier perch\u00e9, \nTenait dans son bec une saisie ex\u00e9cutoire; \nMa\u00eetre Renard, par l\u2019odeur all\u00e9ch\u00e9, \nLui fit \u00e0 peu pr\u00e8s cette histoire : \nH\u00e9 bonjour! etc. \n \nLes deux honn\u00eates praticiens, g\u00ean\u00e9s par les \nquolibets et contrari\u00e9s dans leur port de t\u00eate par les \n\u00e9clats de rire qui les suivaient, r\u00e9solurent de se \nd\u00e9barrasser de leurs noms et prirent le parti de \ns\u2019adresser au roi. La requ\u00eate fut pr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 Louis XV \nle jour m\u00eame o\u00f9 le nonce du pape, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, et le cardinal de La Roche -Aym on, de l\u2019autre, d\u00e9votement \nagenouill\u00e9s tous les deux, chauss\u00e8rent, en pr\u00e9sence de \nsa majest\u00e9, chacun d\u2019une pantoufle les deux pieds nus \nde madame Dubarry sortant du lit. Le roi, qui riait, \ncontinua de rire, passa ga\u00eement des deux \u00e9v\u00eaques aux \ndeux procureur s, et fit \u00e0 ces robins gr\u00e2ce de leurs \nnoms, ou \u00e0 peu pr\u00e8s. Il fut permis, de par le roi, \u00e0 \nma\u00eetre Corbeau d\u2019ajouter une queue \u00e0 son initiale et \nde se nommer Gorbeau; ma\u00eetre Renard fut moins \nheureux; il ne put obtenir que de mettre un P devant \nson R et de s \u2019appeler Prenard; si bien que le \ndeuxi\u00e8me nom n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re moins ressemblant que le \npremier. \nOr, selon la tradition locale, ce ma\u00eetre Gorbeau \navait \u00e9t\u00e9 propri\u00e9taire de la b\u00e2tisse num\u00e9rot\u00e9e 50 -52 \nboulevard de l\u2019H\u00f4pital. Il \u00e9tait m\u00eame l\u2019auteur de la \nfen\u00eatr e monumentale. \nDe l\u00e0 \u00e0 cette masure le nom de maison Gorbeau. \nVis-\u00e0-vis le num\u00e9ro 50 -52 se dresse, parmi les \nplantations du boulevard, un grand orme aux trois \nquarts mort; presque en face s\u2019ouvre la rue de la \nbarri\u00e8re des Gobelins, rue alors sans maisons , non \npav\u00e9e, plant\u00e9e d\u2019arbres mal venus, verte ou fangeuse \nselon la saison, qui allait aboutir carr\u00e9ment au mur d\u2019enceinte de Paris. Une odeur de couperose sort par \nbouff\u00e9es des toits d\u2019une fabrique voisine. \nLa barri\u00e8re \u00e9tait tout pr\u00e8s. En 1823, le mur \nd\u2019enceinte existait encore. \nCette barri\u00e8re elle -m\u00eame jetait dans l\u2019esprit des \nfigures funestes. C\u2019\u00e9tait le chemin de Bic\u00eatre. C\u2019est \npar l\u00e0 que, sous l\u2019empire et la restauration, rentraient \n\u00e0 Paris les condamn\u00e9s \u00e0 mort le jour de leur \nex\u00e9cution. C\u2019est l\u00e0 que fut commis vers 1829 ce \nmyst\u00e9rieux assassinat dit \u00ab de la barri\u00e8re de \nFontainebleau \u00bb dont la justice n\u2019a pu d\u00e9couvrir les \nauteurs, probl\u00e8me fun\u00e8bre qui n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 \u00e9clairci, \n\u00e9nigme effroyable qui n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 ouverte. Faites \nquelques pas, vous trouvez cet te fatale rue \nCroulebarbe o\u00f9 Ulbach poignarda la chevri\u00e8re d\u2019Ivry \nau bruit du tonnerre, comme dans un m\u00e9lodrame. \nQuelques pas encore, et vous arrivez aux \nabominables ormes \u00e9t\u00eat\u00e9s de la barri\u00e8re Saint -\nJacques, cet exp\u00e9dient des philanthropes cachant \nl\u2019\u00e9chaf aud, cette mesquine et honteuse place de \nGr\u00e8ve d\u2019une soci\u00e9t\u00e9 boutiqui\u00e8re et bourgeoise, qui a \nrecul\u00e9 devant la peine de mort, n\u2019osant ni l\u2019abolir \navec grandeur, ni la maintenir avec autorit\u00e9. \nIl y a trente -sept ans, en laissant \u00e0 part cette place \nSaint -Jacques qui \u00e9tait comme pr\u00e9destin\u00e9e et qui a toujours \u00e9t\u00e9 horrible, le point le plus morne peut -\u00eatre \nde tout ce morne boulevard \u00e9tait l\u2019endroit, si peu \nattrayant encore aujourd\u2019hui, o\u00f9 l\u2019on rencontrait la \nmasure 50 -52. \nLes maisons bourgeoises n\u2019ont commenc\u00e9 \u00e0 \npoindre l\u00e0 que vingt -cinq ans plus tard. Le lieu \u00e9tait \nmorose. Aux id\u00e9es fun\u00e8bres qui vous y saisissaient, \non se sentait entre la Salp\u00eatri\u00e8re dont on entrevoyait \nle d\u00f4me et Bic\u00eatre dont on touchait la barri\u00e8re; c\u2019est -\n\u00e0-dire entre la folie de la femme et la folie de \nl\u2019homme. Si loin que la vue p\u00fbt s\u2019\u00e9tendre, on \nn\u2019apercevait que les abattoirs, le mur d\u2019enceinte et \nquelques rares fa\u00e7ades d\u2019usines, pareilles \u00e0 des \ncasernes ou \u00e0 des monast\u00e8res; partout des baraques et \ndes pl\u00e2tras, de vieux murs noirs comme de s linceuls, \ndes murs neufs blancs comme des suaires; partout \ndes rang\u00e9es d\u2019arbres parall\u00e8les, des b\u00e2tisses tir\u00e9es au \ncordeau, des constructions plates, de longues lignes \nfroides et la tristesse lugubre des angles droits. Pas un \naccident de terrain, pas un caprice d\u2019architecture, pas \nun pli. C\u2019\u00e9tait un ensemble glacial, r\u00e9gulier, hideux. \nRien ne serre le c\u0153ur comme la sym\u00e9trie. C\u2019est que la \nsym\u00e9trie, c\u2019est l\u2019ennui, et l\u2019ennui est le fond m\u00eame du \ndeuil. Le d\u00e9sespoir b\u00e2ille. On peut r\u00eaver quelque \nchose de plus terrible qu\u2019un enfer o\u00f9 l\u2019on souffre, c\u2019est un enfer o\u00f9 l\u2019on s\u2019ennuierait. Si cet enfer \nexistait, ce morceau du boulevard de l\u2019H\u00f4pital en e\u00fbt \npu \u00eatre l\u2019avenue. \nCependant, \u00e0 la nuit tombante, au moment o\u00f9 la \nclart\u00e9 s\u2019en va, l\u2019hiver surtout, \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 l a bise \ncr\u00e9pusculaire arrache aux ormes leurs derni\u00e8res \nfeuilles rousses, quand l\u2019ombre est profonde et sans \n\u00e9toiles, ou quand la lune et le vent font des trous \ndans les nuages, ce boulevard devenait tout \u00e0 coup \neffrayant. Les lignes droites s\u2019enfon\u00e7aient e t se \nperdaient dans les t\u00e9n\u00e8bres comme des tron\u00e7ons de \nl\u2019infini. Le passant ne pouvait s\u2019emp\u00eacher de songer \naux innombrables traditions patibulaires du lieu. La \nsolitude de cet endroit o\u00f9 il s\u2019\u00e9tait commis tant de \ncrimes avait quelque chose d\u2019affreux. On c royait \npressentir des pi\u00e8ges dans cette obscurit\u00e9, toutes les \nformes confuses de l\u2019ombre paraissaient suspectes, et \nles longs creux carr\u00e9s qu\u2019on apercevait entre chaque \narbre semblaient des fosses. Le jour, c\u2019\u00e9tait laid; le \nsoir, c\u2019\u00e9tait lugubre; la nuit, c\u2019\u00e9tait sinistre. \nL\u2019\u00e9t\u00e9, au cr\u00e9puscule, on voyait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques \nvieilles femmes, assises au pied des ormes sur des \nbancs moisis par les pluies. Ces bonnes vieilles \nmendiaient volontiers. Du reste ce quartier, qui avait plut\u00f4t l\u2019air surann\u00e9 \nqu\u2019antique , tendait d\u00e8s lors \u00e0 se transformer. D\u00e8s \ncette \u00e9poque, qui voulait le voir devait se h\u00e2ter. \nChaque jour quelque d\u00e9tail de cet ensemble s\u2019en \nallait. Aujourd\u2019hui, et depuis vingt ans, l\u2019embarcad\u00e8re \ndu chemin de fer d\u2019Orl\u00e9ans est l\u00e0 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du vieux \nfaubourg, et le travaille. Partout o\u00f9 l\u2019on place, sur la \nlisi\u00e8re d\u2019une capitale, l\u2019embarcad\u00e8re d\u2019un chemin de \nfer, c\u2019est la mort d\u2019un faubourg et la naissance d\u2019une \nville. Il semble qu\u2019autour de ces grands centres du \nmouvement des peuples, au roulement de ces \npuissa ntes machines, au souffle de ces monstrueux \nchevaux de la civilisation qui mangent du charbon et \nvomissent du feu, la terre pleine de germes tremble et \ns\u2019ouvre pour engloutir les anciennes demeures des \nhommes et laisser sortir les nouvelles. Les vieilles \nmaisons croulent, les maisons neuves montent. \nDepuis que la gare du railway d\u2019Orl\u00e9ans a envahi \nles terrains de la Salp\u00eatri\u00e8re, les antiques rues \u00e9troites \nqui avoisinent les foss\u00e9s Saint -Victor et le Jardin des \nPlantes s\u2019\u00e9branlent, violemment travers\u00e9es tro is ou \nquatre fois chaque jour par ces courants de \ndiligences, de fiacres et d\u2019omnibus qui, dans un temps \ndonn\u00e9, refoulent les maisons \u00e0 droite et \u00e0 gauche; car \nil y a des choses bizarres \u00e0 \u00e9noncer qui sont rigoureusement exactes, et de m\u00eame qu\u2019il est vrai de \ndire que dans les grandes villes le soleil fait v\u00e9g\u00e9ter et \ncro\u00eetre les fa\u00e7ades des maisons au midi, il est certain \nque le passage fr\u00e9quent des voitures \u00e9largit les rues. \nLes sympt\u00f4mes d\u2019une vie nouvelle sont \u00e9vidents. \nDans ce vieux quartier provincial, aux recoins les plus \nsauvages, le pav\u00e9 se montre, les trottoirs \ncommencent \u00e0 ramper et \u00e0 s\u2019allonger, m\u00eame l\u00e0 o\u00f9 il \nn\u2019y a pas encore de passants. Un matin, matin \nm\u00e9morable, en juillet 1845, on y vit tout \u00e0 coup \nfumer les marmites noires du bitume; ce jour -l\u00e0 on \nput dire que la civilisation \u00e9tait arriv\u00e9e rue de \nLourcine et que Paris \u00e9tait entr\u00e9 dans le faubourg \nSaint -Marceau. \n \n \n \n \nII, 4, 2 \n \n \n \n \n \nNid pour hibou et fauvette \n \n \n \n \n \n \nCe fut devant cette masure Gorbeau que Jean \nValjean s\u2019arr\u00eata. Comme les oiseaux f auves, il avait \nchoisi le lieu le plus d\u00e9sert pour y faire son nid. \nIl fouilla dans son gilet, y prit une sorte de passe -\npartout, ouvrit la porte, entra, puis la referma avec \nsoin, et monta l\u2019escalier, portant toujours Cosette. \nAu haut de l\u2019escalier, il tira de sa poche une autre \nclef avec laquelle il ouvrit une autre porte. La chambre o\u00f9 il entra et qu\u2019il referma sur -le-champ \n\u00e9tait une esp\u00e8ce de galetas assez spacieux meubl\u00e9 \nd\u2019un matelas pos\u00e9 \u00e0 terre, d\u2019une table et de quelques \nchaises. Un po\u00eale allum\u00e9 e t dont on voyait la braise \n\u00e9tait dans un coin. Le r\u00e9verb\u00e8re du boulevard \u00e9clairait \nvaguement cet int\u00e9rieur pauvre. Au fond il y avait un \ncabinet avec un lit de sangle. Jean Valjean porta \nl\u2019enfant sur ce lit et l\u2019y d\u00e9posa sans qu\u2019elle s\u2019\u00e9veill\u00e2t. \nIl battit le briquet, et alluma une chandelle; tout \ncela \u00e9tait pr\u00e9par\u00e9 d\u2019avance sur la table; et, comme il \nl\u2019avait fait la veille, il se mit \u00e0 consid\u00e9rer Cosette d\u2019un \nregard plein d\u2019extase o\u00f9 l\u2019expression de la bont\u00e9 et de \nl\u2019attendrissement allait presque jusqu\u2019\u00e0 l \u2019\u00e9garement. \nLa petite fille, avec cette confiance tranquille qui \nn\u2019appartient qu\u2019\u00e0 l\u2019extr\u00eame force et qu\u2019\u00e0 l\u2019extr\u00eame \nfaiblesse, s\u2019\u00e9tait endormie sans savoir avec qui elle \n\u00e9tait, et continuait de dormir sans savoir o\u00f9 elle \u00e9tait. \nJean Valjean se courba et baisa la main de cette \nenfant. \nNeuf mois auparavant il baisait la main de la m\u00e8re \nqui, elle aussi, venait de s\u2019endormir. \nLe m\u00eame sentiment douloureux, religieux, \npoignant, lui remplissait le c\u0153ur. \nIl s\u2019agenouilla pr\u00e8s du lit de Cosette. Il faisait gran d jour que l\u2019enfant dormait encore. \nUn rayon p\u00e2le du soleil de d\u00e9cembre traversait la \ncrois\u00e9e du galetas et tra\u00eenait sur le plafond de longs \nfilandres d\u2019ombre et de lumi\u00e8re. Tout \u00e0 coup une \ncharrette de carrier, lourdement charg\u00e9e, qui passait \nsur la chaus s\u00e9e du boulevard, \u00e9branla la baraque \ncomme un roulement d\u2019orage et la fit trembler du \nhaut en bas. \n\u2013 Oui, madame! cria Cosette r\u00e9veill\u00e9e en sursaut, \nvoil\u00e0! voil\u00e0! \nEt elle se jeta \u00e0 bas du lit, les paupi\u00e8res encore \u00e0 \ndemi ferm\u00e9es par la pesanteur du somme il, \u00e9tendant \nle bras vers l\u2019angle du mur. \n\u2013 Ah! mon Dieu! mon balai! dit -elle. \nElle ouvrit tout \u00e0 fait les yeux, et vit le visage \nsouriant de Jean Valjean. \n\u2013 Ah! tiens, c\u2019est vrai! dit l\u2019enfant. Bonjour, \nmonsieur. \nLes enfants acceptent tout de suite et \nfamili\u00e8rement la joie et le bonheur, \u00e9tant eux -m\u00eames \nnaturellement bonheur et joie. \nCosette aper\u00e7ut Catherine au pied de son lit, et \ns\u2019en empara, et, tout en jouant, elle faisait cent \nquestions \u00e0 Jean Valjean. \u2013 O\u00f9 elle \u00e9tait? Si c\u2019\u00e9tait \ngrand, Paris? Si madame Th\u00e9nardier \u00e9tait bien loin? Si elle ne reviendrait pas? etc., etc. Tout \u00e0 coup elle \ns\u2019\u00e9cria : \u2013 Comme c\u2019est joli ici! \nC\u2019\u00e9tait un affreux taudis; mais elle se sentait libre. \n\u2013 Faut-il que je balaye? reprit -elle enfin. \n\u2013 Joue, dit Jean Valjean. \nLa journ\u00e9e se passa ainsi. Cosette, sans s\u2019inqui\u00e9ter \nde rien comprendre, \u00e9tait inexprimablement heureuse \nentre cette poup\u00e9e et ce bonhomme. \n \n \n \n \nII, 4, 3 \n \n \n \n \n \nDeux malheurs m\u00eal\u00e9s \nfont du bonheur \n \n \n \n \n \n \nLe lendemain au point du jour, Jean Valjean \u00e9tait \nencore pr\u00e8s du lit de Cosette. Il attendit l\u00e0, immobile, \net il la regarda se r\u00e9veiller. \nQuelque chose de nouveau lui entrait dans l\u2019\u00e2me. \nJean Valjean n\u2019avait jamais rien aim\u00e9. Depuis \nvingt -cinq ans il \u00e9tait seul au monde. Il n\u2019avait jamais \n\u00e9t\u00e9 p\u00e8re, amant, mari, ami. Au bagne il \u00e9tait mauvais, sombre, chaste, ignorant et farouche. Le c\u0153ur de ce \nvieux for\u00e7at \u00e9tait plein de virginit\u00e9s. Sa s\u0153ur et les \nenfants de sa s\u0153ur ne lui avaient laiss\u00e9 qu\u2019un \nsouvenir vague et lointain qui avait fini par s\u2019\u00e9vanouir \npresque enti\u00e8rement. Il avait fait tous ses efforts pour \nles retrouver, et n\u2019ayant pu les retrouver, il les avait \noubli\u00e9s. La nature humaine est ainsi faite. Les autres \n\u00e9motions tendres de sa jeunesse, s\u2019il en avait eu, \n\u00e9taient tomb\u00e9es dans un ab\u00eeme. \nQuand il vi t Cosette, quand il l\u2019eut prise, emport\u00e9e \net d\u00e9livr\u00e9e, il sentit se remuer ses entrailles. Tout ce \nqu\u2019il y avait de passionn\u00e9 et d\u2019affectueux en lui \ns\u2019\u00e9veilla et se pr\u00e9cipita vers cet enfant. Il allait pr\u00e8s du \nlit o\u00f9 elle dormait, et il y tremblait de joie ; il \u00e9prouvait \ndes \u00e9preintes comme une m\u00e8re et il ne savait ce que \nc\u2019\u00e9tait; car c\u2019est une chose bien obscure et bien douce \nque ce grand et \u00e9trange mouvement d\u2019un c\u0153ur qui se \nmet \u00e0 aimer. \nPauvre vieux c\u0153ur tout neuf! \nSeulement, comme il avait cinquante -cinq ans et \nque Cosette en avait huit, tout ce qu\u2019il aurait pu avoir \nd\u2019amour dans toute sa vie se fondit en une sorte de \nlueur ineffable. \nC\u2019\u00e9tait la deuxi\u00e8me apparition blanche qu\u2019il \nrencontrait. L\u2019\u00e9v\u00eaque avait fait lever \u00e0 son horizon l\u2019aube de la vertu; C osette y faisait lever l\u2019aube de \nl\u2019amour. \nLes premiers jours s\u2019\u00e9coul\u00e8rent dans cet \n\u00e9blouissement. \nDe son c\u00f4t\u00e9, Cosette, elle aussi, devenait autre, \u00e0 \nson insu, pauvre petit \u00eatre! Elle \u00e9tait si petite quand \nsa m\u00e8re l\u2019avait quitt\u00e9e qu\u2019elle ne s\u2019en souvenai t plus. \nComme tous les enfants, pareils aux jeunes pousses \nde la vigne qui s\u2019accrochent \u00e0 tout, elle avait essay\u00e9 \nd\u2019aimer. Elle n\u2019y avait pu r\u00e9ussir. Tous l\u2019avaient \nrepouss\u00e9e, les Th\u00e9nardier, leurs enfants, d\u2019autres \nenfants. Elle avait aim\u00e9 le chien, qui \u00e9 tait mort. Apr\u00e8s \nquoi, rien n\u2019avait voulu d\u2019elle, ni personne. Chose \nlugubre \u00e0 dire, et que nous avons d\u00e9j\u00e0 indiqu\u00e9e, \u00e0 huit \nans elle avait le c\u0153ur froid. Ce n\u2019\u00e9tait pas sa faute, ce \nn\u2019\u00e9tait point la facult\u00e9 d\u2019aimer qui lui manquait; h\u00e9las! \nc\u2019\u00e9tait la poss ibilit\u00e9. Aussi, d\u00e8s le premier jour, tout ce \nqui sentait et songeait en elle se mit \u00e0 aimer ce \nbonhomme. Elle \u00e9prouvait ce qu\u2019elle n\u2019avait jamais \nressenti, une sensation d\u2019\u00e9panouissement. \nLe bonhomme ne lui faisait m\u00eame plus l\u2019effet \nd\u2019\u00eatre vieux, ni d\u2019\u00eatr e pauvre. Elle trouvait Jean \nValjean beau, de m\u00eame qu\u2019elle trouvait le taudis joli. \nCe sont l\u00e0 des effets d\u2019aurore, d\u2019enfance, de \njeunesse, de joie. La nouveaut\u00e9 de la terre et de la vie y est pour quelque chose. Rien n\u2019est charmant \ncomme le reflet colora nt du bonheur sur le grenier. \nNous avons tous ainsi dans notre pass\u00e9 un galetas \nbleu. \nLa nature, cinquante ans d\u2019intervalle, avaient mis \nune s\u00e9paration profonde entre Jean Valjean et \nCosette; cette s\u00e9paration, la destin\u00e9e la combla. La \ndestin\u00e9e unit brusq uement et fian\u00e7a avec son \nirr\u00e9sistible puissance ces deux existences d\u00e9racin\u00e9es, \ndiff\u00e9rentes par l\u2019\u00e2ge, semblables par le deuil. L\u2019une en \neffet compl\u00e9tait l\u2019autre. L\u2019instinct de Cosette \ncherchait un p\u00e8re comme l\u2019instinct de Jean Valjean \ncherchait un enfant . Se rencontrer, ce fut se trouver. \nAu moment myst\u00e9rieux o\u00f9 leurs deux mains se \ntouch\u00e8rent, elles se soud\u00e8rent. Quand ces deux \u00e2mes \ns\u2019aper\u00e7urent, elles se reconnurent comme \u00e9tant le \nbesoin l\u2019une de l\u2019autre et s\u2019embrass\u00e8rent \u00e9troitement. \nEn prenant les mot s dans leur sens le plus \ncompr\u00e9hensif et le plus absolu, on pourrait dire que, \ns\u00e9par\u00e9s de tout par des murs de tombe, Jean Valjean \n\u00e9tait le Veuf comme Cosette \u00e9tait l\u2019Orpheline. Cette \nsituation fit que Jean Valjean devint d\u2019une fa\u00e7on \nc\u00e9leste le p\u00e8re de Cos ette. \nEt, en v\u00e9rit\u00e9, l\u2019impression myst\u00e9rieuse produite \u00e0 \nCosette, au fond du bois de Chelles, par la main de Jean Valjean saisissant la sienne dans l\u2019obscurit\u00e9, \nn\u2019\u00e9tait pas une illusion, mais une r\u00e9alit\u00e9. L\u2019entr\u00e9e de \ncet homme dans la destin\u00e9e de cet enfa nt avait \u00e9t\u00e9 \nl\u2019arriv\u00e9e de Dieu. \nDu reste, Jean Valjean avait bien choisi son asile. Il \n\u00e9tait l\u00e0 dans une s\u00e9curit\u00e9 qui pouvait sembler enti\u00e8re. \nLa chambre \u00e0 cabinet qu\u2019il occupait avec Cosette \n\u00e9tait celle dont la fen\u00eatre donnait sur le boulevard. \nCette fe n\u00eatre \u00e9tant unique dans la maison, aucun \nregard de voisin n\u2019\u00e9tait \u00e0 craindre, pas plus de c\u00f4t\u00e9 \nqu\u2019en face. \nLe rez -de-chauss\u00e9e du num\u00e9ro 50 -52, esp\u00e8ce \nd\u2019appentis d\u00e9labr\u00e9, servait de remise \u00e0 des \nmara\u00eechers, et n\u2019avait aucune communication avec le \npremier. Il en \u00e9tait s\u00e9par\u00e9 par le plancher qui n\u2019avait \nni trappe ni escalier et qui \u00e9tait comme le diaphragme \nde la masure. Le premier \u00e9tage contenait, comme \nnous l\u2019avons dit, plusieurs chambres et quelques \ngreniers, dont un seulement \u00e9tait occup\u00e9 par une \nvieille femme qui faisait le m\u00e9nage de Jean Valjean. \nTout le reste \u00e9tait inhabit\u00e9. \nC\u2019\u00e9tait cette vieille femme, orn\u00e9e du nom de \nprincipale locataire et en r\u00e9alit\u00e9 charg\u00e9e des fonctions de \nporti\u00e8re, qui lui avait lou\u00e9 ce logis dans la journ\u00e9e de \nNo\u00ebl. Il s\u2019\u00e9tait d onn\u00e9 \u00e0 elle pour un rentier ruin\u00e9 par les bons d\u2019Espagne, qui allait venir demeurer l\u00e0 avec \nsa petite -fille. Il avait pay\u00e9 six mois d\u2019avance et \ncharg\u00e9 la vieille de meubler la chambre et le cabinet \ncomme on a vu. C\u2019\u00e9tait cette bonne femme qui avait \nallum\u00e9 le po\u00eale et tout pr\u00e9par\u00e9 le soir de leur arriv\u00e9e. \nLes semaines se succ\u00e9d\u00e8rent. Ces deux \u00eatres \nmenaient dans ce taudis mis\u00e9rable une existence \nheureuse. \nD\u00e8s l\u2019aube Cosette riait, jasait, chantait. Les \nenfants ont leur chant du matin comme les oiseaux. \nIl arrivait quelquefois que Jean Valjean lui prenait \nsa petite main rouge et crevass\u00e9e d\u2019engelures et la \nbaisait. La pauvre enfant, accoutum\u00e9e \u00e0 \u00eatre battue, \nne savait ce que cela voulait dire, et s\u2019en allait toute \nhonteuse. \nPar moments elle devenait s\u00e9rieu se et elle \nconsid\u00e9rait sa petite robe noire. Cosette n\u2019\u00e9tait plus \nen guenilles, elle \u00e9tait en deuil. Elle sortait de la \nmis\u00e8re et elle entrait dans la vie. \nJean Valjean s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 lui enseigner \u00e0 lire. \nParfois, tout en faisant \u00e9peler l\u2019enfant, il songe ait que \nc\u2019\u00e9tait avec l\u2019id\u00e9e de faire le mal qu\u2019il avait appris \u00e0 \nlire au bagne. Cette id\u00e9e avait tourn\u00e9 \u00e0 montrer \u00e0 lire \n\u00e0 un enfant. Alors le vieux gal\u00e9rien souriait du sourire \npensif des anges. Il sentait l\u00e0 une pr\u00e9m\u00e9ditation d\u2019en haut, une \nvolont\u00e9 de q uelqu\u2019un qui n\u2019est pas l\u2019homme, et il se \nperdait dans la r\u00eaverie. Les bonnes pens\u00e9es ont leurs \nab\u00eemes comme les mauvaises. \nApprendre \u00e0 lire \u00e0 Cosette, et la laisser jouer, \nc\u2019\u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s l\u00e0 toute la vie de Jean Valjean. Et \npuis il lui parlait de sa m\u00e8 re et il la faisait prier. \nElle l\u2019appelait : p\u00e8re, et ne lui savait pas d\u2019autre \nnom. \nIl passait des heures \u00e0 la contempler habillant et \nd\u00e9shabillant sa poup\u00e9e, et \u00e0 l\u2019\u00e9couter gazouiller. La \nvie lui paraissait d\u00e9sormais pleine d\u2019int\u00e9r\u00eat, les \nhommes lui se mblaient bons et justes, il ne reprochait \ndans sa pens\u00e9e plus rien \u00e0 personne, il n\u2019apercevait \naucune raison de ne pas vieillir tr\u00e8s vieux maintenant \nque cette enfant l\u2019aimait. Il se voyait tout un avenir \n\u00e9clair\u00e9 par Cosette comme par une charmante \nlumi\u00e8re . Les meilleurs ne sont pas exempts d\u2019une \npens\u00e9e \u00e9go\u00efste. Par moments il songeait avec une \nsorte de joie qu\u2019elle serait laide. \nCeci n\u2019est qu\u2019une opinion personnelle; mais pour \ndire notre pens\u00e9e tout enti\u00e8re, au point o\u00f9 en \u00e9tait \nJean Valjean quand il se m it \u00e0 aimer Cosette, il ne \nnous est pas prouv\u00e9 qu\u2019il n\u2019ait pas eu besoin de ce \nravitaillement pour pers\u00e9v\u00e9rer dans le bien. Il venait de voir sous de nouveaux aspects la m\u00e9chancet\u00e9 des \nhommes et la mis\u00e8re de la soci\u00e9t\u00e9, aspects incomplets \net qui ne montraie nt fatalement qu\u2019un c\u00f4t\u00e9 du vrai, le \nsort de la femme r\u00e9sum\u00e9 dans Fantine, l\u2019autorit\u00e9 \npublique personnifi\u00e9e dans Javert; il \u00e9tait retourn\u00e9 au \nbagne, cette fois pour avoir bien fait; de nouvelles \namertumes l\u2019avaient abreuv\u00e9; le d\u00e9go\u00fbt et la lassitude \nle rep renaient; le souvenir m\u00eame de l\u2019\u00e9v\u00eaque touchait \npeut-\u00eatre \u00e0 quelque moment d\u2019\u00e9clipse, sauf \u00e0 \nrepara\u00eetre plus tard lumineux et triomphant; mais \nenfin ce souvenir sacr\u00e9 s\u2019affaiblissait. Qui sait si Jean \nValjean n\u2019\u00e9tait pas \u00e0 la veille de se d\u00e9courager et de \nretomber? Il aima, et il redevint fort. H\u00e9las! il n\u2019\u00e9tait \ngu\u00e8re moins chancelant que Cosette. Il la prot\u00e9gea et \nelle l\u2019affermit. Gr\u00e2ce \u00e0 lui, elle put marcher dans la \nvie; gr\u00e2ce \u00e0 elle, il put continuer dans la vertu. Il fut le \nsoutien de cet enfant et cet enfant fut son point \nd\u2019appui. O myst\u00e8re insondable et divin des \u00e9quilibres \nde la destin\u00e9e! \n \n \n \n \nII, 4, 4 \n \n \n \n \n \nLes remarques \nde la principale locataire \n \n \n \n \n \nJean Valjean avait la prudence de ne sortir jamais \nle jour. Tous les soirs, au cr\u00e9puscule, il se promenait \nune heure ou deux, quelquefois seul, souvent avec \nCosette, cherchant les contre -all\u00e9es du boulevard les \nplus solitaires, et entrant dans les \u00e9glises \u00e0 la tomb\u00e9e \nde la nuit. Il allait volontiers \u00e0 Saint -M\u00e9dard qui est \nl\u2019\u00e9glise la plus proche. Qua nd il n\u2019emmenait pas \nCosette, elle restait avec la vieille femme, mais c\u2019\u00e9tait la joie de l\u2019enfant de sortir avec le bonhomme. Elle \npr\u00e9f\u00e9rait une heure avec lui m\u00eame aux t\u00eate -\u00e0-t\u00eate \nravissants de Catherine. Il marchait en la tenant par la \nmain et en lui di sant des choses douces. \nIl se trouva que Cosette \u00e9tait tr\u00e8s gaie. \nLa vieille faisait le m\u00e9nage et la cuisine et allait aux \nprovisions. Ils vivaient sobrement, ayant toujours un \npeu de feu, mais comme des gens tr\u00e8s g\u00ean\u00e9s. Jean \nValjean n\u2019avait rien chang\u00e9 au mobilier du premier \njour; seulement il avait fait remplacer par une porte \npleine la porte vitr\u00e9e du cabinet de Cosette. \nIl avait toujours sa redingote jaune, sa culotte \nnoire et son vieux chapeau. Dans la rue on le prenait \npour un pauvre. Il arrivait q uelquefois que des \nbonnes femmes se retournaient et lui donnaient un \nsou. Jean Valjean recevait le sou et saluait \nprofond\u00e9ment. Il arrivait aussi parfois qu\u2019il \nrencontrait quelque mis\u00e9rable demandant la charit\u00e9, \nalors il regardait derri\u00e8re lui si personne ne le voyait, \ns\u2019approchait furtivement du malheureux, lui mettait \ndans la main une pi\u00e8ce de monnaie, souvent une \npi\u00e8ce d\u2019argent, et s\u2019\u00e9loignait rapidement. Cela avait \nses inconv\u00e9nients. On commen\u00e7ait \u00e0 le conna\u00eetre \ndans le quartier sous le nom du mendiant qui fait \nl\u2019aum\u00f4ne . La vieille principale locataire , cr\u00e9ature rechign\u00e9e, \ntoute p\u00e9trie vis -\u00e0-vis du prochain de l\u2019attention des \nenvieux, examinait beaucoup Jean Valjean, sans qu\u2019il \ns\u2019en dout\u00e2t. Elle \u00e9tait un peu sourde, ce qui la rendait \nbavarde. Il lui res tait de son pass\u00e9 deux dents, l\u2019une \nen haut, l\u2019autre en bas, qu\u2019elle cognait toujours l\u2019une \ncontre l\u2019autre. Elle avait fait des questions \u00e0 Cosette \nqui, ne sachant rien, n\u2019avait pu rien dire, sinon qu\u2019elle \nvenait de Montfermeil. Un matin, cette guetteuse \naper\u00e7ut Jean Valjean qui entrait, d\u2019un air qui sembla \u00e0 \nla comm\u00e8re particulier, dans un des compartiments \ninhabit\u00e9s de la masure. Elle le suivit du pas d\u2019une \nvieille chatte, et put l\u2019observer, sans en \u00eatre vue, par \nla fente de la porte qui \u00e9tait tout contre . Jean Valjean, \npour plus de pr\u00e9caution sans doute, tournait le dos \u00e0 \ncette porte. La vieille le vit fouiller dans sa poche et y \nprendre un \u00e9tui, des ciseaux et du fil, puis il se mit \u00e0 \nd\u00e9coudre la doublure d\u2019un pan de sa redingote et il \ntira de l\u2019ouvertur e un morceau de papier jaun\u00e2tre \nqu\u2019il d\u00e9plia. La vieille reconnut avec \u00e9pouvante que \nc\u2019\u00e9tait un billet de mille francs. C\u2019\u00e9tait le second ou le \ntroisi\u00e8me qu\u2019elle voyait depuis qu\u2019elle \u00e9tait au monde. \nElle s\u2019enfuit tr\u00e8s effray\u00e9e. \nUn moment apr\u00e8s Jean Valje an l\u2019aborda et la pria \nd\u2019aller lui changer ce billet de mille francs, ajoutant que c\u2019\u00e9tait le semestre de sa rente qu\u2019il avait touch\u00e9 la \nveille. \u2013 O\u00f9? pensa la vieille. Il n\u2019est sorti qu\u2019\u00e0 six \nheures du soir, et la caisse du gouvernement n\u2019est \ncertainement pas ouverte \u00e0 cette heure -l\u00e0.\u2013 La vieille \nalla changer le billet et fit ses conjectures. Ce billet de \nmille francs, comment\u00e9 et multipli\u00e9, produisit une \nfoule de conversations effar\u00e9es parmi les comm\u00e8res \nde la rue des Vignes -Saint -Marcel. \nLes jours suiva nts, il arriva que Jean Valjean, en \nmanches de veste, scia du bois dans le corridor. La \nvieille \u00e9tait dans la chambre et faisait le m\u00e9nage. Elle \n\u00e9tait seule, Cosette \u00e9tait occup\u00e9e \u00e0 admirer le bois \nqu\u2019on sciait, la vieille vit la redingote accroch\u00e9e \u00e0 un \nclou, et la scruta. La doublure avait \u00e9t\u00e9 recousue. La \nbonne femme la palpa attentivement, et crut sentir \ndans les pans et dans les entournures des \u00e9paisseurs \nde papier. D\u2019autres billets de mille francs sans doute! \nElle remarqua en outre qu\u2019il y avait tout es sortes \nde choses dans les poches. Non seulement les \naiguilles, les ciseaux et le fil qu\u2019elle avait vus, mais un \ngros portefeuille, un tr\u00e8s grand couteau, et, d\u00e9tail \nsuspect, plusieurs perruques de couleurs vari\u00e9es. \nChaque poche de cette redingote avait l\u2019air d\u2019\u00eatre une \nfa\u00e7on d\u2019en -cas pour des \u00e9v\u00e9nements impr\u00e9vus. Les habitants de la masure atteignirent ainsi les \nderniers jours de l\u2019hiver. \n \n \n \n \nII, 4, 5 \n \n \n \n \n \nUne pi\u00e8ce de cinq francs \nqui tombe \u00e0 terre fait du bruit \n \n \n \n \n \nIl y avait pr\u00e8s de Saint -M\u00e9dar d un pauvre qui \ns\u2019accroupissait sur la margelle d\u2019un puits banal \ncondamn\u00e9, et auquel Jean Valjean faisait volontiers la \ncharit\u00e9. Il ne passait gu\u00e8re devant cet homme sans lui \ndonner quelques sous. Parfois il lui parlait. Les \nenvieux de ce mendiant disaient qu\u2019il \u00e9tait de la police . \nC\u2019\u00e9tait un vieux bedeau de soixante -quinze ans qui \nmarmottait continuellement des oraisons. Un soir que Jean Valjean passait par l\u00e0 et n\u2019avait \npas Cosette avec lui, il aper\u00e7ut le mendiant \u00e0 sa place \nordinaire sous le r\u00e9verb\u00e8re q u\u2019on venait d\u2019allumer. \nCet homme, selon son habitude, semblait prier et \n\u00e9tait tout courb\u00e9. Jean Valjean alla \u00e0 lui et lui mit dans \nla main son aum\u00f4ne accoutum\u00e9e. Le mendiant leva \nbrusquement les yeux, regarda fixement Jean Valjean, \npuis baissa rapidement l a t\u00eate. Ce mouvement fut \ncomme un \u00e9clair, Jean Valjean eut un tressaillement. \nIl lui sembla qu\u2019il venait d\u2019entrevoir \u00e0 la lueur du \nr\u00e9verb\u00e8re, non le visage placide et b\u00e9at du vieux \nbedeau, mais une figure effrayante et connue. Il eut \nl\u2019impression qu\u2019on aur ait en se trouvant tout \u00e0 coup \ndans l\u2019ombre face \u00e0 face avec un tigre. Il recula \nterrifi\u00e9 et p\u00e9trifi\u00e9, n\u2019osant ni respirer, ni parler, ni \nrester, ni fuir, consid\u00e9rant le mendiant qui avait \nbaiss\u00e9 sa t\u00eate couverte d\u2019une loque et paraissait ne \nplus savoir qu \u2019il \u00e9tait l\u00e0. Dans ce moment \u00e9trange, un \ninstinct, peut -\u00eatre l\u2019instinct myst\u00e9rieux de la \nconservation, fit que Jean Valjean ne pronon\u00e7a pas \nune parole. Le mendiant avait la m\u00eame taille, les \nm\u00eames guenilles, la m\u00eame apparence que tous les \njours. \u2013 Bah!... d it Jean Valjean, je suis fou! je r\u00eave! \nimpossible! \u2013 Et il rentra profond\u00e9ment troubl\u00e9. C\u2019est \u00e0 peine s\u2019il osait s\u2019avouer \u00e0 lui -m\u00eame que \ncette figure qu\u2019il avait cru voir \u00e9tait la figure de Javert. \nLa nuit, en y r\u00e9fl\u00e9chissant, il regretta de n\u2019avoir pas \nquestionn\u00e9 l\u2019homme pour le forcer \u00e0 lever la t\u00eate une \nseconde fois. \nLe lendemain \u00e0 la nuit tombante il y retourna. Le \nmendiant \u00e9tait \u00e0 sa place. \u2013 Bonjour, bonhomme, dit \nr\u00e9solument Jean Valjean en lui donnant un sou. Le \nmendiant leva la t\u00eate et r\u00e9pondit d \u2019une voix dolente : \n\u2013 Merci, mon bon monsieur. \u2013 C\u2019\u00e9tait bien le vieux \nbedeau. \nJean Valjean se sentit pleinement rassur\u00e9. Il se mit \n\u00e0 rire. \u2013 O\u00f9 diable ai -je \u00e9t\u00e9 voir l\u00e0 Javert? pensa -t-il. \nAh \u00e7\u00e0, est -ce que je vais avoir la berlue \u00e0 pr\u00e9sent? \u2013 Il \nn\u2019y son gea plus. \nQuelques jours apr\u00e8s, il pouvait \u00eatre huit heures \ndu soir, il \u00e9tait dans sa chambre et il faisait \u00e9peler \nCosette \u00e0 haute voix, il entendit ouvrir, puis refermer \nla porte de la masure. Cela lui parut singulier. La \nvieille, qui seule habitait avec lui la maison, se \ncouchait toujours \u00e0 la nuit pour ne point user de \nchandelle. Jean Valjean fit signe \u00e0 Cosette de se taire. \nIl entendit qu\u2019on montait l\u2019escalier. A la rigueur, ce \npouvait \u00eatre la vieille qui avait pu se trouver malade \net aller chez l\u2019apot hicaire. Jean Valjean \u00e9couta. Le pas \u00e9tait lourd et sonnait comme le pas d\u2019un homme; \nmais la vieille portait de gros souliers et rien ne \nressemble au pas d\u2019un homme comme le pas d\u2019une \nvieille femme. Cependant Jean Valjean souffla sa \nchandelle. \nIl avait en voy\u00e9 Cosette au lit en lui disant tout \nbas : \u2013 Couche -toi bien doucement; et pendant qu\u2019il \nla baisait au front, les pas s\u2019\u00e9taient arr\u00eat\u00e9s. Jean \nValjean demeura en silence, immobile, le dos tourn\u00e9 \n\u00e0 la porte, assis sur sa chaise dont il n\u2019avait pas \nboug\u00e9, r etenant son souffle dans l\u2019obscurit\u00e9. Au bout \nd\u2019un temps assez long, n\u2019entendant plus rien, il se \nretourna sans faire de bruit, et comme il levait les \nyeux vers la porte de sa chambre, il vit une lumi\u00e8re \npar le trou de la serrure. Cette lumi\u00e8re faisait une \nsorte d\u2019\u00e9toile sinistre dans le noir de la porte et du \nmur. Il y avait \u00e9videmment l\u00e0 quelqu\u2019un qui tenait \nune chandelle \u00e0 la main, et qui \u00e9coutait. \nQuelques minutes s\u2019\u00e9coul\u00e8rent, et la lumi\u00e8re s\u2019en \nalla. Seulement il n\u2019entendit plus aucun bruit de pas, \nce qui semblait indiquer que celui qui \u00e9tait venu \n\u00e9couter \u00e0 la porte avait \u00f4t\u00e9 ses souliers. \nJean Valjean se jeta tout habill\u00e9 sur son lit et ne \nput fermer l\u2019\u0153il de la nuit. Au point du jour, comme il s\u2019assoupissait de \nfatigue, il fut r\u00e9veill\u00e9 par le grin cement d\u2019une porte \nqui s\u2019ouvrait \u00e0 quelque mansarde du fond du \ncorridor, puis il entendit le m\u00eame pas d\u2019homme qui \navait mont\u00e9 l\u2019escalier la veille. Le pas s\u2019approchait. Il \nse jeta \u00e0 bas du lit et appliqua son \u0153il au trou de sa \nserrure, lequel \u00e9tait assez g rand, esp\u00e9rant voir au \npassage l\u2019\u00eatre quelconque qui s\u2019\u00e9tait introduit la nuit \ndans la masure et qui avait \u00e9cout\u00e9 \u00e0 sa porte. C\u2019\u00e9tait \nun homme en effet, qui passa, cette fois sans \ns\u2019arr\u00eater, devant la chambre de Jean Valjean. Le \ncorridor \u00e9tait encore trop obscur pour qu\u2019on p\u00fbt \ndistinguer son visage; mais quand l\u2019homme arriva \u00e0 \nl\u2019escalier, un rayon de la lumi\u00e8re du dehors le fit saillir \ncomme une silhouette, et Jean Valjean le vit de dos \ncompl\u00e8tement. L\u2019homme \u00e9tait de haute taille, v\u00eatu \nd\u2019une redingote longu e, avec un gourdin sous son \nbras. C\u2019\u00e9tait l\u2019encolure formidable de Javert. \nJean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa \nfen\u00eatre sur le boulevard. Mais il e\u00fbt fallu ouvrir cette \nfen\u00eatre; il n\u2019osa pas. \nIl \u00e9tait \u00e9vident que cet homme \u00e9tait entr\u00e9 avec une \nclef, et comme chez lui. Qui lui avait donn\u00e9 cette \nclef? qu\u2019est -ce que cela voulait dire? A sept heures du matin, quand la vieille vint faire \nle m\u00e9nage, Jean Valjean lui jeta un coup d\u2019\u0153il \np\u00e9n\u00e9trant, mais il ne l\u2019interrogea pas. La bonne \nfemme \u00e9tait c omme \u00e0 l\u2019ordinaire. \nTout en balayant, elle lui dit : \n\u2013 Monsieur a peut -\u00eatre entendu quelqu\u2019un qui \nentrait cette nuit? \nA cet \u00e2ge et sur ce boulevard, huit heures du soir, \nc\u2019est la nuit la plus noire. \n\u2013 A propos, c\u2019est vrai, r\u00e9pondit -il de l\u2019accent le \nplus naturel. Qui \u00e9tait -ce donc? \n\u2013 C\u2019est un nouveau locataire, dit la vieille, qu\u2019il y a \ndans la maison. \n\u2013 Et qui s\u2019appelle? \n\u2013 Je ne sais plus trop. Dumont ou Daumont. Un \nnom comme cela. \n\u2013 Et qu\u2019est -ce qu\u2019il est, ce monsieur Dumont? \n La vieille le consid \u00e9ra avec ses petits yeux de \nfouine et r\u00e9pondit : \n\u2013 Un rentier, comme vous. \nElle n\u2019avait peut -\u00eatre aucune intention. Jean \nValjean crut lui en d\u00e9m\u00ealer une. \nQuant la vieille fut partie, il fit un rouleau d\u2019une \ncentaine de francs qu\u2019il avait dans une armoir e et le \nmit dans sa poche. Quelque pr\u00e9caution qu\u2019il prit dans cette op\u00e9ration pour qu\u2019on ne l\u2019entend\u00eet pas remuer \nde l\u2019argent, une pi\u00e8ce de cent sous lui \u00e9chappa des \nmains et roula bruyamment sur le carreau. \nA la brune, il descendit et regarda avec attent ion \nde tous les c\u00f4t\u00e9s sur le boulevard. Il n\u2019y vit personne. \nLe boulevard semblait absolument d\u00e9sert. Il est vrai \nqu\u2019on peut s\u2019y cacher derri\u00e8re les arbres. \nIl remonta. \n\u2013 Viens, dit -il \u00e0 Cosette. \nIl la prit par la main, et ils sortirent tous deux. \n \n \n \n \nLIVRE CINQUI\u00c8ME \n \n \n\u00c0 CHASSE NOIRE, \nMEUTE MUETTE \n \n \n \n \nII, 5, 1 \n \n \n \n \n \nLes zigzags de la strat\u00e9gie \n \n \n \n \n \n \nIci, pour les pages qu\u2019on va lire et pour d\u2019autres \nencore qu\u2019on rencontrera plus tard, une observation \nest n\u00e9cessaire. \nVoil\u00e0 bien des ann\u00e9es d\u00e9j\u00e0 q ue l\u2019auteur de ce livre, \nforc\u00e9, \u00e0 regret, de parler de lui, est absent de Paris. \nDepuis qu\u2019il l\u2019a quitt\u00e9, Paris s\u2019est transform\u00e9. Une \nville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte \ninconnue. Il n\u2019a pas besoin de dire qu\u2019il aime Paris; Paris est la vil le natale de son esprit. Par suite des \nd\u00e9molitions et des reconstructions, le Paris de sa \njeunesse, ce Paris qu\u2019il a religieusement emport\u00e9 dans \nsa m\u00e9moire, est \u00e0 cette heure un Paris d\u2019autrefois. \nQu\u2019on lui permette de parler de ce Paris -l\u00e0 comme \ns\u2019il exis tait encore. Il est possible que l\u00e0 o\u00f9 l\u2019auteur va \nconduire les lecteurs en disant : \u00abDans telle rue il y a \ntelle maison\u00bb, il n\u2019y ait plus aujourd\u2019hui ni maison ni \nrue. Les lecteurs v\u00e9rifieront, s\u2019ils veulent en prendre \nla peine. Quant \u00e0 lui, il ignore le Paris nouveau, et il \n\u00e9crit avec le Paris ancien devant les yeux dans une \nillusion qui lui est pr\u00e9cieuse. C\u2019est une douceur pour \nlui de r\u00eaver qu\u2019il reste derri\u00e8re lui quelque chose de ce \nqu\u2019il voyait quand il \u00e9tait dans son pays, et que tout \nne s\u2019est pas \u00e9v anoui. Tant qu\u2019on va et vient dans le \npays natal, on s\u2019imagine que ces rues vous sont \nindiff\u00e9rentes, que ces fen\u00eatres, ces toits et ces portes \nne vous sont de rien, que ces murs vous sont \n\u00e9trangers, que ces arbres sont les premiers arbres \nvenus, que ces ma isons o\u00f9 l\u2019on n\u2019entre pas vous sont \ninutiles, que ces pav\u00e9s o\u00f9 l\u2019on marche sont des \npierres. Plus tard, quand on n\u2019y est plus, on s\u2019aper\u00e7oit \nque ces rues vous sont ch\u00e8res, que ces toits, ces \nfen\u00eatres et ces portes vous manquent, que ces \nmurailles vous sont n\u00e9cessaires, que ces arbres sont vos bien -aim\u00e9s, que ces maisons o\u00f9 l\u2019on n\u2019entrait pas \non y entrait tous les jours, et qu\u2019on a laiss\u00e9 de ses \nentrailles, de son sang et de son c\u0153ur dans ces pav\u00e9s. \nTous ces lieux qu\u2019on ne voit plus, qu\u2019on ne reverra \njamais peut-\u00eatre, et dont on a gard\u00e9 l\u2019image, prennent \nun charme douloureux, vous reviennent avec la \nm\u00e9lancolie d\u2019une apparition, vous font la terre sainte \nvisible, et sont, pour ainsi dire, la forme m\u00eame de la \nFrance; et on les aime et on les \u00e9voque tels qu\u2019ils \nsont, tels qu\u2019ils \u00e9taient, et l\u2019on s\u2019y obstine, et l\u2019on n\u2019y \nveut rien changer, car on tient \u00e0 la figure de la patrie \ncomme au visage de sa m\u00e8re. \nQu\u2019il nous soit donc permis de parler du pass\u00e9 au \npr\u00e9sent. Cela dit, nous prions le lecteur d\u2019en tenir \nnote, e t nous continuons. \nJean Valjean avait tout de suite quitt\u00e9 le boulevard \net s\u2019\u00e9tait engag\u00e9 dans les rues, faisant le plus de lignes \nbris\u00e9es qu\u2019il pouvait, revenant quelquefois \nbrusquement sur ses pas pour s\u2019assurer qu\u2019il n\u2019\u00e9tait \npoint suivi. \nCette man\u0153uvr e est propre au cerf traqu\u00e9. Sur les \nterrains o\u00f9 la trace peut s\u2019imprimer, cette man\u0153uvre \na, entre autres avantages, celui de tromper les \nchasseurs et les chiens par le contre -pied. C\u2019est ce \nqu\u2019en v\u00e9nerie on appelle faux rembuchement . C\u2019\u00e9tait une nuit de pleine lune. Jean Valjean n\u2019en \nfut pas f\u00e2ch\u00e9. La lune, encore tr\u00e8s pr\u00e8s de l\u2019horizon, \ncoupait dans les rues de grands pans d\u2019ombre et de \nlumi\u00e8re. Jean Valjean pouvait se glisser le long des \nmaisons et des murs dans le c\u00f4t\u00e9 sombre et observer \nle c\u00f4t\u00e9 clair. Il ne r\u00e9fl\u00e9chissait peut -\u00eatre pas assez que \nle c\u00f4t\u00e9 obscur lui \u00e9chappait. Pourtant, dans toutes les \nruelles d\u00e9sertes qui avoisinent la rue de Poliveau , il \ncrut \u00eatre certain que personne ne venait derri\u00e8re lui. \nCosette marchait sans faire de questions. Le s \nsouffrances des six premi\u00e8res ann\u00e9es de sa vie avaient \nintroduit quelque chose de passif dans sa nature. \nD\u2019ailleurs, et c\u2019est l\u00e0 une remarque sur laquelle nous \naurons plus d\u2019une occasion de revenir, elle \u00e9tait \nhabitu\u00e9e, sans trop s\u2019en rendre compte, aux \nsingularit\u00e9s du bonhomme et aux bizarreries de la \ndestin\u00e9e. Et puis elle se sentait en s\u00fbret\u00e9, \u00e9tant avec \nlui. \nJean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait o\u00f9 il \nallait. Il se confiait \u00e0 Dieu comme elle se confiait \u00e0 \nlui. Il lui semblait qu\u2019il tenait, lu i aussi, quelqu\u2019un de \nplus grand que lui par la main; il croyait sentir un \u00eatre \nqui le menait, invisible. Du reste il n\u2019avait aucune id\u00e9e \narr\u00eat\u00e9e, aucun plan, aucun projet. Il n\u2019\u00e9tait m\u00eame pas \nabsolument s\u00fbr que ce f\u00fbt Javert, et puis ce pouvait \u00eatre Javer t sans que Javert s\u00fbt que c\u2019\u00e9tait lui Jean \nValjean. N\u2019\u00e9tait -il pas d\u00e9guis\u00e9? ne le croyait -on pas \nmort? Cependant depuis quelques jours il se passait \ndes choses qui devenaient singuli\u00e8res. Il ne lui en \nfallait pas davantage. Il \u00e9tait d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 ne plus \nrentrer dans la maison Gorbeau. Comme l\u2019animal \nchass\u00e9 du g\u00eete, il cherchait un trou o\u00f9 se cacher, en \nattendant qu\u2019il en trouv\u00e2t un o\u00f9 se loger. \nJean Valjean d\u00e9crivit plusieurs labyrinthes vari\u00e9s \ndans le quartier Mouffetard, d\u00e9j\u00e0 endormi comme s\u2019il \navait enco re la discipline du Moyen Age et le joug du \ncouvre -feu; il combina de diverses fa\u00e7ons, dans des \nstrat\u00e9gies savantes, la rue Censier et la rue Copeau, la \nrue du Battoir -Saint -Victor et la rue du Puits -\nl\u2019Ermite. Il y a par l\u00e0 des logeurs, mais il n\u2019y entrait \nm\u00eame pas, ne trouvant point ce qui lui convenait. Par \nexemple, il ne doutait pas que, si, par hasard, on avait \ncherch\u00e9 sa piste, on ne l\u2019e\u00fbt perdue. \nComme onze heures sonnaient \u00e0 Saint -Etienne -\ndu-Mont, il traversait la rue de Pontoise devant le \nbureau du commissaire de police qui est au no 14. \nQuelques instants apr\u00e8s, l\u2019instinct dont nous parlions \nplus haut fit qu\u2019il se retourna. En ce moment, il vit \ndistinctement, gr\u00e2ce \u00e0 la lanterne du commissaire qui \nles trahissait, trois hommes qui le suivaient d\u2019asse z pr\u00e8s passer successivement sous cette lanterne dans \nle c\u00f4t\u00e9 t\u00e9n\u00e9breux de la rue. L\u2019un de ces trois hommes \nentra dans l\u2019all\u00e9e de la maison du commissaire. Celui \nqui marchait en t\u00eate lui parut d\u00e9cid\u00e9ment suspect. \n\u2013 Viens, enfant, dit -il \u00e0 Cosette, et il s e h\u00e2ta de \nquitter la rue de Pontoise. \nIl fit un circuit, tourna le passage des Patriarches \nqui \u00e9tait ferm\u00e9 \u00e0 cause de l\u2019heure, arpenta la rue de \nl\u2019Ep\u00e9e -de-Bois et la rue de l\u2019Arbal\u00e8te et s\u2019enfon\u00e7a \ndans la rue des Postes. \nIl y a l\u00e0 un carrefour, o\u00f9 est au jourd\u2019hui le coll\u00e8ge \nRollin et o\u00f9 vient s\u2019embrancher la rue Neuve -Sainte -\nGenevi\u00e8ve. \n(Il va sans dire que la rue Neuve -Sainte -Genevi\u00e8ve \nest une vieille rue, et qu\u2019il ne passe pas une chaise de \nposte tous les dix ans rue des Postes. Cette rue des \nPostes \u00e9ta it au treizi\u00e8me si\u00e8cle habit\u00e9e par des potiers \net son vrai nom est rue des Pots.) \nLa lune jetait une vive lumi\u00e8re dans ce carrefour. \nJean Valjean s\u2019embusqua sous une porte, calculant \nque si ces hommes le suivaient encore, il ne pourrait \nmanquer de les tr\u00e8 s bien voir lorsqu\u2019ils traverseraient \ncette clart\u00e9. \nEn effet, il ne s\u2019\u00e9tait pas \u00e9coul\u00e9 trois minutes que \nles hommes parurent. Ils \u00e9taient maintenant quatre; tous de haute taille, v\u00eatus de longues redingotes \nbrunes, avec des chapeaux ronds et de gros b\u00e2ton s \u00e0 \nla main. Ils n\u2019\u00e9taient pas moins inqui\u00e9tants par leur \ngrande stature et leurs vastes poings que par leur \nmarche sinistre dans les t\u00e9n\u00e8bres. On e\u00fbt dit quatre \nspectres d\u00e9guis\u00e9s en bourgeois. \nIls s\u2019arr\u00eat\u00e8rent au milieu du carrefour et firent \ngroupe comm e des gens qui se consultent. Ils avaient \nl\u2019air ind\u00e9cis. Celui qui paraissait les conduire se \ntourna et d\u00e9signa vivement de la main droite la \ndirection o\u00f9 s\u2019\u00e9tait engag\u00e9 Jean Valjean; un autre \nsemblait indiquer avec une certaine obstination la \ndirection co ntraire. A l\u2019instant o\u00f9 le premier se \nretourna, la lune \u00e9claira en plein son visage. Jean \nValjean reconnut parfaitement Javert. \n \n \n \n \nII, 5, 2 \n \n \n \n \n \nIl est heureux que le pont \nd\u2019Austerlitz porte voitures \n \n \n \n \n \nL\u2019incertitude cessait pour Jean Valjean; \nheureusement elle durait encore pour ces hommes. Il \nprofita de leur h\u00e9sitation; c\u2019\u00e9tait du temps perdu pour \neux, gagn\u00e9 pour lui. Il sortit de dessous la porte o\u00f9 il \ns\u2019\u00e9tait tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la \nr\u00e9gion du Jardin des Plantes. Cosette c ommen\u00e7ait \u00e0 \nse fatiguer, il la prit dans ses bras, et la porta. Il n\u2019y avait point un passant, et l\u2019on n\u2019avait pas allum\u00e9 les \nr\u00e9verb\u00e8res \u00e0 cause de la lune. \nIl doubla le pas. \nEn quelques enjamb\u00e9es, il atteignit la poterie \nGoblet sur la fa\u00e7ade de laquelle le clair de lune faisait \ntr\u00e8s distinctement lisible la vieille inscription : \n \nDe Goblet fils c\u2019est ici la fabrique; \nVenez choisir des cruches et des brocs, \nDes pots \u00e0 fleurs, des tuyaux, de la brique. \nA tout venant le C\u0153ur vend des Carreaux. \n \nIl laissa derri\u00e8re lui la rue de la Clef, puis la \nfontaine Saint -Victor, longea le Jardin des Plantes par \nles rues basses, et arriva au quai. L\u00e0 il se retourna. Le \nquai \u00e9tait d\u00e9sert. Les rues \u00e9taient d\u00e9sertes. Personne \nderri\u00e8re lui. Il respira. \nIl gagna le pon t d\u2019Austerlitz. \nLe p\u00e9age y existait encore \u00e0 cette \u00e9poque. \nIl se pr\u00e9senta au bureau du p\u00e9ager et donna un \nsou. \n\u2013 C\u2019est deux sous, dit l\u2019invalide du pont. Vous \nportez l\u00e0 un enfant qui peut marcher. Payez pour \ndeux. \nIl paya, contrari\u00e9 que son passage e\u00fbt donn\u00e9 lieu \u00e0 \nune observation. Toute fuite doit \u00eatre un glissement. Une grosse charrette passait la Seine en m\u00eame \ntemps que lui et allait comme lui sur la rive droite. \nCela lui fut utile. Il put traverser tout le pont dans \nl\u2019ombre de cette charrette. \nVers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds \nengourdis, d\u00e9sira marcher. Il la posa \u00e0 terre et la \nreprit par la main. \nLe pont franchi, il aper\u00e7ut un peu \u00e0 droite des \nchantiers devant lui; il y marcha. Pour y arriver, il \nfallait s\u2019aventurer dans un assez l arge espace \nd\u00e9couvert et \u00e9clair\u00e9. Il n\u2019h\u00e9sita pas. Ceux qui le \ntraquaient \u00e9taient \u00e9videmment d\u00e9pist\u00e9s et Jean \nValjean se croyait hors de danger. Cherch\u00e9, oui; suivi, \nnon. \nUne petite rue, la rue du Chemin -Vert-Saint -\nAntoine, s\u2019ouvrait entre deux chantiers enclos de \nmurs. Cette rue \u00e9tait \u00e9troite, obscure, et comme faite \nexpr\u00e8s pour lui. Avant d\u2019y entrer, il regarda en arri\u00e8re. \nDu point o\u00f9 il \u00e9tait, il voyait dans toute sa \nlongueur le pont d\u2019Austerlitz. \nQuatre ombres venaient d\u2019entrer sur le pont. \nCes ombr es tournaient le dos au Jardin des Plantes \net se dirigeaient vers la rive droite. \nCes quatre ombres, c\u2019\u00e9taient les quatre hommes. \nJean Valjean eut le fr\u00e9missement de la b\u00eate reprise. Il lui restait une esp\u00e9rance; c\u2019est que ces hommes \npeut-\u00eatre n\u2019\u00e9taient pas encore entr\u00e9s sur le pont et ne \nl\u2019avaient pas aper\u00e7u au moment o\u00f9 il avait travers\u00e9, \ntenant Cosette par la main, la grande place \u00e9clair\u00e9e. \nEn ce cas -l\u00e0, en s\u2019enfon\u00e7ant dans la petite rue qui \n\u00e9tait devant lui, s\u2019il parvenait \u00e0 atteindre les chantiers, \nles marais, les cultures, les terrains non b\u00e2tis, il \npouvait \u00e9chapper. \nIl lui sembla qu\u2019on pouvait se confier \u00e0 cette petite \nrue silencieuse. Il y entra. \n \n \n \n \nII, 5, 3 \n \n \n \n \nVoir le plan de Paris de 1727 \n \n \n \n \n \nAu bout de trois cents pas, il arriva \u00e0 un p oint o\u00f9 \nla rue se bifurquait. Elle se partageait en deux rues, \nobliquant l\u2019une \u00e0 gauche, l\u2019autre \u00e0 droite. Jean Valjean \navait devant lui comme les deux branches d\u2019un Y. \nLaquelle choisir? \nIl ne balan\u00e7a point, et prit la droite. \nPourquoi? \nC\u2019est que la bra nche gauche allait vers le faubourg, \nc\u2019est-\u00e0-dire vers les lieux habit\u00e9s, et la branche droite \nvers la campagne, c\u2019est -\u00e0-dire vers les lieux d\u00e9serts. Cependant ils ne marchaient plus tr\u00e8s rapidement. \nLe pas de Cosette ralentissait le pas de Jean Valjean. \nIl se remit \u00e0 la porter. Cosette appuyait sa t\u00eate sur \nl\u2019\u00e9paule du bonhomme et ne disait pas un mot. \nIl se retournait de temps en temps et regardait. Il \navait soin de se tenir toujours du c\u00f4t\u00e9 obscur de la \nrue. La rue \u00e9tait droite derri\u00e8re lui. Les deux o u trois \npremi\u00e8res fois qu\u2019il se retourna, il ne vit rien, le \nsilence \u00e9tait profond, il continua sa marche un peu \nrassur\u00e9. Tout \u00e0 coup, \u00e0 un certain instant, s\u2019\u00e9tant \nretourn\u00e9, il lui sembla voir dans la partie de la rue o\u00f9 \nil venait de passer, loin dans l\u2019o bscurit\u00e9, quelque \nchose qui bougeait. \nIl se pr\u00e9cipita en avant, plut\u00f4t qu\u2019il ne marcha, \nesp\u00e9rant trouver quelque ruelle lat\u00e9rale, s\u2019\u00e9vader par \nl\u00e0, et rompre encore une fois sa piste. \nIl arriva \u00e0 un mur. \nCe mur pourtant n\u2019\u00e9tait point une impossibilit\u00e9 \nd\u2019aller plus loin; c\u2019\u00e9tait une muraille bordant une \nruelle transversale \u00e0 laquelle aboutissait la rue o\u00f9 \ns\u2019\u00e9tait engag\u00e9 Jean Valjean. \nIci encore il fallait se d\u00e9cider; prendre \u00e0 droite ou \u00e0 \ngauche. \nIl regarda \u00e0 droite. La ruelle se prolongeait en \ntron\u00e7on e ntre des constructions qui \u00e9taient des hangars ou des granges, puis se terminait en impasse. \nOn voyait distinctement le fond du cul -de-sac; un \ngrand mur blanc. \nIl regarda \u00e0 gauche. La ruelle de ce c\u00f4t\u00e9 \u00e9tait \nouverte, et, au bout de deux cents pas environ, \ntombait dans une rue dont elle \u00e9tait l\u2019affluent. C\u2019\u00e9tait \nde ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0 qu\u2019\u00e9tait le salut. \nAu moment o\u00f9 Jean Valjean songeait \u00e0 tourner \u00e0 \ngauche, pour t\u00e2cher de gagner la rue qu\u2019il entrevoyait \nau bout de la ruelle, il aper\u00e7ut \u00e0 l\u2019angle de la ruelle et \nde cette rue vers laquelle il allait se diriger, une esp\u00e8ce \nde statue noire, immobile. \nC\u2019\u00e9tait quelqu\u2019un, un homme, qui venait d\u2019\u00eatre \npost\u00e9 l\u00e0 \u00e9videmment, et qui, barrant le passage, \nattendait. \nJean Valjean recula. \nLe point de Paris o\u00f9 se trouvait Jean Val jean, situ\u00e9 \nentre le faubourg Saint -Antoine et la R\u00e2p\u00e9e, est un de \nceux qu\u2019ont transform\u00e9s de fond en comble les \ntravaux r\u00e9cents, enlaidissement selon les uns, \ntransfiguration selon les autres. Les cultures, les \nchantiers et les vieilles b\u00e2tisses se sont e ffac\u00e9s. Il y a \nl\u00e0 aujourd\u2019hui de grandes rues toutes neuves, des \nar\u00e8nes, des cirques, des hippodromes, des embarcad\u00e8res de chemin de fer, une prison, Mazas; le \nprogr\u00e8s, comme on voit, avec son correctif. \nIl y a un demi -si\u00e8cle, dans cette langue usuelle \npopulaire, toute faite de traditions, qui s\u2019obstine \u00e0 \nappeler l\u2019Institut les Quatre -Nations et l\u2019Op\u00e9ra -\nComique Feydeau , l\u2019endroit pr\u00e9cis o\u00f9 \u00e9tait parvenu \nJean Valjean se nommait le Petit -Picpus . La porte \nSaint -Jacques, la porte Paris, la barri\u00e8re des Sergent s, \nles Porcherons, la Galiote, les C\u00e9lestins, les Capucins, \nle Mail, la Bourbe, l\u2019Arbre -de-Cracovie, la Petite -\nPologne, le Petit -Picpus, ce sont les noms du vieux \nParis surnageant dans le nouveau. La m\u00e9moire du \npeuple flotte sur ces \u00e9paves du pass\u00e9. \nLe Pe tit-Picpus, qui du reste a exist\u00e9 \u00e0 peine et n\u2019a \njamais \u00e9t\u00e9 qu\u2019une \u00e9bauche de quartier, avait presque \nl\u2019aspect monacal d\u2019une ville espagnole. Les chemins \n\u00e9taient peu pav\u00e9s, les rues \u00e9taient peu b\u00e2ties. Except\u00e9 \nles deux ou trois rues dont nous allons parler , tout y \n\u00e9tait muraille et solitude. Pas une boutique, pas une \nvoiture; \u00e0 peine \u00e7\u00e0 et l\u00e0 une chandelle allum\u00e9e aux \nfen\u00eatres; toute lumi\u00e8re \u00e9teinte apr\u00e8s dix heures. Des \njardins, des couvents, des chantiers, des marais; de \nrares maisons basses, et de grands murs aussi hauts \nque les maisons. Tel \u00e9tait ce quartier au dernier si\u00e8cle. La r\u00e9volution \nl\u2019avait d\u00e9j\u00e0 fort rabrou\u00e9. L\u2019\u00e9dilit\u00e9 r\u00e9publicaine l\u2019avait \nd\u00e9moli, perc\u00e9, trou\u00e9. Des d\u00e9p\u00f4ts de gravats y avaient \n\u00e9t\u00e9 \u00e9tablis. Il y a trente ans, ce quartier disparais sait \nsous la rature des constructions nouvelles. \nAujourd\u2019hui il est biff\u00e9 tout \u00e0 fait. \nLe Petit -Picpus, dont aucun plan actuel n\u2019a gard\u00e9 \ntrace, est assez clairement indiqu\u00e9 dans le plan de \n1727, publi\u00e9 \u00e0 Paris chez Denis Thierry, rue Saint -\nJacques, vis -\u00e0-vis la rue du Pl\u00e2tre, et \u00e0 Lyon chez Jean \nGirin, rue Merci\u00e8re, \u00e0 la Prudence. Le Petit -Picpus \navait ce que nous venons d\u2019appeler un Y de rues, \nform\u00e9 par la rue du Chemin -Vert-Saint -Antoine \ns\u2019\u00e9cartant en deux branches et prenant \u00e0 gauche le \nnom de petite ru e Picpus et \u00e0 droite le nom de rue \nPolonceau. Les deux branches de l\u2019Y \u00e9taient r\u00e9unies \u00e0 \nleur sommet comme par une barre. Cette barre se \nnommait rue Droit -Mur. La rue Polonceau y \naboutissait; la petite rue Picpus passait outre, et \nmontait vers le march\u00e9 Le noir. Celui qui, venant de la \nSeine, arrivait \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de la rue Polonceau avait \u00e0 \nsa gauche la rue Droit -Mur, tournant brusquement \u00e0 \nangle droit, devant lui la muraille de cette rue, et \u00e0 sa \ndroite un prolongement tronqu\u00e9 de la rue Droit -Mur, \nsans is sue, appel\u00e9 le cul -de-sac Genrot. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019\u00e9tait Jean Valjean. \nComme nous venons de le dire, en apercevant la \nsilhouette noire, en vedette \u00e0 l\u2019angle de la rue Droit -\nMur et de la petite rue Picpus, il recula. Nul doute. Il \n\u00e9tait guett\u00e9 par ce fant\u00f4me. \nQue faire? \nIl n\u2019\u00e9tait plus temps de r\u00e9trograder. Ce qu\u2019il avait \nvu remuer dans l\u2019ombre \u00e0 quelque distance derri\u00e8re \nlui le moment d\u2019auparavant, c\u2019\u00e9tait sans doute Javert \net son escouade. Javert \u00e9tait probablement d\u00e9j\u00e0 au \ncommencement de la rue \u00e0 la fin de laquelle \u00e9tait Jean \nValjean. Javert, selon toute apparence, connaissait ce \npetit d\u00e9dale, et avait pris ses pr\u00e9cautions en envoyant \nun de ses hommes garder l\u2019issue. Ces conjectures, si \nressemblantes \u00e0 des \u00e9vidences, tourbillonn\u00e8rent tout \nde suite, comme un e poign\u00e9e de poussi\u00e8re qui \ns\u2019envole \u00e0 un vent subit, dans le cerveau douloureux \nde Jean Valjean. Il examina le cul -de-sac Genrot; l\u00e0, \nbarrage. Il examina la petite rue Picpus; l\u00e0, une \nsentinelle. Il voyait cette figure sombre se d\u00e9tacher en \nnoir sur le pav \u00e9 blanc inond\u00e9 de lune. Avancer, c\u2019\u00e9tait \ntomber sur cet homme. Reculer, c\u2019\u00e9tait se jeter dans \nJavert. Jean Valjean se sentait pris comme dans un \nfilet qui se resserrait lentement. Il regarda le ciel avec \nd\u00e9sespoir. \n \n \n \nII, 5, 4 \n \n \n \n \n \nLes t\u00e2tonnements d e l\u2019\u00e9vasion \n \n \n \n \n \n \nPour comprendre ce qui va suivre, il faut se figurer \nd\u2019une mani\u00e8re exacte la ruelle Droit -Mur et en \nparticulier l\u2019angle qu\u2019on laissait \u00e0 gauche quand on \nsortait de la rue Polonceau pour entrer dans cette \nruelle. La ruelle Droit -Mur \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s \nenti\u00e8rement bord\u00e9e \u00e0 droite jusqu\u2019\u00e0 la petite rue \nPicpus par des maisons de pauvre apparence; \u00e0 \ngauche par un seul b\u00e2timent d\u2019une ligne s\u00e9v\u00e8re compos\u00e9 de plusieurs corps de logis qui allaient se \nhaussant graduellement d\u2019un \u00e9tage ou deux \u00e0 mesur e \nqu\u2019ils approchaient de la petite rue Picpus; de sorte \nque ce b\u00e2timent, tr\u00e8s \u00e9lev\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 de la petite rue \nPicpus, \u00e9tait assez bas du c\u00f4t\u00e9 de la rue Polonceau. \nL\u00e0, \u00e0 l\u2019angle dont nous avons parl\u00e9, il s\u2019abaissait au \npoint de n\u2019avoir plus qu\u2019une muraille. Cette muraille \nn\u2019allait pas aboutir carr\u00e9ment \u00e0 la rue; elle dessinait \nun pan coup\u00e9 fort en retraite, d\u00e9rob\u00e9 par ses deux \nangles \u00e0 deux observateurs qui eussent \u00e9t\u00e9 l\u2019un rue \nPolonceau, l\u2019autre rue Droit -Mur. \nA partir des deux angles du pan coup\u00e9, la murai lle \nse prolongeait sur la rue Polonceau jusqu\u2019\u00e0 une \nmaison qui portait le no 49 et sur la rue Droit -Mur, \no\u00f9 son tron\u00e7on \u00e9tait beaucoup plus court, jusqu\u2019au \nb\u00e2timent sombre dont nous avons parl\u00e9 et dont elle \ncoupait le pignon, faisant ainsi dans la rue un n ouvel \nangle rentrant. Ce pignon \u00e9tait d\u2019un aspect morne; on \nn\u2019y voyait qu\u2019une seule fen\u00eatre, ou pour mieux dire, \ndeux volets rev\u00eatus d\u2019une feuille de zinc, et toujours \nferm\u00e9s. \nL\u2019\u00e9tat de lieux que nous dressons ici est d\u2019une \nrigoureuse exactitude et \u00e9veill era certainement un \nsouvenir tr\u00e8s pr\u00e9cis dans l\u2019esprit des anciens \nhabitants du quartier. Le pan coup\u00e9 \u00e9tait enti\u00e8rement rempli par une \nchose qui ressemblait \u00e0 une porte colossale et \nmis\u00e9rable. C\u2019\u00e9tait un vaste assemblage informe de \nplanches perpendiculai res, celles d\u2019en haut plus larges \nque celles d\u2019en bas, reli\u00e9es par de longues lani\u00e8res de \nfer transversales. A c\u00f4t\u00e9 il y avait une porte coch\u00e8re \nde dimension ordinaire et dont le percement ne \nremontait \u00e9videmment pas \u00e0 plus d\u2019une cinquantaine \nd\u2019ann\u00e9es. \nUn tilleul montrait son branchage au -dessus du \npan coup\u00e9 et le mur \u00e9tait couvert de lierre du c\u00f4t\u00e9 de \nla rue Polonceau. \nDans l\u2019imminent p\u00e9ril o\u00f9 se trouvait Jean Valjean, \nce b\u00e2timent sombre avait quelque chose d\u2019inhabit\u00e9 et \nde solitaire qui le tentait. Il l e parcourut rapidement \ndes yeux. Il se disait que s\u2019il parvenait \u00e0 y p\u00e9n\u00e9trer, il \n\u00e9tait peut -\u00eatre sauv\u00e9. Il eut d\u2019abord une id\u00e9e et une \nesp\u00e9rance. \nDans la partie moyenne de la devanture de ce \nb\u00e2timent sur la rue Droit -Mur, il y avait \u00e0 toutes les \nfen\u00eatres des divers \u00e9tages de vieilles cuvettes -\nentonnoirs en plomb. Les embranchements vari\u00e9s \ndes conduits qui allaient d\u2019un conduit central aboutir \n\u00e0 toutes ces cuvettes dessinaient sur la fa\u00e7ade une \nesp\u00e8ce d\u2019arbre. Ces ramifications de tuyaux avec leurs cent co udes imitaient ces vieux ceps de vigne \nd\u00e9pouill\u00e9s qui se tordent sur les devantures des \nanciennes fermes. \nCe bizarre espalier aux branches de t\u00f4le et de fer \nfut le premier objet qui frappa le regard de Jean \nValjean. Il assit Cosette le dos contre une born e en \nlui recommandant le silence et courut \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 \nle conduit venait toucher le pav\u00e9. Peut -\u00eatre y avait -il \nmoyen d\u2019escalader par l\u00e0 et d\u2019entrer dans la maison. \nMais le conduit \u00e9tait d\u00e9labr\u00e9 et hors de service et \ntenait \u00e0 peine \u00e0 son scellement. D\u2019ai lleurs toutes les \nfen\u00eatres de ce logis silencieux \u00e9taient grill\u00e9es \nd\u2019\u00e9paisses barres de fer, m\u00eame les mansardes du toit. \nEt puis la lune \u00e9clairait pleinement cette fa\u00e7ade, et \nl\u2019homme qui l\u2019observait du bout de la rue aurait vu \nJean Valjean faire l\u2019escalade . Enfin que faire de \nCosette? comment la hisser au haut d\u2019une maison \u00e0 \ntrois \u00e9tages? \nIl renon\u00e7a \u00e0 grimper par le conduit et rampa le \nlong du mur pour rentrer dans la rue Polonceau. \nQuand il fut au pan coup\u00e9 o\u00f9 il avait laiss\u00e9 \nCosette, il remarqua que, l\u00e0 , personne ne pouvait le \nvoir. Il \u00e9chappait, comme nous venons de l\u2019expliquer, \n\u00e0 tous les regards, de quelque c\u00f4t\u00e9 qu\u2019ils vinssent. En \noutre il \u00e9tait dans l\u2019ombre. Enfin il y avait deux portes. Peut -\u00eatre pourrait -on les forcer. Le mur au -\ndessus duquel il v oyait le tilleul et le lierre donnait \n\u00e9videmment dans un jardin o\u00f9 il pourrait tout au \nmoins se cacher, quoiqu\u2019il n\u2019y e\u00fbt pas encore de \nfeuilles aux arbres, et passer le reste de la nuit. \nLe temps s\u2019\u00e9coulait. Il fallait faire vite. \nIl t\u00e2ta la porte coch\u00e8 re et reconnut tout de suite \nquelle \u00e9tait condamn\u00e9e au dedans et au dehors. \nIl s\u2019approcha de l\u2019autre grande porte avec plus \nd\u2019espoir. Elle \u00e9tait affreusement d\u00e9cr\u00e9pite, son \nimmensit\u00e9 m\u00eame la rendait moins solide, les planches \n\u00e9taient pourries, les ligatur es de fer, il n\u2019y en avait que \ntrois, \u00e9taient rouill\u00e9es. Il semblait possible de percer \ncette cl\u00f4ture vermoulue. \nEn l\u2019examinant, il vit que cette porte n\u2019\u00e9tait pas \nune porte. Elle n\u2019avait ni gonds, ni pentures, ni \nserrure, ni fente au milieu. Les bandes d e fer la \ntraversaient de part en part sans solution de \ncontinuit\u00e9. Par les crevasses des planches il entrevit \ndes moellons et des pierres grossi\u00e8rement ciment\u00e9s \nque les passants pouvaient y voir encore il y a dix ans. \nIl fut forc\u00e9 de s\u2019avouer avec constern ation que cette \napparence de porte \u00e9tait simplement le parement en \nbois d\u2019une b\u00e2tisse \u00e0 laquelle elle \u00e9tait adoss\u00e9e. Il \u00e9tait facile d\u2019arracher une planche, mais on se trouvait face \n\u00e0 face avec un mur. \n \n \n \n \nII, 5, 5 \n \n \n \n \nQui serait impossible \navec l\u2019\u00e9clai rage au gaz \n \n \n \n \n \nEn ce moment un bruit sourd et cadenc\u00e9 \ncommen\u00e7a \u00e0 se faire entendre \u00e0 quelque distance. \nJean Valjean risqua un peu son regard en dehors du \ncoin de la rue. Sept ou huit soldats dispos\u00e9s en \npeloton venaient de d\u00e9boucher dans la rue \nPoloncea u. Il voyait briller les bayonnettes. Cela \nvenait vers lui. \nCes soldats, en t\u00eate desquels il distinguait la haute \nstature de Javert, s\u2019avan\u00e7aient lentement et avec pr\u00e9caution. Ils s\u2019arr\u00eataient fr\u00e9quemment. Il \u00e9tait \nvisible qu\u2019ils exploraient tous les reco ins des murs et \ntoutes les embrasures de portes et d\u2019all\u00e9es. \nC\u2019\u00e9tait, et ici la conjecture ne pouvait se tromper, \nquelque patrouille que Javert avait rencontr\u00e9e et qu\u2019il \navait requise. \nLes deux acolytes de Javert marchaient dans leurs \nrangs. \nDu pas dont ils marchaient et avec les stations \nqu\u2019ils faisaient, il leur fallait environ un quart d\u2019heure \npour arriver \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 se trouvait Jean Valjean. \nCe fut un instant affreux. Quelques minutes \ns\u00e9paraient Jean Valjean de cet \u00e9pouvantable pr\u00e9cipice \nqui s\u2019ou vrait devant lui pour la troisi\u00e8me fois. Et le \nbagne maintenant n\u2019\u00e9tait plus seulement le bagne, \nc\u2019\u00e9tait Cosette perdue \u00e0 jamais; c\u2019est -\u00e0-dire une vie \nqui ressemblait au dedans d\u2019une tombe. \nIl n\u2019y avait plus qu\u2019une chose possible. \nJean Valjean avait cela de particulier qu\u2019on pouvait \ndire qu\u2019il portait deux besaces; dans l\u2019une il avait les \npens\u00e9es d\u2019un saint, dans l\u2019autre les redoutables talents \nd\u2019un for\u00e7at. Il fouillait dans l\u2019une ou dans l\u2019autre, \nselon l\u2019occasion. \nEntre autres ressources, gr\u00e2ce \u00e0 ses no mbreuses \n\u00e9vasions du bagne de Toulon, il \u00e9tait, on s\u2019en souvient, pass\u00e9 ma\u00eetre dans cet art incroyable de \ns\u2019\u00e9lever, sans \u00e9chelles, sans crampons, par la seule \nforce musculaire, en s\u2019appuyant de la nuque, des \n\u00e9paules, des hanches et des genoux, en s\u2019aidant \u00e0 \npeine des rares reliefs de la pierre, dans l\u2019angle droit \nd\u2019un mur, au besoin jusqu\u2019\u00e0 la hauteur d\u2019un sixi\u00e8me \n\u00e9tage; art qui a rendu si effrayant et si c\u00e9l\u00e8bre le coin \nde la cour de la Conciergerie de Paris par o\u00f9 \ns\u2019\u00e9chappa, il y a une vingtaine d\u2019ann\u00e9es, le condamn\u00e9 \nBattemolle. \nJean Valjean mesura des yeux la muraille au -dessus \nde laquelle il voyait le tilleul. Elle avait environ dix -\nhuit pieds de haut. L\u2019angle qu\u2019elle faisait avec le \npignon du grand b\u00e2timent \u00e9tait rempli, dans sa partie \ninf\u00e9rieure, d\u2019un massif de ma\u00e7onnerie de forme \ntriangulaire, probablement destin\u00e9 \u00e0 pr\u00e9server ce trop \ncommode recoin des stations de ces stercoraires \nqu\u2019on appelle les passants. Ce remplissage pr\u00e9ventif \ndes coins de mur est fort usit\u00e9 \u00e0 Paris. \nCe massif avait environ cin q pieds de haut. Du \nsommet de ce massif l\u2019espace \u00e0 franchir pour arriver \nsur le mur n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re que de quatorze pieds. \nLe mur \u00e9tait surmont\u00e9 d\u2019une pierre plate sans \nchevron. La difficult\u00e9 \u00e9tait Cosette. Cosette elle, ne savait \npas escalader un mur. L\u2019a bandonner? Jean Valjean \nn\u2019y songeait pas. L\u2019emporter \u00e9tait impossible. Toutes \nles forces d\u2019un homme lui sont n\u00e9cessaires pour \nmener \u00e0 bien ces \u00e9tranges ascensions. Le moindre \nfardeau d\u00e9rangerait son centre de gravit\u00e9 et le \npr\u00e9cipiterait. \nIl aurait fallu u ne corde. Jean Valjean n\u2019en avait \npas. O\u00f9 trouver une corde \u00e0 minuit, rue Polonceau? \nCertes en cet instant -l\u00e0, si Jean Valjean avait eu un \nroyaume, il l\u2019e\u00fbt donn\u00e9 pour une corde. \nToutes les situations extr\u00eames ont leurs \u00e9clairs qui \ntant\u00f4t nous aveuglent, tant\u00f4t nous illuminent. \nLe regard d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 de Jean Valjean rencontra la \npotence du r\u00e9verb\u00e8re du cul -de-sac Genrot. \nA cette \u00e9poque il n\u2019y avait point de becs de gaz \ndans les rues de Paris. A la nuit tombante on y \nallumait des r\u00e9verb\u00e8res plac\u00e9s de distanc e en \ndistance, lesquels montaient et descendaient au \nmoyen d\u2019une corde qui traversait la rue de part en \npart et qui s\u2019ajustait dans la rainure d\u2019une potence. Le \ntourniquet o\u00f9 se d\u00e9vidait cette corde \u00e9tait scell\u00e9 au -\ndessous de la lanterne dans une petite ar moire de fer \ndont l\u2019allumeur avait la clef, et la corde elle -m\u00eame \u00e9tait prot\u00e9g\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 une certaine hauteur par un \u00e9tui \nde m\u00e9tal. \nJean Valjean, avec l\u2019\u00e9nergie d\u2019une lutte supr\u00eame, \nfranchit la rue d\u2019un bond, entra dans le cul -de-sac, fit \nsauter le p\u00eane d e la petite armoire avec la pointe de \nson couteau, et un instant apr\u00e8s il \u00e9tait revenu pr\u00e8s de \nCosette. Il avait une corde. Ils vont vite en besogne, \nces sombres trouveurs d\u2019exp\u00e9dients, aux prises avec \nla fatalit\u00e9. \nNous avons expliqu\u00e9 que les r\u00e9verb\u00e8res n \u2019avaient \npas \u00e9t\u00e9 allum\u00e9s cette nuit -l\u00e0. La lanterne du cul -de-\nsac Genrot se trouvait donc naturellement \u00e9teinte \ncomme les autres, et l\u2019on pouvait passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9 sans \nm\u00eame remarquer qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait plus \u00e0 sa place. \nCependant l\u2019heure, le lieu, l\u2019obscurit\u00e9, l a \npr\u00e9occupation de Jean Valjean, ses gestes singuliers, \nses all\u00e9es et venues, tout cela commen\u00e7ait \u00e0 inqui\u00e9ter \nCosette. Tout autre enfant qu\u2019elle aurait depuis \nlongtemps jet\u00e9 les hauts cris. Elle se borna \u00e0 tirer \nJean Valjean par le pan de sa redingote. On entendait \ntoujours de plus en plus distinctement le bruit de la \npatrouille qui approchait. \n\u2013 P\u00e8re, dit -elle tout bas, j\u2019ai peur. Qu\u2019est -ce qui \nvient donc l\u00e0? \u2013 Chut! r\u00e9pondit le malheureux homme, c\u2019est la \nTh\u00e9nardier. \nCosette tressaillit. Il ajouta : \n\u2013 Ne dis rien. Laisse -moi faire. Si tu cries, si tu \npleures, la Th\u00e9nardier te guette. Elle vient pour te \nravoir. \nAlors, sans se h\u00e2ter, mais sans s\u2019y reprendre \u00e0 deux \nfois pour rien, avec une pr\u00e9cision ferme et br\u00e8ve, \nd\u2019autant plus remarquable en un pareil moment que \nla patrouille et Javert pouvaient survenir d\u2019un instant \n\u00e0 l\u2019autre, il d\u00e9fit sa cravate, la passa autour du corps \nde Cosette sous les aisselles en ayant soin qu\u2019elle ne \np\u00fbt blesser l\u2019enfant, rattacha cette cravate \u00e0 un bout \nde la corde au moyen d e ce n\u0153ud que les gens de \nmer appellent n\u0153ud d\u2019hirondelle, prit l\u2019autre bout de \ncette corde dans ses dents, \u00f4ta ses souliers et ses bas \nqu\u2019il jeta pardessus la muraille, monta sur le massif de \nma\u00e7onnerie et commen\u00e7a \u00e0 s\u2019\u00e9lever dans l\u2019angle du \nmur et du pig non avec autant de solidit\u00e9 et de \ncertitude que s\u2019il e\u00fbt eu des \u00e9chelons sous les talons \net sous les coudes. Une demi -minute ne s\u2019\u00e9tait pas \n\u00e9coul\u00e9e qu\u2019il \u00e9tait \u00e0 genoux sur le mur. \nCosette le consid\u00e9rait avec stupeur, sans dire une \nparole. La recommandati on de Jean Valjean et le \nnom de la Th\u00e9nardier l\u2019avaient glac\u00e9e. Tout \u00e0 coup elle entendit la voix de Jean Valjean \nqui lui criait, tout en restant tr\u00e8s basse : \n\u2013 Adosse -toi au mur. \nElle ob\u00e9it. \n\u2013 Ne dis pas un mot et n\u2019aie pas peur, reprit Jean \nValjean. \nEt elle se sentit enlever de terre. \nAvant qu\u2019elle e\u00fbt eu le temps de se reconna\u00eetre, \nelle \u00e9tait au haut de la muraille. \nJean Valjean la saisit, la mit sur son dos, lui prit ses \ndeux petites mains dans sa main gauche, se coucha \u00e0 \nplat ventre et rampa sur le haut du mur jusqu\u2019au pan \ncoup\u00e9. Comme il l\u2019avait devin\u00e9, il y avait l\u00e0 une \nb\u00e2tisse dont le toit partait du haut de la cl\u00f4ture en \nbois et descendait fort pr\u00e8s de terre, selon un plan \nassez doucement inclin\u00e9, en effleurant le tilleul. \nCirconstance heure use, car la muraille \u00e9tait \nbeaucoup plus haute de ce c\u00f4t\u00e9 que du c\u00f4t\u00e9 de la rue. \nJean Valjean n\u2019apercevait le sol au -dessous de lui que \ntr\u00e8s profond\u00e9ment. \nIl venait d\u2019arriver au plan inclin\u00e9 du toit et n\u2019avait \npas encore l\u00e2ch\u00e9 la cr\u00eate de la muraille lors qu\u2019un \nhourvari violent annon\u00e7a l\u2019arriv\u00e9e de la patrouille. On \nentendit la voix tonnante de Javert : \u2013 Fouillez le cul -de-sac! La rue Droit -Mur est \ngard\u00e9e, la petite rue Picpus aussi. Je r\u00e9ponds qu\u2019il est \ndans le cul -de-sac! \nLes soldats se pr\u00e9cipit\u00e8rent d ans le cul -de-sac \nGenrot. \nJean Valjean se laissa glisser le long du toit, tout en \nsoutenant Cosette, atteignit le tilleul et sauta \u00e0 terre. \nSoit terreur, soit courage, Cosette n\u2019avait pas souffl\u00e9. \nElle avait les mains un peu \u00e9corch\u00e9es. \n \n \n \n \nII, 5, 6 \n \n \n \n \n \nCommencement d\u2019une \u00e9nigme \n \n \n \n \n \n \nJean Valjean se trouvait dans une esp\u00e8ce de jardin \nfort vaste et d\u2019un aspect singulier; un de ces jardins \ntristes qui semblent faits pour \u00eatre regard\u00e9s l\u2019hiver et \nla nuit. Ce jardin \u00e9tait d\u2019une forme oblongue avec une \nall\u00e9e de grands peupliers au fond, des futaies assez \nhautes dans les coins et un espace sans ombre au \nmilieu, o\u00f9 l\u2019on distinguait un tr\u00e8s grand arbre isol\u00e9, \npuis quelques arbres fruitiers tordus et h\u00e9riss\u00e9s comme de grosses broussailles, des carr\u00e9s de \nl\u00e9gumes, une melonni\u00e8re dont les cloches brillaient \u00e0 \nla lune et un vieux puisard. Il y avait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des \nbancs de pierre qui semblaient noirs de mousse. Les \nall\u00e9es \u00e9taient bord\u00e9es de petits arbustes sombres, et \ntoutes droites. L\u2019herbe en envahissait la moiti\u00e9 et une \nmoisissure verte couvrait le reste. \nJean Valjean avait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui la b\u00e2tisse dont le \ntoit lui avait servi pour descendre, un tas de fagots, et \nderri\u00e8re les fagots, tout contre le mur, une statue de \npierre dont la face mutil\u00e9e n\u2019\u00e9tait plus qu\u2019un ma sque \ninforme qui apparaissait vaguement dans l\u2019obscurit\u00e9. \nLa b\u00e2tisse \u00e9tait une sorte de ruine o\u00f9 l\u2019on \ndistinguait des chambres d\u00e9mantel\u00e9es dont une, tout \nencombr\u00e9e, semblait servir de hangar. \nLe grand b\u00e2timent de la rue Droit -Mur qui faisait \nretour sur l a petite rue Picpus d\u00e9veloppait sur ce \njardin deux fa\u00e7ades en \u00e9querre. Ces fa\u00e7ades du \ndedans \u00e9taient plus tragiques encore que celle du \ndehors. Toutes les fen\u00eatres \u00e9taient grill\u00e9es. On n\u2019y \nentrevoyait aucune lumi\u00e8re. Aux \u00e9tages sup\u00e9rieurs il y \navait des ho ttes comme aux prisons. L\u2019une de ces \nfa\u00e7ades projetait sur l\u2019autre son ombre qui retombait \nsur le jardin comme un immense drap noir. On n\u2019apercevait pas d\u2019autre maison. Le fond du \njardin se perdait dans la brume et dans la nuit. \nCependant on y distinguait confus\u00e9ment des \nmurailles qui s\u2019entrecoupaient comme s\u2019il y avait \nd\u2019autres cultures au del\u00e0, et les toits bas de la rue \nPolonceau. \nOn ne pouvait rien se figurer de plus farouche et \nde plus solitaire que ce jardin. Il n\u2019y avait personne, \nce qui \u00e9tait tout simple \u00e0 cause de l\u2019heure; mais il ne \nsemblait pas que cet endroit f\u00fbt fait pour que \nquelqu\u2019un y march\u00e2t, m\u00eame en plein midi. \nLe premier soin de Jean Valjean avait \u00e9t\u00e9 de \nretrouver ses souliers et de se rechausser, puis \nd\u2019entrer dans le hangar avec Coset te. Celui qui \ns\u2019\u00e9vade ne se croit jamais assez cach\u00e9. L\u2019enfant, \nsongeant toujours \u00e0 la Th\u00e9nardier, partageait son \ninstinct de se blottir le plus possible. \nCosette tremblait et se serrait contre lui. On \nentendait le bruit tumultueux de la patrouille qui \nfouillait le cul -de-sac et la rue, les coups de crosse \ncontre les pierres, les appels de Javert aux mouchards \nqu\u2019il avait post\u00e9s, et ses impr\u00e9cations m\u00eal\u00e9es de \nparoles qu\u2019on ne distinguait point. Au bout d\u2019un quart d\u2019heure, il sembla que cette \nesp\u00e8ce de gro ndement orageux commen\u00e7ait \u00e0 \ns\u2019\u00e9loigner. Jean Valjean ne respirait pas. \nIl avait pos\u00e9 doucement sa main sur la bouche de \nCosette. \nAu reste la solitude o\u00f9 il se trouvait \u00e9tait si \n\u00e9trangement calme que cet effroyable tapage, si \nfurieux et si proche, n\u2019y je tait m\u00eame pas l\u2019ombre d\u2019un \ntrouble. Il semblait que ces murs fussent b\u00e2tis avec \nces pierres sourdes dont parle l\u2019Ecriture. \nTout \u00e0 coup, au milieu de ce calme profond, un \nnouveau bruit s\u2019\u00e9leva; un bruit c\u00e9leste, divin, \nineffable, aussi ravissant que l\u2019autr e \u00e9tait horrible. \nC\u2019\u00e9tait un hymne qui sortait des t\u00e9n\u00e8bres, un \n\u00e9blouissement de pri\u00e8re et d\u2019harmonie dans l\u2019obscur \net effrayant silence de la nuit; des voix de femmes, \nmais des voix compos\u00e9es \u00e0 la fois de l\u2019accent pur des \nvierges et de l\u2019accent na\u00eff des e nfants, de ces voix qui \nne sont pas de la terre et qui ressemblent \u00e0 celles que \nles nouveau -n\u00e9s entendent encore et que les \nmoribonds entendent d\u00e9j\u00e0. Ce chant venait du \nsombre \u00e9difice qui dominait le jardin. Au moment o\u00f9 \nle vacarme des d\u00e9mons s\u2019\u00e9loignait, on e\u00fbt dit un \nch\u0153ur d\u2019anges qui s\u2019approchait dans l\u2019ombre. \nCosette et Jean Valjean tomb\u00e8rent \u00e0 genoux. Ils ne savaient pas ce que c\u2019\u00e9tait, ils ne savaient pas \no\u00f9 ils \u00e9taient, mais ils sentaient tous deux, l\u2019homme et \nl\u2019enfant, le p\u00e9nitent et l\u2019innocent, q u\u2019il fallait qu\u2019ils \nfussent \u00e0 genoux. \nCes voix avaient cela d\u2019\u00e9trange qu\u2019elles \nn\u2019emp\u00eachaient pas que le b\u00e2timent ne par\u00fbt d\u00e9sert. \nC\u2019\u00e9tait comme un chant surnaturel dans une demeure \ninhabit\u00e9e. \nPendant que ces voix chantaient, Jean Valjean ne \nsongeait plus \u00e0 rien. Il ne voyait plus la nuit, il voyait \nun ciel bleu. Il lui semblait sentir s\u2019ouvrir ces ailes que \nnous avons tous au dedans de nous. \nLe chant s\u2019\u00e9teignit. Il avait peut -\u00eatre dur\u00e9 \nlongtemps. Jean Valjean n\u2019aurait pu le dire. Les \nheures de l\u2019extase n e sont jamais qu\u2019une minute. \nTout \u00e9tait retomb\u00e9 dans le silence. Plus rien dans \nla rue, plus rien dans le jardin. Ce qui mena\u00e7ait, ce qui \nrassurait, tout s\u2019\u00e9tait \u00e9vanoui. Le vent froissait dans la \ncr\u00eate du mur quelques herbes s\u00e8ches qui faisaient un \npetit bruit doux et lugubre. \n \n \n \n \nII, 5, 7 \n \n \n \n \n \nSuite de l\u2019\u00e9nigme \n \n \n \n \n \n \nLa bise de nuit s\u2019\u00e9tait lev\u00e9e, ce qui indiquait qu\u2019il \ndevait \u00eatre entre une et deux heures du matin. La \npauvre Cosette ne disait rien. Comme elle s\u2019\u00e9tait \nassise \u00e0 son c\u00f4t\u00e9 et qu\u2019elle av ait pench\u00e9 sa t\u00eate sur lui, \nJean Valjean pensa quelle s\u2019\u00e9tait endormie. Il se \nbaissa et la regarda. Cosette avait les yeux tout grands \nouverts et un air pensif qui fit mal \u00e0 Jean Valjean. \nElle tremblait toujours. \u2013 As-tu envie de dormir? dit Jean Valjean . \n\u2013 J\u2019ai bien froid, r\u00e9pondit -elle. \nUn moment apr\u00e8s elle reprit : \n\u2013 Est-ce qu\u2019elle est toujours l\u00e0? \n\u2013 Qui? dit Jean Valjean. \n\u2013 Madame Th\u00e9nardier. \nJean Valjean avait d\u00e9j\u00e0 oubli\u00e9 le moyen dont il \ns\u2019\u00e9tait servi pour faire garder le silence \u00e0 Cosette. \n\u2013 Ah! dit -il, elle est partie. Ne crains plus rien. \nL\u2019enfant soupira comme si un poids se soulevait \nde dessus sa poitrine. \nLa terre \u00e9tait humide, le hangar ouvert de toute \npart, la bise plus fra\u00eeche \u00e0 chaque instant. Le \nbonhomme \u00f4ta sa redingote et en env eloppa Cosette. \n\u2013 As-tu moins froid ainsi? dit -il. \n\u2013 Oh oui, p\u00e8re! \n\u2013 Eh bien, attends -moi un instant. Je vais revenir. \nIl sortit de la ruine, et se mit \u00e0 longer le grand \nb\u00e2timent, cherchant quelque abri meilleur. Il \nrencontra des portes, mais elles \u00e9ta ient ferm\u00e9es. Il y \navait des barreaux \u00e0 toutes les crois\u00e9es du rez -de-\nchauss\u00e9e. \nComme il venait de d\u00e9passer l\u2019angle int\u00e9rieur de \nl\u2019\u00e9difice, il remarqua qu\u2019il arrivait \u00e0 des fen\u00eatres \ncintr\u00e9es, et il y aper\u00e7ut quelque clart\u00e9. Il se haussa sur la pointe du p ied et regarda par l\u2019une de ces fen\u00eatres. \nElles donnaient toutes dans une salle assez vaste, \npav\u00e9e de larges dalles, coup\u00e9e d\u2019arcades et de piliers, \no\u00f9 l\u2019on ne distinguait rien qu\u2019une petite lueur et de \ngrandes ombres. La lueur venait d\u2019une veilleuse \nallum \u00e9e dans un coin. Cette salle \u00e9tait d\u00e9serte et rien \nn\u2019y bougeait. Cependant, \u00e0 force de regarder, il crut \nvoir \u00e0 terre, sur le pav\u00e9, quelque chose qui paraissait \ncouvert d\u2019un linceul et qui ressemblait \u00e0 une forme \nhumaine. Cela \u00e9tait \u00e9tendu \u00e0 plat ventre, l a face \ncontre la pierre, les bras en croix, dans l\u2019immobilit\u00e9 \nde la mort. On e\u00fbt dit, \u00e0 une sorte de serpent qui \ntra\u00eenait sur le pav\u00e9, que cette forme sinistre avait la \ncorde au cou. \nToute la salle baignait dans cette brume des lieux \u00e0 \npeine \u00e9clair\u00e9s qui ajoute \u00e0 l\u2019horreur. \nJean Valjean a souvent dit depuis que, quoique \nbien des spectacles fun\u00e8bres eussent travers\u00e9 sa vie, \njamais il n\u2019avait rien vu de plus gla\u00e7ant et de plus \nterrible que cette figure \u00e9nigmatique accomplissant \non ne sait quel myst\u00e8re incon nu dans ce lieu sombre \net ainsi entrevue dans la nuit. Il \u00e9tait effrayant de \nsupposer que cela \u00e9tait peut -\u00eatre mort, et plus \neffrayant encore de songer que cela \u00e9tait peut -\u00eatre \nvivant. Il eut le courage de coller son front \u00e0 la vitre et \nd\u2019\u00e9pier si cette c hose remuerait. Il eut beau rester un \ntemps qui lui parut tr\u00e8s long, la forme \u00e9tendue ne \nfaisait aucun mouvement. Tout \u00e0 coup il se sentit pris \nd\u2019une \u00e9pouvante inexprimable, et il s\u2019enfuit. Il se mit \n\u00e0 courir vers le hangar sans oser regarder en arri\u00e8re. I l \nlui semblait que s\u2019il tournait la t\u00eate il verrait la figure \nmarcher derri\u00e8re lui \u00e0 grands pas en agitant les bras. \nIl arriva \u00e0 la ruine haletant. Ses genoux pliaient; la \nsueur lui coulait dans les reins. \nO\u00f9 \u00e9tait -il? qui aurait jamais pu s\u2019imaginer que lque \nchose de pareil \u00e0 cette esp\u00e8ce de s\u00e9pulcre au milieu \nde Paris? qu\u2019\u00e9tait -ce que cette \u00e9trange maison? \nEdifice plein de myst\u00e8re nocturne, appelant les \u00e2mes \ndans l\u2019ombre avec la voix des anges et, lorsqu\u2019elles \nviennent, leur offrant brusquement cette vis ion \n\u00e9pouvantable, promettant d\u2019ouvrir la porte radieuse \ndu ciel et ouvrant la porte horrible du tombeau! Et \ncela \u00e9tait bien en effet un \u00e9difice, une maison qui \navait son num\u00e9ro dans une rue! Ce n\u2019\u00e9tait pas un \nr\u00eave! Il avait besoin d\u2019en toucher les pierres pour y \ncroire. \nLe froid, l\u2019anxi\u00e9t\u00e9, l\u2019inqui\u00e9tude, les \u00e9motions de la \nsoir\u00e9e, lui donnaient une v\u00e9ritable fi\u00e8vre, et toutes ces \nid\u00e9es s\u2019entre -heurtaient dans son cerveau. Il s\u2019approcha de Cosette. Elle dormait. \n \n \n \n \nII, 5, 8 \n \n \n \n \n \nL\u2019\u00e9nigme redouble \n \n \n \n \n \n \nL\u2019enfant avait pos\u00e9 sa t\u00eate sur une pierre et s\u2019\u00e9tait \nendormie. \nIl s\u2019assit aupr\u00e8s d\u2019elle et se mit \u00e0 la consid\u00e9rer. Peu \n\u00e0 peu, \u00e0 mesure qu\u2019il la regardait, il se calmait, et il \nreprenait possession de sa libert\u00e9 d\u2019esprit. \nIl percevait clairement cett e v\u00e9rit\u00e9, le fond de sa \nvie d\u00e9sormais, que tant qu\u2019elle serait l\u00e0, tant qu\u2019il \nl\u2019aurait pr\u00e8s de lui, il n\u2019aurait besoin de rien que pour elle, ni peur de rien qu\u2019\u00e0 cause d\u2019elle. Il ne sentait \nm\u00eame pas qu\u2019il avait tr\u00e8s froid, ayant quitt\u00e9 sa \nredingote pour l \u2019en couvrir. \nCependant, \u00e0 travers la r\u00eaverie o\u00f9 il \u00e9tait tomb\u00e9, il \nentendait depuis quelque temps un bruit singulier. \nC\u2019\u00e9tait comme un grelot qu\u2019on agitait. Ce bruit \u00e9tait \ndans le jardin. On l\u2019entendait distinctement, quoique \nfaiblement. Cela ressemblait \u00e0 la petite musique \nvague que font les clarines des bestiaux la nuit dans \nles p\u00e2turages. \nCe bruit fit retourner Jean Valjean. \nIl regarda, et vit qu\u2019il y avait quelqu\u2019un dans le \njardin. \nUn \u00eatre qui ressemblait \u00e0 un homme marchait au \nmilieu des cloches de la melonni\u00e8re, se levant, se \nbaissant, s\u2019arr\u00eatant, avec des mouvements r\u00e9guliers, \ncomme s\u2019il tra\u00eenait ou \u00e9tendait quelque chose \u00e0 terre. \nCet \u00eatre paraissait boiter. \nJean Valjean tressaillit avec ce tremblement \ncontinuel des malheureux. Tout leur est host ile et \nsuspect. Ils se d\u00e9fient du jour parce qu\u2019il aide \u00e0 les \nvoir et de la nuit parce qu\u2019elle aide \u00e0 les surprendre. \nTout \u00e0 l\u2019heure il frissonnait de ce que le jardin \u00e9tait \nd\u00e9sert, maintenant il frissonnait de ce qu\u2019il y avait \nquelqu\u2019un. Il retomba des t erreurs chim\u00e9riques aux terreurs \nr\u00e9elles. Il se dit que Javert et les mouchards n\u2019\u00e9taient \npeut-\u00eatre pas partis, que sans doute ils avaient laiss\u00e9 \ndans la rue des gens en observation, que, si cet \nhomme le d\u00e9couvrait dans ce jardin, il crierait au \nvoleur, et le livrerait. Il prit doucement Cosette \nendormie dans ses bras et la porta derri\u00e8re un tas de \nvieux meubles hors d\u2019usage, dans le coin le plus \nrecul\u00e9 du hangar. Cosette ne remua pas. \nDe l\u00e0 il observa les allures de l\u2019\u00eatre qui \u00e9tait dans la \nmelonni\u00e8re. Ce qui \u00e9tait bizarre, c\u2019est que le bruit du \ngrelot suivait tous les mouvements de cet homme. \nQuand l\u2019homme s\u2019approchait, le bruit s\u2019approchait; \nquand il s\u2019\u00e9loignait, le bruit s\u2019\u00e9loignait; s\u2019il faisait \nquelque geste pr\u00e9cipit\u00e9, un tr\u00e9molo accompagnait ce \ngeste ; quand il s\u2019arr\u00eatait, le bruit cessait. Il paraissait \n\u00e9vident que le grelot \u00e9tait attach\u00e9 \u00e0 cet homme; mais \nalors qu\u2019est -ce que cela pouvait signifier? qu\u2019\u00e9tait -ce \nque cet homme auquel une clochette \u00e9tait suspendue \ncomme \u00e0 un b\u00e9lier ou \u00e0 un b\u0153uf? \nTout en se faisant ces questions, il toucha les \nmains de Cosette. Elles \u00e9taient glac\u00e9es. \n\u2013 Ah mon Dieu! dit -il. \nIl appela \u00e0 voix basse : \n\u2013 Cosette! Elle n\u2019ouvrit pas les yeux. \nIl la secoua vivement. \nElle ne s\u2019\u00e9veilla pas. \n\u2013 Serait -elle morte! dit -il, et il se dressa debout, \nfr\u00e9missant de la t\u00eate aux pieds. \nLes id\u00e9es les plus affreuses lui travers\u00e8rent l\u2019esprit \np\u00eale-m\u00eale. Il y a des moments o\u00f9 les suppositions \nhideuses nous assi\u00e8gent comme une cohue de furies \net forcent violemment les cloisons de notre cerv eau. \nQuand il s\u2019agit de ceux que nous aimons, notre \nprudence invente toutes les folies. Il se souvint que le \nsommeil peut \u00eatre mortel en plein air dans une nuit \nfroide. \nCosette, p\u00e2le, \u00e9tait retomb\u00e9e \u00e9tendue \u00e0 terre \u00e0 ses \npieds sans faire un mouvement. \nIl \u00e9couta son souffle; elle respirait; mais d\u2019une \nrespiration qui lui paraissait faible et pr\u00eate \u00e0 \ns\u2019\u00e9teindre. \nComment la r\u00e9chauffer? comment la r\u00e9veiller? \nTout ce qui n\u2019\u00e9tait pas ceci s\u2019effa\u00e7a de sa pens\u00e9e. Il \ns\u2019\u00e9lan\u00e7a \u00e9perdu hors de la ruine. \nIl fallait absolument qu\u2019avant un quart d\u2019heure \nCosette f\u00fbt devant un feu et dans un lit. \n \n \n \n \nII, 5, 9 \n \n \n \n \n \nL\u2019homme au grelot \n \n \n \n \n \n \nIl marcha droit \u00e0 l\u2019homme qu\u2019il apercevait dans le \njardin. Il avait pris \u00e0 sa main le rouleau d\u2019argent qui \n\u00e9tait dans la poche de s on gilet. \nCet homme baissait la t\u00eate et ne le voyait pas \nvenir. En quelques enjamb\u00e9es, Jean Valjean fut \u00e0 lui. \nJean Valjean l\u2019aborda en criant : \n\u2013 Cent francs! \nL\u2019homme fit un soubresaut et leva les yeux. \u2013 Cent francs \u00e0 gagner, reprit Jean Valjean, si vous \nme donnez asile pour cette nuit! \nLa lune \u00e9clairait en plein le visage effar\u00e9 de Jean \nValjean. \n\u2013 Tiens, c\u2019est vous, p\u00e8re Madeleine! dit l\u2019homme. \nCe nom, ainsi prononc\u00e9, \u00e0 cette heure obscure, \ndans ce lieu inconnu, par cet homme inconnu, fit \nreculer Jean Valjean. \nIl s\u2019attendait \u00e0 tout, except\u00e9 \u00e0 cela. Celui qui lui \nparlait \u00e9tait un vieillard courb\u00e9 et boiteux, v\u00eatu \u00e0 peu \npr\u00e8s comme un paysan, qui avait au genou gauche \nune genouill\u00e8re de cuir o\u00f9 pendait une assez grosse \nclochette. On ne distinguait p as son visage qui \u00e9tait \ndans l\u2019ombre. \nCependant ce bonhomme avait \u00f4t\u00e9 son bonnet, et \ns\u2019\u00e9criait tout tremblant : \n\u2013 Ah mon Dieu! comment \u00eates -vous ici, p\u00e8re \nMadeleine? Par o\u00f9 \u00eates -vous entr\u00e9, Dieu J\u00e9sus! Vous \ntombez donc du ciel! Ce n\u2019est pas l\u2019embarras, s i vous \ntombez jamais, c\u2019est de l\u00e0 que vous tomberez. Et \ncomme vous voil\u00e0 fait! Vous n\u2019avez pas de cravate, \nvous n\u2019avez pas de chapeau, vous n\u2019avez pas d\u2019habit! \nSavez -vous que vous auriez fait peur \u00e0 quelqu\u2019un qui \nne vous aurait pas connu? Pas d\u2019habit! Mon Dieu Seigneur, est -ce que les saints deviennent fous \u00e0 \npr\u00e9sent? Mais comment donc \u00eates -vous entr\u00e9 ici? \nUn mot n\u2019attendait pas l\u2019autre. Le vieux homme \nparlait avec une volubilit\u00e9 campagnarde o\u00f9 il n\u2019y avait \nrien d\u2019inqui\u00e9tant. Tout cela \u00e9tait dit avec un m\u00e9 lange \nde stup\u00e9faction et de bonhomie na\u00efve. \n\u2013 Qui \u00eates -vous? et qu\u2019est -ce que c\u2019est que cette \nmaison -ci? demanda Jean Valjean. \n\u2013 Ah, pardieu, voil\u00e0 qui est fort, s\u2019\u00e9cria le vieillard, \nje suis celui que vous avez fait placer ici, et cette \nmaison est celle o\u00f9 vous m\u2019avez fait placer. \nComment! vous ne me reconnaissez pas! \n\u2013 Non, dit Jean Valjean. Et comment se fait -il que \nvous me connaissiez, vous? \n\u2013 Vous m\u2019avez sauv\u00e9 la vie, dit l\u2019homme. \nIl se tourna, un rayon de lune lui dessina le profil, \net Jean Valje an reconnut le vieux Fauchelevent. \n\u2013 Ah! dit Jean Valjean, c\u2019est vous? oui, je vous \nreconnais. \n\u2013 C\u2019est bien heureux! fit le vieux d\u2019un ton de \nreproche. \n\u2013 Et que faites -vous ici? reprit Jean Valjean. \n\u2013 Tiens! je couvre mes melons donc! \nLe vieux Fauchel event tenait en effet \u00e0 la main, au \nmoment o\u00f9 Jean Valjean l\u2019avait accost\u00e9, le bout d\u2019un paillasson qu\u2019il \u00e9tait occup\u00e9 \u00e0 \u00e9tendre sur la \nmelonni\u00e8re. Il en avait d\u00e9j\u00e0 ainsi pos\u00e9 un certain \nnombre depuis une heure environ qu\u2019il \u00e9tait dans le \njardin. C\u2019\u00e9tait c ette op\u00e9ration qui lui faisait faire les \nmouvements particuliers observ\u00e9s du hangar par Jean \nValjean. \nIl continua : \n\u2013 Je me suis dit : la lune est claire, il va geler. Si je \nmettais \u00e0 mes melons leurs carricks? \u2013 Et, ajouta -t-il, \nen regardant Jean Valjea n avec un gros rire, vous \nauriez pardieu bien d\u00fb en faire autant! Mais comment \ndonc \u00eates -vous ici? \nJean Valjean, se sentant connu par cet homme, du \nmoins sous son nom de Madeleine, n\u2019avan\u00e7ait plus \nqu\u2019avec pr\u00e9caution. Il multipliait les questions. Chose \nbizarre, les r\u00f4les semblaient intervertis. C\u2019\u00e9tait lui, \nintrus, qui interrogeait. \n\u2013 Et qu\u2019est -ce que c\u2019est que cette sonnette que \nvous avez au genou? \n\u2013 \u00c7a? r\u00e9pondit Fauchelevent, c\u2019est pour qu\u2019on \nm\u2019\u00e9vite. \n\u2013 Comment! pour qu\u2019on vous \u00e9vite? \nLe vieux Fauche levent cligna de l\u2019\u0153il d\u2019un air \ninexprimable. \u2013 Ah dame! il n\u2019y a que des femmes dans cette \nmaison -ci; beaucoup de jeunes filles. Il para\u00eet que je \nserais dangereux \u00e0 rencontrer. La sonnette les avertit. \nQuand je viens, elles s\u2019en vont. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019 est que cette maison -ci? \n\u2013 Tiens! vous savez bien. \n\u2013 Mais non, je ne sais pas. \n\u2013 Puisque vous m\u2019y avez fait placer jardinier! \n\u2013 R\u00e9pondez -moi comme si je ne savais rien. \n\u2013 Eh bien, c\u2019est le couvent du Petit -Picpus donc! \nLes souvenirs revenaient \u00e0 Jean Valjean. Le hasard, \nc\u2019est-\u00e0-dire la providence, l\u2019avait jet\u00e9 pr\u00e9cis\u00e9ment \ndans ce couvent du quartier Saint -Antoine o\u00f9 le \nvieux Fauchelevent, estropi\u00e9 par la chute de sa \ncharrette, avait \u00e9t\u00e9 admis sur sa recommandation, il y \navait deux ans de cela. Il r\u00e9p\u00e9 ta comme se parlant \u00e0 \nlui-m\u00eame : \n\u2013 Le couvent du Petit -Picpus! \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, mais au fait, reprit Fauchelevent, \ncomment diable avez -vous fait pour y entrer, vous, \np\u00e8re Madeleine? vous avez beau \u00eatre un saint, vous \n\u00eates un homme, et il n\u2019entre pas d\u2019hommes ici . \n\u2013 Vous y \u00eates bien. \n\u2013 Il n\u2019y a que moi. \u2013 Cependant, reprit Jean Valjean, il faut que j\u2019y \nreste. \n\u2013 Ah mon Dieu! s\u2019\u00e9cria Fauchelevent. \nJean Valjean s\u2019approcha du vieillard et lui dit d\u2019une \nvoix grave : \n\u2013 P\u00e8re Fauchelevent, je vous ai sauv\u00e9 la vie. \n\u2013 C\u2019est moi qui m\u2019en suis souvenu le premier, \nr\u00e9pondit Fauchelevent. \n\u2013 Eh bien, vous pouvez faire aujourd\u2019hui pour moi \nce que j\u2019ai fait autrefois pour vous. \nFauchelevent prit dans ses vieilles mains rid\u00e9es et \ntremblantes les deux robustes mains de Jean V aljean, \net fut quelques secondes comme s\u2019il ne pouvait \nparler. Enfin il s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Oh! ce serait une b\u00e9n\u00e9diction du bon Dieu si je \npouvais vous rendre un peu cela! Moi! vous sauver la \nvie! Monsieur le maire, disposez du vieux \nbonhomme! \nUne joie admirabl e avait comme transfigur\u00e9 ce \nvieillard. Un rayon semblait lui sortir du visage. \n\u2013 Que voulez -vous que je fasse? reprit -il. \n\u2013 Je vous expliquerai cela. Vous avez une \nchambre? \u2013 J\u2019ai une baraque isol\u00e9e, l\u00e0, derri\u00e8re la ruine du \nvieux couvent, dans un reco in que personne ne voit. \nIl y a trois chambres. \nLa baraque \u00e9tait en effet si bien cach\u00e9e derri\u00e8re la \nruine et si bien dispos\u00e9e pour que personne ne la v\u00eet, \nque Jean Valjean ne l\u2019avait pas vue. \n\u2013 Bien, dit Jean Valjean. Maintenant je vous \ndemande deux cho ses. \n\u2013 Lesquelles, monsieur le maire? \n\u2013 Premi\u00e8rement, vous ne direz \u00e0 personne ce que \nvous savez de moi. Deuxi\u00e8mement, vous ne \nchercherez pas \u00e0 en savoir davantage. \n\u2013 Comme vous voudrez. Je sais que vous ne \npouvez rien faire que d\u2019honn\u00eate et que vous av ez \ntoujours \u00e9t\u00e9 un homme du bon Dieu. Et puis \nd\u2019ailleurs, c\u2019est vous qui m\u2019avez mis ici. \u00c7a vous \nregarde. Je suis \u00e0 vous. \n\u2013 C\u2019est dit. A pr\u00e9sent, venez avec moi. Nous \nallons chercher l\u2019enfant. \n\u2013 Ah! dit Fauchelevent. Il y a un enfant! \nIl n\u2019ajouta pas un e parole et suivit Jean Valjean \ncomme un chien suit son ma\u00eetre. \nMoins d\u2019une demi -heure apr\u00e8s, Cosette, redevenue \nrose \u00e0 la flamme d\u2019un bon feu, dormait dans le lit du \nvieux jardinier. Jean Valjean avait remis sa cravate et sa redingote; le chapeau lanc\u00e9 p ar-dessus le mur avait \n\u00e9t\u00e9 retrouv\u00e9 et ramass\u00e9; pendant que Jean Valjean \nendossait sa redingote, Fauchelevent avait \u00f4t\u00e9 sa \ngenouill\u00e8re \u00e0 clochette, qui maintenant, accroch\u00e9e \u00e0 \nun clou pr\u00e8s d\u2019une hotte, ornait le mur. Les deux \nhommes se chauffaient accoud\u00e9s sur une table o\u00f9 \nFauchelevent avait pos\u00e9 un morceau de fromage, du \npain bis, une bouteille de vin et deux verres, et le \nvieux disait \u00e0 Jean Valjean en lui posant la main sur le \ngenou : \n\u2013 Ah! p\u00e8re Madeleine! vous ne m\u2019avez pas reconnu \ntout de suite! Vous sauvez la vie aux gens, et apr\u00e8s \nvous les oubliez! Oh! c\u2019est mal! eux ils se souviennent \nde vous! vous \u00eates un ingrat! \n \n \n \n \nII, 5, 10 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 il est expliqu\u00e9 comment Javert \na fait buisson creux \n \n \n \n \n \n \nLes \u00e9v\u00e9nements dont nous venons de voir, pour \nainsi di re, l\u2019envers, s\u2019\u00e9taient accomplis dans les \nconditions les plus simples. \nLorsque Jean Valjean, dans la nuit m\u00eame du jour \no\u00f9 Javert l\u2019arr\u00eata pr\u00e8s du lit de mort de Fantine, \ns\u2019\u00e9chappa de la prison municipale de Montreuil -sur-\nmer, la police supposa que le for \u00e7at \u00e9vad\u00e9 avait d\u00fb se diriger vers Paris. Paris est un maelstrom o\u00f9 tout se \nperd, et tout dispara\u00eet dans ce nombril du monde \ncomme dans le nombril de la mer. Aucune for\u00eat ne \ncache un homme comme cette foule. Les fugitifs de \ntoute esp\u00e8ce le savent. Ils vont \u00e0 Paris comme \u00e0 un \nengloutissement; il y a des engloutissements qui \nsauvent. La police aussi le sait, et c\u2019est \u00e0 Paris qu\u2019elle \ncherche ce qu\u2019elle a perdu ailleurs. Elle y chercha l\u2019ex -\nmaire de Montreuil -sur-mer. Javert fut appel\u00e9 \u00e0 Paris \nafin d\u2019\u00e9clairer l es perquisitions. Javert en effet aida \npuissamment \u00e0 reprendre Jean Valjean. Le z\u00e8le et \nl\u2019intelligence de Javert en cette occasion furent \nremarqu\u00e9s de M. Chabouillet, secr\u00e9taire de la \npr\u00e9fecture sous le comte Angl\u00e8s. M. Chabouillet, qui \ndu reste avait d\u00e9j\u00e0 prot\u00e9g\u00e9 Javert, fit attacher \nl\u2019inspecteur de Montreuil -sur-mer \u00e0 la police de Paris. \nL\u00e0 Javert se rendit diversement, et, disons -le, quoique \nle mot semble inattendu pour de pareils services, \nhonorablement utile. \nIl ne songeait plus \u00e0 Jean Valjean, \u2013 \u00e0 ces chiens \ntoujours en chasse le loup d\u2019aujourd\u2019hui fait oublier le \nloup d\u2019hier, \u2013 lorsqu\u2019en d\u00e9cembre 1823 il lut un \njournal, lui qui ne lisait jamais de journaux; mais \nJavert, homme monarchique, avait tenu \u00e0 savoir les \nd\u00e9tails de l\u2019entr\u00e9e triomphale du \u00ab prince g\u00e9n\u00e9ralissime \u00bb \u00e0 Bayonne. Comme il achevait l\u2019article \nqui l\u2019int\u00e9ressait, un nom, le nom de Jean Valjean, au \nbas d\u2019une page, appela son attention. Le journal \nannon\u00e7ait que le for\u00e7at Jean Valjean \u00e9tait mort, et \npubliait le fait en termes si formels que Javert n\u2019en \ndouta pas. Il se borna \u00e0 dire : c\u2019est l\u00e0 le bon \u00e9crou . Puis il \njeta le journal, et n\u2019y pensa plus. \nQuelque temps apr\u00e8s il arriva qu\u2019une note de \npolice fut transmise par la pr\u00e9fecture de Seine -et-\nOise \u00e0 la pr\u00e9fecture de police de Paris sur \nl\u2019enl\u00e8vement d\u2019un enfant, qui avait eu lieu, disait -on, \navec des circonstances particuli\u00e8res, dans la \ncommune de Montfermeil. Une petite fille de sept \u00e0 \nhuit ans, disait la note, qui avait \u00e9t\u00e9 confi\u00e9e par sa \nm\u00e8re \u00e0 un aubergiste du pays, avait \u00e9t\u00e9 vol\u00e9e par u n \ninconnu; cette petite r\u00e9pondait au nom de Cosette et \n\u00e9tait l\u2019enfant d\u2019une fille nomm\u00e9e Fantine, morte \u00e0 \nl\u2019h\u00f4pital, on ne savait quand ni o\u00f9. Cette note passa \nsous les yeux de Javert, et le rendit r\u00eaveur. \nLe nom de Fantine lui \u00e9tait bien connu. Il se \nsouvenait que Jean Valjean l\u2019avait fait \u00e9clater de rire, \nlui Javert, en lui demandant un r\u00e9pit de trois jours \npour aller chercher l\u2019enfant de cette cr\u00e9ature. Il se \nrappela que Jean Valjean avait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9 \u00e0 Paris au \nmoment o\u00f9 il montait dans la voiture de Montfermeil. Quelques indications avaient m\u00eame fait \nsonger \u00e0 cette \u00e9poque que c\u2019\u00e9tait la seconde fois qu\u2019il \nmontait dans cette voiture et qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0, la veille, \nfait une premi\u00e8re excursion aux environs de ce \nvillage, car on ne l\u2019avait point vu dans le village \nm\u00eame. Qu\u2019allait -il faire dans ce pays de Montfermeil? \non ne l\u2019avait pu deviner. Javert le comprenait \nmaintenant. La fille de Fantine s\u2019y trouvait. Jean \nValjean l\u2019allait chercher. Or, cette enfant venait d\u2019\u00eatre \nvol\u00e9e par un inconnu! Quel pouvait \u00eatr e cet inconnu? \nSerait -ce Jean Valjean? mais Jean Valjean \u00e9tait mort. \n\u2013 Javert, sans rien dire \u00e0 personne, prit le coucou du \nPlat d\u2019\u00e9tain, cul -de-sac de la Planchette, et fit le \nvoyage de Montfermeil. \nIl s\u2019attendait \u00e0 trouver l\u00e0 un grand \u00e9claircissement; \nil y trouva une grande obscurit\u00e9. \nDans les premiers jours, les Th\u00e9nardier, d\u00e9pit\u00e9s, \navaient jas\u00e9. La disparition de l\u2019Alouette avait fait \nbruit dans le village. Il y avait eu tout de suite \nplusieurs versions de l\u2019histoire qui avait fini par \u00eatre \nun vol d\u2019e nfant. De l\u00e0, la note de police. Cependant, \nla premi\u00e8re humeur pass\u00e9e, le Th\u00e9nardier, avec son \nadmirable instinct, avait tr\u00e8s vite compris qu\u2019il n\u2019est \njamais utile d\u2019\u00e9mouvoir monsieur le procureur du roi, \net que ses plaintes \u00e0 propos de l\u2019enl\u00e8vement de Cos ette auraient pour premier r\u00e9sultat de fixer sur lui \nTh\u00e9nardier et sur beaucoup d\u2019affaires troubles qu\u2019il \navait l\u2019\u00e9tincelante prunelle de la justice. La premi\u00e8re \nchose que les hiboux ne veulent pas, c\u2019est qu\u2019on leur \napporte une chandelle. Et d\u2019abord, comme nt se \ntirerait -il des quinze cents francs qu\u2019il avait re\u00e7us? Il \ntourna court, mit un b\u00e2illon \u00e0 sa femme, et fit \nl\u2019\u00e9tonn\u00e9 quand on lui parlait de l\u2019 enfant vol\u00e9 . Il n\u2019y \ncomprenait rien; sans doute il s\u2019\u00e9tait plaint dans le \nmoment de ce qu\u2019on lui \u00ab enlevait \u00bb si vite cette ch\u00e8re \npetite; il e\u00fbt voulu par tendresse la garder encore \ndeux ou trois jours; mais c\u2019\u00e9tait son \u00ab grand -p\u00e8re \u00bb \nqui \u00e9tait venu la chercher le plus naturellement du \nmonde. Il avait ajout\u00e9 le grand -p\u00e8re, qui faisait bien. \nCe fut sur cette histo ire que Javert tomba en arrivant \n\u00e0 Montfermeil. Le grand -p\u00e8re faisait \u00e9vanouir Jean \nValjean. \nJavert pourtant enfon\u00e7a quelques questions, \ncomme des sondes, dans l\u2019histoire de Th\u00e9nardier. \u2013\n Qu\u2019\u00e9tait -ce que ce grand -p\u00e8re et comment s\u2019appelait -\nil? \u2013 Th\u00e9nardie r r\u00e9pondit avec simplicit\u00e9 : \u2013 C\u2019est un \nriche cultivateur. J\u2019ai vu son passeport. Je crois qu\u2019il \ns\u2019appelle M. Guillaume Lambert. \nLambert est un nom bonhomme et tr\u00e8s rassurant. \nJavert s\u2019en revint \u00e0 Paris. \u2013 Le Jean Valjean est bien mort, se dit -il, et je suis \nun jobard. \nIl recommen\u00e7ait \u00e0 oublier toute cette histoire, \nlorsque dans le courant de mars 1824, il entendit \nparler d\u2019un personnage bizarre qui habitait sur la \nparoisse de Saint -M\u00e9dard et qu\u2019on surnommait \u00ab le \nmendiant qui fait l\u2019aum\u00f4ne \u00bb. Ce personn age \u00e9tait, \ndisait -on, un rentier dont personne ne savait au juste \nle nom et qui vivait seul avec une petite fille de huit \nans, laquelle ne savait rien elle -m\u00eame, sinon qu\u2019elle \nvenait de Montfermeil. Montfermeil! ce nom revenait \ntoujours, et fit dresser l\u2019o reille \u00e0 Javert. Un vieux \nmendiant mouchard, ancien bedeau, auquel ce \npersonnage faisait la charit\u00e9, ajoutait quelques autres \nd\u00e9tails. \u2013 Ce rentier \u00e9tait un \u00eatre tr\u00e8s farouche, \u2013 ne \nsortant jamais que le soir, \u2013 ne parlant \u00e0 personne, \u2013\n qu\u2019aux pauvres quel quefois, \u2013 et ne se laissant pas \napprocher. Il portait une horrible vieille redingote \njaune qui valait plusieurs millions, \u00e9tant toute cousue \nde billets de banque. \u2013 Ceci piqua d\u00e9cid\u00e9ment la \ncuriosit\u00e9 de Javert. Afin de voir ce rentier fantastique \nde tr\u00e8s pr\u00e8s sans l\u2019effaroucher, il emprunta un jour au \nbedeau sa d\u00e9froque et la place o\u00f9 le vieux mouchard \ns\u2019accroupissait tous les soirs en nasillant des oraisons \net en espionnant \u00e0 travers la pri\u00e8re. \u00ab L\u2019individu suspect \u00bb vint en effet \u00e0 Javert ainsi \ntravesti et lui fit l\u2019aum\u00f4ne. En ce moment Javert leva \nla t\u00eate, et la secousse que re\u00e7ut Jean Valjean en \ncroyant reconna\u00eetre Javert, Javert la re\u00e7ut en croyant \nreconna\u00eetre Jean Valjean. \nCependant l\u2019obscurit\u00e9 avait pu le tromper; la mort \nde Jean Valjean \u00e9tait offi cielle; il restait \u00e0 Javert des \ndoutes graves; et dans le doute, Javert, l\u2019homme du \nscrupule, ne mettait la main au collet de personne. \nIl suivit son homme jusqu\u2019\u00e0 la masure Gorbeau, et \nfit parler la vieille, ce qui n\u2019\u00e9tait pas malais\u00e9. La vieille \nlui con firma le fait de la redingote doubl\u00e9e de \nmillions et lui conta l\u2019\u00e9pisode du billet de mille \nfrancs. Elle avait vu! elle avait touch\u00e9! Javert loua une \nchambre. Le soir m\u00eame il s\u2019y installa. Il vint \u00e9couter \u00e0 \nla porte du locataire myst\u00e9rieux, esp\u00e9rant entend re le \nson de sa voix, mais Jean Valjean aper\u00e7ut sa \nchandelle \u00e0 travers la serrure et d\u00e9joua l\u2019espion en \ngardant le silence. \nLe lendemain Jean Valjean d\u00e9campait. Mais le \nbruit de la pi\u00e8ce de cinq francs qu\u2019il laissa tomber fut \nremarqu\u00e9 de la vieille qui, e ntendant remuer de \nl\u2019argent, songea qu\u2019on allait d\u00e9m\u00e9nager et se h\u00e2ta de \npr\u00e9venir Javert. A la nuit, lorsque Jean Valjean sortit, Javert l\u2019attendait derri\u00e8re les arbres du boulevard avec \ndeux hommes. \nJavert avait r\u00e9clam\u00e9 main -forte \u00e0 la pr\u00e9fecture, \nmais i l n\u2019avait pas dit le nom de l\u2019individu qu\u2019il \nesp\u00e9rait saisir. C\u2019\u00e9tait son secret; et il l\u2019avait gard\u00e9 \npour trois raisons : d\u2019abord, parce que la moindre \nindiscr\u00e9tion pouvait donner l\u2019\u00e9veil \u00e0 Jean Valjean; \nensuite, parce que mettre la main sur un vieux for\u00e7 at \n\u00e9vad\u00e9 et r\u00e9put\u00e9 mort, sur un condamn\u00e9 que les notes \nde justice avaient jadis class\u00e9 \u00e0 jamais parmi les \nmalfaiteurs de l\u2019esp\u00e8ce la plus dangereuse , c\u2019\u00e9tait un \nmagnifique succ\u00e8s que les anciens de la police \nparisienne ne laisseraient certainement pas \u00e0 un \nnouveau venu comme Javert, et qu\u2019il craignait qu\u2019on \nne lui pr\u00eet son gal\u00e9rien; enfin, parce que Javert, \u00e9tant \nun artiste, avait le go\u00fbt de l\u2019impr\u00e9vu. Il ha\u00efssait ces \nsucc\u00e8s annonc\u00e9s qu\u2019on d\u00e9flore en en parlant \nlongtemps d\u2019avance. Il tenait \u00e0 \u00e9laborer ses c hefs-\nd\u2019\u0153uvre dans l\u2019ombre et \u00e0 les d\u00e9voiler ensuite \nbrusquement. \nJavert avait suivi Jean Valjean d\u2019arbre en arbre, \npuis de coin de rue en coin de rue, et ne l\u2019avait pas \nperdu de vue un seul instant. M\u00eame dans les \nmoments o\u00f9 Jean Valjean se croyait le plus en s\u00fbret\u00e9, \nl\u2019\u0153il de Javert \u00e9tait sur lui. Pourquoi Javert n\u2019arr\u00eatait -il pas Jean Valjean? c\u2019est \nqu\u2019il doutait encore. \nIl faut se souvenir qu\u2019\u00e0 cette \u00e9poque la police \nn\u2019\u00e9tait pas pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 son aise; la presse libre la \ng\u00eanait. Quelques arrestations ar bitraires, d\u00e9nonc\u00e9es \npar les journaux, avaient retenti jusqu\u2019aux chambres, \net rendu la pr\u00e9fecture timide. Attenter \u00e0 la libert\u00e9 \nindividuelle \u00e9tait un fait grave. Les agents craignaient \nde se tromper; le pr\u00e9fet s\u2019en prenait \u00e0 eux; une erreur, \nc\u2019\u00e9tait la des titution. Se figure -t-on l\u2019effet qu\u2019e\u00fbt fait \ndans Paris ce bref entrefilet reproduit par vingt \njournaux : \u2013 Hier, un vieux grand -p\u00e8re en cheveux \nblancs, rentier respectable, qui se promenait avec sa \npetite -fille \u00e2g\u00e9e de huit ans, a \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9 et conduit au \nD\u00e9p\u00f4t de la Pr\u00e9fecture comme for\u00e7at \u00e9vad\u00e9! \u2013 \nR\u00e9p\u00e9tons en outre que Javert avait ses scrupules \u00e0 \nlui; les recommandations de sa conscience \ns\u2019ajoutaient aux recommandations du pr\u00e9fet. Il \ndoutait r\u00e9ellement. \nJean Valjean tournait le dos et marchait dans \nl\u2019obscurit\u00e9. \nLa tristesse, l\u2019inqui\u00e9tude, l\u2019anxi\u00e9t\u00e9, l\u2019accablement, \nce nouveau malheur d\u2019\u00eatre oblig\u00e9 de s\u2019enfuir la nuit et \nde chercher un asile au hasard dans Paris pour \nCosette et pour lui, la n\u00e9cessit\u00e9 de r\u00e9gler son pas sur le pas d\u2019un enfant, tout cela, \u00e0 son insu m\u00eame, avait \nchang\u00e9 la d\u00e9marche de Jean Valjean et imprim\u00e9 \u00e0 son \nhabitude de corps une telle s\u00e9nilit\u00e9 que la police elle -\nm\u00eame, incarn\u00e9e dans Javert, pouvait s\u2019y tromper, et \ns\u2019y trompa. L\u2019impossibilit\u00e9 d\u2019approcher de trop pr\u00e8s, \nson costume de vieu x pr\u00e9cepteur \u00e9migr\u00e9, la \nd\u00e9claration de Th\u00e9nardier qui le faisait grand -p\u00e8re, \nenfin la croyance de sa mort au bagne, ajoutaient \nencore aux incertitudes qui s\u2019\u00e9paississaient dans \nl\u2019esprit de Javert. \nIl eut un moment l\u2019id\u00e9e de lui demander \nbrusquement ses pa piers. Mais si cet homme n\u2019\u00e9tait \npas Jean Valjean, et si cet homme n\u2019\u00e9tait pas un bon \nvieux rentier honn\u00eate, c\u2019\u00e9tait probablement quelque \ngaillard profond\u00e9ment et savamment m\u00eal\u00e9 \u00e0 la trame \nobscure des m\u00e9faits parisiens, quelque chef de bande \ndangereux, fai sant l\u2019aum\u00f4ne pour cacher ses autres \ntalents, vieille rubrique. Il avait des affid\u00e9s, des \ncomplices, des logis en -cas o\u00f9 il allait se r\u00e9fugier sans \ndoute. Tous ces d\u00e9tours qu\u2019il faisait dans les rues \nsemblaient indiquer que ce n\u2019\u00e9tait pas un simple \nbonhomm e. L\u2019arr\u00eater trop vite, c\u2019\u00e9tait \u00ab tuer la poule \naux \u0153ufs d\u2019or \u00bb. O\u00f9 \u00e9tait l\u2019inconv\u00e9nient d\u2019attendre? \nJavert \u00e9tait bien s\u00fbr qu\u2019il n\u2019\u00e9chapperait pas. Il cheminait donc assez perplexe, en se posant \ncent questions sur ce personnage \u00e9nigmatique. \nCe ne fut qu\u2019 assez tard, rue de Pontoise, que, gr\u00e2ce \n\u00e0 la vive clart\u00e9 que jetait un cabaret, il reconnut \nd\u00e9cid\u00e9ment Jean Valjean. \nIl y a dans ce monde deux \u00eatres qui tressaillent \nprofond\u00e9ment : la m\u00e8re qui retrouve son enfant, et le \ntigre qui retrouve sa proie. Javert eut ce tressaillement \nprofond. \nD\u00e8s qu\u2019il eut positivement reconnu Jean Valjean, \nle for\u00e7at redoutable, il s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019ils n\u2019\u00e9taient que \ntrois, et il fit demander du renfort au commissaire de \npolice de la rue de Pontoise. Avant d\u2019empoigner un \nb\u00e2ton d\u2019\u00e9pin es, on met des gants. \nCe retard et la station au carrefour Rollin pour se \nconcerter avec ses agents faillirent lui faire perdre la \npiste. Cependant il eut bien vite devin\u00e9 que Jean \nValjean voudrait placer la rivi\u00e8re entre ses chasseurs \net lui. Il pencha l a t\u00eate et r\u00e9fl\u00e9chit, comme un limier \nqui met le nez \u00e0 terre pour \u00eatre juste \u00e0 la voie. Javert, \navec sa puissante rectitude d\u2019instinct, alla droit au \npont d\u2019Austerlitz. Un mot au p\u00e9ager le mit au fait : \u2013\n Avez -vous vu un homme avec une petite fille? \u2013 Je \nlui ai fait payer deux sous, r\u00e9pondit le p\u00e9ager. Javert \narriva sur le pont \u00e0 temps pour voir de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de l\u2019eau Jean Valjean traverser avec Cosette \u00e0 la main \nl\u2019espace \u00e9clair\u00e9 par la lune. Il le vit s\u2019engager dans la \nrue du Chemin -Vert-Saint -Antoine; il songea au cul -\nde-sac Genrot dispos\u00e9 l\u00e0 comme une trappe et \u00e0 \nl\u2019issue unique de la rue Droit -Mur sur la petite rue \nPicpus. Il assura les grands devants , comme parlent les \nchasseurs; il envoya en h\u00e2te par un d\u00e9tour un de ses \nagents garder cette issue. Une p atrouille, qui rentrait \nau poste de l\u2019Arsenal, ayant pass\u00e9, il la requit et s\u2019en \nfit accompagner. Dans ces parties -l\u00e0 les soldats sont \ndes atouts. D\u2019ailleurs, c\u2019est le principe que, pour venir \n\u00e0 bout d\u2019un sanglier, il faut faire science de veneur et \nforce de chiens. Ces dispositions combin\u00e9es, sentant \nJean Valjean saisi entre l\u2019impasse Genrot \u00e0 droite, son \nagent \u00e0 gauche, et lui Javert derri\u00e8re, il prit une prise \nde tabac. \nPuis il se mit \u00e0 jouer. Il eut un moment ravissant et \ninfernal; il laissa aller son homme devant lui, sachant \nqu\u2019il le tenait, mais d\u00e9sirant reculer le plus possible le \nmoment de l\u2019arr\u00eater, heureux de le sentir pris et de le \nvoir libre, le couvant du regard avec cette volupt\u00e9 de \nl\u2019araign\u00e9e qui laisse voleter la mouche et du chat qui \nlaisse courir la souris. La griffe et la serre ont une \nsensualit\u00e9 monstrueuse; c\u2019est le mouvement obscur de la b\u00eate emprisonn\u00e9e dans leur tenaille. Quel d\u00e9lice \nque cet \u00e9touffement! \nJavert jouissait. Les mailles de son filet \u00e9taient \nsolidement attach\u00e9es. Il \u00e9ta it s\u00fbr du succ\u00e8s; il n\u2019avait \nplus maintenant qu\u2019\u00e0 fermer la main. \nAccompagn\u00e9 comme il l\u2019\u00e9tait, l\u2019id\u00e9e m\u00eame de la \nr\u00e9sistance \u00e9tait impossible; si \u00e9nergique, si vigoureux, \net si d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 que f\u00fbt Jean Valjean. \nJavert avan\u00e7a lentement, sondant et fouillant sur \nson passage tous les recoins de la rue comme les \npoches d\u2019un voleur. \nQuand il arriva au centre de sa toile, il n\u2019y trouva \nplus la mouche. \nOn imagine son exasp\u00e9ration. \nIl interrogea sa vedette des rues Droit -Mur et \nPicpus; cet agent, rest\u00e9 imperturba ble \u00e0 son poste, \nn\u2019avait point vu passer l\u2019homme. \nIl arrive quelquefois qu\u2019un cerf est bris\u00e9 la t\u00eate \ncouverte, c\u2019est -\u00e0-dire s\u2019\u00e9chappe, quoique ayant la \nmeute sur le corps; et alors les plus vieux chasseurs \nne savent que dire. Duvivier, Ligniville et Despr ez \nrestent court. Dans une d\u00e9convenue de ce genre, \nArtonge s\u2019\u00e9cria : Ce n\u2019est pas un cerf, c\u2019est un sorcier. \nJavert e\u00fbt volontiers jet\u00e9 le m\u00eame cri. Son d\u00e9sappointement tint un moment du \nd\u00e9sespoir et de la fureur. \nIl est certain que Napol\u00e9on fit des fau tes dans la \nguerre de Russie, qu\u2019Alexandre fit des fautes dans la \nguerre de l\u2019Inde, que C\u00e9sar fit des fautes dans la \nguerre d\u2019Afrique, que Cyrus fit des fautes dans la \nguerre de Scythie, et que Javert fit des fautes dans \ncette campagne contre Jean Valjean. Il eut tort peut -\n\u00eatre d\u2019h\u00e9siter \u00e0 reconna\u00eetre l\u2019ancien gal\u00e9rien. Le \npremier coup d\u2019\u0153il aurait d\u00fb lui suffire. Il eut tort de \nne pas l\u2019appr\u00e9hender purement et simplement dans la \nmasure. Il eut tort de ne pas l\u2019arr\u00eater quand il le \nreconnut positivement rue de Pontoise. Il eut tort de \nse concerter avec ses auxiliaires en plein clair de lune \ndans le carrefour Rollin; certes, les avis sont utiles, et \nil est bon de conna\u00eetre et d\u2019interroger ceux des chiens \nqui m\u00e9ritent cr\u00e9ance. Mais le chasseur ne saurait \nprendr e trop de pr\u00e9cautions quand il chasse des \nanimaux inquiets, comme le loup et le for\u00e7at. Javert, \nen se pr\u00e9occupant trop de mettre les limiers de meute \nsur la voie, alarma la b\u00eate en lui donnant vent du trait \net la fit partir. Il eut tort surtout, d\u00e8s qu\u2019il eut \nretrouv\u00e9 la piste au pont d\u2019Austerlitz, de jouer ce jeu \nformidable et pu\u00e9ril de tenir un pareil homme au \nbout d\u2019un fil. Il s\u2019estima plus fort qu\u2019il n\u2019\u00e9tait, et crut pouvoir jouer \u00e0 la souris avec un lion. En m\u00eame \ntemps, il s\u2019estima trop faible quand il jugea n\u00e9cessaire \nde s\u2019adjoindre du renfort. Pr\u00e9caution fatale, perte \nd\u2019un temps pr\u00e9cieux. Javert commit toutes ces fautes, \net n\u2019en \u00e9tait pas moins un des espions les plus \nsavants et les plus corrects qui aient exist\u00e9. Il \u00e9tait, \ndans toute la force du term e, ce qu\u2019en v\u00e9nerie on \nappelle un chien sage . Mais qui est -ce qui est parfait? \nLes grands strat\u00e9gistes ont leurs \u00e9clipses. \nLes fortes sottises sont souvent faites, comme les \ngrosses cordes, d\u2019une multitude de brins. Prenez le \nc\u00e2ble fil \u00e0 fil, prenez s\u00e9pa r\u00e9ment tous les petits motifs \nd\u00e9terminants, vous les cassez l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, et \nvous dites : Ce n\u2019est que cela! Tressez -les et tordez -\nles ensemble, c\u2019est une \u00e9normit\u00e9; c\u2019est Attila qui \nh\u00e9site entre Marcien \u00e0 l\u2019Orient et Valentinien \u00e0 \nl\u2019Occident; c\u2019est A nnibal qui s\u2019attarde \u00e0 Capoue; c\u2019est \nDanton qui s\u2019endort \u00e0 Arcis -sur-Aube. \nQuoi qu\u2019il en soit, au moment m\u00eame o\u00f9 il \ns\u2019aper\u00e7ut que Jean Valjean lui \u00e9chappait, Javert ne \nperdit pas la t\u00eate. S\u00fbr que le for\u00e7at en rupture de ban \nne pouvait \u00eatre bien loin, il \u00e9 tablit des guets, il \norganisa des sourici\u00e8res et des embuscades et battit le \nquartier toute la nuit. La premi\u00e8re chose qu\u2019il vit, ce \nfut le d\u00e9sordre du r\u00e9verb\u00e8re dont la corde \u00e9tait coup\u00e9e. Indice pr\u00e9cieux qui l\u2019\u00e9gara pourtant en ce \nqu\u2019il fit d\u00e9vier toutes ses recherches vers le cul -de-sac \nGenrot. Il y a dans ce cul -de-sac des murs assez bas \nqui donnent sur des jardins dont les enceintes \ntouchent \u00e0 d\u2019immenses terrains en friche. Jean \nValjean avait d\u00fb \u00e9videmment s\u2019enfuir par l\u00e0. Le fait \nest que s\u2019il e\u00fbt p\u00e9n\u00e9 tr\u00e9 un peu plus avant dans le cul -\nde-sac Genrot, il l\u2019e\u00fbt fait probablement, et il \u00e9tait \nperdu. Javert explora ces jardins et ces terrains \ncomme s\u2019il y e\u00fbt cherch\u00e9 une aiguille. \nAu point du jour, il laissa deux hommes \nintelligents en observation, et il re gagna la pr\u00e9fecture \nde police, honteux comme un mouchard qu\u2019un \nvoleur aurait pris. \n \n \n \n \nLIVRE SIXI\u00c8ME \n \n \nLE PETIT -PICPUS \n \n \n \n \nII, 6, 1 \n \n \n \n \n \nPetite rue Picpus, num\u00e9ro 62 \n \n \n \n \n \n \nRien ne ressemblait plus, il y a un demi -si\u00e8cle, \u00e0 la \npremi\u00e8re porte coch\u00e8re venue que la porte coch\u00e8re \ndu num\u00e9ro 62 de la petite rue Picpus. Cette porte, \nhabituellement entr\u2019ouverte de la fa\u00e7on la plus \nengageante, laissait voir deux choses qui n\u2019ont rien de \ntr\u00e8s fun\u00e8bre, une cour entour\u00e9e de murs tapiss\u00e9s de \nvigne et la face d\u2019un portier qui fl\u00e2ne. Au -dessus du \nmur du fond on apercevait de grands arbres. Quand un rayon de soleil \u00e9gayait la cour, quand un verre de \nvin \u00e9gayait le portier, il \u00e9tait difficile de passer devant \nle num\u00e9ro 62 de la petite rue Picpus sans en \nemporter une i d\u00e9e riante. C\u2019\u00e9tait pourtant un lieu \nsombre qu\u2019on avait entrevu. \nLe seuil souriait; la maison priait et pleurait. \nSi l\u2019on parvenait, ce qui n\u2019\u00e9tait point facile, \u00e0 \nfranchir le portier, \u2013 ce qui m\u00eame pour presque tous \n\u00e9tait impossible, car il y avait un s\u00e9same, ouvre -toi! qu\u2019il \nfallait savoir; \u2013 si, le portier franchi, on entrait \u00e0 \ndroite dans un petit vestibule o\u00f9 donnait un escalier \nresserr\u00e9 entre deux murs et si \u00e9troit qu\u2019il n\u2019y pouvait \npasser qu\u2019une personne \u00e0 la fois, si l\u2019on ne se laissait \npas effray er par le badigeonnage jaune serin avec \nsoubassement chocolat qui enduisait cet escalier, si \nl\u2019on s\u2019aventurait \u00e0 monter, on d\u00e9passait un premier \npalier, puis un deuxi\u00e8me, et l\u2019on arrivait au premier \n\u00e9tage dans un corridor o\u00f9 la d\u00e9trempe jaune et la \nplinthe chocolat vous suivaient avec un acharnement \npaisible. Escalier et corridor \u00e9taient \u00e9clair\u00e9s par deux \nbelles fen\u00eatres. Le corridor faisait un coude et \ndevenait obscur. Si l\u2019on doublait ce cap, on parvenait \napr\u00e8s quelques pas devant une porte d\u2019autant plus \nmyst\u00e9rieuse qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait pas ferm\u00e9e. On la poussait, \net l\u2019on se trouvait dans une petite chambre d\u2019environ six pieds carr\u00e9s, carrel\u00e9e, lav\u00e9e, propre, froide, tendue \nde papier nankin \u00e0 fleurettes vertes \u00e0 quinze sous le \nrouleau. Un jour blanc et mat vena it d\u2019une grande \nfen\u00eatre \u00e0 petits carreaux qui \u00e9tait \u00e0 gauche et qui \ntenait toute la largeur de la chambre. On regardait, on \nne voyait personne; on \u00e9coutait, on n\u2019entendait ni un \npas, ni un murmure humain. La muraille \u00e9tait nue; la \nchambre n\u2019\u00e9tait point meu bl\u00e9e; pas une chaise. \nOn regardait encore, et l\u2019on voyait au mur en face \nde la porte un trou quadrangulaire d\u2019environ un pied \ncarr\u00e9, grill\u00e9 d\u2019une grille en fer \u00e0 barreaux entre -\ncrois\u00e9s, noirs, noueux, solides, lesquels formaient des \ncarreaux, j\u2019ai presque dit des mailles, de moins d\u2019un \npouce et demi de diagonale. Les petites fleurettes \nvertes du papier nankin arrivaient avec calme et en \nordre jusqu\u2019\u00e0 ces barreaux de fer, sans que ce contact \nfun\u00e8bre les effarouch\u00e2t et les f\u00eet tourbillonner. En \nsupposant qu\u2019 un \u00eatre vivant e\u00fbt \u00e9t\u00e9 assez \nadmirablement maigre pour essayer d\u2019entrer ou de \nsortir par le trou carr\u00e9, cette grille l\u2019en e\u00fbt emp\u00each\u00e9. \nElle ne laissait point passer le corps, mais elle laissait \npasser les yeux, c\u2019est -\u00e0-dire l\u2019esprit. Il semblait qu\u2019on \ne\u00fbt song\u00e9 \u00e0 cela, car on l\u2019avait doubl\u00e9e d\u2019une lame de \nfer blanc sertie dans la muraille un peu en arri\u00e8re et \npiqu\u00e9e de mille trous plus microscopiques que les trous d\u2019une \u00e9cumoire. Au bas de cette plaque \u00e9tait \nperc\u00e9e une ouverture tout \u00e0 fait pareille \u00e0 la bo uche \nd\u2019une bo\u00eete aux lettres. Un ruban de fil attach\u00e9 \u00e0 un \nmouvement de sonnette pendait \u00e0 droite du trou \ngrill\u00e9. \nSi l\u2019on agitait ce ruban, une clochette tintait et l\u2019on \nentendait une voix, tout pr\u00e8s de soi, ce qui faisait \ntressaillir. \n\u2013 Qui est l\u00e0? dema ndait la voix. \nC\u2019\u00e9tait une voix de femme, une voix douce, si \ndouce qu\u2019elle en \u00e9tait lugubre. \nIci encore il y avait un mot magique qu\u2019il fallait \nsavoir. Si on ne le savait pas, la voix se taisait, et le \nmur redevenait silencieux comme si l\u2019obscurit\u00e9 \neffar\u00e9e du s\u00e9pulcre e\u00fbt \u00e9t\u00e9 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9. \nSi l\u2019on savait le mot, la voix reprenait : \n\u2013 Entrez \u00e0 droite. \nOn remarquait alors \u00e0 sa droite, en face de la \nfen\u00eatre, une porte vitr\u00e9e surmont\u00e9e d\u2019un ch\u00e2ssis vitr\u00e9 \net peinte en gris. On soulevait le loquet, on \nfranchissait la porte, et l\u2019on \u00e9prouvait absolument la \nm\u00eame impression que lorsqu\u2019on entre au spectacle \ndans une baignoire grill\u00e9e avant que la grille soit \nbaiss\u00e9e et que le lustre soit allum\u00e9. On \u00e9tait en effet \ndans une esp\u00e8ce de loge de th\u00e9\u00e2tre, \u00e0 peine \u00e9cl air\u00e9e par le jour vague de la porte vitr\u00e9e, \u00e9troite, meubl\u00e9e \nde deux vieilles chaises et d\u2019un paillasson tout \nd\u00e9maill\u00e9, v\u00e9ritable loge avec sa devanture \u00e0 hauteur \nd\u2019appui qui portait une tablette en bois noir. Cette \nloge \u00e9tait grill\u00e9e, seulement ce n\u2019\u00e9tait pas une grille de \nbois dor\u00e9 comme \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, c\u2019\u00e9tait un monstrueux \ntreillis de barres de fer affreusement enchev\u00eatr\u00e9es et \nscell\u00e9es au mur par des scellements \u00e9normes qui \nressemblaient \u00e0 des poings ferm\u00e9s. \nLes premi\u00e8res minutes pass\u00e9es, quand le regard \ncommen\u00e7ait \u00e0 se faire \u00e0 ce demi -jour de cave, il \nessayait de franchir la grille, mais il n\u2019allait pas plus \nloin que six pouces au del\u00e0. L\u00e0 il rencontrait une \nbarri\u00e8re de volets noirs, assur\u00e9s et fortifi\u00e9s de \ntraverses de bois peintes en jaune pain d\u2019\u00e9pice. C es \nvolets \u00e9taient \u00e0 jointures, divis\u00e9s en longues lames \nminces, et masquaient toute la largeur de la grille. Ils \n\u00e9taient toujours clos. \nAu bout de quelques instants, on entendait une \nvoix qui vous appelait de derri\u00e8re ces volets et qui \nvous disait : \n\u2013 Je suis l\u00e0. Que me voulez -vous? \nC\u2019\u00e9tait une voix aim\u00e9e, quelquefois une voix \nador\u00e9e. On ne voyait personne. On entendait \u00e0 peine \nle bruit d\u2019un souffle. Il semblait que ce f\u00fbt une \u00e9vocation qui vous parlait \u00e0 travers la cloison de la \ntombe. \nSi l\u2019on \u00e9tait da ns de certaines conditions voulues, \nbien rares, l\u2019\u00e9troite lame d\u2019un des volets s\u2019ouvrait en \nface de vous, et l\u2019\u00e9vocation devenait une apparition. \nDerri\u00e8re la grille, derri\u00e8re le volet, on apercevait, \nautant que la grille permettait d\u2019apercevoir, une t\u00eate \ndont on ne voyait que la bouche et le menton; le \nreste \u00e9tait couvert d\u2019un voile noir. On entrevoyait une \nguimpe noire et une forme \u00e0 peine distincte couverte \nd\u2019un suaire noir. Cette t\u00eate vous parlait, mais ne vous \nregardait pas et ne vous souriait jamais. \nLe jour qui venait de derri\u00e8re vous \u00e9tait dispos\u00e9 de \ntelle fa\u00e7on que vous la voyiez blanche et qu\u2019elle vous \nvoyait noir. Ce jour \u00e9tait un symbole. \nCependant les yeux plongeaient avidement, par \ncette ouverture qui s\u2019\u00e9tait faite, dans ce lieu clos \u00e0 \ntous le s regards. Un vague profond enveloppait cette \nforme v\u00eatue de deuil. Les yeux fouillaient ce vague et \ncherchaient \u00e0 d\u00e9m\u00ealer ce qui \u00e9tait autour de \nl\u2019apparition. Au bout de tr\u00e8s peu de temps on \ns\u2019apercevait qu\u2019on ne voyait rien. Ce qu\u2019on voyait, \nc\u2019\u00e9tait la n uit, le vide, les t\u00e9n\u00e8bres, une brume de \nl\u2019hiver m\u00eal\u00e9e \u00e0 une vapeur du tombeau, une sorte de \npaix effrayante, un silence o\u00f9 l\u2019on ne recueillait rien, pas m\u00eame des soupirs, une ombre o\u00f9 l\u2019on ne \ndistinguait rien, pas m\u00eame des fant\u00f4mes. \nCe qu\u2019on voyait, c\u2019\u00e9t ait l\u2019int\u00e9rieur d\u2019un clo\u00eetre. \nC\u2019\u00e9tait l\u2019int\u00e9rieur de cette maison morne et s\u00e9v\u00e8re \nqu\u2019on appelait le couvent des bernardines de \nl\u2019Adoration Perp\u00e9tuelle. Cette loge o\u00f9 l\u2019on \u00e9tait, \nc\u2019\u00e9tait le parloir. Cette voix, la premi\u00e8re qui vous \navait parl\u00e9, c\u2019\u00e9tait la voix de la touri\u00e8re qui \u00e9tait \ntoujours assise, immobile et silencieuse, de l\u2019autre \nc\u00f4t\u00e9 du mur, pr\u00e8s de l\u2019ouverture carr\u00e9e, d\u00e9fendue par \nla grille de fer et par la plaque \u00e0 mille trous comme \npar une double visi\u00e8re. \nL\u2019obscurit\u00e9 o\u00f9 plongeait la loge grill\u00e9e venait de ce \nque le parloir qui avait une fen\u00eatre du c\u00f4t\u00e9 du monde \nn\u2019en avait aucune du c\u00f4t\u00e9 du couvent. Les yeux \nprofanes ne devaient rien voir de ce lieu sacr\u00e9. \nPourtant il y avait quelque chose au del\u00e0 de cette \nombre, il y avait une lumi\u00e8re; il y avai t une vie dans \ncette mort. Quoique ce couvent f\u00fbt le plus mur\u00e9 de \ntous, nous allons essayer d\u2019y p\u00e9n\u00e9trer, et d\u2019y faire \np\u00e9n\u00e9trer le lecteur, et de dire, sans oublier la mesure, \ndes choses que les raconteurs n\u2019ont jamais vues et par \ncons\u00e9quent jamais dites. \n \n \n \n \nII, 6, 2 \n \n \n \n \n \nL\u2019ob\u00e9dience de Martin Verga \n \n \n \n \n \n \nCe couvent, qui en 1824 existait depuis longues \nann\u00e9es d\u00e9j\u00e0 petite rue Picpus, \u00e9tait une communaut\u00e9 \nde bernardines de l\u2019ob\u00e9dience de Martin Verga. \nCes bernardines, par cons\u00e9quent, se rattachaient, \nnon \u00e0 Clairvaux, comme les bernardins, mais \u00e0 \nC\u00eeteaux, comme les b\u00e9n\u00e9dictins. En d\u2019autres termes, \nelles \u00e9taient sujettes, non de saint Bernard, mais de \nsaint Beno\u00eet. Quiconque a un peu remu\u00e9 des in -folio sait que \nMartin Verga fonda en 1425 une congr\u00e9gatio n de \nbernardines -b\u00e9n\u00e9dictines, ayant pour chef d\u2019ordre \nSalamanque et pour succursale Alcala. \nCette congr\u00e9gation avait pouss\u00e9 des rameaux dans \ntous les pays catholiques de l\u2019Europe. \nCes greffes d\u2019un ordre sur l\u2019autre n\u2019ont rien \nd\u2019inusit\u00e9 dans l\u2019\u00e9glise lat ine. Pour ne parler que du \nseul ordre de saint Beno\u00eet dont il est ici question, \u00e0 \ncet ordre se rattachent, sans compter l\u2019ob\u00e9dience de \nMartin Verga, quatre congr\u00e9gations; deux en Italie, le \nMont -Cassin et Sainte -Justine de Padoue, deux en \nFrance, Cluny et Saint -Maur; et neuf ordres, \nValombrosa, Grammont, les c\u00e9lestins, les camaldules, \nles chartreux, les humili\u00e9s, les olivateurs, et les \nsilvestrins, enfin C\u00eeteaux; car C\u00eeteaux lui -m\u00eame, tronc \npour d\u2019autres ordres, n\u2019est qu\u2019un rejeton pour saint \nBeno\u00eet. C\u00eeteau x date de saint Robert, abb\u00e9 de \nMolesme dans le dioc\u00e8se de Langres en 1098. Or \nc\u2019est en 529 que le diable, retir\u00e9 au d\u00e9sert de Subiaco \n(il \u00e9tait vieux. S\u2019\u00e9tait -il fait ermite?), fut chass\u00e9 de \nl\u2019ancien temple d\u2019Apollon o\u00f9 il demeurait par saint \nBeno\u00eet, \u00e2g\u00e9 de dix -sept ans. \nApr\u00e8s la r\u00e8gle des carm\u00e9lites, lesquelles vont pieds \nnus, portent une pi\u00e8ce d\u2019osier sur la gorge et ne s\u2019asseyent jamais, la r\u00e8gle la plus dure est celle des \nbernardines -b\u00e9n\u00e9dictines de Martin Verga. Elles sont \nv\u00eatues de noir avec une gui mpe qui, selon la \nprescription expresse de saint Beno\u00eet, monte jusqu\u2019au \nmenton. Une robe de serge \u00e0 manches larges, un \ngrand voile de laine, la guimpe qui monte jusqu\u2019au \nmenton, coup\u00e9e carr\u00e9ment sur la poitrine, le bandeau \nqui descend jusqu\u2019aux yeux, voil\u00e0 leur habit. Tout est \nnoir, except\u00e9 le bandeau qui est blanc. Les novices \nportent le m\u00eame habit, tout blanc. Les professes ont \nen outre un rosaire au c\u00f4t\u00e9. \nLes bernardines -b\u00e9n\u00e9dictines de Martin Verga \npratiquent l\u2019Adoration Perp\u00e9tuelle, comme les \nb\u00e9n\u00e9dict ines dites dames du Saint -Sacrement; \nlesquelles, au commencement de ce si\u00e8cle, avaient \u00e0 \nParis deux maisons, l\u2019une au Temple, l\u2019autre rue \nNeuve -Sainte -Genevi\u00e8ve. Du reste les bernardines -\nb\u00e9n\u00e9dictines du Petit -Picpus, dont nous parlons, \n\u00e9taient un ordre abs olument autre que les dames du \nSaint -Sacrement, clo\u00eetr\u00e9es rue Neuve -Sainte -\nGenevi\u00e8ve et au Temple. Il y avait de nombreuses \ndiff\u00e9rences dans la r\u00e8gle; il y en avait dans le costume. \nLes bernardines -b\u00e9n\u00e9dictines du Petit -Picpus \nportaient la guimpe noire, et les b\u00e9n\u00e9dictines du \nSaint -Sacrement de la rue Neuve -Sainte -Genevi\u00e8ve la portaient blanche, et avaient de plus sur la poitrine \nun saint -sacrement d\u2019environ trois pouces de haut en \nvermeil ou en cuivre dor\u00e9. Les religieuses du Petit -\nPicpus ne portaient poin t ce saint -sacrement. \nL\u2019Adoration Perp\u00e9tuelle, commune \u00e0 la maison du \nPetit-Picpus et \u00e0 la maison du Temple, laisse les deux \nordres parfaitement distincts. Il y a seulement \nressemblance pour cette pratique entre les dames du \nSaint -Sacrement et les bernardi nes de Martin Verga, \nde m\u00eame qu\u2019il y avait similitude, pour l\u2019\u00e9tude et la \nglorification de tous les myst\u00e8res relatifs \u00e0 l\u2019enfance, \u00e0 \nla vie et \u00e0 la mort de J\u00e9sus -Christ, et \u00e0 la Vierge, entre \ndeux ordres pourtant fort s\u00e9par\u00e9s et dans l\u2019occasion \nennemis : l\u2019Oratoire d\u2019Italie, \u00e9tabli \u00e0 Florence par \nPhilippe de N\u00e9ri, et l\u2019Oratoire de France, \u00e9tabli \u00e0 \nParis par Pierre de B\u00e9rulle. L\u2019Oratoire de Paris \npr\u00e9tendait le pas, Philippe de N\u00e9ri n\u2019\u00e9tant que saint, \net B\u00e9rulle \u00e9tant cardinal. \nRevenons \u00e0 la dure r\u00e8gle espag nole de Martin \nVerga. \nLes bernardines -b\u00e9n\u00e9dictines de cette ob\u00e9dience \nfont maigre toute l\u2019ann\u00e9e, je\u00fbnent le car\u00eame et \nbeaucoup d\u2019autres jours qui leur sont sp\u00e9ciaux, se \nrel\u00e8vent dans leur premier sommeil depuis une heure \ndu matin jusqu\u2019\u00e0 trois pour lire l e br\u00e9viaire et chanter matines, couchent dans des draps de serge en toute \nsaison et sur la paille, n\u2019usent point de bains, \nn\u2019allument jamais de feu, se donnent la discipline \ntous les vendredis, observent la r\u00e8gle du silence, ne se \nparlent qu\u2019aux r\u00e9cr\u00e9ation s, lesquelles sont tr\u00e8s \ncourtes, et portent des chemises de bure pendant six \nmois, du 14 septembre, qui est l\u2019exaltation de la \nsainte -croix, jusqu\u2019\u00e0 P\u00e2ques. Ces six mois sont une \nmod\u00e9ration; la r\u00e8gle dit toute l\u2019ann\u00e9e; mais cette \nchemise de bure, insupport able dans les chaleurs de \nl\u2019\u00e9t\u00e9, produisait des fi\u00e8vres et des spasmes nerveux. Il \na fallu en restreindre l\u2019usage. M\u00eame avec cet \nadoucissement, le 14 septembre, quand les religieuses \nmettent cette chemise, elles ont trois ou quatre jours \nde fi\u00e8vre. Ob\u00e9issa nce, pauvret\u00e9, chastet\u00e9, stabilit\u00e9 \nsous cl\u00f4ture; voil\u00e0 leurs v\u0153ux, fort aggrav\u00e9s par la \nr\u00e8gle. \nLa prieure est \u00e9lue pour trois ans par les m\u00e8res, \nqu\u2019on appelle m\u00e8res vocales parce qu\u2019elles ont voix au \nchapitre. Une prieure ne peut \u00eatre r\u00e9\u00e9lue que deux \nfois, ce qui fixe \u00e0 neuf ans le plus long r\u00e8gne possible \nd\u2019une prieure. \nElles ne voient jamais le pr\u00eatre officiant, qui leur \nest toujours cach\u00e9 par une serge tendue \u00e0 neuf pieds \nde haut. Au sermon, quand le pr\u00e9dicateur est dans la chapelle, elles baissent leu r voile sur leur visage. Elles \ndoivent toujours parler bas, marcher les yeux \u00e0 terre \net la t\u00eate inclin\u00e9e. Un seul homme peut entrer dans le \ncouvent, l\u2019archev\u00eaque dioc\u00e9sain. \nIl y en a bien un autre, qui est le jardinier; mais \nc\u2019est toujours un vieillard, e t afin qu\u2019il soit \nperp\u00e9tuellement seul dans le jardin et que les \nreligieuses soient averties de l\u2019\u00e9viter, on lui attache \nune clochette au genou. \nElles sont soumises \u00e0 la prieure d\u2019une soumission \nabsolue et passive. C\u2019est la suj\u00e9tion canonique dans \ntoute s on abn\u00e9gation. Comme \u00e0 la voix du Christ, ut \nvoci Christi , au geste, au premier signe, ad nutum, ad \nprimum signum , tout de suite, avec bonheur, avec \npers\u00e9v\u00e9rance, avec une certaine ob\u00e9issance aveugle, \nprompte, hilariter, perseveranter et caeca quadam obedi entia, \ncomme la lime dans la main de l\u2019ouvrier, quasi limam \nin manibus fabri , ne pouvant lire ni \u00e9crire quoi que ce \nsoit sans permission expresse, legere vel scribere non \nadiscerit sine expressa superioris licentia. \nA tour de r\u00f4le chacune d\u2019elles fait ce qu\u2019elles \nappellent la r\u00e9paration . La r\u00e9paration, c\u2019est la pri\u00e8re \npour tous les p\u00e9ch\u00e9s, pour toutes les fautes, pour \ntous les d\u00e9sordres, pour toutes les violations, pour \ntoutes les iniquit\u00e9s, pour tous les crimes qui se commettent sur la terre. Pendant douz e heures \ncons\u00e9cutives, de quatre heures du soir \u00e0 quatre \nheures du matin, ou de quatre heures du matin \u00e0 \nquatre heures du soir, la s\u0153ur qui fait la r\u00e9paration \nreste \u00e0 genoux sur la pierre devant le Saint -\nSacrement, les mains jointes, la corde au cou. Quand \nla fatigue devient insupportable, elle se prosterne \u00e0 \nplat ventre, la face contre terre, les bras en croix; c\u2019est \nl\u00e0 tout son soulagement. Dans cette attitude, elle prie \npour tous les coupables de l\u2019univers. Ceci est grand \njusqu\u2019au sublime. \nComme cet act e s\u2019accomplit devant un poteau au \nhaut duquel br\u00fble un cierge, on dit indistinctement, \nfaire la r\u00e9paration ou \u00eatre au poteau . Les religieuses \npr\u00e9f\u00e8rent m\u00eame, par humilit\u00e9, cette derni\u00e8re \nexpression qui contient une id\u00e9e de supplice et \nd\u2019abaissement. \nFaire la r\u00e9paration est une fonction o\u00f9 toute l\u2019\u00e2me \ns\u2019absorbe. La s\u0153ur au poteau ne se retournerait pas \npour le tonnerre tombant derri\u00e8re elle. \nEn outre, il y a toujours une religieuse \u00e0 genoux \ndevant le Saint -Sacrement. Cette station dure une \nheure. Elles se rel\u00e8vent comme les soldats en faction. \nC\u2019est l\u00e0 l\u2019Adoration Perp\u00e9tuelle. Les prieures et les m\u00e8res portent presque toujours \ndes noms empreints d\u2019une gravit\u00e9 particuli\u00e8re, \nrappelant, non des saintes et des martyres, mais des \nmoments de la vie de J\u00e9sus -Christ, comme la m\u00e8re \nNativit\u00e9, la m\u00e8re Conception, la m\u00e8re Pr\u00e9sentation, la \nm\u00e8re Passion. Cependant les noms de saintes ne sont \npas interdits. \nQuand on les voit, on ne voit jamais que leur \nbouche. Toutes ont les dents jaunes. Jamais une \nbrosse \u00e0 dents n\u2019est entr\u00e9e dans le couvent. Se \nbrosser les dents, est au haut d\u2019une \u00e9chelle au bas de \nlaquelle il y a : perdre son \u00e2me. \nElles ne disent de rien ma ni mon. Elles n\u2019ont rien \u00e0 \nelles et ne doivent tenir \u00e0 rien. Elles disent de toute \nchose notre; ainsi : notre vo ile, notre chapelet; si elles \nparlaient de leur chemise, elles diraient notre chemise . \nQuelquefois elles s\u2019attachent \u00e0 quelque petit objet, \u00e0 \nun livre d\u2019heures, \u00e0 une relique, \u00e0 une m\u00e9daille b\u00e9nie. \nD\u00e8s qu\u2019elles s\u2019aper\u00e7oivent qu\u2019elles commencent \u00e0 \ntenir \u00e0 c et objet, elles doivent le donner. Elles se \nrappellent le mot de sainte Th\u00e9r\u00e8se \u00e0 laquelle une \ngrande dame, au moment d\u2019entrer dans son ordre, \ndisait : Permettez, ma m\u00e8re, que j\u2019envoie chercher \nune sainte bible \u00e0 laquelle je tiens beaucoup. \u2013 Ah! \nvous tene z \u00e0 quelque chose! En ce cas, n\u2019entrez pas chez nous . D\u00e9fense \u00e0 qui que ce soit de s\u2019enfermer, et d\u2019avoir \nun chez-soi, une chambre . Elles vivent cellules ouvertes. \nQuand elles s\u2019abordent, l\u2019une dit : Lou\u00e9 soit et ador\u00e9 le \nTr\u00e8s Saint Sacrement de l\u2019autel ! L\u2019autre r\u00e9pond : A jamais . \nM\u00eame c\u00e9r\u00e9monie quand l\u2019une frappe \u00e0 la porte de \nl\u2019autre. A peine la porte a -t-elle \u00e9t\u00e9 touch\u00e9e qu\u2019on \nentend de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 une voix douce dire \npr\u00e9cipitamment : \u00e0 jamais! Comme toutes les \npratiques, cela devient machinal par l\u2019ha bitude, et \nl\u2019une dit quelquefois \u00e0 jamais avant que l\u2019autre ait eu le \ntemps de dire, ce qui est assez long d\u2019ailleurs : Lou\u00e9 \nsoit et ador\u00e9 le Tr\u00e8s Saint Sacrement de l\u2019autel ! \nChez les visitandines, celle qui entre dit : Ave \nMaria , et celle chez laquelle o n entre dit : grati\u00e2 plena . \nC\u2019est leur bonjour, qui est \u00abplein de gr\u00e2ce\u00bb en effet. \nA chaque heure du jour, trois coups \nsuppl\u00e9mentaires sonnent \u00e0 la cloche de l\u2019\u00e9glise du \ncouvent. A ce signal, prieure, m\u00e8res vocales, \nprofesses, converses, novices, postulan tes, \ninterrompent ce qu\u2019elles disent, ce qu\u2019elles font ou ce \nqu\u2019elles pensent et toutes disent \u00e0 la fois, s\u2019il est cinq \nheures, par exemple : \u2013 A cinq heures et \u00e0 toute heure, \nlou\u00e9 soit et ador\u00e9 le Tr\u00e8s Saint Sacrement de l\u2019autel ! S\u2019il est \nhuit heures : \u2013 A huit heures et \u00e0 toute heure , etc., et ainsi \nde suite, selon l\u2019heure qu\u2019il est. Cette coutume, qui a pour but de rompre la \npens\u00e9e et de la ramener toujours \u00e0 Dieu, existe dans \nbeaucoup de communaut\u00e9s; seulement la formule \nvarie. Ainsi, \u00e0 l\u2019Enfant -J\u00e9sus, on dit : \u2013 A l\u2019heure qu\u2019il \nest et \u00e0 toute heure que l\u2019amour de J\u00e9sus enflamme mon c\u0153ur ! \nLes bernardines -b\u00e9n\u00e9dictines de Martin Verga, \nclo\u00eetr\u00e9es il y a cinquante ans au Petit -Picpus, chantent \nles offices sur une psalmodie grave, plain -chant pur, \net toujou rs \u00e0 pleine voix toute la dur\u00e9e de l\u2019office. \nPartout o\u00f9 il y a un ast\u00e9risque dans le missel, elles \nfont une pause et disent \u00e0 voix basse : J\u00e9sus-Marie -\nJoseph . Pour l\u2019office des morts, elles prennent le ton si \nbas que c\u2019est \u00e0 peine si des voix de femmes peu vent \ndescendre jusque -l\u00e0. Il en r\u00e9sulte un effet saisissant et \ntragique. \nCelles du Petit -Picpus avaient fait faire un caveau \nsous leur ma\u00eetre -autel pour la s\u00e9pulture de leur \ncommunaut\u00e9. Le gouvernement , comme elles disent, ne \npermit pas que ce caveau re\u00e7\u00fb t les cercueils. Elles \nsortaient donc du couvent quand elles \u00e9taient mortes. \nCeci les affligeait et les consternait comme une \ninfraction. \nElles avaient obtenu, consolation m\u00e9diocre, d\u2019\u00eatre \nenterr\u00e9es \u00e0 une heure sp\u00e9ciale et en un coin sp\u00e9cial dans l\u2019ancien cimeti\u00e8re Vaugirard, qui \u00e9tait fait d\u2019une \nterre appartenant jadis \u00e0 leur communaut\u00e9. \nLe jeudi ces religieuses entendent la grand\u2019messe, \nv\u00eapres et tous les offices comme le dimanche. Elles \nobservent en outre scrupuleusement toutes les petites \nf\u00eates, incon nues aux gens du monde, que l\u2019\u00e9glise \nprodiguait autrefois en France et prodigue encore en \nEspagne et en Italie. Leurs stations \u00e0 la chapelle sont \ninterminables. Quant au nombre et \u00e0 la dur\u00e9e de leurs \npri\u00e8res, nous n\u2019en pouvons donner une meilleure id\u00e9e \nqu\u2019en citant le mot na\u00eff de l\u2019une d\u2019elles : \u2013 Les pri\u00e8res \ndes postulantes sont effrayantes, les pri\u00e8res des novices encore \npires, et les pri\u00e8res des professes encore pires . \nUne fois par semaine, on assemble le chapitre; la \nprieure pr\u00e9side, les m\u00e8res vocales assistent. Chaque \ns\u0153ur vient \u00e0 son tour s\u2019agenouiller sur la pierre, et \nconfesser \u00e0 haute voix, devant toutes, les fautes et les \np\u00e9ch\u00e9s qu\u2019elle a commis dans la semaine. Les m\u00e8res \nvocales se consultent apr\u00e8s chaque confession, et \ninfligent tout haut les p\u00e9 nitences. \nOutre la confession \u00e0 haute voix, pour laquelle on \nr\u00e9serve toutes les fautes un peu graves, elles ont pour \nles fautes v\u00e9nielles ce qu\u2019elles appellent la coulpe . Faire \nsa coulpe, c\u2019est se prosterner \u00e0 plat ventre durant \nl\u2019office devant la prieure jusqu\u2019\u00e0 ce que celle -ci, qu\u2019on ne nomme jamais autrement que notre m\u00e8re , avertisse \nla patiente par un petit coup frapp\u00e9 sur le bois de sa \nstalle qu\u2019elle peut se relever. On fait sa coulpe pour \ntr\u00e8s peu de chose, un verre cass\u00e9, un voile d\u00e9chir\u00e9, un \nretard involontaire de quelques secondes \u00e0 un office, \nune fausse note \u00e0 l\u2019\u00e9glise, etc., cela suffit, on fait sa \ncoulpe. La coulpe est toute spontan\u00e9e; c\u2019est la coupable \nelle-m\u00eame (ce mot est ici \u00e9tymologiquement \u00e0 sa \nplace) qui se juge et qui se l\u2019inflige. Les j ours de f\u00eates \net les dimanches il y a quatre m\u00e8res chantres qui \npsalmodient les offices devant un grand lutrin \u00e0 \nquatre pupitres. Un jour une m\u00e8re chantre entonna \nun psaume qui commen\u00e7ait par Ecce, et, au lieu de \nEcce, dit \u00e0 haute voix ces trois notes : ut, si, sol; elle \nsubit pour cette distraction une coulpe qui dura tout \nl\u2019office. Ce qui rendait la faute \u00e9norme, c\u2019est que le \nchapitre avait ri. \nLorsqu\u2019une religieuse est appel\u00e9e au parloir, f\u00fbt -ce \nla prieure, elle baisse son voile de fa\u00e7on, l\u2019on s\u2019en \nsouvient, \u00e0 ne laisser voir que sa bouche. \nLa prieure seule peut communiquer avec des \n\u00e9trangers. Les autres ne peuvent voir que leur famille \n\u00e9troite, et tr\u00e8s rarement. Si par hasard une personne \ndu dehors se pr\u00e9sente pour voir une religieuse qu\u2019elle \na connue ou aim\u00e9e dans le monde, il faut toute une n\u00e9gociation. Si c\u2019est une femme, l\u2019autorisation peut \n\u00eatre quelquefois accord\u00e9e; la religieuse vient et on lui \nparle \u00e0 travers les volets; lesquels ne s\u2019ouvrent que \npour une m\u00e8re ou une s\u0153ur. Il va sans dire que la \npermission est toujours refus\u00e9e aux hommes. \nTelle est la r\u00e8gle de saint Beno\u00eet, aggrav\u00e9e par \nMartin Verga. \nCes religieuses ne sont point gaies, roses et \nfra\u00eeches comme le sont souvent les filles des autres \nordres. Elles sont p\u00e2les et graves. De 1825 \u00e0 18 30 \ntrois sont devenues folles. \n \n \n \n \nII, 6, 3 \n \n \n \n \n \nS\u00e9v\u00e9rit\u00e9s \n \n \n \n \n \nOn est au moins deux ans postulante, souvent \nquatre; quatre ans novice. Il est rare que les v\u0153ux \nd\u00e9finitifs puissent \u00eatre prononc\u00e9s avant vingt -trois ou \nvingt -quatre ans. Les b\u00e9n\u00e9dictine s-bernardines de \nMartin Verga n\u2019admettent point de veuves dans leur \nordre. \nElles se livrent dans leurs cellules \u00e0 beaucoup de \nmac\u00e9rations inconnues dont elles ne doivent jamais \nparler. Le jour o\u00f9 une novice fait profession, on l\u2019habille \nde ses plus beaux atours, on la coiffe de roses \nblanches, on lustre et on boucle ses cheveux, puis elle \nse prosterne; on \u00e9tend sur elle un grand voile noir et \nl\u2019on chante l\u2019office des morts. Alors les religieuses se \ndivisent en deux files, une file passe pr\u00e8s d\u2019elle en \ndisant d\u2019un accent plaintif : notre s\u0153ur est morte , et \nl\u2019autre file r\u00e9pond d\u2019une voix \u00e9clatante : vivante en \nJ\u00e9sus-Christ ! \nA l\u2019\u00e9poque o\u00f9 se passe cette histoire, un \npensionnat \u00e9tait joint au couvent. Pensionnat de \njeunes filles nobles, la plupart riches, par mi lesquelles \non remarquait mesdemoiselles de Sainte -Aulaire et de \nB\u00e9lissen et une anglaise portant l\u2019illustre nom \ncatholique de Talbot. Ces jeunes filles, \u00e9lev\u00e9es par ces \nreligieuses entre quatre murs, grandissaient dans \nl\u2019horreur du monde et du si\u00e8cle. U ne d\u2019elles nous \ndisait un jour : Voir le pav\u00e9 de la rue me faisait frissonner \nde la t\u00eate aux pieds . Elles \u00e9taient v\u00eatues de bleu avec un \nbonnet blanc et un Saint -Esprit de vermeil ou de \ncuivre fix\u00e9 sur la poitrine. A de certains jours de \ngrande f\u00eate, parti culi\u00e8rement \u00e0 la Sainte -Marthe, on \nleur accordait, comme haute faveur et bonheur \nsupr\u00eame, de s\u2019habiller en religieuses et de faire les \noffices et les pratiques de saint Beno\u00eet pendant toute une journ\u00e9e. Dans les premiers temps, les religieuses \nleur pr\u00eataie nt leurs v\u00eatements noirs. Cela parut \nprofane, et la prieure le d\u00e9fendit. Ce pr\u00eat ne fut \npermis qu\u2019aux novices. Il est remarquable que ces \nrepr\u00e9sentations, tol\u00e9r\u00e9es sans doute et encourag\u00e9es \ndans le couvent par un secret esprit de pros\u00e9lytisme, \net pour donn er \u00e0 ces enfants quelque avant go\u00fbt du \nsaint habit, \u00e9taient un bonheur r\u00e9el et une vraie \nr\u00e9cr\u00e9ation pour les pensionnaires. Elles s\u2019en \namusaient tout simplement. C\u2019\u00e9tait nouveau , cela les \nchangeait . Candides raisons de l\u2019enfance qui ne \nr\u00e9ussissent pas d\u2019ai lleurs \u00e0 faire comprendre \u00e0 nous \nmondains cette f\u00e9licit\u00e9 de tenir en main un goupillon \net de rester debout des heures enti\u00e8res chantant \u00e0 \nquatre devant un lutrin. \nLes \u00e9l\u00e8ves, aux aust\u00e9rit\u00e9s pr\u00e8s, se conformaient \u00e0 \ntoutes les pratiques du couvent. Il est t elle jeune \nfemme qui, entr\u00e9e dans le monde et apr\u00e8s plusieurs \nann\u00e9es de mariage, n\u2019\u00e9tait pas encore parvenue \u00e0 se \nd\u00e9shabituer de dire en toute h\u00e2te chaque fois qu\u2019on \nfrappait \u00e0 sa porte : \u00e0 jamais ! Comme les religieuses, \nles pensionnaires ne voyaient leurs parents qu\u2019au \nparloir. Leurs m\u00e8res elles -m\u00eames n\u2019obtenaient pas de \nles embrasser. Voici jusqu\u2019o\u00f9 allait la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 sur ce \npoint. Un jour une jeune fille fut visit\u00e9e par sa m\u00e8re accompagn\u00e9e d\u2019une petite s\u0153ur de trois ans. La jeune \nfille pleurait, car elle e\u00fbt bien voulu embrasser sa \ns\u0153ur. Impossible. Elle supplia du moins qu\u2019il f\u00fbt \npermis \u00e0 l\u2019enfant de passer \u00e0 travers les barreaux sa \npetite main pour qu\u2019elle p\u00fbt la baiser. Ceci fut refus\u00e9, \npresque avec scandale. \n \n \n \n \nII, 6, 4 \n \n \n \n \n \nGa\u00eet\u00e9s \n \n \n \n \n \n \nCes jeun es filles n\u2019en ont pas moins rempli cette \ngrave maison de souvenirs charmants. \nA de certaines heures, l\u2019enfance \u00e9tincelait dans ce \nclo\u00eetre. La r\u00e9cr\u00e9ation sonnait. Une porte tournait sur \nses gonds. Les oiseaux disaient : bon. Voil\u00e0 les \nenfants! Une irrupti on de jeunesse inondait ce jardin \ncoup\u00e9 d\u2019une croix comme un linceul. Des visages \nradieux, des fronts blancs, des yeux ing\u00e9nus pleins de gaie lumi\u00e8re, toutes sortes d\u2019aurores, s\u2019\u00e9parpillaient \ndans ces t\u00e9n\u00e8bres. Apr\u00e8s les psalmodies, les cloches, \nles sonner ies, les glas, les offices, tout \u00e0 coup \u00e9clatait \nce bruit des petites filles, plus doux qu\u2019un bruit \nd\u2019abeilles. La ruche de la joie s\u2019ouvrait, et chacune \napportait son miel. On jouait, on s\u2019appelait, on se \ngroupait, on courait; de jolies petites dents blan ches \njasaient dans des coins; les voiles, de loin, \nsurveillaient les rires, les ombres guettaient les rayons, \nmais qu\u2019importe! on rayonnait et on riait. Ces quatre \nmurs lugubres avaient leur minute d\u2019\u00e9blouissement. \nIls assistaient, vaguement blanchis du re flet de tant \nde joie, \u00e0 ce doux tourbillonnement d\u2019essaims. C\u2019\u00e9tait \ncomme une pluie de roses traversant ce deuil. Les \njeunes filles fol\u00e2traient sous l\u2019\u0153il des religieuses; le \nregard de l\u2019impeccabilit\u00e9 ne g\u00eane pas l\u2019innocence. \nGr\u00e2ce \u00e0 ces enfants, parmi tan t d\u2019heures aust\u00e8res, il y \navait l\u2019heure na\u00efve. Les petites sautaient, les grandes \ndansaient. Dans ce clo\u00eetre, le jeu \u00e9tait m\u00eal\u00e9 de ciel. \nRien n\u2019\u00e9tait ravissant et auguste comme toutes ces \nfra\u00eeches \u00e2mes \u00e9panouies. Hom\u00e8re f\u00fbt venu rire l\u00e0 \navec Perrault, et i l y avait, dans ce jardin noir, de la \njeunesse, de la sant\u00e9, du bruit, des cris, de \nl\u2019\u00e9tourdissement, du plaisir, du bonheur, \u00e0 d\u00e9rider \ntoutes les a\u00efeules, celles de l\u2019\u00e9pop\u00e9e comme celles du conte, celles du tr\u00f4ne comme celles du chaume, \ndepuis H\u00e9cube jusq u\u2019\u00e0 la M\u00e8re -Grand. \nIl s\u2019est dit dans cette maison, plus que partout \nailleurs peut -\u00eatre, de ces mots d\u2019enfants qui ont toujours \ntant de gr\u00e2ce et qui font rire d\u2019un rire plein de r\u00eaverie. \nC\u2019est entre ces quatre murs fun\u00e8bres qu\u2019une enfant \nde cinq ans s\u2019\u00e9cri a un jour : \u2013 Ma m\u00e8re! une grande vient \nde me dire que je n\u2019ai plus que neuf ans et dix mois \u00e0 rester ici. \nQuel bonheur ! \nC\u2019est l\u00e0 encore qu\u2019eut lieu ce dialogue m\u00e9morable : \nUNE M\u00c8RE vocale. \u2013 Pourquoi pleurez -vous, mon \nenfant? \nL\u2019enfant (six ans), sanglo tant. \u2013 J\u2019ai dit \u00e0 Alix que \nje savais mon histoire de France. Elle me dit que je \nne la sais pas, et je la sais. \nALIX, la grande (neuf ans). \u2013 Non, elle ne la sait \npas. \nLA M\u00c8RE . \u2013 Comment cela, mon enfant? \nALIX. \u2013 Elle m\u2019a dit d\u2019ouvrir le livre au hasard et \nde lui faire une question qu\u2019il y a dans le livre, et \nqu\u2019elle r\u00e9pondrait. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Elle n\u2019a pas r\u00e9pondu. \n\u2013 Voyons. Que lui avez -vous demand\u00e9? \u2013 J\u2019ai ouvert le livre au hasard comme elle disait, et \nje lui ai demand\u00e9 la premi\u00e8re demande que j\u2019ai \ntrouv\u00e9e. \n\u2013 Et qu\u2019est -ce que c\u2019\u00e9tait que cette demande? \n\u2013 C\u2019\u00e9tait : Qu\u2019arriva -t-il ensuite ? \nC\u2019est l\u00e0 qu\u2019a \u00e9t\u00e9 faite cette observation profonde \nsur une perruche un peu gourmande qui appartenait \u00e0 \nune dame pensionnaire : \n\u2013 Est-elle gentille! elle mange le dessus de sa tartine, comme \nune personne ! \nC\u2019est sur une des dalles de ce clo\u00eetre qu\u2019a \u00e9t\u00e9 \nramass\u00e9e cette confession, \u00e9crite d\u2019avance, pour ne \npas l\u2019oublier, par une p\u00e9cheresse \u00e2g\u00e9e de sept ans : \n\u00ab \u2013 Mon p\u00e8re, je m\u2019accuse d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 avarice. \n\u00ab \u2013 Mon p\u00e8 re, je m\u2019accuse d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 adult\u00e8re. \n\u00ab \u2013 Mon p\u00e8re, je m\u2019accuse d\u2019avoir \u00e9lev\u00e9 mes \nregards vers les monsieurs. \u00bb \nC\u2019est sur un des bancs de gazon de ce jardin qu\u2019a \n\u00e9t\u00e9 improvis\u00e9 par une bouche rose de six ans ce \nconte \u00e9cout\u00e9 par des yeux bleus de quatre et cinq \nans : \n\u00ab \u2013 Il y avait trois petits coqs qui avaient un pays \no\u00f9 il y avait beaucoup de fleurs. Ils ont cueilli les \nfleurs, et ils les ont mises dans leur poche. Apr\u00e8s \u00e7a, \nils ont cueilli les feuilles, et ils les ont mises dans leurs joujoux. Il y avai t un loup dans le pays, et il y avait \nbeaucoup de bois; et le loup \u00e9tait dans le bois; et il a \nmang\u00e9 les petits coqs. \u00bb \nEt encore cet autre po\u00e8me : \n\u00ab \u2013 Il est arriv\u00e9 un coup de b\u00e2ton. \n\u00ab C\u2019est Polichinelle qui l\u2019a donn\u00e9 au chat. \n\u00ab \u00c7a ne lui a pas fait d e bien, \u00e7a lui a fait du mal. \nAlors une dame a mis Polichinelle en prison. \u00bb \nC\u2019est l\u00e0 qu\u2019a \u00e9t\u00e9 dit, par une petite abandonn\u00e9e, \nenfant trouv\u00e9 que le couvent \u00e9levait par charit\u00e9, ce \nmot doux et navrant. Elle entendait les autres parler \nde leurs m\u00e8res, et e lle murmura dans son coin : \n\u2013 Moi, ma m\u00e8re n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 quand je suis n\u00e9e . \nIl y avait une grosse touri\u00e8re qu\u2019on voyait toujours \nse h\u00e2ter dans les corridors avec son trousseau de clefs \net qui se nommait s\u0153ur Agathe. Les grandes grandes , \u2013\n au-dessus de d ix ans, \u2013 l\u2019appelaient Agathocl\u00e8s . \nLe r\u00e9fectoire, grande pi\u00e8ce oblongue et carr\u00e9e qui \nne recevait de jour que par un clo\u00eetre \u00e0 archivoltes de \nplain -pied avec le jardin, \u00e9tait obscur et humide, et, \ncomme disent les enfants, \u2013 plein de b\u00eates. Tous les \nlieux circonvoisins y fournissaient leur contingent \nd\u2019insectes. Chacun des quatre coins en avait re\u00e7u, \ndans le langage des pensionnaires, un nom particulier \net expressif. Il y avait le coin des Araign\u00e9es, le coin des Chenilles, le coin des Cloportes et le coin des \nCricris. Le coin des Cricris \u00e9tait voisin de la cuisine et \nfort estim\u00e9. On y avait moins froid qu\u2019ailleurs. Du \nr\u00e9fectoire les noms avaient pass\u00e9 au pensionnat et \nservaient \u00e0 y distinguer comme \u00e0 l\u2019ancien coll\u00e8ge \nMazarin quatre nations. Toute \u00e9l\u00e8ve \u00e9tai t de l\u2019une de \nces quatre nations selon le coin du r\u00e9fectoire o\u00f9 elle \ns\u2019asseyait aux heures des repas. Un jour, M. \nl\u2019archev\u00eaque, faisant la visite pastorale, vit entrer dans \nla classe o\u00f9 il passait une jolie petite fille toute \nvermeille avec d\u2019admirables ch eveux blonds, il \ndemanda \u00e0 une autre pensionnaire, charmante brune \naux joues fra\u00eeches qui \u00e9tait pr\u00e8s de lui : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que celle -ci? \n\u2013 C\u2019est une araign\u00e9e, monseigneur. \n\u2013 Bah! et cette autre? \n\u2013 C\u2019est un cricri. \n\u2013 Et celle -l\u00e0? \n\u2013 C\u2019est une chenille. \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9, et vous -m\u00eame? \n\u2013 Je suis un cloporte, monseigneur. \nChaque maison de ce genre a ses particularit\u00e9s. Au \ncommencement de ce si\u00e8cle, Ecouen \u00e9tait un de ces \nlieux gracieux et s\u00e9v\u00e8res o\u00f9 grandit, dans une ombre \npresque auguste, l\u2019enfance des jeunes filles. A Ecouen, pour prendre rang dans la procession du \nSaint -Sacrement, on distinguait entre les vierges et les \nfleuristes. Il y avait aussi \u00ables dais\u00bb et \u00ables encensoirs\u00bb, \nles unes portant les cordons du dais, les autres \nencensant le Saint -Sacrement. Les fleurs revenaient \nde droit aux fleuristes. Quatre \u00abvierges\u00bb marchaient \nen avant. Le matin de ce grand jour, il n\u2019\u00e9tait pas rare \nd\u2019entendre demander dans le dortoir : \n\u2013 Qui est -ce qui est vierge? \nMadame Campan citait ce mot d\u2019une \u00abpetite\u00bb d e \nsept ans \u00e0 une \u00abgrande\u00bb de seize, qui prenait la t\u00eate de \nla procession pendant qu\u2019elle, la petite, restait \u00e0 la \nqueue : \u2013 Tu es vierge, toi; moi, je ne le suis pas. \n \n \n \n \nII, 6, 5 \n \n \n \n \n \nDistractions \n \n \n \n \n \n \nAu-dessus de la porte du r\u00e9fectoire \u00e9tait \u00e9cri te en \ngrosses lettres noires cette pri\u00e8re qu\u2019on appelait la \nPaten\u00f4tre blanche et qui avait pour vertu de mener les \ngens droit en paradis : \n\u00abPetite paten\u00f4tre blanche, que Dieu fit, que Dieu \ndit, que Dieu mit en paradis. Au soir, m\u2019allant \ncoucher, je trouvi s (sic) trois anges \u00e0 mon lit couchis, \nun aux pieds, deux au chevet, la bonne vierge Marie au milieu, qui me dit que je m\u2019y couchis, que rien ne \ndoutis. Le bon Dieu est mon p\u00e8re, la bonne Vierge \nest ma m\u00e8re, les trois ap\u00f4tres sont mes fr\u00e8res, les \ntrois vie rges sont mes s\u0153urs. La chemise o\u00f9 Dieu fut \nn\u00e9, mon corps en est envelopp\u00e9; la croix Sainte -\nMarguerite \u00e0 ma poitrine est \u00e9crite; madame la Vierge \ns\u2019en va sur les champs, Dieu pleurant, rencontrit \nMonsieur saint Jean. Monsieur saint Jean, d\u2019o\u00f9 \nvenez -vous? J e viens d\u2019 Ave Salus . Vous n\u2019avez pas vu \nle bon Dieu, si est? Il est dans l\u2019arbre de la croix, les \npieds pendants, les mains clouans, un petit chapeau \nd\u2019\u00e9pine blanche sur la t\u00eate. Qui la dira trois fois au \nsoir, trois fois au matin, gagnera le paradis \u00e0 la fin.\u00bb \nEn 1827, cette oraison caract\u00e9ristique avait disparu \ndu mur sous une triple couche de badigeon. Elle \nach\u00e8ve \u00e0 cette heure de s\u2019effacer dans la m\u00e9moire de \nquelques jeunes filles d\u2019alors, vieilles femmes \naujourd\u2019hui. \nUn grand crucifix accroch\u00e9 au mur compl\u00e9tait la \nd\u00e9coration de ce r\u00e9fectoire, dont la porte unique, \nnous croyons l\u2019avoir dit, s\u2019ouvrait sur le jardin. Deux \ntables \u00e9troites, c\u00f4toy\u00e9es chacune de deux bancs de \nbois, faisaient deux longues lignes parall\u00e8les d\u2019un \nbout \u00e0 l\u2019autre du r\u00e9fectoire. L es murs \u00e9taient blancs, \nles tables \u00e9taient noires; ces deux couleurs du deuil sont le seul rechange des couvents. Les repas \u00e9taient \nrev\u00eaches et la nourriture des enfants eux -m\u00eames \ns\u00e9v\u00e8re. Un seul plat, viande et l\u00e9gumes m\u00eal\u00e9s, ou \npoisson sal\u00e9, tel \u00e9tait le luxe. Ce bref ordinaire, \nr\u00e9serv\u00e9 aux pensionnaires seules, \u00e9tait pourtant une \nexception. Les enfants mangeaient et se taisaient sous \nle guet de la m\u00e8re semaini\u00e8re qui, de temps en temps, \nsi une mouche s\u2019avisait de voler et de bourdonner \ncontre la r\u00e8gle, o uvrait et fermait bruyamment un \nlivre de bois. Ce silence \u00e9tait assaisonn\u00e9 de la vie des \nsaints, lue \u00e0 haute voix dans une petite chaire avec \npupitre situ\u00e9e au pied du crucifix. La lectrice \u00e9tait une \ngrande \u00e9l\u00e8ve, de semaine. Il y avait de distance en \ndistance sur la table nue des terrines vernies o\u00f9 les \n\u00e9l\u00e8ves lavaient elles -m\u00eames leur timbale et leur \ncouvert, et quelquefois jetaient quelque morceau de \nrebut, viande dure ou poisson g\u00e2t\u00e9; ceci \u00e9tait puni. \nOn appelait ces terrines ronds d\u2019eau . \nL\u2019enfant qui rompait le silence faisait une \u00abcroix de \nlangue\u00bb. O\u00f9? \u00e0 terre. Elle l\u00e9chait le pav\u00e9. La \npoussi\u00e8re, cette fin de toutes les joies, \u00e9tait charg\u00e9e de \nch\u00e2tier ces pauvres petites feuilles de rose, coupables \nde gazouillement. \nIl y avait dans le couvent un livr e qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 \nimprim\u00e9 qu\u2019\u00e0 exemplaire unique, et qu\u2019il est d\u00e9fendu de lire. C\u2019est la r\u00e8gle de saint Beno\u00eet. Arcane o\u00f9 nul \u0153il \nprofane ne doit p\u00e9n\u00e9trer. Nemo regulas, seu constitutiones \nnostras, externis communicabit . \nLes pensionnaires parvinrent un jour \u00e0 d\u00e9rober ce \nlivre, et se mirent \u00e0 le lire avidement, lecture souvent \ninterrompue par des terreurs d\u2019\u00eatre surprises qui leur \nfaisaient refermer le volume pr\u00e9cipitamment. Elles ne \ntir\u00e8rent de ce grand danger couru qu\u2019un plaisir \nm\u00e9diocre. Quelques page s inintelligibles sur les \np\u00e9ch\u00e9s des jeunes gar\u00e7ons, voil\u00e0 ce qu\u2019elles eurent de \nplus \u00ab int\u00e9ressant \u00bb. \nElles jouaient dans une all\u00e9e du jardin, bord\u00e9e de \nquelques maigres arbres fruitiers. Malgr\u00e9 l\u2019extr\u00eame \nsurveillance et la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 des punitions, quand le vent \navait secou\u00e9 les arbres, elles r\u00e9ussissaient quelquefois \n\u00e0 ramasser furtivement une pomme verte ou un \nabricot g\u00e2t\u00e9, ou une poire habit\u00e9e. Maintenant je \nlaisse parler une lettre que j\u2019ai sous les yeux, lettre \n\u00e9crite il y a vingt -cinq ans par une anc ienne \npensionnaire, aujourd\u2019hui madame la duchesse de --, \nune des plus \u00e9l\u00e9gantes femmes de Paris. Je cite \ntextuellement : \u00abOn cache sa poire ou sa pomme, \ncomme on peut. Lorsqu\u2019on monte mettre le voile sur \nle lit en attendant le souper, on les fourre sous s on \noreiller et le soir on les mange dans son lit, et lorsqu\u2019on ne peut pas, on les mange dans les \ncommodit\u00e9s.\u00bb C\u2019\u00e9tait l\u00e0 une de leurs volupt\u00e9s les plus \nvives. \nUne fois, c\u2019\u00e9tait encore \u00e0 l\u2019\u00e9poque d\u2019une visite de \nM. l\u2019archev\u00eaque au couvent, une des jeunes filles, \nmademoiselle Bouchard, qui \u00e9tait un peu \nMontmorency, gagea qu\u2019elle lui demanderait un jour \nde cong\u00e9, \u00e9normit\u00e9 dans une communaut\u00e9 si aust\u00e8re. \nLa gageure fut accept\u00e9e, mais aucune de celles qui \ntenaient le pari n\u2019y croyait. Au moment venu, comme \nl\u2019archev\u00eaque passait devant les pensionnaires, \nmademoiselle Bouchard, \u00e0 l\u2019indescriptible \u00e9pouvante \nde ses compagnes, sortit des rangs, et dit : \nMonseigneur, un jour de cong\u00e9. Mademoiselle \nBouchard \u00e9tait fra\u00eeche et grande, avec la plus jolie \npetite mine rose d u monde. M. de Qu\u00e9len sourit et \ndit : Comment donc, ma ch\u00e8re enfant, un jour de cong\u00e9! Trois \njours, s\u2019il vous pla\u00eet. J\u2019accorde trois jours . La prieure n\u2019y \npouvait rien, l\u2019archev\u00eaque avait parl\u00e9. Scandale pour \nle couvent, mais joie pour le pensionnat. Qu\u2019on juge \nde l\u2019effet. \nCe clo\u00eetre bourru n\u2019\u00e9tait pourtant pas si bien mur\u00e9 \nque la vie des passions du dehors, que le drame, que \nle roman m\u00eame, n\u2019y p\u00e9n\u00e9trassent. Pour le prouver, \nnous nous bornerons \u00e0 constater ici et \u00e0 indiquer bri\u00e8vement un fait r\u00e9el et incon testable, qui d\u2019ailleurs \nn\u2019a en lui -m\u00eame aucun rapport et ne tient par aucun \nfil \u00e0 l\u2019histoire que nous racontons. Nous \nmentionnons ce fait pour compl\u00e9ter dans l\u2019esprit du \nlecteur la physionomie du couvent. \nVers cette \u00e9poque donc, il y avait dans le couven t \nune personne myst\u00e9rieuse qui n\u2019\u00e9tait pas religieuse, \nqu\u2019on traitait avec grand respect, et qu\u2019on nommait \nmadame Albertine . On ne savait rien d\u2019elle sinon qu\u2019elle \n\u00e9tait folle, et que dans le monde elle passait pour \nmorte. Il y avait sous cette histoire, d isait-on, des \narrangements de fortune n\u00e9cessaires pour un grand \nmariage. \nCette femme, de trente ans \u00e0 peine, brune, assez \nbelle, regardait vaguement avec de grands yeux noirs. \nVoyait -elle? On en doutait. Elle glissait plut\u00f4t qu\u2019elle \nne marchait; elle ne p arlait jamais; on n\u2019\u00e9tait pas bien \ns\u00fbr qu\u2019elle respir\u00e2t. Ses narines \u00e9taient pinc\u00e9es et \nlivides comme apr\u00e8s le dernier soupir. Toucher sa \nmain, c\u2019\u00e9tait toucher de la neige. Elle avait une \n\u00e9trange gr\u00e2ce spectrale. L\u00e0 o\u00f9 elle entrait, on avait \nfroid. Un jour une s\u0153ur, la voyant passer, dit \u00e0 une \nautre : Elle passe pour morte. \u2013 Elle l\u2019est peut -\u00eatre, \nr\u00e9pondit l\u2019autre. On faisait sur madame Albertine cent r\u00e9cits. \nC\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9ternelle curiosit\u00e9 des pensionnaires. Il y \navait dans la chapelle une tribune qu\u2019on app elait \nl\u2019\u0152il -de-B\u0153uf. C\u2019est dans cette tribune qui n\u2019avait \nqu\u2019une baie circulaire, un \u0153il -de-b\u0153uf, que madame \nAlbertine assistait aux offices. Elle y \u00e9tait \nhabituellement seule, parce que de cette tribune, \nplac\u00e9e au premier \u00e9tage, on pouvait voir le \npr\u00e9dica teur ou l\u2019officiant; ce qui \u00e9tait interdit aux \nreligieuses. Un jour la chaire \u00e9tait occup\u00e9e par un \njeune pr\u00eatre de haut rang, M. le duc de Rohan, pair \nde France, officier des mousquetaires rouges en 1815 \nlorsqu\u2019il \u00e9tait prince de L\u00e9on, mort apr\u00e8s 1830 \ncardinal et archev\u00eaque de Besan\u00e7on. C\u2019\u00e9tait la \npremi\u00e8re fois que M. de Rohan pr\u00eachait au couvent \ndu Petit -Picpus. Madame Albertine assistait \nordinairement aux sermons et aux offices dans un \ncalme parfait et dans une immobilit\u00e9 compl\u00e8te. Ce \njour-l\u00e0, d\u00e8s qu\u2019elle aper\u00e7ut M. de Rohan, elle se \ndressa \u00e0 demi, et dit \u00e0 haute voix dans le silence de la \nchapelle : Tiens! Auguste ! Toute la communaut\u00e9 \nstup\u00e9faite tourna la t\u00eate, le pr\u00e9dicateur leva les yeux, \nmais madame Albertine \u00e9tait retomb\u00e9e dans son \nimmobilit\u00e9. Un souf fle du monde ext\u00e9rieur, une lueur \nde vie avait pass\u00e9 un moment sur cette figure \u00e9teinte et glac\u00e9e, puis tout s\u2019\u00e9tait \u00e9vanoui, et la folle \u00e9tait \nredevenue cadavre. \nCes deux mots cependant firent jaser tout ce qui \npouvait parler dans le couvent. Que de chos es dans \nce tiens! Auguste! que de r\u00e9v\u00e9lations! M. de Rohan \ns\u2019appelait en effet Auguste. Il \u00e9tait \u00e9vident que \nmadame Albertine sortait du plus grand monde, \npuisqu\u2019elle connaissait M. de Rohan, qu\u2019elle y \u00e9tait \nelle-m\u00eame haut plac\u00e9e, puisqu\u2019elle parlait d\u2019un si \ngrand seigneur si famili\u00e8rement, et qu\u2019elle avait avec \nlui une relation, de parent\u00e9 peut -\u00eatre, mais \u00e0 coup s\u00fbr \nbien \u00e9troite, puisqu\u2019elle savait son \u00abpetit nom\u00bb. \nDeux duchesses tr\u00e8s s\u00e9v\u00e8res, mesdames de \nChoiseul et de S\u00e9rent, visitaient souvent la \ncommu naut\u00e9, o\u00f9 elles p\u00e9n\u00e9traient sans doute en \nvertu du privil\u00e8ge Magnates mulieres , et faisaient grand \npeur au pensionnat. Quand les deux vieilles dames \npassaient, toutes les pauvres jeunes filles tremblaient \net baissaient les yeux. \nM. de Rohan \u00e9tait du reste , \u00e0 son insu, l\u2019objet de \nl\u2019attention des pensionnaires. Il venait \u00e0 cette \u00e9poque \nd\u2019\u00eatre fait, en attendant l\u2019\u00e9piscopat, grand vicaire de \nl\u2019archev\u00eaque de Paris. C\u2019\u00e9tait une de ses habitudes de \nvenir assez souvent chanter aux offices de la chapelle \ndes relig ieuses du Petit -Picpus. Aucune des jeunes recluses ne pouvait l\u2019apercevoir, \u00e0 cause du rideau de \nserge, mais il avait une voix douce et un peu gr\u00eale, \nqu\u2019elles \u00e9taient parvenues \u00e0 reconna\u00eetre et \u00e0 \ndistinguer. Il avait \u00e9t\u00e9 mousquetaire; et puis on le \ndisait fort coquet, fort bien coiff\u00e9 avec de beaux \ncheveux ch\u00e2tains arrang\u00e9s en rouleau autour de la \nt\u00eate, et qu\u2019il avait une large ceinture noire magnifique, \net que sa soutane noire \u00e9tait coup\u00e9e le plus \n\u00e9l\u00e9gamment du monde. Il occupait fort toutes ces \nimaginatio ns de seize ans. \nAucun bruit du dehors ne p\u00e9n\u00e9trait dans le \ncouvent. Cependant il y eut une ann\u00e9e o\u00f9 le son \nd\u2019une fl\u00fbte y parvint. Ce fut un \u00e9v\u00e9nement, et les \npensionnaires d\u2019alors s\u2019en souviennent encore. \nC\u2019\u00e9tait une fl\u00fbte dont quelqu\u2019un jouait dans le \nvoisinage. Cette fl\u00fbte jouait toujours le m\u00eame air, un \nair aujourd\u2019hui bien lointain : Ma Z\u00e9tulb\u00e9, viens r\u00e9gner \nsur mon \u00e2me , et on l\u2019entendait deux ou trois fois dans \nla journ\u00e9e. Les jeunes filles passaient des heures \u00e0 \n\u00e9couter, les m\u00e8res vocales \u00e9taient b oulevers\u00e9es, les \ncervelles travaillaient, les punitions pleuvaient. Cela \ndura plusieurs mois. Les pensionnaires \u00e9taient toutes \nplus ou moins amoureuses du musicien inconnu. \nChacune se r\u00eavait Z\u00e9tulb\u00e9. Le bruit de fl\u00fbte venait du \nc\u00f4t\u00e9 de la rue Droit -Mur; el les auraient tout donn\u00e9, tout tent\u00e9, tout compromis pour voir, ne f\u00fbt -ce \nqu\u2019une seconde, pour entrevoir, pour apercevoir, le \n\u00abjeune homme\u00bb qui jouait si d\u00e9licieusement de cette \nfl\u00fbte et qui, sans s\u2019en douter, jouait en m\u00eame temps \nde toutes ces \u00e2mes. Il y e n eut qui s\u2019\u00e9chapp\u00e8rent par \nune porte de service et qui mont\u00e8rent au troisi\u00e8me \nsur la rue Droit -Mur, afin d\u2019essayer de voir par les \njours de souffrance. Impossible. Une alla jusqu\u2019\u00e0 \npasser son bras au -dessus de sa t\u00eate par la grille et \nagita son mouchoir b lanc. Deux furent plus hardies \nencore. Elles trouv\u00e8rent moyen de grimper jusque \nsur un toit et s\u2019y risqu\u00e8rent et r\u00e9ussirent enfin \u00e0 voir \n\u00able jeune homme\u00bb. C\u2019\u00e9tait un vieux gentilhomme \n\u00e9migr\u00e9, aveugle et ruin\u00e9, qui jouait de la fl\u00fbte dans \nson grenier pour s e d\u00e9sennuyer. \n \n \n \n \nII, 6, 6 \n \n \n \n \n \nLe Petit Couvent \n \n \n \n \n \n \nIl y avait dans cette enceinte du Petit -Picpus trois \nb\u00e2timents parfaitement distincts, le grand couvent \nqu\u2019habitaient les religieuses, le pensionnat o\u00f9 \nlogeaient les \u00e9l\u00e8ves, et enfin ce qu\u2019on appel ait le petit \ncouvent . C\u2019\u00e9tait un corps de logis avec jardin o\u00f9 \ndemeuraient en commun toutes sortes de vieilles \nreligieuses de divers ordres, restes des clo\u00eetres \nd\u00e9truits par la r\u00e9volution; une r\u00e9union de toutes les bigarrures noires, grises et blanches, de toutes les \ncommunaut\u00e9s et de toutes les vari\u00e9t\u00e9s possibles; ce \nqu\u2019on pourrait appeler, si un pareil accouplement de \nmots \u00e9tait permis, une sorte de couvent -arlequin. \nD\u00e8s l\u2019empire, il avait \u00e9t\u00e9 permis \u00e0 toutes ces \npauvres filles dispers\u00e9es et d\u00e9pays\u00e9es de venir \ns\u2019abriter l\u00e0 sous les ailes des bernardines -\nb\u00e9n\u00e9dictines. Le gouvernement leur payait une petite \npension; les dames du Petit -Picpus les avaient re\u00e7ues \navec empressement. C\u2019\u00e9tait un p\u00eale -m\u00eale bizarre. \nChacune suivait sa r\u00e8gle. On permettait quelquefo is \naux \u00e9l\u00e8ves pensionnaires, comme grande r\u00e9cr\u00e9ation, \nde leur rendre visite; ce qui fait que ces jeunes \nm\u00e9moires ont gard\u00e9 entre autres le souvenir de la \nm\u00e8re Sainte -Bazile, de la m\u00e8re Sainte -Scolastique et \nde la m\u00e8re Jacob. \nUne de ces r\u00e9fugi\u00e9es se retrou vait presque chez \nelle. C\u2019\u00e9tait une religieuse de Sainte -Aure, la seule de \nson ordre qui e\u00fbt surv\u00e9cu. L\u2019ancien couvent des \ndames de Sainte -Aure occupait d\u00e8s le \ncommencement du dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle pr\u00e9cis\u00e9ment \ncette m\u00eame maison du Petit -Picpus qui appartint plus \ntard aux b\u00e9n\u00e9dictines de Martin Verga. Cette sainte \nfille, trop pauvre pour porter le magnifique habit de \nson ordre, qui \u00e9tait une robe blanche avec le scapulaire \u00e9carlate, en avait rev\u00eatu pieusement un \npetit mannequin qu\u2019elle montrait avec complaisan ce \net qu\u2019\u00e0 sa mort elle a l\u00e9gu\u00e9 \u00e0 la maison. En 1824, il ne \nrestait de cet ordre qu\u2019une religieuse; aujourd\u2019hui il \nn\u2019en reste qu\u2019une poup\u00e9e. \nOutre ces dignes m\u00e8res, quelques vieilles femmes \ndu monde avaient obtenu de la prieure, comme \nmadame Albertine, la permission de se retirer dans le \npetit couvent. De ce nombre \u00e9taient madame de \nBeaufort d\u2019Hautpoul et madame la marquise \nDufresne. Une autre n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 connue dans le \ncouvent que par le bruit formidable qu\u2019elle faisait en \nse mouchant. Les \u00e9l\u00e8ves l\u2019app elaient madame \nVacarmini. \nVers 1820 ou 1821, madame de Genlis, qui \nr\u00e9digeait \u00e0 cette \u00e9poque un petit recueil p\u00e9riodique \nintitul\u00e9 l\u2019Intr\u00e9pide , demanda \u00e0 entrer dame en chambre \nau couvent du Petit -Picpus. M. le duc d\u2019Orl\u00e9ans la \nrecommandait. Rumeur dans la ruche; les m\u00e8res \nvocales \u00e9taient toutes tremblantes; madame de Genlis \navait fait des romans. Mais elle d\u00e9clara qu\u2019elle \u00e9tait la \npremi\u00e8re \u00e0 les d\u00e9tester, et puis elle \u00e9tait arriv\u00e9e \u00e0 sa \nphase de d\u00e9votion farouche. Dieu aidant, et le prince \naussi, elle entra . Elle s\u2019en alla au bout de six ou huit \nmois, donnant pour raison que le jardin n\u2019avait pas d\u2019ombre. Les religieuses en furent ravies. Quoique \ntr\u00e8s vieille, elle jouait encore de la harpe, et fort bien. \nEn s\u2019en allant, elle laissa sa marque \u00e0 sa cellule. \nMadame de Genlis \u00e9tait superstitieuse et latiniste. Ces \ndeux mots donnent d\u2019elle un assez bon profil. On \nvoyait encore, il y a quelques ann\u00e9es, coll\u00e9s dans \nl\u2019int\u00e9rieur d\u2019une petite armoire de sa cellule o\u00f9 elle \nserrait son argent et ses bijoux, ces cinq ve rs latins \n\u00e9crits de sa main \u00e0 l\u2019encre rouge sur papier jaune, et \nqui, dans son opinion, avaient la vertu d\u2019effaroucher \nles voleurs : \n \nImparibus meritis pendent tria corpora ramis : \nDismas et Gesmas, media est divina potestas; \nAlta petit Dismas, infelix, infima, Gesmas. \nNos et res nostras conservet summa potestas. \nHos versus dicas, ne tu furto tua perdas. \n \nCes vers, en latin du sixi\u00e8me si\u00e8cle, soul\u00e8vent la \nquestion de savoir si les deux larrons du Calvaire \ns\u2019appelaient, comme on le croit commun\u00e9ment, \nDimas et Gestas, ou Dismas et Gesmas. Cette \northographe e\u00fbt pu contrarier les pr\u00e9tentions qu\u2019avait, \nau si\u00e8cle dernier, le vicomte de Gestas \u00e0 descendre du \nmauvais larron. Du reste, la vertu utile attach\u00e9e \u00e0 ces \nvers fait article de foi dans l\u2019ordre des hos pitali\u00e8res. L\u2019\u00e9glise de la maison, construite de mani\u00e8re \u00e0 \ns\u00e9parer, comme une v\u00e9ritable coupure, le grand \ncouvent du pensionnat, \u00e9tait, bien entendu, \ncommune au pensionnat, au grand couvent et au \npetit couvent. On y admettait m\u00eame le public par une \nsorte d\u2019entr\u00e9e de lazaret m\u00e9nag\u00e9e sur la rue. Mais \ntout \u00e9tait dispos\u00e9 de fa\u00e7on qu\u2019aucune des habitantes \ndu clo\u00eetre ne p\u00fbt voir un visage du dehors. Supposez \nune \u00e9glise dont le ch\u0153ur serait saisi par une main \ngigantesque, et pli\u00e9 de mani\u00e8re \u00e0 former, non plus, \ncomme dans les \u00e9glises ordinaires, un prolongement \nderri\u00e8re l\u2019autel, mais une sorte de salle ou de caverne \nobscure \u00e0 la droite de l\u2019officiant; supposez cette salle \nferm\u00e9e par le rideau de sept pieds de haut dont nous \navons d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9; entassez dans l\u2019ombre d e ce rideau, \nsur des stalles de bois, les religieuses de ch\u0153ur \u00e0 \ngauche, les pensionnaires \u00e0 droite, les converses et les \nnovices au fond, et vous aurez quelque id\u00e9e des \nreligieuses du Petit -Picpus, assistant au service divin. \nCette caverne, qu\u2019on appelait le ch\u0153ur, \ncommuniquait avec le clo\u00eetre par un couloir. L\u2019\u00e9glise \nprenait jour sur le jardin. Quand les religieuses \nassistaient \u00e0 des offices o\u00f9 leur r\u00e8gle leur commandait \nle silence, le public n\u2019\u00e9tait averti de leur pr\u00e9sence que par le choc des mis\u00e9ricorde s des stalles se levant ou \ns\u2019abaissant avec bruit. \n \n \n \n \nII, 6, 7 \n \n \n \n \n \nQuelques silhouettes \nde cette ombre \n \n \n \n \n \nPendant les six ann\u00e9es qui s\u00e9parent 1819 de 1825, \nla prieure du Petit -Picpus \u00e9tait mademoiselle de \nBlemeur qui en religion s\u2019appelait m\u00e8re Inn ocente. \nElle \u00e9tait de la famille de la Marguerite de Blemeur, \nauteur de la Vie des saints de l\u2019ordre de saint Beno\u00eet . Elle \navait \u00e9t\u00e9 r\u00e9\u00e9lue. C\u2019\u00e9tait une femme d\u2019une soixantaine \nd\u2019ann\u00e9es, courte, grosse, \u00abchantant comme un pot \nf\u00eal\u00e9\u00bb, dit la lettre que nous avons d\u00e9j\u00e0 cit\u00e9e, du reste excellente, la seule gaie dans tout le couvent, et pour \ncela ador\u00e9e. \nM\u00e8re Innocente tenait de son ascendante \nMarguerite, la Dacier de l\u2019Ordre. Elle \u00e9tait lettr\u00e9e, \n\u00e9rudite, savante, comp\u00e9tente, curieusement \nhistorienne, farcie de latin, bourr\u00e9e de grec, pleine \nd\u2019h\u00e9breu, et plut\u00f4t b\u00e9n\u00e9dictin que b\u00e9n\u00e9dictine. \nLa sous -prieure \u00e9tait une vieille religieuse \nespagnole presque aveugle, la m\u00e8re Cineres. \nLes plus compt\u00e9es parmi les vocales \u00e9taient la m\u00e8re \nSainte -Honorine, tr\u00e9sori\u00e8re, la m \u00e8re Sainte -Gertrude, \npremi\u00e8re ma\u00eetresse des novices, la m\u00e8re Saint -Ange, \ndeuxi\u00e8me ma\u00eetresse, la m\u00e8re Annonciation, \nsacristaine, la m\u00e8re Saint -Augustin, infirmi\u00e8re, la \nseule dans tout le couvent qui f\u00fbt m\u00e9chante; puis \nm\u00e8re Sainte -Mechtilde (Mlle Gauvain), t oute jeune, \nayant une admirable voix; m\u00e8re des Anges (Mlle \nDrouet), qui avait \u00e9t\u00e9 au couvent des Filles -Dieu et \nau couvent du Tr\u00e9sor entre Gisors et Magny; m\u00e8re \nSaint -Joseph (Mlle de Cogolludo), m\u00e8re Sainte -\nAd\u00e9la\u00efde (Mlle d\u2019Auverney), m\u00e8re Mis\u00e9ricorde (Mlle de \nCifuentes, qui ne put r\u00e9sister aux aust\u00e9rit\u00e9s), m\u00e8re \nCompassion (Mlle de la Milti\u00e8re, re\u00e7ue \u00e0 soixante ans \nmalgr\u00e9 la r\u00e8gle, tr\u00e8s riche); m\u00e8re Providence (Mlle de \nLaudini\u00e8re); m\u00e8re Pr\u00e9sentation (Mlle de Siguenza), qui fut prieure en 1847; enfin, m\u00e8re S ainte -C\u00e9ligne (la \ns\u0153ur du sculpteur Ceracchi ), devenue folle, m\u00e8re \nSainte -Chantal (Mlle de Suzon), devenue folle. \nIl y avait encore parmi les plus jolies une \ncharmante fille de vingt -trois ans, qui \u00e9tait de l\u2019\u00eele \nBourbon et descendante du chevalier Roze, qui se f\u00fbt \nappel\u00e9e dans le monde mademoiselle Roze et qui \ns\u2019appelait m\u00e8re Assomption. \nLa m\u00e8re Sainte -Mechtilde, charg\u00e9e du chant et du \nch\u0153ur, y employait volontiers les pensionnaires. Elle \nen prenait ordinairement une gamme compl\u00e8te, c\u2019est -\n\u00e0-dire sept, d e dix ans \u00e0 seize inclusivement, voix et \ntailles assorties, qu\u2019elle faisait chanter debout, align\u00e9es \nc\u00f4te \u00e0 c\u00f4te par rang d\u2019\u00e2ge de la plus petite \u00e0 la plus \ngrande. Cela offrait aux regards quelque chose \ncomme un pipeau de jeunes filles, une sorte de fl\u00fbte \nde Pan vivante faite avec des anges. \nCelles des s\u0153urs converses que les pensionnaires \naimaient le mieux, c\u2019\u00e9taient la s\u0153ur Sainte -Euphrasie, \nla s\u0153ur Sainte -Marguerite, la s\u0153ur Sainte -Marthe, qui \n\u00e9tait en enfance, et la s\u0153ur Saint -Michel, dont le long \nnez les faisait rire. \nToutes ces femmes \u00e9taient douces pour tous ces \nenfants. Les religieuses n\u2019\u00e9taient s\u00e9v\u00e8res que pour \nelles-m\u00eames. On ne faisait de feu qu\u2019au pensionnat, et la nourriture, compar\u00e9e \u00e0 celle du couvent, y \u00e9tait \nrecherch\u00e9e. Avec cela mille soi ns. Seulement quand \nun enfant passait pr\u00e8s d\u2019une religieuse et lui parlait, la \nreligieuse ne r\u00e9pondait jamais. \nCette r\u00e8gle du silence avait engendr\u00e9 ceci que, dans \ntout le couvent, la parole \u00e9tait retir\u00e9e aux cr\u00e9atures \nhumaines et donn\u00e9e aux objets inanim \u00e9s. Tant\u00f4t \nc\u2019\u00e9tait la cloche de l\u2019\u00e9glise qui parlait, tant\u00f4t le grelot \ndu jardinier. Un timbre tr\u00e8s sonore plac\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la \ntouri\u00e8re et qu\u2019on entendait de toute la maison, \nindiquait par des sonneries vari\u00e9es, qui \u00e9taient une \nfa\u00e7on de t\u00e9l\u00e9graphe acoustiqu e, toutes les actions de \nla vie mat\u00e9rielle \u00e0 accomplir, et appelait au parloir, si \nbesoin \u00e9tait, telle ou telle habitante de la maison. \nChaque personne et chaque chose avait sa sonnerie. \nLa prieure avait un et un; la sous -prieure un et deux. \nSix-cinq annon \u00e7ait la classe, de telle sorte que les \n\u00e9l\u00e8ves ne disaient jamais rentrer en classe, mais aller \u00e0 \nsix-cinq. Quatre -quatre \u00e9tait le timbre de madame de \nGenlis. On l\u2019entendait tr\u00e8s souvent. C\u2019est le diable \u00e0 \nquatre , disaient celles qui n\u2019\u00e9taient point charita bles. \nDix-neuf coups annon\u00e7aient un grand \u00e9v\u00e9nement. \nC\u2019\u00e9tait l\u2019ouverture de la porte de cl\u00f4ture , effroyable \nplanche de fer h\u00e9riss\u00e9e de verrous qui ne tournait sur \nses gonds que devant l\u2019archev\u00eaque. Lui et le jardinier except\u00e9s, nous l\u2019avons dit, aucun \nhomme n\u2019entrait dans le couvent. Les pensionnaires \nen voyaient deux autres; l\u2019un, l\u2019aum\u00f4nier, l\u2019abb\u00e9 \nBan\u00e8s, vieux et laid, qu\u2019il leur \u00e9tait donn\u00e9 de \ncontempler au ch\u0153ur \u00e0 travers une grille; l\u2019autre, le \nma\u00eetre de dessin, M. Ansiaux, que la lettre dont on a \nd\u00e9j\u00e0 lu quelques lignes appelle M. Anciot , et qualifie \nvieux affreux bossu. \nOn voit que tous les hommes \u00e9taient choisis. \nTelle \u00e9tait cette curieuse maison. \n \n \n \n \nII, 6, 8 \n \n \n \n \n \nPost corda lapides \n \n \n \n \n \nApr\u00e8s en avoir esquiss\u00e9 la figure morale, il n\u2019est \npas inutile d\u2019en indiquer en quelques mots la \nconfiguration mat\u00e9rielle. Le lecteur en a d\u00e9j\u00e0 quelque \nid\u00e9e. \nLe couvent du Petit -Picpus -Saint -Antoine \nemplissait presque enti\u00e8rement le vaste trap\u00e8ze qui \nr\u00e9sultait des intersections de la rue Polonceau, de la \nrue Droit -Mur, de la petite rue Picpus et de la ruelle \ncondamn\u00e9e nomm\u00e9e dans les vieux plans rue Aumarais. Ces quatre rues entouraient ce trap\u00e8ze \ncomme ferait un foss\u00e9. Le couvent se composait de \nplusieurs b\u00e2timents et d\u2019un jardin. Le b\u00e2timent \nprincipal, pri s dans son entier, \u00e9tait une juxtaposition \nde constructions hybrides qui, vues \u00e0 vol d\u2019oiseau, \ndessinaient assez exactement une potence pos\u00e9e sur \nle sol. Le grand bras de la potence occupait tout le \ntron\u00e7on de la rue Droit -Mur compris entre la petite \nrue P icpus et la rue Polonceau; le petit bras \u00e9tait une \nhaute, grise et s\u00e9v\u00e8re fa\u00e7ade grill\u00e9e qui regardait la \npetite rue Picpus; la porte coch\u00e8re no 62 en marquait \nl\u2019extr\u00e9mit\u00e9. Vers le milieu de cette fa\u00e7ade, la \npoussi\u00e8re et la cendre blanchissaient une vieill e porte \nbasse cintr\u00e9e o\u00f9 les araign\u00e9es faisaient leur toile et qui \nne s\u2019ouvrait qu\u2019une heure ou deux le dimanche et aux \nrares occasions o\u00f9 le cercueil d\u2019une religieuse sortait \ndu couvent. C\u2019\u00e9tait l\u2019entr\u00e9e publique de l\u2019\u00e9glise. Le \ncoude de la potence \u00e9tait une salle carr\u00e9e qui servait \nd\u2019office et que les religieuses nommaient la d\u00e9pense . \nDans le grand bras \u00e9taient les cellules des m\u00e8res et \ndes s\u0153urs et le noviciat. Dans le petit bras les \ncuisines, le r\u00e9fectoire, doubl\u00e9 du clo\u00eetre, et l\u2019\u00e9glise. \nEntre la porte no 62 et le coin de la ruelle ferm\u00e9e \nAumarais \u00e9tait le pensionnat qu\u2019on ne voyait pas du \ndehors. Le reste du trap\u00e8ze formait le jardin qui \u00e9tait beaucoup plus bas que le niveau de la rue Polonceau; \nce qui faisait les murailles bien plus \u00e9lev\u00e9es encore au \ndedans qu\u2019\u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur. Le jardin, l\u00e9g\u00e8rement bomb\u00e9, \navait \u00e0 son milieu, au sommet d\u2019une butte, un beau \nsapin aigu et conique, duquel partaient, comme du \nrond -point \u00e0 pique d\u2019un bouclier, quatre grandes \nall\u00e9es, et, dispos\u00e9es deux par deux dans les \nembranc hements des grandes, huit petites, de fa\u00e7on \nque, si l\u2019enclos e\u00fbt \u00e9t\u00e9 circulaire, le plan g\u00e9om\u00e9tral \ndes all\u00e9es e\u00fbt ressembl\u00e9 \u00e0 une croix pos\u00e9e sur une \nroue. Les all\u00e9es, venant toutes aboutir aux murs tr\u00e8s \nirr\u00e9guliers du jardin, \u00e9taient de longueurs in\u00e9gales . \nElles \u00e9taient bord\u00e9es de groseilliers. Au fond une \nall\u00e9e de grands peupliers allait des ruines du vieux \ncouvent, qui \u00e9tait \u00e0 l\u2019angle de la rue Droit -Mur, \u00e0 la \nmaison du petit couvent qui \u00e9tait \u00e0 l\u2019angle de la ruelle \nAumarais. En avant du petit couvent, i l y avait ce \nqu\u2019on intitulait le \u00abpetit jardin\u00bb. Qu\u2019on ajoute \u00e0 cet \nensemble une cour, toutes sortes d\u2019angles vari\u00e9s que \nfaisaient les corps de logis int\u00e9rieurs, des murailles de \nprison, pour toute perspective et pour tout voisinage \nla longue ligne noire d e toits qui bordait l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 \nde la rue Polonceau, et l\u2019on pourra se faire une image \ncompl\u00e8te de ce qu\u2019\u00e9tait, il y a quarante -cinq ans, la \nmaison des bernardines du Petit -Picpus. Cette sainte maison avait \u00e9t\u00e9 b\u00e2tie pr\u00e9cis\u00e9ment sur l\u2019emplacement \nd\u2019un jeu de paume fameux du quatorzi\u00e8me au \nseizi\u00e8me si\u00e8cle qu\u2019on appelait le tripot des onze mille \ndiables . \nToutes ces rues du reste \u00e9taient des plus anciennes \nde Paris. Ces noms, Droit -Mur et Aumarais, sont \nbien vieux; les rues qui les portent sont beaucoup \nplus vieilles encore. La ruelle Aumarais s\u2019est appel\u00e9e \nla ruelle Maugout; la rue Droit -Mur s\u2019est appel\u00e9e la \nrue des Eglantiers, car Dieu ouvrait les fleurs avant \nque l\u2019homme taill\u00e2t les pierres. \n \n \n \n \nII, 6, 9 \n \n \n \n \n \nUn si\u00e8cle sous une guimpe \n \n \n \n \n \nPuisque nous sommes en train de d\u00e9tails sur ce \nqu\u2019\u00e9tait autrefois le couvent du Petit -Picpus et que \nnous avons os\u00e9 ouvrir une fen\u00eatre sur ce discret asile, \nque le lecteur nous permette encore une petite \ndigression, \u00e9trang\u00e8re au fond de ce livre, mais \ncaract\u00e9ristique e t utile en ce qu\u2019elle fait comprendre \nque le clo\u00eetre lui -m\u00eame a ses figures originales. \nIl y avait dans le petit couvent une centenaire qui \n0venait de l\u2019abbaye de Fontevrault. Avant la r\u00e9volution elle avait m\u00eame \u00e9t\u00e9 du monde. Elle parlait \nbeaucoup de M. d e Miromesnil, garde des sceaux \nsous Louis XVI, et d\u2019une pr\u00e9sidente Duplat qu\u2019elle \navait beaucoup connue. C\u2019\u00e9tait son plaisir et sa vanit\u00e9 \nde ramener ces deux noms \u00e0 tout propos. Elle disait \nmerveilles de l\u2019abbaye de Fontevrault, que c\u2019\u00e9tait \ncomme une ville , et qu\u2019il y avait des rues dans le \nmonast\u00e8re. \nElle parlait avec un parler picard qui \u00e9gayait les \npensionnaires. Tous les ans, elle renouvelait \nsolennellement ses v\u0153ux, et, au moment de faire \nserment, elle disait au pr\u00eatre : Monseigneur saint \nFran\u00e7ois l\u2019a baill\u00e9 \u00e0 monseigneur saint Julien, \nmonseigneur saint Julien l\u2019a baill\u00e9 \u00e0 monseigneur \nsaint Eus\u00e8be, monseigneur saint Eus\u00e8be l\u2019a baill\u00e9 \u00e0 \nmonseigneur saint Procope, etc., etc.; ainsi je vous le \nbaille, mon p\u00e8re. \u2013 Et les pensionnaires de rire, non \nsous cap e, mais sous voile; charmants petits rires \n\u00e9touff\u00e9s qui faisaient froncer le sourcil aux m\u00e8res \nvocales. \nUne autre fois, la centenaire racontait des histoires. \nElle disait que dans sa jeunesse les bernardins ne le c\u00e9daient \npas aux mousquetaires . C\u2019\u00e9tait un si\u00e8cle qui parlait, mais \nc\u2019\u00e9tait le dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle. Elle contait la coutume \nchampenoise et bourguignonne des quatre vins avant la r\u00e9volution. Quand un grand personnage, un \nmar\u00e9chal de France, un prince, un duc et pair, \ntraversait une ville de Bourgog ne ou de Champagne, \nle corps de ville venait le haranguer et lui pr\u00e9sentait \nquatre gondoles d\u2019argent dans lesquelles on avait \nvers\u00e9 de quatre vins diff\u00e9rents. Sur le premier gobelet \non lisait cette inscription : vin de singe , sur le \ndeuxi\u00e8me : vin de lion , sur le troisi\u00e8me : vin de mouton , \nsur le quatri\u00e8me : vin de cochon . Ces quatre l\u00e9gendes \nexprimaient les quatre degr\u00e9s que descend l\u2019ivrogne : \nla premi\u00e8re ivresse, celle qui \u00e9gaie; la deuxi\u00e8me, celle \nqui irrite; la troisi\u00e8me, celle qui h\u00e9b\u00e8te; la derni\u00e8re \nenfin, celle qui abrutit. \nElle avait dans une armoire, sous clef, un objet \nmyst\u00e9rieux auquel elle tenait fort. La r\u00e8gle de \nFontevrault ne le lui d\u00e9fendait pas. Elle ne voulait \nmontrer cet objet \u00e0 personne. Elle s\u2019enfermait, ce que \nsa r\u00e8gle lui permettait, et se cachait chaque fois \nqu\u2019elle voulait le contempler. Si elle entendait \nmarcher dans le corridor, elle refermait l\u2019armoire \naussi pr\u00e9cipitamment qu\u2019elle le pouvait avec ses \nvieilles mains. D\u00e8s qu\u2019on lui parlait de cela, elle se \ntaisait, elle qui parlait si volontiers. Les plus curieuses \n\u00e9chou\u00e8rent devant son silence et les plus tenaces \ndevant son obstination. C\u2019\u00e9tait aussi l\u00e0 un sujet de commentaires pour tout ce qui \u00e9tait d\u00e9s\u0153uvr\u00e9 ou \nennuy\u00e9 dans le couvent. Que pouvait donc \u00eatre cette \nchose si pr\u00e9cieuse et si secr\u00e8te qui \u00e9tait le tr\u00e9sor de la \ncentenaire? Sans doute quelque saint livre? quelque \nchapelet unique? quelque relique prouv\u00e9e? On se \nperdait en conjectures. A la mort de la pauvre vieille, \non courut \u00e0 l\u2019armoire plus vite peut -\u00eatre qu\u2019il n\u2019e\u00fbt \nconve nu, et on l\u2019ouvrit. On trouva l\u2019objet sous un \ntriple linge comme une pat\u00e8ne b\u00e9nie. C\u2019\u00e9tait un plat \nde Faenza repr\u00e9sentant des amours qui s\u2019envolent \npoursuivis par des gar\u00e7ons apothicaires arm\u00e9s \nd\u2019\u00e9normes seringues. La poursuite abonde en \ngrimaces et en pos tures comiques. Un des charmants \npetits amours est d\u00e9j\u00e0 tout embroch\u00e9. Il se d\u00e9bat, \nagite ses petites ailes et essaie encore de voler, mais le \nmatassin rit d\u2019un rire satanique. Moralit\u00e9 : l\u2019amour \nvaincu par la colique. Ce plat, fort curieux d\u2019ailleurs, \net qui a peut -\u00eatre eu l\u2019honneur de donner une id\u00e9e \u00e0 \nMoli\u00e8re, existait encore en septembre 1845; il \u00e9tait \u00e0 \nvendre chez un marchand de bric -\u00e0-brac du \nboulevard Beaumarchais. \nCette bonne vieille ne voulait recevoir aucune \nvisite du dehors, \u00e0 cause , disait -elle, que le parloir est trop \ntriste. \n \n \n \n \nII, 6, 10 \n \n \n \n \n \nOrigine de l\u2019Adoration Perp\u00e9tuelle \n \n \n \n \n \n \nDu reste, ce parloir presque s\u00e9pulcral dont nous \navons essay\u00e9 de donner id\u00e9e est un fait tout local qui \nne se reproduit pas avec la m\u00eame s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 dans \nd\u2019autr es couvents. Au couvent de la rue du Temple \nen particulier, qui, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, \u00e9tait d\u2019un autre ordre, \nles volets noirs \u00e9taient remplac\u00e9s par des rideaux \nbruns, et le parloir lui -m\u00eame \u00e9tait un salon parquet\u00e9 \ndont les fen\u00eatres s\u2019encadraient de bonnes -gr\u00e2ces en mousseline blanche et dont les murailles admettaient \ntoutes sortes de cadres, un portrait d\u2019une b\u00e9n\u00e9dictine \n\u00e0 visage d\u00e9couvert, des bouquets en peinture, et \njusqu\u2019\u00e0 une t\u00eate de turc. \nC\u2019est dans le jardin du couvent de la rue du \nTemple que se trouvait c e marronnier d\u2019Inde qui \npassait pour le plus beau et le plus grand de France et \nqui avait parmi le bon peuple du dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle \nla renomm\u00e9e d\u2019\u00eatre le p\u00e8re de tous les marronniers du \nroyaume . \nNous l\u2019avons dit, ce couvent du Temple \u00e9tait \noccup\u00e9 par des b\u00e9n\u00e9dictines de l\u2019Adoration \nPerp\u00e9tuelle, b\u00e9n\u00e9dictines tout autres que celles qui \nrelevaient de C\u00eeteaux. Cet ordre de l\u2019Adoration \nPerp\u00e9tuelle n\u2019est pas tr\u00e8s ancien et ne remonte pas \u00e0 \nplus de deux cents ans. En 1649, le Saint -Sacrement \nfut profan\u00e9 deux foi s, \u00e0 quelques jours de distance, \ndans deux \u00e9glises de Paris, \u00e0 Saint -Sulpice et \u00e0 Saint -\nJean en Gr\u00e8ve, sacril\u00e8ge effrayant et rare qui \u00e9mut \ntoute la ville. M. le prieur -grand -vicaire de Saint -\nGermain -des-Pr\u00e9s ordonna une procession solennelle \nde tout son c lerg\u00e9 o\u00f9 officia le nonce du pape. Mais \nl\u2019expiation ne suffit pas \u00e0 deux dignes femmes, \nmadame Courtin, marquise de Boucs, et la comtesse \nde Ch\u00e2teauvieux. Cet outrage, fait au \u00abtr\u00e8s auguste sacrement de l\u2019autel\u00bb, quoique passager, ne sortait pas \nde ces deu x saintes \u00e2mes, et leur parut ne pouvoir \n\u00eatre r\u00e9par\u00e9 que par une \u00abAdoration Perp\u00e9tuelle\u00bb dans \nquelque monast\u00e8re de filles. Toutes deux, l\u2019une en \n1652, l\u2019autre en 1653, firent donation de sommes \nnotables \u00e0 la m\u00e8re Catherine de Bar, dite du Saint -\nSacrement, religieuse b\u00e9n\u00e9dictine, pour fonder, dans \nce but pieux, un monast\u00e8re de l\u2019ordre de Saint -\nBeno\u00eet; la premi\u00e8re permission pour cette fondation \nfut donn\u00e9e \u00e0 la m\u00e8re Catherine de Bar par M. de \nMetz, abb\u00e9 de Saint -Germain, \u00ab\u00e0 la charge qu\u2019aucune \nfille ne pourra it \u00eatre re\u00e7ue, qu\u2019elle n\u2019apport\u00e2t trois \ncents livres de pension, qui font six mille livres au \nprincipal\u00bb. Apr\u00e8s l\u2019abb\u00e9 de Saint -Germain, le roi \naccorda des lettres patentes, et le tout, charte \nabbatiale et lettres royales, fut homologu\u00e9 en 1654 \u00e0 \nla chambr e des comptes et au parlement. \nTelle est l\u2019origine et la cons\u00e9cration l\u00e9gale de \nl\u2019\u00e9tablissement des b\u00e9n\u00e9dictines de l\u2019Adoration \nPerp\u00e9tuelle du Saint -Sacrement \u00e0 Paris. Leur premier \ncouvent fut \u00abb\u00e2ti \u00e0 neuf\u00bb, rue Cassette, des deniers de \nmesdames de Boucs et de Ch\u00e2teauvieux. \nCet ordre, comme on voit, ne se confondait point \navec les b\u00e9n\u00e9dictines dites de C\u00eeteaux. Il relevait de \nl\u2019abb\u00e9 de Saint -Germain -des-Pr\u00e9s de la m\u00eame mani\u00e8re que les dames du Sacr\u00e9 -C\u0153ur rel\u00e8vent du \ng\u00e9n\u00e9ral des j\u00e9suites et les s\u0153urs de ch arit\u00e9 du g\u00e9n\u00e9ral \ndes lazaristes. \nIl \u00e9tait \u00e9galement tout \u00e0 fait diff\u00e9rent des \nbernardines du Petit -Picpus dont nous venons de \nmontrer l\u2019int\u00e9rieur. En 1657, le pape Alexandre VII \navait autoris\u00e9, par bref sp\u00e9cial, les bernardines du \nPetit-Picpus \u00e0 pratiquer l\u2019Adoration Perp\u00e9tuelle \ncomme les b\u00e9n\u00e9dictines du Saint -Sacrement. Mais les \ndeux ordres n\u2019en \u00e9taient pas moins rest\u00e9s distincts. \n \n \n \n \nII, 6, 11 \n \n \n \n \n \nFin du Petit -Picpus \n \n \n \n \n \n \nD\u00e8s le commencement de la Restauration, le \ncouvent du Petit -Picpus d\u00e9p\u00e9rissai t; ce qui fait partie \nde la mort g\u00e9n\u00e9rale de l\u2019ordre, lequel, apr\u00e8s le dix -\nhuiti\u00e8me si\u00e8cle, s\u2019en va comme tous les ordres \nreligieux. La contemplation est, ainsi que la pri\u00e8re, un \nbesoin de l\u2019humanit\u00e9; mais, comme tout ce que la \nR\u00e9volution a touch\u00e9, elle se transformera, et, \nd\u2019hostile au progr\u00e8s social, lui deviendra favorable. La maison du Petit -Picpus se d\u00e9peuplait \nrapidement. En 1840, le petit couvent avait disparu, \nle pensionnat avait disparu. Il n\u2019y avait plus ni les \nvieilles femmes, ni les jeunes fill es; les unes \u00e9taient \nmortes, les autres s\u2019en \u00e9taient all\u00e9es. Volaverunt . \nLa r\u00e8gle de l\u2019Adoration Perp\u00e9tuelle est d\u2019une telle \nrigidit\u00e9 qu\u2019elle \u00e9pouvante; les vocations reculent, \nl\u2019ordre ne se recrute pas. En 1845, il se faisait encore \n\u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques s\u0153u rs converses; mais de religieuses \nde ch\u0153ur, point. Il y a quarante ans, les religieuses \n\u00e9taient pr\u00e8s de cent; il y a quinze ans, elles n\u2019\u00e9taient \nplus que vingt -huit. Combien sont -elles aujourd\u2019hui? \nEn 1847, la prieure \u00e9tait jeune, signe que le cercle du \nchoix se restreint. Elle n\u2019avait pas quarante ans. A \nmesure que le nombre diminue, la fatigue augmente; \nle service de chacune devient plus p\u00e9nible; on voyait \nd\u00e8s lors approcher le moment o\u00f9 elles ne seraient \nplus qu\u2019une douzaine d\u2019\u00e9paules douloureuses et \ncourb\u00e9es pour porter la lourde r\u00e8gle de saint Beno\u00eet. \nLe fardeau est implacable et reste le m\u00eame \u00e0 peu \ncomme \u00e0 beaucoup. Il pesait, il \u00e9crase. Aussi elles \nmeurent. Du temps que l\u2019auteur de ce livre habitait \nencore Paris, deux sont mortes. L\u2019une avait vingt -\ncinq ans, l\u2019autre vingt -trois. Celle -ci peut dire comme \nJulia Alpinula : Hic jaceo. Vixi annos viginti et tres . C\u2019est \u00e0 cause de cette d\u00e9cadence que le couvent a renonc\u00e9 \n\u00e0 l\u2019\u00e9ducation des filles. \nNous n\u2019avons pu passer devant cette maison \nextraordinaire, in connue, obscure, sans y entrer et \nsans y faire entrer les esprits qui nous accompagnent \net qui nous \u00e9coutent raconter, pour l\u2019utilit\u00e9 de \nquelques -uns peut -\u00eatre, l\u2019histoire m\u00e9lancolique de \nJean Valjean. Nous avons p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans cette \ncommunaut\u00e9 toute pleine de ces vieilles pratiques qui \nsemblent si nouvelles aujourd\u2019hui. C\u2019est le jardin \nferm\u00e9. Hortus conclusus . Nous avons parl\u00e9 de ce lieu \nsingulier avec d\u00e9tail, mais avec respect, autant du \nmoins que le respect et le d\u00e9tail sont conciliables. \nNous ne comprenon s pas tout, mais nous n\u2019insultons \nrien. Nous sommes \u00e0 \u00e9gale distance de l\u2019hosanna de \nJoseph de Maistre qui aboutit \u00e0 sacrer le bourreau et \ndu ricanement de Voltaire qui va jusqu\u2019\u00e0 railler le \ncrucifix. \nIllogisme de Voltaire, soit dit en passant; car \nVoltai re e\u00fbt d\u00e9fendu J\u00e9sus comme il d\u00e9fendait Calas; \net, pour ceux -l\u00e0 m\u00eames qui nient les incarnations \nsurhumaines, que repr\u00e9sente le crucifix? Le sage \nassassin\u00e9. \nAu dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle, l\u2019id\u00e9e religieuse subit une \ncrise. On d\u00e9sapprend de certaines choses, et l \u2019on fait bien, pourvu qu\u2019en d\u00e9sapprenant ceci, on apprenne \ncela. Pas de vide dans le c\u0153ur humain. De certaines \nd\u00e9molitions se font, et il est bon qu\u2019elles se fassent, \nmais \u00e0 la condition d\u2019\u00eatre suivies de reconstructions. \nEn attendant, \u00e9tudions les choses qui ne sont plus. \nIl est n\u00e9cessaire de les conna\u00eetre, ne f\u00fbt -ce que pour \nles \u00e9viter. Les contrefa\u00e7ons du pass\u00e9 prennent de \nfaux noms et s\u2019appellent volontiers l\u2019avenir. Ce \nrevenant, le pass\u00e9, est sujet \u00e0 falsifier son passeport. \nMettons -nous au fait du pi \u00e8ge. D\u00e9fions -nous. Le \npass\u00e9 a un visage, la superstition, et un masque, \nl\u2019hypocrisie. D\u00e9non\u00e7ons le visage et arrachons le \nmasque. \nQuant aux couvents, ils offrent une question \ncomplexe. Question de civilisation, qui les condamne; \nquestion de libert\u00e9, qui l es prot\u00e8ge. \n \n \n \n \nLIVRE SEPTI\u00c8ME \n \n \nPARENTH \u00c8SE \n \n \n \n \nII, 7, 1 \n \n \n \n \n \nLe couvent, id\u00e9e abstraite \n \n \n \n \n \nCe livre est un drame dont le premier personnage \nest l\u2019infini. \nL\u2019homme est le second. \nCela \u00e9tant, comme un couvent s\u2019est trouv\u00e9 sur \nnotre chemin, nous avons d\u00fb y p\u00e9n\u00e9trer. Pourquoi? \nC\u2019est que le couvent, qui est propre \u00e0 l\u2019orient comme \n\u00e0 l\u2019occident, \u00e0 l\u2019antiquit\u00e9 comme aux temps \nmodernes, au paganisme, au bouddhisme, au \nmahom\u00e9tisme, comme au christianisme, est un des appareils d\u2019optique appliqu\u00e9s par l\u2019h omme sur \nl\u2019infini. \nCe n\u2019est point ici le lieu de d\u00e9velopper hors de \nmesure de certaines id\u00e9es; cependant, tout en \nmaintenant absolument nos r\u00e9serves, nos restrictions, \net m\u00eame nos indignations, nous devons le dire, \ntoutes les fois que nous rencontrons dan s l\u2019homme \nl\u2019infini, bien ou mal compris, nous nous sentons pris \nde respect. Il y a dans la synagogue, dans la mosqu\u00e9e, \ndans la pagode, dans le wigwam, un c\u00f4t\u00e9 hideux que \nnous ex\u00e9crons et un c\u00f4t\u00e9 sublime que nous adorons. \nQuelle contemplation pour l\u2019esprit et quelle r\u00eaverie \nsans fond! la r\u00e9verb\u00e9ration de Dieu sur le mur \nhumain. \n \n \n \n \nII, 7, 2 \n \n \n \n \n \nLe couvent, fait historique \n \n \n \n \n \n \nAu point de vue de l\u2019histoire, de la raison et de la \nv\u00e9rit\u00e9, le monachisme est condamn\u00e9. \nLes monast\u00e8res, quand ils abondent ch ez une \nnation, sont des n\u0153uds \u00e0 la circulation, des \n\u00e9tablissements encombrants, des centres de paresse l\u00e0 \no\u00f9 il faut des centres de travail. Les communaut\u00e9s \nmonastiques sont \u00e0 la grande communaut\u00e9 sociale ce \nque le gui est au ch\u00eane, ce que la verrue est au corps humain. Leur prosp\u00e9rit\u00e9 et leur embonpoint sont \nl\u2019appauvrissement du pays. Le r\u00e9gime monacal, bon \nau d\u00e9but des civilisations, utile \u00e0 produire la \nr\u00e9duction de la brutalit\u00e9 par le spirituel, est mauvais \u00e0 \nla virilit\u00e9 des peuples. En outre, lorsqu\u2019il se rel\u00e2che et \nqu\u2019il entre dans sa p\u00e9riode de d\u00e9r\u00e8glement, comme il \ncontinue \u00e0 donner l\u2019exemple, il devient mauvais par \ntoutes les raisons qui le faisaient salutaire dans sa \np\u00e9riode de puret\u00e9. \nLes claustrations ont fait leur temps. Les clo\u00eetres, \nutiles \u00e0 l a premi\u00e8re \u00e9ducation de la civilisation \nmoderne, ont \u00e9t\u00e9 g\u00eanants pour sa croissance et sont \nnuisibles \u00e0 son d\u00e9veloppement. En tant qu\u2019institution \net que mode de formation pour l\u2019homme, les \nmonast\u00e8res, bons au dixi\u00e8me si\u00e8cle, discutables au \nquinzi\u00e8me, sont d\u00e9testables au dix -neuvi\u00e8me. La \nl\u00e8pre monacale a presque rong\u00e9 jusqu\u2019au squelette \ndeux admirables nations, l\u2019Italie et l\u2019Espagne, l\u2019une la \nlumi\u00e8re, l\u2019autre la splendeur de l\u2019Europe pendant des \nsi\u00e8cles, et, \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 nous sommes, ces deux \nillustres peup les ne commencent \u00e0 gu\u00e9rir que gr\u00e2ce \u00e0 \nla saine et vigoureuse hygi\u00e8ne de 1789. \nLe couvent, l\u2019antique couvent de femmes \nparticuli\u00e8rement, tel qu\u2019il appara\u00eet encore au seuil de \nce si\u00e8cle en Italie, en Autriche, en Espagne, est une des plus sombres concr\u00e9tio ns du Moyen Age. Le \nclo\u00eetre, ce clo\u00eetre -l\u00e0, est le point d\u2019intersection des \nterreurs. Le clo\u00eetre catholique proprement dit est tout \nrempli du rayonnement noir de la mort. \nLe couvent espagnol surtout est fun\u00e8bre. L\u00e0 \nmontent dans l\u2019obscurit\u00e9, sous des vo\u00fbte s pleines de \nbrume, sous des d\u00f4mes vagues \u00e0 force d\u2019ombre, de \nmassifs autels bab\u00e9liques, hauts comme des \ncath\u00e9drales; l\u00e0 pendent \u00e0 des cha\u00eenes dans les \nt\u00e9n\u00e8bres d\u2019immenses crucifix blancs; l\u00e0 s\u2019\u00e9talent, nus \nsur l\u2019\u00e9b\u00e8ne, de grands Christs d\u2019ivoire; plus que \nsanglants, saignants; hideux et magnifiques, les \ncoudes montrant les os, les rotules montrant les \nt\u00e9guments, les plaies montrant les chairs, couronn\u00e9s \nd\u2019\u00e9pines d\u2019argent, clou\u00e9s de clous d\u2019or, avec des \ngouttes de sang en rubis sur le front et des larmes en \ndiamants dans les yeux. Les diamants et les rubis \nsemblent mouill\u00e9s, et font pleurer en bas dans \nl\u2019ombre des \u00eatres voil\u00e9s qui ont les flancs meurtris \npar le cilice et par le fouet aux pointes de fer, les seins \n\u00e9cras\u00e9s par des claies d\u2019osier, les genoux \u00e9c orch\u00e9s par \nla pri\u00e8re; des femmes qui se croient des \u00e9pouses; des \nspectres qui se croient des s\u00e9raphins. Ces femmes \npensent -elles? non. Veulent -elles? non. Aiment -elles? \nnon. Vivent -elles? non. Leurs nerfs sont devenus des os; leurs os sont devenus des pier res. Leur voile est \nde la nuit tissue. Leur souffle sous le voile ressemble \n\u00e0 on ne sait quelle tragique respiration de la mort. \nL\u2019abbesse, une larve, les sanctifie et les terrifie. \nL\u2019immacul\u00e9 est l\u00e0, farouche. Tels sont les vieux \nmonast\u00e8res d\u2019Espagne. Rep aires de la d\u00e9votion \nterrible, antres de vierges, lieux f\u00e9roces. \nL\u2019Espagne catholique \u00e9tait plus romaine que \nRome m\u00eame. Le couvent espagnol \u00e9tait par \nexcellence le couvent catholique. On y sentait \nl\u2019orient. L\u2019archev\u00eaque, kislar -aga du ciel, verrouillait \net espionnait ce s\u00e9rail d\u2019\u00e2mes r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 Dieu. La \nnonne \u00e9tait l\u2019odalisque, le pr\u00eatre \u00e9tait l\u2019eunuque. Les \nferventes \u00e9taient choisies en songe et poss\u00e9daient \nChrist. La nuit, le beau jeune homme nu descendait \nde la croix et devenait l\u2019extase de la cellule. D e hautes \nmurailles gardaient de toute distraction vivante la \nsultane mystique qui avait le crucifi\u00e9 pour sultan. Un \nregard dehors \u00e9tait une infid\u00e9lit\u00e9. L\u2019 in-pace rempla\u00e7ait \nle sac de cuir. Ce qu\u2019on jetait \u00e0 la mer en orient, on le \njetait \u00e0 la terre en occi dent. Des deux c\u00f4t\u00e9s, des \nfemmes se tordaient les bras; la vague aux unes, la \nfosse aux autres; ici les noy\u00e9es, l\u00e0 les enterr\u00e9es. \nParall\u00e9lisme monstrueux. Aujourd\u2019hui les souteneurs du pass\u00e9, ne pouvant \nnier ces choses, ont pris le parti d\u2019en sourire. On a \nmis \u00e0 la mode une fa\u00e7on commode et \u00e9trange de \nsupprimer les r\u00e9v\u00e9lations de l\u2019histoire, d\u2019infirmer les \ncommentaires de la philosophie, et d\u2019\u00e9lider tous les \nfaits g\u00eanants et toutes les questions sombres. Mati\u00e8re \n\u00e0 d\u00e9clamations , disent les habiles. D\u00e9clamat ions, \nr\u00e9p\u00e8tent les niais. Jean -Jacques, d\u00e9clamateur; Diderot, \nd\u00e9clamateur; Voltaire sur Calas, Labarre et Sirven, \nd\u00e9clamateur. Je ne sais qui a trouv\u00e9 derni\u00e8rement que \nTacite \u00e9tait un d\u00e9clamateur, que N\u00e9ron \u00e9tait une \nvictime, et que d\u00e9cid\u00e9ment il fallait s \u2019apitoyer \u00absur ce \npauvre Holopherne\u00bb. \nLes faits pourtant sont malais\u00e9s \u00e0 d\u00e9concerter, et \ns\u2019obstinent. L\u2019auteur de ce livre a vu, de ses yeux, \u00e0 \nhuit lieues de Bruxelles, c\u2019est l\u00e0 du Moyen Age que \ntout le monde a sous la main, \u00e0 l\u2019abbaye de Villers, le \ntrou des oubliettes au milieu du pr\u00e9 qui a \u00e9t\u00e9 la cour \ndu clo\u00eetre, et, au bord de la Dyle, quatre cachots de \npierre, moiti\u00e9 sous terre, moiti\u00e9 sous l\u2019eau. C\u2019\u00e9taient \ndes in-pace. Chacun de ces cachots a un reste de porte \nde fer, une latrine, et une lucarne gri ll\u00e9e qui, dehors, \nest \u00e0 deux pieds au -dessus de la rivi\u00e8re, et, dedans, \u00e0 \nsix pieds au -dessus du sol. Quatre pieds de rivi\u00e8re \ncoulent ext\u00e9rieurement le long du mur. Le sol est toujours mouill\u00e9. L\u2019habitant de l\u2019 in-pace avait pour lit \ncette terre mouill\u00e9e. D ans l\u2019un des cachots, il y a un \ntron\u00e7on de carcan scell\u00e9 au mur; dans un autre, on \nvoit une esp\u00e8ce de bo\u00eete carr\u00e9e faite de quatre lames \nde granit, trop courte pour qu\u2019on s\u2019y couche, trop \nbasse pour qu\u2019on s\u2019y dresse. On mettait l\u00e0 dedans un \n\u00eatre avec un co uvercle de pierre par -dessus. Cela est. \nOn le voit. On le touche. Ces in-pace, ces cachots, ces \ngonds de fer, ces carcans, cette haute lucarne au ras \nde laquelle coule la rivi\u00e8re, cette bo\u00eete de pierre \nferm\u00e9e d\u2019un couvercle de granit comme une tombe, \navec cette diff\u00e9rence qu\u2019ici le mort \u00e9tait un vivant, ce \nsol qui est de la boue, ce trou de latrines, ces murs \nqui suintent, quels d\u00e9clamateurs! \n \n \n \n \nII, 7, 3 \n \n \n \n \nA quelle condition \non peut respecter le pass\u00e9 \n \n \n \n \n \nLe monachisme, tel qu\u2019il existait en Espagn e et tel \nqu\u2019il existe au Thibet, est pour la civilisation une \nsorte de phtisie. Il arr\u00eate net la vie. Il d\u00e9peuple, tout \nsimplement. Claustration, castration. Il a \u00e9t\u00e9 fl\u00e9au en \nEurope. Ajoutez \u00e0 cela la violence si souvent faite \u00e0 la \nconscience, les vocatio ns forc\u00e9es, la f\u00e9odalit\u00e9 \ns\u2019appuyant au clo\u00eetre, l\u2019a\u00eenesse versant dans le \nmonachisme le trop -plein de la famille, les f\u00e9rocit\u00e9s \ndont nous venons de parler, les in-pace, les bouches closes, les cerveaux mur\u00e9s, tant d\u2019intelligences \ninfortun\u00e9es mises au cacho t des v\u0153ux \u00e9ternels, la \nprise d\u2019habit, enterrement des \u00e2mes toutes vives. \nAjoutez les supplices individuels aux d\u00e9gradations \nnationales, et, qui que vous soyez, vous vous sentirez \ntressaillir devant le froc et le voile, ces deux suaires \nd\u2019invention humaine . \nPourtant, sur certains points et en certains lieux, \nen d\u00e9pit de la philosophie, en d\u00e9pit du progr\u00e8s, \nl\u2019esprit claustral persiste en plein dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle, \net une bizarre recrudescence asc\u00e9tique \u00e9tonne en ce \nmoment le monde civilis\u00e9. L\u2019ent\u00eatement des \ninstitutions vieillies \u00e0 se perp\u00e9tuer ressemble \u00e0 \nl\u2019obstination du parfum ranci qui r\u00e9clamerait votre \nchevelure, \u00e0 la pr\u00e9tention du poisson g\u00e2t\u00e9 qui \nvoudrait \u00eatre mang\u00e9, \u00e0 la pers\u00e9cution du v\u00eatement \nd\u2019enfant qui voudrait habiller l\u2019homme, et \u00e0 la \ntendress e des cadavres qui reviendraient embrasser \nles vivants. \nIngrats! dit le v\u00eatement. Je vous ai prot\u00e9g\u00e9s dans le \nmauvais temps. Pourquoi ne voulez -vous plus de \nmoi? Je viens de la pleine mer, dit le poisson. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 \nla rose, dit le parfum. Je vous ai aim\u00e9s, dit le cadavre. \nJe vous ai civilis\u00e9s, dit le couvent. \nA cela une seule r\u00e9ponse : Jadis. R\u00eaver la prolongation ind\u00e9finie des choses \nd\u00e9funtes et le gouvernement des hommes par \nembaumement, restaurer les dogmes en mauvais \u00e9tat, \nredorer les ch\u00e2sses, recr\u00e9pi r les clo\u00eetres, reb\u00e9nir les \nreliquaires, remeubler les superstitions, ravitailler les \nfanatismes, remmancher les goupillons et les sabres, \nreconstituer le monachisme et le militarisme, croire \nau salut de la soci\u00e9t\u00e9 par la multiplication des \nparasites, impo ser le pass\u00e9 au pr\u00e9sent, cela semble \n\u00e9trange. Il y a cependant des th\u00e9oriciens pour ces \nth\u00e9ories -l\u00e0. Ces th\u00e9oriciens, gens d\u2019esprit d\u2019ailleurs, \nont un proc\u00e9d\u00e9 bien simple, ils appliquent sur le \npass\u00e9 un enduit qu\u2019ils appellent ordre social, droit \ndivin, mo rale, famille, respect des a\u00efeux, autorit\u00e9 \nantique, tradition sainte, l\u00e9gitimit\u00e9, religion; et ils vont \ncriant : \u2013 Voyez! prenez ceci, honn\u00eates gens. \u2013 Cette \nlogique \u00e9tait connue des anciens. Les aruspices la \npratiquaient. Ils frottaient de craie une g\u00e9nis se noire, \net disaient : Elle est blanche. Bos cretatus . \nQuant \u00e0 nous, nous respectons \u00e7\u00e0 et l\u00e0 et nous \n\u00e9pargnons partout le pass\u00e9, pourvu qu\u2019il consente \u00e0 \n\u00eatre mort. S\u2019il veut \u00eatre vivant, nous l\u2019attaquons, et \nnous t\u00e2chons de le tuer. \nSuperstitions, bigo tismes, cagotismes, pr\u00e9jug\u00e9s, ces \nlarves, toutes larves qu\u2019elles sont, sont tenaces \u00e0 la vie, elles ont des dents et des ongles dans leur fum\u00e9e, \net il faut les \u00e9treindre corps \u00e0 corps, et leur faire la \nguerre, et la leur faire sans tr\u00eave, car c\u2019est une des \nfatalit\u00e9s de l\u2019humanit\u00e9 d\u2019\u00eatre condamn\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9ternel \ncombat des fant\u00f4mes. L\u2019ombre est difficile \u00e0 prendre \n\u00e0 la gorge et \u00e0 terrasser. \nUn couvent en France, en plein midi du dix -\nneuvi\u00e8me si\u00e8cle, c\u2019est un coll\u00e8ge de hiboux faisant \nface au jour. Un clo\u00eetre, en flagrant d\u00e9lit d\u2019asc\u00e9tisme \nau beau milieu de la cit\u00e9 de 89, de 1830 et de 1848, \nRome s\u2019\u00e9panouissant dans Paris, c\u2019est un \nanachronisme. En temps ordinaire, pour dissoudre \nun anachronisme et le faire \u00e9vanouir, on n\u2019a qu\u2019\u00e0 lui \nfaire \u00e9peler le mill\u00e9sime. Ma is nous ne sommes point \nen temps ordinaire. \nCombattons. \nCombattons, mais distinguons. Le propre de la \nv\u00e9rit\u00e9, c\u2019est de n\u2019\u00eatre jamais excessive. Quel besoin a -\nt-elle d\u2019exag\u00e9rer? Il y a ce qu\u2019il faut d\u00e9truire, et il y a \nce qu\u2019il faut simplement \u00e9clairer et regarder. \nL\u2019examen bienveillant et grave, quelle force! \nN\u2019apportons point la flamme l\u00e0 o\u00f9 la lumi\u00e8re suffit. \nDonc, le dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle \u00e9tant donn\u00e9, nous \nsommes contraire, en th\u00e8se g\u00e9n\u00e9rale, et chez tous les \npeuples, en Asie comme en Europe, dans l\u2019Ind e comme en Turquie, aux claustrations asc\u00e9tiques. Qui \ndit couvent dit marais. Leur putrescibilit\u00e9 est \n\u00e9vidente, leur stagnation est malsaine, leur \nfermentation enfi\u00e8vre les peuples et les \u00e9tiole; leur \nmultiplication devient plaie d\u2019Egypte. Nous ne \npouvons penser sans effroi \u00e0 ces pays o\u00f9 les fakirs, \nles bonzes, les santons, les caloyers, les marabouts, \nles talapoins et les derviches pullulent jusqu\u2019au \nfourmillement vermineux. \nCela dit, la question religieuse subsiste. Cette \nquestion a de certains c\u00f4t\u00e9s mys t\u00e9rieux, presque \nredoutables; qu\u2019il nous soit permis de la regarder \nfixement. \n \n \n \n \nII, 7, 4 \n \n \n \n \nLe couvent au point de vue \ndes principes \n \n \n \n \n \nDes hommes se r\u00e9unissent et habitent en \ncommun. En vertu de quel droit? en vertu du droit \nd\u2019association. \nIls s\u2019enferment chez eux. En vertu de quel droit? \nen vertu du droit qu\u2019a tout homme d\u2019ouvrir ou de \nfermer sa porte. \nIls ne sortent pas. En vertu de quel droit? en vertu \ndu droit d\u2019aller et de venir, qui implique le droit de \nrester chez soi. L\u00e0, chez eux, q ue font -ils? \nIls parlent bas; ils baissent les yeux; ils travaillent. \nIls renoncent au monde, aux villes, aux sensualit\u00e9s, \naux plaisirs, aux vanit\u00e9s, aux orgueils, aux int\u00e9r\u00eats. Ils \nsont v\u00eatus de grosse laine ou de grosse toile. Pas un \nd\u2019eux ne poss\u00e8de en propri\u00e9t\u00e9 quoi que ce soit. En \nentrant l\u00e0, celui qui \u00e9tait riche se fait pauvre. Ce qu\u2019il \na, il le donne \u00e0 tous. Celui qui \u00e9tait ce qu\u2019on appelle \nnoble, gentilhomme et seigneur, est l\u2019\u00e9gal de celui qui \n\u00e9tait paysan. La cellule est identique pour tous. Tou s \nsubissent la m\u00eame tonsure, portent le m\u00eame froc, \nmangent le m\u00eame pain noir, dorment sur la m\u00eame \npaille, meurent sur la m\u00eame cendre. Le m\u00eame sac sur \nle dos, la m\u00eame corde autour des reins. Si le parti pris \nest d\u2019aller pieds nus, tous vont pieds nus. Il pe ut y \navoir l\u00e0 un prince, ce prince est la m\u00eame ombre que \nles autres. Plus de titres. Les noms de famille m\u00eame \nont disparu. Ils ne portent que des pr\u00e9noms. Tous \nsont courb\u00e9s sous l\u2019\u00e9galit\u00e9 des noms de bapt\u00eame. Ils \nont dissous la famille charnelle et constit u\u00e9 dans leur \ncommunaut\u00e9 la famille spirituelle. Ils n\u2019ont plus \nd\u2019autres parents que tous les hommes. Ils secourent \nles pauvres, ils soignent les malades. Ils \u00e9lisent ceux \nauxquels ils ob\u00e9issent. Ils se disent l\u2019un \u00e0 l\u2019autre : \nmon fr\u00e8re. Vous m\u2019arr\u00eatez, et vous vous \u00e9criez : \u2013 Mais c\u2019est \nl\u00e0 le couvent id\u00e9al! \nIl suffit que ce soit le couvent possible, pour que \nj\u2019en doive tenir compte. \nDe l\u00e0 vient que, dans le livre pr\u00e9c\u00e9dent, j\u2019ai parl\u00e9 \nd\u2019un couvent avec un accent respectueux. Le Moyen \nAge \u00e9cart\u00e9, l\u2019Asie \u00e9 cart\u00e9e, la question historique et \npolitique r\u00e9serv\u00e9e, au point de vue philosophique \npur, en dehors des n\u00e9cessit\u00e9s de la pol\u00e9mique \nmilitante, \u00e0 la condition que le monast\u00e8re soit \nabsolument volontaire et ne renferme que des \nconsentements, je consid\u00e9rerai to ujours la \ncommunaut\u00e9 claustrale avec une certaine gravit\u00e9 \nattentive et, \u00e0 quelques \u00e9gards, d\u00e9f\u00e9rente. L\u00e0 o\u00f9 il y a \nla communaut\u00e9, il y a la commune; l\u00e0 o\u00f9 il y a la \ncommune, il y a le droit. Le monast\u00e8re est le produit \nde la formule : Egalit\u00e9, Fraternit\u00e9. Oh! que la Libert\u00e9 \nest grande! et quelle transfiguration splendide! la \nLibert\u00e9 suffit \u00e0 transformer le monast\u00e8re en \nr\u00e9publique. \nContinuons. \nMais ces hommes, ou ces femmes, qui sont \nderri\u00e8re ces quatre murs, ils s\u2019habillent de bure, ils \nsont \u00e9gaux, ils s\u2019 appellent fr\u00e8res; c\u2019est bien; mais ils \nfont encore autre chose? Oui. \nQuoi? \nIls regardent l\u2019ombre, ils se mettent \u00e0 genoux, et ils \njoignent les mains. \nQu\u2019est -ce que cela signifie? \n \n \n \n \nII, 7, 5 \n \n \n \n \n \nLa pri\u00e8re \n \n \n \n \n \nIls prient. \nQui? \nDieu. \nPrier Dieu , que veut dire ce mot? \nY a-t-il un infini hors de nous? Cet infini est -il un, \nimmanent, permanent; n\u00e9cessairement substantiel, \npuisqu\u2019il est infini, et que, si la mati\u00e8re lui manquait, il \nserait born\u00e9 l\u00e0, n\u00e9cessairement intelligent, puisqu\u2019il \nest infini, et que, si l\u2019intelligence lui manquait, il serait fini l\u00e0? Cet infini \u00e9veille -t-il en nous l\u2019id\u00e9e d\u2019essence, \ntandis que nous ne pouvons nous attribuer \u00e0 nous -\nm\u00eames que l\u2019id\u00e9e d\u2019existence? En d\u2019autres termes, \nn\u2019est-il pas l\u2019absolu dont nous sommes le relat if? \nEn m\u00eame temps qu\u2019il y a un infini hors de nous, \nn\u2019y a-t-il pas un infini en nous? Ces deux infinis (quel \npluriel effrayant!) ne se superposent -ils pas l\u2019un \u00e0 \nl\u2019autre? Le second infini n\u2019est -il pas pour ainsi dire \nsous-jacent au premier? n\u2019en est -il pas le miroir, le \nreflet, l\u2019\u00e9cho, ab\u00eeme concentrique \u00e0 un autre ab\u00eeme? \nCe second infini est -il intelligent lui aussi? Pense -t-il? \naime-t-il? veut -il? Si les deux infinis sont intelligents, \nchacun d\u2019eux a un principe voulant, et il y a un moi \ndans l\u2019infini d\u2019 en haut comme il y a un moi dans \nl\u2019infini d\u2019en bas. Le moi d\u2019en bas, c\u2019est l\u2019\u00e2me; le moi \nd\u2019en haut, c\u2019est Dieu. \nMettre, par la pens\u00e9e, l\u2019infini d\u2019en bas en contact \navec l\u2019infini d\u2019en haut, cela s\u2019appelle prier. \nNe retirons rien \u00e0 l\u2019esprit humain; supprim er est \nmauvais. Il faut r\u00e9former et transformer. Certaines \nfacult\u00e9s de l\u2019homme sont dirig\u00e9es vers l\u2019Inconnu; la \npens\u00e9e, la r\u00eaverie, la pri\u00e8re. L\u2019Inconnu est un oc\u00e9an. \nQu\u2019est -ce que la conscience? C\u2019est la boussole de \nl\u2019Inconnu. Pens\u00e9e, r\u00eaverie, pri\u00e8re, ce sont l\u00e0 de \ngrands rayonnements myst\u00e9rieux. Respectons -les. O\u00f9 vont ces irradiations majestueuses de l\u2019\u00e2me? \u00e0 \nl\u2019ombre; c\u2019est -\u00e0-dire \u00e0 la lumi\u00e8re. \nLa grandeur de la d\u00e9mocratie, c\u2019est de ne rien nier \net de ne rien renier de l\u2019humanit\u00e9. Pr\u00e8s du droit de \nl\u2019Hom me, au moins \u00e0 c\u00f4t\u00e9, il y a le droit de l\u2019Ame. \nEcraser les fanatismes et v\u00e9n\u00e9rer l\u2019infini, telle est la \nloi. Ne nous bornons pas \u00e0 nous prosterner sous \nl\u2019arbre Cr\u00e9ation, et \u00e0 contempler ses immenses \nbranchages pleins d\u2019astres. Nous avons un devoir : \ntrava iller \u00e0 l\u2019\u00e2me humaine, d\u00e9fendre le myst\u00e8re contre \nle miracle, adorer l\u2019incompr\u00e9hensible et rejeter \nl\u2019absurde, n\u2019admettre, en fait d\u2019inexplicable, que le \nn\u00e9cessaire, assainir la croyance, \u00f4ter les superstitions \nde dessus la religion; \u00e9cheniller Dieu. \n \n \n \n \nII, 7, 6 \n \n \n \n \n \nBont\u00e9 absolue de la pri\u00e8re \n \n \n \n \n \nQuant au mode de prier, tous sont bons, pourvu \nqu\u2019ils soient sinc\u00e8res. Tournez votre livre \u00e0 l\u2019envers, \net soyez dans l\u2019infini. \nIl y a, nous le savons, une philosophie qui nie \nl\u2019infini. Il y a aussi une phi losophie, class\u00e9e \npathologiquement, qui nie le soleil; cette philosophie \ns\u2019appelle c\u00e9cit\u00e9. \nEriger un sens qui nous manque en source de \nv\u00e9rit\u00e9, c\u2019est un bel aplomb d\u2019aveugle. Le curieux, ce sont les airs hautains, sup\u00e9rieurs et \ncompatissants que prend, vi s-\u00e0-vis de la philosophie \nqui voit Dieu, cette philosophie \u00e0 t\u00e2tons. On croit \nentendre une taupe s\u2019\u00e9crier : Ils me font piti\u00e9 avec \nleur soleil! \nIl y a, nous le savons, d\u2019illustres et puissants \nath\u00e9es. Ceux -l\u00e0, au fond, ramen\u00e9s au vrai par leur \npuissance m \u00eame, ne sont pas bien s\u00fbrs d\u2019\u00eatre ath\u00e9es, \nce n\u2019est gu\u00e8re avec eux qu\u2019une affaire de d\u00e9finition, \net, dans tous les cas, s\u2019ils ne croient pas Dieu, \u00e9tant \nde grands esprits, ils prouvent Dieu. \nNous saluons en eux les philosophes, tout en \nqualifiant inexorabl ement leur philosophie. \nContinuons. \nL\u2019admirable aussi, c\u2019est la facilit\u00e9 \u00e0 se payer de \nmots. Une \u00e9cole m\u00e9taphysique du nord, un peu \nimpr\u00e9gn\u00e9e de brouillard, a cru faire une r\u00e9volution \ndans l\u2019entendement humain en rempla\u00e7ant le mot \nForce par le mot Volont \u00e9. \nDire : la plante veut; au lieu de : la plante cro\u00eet; \ncela serait f\u00e9cond, en effet, si l\u2019on ajoutait : l\u2019univers \nveut. Pourquoi? C\u2019est qu\u2019il en sortirait ceci : la plante \nveut, donc elle a un moi; l\u2019univers veut, donc il a un \nDieu. Quant \u00e0 nous, qui po urtant, au rebours de cette \n\u00e9cole, ne rejetons rien \u00e0 priori, une volont\u00e9 dans la \nplante, accept\u00e9e par cette \u00e9cole, nous para\u00eet plus \ndifficile \u00e0 admettre qu\u2019une volont\u00e9 dans l\u2019univers, \nni\u00e9e par elle. \nNier la volont\u00e9 de l\u2019infini, c\u2019est -\u00e0-dire Dieu, cela ne \nse peut qu\u2019\u00e0 la condition de nier l\u2019infini. Nous l\u2019avons \nd\u00e9montr\u00e9. \nLa n\u00e9gation de l\u2019infini m\u00e8ne droit au nihilisme. \nTout devient \u00abune conception de l\u2019esprit\u00bb. \nAvec le nihilisme pas de discussion possible. Car le \nnihiliste logique doute que son interlocu teur existe, et \nn\u2019est pas bien s\u00fbr d\u2019exister lui -m\u00eame. \nA son point de vue, il est possible qu\u2019il ne soit lui -\nm\u00eame pour lui -m\u00eame qu\u2019une \u00abconception de son \nesprit\u00bb. \nSeulement, il ne s\u2019aper\u00e7oit point que tout ce qu\u2019il a \nni\u00e9, il l\u2019admet en bloc, rien qu\u2019en p ronon\u00e7ant ce mot : \nEsprit. \nEn somme, aucune voie n\u2019est ouverte pour la \npens\u00e9e par une philosophie qui fait tout aboutir au \nmonosyllabe Non. \nA : Non, il n\u2019y a qu\u2019une r\u00e9ponse : Oui. \nLe nihilisme est sans port\u00e9e. Il n\u2019y a pas de n\u00e9ant. Z\u00e9ro n\u2019existe pas. Tout est \nquelque chose. Rien n\u2019est rien. \nL\u2019homme vit d\u2019affirmation plus encore que de \npain. \nVoir et montrer, cela m\u00eame ne suffit pas. La \nphilosophie doit \u00eatre une \u00e9nergie; elle doit avoir pour \neffort et pour effet d\u2019am\u00e9liorer l\u2019homme. Socrate doit \nentrer dans Adam et produire Marc -Aur\u00e8le; en \nd\u2019autres termes, faire sortir de l\u2019homme de la f\u00e9licit\u00e9, \nl\u2019homme de la sagesse. Changer l\u2019Eden en Lyc\u00e9e. La \nscience doit \u00eatre un cordial. Jouir, quel triste but et \nquelle ambition ch\u00e9tive! La brute jouit. Penser, voil \u00e0 \nle triomphe vrai de l\u2019\u00e2me. Tendre la pens\u00e9e \u00e0 la soif \ndes hommes, leur donner \u00e0 tous en \u00e9lixir la notion de \nDieu, faire fraterniser en eux la conscience et la \nscience, les rendre justes par cette confrontation \nmyst\u00e9rieuse, telle est la fonction de la phi losophie \nr\u00e9elle. La morale est un \u00e9panouissement de v\u00e9rit\u00e9s. \nContempler m\u00e8ne \u00e0 agir. L\u2019absolu doit \u00eatre pratique. \nIl faut que l\u2019id\u00e9al soit respirable, potable et \nmangeable \u00e0 l\u2019esprit humain. C\u2019est l\u2019id\u00e9al qui a le \ndroit de dire : Prenez, ceci est ma chair, ceci est mon sang . \nLa sagesse est une communion sacr\u00e9e. C\u2019est \u00e0 cette \ncondition qu\u2019elle cesse d\u2019\u00eatre un st\u00e9rile amour de la \nscience pour devenir le mode un et souverain du ralliement humain, et que de philosophie elle est \npromue religion. \nLa philosophie ne doit pas \u00eatre un encorbellement \nb\u00e2ti sur le myst\u00e8re pour le regarder \u00e0 son aise, sans \nautre r\u00e9sultat que d\u2019\u00eatre commode \u00e0 la curiosit\u00e9. \nPour nous, en ajournant le d\u00e9veloppement de \nnotre pens\u00e9e \u00e0 une autre occasion, nous nous \nbornons \u00e0 dire que nous ne comprenons ni l\u2019homme, \ncomme point de d\u00e9part, ni le progr\u00e8s comme but, \nsans ces deux forces qui sont les deux moteurs : \ncroire et aimer. \nLe progr\u00e8s est le but; l\u2019id\u00e9al est le type. \nQu\u2019est -ce que l\u2019id\u00e9al? C\u2019est Dieu. \nId\u00e9al, absolu, perfection, infini; mo ts identiques. \n \n \n \n \nII, 7, 7 \n \n \n \n \n \nPr\u00e9cautions \u00e0 prendre \ndans le bl\u00e2me \n \n \n \n \n \nL\u2019histoire et la philosophie ont d\u2019\u00e9ternels devoirs \nqui sont en m\u00eame temps des devoirs simples; \ncombattre Ca\u00efphe \u00e9v\u00eaque, Dracon juge, Trimalcion \nl\u00e9gislateur, Tib\u00e8re empereur; cela est clair, direct et \nlimpide, et n\u2019offre aucune obscurit\u00e9. Mais le droit de \nvivre \u00e0 part, m\u00eame avec ses inconv\u00e9nients et ses \nabus, veut \u00eatre constat\u00e9 et m\u00e9nag\u00e9. Le c\u00e9nobitisme \nest un probl\u00e8me humain. Lorsqu\u2019on parle des couvents, ces lieux d\u2019erreur, \nmais d\u2019innocence, d\u2019\u00e9garement, mais de bonne \nvolont\u00e9, d\u2019ignorance, mais de d\u00e9vouement, de \nsupplice, mais de martyre, il faut presque toujours \ndire oui et non. \nUn couvent, c\u2019est une contradiction. Pour but, le \nsalut; pour moyen, le sacrifice. Le couvent, c \u2019est le \nsupr\u00eame \u00e9go\u00efsme ayant pour r\u00e9sultante la supr\u00eame \nabn\u00e9gation. \nAbdiquer pour r\u00e9gner, semble \u00eatre la devise du \nmonachisme. \nAu clo\u00eetre, on souffre pour jouir. On tire une lettre \nde change sur la mort. On escompte en nuit terrestre \nla lumi\u00e8re c\u00e9leste. Au clo\u00eetre, l\u2019enfer est accept\u00e9 en \navance d\u2019hoirie sur le paradis. \nLa prise de voile ou de froc est un suicide pay\u00e9 \nd\u2019\u00e9ternit\u00e9. \nIl ne nous parait pas qu\u2019en un pareil sujet la \nmoquerie soit de mise. Tout y est s\u00e9rieux, le bien \ncomme le mal. \nL\u2019homme just e fronce le sourcil, mais ne sourit \njamais du mauvais sourire. Nous comprenons la \ncol\u00e8re, non la malignit\u00e9. \n \n \n \n \nII, 7, 8 \n \n \n \n \n \nFoi, loi \n \n \n \n \n \nEncore quelques mots. \nNous bl\u00e2mons l\u2019Eglise quand elle est satur\u00e9e \nd\u2019intrigue, nous m\u00e9prisons le spirituel \u00e2pre au \ntemporel; mais nous honorons partout l\u2019homme \npensif. \nNous saluons qui s\u2019agenouille. \nUne foi; c\u2019est l\u00e0 pour l\u2019homme le n\u00e9cessaire. \nMalheur \u00e0 qui ne croit rien! On n\u2019est pas inoccup\u00e9 parce qu\u2019on est absorb\u00e9. Il \ny a le labeur visible et le labeur invis ible. \nContempler, c\u2019est labourer; penser, c\u2019est agir. Les \nbras crois\u00e9s travaillent, les mains jointes font. Le \nregard au ciel est une \u0153uvre. \nThal\u00e8s resta quatre ans immobile. Il fonda la \nphilosophie. \nPour nous les c\u00e9nobites ne sont pas des oisifs, et \nles solitaires ne sont pas des fain\u00e9ants. \nSonger \u00e0 l\u2019Ombre est une chose s\u00e9rieuse. \nSans rien infirmer de ce que nous venons de dire, \nnous croyons qu\u2019un perp\u00e9tuel souvenir du tombeau \nconvient aux vivants. Sur ce point le pr\u00eatre et le \nphilosophe sont d\u2019accor d. Il faut mourir . L\u2019abb\u00e9 de La \nTrappe donne la r\u00e9plique \u00e0 Horace. \nM\u00ealer \u00e0 sa vie une certaine pr\u00e9sence du s\u00e9pulcre, \nc\u2019est la loi du sage; et c\u2019est la loi de l\u2019asc\u00e8te. Sous ce \nrapport l\u2019asc\u00e8te et le sage convergent. \nIl y a la croissance mat\u00e9rielle; nous la voulons. Il y \na aussi la grandeur morale; nous y tenons. \nLes esprits irr\u00e9fl\u00e9chis et rapides disent : \n\u2013 A quoi bon ces figures immobiles du c\u00f4t\u00e9 du \nmyst\u00e8re? \u00e0 quoi servent -elles? qu\u2019est -ce qu\u2019elles font? \nH\u00e9las! en pr\u00e9sence de l\u2019obscurit\u00e9 qui nous \nenvironne et qui nous attend, ne sachant pas ce que la dispersion immense fera de nous, nous \nr\u00e9pondons : Il n\u2019y a pas d\u2019\u0153uvre plus sublime peut -\n\u00eatre que celle que font ces \u00e2mes. Et nous ajoutons : Il \nn\u2019y a peut -\u00eatre pas de travail plus utile. \nIl faut bien ceu x qui prient toujours pour ceux qui \nne prient jamais. \nPour nous, toute la question est dans la quantit\u00e9 \nde pens\u00e9e qui se m\u00eale \u00e0 la pri\u00e8re. \nLeibnitz priant, cela est grand; Voltaire adorant, \ncela est beau. Deo erexit Voltaire . \nNous sommes pour la religio n contre les religions. \nNous sommes de ceux qui croient \u00e0 la mis\u00e8re des \noraisons et \u00e0 la sublimit\u00e9 de la pri\u00e8re. \nDu reste, dans cette minute que nous traversons, \nminute qui heureusement ne laissera point au dix -\nneuvi\u00e8me si\u00e8cle sa figure, \u00e0 cette heure o\u00f9 tant \nd\u2019hommes ont le front bas et l\u2019\u00e2me peu haute, parmi \ntant de vivants ayant pour morale de jouir, et occup\u00e9s \ndes choses courtes et difformes de la mati\u00e8re, \nquiconque s\u2019exile nous semble v\u00e9n\u00e9rable. Le \nmonast\u00e8re est un renoncement. Le sacrifice qui porte \n\u00e0 faux est encore le sacrifice. Prendre pour devoir \nune erreur s\u00e9v\u00e8re, cela a sa grandeur. \nPris en soi, et id\u00e9alement, et pour tourner autour \nde la v\u00e9rit\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 \u00e9puisement impartial de tous les aspects, le monast\u00e8re, le couvent de femmes surtout, \ncar d ans notre soci\u00e9t\u00e9 c\u2019est la femme qui souffre le \nplus, et dans cet exil du clo\u00eetre il y a de la \nprotestation, le couvent de femmes a \nincontestablement une certaine majest\u00e9. \nCette existence claustrale si aust\u00e8re et si morne, \ndont nous venons d\u2019indiquer quel ques lin\u00e9aments, ce \nn\u2019est pas la vie, car ce n\u2019est pas la libert\u00e9; ce n\u2019est pas \nla tombe, car ce n\u2019est pas la pl\u00e9nitude; c\u2019est le lieu \n\u00e9trange d\u2019o\u00f9 l\u2019on aper\u00e7oit, comme de la cr\u00eate d\u2019une \nhaute montagne, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 l\u2019ab\u00eeme o\u00f9 nous sommes, \nde l\u2019autre l\u2019ab\u00eeme o\u00f9 nous serons; c\u2019est une fronti\u00e8re \n\u00e9troite et brumeuse s\u00e9parant deux mondes, \u00e9clair\u00e9e et \nobscurcie par les deux \u00e0 la fois, o\u00f9 le rayon affaibli de \nla vie se m\u00eale au rayon vague de la mort; c\u2019est la \np\u00e9nombre du tombeau. \nQuant \u00e0 nous, qui ne croyons pas ce que ces \nfemmes croient, mais qui vivons comme elles par la \nfoi, nous n\u2019avons jamais pu consid\u00e9rer sans une \nesp\u00e8ce de terreur religieuse et tendre, sans une sorte \nde piti\u00e9 pleine d\u2019envie, ces cr\u00e9atures d\u00e9vou\u00e9es, \ntremblantes et confiantes, ces \u00e2mes humbles et \naugustes qui osent vivre au bord m\u00eame du myst\u00e8re, \nattendant, entre le monde qui est ferm\u00e9 et le ciel qui \nn\u2019est pas ouvert, tourn\u00e9es vers la clart\u00e9 qu\u2019on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de penser qu\u2019elles \nsavent o\u00f9 elle est, aspirant au gouffre e t \u00e0 l\u2019inconnu, \nl\u2019\u0153il fix\u00e9 sur l\u2019obscurit\u00e9 immobile, agenouill\u00e9es, \n\u00e9perdues, stup\u00e9faites, frissonnantes, \u00e0 demi soulev\u00e9es \n\u00e0 de certaines heures par les souffles profonds de \nl\u2019\u00e9ternit\u00e9. \n \n \n \n \nLIVRE HUITI\u00c8ME \n \n \nLES CIMETI \u00c8RES \nPRENNENT CE QU\u2019ON \nLEUR DONNE \n \n \n \n \nII, 8, 1 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 il est trait\u00e9 de la mani\u00e8re \nd\u2019entrer au couvent \n \n \n \n \n \nC\u2019est dans cette maison que Jean Valjean \u00e9tait, \ncomme avait dit Fauchelevent, \u00abtomb\u00e9 du ciel\u00bb. \nIl avait franchi le mur du jardin qui fait l\u2019angle de \nla rue Polonceau. Cet hymne des anges qu\u2019il avait \nentendu au milieu de la nuit, c\u2019\u00e9taient les religieuses \nchantant Matines; cette salle qu\u2019il avait entrevue dans \nl\u2019obscurit\u00e9, c\u2019\u00e9tait la chapelle; ce fant\u00f4me qu\u2019il avait \nvu \u00e9tendu \u00e0 terre, c\u2019\u00e9tait la s\u0153ur faisant la r\u00e9paration; ce grel ot dont le bruit l\u2019avait si \u00e9trangement surpris, \nc\u2019\u00e9tait le grelot du jardinier attach\u00e9 au genou du p\u00e8re \nFauchelevent. \nUne fois Cosette couch\u00e9e, Jean Valjean et \nFauchelevent avaient, comme on l\u2019a vu, soup\u00e9 d\u2019un \nverre de vin et d\u2019un morceau de fromage deva nt un \nbon fagot flambant; puis, le seul lit qu\u2019il y e\u00fbt dans la \nbaraque \u00e9tant occup\u00e9 par Cosette, ils s\u2019\u00e9taient jet\u00e9s \nchacun sur une botte de paille. Avant de fermer les \nyeux, Jean Valjean avait dit : \u2013 Il faut d\u00e9sormais que \nje reste ici. \u2013 Cette parole av ait trott\u00e9 toute la nuit \ndans la t\u00eate de Fauchelevent. \nA vrai dire, ni l\u2019un ni l\u2019autre n\u2019avaient dormi. \nJean Valjean, se sentant d\u00e9couvert et Javert sur sa \npiste, comprenait que lui et Cosette \u00e9taient perdus \ns\u2019ils rentraient dans Paris. Puisque le nouvea u coup \nde vent qui venait de souffler sur lui, l\u2019avait \u00e9chou\u00e9 \ndans ce clo\u00eetre, Jean Valjean n\u2019avait plus qu\u2019une \npens\u00e9e, y rester. Or, pour un malheureux dans sa \nposition, ce couvent \u00e9tait \u00e0 la fois le lieu le plus \ndangereux et le plus s\u00fbr; le plus dangereu x, car, aucun \nhomme ne pouvant y p\u00e9n\u00e9trer, si on l\u2019y d\u00e9couvrait, \nc\u2019\u00e9tait un flagrant d\u00e9lit, et Jean Valjean ne faisait \nqu\u2019un pas du couvent \u00e0 la prison; le plus s\u00fbr, car si \nl\u2019on parvenait \u00e0 s\u2019y faire accepter et \u00e0 y demeurer, qui viendrait vous chercher l\u00e0 ? Habiter un lieu \nimpossible, c\u2019\u00e9tait le salut. \nDe son c\u00f4t\u00e9, Fauchelevent se creusait la cervelle. Il \ncommen\u00e7ait par se d\u00e9clarer qu\u2019il n\u2019y comprenait rien. \nComment M. Madeleine se trouvait -il l\u00e0, avec les \nmurs qu\u2019il y avait? Des murs de clo\u00eetre ne \ns\u2019enjam bent pas. Comment s\u2019y trouvait -il avec un \nenfant? On n\u2019escalade pas une muraille \u00e0 pic avec un \nenfant dans ses bras. Qu\u2019\u00e9tait -ce que cet enfant? d\u2019o\u00f9 \nvenaient -ils tous les deux? Depuis que Fauchelevent \n\u00e9tait dans le couvent, il n\u2019avait plus entendu parler de \nMontreuil -sur-mer, et il ne savait rien de ce qui s\u2019\u00e9tait \npass\u00e9. Le p\u00e8re Madeleine avait cet air qui d\u00e9courage \nles questions; et d\u2019ailleurs Fauchelevent se disait : On \nne questionne pas un saint. M. Madeleine avait \nconserv\u00e9 pour lui tout son prestige. S eulement, de \nquelques mots \u00e9chapp\u00e9s \u00e0 Jean Valjean, le jardinier \ncrut pouvoir conclure que M. Madeleine avait \nprobablement fait faillite par la duret\u00e9 des temps, et \nqu\u2019il \u00e9tait poursuivi par ses cr\u00e9anciers; ou bien qu\u2019il \n\u00e9tait compromis dans une affaire po litique et qu\u2019il se \ncachait; ce qui ne d\u00e9plut point \u00e0 Fauchelevent, lequel, \ncomme beaucoup de nos paysans du nord, avait un \nvieux fond bonapartiste. Se cachant, M. Madeleine \navait pris le couvent pour asile, et il \u00e9tait simple qu\u2019il voul\u00fbt y rester. Mais l \u2019inexplicable, o\u00f9 Fauchelevent \nrevenait toujours et o\u00f9 il se cassait la t\u00eate, c\u2019\u00e9tait que \nM. Madeleine f\u00fbt l\u00e0, et qu\u2019il y f\u00fbt avec cette petite. \nFauchelevent les voyait, les touchait, leur parlait, et \nn\u2019y croyait pas. L\u2019incompr\u00e9hensible venait de faire \nson entr\u00e9e dans la cahute de Fauchelevent. \nFauchelevent \u00e9tait \u00e0 t\u00e2tons dans les conjectures, et ne \nvoyait plus rien de clair sinon ceci : M. Madeleine m\u2019a \nsauv\u00e9 la vie. Cette certitude unique suffisait, et le \nd\u00e9termina. Il se dit \u00e0 part lui : C\u2019est mon tour. Il \najouta dans sa conscience : M. Madeleine n\u2019a pas tant \nd\u00e9lib\u00e9r\u00e9 quand il s\u2019est agi de se fourrer sous la voiture \npour m\u2019en tirer. Il d\u00e9cida qu\u2019il sauverait M. \nMadeleine. \nIl se fit pourtant diverses questions et diverses \nr\u00e9ponses : \u2013 Apr\u00e8s ce qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 pour moi, si c\u2019\u00e9tait \nun voleur, le sauverais -je? tout de m\u00eame. Si c\u2019\u00e9tait un \nassassin, le sauverais -je? tout de m\u00eame. Puisque c\u2019est \nun saint, le sauverai -je? tout de m\u00eame. \nMais le faire rester dans le couvent, quel probl\u00e8me! \nDevant cette tentative presqu e chim\u00e9rique, \nFauchelevent ne recula point; ce pauvre paysan \npicard, sans autre \u00e9chelle que son d\u00e9vouement, sa \nbonne volont\u00e9, et un peu de cette vieille finesse \ncampagnarde mise cette fois au service d\u2019une intention g\u00e9n\u00e9reuse, entreprit d\u2019escalader les \nimpossibilit\u00e9s du clo\u00eetre et les rudes escarpements de \nla r\u00e8gle de saint Beno\u00eet. Le p\u00e8re Fauchelevent \u00e9tait un \nvieux qui toute sa vie avait \u00e9t\u00e9 \u00e9go\u00efste, et qui, \u00e0 la fin \nde ses jours, boiteux, infirme, n\u2019ayant plus aucun \nint\u00e9r\u00eat au monde, trouva doux d\u2019\u00eatre r econnaissant, \net voyant une vertueuse action \u00e0 faire, se jeta dessus \ncomme un homme qui, au moment de mourir, \nrencontrerait sous sa main un verre d\u2019un bon vin \ndont il n\u2019aurait jamais go\u00fbt\u00e9 et le boirait avidement. \nOn peut ajouter que l\u2019air qu\u2019il respirait depuis \nplusieurs ann\u00e9es d\u00e9j\u00e0 dans ce couvent avait d\u00e9truit la \npersonnalit\u00e9 en lui, et avait fini par lui rendre \nn\u00e9cessaire une bonne action quelconque. \nIl prit donc sa r\u00e9solution : se d\u00e9vouer \u00e0 M. \nMadeleine. \nNous venons de le qualifier pauvre paysan picar d. La \nqualification est juste, mais incompl\u00e8te. Au point de \ncette histoire o\u00f9 nous sommes, un peu de physiologie \ndu p\u00e8re Fauchelevent devient utile. Il \u00e9tait paysan, \nmais il avait \u00e9t\u00e9 tabellion, ce qui ajoutait de la chicane \n\u00e0 sa finesse, et de la p\u00e9n\u00e9trat ion \u00e0 sa na\u00efvet\u00e9. Ayant, \npour des causes diverses, \u00e9chou\u00e9 dans ses affaires, de \ntabellion il \u00e9tait tomb\u00e9 charretier et man\u0153uvre. Mais, \nen d\u00e9pit des jurons et des coups de fouet, n\u00e9cessaires aux chevaux, \u00e0 ce qu\u2019il para\u00eet, il \u00e9tait rest\u00e9 du \ntabellion en lui . Il avait quelque esprit naturel; il ne \ndisait ni j\u2019ons ni j\u2019avons; il causait, chose rare au \nvillage; et les autres paysans disaient de lui : il parle \nquasiment comme un monsieur \u00e0 chapeau. \nFauchelevent \u00e9tait en effet de cette esp\u00e8ce que le \nvocabulaire i mpertinent et l\u00e9ger du dernier si\u00e8cle \nqualifiait : demi-bourgeois , demi-manant ; et que les \nm\u00e9taphores tombant du ch\u00e2teau sur la chaumi\u00e8re, \n\u00e9tiquetaient dans le casier de la roture : un peu rustre , \nun peu citadin ; poivre et sel . Fauchelevent, quoique fort \n\u00e9prouv\u00e9 et fort us\u00e9 par le sort, esp\u00e8ce de pauvre \nvieille \u00e2me montrant la corde, \u00e9tait pourtant homme \nde premier mouvement, et tr\u00e8s spontan\u00e9; qualit\u00e9 \npr\u00e9cieuse qui emp\u00eache qu\u2019on soit jamais mauvais. Ses \nd\u00e9fauts et ses vices, car il en avait eu, \u00e9taient de \nsurface; en somme, sa physionomie \u00e9tait de celles qui \nr\u00e9ussissent pr\u00e8s de l\u2019observateur. Ce vieux visage \nn\u2019avait aucune de ces f\u00e2cheuses rides du haut du \nfront qui signifient m\u00e9chancet\u00e9 ou b\u00eatise. \nAu point du jour, ayant \u00e9norm\u00e9ment song\u00e9, le \np\u00e8re Fauchelev ent ouvrit les yeux et vit M. Madeleine \nqui, assis sur sa botte de paille, regardait Cosette \ndormir. Fauchelevent se dressa sur son s\u00e9ant et dit : \u2013 Maintenant que vous \u00eates ici, comment allez -\nvous faire pour y entrer? \nCe mot r\u00e9sumait la situation, et r\u00e9 veilla Jean \nValjean de sa r\u00eaverie. \nLes deux bonshommes tinrent conseil. \n\u2013 D\u2019abord, dit Fauchelevent, vous allez \ncommencer par ne pas mettre les pieds hors de cette \nchambre, la petite ni vous. Un pas dans le jardin, \nnous sommes flamb\u00e9s. \n\u2013 C\u2019est juste. \n\u2013 Monsieur Madeleine, reprit Fauchelevent, vous \n\u00eates arriv\u00e9 dans un moment tr\u00e8s bon, je veux dire tr\u00e8s \nmauvais, il y a une de ces dames fort malade. Cela fait \nqu\u2019on ne regardera pas beaucoup de notre c\u00f4t\u00e9. Il \npara\u00eet qu\u2019elle se meurt. On dit les pri\u00e8res de q uarante \nheures. Toute la communaut\u00e9 est en l\u2019air. \u00c7a les \noccupe. Celle qui est en train de s\u2019en aller est une \nsainte. Au fait, nous sommes tous des saints ici; toute \nla diff\u00e9rence entre elles et moi, c\u2019est qu\u2019elles disent : \nnotre cellule, et que je dis : ma piolle. Il va y avoir \nl\u2019oraison pour les agonisants, et puis l\u2019oraison pour \nles morts. Pour aujourd\u2019hui nous serons tranquilles \nici; mais je ne r\u00e9ponds pas de demain. \n\u2013 Pourtant, observa Jean Valjean, cette baraque est \ndans le rentrant du mur, elle est cach\u00e9e par une esp\u00e8ce de ruine, il y a des arbres, on ne la voit pas du \ncouvent. \n\u2013 Et j\u2019ajoute que les religieuses n\u2019en approchent \njamais. \n\u2013 Eh bien? fit Jean Valjean. \nLe point d\u2019interrogation qui accentuait cet : eh \nbien, signifiait : il me semble qu\u2019o n peut y demeurer \ncach\u00e9. C\u2019est \u00e0 ce point d\u2019interrogation que \nFauchelevent r\u00e9pondit : \n\u2013 Il y a les petites. \n\u2013 Quelles petites? demanda Jean Valjean. \nComme Fauchelevent ouvrait la bouche pour \nexpliquer le mot qu\u2019il venait de prononcer, une \ncloche sonna u n coup. \n\u2013 La religieuse est morte, dit -il. Voici le glas. \nEt il fit signe \u00e0 Jean Valjean d\u2019\u00e9couter. \nLa cloche sonna un second coup. \n\u2013 C\u2019est le glas, monsieur Madeleine. La cloche va \ncontinuer de minute en minute pendant vingt -quatre \nheures jusqu\u2019\u00e0 la s ortie du corps de l\u2019\u00e9glise. Voyez -\nvous, \u00e7a joue. Aux r\u00e9cr\u00e9ations il suffit qu\u2019une balle \nroule pour qu\u2019elles s\u2019en viennent, malgr\u00e9 les d\u00e9fenses, \nchercher et fourbanser partout par ici. C\u2019est des \ndiables, ces ch\u00e9rubins -l\u00e0. \n\u2013 Qui? demanda Jean Valjean. \u2013 Les petites. Vous seriez bien vite d\u00e9couvert, \nallez. Elles crieraient : Tiens! un homme! Mais il n\u2019y a \npas de danger aujourd\u2019hui. Il n\u2019y aura pas de \nr\u00e9cr\u00e9ation. La journ\u00e9e va \u00eatre tout pri\u00e8res. Vous \nentendez la cloche. Comme je vous le disais, un coup \npar mi nute. C\u2019est le glas. \n\u2013 Je comprends, p\u00e8re Fauchelevent. Il y a des \npensionnaires. \nEt Jean Valjean pensa \u00e0 part lui : \n\u2013 Ce serait l\u2019\u00e9ducation de Cosette toute trouv\u00e9e. \nFauchelevent s\u2019exclama : \n\u2013 Pardine! s\u2019il y a des petites filles! Et qui \npiailleraien t autour de vous! et qui se sauveraient! Ici, \n\u00eatre homme, c\u2019est avoir la peste. Vous voyez bien \nqu\u2019on m\u2019attache un grelot \u00e0 la patte comme \u00e0 une \nb\u00eate f\u00e9roce. \nJean Valjean songeait de plus en plus \nprofond\u00e9ment. \u2013 Ce couvent nous sauverait, \nmurmurait -il. Pu is il \u00e9leva la voix : \n\u2013 Oui, le difficile, c\u2019est de rester. \n\u2013 Non, dit Fauchelevent, c\u2019est de sortir. \nJean Valjean sentit le sang lui refluer au c\u0153ur. \n\u2013 Sortir! \n\u2013 Oui, monsieur Madeleine, pour rentrer, il faut \nque vous sortiez. Et, apr\u00e8s avoir laiss\u00e9 passer un coup de cloche du \nglas, Fauchelevent poursuivit : \n\u2013 On ne peut pas vous trouver ici comme \u00e7a. D\u2019o\u00f9 \nvenez -vous? Pour moi vous tombez du ciel, parce \nque je vous connais; mais des religieuses, \u00e7a a besoin \nqu\u2019on entre par la porte. \nTout \u00e0 coup on entendit une sonnerie assez \ncompliqu\u00e9e d\u2019une autre cloche. \n\u2013 Ah! dit Fauchelevent, on sonne les m\u00e8res \nvocales. Elles vont au chapitre. On tient toujours \nchapitre quand quelqu\u2019un est mort. Elle est morte au \npoint du jour. C\u2019est ordinairement au point du jo ur \nqu\u2019on meurt. Mais est -ce que vous ne pourriez pas \nsortir par o\u00f9 vous \u00eates entr\u00e9? Voyons, ce n\u2019est pas \npour vous faire une question, par o\u00f9 \u00eates -vous entr\u00e9? \nJean Valjean devint p\u00e2le. La seule id\u00e9e de \nredescendre dans cette rue formidable le faisait \nfrissonner. Sortez d\u2019une for\u00eat pleine de tigres, et, une \nfois dehors, imaginez -vous un conseil d\u2019ami qui vous \nengage \u00e0 y rentrer. Jean Valjean se figurait toute la \npolice encore grouillante dans le quartier, des agents \nen observation, des vedettes partout, d\u2019a ffreux poings \ntendus vers son collet, Javert peut -\u00eatre au coin du \ncarrefour. \u2013 Impossible! dit -il. P\u00e8re Fauchelevent, mettez que \nje suis tomb\u00e9 de l\u00e0 -haut. \n\u2013 Mais je le crois, je le crois, reprit Fauchelevent. \nVous n\u2019avez pas besoin de me le dire. Le bon Dieu \nvous aura pris dans sa main pour vous regarder de \npr\u00e8s, et puis vous aura l\u00e2ch\u00e9. Seulement il voulait \nvous mettre dans un couvent d\u2019hommes; il s\u2019est \ntromp\u00e9. Allons, encore une sonnerie. Celle -ci est \npour avertir le portier d\u2019aller pr\u00e9venir la municipa lit\u00e9 \npour qu\u2019elle aille pr\u00e9venir le m\u00e9decin des morts pour \nqu\u2019il vienne voir qu\u2019il y a une morte. Tout \u00e7a, c\u2019est la \nc\u00e9r\u00e9monie de mourir. Elles n\u2019aiment pas beaucoup \ncette visite -l\u00e0, ces bonnes dames. Un m\u00e9decin, \u00e7a ne \ncroit \u00e0 rien. Il l\u00e8ve le voile. Il l\u00e8v e m\u00eame quelquefois \nautre chose. Comme elles ont vite fait avertir le \nm\u00e9decin, cette fois -ci! Qu\u2019est -ce qu\u2019il y a donc? Votre \npetite dort toujours. Comment se nomme -t-elle? \n\u2013 Cosette. \n\u2013 C\u2019est votre fille? comme qui dirait : vous seriez \nson grand -p\u00e8re? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Pour elle, sortir d\u2019ici, ce sera facile. J\u2019ai ma porte \nde service qui donne sur la cour. Je cogne. Le portier \nouvre. J\u2019ai ma hotte sur le dos, la petite est dedans. Je \nsors. Le p\u00e8re Fauchelevent sort avec sa hotte, c\u2019est tout simple. Vous direz \u00e0 l a petite de se tenir bien \ntranquille. Elle sera sous la b\u00e2che. Je la d\u00e9poserai le \ntemps qu\u2019il faudra chez une vieille bonne amie de \nfruiti\u00e8re que j\u2019ai rue du Chemin -Vert, qui est sourde \net o\u00f9 il y a un petit lit. Je crierai dans l\u2019oreille \u00e0 la \nfruiti\u00e8re qu e c\u2019est une ni\u00e8ce \u00e0 moi, et de me la garder \njusqu\u2019\u00e0 demain. Puis la petite rentrera avec vous. Car \nje vous ferai rentrer. Il le faudra bien. Mais vous, \ncomment ferez -vous pour sortir? \nJean Valjean hocha la t\u00eate. \n\u2013 Que personne ne me voie, tout est l\u00e0, p\u00e8 re \nFauchelevent. Trouvez moyen de me faire sortir \ncomme Cosette dans une hotte et sous une b\u00e2che. \nFauchelevent se grattait le bas de l\u2019oreille avec le \nm\u00e9dium de la main gauche, signe de s\u00e9rieux \nembarras. \nUne troisi\u00e8me sonnerie fit diversion. \n\u2013 Voici le m\u00e9decin des morts qui s\u2019en va, dit \nFauchelevent. Il a regard\u00e9, et dit : elle est morte, c\u2019est \nbon. Quand le m\u00e9decin a vis\u00e9 le passeport pour le \nparadis, les pompes fun\u00e8bres envoient une bi\u00e8re. Si \nc\u2019est une m\u00e8re, les m\u00e8res l\u2019ensevelissent; si c\u2019est une \ns\u0153ur , les s\u0153urs l\u2019ensevelissent. Apr\u00e8s quoi, je cloue. \nCela fait partie de mon jardinage. Un jardinier est un \npeu un fossoyeur. On la met dans une salle basse de l\u2019\u00e9glise qui communique \u00e0 la rue et o\u00f9 pas un homme \nne peut entrer que le m\u00e9decin des morts. Je ne \ncompte pas pour des hommes les croque -morts et \nmoi. C\u2019est dans cette salle que je cloue la bi\u00e8re. Les \ncroque -morts viennent la prendre, et fouette cocher! \nc\u2019est comme cela qu\u2019on s\u2019en va au ciel. On apporte \nune bo\u00eete o\u00f9 il n\u2019y a rien, on la remporte avec \nquelque chose dedans. Voil\u00e0 ce que c\u2019est qu\u2019un \nenterrement. De profundis. \nUn rayon de soleil horizontal effleurait le visage de \nCosette endormie qui entrouvrait vaguement la \nbouche, et avait l\u2019air d\u2019un ange buvant de la lumi\u00e8re. \nJean Valjean s\u2019\u00e9tait remis \u00e0 la regarder. Il n\u2019\u00e9coutait \nplus Fauchelevent. \nN\u2019\u00eatre pas \u00e9cout\u00e9, ce n\u2019est pas une raison pour se \ntaire. Le brave vieux jardinier continuait paisiblement \nson rab\u00e2chage : \n\u2013 On fait la fosse au cimeti\u00e8re Vaugirard. On \npr\u00e9tend qu\u2019on va le supprimer, ce cim eti\u00e8re \nVaugirard. C\u2019est un ancien cimeti\u00e8re qui est en \ndehors des r\u00e8glements, qui n\u2019a pas l\u2019uniforme, et qui \nva prendre sa retraite. C\u2019est dommage, car il est \ncommode. J\u2019ai l\u00e0 un ami, le p\u00e8re Mestienne, le \nfossoyeur. Les religieuses d\u2019ici ont un privil\u00e8ge, c\u2019est \nd\u2019\u00eatre port\u00e9es \u00e0 ce cimeti\u00e8re -l\u00e0 \u00e0 la tomb\u00e9e de la nuit. Il y a un arr\u00eat\u00e9 de la pr\u00e9fecture expr\u00e8s pour elles. \nMais que d\u2019\u00e9v\u00e9nements depuis hier! la m\u00e8re \nCrucifixion est morte, et le p\u00e8re Madeleine... \n\u2013 Est enterr\u00e9, dit Jean Valjean souriant tristem ent. \nFauchelevent fit ricocher le mot. \n\u2013 Dame! si vous \u00e9tiez ici tout \u00e0 fait, ce serait un \nv\u00e9ritable enterrement. \nUne quatri\u00e8me sonnerie \u00e9clata. Fauchelevent \nd\u00e9tacha vivement du clou la genouill\u00e8re \u00e0 grelot et la \nreboucla \u00e0 son genou. \n\u2013 Cette fois, c\u2019e st moi. La m\u00e8re prieure me \ndemande. Bon, je me pique \u00e0 l\u2019ardillon de ma boucle. \nMonsieur Madeleine, ne bougez pas, et attendez -moi. \nIl y a du nouveau. Si vous avez faim, il y a l\u00e0 le vin, le \npain et le fromage. \nEt il sortit de la cahute en disant : On y v a! on y \nva! \nJean Valjean le vit se h\u00e2ter \u00e0 travers le jardin, aussi \nvite que sa jambe torse le lui permettait, tout en \nregardant de c\u00f4t\u00e9 ses melonni\u00e8res. \nMoins de dix minutes apr\u00e8s, le p\u00e8re Fauchelevent, \ndont le grelot mettait sur son passage les religie uses \nen d\u00e9route, frappait un petit coup \u00e0 une porte, et une \nvoix douce r\u00e9pondait : A jamais. A jamais , c\u2019est -\u00e0-\ndire : Entrez . Cette porte \u00e9tait celle du parloir r\u00e9serv\u00e9 au \njardinier pour les besoins du service. Ce parloir \u00e9tait \ncontigu \u00e0 la salle du chapi tre. La prieure, assise sur \nl\u2019unique chaise du parloir, attendait Fauchelevent. \n \n \n \n \nII, 8, 2 \n \n \n \n \n \nFauchelevent en pr\u00e9sence de la \ndifficult\u00e9 \n \n \n \n \n \nAvoir l\u2019air agit\u00e9 et grave, cela est particulier, dans \nles occasions critiques, \u00e0 de certains caract\u00e8res et \u00e0 de \ncertaines professions, notamment aux pr\u00eatres et aux \nreligieux. Au moment o\u00f9 Fauchelevent entra, cette \ndouble forme de la pr\u00e9occupation \u00e9tait empreinte sur \nla physionomie de la prieure, qui \u00e9tait cette \ncharmante et savante Mlle de Blemeur, m\u00e8re \nInno cente, ordinairement gaie. Le jardinier fit un salut craintif, et resta sur le seuil \nde la cellule. La prieure, qui \u00e9grenait son rosaire, leva \nles yeux et dit : \n\u2013 Ah! c\u2019est vous, p\u00e8re Fauvent. \nCette abr\u00e9viation avait \u00e9t\u00e9 adopt\u00e9e dans le \ncouvent. \nFauche levent recommen\u00e7a son salut. \n\u2013 P\u00e8re Fauvent, je vous ai fait appeler. \n\u2013 Me voici, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. \n\u2013 J\u2019ai \u00e0 vous parler. \n\u2013 Et moi, de mon c\u00f4t\u00e9, dit Fauchelevent avec une \nhardiesse dont il avait peur int\u00e9rieurement, j\u2019ai \nquelque chose \u00e0 dire \u00e0 la tr\u00e8s r\u00e9 v\u00e9rende m\u00e8re. \nLa prieure le regarda. \n\u2013 Ah! vous avez une communication \u00e0 me faire. \n\u2013 Une pri\u00e8re. \n\u2013 Eh bien, parlez. \nLe bonhomme Fauchelevent, ex -tabellion, \nappartenait \u00e0 la cat\u00e9gorie des paysans qui ont de \nl\u2019aplomb. Une certaine ignorance habile est u ne \nforce; on ne s\u2019en d\u00e9fie pas et cela vous prend. Depuis \nun peu plus de deux ans qu\u2019il habitait le couvent, \nFauchelevent avait r\u00e9ussi dans la communaut\u00e9. \nToujours solitaire, et tout en vaquant \u00e0 son jardinage, \nil n\u2019avait gu\u00e8re autre chose \u00e0 faire que d\u2019\u00eat re curieux. A distance comme il \u00e9tait de toutes ces femmes \nvoil\u00e9es allant et venant, il ne voyait gu\u00e8re devant lui \nqu\u2019une agitation d\u2019ombres. A force d\u2019attention et de \np\u00e9n\u00e9tration, il \u00e9tait parvenu \u00e0 remettre de la chair \ndans tous ces fant\u00f4mes, et ces mort es vivaient pour \nlui. Il \u00e9tait comme un sourd dont la vue s\u2019allonge et \ncomme un aveugle dont l\u2019ou\u00efe s\u2019aiguise. Il s\u2019\u00e9tait \nappliqu\u00e9 \u00e0 d\u00e9m\u00ealer le sens des diverses sonneries, et il \ny \u00e9tait arriv\u00e9, de sorte que ce clo\u00eetre \u00e9nigmatique et \ntaciturne n\u2019avait rien de cach\u00e9 pour lui; ce sphinx lui \nbavardait tous ses secrets \u00e0 l\u2019oreille. Fauchelevent, \nsachant tout, cachait tout. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 son art. Tout le \ncouvent le croyait stupide. Grand m\u00e9rite en religion. \nLes m\u00e8res vocales faisaient cas de Fauchelevent. \nC\u2019\u00e9tait u n curieux muet. Il inspirait la confiance. En \noutre, il \u00e9tait r\u00e9gulier, et ne sortait que pour les \nn\u00e9cessit\u00e9s d\u00e9montr\u00e9es du verger et du potager. Cette \ndiscr\u00e9tion d\u2019allures lui \u00e9tait compt\u00e9e. Il n\u2019en avait pas \nmoins fait jaser deux hommes; au couvent, le p ortier, \net il savait les particularit\u00e9s du parloir; et, au \ncimeti\u00e8re, le fossoyeur, et il savait les singularit\u00e9s de \nla s\u00e9pulture; de la sorte, il avait, \u00e0 l\u2019endroit de ces \nreligieuses, une double lumi\u00e8re, l\u2019une sur la vie, l\u2019autre \nsur la mort. Mais il n\u2019a busait de rien. La congr\u00e9gation \ntenait \u00e0 lui. Vieux, boiteux, n\u2019y voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualit\u00e9s! On l\u2019e\u00fbt \ndifficilement remplac\u00e9. \nLe bonhomme, avec l\u2019assurance de celui qui se \nsent appr\u00e9ci\u00e9, entama, vis -\u00e0-vis de la r\u00e9v\u00e9rende \nprieure, une harangue campagnarde assez diffuse et \ntr\u00e8s profonde. Il parla longuement de son \u00e2ge, de ses \ninfirmit\u00e9s, de la surcharge des ann\u00e9es comptant \ndouble d\u00e9sormais pour lui, des exigences croissantes \ndu travail, de la grandeur du jardin, des nuits \u00e0 pa sser, \ncomme la derni\u00e8re, par exemple, o\u00f9 il avait fallu \nmettre des paillassons sur les melonni\u00e8res \u00e0 cause de \nla lune, et il finit par aboutir \u00e0 ceci : qu\u2019il avait un \nfr\u00e8re, \u2013 (la prieure fit un mouvement) \u2013 un fr\u00e8re \npoint jeune, \u2013 (second mouvement de la prieure, mais \nmouvement rassur\u00e9) \u2013 que, si on le voulait bien, ce \nfr\u00e8re pourrait venir loger avec lui et l\u2019aider, qu\u2019il \u00e9tait \nexcellent jardinier, que la communaut\u00e9 en tirerait de \nbons services, meilleurs que les siens \u00e0 lui; \u2013 que, \nautrement, si l\u2019on n\u2019ad mettait point son fr\u00e8re, \ncomme, lui, l\u2019a\u00een\u00e9, il se sentait cass\u00e9, et insuffisant \u00e0 la \nbesogne, il serait, avec bien du regret, oblig\u00e9 de s\u2019en \naller; \u2013 et que son fr\u00e8re avait une petite fille qu\u2019il \nam\u00e8nerait avec lui, qui s\u2019\u00e9l\u00e8verait en Dieu dans la \nmaison, et qui peut -\u00eatre, qui sait? ferait une religieuse \nun jour. Quand il eut fini de parler, la prieure interrompit le \nglissement de son rosaire entre ses doigts, et lui dit : \n\u2013 Pourriez -vous, d\u2019ici \u00e0 ce soir, vous procurer une \nforte barre de fer? \n\u2013 Pour qu oi faire? \n\u2013 Pour servir de levier. \n\u2013 Oui, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re, r\u00e9pondit Fauchelevent. \nLa prieure, sans ajouter une parole, se leva, et \nentra dans la chambre voisine, qui \u00e9tait la salle du \nchapitre et o\u00f9 les m\u00e8res vocales \u00e9taient probablement \nassembl\u00e9es. Fauc helevent demeura seul. \n \n \n \n \nII, 8, 3 \n \n \n \n \n \nM\u00e8re Innocente \n \n \n \n \n \n \nUn quart d\u2019heure environ s\u2019\u00e9coula. La prieure \nrentra et revint s\u2019asseoir sur la chaise. \nLes deux interlocuteurs semblaient pr\u00e9occup\u00e9s. \nNous st\u00e9nographions de notre mieux le dialogue qui \ns\u2019engagea. \n\u2013 P\u00e8re Fauvent? \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re? \n\u2013 Vous connaissez la chapelle? \u2013 J\u2019y ai une petite cage pour entendre la messe et \nles offices. \n\u2013 Et vous \u00eates entr\u00e9 dans le ch\u0153ur pour votre \nouvrage? \n\u2013 Deux ou trois fois. \n\u2013 Il s\u2019agit de soulever une pierr e. \n\u2013 Lourde? \n\u2013 La dalle du pav\u00e9 qui est \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l\u2019autel. \n\u2013 La pierre qui ferme le caveau? \n\u2013 Oui. \n\u2013 C\u2019est l\u00e0 une occasion o\u00f9 il serait bon d\u2019\u00eatre deux \nhommes. \n\u2013 La m\u00e8re Ascension, qui est forte comme un \nhomme, vous aidera. \n\u2013 Une femme n\u2019est jamais un homme. \n\u2013 Nous n\u2019avons qu\u2019une femme pour vous aider. \nChacun fait ce qu\u2019il peut. Parce que dom Mabillon \ndonne quatre cent dix -sept \u00e9p\u00eetres de saint Bernard et \nque Merlonus Horstius n\u2019en donne que trois cent \nsoixante -sept, je ne m\u00e9prise point Merlonus Hor stius. \n\u2013 Ni moi non plus. \n\u2013 Le m\u00e9rite est de travailler selon ses forces. Un \nclo\u00eetre n\u2019est pas un chantier. \n\u2013 Et une femme n\u2019est pas un homme. C\u2019est mon \nfr\u00e8re qui est fort! \u2013 Et puis vous aurez un levier. \n\u2013 C\u2019est la seule esp\u00e8ce de clef qui aille \u00e0 ce s \nesp\u00e8ces de portes. \n\u2013 Il y a un anneau \u00e0 la pierre. \n\u2013 J\u2019y passerai le levier. \n\u2013 Et la pierre est arrang\u00e9e de fa\u00e7on \u00e0 pivoter. \n\u2013 C\u2019est bien, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. J\u2019ouvrirai le caveau. \n\u2013 Et les quatre m\u00e8res chantres vous assisteront. \n\u2013 Et quand le caveau s era ouvert? \n\u2013 Il faudra le refermer. \n\u2013 Sera-ce tout? \n\u2013 Non. \n\u2013 Donnez -moi vos ordres, tr\u00e8s r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. \n\u2013 Fauvent, nous avons confiance en vous. \n\u2013 Je suis ici pour tout faire. \n\u2013 Et pour tout taire. \n\u2013 Oui, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. \n\u2013 Quand le caveau sera o uvert... \n\u2013 Je le refermerai. \n\u2013 Mais auparavant... \n\u2013 Quoi, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re? \n\u2013 Il faudra y descendre quelque chose. \nIl y eut un silence. La prieure, apr\u00e8s une moue de \nla l\u00e8vre inf\u00e9rieure qui ressemblait \u00e0 de l\u2019h\u00e9sitation, le \nrompit. \u2013 P\u00e8re Fauvent? \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re? \n\u2013 Vous savez qu\u2019une m\u00e8re est morte ce matin. \n\u2013 Non. \n\u2013 Vous n\u2019avez donc pas entendu la cloche? \n\u2013 On n\u2019entend rien au fond du jardin. \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9? \n\u2013 C\u2019est \u00e0 peine si je distingue ma sonnerie. \n\u2013 Elle est morte \u00e0 la pointe du jour. \n\u2013 Et puis, ce matin, le vent ne portait pas de mon \nc\u00f4t\u00e9. \n\u2013 C\u2019est la m\u00e8re Crucifixion. Une bienheureuse. \nLa prieure se tut, remua un moment les l\u00e8vres, \ncomme pour une oraison mentale, et reprit : \n\u2013 Il y a trois ans, rien que pour avoir vu prier la \nm\u00e8re Crucif ixion, une jans\u00e9niste, madame de \nB\u00e9thune, s\u2019est faite orthodoxe. \n\u2013 Ah oui, j\u2019entends le glas maintenant, r\u00e9v\u00e9rende \nm\u00e8re. \n\u2013 Les m\u00e8res l\u2019ont port\u00e9e dans la chambre des \nmortes qui donne dans l\u2019\u00e9glise. \n\u2013 Je sais. \n\u2013 Aucun autre homme que vous ne peut et ne doit \nentrer dans cette chambre -l\u00e0. Veillez -y bien. Il ferait beau voir qu\u2019un homme entr\u00e2t dans la chambre des \nmortes! \n\u2013 Plus souvent! \n\u2013 Hein? \n\u2013 Plus souvent! \n\u2013 Qu\u2019est -ce que vous dites? \n\u2013 Je dis plus souvent. \n\u2013 Plus souvent que quoi? \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8r e, je ne dis pas plus souvent que \nquoi, je dis plus souvent. \n\u2013 Je ne vous comprends pas. Pourquoi dites -vous \nplus souvent? \n\u2013 Pour dire comme vous, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. \n\u2013 Mais je n\u2019ai pas dit plus souvent. \n\u2013 Vous ne l\u2019avez pas dit, mais je l\u2019ai dit pour dire \ncomme vous. \nEn ce moment neuf heures sonn\u00e8rent. \n\u2013 A neuf heures du matin et \u00e0 toute heure lou\u00e9 \nsoit et ador\u00e9 le Tr\u00e8s Saint Sacrement de l\u2019autel, dit la \nprieure. \n\u2013 Amen, dit Fauchelevent. \nL\u2019heure sonna \u00e0 propos. Elle coupa court \u00e0 Plus \nSouvent. Il est probable que sans elle la prieure et \nFauchelevent ne se fussent jamais tir\u00e9s de cet \n\u00e9cheveau. Fauchelevent s\u2019essuya le front. \nLa prieure fit un nouveau petit murmure int\u00e9rieur, \nprobablement sacr\u00e9, puis haussa la voix. \n\u2013 De son vivant, m\u00e8re Crucifixion f aisait des \nconversions; apr\u00e8s sa mort elle fera des miracles. \n\u2013 Elle en fera! r\u00e9pondit Fauchelevent embo\u00eetant le \npas, et faisant effort pour ne plus broncher \nd\u00e9sormais. \n\u2013 P\u00e8re Fauvent, la communaut\u00e9 a \u00e9t\u00e9 b\u00e9nie en la \nm\u00e8re Crucifixion. Sans doute il n\u2019est point donn\u00e9 \u00e0 \ntout le monde de mourir comme le cardinal de \nB\u00e9rulle en disant la sainte messe, et d\u2019exhaler son \n\u00e2me vers Dieu en pronon\u00e7ant ces paroles : Hanc igitur \noblationem . Mais, sans atteindre \u00e0 tant de bonheur, la \nm\u00e8re Crucifixion a eu une mort tr\u00e8s pr\u00e9cieuse. Elle a \neu sa connaissance jusqu\u2019au dernier instant. Elle nous \nparlait, puis elle parlait aux anges. Elle nous a fait ses \nderniers commandements. Si vous aviez un peu plus \nde foi, et si vous aviez pu \u00eatre dans sa cellule, elle \nvous aurait gu\u00e9ri votre jambe en y touchant. Elle \nsouriait. On sentait qu\u2019elle ressuscitait en Dieu. Il y a \neu du paradis dans cette mort -l\u00e0. \nFauchelevent crut que c\u2019\u00e9tait une oraison qui \nfinissait. \n\u2013 Amen, dit -il. \u2013 P\u00e8re Fauvent, il faut faire ce que veulent les \nmorts. \nLa prieure d\u00e9vida quelques grains de son chapelet. \nFauchelevent se taisait. Elle poursuivit. \n\u2013 J\u2019ai consult\u00e9 sur cette question plusieurs \neccl\u00e9siastiques travaillant en Notre -Seigneur qui \ns\u2019occupent dans l\u2019exercice de la vie cl\u00e9ricale et qui \nfont un frui t admirable. \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re, on entend bien mieux le glas \nd\u2019ici que dans le jardin. \n\u2013 D\u2019ailleurs, c\u2019est plus qu\u2019une morte, c\u2019est une \nsainte. \n\u2013 Comme vous, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. \n\u2013 Elle couchait dans son cercueil depuis vingt ans, \npar permission expresse de notre saint -p\u00e8re Pie VII. \n\u2013 Celui qui a couronn\u00e9 l\u2019emp... Buonaparte. \nPour un habile homme comme Fauchelevent, le \nsouvenir \u00e9tait malencontreux. Heureusement la \nprieure, toute \u00e0 sa pens\u00e9e, ne l\u2019entendit pas. Elle \ncontinua : \n\u2013 P\u00e8re Fauvent? \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m \u00e8re? \n\u2013 Saint Diodore, archev\u00eaque de Cappadoce, voulut \nqu\u2019on \u00e9criv\u00eet sur sa s\u00e9pulture ce seul mot : Acarus , qui \nsignifie ver de terre; cela fut fait. Est -ce vrai? \u2013 Oui, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. \n\u2013 Le bienheureux Mezzocane, abb\u00e9 d\u2019Aquila, \nvoulut \u00eatre inhum\u00e9 sous l a potence; cela fut fait. \n\u2013 C\u2019est vrai. \n\u2013 Saint T\u00e9rence, \u00e9v\u00eaque de Port sur l\u2019embouchure \ndu Tibre dans la mer, demanda qu\u2019on grav\u00e2t sur sa \npierre le signe qu\u2019on mettait sur la fosse des \nparricides, dans l\u2019espoir que les passants cracheraient \nsur son tomb eau. Cela fut fait. Il faut ob\u00e9ir aux \nmorts. \n\u2013 Ainsi soit -il. \n\u2013 Le corps de Bernard Guidonis, n\u00e9 en France \npr\u00e8s de Roche -Abeille, fut, comme il l\u2019avait ordonn\u00e9 \net malgr\u00e9 le roi de Castille, port\u00e9 en l\u2019\u00e9glise des \nDominicains de Limoges, quoique Bernard Gu idonis \nf\u00fbt \u00e9v\u00eaque de Tuy en Espagne. Peut -on dire le \ncontraire? \n\u2013 Pour \u00e7a non, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. \n\u2013 Le fait est attest\u00e9 par Plantavit de la Fosse. \nQuelques grains du chapelet s\u2019\u00e9gren\u00e8rent encore \nsilencieusement. La prieure reprit : \n\u2013 P\u00e8re Fauvent, la m\u00e8re Crucifixion sera ensevelie \ndans le cercueil o\u00f9 elle a couch\u00e9 depuis vingt ans. \n\u2013 C\u2019est juste. \n\u2013 C\u2019est une continuation de sommeil. \u2013 J\u2019aurai donc \u00e0 la clouer dans ce cercueil -l\u00e0? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Et nous laisserons de c\u00f4t\u00e9 la bi\u00e8re des pompes? \n\u2013 Pr\u00e9cis\u00e9ment . \n\u2013 Je suis aux ordres de la tr\u00e8s r\u00e9v\u00e9rende \ncommunaut\u00e9. \n\u2013 Les quatre m\u00e8res chantres vous aideront. \n\u2013 A clouer le cercueil? Je n\u2019ai pas besoin d\u2019elles. \n\u2013 Non. A le descendre. \n\u2013 O\u00f9? \n\u2013 Dans le caveau. \n\u2013 Quel caveau? \n\u2013 Sous l\u2019autel. \nFauchelevent fit u n soubresaut. \n\u2013 Le caveau sous l\u2019autel! \n\u2013 Sous l\u2019autel. \n\u2013 Mais... \n\u2013 Vous aurez une barre de fer. \n\u2013 Oui, mais... \n\u2013 Vous l\u00e8verez la pierre avec la barre au moyen de \nl\u2019anneau. \n\u2013 Mais... \n\u2013 Il faut ob\u00e9ir aux morts. Etre enterr\u00e9e dans le \ncaveau sous l\u2019au tel de la chapelle, ne point aller en sol \nprofane, rester morte l\u00e0 o\u00f9 elle a pri\u00e9 vivante; \u00e7\u2019a \u00e9t\u00e9 le v\u0153u supr\u00eame de la m\u00e8re Crucifixion. Elle nous l\u2019a \ndemand\u00e9, c\u2019est -\u00e0-dire command\u00e9. \n\u2013 Mais c\u2019est d\u00e9fendu. \n\u2013 D\u00e9fendu par les hommes, ordonn\u00e9 par Dieu. \n\u2013 Si cela venait \u00e0 se savoir? \n\u2013 Nous avons confiance en vous. \n\u2013 Oh, moi, je suis une pierre de votre mur. \n\u2013 Le chapitre s\u2019est assembl\u00e9. Les m\u00e8res vocales, \nque je viens de consulter encore et qui sont en \nd\u00e9lib\u00e9ration, ont d\u00e9cid\u00e9 que la m\u00e8re Crucifixion \nserait, selon son v\u0153u, enterr\u00e9e dans son cercueil sous \nnotre autel. Jugez, p\u00e8re Fauvent, s\u2019il allait se faire des \nmiracles ici! quelle gloire en Dieu pour la \ncommunaut\u00e9! Les miracles sortent des tombeaux. \n\u2013 Mais, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re, si l\u2019agent de la \ncommission de salubrit\u00e9... \n\u2013 Saint Beno\u00eet II, en mati\u00e8re de s\u00e9pulture, a r\u00e9sist\u00e9 \n\u00e0 Constantin Pogonat. \n\u2013 Pourtant le commissaire de police... \n\u2013 Chonodemaire, un des sept rois allemands qui \nentr\u00e8rent dans les Gaules sous l\u2019empire de \nConstance, a reconnu express\u00e9ment le droit des \nreligieux d\u2019\u00eatre inhum\u00e9s en religion; c\u2019est -\u00e0-dire sous \nl\u2019autel. \n\u2013 Mais l\u2019inspecteur de la pr\u00e9fecture... \u2013 Le monde n\u2019est rien devant la croix. Martin, \nonzi\u00e8me g\u00e9n\u00e9ral des chartreux, a donn\u00e9 cette devise \u00e0 \nson ordre : Stat crux dum volvitur orbis. \n\u2013 Amen, dit Fauchelevent, imperturbable dans \ncette fa\u00e7on de se tirer d\u2019affaire toutes les fois qu\u2019il \nentendait du latin. \nUn auditoire quelconque suffit \u00e0 qui s\u2019est tu trop \nlongtemps. Le jour o\u00f9 le rh\u00e9teur Gymnastoras sortit \nde prison, ayant dans l e corps beaucoup de dilemmes \net de syllogismes rentr\u00e9s, il s\u2019arr\u00eata devant le premier \narbre qu\u2019il rencontra, le harangua, et fit de tr\u00e8s grands \nefforts pour le convaincre. La prieure, habituellement \nsujette au barrage du silence et ayant du trop -plein \ndans son r\u00e9servoir, se leva et s\u2019\u00e9cria avec une \nloquacit\u00e9 d\u2019\u00e9cluse l\u00e2ch\u00e9e : \n\u2013 J\u2019ai \u00e0 ma droite Beno\u00eet et \u00e0 ma gauche Bernard. \nQu\u2019est -ce que Bernard? c\u2019est le premier abb\u00e9 de \nClairvaux. Fontaines en Bourgogne est un pays b\u00e9ni \npour l\u2019avoir vu na\u00eetre. Son p\u00e8re s \u2019appelait T\u00e9celin et \nsa m\u00e8re Al\u00e8the. Il a commenc\u00e9 par C\u00eeteaux pour \naboutir \u00e0 Clairvaux; il a \u00e9t\u00e9 ordonn\u00e9 Abb\u00e9 par \nl\u2019\u00e9v\u00eaque de Ch\u00e2lon -sur-Sa\u00f4ne, Guillaume de \nChampeaux; il a eu sept cents novices et fond\u00e9 cent \nsoixante monast\u00e8res; il a terrass\u00e9 Abeilard au concile \nde Sens en 1140, et Pierre de Bruys et Henry son disciple, et une autre sorte de d\u00e9voy\u00e9s qu\u2019on \nnommait les Apostoliques; il a confondu Arnaud de \nBresce, foudroy\u00e9 le moine Raoul, le tueur de juifs, \ndomin\u00e9 en 1148 le concile de Reims, fait condamner \nGilbert de la Por\u00e9e, \u00e9v\u00eaque de Poitiers, fait \ncondamner Eon de l\u2019Etoile, arrang\u00e9 les diff\u00e9rends \ndes princes, \u00e9clair\u00e9 le roi Louis -le-Jeune, conseill\u00e9 le \npape Eug\u00e8ne III, r\u00e9gl\u00e9 le Temple, pr\u00each\u00e9 la croisade, \nfait deux cent cinquante miracles dans sa vie, e t \njusqu\u2019\u00e0 trente -neuf en un jour. Qu\u2019est -ce que Beno\u00eet? \nc\u2019est le patriarche de Mont -Cassin; c\u2019est le deuxi\u00e8me \nfondateur de la Saintet\u00e9 Claustrale, c\u2019est le Basile de \nl\u2019occident. Son ordre a produit quarante papes, deux \ncents cardinaux, cinquante patriarche s, seize cents \narchev\u00eaques, quatre mille six cents \u00e9v\u00eaques, quatre \nempereurs, douze imp\u00e9ratrices, quarante -six rois, \nquarante et une reines, trois mille six cents saints \ncanonis\u00e9s, et subsiste depuis quatorze cents ans. \nD\u2019un c\u00f4t\u00e9 saint Bernard; de l\u2019autre l\u2019agent de la \nsalubrit\u00e9! D\u2019un c\u00f4t\u00e9 saint Beno\u00eet; de l\u2019autre \nl\u2019inspecteur de la voirie! L\u2019\u00e9tat, la voirie, les pompes \nfun\u00e8bres, les r\u00e8glements, l\u2019administration, est -ce que \nnous connaissons cela? Aucuns passants seraient \nindign\u00e9s de voir comme on nous trait e. Nous n\u2019avons \nm\u00eame pas le droit de donner notre poussi\u00e8re \u00e0 J\u00e9sus -Christ! Votre salubrit\u00e9 est une invention \nr\u00e9volutionnaire. Dieu subordonn\u00e9 au commissaire de \npolice; tel est le si\u00e8cle. Silence, Fauvent! \nFauchelevent, sous cette douche, n\u2019\u00e9tait pas fort \u00e0 \nson aise. La prieure continua. \n\u2013 Le droit du monast\u00e8re \u00e0 la s\u00e9pulture ne fait \ndoute pour personne. Il n\u2019y a pour le nier que les \nfanatiques et les errants. Nous vivons dans des temps \nde confusion terrible. On ignore ce qu\u2019il faut savoir, \net l\u2019on sait c e qu\u2019il faut ignorer. On est crasse et \nimpie. Il y a dans cette \u00e9poque des gens qui ne \ndistinguent pas entre le grandissime saint Bernard et \nle Bernard dit des Pauvres Catholiques, certain bon \neccl\u00e9siastique qui vivait dans le treizi\u00e8me si\u00e8cle. \nD\u2019autres bl asph\u00e8ment jusqu\u2019\u00e0 rapprocher l\u2019\u00e9chafaud \nde Louis XVI de la croix de J\u00e9sus -Christ. Louis XVI \nn\u2019\u00e9tait qu\u2019un roi. Prenons donc garde \u00e0 Dieu! Il n\u2019y a \nplus ni juste ni injuste. On sait le nom de Voltaire et \nl\u2019on ne sait pas le nom de C\u00e9sar de Bus. Pourtant \nC\u00e9sar de Bus est un bienheureux et Voltaire est un \nmalheureux. Le dernier archev\u00eaque, le cardinal de \nP\u00e9rigord, ne savait m\u00eame pas que Charles de \nCondren a succ\u00e9d\u00e9 \u00e0 B\u00e9rulle, et Fran\u00e7ois Bourgoin \u00e0 \nCondren, et Jean -Fran\u00e7ois Senault \u00e0 Bourgoin, et le \np\u00e8re de Sa inte-Marthe \u00e0 Jean -Fran\u00e7ois Senault. On conna\u00eet le nom du p\u00e8re Coton, non parce qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 \nun des trois qui ont pouss\u00e9 \u00e0 la fondation de \nl\u2019Oratoire, mais parce qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 mati\u00e8re \u00e0 juron pour \nle roi huguenot Henri IV. Ce qui fait saint Fran\u00e7ois \nde Sales aimable aux gens du monde, c\u2019est qu\u2019il \ntrichait au jeu. Et puis on attaque la religion. \nPourquoi? Parce qu\u2019il y a eu de mauvais pr\u00eatres, \nparce que Sagittaire, \u00e9v\u00eaque de Gap, \u00e9tait fr\u00e8re de \nSalone, \u00e9v\u00eaque d\u2019Embrun, et que tous les deux ont \nsuivi Mommol. Qu\u2019 est-ce que cela fait? cela \nemp\u00eache -t-il Martin de Tours d\u2019\u00eatre un saint et \nd\u2019avoir donn\u00e9 la moiti\u00e9 de son manteau \u00e0 un pauvre? \nOn pers\u00e9cute les saints. On ferme les yeux aux \nv\u00e9rit\u00e9s. Les t\u00e9n\u00e8bres sont l\u2019habitude. Les plus f\u00e9roces \nb\u00eates sont les b\u00eates aveug les. Personne ne pense \u00e0 \nl\u2019enfer pour de bon. Oh! le m\u00e9chant peuple! De par \nle Roi signifie aujourd\u2019hui De par la R\u00e9volution. On \nne sait plus ce qu\u2019on doit, ni aux vivants, ni aux \nmorts. Il est d\u00e9fendu de mourir saintement. Le \ns\u00e9pulcre est une affaire civi le. Ceci fait horreur. Saint \nL\u00e9on II a \u00e9crit deux lettres expr\u00e8s, l\u2019une \u00e0 Pierre \nNotaire, l\u2019autre au roi des Visigoths, pour combattre \net rejeter, dans les questions qui touchent aux morts, \nl\u2019autorit\u00e9 de l\u2019exarque et la supr\u00e9matie de l\u2019empereur. \nGautier, \u00e9 v\u00eaque de Ch\u00e2lons, tenait t\u00eate en cette mati\u00e8re \u00e0 Othon, duc de Bourgogne. L\u2019ancienne \nmagistrature en tombait d\u2019accord. Autrefois nous \navions voix au chapitre m\u00eame dans les choses du \nsi\u00e8cle. L\u2019abb\u00e9 de C\u00eeteaux, g\u00e9n\u00e9ral de l\u2019ordre, \u00e9tait \nconseiller -n\u00e9 au parl ement de Bourgogne. Nous \nfaisons de nos morts ce que nous voulons. Est -ce \nque le corps de saint Beno\u00eet lui -m\u00eame n\u2019est pas en \nFrance dans l\u2019abbaye de Fleury, dite Saint -Beno\u00eet -sur-\nLoire, quoiqu\u2019il soit mort en Italie au Mont -Cassin, \nun samedi 21 du mois de mars de l\u2019an 543? Tout ceci \nest incontestable. J\u2019abhorre les psallants, je hais les \nprieurs, j\u2019ex\u00e8cre les h\u00e9r\u00e9tiques, mais je d\u00e9testerais \nplus encore quiconque me soutiendrait le contraire. \nOn n\u2019a qu\u2019\u00e0 lire Arnoul Wion, Gabriel Bucelin, \nTrith\u00e8me, Maurolicu s et dom Luc d\u2019Achery. \nLa prieure respira, puis se tourna vers \nFauchelevent : \n\u2013 P\u00e8re Fauvent, est -ce dit? \n\u2013 C\u2019est dit, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. \n\u2013 Peut-on compter sur vous? \n\u2013 J\u2019ob\u00e9irai. \n\u2013 C\u2019est bien. \n\u2013 Je suis tout d\u00e9vou\u00e9 au couvent. \n\u2013 C\u2019est entendu. Vous fe rmerez le cercueil. Les \ns\u0153urs le porteront dans la chapelle. On dira l\u2019office des morts. Puis on rentrera dans le clo\u00eetre. Entre \nonze heures et minuit, vous viendrez avec votre barre \nde fer. Tout se passera dans le plus grand secret. Il \nn\u2019y aura dans la ch apelle que les quatre m\u00e8res \nchantres, la m\u00e8re Ascension, et vous. \n\u2013 Et la s\u0153ur qui sera au poteau. \n\u2013 Elle ne se retournera pas. \n\u2013 Mais elle entendra. \n\u2013 Elle n\u2019\u00e9coutera pas. D\u2019ailleurs, ce que le clo\u00eetre \nsait, le monde l\u2019ignore. \nIl y eut encore une pau se. La prieure poursuivit : \n\u2013 Vous \u00f4terez votre grelot. Il est inutile que la \ns\u0153ur au poteau s\u2019aper\u00e7oive que vous \u00eates l\u00e0. \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re? \n\u2013 Quoi, p\u00e8re Fauvent? \n\u2013 Le m\u00e9decin des morts a -t-il fait sa visite? \n\u2013 Il va la faire aujourd\u2019hui \u00e0 quatre heur es. On a \nsonn\u00e9 la sonnerie qui fait venir le m\u00e9decin des morts. \nMais vous n\u2019entendez donc aucune sonnerie? \n\u2013 Je ne fais attention qu\u2019\u00e0 la mienne. \n\u2013 Cela est bien, p\u00e8re Fauvent. \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re, il faudra un levier d\u2019au moins \nsix pieds. \n\u2013 O\u00f9 le prendre z-vous? \u2013 O\u00f9 il ne manque pas de grilles il ne manque pas \nde barres de fer. J\u2019ai mon tas de ferrailles au fond du \njardin. \n\u2013 Trois quarts d\u2019heure environ avant minuit; \nn\u2019oubliez pas. \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re? \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Si jamais vous aviez d\u2019autres ouvrages co mme \n\u00e7a, c\u2019est mon fr\u00e8re qui est fort. Un turc! \n\u2013 Vous ferez le plus vite possible. \n\u2013 Je ne vais pas hardi vite. Je suis infirme; c\u2019est \npour cela qu\u2019il me faudrait un aide. Je boite. \n\u2013 Boiter n\u2019est pas un tort, et peut \u00eatre une \nb\u00e9n\u00e9diction. L\u2019empereur He nri II, qui combattit \nl\u2019antipape Gr\u00e9goire et r\u00e9tablit Beno\u00eet VIII, a deux \nsurnoms : le Saint et le Boiteux. \n\u2013 C\u2019est bien bon deux surtouts, murmura \nFauchelevent, qui, en r\u00e9alit\u00e9, avait l\u2019oreille un peu \ndure. \n\u2013 P\u00e8re Fauvent, j\u2019y pense, prenons une heure \nenti\u00e8re. Ce n\u2019est pas trop. Soyez pr\u00e8s du ma\u00eetre -autel \navec votre barre de fer \u00e0 onze heures. L\u2019office \ncommence \u00e0 minuit. Il faut que tout soit fini un bon \nquart d\u2019heure auparavant. \u2013 Je ferai tout pour prouver mon z\u00e8le \u00e0 la \ncommunaut\u00e9. Voil\u00e0 qui est dit. Je clouerai le cercueil. \nA onze heures pr\u00e9cises je serai dans la chapelle. Les \nm\u00e8res chantres y seront, la m\u00e8re Ascension y sera. \nDeux hommes, cela vaudrait mieux. Enfin n\u2019importe! \nj\u2019aurai mon levier. Nous ouvrirons le caveau, nous \ndescendrons le cercueil, et nous refermerons le \ncaveau. Apr\u00e8s quoi, plus trace de rien. Le \ngouvernement ne s\u2019en doutera pas. R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re, \ntout est arrang\u00e9 ainsi? \n\u2013 Non. \n\u2013 Qu\u2019y a -t-il donc encore? \n\u2013 Il reste la bi\u00e8re vide. \nCeci fit un temps d\u2019arr\u00eat. Fauchelevent songeait. \nLa prieure songeait. \n\u2013 P\u00e8re Fauvent, que fera -t-on de la bi\u00e8re? \n\u2013 On la portera en terre. \n\u2013 Vide? \nAutre silence. Fauchelevent fit de la main gauche \ncette esp\u00e8ce de geste qui donne cong\u00e9 \u00e0 une question \ninqui\u00e9tante. \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re, c\u2019est moi qui cloue la bi\u00e8re \ndans la chambre basse de l\u2019\u00e9glise, et personne n\u2019y \npeut entrer que moi, et je couvrirai la bi\u00e8re du drap \nmortuaire. \u2013 Oui, mais les porteurs, en la mettant dans le \ncorbillard et en la descendant dans la fosse, sentiront \nbien qu\u2019il n\u2019y a rien deda ns. \n\u2013 Ah! di...! s\u2019\u00e9cria Fauchelevent. \nLa prieure commen\u00e7a un signe de croix, et regarda \nfixement le jardinier. Able lui resta dans le gosier. \nIl se h\u00e2ta d\u2019improviser un exp\u00e9dient pour faire \noublier le juron. \n\u2013 R\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re, je mettrai de la terre da ns la \nbi\u00e8re. Cela fera l\u2019effet de quelqu\u2019un. \n\u2013 Vous avez raison. La terre, c\u2019est la m\u00eame chose \nque l\u2019homme. Ainsi vous arrangerez la bi\u00e8re vide? \n\u2013 J\u2019en fais mon affaire. \nLe visage de la prieure, jusqu\u2019alors trouble et \nobscur, se rass\u00e9r\u00e9na. Elle lui fit le signe du sup\u00e9rieur \ncong\u00e9diant l\u2019inf\u00e9rieur. Fauchelevent se dirigea vers la \nporte. Comme il allait sortir, la prieure \u00e9leva \ndoucement la voix : \n\u2013 P\u00e8re Fauvent, je suis contente de vous; demain, \napr\u00e8s l\u2019enterrement, amenez -moi votre fr\u00e8re, et dites -\nlui qu\u2019il m\u2019am\u00e8ne sa fille. \n \n \n \n \nII, 8, 4 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 Jean Valjean a tout \u00e0 fait l\u2019air \nd\u2019avoir lu Austin Castillejo \n \n \n \n \n \nDes enjamb\u00e9es de boiteux sont comme des \n\u0153illades de borgne; elles n\u2019arrivent pas vite au but. \nEn outre, Fauchelevent \u00e9tait perplexe. Il mit pr\u00e8s \nd\u2019un quart d\u2019heure \u00e0 revenir dans la baraque du \njardin. Cosette \u00e9tait \u00e9veill\u00e9e. Jean Valjean l\u2019avait assise \npr\u00e8s du feu. Au moment o\u00f9 Fauchelevent entra, Jean \nValjean lui montrait la hotte du jardinier accroch\u00e9e au \nmur et lui disait : \u2013 Ecoute -moi b ien, ma petite Cosette. Il faudra \nnous en aller de cette maison, mais nous y \nreviendrons et nous y serons tr\u00e8s bien. Le \nbonhomme d\u2019ici t\u2019emportera sur son dos l\u00e0 -dedans. \nTu m\u2019attendras chez une dame. J\u2019irai te retrouver. \nSurtout, si tu ne veux pas que la T h\u00e9nardier te \nreprenne, ob\u00e9is et ne dis rien! \nCosette fit un signe de t\u00eate d\u2019un air grave. \nAu bruit de Fauchelevent poussant la porte, Jean \nValjean se retourna. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Tout est arrang\u00e9, et rien ne l\u2019est, dit \nFauchelevent. J\u2019ai permission de vous f aire entrer; \nmais avant de vous faire entrer, il faut vous faire \nsortir. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019est l\u2019embarras de charrettes. Pour la \npetite, c\u2019est ais\u00e9. \n\u2013 Vous l\u2019emporterez? \n\u2013 Et elle se taira? \n\u2013 J\u2019en r\u00e9ponds. \n\u2013 Mais vous, p\u00e8re Madeleine? \nEt, apr\u00e8s un silence o \u00f9 il y avait de l\u2019anxi\u00e9t\u00e9, \nFauchelevent s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Mais sortez donc par o\u00f9 vous \u00eates entr\u00e9! \nJean Valjean, comme la premi\u00e8re fois, se borna \u00e0 \nr\u00e9pondre : \u2013 Impossible. Fauchelevent, se parlant plus \u00e0 lui -m\u00eame qu\u2019\u00e0 Jean \nValjean, grommela : \n\u2013 Il y a une a utre chose qui me tourmente. J\u2019ai dit \nque j\u2019y mettrais de la terre. C\u2019est que je pense que de \nla terre l\u00e0 -dedans, au lieu d\u2019un corps, \u00e7a ne sera pas \nressemblant, \u00e7a n\u2019ira pas, \u00e7a se d\u00e9placera, \u00e7a remuera. \nLes hommes le sentiront. Vous comprenez, p\u00e8re \nMadel eine, le gouvernement s\u2019en apercevra. \nJean Valjean le consid\u00e9ra entre les deux yeux, et \ncrut qu\u2019il d\u00e9lirait. \nFauchelevent reprit : \n\u2013 Comment di... \u2013 antre allez -vous sortir? C\u2019est \nqu\u2019il faut que tout cela soit fait demain! C\u2019est demain \nque je vous am\u00e8ne . La prieure vous attend. \nAlors il expliqua \u00e0 Jean Valjean que c\u2019\u00e9tait une \nr\u00e9compense pour un service que lui, Fauchelevent, \nrendait \u00e0 la communaut\u00e9. Qu\u2019il entrait dans ses \nattributions de participer aux s\u00e9pultures, qu\u2019il clouait \nles bi\u00e8res et assistait l e fossoyeur au cimeti\u00e8re. Que la \nreligieuse morte le matin avait demand\u00e9 d\u2019\u00eatre \nensevelie dans le cercueil qui lui servait de lit et \nenterr\u00e9e dans le caveau sous l\u2019autel de la chapelle. \nQue cela \u00e9tait d\u00e9fendu par les r\u00e8glements de police, \nmais que c\u2019\u00e9tait une de ces mortes \u00e0 qui l\u2019on ne refuse \nrien. Que la prieure et les m\u00e8res vocales entendaient ex\u00e9cuter le v\u0153u de la d\u00e9funte. Que tant pis pour le \ngouvernement. Que lui Fauchelevent clouerait le \ncercueil dans la cellule, l\u00e8verait la pierre dans la \nchapelle, et descendrait la morte dans le caveau. Et \nque, pour le remercier, la prieure admettait dans la \nmaison son fr\u00e8re comme jardinier et sa ni\u00e8ce comme \npensionnaire. Que son fr\u00e8re, c\u2019\u00e9tait M. Madeleine, et \nque sa ni\u00e8ce, c\u2019\u00e9tait Cosette. Que la prieure lui avait \ndit d\u2019amener son fr\u00e8re le lendemain soir, apr\u00e8s \nl\u2019enterrement postiche au cimeti\u00e8re. Mais qu\u2019il ne \npouvait pas amener du dehors M. Madeleine, si M. \nMadeleine n\u2019\u00e9tait pas dehors. Que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 le premier \nembarras. Et puis qu\u2019il avait encore un embarras : la \nbi\u00e8re vide. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que la bi\u00e8re vide? demanda \nJean Valjean. \nFauchelevent r\u00e9pondit : \n\u2013 La bi\u00e8re de l\u2019administration. \n\u2013 Quelle bi\u00e8re? et quelle administration? \n\u2013 Une religieuse meurt. Le m\u00e9decin de la \nmunicipalit\u00e9 vient et dit : il y a une religieuse morte. \nLe gouvernement envoie une bi\u00e8re. Le lendemain il \nenvoie un corbillard et des croque -morts pour \nreprendre la bi\u00e8re et la porter au cimeti\u00e8re. Les croque -morts viendront, et soul\u00e8veront la bi\u00e8re; il n\u2019y \naura rien dedans. \n\u2013 Mettez -y quelque chose. \n\u2013 Un mort? je n\u2019en ai pas. \n\u2013 Non. \n\u2013 Quoi donc? \n\u2013 Un vivant. \n\u2013 Quel vivant? \n\u2013 Moi, dit Jean Valjean. \nFauchelevent, qui s\u2019\u00e9tait assis, se leva comme si un \np\u00e9tard f\u00fbt parti sous sa chaise. \n\u2013 Vous! \n\u2013 Pourquoi pas? \nJean Valjean eut un de ces rares sourires qui lui \nvenaient comme une lueur dans un ciel d\u2019hiver. \n\u2013 Vous savez, Fauchelevent, que vous avez dit : la \nm\u00e8re Crucifixion est morte, et j\u2019ai ajout\u00e9 : et le p\u00e8re \nMadeleine est enterr\u00e9. Ce sera cela. \n\u2013 Ah, bon, vous riez, vous ne parle z pas \ns\u00e9rieusement. \n\u2013 Tr\u00e8s s\u00e9rieusement. Il faut sortir d\u2019ici? \n\u2013 Sans doute. \n\u2013 Je vous ai dit de me trouver pour moi aussi une \nhotte et une b\u00e2che. \n\u2013 Eh bien? \u2013 La hotte sera en sapin, et la b\u00e2che sera un drap \nnoir. \n\u2013 D\u2019abord, un drap blanc. On enterr e les \nreligieuses en blanc. \n\u2013 Va pour le drap blanc. \n\u2013 Vous n\u2019\u00eates pas un homme comme les autres, \np\u00e8re Madeleine. \nVoir de telles imaginations, qui ne sont pas autre \nchose que les sauvages et t\u00e9m\u00e9raires inventions du \nbagne, sortir des choses paisibles qu i l\u2019entouraient et \nse m\u00ealer \u00e0 ce qu\u2019il appelait \u00ab le petit train -train du \ncouvent\u00bb, c\u2019\u00e9tait pour Fauchelevent une stupeur \ncomparable \u00e0 celle d\u2019un passant qui verrait un \ngo\u00e9land p\u00eacher dans le ruisseau de la rue Saint -Denis. \nJean Valjean poursuivit : \n\u2013 Il s\u2019agit de sortir d\u2019ici sans \u00eatre vu. C\u2019est un \nmoyen. Mais d\u2019abord renseignez -moi. Comment cela \nse passe -t-il? o\u00f9 est cette bi\u00e8re? \n\u2013 Celle qui est vide? \n\u2013 Oui. \n\u2013 En bas, dans ce qu\u2019on appelle la salle des mortes. \nElle est sur deux tr\u00e9teaux et sous le dr ap mortuaire. \n\u2013 Quelle est la longueur de la bi\u00e8re? \n\u2013 Six pieds. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que la salle des mortes? \u2013 C\u2019est une chambre du rez -de-chauss\u00e9e qui a une \nfen\u00eatre grill\u00e9e sur le jardin qu\u2019on ferme du dehors \navec un volet, et deux portes; l\u2019une qu i va au couvent, \nl\u2019autre qui va \u00e0 l\u2019\u00e9glise. \n\u2013 Quelle \u00e9glise? \n\u2013 L\u2019\u00e9glise de la rue, l\u2019\u00e9glise de tout le monde. \n\u2013 Avez -vous les clefs de ces deux portes? \n\u2013 Non. J\u2019ai la clef de la porte qui communique au \ncouvent; le concierge a la clef de la porte qui \ncommunique \u00e0 l\u2019\u00e9glise. \n\u2013 Quand le concierge ouvre -t-il cette porte -l\u00e0? \n\u2013 Uniquement pour laisser entrer les croque -morts \nqui viennent chercher la bi\u00e8re. La bi\u00e8re sortie, la \nporte se referme. \n\u2013 Qui est -ce qui cloue la bi\u00e8re? \n\u2013 C\u2019est moi. \n\u2013 Qui est -ce qui met le drap dessus? \n\u2013 C\u2019est moi. \n\u2013 Etes-vous seul? \n\u2013 Pas un autre homme, except\u00e9 le m\u00e9decin de la \npolice, ne peut entrer dans la salle des mortes. C\u2019est \nm\u00eame \u00e9crit sur le mur. \n\u2013 Pourriez -vous, cette nuit, quand tout dormira \ndans le couvent, me cacher d ans cette salle? \u2013 Non. Mais je puis vous cacher dans un petit \nr\u00e9duit noir qui donne dans la salle des mortes, o\u00f9 je \nmets mes outils d\u2019enterrement, et dont j\u2019ai la garde et \nla clef. \n\u2013 A quelle heure le corbillard viendra -t-il chercher \nla bi\u00e8re demain? \n\u2013 Vers trois heures du soir. L\u2019enterrement se fait \nau cimeti\u00e8re Vaugirard, un peu avant la nuit. Ce n\u2019est \npas tout pr\u00e8s. \n\u2013 Je resterai cach\u00e9 dans votre r\u00e9duit \u00e0 outils toute \nla nuit et toute la matin\u00e9e. Et \u00e0 manger? J\u2019aurai faim. \n\u2013 Je vous porterai de quo i. \n\u2013 Vous pourriez venir me clouer dans la bi\u00e8re \u00e0 \ndeux heures. \nFauchelevent recula et se f\u00eet craquer les os des \ndoigts. \n\u2013 Mais c\u2019est impossible! \n\u2013 Bah! prendre un marteau et clouer des clous \ndans une planche! \nCe qui semblait inou\u00ef \u00e0 Fauchelevent \u00e9tai t, nous le \nr\u00e9p\u00e9tons, simple pour Jean Valjean. Jean Valjean \navait travers\u00e9 de pires d\u00e9troits. Quiconque a \u00e9t\u00e9 \nprisonnier sait l\u2019art de se rapetisser selon le diam\u00e8tre \ndes \u00e9vasions. Le prisonnier est sujet \u00e0 la fuite comme \nle malade \u00e0 la crise qui le sauve ou qui le perd. Une \u00e9vasion, c\u2019est une gu\u00e9rison. Que n\u2019accepte -t-on pas \npour gu\u00e9rir? Se faire clouer et emporter dans une \ncaisse comme un colis, vivre longtemps dans une \nbo\u00eete, trouver de l\u2019air o\u00f9 il n\u2019y en a pas, \u00e9conomiser \nsa respiration des heures enti\u00e8 res, savoir \u00e9touffer sans \nmourir, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 un des sombres talents de Jean \nValjean. \nDu reste, une bi\u00e8re dans laquelle il y a un \u00eatre \nvivant, cet exp\u00e9dient de for\u00e7at, est aussi un exp\u00e9dient \nd\u2019empereur. S\u2019il faut en croire le moine Austin \nCastillejo, ce fu t le moyen que Charles -Quint, voulant \napr\u00e8s son abdication revoir une derni\u00e8re fois la \nPlombes, employa pour la faire entrer dans le \nmonast\u00e8re de Saint -Just et pour l\u2019en faire sortir. \nFauchelevent, un peu revenu \u00e0 lui, s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Mais comment ferez -vous pour respirer? \n\u2013 Je respirerai. \n\u2013 Dans cette bo\u00eete! Moi, seulement d\u2019y penser, je \nsuffoque. \n\u2013 Vous avez bien une vrille, vous ferez quelques \npetits trous autour de la bouche \u00e7\u00e0 et l\u00e0, et vous \nclouerez sans serrer la planche de dessus. \n\u2013 Bon! Et s\u2019il v ous arrive de tousser ou d\u2019\u00e9ternuer? \n\u2013 Celui qui s\u2019\u00e9vade ne tousse pas et n\u2019\u00e9ternue pas. \nEt Jean Valjean ajouta : \u2013 P\u00e8re Fauchelevent, il faut se d\u00e9cider : ou \u00eatre \npris ici, ou accepter la sortie par le corbillard. \nTout le monde a remarqu\u00e9 le go\u00fbt qu\u2019o nt les chats \nde s\u2019arr\u00eater et de fl\u00e2ner entre les deux battants d\u2019une \nporte entre -b\u00e2ill\u00e9e. Qui n\u2019a dit \u00e0 un chat : Mais entre \ndonc! Il y a des hommes qui, dans un incident \nentrouvert devant eux, ont ainsi une tendance \u00e0 rester \nind\u00e9cis entre deux r\u00e9solutions , au risque de se faire \n\u00e9craser par le destin fermant brusquement l\u2019aventure. \nLes trop prudents, tout chats qu\u2019ils sont, et parce \nqu\u2019ils sont chats, courent quelquefois plus de danger \nque les audacieux. Fauchelevent \u00e9tait de cette nature \nh\u00e9sitante. Pourtan t le sang -froid de Jean Valjean le \ngagnait malgr\u00e9 lui. Il grommela : \n\u2013 Au fait, c\u2019est qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019autre moyen. \nJean Valjean reprit : \n\u2013 La seule chose qui m\u2019inqui\u00e8te, c\u2019est ce qui se \npassera au cimeti\u00e8re. \n\u2013 C\u2019est justement cela qui ne m\u2019embarrasse pas, \ns\u2019\u00e9cria Fauchelevent. Si vous \u00eates s\u00fbr de vous tirer de \nla bi\u00e8re, moi je suis s\u00fbr de vous tirer de la fosse. Le \nfossoyeur est un ivrogne de mes amis. C\u2019est le p\u00e8re \nMestienne. Un vieux de la vieille vigne. Le fossoyeur \nmet les morts dans la fosse, et moi je mets le \nfossoyeur dans ma poche. Ce qui se passera, je vais vous le dire. On arrivera un peu avant la brune, trois \nquarts d\u2019heure avant la fermeture des grilles du \ncimeti\u00e8re. Le corbillard roulera jusqu\u2019\u00e0 la fosse. Je \nsuivrai; c\u2019est ma besogne. J\u2019au rai un marteau, un \nciseau et des tenailles dans ma poche. Le corbillard \ns\u2019arr\u00eate, les croque -morts vous nouent une corde \nautour de votre bi\u00e8re et vous descendent. Le pr\u00eatre \ndit les pri\u00e8res, fait le signe de croix, jette l\u2019eau b\u00e9nite, \net file. Je reste seul avec le p\u00e8re Mestienne. C\u2019est mon \nami, je vous dis. De deux choses l\u2019une, ou il sera so\u00fbl, \nou il ne sera pas so\u00fbl. S\u2019il n\u2019est pas so\u00fbl, je lui dis : \nViens boire un coup pendant que le Bon Coing est \nencore ouvert. Je l\u2019emm\u00e8ne, je le grise, le p\u00e8re \nMestienn e n\u2019est pas long \u00e0 griser, il est toujours \ncommenc\u00e9, je te le couche sous la table, je lui prends \nsa carte pour rentrer au cimeti\u00e8re, et je reviens sans \nlui. Vous n\u2019avez plus affaire qu\u2019\u00e0 moi. S\u2019il est so\u00fbl, je \nlui dis : Va-t\u2019en. Je vais faire ta besogne. Il s\u2019en va, et \nje vous tire du trou. \nJean Valjean lui tendit sa main sur laquelle \nFauchelevent se pr\u00e9cipita avec une touchante \neffusion paysanne. \n\u2013 C\u2019est convenu, p\u00e8re Fauchelevent. Tout ira bien. \n\u2013 Pourvu que rien ne se d\u00e9range, pensa \nFauchelevent. Si cela allait devenir terrible! \n \n \n \nII, 8, 5 \n \n \n \n \n \nIl ne suffit pas d\u2019\u00eatre ivrogne \npour \u00eatre immortel \n \n \n \n \n \nLe lendemain, comme le soleil d\u00e9clinait, les allants \net venants fort clairsem\u00e9s du boulevard du Maine \n\u00f4taient leur chapeau au passage d\u2019un corbilla rd vieux \nmod\u00e8le, orn\u00e9 de t\u00eates de mort, de tibias et de larmes. \nDans ce corbillard il y avait un cercueil couvert d\u2019un \ndrap blanc sur lequel s\u2019\u00e9talait une vaste croix noire, \npareille \u00e0 une grande morte dont les bras pendent. \nUn carrosse drap\u00e9 o\u00f9 l\u2019on aperc evait un pr\u00eatre en surplis et un enfant de ch\u0153ur en calotte rouge, \nsuivait. Deux croque -morts en uniforme gris \u00e0 \nparements noirs marchaient \u00e0 droite et \u00e0 gauche du \ncorbillard. Derri\u00e8re venait un vieux homme en habits \nd\u2019ouvrier, qui boitait. Ce cort\u00e8ge se d irigeait vers le \ncimeti\u00e8re Vaugirard. \nOn voyait passer de la poche de l\u2019homme le \nmanche d\u2019un marteau, la lame d\u2019un ciseau \u00e0 froid, et \nla double antenne d\u2019une paire de tenailles. \nLe cimeti\u00e8re Vaugirard faisait exception parmi les \ncimeti\u00e8res de Paris. Il a vait ses usages particuliers, de \nm\u00eame qu\u2019il avait sa porte coch\u00e8re et sa porte b\u00e2tarde \nque, dans le quartier, les vieilles gens, tenaces aux \nvieux mots, appelaient la porte cavali\u00e8re et la porte \npi\u00e9tonne. Les bernardines -b\u00e9n\u00e9dictines du Petit -\nPicpus avaien t obtenu, nous l\u2019avons dit, d\u2019y \u00eatre \nenterr\u00e9es dans un coin \u00e0 part, et le soir, ce terrain \nayant jadis appartenu \u00e0 leur communaut\u00e9. Les \nfossoyeurs, ayant de cette fa\u00e7on dans le cimeti\u00e8re un \nservice du soir l\u2019\u00e9t\u00e9 et de nuit l\u2019hiver, y \u00e9taient \nastreints \u00e0 un e discipline particuli\u00e8re. Les portes des \ncimeti\u00e8res de Paris se fermaient \u00e0 cette \u00e9poque au \ncoucher du soleil, et, ceci \u00e9tant une mesure d\u2019ordre \nmunicipal, le cimeti\u00e8re Vaugirard y \u00e9tait soumis \ncomme les autres. La porte cavali\u00e8re et la porte pi\u00e9tonne \u00e9ta ient deux grilles contigu\u00ebs, accost\u00e9es \nd\u2019un pavillon b\u00e2ti par l\u2019architecte Perronet et habit\u00e9 \npar le portier du cimeti\u00e8re. Ces grilles tournaient \ndonc inexorablement sur leurs gonds \u00e0 l\u2019instant o\u00f9 le \nsoleil disparaissait derri\u00e8re le d\u00f4me des Invalides. Si \nquelque fossoyeur, \u00e0 ce moment -l\u00e0, \u00e9tait attard\u00e9 dans \nle cimeti\u00e8re, il n\u2019avait qu\u2019une ressource pour sortir, sa \ncarte de fossoyeur d\u00e9livr\u00e9e par l\u2019administration des \npompes fun\u00e8bres. Une esp\u00e8ce de bo\u00eete aux lettres \n\u00e9tait pratiqu\u00e9e dans le volet de la fen\u00eatr e du \nconcierge. Le fossoyeur jetait sa carte dans cette \nbo\u00eete, le concierge l\u2019entendait tomber, tirait le \ncordon, et la porte pi\u00e9tonne s\u2019ouvrait. Si le fossoyeur \nn\u2019avait pas sa carte, il se nommait, le concierge, \nparfois couch\u00e9 et endormi, se levait, allai t reconna\u00eetre \nle fossoyeur, et ouvrait la porte avec la clef; le \nfossoyeur sortait, mais payait quinze francs \nd\u2019amende. \nCe cimeti\u00e8re, avec ses originalit\u00e9s en dehors de la \nr\u00e8gle, g\u00eanait la sym\u00e9trie administrative. On l\u2019a \nsupprim\u00e9 peu apr\u00e8s 1830. Le cimeti \u00e8re \nMontparnasse, dit cimeti\u00e8re de l\u2019Est, lui a succ\u00e9d\u00e9, et \na h\u00e9rit\u00e9 de ce fameux cabaret mitoyen au cimeti\u00e8re \nVaugirard qui \u00e9tait surmont\u00e9 d\u2019un coing peint sur une \nplanche, et qui faisait angle, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 sur les tables des buveurs, de l\u2019autre sur les tom beaux, avec cette \nenseigne : Au Bon Coing . \nLe cimeti\u00e8re Vaugirard \u00e9tait ce qu\u2019on pourrait \nappeler un cimeti\u00e8re fan\u00e9. Il tombait en d\u00e9su\u00e9tude. \nLa moisissure l\u2019envahissait, les fleurs le quittaient. Les \nbourgeois se souciaient peu d\u2019\u00eatre enterr\u00e9s \u00e0 \nVaugirar d; cela sentait le pauvre. Le P\u00e8re -Lachaise, \u00e0 \nla bonne heure! Etre enterr\u00e9 au P\u00e8re -Lachaise, c\u2019est \ncomme avoir des meubles en acajou. L\u2019\u00e9l\u00e9gance se \nreconna\u00eet l\u00e0. Le cimeti\u00e8re Vaugirard \u00e9tait un enclos \nv\u00e9n\u00e9rable, plant\u00e9 en ancien jardin fran\u00e7ais. Des all\u00e9e s \ndroites, des buis, des thuias, des houx, de vieilles \ntombes sous de vieux ifs, l\u2019herbe tr\u00e8s haute. Le soir y \n\u00e9tait tragique. Il y avait l\u00e0 des lignes tr\u00e8s lugubres. \nLe soleil n\u2019\u00e9tait pas encore couch\u00e9 quand le \ncorbillard au drap blanc et \u00e0 la croix noir e entra dans \nl\u2019avenue du cimeti\u00e8re Vaugirard. L\u2019homme boiteux \nqui le suivait n\u2019\u00e9tait autre que Fauchelevent. \nL\u2019enterrement de la m\u00e8re Crucifixion dans le \ncaveau sous l\u2019autel, la sortie de Cosette, l\u2019introduction \nde Jean Valjean dans la salle des mortes, t out s\u2019\u00e9tait \nex\u00e9cut\u00e9 sans encombre, et rien n\u2019avait accroch\u00e9. \nDisons -le en passant, l\u2019inhumation de la m\u00e8re \nCrucifixion sous l\u2019autel du couvent est pour nous \nchose parfaitement v\u00e9nielle. C\u2019est une de ces fautes qui ressemblent \u00e0 un devoir. Les religieuses l\u2019avaient \naccomplie, non seulement sans trouble, mais avec \nl\u2019applaudissement de leur conscience. Au clo\u00eetre, ce \nqu\u2019on appelle \u00able gouvernement\u00bb n\u2019est qu\u2019une \nimmixtion dans l\u2019autorit\u00e9, immixtion toujours \ndiscutable. D\u2019abord la r\u00e8gle; quant au code, on verra . \nHommes, faites des lois tant qu\u2019il vous plaira, mais \ngardez -les pour vous. Le p\u00e9age \u00e0 C\u00e9sar n\u2019est jamais \nque le reste du p\u00e9age \u00e0 Dieu. Un prince n\u2019est rien \npr\u00e8s d\u2019un principe. \nFauchelevent boitait derri\u00e8re le corbillard, tr\u00e8s \ncontent. Ses deux complots jumeaux, l\u2019un avec les \nreligieuses, l\u2019autre avec M. Madeleine, l\u2019un pour le \ncouvent, l\u2019autre contre, avaient r\u00e9ussi de front. Le \ncalme de Jean Valjean \u00e9tait de ces tranquillit\u00e9s \npuissantes qui se communiquent. Fauchelevent ne \ndoutait plus du succ\u00e8s. Ce qui restait \u00e0 faire n\u2019\u00e9tait \nrien. Depuis deux ans, il avait gris\u00e9 dix fois le \nfossoyeur, le brave p\u00e8re Mestienne, un bonhomme \njoufflu. Il en jouait, du p\u00e8re Mestienne. Il en faisait ce \nqu\u2019il voulait. Il le coiffait de sa volont\u00e9 et de sa \nfantaisie. La t\u00eate de Mestienne s\u2019ajustait au bonnet de \nFauchelevent. La s\u00e9curit\u00e9 de Fauchelevent \u00e9tait \ncompl\u00e8te. Au moment o\u00f9 le convoi entra dans l\u2019avenue \nmenant au cimeti\u00e8re, Fauchelevent, heureux, regarda \nle corbillard et se frotta ses grosses mains en disant \u00e0 \ndemi -voix : \n\u2013 En voil\u00e0 une farce! \nTout \u00e0 coup le corbillard s\u2019arr\u00eata; on \u00e9tait \u00e0 la \ngrille. Il fallait exhiber le permis d\u2019inhumer. L\u2019homme \ndes pompes fun\u00e8bres s\u2019aboucha avec le portier du \ncimeti\u00e8re. Pendant ce colloque, qui produit toujours \nun temps d\u2019arr\u00eat d\u2019une ou deux minutes, quelqu\u2019un, \nun inconnu, vint se placer derri\u00e8re le corbillard \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \nde Fauchelevent. C\u2019\u00e9tait une esp\u00e8ce d\u2019ouvrier qui \navait une veste aux larges poches, et une pioche sous \nle bras. \nFauchelevent regarda cet inconnu. \n\u2013 Qui \u00eates -vous? dema nda-t-il. \nL\u2019homme r\u00e9pondit : \n\u2013 Le fossoyeur. \nSi l\u2019on survivait \u00e0 un boulet de canon en pleine \npoitrine, on ferait la figure que fit Fauchelevent. \n\u2013 Le fossoyeur! \n\u2013 Oui. \n\u2013 Vous! \n\u2013 Moi. \n\u2013 Le fossoyeur, c\u2019est le p\u00e8re Mestienne. \u2013 C\u2019\u00e9tait. \n\u2013 Comment! c\u2019\u00e9tait? \n\u2013 Il est mort. \nFauchelevent s\u2019\u00e9tait attendu \u00e0 tout, except\u00e9 \u00e0 ceci, \nqu\u2019un fossoyeur p\u00fbt mourir. C\u2019est pourtant vrai; les \nfossoyeurs eux -m\u00eames meurent. A force de creuser la \nfosse des autres, on ouvre la sienne. \nFauchelevent demeura b\u00e9ant. Il eu t \u00e0 peine la \nforce de b\u00e9gayer : \n\u2013 Mais ce n\u2019est pas possible! \n\u2013 Cela est. \n\u2013 Mais, reprit -il faiblement, le fossoyeur, c\u2019est le \np\u00e8re Mestienne. \n\u2013 Apr\u00e8s Napol\u00e9on, Louis XVIII. Apr\u00e8s \nMestienne, Gribier. Paysan, je m\u2019appelle Gribier. \nFauchelevent, tout p\u00e2 le, consid\u00e9ra ce Gribier. \nC\u2019\u00e9tait un homme long, maigre, livide, \nparfaitement fun\u00e8bre. Il avait l\u2019air d\u2019un m\u00e9decin \nmanqu\u00e9 tourn\u00e9 fossoyeur. \nFauchelevent \u00e9clata de rire. \n\u2013 Ah! comme il arrive de dr\u00f4les de choses! le p\u00e8re \nMestienne est mort. Le petit p\u00e8re Mestienne est \nmort, mais vive le petit p\u00e8re Lenoir! Vous savez ce \nque c\u2019est que le petit p\u00e8re Lenoir? C\u2019est le cruchon du \nrouge \u00e0 six sur le plomb. C\u2019est le cruchon du Suresne, morbigou! du vrai Suresne de Paris! Ah! il est mort, le \nvieux Mestienne! J\u2019en suis f\u00e2ch\u00e9; c\u2019\u00e9tait un bon \nvivant. Mais vous aussi, vous \u00eates un bon vivant. Pas \nvrai, camarade? Nous allons aller boire ensemble un \ncoup, tout \u00e0 l\u2019heure. \nL\u2019homme r\u00e9pondit : \u2013 J\u2019ai \u00e9tudi\u00e9. J\u2019ai fait ma \nquatri\u00e8me. Je ne bois jamais. \nLe corbillard s\u2019\u00e9tait remis en marche et roulait \ndans la grande all\u00e9e du cimeti\u00e8re. \nFauchelevent avait ralenti son pas. Il boitait plus \nencore d\u2019anxi\u00e9t\u00e9 que d\u2019infirmit\u00e9. \nLe fossoyeur marchait devant lui. \nFauchelevent passa encore une fois l\u2019examen du \nGribier inattendu. \nC\u2019\u00e9tait un de ces hommes qui, jeunes, ont l\u2019air \nvieux et qui, maigres, sont tr\u00e8s forts. \n\u2013 Camarade! cria Fauchelevent. \nL\u2019homme se retourna. \n\u2013 Je suis le fossoyeur du couvent. \n\u2013 Mon coll\u00e8gue, dit l\u2019homme. \nFauchelevent, illettr\u00e9, mais tr\u00e8s fin, comprit qu\u2019i l \navait affaire \u00e0 une esp\u00e8ce redoutable, \u00e0 un beau \nparleur. \nIl grommela : \n\u2013 Comme \u00e7a, le p\u00e8re Mestienne est mort. L\u2019homme r\u00e9pondit : \n\u2013 Compl\u00e8tement. Le bon Dieu a consult\u00e9 son \ncarnet d\u2019\u00e9ch\u00e9ances. C\u2019\u00e9tait le tour du p\u00e8re Mestienne. \nLe p\u00e8re Mestienne est mort. \nFauchelevent r\u00e9p\u00e9ta machinalement : \n\u2013 Le bon Dieu... \n\u2013 Le bon Dieu, fit l\u2019homme avec autorit\u00e9. Pour les \nphilosophes, le P\u00e8re Eternel; pour les jacobins, l\u2019Etre \nSupr\u00eame. \n\u2013 Est-ce que nous ne ferons pas connaissance? \nbalbutia Fauchelevent. \n\u2013 Elle est faite. Vous \u00eates paysan, je suis parisien. \n\u2013 On ne se conna\u00eet pas tant qu\u2019on n\u2019a pas bu \nensemble. Qui vide son verre vide son c\u0153ur. Vous \nallez venir boire avec moi. \u00c7a ne se refuse pas. \n\u2013 D\u2019abord la besogne. \nFauchelevent pensa : je suis perdu. \nOn n \u2019\u00e9tait plus qu\u2019\u00e0 quelques tours de roue de la \npetite all\u00e9e qui menait au coin des religieuses. \nLe fossoyeur reprit : \n\u2013 Paysan, j\u2019ai sept mioches qu\u2019il faut nourrir. \nComme il faut qu\u2019ils mangent, il ne faut pas que je \nboive. \nEt il ajouta avec la satisfac tion d\u2019un \u00eatre s\u00e9rieux \nqui fait une phrase : \u2013 Leur faim est ennemie de ma soif. \nLe corbillard tourna un massif de cypr\u00e8s, quitta la \ngrande all\u00e9e, en prit une petite, entra dans les terres et \ns\u2019enfon\u00e7a dans un fourr\u00e9. Ceci indiquait la proximit\u00e9 \nimm\u00e9diat e de la s\u00e9pulture. Fauchelevent ralentissait \nson pas, mais ne pouvait ralentir le corbillard. \nHeureusement la terre meuble, et mouill\u00e9e par les \npluies d\u2019hiver, engluait les roues et alourdissait la \nmarche. \nIl se rapprocha du fossoyeur. \n\u2013 Il y a un si bon petit vin d\u2019Argenteuil, murmura \nFauchelevent. \n\u2013 Villageois, reprit l\u2019homme, cela ne devrait pas \n\u00eatre que je sois fossoyeur. Mon p\u00e8re \u00e9tait portier au \nPrytan\u00e9e. Il me destinait \u00e0 la litt\u00e9rature. Mais il a eu \ndes malheurs. Il a fait des pertes \u00e0 la Bourse. J\u2019ai d\u00fb \nrenoncer \u00e0 l\u2019\u00e9tat d\u2019auteur. Pourtant je suis encore \n\u00e9crivain public. \n\u2013 Mais vous n\u2019\u00eates donc pas fossoyeur? repartit \nFauchelevent, se raccrochant \u00e0 cette branche, bien \nfaible. \n\u2013 L\u2019un n\u2019emp\u00eache pas l\u2019autre. Je cumule. \nFauchelevent ne comprit pas ce dernier mot. \n\u2013 Venons boire, dit -il. Ici une observation est n\u00e9cessaire. Fauchelevent, \nquelle que f\u00fbt son angoisse, offrait \u00e0 boire, mais ne \ns\u2019expliquait pas sur un point : qui payera? D\u2019ordinaire \nFauchelevent offrait, et le p\u00e8re Mestienne payait. Un e \noffre \u00e0 boire r\u00e9sultait \u00e9videmment de la situation \nnouvelle cr\u00e9\u00e9e par le fossoyeur nouveau, et cette \noffre, il fallait la faire, mais le vieux jardinier laissait, \nnon sans intention, le proverbial quart d\u2019heure dit de \nRabelais, dans l\u2019ombre. Quant \u00e0 lui, Fauchelevent, si \n\u00e9mu qu\u2019il f\u00fbt, il ne se souciait point de payer. \nLe fossoyeur poursuivit, avec un sourire \nsup\u00e9rieur : \n\u2013 Il faut manger. J\u2019ai accept\u00e9 la survivance du p\u00e8re \nMestienne. Quand on a fait presque ses classes, on \nest philosophe. Au travail de la main, j\u2019ai ajout\u00e9 le \ntravail du bras. J\u2019ai mon \u00e9choppe d\u2019\u00e9crivain au \nmarch\u00e9 de la rue de S\u00e8vres. Vous savez? le march\u00e9 \naux Parapluies. Toutes les cuisini\u00e8res de la Croix -\nRouge s\u2019adressent \u00e0 moi. Je leur b\u00e2cle leurs \nd\u00e9clarations aux tourlourous. Le matin j\u2019\u00e9cris des \nbillets doux, le soir je creuse des fosses. Telle est la \nvie, campagnard. \nLe corbillard avan\u00e7ait. Fauchelevent, au comble de \nl\u2019inqui\u00e9tude, regardait de tous les c\u00f4t\u00e9s autour de lui. \nDe grosses larmes de sueur lui tombaient du front. \u2013 Pourta nt, continua le fossoyeur, on ne peut pas \nservir deux ma\u00eetresses. Il faudra que je choisisse de la \nplume ou de la pioche. La pioche me g\u00e2te la main. \nLe corbillard s\u2019arr\u00eata. \nL\u2019enfant de ch\u0153ur descendit de la voiture drap\u00e9e, \npuis le pr\u00eatre. \nUne des petite s roues de devant du corbillard \nmontait un peu sur un tas de terre au del\u00e0 duquel on \nvoyait une fosse ouverte. \n\u2013 En voil\u00e0 une farce! r\u00e9p\u00e9ta Fauchelevent \nconstern\u00e9. \n \n \n \n \nII, 8, 6 \n \n \n \n \nEntre quatre planches \n \n \n \n \n \nQui \u00e9tait dans la bi\u00e8re? on le sait. Jean V aljean. \nJean Valjean s\u2019\u00e9tait arrang\u00e9 pour vivre l\u00e0 dedans, et \nil respirait \u00e0 peu pr\u00e8s. \nC\u2019est une chose \u00e9trange \u00e0 quel point la s\u00e9curit\u00e9 de \nla conscience donne la s\u00e9curit\u00e9 du reste. Toute la \ncombinaison pr\u00e9m\u00e9dit\u00e9e par Jean Valjean marchait, \net marchait bi en, depuis la veille. Il comptait, comme \nFauchelevent, sur le p\u00e8re Mestienne. Il ne doutait pas \nde la fin. Jamais situation plus critique, jamais calme \nplus complet. Les quatre planches du cercueil d\u00e9gagent une sorte \nde paix terrible. Il semblait que quel que chose du \nrepos des morts entr\u00e2t dans la tranquillit\u00e9 de Jean \nValjean. \nDu fond de cette bi\u00e8re, il avait pu suivre et il \nsuivait toutes les phases du drame redoutable qu\u2019il \njouait avec la mort. \nPeu apr\u00e8s que Fauchelevent eut achev\u00e9 de clouer \nla planche de dessus, Jean Valjean s\u2019\u00e9tait senti \nemporter, puis rouler. A moins de secousses, il avait \nsenti qu\u2019on passait du pav\u00e9 \u00e0 la terre battue, c\u2019est -\u00e0-\ndire qu\u2019on quittait les rues et qu\u2019on arrivait aux \nboulevards. A un bruit sourd, il avait devin\u00e9 qu\u2019on \ntrave rsait le pont d\u2019Austerlitz. Au premier temps \nd\u2019arr\u00eat, il avait compris qu\u2019on entrait dans le \ncimeti\u00e8re; au second temps d\u2019arr\u00eat, il s\u2019\u00e9tait dit : voici \nla fosse. \nBrusquement il sentit que des mains saisissaient la \nbi\u00e8re, puis un frottement rauque sur les planches; il \nse rendit compte que c\u2019\u00e9tait une corde qu\u2019on nouait \nautour du cercueil pour le descendre dans \nl\u2019excavation. \nPuis il eut une esp\u00e8ce d\u2019\u00e9tourdissement. \nProbablement les croque -morts et le fossoyeur \navaient laiss\u00e9 basculer le cercueil et descend u la t\u00eate avant les pieds. Il revint pleinement \u00e0 lui en se \nsentant horizontal et immobile. Il venait de toucher \nle fond. \nIl sentit un certain froid. \nUne voix s\u2019\u00e9leva au -dessus de lui, glaciale et \nsolennelle. Il entendit passer, si lentement qu\u2019il \npouvai t les saisir l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, des mots latins \nqu\u2019il ne comprenait pas : \n\u2013 Qui dormiunt in terrae pulvere, evigilabunt; alii in vitam \naeternam, et alii in opprobrium, ut videant semper . \nUne voix d\u2019enfant dit : \n\u2013 De profundis . \nLa voix grave recommen\u00e7a : \n\u2013 Requiem aeternam dona ei, Domine . \nLa voix d\u2019enfant r\u00e9pondit : \n\u2013 Et lux perpetua luceat ei . \nIl entendit sur la planche qui le recouvrait quelque \nchose comme le frappement doux de quelques \ngouttes de pluie. C\u2019\u00e9tait probablement l\u2019eau b\u00e9nite. \nIl son gea : \u2013 Cela va \u00eatre fini. Encore un peu de \npatience. Le pr\u00eatre va s\u2019en aller. Fauchelevent \nemm\u00e8nera Mestienne boire. On me laissera. Puis \nFauchelevent reviendra seul, et je sortirai. Ce sera \nl\u2019affaire d\u2019une bonne heure. \nLa voix grave reprit : \u2013 Requiesc at in pace . \nEt la voix d\u2019enfant dit : \n\u2013 Amen . \nJean Valjean, l\u2019oreille tendue, per\u00e7ut quelque chose \ncomme des pas qui s\u2019\u00e9loignaient. \n\u2013 Les voil\u00e0 qui s\u2019en vont, pensa -t-il. Je suis seul. \nTout \u00e0 coup il entendit sur sa t\u00eate un bruit qui lui \nsembla la chu te du tonnerre. \nC\u2019\u00e9tait une pellet\u00e9e de terre qui tombait sur le \ncercueil. \nUne seconde pellet\u00e9e de terre tomba. \nUn des trous par o\u00f9 il respirait venait de se \nboucher. \nUne troisi\u00e8me pellet\u00e9e de terre tomba. \nPuis une quatri\u00e8me. \nIl est des choses plus f ortes que l\u2019homme le plus \nfort. Jean Valjean perdit connaissance. \n \n \n \n \nII, 8, 7 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 l\u2019on trouvera l\u2019origine du mot : \nne pas perdre la carte \n \n \n \n \n \nVoici ce qui se passait au -dessus de la bi\u00e8re o\u00f9 \n\u00e9tait Jean Valjean. \nQuand le corbillard se fut \u00e9loign\u00e9 , quand le pr\u00eatre \net l\u2019enfant de ch\u0153ur furent remont\u00e9s en voiture et \npartis, Fauchelevent, qui ne quittait pas des yeux le \nfossoyeur, le vit se pencher et empoigner sa pelle, qui \n\u00e9tait enfonc\u00e9e droite dans le tas de terre. \nAlors Fauchelevent prit une r\u00e9so lution supr\u00eame. Il se pla\u00e7a entre la fosse et le fossoyeur, croisa les \nbras, et dit : \n\u2013 C\u2019est moi qui paye! \nLe fossoyeur le regarda avec \u00e9tonnement, et \nr\u00e9pondit : \n\u2013 Quoi, paysan? \nFauchelevent r\u00e9p\u00e9ta : \n\u2013 C\u2019est moi qui paye! \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Le vin. \n\u2013 Quel vin? \n\u2013 L\u2019Argenteuil. \n\u2013 O\u00f9 \u00e7a l\u2019Argenteuil? \n\u2013 Au Bon Coing. \n\u2013 Va-t\u2019en au diable! dit le fossoyeur. \nEt il jeta une pellet\u00e9e de terre sur le cercueil. \nLa bi\u00e8re rendit un son creux. Fauchelevent se \nsentit chanceler et pr\u00eat \u00e0 tomber lui -m\u00eame dans la \nfosse. Il cria, d\u2019une voix o\u00f9 commen\u00e7ait \u00e0 se m\u00ealer \nl\u2019\u00e9tranglement du r\u00e2le : \n\u2013 Camarade, avant que le Bon Coing soit ferm\u00e9! \nLe fossoyeur reprit de la terre dans la pelle. \nFauchelevent continua : \n\u2013 Je paye! \nEt il saisit le bras du fossoyeur. \u2013 Ecoutez -moi, camarade. Je suis le fossoyeur du \ncouvent, je viens pour vous aider. C\u2019est une besogne \nqui peut se faire la nuit. Commen\u00e7ons donc par aller \nboire un coup. \nEt tout en parlant, tout en se cramponnant \u00e0 cette \ninsistance d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, il faisait cette r\u00e9flexio n \nlugubre : \u2013 Et quand il boirait! se griserait -il? \n\u2013 Provincial, dit le fossoyeur, si vous le voulez \nabsolument, j\u2019y consens. Nous boirons. Apr\u00e8s \nl\u2019ouvrage, jamais avant. \nEt il donna le branle \u00e0 sa pelle. Fauchelevent le \nretint. \n\u2013 C\u2019est de l\u2019Argenteuil \u00e0 six! \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, dit le fossoyeur, vous \u00eates sonneur de \ncloches. Din don, din don; vous ne savez dire que \u00e7a. \nAllez vous faire lanlaire. \nEt il lan\u00e7a la seconde pellet\u00e9e. \nFauchelevent arrivait \u00e0 ce moment o\u00f9 l\u2019on ne sait \nplus ce qu\u2019on dit. \n\u2013 Mais venez donc boire, cria -t-il, puisque c\u2019est \nmoi qui paye! \n\u2013 Quand nous aurons couch\u00e9 l\u2019enfant, dit le \nfossoyeur. \nIl jeta la troisi\u00e8me pellet\u00e9e. \nPuis il enfon\u00e7a la pelle dans la terre et ajouta : \u2013 Voyez -vous, il va faire froid cette nuit, et la \nmorte crierait derri\u00e8re nous si nous la plantions l\u00e0 \nsans couverture. \nEn ce moment, tout en chargeant sa pelle, le \nfossoyeur se courbait, et la poche de sa veste b\u00e2illait. \nLe regard \u00e9gar\u00e9 de Fauchelevent tomba \nmachinalement dans cette poche, et s\u2019y arr\u00eata. \nLe soleil n\u2019\u00e9tait pas encore cach\u00e9 par l\u2019horizon; il \nfaisait assez de jour pour qu\u2019on p\u00fbt distinguer \nquelque chose de blanc au fond de cette poche \nb\u00e9ante. \nToute la quantit\u00e9 d\u2019\u00e9clair que peut avoir l\u2019\u0153il d\u2019un \npaysan picard traversa la prunelle de Fauchelevent. Il \nvenait de lui venir une id\u00e9e. \nSans que le Fossoyeur, tout \u00e0 sa pellet\u00e9e de terre, \ns\u2019en aper\u00e7\u00fbt, il lui plongea par derri\u00e8re la main dans la \npoche, et il retira de cette poche la chose blanche qui \n\u00e9tait au fond. \nLe fossoyeur envoya dans la fosse la quatri\u00e8m e \npellet\u00e9e. \nAu moment o\u00f9 il se retournait pour prendre la \ncinqui\u00e8me, Fauchelevent le regarda avec un profond \ncalme et lui dit : \n\u2013 A propos, nouveau, avez -vous votre carte? \nLe fossoyeur s\u2019interrompit. \u2013 Quelle carte? \n\u2013 Le soleil va se coucher. \n\u2013 C\u2019est bon, qu\u2019il mette son bonnet de nuit. \n\u2013 La grille du cimeti\u00e8re va se fermer. \n\u2013 Eh bien, apr\u00e8s? \n\u2013 Avez -vous votre carte? \n\u2013 Ah, ma carte! dit le fossoyeur. \nEt il fouilla dans sa poche. \nUne poche fouill\u00e9e, il fouilla l\u2019autre. Il passa aux \ngoussets, expl ora le premier, retourna le second. \n\u2013 Mais non, dit -il, je n\u2019ai pas ma carte. Je l\u2019aurai \noubli\u00e9e. \n\u2013 Quinze francs d\u2019amende, dit Fauchelevent. \nLe fossoyeur devint vert. Le vert est la p\u00e2leur des \ngens livides. \n\u2013 Ah J\u00e9sus -mon-Dieu -bancroche -\u00e0-bas-la-lune! \ns\u2019\u00e9cria -t-il. Quinze francs d\u2019amende! \n\u2013 Trois pi\u00e8ces -cent-sous, dit Fauchelevent. \nLe fossoyeur laissa tomber sa pelle. \nLe tour de Fauchelevent \u00e9tait venu. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, dit Fauchelevent, conscrit, pas de \nd\u00e9sespoir. Il ne s\u2019agit pas de se suicider, et de pr ofiter \nde la fosse. Quinze francs, c\u2019est quinze francs, et \nd\u2019ailleurs vous pouvez ne pas les payer. Je suis vieux, \nvous \u00eates nouveau. Je connais les trucs, les trocs, les trics et les tracs. Je vas vous donner un conseil d\u2019ami. \nUne chose est claire, c\u2019est que le soleil se couche, il \ntouche au d\u00f4me, le cimeti\u00e8re va fermer dans cinq \nminutes. \n\u2013 C\u2019est vrai, r\u00e9pondit le fossoyeur. \n\u2013 D\u2019ici \u00e0 cinq minutes, vous n\u2019avez pas le temps de \nremplir la fosse, elle est creuse comme le diable, cette \nfosse, et d\u2019arriver \u00e0 temps pour sortir avant que la \ngrille soit ferm\u00e9e. \n\u2013 C\u2019est juste. \n\u2013 En ce cas quinze francs d\u2019amende. \n\u2013 Quinze francs. \n\u2013 Mais vous avez le temps... \u2013 O\u00f9 demeurez -vous? \n\u2013 A deux pas de la barri\u00e8re. A un quart d\u2019heure \nd\u2019ici. Rue de Vaugirard, num\u00e9ro 87. \n\u2013 Vous avez le temps, en pendant vos guiboles \u00e0 \nvotre cou, de sortir tout de suite. \n\u2013 C\u2019est exact. \n\u2013 Une fois hors de la grille, vous galopez chez \nvous, vous prenez votre carte, vous revenez, le \nportier du cimeti\u00e8re vous ouvre. Ayant votre carte, \nrien \u00e0 payer. Et vous enterrez votre mort. Moi, je vas \nvous le garder en attendant pour qu\u2019il ne se sauve \npas. \n\u2013 Je vous dois la vie, paysan. \u2013 Fichez -moi le camp, dit Fauchelevent. \nLe fossoyeur, \u00e9perdu de reconnaissance, lui secoua \nla main, et partit en cou rant. \nQuand le fossoyeur eut disparu dans le fourr\u00e9, \nFauchelevent \u00e9couta jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il e\u00fbt entendu le \npas se perdre, puis il se pencha vers la fosse et dit \u00e0 \ndemi -voix : \n\u2013 P\u00e8re Madeleine! \nRien ne r\u00e9pondit. \nFauchelevent eut un fr\u00e9missement. Il se lai ssa \nrouler dans la fosse plut\u00f4t qu\u2019il n\u2019y descendit, se jeta \nsur la t\u00eate du cercueil et cria : \n\u2013 Etes-vous l\u00e0? \nSilence dans la bi\u00e8re. \nFauchelevent, ne respirant plus \u00e0 force de \ntremblement, prit son ciseau \u00e0 froid et son marteau, \net fit sauter la planch e de dessus. La face de Jean \nValjean apparut dans le cr\u00e9puscule, les yeux ferm\u00e9s, \np\u00e2le. \nLes cheveux de Fauchelevent se h\u00e9riss\u00e8rent, il se \nleva debout, puis tomba adoss\u00e9 \u00e0 la paroi de la fosse, \npr\u00eat \u00e0 s\u2019affaisser sur la bi\u00e8re. Il regarda Jean Valjean. \nJean Valjean gisait, bl\u00eame et immobile. \nFauchelevent murmura d\u2019une voix basse comme \nun souffle : \u2013 Il est mort! \nEt se redressant, croisant les bras si violemment \nque ses deux poings ferm\u00e9s vinrent frapper ses deux \n\u00e9paules, il cria : \n\u2013 Voil\u00e0 comme je le sa uve, moi! \nAlors le pauvre bonhomme se mit \u00e0 sangloter. \nMonologuant, car c\u2019est une erreur de croire que le \nmonologue n\u2019est pas dans la nature. Les fortes \nagitations parlent souvent \u00e0 haute voix. \n\u2013 C\u2019est la faute au p\u00e8re Mestienne. Pourquoi est -il \nmort, ce t imb\u00e9cile -l\u00e0? qu\u2019est -ce qu\u2019il avait besoin de \ncrever au moment o\u00f9 on ne s\u2019y attend pas? c\u2019est lui \nqui fait mourir monsieur Madeleine. P\u00e8re Madeleine! \nIl est dans la bi\u00e8re. Il est tout port\u00e9. C\u2019est fini. \u2013\n Aussi, ces choses -l\u00e0, est -ce que \u00e7a a du bon sens? \nAh! mon Dieu! il est mort! Eh bien, et sa petite, \nqu\u2019est -ce que je vas en faire? qu\u2019est -ce que la fruiti\u00e8re \nva dire? Qu\u2019un homme comme \u00e7\u00e0 meure comme \u00e7a, \nsi c\u2019est Dieu possible! Quand je pense qu\u2019il s\u2019\u00e9tait mis \nsous ma charrette! P\u00e8re Madeleine! p\u00e8re Made leine! \nPardine, il a \u00e9touff\u00e9, je disais bien. Il n\u2019a pas voulu \nme croire. Eh bien, voil\u00e0 une jolie polissonnerie de \nfaite! Il est mort, ce brave homme, le plus bon \nhomme qu\u2019il y e\u00fbt dans les bonnes gens du bon Dieu! \nEt sa petite! Ah, d\u2019abord je ne rentre p as l\u00e0-bas, moi. Je reste ici. Avoir fait un coup comme \u00e7a! C\u2019est bien \nla peine d\u2019\u00eatre deux vieux pour \u00eatre deux vieux fous. \nMais d\u2019abord comment avait -il fait pour entrer dans \nle couvent? c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 le commencement. On ne \ndoit pas faire de ces choses -l\u00e0. P\u00e8re Madeleine! p\u00e8re \nMadeleine! p\u00e8re Madeleine! Madeleine! monsieur \nMadeleine! monsieur le maire! Il ne m\u2019entend pas. \nTirez -vous donc de l\u00e0 \u00e0 pr\u00e9sent! \nEt il s\u2019arracha les cheveux. \nOn entendit au loin dans les arbres un grincement \naigu. C\u2019\u00e9tait la grille du cimeti\u00e8re qui se fermait. \nFauchelevent se pencha sur Jean Valjean, et tout \u00e0 \ncoup eut une sorte de rebondissement et tout le recul \nqu\u2019on peut avoir dans une fosse. Jean Valjean avait \nles yeux ouverts, et le regardait. \nVoir une mort est effrayant, voi r une r\u00e9surrection \nl\u2019est presque autant. Fauchelevent devint comme de \npierre, p\u00e2le, hagard, boulevers\u00e9 par tous ces exc\u00e8s \nd\u2019\u00e9motions, ne sachant s\u2019il avait affaire \u00e0 un vivant ou \n\u00e0 un mort, regardant Jean Valjean qui le regardait. \n\u2013 Je m\u2019endormais, dit Je an Valjean. \nEt il se mit sur son s\u00e9ant. \nFauchelevent tomba \u00e0 genoux. \n\u2013 Juste bonne Vierge! m\u2019avez -vous fait peur! \nPuis il se releva et cria : \u2013 Merci, p\u00e8re Madeleine! \nJean Valjean n\u2019\u00e9tait qu\u2019\u00e9vanoui. Le grand air l\u2019avait \nr\u00e9veill\u00e9. \nLa joie est le ref lux de la terreur. Fauchelevent \navait presque autant \u00e0 faire que Jean Valjean pour \nrevenir \u00e0 lui. \n\u2013 Vous n\u2019\u00eates donc pas mort! Oh! comme vous \navez de l\u2019esprit, vous! Je vous ai tant appel\u00e9 que vous \n\u00eates revenu. Quand j\u2019ai vu vos yeux ferm\u00e9s, j\u2019ai dit : \nbon! le voil\u00e0 \u00e9touff\u00e9. Je serais devenu fou furieux, \nvrai fou \u00e0 camisole. On m\u2019aurait mis \u00e0 Bic\u00eatre. \nQu\u2019est -ce que vous voulez que je fasse si vous \u00e9tiez \nmort? Et votre petite! c\u2019est la fruiti\u00e8re qui n\u2019y aurait \nrien compris! On lui campe l\u2019enfant sur les bra s, et le \ngrand -p\u00e8re est mort! Quelle histoire! mes bons saints \ndu paradis, quelle histoire! Ah! vous \u00eates vivant, voil\u00e0 \nle bouquet. \n\u2013 J\u2019ai froid, dit Jean Valjean. \nCe mot rappela compl\u00e8tement Fauchelevent \u00e0 la \nr\u00e9alit\u00e9, qui \u00e9tait urgente. Ces deux hommes, m\u00eame \nrevenus \u00e0 eux, avaient, sans s\u2019en rendre compte, \nl\u2019\u00e2me trouble, et en eux quelque chose d\u2019\u00e9trange qui \n\u00e9tait l\u2019\u00e9garement sinistre du lieu. \n\u2013 Sortons vite d\u2019ici, s\u2019\u00e9cria Fauchelevent. Il fouilla dans sa poche, et en tira une gourde dont \nil s\u2019\u00e9tait po urvu. \n\u2013 Mais d\u2019abord la goutte! dit -il. \nLa gourde acheva ce que le grand air avait \ncommenc\u00e9. Jean Valjean but une gorg\u00e9e d\u2019eau -de-vie \net reprit pleine possession de lui -m\u00eame. \nIl sortit de la bi\u00e8re, et aida Fauchelevent \u00e0 en \nreclouer le couvercle. \nTrois minutes apr\u00e8s, ils \u00e9taient hors de la fosse. \nDu reste Fauchelevent \u00e9tait tranquille. Il prit son \ntemps. Le cimeti\u00e8re \u00e9tait ferm\u00e9. La survenue du \nfossoyeur Gribier n\u2019\u00e9tait pas \u00e0 craindre. Ce \u00abconscrit\u00bb \n\u00e9tait chez lui, occup\u00e9 \u00e0 chercher sa carte, et bien \nemp\u00each\u00e9 de la trouver dans son logis puisqu\u2019elle \u00e9tait \ndans la poche de Fauchelevent. Sans carte, il ne \npouvait rentrer au cimeti\u00e8re. \nFauchelevent prit la pelle et Jean Valjean la pioche \net tous deux firent l\u2019enterrement de la bi\u00e8re vide. \nQuand la fosse f ut combl\u00e9e, Fauchelevent dit \u00e0 \nJean Valjean : \n\u2013 Venons -nous -en. Je garde la pelle; emportez la \npioche. \nLa nuit tombait. \nJean Valjean eut quelque peine \u00e0 se remuer et \u00e0 \nmarcher. Dans cette bi\u00e8re il s\u2019\u00e9tait roidi et \u00e9tait devenu un peu cadavre. L\u2019ankylose de la mort l\u2019avait \nsaisi entre ces quatre planches. Il fallut, en quelque \nsorte, qu\u2019il se d\u00e9gel\u00e2t du s\u00e9pulcre. \n\u2013 Vous \u00eates gourd, dit Fauchelevent. C\u2019est \ndommage que je sois bancal, nous battrions la \nsemelle. \n\u2013 Bah! r\u00e9pondit Jean Valjean, quatre pas me \nmettront la marche dans les jambes. \nIls s\u2019en all\u00e8rent par les all\u00e9es o\u00f9 le corbillard avait \npass\u00e9. Arriv\u00e9s devant la grille ferm\u00e9e et le pavillon du \nportier, Fauchelevent, qui tenait \u00e0 sa main la carte du \nfossoyeur, la jeta dans la bo\u00eete, le portier tira le \ncordon, la porte s\u2019ouvrit, ils sortirent. \n\u2013 Comme tout cela va bien! dit Fauchelevent; \nquelle bonne id\u00e9e vous avez eue, p\u00e8re Madeleine! \nIls franchirent la barri\u00e8re Vaugirard de la fa\u00e7on la \nplus simple du monde. Aux alentours d\u2019un cimeti\u00e8re, \nune pelle et une pioche sont deux passeports. \nLa rue de Vaugirard \u00e9tait d\u00e9serte. \n\u2013 P\u00e8re Madeleine, dit Fauchelevent tout en \ncheminant et en levant les yeux vers les maisons, \nvous avez de meilleurs yeux que moi. Indiquez -moi \ndonc le num\u00e9ro 87. \n\u2013 Le voici justement , dit Jean Valjean. \u2013 Il n\u2019y a personne dans la rue, reprit \nFauchelevent. Donnez -moi la pioche, et attendez -\nmoi deux minutes. \nFauchelevent entra au num\u00e9ro 87, monta tout en \nhaut, guid\u00e9 par l\u2019instinct qui m\u00e8ne toujours le pauvre \nau grenier, et frappa dans l\u2019ombre \u00e0 la porte d\u2019une \nmansarde. Une voix r\u00e9pondit : \n\u2013 Entrez. \nC\u2019\u00e9tait la voix de Gribier. \nFauchelevent poussa la porte. Le logis du \nfossoyeur \u00e9tait, comme toutes ces infortun\u00e9es \ndemeures, un galetas d\u00e9meubl\u00e9 et encombr\u00e9. Une \ncaisse d\u2019emballage, \u2013 une bi\u00e8re peut -\u00eatre, \u2013 y tenait \nlieu de commode, un pot \u00e0 beurre y tenait lieu de \nfontaine, une paillasse y tenait lieu de lit, le carreau y \ntenait lieu de chaises et de table. Il y avait dans un \ncoin, sur une loque qui \u00e9tait un vieux lambeau de \ntapis, une f emme maigre et force enfants, faisant un \ntas. Tout ce pauvre int\u00e9rieur portait les traces d\u2019un \nbouleversement. On e\u00fbt dit qu\u2019il y avait eu l\u00e0 un \ntremblement de terre \u00abpour un\u00bb. Les couvercles \n\u00e9taient d\u00e9plac\u00e9s, les haillons \u00e9taient \u00e9pars, la cruche \n\u00e9tait ca ss\u00e9e, la m\u00e8re avait pleur\u00e9, les enfants \nprobablement avaient \u00e9t\u00e9 battus; traces d\u2019une \nperquisition acharn\u00e9e et bourrue. Il \u00e9tait visible que le fossoyeur avait \u00e9perdument cherch\u00e9 sa carte, et fait \ntout responsable de cette perte dans le galetas, depuis \nsa cruche jusqu\u2019\u00e0 sa femme. Il avait l\u2019air d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. \nMais Fauchelevent se h\u00e2tait trop vers le \nd\u00e9nouement de l\u2019aventure pour remarquer ce c\u00f4t\u00e9 \ntriste de son succ\u00e8s. \nIl entra et dit : \n\u2013 Je vous rapporte votre pioche et votre pelle. \nGribier le regarda stup\u00e9 fait. \n\u2013 C\u2019est vous, paysan? \n\u2013 Et demain matin chez le concierge du cimeti\u00e8re \nvous trouverez votre carte. \nEt il posa la pelle et la pioche sur le carreau. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela veut dire? demanda Gribier. \n\u2013 Cela veut dire que vous aviez laiss\u00e9 tomber vo tre \ncarte de votre poche, que je l\u2019ai trouv\u00e9e \u00e0 terre quand \nvous avez \u00e9t\u00e9 parti, que j\u2019ai enterr\u00e9 le mort, que j\u2019ai \nrempli la fosse, que j\u2019ai fait votre besogne, que le \nportier vous rendra votre carte, et que vous ne \npayerez pas quinze francs. Voil\u00e0, consc rit. \n\u2013 Merci, villageois! s\u2019\u00e9cria Gribier \u00e9bloui. La \nprochaine fois, c\u2019est moi qui paye \u00e0 boire. \n \n \n \n \nII, 8, 8 \n \n \n \n \n \nInterrogatoire r\u00e9ussi \n \n \n \n \n \n \nUne heure apr\u00e8s, par la nuit noire, deux hommes \net un enfant se pr\u00e9sentaient au num\u00e9ro 62 de la petite \nrue P icpus. Le plus vieux de ces hommes levait le \nmarteau et frappait. \nC\u2019\u00e9taient Fauchelevent, Jean Valjean et Cosette. \nLes deux bonshommes \u00e9taient all\u00e9s chercher \nCosette, chez la fruiti\u00e8re de la rue du Chemin -Vert, \no\u00f9 Fauchelevent l\u2019avait d\u00e9pos\u00e9e la veille. Cosette avait pass\u00e9 ces vingt -quatre heures \u00e0 ne rien \ncomprendre et \u00e0 trembler silencieusement. Elle \ntremblait tant qu\u2019elle n\u2019avait pas pleur\u00e9. Elle n\u2019avait \npas mang\u00e9 non plus, ni dormi. La digne fruiti\u00e8re lui \navait fait cent questions, sans obtenir d\u2019autr e r\u00e9ponse \nqu\u2019un regard morne, toujours le m\u00eame. Cosette \nn\u2019avait rien laiss\u00e9 transpirer de tout ce qu\u2019elle avait \nentendu et vu depuis deux jours. Elle devinait qu\u2019on \ntraversait une crise. Elle sentait profond\u00e9ment qu\u2019il \nfallait \u00ab\u00eatre sage\u00bb. Qui n\u2019a \u00e9prouv\u00e9 la souveraine \npuissance de ces trois mots prononc\u00e9s avec un \ncertain accent dans l\u2019oreille d\u2019un petit \u00eatre effray\u00e9 : Ne \ndis rien! La peur est une muette. D\u2019ailleurs, personne \nne garde un secret comme un enfant. \nSeulement, quand, apr\u00e8s ces lugubres vingt -quatre \nheures, elle avait revu Jean Valjean, elle avait pouss\u00e9 \nun tel cri de joie, que quelqu\u2019un de pensif qui l\u2019e\u00fbt \nentendu e\u00fbt devin\u00e9 dans ce cri la sortie d\u2019un ab\u00eeme. \nFauchelevent \u00e9tait du couvent et savait les mots de \npasse. Toutes les portes s\u2019ouvriren t. \nAinsi fut r\u00e9solu le double et effrayant probl\u00e8me : \nsortir et entrer. \nLe portier, qui avait ses instructions, ouvrit la \npetite porte de service qui communiquait de la cour \nau jardin, et qu\u2019il y a vingt ans on voyait encore de la rue, dans le mur du fon d de la cour, faisant face \u00e0 la \nporte coch\u00e8re. Le portier les introduisit tous les trois \npar cette porte, et de l\u00e0, ils gagn\u00e8rent ce parloir \nint\u00e9rieur r\u00e9serv\u00e9 o\u00f9 Fauchelevent, la veille, avait pris \nles ordres de la prieure. \nLa prieure, son rosaire \u00e0 la ma in, les attendait. Une \nm\u00e8re vocale, le voile bas, \u00e9tait debout pr\u00e8s d\u2019elle. Une \nchandelle discr\u00e8te \u00e9clairait, on pourrait presque dire \nfaisait semblant d\u2019\u00e9clairer le parloir. \nLa prieure passa en revue Jean Valjean. Rien \nn\u2019examine comme un \u0153il baiss\u00e9. \nPuis elle le questionna : \n\u2013 C\u2019est vous le fr\u00e8re? \n\u2013 Oui, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re, r\u00e9pondit Fauchelevent. \n\u2013 Comment vous appelez -vous? \nFauchelevent r\u00e9pondit : \n\u2013 Ultime Fauchelevent. \nIl avait eu en effet un fr\u00e8re nomm\u00e9 Ultime qui \n\u00e9tait mort. \n\u2013 De quel pays \u00eates -vous? \nFauchelevent r\u00e9pondit : \n\u2013 De Picquigny, pr\u00e8s Amiens. \n\u2013 Quel \u00e2ge avez -vous? \nFauchelevent r\u00e9pondit : \n\u2013 Cinquante ans. \u2013 Quel est votre \u00e9tat? \nFauchelevent r\u00e9pondit : \n\u2013 Jardinier. \n\u2013 Etes-vous bon chr\u00e9tien? \nFauchelevent r\u00e9pondit : \n\u2013 Tout le monde l\u2019est dans la famille. \n\u2013 Cette petite est \u00e0 vous? \nFauchelevent r\u00e9pondit : \n\u2013 Oui, r\u00e9v\u00e9rende m\u00e8re. \n\u2013 Vous \u00eates son p\u00e8re? \nFauchelevent r\u00e9pondit : \n\u2013 Son grand -p\u00e8re. \nLa m\u00e8re vocale dit \u00e0 la prieure \u00e0 demi -voix : \n\u2013 Il r\u00e9pond bien. \nJean Valjean n\u2019avait pas prononc\u00e9 un mot. \nLa prieure regarda Cosette avec attention, et dit \u00e0 \ndemi -voix \u00e0 la m\u00e8re vocale : \n\u2013 Elle sera laide. \nLes deux m\u00e8res caus\u00e8rent quelques minutes tr\u00e8s \nbas dans l\u2019angle du parloir, puis la prieure se retourna \net dit : \n\u2013 P\u00e8re Fauvent, vo us aurez une autre genouill\u00e8re \navec grelot. Il en faut deux maintenant. \nLe lendemain en effet on entendait deux grelots \ndans le jardin, et les religieuses ne r\u00e9sistaient pas \u00e0 soulever un coin de leur voile. On voyait au fond \nsous les arbres deux hommes b \u00eacher c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te; \nFauvent et un autre. Ev\u00e9nement \u00e9norme. Le silence \nfut rompu jusqu\u2019\u00e0 s\u2019entre -dire : C\u2019est un aide -\njardinier. \nLes m\u00e8res vocales ajoutaient : C\u2019est un fr\u00e8re au \np\u00e8re Fauvent. \nJean Valjean en effet \u00e9tait r\u00e9guli\u00e8rement install\u00e9; il \navait la genouill\u00e8re de cuir et le grelot; il \u00e9tait \nd\u00e9sormais officiel. Il s\u2019appelait Ultime Fauchelevent. \nLa plus forte cause d\u00e9terminante de l\u2019admission \navait \u00e9t\u00e9 l\u2019observation de la prieure sur Cosette : Elle \nsera laide . \nLa prieure, ce pronostic prononc\u00e9, prit \nimm\u00e9diatement Cosette en amiti\u00e9, et lui donna place \nau pensionnat comme \u00e9l\u00e8ve de charit\u00e9. \nCeci n\u2019a rien que de tr\u00e8s logique. On a beau \nn\u2019avoir point de miroir au couvent; les femmes ont \nune conscience pour leur figure; or, les filles qui se \nsentent jolies se laissent malais\u00e9ment faire religieuses; \nla vocation \u00e9tant assez volontiers en proportion \ninverse de la beaut\u00e9, on esp\u00e8re plus des laides que des \nbelles. De l\u00e0 un go\u00fbt vif pour les laiderons. \nToute cette aventure grandit le bon vieux \nFauchelevent; il e ut un triple succ\u00e8s; aupr\u00e8s de Jean Valjean qu\u2019il sauva et abrita; aupr\u00e8s du fossoyeur \nGribier qui se disait : il m\u2019a \u00e9pargn\u00e9 l\u2019amende; aupr\u00e8s \ndu couvent qui, gr\u00e2ce \u00e0 lui, en gardant le cercueil de \nla m\u00e8re Crucifixion sous l\u2019autel, \u00e9luda C\u00e9sar et satisfit \nDieu. Il y eut une bi\u00e8re avec cadavre au Petit -Picpus \net une bi\u00e8re sans cadavre au cimeti\u00e8re Vaugirard; \nl\u2019ordre public en fut sans doute profond\u00e9ment \ntroubl\u00e9, mais ne s\u2019en aper\u00e7ut pas. Quant au couvent, \nsa reconnaissance pour Fauchelevent fut grande. \nFauch elevent devint le meilleur des serviteurs et le \nplus pr\u00e9cieux des jardiniers. A la plus prochaine visite \nde l\u2019archev\u00eaque, la prieure conta la chose \u00e0 sa \ngrandeur, en s\u2019en confessant un peu et en s\u2019en \nvantant aussi. L\u2019archev\u00eaque, au sortir du couvent, en \nparla, avec applaudissement et tout bas, \u00e0 M. de Latil, \nconfesseur de Monsieur, plus tard archev\u00eaque de \nReims et cardinal. L\u2019admiration pour Fauchelevent fit \ndu chemin, car elle alla \u00e0 Rome. Nous avons eu sous \nles yeux un billet adress\u00e9 par le pape r\u00e9gnant a lors, \nL\u00e9on XII, \u00e0 un de ses parents, monsignor dans la \nnonciature de Paris, et nomm\u00e9 comme lui Della \nGenga; on y lit ces lignes : \u00abIl para\u00eet qu\u2019il y a dans un \ncouvent de Paris un jardinier excellent, qui est un \nsaint homme, appel\u00e9 Fauvan.\u00bb Rien de tout ce \ntriomphe ne parvint jusqu\u2019\u00e0 Fauchelevent dans sa baraque; il continua de greffer, de sarcler, et de \ncouvrir ses melonni\u00e8res, sans \u00eatre au fait de son \nexcellence et de sa saintet\u00e9. Il ne se douta pas plus de \nsa gloire que ne s\u2019en doute un b\u0153uf de Durham ou \nde Surrey dont le portrait est publi\u00e9 dans le Illustrated \nLondon News avec cette inscription : b\u0153uf qui a remport\u00e9 \nle prix au concours des b\u00eates \u00e0 cornes . \n \n \n \n \nII, 8, 9 \n \n \n \n \n \nCl\u00f4ture \n \n \n \n \n \n \nCosette au couvent continua de se taire. \nCosette se croyait to ut naturellement la fille de \nJean Valjean. Du reste, ne sachant rien, elle ne \npouvait rien dire, et puis, dans tous les cas, elle \nn\u2019aurait rien dit. Nous venons de le faire remarquer, \nrien ne dresse les enfants au silence comme le \nmalheur. Cosette avait ta nt souffert qu\u2019elle craignait \ntout, m\u00eame de parler, m\u00eame de respirer. Une parole avait si souvent fait crouler sur elle une avalanche! A \npeine commen\u00e7ait -elle \u00e0 se rassurer depuis qu\u2019elle \n\u00e9tait \u00e0 Jean Valjean Elle s\u2019habitua assez vite au \ncouvent. Seulement elle regrettait Catherine, mais elle \nn\u2019osait pas le dire. Une fois pourtant elle dit \u00e0 Jean \nValjean : \u2013 P\u00e8re, si j\u2019avais su, je l\u2019aurais emmen\u00e9e. \nCosette, en devenant pensionnaire du couvent, dut \nprendre l\u2019habit des \u00e9l\u00e8ves de la maison. Jean Valjean \nobtint qu\u2019on lui rem\u00eet les v\u00eatements qu\u2019elle \nd\u00e9pouillait. C\u2019\u00e9tait ce m\u00eame habillement de deuil qu\u2019il \nlui avait fait rev\u00eatir lorsqu\u2019elle avait quitt\u00e9 la gargote \nTh\u00e9nardier. Il n\u2019\u00e9tait pas encore tr\u00e8s us\u00e9. Jean Valjean \nenferma ces nippes, plus les bas de laine e t les \nsouliers, avec force camphre et tous les aromates \ndont abondent les couvents, dans une petite valise \nqu\u2019il trouva moyen de se procurer. Il mit cette valise \nsur une chaise pr\u00e8s de son lit, et il en avait toujours la \nclef sur lui. \u2013 P\u00e8re, lui demanda u n jour Cosette, \nqu\u2019est -ce que c\u2019est donc que cette bo\u00eete -l\u00e0 qui sent si \nbon? \nLe p\u00e8re Fauchelevent, outre cette gloire que nous \nvenons de raconter et qu\u2019il ignora, fut r\u00e9compens\u00e9 de \nsa bonne action; d\u2019abord il en fut heureux; puis il eut \nbeaucoup moins de besogne, la partageant. Enfin \ncomme il aimait beaucoup le tabac, il trouvait \u00e0 la pr\u00e9sence de M. Madeleine cet avantage qu\u2019il prenait \ntrois fois plus de tabac que par le pass\u00e9, et d\u2019une \nmani\u00e8re infiniment plus voluptueuse, attendu que M. \nMadeleine le lui p ayait. \nLes religieuses n\u2019adopt\u00e8rent point le nom \nd\u2019Ultime; elles appel\u00e8rent Jean Valjean l\u2019autre Fauvent . \nSi ces saintes filles avaient eu quelque chose du \nregard de Javert, elles auraient pu finir par remarquer \nque, lorsqu\u2019il y avait quelque course \u00e0 fa ire au dehors \npour l\u2019entretien du jardin, c\u2019\u00e9tait toujours l\u2019a\u00een\u00e9 \nFauchelevent, le vieux, l\u2019infirme, le bancal, qui sortait, \net jamais l\u2019autre; mais, soit que les yeux toujours fix\u00e9s \nsur Dieu ne sachent pas espionner, soit qu\u2019elles \nfussent, de pr\u00e9f\u00e9rence, occup\u00e9es \u00e0 se guetter entre \nelles, elles n\u2019y firent point attention. \nDu reste bien en prit \u00e0 Jean Valjean de se tenir coi \net de ne pas bouger. Javert observa le quartier plus \nd\u2019un grand mois. \nCe couvent \u00e9tait pour Jean Valjean comme une \u00eele \nentour\u00e9e de g ouffres. Ces quatre murs \u00e9taient \nd\u00e9sormais le monde pour lui. Il y voyait le ciel assez \npour \u00eatre serein et Cosette assez pour \u00eatre heureux. \nUne vie tr\u00e8s douce recommen\u00e7a pour lui. \nIl habitait avec le vieux Fauchelevent la baraque du \nfond du jardin. Cett e bicoque, b\u00e2tie en pl\u00e2tras, qui existait encore en 1845, \u00e9tait compos\u00e9e, comme on \nsait, de trois chambres, lesquelles \u00e9taient toutes nues \net n\u2019avaient que les murailles. La principale avait \u00e9t\u00e9 \nc\u00e9d\u00e9e, de force, car Jean Valjean avait r\u00e9sist\u00e9 en vain, \npar le p\u00e8re Fauchelevent \u00e0 M. Madeleine. Le mur de \ncette chambre, outre les deux clous destin\u00e9s \u00e0 \nl\u2019accrochement de la genouill\u00e8re et de la hotte, avait \npour ornement un papier -monnaie royaliste de 93 \nappliqu\u00e9 \u00e0 la muraille au -dessus de la chemin\u00e9e et \ndont vo ici le fac -simile exact : \n \nCet assignat vend\u00e9en avait \u00e9t\u00e9 clou\u00e9 au mur par le \npr\u00e9c\u00e9dent jardinier, ancien chouan qui \u00e9tait mort dans \nle couvent et que Fauchelevent avait remplac\u00e9. \nJean Valjean travaillait tout le jour dans le jardin et \ny \u00e9tait tr\u00e8s util e. Il avait \u00e9t\u00e9 jadis \u00e9mondeur et se \nretrouvait volontiers jardinier. On se rappelle qu\u2019il \navait toutes sortes de recettes et de secrets de culture. \nIl en tira parti. Presque tous les arbres du verger \n\u00e9taient des sauvageons; il les \u00e9cussonna et leur fit \ndonner d\u2019excellents fruits. \nCosette avait permission de venir tous les jours \npasser une heure pr\u00e8s de lui. Comme les s\u0153urs \n\u00e9taient tristes et qu\u2019il \u00e9tait bon, l\u2019enfant le comparait \net l\u2019adorait. A l\u2019heure fix\u00e9e, elle accourait vers la \nbaraque. Quand elle en trait dans la masure, elle \nl\u2019emplissait de paradis. Jean Valjean s\u2019\u00e9panouissait, et \nsentait son bonheur s\u2019accro\u00eetre du bonheur qu\u2019il \ndonnait \u00e0 Cosette. La joie que nous inspirons a cela \nde charmant que, loin de s\u2019affaiblir comme tout \nreflet, elle nous revi ent plus rayonnante. Aux heures \ndes r\u00e9cr\u00e9ations, Jean Valjean regardait de loin Cosette \njouer et courir et il distinguait son rire du rire des \nautres. \nCar maintenant Cosette riait. \nLa figure de Cosette en \u00e9tait m\u00eame jusqu\u2019\u00e0 un \ncertain point chang\u00e9e. Le s ombre en avait disparu. Le \nrire, c\u2019est le soleil; il chasse l\u2019hiver du visage humain. \nLa r\u00e9cr\u00e9ation finie, quand Cosette rentrait, Jean \nValjean regardait les fen\u00eatres de sa classe, et la nuit il \nse relevait pour regarder les fen\u00eatres de son dortoir. Du r este Dieu a ses voies; le couvent contribua, \ncomme Cosette, \u00e0 maintenir et \u00e0 compl\u00e9ter dans Jean \nValjean l\u2019\u0153uvre de l\u2019\u00e9v\u00eaque. Il est certain qu\u2019un des \nc\u00f4t\u00e9s de la vertu aboutit \u00e0 l\u2019orgueil. Il y a l\u00e0 un pont \nb\u00e2ti par le diable. Jean Valjean \u00e9tait peut -\u00eatre \u00e0 son \ninsu assez pr\u00e8s de ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0 et de ce pont -l\u00e0, lorsque \nla providence le jeta dans le couvent du Petit -Picpus. \nTant qu\u2019il ne s\u2019\u00e9tait compar\u00e9 qu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9v\u00eaque, il s\u2019\u00e9tait \ntrouv\u00e9 indigne et il avait \u00e9t\u00e9 humble; mais depuis \nquelque temps il commen\u00e7ait \u00e0 s e comparer aux \nhommes, et l\u2019orgueil naissait. Qui sait? il aurait peut -\n\u00eatre fini par revenir tout doucement \u00e0 la haine. \nLe couvent l\u2019arr\u00eata sur cette pente. \nC\u2019\u00e9tait le deuxi\u00e8me lieu de captivit\u00e9 qu\u2019il voyait. \nDans sa jeunesse, dans ce qui avait \u00e9t\u00e9 pour lui le \ncommencement de la vie, et plus tard, tout \nr\u00e9cemment encore, il en avait vu un autre, lieu \naffreux, lieu terrible, et dont les s\u00e9v\u00e9rit\u00e9s lui avaient \ntoujours paru \u00eatre l\u2019iniquit\u00e9 de la justice et le crime de \nla loi. Aujourd\u2019hui apr\u00e8s le bagne il voy ait le clo\u00eetre; et \nsongeant qu\u2019il avait fait partie du bagne et qu\u2019il \u00e9tait \nmaintenant, pour ainsi dire, spectateur du clo\u00eetre, il \nles confrontait dans sa pens\u00e9e avec anxi\u00e9t\u00e9. Quelquefois il s\u2019accoudait sur sa b\u00eache et \ndescendait lentement dans les spiral es sans fond de la \nr\u00eaverie. \nIl se rappelait ses anciens compagnons; comme ils \n\u00e9taient mis\u00e9rables; ils se levaient d\u00e8s l\u2019aube et \ntravaillaient jusqu\u2019\u00e0 la nuit; \u00e0 peine leur laissait -on le \nsommeil; ils couchaient sur des lits de camp, o\u00f9 l\u2019on \nne leur tol\u00e9ra it que des matelas de deux pouces \nd\u2019\u00e9paisseur, dans des salles qui n\u2019\u00e9taient chauff\u00e9es \nqu\u2019aux mois les plus rudes de l\u2019ann\u00e9e; ils \u00e9taient v\u00eatus \nd\u2019affreuses casaques rouges; on leur permettait, par \ngr\u00e2ce, un pantalon de toile dans les grandes chaleurs \net un e rouli\u00e8re de laine sur le dos dans les grands \nfroids; ils ne buvaient de vin et ne mangeaient de \nviande que lorsqu\u2019ils allaient \u00ab\u00e0 la fatigue\u00bb. Ils \nvivaient, n\u2019ayant plus de noms, d\u00e9sign\u00e9s seulement \npar des num\u00e9ros et en quelque sorte faits chiffres, \nbaissant les yeux, baissant la voix, les cheveux \ncoup\u00e9s, sous le b\u00e2ton, dans la honte. \nPuis son esprit retombait sur les \u00eatres qu\u2019il avait \ndevant les yeux. \nCes \u00eatres vivaient, eux aussi, les cheveux coup\u00e9s, \nles yeux baiss\u00e9s, la voix basse, non dans la honte, \nmais au milieu des railleries du monde, non le dos \nmeurtri par le b\u00e2ton, mais les \u00e9paules d\u00e9chir\u00e9es par la discipline. A eux aussi, leur nom parmi les hommes \ns\u2019\u00e9tait \u00e9vanoui; ils n\u2019existaient plus que sous des \nappellations aust\u00e8res. Ils ne mangeaient jama is de \nviande et ne buvaient jamais de vin; ils restaient \nsouvent jusqu\u2019au soir sans nourriture; ils \u00e9taient \nv\u00eatus, non d\u2019une veste rouge, mais d\u2019un suaire noir, \nen laine, pesant l\u2019\u00e9t\u00e9, l\u00e9ger l\u2019hiver, sans pouvoir y rien \nretrancher ni y rien ajouter; sans m \u00eame avoir, selon la \nsaison, la ressource du v\u00eatement de toile ou du \nsurtout de laine; et ils portaient six mois de l\u2019ann\u00e9e \ndes chemises de serge qui leur donnaient la fi\u00e8vre. Ils \nhabitaient, non des salles chauff\u00e9es seulement dans \nles froids rigoureux, mai s des cellules o\u00f9 l\u2019on \nn\u2019allumait jamais de feu; ils couchaient, non sur des \nmatelas \u00e9pais de deux pouces, mais sur la paille. \nEnfin on ne leur laissait pas m\u00eame le sommeil; toutes \nles nuits, apr\u00e8s une journ\u00e9e de labeur, il fallait, dans \nl\u2019accablement du p remier repos, au moment o\u00f9 l\u2019on \ns\u2019endormait et o\u00f9 l\u2019on se r\u00e9chauffait \u00e0 peine, se \nr\u00e9veiller, se lever et s\u2019en aller prier dans une chapelle \nglac\u00e9e et sombre, les deux genoux sur la pierre. \nA de certains jours, il fallait que chacun de ces \n\u00eatres, \u00e0 tour de r\u00f4le, rest\u00e2t douze heures de suite \nagenouill\u00e9 sur la dalle ou prostern\u00e9 la face contre \nterre et les bras en croix. Les autres \u00e9taient des hommes; ceux -ci \u00e9taient des \nfemmes. \nQu\u2019avaient fait ces hommes? Ils avaient vol\u00e9, \nviol\u00e9, pill\u00e9, tu\u00e9, assassin\u00e9. C\u2019\u00e9 taient des bandits, des \nfaussaires, des empoisonneurs, des incendiaires, des \nmeurtriers, des parricides. Qu\u2019avaient fait ces \nfemmes? Elles n\u2019avaient rien fait. \nD\u2019un c\u00f4t\u00e9 le brigandage, la fraude, le dol, la \nviolence, la lubricit\u00e9, l\u2019homicide, toutes les e sp\u00e8ces du \nsacril\u00e8ge, toutes les vari\u00e9t\u00e9s de l\u2019attentat; de l\u2019autre \nune seule chose, l\u2019innocence. \nL\u2019innocence parfaite, presque enlev\u00e9e dans une \nmyst\u00e9rieuse assomption, tenant encore \u00e0 la terre par \nla vertu, tenant d\u00e9j\u00e0 au ciel par la saintet\u00e9. \nD\u2019un c\u00f4t\u00e9 des confidences de crimes qu\u2019on se fait \n\u00e0 voix basse; de l\u2019autre la confession des fautes qui se \nfait \u00e0 voix haute. Et quels crimes! et quelles fautes! \nD\u2019un c\u00f4t\u00e9 des miasmes, de l\u2019autre un ineffable \nparfum. D\u2019un c\u00f4t\u00e9 une peste morale, gard\u00e9e \u00e0 vue, \nparqu\u00e9 e sous le canon, et d\u00e9vorant lentement ses \npestif\u00e9r\u00e9s; de l\u2019autre un chaste embrasement de \ntoutes les \u00e2mes dans le m\u00eame foyer. L\u00e0 les t\u00e9n\u00e8bres; \nici l\u2019ombre; mais une ombre pleine de clart\u00e9s, et des \nclart\u00e9s pleines de rayonnements. Deux lieux d\u2019esclavage; mais dans le premier la \nd\u00e9livrance possible, une limite l\u00e9gale toujours \nentrevue, et puis l\u2019\u00e9vasion. Dans le second, la \nperp\u00e9tuit\u00e9; \u2013 pour toute esp\u00e9rance, \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 \nlointaine de l\u2019avenir, cette lueur de libert\u00e9 que les \nhommes appellent la mort. \nDans le premier, on n\u2019\u00e9tait encha\u00een\u00e9 que par des \ncha\u00eenes; dans l\u2019autre, on \u00e9tait encha\u00een\u00e9 par sa foi. \nQue se d\u00e9gageait -il du premier? Une immense \nmal\u00e9diction, le grincement de dents, la haine, la \nm\u00e9chancet\u00e9 d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, un cri de rage contre \nl\u2019association humai ne, un sarcasme au ciel. \nQue sortait -il du second? La b\u00e9n\u00e9diction et \nl\u2019amour. \nEt dans ces deux endroits si semblables et si \ndivers, ces deux esp\u00e8ces d\u2019\u00eatres si diff\u00e9rents \naccomplissaient la m\u00eame \u0153uvre, l\u2019expiation. \nJean Valjean comprenait bien l\u2019expiati on des \npremiers; l\u2019expiation personnelle, l\u2019expiation pour \nsoi-m\u00eame. Mais il ne comprenait pas celle des autres, \ncelle de ces cr\u00e9atures sans reproche et sans souillure, \net il se demandait avec un tremblement : Expiation \nde quoi? quelle expiation? Une voix r\u00e9pondait dans sa conscience : la plus \ndivine des g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9s humaines, l\u2019expiation pour \nautrui. \nIci toute th\u00e9orie personnelle est r\u00e9serv\u00e9e, nous ne \nsommes que narrateur; c\u2019est au point de vue de Jean \nValjean que nous nous pla\u00e7ons, et nous traduisons \nses impressions. \nIl avait sous les yeux le sommet sublime de \nl\u2019abn\u00e9gation, la plus haute cime de la vertu possible; \nl\u2019innocence qui pardonne aux hommes leurs fautes et \nqui les expie \u00e0 leur place; la servitude subie, la torture \naccept\u00e9e, le supplice r\u00e9clam\u00e9 p ar les \u00e2mes qui n\u2019ont \npas p\u00e9ch\u00e9 pour en dispenser les \u00e2mes qui ont failli; \nl\u2019amour de l\u2019humanit\u00e9 s\u2019ab\u00eemant dans l\u2019amour de \nDieu, mais y demeurant distinct, et suppliant; de \ndoux \u00eatres faibles ayant la mis\u00e8re de ceux qui sont \npunis et le sourire de ceux qui sont r\u00e9compens\u00e9s. \nEt il se rappelait qu\u2019il avait os\u00e9 se plaindre! \nSouvent, au milieu de la nuit, il se relevait pour \n\u00e9couter le chant reconnaissant de ces cr\u00e9atures \ninnocentes et accabl\u00e9es de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9s, et il se sentait \nfroid dans les veines en songeant que ceux qui \u00e9taient \nch\u00e2ti\u00e9s justement n\u2019\u00e9levaient la voix vers le ciel que \npour blasph\u00e9mer, et que lui, mis\u00e9rable, il avait \nmontr\u00e9 le poing \u00e0 Dieu. Chose frappante et qui le faisait r\u00eaver \nprofond\u00e9ment comme un avertissement \u00e0 voix basse \nde la providence m\u00eame : l\u2019escalade, les cl\u00f4tures \nfranchies, l\u2019aventure accept\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 la mort, \nl\u2019ascension difficile et dure, tous ces m\u00eames efforts \nqu\u2019il avait faits pour sortir de l\u2019autre lieu d\u2019expiation, \nil les avait faits pour entrer dans celui -ci. Etait -ce un \nsymb ole de sa destin\u00e9e? \nCette maison \u00e9tait une prison aussi, et ressemblait \nlugubrement \u00e0 l\u2019autre demeure dont il s\u2019\u00e9tait enfui, et \npourtant il n\u2019avait jamais eu l\u2019id\u00e9e de rien de pareil. \nIl revoyait des grilles, des verrous, des barreaux de \nfer, pour garder qui? Des anges. \nCes hautes murailles qu\u2019il avait vues autour des \ntigres, il les revoyait autour des brebis. \nC\u2019\u00e9tait un lieu d\u2019expiation, et non de ch\u00e2timent; et \npourtant il \u00e9tait plus aust\u00e8re encore, plus morne et \nplus impitoyable que l\u2019autre. Ces vierg es \u00e9taient plus \ndurement courb\u00e9es que les for\u00e7ats. Un vent froid et \nrude, ce vent qui avait glac\u00e9 sa jeunesse, traversait la \nfosse grill\u00e9e et cadenass\u00e9e des vautours; une bise plus \n\u00e2pre et plus douloureuse encore soufflait dans la cage \ndes colombes. \nPourq uoi? Quand il pensait \u00e0 ces choses, tout ce qui \u00e9tait en \nlui s\u2019ab\u00eemait devant ce myst\u00e8re de sublimit\u00e9. \nDans ces m\u00e9ditations l\u2019orgueil s\u2019\u00e9vanouit. Il fit \ntoutes sortes de retours sur lui -m\u00eame; il se sentit \nch\u00e9tif et pleura bien des fois. Tout ce qui \u00e9tait entr\u00e9 \ndans sa vie depuis six mois le ramenait vers les \nsaintes injonctions de l\u2019\u00e9v\u00eaque; Cosette par l\u2019amour, \nle couvent par l\u2019humilit\u00e9. \nQuelquefois, le soir, au cr\u00e9puscule, \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 le \njardin \u00e9tait d\u00e9sert, on le voyait \u00e0 genoux au milieu de \nl\u2019all\u00e9e q ui c\u00f4toyait la chapelle, devant la fen\u00eatre o\u00f9 il \navait regard\u00e9 la nuit de son arriv\u00e9e, tourn\u00e9 vers \nl\u2019endroit o\u00f9 il savait que la s\u0153ur qui faisait la \nr\u00e9paration \u00e9tait prostern\u00e9e en pri\u00e8re. Il priait, ainsi \nagenouill\u00e9 devant cette s\u0153ur. \nIl semblait qu\u2019il n\u2019 os\u00e2t s\u2019agenouiller directement \ndevant Dieu. \nTout ce qui l\u2019entourait, ce jardin paisible, ces fleurs \nembaum\u00e9es, ces enfants poussant des cris joyeux, ces \nfemmes graves et simples, ce clo\u00eetre silencieux, le \np\u00e9n\u00e9traient lentement, et peu \u00e0 peu son \u00e2me se \ncomposait de silence comme ce clo\u00eetre, de parfum \ncomme ces fleurs, de paix comme ce jardin, de \nsimplicit\u00e9 comme ces femmes, de joie comme ces \nenfants. Et puis il songeait que c\u2019\u00e9taient deux maisons de Dieu qui l\u2019avaient successivement \nrecueilli aux deux insta nts critiques de sa vie, la \npremi\u00e8re lorsque toutes les portes se fermaient et que \nla soci\u00e9t\u00e9 humaine le repoussait, la deuxi\u00e8me au \nmoment o\u00f9 la soci\u00e9t\u00e9 humaine se remettait \u00e0 sa \npoursuite et o\u00f9 le bagne se rouvrait; et que sans la \npremi\u00e8re il serait retom b\u00e9 dans le crime et sans la \nseconde dans le supplice. \nTout son c\u0153ur se fondait en reconnaissance et il \naimait de plus en plus. \nPlusieurs ann\u00e9es s\u2019\u00e9coul\u00e8rent ainsi; Cosette \ngrandissait. \n \nLES \nMIS\u00c9RABLES \n \nPAR \n \nVICTOR HUGO \n \n \n \n \n \nTROISI\u00c8ME PARTIE \n \nMARIUS \n \n \n \n \nLIVRE PREMIER \n \n \nPARIS \u00c9TUDI \u00c9 \nDANS SON ATOME \n \n \n \n \nIII, 1, 1 \n \n \n \n \n \nParvulus \n \n \n \n \n \n \nParis a un enfant et la for\u00eat a un oiseau; l\u2019oiseau \ns\u2019appelle le moineau; l\u2019enfant s\u2019appelle le gamin. \nAccouplez ces deux id\u00e9es qui contiennent, l\u2019une \ntoute la fournaise, l\u2019autre toute l\u2019aurore, choquez ces \n\u00e9tincelles, Paris, l\u2019enfance; il en jaillit un petit \u00eatre. \nHomuncio , dirait Plaute. \nCe petit \u00eatre est joyeux. Il ne mange pas tous les \njours et il va a u spectacle, si bon lui semble, tous les soirs. Il n\u2019a pas de chemise sur le corps, pas de \nsouliers aux pieds, pas de toit sur la t\u00eate; il est comme \nles mouches du ciel qui n\u2019ont rien de tout cela. Il a de \nsept \u00e0 treize ans, vit par bandes, bat le pav\u00e9, lo ge en \nplein air, porte un vieux pantalon de son p\u00e8re qui lui \ndescend plus bas que les talons, un vieux chapeau de \nquelque autre p\u00e8re qui lui descend plus bas que les \noreilles, une seule bretelle en lisi\u00e8re jaune, court, \nguette, qu\u00eate, perd le temps, culott e des pipes, jure \ncomme un damn\u00e9, hante le cabaret, conna\u00eet des \nvoleurs, tutoie des filles, parle argot, chante des \nchansons obsc\u00e8nes, et n\u2019a rien de mauvais dans le \nc\u0153ur. C\u2019est qu\u2019il a dans l\u2019\u00e2me une perle, l\u2019innocence; \net les perles ne se dissolvent pas dans la boue. Tant \nque l\u2019homme est enfant, Dieu veut qu\u2019il soit \ninnocent. \nSi l\u2019on demandait \u00e0 l\u2019\u00e9norme ville : Qu\u2019est -ce que \nc\u2019est que cela? elle r\u00e9pondrait : C\u2019est mon petit. \n \n \n \n \nIII, 1, 2 \n \n \n \n \n \nQuelques -uns de ses signes \nparticuliers \n \n \n \n \n \nLe gamin de Paris, c\u2019est le nain de la g\u00e9ante. \nN\u2019exag\u00e9rons point, ce ch\u00e9rubin du ruisseau a \nquelquefois une chemise, mais alors il n\u2019en a qu\u2019une; \nil a quelquefois des souliers, mais alors ils n\u2019ont point \nde semelles; il a quelquefois un logis, et il l\u2019aim e, car il \ny trouve sa m\u00e8re; mais il pr\u00e9f\u00e8re la rue, parce qu\u2019il y \ntrouve la libert\u00e9. Il a ses jeux \u00e0 lui, ses malices \u00e0 lui \ndont la haine des bourgeois fait le fond; ses m\u00e9taphores \u00e0 lui; \u00eatre mort, cela s\u2019appelle manger des \npissenlits par la racine ; ses m \u00e9tiers \u00e0 lui, amener des \nfiacres, baisser les marchepieds des voitures, \u00e9tablir \ndes p\u00e9ages d\u2019un c\u00f4t\u00e9 de la rue \u00e0 l\u2019autre dans les \ngrosses pluies, ce qu\u2019il appelle faire des ponts des arts , \ncrier les discours prononc\u00e9s par l\u2019autorit\u00e9 en faveur \ndu peuple fra n\u00e7ais, gratter l\u2019entre -deux des pav\u00e9s; il a \nsa monnaie \u00e0 lui, qui se compose de tous les petits \nmorceaux de cuivre fa\u00e7onn\u00e9 qu\u2019on peut trouver sur la \nvoie publique. Cette curieuse monnaie, qui prend le \nnom de loques , a un cours invariable et fort bien r\u00e9gl\u00e9 \ndans cette petite boh\u00e8me d\u2019enfants. \nEnfin il a sa faune \u00e0 lui, qu\u2019il observe \nstudieusement dans des coins; la b\u00eate \u00e0 bon Dieu, le \npuceron t\u00eate -de-mort, le faucheux, le \u00ab diable \u00bb, \ninsecte noir qui menace en tordant sa queue arm\u00e9e de \ndeux cornes. Il a son monstre fabuleux qui a des \n\u00e9cailles sous le ventre et qui n\u2019est pas un l\u00e9zard, qui a \ndes pustules sur le dos et qui n\u2019est pas un crapaud, \nqui habite les trous des vieux fours \u00e0 chaux et des \npuisards dess\u00e9ch\u00e9s, noir, velu, visqueux, rampant, \ntant\u00f4t lent, t ant\u00f4t rapide, qui ne crie pas, mais qui \nregarde, et qui est si terrible que personne ne l\u2019a \njamais vu; il nomme ce monstre \u00ab le sourd \u00bb. \nChercher des sourds dans les pierres, c\u2019est un plaisir du genre redoutable. Autre plaisir, lever brusquement \nun pav\u00e9, e t voir des cloportes. Chaque r\u00e9gion de \nParis est c\u00e9l\u00e8bre par les trouvailles int\u00e9ressantes \nqu\u2019on peut y faire. Il y a des perce -oreilles dans les \nchantiers des Ursulines, il y a des mille -pieds au \nPanth\u00e9on, il y a des t\u00eatards dans les foss\u00e9s du Champ \nde Ma rs. \nQuant \u00e0 des mots, cet enfant en a comme \nTalleyrand. Il n\u2019est pas moins cynique, mais il est plus \nhonn\u00eate. Il est dou\u00e9 d\u2019on ne sait quelle jovialit\u00e9 \nimpr\u00e9vue; il ahurit le boutiquier de son fou rire. Sa \ngamme va gaillardement de la haute com\u00e9die \u00e0 la \nfarce. \nUn enterrement passe. Parmi ceux qui \naccompagnent le mort, il y a un m\u00e9decin. \u2013 Tiens, \ns\u2019\u00e9crie un gamin, depuis quand les m\u00e9decins \nreportent -ils leur ouvrage? \nUn autre est dans une foule. Un homme grave, \norn\u00e9 de lunettes et de breloques, se retourne indign\u00e9 : \n\u2013 Vaurien, tu viens de prendre \u00ab la taille \u00bb \u00e0 ma \nfemme. \u2013 Moi, monsieur! fouillez -moi. \n \n \n \n \nIII, 1, 3 \n \n \n \n \n \nIl est agr\u00e9able \n \n \n \n \n \n \nLe soir, gr\u00e2ce \u00e0 quelques sous qu\u2019il trouve toujours \nmoyen de se procurer, l\u2019 homuncio entre \u00e0 un th\u00e9\u00e2tre. \nEn franchissant ce seuil magique, il se transfigure; il \n\u00e9tait le gamin, il devient le titi. Les th\u00e9\u00e2tres sont des \nesp\u00e8ces de vaisseaux retourn\u00e9s qui ont la cale en \nhaut. C\u2019est dans cette cale que le titi s\u2019entasse. Le titi \nest au gamin ce que la phal\u00e8ne est \u00e0 la larve; le m\u00eame \n\u00eatre envol\u00e9 et planant. Il suffit qu\u2019il soit l\u00e0, avec son rayonnement de bonheur, avec sa puissance \nd\u2019enthousiasme et de joie, avec son battement de \nmains qui ressemble \u00e0 un battement d\u2019ailes, pour que \ncette cale \u00e9troite, f\u00e9tide, obscure, sordide, malsaine, \nhideuse, abominable, se nomme le Paradis. \nDonnez \u00e0 un \u00eatre l\u2019inutile et \u00f4tez -lui le n\u00e9cessaire, \nvous aurez le gamin. \nLe gamin n\u2019est pas sans quelque intuition litt\u00e9raire. \nSa tendance, nous le disons avec la qu antit\u00e9 de regret \nqui convient, ne serait point le go\u00fbt classique. Il est, \nde sa nature, peu acad\u00e9mique. Ainsi, pour donner un \nexemple, la popularit\u00e9 de mademoiselle Mars dans ce \npetit public d\u2019enfants orageux \u00e9tait assaisonn\u00e9e d\u2019une \npointe d\u2019ironie. Le gam in l\u2019appelait mademoiselle \nMuche . \nCet \u00eatre braille, raille, gouaille, bataille, a des \nchiffons comme un bambin et des guenilles comme \nun philosophe, p\u00eache dans l\u2019\u00e9gout, chasse dans le \ncloaque, extrait la ga\u00eet\u00e9 de l\u2019immondice, fouaille de sa \nverve les carr efours, ricane et mord, siffle et chante, \nacclame et engueule, temp\u00e8re Alleluia par \nMatanturlurette, psalmodie tous les rhythmes depuis \nle De Profundis jusqu\u2019\u00e0 la Chienlit, trouve sans \nchercher, sait ce qu\u2019il ignore, est spartiate jusqu\u2019\u00e0 la \nfilouterie, es t fou jusqu\u2019\u00e0 la sagesse, est lyrique jusqu\u2019\u00e0 l\u2019ordure, s\u2019accroupirait sur l\u2019Olympe, se vautre \ndans le fumier et en sort couvert d\u2019\u00e9toiles. Le gamin \nde Paris, c\u2019est Rabelais petit. \nIl n\u2019est pas content de sa culotte, s\u2019il n\u2019y a point de \ngousset de montre. \nIl s\u2019\u00e9tonne peu, s\u2019effraye encore moins, chansonne \nles superstitions, d\u00e9gonfle les exag\u00e9rations, blague les \nmyst\u00e8res, tire la langue aux revenants, d\u00e9po\u00e9tise les \n\u00e9chasses, introduit la caricature dans les \ngrossissements \u00e9piques. Ce n\u2019est pas qu\u2019il soit \nprosa\u00efque; loin de l\u00e0; mais il remplace la vision \nsolennelle par la fantasmagorie farce. Si Adamastor \nlui apparaissait, le gamin dirait : Tiens! \nCroquemitaine! \n \n \n \n \nIII, 1, 4 \n \n \n \n \n \nIl peut \u00eatre utile \n \n \n \n \n \nParis commence au badaud et finit au gamin, deux \n\u00eatres dont aucune autre ville n\u2019est capable; \nl\u2019acceptation passive qui se satisfait de regarder, et \nl\u2019initiative in\u00e9puisable; Prudhomme et Fouillou. Paris \nseul a cela dans son histoire naturelle. Toute la \nmonarchie est dans le badaud. Toute l\u2019anarchie est \ndans le gamin. \nCe p\u00e2le enfant des faubourgs de Paris vit et se \nd\u00e9veloppe, se noue et \u00ab se d\u00e9noue \u00bb dans la souffrance en pr\u00e9sence des r\u00e9alit\u00e9s sociales et des \nchoses humaines, t\u00e9moin pensif. Il se croit lui -m\u00eame \ninsouciant; il ne l\u2019est pas. Il regarde, pr\u00eat \u00e0 rire; pr\u00eat \u00e0 \nautre chose aussi. Qui que vous soyez qui vous \nnommez Pr\u00e9jug\u00e9, Abus, Ignominie, Oppression, \nIniquit\u00e9, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie, \nprenez garde au gamin b\u00e9ant. \nCe petit gran dira. \nDe quelle argile est -il fait? de la premi\u00e8re fange \nvenue. Une poign\u00e9e de boue, un souffle, et voil\u00e0 \nAdam. Il suff\u00eet qu\u2019un dieu passe. Un dieu a toujours \npass\u00e9 sur le gamin. La fortune travaille \u00e0 ce petit \u00eatre. \nPar ce mot la fortune, nous entendons un peu \nl\u2019aventure. Ce pygm\u00e9e p\u00e9tri \u00e0 m\u00eame dans la grosse \nterre commune, ignorant, illettr\u00e9, ahuri, vulgaire, \npopulacier, sera -ce un ionien ou un b\u00e9otien? \nAttendez, currit rota , l\u2019esprit de Paris, ce d\u00e9mon qui \ncr\u00e9e les enfants du hasard et les hommes du des tin, \nau rebours du potier latin, fait de la cruche une \namphore. \n \n \n \n \nIII, 1, 5 \n \n \n \n \n \nSes fronti\u00e8res \n \n \n \n \n \n \nLe gamin aime la ville, il aime aussi la solitude, \nayant du sage en lui. Urbis amator , comme Fuscus; \nruris amator , comme Flaccus. \nErrer songeant, c\u2019est -\u00e0-dire fl\u00e2ner, est un bon \nemploi du temps pour le philosophe; \nparticuli\u00e8rement dans cette esp\u00e8ce de campagne un \npeu b\u00e2tarde, assez laide, mais bizarre et compos\u00e9e de \ndeux natures, qui entoure certaines grandes villes, notamment Paris. Observer la banlieue, c\u2019est \nobserver l\u2019amphibie. Fin des arbres, commencement \ndes toits, fin de l\u2019herbe, commencement du pav\u00e9, fin \ndes sillons, commencement des boutiques, fin des \norni\u00e8res, commencement des passions, fin du \nmurmure divin, commencement de la rumeur \nhumaine; de l\u00e0 un int\u00e9r\u00eat extraordinaire. \nDe l\u00e0, dans ces lieux peu attrayants, et marqu\u00e9s \u00e0 \njamais par le passant de l\u2019\u00e9pith\u00e8te : triste, les \npromenades, en apparence sans but, du songeur. \nCelui qui \u00e9crit ces lignes a \u00e9t\u00e9 longtemps r\u00f4deur de \nbarri\u00e8res \u00e0 Paris, et c\u2019est pour lui une source de \nsouvenirs profonds. Ce gazon ras, ces sentiers \npierreux, cette craie, ces marnes, ces pl\u00e2tres, ces \u00e2pres \nmonotonies des friches et des jach\u00e8res, les plants de \nprimeurs des mara\u00eechers aper\u00e7us tout \u00e0 coup dan s un \nfond, ce m\u00e9lange du sauvage et du bourgeois, ces \nvastes recoins d\u00e9serts o\u00f9 les tambours de la garnison \ntiennent bruyamment \u00e9cole et font une sorte de \nb\u00e9gayement de la bataille, ces th\u00e9ba\u00efdes le jour, \ncoupe -gorge la nuit, le moulin d\u00e9gingand\u00e9 qui tourn e \nau vent, les roues d\u2019extraction des carri\u00e8res, les \nguinguettes au coin des cimeti\u00e8res, le charme \nmyst\u00e9rieux des grands murs sombres coupant carr\u00e9ment d\u2019immenses terrains vagues inond\u00e9s de \nsoleil et pleins de papillons, tout cela l\u2019attirait. \nPresque pers onne sur la terre ne conna\u00eet ces lieux \nsinguliers, la Glaci\u00e8re, la Cunette, le hideux mur de \nGrenelle tigr\u00e9 de balles, le Mont -Parnasse, la Fosse -\naux-Loups, les Aubiers sur la berge de la Marne, \nMont -Souris, la Tombe -Issoire, la Pierre -Plate de \nCh\u00e2tillon o \u00f9 il y a une vieille carri\u00e8re \u00e9puis\u00e9e qui ne \nsert plus qu\u2019\u00e0 faire pousser des champignons, et que \nferme \u00e0 fleur de terre une trappe en planches \npourries. La campagne de Rome est une id\u00e9e, la \nbanlieue de Paris en est une autre; ne voir dans ce \nque nous offr e un horizon rien que des champs, des \nmaisons ou des arbres, c\u2019est rester \u00e0 la surface; tous \nles aspects des choses sont des pens\u00e9es de Dieu. Le \nlieu o\u00f9 une plaine fait sa jonction avec une ville est \ntoujours empreint d\u2019on ne sait quelle m\u00e9lancolie \np\u00e9n\u00e9tra nte. La nature et l\u2019humanit\u00e9 vous y parlent \u00e0 \nla fois. Les originalit\u00e9s locales y apparaissent. \nQuiconque a err\u00e9 comme nous dans ces solitudes \ncontigu\u00ebs \u00e0 nos faubourgs qu\u2019on pourrait nommer les \nlimbes de Paris, y a entrevu \u00e7\u00e0 et l\u00e0, \u00e0 l\u2019endroit le plus \nabandonn\u00e9, au moment le plus inattendu, derri\u00e8re \nune haie maigre ou dans l\u2019angle d\u2019un mur lugubre, \ndes enfants, group\u00e9s tumultueusement, livides, boueux, poudreux, d\u00e9penaill\u00e9s, h\u00e9riss\u00e9s, qui jouent \u00e0 \nla pigoche couronn\u00e9s de bleuets. Ce sont tous les \npetits \u00e9chapp\u00e9s des familles pauvres. Le boulevard \next\u00e9rieur est leur milieu respirable; la banlieue leur \nappartient. Ils y font une \u00e9ternelle \u00e9cole buissonni\u00e8re. \nIls y chantent ing\u00e9nument leur r\u00e9pertoire de \nchansons malpropres. Ils sont l\u00e0, ou pour mieux dire, \nils existent l\u00e0, loin de tout regard, dans la douce clart\u00e9 \nde mai ou de juin, agenouill\u00e9s autour d\u2019un trou dans \nla terre, chassant des billes avec le pouce, se disputant \ndes liards, irresponsables, envol\u00e9s, l\u00e2ch\u00e9s, heureux; et, \nd\u00e8s qu\u2019ils vous aper\u00e7oivent, ils se souviennent qu\u2019ils \nont une industrie, et qu\u2019il leur faut gagner leur vie, et \nils vous offrent \u00e0 vendre un vieux bas de laine plein \nde hannetons ou une touffe de lilas. Ces rencontres \nd\u2019enfants \u00e9tranges sont une des gr\u00e2ces charmantes, et \nen m\u00eame temp s poignantes, des environs de Paris. \nQuelquefois, dans ces tas de gar\u00e7ons, il y a des \npetites filles, \u2013 sont-ce leurs s\u0153urs? \u2013 presque jeunes \nfilles, maigres, fi\u00e9vreuses, gant\u00e9es de h\u00e2le, marqu\u00e9es \nde taches de rousseur, coiff\u00e9es d\u2019\u00e9pis de seigle et de \ncoquelicots, gaies, hagardes, pieds nus. On en voit \nqui mangent des cerises dans les bl\u00e9s. Le soir on les \nentend rire. Ces groupes, chaudement \u00e9clair\u00e9s de la \npleine lumi\u00e8re de midi ou entrevus dans le cr\u00e9puscule, occupent longtemps le songeur, et ces \nvisions se m\u00ealent \u00e0 son r\u00eave. \nParis, centre, la banlieue, circonf\u00e9rence; voil\u00e0 pour \nces enfants toute la terre. Jamais ils ne se hasardent \nau del\u00e0. Ils ne peuvent pas plus sortir de l\u2019atmosph\u00e8re \nparisienne que les poissons ne peuvent sortir de l\u2019eau. \nPour eux, \u00e0 deux lieues des barri\u00e8res, il n\u2019y a plus \nrien. Ivry, Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, \nM\u00e9nilmontant, Choisy -le-Roi, Billancourt, Meudon, \nIssy, Vanvre, S\u00e8vres, Puteaux, Neuilly, Gennevilliers, \nColombes, Romainville, Chatou, Asni\u00e8res, Bougival, \nNanterre, Enghien, Noisy -le-Sec, Nogent, Gournay, \nDrancy, Gonesse; c\u2019est l\u00e0 que finit l\u2019univers. \n \n \n \n \nIII, 1, 6 \n \n \n \n \n \nUn peu d\u2019histoire \n \n \n \n \n \n \nA l\u2019\u00e9poque, d\u2019ailleurs presque contemporaine, o\u00f9 \nse passe l\u2019action de ce livre, il n\u2019y avait pas, comme \naujourd\u2019hui, un sergent de ville \u00e0 chaque coin de rue \n(bienfait qu\u2019il n\u2019est pas temps de discuter); les enfants \nerrants abondaient dans Paris. Les stati stiques \ndonnent une moyenne de deux cent soixante enfants \nsans asile ramass\u00e9s alors annuellement par les rondes \nde police dans les terrains non clos, dans les maisons en construction et sous les arches des ponts. Un de \nces nids, rest\u00e9 fameux, a produit \u00ab les hirondelles du \npont d\u2019Arcole \u00bb. C\u2019est l\u00e0, du reste, le plus d\u00e9sastreux \ndes sympt\u00f4mes sociaux. Tous les crimes de l\u2019homme \ncommencent au vagabondage de l\u2019enfant. \nExceptons Paris pourtant. Dans une mesure \nrelative, et nonobstant le souvenir que nous venon s \nde rappeler, l\u2019exception est juste. Tandis que dans \ntoute autre grande ville un enfant vagabond est un \nhomme perdu, tandis que, presque partout, l\u2019enfant \nlivr\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame est en quelque sorte d\u00e9vou\u00e9 et \nabandonn\u00e9 \u00e0 une sorte d\u2019immersion fatale dans les \nvices publics qui d\u00e9vore en lui l\u2019honn\u00eatet\u00e9 et la \nconscience, le gamin de Paris, insistons -y, si fruste et \nsi entam\u00e9 \u00e0 la surface, est int\u00e9rieurement \u00e0 peu pr\u00e8s \nintact. Chose magnifique \u00e0 constater et qui \u00e9clate \ndans la splendide probit\u00e9 de nos r\u00e9volutions \npopulaires, une certaine incorruptibilit\u00e9 r\u00e9sulte de \nl\u2019id\u00e9e qui est dans l\u2019air de Paris comme du sel qui est \ndans l\u2019eau de l\u2019oc\u00e9an. Respirer Paris, cela conserve \nl\u2019\u00e2me. \nCe que nous disons l\u00e0 n\u2019\u00f4te rien au serrement de \nc\u0153ur dont on se sent pris chaque fois qu\u2019on \nrencontre un de ces enfants autour desquels il semble \nqu\u2019on voit flotter les fils de la famille bris\u00e9e. Dans la civilisation actuelle, si incompl\u00e8te encore, ce n\u2019est \npoint une chose tr\u00e8s anormale que ces fractures de \nfamilles se vidant dans l\u2019ombre, ne sachant plus trop \nce que leurs enfants sont devenus, et laissant tomber \nleurs entrailles sur la voie publique. De l\u00e0 des \ndestin\u00e9es obscures. Cela s\u2019appelle, car cette chose \ntriste a fait locution, \u00ab \u00eatre jet\u00e9 sur le pav\u00e9 de Paris \u00bb. \nSoit dit en passant , ces abandons d\u2019enfants \nn\u2019\u00e9taient point d\u00e9courag\u00e9s par l\u2019ancienne monarchie. \nUn peu d\u2019Egypte et de Boh\u00eame dans les basses \nr\u00e9gions accommodait les hautes sph\u00e8res, et faisait \nl\u2019affaire des puissants. La haine de l\u2019enseignement des \nenfants du peuple \u00e9tait un dogme. A quoi bon \u00ab les \ndemi -lumi\u00e8res \u00bb? Tel \u00e9tait le mot d\u2019ordre. Or l\u2019enfant \nerrant est le corollaire de l\u2019enfant ignorant. \nD\u2019ailleurs, la monarchie avait quelquefois besoin \nd\u2019enfants, et alors elle \u00e9cumait la rue. \nSous Louis XIV, pour ne pas remonter plus haut, \nle roi voulait, avec raison, cr\u00e9er une flotte. L\u2019id\u00e9e \u00e9tait \nbonne. Mais voyons le moyen. Pas de flotte si, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \ndu navire \u00e0 voiles, jouet du vent, et pour le \nremorquer au besoin, on n\u2019a pas le navire qui va o\u00f9 il \nveut, soit par la rame, soit par la vapeur; les gal\u00e8res \n\u00e9taient alors \u00e0 la marine ce que sont aujourd\u2019hui les \nsteamers. Il fallait donc des gal\u00e8res; mais la gal\u00e8re ne se meut que par le gal\u00e9rien; il fallait donc des \ngal\u00e9riens. Colbert faisait faire par les intendants de \nprovince et pa r les parlements le plus de for\u00e7ats qu\u2019il \npouvait. La magistrature y mettait beaucoup de \ncomplaisance. Un homme gardait son chapeau sur sa \nt\u00eate devant une procession, attitude huguenote; on \nl\u2019envoyait aux gal\u00e8res. On rencontrait un enfant dans \nla rue; pour vu qu\u2019il e\u00fbt quinze ans et qu\u2019il ne s\u00fbt o\u00f9 \ncoucher, on l\u2019envoyait aux gal\u00e8res. Grand r\u00e8gne; \ngrand si\u00e8cle. \nSous Louis XV, les enfants disparaissaient dans \nParis; la police les enlevait, on ne sait pour quel \nmyst\u00e9rieux emploi. On chuchotait avec \u00e9pouvante d e \nmonstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du \nroi. Barbier parle na\u00efvement de ces choses. Il arrivait \nparfois que les exempts, \u00e0 court d\u2019enfants, en \nprenaient qui avaient des p\u00e8res. Les p\u00e8res, \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s, couraient sus aux exempts. En ce cas -l\u00e0, \nle parlement intervenait, et faisait pendre, qui? Les \nexempts? Non, les p\u00e8res. \n \n \n \n \nIII, 1, 7 \n \n \n \n \n \nLe gamin aurait sa place \ndans les classifications de l\u2019Inde \n \n \n \n \n \nLa gaminerie parisienne est presque une caste. On \npourrait dire : n\u2019en est pas qui veut. \nCe mot, gamin, fut imprim\u00e9 pour la premi\u00e8re fois \net arriva de la langue populaire dans la langue \nlitt\u00e9raire en 1834. C\u2019est dans un opuscule intitul\u00e9 \nClaude Gueux que ce mot fit son apparition. Le \nscandale fut vif. Le mot a pass\u00e9. Les \u00e9l\u00e9ments qui constit uent la consid\u00e9ration des \ngamins entre eux sont tr\u00e8s vari\u00e9s. Nous en avons \nconnu et pratiqu\u00e9 un qui \u00e9tait fort respect\u00e9 et fort \nadmir\u00e9 pour avoir vu tomber un homme du haut des \ntours de Notre -Dame; un autre, pour avoir r\u00e9ussi \u00e0 \np\u00e9n\u00e9trer dans l\u2019arri\u00e8re -cour o\u00f9 \u00e9taient \nmomentan\u00e9ment d\u00e9pos\u00e9es les statues du d\u00f4me des \nInvalides et leur avoir \u00ab chip\u00e9 \u00bb du plomb; un \ntroisi\u00e8me, pour avoir vu verser une diligence; un \nautre encore, parce qu\u2019il \u00ab connaissait \u00bb un soldat qui \navait manqu\u00e9 crever un \u0153il \u00e0 un bourgeois. \nC\u2019est ce qui explique cette exclamation d\u2019un gamin \nparisien, \u00e9piphon\u00e8me profond dont le vulgaire rit \nsans le comprendre : \u2013 Dieu de Dieu! ai -je du malheur! \ndire que je n\u2019ai pas encore vu quelqu\u2019un tomber d\u2019un \ncinqui\u00e8me! (Ai-je se prononce j\u2019ai-t-y; cinqui\u00e8me se \nprononce cinti\u00e8me .) \nCertes, c\u2019est un beau mot de paysan que celui -ci : \u2013\n P\u00e8re un tel, votre femme est morte de sa maladie; \npourquoi n\u2019avez -vous pas envoy\u00e9 chercher de \nm\u00e9decin? \u2013 Que voulez -vous, monsieur, nous autres \npauvres gens, j\u2019nous mour ons nous -m\u00eames . Mais si toute \nla passivit\u00e9 narquoise du paysan est dans ce mot, \ntoute l\u2019anarchie libre -penseuse du mioche faubourien \nest, \u00e0 coup s\u00fbr, dans cet autre. Un condamn\u00e9 \u00e0 mort dans la charrette \u00e9coute son confesseur. L\u2019enfant de \nParis se r\u00e9crie : \u2013 Il parle \u00e0 son calotin. Oh! le capon! \nUne certaine audace en mati\u00e8re religieuse rehausse \nle gamin. Etre esprit fort est important. \nAssister aux ex\u00e9cutions constitue un devoir. On se \nmontre la guillotine et l\u2019on rit. On l\u2019appelle de toutes \nsortes de pet its noms : \u2013 Fin de la soupe, \u2013 Grognon, \n\u2013 La m\u00e8re au Bleu (au ciel), \u2013 La derni\u00e8re bouch\u00e9e, \u2013\n etc., etc. Pour ne rien perdre de la chose, on escalade \nles murs, on se hisse aux balcons, on monte aux \narbres, on se suspend aux grilles, on s\u2019accroche aux \nchem in\u00e9es. Le gamin na\u00eet couvreur comme il na\u00eet \nmarin. Un toit ne lui fait pas plus peur qu\u2019un m\u00e2t. Pas \nde f\u00eate qui vaille la Gr\u00e8ve. Sanson et l\u2019abb\u00e9 Mont\u00e9s \nsont les vrais noms populaires. On hue le patient \npour l\u2019encourager. On l\u2019admire quelquefois. \nLacenaire , gamin, voyant l\u2019affreux Dautun mourir \nbravement, a dit ce mot o\u00f9 il y a un avenir : J\u2019en \u00e9tais \njaloux. Dans la gaminerie, on ne conna\u00eet pas Voltaire, \nmais on conna\u00eet Papavoine. On m\u00eale dans la m\u00eame \nl\u00e9gende \u00ab les politiques \u00bb aux assassins. On a les \ntraditions du dernier v\u00eatement de tous. On sait que \nTolleron avait un bonnet de chauffeur, Avril une \ncasquette de loutre, Louvel un chapeau rond, que le \nvieux Delaporte \u00e9tait chauve et nu -t\u00eate, que Castaing \u00e9tait tout rose et tr\u00e8s joli, que Bories avait une \nbarbiche romantique, que Jean -Martin avait gard\u00e9 ses \nbretelles, que Lecouff\u00e9 et sa m\u00e8re se querellaient. \u2013\n Ne vous reprochez donc pas votre panier , leur cria un \ngamin. Un autre, pour voir passer Debacker, trop \npetit dans la foule, avise la lanterne du quai et y \ngrimpe. Un gendarme, de station l\u00e0, fronce le sourcil. \n\u2013 Laissez -moi monter, m\u2019sieu le gendarme, dit le \ngamin. Et pour attendrir l\u2019autorit\u00e9, il ajoute : Je ne \ntomberai pas. \u2013 Je m\u2019importe peu que tu tombes, \nr\u00e9pond le gendarme. \nDans la gaminerie, un acc ident m\u00e9morable est fort \ncompt\u00e9. On parvient au sommet de la consid\u00e9ration \ns\u2019il arrive qu\u2019on se coupe tr\u00e8s profond\u00e9ment, \n\u00ab jusqu\u2019\u00e0 l\u2019os \u00bb. \nLe poing n\u2019est pas un m\u00e9diocre \u00e9l\u00e9ment de \nrespect. Une des choses que le gamin dit le plus \nvolontiers, c\u2019est : Je suis joliment fort, va! \u2013 Etre gaucher \nvous rend fort enviable. Loucher est une chose \nestim\u00e9e. \n \n \n \n \nIII, 1, 8 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 on lira un mot charmant \ndu dernier roi \n \n \n \n \n \nL\u2019\u00e9t\u00e9, il se m\u00e9tamorphose en grenouille; et le soir, \n\u00e0 la nuit tombante, devant les ponts d\u2019Austerlitz et \nd\u2019I\u00e9na, du haut des trains \u00e0 charbon et des bateaux de \nblanchisseuses, il se pr\u00e9cipite t\u00eate baiss\u00e9e dans la \nSeine et dans toutes les infractions possi bles aux lois \nde la pudeur et de la police. Cependant les sergents \nde ville veillent, et il en r\u00e9sulte une situation \nhautement dramatique qui a donn\u00e9 lieu une fois \u00e0 un cri fraternel et m\u00e9morable; ce cri, qui fut c\u00e9l\u00e8bre vers \n1830, est un avertissement str at\u00e9gique de gamin \u00e0 \ngamin; il se scande comme un vers d\u2019Hom\u00e8re, avec \nune notation presque aussi inexprimable que la \nm\u00e9lop\u00e9e \u00e9leusiaque des Panath\u00e9n\u00e9es, et l\u2019on y \nretrouve l\u2019antique Evoh\u00e9. Le voici : \u2013 Oh\u00e9, Titi, oh\u00e9\u00e9e! y \na de la grippe, y a de la cogne, pr ends tes zardes et va -t\u2019en, \np\u00e2sse par l\u2019\u00e9gout! \nQuelquefois ce moucheron \u2013 c\u2019est ainsi qu\u2019il se \nqualifie lui -m\u00eame \u2013 sait lire; quelquefois il sait \u00e9crire, \ntoujours il sait barbouiller. Il n\u2019h\u00e9site pas \u00e0 se donner, \npar on ne sait quel myst\u00e9rieux enseignemen t mutuel, \ntous les talents qui peuvent \u00eatre utiles \u00e0 la chose \npublique : de 1815 \u00e0 1830, il imitait le cri du dindon; \nde 1830 \u00e0 1848, il griffonnait une poire sur les \nmurailles. Un soir d\u2019\u00e9t\u00e9, Louis -Philippe, rentrant \u00e0 \npied, en vit un, tout petit, haut co mme cela, qui suait \net se haussait pour charbonner une poire gigantesque \nsur un des piliers de la grille de Neuilly; le roi, avec \ncette bonhomie qui lui venait de Henri IV, aida le \ngamin, acheva la poire, et donna un louis \u00e0 l\u2019enfant \nen lui disant : La poi re est aussi l\u00e0 -dessus . Le gamin aime \nle hourvari. Un certain \u00e9tat violent lui pla\u00eet. Il ex\u00e8cre \n\u00ab les cur\u00e9s \u00bb. Un jour, rue de l\u2019Universit\u00e9, un de ces \njeunes dr\u00f4les faisait un pied de nez \u00e0 la porte coch\u00e8re du num\u00e9ro 69. \u2013 Pourquoi fais -tu cela \u00e0 cette por te? \nlui demanda un passant. L\u2019enfant r\u00e9pondit : Il y a l\u00e0 \nun cur\u00e9. C\u2019est l\u00e0, en effet, que demeure le nonce du \npape. Cependant, quel que soit le voltairianisme du \ngamin, si l\u2019occasion se pr\u00e9sente d\u2019\u00eatre enfant de \nch\u0153ur, il se peut qu\u2019il accepte, et dans ce cas il sert la \nmesse poliment. Il y a deux choses dont il est le \nTantale et qu\u2019il d\u00e9sire toujours sans y atteindre \njamais : renverser le gouvernement et faire recoudre \nson pantalon. \nLe gamin \u00e0 l\u2019\u00e9tat parfait poss\u00e8de tous les sergents \nde ville de Paris, e t sait toujours, lorsqu\u2019il en \nrencontre un, mettre le nom sous la figure. Il les \nd\u00e9nombre sur le bout du doigt. Il \u00e9tudie leurs m\u0153urs \net il a sur chacun des notes sp\u00e9ciales. Il lit \u00e0 livre \nouvert dans les \u00e2mes de la police. Il vous dira \ncouramment et sans broncher : \u2013 \u00ab Un tel est tra\u00eetre ; \u2013\n un tel est tr\u00e8s m\u00e9chant ; \u2013 un tel est grand ; \u2013 un tel est \nridicule ; \u00bb (tous ces mots, tra\u00eetre, m\u00e9chant, grand, \nridicule, ont dans sa bouche une acception \nparticuli\u00e8re) \u2013 \u00ab celui-ci s\u2019imagine que le Pont -Neuf \nest \u00e0 lui e t emp\u00eache le monde de se promener sur la \ncorniche en dehors des parapets; celui -l\u00e0 a la manie \nde tirer les oreilles aux personnes ; \u2013 etc., etc. \u00bb. \n \n \n \n \nIII, 1, 9 \n \n \n \n \n \nLa vieille \u00e2me de la Gaule \n \n \n \n \n \n \nIl y avait de cet enfant -l\u00e0 dans Poquelin, fils des \nHalles; il y en avait dans Beaumarchais. La gaminerie \nest une nuance de l\u2019esprit gaulois. M\u00eal\u00e9e au bon sens, \nelle lui ajoute parfois de la force, comme l\u2019alcool au \nvin. Quelquefois elle est d\u00e9faut. Hom\u00e8re rab\u00e2che, \nsoit; on pourrait dire que Voltaire gamine. Camille \nDesmoulins \u00e9tait faubourien. Championnet, qui \nbrutalisait les miracles, \u00e9tait sorti du pav\u00e9 de Paris; il avait, tout petit, inond\u00e9 les portiques de Saint -Jean-de-\nBeauvais et de Saint -Etienne -du-Mont; il avait assez \ntutoy\u00e9 la ch\u00e2sse de sainte Genevi\u00e8ve pour donner des \nordres \u00e0 la fiole de saint Janvier. \nLe gamin de Paris est respectueux, ironique et \ninsolent. Il a de vilaines dents parce qu\u2019il est mal \nnourri et que son estomac souffre, et de beau x yeux \nparce qu\u2019il a de l\u2019esprit. J\u00e9hovah pr\u00e9sent, il sauterait \u00e0 \ncloche -pied les marches du paradis. Il est fort \u00e0 la \nsavate. Toutes les croissances lui sont possibles. Il \njoue dans le ruisseau et se redresse par l\u2019\u00e9meute; son \neffronterie persiste devant la mitraille; c\u2019\u00e9tait un \npolisson, c\u2019est un h\u00e9ros; ainsi que le petit th\u00e9bain, il \nsecoue la peau du lion; le tambour Barra \u00e9tait un \ngamin de Paris; il crie : En avant! comme le cheval de \nl\u2019Ecriture dit : Vah! et en une minute, il passe du \nmarmot au g\u00e9ant. \nCet enfant du bourbier est aussi l\u2019enfant de l\u2019id\u00e9al. \nMesurez cette envergure qui va de Moli\u00e8re \u00e0 Barra. \nSomme toute, et pour tout r\u00e9sumer d\u2019un mot, le \ngamin est un \u00eatre qui s\u2019amuse, parce qu\u2019il est \nmalheureux. \n \n \n \n \nIII, 1, 10 \n \n \n \n \n \nEcce Paris, ecce hom o \n \n \n \n \n \nPour tout r\u00e9sumer encore, le gamin de Paris \naujourd\u2019hui, comme autrefois le gr\u00e6culus de Rome, \nc\u2019est le peuple enfant ayant au front la ride du monde \nvieux. \nLe gamin est une gr\u00e2ce pour la nation, et en m\u00eame \ntemps une maladie. Maladie qu\u2019il faut gu\u00e9rir. \nComment? Par la lumi\u00e8re. \nLa lumi\u00e8re assainit. \nLa lumi\u00e8re allume. Toutes les g\u00e9n\u00e9reuses irradiations sociales sortent \nde la science, des lettres, des arts, de l\u2019enseignement. \nFaites des hommes, faites des hommes. Eclairez -les \npour qu\u2019ils vous \u00e9chauffent. T\u00f4t ou tard la splendide \nquestion de l\u2019instruction universelle se posera avec \nl\u2019irr\u00e9sistible autorit\u00e9 du vrai absolu; et alors ceux qui \ngouverneront sous la su rveillance de l\u2019id\u00e9e fran\u00e7aise \nauront \u00e0 faire ce choix : les enfants de la France, ou \nles gamins de Paris; des flammes dans la lumi\u00e8re ou \ndes feux follets dans les t\u00e9n\u00e8bres. \nLe gamin exprime Paris, et Paris exprime le \nmonde. \nCar Paris est un total. Paris est le plafond du genre \nhumain. Toute cette prodigieuse ville est un raccourci \ndes m\u0153urs mortes et des m\u0153urs vivantes. Qui voit \nParis croit voir le dessous de toute l\u2019histoire avec du \nciel et des constellations dans les intervalles. Paris a \nun Capitole, l \u2019H\u00f4tel de ville, un Parth\u00e9non, Notre -\nDame, un Mont -Aventin, le faubourg Saint -Antoine, \nun Asinarium, la Sorbonne, un Panth\u00e9on, le \nPanth\u00e9on, une Voie Sacr\u00e9e, le boulevard des Italiens, \nune Tour des Vents, l\u2019opinion; et il remplace les \nG\u00e9monies par le ridicu le. Son majo s\u2019appelle le \nfaraud, son transt\u00e9v\u00e9rin s\u2019appelle le faubourien, son \nhammal s\u2019appelle le fort de la halle, son lazzarone s\u2019appelle le p\u00e8gre, son cockney s\u2019appelle le gandin. \nTout ce qui est ailleurs est \u00e0 Paris. La poissarde de \nDumarsais peut do nner la r\u00e9plique \u00e0 la vendeuse \nd\u2019herbes d\u2019Euripide, le discobole Vejanus revit dans \nle danseur de corde Forioso, Therapontigonus Miles \nprendrait bras dessus bras dessous le grenadier \nVadebonc\u0153ur, Damasippe le brocanteur serait \nheureux chez les marchands de bric-\u00e0-brac, \nVincennes empoignerait Socrate tout comme l\u2019Agora \ncoffrerait Diderot, Grimod de la Reyni\u00e8re a \nd\u00e9couvert le roastbeef au suif comme Curtillus avait \ninvent\u00e9 le h\u00e9risson r\u00f4ti, nous voyons repara\u00eetre sous \nle ballon de l\u2019Arc de l\u2019Etoile le trap\u00e8ze qui est dans \nPlaute, le mangeur d\u2019\u00e9p\u00e9es du P\u0153cile rencontr\u00e9 par \nApul\u00e9e est avaleur de sabres sur le Pont -Neuf, le \nneveu de Rameau et Curculion le parasite font la \npaire, Ergasile se ferait pr\u00e9senter chez Cambac\u00e9r\u00e8s \npar d\u2019Aigrefeuille; les quatre muscadins de Rome, \nAlcesimarchus, Ph\u0153dromus, Diabolus et Argyrippe \ndescendent de la Courtille dans la chaise de poste de \nLabatut; Aulu -Gelle ne s\u2019arr\u00eatait pas plus longtemps \ndevant Congrio que Charles Nodier devant \nPolichinelle; Marton n\u2019est pas une tigresse, mais \nPardalisca n\u2019\u00e9tait point un dragon; Pantolabus le \nloustic blague au caf\u00e9 Anglais Nomentanus le viveur, Hermog\u00e8ne est t\u00e9nor aux Champs -Elys\u00e9es, et, autour \nde lui, Thrasius le gueux, v\u00eatu en Bob\u00e8che, fait la \nqu\u00eate; l\u2019importun qui vous arr\u00eate aux Tuileries pa r le \nbouton de votre habit vous fait r\u00e9p\u00e9ter apr\u00e8s deux \nmille ans l\u2019apostrophe de Thesprion : quis properantem \nme prehendit pallio ? Le vin de Suresnes parodie le vin \nd\u2019Albe, le rouge bord de D\u00e9saugiers fait \u00e9quilibre \u00e0 la \ngrande coupe de Balatron, le P\u00e8re -Lachaise exhale \nsous les pluies nocturnes les m\u00eames lueurs que les \nEsquilies, et la fosse du pauvre achet\u00e9e pour cinq ans \nvaut la bi\u00e8re de louage de l\u2019esclave. \nCherchez quelque chose que Paris n\u2019ait pas. La \ncuve de Trophonius ne contient rien qui ne soit dans \nle baquet de Mesmer; Ergaphilas ressuscite dans \nCagliostro; le brahmine V\u00e2saphant\u00e2 s\u2019incarne dans le \ncomte de Saint -Germain; le cimeti\u00e8re de Saint -\nM\u00e9dard fait de tout aussi bons miracles que la \nmosqu\u00e9e Oumoumi\u00e9 de Damas. \nParis a un Esope qui est Maye ux, et une Canidie \nqui est mademoiselle Lenormand. Il s\u2019effare comme \nDelphes aux r\u00e9alit\u00e9s fulgurantes de la vision; il fait \ntourner les tables comme Dodone les tr\u00e9pieds. Il met \nla grisette sur le tr\u00f4ne comme Rome y met la \ncourtisane; et, somme toute, si Lo uis XV est pire que \nClaude, madame Du Barry vaut mieux que Messaline. Paris combine dans un type inou\u00ef, qui a v\u00e9cu et que \nnous avons coudoy\u00e9, la nudit\u00e9 grecque, l\u2019ulc\u00e8re \nh\u00e9bra\u00efque et le quolibet gascon. Il m\u00eale Diog\u00e8ne, Job \net Paillasse, habille un spectre de vieux num\u00e9ros du \nConstitutionnel , et fait Chodruc Duclos. \nBien que Plutarque dise : le tyran n\u2019envieillit gu\u00e8re , \nRome, sous Sylla comme sous Domitien, se r\u00e9signait \net mettait volontiers de l\u2019eau dans son vin. Le Tibre \n\u00e9tait un L\u00e9th\u00e9, s\u2019il faut en croi re l\u2019\u00e9loge un peu \ndoctrinaire qu\u2019en faisait Varus Vibiscus : Contra \nGracchos Tiberim habemus. Bibere Tiberim, id est seditionem \noblivisci . Paris boit un million de litres d\u2019eau par jour, \nmais cela ne l\u2019emp\u00eache pas dans l\u2019occasion de battre \nla g\u00e9n\u00e9rale et d e sonner le tocsin. \nA cela pr\u00e8s, Paris est bon enfant. Il accepte \nroyalement tout; il n\u2019est pas difficile en fait de V\u00e9nus; \nsa callipyge est hottentote; pourvu qu\u2019il rie, il \namnistie; la laideur l\u2019\u00e9gaye, la difformit\u00e9 le d\u00e9sopile, le \nvice le distrait; soy ez dr\u00f4le, et vous pourrez \u00eatre un \ndr\u00f4le; l\u2019hypocrisie m\u00eame, ce cynisme supr\u00eame, ne le \nr\u00e9volte pas; il est si litt\u00e9raire qu\u2019il ne se bouche pas le \nnez devant Basile, et il ne se scandalise pas plus de la \npri\u00e8re de Tartuffe qu\u2019Horace ne s\u2019effarouche du \n\u00ab hoquet \u00bb de Priape. Aucun trait de la face \nuniverselle ne manque au profil de Paris. Le bal Mabille n\u2019est pas la danse polymnienne du Janicule, \nmais la revendeuse \u00e0 la toilette y couve des yeux la \nlorette exactement comme l\u2019entremetteuse Staphyla \nguettait la vierge Planesium. La barri\u00e8re du Combat \nn\u2019est pas un Colis\u00e9e, mais on y est f\u00e9roce comme si \nC\u00e9sar regardait. L\u2019h\u00f4tesse syrienne a plus de gr\u00e2ce \nque la m\u00e8re Saguet, mais, si Virgile hantait le cabaret \nromain, David d\u2019Angers, Balzac et Charlet se sont \nattabl \u00e9s \u00e0 la gargote parisienne. Paris r\u00e8gne. Les \ng\u00e9nies y flamboient, les queues rouges y prosp\u00e8rent. \nAdona\u00ef y passe sur son char aux douze roues de \ntonnerre et d\u2019\u00e9clairs; Sil\u00e8ne y fait son entr\u00e9e sur sa \nbourrique. Sil\u00e8ne, lisez Ramponneau. \nParis est synonyme de Cosmos. Paris est Ath\u00e8nes, \nRome, Sybaris, J\u00e9rusalem, Pantin. Toutes les \ncivilisations y sont en abr\u00e9g\u00e9, toutes les barbaries \naussi. Paris serait bien f\u00e2ch\u00e9 de n\u2019avoir pas une \nguillotine. \nUn peu de place de Gr\u00e8ve est bon. Que serait \ntoute cette f\u00eate \u00e9t ernelle sans cet assaisonnement? \nNos lois y ont sagement pourvu, et, gr\u00e2ce \u00e0 elles, ce \ncouperet s\u2019\u00e9goutte sur ce mardi gras. \n \n \n \n \nIII, 1, 11 \n \n \n \n \n \nRailler, r\u00e9gner \n \n \n \n \n \n \nDe limite \u00e0 Paris, point. Aucune ville n\u2019a eu cette \ndomination qui bafoue parfois ceux qu\u2019elle subjugue. \nVous plaire, \u00f4 Ath\u00e9niens! s\u2019\u00e9criait Alexandre. Paris fait \nplus que la loi, il fait la mode; Paris fait plus que la \nmode, il fait la routine. Paris peut \u00eatre b\u00eate si bon lui \nsemble; il se donne quelquefois ce luxe; alors \nl\u2019univers est b\u00eate avec lui; puis Paris se r\u00e9veille, se \nfrotte les yeux, dit : Suis -je stupide! et \u00e9clate de rire \u00e0 la face du genre humain. Quelle merveille qu\u2019une telle \nville! Chose \u00e9tr ange que ce grandiose et ce burlesque \nfassent bon voisinage, que toute cette majest\u00e9 ne soit \npas d\u00e9rang\u00e9e par toute cette parodie, et que la m\u00eame \nbouche puisse souffler aujourd\u2019hui dans le clairon du \njugement dernier et demain dans la fl\u00fbte \u00e0 l\u2019oignon! \nParis a une jovialit\u00e9 souveraine. Sa ga\u00eet\u00e9 est de la \nfoudre et sa farce tient un sceptre. Son ouragan sort \nparfois d\u2019une grimace. Ses explosions, ses journ\u00e9es, \nses chefs -d\u2019\u0153uvre, ses prodiges, ses \u00e9pop\u00e9es, vont au \nbout de l\u2019univers, et ses coq -\u00e0-l\u2019\u00e2ne aussi. Son rire est \nune bouche de volcan qui \u00e9clabousse toute la terre. \nSes lazzi s sont des flamm\u00e8ches. Il impose aux \npeuples ses caricatures aussi bien que son id\u00e9al; les \nplus hauts monuments de la civilisation humaine \nacceptent ses ironies et pr\u00eatent leur \u00e9tern it\u00e9 \u00e0 ses \npolissonneries. Il est superbe; il a un prodigieux 14 \njuillet qui d\u00e9livre le globe; il fait faire le serment du \nJeu de Paume \u00e0 toutes les nations; sa nuit du 4 ao\u00fbt \ndissout en trois heures mille ans de f\u00e9odalit\u00e9; il fait de \nsa logique le muscle d e la volont\u00e9 unanime; il se \nmultiplie sous toutes les formes du sublime; il emplit \nde sa lueur Washington, Kosciusko, Bolivar, Botzaris, \nRiego, Bem, Manin, Lopez, John Brown, Garibaldi; il \nest partout o\u00f9 l\u2019avenir s\u2019allume, \u00e0 Boston en 1779, \u00e0 l\u2019\u00eele de L\u00e9on en 1820, \u00e0 Pesth en 1848, \u00e0 Palerme en \n1860; il chuchote le puissant mot d\u2019ordre : Libert\u00e9 , \u00e0 \nl\u2019oreille des abolitionnistes am\u00e9ricains group\u00e9s au bac \nde Harper\u2019s Ferry, et \u00e0 l\u2019oreille des patriotes \nd\u2019Anc\u00f4ne assembl\u00e9s dans l\u2019ombre aux Archi, devant \nl\u2019auber ge Gozzi, au bord de la mer; il cr\u00e9e Canaris; il \ncr\u00e9e Quiroga; il cr\u00e9e Pisacane; il rayonne le grand sur \nla terre; c\u2019est en allant o\u00f9 son souffle les pousse, que \nByron meurt \u00e0 Missolonghi et que Mazet meurt \u00e0 \nBarcelone; il est tribune sous les pieds de Mir abeau et \ncrat\u00e8re sous les pieds de Robespierre; ses livres, son \nth\u00e9\u00e2tre, son art, sa science, sa litt\u00e9rature, sa \nphilosophie, sont les manuels du genre humain; il a \nPascal, R\u00e9gnier, Corneille, Descartes, Jean -Jacques; \nVoltaire pour toutes les minutes, Moli \u00e8re pour tous \nles si\u00e8cles; il fait parler sa langue \u00e0 la bouche \nuniverselle, et cette langue devient le Verbe; il \nconstruit dans tous les esprits l\u2019id\u00e9e de progr\u00e8s, les \ndogmes lib\u00e9rateurs qu\u2019il forge sont pour les \ng\u00e9n\u00e9rations des \u00e9p\u00e9es de chevet, et c\u2019est avec l\u2019\u00e2me \nde ses penseurs et de ses po\u00e8tes que sont faits depuis \n1789 tous les h\u00e9ros de tous les peuples; cela ne \nl\u2019emp\u00eache pas de gaminer; et ce g\u00e9nie \u00e9norme qu\u2019on \nappelle Paris, tout en transfigurant le monde par sa \nlumi\u00e8re, charbonne le nez de Bouginie r au mur du temple de Th\u00e9s\u00e9e et \u00e9crit Cr\u00e9deville voleur sur les \npyramides. \nParis montre toujours les dents; quand il ne \ngronde pas, il rit. \nTel est ce Paris. Les fum\u00e9es de ses toits sont les \nid\u00e9es de l\u2019univers. Tas de boue et de pierres si l\u2019on \nveut, mai s par -dessus tout, \u00eatre moral. Il est plus que \ngrand, il est immense. Pourquoi? parce qu\u2019il ose. \nOser; le progr\u00e8s est \u00e0 ce prix. \nToutes les conqu\u00eates sublimes sont plus ou moins \ndes prix de hardiesse. Pour que la R\u00e9volution soit, il \nne suffit pas que Mon tesquieu la pressente, que \nDiderot la pr\u00eache, que Beaumarchais l\u2019annonce, que \nCondorcet la calcule, qu\u2019Arouet la pr\u00e9pare, que \nRousseau la pr\u00e9m\u00e9dite; il faut que Danton l\u2019ose. \nLe cri : Audace! est un Fiat Lux. Il faut, pour la \nmarche en avant du genre huma in, qu\u2019il y ait sur les \nsommets en permanence de fi\u00e8res le\u00e7ons de courage. \nLes t\u00e9m\u00e9rit\u00e9s \u00e9blouissent l\u2019histoire et sont une des \ngrandes clart\u00e9s de l\u2019homme. L\u2019aurore ose quand elle \nse l\u00e8ve. Tenter, braver, persister, pers\u00e9v\u00e9rer, s\u2019\u00eatre \nfid\u00e8le \u00e0 soi -m\u00eame, pr endre corps \u00e0 corps le destin, \n\u00e9tonner la catastrophe par le peu de peur qu\u2019elle nous \nfait, tant\u00f4t affronter la puissance injuste, tant\u00f4t \ninsulter la victoire ivre, tenir bon, tenir t\u00eate; voil\u00e0 l\u2019exemple dont les peuples ont besoin, et la lumi\u00e8re \nqui les \u00e9 lectrise. Le m\u00eame \u00e9clair formidable va de la \ntorche de Prom\u00e9th\u00e9e au br\u00fble -gueule de Cambronne. \n \n \n \n \nIII, 1, 12 \n \n \n \n \n \nL\u2019avenir latent dans le peuple \n \n \n \n \n \n \nQuant au peuple parisien, m\u00eame homme fait, il est \ntoujours le gamin; peindre l\u2019enfant, c\u2019est peindre la \nville; et c\u2019est pour cela que nous avons \u00e9tudi\u00e9 cet aigle \ndans ce moineau franc. \nC\u2019est surtout dans les faubourgs, insistons -y, que la \nrace parisienne a ppara\u00eet; l\u00e0 est le pur sang; l\u00e0 est la \nvraie physionomie; l\u00e0 ce peuple travaille et souffre, et \nla souffrance et le travail sont les deux figures de l\u2019homme. Il y a l\u00e0 des quantit\u00e9s profondes d\u2019\u00eatres \ninconnus o\u00f9 fourmillent les types les plus \u00e9tranges \ndepu is le d\u00e9chargeur de la R\u00e2p\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 \nl\u2019\u00e9quarrisseur de Montfaucon. Fex urbis , s\u2019\u00e9crie \nCic\u00e9ron; mob, ajoute Burke indign\u00e9; tourbe, \nmultitude, populace. Ces mots -l\u00e0 sont vite dits. Mais \nsoit. Qu\u2019importe? qu\u2019est -ce que cela fait qu\u2019ils aillent \npieds nus? Ils ne savent pas lire; tant pis. Les \nabandonnerez -vous pour cela? leur ferez -vous de leur \nd\u00e9tresse une mal\u00e9diction? la lumi\u00e8re ne peut -elle \np\u00e9n\u00e9trer ces masses? Revenons \u00e0 ce cri : Lumi\u00e8re! et \nobstinons -nous -y! Lumi\u00e8re! lumi\u00e8re! \u2013 Qui sait si ces \nopacit\u00e9s ne deviendront pas transparentes? les \nr\u00e9volutions ne sont -elles pas des transfigurations? \nAllez, philosophes, enseignez, \u00e9clairez, allumez, \npensez haut, parlez haut, courez joyeux au grand \nsoleil, fraternisez avec les places publiques, annoncez \nles bonnes nou velles, prodiguez les alphabets, \nproclamez les droits, chantez les Marseillaises, semez \nles enthousiasmes, arrachez des branches vertes aux \nch\u00eanes. Faites de l\u2019id\u00e9e un tourbillon. Cette foule \npeut \u00eatre sublim\u00e9e. Sachons nous servir de ce vaste \nembrasement des principes et des vertus qui p\u00e9tille, \n\u00e9clate et frissonne \u00e0 de certaines heures. Ces pieds \nnus, ces bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces t\u00e9n\u00e8bres, peuvent \u00eatre employ\u00e9s \u00e0 la \nconqu\u00eate de l\u2019id\u00e9al. Regardez \u00e0 travers le peuple et \nvous apercevrez la v\u00e9rit\u00e9. Ce vil sable que vous \nfoulez aux pieds, qu\u2019on le jette dans la fournaise, qu\u2019il \ny fonde et qu\u2019il y bouillonne, il deviendra cristal \nsplendide, et c\u2019est gr\u00e2ce \u00e0 lui que Galil\u00e9e et Newton \nd\u00e9couvriront les astres. \n \n \n \n \nIII, 1, 13 \n \n \n \n \n \nLe petit Gavroche \n \n \n \n \n \n \nHuit ou neuf ans environ apr\u00e8s les \u00e9v\u00e9nements \nracont\u00e9s dans la deuxi\u00e8me partie de cette histoire, on \nremarquait sur le boulevard du Temple et dans les \nr\u00e9gions du Ch\u00e2teau -d\u2019Eau, un petit gar\u00e7on de onze \u00e0 \ndouze ans qui e\u00fbt assez correctement r\u00e9alis\u00e9 cet id\u00e9a l \ndu gamin \u00e9bauch\u00e9 plus haut, si, avec le rire de son \n\u00e2ge sur les l\u00e8vres, il n\u2019e\u00fbt pas eu le c\u0153ur absolument \nsombre et vide. Cet enfant \u00e9tait bien affubl\u00e9 d\u2019un pantalon d\u2019homme, mais il ne le tenait pas de son \np\u00e8re, et d\u2019une camisole de femme, mais il ne l a tenait \npas de sa m\u00e8re. Des gens quelconques l\u2019avaient \nhabill\u00e9 de chiffons par charit\u00e9. Pourtant il avait un \np\u00e8re et une m\u00e8re. Mais son p\u00e8re ne songeait pas \u00e0 lui \net sa m\u00e8re ne l\u2019aimait point. C\u2019\u00e9tait un de ces enfants \ndignes de piti\u00e9 entre tous qui ont p \u00e8re et m\u00e8re et qui \nsont orphelins. \nCet enfant ne se sentait jamais si bien que dans la \nrue. Le pav\u00e9 lui \u00e9tait moins dur que le c\u0153ur de sa \nm\u00e8re. \nSes parents l\u2019avaient jet\u00e9 dans la vie d\u2019un coup de \npied. \nIl avait tout bonnement pris sa vol\u00e9e. \nC\u2019\u00e9tait un gar\u00e7on bruyant, bl\u00eame, leste, \u00e9veill\u00e9, \ngoguenard, \u00e0 l\u2019air vivace et maladif. Il allait, venait, \nchantait, jouait \u00e0 la fayousse, grattait les ruisseaux, \nvolait un peu, mais comme les chats et les \npassereaux, ga\u00eement, riait quand on l\u2019appelait galopin, \nse f\u00e2chait quand on l\u2019appelait voyou. Il n\u2019avait pas de \ng\u00eete, pas de pain, pas de feu, pas d\u2019amour; mais il \u00e9tait \njoyeux parce qu\u2019il \u00e9tait libre. \nQuand ces pauvres \u00eatres sont des hommes, \npresque toujours la meule de l\u2019ordre social les rencontre et les broie, m ais tant qu\u2019ils sont enfants, ils \n\u00e9chappent, \u00e9tant petits. Le moindre trou les sauve. \nPourtant, si abandonn\u00e9 que f\u00fbt cet enfant, il \narrivait parfois, tous les deux ou trois mois, qu\u2019il \ndisait : Tiens, je vas voir maman! Alors il quittait le \nboulevard, le Cirque, la Porte Saint -Martin, \ndescendait aux quais, passait les ponts, gagnait les \nfaubourgs, atteignait la Salp\u00eatri\u00e8re, et arrivait o\u00f9? \nPr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 ce double num\u00e9ro 50 -52 que le lecteur \nconna\u00eet, \u00e0 la masure Gorbeau. \nA cette \u00e9poque, la masure 50 -52, ha bituellement \nd\u00e9serte et \u00e9ternellement d\u00e9cor\u00e9e de l\u2019\u00e9criteau : \n\u00ab Chambres \u00e0 louer \u00bb, se trouvait, chose rare, habit\u00e9e \npar plusieurs individus qui, du reste, comme cela est \ntoujours \u00e0 Paris, n\u2019avaient aucun lien ni aucun \nrapport entre eux. Tous appartenaient \u00e0 cette classe \nindigente qui commence \u00e0 partir du dernier petit \nbourgeois g\u00ean\u00e9 et qui se prolonge de mis\u00e8re en \nmis\u00e8re dans les bas -fonds de la soci\u00e9t\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 ces \ndeux \u00eatres auxquels toutes les choses mat\u00e9rielles de la \ncivilisation viennent aboutir, l\u2019\u00e9go utier qui balaye la \nboue et le chiffonnier qui ramasse les guenilles. \nLa \u00ab principale locataire \u00bb du temps de Jean \nValjean \u00e9tait morte et avait \u00e9t\u00e9 remplac\u00e9e par une toute pareille. Je ne sais quel philosophe a dit : On ne \nmanque jamais de vieilles femmes . \nCette nouvelle vieille s\u2019appelait madame Burgon, \net n\u2019avait rien de remarquable dans sa vie qu\u2019une \ndynastie de trois perroquets, lesquels avaient \nsuccessivement r\u00e9gn\u00e9 sur son \u00e2me. \nLes plus mis\u00e9rables entre ceux qui habitaient la \nmasure \u00e9taient une fami lle de quatre personnes, le \np\u00e8re, la m\u00e8re et deux filles d\u00e9j\u00e0 assez grandes, tous les \nquatre log\u00e9s dans le m\u00eame galetas, une de ces cellules \ndont nous avons d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9. \nCette famille n\u2019offrait au premier abord rien de \ntr\u00e8s particulier que son extr\u00eame d\u00e9nu ement; le p\u00e8re \nen louant la chambre avait dit s\u2019appeler Jondrette. \nQuelque temps apr\u00e8s son emm\u00e9nagement qui avait \nsinguli\u00e8rement ressembl\u00e9, pour emprunter \nl\u2019expression m\u00e9morable de la principale locataire, \u00e0 \nl\u2019entr\u00e9e de rien du tout , ce Jondrette avait dit \u00e0 cette \nfemme qui, comme sa devanci\u00e8re, \u00e9tait en m\u00eame \ntemps porti\u00e8re et balayait l\u2019escalier : \u2013 M\u00e8re une telle, \nsi quelqu\u2019un venait par hasard demander un polonais \nou un italien, ou peut -\u00eatre un espagnol, ce serait moi. \nCette famille \u00e9tait la famille du joyeux va -nu-pieds. \nIl y arrivait et il trouvait la pauvret\u00e9, la d\u00e9tresse, et, ce \nqui est plus triste, aucun sourire; le froid dans l\u2019\u00e2tre et le froid dans les c\u0153urs. Quand il entrait, on lui \ndemandait : \u2013 D\u2019o\u00f9 viens -tu? Il r\u00e9pondait : \u2013 De la \nrue. Quand i l s\u2019en allait, on lui demandait : \u2013 O\u00f9 vas -\ntu? Il r\u00e9pondait : \u2013 Dans la rue. Sa m\u00e8re lui disait : \u2013\n Qu\u2019est -ce que tu viens faire ici? \nCet enfant vivait dans cette absence d\u2019affection \ncomme ces herbes p\u00e2les qui viennent dans les caves. \nIl ne souffrait pas d\u2019\u00eatre ainsi et n\u2019en voulait \u00e0 \npersonne. Il ne savait pas au juste comment devaient \n\u00eatre un p\u00e8re et une m\u00e8re. \nDu reste sa m\u00e8re aimait ses s\u0153urs. \nNous avons oubli\u00e9 de dire que sur le boulevard du \nTemple on nommait cet enfant le petit Gavroche. \nPourquoi s\u2019 appelait -il Gavroche? Probablement parce \nque son p\u00e8re s\u2019appelait Jondrette. \nCasser le fil semble \u00eatre l\u2019instinct de certaines \nfamilles mis\u00e9rables. \nLa chambre que les Jondrette habitaient dans la \nmasure Gorbeau \u00e9tait la derni\u00e8re au bout du corridor. \nLa ce llule d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 \u00e9tait occup\u00e9e par un jeune homme \ntr\u00e8s pauvre qu\u2019on nommait monsieur Marius. \nDisons ce que c\u2019\u00e9tait que monsieur Marius. \n \n \n \n \nLIVRE DEUXI\u00c8ME \n \n \nLE \nGRAND BOURGEOIS \n \n \n \n \nIII, 2, 1 \n \n \n \n \n \nQuatre -vingt -dix ans \net trente -deux dents \n \n \n \n \n \nRue Boucherat, rue de Normandie et rue de \nSaintonge, il existe encore quelques anciens habitants \nqui ont gard\u00e9 le souvenir d\u2019un bonhomme appel\u00e9 M. \nGillenormand, et qui en parlent avec complaisance. \nCe bonhomme \u00e9tait vieux quand ils \u00e9taient jeunes. \nCette si lhouette, pour ceux qui regardent \nm\u00e9lancoliquement ce vague fourmillement d\u2019ombres \nqu\u2019on nomme le pass\u00e9, n\u2019a pas encore tout \u00e0 fait disparu du labyrinthe des rues voisines du Temple \nauxquelles, sous Louis XIV, on a attach\u00e9 les noms de \ntoutes les provinces de France absolument comme \non a donn\u00e9 de nos jours aux rues du nouveau \nquartier Tivoli les noms de toutes les capitales \nd\u2019Europe; progression, soit dit en passant, o\u00f9 est \nvisible le progr\u00e8s. \nM. Gillenormand, lequel \u00e9tait on ne peut plus \nvivant en 1831, \u00e9t ait un de ces hommes devenus \ncurieux \u00e0 voir uniquement \u00e0 cause qu\u2019ils ont \nlongtemps v\u00e9cu, et qui sont \u00e9tranges parce qu\u2019ils ont \njadis ressembl\u00e9 \u00e0 tout le monde et que maintenant ils \nne ressemblent plus \u00e0 personne. C\u2019\u00e9tait un vieillard \nparticulier, et bien v\u00e9ritablement l\u2019homme d\u2019un autre \n\u00e2ge, le vrai bourgeois complet et un peu hautain du \ndix-huiti\u00e8me si\u00e8cle, portant sa bonne vieille \nbourgeoisie de l\u2019air dont les marquis portaient leur \nmarquisat. Il avait d\u00e9pass\u00e9 quatre -vingt -dix ans, \nmarchait droit, parlai t haut, voyait clair, buvait sec, \nmangeait, dormait et ronflait. Il avait ses trente -deux \ndents. Il ne mettait de lunettes que pour lire. Il \u00e9tait \nd\u2019humeur amoureuse, mais disait que depuis une \ndizaine d\u2019ann\u00e9es il avait d\u00e9cid\u00e9ment et tout \u00e0 fait \nrenonc\u00e9 au x femmes. Il ne pouvait plus plaire, disait -\nil; il n\u2019ajoutait pas : Je suis trop vieux, mais : Je suis trop pauvre. Il disait : Si je n\u2019\u00e9tais pas ruin\u00e9... h\u00e9\u00e9e! \u2013\n Il ne lui restait en effet qu\u2019un revenu d\u2019environ \nquinze mille livres. Son r\u00eave \u00e9tait de fair e un h\u00e9ritage \net d\u2019avoir cent mille francs de rente pour avoir des \nma\u00eetresses. Il n\u2019appartenait point, comme on voit, \u00e0 \ncette vari\u00e9t\u00e9 malingre d\u2019octog\u00e9naires qui, comme M. \nde Voltaire, ont \u00e9t\u00e9 mourants toute leur vie; ce n\u2019\u00e9tait \npas une long\u00e9vit\u00e9 de pot f\u00ea l\u00e9; ce vieillard gaillard \ns\u2019\u00e9tait toujours bien port\u00e9. Il \u00e9tait superficiel, rapide, \nais\u00e9ment courrouc\u00e9. Il entrait en temp\u00eate \u00e0 tout \npropos, le plus souvent \u00e0 contresens du vrai. Quand \non le contredisait, il levait la canne; il battait les gens \ncomme au g rand si\u00e8cle. Il avait une fille de cinquante \nans pass\u00e9s, non mari\u00e9e, qu\u2019il rossait tr\u00e8s fort quand il \nse mettait en col\u00e8re, et qu\u2019il e\u00fbt volontiers fouett\u00e9e. \nElle lui faisait l\u2019effet d\u2019avoir huit ans. Il souffletait \n\u00e9nergiquement ses domestiques et disait : Ah! \ncarogne! Un de ses jurons \u00e9tait : Par la pantoufloche de \nla pantouflochade! Il avait des tranquillit\u00e9s singuli\u00e8res; il \nse faisait raser tous les jours par un barbier qui avait \n\u00e9t\u00e9 fou et qui le d\u00e9testait, \u00e9tant jaloux de M. \nGillenormand \u00e0 cause de sa femme, jolie barbi\u00e8re \ncoquette. M. Gillenormand admirait son propre \ndiscernement en toute chose, et se d\u00e9clarait tr\u00e8s \nsagace; voici un de ses mots : \u00ab J\u2019ai, en v\u00e9rit\u00e9, quelque p\u00e9n\u00e9tration; je suis de force \u00e0 dire, quand une puce \nme pique, de quelle femme elle me vient.\u00bb Les mots \nqu\u2019il pronon\u00e7ait le plus souvent, c\u2019\u00e9taient : l\u2019homme \nsensible , et : la nature . Il ne donnait pas \u00e0 ce dernier \nmot la grande acception que notre \u00e9poque lui a \nrendue. Mais il le faisait entrer \u00e0 sa fa\u00e7on dans ses \npetites satires du coin du feu : \u2013 La nature, disait -il, \npour que la civilisation ait un peu de tout, lui donne \njusqu\u2019\u00e0 des sp\u00e9cimens de barbarie amusante. \nL\u2019Europe a des \u00e9chantillons de l\u2019Asie et de l\u2019Afrique, \nen petit format. Le chat est un tigre de salon, le \nl\u00e9zard est un crocodile de poche. Les danseuses de \nl\u2019Op\u00e9ra sont des sauvagesses roses. Elles ne mangent \npas les hommes, elles les grugent. Ou bien, les \nmagiciennes! elles les changent en hu\u00eetres, et les \navalent. Les cara\u00efbes ne laissent que les os, elles ne \nlaissent qu e l\u2019\u00e9caille. Telles sont nos m\u0153urs. Nous ne \nd\u00e9vorons pas, nous rongeons; nous n\u2019exterminons \npas, nous griffons. \n \n \n \n \nIII, 2, 2 \n \n \n \n \n \nTel ma\u00eetre, tel logis \n \n \n \n \n \n \nIl demeurait au Marais , rue des Filles -du-Calvaire, \nnum\u00e9ro 6. La maison \u00e9tait \u00e0 lui. Cette maison a \u00e9t\u00e9 \nd\u00e9molie et reb\u00e2tie depuis, et le chiffre en a \nprobablement \u00e9t\u00e9 chang\u00e9 dans ces r\u00e9volutions de \nnum\u00e9rotage que subissent les rues de Paris. Il \noccupait un vieil et vaste appartement au premier, \nentre la rue et de s jardins, meubl\u00e9 jusqu\u2019aux plafonds \nde grandes tapisseries des Gobelins et de Beauvais repr\u00e9sentant des bergerades; les sujets des plafonds et \ndes panneaux \u00e9taient r\u00e9p\u00e9t\u00e9s en petit sur les fauteuils. \nIl enveloppait son lit d\u2019un vaste paravent \u00e0 neuf \nfeuilles en laque de Coromandel. De longs rideaux \ndiffus pendaient aux crois\u00e9es et y faisaient de grands \nplis cass\u00e9s tr\u00e8s magnifiques. Le jardin imm\u00e9diatement \nsitu\u00e9 sous ses fen\u00eatres se rattachait \u00e0 celle d\u2019entre \nelles qui faisait l\u2019angle au moyen d\u2019un escalier de \ndouze ou quinze marches fort all\u00e9grement mont\u00e9 et \ndescendu par ce bonhomme. Outre une biblioth\u00e8que \ncontigu\u00eb \u00e0 sa chambre, il avait un boudoir auquel il \ntenait fort, r\u00e9duit galant tapiss\u00e9 d\u2019une magnifique \ntenture de paille fleurdelys\u00e9e et fleurie faite sur les \ngal\u00e8res de Louis XIV et command\u00e9e par M. de \nVivonne \u00e0 ses for\u00e7ats pour sa ma\u00eetresse. M. \nGillenormand avait h\u00e9rit\u00e9 cela d\u2019une farouche \ngrand\u2019tante maternelle, morte centenaire. Il avait eu \ndeux femmes. Ses mani\u00e8res tenaient le milieu entre \nl\u2019homme d e cour qu\u2019il n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 et l\u2019homme \nde robe qu\u2019il aurait pu \u00eatre. Il \u00e9tait gai, et caressant \nquand il voulait. Dans sa jeunesse, il avait \u00e9t\u00e9 de ces \nhommes qui sont toujours tromp\u00e9s par leur femme \net jamais par leur ma\u00eetresse, parce qu\u2019ils sont \u00e0 la fois \nles plus maussades maris et les plus charmants \namants qu\u2019il y ait. Il \u00e9tait connaisseur en peinture. Il avait dans sa chambre un merveilleux portrait d\u2019on ne \nsait qui, peint par Jordaens, fait \u00e0 grands coups de \nbrosse, avec des millions de d\u00e9tails, \u00e0 la fa\u00e7on fouillis \net comme au hasard. Le v\u00eatement de M. \nGillenormand n\u2019\u00e9tait pas l\u2019habit Louis XV, ni m\u00eame \nl\u2019habit Louis XVI; c\u2019\u00e9tait le costume des incroyables \ndu Directoire. Il s\u2019\u00e9tait cru tout jeune jusque -l\u00e0 et \navait suivi les modes. Son habit \u00e9tait e n drap l\u00e9ger, \navec de spacieux revers, une longue queue de morue \net de larges boutons d\u2019acier. Avec cela la culotte \ncourte et les souliers \u00e0 boucles. Il mettait toujours les \nmains dans ses goussets. Il disait avec autorit\u00e9 : La \nr\u00e9volution fran\u00e7aise est un tas de chenapans . \n \n \n \n \nIII, 2, 3 \n \n \n \n \n \nLuc-Esprit \n \n \n \n \n \n \nA l\u2019\u00e2ge de seize ans, un soir, \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, il avait eu \nl\u2019honneur d\u2019\u00eatre lorgn\u00e9 \u00e0 la fois par deux beaut\u00e9s \nalors m\u00fbres et c\u00e9l\u00e8bres et chant\u00e9es par Voltaire, la \nCamargo et la Sall\u00e9. Pris entre deux f eux, il avait fait \nune retraite h\u00e9ro\u00efque vers une petite danseuse fillette \nappel\u00e9e Nahenry, qui avait seize ans comme lui, \nobscure comme un chat et dont il \u00e9tait amoureux. Il \nabondait en souvenirs. Il s\u2019\u00e9criait : \u2013 Qu\u2019elle \u00e9tait jolie, cette Guimard -Guimar dini-Guimardinette, la \nderni\u00e8re fois que je l\u2019ai vue \u00e0 Longchamps, fris\u00e9e en \nsentiments soutenus, avec ses venez -y-voir en \nturquoises, sa robe couleur de gens nouvellement \narriv\u00e9s, et son manchon d\u2019agitation! \u2013 Il avait port\u00e9 \ndans son adolescence une veste de Nain -Londrin \ndont il parlait volontiers et avec effusion. \u2013 J\u2019\u00e9tais \nv\u00eatu comme un turc du Levant levantin, disait -il. \nMadame de Boufflers, l\u2019ayant vu par hasard quand il \navait vingt ans, l\u2019avait qualifi\u00e9 \u00ab un fol charmant \u00bb. Il \nse scandalisait de tous l es noms qu\u2019il voyait dans la \npolitique et au pouvoir, les trouvant bas et bourgeois. \nIl lisait les journaux, les papiers nouvelles , les gazettes, \ncomme il disait, en \u00e9touffant des \u00e9clats de rire. Oh! \ndisait -il, quelles sont ces gens -l\u00e0! Corbi\u00e8re! Humann! \nCasimir P\u00e9rier! cela vous est ministre. Je me figure \nceci dans un journal : M. Gillenormand, ministre! ce \nserait farce. Eh bien! ils sont si b\u00eates que \u00e7a irait! Il \nappelait all\u00e9grement toutes choses par le mot propre \nou malpropre et ne se g\u00eanait pas devant les femmes. \nIl disait des grossi\u00e8ret\u00e9s, des obsc\u00e9nit\u00e9s et des \nordures avec je ne sais quoi de tranquille et de peu \n\u00e9tonn\u00e9 qui \u00e9tait \u00e9l\u00e9gant. C\u2019\u00e9tait le sans -fa\u00e7on de son \nsi\u00e8cle. Il est \u00e0 remarquer que le temps des p\u00e9riphrases \nen vers a \u00e9t\u00e9 le temps des cru dit\u00e9s en prose. Son parrain avait pr\u00e9dit qu\u2019il serait un homme de g\u00e9nie, et \nlui avait donn\u00e9 ces deux pr\u00e9noms significatifs : Luc -\nEsprit. \n \n \n \n \nIII, 2, 4 \n \n \n \n \n \nAspirant centenaire \n \n \n \n \n \n \nIl avait eu des prix en son enfance au coll\u00e8ge de \nMoulins o\u00f9 il \u00e9tait n\u00e9, et il avait \u00e9t\u00e9 couronn\u00e9 de la \nmain du duc de Nivernais qu\u2019il appelait le duc de \nNevers. Ni la Convention ni la mort de Louis XVI, \nni Napol\u00e9on, ni le retour des Bourbons, rien n\u2019avai t \npu effacer le souvenir de ce couronnement. Le duc de \nNevers \u00e9tait pour lui la grande figure du si\u00e8cle. Quel \ncharmant grand seigneur, disait -il, et qu\u2019il avait bon air avec son cordon bleu! Aux yeux de M. \nGillenormand, Catherine II avait r\u00e9par\u00e9 le crime d u \npartage de la Pologne en achetant pour trois mille \nroubles le secret de l\u2019\u00e9lixir d\u2019or \u00e0 Bestuchef. L\u00e0 -\ndessus, il s\u2019animait : \u2013 L\u2019\u00e9lixir d\u2019or, s\u2019\u00e9criait -il, la \nteinture jaune de Bestuchef, les gouttes du g\u00e9n\u00e9ral \nLamotte, c\u2019\u00e9tait, au dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle, \u00e0 un louis le \nflacon d\u2019une demi -once, le grand rem\u00e8de aux \ncatastrophes de l\u2019amour, la panac\u00e9e contre V\u00e9nus. \nLouis XV en envoyait deux cents flacons au pape. \u2013\n On l\u2019e\u00fbt fort exasp\u00e9r\u00e9 et mis hors des gonds si on lui \ne\u00fbt dit que l\u2019\u00e9lixir d\u2019or n\u2019est autre chose que le \nperchlorure de fer. M. Gillenormand adorait les \nBourbons et avait en horreur 1789; il racontait sans \ncesse de quelle fa\u00e7on il s\u2019\u00e9tait sauv\u00e9 dans la Terreur, \net comment il lui avait fallu bien de la ga\u00eet\u00e9 et bien de \nl\u2019esprit pour ne pas avoir la t\u00eat e coup\u00e9e. Si quelque \njeune homme s\u2019avisait de faire devant lui l\u2019\u00e9loge de la \nr\u00e9publique, il devenait bleu et s\u2019irritait \u00e0 s\u2019\u00e9vanouir. \nQuelquefois il faisait allusion \u00e0 son \u00e2ge de \nquatrevingt -dix ans, et disait : J\u2019esp\u00e8re bien que je ne \nverrai pas deux fois quatrevingt -treize. D\u2019autres fois, il \nsignifiait aux gens qu\u2019il entendait vivre cent ans. \n \n \n \n \nIII, 2, 5 \n \n \n \n \n \nBasque et Nicolette \n \n \n \n \n \n \nIl avait des th\u00e9ories. En voici une : \u00ab Quand un \nhomme aime passionn\u00e9ment les femmes, et qu\u2019il a \nlui-m\u00eame une femme \u00e0 lui dont il se soucie peu, laide, \nrev\u00eache, l\u00e9gitime, pleine de droits, juch\u00e9e sur le code \net jalouse au besoin, il n\u2019a qu\u2019une fa\u00e7on de s\u2019e n tirer \net d\u2019avoir la paix; c\u2019est de laisser \u00e0 sa femme les \ncordons de la bourse. Cette abdication le fait libre. La \nfemme s\u2019occupe alors, se passionne au maniement des esp\u00e8ces, s\u2019y vert -de-grise les doigts, entreprend \nl\u2019\u00e9l\u00e8ve des m\u00e9tayers et le dressage d es fermiers, \nconvoque les avou\u00e9s, pr\u00e9side les notaires, harangue \nles tabellions, visite les robins, suit les proc\u00e8s, r\u00e9dige \nles baux, dicte les contrats, se sent souveraine, vend, \nach\u00e8te, r\u00e8gle, jordonne, promet et compromet, lie et \nr\u00e9silie, c\u00e8de, conc\u00e8de et r\u00e9troc\u00e8de, arrange, d\u00e9range, \nth\u00e9saurise, prodigue; elle fait des sottises, bonheur \nmagistral et personnel, et cela console. Pendant que \nson mari la d\u00e9daigne, elle a la satisfaction de ruiner \nson mari. \u00bb Cette th\u00e9orie, M. Gillenormand se l\u2019\u00e9tait \nappliqu\u00e9 e, et elle \u00e9tait devenue son histoire. Sa \nfemme, la deuxi\u00e8me, avait administr\u00e9 sa fortune de \ntelle fa\u00e7on qu\u2019il restait \u00e0 M. Gillenormand, quand un \nbeau jour il se trouva veuf, juste de quoi vivre, en \npla\u00e7ant presque tout en viager, une quinzaine de mille \nfrancs de rente dont les trois quarts devaient \ns\u2019\u00e9teindre avec lui. Il n\u2019avait pas h\u00e9sit\u00e9, peu \npr\u00e9occup\u00e9 du souci de laisser un h\u00e9ritage. D\u2019ailleurs il \navait vu que les patrimoines avaient des aventures, et, \npar exemple, devenaient des biens nationaux ; il avait \nassist\u00e9 aux avatars du tiers consolid\u00e9, et il croyait peu \nau Grand -Livre. \u2013 Rue Quincampoix que tout cela! disait -\nil. Sa maison de la rue des Filles -du-Calvaire, nous \nl\u2019avons dit, lui appartenait. Il avait deux domestiques, \u00ab un m\u00e2le et un femelle \u00bb. Quand un domestique \nentrait chez lui, M. Gillenormand le rebaptisait. Il \ndonnait aux hommes le nom de leur province : \nN\u00eemois, Comtois, Poitevin, Picard. Son dernier valet \n\u00e9tait un gros homme fourbu et poussif de cinquante -\ncinq ans, incapable de courir vin gt pas, mais comme \nil \u00e9tait n\u00e9 \u00e0 Bayonne, M. Gillenormand l\u2019appelait \nBasque. Quant aux servantes, toutes s\u2019appelaient chez \nlui Nicolette (m\u00eame la Magnon dont il sera question \nplus loin). Un jour une fi\u00e8re cuisini\u00e8re, cordon bleu, \nde haute race de concierge s, se pr\u00e9senta. \u2013 Combien \nvoulez -vous gagner de gages par mois? lui demanda \nM. Gillenormand. \u2013 Trente francs. \u2013 Comment vous \nnommez -vous? \u2013 Olympie. \u2013 Tu auras cinquante \nfrancs, et tu t\u2019appelleras Nicolette. \n \n \n \n \nIII, 2, 6 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 l\u2019on entrevoit la Mag non \net ses deux petits \n \n \n \n \n \nChez M. Gillenormand la douleur se traduisait en \ncol\u00e8re; il \u00e9tait furieux d\u2019\u00eatre d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. Il avait tous \nles pr\u00e9jug\u00e9s et prenait toutes les licences. Une des \nchoses dont il composait son relief ext\u00e9rieur et sa \nsatisfaction intime, c\u2019\u00e9tait, nous venons de l\u2019indiquer, \nd\u2019\u00eatre rest\u00e9 vert -galant, et de passer \u00e9nergiquement \npour tel. Il appelait cela avoir \u00ab royale renomm\u00e9e \u00bb. \nLa royale renomm\u00e9e lui attirait parfois de singuli\u00e8res aubaines. Un jour on apporta chez lui dans une \nbourriche, comme une cloy\u00e8re d\u2019hu\u00eet res, un gros \ngar\u00e7on nouveau -n\u00e9, criant le diable et d\u00fbment \nemmitoufl\u00e9 de langes, qu\u2019une servante chass\u00e9e six \nmois auparavant lui attribuait. M. Gillenormand avait \nalors ses parfaits quatre -vingt -quatre ans. Indignation \net clameur dans l\u2019entourage. Et \u00e0 qui cette effront\u00e9e \ndr\u00f4lesse esp\u00e9rait -elle faire accroire cela? Quelle \naudace! quelle abominable calomnie! M. \nGillenormand, lui, n\u2019eut aucune col\u00e8re. Il regarda le \nmaillot avec l\u2019aimable sourire d\u2019un bonhomme flatt\u00e9 \nde la calomnie, et dit \u00e0 la cantonade : \u00ab\u2013 Eh bien, \nquoi? qu\u2019est -ce? qu\u2019y a -t-il? qu\u2019est -ce qu\u2019il y a? vous \nvous \u00e9bahissez bellement, et, en v\u00e9rit\u00e9, comme \naucunes personnes ignorantes. Monsieur le duc \nd\u2019Angoul\u00eame, b\u00e2tard de sa majest\u00e9 Charles IX, se \nmaria \u00e0 quatre -vingt -cinq ans avec une p\u00e9ronnelle de \nquinze ans; monsieur Virginal, marquis d\u2019Alluye, \nfr\u00e8re du cardinal de Sourdis, archev\u00eaque de \nBordeaux, eut \u00e0 quatre -vingt -trois ans d\u2019une fille de \nchambre de madame la pr\u00e9sidente Jacquin un fils, un \nvrai fils d\u2019amour, qui fut chevalier de Malte et \nconseiller d\u2019\u00e9tat d\u2019\u00e9p\u00e9e; un des grands hommes de ce \nsi\u00e8cle -ci, l\u2019abb\u00e9 Tabaraud, est fils d\u2019un homme de \nquatre -vingt -sept ans. Ces choses -l\u00e0 n\u2019ont rien que d\u2019ordinaire. Et la Bible donc! Sur ce, je d\u00e9clare que ce \npetit monsieur n\u2019est pas de moi. Qu\u2019on en prenn e \nsoin. Ce n\u2019est pas sa faute.\u00bb \u2013 Le proc\u00e9d\u00e9 \u00e9tait \nd\u00e9bonnaire. La cr\u00e9ature, celle -l\u00e0 qui se nommait \nMagnon, lui fit un deuxi\u00e8me envoi l\u2019ann\u00e9e d\u2019apr\u00e8s. \nC\u2019\u00e9tait encore un gar\u00e7on. Pour le coup, M. \nGillenormand capitula. Il remit \u00e0 la m\u00e8re les deux \nmioches, s\u2019 engageant \u00e0 payer pour leur entretien \nquatre -vingts francs par mois, \u00e0 la condition que \nladite m\u00e8re ne recommencerait plus. Il ajouta : \n\u00ab J\u2019entends que la m\u00e8re les traite bien. Je les irai voir \nde temps en temps. \u00bb Ce qu\u2019il fit. Il avait eu un fr\u00e8re \npr\u00eatre , lequel avait \u00e9t\u00e9 trente -trois ans recteur de \nl\u2019acad\u00e9mie de Poitiers, et \u00e9tait mort \u00e0 soixante -dix-\nneuf ans. Je l\u2019ai perdu jeune , disait -il. Ce fr\u00e8re, dont il \nest rest\u00e9 peu de souvenir, \u00e9tait un paisible avare qui, \n\u00e9tant pr\u00eatre, se croyait oblig\u00e9 de faire l\u2019aum\u00f4ne aux \npauvres qu\u2019il rencontrait, mais il ne leur donnait \njamais que des monnerons ou des sous d\u00e9mon\u00e9tis\u00e9s, \ntrouvant ainsi moyen d\u2019aller en enfer par le chemin \ndu paradis. Quant \u00e0 M. Gillenormand a\u00een\u00e9, il ne \nmarchandait pas l\u2019aum\u00f4ne et donnait volon tiers, et \nnoblement. Il \u00e9tait bienveillant, brusque, charitable, et \ns\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 riche, sa pente e\u00fbt \u00e9t\u00e9 le magnifique. Il \nvoulait que tout ce qui le concernait f\u00fbt fait grandement, m\u00eame les friponneries. Un jour, dans \nune succession, ayant \u00e9t\u00e9 d\u00e9valis\u00e9 pa r un homme \nd\u2019affaires d\u2019une mani\u00e8re grossi\u00e8re et visible, il jeta \ncette exclamation solennelle : \u2013 \u00ab Fi! c\u2019est \nmalproprement fait! j\u2019ai vraiment honte de ces \ngriv\u00e8leries. Tout a d\u00e9g\u00e9n\u00e9r\u00e9 dans ce si\u00e8cle, m\u00eame les \ncoquins. Morbleu! ce n\u2019est pas ainsi qu\u2019on d oit voler \nun homme de ma sorte. Je suis vol\u00e9 comme dans un \nbois, mais mal vol\u00e9. Sylvae sint consule dignae! \u00bb\u2013 Il avait \neu, nous l\u2019avons dit, deux femmes; de la premi\u00e8re une \nfille qui \u00e9tait rest\u00e9e fille, et de la seconde une autre \nfille, morte vers l\u2019\u00e2ge d e trente ans, laquelle avait \n\u00e9pous\u00e9 par amour ou par hasard ou autrement un \nsoldat de fortune qui avait servi dans les arm\u00e9es de la \nr\u00e9publique et de l\u2019empire, avait eu la croix \u00e0 \nAusterlitz et avait \u00e9t\u00e9 fait colonel \u00e0 Waterloo. C\u2019est la \nhonte de ma famille , disait le vieux bourgeois. Il prenait \nforce tabac, et avait une gr\u00e2ce particuli\u00e8re \u00e0 \nchiffonner son jabot de dentelle d\u2019un revers de main. \nIl croyait fort peu en Dieu. \n \n \n \n \nIII, 2, 7 \n \n \n \n \n \nR\u00e8gle : ne recevoir personne \nque le soir \n \n \n \n \n \nTel \u00e9tait M. Luc -Esprit Gillenormand, lequel \nn\u2019avait point perdu ses cheveux, plut\u00f4t gris que \nblancs, et \u00e9tait toujours coiff\u00e9 en oreilles de chien. En \nsomme, et avec tout cela, v\u00e9n\u00e9rable. \nIl tenait du dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle : frivole et grand. \nDans les premi\u00e8res ann\u00e9es de la restauration, M. \nGillenormand, qui \u00e9tait encore jeune, \u2013 il n\u2019avait que \nsoixante -quatorze ans en 1814, \u2013 avait habit\u00e9 le faubourg Saint -Germain, rue Servandoni, pr\u00e8s Saint -\nSulpice. Il ne s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 au Marais qu\u2019en sortan t du \nmonde, bien apr\u00e8s ses quatre -vingts ans sonn\u00e9s. \nEt en sortant du monde, il s\u2019\u00e9tait mur\u00e9 dans ses \nhabitudes. La principale, et o\u00f9 il \u00e9tait invariable, \nc\u2019\u00e9tait de tenir sa porte absolument ferm\u00e9e le jour, et \nde ne jamais recevoir qui que ce soit, pour quelque \naffaire que ce f\u00fbt, que le soir. Il d\u00eenait \u00e0 cinq heures, \npuis sa porte \u00e9tait ouverte. C\u2019\u00e9tait la mode de son \nsi\u00e8cle, et il n\u2019en voulait point d\u00e9mordre. \u2013 Le jour est \ncanaille, disait -il, et ne m\u00e9rite qu\u2019un volet ferm\u00e9. Les \ngens comme il faut allum ent leur esprit quand le \nz\u00e9nith allume ses \u00e9toiles. \u2013 Et il se barricadait pour \ntout le monde, f\u00fbt -ce pour le roi. Vieille \u00e9l\u00e9gance de \nson temps. \n \n \n \n \nIII, 2, 8 \n \n \n \n \n \nLes deux ne font pas la paire \n \n \n \n \n \n \nQuant aux deux filles de M. Gillenormand, nous \nveno ns d\u2019en parler. Elles \u00e9taient n\u00e9es \u00e0 dix ans \nd\u2019intervalle. Dans leur jeunesse elles s\u2019\u00e9taient fort peu \nressembl\u00e9, et, par le caract\u00e8re comme par le visage, \navaient \u00e9t\u00e9 aussi peu s\u0153urs que possible. La cadette \n\u00e9tait une charmante \u00e2me tourn\u00e9e vers tout ce qu i est \nlumi\u00e8re, occup\u00e9e de fleurs, de vers et de musique, \nenvol\u00e9e dans des espaces glorieux, enthousiaste, \u00e9th\u00e9r\u00e9e, fianc\u00e9e d\u00e8s l\u2019enfance dans l\u2019id\u00e9al \u00e0 une vague \nfigure h\u00e9ro\u00efque. L\u2019a\u00een\u00e9e avait aussi sa chim\u00e8re; elle \nvoyait dans l\u2019azur un fournisseur, quelq ue bon gros \nmunitionnaire bien riche, un mari splendidement \nb\u00eate, un million fait homme, ou bien un pr\u00e9fet; les \nr\u00e9ceptions de la pr\u00e9fecture, un huissier d\u2019antichambre \ncha\u00eene au cou, les bals officiels, les harangues de la \nmairie, \u00eatre \u00ab madame la pr\u00e9f\u00e8te \u00bb, cela tourbillonnait \ndans son imagination. Les deux s\u0153urs s\u2019\u00e9garaient \nainsi, chacune dans son r\u00eave, \u00e0 l\u2019\u00e9poque o\u00f9 elles \n\u00e9taient jeunes filles. Toutes deux avaient des ailes, \nl\u2019une comme un ange, l\u2019autre comme une oie. \nAucune ambition ne se r\u00e9alise pleine ment, ici -bas \ndu moins. Aucun paradis ne devient terrestre \u00e0 \nl\u2019\u00e9poque o\u00f9 nous sommes. La cadette avait \u00e9pous\u00e9 \nl\u2019homme de ses songes, mais elle \u00e9tait morte. L\u2019a\u00een\u00e9e \nne s\u2019\u00e9tait pas mari\u00e9e. \nAu moment o\u00f9 elle fait son entr\u00e9e dans l\u2019histoire \nque nous racontons , c\u2019\u00e9tait une vieille vertu, une \nprude incombustible, un des nez les plus pointus et \nun des esprits les plus obtus qu\u2019on p\u00fbt voir. D\u00e9tail \ncaract\u00e9ristique : en dehors de la famille \u00e9troite, \npersonne n\u2019avait jamais su son petit nom. On \nl\u2019appelait mademoisell e Gillenormand l\u2019a\u00een\u00e9e . En fait de cant, mademoiselle Gillenormand \nl\u2019a\u00een\u00e9e e\u00fbt rendu des points \u00e0 une miss. C\u2019\u00e9tait la \npudeur pouss\u00e9e au noir. Elle avait un souvenir \naffreux dans sa vie; un jour, un homme avait vu sa \njarreti\u00e8re. \nL\u2019\u00e2ge n\u2019avait fait qu\u2019acc ro\u00eetre cette pudeur \nimpitoyable. Sa guimpe n\u2019\u00e9tait jamais assez opaque et \nne montait jamais assez haut. Elle multipliait les \nagrafes et les \u00e9pingles l\u00e0 o\u00f9 personne ne songeait \u00e0 \nregarder. Le propre de la pruderie, c\u2019est de mettre \nd\u2019autant plus de factionna ires que la forteresse est \nmoins menac\u00e9e. \nPourtant, explique qui pourra ces vieux myst\u00e8res \nd\u2019innocence, elle se laissait embrasser sans d\u00e9plaisir \npar un officier de lanciers qui \u00e9tait son petit -neveu et \nqui s\u2019appelait Th\u00e9odule. \nEn d\u00e9pit de ce lancier favoris\u00e9, l\u2019\u00e9tiquette : Prude , \nsous laquelle nous l\u2019avons class\u00e9e, lui convenait \nabsolument. Mlle Gillenormand \u00e9tait une esp\u00e8ce \nd\u2019\u00e2me cr\u00e9pusculaire. La pruderie est une demi -vertu \net un demi -vice. \nElle ajoutait \u00e0 la pruderie le bigo tisme, doublure \nassortie. Elle \u00e9tait de la confr\u00e9rie de la Vierge, portait \nun voile blanc \u00e0 de certaines f\u00eates, marmottait des \noraisons sp\u00e9ciales, r\u00e9v\u00e9rait \u00ab le saint sang \u00bb, v\u00e9n\u00e9rait \u00ab le sacr\u00e9 -c\u0153ur \u00bb, restait des heures en contemplation \ndevant un autel r ococo -j\u00e9suite dans une chapelle \nferm\u00e9e au commun des fid\u00e8les, et y laissait envoler \nson \u00e2me parmi de petites nu\u00e9es de marbre et \u00e0 \ntravers de grands rayons de bois dor\u00e9. \nElle avait une amie de chapelle, vieille vierge \ncomme elle, appel\u00e9e Mlle Vaubois, abso lument \nh\u00e9b\u00e9t\u00e9e, et pr\u00e8s de laquelle Mlle Gillenormand avait le \nplaisir d\u2019\u00eatre une aigle. En dehors des Agnus Dei et \ndes Ave Maria, Mlle Vaubois n\u2019avait de lumi\u00e8res que \nsur les diff\u00e9rentes fa\u00e7ons de faire les confitures. Mlle \nVaubois, parfaite en son genre, \u00e9tait l\u2019hermine de la \nstupidit\u00e9 sans une seule tache d\u2019intelligence. \nDisons -le, en vieillissant Mlle Gillenormand avait \nplut\u00f4t gagn\u00e9 que perdu. C\u2019est le fait des natures \npassives. Elle n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 m\u00e9chante, ce qui est \nune bont\u00e9 relative; et puis, les ann\u00e9es usent les angles, \net l\u2019adoucissement de la dur\u00e9e lui \u00e9tait venu. Elle \u00e9tait \ntriste d\u2019une tristesse obscure dont elle n\u2019avait pas elle -\nm\u00eame le secret. Il y avait dans toute sa personne la \nstupeur d\u2019une vie finie qui n\u2019a pas commenc\u00e9. \nElle tenait la maison de son p\u00e8re. M. \nGillenormand avait pr\u00e8s de lui sa fille comme on a vu \nque monseigneur Bienvenu avait pr\u00e8s de lui sa s\u0153ur. \nCes m\u00e9nages d\u2019un vieillard et d\u2019une vieille fille ne sont point rares et ont l\u2019aspect toujours touchant de \ndeux faiblesses qui s\u2019appuient l\u2019une sur l\u2019autre. \nIl y avait en outre dans la maison, entre cette \nvieille fille et ce vieillard, un enfant, un petit gar\u00e7on \ntoujours tremblant et muet devant M. Gillenormand. \nM. Gillenormand ne parlait jamais \u00e0 cet enfant que \nd\u2019une voix s\u00e9 v\u00e8re et quelquefois la canne lev\u00e9e : \u2013 Ici, \nmonsieur. \u2013 Maroufle, polisson, approchez! \u2013 R\u00e9pondez, dr\u00f4le! \n\u2013 Que je vous voie, vaurien! etc., etc., etc. Il l\u2019idol\u00e2trait. \nC\u2019\u00e9tait son petit -fils. Nous retrouverons cet \nenfant. \n \n \n \n \nLIVRE TROISI\u00c8ME \n \n \nLE GR AND -P\u00c8RE \nET LE PETIT -FILS \n \n \n \n \nIII, 3, 1 \n \n \n \n \n \nUn ancien salon \n \n \n \n \n \n \nLorsque M. Gillenormand habitait la rue \nServandoni, il hantait plusieurs salons tr\u00e8s bons et \ntr\u00e8s nobles. Quoique bourgeois, M. Gillenormand \n\u00e9tait re\u00e7u. Comme il avait deux fois de l\u2019esprit, \nd\u2019abord l\u2019esprit qu\u2019il avait, ensuite l\u2019esprit qu\u2019on lui \npr\u00eatait, on le recherchait m\u00eame, et on le f\u00eatait. Il \nn\u2019allait nulle part qu\u2019\u00e0 la condition d\u2019y dominer. Il est \ndes gens qui veulent \u00e0 tout prix l\u2019influence et qu\u2019on s\u2019occupe d\u2019eux; l\u00e0 o\u00f9 ils ne peuvent \u00eatre oracles, ils se \nfont loustics. M. Gillenormand n\u2019\u00e9tait pa s de cette \nnature; sa domination dans les salons royalistes qu\u2019il \nfr\u00e9quentait ne co\u00fbtait rien \u00e0 son respect de lui -m\u00eame. \nIl \u00e9tait oracle partout. Il lui arrivait de tenir t\u00eate \u00e0 M. \nde Bonald, et m\u00eame \u00e0 M. Bengy -Puy-Vall\u00e9e. \nVers 1817, il passait invariable ment deux apr\u00e8s -\nmidi par semaine dans une maison de son voisinage, \nrue F\u00e9rou, chez madame la baronne de T., digne et \nrespectable personne dont le mari avait \u00e9t\u00e9, sous \nLouis XVI, ambassadeur de France \u00e0 Berlin. Le \nbaron de T., qui de son vivant donnait \npassionn\u00e9ment dans les extases et les visions \nmagn\u00e9tiques, \u00e9tait mort ruin\u00e9 dans l\u2019\u00e9migration, \nlaissant, pour toute fortune, en dix volumes \nmanuscrits reli\u00e9s en maroquin rouge et dor\u00e9s sur \ntranche, des m\u00e9moires fort curieux sur Mesmer et \nson baquet. Madame de T. n\u2019avait point publi\u00e9 les \nm\u00e9moires par dignit\u00e9, et se soutenait d\u2019une petite \nrente, qui avait surnag\u00e9 on ne sait comment. Madame \nde T. vivait loin de la cour, monde fort m\u00eal\u00e9 , disait -elle, \ndans un isolement noble, fier et pauvre. Quelques \namis se r\u00e9uniss aient deux fois par semaine autour de \nson feu de veuve et cela constituait un salon royaliste \npur. On y prenait le th\u00e9, et l\u2019on y poussait, selon que le vent \u00e9tait \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9gie ou au dithyrambe, des \ng\u00e9missements ou des cris d\u2019horreur sur le si\u00e8cle, sur \nla charte, sur les buonapartistes, sur la prostitution du \ncordon bleu \u00e0 des bourgeois, sur le jacobinisme de \nLouis XVIII, et l\u2019on s\u2019y entretenait tout bas des \nesp\u00e9rances que donnait Monsieur, depuis Charles X. \nOn y accueillait avec des transports de joie des \nchansons poissardes o\u00f9 Napol\u00e9on \u00e9tait appel\u00e9 \nNicolas . Des duchesses, les plus d\u00e9licates et les plus \ncharmantes femmes du monde, s\u2019y extasiaient sur des \ncouplets comme celui -ci adress\u00e9 \u00ab aux f\u00e9d\u00e9r\u00e9s \u00bb : \n \nRenfoncez dans vos culottes \nLe bout d\u2019 chemis\u2019 qui vous pend. \nQu\u2019on n\u2019 dis\u2019 pas qu\u2019 les patriotes \nOnt arbor\u00e9 l\u2019 drapeau blanc! \n \nOn s\u2019y amusait \u00e0 des calembours qu\u2019on croyait \nterribles, \u00e0 des jeux de mots innocents qu\u2019on \nsupposait venimeux, \u00e0 des quatrains, m\u00eame \u00e0 des \ndistiques; ainsi sur le minist\u00e8re D essolles, cabinet \nmod\u00e9r\u00e9 dont faisaient partie MM. Decazes et \nDeserre : \n \nPour raffermir le tr\u00f4ne \u00e9branl\u00e9 sur sa base, \nIl faut changer de sol, et de serre et de case. \n Ou bien on y fa\u00e7onnait la liste de la chambre des \npairs, \u00ab chambre abominablement jacobine \u00bb, et l\u2019on \ncombinait sur cette liste des alliances de noms, de \nmani\u00e8re \u00e0 faire, par exemple, des phrases comme \ncelle-ci : Damas . Sabran . Gouvion Saint -Cyr. Le tout \nga\u00eement. \nDans ce monde -l\u00e0 on parodiait la r\u00e9volution. On \navait je ne sais quelles vell\u00e9it\u00e9s d\u2019aiguiser les m\u00eames \ncol\u00e8res en sens inverse. On chantait son petit \u00e7a ira : \n \nAh! \u00e7a ira! \u00e7a ira! \u00e7a ira ! \nLes buonapartist\u2019 \u00e0 la lanterne ! \n \nLes chansons sont comme la guillotine; elles coupent \nindiff\u00e9remment, aujourd\u2019hui cette t\u00eate -ci, demain \ncelle-l\u00e0. Ce n\u2019est qu\u2019une variante. \nDans l\u2019affaire Fuald\u00e8s, qui est de cette \u00e9poque, \n1816, on prenait parti pour Bastide et Jausion, parce \nque Fuald\u00e8s \u00e9tait \u00ab buonapartis te \u00bb. On qualifiait les \nlib\u00e9raux, les fr\u00e8res et amis ; c\u2019\u00e9tait le dernier degr\u00e9 de \nl\u2019injure. \nComme certains clochers d\u2019\u00e9glise, le salon de \nmadame la baronne de T. avait deux coqs. L\u2019un \u00e9tait \nM. Gillenormand, l\u2019autre \u00e9tait le comte de Lamothe -\nValois, duquel on se disait \u00e0 l\u2019oreille avec une sorte de consid\u00e9ration : Vous savez? C\u2019est le Lamothe de l\u2019affaire \ndu collier . Les partis ont de ces amnisties singuli\u00e8res. \nAjoutons ceci : dans la bourgeoisie, les situations \nhonor\u00e9es s\u2019amoindrissent par des relations t rop \nfaciles; il faut prendre garde \u00e0 qui l\u2019on admet; de \nm\u00eame qu\u2019il y a perte de calorique dans le voisinage de \nceux qui ont froid, il y a diminution de consid\u00e9ration \ndans l\u2019approche des gens m\u00e9pris\u00e9s. L\u2019ancien monde \nd\u2019en haut se tenait au -dessus de cette l oi-l\u00e0 comme de \ntoutes les autres. Marigny, fr\u00e8re de la Pompadour, a \nses entr\u00e9es chez M. le prince de Soubise. Quoique? \nnon, parce que. Du Barry, parrain de la Vaubernier, \nest le tr\u00e8s bien venu chez M. le mar\u00e9chal de \nRichelieu. Ce monde -l\u00e0, c\u2019est l\u2019olympe. Mercure et le \nprince de Gu\u00e9m\u00e9n\u00e9e y sont chez eux. Un voleur y est \nadmis, pourvu qu\u2019il soit dieu. \nLe comte de Lamothe, qui, en 1815, \u00e9tait un \nvieillard de soixante -quinze ans, n\u2019avait de \nremarquable que son air silencieux et sentencieux, sa \nfigure anguleus e et froide, ses mani\u00e8res parfaitement \npolies, son habit boutonn\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 la cravate et ses \ngrandes jambes toujours crois\u00e9es dans un long \npantalon flasque, couleur de terre de Sienne br\u00fbl\u00e9e. \nSon visage \u00e9tait de la couleur de son pantalon. Ce M. de Lamothe \u00e9tait \u00ab compt\u00e9 \u00bb dans ce salon, \n\u00e0 cause de sa \u00ab c\u00e9l\u00e9brit\u00e9 \u00bb, et, chose \u00e9trange \u00e0 dire, \nmais exacte, \u00e0 cause du nom de Valois. \nQuant \u00e0 M. Gillenormand, sa consid\u00e9ration \u00e9tait \nabsolument de bon aloi. Il faisait autorit\u00e9. Il avait, \ntout l\u00e9ger qu\u2019il \u00e9tait et sans que cela co\u00fbt\u00e2t rien \u00e0 sa \nga\u00eet\u00e9, une certaine fa\u00e7on d\u2019\u00eatre, imposante, digne, \nhonn\u00eate et bourgeoisement alti\u00e8re; et son grand \u00e2ge \ns\u2019y ajoutait. On n\u2019est pas impun\u00e9ment un si\u00e8cle. Les \nann\u00e9es finissent par faire autour d\u2019une t\u00eate un \n\u00e9chevellement v\u00e9n\u00e9r able. \nIl avait, en outre, de ces mots qui sont tout \u00e0 fait \nl\u2019\u00e9tincelle de la vieille roche. Ainsi quand le roi de \nPrusse, apr\u00e8s avoir restaur\u00e9 Louis XVIII, vint lui faire \nvisite sous le nom de comte de Ruppin, il fut re\u00e7u par \nle descendant de Louis XIV un peu comme marquis \nde Brandebourg et avec l\u2019impertinence la plus \nd\u00e9licate. M. Gillenormand approuva. \u2013 Tous les rois qui \nne sont pas le roi de France , dit-il, sont des rois de province . \nOn fit un jour devant lui cette demande et cette \nr\u00e9ponse : \u2013 A quoi do nc a \u00e9t\u00e9 condamn\u00e9 le r\u00e9dacteur \ndu Courrier fran\u00e7ais ? \u2013 A \u00eatre suspendu. \u2013 Sus est de \ntrop, observa M. Gillenormand. Des paroles de ce \ngenre fondent une situation. A un Te Deum anniversaire du retour des \nBourbons, voyant passer M. de Talleyrand, il dit : \nVoil\u00e0 Son Excellence le Mal . \nM. Gillenormand venait habituellement \naccompagn\u00e9 de sa fille, cette longue mademoiselle \nqui avait alors pass\u00e9 quarante ans et en semblait \ncinquante, et d\u2019un beau petit gar\u00e7on de sept ans, \nblanc, rose, frais, avec des yeux heure ux et confiants, \nlequel n\u2019apparaissait jamais dans ce salon sans \nentendre toutes les voix bourdonner autour de lui : \nQu\u2019il est joli! quel dommage! pauvre enfant! Cet \nenfant \u00e9tait celui dont nous avons dit un mot tout \u00e0 \nl\u2019heure. On l\u2019appelait \u2013 pauvre enfan t \u2013 parce qu\u2019il \navait pour p\u00e8re \u00ab un brigand de la Loire \u00bb. \nCe brigand de la Loire \u00e9tait ce gendre de M. \nGillenormand dont il a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 fait mention, et que \nM. Gillenormand qualifiait la honte de sa famille . \n \n \n \n \nIII, 3, 2 \n \n \n \n \n \nUn des spectres rouges \nde ce temps -l\u00e0 \n \n \n \n \n \nQuelqu\u2019un qui aurait pass\u00e9 \u00e0 cette \u00e9poque dans la \npetite ville de Vernon et qui s\u2019y serait promen\u00e9 sur ce \nbeau pont monumental auquel succ\u00e9dera bient\u00f4t, \nesp\u00e9rons -le, quelque affreux pont en fil de fer, aurait \npu remarquer, en laissant tomber ses yeux du haut du \nparapet, un homme d\u2019une cinquantaine d\u2019ann\u00e9es \ncoiff\u00e9 d\u2019une casquette de cuir, v\u00eatu d\u2019un pantalon et \nd\u2019une veste de gros drap gris, \u00e0 laquelle \u00e9tait cousu quelque chose de jaune qui avait \u00e9t\u00e9 un ruban rouge , \nchauss\u00e9 de sabots, h\u00e2l\u00e9 par le soleil, la face presque \nnoire et les cheveux presque blancs, une large \ncicatrice sur le front se continuant sur la joue, courb\u00e9, \nvo\u00fbt\u00e9, vieilli avant l\u2019\u00e2ge, se promenant \u00e0 peu pr\u00e8s \ntout le jour, une b\u00eache ou une serpe \u00e0 la main, dans \nun de ces compartiments entour\u00e9s de murs qui \navoisinent le pont et qui bordent comme une cha\u00eene \nde terrasses la rive gauche de la Seine, charmants \nenclos pleins de fleurs desquels on dirait, s\u2019ils \u00e9taient \nbeaucoup plus grands : ce sont des jardi ns, et, s\u2019ils \n\u00e9taient un peu plus petits : ce sont des bouquets. \nTous ces enclos aboutissent par un bout \u00e0 la rivi\u00e8re et \npar l\u2019autre \u00e0 une maison. L\u2019homme en veste et en \nsabots dont nous venons de parler habitait vers 1817 \nle plus \u00e9troit de ces enclos et l a plus humble de ces \nmaisons. Il vivait l\u00e0 seul et solitaire, silencieusement \net pauvrement, avec une femme ni jeune, ni vieille, ni \nbelle, ni laide, ni paysanne, ni bourgeoise, qui le \nservait. Le carr\u00e9 de terre qu\u2019il appelait son jardin \u00e9tait \nc\u00e9l\u00e8bre dans la ville pour la beaut\u00e9 des fleurs qu\u2019il y \ncultivait. Les fleurs \u00e9taient son occupation. \nA force de travail, de pers\u00e9v\u00e9rance, d\u2019attention et \nde seaux d\u2019eau, il avait r\u00e9ussi \u00e0 cr\u00e9er apr\u00e8s le cr\u00e9ateur, \net il avait invent\u00e9 de certaines tulipes et de certain s dahlias qui semblaient avoir \u00e9t\u00e9 oubli\u00e9s par la nature. \nIl \u00e9tait ing\u00e9nieux; il avait devanc\u00e9 Soulange Bodin \ndans la formation des petits massifs de terre de \nbruy\u00e8re pour la culture des rares et pr\u00e9cieux arbustes \nd\u2019Am\u00e9rique et de Chine. D\u00e8s le point du jo ur, en \u00e9t\u00e9, \nil \u00e9tait dans ses all\u00e9es, piquant, taillant, sarclant, \narrosant, marchant au milieu de ses fleurs avec un air \nde bont\u00e9, de tristesse et de douceur, quelquefois \nr\u00eaveur et immobile des heures enti\u00e8res, \u00e9coutant le \nchant d\u2019un oiseau dans un arbre, le gazouillement \nd\u2019un enfant dans une maison, ou bien les yeux fix\u00e9s \nau bout d\u2019un brin d\u2019herbe sur quelque goutte de \nros\u00e9e dont le soleil faisait une escarboucle. Il avait \nune table fort maigre, et buvait plus de lait que de \nvin. Un marmot le faisait c\u00e9de r, sa servante le \ngrondait. Il \u00e9tait timide jusqu\u2019\u00e0 sembler farouche, \nsortait rarement, et ne voyait personne que les \npauvres qui frappaient \u00e0 sa vitre et son cur\u00e9, l\u2019abb\u00e9 \nMabeuf, bon vieux homme. Pourtant si des habitants \nde la ville ou des \u00e9trangers, les premiers venus, \ncurieux de voir ses tulipes et ses roses, venaient \nsonner \u00e0 sa petite maison, il ouvrait sa porte en \nsouriant. C\u2019\u00e9tait le brigand de la Loire. \nQuelqu\u2019un qui, dans le m\u00eame temps, aurait lu les \nm\u00e9moires militaires, les biographies, le Monit eur et les bulletins de la grande arm\u00e9e, aurait pu \u00eatre frapp\u00e9 \nd\u2019un nom qui y revient assez souvent, le nom de \nGeorges Pontmercy. Tout jeune, ce Georges \nPontmercy \u00e9tait soldat au r\u00e9giment de Saintonge. La \nr\u00e9volution \u00e9clata. Le r\u00e9giment de Saintonge fit par tie \nde l\u2019arm\u00e9e du Rhin. Car les anciens r\u00e9giments de la \nmonarchie gard\u00e8rent leurs noms de province m\u00eame \napr\u00e8s la chute de la monarchie, et ne furent \nembrigad\u00e9s qu\u2019en 1794. Pontmercy se battit \u00e0 Spire, \u00e0 \nWorms, \u00e0 Neustadt, \u00e0 Turkheim, \u00e0 Alzey, \u00e0 Mayence \no\u00f9 il \u00e9tait des deux cents qui formaient l\u2019arri\u00e8re -garde \nde Houchard. Il tint, lui douzi\u00e8me, contre le corps du \nprince de Hesse, derri\u00e8re le vieux rempart \nd\u2019Andernach, et ne se replia sur le gros de l\u2019arm\u00e9e \nque lorsque le canon ennemi eut ouvert la br\u00e8che \ndepuis le cordon du parapet jusqu\u2019au talus de \nplong\u00e9e. Il \u00e9tait sous Kl\u00e9ber \u00e0 Marchiennes et au \ncombat du Mont -Palissel o\u00f9 il eut le bras cass\u00e9 d\u2019un \nbisca\u00efen. Puis il passa \u00e0 la fronti\u00e8re d\u2019Italie, et il fut un \ndes trente grenadiers qui d\u00e9fendirent le col de Tende \navec Joubert. Joubert en fut nomm\u00e9 adjudant -g\u00e9n\u00e9ral \net Pontmercy sous -lieutenant. Pontmercy \u00e9tait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \nde Berthier au milieu de la mitraille dans cette \njourn\u00e9e de Lodi qui fit dire \u00e0 Bonaparte : Berthier a \u00e9t\u00e9 \ncanonnier, cavalier et grenadier . Il v it son ancien g\u00e9n\u00e9ral Joubert tomber \u00e0 Novi, au moment o\u00f9, le sabre lev\u00e9, \nil criait : En avant! Ayant \u00e9t\u00e9 embarqu\u00e9 avec sa \ncompagnie pour les besoins de la campagne dans une \np\u00e9niche qui allait de G\u00eanes \u00e0 je ne sais plus quel petit \nport de la c\u00f4te, il tomba dans un gu\u00eapier de sept ou \nhuit voiles anglaises. Le commandant g\u00e9nois voulait \njeter les canons \u00e0 la mer, cacher les soldats dans \nl\u2019entre -pont et se glisser dans l\u2019ombre comme navire \nmarchand. Pontmercy fit frapper les couleurs \ntricolores \u00e0 la drisse du m \u00e2t de pavillon, et passa \nfi\u00e8rement sous le canon des fr\u00e9gates britanniques. A \nvingt lieues de l\u00e0, son audace croissant, avec sa \np\u00e9niche il attaqua et captura un gros transport anglais \nqui portait des troupes en Sicile, si charg\u00e9 d\u2019hommes \net de chevaux que le b\u00e2timent \u00e9tait bond\u00e9 jusqu\u2019aux \nhiloires. En 1805, il \u00e9tait de cette division Malher qui \nenleva G\u00fcnzbourg \u00e0 l\u2019archiduc Ferdinand. A \nWertingen, il re\u00e7ut dans ses bras sous une gr\u00eale de \nballes le colonel Maupetit bless\u00e9 mortellement \u00e0 la \nt\u00eate du 9e dragons . Il se distingua \u00e0 Austerlitz dans \ncette admirable marche en \u00e9chelons faite sous le feu \nde l\u2019ennemi. Lorsque la cavalerie de la garde \nimp\u00e9riale russe \u00e9crasa un bataillon du 4e de ligne, \nPontmercy fut de ceux qui prirent la revanche et qui \nculbut\u00e8rent cett e garde. L\u2019empereur lui donna la croix. Pontmercy vit successivement faire prisonniers \nWurmser dans Mantoue, M\u00e9las dans Alexandrie, \nMack dans Ulm. Il fit partie du huiti\u00e8me corps de la \ngrande arm\u00e9e que Mortier commandait et qui \ns\u2019empara de Hambourg. Puis i l passa dans le 55e de \nligne qui \u00e9tait l\u2019ancien r\u00e9giment de Flandre. A Eylau, \nil \u00e9tait dans le cimeti\u00e8re o\u00f9 l\u2019h\u00e9ro\u00efque capitaine Louis \nHugo, oncle de l\u2019auteur de ce livre, soutint seul avec \nsa compagnie de quatre -vingt -trois hommes, pendant \ndeux heures, to ut l\u2019effort de l\u2019arm\u00e9e ennemie. \nPontmercy fut un des trois qui sortirent de ce \ncimeti\u00e8re vivants. Il fut de Friedland. Puis il vit \nMoscou, puis la B\u00e9r\u00e9sina, puis Lutzen, Bautzen, \nDresde, Wachau, Leipsick, et les d\u00e9fil\u00e9s de \nGelenhausen; puis Montmirail, Ch\u00e2 teau-Thierry, \nCraon, les bords de la Marne, les bords de l\u2019Aisne et \nla redoutable position de Laon. A Arnay -le-Duc, \n\u00e9tant capitaine, il sabra dix cosaques et sauva, non \nson g\u00e9n\u00e9ral, mais son caporal. Il fut hach\u00e9 \u00e0 cette \noccasion et on lui tira vingt -sept esquilles rien que du \nbras gauche. Huit jours avant la capitulation de Paris, \nil venait de permuter avec un camarade et d\u2019entrer \ndans la cavalerie. Il avait ce qu\u2019on appelait dans \nl\u2019ancien r\u00e9gime la double -main, c\u2019est -\u00e0-dire une aptitude \n\u00e9gale \u00e0 manier, so ldat, le sabre ou le fusil, officier, un escadron ou un bataillon. C\u2019est de cette aptitude, \nperfectionn\u00e9e par l\u2019\u00e9ducation militaire, que sont n\u00e9es \ncertaines armes sp\u00e9ciales, les dragons, par exemple, \nqui sont tout ensemble cavaliers et fantassins. Il \naccom pagna Napol\u00e9on \u00e0 l\u2019\u00eele d\u2019Elbe. A Waterloo il \n\u00e9tait chef d\u2019escadron de cuirassiers dans la brigade \nDubois. Ce fut lui qui prit le drapeau du bataillon de \nLunebourg. Il vint jeter le drapeau aux pieds de \nl\u2019empereur. Il \u00e9tait couvert de sang. Il avait re\u00e7u, e n \narrachant le drapeau, un coup de sabre \u00e0 travers le \nvisage. L\u2019empereur, content, lui cria : Tu es colonel, tu es \nbaron, tu es officier de la l\u00e9gion d\u2019honneur! Pontmercy \nr\u00e9pondit : Sire, je vous remercie pour ma veuve . Une heure \napr\u00e8s, il tombait dans le ravin d\u2019Ohain. Maintenant \nqu\u2019\u00e9tait -ce que ce Georges Pontmercy? C\u2019\u00e9tait ce \nm\u00eame brigand de la Loire. \nOn a d\u00e9j\u00e0 vu quelque chose de son histoire. Apr\u00e8s \nWaterloo, Pontmercy, tir\u00e9, on s\u2019en souvient, du \nchemin creux d\u2019Ohain, avait r\u00e9ussi \u00e0 regagner \nl\u2019arm\u00e9e, e t s\u2019\u00e9tait tra\u00een\u00e9 d\u2019ambulance en ambulance \njusqu\u2019aux cantonnements de la Loire. \nLa restauration l\u2019avait mis \u00e0 la demi -solde, puis \nl\u2019avait envoy\u00e9 en r\u00e9sidence, c\u2019est -\u00e0-dire en \nsurveillance, \u00e0 Vernon. Le roi Louis XVIII, \nconsid\u00e9rant comme non avenu tout ce q ui s\u2019\u00e9tait fait dans les Cent -Jours, ne lui avait reconnu ni sa qualit\u00e9 \nd\u2019officier de la l\u00e9gion d\u2019honneur, ni son grade de \ncolonel, ni son titre de baron. Lui de son c\u00f4t\u00e9 ne \nn\u00e9gligeait aucune occasion de signer le colonel baron \nPontmercy . Il n\u2019avait qu\u2019un vieil habit bleu, et il ne \nsortait jamais sans y attacher la rosette d\u2019officier de la \nl\u00e9gion d\u2019honneur. Le procureur du roi le fit pr\u00e9venir \nque le parquet le poursuivrait pour port \u00ab ill\u00e9gal \u00bb de \ncette d\u00e9coration. Quand cet avis lui fut donn\u00e9 par un \ninterm \u00e9diaire officieux, Pontmercy r\u00e9pondit avec un \namer sourire : Je ne sais point si c\u2019est moi qui \nn\u2019entends plus le fran\u00e7ais, ou si c\u2019est vous qui ne le \nparlez plus, mais le fait est que je ne comprends pas. \n\u2013 Puis il sortit huit jours de suite avec sa rosett e. On \nn\u2019osa point l\u2019inqui\u00e9ter. Deux ou trois fois le ministre \nde la guerre et le g\u00e9n\u00e9ral commandant le d\u00e9partement \nlui \u00e9crivirent avec cette suscription : A monsieur le \ncommandant Pontmercy . Il renvoya les lettres non \nd\u00e9cachet\u00e9es. En ce m\u00eame moment, Napol\u00e9 on \u00e0 \nSainte -H\u00e9l\u00e8ne traitait de la m\u00eame fa\u00e7on les missives \nde sir Hudson Lowe adress\u00e9es au g\u00e9n\u00e9ral Bonaparte . \nPontmercy avait fini, qu\u2019on nous passe le mot, par \navoir dans sa bouche la m\u00eame salive que son \nempereur. Il y avait ainsi \u00e0 Rome des soldats carthaginois \nprisonniers qui refusaient de saluer Flaminius et qui \navaient un peu de l\u2019\u00e2me d\u2019Annibal. \nUn matin, il rencontra le procureur du roi dans \nune rue de Vernon, alla \u00e0 lui et lui dit : \u2013 Monsieur le \nprocureur du roi, m\u2019est -il permis de porter ma \nbalafre? \nIl n\u2019avait rien, que sa tr\u00e8s ch\u00e9tive demi -solde de \nchef d\u2019escadron. Il avait lou\u00e9 \u00e0 Vernon la plus petite \nmaison qu\u2019il avait pu trouver. Il y vivait seul, on vient \nde voir comment. Sous l\u2019empire, entre deux guer res, \nil avait trouv\u00e9 le temps d\u2019\u00e9pouser mademoiselle \nGillenormand. Le vieux bourgeois, indign\u00e9 au fond, \navait consenti en soupirant et en disant : Les plus \ngrandes familles y sont forc\u00e9es . En 1815, madame \nPontmercy, femme du reste de tout point admirable, \n\u00e9lev\u00e9e et rare et digne de son mari, \u00e9tait morte, \nlaissant un enfant. Cet enfant e\u00fbt \u00e9t\u00e9 la joie du \ncolonel dans sa solitude; mais l\u2019a\u00efeul avait \nimp\u00e9rieusement r\u00e9clam\u00e9 son petit -fils, d\u00e9clarant que, \nsi on ne le lui donnait pas, il le d\u00e9sh\u00e9riterait. Le p\u00e8re \navait c\u00e9d\u00e9 dans l\u2019int\u00e9r\u00eat du petit, et ne pouvant avoir \nson enfant, il s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 aimer les fleurs. \nIl avait du reste renonc\u00e9 \u00e0 tout, ne remuant ni ne \nconspirant. Il partageait sa pens\u00e9e entre les choses innocentes qu\u2019il faisait et les choses grandes qu\u2019il \navait faites. Il passait son temps \u00e0 esp\u00e9rer un \u0153illet ou \n\u00e0 se souvenir d\u2019Austerlitz. \nM. Gillenormand n\u2019avait aucune relation avec son \ngendre. Le colonel \u00e9tait pour lui \u00ab un bandit \u00bb, et il \n\u00e9tait pour le colonel \u00ab une ganache \u00bb. M. \nGillenormand ne p arlait jamais du colonel, si ce n\u2019est \nquelquefois pour faire des allusions moqueuses \u00e0 \u00ab sa \nbaronnie \u00bb. Il \u00e9tait express\u00e9ment convenu que \nPontmercy n\u2019essayerait jamais de voir son fils ni de \nlui parler, sous peine qu\u2019on le lui rend\u00eet chass\u00e9 et \nd\u00e9sh\u00e9rit\u00e9. P our les Gillenormand, Pontmercy \u00e9tait un \npestif\u00e9r\u00e9. Ils entendaient \u00e9lever l\u2019enfant \u00e0 leur guise. \nLe colonel eut tort peut -\u00eatre d\u2019accepter ces \nconditions, mais il les subit, croyant bien faire et ne \nsacrifier que lui. L\u2019h\u00e9ritage du p\u00e8re Gillenormand \n\u00e9tait peu de chose, mais l\u2019h\u00e9ritage de Mlle \nGillenormand a\u00een\u00e9e \u00e9tait consid\u00e9rable. Cette tante, \nrest\u00e9e fille, \u00e9tait fort riche du c\u00f4t\u00e9 maternel, et le fils \nde sa s\u0153ur \u00e9tait son h\u00e9ritier naturel. \nL\u2019enfant, qui s\u2019appelait Marius, savait qu\u2019il avait un \np\u00e8re, mais rien de plus. Personne ne lui en ouvrait la \nbouche. Cependant, dans le monde o\u00f9 son grand -\np\u00e8re le menait, les chuchotements, les demi -mots, les \nclins d\u2019yeux, s\u2019\u00e9taient fait jour \u00e0 la longue jusque dans l\u2019esprit du petit, il avait fini par comprendre quelqu e \nchose, et comme il prenait naturellement, par une \nsorte d\u2019infiltration et de p\u00e9n\u00e9tration lente, les id\u00e9es et \nles opinions qui \u00e9taient, pour ainsi dire, son milieu \nrespirable, il en vint peu \u00e0 peu \u00e0 ne songer \u00e0 son p\u00e8re \nqu\u2019avec honte et le c\u0153ur serr\u00e9. \nPendant qu\u2019il grandissait ainsi, tous les deux ou \ntrois mois, le colonel s\u2019\u00e9chappait, venait furtivement \n\u00e0 Paris comme un repris de justice qui rompt son ban \net allait se poster le dimanche \u00e0 Saint -Sulpice, \u00e0 \nl\u2019heure o\u00f9 la tante Gillenormand menait Marius \u00e0 la \nmesse. L\u00e0, tremblant que la tante ne se retourn\u00e2t, \ncach\u00e9 derri\u00e8re un pilier, immobile, n\u2019osant respirer, il \nregardait son enfant. Ce balafr\u00e9 avait peur de cette \nvieille fille. \nDe l\u00e0 m\u00eame \u00e9tait venue sa liaison avec le cur\u00e9 de \nVernon, M. l\u2019abb\u00e9 Mabeuf. \nCe digne pr\u00eatre \u00e9tait fr\u00e8re d\u2019un marguillier de \nSaint -Sulpice, lequel avait plusieurs fois remarqu\u00e9 cet \nhomme contemplant cet enfant, et la cicatrice qu\u2019il \navait sur la joue, et la grosse larme qu\u2019il avait dans les \nyeux. Cet homme qui avait si bien l\u2019air d \u2019un homme \net qui pleurait comme une femme avait frapp\u00e9 le \nmarguillier. Cette figure lui \u00e9tait rest\u00e9e dans l\u2019esprit. \nUn jour \u00e9tant all\u00e9 \u00e0 Vernon voir son fr\u00e8re, il rencontra sur le pont le colonel Pontmercy et \nreconnut l\u2019homme de Saint -Sulpice. Le marguilli er en \nparla au cur\u00e9, et tous deux sous un pr\u00e9texte \nquelconque firent une visite au colonel. Cette visite \nen amena d\u2019autres. Le colonel d\u2019abord tr\u00e8s ferm\u00e9 finit \npar s\u2019ouvrir, et le cur\u00e9 et le marguillier arriv\u00e8rent \u00e0 \nsavoir toute l\u2019histoire, et comment Pont mercy \nsacrifiait son bonheur \u00e0 l\u2019avenir de son enfant. Cela \nfit que le cur\u00e9 le prit en v\u00e9n\u00e9ration et en tendresse, et \nle colonel de son c\u00f4t\u00e9 prit en affection le cur\u00e9. \nD\u2019ailleurs, quand d\u2019aventure ils sont sinc\u00e8res et bons \ntous les deux, rien ne se p\u00e9n\u00e8tre et ne s\u2019amalgame \nplus ais\u00e9ment qu\u2019un vieux pr\u00eatre et un vieux soldat. \nAu fond c\u2019est le m\u00eame homme. L\u2019un s\u2019est d\u00e9vou\u00e9 \npour la patrie d\u2019en bas, l\u2019autre pour la patrie d\u2019en \nhaut; pas d\u2019autre diff\u00e9rence. \nDeux fois par an, au 1er janvier et \u00e0 la Saint -\nGeorges , Marius \u00e9crivait \u00e0 son p\u00e8re des lettres de \ndevoir que sa tante dictait, et qu\u2019on e\u00fbt dit copi\u00e9es \ndans quelque formulaire; c\u2019\u00e9tait tout ce que tol\u00e9rait \nM. Gillenormand; et le p\u00e8re r\u00e9pondait des lettres fort \ntendres que l\u2019a\u00efeul fourrait dans sa poche sans l es lire. \n \n \n \n \nIII, 3, 3 \n \n \n \n \n \nRequiescant \n \n \n \n \n \n \nLe salon de madame de T. \u00e9tait tout ce que Marius \nPontmercy connaissait du monde. C\u2019\u00e9tait la seule \nouverture par laquelle il p\u00fbt regarder dans la vie. \nCette ouverture \u00e9tait sombre, et il lui venait par cette \nlucarne plus de froid que de chaleur, plus de nuit que \nde jour. Cet enfant, qui n\u2019\u00e9tait que joie et lumi\u00e8re en \nentrant dans ce monde \u00e9trange, y devint en peu de \ntemps triste, et, ce qui est plus contraire encore \u00e0 cet \u00e2ge, grave. Entour\u00e9 de toutes ces per sonnes \nimposantes et singuli\u00e8res, il regardait autour de lui \navec un \u00e9tonnement s\u00e9rieux. Tout se r\u00e9unissait pour \naccro\u00eetre en lui cette stupeur. Il y avait dans le salon \nde madame de T. de vieilles nobles dames tr\u00e8s \nv\u00e9n\u00e9rables qui s\u2019appelaient Mathan, No\u00e9, L\u00e9vis qu\u2019on \npronon\u00e7ait L\u00e9vi, Cambis qu\u2019on pronon\u00e7ait Cambyse. \nCes antiques visages et ces noms bibliques se \nm\u00ealaient dans l\u2019esprit de l\u2019enfant \u00e0 son ancien \ntestament qu\u2019il apprenait par c\u0153ur, et quand elles \n\u00e9taient l\u00e0 toutes, assises en cercle autour d\u2019un feu \nmourant, \u00e0 peine \u00e9clair\u00e9es par une lampe voil\u00e9e de \nvert, avec leurs profils s\u00e9v\u00e8res, leurs cheveux gris ou \nblancs, leurs longues robes d\u2019un autre \u00e2ge dont on ne \ndistinguait que les couleurs lugubres, laissant tomber \n\u00e0 de rares intervalles des paroles \u00e0 la fois \nmajestueuses et farouches, le petit Marius les \nconsid\u00e9rait avec des yeux effar\u00e9s, croyant voir, non \ndes femmes, mais des patriarches et des mages, non \ndes \u00eatres r\u00e9els, mais des fant\u00f4mes. \nA ces fant\u00f4mes se m\u00ealaient plusieurs pr\u00eatres, \nhabitu\u00e9s de ce salon vieux, et quelques \ngentilshommes; le marquis de Sassenay, secr\u00e9taire des \ncommandements de madame de Berry, le vicomte de \nValory, qui publiait sous le pseudonyme de Charles -Antoine des odes monorimes, le prince de \nBeauffremont qui, assez jeune, ava it un chef \ngrisonnant et une jolie et spirituelle femme dont les \ntoilettes de velours \u00e9carlate \u00e0 torsades d\u2019or, fort \nd\u00e9collet\u00e9es, effarouchaient ces t\u00e9n\u00e8bres, le marquis \nde Coriolis d\u2019Espinouse, l\u2019homme de France qui \nsavait le mieux \u00ab la politesse proporti onn\u00e9e \u00bb, le \ncomte d\u2019Amendre, bonhomme au menton \nbienveillant, et le chevalier de Port -de-Guy, pilier de \nla biblioth\u00e8que du Louvre, dite le cabinet du roi. M. \nde Port -de-Guy, chauve et plut\u00f4t vieilli que vieux, \ncontait qu\u2019en 1793, \u00e2g\u00e9 de seize ans, on l\u2019ava it mis au \nbagne comme r\u00e9fractaire, et ferr\u00e9 avec un \noctog\u00e9naire, l\u2019\u00e9v\u00eaque de Mirepoix, r\u00e9fractaire aussi, \nmais comme pr\u00eatre, tandis que lui l\u2019\u00e9tait comme \nsoldat. C\u2019\u00e9tait \u00e0 Toulon. Leur fonction \u00e9tait d\u2019aller la \nnuit ramasser sur l\u2019\u00e9chafaud les t\u00eates et les corps des \nguillotin\u00e9s du jour; ils emportaient sur leur dos ces \ntroncs ruisselants, et leurs capes rouges de gal\u00e9riens \navaient derri\u00e8re leur nuque une cro\u00fbte de sang, s\u00e8che \nle matin, humide le soir. Ces r\u00e9cits tragiques \nabondaient dans le salon de madame de T.; et \u00e0 force \nd\u2019y maudire Marat, on y applaudissait Trestaillon. \nQuelques d\u00e9put\u00e9s du genre introuvable y faisaient \nleur whist, M. Thibord du Chalard, M. Lemarchant de Gomicourt, et le c\u00e9l\u00e8bre railleur de la droite, M. \nCornet -Dincourt. Le bailli de Ferr ette, avec ses \nculottes courtes et ses jambes maigres, traversait \nquelquefois ce salon en allant chez M. de Talleyrand. \nIl avait \u00e9t\u00e9 le camarade de plaisirs de M. le comte \nd\u2019Artois, et \u00e0 l\u2019inverse d\u2019Aristote accroupi sous \nCampaspe, il avait fait marcher la Guimard \u00e0 quatre \npattes, et de la sorte montr\u00e9 aux si\u00e8cles un \nphilosophe veng\u00e9 par un bailli. \nQuant aux pr\u00eatres, c\u2019\u00e9taient l\u2019abb\u00e9 Halma, le \nm\u00eame \u00e0 qui M. Larose, son collaborateur \u00e0 la Foudre , \ndisait : Bah! qui est -ce qui n\u2019a pas cinquante ans? quelques \nblancs -becs peut-\u00eatre! l\u2019abb\u00e9 Letourneur, pr\u00e9dicateur du \nroi, l\u2019abb\u00e9 Frayssinous, qui n\u2019\u00e9tait encore ni comte, ni \n\u00e9v\u00eaque, ni ministre, ni pair, et qui portait une vieille \nsoutane o\u00f9 il manquait des boutons, et l\u2019abb\u00e9 \nKeravenant, cur\u00e9 de Saint -Germain -des-Pr\u00e9s; plus le \nnonce du pape, alors monsignor Macchi, archev\u00eaque \nde Nisibis, plus tard cardinal, remarquable par son \nlong nez pensif, et un autre monsignor ainsi intitul\u00e9 : \nabbate Palmieri, pr\u00e9lat domestique, un des sept \nprotonotaires participants du saint -si\u00e8ge, chanoine de \nl\u2019insigne basilique lib\u00e9rienne, avocat des saints, \npostulatore di santi , ce qui se rapporte aux affaires de \ncanonisation et signifie \u00e0 peu pr\u00e8s : ma\u00eetre des requ\u00eates de la section du paradis; enfin deux \ncardinaux, M. de la Luzerne et M. d e Clermont -\nTonnerre. M. le cardinal de la Luzerne \u00e9tait un \n\u00e9crivain et devait avoir, quelques ann\u00e9es plus tard, \nl\u2019honneur de signer dans le Conservateur des articles \nc\u00f4te \u00e0 c\u00f4te avec Chateaubriand; M. de Clermont -\nTonnerre \u00e9tait archev\u00eaque de Toulouse et ve nait \nsouvent en vill\u00e9giature \u00e0 Paris chez son neveu le \nmarquis de Tonnerre, qui a \u00e9t\u00e9 ministre de la marine \net de la guerre. Le cardinal de Clermont -Tonnerre \n\u00e9tait un petit vieillard gai montrant ses bas rouges \nsous sa soutane trouss\u00e9e; il avait pour sp\u00e9ci alit\u00e9 de \nha\u00efr l\u2019encyclop\u00e9die et de jouer \u00e9perdument au billard, \net les gens qui, \u00e0 cette \u00e9poque, passaient dans les \nsoirs d\u2019\u00e9t\u00e9 rue Madame, o\u00f9 \u00e9tait alors l\u2019h\u00f4tel de \nClermont -Tonnerre, s\u2019arr\u00eataient pour entendre le \nchoc des billes, et la voix aigu\u00eb du card inal criant \u00e0 \nson conclaviste, monseigneur Cottret, \u00e9v\u00eaque in \npartibus de Caryste : Marque, l\u2019abb\u00e9, je carambole . Le \ncardinal de Clermont -Tonnerre avait \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 chez \nmadame de T. par son ami le plus intime, M. de \nRoquelaure, ancien \u00e9v\u00eaque de Senlis et l\u2019 un des \nquarante. M. de Roquelaure \u00e9tait consid\u00e9rable par sa \nhaute taille et par son assiduit\u00e9 \u00e0 l\u2019acad\u00e9mie; \u00e0 travers \nla porte vitr\u00e9e de la salle voisine de la biblioth\u00e8que o\u00f9 l\u2019acad\u00e9mie fran\u00e7aise tenait alors ses s\u00e9ances, les \ncurieux pouvaient tous les je udis contempler l\u2019ancien \n\u00e9v\u00eaque de Senlis, habituellement debout, poudr\u00e9 \u00e0 \nfrais, en bas violets, et tournant le dos \u00e0 la porte, \napparemment pour mieux faire voir son petit collet. \nTous ces eccl\u00e9siastiques, quoique la plupart hommes \nde cour autant qu\u2019homme s d\u2019\u00e9glise, s\u2019ajoutaient \u00e0 la \ngravit\u00e9 du salon de T., dont cinq pairs de France, le \nmarquis de Vibraye, le marquis de Talaru, le marquis \nd\u2019Herbouville, le vicomte Dambray et le duc de \nValentinois, accentuaient l\u2019aspect seigneurial. Ce duc \nde Valentinois, q uoique prince de Monaco, c\u2019est -\u00e0-\ndire prince souverain \u00e9tranger, avait une si haute id\u00e9e \nde la France et de la pairie qu\u2019il voyait tout \u00e0 travers \nelles. C\u2019\u00e9tait lui qui disait : Les cardinaux sont les pairs de \nFrance de Rome; les lords sont les pairs de Fr ance \nd\u2019Angleterre . Au reste, car il faut en ce si\u00e8cle que la \nr\u00e9volution soit partout, ce salon f\u00e9odal \u00e9tait, comme \nnous l\u2019avons dit, domin\u00e9 par un bourgeois. M. \nGillenormand y r\u00e9gnait. \nC\u2019\u00e9tait l\u00e0 l\u2019essence et la quintessence de la soci\u00e9t\u00e9 \nparisienne blanc he. On y tenait en quarantaine les \nrenomm\u00e9es, m\u00eame royalistes. Il y a toujours de \nl\u2019anarchie dans la renomm\u00e9e. Chateaubriand, entrant \nl\u00e0, y e\u00fbt fait l\u2019effet du P\u00e8re Duch\u00eane. Quelques ralli\u00e9s pourtant p\u00e9n\u00e9traient, par tol\u00e9rance, dans ce monde \northodoxe. Le comte Beugnot y \u00e9tait re\u00e7u \u00e0 \ncorrection. \nLes salons \u00ab nobles \u00bb d\u2019aujourd\u2019hui ne ressemblent \nplus \u00e0 ces salons -l\u00e0. Le faubourg Saint -Germain d\u2019\u00e0 \npr\u00e9sent sent le fagot. Les royalistes de maintenant \nsont des d\u00e9magogues, disons -le \u00e0 leur louange. \nChez madame de T., le monde \u00e9tant sup\u00e9rieur, le \ngo\u00fbt \u00e9tait exquis et hautain, sous une grande fleur de \npolitesse. Les habitudes y comportaient toutes sortes \nde raffinements involontaires qui \u00e9taient l\u2019ancien \nr\u00e9gime m\u00eame, enterr\u00e9, mais vivant. Quelques -unes de \nces habitudes, dans le langage surtout, semblaient \nbizarres. Des connaisseurs superficiels eussent pris \npour province ce qui n\u2019\u00e9tait que v\u00e9tust\u00e9. On appelait \nune femme madame la g\u00e9n\u00e9rale . Madame la colonelle \nn\u2019\u00e9tait pas absolument inusit\u00e9. La charmante madame \nde L\u00e9on, en souvenir sans doute des duchesses de \nLongueville et de Chevreuse, pr\u00e9f\u00e9rait cette \nappellation \u00e0 son titre de princesse. La marquise de \nCr\u00e9quy, elle aussi, s\u2019\u00e9tait appel\u00e9e madame la colonelle . \nCe fut ce petit haut monde qui inventa aux \nTuileries le raffinement de dire toujours en parlant au \nroi dans l\u2019intimit\u00e9 le roi \u00e0 la troisi\u00e8me personne et jamais votre majest\u00e9 , la qualification votre majest\u00e9 ayant \n\u00e9t\u00e9 \u00ab souill\u00e9e par l\u2019usurpateur \u00bb. \nOn jugeait l\u00e0 les faits et les hommes. On raillait le \nsi\u00e8cle, ce qui dispensait de le comprendre. On \ns\u2019entr\u2019aidait dans l\u2019\u00e9tonnement. On se communiquait \nla quantit\u00e9 de clart\u00e9 qu\u2019on avait. Mathusalem \nrenseignait Epim\u00e9nide. Le sourd mettait l\u2019aveugle au \ncourant. On d\u00e9clarait non avenu le temps \u00e9coul\u00e9 \ndepuis Coblentz. De m\u00eame que Louis XVIII \u00e9tait, \npar la gr\u00e2ce de Dieu, \u00e0 la vingt -cinqui\u00e8me ann\u00e9e de \nson r\u00e8gne, les \u00e9migr\u00e9s \u00e9taient, de droit, \u00e0 la vingt -\ncinqui\u00e8me ann\u00e9e de leur adolescence. \nTout \u00e9tait harmonieux; rien ne vivait trop; la \nparole \u00e9tait \u00e0 peine un s ouffle; le journal, d\u2019accord \navec le salon, semblait un papyrus. Il y avait des \njeunes gens, mais ils \u00e9taient un peu morts. Dans \nl\u2019antichambre, les livr\u00e9es \u00e9taient vieillottes. Ces \npersonnages, compl\u00e8tement pass\u00e9s, \u00e9taient servis par \ndes domestiques du m\u00eam e genre. Tout cela avait l\u2019air \nd\u2019avoir v\u00e9cu il y a longtemps, et de s\u2019obstiner contre \nle s\u00e9pulcre. Conserver, Conservation, Conservateur, \nc\u2019\u00e9tait l\u00e0 \u00e0 peu pr\u00e8s tout le dictionnaire; \u00eatre en bonne \nodeur, \u00e9tait la question. Il y avait en effet des aromates \ndans les opinions de ces groupes v\u00e9n\u00e9rables, et leurs \nid\u00e9es sentaient le v\u00e9ti ver. C\u2019\u00e9tait un monde momie. Les ma\u00eetres \u00e9taient embaum\u00e9s, les valets \u00e9taient \nempaill\u00e9s. \nUne digne vieille marquise \u00e9migr\u00e9e et ruin\u00e9e, \nn\u2019ayant plus qu\u2019une bonne, continuait de dir e : Mes \ngens. \nQue faisait -on dans le salon de madame de T.? On \n\u00e9tait ultra. \nEtre ultra; ce mot, quoique ce qu\u2019il repr\u00e9sente n\u2019ait \npeut-\u00eatre pas disparu, ce mot n\u2019a plus de sens \naujourd\u2019hui. Expliquons -le. \nEtre ultra, c\u2019est aller au del\u00e0. C\u2019est attaquer le \nsceptre au nom du tr\u00f4ne et la mitre au nom de l\u2019autel; \nc\u2019est malmener la chose qu\u2019on tra\u00eene; c\u2019est ruer dans \nl\u2019attelage; c\u2019est chicaner le b\u00fbcher sur le degr\u00e9 de \ncuisson des h\u00e9r\u00e9tiques; c\u2019est reprocher \u00e0 l\u2019idole son \npeu d\u2019idol\u00e2trie; c\u2019est insulter par e xc\u00e8s de respect; \nc\u2019est trouver dans le pape pas assez de papisme, dans \nle roi pas assez de royaut\u00e9, et trop de lumi\u00e8re \u00e0 la \nnuit; c\u2019est \u00eatre m\u00e9content de l\u2019alb\u00e2tre, de la neige, du \ncygne et du lys au nom de la blancheur; c\u2019est \u00eatre \npartisan des choses au p oint d\u2019en devenir l\u2019ennemi; \nc\u2019est \u00eatre si fort pour, qu\u2019on est contre. \nL\u2019esprit ultra caract\u00e9rise sp\u00e9cialement la premi\u00e8re \nphase de la restauration. Rien dans l\u2019histoire n\u2019a ressembl\u00e9 \u00e0 ce quart \nd\u2019heure qui commence \u00e0 1814 et qui se termine vers \n1820 \u00e0 l \u2019av\u00e8nement de M. de Vill\u00e8le, l\u2019homme \npratique de la droite. Ces six ann\u00e9es furent un \nmoment extraordinaire, \u00e0 la fois bruyant et morne, \nriant et sombre, \u00e9clair\u00e9 comme par le rayonnement \nde l\u2019aube et tout couvert en m\u00eame temps des \nt\u00e9n\u00e8bres des grandes catas trophes qui emplissaient \nencore l\u2019horizon et s\u2019enfon\u00e7aient lentement dans le \npass\u00e9. Il y eut l\u00e0, dans cette lumi\u00e8re et dans cette \nombre, tout un petit monde nouveau et vieux, \nbouffon et triste, juv\u00e9nile et s\u00e9nile, se frottant les \nyeux; rien ne ressemble au r\u00e9veil comme le retour; \ngroupe qui regardait la France avec humeur et que la \nFrance regardait avec ironie; de bons vieux hiboux \nmarquis plein les rues, les revenus et les revenants, \ndes \u00ab ci-devant \u00bb stup\u00e9faits de tout, de braves et \nnobles gentilshommes s ouriant d\u2019\u00eatre en France et en \npleurant aussi, ravis de revoir leur patrie, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s \nde ne plus retrouver leur monarchie; la noblesse des \ncroisades conspuant la noblesse de l\u2019empire, c\u2019est -\u00e0-\ndire la noblesse de l\u2019\u00e9p\u00e9e; les races historiques ayant \nperdu l e sens de l\u2019histoire; les fils des compagnons de \nCharlemagne d\u00e9daignant les compagnons de \nNapol\u00e9on. Les \u00e9p\u00e9es, comme nous venons de le dire, se renvoyaient l\u2019insulte; l\u2019\u00e9p\u00e9e de Fontenoy \u00e9tait \nrisible et n\u2019\u00e9tait qu\u2019une rouillarde; l\u2019\u00e9p\u00e9e de Marengo \n\u00e9tait od ieuse et n\u2019\u00e9tait qu\u2019un sabre. Jadis \nm\u00e9connaissait Hier. On n\u2019avait plus le sentiment de \nce qui \u00e9tait grand, ni le sentiment de ce qui \u00e9tait \nridicule. Il y eut quelqu\u2019un qui appela Bonaparte \nScapin. Ce monde n\u2019est plus. Rien, r\u00e9p\u00e9tons -le, n\u2019en \nreste aujourd \u2019hui. Quand nous en tirons par hasard \nquelque figure et que nous essayons de le faire \nrevivre par la pens\u00e9e, il nous semble \u00e9trange comme \nun monde ant\u00e9diluvien. C\u2019est qu\u2019en effet il a \u00e9t\u00e9 lui \naussi englouti par un d\u00e9luge. Il a disparu sous deux \nr\u00e9volutions . Quels flots que les id\u00e9es! Comme elles \ncouvrent vite tout ce qu\u2019elles ont mission de d\u00e9truire \net d\u2019ensevelir, et comme elles font promptement \nd\u2019effrayantes profondeurs! \nTelle \u00e9tait la physionomie des salons de ces temps \nlointains et candides o\u00f9 M. Marta inville avait plus \nd\u2019esprit que Voltaire. \nCes salons avaient une litt\u00e9rature et une politique \u00e0 \neux. On y croyait en Fi\u00e9v\u00e9e. M. Agier y faisait loi. On \ny commentait M. Colnet, le publiciste bouquiniste du \nquai Malaquais. Napol\u00e9on y \u00e9tait pleinement Ogre d e \nCorse. Plus tard, l\u2019introduction dans l\u2019histoire de M. le marquis de Buonapart\u00e9, lieutenant g\u00e9n\u00e9ral des \narm\u00e9es du roi, fut une concession \u00e0 l\u2019esprit du si\u00e8cle. \nCes salons ne furent pas longtemps purs. D\u00e8s \n1818, quelques doctrinaires commenc\u00e8rent \u00e0 y \npoindre, nuance inqui\u00e9tante. La mani\u00e8re de ceux -l\u00e0 \n\u00e9tait d\u2019\u00eatre royalistes et de s\u2019en excuser. L\u00e0 o\u00f9 les \nultras \u00e9taient tr\u00e8s fiers, les doctrinaires \u00e9taient un peu \nhonteux. Ils avaient de l\u2019esprit; ils avaient du silence; \nleur dogme politique \u00e9tait convenable ment empes\u00e9 \nde morgue; ils devaient r\u00e9ussir. Ils faisaient, utilement \nd\u2019ailleurs, des exc\u00e8s de cravate blanche et d\u2019habit \nboutonn\u00e9. Le tort, ou le malheur, du parti doctrinaire \na \u00e9t\u00e9 de cr\u00e9er la jeunesse vieille. Ils prenaient des \nposes de sages. Ils r\u00eavai ent de greffer sur le principe \nabsolu et excessif un pouvoir temp\u00e9r\u00e9. Ils \nopposaient, et parfois avec une rare intelligence, au \nlib\u00e9ralisme d\u00e9molisseur un lib\u00e9ralisme conservateur. \nOn les entendait dire : \u00ab Gr\u00e2ce pour le royalisme! il a \nrendu plus d\u2019un ser vice. Il a rapport\u00e9 la tradition, le \nculte, la religion, le respect. Il est fid\u00e8le, brave, \nchevaleresque, aimant, d\u00e9vou\u00e9. Il vient m\u00ealer, \nquoique \u00e0 regret, aux grandeurs nouvelles de la \nnation les grandeurs s\u00e9culaires de la monarchie. Il a le \ntort de ne pa s comprendre la r\u00e9volution, l\u2019empire, la \ngloire, la libert\u00e9, les jeunes id\u00e9es, les jeunes g\u00e9n\u00e9rations, le si\u00e8cle. Mais ce tort qu\u2019il a envers nous, \nne l\u2019avons -nous pas quelquefois envers lui? La \nr\u00e9volution, dont nous sommes les h\u00e9ritiers, doit avoir \nl\u2019inte lligence de tout. Attaquer le royalisme, c\u2019est le \ncontre -sens du lib\u00e9ralisme. Quelle faute! et quel \naveuglement! La France r\u00e9volutionnaire manque de \nrespect \u00e0 la France historique, c\u2019est -\u00e0-dire \u00e0 sa m\u00e8re, \nc\u2019est-\u00e0-dire \u00e0 elle -m\u00eame. Apr\u00e8s le 5 septembre, on \ntraite la noblesse de la monarchie comme apr\u00e8s le 8 \njuillet on traitait la noblesse de l\u2019empire. Ils ont \u00e9t\u00e9 \ninjustes pour l\u2019aigle, nous sommes injustes pour la \nfleur de lys. On veut donc toujours avoir quelque \nchose \u00e0 proscrire! D\u00e9dorer la couronne de Lou is \nXIV, gratter l\u2019\u00e9cusson d\u2019Henri IV, cela est -il bien \nutile? Nous raillons M. de Vaublanc qui effa\u00e7ait les N \ndu pont d\u2019I\u00e9na! Que faisait -il donc? Ce que nous \nfaisons. Bouvines nous appartient comme Marengo. \nLes fleurs de lys sont \u00e0 nous comme les N. C\u2019est \nnotre patrimoine. A quoi bon l\u2019amoindrir? Il ne faut \npas plus renier la patrie dans le pass\u00e9 que dans le \npr\u00e9sent. Pourquoi ne pas vouloir toute l\u2019histoire? \nPourquoi ne pas aimer toute la France? \u00bb \nC\u2019est ainsi que les doctrinaires critiquaient et \nprot\u00e9gea ient le royalisme, m\u00e9content d\u2019\u00eatre critiqu\u00e9 et \nfurieux d\u2019\u00eatre prot\u00e9g\u00e9. Les ultras marqu\u00e8rent la premi\u00e8re \u00e9poque du \nroyalisme; la congr\u00e9gation caract\u00e9risa la seconde. A la \nfougue succ\u00e9da l\u2019habilet\u00e9. Bornons ici cette esquisse. \nDans le cours de ce r\u00e9cit, l\u2019auteur de ce livre a \ntrouv\u00e9 sur son chemin ce moment curieux de \nl\u2019histoire contemporaine; il a d\u00fb y jeter en passant un \ncoup d\u2019\u0153il et retracer quelques -uns des lin\u00e9aments \nsinguliers de cette soci\u00e9t\u00e9 aujourd\u2019hui inconnue. Mais \nil le fait rapidement et san s aucune id\u00e9e am\u00e8re ou \nd\u00e9risoire. Des souvenirs, affectueux et respectueux, \ncar ils touchent \u00e0 sa m\u00e8re, l\u2019attachent \u00e0 ce pass\u00e9. \nD\u2019ailleurs, disons -le, ce m\u00eame petit monde avait sa \ngrandeur. On en peut sourire, mais on ne peut ni le \nm\u00e9priser ni le ha\u00efr. C\u2019\u00e9 tait la France d\u2019autrefois. \nMarius Pontmercy fit comme tous les enfants des \n\u00e9tudes quelconques. Quand il sortit des mains de la \ntante Gillenormand, son grand -p\u00e8re le confia \u00e0 un \ndigne professeur de la plus pure innocence classique. \nCette jeune \u00e2me qui s\u2019o uvrait passa d\u2019une prude \u00e0 un \ncuistre. Marius eut ses ann\u00e9es de coll\u00e8ge, puis il entra \n\u00e0 l\u2019\u00e9cole de droit. Il \u00e9tait royaliste, fanatique et \naust\u00e8re. Il aimait peu son grand -p\u00e8re dont la ga\u00eet\u00e9 et \nle cynisme le froissaient, et il \u00e9tait sombre \u00e0 l\u2019endroit \nde son p\u00e8re. C\u2019\u00e9tait du reste un gar\u00e7on ardent et froid, noble, \ng\u00e9n\u00e9reux, fier, religieux, exalt\u00e9; digne jusqu\u2019\u00e0 la \nduret\u00e9, pur jusqu\u2019\u00e0 la sauvagerie. \n \n \n \n \nIII, 3, 4 \n \n \n \n \n \nFin du brigand \n \n \n \n \n \nL\u2019ach\u00e8vement des \u00e9tudes classiques de Marius \nco\u00efncida avec la sortie du monde de M. \nGillenormand. Le vieillard dit adieu au faubourg \nSaint -Germain et au salon de madame de T., et vint \ns\u2019\u00e9tablir au Marais dans sa maison de la rue des Filles -\ndu-Calvaire. Il avait l\u00e0 pour domestiques, outre le \nportier, cette femme de chambre Nicolette qui avait \nsucc\u00e9d\u00e9 \u00e0 la Magnon, et ce Basque essouffl\u00e9 et \npoussif dont il a \u00e9t\u00e9 parl\u00e9 plus haut. En 1827, Marius venait d\u2019atteindre ses dix -sept \nans. Comme il rentrait un soir, i l vit son grand -p\u00e8re \nqui tenait une lettre \u00e0 la main. \n\u2013 Marius, dit M. Gillenormand, tu partiras demain \npour Vernon. \n\u2013 Pourquoi? dit Marius. \n\u2013 Pour voir ton p\u00e8re. \nMarius eut un tremblement. Il avait song\u00e9 \u00e0 tout, \nexcept\u00e9 \u00e0 ceci, qu\u2019il pourrait un jour se faire qu\u2019il e\u00fbt \n\u00e0 voir son p\u00e8re. Rien ne pouvait \u00eatre pour lui plus \ninattendu, plus surprenant, et, disons -le, plus \nd\u00e9sagr\u00e9able. C\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9loignement contraint au \nrapprochement. Ce n\u2019\u00e9tait pas un chagrin, non, c\u2019\u00e9tait \nune corv\u00e9e. \nMarius, outre ses mot ifs d\u2019antipathie politique, \n\u00e9tait convaincu que son p\u00e8re, le sabreur, comme \nl\u2019appelait M. Gillenormand dans ses jours de \ndouceur, ne l\u2019aimait pas; cela \u00e9tait \u00e9vident, puisqu\u2019il \nl\u2019avait abandonn\u00e9 ainsi et laiss\u00e9 \u00e0 d\u2019autres. Ne se \nsentant point aim\u00e9, il n\u2019ai mait point. Rien de plus \nsimple, se disait -il. \nIl fut si stup\u00e9fait qu\u2019il ne questionna pas M. \nGillenormand. Le grand -p\u00e8re reprit : \n\u2013 Il para\u00eet qu\u2019il est malade. Il te demande. \nEt apr\u00e8s un silence il ajouta : \u2013 Pars demain matin. Je crois qu\u2019il y a cour des \nFontaines une voiture qui part \u00e0 six heures et qui \narrive le soir. Prends -la. Il dit que c\u2019est press\u00e9. \nPuis il froissa la lettre et la mit dans sa poche. \nMarius aurait pu partir le soir m\u00eame et \u00eatre pr\u00e8s de \nson p\u00e8re le lendemain matin. Une diligence de la rue \ndu Bouloy faisait \u00e0 cette \u00e9poque le voyage de Rouen \nla nuit et passait par Vemon. Ni M. Gillenormand ni \nMarius ne song\u00e8rent \u00e0 s\u2019informer. \nLe lendemain, \u00e0 la brune, Marius arrivait \u00e0 Vernon. \nLes chandelles commen\u00e7aient \u00e0 s\u2019allumer. Il demanda \nau premier passant venu : la maison de monsieur \nPontmercy . Car dans sa pens\u00e9e il \u00e9tait de l\u2019avis de la \nrestauration, et, lui non plus, ne reconnaissait son \np\u00e8re ni baron ni colonel. \nOn lui indiqua le logis. Il sonna, une femme vint \nlui ouvrir, une petite la mpe \u00e0 la main. \n\u2013 Monsieur Pontmercy? dit Marius. \nLa femme resta immobile. \n\u2013 Est-ce ici? demanda Marius. \nLa femme fit de la t\u00eate un signe affirmatif. \n\u2013 Pourrais -je lui parler? \nLa femme fit un signe n\u00e9gatif. \n\u2013 Mais je suis son fils, reprit Marius. Il m\u2019attend. \n\u2013 Il ne vous attend plus, dit la femme. Alors il s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019elle pleurait. \nElle lui d\u00e9signa du doigt la porte d\u2019une salle basse. \nIl entra. \nDans cette salle qu\u2019\u00e9clairait une chandelle de suif \npos\u00e9e sur la chemin\u00e9e, il y avait trois hommes, un qui \n\u00e9tait debout, un qui \u00e9tait \u00e0 genoux, et un qui \u00e9tait \u00e0 \nterre et en chemise couch\u00e9 tout de son long sur le \ncarreau. Celui qui \u00e9tait \u00e0 terre \u00e9tait le colonel. \nLes deux autres \u00e9taient un m\u00e9decin et un pr\u00eatre \nqui priait. \nLe colonel \u00e9tait depuis trois jours atteint d\u2019une \nfi\u00e8vre c\u00e9r\u00e9brale. Au d\u00e9but de la maladie, ayant un \nmauvais pressentiment, il avait \u00e9crit \u00e0 M. \nGillenormand pour demander son fils. La maladie \navait empir\u00e9. Le soir m\u00eame de l\u2019arriv\u00e9e de Marius \u00e0 \nVernon, le colonel avait eu un acc\u00e8s de d\u00e9lire; il \ns\u2019\u00e9tait lev\u00e9 de son lit malgr\u00e9 la servante, en criant : \u2013\n Mon fils n\u2019arrive pas! je vais au -devant de lui! \u2013 Puis \nil \u00e9tait sorti de sa chambre et \u00e9tait tomb\u00e9 sur le \ncarreau de l\u2019antichambre. Il venait d\u2019ex pirer. \nOn avait appel\u00e9 le m\u00e9decin et le cur\u00e9. Le m\u00e9decin \n\u00e9tait arriv\u00e9 trop tard, le cur\u00e9 \u00e9tait arriv\u00e9 trop tard. Le \nfils aussi \u00e9tait arriv\u00e9 trop tard. \nA la clart\u00e9 cr\u00e9pusculaire de la chandelle, on \ndistinguait sur la joue du colonel gisant et p\u00e2le une grosse larme qui avait coul\u00e9 de son \u0153il mort. L\u2019\u0153il \n\u00e9tait \u00e9teint, mais la larme n\u2019\u00e9tait pas s\u00e9ch\u00e9e. Cette \nlarme, c\u2019\u00e9tait le retard de son fils. \nMarius consid\u00e9ra cet homme qu\u2019il voyait pour la \npremi\u00e8re fois, et pour la derni\u00e8re, ce visage v\u00e9n\u00e9rable \net m\u00e2le, c es yeux ouverts qui ne regardaient pas, ces \ncheveux blancs, ces membres robustes sur lesquels \non distinguait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des lignes brunes qui \u00e9taient \ndes coups de sabre et des esp\u00e8ces d\u2019\u00e9toiles rouges qui \n\u00e9taient des trous de balles. Il consid\u00e9ra cette \ngigan tesque balafre qui imprimait l\u2019h\u00e9ro\u00efsme sur cette \nface o\u00f9 Dieu avait empreint la bont\u00e9. Il songea que \ncet homme \u00e9tait son p\u00e8re et que cet homme \u00e9tait \nmort, et il resta froid. \nLa tristesse qu\u2019il \u00e9prouvait fut la tristesse qu\u2019il \naurait ressentie devant tout autre homme qu\u2019il aurait \nvu \u00e9tendu mort. \nLe deuil, un deuil poignant, \u00e9tait dans cette \nchambre. La servante se lamentait dans un coin, le \ncur\u00e9 priait, et on l\u2019entendait sangloter, le m\u00e9decin \ns\u2019essuyait les yeux; le cadavre lui -m\u00eame pleurait. \nCe m\u00e9decin, ce pr\u00eatre et cette femme regardaient \nMarius \u00e0 travers leur affliction sans dire une parole; \nc\u2019\u00e9tait lui qui \u00e9tait l\u2019\u00e9tranger. Marius, trop peu \u00e9mu, se \nsentit honteux et embarrass\u00e9 de son attitude; il avait son chapeau \u00e0 la main, il le laissa tomber \u00e0 terr e, afin \nde faire croire que la douleur lui \u00f4tait la force de le \ntenir. \nEn m\u00eame temps il \u00e9prouvait comme un remords \net il se m\u00e9prisait d\u2019agir ainsi. Mais \u00e9tait -ce sa faute? Il \nn\u2019aimait pas son p\u00e8re, quoi! \nLe colonel ne laissait rien. La vente du mobilier \npaya \u00e0 peine l\u2019enterrement. La servante trouva un \nchiffon de papier qu\u2019elle remit \u00e0 Marius. Il y avait \nceci, \u00e9crit de la main du colonel : \n\u00ab \u2013 Pour mon fils . \u2013 L\u2019empereur m\u2019a fait baron sur le \nchamp de bataille de Waterloo. Puisque la \nrestauration me cont este ce titre que j\u2019ai pay\u00e9 de mon \nsang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire \nqu\u2019il en sera digne. \u00bb Derri\u00e8re, le colonel avait ajout\u00e9 : \n\u00ab A cette m\u00eame bataille de Waterloo, un sergent m\u2019a \nsauv\u00e9 la vie. Cet homme s\u2019appelle Th\u00e9nardier. Dans \nces derniers temps, je crois qu\u2019il tenait une petite \nauberge dans un village des environs de Paris, \u00e0 \nChelles ou \u00e0 Montfermeil. Si mon fils le rencontre, il \nfera \u00e0 Th\u00e9nardier tout le bien qu\u2019il pourra. \u00bb \nNon par religion pour son p\u00e8re, mais \u00e0 cause de ce \nrespect vague de la mort qui est toujours si imp\u00e9rieux \nau c\u0153ur de l\u2019homme, Marius prit ce papier et le serra. Rien ne resta du colonel. M. Gillenormand f\u00eet \nvendre au fripier son \u00e9p\u00e9e et son uniforme. Les \nvoisins d\u00e9valis\u00e8rent le jardin et pill\u00e8rent les fleur s \nrares. Les autres plantes devinrent ronces et \nbroussailles, ou moururent. \nMarius n\u2019\u00e9tait demeur\u00e9 que quarante -huit heures \u00e0 \nVernon. Apr\u00e8s l\u2019enterrement, il \u00e9tait revenu \u00e0 Paris et \ns\u2019\u00e9tait remis \u00e0 son droit, sans plus songer \u00e0 son p\u00e8re \nque s\u2019il n\u2019e\u00fbt jam ais v\u00e9cu. En deux jours le colonel \navait \u00e9t\u00e9 enterr\u00e9, et en trois jours oubli\u00e9. \nMarius avait un cr\u00eape \u00e0 son chapeau. Voil\u00e0 tout. \n \n \n \n \nIII, 3, 5 \n \n \n \n \n \nUtilit\u00e9 d\u2019aller \u00e0 la messe \npour devenir r\u00e9volutionnaire \n \n \n \n \n \nMarius avait gard\u00e9 les habitudes religieuses de son \nenfance. Un dimanche qu\u2019il \u00e9tait all\u00e9 entendre la \nmesse \u00e0 Saint -Sulpice, \u00e0 cette m\u00eame chapelle de la \nVierge o\u00f9 sa tante le menait quand il \u00e9tait petit, \u00e9tant \nce jour -l\u00e0 distrait et r\u00eaveur plus qu\u2019\u00e0 l\u2019ordi naire, il \ns\u2019\u00e9tait plac\u00e9 derri\u00e8re un pilier et agenouill\u00e9, sans y \nfaire attention, sur une chaise en velours d\u2019Utrecht au \ndossier de laquelle \u00e9tait \u00e9crit ce nom : Monsieur Mabeuf, marguillier . La messe commen\u00e7ait \u00e0 peine \nqu\u2019un vieillard se pr\u00e9senta et dit \u00e0 Marius : \n\u2013 Monsieur, c\u2019est ma place. \nMarius s\u2019\u00e9carta avec empressement, et le vieillard \nreprit sa chaise. \nLa messe finie, Marius \u00e9tait rest\u00e9 pensif \u00e0 quelques \npas; le vieillard s\u2019approcha de nouveau et lui dit : \n\u2013 Je vous demande pardon, monsieur, de vous \navoir d\u00e9rang\u00e9 tout \u00e0 l\u2019heure et de vous d\u00e9ranger \nencore en ce moment; mais vous avez d\u00fb me trouver \nf\u00e2cheux, il faut que je vous explique. \n\u2013 Monsieur, dit Marius, c\u2019est inutile. \n\u2013 Si! reprit le vieillard, je ne veux pas que vous \nayez mauvaise id\u00e9e de moi. Voyez -vous, je tiens \u00e0 \ncette place. Il me semble que la messe y est meilleure. \nPourquoi? je vais vous le dire. C\u2019est \u00e0 cette place -l\u00e0 \nque j\u2019ai vu venir, pendant des ann\u00e9es, tous les deux \nou trois mois r\u00e9guli\u00e8rement, un pauvre brave p\u00e8re \nqui n\u2019avait pas d\u2019autre occasion et pas d\u2019autre \nmani\u00e8re de voir son enfant, parce que, pour des \narrangements de famille, on l\u2019en emp\u00eachait. Il venait \n\u00e0 l\u2019heure o\u00f9 il savait qu\u2019on menait son fils \u00e0 la messe. \nLe petit ne se doutait pas que son p\u00e8re \u00e9tait l\u00e0. Il ne \nsavait m\u00eame peut -\u00eatre pas qu\u2019il avait un p\u00e8re, \nl\u2019innocent. Le p\u00e8re, lui, se tenait derri\u00e8re un pilier, pour qu\u2019on ne le v\u00eet pas. Il regardait son enfant, et il \npleurait. Il adorait ce petit, ce pauvre homme. J\u2019ai vu \ncela. Cet endroit est devenu comme sanctifi\u00e9 pour \nmoi, et j\u2019ai pris l\u2019habitude de venir y entendre la \nmesse. Je le pr\u00e9f\u00e8re au banc d\u2019\u0153uvre o\u00f9 j\u2019aurais droit \nd\u2019\u00eatre comme marguillier. J\u2019ai m\u00eame un peu connu ce \nmalheureux monsieur. Il avait un beau -p\u00e8re, une \ntante riche, des parents, je ne sais plus trop, qui \nmena\u00e7aient de d\u00e9sh\u00e9riter l\u2019enfant si, lui le p\u00e8re, il le \nvoyait. Il s\u2019\u00e9tait sacrifi\u00e9 pour que son fils f\u00fbt riche un \njour et heureux. On l\u2019en s\u00e9parait pour opinion \npolitique. Cer tainement j\u2019approuve les opinions \npolitiques, mais il y a des gens qui ne savent pas \ns\u2019arr\u00eater. Mon Dieu! parce qu\u2019un homme a \u00e9t\u00e9 \u00e0 \nWaterloo, ce n\u2019est pas un monstre; on ne s\u00e9pare \npoint pour cela un p\u00e8re de son enfant. C\u2019\u00e9tait un \ncolonel de Bonaparte. Il e st mort, je crois. Il \ndemeurait \u00e0 Vernon o\u00f9 j\u2019ai mon fr\u00e8re cur\u00e9, et il \ns\u2019appelait quelque chose comme Pontmarie ou \nMontpercy... \u2013 Il avait, ma foi, un beau coup de \nsabre. \n\u2013 Pontmercy ? dit Marius en p\u00e2lissant. \n\u2013 Pr\u00e9cis\u00e9ment. Pontmercy. Est -ce que vous l\u2019 avez \nconnu? \n\u2013 Monsieur, dit Marius, c\u2019\u00e9tait mon p\u00e8re. Le vieux marguillier joignit les mains, et s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Ah! vous \u00eates l\u2019enfant! Oui, c\u2019est cela, ce doit \n\u00eatre un homme \u00e0 pr\u00e9sent. Eh bien! pauvre enfant, \nvous pouvez dire que vous avez eu un p\u00e8re qui vous \na bien aim\u00e9! \nMarius offrit son bras au vieillard et le ramena \njusqu\u2019\u00e0 son logis. Le lendemain, il dit \u00e0 M. \nGillenormand : \n\u2013 Nous avons arrang\u00e9 une partie de chasse avec \nquelques amis. Voulez -vous me permettre de \nm\u2019absenter trois jours? \n\u2013 Quatre! r\u00e9 pondit le grand -p\u00e8re. Va, amuse -toi. \nEt, clignant de l\u2019\u0153il, il dit bas \u00e0 sa fille : \n\u2013 Quelque amourette! \n \n \n \n \nIII, 3, 6 \n \n \n \n \n \nCe que c\u2019est que d\u2019avoir rencontr\u00e9 \nun marguillier \n \n \n \n \n \nO\u00f9 alla Marius, on le verra un peu plus loin. \nMarius fut trois jours absent, puis il revint \u00e0 Paris, \nalla droit \u00e0 la biblioth\u00e8que de l\u2019\u00e9cole de droit, et \ndemanda la collection du Moniteur. \nIl lut le Moniteur , il lut toutes les histoires de la \nr\u00e9publique et de l\u2019empire, le M\u00e9morial de Sainte -H\u00e9l\u00e8ne , \ntous les m\u00e9moires, les journaux, les bulletins, les \nproclamations; il d\u00e9vora tout. La premi\u00e8re fois qu\u2019il rencontra le nom de son p\u00e8re dans les bulletins de la \ngrande arm\u00e9e, il en eut la fi\u00e8vre toute une semaine. Il \nalla voir les g\u00e9n\u00e9raux sous lesquels Geor ges \nPontmercy avait servi, entre autres le comte H. Le \nmarguillier Mabeuf, qu\u2019il \u00e9tait all\u00e9 revoir, lui avait \ncont\u00e9 la vie de Vernon, la retraite du colonel, ses \nfleurs, sa solitude. Marius arriva \u00e0 conna\u00eetre \npleinement cet homme rare, sublime et doux, cet te \nesp\u00e8ce de lion -agneau qui avait \u00e9t\u00e9 son p\u00e8re. \nCependant, occup\u00e9 de cette \u00e9tude qui lui prenait \ntous ses instants comme toutes ses pens\u00e9es, il ne \nvoyait presque plus les Gillenormand. Aux heures \ndes repas, il paraissait; puis on le cherchait, il n\u2019\u00e9tait \nplus l\u00e0. La tante bougonnait. Le p\u00e8re Gillenormand \nsouriait. \u2013 Bah! bah ! c\u2019est le temps des fillettes! \u2013\n Quelquefois le vieillard ajoutait : \u2013 Diable! je croyais \nque c\u2019\u00e9tait une galanterie, il para\u00eet que c\u2019est une \npassion. \nC\u2019\u00e9tait une passion en effet. Marius \u00e9tait en train \nd\u2019adorer son p\u00e8re. \nEn m\u00eame temps un changement extraordinaire se \nfaisait dans ses id\u00e9es. Les phases de ce changement \nfurent nombreuses et successives. Comme ceci est \nl\u2019histoire de beaucoup d\u2019esprits de notre temps, nous croyons utile de suivre ces phases pas \u00e0 pas et de les \nindiquer toutes. \nCette histoire o\u00f9 il venait de mettre les yeux \nl\u2019effarait. \nLe premier effet fut l\u2019\u00e9blouissement. \nLa r\u00e9publique, l\u2019empire, n\u2019avaient \u00e9t\u00e9 pour lui \njusqu\u2019alors que des mots monstrueux. La r\u00e9publiqu e, \nune guillotine dans un cr\u00e9puscule; l\u2019empire, un sabre \ndans la nuit. Il venait d\u2019y regarder, et l\u00e0 o\u00f9 il \ns\u2019attendait \u00e0 ne trouver qu\u2019un chaos de t\u00e9n\u00e8bres, il \navait vu, avec une sorte de surprise inou\u00efe m\u00eal\u00e9e de \ncrainte et de joie, \u00e9tinceler des astres, M irabeau, \nVergniaud, Saint -Just, Robespierre, Camille \nDesmoulins, Danton, et se lever un soleil, Napol\u00e9on. \nIl ne savait o\u00f9 il en \u00e9tait. Il reculait aveugl\u00e9 de clart\u00e9s. \nPeu \u00e0 peu, l\u2019\u00e9tonnement pass\u00e9, il s\u2019accoutuma \u00e0 ces \nrayonnements, il consid\u00e9ra les action s sans vertige, il \nexamina les personnages sans terreur; la r\u00e9volution et \nl\u2019empire se mirent lumineusement en perspective \ndevant sa prunelle visionnaire; il vit chacun de ces \ndeux groupes d\u2019\u00e9v\u00e9nements et d\u2019hommes se r\u00e9sumer \ndans deux faits \u00e9normes; la r\u00e9pu blique dans la \nsouverainet\u00e9 du droit civique restitu\u00e9e aux masses, \nl\u2019empire dans la souverainet\u00e9 de l\u2019id\u00e9e fran\u00e7aise \nimpos\u00e9e \u00e0 l\u2019Europe; il vit sortir de la r\u00e9volution la grande figure du peuple et de l\u2019empire la grande \nfigure de la France. Il se d\u00e9clara d ans sa conscience \nque tout cela avait \u00e9t\u00e9 bon. \nCe que son \u00e9blouissement n\u00e9gligeait dans cette \npremi\u00e8re appr\u00e9ciation beaucoup trop synth\u00e9tique, \nnous ne croyons pas n\u00e9cessaire de l\u2019indiquer ici. C\u2019est \nl\u2019\u00e9tat d\u2019un esprit en marche que nous constatons. Les \nprogr\u00e8s ne se font pas tous en une \u00e9tape. Cela dit, \nune fois pour toutes, pour ce qui pr\u00e9c\u00e8de comme \npour ce qui va suivre, nous continuons. \nIl s\u2019aper\u00e7ut alors que jusqu\u2019\u00e0 ce moment il n\u2019avait \npas plus compris son pays qu\u2019il n\u2019avait compris son \np\u00e8re. Il n\u2019av ait connu ni l\u2019un ni l\u2019autre, et il avait eu \nune sorte de nuit volontaire sur les yeux. Il voyait \nmaintenant; et d\u2019un c\u00f4t\u00e9 il admirait, de l\u2019autre il \nadorait. \nIl \u00e9tait plein de regrets, et de remords, et il \nsongeait avec d\u00e9sespoir que tout ce qu\u2019il avait dans \nl\u2019\u00e2me, il ne pouvait plus le dire maintenant qu\u2019\u00e0 un \ntombeau. Oh! si son p\u00e8re avait exist\u00e9, s\u2019il l\u2019avait eu \nencore, si Dieu dans sa compassion et dans sa bont\u00e9 \navait permis que ce p\u00e8re f\u00fbt encore vivant, comme il \naurait couru, comme il se serait pr\u00e9ci pit\u00e9, comme il \naurait cri\u00e9 \u00e0 son p\u00e8re : P\u00e8re! me voici! c\u2019est moi! j\u2019ai le \nm\u00eame c\u0153ur que toi! je suis ton fils! Comme il aurait embrass\u00e9 sa t\u00eate blanche, inond\u00e9 ses cheveux de \nlarmes, contempl\u00e9 sa cicatrice, press\u00e9 ses mains, \nador\u00e9 ses v\u00eatements, bais\u00e9 ses pieds! Oh! pourquoi ce \np\u00e8re \u00e9tait -il mort si t\u00f4t, avant l\u2019\u00e2ge, avant la justice, \navant l\u2019amour de son fils! Marius avait un continuel \nsanglot dans le c\u0153ur qui disait \u00e0 tout moment : h\u00e9las! \nEn m\u00eame temps il devenait plus vraiment s\u00e9rieux, \nplus vraiment gra ve, plus s\u00fbr de sa foi et de sa \npens\u00e9e. A chaque instant des lueurs du vrai venaient \ncompl\u00e9ter sa raison. Il se faisait en lui comme une \ncroissance int\u00e9rieure. Il sentait une sorte \nd\u2019agrandissement naturel que lui apportaient ces deux \nchoses nouvelles pour lui, son p\u00e8re et sa patrie. \nComme lorsqu\u2019on a une clef, tout s\u2019ouvrait; il \ns\u2019expliquait ce qu\u2019il avait ha\u00ef, il p\u00e9n\u00e9trait ce qu\u2019il avait \nabhorr\u00e9; il voyait d\u00e9sormais clairement le sens \nprovidentiel, divin et humain, des grandes choses \nqu\u2019on lui avait appr is \u00e0 d\u00e9tester et des grands \nhommes qu\u2019on lui avait enseign\u00e9 \u00e0 maudire. Quand il \nsongeait \u00e0 ses pr\u00e9c\u00e9dentes opinions, qui n\u2019\u00e9taient que \nd\u2019hier et qui pourtant lui semblaient d\u00e9j\u00e0 si anciennes, \nil s\u2019indignait et il souriait. De la r\u00e9habilitation de son \np\u00e8re il avait naturellement pass\u00e9 \u00e0 la r\u00e9habilitation de \nNapol\u00e9on. Pourtant, celle -ci, disons -le, ne s\u2019\u00e9tait point faite \nsans labeur. \nD\u00e8s l\u2019enfance on l\u2019avait imbu des jugements du \nparti de 1814 sur Bonaparte. Or, tous les pr\u00e9jug\u00e9s de \nla restauration, tous se s int\u00e9r\u00eats, tous ses instincts \ntendaient \u00e0 d\u00e9figurer Napol\u00e9on. Elle l\u2019ex\u00e9crait plus \nencore que Robespierre. Elle avait exploit\u00e9 assez \nhabilement la fatigue de la nation et la haine des \nm\u00e8res. Bonaparte \u00e9tait devenu une sorte de monstre \npresque fabuleux, et pour le peindre \u00e0 l\u2019imagination \ndu peuple qui, comme nous l\u2019indiquions tout \u00e0 \nl\u2019heure, ressemble \u00e0 l\u2019imagination des enfants, le parti \nde 1814 faisait appara\u00eetre successivement tous les \nmasques effrayants, depuis ce qui est terrible en \nrestant grandiose j usqu\u2019\u00e0 ce qui est terrible en \ndevenant grotesque, depuis Tib\u00e8re jusqu\u2019\u00e0 \nCroquemitaine. Ainsi, en parlant de Bonaparte, on \n\u00e9tait libre de sangloter ou de pouffer de rire, pourvu \nque la haine f\u00eet la basse. Marius n\u2019avait jamais eu \u2013\n sur cet homme, comme on l \u2019appelait, \u2013 d\u2019autres \nid\u00e9es dans l\u2019esprit. Elles s\u2019\u00e9taient combin\u00e9es avec la \nt\u00e9nacit\u00e9 qui \u00e9tait dans sa nature. Il y avait en lui tout \nun petit homme t\u00eatu qui ha\u00efssait Napol\u00e9on. \nEn lisant l\u2019histoire, en l\u2019\u00e9tudiant surtout dans les \ndocuments et dans les ma t\u00e9riaux, le voile qui couvrait Napol\u00e9on aux yeux de Marius se d\u00e9chira peu \u00e0 peu. Il \nentrevit quelque chose d\u2019immense, et soup\u00e7onna qu\u2019il \ns\u2019\u00e9tait tromp\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 ce moment sur Bonaparte \ncomme sur tout le reste; chaque jour il voyait mieux; \net il se mit \u00e0 gra vir lentement, pas \u00e0 pas, au \ncommencement presque \u00e0 regret, ensuite avec \nenivrement et comme attir\u00e9 par une fascination \nirr\u00e9sistible, d\u2019abord les degr\u00e9s sombres, puis les \ndegr\u00e9s vaguement \u00e9clair\u00e9s, enfin les degr\u00e9s lumineux \net splendides de l\u2019enthousiasme. \nUne nuit, il \u00e9tait seul dans sa petite chambre situ\u00e9e \nsous le toit. Sa bougie \u00e9tait allum\u00e9e; il lisait accoud\u00e9 \nsur sa table \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de sa fen\u00eatre ouverte. Toutes \nsortes de r\u00eaveries lui arrivaient de l\u2019espace et se \nm\u00ealaient \u00e0 sa pens\u00e9e. Quel spectacle que la nuit! on \nentend des bruits sourds sans savoir d\u2019o\u00f9 ils \nviennent, on voit rutiler comme une braise Jupiter \nqui est douze cents fois plus gros que la terre, l\u2019azur \nest noir, les \u00e9toiles brillent, c\u2019est formidable. \nIl lisait les bulletins de la grande arm \u00e9e, ces \nstrophes hom\u00e9riques \u00e9crites sur le champ de bataille; \nil y voyait par intervalles le nom de son p\u00e8re, toujours \nle nom de l\u2019empereur; tout le grand empire lui \napparaissait; il sentait comme une mar\u00e9e qui se \ngonflait en lui et qui montait; il lui sem blait par moments que son p\u00e8re passait pr\u00e8s de lui comme un \nsouffle, et lui parlait \u00e0 l\u2019oreille; il devenait peu \u00e0 peu \n\u00e9trange; il croyait entendre les tambours, le canon, les \ntrompettes, le pas mesur\u00e9 des bataillons, le galop \nsourd et lointain des cavaler ies; de temps en temps \nses yeux se levaient vers le ciel et regardaient luire \ndans les profondeurs sans fond les constellations \ncolossales, puis ils retombaient sur le livre et ils y \nvoyaient d\u2019autres choses colossales remuer \nconfus\u00e9ment. Il avait le c\u0153ur serr\u00e9. Il \u00e9tait transport\u00e9, \ntremblant, haletant; tout \u00e0 coup, sans savoir lui -m\u00eame \nce qui \u00e9tait en lui et \u00e0 quoi il ob\u00e9issait, il se dressa, \n\u00e9tendit ses deux bras hors de la fen\u00eatre, regarda \nfixement l\u2019ombre, le silence, l\u2019infini t\u00e9n\u00e9breux, \nl\u2019immensit\u00e9 \u00e9te rnelle, et cria : Vive l\u2019empereur! \nA partir de ce moment, tout fut dit. L\u2019ogre de \nCorse, \u2013 l\u2019usurpateur, \u2013 le tyran, \u2013 le monstre qui \n\u00e9tait l\u2019amant de ses s\u0153urs, \u2013 l\u2019histrion qui prenait des \nle\u00e7ons de Talma, \u2013 l\u2019empoisonneur de Jaffa, \u2013 le \ntigre, \u2013 Buonap art\u00e9, \u2013 tout cela s\u2019\u00e9vanouit, et fit place \ndans son esprit \u00e0 un vague et \u00e9clatant rayonnement \no\u00f9 resplendissait \u00e0 une hauteur inaccessible le p\u00e2le \nfant\u00f4me de marbre de C\u00e9sar. L\u2019empereur n\u2019avait \u00e9t\u00e9 \npour son p\u00e8re que le bien -aim\u00e9 capitaine qu\u2019on \nadmire et p our qui l\u2019on se d\u00e9voue; il fut pour Marius quelque chose de plus. Il fut le constructeur \npr\u00e9destin\u00e9 du groupe fran\u00e7ais succ\u00e9dant au groupe \nromain dans la domination de l\u2019univers. Il fut le \nprodigieux architecte d\u2019un \u00e9croulement, le \ncontinuateur de Charlema gne, de Louis XI, de Henri \nIV, de Richelieu, de Louis XIV et du comit\u00e9 de salut \npublic, ayant sans doute ses taches, ses fautes et \nm\u00eame son crime, c\u2019est -\u00e0-dire \u00e9tant homme; mais \nauguste dans ses fautes, brillant dans ses taches, \npuissant dans son crime. Il fut l\u2019homme pr\u00e9destin\u00e9 \nqui avait forc\u00e9 toutes les nations \u00e0 dire : \u2013 la grande \nnation. Il fut mieux encore; il fut l\u2019incarnation m\u00eame \nde la France, conqu\u00e9rant l\u2019Europe par l\u2019\u00e9p\u00e9e qu\u2019il \ntenait et le monde par la clart\u00e9 qu\u2019il jetait. Marius vit \nen Bonaparte le spectre \u00e9blouissant qui se dressera \ntoujours sur la fronti\u00e8re et qui gardera l\u2019avenir. \nDespote, mais dictateur; despote r\u00e9sultant d\u2019une \nr\u00e9publique et r\u00e9sumant une r\u00e9volution. Napol\u00e9on \ndevint pour lui l\u2019homme -peuple comme J\u00e9sus est \nl\u2019homme -Dieu. \nOn le voit, \u00e0 la fa\u00e7on de tous les nouveaux venus \ndans une religion, sa conversion l\u2019enivrait, il se \npr\u00e9cipitait dans l\u2019adh\u00e9sion et il allait trop loin. Sa \nnature \u00e9tait ainsi; une fois sur une pente, il lui \u00e9tait \npresque impossible d\u2019enrayer. Le fanatisme pour l\u2019\u00e9p\u00e9e le gagnait et compliquait dans son esprit \nl\u2019enthousiasme pour l\u2019id\u00e9e. Il ne s\u2019apercevait point \nqu\u2019avec le g\u00e9nie, et p\u00eale -m\u00eale, il admirait la force, \nc\u2019est-\u00e0-dire qu\u2019il installait dans les deux \ncompartiments de son idol\u00e2trie, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 ce qui est \ndivin, de l\u2019autre ce qui est brutal. A plusieurs \u00e9gards, \nil s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 se tromper autrement. Il admettait \ntout. Il y a une mani\u00e8re de rencontrer l\u2019erreur en \nallant \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9. Il avait une sorte de bonne foi \nviolente qui prenait tout en bloc. Dans la voie \nnouvelle o\u00f9 il \u00e9tait entr\u00e9, en jugeant les torts de \nl\u2019ancien r\u00e9gime comme en mesurant la gloire de \nNapol\u00e9on, il n\u00e9gligeait les circonstances att\u00e9nuantes. \nQuoi qu\u2019il en f\u00fbt, un pas prodigieux \u00e9tait fait. O\u00f9 il \navait vu autrefois la chute de la monarchie, i l voyait \nmaintenant l\u2019av\u00e8nement de la France. Son orientation \n\u00e9tait chang\u00e9e. Ce qui avait \u00e9t\u00e9 le couchant \u00e9tait le \nlevant. Il s\u2019\u00e9tait retourn\u00e9. \nToutes ces r\u00e9volutions s\u2019accomplissaient en lui \nsans que sa famille s\u2019en dout\u00e2t. \nQuand, dans ce myst\u00e9rieux tra vail, il eut tout \u00e0 fait \nperdu son ancienne peau de bourbonien et d\u2019ultra, \nquand il eut d\u00e9pouill\u00e9 l\u2019aristocrate, le jacobite et le \nroyaliste, lorsqu\u2019il fut pleinement r\u00e9volutionnaire, \nprofond\u00e9ment d\u00e9mocrate et presque r\u00e9publicain, il alla chez un graveur d u quai des Orf\u00e8vres et y \ncommanda cent cartes portant ce nom : le baron \nMarius Pontmercy . \nCe qui n\u2019\u00e9tait qu\u2019une cons\u00e9quence tr\u00e8s logique du \nchangement qui s\u2019\u00e9tait op\u00e9r\u00e9 en lui, changement dans \nlequel tout gravitait autour de son p\u00e8re. \nSeulement, comme il ne connaissait personne et \nqu\u2019il ne pouvait semer ses cartes chez aucun portier, \nil les mit dans sa poche. \nPar une autre cons\u00e9quence naturelle, \u00e0 mesure \nqu\u2019il se rapprochait de son p\u00e8re, de sa m\u00e9moire, et \ndes choses pour lesquelles le colonel avait comba ttu \nvingt -cinq ans, il s\u2019\u00e9loignait de son grand -p\u00e8re. Nous \nl\u2019avons dit, d\u00e8s longtemps l\u2019humeur de M. \nGillenormand ne lui agr\u00e9ait point. Il y avait d\u00e9j\u00e0 entre \neux toutes les dissonances de jeune homme grave \u00e0 \nvieillard frivole. La ga\u00eet\u00e9 de G\u00e9ronte choque et \nexasp\u00e8re la m\u00e9lancolie de Werther. Tant que les \nm\u00eames opinions politiques et les m\u00eames id\u00e9es leur \navaient \u00e9t\u00e9 communes, Marius s\u2019\u00e9tait rencontr\u00e9 l\u00e0 \navec M. Gillenormand comme sur un pont. Quand \nce pont tomba, l\u2019ab\u00eeme se fit. Et puis, par -dessus \ntout, Mari us \u00e9prouvait des mouvements de r\u00e9volte \ninexprimables en songeant que c\u2019\u00e9tait M. \nGillenormand qui, pour des motifs stupides, l\u2019avait arrach\u00e9 sans piti\u00e9 au colonel, privant ainsi le p\u00e8re de \nl\u2019enfant et l\u2019enfant du p\u00e8re. \nA force de pi\u00e9t\u00e9 pour son p\u00e8re, Marius en \u00e9tait \npresque venu \u00e0 l\u2019aversion pour son a\u00efeul. \nRien de cela, du reste, nous l\u2019avons dit, ne se \ntrahissait au dehors. Seulement il \u00e9tait froid de plus \nen plus; laconique aux repas et rare dans la maison. \nQuand sa tante l\u2019en grondait, il \u00e9tait tr\u00e8s doux et \ndonnait pour pr\u00e9texte ses \u00e9tudes, les cours, les \nexamens, des conf\u00e9rences, etc. Le grand -p\u00e8re ne \nsortait pas de son diagnostic infaillible : \u2013 Amoureux! \nJe m\u2019y connais. \nMarius faisait de temps en temps quelques \nabsences. \n\u2013 O\u00f9 va -t-il donc comme cela? demandait la tante. \nDans un de ces voyages, toujours tr\u00e8s courts, il \n\u00e9tait all\u00e9 \u00e0 Montfermeil pour ob\u00e9ir \u00e0 l\u2019indication que \nson p\u00e8re lui avait laiss\u00e9e, et il avait cherch\u00e9 l\u2019ancien \nsergent de Waterloo, l\u2019aubergiste Th\u00e9nardier. \nTh\u00e9nardier avait fait faillite, l\u2019auberge \u00e9tait ferm\u00e9e, et \nl\u2019on ne savait ce qu\u2019il \u00e9tait devenu. Pour ces \nrecherches, Marius fut quatre jours hors de la maison. \n\u2013 D\u00e9cid\u00e9ment, dit le grand -p\u00e8re, il se d\u00e9range. On avait cru remarquer qu\u2019il port ait sur sa poitrine \net sous sa chemise quelque chose qui \u00e9tait attach\u00e9 \u00e0 \nson cou par un ruban noir. \n \n \n \n \nIII, 3, 7 \n \n \n \n \n \nQuelque cotillon \n \n \n \n \n \n \nNous avons parl\u00e9 d\u2019un lancier. \nC\u2019\u00e9tait un arri\u00e8re -petit-neveu que M. \nGillenormand avait du c\u00f4t\u00e9 paternel, et qui menait, \nen dehors de la famille et loin de tous les foyers \ndomestiques, la vie de garnison. Le lieutenant \nTh\u00e9odule Gillenormand remplissait toutes les \nconditions voulues pour \u00eatre ce qu\u2019on appelle un joli \nofficier. Il avait \u00ab une taille de demoiselle \u00bb, une fa\u00e7on de tra\u00eener le sabre victorieuse, et la moustache en \ncroc. Il venait fort rarement \u00e0 Paris, si rarement que \nMarius ne l\u2019avait jamais vu. Les deux cousins ne se \nconnais saient que de nom. Th\u00e9odule \u00e9tait, nous \ncroyons l\u2019avoir dit, le favori de la tante Gillenormand, \nqui le pr\u00e9f\u00e9rait parce qu\u2019elle ne le voyait pas. Ne pas \nvoir les gens, cela permet de leur supposer toutes les \nperfections. \nUn matin, Mlle Gillenormand a\u00een\u00e9e \u00e9tait rentr\u00e9e \nchez elle aussi \u00e9mue que sa placidit\u00e9 pouvait l\u2019\u00eatre. \nMarius venait encore de demander \u00e0 son grand -p\u00e8re \nla permission de faire un petit voyage, ajoutant qu\u2019il \ncomptait partir le soir m\u00eame. \u2013 Va! avait r\u00e9pondu le \ngrand -p\u00e8re, et M. Gillenormand avait ajout\u00e9 \u00e0 part en \npoussant ses deux sourcils vers le haut de son front : \nIl d\u00e9couche avec r\u00e9cidive. Mlle Gillenormand \u00e9tait \nremont\u00e9e dans sa chambre tr\u00e8s intrigu\u00e9e, et avait jet\u00e9 \ndans l\u2019escalier ce point d\u2019exclamation : C\u2019est fort! et \nce point d\u2019inte rrogation : Mais o\u00f9 donc est -ce qu\u2019il \nva? Elle entrevoyait quelque aventure de c\u0153ur plus \nou moins illicite, une femme dans la p\u00e9nombre, un \nrendez -vous, un myst\u00e8re, et elle n\u2019e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 f\u00e2ch\u00e9e \nd\u2019y fourrer ses lunettes. La d\u00e9gustation d\u2019un myst\u00e8re, \ncela res semble \u00e0 la primeur d\u2019un esclandre; les saintes \n\u00e2mes ne d\u00e9testent point cela. Il y a dans les compartiments secrets de la bigoterie quelque \ncuriosit\u00e9 pour le scandale. \nElle \u00e9tait donc en proie au vague app\u00e9tit de savoir \nune histoire. \nPour se distraire de cette curiosit\u00e9 qui l\u2019agitait un \npeu au del\u00e0 de ses habitudes, elle s\u2019\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9e dans \nses talents, et elle s\u2019\u00e9tait mise \u00e0 festonner avec du \ncoton sur du coton une de ces broderies de l\u2019empire \net de la restauration o\u00f9 il y a beaucoup de roues de \ncabrio let. Ouvrage maussade, ouvri\u00e8re rev\u00eache. Elle \n\u00e9tait depuis plusieurs heures sur sa chaise quand la \nporte s\u2019ouvrit. Mlle Gillenormand leva le nez; le \nlieutenant Th\u00e9odule \u00e9tait devant elle, et lui faisait le \nsalut d\u2019ordonnance. Elle poussa un cri de bonheur. \nOn est vieille, on est prude, on est d\u00e9vote, on est la \ntante, mais c\u2019est toujours agr\u00e9able de voir entrer dans \nsa chambre un lancier. \n\u2013 Toi ici, Th\u00e9odule! s\u2019\u00e9cria -t-elle. \n\u2013 En passant, ma tante. \n\u2013 Mais embrasse -moi donc. \n\u2013 Voil\u00e0! dit Th\u00e9odule. \nEt il l\u2019embrassa. La tante Gillenormand alla \u00e0 son \nsecr\u00e9taire, et l\u2019ouvrit. \n\u2013 Tu nous restes au moins toute la semaine? \n\u2013 Ma tante, je repars ce soir. \u2013 Pas possible! \n\u2013 Math\u00e9matiquement. \n\u2013 Reste, mon petit Th\u00e9odule, je t\u2019en prie. \n\u2013 Le c\u0153ur dit oui, mais la consigne dit non. \nL\u2019histoire est simple. On nous change de garnison; \nnous \u00e9tions \u00e0 Melun, on nous met \u00e0 Gaillon. Pour \naller de l\u2019ancienne garnison \u00e0 la nouvelle, il faut \npasser par Paris. J\u2019ai dit : je vais aller voir ma tante. \n\u2013 Et voici pour ta peine. \nElle lui mit dix louis dans la main. \n\u2013 Vous voulez dire pour mon plaisir, ch\u00e8re tante. \nTh\u00e9odule l\u2019embrassa une seconde fois, et elle eut \nla joie d\u2019avoir le cou un peu \u00e9corch\u00e9 par les soutaches \nde l\u2019uniforme. \n\u2013 Est-ce que tu fais le voyage \u00e0 cheval avec ton \nr\u00e9giment? lui demanda -t-elle. \n\u2013 Non, ma tante. J\u2019ai tenu \u00e0 vous voir. J\u2019ai une \npermission sp\u00e9ciale. Mon brosseur m\u00e8ne mon cheval; \nje vais par la diligence. Et \u00e0 ce propos, il faut que je \nvous demande une chose. \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Mon cousin Marius Pontmercy voyage donc \naussi, lui? \n\u2013 Comment sais -tu cela? fit la tante, subitement \nchatouill\u00e9e au vif de la curiosit\u00e9. \u2013 En arrivant, je suis all\u00e9 \u00e0 la diligence retenir ma \nplace dans le coup\u00e9. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Un voyageur \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 venu retenir une place sur \nl\u2019imp\u00e9riale. J\u2019ai vu sur la feuille son nom. \n\u2013 Quel nom? \n\u2013 Marius Pontmercy. \n\u2013 Le mauvais sujet! s\u2019\u00e9cria la tante. Ah! ton cousin \nn\u2019est pas un gar\u00e7on rang\u00e9 comme toi. Dire qu\u2019il va \npasser la nuit en di ligence! \n\u2013 Comme moi. \n\u2013 Mais toi, c\u2019est par devoir; lui, c\u2019est par d\u00e9sordre. \n\u2013 Bigre! fit Th\u00e9odule. \nIci, il arriva un \u00e9v\u00e9nement \u00e0 mademoiselle \nGillenormand a\u00een\u00e9e; elle eut une id\u00e9e. Si elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \nhomme, elle se f\u00fbt frapp\u00e9 le front. Elle apostropha \nTh\u00e9odule : \n\u2013 Sais-tu que ton cousin ne te conna\u00eet pas? \n\u2013 Non. Je l\u2019ai vu, moi; mais il n\u2019a jamais daign\u00e9 me \nremarquer. \n\u2013 Vous allez donc voyager ensemble comme cela? \n\u2013 Lui sur l\u2019imp\u00e9riale, moi dans le coup\u00e9. \n\u2013 O\u00f9 va cette diligence? \n\u2013 Aux Andelys. \n\u2013 C\u2019est donc l\u00e0 que va Marius? \u2013 A moins que, comme moi, il ne s\u2019arr\u00eate en route. \nMoi, je descends \u00e0 Vernon pour prendre la \ncorrespondance de Gaillon. Je ne sais rien de \nl\u2019itin\u00e9raire de Marius. \n\u2013 Marius! quel vilain nom! Quelle id\u00e9e a -t-on eue \nde l\u2019appeler Marius! Tandis que toi, au moins, tu \nt\u2019appelles Th\u00e9odule! \n\u2013 J\u2019aimerais mieux m\u2019appeler Alfred, dit l\u2019officier. \n\u2013 Ecoute, Th\u00e9odule. \n\u2013 J\u2019\u00e9coute, ma tante. \n\u2013 Fais attention. \n\u2013 Je fais attention. \n\u2013 Y es-tu? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Eh bien, Marius fait des absences. \n\u2013 Eh ! eh ! \n\u2013 Il voyage. \n\u2013 Ah ! ah! \n\u2013 Il d\u00e9couche. \n\u2013 Oh ! oh! \n\u2013 Nous voudrions savoir ce qu\u2019il y a l\u00e0 -dessous. \nTh\u00e9odule r\u00e9pondit avec le calme d\u2019un homme \nbronz\u00e9 : \n\u2013 Quelque cotillon. Et avec ce rire entre cuir et chair qui d\u00e9c\u00e8le la \ncertitude, il ajouta : \n\u2013 Une fillette. \n\u2013 C\u2019est \u00e9vident, s\u2019\u00e9cria la tante qui crut entendre \nparler M. Gillenormand, et qui sentit sa conviction \nsortir irr\u00e9sistiblement de ce mot fillette , accentu\u00e9 \npresque de la m\u00eame fa\u00e7on par le grand -oncle et par le \npetit-neveu. Elle reprit : \n\u2013 Fais-nous un plaisir. Suis un peu Marius. Il ne te \nconna\u00eet pas, cela te sera facile. Puisque fillette il y a, \nt\u00e2che de voir la fillette. Tu nous \u00e9criras l\u2019historiette. \nCela amusera le grand -p\u00e8re. \nTh\u00e9odule n\u2019avait point un go\u00fbt excessif pour ce \ngenre de guet; mais il \u00e9tait fort touch\u00e9 des dix louis, \net il croyait leur voir une suite possible. Il accepta la \ncommission et dit : \u2013 Comme il vous plaira, ma tante. \nEt il ajouta \u00e0 part lui : \u2013 Me voil\u00e0 du\u00e8gne. \nMlle Gillenormand l\u2019embrassa. \n\u2013 Ce n\u2019est pas toi, Th\u00e9odule, qui ferais de ces \nfrasques -l\u00e0. Tu ob\u00e9is \u00e0 la discipline, tu es l\u2019esclave de \nla consigne, tu es un homme de scrupule et de \ndevoir, et tu ne quitterais pas ta famille pour al ler voir \nune cr\u00e9ature. \nLe lancier fit la grimace satisfaite de Cartouche \nlou\u00e9 pour sa probit\u00e9. Marius, le soir qui suivit ce dialogue, monta en \ndiligence sans se douter qu\u2019il e\u00fbt un surveillant. \nQuant au surveillant, la premi\u00e8re chose qu\u2019il fit, ce fut \nde s\u2019endormir. Le sommeil fut complet et \nconsciencieux. Argus ronfla toute la nuit. \nAu point du jour, le conducteur de la diligence \ncria : \u2013 Vernon! relais de Vernon! les voyageurs pour \nVernon! \u2013 Et le lieutenant Th\u00e9odule se r\u00e9veilla. \n\u2013 Bon, grommela -t-il, \u00e0 demi endormi encore, \nc\u2019est ici que je descends. \nPuis, sa m\u00e9moire se nettoyant par degr\u00e9s, effet du \nr\u00e9veil, il songea \u00e0 sa tante, aux dix louis, et au compte \nqu\u2019il s\u2019\u00e9tait charg\u00e9 de rendre des faits et gestes de \nMarius. Cela le fit rire. \nIl n\u2019est peut -\u00eatre plus dans la voiture, pensa -t-il, \ntout en reboutonnant sa veste de petit uniforme. Il a \npu s\u2019arr\u00eater \u00e0 Poissy; il a pu s\u2019arr\u00eater \u00e0 Triel; s\u2019il n\u2019est \npas descendu \u00e0 Meulan, il a pu descendre \u00e0 Mantes, \u00e0 \nmoins qu\u2019il ne soit descendu \u00e0 Rolleboise, ou qu \u2019il \nn\u2019ait pouss\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 Pacy, avec le choix de tourner \u00e0 \ngauche sur Evreux ou \u00e0 droite sur Laroche -Guyon. \nCours apr\u00e8s, ma tante. Que diable vais -je lui \u00e9crire, \u00e0 \nla bonne vieille? \nEn ce moment un pantalon noir qui descendait de \nl\u2019imp\u00e9riale apparut \u00e0 la v itre du coup\u00e9. \u2013 Serait -ce Marius? dit le lieutenant. \nC\u2019\u00e9tait Marius. \nUne petite paysanne, au bas de la voiture, m\u00eal\u00e9e \naux chevaux et aux postillons, offrait des fleurs aux \nvoyageurs. \u2013 Fleurissez vos dames, criait -elle. \nMarius s\u2019approcha d\u2019elle et lui acheta les plus \nbelles fleurs de son \u00e9ventaire. \n\u2013 Pour le coup, dit Th\u00e9odule sautant \u00e0 bas du \ncoup\u00e9, voil\u00e0 qui me pique. A qui diantre va -t-il porter \nces fleurs -l\u00e0? Il faut une fi\u00e8rement jolie femme pour \nun si beau bouquet. Je veux la voir. \nEt, non plus par mandat maintenant, mais par \ncuriosit\u00e9 personnelle, comme ces chiens qui chassent \npour leur compte, il se mit \u00e0 suivre Marius. \nMarius ne faisait nulle attention \u00e0 Th\u00e9odule. Des \nfemmes \u00e9l\u00e9gantes descendaient de la diligence; il ne \nles regarda pas. Il s emblait ne rien voir autour de lui. \n\u2013 Est-il amoureux! pensa Th\u00e9odule. \nMarius se dirigea vers l\u2019\u00e9glise. \n\u2013 A merveille, se dit Th\u00e9odule. L\u2019\u00e9glise! c\u2019est cela. \nLes rendez -vous assaisonn\u00e9s d\u2019un peu de messe sont \nles meilleurs. Rien n\u2019est exquis comme une \u0153 illade \nqui passe par -dessus le bon Dieu. Parvenu \u00e0 l\u2019\u00e9glise, Marius n\u2019y entra point, et tourna \nderri\u00e8re le chevet. Il disparut \u00e0 l\u2019angle d\u2019un des \ncontreforts de l\u2019abside. \n\u2013 Le rendez -vous est dehors, dit Th\u00e9odule. \nVoyons la fillette. \nEt il s\u2019avan\u00e7a sur la pointe de ses bottes vers \nl\u2019angle o\u00f9 Marius avait tourn\u00e9. \nArriv\u00e9 l\u00e0, il s\u2019arr\u00eata stup\u00e9fait. \nMarius, le front dans ses deux mains, \u00e9tait \nagenouill\u00e9 dans l\u2019herbe sur une fosse. Il y avait \neffeuill\u00e9 son bouquet. A l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de la fos se, \u00e0 un \nrenflement qui marquait la t\u00eate, il y avait une croix de \nbois noir avec ce nom en lettres blanches : COLONEL \nBARON PONTMERCY . On entendait Marius sangloter. \nLa fillette \u00e9tait une tombe. \n \n \n \n \nIII, 3, 8 \n \n \n \n \n \nMarbre contre granit \n \n \n \n \n \n \nC\u2019\u00e9tait l\u00e0 que Marius \u00e9tait venu la premi\u00e8re fois \nqu\u2019il s\u2019\u00e9tait absent\u00e9 de Paris. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 qu\u2019il revenait \nchaque fois que M. Gillenormand disait : il d\u00e9couche. \nLe lieutenant Th\u00e9odule fut absolument \nd\u00e9contenanc\u00e9 par ce coudoiement inattendu d\u2019un \ns\u00e9pulcre; il \u00e9prou va une sensation d\u00e9sagr\u00e9able et \nsinguli\u00e8re qu\u2019il \u00e9tait incapable d\u2019analyser, et qui se \ncomposait du respect d\u2019un tombeau m\u00eal\u00e9 au respect d\u2019un colonel. Il recula, laissant Marius seul dans le \ncimeti\u00e8re, et il y eut de la discipline dans cette \nreculade. La m ort lui apparut avec de grosses \n\u00e9paulettes, et il lui fit presque le salut militaire. Ne \nsachant qu\u2019\u00e9crire \u00e0 la tante, il prit le parti de ne rien \n\u00e9crire du tout; et il ne serait probablement rien \nr\u00e9sult\u00e9 de la d\u00e9couverte faite par Th\u00e9odule sur les \namours de Marius, si, par un de ces arrangements \nmyst\u00e9rieux si fr\u00e9quents dans le hasard, la sc\u00e8ne de \nVernon n\u2019e\u00fbt eu presque imm\u00e9diatement une sorte \nde contre -coup \u00e0 Paris. \nMarius revint de Vernon le troisi\u00e8me jour de grand \nmatin, descendit chez son grand -p\u00e8re, et, fatigu\u00e9 de \ndeux nuits pass\u00e9es en diligence, sentant le besoin de \nr\u00e9parer son insomnie par une heure d\u2019\u00e9cole de \nnatation, monta rapidement \u00e0 sa chambre, ne prit que \nle temps de quitter sa redingote de voyage et le \ncordon noir qu\u2019il avait au cou, et s\u2019en alla au bain. \nM. Gillenormand, lev\u00e9 de bonne heure comme \ntous les vieillards qui se portent bien, l\u2019avait entendu \nrentrer, et s\u2019\u00e9tait h\u00e2t\u00e9 d\u2019escalader, le plus vite qu\u2019il \navait pu avec ses vieilles jambes, l\u2019escalier des \ncombles o\u00f9 habitait Marius, afin de l\u2019embrasser, et de \nle questionner dans l\u2019embrassade, et de savoir un peu \nd\u2019o\u00f9 il venait. Mais l\u2019adolescent avait mis moins de temps \u00e0 \ndescendre que l\u2019octog\u00e9naire \u00e0 monter, et quand le \np\u00e8re Gillenormand entra dans la mansarde, Marius \nn\u2019y \u00e9tait plus. \nLe lit n\u2019\u00e9tait pas d\u00e9fait, et sur le lit s\u2019\u00e9talaient sans \nd\u00e9fiance la redingote et le cordon noir. \n\u2013 J\u2019aime mieux \u00e7a, dit M. Gillenormand. \nEt un moment apr\u00e8s il fit son entr\u00e9e dans le salon \no\u00f9 \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 assise Mlle Gillenormand a\u00een\u00e9e, brodant \nses roues de cabriolet. \nL\u2019entr\u00e9e fut triomphante. \nM. Gillenormand tenait d\u2019une main la redingote et \nde l\u2019autre le ruban de cou, et criait : \n\u2013 Victoire! nous allons p\u00e9n\u00e9trer le myst\u00e8re! nous \nallons savoir le fin du fin! nous allons palper les \nlibertinages de notre sournois! nous vo ici \u00e0 m\u00eame le \nroman. J\u2019ai le portrait! \nEn effet, une bo\u00eete de chagrin noir, assez \nsemblable \u00e0 un m\u00e9daillon, \u00e9tait suspendue au cordon. \nLe vieillard prit cette bo\u00eete et la consid\u00e9ra quelque \ntemps sans l\u2019ouvrir, avec cet air de volupt\u00e9, de \nravissement et d e col\u00e8re d\u2019un pauvre diable affam\u00e9 \nregardant passer sous son nez un admirable d\u00eener qui \nne serait pas pour lui. \u2013 Car c\u2019est \u00e9videmment l\u00e0 un portrait. Je m\u2019y \nconnais. Cela se porte tendrement sur le c\u0153ur. Sont -\nils b\u00eates! Quelque abominable goton, qui fait fr\u00e9mir \nprobablement! Les jeunes gens ont si mauvais go\u00fbt \naujourd\u2019hui! \n\u2013 Voyons, mon p\u00e8re, dit la vieille fille. \nLa bo\u00eete s\u2019ouvrait en pressant un ressort. Ils n\u2019y \ntrouv\u00e8rent rien qu\u2019un papier soigneusement pli\u00e9. \n\u2013 De la m\u00eame au m\u00eame , dit M. Gillenorman d \u00e9clatant \nde rire. Je sais ce que c\u2019est. Un billet doux! \n\u2013 Ah! lisons donc! dit la tante. \nEt elle mit ses lunettes. Ils d\u00e9pli\u00e8rent le papier et \nlurent ceci : \n\u2013 \u00ab Pour mon fils . \u2013 L\u2019empereur m\u2019a fait baron sur le \nchamp de bataille de Waterloo. Puisque la \nrestauration me conteste ce titre que j\u2019ai pay\u00e9 de mon \nsang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire \nqu\u2019il en sera digne. \u00bb \nCe que le p\u00e8re et la fille \u00e9prouv\u00e8rent ne saurait se \ndire. Ils se sentirent glac\u00e9s comme par le souffle \nd\u2019une t\u00eate de mort. Ils n\u2019\u00e9chang\u00e8rent pas un mot. \nSeulement M. Gillenormand dit \u00e0 voix basse et \ncomme se parlant \u00e0 lui -m\u00eame : \n\u2013 C\u2019est l\u2019\u00e9criture de ce sabreur. La tante examina le papier, le retourna dans tous \nles sens, puis le remit dans la bo\u00eete. \nAu m\u00eame moment, un petit paquet carr\u00e9 long \nenvelopp\u00e9 de papier bleu tomba d\u2019une poche de la \nredingote. Mademoiselle Gillenormand le ramassa et \nd\u00e9veloppa le papier bleu. C\u2019\u00e9tait le cent de cartes de \nMarius. Elle en passa une \u00e0 M. Gillenormand qui lut : \nLe baron Marius Pontmercy . \nLe vieillard sonna. Nicolette vint. M. \nGillenormand prit le cordon, la bo\u00eete et la redingote, \njeta le tout \u00e0 terre au milieu du salon, et dit : \n\u2013 Remportez ces nippes. \nUne grande heure se passa dans le plus profond \nsilence. Le vieux homme et la vieille fille s\u2019\u00e9taient \nassis se tournant le dos l\u2019un \u00e0 l\u2019autre, et pensaient, \nchacun de leur c\u00f4t\u00e9, probablement les m\u00eames choses. \nAu bout de cette heure, la tante Gillenormand dit : \n\u2013 Joli! \nQuelques instants apr\u00e8s, Marius parut. Il rentrait. \nAvant m\u00eame d\u2019avoir franchi le seuil du salon, il \naper\u00e7ut son grand -p\u00e8re qui tenait \u00e0 la main une de ses \ncartes et qui, en le voyant, s\u2019\u00e9cria avec son air de \nsup\u00e9riorit\u00e9 bourgeoise et ricanante qui \u00e9tait quelque \nchose d\u2019\u00e9crasant : \u2013 Tiens! tiens! tiens! tiens! tiens! tu es baron \u00e0 \npr\u00e9sent. Je te fais mon compliment. Qu\u2019est -ce que \ncela veut dire? \nMarius rougit l\u00e9g\u00e8rement, et r\u00e9pondit : \n\u2013 Cela veut dire que je suis le fils de mon p\u00e8re. \nM. Gillenormand cessa de rire et dit durement : \n\u2013 Ton p\u00e8re, c\u2019est moi. \n\u2013 Mon p\u00e8re, reprit Marius les yeux baiss\u00e9s et l\u2019air \ns\u00e9v\u00e8re, c\u2019\u00e9tait un homme humble et h\u00e9ro\u00efque qui a \nglorieusement servi la r\u00e9publique et la France, qui a \n\u00e9t\u00e9 grand dans la plus gran de histoire que les \nhommes aient jamais faite, qui a v\u00e9cu un quart de \nsi\u00e8cle au bivouac, le jour sous la mitraille et sous les \nballes, la nuit dans la neige, dans la boue, sous la \npluie, qui a pris deux drapeaux, qui a re\u00e7u vingt \nblessures, qui est mort da ns l\u2019oubli et dans l\u2019abandon, \net qui n\u2019a jamais eu qu\u2019un tort, c\u2019est de trop aimer \ndeux ingrats, son pays et moi! \nC\u2019\u00e9tait plus que M. Gillenormand n\u2019en pouvait \nentendre. A ce mot, la r\u00e9publique , il s\u2019\u00e9tait lev\u00e9, ou \npour mieux dire, dress\u00e9 debout. Chacune des paroles \nque Marius venait de prononcer avait fait sur le \nvisage du vieux royaliste l\u2019effet des bouff\u00e9es d\u2019un \nsoufflet de forge sur un tison ardent. De sombre il \u00e9tait devenu rouge, de rouge pourpre et de pourpre \nflamboyant. \n\u2013 Marius! s\u2019\u00e9cria -t-il. Abo minable enfant! je ne sais \npas ce qu\u2019\u00e9tait ton p\u00e8re! je ne veux pas le savoir! je \nn\u2019en sais rien et je ne le sais pas! mais ce que je sais, \nc\u2019est qu\u2019il n\u2019y a jamais eu que des mis\u00e9rables parmi \ntous ces gens -l\u00e0! c\u2019est que c\u2019\u00e9taient tous des gueux, \ndes assas sins, des bonnets rouges, des voleurs! je dis \ntous! je dis tous! je ne connais personne! je dis tous! \nentends -tu, Marius! Vois -tu bien, tu es baron comme \nma pantoufle! c\u2019\u00e9taient tous des bandits qui ont servi \nRobespierre! tous des brigands qui ont servi B -u-o-\nna-part\u00e9! tous des tra\u00eetres qui ont trahi, trahi, trahi! \nleur roi l\u00e9gitime! tous des l\u00e2ches qui se sont sauv\u00e9s \ndevant les prussiens et les anglais \u00e0 Waterloo! Voil\u00e0 \nce que je sais. Si monsieur votre p\u00e8re est l\u00e0 -dessous, \nje l\u2019ignore, j\u2019en suis f\u00e2ch\u00e9, ta nt pis, votre serviteur! \nA son tour, c\u2019\u00e9tait Marius qui \u00e9tait le tison, et M. \nGillenormand qui \u00e9tait le soufflet. Marius frissonnait \ndans tous ses membres, il ne savait que devenir, sa \nt\u00eate flambait. Il \u00e9tait le pr\u00eatre qui regarde jeter au \nvent toutes ses hosties, le fakir qui voit un passant \ncracher sur son idole. Il ne se pouvait que de telles \nchoses eussent \u00e9t\u00e9 dites impun\u00e9ment devant lui. Mais \nque faire? Son p\u00e8re venait d\u2019\u00eatre foul\u00e9 aux pieds et tr\u00e9pign\u00e9 en sa pr\u00e9sence, mais par qui? par son grand -\np\u00e8re. Comment venger l\u2019un sans outrager l\u2019autre? Il \n\u00e9tait impossible qu\u2019il insult\u00e2t son grand -p\u00e8re, et il \n\u00e9tait \u00e9galement impossible qu\u2019il ne venge\u00e2t point son \np\u00e8re. D\u2019un c\u00f4t\u00e9 une tombe sacr\u00e9e, de l\u2019autre des \ncheveux blancs. Il fut quelques instants ivre et \nchancelant, ayant tout ce tourbillon dans la t\u00eate; puis \nil leva les yeux, regarda fixement son a\u00efeul, et cria \nd\u2019une voix tonnante : \n\u2013 A bas les Bourbons, et ce gros cochon de Louis \nXVIII! \nLouis XVIII \u00e9tait mort depuis quatre ans, mais \ncela lui \u00e9tait bien \u00e9 gal. \nLe vieillard, d\u2019\u00e9carlate qu\u2019il \u00e9tait, devint subitement \nplus blanc que ses cheveux. Il se tourna vers un buste \nde M. le duc de Berry qui \u00e9tait sur la chemin\u00e9e et le \nsalua profond\u00e9ment avec une sorte de majest\u00e9 \nsinguli\u00e8re. Puis il alla deux fois, lent ement et en \nsilence, de la chemin\u00e9e \u00e0 la fen\u00eatre et de la fen\u00eatre \u00e0 \nla chemin\u00e9e, traversant toute la salle et faisant \ncraquer le parquet comme une figure de pierre qui \nmarche. A la seconde fois, il se pencha vers sa fille, \nqui assistait \u00e0 ce choc avec la s tupeur d\u2019une vieille \nbrebis, et lui dit en souriant d\u2019un sourire presque \ncalme : \u2013 Un baron comme monsieur et un bourgeois \ncomme moi ne peuvent rester sous le m\u00eame toit. \nEt tout \u00e0 coup se redressant, bl\u00eame, tremblant, \nterrible, le front agrandi par l\u2019eff rayant rayonnement \nde la col\u00e8re, il \u00e9tendit le bras vers Marius et lui cria : \n\u2013 Va-t\u2019en. \nMarius quitta la maison. \nLe lendemain, M. Gillenormand dit \u00e0 sa fille : \n\u2013 Vous enverrez tous les six mois soixante pistoles \n\u00e0 ce buveur de sang, et vous ne m\u2019en pa rlerez jamais. \nAyant un immense reste de fureur \u00e0 d\u00e9penser et ne \nsachant qu\u2019en faire, il continua de dire vous \u00e0 sa fille \npendant plus de trois mois. \nMarius, de son c\u00f4t\u00e9, \u00e9tait sorti indign\u00e9. Une \ncirconstance qu\u2019il faut dire avait aggrav\u00e9 encore son \nexasp\u00e9ration. Il y a toujours de ces petites fatalit\u00e9s qui \ncompliquent les drames domestiques. Les griefs s\u2019en \naugmentent, quoique au fond les torts n\u2019en soient pas \naccrus. En reportant pr\u00e9cipitamment, sur l\u2019ordre du \ngrand -p\u00e8re, \u00ab les nippes \u00bb de Marius dans s a chambre, \nNicolette avait, sans s\u2019en apercevoir, laiss\u00e9 tomber, \nprobablement dans l\u2019escalier des combles, qui \u00e9tait \nobscur, le m\u00e9daillon de chagrin noir o\u00f9 \u00e9tait le papier \n\u00e9crit par le colonel. Ce papier ni ce m\u00e9daillon ne \npurent \u00eatre retrouv\u00e9s. Marius fu t convaincu que \u00ab monsieur Gillenormand \u00bb, \u00e0 dater de ce jour il ne \nl\u2019appela plus autrement, avait jet\u00e9 \u00ab le testament de \nson p\u00e8re \u00bb au feu. Il savait par c\u0153ur les quelques \nlignes \u00e9crites par le colonel, et, par cons\u00e9quent, rien \nn\u2019\u00e9tait perdu. Mais le papi er, l\u2019\u00e9criture, cette relique \nsacr\u00e9e, tout cela \u00e9tait son c\u0153ur m\u00eame. Qu\u2019en avait -on \nfait? \nMarius s\u2019en \u00e9tait all\u00e9, sans dire o\u00f9 il allait, et sans \nsavoir o\u00f9 il allait, avec trente francs, sa montre, et \nquelques hardes dans un sac de nuit. Il \u00e9tait mont\u00e9 \ndans un cabriolet de place, l\u2019avait pris \u00e0 l\u2019heure et \ns\u2019\u00e9tait dirig\u00e9 \u00e0 tout hasard vers le pays latin. \nQu\u2019allait devenir Marius? \n \n \n \n \nLIVRE QUATRI\u00c8ME \n \n \nLES AMIS DE L\u2019A B C \n \n \n \n \nIII, 4, 1 \n \n \n \n \n \nUn groupe qui a failli devenir \nhistorique \n \n \n \n \n \nA cette \u00e9poque, indiff\u00e9rente en apparence, un \ncertain frisson r\u00e9volutionnaire courait vaguement. \nDes souffles, revenus des profondeurs de 89 et de 92, \n\u00e9taient dans l\u2019air. La jeunesse \u00e9tait, qu\u2019on nous passe \nle mot, en train de muer. On se transformait, pre sque \nsans s\u2019en douter, par le mouvement m\u00eame du temps. \nL\u2019aiguille qui marche sur le cadran marche aussi dans \nles \u00e2mes. Chacun faisait en avant le pas qu\u2019il avait \u00e0 faire. Les royalistes devenaient lib\u00e9raux, les lib\u00e9raux \ndevenaient d\u00e9mocrates. \nC\u2019\u00e9tait comm e une mar\u00e9e montante compliqu\u00e9e \nde mille reflux; le propre des reflux, c\u2019est de faire des \nm\u00e9langes; de l\u00e0 des combinaisons d\u2019id\u00e9es tr\u00e8s \nsinguli\u00e8res; on adorait \u00e0 la fois Napol\u00e9on et la libert\u00e9. \nNous faisons ici de l\u2019histoire. C\u2019\u00e9taient les mirages de \nce te mps-l\u00e0. Les opinions traversent des phases. Le \nroyalisme voltairien, vari\u00e9t\u00e9 bizarre, a eu un pendant \nnon moins \u00e9trange, le lib\u00e9ralisme bonapartiste. \nD\u2019autres groupes d\u2019esprits \u00e9taient plus s\u00e9rieux. L\u00e0 \non sondait le principe; l\u00e0 on s\u2019attachait au droit. O n \nse passionnait pour l\u2019absolu, on entrevoyait les \nr\u00e9alisations infinies; l\u2019absolu, par sa rigidit\u00e9 m\u00eame, \npousse les esprits vers l\u2019azur et les fait flotter dans \nl\u2019illimit\u00e9. Rien n\u2019est tel que le dogme pour enfanter le \nr\u00eave. Et rien n\u2019est tel que le r\u00eave p our engendrer \nl\u2019avenir. Utopie aujourd\u2019hui, chair et os demain. \nLes opinions avanc\u00e9es avaient des doubles -fonds. \nUn commencement de myst\u00e8re mena\u00e7ait \u00ab l\u2019ordre \n\u00e9tabli \u00bb, lequel \u00e9tait suspect et sournois. Signe au plus \nhaut point r\u00e9volutionnaire. L\u2019arri\u00e8re -pens\u00e9e du \npouvoir rencontre dans la sape l\u2019arri\u00e8re -pens\u00e9e du \npeup le. L\u2019incubation des insurrections donne la \nr\u00e9plique \u00e0 la pr\u00e9m\u00e9ditation des coups d\u2019\u00e9tat. Il n\u2019y avait pas encore en France alors de ces \nvastes organisations sous -jacentes comme le \ntugendbund allemand et le carbonarisme italien : mais \n\u00e7\u00e0 et l\u00e0 des creusem ents obscurs, se ramifiant. La \nCougourde s\u2019\u00e9bauchait \u00e0 Aix; il y avait \u00e0 Paris, entre \nautres affiliations de ce genre, la soci\u00e9t\u00e9 des Amis de \nl\u2019A B C. \nQu\u2019\u00e9tait -ce que les Amis de l\u2019A B C ? une soci\u00e9t\u00e9 \nayant pour but, en apparence, l\u2019\u00e9ducation des enfants, \nen r\u00e9alit\u00e9 le redressement des hommes. \nOn se d\u00e9clarait les amis de l\u2019A B C. \u2013 L\u2019Abaiss\u00e9 , \nc\u2019\u00e9tait le peuple. On voulait le relever. Calembour \ndont on aurait tort de rire. Les calembours sont \nquelquefois graves en politique; t\u00e9moin le Castratus ad \ncastra qui fit de Nars\u00e8s un g\u00e9n\u00e9ral d\u2019arm\u00e9e; t\u00e9moin : \nBarbari et Barberini ; t\u00e9moin : Fueros y Fuegos ; t\u00e9moin : \nTu es Petrus et super hanc petram, etc., etc. \nLes amis de l\u2019A B C \u00e9taient peu nombreux. C\u2019\u00e9tait \nune soci\u00e9t\u00e9 secr\u00e8te \u00e0 l\u2019\u00e9tat d\u2019embryon; nous dirions \npresque une coterie, si les coteries aboutissaient \u00e0 des \nh\u00e9ros. Ils se r\u00e9unissaient \u00e0 Paris en deux endroits, \npr\u00e8s des Halles, dans un cabaret appel\u00e9 Corinthe dont \nil sera question plus tard, et pr\u00e8s du Panth\u00e9on dans \nun petit caf\u00e9 de la place Saint -Michel app el\u00e9 le caf\u00e9 \nMusain , aujourd\u2019hui d\u00e9moli; le premier de ces lieux de rendez -vous \u00e9tait contigu aux ouvriers, le deuxi\u00e8me, \naux \u00e9tudiants. \nLes conciliabules habituels des Amis de l\u2019A B C se \ntenaient dans une arri\u00e8re -salle du caf\u00e9 Musain. Cette \nsalle, assez \u00e9l oign\u00e9e du caf\u00e9, auquel elle \ncommuniquait par un tr\u00e8s long couloir, avait deux \nfen\u00eatres et une issue avec un escalier d\u00e9rob\u00e9 sur la \npetite rue des Gr\u00e8s. On y fumait, on y buvait, on y \njouait, on y riait. On y causait tr\u00e8s haut de tout, et \u00e0 \nvoix basse d\u2019aut re chose. Au mur \u00e9tait clou\u00e9e, indice \nsuffisant pour \u00e9veiller le flair d\u2019un agent de police, \nune vieille carte de la France sous la R\u00e9publique. \nLa plupart des Amis de l\u2019A B C \u00e9taient des \n\u00e9tudiants, en entente cordiale avec quelques ouvriers. \nVoici les nom s des principaux. Ils appartiennent dans \nune certaine mesure \u00e0 l\u2019histoire : Enjolras, \nCombeferre, Jean Prouvaire, Feuilly, Courfeyrac, \nBahorel, Lesgle ou Laigle, Joly, Grantaire. \nCes jeunes gens faisaient entre eux une sorte de \nfamille, \u00e0 force d\u2019amiti\u00e9. Tous, Laigle except\u00e9, \u00e9taient \ndu midi. \nCe groupe \u00e9tait remarquable. Il s\u2019est \u00e9vanoui dans \nles profondeurs invisibles qui sont derri\u00e8re nous. Au \npoint de ce drame o\u00f9 nous sommes parvenus, il n\u2019est \npas inutile peut -\u00eatre de diriger un rayon de clart\u00e9 sur ces jeunes t\u00eates avant que le lecteur les voie \ns\u2019enfoncer dans l\u2019ombre d\u2019une aventure tragique. \nEnjolras, que nous avons nomm\u00e9 le premier, on \nverra plus tard pourquoi, \u00e9tait fils unique et riche. \nEnjolras \u00e9tait un jeune homme charmant, capable \nd\u2019\u00eatre terrib le. Il \u00e9tait ang\u00e9liquement beau. C\u2019\u00e9tait \nAntino\u00fcs, farouche. On e\u00fbt dit, \u00e0 voir la \nr\u00e9verb\u00e9ration pensive de son regard, qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0, \ndans quelque existence pr\u00e9c\u00e9dente, travers\u00e9 \nl\u2019apocalypse r\u00e9volutionnaire. Il en avait la tradition \ncomme un t\u00e9moin. Il savait tous les petits d\u00e9tails de \nla grande chose. Nature pontificale et guerri\u00e8re, \n\u00e9trange dans un adolescent. Il \u00e9tait officiant et \nmilitant; au point de vue imm\u00e9diat, soldat de la \nd\u00e9mocratie; au -dessus du mouvement contemporain, \npr\u00eatre de l\u2019id\u00e9al. Il a vait la prunelle profonde, la \npaupi\u00e8re un peu rouge, la l\u00e8vre inf\u00e9rieure \u00e9paisse et \nfacilement d\u00e9daigneuse, le front haut. Beaucoup de \nfront dans un visage, c\u2019est comme beaucoup de ciel \ndans un horizon. Ainsi que certains jeunes hommes \ndu commencement de c e si\u00e8cle et de la fin du si\u00e8cle \ndernier qui ont \u00e9t\u00e9 illustres de bonne heure, il avait \nune jeunesse excessive, fra\u00eeche comme chez les \njeunes filles, quoique avec des heures de p\u00e2leur. D\u00e9j\u00e0 \nhomme, il semblait encore enfant. Ses vingt -deux ans en paraissaien t dix -sept; il \u00e9tait grave, il ne semblait \npas savoir qu\u2019il y e\u00fbt sur la terre un \u00eatre appel\u00e9 la \nfemme. Il n\u2019avait qu\u2019une passion, le droit, qu\u2019une \npens\u00e9e, renverser l\u2019obstacle. Sur le mont Aventin, il \ne\u00fbt \u00e9t\u00e9 Gracchus; dans la Convention, il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 Saint -\nJust. Il voyait \u00e0 peine les roses, il ignorait le \nprintemps, il n\u2019entendait pas chanter les oiseaux; la \ngorge nue d\u2019Evadn\u00e9 ne l\u2019e\u00fbt pas plus \u00e9mu \nqu\u2019Aristogiton; pour lui, comme pour Harmodius, les \nfleurs n\u2019\u00e9taient bonnes qu\u2019\u00e0 cacher l\u2019\u00e9p\u00e9e. Il \u00e9tait \ns\u00e9v\u00e8r e dans les joies. Devant tout ce qui n\u2019\u00e9tait pas la \nR\u00e9publique, il baissait chastement les yeux. C\u2019\u00e9tait \nl\u2019amoureux de marbre de la Libert\u00e9. Sa parole \u00e9tait \n\u00e2prement inspir\u00e9e et avait un fr\u00e9missement d\u2019hymne. \nIl avait des ouvertures d\u2019ailes inattendues. Ma lheur \u00e0 \nl\u2019amourette qui se f\u00fbt risqu\u00e9e de son c\u00f4t\u00e9! Si quelque \ngrisette de la place Cambray ou de la rue Saint -Jean-\nde-Beauvais, voyant cette figure d\u2019\u00e9chapp\u00e9 de coll\u00e8ge, \ncette encolure de page, ces longs cils blonds, ces yeux \nbleus, cette chevelure tumult ueuse au vent, ces joues \nroses, ces l\u00e8vres neuves, ces dents exquises, e\u00fbt eu \napp\u00e9tit de toute cette aurore, et f\u00fbt venue essayer sa \nbeaut\u00e9 sur Enjolras, un regard surprenant et \nredoutable lui e\u00fbt montr\u00e9 brusquement l\u2019ab\u00eeme, et lui e\u00fbt appris \u00e0 ne pas conf ondre avec le ch\u00e9rubin galant \nde Beaumarchais le formidable ch\u00e9rubin d\u2019Ez\u00e9chiel. \nA c\u00f4t\u00e9 d\u2019Enjolras qui repr\u00e9sentait la logique de la \nr\u00e9volution, Combeferre en repr\u00e9sentait la \nphilosophie. Entre la logique de la r\u00e9volution et sa \nphilosophie, il y a cette d iff\u00e9rence que sa logique peut \nconclure \u00e0 la guerre, tandis que sa philosophie ne \npeut aboutir qu\u2019\u00e0 la paix. Combeferre compl\u00e9tait et \nrectifiait Enjolras. Il \u00e9tait moins haut et plus large. Il \nvoulait qu\u2019on vers\u00e2t aux esprits les principes \u00e9tendus \nd\u2019id\u00e9es g \u00e9n\u00e9rales; il disait : R\u00e9volution, mais \ncivilisation; et autour de la montagne \u00e0 pic il ouvrait \nle vaste horizon bleu. De l\u00e0, dans toutes les vues de \nCombeferre, quelque chose d\u2019accessible et de \npraticable. La r\u00e9volution avec Combeferre \u00e9tait plus \nrespirabl e qu\u2019avec Enjolras. Enjolras en exprimait le \ndroit divin, et Combeferre le droit naturel. Le \npremier se rattachait \u00e0 Robespierre; le second \nconfinait \u00e0 Condorcet. Combeferre vivait plus \nqu\u2019Enjolras de la vie de tout le monde. S\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \ndonn\u00e9 \u00e0 ces deux jeunes hommes d\u2019arriver jusqu\u2019\u00e0 \nl\u2019histoire, l\u2019un e\u00fbt \u00e9t\u00e9 le juste, l\u2019autre e\u00fbt \u00e9t\u00e9 le sage. \nEnjolras \u00e9tait plus viril, Combeferre \u00e9tait plus \nhumain. Homo et Vir, c\u2019\u00e9tait bien l\u00e0 en effet leur \nnuance. Combeferre \u00e9tait doux comme Enjolras \u00e9tait s\u00e9v\u00e8re, par b lancheur naturelle. Il aimait le mot \ncitoyen, mais il pr\u00e9f\u00e9rait le mot homme. Il e\u00fbt \nvolontiers dit : Hombre , comme les espagnols. Il lisait \ntout, allait aux th\u00e9\u00e2tres, suivait les cours publics, \napprenait d\u2019Arago la polarisation de la lumi\u00e8re, se \npassionna it pour une le\u00e7on o\u00f9 Geoffroy Saint -Hilaire \navait expliqu\u00e9 la double fonction de l\u2019art\u00e8re carotide \nexterne et de l\u2019art\u00e8re carotide interne, l\u2019une qui fait le \nvisage, l\u2019autre qui fait le cerveau; il \u00e9tait au courant, \nsuivait la science pas \u00e0 pas, confrontai t Saint -Simon \navec Fourier, d\u00e9chiffrait les hi\u00e9roglyphes, cassait les \ncailloux qu\u2019il trouvait et raisonnait g\u00e9ologie, dessinait \nde m\u00e9moire un papillon bombyx, signalait les fautes \nde fran\u00e7ais dans le Dictionnaire de l\u2019Acad\u00e9mie, \n\u00e9tudiait Puys\u00e9gur et Deleuze , n\u2019affirmait rien, pas \nm\u00eame les miracles; ne niait rien, pas m\u00eame les \nrevenants; feuilletait la collection du Moniteur , \nsongeait. Il d\u00e9clarait que l\u2019avenir est dans la main du \nma\u00eetre d\u2019\u00e9cole, et se pr\u00e9occupait des questions \nd\u2019\u00e9ducation. Il voulait que la soci\u00e9t\u00e9 travaill\u00e2t sans \nrel\u00e2che \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9vation du niveau intellectuel et moral, \nau monnayage de la science, \u00e0 la mise en circulation \ndes id\u00e9es, \u00e0 la croissance de l\u2019esprit dans la jeunesse, \net il craignait que la pauvret\u00e9 actuelle des m\u00e9thodes, \nla mis\u00e8re d u point de vue litt\u00e9raire born\u00e9 \u00e0 deux ou trois si\u00e8cles dits classiques, le dogmatisme tyrannique \ndes p\u00e9dants officiels, les pr\u00e9jug\u00e9s scolastiques et les \nroutines ne finissent par faire de nos coll\u00e8ges des \nhu\u00eetri\u00e8res artificielles. Il \u00e9tait savant, puriste , pr\u00e9cis, \npolytechnique, piocheur, et en m\u00eame temps pensif \n\u00ab jusqu\u2019\u00e0 la chim\u00e8re \u00bb, disaient ses amis. Il croyait \u00e0 \ntous ces r\u00eaves : les chemins de fer, la suppression de \nla souffrance dans les op\u00e9rations chirurgicales, la \nfixation de l\u2019image de la chambre noire, le t\u00e9l\u00e9graphe \n\u00e9lectrique, la direction des ballons. Du reste peu \neffray\u00e9 des citadelles b\u00e2ties de toutes parts contre le \ngenre humain par les superstitions, les despotismes et \nles pr\u00e9jug\u00e9s. Il \u00e9tait de ceux qui pensent que la \nscience finira par tour ner la position. Enjolras \u00e9tait \nun chef, Combeferre \u00e9tait un guide. On e\u00fbt voulu \ncombattre avec l\u2019un et marcher avec l\u2019autre. Ce n\u2019est \npas que Combeferre ne f\u00fbt capable de combattre, il \nne refusait pas de prendre corps \u00e0 corps l\u2019obstacle et \nde l\u2019attaquer d e vive force et par explosion; mais \nmettre peu \u00e0 peu, par l\u2019enseignement des axiomes et \nla promulgation des lois positives, le genre humain \nd\u2019accord avec ses destin\u00e9es, cela lui plaisait mieux; et, \nentre deux clart\u00e9s, sa pente \u00e9tait plut\u00f4t pour \nl\u2019illuminat ion que pour l\u2019embrasement. Un incendie \npeut faire une aurore sans doute, mais pourquoi ne pas attendre le lever du jour? Un volcan \u00e9claire, mais \nl\u2019aube \u00e9claire encore mieux. Combeferre pr\u00e9f\u00e9rait \npeut-\u00eatre la blancheur du beau au flamboiement du \nsublime. U ne clart\u00e9 troubl\u00e9e par de la fum\u00e9e, un \nprogr\u00e8s achet\u00e9 par de la violence, ne satisfaisaient \nqu\u2019\u00e0 demi ce tendre et s\u00e9rieux esprit. Une \npr\u00e9cipitation \u00e0 pic d\u2019un peuple dans la v\u00e9rit\u00e9, un 93, \nl\u2019effarait; cependant la stagnation lui r\u00e9pugnait plus \nencore, il y sentait la putr\u00e9faction et la mort; \u00e0 tout \nprendre, il aimait mieux l\u2019\u00e9cume que le miasme, et il \npr\u00e9f\u00e9rait au cloaque le torrent, et la chute du Niagara \nau lac de Montfaucon. En somme il ne voulait ni \nhalte, ni h\u00e2te. Tandis que ses tumultueux amis, \ncheva leresquement \u00e9pris de l\u2019absolu, adoraient et \nappelaient les splendides aventures r\u00e9volutionnaires, \nCombeferre inclinait \u00e0 laisser faire le progr\u00e8s, le bon \nprogr\u00e8s; froid peut -\u00eatre, mais pur; m\u00e9thodique, mais \nirr\u00e9prochable; flegmatique, mais imperturbable. \nCombeferre se f\u00fbt agenouill\u00e9 et e\u00fbt joint les mains \npour que l\u2019avenir arriv\u00e2t avec toute sa candeur, et \npour que rien ne troubl\u00e2t l\u2019immense \u00e9volution \nvertueuse des peuples. Il faut que le bien soit innocent , \nr\u00e9p\u00e9tait -il sans cesse. Et en effet, si la grand eur de la \nr\u00e9volution, c\u2019est de regarder fixement l\u2019\u00e9blouissant \nid\u00e9al et d\u2019y voler \u00e0 travers les foudres, avec du sang et du feu \u00e0 ses serres, la beaut\u00e9 du progr\u00e8s, c\u2019est d\u2019\u00eatre \nsans tache; et il y a entre Washington qui repr\u00e9sente \nl\u2019un et Danton qui incarn e l\u2019autre, la diff\u00e9rence qui \ns\u00e9pare l\u2019ange aux ailes de cygne de l\u2019ange aux ailes \nd\u2019aigle. \nJean Prouvaire \u00e9tait une nuance plus adoucie \nencore que Combeferre. Il s\u2019appelait Jehan, par cette \npetite fantaisie momentan\u00e9e qui se m\u00ealait au puissant \net profond mouvement d\u2019o\u00f9 est sortie l\u2019\u00e9tude si \nn\u00e9cessaire du moyen -\u00e2ge. Jean Prouvaire \u00e9tait \namoureux, cultivait un pot de fleurs, jouait de la fl\u00fbte, \nfaisait des vers, aimait le peuple, plaignait la femme, \npleurait sur l\u2019enfant, confondait dans la m\u00eame \nconfiance l\u2019 avenir et Dieu, et bl\u00e2mait la r\u00e9volution \nd\u2019avoir fait tomber une t\u00eate royale, celle d\u2019Andr\u00e9 \nCh\u00e9nier. Il avait la voix habituellement d\u00e9licate et \ntout \u00e0 coup virile. Il \u00e9tait lettr\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9rudition, et \npresque orientaliste. Il \u00e9tait bon par -dessus tout; et, \nchose toute simple pour qui sait combien la bont\u00e9 \nconfine \u00e0 la grandeur, en fait de po\u00e9sie il pr\u00e9f\u00e9rait \nl\u2019immense. Il savait l\u2019italien, le latin, le grec et \nl\u2019h\u00e9breu; et cela lui servait \u00e0 ne lire que quatre \npo\u00e8tes : Dante, Juv\u00e9nal, Eschyle et Isa\u00efe. En fran\u00e7ais, \nil pr\u00e9f\u00e9rait Corneille \u00e0 Racine et Agrippa d\u2019Aubign\u00e9 \u00e0 \nCorneille. Il fl\u00e2nait volontiers dans les champs de folle avoine et de bleuets, et s\u2019occupait des nuages \npresque autant que des \u00e9v\u00e9nements. Son esprit avait \ndeux attitudes, l\u2019une du c\u00f4t\u00e9 d e l\u2019homme, l\u2019autre du \nc\u00f4t\u00e9 de Dieu; il \u00e9tudiait, ou il contemplait. Toute la \njourn\u00e9e il approfondissait les questions sociales : le \nsalaire, le capital, le cr\u00e9dit, le mariage, la religion, la \nlibert\u00e9 de penser, la libert\u00e9 d\u2019aimer, l\u2019\u00e9ducation, la \np\u00e9nalit\u00e9, la mis\u00e8re, l\u2019association, la propri\u00e9t\u00e9, la \nproduction et la r\u00e9partition, l\u2019\u00e9nigme d\u2019en bas qui \ncouvre d\u2019ombre la fourmili\u00e8re humaine; et le soir, il \nregardait les astres, ces \u00eatres \u00e9normes. Comme \nEnjolras, il \u00e9tait riche et fils unique. Il parlait \ndouceme nt, penchait la t\u00eate, baissait les yeux, souriait \navec embarras, se mettait mal, avait l\u2019air gauche, \nrougissait de rien, \u00e9tait fort timide. Du reste, \nintr\u00e9pide. \nFeuilly \u00e9tait un ouvrier \u00e9ventailliste, orphelin de \np\u00e8re et de m\u00e8re, qui gagnait p\u00e9niblement t rois francs \npar jour, et qui n\u2019avait qu\u2019une pens\u00e9e, d\u00e9livrer le \nmonde. Il avait une autre pr\u00e9occupation encore : \ns\u2019instruire; ce qu\u2019il appelait aussi se d\u00e9livrer. Il s\u2019\u00e9tait \nenseign\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame \u00e0 lire et \u00e0 \u00e9crire; tout ce qu\u2019il \nsavait, il l\u2019avait appris se ul. Feuilly \u00e9tait un g\u00e9n\u00e9reux \nc\u0153ur. Il avait l\u2019embrassement immense. Cet orphelin \navait adopt\u00e9 les peuples. Sa m\u00e8re lui manquant, il avait m\u00e9dit\u00e9 sur la patrie. Il ne voulait pas qu\u2019il y e\u00fbt \nsur la terre un homme qui f\u00fbt sans patrie. Il couvait \nen lui -m\u00eame , avec la divination profonde de l\u2019homme \ndu peuple, ce que nous appelons aujourd\u2019hui l\u2019id\u00e9e des \nnationalit\u00e9s . Il avait appris l\u2019histoire expr\u00e8s pour \ns\u2019indigner en connaissance de cause. Dans ce jeune \nc\u00e9nacle d\u2019utopistes, surtout occup\u00e9s de la France, il \nrepr\u00e9sentait le dehors. Il avait pour sp\u00e9cialit\u00e9 la \nGr\u00e8ce, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, l\u2019Italie. Il \npronon\u00e7ait ces noms -l\u00e0 sans cesse, \u00e0 propos et hors \nde propos, avec la t\u00e9nacit\u00e9 du droit. La Turquie sur la \nCr\u00e8te et la Thessalie, la Russie sur Vars ovie, \nl\u2019Autriche sur Venise, ces viols l\u2019exasp\u00e9raient. Entre \ntoutes, la grande voie de fait de 1772 le soulevait. Le \nvrai dans l\u2019indignation, il n\u2019y a pas de plus souveraine \n\u00e9loquence; il \u00e9tait \u00e9loquent de cette \u00e9loquence -l\u00e0. Il \nne tarissait pas sur cette date inf\u00e2me, 1772, sur ce \nnoble et vaillant peuple supprim\u00e9 par trahison, sur ce \ncrime \u00e0 trois, sur ce guet -apens monstre, prototype et \npatron de toutes ces effrayantes suppressions d\u2019\u00e9tat \nqui, depuis, ont frapp\u00e9 plusieurs nobles nations, et \nleur ont, pour ainsi dire, ratur\u00e9 leur acte de naissance. \nTous les attentats sociaux contemporains d\u00e9rivent du \npartage de la Pologne. Le partage de la Pologne est \nun th\u00e9or\u00e8me dont tous les forfaits politiques actuels sont les corollaires. Pas un despote, pas un tra\u00eetre, \ndepuis tout \u00e0 l\u2019heure un si\u00e8cle, qui n\u2019ait vis\u00e9, \nhomologu\u00e9, contre -sign\u00e9 et paraph\u00e9, ne varietur , le \npartage de la Pologne. Quand on compulse le dossier \ndes trahisons modernes, celle -l\u00e0 appara\u00eet la premi\u00e8re. \nLe congr\u00e8s de Vienne a consult\u00e9 ce crime avant de \nconsommer le sien. 1772 sonne le hallali, 1815 est la \ncur\u00e9e. Tel \u00e9tait le texte habituel de Feuilly. Ce pauvre \nouvrier s\u2019\u00e9tait fait le tuteur de la justice, et elle le \nr\u00e9compensait en le faisant grand. C\u2019est qu\u2019en effet, il \ny a de l\u2019\u00e9ternit\u00e9 dans le dro it. Varsovie ne peut pas \nplus \u00eatre tartare que Venise ne peut \u00eatre tudesque. \nLes rois y perdent leur peine, et leur honneur. T\u00f4t ou \ntard, la patrie submerg\u00e9e flotte \u00e0 la surface et repara\u00eet. \nLa Gr\u00e8ce redevient la Gr\u00e8ce, l\u2019Italie redevient l\u2019Italie. \nLa prot estation du droit contre le fait persiste \u00e0 \njamais. Le vol d\u2019un peuple ne se prescrit pas. Ces \nhautes escroqueries n\u2019ont point d\u2019avenir. On ne \nd\u00e9marque pas une nation comme un mouchoir. \nCourfeyrac avait un p\u00e8re qu\u2019on nommait M. de \nCourfeyrac. Une des id\u00e9e s fausses de la bourgeoisie \nde la restauration en fait d\u2019aristocratie et de noblesse, \nc\u2019\u00e9tait de croire \u00e0 la particule. La particule, on le sait, \nn\u2019a aucune signification. Mais les bourgeois du temps \nde la Minerve estimaient si haut ce pauvre de qu\u2019on se croyait oblig\u00e9 de l\u2019abdiquer. M. de Chauvelin se \nfaisait appeler M. Chauvelin, M. de Caumartin, M. \nCaumartin, M. de Constant de Rebecque, Benjamin \nConstant, M. de Lafayette, M. Lafayette. Courfeyrac \nn\u2019avait pas voulu rester en arri\u00e8re, et s\u2019appelait \nCourfey rac tout court. \nNous pourrions presque, en ce qui concerne \nCourfeyrac, nous en tenir l\u00e0, et nous borner \u00e0 dire \nquant au reste : Courfeyrac, voyez Tholomy\u00e8s. \nCourfeyrac en effet avait cette verve de jeunesse \nqu\u2019on pourrait appeler la beaut\u00e9 du diable de l \u2019esprit. \nPlus tard, cela s\u2019\u00e9teint comme la gentillesse du petit \nchat, et toute cette gr\u00e2ce aboutit, sur deux pieds, au \nbourgeois, et sur quatre pattes, au matou. \nCe genre d\u2019esprit, les g\u00e9n\u00e9rations qui traversent les \n\u00e9coles, les lev\u00e9es successives de la j eunesse, se le \ntransmettent, et se le passent de main en main, quasi \ncursores , \u00e0 peu pr\u00e8s toujours le m\u00eame; de sorte que, \nainsi que nous venons de l\u2019indiquer, le premier venu \nqui e\u00fbt \u00e9cout\u00e9 Courfeyrac en 1828 e\u00fbt cru entendre \nTholomy\u00e8s en 1817. Seulement C ourfeyrac \u00e9tait un \nbrave gar\u00e7on. Sous les apparentes similitudes de \nl\u2019esprit ext\u00e9rieur, la diff\u00e9rence entre Tholomy\u00e8s et lui \n\u00e9tait grande. L\u2019homme latent qui existait en eux \u00e9tait \nchez le premier tout autre que chez le second. Il y avait dans Tholomy\u00e8s un procureur et dans \nCourfeyrac un paladin. \nEnjolras \u00e9tait le chef, Combeferre \u00e9tait le guide, \nCourfeyrac \u00e9tait le centre. Les autres donnaient plus \nde lumi\u00e8re, lui il donnait plus de calorique; le fait est \nqu\u2019il avait toutes les qualit\u00e9s d\u2019un centre, la ro ndeur et \nle rayonnement. \nBahorel avait figur\u00e9 dans le tumulte sanglant de \njuin 1822, \u00e0 l\u2019occasion de l\u2019enterrement du jeune \nLallemand. \nBahorel \u00e9tait un \u00eatre de bonne humeur et de \nmauvaise compagnie, brave, panier perc\u00e9, prodigue et \nrencontrant la g\u00e9n\u00e9ros it\u00e9, bavard et rencontrant \nl\u2019\u00e9loquence, hardi et rencontrant l\u2019effronterie; la \nmeilleure p\u00e2te de diable qui f\u00fbt possible; ayant des \ngilets t\u00e9m\u00e9raires et des opinions \u00e9carlates; tapageur \nen grand, c\u2019est -\u00e0-dire n\u2019aimant rien tant qu\u2019une \nquerelle, si ce n\u2019est une \u00e9meute, et rien tant qu\u2019une \n\u00e9meute, si ce n\u2019est une r\u00e9volution; toujours pr\u00eat \u00e0 \ncasser un carreau, puis \u00e0 d\u00e9paver une rue, puis \u00e0 \nd\u00e9molir un gouvernement, pour voir l\u2019effet; \u00e9tudiant \nde onzi\u00e8me ann\u00e9e. Il flairait le droit, mais il ne le \nfaisait pas. I l avait pris pour devise : avocat jamais , et \npour armoiries une table de nuit dans laquelle on \nentrevoyait un bonnet carr\u00e9. Chaque fois qu\u2019il passait devant l\u2019\u00e9cole de droit, ce qui lui arrivait rarement, il \nboutonnait sa redingote, le paletot n\u2019\u00e9tait pas encore \ninvent\u00e9, et il prenait des pr\u00e9cautions hygi\u00e9niques. Il \ndisait du portail de l\u2019\u00e9cole : quel beau vieillard! et du \ndoyen, M. Delvincourt : quel monument! Il voyait \ndans ses cours des sujets de chansons et dans ses \nprofesseurs des occasions de caricat ures. Il mangeait \n\u00e0 rien faire une assez grosse pension, quelque chose \ncomme trois mille francs. Il avait des parents paysans \nauxquels il avait su inculquer le respect de leur fils. \nIl disait d\u2019eux : Ce sont des paysans, et non des \nbourgeois; c\u2019est pou r cela qu\u2019ils ont de l\u2019intelligence. \nBahorel, homme de caprice, \u00e9tait \u00e9pars sur \nplusieurs caf\u00e9s; les autres avaient des habitudes; lui \nn\u2019en avait pas. Il fl\u00e2nait. Errer est humain, fl\u00e2ner est \nparisien. Au fond, esprit p\u00e9n\u00e9trant, et penseur plus \nqu\u2019il ne semblait. \nIl servait de lien entre les Amis de l\u2019A B C et \nd\u2019autres groupes encore informes, mais qui devaient \nse dessiner plus tard. \nIl y avait dans ce conclave de jeunes t\u00eates un \nmembre chauve. \nLe marquis d\u2019Avaray, que Louis XVIII fit duc \npour l\u2019avoir aid\u00e9 \u00e0 monter dans un cabriolet de place \nle jour o\u00f9 il \u00e9migra, racontait qu\u2019en 1814, \u00e0 son retour en France, comme le roi d\u00e9barquait \u00e0 Calais, \nun homme lui pr\u00e9senta un placet. \u2013 Que demandez -\nvous? dit le roi. \u2013 Sire, un bureau de poste. \u2013\n Comment vous appe lez-vous? \u2013 L\u2019Aigle. \nLe roi fron\u00e7a le sourcil, regarda la signature du \nplacet et vit le nom \u00e9crit ainsi : Lesgle. Cette \northographe peu bonapartiste toucha le roi et il \ncommen\u00e7a \u00e0 sourire. \u2013 Sire, reprit l\u2019homme au placet, \nj\u2019ai pour anc\u00eatre un valet de ch iens surnomm\u00e9 \nLesgueules. Ce surnom a fait mon nom. Je m\u2019appelle \nLesgueules, par contraction Lesgle et par corruption \nL\u2019Aigle. \u2013 Ceci fit que le roi acheva son sourire. Plus \ntard il donna \u00e0 l\u2019homme le bureau de poste de \nMeaux, expr\u00e8s ou par m\u00e9garde. \nLe m embre chauve du groupe \u00e9tait fils de ce \nLesgle, ou L\u00e8gle, et signait L\u00e8gle (de Meaux). Ses \ncamarades, pour abr\u00e9ger, l\u2019appelaient Bossuet. \nBossuet \u00e9tait un gar\u00e7on gai qui avait du malheur. \nSa sp\u00e9cialit\u00e9 \u00e9tait de ne r\u00e9ussir \u00e0 rien. Par contre, il \nriait de t out. A vingt -cinq ans, il \u00e9tait chauve. Son \np\u00e8re avait fini par avoir une maison et un champ; \nmais lui, le fils, il n\u2019avait rien eu de plus press\u00e9 que de \nperdre dans une fausse sp\u00e9culation ce champ et cette \nmaison. Il ne lui \u00e9tait rien rest\u00e9. Il avait de l a science \net de l\u2019esprit, mais il avortait. Tout lui manquait, tout le trompait; ce qu\u2019il \u00e9chafaudait croulait sur lui. S\u2019il \nfendait du bois, il se coupait un doigt. S\u2019il avait une \nma\u00eetresse, il d\u00e9couvrait bient\u00f4t qu\u2019il avait aussi un \nami. A tout moment qu elque mis\u00e8re lui advenait; de \nl\u00e0 sa jovialit\u00e9. Il disait : J\u2019habite sous le toit des tuiles qui \ntombent . Peu \u00e9tonn\u00e9, car pour lui l\u2019accident \u00e9tait le \npr\u00e9vu, il prenait la mauvaise chance en s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 et \nsouriait des taquineries de la destin\u00e9e comme \nquelqu\u2019u n qui entend la plaisanterie. Il \u00e9tait pauvre, \nmais son gousset de bonne humeur \u00e9tait in\u00e9puisable. \nIl arrivait vite \u00e0 son dernier sou, jamais \u00e0 son dernier \n\u00e9clat de rire. Quand l\u2019adversit\u00e9 entrait chez lui, il \nsaluait cordialement cette ancienne connaissan ce; il \ntapait sur le ventre aux catastrophes; il \u00e9tait familier \navec la Fatalit\u00e9 au point de l\u2019appeler par son petit \nnom. \u2013 Bonjour, Guignon, lui disait -il. \nCes pers\u00e9cutions du sort l\u2019avaient fait inventif. Il \n\u00e9tait plein de ressources. Il n\u2019avait point d\u2019argent, \nmais il trouvait moyen de faire, quand bon lui \nsemblait, \u00ab des d\u00e9penses effr\u00e9n\u00e9es \u00bb. Une nuit, il alla \njusqu\u2019\u00e0 manger \u00ab cent francs \u00bb dans un souper avec \nune p\u00e9ronnelle, ce qui lui inspira au milieu de l\u2019orgie \nce mot m\u00e9morable : Fille de cinq louis, tire -moi mes bottes . \nBossuet se dirigeait lentement vers la profession \nd\u2019avocat; il faisait son droit, \u00e0 la mani\u00e8re de Bahorel. Bossuet avait peu de domi cile; quelquefois pas du \ntout. Il logeait tant\u00f4t chez l\u2019un, tant\u00f4t chez l\u2019autre, le \nplus souvent chez Joly. Joly \u00e9tudiait la m\u00e9decine. Il \navait deux ans de moins que Bossuet. \nJoly \u00e9tait le malade imaginaire jeune. Ce qu\u2019il avait \ngagn\u00e9 \u00e0 la m\u00e9decine, c\u2019\u00e9ta it d\u2019\u00eatre plus malade que \nm\u00e9decin. A vingt -trois ans, il se croyait val\u00e9tudinaire \net passait sa vie \u00e0 regarder sa langue dans son miroir. \nIl affirmait que l\u2019homme s\u2019aimante comme une \naiguille, et dans sa chambre il mettait son lit la t\u00eate au \nmidi et les pi eds au nord, afin que, la nuit, la \ncirculation de son sang ne f\u00fbt pas contrari\u00e9e par le \ngrand courant magn\u00e9tique du globe. Dans les orages, \nil se t\u00e2tait le pouls. Du reste, le plus gai de tous. \nToutes ces incoh\u00e9rences, jeune, maniaque, malingre, \njoyeux, fa isaient bon m\u00e9nage ensemble, et il en \nr\u00e9sultait un \u00eatre excentrique et agr\u00e9able que ses \ncamarades, prodigues de consonnes ail\u00e9es, appelaient \nJolllly. \u2013 Tu peux t\u2019envoler sur quatre L, lui disait \nJean Prouvaire. \nJoly avait l\u2019habitude de se toucher le nez a vec le \nbout de sa canne, ce qui est l\u2019indice d\u2019un esprit \nsagace. Tous ces jeunes gens, si divers, et dont, en somme, \nil ne faut parler que s\u00e9rieusement, avaient une m\u00eame \nreligion : le Progr\u00e8s. \nTous \u00e9taient les fils directs de la r\u00e9volution \nfran\u00e7aise. Les plus l\u00e9gers devenaient solennels en \npronon\u00e7ant cette date : 89. Leurs p\u00e8res selon la chair \n\u00e9taient ou avaient \u00e9t\u00e9 feuillants, royalistes, \ndoctrinaires; peu importait; ce p\u00eale -m\u00eale ant\u00e9rieur \u00e0 \neux, qui \u00e9taient jeunes, ne les regardait point; le pur \nsang de s principes coulait dans leurs veines. Ils se \nrattachaient sans nuance interm\u00e9diaire au droit \nincorruptible et au devoir absolu. \nAffili\u00e9s et initi\u00e9s, ils \u00e9bauchaient souterrainement \nl\u2019id\u00e9al. \nParmi tous ces c\u0153urs passionn\u00e9s et tous ces \nesprits convaincus, il y avait un sceptique. Comment \nse trouvait -il l\u00e0? par juxtaposition. Ce sceptique \ns\u2019appelait Grantaire, et signait habituellement de ce \nr\u00e9bus : R. Grantaire \u00e9tait un homme qui se gardait \nbien de croire \u00e0 quelque chose. C\u2019\u00e9tait du reste un \ndes \u00e9tudiants qui avaient le plus appris pendant leurs \ncours \u00e0 Paris; il savait que le meilleur caf\u00e9 \u00e9tait au \ncaf\u00e9 Lemblin et le meilleur billard au caf\u00e9 Voltaire, \nqu\u2019on trouvait de bonnes galettes et de bonnes filles \u00e0 \nl\u2019Ermitage sur le boulevard du Maine, des poulets \u00e0 la crapaudine chez la m\u00e8re Saguet, d\u2019excellentes \nmatelotes barri\u00e8re de la Cunette, et un certain petit \nvin blanc barri\u00e8re du Combat. Pour tout, il savait les \nbons endroits; en outre la savate et le chausson, \nquelques danses, et il \u00e9tait profond b\u00e2tonnist e. Par -\ndessus le march\u00e9, grand buveur. Il \u00e9tait laid \nd\u00e9mesur\u00e9ment; la plus jolie piqueuse de bottines de \nce temps -l\u00e0, Irma Boissy, indign\u00e9e de sa laideur, avait \nrendu cette sentence : Grantaire est impossible ; mais la \nfatuit\u00e9 de Grantaire ne se d\u00e9concertai t pas. Il \nregardait tendrement et fixement toutes les femmes, \nayant l\u2019air de dire de toutes : si je voulais! et cherchant \n\u00e0 faire croire aux camarades qu\u2019il \u00e9tait g\u00e9n\u00e9ralement \ndemand\u00e9. \nTous ces mots : droits du peuple, droits de \nl\u2019homme, contrat social, r \u00e9volution fran\u00e7aise, \nr\u00e9publique, d\u00e9mocratie, humanit\u00e9, civilisation, \nreligion, progr\u00e8s, \u00e9taient, pour Grantaire, tr\u00e8s voisins \nde ne rien signifier du tout. Il en souriait. Le \nscepticisme, cette carie s\u00e8che de l\u2019intelligence, ne lui \navait pas laiss\u00e9 une id\u00e9 e enti\u00e8re dans l\u2019esprit. Il vivait \navec ironie. Ceci \u00e9tait son axiome : Il n\u2019y a qu\u2019une \ncertitude, mon verre plein. Il raillait tous les \nd\u00e9vouements dans tous les partis, aussi bien le fr\u00e8re \nque le p\u00e8re, aussi bien Robespierre jeune que Loizerolles. \u2013 Ils sont bien avanc\u00e9s d\u2019\u00eatre morts, \ns\u2019\u00e9criait -il. Il disait du crucifix : Voil\u00e0 une potence qui \na r\u00e9ussi. Coureur, joueur, libertin, souvent ivre, il \nfaisait \u00e0 ces jeunes songeurs le d\u00e9plaisir de \nchantonner sans cesse : J\u2019aimons les filles et j\u2019aimons le \nbon vin. Air : Vive Henri IV. \nDu reste ce sceptique avait un fanatisme. Ce \nfanatisme n\u2019\u00e9tait ni une id\u00e9e, ni un dogme, ni un art, \nni une science; c\u2019\u00e9tait un homme : Enjolras. \nGrantaire admirait, aimait et v\u00e9n\u00e9rait Enjolras. A qui \nse ralliait ce douteur anarc hique dans cette phalange \nd\u2019esprits absolus? Au plus absolu. De quelle fa\u00e7on \nEnjolras le subjuguait -il? Par les id\u00e9es? Non. Par le \ncaract\u00e8re. Ph\u00e9nom\u00e8ne souvent observ\u00e9. Un sceptique \nqui adh\u00e8re \u00e0 un croyant, cela est simple comme la loi \ndes couleurs compl\u00e9m entaires. Ce qui nous manque \nnous attire. Personne n\u2019aime le jour comme l\u2019aveugle. \nLa naine adore le tambour -major. Le crapaud a \ntoujours les yeux au ciel; pourquoi? pour voir voler \nl\u2019oiseau. Grantaire, en qui rampait le doute, aimait \u00e0 \nvoir dans Enjolras la foi planer. Il avait besoin \nd\u2019Enjolras. Sans qu\u2019il s\u2019en rend\u00eet clairement compte \net sans qu\u2019il songe\u00e2t \u00e0 se l\u2019expliquer \u00e0 lui -m\u00eame, cette \nnature chaste, saine, ferme, droite, dure, candide, le \ncharmait. Il admirait, d\u2019instinct, son contraire. Ses id\u00e9es molles, fl\u00e9chissantes, disloqu\u00e9es, malades, \ndifformes, se rattachaient \u00e0 Enjolras comme \u00e0 une \n\u00e9pine dorsale. Son rachis moral s\u2019appuyait \u00e0 cette \nfermet\u00e9. Grantaire, pr\u00e8s d\u2019Enjolras, redevenait \nquelqu\u2019un. Il \u00e9tait lui -m\u00eame d\u2019ailleurs compos\u00e9 de \ndeux \u00e9l\u00e9ment s en apparence incompatibles. Il \u00e9tait \nironique et cordial. Son indiff\u00e9rence aimait. Son \nesprit se passait de croyance et son c\u0153ur ne pouvait \nse passer d\u2019amiti\u00e9. Contradiction profonde; car une \naffection est une conviction. Sa nature \u00e9tait ainsi. Il y \na des hommes qui semblent n\u00e9s pour \u00eatre le verso, \nl\u2019envers, le revers. Ils sont Pollux, Patrocle, Nisus, \nEudamidas, Ephestion, Pechm\u00e9ja. Ils ne vivent qu\u2019\u00e0 \nla condition d\u2019\u00eatre adoss\u00e9s \u00e0 un autre; leur nom est \nune suite, et ne s\u2019\u00e9crit que pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de la conjonct ion \net; leur existence ne leur est pas propre; elle est l\u2019autre \nc\u00f4t\u00e9 d\u2019une destin\u00e9e qui n\u2019est pas la leur. Grantaire \n\u00e9tait un de ces hommes. Il \u00e9tait l\u2019envers d\u2019Enjolras. \nOn pourrait presque dire que les affinit\u00e9s \ncommencent aux lettres de l\u2019alphabet. Dan s la s\u00e9rie, \nO et P sont ins\u00e9parables. Vous pouvez, \u00e0 votre gr\u00e9, \nprononcer O et P, ou Oreste et Pylade. \nGrantaire, vrai satellite d\u2019Enjolras, habitait ce \ncercle de jeunes gens; il y vivait; il ne se plaisait que \nl\u00e0; il les suivait partout. Sa joie \u00e9tait de voir aller et venir ces silhouettes dans les fum\u00e9es du vin. On le \ntol\u00e9rait pour sa bonne humeur. \nEnjolras, croyant, d\u00e9daignait ce sceptique, et, \nsobre, cet ivrogne. Il lui accordait un peu de piti\u00e9 \nhautaine. Grantaire \u00e9tait un Pylade point accept\u00e9. \nToujo urs rudoy\u00e9 par Enjolras, repouss\u00e9 durement, \nrejet\u00e9 et revenant, il disait d\u2019Enjolras : Quel beau \nmarbre! \n \n \n \n \nIII, 4, 2 \n \n \n \n \n \nOraison fun\u00e8bre de Blondeau, \npar Bossuet \n \n \n \n \n \nUne certaine apr\u00e8s -midi, qui avait, comme on va le \nvoir, quelque co\u00efncidence avec les \u00e9v\u00e9nements \nracont\u00e9s plus haut, Laigle de Meaux \u00e9tait \nsensuellement adoss\u00e9 au chambranle de la porte du \ncaf\u00e9 Musain. Il avait l\u2019air d\u2019une cariatide en vacances; \nil ne por tait rien que sa r\u00eaverie. Il regardait la place \nSaint -Michel. S\u2019adosser, c\u2019est une mani\u00e8re d\u2019\u00eatre \ncouch\u00e9 debout qui n\u2019est point ha\u00efe des songeurs. Laigle de Meaux pensait, sans m\u00e9lancolie, \u00e0 une petite \nm\u00e9saventure qui lui \u00e9tait \u00e9chue l\u2019avant -veille \u00e0 l\u2019\u00e9co le \nde droit, et qui modifiait ses plans personnels \nd\u2019avenir, plans d\u2019ailleurs assez indistincts. \nLa r\u00eaverie n\u2019emp\u00eache pas un cabriolet de passer, et \nle songeur de remarquer le cabriolet. Laigle de \nMeaux, dont les yeux erraient dans une sorte de \nfl\u00e2nerie d iffuse, aper\u00e7ut, \u00e0 travers ce somnambulisme, \nun v\u00e9hicule \u00e0 deux roues cheminant dans la place, \nlequel allait au pas, et comme ind\u00e9cis. A qui en \nvoulait ce cabriolet? pourquoi allait -il au pas? Laigle y \nregarda. Il y avait dedans, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du cocher, un jeune \nhomme, et devant ce jeune homme un assez gros sac \nde nuit. Le sac montrait aux passants ce nom \u00e9crit en \ngrosses lettres noires sur une carte cousue \u00e0 l\u2019\u00e9toffe : \nMarius Pontmercy. \nCe nom fit changer d\u2019attitude \u00e0 Laigle. Il se dressa \net jeta cette apostrop he au jeune homme du \ncabriolet : \n\u2013 Monsieur Marius Pontmercy! \nLe cabriolet interpell\u00e9 s\u2019arr\u00eata. \nLe jeune homme qui, lui aussi, semblait songer \nprofond\u00e9ment, leva les yeux. \n\u2013 Hein? dit -il. \n\u2013 Vous \u00eates monsieur Marius Pontmercy? \u2013 Sans doute. \n\u2013 Je vou s cherchais, reprit Laigle de Meaux. \n\u2013 Comment cela? demanda Marius; car c\u2019\u00e9tait lui, \nen effet, qui sortait de chez son grand -p\u00e8re, et il avait \ndevant lui une figure qu\u2019il voyait pour la premi\u00e8re \nfois. Je ne vous connais pas. \n\u2013 Moi non plus, je ne vous c onnais point, r\u00e9pondit \nLaigle. \nMarius crut \u00e0 une rencontre de loustic, \u00e0 un \ncommencement de mystification en pleine rue. Il \nn\u2019\u00e9tait pas d\u2019humeur facile en ce moment -l\u00e0. Il fron\u00e7a \nle sourcil. Laigle de Meaux, imperturbable, \npoursuivit : \n\u2013 Vous n\u2019\u00e9tiez pas avant -hier \u00e0 l\u2019\u00e9cole? \n\u2013 Cela est possible. \n\u2013 Cela est certain. \n\u2013 Vous \u00eates \u00e9tudiant? demanda Marius. \n\u2013 Oui, monsieur. Comme vous. Avant -hier je suis \nentr\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9cole par hasard. Vous savez, on a \nquelquefois de ces id\u00e9es -l\u00e0. Le professeur \u00e9tait en \ntrain de faire l\u2019appel. Vous n\u2019ignorez pas qu\u2019ils sont \ntr\u00e8s ridicules dans ce moment -ci. Au troisi\u00e8me appel \nmanqu\u00e9, on vous raye l\u2019inscription. Soixante francs \ndans le gouffre. \nMarius commen\u00e7ait \u00e0 \u00e9couter. Laigle continua : \u2013 C\u2019\u00e9tait Blondeau qui faisait l\u2019ap pel. Vous \nconnaissez Blondeau, il a le nez fort pointu et fort \nmalicieux, et il flaire avec d\u00e9lices les absents. Il a \nsournoisement commenc\u00e9 par la lettre P. Je \nn\u2019\u00e9coutais pas, n\u2019\u00e9tant point compromis dans cette \nlettre -l\u00e0. L\u2019appel n\u2019allait pas mal. Aucune radiation, \nl\u2019univers \u00e9tait pr\u00e9sent. Blondeau \u00e9tait triste. Je disais \u00e0 \npart moi : Blondeau, mon amour, tu ne feras pas la \nplus petite ex\u00e9cution aujourd\u2019hui. Tout \u00e0 coup \nBlondeau appelle Marius Pontmercy . Personne ne \nr\u00e9pond. Blondeau, plein d\u2019espoir, r\u00e9p\u00e8te plus fort : \nMarius Pontmercy . Et il prend sa plume. Monsieur, j\u2019ai \ndes entrailles. Je me suis dit rapidement : Voil\u00e0 un \nbrave gar\u00e7on qu\u2019on va rayer. Attention. Ceci est un \nv\u00e9ritable vivant qui n\u2019est pas exact. Ceci n\u2019est pas un \nbon \u00e9l\u00e8ve. Ce n\u2019est point l \u00e0 un cul -de-plomb, un \n\u00e9tudiant qui \u00e9tudie, un blanc -bec p\u00e9dant, fort en \nscience, lettres, th\u00e9ologie et sapience, un de ces \nesprits b\u00eatas tir\u00e9s \u00e0 quatre \u00e9pingles; une \u00e9pingle par \nfacult\u00e9. C\u2019est un honorable paresseux qui fl\u00e2ne, qui \npratique la vill\u00e9giature, qui cultive la grisette, qui fait \nla cour aux belles, qui est peut -\u00eatre en cet instant -ci \nchez ma ma\u00eetresse. Sauvons -le. Mort \u00e0 Blondeau! En \nce moment, Blondeau a tremp\u00e9 dans l\u2019encre sa plume \nnoire de ratures, a promen\u00e9 sa prunelle fauve sur l\u2019auditoire, et a r\u00e9p\u00e9t\u00e9 pour la troisi\u00e8me fois : Marius \nPontmercy! J\u2019ai r\u00e9pondu : Pr\u00e9sent! Cela fait que vous \nn\u2019avez pas \u00e9t\u00e9 ray\u00e9. \n\u2013 Monsieur!... dit Marius. \n\u2013 Et que, moi, je l\u2019ai \u00e9t\u00e9, ajouta Laigle de Meaux. \n\u2013 Je ne vous comprends pas, fit Marius. \nLaigle reprit : \n\u2013 Rien de plus simple. J\u2019\u00e9tais pr\u00e8s de la chaire pour \nr\u00e9pondre et pr\u00e8s de la porte pour m\u2019enfuir. Le \nprofesseur me contemplait avec une certaine fixit\u00e9. \nBrusquement, Blondeau, qui doit \u00eatre le nez malin \ndont parle Boileau, saute \u00e0 la lettr e L. L, c\u2019est ma \nlettre. Je suis de Meaux, et je m\u2019appelle Lesgle. \n\u2013 L\u2019Aigle! interrompit Marius, quel beau nom! \n\u2013 Monsieur, le Blondeau arrive \u00e0 ce beau nom, et \ncrie : Laigle! Je r\u00e9ponds : pr\u00e9sent! Alors Blondeau me \nregarde avec la douceur du tigre, sou rit, et me dit : Si \nvous \u00eates Pontmercy, vous n\u2019\u00eates pas Laigle. Phrase \nqui a l\u2019air d\u00e9sobligeante pour vous, mais qui n\u2019\u00e9tait \nlugubre que pour moi. Cela dit, il me raye. \nMarius s\u2019exclama. : \n\u2013 Monsieur, je suis mortifi\u00e9... \n\u2013 Avant tout, interrompit Laigle , je demande \u00e0 \nembaumer Blondeau dans quelques phrases d\u2019\u00e9loge \nsenti. Je le suppose mort. Il n\u2019y aurait pas grand\u2019chose \u00e0 changer \u00e0 sa maigreur, \u00e0 sa p\u00e2leur, \u00e0 sa \nfroideur, \u00e0 sa roideur et \u00e0 son odeur. Et je dis : \nErudimini qui judicatis terram . Ci -g\u00eet Blo ndeau, \nBlondeau le Nez, Blondeau Nasica, le b\u0153uf de la \ndiscipline, bos disciplinae , le molosse de la consigne, \nl\u2019ange de l\u2019appel, qui fut droit, carr\u00e9, exact, rigide, \nhonn\u00eate et hideux. Dieu le raya comme il m\u2019a ray\u00e9. \nMarius reprit : \n\u2013 Je suis d\u00e9sol\u00e9... \n\u2013 Jeune homme, dit Laigle de Meaux, que ceci \nvous serve de le\u00e7on. A l\u2019avenir, soyez exact. \n\u2013 Je vous fais vraiment mille excuses. \n\u2013 Ne vous exposez plus \u00e0 faire rayer votre \nprochain. \n\u2013 Je suis d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9... \nLaigle \u00e9clata de rire. \n\u2013 Et moi, ravi. J\u2019\u00e9ta is sur la pente d\u2019\u00eatre avocat. \nCette rature me sauve. Je renonce aux triomphes du \nbarreau. Je ne d\u00e9fendrai point la veuve et je \nn\u2019attaquerai point l\u2019orphelin. Plus de toge, plus de \nstage. Voil\u00e0 ma radiation obtenue. C\u2019est \u00e0 vous que je \nla dois, monsieur Po ntmercy. J\u2019entends vous faire \nsolennellement une visite de remerc\u00eements. O\u00f9 \ndemeurez -vous? \n\u2013 Dans ce cabriolet, dit Marius. \u2013 Signe d\u2019opulence, repartit Laigle avec calme. Je \nvous f\u00e9licite. Vous avez l\u00e0 un loyer de neuf mille \nfrancs par an. \nEn ce moment Courfeyrac sortait du caf\u00e9. \nMarius sourit tristement : \n\u2013 Je suis dans ce loyer depuis deux heures et \nj\u2019aspire \u00e0 en sortir; mais, c\u2019est une histoire comme \ncela, je ne sais o\u00f9 aller. \n\u2013 Monsieur, dit Courfeyrac, venez chez moi. \n\u2013 J\u2019aurais la priorit\u00e9, ob serva Laigle, mais je n\u2019ai \npas de chez moi. \n\u2013 Tais-toi, Bossuet, reprit Courfeyrac. \n\u2013 Bossuet, fit Marius, mais il me semblait que vous \nvous appeliez Laigle. \n\u2013 De Meaux, r\u00e9pondit Laigle; par m\u00e9taphore, \nBossuet. \nCourfeyrac monta dans le cabriolet. \n\u2013 Cocher, dit -il, h\u00f4tel de la Porte -Saint -Jacques. \nEt le soir m\u00eame, Marius \u00e9tait install\u00e9 dans une \nchambre de l\u2019h\u00f4tel de la Porte -Saint -Jacques c\u00f4te \u00e0 \nc\u00f4te avec Courfeyrac. \n \n \n \n \nIII, 4, 3 \n \n \n \n \n \nLes \u00e9tonnements de Marius \n \n \n \n \n \nEn quelques jours, Marius fut l\u2019ami de Courfeyrac. \nLa jeunesse est la saison des promptes soudures et \ndes cicatrisations rapides. Marius pr\u00e8s de Courfeyrac \nrespirait librement, chose assez nouvelle pour lui. \nCourfeyrac ne lui fit pas de questions. Il n\u2019y songea \nm\u00eame pas. A cet \u00e2ge, les visages disent tout de suite \ntout. La parole est inutile. Il y a tel jeune homme \ndont on pourrait dire que sa physionomie bavarde. \nOn se regarde, on se conna\u00eet. Un matin pourtant, Courfeyrac lui jeta \nbrusquement cette interrogation : \n\u2013 A propos, ave z-vous une opinion politique? \n\u2013 Tiens! dit Marius, presque offens\u00e9 de la \nquestion. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que vous \u00eates? \n\u2013 D\u00e9mocrate -bonapartiste. \n\u2013 Nuance gris de souris rassur\u00e9e, dit Courfeyrac. \nLe lendemain, Courfeyrac introduisit Marius au \nCaf\u00e9 Musain. Puis il lui chuchota \u00e0 l\u2019oreille avec un \nsourire : Il faut que je vous donne vos entr\u00e9es dans la \nr\u00e9volution. Et il le mena dans la salle des Amis de l\u2019A \nB C. Il le pr\u00e9senta aux autres camarades en disant \u00e0 \ndemi -voix ce simple mot que Marius ne comprit pas : \nUn \u00e9l\u00e8ve. \nMarius \u00e9tait tomb\u00e9 dans un gu\u00eapier d\u2019esprits. Du \nreste, quoique silencieux et grave, il n\u2019\u00e9tait ni le moins \nail\u00e9 ni le moins arm\u00e9. \nMarius, jusque -l\u00e0 solitaire et inclinant au \nmonolog ue et \u00e0 l\u2019apart\u00e9 par habitude et par go\u00fbt, fut \nun peu effarouch\u00e9 de cette vol\u00e9e de jeunes gens \nautour de lui. Toutes ces initiatives diverses le \nsollicitaient \u00e0 la fois, et le tiraillaient. Le va -et-vient \ntumultueux de tous ces esprits en libert\u00e9 et en tra vail \nfaisait tourbillonner ses id\u00e9es. Quelquefois, dans le trouble, elles s\u2019en allaient si loin de lui qu\u2019il avait de la \npeine \u00e0 les retrouver. Il entendait parler de \nphilosophie, de litt\u00e9rature, d\u2019art, d\u2019histoire, de \nreligion, d\u2019une fa\u00e7on inattendue. Il e ntrevoyait des \naspects \u00e9tranges; et, comme il ne les mettait point en \nperspective, il n\u2019\u00e9tait pas s\u00fbr de ne pas voir le chaos. \nEn quittant les opinions de son grand -p\u00e8re pour les \nopinions de son p\u00e8re, il s\u2019\u00e9tait cru fix\u00e9; il \nsoup\u00e7onnait, maintenant, avec i nqui\u00e9tude et sans \noser se l\u2019avouer, qu\u2019il ne l\u2019\u00e9tait pas. L\u2019angle sous \nlequel il voyait toute chose commen\u00e7ait de nouveau \u00e0 \nse d\u00e9placer. Une certaine oscillation mettait en branle \ntous les horizons de son cerveau. Bizarre remue -\nm\u00e9nage int\u00e9rieur. Il en souf frait presque. \nIl semblait qu\u2019il n\u2019y e\u00fbt pas pour ces jeunes gens \nde \u00ab choses consacr\u00e9es \u00bb. Marius entendait, sur toute \nmati\u00e8re, des langages singuliers, g\u00eanants pour son \nesprit encore timide. \nUne affiche de th\u00e9\u00e2tre se pr\u00e9sentait, orn\u00e9e d\u2019un \ntitre de tra g\u00e9die du vieux r\u00e9pertoire, dit classique. \u2013 A \nbas la trag\u00e9die ch\u00e8re aux bourgeois! criait Bahorel. Et \nMarius entendait Combeferre r\u00e9pliquer : \n\u2013 Tu as tort, Bahorel. La bourgeoisie aime la \ntrag\u00e9die, et il faut laisser sur ce point la bourgeoisie \ntranquille . La trag\u00e9die \u00e0 perruque a sa raison d\u2019\u00eatre, et je ne suis pas de ceux qui, de par Eschyle, lui \ncontestent le droit d\u2019exister. Il y a des \u00e9bauches dans \nla nature; il y a, dans la cr\u00e9ation, des parodies toutes \nfaites; un bec qui n\u2019est pas un bec, des ailes qui ne \nsont pas des ailes, des nageoires qui ne sont pas des \nnageoires, des pattes qui ne sont pas des pattes, un \ncri douloureux qui donne envie de rire, voil\u00e0 le \ncanard. Or, puisque la volaille existe \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de \nl\u2019oiseau, je ne vois pas pourquoi la trag\u00e9di e classique \nn\u2019existerait point en face de la trag\u00e9die antique. \nOu bien le hasard faisait que Marius passait rue \nJean-Jacques -Rousseau entre Enjolras et Courfeyrac. \nCourfeyrac lui prenait le bras : \n\u2013 Faites attention. Ceci est la rue Pl\u00e2tri\u00e8re, \nnomm\u00e9e au jourd\u2019hui rue Jean -Jacques -Rousseau, \u00e0 \ncause d\u2019un m\u00e9nage singulier qui l\u2019habitait il y a une \nsoixantaine d\u2019ann\u00e9es. C\u2019\u00e9taient Jean -Jacques et \nTh\u00e9r\u00e8se. De temps en temps, il naissait l\u00e0 de petits \n\u00eatres. Th\u00e9r\u00e8se les enfantait, Jean -Jacques les \nenfantrouvait. \nEt Enjolras rudoyait Courfeyrac. \n\u2013 Silence devant Jean -Jacques! cet homme, je \nl\u2019admire. Il a reni\u00e9 ses enfants, soit; mais il a adopt\u00e9 le \npeuple. Aucun de ces jeunes gens n\u2019articulait ce mot : \nl\u2019empereur. Jean Prouvaire seul disait quelquefois \nNapol\u00e9on ; tous les autres disaient Bonaparte. \nEnjolras pronon\u00e7ait Buonaparte . \nMarius s\u2019\u00e9tonnait vaguement. Initium sapientiae . \n \n \n \n \nIII, 4, 4 \n \n \n \n \n \nL\u2019arri\u00e8re -salle du Caf\u00e9 Musain \n \n \n \n \n \n \nUne des conversations entre ces jeunes gens, \nauxquelles Marius assistait et dans lesquelles il \nintervenait quelquefois, fut une v\u00e9ritable secousse \npour son esprit. \nCela se passait dans l\u2019arri\u00e8re -salle du Caf\u00e9 Musain. \nA peu pr\u00e8s tous les Amis de l\u2019A B C \u00e9t aient r\u00e9unis ce \nsoir-l\u00e0. Le quinquet \u00e9tait solennellement allum\u00e9. On \nparlait de choses et d\u2019autres, sans passion et avec bruit. Except\u00e9 Enjolras et Marius, qui se taisaient, \nchacun haranguait un peu au hasard. Les causeries \nentre camarades ont parfois de c es tumultes paisibles. \nC\u2019\u00e9tait un jeu et un p\u00eale -m\u00eale autant qu\u2019une \nconversation. On se jetait des mots qu\u2019on rattrapait. \nOn causait aux quatre coins. \nAucune femme n\u2019\u00e9tait admise dans cette arri\u00e8re -\nsalle, except\u00e9 Louison, la laveuse de vaisselle du caf\u00e9, \nqui la traversait de temps en temps pour aller de la \nlaverie au \u00ab laboratoire \u00bb. \nGrantaire, parfaitement gris, assourdissait le coin \ndont il s\u2019\u00e9tait empar\u00e9, il raisonnait et d\u00e9raisonnait \u00e0 \ntue-t\u00eate, il criait : \n\u2013 J\u2019ai soif. Mortels, je fais un r\u00eave : que la tonne de \nHeidelberg ait une attaque d\u2019apoplexie et \u00eatre de la \ndouzaine de sangsues qu\u2019on lui appliquera. Je \nvoudrais boire. Je d\u00e9sire oublier la vie. La vie est une \ninvention hideuse de je ne sais qui. Cela ne dure rien \net cela ne vaut rien. On se cas se le cou \u00e0 vivre. La vie \nest un d\u00e9cor o\u00f9 il y a peu de praticables. Le bonheur \nest un vieux ch\u00e2ssis peint d\u2019un seul c\u00f4t\u00e9. \nL\u2019Eccl\u00e9siaste dit : tout est vanit\u00e9; je pense comme ce \nbonhomme qui n\u2019a peut -\u00eatre jamais exist\u00e9. Z\u00e9ro, ne \nvoulant pas aller tout nu, s\u2019est v\u00eatu de vanit\u00e9. O \nvanit\u00e9! rhabillage de tout avec de grands mots! une cuisine est un laboratoire, un danseur est un \nprofesseur, un saltimbanque est un gymnaste, un \nboxeur est un pugiliste, un apothicaire est un \nchimiste, un perruquier est un artiste, un g\u00e2cheux est \nun architecte, un jockey est un sportman, un cloporte \nest un pt\u00e9rygibranche. La vanit\u00e9 a un envers et un \nendroit; l\u2019endroit est b\u00eate, c\u2019est le n\u00e8gre avec ses \nverroteries; l\u2019envers est sot, c\u2019est le philosophe avec \nses guenilles. Je pleure s ur l\u2019un et je ris de l\u2019autre. Ce \nqu\u2019on appelle honneurs et dignit\u00e9s, et m\u00eame honneur \net dignit\u00e9, est g\u00e9n\u00e9ralement en chrysocale. Les rois \nfont joujou avec l\u2019orgueil humain. Caligula faisait \nconsul un cheval; Charles II faisait chevalier un \naloyau. Drapez -vous donc maintenant entre le consul \nIncitatus et le baronnet Roastbeef. Quant \u00e0 la valeur \nintrins\u00e8que des gens, elle n\u2019est gu\u00e8re plus respectable. \nEcoutez le pan\u00e9gyrique que le voisin fait du voisin. \nBlanc sur blanc est f\u00e9roce; si le lys parlait, comme il \narrangerait la colombe! une bigote qui jase d\u2019une \nd\u00e9vote est plus venimeuse que l\u2019aspic et le bongare \nbleu. C\u2019est dommage que je sois un ignorant, car je \nvous citerais une foule de choses; mais je ne sais rien. \nPar exemple, j\u2019ai toujours eu de l\u2019esprit; qu and j\u2019\u00e9tais \n\u00e9l\u00e8ve chez Gros, au lieu de barbouiller des \ntableautins, je passais mon temps \u00e0 chiper des pommes; rapin est le m\u00e2le de rapine. Voil\u00e0 pour moi; \nquant \u00e0 vous autres, vous me valez. Je me fiche de \nvos perfections, excellences et qualit\u00e9s. Toute q ualit\u00e9 \nverse dans un d\u00e9faut; l\u2019\u00e9conome touche \u00e0 l\u2019avare, le \ng\u00e9n\u00e9reux confine au prodigue, le brave c\u00f4toie le \nbravache; qui dit tr\u00e8s pieux dit un peu cagot; il y a \njuste autant de vices dans la vertu qu\u2019il y a de trous au \nmanteau de Diog\u00e8ne. Qui admirez -vous, le tu\u00e9 ou le \ntueur, C\u00e9sar ou Brutus? G\u00e9n\u00e9ralement on est pour le \ntueur. Vive Brutus! il a tu\u00e9. C\u2019est \u00e7a qui est la vertu. \nVertu, soit, mais folie aussi. Il y a des taches bizarres \n\u00e0 ces grands hommes -l\u00e0. Le Brutus qui tua C\u00e9sar \u00e9tait \namoureux d\u2019une stat ue de petit gar\u00e7on. Cette statue \n\u00e9tait du statuaire grec Strongylion, lequel avait aussi \nsculpt\u00e9 cette figure d\u2019amazone appel\u00e9e Belle -Jambe, \nEucnemos, que N\u00e9ron emportait avec lui dans ses \nvoyages. Ce Strongylion n\u2019a laiss\u00e9 que deux statues \nqui ont mis d\u2019a ccord Brutus et N\u00e9ron; Brutus fut \namoureux de l\u2019une et N\u00e9ron de l\u2019autre. Toute \nl\u2019histoire n\u2019est qu\u2019un long rab\u00e2chage. Un si\u00e8cle est le \nplagiaire de l\u2019autre. La bataille de Marengo copie la \nbataille de Pydna; le Tolbiac de Clovis et l\u2019Austerlitz \nde Napol\u00e9on se ressemblent comme deux gouttes de \nsang. Je fais peu de cas de la victoire. Rien n\u2019est \nstupide comme vaincre; la vraie gloire est convaincre. Mais t\u00e2chez donc de prouver quelque chose! Vous \nvous contentez de r\u00e9ussir, quelle m\u00e9diocrit\u00e9! et de \nconqu\u00e9rir, quelle mis\u00e8re! H\u00e9las, vanit\u00e9 et l\u00e2chet\u00e9 \npartout. Tout ob\u00e9it au succ\u00e8s, m\u00eame la grammaire. Si \nvolet usus , dit Horace. Donc, je d\u00e9daigne le genre \nhumain. Descendrons -nous du tout \u00e0 la partie? \nVoulez -vous que je me mette \u00e0 admirer les peuples? \nQuel peuple, s\u2019il vous pla\u00eet? Est -ce la Gr\u00e8ce? Les \nath\u00e9niens, ces parisiens de jadis, tuaient Phocion, \ncomme qui dirait Coligny, et flagornaient les tyrans \nau point qu\u2019Anac\u00e9phore disait de Pisistrate : Son \nurine attire les abeilles. L\u2019homme le plus consid\u00e9rable \nde la G r\u00e8ce pendant cinquante ans a \u00e9t\u00e9 ce \ngrammairien Philetas, lequel \u00e9tait si petit et si menu \nqu\u2019il \u00e9tait oblig\u00e9 de plomber ses souliers pour n\u2019\u00eatre \npas emport\u00e9 par le vent. Il y avait sur la grande place \nde Corinthe une statue sculpt\u00e9e par Silanion et \ncatalogu\u00e9e par Pline; cette statue repr\u00e9sentait \nEpisthate. Qu\u2019a fait Episthate? il a invent\u00e9 le croc -en-\njambe. Ceci r\u00e9sume la Gr\u00e8ce et la gloire. Passons \u00e0 \nd\u2019autres. Admirerai -je l\u2019Angleterre? Admirerai -je la \nFrance? La France? pourquoi? A cause de Paris? je \nviens de vous dire mon opinion sur Ath\u00e8nes. \nL\u2019Angleterre? pourquoi? A cause de Londres? je hais \nCarthage. Et puis, Londres, m\u00e9tropole du luxe, est le chef-lieu de la mis\u00e8re. Sur la seule paroisse de \nCharing -Cross, il y a par an cent morts de faim. Telle \nest Albion. J\u2019ajoute, pour comble, que j\u2019ai vu une \nanglaise danser avec une couronne de roses et des \nlunettes bleues. Donc un gro an pour l\u2019Angleterre! Si \nje n\u2019admire pas John Bull, j\u2019admirerai donc fr\u00e8re \nJonathan? Je go\u00fbte peu ce fr\u00e8re \u00e0 esclaves. Otez time \n is money , que reste -t-il de l\u2019Angleterre? Otez cotton is \nking, que reste -t-il de l\u2019Am\u00e9rique? L\u2019Allemagne, c\u2019est \nla lymphe; l\u2019Italie, c\u2019est la bile. Nous extasierons -nous \nsur la Russie? Voltaire l\u2019admirait. Il admirait aussi la \nChine. Je conviens que la Ru ssie a ses beaut\u00e9s, entre \nautres un fort despotisme; mais je plains les despotes. \nIls ont une sant\u00e9 d\u00e9licate. Un Alexis d\u00e9capit\u00e9, un \nPierre poignard\u00e9, un Paul \u00e9trangl\u00e9, un autre Paul \naplati \u00e0 coups de talon de botte, divers Ivans \u00e9gorg\u00e9s, \nplusieurs Nicolas et Basiles empoisonn\u00e9s, tout cela \nindique que le palais des empereurs de Russie est \ndans une condition flagrante d\u2019insalubrit\u00e9. Tous les \npeuples civilis\u00e9s offrent \u00e0 l\u2019admiration du penseur ce \nd\u00e9tail : la guerre; or la guerre, la guerre civilis\u00e9e, \n\u00e9puise e t totalise toutes les formes du banditisme, \ndepuis le brigandage des trabucaires aux gorges du \nmont Jaxa jusqu\u2019\u00e0 la maraude des Indiens \nComanches dans la Passe -Douteuse. Bah! me direz -vous, l\u2019Europe vaut pourtant mieux que l\u2019Asie? Je \nconviens que l\u2019Asie es t farce; mais je ne vois pas trop \nce que vous avez \u00e0 rire du grand lama, vous peuples \nd\u2019occident qui avez m\u00eal\u00e9 \u00e0 vos modes et \u00e0 vos \n\u00e9l\u00e9gances toutes les ordures compliqu\u00e9es de majest\u00e9, \ndepuis la chemise sale de la reine Isabelle jusqu\u2019\u00e0 la \nchaise perc\u00e9e du dauphin. Messieurs les humains, je \nvous dis bernique! C\u2019est \u00e0 Bruxelles que l\u2019on \nconsomme le plus de bi\u00e8re, \u00e0 Stockholm le plus \nd\u2019eau -de-vie, \u00e0 Madrid le plus de chocolat, \u00e0 \nAmsterdam le plus de geni\u00e8vre, \u00e0 Londres le plus de \nvin, \u00e0 Constantinople le plus de caf\u00e9, \u00e0 Paris le plus \nd\u2019absinthe; voil\u00e0 toutes les notions utiles. Paris \nl\u2019emporte, en somme. A Paris, les chiffonniers \nm\u00eames sont des sybarites; Diog\u00e8ne e\u00fbt autant aim\u00e9 \n\u00eatre chiffonnier place Maubert que philosophe au \nPir\u00e9e. Apprenez encore ceci : les cabarets des \nchiffonniers s\u2019appellent bibines; les plus c\u00e9l\u00e8bres sont \nla Casserole et l\u2019Abattoir . Donc, \u00f4 guinguettes, \ngoguettes, bouchons, caboulots, boui -bouis, \nmastroquets, bastringues, manezingues, bibines des \nchiffonniers, caravans\u00e9rails des califes, je vous atteste, \nje suis un voluptueux, je mange chez Richard \u00e0 \nquarante sous par t\u00eate, il me faut des tapis de Perse \u00e0 y rouler Cl\u00e9op\u00e2tre nue! O\u00f9 est Cl\u00e9op\u00e2tre? Ah! c\u2019est \ntoi, Louison. Bonjour. \nAinsi se r\u00e9pandait en paroles, accrochant la \nlaveuse de vai sselle au passage, dans son coin de \nl\u2019arri\u00e8re -salle Musain, Grantaire plus qu\u2019ivre. \nBossuet, \u00e9tendant la main vers lui, essayait de lui \nimposer silence, et Grantaire repartait de plus belle : \n\u2013 Aigle de Meaux, \u00e0 bas les pattes. Tu ne me fais \naucun effet avec ton geste d\u2019Hippocrate refusant le \nbric-\u00e0-brac d\u2019Artaxerce. Je te dispense de me calmer. \nD\u2019ailleurs je suis triste. Que voulez -vous que je vous \ndise? L\u2019homme est mauvais, l\u2019homme est difforme; le \npapillon est r\u00e9ussi, l\u2019homme est rat\u00e9. Dieu a manqu\u00e9 \ncet animal -l\u00e0. Une foule est un choix de laideurs. Le \npremier venu est un mis\u00e9rable. Femme rime \u00e0 \ninf\u00e2me. Oui, j\u2019ai le spleen, compliqu\u00e9 de la \nm\u00e9lancolie, avec la nostalgie, plus l\u2019hypocondrie, et je \nbisque, et je rage, et je b\u00e2ille, et je m\u2019ennuie, et je \nm\u2019assomme, et je m\u2019emb\u00eate! Que Dieu aille au diable! \n\u2013 Silence donc, R majuscule! reprit Bossuet qui \ndiscutait un point de droit avec la cantonade, et qui \n\u00e9tait engag\u00e9 plus qu\u2019\u00e0 mi -corps dans une phrase \nd\u2019argot judiciaire dont voici la fin : \n\u2013... Et quant \u00e0 moi, quoique je sois \u00e0 peine l\u00e9giste \net tout au plus procureur amateur, je soutiens ceci : qu\u2019aux termes de la coutume de Normandie, \u00e0 la \nSaint -Michel, et pour chaque ann\u00e9e, un Equivalent \ndevait \u00eatre pay\u00e9 au profit du seigneur, sauf autrui \ndroit, par tou s et un chacun, tant les propri\u00e9taires que \nles saisis d\u2019h\u00e9ritage, et ce, pour toutes emphyt\u00e9oses, \nbaux, alleux, contrats domaniaires et domaniaux, \nhypoth\u00e9caires et hypoth\u00e9caux... \n\u2013 Echos, nymphes plaintives, fredonna Grantaire. \nTout pr\u00e8s de Grantaire, su r une table presque \nsilencieuse, une feuille de papier, un encrier et une \nplume entre deux petits verres annon\u00e7aient qu\u2019un \nvaudeville s\u2019\u00e9bauchait. Cette grosse affaire se traitait \u00e0 \nvoix basse, et les deux t\u00eates en travail se touchaient : \n\u2013 Commen\u00e7ons par trouver les noms. Quand on a \nles noms, on trouve le sujet. \n\u2013 C\u2019est juste. Dicte. J\u2019\u00e9cris. \n\u2013 Monsieur Dorimon? \n\u2013 Rentier? \n\u2013 Sans doute. \n\u2013 Sa fille, C\u00e9lestine. \n\u2013... tine. Apr\u00e8s? \n\u2013 Le colonel Sainval. \n\u2013 Sainval est us\u00e9. Je dirais Valsin. \nA c\u00f4t\u00e9 des aspirants vaudevillistes, un autre \ngroupe, qui, lui aussi, profitait du brouhaha pour parler bas, discutait un duel. Un vieux, trente ans, \nconseillait un jeune, dix -huit ans, et lui expliquait \u00e0 \nquel adversaire il avait affaire : \n\u2013 Diable! m\u00e9fi ez-vous. C\u2019est une belle \u00e9p\u00e9e. Son \njeu est net. Il a de l\u2019attaque, pas de feintes perdues, du \npoignet, du p\u00e9tillement, de l\u2019\u00e9clair, la parade juste, et \ndes ripostes math\u00e9matiques, bigre! et il est gaucher. \nDans l\u2019angle oppos\u00e9 \u00e0 Grantaire, Joly et Bahorel \njouaient aux dominos et parlaient d\u2019amour. \n\u2013 Tu es heureux, toi, disait Joly. Tu as une \nma\u00eetresse qui rit toujours. \n\u2013 C\u2019est une faute qu\u2019elle fait, r\u00e9pondait Bahorel. La \nma\u00eetresse qu\u2019on a a tort de rire. \u00c7a encourage \u00e0 la \ntromper. La voir gaie, cela vous \u00f4te le remords; si on \nla voit triste, on se fait conscience. \n\u2013 Ingrat! c\u2019est si bon une femme qui rit! Et jamais \nvous ne vous querellez! \n\u2013 Cela tient au trait\u00e9 que nous avons fait. En \nfaisant notre petite sainte -alliance, nous nous \nsommes assign\u00e9 \u00e0 chac un notre fronti\u00e8re que nous ne \nd\u00e9passons jamais. Ce qui est situ\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 de bise \nappartient \u00e0 Vaud, du c\u00f4t\u00e9 de vent \u00e0 Gex. De l\u00e0 la \npaix. \n\u2013 La paix, c\u2019est le bonheur dig\u00e9rant. \u2013 Et toi, Jolllly, o\u00f9 en es -tu de ta brouillerie avec \nmamselle... tu sais qui je veux dire? \n\u2013 Elle me boude avec une patience cruelle. \n\u2013 Tu es pourtant un amoureux attendrissant de \nmaigreur. \n\u2013 H\u00e9las! \n\u2013 A ta place, je la planterais l\u00e0. \n\u2013 C\u2019est facile \u00e0 dire. \n\u2013 Et \u00e0 faire. N\u2019est -ce pas Musichetta qu\u2019elle \ns\u2019appelle? \n\u2013 Oui. Ah! mon pauvre Bahorel, c\u2019est une fille \nsuperbe, tr\u00e8s litt\u00e9raire, de petits pieds, de petites \nmains, se mettant bien, blanche, potel\u00e9e, avec des \nyeux de tireuse de cartes. J\u2019en suis fou. \n\u2013 Mon cher, alors il faut lui plaire, \u00eatre \u00e9l\u00e9gant, et \nfaire des effets de rotule. Ach\u00e8te -moi chez Staub un \nbon pantalon de cuir de laine. Cela pr\u00eate. \n\u2013 A combien? cria Grantaire. \nLe troisi\u00e8me coin \u00e9tait en proie \u00e0 une discussion \npo\u00e9tique. La mythologie pa\u00efenne se gourmait avec la \nmythologie chr\u00e9tienne. Il s\u2019agissait de l\u2019ol ympe dont \nJean Prouvaire, par romantisme m\u00eame, prenait le \nparti. Jean Prouvaire n\u2019\u00e9tait timide qu\u2019au repos. Une \nfois excit\u00e9, il \u00e9clatait, une sorte de ga\u00eet\u00e9 accentuait \nson enthousiasme, et il \u00e9tait \u00e0 la fois riant et lyrique : \u2013 N\u2019insultons pas les dieux, disait -il. Les dieux ne \ns\u2019en sont peut -\u00eatre pas all\u00e9s. Jupiter ne me fait point \nl\u2019effet d\u2019un mort. Les dieux sont des songes, dites -\nvous. Eh bien, m\u00eame dans la nature, telle qu\u2019elle est \naujourd\u2019hui, apr\u00e8s la fuite de ces songes, on retrouve \ntous les grand s vieux mythes pa\u00efens. Telle montagne \n\u00e0 profil de citadelle, comme le Vignemale, par \nexemple, est encore pour moi la coiffure de Cyb\u00e8le; il \nne m\u2019est pas prouv\u00e9 que Pan ne vienne pas la nuit \nsouffler dans le tronc creux des saules, en bouchant \ntour \u00e0 tour l es trous avec ses doigts; et j\u2019ai toujours \ncru qu\u2019Io \u00e9tait pour quelque chose dans la cascade de \nPissevache. \nDans le dernier coin, on parlait politique. On \nmalmenait la charte octroy\u00e9e. Combeferre la \nsoutenait mollement, Courfeyrac la battait en br\u00e8che \n\u00e9nergiquement. Il y avait sur la table un \nmalencontreux exemplaire de la fameuse Charte -\nTouquet. Courfeyrac l\u2019avait saisie et la secouait, \nm\u00ealant \u00e0 ses arguments le fr\u00e9missement de cette \nfeuille de papier. \n\u2013 Premi\u00e8rement, je ne veux pas de rois. Ne f\u00fbt -ce \nqu\u2019au point de vue \u00e9conomique, je n\u2019en veux pas; un \nroi est un parasite. On n\u2019a pas de roi gratis. Ecoutez \nceci : Chert\u00e9 des rois. A la mort de Fran\u00e7ois Ier, la dette publique en France \u00e9tait de trente mille livres de \nrente; \u00e0 la mort de Louis XIV, elle \u00e9t ait de deux \nmilliards six cents millions \u00e0 vingt -huit livres le marc, \nce qui \u00e9quivalait en 1760, au dire de Desmarets, \u00e0 \nquatre milliards cinq cents millions, et ce qui \n\u00e9quivaudrait aujourd\u2019hui \u00e0 douze milliards. \nDeuxi\u00e8mement, n\u2019en d\u00e9plaise \u00e0 Combeferre, u ne \ncharte octroy\u00e9e est un mauvais exp\u00e9dient de \ncivilisation. Sauver la transition, adoucir le passage, \namortir la secousse, faire passer insensiblement la \nnation de la monarchie \u00e0 la d\u00e9mocratie par la pratique \ndes fictions constitutionnelles, d\u00e9testables r aisons que \ntout cela! Non! non! n\u2019\u00e9clairons jamais le peuple \u00e0 \nfaux jour. Les principes s\u2019\u00e9tiolent et p\u00e2lissent dans \nvotre cave constitutionnelle. Pas d\u2019ab\u00e2tardissement. \nPas de compromis. Pas d\u2019octroi du roi au peuple. \nDans tous ces octrois -l\u00e0, il y a un a rticle 14. A c\u00f4t\u00e9 de \nla main qui donne, il y a la griffe qui reprend. Je \nrefuse net votre charte. Une charte est un masque; le \nmensonge est dessous. Un peuple qui accepte une \ncharte abdique. Le droit n\u2019est le droit qu\u2019entier. Non! \npas de charte! \nOn \u00e9tait en hiver; deux b\u00fbches p\u00e9tillaient dans la \nchemin\u00e9e. Cela \u00e9tait tentant, et Courfeyrac n\u2019y r\u00e9sista \npas. Il froissa dans son poing la pauvre Charte -Touquet, et la jeta au feu. Le papier flamba. \nCombeferre regarda philosophiquement br\u00fbler le \nchef-d\u2019\u0153uvre de L ouis XVIII, et se contenta de dire : \n\u2013 La charte m\u00e9tamorphos\u00e9e en flamme. \nEt les sarcasmes, les saillies, les quolibets, cette \nchose fran\u00e7aise qu\u2019on appelle l\u2019entrain, cette chose \nanglaise qu\u2019on appelle l\u2019humour, le bon et le mauvais \ngo\u00fbt, les bonnes et les mauvaises raisons, toutes les \nfolles fus\u00e9es du dialogue, montant \u00e0 la fois et se \ncroisant de tous les points de la salle, faisaient au -\ndessus des t\u00eates une sorte de bombardement joyeux. \n \n \n \n \nIII, 4, 5 \n \n \n \n \n \nElargissement de l\u2019horizon \n \n \n \n \n \n \nLes chocs des jeunes esprits entre eux ont cela \nd\u2019admirable qu\u2019on ne peut jamais pr\u00e9voir l\u2019\u00e9tincelle ni \ndeviner l\u2019\u00e9clair. Que va -t-il jaillir tout \u00e0 l\u2019heure? on \nl\u2019ignore. L\u2019\u00e9clat de rire part de l\u2019attendrissement. Au \nmoment bouffon, le s\u00e9rieux fait son ent r\u00e9e. Les \nimpulsions d\u00e9pendent du premier mot venu. La \nverve de chacun est souveraine. Un lazzi suffit pour \nouvrir le champ \u00e0 l\u2019inattendu. Ce sont des entretiens \u00e0 brusques tournants o\u00f9 la perspective change tout \u00e0 \ncoup. Le hasard est le machiniste de ces \nconversations -l\u00e0. \nUne pens\u00e9e s\u00e9v\u00e8re, bizarrement sortie d\u2019un \ncliquetis de mots, traversa tout \u00e0 coup la m\u00eal\u00e9e de \nparoles o\u00f9 ferraillaient confus\u00e9ment Grantaire, \nBahorel, Prouvaire, Bossuet, Combeferre et \nCourfeyrac. \nComment une phrase survient -elle dans l e \ndialogue? d\u2019o\u00f9 vient qu\u2019elle se souligne tout \u00e0 coup \nd\u2019elle -m\u00eame dans l\u2019attention de ceux qui l\u2019entendent? \nNous venons de le dire, nul n\u2019en sait rien. Au milieu \ndu brouhaha, Bossuet termina tout \u00e0 coup une \napostrophe quelconque \u00e0 Combeferre par cette dat e. \n\u2013 18 juin 1815 : Waterloo. \nA ce nom, Waterloo, Marius, accoud\u00e9 pr\u00e8s d\u2019un \nverre d\u2019eau sur une table, \u00f4ta son poignet de dessous \nson menton, et commen\u00e7a \u00e0 regarder fixement \nl\u2019auditoire. \n\u2013 Pardieu, s\u2019\u00e9cria Courfeyrac ( Parbleu , \u00e0 cette \n\u00e9poque, tombait en d\u00e9su\u00e9tude), ce chiffre 18 est \n\u00e9trange, et me frappe. C\u2019est le nombre fatal de \nBonaparte. Mettez Louis devant et Brumaire derri\u00e8re, \nvous avez toute la destin\u00e9e de l\u2019homme, avec cette particularit\u00e9 expressive que le commencement y est \ntalonn\u00e9 par la fin. \nEnjolras, jusque -l\u00e0 muet, rompit le silence, et \nadressa \u00e0 Courfeyrac cette parole : \n\u2013 Tu veux dire le crime par l\u2019expiation. \nCe mot, crime, d\u00e9passait la mesure de ce que \npouvait accepter Marius, d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s \u00e9mu par la brusque \n\u00e9vocation de Waterloo. \nIl se leva, il marcha lentement vers la carte de \nFrance \u00e9tal\u00e9e sur le mur et au bas de laquelle on \nvoyait une \u00eele dans un compartiment s\u00e9par\u00e9, il posa \nson doigt sur ce compartiment, et dit : \n\u2013 La Corse. Une petite \u00eele qui a fait la France bien \ngrande. \nCe fut le souffle d\u2019air glac\u00e9. Tous s\u2019interrompirent. \nOn sentit que quelque chose allait commencer. \nBahorel, ripostant \u00e0 Bossuet, \u00e9tait en train de \nprendre une pose de torse \u00e0 laquelle il tenait. Il y \nrenon\u00e7a pour \u00e9couter. \nEnjolras, dont l\u2019\u0153il bleu n\u2019\u00e9tait attach\u00e9 sur \npersonne et semblait consid\u00e9rer le vide, r\u00e9pondit sans \nregarder Marius : \n\u2013 La France n\u2019a besoin d\u2019aucune Corse pour \u00eatre \ngrande. La France est grande parce qu\u2019elle est la \nFrance. Quia nominor leo . Marius n\u2019\u00e9prouva nulle vell\u00e9it\u00e9 de reculer; il se \ntourna vers Enjolras, et sa voix \u00e9clata avec une \nvibration qui venait du tressaillement des entrailles : \n\u2013 A Dieu ne plaise que je diminue la France! mais \nce n\u2019est point la diminuer que de lui amalgamer \nNapol\u00e9on. Ah \u00e7\u00e0, parlons donc. Je suis nouveau venu \nparmi vous, mais je vous avoue que vous m\u2019\u00e9tonnez. \nO\u00f9 en sommes -nous? qui sommes -nous? qui \u00eates -\nvous? qui suis -je? Expliquons -nous sur l\u2019empereur. Je \nvous entends dire Buonaparte en accentuant l\u2019 u \ncomme des royalistes. Je vous pr\u00e9viens que mon \ngrand -p\u00e8re fait mieux encore; il dit Buonapart\u00e9. Je \nvous croyais des jeunes gens. O\u00f9 mettez -vous donc \nvotre enthousiasme? et qu\u2019est -ce que vous en faites? \nqui admirez -vous si vous n\u2019admirez pas l\u2019empereur? \net que vous faut -il de plus? Si vous ne voulez pas de \nce grand homme -l\u00e0, de quels grands hommes \nvoudrez -vous? Il avait tout. Il \u00e9tait complet. Il avait \ndans son cerveau le cube des facult\u00e9s humaines. Il \nfaisait des codes comme Justinien, il dictait comme \nC\u00e9sar, sa causerie m\u00ealait l\u2019\u00e9clair de Pascal au coup de \nfoudre de Tacite, il faisait l\u2019histoire et il l\u2019\u00e9crivait, ses \nbulletins sont des Iliades, il combinait le chiffre de \nNewton avec la m\u00e9taphore de Mahomet, il laissait \nderri\u00e8re lui dans l\u2019orient des paroles grandes comme les pyramides, \u00e0 Tilsitt il enseignai t la majest\u00e9 aux \nempereurs, \u00e0 l\u2019acad\u00e9mie des sciences il donnait la \nr\u00e9plique \u00e0 Laplace, au conseil d\u2019\u00e9tat il tenait t\u00eate \u00e0 \nMerlin, il donnait une \u00e2me \u00e0 la g\u00e9om\u00e9trie des uns et \u00e0 \nla chicane des autres, il \u00e9tait l\u00e9giste avec les \nprocureurs et sid\u00e9ral avec le s astronomes; comme \nCromwell soufflant une chandelle sur deux, il s\u2019en \nallait au Temple marchander un gland de rideau; il \nvoyait tout, il savait tout; ce qui ne l\u2019emp\u00eachait pas de \nrire d\u2019un rire bonhomme au berceau de son petit \nenfant; et tout \u00e0 coup, l\u2019Eu rope effar\u00e9e \u00e9coutait, des \narm\u00e9es se mettaient en marche, des parcs d\u2019artillerie \nroulaient, des ponts de bateaux s\u2019allongeaient sur les \nfleuves, les nu\u00e9es de la cavalerie galopaient dans \nl\u2019ouragan, cris, trompettes, tremblement de tr\u00f4nes \npartout, les front i\u00e8res des royaumes oscillaient sur la \ncarte, on entendait le bruit d\u2019un glaive surhumain qui \nsortait du fourreau, on le voyait, lui, se dresser \ndebout sur l\u2019horizon avec un flamboiement dans la \nmain et un resplendissement dans les yeux, d\u00e9ployant \ndans le t onnerre ses deux ailes, la grande ann\u00e9e et la \nvieille garde, et c\u2019\u00e9tait l\u2019archange de la guerre! \nTous se taisaient, et Enjolras baissait la t\u00eate. Le \nsilence fait toujours un peu l\u2019effet de l\u2019acquiescement \nou d\u2019une sorte de mise au pied du mur. Marius, presque sans reprendre haleine, continua avec un \nsurcro\u00eet d\u2019enthousiasme : \n\u2013 Soyons justes, mes amis! \u00eatre l\u2019empire d\u2019un tel \nempereur, quelle splendide destin\u00e9e pour un peuple, \nlorsque ce peuple est la France et qu\u2019il ajoute son \ng\u00e9nie au g\u00e9nie de cet homme! Appara\u00eetre et r\u00e9gner, \nmarcher et triompher, avoir pour \u00e9tapes toutes les \ncapitales, prendre ses grenadiers et en faire des rois, \nd\u00e9cr\u00e9ter des chutes de dynastie, transfigurer l\u2019Europe \nau pas de charge, qu\u2019on sente, quand vous menacez, \nque vous mettez la ma in sur le pommeau de l\u2019\u00e9p\u00e9e de \nDieu, suivre dans un seul homme Annibal, C\u00e9sar et \nCharlemagne, \u00eatre le peuple de quelqu\u2019un qui m\u00eale \u00e0 \ntoutes vos aubes l\u2019annonce \u00e9clatante d\u2019une bataille \ngagn\u00e9e, avoir pour r\u00e9veille -matin le canon des \nInvalides, jeter dans de s ab\u00eemes de lumi\u00e8re des mots \nprodigieux qui flamboient \u00e0 jamais, Marengo, Arcole, \nAusterlitz, I\u00e9na, Wagram! faire \u00e0 chaque instant \n\u00e9clore au z\u00e9nith des si\u00e8cles des constellations de \nvictoires, donner l\u2019empire fran\u00e7ais pour pendant \u00e0 \nl\u2019empire romain, \u00eatre l a grande nation et enfanter la \ngrande arm\u00e9e, faire envoler par toute la terre ses \nl\u00e9gions comme une montagne envoie de tous c\u00f4t\u00e9s \nses aigles, vaincre, dominer, foudroyer, \u00eatre en \nEurope une sorte de peuple dor\u00e9 \u00e0 force de gloire, sonner \u00e0 travers l\u2019histoir e une fanfare de titans, \nconqu\u00e9rir le monde deux fois, par la conqu\u00eate et par \nl\u2019\u00e9blouissement, cela est sublime; et qu\u2019y a -t-il de plus \ngrand? \n\u2013 Etre libre, dit Combeferre. \nMarius \u00e0 son tour baissa la t\u00eate. Ce mot simple et \nfroid avait travers\u00e9 comme une lame d\u2019acier son \neffusion \u00e9pique, et il la sentait s\u2019\u00e9vanouir en lui. \nLorsqu\u2019il leva les yeux, Combeferre n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. \nSatisfait probablement de sa r\u00e9plique \u00e0 l\u2019apoth\u00e9ose, il \nvenait de partir, et tous, except\u00e9 Enjolras, l\u2019avaient \nsuivi. La salle s\u2019\u00e9ta it vid\u00e9e. Enjolras, rest\u00e9 seul avec \nMarius, le regardait gravement. Marius, cependant, \nayant un peu ralli\u00e9 ses id\u00e9es, ne se tenait pas pour \nbattu; il y avait en lui un reste de bouillonnement qui \nallait sans doute se traduire en syllogismes d\u00e9ploy\u00e9s \ncontre Enjolras, quand tout \u00e0 coup on entendit \nquelqu\u2019un qui chantait dans l\u2019escalier en s\u2019en allant. \nC\u2019\u00e9tait Combeferre, et voici ce qu\u2019il chantait : \n \nSi C\u00e9sar m\u2019avait donn\u00e9 \n La gloire et la guerre, \nEt qu\u2019il me fall\u00fbt quitter \n L\u2019amour de ma m\u00e8re \nJe dira is au grand C\u00e9sar : \nReprends ton sceptre et ton char, J\u2019aime mieux ma m\u00e8re, \u00f4 gu\u00e9! \n J\u2019aime mieux ma m\u00e8re. \n \nL\u2019accent tendre et farouche dont Combeferre le \nchantait, donnait \u00e0 ce couplet une sorte de grandeur \n\u00e9trange. Marius, pensif et l\u2019\u0153il au plafond , r\u00e9p\u00e9ta \npresque machinalement : Ma m\u00e8re?... \nEn ce moment, il sentit sur son \u00e9paule la main \nd\u2019Enjolras. \n\u2013 Citoyen, lui dit Enjolras, ma m\u00e8re, c\u2019est la \nr\u00e9publique. \n \n \n \n \nIII, 4, 6 \n \n \n \n \n \nRes angusta \n \n \n \n \n \n \nCette soir\u00e9e laissa \u00e0 Marius un \u00e9branlement \nprofond, et une obscurit\u00e9 triste dans l\u2019\u00e2me. Il \n\u00e9prouva ce qu\u2019\u00e9prouve peut -\u00eatre la terre au moment \no\u00f9 on l\u2019ouvre avec le fer pour y d\u00e9poser le grain de \nbl\u00e9; elle ne sent que la blessure; le tressaillement du \ngerm e et la joie du fruit n\u2019arrivent que plus tard. \nMarius fut sombre. Il venait \u00e0 peine de se faire une \nfoi; fallait -il donc d\u00e9j\u00e0 la rejeter? Il s\u2019affirma \u00e0 lui -m\u00eame que non. Il se d\u00e9clara qu\u2019il ne voulait pas \ndouter, et il commen\u00e7a \u00e0 douter malgr\u00e9 lui. Etre \nentre deux religions, l\u2019une dont on n\u2019est pas encore \nsorti, l\u2019autre o\u00f9 l\u2019on n\u2019est pas encore entr\u00e9, cela est \ninsupportable; et ces cr\u00e9puscules ne plaisent qu\u2019aux \n\u00e2mes chauves -souris. Marius \u00e9tait une prunelle \nfranche, et il lui fallait de la vraie lumi\u00e8re . Les demi -\njours du doute lui faisaient mal. Quel que f\u00fbt son \nd\u00e9sir de rester o\u00f9 il \u00e9tait et de s\u2019en tenir l\u00e0, il \u00e9tait \ninvinciblement contraint de continuer, d\u2019avancer, \nd\u2019examiner, de penser, de marcher plus loin. O\u00f9 cela \nallait-il le conduire? il craigna it, apr\u00e8s avoir fait tant \nde pas qui l\u2019avaient rapproch\u00e9 de son p\u00e8re, de faire \nmaintenant des pas qui l\u2019en \u00e9loigneraient. Son malaise \ncroissait de toutes les r\u00e9flexions qui lui venaient. \nL\u2019escarpement se dessinait autour de lui. Il n\u2019\u00e9tait \nd\u2019accord ni avec son grand -p\u00e8re, ni avec ses amis; \nt\u00e9m\u00e9raire pour l\u2019un, arri\u00e9r\u00e9 pour les autres; et il se \nreconnut doublement isol\u00e9, du c\u00f4t\u00e9 de la vieillesse, et \ndu c\u00f4t\u00e9 de la jeunesse. Il cessa d\u2019aller au caf\u00e9 Musain. \nDans ce trouble o\u00f9 \u00e9tait sa conscience, il ne \nsongea it plus gu\u00e8re \u00e0 de certains c\u00f4t\u00e9s s\u00e9rieux de \nl\u2019existence. Les r\u00e9alit\u00e9s de la vie ne se laissent pas \noublier. Elles vinrent brusquement lui donner leur \ncoup de coude. Un matin, le ma\u00eetre de l\u2019h\u00f4tel entra dans la \nchambre de Marius et lui dit : \n\u2013 Monsieur C ourfeyrac a r\u00e9pondu pour vous. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Mais il me faudrait de l\u2019argent. \n\u2013 Priez Courfeyrac de venir me parler, dit Marius. \nCourfeyrac venu, l\u2019h\u00f4te les quitta. Marius lui conta \nce qu\u2019il n\u2019avait pas song\u00e9 \u00e0 lui dire encore, qu\u2019il \u00e9tait \ncomme seul au monde et n\u2019ayant pas de parents. \n\u2013 Qu\u2019allez -vous devenir? dit Courfeyrac. \n\u2013 Je n\u2019en sais rien, r\u00e9pondit Marius. \n\u2013 Qu\u2019allez -vous faire? \n\u2013 Je n\u2019en sais rien. \n\u2013 Avez -vous de l\u2019argent? \n\u2013 Quinze francs. \n\u2013 Voulez -vous que je vous en pr\u00eate? \n\u2013 Jamais. \n\u2013 Avez -vous des habits? \n\u2013 Voil\u00e0. \n\u2013 Avez -vous des bijoux? \n\u2013 Une montre. \n\u2013 D\u2019argent? \n\u2013 D\u2019or. La voici. \n\u2013 Je sais un marchand d\u2019hab its qui vous prendra \nvotre redingote et un pantalon. \u2013 C\u2019est bien. \n\u2013 Vous n\u2019aurez plus qu\u2019un pantalon, un gilet, un \nchapeau et un habit. \n\u2013 Et mes bottes. \n\u2013 Quoi! vous n\u2019irez pas pieds nus? quelle \nopulence! \n\u2013 Ce sera assez. \n\u2013 Je sais un horloger qui v ous ach\u00e8tera votre \nmontre. \n\u2013 C\u2019est bon. \n\u2013 Non, ce n\u2019est pas bon. Que ferez -vous apr\u00e8s ? \n\u2013 Tout ce qu\u2019il faudra. Tout l\u2019honn\u00eate du moins. \n\u2013 Savez -vous l\u2019anglais? \n\u2013 Non. \n\u2013 Savez -vous l\u2019allemand? \n\u2013 Non. \n\u2013 Tant pis. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 C\u2019est qu\u2019un de mes amis, libraire, fait une fa\u00e7on \nd\u2019encyclop\u00e9die pour laquelle vous auriez pu traduire \ndes articles allemands ou anglais. C\u2019est mal pay\u00e9, mais \non vit. \n\u2013 J\u2019apprendrai l\u2019anglais et l\u2019allemand. \n\u2013 Et en attendant? \u2013 En attendant je mangera i mes habits et ma \nmontre. \nOn fit venir le marchand d\u2019habits. Il acheta la \nd\u00e9froque vingt francs. On alla chez l\u2019horloger. Il \nacheta la montre quarante -cinq francs. \n\u2013 Ce n\u2019est pas mal, disait Marius \u00e0 Courfeyrac en \nrentrant \u00e0 l\u2019h\u00f4tel, avec mes quinze fra ncs, cela fait \nquatre -vingts francs. \n\u2013 Et la note de l\u2019h\u00f4tel? observa Courfeyrac. \n\u2013 Tiens, j\u2019oubliais, dit Marius. \nL\u2019h\u00f4te pr\u00e9senta sa note qu\u2019il fallait payer sur le \nchamp. Elle se montait \u00e0 soixante -dix francs. \n\u2013 Il me reste dix francs, dit Marius. \n\u2013 Diable, fit Courfeyrac, vous mangerez cinq \nfrancs pendant que vous apprendrez l\u2019anglais, et cinq \nfrancs pendant que vous apprendrez l\u2019allemand. Ce \nsera avaler une langue bien vite ou une pi\u00e8ce de cent \nsous bien lentement. \nCependant la tante Gillenormand, assez bonne \npersonne au fond dans les occasions tristes, avait fini \npar d\u00e9terrer le logis de Marius. Un matin, comme \nMarius revenait de l\u2019\u00e9cole, il trouva une lettre de sa \ntante et les soixante pistoles , c\u2019est -\u00e0-dire six cents francs \nen or dans une bo\u00eete cachet\u00e9e. Marius renvoya les trente louis \u00e0 sa tante avec une \nlettre respectueuse o\u00f9 il d\u00e9clarait avoir des moyens \nd\u2019existence et pouvoir suffire d\u00e9sormais \u00e0 tous ses \nbesoins. En ce moment -l\u00e0 il lui restait trois francs. \nLa tante n\u2019informa point le grand -p\u00e8re de ce refus \nde peur d\u2019achever de l\u2019exasp\u00e9rer. D\u2019ailleurs n\u2019avait -il \npas dit : Qu\u2019on ne me parle jamais de ce buveur de \nsang! \nMarius sortit de l\u2019h\u00f4tel de la porte Saint -Jacques, \nne voulant pas s\u2019y endetter. \n \n \n \n \nLIVRE CINQUI\u00c8ME \n \n \nEXCELLENCE \nDU MALHEUR \n \n \n \n \nIII, 5, 1 \n \n \n \n \n \nMarius indigent \n \n \n \n \n \n \nLa vie devint s\u00e9v\u00e8re pour Marius. Manger ses \nhabits et sa montre, ce n\u2019\u00e9tait rien. Il mangea de cette \nchose inexprimable qu\u2019on appelle de la vache enrag\u00e9e . \nChose horrible, qui contient les jours sans pain, les \nnuits sans sommeil, les soirs sans chandelle, l\u2019\u00e2tre \nsans feu, les semaines sans travail, l\u2019avenir sans \nesp\u00e9rance, l\u2019habit perc\u00e9 au coude, le vieux chapeau \nqui fait rire les jeunes filles, la porte qu \u2019on trouve ferm\u00e9e le soir parce qu\u2019on ne paye pas son loyer, \nl\u2019insolence du portier et du gargotier, les ricanements \ndes voisins, les humiliations, la dignit\u00e9 refoul\u00e9e, les \nbesognes quelconques accept\u00e9es, les d\u00e9go\u00fbts, \nl\u2019amertume, l\u2019accablement. Marius appr it comment \non d\u00e9vore tout cela, et comment ce sont souvent les \nseules choses qu\u2019on ait \u00e0 d\u00e9vorer. A ce moment de \nl\u2019existence o\u00f9 l\u2019homme a besoin d\u2019orgueil parce qu\u2019il \na besoin d\u2019amour, il se sentit moqu\u00e9 parce qu\u2019il \u00e9tait \nmal v\u00eatu, et ridicule parce qu\u2019il \u00e9tait pauvre. A l\u2019\u00e2ge \no\u00f9 la jeunesse vous gonfle le c\u0153ur d\u2019une fiert\u00e9 \nimp\u00e9riale, il abaissa plus d\u2019une fois ses yeux sur ses \nbottes trou\u00e9es et il connut les hontes injustes et les \nrougeurs poignantes de la mis\u00e8re. Admirable et \nterrible \u00e9preuve dont les fa ibles sortent inf\u00e2mes, dont \nles forts sortent sublimes. Creuset o\u00f9 la destin\u00e9e jette \nun homme, toutes les fois qu\u2019elle veut avoir un \ngredin ou un demi -dieu. \nCar il se fait beaucoup de grandes actions dans les \npetites luttes. Il y a des bravoures opini\u00e2tre s et \nignor\u00e9es qui se d\u00e9fendent pied \u00e0 pied dans l\u2019ombre \ncontre l\u2019envahissement fatal des n\u00e9cessit\u00e9s et des \nturpitudes. Nobles et myst\u00e9rieux triomphes qu\u2019aucun \nregard ne voit, qu\u2019aucune renomm\u00e9e ne paye, \nqu\u2019aucune fanfare ne salue. La vie, le malheur, l\u2019isolement, l\u2019abandon, la pauvret\u00e9, sont des champs \nde bataille qui ont leurs h\u00e9ros; h\u00e9ros obscurs plus \ngrands parfois que les h\u00e9ros illustres. \nDe fermes et rares natures sont ainsi cr\u00e9\u00e9es; la \nmis\u00e8re, presque toujours mar\u00e2tre, est quelquefois \nm\u00e8re; le d\u00e9n\u00fbment enfante la puissance d\u2019\u00e2me et \nd\u2019esprit; la d\u00e9tresse est nourrice de la fiert\u00e9; le \nmalheur est un bon lait pour les magnanimes. \nIl y eut un moment dans la vie de Marius o\u00f9 il \nbalayait son palier, o\u00f9 il achetait un sou de fromage \nde Brie chez la fruiti\u00e8re, o\u00f9 il attendait que la brune \ntomb\u00e2t pour s\u2019introduire chez le boulanger, et y \nacheter un pain qu\u2019il emportait furtivement dans son \ngrenier, comme s\u2019il l\u2019e\u00fbt vol\u00e9. Quelquefois on voyait \nse glisser dans la boucherie du coin, au milieu des \ncuisini\u00e8res goguenardes qui le coudoyaient, un jeune \nhomme gauche portant des livres sous son bras, qui \navait l\u2019air timide et furieux, qui en entrant \u00f4tait so n \nchapeau de son front o\u00f9 perlait la sueur, faisait un \nprofond salut \u00e0 la bouch\u00e8re \u00e9tonn\u00e9e, un autre salut \nau gar\u00e7on boucher, demandait une c\u00f4telette de \nmouton, la payait six ou sept sous, l\u2019enveloppait de \npapier, la mettait sous son bras entre deux livres , et \ns\u2019en allait. C\u2019\u00e9tait Marius. Avec cette c\u00f4telette, qu\u2019il \nfaisait cuire lui -m\u00eame, il vivait trois jours. Le premier jour il mangeait la viande, le second \njour il mangeait la graisse, le troisi\u00e8me jour il rongeait \nl\u2019os. \nA plusieurs reprises la tante G illenormand fit des \ntentatives, et lui adressa les soixante pistoles. Marius \nles renvoya constamment, en disant qu\u2019il n\u2019avait \nbesoin de rien. \nIl \u00e9tait encore en deuil de son p\u00e8re quand la \nr\u00e9volution que nous avons racont\u00e9e s\u2019\u00e9tait faite en \nlui. Depuis lor s, il n\u2019avait plus quitt\u00e9 les v\u00eatements \nnoirs. Cependant ses v\u00eatements le quitt\u00e8rent. Un jour \nvint o\u00f9 il n\u2019eut plus d\u2019habit. Le pantalon allait encore. \nQue faire? Courfeyrac, auquel il avait de son c\u00f4t\u00e9 \nrendu quelques bons offices, lui donna un vieil habit . \nPour trente sous, Marius le fit retourner par un \nportier quelconque, et ce fut un habit neuf. Mais cet \nhabit \u00e9tait vert. Alors Marius ne sortit plus qu\u2019apr\u00e8s la \nchute du jour. Cela faisait que son habit \u00e9tait noir. \nVoulant toujours \u00eatre en deuil, il se v \u00eatissait de la \nnuit. \nA travers tout cela, il se fit recevoir avocat. Il \u00e9tait \ncens\u00e9 habiter la chambre de Courfeyrac, qui \u00e9tait \nd\u00e9cente et o\u00f9 un certain nombre de bouquins de \ndroit soutenus et compl\u00e9t\u00e9s par des volumes de \nromans d\u00e9pareill\u00e9s figuraient la biblioth\u00e8que voulue par les r\u00e8glements. Il se faisait adresser ses lettres \nchez Courfeyrac. \nQuand Marius fut avocat, il en informa son grand -\np\u00e8re par une lettre froide, mais pleine de soumission \net de respect. M. Gillenormand prit la lettre, avec un \ntremb lement, la lut et la jeta, d\u00e9chir\u00e9e en quatre, au \npanier. Deux ou trois jours apr\u00e8s, mademoiselle \nGillenormand entendit son p\u00e8re qui \u00e9tait seul dans sa \nchambre et qui parlait tout haut. Cela lui arrivait \nchaque fois qu\u2019il \u00e9tait tr\u00e8s agit\u00e9. Elle pr\u00eata l\u2019ore ille; le \nvieillard disait : \u2013 Si tu n\u2019\u00e9tais pas un imb\u00e9cile, tu \nsaurais qu\u2019on ne peut pas \u00eatre \u00e0 la fois baron et \navocat. \n \n \n \n \nIII, 5, 2 \n \n \n \n \n \nMarius pauvre \n \n \n \n \n \n \nIl en est de la mis\u00e8re comme de tout. Elle arrive \u00e0 \ndevenir possible. Elle finit par prendre une forme et \nse composer. On v\u00e9g\u00e8te, c\u2019est -\u00e0-dire on se d\u00e9veloppe \nd\u2019une certaine fa\u00e7on ch\u00e9tive, mais suffisante \u00e0 la vie. \nVoici de quelle mani\u00e8re l\u2019existence de Ma rius \nPontmercy s\u2019\u00e9tait arrang\u00e9e : \nIl \u00e9tait sorti du plus \u00e9troit; le d\u00e9fil\u00e9 s\u2019\u00e9largissait un \npeu devant lui. A force de labeur, de courage, de pers\u00e9v\u00e9rance et de volont\u00e9, il \u00e9tait parvenu \u00e0 tirer de \nson travail environ sept cents francs par an. Il avait \nappris l\u2019allemand et l\u2019anglais; gr\u00e2ce \u00e0 Courfeyrac qui \nl\u2019avait mis en rapport avec son ami le libraire, Marius \nremplissait dans la litt\u00e9rature -librairie le modeste r\u00f4le \nd\u2019utilit\u00e9 . Il faisait des prospectus, traduisait des \njournaux, annotait des \u00e9ditions, com pilait des \nbiographies, etc., produit net, bon an mal an, sept \ncents francs. Il en vivait. Comment? Pas mal ! Nous \nl\u2019allons dire. \nMarius occupait dans la masure Gorbeau, \nmoyennant le prix annuel de trente francs, un taudis \nsans chemin\u00e9e qualifi\u00e9 cabinet o\u00f9 il n\u2019y avait, en fait \nde meubles, que l\u2019indispensable. Ces meubles \u00e9taient \n\u00e0 lui. Il donnait trois francs par mois \u00e0 la vieille \nprincipale locataire pour qu\u2019elle v \u00eent balayer le taudis \net lui apporter chaque matin un peu d\u2019eau chaude, un \n\u0153uf frais et un pain d\u2019un sou. De ce pain et de cet \n\u0153uf, il d\u00e9jeunait. Son d\u00e9jeuner variait de deux \u00e0 \nquatre sous selon que les \u0153ufs \u00e9taient chers ou bon \nmarch\u00e9. A six heures du soir, il descendait rue Saint -\nJacques, d\u00eener chez Rousseau, vis -\u00e0-vis Basset, le \nmarchand d\u2019e stampes du coin de la rue des \nMathurins. Il ne mangeait pas de soupe. Il prenait un \nplat de viande de six sous, un demi -plat de l\u00e9gumes de trois sous, et un dessert de trois sous. Pour trois \nsous, du pain \u00e0 discr\u00e9tion. Quant au vin, il buvait de \nl\u2019eau. En payant au comptoir, o\u00f9 si\u00e9geait \nmajestueusement madame Rousseau, \u00e0 cette \u00e9poque \ntoujours grasse et encore fra\u00eeche, il donnait un sou au \ngar\u00e7on et madame Rousseau lui donnait un sourire. \nPuis il s\u2019en allait. Pour seize sous, il avait eu un \nsourire et un d\u00een er. \nCe restaurant Rousseau, o\u00f9 l\u2019on vidait si peu de \nbouteilles et tant de carafes, \u00e9tait un calmant plus \nencore qu\u2019un restaurant. Il n\u2019existe plus aujourd\u2019hui. \nLe ma\u00eetre avait un beau surnom; on l\u2019appelait \nRousseau l\u2019aquatique . \nAinsi, d\u00e9jeuner quatre so us, d\u00eener seize sous; sa \nnourriture lui co\u00fbtait vingt sous par jour; ce qui \nfaisait trois cent soixante -cinq francs par an. Ajoutez \nles trente francs de loyer et les trente -six francs \u00e0 la \nvieille, plus quelques menus frais; pour quatre cent \ncinquante fran cs, Marius \u00e9tait nourri, log\u00e9 et servi. \nSon habillement lui co\u00fbtait cent francs, son linge \ncinquante francs, son blanchissage cinquante francs. \nLe tout ne d\u00e9passait pas six cent cinquante francs. Il \nlui restait cinquante francs. Il \u00e9tait riche. Il pr\u00eatait \ndans l\u2019occasion dix francs \u00e0 un ami; Courfeyrac avait \npu lui emprunter une fois soixante francs. Quant au chauffage, n\u2019ayant pas de chemin\u00e9e, Marius l\u2019avait \n\u00ab simplifi\u00e9 \u00bb. \nMarius avait toujours deux habillements complets; \nl\u2019un vieux, \u00ab pour tous les jour s \u00bb, l\u2019autre tout neuf, \npour les occasions. Les deux \u00e9taient noirs. Il n\u2019avait \nque trois chemises, l\u2019une sur lui, l\u2019autre dans sa \ncommode, la troisi\u00e8me chez la blanchisseuse. Il les \nrenouvelait \u00e0 mesure qu\u2019elles s\u2019usaient. Elles \u00e9taient \nhabituellement d\u00e9ch ir\u00e9es, ce qui lui faisait boutonner \nson habit jusqu\u2019au menton. \nPour que Marius en v\u00eent \u00e0 cette situation \nflorissante, il avait fallu des ann\u00e9es. Ann\u00e9es rudes; \ndifficiles, les unes \u00e0 traverser, les autres \u00e0 gravir. \nMarius n\u2019avait point failli un seul jour. Il avait tout \nsubi, en fait de d\u00e9n\u00fbment; il avait tout fait, except\u00e9 \ndes dettes. Il se rendait ce t\u00e9moignage que jamais il \nn\u2019avait d\u00fb un sou \u00e0 personne. Pour lui une dette, \nc\u2019\u00e9tait le commencement de l\u2019esclavage. Il se disait \nm\u00eame qu\u2019un cr\u00e9ancier est pire qu\u2019un ma\u00eetre; car un \nma\u00eetre ne poss\u00e8de que votre personne, un cr\u00e9ancier \nposs\u00e8de votre dignit\u00e9 et peut la souffleter. Plut\u00f4t que \nd\u2019emprunter il ne mangeait pas. Il avait eu beaucoup \nde jours de je\u00fbne. Sentant que toutes les extr\u00e9mit\u00e9s se \ntouchent et que, s i l\u2019on n\u2019y prend garde, l\u2019abaissement \nde fortune peut mener \u00e0 la bassesse d\u2019\u00e2me, il veillait jalousement sur sa fiert\u00e9. Telle formule ou telle \nd\u00e9marche qui, dans toute autre situation, lui e\u00fbt paru \nd\u00e9f\u00e9rence, lui semblait platitude, et il se redressait. Il \nne hasardait rien, ne voulant pas reculer. Il avait sur \nle visage une sorte de rougeur s\u00e9v\u00e8re. Il \u00e9tait timide \njusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e2pret\u00e9. \nDans toutes ses \u00e9preuves il se sentait encourag\u00e9 et \nquelquefois m\u00eame port\u00e9 par une force secr\u00e8te qu\u2019il \navait en lui. L\u2019\u00e2me ai de le corps, et \u00e0 de certains \nmoments le soul\u00e8ve. C\u2019est le seul oiseau qui \nsoutienne sa cage. \nA c\u00f4t\u00e9 du nom de son p\u00e8re, un autre nom \u00e9tait \ngrav\u00e9 dans le c\u0153ur de Marius, le nom de Th\u00e9nardier. \nMarius, dans sa nature enthousiaste et grave, \nenvironnait d\u2019une sorte d\u2019aur\u00e9ole l\u2019homme auquel, \ndans sa pens\u00e9e, il devait la vie de son p\u00e8re, cet \nintr\u00e9pide sergent qui avait sauv\u00e9 le colonel au milieu \ndes boulets et des balles de Waterloo. Il ne s\u00e9parait \njamais le souvenir de cet homme du souvenir de son \np\u00e8re, et il l es associait dans sa v\u00e9n\u00e9ration. C\u2019\u00e9tait une \nsorte de culte \u00e0 deux degr\u00e9s, le grand autel pour le \ncolonel, le petit pour Th\u00e9nardier. Ce qui redoublait \nl\u2019attendrissement de sa reconnaissance, c\u2019est l\u2019id\u00e9e de \nl\u2019infortune o\u00f9 il savait Th\u00e9nardier tomb\u00e9 et engl outi. \nMarius avait appris \u00e0 Montfermeil la ruine et la faillite du malheureux aubergiste. Depuis il avait fait des \nefforts inou\u00efs pour saisir sa trace et t\u00e2cher d\u2019arriver \u00e0 \nlui dans ce t\u00e9n\u00e9breux ab\u00eeme de la mis\u00e8re o\u00f9 \nTh\u00e9nardier avait disparu. Marius avait battu tout le \npays; il \u00e9tait all\u00e9 \u00e0 Chelles, \u00e0 Bondy, \u00e0 Gournay, \u00e0 \nNogent, \u00e0 Lagny. Pendant trois ann\u00e9es il s\u2019y \u00e9tait \nacharn\u00e9, d\u00e9pensant \u00e0 ces explorations le peu d\u2019argent \nqu\u2019il \u00e9pargnait. Personne n\u2019avait pu lui donner de \nnouvelles de Th\u00e9nardier; on le cr oyait pass\u00e9 en pays \n\u00e9tranger. Ses cr\u00e9anciers l\u2019avaient cherch\u00e9 aussi, avec \nmoins d\u2019amour que Marius, mais avec autant \nd\u2019acharnement, et n\u2019avaient pu mettre la main sur lui. \nMarius s\u2019accusait et s\u2019en voulait presque de ne pas \nr\u00e9ussir dans ses recherches. C\u2019 \u00e9tait la seule dette que \nlui e\u00fbt laiss\u00e9e le colonel et Marius tenait \u00e0 honneur \nde la payer. \u2013 Comment! pensait -il, quand mon p\u00e8re \ngisait mourant sur le champ de bataille, Th\u00e9nardier, \nlui, a bien su le trouver \u00e0 travers la fum\u00e9e et la \nmitraille et l\u2019emport er sur ses \u00e9paules, et il ne lui \ndevait rien cependant, et moi qui dois tant \u00e0 \nTh\u00e9nardier, je ne saurais pas le rejoindre dans cette \nombre o\u00f9 il agonise et le rapporter \u00e0 mon tour de la \nmort \u00e0 la vie! Oh! je le retrouverai! \u2013 Pour retrouver \nTh\u00e9nardier en e ffet, Marius e\u00fbt donn\u00e9 un de ses bras, \net pour le tirer de la mis\u00e8re, tout son sang. Revoir Th\u00e9nardier, rendre un service quelconque \u00e0 \nTh\u00e9nardier, lui dire : Vous ne me connaissez pas, eh \nbien, moi, je vous connais! Je suis l\u00e0. Disposez de \nmoi! C\u2019\u00e9tait le plus doux et le plus magnifique r\u00eave de \nMarius. \n \n \n \n \nIII, 5, 3 \n \n \n \n \n \nMarius grandi \n \n \n \n \n \nA cette \u00e9poque, Marius avait vingt ans. I1 y avait \ntrois ans qu\u2019il avait quitt\u00e9 son grand -p\u00e8re. On \u00e9tait \nrest\u00e9 dans les m\u00eames termes de part et d\u2019autre, sans \ntenter de rapprochement et sans chercher \u00e0 se revoir. \nD\u2019ailleurs, se revoir, \u00e0 quoi bon? pour se h eurter. \nLequel e\u00fbt eu raison de l\u2019autre? Marius \u00e9tait le vase \nd\u2019airain, mais le p\u00e8re Gillenormand \u00e9tait le pot de fer. \nDisons -le, Marius s\u2019\u00e9tait m\u00e9pris sur le c\u0153ur de son \ngrand -p\u00e8re. Il s\u2019\u00e9tait figur\u00e9 que M. Gillenormand ne l\u2019avait jamais aim\u00e9, et que ce bonhomme bref, dur et \nriant, qui jurait, criait, temp\u00eatait et levait la canne, \nn\u2019avait pour lui tout au plus que cette affection \u00e0 la \nfois l\u00e9g\u00e8re et s\u00e9v\u00e8re des G\u00e9rontes de com\u00e9die. Marius \nse trompait. Il y a des p\u00e8res qui n\u2019aiment pas leurs \nenfants; il n\u2019e xiste point d\u2019a\u00efeul qui n\u2019adore son petit -\nfils. Au fond, nous l\u2019avons dit, M. Gillenormand \nidol\u00e2trait Marius. Il l\u2019idol\u00e2trait \u00e0 sa fa\u00e7on, avec \naccompagnement de bourrades et m\u00eame de gifles; \nmais, cet enfant disparu, il se sentit un vide noir dans \nle c\u0153ur. Il exigea qu\u2019on ne lui en parl\u00e2t plus, en \nregrettant tout bas d\u2019\u00eatre si bien ob\u00e9i. Dans les \npremiers temps il esp\u00e9ra que ce buonapartiste, ce \njacobin, ce terroriste, ce septembriseur reviendrait. \nMais les semaines se pass\u00e8rent, les mois se pass\u00e8rent, \nles a nn\u00e9es se pass\u00e8rent; au grand d\u00e9sespoir de M. \nGillenormand, le buveur de sang ne reparut pas. \u2013 Je \nne pouvais pourtant pas faire autrement que de le \nchasser, se disait le grand -p\u00e8re, et il se demandait : si \nc\u2019\u00e9tait \u00e0 refaire, le referais -je? Son orgueil sur -le-\nchamp r\u00e9pondait oui, mais sa vieille t\u00eate qu\u2019il hochait \nen silence r\u00e9pondait tristement non. Il avait ses \nheures d\u2019abattement. Marius lui manquait. Les \nvieillards ont besoin d\u2019affections comme de soleil. \nC\u2019est de la chaleur. Quelle que f\u00fbt sa forte nat ure, l\u2019absence de Marius avait chang\u00e9 quelque chose en \nlui. Pour rien au monde, il n\u2019e\u00fbt voulu faire un pas \nvers ce \u00ab petit dr\u00f4le \u00bb; mais il souffrait. Il ne \ns\u2019informait jamais de lui, mais il y pensait toujours. Il \nvivait, de plus en plus retir\u00e9, au Marai s. I1 \u00e9tait \nencore, comme autrefois, gai et violent, mais sa ga\u00eet\u00e9 \navait une duret\u00e9 convulsive comme si elle contenait \nde la douleur et de la col\u00e8re, et ses violences se \nterminaient toujours par une sorte d\u2019accablement \ndoux et sombre. Il disait quelquefois : \u2013 Oh! s\u2019il \nrevenait, quel bon soufflet je lui donnerais! \nQuant \u00e0 la tante, elle pensait trop peu pour aimer \nbeaucoup; Marius n\u2019\u00e9tait plus pour elle qu\u2019une esp\u00e8ce \nde silhouette noire et vague; et elle avait fini par s\u2019en \noccuper beaucoup moins que du ch at ou du \nperroquet qu\u2019il est probable qu\u2019elle avait. \nCe qui accroissait la souffrance secr\u00e8te du p\u00e8re \nGillenormand, c\u2019est qu\u2019il la renfermait tout enti\u00e8re et \nn\u2019en laissait rien deviner. Son chagrin \u00e9tait comme \nces fournaises nouvellement invent\u00e9es qui br\u00fb lent \nleur fum\u00e9e. Quelquefois, il arrivait que des officieux \nmalencontreux lui parlaient de Marius, et lui \ndemandaient : \u2013 Que fait, ou que devient monsieur \nvotre petit -fils? \u2013 Le vieux bourgeois r\u00e9pondait, en \nsoupirant, s\u2019il \u00e9tait trop triste, ou en donnan t une chiquenaude \u00e0 sa manchette, s\u2019il voulait para\u00eetre gai : \n\u2013 Monsieur le baron Pontmercy plaidaille dans \nquelque coin. \nPendant que le vieillard regrettait, Marius \ns\u2019applaudissait. Comme \u00e0 tous les bons c\u0153urs, le \nmalheur lui avait \u00f4t\u00e9 l\u2019amertume. Il ne pensait \u00e0 M. \nGillenormand qu\u2019avec douceur, mais il avait tenu \u00e0 \nne plus rien recevoir de l\u2019homme \u2013 qui avait \u00e9t\u00e9 mal \npour son p\u00e8re . \u2013 C\u2019\u00e9tait maintenant la traduction \nmitig\u00e9e de ses premi\u00e8res indignations. En outre, il \n\u00e9tait heureux d\u2019avoir souffert, et de souffrir encore. \nC\u2019\u00e9tait pour son p\u00e8re. La duret\u00e9 de sa vie le \nsatisfaisait et lui plaisait. Il se disait avec une sorte de \njoie que \u2013 c\u2019\u00e9tait bien le moins ; \u2013 que c\u2019\u00e9tait \u2013 une \nexpiation; \u2013 que, \u2013 sans cela, il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 puni, \nautrement et plus tard, de so n indiff\u00e9rence impie \npour son p\u00e8re et pour un tel p\u00e8re; \u2013 qu\u2019il n\u2019aurait pas \n\u00e9t\u00e9 juste que son p\u00e8re e\u00fbt eu toute la souffrance, et \nlui rien; \u2013 qu\u2019\u00e9tait -ce d\u2019ailleurs que ses travaux et son \nd\u00e9nuement compar\u00e9s \u00e0 la vie h\u00e9ro\u00efque du colonel? \u2013\n qu\u2019enfin sa seul e mani\u00e8re de se rapprocher de son \np\u00e8re et de lui ressembler, c\u2019\u00e9tait d\u2019\u00eatre vaillant contre \nl\u2019indigence comme lui avait \u00e9t\u00e9 brave contre \nl\u2019ennemi; et que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 sans doute ce que le colonel \navait voulu dire par ce mot : il en sera digne . \u2013 Paroles que Marius continuait de porter, non sur sa poitrine, \nl\u2019\u00e9crit du colonel ayant disparu, mais dans son c\u0153ur. \nEt puis, le jour o\u00f9 son grand -p\u00e8re l\u2019avait chass\u00e9, il \nn\u2019\u00e9tait encore qu\u2019un enfant, maintenant il \u00e9tait un \nhomme. Il le sentait. La mis\u00e8re, insistons -y, lui avait \n\u00e9t\u00e9 bonne. La pauvret\u00e9 dans la jeunesse, quand elle \nr\u00e9ussit, a cela de magnifique qu\u2019elle tourne toute la \nvolont\u00e9 vers l\u2019effort et toute l\u2019\u00e2me vers l\u2019aspiration. \nLa pauvret\u00e9 met tout de suite la vie mat\u00e9rielle \u00e0 nu et \nla fait hideuse; de l\u00e0 d\u2019in exprimables \u00e9lans vers la vie \nid\u00e9ale. Le jeune homme riche a cent distractions \nbrillantes et grossi\u00e8res, les courses de chevaux, la \nchasse, les chiens, le tabac, le jeu, les bons repas, et le \nreste; occupations des bas c\u00f4t\u00e9s de l\u2019\u00e2me aux d\u00e9pens \ndes c\u00f4t\u00e9s h auts et d\u00e9licats. Le jeune homme pauvre \nse donne de la peine pour avoir son pain; il mange; \nquand il a mang\u00e9, il n\u2019a plus que la r\u00eaverie. Il va aux \nspectacles gratis que Dieu donne; il regarde le ciel, \nl\u2019espace, les astres, les fleurs, les enfants, l\u2019human it\u00e9 \ndans laquelle il souffre, la cr\u00e9ation dans laquelle il \nrayonne. Il regarde tant l\u2019humanit\u00e9 qu\u2019il voit l\u2019\u00e2me, il \nregarde tant la cr\u00e9ation qu\u2019il voit Dieu. Il r\u00eave, et il se \nsent grand; il r\u00eave encore, et il se sent tendre. De \nl\u2019\u00e9go\u00efsme de l\u2019homme qui so uffre, il passe \u00e0 la \ncompassion de l\u2019homme qui m\u00e9dite. Un admirable sentiment \u00e9clot en lui, l\u2019oubli de soi et la piti\u00e9 pour \ntous. En songeant aux jouissances sans nombre que \nla nature offre, donne et prodigue aux \u00e2mes ouvertes \net refuse aux \u00e2mes ferm\u00e9es, i l en vient \u00e0 plaindre, lui \nmillionnaire de l\u2019intelligence, les millionnaires de \nl\u2019argent. Toute haine s\u2019en va de son c\u0153ur \u00e0 mesure \nque toute clart\u00e9 entre dans son esprit. D\u2019ailleurs est -il \nmalheureux? Non. La mis\u00e8re d\u2019un jeune homme n\u2019est \njamais mis\u00e9rable. Le premier jeune gar\u00e7on venu, si \npauvre qu\u2019il soit, avec sa sant\u00e9, sa force, sa marche \nvive, ses yeux brillants, son sang qui circule \nchaudement, ses cheveux noirs, ses joues fra\u00eeches, ses \nl\u00e8vres roses, ses dents blanches, son souffle pur, fera \ntoujours e nvie \u00e0 un vieil empereur. Et puis chaque \nmatin il se remet \u00e0 gagner son pain; et tandis que ses \nmains gagnent du pain, son \u00e9pine dorsale gagne de la \nfiert\u00e9, son cerveau gagne des id\u00e9es. Sa besogne finie, \nil revient aux extases ineffables, aux contemplation s, \naux joies; il vit les pieds dans les afflictions, dans les \nobstacles, sur le pav\u00e9, dans les ronces, quelquefois \ndans la boue, la t\u00eate dans la lumi\u00e8re. Il est ferme, \nserein, doux, paisible, attentif, s\u00e9rieux, content de \npeu, bienveillant; et il b\u00e9nit Die u de lui avoir donn\u00e9 \nces deux richesses qui manquent \u00e0 bien des riches : le \ntravail qui le fait libre et la pens\u00e9e qui le fait digne. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 en Marius. Il avait \nm\u00eame, pour tout dire, un peu trop vers\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 de la \ncontemplation. Du jour o\u00f9 il \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 gagner sa \nvie \u00e0 peu pr\u00e8s s\u00fbrement, il s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 l\u00e0, trouvant \nbon d\u2019\u00eatre pauvre, et retranchant au travail pour \ndonner \u00e0 la pens\u00e9e. C\u2019est -\u00e0-dire qu\u2019il passait \nquelquefois des journ\u00e9es enti\u00e8res \u00e0 songer, plong\u00e9 et \nenglouti c omme un visionnaire dans les volupt\u00e9s \nmuettes de l\u2019extase et du rayonnement int\u00e9rieur. Il \navait ainsi pos\u00e9 le probl\u00e8me de sa vie : travailler le \nmoins possible du travail mat\u00e9riel pour travailler le \nplus possible du travail impalpable; en d\u2019autres \ntermes, donner quelques heures \u00e0 la vie r\u00e9elle, et jeter \nle reste dans l\u2019infini. Il ne s\u2019apercevait pas, croyant ne \nmanquer de rien, que la contemplation ainsi comprise \nfinit par \u00eatre une des formes de la paresse; qu\u2019il s\u2019\u00e9tait \ncontent\u00e9 de dompter les premi\u00e8res n\u00e9 cessit\u00e9s de la \nvie, et qu\u2019il se reposait trop t\u00f4t. \nIl \u00e9tait \u00e9vident que, pour cette nature \u00e9nergique et \ng\u00e9n\u00e9reuse, ce ne pouvait \u00eatre l\u00e0 qu\u2019un \u00e9tat transitoire, \net qu\u2019au premier choc contre les in\u00e9vitables \ncomplications de la destin\u00e9e, Marius se r\u00e9veiller ait. \nEn attendant, bien qu\u2019il f\u00fbt avocat et quoi qu\u2019en \npens\u00e2t le p\u00e8re Gillenormand, il ne plaidait pas, il ne \nplaidaillait m\u00eame pas. La r\u00eaverie l\u2019avait d\u00e9tourn\u00e9 de la plaidoirie. Hanter les avou\u00e9s, suivre le palais, \nchercher des causes, ennui. Pourquoi fa ire? Il ne \nvoyait aucune raison pour changer de gagne -pain. \nCette librairie marchande et obscure avait fini par lui \nfaire un travail s\u00fbr, un travail de peu de labeur, qui, \ncomme nous venons de l\u2019expliquer, lui suffisait. \nUn des libraires pour lesquels il travaillait, M. \nMagimel, je crois, lui avait offert de le prendre chez \nlui, de le bien loger, de lui fournir un travail r\u00e9gulier \net de lui donner quinze cents francs par an. Etre bien \nlog\u00e9! quinze cents francs! Sans doute. Mais renoncer \n\u00e0 sa libert\u00e9! \u00eatre un gagiste! une esp\u00e8ce d\u2019homme de \nlettres commis! Dans la pens\u00e9e de Marius, en \nacceptant, sa position devenait meilleure et pire en \nm\u00eame temps, il gagnait du bien -\u00eatre et perdait de la \ndignit\u00e9; c\u2019\u00e9tait un malheur complet et beau qui se \nchangeait en une g\u00ean e laide et ridicule; quelque chose \ncomme un aveugle qui deviendrait borgne. Il refusa. \nMarius vivait solitaire. Par ce go\u00fbt qu\u2019il avait de \nrester en dehors de tout, et aussi pour avoir \u00e9t\u00e9 par \ntrop effarouch\u00e9, il n\u2019\u00e9tait d\u00e9cid\u00e9ment pas entr\u00e9 dans \nle group e pr\u00e9sid\u00e9 par Enjolras. On \u00e9tait rest\u00e9 bons \ncamarades; on \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 s\u2019entr\u2019aider dans l\u2019occasion \nde toutes les fa\u00e7ons possibles; mais rien de plus. \nMarius avait deux amis, un jeune, Courfeyrac, et un vieux, M. Mabeuf. Il penchait vers le vieux. D\u2019abord \nil lui devait la r\u00e9volution qui s\u2019\u00e9tait faite en lui; il lui \ndevait d\u2019avoir connu et aim\u00e9 son p\u00e8re. Il m\u2019a op\u00e9r\u00e9 de la \ncataracte , disait -il. \nCertes, ce marguillier avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9cisif. \nCe n\u2019est pas pourtant que M. Mabeuf e\u00fbt \u00e9t\u00e9 dans \ncette occasion autre c hose que l\u2019agent calme et \nimpassible de la providence. Il avait \u00e9clair\u00e9 Marius \npar hasard et sans le savoir, comme fait une chandelle \nque quelqu\u2019un apporte; il avait \u00e9t\u00e9 la chandelle et non \nle quelqu\u2019un. \nQuant \u00e0 la r\u00e9volution politique int\u00e9rieure de \nMariu s, M. Mabeuf \u00e9tait tout \u00e0 fait incapable de la \ncomprendre, de la vouloir et de la diriger. \nComme on retrouvera plus tard M. Mabeuf, \nquelques mots ne sont pas inutiles. \n \n \n \n \nIII, 5, 4 \n \n \n \n \n \nM. Mabeuf \n \n \n \n \n \n \nLe jour o\u00f9 M. Mabeuf disait \u00e0 Marius : \nCertainement , j\u2019approuve les opinions politiques , il exprimait \nle v\u00e9ritable \u00e9tat de son esprit. Toutes les opinions \npolitiques lui \u00e9taient indiff\u00e9rentes, et il les approuvait \ntoutes sans distinguer, pour qu\u2019elles le laissassent \ntranquille, comme les Grecs appelaient les Furies \u00ab les \nbelles, les bonnes, les charmantes \u00bb, les Eum\u00e9nides . M. \nMabeuf avait pour opinion politique d\u2019aimer passionn\u00e9ment les plantes, et surtout les livres. Il \nposs\u00e9dait comme tout le monde sa terminaison en \niste, sans laquelle personn e n\u2019aurait pu vivre en ce \ntemps -l\u00e0, mais il n\u2019\u00e9tait ni royaliste, ni bonapartiste, ni \nchartiste, ni orl\u00e9aniste, ni anarchiste; il \u00e9tait \nbouquiniste. \nIl ne comprenait pas que les hommes \ns\u2019occupassent \u00e0 se ha\u00efr \u00e0 propos de billeves\u00e9es \ncomme la charte, la d\u00e9 mocratie, la l\u00e9gitimit\u00e9, la \nmonarchie, la r\u00e9publique, etc., lorsqu\u2019il y avait dans \nce monde toutes sortes de mousses, d\u2019herbes et \nd\u2019arbustes qu\u2019ils pouvaient regarder, et des tas d\u2019in -\nfolio et m\u00eame d\u2019in -trente -deux qu\u2019ils pouvaient \nfeuilleter. Il se gardai t fort d\u2019\u00eatre inutile; avoir des \nlivres ne l\u2019emp\u00eachait pas de lire, \u00eatre botaniste ne \nl\u2019emp\u00eachait pas d\u2019\u00eatre jardinier. Quand il avait connu \nPontmercy, il y avait eu cette sympathie entre le \ncolonel et lui, que ce que le colonel faisait pour les \nfleurs, il le faisait pour les fruits. M. Mabeuf \u00e9tait \nparvenu \u00e0 produire des poires de semis aussi \nsavoureuses que les poires de Saint -Germain; c\u2019est \nd\u2019une de ses combinaisons qu\u2019est n\u00e9e, \u00e0 ce qu\u2019il \npara\u00eet, la mirabelle d\u2019octobre, c\u00e9l\u00e8bre aujourd\u2019hui, et \nnon moins parfum\u00e9e que la mirabelle d\u2019\u00e9t\u00e9. Il allait \u00e0 \nla messe plut\u00f4t par douceur que par d\u00e9votion, et puis parce qu\u2019aimant le visage des hommes, mais ha\u00efssant \nleur bruit, il ne les trouvait qu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9glise r\u00e9unis et \nsilencieux. Sentant qu\u2019il fallait \u00eatre quelque cho se \ndans l\u2019\u00e9tat, il avait choisi la carri\u00e8re de marguillier. Du \nreste, il n\u2019avait jamais r\u00e9ussi \u00e0 aimer aucune femme \nautant qu\u2019un oignon de tulipe ou aucun homme \nautant qu\u2019un elz\u00e9vir. Il avait depuis longtemps pass\u00e9 \nsoixante ans lorsqu\u2019un jour quelqu\u2019un lui demanda : \u2013\n Est-ce que vous ne vous \u00eates jamais mari\u00e9? \u2013 J\u2019ai \noubli\u00e9, dit -il. Quand il lui arrivait parfois, \u2013 \u00e0 qui cela \nn\u2019arrive -t-il pas? \u2013 de dire : \u2013 Oh! si j\u2019\u00e9tais riche! \u2013 ce \nn\u2019\u00e9tait pas en lorgnant une jolie fille, comme le p\u00e8re \nGillenormand, c\u2019\u00e9t ait en contemplant un bouquin. Il \nvivait seul, avec une vieille gouvernante. Il \u00e9tait un \npeu chiragre, et quand il dormait, ses vieux doigts, \nankylos\u00e9s par le rhumatisme, s\u2019arc-boutaient dans \nles plis de ses draps. Il avait fait et publi\u00e9 une Flore de s \nenvirons de Cauteretz avec planches colori\u00e9es, ouvrage \nassez estim\u00e9 dont il poss\u00e9dait les cuivres et qu\u2019il \nvendait lui -m\u00eame. On venait deux ou trois fois par \njour sonner chez lui, rue M\u00e9zi\u00e8res, pour cela. Il en \ntirait bien deux mille francs par an; c\u2019\u00e9ta it \u00e0 peu pr\u00e8s \nl\u00e0 toute sa fortune. Quoique pauvre, il avait eu le \ntalent de se faire, \u00e0 force de patience, de privations et \nde temps, une collection pr\u00e9cieuse d\u2019exemplaires rares en tous genres. Il ne sortait jamais qu\u2019avec un \nlivre sous le bras et il reve nait souvent avec deux. \nL\u2019unique d\u00e9coration des quatre chambres au rez -de-\nchauss\u00e9e qui, avec un petit jardin, composaient son \nlogis, c\u2019\u00e9taient des herbiers encadr\u00e9s et des gravures \nde vieux ma\u00eetres. La vue d\u2019un sabre ou d\u2019un fusil le \ngla\u00e7ait. De sa vie, il n\u2019avait approch\u00e9 d\u2019un canon, \nm\u00eame aux Invalides. Il avait un estomac passable, un \nfr\u00e8re cur\u00e9, les cheveux tout blancs, plus de dents ni \ndans la bouche ni dans l\u2019esprit, un tremblement de \ntout le corps, l\u2019accent picard, un rire enfantin, l\u2019effroi \nfacile, e t l\u2019air d\u2019un vieux mouton. Avec cela point \nd\u2019autre amiti\u00e9 ou d\u2019autre habitude parmi les vivants \nqu\u2019un vieux libraire de la porte Saint -Jacques appel\u00e9 \nRoyol. Il avait pour r\u00eave de naturaliser l\u2019indigo en \nFrance. \nSa servante \u00e9tait, elle aussi, une vari\u00e9t\u00e9 d e \nl\u2019innocence. La pauvre bonne vieille femme \u00e9tait \nvierge. Sultan, son matou, qui e\u00fbt pu miauler le \nmiserere d\u2019Allegri \u00e0 la chapelle Sixtine, avait rempli \nson c\u0153ur et suffisait \u00e0 la quantit\u00e9 de passion qui \u00e9tait \nen elle. Aucun de ses r\u00eaves n\u2019\u00e9tait all\u00e9 jus qu\u2019\u00e0 \nl\u2019homme. Elle n\u2019avait jamais pu franchir son chat. \nElle avait, comme lui, des moustaches. Sa gloire \u00e9tait \ndans ses bonnets, toujours blancs. Elle passait son temps le dimanche apr\u00e8s la messe \u00e0 compter son \nlinge dans sa malle et \u00e0 \u00e9taler sur son lit de s robes en \npi\u00e8ce qu\u2019elle achetait et qu\u2019elle ne faisait jamais faire. \nElle savait lire. M. Mabeuf l\u2019avait surnomm\u00e9e la m\u00e8re \nPlutarque . \nM. Mabeuf avait pris Marius en gr\u00e9, parce que \nMarius, \u00e9tant jeune et doux, r\u00e9chauffait sa vieillesse \nsans effaroucher sa timidit\u00e9. La jeunesse avec la \ndouceur fait aux vieillards l\u2019effet du soleil sans le \nvent. Quand Marius \u00e9tait satur\u00e9 de gloire militaire, de \npoudre \u00e0 canon, de marches et de contre -marches, et \nde toutes ces prodigieuses batailles o\u00f9 son p\u00e8re avait \ndonn\u00e9 et re\u00e7u de si grands coups de sabre, il allait \nvoir M. Mabeuf, et M. Mabeuf lui parlait du h\u00e9ros au \npoint de vue des fleurs. \nVers 1830, son fr\u00e8re le cur\u00e9 \u00e9tait mort, et presque \ntout de suite, comme lorsque la nuit vient, tout \nl\u2019horizon s\u2019\u00e9tait assombri pour M. Mabeuf. Une \nfaillite \u2013 de notaire \u2013 lui enleva une somme de dix \nmille francs, qui \u00e9tait tout ce qu\u2019il poss\u00e9dait du chef \nde son fr\u00e8re et du sien. La r\u00e9volution de Juillet amena \nune crise dans la librairie. En temps de g\u00eane, la \npremi\u00e8re chose qui ne se v end pas, c\u2019est une Flore. La \nFlore des environs de Cauteretz s\u2019arr\u00eata court. Des \nsemaines s\u2019\u00e9coulaient sans un acheteur. Quelquefois M. Mabeuf tressaillait \u00e0 un coup de sonnette. \u2013\n Monsieur, lui disait tristement la m\u00e8re Plutarque, \nc\u2019est le porteur d\u2019eau. \u2013 Bref, un jour M. Mabeuf \nquitta la rue M\u00e9zi\u00e8res, abdiqua les fonctions de \nmarguillier, renon\u00e7a \u00e0 Saint -Sulpice, vendit une \npartie, non de ses livres, mais de ses estampes, \u2013 ce \u00e0 \nquoi il tenait le moins, \u2013 et s\u2019alla installer dans une \npetite maison du bou levard Montparnasse, o\u00f9 du \nreste il ne demeura qu\u2019un trimestre, pour deux \nraisons : premi\u00e8rement, le rez -de-chauss\u00e9e et le jardin \nco\u00fbtaient trois cents francs et il n\u2019osait pas mettre \nplus de deux cents francs \u00e0 son loyer; deuxi\u00e8mement, \n\u00e9tant voisin du tir Fatou, il entendait toute la journ\u00e9e \ndes coups de pistolet; ce qui lui \u00e9tait insupportable. \nIl emporta sa Flore, ses cuivres, ses herbiers, ses \nportefeuilles et ses livres, et s\u2019\u00e9tablit pr\u00e8s de la \nSalp\u00eatri\u00e8re dans une esp\u00e8ce de chaumi\u00e8re du village \nd\u2019Au sterlitz, o\u00f9 il avait pour cinquante \u00e9cus par an \ntrois chambres et un jardin clos d\u2019une haie avec puits. \nIl profita de ce d\u00e9m\u00e9nagement pour vendre presque \ntous ses meubles. Le jour de son entr\u00e9e dans ce \nnouveau logis, il fut tr\u00e8s gai et cloua lui -m\u00eame les \nclous pour accrocher les gravures et les herbiers, il \npiocha son jardin le reste de la journ\u00e9e, et le soir, \nvoyant que la m\u00e8re Plutarque avait l\u2019air morne et songeait, il lui frappa sur l\u2019\u00e9paule et lui dit en \nsouriant : \u2013 Nous avons l\u2019indigo! \nDeux seuls v isiteurs, le libraire de la porte Saint -\nJacques et Marius, \u00e9taient admis \u00e0 le voir dans sa \nchaumi\u00e8re d\u2019Austerlitz, nom tapageur qui lui \u00e9tait, \npour tout dire, assez d\u00e9sagr\u00e9able. \nDu reste, comme nous venons de l\u2019indiquer, les \ncerveaux absorb\u00e9s dans une sag esse, ou dans une \nfolie, ou, ce qui arrive souvent, dans les deux \u00e0 la fois, \nne sont que tr\u00e8s lentement perm\u00e9ables aux choses de \nla vie. Leur propre destin leur est lointain. Il r\u00e9sulte \nde ces concentrations -l\u00e0 une passivit\u00e9 qui, si elle \u00e9tait \nraisonn\u00e9e, r essemblerait \u00e0 la philosophie. On d\u00e9cline, \non descend, on s\u2019\u00e9coule, on s\u2019\u00e9croule m\u00eame, sans \ntrop s\u2019en apercevoir. Cela finit toujours, il est vrai, \npar un r\u00e9veil, mais tardif. En attendant, il semble \nqu\u2019on soit neutre dans le jeu qui se joue entre notre \nbonheur et notre malheur. On est l\u2019enjeu, et l\u2019on \nregarde la partie avec indiff\u00e9rence. \nC\u2019est ainsi qu\u2019\u00e0 travers cet obscurcissement qui se \nfaisait autour de lui, toutes ses esp\u00e9rances s\u2019\u00e9teignant \nl\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, M. Mabeuf \u00e9tait rest\u00e9 serein, un \npeu pu\u00e9 rilement, mais tr\u00e8s profond\u00e9ment. Ses \nhabitudes d\u2019esprit avaient le va -et-vient d\u2019un pendule. \nUne fois mont\u00e9 par une illusion, il allait tr\u00e8s longtemps, m\u00eame quand l\u2019illusion avait disparu. Une \nhorloge ne s\u2019arr\u00eate pas court au moment pr\u00e9cis o\u00f9 \nl\u2019on en perd la clef. \nM. Mabeuf avait des plaisirs innocents. Ces plaisirs \n\u00e9taient peu co\u00fbteux et inattendus; le moindre hasard \nles lui fournissait. Un jour la m\u00e8re Plutarque lisait un \nroman dans un coin de la chambre. Elle lisait haut, \ntrouvant qu\u2019elle comprenait mi eux ainsi. Lire haut, \nc\u2019est s\u2019affirmer \u00e0 soi -m\u00eame sa lecture. Il y a des gens \nqui lisent tr\u00e8s haut et qui ont l\u2019air de se donner leur \nparole d\u2019honneur de ce qu\u2019ils lisent. \nLa m\u00e8re Plutarque lisait avec cette \u00e9nergie -l\u00e0 le \nroman qu\u2019elle tenait \u00e0 la main. M . Mabeuf entendait \nsans \u00e9couter. \nTout en lisant, la m\u00e8re Plutarque arriva \u00e0 cette \nphrase. Il \u00e9tait question d\u2019un officier de dragons et \nd\u2019une belle : \n\u00ab... La belle bouda, et le dragon...\u00bb \nIci elle s\u2019interrompit pour essuyer ses lunettes. \n\u2013 Bouddha et le Dragon, reprit \u00e0 mi -voix M. \nMabeuf. Oui, c\u2019est vrai, il y avait un dragon qui, du \nfond de sa caverne, jetait des flammes par la gueule et \nbr\u00fblait le ciel. Plusieurs \u00e9toiles avaient d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 \nincendi\u00e9es par ce monstre qui, en outre, avait des \ngriffes de tigre. Bouddha alla dans son antre et r\u00e9ussit \u00e0 convertir le dragon. C\u2019est un bon livre que vous \nlisez l\u00e0, m\u00e8re Plutarque. Il n\u2019y a pas de plus belle \nl\u00e9gende. \nEt M. Mabeuf tomba dans une r\u00eaverie d\u00e9licieuse. \n \n \n \n \nIII, 5, 5 \n \n \n \n \n \nPauvret\u00e9 bonne voisine de Mis\u00e8re \n \n \n \n \n \n \nMarius avait du go\u00fbt pour ce vieillard candide qui \nse voyait lentement saisi par l\u2019indigence, et qui arrivait \n\u00e0 s\u2019\u00e9tonner peu \u00e0 peu, sans pourtant s\u2019attrister \nencore. Marius rencontrait Courfeyrac et cherchait \nM. Mab euf. Fort rarement pourtant, une ou deux fois \npar mois, tout au plus. \nLe plaisir de Marius \u00e9tait de faire de longues \npromenades seul sur les boulevards ext\u00e9rieurs, ou au Champ de Mars, ou dans les all\u00e9es les moins \nfr\u00e9quent\u00e9es du Luxembourg. Il passait que lquefois \nune demi -journ\u00e9e \u00e0 regarder le jardin d\u2019un mara\u00eecher, \nles carr\u00e9s de salade, les poules dans le fumier et le \ncheval tournant la roue de la noria. Les passants le \nconsid\u00e9raient avec surprise, et quelques -uns lui \ntrouvaient une mise suspecte et une m ine sinistre. Ce \nn\u2019\u00e9tait qu\u2019un jeune homme pauvre r\u00eavant sans objet. \nC\u2019est dans une de ses promenades qu\u2019il avait \nd\u00e9couvert la masure Gorbeau, et l\u2019isolement et le \nbon march\u00e9 le tentant, il s\u2019y \u00e9tait log\u00e9. On ne l\u2019y \nconnaissait que sous le nom de monsieur Marius. \nQuelques -uns des anciens g\u00e9n\u00e9raux ou des anciens \ncamarades de son p\u00e8re l\u2019avaient invit\u00e9, quand ils le \nconnurent, \u00e0 les venir voir. Marius n\u2019avait point \nrefus\u00e9. C\u2019\u00e9taient des occasions de parler de son p\u00e8re. \nIl allait ainsi de temps en temps chez le comte Pajol, \nchez le g\u00e9n\u00e9ral Bellavesne, chez le g\u00e9n\u00e9ral Fririon, \naux Invalides. On y faisait de la musique, on y \ndansait. Ces soirs -l\u00e0 Marius mettait son habit neuf. \nMais il n\u2019allait jamais \u00e0 ces soir\u00e9es ni \u00e0 ces bals que les \njours o\u00f9 il gelait \u00e0 pierre fendre, car il ne pouvait \npayer une voiture et il ne voulait arrive r qu\u2019avec des \nbottes comme des miroirs. Il disait quelquefois, mais sans amertume : \u2013 Les \nhommes sont ainsi faits que, dans un salon, vous \npouvez \u00eatre crott\u00e9 partout, except\u00e9 sur les souliers. \nOn ne vous demande l\u00e0, pour vous bien accueillir, \nqu\u2019une chose irr\u00e9prochable, la conscience? non, les \nbottes. \nToutes les passions, autres que celles du c\u0153ur, se \ndissipent dans la r\u00eaverie. Les fi\u00e8vres politiques de \nMarius s\u2019y \u00e9taient \u00e9vanouies. La r\u00e9volution de 1830, \nen le satisfaisant, et en le calmant, y avait aid\u00e9 . Il \u00e9tait \nrest\u00e9 le m\u00eame, aux col\u00e8res pr\u00e8s. Il avait toujours les \nm\u00eames opinions, seulement elles s\u2019\u00e9taient attendries. \nA proprement parler, il n\u2019avait plus d\u2019opinions, il \navait des sympathies. De quel parti \u00e9tait -il? du parti \nde l\u2019humanit\u00e9. Dans l\u2019humanit \u00e9 il choisissait la \nFrance; dans la nation il choisissait le peuple; dans le \npeuple il choisissait la femme. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 surtout que \nsa piti\u00e9 allait. Maintenant il pr\u00e9f\u00e9rait une id\u00e9e \u00e0 un \nfait, un po\u00ebte \u00e0 un h\u00e9ros, et il admirait plus encore un \nlivre comme Job qu\u2019un \u00e9v\u00e9nement comme Marengo. \nEt puis quand, apr\u00e8s une journ\u00e9e de m\u00e9ditation, il \ns\u2019en revenait le soir par les boulevards et qu\u2019\u00e0 travers \nles branches des arbres il apercevait l\u2019espace sans \nfond, les lueurs sans nom, l\u2019ab\u00eeme, l\u2019ombre, le myst\u00e8re, tout ce qui n\u2019est qu\u2019humain lui semblait bien \npetit. \nIl croyait \u00eatre et il \u00e9tait peut -\u00eatre en effet arriv\u00e9 au \nvrai de la vie et de la philosophie humaine, et il avait \nfini par ne plus gu\u00e8re regarder que le ciel, seule chose \nque la v\u00e9rit\u00e9 puisse voir du fond d e son puits. \nCela ne l\u2019emp\u00eachait pas de multiplier les plans, les \ncombinaisons, les \u00e9chafaudages, les projets d\u2019avenir. \nDans cet \u00e9tat de r\u00eaverie, un \u0153il qui e\u00fbt regard\u00e9 au \ndedans de Marius, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \u00e9bloui de la puret\u00e9 de cette \n\u00e2me. En effet s\u2019il \u00e9tait don n\u00e9 \u00e0 nos yeux de chair de \nvoir dans la conscience d\u2019autrui, on jugerait bien plus \ns\u00fbrement un homme d\u2019apr\u00e8s ce qu\u2019il r\u00eave que d\u2019apr\u00e8s \nce qu\u2019il pense. Il y a de la volont\u00e9 dans la pens\u00e9e, il \nn\u2019y en a pas dans le r\u00eave. Le r\u00eave, qui est tout \nspontan\u00e9, prend e t garde, m\u00eame dans le gigantesque \net l\u2019id\u00e9al, la figure de notre esprit. Rien ne sort plus \ndirectement et plus sinc\u00e8rement du fond m\u00eame de \nnotre \u00e2me que nos aspirations irr\u00e9fl\u00e9chies et \nd\u00e9mesur\u00e9es vers les splendeurs de la destin\u00e9e. Dans \nces aspirations, bi en plus que dans les id\u00e9es \ncompos\u00e9es, raisonn\u00e9es et coordonn\u00e9es, on peut \nretrouver le vrai caract\u00e8re de chaque homme. Nos \nchim\u00e8res sont ce qui nous ressemble le mieux. \nChacun r\u00eave l\u2019inconnu et l\u2019impossible selon sa nature. Vers le milieu de cette ann\u00e9e 18 31, la vieille qui \nservait Marius lui conta qu\u2019on allait mettre \u00e0 la porte \nses voisins, le mis\u00e9rable m\u00e9nage Jondrette. Marius, \nqui passait presque toutes ses journ\u00e9es dehors, savait \n\u00e0 peine qu\u2019il e\u00fbt des voisins. \n\u2013 Pourquoi les renvoie -t-on? dit -il. \n\u2013 Parce qu\u2019ils ne payent pas leur loyer. Ils doivent \ndeux termes. \n\u2013 Combien est -ce? \n\u2013 Vingt francs, dit la vieille. \nMarius avait trente francs en r\u00e9serve dans un tiroir. \n\u2013 Tenez, dit -il \u00e0 la vieille, voil\u00e0 vingt -cinq francs. \nPayez pour ces pauvres gens, do nnez -leur cinq \nfrancs, et ne dites pas que c\u2019est moi. \n \n \n \n \nIII, 5, 6 \n \n \n \n \n \nLe rempla\u00e7ant \n \n \n \n \n \n \nLe hasard fit que le r\u00e9giment dont \u00e9tait le \nlieutenant Th\u00e9odule vint tenir garnison \u00e0 Paris. Ceci \nfut l\u2019occasion d\u2019une deuxi\u00e8me id\u00e9e pour la tante \nGillenormand. Elle avait, une premi\u00e8re fois, imagin\u00e9 \nde faire surveiller Marius par Th\u00e9odule; elle complota \nde faire succ\u00e9der Th\u00e9odule \u00e0 Marius. \nA toute aventure, et pour le cas o\u00f9 le grand -p\u00e8re \naurait le vague besoin d\u2019un jeune visage dans la maison, ces rayons d\u2019aurore sont quelquefois doux \naux ruines, il \u00e9tait exp\u00e9dient de trouver un autre \nMarius. Soit, pensa -t-elle, c\u2019est un simple erratum \ncomme j\u2019en vois dans les livres, Marius, lisez \nTh\u00e9odule. \nUn petit -neveu est l\u2019\u00e0 peu pr\u00e8s d\u2019un petit -fils; \u00e0 \nd\u00e9faut d\u2019un avocat, on prend un lancier. \nUn matin que M. Gillenormand \u00e9tait en train de \nlire quelque chose comme la Quotidienne , sa fille entra, \net lui dit de sa voix la plus douce, car il s\u2019agissait de \nson favori : \n\u2013 Mon p\u00e8re, Th\u00e9odule va venir ce matin vous \npr\u00e9senter ses respects. \n\u2013 Qui \u00e7a, Th\u00e9odule? \n\u2013 Votre petit -neveu. \n\u2013 Ah! fit le grand -p\u00e8re. \nPuis il se rem it \u00e0 lire, ne songea plus au petit -neveu \nqui n\u2019\u00e9tait qu\u2019un Th\u00e9odule quelconque, et ne tarda \npas \u00e0 avoir beaucoup d\u2019humeur, ce qui lui arrivait \npresque toujours quand il lisait. La \u00ab feuille \u00bb, qu\u2019il \ntenait, royaliste d\u2019ailleurs, cela va de soi, annon\u00e7ait \npour le lendemain, sans am\u00e9nit\u00e9 aucune, un des petits \n\u00e9v\u00e9nements quotidiens du Paris d\u2019alors : \u2013 Que les \n\u00e9l\u00e8ves des \u00e9coles de droit et de m\u00e9decine devaient se \nr\u00e9unir sur la place du Panth\u00e9on \u00e0 midi; \u2013 pour d\u00e9lib\u00e9rer. \u2013 Il s\u2019agissait d\u2019une des questions du \nmoment : de l\u2019artillerie de la garde nationale, et d\u2019un \nconflit entre le ministre de la guerre et \u00ab la milice \ncitoyenne \u00bb au sujet des canons parqu\u00e9s dans la cour \ndu Louvre. Les \u00e9tudiants devaient \u00ab d\u00e9lib\u00e9rer \u00bb l\u00e0-\ndessus. Il n\u2019en fallait pas beaucoup plus p our gonfler \nM. Gillenormand. \nIl songea \u00e0 Marius, qui \u00e9tait \u00e9tudiant, et qui, \nprobablement, irait, comme les autres, \u00ab d\u00e9lib\u00e9rer, \u00e0 \nmidi, sur la place du Panth\u00e9on \u00bb. \nComme il faisait ce songe p\u00e9nible, le lieutenant \nTh\u00e9odule entra, v\u00eatu en bourgeois, ce qu i \u00e9tait habile, \net discr\u00e8tement introduit par mademoiselle \nGillenormand. Le lancier avait fait ce raisonnement : \n\u2013 Le vieux druide n\u2019a pas tout plac\u00e9 en viager. Cela \nvaut bien qu\u2019on se d\u00e9guise en p\u00e9kin de temps en \ntemps. \nMademoiselle Gillenormand dit, hau t, \u00e0 son p\u00e8re : \n\u2013 Th\u00e9odule, votre petit -neveu. \nEt, bas, au lieutenant : \n\u2013 Approuve tout. \nEt se retira. \nLe lieutenant, peu accoutum\u00e9 \u00e0 des rencontres si \nv\u00e9n\u00e9rables, balbutia avec quelque timidit\u00e9 : Bonjour, \nmon oncle, et fit un salut mixte compos\u00e9 de l\u2019\u00e9bauche involontaire et machinale du salut militaire \nachev\u00e9e en salut bourgeois. \n\u2013 Ah! c\u2019est vous, c\u2019est bien, asseyez -vous, dit \nl\u2019a\u00efeul. \nCela dit, il oublia parfaitement le lancier. \nTh\u00e9odule s\u2019assit, et M. Gillenormand se leva. \nM. Gillenormand se mit \u00e0 marcher de long en \nlarge, les mains dans ses poches, parlant tout haut, et \ntourmentant avec ses vieux doigts irrit\u00e9s les deux \nmontres qu\u2019il avait dans ses deux goussets. \n\u2013 Ce tas de morveux! \u00e7a se convoque sur la place \ndu Panth\u00e9on ! Vertu de ma mie! Des galopins qui \n\u00e9taient hier en nourrice! Si on leur pressait le nez, il \nen sortirait du lait! Et \u00e7a d\u00e9lib\u00e8re demain \u00e0 midi! O\u00f9 \nva-t-on? o\u00f9 va -t-on? Il est clair qu\u2019on va \u00e0 l\u2019ab\u00eeme. \nC\u2019est l\u00e0 que nous ont conduits les descamisados! \nL\u2019artillerie citoyenne! D\u00e9lib\u00e9rer sur l\u2019artillerie \ncitoyenne! S\u2019en aller jaboter en plein air sur les \np\u00e9tarades de la garde nationale! Et avec qui vont -ils \nse trouver l\u00e0? Voyez un peu o\u00f9 m\u00e8ne le jacobinisme. \nJe parie tout ce qu\u2019on voudra, un million contre un \nfichtre, qu\u2019il n\u2019y aura l\u00e0 que des repris de justice et \ndes for\u00e7ats lib\u00e9r\u00e9s. Les r\u00e9publicains et les gal\u00e9riens, \u00e7a \nne fait qu\u2019un nez et qu\u2019un mouchoir. Carnot disait : \nO\u00f9 veux -tu que j\u2019aille, tra\u00eetre? Fouch\u00e9 r\u00e9pondait : O\u00f9 tu voudras, imb\u00e9cile ! Voil\u00e0 ce qu e c\u2019est que les \nr\u00e9publicains. \n\u2013 C\u2019est juste, dit Th\u00e9odule. \nM. Gillenormand tourna la t\u00eate \u00e0 demi, vit \nTh\u00e9odule, et continua : \n\u2013 Quand on pense que ce dr\u00f4le a eu la sc\u00e9l\u00e9ratesse \nde se faire carbonaro! Pourquoi as -tu quitt\u00e9 ma \nmaison? Pour t\u2019aller faire r \u00e9publicain. Pssst! d\u2019abord \nle peuple n\u2019en veut pas de ta r\u00e9publique, il n\u2019en veut \npas, il a du bon sens, il sait bien qu\u2019il y a toujours eu \ndes rois et qu\u2019il y en aura toujours, il sait bien que le \npeuple, apr\u00e8s tout, ce n\u2019est que le peuple, il s\u2019en burle, \nde ta r\u00e9publique, entends -tu, cr\u00e9tin! Est -ce assez \nhorrible, ce caprice -l\u00e0! S\u2019amouracher du P\u00e8re \nDuch\u00eane, faire les yeux doux \u00e0 la guillotine, chanter \ndes romances et jouer de la guitare sous le balcon de \n93, c\u2019est \u00e0 cracher sur tous ces jeunes gens -l\u00e0, tant ils \nsont b\u00eates! Ils en sont tous l\u00e0. Pas un n\u2019\u00e9chappe. Il \nsuffit de respirer l\u2019air qui passe dans la rue pour \u00eatre \ninsens\u00e9. Le dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle est du poison. Le \npremier polisson venu laisse pousser sa barbe de \nbouc, se croit un dr\u00f4le pour de vrai, et vous plante l\u00e0 \nles vieux parents. C\u2019est r\u00e9publicain, c\u2019est romantique. \nQu\u2019est -ce que c\u2019est que \u00e7a, romantique? faites -moi \nl\u2019amiti\u00e9 de me dire ce que c\u2019est que \u00e7a? Toutes les folies possibles. Il y a un an, \u00e7a vous allait \u00e0 Hernani . \nJe vous demande un pe u, Hernani! des antith\u00e8ses! des \nabominations qui ne sont pas m\u00eame \u00e9crites en \nfran\u00e7ais! Et puis on a des canons dans la cour du \nLouvre. Tels sont les brigandages de ce temps -ci. \n\u2013 Vous avez raison, mon oncle, dit Th\u00e9odule. \nM. Gillenormand reprit : \n\u2013 Des canons dans la cour du Mus\u00e9um! pourquoi \nfaire? Canon, que me veux -tu? Vous voulez donc \nmitrailler l\u2019Apollon du Belv\u00e9d\u00e8re? Qu\u2019est -ce que les \ngargousses ont \u00e0 faire avec la V\u00e9nus de M\u00e9dicis? Oh! \nces jeunes gens d\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, tous des chenapans! Quel \npas grand \u2019chose que leur Benjamin Constant! Et ceux \nqui ne sont pas des sc\u00e9l\u00e9rats sont des dadais! Ils font \ntout ce qu\u2019ils peuvent pour \u00eatre laids, ils sont mal \nhabill\u00e9s, ils ont peur des femmes, ils ont autour des \ncotillons un air de mendier qui fait \u00e9clater de ri re les \njeannetons; ma parole d\u2019honneur, on dirait les \npauvres honteux de l\u2019amour. Ils sont difformes, et ils \nse compl\u00e8tent en \u00e9tant stupides; ils r\u00e9p\u00e8tent les \ncalembours de Tiercelin et de Potier, ils ont des \nhabits -sacs, des gilets de palefrenier, des che mises de \ngrosse toile, des pantalons de gros drap, des bottes de \ngros cuir, et le ramage ressemble au plumage. On \npourrait se servir de leur jargon pour ressemeler leurs savates. Et toute cette inepte marmaille vous a des \nopinions politiques. Il devrait \u00eat re s\u00e9v\u00e8rement \nd\u00e9fendu d\u2019avoir des opinions politiques. Ils \nfabriquent des syst\u00e8mes, ils refont la soci\u00e9t\u00e9, ils \nd\u00e9molissent la monarchie, ils flanquent par terre \ntoutes les lois, ils mettent le grenier \u00e0 la place de la \ncave, et mon portier \u00e0 la place du roi , ils bousculent \nl\u2019Europe de fond en comble, ils reb\u00e2tissent le monde, \net ils ont pour bonnes fortunes de regarder \nsournoisement les jambes des blanchisseuses qui \nremontent dans leurs charrettes! Ah! Marius! ah! \ngueusard! aller vocif\u00e9rer en place publique! discuter, \nd\u00e9battre, prendre des mesures! ils appellent cela des \nmesures, justes dieux! le d\u00e9sordre se rapetisse et \ndevient niais. J\u2019ai vu le chaos, je vois le g\u00e2chis. Des \n\u00e9coliers d\u00e9lib\u00e9rer sur la garde nationale, cela ne se \nverrait pas chez les ogibewas et chez les cadodaches ! \nLes sauvages qui vont tout nus, la caboche coiff\u00e9e \ncomme un volant de raquette, avec une massue \u00e0 la \npatte, sont moins brutes que ces bacheliers -l\u00e0! Des \nmarmousets de quatre sous! \u00e7a fait les entendus et les \njordonnes! \u00e7a d\u00e9lib\u00e8re et ratiocine! C\u2019est la fin du \nmonde. C\u2019est \u00e9videmment la fin de ce mis\u00e9rable \nglobe terraqu\u00e9. Il fallait un hoquet final, la France le \npousse. D\u00e9lib\u00e9rez, mes dr\u00f4les! Ces choses -l\u00e0 arriveront tant qu\u2019ils iront lire les journaux sous les \narcades de l\u2019Od\u00e9on. C ela leur co\u00fbte un sou, et leur \nbon sens, et leur intelligence, et leur c\u0153ur, et leur \n\u00e2me, et leur esprit. On sort de l\u00e0, et l\u2019on fiche le camp \nde chez sa famille. Tous les journaux sont de la peste; \ntous, m\u00eame le Drapeau blanc! au fond Martainville \u00e9tait \nun jacobin. Ah! juste ciel! tu pourras te vanter d\u2019avoir \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 ton grand -p\u00e8re, toi! \n\u2013 C\u2019est \u00e9vident, dit Th\u00e9odule. \nEt, profitant de ce que M. Gillenormand reprenait \nhaleine, le lancier ajouta magistralement : \n\u2013 Il ne devrait pas y avoir d\u2019autre journ al que le \nMoniteur et d\u2019autre livre que l\u2019 Annuaire militaire . \nM. Gillenormand poursuivit : \n\u2013 C\u2019est comme leur Siey\u00e8s! un r\u00e9gicide aboutissant \n\u00e0 un s\u00e9nateur! car c\u2019est toujours par l\u00e0 qu\u2019ils \nfinissent. On se balafre avec le tutoiement citoyen \npour arrive r \u00e0 se faire dire monsieur le comte. \nMonsieur le comte gros comme le bras des \nassommeurs de septembre. Le philosophe Siey\u00e8s! Je \nme rends cette justice que je n\u2019ai jamais fait plus de \ncas des philosophies de tous ces philosophes -l\u00e0 que \ndes lunettes du grima cier de Tivoli! J\u2019ai vu un jour les \ns\u00e9nateurs passer sur le quai Malaquais en manteaux \nde velours violet sem\u00e9s d\u2019abeilles avec des chapeaux \u00e0 la Henri IV. Ils \u00e9taient hideux. On e\u00fbt dit les singes \nde la cour du tigre. Citoyens, je vous d\u00e9clare que \nvotre pr ogr\u00e8s est une folie, que votre humanit\u00e9 est un \nr\u00eave, que votre r\u00e9volution est un crime, que votre \nr\u00e9publique est un monstre, que votre jeune France \npucelle sort du lupanar, et je vous le soutiens \u00e0 tous, \nqui que vous soyez, fussiez -vous publicistes, fussie z-\nvous \u00e9conomistes, fussiez -vous l\u00e9gistes, fussiez -vous \nplus connaisseurs en libert\u00e9, en \u00e9galit\u00e9 et en fraternit\u00e9 \nque le couperet de la guillotine! Je vous signifie cela, \nmes bonshommes! \n\u2013 Parbleu, cria le lieutenant, voil\u00e0 qui est \nadmirablement vrai. \nM. Gillenormand interrompit un geste qu\u2019il avait \ncommenc\u00e9, se retourna, regarda fixement le lancier \nTh\u00e9odule entre les deux yeux, et lui dit : \n\u2013 Vous \u00eates un imb\u00e9cile. \n \n \n \n \nLIVRE SIXI\u00c8ME \n \n \nLA CONJONCTION \nDE DEUX \u00c9TOILES \n \n \n \n \nIII, 6, 1 \n \n \n \n \n \nLe sobriquet : mode de formation \ndes noms de famille \n \n \n \n \n \nMarius \u00e0 cette \u00e9poque \u00e9tait un beau jeune homme \nde moyenne taille avec d\u2019\u00e9pais cheveux tr\u00e8s noirs, un \nfront haut et intelligent, les narines ouvertes et \npassionn\u00e9es, l\u2019air sinc\u00e8re et calme, et sur tout son \nvisage je ne sais quoi qui \u00e9tait hautain, pensif et \ninnocent. Son profil, dont toutes les lignes \u00e9taient \narrondies sans cesser d\u2019\u00eatre fermes, avait cette \ndouceur germanique qui a p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans la physionomie fran\u00e7aise par l\u2019Alsace et la Lorraine, e t \ncette absence compl\u00e8te d\u2019angles qui rendait les \nsicambres si reconnaissables parmi les romains et qui \ndistingue la race l\u00e9onine de la race aquiline. Il \u00e9tait \u00e0 \ncette saison de la vie o\u00f9 l\u2019esprit des hommes qui \npensent se compose, presque \u00e0 proportions \u00e9g ales, de \nprofondeur et de na\u00efvet\u00e9. Une situation grave \u00e9tant \ndonn\u00e9e, il avait tout ce qu\u2019il fallait pour \u00eatre stupide; \nun tour de clef de plus, il pouvait \u00eatre sublime. Ses \nfa\u00e7ons \u00e9taient r\u00e9serv\u00e9es, froides, polies, peu ouvertes. \nComme sa bouche \u00e9tait char mante, ses l\u00e8vres les plus \nvermeilles et ses dents les plus blanches du monde, \nson sourire corrigeait ce que toute sa physionomie \navait de s\u00e9v\u00e8re. A de certains moments, c\u2019\u00e9tait un \nsingulier contraste que ce front chaste et ce sourire \nvoluptueux. Il avait l\u2019\u0153il petit et le regard grand. \nAu temps de sa pire mis\u00e8re, il remarquait que les \njeunes filles se retournaient quand il passait, et il se \nsauvait ou se cachait, la mort dans l\u2019\u00e2me. Il pensait \nqu\u2019elles le regardaient pour ses vieux habits et qu\u2019elles \nen riaient; le fait est qu\u2019elles le regardaient pour sa \ngr\u00e2ce et qu\u2019elles en r\u00eavaient. \nCe muet malentendu entre lui et les jolies \npassantes l\u2019avait rendu farouche. Il n\u2019en choisit \naucune, par l\u2019excellente raison qu\u2019il s\u2019enfuyait devant toutes. Il v\u00e9cut ainsi ind\u00e9finiment, \u2013 b\u00eatement, disait \nCourfeyrac. \nCourfeyrac lui disait encore : \u2013 N\u2019aspire pas \u00e0 \u00eatre \nv\u00e9n\u00e9rable (car ils se tutoyaient, glisser au tutoiement \nest la pente des amiti\u00e9s jeunes). Mon cher, un conseil. \nNe lis pas tant dans les livres et regarde un peu plus \nles margotons. Les coquines ont du bon, \u00f4 Marius! A \nforce de t\u2019enfuir et de rougir, tu t\u2019abrutiras. \nD\u2019autres fois Courfeyrac le rencontrait et lui \ndisait : \u2013 Bonjour, monsieur l\u2019abb\u00e9. \nQuand Courfeyrac lui avait tenu quel que propos \nde ce genre, Marius \u00e9tait huit jours \u00e0 \u00e9viter plus que \njamais les femmes, jeunes et vieilles, et il \u00e9vitait par -\ndessus le march\u00e9 Courfeyrac. \nIl y avait pourtant dans toute l\u2019immense cr\u00e9ation \ndeux femmes que Marius ne fuyait pas et auxquelles il \nne prenait point garde. A la v\u00e9rit\u00e9 on l\u2019e\u00fbt fort \u00e9tonn\u00e9 \nsi on lui e\u00fbt dit que c\u2019\u00e9taient des femmes. L\u2019une \u00e9tait \nla vieille barbue qui balayait sa chambre et qui faisait \ndire \u00e0 Courfeyrac : Voyant que sa servante porte sa \nbarbe, Marius ne porte point la s ienne. L\u2019autre \u00e9tait \nune esp\u00e8ce de petite fille qu\u2019il voyait tr\u00e8s souvent et \nqu\u2019il ne regardait jamais. \nDepuis plus d\u2019un an, Marius remarquait dans une \nall\u00e9e d\u00e9serte du Luxembourg, l\u2019all\u00e9e qui longe le parapet de la P\u00e9pini\u00e8re, un homme et une toute jeune \nfille presque toujours assis c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te sur le m\u00eame \nbanc, \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 la plus solitaire de l\u2019all\u00e9e, du c\u00f4t\u00e9 \nde la rue de l\u2019Ouest. Chaque fois que ce hasard qui se \nm\u00eale aux promenades des gens dont l\u2019\u0153il est retourn\u00e9 \nen dedans, amenait Marius dans cette all\u00e9e, et c\u2019\u00e9tait \npresque tous les jours, il y retrouvait ce couple. \nL\u2019homme pouvait avoir une soixantaine d\u2019ann\u00e9es; il \nparaissait triste et s\u00e9rieux; toute sa personne offrait \ncet aspect robuste et fatigu\u00e9 des gens de guerre \nretir\u00e9s du service. S\u2019il avait eu une d\u00e9coration, Marius \ne\u00fbt dit : c\u2019est un ancien officier. Il avait l\u2019air bon, mais \ninabordable, et il n\u2019arr\u00eatait jamais son regard sur le \nregard de personne. Il portait un pantalon bleu, une \nredingote bleue et un chapeau \u00e0 bords larges, qui \nparaissaien t toujours neufs, une cravate noire et une \nchemise de quaker, c\u2019est -\u00e0-dire \u00e9clatante de \nblancheur, mais de grosse toile. Une grisette passant \nun jour pr\u00e8s de lui, dit : Voil\u00e0 un veuf fort propre. Il \navait les cheveux tr\u00e8s blancs. \nLa premi\u00e8re fois que la j eune fille qui \nl\u2019accompagnait vint s\u2019asseoir avec lui sur le banc \nqu\u2019ils semblaient avoir adopt\u00e9, c\u2019\u00e9tait une fa\u00e7on de \nfille de treize ou quatorze ans, maigre, au point d\u2019en \n\u00eatre presque laide, gauche, insignifiante, et qui promettait peut -\u00eatre d\u2019avoir d\u2019a ssez beaux yeux. \nSeulement ils \u00e9taient toujours lev\u00e9s avec une sorte \nd\u2019assurance d\u00e9plaisante. Elle avait cette mise \u00e0 la fois \nvieille et enfantine des pensionnaires de couvent; une \nrobe mal coup\u00e9e de gros m\u00e9rinos noir. Ils avaient \nl\u2019air du p\u00e8re et de la fi lle. \nMarius examina pendant deux ou trois jours cet \nhomme vieux qui n\u2019\u00e9tait pas encore un vieillard et \ncette petite fille qui n\u2019\u00e9tait pas encore une personne, \npuis il n\u2019y fit plus aucune attention. Eux de leur c\u00f4t\u00e9 \nsemblaient ne pas m\u00eame le voir. Ils caus aient entre \neux d\u2019un air paisible et indiff\u00e9rent. La fille jasait sans \ncesse, et ga\u00eement. Le vieux homme parlait peu, et par \ninstants, il attachait sur elle des yeux remplis d\u2019une \nineffable paternit\u00e9. \nMarius avait pris l\u2019habitude machinale de se \npromener dans cette all\u00e9e. Il les y retrouvait \ninvariablement. \nVoici comment la chose se passait : \nMarius arrivait le plus volontiers par le bout de \nl\u2019all\u00e9e oppos\u00e9 \u00e0 leur banc, il marchait toute la \nlongueur de l\u2019all\u00e9e, passait devant eux, puis s\u2019en \nretournait jus qu\u2019\u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 par o\u00f9 il \u00e9tait venu, et \nrecommen\u00e7ait. Il faisait ce va -et-vient cinq ou six fois \ndans sa promenade, et cette promenade cinq ou six fois par semaine sans qu\u2019ils en fussent arriv\u00e9s, ces \ngens et lui, \u00e0 \u00e9changer un salut. Ce personnage et \ncette jeune fille, quoiqu\u2019ils parussent et peut -\u00eatre \nparce qu\u2019ils paraissaient \u00e9viter les regards, avaient \nnaturellement quelque peu \u00e9veill\u00e9 l\u2019attention des cinq \nou six \u00e9tudiants qui se promenaient de temps en \ntemps le long de la P\u00e9pini\u00e8re, les studieux apr\u00e8s leur \ncours, les autres apr\u00e8s leur partie de billard. \nCourfeyrac, qui \u00e9tait des derniers, les avait observ\u00e9s \nquelque temps, mais trouvant la fille laide, il s\u2019en \u00e9tait \nbien vite et soigneusement \u00e9cart\u00e9. Il s\u2019\u00e9tait enfui \ncomme un Parthe en leur d\u00e9cochant un sobriquet. \nFrapp\u00e9 uniquement de la robe de la petite et des \ncheveux du vieux, il avait appel\u00e9 la fille mademoiselle \nLanoire et le p\u00e8re monsieur Leblanc , si bien que, \npersonne ne les connaissant d\u2019ailleurs, en l\u2019absence \ndu nom, le surnom avait fait loi. Le s \u00e9tudiants \ndisaient : \u2013 Ah! monsieur Leblanc est \u00e0 son banc! et \nMarius, comme les autres, avait trouv\u00e9 commode \nd\u2019appeler ce monsieur inconnu M. Leblanc. \nNous ferons comme eux, et nous dirons M. \nLeblanc pour la facilit\u00e9 de ce r\u00e9cit. \nMarius les vit ainsi presque tous les jours \u00e0 la \nm\u00eame heure pendant la premi\u00e8re ann\u00e9e. Il trouvait \nl\u2019homme \u00e0 son gr\u00e9, mais la fille assez maussade. \n \n \n \nIII, 6, 2 \n \n \n \n \n \nLux facta est \n \n \n \n \n \n \nLa seconde ann\u00e9e, pr\u00e9cis\u00e9ment au point de cette \nhistoire o\u00f9 le lecteur est parvenu, il arriva que cette \nhabitude du Luxembourg s\u2019interrompit, sans que \nMarius s\u00fbt trop pourquoi lui -m\u00eame, et qu\u2019il fut pr\u00e8s \nde six mois sans mettre les pieds dans son all\u00e9e. Un \njour enfin il y retourna; c\u2019\u00e9tait par une sereine \nmatin\u00e9e d\u2019\u00e9t\u00e9, Marius \u00e9tait joyeux comme on l\u2019est \nquand il fait beau. Il lui semblait qu\u2019il avait dans le c\u0153ur tous les chants d\u2019oiseaux qu\u2019il entendait et tous \nles morceaux du ciel bleu qu\u2019il voyait \u00e0 tra vers les \nfeuilles des arbres. \nIl alla droit \u00e0 \u00ab son all\u00e9e \u00bb, et, quand il fut au bout, \nil aper\u00e7ut, toujours sur le m\u00eame banc, ce couple \nconnu. Seulement, quand il approcha, c\u2019\u00e9tait bien le \nm\u00eame homme, mais il lui parut que ce n\u2019\u00e9tait plus la \nm\u00eame fille. L a personne qu\u2019il voyait maintenant \u00e9tait \nune grande et belle cr\u00e9ature ayant toutes les formes \nles plus charmantes de la femme \u00e0 ce moment pr\u00e9cis \no\u00f9 elles se combinent encore avec toutes les gr\u00e2ces \nles plus na\u00efves de l\u2019enfant; moment fugitif et pur que \npeuv ent seuls traduire ces deux mots : quinze ans. \nC\u2019\u00e9taient d\u2019admirables cheveux ch\u00e2tains nuanc\u00e9s de \nveines dor\u00e9es, un front qui semblait fait de marbre, \ndes joues qui semblaient faites d\u2019une feuille de rose, \nun incarnat p\u00e2le, une blancheur \u00e9mue, une bouche \nexquise d\u2019o\u00f9 le sourire sortait comme une clart\u00e9 et la \nparole comme une musique, une t\u00eate que Rapha\u00ebl e\u00fbt \ndonn\u00e9e \u00e0 Marie pos\u00e9e sur un cou que Jean Goujon \ne\u00fbt donn\u00e9 \u00e0 V\u00e9nus. Et, afin que rien ne manqu\u00e2t \u00e0 \ncette ravissante figure, le nez n\u2019\u00e9tait pas beau, il \u00e9tait \njoli; ni droit ni courb\u00e9, ni italien ni grec; c\u2019\u00e9tait le nez \nparisien; c\u2019est -\u00e0-dire quelque chose de spirituel, de fin, d\u2019irr\u00e9gulier et de pur, qui d\u00e9sesp\u00e8re les peintres et \nqui charme les po\u00e8tes. \nQuand Marius passa pr\u00e8s d\u2019elle, il ne put voir ses \nyeux qui \u00e9taient constamment baiss\u00e9s. Il ne vit que \nses longs cils ch\u00e2tains p\u00e9n\u00e9tr\u00e9s d\u2019ombre et de pudeur. \nCela n\u2019emp\u00eachait pas la belle enfant de sourire \ntout en \u00e9coutant l\u2019homme \u00e0 cheveux blancs qui lui \nparlait, et rien n\u2019\u00e9tait ravissant comme ce frais s ourire \navec des yeux baiss\u00e9s. \nDans le premier moment, Marius pensa que c\u2019\u00e9tait \nune autre fille du m\u00eame homme, une s\u0153ur sans doute \nde la premi\u00e8re. Mais quand l\u2019invariable habitude de la \npromenade le ramena pour la seconde fois pr\u00e8s du \nbanc, et qu\u2019il l\u2019eut examin\u00e9e avec attention, il \nreconnut que c\u2019\u00e9tait la m\u00eame. En six mois la petite \nfille \u00e9tait devenue jeune fille; voil\u00e0 tout. Rien n\u2019est \nplus fr\u00e9quent que ce ph\u00e9nom\u00e8ne. Il y a un instant o\u00f9 \nles filles s\u2019\u00e9panouissent en un clin d\u2019\u0153il et deviennent \ndes roses tout \u00e0 coup. Hier on les a laiss\u00e9es enfants, \naujourd\u2019hui on les retrouve inqui\u00e9tantes. \nCelle -ci n\u2019avait pas seulement grandi, elle s\u2019\u00e9tait \nid\u00e9alis\u00e9e. Comme trois jours en avril suffisent \u00e0 de \ncertains arbres pour se couvrir de fleurs, six mois lui \navaien t suffi pour se v\u00eatir de beaut\u00e9. Son avril \u00e0 elle \n\u00e9tait venu. On voit quelquefois des gens qui, pauvres et \nmesquins, semblent se r\u00e9veiller, passent subitement \nde l\u2019indigence au faste, font des d\u00e9penses de toutes \nsortes, et deviennent tout \u00e0 coup \u00e9clatants , prodigues \net magnifiques. Cela tient \u00e0 une rente empoch\u00e9e; il y \na eu \u00e9ch\u00e9ance hier. La jeune fille avait touch\u00e9 son \nsemestre. \nEt puis ce n\u2019\u00e9tait plus la pensionnaire avec son \nchapeau de peluche, sa robe de m\u00e9rinos, ses souliers \nd\u2019\u00e9colier et ses mains ro uges; le go\u00fbt lui \u00e9tait venu \navec la beaut\u00e9; c\u2019\u00e9tait une personne bien mise avec \nune sorte d\u2019\u00e9l\u00e9gance simple et riche et sans mani\u00e8re. \nElle avait une robe de damas noir, un camail de \nm\u00eame \u00e9toffe et un chapeau de cr\u00eape blanc. Ses gants \nblancs montraient la finesse de sa main qui jouait \navec le manche d\u2019une ombrelle en ivoire chinois et \nson brodequin de soie dessinait la petitesse de son \npied. Quand on passait pr\u00e8s d\u2019elle, toute sa toilette \nexhalait un parfum jeune et p\u00e9n\u00e9trant. \nQuant \u00e0 l\u2019homme, il \u00e9tait to ujours le m\u00eame. \nLa seconde fois que Marius arriva pr\u00e8s d\u2019elle, la \njeune fille leva les paupi\u00e8res. Ses yeux \u00e9taient d\u2019un \nbleu c\u00e9leste et profond, mais dans cet azur voil\u00e9 il n\u2019y \navait encore que le regard d\u2019un enfant. Elle regarda \nMarius avec indiff\u00e9rence , comme elle e\u00fbt regard\u00e9 le marmot qui courait sous les sycomores, ou le vase de \nmarbre qui faisait de l\u2019ombre sur le banc; et Marius \nde son c\u00f4t\u00e9 continua sa promenade en pensant \u00e0 \nautre chose. \nIl passa encore quatre ou cinq fois pr\u00e8s du banc o\u00f9 \n\u00e9tait la jeune fille, mais sans m\u00eame tourner les yeux \nvers elle. \nLes jours suivants, il revint comme \u00e0 l\u2019ordinaire au \nLuxembourg, comme \u00e0 l\u2019ordinaire il y trouva \u00ab le p\u00e8re \net la fille \u00bb, mais il n\u2019y fit plus attention. Il ne songea \npas plus \u00e0 cette fille quand el le fut belle qu\u2019il n\u2019y \nsongeait lorsqu\u2019elle \u00e9tait laide. Il passait toujours fort \npr\u00e8s du banc o\u00f9 elle \u00e9tait, parce que c\u2019\u00e9tait son \nhabitude. \n \n \n \n \nIII, 6, 3 \n \n \n \n \n \nEffet de printemps \n \n \n \n \n \n \nUn jour, l\u2019air \u00e9tait ti\u00e8de, le Luxembourg \u00e9tait \ninond\u00e9 d\u2019ombre et de soleil, le ciel \u00e9tait pur comme si \nles anges l\u2019eussent lav\u00e9 le matin, les passereaux \npoussaient de petits cris dans les profondeurs des \nmarronniers, Marius avait ouvert toute son \u00e2me \u00e0 la \nnature, il ne pensait \u00e0 rien, il vivait et il respirait, il \npassa pr\u00e8s de ce banc, la jeune fille leva les yeux sur \nlui, leurs deux regards se rencontr\u00e8rent. Qu\u2019y avait -il cette fois dans le regard de la jeune \nfille? Marius n\u2019e\u00fbt pu le dire. Il n\u2019y avait rien et il y \navait tout. Ce fut un \u00e9trange \u00e9clair. \nElle baissa les yeux, et il continua son chemin. \nCe qu\u2019il venait de voir, ce n\u2019\u00e9tait pas l\u2019\u0153il ing\u00e9nu et \nsimple d\u2019un enfant, c\u2019\u00e9tait un gouffre myst\u00e9rieux qui \ns\u2019\u00e9tait entrouvert, puis brusquement referm \u00e9. \nIl y a un jour o\u00f9 toute jeune fille regarde ainsi. \nMalheur \u00e0 qui se trouve l\u00e0! \nCe premier regard d\u2019une \u00e2me qui ne se conna\u00eet pas \nencore est comme l\u2019aube dans le ciel. C\u2019est l\u2019\u00e9veil de \nquelque chose de rayonnant et d\u2019inconnu. Rien ne \nsaurait rendre le charme dangereux de cette lueur \ninattendue qui \u00e9claire vaguement tout \u00e0 coup \nd\u2019adorables t\u00e9n\u00e8bres et qui se compose de toute \nl\u2019innocence du pr\u00e9sent et de toute la passion de \nl\u2019avenir. C\u2019est une sorte de tendresse ind\u00e9cise qui se \nr\u00e9v\u00e8le au hasard et qui att end. C\u2019est un pi\u00e8ge que \nl\u2019innocence tend \u00e0 son insu et o\u00f9 elle prend des \nc\u0153urs sans le vouloir et sans le savoir. C\u2019est une \nvierge qui regarde comme une femme. \nIl est rare qu\u2019une r\u00eaverie profonde ne naisse pas de \nce regard l\u00e0 o\u00f9 il tombe. Toutes les puret \u00e9s et toutes \nles ardeurs se concentrent dans ce rayon c\u00e9leste et \nfatal qui, plus que les \u0153illades les mieux travaill\u00e9es des coquettes, a le pouvoir magique de faire \nsubitement \u00e9clore au fond d\u2019une \u00e2me cette fleur \nsombre, pleine de parfums et de poisons, qu \u2019on \nappelle l\u2019amour. \nLe soir, en rentrant dans son galetas, Marius jeta \nles yeux sur son v\u00eatement, et s\u2019aper\u00e7ut pour la \npremi\u00e8re fois qu\u2019il avait la malpropret\u00e9, \nl\u2019inconvenance et la stupidit\u00e9 inou\u00efe d\u2019aller se \npromener au Luxembourg avec ses habits \u00ab de tous \nles jours \u00bb, c\u2019est -\u00e0-dire avec un chapeau cass\u00e9 pr\u00e8s de \nla ganse, de grosses bottes de roulier, un pantalon \nnoir blanc aux genoux et un habit noir p\u00e2le aux \ncoudes. \n \n \n \n \nIII, 6, 4 \n \n \n \n \n \nCommencement d\u2019une grande \nmaladie \n \n \n \n \n \n \nLe lendemain, \u00e0 l\u2019heure accoutum\u00e9e, Marius tira de \nson armoire son habit neuf, son pantalon neuf, son \nchapeau neuf et ses bottes neuves; il se rev\u00eatit de \ncette panoplie compl\u00e8te, mit des gants, luxe \nprodigieux, et s\u2019en alla au Luxembourg. \nChemin faisant, il rencontra Courfeyrac, et feignit \nde ne pas le voir. Courfeyrac en rentrant chez lui dit \u00e0 ses amis : \u2013 Je viens de rencontrer le chapeau neuf et \nl\u2019habit neuf de Marius, et Marius dedans. Il allait sans \ndoute passer un examen. Il avait l\u2019air tout b\u00eate. \nArriv\u00e9 au Luxembourg, Marius fit le tour du \nbassin et consid\u00e9ra les cygnes, puis il demeura \nlongtemps en contemplation devant une statue qui \navait la t\u00eate toute noire de moisissure et \u00e0 laquelle \nune hanche manquait. Il y avait pr\u00e8s du bassin un \nbourgeois q uadrag\u00e9naire et ventru qui tenait par la \nmain un petit gar\u00e7on de cinq ans et lui disait : \u2013 Evite \nles exc\u00e8s. Mon fils, tiens -toi \u00e0 \u00e9gale distance du \ndespotisme et de l\u2019anarchie. Marius \u00e9couta ce \nbourgeois. Puis il fit encore une fois le tour du \nbassin. Enf in il se dirigea vers \u00ab son all\u00e9e \u00bb, lentement \net comme s\u2019il y allait \u00e0 regret. On e\u00fbt dit qu\u2019il \u00e9tait \u00e0 \nla fois forc\u00e9 et emp\u00each\u00e9 d\u2019y aller. Il ne se rendait \naucun compte de tout cela, et croyait faire comme \ntous les jours. \nEn d\u00e9bouchant dans l\u2019all\u00e9e, il aper\u00e7ut \u00e0 l\u2019autre \nbout \u00ab sur leur banc \u00bb M. Leblanc et la jeune fille. Il \nboutonna son habit jusqu\u2019en haut, le tendit sur son \ntorse pour qu\u2019il ne f\u00eet pas de plis, examina avec une \ncertaine complaisance les reflets lustr\u00e9s de son \npantalon, et marcha sur le banc. Il y avait de l\u2019attaque \ndans cette marche et certainement une vell\u00e9it\u00e9 de conqu\u00eate. Je dis donc : il marcha sur le banc, comme \nje dirais : Annibal marcha sur Rome. \nDu reste il n\u2019y avait rien que de machinal dans \ntous ses mouvements, et il n\u2019avait a ucunement \ninterrompu les pr\u00e9occupations habituelles de son \nesprit et de ses travaux. Il pensait en ce moment -l\u00e0 \nque le Manuel du Baccalaur\u00e9at \u00e9tait un livre stupide et \nqu\u2019il fallait qu\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 r\u00e9dig\u00e9 par de rares cr\u00e9tins \npour qu\u2019on y analys\u00e2t comme chef s-d\u2019\u0153uvre de \nl\u2019esprit humain trois trag\u00e9dies de Racine et seulement \nune com\u00e9die de Moli\u00e8re. Il avait un sifflement aigu \ndans l\u2019oreille. Tout en approchant du banc, il tendait \nles plis de son habit et ses yeux se fixaient sur la jeune \nfille. Il lui semblait qu\u2019elle emplissait toute l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 \nde l\u2019all\u00e9e d\u2019une vague lueur bleue. \nA mesure qu\u2019il approchait, son pas se ralentissait \nde plus en plus. Parvenu \u00e0 une certaine distance du \nbanc, bien avant d\u2019\u00eatre \u00e0 la fin de l\u2019all\u00e9e, il s\u2019arr\u00eata, et \nil ne put savoir lui-m\u00eame comment il se fit qu\u2019il \nrebroussa chemin. Il ne se dit m\u00eame point qu\u2019il \nn\u2019allait pas jusqu\u2019au bout. Ce fut \u00e0 peine si la jeune \nfille put l\u2019apercevoir de loin et voir le bel air qu\u2019il \navait dans ses habits neufs. Cependant il se tenait tr\u00e8s \ndroit, pour avoir bonne mine dans le cas o\u00f9 \nquelqu\u2019un qui serait derri\u00e8re lui le regarderait. Il atteignit le bout oppos\u00e9, puis revint, et cette fois \nil s\u2019approcha un peu plus pr\u00e8s du banc. Il parvint \nm\u00eame jusqu\u2019\u00e0 une distance de trois intervalles \nd\u2019arbres, mais l\u00e0 il sentit je ne sais quelle impossibilit\u00e9 \nd\u2019aller plus loin, et il h\u00e9sita. Il avait cru voir le visage \nde la jeune fille se pencher vers lui. Cependant il fit \nun effort viril et violent, dompta l\u2019h\u00e9sitation, et \ncontinua d\u2019aller en avant. Quelques secon des apr\u00e8s, il \npassait devant le banc, droit et ferme, rouge jusqu\u2019aux \noreilles, sans oser jeter un regard \u00e0 droite ni \u00e0 gauche, \nla main dans son habit comme un homme d\u2019\u00e9tat. Au \nmoment o\u00f9 il passa \u2013 sous le canon de la place \u2013 il \n\u00e9prouva un affreux battemen t de c\u0153ur. Elle avait \ncomme la veille sa robe de damas et son chapeau de \ncr\u00eape. Il entendit une voix ineffable qui devait \u00eatre \n\u00ab sa voix \u00bb. Elle causait tranquillement. Elle \u00e9tait bien \njolie. Il le sentait, quoiqu\u2019il n\u2019essay\u00e2t pas de la voir. \u2013\n Elle ne pou rrait cependant, pensait -il, s\u2019emp\u00eacher \nd\u2019avoir de l\u2019estime et de la consid\u00e9ration pour moi si \nelle savait que c\u2019est moi qui suis le v\u00e9ritable auteur de \nla dissertation sur Marcos Obregon de la Ronda que \nmonsieur Fran\u00e7ois de Neufch\u00e2teau a mise, comme \n\u00e9tant de lui, en t\u00eate de son \u00e9dition de Gil Blas ! \nIl d\u00e9passa le banc, alla jusqu\u2019\u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de l\u2019all\u00e9e \nqui \u00e9tait tout proche, puis revint sur ses pas et passa encore devant la belle fille. Cette fois il \u00e9tait tr\u00e8s p\u00e2le. \nDu reste il n\u2019\u00e9prouvait rien que de f ort d\u00e9sagr\u00e9able. Il \ns\u2019\u00e9loigna du banc et de la jeune fille, et tout en lui \ntournant le dos, il se figurait quelle le regardait, et cela \nle faisait tr\u00e9bucher. \nIl n\u2019essaya plus de s\u2019approcher du banc, il s\u2019arr\u00eata \nvers la moiti\u00e9 de l\u2019all\u00e9e, et l\u00e0, chose qu\u2019i l ne faisait \njamais, il s\u2019assit, jetant des regards de c\u00f4t\u00e9, et \nsongeant dans les profondeurs les plus indistinctes de \nson esprit, qu\u2019apr\u00e8s tout il \u00e9tait difficile que les \npersonnes dont il admirait le chapeau blanc et la robe \nnoire fussent absolument inse nsibles \u00e0 son pantalon \nlustr\u00e9 et \u00e0 son habit neuf. \nAu bout d\u2019un quart d\u2019heure il se leva, comme s\u2019il \nallait recommencer \u00e0 marcher vers ce banc qu\u2019une \naur\u00e9ole entourait. Cependant il restait debout et \nimmobile. Pour la premi\u00e8re fois depuis quinze mois il \nse dit que ce monsieur qui s\u2019asseyait l\u00e0 tous les jours \navec sa fille l\u2019avait sans doute remarqu\u00e9 de son c\u00f4t\u00e9 \net trouvait probablement son assiduit\u00e9 \u00e9trange. \nPour la premi\u00e8re fois aussi il sentit quelque \nirr\u00e9v\u00e9rence \u00e0 d\u00e9signer cet inconnu, m\u00eame dans le \nsecret de sa pens\u00e9e, par le sobriquet de M. Leblanc. Il demeura ainsi quelques minutes la t\u00eate baiss\u00e9e et \nfaisant des dessins sur le sable avec une baguette qu\u2019il \navait \u00e0 la main. \nPuis il se tourna brusquement du c\u00f4t\u00e9 oppos\u00e9 au \nbanc, \u00e0 M. Leblanc et \u00e0 sa fi lle, et s\u2019en revint chez lui. \nCe jour -l\u00e0 il oublia d\u2019aller d\u00eener. A huit heures du \nsoir il s\u2019en aper\u00e7ut, et comme il \u00e9tait trop tard pour \ndescendre rue Saint -Jacques, tiens! dit -il, et il mangea \nun morceau de pain. \nIl ne se coucha qu\u2019apr\u00e8s avoir bross\u00e9 s on habit et \nl\u2019avoir pli\u00e9 avec soin. \n \n \n \n \nIII, 6, 5 \n \n \n \n \n \nDivers coups de foudre tombent \nsur mame Bougon \n \n \n \n \n \nLe lendemain, mame Bougon, c\u2019est ainsi que \nCourfeyrac nommait la vieille porti\u00e8re -principale -\nlocataire -femme -de-m\u00e9nage de la masure Gorbeau, \u2013\n elle s\u2019appelait en r\u00e9alit\u00e9 madame Burgon, nous \nl\u2019avons constat\u00e9, mais ce brise -fer de Courfeyrac ne \nrespectait ri en, \u2013 mame Bougon, stup\u00e9faite, remarqua \nque monsieur Marius sortait encore avec son habit \nneuf. Il retourna au Luxembourg, mais il ne d\u00e9passa \npoint son banc de la moiti\u00e9 de l\u2019all\u00e9e. Il s\u2019y assit \ncomme la veille, consid\u00e9rant de loin et voyant \ndistinctement le chapeau blanc, la robe noire et \nsurtout la lueur bleue. Il n\u2019en bougea pas, et ne rentra \nchez lui que lorsqu\u2019on ferma les portes du \nLuxembourg. Il ne vit pas M. Leblanc et sa fille se \nretirer. Il en conclut qu\u2019ils \u00e9taient sortis du jardin par \nla grille de la rue de l\u2019Ouest. Plus tard, quelques \nsemaines apr\u00e8s, quand il y songea, il ne put jamais se \nrappeler o\u00f9 il avait d\u00een\u00e9 ce soir -l\u00e0. \nLe lendemain, c\u2019\u00e9tait le troisi\u00e8me jour, mame \nBougon fut refoudroy\u00e9e. Marius sortit avec son habit \nneuf. \u2013 Trois jours de suite! s\u2019\u00e9cria -t-elle. \nElle essaya de le suivre, mais Marius marchait \nlestement et avec d\u2019immenses enjamb\u00e9es; c\u2019\u00e9tait un \nhippopotame entreprenant la poursuite d\u2019un \nchamois. Elle le perdit de vue en deux minutes et \nrentra essouffl\u00e9e, aux trois quarts \u00e9t ouff\u00e9e par son \nasthme, furieuse. \u2013 Si cela a du bon sens, grommela -\nt-elle, de mettre ses beaux habits tous les jours et de \nfaire courir les personnes comme cela! \nMarius s\u2019\u00e9tait rendu au Luxembourg. \nLa jeune fille y \u00e9tait avec M. Leblanc. Marius \napprocha le plus pr\u00e8s qu\u2019il put en faisant semblant de lire dans un livre, mais il resta encore fort loin, puis \nrevint s\u2019asseoir sur son banc o\u00f9 il passa quatre heures \n\u00e0 regarder sauter dans l\u2019all\u00e9e les moineaux francs qui \nlui faisaient l\u2019effet de se moquer de lui. \nUne quinzaine s\u2019\u00e9coula ainsi. Marius allait au \nLuxembourg non plus pour se promener, mais pour \ns\u2019y asseoir toujours \u00e0 la m\u00eame place et sans savoir \npourquoi. Arriv\u00e9 l\u00e0, il ne remuait plus. Il mettait \nchaque matin son habit neuf pour ne pas se montrer, \net il recommen\u00e7ait le lendemain. \nElle \u00e9tait d\u00e9cid\u00e9ment d\u2019une beaut\u00e9 merveilleuse. \nLa seule remarque qu\u2019on p\u00fbt faire qui ressembl\u00e2t \u00e0 \nune critique, c\u2019est que la contradiction entre son \nregard qui \u00e9tait triste et son sourire qui \u00e9tait joyeux \ndonnait \u00e0 son visa ge quelque chose d\u2019un peu \u00e9gar\u00e9, \nce qui fait qu\u2019\u00e0 de certains moments ce doux visage \ndevenait \u00e9trange sans cesser d\u2019\u00eatre charmant. \n \n \n \n \nIII, 6, 6 \n \n \n \n \n \nFait prisonnier \n \n \n \n \n \n \nUn des derniers jours de la seconde semaine, \nMarius \u00e9tait comme \u00e0 son ordinaire assis sur son \nbanc, tenant \u00e0 la main un livre ouvert dont depuis \ndeux heures il n\u2019avait pas tourn\u00e9 une page. Tout \u00e0 \ncoup il tressaillit. Un \u00e9v\u00e9nement se passait \u00e0 \nl\u2019extr\u00e9mit\u00e9 d e l\u2019all\u00e9e. M. Leblanc et sa fille venaient \nde quitter leur banc, la fille avait pris le bras du p\u00e8re, \net tous deux se dirigeaient lentement vers le milieu de l\u2019all\u00e9e o\u00f9 \u00e9tait Marius. Marius ferma son livre, puis il \nle rouvrit, puis il s\u2019effor\u00e7a de lire. Il tremblait. \nL\u2019aur\u00e9ole venait droit \u00e0 lui. \u2013 Ah! Mon dieu! pensait -\nil, je n\u2019aurai jamais le temps de prendre une attitude. \n\u2013 Cependant, l\u2019homme \u00e0 cheveux blancs et la jeune \nfille s\u2019avan\u00e7aient. Il lui paraissait que cela durait un \nsi\u00e8cle et que cela n\u2019\u00e9tait qu\u2019une seconde. \u2013 Qu\u2019est -ce \nqu\u2019ils viennent faire par ici? se demandait -il. \u2013\n Comment! elle va passer l\u00e0! Ses pieds vont marcher \nsur ce sable, dans cette all\u00e9e, \u00e0 deux pas de moi! \u2013 Il \n\u00e9tait boulevers\u00e9, il e\u00fbt voulu \u00eatre tr\u00e8s beau, il e\u00fbt \nvoulu avoir la cr oix. Il entendait s\u2019approcher le bruit \ndoux et mesur\u00e9 de leurs pas. Il s\u2019imaginait que M. \nLeblanc lui jetait des regards irrit\u00e9s. Est -ce que ce \nmonsieur va me parler? pensait -il. Il baissa la t\u00eate; \nquand il la releva, ils \u00e9taient tout pr\u00e8s de lui. La jeune \nfille passa, et en passant elle le regarda. Elle le regarda \nfixement, avec une douceur pensive qui fit frissonner \nMarius de la t\u00eate aux pieds. Il lui sembla qu\u2019elle lui \nreprochait d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 si longtemps sans venir jusqu\u2019\u00e0 \nelle et qu\u2019elle lui disait : C\u2019est moi qui viens. Marius \nresta \u00e9bloui devant ces prunelles pleines de rayons et \nd\u2019ab\u00eemes. \nIl se sentait un brasier dans le cerveau. Elle \u00e9tait \nvenue \u00e0 lui, quelle joie! Et puis, comme elle l\u2019avait regard\u00e9! Elle lui parut plus belle qu\u2019il ne l\u2019avait encor e \nvue. Belle d\u2019une beaut\u00e9 tout ensemble f\u00e9minine et \nang\u00e9lique, d\u2019une beaut\u00e9 compl\u00e8te qui e\u00fbt fait chanter \nP\u00e9trarque et agenouiller Dante. Il lui semblait qu\u2019il \nnageait en plein ciel bleu. En m\u00eame temps il \u00e9tait \nhorriblement contrari\u00e9, parce qu\u2019il avait de la \npoussi\u00e8re sur ses bottes. \nIl croyait \u00eatre s\u00fbr qu\u2019elle avait regard\u00e9 aussi ses \nbottes. \nIl la suivit des yeux jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle e\u00fbt disparu. \nPuis il se mit \u00e0 marcher dans le Luxembourg comme \nun fou. Il est probable que par moments il riait tout \nseul et parlait haut. Il \u00e9tait si r\u00eaveur pr\u00e8s des bonnes \nd\u2019enfants que chacune le croyait amoureux d\u2019elle. \nIl sortit du Luxembourg, esp\u00e9rant la retrouver \ndans une rue. \nIl se croisa avec Courfeyrac sous les arcades de \nl\u2019Od\u00e9on et lui dit : Viens d\u00eener avec moi. I ls s\u2019en \nall\u00e8rent chez Rousseau, et d\u00e9pens\u00e8rent six francs. \nMarius mangea comme un ogre. Il donna six sous au \ngar\u00e7on. Au dessert il dit \u00e0 Courfeyrac : As-tu lu le \njournal? Quel beau discours a fait Audry de \nPuyraveau! \nIl \u00e9tait \u00e9perdument amoureux. Apr\u00e8s l e d\u00eener, il dit \u00e0 Courfeyrac : Je te paye le \nspectacle. Ils all\u00e8rent \u00e0 la Porte -Saint -Martin voir \nFr\u00e9d\u00e9rick dans l\u2019Auberge des Adrets . Marius s\u2019amusa \n\u00e9norm\u00e9ment. \nEn m\u00eame temps il eut un redoublement de \nsauvagerie. En sortant du th\u00e9\u00e2tre, il refusa de \nregarder la jarreti\u00e8re d\u2019une modiste qui enjambait un \nruisseau, et Courfeyrac ayant dit : Je mettrais volontiers \ncette femme dans ma collection , lui fit presque horreur . \nCourfeyrac l\u2019avait invit\u00e9 \u00e0 d\u00e9jeuner au caf\u00e9 Voltaire \nle lendemain. Marius y alla, et mangea encore plus \nque la veille. Il \u00e9tait tout pensif et tr\u00e8s gai. On e\u00fbt dit \nqu\u2019il saisissait toutes les occasions de rire aux \u00e9clats. \nIl embrassa tendrement un prov incial quelconque \nqu\u2019on lui pr\u00e9senta. Un cercle d\u2019\u00e9tudiants s\u2019\u00e9tait fait \nautour de la table et l\u2019on avait parl\u00e9 des niaiseries \npay\u00e9es par l\u2019\u00e9tat qui se d\u00e9bitent en chaire \u00e0 la \nSorbonne, puis la conversation \u00e9tait tomb\u00e9e sur les \nfautes et les lacunes des di ctionnaires et des \nprosodies -Quicherat. Marius interrompit la \ndiscussion pour s\u2019\u00e9crier : \u2013 C\u2019est cependant bien \nagr\u00e9able d\u2019avoir la croix! \n\u2013 Voil\u00e0 qui est dr\u00f4le! dit Courfeyrac bas \u00e0 Jean \nProuvaire. \u2013 Non, r\u00e9pondit Jean Prouvaire, voil\u00e0 qui est \ns\u00e9rieux. \nCela \u00e9tait s\u00e9rieux en effet. Marius en \u00e9tait \u00e0 cette \npremi\u00e8re heure violente et charmante qui commence \nles grandes passions. \nUn regard avait fait tout cela. \nQuand la mine est charg\u00e9e, quand l\u2019incendie est \npr\u00eat, rien n\u2019est plus simple. Un regard est une \n\u00e9tincelle. \nC\u2019en \u00e9tait fait. Marius aimait une femme. Sa \ndestin\u00e9e entrait dans l\u2019inconnu. \nLe regard des femmes ressemble \u00e0 de certains \nrouages tranquilles en apparence et formidables. On \npasse \u00e0 c\u00f4t\u00e9 tous les jours paisiblement et \nimpun\u00e9ment et sans se do uter de rien. Il vient un \nmoment o\u00f9 l\u2019on oublie m\u00eame que cette chose est l\u00e0. \nOn va, on vient, on r\u00eave, on parle, on rit. Tout \u00e0 \ncoup on se sent saisi. C\u2019est fini. Le rouage vous tient, \nle regard vous a pris. Il vous a pris, n\u2019importe par o\u00f9 \nni comment, par une partie quelconque de votre \npens\u00e9e qui tra\u00eenait, par une distraction que vous avez \neue. Vous \u00eates perdu. Vous y passerez tout entier. Un \nencha\u00eenement de forces myst\u00e9rieuses s\u2019empare de \nvous. Vous vous d\u00e9battez en vain. Plus de secours \nhumain possible. Vous allez tomber d\u2019engrenage en engrenage, d\u2019angoisse en angoisse, de torture en \ntorture, vous, votre esprit, votre fortune, votre \navenir, votre \u00e2me; et, selon que vous serez au pouvoir \nd\u2019une cr\u00e9ature m\u00e9chante ou d\u2019un noble c\u0153ur, vous \nne sortirez de cette effrayante machine que d\u00e9figur\u00e9 \npar la honte ou transfigur\u00e9 par la passion. \n \n \n \n \nIII, 6, 7 \n \n \n \n \n \nAventures de la lettre U \nlivr\u00e9e aux conjectures \n \n \n \n \n \nL\u2019isolement, le d\u00e9tachement de tout, la fiert\u00e9, \nl\u2019ind\u00e9pendance, le go\u00fbt de la nature, l\u2019absence \nd\u2019activit\u00e9 quotidienne et mat\u00e9rielle, la vie en soi, les \nluttes secr\u00e8tes de la chastet\u00e9, l\u2019extase bienveillante \ndevant toute la cr\u00e9ation, avaient pr\u00e9par\u00e9 Marius \u00e0 \ncette possession qu\u2019on nomme la passion. Son culte \npour son p\u00e8re \u00e9tait devenu peu \u00e0 peu une religion, et \ncomme toute religion, s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 au fond de l\u2019\u00e2me. Il fallait quelque chose sur le premier plan. L\u2019amour \nvint. \nTout un grand mois s\u2019\u00e9coula, pen dant lequel \nMarius alla tous les jours au Luxembourg. L\u2019heure \nvenue, rien ne pouvait le retenir. \u2013 Il est de service, \ndisait Courfeyrac. Marius vivait dans les ravissements. \nIl est certain que la jeune fille le regardait. \nIl avait fini par s\u2019enhardir et i l s\u2019approchait du \nbanc. Cependant il ne passait plus devant, ob\u00e9issant \u00e0 \nla fois \u00e0 l\u2019instinct de timidit\u00e9 et \u00e0 l\u2019instinct de \nprudence des amoureux. Il jugeait utile de ne point \nattirer \u00ab l\u2019attention du p\u00e8re \u00bb. Il combinait ses stations \nderri\u00e8re les arbres et les pi\u00e9destaux des statues avec \nun machiav\u00e9lisme profond, de fa\u00e7on \u00e0 se faire voir le \nplus possible \u00e0 la jeune fille et \u00e0 se laisser voir le \nmoins possible du vieux monsieur. Quelquefois, \npendant des demi -heures enti\u00e8res, il restait immobile \n\u00e0 l\u2019ombre d \u2019un L\u00e9onidas ou d\u2019un Spartacus \nquelconque, tenant \u00e0 la main un livre au -dessus \nduquel ses yeux, doucement lev\u00e9s, allaient chercher la \nbelle fille, et elle, de son c\u00f4t\u00e9, d\u00e9tournait avec un \nvague sourire son charmant profil vers lui. Tout en \ncausant le plus naturellement et le plus tranquillement \ndu monde avec l\u2019homme \u00e0 cheveux blancs, elle \nappuyait sur Marius toutes les r\u00eaveries d\u2019un \u0153il virginal et passionn\u00e9. Antique et imm\u00e9morial man\u00e8ge \nqu\u2019Eve savait d\u00e8s le premier jour du monde et que \ntoute femme sait d\u00e8s le premier jour de la vie! Sa \nbouche donnait la r\u00e9plique \u00e0 l\u2019un et son regard \ndonnait la r\u00e9plique \u00e0 l\u2019autre. \nIl faut croire pourtant que M. Leblanc finissait par \ns\u2019apercevoir de quelque chose, car souvent, lorsque \nMarius arrivait, il se levait et se mett ait \u00e0 marcher. Il \navait quitt\u00e9 leur place accoutum\u00e9e et avait adopt\u00e9, \u00e0 \nl\u2019autre extr\u00e9mit\u00e9 de l\u2019all\u00e9e, le banc voisin du \nGladiateur, comme pour voir si Marius les y suivrait. \nMarius ne comprit point, et fit cette faute. \u00ab Le p\u00e8re \u00bb \ncommen\u00e7a \u00e0 devenir inexac t, et n\u2019amena plus \u00ab sa \nfille \u00bb tous les jours. Quelquefois il venait seul. Alors \nMarius ne restait pas. Autre faute. \nMarius ne prenait point garde \u00e0 ces sympt\u00f4mes. \nDe la phase de timidit\u00e9 il avait pass\u00e9, progr\u00e8s naturel \net fatal, \u00e0 la phase d\u2019aveuglement . Son amour \ncroissait. Il en r\u00eavait toutes les nuits. Et puis il lui \n\u00e9tait arriv\u00e9 un bonheur inesp\u00e9r\u00e9, huile sur le feu, \nredoublement de t\u00e9n\u00e8bres sur ses yeux. Un soir, \u00e0 la \nbrune, il avait trouv\u00e9 sur le banc que \u00ab M. Leblanc et \nsa fille \u00bb venaient de quit ter, un mouchoir, un \nmouchoir tout simple et sans broderie, mais blanc, \nfin, et qui lui parut exhaler des senteurs ineffables. Il s\u2019en empara avec transport. Ce mouchoir \u00e9tait \nmarqu\u00e9 des lettres U. F.; Marius ne savait rien de \ncette belle enfant, ni sa fam ille, ni son nom, ni sa \ndemeure; ces deux lettres \u00e9taient la premi\u00e8re chose \nd\u2019elle qu\u2019il saisissait, adorables initiales sur lesquelles \nil commen\u00e7a tout de suite \u00e0 construire son \n\u00e9chafaudage. U \u00e9tait \u00e9videmment le pr\u00e9nom. Ursule! \npensa -t-il, quel d\u00e9licieux nom! Il baisa le mouchoir, \nl\u2019aspira, le mit sur son c\u0153ur, sur sa chair, pendant le \njour, et la nuit sous ses l\u00e8vres pour s\u2019endormir. \n\u2013 J\u2019y sens toute son \u00e2me! s\u2019\u00e9criait -il. \nCe mouchoir \u00e9tait au vieux monsieur qui l\u2019avait \ntout bonnement laiss\u00e9 tomber de sa poche. \nLes jours qui suivirent la trouvaille, il ne se montra \nplus au Luxembourg que baisant le mouchoir et \nl\u2019appuyant sur son c\u0153ur. La belle enfant n\u2019y \ncomprenait rien et le lui marquait par des signes \nimperceptibles. \n\u2013 O pudeur! disait Marius. \n \n \n \n \nIII, 6, 8 \n \n \n \n \n \nLes invalides eux -m\u00eames \npeuvent \u00eatre heureux \n \n \n \n \n \nPuisque nous avons prononc\u00e9 le mot pudeur , et \npuisque nous ne cachons rien, nous devons dire \nqu\u2019une fois pourtant, \u00e0 travers ses extases, \u00ab son \nUrsule \u00bb lui donna un grief tr\u00e8s s\u00e9rieux. C\u2019\u00e9tait un de \nces jours o\u00f9 elle d\u00e9terminait M. Leblanc \u00e0 quitter le \nbanc et \u00e0 se promener dans l\u2019all\u00e9e. Il fais ait une vive \nbrise de prairial qui remuait le haut des platanes. Le \np\u00e8re et la fille, se donnant le bras, venaient de passer devant le banc de Marius. Marius s\u2019\u00e9tait lev\u00e9 derri\u00e8re \neux et les suivait du regard, comme il convient dans \ncette situation d\u2019\u00e2me \u00e9 perdue. \nTout \u00e0 coup un souffle de vent, plus en ga\u00eet\u00e9 que \nles autres, et probablement charg\u00e9 de faire les affaires \ndu printemps, s\u2019envola de la p\u00e9pini\u00e8re, s\u2019abattit sur \nl\u2019all\u00e9e, enveloppa la jeune fille dans un ravissant \nfrisson digne des nymphes de Virgi le et des faunes de \nTh\u00e9ocrite, et souleva sa robe, cette robe plus sacr\u00e9e \nque celle d\u2019Isis, presque jusqu\u2019\u00e0 la hauteur de la \njarreti\u00e8re. Une jambe d\u2019une forme exquise apparut. \nMarius la vit. Il fut exasp\u00e9r\u00e9 et furieux. \nLa jeune fille avait rapidement bais s\u00e9 sa robe d\u2019un \nmouvement divinement effarouch\u00e9, mais il n\u2019en fut \npas moins indign\u00e9. \u2013 Il \u00e9tait seul dans l\u2019all\u00e9e, c\u2019est \nvrai. Mais il pouvait y avoir eu quelqu\u2019un. Et s\u2019il y \navait eu quelqu\u2019un! Comprend -on une chose \npareille ? C\u2019est horrible ce qu\u2019elle vi ent de faire l\u00e0! \u2013\n H\u00e9las! la pauvre enfant n\u2019avait rien fait; il n\u2019y avait \nqu\u2019un coupable, le vent; mais Marius, en qui \nfr\u00e9missait confus\u00e9ment le Bartholo qu\u2019il y a dans \nCh\u00e9rubin, \u00e9tait d\u00e9termin\u00e9 \u00e0 \u00eatre m\u00e9content, et \u00e9tait \njaloux de son ombre. C\u2019est ainsi en effet que s\u2019\u00e9veille \ndans le c\u0153ur humain et que s\u2019impose, m\u00eame sans \ndroit, l\u2019\u00e2cre et bizarre jalousie de la chair. Du reste, en dehors m\u00eame de cette jalousie, la vue de cette jambe \ncharmante n\u2019avait eu pour lui rien d\u2019agr\u00e9able; le bas \nblanc de la premi\u00e8r e femme venue lui e\u00fbt fait plus de \nplaisir. \nQuand \u00ab son Ursule \u00bb, apr\u00e8s avoir atteint \nl\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de l\u2019all\u00e9e, revint sur ses pas avec M. \nLeblanc et passa devant le banc o\u00f9 Marius s\u2019\u00e9tait \nrassis, Marius lui jeta un regard bourru et f\u00e9roce. La \njeune fille e ut ce petit redressement en arri\u00e8re \naccompagn\u00e9 d\u2019un haussement de paupi\u00e8res qui \nsignifie : Eh bien, qu\u2019est -ce qu\u2019il a donc? \nCe fut l\u00e0 leur \u00ab premi\u00e8re querelle \u00bb. \nMarius achevait \u00e0 peine de lui faire cette sc\u00e8ne \navec les yeux que quelqu\u2019un traversa l\u2019all\u00e9e . C\u2019\u00e9tait un \ninvalide tout courb\u00e9, tout rid\u00e9 et tout blanc, en \nuniforme Louis XV, ayant sur le torse la petite plaque \novale de drap rouge aux \u00e9p\u00e9es crois\u00e9es, croix de \nSaint -Louis du soldat, et orn\u00e9 en outre d\u2019une manche \nd\u2019habit sans bras dedans, d\u2019un mento n d\u2019argent et \nd\u2019une jambe de bois. Marius crut distinguer que cet \n\u00eatre avait l\u2019air extr\u00eamement satisfait. Il lui sembla \nm\u00eame que le vieux cynique, tout en clopinant pr\u00e8s de \nlui, lui avait adress\u00e9 un clignement d\u2019\u0153il tr\u00e8s fraternel \net tr\u00e8s joyeux, comme si un hasard quelconque avait \nfait qu\u2019ils pussent \u00eatre d\u2019intelligence et qu\u2019ils eussent savour\u00e9 en commun quelque bonne aubaine. \nQu\u2019avait -il donc \u00e0 \u00eatre si content, ce d\u00e9bris de Mars? \nQue s\u2019\u00e9tait -il donc pass\u00e9 entre cette jambe de bois, et \nl\u2019autre? Marius arr iva au paroxysme de la jalousie. \u2013 Il \n\u00e9tait peut -\u00eatre l\u00e0! se dit -il; il a peut -\u00eatre vu! \u2013 Et il eut \nenvie d\u2019exterminer l\u2019invalide. \nLe temps aidant, toute pointe s\u2019\u00e9mousse. Cette \ncol\u00e8re de Marius contre \u00ab Ursule \u00bb, si juste et si \nl\u00e9gitime qu\u2019elle f\u00fbt, pass a. Il finit par pardonner; mais \nce fut un grand effort; il la bouda trois jours. \nCependant, \u00e0 travers tout cela et \u00e0 cause de tout \ncela, la passion grandissait et devenait folle. \n \n \n \n \nIII, 6, 9 \n \n \n \n \n \nEclipse \n \n \n \n \n \nOn vient de voir comment Marius avait d\u00e9couvert \nou cru d\u00e9couvrir qu\u2019Elle s\u2019appelait Ursule. \nL\u2019app\u00e9tit vient en aimant. Savoir qu\u2019elle se \nnommait Ursule, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 beaucoup; c\u2019\u00e9tait peu. \nMarius en trois ou quatre semaines eut d\u00e9vor\u00e9 ce \nbonheur. Il en vo ulut un autre. Il voulut savoir o\u00f9 \nelle demeurait. \nIl avait fait une premi\u00e8re faute : tomber dans \nl\u2019emb\u00fbche du banc du Gladiateur. Il en avait fait une seconde : ne pas rester au Luxembourg quand M. \nLeblanc y venait seul. Il en fit une troisi\u00e8me. \nImmense. Il suivit \u00ab Ursule \u00bb. \nElle demeurait rue de l\u2019Ouest, \u00e0 l\u2019endroit le moins \nfr\u00e9quent\u00e9, dans une maison neuve \u00e0 trois \u00e9tages \nd\u2019apparence modeste. \nA partir de ce moment, Marius ajouta \u00e0 son \nbonheur de la voir au Luxembourg le bonheur de la \nsuivre jusque che z elle. \nSa faim augmentait. Il savait comment elle \ns\u2019appelait, son petit nom du moins, le nom charmant, \nle vrai nom d\u2019une femme; il savait o\u00f9 elle demeurait; \nil voulut savoir qui elle \u00e9tait. \nUn soir, apr\u00e8s qu\u2019il les eut suivis jusque chez eux \net qu\u2019il le s eut vus dispara\u00eetre sous la porte coch\u00e8re, il \nentra \u00e0 leur suite et dit vaillamment au portier : \n\u2013 C\u2019est le monsieur du premier qui vient de \nrentrer? \n\u2013 Non, r\u00e9pondit le portier. C\u2019est le monsieur du \ntroisi\u00e8me. \nEncore un pas de fait. Ce succ\u00e8s enhardit Marius. \n\u2013 Sur le devant? demanda -t-il. \n\u2013 Parbleu! fit le portier, la maison n\u2019est b\u00e2tie que \nsur la rue. \n\u2013 Et quel est l\u2019\u00e9tat de ce monsieur? repartit Marius. \u2013 C\u2019est un rentier, monsieur. Un homme bien bon, \net qui fait du bien aux malheureux, quoique pas riche. \n\u2013 Comment s\u2019appelle -t-il? reprit Marius. \nLe portier leva la t\u00eate, et dit : \n\u2013 Est-ce que monsieur est mouchard? \nMarius s\u2019en alla assez penaud, mais fort ravi. Il \navan\u00e7ait. \n\u2013 Bon, pensa -t-il. Je sais qu\u2019elle s\u2019appelle Ursule, \nqu\u2019elle est fill e d\u2019un rentier, et qu\u2019elle demeure l\u00e0, au \ntroisi\u00e8me, rue de l\u2019Ouest. \nLe lendemain M. Leblanc et sa fille ne firent au \nLuxembourg qu\u2019une courte apparition; ils s\u2019en \nall\u00e8rent qu\u2019il faisait grand jour. Marius les suivit rue \nde l\u2019Ouest comme il en avait pris l\u2019habitude. En \narrivant \u00e0 la porte coch\u00e8re, M. Leblanc fit passer sa \nfille devant, puis s\u2019arr\u00eata avant de franchir le seuil, se \nretourna et regarda Marius fixement. \nLe jour d\u2019apr\u00e8s, ils ne vinrent pas au Luxembourg. \nMarius attendit en vain toute la journ \u00e9e. \nA la nuit tomb\u00e9e, il alla rue de l\u2019Ouest, et vit de la \nlumi\u00e8re aux fen\u00eatres du troisi\u00e8me. Il se promena sous \nces fen\u00eatres, jusqu\u2019\u00e0 ce que cette lumi\u00e8re f\u00fbt \u00e9teinte. \nLe jour suivant, personne au Luxembourg. Marius \nattendit tout le jour, puis alla fai re sa faction de nuit \nsous les crois\u00e9es. Cela le conduisait jusqu\u2019\u00e0 dix heures du soir. Son d\u00eener devenait ce qu\u2019il pouvait. La fi\u00e8vre \nnourrit le malade et l\u2019amour l\u2019amoureux. \nIl se passa huit jours de la sorte. M. Leblanc et sa \nfille ne paraissaient plus au Luxembourg. Marius \nfaisait des conjectures tristes; il n\u2019osait guetter la \nporte coch\u00e8re pendant le jour. Il se contentait d\u2019aller \n\u00e0 la nuit contempler la clart\u00e9 rouge\u00e2tre des vitres. Il y \nvoyait par moments passer des ombres, et le c\u0153ur lui \nbattait. \nLe huiti\u00e8me jour, quand il arriva sous les fen\u00eatres, \nil n\u2019y avait pas de lumi\u00e8re. \u2013 Tiens! dit -il, la lampe \nn\u2019est pas encore allum\u00e9e. Il fait nuit pourtant. Est -ce \nqu\u2019ils seraient sortis? Il attendit jusqu\u2019\u00e0 dix heures. \nJusqu\u2019\u00e0 minuit. Jusqu\u2019\u00e0 une heure du matin. Aucune \nlumi\u00e8re ne s\u2019alluma aux fen\u00eatres du troisi\u00e8me \u00e9tage et \npersonne ne rentra dans la maison. Il s\u2019en alla tr\u00e8s \nsombre. \nLe lendemain, \u2013 car il ne vivait que de lendemains \nen lendemains, il n\u2019y avait, pour ainsi dire, plus \nd\u2019aujourd\u2019hui pour lui ,\u202f\u2013 le lendemain il ne trouva \npersonne au Luxembourg, il s\u2019y attendait; \u00e0 la brune, \nil alla \u00e0 la maison. Aucune lueur aux fen\u00eatres; les \npersiennes \u00e9taient ferm\u00e9es; le troisi\u00e8me \u00e9tait tout \nnoir. Marius frappa \u00e0 la porte coch\u00e8re, entra et dit au \nportier : \n\u2013 Le monsieur du troisi\u00e8me? \n\u2013 D\u00e9m\u00e9nag\u00e9, r\u00e9pondit le portier. \nMarius chancela et dit faiblement : \n\u2013 Depuis quand donc? \n\u2013 D\u2019hier. \n\u2013 O\u00f9 demeure -t-il maintenant? \n\u2013 Je n\u2019en sais rien. \n\u2013 Il n\u2019a donc point laiss\u00e9 sa nouvelle adresse? \n\u2013 Non. \nEt le portier levant le nez reconnut Marius. \n\u2013 Tiens! c\u2019est vous! dit -il, mais vous \u00eates donc \nd\u00e9cid\u00e9ment quart -d\u2019\u0153il? \n \n \n \n \nLIVRE SEPTI\u00c8ME \n \n \nPATRON -MINETTE \n \n \n \n \nIII, 7, 1 \n \n \n \n \n \nLes mines et les mineurs \n \n \n \n \n \n \nLes soci\u00e9t\u00e9s humaines ont toutes ce qu\u2019on appelle \ndans les th\u00e9\u00e2tres un troisi\u00e8me dessous . Le sol social est \npartout min\u00e9, tant\u00f4t pour le bien, tant\u00f4t pour le mal. \nCes travaux se superposent. Il y a les mines \nsup\u00e9rieures et les mines inf\u00e9rieures. Il y a un haut et \nun bas dans cet obscur sous -sol qui s\u2019effondre parfois \nsous la civilisation, et que notre indiff\u00e9rence et notre \ninsouciance foulent aux pieds. L\u2019Encyclop\u00e9die, au si\u00e8cle dernier, \u00e9tait une mine presque \u00e0 ciel ouvert. \nLes t\u00e9n\u00e8bres, ces sombres couve uses du \nchristianisme primitif, n\u2019attendaient qu\u2019une occasion \npour faire explosion sous les C\u00e9sars et pour inonder \nle genre humain de lumi\u00e8re. Car dans les t\u00e9n\u00e8bres \nsacr\u00e9es il y a de la lumi\u00e8re latente. Les volcans sont \npleins d\u2019une ombre capable de flambo iement. Toute \nlave commence par \u00eatre nuit. Les catacombes, o\u00f9 \ns\u2019est dite la premi\u00e8re messe, n\u2019\u00e9taient pas seulement \nla cave de Rome, elles \u00e9taient le souterrain du monde. \nIl y a sous la construction sociale, cette merveille \ncompliqu\u00e9e d\u2019une masure, des ex cavations de toutes \nsortes. Il y a la mine religieuse, la mine \nphilosophique, la mine politique, la mine \n\u00e9conomique, la mine r\u00e9volutionnaire. Tel pioche avec \nl\u2019id\u00e9e, tel pioche avec le chiffre, tel pioche avec la \ncol\u00e8re. On s\u2019appelle et on se r\u00e9pond d\u2019une catacombe \n\u00e0 l\u2019autre. Les utopies cheminent sous terre dans ces \nconduits. Elles s\u2019y ramifient en tous sens. Elles s\u2019y \nrencontrent parfois, et y fraternisent. Jean -Jacques \npr\u00eate son pic \u00e0 Diog\u00e8ne qui lui pr\u00eate sa lanterne. \nQuelquefois elles s\u2019y combattent. C alvin prend Socin \naux cheveux. Mais rien n\u2019arr\u00eate ni n\u2019interrompt la \ntension de toutes ces \u00e9nergies vers le but, et la vaste \nactivit\u00e9 simultan\u00e9e, qui va et vient, monte, descend et remonte dans ces obscurit\u00e9s, et qui transforme \nlentement le dessus par le d essous et le dehors par le \ndedans; immense fourmillement inconnu. La soci\u00e9t\u00e9 \nse doute \u00e0 peine de ce creusement qui lui laisse sa \nsurface et lui change les entrailles. Autant d\u2019\u00e9tages \nsouterrains, autant de travaux diff\u00e9rents, autant \nd\u2019extractions diverses. Que sort -il de toutes ces \nfouilles profondes? L\u2019avenir. \nPlus on s\u2019enfonce, plus les travailleurs sont \nmyst\u00e9rieux. Jusqu\u2019\u00e0 un degr\u00e9 que le philosophe social \nsait reconna\u00eetre, le travail est bon; au del\u00e0 de ce degr\u00e9, \nil est douteux et mixte; plus bas, il d evient terrible. A \nune certaine profondeur, les excavations ne sont plus \np\u00e9n\u00e9trables \u00e0 l\u2019esprit de civilisation, la limite \nrespirable \u00e0 l\u2019homme est d\u00e9pass\u00e9e; un \ncommencement de monstres est possible. \nL\u2019\u00e9chelle descendante est \u00e9trange; et chacun de ces \n\u00e9chelons correspond \u00e0 un \u00e9tage o\u00f9 la philosophie \npeut prendre pied, et o\u00f9 l\u2019on rencontre un de ces \nouvriers, quelquefois divins, quelquefois difformes. \nAu-dessous de Jean Huss, il y a Luther; au -dessous \nde Luther, il y a Descartes; au -dessous de Descartes, \nil y a Voltaire; au -dessous de Voltaire, il y a \nCondorcet; au -dessous de Condorcet, il y a \nRobespierre; au -dessous de Robespierre, il y a Marat; au-dessous de Marat, il y a Babeuf. Et cela continue. \nPlus bas, confus\u00e9ment, \u00e0 la limite qui s\u00e9pare \nl\u2019indistinct de l\u2019invisible, on aper\u00e7oit d\u2019autres \nhommes sombres, qui peut -\u00eatre n\u2019existent pas \nencore. Ceux d\u2019hier sont des spectres; ceux de \ndemain sont des larves. L\u2019\u0153il de l\u2019esprit les distingue \nobscur\u00e9ment. Le travail embryonnaire de l\u2019avenir est \nune des visions du philosophe. \nUn monde dans les limbes \u00e0 l\u2019\u00e9tat de f\u0153tus, quelle \nsilhouette inou\u00efe! \nSaint -Simon, Owen, Fourier, sont l\u00e0 aussi, dans \ndes sapes lat\u00e9rales. \nCertes, quoique une divine cha\u00eene invisible lie \nentre eux \u00e0 leur insu tous ces pionniers souterrains \nqui, presque toujours, se croient isol\u00e9s, et qui ne le \nsont pas, leurs travaux sont bien divers, et la lumi\u00e8re \ndes uns contraste avec le flamboiement des autres. \nLes uns sont paradisiaques, les autres sont tragiques. \nPourtant, quel que soit le contraste, t ous ces \ntravailleurs, depuis le plus haut jusqu\u2019au plus \nnocturne, depuis le plus sage jusqu\u2019au plus fou, ont \nune similitude, et la voici : le d\u00e9sint\u00e9ressement. Marat \ns\u2019oublie comme J\u00e9sus. Ils se laissent de c\u00f4t\u00e9, ils \ns\u2019omettent, ils ne songent point \u00e0 eux. Ils voient autre \nchose qu\u2019eux -m\u00eames. Ils ont un regard, et ce regard cherche l\u2019absolu. Le premier a tout le ciel dans les \nyeux; le dernier, si \u00e9nigmatique qu\u2019il soit, a encore \nsous le sourcil la p\u00e2le clart\u00e9 de l\u2019infini. V\u00e9n\u00e9rez, quoi \nqu\u2019il fasse, quiconqu e a ce signe, la prunelle \u00e9toile. \nLa prunelle ombre est l\u2019autre signe. \nA elle commence le mal. Devant qui n\u2019a pas de \nregard, songez et tremblez. L\u2019ordre social a ses \nmineurs noirs. \nIl y a un point o\u00f9 l\u2019approfondissement est de \nl\u2019ensevelissement, et o\u00f9 la lumi\u00e8re s\u2019\u00e9teint. \nAu-dessous de toutes ces mines que nous venons \nd\u2019indiquer, au -dessous de toutes ces galeries, au -\ndessous de tout cet immense syst\u00e8me veineux \nsouterrain du progr\u00e8s et de l\u2019utopie, bien plus avant \ndans la terre, plus bas que Marat, plus bas que \nBabeuf, plus bas, beaucoup plus bas, et sans relation \naucune avec les \u00e9tages sup\u00e9rieurs, il y a la derni\u00e8re \nsape. Lieu formidable. C\u2019est ce que nous avons \nnomm\u00e9 le troisi\u00e8me dessous. C\u2019est la fosse des \nt\u00e9n\u00e8bres. C\u2019est la cave des aveugles. Inferi. \nCeci communique aux ab\u00eemes. \n \n \n \n \nIII, 7, 2 \n \n \n \n \n \nLe bas -fond \n \n \n \n \n \n \nL\u00e0 le d\u00e9sint\u00e9ressement s\u2019\u00e9vanouit. Le d\u00e9mon \ns\u2019\u00e9bauche vaguement; chacun pour soi. Le moi sans \nyeux hurle, cherche, t\u00e2tonne et ronge. L\u2019Ugolin social \nest dans ce gouffre. \nLes silhouettes farouches qui r\u00f4dent dans cette \nfosse, presque b\u00eates, presque fant\u00f4mes, ne \ns\u2019occupent pas du progr\u00e8s universel, elles ignorent \nl\u2019id\u00e9e et le mot, elles n\u2019ont souci que de l\u2019assouvissement individuel. Elles sont presque \ninconscientes, et il y a au dedans d\u2019elles une sorte \nd\u2019effacement effrayant. Elles ont deux m\u00e8res, toutes \ndeux mar\u00e2tres, l\u2019ignorance et la mis\u00e8re. Elles ont un \nguide, le besoin; et, pour toutes les formes de la \nsatisfaction, l\u2019app\u00e9tit. Elles sont brutalement voraces, \nc\u2019est-\u00e0-dire f\u00e9roces, non \u00e0 la fa\u00e7on du tyran, mais \u00e0 la \nfa\u00e7on du tigre. De la souffrance ces larves passent au \ncrime; filiation fatale, engendrement vertigineux, \nlogique de l\u2019ombre. Ce qui rampe dans le troisi\u00e8me \ndessous social, ce n\u2019est plus la r\u00e9clamation \u00e9touff\u00e9 e \nde l\u2019absolu; c\u2019est la protestation de la mati\u00e8re. \nL\u2019homme y devient dragon. Avoir faim, avoir soif, \nc\u2019est le point de d\u00e9part; \u00eatre Satan, c\u2019est le point \nd\u2019arriv\u00e9e. De cette cave sort Lacenaire. \nOn vient de voir tout \u00e0 l\u2019heure, au livre quatri\u00e8me, \nun des compartiments de la mine sup\u00e9rieure, de la \ngrande sape politique, r\u00e9volutionnaire et \nphilosophique. L\u00e0, nous venons de le dire, tout est \nnoble, pur, digne, honn\u00eate. L\u00e0, certes, on peut se \ntromper, et l\u2019on se trompe; mais l\u2019erreur y est \nv\u00e9n\u00e9rable tant ell e implique d\u2019h\u00e9ro\u00efsme. L\u2019ensemble \ndu travail qui se fait l\u00e0 a un nom : le Progr\u00e8s. \nLe moment est venu d\u2019entrevoir d\u2019autres \nprofondeurs, les profondeurs hideuses. Il y a sous la soci\u00e9t\u00e9, insistons -y, et, jusqu\u2019au jour \no\u00f9 l\u2019ignorance sera dissip\u00e9e, il y aur a la grande \ncaverne du mal. \nCette cave est au -dessous de toutes et est \nl\u2019ennemie de toutes. C\u2019est la haine sans exception. \nCette cave ne conna\u00eet pas de philosophes; son \npoignard n\u2019a jamais taill\u00e9 de plume. Sa noirceur n\u2019a \naucun rapport avec la noirceur sublime de l\u2019\u00e9critoire. \nJamais les doigts de la nuit qui se crispent sous ce \nplafond asphyxiant n\u2019ont feuillet\u00e9 un livre ni d\u00e9pli\u00e9 \nun journal. Babeuf est un exploiteur pour Cartouche; \nMarat est un aristocrate pour Schinderhannes. Cette \ncave a pour but l\u2019effondrement de tout. \nDe tout. Y compris les sapes sup\u00e9rieures, qu\u2019elle \nex\u00e8cre. Elle ne mine pas seulement, dans son \nfourmillement hideux, l\u2019ordre social actuel; elle mine \nla philosophie, elle mine la science, elle mine le droit, \nelle mine la pens\u00e9e humaine, elle mine la civilisation, \nelle mine la r\u00e9volution, elle mine le progr\u00e8s. Elle \ns\u2019appelle tout simplement vol, prostitution, meurtre \net assassinat. Elle est t\u00e9n\u00e8bres, et elle veut le chaos. \nSa vo\u00fbte est faite d\u2019ignorance. \nToutes les autres, celles d\u2019en haut, n\u2019ont qu\u2019un but, \nla suppri mer. C\u2019est l\u00e0 que tendent, par tous leurs \norganes \u00e0 la fois, par l\u2019am\u00e9lioration du r\u00e9el comme par la contemplation de l\u2019absolu, la philosophie et le \nprogr\u00e8s. D\u00e9truisez la cave Ignorance, vous d\u00e9truisez \nla taupe Crime. \nCondensons en quelques mots une parti e de ce \nque nous venons d\u2019\u00e9crire. L\u2019unique p\u00e9ril social, c\u2019est \nl\u2019Ombre. \nHumanit\u00e9, c\u2019est identit\u00e9. Tous les hommes sont la \nm\u00eame argile. Nulle diff\u00e9rence, ici -bas du moins, dans \nla pr\u00e9destination. M\u00eame ombre avant, m\u00eame chair \npendant, m\u00eame cendre apr\u00e8s. Mai s l\u2019ignorance m\u00eal\u00e9e \n\u00e0 la p\u00e2te humaine, la noircit. Cette incurable noirceur \ngagne le dedans de l\u2019homme et y devient le Mal. \n \n \n \n \nIII, 7, 3 \n \n \n \n \n \nBabet, G ueulemer, Claquesous \net Montparnasse \n \n \n \n \n \nUn quatuor de bandits, Claquesous, Gueulemer, \nBabet et Mo ntparnasse, gouvernait de 1830 \u00e0 1835 le \ntroisi\u00e8me dessous de Paris. \nGueulemer \u00e9tait un Hercule d\u00e9class\u00e9. Il avait pour \nantre l\u2019\u00e9gout de l\u2019Arche -Marion. Il avait six pieds de \nhaut, des pectoraux de marbre, des biceps d\u2019airain, \nune respiration de caverne, le torse d\u2019un colosse, un \ncr\u00e2ne d\u2019oiseau. On croyait voir l\u2019Hercule Farn\u00e8se v\u00eatu d\u2019un pantalon de coutil et d\u2019une veste de velours \nde coton. Gueulemer, b\u00e2ti de cette fa\u00e7on sculpturale, \naurait pu dompter les monstres; il avait trouv\u00e9 plus \ncourt d\u2019en \u00eatre un . Front bas, tempes larges, moins \nde quarante ans et la patte d\u2019oie, le poil rude et court, \nla joue en brosse, une barbe sangli\u00e8re; on voit d\u2019ici \nl\u2019homme. Ses muscles sollicitaient le travail, sa \nstupidit\u00e9 n\u2019en voulait pas. C\u2019\u00e9tait une grosse force \nparesse use. Il \u00e9tait assassin par nonchalance. On le \ncroyait cr\u00e9ole. Il avait probablement un peu touch\u00e9 \nau mar\u00e9chal Brune, ayant \u00e9t\u00e9 portefaix \u00e0 Avignon en \n1815. Apr\u00e8s ce stage, il \u00e9tait pass\u00e9 bandit. \nLa diaphan\u00e9it\u00e9 de Babet contrastait avec la viande \nde Gueulemer. Babet \u00e9tait maigre et savant. Il \u00e9tait \ntransparent, mais imp\u00e9n\u00e9trable. On voyait le jour \u00e0 \ntravers les os, mais rien \u00e0 travers la prunelle. Il se \nd\u00e9clarait chimiste. Il avait \u00e9t\u00e9 pitre chez B ob\u00e8che et \npaillasse chez Bobino. Il avait jou\u00e9 le vaudeville \u00e0 \nSaint -Mihiel. C\u2019\u00e9tait un homme \u00e0 intentions, beau \nparleur, qui soulignait ses sourires et guillemetait ses \ngestes. Son industrie \u00e9tait de vendre en plein vent des \nbustes de pl\u00e2tre et des portra its du \u00ab chef de l\u2019\u00e9tat \u00bb. \nDe plus, il arrachait les dents. Il avait montr\u00e9 des \nph\u00e9nom\u00e8nes dans les foires, et poss\u00e9d\u00e9 une baraque \navec trompette et cette affiche : \u2013 Babet, artiste dentiste, membre des acad\u00e9mies, fait des exp\u00e9riences \nphysiques sur m\u00e9taux et m\u00e9tallo\u00efdes, extirpe les \ndents, entreprend les chicots abandonn\u00e9s par ses \nconfr\u00e8res. Prix : une dent, un franc cinquante \ncentimes; deux dents, deux francs; trois dents, deux \nfrancs cinquante. Profitez de l\u2019occasion. \u2013 (Ce \n\u00ab profitez de l\u2019occasion \u00bb sign ifiait : faites -vous-en \narracher le plus possible.) Il avait \u00e9t\u00e9 mari\u00e9 et avait eu \ndes enfants. Il ne savait ce que sa femme et ses \nenfants \u00e9taient devenus. Il les avait perdus comme on \nperd son mouchoir. Haute exception dans le monde \nobscur dont il \u00e9tait, Babet lisait les journaux. Un jour, \ndu temps qu\u2019il avait sa famille avec lui dans sa \nbaraque roulante, il avait lu dans le Messager qu\u2019une \nfemme venait d\u2019accoucher d\u2019un enfant suffisamment \nviable, ayant un mufle de veau, et il s\u2019\u00e9tait \u00e9cri\u00e9 : \nVoil\u00e0 une fo rtune! ce n\u2019est pas ma femme qui aurait l\u2019esprit de \nme faire un enfant comme cela! \nDepuis, il avait tout quitt\u00e9 pour \u00ab entreprendre \nParis \u00bb. Expression de lui. \nQu\u2019\u00e9tait -ce que Claquesous? C\u2019\u00e9tait la nuit. Il \nattendait pour se montrer que le ciel se f\u00fbt b arbouill\u00e9 \nde noir. Le soir il sortait d\u2019un trou o\u00f9 il rentrait avant \nle jour. O\u00f9 \u00e9tait ce trou? Personne ne le savait. Dans \nla plus compl\u00e8te obscurit\u00e9, \u00e0 ses complices, il ne parlait qu\u2019en tournant le dos. S\u2019appelait -il \nClaquesous? non. Il disait : Je m\u2019ap pelle Pas -du-tout. \nSi une chandelle survenait, il mettait un masque. Il \n\u00e9tait ventriloque. Babet disait : Claquesous est un \nnocturne \u00e0 deux voix . Claquesous \u00e9tait vague, errant, \nterrible. On n\u2019\u00e9tait pas s\u00fbr qu\u2019il e\u00fbt un nom, \nClaquesous \u00e9tant un sobriquet; on n\u2019\u00e9tait pas s\u00fbr qu\u2019il \ne\u00fbt une voix, son ventre parlant plus souvent que sa \nbouche; on n\u2019\u00e9tait pas s\u00fbr qu\u2019il e\u00fbt un visage, \npersonne n\u2019ayant jamais vu que son masque. Il \ndisparaissait comme un \u00e9vanouissement; ses \napparitions \u00e9taient des sorties de terre. \nUn \u00eatre lugubre, c\u2019\u00e9tait Montparnasse. \nMontparnasse \u00e9tait un enfant; moins de vingt ans, un \njoli visage, des l\u00e8vres qui ressemblaient \u00e0 des cerises, \nde charmants cheveux noirs, la clart\u00e9 du printemps \ndans les yeux; il avait tous les vices et aspirait \u00e0 t ous \nles crimes. La digestion du mal le mettait en app\u00e9tit \ndu pire. C\u2019\u00e9tait le gamin tourn\u00e9 voyou, et le voyou \ndevenu escarpe. Il \u00e9tait gentil, eff\u00e9min\u00e9, gracieux, \nrobuste, mou, f\u00e9roce. Il avait le bord du chapeau \nrelev\u00e9 \u00e0 gauche pour faire place \u00e0 la touf fe de \ncheveux, selon le style de 1829. Il vivait de voler \nviolemment. Sa redingote \u00e9tait de la meilleure coupe, \nmais r\u00e2p\u00e9e. Montparnasse, c\u2019\u00e9tait une gravure de modes ayant de la mis\u00e8re et commettant des \nmeurtres. La cause de tous les attentats de cet \nadolescent \u00e9tait l\u2019envie d\u2019\u00eatre bien mis. La premi\u00e8re \ngrisette qui lui avait dit : Tu es beau, lui avait jet\u00e9 la \ntache de t\u00e9n\u00e8bres dans le c\u0153ur, et avait fait un Ca\u00efn \nde cet Abel. Se trouvant joli, il avait voulu \u00eatre \n\u00e9l\u00e9gant; or la premi\u00e8re \u00e9l\u00e9gance, c\u2019est l \u2019oisivet\u00e9; \nl\u2019oisivet\u00e9 d\u2019un pauvre, c\u2019est le crime. Peu de r\u00f4deurs \n\u00e9taient aussi redout\u00e9s que Montparnasse. A dix -huit \nans, il avait d\u00e9j\u00e0 plusieurs cadavres derri\u00e8re lui. Plus \nd\u2019un passant les bras \u00e9tendus gisait dans l\u2019ombre de \nce mis\u00e9rable, la face dans u ne mare de sang. Fris\u00e9, \npommad\u00e9, pinc\u00e9 \u00e0 la taille, des hanches de femme, un \nbuste d\u2019officier prussien, le murmure d\u2019admiration \ndes filles du boulevard autour de lui, la cravate \nsavamment nou\u00e9e, un casse -t\u00eate dans sa poche, une \nfleur \u00e0 sa boutonni\u00e8re; tel \u00e9tait ce mirliflore du \ns\u00e9pulcre. \n \n \n \n \nIII, 7, 4 \n \n \n \n \n \nComposition de la troupe \n \n \n \n \n \n \nA eux quatre, ces bandits formaient une sorte de \nProt\u00e9e, serpentant \u00e0 travers la police et s\u2019effor\u00e7ant \nd\u2019\u00e9chapper aux regards indiscrets de Vidocq \u00ab sous \ndiverse figur e, arbre, flamme, fontaine \u00bb, s\u2019entre -\npr\u00eatant leurs noms et leurs trucs, se d\u00e9robant dans \nleur propre ombre, bo\u00eetes \u00e0 secrets et asiles les uns \npour les autres, d\u00e9faisant leurs personnalit\u00e9s comme \non \u00f4te son faux nez au bal masqu\u00e9, parfois se simplifiant a u point de ne plus \u00eatre qu\u2019un, parfois se \nmultipliant au point que Coco -Lacour lui -m\u00eame les \nprenait pour une foule. \nCes quatre hommes n\u2019\u00e9taient point quatre \nhommes; c\u2019\u00e9tait une sorte de myst\u00e9rieux voleur \u00e0 \nquatre t\u00eates travaillant en grand sur Paris; c\u2019\u00e9tait le \npolype monstrueux du mal habitant la crypte de la \nsoci\u00e9t\u00e9. \nGr\u00e2ce \u00e0 leurs ramifications, et au r\u00e9seau sous -\njacent de leurs relations, Babet, Gueulemer, \nClaquesous et Montparnasse avaient l\u2019entreprise \ng\u00e9n\u00e9rale des guets -apens du d\u00e9partement de la Seine. \nIls faisaient sur le passant le coup d\u2019\u00e9tat d\u2019en bas. Les \ntrouveurs d\u2019id\u00e9es en ce genre, les hommes \u00e0 \nimagination nocturne, s\u2019adressaient \u00e0 eux pour \nl\u2019ex\u00e9cution. On fournissait aux quatre coquins le \ncanevas, ils se chargeaient de la mise en sc\u00e8ne. Ils \ntravaillaient sur sc\u00e9nario. Ils \u00e9taient toujours en \nsituation de pr\u00eater un personnel proportionn\u00e9 et \nconvenable \u00e0 tou s les attentats ayant besoin d\u2019un \ncoup d\u2019\u00e9paule et suffisamment lucratifs. Un crime \n\u00e9tant en qu\u00eate de bras, ils lui sous -louaient des \ncomplices. Ils avaient une troupe d\u2019acteurs de \nt\u00e9n\u00e8bres \u00e0 la disposition de toutes les trag\u00e9dies de \ncavernes. Ils se r\u00e9un issaient habituellement \u00e0 la nuit \ntombante, heure de leur r\u00e9veil, dans les steppes qui \navoisinent la Salp\u00eatri\u00e8re. L\u00e0, ils conf\u00e9raient. Ils \navaient les douze heures noires devant eux; ils en \nr\u00e9glaient l\u2019emploi. \nPatron -Minette , tel \u00e9tait le nom qu\u2019on donnai t dans \nla circulation souterraine \u00e0 l\u2019association de ces quatre \nhommes. Dans la vieille langue populaire fantasque \nqui va s\u2019effa\u00e7ant tous les jours, Patron -Minette signifie \nle matin, de m\u00eame que Entre chien et loup signifie le \nsoir. Cette appellation, Pat ron-Minette, venait \nprobablement de l\u2019heure \u00e0 laquelle leur besogne \nfinissait, l\u2019aube \u00e9tant l\u2019instant de l\u2019\u00e9vanouissement des \nfant\u00f4mes et de la s\u00e9paration des bandits. Ces quatre \nhommes \u00e9taient connus sous cette rubrique. Quand \nle pr\u00e9sident des assises vis ita Lacenaire dans sa \nprison, il le questionna sur un m\u00e9fait que Lacenaire \nniait. \u2013 Qui a fait cela? demanda le pr\u00e9sident. \nLacenaire fit cette r\u00e9ponse, \u00e9nigmatique pour le \nmagistrat, mais claire pour la police : \u2013 C\u2019est peut -\u00eatre \nPatron -Minette . \nOn devine parfois une pi\u00e8ce sur l\u2019\u00e9nonc\u00e9 des \npersonnages; on peut de m\u00eame presque appr\u00e9cier \nune bande sur la liste des bandits. Voici, car ces \nnoms -l\u00e0 surnagent dans les m\u00e9moires sp\u00e9ciales, \u00e0 quelles appellations r\u00e9pondaient les principaux affili\u00e9s \nde Patron -Minett e : \nPanchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille. \nBrujon. (Il y avait une dynastie de Brujon; nous ne \nrenon\u00e7ons pas \u00e0 en dire un mot.) \nBoulatruelle, le cantonnier d\u00e9j\u00e0 entrevu. \nLaveuve. \nFinist\u00e8re. \nHom\u00e8re Hogu, n\u00e8gre. \nMardisoir. \nD\u00e9p\u00eache. \nFauntleroy, d it Bouqueti\u00e8re. \nGlorieux, for\u00e7at lib\u00e9r\u00e9. \nBarrecarrosse, dit monsieur Dupont. \nLesplanade -du-Sud. \nPoussagrive. \nCarmagnolet. \nKruideniers, dit Bizarro. \nMangedentelle. \nLes-pieds -en-l\u2019air. \nDemi -liard, dit Deux -milliards. \nEtc., etc. \nNous en passons, et non des pires. Ces noms ont \ndes figures. Ils n\u2019expriment pas seulement des \u00eatres, \nmais des esp\u00e8ces. Chacun de ces noms r\u00e9pond \u00e0 une vari\u00e9t\u00e9 de ces difformes champignons du dessous de \nla civilisation. \nCes \u00eatres, peu prodigues de leurs visages, n\u2019\u00e9taient \npas de ceux qu\u2019on voit passer dans les rues. Le jour, \nfatigu\u00e9s des nuits farouches qu\u2019ils avaient, ils s\u2019en \nallaient dormir, tant\u00f4t dans les fours \u00e0 pl\u00e2tre, tant\u00f4t \ndans les carri\u00e8res abandonn\u00e9es de Montmartre ou de \nMontrouge, parfois dans les \u00e9gouts. Ils se terraient. \nQue sont devenus ces hommes? ils existent \ntoujours. Ils ont toujours exist\u00e9. Horace en parle : \nAmbuba\u00efarum collegia, pharmacopolae, mendici, mimae ; et, \ntant que la soci\u00e9t\u00e9 sera ce qu\u2019elle est, ils seront ce \nqu\u2019ils sont. Sous l\u2019obscur plafond de leur cave, ils \nrenaissent \u00e0 jamais du suintement social. Ils \nreviennent, spectres, toujours identiques; seulement \nils ne portent plus les m\u00eames noms et ils ne sont plus \ndans les m\u00eames peaux. \nLes individus extirp\u00e9s, la tribu subsiste. \nIls ont toujours les m\u00eames facult\u00e9s. Du truand au \nr\u00f4deur, la race se maintient pure. Ils devinent les \nbourses dans les poches, ils flairent les montres dans \nles goussets. L\u2019or et l\u2019argent ont pour eux une odeur. \nIl y a des bourgeois na\u00effs dont on pourrait dire qu\u2019ils \nont l \u2019air volables. Ces hommes suivent patiemment ces bourgeois. Au passage d\u2019un \u00e9tranger ou d\u2019un \nprovincial, ils ont des tressaillements d\u2019araign\u00e9e. \nCes hommes -l\u00e0, quand, vers minuit, sur un \nboulevard d\u00e9sert, on les rencontre ou on les \nentrevoit, sont effrayants. Ils ne semblent pas des \nhommes, mais des formes faites de brume vivante; \non dirait qu\u2019ils font habituellement bloc avec les \nt\u00e9n\u00e8bres, qu\u2019ils n\u2019en sont pas distincts, qu\u2019ils n\u2019ont \npas d\u2019autre \u00e2me que l\u2019ombre, et que c\u2019est \nmomentan\u00e9ment, et pour vivre pendant quelques \nminutes d\u2019une vie monstrueuse, qu\u2019ils se sont \nd\u00e9sagr\u00e9g\u00e9s de la nuit. \nQue faut -il pour faire \u00e9vanouir ces larves? de la \nlumi\u00e8re. D e la lumi\u00e8re \u00e0 flots. Pas une chauve -souris \nne r\u00e9siste \u00e0 l\u2019aube. Eclairez la soci\u00e9t\u00e9 en dessous. \n \n \n \n \nLIVRE HUITI\u00c8ME \n \n \nLE MAUVAIS PAUVRE \n \n \n \n \nIII, 8, 1 \n \n \n \n \n \nMarius, cherchant une fille \nen chapeau, rencontre un homme \nen casquette \n \n \n \n \nL\u2019\u00e9t\u00e9 passa, puis l\u2019automne; l\u2019hiver vint. Ni M. \nLeblanc ni la jeune fille n\u2019avaient remis les pieds au \nLuxembourg. Marius n\u2019avait plus qu\u2019une pens\u00e9e, \nrevoir ce doux et adorable visage. Il cherchait \ntoujours, il cherchait partout; il ne trouvait rien. Ce \nn\u2019\u00e9tait plus Marius le r\u00eaveur enthousiaste, l\u2019homme \nr\u00e9solu, ardent et ferme, le hardi provocateur de la \ndestin\u00e9e, le cerveau qui \u00e9chafaudait avenir sur avenir, le jeune esprit encombr\u00e9 de plans, de projets, de \nfiert\u00e9s, d\u2019id\u00e9es et de volont\u00e9s; c\u2019\u00e9tait un chi en perdu. \nIl tomba dans une tristesse noire. C\u2019\u00e9tait fini, le \ntravail le rebutait, la promenade le fatiguait, la \nsolitude l\u2019ennuyait; la vaste nature, si remplie \nautrefois de formes, de clart\u00e9s, de voix, de conseils, \nde perspectives, d\u2019horizons, d\u2019enseign ements, \u00e9tait \nmaintenant vide devant lui. Il lui semblait que tout \navait disparu. \nIl pensait toujours, car il ne pouvait faire \nautrement; mais il ne se plaisait plus dans ses pens\u00e9es. \nA tout ce qu\u2019elles lui proposaient tout bas sans cesse, \nil r\u00e9pondait da ns l\u2019ombre : A quoi bon? \nIl se faisait cent reproches. Pourquoi l\u2019ai -je suivie? \nJ\u2019\u00e9tais si heureux rien que de la voir! Elle me \nregardait; est -ce que ce n\u2019\u00e9tait pas immense? Elle \navait l\u2019air de m\u2019aimer. Est -ce que ce n\u2019\u00e9tait pas tout? \nJ\u2019ai voulu avoir quo i? Il n\u2019y a rien apr\u00e8s cela. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 \nabsurde. C\u2019est ma faute, etc., etc. Courfeyrac, auquel \nil ne confiait rien, c\u2019\u00e9tait sa nature, mais qui devinait \nun peu tout, c\u2019\u00e9tait sa nature aussi, avait commenc\u00e9 \npar le f\u00e9liciter d\u2019\u00eatre amoureux, en s\u2019en \u00e9bahissant \nd\u2019ailleurs; puis, voyant Marius tomb\u00e9 dans cette \nm\u00e9lancolie, il avait fini par lui dire : \u2013 Je vois que tu as \u00e9t\u00e9 simplement un animal. Tiens, viens \u00e0 la \nChaumi\u00e8re! \nUne fois, ayant confiance dans un beau soleil de \nseptembre, Marius s\u2019\u00e9tait laiss\u00e9 mener a u bal de \nSceaux par Courfeyrac, Bossuet et Grantaire, \nesp\u00e9rant, quel r\u00eave! qu\u2019il la retrouverait peut -\u00eatre l\u00e0. \nBien entendu, il n\u2019y vit pas celle qu\u2019il cherchait. \u2013\n C\u2019est pourtant ici qu\u2019on trouve toutes les femmes \nperdues, grommelait Grantaire en apart\u00e9. Marius \nlaissa ses amis au bal, et s\u2019en retourna \u00e0 pied, seul, las, \nfi\u00e9vreux, les yeux troubles et tristes dans la nuit, ahuri \nde bruit et de poussi\u00e8re par les joyeux coucous pleins \nd\u2019\u00eatres chantants qui revenaient de la f\u00eate et passaient \n\u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, d\u00e9c ourag\u00e9, aspirant pour se rafra\u00eechir la \nt\u00eate l\u2019\u00e2cre senteur des noyers de la route. \nIl se remit \u00e0 vivre de plus en plus seul, \u00e9gar\u00e9, \naccabl\u00e9, tout \u00e0 son angoisse int\u00e9rieure, allant et \nvenant dans sa douleur comme le loup dans le pi\u00e8ge, \nqu\u00eatant partout l\u2019ab sente, abruti d\u2019amour. \nUne autre fois, il avait fait une rencontre qui lui \navait produit un effet singulier. Il avait crois\u00e9 dans les \npetites rues qui avoisinent le boulevard des Invalides \nun homme v\u00eatu comme un ouvrier et coiff\u00e9 d\u2019une \ncasquette \u00e0 longue visi\u00e8re qui laissait passer des \nm\u00e8ches de cheveux tr\u00e8s blancs. Marius fut frapp\u00e9 de la beaut\u00e9 de ces cheveux blancs et consid\u00e9ra cet \nhomme qui marchait \u00e0 pas lents et comme absorb\u00e9 \ndans une m\u00e9ditation douloureuse. Chose \u00e9trange, il \nlui parut reconna\u00eetre M. Leblanc. C\u2019\u00e9taient les m\u00eames \ncheveux, le m\u00eame profil, autant que la casquette le \nlaissait voir, la m\u00eame allure, seulement plus triste. \nMais pourquoi ces habits d\u2019ouvrier? qu\u2019est -ce que \ncela voulait dire? que signifiait ce d\u00e9guisement? \nMarius fut tr\u00e8s \u00e9ton n\u00e9. Quand il revint \u00e0 lui, son \npremier mouvement fut de se mettre \u00e0 suivre cet \nhomme, qui sait s\u2019il ne tenait point enfin la trace qu\u2019il \ncherchait? En tout cas, il fallait revoir l\u2019homme de \npr\u00e8s et \u00e9claircir l\u2019\u00e9nigme. Mais il s\u2019avisa de cette id\u00e9e \ntrop tar d, l\u2019homme n\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 plus l\u00e0. Il avait pris \nquelque petite rue lat\u00e9rale et Marius ne put le \nretrouver. Cette rencontre le pr\u00e9occupa quelques \njours, puis s\u2019effa\u00e7a. \u2013 Apr\u00e8s tout, se dit -il, ce n\u2019est \nprobablement qu\u2019une ressemblance. \n \n \n \n \nIII, 8, 2 \n \n \n \n \n \nTrouvaille \n \n \n \n \n \n \nMarius n\u2019avait pas cess\u00e9 d\u2019habiter la masure \nGorbeau. Il n\u2019y faisait attention \u00e0 personne. \nA cette \u00e9poque, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, il n\u2019y avait plus dans \ncette masure d\u2019autres habitants que lui et ces \nJondrette dont il avait une fois acquitt\u00e9 le loyer, sans \navoir du reste jamais parl\u00e9 ni au p\u00e8re, ni \u00e0 la m\u00e8re, ni \naux filles. Les autres locataires \u00e9taient d \u00e9m\u00e9nag\u00e9s ou \nmorts, ou avaient \u00e9t\u00e9 expuls\u00e9s faute de paiement. Un jour de cet hiver -l\u00e0, le soleil s\u2019\u00e9tait un peu \nmontr\u00e9 dans l\u2019apr\u00e8s -midi, mais c\u2019\u00e9tait le 2 f\u00e9vrier, cet \nantique jour de la Chandeleur dont le soleil tra\u00eetre, \npr\u00e9curseur d\u2019un froid de six sem aines, a inspir\u00e9 \u00e0 \nMathieu Laensberg ces deux vers rest\u00e9s justement \nclassiques : \n \nQu\u2019il luise ou qu\u2019il luiserne, \nL\u2019ours rentre en sa caverne. \n \nMarius venait de sortir de la sienne. La nuit tombait. \nC\u2019\u00e9tait l\u2019heure d\u2019aller d\u00eener; car il avait bien fallu se \nremettre \u00e0 d\u00eener, h\u00e9las! \u00f4 infirmit\u00e9s des passions \nid\u00e9ales! \nIl venait de franchir le seuil de sa porte que mame \nBougon balayait en ce moment -l\u00e0 m\u00eame tout en \npronon\u00e7ant ce m\u00e9morable monologue : \n\u2013 Qu\u2019est -ce qui est bon march\u00e9 \u00e0 pr\u00e9sent? tout est \ncher. Il n\u2019y a que la peine du monde qui est bon \nmarch\u00e9; elle est pour rien, la peine du monde! \nMarius montait \u00e0 pas lents le boulevard vers la \nbarri\u00e8re afin de gagner la rue Saint -Jacques. Il \nmarchait pensif, la t\u00eate baiss\u00e9e. \nTout \u00e0 coup il se sentit coudoy\u00e9 dans la brume; il \nse retourna, et vit deux jeunes filles en haillons, l\u2019une \nlongue et mince, l\u2019autre un peu moins grande, qui passaient rapidement, essouffl\u00e9es, effarouch\u00e9es, et \ncomme ayant l\u2019air de s\u2019enfuir; elles venaient \u00e0 sa \nrencontre, ne l\u2019avaient pas vu, et l\u2019avaient heurt\u00e9 en \npassant. Marius distinguait dans le cr\u00e9puscule leurs \nfigures livides, leurs t\u00eates d\u00e9coiff\u00e9es, leurs cheveux \n\u00e9pars, leurs affreux bonnets, leurs jupes en guenilles \net leurs pieds nus. Tout en courant, elles se parlaient. \nLa plus grande disait d\u2019une voix tr\u00e8s basse : \n\u2013 Les cognes sont venus. Ils ont manqu\u00e9 me \npincer au demi -cercle. \nL\u2019autre r\u00e9pondait : \u2013 Je les ai vus. J\u2019ai caval\u00e9, \ncaval\u00e9, caval\u00e9! \nMarius comprit, \u00e0 travers cet argot sinistre, que les \ngendarmes ou les sergents de ville avaient failli saisir \nces deux enfants, et que ces enfants s\u2019\u00e9taient \n\u00e9chapp\u00e9s. \nElles s\u2019enfonc\u00e8rent sous les arbres du boulevard \nderri\u00e8re lui, et y firent pendant quelques instants dans \nl\u2019obscurit\u00e9 une esp\u00e8ce de blancheur vague qui \ns\u2019effa\u00e7a. \nMarius s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 un moment. \nIl allait continuer son chemin, lorsqu\u2019il aper\u00e7ut un \npetit paquet gris\u00e2tre \u00e0 terre \u00e0 ses pieds. Il se baissa et \nle ramassa. C\u2019\u00e9tait une fa\u00e7on d\u2019enveloppe qui \nparaissait contenir des papiers. \u2013 Bon, dit -il, ces malheureuses auron t laiss\u00e9 \ntomber cela! \nIl revint sur ses pas, il appela, il ne les retrouva \nplus; il pensa quelles \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 loin, mit le paquet \ndans sa poche, et s\u2019en alla d\u00eener. \nChemin faisant, il vit dans une all\u00e9e de la rue \nMouffetard une bi\u00e8re d\u2019enfant couverte d \u2019un drap \nnoir, pos\u00e9e sur trois chaises et \u00e9clair\u00e9e par une \nchandelle. Les deux filles du cr\u00e9puscule lui revinrent \n\u00e0 l\u2019esprit. \n\u2013 Pauvres m\u00e8res! pensa -t-il. Il y a une chose plus \ntriste que de voir ses enfants mourir; c\u2019est de les voir \nmal vivre. \nPuis ces ombres qui variaient sa tristesse lui \nsortirent de la pens\u00e9e, et il retomba dans ses \npr\u00e9occupations habituelles. Il se remit \u00e0 songer \u00e0 ses \nsix mois d\u2019amour et de bonheur en plein air et en \npleine lumi\u00e8re sous les beaux arbres du Luxembourg. \n\u2013 Comme ma vie est devenue sombre! se disait -il. \nLes jeunes filles m\u2019apparaissent toujours. Seulement \nautrefois c\u2019\u00e9taient les anges; maintenant ce sont les \ngoules. \n \n \n \n \nIII, 8, 3 \n \n \n \n \n \nQuadrifrons \n \n \n \n \n \n \nLe soir, comme il se d\u00e9shabillait pour se coucher, \nsa main rencontra dans la poche de son habit le \npaquet qu\u2019il avait ramass\u00e9 sur le boulevard. Il l\u2019avait \noubli\u00e9. Il songea qu\u2019il serait utile de l\u2019ouvrir, et que ce \npaquet contenait peut -\u00eatre l\u2019adresse de ces jeunes \nfilles, si, en r\u00e9alit\u00e9, il leur appartenai t, et dans tous les \ncas les renseignements n\u00e9cessaires pour le restituer \u00e0 \nla personne qui l\u2019avait perdu. Il d\u00e9fit l\u2019enveloppe. \nElle n\u2019\u00e9tait pas cachet\u00e9e et contenait quatre lettres, \nnon cachet\u00e9es \u00e9galement. \nLes adresses y \u00e9taient mises. \nToutes quatre exhalaient une odeur d\u2019affreux \ntabac. \nLa premi\u00e8re lettre \u00e9tait adress\u00e9e : \u00e0 Madame, \nmadame la marquise de Grucheray , place vis -\u00e0-vis la chambre \ndes d\u00e9put\u00e9s , no... \nMarius se dit qu\u2019il trouverait probablement l\u00e0 les \nindications qu\u2019il cherchait, et que d\u2019ailleurs la lettre \nn\u2019\u00e9tant pas ferm\u00e9e, il \u00e9tait vraisemblable qu\u2019elle \npouvait \u00eatre lue sans inconv\u00e9nient. \nElle \u00e9tait ainsi con\u00e7ue : \n \n\u00ab Madame la marquise, \n \n\u00ab La vertu de la cl\u00e9mence et pi\u00e9t\u00e9 est celle qui unit \nplus \u00e9troitement la soti\u00e9t\u00e9. Promenez votre sentiment \nchr\u00e9tien, et faites un regard de compassion sur cette \ninfortun\u00e9 espa\u00f1ol victime de la loyaut\u00e9 et \nd\u2019attachement \u00e0 la cause sacr\u00e9e de la l\u00e9gitim\u00e9, qu\u2019il a \npay\u00e9 de son sang, consacr\u00e9e sa fortune, toutte, pour \nd\u00e9fendre cette cause, et aujourd\u2019hui se trouve dans la \nplus grande miss\u00e8re. Il ne doute point que votre \nhonorable personne l\u2019accordera un secours pour conserver une existance \u00e9xtremement p\u00e9nible pour \nun m ilitaire d\u2019\u00e9ducation et d\u2019honneur plein de \nblessures. Compte d\u2019avance sur l\u2019humanit\u00e9 qui vous \nanim\u00e9 et sur l\u2019int\u00e9r\u00eat que Madame la marquise porte \u00e0 \nune nation aussi malheureusse. Leur priere ne sera \npas en vaine, et leur reconnaissance conservera sont \ncharmant souvenir. \n\u00ab De mes sentiments respectueux avec lesquelles \nj\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre \n \n\u00ab Madame, \n \n\u00ab DON ALVAR \u00c8S, capitaine espa\u00f1ol de \ncaballerie, royaliste refugie en France que se \ntrouve en voyag\u00e9 pour sa patrie et le \nmanquent les r\u00e9ssources pour cont inuer son \nvoyag\u00e9. \u00bb \n \nAucune adresse n\u2019\u00e9tait jointe \u00e0 la signature. Marius \nesp\u00e9ra trouver l\u2019adresse dans la deuxi\u00e8me lettre dont \nla suscription portait : \u00e0 Madame, madame la contesse de \nMontvernet, rue Cassette, no 9. Voici ce que Marius y lut : \n \n\u00ab Mada me la contesse, \n \n\u00ab C\u2019est une malheureusse mer\u00e9 de famille de six \nenfants dont le dernier n\u2019a que huit mois. Moi malade depuis ma derni\u00e8re couche, abandonn\u00e9e de mon mari \ndepuis cinq mois n\u2019aiyant aucune r\u00e9ssource au monde \ndans la plus affreuse indigance. \n\u00ab Dans l\u2019espoir de Madame la contesse, elle a \nl\u2019honneur d\u2019\u00eatre, madame, avec un profond respect, \n\u00ab Femme B ALIZARD . \u00bb \n \nMarius passa \u00e0 la troisi\u00e8me lettre, qui \u00e9tait comme \nles pr\u00e9c\u00e9dentes une supplique : on y lisait : \n \n\u00ab Monsieur Pabourgeot, \u00e9lecteur, n \u00e9gociant -\nbonnetier en gros, rue Saint -Denis au coin de la \nrue aux Fers. \n \n\u00ab Je me permets de vous adresser cette lettre pour \nvous prier de m\u2019accorder la faveur pr\u00e9tieuse de vos \nsimpaties et de vous int\u00e9resser \u00e0 un homme de lettres \nqui vient d\u2019envoyer un drame au th\u00e9\u00e2tre -fran\u00e7ais. Le \nsujet en est historique, et l\u2019action se passe en \nAuvergne du temps de l\u2019empire. Le style, je crois, en \nest naturel, laconique, et peut avoir quelque m\u00e9rite. Il \ny a des couplets a chanter a quatre endroits. Le \ncomique, le s\u00e9rieux, l\u2019impr\u00e9vu, s\u2019y m\u00ealent a la vari\u00e9t\u00e9 \ndes caract\u00e8res et a une teinte de ro mantisme \nr\u00e9pandue l\u00e9g\u00e8rement dans toute l\u2019intrigue qui marche \nmist\u00e9rieusement, et va, par des p\u00e9ripessies frappantes, se denouer au milieu de plusieurs coups \nde sc\u00e8nes \u00e9clatants. \n\u00ab Mon but principal est de satisf\u00e8re le desir qui \nanime progresivement l\u2019hom me de notre si\u00e8cle, c\u2019est \n\u00e0 dire, LA MODE , cette caprisieuse et bizarre girouette \nqui change \u00e0 chaque nouveau vent. \n\u00ab Malgr\u00e9 ces qualit\u00e9s j\u2019ai lieu de craindre que la \njalousie, l\u2019\u00e9go\u00efsme des auteurs privil\u00e9gii\u00e9s, obtienne \nmon exclusion du th\u00e9\u00e2tre, car je n\u2019ignore pas les \nd\u00e9boires dont on abreuve les nouveaux venus. \n\u00ab Monsieur Pabourgeot, votre juste r\u00e9putation de \nprotecteur \u00e9clair\u00e9 des gants de lettres m\u2019enhardit \u00e0 \nvous envoyer ma fille qui vous exposera notre \nsituation indigante, manquant de pain et de f eu dans \ncette saison d\u2019hyver. Vous dire que je vous prie \nd\u2019agreer l\u2019hommage que je d\u00e9sire vous faire de mon \ndrame et de tous ceux que je ferai, c\u2019est vous prouver \ncombien j\u2019ambicionne l\u2019honneur de m\u2019abriter sous \nvotre \u00e9gide, et de parer mes \u00e9crits de votre nom. Si \nvous daigner m\u2019honorer de la plus modeste offrande, \nje m\u2019occuperai aussit\u00f4t \u00e0 faire une pi\u00e8sse de vers pour \nvous payer mon tribu de reconnaissance. Cette \npi\u00e8sse, que je tacherai de rendre aussi parfaite que \npossible, vous sera envoy\u00e9r avant d\u2019\u00eatre ins\u00e9r\u00e9e au \ncommencement du drame et d\u00e9bit\u00e9e sur la sc\u00e8ne. \n\u00ab A Monsieur \n \n\u00ab et Madame Pabourgeot \n \n\u00ab Mes hommages les plus respectueux. \n \n\u00ab GENFLOT , homme de lettres. \n \n\u00ab P S. Ne serait -ce que quarante sous. \n\u00ab Excusez -moi d\u2019envoyer ma fille et de n e pas me \npr\u00e9senter moi -m\u00eame, mais de tristes motifs de \ntoilette ne me permettent pas, h\u00e9las! de sortir\u2026\u00bb \n \nMarius ouvrit enfin la quatri\u00e8me lettre. Il y avait \nsur l\u2019adresse : Au monsieur bienfaisant de l\u2019\u00e9glise Saint -\nJacques -du-Haut -Pas. Elle contenait c es quelques \nlignes : \n \n\u00ab Homme bienfaisant, \n \n\u00ab Si vous daignez accompagner ma fille, vous \nverrez une calamit\u00e9 miss\u00e9rable et je vous montrerai \nmes certificats. \n\u00ab A l\u2019aspect de ces \u00e9crits votre \u00e2me g\u00e9n\u00e9reuse sera \nmue d\u2019un sentiment de sencible bienveilla nce, car les \nvrais philosophes \u00e9prouvent toujours de vives \n\u00e9motions. \u00ab Convenez, homme compatissant, qu\u2019il faut \n\u00e9prouver le plus cruel besoin, et qu\u2019il est bien \ndouloureux, pour obtenir quelque soulagement, de le \nfaire attester par l\u2019autorit\u00e9 comme si l\u2019o n n\u2019\u00e9tait pas \nlibre de souffrir et de mourir d\u2019innanition en \nattendant que l\u2019on soulage notre miss\u00e8re. Les destins \nsont bien fatals pour d\u2019aucuns et trop prodigue ou \ntrop protecteur pour d\u2019autres. \n\u00ab J\u2019attends votre pr\u00e9sance ou votre offrande, si \nvous daig nez la faire, et je vous prie de vouloir bien \nagr\u00e9er les sentiments respectueux avec lesquels je \nm\u2019honore d\u2019\u00eatre, \n \n\u00ab homme vraiment magnanime, \n \n\u00ab votre tr\u00e8s humble et tr\u00e8s ob\u00e9issant serviteur, \n \n\u00ab P. F ABANTOU , artiste dramatique. \u00bb \n \nApr\u00e8s avoir lu ces quatre lettres, Marius ne se \ntrouva pas beaucoup plus avanc\u00e9 qu\u2019auparavant. \nD\u2019abord aucun des signataires ne donnait son \nadresse. \nEnsuite elles semblaient venir de quatre individus \ndiff\u00e9rents, don Alvar\u00e8s, la femme Balizard, le po\u00e8te \nGenflot et l\u2019artiste dramatique Fabantou; mais ces lettres offraient ceci d\u2019\u00e9trange qu\u2019elles \u00e9taient \u00e9crites \ntoutes quatre de la m\u00eame \u00e9criture. \nQue conclure de l\u00e0, sinon qu\u2019elles venaient de la \nm\u00eame personne? \nEn outre, et cela rendait la conjecture encor e plus \nvraisemblable, le papier, grossier et jauni, \u00e9tait le \nm\u00eame pour les quatre, l\u2019odeur de tabac \u00e9tait la m\u00eame, \net, quoiqu\u2019on e\u00fbt \u00e9videmment cherch\u00e9 \u00e0 varier le \nstyle, les m\u00eames fautes d\u2019orthographe s\u2019y \nreproduisaient avec une tranquillit\u00e9 profonde et \nl\u2019homme de lettres Genflot n\u2019en \u00e9tait pas plus \nexempt que le capitaine espa\u00f1ol. \nS\u2019\u00e9vertuer \u00e0 deviner ce petit myst\u00e8re \u00e9tait peine \ninutile. Si ce n\u2019e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 une trouvaille, cela e\u00fbt eu \nl\u2019air d\u2019une mystification. Marius \u00e9tait trop triste pour \nbien prendre m\u00eame une plaisanterie du hasard et \npour se pr\u00eater au jeu que paraissait vouloir jouer avec \nlui le pav\u00e9 de la rue. Il lui semblait qu\u2019il \u00e9tait \u00e0 colin -\nmaillard entre ces quatre lettres qui se moquaient de \nlui. \nRien n\u2019indiquait d\u2019ailleurs que ces lettres \nappartinssent aux jeunes filles que Marius avait \nrencontr\u00e9es sur le boulevard. Apr\u00e8s tout, c\u2019\u00e9taient \ndes paperasses \u00e9videmment sans aucune valeur. Marius les remit dans l\u2019enveloppe, jeta le tout dans \nun coin et se coucha. \nVers sept heures du matin, il ven ait de se lever et \nde d\u00e9jeuner, et il essayait de se mettre au travail \nlorsqu\u2019on frappa doucement \u00e0 sa porte. \nComme il ne poss\u00e9dait rien, il n\u2019\u00f4tait jamais sa \nclef, si ce n\u2019est quelquefois, fort rarement, lorsqu\u2019il \ntravaillait \u00e0 quelque travail press\u00e9. Du reste, m\u00eame \nabsent, il laissait sa clef \u00e0 sa serrure. \u2013 On vous \nvolera, disait mame Bougon. \u2013 Quoi? disait Marius. \u2013\n Le fait est pourtant qu\u2019un jour on lui avait vol\u00e9 une \nvieille paire de bottes, au grand triomphe de mame \nBougon. \nOn frappa un second coup , tr\u00e8s doux comme le \npremier. \n\u2013 Entrez, dit Marius. \nLa porte s\u2019ouvrit. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que vous voulez, mame Bougon? \nreprit Marius sans quitter des yeux les livres et les \nmanuscrits qu\u2019il avait sur sa table. \nUne voix, qui n\u2019\u00e9tait pas celle de mame Bougon, \nr\u00e9pondit : \n\u2013 Pardon, monsieur... C\u2019\u00e9tait une voix sourde, cass\u00e9e, \u00e9trangl\u00e9e, \u00e9raill\u00e9e, \nune voix de vieux homme enrou\u00e9 d\u2019eau -de-vie et de \nrogome. \nMarius se tourna vivement, et vit une jeune fille. \n \n \n \n \nIII, 8, 4 \n \n \n \n \n \nUne rose dans la mis\u00e8re \n \n \n \n \n \n \nUne toute jeune fille \u00e9tait debout dans la porte \nentre -b\u00e2ill\u00e9e. La lucarne du galetas o\u00f9 le jour \nparaissait \u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment en face de la porte et \n\u00e9clairait cette figure d\u2019une lumi\u00e8re blafarde. C\u2019\u00e9tait \nune cr\u00e9ature h\u00e2ve, ch\u00e9tive, d\u00e9charn\u00e9e; rien qu\u2019une \nchemise et une jupe sur une nudit\u00e9 frissonnante et \nglac\u00e9e. Pour ceinture une ficelle, pour coiffure une \nficelle, des \u00e9paules pointues sortant de la chemise, une p\u00e2leur blonde et lymphatique, des clavicules \nterreuses, des mains rouges, la bouche entr\u2019ouverte et \nd\u00e9grad\u00e9e, des dents de moins, l\u2019\u0153il terne, hardi et \nbas, les formes d\u2019une jeune fille avort\u00e9e et le regard \nd\u2019une vieille femme corrompue; cinquante ans m\u00eal\u00e9s \n\u00e0 quinze ans; un de ces \u00eatres qui sont tout ensemble \nfaibles et horribles et qui font fr\u00e9mir c eux qu\u2019ils ne \nfont pas pleurer. \nMarius s\u2019\u00e9tait lev\u00e9 et consid\u00e9rait avec une sorte de \nstupeur cet \u00eatre presque pareil aux formes de l\u2019ombre \nqui traversent les r\u00eaves. \nCe qui \u00e9tait poignant surtout, c\u2019est que cette fille \nn\u2019\u00e9tait pas venue au monde pour \u00eatre laide. Dans sa \npremi\u00e8re enfance, elle avait d\u00fb m\u00eame \u00eatre jolie. La \ngr\u00e2ce de l\u2019\u00e2ge luttait encore contre la hideuse \nvieillesse anticip\u00e9e de la d\u00e9bauche et de la pauvret\u00e9. \nUn reste de beaut\u00e9 se mourait sur ce visage de seize \nans, comme ce p\u00e2le soleil qui s\u2019 \u00e9teint sous d\u2019affreuses \nnu\u00e9es \u00e0 l\u2019aube d\u2019une journ\u00e9e d\u2019hiver. \nCe visage n\u2019\u00e9tait pas absolument inconnu \u00e0 \nMarius. Il croyait se rappeler l\u2019avoir vu quelque part. \n\u2013 Que voulez -vous, mademoiselle? demanda -t-il. \nLa jeune fille r\u00e9pondit avec sa voix de gal\u00e9r ien \nivre : \n\u2013 C\u2019est une lettre pour vous, monsieur Marius. Elle appelait Marius par son nom; il ne pouvait \ndouter que ce ne f\u00fbt \u00e0 lui qu\u2019elle e\u00fbt affaire; mais \nqu\u2019\u00e9tait -ce que cette fille? comment savait -elle son \nnom? \nSans attendre qu\u2019il lui d\u00eet d\u2019avancer, elle entra. Elle \nentra r\u00e9sol\u00fbment, regardant avec une sorte \nd\u2019assurance qui serrait le c\u0153ur toute la chambre et le \nlit d\u00e9fait. Elle avait les pieds nus. De larges trous \u00e0 \nson jupon laissaient voir ses longues jambes e t ses \ngenoux maigres. Elle grelottait. \nElle tenait en effet une lettre \u00e0 la main qu\u2019elle \npr\u00e9senta \u00e0 Marius. \nMarius en ouvrant cette lettre remarqua que le \npain \u00e0 cacheter large et \u00e9norme \u00e9tait encore mouill\u00e9. \nLe message ne pouvait venir de bien loin. Il lut : \n \n\u00ab Mon aimable voisin, jeune homme! \n \n\u00ab J\u2019ai apris vos bont\u00e9s pour moi, que vous avez \npay\u00e9 mon terme il y a six mois. Je vous b\u00e9nis, jeune \nhomme. Ma fille a\u00een\u00e9e vous dira que nous sommes \nsens un morceau de pain depuit deux jours, quatre \npersonnes, et mon \u00e9pouse malade. Si je ne suis point \ndessu dans ma pens\u00e9e, je crois devoir esp\u00e9rer que \nvotre c\u0153ur g\u00e9n\u00e9reux s\u2019humanisera \u00e0 cet expos\u00e9 et vous subjuguera le d\u00e9sir de m\u2019\u00eatre propice en \ndaignant me prodiguer un l\u00e9ger bienfait. \n\u00ab Je suis avec la consid\u00e9r ation distingu\u00e9e qu\u2019on \ndoit aux bienfaiteurs de l\u2019humanit\u00e9, \n \n\u00ab JONDRETTE . \n \n\u00ab P. S. Ma fille attendra vos ordres, cher monsieur \nMarius. \u00bb \n \nCette lettre, au milieu de l\u2019aventure obscure qui \noccupait Marius depuis la veille au soir, c\u2019\u00e9tait une \nchandelle dans une cave. Tout fut brusquement \n\u00e9clair\u00e9. \nCette lettre venait d\u2019o\u00f9 venaient les quatre autres. \nC\u2019\u00e9tait la m\u00eame \u00e9criture, le m\u00eame style, la m\u00eame \northographe, le m\u00eame papier, la m\u00eame odeur de \ntabac. \nIl y avait cinq missives, cinq histoires, cinq noms, \ncinq signatures, et un seul signataire. Le capitaine \nespa\u00f1ol don Alvar\u00e8s, la malheureuse m\u00e8re Balizard, le \npo\u00e8te dramatique Genflot, le vieux com\u00e9dien \nFabantou se nommaient tous les quatre Jondrette, si \ntoutefois Jondrette lui -m\u00eame s\u2019appelait Jondrette. \nDepuis assez longtemps d\u00e9j\u00e0 que Marius habitait la \nmasure, il n\u2019avait eu, nous l\u2019avons dit, que de bien rares occasions de voir, d\u2019entrevoir m\u00eame son tr\u00e8s \ninfime voisinage. Il avait l\u2019esprit ailleurs, et o\u00f9 est \nl\u2019esprit est le regard. Il avait d\u00fb plus d\u2019une fois croiser \nles Jondrette dans le corridor et dans l\u2019escalier; mais \nce n\u2019\u00e9taient pour lui que des silhouettes; il y avait pris \nsi peu garde que la veille au soir il avait heurt\u00e9 sur le \nboulevard sans les reconna\u00eetre les filles Jondrette, car \nc\u2019\u00e9tait \u00e9vi demment elles, et que c\u2019\u00e9tait \u00e0 grand\u2019peine \nque celle -ci, qui venait d\u2019entrer dans sa chambre, \navait \u00e9veill\u00e9 en lui, \u00e0 travers le d\u00e9go\u00fbt et la piti\u00e9, un \nvague souvenir de l\u2019avoir rencontr\u00e9e ailleurs. \nMaintenant il voyait clairement tout. Il comprenait \nque son voisin Jondrette avait pour industrie dans sa \nd\u00e9tresse d\u2019exploiter la charit\u00e9 des personnes \nbienfaisantes, qu\u2019il se procurait des adresses, et qu\u2019il \n\u00e9crivait sous des noms suppos\u00e9s \u00e0 des gens qu\u2019il \njugeait riches et pitoyables des lettres que ses fille s \nportaient, \u00e0 leurs risques et p\u00e9rils, car ce p\u00e8re en \u00e9tait \nl\u00e0 qu\u2019il risquait ses filles; il jouait une partie avec la \ndestin\u00e9e et il les mettait au jeu. Marius comprenait \nque probablement, \u00e0 en juger par leur fuite de la \nveille, par leur essoufflement, p ar leur terreur, et par \nces mots d\u2019argot qu\u2019il avait entendus, ces infortun\u00e9es \nfaisaient encore on ne sait quels m\u00e9tiers sombres, et \nque de tout cela il \u00e9tait r\u00e9sult\u00e9, au milieu de la soci\u00e9t\u00e9 humaine telle qu\u2019elle est faite, deux mis\u00e9rables \u00eatres \nqui n\u2019\u00e9ta ient ni des enfants, ni des filles, ni des \nfemmes, esp\u00e8ces de monstres impurs et innocents \nproduits par la mis\u00e8re. \nTristes cr\u00e9atures sans nom, sans \u00e2ge, sans sexe, \nauxquelles ni le bien, ni le mal ne sont plus possibles, \net qui, en sortant de l\u2019enfance, n \u2019ont d\u00e9j\u00e0 plus rien \ndans ce monde, ni la libert\u00e9, ni la vertu, ni la \nresponsabilit\u00e9. Ames \u00e9closes hier, fan\u00e9es aujourd\u2019hui, \npareilles \u00e0 ces fleurs tomb\u00e9es dans la rue que toutes \nles boues fl\u00e9trissent en attendant qu\u2019une roue les \n\u00e9crase. \nCependant, tandis que Marius attachait sur elle un \nregard \u00e9tonn\u00e9 et douloureux, la jeune fille allait et \nvenait dans la mansarde avec une audace de spectre. \nElle se d\u00e9menait sans se pr\u00e9occuper de sa nudit\u00e9. Par \ninstants sa chemise d\u00e9faite et d\u00e9chir\u00e9e lui tombait \npresque \u00e0 la ceinture. Elle remuait les chaises, elle \nd\u00e9rangeait les objets de toilette pos\u00e9s sur la \ncommode, elle touchait aux v\u00eatements de Marius, elle \nfuretait ce qu\u2019il y avait dans les coins. \n\u2013 Tiens, dit -elle, vous avez un miroir! \nEt elle fredonnait, comme si elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 seule, des \nbribes de vaudeville, des refrains fol\u00e2tres que sa voix \ngutturale et rauque faisait lugubres. Sous cette hardiesse per\u00e7ait je ne sais quoi de contraint, \nd\u2019inquiet et d\u2019humili\u00e9. L\u2019effronterie est une honte. \nRien n\u2019\u00e9tait plus morne que de la voir s\u2019\u00e9battre et \npour ainsi dire voleter dans la chambre avec des \nmouvements d\u2019oiseau que le jour effare, ou qui a \nl\u2019aile cass\u00e9e. On sentait qu\u2019avec d\u2019autres conditions \nd\u2019\u00e9ducation et de destin\u00e9e, l\u2019allure gaie et libre de \ncette jeune fille e\u00fbt pu \u00eatre quelque chose de doux et \nde charmant. Jamais parmi les animaux la cr\u00e9ature \nn\u00e9e pour \u00eatre une colombe ne se change en une \norfraie. Cela ne se voit que parmi les hommes. \nMarius songeait, et la laissait faire. \nElle s\u2019approcha de la table. \n\u2013 Ah! dit -elle, des livres! \nUne lueur traversa son \u0153il vitreux. Elle reprit, et \nson accent exprimait ce bonheur de se vanter de \nquelque chose, auquel nulle cr\u00e9ature humaine n\u2019est \ninsensible : \n\u2013 Je sais lire, moi. \nElle saisit vivement le livre ouvert sur la table, et \nlut assez couramment : \n\u00ab... Le g\u00e9n\u00e9ral Bauduin re\u00e7ut l\u2019ordre d\u2019enlever avec \nles cinq bataillons de sa brigade le ch\u00e2teau de \nHougomont qui est au milieu de la plaine de \nWaterloo...\u00bb Elle s\u2019interrompit : \n\u2013 Ah! Waterloo! Je connais \u00e7a. C\u2019est une bataille \ndans les temps. Mon p\u00e8re y \u00e9tait. Mon p\u00e8re a servi \ndans les arm\u00e9es. Nous sommes joliment \nbonapartistes chez nous, allez! C\u2019est contre les anglais \nWaterloo. \nElle posa le livre, prit une plume, et s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Et je sais \u00e9crire aussi! \nElle trempa la plume dans l\u2019encre, et se tournant \nvers Marius : \n\u2013 Voulez -vous voir? Tenez, je vais \u00e9crire un mot \npour voir. \nEt avant qu\u2019il e\u00fbt eu le temps de r\u00e9pondre, elle \n\u00e9crivit sur une feuille de papier blanc qui \u00e9tait au \nmilieu de la table : Les cognes sont l\u00e0 . \nPuis, jetant la plume : \n\u2013 Il n\u2019y a pas de fautes d\u2019orthographe. Vous \npouvez regarder. Nous avons re\u00e7u de l\u2019\u00e9ducation, ma \ns\u0153ur et moi. Nous n\u2019avons pas toujours \u00e9t\u00e9 comme \nnous sommes. Nous n\u2019\u00e9tions pas faites.. . \nIci elle s\u2019arr\u00eata, fixa sa prunelle \u00e9teinte sur Marius, \net \u00e9clata de rire en disant avec une intonation qui \ncontenait toutes les angoisses \u00e9touff\u00e9es par tous les \ncynismes : \n\u2013 Bah! Et elle se mit \u00e0 fredonner ces paroles sur un air \ngai : \n \nJ\u2019ai faim, m on p\u00e8re. \nPas de fricot. \nJ\u2019ai froid, ma m\u00e8re. \nPas de tricot. \n Grelotte, \n Lolotte! \n Sanglote, \n Jacquot! \n \nA peine eut -elle achev\u00e9 ce couplet qu\u2019elle s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Allez -vous quelquefois au spectacle, monsieur \nMarius? Moi, j\u2019y vais. J\u2019ai un petit f r\u00e8re qui est ami \navec des artistes et qui me donne des fois des billets. \nPar exemple, je n\u2019aime pas les banquettes de galeries. \nOn y est g\u00ean\u00e9, on y est mal. Il y a quelquefois du gros \nmonde; il y a aussi du monde qui sent mauvais. \nPuis elle consid\u00e9ra Mari us, prit un air \u00e9trange, et \nlui dit : \n\u2013 Savez -vous, monsieur Marius, que vous \u00eates tr\u00e8s \njoli gar\u00e7on? \nEt en m\u00eame temps il leur vint \u00e0 tous les deux la \nm\u00eame pens\u00e9e, qui la fit sourire et qui le fit rougir. \nElle s\u2019approcha de lui, et lui posa une main sur \nl\u2019\u00e9paule. \u2013 Vous ne faites pas attention \u00e0 moi, mais je vous \nconnais, monsieur Marius. Je vous rencontre ici dans \nl\u2019escalier, et puis je vous vois entrer chez un appel\u00e9 le \np\u00e8re Mabeuf qui demeure du c\u00f4t\u00e9 d\u2019 Austerlitz, des \nfois, quand je me prom\u00e8ne par l\u00e0. Cela vous va tr\u00e8s \nbien, vos cheveux \u00e9bouriff\u00e9s. \nSa voix cherchait \u00e0 \u00eatre tr\u00e8s douce et ne parvenait \nqu\u2019\u00e0 \u00eatre tr\u00e8s basse. Une partie des mots se perdait \ndans le trajet du larynx aux l\u00e8vres comme sur un \nclavier o\u00f9 il manque des notes. \nMarius s\u2019\u00e9tait recul\u00e9 doucement. \n\u2013 Mademoiselle, dit -il avec sa gravit\u00e9 froide, j\u2019ai l\u00e0 \nun paquet qui est, je crois, \u00e0 vous. Permettez -moi de \nvous le remettre. \nEt il lui tendit l\u2019enveloppe qui renfermait les \nquatre lettres. \nElle frappa dans ses deux mains, et s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Nous avons cherch\u00e9 partout! \nPuis elle saisit vivement le paquet, et d\u00e9fit \nl\u2019enveloppe, tout en disant : \n\u2013 Dieu de Dieu! avons -nous cherch\u00e9, ma s\u0153ur et \nmoi! Et c\u2019est vous qui l\u2019aviez trouv\u00e9! sur le bouleva rd, \nn\u2019est-ce pas? ce doit \u00eatre sur le boulevard? Voyez -\nvous, \u00e7a a tomb\u00e9 quand nous avons couru. C\u2019est ma \nmioche de s\u0153ur qui a fait la b\u00eatise. En rentrant nous ne l\u2019avons plus trouv\u00e9. Comme nous ne voulions pas \n\u00eatre battues, que cela est inutile, que cela e st \nenti\u00e8rement inutile, que cela est absolument inutile, \nnous avons dit chez nous que nous avions port\u00e9 les \nlettres chez les personnes et qu\u2019on nous avait dit nix! \nLes voil\u00e0 ces pauvres lettres! Et \u00e0 quoi avez -vous vu \nqu\u2019elles \u00e9taient \u00e0 moi? Ah oui, \u00e0 l\u2019\u00e9 criture! C\u2019est donc \nvous que nous avons cogn\u00e9 en passant hier au soir. \nOn n\u2019y voyait pas, quoi! J\u2019ai dit \u00e0 ma s\u0153ur : Est -ce \nque c\u2019est un monsieur? Ma s\u0153ur m\u2019a dit : Je crois que \nc\u2019est un monsieur! \nCependant, elle avait d\u00e9pli\u00e9 la supplique adress\u00e9e \n\u00ab au mo nsieur bienfaisant de l\u2019\u00e9glise Saint -Jacques -\ndu-Haut -Pas \u00bb. \n\u2013 Tiens! dit -elle, c\u2019est celle pour ce vieux qui va \u00e0 \nla messe. Au fait, c\u2019est l\u2019heure. Je vas lui porter. Il \nnous donnera peut -\u00eatre de quoi d\u00e9jeuner. \nPuis elle se remit \u00e0 rire, et ajouta : \n\u2013 Savez-vous ce que cela fera si nous d\u00e9jeunons \naujourd\u2019hui? Cela fera que nous aurons eu notre \nd\u00e9jeuner d\u2019avant -hier, notre d\u00eener d\u2019avant -hier, notre \nd\u00e9jeuner d\u2019hier, notre d\u00eener d\u2019hier, tout \u00e7a en une \nfois, ce matin. Tiens! parbleu! si vous n\u2019\u00eates pas \nconte nts, crevez, chiens! Ceci fit souvenir Marius de ce que la malheureuse \nvenait chercher chez lui. \nIl fouilla dans son gilet, il n\u2019y trouva rien. \nLa jeune fille continuait, et semblait parler comme \nsi elle n\u2019avait plus conscience que Marius f\u00fbt l\u00e0. \n\u2013 Des fois je m\u2019en vais le soir. Des fois je ne rentre \npas. Avant d\u2019\u00eatre ici, l\u2019autre hiver, nous demeurions \nsous les arches des ponts. On se serrait pour ne pas \ngeler. Ma petite s\u0153ur pleurait. L\u2019eau, comme c\u2019est \ntriste! Quand je pensais \u00e0 me noyer, je disais : Non, \nc\u2019est trop froid. Je vais toute seule quand je veux, je \ndors des fois dans les foss\u00e9s. Savez -vous, la nuit, \nquand je marche sur le boulevard, je vois les arbres \ncomme des fourches, je vois des maisons toutes \nnoires grosses comme les tours de Notre -Dame, je \nme figure que les murs blancs sont la rivi\u00e8re, je me \ndis : Tiens, il y a de l\u2019eau l\u00e0! Les \u00e9toiles sont comme \ndes lampions d\u2019illuminations, on dirait qu\u2019elles \nfument et que le vent les \u00e9teint, je suis ahurie, comme \nsi j\u2019avais des chevaux qui me souff lent dans l\u2019oreille; \nquoique ce soit la nuit, j\u2019entends des orgues de \nBarbarie et les m\u00e9caniques des filatures, est -ce que je \nsais, moi? Je crois qu\u2019on me jette des pierres, je me \nsauve sans savoir, tout tourne, tout tourne. Quand on \nn\u2019a pas mang\u00e9, c\u2019est t r\u00e8s dr\u00f4le. Et elle le regarda d\u2019un air \u00e9gar\u00e9. \nA force de creuser et d\u2019approfondir ses poches, \nMarius avait fini par r\u00e9unir cinq francs seize sous. \nC\u2019\u00e9tait en ce moment tout ce qu\u2019il poss\u00e9dait au \nmonde. \u2013 Voil\u00e0 toujours mon d\u00eener d\u2019aujourd\u2019hui, \npensa -t-il, demain nous verrons. \u2013 Il prit les seize \nsous et donna les cinq francs \u00e0 la jeune fille. \nElle saisit la pi\u00e8ce. \n\u2013 Bon, dit -elle, il y a du soleil! \nEt comme si ce soleil e\u00fbt eu la propri\u00e9t\u00e9 de faire \nfondre dans son cerveau des avalanches d\u2019argot, elle \npoursuivit : \n\u2013 Cinque francs! du luisant! un monarque! dans \ncette piolle! c\u2019est chen\u00e2tre! vous \u00eates un bon mion. Je \nvous fonce mon palpitant. Bravo les fanandels! deux \njours de pivois! et de la viandemuche! et du \nfricotmar! on pitancera chenument! et de l a bonne \nmouise! \nElle ramena sa chemise sur ses \u00e9paules, fit un \nprofond salut \u00e0 Marius, puis un signe familier de la \nmain, et se dirigea vers la porte en disant : \n\u2013 Bonjour, monsieur. C\u2019est \u00e9gal. Je vas trouver \nmon vieux. \nEn passant, elle aper\u00e7ut sur la commode une \ncro\u00fbte de pain dess\u00e9ch\u00e9e qui y moisissait dans la poussi\u00e8re, elle se jeta dessus et y mordit en \ngrommelant : \n\u2013 C\u2019est bon! c\u2019est dur! \u00e7a me casse les dents! \nPuis elle sortit. \n \n \n \n \nIII, 8, 5 \n \n \n \n \n \nLe judas de la providence \n \n \n \n \n \nMarius depuis cinq ans avait v\u00e9cu dans la pauvret\u00e9, \ndans le d\u00e9n\u00fbment, dans la d\u00e9tresse m\u00eame, mais il \ns\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il n\u2019avait point connu la vraie mis\u00e8re. La \nvraie mis\u00e8re, il venait de la voir. C\u2019\u00e9tait cette larve qui \nvenait de passer sous ses yeux. C\u2019est q u\u2019en effet qui \nn\u2019a vu que la mis\u00e8re de l\u2019homme n\u2019a rien vu, il faut \nvoir la mis\u00e8re de la femme; qui n\u2019a vu que la mis\u00e8re \nde la femme n\u2019a rien vu, il faut voir la mis\u00e8re de \nl\u2019enfant. Quand l\u2019homme est arriv\u00e9 aux derni\u00e8res \nextr\u00e9mit\u00e9s, il arrive en m\u00eame temp s aux derni\u00e8res \nressources. Malheur aux \u00eatres sans d\u00e9fense qui \nl\u2019entourent! Le travail, le salaire, le pain, le feu, le \ncourage, la bonne volont\u00e9, tout lui manque \u00e0 la fois. \nLa clart\u00e9 du jour semble s\u2019\u00e9teindre au dehors, la \nlumi\u00e8re morale s\u2019\u00e9teint au dedan s; dans ces ombres, \nl\u2019homme rencontre la faiblesse de la femme et de \nl\u2019enfant, et les ploie violemment aux ignominies. \nAlors toutes les horreurs sont possibles. Le \nd\u00e9sespoir est entour\u00e9 de cloisons fragiles qui donnent \ntoutes sur le vice ou sur le crime. \nLa sant\u00e9, la jeunesse, l\u2019honneur, les saintes et \nfarouches d\u00e9licatesses de la chair encore neuve, le \nc\u0153ur, la virginit\u00e9, la pudeur, cet \u00e9piderme de l\u2019\u00e2me, \nsont sinistrement mani\u00e9s par ce t\u00e2tonnement qui \ncherche des ressources, qui rencontre l\u2019opprobre, et \nqui s\u2019en accommode. P\u00e8res, m\u00e8res, enfants, fr\u00e8res, \ns\u0153urs, hommes, femmes, filles, adh\u00e8rent, et \ns\u2019agr\u00e8gent presque comme une formation min\u00e9rale, \ndans cette brumeuse promiscuit\u00e9 de sexes, de \nparent\u00e9s, d\u2019\u00e2ges, d\u2019infamies, d\u2019innocences. Ils \ns\u2019accroupissent, a doss\u00e9s les uns aux autres, dans une \nesp\u00e8ce de destin taudis. Ils s\u2019entre -regardent \nlamentablement. O les infortun\u00e9s! comme ils sont p\u00e2les! comme ils ont froid! Il semble qu\u2019ils soient \ndans une plan\u00e8te bien plus loin du soleil que nous. \nCette jeune fille f ut pour Marius une sorte \nd\u2019envoy\u00e9e des t\u00e9n\u00e8bres. \nElle lui r\u00e9v\u00e9la tout un c\u00f4t\u00e9 hideux de la nuit. \nMarius se reprocha presque les pr\u00e9occupations de \nr\u00eaverie et de passion qui l\u2019avaient emp\u00each\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 ce \njour de jeter un coup d\u2019\u0153il sur ses voisins. Avoir pa y\u00e9 \nleur loyer, c\u2019\u00e9tait un mouvement machinal, tout le \nmonde e\u00fbt eu ce mouvement; mais lui Marius e\u00fbt d\u00fb \nfaire mieux. Quoi! un mur seulement le s\u00e9parait de \nces \u00eatres abandonn\u00e9s, qui vivaient \u00e0 t\u00e2tons dans la \nnuit en dehors du reste des vivants, il les coud oyait, \nil \u00e9tait en quelque sorte, lui, le dernier cha\u00eenon du \ngenre humain qu\u2019ils touchassent, il les entendait vivre \nou plut\u00f4t r\u00e2ler \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, et il n\u2019y prenait point \ngarde! tous les jours \u00e0 chaque instant, \u00e0 travers la \nmuraille, il les entendait marc her, aller, venir, parler, \net il ne pr\u00eatait pas l\u2019oreille! et dans ces paroles il y \navait des g\u00e9missements, et il ne les \u00e9coutait m\u00eame \npas! sa pens\u00e9e \u00e9tait ailleurs, \u00e0 des songes, \u00e0 des \nrayonnements impossibles, \u00e0 des amours en l\u2019air, \u00e0 \ndes folies; et cepe ndant des cr\u00e9atures humaines, ses \nfr\u00e8res en J\u00e9sus -Christ, ses fr\u00e8res dans le peuple, \nagonisaient \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui! agonisaient inutilement! Il faisait m\u00eame partie de leur malheur, et il l\u2019aggravait. \nCar s\u2019ils avaient eu un autre voisin, un voisin moins \nchim\u00e9r ique et plus attentif, un homme ordinaire et \ncharitable, \u00e9videmment leur indigence e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \nremarqu\u00e9e, leurs signaux de d\u00e9tresse eussent \u00e9t\u00e9 \naper\u00e7us, et depuis longtemps d\u00e9j\u00e0 peut -\u00eatre ils \neussent \u00e9t\u00e9 recueillis et sauv\u00e9s! Sans doute ils \nparaissaient bien d \u00e9prav\u00e9s, bien corrompus, bien \navilis, bien odieux m\u00eame, mais ils sont rares ceux qui \nsont tomb\u00e9s sans \u00eatre d\u00e9grad\u00e9s; d\u2019ailleurs il y a un \npoint o\u00f9 les infortun\u00e9s et les inf\u00e2mes se m\u00ealent et se \nconfondent dans un seul mot, mot fatal, les \nmis\u00e9rables; de qui est-ce la faute? Et puis, est -ce que \nce n\u2019est pas quand la chute est plus profonde que la \ncharit\u00e9 doit \u00eatre plus grande? \nTout en se faisant cette morale, car il y avait des \noccasions o\u00f9 Marius, comme tous les c\u0153urs vraiment \nhonn\u00eates, \u00e9tait \u00e0 lui -m\u00eame son propre p\u00e9dagogue et \nse grondait plus qu\u2019il ne le m\u00e9ritait, il consid\u00e9rait le \nmur qui le s\u00e9parait des Jondrette, comme s\u2019il e\u00fbt pu \nfaire passer \u00e0 travers cette cloison son regard plein de \npiti\u00e9 et en aller r\u00e9chauffer ces malheureux. Le mur \n\u00e9tait une mince lame de pl\u00e2tre soutenue par des lattes \net des solives, et qui, comme on vient de le lire, \nlaissait parfaitement distinguer le bruit des paroles et des voix. Il fallait \u00eatre le songeur Marius pour ne pas \ns\u2019en \u00eatre encore aper\u00e7u. Aucun papier n\u2019\u00e9tait coll\u00e9 sur \nce mur ni du c\u00f4t\u00e9 des Jondrette, ni du c\u00f4t\u00e9 de \nMarius; on en voyait \u00e0 nu la grossi\u00e8re construction. \nSans presque en avoi r conscience, Marius examinait \ncette cloison; quelquefois la r\u00eaverie examine, observe \net scrute comme ferait la pens\u00e9e. Tout \u00e0 coup, il se \nleva, il venait de remarquer vers le haut, pr\u00e8s du \nplafond, un trou triangulaire r\u00e9sultant de trois lattes \nqui laissa ient un vide entre elles. Le pl\u00e2tras qui avait \nd\u00fb boucher ce vide \u00e9tait absent, et en montant sur la \ncommode on pouvait voir par cette ouverture dans le \ngaletas des Jondrette. La commis\u00e9ration a et doit \navoir sa curiosit\u00e9. Ce trou faisait une esp\u00e8ce de jud as. \nIl est permis de regarder l\u2019infortune en tra\u00eetre pour la \nsecourir. \u2013 Voyons un peu ce que c\u2019est que ces gens -\nl\u00e0, pensa Marius, et o\u00f9 ils en sont. \nIl escalada la commode, approcha sa prunelle de la \ncrevasse et regarda. \n \n \n \n \nIII, 8, 6 \n \n \n \n \n \nL\u2019homme f auve au g\u00eete \n \n \n \n \n \n \nLes villes, comme les for\u00eats, ont leurs antres o\u00f9 se \ncache tout ce qu\u2019elles ont de plus m\u00e9chant et de plus \nredoutable. Seulement, dans les villes, ce qui se cache \nainsi est f\u00e9roce, immonde et petit, c\u2019est -\u00e0-dire laid; \ndans les for\u00eats, c e qui se cache est f\u00e9roce, sauvage et \ngrand, c\u2019est -\u00e0-dire beau. Repaires pour repaires, ceux \ndes b\u00eates sont pr\u00e9f\u00e9rables \u00e0 ceux des hommes. Les \ncavernes valent mieux que les bouges. Ce que Marius voyait \u00e9tait un bouge. \nMarius \u00e9tait pauvre et sa chambre \u00e9t ait indigente; \nmais de m\u00eame que sa pauvret\u00e9 \u00e9tait noble, son \ngrenier \u00e9tait propre. Le taudis o\u00f9 son regard \nplongeait en ce moment \u00e9tait abject, sale, f\u00e9tide, \ninfect, t\u00e9n\u00e9breux, sordide. Pour tous meubles, une \nchaise de paille, une table infirme, quelques v ieux \ntessons, et dans deux coins deux grabats \nindescriptibles; pour toute clart\u00e9, une fen\u00eatre -\nmansarde \u00e0 quatre carreaux, drap\u00e9e de toiles \nd\u2019araign\u00e9e. Il venait par cette lucarne juste assez de \njour pour qu\u2019une face d\u2019homme par\u00fbt une face de \nfant\u00f4me. Les m urs avaient un aspect l\u00e9preux, et \n\u00e9taient couverts de coutures et de cicatrices comme \nun visage d\u00e9figur\u00e9 par quelque horrible maladie; une \nhumidit\u00e9 chassieuse y suintait. On y distinguait des \ndessins obsc\u00e8nes grossi\u00e8rement charbonn\u00e9s. \nLa chambre que Marius occupait avait un pavage \nde briques d\u00e9labr\u00e9; celle -ci n\u2019\u00e9tait ni carrel\u00e9e, ni \nplanch\u00e9i\u00e9e; on y marchait \u00e0 cru sur l\u2019antique pl\u00e2tre de \nla masure devenu noir sous les pieds. Sur ce sol \nin\u00e9gal, o\u00f9 la poussi\u00e8re \u00e9tait comme incrust\u00e9e et qu i \nn\u2019avait qu\u2019une virginit\u00e9, celle du balai, se groupaient \ncapricieusement des constellations de vieux \nchaussons, de savates et de chiffons affreux; du reste cette chambre avait une chemin\u00e9e; aussi la louait -on \nquarante francs par an. Il y avait de tout dan s cette \nchemin\u00e9e, un r\u00e9chaud, une marmite, des planches \ncass\u00e9es, des loques pendues \u00e0 des clous, une cage \nd\u2019oiseau, de la cendre, et m\u00eame un peu de feu. Deux \ntisons y fumaient tristement. \nUne chose qui ajoutait encore \u00e0 l\u2019horreur de ce \ngaletas, c\u2019est que c\u2019\u00e9tait grand. Cela avait des saillies, \ndes angles, des trous noirs, des dessous de toits, des \nbaies et des promontoires. De l\u00e0 d\u2019affreux coins \ninsondables o\u00f9 il semblait que devaient se blottir des \naraign\u00e9es grosses comme le poing, des cloportes \nlarges co mme le pied, et peut -\u00eatre m\u00eame on ne sait \nquels \u00eatres humains monstrueux. \nL\u2019un des grabats \u00e9tait pr\u00e8s de la porte, l\u2019autre pr\u00e8s \nde la fen\u00eatre. Tous deux touchaient par une extr\u00e9mit\u00e9 \n\u00e0 la chemin\u00e9e et faisaient face \u00e0 Marius. Dans un \nangle voisin de l\u2019ouver ture par o\u00f9 Marius regardait, \n\u00e9tait accroch\u00e9e au mur dans un cadre de bois noir \nune gravure colori\u00e9e au bas de laquelle \u00e9tait \u00e9crit en \ngrosses lettres : LE SONGE. Cela repr\u00e9sentait une \nfemme endormie et un enfant endormi, l\u2019enfant sur \nles genoux de la femm e, un aigle dans un nuage avec \nune couronne dans le bec, et la femme \u00e9cartant la \ncouronne de la t\u00eate de l\u2019enfant, sans se r\u00e9veiller d\u2019ailleurs; au fond Napol\u00e9on dans une gloire \ns\u2019appuyant sur une colonne gros bleu \u00e0 chapiteau \njaune orn\u00e9e de cette inscripti on : \n \nMARINGO \nAUSTERLITS \nIENA \nWAGRAMME \nELOT \n \nAu-dessous de ce cadre, une esp\u00e8ce de panneau de \nbois plus long que large \u00e9tait pos\u00e9 \u00e0 terre et appuy\u00e9 \nen plan inclin\u00e9 contre le mur. Cela avait l\u2019air d\u2019un \ntableau retourn\u00e9, d\u2019un ch\u00e2ssis probablement \nbarboui ll\u00e9 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, de quelque trumeau \nd\u00e9tach\u00e9 d\u2019une muraille et oubli\u00e9 l\u00e0 en attendant qu \u2019on \nle raccroche. \nPr\u00e8s de la table, sur laquelle Marius apercevait une \nplume, de l\u2019encre et du papier, \u00e9tait assis un homme \nd\u2019environ soixante ans, petit, maigre, l ivide, hagard, \nl\u2019air fin, cruel et inquiet; un gredin hideux. \nLavater, s\u2019il e\u00fbt consid\u00e9r\u00e9 ce visage, y e\u00fbt trouv\u00e9 le \nvautour m\u00eal\u00e9 au procureur; l\u2019oiseau de proie et \nl\u2019homme de chicane s\u2019enlaidissant et se compl\u00e9tant \nl\u2019un par l\u2019autre, l\u2019homme de chicane fa isant l\u2019oiseau de proie ignoble, l\u2019oiseau de proie faisant l\u2019homme de \nchicane horrible. \nCet homme avait une longue barbe grise. Il \u00e9tait \nv\u00eatu d\u2019une chemise de femme qui laissait voir sa \npoitrine velue et ses bras nus h\u00e9riss\u00e9s de poils gris. \nSous cette che mise, on voyait passer un pantalon \nboueux et des bottes dont sortaient les doigts de ses \npieds. \nIl avait une pipe \u00e0 la bouche et il fumait. Il n\u2019y \navait plus de pain dans le taudis, mais il y avait encore \ndu tabac. \nIl \u00e9crivait, probablement quelque lettr e comme \ncelles que Marius avait lues. \nSur un coin de la table on apercevait un vieux \nvolume rouge\u00e2tre d\u00e9pareill\u00e9, et le format, qui \u00e9tait \nl\u2019ancien in -12 des cabinets de lecture, r\u00e9v\u00e9lait un \nroman. Sur la couverture, s\u2019\u00e9talait ce titre imprim\u00e9 en \ngrosses m ajuscules : DIEU, LE ROI, L\u2019HONNEUR \nET LES DAMES, PAR DUCRAY -DUMINIL. \n1814. \nTout en \u00e9crivant, l\u2019homme parlait haut, et Marius \nentendait ses paroles : \n\u2013 Dire qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019\u00e9galit\u00e9, m\u00eame quand on est \nmort! Voyez un peu le P\u00e8re -Lachaise! Les grands, \nceux qui sont riches, sont en haut, dans l\u2019all\u00e9e des acacias, qui est pav\u00e9e. Ils peuvent y arriver en voiture. \nLes petits, les pauvres gens, les malheureux, quoi! on \nles met dans le bas, o\u00f9 il y a de la boue jusqu\u2019aux \ngenoux, dans les trous, dans l\u2019humidit\u00e9. On les met l\u00e0 \npour qu\u2019ils soient plus vite g\u00e2t\u00e9s! On ne peut pas aller \nles voir sans enfoncer dans la terre. \nIci il s\u2019arr\u00eata, frappa du poing sur la table, et ajouta \nen grin\u00e7ant des dents : \n\u2013 Oh! je mangerais le monde! \nUne grosse femme qui pouvait avoir quarante ans \nou cent ans \u00e9tait accroupie pr\u00e8s de la chemin\u00e9e sur \nses talons nus. \nElle n\u2019\u00e9tait v\u00eatue, elle aussi, que d\u2019une chemise, et \nd\u2019un jupon de tricot rapi\u00e9c\u00e9 avec des morceaux de \nvieux drap. Un tablier de grosse toile cachait la moiti\u00e9 \ndu jupon. Qu oique cette femme f\u00fbt pli\u00e9e et ramass\u00e9e \nsur elle -m\u00eame, on voyait qu\u2019elle \u00e9tait de tr\u00e8s haute \ntaille. C\u2019\u00e9tait une esp\u00e8ce de g\u00e9ante \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de son mari. \nElle avait d\u2019affreux cheveux d\u2019un blond roux \ngrisonnants qu\u2019elle remuait de temps en temps avec \nses \u00e9norme s mains luisantes \u00e0 ongles plats. \nA c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle \u00e9tait pos\u00e9 \u00e0 terre, tout grand ouvert, \nun volume du m\u00eame format que l\u2019autre, et \nprobablement du m\u00eame roman. Sur un des grabats, Marius entrevoyait une esp\u00e8ce \nde longue petite fille bl\u00eame assise presque nue et les \npieds pendants, n\u2019ayant l\u2019air ni d\u2019\u00e9couter, ni de voir, \nni de vivre. \nLa s\u0153ur cadette sans doute de celle qui \u00e9tait venue \nchez lui. \nElle paraissait onze ou douze ans. En l\u2019examinant \navec attention, on reconnaissait qu\u2019elle en avait bien \nquatorze. C \u2019\u00e9tait l\u2019enfant qui disait la veille au soir sur \nle boulevard : J\u2019ai caval\u00e9! caval\u00e9! caval\u00e9! \nElle \u00e9tait de cette esp\u00e8ce malingre qui reste \nlongtemps en retard, puis pousse vite et tout \u00e0 coup. \nC\u2019est l\u2019indigence qui fait ces tristes plantes humaines. \nCes cr\u00e9atures n\u2019ont ni enfance ni adolescence. A \nquinze ans, elles en paraissent douze, \u00e0 seize ans , elles \nen paraissent vingt. Aujourd\u2019hui petites filles, demain \nfemmes. On dirait qu\u2019elles enjambent la vie, pour \navoir fini plus vite. \nEn ce moment, cet \u00eatre avait l\u2019air d\u2019un enfant. \nDu reste il ne se r\u00e9v\u00e9lait dans ce logis la pr\u00e9sence \nd\u2019aucun travail; pas un m\u00e9tier, pas un rouet, pas un \noutil. Dans un coin quelques ferrailles d\u2019un aspect \ndouteux. C\u2019\u00e9tait cette morne paresse qui suit le \nd\u00e9sespoir et qui pr\u00e9c\u00e8de l\u2019agonie. Marius consid\u00e9ra quelque temps cet int\u00e9rieur \nfun\u00e8bre plus effrayant que l\u2019int\u00e9rieur d\u2019une tombe, \ncar on y sentait remuer l\u2019\u00e2me humaine et palpiter la \nvie. \nLe galetas, la cave, la basse -fosse o\u00f9 de certains \nindigents rampent au plus bas de l\u2019\u00e9difice social n\u2019est \npas tout \u00e0 fait le s\u00e9pulcre, c\u2019en est l\u2019antichambre; mais \ncomme ces riches q ui \u00e9talent leurs plus grandes \nmagnificences \u00e0 l\u2019entr\u00e9e de leur palais, il semble que \nla mort, qui est tout \u00e0 c\u00f4t\u00e9, mette ses plus grandes \nmis\u00e8res dans ce vestibule. \nL\u2019homme s\u2019\u00e9tait tu, la femme ne parlait pas, la \njeune fille ne semblait pas respirer. On e ntendait crier \nla plume sur le papier. \nL\u2019homme grommela, sans cesser d\u2019\u00e9crire : \n\u2013 Canaille! canaille! tout est canaille! \nCette variante \u00e0 l\u2019\u00e9piphon\u00e8me de Salomon arracha \nun soupir \u00e0 la femme. \n\u2013 Petit ami, calme -toi, dit -elle. Ne te fais pas de \nmal, ch\u00e9 ri. Tu es trop bon d\u2019\u00e9crire \u00e0 tous ces gens -l\u00e0, \nmon homme. \nDans la mis\u00e8re, les corps se serrent les uns contre \nles autres, comme dans le froid, mais les c\u0153urs \ns\u2019\u00e9loignent. Cette femme, selon toute apparence, \navait d\u00fb aimer cet homme de la quantit\u00e9 d\u2019amour qui \u00e9tait en elle, mais probablement, dans les reproches \nquotidiens et r\u00e9ciproques d\u2019une affreuse d\u00e9tresse \npesant sur tout le groupe, cela s\u2019\u00e9tait \u00e9teint. Il n\u2019y \navait plus en elle pour son mari que de la cendre \nd\u2019affection. Pourtant les appellations care ssantes, \ncomme cela arrive souvent, avaient surv\u00e9cu. Elle lui \ndisait : Ch\u00e9ri , petit ami , mon homme , etc., de bouche, le \nc\u0153ur se taisant. \nL\u2019homme s\u2019\u00e9tait remis \u00e0 \u00e9crire. \n \n \n \n \nIII, 8, 7 \n \n \n \n \n \nStrat\u00e9gie et tactique \n \n \n \n \n \n \nMarius, la poitrine oppress\u00e9e, allait redescendre de \nl\u2019esp\u00e8ce d\u2019observatoire qu\u2019il s\u2019\u00e9tait improvis\u00e9 quand \nun bruit attira son attention et le fit rester \u00e0 sa place. \nLa porte du galetas venait de s\u2019ouvrir \nbrusquement. \nLa fille a\u00een\u00e9e parut sur le seuil. \nElle avait aux pieds de gros souliers d\u2019homme \ntach\u00e9s de boue qui avait jailli jusque sur ses chevilles rouges, et elle \u00e9tait couverte d\u2019une vieille mante en \nlambeaux que Marius ne lui avait pas vue une heure \nauparavant, mais qu\u2019elle avait probablement d\u00e9po s\u00e9e \n\u00e0 sa porte afin d\u2019inspirer plus de piti\u00e9, et qu\u2019elle avait \nd\u00fb reprendre en sortant. Elle entra, repoussa la porte \nderri\u00e8re elle, s\u2019arr\u00eata pour reprendre haleine, car elle \n\u00e9tait tout essouffl\u00e9e, puis cria avec une expression de \ntriomphe et de joie : \n\u2013 Il vient! \nLe p\u00e8re tourna les yeux, la femme tourna la t\u00eate, la \npetite s\u0153ur ne bougea pas. \n\u2013 Qui? demanda le p\u00e8re. \n\u2013 Le monsieur! \n\u2013 Le philanthrope? \n\u2013 Oui. \n\u2013 De l\u2019\u00e9glise Saint -Jacques ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Ce vieux? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Et il va venir? \n\u2013 Il me suit. \n\u2013 Tu es s\u00fbre? \n\u2013 Je suis s\u00fbre. \n\u2013 L\u00e0, vrai, il vient? \n\u2013 Il vient en fiacre. \u2013 En fiacre. C\u2019est Rothschild! \nLe p\u00e8re se leva. \n\u2013 Comment es -tu s\u00fbre? s\u2019il vient en fiacre, \ncomment se fait -il que tu arrives avant lui? lui as -tu \nbien donn\u00e9 l\u2019adresse au moins? lui as -tu bien dit la \nderni\u00e8re porte au fond du corridor \u00e0 droite? pourvu \nqu\u2019il ne se trompe pas! tu l\u2019as donc trouv\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9gli se? \na-t-il lu ma lettre? qu\u2019est -ce qu\u2019il t\u2019a dit? \n\u2013 Ta, ta, ta! dit la fille, comme tu galopes, \nbonhomme! Voici : je suis entr\u00e9e dans l\u2019\u00e9glise, il \u00e9tait \n\u00e0 sa place d\u2019habitude, je lui ai fait la r\u00e9v\u00e9rence, et je \nlui ai remis la lettre, il a lu et il m\u2019a di t : O\u00f9 \ndemeurez -vous, mon enfant? J\u2019ai dit : Monsieur, je \nvas vous mener. Il m\u2019a dit : Non, donnez -moi votre \nadresse, ma fille a des emplettes \u00e0 faire, je vais \nprendre une voiture, et j\u2019arriverai chez vous en m\u00eame \ntemps que vous. Je lui ai d onn\u00e9 l\u2019adresse. Quand je \nlui ai dit la maison, il a paru surpris et qu\u2019il h\u00e9sitait un \ninstant, puis il a dit : C\u2019est \u00e9gal, j\u2019irai. La messe finie, \nje l\u2019ai vu sortir de l\u2019\u00e9glise avec sa fille, je les ai vus \nmonter en fiacre. Et je lui ai bien dit la derni\u00e8re porte \nau fond du corridor \u00e0 droite. \n\u2013 Et qu\u2019est -ce qui te dit qu\u2019il viendra? \n\u2013 Je viens de voir le fiacre qui arrivait rue du Petit -\nBanquier. C\u2019est ce qui fait que j\u2019ai couru. \u2013 Comment sais -tu que c\u2019est le m\u00eame fiacre? \n\u2013 Parce que j\u2019en avais remarqu\u00e9 le num\u00e9ro don c! \n\u2013 Quel est ce num\u00e9ro? \n\u2013 440. \n\u2013 Bien, tu es une fille d\u2019esprit. \nLa fille regarda hardiment son p\u00e8re, et montrant \nles chaussures qu\u2019elle avait aux pieds : \n\u2013 Une fille d\u2019esprit, c\u2019est possible, mais je dis que \nje ne mettrai plus ces souliers -l\u00e0, et qu e je n\u2019en veux \nplus, pour la sant\u00e9 d\u2019abord, et pour la propret\u00e9 \nensuite. Je ne connais rien de plus aga\u00e7ant que des \nsemelles qui jutent et qui font gji, gji, gji, tout le long \ndu chemin. J\u2019aime mieux aller nu -pieds. \n\u2013 Tu as raison, r\u00e9pondit le p\u00e8re d\u2019un t on de \ndouceur qui contrastait avec la rudesse de la jeune \nfille, mais c\u2019est qu\u2019on ne te laisserait pas entrer dans \nles \u00e9glises. Il faut que les pauvres aient des souliers. \nOn ne va pas pieds nus chez le bon Dieu, ajouta -t-il \nam\u00e8rement. Puis revenant \u00e0 l\u2019ob jet qui le \npr\u00e9occupait : \n\u2013 Et tu es s\u00fbre, l\u00e0, s\u00fbre qu\u2019il vient? \n\u2013 Il est derri\u00e8re mes talons, dit -elle. \nL\u2019homme se dressa. Il y avait une sorte \nd\u2019illumination sur son visage. \u2013 Ma femme! cria -t-il, tu entends. Voil\u00e0 le \nphilanthrope. Eteins le feu. \nLa m\u00e8re stup\u00e9faite ne bougea pas. \nLe p\u00e8re, avec l\u2019agilit\u00e9 d\u2019un saltimbanque, saisit un \npot \u00e9gueul\u00e9 qui \u00e9tait sur la chemin\u00e9e et jeta de l\u2019eau \nsur les tisons. \nPuis s\u2019adressant \u00e0 sa fille a\u00een\u00e9e : \n\u2013 Toi, d\u00e9paille la chaise! \nSa fille ne comprenait point. \nIl empoigna la chaise et d\u2019un coup de talon il en fit \nune chaise d\u00e9paill\u00e9e. Sa jambe passa au travers. \nTout en retirant sa jambe, il demanda \u00e0 sa fille : \n\u2013 Fait-il froid? \n\u2013 Tr\u00e8s froid. Il neige. \nLe p\u00e8re se tourna vers la cadette qui \u00e9tait sur le \ngrabat pr \u00e8s de la fen\u00eatre et lui cria d\u2019une voix \ntonnante : \n\u2013 Vite! \u00e0 bas du lit, fain\u00e9ante! tu ne feras donc \njamais rien! casse un carreau! \nLa petite se jeta \u00e0 bas du lit en frissonnant. \n\u2013 Casse un carreau! reprit -il. \nL\u2019enfant demeura interdite. \n\u2013 M\u2019entends -tu? r\u00e9p\u00e9ta le p\u00e8re, je te dis de casser \nun carreau! L\u2019enfant, avec une sorte d\u2019ob\u00e9issance terrifi\u00e9e, se \ndressa sur la pointe du pied, et donna un coup de \npoing dans un carreau. La vitre se brisa et tomba \u00e0 \ngrand bruit. \n\u2013 Bien, dit le p\u00e8re. \nIl \u00e9tait grave et brusque. Son regard parcourait \nrapidement tous les recoins du galetas. \nOn e\u00fbt dit un g\u00e9n\u00e9ral qui fait les derniers \npr\u00e9paratifs au moment o\u00f9 la bataille va commencer. \nLa m\u00e8re qui n\u2019avait pas encore dit un mot, se \nsouleva et demanda d\u2019une voix lente et sourde et \ndont les paroles semblaient sortir comme fig\u00e9es : \n\u2013 Ch\u00e9ri, qu\u2019est -ce que tu veux faire? \n\u2013 Mets -toi au lit, r\u00e9pondit l\u2019homme. \nL\u2019intonation n\u2019admettait pas de d\u00e9lib\u00e9ration. La \nm\u00e8re ob\u00e9it et se jeta lourdement sur un des grabats. \nCependant on entendait un sanglot dans un coin. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est? cria le p\u00e8re. \nLa fille cadette, sans sortir de l\u2019ombre o\u00f9 elle \ns\u2019\u00e9tait blottie, montra son poing ensanglant\u00e9. En \nbrisant la vitre elle s\u2019\u00e9tait bless\u00e9e; elle s\u2019en \u00e9tait all\u00e9e \npr\u00e8s du gr abat de sa m\u00e8re, et elle pleurait \nsilencieusement. \nCe fut le tour de la m\u00e8re de se dresser et de crier. \u2013 Tu vois bien! les b\u00eatises que tu fais! en cassant \nton carreau, elle s\u2019est coup\u00e9e! \n\u2013 Tant mieux! dit l\u2019homme, c\u2019\u00e9tait pr\u00e9vu. \n\u2013 Comment? tant mieux! reprit la femme. \n\u2013 Paix! r\u00e9pliqua le p\u00e8re, je supprime la libert\u00e9 de la \npresse. \nPuis d\u00e9chirant la chemise de femme qu\u2019il avait sur \nle corps, il fit un lambeau de toile dont il enveloppa \nvivement le poignet sanglant de la petite. \nCela fait, son \u0153il s\u2019ab aissa sur la chemise d\u00e9chir\u00e9e \navec satisfaction. \n\u2013 Et la chemise aussi, dit -il. Tout cela a bon air. \nUne bise glac\u00e9e sifflait \u00e0 la vitre et entrait dans la \nchambre. La brume du dehors y p\u00e9n\u00e9trait et s\u2019y \ndilatait comme une ouate blanch\u00e2tre vaguement \nd\u00e9m\u00eal \u00e9e par des doigts invisibles. A travers le carreau \ncass\u00e9, on voyait tomber la neige. Le froid promis la \nveille par le soleil de la Chandeleur \u00e9tait en effet \nvenu. \nLe p\u00e8re promena un coup d\u2019\u0153il autour de lui \ncomme pour s\u2019assurer qu\u2019il n\u2019avait rien oubli\u00e9. Il prit \nune vieille pelle et r\u00e9pandit de la cendre sur les tisons \nmouill\u00e9s de fa\u00e7on \u00e0 les cacher compl\u00e8tement. \nPuis se relevant et s\u2019adossant \u00e0 la chemin\u00e9e : \u2013 Maintenant, dit -il, nous pouvons recevoir le \nphilanthrope. \n \n \n \n \nIII, 8, 8 \n \n \n \n \n \nLe rayon dans le bouge \n \n \n \n \n \nLa grande fille s\u2019approcha et posa sa main sur celle \nde son p\u00e8re. \n\u2013 T\u00e2te comme j\u2019ai froid, dit -elle. \n\u2013 Bah! r\u00e9pondit le p\u00e8re, j\u2019ai bien plus froid que \ncela. \nLa m\u00e8re cria imp\u00e9tueusement : \n\u2013 Tu as toujours tout mieux que les autres, toi! \nm\u00eame le mal. \n\u2013 A bas! dit l\u2019homme. La m\u00e8re, regard\u00e9e d\u2019une certaine fa\u00e7on, se tut. \nIl y eut dans le bouge un moment de silence. La \nfille a\u00een\u00e9e d\u00e9crottait d\u2019un air insouciant le bas de sa \nmante, la jeune s\u0153ur continuait de sangloter; la m\u00e8re \nlui avait pris la t\u00eate dans ses deux mains et la couvrait \nde baisers en lui disant tout bas : \n\u2013 Mon tr\u00e9sor, je t\u2019en prie, ce ne sera rien, ne pleure \npas, tu vas f\u00e2cher ton p\u00e8re. \n\u2013 Non! cria le p\u00e8re, au contraire! sanglote! \nsanglote! cela fait bien. \nPuis revenant \u00e0 l\u2019a\u00een\u00e9e : \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, mais! il n\u2019arrive pas! s\u2019il allait ne pas venir! \nj\u2019aurais \u00e9teint mon feu, d\u00e9fonc\u00e9 ma chaise, d\u00e9chir\u00e9 \nma chemise et cass\u00e9 mon carreau pour rien! \n\u2013 Et bless\u00e9 la petite! murmura la m\u00e8re. \n\u2013 Savez -vous, reprit le p\u00e8re, qu\u2019i l fait un froid de \nchien dans ce galetas du diable? Si cet homme ne \nvenait pas! Oh! voil\u00e0! il se fait attendre! il se dit : Eh \nbien! ils m\u2019attendront! ils sont l\u00e0 pour cela! \u2013 Oh! que \nje les hais, et comme je les \u00e9tranglerais avec \njubilation, joie, enthous iasme et satisfaction, ces \nriches! tous ces riches! ces pr\u00e9tendus hommes \ncharitables, qui font les confits, qui vont \u00e0 la messe, \nqui donnent dans la pr\u00eatraille, pr\u00eachi, pr\u00eacha, dans les \ncalotins, et qui se croient au -dessus de nous, et qui viennent nous hu milier, et nous apporter des \nv\u00eatements! comme ils disent! des nippes qui ne valent \npas quatre sous, et du pain! ce n\u2019est pas cela que je \nveux, tas de canailles! c\u2019est de l\u2019argent! Ah! de \nl\u2019argent! jamais! parce qu\u2019ils disent que nous l\u2019irions \nboire, et que nous sommes des ivrognes et des \nfain\u00e9ants! et eux! qu\u2019est -ce qu\u2019ils sont donc, et qu\u2019est -\nce qu\u2019ils ont \u00e9t\u00e9 dans leur temps? des voleurs! ils ne \nse seraient pas enrichis sans cela! Oh! l\u2019on devrait \nprendre la soci\u00e9t\u00e9 par les quatre coins de la nappe et \ntout jeter en l\u2019air! tout se casserait, c\u2019est possible, mais \nau moins personne n\u2019aurait rien, ce serait cela de \ngagn\u00e9! \u2013 Mais qu\u2019est -ce qu\u2019il fait donc, ton mufle de \nmonsieur bienfaisant? viendra -t-il! l\u2019animal a peut -\n\u00eatre oubli\u00e9 l\u2019adresse! Gageons que cette vieille b\u00eate... \nEn ce moment on frappa un l\u00e9ger coup \u00e0 la porte, \nl\u2019homme s\u2019y pr\u00e9cipita et l\u2019ouvrit en s\u2019\u00e9criant avec des \nsalutations profondes et des sourires d\u2019adoration : \n\u2013 Entrez, monsieur! daignez entrer, mon \nrespectable bienfaiteur, ainsi que votre charmante \ndemoiselle. \nUn homme d\u2019un \u00e2ge m\u00fbr et une jeune fille \nparurent sur le seuil du galetas. \nMarius n\u2019avait pas quitt\u00e9 sa place. Ce qu\u2019il \u00e9prouva \nen ce moment \u00e9chappe \u00e0 la langue humaine. C\u2019\u00e9tait Elle. \nQuiconque a aim\u00e9 sait tous les sens rayonnants \nque contiennent les quatre lettres de ce mot : Elle. \nC\u2019\u00e9tait bien elle. C\u2019est \u00e0 peine si Marius la \ndistinguait \u00e0 travers la vapeur lumineuse qui s\u2019\u00e9tait \nsubitement r\u00e9pandue sur ses yeux. C\u2019\u00e9tait ce doux \n\u00eatre absent, cet astre qui lui avait lui pendant si x \nmois, c\u2019\u00e9tait cette prunelle, ce front, cette bouche, ce \nbeau visage \u00e9vanoui qui avait fait la nuit en s\u2019en \nallant. La vision s\u2019\u00e9tait \u00e9clips\u00e9e, elle reparaissait! \nElle reparaissait dans cette ombre, dans ce galetas, \ndans ce bouge difforme, dans cette ho rreur! \nMarius fr\u00e9missait \u00e9perdument. Quoi! c\u2019\u00e9tait elle! \nles palpitations de son c\u0153ur lui troublaient la vue. Il \nse sentait pr\u00eat \u00e0 fondre en larmes. Quoi! il la revoyait \nenfin apr\u00e8s l\u2019avoir cherch\u00e9e si longtemps! il lui \nsemblait qu\u2019il avait perdu son \u00e2me, et qu\u2019il venait de \nla retrouver. \nElle \u00e9tait toujours la m\u00eame, un peu p\u00e2le \nseulement; sa d\u00e9licate figure s\u2019encadrait dans un \nchapeau de velours violet, sa taille se d\u00e9robait sous \nune pelisse de satin noir. On entrevoyait sous sa \nlongue robe son petit pied serr\u00e9 dans un brodequin \nde soie. \nElle \u00e9tait toujours accompagn\u00e9e de M. Leblanc. Elle avait fait quelques pas dans la chambre et \navait d\u00e9pos\u00e9 un assez gros paquet sur la table. \nLa Jondrette a\u00een\u00e9e s\u2019\u00e9tait retir\u00e9e derri\u00e8re la porte et \nregardait d\u2019un \u0153il s ombre ce chapeau de velours, \ncette mante de soie et ce charmant visage heureux. \n \n \n \n \nIII, 8, 9 \n \n \n \n \n \nJondrette pleure presque \n \n \n \n \n \n \nLe taudis \u00e9tait tellement obscur que les gens qui \nvenaient du dehors \u00e9prouvaient en y p\u00e9n\u00e9trant un \neffet d\u2019entr\u00e9e de cave. Les deux nouveaux venus \navanc\u00e8rent donc avec une certaine h\u00e9sitation, \ndistinguant \u00e0 peine des formes vagues autour d\u2019eux, \ntandis qu\u2019i ls \u00e9taient parfaitement vus et examin\u00e9s par \nles yeux des habitants du galetas, accoutum\u00e9s \u00e0 ce \ncr\u00e9puscule. M. Leblanc s\u2019approcha avec son regard bon et \ntriste, et dit au p\u00e8re Jondrette : \n\u2013 Monsieur, vous trouverez dans ce paquet des \nhardes neuves, des ba s et des couvertures de laine. \n\u2013 Notre ang\u00e9lique bienfaiteur nous comble, dit \nJondrette en s\u2019inclinant jusqu\u2019\u00e0 terre. \u2013 Puis, se \npenchant \u00e0 l\u2019oreille de sa fille a\u00een\u00e9e, pendant que les \ndeux visiteurs examinaient cet int\u00e9rieur lamentable, il \najouta bas et rapidement : \n\u2013 Hein? qu\u2019est -ce que je disais? des nippes! pas \nd\u2019argent. Ils sont tous les m\u00eames! A propos, \ncomment la lettre \u00e0 cette vieille ganache \u00e9tait -elle \nsign\u00e9e? \n\u2013 Fabantou, r\u00e9pondit la fille. \n\u2013 L\u2019artiste dramatique, bon! \nBien en prit \u00e0 Jondrette , car en ce moment -l\u00e0 \nm\u00eame M. Leblanc se retournait vers lui, et lui disait \nde cet air de quelqu\u2019un qui cherche le nom : \n\u2013 Je vois que vous \u00eates bien \u00e0 plaindre, monsieur... \nFabantou, r\u00e9pondit vivement Jondrette. \n\u2013 Monsieur Fabantou, oui, c\u2019est cela. Je me \nrappelle. \n\u2013 Artiste dramatique, monsieur, et qui a eu des \nsucc\u00e8s. Ici Jondrette crut \u00e9videmment le moment venu de \ns\u2019emparer du \u00ab philanthrope \u00bb. Il s\u2019\u00e9cria avec un son \nde voix qui tenait tout \u00e0 la fois de la gloriole du \nbateleur dans les foires et de l\u2019humilit\u00e9 du mendiant \nsur les grandes routes : \u2013 El\u00e8ve de Talma, monsieur! \nje suis \u00e9l\u00e8ve de Talma! La fortune m\u2019a souri jadis. \nH\u00e9las! maintenant c\u2019est le tour du malheur. Voyez, \nmon bienfaiteur, pas de pain, pas de feu. Mes pauvres \nm\u00f4mes n\u2019ont pas de feu ! Mon unique chaise \nd\u00e9paill\u00e9e! Un carreau cass\u00e9! par le temps qu\u2019il fait! \nMon \u00e9pouse au lit! malade! \n\u2013 Pauvre femme! dit M. Leblanc. \n\u2013 Mon enfant bless\u00e9e! ajouta Jondrette. \nL\u2019enfant, distraite par l\u2019arriv\u00e9e des \u00e9trangers, s\u2019\u00e9tait \nmise \u00e0 contempler \u00ab la demoiselle \u00bb, et avait cess\u00e9 de \nsangloter. \n\u2013 Pleure donc! braille donc! lui dit Jondrette bas. \nEn m\u00eame temps il lui pin\u00e7a sa main malade. Tout \ncela avec un talent d\u2019escamoteu r. \nLa petite jeta les hauts cris. \nL\u2019adorable jeune fille que Marius nommait dans \nson c\u0153ur \u00ab son Ursule \u00bb s\u2019approcha vivement : \n\u2013 Pauvre ch\u00e8re enfant! dit -elle. \n\u2013 Voyez, ma belle demoiselle, poursuivit Jondrette, \nson poignet ensanglant\u00e9! C\u2019est un accide nt qui est arriv\u00e9 en travaillant sous une m\u00e9canique pour gagner \nsix sous par jour. On sera peut -\u00eatre oblig\u00e9 de lui \ncouper le bras! \n\u2013 Vraiment? dit le vieux monsieur alarm\u00e9. \nLa petite fille, prenant cette parole au s\u00e9rieux, se \nremit \u00e0 sangloter de plus be lle. \n\u2013 H\u00e9las, oui, mon bienfaiteur! r\u00e9pondit le p\u00e8re. \nDepuis quelques instants, Jondrette consid\u00e9rait, \n\u00ab le philanthrope \u00bb d\u2019une mani\u00e8re bizarre. Tout en \nparlant, il semblait le scruter avec attention comme \ns\u2019il cherchait \u00e0 recueillir des souvenirs. Tout \u00e0 coup, \nprofitant d\u2019un moment o\u00f9 les nouveaux venus \nquestionnaient avec int\u00e9r\u00eat la petite sur sa main \nbless\u00e9e, il passa pr\u00e8s de sa femme qui \u00e9tait dans son \nlit avec un air accabl\u00e9 et stupide, et lui dit vivement et \ntr\u00e8s bas : \n\u2013 Regarde donc cet homme -l\u00e0! \nPuis se retournant vers M. Leblanc, et continuant \nsa lamentation : \n\u2013 Voyez, monsieur! je n\u2019ai, moi, pour tout \nv\u00eatement qu\u2019une chemise de ma femme! et toute \nd\u00e9chir\u00e9e! au c\u0153ur de l\u2019hiver. Je ne puis sortir faute \nd\u2019un habit. Si j\u2019avais le moindre habit, j\u2019 irais voir \nmademoiselle Mars qui me conna\u00eet et qui m\u2019aime \nbeaucoup. Ne demeure -t-elle pas toujours rue de la Tour -des-Dames ? Savez -vous, monsieur? nous \navons jou\u00e9 ensemble en province. J\u2019ai partag\u00e9 ses \nlauriers. C\u00e9lim\u00e8ne viendrait \u00e0 mon secours, monsieur! \nElmire ferait l\u2019aum\u00f4ne \u00e0 B\u00e9lisaire! Mais non, rien! Et \npas un sou dans la maison! Ma femme malade, pas un \nsou! Ma fille dangereusement bless\u00e9e, pas un sou! \nMon \u00e9pouse a des \u00e9touffements. C\u2019est son \u00e2ge, et \npuis le syst\u00e8me nerveux s\u2019en est m\u00eal\u00e9. Il lui faud rait \ndes secours, et \u00e0 ma fille aussi! Mais le m\u00e9decin! mais \nle pharmacien! comment payer? pas un liard! Je \nm\u2019agenouillerais devant un d\u00e9cime, monsieur! Voil\u00e0 \no\u00f9 les arts en sont r\u00e9duits! Et savez -vous, ma \ncharmante demoiselle, et vous, mon g\u00e9n\u00e9reux \nprotec teur, savez -vous, vous qui respirez la vertu et la \nbont\u00e9, et qui parfumez cette \u00e9glise o\u00f9 ma pauvre fille \nen venant faire sa pri\u00e8re vous aper\u00e7oit tous les jours? \nCar j\u2019\u00e9l\u00e8ve mes filles dans la religion, monsieur. Je \nn\u2019ai pas voulu qu\u2019elles prissent le th\u00e9\u00e2 tre. Ah! les \ndr\u00f4lesses! que je les voie broncher! Je ne badine pas, \nmoi! Je leur flanque des bouzins sur l\u2019honneur, sur la \nmorale, sur la vertu! Demandez -leur! Il faut que \u00e7a \nmarche droit. Elles ont un p\u00e8re. Ce ne sont pas des \nmalheureuses qui commencent p ar n\u2019avoir pas de \nfamille et qui finissent par \u00e9pouser le public. On est \nmamselle Personne, on devient madame Tout -le-Monde. Crebleur! pas de \u00e7a dans la famille Fabantou! \nJ\u2019entends les \u00e9duquer vertueusement, et que \u00e7a soit \nhonn\u00eate, et que \u00e7a soit gentil, e t que \u00e7a croie en Dieu, \nsacr\u00e9 nom! \u2013 Eh bien, monsieur, mon digne \nmonsieur, savez -vous ce qui va se passer demain? \nDemain, c\u2019est le 4 f\u00e9vrier, le jour fatal, le dernier d\u00e9lai \nque m\u2019a donn\u00e9 mon propri\u00e9taire; si ce soir je ne l\u2019ai \npas pay\u00e9, demain ma fille a \u00een\u00e9e, moi, mon \u00e9pouse \navec sa fi\u00e8vre, mon enfant avec sa blessure, nous \nserons tous quatre chass\u00e9s d\u2019ici, et jet\u00e9s dehors, dans \nla rue, sur le boulevard, sans abri, sous la pluie, sur la \nneige! Voil\u00e0, monsieur. Je dois quatre termes, une \nann\u00e9e! c\u2019est -\u00e0-dire soixante francs. \nJondrette mentait. Quatre termes n\u2019eussent fait \nque quarante francs, et il n\u2019en pouvait devoir quatre, \npuisqu\u2019il n\u2019y avait pas six mois que Marius en avait \npay\u00e9 deux. \nM. Leblanc tira cinq francs de sa poche et les posa \nsur la table. \nJondrette eut le temps de grommeler \u00e0 l\u2019oreille de \nsa grande fille : \n\u2013 Gredin! que veut -il que je fasse avec ses cinq \nfrancs? Cela ne me paye pas ma chaise et mon \ncarreau! Faites donc des frais! Cependant, M. Leblanc avait quitt\u00e9 une grande \nredingote brun e qu\u2019il portait par -dessus sa redingote \nbleue et l\u2019avait jet\u00e9e sur le dos de la chaise. \n\u2013 Monsieur Fabantou, dit -il, je n\u2019ai plus que ces \ncinq francs sur moi, mais je vais reconduire ma fille \u00e0 \nla maison et je reviendrai ce soir, n\u2019est -ce pas ce soir \nque vous devez payer?... \nLe visage de Jondrette s\u2019\u00e9claira d\u2019une expression \n\u00e9trange. Il r\u00e9pondit vivement : \n\u2013 Oui, mon respectable monsieur. A huit heures je \ndois \u00eatre chez mon propri\u00e9taire. \n\u2013 Je serai ici \u00e0 six heures, et je vous apporterai les \nsoixante fra ncs. \n\u2013 Mon bienfaiteur! cria Jondrette \u00e9perdu. \nEt il ajouta tout bas : \n\u2013 Regarde -le bien, ma femme! \nM. Leblanc avait repris le bras de la belle jeune \nfille et se tournait vers la porte : \n\u2013 A ce soir, mes amis! dit -il. \n\u2013 Six heures? fit Jondrette. \n\u2013 Six heures pr\u00e9cises. \nEn ce moment le pardessus rest\u00e9 sur la chaise \nfrappa les yeux de la Jondrette a\u00een\u00e9e. \n\u2013 Monsieur, dit -elle, vous oubliez votre redingote. Jondrette dirigea vers sa fille un regard foudroyant \naccompagn\u00e9 d\u2019un haussement d\u2019\u00e9paules for midable. \nM. Leblanc se retourna et r\u00e9pondit avec un \nsourire : \n\u2013 Je ne l\u2019oublie pas, je la laisse. \n\u2013 O mon protecteur, dit Jondrette, mon auguste \nbienfaiteur, je fonds en larmes! Souffrez que je vous \nreconduise jusqu\u2019\u00e0 votre fiacre. \n\u2013 Si vous sortez, re partit M. Leblanc, mettez ce \npardessus. Il fait vraiment tr\u00e8s froid. \nJondrette ne se le fit pas dire deux fois. Il endossa \nvivement la redingote brune. \nEt ils sortirent tous les trois, Jondrette pr\u00e9c\u00e9dant \nles deux \u00e9trangers. \n \n \n \n \nIII, 8, 10 \n \n \n \n \n \nTarif des cabriolets de r\u00e9gie : \n deux francs l\u2019heure \n \n \n \n \n \nMarius n\u2019avait rien perdu de toute cette sc\u00e8ne, et \npourtant en r\u00e9alit\u00e9 il n\u2019en avait rien vu. Ses yeux \n\u00e9taient rest\u00e9s fix\u00e9s sur la jeune fille, son c\u0153ur l\u2019avait \npour ainsi dire saisie et envelopp\u00e9e tout enti\u00e8re d\u00e8s \nson premier pas dans le galetas. Pendant tout le \ntemps qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 l\u00e0, il avait v\u00e9cu de cette vie de \nl\u2019extase qui suspend les perceptions mat\u00e9rielles et \npr\u00e9cipite toute l\u2019\u00e2me sur un seul point. Il contemplait, non pas cette fille, mais cette lumi\u00e8re qui avait une \npelisse de satin et un chap eau de velours. L\u2019\u00e9toile \nSirius f\u00fbt entr\u00e9e dans la chambre qu\u2019il n\u2019e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 \nplus \u00e9bloui. \nTandis que la jeune fille ouvrait le paquet, d\u00e9pliait \nles hardes et les couvertures, questionnait la m\u00e8re \nmalade avec bont\u00e9 et la petite bless\u00e9e avec \nattendrisseme nt, il \u00e9piait tous ses mouvements, il \nt\u00e2chait d\u2019\u00e9couter ses paroles. Il connaissait ses yeux, \nson front, sa beaut\u00e9, sa taille, sa d\u00e9marche, il ne \nconnaissait pas le son de sa voix. Il avait cru en saisir \nquelques mots une fois au Luxembourg, mais il n\u2019en \n\u00e9tait pas absolument s\u00fbr. Il e\u00fbt donn\u00e9 dix ans de sa \nvie pour l\u2019entendre, pour pouvoir emporter dans son \n\u00e2me un peu de cette musique. Mais tout se perdait \ndans les \u00e9talages lamentables et les \u00e9clats de \ntrompette de Jondrette. Cela m\u00ealait une vraie col\u00e8re \nau ravissement de Marius. Il la couvait des yeux. Il ne \npouvait s\u2019imaginer que ce f\u00fbt vraiment cette cr\u00e9ature \ndivine qu\u2019il apercevait au milieu de ces \u00eatres \nimmondes dans ce taudis monstrueux. Il lui semblait \nvoir un colibri parmi des crapauds. \nQuand elle s ortit, il n\u2019eut qu\u2019une pens\u00e9e, la suivre, \ns\u2019attacher \u00e0 sa trace, ne la quitter que sachant o\u00f9 elle \ndemeurait, ne pas la reperdre au moins apr\u00e8s l\u2019avoir si miraculeusement retrouv\u00e9e! Il sauta \u00e0 bas de la \ncommode et prit son chapeau. Comme il mettait la \nmain au p\u00eane de la serrure et allait sortir, une \nr\u00e9flexion l\u2019arr\u00eata. Le corridor \u00e9tait long, l\u2019escalier \nroide, le Jondrette bavard, M. Leblanc n\u2019\u00e9tait sans \ndoute pas encore remont\u00e9 en voiture, si, en se \nretournant dans le corridor, ou dans l\u2019escalier, ou sur \nle seuil, il l\u2019apercevait lui, Marius, dans cette maison, \n\u00e9videmment il s\u2019alarmerait et trouverait moyen de lui \n\u00e9chapper de nouveau, et ce serait encore une fois fini. \nQue faire? attendre un peu? mais pendant cette \nattente, la voiture pouvait partir. Marius \u00e9tait \nperplexe. Enfin il se risqua, et sortit de sa chambre. \nIl n\u2019y avait plus personne dans le corridor. Il \ncourut \u00e0 l\u2019escalier. Il n\u2019y avait personne dans \nl\u2019escalier. Il descendit en h\u00e2te, et il arriva sur le \nboulevard \u00e0 temps pour voir un fiacre tourn er le coin \nde la rue du Petit -Banquier et rentrer dans Paris. \nMarius se pr\u00e9cipita dans cette direction. Parvenu \u00e0 \nl\u2019angle du boulevard, il revit le fiacre qui descendait \nrapidement la rue Mouffetard; le fiacre \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s \nloin, aucun moyen de le rejoi ndre, quoi? courir apr\u00e8s? \nimpossible; et d\u2019ailleurs de la voiture on remarquerait \ncertainement un individu courant \u00e0 toutes jambes \u00e0 la \npoursuite du fiacre, et le p\u00e8re le reconna\u00eetrait. En ce moment, hasard inou\u00ef et merveilleux, Marius aper\u00e7ut \nun cabriolet de r\u00e9gie qui passait \u00e0 vide sur le \nboulevard. Il n\u2019y avait qu\u2019un parti \u00e0 prendre, monter \ndans ce cabriolet, et suivre le fiacre. Cela \u00e9tait s\u00fbr, \nefficace et sans danger. \nMarius fit signe au cocher d\u2019arr\u00eater et lui cria : \n\u2013 A l\u2019heure! \nMarius \u00e9tait sans cravate, il avait son vieil habit de \ntravail auquel des boutons manquaient, sa chemise \n\u00e9tait d\u00e9chir\u00e9e \u00e0 l\u2019un des plis de la poitrine. \nLe cocher s\u2019arr\u00eata, cligna de l\u2019\u0153il, et \u00e9tendit vers \nMarius sa main gauche en frottant doucement son \nindex avec son pouce . \n\u2013 Quoi? dit Marius. \n\u2013 Payez d\u2019avance, dit le cocher. \nMarius se souvint qu\u2019il n\u2019avait sur lui que seize \nsous. \n\u2013 Combien? demanda -t-il. \n\u2013 Quarante sous. \n\u2013 Je payerai en revenant. \nLe cocher, pour toute r\u00e9ponse, siffla l\u2019air de La \nPalisse et fouetta s on cheval. \nMarius regarda le cabriolet s\u2019\u00e9loigner d\u2019un air \n\u00e9gar\u00e9. Pour vingt -quatre sous qui lui manquaient, il \nperdait sa joie, son bonheur, son amour! il retombait dans la nuit! il avait vu et il redevenait aveugle. Il \nsongea am\u00e8rement et, il faut bien le dire, avec un \nregret profond, aux cinq francs qu\u2019il avait donn\u00e9s le \nmatin m\u00eame \u00e0 cette mis\u00e9rable fille. S\u2019il avait eu ces \ncinq francs, il \u00e9tait sauv\u00e9, il renaissait, il sortait des \nlimbes et des t\u00e9n\u00e8bres, il sortait de l\u2019isolement, du \nspleen, du veuvage ; il renouait le fil noir de sa \ndestin\u00e9e \u00e0 ce beau fil d\u2019or qui venait de flotter devant \nses yeux et de se casser encore une fois! Il rentra dans \nla masure d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. \nIl aurait pu se dire que M. Leblanc avait promis de \nrevenir le soir, et qu\u2019il n\u2019y aurait qu\u2019\u00e0 s\u2019y mieux \nprendre cette fois pour le suivre; mais dans sa \ncontemplation, c\u2019est \u00e0 peine s\u2019il avait entendu. \nAu moment de monter l\u2019escalier, il aper\u00e7ut de \nl\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du boulevard, le long du mur d\u00e9sert de la \nrue de la Barri\u00e8re des Gobelins, Jondrett e envelopp\u00e9 \ndu pardessus du \u00ab philanthrope \u00bb, qui parlait \u00e0 un de \nces hommes de mine inqui\u00e9tante qu\u2019on est convenu \nd\u2019appeler r\u00f4deurs de barri\u00e8res ; gens \u00e0 figures \u00e9quivoques, \n\u00e0 monologues suspects, qui ont un air de mauvaise \npens\u00e9e, et qui dorment assez hab ituellement le jour, \nce qui fait supposer qu\u2019ils travaillent la nuit. \nCes deux hommes, causant immobiles sous la \nneige qui tombait par tourbillons, faisaient un groupe qu\u2019un sergent de ville e\u00fbt \u00e0 coup s\u00fbr observ\u00e9, mais \nque Marius remarqua \u00e0 peine. \nCepen dant, quelle que f\u00fbt sa pr\u00e9occupation \ndouloureuse, il ne put s\u2019emp\u00eacher de se dire que ce \nr\u00f4deur de barri\u00e8res \u00e0 qui Jondrette parlait ressemblait \n\u00e0 un certain Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, \nque Courfeyrac lui avait montr\u00e9 une fois et qui \npassai t dans le quartier pour un promeneur nocturne \nassez dangereux. On a vu, dans le livre pr\u00e9c\u00e9dent, le \nnom de cet homme. Ce Panchaud, dit Printanier, dit \nBigrenaille, a figur\u00e9 plus tard dans plusieurs proc\u00e8s \ncriminels et est devenu depuis un coquin c\u00e9l\u00e8bre. I l \nn\u2019\u00e9tait encore alors qu\u2019un fameux coquin. \nAujourd\u2019hui il est \u00e0 l\u2019\u00e9tat de tradition parmi les \nbandits et les escarpes. Il faisait \u00e9cole vers la fin du \ndernier r\u00e8gne. Et le soir, \u00e0 la nuit tombante, \u00e0 l\u2019heure \no\u00f9 les groupes se forment et se parlent bas, on en \ncausait \u00e0 la Force dans la fosse -aux-lions. On pouvait \nm\u00eame, dans cette prison, pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 \npassait sous le chemin de ronde ce canal des latrines \nqui servit \u00e0 la fuite inou\u00efe en plein jour de trente \nd\u00e9tenus en 1843, on pouvait, au -dessus de la dalle de \nces latrines, lire son nom, Panchaud, audacieusement \ngrav\u00e9 par lui sur le mur de ronde dans une de ses tentatives d\u2019\u00e9vasion. En 1832, la police le surveillait \nd\u00e9j\u00e0, mais il n\u2019avait pas encore s\u00e9rieusement d\u00e9but\u00e9. \n \n \n \n \nIII, 8, 11 \n \n \n \n \n \nOffres de service de la mis\u00e8re \n\u00e0 la douleur \n \n \n \n \n \nMarius monta l\u2019escalier de la masure \u00e0 pas lents; \u00e0 \nl\u2019instant o\u00f9 il allait rentrer dans sa cellule, il aper\u00e7ut \nderri\u00e8re lui dans le corridor la Jondrette a\u00een\u00e9e qui le \nsuivait. Cette fille lui fut odieuse \u00e0 voir, c\u2019\u00e9tait elle qui \navait ses cinq francs, il \u00e9tait trop tard pour les lui \nredemander, le cabriolet n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0, le fiacre \u00e9tait \nbien loin. D\u2019ailleurs elle ne les lui rendrait pas; quant \n\u00e0 la questionner sur la demeure des gens qui \u00e9taient venus to ut \u00e0 l\u2019heure, cela \u00e9tait inutile, il \u00e9tait \u00e9vident \nqu\u2019elle ne la savait point, puisque la lettre sign\u00e9e \nFabantou \u00e9tait adress\u00e9e au monsieur bienfaisant de l\u2019\u00e9glise \nSaint-Jacques -du-Haut -Pas. \nMarius entra dans sa chambre et poussa sa porte \nderri\u00e8re lui. \nElle ne se ferma pas; il se retourna et vit une main \nqui retenait la porte entr\u2019ouverte. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est? demanda -t-il, qui est l\u00e0? \nC\u2019\u00e9tait la fille Jondrette. \n\u2013 C\u2019est vous? reprit Marius presque durement, \ntoujours vous donc! Que me voulez -vous? \nElle semblait pensive et ne r\u00e9pondait pas. Elle \nn\u2019avait plus son assurance du matin. Elle n\u2019\u00e9tait pas \nentr\u00e9e et se tenait dans l\u2019ombre du corridor, o\u00f9 \nMarius l\u2019apercevait par la porte entre -b\u00e2ill\u00e9e. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, r\u00e9pondrez -vous? fit Marius. Qu\u2019est -ce \nque vous m e voulez? \nElle leva sur lui son \u0153il morne o\u00f9 une esp\u00e8ce de \nclart\u00e9 semblait s\u2019allumer vaguement, et lui dit : \n\u2013 Monsieur Marius, vous avez l\u2019air triste. Qu\u2019est -ce \nque vous avez? \n\u2013 Moi! dit Marius. \n\u2013 Oui, vous. \n\u2013 Je n\u2019ai rien. \u2013 Si! \n\u2013 Non. \n\u2013 Je vous dis que si! \n\u2013 Laissez -moi tranquille! \nMarius poussa de nouveau la porte, elle continua \nde la retenir. \n\u2013 Tenez, dit -elle, vous avez tort. Quoique vous ne \nsoyez pas riche, vous avez \u00e9t\u00e9 bon ce matin. Soyez -le \nencore \u00e0 pr\u00e9sent. Vous m\u2019avez donn\u00e9 de quoi \nmanger, dites -moi maintenant ce que vous avez. \nVous avez du chagrin, cela se voit. Je ne voudrais pas \nque vous eussiez du chagrin. Qu\u2019est -ce qu\u2019il faut faire \npour cela? Puis -je servir \u00e0 quelque chose? Employez -\nmoi. Je ne vous demande pas vos secret s, vous \nn\u2019aurez pas besoin de me dire, mais enfin je peux \u00eatre \nutile. Je peux bien vous aider, puisque j\u2019aide mon \np\u00e8re. Quand il faut porter des lettres, aller dans les \nmaisons, demander de porte en porte, trouver une \nadresse, suivre quelqu\u2019un, moi je sers \u00e0 \u00e7a. Eh bien, \nvous pouvez bien me dire ce que vous avez, j\u2019irai \nparler aux personnes. Quelquefois quelqu\u2019un qui \nparle aux personnes, \u00e7a suffit pour qu\u2019on sache les \nchoses, et tout s\u2019arrange. Servez -vous de moi. \nUne id\u00e9e traversa l\u2019esprit de Marius. Quel le \nbranche d\u00e9daigne -t-on quand on se sent tomber? Il s\u2019approcha de la Jondrette. \n\u2013 Ecoute... lui dit -il. \nElle l\u2019interrompit avec un \u00e9clair de joie dans les \nyeux. \n\u2013 Oh oui, tutoyez -moi! j\u2019aime mieux cela. \n\u2013 Eh bien, reprit -il, tu as amen\u00e9 ici ce vieux \nmonsieur avec sa fille... \n\u2013 Oui. \n\u2013 Sais-tu leur adresse? \n\u2013 Non. \n\u2013 Trouve -la-moi. \nL\u2019\u0153il de la Jondrette, de morne, \u00e9tait devenu \njoyeux, de joyeux il devint sombre. \n\u2013 C\u2019est l\u00e0 ce que vous voulez? demanda -t-elle. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Est-ce que vous les connaisse z? \n\u2013 Non. \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire, reprit -elle vivement, vous ne la \nconnaissez pas, mais vous voulez la conna\u00eetre. \nCe les qui \u00e9tait devenu la avait je ne sais quoi de \nsignificatif et d\u2019amer. \n\u2013 Enfin, peux -tu? dit Marius. \n\u2013 Vous avoir l\u2019adresse de la belle demoiselle? Il y avait encore dans ces mots \u00ab la belle \ndemoiselle \u00bb une nuance qui importuna Marius. Il \nreprit : \n\u2013 Enfin n\u2019importe! l\u2019adresse du p\u00e8re et de la fille. \nLeur adresse, quoi! \nElle le regarda fixement. \n\u2013 Qu\u2019est-ce que vous me donnerez? \n\u2013 Tout ce que tu voudras! \n\u2013 Tout ce que je voudrai? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Vous aurez l\u2019adresse. \nElle baissa la t\u00eate, puis d\u2019un mouvement brusque \nelle tira la porte qui se referma. \nMarius se retrouva seul. \nIl se laissa tomber sur une chaise, la t\u00eate et les \ndeux coudes sur son lit, ab\u00eem\u00e9 dans des pens\u00e9es qu\u2019il \nne pouvait saisir et comme en proie \u00e0 un vertige. \nTout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 depuis le matin, l\u2019apparition \nde l\u2019ange, sa disparition, ce que cette cr\u00e9ature venait \nde lui dire, une lueur d\u2019esp\u00e9rance flottant dans un \nd\u00e9sespoir immense, voil\u00e0 ce qui emplissait \nconfus\u00e9ment son cerveau. \nTout \u00e0 coup il fut violemment arrach\u00e9 \u00e0 sa r\u00eaverie. Il entendit la voix haute et dure de Jondrette \nprononcer ces paroles pleines du plus \u00e9trange int\u00e9r\u00ea t \npour lui : \n\u2013 Je te dis que j\u2019en suis s\u00fbr et que je l\u2019ai reconnu! \nDe qui parlait Jondrette? il avait reconnu qui? M. \nLeblanc? le p\u00e8re de \u00ab son Ursule \u00bb ? quoi ? est-ce que \nJondrette le connaissait? Marius allait -il avoir de cette \nfa\u00e7on brusque et inatte ndue tous les renseignements \nsans lesquels sa vie \u00e9tait obscure pour lui -m\u00eame? \nallait-il savoir enfin qui il aimait? qui \u00e9tait cette jeune \nfille? qui \u00e9tait son p\u00e8re? l\u2019ombre si \u00e9paisse qui les \ncouvrait \u00e9tait -elle au moment de s\u2019\u00e9claircir? le voile \nallait-il se d\u00e9chirer? Ah ciel! \nIl bondit, plut\u00f4t qu\u2019il ne monta, sur la commode, \net reprit sa place pr\u00e8s de la petite lucarne de la \ncloison. \nIl revoyait l\u2019int\u00e9rieur du bouge Jondrette. \n \n \n \n \nIII, 8, 12 \n \n \n \n \n \nEmploi de la pi\u00e8ce de cinq francs \nde M. Leblanc \n \n \n \n \n \nRien n\u2019\u00e9tait chang\u00e9 dans l\u2019aspect de la famille, \nsinon que la femme et les filles avaient puis\u00e9 dans le \npaquet, et mis des bas et des camisoles de laine. Deux \ncouvertures neuves \u00e9taient jet\u00e9es sur les deux lits. \nLe Jondrette venait \u00e9videmment de rentrer. Il avait \nencore l\u2019essoufflement du dehors. Ses filles \u00e9taient \npr\u00e8s de la chemin\u00e9e, assises \u00e0 terre, l\u2019a\u00een\u00e9e pansant la \nmain de la cadette. Sa femme \u00e9tait comme affaiss\u00e9e sur le grabat voisin de la chemin\u00e9e avec un visage \n\u00e9tonn\u00e9. Jondrette marchait dans le galetas de long en \nlarge \u00e0 grands pas. Il avait les yeux extraordinaires. \nLa femme, qui semblait timide et frapp\u00e9e de \nstupeur devant son mari, se hasarda \u00e0 lui dire : \n\u2013 Quoi, vraiment? tu es s\u00fbr? \n\u2013 S\u00fbr! Il y a huit ans! mais je le reconnais! Ah! je le \nreconnais! je l\u2019ai reconnu tout de suite! Quoi! cela ne \nt\u2019a pas saut\u00e9 aux yeux? \n\u2013 Non. \n\u2013 Mais je t\u2019ai dit pourtant : fais attention! mais c\u2019est \nla taille, c\u2019est le visage, \u00e0 peine plus vieux, il y a des \ngens qui ne vieillissent pas, je ne sais pas comme nt ils \nfont, c\u2019est le son de voix. Il est mieux mis, voil\u00e0 tout! \nAh! vieux myst\u00e9rieux du diable, je te tiens, va! \nIl s\u2019arr\u00eata et dit \u00e0 ses filles : \n\u2013 Allez -vous -en, vous autres! \u2013 C\u2019est dr\u00f4le que \ncela ne t\u2019ait pas saut\u00e9 aux yeux. \nElles se lev\u00e8rent pour ob\u00e9ir. \nLa m\u00e8re balbutia : \n\u2013 Avec sa main malade? \n\u2013 L\u2019air lui fera du bien, dit Jondrette. Allez. \nIl \u00e9tait visible que cet homme \u00e9tait de ceux \nauxquels on ne r\u00e9plique pas. Les deux filles sortirent. Au moment o\u00f9 elles allaient passer la porte, le p\u00e8re \nretint l\u2019a\u00een\u00e9e par le bras et dit avec un accent \nparticulier : \n\u2013 Vous serez ici \u00e0 cinq heures pr\u00e9cises. Toutes les \ndeux. J\u2019aurai besoin de vous. \nMarius redoubla d\u2019attention. \nDemeur\u00e9 seul avec sa femme, Jondrette se remit \u00e0 \nmarcher dans la chambre et en fit deux ou trois fois \nle tour en silence. Puis il passa quelques minutes \u00e0 \nfaire rentrer et \u00e0 enfoncer dans la ceinture de son \npantalon le bas de la chemise de femme qu\u2019il portait. \nTout \u00e0 coup il se tourna vers la Jondrette, croisa \nles bras, et s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Et veux -tu que je te dise une chose? La \ndemoiselle... \n\u2013 Eh bien quoi! repartit la femme, la demoiselle? \nMarius n\u2019en pouvait douter, c\u2019\u00e9tait bien d\u2019elle \nqu\u2019on parlait. Il \u00e9coutait avec une anxi\u00e9t\u00e9 ardente. \nToute sa vie \u00e9tait dans ses oreilles. \nMais le Jondrette s\u2019\u00e9tait pench\u00e9, et avait parl\u00e9 bas \u00e0 \nsa femme. Puis il se releva et termina tout haut : \n\u2013 C\u2019est elle! \n\u2013 \u00c7a? dit la femme. \n\u2013 \u00c7a! dit le mari. Aucune expression ne saurait rendre ce qu\u2019il y \navait dans le \u00e7a de la m\u00e8re. C\u2019\u00e9taient la surp rise, la \nrage, la haine, la col\u00e8re, m\u00eal\u00e9es et combin\u00e9es dans \nune intonation monstrueuse. Il avait suffi de quelques \nmots prononc\u00e9s, du nom sans doute, que son mari \nlui avait dit \u00e0 l\u2019oreille pour que cette grosse femme \nassoupie se r\u00e9veill\u00e2t, et de repoussan te dev\u00eent \neffroyable. \n\u2013 Pas possible! s\u2019\u00e9cria -t-elle. Quand je pense que \nmes filles vont nu -pieds et n\u2019ont pas une robe \u00e0 \nmettre! Comment! une pelisse de satin, un chapeau \nde velours, des brodequins, et tout! pour plus de \ndeux cents francs d\u2019effets! qu\u2019on croirait que c\u2019est \nune dame! non, tu te trompes! mais d\u2019abord l\u2019autre \n\u00e9tait affreuse, celle -ci n\u2019est pas mal! elle n\u2019est \nvraiment pas mal! ce ne peut pas \u00eatre elle! \n\u2013 Je te dis que c\u2019est elle. Tu verras. \nA cette affirmation si absolue, la Jondrette leva sa \nlarge face rouge et blonde et regarda le plafond avec \nune expression difforme. En ce moment elle parut \u00e0 \nMarius plus redoutable encore que son mari. C\u2019\u00e9tait \nune truie avec le regard d\u2019une tigresse. \n\u2013 Quoi! reprit -elle, cette horrible belle demoiselle \nqui regardait mes filles d\u2019un air de piti\u00e9, ce serait cette gueuse! Oh! je voudrais lui crever le ventre \u00e0 coups \nde sabot! \nElle sauta \u00e0 bas du lit, et resta un moment debout, \nd\u00e9coiff\u00e9e, les narines gonfl\u00e9es, la bouche \nentr\u2019ouverte, les poings crisp\u00e9s et r ejet\u00e9s en arri\u00e8re. \nPuis elle se laissa retomber sur le grabat. L\u2019homme \nallait et venait sans faire attention \u00e0 sa femelle. \nApr\u00e8s quelques instants de ce silence, il s\u2019approcha \nde la Jondrette et s\u2019arr\u00eata devant elle, les bras crois\u00e9s, \ncomme le moment d\u2019au paravant. \n\u2013 Et veux -tu que je te dise encore une chose? \n\u2013 Quoi? demanda -t-elle. \nIl r\u00e9pondit d\u2019une voix br\u00e8ve et basse : \n\u2013 C\u2019est que ma fortune est faite. \nLa Jondrette le consid\u00e9ra de ce regard qui veut \ndire : Est-ce que celui qui me parle deviendrait fou? \nLui continua : \n\u2013 Tonnerre! voil\u00e0 pas mal longtemps d\u00e9j\u00e0 que je \nsuis paroissien de la paroisse -meurs -de-faim-si-tu-as-\ndu-feu-meurs -de-froid -si-tu-as-du-pain! j\u2019en ai assez \neu de la mis\u00e8re! ma charge et la charge des autres! je \nne plaisante plus, je n e trouve plus \u00e7a comique, assez \nde calembours, bon Dieu! plus de farces, p\u00e8re \u00e9ternel! \nje veux manger \u00e0 ma faim, je veux boire \u00e0 ma soif! \nb\u00e2frer! dormir! ne rien faire! je veux avoir mon tour, moi, tiens! avant de crever! je veux \u00eatre un peu \nmillionnaire! \nIl fit le tour du bouge et ajouta : \n\u2013 Comme les autres. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que tu veux dire? demanda la femme. \nIl secoua la t\u00eate, cligna de l\u2019\u0153il et haussa la voix \ncomme un physicien de carrefour qui va faire une \nd\u00e9monstration : \n\u2013 Ce que je veux dire? \u00e9coute ! \n\u2013 Chut! grommela la Jondrette, pas si haut! si ce \nsont des affaires qu\u2019il ne faut pas qu\u2019on entende. \n\u2013 Bah! qui \u00e7a? le voisin? je l\u2019ai vu sortir tout \u00e0 \nl\u2019heure. D\u2019ailleurs est -ce qu\u2019il entend, ce grand b\u00eata? \nEt puis je te dis que je l\u2019ai vu sortir. \nCependant, par une sorte d\u2019instinct, Jondrette \nbaissa la voix, pas assez pourtant pour que ses \nparoles \u00e9chappassent \u00e0 Marius. Une circonstance \nfavorable, et qui avait permis \u00e0 Marius de ne rien \nperdre de cette conversation, c\u2019est que la neige \ntomb\u00e9e assourdi ssait le bruit des voitures sur le \nboulevard. \nVoici ce que Marius entendit : \n\u2013 Ecoute bien. Il est pris, le cr\u00e9sus! C\u2019est tout \ncomme. C\u2019est d\u00e9j\u00e0 fait. Tout est arrang\u00e9. J\u2019ai vu des \ngens. Il viendra ce soir \u00e0 six heures. Apporter ses soixante francs, canaille! as -tu vu comme je vous ai \nd\u00e9bagoul\u00e9 \u00e7a, mes soixante francs, mon propri\u00e9taire, \nmon 4 f\u00e9vrier! ce n\u2019est seulement pas un terme! \u00e9tait -\nce b\u00eate! Il viendra donc \u00e0 six heures! c\u2019est l\u2019heure o\u00f9 \nle voisin est all\u00e9 d\u00eener. La m\u00e8re Burgo n lave la \nvaisselle en ville. Il n\u2019y a personne dans la maison. Le \nvoisin ne rentre jamais avant onze heures. Les petites \nferont le guet. Tu nous aideras. Il s\u2019ex\u00e9cutera. \n\u2013 Et s\u2019il ne s\u2019ex\u00e9cute pas? demanda la femme. \nJondrette fit un geste sinistre et di t : \n\u2013 Nous l\u2019ex\u00e9cuterons. \nEt il \u00e9clata de rire. \nC\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois que Marius le voyait rire. \nCe rire \u00e9tait froid et doux, et faisait frissonner. \nJondrette ouvrit un placard pr\u00e8s de la chemin\u00e9e et \nen tira une vieille casquette qu\u2019il mit sur sa t\u00ea te apr\u00e8s \nl\u2019avoir bross\u00e9e avec sa manche. \n\u2013 Maintenant, fit -il, je sors. J\u2019ai encore des gens \u00e0 \nvoir. Des bons. Tu verras comme \u00e7a va marcher. Je \nserai dehors le moins longtemps possible, c\u2019est un \nbeau coup \u00e0 jouer. Garde la maison. \nEt, les deux poings da ns les deux goussets de son \npantalon, il resta un moment pensif, puis s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Sais-tu qu\u2019il est tout de m\u00eame bien heureux qu\u2019il \nne m\u2019ait pas reconnu, lui! S\u2019il m\u2019avait reconnu de son c\u00f4t\u00e9, il ne serait pas revenu. Il nous \u00e9chappait! C\u2019est \nma barbe qui m\u2019a sauv\u00e9! ma barbiche romantique! ma \njolie petite barbiche romantique! \nEt il se remit \u00e0 rire. \nIl alla \u00e0 la fen\u00eatre. La neige tombait toujours et \nrayait le gris du ciel. \n\u2013 Quel chien de temps! dit -il. \nPuis croisant la redingote : \n\u2013 La pelure est trop large. \u2013 C\u2019est \u00e9gal, ajouta -t-il, il \na diablement bien fait de me la laisser, le vieux \ncoquin! Sans cela je n\u2019aurais pas pu sortir et tout \naurait encore manqu\u00e9! A quoi les choses tiennent \npourtant! \nEt, enfon\u00e7ant la casquette sur ses yeux, il sortit. \nA peine avait -il eu le temps de faire quelques pas \ndehors que la porte se rouvrit et que son profil fauve \net intelligent reparut par l\u2019ouverture. \n\u2013 J\u2019oubliais, dit -il. Tu auras un r\u00e9chaud de \ncharbon. \nEt il jeta dans le tablier de sa femme la pi\u00e8ce de \ncinq f rancs que lui avait laiss\u00e9e le \u00ab philanthrope \u00bb. \n\u2013 Un r\u00e9chaud de charbon? demanda la femme. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Combien de boisseaux? \n\u2013 Deux bons. \u2013 Cela fera trente sous. Avec le reste j\u2019ach\u00e8terai de \nquoi d\u00eener. \n\u2013 Diable, non. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Ne va pas d\u00e9pens er la pi\u00e8ce -cent-sous. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Parce que j\u2019aurai quelque chose \u00e0 acheter de \nmon c\u00f4t\u00e9. \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Quelque chose. \n\u2013 Combien te faudra -t-il? \n\u2013 O\u00f9 y a -t-il un quincaillier par ici? \n\u2013 Rue Mouffetard. \n\u2013 Ah oui, au coin d\u2019une rue, je vois la boutique. \n\u2013 Mais dis -moi donc combien il te faudra pour ce \nque tu as \u00e0 acheter? \n\u2013 Cinquante sous -trois francs. \n\u2013 Il ne restera pas gras pour le d\u00eener. \n\u2013 Aujourd\u2019hui il ne s\u2019agit pas de manger. Il y a \nmieux \u00e0 fair e. \n\u2013 \u00c7a suffit, mon bijou. \nSur ce mot de sa femme, Jondrette referma la \nporte, et cette fois Marius entendit son pas s\u2019\u00e9loigner \ndans le corridor de la masure et descendre \nrapidement l\u2019escalier. Une heure sonnait en cet instant \u00e0 Saint -M\u00e9dard. \n \n \n \n \nIII, 8, 13 \n \n \n \n \n \n\u00ab Solus cum solo, in loco remoto, \nnon cogitabuntur orare \npater noster \u00bb \n \n \n \n \nMarius, tout songeur qu\u2019il \u00e9tait, \u00e9tait, nous l\u2019avons \ndit, une nature ferme et \u00e9nergique. Les habitudes de \nrecueillement solitaire, en d\u00e9veloppant en lui la \nsympathie et la compassion, avaient diminu\u00e9 peut -\n\u00eatre la facult\u00e9 de s\u2019irriter, mais laiss\u00e9 intacte la facult\u00e9 \nde s\u2019indigner; il avait la bienveillance d\u2019un brahme et \nla s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 d\u2019un juge; il avait piti\u00e9 d\u2019un crapaud, mais \nil \u00e9crasait une vip\u00e8re. Or c\u2019\u00e9tait dans un trou de vip\u00e8res que son regard venait de plonger; c\u2019\u00e9tait un \nnid de monstres qu\u2019il avai t sous les yeux. \n\u2013 Il faut mettre le pied sur ces mis\u00e9rables, dit -il. \nAucune des \u00e9nigmes qu\u2019il esp\u00e9rait voir dissiper ne \ns\u2019\u00e9tait \u00e9claircie; au contraire, toutes s\u2019\u00e9taient \u00e9paissies \npeut-\u00eatre; il ne savait rien de plus sur la belle enfant \ndu Luxembourg et sur l\u2019homme qu\u2019il appelait M. \nLeblanc, sinon que Jondrette les connaissait. A \ntravers les paroles t\u00e9n\u00e9breuses qui avaient \u00e9t\u00e9 dites, il \nn\u2019entrevoyait distinctement qu\u2019une chose, c\u2019est qu\u2019un \nguet-apens se pr\u00e9parait, un guet -apens obscur, mais \nterrible; c\u2019e st qu\u2019ils couraient tous les deux un grand \ndanger, elle probablement, son p\u00e8re \u00e0 coup s\u00fbr; c\u2019est \nqu\u2019il fallait les sauver; c\u2019est qu\u2019il fallait d\u00e9jouer les \ncombinaisons hideuses des Jondrette et rompre la \ntoile de ces araign\u00e9es. \nIl observa un moment la Jon drette. Elle avait tir\u00e9 \nd\u2019un coin un vieux fourneau de t\u00f4le et elle fouillait \ndans des ferrailles. \nIl descendit de la commode le plus doucement \nqu\u2019il put et en ayant soin de ne faire aucun bruit. \nDans son effroi de ce qui s\u2019appr\u00eatait et dans \nl\u2019horreur do nt les Jondrette l\u2019avaient p\u00e9n\u00e9tr\u00e9, il \nsentait une sorte de joie \u00e0 l\u2019id\u00e9e qu\u2019il lui serait peut -\n\u00eatre donn\u00e9 de rendre un tel service \u00e0 celle qu\u2019il aimait. Mais comment faire? avertir les personnes \nmenac\u00e9es? o\u00f9 les trouver? Il ne savait pas leur \nadresse. El les avaient reparu un instant \u00e0 ses yeux, \npuis elles s\u2019\u00e9taient replong\u00e9es dans les immenses \nprofondeurs de Paris. Attendre M. Leblanc \u00e0 la porte \nle soir \u00e0 six heures, au moment o\u00f9 il arriverait, et le \npr\u00e9venir du pi\u00e8ge ? Mais Jondrette et ses gens le \nverraient guetter, le lieu \u00e9tait d\u00e9sert, ils seraient plus \nforts que lui, ils trouveraient moyen ou de le saisir ou \nde l\u2019\u00e9loigner, et celui que Marius voulait sauver serait \nperdu. Une heure venait de sonner, le guet -apens \ndevait s\u2019accomplir \u00e0 six heures. Mariu s avait cinq \nheures devant lui. \nIl n\u2019y avait qu\u2019une chose \u00e0 faire. \nIl mit son habit passable, se noua un foulard au \ncou, prit son chapeau, et sortit, sans faire plus de \nbruit que s\u2019il e\u00fbt march\u00e9 sur de la mousse avec des \npieds nus. \nD\u2019ailleurs la Jondret te continuait de fourgonner \ndans ses ferrailles. \nUne fois hors de la maison, il gagna la rue du \nPetit-Banquier. \nIl \u00e9tait vers le milieu de cette rue pr\u00e8s d\u2019un mur \ntr\u00e8s bas qu\u2019on peut enjamber \u00e0 de certains endroits et \nqui donne dans un terrain vague, il marchait lentement, pr\u00e9occup\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait, la neige assourdissait \nses pas; tout \u00e0 coup il entendit des voix qui parlaient \ntout pr\u00e8s de lui. Il tourna la t\u00eate, la rue \u00e9tait d\u00e9serte, il \nn\u2019y avait personne, c\u2019\u00e9tait en plein jour, et cependant \nil entendait dis tinctement des voix. \nIl eut l\u2019id\u00e9e de regarder par -dessus le mur qu\u2019il \nc\u00f4toyait. \nIl y avait l\u00e0 en effet deux hommes adoss\u00e9s \u00e0 la \nmuraille, assis dans la neige et se parlant bas. \nCes deux figures lui \u00e9taient inconnues. L\u2019un \u00e9tait \nun homme barbu en blouse et l\u2019autre un homme \nchevelu en guenilles. Le barbu avait une calotte \ngrecque, l\u2019autre la t\u00eate nue et de la neige dans les \ncheveux. \nEn avan\u00e7ant la t\u00eate au -dessus d\u2019eux, Marius \npouvait entendre. \nLe chevelu poussait l\u2019autre du coude et disait : \n\u2013 Avec Pat ron-Minette, \u00e7a ne peut pas manquer. \n\u2013 Crois -tu? dit le barbu; et le chevelu repartit : \n\u2013 Ce sera pour chacun un fafiot de cinq cents \nballes, et le pire qui puisse arriver : cinq ans, six ans, \ndix ans au plus! \nL\u2019autre r\u00e9pondit avec quelque h\u00e9sitation et en se \ngrattant sous son bonnet grec : \u2013 \u00c7a, c\u2019est une chose r\u00e9elle. On ne peut pas aller \u00e0 \nl\u2019encontre de ces choses -l\u00e0. \n\u2013 Je te dis que l\u2019affaire ne peut pas manquer, reprit \nle chevelu. La maringotte du p\u00e8re Chose sera attel\u00e9e. \nPuis ils se mirent \u00e0 parler d\u2019un m\u00e9lodrame qu\u2019ils \navaient vu la veille \u00e0 la Ga\u00eet\u00e9. \nMarius continua son chemin. \nIl lui semblait que les paroles obscures de ces \nhommes, si \u00e9trangement cach\u00e9s derri\u00e8re ce mur et \naccroupis dans la neige, n\u2019\u00e9taient pas peut -\u00eatre sans \nquelque rapport avec les abominables projets de \nJondrette. Ce devait \u00eatre l\u00e0 l\u2019affaire . \nIl se dirigea vers le faubourg Saint -Marceau et \ndemanda \u00e0 la premi\u00e8re boutique qu\u2019il rencontra o\u00f9 il \ny avait un commissaire de police. \nOn lui indiqua la rue d e Pontoise et le num\u00e9ro 14. \nMarius s\u2019y rendit. \nEt passant devant un boulanger, il acheta un pain \nde deux sous et le mangea, pr\u00e9voyant qu\u2019il ne d\u00eenerait \npas. \nChemin faisant, il rendit justice \u00e0 la providence. Il \nsongea que s\u2019il n\u2019avait pas donn\u00e9 ses cinq francs le \nmatin \u00e0 la fille Jondrette, il aurait suivi le fiacre de M. \nLeblanc, et par cons\u00e9quent tout ignor\u00e9, que rien \nn\u2019aurait fait obstacle au guet -apens des Jondrette, et que M. Leblanc \u00e9tait perdu, et sans doute sa fille avec \nlui. \n \n \n \n \nIII, 8, 14 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 un agent de police donne \ndeux coups de poing \u00e0 un avocat \n \n \n \n \n \nArriv\u00e9 au num\u00e9ro 14 de la rue de Pontoise, il \nmonta au premier et demanda le commissaire de \npolice. \n\u2013 Monsieur le commissaire de police n\u2019y est pas, \ndit un gar\u00e7on de bureau quelconque; mais il y a un \ninspecteur qui le remplace. Voulez -vous lui parler? \nest-ce press\u00e9? \n\u2013 Oui, dit Marius. Le gar\u00e7on de bureau l\u2019introduisit dans le cabinet \ndu commissaire. Un homme de haute taille s\u2019y tenait \ndebout, derri\u00e8re une grille, appuy\u00e9 \u00e0 un po\u00eale, et \nrelevant de ses deux mains les pans d\u2019un vaste carrick \n\u00e0 trois collets. C\u2019\u00e9tait une figure carr\u00e9e, une bouche \nmince et ferme, d\u2019\u00e9pais favoris grisonnants tr\u00e8s \nfarouches, u n regard \u00e0 retourner vos poches. On e\u00fbt \npu dire de ce regard, non qu\u2019il p\u00e9n\u00e9trait, mais qu\u2019il \nfouillait. \nCet homme n\u2019avait pas l\u2019air beaucoup moins \nf\u00e9roce ni beaucoup moins redoutable que \nJondrette; le dogue quelquefois n\u2019est pas moins \ninqui\u00e9tant \u00e0 rencon trer que le loup. \n\u2013 Que voulez -vous? dit -il \u00e0 Marius, sans ajouter \nmonsieur. \n\u2013 Monsieur le commissaire de police? \n\u2013 Il est absent. Je le remplace. \n\u2013 C\u2019est pour une affaire tr\u00e8s secr\u00e8te. \n\u2013 Alors parlez. \n\u2013 Et tr\u00e8s press\u00e9e. \n\u2013 Alors, parlez vite. \nCet h omme, calme et brusque, \u00e9tait tout \u00e0 la fois \neffrayant et rassurant. Il inspirait la crainte et la \nconfiance. Marius lui conta l\u2019aventure. \u2013 Qu\u2019une \npersonne qu\u2019il ne connaissait que de vue devait \u00eatre attir\u00e9e le soir m\u00eame dans un guet -apens; \u2013\n qu\u2019habitant la chambre voisine du repaire il avait, lui \nMarius Pontmercy, avocat, entendu tout le complot \u00e0 \ntravers la cloison; \u2013 que le sc\u00e9l\u00e9rat qui avait imagin\u00e9 \nle pi\u00e8ge \u00e9tait un nomm\u00e9 Jondrette; \u2013 qu\u2019il aurait des \ncomplices, probablement des r\u00f4deurs de barri\u00e8res, \nentre autres un certain Panchaud, dit Printanier, dit \nBigrenaille; \u2013 que les filles de Jondrette feraient le \nguet; \u2013 qu\u2019il n\u2019existait aucun moyen de pr\u00e9venir \nl\u2019homme menac\u00e9, attendu qu\u2019on ne savait m\u00eame pas \nson nom; \u2013 et qu\u2019enfin tout cela devait s\u2019ex\u00e9cute r \u00e0 \nsix heures du soir au point le plus d\u00e9sert du \nboulevard de l\u2019H\u00f4pital, dans la maison du num\u00e9ro \n50-52. \nA ce num\u00e9ro, l\u2019inspecteur leva la t\u00eate, et dit \nfroidement : \n\u2013 C\u2019est donc dans la chambre du fond du \ncorridor? \n\u2013 Pr\u00e9cis\u00e9ment, fit Marius, et il ajou ta : \u2013 Est-ce \nque vous connaissez cette maison? \nL\u2019inspecteur resta un moment silencieux, puis \nr\u00e9pondit en chauffant le talon de sa botte \u00e0 la bouche \ndu po\u00eale : \n\u2013 Apparemment. Il continua dans ses dents, parlant moins \u00e0 Marius \nqu\u2019\u00e0 sa cravate : \n\u2013 Il doi t y avoir un peu de Patron -Minette l\u00e0 \ndedans. \nCe mot frappa Marius. \n\u2013 Patron -Minette, dit -il. J\u2019ai en effet entendu \nprononcer ce mot -l\u00e0. \nEt il raconta \u00e0 l\u2019inspecteur le dialogue de l\u2019homme \nchevelu et de l\u2019homme barbu dans la neige derri\u00e8re le \nmur de la rue du Petit -Banquier. \nL\u2019inspecteur grommela : \n\u2013 Le chevelu doit \u00eatre Brujon, et le barbu doit \u00eatre \nDemi -Liard, dit Deux -Milliards. \nIl avait de nouveau baiss\u00e9 les paupi\u00e8res et il \nm\u00e9ditait. \n\u2013 Quant au p\u00e8re Chose, je l\u2019entrevois. Voil\u00e0 que \nj\u2019ai br\u00fbl\u00e9 mon carrick. Ils font toujours trop de feu \ndans ces maudits po\u00eales. Le num\u00e9ro 50 -52. Ancienne \npropri\u00e9t\u00e9 Gorbeau. \nPuis il regarda Marius : \n\u2013 Vous n\u2019avez vu que ce barbu et ce chevelu? \n\u2013 Et Panchaud. \n\u2013 Vous n\u2019avez pas vu r\u00f4dailler par l\u00e0 une esp\u00e8ce de \npetit muscadin du diable? \n\u2013 Non. \u2013 Ni un grand gros massif mat\u00e9riel qui ressemble \u00e0 \nl\u2019\u00e9l\u00e9phant du Jardin des Plantes? \n\u2013 Non. \n\u2013 Ni un malin qui a l\u2019air d\u2019une ancienne queue -\nrouge? \n\u2013 Non. \n\u2013 Quant au q uatri\u00e8me, personne ne le voit, pas \nm\u00eame ses adjudants, commis et employ\u00e9s. Il est peu \nsurprenant que vous ne l\u2019ayez pas aper\u00e7u. \n\u2013 Non. Qu\u2019est -ce que c\u2019est, demanda Marius, que \ntous ces \u00eatres -l\u00e0? \nL\u2019inspecteur r\u00e9pondit : \n\u2013 D\u2019ailleurs ce n\u2019est pas leur heu re. \nIl retomba dans son silence, puis reprit : \n\u2013 50-52. Je connais la baraque. Impossible de nous \ncacher dans l\u2019int\u00e9rieur sans que les artistes s\u2019en \naper\u00e7oivent, alors ils en seraient quittes pour \nd\u00e9commander le vaudeville. Ils sont si modestes! le \npubli c les g\u00eane. Pas de \u00e7a, pas de \u00e7a. Je veux les \nentendre chanter et les faire danser. \nCe monologue termin\u00e9, il se tourna vers Marius et \nlui demanda en le regardant fixement : \n\u2013 Aurez -vous peur? \n\u2013 De quoi? dit Marius. \n\u2013 De ces hommes? \u2013 Pas plus que de vous! r\u00e9pliqua rudement Marius \nqui commen\u00e7ait \u00e0 remarquer que ce mouchard ne lui \navait pas encore dit monsieur. \nL\u2019inspecteur regarda Marius plus fixement encore \net reprit avec une sorte de solennit\u00e9 sentencieuse : \n\u2013 Vous parlez l\u00e0 comme un homme brave et \ncomme un homme honn\u00eate. Le courage ne craint pas \nle crime et l\u2019honn\u00eatet\u00e9 ne craint pas l\u2019autorit\u00e9. \nMarius l\u2019interrompit : \n\u2013 C\u2019est bon; mais que comptez -vous faire? \nL\u2019inspecteur se borna \u00e0 lui r\u00e9pondre : \n\u2013 Les locataires de cette maison -l\u00e0 ont des pass e-\npartout pour rentrer la nuit chez eux. Vous devez en \navoir un? \n\u2013 Oui, dit Marius. \n\u2013 L\u2019avez -vous sur vous? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Donnez -le-moi, dit l\u2019inspecteur. \nMarius prit sa clef dans son gilet, la remit \u00e0 \nl\u2019inspecteur, et ajouta : \n\u2013 Si vous m\u2019en croyez, vous viendrez en force. \nL\u2019inspecteur jeta sur Marius le coup d\u2019\u0153il de \nVoltaire \u00e0 un acad\u00e9micien de province qui lui e\u00fbt \npropos\u00e9 une rime; il plongea d\u2019un seul mouvement \nses deux mains qui \u00e9taient \u00e9normes dans les deux immenses poche s de son carrick et en tira deux petits \npistolets d\u2019acier, de ces pistolets qu\u2019on appelle coups -\nde-poing. Il les pr\u00e9senta \u00e0 Marius en disant vivement \net d\u2019un ton bref : \n\u2013 Prenez ceci. Rentrez chez vous. Cachez -vous \ndans votre chambre. Qu\u2019on vous croie sor ti. Ils sont \ncharg\u00e9s. Chacun de deux balles. Vous observerez, il \ny a un trou au mur, vous me l\u2019avez dit. Les gens \nviendront. Laissez -les aller un peu. Quand vous \njugerez la chose \u00e0 point, et qu\u2019il sera temps de \nl\u2019arr\u00eater, vous tirerez un coup de pistolet. Pas trop \nt\u00f4t. Le reste me regarde. Un coup de pistolet en l\u2019air, \nau plafond, n\u2019importe o\u00f9. Surtout pas trop t\u00f4t. \nAttendez qu\u2019il y ait commencement d\u2019ex\u00e9cution, vous \n\u00eates avocat, vous savez ce que c\u2019est. \nMarius prit les pistolets et les mit dans la poche de \nc\u00f4t\u00e9 de son habit. \n\u2013 Cela fait une bosse comme cela, cela se voit, dit \nl\u2019inspecteur. Mettez -les plut\u00f4t dans vos goussets. \nMarius cacha les pistolets dans ses goussets. \n\u2013 Maintenant, poursuivit l\u2019inspecteur, il n\u2019y a plus \nune minute \u00e0 perdre pour pers onne. Quelle heure \nest-il? Deux heures et demie. C\u2019est pour sept heures? \n\u2013 Six heures, dit Marius. \u2013 J\u2019ai le temps, reprit l\u2019inspecteur, mais je n\u2019ai que \nle temps. N\u2019oubliez rien de ce que je vous ai dit. Pan. \nUn coup de pistolet. \n\u2013 Soyez tranquille, r\u00e9 pondit Marius. \nEt comme Marius mettait la main au loquet de la \nporte pour sortir, l\u2019inspecteur lui cria : \n\u2013 A propos, si vous aviez besoin de moi d\u2019ici -l\u00e0, \nvenez ou envoyez ici. Vous feriez demander \nl\u2019inspecteur Javert. \n \n \n \n \nIII, 8, 15 \n \n \n \n \n \nJondrette f ait son emplette \n \n \n \n \n \nQuelques instants apr\u00e8s, vers trois heures, \nCourfeyrac passait par aventure rue Mouffetard en \ncompagnie de Bossuet. La neige redoublait et \nemplissait l\u2019espace. Bossuet \u00e9tait en train de dire \u00e0 \nCourfeyrac : \n\u2013 A voir tomber tous ces flocons de neige, on \ndirait qu\u2019il y a au ciel une peste de papillons blancs. \u2013\n Tout \u00e0 coup, Bossuet aper\u00e7ut Marius qui remontait \nla rue vers la barri\u00e8re et avait un air particulier. \u2013 Tiens! s\u2019exclama Bossuet. Marius! \n\u2013 Je l\u2019ai v u, dit Courfeyrac. Ne lui parlons pas. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Il est occup\u00e9. \n\u2013 A quoi? \n\u2013 Tu ne vois donc pas la mine qu\u2019il a? \n\u2013 Quelle mine? \n\u2013 Il a l\u2019air de quelqu\u2019un qui suit quelqu\u2019un. \n\u2013 C\u2019est vrai, dit Bossuet. \n\u2013 Vois donc les yeux qu\u2019il fait! reprit Cou rfeyrac. \n\u2013 Mais qui diable suit -il? \n\u2013 Quelque mimi -goton -bonnet -fleuri! il est \namoureux. \n\u2013 Mais, observa Bossuet, c\u2019est que je ne vois pas \nde mimi, ni de goton, ni de bonnet fleuri dans la rue. \nIl n\u2019y a pas une femme. \nCourfeyrac regarda, et s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Il suit un homme! \nUn homme en effet, coiff\u00e9 d\u2019une casquette, et \ndont on distinguait la barbe grise quoiqu\u2019on ne le v\u00eet \nque de dos, marchait \u00e0 une vingtaine de pas en avant \nde Marius. \nCet homme \u00e9tait v\u00eatu d\u2019une redingote toute neuve \ntrop grande pour lui et d\u2019un \u00e9pouvantable pantalon \nen loques tout noirci par la boue. Bossuet \u00e9clata de rire. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que cet homme -l\u00e0? \n\u2013 \u00c7a? reprit Courfeyrac, c\u2019est un po\u00e8te. Les po\u00e8tes \nportent assez volontiers des pantalons de marchands \nde peaux de lapin e t des redingotes de pairs de \nFrance. \n\u2013 Voyons o\u00f9 va Marius, fit Bossuet, voyons o\u00f9 va \ncet homme, suivons -les, hein? \n\u2013 Bossuet! s\u2019\u00e9cria Courfeyrac, aigle de Meaux! \nvous \u00eates une prodigieuse brute. Suivre un homme \nqui suit un homme! \nIls rebrouss\u00e8rent chemin. \nMarius en effet avait vu passer Jondrette rue \nMouffetard, et l\u2019\u00e9piait. \nJondrette allait devant lui sans se douter qu\u2019il y e\u00fbt \nd\u00e9j\u00e0 un regard qui le tenait. \nIl quitta la rue Mouffetard, et Marius le vit entrer \ndans une des plus affreuses bicoques de la rue \nGracieuse, il y resta un quart d\u2019heure environ, puis \nrevint rue Mouffetard. Il s\u2019arr\u00eata chez un quincaillier \nqu\u2019il y avait \u00e0 cette \u00e9poque au coin de la rue Pierre -\nLombard, et, quelques minutes apr\u00e8s, Marius le vit \nsortir de la boutique, tenant \u00e0 la main un grand ciseau \n\u00e0 froid emmanch\u00e9 de bois blanc qu\u2019il cacha sous sa \nredingote. A la hauteur de la rue du Petit -Gentilly, il tourna \u00e0 gauche et gagna rapidement la rue du Petit -\nBanquier. Le jour tombait, la neige qui avait cess\u00e9 un \nmoment, venait de recommencer, Marius \ns\u2019embusqua au coin m\u00eame de la rue du Petit -\nBanquier qui \u00e9tait d\u00e9serte comme toujours, et il n\u2019y \nsuivit pas Jondrette. Bien lui en prit, car, parvenu \npr\u00e8s du mur bas o\u00f9 Marius avait entendu parler \nl\u2019homme chevelu et l \u2019homme barbu, Jondrette se \nretourna, s\u2019assura que personne ne le suivait et ne le \nvoyait, puis enjamba le mur et disparut. \nLe terrain vague que ce mur bordait communiquait \navec l\u2019arri\u00e8re -cour d\u2019un ancien loueur de voitures \nmalfam\u00e9 qui avait fait faillite et qui avait encore \nquelques vieux berlingots sous des hangars. \nMarius pensa qu\u2019il \u00e9tait sage de profiter de \nl\u2019absence de Jondrette pour rentrer; d\u2019ailleurs l\u2019heure \navan\u00e7ait; tous les soirs mame Burgon, en partant \npour aller laver la vaisselle en ville, avait coutume de \nfermer la porte de la maison qui \u00e9tait toujours close \u00e0 \nla brune; Marius avait donn\u00e9 sa clef \u00e0 l\u2019inspecteur de \npolice; il \u00e9tait donc important qu\u2019il se h\u00e2t\u00e2t. \nLe soir \u00e9tait venu; la nuit \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s ferm\u00e9e; il \nn\u2019y avait plus, sur l\u2019h orizon et dans l\u2019immensit\u00e9, \nqu\u2019un point \u00e9clair\u00e9 par le soleil, c\u2019\u00e9tait la lune. Elle se levait rouge derri\u00e8re le d\u00f4me bas de la \nSalp\u00eatri\u00e8re. \nMarius regagna \u00e0 grands pas le no 50-52. La porte \n\u00e9tait encore ouverte quand il arriva. Il monta l\u2019escalier \nsur la pointe du pied et se glissa le long du mur du \ncorridor jusqu\u2019\u00e0 sa chambre. Ce corridor, on s\u2019en \nsouvient, \u00e9tait bord\u00e9 des deux c\u00f4t\u00e9s de galetas en ce \nmoment tous \u00e0 louer et vides. Mame Burgon en \nlaissait habituellement les portes ouvertes. En passant \ndevant une de ces portes, Marius crut apercevoir \ndans la cellule inhabit\u00e9e quatre t\u00eates d\u2019hommes \nimmobiles que blanchissait vaguement un reste de \njour tombant par me lucarne. Marius ne chercha pas \n\u00e0 voir, ne voulant pas \u00eatre vu. Il parvint \u00e0 rentrer \ndans sa c hambre sans \u00eatre aper\u00e7u et sans bruit. Il \u00e9tait \ntemps. Un moment apr\u00e8s, il entendit mame Burgon \nqui s\u2019en allait et la porte de la maison qui se fermait. \n \n \n \n \nIII, 8, 16 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 l\u2019on retrouvera la chanson \nsur un air anglais \u00e0 la mode en 1832 \n \n \n \n \n \nMarius s\u2019assit sur son lit. Il pouvait \u00eatre cinq \nheures et demie. Une demi -heure seulement le \ns\u00e9parait de ce qui allait arriver. Il entendait battre ses \nart\u00e8res comme on entend le battement d\u2019une montre \ndans l\u2019obscurit\u00e9. Il songeait \u00e0 cette double marche q ui \nse faisait en ce moment dans les t\u00e9n\u00e8bres, le crime \ns\u2019avan\u00e7ant d\u2019un c\u00f4t\u00e9, la justice venant de l\u2019autre. Il \nn\u2019avait pas peur, mais il ne pouvait penser sans un certain tressaillement aux choses qui allaient se \npasser. Comme \u00e0 tous ceux que vient assailli r \nsoudainement une aventure surprenante, cette \njourn\u00e9e enti\u00e8re lui faisait l\u2019effet d\u2019un r\u00eave, et, pour ne \npoint se croire en proie \u00e0 un cauchemar, il avait \nbesoin de sentir dans ses goussets le froid des deux \npistolets d\u2019acier. \nIl ne neigeait plus; la lun e, de plus en plus claire, se \nd\u00e9gageait des brumes, et sa lueur m\u00eal\u00e9e au reflet \nblanc de la neige tomb\u00e9e donnait \u00e0 la chambre un \naspect cr\u00e9pusculaire. \nIl y avait de la lumi\u00e8re dans le taudis Jondrette. \nMarius voyait le trou de la cloison briller d\u2019une cla rt\u00e9 \nrouge qui lui paraissait sanglante. \nIl \u00e9tait r\u00e9el que cette clart\u00e9 ne pouvait gu\u00e8re \u00eatre \nproduite par une chandelle. Du reste, aucun \nmouvement chez les Jondrette, personne n\u2019y \nbougeait, personne n\u2019y parlait, pas un souffle, le \nsilence y \u00e9tait glacial et profond, et sans cette lumi\u00e8re \non se f\u00fbt cru \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019un s\u00e9pulcre. \nMarius \u00f4ta doucement ses bottes et les poussa \nsous son lit. \nQuelques minutes s\u2019\u00e9coul\u00e8rent. Marius entendit la \nporte d\u2019en bas tourner sur ses gonds, un pas lourd et \nrapide monta l\u2019escal ier et parcourut le corridor, le loquet du bouge se souleva avec bruit; c\u2019\u00e9tait \nJondrette qui rentrait. \nTout de suite plusieurs voix s\u2019\u00e9lev\u00e8rent. Toute la \nfamille \u00e9tait dans le galetas. Seulement elle se taisait \nen l\u2019absence du ma\u00eetre comme les louveteaux en \nl\u2019absence du loup. \n\u2013 C\u2019est moi, dit -il. \n\u2013 Bonsoir, p\u00e8remuche! glapirent les filles. \n\u2013 Eh bien? dit la m\u00e8re. \n\u2013 Tout va \u00e0 la papa, r\u00e9pondit Jondrette, mais j\u2019ai \nun froid de chien aux pieds. Bon, c\u2019est cela, tu t\u2019es \nhabill\u00e9e. Il faudra que tu puisses inspirer de la \nconfiance. \n\u2013 Toute pr\u00eate \u00e0 sortir. \n\u2013 Tu n\u2019oublieras rien de ce que je t\u2019ai dit? tu feras \nbien tout? \n\u2013 Sois tranquille. \n\u2013 C\u2019est que... dit Jondrette. Et il n\u2019acheva pas sa \nphrase. \nMarius l\u2019entendit poser quelque chose de lourd sur \nla table, probablement le ciseau qu\u2019il avait achet\u00e9. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, reprit Jondrette, a -t-on mang\u00e9 ici? \n\u2013 Oui, dit la m\u00e8re, j\u2019ai eu trois grosses pommes de \nterre et du sel. J\u2019ai profit\u00e9 du feu pour les faire cuire. \u2013 Bon, repartit Jondrette. Demain je vous m\u00e8ne \nd\u00eener avec moi. Il y aura un canard et des accessoires. \nVous d\u00eenerez comme des Charles -Dix. Tout va bien! \nPuis il ajouta en baissant la voix : \n\u2013 La sourici\u00e8re est ouverte. Les chats sont l\u00e0. \nIl baissa encore la voix et dit : \n\u2013 Mets \u00e7a dans le feu. \nMariu s entendit un cliquetis de charbon qu\u2019on \nheurtait avec une pincette ou un outil en fer, et \nJondrette continua : \n\u2013 As-tu suif\u00e9 les gonds de la porte pour qu\u2019ils ne \nfassent pas de bruit? \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit la m\u00e8re. \n\u2013 Quelle heure est -il? \n\u2013 Six heures bient\u00f4t. La demie vient de sonner \u00e0 \nSaint -M\u00e9dard. \n\u2013 Diable! fit Jondrette, il faut que les petites aillent \nfaire le guet. Venez, vous autres, \u00e9coutez ici. \nIl y eut un chuchotement. \nLa voix de Jondrette s\u2019\u00e9leva encore : \n\u2013 La Burgon est -elle partie? \n\u2013 Oui, dit la m\u00e8re. \n\u2013 Es-tu s\u00fbre qu\u2019il n\u2019y a personne chez le voisin? \n\u2013 Il n\u2019est pas rentr\u00e9 de la journ\u00e9e, et tu sais bien \nque c\u2019est l\u2019heure de son d\u00eener. \u2013 Tu es s\u00fbre? \n\u2013 S\u00fbre. \n\u2013 C\u2019est \u00e9gal, reprit Jondrette, il n\u2019y a pas de mal \u00e0 \naller voi r chez lui s\u2019il y est. Ma fille, prends la \nchandelle et vas -y. \nMarius se laissa tomber sur ses mains et ses \ngenoux et rampa silencieusement sous son lit. \nA peine y \u00e9tait -il blotti qu\u2019il aper\u00e7ut une lumi\u00e8re \u00e0 \ntravers les fentes de sa porte. \n\u2013 Ppa! cria u ne voix, il est sorti. \nIl reconnut la voix de la fille a\u00een\u00e9e. \n\u2013 Es-tu entr\u00e9e? demanda le p\u00e8re. \n\u2013 Non, r\u00e9pondit la fille, mais puisque sa clef est \u00e0 \nsa porte, il est sorti. \nLe p\u00e8re cria : \n\u2013 Entre tout de m\u00eame. \nLa porte s\u2019ouvrit, et Marius vit entrer l a grande \nJondrette, une chandelle \u00e0 la main. Elle \u00e9tait comme \nle matin, seulement plus effrayante encore \u00e0 cette \nclart\u00e9. \nElle marcha droit au lit, Marius eut un \ninexprimable moment d\u2019anxi\u00e9t\u00e9, mais il y avait pr\u00e8s \ndu lit un miroir clou\u00e9 au mur, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 qu\u2019elle allait. \nElle se haussa sur la pointe des pieds et s\u2019y regarda. On entendait un bruit de ferrailles remu\u00e9es dans la \npi\u00e8ce voisine. \nElle lissa ses cheveux avec la paume de sa main et \nfit des sourires au miroir tout en chantonnant de sa \nvoix cass\u00e9e e t s\u00e9pulcrale : \n \nNos amours ont dur\u00e9 toute une semaine, \nMais que du bonheur les instants sont courts! \nS\u2019adorer huit jours, c\u2019\u00e9tait bien la peine! \nLe temps des amours devrait durer toujours! \nDevrait durer toujours! devrait durer toujours! \n \nCependant Marius tremblait. Il lui semblait \nimpossible qu\u2019elle n\u2019entendit pas sa respiration. \nElle se dirigea vers la fen\u00eatre et regarda dehors en \nparlant haut avec cet air \u00e0 demi fou qu\u2019elle avait. \n\u2013 Comme Paris est laid quand il a mis une chemise \nblanc he! dit -elle. \nElle revint au miroir et se fit de nouveau des \nmines, se contemplant successivement de face et de \ntrois quarts. \n\u2013 Eh bien! cria le p\u00e8re, qu\u2019est -ce que tu fais donc? \n\u2013 Je regarde sous le lit et sous les meubles, \nr\u00e9pondit -elle en continuant d\u2019arranger ses cheveux, il \nn\u2019y a personne. \n\u2013 Cruche! hurla le p\u00e8re. Ici tout de suite! et ne \nperdons pas le temps. \u2013 J\u2019y vas! j\u2019y vas! dit -elle. On n\u2019a le temps de rien \ndans leur baraque! \nElle fredonna : \n \nVous me quittez pour aller \u00e0 la gloire, \nMon triste c\u0153ur suivra partout vos pas. \n \nElle jeta un dernier coup d\u2019\u0153il au miroir et sortit \nen refermant la porte sur elle. \nUn moment apr\u00e8s, Marius entendit le bruit des \npieds nus des deux jeunes filles dans le corridor et la \nvoix de Jondrette qui leur cri ait : \n\u2013 Faites bien attention! l\u2019une du c\u00f4t\u00e9 de la barri\u00e8re, \nl\u2019autre au coin de la rue du Petit -Banquier. Ne perdez \npas de vue une minute la porte de la maison, et pour \npeu que vous voyiez quelque chose, tout de suite ici! \nquatre \u00e0 quatre! Vous avez une c lef pour rentrer. \nLa fille a\u00een\u00e9e grommela : \n\u2013 Faire faction nu -pieds dans la neige! \n\u2013 Demain vous aurez des bottines de soie couleur \nscarab\u00e9e! dit le p\u00e8re. \nElles descendirent l\u2019escalier, et, quelques secondes \napr\u00e8s, le choc de la porte d\u2019en bas qui se refermait \nannon\u00e7a qu\u2019elles \u00e9taient dehors. \nIl n\u2019y avait plus dans la maison que Marius et les \nJondrette; et probablement aussi les \u00eatres myst\u00e9rieux entrevus par Marius dans le cr\u00e9puscule derri\u00e8re la \nporte du galetas inhabit\u00e9. \n \n \n \n \n III, 8, 17 \n \n \n \n \n \nEmploi de la pi\u00e8ce de cinq francs \nde Marius \n \n \n \n \n \nMarius jugea que le moment \u00e9tait venu de \nreprendre sa place \u00e0 son observatoire. En un clin \nd\u2019\u0153il, et avec la souplesse de son \u00e2ge, il fut pr\u00e8s du \ntrou de la cloison. \nIl regarda. \nL\u2019int\u00e9rieur du logis Jond rette offrait un aspect \nsingulier, et Marius s\u2019expliqua la clart\u00e9 \u00e9trange qu\u2019il y \navait remarqu\u00e9e. Une chandelle y br\u00fblait dans un chandelier vert -de-gris\u00e9, mais ce n\u2019\u00e9tait pas elle qui \n\u00e9clairait r\u00e9ellement la chambre. Le taudis tout entier \n\u00e9tait comme ill umin\u00e9 par la r\u00e9verb\u00e9ration d\u2019un assez \ngrand r\u00e9chaud de t\u00f4le plac\u00e9 dans la chemin\u00e9e et \nrempli de charbon allum\u00e9; le r\u00e9chaud que la Jondrette \navait pr\u00e9par\u00e9 le matin. Le charbon \u00e9tait ardent et le \nr\u00e9chaud \u00e9tait rouge, une flamme bleue y dansait et \naidait \u00e0 di stinguer la forme du ciseau achet\u00e9 par \nJondrette rue Pierre -Lombard, qui rougissait enfonc\u00e9 \ndans la braise. On voyait dans un coin pr\u00e8s de la \nporte, et comme dispos\u00e9s pour un usage pr\u00e9vu, deux \ntas qui paraissaient \u00eatre l\u2019un un tas de ferrailles, l\u2019autre \nun tas de cordes. Tout cela, pour quelqu\u2019un qui n\u2019e\u00fbt \nrien su de ce qui s\u2019appr\u00eatait, e\u00fbt fait flotter l\u2019esprit \nentre une id\u00e9e tr\u00e8s sinistre et une id\u00e9e tr\u00e8s simple. Le \nbouge ainsi \u00e9clair\u00e9 ressemblait plut\u00f4t \u00e0 une forge qu\u2019\u00e0 \nune bouche de l\u2019enfer, mais Jondre tte, \u00e0 cette lueur, \navait plut\u00f4t l\u2019air d\u2019un d\u00e9mon que d\u2019un forgeron. \nLa chaleur du brasier \u00e9tait telle que la chandelle sur \nla table fondait du c\u00f4t\u00e9 du r\u00e9chaud et se consumait \nen biseau. Une vieille lanterne sourde en cuivre, digne \nde Diog\u00e8ne devenu Carto uche, \u00e9tait pos\u00e9e sur la \nchemin\u00e9e. Le r\u00e9chaud, plac\u00e9 dans le foyer m\u00eame, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des \ntisons \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9teints, envoyait sa vapeur dans le \ntuyau de la chemin\u00e9e et ne r\u00e9pandait pas d\u2019odeur. \nLa lune, entrant par les quatre carreaux de la \nfen\u00eatre, jetait sa blancheur dans le galetas pourpre et \nflamboyant; et pour le po\u00e9tique esprit de Marius, \nsongeur m\u00eame au moment de l\u2019action, c\u2019\u00e9tait comme \nune pens\u00e9e du ciel m\u00eal\u00e9e aux r\u00eaves difformes de la \nterre. \nUn souffle d\u2019air, p\u00e9n\u00e9trant par le carreau cass\u00e9, \ncontribuai t \u00e0 dissiper l\u2019odeur du charbon et \u00e0 \ndissimuler le r\u00e9chaud. \nLe repaire Jondrette \u00e9tait, si l\u2019on se rappelle ce que \nnous avons dit de la masure Gorbeau, admirablement \nchoisi pour servir de th\u00e9\u00e2tre \u00e0 un fait violent et \nsombre et d\u2019enveloppe \u00e0 un crime. C\u2019\u00e9t ait la chambre \nla plus recul\u00e9e de la maison la plus isol\u00e9e du \nboulevard le plus d\u00e9sert de Paris. Si le guet -apens \nn\u2019existait pas, on l\u2019y e\u00fbt invent\u00e9. \nToute l\u2019\u00e9paisseur d\u2019une maison et une foule de \nchambres inhabit\u00e9es s\u00e9paraient ce bouge du \nboulevard, et la seule fen\u00eatre qu\u2019il e\u00fbt donnait sur des \nterrains vagues enclos de murailles et de palissades. \nJondrette avait allum\u00e9 sa pipe, s\u2019\u00e9tait assis sur la \nchaise d\u00e9paill\u00e9e et fumait. Sa femme lui parlait bas. Si Marius e\u00fbt \u00e9t\u00e9 Courfeyrac, c\u2019est -\u00e0-dire de ces \nhommes qui rient dans toutes les occasions de la vie, \nil e\u00fbt \u00e9clat\u00e9 de rire quand son regard tomba sur la \nJondrette. Elle avait un chapeau noir avec des plumes \nassez semblable aux chapeaux des h\u00e9rauts d\u2019armes du \nsacre de Charles X, un immense ch\u00e2le tartan sur son \njupon de tricot, et les souliers d\u2019homme que sa fille \navait d\u00e9daign\u00e9s le matin. C\u2019\u00e9tait cette toilette qui avait \narrach\u00e9 \u00e0 Jondrette l\u2019exclamation : Bon! tu t\u2019es habill\u00e9e! \ntu as bien fait. Il faut que tu puisses inspirer de la confiance! \nQuant \u00e0 J ondrette, il n\u2019avait pas quitt\u00e9 le surtout \nneuf et trop large pour lui que M. Leblanc lui avait \ndonn\u00e9, et son costume continuait d\u2019offrir ce \ncontraste de la redingote et du pantalon qui \nconstituait aux yeux de Courfeyrac l\u2019id\u00e9al du po\u00e8te. \nTout \u00e0 coup Jondrette haussa la voix : \n\u2013 A propos! j\u2019y songe. Par le temps qu\u2019il fait, il va \nvenir en fiacre. Allume la lanterne, prend -l\u00e0, et \ndescends. Tu te tiendras derri\u00e8re la porte en bas. Au \nmoment o\u00f9 tu entendras la voiture s\u2019arr\u00eater, tu \nouvriras t out de suite, il montera, tu l\u2019\u00e9claireras dans \nl\u2019escalier et dans le corridor, et pendant qu\u2019il entrera \nici, tu redescendras bien vite, tu payeras le cocher et \ntu renverras le fiacre. \n\u2013 Et de l\u2019argent? demanda la femme. Jondrette fouilla dans son pantal on, et lui remit \ncinq francs. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que \u00e7a? s\u2019\u00e9cria -t-elle. \nJondrette r\u00e9pondit avec dignit\u00e9 : \n\u2013 C\u2019est le monarque que le voisin a donn\u00e9 ce \nmatin. \nEt il ajouta : \n\u2013 Sais-tu? il faudrait ici deux chaises. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Pour s\u2019asseoir. \nMarius sentit un frisson lui courir dans les reins en \nentendant la Jondrette faire cette r\u00e9ponse paisible : \n\u2013 Pardieu! je vais t\u2019aller chercher celles du voisin. \nEt d\u2019un mouvement rapide elle ouvrit la porte du \nbouge et sortit dans le corridor. \nMarius n \u2019avait pas mat\u00e9riellement le temps de \ndescendre de la commode, d\u2019aller jusqu\u2019\u00e0 son lit et de \ns\u2019y cacher. \n\u2013 Prends la chandelle, cria Jondrette. \n\u2013 Non, dit -elle, cela m\u2019embarrasserait, j\u2019ai les deux \nchaises \u00e0 porter. Il fait clair de lune. \nMarius entendi t la lourde main de la m\u00e8re \nJondrette chercher en t\u00e2tonnant sa clef dans \nl\u2019obscurit\u00e9. La porte s\u2019ouvrit. Il resta clou\u00e9 \u00e0 sa place \npar le saisissement et la stupeur. La Jondrette entra. \nLa lucarne mansard\u00e9e laissait passer un rayon de \nlune entre deux gra nds pans d\u2019ombre. Un de ces pans \nd\u2019ombre couvrait enti\u00e8rement le mur auquel \u00e9tait \nadoss\u00e9 Marius, de sorte qu\u2019il y disparaissait. \nLa m\u00e8re Jondrette leva les yeux, ne vit pas Marius, \nprit les deux chaises, les seules que Marius poss\u00e9d\u00e2t, \net s\u2019en alla, en la issant la porte retomber bruyamment \nderri\u00e8re elle. \nElle rentra dans le bouge : \n\u2013 Voici les deux chaises. \n\u2013 Et voil\u00e0 la lanterne, dit le mari. Descends bien \nvite. \nElle ob\u00e9it en h\u00e2te, et Jondrette resta seul. \nIl disposa les deux chaises des deux c\u00f4t\u00e9s d e la \ntable, retourna le ciseau dans le brasier, mit devant la \nchemin\u00e9e un vieux paravent, qui masquait le r\u00e9chaud, \npuis alla au coin o\u00f9 \u00e9tait le tas de cordes et se baissa \ncomme pour y examiner quelque chose. Marius \nreconnut alors que ce qu\u2019il avait pris p our un tas \ninforme \u00e9tait une \u00e9chelle de corde tr\u00e8s bien faite avec \ndes \u00e9chelons de bois et deux crampons pour \nl\u2019accrocher. \nCette \u00e9chelle et quelques gros outils, v\u00e9ritables \nmassues de fer, qui \u00e9taient m\u00eal\u00e9s au monceau de ferrailles entass\u00e9 derri\u00e8re la por te, n\u2019\u00e9taient point le \nmatin dans le bouge Jondrette et y avaient \u00e9t\u00e9 \n\u00e9videmment apport\u00e9s dans l\u2019apr\u00e8s -midi, pendant \nl\u2019absence de Marius. \n\u2013 Ce sont des outils de taillandier, pensa Marius. \nSi Marius e\u00fbt \u00e9t\u00e9 un peu plus lettr\u00e9 en ce genre, il \ne\u00fbt reconnu, dans ce qu\u2019il prenait pour des engins de \ntaillandier, de certains instruments pouvant forcer \nune serrure ou crocheter une porte et d\u2019autres \npouvant couper ou trancher, les deux familles d\u2019outils \nsinistres que les voleurs appellent les cadets et les \nfauchants. \nLa chemin\u00e9e et la table avec les deux chaises \n\u00e9taient pr\u00e9cis\u00e9ment en face de Marius. Le r\u00e9chaud \n\u00e9tant cach\u00e9, la chambre n\u2019\u00e9tait plus \u00e9clair\u00e9e que par la \nchandelle; le moindre tesson sur la table ou sur la \nchemin\u00e9e faisait une grande ombre. Un pot \u00e0 l\u2019eau \n\u00e9gueul\u00e9 masquait la moiti\u00e9 d\u2019un mur. Il y avait dans \ncette chambre je ne sais quel calme hideux et \nmena\u00e7ant. On y sentait l\u2019attente de quelque chose \nd\u2019\u00e9pouvantable. \nJondrette avait laiss\u00e9 sa pipe s\u2019\u00e9teindre, grave signe \nde pr\u00e9occupation, et \u00e9tait venu se r asseoir. La \nchandelle faisait saillir les angles farouches et fins de \nson visage. Il avait des froncements de sourcils et de brusques \u00e9panouissements de la main droite comme \ns\u2019il r\u00e9pondait aux derniers conseils d\u2019un sombre \nmonologue int\u00e9rieur. Dans une de ces obscures \nr\u00e9pliques qu\u2019il se faisait \u00e0 lui -m\u00eame, il amena \nvivement \u00e0 lui le tiroir de la table, y prit un long \ncouteau de cuisine qui y \u00e9tait cach\u00e9 et en essaya le \ntranchant sur son ongle. Cela fait, il remit le couteau \ndans le tiroir qu\u2019il repoussa. \nMarius de son c\u00f4t\u00e9 saisit le pistolet qui \u00e9tait dans \nson gousset droit, l\u2019en retira et l\u2019arma. \nLe pistolet en s\u2019armant fit un petit bruit clair et \nsec. \nJondrette tressaillit et se souleva \u00e0 demi sur sa \nchaise : \n\u2013 Qui est l\u00e0? cria -t-il. \nMarius suspendit son haleine, Jondrette \u00e9couta un \ninstant, puis se mit \u00e0 rire en disant : \n\u2013 Suis-je b\u00eate! C\u2019est la cloison qui craque. \nMarius garda le pistolet \u00e0 sa main. \n \n \n \n \nIII, 8, 18 \n \n \n \n \n \nLes deux chaises de Marius \nse font vis -\u00e0-vis \n \n \n \n \nTout \u00e0 coup la vibration lointaine et m\u00e9lancolique \nd\u2019une cloche \u00e9branla les vitres. Six heures sonnaient \u00e0 \nSaint -M\u00e9dard. \nJondrette marqua chaque coup d\u2019un hochement de \nt\u00eate. Le sixi\u00e8me sonn\u00e9, il moucha la chandelle avec \nses doigts. \nPuis il se mit \u00e0 march er dans la chambre, \u00e9couta \ndans le corridor, marcha, \u00e9couta encore : \u2013 Pourvu \nqu\u2019il vienne! grommela -t-il; puis il revint \u00e0 sa chaise. Il se rasseyait \u00e0 peine que la porte s\u2019ouvrit. \nLa m\u00e8re Jondrette l\u2019avait ouverte et restait dans le \ncorridor faisant un e horrible grimace aimable qu\u2019un \ndes trous de la lanterne sourde \u00e9clairait d\u2019en bas. \n\u2013 Entrez, monsieur, dit -elle. \n\u2013 Entrez, mon bienfaiteur, r\u00e9p\u00e9ta Jondrette se \nlevant pr\u00e9cipitamment. \nM. Leblanc parut. \nIl avait un air de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 qui le faisait \nsingul i\u00e8rement v\u00e9n\u00e9rable. \nIl posa sur la table quatre louis. \n\u2013 Monsieur Fabantou, dit -il, voici pour votre loyer \net vos premiers besoins. Nous verrons ensuite. \n\u2013 Dieu vous le rende, mon g\u00e9n\u00e9reux bienfaiteur! \ndit Jondrette, et, s\u2019approchant rapidement de sa \nfemme : \n\u2013 Renvoie le fiacre! \nElle s\u2019esquiva pendant que son mari prodiguait les \nsaluts et offrait une chaise \u00e0 M. Leblanc. Un instant \napr\u00e8s elle revint et lui dit bas \u00e0 l\u2019oreille : \n\u2013 C\u2019est fait. \nLa neige qui n\u2019avait cess\u00e9 de tomber depuis le \nmatin \u00e9tait tellement \u00e9paisse qu\u2019on n\u2019avait point \nentendu le fiacre arriver, et qu\u2019on ne l\u2019entendit pas \ns\u2019en aller. Cependant M. Leblanc s\u2019\u00e9tait assis. \nJondrette avait pris possession de l\u2019autre chaise en \nface de M. Leblanc. \nMaintenant, pour se faire une id\u00e9e de la sc\u00e8ne qui \nva suivre, que le lecteur se figure dans son esprit la \nnuit glac\u00e9e, les solitudes de la Salp\u00eatri\u00e8re couvertes de \nneige, et blanches au clair de lune comme \nd\u2019immenses linceuls, la clart\u00e9 de veilleuse des \nr\u00e9verb\u00e8res rougissant \u00e7\u00e0 et l\u00e0 ces bouleva rds \ntragiques et les longues rang\u00e9es des ormes noirs, pas \nun passant peut -\u00eatre \u00e0 un quart de lieue \u00e0 la ronde, la \nmasure Gorbeau \u00e0 son plus haut point de silence, \nd\u2019horreur et de nuit, dans cette masure, au milieu de \nces solitudes, au milieu de cette ombre , le vaste \ngaletas Jondrette \u00e9clair\u00e9 d\u2019une chandelle, et dans ce \nbouge deux hommes assis \u00e0 une table, M. Leblanc \ntranquille, Jondrette souriant et effroyable, la \nJondrette, la m\u00e8re louve, dans un coin, et derri\u00e8re la \ncloison, Marius invisible, debout, ne p erdant pas une \nparole, ne perdant pas un mouvement, l\u2019\u0153il au guet, \nle pistolet au poing. \nMarius du reste n\u2019\u00e9prouvait qu\u2019une \u00e9motion \nd\u2019horreur, mais aucune crainte. Il \u00e9treignait la crosse \ndu pistolet et se sentait rassur\u00e9. \u2013 J\u2019arr\u00eaterai ce \nmis\u00e9rable quand je voudrai, pensait -il. Il sentait la police quelque part l\u00e0 en embuscade, \nattendant le signal convenu et toute pr\u00eate \u00e0 \u00e9tendre le \nbras. \nIl esp\u00e9rait du reste que de cette violente rencontre \nde Jondrette et de M. Leblanc quelque lumi\u00e8re \njaillirait sur to ut ce qu\u2019il avait int\u00e9r\u00eat \u00e0 conna\u00eetre. \n \n \n \n \nIII, 8, 19 \n \n \n \n \n \nSe pr\u00e9occuper des fonds obscurs \n \n \n \n \n \nA peine assis, M. Leblanc tourna les yeux vers les \ngrabats qui \u00e9taient vides. \n\u2013 Comment va la pauvre petite bless\u00e9e? demanda -\nt-il. \n\u2013 Mal, r\u00e9pondit Jondrette avec un sourire navr\u00e9 et \nreconnaissant, tr\u00e8s mal, mon digne monsieur. Sa \ns\u0153ur a\u00een\u00e9e l\u2019a men\u00e9e \u00e0 la Bourbe se faire panser. \nVous allez les voir, elles vont rentrer tout \u00e0 l\u2019heure. \u2013 Madame Fabantou me para\u00eet mieux portante? \nreprit M. Leblanc en jetant les yeux sur le bizarre \naccoutrement de la Jondrette, qui, debout entre lui et \nla porte, comme si elle gardait d\u00e9j\u00e0 l\u2019issue, le \nconsid\u00e9rait dans une posture de menace et presque \nde combat. \n\u2013 Elle est mourante, dit Jondrette. Mais que \nvoulez -vous, monsieur? elle a tant de courage, cette \nfemme -l\u00e0! Ce n\u2019est pas une femme, c\u2019est un b\u0153uf. \nLa Jondrette, touch\u00e9e du compliment, se r\u00e9cria \navec une minauderie de monstre flatt\u00e9 : \n\u2013 Tu es toujours trop bon pour moi, monsieur \nJondrette! \n\u2013 Jondr ette, dit M. Leblanc, je croyais que vous \nvous appeliez Fabantou? \n\u2013 Fabantou dit Jondrette! reprit vivement le mari. \nSobriquet d\u2019artiste! \nEt, jetant \u00e0 sa femme un haussement d\u2019\u00e9paules que \nM. Leblanc ne vit pas, il poursuivit avec une inflexion \nde voix em phatique et caressante : \n\u2013 Ah! c\u2019est que nous avons toujours fait bon \nm\u00e9nage, cette pauvre ch\u00e9rie et moi! Qu\u2019est -ce qu\u2019il \nnous resterait, si nous n\u2019avions pas cela! Nous \nsommes si malheureux, mon respectable monsieur! \nOn a des bras, pas de travail! On a d u c\u0153ur, pas d\u2019ouvrage! Je ne sais pas comment le gouvernement \narrange cela, mais, ma parole d\u2019honneur, monsieur, je \nne suis pas jacobin, monsieur, je ne suis pas \nbousingot, je ne lui veux pas de mal, mais si j\u2019\u00e9tais les \nministres, ma parole la plus sacr\u00e9e, cela irait \nautrement. Tenez, exemple, j\u2019ai voulu faire apprendre \nle m\u00e9tier du cartonnage \u00e0 mes filles. Vous me direz : \nQuoi! un m\u00e9tier? Oui! un m\u00e9tier! un simple m\u00e9tier! \nun gagne -pain! Quelle chute, mon bienfaiteur! Quelle \nd\u00e9gradation quand on a \u00e9t\u00e9 ce qu e nous \u00e9tions! \nH\u00e9las! il ne nous reste rien de notre temps de \nprosp\u00e9rit\u00e9! Rien qu\u2019une seule chose, un tableau \nauquel je tiens, mais dont je me d\u00e9ferais pourtant, \ncar il faut vivre! item, il faut vivre! \nPendant que Jondrette parlait, avec une sorte de \nd\u00e9sordre apparent qui n\u2019\u00f4tait rien \u00e0 l\u2019expression \nr\u00e9fl\u00e9chie et sagace de sa physionomie, Marius leva les \nyeux et aper\u00e7ut au fond de la chambre quelqu\u2019un qu\u2019il \nn\u2019avait pas encore vu. Un homme venait d\u2019entrer, si \ndoucement qu\u2019on n\u2019avait pas entendu tourner les \ngonds de la porte. Cet homme avait un gilet de tricot \nviolet, vieux, us\u00e9, tach\u00e9, coup\u00e9 et faisant des bouches \nouvertes \u00e0 tous ses plis, un large pantalon de velours \nde coton, des chaussons \u00e0 sabots aux pieds, pas de \nchemise, le cou nu, les bras nus et tato u\u00e9s, et le visage barbouill\u00e9 de noir. Il s\u2019\u00e9tait assis en silence et les bras \ncrois\u00e9s sur le lit le plus voisin, et comme il se tenait \nderri\u00e8re la Jondrette, on ne le distinguait que \nconfus\u00e9ment. \nCette esp\u00e8ce d\u2019instinct magn\u00e9tique qui avertit le \nregard fi t que M. Leblanc se tourna presque en m\u00eame \ntemps que Marius. Il ne put se d\u00e9fendre d\u2019un \nmouvement de surprise qui n\u2019\u00e9chappa point \u00e0 \nJondrette. \n\u2013 Ah! je vois! s\u2019\u00e9cria Jondrette en se boutonnant \nd\u2019un air de complaisance, vous regardez votre \nredingote? Elle me va! ma foi, elle me va! \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que cet homme? dit M. \nLeblanc. \n\u2013 \u00c7a ? fit Jondrette, c\u2019est un voisin. Ne faites pas \nattention. \nLe voisin \u00e9tait d\u2019un aspect singulier. Cependant les \nfabriques de produits chimiques abondent dans le \nfaubourg Saint -Marceau. Beaucoup d\u2019ouvriers \nd\u2019usines peuvent avoir le visage noirci. Toute la \npersonne de M. Leblanc respirait d\u2019ailleurs une \nconfiance ca ndide et intr\u00e9pide. Il reprit : \n\u2013 Pardon, que me disiez -vous donc, monsieur \nFabantou? \u2013 Je vous disais, monsieur et cher protecteur, \nrepartit Jondrette, en s\u2019accoudant sur la table et en \ncontemplant M. Leblanc avec des yeux fixes et \ntendres assez semblab les aux yeux d\u2019un serpent boa, \nje vous disais que j\u2019avais un tableau \u00e0 vendre. \nUn l\u00e9ger bruit se fit \u00e0 la porte. Un second homme \nvenait d\u2019entrer et de s\u2019asseoir sur le lit, derri\u00e8re la \nJondrette. Il avait comme le premier les bras nus et \nun masque d\u2019encre ou de suie. \nQuoique cet homme se f\u00fbt, \u00e0 la lettre, gliss\u00e9 dans \nla chambre, il ne put faire que M. Leblanc ne \nl\u2019aper\u00e7\u00fbt. \n\u2013 Ne prenez pas garde, dit Jondrette. Ce sont des \ngens de la maison. Je disais donc qu\u2019il me restait un \ntableau, un tableau pr\u00e9cieux. .. \u2013 Tenez, monsieur, \nvoyez. \nIl se leva, alla \u00e0 la muraille au bas de laquelle \u00e9tait \npos\u00e9 le panneau dont nous avons parl\u00e9, et le \nretourna, tout en le laissant appuy\u00e9 au mur. C\u2019\u00e9tait \nquelque chose en effet qui ressemblait \u00e0 un tableau et \nque la chandelle \u00e9clairait \u00e0 peu pr\u00e8s. Marius n\u2019en \npouvait rien distinguer, Jondrette \u00e9tant plac\u00e9 entre le \ntableau et lui, seulement il entrevoyait un barbouillage \ngrossier, et une esp\u00e8ce de personnage principal enlumin\u00e9 avec la crudit\u00e9 criarde des toiles foraines et \ndes p eintures de paravent. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est que cela? demanda M. \nLeblanc. \nJondrette s\u2019exclama : \n\u2013 Une peinture de ma\u00eetre, un tableau d\u2019un grand \nprix, mon bienfaiteur! j\u2019y tiens comme je tiens \u00e0 mes \ndeux filles, il me rappelle des souvenirs! mais, je vou s \nl\u2019ai dit et je ne m\u2019en d\u00e9dis pas, je suis si malheureux \nque je m\u2019en d\u00e9ferais... \nSoit hasard, soit qu\u2019il e\u00fbt quelque commencement \nd\u2019inqui\u00e9tude, tout en examinant le tableau, le regard \nde M. Leblanc revint vers le fond de la chambre. Il y \navait maintenant quatre hommes, trois assis sur le lit, \nun debout pr\u00e8s du chambranle de la porte, tous \nquatre bras nus, immobiles, le visage barbouill\u00e9 de \nnoir. Un des trois qui \u00e9taient sur le lit s\u2019appuyait au \nmur, les yeux ferm\u00e9s, et l\u2019on e\u00fbt dit qu\u2019il dormait. \nCelui -l\u00e0 \u00e9tait vieux; ses cheveux blancs sur son visage \nnoir \u00e9taient horribles. Les deux autres semblaient \njeunes; l\u2019un \u00e9tait barbu, l\u2019autre chevelu. Aucun n\u2019avait \nde souliers; ceux qui n\u2019avaient pas de chaussons \n\u00e9taient pieds nus. \nJondrette remarqua que l\u2019\u0153il de M. Leblanc \ns\u2019attachait \u00e0 ces hommes. \u2013 C\u2019est des amis. \u00c7a voisine, dit -il. C\u2019est barbouill\u00e9 \nparce que \u00e7a travaille dans le charbon. Ce sont des \nfumistes. Ne vous en occupez pas, mon bienfaiteur, \nmais achetez -moi mon tableau. Ayez piti\u00e9 de ma \nmis\u00e8re. Je n e vous le vendrai pas cher. Combien \nl\u2019estimez -vous? \n\u2013 Mais, dit M. Leblanc en regardant Jondrette \nentre les deux yeux et comme un homme qui se met \nsur ses gardes, c\u2019est quelque enseigne de cabaret, cela \nvaut bien trois francs. \nJondrette r\u00e9pondit avec dou ceur : \n\u2013 Avez -vous votre portefeuille l\u00e0? je me \ncontenterais de mille \u00e9cus. \nM. Leblanc se leva debout, s\u2019adossa \u00e0 la muraille et \npromena rapidement son regard dans la chambre. Il \navait Jondrette \u00e0 sa gauche du c\u00f4t\u00e9 de la fen\u00eatre et la \nJondrette et les qu atre hommes \u00e0 sa droite du c\u00f4t\u00e9 de \nla porte. Les quatre hommes ne bougeaient pas et \nn\u2019avaient pas m\u00eame l\u2019air de le voir; Jondrette s\u2019\u00e9tait \nremis \u00e0 parler d\u2019un accent plaintif, avec la prunelle si \nvague et l\u2019intonation si lamentable que M. Leblanc \npouvait c roire que c\u2019\u00e9tait tout simplement un homme \ndevenu fou de mis\u00e8re qu\u2019il avait devant les yeux. \n\u2013 Si vous ne m\u2019achetez pas mon tableau, cher \nbienfaiteur, disait Jondrette, je suis sans ressource, je n\u2019ai plus qu\u2019\u00e0 me jeter \u00e0 m\u00eame la rivi\u00e8re. Quand je \npense q ue j\u2019ai voulu faire apprendre \u00e0 mes deux filles \nle cartonnage demi -fin, le cartonnage des bo\u00eetes \nd\u2019\u00e9trennes. Eh bien! il faut une table avec une \nplanche au fond pour que les verres ne tombent pas \npar terre, il faut un fourneau fait expr\u00e8s, un pot \u00e0 \ntrois c ompartiments pour les diff\u00e9rents degr\u00e9s de \nforce que doit avoir la colle selon qu\u2019on l\u2019emploie \npour le bois, pour le papier ou pour les \u00e9toffes, un \ntranchet pour couper le carton, un moule pour \nl\u2019ajuster, un marteau pour clouer les aciers, des \npinceaux, le diable, est -ce que je sais, moi? et tout \ncela pour gagner quatre sous par jour! et on travaille \nquatorze heures! et chaque bo\u00eete passe treize fois \ndans les mains de l\u2019ouvri\u00e8re! et mouiller le papier! et \nne rien tacher! et tenir la colle chaude! le diable! je \nvous dis! quatre sous par jour! comment voulez -vous \nqu\u2019on vive? \nTout en parlant, Jondrette ne regardait pas M. \nLeblanc qui l\u2019observait. L\u2019\u0153il de M. Leblanc \u00e9tait fix\u00e9 \nsur Jondrette et l\u2019\u0153il de Jondrette sur la porte. \nL\u2019attention haletante de Marius al lait de l\u2019un \u00e0 l\u2019autre. \nM. Leblanc paraissait se demander : Est -ce un idiot? \nJondrette r\u00e9p\u00e9ta deux ou trois fois avec toutes sortes \nd\u2019inflexions vari\u00e9es dans le genre tra\u00eenant et suppliant : Je n\u2019ai plus qu\u2019\u00e0 me jeter \u00e0 la rivi\u00e8re! j\u2019ai \ndescendu l\u2019autre jo ur trois marches pour cela du c\u00f4t\u00e9 \ndu pont d\u2019Austerlitz! \nTout \u00e0 coup sa prunelle \u00e9teinte s\u2019illumina d\u2019un \nflamboiement hideux, ce petit homme se dressa et \ndevint effrayant, il fit un pas vers M. Leblanc et lui \ncria d\u2019une voix tonnante : \n\u2013 Il ne s\u2019agit pas de tout cela! me reconnaissez -\nvous? \n \n \n \n \nIII, 8, 20 \n \n \n \n \n \nLe guet -apens \n \n \n \n \n \nLa porte du galetas venait de s\u2019ouvrir \nbrusquement, et laissait voir trois hommes en blouses \nde toile bleue, masqu\u00e9s de masques de papier noir. Le \npremier \u00e9tait maigre et avait une longue trique ferr\u00e9e, \nle second, qui \u00e9tait une esp\u00e8ce de colosse, portait p ar \nle milieu du manche et la cogn\u00e9e en bas, un merlin \u00e0 \nassommer les b\u0153ufs. Le troisi\u00e8me, homme aux \n\u00e9paules trapues, moins maigre que le premier, moins massif que le second, tenait \u00e0 plein poing une \u00e9norme \nclef vol\u00e9e \u00e0 quelque porte de prison. \nIl para\u00eet q ue c\u2019\u00e9tait l\u2019arriv\u00e9e de ces hommes que \nJondrette attendait. Un dialogue rapide s\u2019engagea \nentre lui et l\u2019homme \u00e0 la trique, le maigre. \n\u2013 Tout est -il pr\u00eat? dit Jondrette. \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit l\u2019homme maigre. \n\u2013 O\u00f9 donc est Montparnasse? \n\u2013 Le jeune premier s\u2019es t arr\u00eat\u00e9 pour causer avec ta \nfille. \n\u2013 Laquelle? \n\u2013 L\u2019a\u00een\u00e9e. \n\u2013 Il y a un fiacre en bas? \n\u2013 Oui. \n\u2013 La maringotte est attel\u00e9e? \n\u2013 Attel\u00e9e. \n\u2013 De deux bons chevaux? \n\u2013 Excellents. \n\u2013 Elle attend o\u00f9 j\u2019ai dit qu\u2019elle attend\u00eet? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Bien, dit Jondrette. \nM. Leblanc \u00e9tait tr\u00e8s p\u00e2le. Il consid\u00e9rait tout dans \nle bouge autour de lui comme un homme qui \ncomprend o\u00f9 il est tomb\u00e9, et sa t\u00eate, tour \u00e0 tour \ndirig\u00e9e vers toutes les t\u00eates qui l\u2019entouraient, se mouvait sur son cou avec une lenteur attentive et \n\u00e9tonn\u00e9e, mais il n\u2019y avait dans son air rien qui \nressembl\u00e2t \u00e0 la peur. Il s\u2019\u00e9tait fait de la table un \nretranchement improvis\u00e9; et cet homme qui, le \nmoment d\u2019auparavant, n\u2019avait l\u2019air que d\u2019un bon \nvieux homme, \u00e9tait devenu subitement une sorte \nd\u2019athl\u00e8te, et posait son poing robuste sur le dossier de \nsa chaise avec un geste redoutable et surprenant. \nCe vieillard, si ferme et si brave devant un tel \ndanger, semblait \u00eatre de ces natures qui sont \ncourageuses comme elles sont bonnes, ais\u00e9ment et \nsimplement. Le p\u00e8re d\u2019une femme qu\u2019on aime n\u2019est \njamais un \u00e9tranger pour nous. Marius se sentit fier de \ncet inconnu. \nTrois des hommes aux bras nus dont Jondrette \navait dit : ce sont des fumistes , avaient pris dans le tas de \nferrailles, l\u2019un une grande cisaille, l\u2019autre une pince \u00e0 \nfaire des pes\u00e9es, le troisi\u00e8me un marteau, et s\u2019\u00e9taient \nmis en travers de la porte sans prononcer une parole. \nLe vieux \u00e9tait rest\u00e9 sur le lit, et avait seulement ouvert \nles yeux. La Jondrette s\u2019\u00e9tait assise \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui. \nMarius pensa qu\u2019avant quelques secondes le \nmoment d\u2019intervenir serait arriv\u00e9, et il \u00e9leva sa main \ndroite vers le plafond, dans la direction du corridor, \npr\u00eat \u00e0 l\u00e2cher son coup de pistolet. Jondrette, son colloque avec l\u2019homme \u00e0 la trique \ntermin\u00e9, se tourna de nouveau vers M. Leblanc et \nr\u00e9p\u00e9ta sa question en l\u2019accompagnant de ce rire bas, \ncontenu et terrible qu\u2019il avait : \n\u2013 Vous ne me reconnaissez donc pas? \nM. Leblanc le regarda en face et r\u00e9pondit : \n\u2013 Non. \nAlors Jondrette vint jusqu\u2019\u00e0 la table. Il se pencha \npar-dessus la chandelle, croisant les bras, approchant \nsa m\u00e2choire anguleuse et f\u00e9roce du visage calme de \nM. Leblanc, et avan\u00e7ant le plus qu\u2019il pouvait sans que \nM. Leblanc recul\u00e2t, et dans cette posture de b\u00eate \nfauve qui va mordre, il cria : \n\u2013 Je ne m\u2019appelle pas Fabantou, je ne m\u2019appelle \npas Jondrette, je me nomme Th\u00e9nardier! je suis \nl\u2019aubergiste de Montfermeil! entendez -vous bien? \nTh\u00e9nardier! maintenant me reconnaissez -vous? \nUne imperceptible rougeur passa sur le front de \nM. Leblanc, et il r\u00e9pondit sans que sa voix trembl\u00e2t, \nni s\u2019\u00e9lev\u00e2t, avec sa placidit\u00e9 ordinaire : \n\u2013 Pas davantage. \nMarius n\u2019entendit pas cette r\u00e9ponse. Qui l\u2019e\u00fbt vu \nen ce moment dans cette obscurit\u00e9 l\u2019e\u00fbt vu hagard, \nstupide et foudroy\u00e9. Au moment o\u00f9 Jondrette avait \ndit : Je me nomme Th\u00e9nardier , Marius avait tr embl\u00e9 de tous ses membres et s\u2019\u00e9tait appuy\u00e9 au mur comme s\u2019il \ne\u00fbt senti le froid d\u2019une lame d\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 travers son \nc\u0153ur. Puis son bras droit pr\u00eat \u00e0 l\u00e2cher le coup de \nsignal, s\u2019\u00e9tait abaiss\u00e9 lentement, et au moment o\u00f9 \nJondrette avait r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : Entendez -vous bi en, Th\u00e9nardier ? \nles doigts d\u00e9faillants de Marius avaient manqu\u00e9 laisser \ntomber le pistolet. Jondrette, en d\u00e9voilant qui il \u00e9tait, \nn\u2019avait pas \u00e9mu M. Leblanc, mais il avait boulevers\u00e9 \nMarius. Ce nom de Th\u00e9nardier, que M. Leblanc ne \nsemblait pas conna\u00eetre, M arius le connaissait. Qu\u2019on \nse rappelle ce que ce nom \u00e9tait pour lui! ce nom, il \nl\u2019avait port\u00e9 sur son c\u0153ur, \u00e9crit dans le testament de \nson p\u00e8re! il le portait au fond de sa pens\u00e9e, au fond \nde sa m\u00e9moire, dans cette recommandation sacr\u00e9e : \n\u00ab Un nomm\u00e9 Th\u00e9na rdier m\u2019a sauv\u00e9 la vie. Si mon fils \nle rencontre, il lui fera tout le bien qu\u2019il pourra.\u00bb Ce \nnom, on s\u2019en souvient, \u00e9tait une des pi\u00e9t\u00e9s de son \n\u00e2me; il le m\u00ealait au nom de son p\u00e8re dans son culte. \nQuoi! c\u2019\u00e9tait l\u00e0 ce Th\u00e9nardier, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 cet aubergiste \nde Montfermeil qu\u2019il avait vainement et si longtemps \ncherch\u00e9! Il le trouvait enfin, et comment! ce sauveur \nde son p\u00e8re \u00e9tait un bandit! cet homme, auquel lui \nMarius br\u00fblait de se d\u00e9vouer, \u00e9tait un monstre! ce \nlib\u00e9rateur du colonel Pontmercy \u00e9tait en train d e \ncommettre un attentat dont Marius ne voyait pas encore bien distinctement la forme, mais qui \nressemblait \u00e0 un assassinat! et sur qui, grand Dieu! \nquelle fatalit\u00e9! quelle am\u00e8re moquerie du sort! Son \np\u00e8re lui ordonnait du fond de son cercueil de faire \ntout le bien possible \u00e0 Th\u00e9nardier, depuis quatre ans \nMarius n\u2019avait pas d\u2019autre id\u00e9e que d\u2019acquitter cette \ndette de son p\u00e8re, et au moment o\u00f9 il allait faire saisir \npar la justice un brigand au milieu d\u2019un crime, la \ndestin\u00e9e lui criait : c\u2019est Th\u00e9nardier! la vie de son \np\u00e8re, sauv\u00e9e dans une gr\u00eale de mitraille sur le champ \nh\u00e9ro\u00efque de Waterloo, il allait enfin la payer \u00e0 cet \nhomme, et la payer de l\u2019\u00e9chafaud! Il s\u2019\u00e9tait promis, si \njamais il retrouvait ce Th\u00e9nardier, de ne l\u2019aborder \nqu\u2019en se jetant \u00e0 ses pieds, et il le retrouvait en effet, \nmais pour le livrer au bourreau! son p\u00e8re lui disait : \nSecours Th\u00e9nardier! et il r\u00e9pondait \u00e0 cette voix \nador\u00e9e et sainte en \u00e9crasant Th\u00e9nardier! donner pour \nspectacle \u00e0 son p\u00e8re dans son tombeau l\u2019homme qui \nl\u2019avait arrach\u00e9 \u00e0 la mort au p\u00e9ril de sa vie, ex\u00e9cut\u00e9 \nplace Saint -Jacques par le fait de son fils, de ce \nMarius \u00e0 qui il avait l\u00e9gu\u00e9 cet homme! et quelle \nd\u00e9rision que d\u2019avoir si longtemps port\u00e9 sur sa \npoitrine les derni\u00e8res volont\u00e9s de son p\u00e8re \u00e9crites de \nsa main pour faire affreusement tout le contraire! \nmais d\u2019un autre c\u00f4t\u00e9, assister \u00e0 ce guet -apens et ne pas l\u2019emp\u00eacher! quoi! condamner la victime et \n\u00e9pargner l\u2019assassin! est -ce qu\u2019on pouvait \u00eatre tenu \u00e0 \nquelque reconnaissance envers un pareil mis\u00e9rable? \ntoutes les id\u00e9es qu e Marius avait depuis quatre ans \n\u00e9taient comme travers\u00e9es de part en part par ce coup \ninattendu. Il fr\u00e9missait. Tout d\u00e9pendait de lui. Il \ntenait dans sa main \u00e0 leur insu ces \u00eatres qui s\u2019agitaient \nl\u00e0 sous ses yeux. S\u2019il tirait le coup de pistolet, M. \nLeblan c \u00e9tait sauv\u00e9 et Th\u00e9nardier \u00e9tait perdu; s\u2019il ne \nle tirait pas, M. Leblanc \u00e9tait sacrifi\u00e9 et, qui sait? \nTh\u00e9nardier \u00e9chappait. Pr\u00e9cipiter l\u2019un, ou laisser \ntomber l\u2019autre! remords des deux c\u00f4t\u00e9s. Que faire? \nque choisir? manquer aux souvenirs les plus \nimp\u00e9rie ux, \u00e0 tant d\u2019engagements profonds pris avec \nlui-m\u00eame, au devoir le plus saint, au texte le plus \nv\u00e9n\u00e9r\u00e9! manquer au testament de son p\u00e8re, ou laisser \ns\u2019accomplir un crime! il lui semblait d\u2019un c\u00f4t\u00e9 \nentendre \u00ab son Ursule \u00bb le supplier pour son p\u00e8re, et \nde l\u2019autre le colonel lui recommander Th\u00e9nardier. Il \nse sentait fou. Ses genoux se d\u00e9robaient sous lui; et il \nn\u2019avait pas m\u00eame le temps de d\u00e9lib\u00e9rer, tant la sc\u00e8ne \nqu\u2019il avait sous les yeux se pr\u00e9cipitait avec furie. \nC\u2019\u00e9tait comme un tourbillon dont il s\u2019\u00e9tait cru ma\u00eetre \net qui l\u2019emportait. Il fut au moment de s\u2019\u00e9vanouir. Cependant Th\u00e9nardier, nous ne le nommerons \nplus autrement d\u00e9sormais, se promenait de long en \nlarge devant la table dans une sorte d\u2019\u00e9garement et de \ntriomphe fr\u00e9n\u00e9tique. \nIl prit \u00e0 plein poing la chandelle et la posa sur la \nchemin\u00e9e avec un frappement si violent que la m\u00e8che \nfaillit s\u2019\u00e9teindre et que le suif \u00e9claboussa le mur. \nPuis il se tourna vers M. Leblanc, effroyable, et \ncracha ceci : \n\u2013 Flamb\u00e9! fum\u00e9! fricass\u00e9! \u00e0 la crapaudine! \nEt il se remit \u00e0 marcher, en pleine explosion. \n\u2013 Ah! criait -il, je vous retrouve enfin, monsieur le \nphilanthrope! monsieur le millionnaire r\u00e2p\u00e9! \nmonsieur le donneur de poup\u00e9es! vieux jocrisse! ah! \nvous ne me reconnaissez pas! non, ce n\u2019est pas vous \nqui \u00eates venu \u00e0 Montfermeil, \u00e0 mon auberge, il y a \nhuit ans, la nuit de No\u00ebl 1823! ce n\u2019est pas vous qui \navez emmen\u00e9 de chez moi l\u2019enfant de la Fantine, \nl\u2019Alouette! ce n\u2019est pas vous qui aviez un carrick \njaune! non! et un paquet plein de nippes \u00e0 la main \ncomme ce matin c hez moi! Dis donc, ma femme! \nc\u2019est sa manie, \u00e0 ce qu\u2019il para\u00eet, de porter dans les \nmaisons des paquets pleins de bas de laine! vieux \ncharitable, va! Est -ce que vous \u00eates bonnetier, \nmonsieur le millionnaire? vous donnez aux pauvres votre fonds de boutique, saint homme! quel \nfunambule! Ah! vous ne me reconnaissez pas? Eh \nbien, je vous reconnais, moi! je vous ai reconnu tout \nde suite d\u00e8s que vous avez fourr\u00e9 votre mufle ici. Ah! \non va voir enfin que ce n\u2019est pas tout roses d\u2019aller \ncomme cela dans les maisons d es gens, sous pr\u00e9texte \nque ce sont des auberges, avec des habits minables, \navec l\u2019air d\u2019un pauvre, qu\u2019on lui aurait donn\u00e9 un sou, \ntromper les personnes, faire le g\u00e9n\u00e9reux, leur prendre \nleur gagne -pain, et menacer dans les bois, et qu\u2019on \nn\u2019en est pas quitte pour rapporter apr\u00e8s, quand les \ngens sont ruin\u00e9s, une redingote trop large et deux \nm\u00e9chantes couvertures d\u2019h\u00f4pital, vieux gueux, voleur \nd\u2019enfants! \nIl s\u2019arr\u00eata, et parut un moment se parler \u00e0 lui -\nm\u00eame. On e\u00fbt dit que sa fureur tombait comme le \nRh\u00f4ne dans quelque trou; puis, comme s\u2019il achevait \ntout haut des choses qu\u2019il venait de se dire tout bas, il \nfrappa un coup de poing sur la table et cria : \n\u2013 Avec son air bonasse! \nEt apostrophant M. Leblanc : \n\u2013 Parbleu! vous vous \u00eates moqu\u00e9 de moi \nautrefois! Vous \u00eates cause de tous mes malheurs! \nVous avez eu pour quinze cents francs une fille que \nj\u2019avais et qui \u00e9tait certainement \u00e0 des riches, et qui m\u2019avait d\u00e9j\u00e0 rapport\u00e9 beaucoup d\u2019argent, et dont je \ndevais tirer de quoi vivre toute ma vie! une fille qui \nm\u2019aurai t d\u00e9dommag\u00e9 de tout ce que j\u2019ai perdu dans \ncette abominable gargote o\u00f9 l\u2019on faisait des sabbats \nsterlings et o\u00f9 j\u2019ai mang\u00e9 comme un imb\u00e9cile tout \nmon saint frusquin! Oh! je voudrais que tout le vin \nqu\u2019on a bu chez moi f\u00fbt du poison \u00e0 ceux qui l\u2019ont \nbu! Enf in, n\u2019importe! Dites donc! vous avez d\u00fb me \ntrouver farce quand vous vous \u00eates en all\u00e9 avec \nl\u2019Alouette! Vous aviez votre gourdin dans la for\u00eat! \nVous \u00e9tiez le plus fort. Revanche. C\u2019est moi qui ai \nl\u2019atout aujourd\u2019hui! Vous \u00eates fichu, mon \nbonhomme! Oh mais, je ris. Vrai, je ris! Est -il tomb\u00e9 \ndans le panneau! Je lui ai dit que j\u2019\u00e9tais acteur, que je \nm\u2019appelais Fabantou, que j\u2019avais jou\u00e9 la com\u00e9die avec \nmamselle Mars, avec mamselle Muche, que mon \npropri\u00e9taire voulait \u00eatre pay\u00e9 demain 4 f\u00e9vrier, et il \nn\u2019a m\u00eame p as vu que c\u2019est le 8 janvier et non le 4 \nf\u00e9vrier qui est un terme! Absurde cr\u00e9tin! Et ces \nquatre m\u00e9chants philippes qu\u2019il m\u2019apporte! Canaille! \nIl n\u2019a m\u00eame pas eu le c\u0153ur d\u2019aller jusqu\u2019\u00e0 cent francs! \nEt comme il donnait dans mes platitudes! \u00c7a \nm\u2019amusait. Je me disais : Ganache! Va, je te tiens. Je \nte l\u00e8che les pattes ce matin! Je te rongerai le c\u0153ur ce \nsoir! Th\u00e9nardier cessa. Il \u00e9tait essouffl\u00e9. Sa petite \npoitrine \u00e9troite haletait comme un soufflet de forge. \nSon \u0153il \u00e9tait plein de cet ignoble bonheur d\u2019une \ncr\u00e9ature faible, cruelle et l\u00e2che qui peut enfin \nterrasser ce qu\u2019elle a redout\u00e9 et insulter ce qu\u2019elle a \nflatt\u00e9, joie d\u2019un nain qui mettrait le talon sur la t\u00eate de \nGoliath, joie d\u2019un chacal qui commence \u00e0 d\u00e9chirer un \ntaureau malade, assez mort pour ne plu s se d\u00e9fendre, \nassez vivant pour souffrir encore. \nM. Leblanc ne l\u2019interrompit pas, mais lui dit \nlorsqu\u2019il s\u2019interrompit : \n\u2013 Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous vous \nm\u00e9prenez. Je suis un homme tr\u00e8s pauvre et rien \nmoins qu\u2019un millionnaire. Je ne vous connais pas. \nVous me prenez pour un autre. \n\u2013 Ah! r\u00e2la Th\u00e9nardier, la bonne balan\u00e7oire! Vous \ntenez \u00e0 cette plaisanterie! Vou s pataugez, mon vieux! \nAh! vous ne vous souvenez pas! Vous ne voyez pas \nqui je suis! \n\u2013 Pardon, monsieur, r\u00e9pondit M. Leblanc avec un \naccent de politesse qui avait en un pareil moment \nquelque chose d\u2019\u00e9trange et de puissant, je vois que \nvous \u00eates un bandit. \nQui ne l\u2019a remarqu\u00e9, les \u00eatres odieux ont leur \nsusceptibilit\u00e9, les monstres sont chatouilleux. A ce mot de bandit, la femme Th\u00e9nardier se jeta \u00e0 bas du \nlit, Th\u00e9nardier saisit sa chaise comme s\u2019il allait la \nbriser dans ses mains. \u2013 Ne bouge pas, toi! cria -t-il \u00e0 \nsa femme, et, se tournant vers M. Leblanc : \n\u2013 Bandit! oui, je sais que vous nous appelez \ncomme cela, messieurs les gens riches! Tiens! c\u2019est \nvrai, j\u2019ai fait faillite, je me cache, je n\u2019ai pas de pain, je \nn\u2019ai pas le sou, je suis un bandit! Voil\u00e0 t rois jours que \nje n\u2019ai mang\u00e9, je suis un bandit! Ah! vous vous \nchauffez les pieds, vous autres, vous avez des \nescarpins de Sakoski, vous avez des redingotes \nouat\u00e9es, comme des archev\u00eaques, vous logez au \npremier dans des maisons \u00e0 portier, vous mangez des \ntruffes, vous mangez des bottes d\u2019asperges \u00e0 quarante \nfrancs au mois de janvier, des petits pois, vous vous \ngavez, et quand vous voulez savoir s\u2019il fait froid, \nvous regardez dans le journal ce que marque le \nthermom\u00e8tre de l\u2019ing\u00e9nieur Chevalier; nous! c\u2019est \nnous qui sommes les thermom\u00e8tres! nous n\u2019avons \npas besoin d\u2019aller voir sur le quai au coin de la tour \nde l\u2019Horloge combien il y a de degr\u00e9s de froid, nous \nsentons le sang se figer dans nos veines et la glace \nnous arriver au c\u0153ur, et nous disons : Il n\u2019y a pas de \nDieu! Et vous venez dans nos cavernes, oui, dans nos \ncavernes, nous appeler bandits! Mais nous vous mangerons! mais nous vous d\u00e9vorerons, pauvres \npetits! Monsieur le millionnaire! sachez ceci : J\u2019ai \u00e9t\u00e9 \nun homme \u00e9tabli, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 patent\u00e9, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 \u00e9 lecteur, je \nsuis un bourgeois, moi! et vous n\u2019en \u00eates peut -\u00eatre \npas un, vous! \nIci Th\u00e9nardier fit un pas vers les hommes qui \n\u00e9taient pr\u00e8s de la porte et ajouta avec un \nfr\u00e9missement : \n\u2013 Quand je pense qu\u2019il ose venir me parler comme \n\u00e0 un savetier! \nPuis s\u2019 adressant \u00e0 M. Leblanc avec une \nrecrudescence de fr\u00e9n\u00e9sie : \n\u2013 Et sachez encore ceci, monsieur le philanthrope! \nje ne suis pas un homme louche, moi! je ne suis pas \nun homme dont on ne sait point le nom et qui vient \nenlever des enfants dans les maisons! Je suis un \nancien soldat fran\u00e7ais, je devrais \u00eatre d\u00e9cor\u00e9! J\u2019\u00e9tais \u00e0 \nWaterloo, moi! et j\u2019ai sauv\u00e9 dans la bataille un g\u00e9n\u00e9ral \nappel\u00e9 le comte de je ne sais quoi! Il m\u2019a dit son nom; \nmais sa chienne de voix \u00e9tait si faible que je ne l\u2019ai \npas entendu. Je n\u2019ai e ntendu que merci. J\u2019aurais mieux \naim\u00e9 son nom que son remerc\u00eement. Cela m\u2019aurait \naid\u00e9 \u00e0 le retrouver. Ce tableau que vous voyez, et qui \na \u00e9t\u00e9 peint par David, \u00e0 Bruqueselles, savez -vous qui \nil repr\u00e9sente? il repr\u00e9sente moi. David a voulu immortaliser ce fa it d\u2019armes. J\u2019ai ce g\u00e9n\u00e9ral sur mon \ndos, et je l\u2019emporte \u00e0 travers la mitraille. Voil\u00e0 \nl\u2019histoire! Il n\u2019a m\u00eame jamais rien fait pour moi, ce \ng\u00e9n\u00e9ral -l\u00e0; il ne valait pas mieux que les autres! Je ne \nlui en ai pas moins sauv\u00e9 la vie au danger de la \nmienne, et j\u2019en ai les certificats plein mes poches! Je \nsuis un soldat de Waterloo, mille noms de noms! Et \nmaintenant que j\u2019ai eu la bont\u00e9 de vous dire tout \u00e7a, \nfinissons, il me faut de l\u2019argent, il me faut beaucoup \nd\u2019argent, il me faut \u00e9norm\u00e9ment d\u2019argent, ou je vous \nextermine, tonnerre du bon Dieu! \nMarius avait repris quelque empire sur ses \nangoisses, et \u00e9coutait. La derni\u00e8re possibilit\u00e9 de doute \nvenait de s\u2019\u00e9vanouir. C\u2019\u00e9tait bien le Th\u00e9nardier du \ntestament. Marius frissonna \u00e0 ce reproche \nd\u2019ingratitude adress\u00e9 \u00e0 son p\u00e8re et qu\u2019il \u00e9tait sur le \npoint de justifier si fatalement. Ses perplexit\u00e9s en \nredoubl\u00e8rent. Du reste il y avait dans toutes ces \nparoles de Th\u00e9nardier, dans l\u2019accent, dans le geste, \ndans le regard qui faisait jaillir des flammes de chaque \nmot, il y a vait dans cette explosion d\u2019une mauvaise \nnature montrant tout, dans ce m\u00e9lange de \nfanfaronnade et d\u2019abjection, d\u2019orgueil et de petitesse, \nde rage et de sottise, dans ce chaos de griefs r\u00e9els et \nde sentiments faux, dans cette impudeur d\u2019un m\u00e9chant homme sav ourant la volupt\u00e9 de la violence, \ndans cette nudit\u00e9 effront\u00e9e d\u2019une \u00e2me laide, dans \ncette conflagration de toutes les souffrances \ncombin\u00e9es avec toutes les haines, quelque chose qui \n\u00e9tait hideux comme le mal et poignant comme le vrai. \nLe tableau de ma\u00eetre , la peinture de David dont il \navait propos\u00e9 l\u2019achat \u00e0 M. Leblanc, n\u2019\u00e9tait, le lecteur \nl\u2019a devin\u00e9, autre chose que l\u2019enseigne de sa gargote, \npeinte, on s\u2019en souvient, par lui -m\u00eame, seul d\u00e9bris \nqu\u2019il e\u00fbt conserv\u00e9 de son naufrage de Montfermeil. \nComme il av ait cess\u00e9 d\u2019intercepter le rayon visuel \nde Marius, Marius maintenant pouvait consid\u00e9rer \ncette chose, et dans ce badigeonnage il reconnaissait \nr\u00e9ellement une bataille, un fond de fum\u00e9e, et un \nhomme qui en portait un autre. C\u2019\u00e9tait le groupe de \nTh\u00e9nardier et de Pontmercy, le sergent sauveur, le \ncolonel sauv\u00e9. Marius \u00e9tait comme ivre, ce tableau \nfaisait en quelque sorte son p\u00e8re vivant, ce n\u2019\u00e9tait \nplus l\u2019enseigne du cabaret de Montfermeil, c\u2019\u00e9tait une \nr\u00e9surrection, une tombe s\u2019y entr\u2019ouvrait, un fant\u00f4me \ns\u2019y dr essait, Marius entendait son c\u0153ur tinter \u00e0 ses \ntempes, il avait le canon de Waterloo dans les oreilles, \nson p\u00e8re sanglant vaguement peint sur ce panneau \nsinistre l\u2019effarait, et il lui semblait que cette silhouette \ninforme le regardait fixement. Quand Th\u00e9n ardier eut repris haleine, il attacha sur \nM. Leblanc ses prunelles sanglantes, et lui dit d\u2019une \nvoix basse et br\u00e8ve : \n\u2013 Qu\u2019as -tu \u00e0 dire avant qu\u2019on te mette en \nbrindesingues? \nM. Leblanc se taisait. Au milieu de ce silence une \nvoix \u00e9raill\u00e9e lan\u00e7a du corri dor ce sarcasme lugubre : \n\u2013 S\u2019il faut fendre du bois, je suis l\u00e0, moi! \nC\u2019\u00e9tait l\u2019homme au merlin qui s\u2019\u00e9gayait. \nEn m\u00eame temps une \u00e9norme face h\u00e9riss\u00e9e et \nterreuse parut \u00e0 la porte avec un affreux rire qui \nmontrait non des dents, mais des crocs. \nC\u2019\u00e9tait la face de l\u2019homme au merlin. \n\u2013 Pourquoi as -tu \u00f4t\u00e9 ton masque? lui cria \nTh\u00e9nardier avec fureur. \n\u2013 Pour rire, r\u00e9pliqua l\u2019homme. \nDepuis quelques instants, M. Leblanc semblait \nsuivre et guetter tous les mouvements de Th\u00e9nardier \nqui, aveugl\u00e9 et \u00e9bloui par sa propre rage, allait et \nvenait dans le repaire avec la confiance de sentir la \nporte gard\u00e9e, de tenir, arm\u00e9, un homme d\u00e9sarm\u00e9, et \nd\u2019\u00eatre neuf contre un, en supposant que la \nTh\u00e9nardier ne compt\u00e2t que pour un homme. Dans \nson apostrophe \u00e0 l\u2019homme au merlin, il tournait le \ndos \u00e0 M. Leblanc. M. Leblanc saisit ce moment, repoussa du pied la \nchaise, du poing la table, et d\u2019un bond, avec une \nagilit\u00e9 prodigieuse, avant que Th\u00e9nardier e\u00fbt eu le \ntemps de se retourner, il \u00e9tait \u00e0 la fen\u00eatre. L\u2019ouvrir, \nescalader l\u2019app ui, l\u2019enjamber, ce fut une seconde. Il \n\u00e9tait \u00e0 moiti\u00e9 dehors quand six poings robustes le \nsaisirent et le ramen\u00e8rent \u00e9nergiquement dans le \nbouge. C\u2019\u00e9taient les trois \u00ab fumistes \u00bb qui s\u2019\u00e9taient \n\u00e9lanc\u00e9s sur lui. En m\u00eame temps la Th\u00e9nardier l\u2019avait \nempoign\u00e9 a ux cheveux. \nAu pi\u00e9tinement qui se fit, les autres bandits \naccoururent du corridor. Le vieux qui \u00e9tait sur le lit et \nqui semblait pris de vin, descendit du grabat et arriva \nen chancelant, un marteau de cantonnier \u00e0 la main. \nUn des \u00ab fumistes \u00bb dont la cha ndelle \u00e9clairait le \nvisage barbouill\u00e9 et dans lequel Marius, malgr\u00e9 ce \nbarbouillage, reconnut Panchaud, dit Printanier, dit \nBigrenaille, levait au -dessus de la t\u00eate de M. Leblanc \nune esp\u00e8ce d\u2019assommoir fait de deux pommes de \nplomb aux deux bouts d\u2019une bar re de fer. \nMarius ne put r\u00e9sister \u00e0 ce spectacle. \u2013 Mon p\u00e8re, \npensa -t-il, pardonne -moi!\u2013 Et son doigt chercha la \nd\u00e9tente du pistolet. Le coup allait partir lorsque la \nvoix de Th\u00e9nardier cria : \n\u2013 Ne lui faites pas de mal! Cette tentative d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e de la victime, loin \nd\u2019exasp\u00e9rer Th\u00e9nardier, l\u2019avait calm\u00e9. Il y avait deux \nhommes en lui, l\u2019homme f\u00e9roce et l\u2019homme adroit. \nJusqu\u2019\u00e0 cet instant, dans le d\u00e9bordement du \ntriomphe, devant la proie abattue et ne bougeant pas, \nl\u2019homme f\u00e9roce avait domin\u00e9; quand la v ictime se \nd\u00e9battit et parut vouloir lutter, l\u2019homme adroit \nreparut et prit le dessus. \n\u2013 Ne lui faites pas de mal! r\u00e9p\u00e9ta -t-il, et sans s\u2019en \ndouter, pour premier succ\u00e8s, il arr\u00eata le pistolet pr\u00eat \u00e0 \npartir et paralysa Marius pour lequel l\u2019urgence \ndisparut, et qui, devant cette phase nouvelle, ne vit \npoint d\u2019inconv\u00e9nient \u00e0 attendre encore. Q ui sait si \nquelque chance ne surgirait pas qui le d\u00e9livrerait de \nl\u2019affreuse alternative de laisser p\u00e9rir le p\u00e8re d\u2019Ursule \nou de perdre le sauveur du colonel? \nUne lutte hercul\u00e9enne s\u2019\u00e9tait engag\u00e9e. D\u2019un coup \nde poing en plein torse M. Leblanc avait envoy\u00e9 le \nvieux rouler au milieu de la chambre, puis de deux \nrevers de main avait terrass\u00e9 deux autres assaillants, \net il en tenait un sous chacun de ses genoux; les \nmis\u00e9rables r\u00e2laient sous cette pression comme sous \nune meule de granit; mais les quatre autres av aient \nsaisi le redoutable vieillard aux deux bras et \u00e0 la \nnuque et le tenaient accroupi sur les deux \u00ab fumistes \u00bb terrass\u00e9s. Ainsi, ma\u00eetre des uns et ma\u00eetris\u00e9 par les \nautres, \u00e9crasant ceux d\u2019en bas et \u00e9touffant sous ceux \nd\u2019en haut, secouant vainement tous les efforts qui \ns\u2019entassaient sur lui, M. Leblanc disparaissait sous le \ngroupe horrible des bandits comme un sanglier sous \nun monceau hurlant de dogues et de limiers. \nIls parvinrent \u00e0 le renverser sur le lit le plus proche \nde la crois\u00e9e et l\u2019y tinrent en respect. La Th\u00e9nardier \nne lui avait pas l\u00e2ch\u00e9 les cheveux. \n\u2013 Toi, dit Th\u00e9nardier, ne t\u2019en m\u00eale pas. Tu vas \nd\u00e9chirer ton ch\u00e2le. \nLa Th\u00e9nardier ob\u00e9it, comme la louve ob\u00e9it au \nloup, avec un grondement. \n\u2013 Vous autres, reprit Th\u00e9nardier, fouillez -le. \nM. Lebl anc semblait avoir renonc\u00e9 \u00e0 la r\u00e9sistance. \nOn le fouilla. Il n\u2019avait rien sur lui qu\u2019une bourse de \ncuir qui contenait six francs, et son mouchoir. \nTh\u00e9nardier mit le mouchoir dans sa poche. \n\u2013 Quoi! pas de portefeuille? demanda -t-il. \n\u2013 Ni de montre, r\u00e9po ndit un des \u00ab fumistes \u00bb. \n\u2013 C\u2019est \u00e9gal, murmura avec une voix de \nventriloque l\u2019homme masqu\u00e9 qui tenait la grosse clef, \nc\u2019est un vieux rude. \nTh\u00e9nardier alla au coin de la porte et y prit un \npaquet de cordes qu\u2019il leur jeta. \u2013 Attachez -le au pied du lit, dit-il, et apercevant le \nvieux qui \u00e9tait rest\u00e9 \u00e9tendu \u00e0 travers la chambre du \ncoup de poing de M. Leblanc et qui ne bougeait pas : \n\u2013 Est-ce que Boulatruelle est mort? demanda -t-il. \n\u2013 Non, r\u00e9pondit Bigrenaille, il est ivre. \n\u2013 Balayez -le dans un coin, dit Th\u00e9nardier. \n\u2013 Deux des \u00ab fumistes \u00bb pouss\u00e8rent l\u2019ivrogne avec \nle pied pr\u00e8s du tas de ferrailles. \n\u2013 Babet, pourquoi en as -tu amen\u00e9 tant? dit \nTh\u00e9nardier bas \u00e0 l\u2019homme \u00e0 la trique, c\u2019\u00e9tait inutile. \n\u2013 Que veux -tu? r\u00e9pliqua l\u2019homme \u00e0 la trique, ils \nont tous voulu en \u00eatre. La saison est mauvaise. Il ne \nse fait pas d\u2019affaires. \nLe grabat o\u00f9 M. Leblanc avait \u00e9t\u00e9 renvers\u00e9 \u00e9tait \nune fa\u00e7on de lit d\u2019h\u00f4pital port\u00e9 sur quatre montants \ngrossiers en bois \u00e0 peine \u00e9quarri. M. Leblanc se laissa \nfaire. Les brigands le li\u00e8r ent solidement, debout et les \npieds posant \u00e0 terre, au montant du lit le plus \u00e9loign\u00e9 \nde la fen\u00eatre et le plus proche de la chemin\u00e9e. \nQuand le dernier n\u0153ud fut serr\u00e9, Th\u00e9nardier prit \nune chaise et vint s\u2019asseoir presque en face de M. \nLeblanc. Th\u00e9nardier n e se ressemblait plus, en \nquelques instants sa physionomie avait pass\u00e9 de la \nviolence effr\u00e9n\u00e9e \u00e0 la douceur tranquille et rus\u00e9e. \nMarius avait peine \u00e0 reconna\u00eetre dans ce sourire poli d\u2019homme de bureau la bouche presque bestiale qui \n\u00e9cumait le moment d\u2019aupa ravant, il consid\u00e9rait avec \nstupeur cette m\u00e9tamorphose fantastique et \ninqui\u00e9tante, et il \u00e9prouvait ce qu\u2019\u00e9prouverait un \nhomme qui verrait un tigre se changer en un avou\u00e9. \n\u2013 Monsieur\u2026, fit Th\u00e9nardier. \nEt \u00e9cartant du geste les brigands qui avaient \nencore l a main sur M. Leblanc : \n\u2013 Eloignez -vous un peu, et laissez -moi causer avec \nmonsieur. \nTous se retir\u00e8rent vers la porte. Il reprit : \n\u2013 Monsieur, vous avez eu tort d\u2019essayer de sauter \npar la fen\u00eatre. Vous auriez pu vous casser une jambe. \nMaintenant, si vou s le permettez, nous allons causer \ntranquillement. Il faut d\u2019abord que je vous \ncommunique une remarque que j\u2019ai faite, c\u2019est que \nvous n\u2019avez pas encore pouss\u00e9 le moindre cri. \nTh\u00e9nardier avait raison, ce d\u00e9tail \u00e9tait r\u00e9el, \nquoiqu\u2019il e\u00fbt \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 Marius da ns son trouble. M. \nLeblanc avait \u00e0 peine prononc\u00e9 quelques paroles sans \nhausser la voix, et, m\u00eame dans sa lutte pr\u00e8s de la \nfen\u00eatre avec les six bandits, il avait gard\u00e9 le plus \nprofond et le plus singulier silence. Th\u00e9nardier \npoursuivit : \u2013 Mon Dieu! vous auriez un peu cri\u00e9 au voleur, \nque je ne l\u2019aurais pas trouv\u00e9 inconvenant. A \nl\u2019assassin! cela se dit dans l\u2019occasion, et, quant \u00e0 moi, \nje ne l\u2019aurais point pris en mauvaise part. Il est tout \nsimple qu\u2019on fasse un peu de vacarme quand on se \ntrouve avec des pe rsonnes qui ne vous inspirent pas \nsuffisamment de confiance. Vous l\u2019auriez fait qu\u2019on \nne vous aurait pas d\u00e9rang\u00e9. On ne vous aurait m\u00eame \npas b\u00e2illonn\u00e9. Et je vais vous dire pourquoi. C\u2019est \nque cette chambre -ci est tr\u00e8s sourde. Elle n\u2019a que cela \npour elle, mais elle a cela. C\u2019est une cave. On y \ntirerait une bombe que cela ferait pour le corps de \ngarde le plus prochain le bruit d\u2019un ronflement \nd\u2019ivrogne. Ici le canon ferait boum et le tonnerre \nferait pouf. C\u2019est un logement commode. Mais enfin \nvous n\u2019avez pas cri\u00e9, c\u2019est mieux, je vous en fais mon \ncompliment, et je vais vous dire ce que j\u2019en conclus : \nmon cher monsieur, quand on crie, qu\u2019est -ce qui \nvient? la police. Et apr\u00e8s la police? la justice. Eh bien! \nvous n\u2019avez pas cri\u00e9; c\u2019est que vous ne vous souciez \npas plus que nous de voir arriver la justice et la \npolice. C\u2019est que, \u2013 il y a longtemps que je m\u2019en \ndoute, \u2013 vous avez un int\u00e9r\u00eat quelconque \u00e0 cacher \nquelque chose. De notre c\u00f4t\u00e9, nous avons le m\u00eame \nint\u00e9r\u00eat. Donc nous pouvons nous entendre. Tout en parlan t ainsi, il semblait que Th\u00e9nardier, la \nprunelle attach\u00e9e sur M. Leblanc, cherch\u00e2t \u00e0 enfoncer \nles pointes aigu\u00ebs qui sortaient de ses yeux jusque \ndans la conscience de son prisonnier. Du reste son \nlangage, empreint d\u2019une sorte d\u2019insolence mod\u00e9r\u00e9e et \nsourno ise, \u00e9tait r\u00e9serv\u00e9 et presque choisi, et dans ce \nmis\u00e9rable qui n\u2019\u00e9tait tout \u00e0 l\u2019heure qu\u2019un brigand, on \nsentait maintenant \u00ab l\u2019homme qui a \u00e9tudi\u00e9 pour \u00eatre \npr\u00eatre \u00bb. \nLe silence qu\u2019avait gard\u00e9 le prisonnier, cette \npr\u00e9caution qui allait jusqu\u2019\u00e0 l\u2019oubli m\u00eame du soin de \nsa vie, cette r\u00e9sistance oppos\u00e9e au premier \nmouvement de la nature, qui est de jeter un cri, tout \ncela, il faut le dire, depuis que la remarque en avait \n\u00e9t\u00e9 faite, \u00e9tait importun \u00e0 Marius, et l\u2019\u00e9tonnait \np\u00e9niblement. \nL\u2019observation si fond\u00e9e de Th\u00e9nardier \nobscurcissait encore pour Marius les \u00e9paisseurs \nmyst\u00e9rieuses sous lesquelles se d\u00e9robait cette figure \ngrave et \u00e9trange \u00e0 laquelle Courfeyrac avait jet\u00e9 le \nsobriquet de monsieur Leblanc. Mais quel qu\u2019il f\u00fbt, \nli\u00e9 de cordes, entour\u00e9 de bourreaux, \u00e0 demi plong\u00e9, \npour ainsi dire, dans une fosse qui s\u2019enfon\u00e7ait sous \nlui d\u2019un degr\u00e9 \u00e0 chaque instant, devant la fureur \ncomme devant la douceur de Th\u00e9nardier, cet homme demeurait impassible; et Marius ne pouvait \ns\u2019emp\u00eacher d\u2019admirer en un pareil moment ce visage \nsuperbement m\u00e9lancolique. \nC\u2019\u00e9tait \u00e9videmment une \u00e2me inaccessible \u00e0 \nl\u2019\u00e9pouvante et ne sachant pas ce que c\u2019est que d\u2019\u00eatre \n\u00e9perdue. C\u2019\u00e9tait un de ces hommes qui do minent \nl\u2019\u00e9tonnement des situations d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9es. Si extr\u00eame \nque f\u00fbt la crise, si in\u00e9vitable que f\u00fbt la catastrophe, il \nn\u2019y avait rien l\u00e0 de l\u2019agonie du noy\u00e9 ouvrant sous \nl\u2019eau des yeux horribles. \nTh\u00e9nardier se leva sans affectation, alla \u00e0 la \nchemin\u00e9e, d\u00e9p la\u00e7a le paravent qu\u2019il appuya au grabat \nvoisin, et d\u00e9masqua ainsi le r\u00e9chaud plein de braise \nardente dans laquelle le prisonnier pouvait \nparfaitement voir le ciseau rougi \u00e0 blanc et piqu\u00e9 \u00e7\u00e0 \net l\u00e0 de petites \u00e9toiles \u00e9carlates. \nPuis Th\u00e9nardier vint se rass eoir pr\u00e8s de M. \nLeblanc. \n\u2013 Je continue, dit -il. Nous pouvons nous entendre. \nArrangeons ceci \u00e0 l\u2019amiable. J\u2019ai eu tort de \nm\u2019emporter tout \u00e0 l\u2019heure, je ne sais o\u00f9 j\u2019avais l\u2019esprit, \nj\u2019ai \u00e9t\u00e9 beaucoup trop loin, j\u2019ai dit des extravagances. \nPar exemple, parce que vous \u00eates millionnaire, je \nvous ai dit que j\u2019exigeais de l\u2019argent, beaucoup \nd\u2019argent, immens\u00e9ment d\u2019argent. Cela ne serait pas raisonnable. Mon Dieu, vous avez beau \u00eatre riche, \nvous avez vos charges, qui n\u2019a pas les siennes? Je ne \nveux pas vous ruiner , je ne suis pas un happe -chair \napr\u00e8s tout. Je ne suis pas de ces gens qui, parce qu\u2019ils \nont l\u2019avantage de la position, profitent de cela pour \n\u00eatre ridicules. Tenez, j\u2019y mets du mien et je fais un \nsacrifice de mon c\u00f4t\u00e9. Il me faut simplement deux \ncent mill e francs. \nM. Leblanc ne souffla pas un mot. Th\u00e9nardier \npoursuivit : \n\u2013 Vous voyez que je mets pas mal d\u2019eau dans mon \nvin. Je ne connais pas l\u2019\u00e9tat de votre fortune, mais je \nsais que vous ne regardez pas \u00e0 l\u2019argent, et un homme \nbienfaisant comme vous peut bien donner deux cent \nmille francs \u00e0 un p\u00e8re de famille qui n\u2019est pas \nheureux. Certainement vous \u00eates raisonnable aussi, \nvous ne vous \u00eates pas figur\u00e9 que je me donnerais de \nla peine comme aujourd\u2019hui, et que j\u2019organiserais la \nchose de ce soir, qui est un t ravail bien fait, de l\u2019aveu \nde tous ces messieurs, pour aboutir \u00e0 vous demander \nde quoi aller boire du rouge \u00e0 quinze et manger du \nveau chez Desnoyers. Deux cent mille francs, \u00e7a vaut \n\u00e7a. Une fois cette bagatelle sortie de votre poche, je \nvous r\u00e9ponds que tout est dit et que vous n\u2019avez pas \n\u00e0 craindre une pichenette. Vous me direz : mais je n\u2019ai pas deux cent mille francs sur moi ? Oh! je ne \nsuis pas exag\u00e9r\u00e9. Je n\u2019exige pas cela. Je ne vous \ndemande qu\u2019une chose. Ayez la bont\u00e9 d\u2019\u00e9crire ce que \nje vais vous d icter. \nIci Th\u00e9nardier s\u2019interrompit, puis il ajouta en \nappuyant sur les mots et en jetant un sourire du c\u00f4t\u00e9 \ndu r\u00e9chaud : \n\u2013 Je vous pr\u00e9viens que je n\u2019admettrais pas que \nvous ne sachiez pas \u00e9crire. \nUn grand inquisiteur e\u00fbt pu envier ce sourire. \nTh\u00e9nardi er poussa la table tout pr\u00e8s de M. \nLeblanc, et prit l\u2019encrier, une plume et une feuille de \npapier dans le tiroir qu\u2019il laissa entr\u2019ouvert et o\u00f9 \nluisait la longue lame du couteau. \nIl posa la feuille de papier devant M. Leblanc. \n\u2013 Ecrivez, dit -il. \nLe pris onnier parla enfin. \n\u2013 Comment voulez -vous que j\u2019\u00e9crive? je suis \nattach\u00e9. \n\u2013 C\u2019est vrai, pardon! fit Th\u00e9nardier, vous avez bien \nraison. \nEt se tournant vers Bigrenaille : \n\u2013 D\u00e9liez le bras droit de monsieur. \nPanchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, ex\u00e9c uta \nl\u2019ordre de Th\u00e9nardier. Quand la main droite du prisonnier fut libre, Th\u00e9nardier trempa la plume dans \nl\u2019encre et la lui pr\u00e9senta. \n\u2013 Remarquez bien, monsieur, que vous \u00eates en \nnotre pouvoir, \u00e0 notre discr\u00e9tion, absolument \u00e0 notre \ndiscr\u00e9tion; qu\u2019aucune p uissance humaine ne peut \nvous tirer d\u2019ici, et que nous serions vraiment d\u00e9sol\u00e9s \nd\u2019\u00eatre contraints d\u2019en venir \u00e0 des extr\u00e9mit\u00e9s \nd\u00e9sagr\u00e9ables. Je ne sais ni votre nom, ni votre \nadresse, mais je vous pr\u00e9viens que vous resterez \nattach\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 ce que la personn e charg\u00e9e de porter \nla lettre que vous allez \u00e9crire soit revenue. \nMaintenant veuillez \u00e9crire. \n\u2013 Quoi? demanda le prisonnier. \n\u2013 Je dicte. \nM. Leblanc prit la plume. \nTh\u00e9nardier commen\u00e7a \u00e0 dicter : \n-\u00ab Ma fille...\u00bb \nLe prisonnier tressaillit et leva les ye ux sur \nTh\u00e9nardier. \n\u2013 Mettez \u00ab ma ch\u00e8re fille \u00bb, dit Th\u00e9nardier. M. \nLeblanc ob\u00e9it. Th\u00e9nardier continua : \n\u2013 \u00ab Viens sur -le-champ...\u00bb \nIl s\u2019interrompit : \n\u2013 Vous la tutoyez, n\u2019est -ce pas? \n\u2013 Qui? demanda M. Leblanc. \u2013 Parbleu! dit Th\u00e9nardier, la petite. \nM. Leblanc r\u00e9pondit sans la moindre \u00e9motion \napparente : \n\u2013 Je ne sais ce que vous voulez dire. \n\u2013 Allez toujours, fit Th\u00e9nardier, et il se remit \u00e0 \ndicter. \n\u2013 \u00ab Viens sur -le-champ. J\u2019ai absolument besoin de \ntoi. La personne qui te remettra ce billet est ch arg\u00e9e \nde t\u2019amener pr\u00e8s de moi. Je t\u2019attends. Viens avec \nconfiance.\u00bb \nM. Leblanc avait tout \u00e9crit. Th\u00e9nardier reprit : \n\u2013 Ah! effacez viens avec confiance ; cela pourrait faire \nsupposer que la chose n\u2019est pas toute simple et que la \nd\u00e9fiance est possible. \nM. Leblanc ratura les trois mots. \n\u2013 A pr\u00e9sent, poursuivit Th\u00e9nardier, signez. \nComment vous appelez -vous? \nLe prisonnier posa la plume et demanda : \n\u2013 Pour qui est cette lettre? \n\u2013 Vous le savez bien, r\u00e9pondit Th\u00e9nardier, pour la \npetite. Je viens de vous le dire. \nIl \u00e9tait \u00e9vident que Th\u00e9nardier \u00e9vitait de nommer \nla jeune fille dont il \u00e9tait question. Il disait \n\u00ab l\u2019Alouette \u00bb, il disait \u00ab la petite \u00bb, mais il ne \npronon\u00e7ait pas le nom. Pr\u00e9caution d\u2019habile homme gardant son secret devant ses complices. Dire le nom, \nc\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 leur livrer \u00ab toute l\u2019affaire \u00bb, et leur en \napprendre plus qu\u2019ils n\u2019avaient besoin d\u2019en savoir. \nIl reprit : \n\u2013 Signez. Quel est votre nom? \n\u2013 Urbain Fabre, dit le prisonnier. \nTh\u00e9nardier, avec le mouvement d\u2019un chat, \npr\u00e9cipita sa main dans sa poche et en tira le mouchoir \nsaisi sur M. Leblanc. Il en chercha la marque et \nl\u2019approcha de la chandelle. \n\u2013 U.F. C\u2019est cela. Urbain Fabre. Eh bien, signez \nU.F. \nLe prisonnier signa. \n\u2013 Comme il faut les deux mains pour plier la lettre, \ndonnez, je vais la plier. \nCela fait, Th\u00e9nardier reprit : \n\u2013 Mettez l\u2019adresse. Mademoiselle Fabre , chez vous. Je \nsais que vous demeurez pas tr\u00e8s loin d\u2019ici, aux \nenvirons de Saint -Jacques -du-Haut -Pas, puisque c\u2019est \nl\u00e0 que vous allez \u00e0 la messe tous les jours, mais je ne \nsais pas dans quelle rue. Je vois que vous comprenez \nvotre situation. Comme vous n\u2019avez pas menti pour \nvotre nom, vous ne mentirez pas pour votre adresse. \nMettez -la vous -m\u00eame. Le prisonnier resta un moment pensif, puis il prit \nla plume et \u00e9crivit : \n\u2013 Madem oiselle Fabre, chez monsieur Urbain \nFabre, rue Saint -Dominique -d\u2019Enfer, no 17. \nTh\u00e9nardier saisit la lettre avec une sorte de \nconvulsion f\u00e9brile. \n\u2013 Ma femme! cria -t-il. \nLa Th\u00e9nardier accourut. \n\u2013 Voici la lettre. Tu sais ce que tu as \u00e0 faire. Un \nfiacre est en bas. Pars tout de suite, et reviens idem. \nEt s\u2019adressant \u00e0 l\u2019homme au merlin : \n\u2013 Toi, puisque tu as \u00f4t\u00e9 ton cache -nez, \naccompagne la bourgeoise. Tu monteras derri\u00e8re le \nfiacre. Tu sais o\u00f9 tu as laiss\u00e9 la maringotte? \n\u2013 Oui, dit l\u2019homme. \nEt d\u00e9posant son merlin dans un coin, il suivit la \nTh\u00e9nardier. \nComme ils s\u2019en allaient, Th\u00e9nardier passa sa t\u00eate \npar la porte entreb\u00e2ill\u00e9e et cria dans le corridor : \n\u2013 Surtout ne perds pas la lettre! songe que tu as \ndeux cent mille francs sur toi. \nLa voix rauque de la Th\u00e9nardier r\u00e9pondit : \n\u2013 Sois tranquille. Je l\u2019ai mise dans mon estomac. Une minute ne s\u2019\u00e9tait pas \u00e9coul\u00e9e qu\u2019on entendit le \nclaquement d\u2019un fouet qui d\u00e9crut et s\u2019\u00e9teignit \nrapidement. \n\u2013 Bien! grommela Th\u00e9nardier. Ils vont bon train. \nDe ce galop -l\u00e0 la bourgeoise sera de retour dans trois \nquarts d\u2019heure. \nIl approcha une chaise de la chemin\u00e9e et s\u2019assit en \ncroisant les bras et en pr\u00e9sentant ses bottes boueuses \nau r\u00e9chaud. \n\u2013 J\u2019ai froid aux pie ds, dit -il. \nIl ne restait plus dans le bouge avec Th\u00e9nardier et \nle prisonnier que cinq bandits. Ces hommes, \u00e0 travers \nles masques ou la glu noire qui leur couvrait la face et \nen faisait, au choix de la peur, des charbonniers, des \nn\u00e8gres ou des d\u00e9mons, ava ient des airs engourdis et \nmornes, et l\u2019on sentait qu\u2019ils ex\u00e9cutaient un crime \ncomme une besogne, tranquillement, sans col\u00e8re et \nsans piti\u00e9, avec une sorte d\u2019ennui. Ils \u00e9taient dans un \ncoin entass\u00e9s comme des brutes et se taisaient. \nTh\u00e9nardier se chauffait les pieds. Le prisonnier \u00e9tait \nretomb\u00e9 dans sa taciturnit\u00e9. Un calme sombre avait \nsucc\u00e9d\u00e9 au vacarme farouche qui remplissait le \ngaletas quelques instants auparavant. \nLa chandelle, o\u00f9 un large champignon s\u2019\u00e9tait \nform\u00e9, \u00e9clairait \u00e0 peine l\u2019immense taudis, le brasier s\u2019\u00e9tait terni, et toutes ces t\u00eates monstrueuses faisaient \ndes ombres difformes sur les murs et au plafond. \nOn n\u2019entendait d\u2019autre bruit que la respiration \npaisible du vieillard ivre qui dormait. \nMarius attendait, dans une anxi\u00e9t\u00e9 que tout \naccroissait. L\u2019\u00e9nigme \u00e9tait plus imp\u00e9n\u00e9trable que \njamais. Qu\u2019\u00e9tait -ce que cette \u00ab petite \u00bb que Th\u00e9nardier \navait aussi nomm\u00e9e l\u2019Alouette? \u00e9tait -ce son \n\u00ab Ursule \u00bb? Le prisonnier n\u2019avait pas paru \u00e9mu \u00e0 ce \nmot, l\u2019Alouette, et avait r\u00e9pondu le plus \nnaturellement d u monde : Je ne sais ce que vous \nvoulez dire. D\u2019un autre c\u00f4t\u00e9, les deux lettres U.F \n\u00e9taient expliqu\u00e9es, c\u2019\u00e9tait Urbain Fabre, et Ursule ne \ns\u2019appelait plus Ursule. C\u2019est l\u00e0 ce que Marius voyait le \nplus clairement. Une sorte de fascination affreuse le \nretena it clou\u00e9 \u00e0 la place d\u2019o\u00f9 il observait et dominait \ntoute cette sc\u00e8ne. Il \u00e9tait l\u00e0, presque incapable de \nr\u00e9flexion et de mouvement, comme an\u00e9anti par de si \nabominables choses vues de pr\u00e8s. Il attendait, \nesp\u00e9rant quelque incident, n\u2019importe quoi, ne \npouvant r assembler ses id\u00e9es et ne sachant quel parti \nprendre. \n\u2013 Dans tous les cas, disait -il, si l\u2019Alouette, c\u2019est elle, \nje le verrai bien, car la Th\u00e9nardier va l\u2019amener ici. Alors tout sera dit, je donnerai ma vie et mon sang \ns\u2019il le faut, mais je la d\u00e9livrerai! Rien ne m\u2019arr\u00eatera. \nPr\u00e8s d\u2019une demi -heure passa ainsi. Th\u00e9nardier \nparaissait absorb\u00e9 par une m\u00e9ditation t\u00e9n\u00e9breuse, le \nprisonnier ne bougeait pas. Cependant Marius croyait \npar intervalles et depuis quelques instants entendre \nun petit bruit sourd du c\u00f4t\u00e9 du prisonnier. \nTout \u00e0 coup Th\u00e9nardier apostropha le prisonnier : \n\u2013 Monsieur Fabre, tenez, autant que je vous dise \ntout de suite. \nCes quelques mots semblaient commencer un \n\u00e9claircissement. Marius pr\u00eata l\u2019oreille. Th\u00e9nardier \ncontinua : \n\u2013 Mon \u00e9pouse va re venir, ne vous impatientez pas. \nJe pense que l\u2019Alouette est v\u00e9ritablement votre fille, \net je trouve tout simple que vous la gardiez. \nSeulement, \u00e9coutez un peu. Avec votre lettre, ma \nfemme ira la trouver. J\u2019ai dit \u00e0 ma femme de \ns\u2019habiller, comme vous avez v u, de fa\u00e7on que votre \ndemoiselle la suive sans difficult\u00e9. Elles monteront \ntoutes deux dans le fiacre avec mon camarade \nderri\u00e8re. Il y a quelque part en dehors d\u2019une barri\u00e8re \nune maringotte attel\u00e9e de deux tr\u00e8s bons chevaux. \nOn y conduira votre demoiselle. Elle descendra du \nfiacre. Mon camarade montera avec elle dans la maringotte, et ma femme reviendra ici nous dire : \nC\u2019est fait. Quant \u00e0 votre demoiselle, on ne lui fera pas \nde mal, la maringotte la m\u00e8nera dans un endroit o\u00f9 \nelle sera tranquille, et d\u00e8s que vous m\u2019aurez donn\u00e9 les \npetits deux cent mille francs, on vous la rendra. Si \nvous me faites arr\u00eater, mon camarade donnera le \ncoup de pouce \u00e0 l\u2019Alouette, voil\u00e0. \nLe prisonnier n\u2019articula pas une parole. Apr\u00e8s une \npause, Th\u00e9nardier poursuivit : \n\u2013 C\u2019est simp le, comme vous voyez. Il n\u2019y aura pas \nde mal si vous ne voulez pas qu\u2019il y ait du mal. Je \nvous conte la chose. Je vous pr\u00e9viens pour que vous \nsachiez. \nIl s\u2019arr\u00eata, le prisonnier ne rompit pas le silence, et \nTh\u00e9nardier reprit : \n\u2013 D\u00e8s que mon \u00e9pouse sera r evenue et qu\u2019elle \nm\u2019aura dit : L\u2019Alouette est en route, nous vous \nl\u00e2cherons et vous serez libre d\u2019aller coucher chez \nvous. Vous voyez que nous n\u2019avions pas de \nmauvaises intentions. \nDes images \u00e9pouvantables pass\u00e8rent devant la \npens\u00e9e de Marius. Quoi! cette jeune fille qu\u2019on \nenlevait, on n\u2019allait pas la ramener? un de ces \nmonstres allait l\u2019emporter dans l\u2019ombre? o\u00f9?... Et si \nc\u2019\u00e9tait elle! Et il \u00e9tait clair que c\u2019\u00e9tait elle! Marius sentait les battements de son c\u0153ur s\u2019arr\u00eater. Que \nfaire? tirer le coup de pist olet? mettre aux mains de la \njustice tous ces mis\u00e9rables? Mais l\u2019affreux homme au \nmerlin n\u2019en serait pas moins hors de toute atteinte \navec la jeune fille, et Marius songeait \u00e0 ces mots de \nTh\u00e9nardier dont il entrevoyait la signification \nsanglante : Si vous me faites arr\u00eater, mon camarade donnera \nle coup de pouce \u00e0 l\u2019Alouette . \nMaintenant ce n\u2019\u00e9tait pas seulement par le \ntestament du colonel, c\u2019\u00e9tait par son amour m\u00eame, \npar le p\u00e9ril de celle qu\u2019il aimait, qu\u2019il se sentait retenu. \nCette effroyable situation, qui durait d\u00e9j\u00e0 depuis \nplus d\u2019une heure, changeait d\u2019aspect \u00e0 chaque instant. \nMarius eut la force de passer successivement en \nrevue toutes les plus poignantes conjectures, \ncherchant une esp\u00e9rance et ne la trouvant pas. Le \ntumult e de ses pens\u00e9es contrastait avec le silence \nfun\u00e8bre du repaire. \nAu milieu de ce silence on entendit le bruit de la \nporte de l\u2019escalier qui s\u2019ouvrait, puis se fermait. \nLe prisonnier fit un mouvement dans ses liens. \n\u2013 Voici la bourgeoise, dit Th\u00e9nardier. \nIl achevait \u00e0 peine qu\u2019en effet la Th\u00e9nardier se \npr\u00e9cipita dans la chambre, rouge, essouffl\u00e9e, haletante, les yeux flambants, et cria en frappant de \nses grosses mains sur ses deux cuisses \u00e0 la fois : \n\u2013 Fausse adresse! \nLe bandit qu\u2019elle avait emmen\u00e9 ave c elle, parut \nderri\u00e8re elle et vint reprendre son merlin. \n\u2013 Fausse adresse? r\u00e9p\u00e9ta Th\u00e9nardier. \nElle reprit : \n\u2013 Personne! Rue Saint -Dominique, num\u00e9ro dix -\nsept, pas de monsieur Urbain Fabre! On ne sait pas \nce que c\u2019est! \nElle s\u2019arr\u00eata suffoqu\u00e9e, puis cont inua : \n\u2013 Monsieur Th\u00e9nardier! ce vieux t\u2019a fait poser! tu \nes trop bon, vois -tu! moi, je te vous lui aurais coup\u00e9 \nla margoulette en quatre pour commencer! et s\u2019il \navait fait le m\u00e9chant, je l\u2019aurais fait cuire tout vivant! \nil aurait bien fallu qu\u2019il parle, et qu\u2019il dise o\u00f9 est la \nfille, et qu\u2019il dise o\u00f9 est le magot! Voil\u00e0 comment \nj\u2019aurais men\u00e9 cela, moi! On a bien raison de dire que \nles hommes sont plus b\u00eates que les femmes! \nPersonne! num\u00e9ro dix -sept! c\u2019est une grande porte \ncoch\u00e8re! Pas de monsieur Fabre! r ue Saint -\nDominique, et ventre \u00e0 terre, et pourboire au cocher, \net tout! J\u2019ai parl\u00e9 au portier et \u00e0 la porti\u00e8re, qui est \nune belle forte femme, ils ne connaissent pas \u00e7a! Marius respira. Elle, Ursule, ou l\u2019Alouette, celle \nqu\u2019il ne savait plus comment nomme r, \u00e9tait sauv\u00e9e. \nPendant que sa femme exasp\u00e9r\u00e9e vocif\u00e9rait, \nTh\u00e9nardier s\u2019\u00e9tait assis sur la table; il resta quelques \ninstants sans prononcer une parole, balan\u00e7ant sa \njambe droite qui pendait et consid\u00e9rant le r\u00e9chaud \nd\u2019un air de r\u00eaverie sauvage. \nEnfin il dit au prisonnier avec une inflexion lente \net singuli\u00e8rement f\u00e9roce : \n\u2013 Une fausse adresse? qu\u2019est -ce que tu as donc \nesp\u00e9r\u00e9? \n\u2013 Gagner du temps! cria le prisonnier d\u2019une voix \n\u00e9clatante. \nEt au m\u00eame instant il secoua ses liens; ils \u00e9taient \ncoup\u00e9s. Le pris onnier n\u2019\u00e9tait plus attach\u00e9 au lit que \npar une jambe. \nAvant que les sept hommes eussent eu le temps de \nse reconna\u00eetre et de s\u2019\u00e9lancer, lui s\u2019\u00e9tait pench\u00e9 sous \nla chemin\u00e9e, avait \u00e9tendu la main vers le r\u00e9chaud, \npuis s\u2019\u00e9tait redress\u00e9, et maintenant Th\u00e9nardi er, la \nTh\u00e9nardier et les bandits, refoul\u00e9s par le saisissement \nau fond du bouge, le regardaient avec stupeur \u00e9levant \nau-dessus de sa t\u00eate le ciseau rouge d\u2019o\u00f9 tombait une \nlueur sinistre, presque libre et dans une attitude \nformidable. L\u2019enqu\u00eate judiciaire, \u00e0 laquelle le guet -apens de la \nmasure Gorbeau donna lieu par la suite, a constat\u00e9 \nqu\u2019un gros sou, coup\u00e9 et travaill\u00e9 d\u2019une fa\u00e7on \nparticuli\u00e8re, fut trouv\u00e9 dans le galetas, quand la police \ny f\u00eet une descente; ce gros sou \u00e9tait une de ces \nmerveilles d\u2019indust rie que la patience du bagne \nengendre dans les t\u00e9n\u00e8bres et pour les t\u00e9n\u00e8bres, \nmerveilles qui ne sont autre chose que des \ninstruments d\u2019\u00e9vasion. Ces produits hideux et d\u00e9licats \nd\u2019un art prodigieux sont dans la bijouterie ce que les \nm\u00e9taphores de l\u2019argot son t dans la po\u00e9sie. Il y a des \nBenvenuto Cellini au bagne, de m\u00eame que dans la \nlangue il y a des Villon. Le malheureux qui aspire \u00e0 la \nd\u00e9livrance, trouve moyen, quelquefois sans outils, \navec un eustache, avec un vieux couteau, de scier un \nsou en deux lames m inces, de creuser ces deux lames \nsans toucher aux empreintes mon\u00e9taires, et de \npratiquer un pas de vis sur la tranche du sou de \nmani\u00e8re \u00e0 faire adh\u00e9rer les lames de nouveau. Cela se \nvisse et se d\u00e9visse \u00e0 volont\u00e9; c\u2019est une bo\u00eete. Dans \ncette bo\u00eete, on cache un ressort de montre, et ce \nressort de montre bien mani\u00e9 coupe des manilles de \ncalibre et des barreaux de fer. On croit que ce \nmalheureux for\u00e7at ne poss\u00e8de qu\u2019un sou; point, il \nposs\u00e8de la libert\u00e9. C\u2019est un gros sou de ce genre qui, dans des perquisitions de police ult\u00e9rieures, fut \ntrouv\u00e9 ouvert et en deux morceaux dans le bouge \nsous le grabat pr\u00e8s de la fen\u00eatre. On d\u00e9couvrit \n\u00e9galement une petite scie en acier bleu qui pouvait se \ncacher dans le gros sou. Il est probable qu\u2019au \nmoment o\u00f9 les bandits fouill\u00e8re nt le prisonnier, il \navait sur lui ce gros sou qu\u2019il r\u00e9ussit \u00e0 cacher dans sa \nmain, et qu\u2019ensuite ayant la main droite libre, il le \nd\u00e9vissa et se servit de la scie pour couper les cordes \nqui l\u2019attachaient, ce qui expliquerait le bruit l\u00e9ger et \nles mouvemen ts imperceptibles que Marius avait \nremarqu\u00e9s. \nN\u2019ayant pu se baisser de peur de se trahir, il n\u2019avait \npoint coup\u00e9 les liens de sa jambe gauche. \nLes bandits \u00e9taient revenus de leur premi\u00e8re \nsurprise. \n\u2013 Sois tranquille, dit Bigrenaille \u00e0 Th\u00e9nardier. Il \ntient encore par une jambe, et il ne s\u2019en ira pas. J\u2019en \nr\u00e9ponds. C\u2019est moi qui lui ai ficel\u00e9 cette patte -l\u00e0. \nCependant le prisonnier \u00e9leva la voix : \n\u2013 Vous \u00eates des malheureux, mais ma vie ne vaut \npas la peine d\u2019\u00eatre tant d\u00e9fendue. Quant \u00e0 vous \nimaginer que vous me feriez parler, que vous me \nferiez \u00e9crire ce que je ne veux pas \u00e9crire, que vous me \nferiez dire ce que je ne veux pas dire... Il releva la manche de son bras gauche et ajouta : \n\u2013 Tenez. \nEn m\u00eame temps il tendit son bras et posa sur la \nchair nue l e ciseau ardent qu\u2019il tenait dans sa main \ndroite par le manche de bois. \nOn entendit le fr\u00e9missement de la chair br\u00fbl\u00e9e, \nl\u2019odeur propre aux chambres de torture se r\u00e9pandit \ndans le taudis, Marius chancela \u00e9perdu d\u2019horreur, les \nbrigands eux -m\u00eames eurent un frisson, le visage de \nl\u2019\u00e9trange vieillard se contracta \u00e0 peine, et tandis que le \nfer rouge s\u2019enfon\u00e7ait dans la plaie fumante, \nimpassible et presque auguste, il attachait sur \nTh\u00e9nardier son beau regard sans haine o\u00f9 la \nsouffrance s\u2019\u00e9vanouissait dans une majest\u00e9 sereine. \nChez les grandes et hautes natures les r\u00e9voltes de \nla chai r et des sens en proie \u00e0 la douleur physique \nfont sortir l\u2019\u00e2me et la font appara\u00eetre sur le front, de \nm\u00eame que les r\u00e9bellions de la soldatesque forcent le \ncapitaine \u00e0 se montrer. \n\u2013 Mis\u00e9rables, dit -il, n\u2019ayez pas plus peur de moi \nque je n\u2019ai peur de vous. \nEt arrachant le ciseau de la plaie, il le lan\u00e7a par la \nfen\u00eatre qui \u00e9tait rest\u00e9e ouverte, l\u2019horrible outil \nembras\u00e9 disparut dans la nuit en tournoyant et alla \ntomber au loin et s\u2019\u00e9teindre dans la neige. Le prisonnier reprit : \n\u2013 Faites de moi ce que vous voudrez. \nIl \u00e9tait d\u00e9sarm\u00e9. \n\u2013 Empoignez -le! dit Th\u00e9nardier. \nDeux des brigands lui pos\u00e8rent la main sur l\u2019\u00e9paule \net l\u2019homme masqu\u00e9 \u00e0 voix de ventriloque se tint en \nface de lui, pr\u00eat \u00e0 lui faire sauter le cr\u00e2ne d\u2019un coup \nde clef au moindre mouvement. \nEn m \u00eame temps Marius entendit au -dessous de \nlui, au bas de la cloison, mais tellement pr\u00e8s qu\u2019il ne \npouvait voir ceux qui parlaient, ce colloque \u00e9chang\u00e9 \u00e0 \nvoix basse : \n\u2013 Il n\u2019y a plus qu\u2019une chose \u00e0 faire. \n\u2013 L\u2019escarper! \n\u2013 C\u2019est cela. \nC\u2019\u00e9taient le mari et l a femme qui tenaient conseil. \nTh\u00e9nardier marcha \u00e0 pas lents vers la table, ouvrit \nle tiroir et y prit le couteau. \nMarius tourmentait le pommeau du pistolet. \nPerplexit\u00e9 inou\u00efe! Depuis une heure il y avait deux \nvoix dans sa conscience, l\u2019une lui disait de respecter \nle testament de son p\u00e8re, l\u2019autre lui criait de secourir \nle prisonnier. Ces deux voix continuaient sans \ninterruption leur lutte qui le mettait \u00e0 l\u2019agonie. Il avait \nvaguement esp\u00e9r\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 ce moment trouver un moyen de concilier ces deux devoirs, mais rien de \npossible n\u2019avait surgi. Cependant le p\u00e9ril pressait, la \nderni\u00e8re limite de l\u2019attente \u00e9tait d\u00e9pass\u00e9e; \u00e0 quelques \npas du prisonnier, Th\u00e9nardier songeait, le couteau \u00e0 \nla main. \nMarius \u00e9gar\u00e9 promenait ses yeux autour de lui, \nderni\u00e8re ressource m achinale du d\u00e9sespoir. \nTout \u00e0 coup il tressaillit. \nA ses pieds, sur sa table, un vif rayon de pleine \nlune \u00e9clairait et semblait lui montrer une feuille de \npapier. Sur cette feuille il lut cette ligne \u00e9crite en \ngrosses lettres le matin m\u00eame par l\u2019a\u00een\u00e9e de s filles \nTh\u00e9nardier. \n\u2013 LES COGNES SONT LA . \nUne id\u00e9e, une clart\u00e9 traversa l\u2019esprit de Marius; \nc\u2019\u00e9tait le moyen qu\u2019il cherchait, la solution de cet \naffreux probl\u00e8me qui le torturait, \u00e9pargner l\u2019assassin \net sauver la victime. Il s\u2019agenouilla sur la commode , \n\u00e9tendit le bras, saisit la feuille de papier, d\u00e9tacha \ndoucement un morceau de pl\u00e2tre de la cloison, \nl\u2019enveloppa dans le papier et jeta le tout par la \ncrevasse au milieu du bouge. \nIl \u00e9tait temps. Th\u00e9nardier avait vaincu ses \nderni\u00e8res craintes ou ses dern iers scrupules et se \ndirigeait vers le prisonnier. \u2013 Quelque chose qui tombe! cria la Th\u00e9nardier. \n\u2013 Qu\u2019est -ce? dit le mari. \nLa femme s\u2019\u00e9tait \u00e9lanc\u00e9e et avait ramass\u00e9 le pl\u00e2tras \nenvelopp\u00e9 du papier. Elle le remit \u00e0 son mari. \n\u2013 Par o\u00f9 cela est -il venu? d emanda Th\u00e9nardier. \n\u2013 Pardi\u00e9! fit la femme, par o\u00f9 veux -tu que cela soit \nentr\u00e9? C\u2019est venu par la fen\u00eatre. \n\u2013 Je l\u2019ai vu passer, dit Bigrenaille. \nTh\u00e9nardier d\u00e9plia rapidement le papier et \nl\u2019approcha de la chandelle. \n\u2013 C\u2019est de l\u2019\u00e9criture d\u2019Eponine. Diable! \nIl fit signe \u00e0 sa femme, qui s\u2019approcha vivement, et \nil lui montra la ligne \u00e9crite sur la feuille de papier, \npuis il ajouta d\u2019une voix sourde : \n\u2013 Vite! l\u2019\u00e9chelle! laissons le lard dans la sourici\u00e8re \net fichons le camp! \n\u2013 Sans couper le cou \u00e0 l\u2019homme? demanda la \nTh\u00e9nardier. \n\u2013 Nous n\u2019avons pas le temps. \n\u2013 Par o\u00f9? reprit Bigrenaille. \n\u2013 Par la fen\u00eatre, r\u00e9pondit Th\u00e9nardier. Puisque \nPonine a jet\u00e9 la pierre par la fen\u00eatre, c\u2019est que la \nmaison n\u2019est pas cern\u00e9e de ce c\u00f4 t\u00e9-l\u00e0. \nLe masque \u00e0 voix de ventriloque posa \u00e0 terre sa \ngrosse clef, \u00e9leva ses deux bras en l\u2019air et ouvrit et ferma trois fois rapidement ses mains sans dire un \nmot. Ce fut comme le signal du branle -bas dans un \n\u00e9quipage. Les brigands qui tenaient le priso nnier le \nl\u00e2ch\u00e8rent; en un clin d\u2019\u0153il l\u2019\u00e9chelle de corde fut \nd\u00e9roul\u00e9e hors de la fen\u00eatre et attach\u00e9e solidement au \nrebord par les deux crampons de fer. \nLe prisonnier ne faisait pas attention \u00e0 ce qui se \npassait autour de lui. Il semblait r\u00eaver ou prier. \nSit\u00f4t l\u2019\u00e9chelle fix\u00e9e, Th\u00e9nardier cria : \n\u2013 Viens! la bourgeoise! \nEt il se pr\u00e9cipita vers la crois\u00e9e. \nMais comme il allait enjamber, Bigrenaille le saisit \nrudement au collet. \n\u2013 Non pas, dis donc, vieux farceur! apr\u00e8s nous! \n\u2013 Apr\u00e8s nous! hurl\u00e8rent les ba ndits. \n\u2013 Vous \u00eates des enfants, dit Th\u00e9nardier, nous \nperdons le temps. Les railles sont sur nos talons. \n\u2013 Eh bien, dit un des bandits, tirons au sort \u00e0 qui \npassera le premier. \nTh\u00e9nardier s\u2019exclama : \n\u2013 Etes-vous fous! \u00eates -vous toqu\u00e9s! en voil\u00e0 -t-il un \ntas de jobards! perdre le temps, n\u2019est -ce pas? tirer au \nsort, n\u2019est -ce pas? au doigt mouill\u00e9 ? \u00e0 la courte \npaille! \u00e9crire nos noms! les mettre dans un bonnet!... \u2013 Voulez -vous mon chapeau? cria une voix du \nseuil de la porte. \nTous se retourn\u00e8rent. C\u2019\u00e9tai t Javert. \nIl tenait son chapeau \u00e0 la main, et le tendait en \nsouriant. \n \n \n \n \nIII, 8, 21 \n \n \n \n \n \nOn devrait toujours commencer \npar arr\u00eater les victimes \n \n \n \n \n \nJavert, \u00e0 la nuit tombante, avait apost\u00e9 des \nhommes et s\u2019\u00e9tait embusqu\u00e9 lui -m\u00eame derri\u00e8re les \narbres de la rue de la Barri\u00e8re -des-Gobelins qui fait \nface \u00e0 la masure Gorbeau de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du \nboulevard. Il avait commenc\u00e9 par ouvrir \u00ab sa poche \u00bb \npour y four rer les deux jeunes filles charg\u00e9es de \nsurveiller les abords du bouge. Mais il n\u2019avait \n\u00ab coffr\u00e9 \u00bb qu\u2019Azelma. Quant \u00e0 Eponine, elle n\u2019\u00e9tait pas \u00e0 son poste, elle avait disparu, et il n\u2019avait pu la \nsaisir. Puis Javert s\u2019\u00e9tait mis en arr\u00eat, pr\u00eatant l\u2019oreille \nau signal convenu. Les all\u00e9es et venues du fiacre \nl\u2019avaient fort agit\u00e9. Enfin il s\u2019\u00e9tait impatient\u00e9, et, s\u00fbr \nqu\u2019il y avait un nid l\u00e0 , s\u00fbr d\u2019\u00eatre \u00ab en bonne fortune \u00bb, ayant \nreconnu plusieurs des bandits qui \u00e9taient entr\u00e9s, il \navait fini par se d\u00e9cider \u00e0 mo nter sans attendre le \ncoup de pistolet. \nOn se souvient qu\u2019il avait le passe -partout de \nMarius. \nIl \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 point. \nLes bandits effar\u00e9s se jet\u00e8rent sur les armes qu\u2019ils \navaient abandonn\u00e9es dans tous les coins au moment \nde s\u2019\u00e9vader. En moins d\u2019une se conde, ces sept \nhommes, \u00e9pouvantables \u00e0 voir, se group\u00e8rent dans \nune posture de d\u00e9fense, l\u2019un avec son merlin, l\u2019autre \navec sa clef, l\u2019autre avec son assommoir, les autres \navec les cisailles, les pinces et les marteaux, \nTh\u00e9nardier son couteau au poing. La Th\u00e9nardier \nsaisit un \u00e9norme pav\u00e9 qui \u00e9tait dans l\u2019angle de la \nfen\u00eatre et qui servait \u00e0 ses filles de tabouret. \nJavert remit son chapeau sur sa t\u00eate, et fit deux pas \ndans la chambre, les bras crois\u00e9s, la canne sous le \nbras, l\u2019\u00e9p\u00e9e dans le fourreau. \u2013 Halte-l\u00e0, dit -il. Vous ne passerez pas par la \nfen\u00eatre, vous passerez par la porte. C\u2019est moins \nmalsain. Vous \u00eates sept, nous sommes quinze. Ne \nnous colletons pas comme des auvergnats. Soyons \ngentils. \nBigrenaille prit un pistolet qu\u2019il tenait cach\u00e9 sous \nsa blo use et le mit dans la main de Th\u00e9nardier en lui \ndisant \u00e0 l\u2019oreille : \n\u2013 C\u2019est Javert. Je n\u2019ose pas tirer sur cet homme -l\u00e0. \nOses -tu, toi? \n\u2013 Parbleu! r\u00e9pondit Th\u00e9nardier. \n\u2013 Eh bien, tire. \nTh\u00e9nardier prit le pistolet, et ajusta Javert. \nJavert, qui \u00e9tait \u00e0 trois pas, le regarda fixement et \nse contenta de dire : \n\u2013 Ne tire pas, va! ton coup va rater. \nTh\u00e9nardier pressa la d\u00e9tente. Le coup rata. \n\u2013 Quand je te le disais! fit Javert. \nBigrenaille jeta son casse -t\u00eate aux pieds de Javert. \n\u2013 Tu es l\u2019empereur des diables! je me rends. \n\u2013 Et vous? demanda Javert aux autres bandits. \nIls r\u00e9pondirent : \n\u2013 Nous aussi. \nJavert repartit avec calme : \n\u2013 C\u2019est \u00e7a, c\u2019est bon, je le disais, on est gentil. \u2013 Je ne demande qu\u2019une chose, reprit le \nBigren aille, c\u2019est qu\u2019on ne me refuse pas du tabac \npendant que je serai au secret. \n\u2013 Accord\u00e9, dit Javert. \nEt se retournant et appelant derri\u00e8re lui : \n\u2013 Entrez maintenant! \nUne escouade de sergents de ville l\u2019\u00e9p\u00e9e au poing \net d\u2019agents arm\u00e9s de casse -t\u00eate et de gourdins se rua \u00e0 \nl\u2019appel de Javert. On garrotta les bandits. Cette foule \nd\u2019hommes \u00e0 peine \u00e9clair\u00e9s d\u2019une chandelle, emplissait \nd\u2019ombre le repaire. \n\u2013 Les poucettes \u00e0 tous! cria Javert. \n\u2013 Approchez donc un peu! cria une voix qui n\u2019\u00e9tait \npas une voix d\u2019ho mme, mais dont personne n\u2019e\u00fbt pu \ndire : c\u2019est une voix de femme. \nLa Th\u00e9nardier s\u2019\u00e9tait retranch\u00e9e dans un des \nangles de la fen\u00eatre, et c\u2019\u00e9tait elle qui venait de \npousser ce rugissement. \nLes sergents de ville et les agents recul\u00e8rent. \nElle avait jet\u00e9 son ch\u00e2le et gard\u00e9 son chapeau; son \nmari, accroupi derri\u00e8re elle, disparaissait presque sous \nle ch\u00e2le tomb\u00e9, et elle le couvrait de son corps, \n\u00e9levant le pav\u00e9 des deux mains au -dessus de sa t\u00eate \navec le balancement d\u2019une g\u00e9ante qui va lancer un \nrocher. \u2013 Gare! cria -t-elle. \nTous se refoul\u00e8rent vers le corridor. Un large vide \nse fit au milieu du galetas. \nLa Th\u00e9nardier jeta un regard aux bandits qui \ns\u2019\u00e9taient laiss\u00e9s garrotter et murmura d\u2019un accent \nguttural et rauque : \n\u2013 Les l\u00e2ches! \nJavert sourit et s\u2019avan\u00e7 a dans l\u2019espace vide que la \nTh\u00e9nardier couvait de ses deux prunelles. \n\u2013 N\u2019approche pas! va -t\u2019en, cria -t-elle, ou je \nt\u2019\u00e9croule! \n\u2013 Quel grenadier! fit Javert; la m\u00e8re! tu as de la \nbarbe comme un homme, mais j\u2019ai des griffes comme \nune femme. \nEt il continua de s\u2019avancer. \nLa Th\u00e9nardier, \u00e9chevel\u00e9e et terrible, \u00e9carta les \njambes, se cambra en arri\u00e8re et jeta \u00e9perdument le \npav\u00e9 \u00e0 la t\u00eate de Javert. Javert se courba. Le pav\u00e9 \npassa au -dessus de lui, heurta la muraille du fond \ndont il fit tomber un vaste pl\u00e2tras et revint, en \nricochant d\u2019angle en angle \u00e0 travers le bouge, \nheureusement presque vide, mourir sur les talons de \nJavert. Au m\u00eame instant Javert arrivait au couple \nTh\u00e9nardier. Une de ses larges mains s\u2019abattit sur \nl\u2019\u00e9paule de la femme et l\u2019autre sur la t\u00eate du mari. \n\u2013 Les poucettes! cria -t-il. \nLes hommes de police rentr\u00e8rent en foule et en \nquelques secondes l\u2019ordre de Javer t fut ex\u00e9cut\u00e9. \nLa Th\u00e9nardier, bris\u00e9e, regarda ses mains garrott\u00e9es \net celles de son mari, se laissa tomber \u00e0 terre et s\u2019\u00e9cria \nen pleurant : \n\u2013 Mes filles! \n\u2013 Elles sont \u00e0 l\u2019ombre, dit Javert. \nCependant les agents avaient avis\u00e9 l\u2019ivrogne \nendormi derri\u00e8re la porte et le secouaient. Il s\u2019\u00e9veilla \nen balbutiant : \n\u2013 Est-ce fini, Jondrette? \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit Javert. \nLes six bandits garrott\u00e9s \u00e9taient debout; du reste, \nils avaient encore leurs mines de spectres; trois \nbarbouill\u00e9s de noir, trois masqu\u00e9s. \n\u2013 Gardez vos masques, dit Javert. \nEt, les passant en revue avec le regard d\u2019un \nFr\u00e9d\u00e9ric II \u00e0 la parade de Potsdam, il dit aux trois \n\u00ab fumistes \u00bb : \n\u2013 Bonjour, Bigrenaille. Bonjour, Brujon. Bonjour, \nDeux -Milliards. Puis, se tournant vers les trois masques, il dit \u00e0 \nl\u2019homme au merlin : \n\u2013 Bonjour, Gueulemer. \nEt \u00e0 l\u2019homme \u00e0 la trique : \n\u2013 Bonjour, Babet. \nEt au ventriloque : \n\u2013 Salut, Claquesous. \nEn ce moment, il aper\u00e7ut le prisonnier des bandits \nqui, depuis l\u2019entr\u00e9e des agents de police, n\u2019avait pas \nprononc\u00e9 une parole et tenait sa t\u00eate baiss\u00e9e. \n\u2013 D\u00e9liez monsieur! dit Javert, et que personne ne \nsorte! \nCela dit, il s\u2019assit souverainement devant la table, \no\u00f9 \u00e9taient rest\u00e9es la chandelle et l\u2019\u00e9critoire, tira un \npapier timbr\u00e9 de sa poche et commen\u00e7a son proc\u00e8s -\nverba l. \nQuand il eut \u00e9crit les premi\u00e8res lignes, qui ne sont \nque des formules toujours les m\u00eames, il leva les \nyeux : \n\u2013 Faites approcher ce monsieur que ces messieurs \navaient attach\u00e9. \nLes agents regard\u00e8rent autour d\u2019eux. \n\u2013 Eh bien, demanda Javert, o\u00f9 est -il donc? Le prisonnier des bandits, M. Leblanc, M. Urbain \nFabre, le p\u00e8re d\u2019Ursule ou de l\u2019Alouette, avait \ndisparu. \nLa porte \u00e9tait gard\u00e9e, mais la crois\u00e9e ne l\u2019\u00e9tait pas. \nSit\u00f4t qu\u2019il s\u2019\u00e9tait vu d\u00e9li\u00e9, et pendant que Javert \nverbalisait, il avait profit\u00e9 du t rouble, du tumulte, de \nl\u2019encombrement, de l\u2019obscurit\u00e9, et d\u2019un moment o\u00f9 \nl\u2019attention n\u2019\u00e9tait pas fix\u00e9e sur lui, pour s\u2019\u00e9lancer par \nla fen\u00eatre. \nUn agent courut \u00e0 la lucarne, et regarda. On ne \nvoyait personne dehors. \nL\u2019\u00e9chelle de corde tremblait encore. \n\u2013 Diable! fit Javert entre ses dents, ce devait \u00eatre le \nmeilleur! \n \n \n \n \nIII, 8, 22 \n \n \n \n \n \nLe petit qui criait au tome trois \n \n \n \n \nLe lendemain du jour o\u00f9 ces \u00e9v\u00e9nements s\u2019\u00e9taient \naccomplis dans la maison du boulevard de l\u2019H\u00f4pital, \nun enfant, qui semblait ven ir du c\u00f4t\u00e9 du pont \nd\u2019Austerlitz, montait par la contre -all\u00e9e de droite \ndans la direction de la barri\u00e8re de Fontainebleau. Il \n\u00e9tait nuit close. Cet enfant \u00e9tait p\u00e2le, maigre, v\u00eatu de \nloques, avec un pantalon de toile au mois de f\u00e9vrier, \net chantait \u00e0 tue -t\u00eate. \nAu coin de la rue du Petit -Banquier, une vieille \ncourb\u00e9e fouillait dans un tas d\u2019ordures \u00e0 la lueur du r\u00e9verb\u00e8re; l\u2019enfant la heurta en passant, puis recula en \ns\u2019\u00e9criant : \n\u2013 Tiens! moi qui avais pris \u00e7a pour un \u00e9norme, un \n\u00e9norme chien! \nIl pronon\u00e7a le mot \u00e9norme pour la seconde fois \navec un renflement de voix goguenard que des \nmajuscules exprimeraient assez bien : un \u00e9norme, un \n\u00c9NORME chien! \nLa vieille se redressa furieuse. \n\u2013 Carcan de moutard! grommela -t-elle. Si je n\u2019avais \npas \u00e9t\u00e9 pench\u00e9e, je sai s bien o\u00f9 je t\u2019aurais flanqu\u00e9 \nmon pied! \nL\u2019enfant \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 distance. \n\u2013 Kisss! kisss! fit -il. Apr\u00e8s \u00e7a, je ne me suis peut -\n\u00eatre pas tromp\u00e9. \nLa vieille, suffoqu\u00e9e d\u2019indignation, se dressa tout \u00e0 \nfait, et le rougeoiement de la lanterne \u00e9claira en plein \nsa face livide, toute creus\u00e9e d\u2019angles et de rides, avec \ndes pattes d\u2019oie rejoignant les coins de la bouche. Le \ncorps se perdait dans l\u2019ombre et l\u2019on ne voyait que la \nt\u00eate. On e\u00fbt dit le masque de la D\u00e9cr\u00e9pitude d\u00e9coup\u00e9 \npar une lueur dans de la nuit. L\u2019enfant la consid\u00e9ra. \n\u2013 Madame, dit -il, n\u2019a pas le genre de beaut\u00e9 qui me \nconviendrait. \nIl poursuivit son chemin et se remit \u00e0 chanter : \nLe roi Coupdesabot \nS\u2019en allait \u00e0 la chasse, \nA la chasse aux corbeaux... \n \nAu bout de ces trois vers, il s\u2019interrompit. Il \u00e9tait \narriv\u00e9 devant le num\u00e9ro 50 -52, et trouvant la porte \nferm\u00e9e, il avait commenc\u00e9 \u00e0 la battre \u00e0 coups de pied, \ncoups de pied retentissan ts et h\u00e9ro\u00efques, lesquels \nd\u00e9celaient plut\u00f4t les souliers d\u2019homme qu\u2019il portait \nque les pieds d\u2019enfant qu\u2019il avait. \nCependant cette m\u00eame vieille qu\u2019il avait \nrencontr\u00e9e au coin de la rue du Petit -Banquier \naccourait derri\u00e8re lui poussant des clameurs et \nprod iguant des gestes d\u00e9mesur\u00e9s. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est? qu\u2019est -ce que c\u2019est? Dieu \nSeigneur! on enfonce la porte! on d\u00e9fonce la maison! \nLes coups de pied continuaient. \nLa vieille s\u2019\u00e9poumonnait. \n\u2013 Est-ce qu\u2019on arrange les b\u00e2timents comme \u00e7a \u00e0 \npr\u00e9sent! \nTout \u00e0 coup elle s\u2019arr\u00eata. Elle avait reconnu le \ngamin. \n\u2013 Quoi! c\u2019est ce satan! \n\u2013 Tiens, c\u2019est la vieille, dit l\u2019enfant. Bonjour, la \nBurgonmuche. Je viens voir mes anc\u00eatres. La vieille r\u00e9pondit, avec une grimace composite, \nadmirable improvisation de la haine tirant parti de la \ncaducit\u00e9 et de la laideur, qui fut malheureusement \nperdue dans l\u2019obscurit\u00e9 : \n\u2013 Il n\u2019y a personne, mufle. \n\u2013 Bah! reprit l\u2019enfant, o\u00f9 donc est mon p\u00e8re? \n\u2013 A la Force. \n\u2013 Tiens! et ma m\u00e8re? \n\u2013 A Saint -Lazare. \n\u2013 Eh bien! et mes s\u0153urs? \n\u2013 Aux Madelonnettes. \nL\u2019enfant se gratta le derri\u00e8re de l\u2019oreille, regarda \nmame Burgon, et dit : \n\u2013 Ah! \nPuis il pirouetta sur ses talons, et, un moment \napr\u00e8s, la vieille rest\u00e9e sur le pas de la porte l\u2019entendit \nqui chantait de sa voix claire et jeune en s \u2019enfon\u00e7ant \nsous les ormes noirs frissonnant au vent d\u2019hiver : \n \nLe roi Coupdesabot \nS\u2019en allait \u00e0 la chasse, \nA la chasse aux corbeaux, \nMont\u00e9 sur des \u00e9chasses. \nQuand on passait dessous \nOn lui payait deux sous. \n \nLES \nMIS\u00c9RABLES \n \nPAR \n \nVICTOR HUGO \n \n \n \n \n \nQUATRI\u00c8ME PARTIE \n \nL\u2019IDYLLE \n RUE PLUMET \nET L\u2019 \u00c9POP \u00c9E \nRUE SAINT -DENIS \n \n \n \n \nLIVRE PREMIER \n \n \nQUELQUES PAGES \nD\u2019HISTOIRE \n \n \n \n \nIV, 1, 1 \n \n \n \n \n \nBien coup\u00e9 \n \n \n \n \n \n \n1831 et 1832, les deux ann\u00e9es qui se rattachent \nimm\u00e9diatement \u00e0 la r\u00e9volution de juillet, sont un des \nmoments les plus particuliers et les plus frappants de \nl\u2019histoire. Ces deux ann\u00e9es au milieu de celles qui les \npr\u00e9c\u00e8dent et qui les suivent sont comme deu x \nmontagnes. Elles ont la grandeur r\u00e9volutionnaire. On \ny distingue des pr\u00e9cipices. Les masses sociales, les \nassises m\u00eames de la civilisation, le groupe solide des int\u00e9r\u00eats superpos\u00e9s et adh\u00e9rents, les profils s\u00e9culaires \nde l\u2019antique formation fran\u00e7aise, y apparaissent et y \ndisparaissent \u00e0 chaque instant \u00e0 travers les nuages \norageux des syst\u00e8mes, des passions et des th\u00e9ories. \nCes apparitions et ces disparitions ont \u00e9t\u00e9 nomm\u00e9es \nla r\u00e9sistance et le mouvement. Par intervalles on y \nvoit luire la v\u00e9rit\u00e9, ce jour de l\u2019\u00e2me humaine. \nCette remarquable \u00e9poque est assez circonscrite et \ncommence \u00e0 s\u2019\u00e9loigner assez de nous pour qu\u2019on \npuisse en saisir d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent les lignes principales. \nNous allons l\u2019essayer. \nLa restauration avait \u00e9t\u00e9 une de ces phases \ninterm\u00e9diaires difficiles \u00e0 d\u00e9finir, o\u00f9 il y a de la \nfatigue, du bourdonnement, des murmures, du \nsommeil, du tumulte, et qui ne sont autre chose que \nl\u2019arriv\u00e9e d\u2019une grande nation \u00e0 une \u00e9tape. Ces \n\u00e9poques sont singuli\u00e8res et trompent les politiques \nqui veulent les exploit er. Au d\u00e9but, la nation ne \ndemande que le repos; on n\u2019a qu\u2019une soif, la paix; on \nn\u2019a qu\u2019une ambition, \u00eatre petit. Ce qui est la \ntraduction de rester tranquille. Les grands \n\u00e9v\u00e9nements, les grands hasards, les grandes \naventures, les grands hommes, Dieu merci , on en a \nassez vu, on en a par -dessus la t\u00eate. On donnerait \nC\u00e9sar pour Prusias et Napol\u00e9on pour le roi d\u2019Yvetot. \u00abQuel bon petit roi c\u2019\u00e9tait l\u00e0!\u00bb On a march\u00e9 depuis le \npoint du jour, on est au soir d\u2019une longue et rude \njourn\u00e9e; on a fait le premier relais avec Mirabeau, le \nsecond avec Robespierre, le troisi\u00e8me avec \nBonaparte; on est \u00e9reint\u00e9. Chacun demande un lit. \nLes d\u00e9vouements las, les h\u00e9ro\u00efsmes vieillis, les \nambitions repues, les fortunes faites cherchent, \nr\u00e9clament, implorent, sollicitent, quoi? un g \u00eete. Ils \nl\u2019ont. Ils prennent possession de la paix, de la \ntranquillit\u00e9, du loisir; les voil\u00e0 contents. Cependant en \nm\u00eame temps de certains faits surgissent, se font \nreconna\u00eetre et frappent \u00e0 la porte de leur c\u00f4t\u00e9. Ces \nfaits sont sortis des r\u00e9volutions et d es guerres, ils \nsont, ils vivent, ils ont droit de s\u2019installer dans la \nsoci\u00e9t\u00e9 et ils s\u2019y installent; et la plupart du temps les \nfaits sont des mar\u00e9chaux des logis et des fourriers qui \nne font que pr\u00e9parer le logement aux principes. \nAlors voici ce qui app ara\u00eet aux philosophes \npolitiques : \nEn m\u00eame temps que les hommes fatigu\u00e9s \ndemandent le repos, les faits accomplis demandent \ndes garanties. Les garanties pour les faits c\u2019est la \nm\u00eame chose que le repos pour les hommes. C\u2019est ce que l\u2019Angleterre demandait a ux Stuarts \napr\u00e8s le protecteur; c\u2019est ce que la France demandait \naux Bourbons apr\u00e8s l\u2019empire. \nCes garanties sont une n\u00e9cessit\u00e9 des temps. Il faut \nbien les accorder. Les princes les \u00aboctroient\u00bb, mais en \nr\u00e9alit\u00e9 c\u2019est la force des choses qui les donne. V\u00e9ri t\u00e9 \nprofonde et utile \u00e0 savoir, dont les Stuarts ne se \ndout\u00e8rent pas en 1660, que les Bourbons \nn\u2019entrevirent m\u00eame pas en 1814. \nLa famille pr\u00e9destin\u00e9e qui revint en France quand \nNapol\u00e9on s\u2019\u00e9croula eut la simplicit\u00e9 fatale de croire \nque c\u2019\u00e9tait elle qui donn ait, et que ce qu\u2019elle avait \ndonn\u00e9 elle pouvait le reprendre; que la maison de \nBourbon poss\u00e9dait le droit divin, que la France ne \nposs\u00e9dait rien; et que le droit politique conc\u00e9d\u00e9 dans \nla charte de Louis XVIII n\u2019\u00e9tait autre chose qu\u2019une \nbranche du droit di vin, d\u00e9tach\u00e9e par la maison de \nBourbon et gracieusement donn\u00e9e au peuple jusqu\u2019au \njour o\u00f9 il plairait au roi de s\u2019en ressaisir. Cependant, \nau d\u00e9plaisir que le don lui faisait, la maison de \nBourbon aurait d\u00fb sentir qu\u2019il ne venait pas d\u2019elle. \nElle fut harg neuse au dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle. Elle fit \nmauvaise mine \u00e0 chaque \u00e9panouissement de la \nnation. Pour nous servir du mot trivial, c\u2019est -\u00e0-dire \npopulaire et vrai, elle rechigna. Le peuple le vit. Elle crut qu\u2019elle avait de la force parce que \nl\u2019empire avait \u00e9t\u00e9 e mport\u00e9 devant elle comme un \nch\u00e2ssis de th\u00e9\u00e2tre. Elle ne s\u2019aper\u00e7ut pas qu\u2019elle avait \n\u00e9t\u00e9 apport\u00e9e elle -m\u00eame de la m\u00eame fa\u00e7on. Elle ne vit \npas qu\u2019elle aussi \u00e9tait dans cette main qui avait \u00f4t\u00e9 de \nl\u00e0 Napol\u00e9on. \nElle crut qu\u2019elle avait des racines parce qu\u2019elle \u00e9tait \nle pass\u00e9. Elle se trompait; elle faisait partie du pass\u00e9, \nmais tout le pass\u00e9 c\u2019\u00e9tait la France. Les racines de la \nsoci\u00e9t\u00e9 fran\u00e7aise n\u2019\u00e9taient point dans les Bourbons, \nmais dans la nation. Ces obscures et vivaces racines \nne constituaient point le droit d\u2019une famille, mais \nl\u2019histoire d\u2019un peuple. Elles \u00e9taient partout, except\u00e9 \nsous le tr\u00f4ne. \nLa maison de Bourbon \u00e9tait pour la France le \nn\u0153ud illustre et sanglant de son histoire, mais n\u2019\u00e9tait \nplus l\u2019\u00e9l\u00e9me nt principal de sa destin\u00e9e et la base \nn\u00e9cessaire de sa politique. On pouvait se passer des \nBourbons; on s\u2019en \u00e9tait pass\u00e9 vingt -deux ans; il y \navait eu solution de continuit\u00e9; ils ne s\u2019en doutaient \npas. Et comment s\u2019en seraient -ils dout\u00e9s, eux qui se \nfiguraient que Louis XVII r\u00e9gnait le 9 thermidor et \nque Louis XVIII r\u00e9gnait le jour de Marengo? Jamais, \ndepuis l\u2019origine de l\u2019histoire, les princes n\u2019avaient \u00e9t\u00e9 \nsi aveugles en pr\u00e9sence des faits et de la portion d\u2019autorit\u00e9 divine que les faits contiennent et \npromulguent. Jamais cette pr\u00e9tention d\u2019en bas qu\u2019on \nappelle le droit des rois n\u2019avait ni\u00e9 \u00e0 ce point le droit \nd\u2019en haut. \nErreur capitale qui amena cette famille \u00e0 remettre \nla main sur les garanties \u00aboctroy\u00e9es\u00bb en 1814, sur les \nconcessions, comme elle les q ualifiait. Chose triste! ce \nqu\u2019elle nommait ses concessions, c\u2019\u00e9taient nos \nconqu\u00eates; ce qu\u2019elle appelait nos empi\u00e9tements, \nc\u2019\u00e9taient nos droits. \nLorsque l\u2019heure lui sembla venue, la restauration, \nse supposant victorieuse de Bonaparte et enracin\u00e9e \ndans le pays, c\u2019est -\u00e0-dire se croyant forte et se croyant \nprofonde, prit brusquement son parti et risqua son \ncoup. Un matin elle se dressa en face de la France, et, \n\u00e9levant la voix, elle contesta le titre collectif et le titre \nindividuel, \u00e0 la nation la souverain et\u00e9, au citoyen la \nlibert\u00e9. En d\u2019autres termes, elle nia \u00e0 la nation ce qui \nla faisait nation et au citoyen ce qui le faisait citoyen. \nC\u2019est l\u00e0 le fond de ces actes fameux qu\u2019on appelle \nles ordonnances de juillet. \nLa restauration tomba. \nElle tomba juste ment. Cependant, disons -le, elle \nn\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 absolument hostile \u00e0 toutes les formes du progr\u00e8s. De grandes choses s\u2019\u00e9taient faites, elle \n\u00e9tant \u00e0 c\u00f4t\u00e9. \nSous la restauration la nation s\u2019\u00e9tait habitu\u00e9e \u00e0 la \ndiscussion dans le calme, ce qui avait manqu\u00e9 \u00e0 la \nr\u00e9publique, et \u00e0 la grandeur dans la paix, ce qui avait \nmanqu\u00e9 \u00e0 l\u2019empire. La France libre et forte avait \u00e9t\u00e9 \nun spectacle encourageant pour les autres peuples de \nl\u2019Europe. La r\u00e9volution avait eu la parole sous \nRobespierre; le canon avait eu la parole sous \nBonaparte; c\u2019est sous Louis XVIII et Charles X que \nvint le tour de parole de l\u2019intelligence. Le vent cessa, \nle flambeau se ralluma. On vit frissonner sur les \ncimes sereines la pure lumi\u00e8re des esprits. Spectacle \nmagnifique, utile et charmant. On vit t ravailler \npendant quinze ans, en pleine paix, en pleine place \npublique, ces grands principes, si vieux pour le \npenseur, si nouveaux pour l\u2019homme d\u2019\u00e9tat : l\u2019\u00e9galit\u00e9 \ndevant la loi, la libert\u00e9 de la conscience, la libert\u00e9 de \nla parole, la libert\u00e9 de la presse , l\u2019accessibilit\u00e9 de \ntoutes les aptitudes \u00e0 toutes les fonctions. Cela alla \nainsi jusqu\u2019en 1830. Les Bourbons furent un \ninstrument de civilisation qui cassa dans les mains de \nla providence. \nLa chute des Bourbons fut pleine de grandeur, \nnon de leur c\u00f4t\u00e9, m ais du c\u00f4t\u00e9 de la nation. Eux quitt\u00e8rent le tr\u00f4ne avec gravit\u00e9, mais sans autorit\u00e9; \nleur descente dans la nuit ne fut pas une de ces \ndisparitions solennelles qui laissent une sombre \n\u00e9motion \u00e0 l\u2019histoire; ce ne fut ni le calme spectral de \nCharles Ier, ni le cri d\u2019aigle de Napol\u00e9on. Ils s\u2019en \nall\u00e8rent, voil\u00e0 tout. Ils d\u00e9pos\u00e8rent la couronne et ne \ngard\u00e8rent pas d\u2019aur\u00e9ole. Ils furent dignes, mais ils ne \nfurent pas augustes. Ils manqu\u00e8rent dans une certaine \nmesure \u00e0 la majest\u00e9 de leur malheur. Charles X, \npendant le voyage de Cherbourg, faisant couper une \ntable ronde en table carr\u00e9e, parut plus soucieux de \nl\u2019\u00e9tiquette en p\u00e9ril que de la monarchie croulante. \nCette diminution attrista les hommes d\u00e9vou\u00e9s qui \naimaient leurs personnes et les hommes s\u00e9rieux qui \nhonoraien t leur race. Le peuple, lui, fut admirable. La \nnation attaqu\u00e9e un matin \u00e0 main arm\u00e9e par une sorte \nd\u2019insurrection royale, se sentit tant de force qu\u2019elle \nn\u2019eut pas de col\u00e8re. Elle se d\u00e9fendit, se contint, remit \nles choses \u00e0 leur place, le gouvernement dans la loi, \nles Bourbons dans l\u2019exil, h\u00e9las! et s\u2019arr\u00eata. Elle prit le \nvieux roi Charles X sous ce dais qui avait abrit\u00e9 Louis \nXIV, et le posa \u00e0 terre doucement. Elle ne toucha \naux personnes royales qu\u2019avec tristesse et pr\u00e9caution. \nCe ne fut pas un homme, ce ne furent pas quelques \nhommes, ce fut la France, la France enti\u00e8re, la France victorieuse et enivr\u00e9e de sa victoire, qui sembla se \nrappeler et qui pratiqua aux yeux du monde entier ces \ngraves paroles de Guillaume du Vair apr\u00e8s la journ\u00e9e \ndes barricades : \u2013 \u00abIl est ays\u00e9 \u00e0 ceux qui ont \naccoutum\u00e9 d\u2019effleurer les faveurs des grands et \nsaulter, comme un oyseau de branche en branche, \nd\u2019une fortune afflig\u00e9e \u00e0 une florissante, de se montrer \nhardis contre leur prince en son adversit\u00e9; mais pour \nmoy la fortune de mes roys me sera toujours \nv\u00e9n\u00e9rable, et principalement des afflig\u00e9s.\u00bb \nLes Bourbons emport\u00e8rent le respect, mais non le \nregret. Comme nous venons de le dire, leur malheur \nfut plus grand qu\u2019eux. Ils s\u2019effac\u00e8rent \u00e0 l\u2019horizon. \nLa r\u00e9volution de juillet eut tout de suite des amis \net des ennemis dans le monde entier. Les uns se \npr\u00e9cipit\u00e8rent vers elle avec enthousiasme et joie, les \nautres s\u2019en d\u00e9tourn\u00e8rent, chacun selon sa nature. Les \nprinces de l\u2019Europe, au premier moment, hiboux de \ncette aube, ferm\u00e8rent les yeux, bless\u00e9s et stup\u00e9faits, et \nne les rouvrirent que pour menacer. Effroi qui se \ncomprend, col\u00e8re qui s\u2019excuse. Cette \u00e9trange \nr\u00e9volution avait \u00e0 peine \u00e9t\u00e9 un choc; elle n\u2019avait pas \nm\u00eame fait \u00e0 la royaut\u00e9 vaincue l\u2019honneur de la traiter \nen ennemie et de verser son sang. Aux yeux des \ngouvernements despotiques toujours int\u00e9ress\u00e9s \u00e0 ce que la libert\u00e9 se calomnie elle -m\u00eame, la r\u00e9volution de \njuillet avait le tort d\u2019\u00eatre formidable et de rester \ndouce. Rien du reste ne fut tent\u00e9 ni machin\u00e9 contre \nelle. Les plus m\u00e9conte nts, les plus irrit\u00e9s, les plus \nfr\u00e9missants, la saluaient; quels que soient nos \n\u00e9go\u00efsmes et nos rancunes, un respect myst\u00e9rieux sort \ndes \u00e9v\u00e9nements dans lesquels on sent la collaboration \nde quelqu\u2019un qui travaille plus haut que l\u2019homme. \nLa r\u00e9volution de j uillet est le triomphe du droit \nterrassant le fait. Chose pleine de splendeur. \nLe droit terrassant le fait. De l\u00e0 l\u2019\u00e9clat de la \nr\u00e9volution de 1830, de l\u00e0 sa mansu\u00e9tude aussi. Le \ndroit qui triomphe n\u2019a nul besoin d\u2019\u00eatre violent. \nLe droit, c\u2019est le juste e t le vrai. \nLe propre du droit, c\u2019est de rester \u00e9ternellement \nbeau et pur. Le fait, m\u00eame le plus n\u00e9cessaire en \napparence, m\u00eame le mieux accept\u00e9 des \ncontemporains, s\u2019il n\u2019existe que comme fait et s\u2019il ne \ncontient que trop peu de droit ou point du tout de \ndroit, est destin\u00e9 infailliblement \u00e0 devenir, avec la \ndur\u00e9e du temps, difforme, immonde, peut -\u00eatre m\u00eame \nmonstrueux. Si l\u2019on veut constater d\u2019un coup \u00e0 quel \ndegr\u00e9 de laideur le fait peut arriver, vu \u00e0 la distance \ndes si\u00e8cles, qu\u2019on regarde Machiavel. Machiave l, ce \nn\u2019est point un mauvais g\u00e9nie, ni un d\u00e9mon, ni un \u00e9crivain l\u00e2che et mis\u00e9rable; ce n\u2019est rien que le fait. Et \nce n\u2019est pas seulement le fait italien, c\u2019est le fait \neurop\u00e9en, le fait du seizi\u00e8me si\u00e8cle. Il semble hideux, \net il l\u2019est, en pr\u00e9sence de l\u2019id \u00e9e morale du dix -\nneuvi\u00e8me. \nCette lutte du droit et du fait dure depuis l\u2019origine \ndes soci\u00e9t\u00e9s. Terminer le duel, amalgamer l\u2019id\u00e9e pure \navec la r\u00e9alit\u00e9 humaine, faire p\u00e9n\u00e9trer pacifiquement \nle droit dans le fait et le fait dans le droit, voil\u00e0 le \ntravail d es sages. \n \n \n \n \nIV, 1, 2 \n \n \n \n \n \nMal cousu \n \n \n \n \n \n \nMais autre est le travail des sages, autre est le \ntravail des habiles. \nLa r\u00e9volution de 1830 s\u2019\u00e9tait vite arr\u00eat\u00e9e. \nSit\u00f4t qu\u2019une r\u00e9volution a fait c\u00f4te, les habiles \nd\u00e9p\u00e8cent l\u2019\u00e9chouement. \nLes habiles, dans notre si\u00e8cle, se sont d\u00e9cern\u00e9 \u00e0 \neux-m\u00eames la qualification d\u2019hommes d\u2019\u00e9tat; si bien \nque ce mot, homme d\u2019\u00e9tat, a fini par \u00eatre un peu un mot d\u2019argot. Qu\u2019on ne l\u2019oublie pas en effet, l\u00e0 o\u00f9 il \nn\u2019y a qu\u2019habilet\u00e9, il y a n\u00e9cessairement petites se. \nDire : les habiles, cela revient \u00e0 dire : les m\u00e9diocres. \nDe m\u00eame que dire : les hommes d\u2019\u00e9tat, cela \n\u00e9quivaut quelquefois \u00e0 dire : les tra\u00eetres. \nA en croire les habiles donc, les r\u00e9volutions \ncomme la r\u00e9volution de juillet sont des art\u00e8res \ncoup\u00e9es; il faut une prompte ligature. Le droit, trop \ngrandement proclam\u00e9, \u00e9branle. Aussi, une fois le \ndroit affirm\u00e9, il faut raffermir l\u2019\u00e9tat. La libert\u00e9 \nassur\u00e9e, il faut songer au pouvoir. \nIci les sages ne se s\u00e9parent pas encore des habiles, \nmais ils commencent \u00e0 s e d\u00e9fier. Le pouvoir, soit. \nMais, premi\u00e8rement, qu\u2019est -ce que le pouvoir? \ndeuxi\u00e8mement, d\u2019o\u00f9 vient -il? \nLes habiles semblent ne pas entendre l\u2019objection \nmurmur\u00e9e, et ils continuent leur man\u0153uvre. \nSelon ces politiques, ing\u00e9nieux \u00e0 mettre aux \nfictions profi tables un masque de n\u00e9cessit\u00e9, le \npremier besoin d\u2019un peuple apr\u00e8s une r\u00e9volution, \nquand ce peuple fait partie d\u2019un continent \nmonarchique, c\u2019est de se procurer une dynastie. De \ncette fa\u00e7on, disent -ils, il peut avoir la paix apr\u00e8s sa \nr\u00e9volution, c\u2019est -\u00e0-dire le temps de panser ses plaies et de r\u00e9parer sa maison. La dynastie cache \nl\u2019\u00e9chafaudage et couvre l\u2019ambulance. \nOr, il n\u2019est pas toujours facile de se procurer une \ndynastie. \nA la rigueur, le premier homme de g\u00e9nie ou m\u00eame \nle premier homme de fortune venu suffit pour faire \nun roi. Vous avez dans le premier cas Bonaparte et \ndans le second Iturbide. \nMais la premi\u00e8re famille venue ne suffit pas pour \nfaire une dynastie. Il y a n\u00e9cessairement une certaine \nquantit\u00e9 d\u2019anciennet\u00e9 dans une race, et la ride des \nsi\u00e8cles ne s\u2019improvise pas. \nSi l\u2019on se place au point de vue des \u00abhommes \nd\u2019\u00e9tat\u00bb, sous toutes r\u00e9serves, bien entendu, apr\u00e8s une \nr\u00e9volution, quelles sont les qualit\u00e9s du roi qui en sort? \nIl peut \u00eatre et il est utile qu\u2019il soit r\u00e9volutionnaire, \nc\u2019est-\u00e0-dire pa rticipant de sa personne \u00e0 cette \nr\u00e9volution, qu\u2019il y ait mis la main, qu\u2019il s\u2019y soit \ncompromis ou illustr\u00e9, qu\u2019il en ait touch\u00e9 la hache ou \nmani\u00e9 l\u2019\u00e9p\u00e9e. \nQuelles sont les qualit\u00e9s d\u2019une dynastie? Elle doit \n\u00eatre nationale, c\u2019est -\u00e0-dire r\u00e9volutionnaire \u00e0 di stance, \nnon par des actes commis, mais par les id\u00e9es \naccept\u00e9es. Elle doit se composer de pass\u00e9 et \u00eatre \nhistorique, se composer d\u2019avenir et \u00eatre sympathique. Tout ceci explique pourquoi les premi\u00e8res \nr\u00e9volutions se contentent de trouver un homme, \nCromwell ou Napol\u00e9on; et pourquoi les deuxi\u00e8mes \nveulent absolument trouver une famille, la maison de \nBrunswick ou la maison d\u2019Orl\u00e9ans. \nLes maisons royales ressemblent \u00e0 ces figuiers de \nl\u2019Inde dont chaque rameau en se courbant jusqu\u2019\u00e0 \nterre y prend racine et devien t un figuier. Chaque \nbranche peut devenir une dynastie. A la seule \ncondition de se courber jusqu\u2019au peuple. \nTelle est la th\u00e9orie des habiles. \nVoici donc le grand art : faire un peu rendre \u00e0 un \nsucc\u00e8s le son d\u2019une catastrophe afin que ceux qui en \nprofitent en tremblent aussi, assaisonner de peur un \npas de fait, augmenter la courbe de la transition \njusqu\u2019au ralentissement du progr\u00e8s, affadir cette \naurore, d\u00e9noncer et retrancher les \u00e2pret\u00e9s de \nl\u2019enthousiasme, couper les angles et les ongles, ouater \nle triomphe, emmitoufler le droit, envelopper le g\u00e9ant \npeuple de flanelle et le coucher bien vite, imposer la \ndi\u00e8te \u00e0 cet exc\u00e8s de sant\u00e9, mettre Hercule en \ntraitement de convalescence, d\u00e9layer l\u2019\u00e9v\u00e9nement \ndans l\u2019exp\u00e9dient, offrir aux esprits alt\u00e9r\u00e9s d\u2019id\u00e9al ce \nnectar \u00e9tendu de tisane, prendre ses pr\u00e9cautions contre le trop de r\u00e9ussite, garnir la r\u00e9volution d\u2019un \nabat-jour. \n1830 pratiqua cette th\u00e9orie, d\u00e9j\u00e0 appliqu\u00e9e \u00e0 \nl\u2019Angleterre par 1688. \n1830 est une r\u00e9volution arr\u00eat\u00e9e \u00e0 mi -c\u00f4te. Moiti\u00e9 \nde progr\u00e8s; quasi -droit. Or la logique ignore l\u2019\u00e0 peu \npr\u00e8s; absolument comme le soleil ignore la chandelle. \nQui arr\u00eate les r\u00e9volutions \u00e0 mi -c\u00f4te? La \nbourgeoisie. \nPourq uoi? \nParce que la bourgeoisie est l\u2019int\u00e9r\u00eat arriv\u00e9 \u00e0 \nsatisfaction. Hier c\u2019\u00e9tait l\u2019app\u00e9tit, aujourd\u2019hui c\u2019est la \npl\u00e9nitude, demain ce sera la sati\u00e9t\u00e9. \nLe ph\u00e9nom\u00e8ne de 1814 apr\u00e8s Napol\u00e9on se \nreproduisit en 1830 apr\u00e8s Charles X. \nOn a voulu, \u00e0 tort, faire d e la bourgeoisie une \nclasse. La bourgeoisie est tout simplement la portion \ncontent\u00e9e du peuple. Le bourgeois, c\u2019est l\u2019homme qui \na maintenant le temps de s\u2019asseoir. Une chaise n\u2019est \npas une caste. \nMais, pour vouloir s\u2019asseoir trop t\u00f4t, on peut \narr\u00eater la m arche m\u00eame du genre humain. Cela a \u00e9t\u00e9 \nsouvent la faute de la bourgeoisie. On n\u2019est pas une classe parce qu\u2019on fait une faute. \nL\u2019\u00e9go\u00efsme n\u2019est pas une des divisions de l\u2019ordre \nsocial. \nDu reste, il faut \u00eatre juste, m\u00eame envers l\u2019\u00e9go\u00efsme, \nl\u2019\u00e9tat auquel asp irait, apr\u00e8s la secousse de 1830, cette \npartie de la nation qu\u2019on nomme la bourgeoisie, ce \nn\u2019\u00e9tait pas l\u2019inertie, qui se complique d\u2019indiff\u00e9rence et \nde paresse et qui contient un peu de honte, ce n\u2019\u00e9tait \npas le sommeil, qui suppose un oubli momentan\u00e9 \nacces sible aux songes; c\u2019\u00e9tait la halte. \nLa halte est un mot form\u00e9 d\u2019un double sens \nsingulier et presque contradictoire : troupe en \nmarche, c\u2019est -\u00e0-dire mouvement; station, c\u2019est -\u00e0-dire \nrepos. \nLa halte, c\u2019est la r\u00e9paration des forces; c\u2019est le \nrepos arm\u00e9 et \u00e9 veill\u00e9; c\u2019est le fait accompli qui pose \ndes sentinelles et se tient sur ses gardes. La halte \nsuppose le combat hier et le combat demain. \nC\u2019est l\u2019entre -deux de 1830 et de 1848. \nCe que nous appelons ici combat peut aussi \ns\u2019appeler progr\u00e8s. \nIl fallait donc \u00e0 la bourgeoisie, comme aux \nhommes d\u2019\u00e9tat, un homme qui exprim\u00e2t ce mot : \nHalte. Un Quoique Parce que. Une individualit\u00e9 \ncomposite, signifiant r\u00e9volution et signifiant stabilit\u00e9, en d\u2019autres termes affermissant le pr\u00e9sent par la \ncompatibilit\u00e9 \u00e9vidente du pass\u00e9 avec l\u2019avenir. \nCet homme \u00e9tait \u00abtout trouv\u00e9\u00bb. Il s\u2019appelait Louis -\nPhilippe d\u2019Orl\u00e9ans. \nLes 221 firent Louis -Philippe roi. Lafayette se \nchargea du sacre. Il le nomma la meilleure des \nr\u00e9publiques . L\u2019h\u00f4tel de ville de Paris rempla\u00e7a la \ncath\u00e9drale de Re ims. \nCette substitution d\u2019un demi -tr\u00f4ne au tr\u00f4ne \ncomplet fut \u00abl\u2019\u0153uvre de 1830\u00bb. \nQuand les habiles eurent fini, le vice immense de \nleur solution apparut. Tout cela \u00e9tait fait en dehors \ndu droit absolu. Le droit absolu cria : Je proteste! \npuis, chose redou table, il rentra dans l\u2019ombre. \n \n \n \n \nIV, 1, 3 \n \n \n \n \n \nLouis -Philippe \n \n \n \n \n \n \nLes r\u00e9volutions ont le bras terrible et la main \nheureuse; elles frappent ferme et choisissent bien. \nM\u00eame incompl\u00e8tes, m\u00eame ab\u00e2tardies et m\u00e2tin\u00e9es, et \nr\u00e9duites \u00e0 l\u2019\u00e9tat de r\u00e9volution cadette, comme la \nr\u00e9volution de 1830, il leur reste presque toujours \nassez de lucidit\u00e9 providentielle pour qu\u2019elles ne \npuissent mal tomber. Leur \u00e9clipse n\u2019est jamais une \nabdication. Pourtant, ne nous vantons pas trop haut; les \nr\u00e9volutions, elles aussi, se trompent, et de graves \nm\u00e9prises se sont vues. \nRevenons \u00e0 1830. 1830, dan s sa d\u00e9viation, eut du \nbonheur. Dans l\u2019\u00e9tablissement qui s\u2019appela l\u2019ordre \napr\u00e8s la r\u00e9volution coup\u00e9e court, le roi valait mieux \nque la royaut\u00e9. Louis -Philippe \u00e9tait un homme rare. \nFils d\u2019un p\u00e8re auquel l\u2019histoire accordera \ncertainement les circonstances a tt\u00e9nuantes, mais aussi \ndigne d\u2019estime que ce p\u00e8re avait \u00e9t\u00e9 digne de bl\u00e2me; \nayant toutes les vertus priv\u00e9es et plusieurs des vertus \npubliques; soigneux de sa sant\u00e9, de sa fortune, de sa \npersonne, de ses affaires; connaissant le prix d\u2019une \nminute et pas tou jours le prix d\u2019une ann\u00e9e; sobre, \nserein, paisible, patient; bonhomme et bon prince; \ncouchant avec sa femme, et ayant dans son palais des \nlaquais charg\u00e9s de faire voir le lit conjugal aux \nbourgeois, ostentation d\u2019alc\u00f4ve r\u00e9guli\u00e8re devenue \nutile apr\u00e8s les an ciens \u00e9talages ill\u00e9gitimes de la \nbranche a\u00een\u00e9e; sachant toutes les langues de l\u2019Europe, \net, ce qui est plus rare, tous les langages de tous les \nint\u00e9r\u00eats, et les parlant; admirable repr\u00e9sentant de la \n\u00abclasse moyenne\u00bb, mais la d\u00e9passant, et de toutes les \nfa\u00e7ons plus grand qu\u2019elle; ayant l\u2019excellent esprit, tout \nen appr\u00e9ciant le sang dont il sortait, de se compter surtout pour sa valeur intrins\u00e8que, et, sur la question \nm\u00eame de sa race, tr\u00e8s particulier, se d\u00e9clarant Orl\u00e9ans \net non Bourbon; tr\u00e8s premier prince du sang tant \nqu\u2019il n\u2019avait \u00e9t\u00e9 qu\u2019altesse s\u00e9r\u00e9nissime, mais franc \nbourgeois le jour o\u00f9 il fut majest\u00e9; diffus en public, \nconcis dans l\u2019intimit\u00e9; avare signal\u00e9, mais non prouv\u00e9; \nau fond, un de ces \u00e9conomes ais\u00e9ment prodigues \npour leur fantaisie ou leur devo ir; lettr\u00e9, et peu \nsensible aux lettres; gentilhomme, mais non chevalier; \nsimple, calme et fort; ador\u00e9 de sa famille et de sa \nmaison; causeur s\u00e9duisant, homme d\u2019\u00e9tat d\u00e9sabus\u00e9, \nint\u00e9rieurement froid, domin\u00e9 par l\u2019int\u00e9r\u00eat imm\u00e9diat, \ngouvernant toujours au plus pr\u00e8s, incapable de \nrancune et de reconnaissance, usant sans piti\u00e9 les \nsup\u00e9riorit\u00e9s sur les m\u00e9diocrit\u00e9s, habile \u00e0 faire donner \ntort par les majorit\u00e9s parlementaires \u00e0 ces unanimit\u00e9s \nmyst\u00e9rieuses qui grondent sourdement sous les \ntr\u00f4nes; expansif, parfois im prudent dans son \nexpansion, mais d\u2019une merveilleuse adresse dans cette \nimprudence; fertile en exp\u00e9dients, en visages, en \nmasques; faisant peur \u00e0 la France de l\u2019Europe et \u00e0 \nl\u2019Europe de la France; aimant incontestablement son \npays, mais pr\u00e9f\u00e9rant sa famille; prisant plus la \ndomination que l\u2019autorit\u00e9 et l\u2019autorit\u00e9 que la dignit\u00e9, \ndisposition qui a cela de funeste que, tournant tout au succ\u00e8s, elle admet la ruse et ne r\u00e9pudie pas \nabsolument la bassesse, mais qui a cela de profitable \nqu\u2019elle pr\u00e9serve la politiqu e des chocs violents, l\u2019\u00e9tat \ndes fractures et la soci\u00e9t\u00e9 des catastrophes; \nminutieux, correct, vigilant, attentif, sagace, \ninfatigable; se contredisant quelquefois, et se \nd\u00e9mentant; hardi contre l\u2019Autriche \u00e0 Anc\u00f4ne, \nopini\u00e2tre contre l\u2019Angleterre en Espagne , \nbombardant Anvers et payant Pritchard; chantant \navec conviction la Marseillaise; inaccessible \u00e0 \nl\u2019abattement, aux lassitudes, au go\u00fbt du beau et de \nl\u2019id\u00e9al, aux g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9s t\u00e9m\u00e9raires, \u00e0 l\u2019utopie, \u00e0 la \nchim\u00e8re, \u00e0 la col\u00e8re, \u00e0 la vanit\u00e9, \u00e0 la crainte; aya nt \ntoutes les formes de l\u2019intr\u00e9pidit\u00e9 personnelle; g\u00e9n\u00e9ral \n\u00e0 Valmy, soldat \u00e0 Jemmapes; t\u00e2t\u00e9 huit fois par le \nr\u00e9gicide, et toujours souriant; brave comme un \ngrenadier, courageux comme un penseur; inquiet \nseulement devant les chances d\u2019un \u00e9branlement \neurop\u00e9e n, et impropre aux grandes aventures \npolitiques; toujours pr\u00eat \u00e0 risquer sa vie, jamais son \n\u0153uvre; d\u00e9guisant sa volont\u00e9 en influence afin d\u2019\u00eatre \nplut\u00f4t ob\u00e9i comme intelligence que comme roi; dou\u00e9 \nd\u2019observation et non de divination; peu attentif aux \nesprits , mais se connaissant en hommes, c\u2019est -\u00e0-dire \nayant besoin de voir pour juger; bon sens prompt et p\u00e9n\u00e9trant, sagesse pratique, parole facile, m\u00e9moire \nprodigieuse; puisant sans cesse dans cette m\u00e9moire, \nson unique point de ressemblance avec C\u00e9sar, \nAlexandre et Napol\u00e9on; sachant les faits, les d\u00e9tails, \nles dates, les noms propres, ignorant les tendances, \nles passions, les g\u00e9nies divers de la foule, les \naspirations int\u00e9rieures, les soul\u00e8vements cach\u00e9s et \nobscurs des \u00e2mes, en un mot, tout ce qu\u2019on pourrait \nappe ler les courants invisibles des consciences; \naccept\u00e9 par la surface, mais peu d\u2019accord avec la \nFrance de dessous; s\u2019en tirant par la finesse; \ngouvernant trop et ne r\u00e9gnant pas assez; son premier \nministre \u00e0 lui -m\u00eame; excellant \u00e0 faire de la petitesse \ndes r\u00e9 alit\u00e9s un obstacle \u00e0 l\u2019immensit\u00e9 des id\u00e9es; \nm\u00ealant \u00e0 une vraie facult\u00e9 cr\u00e9atrice de civilisation, \nd\u2019ordre et d\u2019organisation on ne sait quel esprit de \nproc\u00e9dure et de chicane; fondateur et procureur \nd\u2019une dynastie; ayant quelque chose de Charlemagne \net quel que chose d\u2019un avou\u00e9; en somme, figure haute \net originale, prince qui sut faire du pouvoir malgr\u00e9 \nl\u2019inqui\u00e9tude de la France et de la puissance malgr\u00e9 la \njalousie de l\u2019Europe, Louis -Philippe sera class\u00e9 parmi \nles hommes \u00e9minents de son si\u00e8cle, et serait ran g\u00e9 \nparmi les gouvernants les plus illustres de l\u2019histoire, \ns\u2019il e\u00fbt un peu aim\u00e9 la gloire et s\u2019il e\u00fbt eu le sentiment de ce qui est grand au m\u00eame degr\u00e9 que le sentiment \nde ce qui est utile. \nLouis -Philippe avait \u00e9t\u00e9 beau, et, vieilli, \u00e9tait rest\u00e9 \ngracieux; pas toujours agr\u00e9\u00e9 de la nation, il l\u2019\u00e9tait \ntoujours de la foule; il plaisait. Il avait ce don, le \ncharme. La majest\u00e9 lui faisait d\u00e9faut; il ne portait ni la \ncouronne, quoique roi, ni les cheveux blancs, \nquoique vieillard. Ses mani\u00e8res \u00e9taient du vieux \nr\u00e9gime et ses habitudes du nouveau, m\u00e9lange du \nnoble et du bourgeois qui convenait \u00e0 1830; Louis -\nPhilippe \u00e9tait la transition r\u00e9gnante; il avait conserv\u00e9 \nl\u2019ancienne prononciation et l\u2019ancienne orthographe \nqu\u2019il mettait au service des opinions modernes; il \naimait la Pologne et la Hongrie, mais il \u00e9crivait les \npolonois et il pronon\u00e7ait les hongrais . Il portait l\u2019habit de \nla garde nationale comme Charles X, et le cordon de \nla l\u00e9gion d\u2019honneur comme Napol\u00e9on. \nIl allait peu \u00e0 la chapelle, point \u00e0 la chasse, jamai s \u00e0 \nl\u2019op\u00e9ra. Incorruptible aux sacristains, aux valets de \nchiens et aux danseuses; cela entrait dans sa \npopularit\u00e9 bourgeoise. Il n\u2019avait point de cour. Il \nsortait avec son parapluie sous son bras, et ce \nparapluie a longtemps fait partie de son aur\u00e9ole. Il \n\u00e9tait un peu ma\u00e7on, un peu jardinier et un peu \nm\u00e9decin; il saignait un postillon tomb\u00e9 de cheval; Louis -Philippe n\u2019allait pas plus sans sa lancette que \nHenri III sans son poignard. Les royalistes raillaient \nce roi ridicule, le premier qui ait vers\u00e9 le san g pour \ngu\u00e9rir. \nDans les griefs de l\u2019histoire contre Louis -Philippe, \nil y a une d\u00e9falcation \u00e0 faire; il y a ce qui accuse la \nroyaut\u00e9, ce qui accuse le r\u00e8gne, et ce qui accuse le roi; \ntrois colonnes qui donnent chacune un total \ndiff\u00e9rent. Le droit d\u00e9mocrati que confisqu\u00e9, le progr\u00e8s \ndevenu le deuxi\u00e8me int\u00e9r\u00eat, les protestations de la rue \nr\u00e9prim\u00e9es violemment, l\u2019ex\u00e9cution militaire des \ninsurrections, l\u2019\u00e9meute pass\u00e9e par les armes, la rue \nTransnonain, les conseils de guerre, l\u2019absorption du \npays r\u00e9el par le pay s l\u00e9gal, le gouvernement de \ncompte \u00e0 demi avec trois cent mille privil\u00e9gi\u00e9s, sont \nle fait de la royaut\u00e9; la Belgique refus\u00e9e, l\u2019Alg\u00e9rie trop \ndurement conquise, et, comme l\u2019Inde par les Anglais, \navec plus de barbarie que de civilisation, le manque \nde foi \u00e0 Abdel -Kader, Blaye, Deutz achet\u00e9, Pritchard \npay\u00e9, sont le fait du r\u00e8gne; la politique plus familiale \nque nationale est le fait du roi. \nComme on voit, le d\u00e9compte op\u00e9r\u00e9, la charge du \nroi s\u2019amoindrit. \nSa grande faute, la voici : il a \u00e9t\u00e9 modeste au nom \nde la France. D\u2019o\u00f9 vient cette faute? \nDisons -le. \nLouis -Philippe a \u00e9t\u00e9 un roi trop p\u00e8re; cette \nincubation d\u2019une famille qu\u2019on veut faire \u00e9clore \ndynastie a peur de tout et n\u2019entend pas \u00eatre d\u00e9rang\u00e9e; \nde l\u00e0 des timidit\u00e9s excessives, importunes au peuple \nqui a le 14 juillet dans sa tradition civile et Austerlitz \ndans sa tradition militaire. \nDu reste, si l\u2019on fait abstraction des devoirs \npublics, qui veulent \u00eatre remplis les premiers, cette \nprofonde tendresse de Louis -Philippe pour sa famille, \nla famille la m\u00e9r itait. Ce groupe domestique \u00e9tait \nadmirable. Les vertus y coudoyaient les talents. Une \ndes filles de Louis -Philippe, Marie d\u2019Orl\u00e9ans, mettait \nle nom de sa race parmi les artistes comme Charles \nd\u2019Orl\u00e9ans l\u2019avait mis parmi les po\u00e8tes. Elle avait fait \nde son \u00e2me un marbre qu\u2019elle avait nomm\u00e9 Jeanne \nd\u2019Arc. Deux des fils de Louis -Philippe avaient \narrach\u00e9 \u00e0 Metternich cet \u00e9loge d\u00e9magogique : Ce sont \ndes jeunes gens comme on n\u2019en voit gu\u00e8re et des princes comme \non n\u2019en voit pas . \nVoil\u00e0, sans rien dissimuler, mais aussi sans rien \naggraver, le vrai sur Louis -Philippe. \nEtre le prince \u00e9galit\u00e9, porter en soi la contradiction \nde la restauration et de la r\u00e9volution, avoir ce c\u00f4t\u00e9 inqui\u00e9tant du r\u00e9volutionnaire qui devient rassurant \ndans l e gouvernant, ce fut l\u00e0 la fortune de Louis -\nPhilippe en 1830; jamais il n\u2019y eut adaptation plus \ncompl\u00e8te d\u2019un homme \u00e0 un \u00e9v\u00e9nement; l\u2019un entra \ndans l\u2019autre, et l\u2019incarnation se fit. Louis -Philippe, \nc\u2019est 1830 fait homme. De plus il avait pour lui cette \ngrande d\u00e9signation au tr\u00f4ne, l\u2019exil. Il avait \u00e9t\u00e9 \nproscrit, errant, pauvre. Il avait v\u00e9cu de son travail. \nEn Suisse, cet apanagiste des plus riches domaines \nprinciers de France avait vendu un vieux cheval pour \nmanger. A Reichenau il avait donn\u00e9 des le\u00e7ons de \nmath\u00e9matiques pendant que sa s\u0153ur Ad\u00e9la\u00efde faisait \nde la broderie et cousait. Ces souvenirs m\u00eal\u00e9s \u00e0 un roi \nenthousiasmaient la bourgeoisie. Il avait d\u00e9moli de \nses propres mains la derni\u00e8re cage de fer du Mont \nSaint -Michel, b\u00e2tie par Louis XI et utilis\u00e9e pa r Louis \nXV. C\u2019\u00e9tait le compagnon de Dumouriez, c\u2019\u00e9tait \nl\u2019ami de Lafayette; il avait \u00e9t\u00e9 du club des jacobins; \nMirabeau lui avait frapp\u00e9 sur l\u2019\u00e9paule; Danton lui \navait dit : Jeune homme! A vingt -quatre ans, en 93, \n\u00e9tant M. de Chartres, du fond d\u2019une logette obscure \nde la Convention, il avait assist\u00e9 au proc\u00e8s de Louis \nXVI, si bien nomm\u00e9 ce pauvre tyran . La clairvoyance \naveugle de la r\u00e9volution, brisant la royaut\u00e9 dans le roi \net le roi avec la royaut\u00e9, sans presque remarquer l\u2019homme dans le farouche \u00e9crasemen t de l\u2019id\u00e9e, le \nvaste orage de l\u2019assembl\u00e9e tribunal, la col\u00e8re publique \ninterrogeant, Capet ne sachant que r\u00e9pondre, \nl\u2019effrayante vacillation stup\u00e9faite de cette t\u00eate royale \nsous ce souffle sombre, l\u2019innocence relative de tous \ndans cette catastrophe, de ce ux qui condamnaient \ncomme de celui qui \u00e9tait condamn\u00e9, il avait regard\u00e9 \nces choses, il avait contempl\u00e9 ces vertiges; il avait vu \nles si\u00e8cles compara\u00eetre \u00e0 la barre de la Convention; il \navait vu, derri\u00e8re Louis XVI, cet infortun\u00e9 passant \nresponsable, se dre sser dans les t\u00e9n\u00e8bres la \nformidable accus\u00e9e, la monarchie; et il lui \u00e9tait rest\u00e9 \ndans l\u2019\u00e2me l\u2019\u00e9pouvante respectueuse de ces immenses \njustices du peuple presque aussi impersonnelles que \nla justice de Dieu. \nLa trace que la r\u00e9volution avait laiss\u00e9e en lui \u00e9 tait \nprodigieuse. Son souvenir \u00e9tait comme une \nempreinte vivante de ces grandes ann\u00e9es minute par \nminute. Un jour, devant un t\u00e9moin dont il nous est \nimpossible de douter, il rectifia de m\u00e9moire toute la \nlettre A de la liste alphab\u00e9tique de l\u2019assembl\u00e9e \nconstituante. \nLouis -Philippe a \u00e9t\u00e9 un roi de plein jour. Lui \nr\u00e9gnant, la presse a \u00e9t\u00e9 libre, la tribune a \u00e9t\u00e9 libre, la \nconscience et la parole ont \u00e9t\u00e9 libres. Les lois de septembre sont \u00e0 claire -voie. Bien que sachant le \npouvoir rongeur de la lumi\u00e8re sur les privil\u00e8ges, il a \nlaiss\u00e9 son tr\u00f4ne expos\u00e9 \u00e0 la lumi\u00e8re. L\u2019histoire lui \ntiendra compte de cette loyaut\u00e9. \nLouis -Philippe, comme tous les hommes \nhistoriques sortis de sc\u00e8ne, est aujourd\u2019hui mis en \njugement par la conscience humaine. Son proc\u00e8s \nn\u2019est encore q u\u2019en premi\u00e8re instance. \nL\u2019heure o\u00f9 l\u2019histoire parle avec son accent \nv\u00e9n\u00e9rable et libre n\u2019a pas encore sonn\u00e9 pour lui; le \nmoment n\u2019est pas venu de prononcer sur ce roi le \njugement d\u00e9finitif; l\u2019aust\u00e8re et illustre historien Louis \nBlanc a lui -m\u00eame r\u00e9cemment adouci son premier \nverdict; Louis -Philippe a \u00e9t\u00e9 l\u2019\u00e9lu de ces deux \u00e0 peu \npr\u00e8s qu\u2019on appelle les 221 et 1830, c\u2019est -\u00e0-dire d\u2019un \ndemi -parlement et d\u2019une demi -r\u00e9volution; et dans \ntous les cas, au point de vue sup\u00e9rieur o\u00f9 doit se \nplacer la philosophie, nous n e pourrions le juger ici, \ncomme on a pu l\u2019entrevoir plus haut, qu\u2019avec de \ncertaines r\u00e9serves au nom du principe d\u00e9mocratique \nabsolu; aux yeux de l\u2019absolu, en dehors de ces deux \ndroits : le droit de l\u2019homme d\u2019abord, le droit du \npeuple ensuite, tout est usur pation; mais ce que nous \npouvons dire d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent, ces r\u00e9serves faites, c\u2019est \nque, somme toute et de quelque fa\u00e7on qu\u2019on le consid\u00e8re, Louis -Philippe, pris en lui -m\u00eame, et au \npoint de vue de la bont\u00e9 humaine, demeurera, pour \nnous servir du vieux langage de l\u2019ancienne histoire, \nun des meilleurs princes qui aient pass\u00e9 sur un tr\u00f4ne. \nQu\u2019a -t-il contre lui? Ce tr\u00f4ne. Otez de Louis -\nPhilippe le roi, il reste l\u2019homme. Et l\u2019homme est bon. \nIl est bon parfois jusqu\u2019\u00e0 \u00eatre admirable. Souvent, au \nmilieu des plus grav es soucis, apr\u00e8s une journ\u00e9e de \nlutte contre toute la diplomatie du continent, il \nrentrait le soir dans son appartement, et l\u00e0, \u00e9puis\u00e9 de \nfatigue, accabl\u00e9 de sommeil, que faisait -il? il prenait \nun dossier, et il passait sa nuit \u00e0 r\u00e9viser un proc\u00e8s \ncriminel , trouvant que c\u2019\u00e9tait quelque chose de tenir \nt\u00eate \u00e0 l\u2019Europe, mais que c\u2019\u00e9tait une plus grande \naffaire encore d\u2019arracher un homme au bourreau. Il \ns\u2019opini\u00e2trait contre son garde des sceaux; il disputait \npied \u00e0 pied le terrain de la guillotine aux procureur s \ng\u00e9n\u00e9raux, ces bavards de la loi , comme il les appelait. \nQuelquefois les dossiers empil\u00e9s couvraient sa table; \nil les examinait tous; c\u2019\u00e9tait une angoisse pour lui \nd\u2019abandonner ces mis\u00e9rables t\u00eates condamn\u00e9es. Un \njour il disait au m\u00eame t\u00e9moin que nous avo ns indiqu\u00e9 \ntout \u00e0 l\u2019heure : Cette nuit, j\u2019en ai gagn\u00e9 sept . Pendant les \npremi\u00e8res ann\u00e9es de son r\u00e8gne, la peine de mort fut \ncomme abolie, et l\u2019\u00e9chafaud relev\u00e9 fut une violence faite au roi. La Gr\u00e8ve ayant disparu avec la branche \na\u00een\u00e9e, une Gr\u00e8ve bourgeoise fut institu\u00e9e sous le nom \nde Barri\u00e8re Saint -Jacques; les \u00abhommes pratiques\u00bb \nsentirent le besoin d\u2019une guillotine quasi l\u00e9gitime; et \nce fut l\u00e0 une des victoires de Casimir Perier, qui \nrepr\u00e9sentait les c\u00f4t\u00e9s \u00e9troits de la bourgeoisie, sur \nLouis -Philippe, qu i en repr\u00e9sentait les c\u00f4t\u00e9s lib\u00e9raux. \nLouis -Philippe avait annot\u00e9 de sa main Beccaria. \nApr\u00e8s la machine Fieschi, il s\u2019\u00e9criait : Quel dommage \nque je n\u2019aie pas \u00e9t\u00e9 bless\u00e9! j\u2019aurais pu faire gr\u00e2ce . Une autre \nfois, faisant allusion aux r\u00e9sistances de ses ministres, \nil \u00e9crivait \u00e0 propos d\u2019un condamn\u00e9 politique qui est \nune des plus g\u00e9n\u00e9reuses figures de notre temps : Sa \ngr\u00e2ce est accord\u00e9e; il ne me reste plus qu\u2019\u00e0 l\u2019obtenir . Louis -\nPhilippe \u00e9tait doux comme Louis IX et bon comme \nHenri IV. \nOr, pour nous, dans l\u2019histoire o\u00f9 la bont\u00e9 est la \nperle rare, qui a \u00e9t\u00e9 bon passe presque avant qui a \u00e9t\u00e9 \ngrand. \nLouis -Philippe ayant \u00e9t\u00e9 appr\u00e9ci\u00e9 s\u00e9v\u00e8rement par \nles uns, durement peut -\u00eatre par les autres, il est tou t \nsimple qu\u2019un homme, fant\u00f4me lui -m\u00eame aujourd\u2019hui, \nqui a connu ce roi, vienne d\u00e9poser pour lui devant \nl\u2019histoire; cette d\u00e9position, quelle qu\u2019elle soit, est \n\u00e9videmment et avant tout d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9e; une \u00e9pitaphe \u00e9crite par un mort est sinc\u00e8re; une ombre peu t \nconsoler une autre ombre; le partage des m\u00eames \nt\u00e9n\u00e8bres donne le droit de louange; et il est peu \u00e0 \ncraindre qu\u2019on dise jamais de deux tombeaux dans \nl\u2019exil : Celui -ci a flatt\u00e9 l\u2019autre. \n \n \n \n \nIV, 1, 4 \n \n \n \n \n \nL\u00e9zardes sous la fondation \n \n \n \n \n \n \nAu moment o\u00f9 le drame que nous racontons va \np\u00e9n\u00e9trer dans l\u2019\u00e9paisseur d\u2019un des nuages tragiques \nqui couvrent les commencements du r\u00e8gne de Louis -\nPhilippe, il ne fallait pas d\u2019\u00e9quivoque, et il \u00e9tait \nn\u00e9cessaire que ce livre s\u2019expliqu\u00e2t sur ce roi. \nLouis -Philippe \u00e9tait entr\u00e9 dans l\u2019autorit\u00e9 royale \nsans violence, sans action directe de sa part, par le \nfait d\u2019un virement r\u00e9volutionnaire, \u00e9videmment fort distinct du but r\u00e9el de la r\u00e9volution, mais dans lequel \nlui, duc d\u2019Orl\u00e9ans, n\u2019avait aucune initiative \npersonn elle. Il \u00e9tait n\u00e9 prince et se croyait \u00e9lu roi. Il \nne s\u2019\u00e9tait point donn\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame ce mandat; il ne \nl\u2019avait point pris; on le lui avait offert et il l\u2019avait \naccept\u00e9; convaincu, \u00e0 tort selon nous, mais convaincu \nque l\u2019offre \u00e9tait selon le droit et que l\u2019a cceptation \n\u00e9tait selon le devoir. De l\u00e0 une possession de bonne \nfoi. Or, nous le disons en toute conscience, Louis -\nPhilippe \u00e9tant de bonne foi dans sa possession, et la \nd\u00e9mocratie \u00e9tant de bonne foi dans son attaque, la \nquantit\u00e9 d\u2019\u00e9pouvante qui se d\u00e9gage d es luttes sociales \nne charge ni le roi, ni la d\u00e9mocratie. Un choc de \nprincipes ressemble \u00e0 un choc d\u2019\u00e9l\u00e9ments. L\u2019oc\u00e9an \nd\u00e9fend l\u2019eau, l\u2019ouragan d\u00e9fend l\u2019air; le roi d\u00e9fend la \nroyaut\u00e9, la d\u00e9mocratie d\u00e9fend le peuple; le relatif, qui \nest la monarchie, r\u00e9siste \u00e0 l\u2019absolu, qui est la \nr\u00e9publique; la soci\u00e9t\u00e9 saigne sous ce conflit, mais ce \nqui est sa souffrance aujourd\u2019hui sera plus tard son \nsalut; et, dans tous les cas, il n\u2019y a point \u00e0 bl\u00e2mer ceux \nqui luttent; un des deux partis \u00e9videmment se \ntrompe; le droit n\u2019 est pas, comme le colosse de \nRhodes, sur deux rivages \u00e0 la fois, un pied dans la \nr\u00e9publique, un pied dans la royaut\u00e9; il est indivisible, \net tout d\u2019un c\u00f4t\u00e9; mais ceux qui se trompent se trompent sinc\u00e8rement; un aveugle n\u2019est pas plus un \ncoupable qu\u2019un vend \u00e9en n\u2019est un brigand. \nN\u2019imputons donc qu\u2019\u00e0 la fatalit\u00e9 des choses ces \ncollisions redoutables. Quelles que soient ces \ntemp\u00eates, l\u2019irresponsabilit\u00e9 humaine y est m\u00eal\u00e9e. \nAchevons cet expos\u00e9. \nLe gouvernement de 1830 eut tout de suite la vie \ndure. Il dut, n\u00e9 d\u2019hier, combattre aujourd\u2019hui. \nA peine install\u00e9, il sentait d\u00e9j\u00e0 partout de vagues \nmouvements de traction sur l\u2019appareil de juillet \nencore si fra\u00eechement pos\u00e9 et si peu solide. \nLa r\u00e9sistance naquit le lendemain; peut -\u00eatre m\u00eame \n\u00e9tait-elle n\u00e9e la veille. \nDe mois en mois, l\u2019hostilit\u00e9 grandit, et de sourde \ndevint patente. \nLa r\u00e9volution de juillet, peu accept\u00e9e hors de \nFrance par les rois, nous l\u2019avons dit, avait \u00e9t\u00e9 en \nFrance diversement interpr\u00e9t\u00e9e. \nDieu livre aux hommes ses volont\u00e9s visibles dans \nles \u00e9v\u00e9 nements, texte obscur \u00e9crit dans une langue \nmyst\u00e9rieuse. Les hommes en font sur -le-champ des \ntraductions; traductions h\u00e2tives, incorrectes, pleines \nde fautes, de lacunes et de contre -sens. Bien peu \nd\u2019esprits comprennent la langue divine. Les plus \nsagaces, les plus calmes, les plus profonds, d\u00e9chiffrent lentement, et, quand ils arrivent avec leur \ntexte, la besogne est faite depuis longtemps; il y a d\u00e9j\u00e0 \nvingt traductions sur la place publique. De chaque \ntraduction na\u00eet un parti, et de chaque contre -sens une \nfaction; et chaque parti croit avoir le seul vrai texte, et \nchaque faction croit poss\u00e9der la lumi\u00e8re. \nSouvent le pouvoir lui -m\u00eame est une faction. \nIl y a dans les r\u00e9volutions des nageurs \u00e0 contre -\ncourant, ce sont les vieux partis. \nPour les vieux partis qui se rattachent \u00e0 l\u2019h\u00e9r\u00e9dit\u00e9 \npar la gr\u00e2ce de Dieu, les r\u00e9volutions \u00e9tant sorties du \ndroit de r\u00e9volte, on a droit de r\u00e9volte contre elles. \nErreur. Car dans les r\u00e9volutions, le r\u00e9volt\u00e9, ce n\u2019est \npas le peuple, c\u2019est le roi. R\u00e9volution est pr\u00e9cis\u00e9ment \nle co ntraire de r\u00e9volte. Toute r\u00e9volution, \u00e9tant un \naccomplissement normal, contient en elle sa \nl\u00e9gitimit\u00e9, que de faux r\u00e9volutionnaires d\u00e9shonorent \nquelquefois, mais qui persiste, m\u00eame souill\u00e9e, qui \nsurvit, m\u00eame ensanglant\u00e9e. Les r\u00e9volutions sortent, \nnon d\u2019un accident, mais de la n\u00e9cessit\u00e9. Une \nr\u00e9volution est un retour du factice au r\u00e9el. Elle est \nparce qu\u2019il faut qu\u2019elle soit. \nLes vieux partis l\u00e9gitimistes n\u2019en assaillaient pas \nmoins la r\u00e9volution de 1830 avec toutes les violences \nqui jaillissent du faux rais onnement. Les erreurs sont d\u2019excellents projectiles. Ils la frappaient savamment l\u00e0 \no\u00f9 elle \u00e9tait vuln\u00e9rable, au d\u00e9faut de sa cuirasse, \u00e0 son \nmanque de logique; ils attaquaient cette r\u00e9volution \ndans sa royaut\u00e9. Ils lui criaient : R\u00e9volution, pourquoi \nce ro i? Les factions sont des aveugles qui visent juste. \nCe cri, les r\u00e9publicains le poussaient \u00e9galement. \nMais, venant d\u2019eux, ce cri \u00e9tait logique. Ce qui \u00e9tait \nc\u00e9cit\u00e9 chez les l\u00e9gitimistes, \u00e9tait clairvoyance chez les \nd\u00e9mocrates. 1830 avait fait banqueroute au peuple. \nLa d\u00e9mocratie indign\u00e9e le lui reprochait. \nEntre l\u2019attaque du pass\u00e9 et l\u2019attaque de l\u2019avenir, \nl\u2019\u00e9tablissement de juillet se d\u00e9battait. Il repr\u00e9sentait la \nminute, aux prises d\u2019une part avec les si\u00e8cles \nmonarchiques, d\u2019autre part avec le droit \u00e9te rnel. \nEn outre, au dehors, n\u2019\u00e9tant plus la r\u00e9volution et \ndevenant la monarchie, 1830 \u00e9tait oblig\u00e9 de prendre \nle pas de l\u2019Europe. Garder la paix, surcro\u00eet de \ncomplication. Une harmonie voulue \u00e0 contre -sens est \nsouvent plus on\u00e9reuse qu\u2019une guerre. De ce sou rd \nconflit, toujours musel\u00e9, mais toujours grondant, \nnaquit la paix arm\u00e9e, ce ruineux exp\u00e9dient de la \ncivilisation suspecte \u00e0 elle -m\u00eame. La royaut\u00e9 de juillet \nse cabrait, malgr\u00e9 qu\u2019elle en e\u00fbt, dans l\u2019attelage des \ncabinets europ\u00e9ens. Metternich l\u2019e\u00fbt volon tiers mise \n\u00e0 la plate -longe. Pouss\u00e9e en France par le progr\u00e8s, elle poussait en Europe les monarchies, ces \ntardigrades. Remorqu\u00e9e, elle remorquait. \nCependant, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, paup\u00e9risme, prol\u00e9tariat, \nsalaire, \u00e9ducation, p\u00e9nalit\u00e9, prostitution, sort de la \nfemme, richesse, mis\u00e8re, production, consommation, \nr\u00e9partition, \u00e9change, monnaie, cr\u00e9dit, droit du capital, \ndroit du travail, toutes ces questions se multipliaient \nau-dessus de la soci\u00e9t\u00e9; surplomb terrible. \nEn dehors des partis politiques proprement dits, \nun autre mouvement se manifestait. A la \nfermentation d\u00e9mocratique r\u00e9pondait la fermentation \nphilosophique. L\u2019\u00e9lite se sentait troubl\u00e9e comme la \nfoule; autrement, mais autant. \nDes penseurs m\u00e9ditaient, tandis que le sol, c\u2019est -\u00e0-\ndire le peuple, travers\u00e9 pa r les courants \nr\u00e9volutionnaires, tremblait sous eux avec je ne sais \nquelles vagues secousses \u00e9pileptiques. Ces songeurs, \nles uns isol\u00e9s, les autres r\u00e9unis en familles et presque \nen communions, remuaient les questions sociales, \npacifiquement, mais profond\u00e9m ent; mineurs \nimpassibles, qui poussaient tranquillement leurs \ngaleries dans les profondeurs d\u2019un volcan, \u00e0 peine \nd\u00e9rang\u00e9s par les commotions sourdes et par les \nfournaises entrevues. Cette tranquillit\u00e9 n\u2019\u00e9tait pas le moins beau \nspectacle de cette \u00e9poque ag it\u00e9e. \nCes hommes laissaient aux partis politiques la \nquestion des droits, ils s\u2019occupaient de la question du \nbonheur. \nLe bien -\u00eatre de l\u2019homme, voil\u00e0 ce qu\u2019ils voulaient \nextraire de la soci\u00e9t\u00e9. \nIls \u00e9levaient les questions mat\u00e9rielles, les questions \nd\u2019agr iculture, d\u2019industrie, de commerce, presque \u00e0 la \ndignit\u00e9 d\u2019une religion. Dans la civilisation telle qu\u2019elle \nse fait, un peu par Dieu, beaucoup par l\u2019homme, les \nint\u00e9r\u00eats se combinent, s\u2019agr\u00e8gent et s\u2019amalgament de \nmani\u00e8re \u00e0 former une v\u00e9ritable roche dure, selon une \nloi dynamique patiemment \u00e9tudi\u00e9e par les \n\u00e9conomistes, ces g\u00e9ologues de la politique. \nCes hommes, qui se groupaient sous des \nappellations diff\u00e9rentes, mais qu\u2019on peut d\u00e9signer \ntous par le titre g\u00e9n\u00e9rique de socialistes, t\u00e2chaient de \npercer cette roche et d\u2019en faire jaillir les eaux vives de \nla f\u00e9licit\u00e9 humaine. \nDepuis la question de l\u2019\u00e9chafaud jusqu\u2019\u00e0 la \nquestion de la guerre, leurs travaux embrassaient \ntout. Au droit de l\u2019homme, proclam\u00e9 par la \nr\u00e9volution fran\u00e7aise, ils ajoutaient le droit de la \nfemme et le droit de l\u2019enfant. On ne s\u2019\u00e9tonnera pas que, pour des raisons \ndiverses, nous ne traitions pas ici \u00e0 fond, au point de \nvue th\u00e9orique, les questions soulev\u00e9es par le \nsocialisme. Nous nous bornons \u00e0 les indiquer. \nTous les probl\u00e8mes que les soci alistes se \nproposaient, les visions cosmogoniques, la r\u00eaverie et \nle mysticisme \u00e9cart\u00e9s, peuvent \u00eatre ramen\u00e9s \u00e0 deux \nprobl\u00e8mes principaux. \nPremier probl\u00e8me : \nProduire la richesse. \nDeuxi\u00e8me probl\u00e8me : \nLa r\u00e9partir. \nLe premier probl\u00e8me contient la question du \ntravail. \nLe deuxi\u00e8me contient la question du salaire. \nDans le premier probl\u00e8me il s\u2019agit de l\u2019emploi des \nforces. \nDans le second de la distribution des jouissances. \nDu bon emploi des forces r\u00e9sulte la puissanc e \npublique. \nDe la bonne distribution des jouissances r\u00e9sulte le \nbonheur individuel. \nPar bonne distribution, il faut entendre non \ndistribution \u00e9gale, mais distribution \u00e9quitable. La \npremi\u00e8re \u00e9galit\u00e9, c\u2019est l\u2019\u00e9quit\u00e9. De ces deux choses combin\u00e9es, puissanc e \npublique au dehors, bonheur individuel au dedans, \nr\u00e9sulte la prosp\u00e9rit\u00e9 sociale. \nProsp\u00e9rit\u00e9 sociale, cela veut dire l\u2019homme heureux, \nle citoyen libre, la nation grande. \nL\u2019Angleterre r\u00e9sout le premier de ces deux \nprobl\u00e8mes. Elle cr\u00e9e admirablement la ri chesse; elle \nla r\u00e9partit mal. Cette solution qui n\u2019est compl\u00e8te que \nd\u2019un c\u00f4t\u00e9, la m\u00e8ne fatalement \u00e0 ces deux extr\u00eames : \nopulence monstrueuse, mis\u00e8re monstrueuse. Toutes \nles jouissances \u00e0 quelques -uns, toutes les privations \naux autres, c\u2019est -\u00e0-dire, au peup le; le privil\u00e8ge, \nl\u2019exception, le monopole, la f\u00e9odalit\u00e9, naissant du \ntravail m\u00eame. Situation fausse et dangereuse qui \nassoit la puissance publique sur la mis\u00e8re priv\u00e9e, et \nqui enracine la grandeur de l\u2019\u00e9tat dans les souffrances \nde l\u2019individu. Grandeur mal compos\u00e9e o\u00f9 se \ncombinent tous les \u00e9l\u00e9ments mat\u00e9riels et dans \nlaquelle n\u2019entre aucun \u00e9l\u00e9ment moral. \nLe communisme et la loi agraire croient r\u00e9soudre \nle deuxi\u00e8me probl\u00e8me. Ils se trompent. Leur \nr\u00e9partition tue la production. Le partage \u00e9gal abolit \nl\u2019\u00e9mulat ion. Et par cons\u00e9quent le travail. C\u2019est une \nr\u00e9partition faite par le boucher, qui tue ce qu\u2019il \npartage. Il est donc impossible de s\u2019arr\u00eater \u00e0 ces pr\u00e9tendues solutions. Tuer la richesse, ce n\u2019est pas la \nr\u00e9partir. \nLes deux probl\u00e8mes veulent \u00eatre r\u00e9solus en semble \npour \u00eatre bien r\u00e9solus. Les deux solutions veulent \n\u00eatre combin\u00e9es et n\u2019en faire qu\u2019une. \nNe r\u00e9solvez que le premier des deux probl\u00e8mes, \nvous serez Venise, vous serez l\u2019Angleterre. Vous \naurez comme Venise une puissance artificielle, ou \ncomme l\u2019Anglet erre une puissance mat\u00e9rielle; vous \nserez le mauvais riche. Vous p\u00e9rirez par une voie de \nfait, comme est morte Venise, ou par une \nbanqueroute, comme tombera l\u2019Angleterre. Et le \nmonde vous laissera mourir et tomber, parce que le \nmonde laisse tomber et mouri r tout ce qui n\u2019est que \nl\u2019\u00e9go\u00efsme, tout ce qui ne repr\u00e9sente pas pour le genre \nhumain une vertu ou une id\u00e9e. \nIl est bien entendu ici que par ces mots, Venise, \nl\u2019Angleterre, nous d\u00e9signons non des peuples, mais \ndes constructions sociales; les oligarchies s uperpos\u00e9es \naux nations, et non les nations elles -m\u00eames. Les \nnations ont toujours notre respect et notre \nsympathie. Venise, peuple, rena\u00eetra; l\u2019Angleterre, \naristocratie, tombera, mais l\u2019Angleterre, nation, est \nimmortelle. Cela dit, nous poursuivons. R\u00e9solv ez les deux probl\u00e8mes, encouragez le riche \net prot\u00e9gez le pauvre, supprimez la mis\u00e8re, mettez un \nterme \u00e0 l\u2019exploitation injuste du faible par le fort, \nmettez un frein \u00e0 la jalousie inique de celui qui est en \nroute contre celui qui est arriv\u00e9, ajustez \nmath\u00e9 matiquement et fraternellement le salaire au \ntravail, m\u00ealez l\u2019enseignement gratuit et obligatoire \u00e0 la \ncroissance de l\u2019enfance et faites de la science la base \nde la virilit\u00e9, d\u00e9veloppez les intelligences tout en \noccupant les bras, soyez \u00e0 la fois un peuple puissant \net une famille d\u2019hommes heureux, d\u00e9mocratisez la \npropri\u00e9t\u00e9, non en l\u2019abolissant, mais en \nl\u2019universalisant, de fa\u00e7on que tout citoyen sans \nexception soit propri\u00e9taire, chose plus facile qu\u2019on ne \ncroit, en deux mots, sachez produire la richesse et \nsachez la r\u00e9partir, et vous aurez tout ensemble la \ngrandeur mat\u00e9rielle et la grandeur morale; et vous \nserez dignes de vous appeler la France. \nVoil\u00e0, en dehors et au -dessus de quelques sectes \nqui s\u2019\u00e9garaient, ce que disait le socialisme; voil\u00e0 ce \nqu\u2019il che rchait dans les faits, voil\u00e0 ce qu\u2019il \u00e9bauchait \ndans les esprits. \nEfforts admirables! tentatives sacr\u00e9es! \nCes doctrines, ces th\u00e9ories, ces r\u00e9sistances, la \nn\u00e9cessit\u00e9 inattendue pour l\u2019homme d\u2019\u00e9tat de compter avec les philosophes, de confuses \u00e9vidences \nentrevues, une politique nouvelle \u00e0 cr\u00e9er, d\u2019accord \navec le vieux monde sans trop de d\u00e9saccord avec \nl\u2019id\u00e9al r\u00e9volutionnaire, une situation dans laquelle il \nfallait user Lafayette \u00e0 d\u00e9fendre Polignac, l\u2019intuition \ndu progr\u00e8s transparent sous l\u2019\u00e9meute, les chamb res et \nla rue, les comp\u00e9titions \u00e0 \u00e9quilibrer autour de lui, sa \nfoi dans la r\u00e9volution, peut -\u00eatre on ne sait quelle \nr\u00e9signation \u00e9ventuelle n\u00e9e de la vague acceptation \nd\u2019un droit d\u00e9finitif et sup\u00e9rieur, sa volont\u00e9 de rester \nde sa race, son esprit de famille, son sinc\u00e8re respect \ndu peuple, sa propre honn\u00eatet\u00e9, pr\u00e9occupaient Louis -\nPhilippe presque douloureusement, et par instants, si \nfort et si courageux qu\u2019il f\u00fbt, l\u2019accablaient sous la \ndifficult\u00e9 d\u2019\u00eatre roi. \nIl sentait sous ses pieds une d\u00e9sagr\u00e9gation \nredouta ble, qui n\u2019\u00e9tait pourtant pas une mise en \npoussi\u00e8re, la France \u00e9tant plus France que jamais. \nDe t\u00e9n\u00e9breux amoncellements couvraient \nl\u2019horizon. Une ombre \u00e9trange, gagnant de proche en \nproche, s\u2019\u00e9tendait peu \u00e0 peu sur les hommes, sur les \nchoses, sur les id\u00e9 es; ombre qui venait des col\u00e8res et \ndes syst\u00e8mes. Tout ce qui avait \u00e9t\u00e9 h\u00e2tivement \n\u00e9touff\u00e9 remuait et fermentait. Parfois la conscience \nde l\u2019honn\u00eate homme reprenait sa respiration tant il y avait de malaise dans cet air o\u00f9 les sophismes se \nm\u00ealaient aux v\u00e9r it\u00e9s. Les esprits tremblaient dans \nl\u2019anxi\u00e9t\u00e9 sociale comme les feuilles \u00e0 l\u2019approche d\u2019un \norage. La tension \u00e9lectrique \u00e9tait telle qu\u2019\u00e0 de certains \ninstants le premier venu, un inconnu, \u00e9clairait. Puis \nl\u2019obscurit\u00e9 cr\u00e9pusculaire retombait. Par intervalles, de \nprofonds et sourds grondements pouvaient faire \njuger de la quantit\u00e9 de foudre qu\u2019il y avait dans la \nnu\u00e9e. \nVingt mois \u00e0 peine s\u2019\u00e9taient \u00e9coul\u00e9s depuis la \nr\u00e9volution de juillet, l\u2019ann\u00e9e 1832 s\u2019\u00e9tait ouverte avec \nun aspect d\u2019imminence et de menace. La d\u00e9t resse du \npeuple, les travailleurs sans pain, le dernier prince de \nCond\u00e9 disparu dans les t\u00e9n\u00e8bres, Bruxelles chassant \nles Nassau comme Paris les Bourbons, la Belgique \ns\u2019offrant \u00e0 un prince fran\u00e7ais et donn\u00e9e \u00e0 un prince \nanglais, la haine russe de Nicolas, derri\u00e8re nous deux \nd\u00e9mons du midi, Ferdinand en Espagne, Miguel en \nPortugal, la terre tremblant en Italie, Metternich \n\u00e9tendant la main sur Bologne, la France brusquant \nl\u2019Autriche \u00e0 Anc\u00f4ne, au nord on ne sait quel sinistre \nbruit de marteau reclouant la Polo gne dans son \ncercueil, dans toute l\u2019Europe des regards irrit\u00e9s \nguettant la France, l\u2019Angleterre, alli\u00e9e suspecte, pr\u00eate \n\u00e0 pousser ce qui pencherait et \u00e0 se jeter sur ce qui tomberait, la pairie s\u2019abritant derri\u00e8re Beccaria pour \nrefuser quatre t\u00eates \u00e0 la lo i, les fleurs de lys ratur\u00e9es \nsur la voiture du roi, la croix arrach\u00e9e de Notre -\nDame, Lafayette amoindri, Laffitte ruin\u00e9, Benjamin \nConstant mort dans l\u2019indigence, Casimir Perier mort \ndans l\u2019\u00e9puisement du pouvoir; la maladie politique et \nla maladie sociale se d\u00e9clarant \u00e0 la fois dans les deux \ncapitales du royaume, l\u2019une la ville de la pens\u00e9e, \nl\u2019autre la ville du travail; \u00e0 Paris la guerre civile, \u00e0 \nLyon la guerre servile; dans les deux cit\u00e9s la m\u00eame \nlueur de fournaise; une pourpre de crat\u00e8re au front \ndu peup le; le midi fanatis\u00e9, l\u2019ouest troubl\u00e9, la \nduchesse de Berry dans la Vend\u00e9e, les complots, les \nconspirations, les soul\u00e8vements, le chol\u00e9ra, ajoutaient \n\u00e0 la sombre rumeur des id\u00e9es le sombre tumulte des \n\u00e9v\u00e9nements. \n \n \n \n \nIV, 1, 5 \n \n \n \n \n \nFaits d\u2019o\u00f9 l\u2019histoire sort \net que l\u2019histoire ignore \n \n \n \n \nVers la fin d\u2019avril, tout s\u2019\u00e9tait aggrav\u00e9. La \nfermentation devenait du bouillonnement. Depuis \n1830, il y avait eu \u00e7\u00e0 et l\u00e0 de petites \u00e9meutes \npartielles, vite comprim\u00e9es, mais renaissantes, signe \nd\u2019une vaste conflagration sous -jacente. Quelque \nchose de terrible couvait. On entrevoyait les \nlin\u00e9aments encore peu distincts et mal \u00e9clair\u00e9s d\u2019une \nr\u00e9volution possible. La France regardait Paris; Paris \nregardait le faubourg Saint -Antoine. Le faubourg Saint -Antoine, sourdement chauff\u00e9, \nentrait en \u00e9bullition. \nLes cabarets de la rue de Charonne \u00e9taient, \nquoique la jonction de ces deux \u00e9pith\u00e8tes semble \nsinguli\u00e8re appliqu\u00e9e \u00e0 des cabarets, graves et orageux. \nLe gouvernement y \u00e9tait purement et simplement \nmis en question. On y discutait publiquement la chose \npour se battre ou pour rester tranquilles . Il y avait des \narri\u00e8re -boutiques o\u00f9 l\u2019on faisait jurer \u00e0 des ouvriers \nqu\u2019ils se trouveraient dans la rue au premier cri \nd\u2019alarme, et \u00ab qu\u2019ils se battraient sans comp ter le \nnombre des ennemis\u00bb. Une fois l\u2019engagement pris, un \nhomme assis dans un coin du cabaret \u00abfaisait une \nvoix sonore\u00bb et disait : Tu l\u2019entends! tu l\u2019as jur\u00e9! \nQuelquefois on montait au premier \u00e9tage dans une \nchambre close, et l\u00e0 il se passait des sc\u00e8nes presque \nma\u00e7onniques. On faisait pr\u00eater \u00e0 l\u2019initi\u00e9 des serments \npour lui rendre service ainsi qu\u2019aux p\u00e8res de famille . C\u2019\u00e9tait la \nformule. \nDans les salles basses on lisait des brochures \n\u00absubversives\u00bb. Ils crossaient le gouvernement , dit un \nrapport secret d u temps. \nOn y entendait des paroles comme celles -ci : \u2013 Je \nne sais pas les noms des chefs. Nous autres, nous ne saurons le \njour que deux heures d\u2019avance . \u2013 Un ouvrier disait : \u2013 Nous sommes trois cents, mettons chacun dix sous, cela fera \ncent cinquante fr ancs pour fabriquer des balles et de la poudre . \n\u2013 Un autre disait : \u2013 Je ne demande pas six mois, je n\u2019en \ndemande pas deux. Avant quinze jours nous serons en \nparall\u00e8le avec le gouvernement. Avec vingt -cinq mille hommes \non peut se mettre en face . \u2013 Un autre disait : \u2013 Je ne me \ncouche pas parce que je fais des cartouches la nuit . \u2013 De \ntemps en temps des hommes \u00aben bourgeois et en \nbeaux habits\u00bb venaient, \u00abfaisant des embarras\u00bb, et \nayant l\u2019air \u00abde commander\u00bb, donnaient des poign\u00e9es \nde mains aux plus importants , et s\u2019en allaient. Ils ne \nrestaient jamais plus de dix minutes. On \u00e9changeait \u00e0 \nvoix basse des propos significatifs : \u2013 Le complot est \nm\u00fbr, la chose est comble . \u2013 \u00abC\u2019\u00e9tait bourdonn\u00e9 par tous \nceux qui \u00e9taient l\u00e0\u00bb, pour emprunter l\u2019expression \nm\u00eame d\u2019un des a ssistants. L\u2019exaltation \u00e9tait telle \nqu\u2019un jour, en plein cabaret, un ouvrier s\u2019\u00e9cria : \u2013 \nNous n\u2019avons pas d\u2019armes ! \u2013 Un de ses camarades \nr\u00e9pondit : \u2013 Les soldats en ont! \u2013 parodiant ainsi, sans \ns\u2019en douter, la proclamation de Bonaparte \u00e0 l\u2019arm\u00e9e \nd\u2019Italie. \u2013 \u00abQuand ils avaient quelque chose de plus \nsecret, ajoute un rapport, ils ne se le communiquaient \npas l\u00e0.\u00bb On ne comprend gu\u00e8re ce qu\u2019ils pouvaient \ncacher apr\u00e8s avoir dit ce qu\u2019ils disaient. Les r\u00e9unions \u00e9taient quelquefois p\u00e9riodiques. A de \ncertaines, on n\u2019\u00e9tait jamais plus de huit ou dix, et \ntoujours les m\u00eames. Dans d\u2019autres, entrait qui voulait, \net la salle \u00e9tait si pleine qu\u2019on \u00e9tait forc\u00e9 de se tenir \ndebout. Les uns s\u2019y trouvaient par enthousiasme et \npassion; les autres parce que c\u2019\u00e9tait leur chemin p our aller \nau travail . Comme pendant la r\u00e9volution, il y avait \ndans ces cabarets des femmes patriotes qui \nembrassaient les nouveaux venus. \nD\u2019autres faits expressifs se faisaient jour. \nUn homme entrait dans un cabaret, buvait, et \nsortait en disant : Marcha nd de vin, ce qui est d\u00fb, la \nr\u00e9volution le payera . \nChez un cabaretier en face de la rue de Charonne \non nommait des agents r\u00e9volutionnaires. Le scrutin \nse faisait dans des casquettes. \nDes ouvriers se r\u00e9unissaient chez un ma\u00eetre \nd\u2019escrime qui donnait des a ssauts rue de Cotte. Il y \navait l\u00e0 un troph\u00e9e d\u2019armes form\u00e9 d\u2019espadons en \nbois, de cannes, de b\u00e2tons et de fleurets. Un jour on \nd\u00e9moucheta les fleurets. Un ouvrier disait : \u2013 Nous \nsommes vingt -cinq, mais on ne compte pas sur moi, parce qu\u2019on \nme regarde com me une machine . \u2013 Cette machine a \u00e9t\u00e9 \nplus tard Qu\u00e9nisset. Les choses quelconques qui se pr\u00e9m\u00e9ditaient \nprenaient peu \u00e0 peu on ne sait quelle \u00e9trange \nnotori\u00e9t\u00e9. Une femme balayant sa porte disait \u00e0 une \nautre femme : \u2013 Depuis longtemps on travaille \u00e0 force \u00e0 \nfaire des cartouches . \u2013 On lisait en pleine rue des \nproclamations adress\u00e9es aux gardes nationales des \nd\u00e9partements. Une de ces proclamations \u00e9tait sign\u00e9e : \nBurtot, marchand de vin . \nUn jour \u00e0 la porte d\u2019un liquoriste du march\u00e9 \nLenoir, un homme ayant un c ollier de barbe et \nl\u2019accent italien, montait sur une borne et lisait \u00e0 haute \nvoix un \u00e9crit singulier qui semblait \u00e9maner d\u2019un \npouvoir occulte. Des groupes s\u2019\u00e9taient form\u00e9s autour \nde lui et applaudissaient. Les passages qui remuaient \nle plus la foule ont \u00e9t \u00e9 recueillis et not\u00e9s. \u2013 \u00ab... Nos \ndoctrines sont entrav\u00e9es, nos proclamations sont \nd\u00e9chir\u00e9es, nos afficheurs sont guett\u00e9s et jet\u00e9s en \nprison...\u00bb. \u2013 \u00abLa d\u00e9b\u00e2cle qui vient d\u2019avoir lieu dans les \ncotons nous a converti plusieurs juste -milieu.\u00bb \u2013 \u00ab... \nL\u2019avenir des peuples s\u2019\u00e9labore dans nos rangs \nobscurs.\u00bb \u2013 \u00ab... Voici les termes pos\u00e9s : action ou \nr\u00e9action, r\u00e9volution ou contre -r\u00e9volution. Car \u00e0 notre \n\u00e9poque on ne croit plus \u00e0 l\u2019inertie ni \u00e0 l\u2019immobilit\u00e9. \nPour le peuple ou contre le peuple, c\u2019est la question. \nIl n\u2019y en a pas d\u2019autre.\u00bb \u2013 \u00ab... Le jour o\u00f9 nous ne vous conviendrons plus, cassez -nous, mais jusque -l\u00e0 aidez -\nnous \u00e0 marcher. \u00bb Tout cela en plein jour. \nD\u2019autres faits, plus audacieux encore, \u00e9taient \nsuspects au peuple \u00e0 cause de leur audace m\u00eame. Le 4 \navril 1832, un passant montait sur la borne qui fait \nl\u2019angle de la rue Sainte -Marguerite et criait : Je suis \nbabouviste ! Mais sous Babeuf le peuple flairait Gisquet. \nEntre autres choses, ce passant disait : \n\u2013 \u00abA bas la propri\u00e9t\u00e9! L\u2019opposition de gauche est \nl\u00e2che et tra\u00eetre. Quand elle veut avoir raison, elle \npr\u00eache la r\u00e9volution. Elle est d\u00e9mocrate pour n\u2019\u00eatre \npas battue, et royaliste pour ne pas combattre. Les \nr\u00e9publicains sont des b\u00eates \u00e0 plumes. D\u00e9fiez -vous \ndes r\u00e9publicains, citoyens travailleurs.\u00bb \n\u2013 Silence, citoyen mouchard! cria un ouvrier. \nCe cri mit fin au discours. \nDes incidents myst\u00e9rieux se produisaient. \nA la chute du jour, un ouvrier rencontr ait pr\u00e8s du \ncanal \u00abun homme bien mis\u00bb qui lui disait : \u2013 O\u00f9 vas -\ntu, citoyen? \u2013 Monsieur, r\u00e9pondait l\u2019ouvrier, je n\u2019ai \npas l\u2019honneur de vous conna\u00eetre. \u2013 Je te connais bien, \nmoi. Et l\u2019homme ajoutait : \u2013 Ne crains pas. Je suis \nl\u2019agent du comit\u00e9. On te soup\u00e7o nne de n\u2019\u00eatre pas \nbien s\u00fbr. Tu sais que si tu r\u00e9v\u00e9lais quelque chose, on \na l\u2019\u0153il sur toi. \u2013 Puis il donnait \u00e0 l\u2019ouvrier une poign\u00e9e de main et s\u2019en allait en disant : \u2013 Nous nous \nreverrons bient\u00f4t. \nLa police, aux \u00e9coutes, recueillait, non plus \nseulement d ans les cabarets, mais dans la rue, des \ndialogues singuliers : \u2013 Fais-toi recevoir bien vite, \ndisait un tisserand \u00e0 un \u00e9b\u00e9niste. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Il va y avoir un coup de feu \u00e0 faire. \nDeux passants en haillons \u00e9changeaient ces \nr\u00e9pliques remarquables, gross es d\u2019une apparente \njacquerie : \n\u2013 Qui nous gouverne? \n\u2013 C\u2019est monsieur Philippe. \n\u2013 Non, c\u2019est la bourgeoisie. \nOn se tromperait si l\u2019on croyait que nous prenons \nle mot jacquerie en mauvaise part. Les jacques, \nc\u2019\u00e9taient les pauvres. Or ceux qui ont faim on t droit. \nUne autre fois, on entendait passer deux hommes \ndont l\u2019un disait \u00e0 l\u2019autre : \u2013 Nous avons un bon plan \nd\u2019attaque. \nD\u2019une conversation intime entre quatre hommes \naccroupis dans un foss\u00e9 du rond -point de la barri\u00e8re \ndu Tr\u00f4ne, on ne saisissait que ce ci : \n\u2013 On fera le possible pour qu\u2019il ne se prom\u00e8ne \nplus dans Paris. Qui, il? Obscurit\u00e9 mena\u00e7ante. \n\u00abLes principaux chefs\u00bb, comme on disait dans le \nfaubourg, se tenaient \u00e0 l\u2019\u00e9cart. On croyait qu\u2019ils se \nr\u00e9unissaient pour se concerter, dans un cabaret pr\u00e8s \nde la pointe Saint -Eustache. Un nomm\u00e9 Aug. \u2013, chef \nde la soci\u00e9t\u00e9 des Secours pour les tailleurs, rue \nMond\u00e9tour, passait pour servir d\u2019interm\u00e9diaire \ncentral entre les chefs et le faubourg Saint -Antoine. \nN\u00e9anmoins, il y eut toujours beaucoup d\u2019ombre sur \nces chefs, et aucun fait certain ne put infirmer la \nfiert\u00e9 singuli\u00e8re de cette r\u00e9ponse faite plus tard par \nun accus\u00e9 devant la Cour des pairs : \n\u2013 Quel \u00e9tait votre chef? \n\u2013 Je n\u2019en connaissais pas, et je n\u2019en reconnaissais pas . \nCe n\u2019\u00e9taient gu\u00e8re encore que des paroles, \ntransparentes, mais vagues; quelquefois des propos \nen l\u2019air, des on -dit, des ou\u00ef -dire. D\u2019autres indices \nsurvenaient. \nUn charpentier, occup\u00e9 rue de Reuilly \u00e0 clouer les \nplanches d\u2019une palissade autour d\u2019un terrain o\u00f9 \ns\u2019\u00e9levait une maison en co nstruction, trouvait dans ce \nterrain un fragment de lettre d\u00e9chir\u00e9e o\u00f9 \u00e9taient \nencore lisibles les lignes que voici : \u2013 \u00ab... Il faut que le comit\u00e9 prenne des mesures \npour emp\u00eacher le recrutement dans les sections pour \nles diff\u00e9rentes soci\u00e9t\u00e9s...\u00bb \nEt en p ost-scriptum : \n\u00abNous avons appris qu\u2019il y avait des fusils rue du \nFaubourg -Poissonni\u00e8re, no 5 (bis), au nombre de cinq \nou six mille chez un armurier dans cette cour. La \nsection ne poss\u00e8de point d\u2019armes.\u00bb \nCe qui fit que le charpentier s\u2019\u00e9mut et montra la \nchose \u00e0 ses voisins, c\u2019est qu\u2019\u00e0 quelques pas plus loin il \nramassa un autre papier \u00e9galement d\u00e9chir\u00e9 et plus \nsignificatif encore, dont nous reproduisons la \nconfiguration \u00e0 cause de l\u2019int\u00e9r\u00eat historique de ces \n\u00e9tranges documents : \n \nQ C D E Apprenez cette liste par c\u0153ur. Apr\u00e8s, vous la \nd\u00e9chirerez. Les hommes admis en feront autant \nlorsque vous leur aurez transmis des ordres. \nSalut et fraternit\u00e9. \n \nu og al fe L \n \nLes personnes qui furent alors dans le secret de \ncette trouvaille n\u2019ont connu que plus tard le sous -\nentendu de ces quatre majuscules : quinturions , \ncenturions , d\u00e9curions , \u00e9claireurs , et le sens de ces lettres : u \nog al fe qui \u00e9tait une date et qui voulait dire ce 15 avril 1832 . Sous chaque majuscule \u00e9taient inscrits des \nnoms suivis d\u2019indications tr\u00e8s caract\u00e9ristiques. Ainsi : \n\u2013 Q. Bannerel . 8 fusils. 83 cartouches. Homme s\u00fbr. \u2013 \nC. Boubi\u00e8re . 1 pistolet. 40 cartouches. \u2013 D. Rollet . 1 \nfleuret. 1 pistolet. 1 li vre de poudre. \u2013 E. Teissier . 1 \nsabre. 1 giberne. Exact. \u2013 Terreur. 8 fusils. Brave, etc. \nEnfin ce charpentier trouva, toujours dans le \nm\u00eame enclos, un troisi\u00e8me papier sur lequel \u00e9tait \n\u00e9crite au crayon, mais tr\u00e8s lisiblement, cette esp\u00e8ce de \nliste \u00e9nigma tique : \nUnit\u00e9. Blanchard. Arbre -sec. 6. \nBarra. Soize. Salle -au-Comte. \nKosciusko. Aubry le boucher? \nJ. J. R. \nCa\u00efus Gracchus. \nDroit de r\u00e9vision. Dufond. Four. \nChute des Girondins. Derbac. Maubu\u00e9e. \nWashington. Pinson. 1 pist. 86 cart. \nMarseillaise. \nSouver. du peuple. Michel. Quincampoix. Sabre. \nHoche. \nMarceau. Platon. Arbre -sec. \nVarsovie. Tilly, crieur du Populaire . \nL\u2019honn\u00eate bourgeois entre les mains duquel cette \nliste \u00e9tait demeur\u00e9e en sut la signification. Il para\u00eet que cette liste \u00e9tait la no menclature compl\u00e8te des \nsections du quatri\u00e8me arrondissement de la soci\u00e9t\u00e9 \ndes Droits de l\u2019Homme, avec les noms et les \ndemeures des chefs de sections. Aujourd\u2019hui que tous \nces faits rest\u00e9s dans l\u2019ombre ne sont plus que de \nl\u2019histoire, on peut les publier. I l faut ajouter que la \nfondation de la soci\u00e9t\u00e9 des Droits de l\u2019Homme \nsemble avoir \u00e9t\u00e9 post\u00e9rieure \u00e0 la date o\u00f9 ce papier fut \ntrouv\u00e9. Peut -\u00eatre n\u2019\u00e9tait -ce qu\u2019une \u00e9bauche. \nCependant, apr\u00e8s les propos et les paroles, apr\u00e8s \nles indices \u00e9crits, des faits mat\u00e9ri els commen\u00e7aient \u00e0 \npercer. \nRue Popincourt, chez un marchand de bric -\u00e0-brac, \non saisissait dans le tiroir d\u2019une commode sept \nfeuilles de papier gris toutes \u00e9galement pli\u00e9es en long \net en quatre; ces feuilles recouvraient vingt -six carr\u00e9s \nde ce m\u00eame papier gris pli\u00e9s en forme de cartouche, \net une carte sur laquelle on lisait ceci : \n \nSalp\u00eatre, 12 onces. \nSoufre, 2 onces. \nCharbon, 2 onces et demie. \nEau, 2 onces. \n \nLe proc\u00e8s -verbal de saisie constatait que le tiroir \nexhalait une forte odeur de poudre. Un ma \u00e7on revenant, sa journ\u00e9e faite, oubliait un \npetit paquet sur un banc pr\u00e8s du pont d\u2019Austerlitz. \nCe paquet \u00e9tait port\u00e9 au corps de garde. On l\u2019ouvrait \net l\u2019on y trouvait deux dialogues imprim\u00e9s, sign\u00e9s \nLahauti\u00e8re , une chanson intitul\u00e9e : Ouvriers, associez -\nvous, et une bo\u00eete de fer -blanc pleine de cartouches. \nUn ouvrier buvant avec un camarade lui faisait \nt\u00e2ter comme il avait chaud; l\u2019autre sentait un pistolet \nsous sa veste. \nDans un foss\u00e9 sur le boulevard, entre le P\u00e8re -\nLachaise et la barri\u00e8re du Tr\u00f4ne, \u00e0 l\u2019endroit le plus \nd\u00e9sert, des enfants, en jouant, d\u00e9couvraient sous un \ntas de copeaux et d\u2019\u00e9pluchures un sac qui contenait \nun moule \u00e0 balles, un mandrin en bois \u00e0 faire des \ncartouches, une s\u00e9bile dans laquelle il y avait des \ngrains de poudre de chasse et une petite marmite en \nfonte dont l\u2019int\u00e9rieur offrait des traces \u00e9videntes de \nplomb fondu. \nDes agents de police, p\u00e9n\u00e9trant \u00e0 l\u2019improviste \u00e0 \ncinq heures du matin chez un nomm\u00e9 Pardon, qui fut \nplus tard sectionnaire de la section Barricade -Merry \net se fit tuer dans l\u2019insurrection d\u2019avril 1834, le \ntrouvaient debout pr\u00e8s de son lit, tenant \u00e0 la main des \ncartouches qu\u2019il \u00e9tait en train de faire. Vers l\u2019heure o\u00f9 les ouvriers se repo sent, deux \nhommes \u00e9taient vus se rencontrant entre la barri\u00e8re \nPicpus et la barri\u00e8re Charenton dans un petit chemin \nde ronde entre deux murs pr\u00e8s d\u2019un cabaretier qui a \nun jeu de Siam devant sa porte. L\u2019un tirait de dessous \nsa blouse et remettait \u00e0 l\u2019autre un pistolet. Au \nmoment de le lui remettre il s\u2019apercevait que la \ntranspiration de sa poitrine avait communiqu\u00e9 \nquelque humidit\u00e9 \u00e0 la poudre. Il amor\u00e7ait le pistolet \net ajoutait de la poudre \u00e0 celle qui \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 dans le \nbassinet. Puis les deux hommes se q uittaient. \nUn nomm\u00e9 Gallais, tu\u00e9 plus tard rue Beaubourg \ndans l\u2019affaire d\u2019avril, se vantait d\u2019avoir chez lui sept \ncents cartouches et vingt -quatre pierres \u00e0 fusil. \nLe gouvernement re\u00e7ut un jour l\u2019avis qu\u2019il venait \nd\u2019\u00eatre distribu\u00e9 des armes au faubourg e t deux cent \nmille cartouches. La semaine d\u2019apr\u00e8s trente mille \ncartouches furent distribu\u00e9es. Chose remarquable, la \npolice n\u2019en put saisir aucune. Une lettre intercept\u00e9e \nportait : \u2013 \u00abLe jour n\u2019est pas loin o\u00f9 en quatre heures \nd\u2019horloge quatre -vingt mille pa triotes seront sous les \narmes.\u00bb \nToute cette fermentation \u00e9tait publique, on \npourrait presque dire tranquille. L\u2019insurrection \nimminente appr\u00eatait son orage avec calme en face du gouvernement. Aucune singularit\u00e9 ne manquait \u00e0 \ncette crise encore souterraine, mais d\u00e9j\u00e0 perceptible. \nLes bourgeois parlaient paisiblement aux ouvriers de \nce qui se pr\u00e9parait. On disait : Comment va l\u2019\u00e9meute? \ndu ton dont on e\u00fbt dit : Comment va votre femme? \nUn marchand de meubles, rue Moreau, \ndemandait : \u2013 Eh bien, quand attaquez -vous? \nUn autre boutiquier disait : \n\u2013 On attaquera bient\u00f4t. Je le sais. Il y a un mois \nvous \u00e9tiez quinze mille, maintenant vous \u00eates vingt -\ncinq mille. Il offrait son fusil, et un voisin offrait un \npetit pistolet qu\u2019il voulait vendre sept francs. \nDu reste, la fi\u00e8vre r\u00e9volutionnaire gagnait. Aucun \npoint de Paris ni de la France n\u2019en \u00e9tait exempt. \nL\u2019art\u00e8re battait partout. Comme ces membranes qui \nnaissent de certaines inflammations et se forment \ndans le corps humain, le r\u00e9seau des soci\u00e9t\u00e9s secr\u00e8tes \ncommen\u00e7ait \u00e0 s\u2019\u00e9tendre sur le pays. De l\u2019association \ndes Amis du peuple, publique et secr\u00e8te tout \u00e0 la fois, \nnaissait la soci\u00e9t\u00e9 des Droits de l\u2019Homme, qui datait \nainsi un de ses ordres du jour : Pluvi\u00f4se, an 40 de l\u2019\u00e8re \nr\u00e9publicaine , qui devait survivre m\u00eame \u00e0 des arr\u00eats de \ncour d\u2019assises pronon\u00e7ant sa dissolution, et qui \nn\u2019h\u00e9sitait pas \u00e0 donner \u00e0 ses sections des noms \nsignificatifs tels que ceux -ci : Des piques. \nTocsin. \nCanon d\u2019alarme. \nBonnet phrygien. \n21 janvier. \nDes Gueux. \nDes Truands. \nMarche en avant. \nRobespierre. \nNiveau. \n\u00c7a ira. \nLa soci\u00e9t\u00e9 des Droits de l\u2019Homme engendrait la \nsoci\u00e9t\u00e9 d\u2019Action. C\u2019\u00e9tait les impatients qui se \nd\u00e9tachaient et couraient devant. D\u2019autres associations \ncherchaient \u00e0 se recruter dans les grandes soci\u00e9t\u00e9s \nm\u00e8res. Les sectionnaire s se plaignaient d\u2019\u00eatre tiraill\u00e9s. \nAinsi la soci\u00e9t\u00e9 Gauloise et le comit\u00e9 organisateur des \nmunicipalit\u00e9s . Ainsi les associations pour la libert\u00e9 de la \npresse , pour la libert\u00e9 individuelle , pour l\u2019instruction du \npeuple , contre les imp\u00f4ts indirects . Puis la soci\u00e9t\u00e9 des \nOuvriers Egalitaires qui se divisait en trois fractions, \nles \u00e9galitaires, les communistes, les r\u00e9formistes. Puis \nl\u2019Arm\u00e9e des Bastilles, une esp\u00e8ce de cohorte \norganis\u00e9e militairement, quatre hommes command\u00e9s \npar un caporal, dix par un sergent, v ingt par un sous -lieutenant, quarante par un lieutenant; il n\u2019y avait \njamais plus de cinq hommes qui se connussent. \nCr\u00e9ation o\u00f9 la pr\u00e9caution est combin\u00e9e avec l\u2019audace \net qui semble empreinte du g\u00e9nie de Venise. Le \ncomit\u00e9 central qui \u00e9tait la t\u00eate, avait deux bras, la \nsoci\u00e9t\u00e9 d\u2019Action et l\u2019Arm\u00e9e des Bastilles. Une \nassociation l\u00e9gitimiste, les Chevaliers de la Fid\u00e9lit\u00e9, \nremuait parmi ces affiliations r\u00e9publicaines. Elle y \n\u00e9tait d\u00e9nonc\u00e9e et r\u00e9pudi\u00e9e. \nLes soci\u00e9t\u00e9s parisiennes se ramifiaient dans les \nprincipa les villes. Lyon, Nantes, Lille et Marseille \navaient leur soci\u00e9t\u00e9 des Droits de l\u2019Homme, la \nCharbonni\u00e8re, les Hommes libres. Aix avait une \nsoci\u00e9t\u00e9 r\u00e9volutionnaire qu\u2019on appelait la Cougourde. \nNous avons d\u00e9j\u00e0 prononc\u00e9 ce mot. \nA Paris, le faubourg Saint -Marceau n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re \nmoins bourdonnant que le faubourg Saint -Antoine, \net les \u00e9coles pas moins \u00e9mues que les faubourgs. Un \ncaf\u00e9 de la rue Saint -Hyacinthe et l\u2019estaminet des Sept -\nBillards, rue des Mathurins -Saint -Jacques, servaient \nde lieux de ralliement aux \u00e9 tudiants. La soci\u00e9t\u00e9 des \nAmis de l\u2019A B C, affili\u00e9e aux mutuellistes d\u2019Angers et \n\u00e0 la Cougourde d\u2019Aix, se r\u00e9unissait, on l\u2019a vu, au caf\u00e9 \nMusain. Ces m\u00eames jeunes gens se retrouvaient aussi, \nnous l\u2019avons dit, dans un restaurant -cabaret pr\u00e8s la rue Mond\u00e9tour qu\u2019on appelait Corinthe. Ces \nr\u00e9unions \u00e9taient secr\u00e8tes. D\u2019autres \u00e9taient aussi \npubliques que possible, et l\u2019on peut juger de ces \nhardiesses par ce fragment d\u2019un interrogatoire subi \ndans un des proc\u00e8s ult\u00e9rieurs : \u2013 O\u00f9 se tint cette \nr\u00e9union? \u2013 Rue de la Pai x. \u2013 Chez qui? \u2013 Dans la rue. \n\u2013 Quelles sections \u00e9taient l\u00e0? \u2013 Une seule. \u2013 Laquelle? \n\u2013 La section Manuel. \u2013 Qui \u00e9tait le chef? \u2013 Moi. \u2013 \nVous \u00eates trop jeune pour avoir pris tout seul ce \ngrave parti d\u2019attaquer le gouvernement. D\u2019o\u00f9 vous \nvenaient vos instru ctions? \u2013 Du comit\u00e9 central. \nL\u2019arm\u00e9e \u00e9tait min\u00e9e en m\u00eame temps que la \npopulation, comme le prouv\u00e8rent plus tard les \nmouvements de Belfort, de Lun\u00e9ville et d\u2019Epinal. On \ncomptait sur le cinquante -deuxi\u00e8me r\u00e9giment, sur le \ncinqui\u00e8me, sur le huiti\u00e8me, sur le trente -septi\u00e8me, et \nsur le vingti\u00e8me l\u00e9ger. En Bourgogne et dans les \nvilles du midi on plantait l\u2019arbre de la Libert\u00e9 , c\u2019est -\u00e0-\ndire un m\u00e2t surmont\u00e9 d\u2019un bonnet rouge. \nTelle \u00e9tait la situation. \nCette situation, le faubourg Saint -Antoine, plus \nque tout aut re groupe de population, comme nous \nl\u2019avons dit en commen\u00e7ant, la rendait sensible et \nl\u2019accentuait. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019\u00e9tait le point de c\u00f4t\u00e9. Ce vieux faubourg, peupl\u00e9 comme une \nfourmili\u00e8re, laborieux, courageux et col\u00e8re comme \nune ruche, fr\u00e9missait dans l\u2019attente et dans le d\u00e9sir \nd\u2019une commotion. Tout s\u2019y agitait sans que le travail \nf\u00fbt pour cela interrompu. Rien ne saurait donner \nl\u2019id\u00e9e de cet te physionomie vive et sombre. Il y a \ndans ce faubourg de poignantes d\u00e9tresses cach\u00e9es \nsous le toit des mansardes; il y a l\u00e0 aussi des \nintelligences ardentes et rares. C\u2019est surtout en fait de \nd\u00e9tresse et d\u2019intelligence qu\u2019il est dangereux que les \nextr\u00eames se touchent. \nLe faubourg Saint -Antoine avait encore d\u2019autres \ncauses de tressaillement; car il re\u00e7oit le contre -coup \ndes crises commerciales, des faillites, des gr\u00e8ves, des \nch\u00f4mages, inh\u00e9rents aux grands \u00e9branlements \npolitiques. En temps de r\u00e9volution la mis\u00e8re est \u00e0 la \nfois cause et effet. Le coup qu\u2019elle frappe lui revient. \nCette population, pleine de vertu fi\u00e8re, capable au \nplus haut point de calorique latent, toujours pr\u00eate aux \nprises d\u2019armes, prompte aux explosions, irrit\u00e9e, \nprofonde, min\u00e9e, semblait n\u2019attendre que la chute \nd\u2019une flamm\u00e8che. Toutes les fois que de certaines \n\u00e9tincelles flottent sur l\u2019horizon, chass\u00e9es par le vent \ndes \u00e9v\u00e9nements, on ne peut s\u2019emp\u00eacher de songer au \nfaubourg Saint -Antoine et au redoutable hasard qui a plac\u00e9 aux portes de Pa ris cette poudri\u00e8re de \nsouffrances et d\u2019id\u00e9es. \nLes cabarets du faubourg Antoine , qui se sont plus \nd\u2019une fois dessin\u00e9s dans l\u2019esquisse qu\u2019on vient de lire, \nont une notori\u00e9t\u00e9 historique. En temps de troubles \non s\u2019y enivre de paroles plus que de vin. Une sor te \nd\u2019esprit proph\u00e9tique et une effluve d\u2019avenir y circule, \nenflant les c\u0153urs et grandissant les \u00e2mes. Les cabarets \ndu faubourg Antoine ressemblent \u00e0 ces tavernes du \nMont -Aventin b\u00e2ties sur l\u2019antre de la sibylle et \ncommuniquant avec les profonds souffles sa cr\u00e9s; \ntavernes dont les tables \u00e9taient presque des tr\u00e9pieds, \net o\u00f9 l\u2019on buvait ce qu\u2019Ennius appelle le vin sibyllin. \nLe faubourg Saint -Antoine est un r\u00e9servoir de \npeuple. L\u2019\u00e9branlement r\u00e9volutionnaire y fait des \nfissures par o\u00f9 coule la souverainet\u00e9 popul aire. Cette \nsouverainet\u00e9 peut mal faire; elle se trompe comme \ntoute autre; mais, m\u00eame fourvoy\u00e9e, elle reste grande. \nOn peut dire d\u2019elle comme du cyclope aveugle, Ingens . \nEn 93, selon que l\u2019id\u00e9e qui flottait \u00e9tait bonne ou \nmauvaise, selon que c\u2019\u00e9tait le jo ur du fanatisme ou de \nl\u2019enthousiasme, il partait du faubourg Saint -Antoine \ntant\u00f4t des l\u00e9gions sauvages, tant\u00f4t des bandes \nh\u00e9ro\u00efques. Sauvages. Expliquons -nous sur ce mot. Ces \nhommes h\u00e9riss\u00e9s qui, dans les jours g\u00e9n\u00e9siaques du \nchaos r\u00e9volutionnaire, d\u00e9guen ill\u00e9s, hurlants, \nfarouches, le casse -t\u00eate lev\u00e9, la pique haute, se ruaient \nsur le vieux Paris boulevers\u00e9, que voulaient -ils? Ils \nvoulaient la fin des oppressions, la fin des tyrannies, \nla fin du glaive, le travail pour l\u2019homme, l\u2019instruction \npour l\u2019enfant, la douceur sociale pour la femme, la \nlibert\u00e9, l\u2019\u00e9galit\u00e9, la fraternit\u00e9, le pain pour tous, l\u2019id\u00e9e \npour tous, l\u2019\u00e9d\u00e9nisation du monde, le Progr\u00e8s; et \ncette chose sainte, bonne et douce, le progr\u00e8s, \npouss\u00e9s \u00e0 bout, hors d\u2019eux -m\u00eames, ils la r\u00e9clamaient \nterrib les, demi -nus, la massue au poing, le \nrugissement \u00e0 la bouche. C\u2019\u00e9taient les sauvages, oui; \nmais les sauvages de la civilisation. \nIls proclamaient avec furie le droit; ils voulaient, \nf\u00fbt-ce par le tremblement et l\u2019\u00e9pouvante, forcer le \ngenre humain au para dis. Ils semblaient des barbares \net ils \u00e9taient des sauveurs. Ils r\u00e9clamaient la lumi\u00e8re \navec le masque de la nuit. \nEn regard de ces hommes, farouches, nous en \nconvenons, et effrayants, mais farouches et effrayants \npour le bien, il y a d\u2019autres hommes, so uriants, \nbrod\u00e9s, dor\u00e9s, enrubann\u00e9s, constell\u00e9s, en bas de soie, \nen plumes blanches, en gants jaunes, en souliers vernis, qui, accoud\u00e9s \u00e0 une table de velours au coin \nd\u2019une chemin\u00e9e de marbre, insistent doucement pour \nle maintien et la conservation du pass\u00e9 , du moyen -\n\u00e2ge, du droit divin, du fanatisme, de l\u2019ignorance, de \nl\u2019esclavage, de la peine de mort, de la guerre, \nglorifiant \u00e0 demi -voix et avec politesse le sabre, le \nb\u00fbcher et l\u2019\u00e9chafaud. Quant \u00e0 nous, si nous \u00e9tions \nforc\u00e9s \u00e0 l\u2019option entre les barbares d e la civilisation et \nles civilis\u00e9s de la barbarie, nous choisirions les \nbarbares. \nMais, gr\u00e2ce au ciel, un autre choix est possible. \nAucune chute \u00e0 pic n\u2019est n\u00e9cessaire, pas plus en avant \nqu\u2019en arri\u00e8re. Ni despotisme, ni terrorisme. Nous \nvoulons le progr\u00e8s en pente douce. \nDieu y pourvoit. L\u2019adoucissement des pentes, c\u2019est \nl\u00e0 toute la politique de Dieu. \n \n \n \n \nIV, 1, 6 \n \n \n \n \n \nEnjolras et ses lieutenants \n \n \n \n \n \n \nA peu pr\u00e8s vers cette \u00e9poque, Enjolras, en vue de \nl\u2019\u00e9v\u00e9nement possible, fit une sorte de recensement \nmyst\u00e9rieux. \nTous \u00e9taient en conciliabule au caf\u00e9 Musain. \nEnjolras dit, en m\u00ealant \u00e0 ses paroles quelques \nm\u00e9taphores demi -\u00e9nigmatiques, mais significatives : \n\u2013 Il convient de savoir o\u00f9 l\u2019on en est et sur qui \nl\u2019on peut compter. Si l\u2019on veut des combattants, il faut en faire. Avoir de quoi frapper. Cela ne peut \nnuire. Ceux qui passent ont toujours plus de chance \nd\u2019attraper des coups de corne quand il y a des b\u0153ufs \nsur la route que lorsqu\u2019il n\u2019y en a pas. Donc \ncomptons un peu le troupeau. Combien sommes -\nnous? Il ne s\u2019agit pas de remettre ce travail -l\u00e0 \u00e0 \ndemain. Les r\u00e9volutionnaires doivent toujours \u00eatre \npress\u00e9s; le progr\u00e8s n\u2019a pas de temps \u00e0 perdre. \nD\u00e9fions -nous de l\u2019inattendu. Ne nous laissons pas \nprendre au d\u00e9pourvu. Il s\u2019agit de repasser sur toutes \nles coutures que nous avons faites et de voir si elles \ntiennent. Cette affaire doit \u00eatre coul\u00e9e \u00e0 fond \naujourd\u2019hui. Courfeyrac, tu verras les polytechniciens. \nC\u2019est leur jour de sortie. Aujourd\u2019hui mercredi. \nFeuilly, n\u2019est -ce pas? vous verrez ceux de la Glaci\u00e8re. \nCombeferre m\u2019a promis d\u2019aller \u00e0 Picpus. Il y a l\u00e0 tout \nun fourmillement excellent. Bahorel visitera \nl\u2019Estrapade. Prouvaire, les ma\u00e7ons s\u2019atti\u00e9dissent; tu \nnous rapporteras des nouvelles de la loge de la rue de \nGrenelle -Saint -Honor\u00e9. Joly ira \u00e0 la clinique de \nDupuytren, et t\u00e2tera le pouls \u00e0 l\u2019\u00e9cole de m\u00e9decine. \nBossuet fera un petit tour au palais et causera avec les \nstagiaires. Moi, je me charge de la Cougour de. \n\u2013 Voil\u00e0 tout r\u00e9gl\u00e9, dit Courfeyrac. \n\u2013 Non. \u2013 Qu\u2019y a -t-il donc encore? \n\u2013 Une chose tr\u00e8s importante. \n\u2013 Qu\u2019est -ce? demanda Combeferre. \n\u2013 La barri\u00e8re du Maine, r\u00e9pondit Enjolras. \nEnjolras resta un moment comme absorb\u00e9 dans \nses r\u00e9flexions, puis repri t : \n\u2013 Barri\u00e8re du Maine il y a des marbriers, des \npeintres, les praticiens des ateliers de sculpture. C\u2019est \nune famille enthousiaste, mais sujette \u00e0 \nrefroidissement. Je ne sais pas ce qu\u2019ils ont depuis \nquelque temps. Ils pensent \u00e0 autre chose. Ils \ns\u2019\u00e9teig nent. Ils passent leur temps \u00e0 jouer aux \ndominos. Il serait urgent d\u2019aller leur parler un peu, et \nferme. C\u2019est chez Richefeu qu\u2019ils se r\u00e9unissent. On \nles y trouverait entre midi et une heure. Il faudrait \nsouffler sur ces cendres -l\u00e0. J\u2019avais compt\u00e9 pour cel a \nsur ce distrait de Marius, qui en somme est bon, mais \nil ne vient plus. Il me faudrait quelqu\u2019un pour la \nbarri\u00e8re du Maine. Je n\u2019ai plus personne. \n\u2013 Et moi, dit Grantaire, je suis l\u00e0. \n\u2013 Toi? \n\u2013 Moi. \n\u2013 Toi, endoctriner des r\u00e9publicains! toi, r\u00e9chauffer , \nau nom des principes, des c\u0153urs refroidis! \n\u2013 Pourquoi pas? \u2013 Est-ce que tu peux \u00eatre bon \u00e0 quelque chose? \n\u2013 Mais j\u2019en ai la vague ambition, dit Grantaire. \n\u2013 Tu ne crois \u00e0 rien. \n\u2013 Je crois \u00e0 toi. \n\u2013 Grantaire, veux -tu me rendre un service? \n\u2013 Tous. C irer tes bottes. \n\u2013 Eh bien, ne te m\u00eale pas de nos affaires. Cuve ton \nabsinthe. \n\u2013 Tu es un ingrat, Enjolras. \n\u2013 Tu serais homme \u00e0 aller barri\u00e8re du Maine! tu en \nserais capable! \n\u2013 Je suis capable de descendre rue des Gr\u00e8s, de \ntraverser la place Saint -Michel, d\u2019obliquer par la rue \nMonsieur -le-Prince, de prendre la rue de Vaugirard, \nde d\u00e9passer les Carmes, de tourner rue d\u2019Assas, \nd\u2019arriver rue du Cherche -Midi, de laisser derri\u00e8re mo i \nle Conseil de guerre, d\u2019arpenter la rue des Vieilles -\nTuileries, d\u2019enjamber le boulevard, de suivre la \nchauss\u00e9e du Maine, de franchir la barri\u00e8re, et d\u2019entrer \nchez Richefeu. Je suis capable de cela. Mes souliers \nen sont capables. \n\u2013 Connais -tu un peu ces camarades -l\u00e0 de chez \nRichefeu? \n\u2013 Pas beaucoup. Nous nous tutoyons seulement. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que tu leur diras? \u2013 Je leur parlerai de Robespierre, pardi. De \nDanton. Des principes. \n\u2013 Toi! \n\u2013 Moi. Mais on ne me rend pas justice. Quand je \nm\u2019y mets, je suis te rrible. J\u2019ai lu Prudhomme, je \nconnais le Contrat social, je sais par c\u0153ur ma \nconstitution de l\u2019an Deux. \u00abLa Libert\u00e9 du citoyen finit \no\u00f9 la Libert\u00e9 d\u2019un autre citoyen commence.\u00bb Est -ce \nque tu me prends pour une brute? J\u2019ai un vieil \nassignat dans mon tiroir. Les droits de l\u2019Homme, la \nsouverainet\u00e9 du peuple, sapristi! Je suis m\u00eame un peu \nh\u00e9bertiste. Je puis rab\u00e2cher, pendant six heures \nd\u2019horloge, montre en main, des choses superbes. \n\u2013 Sois s\u00e9rieux, dit Enjolras. \n\u2013 Je suis farouche, r\u00e9pondit Grantaire. \nEnjol ras pensa quelques secondes, et fit le geste \nd\u2019un homme qui prend son parti. \n\u2013 Grantaire, dit -il gravement, je consens \u00e0 \nt\u2019essayer. Tu iras barri\u00e8re du Maine. \nGrantaire logeait dans un garni tout voisin du caf\u00e9 \nMusain. Il sortit, et revint cinq minutes a pr\u00e8s. Il \u00e9tait \nall\u00e9 chez lui mettre un gilet \u00e0 la Robespierre. \n\u2013 Rouge, dit -il en entrant, et en regardant fixement \nEnjolras. Puis, d\u2019un plat de main \u00e9nergique, il appuya sur sa \npoitrine les deux pointes \u00e9carlates du gilet. \nEt, s\u2019approchant d\u2019Enjolras, il lui dit \u00e0 l\u2019oreille : \n\u2013 Sois tranquille. \nIl enfon\u00e7a son chapeau r\u00e9solument, et partit. \nUn quart d\u2019heure apr\u00e8s, l\u2019arri\u00e8re -salle du caf\u00e9 \nMusain \u00e9tait d\u00e9serte. Tous les amis de l\u2019A B C \u00e9taient \nall\u00e9s, chacun de leur c\u00f4t\u00e9, \u00e0 leur besogne. Enjolras, \nqui s\u2019 \u00e9tait r\u00e9serv\u00e9 la Cougourde, sortit le dernier. \nCeux de la Cougourde d\u2019Aix qui \u00e9taient \u00e0 Paris se \nr\u00e9unissaient alors plaine d\u2019Issy, dans une des carri\u00e8res \nabandonn\u00e9es si nombreuses de ce c\u00f4t\u00e9 de Paris. \nEnjolras, tout en cheminant vers ce lieu de rendez -\nvous, passait en lui -m\u00eame la revue de la situation. La \ngravit\u00e9 des \u00e9v\u00e9nements \u00e9tait visible. Quand les faits, \nprodromes d\u2019une esp\u00e8ce de maladie sociale latente, se \nmeuvent lourdement, la moindre complication les \narr\u00eate et les enchev\u00eatre. Ph\u00e9nom\u00e8ne d\u2019o\u00f9 sorte nt les \n\u00e9croulements et les renaissances. Enjolras entrevoyait \nun soul\u00e8vement lumineux sous les pans t\u00e9n\u00e9breux de \nl\u2019avenir. Qui sait? le moment approchait peut -\u00eatre. Le \npeuple ressaisissant le droit, quel beau spectacle! la \nr\u00e9volution reprenant majestueusem ent possession de \nla France, et disant au monde : La suite \u00e0 demain! \nEnjolras \u00e9tait content. La fournaise chauffait. Il avait, dans ce m\u00eame instant -l\u00e0, une tra\u00een\u00e9e de poudre \nd\u2019amis \u00e9parse sur Paris. Il composait, dans sa pens\u00e9e, \navec l\u2019\u00e9loquence philosophi que et p\u00e9n\u00e9trante de \nCombeferre, l\u2019enthousiasme cosmopolite de Feuilly, \nla verve de Courfeyrac, le rire de Bahorel, la \nm\u00e9lancolie de Jean Prouvaire, la science de Joly, les \nsarcasmes de Bossuet, une sorte de p\u00e9tillement \n\u00e9lectrique prenant feu \u00e0 la fois un peu partout. Tous \u00e0 \nl\u2019\u0153uvre. A coup s\u00fbr le r\u00e9sultat r\u00e9pondrait \u00e0 l\u2019effort. \nC\u2019\u00e9tait bien. Ceci le fit penser \u00e0 Grantaire. \u2013 Tiens, se \ndit-il, la barri\u00e8re du Maine me d\u00e9tourne \u00e0 peine de \nmon chemin. Si je poussais jusque chez Richefeu? \nVoyons un peu ce que f ait Grantaire, et o\u00f9 il en est. \nUne heure sonnait au clocher de Vaugirard quand \nEnjolras arriva \u00e0 la tabagie Richefeu. Il poussa la \nporte, entra, croisa les bras, laissant retomber la porte \nqui vint lui heurter les \u00e9paules, et regarda dans la salle \npleine de tables, d\u2019hommes et de fum\u00e9e. \nUne voix \u00e9clatait dans cette brume, vivement \ncoup\u00e9e par une autre voix. C\u2019\u00e9tait Grantaire \ndialoguant avec un adversaire qu\u2019il avait. \nGrantaire \u00e9tait assis, vis -\u00e0-vis d\u2019une autre figure, \u00e0 \nune table de marbre Sainte -Anne sem\u00e9e de grains de \nson et constell\u00e9e de dominos, il frappait ce marbre du \npoing, et voici ce qu\u2019Enjolras entendit : \u2013 Double -six. \n\u2013 Du quatre. \n\u2013 Le porc! Je n\u2019en ai plus. \n\u2013 Tu es mort. Du deux. \n\u2013 Du six. \n\u2013 Du trois. \n\u2013 De l\u2019as. \n\u2013 A moi la pose. \n\u2013 Quatre points. \n\u2013 P\u00e9niblement. \n\u2013 A toi. \n\u2013 J\u2019ai fait une faute \u00e9norme. \n\u2013 Tu vas bien. \n\u2013 Quinze. \n\u2013 Sept de plus. \n\u2013 Cela me fait vingt -deux. (R\u00eavant. ) Vingt -deux! \n\u2013 Tu ne t\u2019attendais pas au double -six. Si je l\u2019avais \nmis au commencement, cela changea it tout le jeu. \n\u2013 Du deux m\u00eame. \n\u2013 De l\u2019as. \n\u2013 De l\u2019as! Eh bien, du cinq. \n\u2013 Je n\u2019en ai pas. \n\u2013 C\u2019est toi qui as pos\u00e9, je crois? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Du blanc. \u2013 A-t-il de la chance! Ah! tu as une chance! \n(Longue r\u00eaverie. ) Du deux. \n\u2013 De l\u2019as. \n\u2013 Ni cinq, ni as. C\u2019est emb\u00eatant pour toi. \n\u2013 Domino. \n\u2013 Nom d\u2019un caniche! \n \n \n \n \nLIVRE DEUXI\u00c8ME \n \n \n\u00c9PONINE \n \n \n \n \nIV, 2, 1 \n \n \n \n \n \nLe champ de l\u2019Alouette \n \n \n \n \n \n \nMarius avait assist\u00e9 au d\u00e9nouement inattendu du \nguet-apens sur la trace duquel il avait mis Javert; mais \n\u00e0 peine Javert eut -il quitt\u00e9 la masure, emmenant ses \nprisonniers dans trois fiacres, que Marius de son c\u00f4t\u00e9 \nse glissa hors de la maison. Il n\u2019\u00e9tait enc ore que neuf \nheures du soir. Marius alla chez Courfeyrac. \nCourfeyrac n\u2019\u00e9tait plus l\u2019imperturbable habitant du \nquartier latin; il \u00e9tait all\u00e9 demeurer rue de la Verrerie \u00abpour des raisons politiques\u00bb; ce quartier \u00e9tait de ceux \no\u00f9 l\u2019insurrection dans ce temps -l\u00e0 s\u2019installait \nvolontiers. Marius dit \u00e0 Courfeyrac : Je viens coucher \nchez toi. Courfeyrac tira un matelas de son lit qui en \navait deux, l\u2019\u00e9tendit \u00e0 terre, et dit : Voil\u00e0. \nLe lendemain, d\u00e8s sept heures du matin, Marius \nrevint \u00e0 la masure, paya le terme et ce qu\u2019il devait \u00e0 \nmame Bougon, fit charger sur une charrette \u00e0 bras \nses livres, son lit, sa table, sa commode et ses deux \nchaises, et s\u2019en alla sans laisser son adresse, si bien \nque, lorsque Javert revint dans la matin\u00e9e afin de \nquestionner Marius sur l es \u00e9v\u00e9nements de la veille, il \nne trouva que mame Bougon qui lui r\u00e9pondit : \nD\u00e9m\u00e9nag\u00e9! \nMame Bougon fut convaincue que Marius \u00e9tait un \npeu complice des voleurs saisis dans la nuit. \u2013 Qui \naurait dit cela? s\u2019\u00e9cria -t-elle chez les porti\u00e8res du \nquartier, un jeu ne homme, que \u00e7a vous avait l\u2019air \nd\u2019une fille! \nMarius avait eu deux raisons pour ce \nd\u00e9m\u00e9nagement si prompt. La premi\u00e8re, c\u2019est qu\u2019il \navait horreur maintenant de cette maison o\u00f9 il avait \nvu, de si pr\u00e8s et dans tout son d\u00e9veloppement le plus \nrepoussant et l e plus f\u00e9roce, une laideur sociale plus \naffreuse peut -\u00eatre encore que le mauvais riche : le mauvais pauvre. La deuxi\u00e8me, c\u2019est qu\u2019il ne voulait \npas figurer dans le proc\u00e8s quelconque qui s\u2019ensuivrait \nprobablement, et \u00eatre amen\u00e9 \u00e0 d\u00e9poser contre \nTh\u00e9nardier. \nJavert crut que le jeune homme, dont il n\u2019avait pas \nretenu le nom, avait eu peur et s\u2019\u00e9tait sauv\u00e9 ou n\u2019\u00e9tait \npeut-\u00eatre m\u00eame pas rentr\u00e9 chez lui au moment du \nguet-apens; il fit pourtant quelques efforts pour le \nretrouver, mais il n\u2019y parvint pas. \nUn mois s\u2019\u00e9coula, puis un autre. Marius \u00e9tait \ntoujours chez Courfeyrac. Il avait su par un avocat \nstagiaire, promeneur habituel de la salle des pas \nperdus, que Th\u00e9nardier \u00e9tait au secret. Tous les \nlundis, Marius faisait remettre au greffe de la Force \ncinq francs p our Th\u00e9nardier. \nMarius, n\u2019ayant plus d\u2019argent, empruntait les cinq \nfrancs \u00e0 Courfeyrac. C\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois de sa vie \nqu\u2019il empruntait de l\u2019argent. Ces cinq francs \np\u00e9riodiques \u00e9taient une double \u00e9nigme pour \nCourfeyrac qui les donnait et pour Th\u00e9nardi er qui les \nrecevait. \u2013 A qui cela peut -il aller? songeait \nCourfeyrac. \u2013 D\u2019o\u00f9 cela peut -il me venir? se \ndemandait Th\u00e9nardier. \nMarius du reste \u00e9tait navr\u00e9. Tout \u00e9tait de nouveau \nrentr\u00e9 dans une trappe. Il ne voyait plus rien devant lui; sa vie \u00e9tait replong \u00e9e dans ce myst\u00e8re o\u00f9 il errait \u00e0 \nt\u00e2tons. Il avait un moment revu de tr\u00e8s pr\u00e8s dans \ncette obscurit\u00e9 la jeune fille qu\u2019il aimait, le vieillard \nqui semblait son p\u00e8re, ces \u00eatres inconnus qui \u00e9taient \nson seul int\u00e9r\u00eat et sa seule esp\u00e9rance en ce monde; et \nau mo ment o\u00f9 il avait cru les saisir, un souffle avait \nemport\u00e9 toutes ces ombres. Pas une \u00e9tincelle de \ncertitude et de v\u00e9rit\u00e9 n\u2019avait jailli m\u00eame du choc le \nplus effrayant. Aucune conjecture possible. Il ne \nsavait m\u00eame plus le nom qu\u2019il avait cru savoir. A \ncoup s\u00fbr ce n\u2019\u00e9tait plus Ursule. Et l\u2019Alouette \u00e9tait un \nsobriquet. Et que penser du vieillard? Se cachait -il en \neffet de la police? L\u2019ouvrier \u00e0 cheveux blancs que \nMarius avait rencontr\u00e9 aux environs des Invalides lui \n\u00e9tait revenu \u00e0 l\u2019esprit. Il devenait probab le \nmaintenant que cet ouvrier et M. Leblanc \u00e9taient le \nm\u00eame homme. Il se d\u00e9guisait donc? Cet homme avait \ndes c\u00f4t\u00e9s h\u00e9ro\u00efques et des c\u00f4t\u00e9s \u00e9quivoques. \nPourquoi n\u2019avait -il pas appel\u00e9 au secours? pourquoi \ns\u2019\u00e9tait -il enfui? \u00e9tait -il, oui ou non, le p\u00e8re de la jeune \nfille? enfin \u00e9tait -il r\u00e9ellement l\u2019homme que \nTh\u00e9nardier avait cru reconna\u00eetre? Th\u00e9nardier avait pu \nse m\u00e9prendre? Autant de probl\u00e8mes sans issue. Tout \nceci, il est vrai, n\u2019\u00f4tait rien au charme ang\u00e9lique de la \njeune fille du Luxembourg. D\u00e9tresse poigna nte; Marius avait une passion dans le c\u0153ur, et la nuit sur \nles yeux. Il \u00e9tait pouss\u00e9, il \u00e9tait attir\u00e9, et il ne pouvait \nbouger. Tout s\u2019\u00e9tait \u00e9vanoui, except\u00e9 l\u2019amour. De \nl\u2019amour m\u00eame, il avait perdu les instincts et les \nilluminations subites. Ordinairement cette flamme \nqui nous br\u00fble nous \u00e9claire aussi un peu, et nous jette \nquelque lueur utile au dehors. Ces sourds conseils de \nla passion, Marius ne les entendait m\u00eame plus. Jamais \nil ne se disait : Si j\u2019allais l\u00e0? si j\u2019essayais ceci? Celle \nqu\u2019il ne pouvait p lus nommer Ursule \u00e9tait \n\u00e9videmment quelque part; rien n\u2019avertissait Marius du \nc\u00f4t\u00e9 o\u00f9 il fallait chercher. Toute sa vie se r\u00e9sumait \nmaintenant en deux mots : une incertitude absolue \ndans une brume imp\u00e9n\u00e9trable. La revoir, elle; il y \naspirait toujours, il n e l\u2019esp\u00e9rait plus. \nPour comble, la mis\u00e8re revenait. Il sentait tout \npr\u00e8s de lui, derri\u00e8re lui, ce souffle glac\u00e9. Dans toutes \nces tourmentes, et depuis longtemps d\u00e9j\u00e0, il avait \ndiscontinu\u00e9 son travail, et rien n\u2019est plus dangereux \nque le travail discontinu \u00e9; c\u2019est une habitude qui s\u2019en \nva. Habitude facile \u00e0 quitter, difficile \u00e0 reprendre. \nUne certaine quantit\u00e9 de r\u00eaverie est bonne, comme \nun narcotique \u00e0 dose discr\u00e8te. Cela endort les fi\u00e8vres, \nquelquefois dures, de l\u2019intelligence en travail, et fait \nna\u00eetre dans l\u2019esprit une vapeur molle et fra\u00eeche qui corrige les contours trop \u00e2pres de la pens\u00e9e pure, \ncomble \u00e7\u00e0 et l\u00e0 des lacunes et des intervalles, lie les \nensembles et estompe les angles des id\u00e9es. Mais trop \nde r\u00eaverie submerge et noie. Malheur au travailleu r \npar l\u2019esprit qui se laisse tomber tout entier de la \npens\u00e9e dans la r\u00eaverie! Il croit qu\u2019il remontera \nais\u00e9ment, et il se dit qu\u2019apr\u00e8s tout c\u2019est la m\u00eame \nchose. Erreur! \nLa pens\u00e9e est le labeur de l\u2019intelligence, la r\u00eaverie \nen est la volupt\u00e9. Remplacer la pens\u00e9e par la r\u00eaverie, \nc\u2019est confondre un poison avec une nourriture. \nMarius, on s\u2019en souvient, avait commenc\u00e9 par l\u00e0. \nLa passion \u00e9tait survenue, et avait achev\u00e9 de le \npr\u00e9cipiter dans les chim\u00e8res sans objet et sans fond. \nOn ne sort plus de chez soi que p our aller songer. \nEnfantement paresseux. Gouffre tumultueux et \nstagnant. Et, \u00e0 mesure que le travail diminuait, les \nbesoins croissaient. Ceci est une loi. L\u2019homme, \u00e0 \nl\u2019\u00e9tat r\u00eaveur, est naturellement prodigue et mou; \nl\u2019esprit d\u00e9tendu ne peut pas tenir la vi e serr\u00e9e. Il y a, \ndans cette fa\u00e7on de vivre, du bien m\u00eal\u00e9 au mal, car si \nl\u2019amollissement est funeste, la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 est saine et \nbonne. Mais l\u2019homme pauvre, g\u00e9n\u00e9reux et noble, qui \nne travaille pas, est perdu. Les ressources tarissent, \nles n\u00e9cessit\u00e9s surgis sent. Pente fatale o\u00f9 les plus honn\u00eates et les plus fermes \nsont entra\u00een\u00e9s comme les plus faibles et les plus \nvicieux, et qui aboutit \u00e0 l\u2019un de ces deux trous, le \nsuicide ou le crime. \nA force de sortir pour aller songer, il vient un jour \no\u00f9 l\u2019on sort pour aller se jeter \u00e0 l\u2019eau. \nL\u2019exc\u00e8s de songe fait les Escousse et les Lebras. \nMarius descendait cette pente \u00e0 pas lents, les yeux \nfix\u00e9s sur celle qu\u2019il ne voyait plus. Ce que nous \nvenons d\u2019\u00e9crire l\u00e0 semble \u00e9trange et pourtant est vrai. \nLe souvenir d\u2019un \u00eatre absent s\u2019allume dans les \nt\u00e9n\u00e8bres du c\u0153ur; plus il a disparu, plus il rayonne; \nl\u2019\u00e2me d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e et obscure voit cette lumi\u00e8re \u00e0 son \nhorizon; \u00e9toile de la nuit int\u00e9rieure. Elle, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 \ntoute la pens\u00e9e de Marius. Il ne songeait pas \u00e0 autre \nchose; il sen tait confus\u00e9ment que son vieux habit \ndevenait un habit impossible et que son habit neuf \ndevenait un vieux habit, que ses chemises s\u2019usaient, \nque son chapeau s\u2019usait, que ses bottes s\u2019usaient, \nc\u2019est-\u00e0-dire que sa vie s\u2019usait, et il se disait : Si je \npouvais seulement la revoir avant de mourir! \nUne seule id\u00e9e douce lui restait, c\u2019est qu\u2019Elle l\u2019avait \naim\u00e9, que son regard le lui avait dit, qu\u2019elle ne \nconnaissait pas son nom, mais qu\u2019elle connaissait son \n\u00e2me, et que peut -\u00eatre l\u00e0 o\u00f9 elle \u00e9tait, quel que f\u00fbt ce lieu myst\u00e9rieux, elle l\u2019aimait encore. Qui sait si elle ne \nsongeait pas \u00e0 lui comme lui songeait \u00e0 elle? \nQuelquefois, dans des heures inexplicables comme \nen a tout c\u0153ur qui aime, n\u2019ayant que des raisons de \ndouleur et se sentant pourtant un obscur \ntressaille ment de joie, il se disait : Ce sont ses pens\u00e9es \nqui viennent \u00e0 moi! \u2013 Puis il ajoutait : Mes pens\u00e9es lui \narrivent aussi peut -\u00eatre. \nCette illusion, dont il hochait la t\u00eate le moment \nd\u2019apr\u00e8s, r\u00e9ussissait pourtant \u00e0 lui jeter dans l\u2019\u00e2me des \nrayons qui resse mblaient parfois \u00e0 de l\u2019esp\u00e9rance. De \ntemps en temps, surtout \u00e0 cette heure du soir qui \nattriste le plus les songeurs, il laissait tomber sur un \ncahier de papier o\u00f9 il n\u2019y avait que cela, le plus pur, le \nplus impersonnel, le plus id\u00e9al des r\u00eaveries dont \nl\u2019amour lui emplissait le cerveau. Il appelait cela \u00ablui \n\u00e9crire\u00bb. \nIl ne faut pas croire que sa raison f\u00fbt en d\u00e9sordre. \nAu contraire. Il avait perdu la facult\u00e9 de travailler et \nde se mouvoir fermement vers un but d\u00e9termin\u00e9, \nmais il avait plus que jamais la c lairvoyance et la \nrectitude. Marius voyait \u00e0 un jour calme et r\u00e9el, \nquoique singulier, ce qui passait sous ses yeux, m\u00eame \nles faits ou les hommes les plus indiff\u00e9rents; il disait \nde tout le mot juste avec une sorte d\u2019accablement honn\u00eate et de d\u00e9sint\u00e9ressem ent candide. Son \njugement, presque d\u00e9tach\u00e9 de l\u2019esp\u00e9rance, se tenait \nhaut et planait. \nDans cette situation d\u2019esprit rien ne lui \u00e9chappait, \nrien ne le trompait, et il d\u00e9couvrait \u00e0 chaque instant le \nfond de la vie, de l\u2019humanit\u00e9 et de la destin\u00e9e. \nHeureux, m\u00eame dans les angoisses, celui \u00e0 qui Dieu a \ndonn\u00e9 une \u00e2me digne de l\u2019amour et du malheur! Qui \nn\u2019a pas vu les choses de ce monde et le c\u0153ur des \nhommes \u00e0 cette double lumi\u00e8re n\u2019a rien vu de vrai et \nne sait rien. \nL\u2019\u00e2me qui aime et qui souffre est \u00e0 l\u2019\u00e9tat su blime. \nDu reste les jours se succ\u00e9daient, et rien de \nnouveau ne se pr\u00e9sentait. Il lui semblait seulement \nque l\u2019espace sombre qui lui restait \u00e0 parcourir se \nraccourcissait \u00e0 chaque instant. Il croyait d\u00e9j\u00e0 \nentrevoir distinctement le bord de l\u2019escarpement s ans \nfond. \n\u2013 Quoi! se r\u00e9p\u00e9tait -il, est -ce que je ne la reverrai \npas auparavant! \nQuand on a mont\u00e9 la rue Saint -Jacques, laiss\u00e9 de \nc\u00f4t\u00e9 la barri\u00e8re et suivi quelque temps \u00e0 gauche \nl\u2019ancien boulevard int\u00e9rieur, on atteint la rue de la \nSant\u00e9, puis la Glaci\u00e8re , et un peu avant d\u2019arriver \u00e0 la \npetite rivi\u00e8re des Gobelins, on rencontre une esp\u00e8ce de champ, qui est, dans toute la longue et monotone \nceinture des boulevards de Paris, le seul endroit o\u00f9 \nRuysda\u00ebl serait tent\u00e9 de s\u2019asseoir. \nCe je ne sais quoi d\u2019o\u00f9 la gr\u00e2ce se d\u00e9gage est l\u00e0, un \npr\u00e9 vert travers\u00e9 de cordes tendues o\u00f9 des loques \ns\u00e8chent au vent, une vieille ferme \u00e0 mara\u00eechers b\u00e2tie \ndu temps de Louis XIII avec son grand toit \nbizarrement perc\u00e9 de mansardes, des palissades \nd\u00e9labr\u00e9e s, un peu d\u2019eau entre des peupliers, des \nfemmes, des rires, des voix; \u00e0 l\u2019horizon le Panth\u00e9on, \nl\u2019arbre des Sourds -Muets, le Val -de-Gr\u00e2ce, noir, \ntrapu, fantasque, amusant, magnifique, et au fond le \ns\u00e9v\u00e8re fa\u00eete carr\u00e9 des tours de Notre -Dame. \nComme le lieu vaut la peine d\u2019\u00eatre vu, personne \nn\u2019y vient. A peine une charrette ou un roulier tous les \nquarts d\u2019heure. \nIl arriva une fois que les promenades solitaires de \nMarius le conduisirent \u00e0 ce terrain pr\u00e8s de cette eau. \nCe jour -l\u00e0, il y avait sur ce boulevard un e raret\u00e9, un \npassant. Marius, vaguement frapp\u00e9 du charme \npresque sauvage du lieu, demanda \u00e0 ce passant : \u2013 \nComment se nomme cet endroit -ci? \nLe passant r\u00e9pondit : \u2013 C\u2019est le champ de \nl\u2019Alouette. Et il ajouta : \u2013 C\u2019est ici qu\u2019Ulbach a tu\u00e9 la berg\u00e8re \nd\u2019Ivry . \nMais apr\u00e8s ce mot : l\u2019Alouette, Marius n\u2019avait plus \nentendu. Il y a de ces cong\u00e9lations subites dans l\u2019\u00e9tat \nr\u00eaveur qu\u2019un mot suffit \u00e0 produire. Toute la pens\u00e9e \nse condense brusquement autour d\u2019une id\u00e9e, et n\u2019est \nplus capable d\u2019aucune autre perception. L \u2019Alouette, \nc\u2019\u00e9tait l\u2019appellation qui, dans les profondeurs de la \nm\u00e9lancolie de Marius, avait remplac\u00e9 Ursule. \u2013 Tiens, \ndit-il, dans l\u2019esp\u00e8ce de stupeur irraisonn\u00e9e propre \u00e0 \nces apart\u00e9s myst\u00e9rieux, ceci est son champ. Je saurai \nici o\u00f9 elle demeure. \nCela \u00e9t ait absurde, mais irr\u00e9sistible. \nEt il vint tous les jours \u00e0 ce champ de l\u2019Alouette. \n \n \n \n \nIV, 2, 2 \n \n \n \n \n \nFormation embryonnaire \ndes crimes dans l\u2019incubation \ndes prisons \n \n \n \n \nLe triomphe de Javert dans la masure Gorbeau \navait sembl\u00e9 complet, mais ne l\u2019avait pas \u00e9t\u00e9. \nD\u2019abord, et c\u2019\u00e9tait l\u00e0 son principal souci, Javert \nn\u2019avait point fait prisonnier le prisonnier. L\u2019assassin\u00e9 \nqui s\u2019\u00e9vade est plus suspect que l\u2019assassin; et il est \nprobable que ce personnage, si pr\u00e9cieuse capture \npour les bandits, n\u2019\u00e9tait pas de moins bonne prise \npour l\u2019autorit\u00e9. Ensuite, Montparnasse avait \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 Javert. Il \nfallait attendre une autre occasion pour remettre la \nmain sur ce \u00abmuscadin du diable\u00bb. Mo ntparnasse en \neffet, ayant rencontr\u00e9 Eponine qui faisait le guet sous \nles arbres du boulevard, l\u2019avait emmen\u00e9e, aimant \nmieux \u00eatre N\u00e9morin avec la fille que Schinderhannes \navec le p\u00e8re. Bien lui en avait pris. Il \u00e9tait libre. Quant \n\u00e0 Eponine, Javert l\u2019avait fait \u00abrepincer\u00bb; consolation \nm\u00e9diocre. Eponine avait rejoint Azelma aux \nMadelonnettes. \nEnfin, dans le trajet de la masure Gorbeau \u00e0 la \nForce, un des principaux arr\u00eat\u00e9s, Claquesous, s\u2019\u00e9tait \nperdu. On ne savait comment cela s\u2019\u00e9tait fait, les \nagents et les sergents \u00abn\u2019y comprenaient rien\u00bb, il \ns\u2019\u00e9tait chang\u00e9 en vapeur, il avait gliss\u00e9 entre les \npoucettes, il avait coul\u00e9 entre les fentes de la voiture, \nle fiacre \u00e9tait f\u00eal\u00e9 et avait fui; on ne savait que dire, \nsinon qu\u2019en arrivant \u00e0 la prison, plus de Claquesou s. \nIl y avait l\u00e0 de la f\u00e9erie ou de la police. Claquesous \navait-il fondu dans les t\u00e9n\u00e8bres comme un flocon de \nneige dans l\u2019eau? Y avait -il eu connivence inavou\u00e9e \ndes agents? Cet homme appartenait -il \u00e0 la double \n\u00e9nigme du d\u00e9sordre et de l\u2019ordre? Etait -il \nconcentrique \u00e0 l\u2019infraction et \u00e0 la r\u00e9pression? Ce \nsphinx avait -il les pattes de devant dans le crime et les pattes de derri\u00e8re dans l\u2019autorit\u00e9? Javert \nn\u2019acceptait point ces combinaisons -l\u00e0, et se f\u00fbt \nh\u00e9riss\u00e9 devant de tels compromis; mais son escouade \ncompr enait d\u2019autres inspecteurs que lui, plus initi\u00e9s \npeut-\u00eatre que lui -m\u00eame, quoique ses subordonn\u00e9s, \naux secrets de la pr\u00e9fecture, et Claquesous \u00e9tait un tel \nsc\u00e9l\u00e9rat qu\u2019il pouvait \u00eatre un fort bon agent. Etre en \nde si intimes rapports d\u2019escamotage avec la nu it, cela \nest excellent pour le brigandage et admirable pour la \npolice. Il y a de ces coquins \u00e0 deux tranchants. Quoi \nqu\u2019il en f\u00fbt, Claquesous \u00e9gar\u00e9 ne se retrouva pas. \nJavert en parut plus irrit\u00e9 qu\u2019\u00e9tonn\u00e9. \nQuant \u00e0 Marius, \u00abce dadais d\u2019avocat qui avait eu \nprobablement peur\u00bb, et dont Javert avait oubli\u00e9 le \nnom, Javert y tenait peu. D\u2019ailleurs, un avocat, cela se \nretrouve toujours. Mais \u00e9tait -ce un avocat seulement? \nL\u2019information avait commenc\u00e9. \nLe juge d\u2019instruction avait trouv\u00e9 utile de ne point \nmettre u n des hommes de la bande Patron -Minette \nau secret, esp\u00e9rant quelque bavardage. Cet homme \n\u00e9tait Brujon, le chevelu de la rue du Petit -Banquier. \nOn l\u2019avait l\u00e2ch\u00e9 dans la cour Charlemagne, et l\u2019\u0153il \ndes surveillants \u00e9tait ouvert sur lui. \nCe nom, Brujon, est u n des souvenirs de la Force. \nDans la hideuse cour dite du B\u00e2timent -Neuf, que l\u2019administration appelait cour Saint -Bernard et que les \nvoleurs appelaient fosse -aux-lions, sur cette muraille \ncouverte de squames et de l\u00e8pres qui montait \u00e0 \ngauche \u00e0 la hauteur d es toits, pr\u00e8s d\u2019une vieille porte \nde fer rouill\u00e9e qui menait \u00e0 l\u2019ancienne chapelle de \nl\u2019h\u00f4tel ducal de la Force devenue un dortoir de \nbrigands, on voyait encore il y a douze ans une \nesp\u00e8ce de bastille grossi\u00e8rement sculpt\u00e9e au clou dans \nla pierre, et au -dessous cette signature : \n \nBRUJON, 1811. \n \nLe Brujon de 1811 \u00e9tait le p\u00e8re du Brujon de 1832. \nCe dernier, qu\u2019on n\u2019a pu qu\u2019entrevoir dans le guet -\napens Gorbeau, \u00e9tait un jeune gaillard fort rus\u00e9 et \nfort adroit, ayant l\u2019air ahuri et plaintif. C\u2019est sur cet a ir \nahuri que le juge d\u2019instruction l\u2019avait l\u00e2ch\u00e9, le croyant \nplus utile dans la cour Charlemagne que dans la \ncellule du secret. \nLes voleurs ne s\u2019interrompent pas parce qu\u2019ils sont \nentre les mains de la justice. On ne se g\u00eane point \npour si peu. Etre en pri son pour un crime n\u2019emp\u00eache \npas de commencer un autre crime. Ce sont des \nartistes qui ont un tableau au salon et qui n\u2019en \ntravaillent pas moins \u00e0 une nouvelle \u0153uvre dans leur \natelier. Brujon semblait stup\u00e9fi\u00e9 par la prison. On le \nvoyait quelquefois des he ures enti\u00e8res dans la cour \nCharlemagne, debout pr\u00e8s de la lucarne du cantinier, \net contemplant comme un idiot cette sordide \npancarte des prix de la cantine qui commen\u00e7ait par : \nail, 62 centimes , et finissait par : cigare, cinq centimes . Ou \nbien il passait son temps \u00e0 trembler, claquant des \ndents, disant qu\u2019il avait la fi\u00e8vre, et s\u2019informant si l\u2019un \ndes vingt -huit lits de la salle des fi\u00e9vreux \u00e9tait vacant. \nTout \u00e0 coup, vers la deuxi\u00e8me quinzaine de f\u00e9vrier \n1832, on sut que Brujon, cet endormi, avait fait faire, \npar des commissionnaires de la maison, pas sous son \nnom, mais sous le nom de trois de ses camarades, \ntrois commissions diff\u00e9rentes, lesquelles lui avaient \nco\u00fbt\u00e9 en tout cinquante sous, d\u00e9pense exorbitante \nqui attira l\u2019attention d u brigadier de la prison. \nOn s\u2019informa, et en consultant le tarif des \ncommissions affich\u00e9 dans le parloir des d\u00e9tenus, on \narriva \u00e0 savoir que les cinquante sous se \nd\u00e9composaient ainsi : trois commissions; une au \nPanth\u00e9on, dix sous; une au Val -de-Gr\u00e2ce, qu inze \nsous; et une \u00e0 la barri\u00e8re de Grenelle, vingt -cinq sous. \nCelle -ci \u00e9tait la plus ch\u00e8re de tout le tarif. Or, au \nPanth\u00e9on, au Val -de-Gr\u00e2ce, \u00e0 la barri\u00e8re de Grenelle, \nse trouvaient pr\u00e9cis\u00e9ment les domiciles de trois r\u00f4deurs de barri\u00e8res fort redout\u00e9s, K ruideniers, dit \nBizarro, Glorieux, for\u00e7at lib\u00e9r\u00e9, et Barre -Carrosse, sur \nlesquels cet incident ramena le regard de la police. \nOn croyait deviner que ces hommes \u00e9taient affili\u00e9s \u00e0 \nPatron -Minette, dont on avait coffr\u00e9 deux chefs, \nBabet et Gueulemer. On suppo sa que dans les envois \nde Brujon, remis, non \u00e0 des adresses de maisons, \nmais \u00e0 des gens qui attendaient dans la rue, il devait y \navoir des avis pour quelque m\u00e9fait complot\u00e9. On \navait d\u2019autres indices encore; on mit la main sur les \ntrois r\u00f4deurs, et l\u2019on cr ut avoir \u00e9vent\u00e9 la machination \nquelconque de Brujon. \nUne semaine environ apr\u00e8s ces mesures prises, \nune nuit, un surveillant de ronde, qui inspectait le \ndortoir d\u2019en bas du B\u00e2timent -Neuf, au moment de \nmettre son marron dans la bo\u00eete \u00e0 marrons; \u2013 c\u2019est le \nmoyen qu\u2019on employait pour s\u2019assurer que les \nsurveillants faisaient exactement leur service; toutes \nles heures un marron devait tomber dans toutes les \nbo\u00eetes clou\u00e9es aux portes des dortoirs; \u2013 un \nsurveillant donc vit par le judas du dortoir Brujon sur \nson s \u00e9ant qui \u00e9crivait quelque chose dans son lit \u00e0 la \nclart\u00e9 de l\u2019applique. Le gardien entra, on mit Brujon \npour un mois au cachot, mais on ne put saisir ce qu\u2019il \navait \u00e9crit. La police n\u2019en sut pas davantage. Ce qui est certain, c\u2019est que le lendemain \u00abun \npostillon\u00bb fut lanc\u00e9 de la cour Charlemagne dans la \nfosse -aux-lions par -dessus le b\u00e2timent \u00e0 cinq \u00e9tages \nqui s\u00e9parait les deux cours. \nLes d\u00e9tenus appellent postillon une boulette de \npain artistement p\u00e9trie qu\u2019on envoie en Irlande , c\u2019est -\u00e0-\ndire, par -dessus l es toits d\u2019une prison, d\u2019une cour \u00e0 \nl\u2019autre. Etymologie : par -dessus l\u2019Angleterre; d\u2019une \nterre \u00e0 l\u2019autre; en Irlande . Cette boulette tombe dans la \ncour. Celui qui la ramasse l\u2019ouvre et y trouve un billet \nadress\u00e9 \u00e0 quelque prisonnier de la cour. Si c\u2019est un \nd\u00e9tenu qui fait la trouvaille, il remet le billet \u00e0 sa \ndestination; si c\u2019est un gardien, ou l\u2019un de ces \nprisonniers secr\u00e8tement vendus qu\u2019on appelle \nmoutons dans les prisons et renards dans les bagnes, \nle billet est port\u00e9 au greffe et livr\u00e9 \u00e0 la police. \nCette fois, le postillon parvint \u00e0 son adresse, \nquoique celui auquel le message \u00e9tait destin\u00e9 f\u00fbt en ce \nmoment au s\u00e9par\u00e9 . Ce destinataire n\u2019\u00e9tait rien moins \nque Babet, l\u2019une des quatre t\u00eates de Patron -Minette. \nLe postillon contenait un papier roul\u00e9 sur le quel il \nn\u2019y avait que ces deux lignes : \n\u2013 Babet. Il y a une affaire \u00e0 faire rue Plumet. Une \ngrille sur un jardin. C\u2019\u00e9tait la chose que Brujon avait \u00e9crite dans la \nnuit. \nEn d\u00e9pit des fouilleurs et des fouilleuses, Babet \ntrouva moyen de faire passer le billet de la Force \u00e0 la \nSalp\u00eatri\u00e8re \u00e0 une \u00abbonne amie\u00bb qu\u2019il avait l\u00e0, et qui y \n\u00e9tait enferm\u00e9e. Cette fille \u00e0 son tour transmit le billet \n\u00e0 une autre qu\u2019elle connaissait, une appel\u00e9e Magnon, \nfort regard\u00e9e par la police, mais pas encore arr\u00eat\u00e9e. \nCette Magnon, dont le lecteur a d\u00e9j\u00e0 vu le nom, avait \navec les Th\u00e9nardier des relations qui seront pr\u00e9cis\u00e9es \nplus tard, et pouvait, en allant voir Eponine, servir de \npont entre la Salp\u00ea tri\u00e8re et les Madelonnettes. \nIl arriva pr\u00e9cis\u00e9ment qu\u2019en ce moment -l\u00e0 m\u00eame, \nles preuves manquant dans l\u2019instruction dirig\u00e9e \ncontre Th\u00e9nardier \u00e0 l\u2019endroit de ses filles, Eponine et \nAzelma furent rel\u00e2ch\u00e9es. \nQuand Eponine sortit, Magnon, qui la guettait \u00e0 l a \nporte des Madelonnettes, lui remit le billet de Brujon \n\u00e0 Babet en la chargeant d\u2019 \u00e9clairer l\u2019affaire. \nEponine alla rue Plumet, reconnut la grille et le \njardin, observa la maison, \u00e9pia, guetta, et, quelques \njours apr\u00e8s, porta \u00e0 Magnon, qui demeurait rue \nCloche -Perce, un biscuit que Magnon transmit \u00e0 la \nma\u00eetresse de Babet \u00e0 la Salp\u00eatri\u00e8re. Un biscuit, dans le t\u00e9n\u00e9breux symbolisme des prisons, signifie : rien \u00e0 \nfaire. \nSi bien qu\u2019\u00e0 moins d\u2019une semaine de l\u00e0, Babet et \nBrujon se croisant dans le chemin de rond e de la \nForce, comme l\u2019un allait \u00ab\u00e0 l\u2019instruction\u00bb et que \nl\u2019autre en revenait : \u2013 Eh bien, demanda Brujon, la \nrue P? \u2013 Biscuit, r\u00e9pondit Babet. \nAinsi avorta ce f\u0153tus de crime enfant\u00e9 par Brujon \n\u00e0 la Force. \nCet avortement pourtant eut des suites, \nparfaite ment \u00e9trang\u00e8res au programme de Brujon. \nOn les verra. \nSouvent en croyant nouer un fil, on en lie un \nautre. \n \n \n \n \nIV, 2, 3 \n \n \n \n \n \nApparition au p\u00e8re Mabeuf \n \n \n \n \n \n \nMarius n\u2019allait plus chez personne, seulement il lui \narrivait quelquefois de rencontrer le p\u00e8re Mabeuf. \nPendant que Marius descendait lentement ces \ndegr\u00e9s lugubres qu\u2019on pourrait nommer l\u2019escalier des \ncaves et qui m\u00e8nent dans des lieux sans lumi\u00e8re o\u00f9 \nl\u2019on entend les heureux marcher au -dessus de soi, M. \nMabeuf descendait de son c\u00f4t\u00e9. La Flore de Cauteretz ne se vendait absolument plus. \nLes exp\u00e9riences sur l\u2019indigo n\u2019avaient point r\u00e9ussi \ndans le petit jardin d\u2019Austerlitz qui \u00e9tait mal expos\u00e9. \nM. Mabeuf n\u2019y pouvait cultiver que quelques plantes \nrares qui aiment l\u2019humidit\u00e9 et l\u2019ombre. Il ne se \nd\u00e9courageait pourtant pas. Il avait obtenu un coin de \nterre au Jardin des plantes, en bonne exposition, pour \ny faire, \u00ab\u00e0 ses frais\u00bb, ses essais d\u2019indigo. Pour cela il \navait mis les cuivres de sa Flore au mont -de-pi\u00e9t\u00e9. Il \navait r\u00e9duit son d\u00e9jeuner \u00e0 deux \u0153ufs, et il en laissait \nun \u00e0 sa vieille servante dont il ne payait plus les gages \ndepuis quinze mois. Et souvent son d\u00e9jeuner \u00e9tait \nson seul repas. Il ne riait plus de s on rire enfantin, il \n\u00e9tait devenu morose, et ne recevait plus de visites. \nMarius faisait bien de ne plus songer \u00e0 venir. \nQuelquefois, \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 M. Mabeuf allait au Jardin \ndes plantes, le vieillard et le jeune homme se \ncroisaient sur le boulevard de l\u2019H\u00f4 pital. Ils ne \nparlaient pas et se faisaient un signe de t\u00eate \ntristement. Chose poignante, qu\u2019il y ait un moment \no\u00f9 la mis\u00e8re d\u00e9noue! On \u00e9tait deux amis, on est deux \npassants. \nLe libraire Royol \u00e9tait mort. M. Mabeuf ne \nconnaissait plus que ses livres, son jardin et son \nindigo; c\u2019\u00e9taient les trois formes qu\u2019avaient prises pour lui le bonheur, le plaisir et l\u2019esp\u00e9rance. Cela lui \nsuffisait pour vivre. Il se disait : \u2013 Quand j\u2019aurai fait \nmes boules de bleu, je serai riche, je retirerai mes \ncuivres du mont -de-pi\u00e9t\u00e9, je remettrai ma Flore en \nvogue avec du charlatanisme, de la grosse caisse et \ndes annonces dans les journaux, et j\u2019ach\u00e8terai, je sais \nbien o\u00f9, un exemplaire de l\u2019 Art de naviguer de Pierre \nde M\u00e9dine, avec bois, \u00e9dition de 1559. \u2013 En \nattendant, il travai llait toute la journ\u00e9e \u00e0 son carr\u00e9 \nd\u2019indigo, et le soir il rentrait chez lui pour arroser son \njardin, et lire ses livres. M. Mabeuf avait \u00e0 cette \n\u00e9poque fort pr\u00e8s de quatre -vingts ans. \nUn soir il eut une singuli\u00e8re apparition. \nIl \u00e9tait rentr\u00e9 qu\u2019il faisa it grand jour encore. La \nm\u00e8re Plutarque dont la sant\u00e9 se d\u00e9rangeait \u00e9tait \nmalade et couch\u00e9e. Il avait d\u00een\u00e9 d\u2019un os o\u00f9 il restait \nun peu de viande et d\u2019un morceau de pain qu\u2019il avait \ntrouv\u00e9 sur la table de cuisine, et s\u2019\u00e9tait assis sur une \nborne de pierre r envers\u00e9e qui tenait lieu de banc dans \nson jardin. \nPr\u00e8s de ce banc, se dressait, \u00e0 la mode des vieux \njardins vergers, une esp\u00e8ce de grand bahut en solives \net en planches fort d\u00e9labr\u00e9, clapier au rez -de-\nchauss\u00e9e, fruitier au premier \u00e9tage. Il n\u2019y avait pas de \nlapins dans le clapier, mais il y avait quelques pommes dans le fruitier. Reste de la provision \nd\u2019hiver. \nM. Mabeuf s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 feuilleter et \u00e0 lire, \u00e0 l\u2019aide \nde ses lunettes, deux livres qui le passionnaient, et \nm\u00eame, chose plus grave \u00e0 son \u00e2ge, le p r\u00e9occupaient. \nSa timidit\u00e9 naturelle le rendait propre \u00e0 une certaine \nacceptation des superstitions. Le premier de ces livres \n\u00e9tait le fameux trait\u00e9 du pr\u00e9sident Delancre, De \nl\u2019inconstance des d\u00e9mons , l\u2019autre \u00e9tait l\u2019in -quarto de \nMutor de la Rubaudi\u00e8re, Sur les diables de Vauvert et les \ngobelins de la Bi\u00e8vre . Ce dernier bouquin l\u2019int\u00e9ressait \nd\u2019autant plus que son jardin avait \u00e9t\u00e9 un des terrains \nanciennement hant\u00e9s par les gobelins. Le cr\u00e9puscule \ncommen\u00e7ait \u00e0 blanchir ce qui est en haut et \u00e0 noircir \nce qui e st en bas. Tout en lisant, et par -dessus le livre \nqu\u2019il tenait \u00e0 la main, le p\u00e8re Mabeuf consid\u00e9rait ses \nplantes et entre autres un rhododendron magnifique \nqui \u00e9tait une de ses consolations; quatre jours de h\u00e2le, \nde vent et de soleil, sans une goutte de pl uie, venaient \nde passer; les tiges se courbaient, les boutons \npenchaient, les feuilles tombaient, tout cela avait \nbesoin d\u2019\u00eatre arros\u00e9; le rhododendron surtout \u00e9tait \ntriste. Le p\u00e8re Mabeuf \u00e9tait de ceux pour qui les \nplantes ont des \u00e2mes. Le vieillard avait travaill\u00e9 toute \nla journ\u00e9e \u00e0 son carr\u00e9 d\u2019indigo, il \u00e9tait \u00e9puis\u00e9 de fatigue, il se leva pourtant, posa ses livres sur le banc, \net marcha tout courb\u00e9 et \u00e0 pas chancelants jusqu\u2019au \npuits, mais quand il eut saisi la cha\u00eene, il ne put m\u00eame \npas la tirer assez pour la d\u00e9crocher. Alors il se \nretourna et leva un regard d\u2019angoisse vers le ciel qui \ns\u2019emplissait d\u2019\u00e9toiles. \nLa soir\u00e9e avait cette s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 qui accable les \ndouleurs de l\u2019homme sous je ne sais quelle lugubre et \n\u00e9ternelle joie. La nuit promettait d\u2019\u00eatre au ssi aride que \nl\u2019avait \u00e9t\u00e9 le jour. \n\u2013 Des \u00e9toiles partout! pensait le vieillard; pas la \nplus petite nu\u00e9e! pas une larme d\u2019eau! \nEt sa t\u00eate qui s\u2019\u00e9tait soulev\u00e9e un moment, retomba \nsur sa poitrine. \nIl la releva et regarda encore le ciel en murmurant : \n\u2013 Une larme de ros\u00e9e! un peu de piti\u00e9! \nIl essaya encore une fois de d\u00e9crocher la cha\u00eene du \npuits, et ne put. \nEn ce moment il entendit une voix qui disait : \n\u2013 P\u00e8re Mabeuf, voulez -vous que je vous arrose \nvotre jardin? \nEn m\u00eame temps un bruit de b\u00eate fauve qui passe \nse fit dans la haie, et il vit sortir de la broussaille une \nesp\u00e8ce de grande fille maigre qui se dressa devant lui \nen le regardant hardiment. Cela avait moins l\u2019air d\u2019un \u00eatre humain que d\u2019une forme qui venait d\u2019\u00e9clore au \ncr\u00e9puscule. \nAvant que le p\u00e8 re Mabeuf, qui s\u2019effarait ais\u00e9ment \net qui avait, comme nous avons dit, l\u2019effroi facile, e\u00fbt \npu r\u00e9pondre une syllabe, cet \u00eatre, dont les \nmouvements avaient dans l\u2019obscurit\u00e9 une sorte de \nbrusquerie bizarre, avait d\u00e9croch\u00e9 la cha\u00eene, plong\u00e9 et \nretir\u00e9 le seau, et rempli l\u2019arrosoir, et le bonhomme \nvoyait cette apparition qui avait les pieds nus et une \njupe en guenilles courir dans les plates -bandes en \ndistribuant la vie autour d\u2019elle. Le bruit de l\u2019arrosoir \nsur les feuilles remplissait l\u2019\u00e2me du p\u00e8re Mabeuf de \nravissement. Il lui semblait que maintenant le \nrhododendron \u00e9tait heureux. \nLe premier seau vid\u00e9, la fille en tira un second, \npuis un troisi\u00e8me. Elle arrosa tout le jardin. \nA la voir marcher ainsi dans les all\u00e9es o\u00f9 sa \nsilhouette apparaissait toute noire, a gitant sur ses \ngrands bras anguleux son fichu tout d\u00e9chiquet\u00e9, elle \navait je ne sais quoi d\u2019une chauve -souris. \nQuand elle eut fini, le p\u00e8re Mabeuf s\u2019approcha les \nlarmes aux yeux, et lui posa la main sur le front. \n\u2013 Dieu vous b\u00e9nira, dit -il, vous \u00eates un ange \npuisque vous avez soin des fleurs. \u2013 Non, r\u00e9pondit -elle, je suis le diable, mais \u00e7a \nm\u2019est \u00e9gal. \nLe vieillard s\u2019\u00e9cria, sans attendre et sans entendre \nsa r\u00e9ponse : \n\u2013 Quel dommage que je sois si malheureux et si \npauvre, et que je ne puisse rien faire pour vous! \n\u2013 Vous pouvez quelque chose, dit -elle. \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Me dire o\u00f9 demeure M. Marius. \nLe vieillard ne comprit point. \n\u2013 Quel monsieur Marius? \nIl leva son regard vitreux et parut chercher \nquelque chose d\u2019\u00e9vanoui. \n\u2013 Un jeune homme qui venait ici dans les temps. \nCependant M. Mabeuf avait fouill\u00e9 dans sa \nm\u00e9moire. \n\u2013 Ah! oui,... s\u2019\u00e9cria -t-il, je sais ce que vous voulez \ndire. Attendez donc! monsieur Marius... le baron \nMarius Pontmercy, parbleu! Il demeure... ou plut\u00f4t il \nne demeure plus... ah bien, je ne sais pas. \nTout en parlant, il s\u2019\u00e9tait courb\u00e9 pour assujettir \nune branche du rhododendron, et il continuait : \n\u2013 Tenez, je me souviens \u00e0 pr\u00e9sent. Il passe tr\u00e8s \nsouvent sur le boulevard et va du c\u00f4t\u00e9 de la Glaci\u00e8re. Rue Croulebarbe. Le champ de l\u2019Alouette. Allez par \nl\u00e0. Il n\u2019est pas difficile \u00e0 rencontrer. \nQuand M. Mabeuf se releva, il n\u2019y avait plus \npersonne, la fille avait disparu. \nIl eut d\u00e9cid\u00e9ment un peu peur. \n\u2013 Vrai, pensa -t-il, si mon jardin n\u2019\u00e9tait pas arros\u00e9, \nje croirais que c\u2019est un esprit. \nUne heure plus tard, quand il fut couch\u00e9, cela lui \nrevint, et, en s\u2019endormant, \u00e0 cet instant trouble o\u00f9 la \npens\u00e9e, pareille \u00e0 cet oiseau fabuleux qui se change \nen poisson pour passer la mer, prend peu \u00e0 peu la \nforme du song e pour traverser le sommeil, il se disait \nconfus\u00e9ment : \n\u2013 Au fait, cela ressemble beaucoup \u00e0 ce que la \nRubaudi\u00e8re raconte des gobelins. Serait -ce un \ngobelin? \n \n \n \n \nIV, 2, 4 \n \n \n \n \n \nApparition \u00e0 Marius \n \n \n \n \n \n \n \nQuelques jours apr\u00e8s cette visite d\u2019un \u00abesprit\u00bb au \np\u00e8re Mabeuf, un matin, \u2013 c\u2019\u00e9tait un lundi, le jour de la \npi\u00e8ce de cent sous que Marius empruntait \u00e0 \nCourfeyrac pour Th\u00e9nardier, \u2013 Marius avait mis cette \npi\u00e8ce de cent sous dans sa poche, et avant de la \nporter au greffe, il \u00e9tait all\u00e9 \u00abse promener un peu\u00bb, \nesp\u00e9rant qu\u2019\u00e0 son retour cela le ferait travailler. C\u2019\u00e9tait d\u2019ailleurs \u00e9ternellement ainsi. Sit\u00f4t lev\u00e9, il \ns\u2019asseyait devant un livre et une feuille de papier pour \nb\u00e2cler quelque traduction; il avait \u00e0 cet te \u00e9poque -l\u00e0 \npour besogne la translation en fran\u00e7ais d\u2019une c\u00e9l\u00e8bre \nquerelle d\u2019allemands, la controverse de Gans et de \nSavigny; il prenait Savigny, il prenait Gans, lisait \nquatre lignes, essayait d\u2019en \u00e9crire une, ne pouvait, \nvoyait une \u00e9toile entre son papi er et lui, et se levait de \nsa chaise en disant : \u2013 Je vais sortir. Cela me mettra \nen train. \nEt il allait au champ de l\u2019Alouette. \nL\u00e0 il voyait plus que jamais l\u2019\u00e9toile, et moins que \njamais Savigny et Gans. \nIl rentrait, essayait de reprendre son labeur, e t n\u2019y \nparvenait point; pas moyen de renouer un seul des \nfils cass\u00e9s dans son cerveau; alors il disait : \u2013 Je ne \nsortirai pas demain. Cela m\u2019emp\u00eache de travailler. \u2013 \nEt il sortait tous les jours. \nIl habitait le champ de l\u2019Alouette plus que le logis \nde Cour feyrac. Sa v\u00e9ritable adresse \u00e9tait celle -ci : \nboulevard de la Sant\u00e9, au septi\u00e8me arbre apr\u00e8s la rue \nCroulebarbe. \nCe matin -l\u00e0, il avait quitt\u00e9 ce septi\u00e8me arbre, et \ns\u2019\u00e9tait assis sur le parapet de la rivi\u00e8re des Gobelins. Un gai soleil p\u00e9n\u00e9trait les feuill es fra\u00eeches \u00e9panouies \net toutes lumineuses. \nIl songeait \u00e0 \u00abElle\u00bb. Et sa songerie, devenant \nreproche, retombait sur lui : il pensait \ndouloureusement \u00e0 la paresse, paralysie de l\u2019\u00e2me, qui \nle gagnait, et \u00e0 cette nuit qui s\u2019\u00e9paississait d\u2019instant en \ninstant d evant lui au point qu\u2019il ne voyait m\u00eame d\u00e9j\u00e0 \nplus le soleil. \nCependant, \u00e0 travers ce p\u00e9nible d\u00e9gagement \nd\u2019id\u00e9es indistinctes qui n\u2019\u00e9taient pas m\u00eame un \nmonologue tant l\u2019action s\u2019affaiblissait en lui, et il \nn\u2019avait plus m\u00eame la force de vouloir se d\u00e9soler, \u00e0 \ntravers cette absorption m\u00e9lancolique, les sensations \ndu dehors lui arrivaient. Il entendait derri\u00e8re lui, au -\ndessous de lui, sur les deux bords de la rivi\u00e8re, les \nlaveuses des Gobelins battre leur linge, et au -dessus \nde sa t\u00eate, les oiseaux jaser et cha nter dans les ormes. \nD\u2019un c\u00f4t\u00e9 le bruit de la libert\u00e9, de l\u2019insouciance \nheureuse, du loisir qui a des ailes; de l\u2019autre le bruit \ndu travail. Chose qui le faisait r\u00eaver profond\u00e9ment, et \npresque r\u00e9fl\u00e9chir, c\u2019\u00e9taient deux bruits joyeux. \nTout \u00e0 coup au milieu de son extase accabl\u00e9e il \nentendit une voix connue qui disait : \n\u2013 Tiens! le voil\u00e0! Il leva les yeux, et reconnut cette malheureuse \nenfant qui \u00e9tait venue un matin chez lui, l\u2019a\u00een\u00e9e des \nfilles Th\u00e9nardier, Eponine; il savait maintenant \ncomment elle se nom mait. Chose \u00e9trange, elle \u00e9tait \nappauvrie et embellie, deux pas qu\u2019il ne semblait \npoint qu\u2019elle p\u00fbt faire. Elle avait accompli un double \nprogr\u00e8s, vers la lumi\u00e8re et vers la d\u00e9tresse. Elle \u00e9tait \npieds nus et en haillons comme le jour o\u00f9 elle \u00e9tait \nentr\u00e9e si r\u00e9sol\u00fbment dans sa chambre, seulement ses \nhaillons avaient deux mois de plus; les trous \u00e9taient \nplus larges, les guenilles plus sordides. C\u2019\u00e9tait cette \nm\u00eame voix enrou\u00e9e, ce m\u00eame front terni et rid\u00e9 par \nle h\u00e2le, ce m\u00eame regard libre, \u00e9gar\u00e9 et vacillant. E lle \navait de plus qu\u2019autrefois dans la physionomie ce je \nne sais quoi d\u2019effray\u00e9 et de lamentable que la prison \ntravers\u00e9e ajoute \u00e0 la mis\u00e8re. \nElle avait des brins de paille et de foin dans les \ncheveux, non comme Oph\u00e9lia pour \u00eatre devenue \nfolle \u00e0 la contagi on de la folie d\u2019Hamlet, mais parce \nqu\u2019elle avait couch\u00e9 dans quelque grenier d\u2019\u00e9curie. \nEt avec tout cela elle \u00e9tait belle. Quel astre vous \n\u00eates, \u00f4 jeunesse! \nCependant elle \u00e9tait arr\u00eat\u00e9e devant Marius avec un \npeu de joie sur son visage livide et quelque chose qui \nressemblait \u00e0 un sourire. Elle fut quelques moments comme si elle ne \npouvait parler. \n\u2013 Je vous rencontre donc! dit -elle enfin. Le p\u00e8re \nMabeuf avait raison, c\u2019\u00e9tait sur ce boulevard -ci! \nComme je vous ai cherch\u00e9! si vous saviez! Savez -vous \ncela? j\u2019ai \u00e9t\u00e9 au bloc. Quinze jours! Ils m\u2019ont l\u00e2ch\u00e9e! \nvu qu\u2019il n\u2019y avait rien sur moi, et que d\u2019ailleurs je \nn\u2019avais pas l\u2019\u00e2ge du discernement. Il s\u2019en fallait de \ndeux mois. Oh! comme je vous ai cherch\u00e9! voil\u00e0 six \nsemaines. Vous ne demeurez donc plus l\u00e0 -bas? \n\u2013 Non, dit Marius. \n\u2013 Oh! je comprends. A cause de la chose. C\u2019est \nd\u00e9sagr\u00e9able ces esbrouffes -l\u00e0. Vous avez d\u00e9m\u00e9nag\u00e9. \nTiens! pourquoi donc portez -vous des vieux \nchapeaux comme \u00e7a? un jeune homme comme vous, \n\u00e7a doit avoir de beaux habits. Savez -vous, monsieu r \nMarius? le p\u00e8re Mabeuf vous appelle le baron Marius \nje ne sais plus quoi. Pas vrai que vous n\u2019\u00eates pas \nbaron? les barons c\u2019est des vieux, \u00e7a va au \nLuxembourg devant le ch\u00e2teau, o\u00f9 il y a le plus de \nsoleil, \u00e7a lit la Quotidienne pour un sou. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 une fois \nporter une lettre chez un baron qui \u00e9tait comme \u00e7a. Il \navait plus de cent ans. Dites donc, o\u00f9 est -ce que vous \ndemeurez \u00e0 pr\u00e9sent? \nMarius ne r\u00e9pondit pas. \u2013 Ah! continua -t-elle, vous avez un trou \u00e0 votre \nchemise. Il faudra que je vous recouse cela. \nElle reprit avec une expression qui s\u2019assombrissait \npeu \u00e0 peu : \n\u2013 Vous n\u2019avez pas l\u2019air content de me voir? \nMarius se taisait; elle garda elle -m\u00eame un instant le \nsilence, puis s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Si je voulais pourtant, je vous forcerais bien \u00e0 \navoir l\u2019air cont ent! \n\u2013 Quoi? demanda Marius. Que voulez -vous dire? \n\u2013 Ah! vous me disiez tu! reprit -elle. \n\u2013 Eh bien, que veux -tu dire? \nElle se mordit la l\u00e8vre; elle semblait h\u00e9siter comme \nen proie \u00e0 une sorte de combat int\u00e9rieur. Enfin elle \nparut prendre son parti. \n\u2013 Tant pis, c\u2019est \u00e9gal. Vous avez l\u2019air triste, je veux \nque vous soyez content. Promettez -moi seulement \nque vous allez rire. Je veux vous voir rire et vous voir \ndire : Ah bien! c\u2019est bon. Pauvre M. Marius! vous \nsavez! vous m\u2019avez promis que vous me donneriez \ntout ce que je voudrais... \n\u2013 Oui! mais parle donc! \nElle regarda Marius dans le blanc des yeux et lui \ndit : \n\u2013 J\u2019ai l\u2019adresse. Marius p\u00e2lit. Tout son sang reflua \u00e0 son c\u0153ur. \n\u2013 Quelle adresse? \n\u2013 L\u2019adresse que vous m\u2019avez demand\u00e9e! \nElle ajouta comme si elle faisait effort : \n\u2013 L\u2019adresse... vous savez bien? \n\u2013 Oui! b\u00e9gaya Marius. \n\u2013 De la demoiselle! \nCe mot prononc\u00e9, elle soupira profond\u00e9ment. \nMarius sauta du parapet o\u00f9 il \u00e9tait assis et lui prit \n\u00e9perdument la main. \n\u2013 Oh! Eh bien! conduis -moi! dis -moi! demande -\nmoi tout ce que tu voudras! O\u00f9 est -ce? \n\u2013 Venez avec moi, r\u00e9pondit -elle. Je ne sais pas \nbien la rue et le num\u00e9ro; c\u2019est tout de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 \nd\u2019ici, mais je connais bien la maison, je vais vous \nconduire. \nElle retira sa main et reprit, d\u2019un ton qu i e\u00fbt navr\u00e9 \nun observateur, mais qui n\u2019effleura m\u00eame pas Marius \nivre et transport\u00e9 : \n\u2013 Oh! comme vous \u00eates content! \nUn nuage passa sur le front de Marius. Il saisit \nEponine par le bras : \n\u2013 Jure-moi une chose! \n\u2013 Jurer? dit -elle, qu\u2019est -ce que cela veut dire? \nTiens! vous voulez que je jure? Et elle rit. \n\u2013 Ton p\u00e8re! promets -moi, Eponine! jure -moi que \ntu ne diras pas cette adresse \u00e0 ton p\u00e8re! \nElle se tourna vers lui d\u2019un air stup\u00e9fait. \n\u2013 Eponine! comment savez -vous que je m\u2019appelle \nEponine? \n\u2013 Promets -moi ce que je te dis! \nMais elle semblait ne pas l\u2019entendre. \n\u2013 C\u2019est gentil, \u00e7a! vous m\u2019avez appel\u00e9e Eponine! \nMarius lui prit les deux bras \u00e0 la fois. \n\u2013 Mais r\u00e9ponds -moi donc, au nom du ciel! fais \nattention \u00e0 ce que je te dis, jure -moi que tu n e diras \npas l\u2019adresse que tu sais \u00e0 ton p\u00e8re! \n\u2013 Mon p\u00e8re? dit -elle. Ah oui, mon p\u00e8re! Soyez \ndonc tranquille. Il est au secret. D\u2019ailleurs est -ce que \nje m\u2019occupe de mon p\u00e8re! \n\u2013 Mais tu ne me promets pas! s\u2019\u00e9cria Marius. \n\u2013 Mais l\u00e2chez -moi donc! dit -elle e n \u00e9clatant de rire, \ncomme vous me secouez! Si! si! je vous promets \u00e7a! \nje vous jure \u00e7a! qu\u2019est -ce que cela me fait? je ne dirai \npas l\u2019adresse \u00e0 mon p\u00e8re. L\u00e0! \u00e7a va -t-il? c\u2019est -il \u00e7a? \n\u2013 Ni \u00e0 personne? fit Marius. \n\u2013 Ni \u00e0 personne. \n\u2013 A pr\u00e9sent, reprit Mari us, conduis -moi. \n\u2013 Tout de suite? \u2013 Tout de suite. \n\u2013 Venez. \u2013 Oh! comme il est content! dit -elle. \nApr\u00e8s quelques pas, elle s\u2019arr\u00eata. \n\u2013 Vous me suivez de trop pr\u00e8s, monsieur Marius. \nLaissez -moi aller devant, et suivez -moi comme cela, \nsans faire semblan t. Il ne faut pas qu\u2019on voie un \njeune homme bien, comme vous, avec une femme \ncomme moi. \nAucune langue ne saurait dire tout ce qu\u2019il y avait \ndans ce mot, femme, ainsi prononc\u00e9 par cette enfant. \nElle fit une dizaine de pas, et s\u2019arr\u00eata encore; \nMarius la re joignit. Elle lui adressa la parole de c\u00f4t\u00e9 \net sans se tourner vers lui : \n\u2013 A propos, vous savez que vous m\u2019avez promis \nquelque chose? \nMarius fouilla dans sa poche. Il ne poss\u00e9dait au \nmonde que les cinq francs destin\u00e9s au p\u00e8re \nTh\u00e9nardier. Il les prit, et les mit dans la main \nd\u2019Eponine. \nElle ouvrit les doigts et laissa tomber la pi\u00e8ce \u00e0 \nterre, et le regardant d\u2019un air sombre : \n\u2013 Je ne veux pas de votre argent, dit -elle. \n \n \n \n \nLIVRE TROISI\u00c8ME \n \n \nLA MAISON \nDE LA RUE PLUMET \n \n \n \n \nIV, 3, 1 \n \n \n \n \n \nLa maison \u00e0 secret \n \n \n \n \n \n \nVers le milieu du si\u00e8cle dernier, un pr\u00e9sident \u00e0 \nmortier au parlement de Paris ayant une ma\u00eetresse et \ns\u2019en cachant, car \u00e0 cette \u00e9poque les grands seigneurs \nmontraient leurs ma\u00eetresses et les bourgeois les \ncachaient, fit construire \u00abune petite maison\u00bb faubourg \nSaint -Germain, dans la rue d\u00e9serte de Blomet, qu\u2019on \nnomme aujourd\u2019hui rue Plumet, non loin de l\u2019endroit \nqu\u2019on appelait alors le Combat des Animaux . Cette maison se composait d\u2019un pavillon \u00e0 un seul \n\u00e9tage; deux salles au rez -de-chauss\u00e9e, deux chambres \nau premier, en bas une cuisine, en haut un boudoir, \nsous le toit un grenier, le tout pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 d\u2019un jardin \navec large grille donnant sur la rue. Ce jardin avait \nenviron un arpent. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 tout ce que les passants \npouvaient entrev oir; mais en arri\u00e8re du pavillon il y \navait une cour \u00e9troite et au fond de la cour un logis \nbas de deux pi\u00e8ces sur cave, esp\u00e8ce d\u2019en -cas destin\u00e9 \u00e0 \ndissimuler au besoin un enfant et une nourrice. Ce \nlogis communiquait, par derri\u00e8re, par une porte \nmasqu\u00e9e et ouvrant \u00e0 secret, avec un long couloir \n\u00e9troit, pav\u00e9, sinueux, \u00e0 ciel ouvert, bord\u00e9 de deux \nhautes murailles, lequel, cach\u00e9 avec un art prodigieux \net comme perdu entre les cl\u00f4tures des jardins et des \ncultures dont il suivait tous les angles et tous les \nd\u00e9tours, allait aboutir \u00e0 une autre porte \u00e9galement \u00e0 \nsecret qui s\u2019ouvrait \u00e0 un demi -quart de lieue de l\u00e0, \npresque dans un autre quartier, \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 solitaire \nde la rue de Babylone. \nM. le pr\u00e9sident s\u2019introduisait par l\u00e0, si bien que \nceux-l\u00e0 m\u00eames qui l\u2019e ussent \u00e9pi\u00e9 et suivi et qui \neussent observ\u00e9 que M. le pr\u00e9sident se rendait tous \nles jours myst\u00e9rieusement quelque part, n\u2019eussent pu \nse douter qu\u2019aller rue de Babylone c\u2019\u00e9tait aller rue Blomet. Gr\u00e2ce \u00e0 d\u2019habiles achats de terrains, \nl\u2019ing\u00e9nieux magistrat av ait pu faire faire ce travail de \nvoirie secr\u00e8te chez lui, sur sa propre terre, et par \ncons\u00e9quent sans contr\u00f4le. Plus tard il avait revendu \npar petites parcelles pour jardins et cultures les lots \nde terre riverains du corridor, et les propri\u00e9taires de \nces l ots de terre croyaient des deux c\u00f4t\u00e9s avoir \ndevant les yeux un mur mitoyen, et ne soup\u00e7onnaient \npas m\u00eame l\u2019existence de ce long ruban de pav\u00e9 \nserpentant entre deux murailles parmi leurs plates -\nbandes et leurs vergers. Les oiseaux seuls voyaient \ncette curio sit\u00e9. Il est probable que les fauvettes et les \nm\u00e9sanges du si\u00e8cle dernier avaient fort jas\u00e9 sur le \ncompte de M. le pr\u00e9sident. \nLe pavillon, b\u00e2ti en pierre dans le go\u00fbt Mansard, \nlambriss\u00e9, et meubl\u00e9 dans le go\u00fbt Watteau, rocaille au \ndedans, perruque au deho rs, mur\u00e9 d\u2019une triple haie \nde fleurs, avait quelque chose de discret, de coquet et \nde solennel comme il sied \u00e0 un caprice de l\u2019amour et \nde la magistrature. \nCette maison et ce couloir, qui ont disparu \naujourd\u2019hui, existaient encore il y a une quinzaine \nd\u2019ann\u00e9es. En 93, un chaudronnier avait achet\u00e9 la \nmaison pour la d\u00e9molir, mais n\u2019ayant pu en payer le \nprix, la nation le mit en faillite. De sorte que ce fut la maison qui d\u00e9molit le chaudronnier. Depuis la \nmaison resta inhabit\u00e9e, et tomba lentement en ruine, \ncomme toute demeure \u00e0 laquelle la pr\u00e9sence de \nl\u2019homme ne communique plus la vie. Elle \u00e9tait rest\u00e9e \nmeubl\u00e9e de ses vieux meubles et toujours \u00e0 vendre \nou \u00e0 louer, et les dix ou douze personnes qui passent \npar an rue Plumet en \u00e9taient averties par un \u00e9criteau \njaune et illisible accroch\u00e9 \u00e0 la grille du jardin depuis \n1810. \nVers la fin de la restauration, ces m\u00eames passants \npurent remarquer que l\u2019\u00e9criteau avait disparu, et que, \nm\u00eame, les volets du premier \u00e9tage \u00e9taient ouverts. La \nmaison en effet \u00e9tait occup\u00e9e. Les fen\u00eatres avaient \n\u00abdes petits rideaux\u00bb, signe qu\u2019il y avait une femme. \nAu mois d\u2019octobre 1829, un homme d\u2019un certain \n\u00e2ge s\u2019\u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9 et avait lou\u00e9 la maison telle qu\u2019elle \n\u00e9tait, y compris, bien entendu, l\u2019arri\u00e8re -corps de logis \net le couloir qui a llait aboutir \u00e0 la rue de Babylone. Il \navait fait r\u00e9tablir les ouvertures \u00e0 secret des deux \nportes de ce passage. La maison, nous venons de le \ndire, \u00e9tait encore \u00e0 peu pr\u00e8s meubl\u00e9e des vieux \nameublements du pr\u00e9sident, le nouveau locataire \navait ordonn\u00e9 que lques r\u00e9parations, ajout\u00e9 \u00e7\u00e0 et l\u00e0 ce \nqui manquait, remis des pav\u00e9s \u00e0 la cour, des briques \naux carrelages, des marches \u00e0 l\u2019escalier, des feuilles aux parquets et des vitres aux crois\u00e9es, et enfin \u00e9tait \nvenu s\u2019installer avec une jeune fille et une servante \n\u00e2g\u00e9e, sans bruit, plut\u00f4t comme quelqu\u2019un qui se glisse \nque comme quelqu\u2019un qui entre chez soi. Les voisins \nn\u2019en jas\u00e8rent point, par la raison qu\u2019il n\u2019y avait pas de \nvoisins. \nCe locataire peu \u00e0 effet \u00e9tait Jean Valjean, la jeune \nfille \u00e9tait Cosette. La ser vante \u00e9tait une fille appel\u00e9e \nToussaint que Jean Valjean avait sauv\u00e9e de l\u2019h\u00f4pital \net de la mis\u00e8re et qui \u00e9tait vieille, provinciale et b\u00e8gue, \ntrois qualit\u00e9s qui avaient d\u00e9termin\u00e9 Jean Valjean \u00e0 la \nprendre avec lui. Il avait lou\u00e9 la maison sous le nom \nde M . Fauchelevent, rentier. Dans tout ce qui a \u00e9t\u00e9 \nracont\u00e9 plus haut, le lecteur a sans doute moins tard\u00e9 \nencore que Th\u00e9nardier \u00e0 reconna\u00eetre Jean Valjean. \nPourquoi Jean Valjean avait -il quitt\u00e9 le couvent du \nPetit-Picpus? Que s\u2019\u00e9tait -il pass\u00e9? \nIl ne s\u2019\u00e9tait rien pass\u00e9. \nOn s\u2019en souvient. Jean Valjean \u00e9tait heureux dans \nle couvent, si heureux que sa conscience finit par \ns\u2019inqui\u00e9ter. Il voyait Cosette tous les jours, il sentait la \npaternit\u00e9 na\u00eetre et se d\u00e9velopper en lui de plus en \nplus, il couvait de l\u2019\u00e2me ce tte enfant, il se disait \nqu\u2019elle \u00e9tait \u00e0 lui, que rien ne pouvait la lui enlever, \nque cela serait ainsi ind\u00e9finiment, que certainement elle se ferait religieuse, y \u00e9tant chaque jour \ndoucement provoqu\u00e9e, qu\u2019ainsi le couvent \u00e9tait \nd\u00e9sormais l\u2019univers pour el le comme pour lui, qu\u2019il y \nvieillirait et qu\u2019elle y grandirait, qu\u2019elle y vieillirait et \nqu\u2019il y mourrait; qu\u2019enfin, ravissante esp\u00e9rance, \naucune s\u00e9paration n\u2019\u00e9tait possible. En r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 \nceci, il en vint \u00e0 tomber dans des perplexit\u00e9s. Il \ns\u2019interroge a. Il se demandait si tout ce bonheur -l\u00e0 \n\u00e9tait bien \u00e0 lui, s\u2019il ne se composait pas du bonheur \nd\u2019un autre, du bonheur de cette enfant qu\u2019il \nconfisquait et qu\u2019il d\u00e9robait, lui vieillard; si ce n\u2019\u00e9tait \npoint l\u00e0 un vol? Il se disait que cette enfant avait le \ndroit de conna\u00eetre la vie avant d\u2019y renoncer, que lui \nretrancher, d\u2019avance et en quelque sorte sans la \nconsulter, toutes les joies sous pr\u00e9texte de lui sauver \ntoutes les \u00e9preuves, profiter de son ignorance et de \nson isolement pour lui faire germer une voca tion \nartificielle, c\u2019\u00e9tait d\u00e9naturer une cr\u00e9ature humaine et \nmentir \u00e0 Dieu. Et qui sait si, se rendant compte un \njour de tout cela et religieuse \u00e0 regret, Cosette n\u2019en \nviendrait pas \u00e0 le ha\u00efr? Derni\u00e8re pens\u00e9e, presque \n\u00e9go\u00efste et moins h\u00e9ro\u00efque que les autr es, mais qui lui \n\u00e9tait insupportable. Il r\u00e9solut de quitter le couvent. \nIl le r\u00e9solut; il reconnut avec d\u00e9solation qu\u2019il le \nfallait. Quant aux objections, il n\u2019y en avait pas. Cinq ans de s\u00e9jour entre ces quatre murs et de disparition, \navaient n\u00e9cessairem ent d\u00e9truit ou dispers\u00e9 les \n\u00e9l\u00e9ments de crainte. Il pouvait rentrer parmi les \nhommes tranquillement. Il avait vieilli, et tout avait \nchang\u00e9. Qui le reconna\u00eetrait maintenant? Et puis, \u00e0 \nvoir le pire, il n\u2019y avait de danger que pour lui -m\u00eame, \net il n\u2019avait p as le droit de condamner Cosette au \nclo\u00eetre par la raison qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 condamn\u00e9 au \nbagne. D\u2019ailleurs qu\u2019est -ce que le danger devant le \ndevoir? Enfin, rien ne l\u2019emp\u00eachait d\u2019\u00eatre prudent et \nde prendre ses pr\u00e9cautions. \nQuant \u00e0 l\u2019\u00e9ducation de Cosette, elle \u00e9tait \u00e0 peu \npr\u00e8s termin\u00e9e et compl\u00e8te. \nUne fois sa d\u00e9termination arr\u00eat\u00e9e, il attendit \nl\u2019occasion. Elle ne tarda pas \u00e0 se pr\u00e9senter. Le vieux \nFauchelevent mourut. \nJean Valjean demanda audience \u00e0 la r\u00e9v\u00e9rende \nprieure et lui dit qu\u2019ayant fait \u00e0 la mort de son fr\u00e8re \nun petit h\u00e9ritage qui lui permettait de vivre d\u00e9sormais \nsans travailler, il quittait le service du couvent, et \nemmenait sa fille; mais que, comme il n\u2019\u00e9tait pas juste \nque Cosette, ne pronon\u00e7ant point ses v\u0153ux, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \n\u00e9lev\u00e9e gratuitement, il supp liait humblement la \nr\u00e9v\u00e9rende prieure de trouver bon qu\u2019il offr\u00eet \u00e0 la \ncommunaut\u00e9, comme indemnit\u00e9 des cinq ann\u00e9es que Cosette y avait pass\u00e9es, une somme de cinq mille \nfrancs. \nC\u2019est ainsi que Jean Valjean sortit du couvent de \nl\u2019adoration perp\u00e9tuelle. \nEn quittant le couvent, il prit lui -m\u00eame sous son \nbras et ne voulut confier \u00e0 aucun commissionnaire la \npetite valise dont il avait toujours la clef sur lui. Cette \nvalise intriguait Cosette, \u00e0 cause de l\u2019odeur \nd\u2019embaumement qui en sortait. \nDisons tout de suit e que d\u00e9sormais cette malle ne \nle quitta plus. Il l\u2019avait toujours dans sa chambre. \nC\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re et quelquefois l\u2019unique chose qu\u2019il \nemportait dans ses d\u00e9m\u00e9nagements. Cosette en riait, \net appelait cette valise l\u2019ins\u00e9parable , disant : J\u2019en suis \njalou se. \nJean Valjean du reste ne reparut pas \u00e0 l\u2019air libre \nsans une profonde anxi\u00e9t\u00e9. \nIl d\u00e9couvrit la maison de la rue Plumet et s\u2019y \nblottit. Il \u00e9tait d\u00e9sormais en possession du nom \nd\u2019Ultime Fauchelevent. \nEn m\u00eame temps il loua deux autres appartements \ndans Paris, afin de moins attirer l\u2019attention que s\u2019il f\u00fbt \ntoujours rest\u00e9 dans le m\u00eame quartier, de pouvoir faire \nau besoin des absences \u00e0 la moindre inqui\u00e9tude qui le \nprendrait, et enfin de ne plus se trouver au d\u00e9pourvu comme la nuit o\u00f9 il avait si miraculeus ement \u00e9chapp\u00e9 \n\u00e0 Javert. Ces deux appartements \u00e9taient deux logis \nfort ch\u00e9tifs et d\u2019apparence pauvre, dans deux \nquartiers tr\u00e8s \u00e9loign\u00e9s l\u2019un de l\u2019autre, l\u2019un rue de \nl\u2019Ouest, l\u2019autre rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9. \nIl allait de temps en temps, tant\u00f4t rue de \nl\u2019Homme -Arm\u00e9, tant\u00f4t rue de l\u2019Ouest, passer un \nmois ou six semaines avec Cosette sans emmener \nToussaint. Il s\u2019y faisait servir par les portiers et s\u2019y \ndonnait pour un rentier de la banlieue ayant un pied -\n\u00e0-terre en ville. Cette haute vertu avait trois domiciles \ndans Paris pour \u00e9chapper \u00e0 la police. \n \n \n \n \nIV, 3, 2 \n \n \n \n \n \nJean Valjean garde national \n \n \n \n \n \n \nDu reste, \u00e0 proprement parler, il vivait rue Plumet \net il y avait arrang\u00e9 son existence de la fa\u00e7on que \nvoici : \nCosette avec la servante occupait le pavillon; elle \navait la grande chambre \u00e0 coucher aux trumeaux \npeints, le boudoir aux baguettes dor\u00e9es, le salon du \npr\u00e9sident meubl\u00e9 de tapisseries et de vastes fauteuils; \nelle avait le jardin. Jean Valjean avait fait me ttre dans la chambre de Cosette un lit \u00e0 baldaquin d\u2019ancien \ndamas \u00e0 trois couleurs, et un vieux et beau tapis de \nPerse achet\u00e9 rue du Figuier -Saint -Paul chez la m\u00e8re \nGaucher, et, pour corriger la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 de ces vieilleries \nmagnifiques, il avait amalgam\u00e9 \u00e0 ce bric -\u00e0-brac tous \nles petits meubles gais et gracieux des jeunes filles, \nl\u2019\u00e9tag\u00e8re, la biblioth\u00e8que et les livres dor\u00e9s, la \npapeterie, le buvard, la table \u00e0 ouvrage incrust\u00e9e de \nnacre, le n\u00e9cessaire de vermeil, la toilette en \nporcelaine du Japon. De long s rideaux de damas fond \nrouge \u00e0 trois couleurs pareils au lit pendaient aux \nfen\u00eatres du premier \u00e9tage. Au rez -de-chauss\u00e9e, des \nrideaux de tapisserie. Tout l\u2019hiver la petite maison de \nCosette \u00e9tait chauff\u00e9e du haut en bas. Lui, il habitait \nl\u2019esp\u00e8ce de loge de portier qui \u00e9tait dans la cour du \nfond, avec un matelas sur un lit de sangle, une table \nde bois blanc, deux chaises de paille, un pot \u00e0 l\u2019eau de \nfa\u00efence, quelques bouquins sur une planche, sa ch\u00e8re \nvalise dans un coin, jamais de feu. Il d\u00eenait avec \nCose tte, et il y avait un pain bis pour lui sur la table. \nIl avait dit \u00e0 Toussaint lorsqu\u2019elle \u00e9tait entr\u00e9e : \u2013 C\u2019est \nmademoiselle qui est la ma\u00eetresse de la maison. \u2013 Et \nvous, mo -onsieur? avait r\u00e9pliqu\u00e9 Toussaint \nstup\u00e9faite. \u2013 Moi, je suis bien mieux que le m a\u00eetre, je \nsuis le p\u00e8re. Cosette au couvent avait \u00e9t\u00e9 dress\u00e9e au m\u00e9nage et \nr\u00e9glait la d\u00e9pense qui \u00e9tait fort modeste. Tous les \njours Jean Valjean prenait le bras de Cosette et la \nmenait promener. Il la conduisait au Luxembourg, \ndans l\u2019all\u00e9e la moins fr\u00e9que nt\u00e9e, et tous les \ndimanches \u00e0 la messe, toujours \u00e0 Saint -Jacques -du-\nHaut -Pas, parce que c\u2019\u00e9tait fort loin. Comme c\u2019est un \nquartier tr\u00e8s pauvre, il y faisait beaucoup l\u2019aum\u00f4ne, et \nles malheureux l\u2019entouraient dans l\u2019\u00e9glise, ce qui lui \navait valu l\u2019\u00e9p\u00eetre de s Th\u00e9nardier : Au monsieur \nbienfaisant de l\u2019\u00e9glise Saint -Jacques -du-Haut -Pas. Il menait \nvolontiers Cosette visiter les indigents et les malades. \nAucun \u00e9tranger n\u2019entrait dans la maison de la rue \nPlumet. Toussaint apportait les provisions, et Jean \nValjean a llait lui -m\u00eame chercher l\u2019eau \u00e0 une prise \nd\u2019eau qui \u00e9tait tout proche sur le boulevard. On \nmettait le bois et le vin dans une esp\u00e8ce de \nrenfoncement demi -souterrain tapiss\u00e9 de rocailles qui \navoisinait la porte de la rue de Babylone et qui \nautrefois avait s ervi de grotte \u00e0 M. le pr\u00e9sident; car au \ntemps des Folies et des Petites -Maisons, il n\u2019y avait \npas d\u2019amour sans grotte. \nIl y avait dans la porte b\u00e2tarde de la rue de \nBabylone une de ces bo\u00eetes tirelires destin\u00e9es aux \nlettres et aux journaux; seulement, le s trois habitants du pavillon de la rue Plumet ne recevant ni journaux \nni lettres, toute l\u2019utilit\u00e9 de la bo\u00eete, jadis \nentremetteuse d\u2019amourettes et confidente d\u2019un robin \ndameret, \u00e9tait maintenant limit\u00e9e aux avis du \npercepteur des contributions et aux bill ets de garde. \nCar M. Fauchelevent, rentier, \u00e9tait de la garde \nnationale; il n\u2019avait pu \u00e9chapper aux mailles \u00e9troites \ndu recensement de 1831. Les renseignements \nmunicipaux pris \u00e0 cette \u00e9poque \u00e9taient remont\u00e9s \njusqu\u2019au couvent du Petit -Picpus, sorte de nu\u00e9e \nimp\u00e9n\u00e9trable et sainte d\u2019o\u00f9 Jean Valjean \u00e9tait sorti \nv\u00e9n\u00e9rable aux yeux de sa mairie, et, par cons\u00e9quent \ndigne de monter sa garde. \nTrois ou quatre fois l\u2019an, Jean Valjean endossait \nson uniforme et faisait sa faction; tr\u00e8s volontiers \nd\u2019ailleurs; c\u2019\u00e9tait po ur lui un d\u00e9guisement correct qui \nle m\u00ealait \u00e0 tout le monde en le laissant solitaire. Jean \nValjean venait d\u2019atteindre ses soixante ans, \u00e2ge de \nl\u2019exemption l\u00e9gale; mais il n\u2019en paraissait pas plus de \ncinquante; d\u2019ailleurs, il n\u2019avait aucune envie de se \nsoustraire \u00e0 son sergent -major et de chicaner le \ncomte de Lobau; il n\u2019avait pas d\u2019\u00e9tat civil; il cachait \nson nom, il cachait son identit\u00e9, il cachait son \u00e2ge, il \ncachait tout; et, nous venons de le dire, c\u2019\u00e9tait un \ngarde national de bonne volont\u00e9. Ressembler a u premier venu qui paie ses contributions, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 \ntoute son ambition. Cet homme avait pour id\u00e9al, au \ndedans, l\u2019ange, au dehors, le bourgeois. \nNotons un d\u00e9tail pourtant : quand Jean Valjean \nsortait avec Cosette, il s\u2019habillait comme on l\u2019a vu et \navait assez l\u2019air d\u2019un ancien officier. Lorsqu\u2019il sortait \nseul, et c\u2019\u00e9tait le plus habituellement le soir, il \u00e9tait \ntoujours v\u00eatu d\u2019une veste et d\u2019un pan talon d\u2019ouvrier \net coiff\u00e9 d\u2019une casquette qui lui cachait le visage. \nEtait -ce pr\u00e9caution, ou humilit\u00e9? Les deux \u00e0 la fois. \nCosette \u00e9tait accoutum\u00e9e au c\u00f4t\u00e9 \u00e9nigmatique de sa \ndestin\u00e9e et remarquait \u00e0 peine les singularit\u00e9s de son \np\u00e8re. Quant \u00e0 Toussaint, el le v\u00e9n\u00e9rait Jean Valjean, et \ntrouvait bon tout ce qu\u2019il faisait. Un jour, son \nboucher, qui avait entrevu Jean Valjean, lui dit : C\u2019est \nun dr\u00f4le de corps. Elle r\u00e9pondit : C\u2019est un -un saint. \nNi Jean Valjean, ni Cosette, ni Toussaint \nn\u2019entraient et ne sortai ent jamais que par la porte de \nla rue de Babylone. A moins de les apercevoir par la \ngrille du jardin, il \u00e9tait difficile de deviner qu\u2019ils \ndemeuraient rue Plumet. Cette grille restait toujours \nferm\u00e9e. Jean Valjean avait laiss\u00e9 le jardin inculte, afin \nqu\u2019il n\u2019attir\u00e2t pas l\u2019attention. \nEn cela il se trompait peut -\u00eatre. \n \n \n \n \nIV, 3, 3 \n \n \n \n \n \nFoliis ac frondibus \n \n \n \n \n \n \nCe jardin ainsi livr\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame depuis plus d\u2019un \ndemi -si\u00e8cle \u00e9tait devenu extraordinaire et charmant. \nLes passant s d\u2019il y a quarante ans s\u2019arr\u00ea taient dans \ncette rue pour le contempler, sans se douter des \nsecrets qu\u2019il d\u00e9robait derri\u00e8re ses \u00e9paisseurs fra\u00eeches \net vertes. Plus d\u2019un songeur \u00e0 cette \u00e9poque a laiss\u00e9 \nbien des fois ses yeux et sa pens\u00e9e p\u00e9n\u00e9trer \nindiscr\u00e8tement \u00e0 travers les barreaux de l\u2019antique grille cadenass\u00e9e, tordue, branlante, scell\u00e9e \u00e0 deux \npiliers verdis et moussus, bizarrement couronn\u00e9e \nd\u2019un fronton d\u2019arabesques ind\u00e9chiffrables. \nIl y avait un banc de pierre dans un coin, une ou \ndeux statues moisies, quelques treillages d\u00e9clou\u00e9s par \nle temps pourrissant sur le mur; du reste plus d\u2019all\u00e9es \nni de gazon; du chiendent partout. Le jardinage \u00e9tait \nparti, et la nature \u00e9tait revenue. Les ma uvaises herbes \nabondaient; aventure admirable pour un pauvre coin \nde terre. La f\u00eate des girofl\u00e9es y \u00e9tait splendide. Rien \ndans ce jardin ne contrariait l\u2019effort sacr\u00e9 des choses \nvers la vie; la croissance v\u00e9n\u00e9rable \u00e9tait l\u00e0 chez elle. \nLes arbres s\u2019\u00e9taient baiss\u00e9s vers les ronces, les ronces \n\u00e9taient mont\u00e9es vers les arbres, la plante avait grimp\u00e9, \nla branche avait fl\u00e9chi, ce qui rampe sur la terre avait \n\u00e9t\u00e9 trouver ce qui s\u2019\u00e9panouit dans l\u2019air, ce qui flotte \nau vent s\u2019\u00e9tait pench\u00e9 vers ce qui se tra\u00eene dans la \nmousse; troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, \nvrilles, sarments, \u00e9pines, s\u2019\u00e9taient m\u00eal\u00e9s, travers\u00e9s, \nmari\u00e9s, confondus; la v\u00e9g\u00e9tation, dans un \nembrassement \u00e9troit et profond, avait c\u00e9l\u00e9br\u00e9 et \naccompli l\u00e0, sous l\u2019\u0153il satisfait du cr\u00e9ateur, en cet \nenclos de trois cents pieds carr\u00e9s, le saint myst\u00e8re de \nsa fraternit\u00e9, symbole de la fraternit\u00e9 humaine. Ce \njardin n\u2019\u00e9tait plus un jardin, c\u2019\u00e9tait une broussaille colossale; c\u2019est -\u00e0-dire quelque chose qui est \nimp\u00e9n\u00e9trable comme une for\u00eat, peupl\u00e9 comme une \nville, frissonnant comme un nid, sombre comme une \ncath\u00e9drale, odorant comme un bouquet, solitaire \ncomme une tombe, vivant comme une foule. \nEn flor\u00e9al, cet \u00e9norme buisson, libre derri\u00e8re sa \ngrille et dans ses quatre murs, entrait en rut dans le \nsourd travai l de la germination universelle, tressaillait \nau soleil levant presque comme une b\u00eate qui aspire \nles effluves de l\u2019amour cosmique et qui sent la s\u00e8ve \nd\u2019avril monter et bouillonner dans ses veines, et, \nsecouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, \nsemait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur \nle perron croulant du pavillon et jusque sur le pav\u00e9 \nde la rue d\u00e9serte, les fleurs en \u00e9toiles, la ros\u00e9e en \nperles, la f\u00e9condit\u00e9, la beaut\u00e9, la vie, la joie, les \nparfums. A midi mille papillons blancs s\u2019y r \u00e9fugiaient, \net c\u2019\u00e9tait un spectacle divin de voir l\u00e0 tourbillonner en \nflocons dans l\u2019ombre cette neige vivante de l\u2019\u00e9t\u00e9. L\u00e0, \ndans ces gaies t\u00e9n\u00e8bres de la verdure, une foule de \nvoix innocentes parlaient doucement \u00e0 l\u2019\u00e2me, et ce \nque les gazouillements avaie nt oubli\u00e9 de dire, les \nbourdonnements le compl\u00e9taient. Le soir une vapeur \nde r\u00eaverie se d\u00e9gageait du jardin et l\u2019enveloppait; un \nlinceul de brume, une tristesse c\u00e9leste et calme, le couvraient; l\u2019odeur si enivrante des ch\u00e8vrefeuilles et \ndes liserons en sor tait de toute part comme un \npoison exquis et subtil; on entendait les derniers \nappels des grimper eaux et des bergeronnettes \ns\u2019assoupissant sous les branchages; on y sentait cette \nintimit\u00e9 sacr\u00e9e de l\u2019oiseau et de l\u2019arbre; le jour les ailes \nr\u00e9jouissent les feuilles, la nuit les feuilles prot\u00e8gent les \nailes. \nL\u2019hiver, la broussaille \u00e9tait noire, mouill\u00e9e, \nh\u00e9riss\u00e9e, grelottante, et laissait un peu voir la maison. \nOn apercevait, au lieu de fleurs dans les rameaux et \nde ros\u00e9e dans les fleurs, les longs rubans d\u2019 argent des \nlimaces sur le froid et \u00e9pais tapis des feuilles jaunes; \nmais de toute fa\u00e7on, sous tout aspect, en toute \nsaison, printemps, hiver, \u00e9t\u00e9, automne, ce petit enclos \nrespirait la m\u00e9lancolie, la contemplation, la solitude, \nla libert\u00e9, l\u2019absence de l\u2019h omme, la pr\u00e9sence de Dieu; \net la vieille grille rouill\u00e9e avait l\u2019air de dire : ce jardin \nest \u00e0 moi. \nLe pav\u00e9 de Paris avait beau \u00eatre l\u00e0 tout autour, les \nh\u00f4tels classiques et splendides de la rue de Varennes \n\u00e0 deux pas, le d\u00f4me des Invalides tout pr\u00e8s, la \nChambre des d\u00e9put\u00e9s pas loin; les carrosses de la rue \nde Bourgogne et de la rue Saint -Dominique avaient \nbeau rouler fastueusement dans le voisinage, les omnibus jaunes, bruns, blancs, rouges, avaient beau \nse croiser dans le carrefour prochain, le d\u00e9sert \u00e9t ait \nrue Plumet; et la mort des anciens propri\u00e9taires, une \nr\u00e9volution qui avait pass\u00e9, l\u2019\u00e9croulement des antiques \nfortunes, l\u2019absence, l\u2019oubli, quarante ans d\u2019abandon et \nde viduit\u00e9, avaient suffi pour ramener dans ce lieu \nprivil\u00e9gi\u00e9 les foug\u00e8res, les bouill ons-blancs, les cigu\u00ebs, \nles achill\u00e9es, les hautes herbes, les grandes plantes \ngaufr\u00e9es aux larges feuilles de drap vert p\u00e2le, les \nl\u00e9zards, les scarab\u00e9es, les insectes inquiets et rapides; \npour faire sortir des profondeurs de la terre et \nrepara\u00eetre entre ce s quatre murs je ne sais quelle \ngrandeur sauvage et farouche; et pour que la nature, \nqui d\u00e9concerte les arrangements mesquins de \nl\u2019homme et qui se r\u00e9pand toujours tout enti\u00e8re l\u00e0 o\u00f9 \nelle se r\u00e9pand, aussi bien dans la fourmi que dans \nl\u2019aigle, en v\u00eent \u00e0 s\u2019\u00e9p anouir dans un m\u00e9chant petit \njardin parisien avec autant de rudesse et de majest\u00e9 \nque dans une for\u00eat vierge du Nouveau Monde. \nRien n\u2019est petit en effet; quiconque est sujet aux \np\u00e9n\u00e9trations profondes de la nature, le sait. Bien \nqu\u2019aucune satisfaction abso lue ne soit donn\u00e9e \u00e0 la \nphilosophie, pas plus de circonscrire la cause que de \nlimiter l\u2019effet, le contemplateur tombe dans des \nextases sans fond \u00e0 cause de toutes ces d\u00e9compositions de forces aboutissant \u00e0 l\u2019unit\u00e9. Tout \ntravaille \u00e0 tout. \nL\u2019alg\u00e8bre s\u2019appli que aux nuages; l\u2019irradiation de \nl\u2019astre profite \u00e0 la rose; aucun penseur n\u2019oserait dire \nque le parfum de l\u2019aub\u00e9pine est inutile aux \nconstellations. Qui donc peut calculer le trajet d\u2019une \nmol\u00e9cule? que savons -nous si des cr\u00e9ations de \nmondes ne sont point d \u00e9termin\u00e9es par des chutes de \ngrains de sable? qui donc conna\u00eet les flux et les reflux \nr\u00e9ciproques de l\u2019infiniment grand et de l\u2019infiniment \npetit, le retentissement des causes dans les pr\u00e9cipices \nde l\u2019\u00eatre, et les avalanches de la cr\u00e9ation? Un ciron \nimporte ; le petit est grand, le grand est petit; tout est \nen \u00e9quilibre dans la n\u00e9cessit\u00e9; effrayante vision pour \nl\u2019esprit. Il y a entre les \u00eatres et les choses des relations \nde prodige; dans cet in\u00e9puisable ensemble, de soleil \u00e0 \npuceron, on ne se m\u00e9prise pas; on a besoin les uns \ndes autres. La lumi\u00e8re n\u2019emporte pas dans l\u2019azur les \nparfums terrestres sans savoir ce qu\u2019elle en fait; la \nnuit fait des distributions d\u2019essence stellaire aux fleurs \nendormies. Tous les oiseaux qui volent ont \u00e0 la patte \nle fil de l\u2019infini. La germination se complique de \nl\u2019\u00e9closion d\u2019un m\u00e9t\u00e9ore et du coup de bec de \nl\u2019hirondelle brisant l\u2019\u0153uf, et elle m\u00e8ne de front la \nnaissance d\u2019un ver de terre et l\u2019av\u00e8nement de Socrate. O\u00f9 finit le t\u00e9lescope, le microscope commence. \nLequel des deux a la vue la plus grande? Choisissez. \nUne moisissure est une pl\u00e9iade de fleurs; une \nn\u00e9buleuse est une fourmili\u00e8re d\u2019\u00e9toiles. M\u00eame \npromiscuit\u00e9, et plus inou\u00efe encore, des choses de \nl\u2019intelligence et des faits de la substance. Les \u00e9l\u00e9ments \net les principes se m\u00ealent, se combinent, s\u2019\u00e9pousent, \nse multiplient les uns par les autres, au point de faire \naboutir le monde mat\u00e9riel et le monde moral \u00e0 la \nm\u00eame clart\u00e9. Le ph\u00e9nom\u00e8ne est en perp\u00e9tuel repli \nsur lui -m\u00eame. Dans les vastes \u00e9changes cosmiques, la \nvie universelle va et vient en quantit\u00e9s inconnues, \nroulant tout dans l\u2019invisible myst\u00e8re des effluves, \nemployant tout, ne perdant pas un r\u00eave de pas un \nsommeil, semant un animalcule ici, \u00e9miettant un astre \nl\u00e0, oscillant et serpentant, faisant de la lumi\u00e8re une \nforce et de la pens\u00e9e un \u00e9l\u00e9ment, diss\u00e9min\u00e9e et \nindivisible, dissolvant tout, except\u00e9 ce point \ng\u00e9om\u00e9trique, le moi; ramenant tout \u00e0 l\u2019\u00e2me atome; \n\u00e9panouissant tout en Dieu; enchev\u00eatrant, depuis la \nplus haute jusqu\u2019\u00e0 la plus basse, toutes les activit\u00e9s \ndans l\u2019obscurit\u00e9 d\u2019u n m\u00e9canisme vertigineux, \nrattachant le vol d\u2019un insecte au mouvement de la \nterre, subordonnant, qui sait? ne f\u00fbt -ce que par \nl\u2019identit\u00e9 de la loi, l\u2019\u00e9volution de la com\u00e8te dans le firmament au tournoiement de l\u2019infusoire dans la \ngoutte d\u2019eau. Machine faite d\u2019esprit. Engrenage \n\u00e9norme dont le premier moteur est le moucheron et \ndont la derni\u00e8re roue est le zodiaque. \n \n \n \n \nIV, 3, 4 \n \n \n \n \n \nChangement de grille \n \n \n \n \n \n \nIl semblait que ce jardin, cr\u00e9\u00e9 autrefois pour \ncacher les myst\u00e8res libertins, se f\u00fbt transform\u00e9 et f\u00fbt \ndevenu propre \u00e0 abriter les myst\u00e8res chastes. Il \nn\u2019avait plus ni berceaux, ni boulingrins, ni tonnelles, \nni grottes; il avait une magnifique obscurit\u00e9 \u00e9chevel\u00e9e \ntombant comme un voile de toutes parts. Paphos \ns\u2019\u00e9tait refait Eden. On ne sait quoi de rep entant avait \nassaini cette retraite. Cette bouqueti\u00e8re offrait maintenant ses fleurs \u00e0 l\u2019\u00e2me. Ce coquet jardin, jadis \nfort compromis, \u00e9tait rentr\u00e9 dans la virginit\u00e9 et la \npudeur. Un pr\u00e9sident assist\u00e9 d\u2019un jardinier, un \nbonhomme qui croyait continuer Lamoig non et un \nautre bonhomme qui croyait continuer Len\u00f4tre, \nl\u2019avaient contourn\u00e9, taill\u00e9, chiffonn\u00e9, attif\u00e9, fa\u00e7onn\u00e9 \npour la galanterie; la nature l\u2019avait ressaisi, l\u2019avait \nrempli d\u2019ombre, et l\u2019avait arrang\u00e9 pour l\u2019amour. \nIl y avait aussi dans cette solitude u n c\u0153ur qui \u00e9tait \ntout pr\u00eat. L\u2019amour n\u2019avait qu\u2019\u00e0 se montrer; il avait l\u00e0 \nun temple compos\u00e9 de verdures, d\u2019herbe, de mousse, \nde soupirs d\u2019oiseaux, de molles t\u00e9n\u00e8bres, de branches \nagit\u00e9es, et une \u00e2me faite de douceur, de foi, de \ncandeur, d\u2019espoir, d\u2019aspirati on et d\u2019illusion. \nCosette \u00e9tait sortie du couvent encore presque \nenfant; elle avait un peu plus de quatorze ans, et elle \n\u00e9tait \u00abdans l\u2019\u00e2ge ingrat\u00bb; nous l\u2019avons dit, \u00e0 part les \nyeux, elle semblait plut\u00f4t laide que jolie; elle n\u2019avait \ncependant aucun trait disgracieux, mais elle \u00e9tait \ngauche, maigre, timide et hardie \u00e0 la fois, une grande \npetite fille enfin. \nSon \u00e9ducation \u00e9tait termin\u00e9e; c\u2019est -\u00e0-dire on lui \navait appris la religion, et m\u00eame, et surtout la \nd\u00e9votion; puis \u00abl\u2019histoire\u00bb, c\u2019est -\u00e0-dire la chose qu\u2019on \nappelle ainsi au couvent, la g\u00e9ographie, la grammaire, les participes, les rois de France, un peu de musique, \n\u00e0 faire un nez, etc., mais du reste elle ignorait tout, ce \nqui est un charme et un p\u00e9ril. L\u2019\u00e2me d\u2019une jeune fille \nne doit pas \u00eatre laiss\u00e9e obscure; plus tard, il s\u2019y fait \ndes mirages trop brusques et trop vifs comme dans \nune chambre noire. Elle doit \u00eatre doucement et \ndiscr\u00e8tement \u00e9clair\u00e9e, plut\u00f4t du reflet des r\u00e9alit\u00e9s que \nde leur lumi\u00e8re directe et dure. Demi -jour utile et \ngracieusement aust\u00e8re qui dissipe les peurs pu\u00e9riles et \nemp\u00eache les chutes. Il n\u2019y a que l\u2019instinct maternel, \nintuition admirable o\u00f9 entrent les souvenirs de la \nvierge et l\u2019exp\u00e9rience de la femme, qui sache \ncomment et de quoi doit \u00eatre fait ce demi -jour. Rien \nne suppl\u00e9e \u00e0 cet instinct. Pour fo rmer l\u2019\u00e2me d\u2019une \njeune fille, toutes les religieuses du monde ne valent \npas une m\u00e8re. \nCosette n\u2019avait pas eu de m\u00e8re. Elle n\u2019avait eu que \nbeaucoup de m\u00e8res, au pluriel. \nQuant \u00e0 Jean Valjean, il y avait bien en lui toutes \nles tendresses \u00e0 la fois, et tout es les sollicitudes; mais \nce n\u2019\u00e9tait qu\u2019un vieux homme qui ne savait rien du \ntout. \nOr, dans cette \u0153uvre de l\u2019\u00e9ducation, dans cette \ngrave affaire de la pr\u00e9paration d\u2019une femme \u00e0 la vie, que de science il faut pour lutter contre cette grande \nignorance qu\u2019on appelle l\u2019innocence! \nRien ne pr\u00e9pare une jeune fille aux passions \ncomme le couvent. Le couvent tourne la pens\u00e9e du \nc\u00f4t\u00e9 de l\u2019inconnu. Le c\u0153ur, repli\u00e9 sur lui -m\u00eame, se \ncreuse, ne pouvant s\u2019\u00e9pancher, et s\u2019approfondit, ne \npouvant s\u2019\u00e9panouir. De l\u00e0 des visio ns, des \nsuppositions, des conjectures, des romans \u00e9bauch\u00e9s, \ndes aventures souhait\u00e9es, des constructions \nfantastiques, des \u00e9difices tout entiers b\u00e2tis dans \nl\u2019obscurit\u00e9 int\u00e9rieure de l\u2019esprit, sombres et secr\u00e8tes \ndemeures o\u00f9 les passions trouvent tout de sui te \u00e0 se \nloger d\u00e8s que la grille franchie leur permet d\u2019entrer. \nLe couvent est une compression qui pour triompher \ndu c\u0153ur humain doit durer toute la vie. \nEn quittant le couvent, Cosette ne pouvait rien \ntrouver de plus doux et de plus dangereux que la \nmaiso n de la rue Plumet. C\u2019\u00e9tait la continuation de la \nsolitude avec le commencement de la libert\u00e9; un \njardin ferm\u00e9, mais une nature \u00e2cre, riche, voluptueuse \net odorante; les m\u00eames songes que dans le couvent, \nmais de jeunes hommes entrevus; une grille, mais sur \nla rue. \nCependant, nous le r\u00e9p\u00e9tons, quand elle y arriva, \nelle n\u2019\u00e9tait encore qu\u2019une enfant. Jean Valjean lui livra ce jardin inculte. \u2013 Fais-y tout ce que tu voudras, lui \ndisait -il.\u2013 Cela amusait Cosette; elle en remuait toutes \nles touffes et toutes les pierres, elle y cherchait \u00abdes \nb\u00eates\u00bb; elle y jouait, en attendant qu\u2019elle y r\u00eav\u00e2t; elle \naimait ce jardin pour les insectes qu\u2019elle y trouvait \nsous ses pieds \u00e0 travers l\u2019herbe, en attendant qu\u2019elle \nl\u2019aim\u00e2t pour les \u00e9toiles qu\u2019elle y verrait dans les \nbranc hes au -dessus de sa t\u00eate. \nEt puis, elle aimait son p\u00e8re, c\u2019est -\u00e0-dire Jean \nValjean, de toute son \u00e2me, avec une na\u00efve passion \nfiliale qui lui faisait du bonhomme un compagnon \nd\u00e9sir\u00e9 et charmant. On se souvient que M. Madeleine \nlisait beaucoup, Jean Valjean avait continu\u00e9; il en \u00e9tait \nvenu \u00e0 causer bien; il avait la richesse secr\u00e8te et \nl\u2019\u00e9loquence d\u2019une intelligence humble et vraie qui \ns\u2019est spontan\u00e9ment cultiv\u00e9e. Il lui \u00e9tait rest\u00e9 juste \nassez d\u2019\u00e2pret\u00e9 pour assaisonner sa bont\u00e9; c\u2019\u00e9tait un \nesprit rude et un c\u0153ur doux. Au Luxembourg, dans \nleurs t\u00eate -\u00e0-t\u00eate, il faisait de longues explications de \ntout, puisant dans ce qu\u2019il avait lu, puisant aussi dans \nce qu\u2019il avait souffert. Tout en l\u2019\u00e9coutant, les yeux de \nCosette erraient vaguement. \nCet homme simple suffisa it \u00e0 la pens\u00e9e de Cosette, \nde m\u00eame que ce jardin sauvage \u00e0 ses jeux. Quand elle \navait bien poursuivi les papillons, elle arrivait pr\u00e8s de lui essouffl\u00e9e et disait : Ah! comme j\u2019ai couru! Il la \nbaisait au front. \nCosette adorait le bonhomme. Elle \u00e9tait touj ours \nsur ses talons. L\u00e0 o\u00f9 \u00e9tait Jean Valjean \u00e9tait le bien -\n\u00eatre. Comme Jean Valjean n\u2019habitait ni le pavillon, ni \nle jardin, elle se plaisait mieux dans l\u2019arri\u00e8re -cour \npav\u00e9e que dans l\u2019enclos plein de fleurs, et dans la \npetite loge meubl\u00e9e de chaises de p aille que dans le \ngrand salon tendu de tapisseries o\u00f9 s\u2019adossaient des \nfauteuils capitonn\u00e9s. Jean Valjean lui disait \nquelquefois en souriant du bonheur d\u2019\u00eatre \nimportun\u00e9 : \u2013 Mais va -t\u2019en chez toi! Laisse -moi donc \nun peu seul! \nElle lui faisait de ces charma ntes gronderies \ntendres qui ont tant de gr\u00e2ce remontant de la fille au \np\u00e8re. \n\u2013 P\u00e8re, j\u2019ai tr\u00e8s froid chez vous; pourquoi ne \nmettez -vous pas ici un tapis et un po\u00eale? \n\u2013 Ch\u00e8re enfant, il y a tant de gens qui valent mieux \nque moi et qui n\u2019ont m\u00eame pas un to it sur leur t\u00eate. \n\u2013 Alors pourquoi y a -t-il du feu chez moi et tout \nce qu\u2019il faut? \n\u2013 Parce que tu es une femme et un enfant. \n\u2013 Bah! les hommes doivent donc avoir froid et \n\u00eatre mal? \u2013 Certains hommes. \n\u2013 C\u2019est bon, je viendrai si souvent ici que vous \nserez bien oblig\u00e9 d\u2019y faire du feu. \nElle lui disait encore : \n\u2013 P\u00e8re, pourquoi mangez -vous du vilain pain \ncomme cela? \n\u2013 Parce que, ma fille. \n\u2013 Eh bien, si vous en mangez, j\u2019en mangerai. \nAlors, pour que Cosette ne mange\u00e2t pas de pain \nnoir, Jean Valjean ma ngeait du pain blanc. \nCosette ne se rappelait que confus\u00e9ment son \nenfance. Elle priait matin et soir pour sa m\u00e8re qu\u2019elle \nn\u2019avait pas connue. Les Th\u00e9nardier lui \u00e9taient rest\u00e9s \ncomme deux figures hideuses \u00e0 l\u2019\u00e9tat de r\u00eave. Elle se \nrappelait qu\u2019elle avait \u00e9 t\u00e9 \u00abun jour, la nuit\u00bb chercher \nde l\u2019eau dans un bois. Elle croyait que c\u2019\u00e9tait tr\u00e8s loin \nde Paris. Il lui semblait qu\u2019elle avait commenc\u00e9 \u00e0 \nvivre dans un ab\u00eeme et que c\u2019\u00e9tait Jean Valjean qui \nl\u2019en avait tir\u00e9e. Son enfance lui faisait l\u2019effet d\u2019un \ntemps o\u00f9 il n\u2019y avait autour d\u2019elle que des mille -pieds, \ndes araign\u00e9es et des serpents. Quand elle songeait le \nsoir avant de s\u2019endormir, comme elle n\u2019avait pas une \nid\u00e9e tr\u00e8s nette d\u2019\u00eatre la fille de Jean Valjean et qu\u2019il \nf\u00fbt son p\u00e8re, elle s\u2019imaginait que l\u2019\u00e2me de sa m\u00e8re avait pass\u00e9 dans ce bonhomme et \u00e9tait venue \ndemeurer aupr\u00e8s d\u2019elle. \nLorsqu\u2019il \u00e9tait assis, elle appuyait sa joue sur ses \ncheveux blancs et y laissait silencieusement tomber \nune larme en se disant : C\u2019est peut -\u00eatre ma m\u00e8re, cet \nhomme -l\u00e0! \nCosette, quoique ceci soit \u00e9trange \u00e0 \u00e9noncer, dans \nsa profonde ignorance de fille \u00e9lev\u00e9e au couvent, la \nmaternit\u00e9 d\u2019ailleurs \u00e9tant absolument inintelligible \u00e0 la \nvirginit\u00e9, avait fini par se figurer qu\u2019elle avait eu aussi \npeu de m\u00e8re que possible. Cette m\u00e8re, elle ne savait \npas m\u00eame son nom. Toutes les fois qu\u2019il lui arrivait \nde le demander \u00e0 Jean Valjean, Jean Valjean se taisait. \nSi elle r\u00e9p\u00e9tait sa question, il r\u00e9pondait par un sourire. \nUne fois elle insista; le sourire s\u2019acheva par une \nlarme. \nCe silence de Jean Valjean couvrait de nuit \nFantine. \nEtait -ce prudence? \u00e9tait -ce respect? \u00e9tait -ce crainte \nde livrer ce nom aux hasards d\u2019une autre m\u00e9moire \nque la sienne? \nTant que Cosette avait \u00e9t\u00e9 petite, Jean Valjean lui \navait volontiers parl\u00e9 de sa m\u00e8re; quand elle fut jeune \nfille, cela lui fut impossible. Il lui sembla qu\u2019il n\u2019osait \nplus. Etait -ce \u00e0 cause de Cosette? \u00e9tait -ce \u00e0 cause de Fantine? il \u00e9prouvait une sorte d \u2019horreur religieuse \u00e0 \nfaire entrer cette ombre dans la pens\u00e9e de Cosette, et \n\u00e0 mettre la morte en tiers dans leur destin\u00e9e. Plus \ncette ombre lui \u00e9tait sacr\u00e9e, plus elle lui semblait \nredoutable. Il songeait \u00e0 Fantine et se sentait accabl\u00e9 \nde silence. Il voy ait vaguement dans les t\u00e9n\u00e8bres \nquelque chose qui ressemblait \u00e0 un doigt sur une \nbouche. Toute cette pudeur qui avait \u00e9t\u00e9 dans \nFantine et qui, pendant sa vie, \u00e9tait sortie d\u2019elle \nviolemment, \u00e9tait -elle revenue apr\u00e8s sa mort se poser \nsur elle, veiller, indi gn\u00e9e, sur la paix de cette morte, \net, farouche, la garder dans sa tombe? Jean Valjean, \u00e0 \nson insu, en subissait -il la pression? Nous qui \ncroyons en la mort, nous ne sommes pas de ceux qui \nrejetteraient cette explication myst\u00e9rieuse. De l\u00e0 \nl\u2019impossibilit\u00e9 d e prononcer, m\u00eame pour Cosette, ce \nnom : Fantine. \nUn jour Cosette lui dit : \n\u2013 P\u00e8re, j\u2019ai vu cette nuit ma m\u00e8re en songe. Elle \navait deux grandes ailes. Ma m\u00e8re dans sa vie doit \navoir touch\u00e9 \u00e0 la saintet\u00e9. \n\u2013 Par le martyre, r\u00e9pondit Jean Valjean. \nDu res te, Jean Valjean \u00e9tait heureux. \nQuand Cosette sortait avec lui, elle s\u2019appuyait sur \nson bras, fi\u00e8re, heureuse, dans la pl\u00e9nitude du c\u0153ur. Jean Valjean, \u00e0 toutes ces marques d\u2019une tendresse si \nexclusive et si satisfaite de lui seul, sentait sa pens\u00e9e \nse fo ndre en d\u00e9lices. Le pauvre homme tressaillait \ninond\u00e9 d\u2019une joie ang\u00e9lique; il s\u2019affirmait avec \ntransport que cela durerait toute la vie; il se disait \nqu\u2019il n\u2019avait vraiment pas assez souffert pour m\u00e9riter \nun si radieux bonheur, et il remerciait Dieu, dans les \nprofondeurs de son \u00e2me, d\u2019avoir permis qu\u2019il f\u00fbt ainsi \naim\u00e9, lui mis\u00e9rable, par cet \u00eatre innocent. \n \n \n \n \nIV, 3, 5 \n \n \n \n \n \nLa rose s\u2019aper\u00e7oit \nqu\u2019elle est une machine de guerre \n \n \n \n \n \nUn jour Cosette se regarda par hasard dans son \nmiroir et se dit : Tiens! Il lui semblait presque qu\u2019elle \n\u00e9tait jolie. Ceci la jeta dans un trouble singulier. \nJusqu\u2019\u00e0 ce moment elle n\u2019avait point song\u00e9 \u00e0 sa \nfigure. Elle se voyait dans son miroir, mais elle ne s\u2019y \nregardait pas. Et puis, on lui avait souvent dit qu\u2019elle \n\u00e9tait la ide; Jean Valjean seul disait doucement : Mais \nnon! mais non! Quoi qu\u2019il en f\u00fbt, Cosette s\u2019\u00e9tait toujours crue laide, et avait grandi dans cette id\u00e9e \navec la r\u00e9signation facile de l\u2019enfance. Voici que tout \nd\u2019un coup son miroir lui disait comme Jean Valjean : \nMais non! Elle ne dormit pas de la nuit. \u2013 Si j\u2019\u00e9tais \njolie! pensait -elle, comme cela serait dr\u00f4le que je \nfusse jolie! \u2013 Et elle se rappelait celles de ses \ncompagnes dont la beaut\u00e9 faisait effet dans le \ncouvent, et elle se disait : Comment! je serais co mme \nmademoiselle une telle! \nLe lendemain elle se regarda, mais non par hasard, \net elle douta : \u2013 O\u00f9 avais -je l\u2019esprit? dit -elle, non, je \nsuis laide. \u2013 Elle avait tout simplement mal dormi, \nelle avait les yeux battus et elle \u00e9tait p\u00e2le. Elle ne \ns\u2019\u00e9tait pas sentie tr\u00e8s joyeuse la veill e de croire \u00e0 sa \nbeaut\u00e9, mais elle fut triste de n\u2019y plus croire. Elle ne \nse regarda plus, et pendant plus de quinze jours elle \nt\u00e2cha de se coiffer tournant le dos au miroir. \nLe soir apr\u00e8s le d\u00eener, elle faisait assez \nhabituellement de la tapisserie dans le salon, ou \nquelque ouvrage de couvent, et Jean Valjean lisait \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 d\u2019elle. Une fois elle leva les yeux de son ouvrage \net elle fut toute surprise de la fa\u00e7on inqui\u00e8te dont son \np\u00e8re la regardait. \nUne autre fois, elle passait dans la rue, et il lui \nsembl a que quelqu\u2019un qu\u2019elle ne vit pas, disait derri\u00e8re elle : Jolie femme! mais mal mise. \u2013 Bah! \npensa -t-elle, ce n\u2019est pas moi. Je suis bien mise et \nlaide. \u2013 Elle avait alors son chapeau de peluche et sa \nrobe de m\u00e9rinos. \nUn jour enfin, elle \u00e9tait dans le ja rdin, et elle \nentendit la pauvre vieille Toussaint qui disait : \nMonsieur, remarquez -vous comme mademoiselle \ndevient jolie? Cosette n\u2019entendit pas ce que son p\u00e8re \nr\u00e9pondit, les paroles de Toussaint furent pour elle \nune sorte de commotion. Elle s\u2019\u00e9chappa du jardin, \nmonta \u00e0 sa chambre, courut \u00e0 la glace, il y avait trois \nmois qu\u2019elle ne s\u2019\u00e9tait regard\u00e9e, et poussa un cri. Elle \nvenait de s\u2019\u00e9blouir elle -m\u00eame. \nElle \u00e9tait belle et jolie; elle ne pouvait s\u2019emp\u00eacher \nd\u2019\u00eatre de l\u2019avis de Toussaint et de son miroir. S a taille \ns\u2019\u00e9tait faite, sa peau avait blanchi, ses cheveux \ns\u2019\u00e9taient lustr\u00e9s, une splendeur inconnue s\u2019\u00e9tait \nallum\u00e9e dans ses prunelles bleues. La conviction de \nsa beaut\u00e9 lui vint tout enti\u00e8re, en une minute, comme \nun grand jour qui se fait; les autres la remarquaient \nd\u2019ailleurs, Toussaint le disait, c\u2019\u00e9tait d\u2019elle \n\u00e9videmment que le passant avait parl\u00e9, il n\u2019y avait \nplus \u00e0 douter; elle redescendit au jardin, se croyant \nreine, entendant les oiseaux chanter, c\u2019\u00e9tait en hiver, \nvoyant le ciel dor\u00e9, le soleil da ns les arbres, des fleurs dans les buissons, \u00e9perdue, folle, dans un ravissement \ninexprimable. \nDe son c\u00f4t\u00e9, Jean Valjean \u00e9prouvait un profond et \nind\u00e9finissable serrement de c\u0153ur. \nC\u2019est qu\u2019en effet, depuis quelque temps, il \ncontemplait avec terreur cette beaut\u00e9 qui apparaissait \nchaque jour plus rayonnante sur le doux visage de \nCosette. Aube riante pour tous, lugubre pour lui. \nCosette avait \u00e9t\u00e9 belle assez longtemps avant de \ns\u2019en apercevoir. Mais, du premier jour, cette lumi\u00e8re \ninattendue qui se levait len tement et enveloppait par \ndegr\u00e9s toute la personne de la jeune fille blessa la \npaupi\u00e8re sombre de Jean Valjean. Il sentit que c\u2019\u00e9tait \nun changement dans une vie heureuse, si heureuse \nqu\u2019il n\u2019osait y remuer dans la crainte d\u2019y d\u00e9ranger \nquelque chose. Cet ho mme qui avait pass\u00e9 par toutes \nles d\u00e9tresses, qui \u00e9tait encore tout saignant des \nmeurtrissures de sa destin\u00e9e, qui avait \u00e9t\u00e9 presque \nm\u00e9chant et qui \u00e9tait devenu presque saint, qui, apr\u00e8s \navoir tra\u00een\u00e9 la cha\u00eene du bagne, tra\u00eenait maintenant la \ncha\u00eene invisi ble, mais pesante, de l\u2019infamie ind\u00e9finie, \ncet homme que la loi n\u2019avait pas l\u00e2ch\u00e9 et qui pouvait \n\u00eatre \u00e0 chaque instant ressaisi et ramen\u00e9 de l\u2019obscurit\u00e9 \nde sa vertu au grand jour de l\u2019opprobre public, cet \nhomme acceptait tout, excusait tout, pardonnait tou t, b\u00e9nissait tout, voulait bien tout, et ne demandait \u00e0 la \nprovidence, aux hommes, aux lois, \u00e0 la soci\u00e9t\u00e9, \u00e0 la \nnature, au monde qu\u2019une chose, que Cosette l\u2019aim\u00e2t! \nQue Cosette continu\u00e2t de l\u2019aimer! que Dieu \nn\u2019emp\u00each\u00e2t pas le c\u0153ur de cette enfant de venir \u00e0 \nlui\u2026, et de rester \u00e0 lui! Aim\u00e9 de Cosette, il se trouvait \ngu\u00e9ri, repos\u00e9, apais\u00e9, combl\u00e9, r\u00e9compens\u00e9, couronn\u00e9. \nAim\u00e9 de Cosette, il \u00e9tait bien! il n\u2019en demandait pas \ndavantage. On lui e\u00fbt dit : Veux -tu \u00eatre mieux? il e\u00fbt \nr\u00e9pondu : Non. Dieu lui e\u00fbt dit : Veux -tu le ciel? il \ne\u00fbt r\u00e9pondu : J\u2019y perdrais. \nTout ce qui pouvait effleurer cette situation, ne \nf\u00fbt-ce qu\u2019\u00e0 la surface, le faisait fr\u00e9mir comme le \ncommencement d\u2019autre chose. Il n\u2019avait jamais trop \nsu ce que c\u2019\u00e9tait que la beaut\u00e9 d\u2019une femme; mais, par \ninstinct, il comprenait que c\u2019\u00e9tait terrible. \nCette beaut\u00e9 qui s\u2019\u00e9panouissait de plus en plus \ntriomphante et superbe \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, sous ses yeux, \nsur le front ing\u00e9nu et redoutable de l\u2019enfant, du fond \nde sa laideur, de sa vieillesse, de sa mis\u00e8re, de sa \nr\u00e9probation, de son accablement, il la regardait effar\u00e9. \nIl se disait : Comme elle est belle! Qu\u2019est -ce que je \nvais devenir, moi? L\u00e0 du reste \u00e9tait la diff\u00e9rence entre sa tendresse et \nla tendresse d\u2019une m\u00e8re. Ce qu\u2019il voyait avec angoisse, \nune m\u00e8re l\u2019e\u00fbt vu avec joie. \nLes premiers sympt\u00f4mes ne tard\u00e8rent pas \u00e0 se \nmanifester. \nD\u00e8s le lendemain du jour o\u00f9 elle s\u2019\u00e9tait dit : \nD\u00e9cid\u00e9ment, je suis belle! Cosette fit attention \u00e0 sa \ntoilette. Elle se rappela le mot du passant : \u2013 Jolie, \nmais mal mise, \u2013 souffle d\u2019 oracle qui avait pass\u00e9 \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 d\u2019elle et s\u2019\u00e9tait \u00e9vanoui apr\u00e8s avoir d\u00e9pos\u00e9 dans \nson c\u0153ur un des deux germes qui doivent plus tard \nemplir toute la vie de la femme, la coquetterie. \nL\u2019amour est l\u2019autre. \nAvec la foi en sa beaut\u00e9, toute l\u2019\u00e2me f\u00e9minine \ns\u2019\u00e9panou it en elle. Elle eut horreur du m\u00e9rinos et \nhonte de la peluche. Son p\u00e8re ne lui avait jamais rien \nrefus\u00e9. Elle sut tout de suite toute la science du \nchapeau, de la robe, du mantelet, du brodequin, de la \nmanchette, de l\u2019\u00e9toffe qui va, de la couleur qui sied , \ncette science qui fait de la femme parisienne quelque \nchose de si charmant, de si profond et de si \ndangereux. Le mot femme capiteuse a \u00e9t\u00e9 invent\u00e9 pour \nla parisienne. \nEn moins d\u2019un mois la petite Cosette fut dans \ncette th\u00e9ba\u00efde de la rue de Babylone une des femmes, non seulement les plus jolies, ce qui est quelque \nchose, mais \u00ables mieux mises\u00bb de Paris, ce qui est \nbien davantage. Elle e\u00fbt voulu rencontrer \u00abson \npassant\u00bb pour voir ce qu\u2019il dirait, et \u00abpour lui \napprendre!\u00bb Le fait est qu\u2019elle \u00e9tait ravissan te de tout \npoint, et qu\u2019elle distinguait \u00e0 merveille un chapeau de \nG\u00e9rard d\u2019un chapeau d\u2019Herbaut. \nJean Valjean consid\u00e9rait ces ravages avec anxi\u00e9t\u00e9. \nLui qui sentait qu\u2019il ne pourrait jamais que ramper, \nmarcher tout au plus, il voyait des ailes venir \u00e0 \nCosette. \nDu reste, rien qu\u2019\u00e0 la simple inspection de la \ntoilette de Cosette, une femme e\u00fbt reconnu qu\u2019elle \nn\u2019avait pas de m\u00e8re. Certaines petites biens\u00e9ances, \ncertaines conventions sp\u00e9ciales, n\u2019\u00e9taient point \nobserv\u00e9es par Cosette. Une m\u00e8re, par exemple, lui \ne\u00fbt dit qu\u2019une jeune fille ne s\u2019habille point en damas. \nLe premier jour que Cosette sortit avec sa robe et \nson camail de damas noir et son chapeau de cr\u00eape \nblanc, elle vint prendre le bras de Jean Valjean, gaie, \nradieuse, rose, fi\u00e8re, \u00e9clatante. \u2013 P\u00e8re, d it-elle, \ncomment me trouvez -vous ainsi? Jean Valjean \nr\u00e9pondit d\u2019une voix qui ressemblait \u00e0 la voix am\u00e8re \nd\u2019un envieux : \u2013 Charmante! \u2013 Il fut dans la promenade comme \u00e0 l\u2019ordinaire. En rentrant il \ndemanda \u00e0 Cosette : \n\u2013 Est-ce que tu ne remettras plus ta ro be et ton \nchapeau, tu sais? \nCeci se passait dans la chambre de Cosette. \nCosette se tourna vers le porte -manteau de la garde -\nrobe o\u00f9 sa d\u00e9froque de pensionnaire \u00e9tait accroch\u00e9e. \n\u2013 Ce d\u00e9guisement! dit -elle. P\u00e8re, que voulez -vous \nque j\u2019en fasse? Oh! par exe mple, non, je ne remettrai \njamais ces horreurs. Avec ce machin -l\u00e0 sur la t\u00eate, j\u2019ai \nl\u2019air de madame Chien -fou. \nJean Valjean soupira profond\u00e9ment. \nA partir de ce moment, il remarqua que Cosette, \nqui autrefois demandait toujours \u00e0 rester, disant : \nP\u00e8re, je m\u2019amuse mieux ici avec vous, demandait \nmaintenant toujours \u00e0 sortir. En effet, \u00e0 quoi bon \navoir une jolie figure et une d\u00e9licieuse toilette, si on \nne les montre pas? \nIl remarqua aussi que Cosette n\u2019avait plus le m\u00eame \ngo\u00fbt pour l\u2019arri\u00e8re -cour. A pr\u00e9sent, elle se tenait plus \nvolontiers au jardin, se promenant sans d\u00e9plaisir \ndevant la grille. Jean Valjean, farouche, ne mettait pas \nles pieds dans le jardin. Il restait dans son arri\u00e8re -\ncour, comme le chien. Cosette, \u00e0 se savoir belle, perdit la gr\u00e2ce de \nl\u2019ignorer; gr\u00e2ce exquise, car la beaut\u00e9 rehauss\u00e9e de \nna\u00efvet\u00e9 est ineffable, et rien n\u2019est adorable comme \nune innocente \u00e9blouissante qui marche tenant en \nmain, sans le savoir, la clef d\u2019un paradis. Mais ce \nqu\u2019elle perdit en gr\u00e2ce ing\u00e9nue, elle le regagna en \ncharme pensif et s\u00e9rieux. Toute sa personne, \np\u00e9n\u00e9tr\u00e9e des joies de la jeunesse, de l\u2019innocence et de \nla beaut\u00e9, respirait une m\u00e9lancolie splendide. \nCe fut \u00e0 cette \u00e9poque que Marius, apr\u00e8s six mois \n\u00e9coul\u00e9s, la revit au Luxembourg. \n \n \n \n \nIV, 3, 6 \n \n \n \n \n \nLa bataille commence \n \n \n \n \n \nCosette \u00e9tait dans son ombre, comme Marius dans \nla sienne, toute dispos\u00e9e pour l\u2019embrasement. La \ndestin\u00e9e, avec sa patience myst\u00e9rieuse et fatale, \napprochait lentement l\u2019un de l\u2019autre ces deux \u00eatres \ntout charg\u00e9s et tout languissa nts des orageuses \n\u00e9lectricit\u00e9s de la passion, ces deux \u00e2mes qui portaient \nl\u2019amour comme deux nuages portent la foudre, et qui \ndevaient s\u2019aborder et se m\u00ealer dans un regard comme \nles nuages dans un \u00e9clair. On a tant abus\u00e9 du regard dans les romans \nd\u2019amour qu\u2019on a fini par le d\u00e9consid\u00e9rer. C\u2019est \u00e0 \npeine si l\u2019on ose dire maintenant que deux \u00eatres se \nsont aim\u00e9s parce qu\u2019ils se sont regard\u00e9s. C\u2019est \npourtant comme cela qu\u2019on s\u2019aime et uniquement \ncomme cela. Le reste n\u2019est que le reste, et vient apr\u00e8s. \nRien n\u2019est plus r\u00e9el que ces grandes secousses que \ndeux \u00e2mes se donnent en \u00e9changeant cette \u00e9tincelle. \nA cette certaine heure o\u00f9 Cosette eut sans le savoir \nce regard qui troubla Marius, Marius ne se douta pas \nque lui aussi eut un regard qui troubla Cosette. \nIl lui fit le m\u00eame mal et le m\u00eame bien. \nDepuis longtemps d\u00e9j\u00e0 elle le voyait et elle \nl\u2019examinait comme les filles examinent et voient, en \nregardant ailleurs. Marius trouvait encore Cosette \nlaide que d\u00e9j\u00e0 Cosette trouvait Marius beau. Mais \ncomme il ne prenait po int garde \u00e0 elle, ce jeune \nhomme lui \u00e9tait bien \u00e9gal. \nCependant elle ne pouvait s\u2019emp\u00eacher de se dire \nqu\u2019il avait de beaux cheveux, de beaux yeux, de belles \ndents, un charmant son de voix, quand elle \nl\u2019entendait causer avec ses camarades, qu\u2019il marchait \nen se tenant mal, si l\u2019on veut, mais avec une gr\u00e2ce \u00e0 \nlui, qu\u2019il ne paraissait pas b\u00eate du tout, que toute sa personne \u00e9tait noble, douce, simple et fi\u00e8re, et \nqu\u2019enfin il avait l\u2019air pauvre, mais qu\u2019il avait bon air. \nLe jour o\u00f9 leurs yeux se rencontr\u00e8rent et se dirent \nenfin brusquement ces premi\u00e8res choses obscures et \nineffables que le regard balbutie, Cosette ne comprit \npas d\u2019abord. Elle rentra pensive \u00e0 la maison de la rue \nde l\u2019Ouest o\u00f9 Jean Valjean, selon son habitu de, \u00e9tait \nvenu passer six semaines. Le lendemain, en \ns\u2019\u00e9veillant, elle songea \u00e0 ce jeune homme inconnu, si \nlongtemps indiff\u00e9rent et glac\u00e9, qui semblait \nmaintenant faire attention \u00e0 elle, et il ne lui sembla \npas le moins du monde que cette attention lui f\u00fbt \nagr\u00e9able. Elle avait plut\u00f4t un peu de col\u00e8re contre ce \nbeau d\u00e9daigneux. Un fond de guerre remua en elle. Il \nlui sembla, et elle en \u00e9prouvait une joie encore tout \nenfantine, qu\u2019elle allait enfin se venger. \nSe sachant belle, elle sentait bien, quoique d\u2019un e \nfa\u00e7on indistincte, qu\u2019elle avait une arme. Les femmes \njouent avec leur beaut\u00e9 comme les enfants avec leur \ncouteau. Elles s\u2019y blessent. \nOn se rappelle les h\u00e9sitations de Marius, ses \npalpitations, ses terreurs. Il restait sur son banc et \nn\u2019approchait pas. Ce qui d\u00e9pitait Cosette. Un jour elle \ndit \u00e0 Jean Valjean : \u2013 P\u00e8re, promenons -nous donc un \npeu de ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0.\u2013 Voyant que Marius ne venait point \u00e0 elle, elle alla \u00e0 lui. En pareil cas, toute femme \nressemble \u00e0 Mahomet. Et puis, chose bizarre, le \npremier sym pt\u00f4me de l\u2019amour vrai chez un jeune \nhomme, c\u2019est la timidit\u00e9, chez une jeune fille, c\u2019est la \nhardiesse. Ceci \u00e9tonne, et rien n\u2019est plus simple \npourtant. Ce sont les deux sexes qui tendent \u00e0 se \nrapprocher et qui prennent les qualit\u00e9s l\u2019un de l\u2019autre. \nCe jo ur-l\u00e0, le regard de Cosette rendit Marius fou, \nle regard de Marius rendit Cosette tremblante. Marius \ns\u2019en alla confiant, et Cosette inqui\u00e8te. A partir de ce \njour, ils s\u2019ador\u00e8rent. \nLa premi\u00e8re chose que Cosette \u00e9prouva, ce fut une \ntristesse confuse et prof onde. Il lui sembla que, du \njour au lendemain, son \u00e2me \u00e9tait devenue noire. Elle \nne la reconnaissait plus. La blancheur de l\u2019\u00e2me des \njeunes filles, qui se compose de froideur et de ga\u00eet\u00e9, \nressemble \u00e0 la neige. Elle fond \u00e0 l\u2019amour qui est son \nsoleil. \nCoset te ne savait pas ce que c\u2019\u00e9tait que l\u2019amour. \nElle n\u2019avait jamais entendu prononcer ce mot dans le \nsens terrestre. Sur les livres de musique profane qui \nentraient dans le couvent, amour \u00e9tait remplac\u00e9 par \ntambour ou pandour . Cela faisait des \u00e9nigmes qui \nexer\u00e7aient l\u2019imagination des grandes , comme : Ah! que \nle tambour est agr\u00e9able! ou : La piti\u00e9 n\u2019est pas un pandour! Mais Cosette \u00e9tait sortie encore trop jeune pour s\u2019\u00eatre \nbeaucoup pr\u00e9occup\u00e9e du \u00abtambour\u00bb. Elle n\u2019e\u00fbt donc \nsu quel nom donner \u00e0 ce qu\u2019elle \u00e9prouv ait \nmaintenant. Est -on moins malade pour ignorer le \nnom de sa maladie? \nElle aimait avec d\u2019autant plus de passion qu\u2019elle \naimait avec ignorance. Elle ne savait pas si cela est \nbon ou mauvais, utile ou dangereux, n\u00e9cessaire ou \nmortel, \u00e9ternel ou passager, p ermis ou prohib\u00e9; elle \naimait. On l\u2019e\u00fbt bien \u00e9tonn\u00e9e si on lui e\u00fbt dit : Vous \nne dormez pas? mais c\u2019est d\u00e9fendu! Vous ne mangez \npas? mais c\u2019est fort mal! Vous avez des oppressions \net des battements de c\u0153ur? mais cela ne se fait pas! \nVous rougissez et vous p\u00e2lissez quand un certain \u00eatre \nv\u00eatu de noir para\u00eet au bout d\u2019une certaine all\u00e9e verte? \nmais c\u2019est abominable! Elle n\u2019e\u00fbt pas compris, et elle \ne\u00fbt r\u00e9pondu : Comment peut -il y avoir de ma faute \ndans une chose o\u00f9 je ne puis rien et o\u00f9 je ne sais \nrien? \nIl se trouva que l\u2019amour qui se pr\u00e9senta \u00e9tait \npr\u00e9cis\u00e9ment celui qui convenait le mieux \u00e0 l\u2019\u00e9tat de \nson \u00e2me. C\u2019\u00e9tait une sorte d\u2019adoration \u00e0 distance, une \ncontemplation muette, la d\u00e9ification d\u2019un inconnu. \nC\u2019\u00e9tait l\u2019apparition de l\u2019adolescence \u00e0 l\u2019adolescence, l e \nr\u00eave des nuits devenu roman et rest\u00e9 r\u00eave, le fant\u00f4me souhait\u00e9 enfin r\u00e9alis\u00e9 et fait chair, mais n\u2019ayant pas \nencore de nom, ni de tort, ni de tache, ni d\u2019exigence, \nni de d\u00e9faut; en un mot, l\u2019amant lointain et demeur\u00e9 \ndans l\u2019id\u00e9al, une chim\u00e8re ayant une f orme. Toute \nrencontre plus palpable et plus proche e\u00fbt \u00e0 cette \npremi\u00e8re \u00e9poque effarouch\u00e9 Cosette, encore \u00e0 demi \nplong\u00e9e dans la brume grossissante du clo\u00eetre. Elle \navait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs \ndes religieuses, m\u00eal\u00e9es. L\u2019esprit du couvent, dont elle \ns\u2019\u00e9tait p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e pendant cinq ans, s\u2019\u00e9vaporait encore \nlentement de toute sa personne et faisait tout \ntrembler autour d\u2019elle. Dans cette situation, ce n\u2019\u00e9tait \npas un amant qu\u2019il lui fallait, ce n\u2019\u00e9tait pas m\u00eame un \namoureux, c\u2019\u00e9tait une v ision. Elle se mit \u00e0 adorer \nMarius comme quelque chose de charmant, de \nlumineux et d\u2019impossible. \nComme l\u2019extr\u00eame na\u00efvet\u00e9 touche \u00e0 l\u2019extr\u00eame \ncoquetterie, elle lui souriait, tout franchement. \nElle attendait tous les jours l\u2019heure de la \npromenade avec impat ience, elle y trouvait Marius, se \nsentait indiciblement heureuse, et croyait sinc\u00e8rement \nexprimer toute sa pens\u00e9e en disant \u00e0 Jean Valjean : \u2013 \nQuel d\u00e9licieux jardin que ce Luxembourg! \nMarius et Cosette \u00e9taient dans la nuit l\u2019un pour \nl\u2019autre. Ils ne se par laient pas, ils ne se saluaient pas, ils ne se connaissaient pas; ils se voyaient; et comme \nles astres dans le ciel que des millions de lieues \ns\u00e9parent, ils vivaient de se regarder. \nC\u2019est ainsi que Cosette devenait peu \u00e0 peu une \nfemme et se d\u00e9veloppait, b elle et amoureuse, avec la \nconscience de sa beaut\u00e9 et l\u2019ignorance de son amour. \nCoquette par -dessus le march\u00e9, par innocence. \n \n \n \n \nIV, 3, 7 \n \n \n \n \n \nA tristesse, tristesse et demie \n \n \n \n \n \n \nToutes les situations ont leurs instincts. La vieille \net \u00e9ternelle m\u00e8re nature avertissait sourdement Jean \nValjean de la pr\u00e9sence de Marius. Jean Valjean \ntressaillait dans le plus obscur de sa pens\u00e9e. Jean \nValjean ne voyait rien, ne savait rien, et consid\u00e9 rait \npourtant avec une attention opini\u00e2tre les t\u00e9n\u00e8bres o\u00f9 \nil \u00e9tait, comme s\u2019il sentait d\u2019un c\u00f4t\u00e9 quelque chose \nqui se construisait, et de l\u2019autre quelque chose qui s\u2019\u00e9croulait. Marius, averti aussi, et, ce qui est la \nprofonde loi du bon Dieu, par cette m\u00ea me m\u00e8re \nnature, faisait tout ce qu\u2019il pouvait pour se d\u00e9rober au \n\u00abp\u00e8re\u00bb. Il arrivait cependant que Jean Valjean \nl\u2019apercevait quelquefois. Les allures de Marius \nn\u2019\u00e9taient plus du tout naturelles. Il avait des \nprudences louches et des t\u00e9m\u00e9rit\u00e9s gauches. Il n e \nvenait plus tout pr\u00e8s comme autrefois, il s\u2019asseyait \nloin et restait en extase; il avait un livre et faisait \nsemblant de lire; pour qui faisait -il semblant? \nAutrefois il venait avec son vieux habit, maintenant il \navait tous les jours son habit neuf; il n \u2019\u00e9tait pas bien \ns\u00fbr qu\u2019il ne se f\u00eet point friser, il avait des yeux tout \ndr\u00f4les, il mettait des gants; bref! Jean Valjean \nd\u00e9testait cordialement ce jeune homme. \nCosette ne laissait rien deviner. Sans savoir au \njuste ce qu\u2019elle avait, elle avait bien le se ntiment que \nc\u2019\u00e9tait quelque chose et qu\u2019il fallait le cacher. \nIl y avait entre le go\u00fbt de toilette qui \u00e9tait venu \u00e0 \nCosette et l\u2019habitude d\u2019habits neufs qui \u00e9tait pouss\u00e9e \n\u00e0 cet inconnu un parall\u00e9lisme importun \u00e0 Jean \nValjean. C\u2019\u00e9tait un hasard peut -\u00eatre, sans doute, \u00e0 \ncoup s\u00fbr, mais un hasard mena\u00e7ant. \nJamais il n\u2019ouvrait la bouche \u00e0 Cosette de cet \ninconnu. Un jour cependant, il ne put s\u2019en tenir, et avec ce vague d\u00e9sespoir qui jette brusquement la \nsonde dans son malheur, il lui dit : \u2013 Que voil\u00e0 un \njeune homme qui a l\u2019air p\u00e9dant! \nCosette, l\u2019ann\u00e9e d\u2019auparavant, petite fille \nindiff\u00e9rente, e\u00fbt r\u00e9pondu : \u2013 Mais non, il est \ncharmant. Dix ans plus tard, avec l\u2019amour de Marius \nau c\u0153ur, elle e\u00fbt r\u00e9pondu : \u2013 P\u00e9dant et insupportable \n\u00e0 voir! vous avez bien raison! \u2013 Au moment de la vie \net du c\u0153ur o\u00f9 elle \u00e9tait, elle se borna \u00e0 r\u00e9pondre avec \nun calme supr\u00eame : \n\u2013 Ce jeune homme -l\u00e0! \nComme si elle le regardait pour la premi\u00e8re fois de \nsa vie. \n\u2013 Que je suis stupide! pensa Jean Valjean. Elle ne \nl\u2019avait pas encore remar qu\u00e9. C\u2019est moi qui le lui \nmontre. \nO simplicit\u00e9 des vieux! profondeur des enfants! \nC\u2019est encore une loi de ces fra\u00eeches ann\u00e9es de \nsouffrance et de souci, de ces vives luttes du premier \namour contre les premiers obstacles, la jeune fille ne \nse laisse prend re \u00e0 aucun pi\u00e8ge, le jeune homme \ntombe dans tous. Jean Valjean avait commenc\u00e9 \ncontre Marius une sourde guerre que Marius, avec la \nb\u00eatise sublime de sa passion et de son \u00e2ge, ne devina \npoint. Jean Valjean lui tendit une foule d\u2019emb\u00fbches; il changea d\u2019heures , il changea de banc, il oublia son \nmouchoir, il vint seul au Luxembourg; Marius donna \nt\u00eate baiss\u00e9e dans tous les panneaux; et \u00e0 tous ces \npoints d\u2019interrogation plant\u00e9s sur sa route par Jean \nValjean, il r\u00e9pondit ing\u00e9nument oui. Cependant \nCosette restait mu r\u00e9e dans son insouciance apparente \net dans sa tranquillit\u00e9 imperturbable, si bien que Jean \nValjean arriva \u00e0 cette conclusion : Ce dadais est \namoureux fou de Cosette, mais Cosette ne sait \nseulement pas qu\u2019il existe. \nIl n\u2019en avait pas moins dans le c\u0153ur un \ntremblement douloureux. La minute o\u00f9 Cosette \naimerait pouvait sonner d\u2019un instant \u00e0 l\u2019autre. Tout \nne commence -t-il pas par l\u2019indiff\u00e9rence? \nUne seule fois Cosette fit une faute et l\u2019effraya. Il \nse levait du banc pour partir apr\u00e8s trois heures de \nstation, e lle dit : \u2013 D\u00e9j\u00e0! \nJean Valjean n\u2019avait pas discontinu\u00e9 les \npromenades au Luxembourg, ne voulant rien faire de \nsingulier et par -dessus tout redoutant de donner \nl\u2019\u00e9veil \u00e0 Cosette; mais pendant ces heures si douces \npour les deux amoureux, tandis que Cosette envoyait \nson sourire \u00e0 Marius enivr\u00e9 qui ne s\u2019apercevait que de \ncela et maintenant ne voyait plus rien dans ce monde \nqu\u2019un radieux visage ador\u00e9, Jean Valjean fixait sur Marius des yeux \u00e9tincelants et terribles. Lui qui avait \nfini par ne plus se croire capa ble d\u2019un sentiment \nmalveillant, il y avait des instants o\u00f9, quand Marius \n\u00e9tait l\u00e0, il croyait redevenir sauvage et f\u00e9roce, et il \nsentait se rouvrir et se soulever contre ce jeune \nhomme ces vieilles profondeurs de son \u00e2me o\u00f9 il y \navait eu jadis tant de col\u00e8 re. Il lui semblait presque \nqu\u2019il se reformait en lui des crat\u00e8res inconnus. \nQuoi! il \u00e9tait l\u00e0, cet \u00eatre! que venait -il faire? il \nvenait tourner, flairer, examiner, essayer! il venait \ndire : Hein? pourquoi pas? il venait r\u00f4der autour de \nsa vie, \u00e0 lui Jean Valjean! r\u00f4der autour de son \nbonheur, pour le prendre et l\u2019emporter! \nJean Valjean ajoutait : \u2013 Oui, c\u2019est cela! que vient -il \nchercher? une aventure! que veut -il? une amourette! \nUne amourette! et moi! Quoi! j\u2019aurai \u00e9t\u00e9 d\u2019abord le \nplus mis\u00e9rable des hommes , et puis le plus \nmalheureux, j\u2019aurai fait soixante ans de la vie sur les \ngenoux, j\u2019aurai souffert tout ce qu\u2019on peut souffrir, \nj\u2019aurai vieilli sans avoir \u00e9t\u00e9 jeune, j\u2019aurai v\u00e9cu sans \nfamille, sans parents, sans amis, sans femme, sans \nenfants, j\u2019aurai lais s\u00e9 de mon sang sur toutes les \npierres, sur toutes les ronces, \u00e0 toutes les bornes, le \nlong de tous les murs, j\u2019aurai \u00e9t\u00e9 doux quoiqu\u2019on f\u00fbt \ndur pour moi et bon quoiqu\u2019on f\u00fbt m\u00e9chant, je serai redevenu honn\u00eate homme malgr\u00e9 tout, je me serai \nrepenti du mal q ue j\u2019ai fait et j\u2019aurai pardonn\u00e9 le mal \nqu\u2019on m\u2019a fait, et au moment o\u00f9 je suis r\u00e9compens\u00e9, \nau moment o\u00f9 c\u2019est fini, au moment o\u00f9 je touche au \nbut, au moment o\u00f9 j\u2019ai ce que je veux, c\u2019est bon, c\u2019est \nbien, je l\u2019ai pay\u00e9, je l\u2019ai gagn\u00e9, tout cela s\u2019en ira, to ut \ncela s\u2019\u00e9vanouira, et je perdrai Cosette, et je perdrai \nma vie, ma joie, mon \u00e2me, parce qu\u2019il aura plu \u00e0 un \ngrand niais de venir fl\u00e2ner au Luxembourg! \nAlors ses prunelles s\u2019emplissaient d\u2019une clart\u00e9 \nlugubre et extraordinaire. Ce n\u2019\u00e9tait plus un homme \nqui regarde un homme; ce n\u2019\u00e9tait pas un ennemi qui \nregarde un ennemi. C\u2019\u00e9tait un dogue qui regarde un \nvoleur. \nOn sait le reste. Marius continua d\u2019\u00eatre insens\u00e9. \nUn jour il suivit Cosette rue de l\u2019Ouest. Un autre jour \nil parla au portier. Le portier de son c\u00f4 t\u00e9 parla, et dit \n\u00e0 Jean Valjean : \u2013 Monsieur, qu\u2019est -ce que c\u2019est donc \nqu\u2019un jeune homme curieux qui vous a demand\u00e9? \u2013 \nLe lendemain Jean Valjean jeta \u00e0 Marius ce coup \nd\u2019\u0153il dont Marius s\u2019aper\u00e7ut enfin. Huit jours apr\u00e8s \nJean Valjean avait d\u00e9m\u00e9nag\u00e9. Il se ju ra qu\u2019il ne \nremettrait plus les pieds ni au Luxembourg, ni rue de \nl\u2019Ouest. Il retourna rue Plumet. Cosette ne se plaignit pas, elle ne dit rien, elle ne \nfit pas de questions, elle ne chercha \u00e0 savoir aucun \npourquoi; elle en \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 la p\u00e9riode o\u00f9 l\u2019on craint \nd\u2019\u00eatre p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 et de se trahir. Jean Valjean n\u2019avait \naucune exp\u00e9rience de ces mis\u00e8res, les seules qui \nsoient charmantes et les seules qu\u2019il ne conn\u00fbt pas; \ncela fit qu\u2019il ne comprit point la grave signification du \nsilence de Cosette. Seulement il re marqua qu\u2019elle \u00e9tait \ndevenue triste, et il devint sombre. C\u2019\u00e9taient de part \net d\u2019autre des inexp\u00e9riences aux prises. \nUne fois il fit un essai. Il demanda \u00e0 Cosette : \n\u2013 Veux -tu venir au Luxembourg? \nUn rayon illumina le visage p\u00e2le de Cosette. \n\u2013 Oui, dit -elle. \nIls y all\u00e8rent. Trois mois s\u2019\u00e9taient \u00e9coul\u00e9s. Marius \nn\u2019y allait plus. Marius n\u2019y \u00e9tait pas. \nLe lendemain Jean Valjean redemanda \u00e0 Cosette : \n\u2013 Veux -tu venir au Luxembourg? \nElle r\u00e9pondit tristement et doucement : \n\u2013 Non. \nJean Valjean fu t froiss\u00e9 de cette tristesse et navr\u00e9 \nde cette douceur. \nQue se passait -il dans cet esprit si jeune et d\u00e9j\u00e0 si \nimp\u00e9n\u00e9trable? Qu\u2019est -ce qui \u00e9tait en train de s\u2019y \naccomplir? qu\u2019arrivait -il \u00e0 l\u2019\u00e2me de Cosette? Quelquefois, au lieu de se coucher, Jean Valjean \nrestait assis pr\u00e8s de son grabat la t\u00eate dans ses mains, \net il passait des nuits enti\u00e8res \u00e0 se demander : Qu\u2019y a -\nt-il dans la pens\u00e9e de Cosette? et \u00e0 songer aux choses \nauxquelles elle pouvait songer. \nOh! dans ces moments -l\u00e0, quels regards \ndouloureux il to urnait vers le clo\u00eetre, ce sommet \nchaste, ce lieu des anges, cet inaccessible glacier de la \nvertu! Comme il contemplait avec un ravissement \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 ce jardin du couvent, plein de fleurs \nignor\u00e9es et de vierges enferm\u00e9es, o\u00f9 tous les parfums \net toutes les \u00e2mes montent droit vers le ciel! Comme \nil adorait cet \u00e9den referm\u00e9 \u00e0 jamais, dont il \u00e9tait sorti \nvolontairement et follement descendu! Comme il \nregrettait son abn\u00e9gation et sa d\u00e9mence d\u2019avoir \nramen\u00e9 Cosette au monde, pauvre h\u00e9ros du sacrifice, \nsaisi et ter rass\u00e9 par son d\u00e9vouement m\u00eame! comme il \nse disait : Qu\u2019ai -je fait? \nDu reste rien de ceci ne per\u00e7ait pour Cosette. Ni \nhumeur, ni rudesse. Toujours la m\u00eame figure sereine \net bonne. Les mani\u00e8res de Jean Valjean \u00e9taient plus \ntendres et plus paternelles que ja mais. Si quelque \nchose e\u00fbt pu faire deviner moins de joie, c\u2019\u00e9tait plus \nde mansu\u00e9tude. De son c\u00f4t\u00e9, Cosette languissait. Elle souffrait de \nl\u2019absence de Marius comme elle avait joui de sa \npr\u00e9sence, singuli\u00e8rement, sans savoir au juste. Quand \nJean Valjean a vait cess\u00e9 de la conduire aux \npromenades habituelles, un instinct de femme lui \navait confus\u00e9ment murmur\u00e9 au fond du c\u0153ur qu\u2019il ne \nfallait pas para\u00eetre tenir au Luxembourg, et que si cela \nlui \u00e9tait indiff\u00e9rent, son p\u00e8re l\u2019y rem\u00e8nerait. Mais les \njours, les s emaines et les mois se succ\u00e9d\u00e8rent. Jean \nValjean avait accept\u00e9 tacitement le consentement \ntacite de Cosette. Elle le regretta. Il \u00e9tait trop tard. Le \njour o\u00f9 elle retourna au Luxembourg, Marius n\u2019y \u00e9tait \nplus. Marius avait donc disparu; c\u2019\u00e9tait fini, que f aire? \nle retrouverait -elle jamais? Elle se sentit un serrement \nde c\u0153ur que rien ne dilatait et qui s\u2019accroissait chaque \njour; elle ne sut plus si c\u2019\u00e9tait l\u2019hiver ou l\u2019\u00e9t\u00e9, le soleil \nou la pluie, si les oiseaux chantaient, si l\u2019on \u00e9tait aux \ndahlias ou aux p \u00e2querettes, si le Luxembourg \u00e9tait \nplus charmant que les Tuileries, si le linge que \nrapportait la blanchisseuse \u00e9tait trop empes\u00e9 ou pas \nassez, si Toussaint avait fait bien ou mal \u00abson \nmarch\u00e9\u00bb; et elle resta accabl\u00e9e, absorb\u00e9e, attentive \u00e0 \nune seule pens\u00e9e , l\u2019\u0153il vague et fixe, comme \nlorsqu\u2019on regarde dans la nuit la place noire et \nprofonde o\u00f9 une apparition s\u2019est \u00e9vanouie. Du reste elle non plus ne laissa rien voir \u00e0 Jean \nValjean, que sa p\u00e2leur. Elle lui continua son doux \nvisage. \nCette p\u00e2leur ne suffisai t que trop pour occuper \nJean Valjean. Quelquefois il lui demandait : \n\u2013 Qu\u2019as -tu? \nElle r\u00e9pondait : \n\u2013 Je n\u2019ai rien. \nEt apr\u00e8s un silence, comme elle le devinait triste \naussi, elle reprenait : \n\u2013 Et vous, p\u00e8re, est -ce que vous avez quelque \nchose? \n\u2013 Moi? ri en, disait -il. \nCes deux \u00eatres qui s\u2019\u00e9taient si exclusivement aim\u00e9s, \net d\u2019un si touchant amour, et qui avaient v\u00e9cu si \nlongtemps l\u2019un par l\u2019autre, souffraient maintenant \nl\u2019un \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l\u2019autre, l\u2019un \u00e0 cause de l\u2019autre, sans se le \ndire, sans s\u2019en vouloir, e t en souriant. \n \n \n \n \nIV, 3, 8 \n \n \n \n \n \nLa cad\u00e8ne \n \n \n \n \n \n \nLe plus malheureux des deux, c\u2019\u00e9tait Jean Valjean. \nLa jeunesse, m\u00eame dans ses chagrins, a toujours une \nclart\u00e9 \u00e0 elle. \nA de certains moments, Jean Valjean souffrait tant \nqu\u2019il devenait pu\u00e9ril. C\u2019est le propre de la douleur de \nfaire repara\u00eetre le c\u00f4t\u00e9 enfant de l\u2019homme. Il sentait \ninvinciblement que Cosette lui \u00e9chappait. Il e\u00fbt voulu \nlutter, la retenir, l\u2019enthousiasmer par quelque chose d\u2019ext\u00e9rieur et d\u2019\u00e9clatant. Ces id\u00e9es, pu\u00e9riles, nous \nvenons de le dire, et en m\u00eame temps s\u00e9niles, lui \ndonn\u00e8rent, par leur enfantillage m\u00eame, une notion \nassez juste de l\u2019influence de la passementerie sur \nl\u2019imagination des jeunes filles. Il lu i arriva une fois de \nvoir passer dans la rue un g\u00e9n\u00e9ral \u00e0 cheval en grand \nuniforme, le comte Coutard, commandant de Paris. Il \nenvia cet homme dor\u00e9; il se dit quel bonheur ce serait \nde pouvoir mettre cet habit -l\u00e0 qui \u00e9tait une chose \nincontestable, que si Co sette le voyait ainsi, cela \nl\u2019\u00e9blouirait, que lorsqu\u2019il donnerait le bras \u00e0 Cosette \net qu\u2019il passerait devant la grille des Tuileries, on lui \npr\u00e9senterait les armes, et que cela suffirait \u00e0 Cosette \net lui \u00f4terait l\u2019id\u00e9e de regarder les jeunes gens. \nUne se cousse inattendue vint se m\u00ealer \u00e0 ces \npens\u00e9es tristes. \nDans la vie isol\u00e9e qu\u2019ils menaient, et depuis qu\u2019ils \n\u00e9taient venus se loger rue Plumet, ils avaient une \nhabitude. Ils faisaient quelquefois la partie de plaisir \nd\u2019aller voir se lever le soleil, genre de joie douce qui \nconvient \u00e0 ceux qui entrent dans la vie et \u00e0 ceux qui \nen sortent. \nSe promener de grand matin, pour qui aime la \nsolitude, \u00e9quivaut \u00e0 se promener la nuit, avec la ga\u00eet\u00e9 \nde la nature de plus. Les rues sont d\u00e9sertes, et les oiseaux chantent. Cosette, oiseau elle -m\u00eame, \ns\u2019\u00e9veillait volontiers de bonne heure. Ces excursions \nmatinales se pr\u00e9paraient la veille. Il proposait, elle \nacceptait. Cela s\u2019arrangeait comme un complot, on \nsortait avant le jour, et c\u2019\u00e9tait autant de petits \nbonheurs pour Cose tte. Ces excentricit\u00e9s innocentes \nplaisent \u00e0 la jeunesse. \nLa pente de Jean Valjean \u00e9tait, on le sait, d\u2019aller \naux endroits peu fr\u00e9quent\u00e9s, aux recoins solitaires, \naux lieux d\u2019oubli. Il y avait alors aux environs des \nbarri\u00e8res de Paris des esp\u00e8ces de champ s pauvres, \npresque m\u00eal\u00e9s \u00e0 la ville, o\u00f9 il poussait, l\u2019\u00e9t\u00e9, un bl\u00e9 \nmaigre, et qui, l\u2019automne, apr\u00e8s la r\u00e9colte faite, \nn\u2019avaient pas l\u2019air moissonn\u00e9s, mais pel\u00e9s. Jean \nValjean les hantait avec pr\u00e9dilection. Cosette ne s\u2019y \nennuyait point. C\u2019\u00e9tait la solitude pour lui, la libert\u00e9 \npour elle. L\u00e0, elle redevenait petite fille, elle pouvait \ncourir et presque jouer, elle \u00f4tait son chapeau, le \nposait sur les genoux de Jean Valjean, et cueillait des \nbouquets. Elle regardait les papillons sur les fleurs, \nmais ne les p renait pas; les mansu\u00e9tudes et les \nattendrissements naissent avec l\u2019amour, et la jeune \nfille qui a en elle un id\u00e9al tremblant et fragile, a piti\u00e9 \nde l\u2019aile du papillon. Elle tressait en guirlandes des \ncoquelicots qu\u2019elle mettait sur sa t\u00eate, et qui, traver s\u00e9s et p\u00e9n\u00e9tr\u00e9s de soleil, empourpr\u00e9s jusqu\u2019au \nflamboiement, faisaient \u00e0 ce frais visage rose une \ncouronne de braises. \nM\u00eame apr\u00e8s que leur vie avait \u00e9t\u00e9 attrist\u00e9e, ils \navaient conserv\u00e9 leur habitude de promenades \nmatinales. \nDonc un matin d\u2019octobre, tent\u00e9 s par la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 \nparfaite de l\u2019automne de 1831, ils \u00e9taient sortis, et ils \nse trouvaient au petit jour pr\u00e8s de la barri\u00e8re du \nMaine. Ce n\u2019\u00e9tait pas l\u2019aurore, c\u2019\u00e9tait l\u2019aube; minute \nravissante et farouche. Quelques constellations \u00e7\u00e0 et \nl\u00e0 dans l\u2019azur p\u00e2le et profond, la terre toute noire, le \nciel tout blanc, un frisson dans les brins d\u2019herbe, \npartout le myst\u00e9rieux saisissement du cr\u00e9puscule. \nUne alouette, qui semblait m\u00eal\u00e9e aux \u00e9toiles, chantait \n\u00e0 une hauteur prodigieuse, et l\u2019on e\u00fbt dit que cet \nhymne de la petitesse \u00e0 l\u2019infini calmait l\u2019immensit\u00e9. A \nl\u2019orient, le Val -de-Gr\u00e2ce d\u00e9coupait, sur l\u2019horizon clair \nd\u2019une clart\u00e9 d\u2019acier, sa masse obscure; V\u00e9nus \n\u00e9blouissante montait derri\u00e8re ce d\u00f4me et avait l\u2019air \nd\u2019une \u00e2me qui s\u2019\u00e9vade d\u2019un \u00e9difice t\u00e9n\u00e9breux. \nTout \u00e9ta it paix et silence; personne sur la chauss\u00e9e; \ndans les bas -c\u00f4t\u00e9s, quelques rares ouvriers, \u00e0 peine \nentrevus, se rendant \u00e0 leur travail. Jean Valjean s\u2019\u00e9tait assis dans la contre -all\u00e9e sur \ndes charpentes d\u00e9pos\u00e9es \u00e0 la porte d\u2019un chantier. Il \navait le visag e tourn\u00e9 vers la route, et le dos tourn\u00e9 au \njour; il oubliait le soleil qui allait se lever; il \u00e9tait \ntomb\u00e9 dans une de ces absorptions profondes o\u00f9 \ntout l\u2019esprit se concentre, qui emprisonnent m\u00eame le \nregard et qui \u00e9quivalent \u00e0 quatre murs. Il y a des \nm\u00e9ditations qu\u2019on pourrait nommer verticales; quand \non est au fond, il faut du temps pour revenir sur la \nterre. Jean Valjean \u00e9tait descendu dans une de ces \nsongeries -l\u00e0. Il pensait \u00e0 Cosette, au bonheur possible \nsi rien ne se mettait entre elle et lui, \u00e0 cett e lumi\u00e8re \ndont elle remplissait sa vie, lumi\u00e8re qui \u00e9tait la \nrespiration de son \u00e2me. Il \u00e9tait presque heureux dans \ncette r\u00eaverie. Cosette, debout pr\u00e8s de lui, regardait les \nnuages devenir roses. \nTout \u00e0 coup, Cosette s\u2019\u00e9cria : P\u00e8re, on dirait qu\u2019on \nvient l \u00e0-bas. Jean Valjean leva les yeux. \nCosette avait raison. \nLa chauss\u00e9e qui m\u00e8ne \u00e0 l\u2019ancienne barri\u00e8re du \nMaine prolonge, comme on sait, la rue de S\u00e8vres, et \nest coup\u00e9e \u00e0 angle droit par le boulevard int\u00e9rieur. Au \ncoude de la chauss\u00e9e et du boulevard, \u00e0 l\u2019e ndroit o\u00f9 \nse fait l\u2019embranchement, on entendait un bruit \ndifficile \u00e0 expliquer \u00e0 pareille heure, et une sorte d\u2019encombrement confus apparaissait. On ne sait quoi \nd\u2019informe qui venait du boulevard, entrait dans la \nchauss\u00e9e. \nCela grandissait, cela semblait se mouvoir avec \nordre, pourtant c\u2019\u00e9tait h\u00e9riss\u00e9 et fr\u00e9missant; cela \nsemblait une voiture, mais on n\u2019en pouvait distinguer \nle chargement. Il y avait des chevaux, des roues, des \ncris; des fouets claquaient. Par degr\u00e9s les lin\u00e9aments \nse fix\u00e8rent, quoique noy\u00e9 s de t\u00e9n\u00e8bres. C\u2019\u00e9tait une \nvoiture en effet, qui venait de tourner du boulevard \nsur la route et qui se dirigeait vers la barri\u00e8re pr\u00e8s de \nlaquelle \u00e9tait Jean Valjean; une deuxi\u00e8me, du m\u00eame \naspect, la suivit, puis une troisi\u00e8me, puis une \nquatri\u00e8me; sept cha riots d\u00e9bouch\u00e8rent \nsuccessivement, la t\u00eate des chevaux touchant l\u2019arri\u00e8re \ndes voitures. Des silhouettes s\u2019agitaient sur ces \nchariots, on voyait des \u00e9tincelles dans le cr\u00e9puscule \ncomme s\u2019il y avait des sabres nus, on entendait un \ncliquetis qui ressemblait \u00e0 des cha\u00eenes remu\u00e9es, cela \navan\u00e7ait, les voix grossissaient, et c\u2019\u00e9tait une chose \nformidable comme il en sort de la caverne des \nsonges. \nEn approchant, cela prit forme, et s\u2019\u00e9baucha \nderri\u00e8re les arbres avec le bl\u00eamissement de \nl\u2019apparition; la masse blanchi t; le jour qui se levait peu \u00e0 peu plaquait une lueur blafarde sur ce \nfourmillement \u00e0 la fois s\u00e9pulcral et vivant, les t\u00eates de \nsilhouettes devinrent des faces de cadavres, et voici \nce que c\u2019\u00e9tait : \nSept voitures marchaient \u00e0 la file sur la route. Les \nsix premi\u00e8res avaient une structure singuli\u00e8re. Elles \nressemblaient \u00e0 des haquets de tonneliers; c\u2019\u00e9taient \ndes esp\u00e8ces de longues \u00e9chelles pos\u00e9es sur deux \nroues et formant brancard \u00e0 leur extr\u00e9mit\u00e9 ant\u00e9rieure. \nChaque haquet, disons mieux, chaque \u00e9chelle \u00e9tait \nattel\u00e9e de quatre chevaux bout \u00e0 bout. Sur ces \n\u00e9chelles \u00e9taient tra\u00een\u00e9es d\u2019\u00e9tranges grappes \nd\u2019hommes. Dans le peu de jour qu\u2019il faisait, on ne \nvoyait pas ces hommes, on les devinait. Vingt -quatre \nsur chaque voiture, douze de chaque c\u00f4t\u00e9, adoss\u00e9s les \nuns a ux autres, faisant face aux passants, les jambes \ndans le vide, ces hommes cheminaient ainsi; et ils \navaient derri\u00e8re le dos quelque chose qui sonnait et \nqui \u00e9tait une cha\u00eene et au cou quelque chose qui \nbrillait et qui \u00e9tait un carcan. Chacun avait son \ncarcan, mais la cha\u00eene \u00e9tait pour tous; de fa\u00e7on que \nces vingt -quatre hommes, s\u2019il leur arrivait de \ndescendre du haquet et de marcher, \u00e9taient saisis par \nune sorte d\u2019unit\u00e9 inexorable et devaient serpenter sur \nle sol avec la cha\u00eene pour vert\u00e8bre \u00e0 peu pr\u00e8s comm e le mille -pieds. A l\u2019avant et \u00e0 l\u2019arri\u00e8re de chaque \nvoiture, deux hommes, arm\u00e9s de fusils, se tenaient \ndebout, ayant chacun une des extr\u00e9mit\u00e9s de la cha\u00eene \nsous son pied. Les carcans \u00e9taient carr\u00e9s. La septi\u00e8me \nvoiture, vaste fourgon \u00e0 ridelles, mais sans capote, \navait quatre roues et six chevaux, et portait un tas \nsonore de chaudi\u00e8res de fer, de marmites de fonte, de \nr\u00e9chauds et de cha\u00eenes, o\u00f9 \u00e9taient m\u00eal\u00e9s quelques \nhommes garrott\u00e9s et couch\u00e9s tout de leur long, qui \nparaissaient malades. Ce fourgon, tout \u00e0 claire -voie, \n\u00e9tait garni de claies d\u00e9labr\u00e9es qui semblaient avoir \nservi aux vieux supplices. \nCes voitures tenaient le milieu du pav\u00e9. Des deux \nc\u00f4t\u00e9s marchaient en double haie des gardes d\u2019un \naspect inf\u00e2me, coiff\u00e9s de tricornes claques comme les \nsoldats du directoire, tach\u00e9s, trou\u00e9s, sordides, \naffubl\u00e9s d\u2019uniformes d\u2019invalides et de pantalons de \ncroque-morts, mi -partis gris et bleus, presque en \nlambeaux, avec des \u00e9paulettes rouges, des \nbandouli\u00e8res jaunes, des coupe -choux, des fusils et \ndes b\u00e2tons; esp\u00e8ces de soldats goujats. Ces sbires \nsemblaient compos\u00e9s de l\u2019abjection du mendiant et \nde l\u2019autorit\u00e9 du bourreau. Celui qui paraissait leur \nchef tenait \u00e0 la main un fouet de poste. Tous ces \nd\u00e9tails, estomp\u00e9s par le cr\u00e9puscule, se dessinaient de plus en plus dans le jour grandissant. En t\u00eate et en \nqueue du convoi, marchaient des gendarmes \u00e0 cheval, \ngraves, le sabre au poing. \nCe cort\u00e9ge \u00e9tait si long qu\u2019au moment o\u00f9 la \npremi\u00e8re voiture atteignait la barri\u00e8re, la derni\u00e8re \nd\u00e9bouchait \u00e0 peine du boulevard. \nUne foule, sortie on ne sait d\u2019o\u00f9 et form\u00e9e en un \nclin d\u2019\u0153il, comme cela est fr\u00e9quent \u00e0 Paris, se pressa it \ndes deux c\u00f4t\u00e9s de la chauss\u00e9e et regardait. On \nentendait dans les ruelles voisines des cris de gens qui \ns\u2019appelaient et les sabots des mara\u00eechers qui \naccouraient pour voir. \nLes hommes entass\u00e9s sur les haquets se laissaient \ncahoter en silence. Ils \u00e9taie nt livides du frisson du \nmatin. Ils avaient tous des pantalons de toile et les \npieds nus dans des sabots. Le reste du costume \u00e9tait \u00e0 \nla fantaisie de la mis\u00e8re. Leurs accoutrements \u00e9taient \nhideusement disparates; rien n\u2019est plus fun\u00e8bre que \nl\u2019arlequin des guenilles. Feutres d\u00e9fonc\u00e9s, casquettes \ngoudronn\u00e9es, d\u2019affreux bonnets de laine, et, pr\u00e8s du \nbourgeron, l\u2019habit noir crev\u00e9 aux coudes; plusieurs \navaient des chapeaux de femme; d\u2019autres \u00e9taient \ncoiff\u00e9s d\u2019un panier; on voyait des poitrines velues, et \n\u00e0 trave rs les d\u00e9chirures des v\u00eatements on distinguait \ndes tatouages, des temples de l\u2019amour, des c\u0153urs enflamm\u00e9s, des Cupidons. On apercevait aussi des \ndartres et des rougeurs malsaines. Deux ou trois \navaient une corde de paille fix\u00e9e aux traverses du \nhaquet, et suspendue au -dessous d\u2019eux comme un \n\u00e9trier, qui leur soutenait les pieds. L\u2019un d\u2019eux tenait \u00e0 \nla main et portait \u00e0 sa bouche quelque chose qui avait \nl\u2019air d\u2019une pierre noire et qu\u2019il semblait mordre; c\u2019\u00e9tait \ndu pain qu\u2019il mangeait. Il n\u2019y avait l\u00e0 que des yeux \nsecs; \u00e9teints, ou lumineux d\u2019une mauvaise lumi\u00e8re. La \ntroupe d\u2019escorte maugr\u00e9ait; les encha\u00een\u00e9s ne \nsoufflaient pas; de temps en temps on entendait le \nbruit d\u2019un coup de b\u00e2ton sur les omoplates ou sur les \nt\u00eates; quelques -uns de ces hommes b\u00e2illaient; l es \nhaillons \u00e9taient terribles; les pieds pendaient, les \n\u00e9paules oscillaient, les t\u00eates s\u2019entre -heurtaient, les fers \ntintaient, les prunelles flambaient f\u00e9rocement, les \npoings se crispaient ou s\u2019ouvraient inertes comme \ndes mains de morts; derri\u00e8re le convoi , une troupe \nd\u2019enfants \u00e9clatait de rire. \nCette file de voitures, quelle qu\u2019elle f\u00fbt, \u00e9tait \nlugubre. Il \u00e9tait \u00e9vident que demain, que dans une \nheure, une averse pouvait \u00e9clater, qu\u2019elle serait suivie \nd\u2019une autre, et d\u2019une autre, et que ces v\u00eatements \nd\u00e9labr \u00e9s seraient travers\u00e9s, qu\u2019une fois mouill\u00e9s, ces \nhommes ne se s\u00e9cheraient plus, qu\u2019une fois glac\u00e9s, ils ne se r\u00e9chaufferaient plus, que leurs pantalons de \ntoile seraient coll\u00e9s par l\u2019ond\u00e9e sur leurs os, que l\u2019eau \nemplirait leurs sabots, que les coups de fo uet ne \npourraient emp\u00eacher le claquement des m\u00e2choires, \nque la cha\u00eene continuerait de les tenir par le cou, que \nleurs pieds continueraient de pendre; et il \u00e9tait \nimpossible de ne pas fr\u00e9mir en voyant ces cr\u00e9atures \nhumaines li\u00e9es ainsi et passives sous les froides nu\u00e9es \nd\u2019automne, et livr\u00e9es \u00e0 la pluie, \u00e0 la bise, \u00e0 toutes les \nfuries de l\u2019air, comme des arbres et comme des \npierres. \nLes coups de b\u00e2ton n\u2019\u00e9pargnaient pas m\u00eame les \nmalades qui gisaient nou\u00e9s de cordes et sans \nmouvement sur la septi\u00e8me voiture et qu\u2019on semblait \navoir jet\u00e9s l\u00e0 comme des sacs pleins de mis\u00e8re. \nBrusquement, le soleil parut; l\u2019immense rayon de \nl\u2019orient jaillit, et l\u2019on e\u00fbt dit qu\u2019il mettait le feu \u00e0 \ntoutes ces t\u00eates farouches. Les langues se d\u00e9li\u00e8rent; \nun incendie de ricanements, de jurements et de \nchansons fit explosion. La large lumi\u00e8re horizontale \ncoupa en deux toute la file, illuminant les t\u00eates et les \ntorses, laissant les pieds et les roues dans l\u2019obscurit\u00e9. \nLes pens\u00e9es apparurent sur les visages; ce moment \nfut \u00e9pouvantable; des d\u00e9mons visibles \u00e0 masques \ntomb\u00e9s, des \u00e2mes f\u00e9roces toutes nues. Eclair\u00e9e, cette cohue resta t\u00e9n\u00e9breuse. Quelques -uns, gais, avaient \u00e0 \nla bouche des tuyaux de plume d\u2019o\u00f9 ils soufflaient de \nla vermine sur la foule, choisissant les femmes; \nl\u2019aurore accentuait par la noirceur des ombres ces \nprofils lamentables; pas un de ces \u00eatres qui ne f\u00fbt \ndifforme \u00e0 force de mis\u00e8re; et c\u2019\u00e9tait si monstrueux \nqu\u2019on e\u00fbt dit que cela changeait la clart\u00e9 du soleil en \nlueur d\u2019\u00e9clair. La voitur\u00e9e qui ouvrait le cort\u00e9ge avait \nentonn \u00e9 et psalmodiait \u00e0 tue -t\u00eate avec une jovialit\u00e9 \nhagarde un pot -pourri de D\u00e9saugiers, alors fameux, la \nVestale; les arbres fr\u00e9missaient lugubrement; dans les \ncontre -all\u00e9es, des faces de bourgeois \u00e9coutaient avec \nune b\u00e9atitude idiote ces gaudrioles chant\u00e9es p ar des \nspectres. \nToutes les d\u00e9tresses \u00e9taient dans ce cort\u00e9ge \ncomme un chaos; il y avait l\u00e0 l\u2019angle facial de toutes \nles b\u00eates, des vieillards, des adolescents, des cr\u00e2nes \nnus, des barbes grises, des monstruosit\u00e9s cyniques, \ndes r\u00e9signations hargneuses, de s rictus sauvages, des \nattitudes insens\u00e9es, des grouins coiff\u00e9s de casquettes, \ndes esp\u00e8ces de t\u00eates de jeunes filles avec des tire -\nbouchons sur les tempes, des visages enfantins et, \u00e0 \ncause de cela, horribles, de maigres faces de \nsquelettes auxquelles il n e manquait que la mort. On \nvoyait sur la premi\u00e8re voiture un n\u00e8gre, qui, peut -\u00eatre, avait \u00e9t\u00e9 esclave et qui pouvait comparer les \ncha\u00eenes. L\u2019effrayant niveau d\u2019en bas, la honte, avait \npass\u00e9 sur ces fronts; \u00e0 ce degr\u00e9 d\u2019abaissement, les \nderni\u00e8res transforma tions \u00e9taient subies par tous \ndans les derni\u00e8res profondeurs; et l\u2019ignorance \nchang\u00e9e en h\u00e9b\u00e9tement \u00e9tait l\u2019\u00e9gale de l\u2019intelligence \nchang\u00e9e en d\u00e9sespoir. Pas de choix possible entre ces \nhommes qui apparaissaient aux regards comme l\u2019\u00e9lite \nde la boue. Il \u00e9tai t clair que l\u2019ordonnateur quelconque \nde cette procession immonde ne les avait pas class\u00e9s. \nCes \u00eatres avaient \u00e9t\u00e9 li\u00e9s et accoupl\u00e9s p\u00eale -m\u00eale, dans \nle d\u00e9sordre alphab\u00e9tique probablement, et charg\u00e9s au \nhasard sur ces voitures. Cependant des horreurs \ngroup\u00e9es finissent toujours par d\u00e9gager une \nr\u00e9sultante; toute addition de malheureux donne un \ntotal; il sortait de chaque cha\u00eene une \u00e2me commune, \net chaque charret\u00e9e avait sa physionomie. A c\u00f4t\u00e9 de \ncelle qui chantait, il y en avait une qui hurlait; une \ntroisi\u00e8me m endiait; on en voyait une qui grin\u00e7ait des \ndents; une autre mena\u00e7ait les passants, une autre \nblasph\u00e9mait Dieu; la derni\u00e8re se taisait comme la \ntombe. Dante e\u00fbt cru voir les sept cercles de l\u2019enfer \nen marche. \nMarche des damnations vers les supplices, faite \nsinistrement, non sur le formidable char fulgurant de l\u2019apocalypse, mais, chose plus sombre, sur la \ncharrette des g\u00e9monies. \nUn des gardes, qui avait un crochet au bout de son \nb\u00e2ton, faisait de temps en temps mine de remuer ces \ntas d\u2019ordure humains. Une v ieille femme dans la \nfoule les montrait du doigt \u00e0 un petit gar\u00e7on de cinq \nans, et lui disait : Gredin, cela t\u2019apprendra! \nComme les chants et les blasph\u00e8mes grossissaient, \ncelui qui semblait le capitaine de l\u2019escorte fit claquer \nson fouet, et, \u00e0 ce signal , une effroyable bastonnade \nsourde et aveugle qui faisait le bruit de la gr\u00eale tomba \nsur les sept voitur\u00e9es; beaucoup rugirent et \n\u00e9cum\u00e8rent; ce qui redoubla la joie des gamins \naccourus, nu\u00e9e de mouches sur ces plaies. \nL\u2019\u0153il de Jean Valjean \u00e9tait devenu ef frayant. Ce \nn\u2019\u00e9tait plus une prunelle; c\u2019\u00e9tait cette vitre profonde \nqui remplace le regard chez certains infortun\u00e9s, qui \nsemble inconsciente de la r\u00e9alit\u00e9, et o\u00f9 flamboie la \nr\u00e9verb\u00e9ration des \u00e9pouvantes et des catastrophes. Il \nne regardait pas un spectacle ; il subissait une vision. Il \nvoulut se lever, fuir, \u00e9chapper, il ne put remuer un \npied. Quelquefois les choses qu\u2019on voit vous \nsaisissent et vous tiennent. Il demeura clou\u00e9, p\u00e9trifi\u00e9, \nstupide, se demandant, \u00e0 travers une confuse \nangoisse inexprimable, ce que signifiait cette pers\u00e9cution s\u00e9pulcrale, et d\u2019o\u00f9 sortait ce \npand\u00e9monium qui le poursuivait. Tout \u00e0 coup il \nporta la main \u00e0 son front, geste habituel de ceux \nauxquels la m\u00e9moire revient subitement; il se souvint \nque c\u2019\u00e9tait l\u00e0 l\u2019itin\u00e9raire en effet, que ce d\u00e9tour \u00e9tait \nd\u2019usage pour \u00e9viter les rencontres royales toujours \npossibles sur la route de Fontainebleau, et que, \ntrente -cinq ans auparavant, il avait pass\u00e9 par cette \nbarri\u00e8re -l\u00e0. \nCosette, autrement \u00e9pouvant\u00e9e, ne l\u2019\u00e9tait pas \nmoins. Elle ne comprenait pas; le souffle lui \nmanquait; ce qu\u2019elle voyait ne lui semblait pas \npossible; enfin elle s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 P\u00e8re! qu\u2019est -ce qu\u2019il y a donc dans ces voitures -\nl\u00e0? \nJean Valjean r\u00e9pondit : \n\u2013 Des for\u00e7ats. \n\u2013 O\u00f9 donc est -ce qu\u2019ils vont? \n\u2013 Aux gal\u00e8res. \nEn ce momen t la bastonnade, multipli\u00e9e par cent \nmains, fit du z\u00e8le, les coups de plat de sabre s\u2019en \nm\u00eal\u00e8rent, ce fut comme une rage de fouets et de \nb\u00e2tons; les gal\u00e9riens se courb\u00e8rent, une ob\u00e9issance \nhideuse se d\u00e9gagea du supplice, et tous se turent avec des regards de loups encha\u00een\u00e9s. Cosette tremblait de \ntous ses membres; elle reprit : \n\u2013 P\u00e8re, est -ce que ce sont encore des hommes? \n\u2013 Quelquefois, dit le mis\u00e9rable. \nC\u2019\u00e9tait la Cha\u00eene en effet qui, partie avant le jour \nde Bic\u00eatre, prenait la route du Mans pour \u00e9viter \nFontainebleau o\u00f9 \u00e9tait alors le roi. Ce d\u00e9tour faisait \ndurer l\u2019\u00e9pouvantable voyage trois ou quatre jours de \nplus; mais, pour \u00e9pargner \u00e0 la personne royale la vue \nd\u2019un supplice, on peut bien le prolonger. \nJean Valjean rentra accabl\u00e9. De telles rencontres \nsont des chocs et le souvenir qu\u2019elles laissent \nressemble \u00e0 un \u00e9branlement. \nPourtant Jean Valjean, en regagnant avec Cosette \nla rue de Babylone, ne remarqua point qu\u2019elle lui f\u00eet \nd\u2019autres questions au sujet de ce qu\u2019ils venaient de \nvoir; peut -\u00eatre \u00e9tait -il trop absorb\u00e9 lui -m\u00eame dans \nson accablement pour percevoir ses paroles et pour \nlui r\u00e9pondre. Seulement le soir, comme Cosette le \nquittait pour s\u2019aller coucher, il l\u2019entendit qui disait \u00e0 \ndemi -voix et comme se parlant \u00e0 elle -m\u00eame : \u2013 Il me \nsemble que si je trouvais sur mon chemin un de ces \nhommes -l\u00e0, \u00f4 mon Dieu, je mourrais rien que de le \nvoir de pr\u00e8s! Heureusement le hasard fit que le lendemain de ce \njour tragique il y eut, \u00e0 propos de je ne sais plus \nquelle solennit\u00e9 officielle, des f\u00eates dans Paris, rev ue \nau Champ de Mars, joutes sur la Seine, th\u00e9\u00e2tres aux \nChamps -Elys\u00e9es, feu d\u2019artifice \u00e0 l\u2019Etoile, \nilluminations partout. Jean Valjean, faisant violence \u00e0 \nses habitudes, conduisit Cosette \u00e0 ces r\u00e9jouissances, \nafin de la distraire du souvenir de la veille et d\u2019effacer \nsous le riant tumulte de tout Paris la chose \nabominable qui avait pass\u00e9 devant elle. La revue, qui \nassaisonnait la f\u00eate, faisait toute naturelle la \ncirculation des uniformes; Jean Valjean mit son habit \nde garde national avec le vague sentiment i nt\u00e9rieur \nd\u2019un homme qui se r\u00e9fugie. Du reste, le but de cette \npromenade sembla atteint. Cosette, qui se faisait une \nloi de complaire \u00e0 son p\u00e8re et pour qui d\u2019ailleurs tout \nspectacle \u00e9tait nouveau, accepta la distraction avec la \nbonne gr\u00e2ce facile et l\u00e9g\u00e8re de l\u2019adolescence, et ne fit \npas une moue trop d\u00e9daigneuse devant cette gamelle \nde joie qu\u2019on appelle une f\u00eate publique; si bien que \nJean Valjean put croire qu\u2019il avait r\u00e9ussi, et qu\u2019il ne \nrestait plus trace de la hideuse vision. \nQuelques jours apr\u00e8s, un matin, comme il faisait \nbeau soleil et qu\u2019ils \u00e9taient tous deux sur le perron du \njardin, autre infraction aux r\u00e8gles que semblait s\u2019\u00eatre impos\u00e9es Jean Valjean, et \u00e0 l\u2019habitude de rester dans \nsa chambre que la tristesse avait fait prendre \u00e0 \nCosette, Cosette , en peignoir, se tenait debout dans \nce n\u00e9glig\u00e9 de la premi\u00e8re heure qui enveloppe \nadorablement les jeunes filles et qui a l\u2019air du nuage \nsur l\u2019astre; et, la t\u00eate dans la lumi\u00e8re, rose d\u2019avoir bien \ndormi, regard\u00e9e doucement par le bonhomme \nattendri, elle e ffeuillait une p\u00e2querette. Cosette \nignorait la ravissante l\u00e9gende je t\u2019aime, un peu, \npassionn\u00e9ment , etc.; qui la lui e\u00fbt apprise? Elle maniait \ncette fleur, d\u2019instinct, innocemment, sans se douter \nqu\u2019effeuiller une p\u00e2querette, c\u2019est \u00e9plucher un c\u0153ur. \nS\u2019il y avait une quatri\u00e8me Gr\u00e2ce appel\u00e9e la \nM\u00e9lancolie, et souriante, elle e\u00fbt eu l\u2019air de cette \nGr\u00e2ce -l\u00e0. Jean Valjean \u00e9tait fascin\u00e9 par la \ncontemplation de ces petits doigts sur cette fleur, \noubliant tout dans le rayonnement que cette enfant \navait. Un rouge -gorge chuchotait dans la broussaille \nd\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Des nu\u00e9es blanches traversaient le ciel si \nga\u00eement qu\u2019on e\u00fbt dit qu\u2019elles venaient d\u2019\u00eatre mises \nen libert\u00e9. Cosette continuait d\u2019effeuiller sa fleur \nattentivement; elle semblait songer \u00e0 quelque chose; \nmais cela devait \u00eatre charmant; tout \u00e0 coup elle \ntourna la t\u00eate sur son \u00e9paule avec la lenteur d\u00e9licate du cygne, et dit \u00e0 Jean Valjean : P\u00e8re, qu\u2019est -ce que \nc\u2019est donc que cela, les gal\u00e8res? \n \n \n \n \nLIVRE QUATRI\u00c8ME \n \n \nSECOURS D\u2019EN BAS \nPEUT \u00caTRE \nSECOURS D\u2019EN HAUT \n \n \n \n \nIV, 4, 1 \n \n \n \n \n \nBlessure au dehors, \ngu\u00e9rison au dedans \n \n \n \n \n \nLeur vie s\u2019assombrissait ainsi par degr\u00e9s. \nIl ne leur restait plus qu\u2019une distraction qui avait \n\u00e9t\u00e9 autrefois un bonheur, c\u2019\u00e9tait d\u2019aller porter du pain \n\u00e0 ceux qui avaient faim et des v\u00eatements \u00e0 ceux qui \navaient froid. Dans ces visites aux pauvres, o\u00f9 \nCosette accompagnait souvent Jean Valjean, ils \nretrouvaient quelque reste de leur ancien \n\u00e9panchement; et, parfois, quand la journ\u00e9e avait \u00e9t\u00e9 bonne, quand il y avait eu beaucoup de d\u00e9tresses \nsecourues et beaucoup de petits enfants ranim\u00e9s et \nr\u00e9chauff\u00e9s, Cosette, le soir, \u00e9tait un peu gaie. Ce fut \u00e0 \ncette \u00e9poque qu\u2019ils firent visite au bouge Jondrette. \nLe lendemain m\u00eame de cette visite, Jean Valjean \nparut le matin dans le pavillon, calme comme \u00e0 \nl\u2019ordinaire, mais avec une large blessure au bras \ngauche, fort enflamm\u00e9e, fort venimeuse, qui \nressemblait \u00e0 une br\u00fblure et qu\u2019il expliqua d\u2019une \nfa\u00e7on quelconque. Cette blessure fit qu\u2019il fut plus \nd\u2019un mois avec la fi\u00e8vre sans sortir. Il ne voulut voir \naucun m\u00e9decin. Quand Cosette l\u2019en pressait : Appelle \nle m\u00e9decin des chiens, disait -il. \nCosette le pansait matin et soir avec un air si divin \net un si ang\u00e9lique bonheur de lui \u00eatre utile, que Jean \nValjean sentait toute sa vieille joie lui revenir, ses \ncraintes et ses anxi\u00e9t\u00e9s se dissiper, et contemplait \nCosette en disant : Oh! la bonne blessure! Oh! le bon \nmal! \nCosette, voyant son p\u00e8re malade, avait d\u00e9sert\u00e9 le \npavillon et avait repris go\u00fbt \u00e0 la petite logette et \u00e0 \nl\u2019arri\u00e8re -cour. Elle passait presque toutes les journ\u00e9es \npr\u00e8s de Jean Valjean, et lui lisait les livres qu\u2019il voulait. \nEn g\u00e9n\u00e9ral, des livres de voyages. Jean Valjean \nrenaissait; son bonheur revivait avec des rayons ineffables; le Luxembourg, le jeune r\u00f4deur inconnu, \nle refroidissement de Cosette, toutes ces nu\u00e9es de \nson \u00e2me s\u2019effa\u00e7aient. Il en venait \u00e0 se dire : J\u2019ai \nimagin\u00e9 tout cela. Je suis un vieux fou . \nSon bonheur \u00e9tait tel, que l\u2019affreuse trouvaille des \nTh\u00e9nardier, faite au bouge Jondrette, et si inattendue, \navait en quelque sorte gliss\u00e9 sur lui. Il avait r\u00e9ussi \u00e0 \ns\u2019\u00e9chapper, sa piste, \u00e0 lui, \u00e9tait perdue, que lui \nimportait le reste! il n\u2019y songeait que pour plaindre \nces mis\u00e9rables. Les voil\u00e0 en prison, et d\u00e9sormais hors \nd\u2019\u00e9tat de nuire, pensait -il, mais quelle lamentable \nfamille en d\u00e9tresse! \nQuant \u00e0 la hideuse vision de la barri\u00e8re du Maine, \nCosette n\u2019en avait plus reparl\u00e9. \nAu couvent, s\u0153ur Sainte -Mechtilde avait appris la \nmusique \u00e0 Cosette. Cosette avait la voix d\u2019une \nfauvette qui aurait une \u00e2me, et quelquefois le soir, \ndans l\u2019humble logis du bless\u00e9, elle chantait des \nchansons tristes qui r\u00e9jouissaient Jean Valjean. \nLe printemps arrivait, le jardi n \u00e9tait si admirable \ndans cette saison de l\u2019ann\u00e9e, que Jean Valjean dit \u00e0 \nCosette : \u2013 Tu n\u2019y vas jamais, je veux que tu t\u2019y \nprom\u00e8nes. \u2013 Comme vous voudrez, p\u00e8re, dit Cosette. \nEt, pour ob\u00e9ir \u00e0 son p\u00e8re, elle reprit ses \npromenades dans son jardin, le plus s ouvent seule, car, comme nous l\u2019avons indiqu\u00e9, Jean Valjean, qui \nprobablement craignait d\u2019\u00eatre aper\u00e7u par la grille, n\u2019y \nvenait presque jamais. \nLa blessure de Jean Valjean avait \u00e9t\u00e9 une diversion. \nQuand Cosette vit que son p\u00e8re souffrait moins, et \nqu\u2019il gu\u00e9rissait, et qu\u2019il semblait heureux, elle eut un \ncontentement qu\u2019elle ne remarqua m\u00eame pas, tant il \nvint doucement et naturellement. Puis c\u2019\u00e9tait le mois \nde mars, les jours allongeaient, l\u2019hiver s\u2019en allait, \nl\u2019hiver emporte toujours avec lui quelque chos e de \nnos tristesses; puis vint avril, ce point du jour de l\u2019\u00e9t\u00e9, \nfrais comme toutes les aubes, gai comme toutes les \nenfances; un peu pleureur parfois comme un \nnouveau -n\u00e9 qu\u2019il est. La nature en ce mois -l\u00e0 a des \nlueurs charmantes qui passent du ciel, des nu ages, des \narbres, des prairies et des fleurs, au c\u0153ur de l\u2019homme. \nCosette \u00e9tait trop jeune encore pour que cette joie \nd\u2019avril qui lui ressemblait ne la p\u00e9n\u00e9tr\u00e2t pas. \nInsensiblement, et sans qu\u2019elle s\u2019en dout\u00e2t, le noir \ns\u2019en alla de son esprit. Au printemp s il fait clair dans \nles \u00e2mes tristes comme \u00e0 midi il fait clair dans les \ncaves. Cosette m\u00eame n\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 plus tr\u00e8s triste. Du \nreste, cela \u00e9tait ainsi, mais elle ne s\u2019en rendait pas \ncompte. Le matin, vers dix heures, apr\u00e8s d\u00e9jeuner, \nlorsqu\u2019elle avait r\u00e9us si \u00e0 entra\u00eener son p\u00e8re pour un quart d\u2019heure dans le jardin, et qu\u2019elle le promenait au \nsoleil devant le perron en lui soutenant son bras \nmalade, elle ne s\u2019apercevait point qu\u2019elle riait \u00e0 \nchaque instant et qu\u2019elle \u00e9tait heureuse. \nJean Valjean, enivr\u00e9, l a voyait redevenir vermeille \net fra\u00eeche. \n\u2013 Oh! la bonne blessure! r\u00e9p\u00e9tait -il tout bas. \nEt il \u00e9tait reconnaissant aux Th\u00e9nardier. \nUne fois sa blessure gu\u00e9rie, il avait repris ses \npromenades solitaires et cr\u00e9pusculaires. \nCe serait une erreur de croire q u\u2019on peut se \npromener de la sorte seul dans les r\u00e9gions inhabit\u00e9es \nde Paris sans rencontrer quelque aventure. \n \n \n \n \nIV, 4, 2 \n \n \n \n \n \nLa m\u00e8re Plutarque n\u2019est pas \nembarrass\u00e9e pour expliquer un \nph\u00e9nom\u00e8ne \n \n \n \n \nUn soir le petit Gavroche n\u2019avait point mang\u00e9; il \nse souvint qu\u2019il n\u2019avait pas non plus d\u00een\u00e9 la veille; cela \ndevenait fatigant. Il prit la r\u00e9solution d\u2019essayer de \nsouper. Il s\u2019en alla r\u00f4der au del\u00e0 de la Salp\u00eatri\u00e8re, \ndans les lieux d\u00e9serts; c\u2019est l\u00e0 que so nt les aubaines; \no\u00f9 il n\u2019y a personne, on trouve quelque chose. Il \nparvint jusqu\u2019\u00e0 une peuplade qui lui parut \u00eatre le \nvillage d\u2019Austerlitz. Dans une de ses pr\u00e9c\u00e9dentes fl\u00e2neries, il avait \nremarqu\u00e9 l\u00e0 un vieux jardin hant\u00e9 d\u2019un vieux homme \net d\u2019une vieille femme, et dans ce jardin un pommier \npassable. A c\u00f4t\u00e9 de ce pommier, il y avait une esp\u00e8ce \nde fruitier mal clos o\u00f9 l\u2019on pouvait conqu\u00e9rir une \npomme. Une pomme, c\u2019est un souper; une pomme, \nc\u2019est la vie. Ce qui a perdu Adam pouvait sauver \nGavroche. Le jardin c\u00f4toyait une ruelle solitaire non \npav\u00e9e et bord\u00e9e de broussailles en attendant les \nmaisons; une haie l\u2019en s\u00e9parait. \nGavroche se dirigea vers le jardin; il retrouva la \nruelle, il reconnut le pommier, il constata le fruitier, il \nexamina la haie; une haie, c\u2019est une enjamb\u00e9e. Le jour \nd\u00e9clinait, pas un chat dans la ruelle, l\u2019heure \u00e9tait \nbonne. Gavroche \u00e9baucha l\u2019escalade, puis s\u2019arr\u00eata \ntout \u00e0 coup. On parlait dans le jardin. Gavroche \nregarda par une des claires -voies de la haie. \nA deux pas de lui, au pied de la haie et de l\u2019autre \nc\u00f4t\u00e9, pr\u00e9cis\u00e9ment au point o\u00f9 l\u2019e\u00fbt fait d\u00e9boucher la \ntrou\u00e9e qu\u2019il m\u00e9ditait, il y avait une pierre couch\u00e9e qui \nfaisait une esp\u00e8ce de banc, et sur ce banc \u00e9tait assis le \nvieux homme du jardin, ayant devant lui la vieille \nfemme debout. La vieille bougonnait. Gavroche, peu \ndiscret, \u00e9couta. \n\u2013 Monsieur Mabeuf! disait la vieille. \u2013 Mabeuf! pensa Gavroche, ce nom est farce. \nLe vieillard interpell\u00e9 ne bougeait point. La vieille \nr\u00e9p\u00e9ta : \n\u2013 Monsieur Mabeuf! \nLe vieillard, sans quitter la te rre des yeux, se d\u00e9cida \n\u00e0 r\u00e9pondre : \n\u2013 Quoi, m\u00e8re Plutarque? \n\u2013 M\u00e8re Plutarque! pensa Gavroche, autre nom \nfarce. \nLa m\u00e8re Plutarque reprit, et force fut au vieillard \nd\u2019accepter la conversation. \n\u2013 Le propri\u00e9taire n\u2019est pas content. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 On lui doit trois termes. \n\u2013 Dans trois mois on lui en devra quatre. \n\u2013 Il dit qu\u2019il vous enverra coucher dehors. \n\u2013 J\u2019irai. \n\u2013 La fruiti\u00e8re veut qu\u2019on la paye. Elle ne l\u00e2che plus \nses falourdes. Avec quoi vous chaufferez -vous cet \nhiver? Nous n\u2019aurons poi nt de bois. \n\u2013 Il y a le soleil. \n\u2013 Le boucher refuse cr\u00e9dit, il ne veut plus donner \nde viande. \n\u2013 Cela se trouve bien. Je dig\u00e8re mal la viande. C\u2019est \nlourd. \u2013 Qu\u2019est -ce qu\u2019on aura pour d\u00eener? \n\u2013 Du pain. \n\u2013 Le boulanger exige un acompte, et dit que pas \nd\u2019argent, pas de pain. \n\u2013 C\u2019est bon. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que vous mangerez? \n\u2013 Nous avons les pommes du pommier. \n\u2013 Mais, monsieur, on ne peut pourtant pas vivre \ncomme \u00e7a sans argent. \n\u2013 Je n\u2019en ai pas. \nLa vieille s\u2019en alla, le vieillard resta seul. Il se mit \u00e0 \nsonger. Gavroche songeait de son c\u00f4t\u00e9. Il faisait \npresque nuit. \nLe premier r\u00e9sultat de la songerie de Gavroche, ce \nfut qu\u2019au lieu d\u2019escalader la haie, il s\u2019accroupit \ndessous. Les branches s\u2019\u00e9cartaient un peu au bas de la \nbroussaille. \n\u2013 Tiens, s\u2019\u00e9cria int\u00e9 rieurement Gavroche, une \nalc\u00f4ve! et il s\u2019y blottit. Il \u00e9tait presque adoss\u00e9 au banc \ndu p\u00e8re Mabeuf. Il entendait l\u2019octog\u00e9naire respirer. \nAlors, pour d\u00eener, il t\u00e2cha de dormir. \nSommeil de chat, sommeil d\u2019un \u0153il. Tout en \ns\u2019assoupissant, Gavroche guettait. La blancheur du ciel cr\u00e9pusculaire blanchissait la \nterre, et la ruelle faisait une ligne livide entre deux \nrang\u00e9es de buissons obscurs. \nTout \u00e0 coup, sur cette bande blanch\u00e2tre deux \nsilhouettes parurent. L\u2019une venait devant, l\u2019autre, \u00e0 \nquelque distance, d erri\u00e8re. \n\u2013 Voil\u00e0 deux \u00eatres, grommela Gavroche. \nLa premi\u00e8re silhouette semblait quelque vieux \nbourgeois courb\u00e9 et pensif, v\u00eatu plus que \nsimplement, marchant lentement \u00e0 cause de l\u2019\u00e2ge, et \nfl\u00e2nant le soir aux \u00e9toiles. \nLa seconde \u00e9tait droite, ferme, mince. Elle r\u00e9glait \nson pas sur le pas de la premi\u00e8re; mais dans la lenteur \nvolontaire de l\u2019allure, on sentait de la souplesse et de \nl\u2019agilit\u00e9. Cette silhouette avait, avec on ne sait quoi de \nfarouche et d\u2019inqui\u00e9tant, toute la tournure de ce \nqu\u2019on appelait alors un \u00e9l\u00e9gant; le chapeau \u00e9tait d\u2019une \nbonne forme, la redingote \u00e9tait noire, bien coup\u00e9e, \nprobablement de beau drap, et serr\u00e9e \u00e0 la taille. La \nt\u00eate se dressait avec une sorte de gr\u00e2ce robuste, et, \nsous le chapeau, on ent revoyait dans le cr\u00e9puscule un \np\u00e2le profil d\u2019adolescent. Ce profil avait une rose \u00e0 la \nbouche. Cette seconde silhouette \u00e9tait bien connue \nde Gavroche; c\u2019\u00e9tait Montparnasse. Quant \u00e0 l\u2019autre, il n\u2019en e\u00fbt rien pu dire, sinon que \nc\u2019\u00e9tait un vieux bonhomme. \nGavroche entra sur -le-champ en observation. L\u2019un \nde ces deux passants avait \u00e9videmment des projets \nsur l\u2019autre. Gavroche \u00e9tait bien situ\u00e9 pour voir la \nsuite. L\u2019alc\u00f4ve \u00e9tait fort \u00e0 propos devenue cachette. \nMontparnasse \u00e0 la chasse, \u00e0 une pareille heure, en \nun pareil lieu, cela \u00e9tait mena\u00e7ant. Gavroche sentait \nses entrailles de gamin s\u2019\u00e9mouvoir de piti\u00e9 pour le \nvieux. \nQue faire? intervenir? une faiblesse en secourant \nune autre! C\u2019\u00e9tait de quoi rire pour Montparnasse. \nGavroche ne se dissimulait pas que, pour ce \nredoutable bandit de dix -huit ans, le vieillard d\u2019abord, \nl\u2019enfant ensuite, c\u2019\u00e9taient deux bouch\u00e9es. \nPendant que Gavroche d\u00e9lib\u00e9rait, l\u2019attaque eut \nlieu, brusque et hideuse. Attaque de tigre \u00e0 l\u2019onagre, \nattaque d\u2019araign\u00e9e \u00e0 la mouche. Montparnasse, \u00e0 \nl\u2019improviste, jeta la rose, bondit sur le vieillard, le \ncolleta, l\u2019empoigna et s\u2019y cramponna, et Gavroche eut \nde la peine \u00e0 retenir un cri. Un moment apr\u00e8s, l\u2019un de \nces hommes \u00e9tait sous l\u2019autre, accabl\u00e9, r\u00e2lant, se \nd\u00e9battant, avec un genou de marbre sur la poitrine. \nSeulement ce n\u2019\u00e9tait pas tout \u00e0 fait ce \u00e0 quoi \nGavroche s\u2019\u00e9tait attendu. Celui qui \u00e9tait \u00e0 terre, c\u2019\u00e9tait Montparnasse; celui qui \u00e9tait dessus, c\u2019\u00e9tait le \nbonhomme. \nTout ceci se passait \u00e0 quelques pas de Gavroche. \nLe vieillard avait re\u00e7u le cho c, et l\u2019avait rendu, et \nrendu si terriblement qu\u2019en un clin d\u2019\u0153il l\u2019assaillant et \nl\u2019assailli avaient chang\u00e9 de r\u00f4le. \n\u2013 Voil\u00e0 un fier invalide! pensa Gavroche. \nEt il ne put s\u2019emp\u00eacher de battre des mains. Mais \nce fut un battement de mains perdu. Il n\u2019arri va pas \njusqu\u2019aux deux combattants, absorb\u00e9s et assourdis \nl\u2019un par l\u2019autre et m\u00ealant leurs souffles dans la lutte. \nLe silence se fit. Montparnasse cessa de se \nd\u00e9battre. Gavroche eut cet apart\u00e9 : Est -ce qu\u2019il est \nmort? \nLe bonhomme n\u2019avait pas prononc\u00e9 un m ot ni jet\u00e9 \nun cri. Il se redressa, et Gavroche l\u2019entendit qui disait \n\u00e0 Montparnasse : \n\u2013 Rel\u00e8ve -toi. \nMontparnasse se releva, mais le bonhomme le \ntenait. Montparnasse avait l\u2019attitude humili\u00e9e et \nfurieuse d\u2019un loup qui serait happ\u00e9 par un mouton. \nGavroche regardait et \u00e9coutait, faisant effort pour \ndoubler ses yeux par ses oreilles. Il s\u2019amusait \n\u00e9norm\u00e9ment. Il fut r\u00e9compens\u00e9 de sa consciencieuse anxi\u00e9t\u00e9 de \nspectateur. Il put saisir au vol ce dialogue qui \nempruntait \u00e0 l\u2019obscurit\u00e9 on ne sait quel accent \ntragique. Le bonhomme questionnait. Montparnasse \nr\u00e9pondait. \n\u2013 Quel \u00e2ge as -tu? \n\u2013 Dix-neuf ans. \n\u2013 Tu es fort et bien portant. Pourquoi ne \ntravailles -tu pas? \n\u2013 \u00c7a m\u2019ennuie. \n\u2013 Quel est ton \u00e9tat? \n\u2013 Fain\u00e9ant. \n\u2013 Parle s\u00e9rieusement. Peut -on faire quelque chose \npour toi? Qu\u2019est -ce que tu veux \u00eatre? \n\u2013 Voleur. \nIl y eut un silence. Le vieillard semblait \nprofond\u00e9ment pensif. Il \u00e9tait immobile et ne l\u00e2chait \npoint Montparnasse. \nDe moment en moment, le jeune bandit, \nvigoureux et leste, avait des soubresauts de b\u00eate p rise \nau pi\u00e8ge. Il donnait une secousse, essayait un croc -\nen-jambe, tordait \u00e9perdument ses membres, t\u00e2chait \nde s\u2019\u00e9chapper. Le vieillard n\u2019avait pas l\u2019air de s\u2019en \napercevoir, et lui tenait les deux bras d\u2019une seule main avec l\u2019indiff\u00e9rence souveraine d\u2019une f orce \nabsolue. \nLa r\u00eaverie du vieillard dura quelque temps, puis, \nregardant fixement Montparnasse, il \u00e9leva doucement \nla voix, et lui adressa, dans cette ombre o\u00f9 ils \u00e9taient, \nune sorte d\u2019allocution solennelle dont Gavroche ne \nperdit pas une syllabe : \n\u2013 Mon enfant, tu entres par paresse dans la plus \nlaborieuse des existences. Ah! tu te d\u00e9clares fain\u00e9ant! \npr\u00e9pare -toi \u00e0 travailler. As -tu vu une machine qui est \nredoutable? cela s\u2019appelle le laminoir. Il faut y \nprendre garde, c\u2019est une chose sournoise et f\u00e9roce ; si \nelle vous attrape le pan de votre habit, vous y passez \ntout entier. Cette machine, c\u2019est l\u2019oisivet\u00e9. Arr\u00eate -toi, \npendant qu\u2019il en est temps encore, et sauve -toi! \nAutrement, c\u2019est fini; avant peu tu seras dans \nl\u2019engrenage. Une fois pris, n\u2019esp\u00e8re plus rien. A la \nfatigue, paresseux! plus de repos. La main de fer du \ntravail implacable t\u2019a saisi. Gagner ta vie, avoir une \nt\u00e2che, accomplir un devoir, tu ne veux pas! \u00eatre \ncomme les autres, cela t\u2019ennuie! Eh bien, tu seras \nautrement. Le travail est la loi; qui le repousse ennui, \nl\u2019aura supplice. Tu ne veux pas \u00eatre ouvrier, tu seras \nesclave. Le travail ne vous l\u00e2che d\u2019un c\u00f4t\u00e9 que pour \nvous reprendre de l\u2019autre; tu ne veux pas \u00eatre son ami, tu seras son n\u00e8gre. Ah! tu n\u2019as pas voulu de la \nlassitude honn\u00eate des ho mmes, tu vas avoir la sueur \ndes damn\u00e9s. O\u00f9 les autres chantent, tu r\u00e2leras. Tu \nverras de loin, d\u2019en bas, les autres hommes travailler; \nil te semblera qu\u2019ils se reposent. Le laboureur, le \nmoissonneur, le matelot, le forgeron, t\u2019appara\u00eetront \ndans la lumi\u00e8re comme les bienheureux d\u2019un paradis. \nQuel rayonnement dans l\u2019enclume! Mener la charrue, \nlier la gerbe, c\u2019est de la joie. La barque en libert\u00e9 dans \nle vent, quelle f\u00eate! Toi, paresseux, pioche, tra\u00eene, \nroule, marche! Tire ton licou, te voil\u00e0 b\u00eate de somme \ndans l\u2019attelage de l\u2019enfer! Ah! ne rien faire, c\u2019\u00e9tait l\u00e0 \nton but. Eh bien! pas une semaine, pas une journ\u00e9e, \npas une heure sans accablement. Tu ne pourras rien \nsoulever qu\u2019avec angoisse. Toutes les minutes qui \npasseront feront craquer tes muscles. Ce qui es t \nplume pour les autres sera pour toi rocher. Les \nchoses les plus simple s\u2019escarperont. La vie se fera \nmonstre autour de toi. Aller, venir, respirer, autant de \ntravaux terribles. Ton poumon te fera l\u2019effet d\u2019un \npoids de cent livres. Marcher ici plut\u00f4t que l\u00e0, ce sera \nun probl\u00e8me \u00e0 r\u00e9soudre. Le premier venu qui veut \nsortir pousse sa porte, c\u2019est fait, le voil\u00e0 dehors. Toi, \nsi tu veux sortir, il te faudra percer ton mur. Pour \naller dans la rue, qu\u2019est -ce que tout le monde fait? Tout le monde descend l\u2019escalie r; toi, tu d\u00e9chireras \ntes draps de lit, tu en feras brin \u00e0 brin une corde, puis \ntu passeras par ta fen\u00eatre et tu te suspendras \u00e0 ce fil \nsur un ab\u00eeme, et ce sera la nuit, dans l\u2019orage, dans la \npluie, dans l\u2019ouragan, et, si la corde est trop courte, tu \nn\u2019aur as plus qu\u2019une mani\u00e8re de descendre, tomber. \nTomber au hasard, dans le gouffre, d\u2019une hauteur \nquelconque, sur quoi? Sur ce qui est en bas, sur \nl\u2019inconnu. Ou tu grimperas par un tuyau de \nchemin\u00e9e, au risque de t\u2019y br\u00fbler; ou tu ramperas par \nun conduit de la trines, au risque de t\u2019y noyer. Je ne te \nparle pas des trous qu\u2019il faut masquer, des pierres \nqu\u2019il faut \u00f4ter et remettre vingt fois par jour, des \npl\u00e2tras qu\u2019il faut cacher dans sa paillasse. Une serrure \nse pr\u00e9sente; le bourgeois a dans sa poche sa clef \nfabriqu\u00e9e par un serrurier. Toi, si tu veux passer \noutre, tu es condamn\u00e9 \u00e0 faire un chef -d\u2019\u0153uvre \neffrayant; tu prendras un gros sou, tu le couperas en \ndeux lames; avec quels outils? tu les inventeras. Cela \nte regarde. Puis tu creuseras l\u2019int\u00e9rieur de ces deux \nlames, en m\u00e9nageant soigneusement le dehors, et tu \npratiqueras sur le bord tout autour un pas de vis, de \nfa\u00e7on qu\u2019elles s\u2019ajustent \u00e9troitement l\u2019une sur l\u2019autre \ncomme un fond et comme un couvercle. Le dessous \net le dessus ainsi viss\u00e9s, on n\u2019y devinera rie n. Pour les surveillants, car tu seras guett\u00e9, ce sera un gros sou; \npour toi, ce sera une bo\u00eete. Que mettras -tu dans cette \nbo\u00eete? Un petit morceau d\u2019acier. Un ressort de \nmontre auquel tu auras fait des dents et qui sera une \nscie. Avec cette scie, longue co mme une \u00e9pingle et \ncach\u00e9e dans un sou, tu devras couper le p\u00eane de la \nserrure, la m\u00e8che du verrou, l\u2019anse du cadenas, et le \nbarreau que tu auras \u00e0 ta fen\u00eatre, et la manille que tu \nauras \u00e0 ta jambe. Ce chef -d\u2019\u0153uvre fait, ce prodige \naccompli, tous ces miracl es d\u2019art, d\u2019adresse, \nd\u2019habilet\u00e9, de patience, ex\u00e9cut\u00e9s, si l\u2019on vient \u00e0 savoir \nque tu en es l\u2019auteur, quelle sera ta r\u00e9compense? le \ncachot. Voil\u00e0 l\u2019avenir. La paresse, le plaisir, quels \npr\u00e9cipices! Ne rien faire, c\u2019est un lugubre parti pris, \nsais-tu bien? Vivre oisif de la substance sociale! \u00eatre \ninutile, c\u2019est -\u00e0-dire nuisible! cela m\u00e8ne droit au fond \nde la mis\u00e8re. Malheur \u00e0 qui veut \u00eatre parasite! il sera \nvermine. Ah! il ne te pla\u00eet pas de travailler! Ah! tu n\u2019as \nqu\u2019une pens\u00e9e : bien boire, bien manger, bi en dormir. \nTu boiras de l\u2019eau, tu mangeras du pain noir, tu \ndormiras sur une planche avec une ferraille riv\u00e9e \u00e0 tes \nmembres et dont tu sentiras la nuit le froid sur ta \nchair! Tu briseras cette ferraille, tu t\u2019enfuiras. C\u2019est \nbon. Tu te tra\u00eeneras sur le ven tre dans les broussailles \net tu mangeras de l\u2019herbe comme les brutes des bois. Et tu seras repris. Et alors tu passeras des ann\u00e9es \ndans une basse -fosse, scell\u00e9 \u00e0 une muraille, t\u00e2tonnant \npour boire \u00e0 ta cruche, mordant dans un affreux pain \nde t\u00e9n\u00e8bres dont les chiens ne voudraient pas, \nmangeant des f\u00e8ves que les vers auront mang\u00e9es \navant toi. Tu seras cloporte dans une cave! Ah! aie \npiti\u00e9 de toi -m\u00eame, mis\u00e9rable enfant, tout jeune, qui \nt\u00e9tais ta nourrice il n\u2019y a pas vingt ans, et qui as sans \ndoute encore ta m\u00e8re! je t\u2019en conjure, \u00e9coute -moi. Tu \nveux de fin drap noir, des escarpins vernis, te friser, \nte mettre dans tes boucles de l\u2019huile qui sent bon, \nplaire aux cr\u00e9atures, \u00eatre joli. Tu seras tondu ras, avec \nune casaque rouge et des sabots. Tu veux une bague \nau doigt, tu auras un carcan au cou. Et si tu regardes \nune femme, un coup de b\u00e2ton. Et tu entreras l\u00e0 \u00e0 \nvingt ans, et tu en sortiras \u00e0 cinquante! Tu entreras \njeune, rose, frais, avec tes yeux brillants et toutes tes \ndents blanches, et ta belle chevelure d\u2019a dolescent, tu \nsortiras cass\u00e9, courb\u00e9, rid\u00e9, \u00e9dent\u00e9, horrible, en \ncheveux blancs! Ah! mon pauvre enfant, tu fais \nfausse route, la fain\u00e9antise te conseille mal; le plus \nrude des travaux, c\u2019est le vol. Crois -moi, \nn\u2019entreprends pas cette p\u00e9nible besogne d\u2019\u00eatre un \nparesseux. Devenir un coquin, ce n\u2019est pas \ncommode. Il est moins malais\u00e9 d\u2019\u00eatre honn\u00eate homme. Va maintenant, et pense \u00e0 ce que je t\u2019ai dit. \nA propos, que voulais -tu de moi? ma bourse? La \nvoici. \nEt le vieillard, l\u00e2chant Montparnasse, lui mit dans \nla m ain sa bourse, que Montparnasse soupesa un \nmoment; apr\u00e8s quoi, avec la m\u00eame pr\u00e9caution \nmachinale que s\u2019il l\u2019e\u00fbt vol\u00e9e, Montparnasse la laissa \nglisser doucement dans la poche de derri\u00e8re de sa \nredingote. \nTout cela dit et fait, le bonhomme tourna le dos et \nreprit tranquillement sa promenade. \n\u2013 Ganache! murmura Montparnasse. \nQui \u00e9tait ce bonhomme? le lecteur l\u2019a sans doute \ndevin\u00e9. \nMontparnasse, stup\u00e9fait, le regarda dispara\u00eetre \ndans le cr\u00e9puscule. Cette c ontemplation lui fut fatale. \nTandis que le vieillard s\u2019\u00e9loignait, Gavroche \ns\u2019approchait. \nGavroche, d\u2019un coup d\u2019\u0153il de c\u00f4t\u00e9, s\u2019\u00e9tait assur\u00e9 \nque le p\u00e8re Mabeuf, endormi peut -\u00eatre, \u00e9tait toujours \nassis sur le banc. Puis le gamin \u00e9tait sorti de sa \nbroussaill e, et s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 ramper dans l\u2019ombre en \narri\u00e8re de Montparnasse immobile. Il parvint ainsi \njusqu\u2019\u00e0 Montparnasse sans en \u00eatre vu ni entendu, \ninsinua doucement sa main dans la poche de derri\u00e8re de la redingote de fin drap noir, saisit la bourse, retira \nsa main, et, se remettant \u00e0 ramper, fit une \u00e9vasion de \ncouleuvre dans les t\u00e9n\u00e8bres. Montparnasse, qui \nn\u2019avait aucune raison d\u2019\u00eatre sur ses gardes et qui \nsongeait pour la premi\u00e8re fois de sa vie, ne s\u2019aper\u00e7ut \nde rien. Gavroche, quand il fut revenu au point o\u00f9 \n\u00e9tait le p\u00e8re Mabeuf, jeta la bourse par -dessus la haie, \net s\u2019enfuit \u00e0 toutes jambes. \nLa bourse tomba sur le pied du p\u00e8re Mabeuf. \nCette commotion le r\u00e9veilla. Il se pencha, et ramassa \nla bourse. Il n\u2019y comprit rien, et l\u2019ouvrit. C\u2019\u00e9tait une \nbourse \u00e0 deux compartiments; dans l\u2019un, il y avait \nquelque monnaie; dans l\u2019autre, il y avait six \nnapol\u00e9ons. \nM. Mabeuf, fort effar\u00e9, porta la chose \u00e0 sa \ngouvernante. \n\u2013 Cela tombe du ciel, dit la m\u00e8re Plutarque. \n \n \n \n \nLIVRE CINQUI\u00c8ME \n \n \nDONT LA FIN \nNE RESSEMBLE PAS AU \nCOMMENCEMENT \n \n \n \n \nIV, 5, 1 \n \n \n \n \n \nLa solitude et la caserne \ncombin\u00e9es \n \n \n \n \n \nLa douleur de Cosette, si poignante encore et si \nvive quatre ou cinq mois auparavant, \u00e9tait, \u00e0 son insu \nm\u00eame, entr\u00e9e en convalescence. La nature, le \nprintemps, la jeunesse, l\u2019amour pour son p\u00e8re, la ga\u00eet\u00e9 \ndes oiseaux et des fleurs faisaient filtrer peu \u00e0 p eu, \njour \u00e0 jour, goutte \u00e0 goutte, dans cette \u00e2me si vierge \net si jeune, on ne sait quoi qui ressemblait presque \u00e0 \nl\u2019oubli. Le feu s\u2019y \u00e9teignait -il tout \u00e0 fait? ou s\u2019y formait -il seulement des couches de cendre? Le fait \nest qu\u2019elle ne se sentait presque plu s de point \ndouloureux et br\u00fblant. \nUn jour elle pensa tout \u00e0 coup \u00e0 Marius : \u2013 Tiens! \ndit-elle, je n\u2019y pense plus. \nDans cette m\u00eame semaine elle remarqua, passant \ndevant la grille du jardin, un fort bel officier de \nlanciers, taille de gu\u00eape, ravissant unif orme, joues de \njeune fille, sabre sous le bras, moustaches cir\u00e9es, \nschapska verni. Du reste cheveux blonds, yeux bleus \n\u00e0 fleur de t\u00eate, figure ronde, vaine, insolente et jolie; \ntout le contraire de Marius. Un cigare \u00e0 la bouche. \u2013 \nCosette songea que cet of ficier \u00e9tait sans doute du \nr\u00e9giment casern\u00e9 rue de Babylone. \nLe lendemain, elle le vit encore passer. Elle \nremarqua l\u2019heure. \nA dater de ce moment, \u00e9tait -ce le hasard? presque \ntous les jours elle le vit passer. \nLes camarades de l\u2019officier s\u2019aper\u00e7urent qu \u2019il y \navait l\u00e0, dans ce jardin \u00abmal tenu\u00bb, derri\u00e8re cette \nm\u00e9chante grille rococo, une assez jolie cr\u00e9ature qui se \ntrouvait presque toujours l\u00e0 au passage du beau \nlieutenant, lequel n\u2019est point inconnu du lecteur et \ns\u2019appelait Th\u00e9odule Gillenormand. \u2013 Tiens! lui disaient -ils. Il y a une petite qui te fait \nl\u2019\u0153il, regarde donc. \n\u2013 Est-ce que j\u2019ai le temps, r\u00e9pondait le lancier, de \nregarder toutes les filles qui me regardent? \nC\u2019\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment l\u2019instant o\u00f9 Marius descendait \ngravement vers l\u2019agonie et disait : \u2013 Si je pouvais \nseulement la revoir avant de mourir! Si son souhait \ne\u00fbt \u00e9t\u00e9 r\u00e9alis\u00e9, s\u2019il e\u00fbt vu en ce moment -l\u00e0 Cosette \nregardant un lancier, il n\u2019e\u00fbt pas pu prononcer une \nparole et il e\u00fbt expir\u00e9 de douleur. \nA qui la faute? A personne. \nMarius \u00e9 tait de ces temp\u00e9raments qui s\u2019enfoncent \ndans le chagrin et qui y s\u00e9journent; Cosette \u00e9tait de \nceux qui s\u2019y plongent et qui en sortent. \nCosette du reste traversait ce moment dangereux, \nphase fatale de la r\u00eaverie f\u00e9minine abandonn\u00e9e \u00e0 elle -\nm\u00eame, o\u00f9 le c\u0153ur d\u2019une jeune fille isol\u00e9e ressemble \u00e0 \nces vrilles de la vigne qui s\u2019accrochent, selon le \nhasard, au chapiteau d\u2019une colonne de marbre ou au \npoteau d\u2019un cabaret. Moment rapide et d\u00e9cisif, \ncritique pour toute orpheline, qu\u2019elle soit pauvre ou \nqu\u2019elle soit ri che, car la richesse ne d\u00e9fend pas du \nmauvais choix; on se m\u00e9sallie tr\u00e8s haut; la vraie \nm\u00e9salliance est celle des \u00e2mes; et, de m\u00eame que plus \nd\u2019un jeune homme inconnu, sans nom, sans naissance, sans fortune, est un chapiteau de marbre \nqui soutient un temple de grands sentiments et de \ngrandes id\u00e9es, de m\u00eame tel homme du monde, \nsatisfait et opulent, qui a des bottes polies et des \nparoles vernies, si l\u2019on regarde, non le dehors, mais le \ndedans, c\u2019est -\u00e0-dire ce qui est r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 la femme, \nn\u2019est autre chose qu\u2019un soliveau stupide obscur\u00e9ment \nhant\u00e9 par les passions violentes, immondes et \navin\u00e9es; le poteau d\u2019un cabaret. \nQu\u2019y avait -il dans l\u2019\u00e2me de Cosette? De la passion \ncalm\u00e9e ou endormie; de l\u2019amour \u00e0 l\u2019\u00e9tat flottant; \nquelque chose qui \u00e9tait limpide, brillant, tr ouble \u00e0 une \ncertaine profondeur, sombre plus bas. L\u2019image du bel \nofficier se refl\u00e9tait \u00e0 la surface. Y avait -il un souvenir \nau fond? \u2013 tout au fond? \u2013 Peut-\u00eatre. Cosette ne \nsavait pas. \nIl survint un incident singulier. \n \n \n \n \nIV, 5, 2 \n \n \n \n \n \nPeurs de Cosett e \n \n \n \n \n \n \nDans la premi\u00e8re quinzaine d\u2019avril, Jean Valjean fit \nun voyage. Cela, on le sait, lui arrivait de temps en \ntemps, \u00e0 de tr\u00e8s longs intervalles. Il restait absent un \nou deux jours au plus. O\u00f9 allait -il? personne ne le \nsavait, pas m\u00eame Cosette. Une fois seule ment, \u00e0 un \nde ces d\u00e9parts, elle l\u2019avait accompagn\u00e9 en fiacre \njusqu\u2019au coin d\u2019un petit cul -de-sac sur l\u2019angle duquel \nelle avait lu : Impasse de la Planchette . L\u00e0 il \u00e9tait descendu, et le fiacre avait ramen\u00e9 Cosette rue de \nBabylone. C\u2019\u00e9tait en g\u00e9n\u00e9ral quand l\u2019argent manquait \n\u00e0 la maison que Jean Valjean faisait ces petits \nvoyages. \nJean Valjean \u00e9tait donc absent. Il avait dit : Je \nreviendrai dans trois jours. \nLe soir Cosette \u00e9tait seule dans le salon. Pour se \nd\u00e9sennuyer, elle avait ouvert son piano -orgue et elle \ns\u2019\u00e9tait mise \u00e0 chanter, en s\u2019accompagnant, le ch\u0153ur \nd\u2019Euryanthe : Chasseurs \u00e9gar\u00e9s dans les bois! qui est peut -\n\u00eatre ce qu\u2019il y a de plus beau dans toute la musique. \nQuand elle eut fini, elle demeura pensive. \nTout \u00e0 coup il lui sembla qu\u2019elle entendai t marcher \ndans le jardin. \nCe ne pouvait \u00eatre son p\u00e8re, il \u00e9tait absent; ce ne \npouvait \u00eatre Toussaint, elle \u00e9tait couch\u00e9e. Il \u00e9tait dix \nheures du soir. \nElle alla pr\u00e8s du volet du salon qui \u00e9tait ferm\u00e9 et y \ncolla son oreille. \nIl lui parut que c\u2019\u00e9tait le p as d\u2019un homme, et qu\u2019on \nmarchait tr\u00e8s doucement. \nElle monta rapidement au premier, dans sa \nchambre, ouvrit un vasistas perc\u00e9 dans son volet, et \nregarda dans le jardin. C\u2019\u00e9tait le moment de la pleine \nlune. On y voyait comme s\u2019il e\u00fbt fait jour. Il n\u2019y avai t personne. \nElle ouvrit la fen\u00eatre. Le jardin \u00e9tait absolument \ncalme, et tout ce qu\u2019on apercevait de la rue \u00e9tait \nd\u00e9sert comme toujours. \nCosette pensa qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait tromp\u00e9e. Elle avait cru \nentendre ce bruit. C\u2019\u00e9tait une hallucination produite \npar ce so mbre et prodigieux ch\u0153ur de Weber qui \nouvre devant l\u2019esprit des profondeurs effar\u00e9es, qui \ntremble au regard comme une for\u00eat vertigineuse, et \no\u00f9 l\u2019on entend le craquement des branches mortes \nsous le pas inquiet des chasseurs entrevus dans le \ncr\u00e9puscule. \nElle n\u2019y songea plus. \nD\u2019ailleurs Cosette de sa nature n\u2019\u00e9tait pas tr\u00e8s \neffray\u00e9e. Il y avait dans ses veines du sang de \nboh\u00e9mienne et d\u2019aventuri\u00e8re qui va pieds nus. On \ns\u2019en souvient, elle \u00e9tait plut\u00f4t alouette que colombe. \nElle avait un fond farouche et bra ve. \nLe lendemain, moins tard, \u00e0 la tomb\u00e9e de la nuit, \nelle se promenait dans le jardin. Au milieu des \npens\u00e9es confuses qui l\u2019occupaient, elle croyait bien \npercevoir par instants un bruit pareil au bruit de la \nveille, comme de quelqu\u2019un qui marcherait dans \nl\u2019obscurit\u00e9 sous les arbres pas tr\u00e8s loin d\u2019elle, mais \nelle se disait que rien ne ressemble \u00e0 un pas qui marche dans l\u2019herbe comme le froissement de deux \nbranches qui se d\u00e9placent d\u2019elles -m\u00eames, et elle n\u2019y \nprenait pas garde. Elle ne voyait rien d\u2019ailleur s. \nElle sortit de \u00abla broussaille\u00bb; il lui restait \u00e0 \ntraverser une petite pelouse verte pour regagner le \nperron. La lune qui venait de se lever derri\u00e8re elle, \nprojeta, comme Cosette sortait du massif, son ombre \ndevant elle sur cette pelouse. \nCosette s\u2019ar r\u00eata terrifi\u00e9e. \nA c\u00f4t\u00e9 de son ombre, la lune d\u00e9coupait \ndistinctement sur le gazon une autre ombre \nsinguli\u00e8rement effrayante et terrible, une ombre qui \navait un chapeau rond. \nC\u2019\u00e9tait comme l\u2019ombre d\u2019un homme qui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \ndebout sur la lisi\u00e8re du massif \u00e0 q uelques pas en \narri\u00e8re de Cosette. \nElle fut une minute sans pouvoir parler, ni crier, ni \nappeler, ni bouger, ni tourner la t\u00eate. \nEnfin elle rassembla tout son courage et se \nretourna r\u00e9sol\u00fbment. \nIl n\u2019y avait personne. \nElle regarda \u00e0 terre. L\u2019ombre avait disparu. \nElle rentra dans la broussaille, fureta hardiment \ndans les coins, alla jusqu\u2019\u00e0 la grille, et ne trouva rien. Elle se sentit vraiment glac\u00e9e. Etait -ce encore une \nhallucination? Quoi! deux jours de suite! Une \nhallucination, passe, mais deux hallu cinations? Ce qui \n\u00e9tait inqui\u00e9tant, c\u2019est que l\u2019ombre n\u2019\u00e9tait assur\u00e9ment \npas un fant\u00f4me. Les fant\u00f4mes ne portent gu\u00e8re de \nchapeaux ronds. \nLe lendemain Jean Valjean revint. Cosette lui \nconta ce qu\u2019elle avait cru entendre et voir. Elle \ns\u2019attendait \u00e0 \u00eatre ra ssur\u00e9e et que son p\u00e8re hausserait \nles \u00e9paules et lui dirait : Tu es une petite fille folle. \nJean Valjean devint soucieux. \n\u2013 Ce ne peut \u00eatre rien, lui dit -il. \nIl la quitta sous un pr\u00e9texte et alla dans le jardin, et \nelle l\u2019aper\u00e7ut qui examinait la grille avec beaucoup \nd\u2019attention. \nDans la nuit elle se r\u00e9veilla; cette fois elle \u00e9tait \ns\u00fbre, elle entendait distinctement marcher tout pr\u00e8s \ndu perron au -dessous de sa fen\u00eatre. Elle courut \u00e0 son \nvasistas et l\u2019ouvrit. Il y avait en effet dans le jardin un \nhomme q ui tenait un gros b\u00e2ton \u00e0 la main. Au \nmoment o\u00f9 elle allait crier, la lune \u00e9claira le profil de \nl\u2019homme. C\u2019\u00e9tait son p\u00e8re. \nElle se recoucha en se disant : \u2013 Il est donc bien \ninquiet! Jean Valjean passa dans le jardin cette nuit -l\u00e0 et les \ndeux nuits qui suivirent. Cosette le vit par le trou de \nson volet. \nLa troisi\u00e8me nuit, la lune d\u00e9croissait et \ncommen\u00e7ait \u00e0 se lever plus tard, il pouvait \u00eatre une \nheure du matin, elle entendit un grand \u00e9clat de rire et \nla voix de son p\u00e8re qui l\u2019appelait : \n\u2013 Cosette! \nElle se jeta \u00e0 bas du lit, passa sa robe de chambre \net ouvrit sa fen\u00eatre. \nSon p\u00e8re \u00e9tait en bas sur la pelouse. \n\u2013 Je te r\u00e9veille pour te rassurer, dit -il. Regarde. \nVoici ton ombre en cha peau rond. \nEt il lui montrait sur le gazon une ombre port\u00e9e \nque la lune dessinait et qui ressemblait en effet assez \nbien au spectre d\u2019un homme qui e\u00fbt eu un chapeau \nrond. C\u2019\u00e9tait une silhouette produite par un tuyau de \nchemin\u00e9e en t\u00f4le, \u00e0 chapiteau, qui s \u2019\u00e9levait au -dessus \nd\u2019un toit voisin. \nCosette aussi se mit \u00e0 rire, toutes ses suppositions \nlugubres tomb\u00e8rent, et le lendemain, en d\u00e9jeunant \navec son p\u00e8re, elle s\u2019\u00e9gaya du sinistre jardin hant\u00e9 par \ndes ombres de tuyaux de po\u00eale. \nJean Valjean redevint tout \u00e0 fait tranquille; quant \u00e0 \nCosette, elle ne remarqua pas beaucoup si le tuyau de po\u00eale \u00e9tait bien dans la direction de l\u2019ombre qu\u2019elle \navait vue ou cru voir, et si la lune se trouvait au \nm\u00eame point du ciel. Elle ne s\u2019interrogea point sur \ncette singularit\u00e9 d\u2019un tuyau de po\u00eale qui craint d\u2019\u00eatre \npris en flagrant d\u00e9lit et qui se retire quand on regarde \nson ombre, car l\u2019ombre s\u2019\u00e9tait effac\u00e9e quand Cosette \ns\u2019\u00e9tait retourn\u00e9e et Cosette avait bien cru en \u00eatre s\u00fbre. \nCosette se rass\u00e9r\u00e9na pleinement. La d\u00e9monstration \nlui parut compl\u00e8te, et qu\u2019il p\u00fbt y avoir quelqu\u2019un qui \nmarchait le soir ou la nuit dans le jardin, ceci lui sortit \nde la t\u00eate. \nA quelques jours de l\u00e0 cependant un nouvel \nincident se produisit. \n \n \n \n \nIV, 5, 3 \n \n \n \n \n \nEnrichies des commentaires de \nToussaint \n \n \n \n \n \nDans le jardin, pr\u00e8s de la grille sur la rue, il y avait \nun banc de pierre d\u00e9fendu par une charmille du \nregard des curieux, mais auquel pourtant \u00e0 la rigueur, \nle bras d\u2019un passant pouvait atteindre \u00e0 travers la \ngrille et la charmille. \nUn soir de ce m\u00eame m ois d\u2019avril, Jean Valjean \u00e9tait \nsorti; Cosette, apr\u00e8s le soleil couch\u00e9, s\u2019\u00e9tait assise sur \nce banc. Le vent fra\u00eechissait dans les arbres, Cosette songeait; une tristesse sans objet la gagnait peu \u00e0 peu, \ncette tristesse invincible que donne le soir et qui v ient \npeut-\u00eatre, qui sait? du myst\u00e8re de la tombe entrouvert \n\u00e0 cette heure -l\u00e0. \nFantine \u00e9tait peut -\u00eatre dans cette ombre. \nCosette se leva, fit lentement le tour du jardin, \nmarchant dans l\u2019herbe inond\u00e9e de ros\u00e9e et se disant \u00e0 \ntravers l\u2019esp\u00e8ce de somnambuli sme m\u00e9lancolique o\u00f9 \nelle \u00e9tait plong\u00e9e : \u2013 Il faudrait vraiment des sabots \npour le jardin \u00e0 cette heure -ci. On s\u2019enrhume. \nElle revint au banc. \nAu moment de s\u2019y rasseoir, elle remarqua \u00e0 la \nplace qu\u2019elle avait quitt\u00e9e une assez grosse pierre qui \nn\u2019y \u00e9tait \u00e9videmment pas l\u2019instant d\u2019auparavant. \nCosette consid\u00e9ra cette pierre, se demandant ce \nque cela voulait dire. Tout \u00e0 coup l\u2019id\u00e9e que cette \npierre n\u2019\u00e9tait point venue sur ce banc toute seule, que \nquelqu\u2019un l\u2019avait mise l\u00e0, qu\u2019un bras avait pass\u00e9 \u00e0 \ntravers cette grille, cette id\u00e9e lui apparut et lui fit \npeur. Cette fois ce fut une vraie peur. Pas de doute \npossible, la pierre \u00e9tait l\u00e0. Elle n\u2019y toucha pas, s\u2019enfuit \nsans oser regarder derri\u00e8re elle, se r\u00e9fugia dans la \nmaison, et ferma tout de suite au volet, \u00e0 la barre et \nau verrou la porte -fen\u00eatre du perron. Elle demanda \u00e0 \nToussaint : \u2013 Mon p\u00e8re est -il rentr\u00e9? \n\u2013 Pas encore, mademoiselle. \n(Nous avons indiqu\u00e9 une fois pour toutes le \nb\u00e9gayement de Toussaint. Qu\u2019on nous permette de \nne plus l\u2019accentuer. Nous r\u00e9 pugnons \u00e0 la notation \nmusicale d\u2019une infirmit\u00e9.) \nJean Valjean, homme pensif et promeneur \nnocturne, ne rentrait souvent qu\u2019assez tard dans la \nnuit. \n\u2013 Toussaint, reprit Cosette, vous avez soin de bien \nbarricader le soir les volets sur le jardin au moins, \navec les barres, et de bien mettre les petites choses en \nfer dans les petits anneaux qui ferment? \n\u2013 Oh! soyez tranquille, mademoiselle. \nToussaint n\u2019y manquait pas, et Cosette le savait \nbien, mais elle ne put s\u2019emp\u00eacher d\u2019ajouter : \n\u2013 C\u2019est que c\u2019est si d\u00e9 sert par ici! \n\u2013 Pour \u00e7a, dit Toussaint, c\u2019est vrai. On serait \nassassin\u00e9 avant d\u2019avoir le temps de dire ouf! Avec \ncela que monsieur ne couche pas dans la maison. \nMais ne craignez rien, mademoiselle, je ferme les \nfen\u00eatres comme des bastilles. Des femmes seu les! je \ncrois bien que cela fait fr\u00e9mir! Vous figurez -vous? \nvoir entrer la nuit des hommes dans la chambre qui \nvous disent : \u2013 tais-toi! et qui se mettent \u00e0 vous couper le cou. Ce n\u2019est pas tant de mourir, on meurt, \nc\u2019est bon, on sait bien qu\u2019il faut qu\u2019on meure, mais \nc\u2019est l\u2019abomination de sentir ces gens -l\u00e0 vous toucher. \nEt puis leurs couteaux, \u00e7a doit mal couper! Ah Dieu! \n\u2013 Taisez -vous, dit Cosette. Fermez bien tout. \nCosette, \u00e9pouvant\u00e9e du m\u00e9lodrame improvis\u00e9 par \nToussaint et peut -\u00eatre aussi du souveni r des \napparitions de l\u2019autre semaine qui lui revenaient, \nn\u2019osa m\u00eame pas lui dire : \u2013 Allez donc voir la pierre \nqu\u2019on a mise sur le banc! de peur de rouvrir la porte \ndu jardin, et que \u00ables hommes\u00bb n\u2019entrassent. Elle fit \nclore soigneusement partout les porte s et les fen\u00eatres, \nfit visiter par Toussaint toute la maison de la cave au \ngrenier, s\u2019enferma dans sa chambre, mit ses verrous, \nregarda sous son lit, se coucha et dormit mal. Toute \nla nuit elle vit la pierre grosse comme une montagne \net pleine de cavernes. \nAu soleil levant, \u2013 le propre du soleil levant est de \nnous faire rire de toutes nos terreurs de la nuit, et le \nrire qu\u2019on a est toujours proportionn\u00e9 \u00e0 la peur qu\u2019on \na eue, \u2013 au soleil levant Cosette, en s\u2019\u00e9veillant, vit son \neffroi comme un cauchemar, et se dit : \u2013 A quoi ai -je \n\u00e9t\u00e9 songer? C\u2019est comme ces pas que j\u2019avais cru \nentendre l\u2019autre semaine dans le jardin la nuit! c\u2019est \ncomme l\u2019ombre du tuyau de po\u00eale! Est -ce que je vais devenir poltronne \u00e0 pr\u00e9sent? \u2013 Le soleil, qui rutilait \naux fentes de ses vol ets et faisait de pourpre les \nrideaux de damas, la rassura tellement que tout \ns\u2019\u00e9vanouit dans sa pens\u00e9e, m\u00eame la pierre. \n\u2013 Il n\u2019y avait pas plus de pierre sur le banc qu\u2019il n\u2019y \navait d\u2019homme en chapeau rond dans le jardin; j\u2019ai \nr\u00eav\u00e9 la pierre comme le res te. \nElle s\u2019habilla, descendit au jardin, courut au banc, \net se sentit une sueur froide. La pierre y \u00e9tait. \nMais ce ne fut qu\u2019un moment. Ce qui est frayeur la \nnuit est curiosit\u00e9 le jour. \n\u2013 Bah! dit -elle, voyons donc. \nElle souleva cette pierre qui \u00e9tait assez grosse. Il y \navait dessous quelque chose qui ressemblait \u00e0 une \nlettre. \nC\u2019\u00e9tait une enveloppe de papier blanc. Cosette s\u2019en \nsaisit. Il n\u2019y avait pas d\u2019adresse d\u2019un c\u00f4t\u00e9, pas de \ncachet de l\u2019autre. Cependant l\u2019enveloppe, quoique \nouverte, n\u2019\u00e9tait point vide. On entrevoyait des \npapiers dans l\u2019int\u00e9rieur. \nCosette y fouilla. Ce n\u2019\u00e9t ait plus de la frayeur, ce \nn\u2019\u00e9tait plus de la curiosit\u00e9; c\u2019\u00e9tait un commencement \nd\u2019anxi\u00e9t\u00e9. \nCosette tira de l\u2019enveloppe ce qu\u2019elle contenait, un \npetit cahier de papier, dont chaque page \u00e9tait num\u00e9rot\u00e9e et portait quelques lignes \u00e9crites d\u2019une \n\u00e9criture ass ez jolie, pensa Cosette, et tr\u00e8s fine. \nCosette chercha un nom, il n\u2019y en avait pas; une \nsignature, il n\u2019y en avait pas. A qui cela \u00e9tait -il \nadress\u00e9? \u00e0 elle probablement, puisqu\u2019une main avait \nd\u00e9pos\u00e9 le paquet sur son banc. De qui cela venait -il? \nUne fasci nation irr\u00e9sistible s\u2019empara d\u2019elle, elle essaya \nde d\u00e9tourner ses yeux de ces feuillets qui tremblaient \ndans sa main, elle regarda le ciel, la rue, les acacias \ntout tremp\u00e9s de lumi\u00e8re, des pigeons qui volaient sur \nun toit voisin, puis tout \u00e0 coup son regar d s\u2019abaissa \nvivement sur le manuscrit, et elle se dit qu\u2019il fallait \nqu\u2019elle s\u00fbt ce qu\u2019il y avait l\u00e0 dedans. \nVoici ce qu\u2019elle lut : \n \n \n \n \nIV, 5, 4 \n \n \n \n \n \nUn c\u0153ur sous une pierre \n \n \n \n \n \n \nLa r\u00e9duction de l\u2019univers \u00e0 un seul \u00eatre, la \ndilatation d\u2019un seul \u00eatre j usqu\u2019\u00e0 Dieu, voil\u00e0 l\u2019amour. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nL\u2019amour, c\u2019est la salutation des anges aux astres. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nComme l\u2019\u00e2me est triste quand elle est triste par \nl\u2019amour! Quel vide que l\u2019absence de l\u2019\u00eatre qui \u00e0 lui seul \nremplit le monde! Oh! comme il est vrai que l\u2019\u00eatre \naim\u00e9 devient Dieu. On comprendrait que Dieu en f\u00fbt \njaloux si le P\u00e8re de tout n\u2019avait pas \u00e9videmment fait \nla cr\u00e9ation pour l\u2019\u00e2me, et l\u2019\u00e2me pour l\u2019amour. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nIl suff\u00eet d\u2019un sourire entrevu l\u00e0 -bas sous un \nchapeau de cr\u00eape blanc \u00e0 bavolet lilas, pour que l\u2019\u00e2me \nentre dans le palais des r\u00eaves. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nDieu est derri\u00e8re tout, mais tout cache Dieu. Les \nchoses sont noires, les cr\u00e9atures sont opaques. Aimer \nun \u00eat re, c\u2019est le rendre transparent. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nDe certaines pens\u00e9es sont des pri\u00e8res. Il y a des \nmoments o\u00f9, quelle que soit l\u2019attitude du corps, l\u2019\u00e2me \nest \u00e0 genoux. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nLes amants s\u00e9par\u00e9s trompent l\u2019absence par mille \nchoses chim\u00e9riques qui ont pourtant le ur r\u00e9alit\u00e9. On \nles emp\u00eache de se voir, ils ne peuvent s\u2019\u00e9crire; ils \ntrouvent une foule de moyens myst\u00e9rieux de \ncorrespondre. Ils s\u2019envoient le chant des oiseaux, le \nparfum des fleurs, le rire des enfants, la lumi\u00e8re du \nsoleil, les soupirs du vent, les rayo ns des \u00e9toiles, toute la cr\u00e9ation. Et pourquoi non? Toutes les \u0153uvres de \nDieu sont faites pour servir l\u2019amour. L\u2019amour est \nassez puissant pour charger la nature enti\u00e8re de ses \nmessages. \nO printemps, tu es une lettre que je lui \u00e9cris. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nL\u2019avenir app artient encore bien plus aux c\u0153urs \nqu\u2019aux esprits. Aimer, voil\u00e0 la seule chose qui puisse \noccuper et remplir l\u2019\u00e9ternit\u00e9. A l\u2019infini, il faut \nl\u2019in\u00e9puisable. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nL\u2019amour participe de l\u2019\u00e2me m\u00eame. Il est de m\u00eame \nnature qu\u2019elle. Comme elle il est \u00e9tincelle divine, \ncomme elle il est incorruptible, indivisible, \nimp\u00e9rissable. C\u2019est un point de feu qui est en nous, \nqui est immortel et infini, que rien ne peut borner et \nque rien ne peut \u00e9teindre. On le sent br\u00fbler jusque \ndans la moe lle des os et on le voit rayon ner jusqu\u2019au \nfond du ciel. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nO amour! adorations! volupt\u00e9 de deux esprits qui \nse comprennent, de deux c\u0153urs qui s\u2019\u00e9changent, de \ndeux regards qui se p\u00e9n\u00e8trent! Vous me viendrez, \nn\u2019est-ce pas, bonheurs! Promenades \u00e0 deux dans les \nsolitudes! journ\u00e9es b \u00e9nies et rayonnantes! J\u2019ai quelquefois r\u00eav\u00e9 que de temps en temps des heures \nse d\u00e9tachaient de la vie des anges et venaient ici -bas \ntraverser la destin\u00e9e des hommes. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nDieu ne peut rien ajouter au bonheur de ceux qui \ns\u2019aiment que de leur donner la d ur\u00e9e sans fin. Apr\u00e8s \nune vie d\u2019amour, une \u00e9ternit\u00e9 d\u2019amour, c\u2019est une \naugmentation en effet; mais accro\u00eetre en son intensit\u00e9 \nm\u00eame la f\u00e9licit\u00e9 ineffable que l\u2019amour donne \u00e0 l\u2019\u00e2me \nd\u00e8s ce monde, c\u2019est impossible, m\u00eame \u00e0 Dieu. Dieu, \nc\u2019est la pl\u00e9nitude du ciel; l\u2019amour, c\u2019est la pl\u00e9nitude de \nl\u2019homme. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nVous regardez une \u00e9toile pour deux motifs, parce \nqu\u2019elle est lumineuse et parce qu\u2019elle est \nimp\u00e9n\u00e9trable. Vous avez aupr\u00e8s de vous un plus \ndoux rayonnement et un plus grand myst\u00e8re, la \nfemme. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nTous, qui ne nous soyons, nous avons nos \u00eatres \nrespirables. S\u2019ils nous manquent, l\u2019air nous manque, \nnous \u00e9touffons. Alors on meurt. Mourir par manque \nd\u2019amour, c\u2019est affreux! L\u2019asphyxie de l\u2019\u00e2me! \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 Quand l\u2019amour a fondu et m\u00eal\u00e9 deux \u00eatres dans \nune unit\u00e9 a ng\u00e9lique et sacr\u00e9e, le secret de la vie est \ntrouv\u00e9 pour eux; ils ne sont plus que les deux termes \nd\u2019une m\u00eame destin\u00e9e; ils ne sont plus que les deux \nailes d\u2019un m\u00eame esprit. Aimez, planez! \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nLe jour o\u00f9 une femme qui passe devant vous \nd\u00e9gage de la lumi\u00e8re en marchant, vous \u00eates perdu, \nvous aimez. Vous n\u2019avez plus qu\u2019une chose \u00e0 faire : \npenser \u00e0 elle si fixement qu\u2019elle soit contrainte de \npenser \u00e0 vous. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nCe que l\u2019amour commence ne peut \u00ea tre achev\u00e9 \nque par Dieu. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nL\u2019amour vrai se d\u00e9sole et s\u2019enchante pour un gant \nperdu ou pour un mouchoir trouv\u00e9, et il a besoin de \nl\u2019\u00e9ternit\u00e9 pour son d\u00e9vouement et ses esp\u00e9rances. Il \nse compose \u00e0 la fois de l\u2019infiniment grand et de \nl\u2019infiniment petit . \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nSi vous \u00eates pierre, soyez aimant, si vous \u00eates \nplante, soyez sensitive, si vous \u00eates homme, soyez \namour. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 Rien ne suffit \u00e0 l\u2019amour. On a le bonheur, on veut \nle paradis; on a le paradis, on veut le ciel. \nO vous qui vous aimez, tout cela est dans l\u2019amour. \nSachez l\u2019y trouver. L\u2019amour a autant que le ciel, la \ncontemplation, et de plus que le ciel, la volupt\u00e9. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \n\u2013 Vient -elle encore au Luxembourg? \u2013 Non, \nmonsieur. \u2013 C\u2019est dans cette \u00e9glise qu\u2019elle entend la \nmesse, n\u2019est -ce pas? \u2013 Elle n \u2019y vient plus. \u2013 Habite -t-\nelle toujours cette maison? \u2013 Elle est d\u00e9m\u00e9nag\u00e9e. \u2013 \nO\u00f9 est -elle all\u00e9e demeurer? \u2013 Elle ne l\u2019a pas dit. \nQuelle chose sombre de ne pas savoir l\u2019adresse de \nson \u00e2me! \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nL\u2019amour a des enfantillages, les autres passions ont \ndes p etitesses. Honte aux passions qui rendent \nl\u2019homme petit! Honneur \u00e0 celle qui le fait enfant! \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nC\u2019est une chose \u00e9trange, savez -vous cela? je suis \ndans la nuit. Il y a un \u00eatre qui en s\u2019en allant a emport\u00e9 \nle ciel. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nOh! \u00eatre couch\u00e9s c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te dans le m\u00eame \ntombeau la main dans la main, et de temps en temps, dans les t\u00e9n\u00e8bres, nous caresser doucement un doigt, \ncela suffirait \u00e0 mon \u00e9ternit\u00e9. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nVous qui souffrez parce que vous aimez, aimez \nplus encore. Mourir d\u2019amour, c\u2019est en vivre. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \u2013 \nAimez. Une sombre transfiguration \u00e9toil\u00e9e est \nm\u00eal\u00e9e \u00e0 ce supplice. Il y a de l\u2019extase dans l\u2019agonie. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nO joie des oiseaux! c\u2019est parce qu\u2019ils ont le nid \nqu\u2019ils ont le chant. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nL\u2019amour est une respiration c\u00e9leste de l\u2019air du \nparadis. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nC\u0153urs profonds, esprits sages, prenez la vie \ncomme Dieu la fait. C\u2019est une longue \u00e9preuve, une \npr\u00e9paration inintelligible \u00e0 la destin\u00e9e inconnue. Cette \ndestin\u00e9e, la vraie, commence pour l\u2019homme \u00e0 la \npremi\u00e8re marche de l\u2019int\u00e9rieur du tombeau. Alors il \nlui appara\u00eet quelque chose, et il commence \u00e0 \ndistinguer le d\u00e9finitif. Le d\u00e9finitif, songez \u00e0 ce mot. \nLes vivants voient l\u2019infini; le d\u00e9finitif ne se laisse voir \nqu\u2019aux morts. En attendant, aimez et souffrez, \nesp\u00e9rez et contemplez. Malheur, h\u00e9las! \u00e0 qui n\u2019aura aim\u00e9 que des corps, des formes, des apparences! La \nmort lui \u00f4tera tout. T\u00e2chez d\u2019aimer des \u00e2mes, vous \nles retrouverez. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nJ\u2019ai rencontr\u00e9 dans la rue un jeune homme tr\u00e8s \npauvre qui aimait. Son chapeau \u00e9tait vieux, son habit \n\u00e9tait us\u00e9; il avait les coudes trou\u00e9s; l\u2019eau passait \u00e0 \ntravers ses souliers et les astres \u00e0 travers son \u00e2me. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nQuelle grande chose, \u00eatre aim\u00e9! Quelle chose plus \ngrande encore, aimer! Le c\u0153ur devient h\u00e9ro\u00efque \u00e0 \nforce de passion. Il ne se compose plus de rien que \nde pur; il ne s\u2019appuie plus sur rien que d\u2019\u00e9lev\u00e9 et de \ngrand. Une pens\u00e9e indigne n\u2019y peut pas plus germer \nqu\u2019une ortie sur un glacier. L\u2019\u00e2me haute et sereine, \ninaccessible aux passions et aux \u00e9motions vulgaires, \ndominant les nu\u00e9es et les ombres de ce monde, les \nfolies, les mensonges, les haines, les vanit\u00e9s, les \nmis\u00e8res, habite le bleu du ciel, et ne sent plus que les \n\u00e9branlements profonds et souterrains de la destin\u00e9e, \ncomme le haut des montagnes sent les tremblements \nde terre. \n\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \nS\u2019il n\u2019y avait pas quelqu\u2019 un qui aime, le soleil \ns\u2019\u00e9teindrait. \n \n \n \nIV, 5, 5 \n \n \n \n \n \nCosette apr\u00e8s la lettre \n \n \n \n \n \n \nPendant cette lecture, Cosette entrait peu \u00e0 peu en \nr\u00eaverie. Au moment o\u00f9 elle levait les yeux de la \nderni\u00e8re ligne du cahier, le bel officier, c\u2019\u00e9tait son \nheure, passa triomphant devant la grille. Cosette le \ntrouva hideux. \nElle se remit \u00e0 contempler le cahier. Il \u00e9tait \u00e9crit \nd\u2019une \u00e9criture ravissante, pensa Cosette; de la m\u00eame \nmain, mais avec des encres diverses, tant\u00f4t tr\u00e8s noires, tant\u00f4t blanch\u00e2tres, comme lorsqu\u2019on m et de \nl\u2019eau dans l\u2019encrier, et par cons\u00e9quent \u00e0 des jours \ndiff\u00e9rents. C\u2019\u00e9tait donc une pens\u00e9e qui s\u2019\u00e9tait \n\u00e9panch\u00e9e l\u00e0, soupir \u00e0 soupir, irr\u00e9guli\u00e8rement, sans \nordre, sans choix, sans but, au hasard. Cosette n\u2019avait \njamais rien lu de pareil. Ce manuscrit, o\u00f9 elle voyait \nplus de clart\u00e9 encore que d\u2019obscurit\u00e9, lui faisait l\u2019effet \nd\u2019un sanctuaire entr\u2019ouvert. Chacune de ces lignes \nmyst\u00e9rieuses resplendissait \u00e0 ses yeux et lui inondait \nle c\u0153ur d\u2019une lumi\u00e8re \u00e9trange. L\u2019\u00e9ducation qu\u2019elle \navait re\u00e7ue lui avait parl\u00e9 toujours de l\u2019\u00e2me et jamais \nde l\u2019amour, \u00e0 peu pr\u00e8s comme qui parlerait du tison \net point de la flamme. Ce manuscrit de quinze pages \nlui r\u00e9v\u00e9lait brusquement et doucement tout l\u2019amour, \nla douleur, la destin\u00e9e, la vie, l\u2019\u00e9ternit\u00e9, le \ncommencement, la fin. C \u2019\u00e9tait comme une main qui \nse serait ouverte et lui aurait jet\u00e9 subitement une \npoign\u00e9e de rayons. Elle sentait dans ces quelques \nlignes une nature passionn\u00e9e, ardente, g\u00e9n\u00e9reuse, \nhonn\u00eate, une volont\u00e9 sacr\u00e9e, une immense douleur et \nun espoir immense, un c\u0153ur serr\u00e9, une extase \n\u00e9panouie. Qu\u2019\u00e9tait -ce que ce manuscrit? une lettre. \nLettre sans adresse, sans nom, sans date, sans \nsignature, pressante et d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9e, \u00e9nigme \ncompos\u00e9e de v\u00e9rit\u00e9s, message d\u2019amour fait pour \u00eatre apport\u00e9 par un ange et lu par une vierge , rendez -vous \ndonn\u00e9 hors de la terre, billet doux d\u2019un fant\u00f4me \u00e0 \nune ombre. C\u2019\u00e9tait un absent tranquille et accabl\u00e9 qui \nsemblait pr\u00eat \u00e0 se r\u00e9fugier dans la mort et qui \nenvoyait \u00e0 l\u2019absente le secret de la destin\u00e9e, la clef de \nla vie, l\u2019amour. Cela avait \u00e9t \u00e9 \u00e9crit le pied dans le \ntombeau et le doigt dans le ciel. Ces lignes, tomb\u00e9es \nune \u00e0 une sur le papier, \u00e9taient ce qu\u2019on pourrait \nappeler des gouttes d\u2019\u00e2me. \nMaintenant ces pages, de qui pouvaient -elles \nvenir? qui pouvait les avoir \u00e9crites? \nCosette n\u2019h\u00e9sita pas une minute. Un seul homme. \nLui! \nLe jour s\u2019\u00e9tait refait dans son esprit. Tout avait \nreparu. Elle \u00e9prouvait une joie inou\u00efe et une angoisse \nprofonde. C\u2019\u00e9tait lui! lui qui lui \u00e9crivait! lui qui \u00e9tait l\u00e0! \nlui dont le bras avait pass\u00e9 \u00e0 t ravers cette grille! \nPendant qu\u2019elle l\u2019oubliait, il l\u2019avait retrouv\u00e9e! Mais \nest-ce qu\u2019elle l\u2019avait oubli\u00e9? Non! jamais! Elle \u00e9tait \nfolle d\u2019avoir cru cela un moment. Elle l\u2019avait toujours \naim\u00e9, toujours ador\u00e9. Le feu s\u2019\u00e9tait couvert et avait \ncouv\u00e9 quelque t emps, mais elle le voyait bien, il \nn\u2019avait fait que creuser plus avant, et maintenant il \n\u00e9clatait de nouveau et l\u2019embrasait tout enti\u00e8re. Ce \ncahier \u00e9tait comme une flamm\u00e8che tomb\u00e9e de cette autre \u00e2me dans la sienne, et elle sentait recommencer \nl\u2019incendie. \nElle se p\u00e9n\u00e9trait de chaque mot du manuscrit. \u2013 \nOh oui! disait -elle, comme je reconnais tout cela! \nC\u2019est tout ce que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 lu dans ses yeux. \nComme elle l\u2019achevait pour la troisi\u00e8me fois, le \nlieutenant Th\u00e9odule revint devant la grille et fit \nsonner ses \u00e9perons sur le pav\u00e9. Force fut \u00e0 Cosette \nde lever les yeux. Elle le trouva fade, niais, sot, \ninutile, fat, d\u00e9plaisant, impertinent, et tr\u00e8s laid. \nL\u2019officier crut devoir lui sourire. Elle se d\u00e9tourna \nhonteuse et indign\u00e9e. Elle lui aurait volontiers jet \u00e9 \nquelque chose \u00e0 la t\u00eate. \nElle s\u2019enfuit, rentra dans la maison et s\u2019enferma \ndans sa chambre pour relire le manuscrit, pour \nl\u2019apprendre par c\u0153ur, et pour songer. Quand elle l\u2019eut \nbien lu, elle le baisa et le mit dans son corset. \nC\u2019en \u00e9tait fait, Cosette \u00e9tait retomb\u00e9e dans le \nprofond amour s\u00e9raphique. L\u2019ab\u00eeme Eden venait de \nse rouvrir. \nToute la journ\u00e9e, Cosette fut dans une sorte \nd\u2019\u00e9tourdissement. Elle pensait \u00e0 peine, ses id\u00e9es \n\u00e9taient \u00e0 l\u2019\u00e9tat d\u2019\u00e9cheveau brouill\u00e9 dans son cerveau, \nelle ne parvenait \u00e0 r ien conjecturer, elle esp\u00e9rait \u00e0 \ntravers un tremblement, quoi? des choses vagues. Elle n\u2019osait rien se promettre, et ne voulait rien se \nrefuser. Des p\u00e2leurs lui passaient sur le visage et des \nfrissons sur le corps. Il lui semblait par moments \nqu\u2019elle entra it dans le chim\u00e9rique; elle se disait : est-ce \nr\u00e9el? alors elle t\u00e2tait le papier bien -aim\u00e9 sous sa robe, \nelle le pressait contre son c\u0153ur, elle en sentait les \nangles sur sa chair, et si Jean Valjean l\u2019e\u00fbt vue en ce \nmoment, il e\u00fbt fr\u00e9mi devant cette joie lu mineuse et \ninconnue qui lui d\u00e9bordait des paupi\u00e8res. \u2013 Oh oui! \npensait -elle. C\u2019est bien lui! ceci vient de lui pour moi! \nEt elle se disait qu\u2019une intervention des anges, \nqu\u2019un hasard c\u00e9leste, le lui avait rendu. \nO transfigurations de l\u2019amour! \u00f4 r\u00eaves! ce hasard \nc\u00e9leste, cette intervention des anges, c\u2019\u00e9tait cette \nboulette de pain lanc\u00e9e par un voleur \u00e0 un autre \nvoleur, de la cour Charlemagne \u00e0 la fosse -aux-lions, \npar-dessus les toits de la Force. \n \n \n \n \nIV, 5, 6 \n \n \n \n \n \nLes vieux sont faits pour sortir \n\u00e0 propos \n \n \n \n \nLe soir venu, Jean Valjean sortit; Cosette s\u2019habilla. \nElle arrangea ses cheveux de la mani\u00e8re qui lui allait \nle mieux, et elle mit une robe dont le corsage, qui \navait re\u00e7u un coup de ciseau de trop, et qui, par cette \n\u00e9chancrure, laissait voir la naissance du cou, \u00e9tait, \ncomme disent les jeunes filles, \u00abun peu ind\u00e9cent\u00bb. Ce \nn\u2019\u00e9tait pas le moins du monde ind\u00e9cent, mais c\u2019\u00e9tait \nplus joli qu\u2019autrement. Elle fit toute cette toilette sans \nsavoir pourquoi. Voulait -elle sortir? non. \nAttendait -elle u ne visite? non. \nA la brune, elle descendit au jardin. Toussaint \u00e9tait \noccup\u00e9e \u00e0 sa cuisine qui donnait sur l\u2019arri\u00e8re -cour. \nElle se mit \u00e0 marcher sous les branches, les \n\u00e9cartant de temps en temps avec la main, parce qu\u2019il y \nen avait de tr\u00e8s basses. \nElle arriva ainsi au banc. \nLa pierre y \u00e9tait rest\u00e9e. \nElle s\u2019assit, et posa sa douce main blanche sur \ncette pierre comme si elle voulait la caresser et la \nremercier. \nTout \u00e0 coup, elle eut cette impression \nind\u00e9finissable qu\u2019on \u00e9prouve, m\u00eame sans voir, \nlorsqu\u2019o n a quelqu\u2019un debout derri\u00e8re soi. \nElle tourna la t\u00eate et se dressa. \nC\u2019\u00e9tait lui. \nIl \u00e9tait t\u00eate nue. Il paraissait p\u00e2le et amaigri. On \ndistinguait \u00e0 peine son v\u00eatement noir. Le cr\u00e9puscule \nbl\u00eamissait son beau front et couvrait ses yeux de \nt\u00e9n\u00e8bres. Il av ait, sous un voile d\u2019incomparable \ndouceur, quelque chose de la mort et de la nuit. Son \nvisage \u00e9tait \u00e9clair\u00e9 par la clart\u00e9 du jour qui se meurt et \npar la pens\u00e9e d\u2019une \u00e2me qui s\u2019en va. Il semblait que ce n\u2019\u00e9tait pas encore le fant\u00f4me et \nque ce n\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 plus l\u2019homme. \nSon chapeau \u00e9tait jet\u00e9 \u00e0 quelques pas dans les \nbroussailles. \nCosette, pr\u00eate \u00e0 d\u00e9faillir, ne poussa pas un cri. Elle \nreculait lentement, car elle se sentait attir\u00e9e. Lui ne \nbougeait point. A je ne sais quoi d\u2019ineffable et de \ntriste qui l\u2019env eloppait, elle sentait le regard de ses \nyeux qu\u2019elle ne voyait pas. \nCosette, en reculant, rencontra un arbre et s\u2019y \nadossa. Sans cet arbre, elle f\u00fbt tomb\u00e9e. \nAlors elle entendit sa voix, cette voix qu\u2019elle \nn\u2019avait vraiment jamais entendue, qui s\u2019\u00e9levait \u00e0 peine \nau-dessus du fr\u00e9missement des feuilles, et qui \nmurmurait : \n\u2013 Pardonnez -moi, je suis l\u00e0. J\u2019ai le c\u0153ur gonfl\u00e9, je \nne pouvais pas vivre comme j\u2019\u00e9tais, je suis venu. \nAvez -vous lu ce que j\u2019avais mis l\u00e0, sur ce banc? me \nreconnaissez -vous un peu? n\u2019ayez p as peur de moi. \nVoil\u00e0 du temps d\u00e9j\u00e0, vous rappelez -vous le jour o\u00f9 \nvous m\u2019avez regard\u00e9? c\u2019\u00e9tait dans le Luxembourg, \npr\u00e8s du Gladiateur. Et le jour o\u00f9 vous avez pass\u00e9 \ndevant moi? c\u2019\u00e9tait le 16 juin et le 2 juillet. Il va y \navoir un an. Depuis bien longtemps , je ne vous ai \nplus vue. J\u2019ai demand\u00e9 \u00e0 la loueuse de chaises, elle m\u2019a dit qu\u2019elle ne vous voyait plus. Vous demeuriez \nrue de l\u2019Ouest au troisi\u00e8me sur le devant dans une \nmaison neuve, vous voyez que je sais? Je vous suivais, \nmoi. Qu\u2019est -ce que j\u2019avais \u00e0 faire? Et puis vous avez \ndisparu. J\u2019ai cru vous voir passer une fois que je lisais \nles journaux sous les arcades de l\u2019Od\u00e9on. J\u2019ai couru. \nMais non. C\u2019\u00e9tait une personne qui avait un chapeau \ncomme vous. La nuit, je viens ici. Ne craignez pas, \npersonne ne me voit. Je viens regarder vos fen\u00eatres \nde pr\u00e8s. Je marche bien doucement pour que vous \nn\u2019entendiez pas, car vous auriez peut -\u00eatre peur. \nL\u2019autre soir j\u2019\u00e9tais derri\u00e8re vous, vous vous \u00eates \nretourn\u00e9e, je me suis enfui. Une fois je vous ai \nentendue chanter. J\u2019\u00e9t ais heureux. Est -ce que cela \nvous fait quelque chose que je vous entende chanter \n\u00e0 travers le volet? cela ne peut rien vous faire. Non, \nn\u2019est-ce pas? Voyez -vous, vous \u00eates mon ange, \nlaissez -moi venir un peu, je crois que je vais mourir. \nSi vous saviez! je vous adore, moi! Pardonnez -moi, je \nvous parle, je ne sais pas ce que je vous dis, je vous \nf\u00e2che peut -\u00eatre, est -ce que je vous f\u00e2che? \n\u2013 O ma m\u00e8re! dit -elle. \nEt elle s\u2019affaissa sur elle -m\u00eame comme si elle se \nmourait. Il la prit, elle tombait, il la prit d ans ses bras, il la \nserra \u00e9troitement sans avoir conscience de ce qu\u2019il \nfaisait. Il la soutenait tout en chancelant. Il \u00e9tait \ncomme s\u2019il avait la t\u00eate pleine de fum\u00e9e; des \u00e9clairs \nlui passaient entre les cils; ses id\u00e9es s\u2019\u00e9vanouissaient; \nil lui semblait qu \u2019il accomplissait un acte religieux et \nqu\u2019il commettait une profanation. Du reste il n\u2019avait \npas le moindre d\u00e9sir de cette femme ravissante dont \nil sentait la forme contre sa poitrine. Il \u00e9tait \u00e9perdu \nd\u2019amour. \nElle lui prit une main et la posa sur son c\u0153u r. Il \nsentit le papier qui y \u00e9tait, il balbutia : \n\u2013 Vous m\u2019aimez donc? \nElle r\u00e9pondit d\u2019une voix si basse que ce n\u2019\u00e9tait \nplus qu\u2019un souffle qu\u2019on entendait \u00e0 peine : \n\u2013 Tais-toi! tu le sais! \nEt elle cacha sa t\u00eate rouge dans le sein du jeune \nhomme superbe et enivr\u00e9. \nIl tomba sur le banc, elle pr\u00e8s de lui. Ils n\u2019avaient \nplus de paroles. Les \u00e9toiles commen\u00e7aient \u00e0 \nrayonner. Comment se fit -il que leurs l\u00e8vres se \nrencontr\u00e8rent? Comment se fait -il que l\u2019oiseau \nchante, que la neige fonde, que la rose s\u2019ouvre, que \nmai s\u2019\u00e9panouisse, que l\u2019aube blanchisse derri\u00e8re les \narbres noirs au sommet frissonnant des collines? Un baiser, et ce fut tout. \nTous deux tressaillirent, et ils se regard\u00e8rent dans \nl\u2019ombr e avec des yeux \u00e9clatants. \nIls ne sentaient ni la nuit fra\u00eeche, ni la pierre \nfroide, ni la terre humide, ni l\u2019herbe mouill\u00e9e, ils se \nregardaient et ils avaient le c\u0153ur plein de pens\u00e9es. Ils \ns\u2019\u00e9taient pris les mains, sans savoir. \nElle ne lui demandait pas, elle n\u2019y songeait pas \nm\u00eame, par o\u00f9 il \u00e9tait entr\u00e9 et comment il avait \np\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans le jardin. Cela lui paraissait si simple \nqu\u2019il f\u00fbt l\u00e0! \nDe temps en temps le genou de Marius touchait le \ngenou de Cosette, et tous deux fr\u00e9missaient. \nPar intervalles, Cose tte b\u00e9gayait une parole. Son \n\u00e2me tremblait \u00e0 ses l\u00e8vres comme une goutte de \nros\u00e9e \u00e0 une fleur. \nPeu \u00e0 peu ils se parl\u00e8rent. L\u2019\u00e9panchement succ\u00e9da \nau silence qui est la pl\u00e9nitude. La nuit \u00e9tait sereine et \nsplendide au -dessus de leur t\u00eate. Ces deux \u00eatres, pu rs \ncomme des esprits, se dirent tout, leurs songes, leurs \nivresses, leurs extases, leurs chim\u00e8res, leurs \nd\u00e9faillances, comme ils s\u2019\u00e9taient ador\u00e9s de loin, \ncomme ils s\u2019\u00e9taient souhait\u00e9s, leur d\u00e9sespoir quand ils \navaient cess\u00e9 de s\u2019apercevoir. Ils se confi\u00e8r ent dans \nune intimit\u00e9 id\u00e9ale, que rien d\u00e9j\u00e0 ne pouvait plus accro\u00eetre, ce qu\u2019ils avaient de plus cach\u00e9 et de plus \nmyst\u00e9rieux. Ils se racont\u00e8rent, avec une foi candide \ndans leurs illusions, tout ce que l\u2019amour, la jeunesse \net ce reste d\u2019enfance qu\u2019ils avaie nt, leur mettaient \ndans la pens\u00e9e. Ces deux c\u0153urs se vers\u00e8rent l\u2019un dans \nl\u2019autre, de sorte qu\u2019au bout d\u2019une heure, c\u2019\u00e9tait le \njeune homme qui avait l\u2019\u00e2me de la jeune fille et la \njeune fille qui avait l\u2019\u00e2me du jeune homme. Ils se \np\u00e9n\u00e9tr\u00e8rent, ils s\u2019enchant\u00e8 rent, ils s\u2019\u00e9blouirent. \nQuand ils eurent fini, quand ils se furent tout dit, \nelle posa sa t\u00eate sur son \u00e9paule et lui demanda : \n\u2013 Comment vous appelez -vous? \n\u2013 Je m\u2019appelle Marius, dit -il. Et vous? \n\u2013 Je m\u2019appelle Cosette. \n \n \n \n \nLIVRE SIXI\u00c8ME \n \n \nLE PETIT GAVROCHE \n \n \n \n \nIV, 6, 1 \n \n \n \n \n \nM\u00e9chante espi\u00e8glerie du vent \n \n \n \n \n \nDepuis 1823, tandis que la gargote de Montfermeil \nsombrait et s\u2019engloutissait peu \u00e0 peu, non dans \nl\u2019ab\u00eeme d\u2019une banqueroute, mais dans le cloaque des \npetites dettes, les mari\u00e9s Th\u00e9nardi er avaient eu deux \nautres enfants; m\u00e2les tous deux. Cela faisait cinq; \ndeux filles et trois gar\u00e7ons. C\u2019\u00e9tait beaucoup. \nLa Th\u00e9nardier s\u2019\u00e9tait d\u00e9barrass\u00e9e des deux \nderniers, encore en bas \u00e2ge et tout petits, avec un \nbonheur singulier. D\u00e9barrass\u00e9e est le mo t. Il n\u2019y avait chez cette \nfemme qu\u2019un fragment de nature. Ph\u00e9nom\u00e8ne dont il \ny a du reste plus d\u2019un exemple. Comme la mar\u00e9chale \nde La Mothe -Houdancourt, la Th\u00e9nardier n\u2019\u00e9tait \nm\u00e8re que jusqu\u2019\u00e0 ses filles. Sa maternit\u00e9 finissait l\u00e0. Sa \nhaine du genre humain commen\u00e7ait \u00e0 ses gar\u00e7ons. \nDu c\u00f4t\u00e9 de ses fils sa m\u00e9chancet\u00e9 \u00e9tait \u00e0 pic, et son \nc\u0153ur avait \u00e0 cet endroit un lugubre escarpement. \nComme on l\u2019a vu, elle d\u00e9testait l\u2019a\u00een\u00e9; elle ex\u00e9crait les \ndeux autres. Pourquoi? Parce que. Le plus terrible des \nmotifs et la p lus indiscutable des r\u00e9ponses : Parce \nque. \u2013 Je n\u2019ai pas besoin d\u2019une tiaul\u00e9e d\u2019enfants, disait \ncette m\u00e8re. \nExpliquons comment les Th\u00e9nardier \u00e9taient \nparvenus \u00e0 s\u2019exon\u00e9rer de leurs deux derniers enfants, \net m\u00eame \u00e0 en tirer profit. \nCette fille Magnon, dont il a \u00e9t\u00e9 question quelques \npages plus haut, \u00e9tait la m\u00eame qui avait r\u00e9ussi \u00e0 faire \nrenter par le bonhomme Gillenormand les deux \nenfants qu\u2019elle avait. Elle demeurait quai des \nC\u00e9lestins \u00e0 l\u2019angle de cette antique rue du Petit -Musc \nqui a fait ce qu\u2019elle a pu pour changer en bonne \nodeur sa mauvaise renomm\u00e9e. On se souvient de la \ngrande \u00e9pid\u00e9mie de croup qui d\u00e9sola, il y a trente -\ncinq ans, les quartiers riverains de la Seine \u00e0 Paris, et dont la science profita pour exp\u00e9rimenter sur une \nlarge \u00e9chelle l\u2019efficacit\u00e9 des insufflations d\u2019alun, si \nutilement remplac\u00e9es aujourd\u2019hui par la teinture \nexterne d\u2019iode. Dans cette \u00e9pid\u00e9mie, la Magnon \nperdit, le m\u00eame jour, l\u2019un le matin, l\u2019autre le soir, ses \ndeux gar\u00e7ons, encore en tr\u00e8s bas \u00e2ge. Ce fut u n coup. \nCes enfants \u00e9taient pr\u00e9cieux \u00e0 leur m\u00e8re; ils \nrepr\u00e9sentaient quatre -vingts francs par mois. Ces \nquatre -vingts francs \u00e9taient fort exactement sold\u00e9s, \nau nom de M. Gillenormand, par son receveur de \nrentes, M. Barge, huissier retir\u00e9, rue du Roi -de-Sicile. \nLes enfants morts, la rente \u00e9tait enterr\u00e9e. La Magnon \nchercha un exp\u00e9dient. Dans cette t\u00e9n\u00e9breuse \nma\u00e7onnerie du mal dont elle faisait partie, on sait \ntout, on se garde le secret, et l\u2019on s\u2019entr\u2019aide. Il fallait \ndeux enfants \u00e0 la Magnon; la Th\u00e9nardier en avait \ndeux. M\u00eame sexe, m\u00eame \u00e2ge. Bon arrangement pour \nl\u2019une, bon placement pour l\u2019autre. Les petits \nTh\u00e9nardier devinrent les petits Magnon. La Magnon \nquitta le quai des C\u00e9lestins et alla demeurer rue \nClocheperce. A Paris, l\u2019identit\u00e9 qui lie un individu \u00e0 \nlui-m\u00eame se rompt d\u2019une rue \u00e0 l\u2019autre. \nL\u2019\u00e9tat civil, n\u2019\u00e9tant averti par rien, ne r\u00e9clama pas, \net la substitution se fit le plus simplement du monde. \nSeulement le Th\u00e9nardier exigea, pour ce pr\u00eat d\u2019enfants, dix francs par mois que la Magnon promit, \net m\u00eam e paya. Il va sans dire que M. Gillenormand \ncontinua de s\u2019ex\u00e9cuter. Il venait tous les six mois voir \nles petits. Il ne s\u2019aper\u00e7ut pas du changement. \u2013 \nMonsieur, lui disait la Magnon, comme ils vous \nressemblent! \nTh\u00e9nardier, \u00e0 qui les avatars \u00e9taient ais\u00e9s, saisit \ncette occasion de devenir Jondrette. Ses deux filles et \nGavroche avaient \u00e0 peine eu le temps de s\u2019apercevoir \nqu\u2019ils avaient deux petits fr\u00e8res. A un certain degr\u00e9 de \nmis\u00e8re, on est gagn\u00e9 par une sorte d\u2019indiff\u00e9rence \nspectrale, et l\u2019on voit les \u00eatres comme des larves. Vos \nplus proches ne sont souvent pour vous que de \nvagues formes de l\u2019ombre, \u00e0 peine distinctes du fond \nn\u00e9buleux de la vie et facilement rem\u00eal\u00e9es \u00e0 l\u2019invisible. \nLe soir du jour o\u00f9 elle avait fait livraison de ses \ndeux petits \u00e0 la Magnon, avec la volont\u00e9 bien \nexpresse d\u2019y renoncer \u00e0 jamais, la Th\u00e9nardier avait eu, \nou fait semblant d\u2019avoir, un scrupule. Elle avait dit \u00e0 \nson mari : \u2013 Mais c\u2019est abandonner ses enfants, cela! \n\u2013 Th\u00e9nardier, magistral et flegmatique, caut\u00e9risa le \nscrupule avec c e mot : \u2013 Jean-Jacques Rousseau a fait \nmieux! Du scrupule la m\u00e8re avait pass\u00e9 \u00e0 \nl\u2019inqui\u00e9tude : \u2013 Mais si la police allait nous \ntourmenter? Ce que nous avons fait l\u00e0, monsieur Th\u00e9nardier, dis donc, est -ce que c\u2019est permis? \u2013 \nTh\u00e9nardier r\u00e9pondit : \u2013 Tout est permis. Personne \nn\u2019y verra que de l\u2019azur. D\u2019ailleurs, dans des enfants \nqui n\u2019ont pas le sou, nul n\u2019a int\u00e9r\u00eat \u00e0 y regarder de \npr\u00e8s. \nLa Magnon \u00e9tait une sorte d\u2019\u00e9l\u00e9gante du crime. \nElle faisait de la toilette. Elle partageait son logis, \nmeubl\u00e9 d\u2019une fa\u00e7on m ani\u00e9r\u00e9e et mis\u00e9rable, avec une \nsavante voleuse anglaise francis\u00e9e. Cette anglaise \nnaturalis\u00e9e parisienne, recommandable par des \nrelations fort riches, intimement li\u00e9e avec les \nm\u00e9dailles de la biblioth\u00e8que et les diamants de Mlle \nMars, fut plus tard c\u00e9l\u00e8bre dans les sommiers \njudiciaires. On l\u2019appelait mamselle Miss. \nLes deux petits \u00e9chus \u00e0 la Magnon n\u2019eurent pas \u00e0 \nse plaindre. Recommand\u00e9s par les quatre -vingts \nfrancs, ils \u00e9taient m\u00e9nag\u00e9s, comme tout ce qui est \nexploit\u00e9; point mal v\u00eatus, point mal nourris, t rait\u00e9s \npresque comme de \u00abpetits messieurs\u00bb, mieux avec la \nfausse m\u00e8re qu\u2019avec la vraie. La Magnon faisait la \ndame et ne parlait pas argot devant eux. \nIls pass\u00e8rent ainsi quelques ann\u00e9es. Le Th\u00e9nardier \nen augurait bien. Il lui arriva un jour de dire \u00e0 la \nMagnon qui lui remettait ses dix francs mensuels : \u2013 \nIl faudra que \u00able p\u00e8re\u00bb leur donne de l\u2019\u00e9ducation. Tout \u00e0 coup, ces deux pauvres enfants, jusque -l\u00e0 \nassez prot\u00e9g\u00e9s, m\u00eame par leur mauvais sort, furent \nbrusquement jet\u00e9s dans la vie, et forc\u00e9s de la \ncomme ncer. \nUne arrestation en masse de malfaiteurs comme \ncelle du galetas Jondrette, n\u00e9cessairement compliqu\u00e9e \nde perquisitions et d\u2019incarc\u00e9rations ult\u00e9rieures, est un \nv\u00e9ritable d\u00e9sastre pour cette hideuse contre -soci\u00e9t\u00e9 \nocculte qui vit sous la soci\u00e9t\u00e9 publiqu e; une aventure \nde ce genre entra\u00eene toutes sortes d\u2019\u00e9croulements \ndans ce monde sombre. La catastrophe des \nTh\u00e9nardier produisit la catastrophe de la Magnon. \nUn jour, peu de temps apr\u00e8s que la Magnon eut \nremis \u00e0 Eponine le billet relatif \u00e0 la rue Plumet, i l se \nfit rue Clocheperce une subite descente de police; la \nMagnon fut saisie, ainsi que mamselle Miss, et toute \nla maisonn\u00e9e, qui \u00e9tait suspecte, passa dans le coup \nde filet. Les deux petits gar\u00e7ons jouaient pendant ce \ntemps -l\u00e0 dans une arri\u00e8re -cour et ne virent rien de la \nrazzia. Quand ils voulurent rentrer, ils trouv\u00e8rent la \nporte ferm\u00e9e et la maison vide. Un savetier d\u2019une \n\u00e9choppe en face les appela et leur remit un papier \nque \u00ableur m\u00e8re\u00bb avait laiss\u00e9 pour eux. Sur le papier il y \navait une adresse : M. B arge, receveur de rentes, rue \ndu Roi -de-Sicile, n\u00b0 8. L\u2019homme de l\u2019\u00e9choppe leur dit : \u2013 Vous ne demeurez plus ici. Allez l\u00e0. C\u2019est tout \npr\u00e8s. La premi\u00e8re rue \u00e0 gauche. Demandez votre \nchemin avec ce papier -ci. \nLes deux enfants partirent, l\u2019a\u00een\u00e9 menant le c adet, \net tenant \u00e0 la main le papier qui devait les guider. Il \navait froid, et ses petits doigts engourdis serraient peu \net tenaient mal ce papier. Au d\u00e9tour de la rue \nClocheperce, un coup de vent le lui arracha, et, \ncomme la nuit tombait, l\u2019enfant ne put l e retrouver. \nIls se mirent \u00e0 errer au hasard dans les rues. \n \n \n \n \nIV, 6, 2 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 le petit Gavroche tire parti \nde Napol\u00e9on le Grand \n \n \n \n \n \nLe printemps \u00e0 Paris est assez souvent travers\u00e9 par \ndes bises aigres et dures dont on est, non pas \npr\u00e9cis\u00e9ment glac\u00e9, mais gel\u00e9; ces bises, qui attristent \nles plus belles journ\u00e9es, font exactement l\u2019effet de ces \nsouffles d\u2019air froid qui entrent dans une ch ambre \nchaude par les fentes d\u2019une fen\u00eatre ou d\u2019une porte \nmal ferm\u00e9e. Il semble que la sombre porte de l\u2019hiver \nsoit rest\u00e9e entreb\u00e2ill\u00e9e et qu\u2019il vienne du vent par l\u00e0. Au printemps de 1832, \u00e9poque o\u00f9 \u00e9clata la premi\u00e8re \ngrande \u00e9pid\u00e9mie de ce si\u00e8cle en Europe , ces bises \n\u00e9taient plus \u00e2pres et plus poignantes que jamais. \nC\u2019\u00e9tait une porte plus glaciale encore que celle de \nl\u2019hiver qui \u00e9tait entr\u2019ouverte. C\u2019\u00e9tait la porte du \ns\u00e9pulcre. On sentait dans ces bises le souffle du \nchol\u00e9ra. \nAu point de vue m\u00e9t\u00e9orologique , ces vents froids \navaient cela de particulier qu\u2019ils n\u2019excluaient point \nune forte tension \u00e9lectrique. De fr\u00e9quents orages \naccompagn\u00e9s d\u2019\u00e9clairs et de tonnerres, \u00e9clat\u00e8rent \u00e0 \ncette \u00e9poque. \nUn soir que ces bises soufflaient rudement, au \npoint que janvier s emblait revenu et que les \nbourgeois avaient repris les manteaux, le petit \nGavroche, toujours grelottant ga\u00eement sous ses \nloques, se tenait debout et comme en extase devant la \nboutique d\u2019un perruquier des environs de l\u2019Orme -\nSaint -Gervais. Il \u00e9tait orn\u00e9 d\u2019un ch\u00e2le de femme en \nlaine, cueilli on ne sait o\u00f9, dont il s\u2019\u00e9tait fait un cache -\nnez. Le petit Gavroche avait l\u2019air d\u2019admirer \nprofond\u00e9ment une mari\u00e9e en cire, d\u00e9collet\u00e9e et \ncoiff\u00e9e de fleurs d\u2019oranger, qui tournait derri\u00e8re la \nvitre, montrant, entre deux qui nquets, son sourire \naux passants; mais en r\u00e9alit\u00e9 il observait la boutique afin de voir s\u2019il ne pourrait pas \u00abchiper\u00bb dans la \ndevanture un pain de savon, qu\u2019il irait ensuite \nrevendre un sou \u00e0 un \u00abcoiffeur\u00bb de la banlieue. Il lui \narrivait souvent de d\u00e9jeune r d\u2019un de ces pains -l\u00e0. Il \nappelait ce genre de travail, pour lequel il avait du \ntalent, \u00abfaire la barbe aux barbiers\u00bb. \nTout en contemplant la mari\u00e9e et tout en lorgnant \nle pain de savon, il grommelait entre ses dents ceci : \u2013 \nMardi. \u2013 Ce n\u2019est pas mardi. \u2013 Est-ce mardi? \u2013 C\u2019est \npeut-\u00eatre mardi. \u2013 Oui, c\u2019est mardi. \nOn n\u2019a jamais su \u00e0 quoi avait trait ce monologue. \nSi, par hasard, ce monologue se rapportait \u00e0 la \nderni\u00e8re fois o\u00f9 il avait d\u00een\u00e9, il y avait trois jours, car \non \u00e9tait au vendredi. \nLe barbier, dans sa boutique chauff\u00e9e d\u2019un bon \npo\u00eale, rasait une pratique et jetait de temps en temps \nun regard de c\u00f4t\u00e9 \u00e0 cet ennemi, \u00e0 ce gamin gel\u00e9 et \neffront\u00e9 qui avait les deux mains dans ses poches, \nmais l\u2019esprit \u00e9videmment hors du fourreau. \nPendant que Gavroch e examinait la mari\u00e9e, le \nvitrage et les Windsor -soap, deux enfants de taille \nin\u00e9gale, assez proprement v\u00eatus et encore plus petits \nque lui, paraissant l\u2019un sept ans, l\u2019autre cinq, \ntourn\u00e8rent timidement le bec -de-cane et entr\u00e8rent \ndans la boutique en deman dant on ne sait quoi, la charit\u00e9 peut -\u00eatre, dans un murmure plaintif et qui \nressemblait plut\u00f4t \u00e0 un g\u00e9missement qu\u2019\u00e0 une pri\u00e8re. \nIls parlaient tous deux \u00e0 la fois, et leurs paroles \n\u00e9taient inintelligibles parce que les sanglots coupaient \nla voix du plus je une et que le froid faisait claquer les \ndents de l\u2019a\u00een\u00e9. Le barbier se tourna avec un visage \nfurieux, et sans quitter son rasoir, refoulant l\u2019a\u00een\u00e9 de \nla main gauche et le petit du genou, les poussa tous \ndeux dans la rue, et referma sa porte en disant : \n\u2013 Venir refroidir le monde pour rien! \nLes deux enfants se remirent en marche en \npleurant. Cependant une nu\u00e9e \u00e9tait venue; il \ncommen\u00e7ait \u00e0 pleuvoir. \nLe petit Gavroche courut apr\u00e8s eux et les aborda : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que vous avez donc, moutards? \n\u2013 Nous ne savo ns pas o\u00f9 coucher, r\u00e9pondit l\u2019a\u00een\u00e9. \n\u2013 C\u2019est \u00e7a? dit Gavroche. Voil\u00e0 grand\u2019chose. Est -\nce qu\u2019on pleure pour \u00e7a? Sont -ils serins donc! \nEt prenant, \u00e0 travers sa sup\u00e9riorit\u00e9 un peu \ngoguenarde, un accent d\u2019autorit\u00e9 attendrie et de \nprotection douce : \n\u2013 Momacqu es, venez avec moi. \n\u2013 Oui, monsieur, fit l\u2019a\u00een\u00e9. \nEt les deux enfants le suivirent comme ils auraient \nsuivi un archev\u00eaque. Ils avaient cess\u00e9 de pleurer. Gavroche leur fit monter la rue Saint -Antoine \ndans la direction de la Bastille. \nGavroche, tout en ch eminant, jeta un coup d\u2019\u0153il \nindign\u00e9 et r\u00e9trospectif \u00e0 la boutique du barbier. \n\u2013 \u00c7a n\u2019a pas de c\u0153ur, ce merlan -l\u00e0, grommela -t-il. \nC\u2019est un angliche. \nUne fille, les voyant marcher \u00e0 la file tous les trois, \nGavroche en t\u00eate, partit d\u2019un rire bruyant. Ce rire \nmanquait de respect au groupe. \n\u2013 Bonjour, mamselle Omnibus, lui dit Gavroche. \nUn instant apr\u00e8s, le perruquier lui revenant, il \najouta : \n\u2013 Je me t rompe de b\u00eate; ce n\u2019est pas un merlan, \nc\u2019est un serpent. Perruquier, j\u2019irai chercher un \nserrurier, et je te ferai mettre une sonnette \u00e0 la queue. \nCe perruquier l\u2019avait rendu agressif. Il apostropha, \nen enjambant un ruisseau, une porti\u00e8re barbue et \ndigne d e rencontrer Faust sur le Brocken, laquelle \navait son balai \u00e0 la main. \n\u2013 Madame, lui dit -il, vous sortez donc avec votre \ncheval? \nEt sur ce, il \u00e9claboussa les bottes vernies d\u2019un \npassant. \n\u2013 Dr\u00f4le! cria le passant furieux. \nGavroche leva le nez par -dessus son ch\u00e2le. \u2013 Monsieur se plaint? \n\u2013 De toi! fit le passant. \n\u2013 Le bureau est ferm\u00e9, dit Gavroche. Je ne re\u00e7ois \nplus de plaintes. \nCependant, en continuant de monter la rue, il \navisa, toute glac\u00e9e sous une porte coch\u00e8re, une \nmendiante de treize ou quatorz e ans, si court -v\u00eatue \nqu\u2019on voyait ses genoux. La petite commen\u00e7ait \u00e0 \u00eatre \ntrop grande fille pour cela. La croissance vous joue \nde ces tours. La jupe devient courte au moment o\u00f9 la \nnudit\u00e9 devient ind\u00e9cente. \n\u2013 Pauvre fille! dit Gavroche. \u00c7a n\u2019a m\u00eame pas de \nculotte. Tiens, prends toujours \u00e7a. \nEt, d\u00e9faisant toute cette bonne laine qu\u2019il avait \nautour du cou, il la jeta sur les \u00e9paules maigres et \nviolettes de la mendiante, o\u00f9 le cache -nez redevint \nch\u00e2le. \nLa petite le consid\u00e9ra d\u2019un air \u00e9tonn\u00e9 et re\u00e7ut le \nch\u00e2le en silence. A un certain degr\u00e9 de d\u00e9tresse, le \npauvre, dans sa stupeur, ne g\u00e9mit plus du mal et ne \nremercie plus du bien. \nCela fait : \n\u2013 Brrr! dit Gavroche, plus frissonnant que saint \nMartin qui, lui du moins, avait gard\u00e9 la moiti\u00e9 de son \nmanteau. Sur ce brrr! l\u2019averse, redoublant d\u2019humeur, fit rage. \nCes mauvais ciels -l\u00e0 punissent les bonnes actions. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, s\u2019\u00e9cria Gavroche, qu\u2019est -ce que cela \nsignifie? Il repleut! Bon Dieu, si cela continue, je me \nd\u00e9sabonne. \nEt il se remit en marche. \n\u2013 C\u2019est \u00e9gal, reprit -il en jetant un coup d\u2019\u0153il \u00e0 la \nmendiante qui se pelotonnait sous le ch\u00e2le, en voil\u00e0 \nune qui a une fameuse pelure. \nEt, regardant la nu\u00e9e, il cria : \n\u2013 Attrap\u00e9! \nLes deux enfants embo\u00eetaient le pas derri\u00e8re lui. \nComme ils passaient devant un de ce s \u00e9pais treillis \ngrill\u00e9s qui indiquent la boutique d\u2019un boulanger, car \non met le pain comme l\u2019or derri\u00e8re des grillages de \nfer, Gavroche se tourna : \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, m\u00f4mes, avons -nous d\u00een\u00e9? \n\u2013 Monsieur, r\u00e9pondit l\u2019a\u00een\u00e9, nous n\u2019avons pas \nmang\u00e9 depuis tant\u00f4t ce mat in. \n\u2013 Vous \u00eates donc sans p\u00e8re ni m\u00e8re? reprit \nmajestueusement Gavroche. \n\u2013 Faites excuse, monsieur, nous avons papa et \nmaman, mais nous ne savons pas o\u00f9 ils sont. \n\u2013 Des fois, cela vaut mieux que de le savoir, dit \nGavroche qui \u00e9tait un penseur. \u2013 Voil\u00e0, continua l\u2019a\u00een\u00e9, deux heures que nous \nmarchons, nous avons cherch\u00e9 des choses au coin \ndes bornes, mais nous ne trouvons rien. \n\u2013 Je sais, fit Gavroche. C\u2019est les chiens qui \nmangent tout. \nIl reprit apr\u00e8s un silence : \n\u2013 Ah! nous avons perdu nos au teurs. Nous ne \nsavons plus ce que nous en avons fait. \u00c7a ne se doit \npas, gamins. C\u2019est b\u00eate d\u2019\u00e9garer comme \u00e7a des gens \nd\u2019\u00e2ge. Ah \u00e7\u00e0! il faut licher pourtant. \nDu reste il ne leur fit pas de questions. Etre sans \ndomicile, quoi de plus simple? \nL\u2019a\u00een\u00e9 des de ux m\u00f4mes, presque enti\u00e8rement \nrevenu \u00e0 la prompte insouciance de l\u2019enfance, fit \ncette exclamation : \n\u2013 C\u2019est dr\u00f4le tout de m\u00eame. Maman qui avait dit \nqu\u2019elle nous m\u00e8nerait chercher du buis b\u00e9nit le \ndimanche des rameaux. \n\u2013 Neurs, r\u00e9pondit Gavroche. \n\u2013 Maman , reprit l\u2019a\u00een\u00e9, est une dame qui demeure \navec mamselle Miss. \n\u2013 Tanfl\u00fbte, repartit Gavroche. \nCependant il s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9, et depuis quelques \nminutes il t\u00e2tait et fouillait toutes sortes de recoins \nqu\u2019il avait dans ses haillons. Enfin il releva la t\u00eate d \u2019un air qui ne voulait qu\u2019\u00eatre \nsatisfait, mais qui \u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9 triomphant. \n\u2013 Calmons -nous, les momignards. Voici de quoi \nsouper pour trois. \nEt il tira d\u2019une de ses poches un sou. \nSans laisser aux deux petits le temps de s\u2019\u00e9bahir, il \nles poussa tous deux devant lui dans la boutique du \nboulanger, et mit son sou sur le comptoir en criant : \n\u2013 Gar\u00e7on! cinque centimes de pain. \nLe boulanger, qui \u00e9tait le ma\u00eetre en personne, prit \nun pain et un couteau. \n\u2013 En trois morceaux, gar\u00e7on! reprit Gavroche, et il \najouta avec dignit\u00e9 : \n\u2013 Nous sommes trois. \nEt voyant que le boulanger, apr\u00e8s avoir examin\u00e9 \nles trois soupeurs, avait pris un pain bis, il plongea \nprofond\u00e9ment son doigt dans son nez avec une \naspiration aussi imp\u00e9rieuse que s\u2019il e\u00fbt eu au bout du \npouce la prise de tabac du grand Fr\u00e9d\u00e9ric, et jeta au \nboulanger en plein visage cette apostrophe indign\u00e9e : \n\u2013 Keksek\u00e7a? \nCeux de nos lecteurs qui seraient tent\u00e9s de voir \ndans cette interpellation de Gavroche au boulanger \nun mot russe ou polonais, ou l\u2019un de ces c ris \nsauvages que les Yoways et les Botocudos se lancent du bord d\u2019un fleuve \u00e0 l\u2019autre \u00e0 travers les solitudes, \nsont pr\u00e9venus que c\u2019est un mot qu\u2019ils disent tous les \njours (eux nos lecteurs) et qui tient lieu de cette \nphrase : qu\u2019est -ce que c\u2019est que cela? Le boulanger \ncomprit parfaitement et r\u00e9pondit : \n\u2013 Eh mais! c\u2019est du pain, du tr\u00e8s bon pain de \ndeuxi\u00e8me qualit\u00e9. \n\u2013 Vous voulez dire du larton brutala, reprit \nGavroche, calme et froidement d\u00e9daigneux. Du pain \nblanc, gar\u00e7on! du larton savonn\u00e9! je r\u00e9gale. \nLe boulanger ne put s\u2019emp\u00eacher de sourire, et tout \nen coupant le pain blanc, il les consid\u00e9rait d\u2019une \nfa\u00e7on compatissante qui choqua Gavroche. \n\u2013 Ah \u00e7a, mitron! dit -il, qu\u2019est -ce que vous avez \ndonc \u00e0 nous toiser comme \u00e7a? \nMis tous trois bout \u00e0 bout, ils au raient \u00e0 peine fait \nune toise. \nQuand le pain fut coup\u00e9, le boulanger encaissa le \nsou, et Gavroche dit aux deux enfants : \n\u2013 Morfilez. \nLes petits gar\u00e7ons le regard\u00e8rent interdits. \nGavroche se mit \u00e0 rire : \n \na Pain noir . \u2013 Ah! tiens, c\u2019est vrai, \u00e7a ne sait pas encore, c\u2019est si \npetit! \nEt il reprit : \n\u2013 Mangez. \nEn m\u00eame temps, il leur tendait \u00e0 chacun un \nmorceau de pain. \nEt, pensant que l\u2019a\u00een\u00e9, qui lui paraissait plus digne \nde sa conversation, m\u00e9ritait quelque encouragemen t \nsp\u00e9cial et devait \u00eatre d\u00e9barrass\u00e9 de toute h\u00e9sitation \u00e0 \nsatisfaire son app\u00e9tit, il ajouta en lui donnant la plus \ngrosse part : \n\u2013 Colle -toi \u00e7a dans le fusil. \nIl y avait un morceau plus petit que les deux \nautres; il le prit pour lui. \nLes pauvres enfants \u00e9taient affam\u00e9s, y compris \nGavroche. Tout en arrachant leur pain \u00e0 belles dents, \nils encombraient la boutique du boulanger qui, \nmaintenant qu\u2019il \u00e9tait pay\u00e9, les regardait avec humeur. \n\u2013 Rentrons dans la rue, dit Gavroche. \nIls reprirent la direction de l a Bastille. \nDe temps en temps, quand ils passaient devant les \ndevantures de boutiques \u00e9clair\u00e9es, le plus petit \ns\u2019arr\u00eatait pour regarder l\u2019heure \u00e0 une montre en \nplomb suspendue \u00e0 son cou par une ficelle. \n\u2013 Voil\u00e0 d\u00e9cid\u00e9ment un fort serin, disait Gavroche. Puis, pensif, il grommelait entre ses dents : \u2013 C\u2019est \n\u00e9gal, si j\u2019avais des m\u00f4mes, je les serrerais mieux que \n\u00e7a. \nComme ils achevaient leur morceau de pain et \natteignaient l\u2019angle de cette morose rue des Ballets au \nfond de laquelle on aper\u00e7oit le guichet bas et hostile \nde la Force : \n\u2013 Tiens, c\u2019est toi, Gavroche? dit quelqu\u2019un. \n\u2013 Tiens, c\u2019est toi, Montparnasse? dit Gavroche. \nC\u2019\u00e9tait un homme qui venait d\u2019aborder le gamin, et \ncet homme n\u2019\u00e9tait autre que Montparnasse d\u00e9guis\u00e9, \navec des besicles bleues, mais reconnaissable pour \nGavroche. \n\u2013 M\u00e2tin! poursuivit Gavroche, tu as une pelure \ncouleur cataplasme de graine de lin et des lunettes \nbleues comme un m\u00e9decin. Tu as du style, parole de \nvieux! \n\u2013 Chut, fit Montparnasse, pas si haut! \nEt il entra\u00eena vivement Ga vroche hors de la \nlumi\u00e8re des boutiques. \nLes deux petits suivaient machinalement en se \ntenant par la main. \nQuand ils furent sous l\u2019archivolte noire d\u2019une \nporte coch\u00e8re, \u00e0 l\u2019abri des regards et de la pluie : \n\u2013 Sais-tu o\u00f9 je vas? demanda Montparnasse. \u2013 A l\u2019abbaye de Monte -\u00e0-Regreta, dit Gavroche. \n\u2013 Farceur! \nEt Montparnasse reprit : \n\u2013 Je vas retrouver Babet. \n\u2013 Ah! fit Gavroche, elle s\u2019appelle Babet. \nMontparnasse baissa la voix. \n\u2013 Pas elle, lui. \n\u2013 Ah! Babet! \n\u2013 Oui, Babet. \n\u2013 Je le croyais boucl\u00e9. \n\u2013 Il a d\u00e9fait la boucle, r\u00e9pondit Montparnasse. \nEt il conta rapidement au gamin que, le matin de \nce m\u00eame jour o\u00f9 ils \u00e9taient, Babet, ayant \u00e9t\u00e9 transf\u00e9r\u00e9 \n\u00e0 la Conciergerie, s\u2019\u00e9tait \u00e9vad\u00e9 en prenant \u00e0 gauche au \nlieu de prendre \u00e0 droite dans \u00able corridor de \nl\u2019instruction\u00bb. \nGavroche admira l\u2019habilet\u00e9. \n\u2013 Quel dentiste! dit -il. \nMontparnasse ajouta quelques d\u00e9tails sur l\u2019\u00e9vasion \nde Babet et termina par : \n\u2013 Oh! ce n\u2019est pas tout. \nGavroche, tout en \u00e9coutant, s\u2019\u00e9tait saisi d\u2019une \ncanne que Montparnasse tenait \u00e0 la main; il en avait \n \na A l\u2019\u00e9chafaud. machinalement tir\u00e9 la partie sup\u00e9rieure, et la lame \nd\u2019un poignard avait apparu. \n\u2013 Ah! fit -il en repoussant vivement le poignard, tu \nas emmen\u00e9 ton gendarme d\u00e9guis\u00e9 en bourgeois. \nMontparnasse cligna de l\u2019\u0153il. \n\u2013 Fichtre! reprit Gavroch e, tu vas donc te colleter \navec les cognes? \n\u2013 On ne sait pas, r\u00e9pondit Montparnasse d\u2019un air \nindiff\u00e9rent. Il est toujours bon d\u2019avoir une \u00e9pingle sur \nsoi. \nGavroche insista : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que tu vas donc faire cette nuit? \nMontparnasse prit de nouveau la corde grave et dit \nen mangeant les syllabes : \n\u2013 Des choses. \nEt changeant brusquement de conversation : \n\u2013 A propos! \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Une histoire de l\u2019autre jour. Figure -toi. Je \nrencontre un bourgeois. Il me fait cadeau d\u2019un \nsermon et de sa bourse. Je mets \u00e7a dans ma poche. \nUne minute apr\u00e8s, je fouille dans ma poche. Il n\u2019y \navait plus rien. \n\u2013 Que le sermon, fit Gavroche. \u2013 Mais toi, reprit Montparnasse, o\u00f9 vas -tu donc \nmaintenant? \nGavroche montra ses deux prot\u00e9g\u00e9s et dit : \n\u2013 Je vas coucher ces enfants -l\u00e0. \n\u2013 O\u00f9 \u00e7a coucher? \n\u2013 Chez moi. \n\u2013 O\u00f9 \u00e7a chez toi? \n\u2013 Chez moi. \n\u2013 Tu loges donc? \n\u2013 Oui, je loge. \n\u2013 Et o\u00f9 loges -tu? \n\u2013 Dans l\u2019\u00e9l\u00e9phant, dit Gavroche. \nMontparnasse, quoique de sa nature peu \u00e9tonn\u00e9, \nne put retenir une exclamation : \n\u2013 Dans l\u2019\u00e9l\u00e9phant! \n\u2013 Eh bien oui, dans l\u2019\u00e9l\u00e9phant! repartit Gavroche. \nKek\u00e7aa? \nCeci est encore un mot de la langue que personne \nn\u2019\u00e9crit et que tout le monde parle. Kek\u00e7aa signifie : \nqu\u2019est -ce que cela a? \nL\u2019observation profonde du gamin ramena \nMontparnasse au calme et au bon sen s. Il parut \nrevenir \u00e0 de meilleurs sentiments pour le logis de \nGavroche. \n\u2013 Au fait! dit -il, oui, l\u2019\u00e9l\u00e9phant. Y est -on bien? \u2013 Tr\u00e8s bien, fit Gavroche. L\u00e0, vrai, chen\u00fbment. Il \nn\u2019y a pas de vents coulis comme sous les ponts. \n\u2013 Comment y entres -tu? \n\u2013 J\u2019entre. \n\u2013 Il y a donc un trou? demanda Montparnasse. \n\u2013 Parbleu! Mais il ne faut pas le dire. C\u2019est entre les \njambes de devant. Les coqueursa ne l\u2019ont pas vu. \n\u2013 Et tu grimpes? Oui, je comprends. \n\u2013 Un tour de main, cric, crac, c\u2019est fait, plus \npersonne. \nApr\u00e8s un silence, Gavroche ajouta : \n\u2013 Pour ces petits j\u2019aurai une \u00e9chelle. \nMontparnasse se mit \u00e0 rire. \n\u2013 O\u00f9 diable as -tu pris ces mions -l\u00e0? \nGavroche r\u00e9pondit avec simplicit\u00e9 : \n\u2013 C\u2019est des momichards dont un perruquier m\u2019a \nfait cadeau. \nCependant Montparnasse \u00e9tait devenu pensif. \n\u2013 Tu m\u2019as reconnu bien ais\u00e9ment, murmura -t-il. \nIl prit dans sa poche deux petits objets qui \nn\u2019\u00e9taient autre chose que deux tuyaux de plume \nenvelopp\u00e9s de coton et s\u2019en introduisit un dans \nchaque narine. Ceci lui faisait un autre nez. \n \na Mouchards, gens de police. \u2013 \u00c7a te change, dit Gavroche, tu es moins laid, tu \ndevrais garder toujours \u00e7a. \nMontparnasse \u00e9tait joli gar\u00e7on, mais Gavroche \n\u00e9tait railleur. \n\u2013 Sans rire, demanda Montparnasse, comment me \ntrouves -tu? \nC\u2019\u00e9tait aussi un autre son de voix. En un clin d\u2019\u0153il, \nMontparnasse \u00e9tait devenu m\u00e9connaissable. \n\u2013 Oh! fais -nous Porrichinelle! s\u2019\u00e9cria Gavroche. \nLes deux petits, qui n\u2019avaient rien \u00e9cout\u00e9 jusque -l\u00e0, \noccup\u00e9s qu\u2019ils \u00e9taient eux -m\u00eames \u00e0 fourrer leurs \ndoigts dans leur nez, s\u2019approch\u00e8rent \u00e0 ce nom et \nregard\u00e8rent Montparnasse avec un commencement \nde joie et d\u2019admiration. \nMalheureusement Montparnasse \u00e9tait soucieux. \nIl posa la main sur l\u2019\u00e9paule de Gavroche et lui dit \nen appuyant sur les mots : \n\u2013 Ecoute ce que je te dis, gar\u00e7on, si j\u2019\u00e9tais sur la \nplace, avec mon dogue, ma dague et ma digue, et si \nvous me prodiguiez dix gros sous, je ne refuserais pas \nd\u2019y goupiner4a, mais nous ne sommes pas le mardi \ngras. \n \na Travailler. Cette phrase bizarre produisit sur le gamin un effet \nsingulier. Il se tourna vivement, promena avec une \nattention profonde ses petits yeux brillants autour de \nlui, et aper\u00e7ut, \u00e0 quelques pas, un sergent de ville qui \nleur tournait le dos. Gavroche laissa \u00e9chapper un : ah, \nbon! qu\u2019il r\u00e9prima sur -le-champ, et, secouant la main \nde Montparnasse : \n\u2013 Eh bien, bonsoir, fit -il, je m\u2019en vas \u00e0 mon \n\u00e9l\u00e9phant avec mes m\u00f4mes. Une supposition que tu \naurais besoin de moi une nuit, tu viendrais me \ntrouver l\u00e0. Je loge \u00e0 l\u2019entresol. Il n\u2019y a pas de portier. \nTu demanderais monsieur Gavroche. \n\u2013 C\u2019est bon, dit M ontparnasse. \nEt ils se s\u00e9par\u00e8rent, Montparnasse cheminant vers \nla Gr\u00e8ve et Gavroche vers la Bastille. Le petit de cinq \nans, tra\u00een\u00e9 par son fr\u00e8re que tra\u00eenait Gavroche, \ntourna plusieurs fois la t\u00eate en arri\u00e8re pour voir s\u2019en \naller \u00abPorrichinelle\u00bb. \nLa phra se amphigourique par laquelle \nMontparnasse avait averti Gavroche de la pr\u00e9sence \ndu sergent de ville ne contenait pas d\u2019autre talisman \nque l\u2019assonance dig r\u00e9p\u00e9t\u00e9e cinq ou six fois sous des \nformes vari\u00e9es. Cette syllabe dig, non prononc\u00e9e \nisol\u00e9ment, mais artistement m\u00eal\u00e9e aux mots d\u2019une \nphrase, veut dire : \u2013 Prenons garde, on ne peut pas parler librement . \u2013 Il y avait en outre dans la phrase de \nMontparnasse une beaut\u00e9 litt\u00e9raire qui \u00e9chappa \u00e0 \nGavroche, c\u2019est mon dogue, ma da gue et ma digue , \nlocution de l\u2019argot du Temple qui signifie mon chien, \nmon couteau et ma femme , fort usit\u00e9e parmi les pitres et \nles queues -rouges du grand si\u00e8cle o\u00f9 Moli\u00e8re \u00e9crivait \net o\u00f9 Callot dessinait. \nIl y a vingt ans, on voyait encore dans l\u2019angle s ud-\nest de la place de la Bastille, pr\u00e8s de la gare du canal \ncreus\u00e9e dans l\u2019ancien foss\u00e9 de la prison -citadelle, un \nmonument bizarre qui s\u2019est effac\u00e9 d\u00e9j\u00e0 de la m\u00e9moire \ndes parisiens, et qui m\u00e9ritait d\u2019y laisser quelque trace, \ncar c\u2019\u00e9tait une pens\u00e9e du \u00abmem bre de l\u2019Institut, \ng\u00e9n\u00e9ral en chef de l\u2019arm\u00e9e d\u2019Egypte\u00bb. \nNous disons monument, quoique ce ne f\u00fbt qu\u2019une \nmaquette. Mais cette maquette elle -m\u00eame, \u00e9bauche \nprodigieuse, cadavre grandiose d\u2019une id\u00e9e de \nNapol\u00e9on que deux ou trois coups de vent successifs \navaie nt emport\u00e9e et jet\u00e9e \u00e0 chaque fois plus loin de \nnous, \u00e9tait devenue historique, et avait pris je ne sais \nquoi de d\u00e9finitif qui contrastait avec son aspect \nprovisoire. C\u2019\u00e9tait un \u00e9l\u00e9phant de quarante pieds de \nhaut, construit en charpente et en ma\u00e7onnerie, \nportant sur son dos sa tour qui ressemblait \u00e0 une \nmaison, jadis peint en vert par un badigeonneur quelconque, maintenant peint en noir par le ciel, la \npluie et le temps. Dans cet angle d\u00e9sert et d\u00e9couvert \nde la place, le large front du colosse, sa trompe, s es \nd\u00e9fenses, sa tour, sa croupe \u00e9norme, ses quatre pieds \npareils \u00e0 des colonnes faisaient la nuit sur le ciel \u00e9toil\u00e9 \nune silhouette surprenante et terrible. On ne savait ce \nque cela voulait dire. C\u2019\u00e9tait une sorte de symbole de \nla force populaire. C\u2019\u00e9tait sombre, \u00e9nigmatique et \nimmense. C\u2019\u00e9tait on ne sait quel fant\u00f4me puissant \nvisible et debout \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du spectre invisible de la \nBastille. \nPeu d\u2019\u00e9trangers visitaient cet \u00e9difice, aucun passant \nne le regardait. Il tombait en ruine; \u00e0 chaque saison \ndes pl\u00e2tras qui se d\u00e9tachaient de ses flancs lui \nfaisaient des plaies hideuses. \u00ab Les \u00e9diles\u00bb, comme on \ndit en patois \u00e9l\u00e9gant, l\u2019avaient oubli\u00e9 depuis 1814. Il \n\u00e9tait l\u00e0 dans son coin, morne, malade, croulant, \nentour\u00e9 d\u2019une palissade pourrie souill\u00e9e \u00e0 chaque \ninstant p ar des cochers ivres; des crevasses lui \nl\u00e9zardaient le ventre, une latte lui sortait de la queue, \nles hautes herbes lui poussaient entre les jambes; et \ncomme le niveau de la place s\u2019\u00e9levait depuis trente \nans tout autour par ce mouvement lent et continu qui \nexhausse insensiblement le sol des grandes villes, il \n\u00e9tait dans un creux et il semblait que la terre s\u2019enfon\u00e7\u00e2t sous lui. Il \u00e9tait immonde, m\u00e9pris\u00e9, \nrepoussant et superbe, laid aux yeux du bourgeois, \nm\u00e9lancolique aux yeux du penseur. Il avait quelque \nchose d\u2019une ordure qu\u2019on va balayer et quelque chose \nd\u2019une majest\u00e9 qu\u2019on va d\u00e9capiter. \nComme nous l\u2019avons dit, la nuit l\u2019aspect changeait. \nLa nuit est le v\u00e9ritable milieu de tout ce qui est \nombre. D\u00e8s que tombait le cr\u00e9puscule, le vieil \n\u00e9l\u00e9phant se transfigu rait; il prenait une figure \ntranquille et redoutable dans la formidable s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 \ndes t\u00e9n\u00e8bres. Etant du pass\u00e9, il \u00e9tait de la nuit; et \ncette obscurit\u00e9 allait \u00e0 sa grandeur. \nCe monument, rude, trapu, pesant, \u00e2pre, aust\u00e8re, \npresque difforme, mais \u00e0 coup s\u00fbr majestueux et \nempreint d\u2019une sorte de gravit\u00e9 magnifique et \nsauvage, a disparu pour laisser r\u00e9gner en paix l\u2019esp\u00e8ce \nde po\u00eale gigantesque, orn\u00e9 de son tuyau, qui a \nremplac\u00e9 la sombre forteresse \u00e0 neuf tours, \u00e0 peu \npr\u00e8s comme la bourgeoisie remplace la f\u00e9od alit\u00e9. Il \nest tout simple qu\u2019un po\u00eale soit le symbole d\u2019une \n\u00e9poque dont une marmite contient la puissance. \nCette \u00e9poque passera, elle passe d\u00e9j\u00e0; on commence \u00e0 \ncomprendre que, s\u2019il peut y avoir de la force dans une \nchaudi\u00e8re, il ne peut y avoir de puissanc e que dans un \ncerveau; en d\u2019autres termes, que ce qui m\u00e8ne et entra\u00eene le monde, ce ne sont pas les locomotives, ce \nsont les id\u00e9es. Attelez les locomotives aux id\u00e9es, c\u2019est \nbien; mais ne prenez pas le cheval pour le cavalier. \nQuoi qu\u2019il en soit, pour reve nir \u00e0 la place de la \nBastille, l\u2019architecte de l\u2019\u00e9l\u00e9phant avec du pl\u00e2tre \u00e9tait \nparvenu \u00e0 faire du grand; l\u2019architecte du tuyau de \npo\u00eale a r\u00e9ussi \u00e0 faire du petit avec du bronze. \nCe tuyau de po\u00eale, qu\u2019on a baptis\u00e9 d\u2019un nom \nsonore et nomm\u00e9 la colonne de Jui llet, ce monument \nmanqu\u00e9 d\u2019une r\u00e9volution avort\u00e9e, \u00e9tait encore \nenvelopp\u00e9 en 1832 d\u2019une immense chemise en \ncharpente que nous regrettons pour notre part, et \nd\u2019un vaste enclos en planches, qui achevait d\u2019isoler \nl\u2019\u00e9l\u00e9phant. \nCe fut vers ce coin de la place, \u00e0 peine \u00e9clair\u00e9 du \nreflet d\u2019un r\u00e9verb\u00e8re \u00e9loign\u00e9, que le gamin dirigea les \ndeux \u00abm\u00f4mes\u00bb. \nQu\u2019on nous permette de nous interrompre ici et \nde rappeler que nous sommes dans la simple r\u00e9alit\u00e9, \net qu\u2019il y a vingt ans les tribunaux correctionnels \neurent \u00e0 juger, sous pr\u00e9vention de vagabondage et de \nbris d\u2019un monument public, un enfant qui avait \u00e9t\u00e9 \nsurpris couch\u00e9 dans l\u2019int\u00e9rieur m\u00eame de l\u2019\u00e9l\u00e9phant de \nla Bastille. \nCe fait constat\u00e9, nous continuons. En arrivant pr\u00e8s du colosse, Gavroche comprit \nl\u2019effet que l\u2019inf iniment grand peut produire sur \nl\u2019infiniment petit, et dit : \n\u2013 Moutards! n\u2019ayez pas peur. \nPuis il entra par une lacune de la palissade dans \nl\u2019enceinte de l\u2019\u00e9l\u00e9phant et aida les m\u00f4mes \u00e0 enjamber \nla br\u00e8che. Les deux enfants, un peu effray\u00e9s, suivaient \nsans dire mot Gavroche et se confiaient \u00e0 cette petite \nprovidence en guenilles qui leur avait do nn\u00e9 du pain \net leur avait promis un g\u00eete. \nIl y avait l\u00e0, couch\u00e9e le long de la palissade, une \n\u00e9chelle qui servait le jour aux ouvriers du chantier \nvoisin. Gavroche la souleva avec une singuli\u00e8re \nvigueur, et l\u2019appliqua contre une des jambes de \ndevant de l\u2019 \u00e9l\u00e9phant. Vers le point o\u00f9 l\u2019\u00e9chelle allait \naboutir, on distinguait une esp\u00e8ce de trou noir dans le \nventre du colosse. \nGavroche montra l\u2019\u00e9chelle et le trou \u00e0 ses h\u00f4tes et \nleur dit : \n\u2013 Montez et entrez. \nLes deux petits gar\u00e7ons se regard\u00e8rent terrifi\u00e9s. \n\u2013 Vous avez peur, m\u00f4mes! s\u2019\u00e9cria Gavroche. \nEt il ajouta : \n\u2013 Vous allez voir. Il \u00e9treignit le pied rugueux de l\u2019\u00e9l\u00e9phant, et en un \nclin d\u2019\u0153il, sans daigner se servir de l\u2019\u00e9chelle, il arriva \u00e0 \nla crevasse. Il y entra comme une couleuvre qui se \nglisse dans une fente, il s\u2019y enfon\u00e7a, et un moment \napr\u00e8s les deux enfants virent vaguement appara\u00eetre, \ncomme une forme blanch\u00e2tre et blafarde, sa t\u00eate p\u00e2le \nau bord du trou plein de t\u00e9n\u00e8bres. \n\u2013 Eh bien, cria -t-il, montez donc, les momignards! \nvous allez voir comme o n est bien! \u2013 Monte, toi! dit -\nil \u00e0 l\u2019a\u00een\u00e9, je te tends la main. \nLes petits se pouss\u00e8rent de l\u2019\u00e9paule, le gamin leur \nfaisait peur et les rassurait \u00e0 la fois, et puis il pleuvait \nbien fort. L\u2019a\u00een\u00e9 se risqua. Le plus jeune, en voyant \nmonter son fr\u00e8re et lui rest\u00e9 tout seul entre les pattes \nde cette grosse b\u00eate, avait bien envie de pleurer, mais \nil n\u2019osait. \nL\u2019a\u00een\u00e9 gravissait, tout en chancelant, les barreaux \nde l\u2019\u00e9chelle; Gavroche, chemin faisant, l\u2019encourageait \npar des exclamations de ma\u00eetre d\u2019armes \u00e0 ses \u00e9c oliers \nou de muletier \u00e0 ses mules : \n\u2013 Aye pas peur! \n\u2013 C\u2019est \u00e7a! \n\u2013 Va toujours! \n\u2013 Mets ton pied l\u00e0! \n\u2013 Ta main ici. \u2013 Hardi! \nEt quand il fut \u00e0 sa port\u00e9e, il l\u2019empoigna \nbrusquement et vigoureusement par le bras et le tira \u00e0 \nlui. \n\u2013 Gob\u00e9! dit -il. \nLe m\u00f4 me avait franchi la crevasse. \n\u2013 Maintenant, fit Gavroche, attends -moi. \nMonsieur, prenez la peine de vous asseoir. \nEt, sortant de la crevasse comme il y \u00e9tait entr\u00e9, il \nse laissa glisser avec l\u2019agilit\u00e9 d\u2019un ouistiti le long de la \njambe de l\u2019\u00e9l\u00e9phant, il t omba debout sur ses pieds \ndans l\u2019herbe, saisit le petit de cinq ans \u00e0 bras -le-corps \net le planta au beau milieu de l\u2019\u00e9chelle, puis il se mit \u00e0 \nmonter derri\u00e8re lui en criant \u00e0 l\u2019a\u00een\u00e9 : \n\u2013 Je vas le pousser, tu vas le tirer. \nEn un instant le petit fut mont\u00e9 , pouss\u00e9, tra\u00een\u00e9, \ntir\u00e9, bourr\u00e9, fourr\u00e9 dans le trou sans avoir eu le temps \nde se reconna\u00eetre, et Gavroche entrant apr\u00e8s lui, \nrepoussant d\u2019un coup de talon l\u2019\u00e9chelle qui tomba sur \nle gazon, se mit \u00e0 battre des mains et cria : \n\u2013 Nous y v\u2019l\u00e0! Vive le g\u00e9n\u00e9ral Lafayette! \nCette explosion pass\u00e9e, il ajouta : \n\u2013 Les mioches, vous \u00eates chez moi. \nGavroche \u00e9tait en effet chez lui. O utilit\u00e9 inattendue de l\u2019inutile! charit\u00e9 des grandes \nchoses! bont\u00e9 des g\u00e9ants! Ce monument d\u00e9mesur\u00e9 \nqui avait contenu une pens\u00e9e de l\u2019empereur \u00e9tait \ndevenu la bo\u00eete d\u2019un gamin. Le m\u00f4me avait \u00e9t\u00e9 \naccept\u00e9 et abrit\u00e9 par le colosse. Les bourgeois \nendimanch\u00e9s qui passaient devant l\u2019\u00e9l\u00e9phant de la \nBastille disaient volontiers en le toisant d\u2019un air de \nm\u00e9pris avec leurs yeux \u00e0 fleur de t\u00eate : \u2013 A quoi cela \nsert-il? \u2013 Cela servait \u00e0 sauver du froid, du givre, de la \ngr\u00eale, de la pluie, \u00e0 garantir du vent d\u2019hiver, \u00e0 \npr\u00e9server du sommeil dans la boue qui donne la \nfi\u00e8vre et du sommeil dans la neige qui donne la mort, \nun petit \u00eatre sans p\u00e8re ni m\u00e8re, sans pain, sans \nv\u00eatements, sans asile. Cela servait \u00e0 recueillir \nl\u2019innocent que la soci\u00e9t\u00e9 repoussait. Cela servait \u00e0 \ndiminuer la faute publique. C\u2019\u00e9tait une tani\u00e8re \nouverte \u00e0 celui auquel toutes les portes \u00e9taient \nferm\u00e9es. Il semblait que le vieux mastodonte \nmis\u00e9rable, envahi par la vermine et par l\u2019oubli, \ncouvert de verrues, de moisissures et d\u2019ulc\u00e8res, \nchancelant, vermou lu, abandonn\u00e9, condamn\u00e9, esp\u00e8ce \nde mendiant colossal demandant en vain l\u2019aum\u00f4ne \nd\u2019un regard bienveillant au milieu du carrefour, avait \neu piti\u00e9, lui, de cet autre mendiant, du pauvre pygm\u00e9e \nqui s\u2019en allait sans souliers aux pieds, sans plafond sur la t\u00eate, soufflant dans ses doigts, v\u00eatu de chiffons, \nnourri de ce qu\u2019on jette. Voil\u00e0 \u00e0 quoi servait \nl\u2019\u00e9l\u00e9phant de la Bastille. Cette id\u00e9e de Napol\u00e9on, \nd\u00e9daign\u00e9e par les hommes, avait \u00e9t\u00e9 reprise par Dieu. \nCe qui n\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 qu\u2019illustre \u00e9tait devenu auguste. Il e\u00fbt \nfallu \u00e0 l\u2019empereur, pour r\u00e9aliser ce qu\u2019il m\u00e9ditait, le \nporphyre, l\u2019airain, le fer, l\u2019or, le marbre; \u00e0 Dieu le vieil \nassemblage de planches, de solives et de pl\u00e2tras \nsuffisait. L\u2019empereur avait eu un r\u00eave de g\u00e9nie; dans \ncet \u00e9l\u00e9phant titanique, arm\u00e9, prodig ieux, dressant sa \ntrompe, portant sa tour, et faisant jaillir de toutes \nparts autour de lui des eaux joyeuses et vivifiantes, il \nvoulait incarner le peuple; Dieu en avait fait une \nchose plus grande, il y logeait un enfant. \nLe trou par o\u00f9 Gavroche \u00e9tait en tr\u00e9 \u00e9tait une \nbr\u00e8che \u00e0 peine visible du dehors, cach\u00e9e qu\u2019elle \u00e9tait, \nnous l\u2019avons dit, sous le ventre de l\u2019\u00e9l\u00e9phant, et si \n\u00e9troite qu\u2019il n\u2019y avait gu\u00e8re que des chats et des \nm\u00f4mes qui pussent y passer. \n\u2013 Commen\u00e7ons, dit Gavroche, par dire au portier \nque nous n\u2019y sommes pas. \nEt plongeant dans l\u2019obscurit\u00e9 avec certitude \ncomme quelqu\u2019un qui conna\u00eet son appartement, il \nprit une planche et en boucha le trou. Gavroche replongea dans l\u2019obscurit\u00e9. Les enfants \nentendirent le reniflement de l\u2019allumette plong\u00e9e da ns \nla bouteille phosphorique. L\u2019allumette chimique \nn\u2019existait pas encore; le briquet Fumade repr\u00e9sentait \u00e0 \ncette \u00e9poque le progr\u00e8s. \nUne clart\u00e9 subite leur fit cligner les yeux; \nGavroche venait d\u2019allumer un de ces bouts de ficelle \ntremp\u00e9s dans la r\u00e9sine qu \u2019on appelle rats de cave. Le \nrat de cave, qui fumait plus qu\u2019il n\u2019\u00e9clairait, rendait \nconfus\u00e9ment visible le dedans de l\u2019\u00e9l\u00e9phant. \nLes deux h\u00f4tes de Gavroche regard\u00e8rent autour \nd\u2019eux et \u00e9prouv\u00e8rent quelque chose de pareil \u00e0 ce \nqu\u2019\u00e9prouverait quelqu\u2019un qui serait enferm\u00e9 dans la \ngrosse tonne de Heidelberg, ou mieux encore, \u00e0 ce \nque dut \u00e9prouver Jonas dans le ventre biblique de la \nbaleine. Tout un squelette gigantesque leur \napparaissait et les enveloppait. En haut, une longue \npoutre brune d\u2019o\u00f9 partaient de di stance en distance \nde massives membrures cintr\u00e9es figurait la colonne \nvert\u00e9brale avec les c\u00f4tes, des stalactites de pl\u00e2tre y \npendaient comme des visc\u00e8res, et d\u2019une c\u00f4te \u00e0 l\u2019autre \nde vastes toiles d\u2019araign\u00e9e faisaient des diaphragmes \npoudreux. On voyait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 dans les coins de grosses \ntaches noir\u00e2tres qui avaient l\u2019air de vivre et qui se d\u00e9pla\u00e7aient rapidement avec un mouvement brusque \net effar\u00e9. \nLes d\u00e9bris tomb\u00e9s du dos de l\u2019\u00e9l\u00e9phant sur son \nventre en avaient combl\u00e9 la concavit\u00e9, de sorte qu\u2019on \npouvait y marcher comme sur un plancher. \nLe plus petit se rencogna contre son fr\u00e8re et dit \u00e0 \ndemi -voix : \n\u2013 C\u2019est noir. \nCe mot fit exclamer Gavroche. L\u2019air p\u00e9trifi\u00e9 des \ndeux m\u00f4mes rendait une secousse n\u00e9cessaire. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que vous me fichez? s\u2019\u00e9cria -t-il. \nBlaguons -nous? faisons -nous les d\u00e9go\u00fbt\u00e9s? vous faut -\nil pas les Tuileries? Seriez -vous des brutes? Dites -le. \nJe vous pr\u00e9viens que je ne suis pas du r\u00e9giment des \ngodiches. Ah \u00e7\u00e0, est -ce que vous \u00eates les moutards du \nmoutardier du pape? \nUn peu de rudoiement es t bon dans l\u2019\u00e9pouvante. \nCela rassure. Les deux enfants se rapproch\u00e8rent de \nGavroche. \nGavroche, paternellement attendri de cette \nconfiance, passa \u00abdu grave au doux\u00bb et s\u2019adressant au \nplus petit : \n\u2013 B\u00eata, lui dit -il en accentuant l\u2019injure d\u2019une \nnuance care ssante, c\u2019est dehors que c\u2019est noir. \nDehors il pleut, ici il ne pleut pas; dehors il fait froid, ici il n\u2019y a pas une miette de vent; dehors il y a des tas \nde monde, ici il n\u2019y a personne; dehors il n\u2019y a pas \nm\u00eame la lune, ici il y a ma chandelle, nom d\u2019un ch! \nLes deux enfants commen\u00e7aient \u00e0 regarder \nl\u2019appartement avec moins d\u2019effroi; mais Gavroche ne \nleur laissa pas plus longtemps le loisir de la \ncontemplation. \n\u2013 Vite, dit -il. \nEt il les poussa vers ce que nous sommes tr\u00e8s \nheureux de pouvoir appeler le fo nd de la chambre. \nL\u00e0 \u00e9tait son lit. \nLe lit de Gavroche \u00e9tait complet. C\u2019est -\u00e0-dire qu\u2019il \ny avait un matelas, une couverture et une alc\u00f4ve avec \nrideaux. \nLe matelas \u00e9tait une natte de paille, la couverture \nun assez vaste pagne de grosse laine grise fort c haud \net presque neuf. Voici ce que c\u2019\u00e9tait que l\u2019alc\u00f4ve : \nTrois \u00e9chalas assez longs, enfonc\u00e9s et consolid\u00e9s \ndans les gravois du sol, c\u2019est -\u00e0-dire du ventre de \nl\u2019\u00e9l\u00e9phant, deux en avant, un en arri\u00e8re, et r\u00e9unis par \nune corde \u00e0 leur sommet, de mani\u00e8re \u00e0 fo rmer un \nfaisceau pyramidal. Ce faisceau supportait un treillage \nde fil de laiton qui \u00e9tait simplement pos\u00e9 dessus, mais \nartistement appliqu\u00e9 et maintenu par des attaches de \nfil de fer de sorte qu\u2019il enveloppait enti\u00e8rement les trois \u00e9chalas. Un cordon de g rosses pierres fixait tout \nautour ce treillage sur le sol de mani\u00e8re \u00e0 ne rien \nlaisser passer. Ce treillage n\u2019\u00e9tait autre chose qu\u2019un \nmorceau de ces grillages de cuivre dont on rev\u00eat les \nvoli\u00e8res dans les m\u00e9nageries. Le lit de Gavroche \u00e9tait \nsous ce grilla ge comme dans une cage. L\u2019ensemble \nressemblait \u00e0 une tente d\u2019esquimau. \nC\u2019est ce grillage qui tenait lieu de rideaux. \nGavroche d\u00e9rangea un peu les pierres qui \nassujettissaient le grillage par devant, les deux pans \ndu treillage qui retombaient l\u2019un sur l\u2019a utre \ns\u2019\u00e9cart\u00e8rent. \n\u2013 M\u00f4mes, \u00e0 quatre pattes! dit Gavroche. \nIl fit entrer avec pr\u00e9caution ses h\u00f4tes dans la cage, \npuis il y entra apr\u00e8s eux, en rampant, rapprocha les \npierres et referma herm\u00e9tiquement l\u2019ouverture. \nIls s\u2019\u00e9taient \u00e9tendus tous trois sur la natte. \nSi petits qu\u2019ils fussent, aucun d\u2019eux n\u2019e\u00fbt pu se \ntenir debout dans l\u2019alc\u00f4ve. Gavroche avait toujours le \nrat de cave \u00e0 sa main. \n\u2013 Maintenant, dit -il, pioncez! Je vas supprimer le \ncand\u00e9labre. \n\u2013 Monsieur, demanda l\u2019a\u00een\u00e9 des deux fr\u00e8res \u00e0 \nGavroche en montrant le grillage, qu\u2019est -ce que c\u2019est \ndonc que \u00e7a? \u2013 \u00c7a, dit Gavroche gravement, c\u2019est pour les rats. \n\u2013 Pioncez! \nCependant il se crut oblig\u00e9 d\u2019ajouter quelques \nparoles pour l\u2019instruction de ces \u00eatres en bas \u00e2ge, et il \ncontinua : \n\u2013 C\u2019est des choses du Jardin des plantes. \u00c7a sert \naux animaux f\u00e9roces. Gniena (il y en a) plein un \nmagasin. Gnia (il n\u2019y a) qu\u2019\u00e0 monter par -dessus un \nmur, qu\u2019\u00e0 grimper par une fen\u00eatre et qu\u2019\u00e0 passer sous \nune porte. On e n a tant qu\u2019on veut. \nTout en parlant, il enveloppait d\u2019un pan de la \ncouverture le tout petit qui murmura : \n\u2013 Oh! c\u2019est bon! c\u2019est chaud! \nGavroche fixa un \u0153il satisfait sur la couverture. \n\u2013 C\u2019est encore du Jardin des plantes, dit -il. J\u2019ai pris \n\u00e7a aux si nges. \nEt montrant \u00e0 l\u2019a\u00een\u00e9 la natte sur laquelle il \u00e9tait \ncouch\u00e9, natte fort \u00e9paisse et admirablement travaill\u00e9e, \nil ajouta : \n\u2013 \u00c7a, c\u2019\u00e9tait \u00e0 la girafe. \nApr\u00e8s une pause, il poursuivit : \n\u2013 Les b\u00eates avaient tout \u00e7a. Je le leur ai pris. \u00c7a ne \nles a pas f \u00e2ch\u00e9es. Je leur ai dit : C\u2019est pour l\u2019\u00e9l\u00e9phant. \nIl fit encore un silence et reprit : \u2013 On passe par -dessus les murs et on se fiche du \ngouvernement. V\u2019l\u00e0. \nLes deux enfants consid\u00e9raient avec un respect \ncraintif et stup\u00e9fait cet \u00eatre intr\u00e9pide et inventif , \nvagabond comme eux, isol\u00e9 comme eux, ch\u00e9tif \ncomme eux, qui avait quelque chose de mis\u00e9rable et \nde tout -puissant, qui leur semblait surnaturel, et dont \nla physionomie se composait de toutes les grimaces \nd\u2019un vieux saltimbanque m\u00eal\u00e9es au plus na\u00eff et au \nplus charmant sourire. \n\u2013 Monsieur, fit timidement l\u2019a\u00een\u00e9, vous n\u2019avez \ndonc pas peur des sergents de ville? \nGavroche se borna \u00e0 r\u00e9pondre : \n\u2013 M\u00f4me! on ne dit pas les sergents de ville, on dit \nles cognes. \nLe tout petit avait les yeux ouverts, mais il ne dis ait \nrien. Comme il \u00e9tait au bord de la natte, l\u2019a\u00een\u00e9 \u00e9tant \nau milieu, Gavroche lui borda la couverture comme \ne\u00fbt fait une m\u00e8re et exhaussa la natte sous sa t\u00eate \navec de vieux chiffons de mani\u00e8re \u00e0 faire au m\u00f4me \nun oreiller. Puis il se tourna vers l\u2019a\u00een\u00e9. \n\u2013 Hein? on est joliment bien, ici! \n\u2013 Ah oui! r\u00e9pondit l\u2019a\u00een\u00e9 en regardant Gavroche \navec une expression d\u2019ange sauv\u00e9. Les deux pauvres petits enfants tout mouill\u00e9s \ncommen\u00e7aient \u00e0 se r\u00e9chauffer. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, continua Gavroche, pourquoi donc est -ce \nque vous pl euriez? \nEt montrant le petit \u00e0 son fr\u00e8re : \n\u2013 Un mioche comme \u00e7a, je ne dis pas, mais un \ngrand comme toi, pleurer, c\u2019est cr\u00e9tin; on a l\u2019air d\u2019un \nveau. \n\u2013 Dame, fit l\u2019enfant, nous n\u2019avions plus du tout de \nlogement o\u00f9 aller. \n\u2013 Moutard! reprit Gavroche, on ne dit pas un \nlogement, on dit une piolle. \n\u2013 Et puis nous avions peur d\u2019\u00eatre tout seuls \ncomme \u00e7a la nuit. \n\u2013 On ne dit pas la nuit, on dit la sorgue. \n\u2013 Merci, monsieur, dit l\u2019enfant. \n\u2013 Ecoute, repartit Gavroche, il ne faut plus \ngeindre jamais pour rien. J\u2019aurai soin de vous. Tu \nverras comme on s\u2019amuse. L\u2019\u00e9t\u00e9, nous irons \u00e0 la \nGlaci\u00e8re avec Navet, un camarade \u00e0 moi, nous nous \nbaignerons \u00e0 la gare, nous courrons tout nus sur les \ntrains de vant le pont d\u2019Austerlitz, \u00e7a fait rager les \nblanchisseuses. Elles crient, elles bisquent, si tu savais \ncomme elles sont farces! Nous irons voir l\u2019homme \nsquelette. Il est en vie. Aux Champs -Elys\u00e9es. Il est maigre comme tout, ce paroissien -l\u00e0. Et puis je vo us \nconduirai au spectacle. Je vous m\u00e8nerai \u00e0 Fr\u00e9d\u00e9rick -\nLema\u00eetre. J\u2019ai des billets, je connais des acteurs, j\u2019ai \nm\u00eame jou\u00e9 une fois dans une pi\u00e8ce. Nous \u00e9tions des \nm\u00f4mes comme \u00e7a, on courait sous une toile, \u00e7a \nfaisait la mer. Je vous ferai engager \u00e0 mon th\u00e9 \u00e2tre. \nNous irons voir les sauvages. Ce n\u2019est pas vrai, ces \nsauvages -l\u00e0. Ils ont des maillots roses qui font des \nplis, et on leur voit aux coudes des reprises en fil \nblanc. Apr\u00e8s \u00e7a, nous irons \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra. Nous \nentrerons avec les claqueurs. La claque \u00e0 l\u2019Op\u00e9 ra est \ntr\u00e8s bien compos\u00e9e. Je n\u2019irais pas avec la claque sur \nles boulevards. A l\u2019Op\u00e9ra, figure -toi, il y en a qui \npayent vingt sous, mais c\u2019est des b\u00eatas. On les appelle \ndes lavettes. \u2013 Et puis nous irons voir guillotiner. Je \nvous ferai voir le bourreau. I l demeure rue des \nMarais. Monsieur Sanson. Il y a une bo\u00eete aux lettres \n\u00e0 la porte. Ah! on s\u2019amuse fameusement! \nEn ce moment, une goutte de cire tomba sur le \ndoigt de Gavroche et le rappela aux r\u00e9alit\u00e9s de la vie. \n\u2013 Bigre! dit -il, v\u2019l\u00e0 la m\u00e8che qui s\u2019use . Attention! je \nne peux pas mettre plus d\u2019un sou par mois \u00e0 mon \n\u00e9clairage. Quand on se couche, il faut dormir. Nous \nn\u2019avons pas le temps de lire des romans de monsieur \nPaul de Kock. Avec \u00e7a que la lumi\u00e8re pourrait passer par les fentes de la porte coch\u00e8re, et les cognes \nn\u2019auraient qu\u2019\u00e0 voir. \n\u2013 Et puis, observa timidement l\u2019a\u00een\u00e9 qui seul osait \ncauser avec Gavroche et lui donner la r\u00e9plique, un \nfumeron pourrait tomber dans la paille, il faut \nprendre garde de br\u00fbler la maison. \n\u2013 On ne dit pas br\u00fbler la maiso n, fit Gavroche, on \ndit riffauder le bocard. \nL\u2019orage redoublait. On entendait, \u00e0 travers des \nroulements de tonnerre, l\u2019averse battre le dos du \ncolosse. \n\u2013 Enfonc\u00e9, la pluie! dit Gavroche. \u00c7a m\u2019amuse \nd\u2019entendre couler la carafe le long des jambes de la \nmaison. L\u2019hiver est une b\u00eate; il perd sa marchandise, \nil perd sa peine, il ne peut pas nous mouiller, et \u00e7a le \nfait bougonner, ce vieux porteur d\u2019eau -l\u00e0! \nCette allusion au tonnerre, dont Gavroche, en sa \nqualit\u00e9 de philosophe du dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle, \nacceptait toutes les cons\u00e9quences, fut suivie d\u2019un \nlarge \u00e9clair, si \u00e9blouissant que quelque chose en entra \npar la crevasse dans le ventre de l\u2019\u00e9l\u00e9phant. Presque \nen m\u00eame temps la foudre gronda, et tr\u00e8s \nfurieusement. Les deux petits pouss\u00e8rent un cri, et se \nsoulev\u00e8re nt si vivement que le treillage en fut presque \u00e9cart\u00e9; mais Gavroche tourna vers eux sa face hardie \net profita du coup de tonnerre pour \u00e9clater de rire. \n\u2013 Du calme, enfants. Ne bousculons pas l\u2019\u00e9difice. \nVoil\u00e0 du beau tonnerre, \u00e0 la bonne heure. Ce n\u2019est \npas l\u00e0 de la gnognote d\u2019\u00e9clair. Bravo le bon Dieu! \nnom d\u2019unch! c\u2019est presque aussi bien qu\u2019\u00e0 l\u2019Ambigu. \nCela dit, il refit l\u2019ordre dans le treillage, poussa \ndoucement les deux enfants sur le chevet du lit, \npressa leurs genoux pour les bien \u00e9tendre tout de l eur \nlong, et s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Puisque le bon Dieu allume sa chandelle, je peux \nsouffler la mienne. Les enfants, il faut dormir, mes \njeunes humains. C\u2019est tr\u00e8s mauvais de ne pas dormir. \n\u00c7a vous fait schlinguer du couloir, ou, comme on dit \ndans le grand monde, p uer de la gueule. Entortillez -\nvous bien de la pelure! je vas \u00e9teindre. Y \u00eates -vous? \n\u2013 Oui, murmura l\u2019a\u00een\u00e9, je suis bien. J\u2019ai comme de \nla plume sous la t\u00eate. \n\u2013 On ne dit pas la t\u00eate, cria Gavroche, on dit la \ntronche. \nLes deux enfants se serr\u00e8rent l\u2019un c ontre l\u2019autre. \nGavroche acheva de les arranger sur la natte et leur \nmonta la couverture jusqu\u2019aux oreilles, puis r\u00e9p\u00e9ta \npour la troisi\u00e8me fois l\u2019injonction en langue \nhi\u00e9ratique : \u2013 Pioncez! \nEt il souffla le lumignon. \nA peine la lumi\u00e8re \u00e9tait -elle \u00e9teint e qu\u2019un \ntremblement singulier commen\u00e7a \u00e0 \u00e9branler le \ntreillage sous lequel les trois enfants \u00e9taient couch\u00e9s. \nC\u2019\u00e9tait une multitude de frottements sourds qui \nrendaient un son m\u00e9tallique, comme si des griffes et \ndes dents grin\u00e7aient sur le fil de cuivre. Ce la \u00e9tait \naccompagn\u00e9 de toutes sortes de petits cris aigus. \nLe petit gar\u00e7on de cinq ans, entendant ce vacarme \nau-dessus de sa t\u00eate et glac\u00e9 d\u2019\u00e9pouvante, poussa du \ncoude son fr\u00e8re a\u00een\u00e9, mais le fr\u00e8re a\u00een\u00e9 \u00abpion\u00e7ait\u00bb \nd\u00e9j\u00e0, comme Gavroche le lui avait ordonn\u00e9 . Alors le \npetit, n\u2019en pouvant plus de peur, osa interpeller \nGavroche, mais tout bas, en retenant son haleine : \n\u2013 Monsieur? \n\u2013 Hein? fit Gavroche qui venait de fermer les \npaupi\u00e8res. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est donc que \u00e7a? \n\u2013 C\u2019est les rats, r\u00e9pondit Gavroche. \nEt il remit sa t\u00eate sur la natte. \nLes rats en effet, qui pullulaient par milliers dans la \ncarcasse de l\u2019\u00e9l\u00e9phant et qui \u00e9taient ces taches noires \nvivantes dont nous avons parl\u00e9, avaient \u00e9t\u00e9 tenus en \nrespect par la flamme de la bougie tant qu\u2019elle avait brill\u00e9, mais d\u00e8s que cette caverne, qui \u00e9tait comme \nleur cit\u00e9, avait \u00e9t\u00e9 rendue \u00e0 la nuit, sentant l\u00e0 ce que le \nbon conteur Perrault appelle \u00abde la chair fra\u00eeche\u00bb, ils \ns\u2019\u00e9taient ru\u00e9s en foule sur la tente de Gavroche, \navaient grimp\u00e9 jusqu\u2019au sommet, et en mordaient les \nmailles comme s\u2019ils cherchaient \u00e0 percer cette \nzinzeli\u00e8re d\u2019un nouveau genre. \nCependant le petit ne s\u2019endormait pas : \n\u2013 Monsieur! reprit -il. \n\u2013 Hein? fit Gavroche. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est donc que les rats? \n\u2013 C\u2019est des souris. \nCette explication rassura un peu l\u2019enfant. Il avait \nvu dans sa vie des souris blanches et il n\u2019en avait pas \neu peur. Pourtant il \u00e9leva encore la voix : \n\u2013 Monsieur? \n\u2013 Hein? refit Gavroche. \n\u2013 Pourquoi n\u2019avez -vous pas un chat? \n\u2013 J\u2019en ai eu un, r\u00e9pondit Ga vroche, j\u2019en ai apport\u00e9 \nun, mais ils me l\u2019ont mang\u00e9. \nCette seconde explication d\u00e9fit l\u2019\u0153uvre de la \npremi\u00e8re, et le petit recommen\u00e7a \u00e0 trembler. Le \ndialogue entre lui et Gavroche reprit pour la \nquatri\u00e8me fois. \n\u2013 Monsieur! \u2013 Hein? \n\u2013 Qui \u00e7a qui a \u00e9t\u00e9 mang\u00e9 ? \n\u2013 Le chat. \n\u2013 Qui \u00e7a qui a mang\u00e9 le chat? \n\u2013 Les rats. \n\u2013 Les souris? \n\u2013 Oui, les rats. \nL\u2019enfant, constern\u00e9 de ces souris qui mangent les \nchats, poursuivit : \n\u2013 Monsieur, est -ce qu\u2019elles nous mangeraient, ces \nsouris -l\u00e0? \n\u2013 Pardi! fit Gavroche. \nLa terr eur de l\u2019enfant \u00e9tait au comble. Mais \nGavroche ajouta : \n\u2013 N\u2019eille pas peur! ils ne peuvent pas entrer. Et \npuis je suis l\u00e0! Tiens, prends ma main. Tais -toi, et \npionce! \nGavroche en m\u00eame temps prit la main du petit \npar-dessus son fr\u00e8re. L\u2019enfant serra cette main contre \nlui et se sentit rassur\u00e9. Le courage et la force ont de \nces communications myst\u00e9rieuses. Le silence s\u2019\u00e9tait \nrefait autour d\u2019eux, le bruit des voix avait effray\u00e9 et \n\u00e9loign\u00e9 les rats, au bout de quelques minutes ils \neurent beau revenir et faire rage, les trois m\u00f4mes, \nplong\u00e9s dans le sommeil, n\u2019entendaient plus rien. Les heures de la nuit s\u2019\u00e9coul\u00e8rent. L\u2019ombre \ncouvrait l\u2019immense place de la Bastille, un vent \nd\u2019hiver qui se m\u00ealait \u00e0 la pluie soufflait par bouff\u00e9es, \nles patrouilles furetaient les p ortes, les all\u00e9es, les \nenclos, les coins obscurs, et, cherchant les vagabonds \nnocturnes, passaient silencieusement devant \nl\u2019\u00e9l\u00e9phant; le monstre, debout, immobile, les yeux \nouverts dans les t\u00e9n\u00e8bres, avait l\u2019air de r\u00eaver comme \nsatisfait de sa bonne action, et abritait du ciel et des \nhommes les trois pauvres enfants endormis. \nPour comprendre ce qui va suivre, il faut se \nsouvenir qu\u2019\u00e0 cette \u00e9poque le corps de garde de la \nBastille \u00e9tait situ\u00e9 \u00e0 l\u2019autre extr\u00e9mit\u00e9 de la place, et \nque ce qui se passait pr\u00e8s de l \u2019\u00e9l\u00e9phant ne pouvait \n\u00eatre ni aper\u00e7u, ni entendu par la sentinelle. \nVers la fin de cette heure qui pr\u00e9c\u00e8de \nimm\u00e9diatement le point du jour, un homme \nd\u00e9boucha de la rue Saint -Antoine en courant, \ntraversa la place, tourna le grand enclos de la colonne \nde Juil let, et se glissa entre les palissades jusque sous \nle ventre de l\u2019\u00e9l\u00e9phant. Si une lumi\u00e8re quelconque e\u00fbt \n\u00e9clair\u00e9 cet homme, \u00e0 la mani\u00e8re profonde dont il \u00e9tait \nmouill\u00e9, on e\u00fbt devin\u00e9 qu\u2019il avait pass\u00e9 la nuit sous la \npluie. Arriv\u00e9 sous l\u2019\u00e9l\u00e9phant, il fit entendre un cri \nbizarre qui n\u2019appartient \u00e0 aucune langue humaine et qu\u2019une perruche seule pourrait reproduire. Il r\u00e9p\u00e9ta \ndeux fois ce cri dont l\u2019orthographe que voici donne \u00e0 \npeine quelque id\u00e9e : \n\u2013 Kirikikiou! \nAu second cri, une voix claire, gaie et jeun e, \nr\u00e9pondit du ventre de l\u2019\u00e9l\u00e9phant : \n\u2013 Oui! \nPresque imm\u00e9diatement, la planche qui fermait le \ntrou se d\u00e9rangea et donna passage \u00e0 un enfant qui \ndescendit le long du pied de l\u2019\u00e9l\u00e9phant et vint \nlestement tomber pr\u00e8s de l\u2019homme. C\u2019\u00e9tait \nGavroche. L\u2019homme \u00e9t ait Montparnasse. \nQuant \u00e0 ce cri, kirikikiou , c\u2019\u00e9tait l\u00e0 sans doute ce \nque l\u2019enfant voulait dire par : Tu demanderas monsieur \nGavroche . \nEn l\u2019entendant, il s\u2019\u00e9tait r\u00e9veill\u00e9 en sursaut, avait \nramp\u00e9 hors de son \u00abalc\u00f4ve\u00bb, en \u00e9cartant un peu le \ngrillage qu\u2019il avait ensuite referm\u00e9 soigneusement, \npuis il avait ouvert la trappe et \u00e9tait descendu. \nL\u2019homme et l\u2019enfant se reconnurent \nsilencieusemen t dans la nuit; Montparnasse se borna \n\u00e0 dire : \n\u2013 Nous avons besoin de toi. Viens nous donner \nun coup de main. \nLe gamin ne demanda pas d\u2019autre \u00e9claircissement. \u2013 Me v\u2019l\u00e0, dit -il. \nEt tous deux se dirig\u00e8rent vers la rue Saint -\nAntoine d\u2019o\u00f9 sortait Montparn asse, serpentant \nrapidement \u00e0 travers la longue file des charrettes de \nmara\u00eechers qui descendent \u00e0 cette heure -l\u00e0 vers la \nhalle. \nLes mara\u00eechers, accroupis dans leurs voitures \nparmi les salades et les l\u00e9gumes, \u00e0 demi assoupis, \nenfouis jusqu\u2019aux yeux dans l eurs rouli\u00e8res \u00e0 cause de \nla pluie battante, ne regardaient m\u00eame pas ces \n\u00e9tranges passants. \n \n \n \n \nIV, 6, 3 \n \n \n \n \n \nLes p\u00e9rip\u00e9ties de l\u2019\u00e9vasion \n \n \n \n \n \n \nVoici ce qui avait eu lieu cette m\u00eame nuit \u00e0 la \nForce : \nUne \u00e9vasion avait \u00e9t\u00e9 concert\u00e9e entre Babet, \nBrujon, Gueulemer et Th\u00e9nardier, quoique \nTh\u00e9nardier f\u00fbt au secret. Babet avait fait l\u2019affaire pour \nson compte, le jour m\u00eame, comme on a vu d\u2019apr\u00e8s le \nr\u00e9cit de Montparnasse \u00e0 Gavroche. Montparnasse \ndevait les aid er du dehors. Brujon, ayant pass\u00e9 un mois dans une chambre de \npunition, avait eu le temps, premi\u00e8rement, d\u2019y tresser \nune corde, deuxi\u00e8mement, d\u2019y m\u00fbrir un plan. \nAutrefois ces lieux s\u00e9v\u00e8res o\u00f9 la discipline de la \nprison livre le condamn\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame, se com posaient \nde quatre murs de pierre, d\u2019un plafond de pierre, d\u2019un \npav\u00e9 de dalles, d\u2019un lit de camp, d\u2019une lucarne grill\u00e9e, \nd\u2019une porte doubl\u00e9e de fer, et s\u2019appelaient cachots ; \nmais le cachot a \u00e9t\u00e9 jug\u00e9 trop horrible; maintenant \ncela se compose d\u2019une porte de fer, d\u2019une lucarne \ngrill\u00e9e, d\u2019un lit de camp, d\u2019un pav\u00e9 de dalles, d\u2019un \nplafond de pierre, de quatre murs de pierre, et cela \ns\u2019appelle chambre de punition . Il y fait un peu jour vers \nmidi. L\u2019inconv\u00e9nient de ces chambres qui, comme on \nvoit, ne sont pas des cachots, c\u2019est de laisser songer \ndes \u00eatres qu\u2019il faudrait faire travailler. \nBrujon donc avait song\u00e9, et il \u00e9tait sorti de la \nchambre de punition avec une corde. Comme on le \nr\u00e9putait fort dangereux dans la cour Charlemagne, on \nle mit dans le B\u00e2timent -Neuf . La premi\u00e8re chose qu\u2019il \ntrouva dans le B\u00e2timent -Neuf, ce fut Gueulemer, la \nseconde, ce fut un clou; Gueulemer, c\u2019est -\u00e0-dire le \ncrime, un clou, c\u2019est -\u00e0-dire la libert\u00e9. \nBrujon, dont il est temps de se faire une id\u00e9e \ncompl\u00e8te, \u00e9tait, avec une apparence de complexion d\u00e9licate et une langueur profond\u00e9ment pr\u00e9m\u00e9dit\u00e9e, \nun gaillard poli, intelligent et voleur qui avait le \nregard caressant et le sourire atroce. Son regard \nr\u00e9sultait de sa volont\u00e9 et son sourire r\u00e9sultait de sa \nnature. Ses premi\u00e8res \u00e9tudes dans so n art s\u2019\u00e9taient \ndirig\u00e9es vers les toits; il avait fait faire de grands \nprogr\u00e8s \u00e0 l\u2019industrie des arracheurs de plomb qui \nd\u00e9pouillent les toitures et d\u00e9piautent les goutti\u00e8res \npar le proc\u00e9d\u00e9 dit : au gras -double . \nCe qui achevait de rendre l\u2019instant favorab le pour \nune tentative d\u2019\u00e9vasion, c\u2019est que les couvreurs \nremaniaient et rejointoyaient, en ce moment -l\u00e0 \nm\u00eame, une partie des ardoises de la prison. La cour \nSaint -Bernard n\u2019\u00e9tait plus absolument isol\u00e9e de la \ncour Charlemagne et de la cour Saint -Louis. Il y avait \npar l\u00e0 -haut des \u00e9chafaudages et des \u00e9chelles; en \nd\u2019autres termes des ponts et des escaliers du c\u00f4t\u00e9 de \nla d\u00e9livrance. \nLe B\u00e2timent -Neuf, qui \u00e9tait tout ce qu\u2019on pouvait \nvoir au monde de plus l\u00e9zard\u00e9 et de plus d\u00e9cr\u00e9pit, \n\u00e9tait le point faible de la pr ison. Les murs en \u00e9taient \u00e0 \nce point rong\u00e9s par le salp\u00eatre qu\u2019on avait \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 \nde rev\u00eatir d\u2019un parement de bois les vo\u00fbtes des \ndortoirs, parce qu\u2019il s\u2019en d\u00e9tachait des pierres qui \ntombaient sur les prisonniers dans leurs lits. Malgr\u00e9 cette v\u00e9tust\u00e9, on faisait la faute d\u2019enfermer dans le \nB\u00e2timent -Neuf les accus\u00e9s les plus inqui\u00e9tants, d\u2019y \nmettre \u00ables fortes causes\u00bb, comme on dit en langage \nde prison. \nLe B\u00e2timent -Neuf contenait quatre dortoirs \nsuperpos\u00e9s et un comble qu\u2019on appelait le Bel -Air. \nUn large t uyau de chemin\u00e9e, probablement de \nquelque ancienne cuisine des ducs de La Force, \npartait du rez -de-chauss\u00e9e, traversait les quatre \n\u00e9tages, coupait en deux tous les dortoirs o\u00f9 il figurait \nune fa\u00e7on de pilier aplati et allait trouer le toit. \nGueulemer et B rujon \u00e9taient dans le m\u00eame \ndortoir. On les avait mis par pr\u00e9caution dans l\u2019\u00e9tage \nd\u2019en bas. Le hasard faisait que la t\u00eate de leurs lits \ns\u2019appuyait au tuyau de la chemin\u00e9e. \nTh\u00e9nardier se trouvait pr\u00e9cis\u00e9ment au -dessus de \nleur t\u00eate dans ce comble qualifi\u00e9 le Bel-Air. \nLe passant qui s\u2019arr\u00eate rue Culture -Sainte -\nCatherine, apr\u00e8s la caserne des pompiers, devant la \nporte coch\u00e8re de la maison des Bains, voit une cour \npleine de fleurs et d\u2019arbustes en caisses, au fond de \nlaquelle se d\u00e9veloppe, avec deux ailes, une petite \nrotonde blanche \u00e9gay\u00e9e par des contrevents verts, le \nr\u00eave bucolique de Jean -Jacques. Il n\u2019y a pas plus de \ndix ans, au -dessus de cette rotonde s\u2019\u00e9levait un mur noir, \u00e9norme, affreux, nu, auquel elle \u00e9tait adoss\u00e9e. \nC\u2019\u00e9tait le mur du chemin de ronde de la Force. \nCe mur derri\u00e8re cette rotonde, c\u2019\u00e9tait Milton \nentrevu derri\u00e8re Berquin. \nSi haut qu\u2019il f\u00fbt, ce mur \u00e9tait d\u00e9pass\u00e9 par un toit \nplus noir encore qu\u2019on apercevait au del\u00e0. C\u2019\u00e9tait le \ntoit du B\u00e2timent -Neuf. On y remarquait quatre \nlucarnes -mansardes arm\u00e9es de barreaux; c\u2019\u00e9taient les \nfen\u00eatres du Bel -Air. Une chemin\u00e9e per\u00e7ait ce toit; \nc\u2019\u00e9tait la chemin\u00e9e qui traversait les dortoirs. \nLe Bel -Air, ce comble du B\u00e2timent -Neuf, \u00e9tait une \nesp\u00e8ce de grande halle mansard\u00e9e, ferm\u00e9e de triples \ngrilles et de porte s doubl\u00e9es de t\u00f4le que constellaient \ndes clous d\u00e9mesur\u00e9s. Quand on y entrait par \nl\u2019extr\u00e9mit\u00e9 nord, on avait \u00e0 sa gauche les quatre \nlucarnes, et \u00e0 sa droite, faisant face aux lucarnes, \nquatre cages carr\u00e9es assez vastes, espac\u00e9es, s\u00e9par\u00e9es \npar des couloirs \u00e9 troits, construites jusqu\u2019\u00e0 hauteur \nd\u2019appui en ma\u00e7onnerie et le reste jusqu\u2019au toit en \nbarreaux de fer. \nTh\u00e9nardier \u00e9tait au secret dans une de ces cages \ndepuis la nuit du 3 f\u00e9vrier. On n\u2019a jamais pu \nd\u00e9couvrir comment, et par quelle connivence, il avait \nr\u00e9ussi \u00e0 s\u2019y procurer et \u00e0 y cacher une bouteille de ce \nvin invent\u00e9, dit -on, par Desrues, auquel se m\u00eale un narcotique et que la bande des Endormeurs a rendu \nc\u00e9l\u00e8bre. \nIl y a dans beaucoup de prisons des employ\u00e9s \ntra\u00eetres, mi -partis ge\u00f4liers et voleurs, qui aident aux \n\u00e9vasions, qui vendent \u00e0 la police une domesticit\u00e9 \ninfid\u00e8le, et qui font danser l\u2019anse du panier \u00e0 salade. \nDans cette m\u00eame nuit donc, o\u00f9 le petit Gavroche \navait recueilli les deux enfants errants, Brujon et \nGueulemer, qui savaient que Babet, \u00e9va d\u00e9 le matin \nm\u00eame, les attendait dans la rue ainsi que \nMontparnasse, se lev\u00e8rent doucement et se mirent \u00e0 \npercer avec le clou que Brujon avait trouv\u00e9 le tuyau \nde chemin\u00e9e auquel leurs lits touchaient. Les gravois \ntombaient sur le lit de Brujon, de sorte qu\u2019 on ne les \nentendait pas. Les giboul\u00e9es m\u00eal\u00e9es de tonnerre \n\u00e9branlaient les portes sur leurs gonds et faisaient dans \nla prison un vacarme affreux et utile. Ceux des \nprisonniers qui se r\u00e9veill\u00e8rent firent semblant de se \nrendormir et laiss\u00e8rent faire Gueulemer et Brujon. \nBrujon \u00e9tait adroit; Gueulemer \u00e9tait vigoureux. Avant \nqu\u2019aucun bruit f\u00fbt parvenu au surveillant couch\u00e9 dans \nla cellule grill\u00e9e qui avait jour sur le dortoir, le mur \n\u00e9tait perc\u00e9, la chemin\u00e9e escalad\u00e9e, le treillis de fer qui \nfermait l\u2019orifice su p\u00e9rieur du tuyau forc\u00e9, et les deux redoutables bandits sur le toit. La pluie et le vent \nredoublaient, le toit glissait. \n\u2013 Quelle bonne sorgue pour une crampea! dit \nBrujon. \nUn ab\u00eeme de six pieds de large et de quatre -vingts \npieds de profondeur les s\u00e9para it du mur de ronde. Au \nfond de cet ab\u00eeme ils voyaient reluire dans l\u2019obscurit\u00e9 \nle fusil d\u2019un factionnaire. Ils attach\u00e8rent par un bout \naux tron\u00e7ons des barreaux de la chemin\u00e9e qu\u2019ils \nvenaient de tordre la corde que Brujon avait fil\u00e9e \ndans son cachot, lanc\u00e8 rent l\u2019autre bout par -dessus le \nmur de ronde, franchirent d\u2019un bond l\u2019ab\u00eeme, se \ncramponn\u00e8rent au chevron du mur, l\u2019enjamb\u00e8rent, se \nlaiss\u00e8rent glisser l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre le long de la corde \nsur un petit toit qui touche \u00e0 la maison des Bains, \nramen\u00e8rent leur corde \u00e0 eux, saut\u00e8rent dans la cour \ndes Bains, la travers\u00e8rent, pouss\u00e8rent le vasistas du \nportier, aupr\u00e8s duquel pendait son cordon, tir\u00e8rent le \ncordon, ouvrirent la porte coch\u00e8re, et se trouv\u00e8rent \ndans la rue. \nIl n\u2019y avait pas trois quarts d\u2019heure qu\u2019il s s\u2019\u00e9taient \nlev\u00e9s debout sur leur lit dans les t\u00e9n\u00e8bres, leur clou \u00e0 \nla main, leur projet dans la t\u00eate. \n \na Quelle bonne nuit pour une \u00e9vasion ! Quelques instants apr\u00e8s, ils avaient rejoint Babet et \nMontparnasse qui r\u00f4daient dans les environs. \nEn tirant leur corde \u00e0 eux, ils l\u2019avaient cass\u00e9e, e t il \nen \u00e9tait rest\u00e9 un morceau attach\u00e9 \u00e0 la chemin\u00e9e sur le \ntoit. Ils n\u2019avaient du reste d\u2019autre avarie que de s\u2019\u00eatre \n\u00e0 peu pr\u00e8s enti\u00e8rement enlev\u00e9 la peau des mains. \nCette nuit -l\u00e0, Th\u00e9nardier \u00e9tait pr\u00e9venu, sans qu\u2019on \nait pu \u00e9claircir de quelle fa\u00e7on, et ne dormait pas. \nVers une heure du matin, la nuit \u00e9tant tr\u00e8s noire, il \nvit passer sur le toit, dans la pluie et dans la \nbourrasque, devant la lucarne qui \u00e9tait vis -\u00e0-vis de sa \ncage, deux ombres. L\u2019une s\u2019arr\u00eata \u00e0 la lucarne le \ntemps d\u2019un regard. C\u2019\u00e9tait Br ujon. Th\u00e9nardier le \nreconnut, et comprit. Cela lui suffit. \nTh\u00e9nardier, signal\u00e9 comme escarpe et d\u00e9tenu sous \npr\u00e9vention de guet -apens nocturne \u00e0 main arm\u00e9e, \n\u00e9tait gard\u00e9 \u00e0 vue. Un factionnaire, qu\u2019on relevait de \ndeux heures en deux heures, se promenait le f usil \ncharg\u00e9 devant sa cage. Le Bel -Air \u00e9tait \u00e9clair\u00e9 par une \napplique. Le prisonnier avait aux pieds une paire de \nfers du poids de cinquante livres. Tous les jours \u00e0 \nquatre heures de l\u2019apr\u00e8s -midi, un gardien escort\u00e9 de \ndeux dogues, \u2013 cela se faisait encore ainsi \u00e0 cette \n\u00e9poque, \u2013 entrait dans sa cage, d\u00e9posait pr\u00e8s de son \nlit un pain noir de deux livres, une cruche d\u2019eau et une \u00e9cuelle pleine d\u2019un bouillon assez maigre o\u00f9 \nnageaient quelques gourganes, visitait ses fers et \nfrappait sur les barreaux. Cet homm e avec ses dogues \nrevenait deux fois dans la nuit. \nTh\u00e9nardier avait obtenu la permission de \nconserver une esp\u00e8ce de cheville en fer dont il se \nservait pour clouer son pain dans une fente de la \nmuraille, afin, disait -il, \u00ab de le pr\u00e9server des rats\u00bb. \nComme on gardait Th\u00e9nardier \u00e0 vue, on n\u2019avait point \ntrouv\u00e9 d\u2019inconv\u00e9nient \u00e0 cette cheville. Cependant on \nse souvint plus tard qu\u2019un gardien avait dit : \u2013 Il \nvaudrait mieux ne lui laisser qu\u2019une cheville en bois. \nA deux heures du matin on vint changer le \nfaction naire qui \u00e9tait un vieux soldat, et on le \nrempla\u00e7a par un conscrit. Quelques instants apr\u00e8s \nl\u2019homme aux chiens fit sa visite, et s\u2019en alla sans avoir \nrien remarqu\u00e9, si ce n\u2019est la trop grande jeunesse et \n\u00abl\u2019air paysan\u00bb du \u00abtourlourou\u00bb. Deux heures apr\u00e8s, \u00e0 \nquatre heures, quand on vint relever le conscrit, on le \ntrouva endormi et tomb\u00e9 \u00e0 terre comme un bloc pr\u00e8s \nde la cage de Th\u00e9nardier. Quant \u00e0 Th\u00e9nardier, il n\u2019y \n\u00e9tait plus. Ses fers bris\u00e9s \u00e9taient sur le carreau. Il y \navait un trou au plafond de sa cage et au-dessus, un \nautre trou dans le toit. Une planche de son lit avait \n\u00e9t\u00e9 arrach\u00e9e et sans doute emport\u00e9e, car on ne la retrouva point. On saisit aussi dans la cellule une \nbouteille \u00e0 moiti\u00e9 vid\u00e9e qui contenait le reste du vin \nstup\u00e9fiant avec lequel le sold at avait \u00e9t\u00e9 endormi. La \nbayonnette du soldat avait disparu. \nAu moment o\u00f9 ceci fut d\u00e9couvert, on crut \nTh\u00e9nardier hors de toute atteinte. La r\u00e9alit\u00e9 est qu\u2019il \nn\u2019\u00e9tait plus dans le B\u00e2timent -Neuf, mais qu\u2019il \u00e9tait \nencore fort en danger. \nTh\u00e9nardier, en arrivant sur le toit du B\u00e2timent -\nNeuf, avait trouv\u00e9 le reste de la corde de Brujon qui \npendait aux barreaux de la trappe sup\u00e9rieure de la \nchemin\u00e9e, mais ce bout cass\u00e9 \u00e9tant beaucoup trop \ncourt, il n\u2019avait pu s\u2019\u00e9vader par -dessus le chemin de \nronde comme avaient fait Brujon et Gueulemer. \nQuand on d\u00e9tourne de la rue des Ballets dans la \nrue du Roi -de-Sicile, on rencontre presque tout de \nsuite \u00e0 droite un enfoncement sordide. Il y avait l\u00e0 au \nsi\u00e8cle dernier une maison dont il ne reste plus que le \nmur de fond, v\u00e9ritable mur de masure qui s\u2019\u00e9l\u00e8ve \u00e0 la \nhauteur d\u2019un troisi\u00e8me \u00e9tage entre les b\u00e2timents \nvoisins. Cette ruine est reconnaissable \u00e0 deux grandes \nfen\u00eatres carr\u00e9es qu\u2019on y voit encore; celle du milieu, \nla plus proche du pignon de droite, est ba rr\u00e9e d\u2019une \nsolive vermoulue ajust\u00e9e en chevron d\u2019\u00e9tai. A travers \nces fen\u00eatres on distinguait autrefois une haute muraille lugubre qui \u00e9tait un morceau de l\u2019enceinte \ndu chemin de ronde de la Force. \nLe vide que la maison d\u00e9molie a laiss\u00e9 sur la rue \nest \u00e0 mo iti\u00e9 rempli par une palissade en planches \npourries contre -but\u00e9e de cinq bornes de pierre. Dans \ncette cl\u00f4ture se cache une petite baraque appuy\u00e9e \u00e0 la \nruine rest\u00e9e debout. La palissade a une porte qui, il y \na quelques ann\u00e9es, n\u2019\u00e9tait ferm\u00e9e que d\u2019un loquet. \nC\u2019est sur la cr\u00eate de cette ruine que Th\u00e9nardier \n\u00e9tait parvenu un peu apr\u00e8s trois heures du matin. \nComment \u00e9tait -il arriv\u00e9 l\u00e0? C\u2019est ce qu\u2019on n\u2019a \njamais pu expliquer ni comprendre. Les \u00e9clairs \navaient d\u00fb tout ensemble le g\u00eaner et l\u2019aider. S\u2019\u00e9tait -il \nservi des \u00e9chelles et des \u00e9chafaudages des couvreurs \npour gagner de toit en toit, de cl\u00f4ture en cl\u00f4ture, de \ncompartiment en compartiment, les b\u00e2timents de la \ncour Charlemagne, puis les b\u00e2timents de la cour \nSaint -Louis, le mur de ronde, et de l\u00e0 la masure sur la \nrue du Roi -de-Sicile? Mais il y avait dans ce trajet des \nsolutions de continuit\u00e9 qui semblaient le rendre \nimpossible. Avait -il pos\u00e9 la planche de son lit comme \nun pont du toit du Bel -Air au mur du chemin de \nronde, et s\u2019\u00e9tait -il mis \u00e0 ramper \u00e0 plat ventr e sur le \nchevron du mur de ronde tout autour de la prison \njusqu\u2019\u00e0 la masure? Mais le mur du chemin de ronde de la Force dessinait une ligne cr\u00e9nel\u00e9e et in\u00e9gale, il \nmontait et descendait, il s\u2019abaissait \u00e0 la caserne des \npompiers, il se relevait \u00e0 la maison des Bains, il \u00e9tait \ncoup\u00e9 par des constructions, il n\u2019avait pas la m\u00eame \nhauteur sur l\u2019h\u00f4tel Lamoignon que sur la rue Pav\u00e9e, il \navait partout des chutes et des angles droits; et puis \nles sentinelles auraient d\u00fb voir la sombre silhouette \ndu fugitif; de cette fa\u00e7on encore le chemin fait par \nTh\u00e9nardier reste \u00e0 peu pr\u00e8s inexplicable. Des deux \nmani\u00e8res, fuite impossible. Th\u00e9nardier, illumin\u00e9 par \ncette effrayante soif de la libert\u00e9 qui change les \npr\u00e9cipices en foss\u00e9s, les grilles de fer en claies d\u2019osier, \nun cul -de-jatte en athl\u00e8te, un podagre en oiseau, la \nstupidit\u00e9 en instinct, l\u2019instinct en intelligence et \nl\u2019intelligence en g\u00e9nie, Th\u00e9nardier avait -il invent\u00e9 et \nimprovis\u00e9 une troisi\u00e8me mani\u00e8re? On ne l\u2019a jamais \nsu. \nOn ne peut pas toujours se rendre compte des \nmerveilles de l\u2019\u00e9vasion. L\u2019homme qui s\u2019\u00e9chappe, \nr\u00e9p\u00e9tons -le, est un inspir\u00e9; il y a de l\u2019\u00e9toile et de \nl\u2019\u00e9clair dans la myst\u00e9rieuse lueur de la fuite; l\u2019effort \nvers la d\u00e9livrance n\u2019est pas moins surprenant que le \ncoup d\u2019aile vers le sublime; et l\u2019on dit d\u2019un voleur \n\u00e9vad\u00e9 : Comment a -t-il fait pour escalader ce toit? de m\u00eame qu\u2019on dit de Corneille : O\u00f9 a -t-il trouv\u00e9 Qu\u2019il \nmour\u00fbt ? \nQuoi qu\u2019il en soit, ruisselant de sueur, tremp\u00e9 par \nla pluie, les v\u00eatements en lambeaux, les mains \n\u00e9corch\u00e9es, les coudes en sang, le s genoux d\u00e9chir\u00e9s, \nTh\u00e9nardier \u00e9tait arriv\u00e9 sur ce que les enfants, dans \nleur langue figur\u00e9e, appellent le coupant du mur de la \nruine, il s\u2019y \u00e9tait couch\u00e9 tout de son long, et l\u00e0, la \nforce lui avait manqu\u00e9. Un escarpement \u00e0 pic de la \nhauteur d\u2019un troisi\u00e8me \u00e9tage le s\u00e9parait du pav\u00e9 de la \nrue. \nLa corde qu\u2019il avait \u00e9tait trop courte. \nIl attendait l\u00e0, p\u00e2le, \u00e9puis\u00e9, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 de tout \nl\u2019espoir qu\u2019il avait eu, encore couvert par la nuit, mais \nse disant que le jour allait venir, \u00e9pouvant\u00e9 de l\u2019id\u00e9e \nd\u2019entendre ava nt quelques instants sonner \u00e0 l\u2019horloge \nvoisine de Saint -Paul quatre heures, heure o\u00f9 l\u2019on \nviendrait relever la sentinelle et o\u00f9 on la trouverait \nendormie sous le toit perc\u00e9, regardant avec stupeur, \u00e0 \nune profondeur terrible, \u00e0 la lueur des r\u00e9verb\u00e8res, le \npav\u00e9 mouill\u00e9 et noir, ce pav\u00e9 d\u00e9sir\u00e9 et effroyable qui \n\u00e9tait la mort et qui \u00e9tait la libert\u00e9. \nIl se demandait si ses trois complices d\u2019\u00e9vasion \navaient r\u00e9ussi, s\u2019ils l\u2019avaient attendu, et s\u2019ils \nviendraient \u00e0 son aide. Il \u00e9coutait. Except\u00e9 une patrouille, p ersonne n\u2019avait pass\u00e9 dans la rue depuis \nqu\u2019il \u00e9tait l\u00e0. Presque toute la descente des mara\u00eechers \nde Montreuil, de Charonne, de Vincennes et de Bercy \n\u00e0 la halle se fait par la rue Saint -Antoine. \nQuatre heures sonn\u00e8rent. Th\u00e9nardier tressaillit. \nPeu d\u2019insta nts apr\u00e8s, cette rumeur effar\u00e9e et confuse \nqui suit une \u00e9vasion d\u00e9couverte \u00e9clata dans la prison. \nLe bruit des portes qu\u2019on ouvre et qu\u2019on ferme, le \ngrincement des grilles sur leurs gonds, le tumulte du \ncorps de garde, les appels rauques des guichetiers, l e \nchoc des crosses de fusil sur le pav\u00e9 des cours, \narrivaient jusqu\u2019\u00e0 lui. Des lumi\u00e8res montaient et \ndescendaient aux fen\u00eatres grill\u00e9es des dortoirs, une \ntorche courait sur le comble du B\u00e2timent -Neuf, les \npompiers de la caserne d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 avaient \u00e9t\u00e9 appel\u00e9s . \nLeurs casques, que la torche \u00e9clairait dans la pluie, \nallaient et venaient le long des toits. En m\u00eame temps \nTh\u00e9nardier voyait du c\u00f4t\u00e9 de la Bastille une nuance \nblafarde blanchir lugubrement le bas du ciel. \nLui \u00e9tait sur le haut d\u2019un mur de dix pouces de \nlarge, \u00e9tendu sous l\u2019averse, avec deux gouffres \u00e0 \ndroite et \u00e0 gauche, ne pouvant bouger, en proie au \nvertige d\u2019une chute possible et \u00e0 l\u2019horreur d\u2019une \narrestation certaine, et sa pens\u00e9e, comme le battant d\u2019une cloche, allait de l\u2019une de ces id\u00e9es \u00e0 l\u2019autr e : \u2013 \nMort si je tombe, pris si je reste. \nDans cette angoisse, il vit tout \u00e0 coup, la rue \u00e9tant \nencore tout \u00e0 fait obscure, un homme qui se glissait \nle long des murailles et qui venait du c\u00f4t\u00e9 de la rue \nPav\u00e9e, s\u2019arr\u00eater dans le renfoncement au -dessus \nduqu el Th\u00e9nardier \u00e9tait comme suspendu. Cet \nhomme f\u00fbt rejoint par un second qui marchait avec la \nm\u00eame pr\u00e9caution, puis par un troisi\u00e8me, puis par un \nquatri\u00e8me. Quand ces hommes furent r\u00e9unis, l\u2019un \nd\u2019eux souleva le loquet de la porte de la palissade, et \nils ent r\u00e8rent tous quatre dans l\u2019enceinte o\u00f9 est la \nbaraque. Ils se trouvaient pr\u00e9cis\u00e9ment au -dessous de \nTh\u00e9nardier. Ces hommes avaient \u00e9videmment choisi \nce renfoncement pour pouvoir causer sans \u00eatre vus \ndes passants ni de la sentinelle qui garde le guichet de \nla Force \u00e0 quelques pas de l\u00e0. Il faut dire aussi que la \npluie tenait cette sentinelle bloqu\u00e9e dans sa gu\u00e9rite. \nTh\u00e9nardier, ne pouvant distinguer leurs visages, pr\u00eata \nl\u2019oreille \u00e0 leurs paroles avec l\u2019attention d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e \nd\u2019un mis\u00e9rable qui se sent perdu. \nTh\u00e9nardier vit passer devant ses yeux quelque \nchose qui ressemblait \u00e0 l\u2019esp\u00e9rance, ces hommes \nparlaient argot. \nLe premier disait, bas, mais distinctement : \u2013 D\u00e9carons. Qu\u2019est -ce que nous maquillons icigoa? \nLe second r\u00e9pondit : \n\u2013 Il lansquine \u00e0 \u00e9teindre l e riffe du rabouin. Et \npuis les coqueurs vont passer, il y a l\u00e0 un grivier qui \nporte gaffe, nous allons nous faire emballer icicailleb. \nCes deux mots, icigo et icicaille , qui tous deux \nveulent dire ici, et qui appartiennent, le premier \u00e0 \nl\u2019argot des barri \u00e8res, le second \u00e0 l\u2019argot du Temple, \nfurent des traits de lumi\u00e8re pour Th\u00e9nardier. A icigo \nil reconnut Brujon, qui \u00e9tait r\u00f4deur de barri\u00e8res, et \u00e0 \nicicaille Babet, qui, parmi tous ses m\u00e9tiers, avait \u00e9t\u00e9 \nrevendeur au Temple. \nL\u2019antique argot du grand si\u00e8cle ne se parle plus \nqu\u2019au Temple, et Babet \u00e9tait le seul m\u00eame qui le \nparl\u00e2t bien purement. Sans icicaille , Th\u00e9nardier ne \nl\u2019aurait point reconnu, car il avait tout \u00e0 fait d\u00e9natur\u00e9 \nsa voix. \nCependant le troisi\u00e8me \u00e9tait intervenu : \n\u2013 Rien ne presse encore, at tendons un peu. \nQu\u2019est -ce qui nous dit qu\u2019il n\u2019a pas besoin de nous? \n \na Allons -nous -en. Qu\u2019est -ce que nous faisons ici ? \nb Il pleut \u00e0 \u00e9teindre le feu du diable. Et puis les gens de police \nvont passer. Il y a l\u00e0 un soldat qui fait sentinelle. Nous allons \nnous faire arr\u00eater ici. \n A ceci, qui n\u2019\u00e9tait que du fran\u00e7ais, Th\u00e9nardier \nreconnut Montparnasse, lequel mettait son \u00e9l\u00e9gance \u00e0 \nentendre tous les argots et \u00e0 n\u2019en parler aucun. \nQuant au quatri\u00e8me, il se taisait, mais ses vastes \n\u00e9paules le d\u00e9non\u00e7aient. Th\u00e9nardier n\u2019h\u00e9sita pas. \nC\u2019\u00e9tait Gueulemer. \nBrujon r\u00e9pliqua presque imp\u00e9tueusement, mais \ntoujours \u00e0 voix basse : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que tu nous bonis l\u00e0? Le tapissier \nn\u2019aura pas pu tirer sa crampe. Il ne sait pas le truc, \nquoi! Bouliner sa limace et faucher ses empaffes pour \nmaquiller une tortouse, caler des boulins aux lourdes, \nbraser des faffes, maquiller des caroubles, faucher les \ndurs, balancer sa tortouse dehors, se planquer, se \ncamoufler, il faut \u00eatre mariol! Le vieu x n\u2019aura pas pu, \nil ne sait pas goupinera! \nBabet ajouta, toujours dans ce sage argot classique \nque parlaient Poulailler et Cartouche, et qui est \u00e0 \nl\u2019argot hardi, nouveau, color\u00e9 et risqu\u00e9 dont usait \n \na Qu\u2019est -ce que tu nous dis l\u00e0! L\u2019aubergiste n\u2019a pas pu s\u2019\u00e9vader. \nIl ne sait pas le m\u00e9tier, quoi! D\u00e9chirer sa chemise et couper ses \ndraps de lit pour faire une corde, faire des trous aux portes, \nfabriquer des faux papiers, faire des fausses clefs, couper ses \nfers, suspendre sa corde dehors, se cacher, s e d\u00e9guiser, il faut \n\u00eatre malin! Le vieux n\u2019aura pas pu, il ne sait pas travailler. Brujon ce que la langue de Racine est \u00e0 la langue \nd\u2019Andr \u00e9 Ch\u00e9nier : \n\u2013 Tonorgue tapissier aura \u00e9t\u00e9 fait marron dans \nl\u2019escalier. Il faut \u00eatre arcasien. C\u2019est un galifard. Il se \nsera laiss\u00e9 jouer l\u2019harnache par un roussin, peut -\u00eatre \nm\u00eame par un roussi, qui lui aura battu comtois. Pr\u00eate \nl\u2019oche, Montparnasse, enten ds-tu ces criblements \ndans le coll\u00e8ge? Tu as vu toutes ces camoufles. Il est \ntomb\u00e9, va! Il en sera quitte pour tirer ses vingt \nlonges. Je n\u2019ai pas taf, je ne suis pas un taffeur, c\u2019est \ncolomb\u00e9, mais il n\u2019y a plus qu\u2019\u00e0 faire les l\u00e9zards, ou \nautrement on nou s la fera gambiller. Ne renaude pas, \nviens avec nousiergue, allons picter une rouillarde \nenciblea. \n\u2013 On ne laisse pas les amis dans l\u2019embarras, \ngrommela Montparnasse. \n\u2013 Je te bonis qu\u2019il est malade! reprit Brujon. A \nl\u2019heure qui toque, le tapissier ne vaut pas une broque! \n \na Ton aubergiste aura \u00e9t\u00e9 pris sur le fait. Il faut \u00eatre malin. C\u2019est \nun apprenti. Il se sera laiss\u00e9 duper par un mouchard, peut -\u00eatre \nm\u00eame par un mouton, qui aura fait le comp\u00e8re. Ecoute, \nMontparnasse, entends -tu ces cris dans la prison? Tu as vu \ntoutes ces chandelles. Il est repris, va! Il en sera quitte pour faire \nses vingt ans. Je n\u2019ai pas peur, je ne suis pas un poltron, c\u2019est \nconnu, mais il n\u2019y a plus rien \u00e0 faire, ou autrement on nous la \nfera danser. Ne te f\u00e2che pas, viens avec nous, allons boire une \nbouteille de vieux vin ensemble. Nous n\u2019y pouvons rien. D\u00e9carons. Je crois \u00e0 tout \nmoment qu\u2019un cogne me ceintre en pognea! \nMontparnasse ne r\u00e9sistait plus que faiblement; le \nfait est q ue ces quatre hommes, avec cette fid\u00e9lit\u00e9 \nqu\u2019ont les bandits de ne jamais s\u2019abandonner entre \neux, avaient r\u00f4d\u00e9 toute la nuit autour de la Force, \nquel que f\u00fbt le p\u00e9ril, dans l\u2019esp\u00e9rance de voir surgir \nau haut de quelque muraille Th\u00e9nardier. Mais la nuit \nqui devenait vraiment trop belle, c\u2019\u00e9tait une averse \u00e0 \nrendre toutes les rues d\u00e9sertes, le froid qui les \ngagnait, leurs v\u00eatements tremp\u00e9s, leurs chaussures \nperc\u00e9es, le bruit inqui\u00e9tant qui venait d\u2019\u00e9clater dans la \nprison, les heures \u00e9coul\u00e9es, les patrouilles \nrencontr\u00e9es, l\u2019espoir qui s\u2019en allait, la peur qui \nrevenait, tout cela les poussait \u00e0 la retraite. \nMontparnasse lui -m\u00eame, qui \u00e9tait peut -\u00eatre un peu le \ngendre de Th\u00e9nardier, c\u00e9dait. Un moment de plus, ils \n\u00e9taient partis. Th\u00e9nardier haletait sur son mur \ncomme les naufrag\u00e9s de la M\u00e9duse sur leur radeau en \nvoyant le navire apparu s\u2019\u00e9vanouir \u00e0 l\u2019horizon. \nIl n\u2019osait les appeler, un cri entendu pouvait tout \nperdre, il eut une id\u00e9e, une derni\u00e8re, une lueur; il prit \n \na Je te dis qu\u2019il est repris, \u00e0 l\u2019heure qu\u2019il est, l\u2019aubergiste ne vaut \npas un liard. Nous n\u2019y pouvons rien. Allons -nous -en. Je crois \u00e0 \ntout moment qu\u2019un sergent de ville me tient dans sa main. dans sa poche le bout de la corde de Brujon qu\u2019i l \navait d\u00e9tach\u00e9 de la chemin\u00e9e du B\u00e2timent -Neuf, et le \njeta dans l\u2019enceinte de la palissade. \nCette corde tomba \u00e0 leurs pieds. \n\u2013 Une veuvea! dit Babet. \n\u2013 Ma tortouseb! dit Brujon. \n\u2013 L\u2019aubergiste est l\u00e0, dit Montparnasse. \nIls lev\u00e8rent les yeux. Th\u00e9nardi er avan\u00e7a un peu la \nt\u00eate. \n\u2013 Vite! dit Montparnasse, as -tu l\u2019autre bout de la \ncorde, Brujon? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Noue les deux bouts ensemble, nous lui \njetterons la corde, il la fixera au mur, il en aura assez \npour descendre. \nTh\u00e9nardier se risqua \u00e0 \u00e9lever la voix. \n\u2013 Je suis transi. \n\u2013 On te r\u00e9chauffera. \n\u2013 Je ne puis plus bouger. \n\u2013 Tu te laisseras glisser, nous te recevrons. \n\u2013 J\u2019ai les mains gourdes. \n\u2013 Noue seulement la corde au mur. \n \na Une corde (argot du Temple). \nb Ma corde (argot des barri\u00e8res). \u2013 Je ne pourrai pas. \n\u2013 Il faut que l\u2019un de nous monte, dit \nMontparnasse. \n\u2013 Trois \u00e9tages! fit Brujon. \nUn ancien conduit en pl\u00e2tre, lequel avait servi \u00e0 un \npo\u00eale qu\u2019on allumait jadis dans la baraque, rampait le \nlong du mur et montait presque jusqu\u2019\u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 \nl\u2019on apercevait Th\u00e9nardier. Ce tuyau, alors fort \nl\u00e9zard\u00e9 et tout crev ass\u00e9, est tomb\u00e9 depuis, mais on en \nvoit encore les traces. Il \u00e9tait fort \u00e9troit. \n\u2013 On pourrait monter par l\u00e0, fit Montparnasse. \n\u2013 Par ce tuyau? s\u2019\u00e9cria Babet, un orguea! jamais, il \nfaudrait un mionb. \n\u2013 Il faudrait un m\u00f4mec, reprit Brujon. \n\u2013 O\u00f9 trouver un moucheron? dit Gueulemer. \n\u2013 Attendez, dit Montparnasse. J\u2019ai l\u2019affaire. \nIl entr\u2019ouvrit doucement la porte de la palissade, \ns\u2019assura qu\u2019aucun passant ne traversait la rue, sortit \navec pr\u00e9caution, referma la porte derri\u00e8re lui, et partit \nen courant dans la direction de la Bastille. \nSept ou huit minutes s\u2019\u00e9coul\u00e8rent, huit mille \nsi\u00e8cles pour Th\u00e9nardier; Babet, Brujon et Gueulemer \n \na Un homme. \nb Un enfant (argot du Temple). \nc Un enfant (argot des barri\u00e8res). ne desserraient pas les dents; la porte se rouvrit enfin, \net Montparnasse parut, essouffl\u00e9, et amenant \nGavroche. La pluie continuait de faire la rue \ncompl\u00e8tement d\u00e9serte. \nLe petit Gavroche entra dans l\u2019enceinte et regarda \nces figures de bandits d\u2019un air t ranquille. L\u2019eau lui \nd\u00e9gouttait des cheveux. Gueulemer lui adressa la \nparole : \n\u2013 Mioche, es -tu un homme? \nGavroche haussa les \u00e9paules et r\u00e9pondit : \n\u2013 Un m\u00f4me comme m\u00e9zig est un orgue et des \norgues comme vousailles sont des m\u00f4mesa. \nComme le mion joue du crachoirb s\u2019\u00e9cria Babet. \n\u2013 Le m\u00f4me pantinois n\u2019est pas maquill\u00e9 de fertille \nlansquin\u00e9ec, ajouta Brujon. \n\u2013 Qu\u2019est -ce qu\u2019il vous faut? dit Gavroche. \nMontparnasse r\u00e9pondit : \n\u2013 Grimper par ce tuyau. \n\u2013 Avec cette veuved, f\u00eet Babet. \n\u2013 Et ligoter la tortous ee, continua Brujon. \n \na Un enfant comme moi est un homme et des hommes comme \nvous sont des enfants. \nb Comme l\u2019enfant a la langue bien pendue! \nc L\u2019enfant de Paris n\u2019est pas fait en paille mouill\u00e9e. \nd Cette corde. \ne Attacher la corde. \u2013 Au mont\u00e9 du montanta, reprit Babet. \n\u2013 Au pieu de la vanterneb, ajouta Brujon. \n\u2013 Et puis? dit Gavroche. \n\u2013 Voil\u00e0! dit Gueulemer. \nLe gamin examina la corde, le tuyau, le mur, les \nfen\u00eatres, et fit cet inexprimable et d\u00e9daigneux brui t \ndes l\u00e8vres qui signifie : \n\u2013 Que \u00e7a! \n\u2013 Il y a un homme l\u00e0 -haut que tu sauveras, reprit \nMontparnasse. \n\u2013 Veux -tu? reprit Brujon. \n\u2013 Serin! r\u00e9pondit l\u2019enfant comme si la question lui \nparaissait inou\u00efe; et il \u00f4ta ses souliers. \nGueulemer saisit Gavroche d\u2019 un bras, le posa sur \nle toit de la baraque, dont les planches vermoulues \npliaient sous le poids de l\u2019enfant, et lui remit la corde \nque Brujon avait renou\u00e9e pendant l\u2019absence de \nMontparnasse. Le gamin se dirigea vers le tuyau o\u00f9 il \n\u00e9tait facile d\u2019entrer gr\u00e2 ce \u00e0 une large crevasse qui \ntouchait au toit. Au moment o\u00f9 il allait monter, \nTh\u00e9nardier, qui voyait le salut et la vie s\u2019approcher, se \npencha au bord du mur, la premi\u00e8re lueur du jour \n \na Au haut du mur. \nb A la traverse de la fen\u00eatre. blanchissait son front inond\u00e9 de sueur, ses \npommettes livides, son nez e ffil\u00e9 et sauvage, sa barbe \ngrise toute h\u00e9riss\u00e9e, et Gavroche le reconnut : \n\u2013 Tiens! dit -il, c\u2019est mon p\u00e8re!... Oh! cela \nn\u2019emp\u00eache pas. \nEt prenant la corde dans ses dents, il commen\u00e7a \nr\u00e9sol\u00fbment l\u2019escalade. \nIl parvint au haut de la masure, enfourcha le v ieux \nmur comme un cheval, et noua solidement la corde \u00e0 \nla traverse sup\u00e9rieure de la fen\u00eatre. \nUn moment apr\u00e8s, Th\u00e9nardier \u00e9tait dans la rue. \nD\u00e8s qu\u2019il eut touch\u00e9 le pav\u00e9, d\u00e8s qu\u2019il se sentit \nhors de danger, il ne fut plus ni fatigu\u00e9, ni transi, ni \ntrembl ant; les choses terribles dont il sortait \ns\u2019\u00e9vanouirent comme une fum\u00e9e, toute cette \u00e9trange \net f\u00e9roce intelligence se r\u00e9veilla, et se trouva debout \net libre, pr\u00eate \u00e0 marcher devant elle. Voici quel fut le \npremier mot de cet homme : \n\u2013 Maintenant, qui allo ns-nous manger? \nIl est inutile d\u2019expliquer le sens de ce mot \naffreusement transparent qui signifie tout \u00e0 la fois \ntuer, assassiner et d\u00e9valiser. Manger , sens vrai : d\u00e9vorer . \n\u2013 Rencognons -nous bien, dit Brujon. Finissons en \ntrois mots, et nous nous s\u00e9parerons tout de suite. Il y \navait une affaire qui avait l\u2019air bonne rue Plumet, une rue d\u00e9serte, une maison isol\u00e9e, une vieille grille \npourrie sur un jardin, des femmes seules. \n\u2013 Eh bien! pourquoi pas? demanda Th\u00e9nardier. \n\u2013 Ta f\u00e9ea, Eponine, a \u00e9t\u00e9 voir la chose, r\u00e9pondit \nBabet. \n\u2013 Et elle a apport\u00e9 un biscuit \u00e0 Magnon, ajouta \nGueulemer. Rien \u00e0 maquiller l\u00e0b. \n\u2013 La f\u00e9e n\u2019est pas loffec, fit Th\u00e9nardier. Pourtant il \nfaudra voir. \n\u2013 Oui, oui, dit Brujon, il faudra voir. \nCependant aucun de ces hommes n\u2019avait plus l\u2019air \nde voir Gavroche qui, pendant ce colloque, s\u2019\u00e9tait \nassis sur une des bornes de la palissade; il attendit \nquelques instants, peut -\u00eatre que son p\u00e8re se tourn\u00e2t \nvers lui , puis il remit ses souliers, et dit : \n\u2013 C\u2019est fini? vous n\u2019avez plus besoin de moi, les \nhommes? vous voil\u00e0 tir\u00e9s d\u2019affaire. Je m\u2019en vas. Il \nfaut que j\u2019aille lever mes m\u00f4mes. \nEt il s\u2019en alla. \nLes cinq hommes sortirent l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre de la \npalissade. \n \na Ta fille. \nb Rien \u00e0 faire l\u00e0. \nc B\u00eate. Quand Gavroche eut disparu au tournant de la rue \ndes Ballets, Babet prit Th\u00e9nardier \u00e0 part : \n\u2013 As-tu regard\u00e9 ce mion? lui demanda -t-il. \n\u2013 Quel mion? \n\u2013 Le mion qui a grimp\u00e9 au mur et t\u2019a port\u00e9 la \ncorde. \n\u2013 Pas trop. \n\u2013 Eh bien, je ne sais pas, mais il me semble que \nc\u2019est ton fils. \n\u2013 Bah! dit Th\u00e9nardier, crois -tu? \n \n \n \n \nLIVRE SEPTI\u00c8ME \n \n \nL\u2019ARGOT \n \n \n \n \nIV, 7, 1 \n \n \n \n \n \nOrigine \n \n \n \n \n \nPigritia est un mot terrible. \nIl engendre un monde, la p\u00e8gre , lisez : le vol; et un \nenfer, la p\u00e9grenne , lisez : la faim. \nAinsi la paresse est m\u00e8re. \nElle a un fils, le vol, et une fille, la faim. \nO\u00f9 sommes -nous en ce moment? Dans l\u2019argot. \nQu\u2019est -ce que l\u2019argot? C\u2019est tout \u00e0 la fois la nation \net l\u2019idiome; c\u2019est le vol sous ses deux esp\u00e8ces : peuple \net langue. Lorsqu\u2019il y a trente -quatre ans, le narrateur de cette \ngrave et sombre histoire introduisait au milieu d\u2019un \nouvrage \u00e9crit dans le m\u00eame but que celui -cia, un \nvoleur parlant argot, il y eut \u00e9bahissement et clameur. \n\u2013 Quoi! comment! l\u2019argot! Mais l\u2019argot est affreux! \nmais c\u2019est la langue des chiourmes, des bagnes, des \nprisons, de tout ce que la soci\u00e9t\u00e9 a de plus \nabominable! etc., etc., etc. \nNous n\u2019avons jamais compris ce genre \nd\u2019objections. \nDepuis, deux puissants romanciers, dont l\u2019un est \nun profond observateur du c\u0153ur h umain, l\u2019autre un \nintr\u00e9pide ami du peuple, Balzac et Eug\u00e8ne Sue, ayant \nfait parler des bandits dans leur langue naturelle \ncomme l\u2019avait fait en 1828 l\u2019auteur du Dernier jour d\u2019un \ncondamn\u00e9 , les m\u00eames r\u00e9clamations se sont \u00e9lev\u00e9es. On \na r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : \u2013 Que nous ve ulent les \u00e9crivains avec ce \nr\u00e9voltant patois? l\u2019argot est odieux! l\u2019argot fait fr\u00e9mir! \nQui le nie? Sans doute. \nLorsqu\u2019il s\u2019agit de sonder une plaie, un gouffre ou \nune soci\u00e9t\u00e9, depuis quand est -ce un tort de descendre \ntrop avant, d\u2019aller au fond? Nous avi ons toujours \npens\u00e9 que c\u2019\u00e9tait quelquefois un acte de courage, et \n \na Le Dernier j our d\u2019un condamn\u00e9 . tout au moins une action simple et utile, digne de \nl\u2019attention sympathique que m\u00e9rite le devoir accept\u00e9 \net accompli. Ne pas tout explorer, ne pas tout \n\u00e9tudier, s\u2019arr\u00eater en chemin, pourquoi? S\u2019arr\u00eater est le \nfait de la sonde et non du sondeur. \nCertes, aller chercher dans les bas -fonds de l\u2019ordre \nsocial, l\u00e0 o\u00f9 la terre finit et o\u00f9 la boue commence, \nfouiller dans ces vagues \u00e9paisses, poursuivre, saisir et \njeter tout palpitant sur le pav\u00e9 cet i diome abject qui \nruisselle de fange ainsi tir\u00e9 au jour, ce vocabulaire \npustuleux dont chaque mot semble un anneau \nimmonde d\u2019un monstre de la vase et des t\u00e9n\u00e8bres, ce \nn\u2019est ni une t\u00e2che attrayante ni une t\u00e2che ais\u00e9e. Rien \nn\u2019est plus lugubre que de contemple r ainsi \u00e0 nu, \u00e0 la \nlumi\u00e8re de la pens\u00e9e, le fourmillement effroyable de \nl\u2019argot. Il semble en effet que ce soit une sorte \nd\u2019horrible b\u00eate faite pour la nuit qu\u2019on vient \nd\u2019arracher de son cloaque. On croit voir une affreuse \nbroussaille vivante et h\u00e9riss\u00e9e q ui tressaille, se meut, \ns\u2019agite, redemande l\u2019ombre, menace et regarde. Tel \nmot ressemble \u00e0 une griffe, tel autre \u00e0 un \u0153il \u00e9teint et \nsanglant; telle phrase semble remuer comme une \npince de crabe. Tout cela vit de cette vitalit\u00e9 hideuse \ndes choses qui se son t organis\u00e9es dans la \nd\u00e9sorganisation. Maintenant, depuis quand l\u2019horreur exclut -elle \nl\u2019\u00e9tude? depuis quand la maladie chasse -t-elle le \nm\u00e9decin? Se figure -t-on un naturaliste qui refuserait \nd\u2019\u00e9tudier la vip\u00e8re, la chauve -souris, le scorpion, la \nscolopendre , la tarentule, et qui les rejetterait dans \nleurs t\u00e9n\u00e8bres en disant : Oh! que c\u2019est laid! Le \npenseur qui se d\u00e9tournerait de l\u2019argot ressemblerait \u00e0 \nun chirurgien qui se d\u00e9tournerait d\u2019un ulc\u00e8re ou \nd\u2019une verrue. Ce serait un philologue h\u00e9sitant \u00e0 \nexaminer un fait de la langue, un philosophe h\u00e9sitant \n\u00e0 scruter un fait de l\u2019humanit\u00e9. Car, il faut bien le dire \n\u00e0 ceux qui l\u2019ignorent, l\u2019argot est tout ensemble un \nph\u00e9nom\u00e8ne litt\u00e9raire et un r\u00e9sultat social. Qu\u2019est -ce \nque l\u2019argot proprement dit? L\u2019argot est la lan gue de la \nmis\u00e8re. \nIci on peut nous arr\u00eater; on peut g\u00e9n\u00e9raliser le fait, \nce qui est quelquefois une mani\u00e8re de l\u2019att\u00e9nuer; on \npeut nous dire que tous les m\u00e9tiers, toutes les \nprofessions, on pourrait presque ajouter tous les \naccidents de la hi\u00e9rarchie soci ale et toutes les formes \nde l\u2019intelligence, ont leur argot. Le marchand qui dit : \nMontpellier disponible , Marseille belle qualit\u00e9 , l\u2019agent de \nchange qui dit : report , prime fin courant , le joueur qui \ndit : tiers et tout , refait de pique; l\u2019huissier des \u00eele s \nnormandes qui dit : l\u2019affieffeur s\u2019arr\u00eatant \u00e0 son fonds ne peut cl\u00e2mer les fruits de ce fonds pendant la saisie h\u00e9r\u00e9ditale \ndes immeubles du renonciateur; le vaudevilliste qui dit : on \na \u00e9gay\u00e9 l\u2019oursa, le com\u00e9dien qui dit : j\u2019ai fait four , le \nphilosophe q ui dit : triplicit\u00e9 ph\u00e9nom\u00e9nale , le chasseur \nqui dit : voileci allais, voileci fuyant , le phr\u00e9nologue qui \ndit : amativit\u00e9 , combativit\u00e9 , s\u00e9cr\u00e9tivit\u00e9 , le fantassin qui dit : \nma clarinette , le cavalier qui dit : mon poulet d\u2019Inde , le \nma\u00eetre d\u2019armes qui dit : tierce, quarte , rompez , \nl\u2019imprimeur qui dit : parlons batio; tous, imprimeur, \nma\u00eetre d\u2019armes, cavalier, fantassin, phr\u00e9nologue, \nchasseur, philosophe, com\u00e9dien, vaudevilliste, \nhuissier, joueur, agent de change, marchand, parlent \nargot. Le peintre qui dit : mon rapin , le notaire qui dit : \nmon saute -ruisseau , le perruquier qui dit : mon commis , le \nsavetier qui dit : mon gniaf , parlent argot. A la rigueur, \net si on le veut absolument, toutes ces fa\u00e7ons \ndiverses de dire la droite et la gauche, le matelot, \nb\u00e2bord et tribord , le machiniste, c\u00f4t\u00e9-cour et c\u00f4t\u00e9-jardin, le \nbedeau, c\u00f4t\u00e9 de l\u2019Ep\u00eetre et c\u00f4t\u00e9 de l\u2019Evangile, sont de \nl\u2019argot. Il y a l\u2019argot des mijaur\u00e9es comme il y a eu \nl\u2019argot des pr\u00e9cieuses. L\u2019h\u00f4tel de Rambouillet \nconfinait quelque peu \u00e0 la Cour des Miracl es. Il y a \nl\u2019argot des duchesses, t\u00e9moin cette phrase \u00e9crite dans \n \na On a siffl\u00e9 la pi\u00e8ce. un billet doux par une tr\u00e8s grande dame et tr\u00e8s jolie \nfemme de la Restauration : \u00abVous trouverez dans ces \npotains -l\u00e0 une foultitude de raisons pour que je me \nlibertisea.\u00bb Les chiffres diplom atiques sont de l\u2019argot; \nla chancellerie pontificale, en disant 26 pour Rome , \ngrkztntgzyal pour envoi et abfxustgrnogrkzu tu XI \npour duc de Mod\u00e8ne , parle argot. Les m\u00e9decins du \nmoyen \u00e2ge qui, pour dire carotte, radis et navet, \ndisaient : opoponach , perfros chinum , reptitalmus , \ndracatholicum angelorum , postmegorum , parlaient argot. Le \nfabricant de sucre qui dit : \u2013 Vergeoise, t\u00eate, clairc\u00e9 , tape, \nlumps , m\u00e9lis, b\u00e2tarde , commun , br\u00fbl\u00e9, plaque; \u2013 cet honn\u00eate \nmanufacturier parle argot. Une certaine \u00e9cole de \ncritique d\u2019il y a vingt ans qui disait : \u2013 La moiti\u00e9 de \nShakespeare est jeux de mots et calembours , \u2013 parlait argot. \nLe po\u00e8te et l\u2019artiste qui, avec un sens profond, \nqualifieront M. de Montmorency \u00abun bourgeois\u00bb, s\u2019il \nne se conna\u00eet pas en vers et en statues, pa rlent argot. \nL\u2019acad\u00e9micien classique qui appelle les fleurs Flore, les \nfruits Pomone , la mer Neptune , l\u2019amour les feux , la \nbeaut\u00e9 les appas , un cheval un coursier , la cocarde \nblanche ou tricolore la rose de Bellone , le chapeau \u00e0 \n \na Vous trouverez dans ces comm\u00e9rages -l\u00e0 une multitude de \nraisons pour que je prenne ma libert\u00e9. trois cornes le triangle de Mars, l\u2019acad\u00e9micien classique \nparle argot. L\u2019alg\u00e8bre, la m\u00e9decine, la botanique, ont \nleur argot. La langue qu\u2019on emploie \u00e0 bord, cette \nadmirable langue de la mer, si compl\u00e8te et si \npittoresque, qu\u2019ont parl\u00e9e Jean Bart, Duquesne, \nSuffren et Duperr\u00e9, qui se m\u00eale au sifflement des \nagr\u00e8s, au bruit des porte -voix, au choc des haches \nd\u2019abordage, au roulis, au vent, \u00e0 la rafale, au canon, \nest tout un argot h\u00e9ro\u00efque et \u00e9clatant qui est au \nfarouche argot de la p\u00e8gre ce que le lion est au chacal. \nSans doute. Mais, quoi qu\u2019on en puisse dire, cette \nfa\u00e7on de comprendre le mot argot est une extension, \nque tout le monde m\u00eame n\u2019admettra pas. Quant \u00e0 \nnous, nous conservons \u00e0 ce mot sa vieille acception \npr\u00e9cise, circonscrite et d\u00e9termin\u00e9e, et nous \nrestreignons l\u2019argot \u00e0 l\u2019ar got. L\u2019argot v\u00e9ritable, l\u2019argot \npar excellence, si ces deux mots peuvent s\u2019accoupler, \nl\u2019imm\u00e9morial argot qui \u00e9tait un royaume, n\u2019est autre \nchose, nous le r\u00e9p\u00e9tons, que la langue laide, inqui\u00e8te, \nsournoise, tra\u00eetre, venimeuse, cruelle, louche, vile, \nprofond e, fatale, de la mis\u00e8re. Il y a, \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de \ntous les abaissements et de toutes les infortunes, une \nderni\u00e8re mis\u00e8re qui se r\u00e9volte et qui se d\u00e9cide \u00e0 entrer \nen lutte contre l\u2019ensemble des faits heureux et des \ndroits r\u00e9gnants; lutte affreuse o\u00f9, tant\u00f4t rus\u00e9e, tant\u00f4t violente, \u00e0 la fois malsaine et f\u00e9roce, elle attaque \nl\u2019ordre social \u00e0 coups d\u2019\u00e9pingle par le vice et \u00e0 coup \nde massue par le crime. Pour les besoins de cette \nlutte, la mis\u00e8re a invent\u00e9 une langue de combat qui \nest l\u2019argot. \nFaire surnager et soutenir au -dessus de l\u2019oubli, au -\ndessus du gouffre, ne f\u00fbt -ce qu\u2019un fragment d\u2019une \nlangue quelconque que l\u2019homme a parl\u00e9e et qui se \nperdrait, c\u2019est -\u00e0-dire un des \u00e9l\u00e9ments, bons ou \nmauvais, dont la civilisation se compose ou se \ncomplique, c\u2019est \u00e9tendre le s donn\u00e9es de l\u2019observation \nsociale, c\u2019est servir la civilisation m\u00eame. Ce service, \nPlaute l\u2019a rendu, le voulant ou ne le voulant pas, en \nfaisant parler le ph\u00e9nicien \u00e0 deux soldats carthaginois; \nce service, Moli\u00e8re l\u2019a rendu, en faisant parler le \nlevantin e t toutes sortes de patois \u00e0 tant de ses \npersonnages. Ici les objections se raniment : le \nph\u00e9nicien, \u00e0 merveille! le levantin, \u00e0 la bonne heure! \nm\u00eame le patois, passe! ce sont des langues qui ont \nappartenu \u00e0 des nations ou \u00e0 des provinces; mais \nl\u2019argot? \u00e0 q uoi bon conserver l\u2019argot? \u00e0 quoi bon \n\u00abfaire surnager\u00bb l\u2019argot? \nA cela nous ne r\u00e9pondrons qu\u2019un mot. Certes, si la \nlangue qu\u2019a parl\u00e9e une nation ou une province est \ndigne d\u2019int\u00e9r\u00eat, il est une chose plus digne encore d\u2019attention et d\u2019\u00e9tude, c\u2019est la langu e qu\u2019a parl\u00e9e une \nmis\u00e8re. \nC\u2019est la langue qu\u2019a parl\u00e9e en France, par exemple, \ndepuis plus de quatre si\u00e8cles, non seulement une \nmis\u00e8re, mais la mis\u00e8re, toute la mis\u00e8re humaine \npossible. \nEt puis, nous y insistons, \u00e9tudier les difformit\u00e9s et \nles infirmit\u00e9s sociales et les signaler pour les gu\u00e9rir, ce \nn\u2019est point une besogne o\u00f9 le choix soit permis. \nL\u2019historien des m\u0153urs et des id\u00e9es n\u2019a pas une \nmission moins aust\u00e8re que l\u2019historien des \n\u00e9v\u00e9nements. Celui -ci a la surface de la civilisation, les \nluttes des cour onnes, les naissances de princes, les \nmariages de rois, les batailles, les assembl\u00e9es, les \ngrands hommes publics, les r\u00e9volutions au soleil, tout \nle dehors; l\u2019autre historien a l\u2019int\u00e9rieur, le fond, le \npeuple qui travaille, qui souffre et qui attend, la \nfemme accabl\u00e9e, l\u2019enfant qui agonise, les guerres \nsourdes d\u2019homme \u00e0 homme, les f\u00e9rocit\u00e9s obscures, \nles pr\u00e9jug\u00e9s, les iniquit\u00e9s convenues, les contre -coups \nsouterrains de la loi, les \u00e9volutions secr\u00e8tes des \u00e2mes, \nles tressaillements indistincts des multitudes , les \nmeurt -de-faim, les va -nu-pieds, les bras -nus, les \nd\u00e9sh\u00e9rit\u00e9s, les orphelins, les malheureux et les \ninf\u00e2mes, toutes les larves qui errent dans l\u2019obscurit\u00e9. Il faut qu\u2019il descende le c\u0153ur plein de charit\u00e9 et de \ns\u00e9v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 la fois, comme un fr\u00e8re et com me un juge, \njusqu\u2019\u00e0 ces casemates imp\u00e9n\u00e9trables o\u00f9 rampent \np\u00eale-m\u00eale ceux qui saignent et ceux qui frappent, \nceux qui pleurent et ceux qui maudissent, ceux qui \nje\u00fbnent et ceux qui d\u00e9vorent, ceux qui endurent le \nmal et ceux qui le font. Ces historiens des c \u0153urs et \ndes \u00e2mes ont -ils des devoirs moindres que les \nhistoriens des faits ext\u00e9rieurs? Croit -on qu\u2019Alighieri \nait moins de choses \u00e0 dire que Machiavel? Le dessous \nde la civilisation, pour \u00eatre plus profond et plus \nsombre, est -il moins important que le dessu s? \nConna\u00eet -on bien la montagne quand on ne conna\u00eet \npas la caverne? \nDisons -le du reste en passant, de quelques mots de \nce qui pr\u00e9c\u00e8de on pourrait inf\u00e9rer entre les deux \nclasses d\u2019historiens une s\u00e9paration tranch\u00e9e qui \nn\u2019existe pas dans notre esprit. Nul n\u2019 est bon historien \nde la vie patente, visible, \u00e9clatante et publique des \npeuples s\u2019il n\u2019est en m\u00eame temps, dans une certaine \nmesure, historien de leur vie profonde et cach\u00e9e; et \nnul n\u2019est bon historien du dedans s\u2019il ne sait \u00eatre, \ntoutes les fois que besoin est, historien du dehors. \nL\u2019histoire des m\u0153urs et des id\u00e9es p\u00e9n\u00e8tre l\u2019histoire \ndes \u00e9v\u00e9nements, et r\u00e9ciproquement. Ce sont deux ordres de faits diff\u00e9rents qui se r\u00e9pondent, qui \ns\u2019encha\u00eenent toujours et s\u2019engendrent souvent. Tous \nles lin\u00e9aments que la provi dence trace \u00e0 la surface \nd\u2019une nation ont leurs parall\u00e8les sombres, mais \ndistincts, dans le fond, et toutes les convulsions du \nfond produisent des soul\u00e8vements \u00e0 la surface. La \nvraie histoire \u00e9tant m\u00eal\u00e9e \u00e0 tout, le v\u00e9ritable historien \nse m\u00eale de tout. \nL\u2019homme n\u2019est pas un cercle \u00e0 un seul centre; c\u2019est \nune ellipse \u00e0 deux foyers. Les faits sont l\u2019un, les id\u00e9es \nsont l\u2019autre. \nL\u2019argot n\u2019est autre chose qu\u2019un vestiaire o\u00f9 la \nlangue, ayant quelque mauvaise action \u00e0 faire, se \nd\u00e9guise. Elle s\u2019y rev\u00eat de mots masq ues et de \nm\u00e9taphores haillons. \nDe la sorte elle devient horrible. \nOn a peine \u00e0 la reconna\u00eetre. Est -ce bien la langue \nfran\u00e7aise, la grande langue humaine? La voil\u00e0 pr\u00eate \u00e0 \nentrer en sc\u00e8ne et \u00e0 donner au crime la r\u00e9plique, et \npropre \u00e0 tous les emplois du r \u00e9pertoire du mal. Elle \nne marche plus, elle clopine; elle boite sur la b\u00e9quille \nde la Cour des Miracles, b\u00e9quille m\u00e9tamorphosable \nen massue; elle se nomme truanderie; tous les \nspectres, ses habilleurs, l\u2019ont grim\u00e9e; elle se tra\u00eene et \nse dresse, double allu re du reptile. Elle est apte \u00e0 tous les r\u00f4les d\u00e9sormais, faite louche par le faussaire, vert -\nde-gris\u00e9e par l\u2019empoisonneur, charbonn\u00e9e de la suie \nde l\u2019incendiaire; et le meurtrier lui met son rouge. \nQuand on \u00e9coute, du c\u00f4t\u00e9 des honn\u00eates gens, \u00e0 la \nporte de la soci\u00e9t\u00e9, on surprend le dialogue de ceux \nqui sont dehors. On distingue des demandes et des \nr\u00e9ponses. On per\u00e7oit, sans le comprendre, un \nmurmure hideux, sonnant presque comme l\u2019accent \nhumain, mais plus voisin du hurlement que de la \nparole. C\u2019est l\u2019argot . Les mots sont difformes, et \nempreints d\u2019on ne sait quelle bestialit\u00e9 fantastique. \nOn croit entendre des hydres parler. \nC\u2019est l\u2019inintelligible dans le t\u00e9n\u00e9breux. Cela grince \net cela chuchote, compl\u00e9tant le cr\u00e9puscule par \nl\u2019\u00e9nigme. Il fait noir dans le ma lheur, il fait plus noir \nencore dans le crime; ces deux noirceurs amalgam\u00e9es \ncomposent l\u2019argot. Obscurit\u00e9 dans l\u2019atmosph\u00e8re, \nobscurit\u00e9 dans les actes, obscurit\u00e9 dans les voix. \nEpouvantable langue crapaude qui va, vient, saut\u00e8le, \nrampe, bave, et se meut mon strueusement dans cette \nimmense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, \nde vice, de mensonge, d\u2019injustice, de nudit\u00e9, \nd\u2019asphyxie et d\u2019hiver, plein midi des mis\u00e9rables. \nAyons compassion des ch\u00e2ti\u00e9s. H\u00e9las! qui \nsommes -nous nous -m\u00eames? qui suis -je, moi qui vous parle? qui \u00eates -vous, vous qui m\u2019\u00e9coutez? d\u2019o\u00f9 \nvenons -nous? et est -il bien s\u00fbr que nous n\u2019ayons rien \nfait avant d\u2019\u00eatre n\u00e9s? La terre n\u2019est point sans \nressemblance avec une ge\u00f4le. Qui sait si l\u2019homme \nn\u2019est pas un repris de justice divine? \nRegarde z la vie de pr\u00e8s. Elle est ainsi faite qu\u2019on y \nsent partout de la punition. \nEtes-vous ce qu\u2019on appelle un heureux? Eh bien, \nvous \u00eates triste tous les jours. Chaque jour a son \ngrand chagrin ou son petit souci. Hier, vous \ntrembliez pour une sant\u00e9 qui vous e st ch\u00e8re, \naujourd\u2019hui vous craignez pour la v\u00f4tre; demain ce \nsera une inqui\u00e9tude d\u2019argent, apr\u00e8s -demain la diatribe \nd\u2019un calomniateur, l\u2019autre apr\u00e8s -demain le malheur \nd\u2019un ami; puis le temps qu\u2019il fait, puis quelque chose \nde cass\u00e9 ou de perdu, puis un plai sir que la \nconscience et la colonne vert\u00e9brale vous reprochent; \nune autre fois, la marche des affaires publiques. Sans \ncompter les peines de c\u0153ur. Et ainsi de suite. Un \nnuage se dissipe, un autre se reforme. A peine un jour \nsur cent de pleine joie et de pl ein soleil. Et vous \u00eates \nde ce petit nombre qui a le bonheur! Quant aux \nautres hommes, la nuit stagnante est sur eux. \nLes esprits r\u00e9fl\u00e9chis usent peu de cette locution : \nles heureux et les malheureux. Dans ce monde, vestibule d\u2019un autre \u00e9videmment, il n\u2019y a pas \nd\u2019heureux. \nLa vraie division humaine est celle -ci : les \nlumineux et les t\u00e9n\u00e9breux. \nDiminuer le nombre des t\u00e9n\u00e9breux, augmenter le \nnombre des lumineux, voil\u00e0 le but. C\u2019est pourquoi \nnous crions : enseignement! science! apprendre \u00e0 lire, \nc\u2019est allume r du feu; toute syllabe \u00e9pel\u00e9e \u00e9tincelle. \nDu reste qui dit lumi\u00e8re ne dit pas n\u00e9cessairement \njoie. On souffre dans la lumi\u00e8re; l\u2019exc\u00e8s br\u00fble. La \nflamme est ennemie de l\u2019aile. Br\u00fbler sans cesser de \nvoler, c\u2019est l\u00e0 le prodige du g\u00e9nie. \nQuand vous conna\u00eetre z et quand vous aimerez, \nvous souffrirez encore. Le jour na\u00eet en larmes. Les \nlumineux pleurent, ne f\u00fbt -ce que sur les t\u00e9n\u00e9breux. \n \n \n \n \nIV, 7, 2 \n \n \n \n \n \nRacines \n \n \n \n \n \n \nL\u2019argot, c\u2019est la langue des t\u00e9n\u00e9breux. \nLa pens\u00e9e est \u00e9mue dans ses plus sombres \nprofondeurs, la philosophie sociale est sollicit\u00e9e \u00e0 ses \nm\u00e9ditations les plus poignantes, en pr\u00e9sence de cet \n\u00e9nigmatique dialecte \u00e0 la fois fl\u00e9tri et r\u00e9volt\u00e9. C\u2019est l\u00e0 \nqu\u2019il y a du ch\u00e2timent visible. Chaque syllabe y a l\u2019air \nmarqu\u00e9e. Les mots de la langue vulgaire y \napparaissent comme fronc\u00e9s et racornis sous le fer rouge du bourreau. Quelques -uns semblent fumer \nencore. Telle phrase vous fait l\u2019effet de l\u2019\u00e9paule \nfleurdelys\u00e9e d\u2019un voleur brusquement mise \u00e0 nu. \nL\u2019id\u00e9e refuse presque de se laisser exprimer par ces \nsubstantifs repris de justice. La m\u00e9taphore y est \nparfois si effront\u00e9e qu\u2019on sent qu\u2019elle a \u00e9t\u00e9 au carcan. \nDu reste, malgr\u00e9 tout cela et \u00e0 cause de tout cela, \nce patois \u00e9trange a de droit son compartiment dans \nce grand casier impartial o\u00f9 il y a place pour le liard \noxyd\u00e9 comme pour la m\u00e9daille d\u2019or, et qu\u2019on nomme \nla litt\u00e9rature. L\u2019argot, qu\u2019on y consente ou non, a sa \nsyntaxe et sa po\u00e9sie. C\u2019est une langue. Si, \u00e0 la \ndifformit\u00e9 de certains vocables, on reconna\u00eet qu\u2019elle a \n\u00e9t\u00e9 m\u00e2ch\u00e9e par Mandrin, \u00e0 la splendeur de certaines \nm\u00e9tonymies, on sent que Villon l\u2019a parl\u00e9e. \nCe vers si exquis et si c\u00e9l\u00e8bre : \n \nMais o\u00f9 sont les neiges d\u2019antan? \n \nest un vers d\u2019argot. Antan \u2013 ante annum \u2013 est un mot \nde l\u2019argot de Thunes qui signifiait l\u2019an pass\u00e9 et par \nextension autrefois . On pouvait encore lire il y a trente -\ncinq ans, \u00e0 l\u2019\u00e9poque du d\u00e9part de la grande cha\u00eene de \n1827, dans un des cachots de Bic\u00eatre, cette maxime \ngrav\u00e9e au clou sur le mur par un roi de Thunes \ncondamn\u00e9 aux gal\u00e8res : Les dabs d\u2019antan trimaient siempre pour la pierre du Co\u00ebsre . Ce qui veut dire : Les rois \nd\u2019autrefois allaient toujours se faire sacrer . Dans la pens\u00e9e \nde ce roi -l\u00e0, le sacre, c\u2019\u00e9tait le bagne. \nLe mot d\u00e9carade , qui exprime le d\u00e9part d\u2019une lourde \nvoiture au galop, est attribu\u00e9 \u00e0 Villon, et il en est \ndigne. Ce mot, qui fait feu des quatre pieds, r\u00e9sume \ndans une onomatop\u00e9e magistrale tout l\u2019admirable \nvers de La Fontaine : \n \nSix forts chevaux tiraient un coche. \n \nAu point de vue purement litt\u00e9raire, peu d\u2019\u00e9tudes \nseraient plus curieuses et plus f\u00e9condes que celle de \nl\u2019argot. C\u2019est toute une langue dans la langue, une \nsorte d\u2019excroissance maladive, une greffe malsaine \nqui a produit une v\u00e9g\u00e9tation, un parasite qui a ses \nracines dans le vieux tronc gaulois et dont le feuillage \nsinistre rampe sur tout un c\u00f4t\u00e9 de la langue. Ceci est \nce qu\u2019on pourrait appeler le premier aspect, l\u2019aspect \nvulgaire de l\u2019argot. Mais pour ceux qui \u00e9tudient la \nlangue ainsi qu\u2019il faut l\u2019\u00e9tudier, c\u2019 est-\u00e0-dire comme les \ng\u00e9ologues \u00e9tudient la terre, l\u2019argot appara\u00eet comme \nune v\u00e9ritable alluvion. Selon qu\u2019on y creuse plus ou \nmoins avant, on trouve dans l\u2019argot, au -dessous du \nvieux fran\u00e7ais populaire, le proven\u00e7al, l\u2019espagnol, de \nl\u2019italien, du levantin, cette langue des ports de la M\u00e9diterran\u00e9e, de l\u2019anglais et de l\u2019allemand, du roman \ndans ses trois vari\u00e9t\u00e9s : roman fran\u00e7ais, roman italien, \nroman roman, du latin, enfin du basque et du celte. \nFormation profonde et bizarre. Edifice souterrain \nb\u00e2ti en commun par tous les mis\u00e9rables. Chaque race \nmaudite a d\u00e9pos\u00e9 sa couche, chaque souffrance a \nlaiss\u00e9 tomber sa pierre, chaque c\u0153ur a donn\u00e9 son \ncaillou. Une foule d\u2019\u00e2mes mauvaises, basses ou \nirrit\u00e9es, qui ont travers\u00e9 la vie et sont all\u00e9es \ns\u2019\u00e9vanouir dans l\u2019\u00e9ternit \u00e9, sont l\u00e0 presque enti\u00e8res et \nen quelque sorte visibles encore sous la forme d\u2019un \nmot monstrueux. \nVeut -on de l\u2019espagnol? le vieil argot gothique en \nfourmille. Voici boffette , soufflet, qui vient de bofeton ; \nvantane , fen\u00eatre (plus tard vanterne), qui vien t de \nvantana ; gat, chat, qui vient de gato; acite, huile, qui \nvient de aceyte . Veut -on de l\u2019italien? Voici spade, \u00e9p\u00e9e, \nqui vient de spada ; carvel , bateau, qui vient de caravella . \nVeut -on de l\u2019anglais? Voici le bichot , l\u2019\u00e9v\u00eaque, qui \nvient de bishop ; raille, espion, qui vient de rascal , \nrascalion , coquin; pilche , \u00e9tui, qui vient de pilcher , \nfourreau. Veut -on de l\u2019allemand? Voici le caleur , le \ngar\u00e7on, kellner ; le hers, le ma\u00eetre, herzog (duc). Veut -on \ndu latin? Voici frangir , casser, frangere ; affurer , voler, fur; \ncad\u00e8ne , cha\u00eene, catena; il y a un mot qui repara\u00eet dans toutes les langues du continent avec une sorte de \npuissance et d\u2019autorit\u00e9 myst\u00e9rieuse, c\u2019est le mot \nmagnus ; l\u2019Ecosse en fait son mac, qui d\u00e9signe le chef \ndu clan, Mac -Farlane, Mac -Callummore, le grand \nFarlane, le grand Callummorea; l\u2019argot en fait le meck, \net plus tard le meg, c\u2019est -\u00e0-dire Dieu. Veut -on du \nbasque? Voici gahisto , le diable, qui vient de ga\u00efztoa , \nmauvais; sorgabon , bonne nuit, qui vient de gabon , \nbonsoir. Veut -on du celte? Voici blavin, mouchoir, \nqui vient de blavet , eau jaillissante; m\u00e9nesse , femme (en \nmauvaise part), qui vient de meinec , plein -de-pierres; \nbarant , ruisseau, de baranton , fontaine; goffeur , serrurier, \nde goff, forgeron; la gu\u00e9douze , la mort, qui vient de \nguenn -du, blanche -noire. Veut -on de l\u2019histoire enfin? \nL\u2019argot appelle les \u00e9cus les malt\u00e8ses , souvenir de la \nmonnaie qui avait cours sur les gal\u00e8res de Malte. \nOutre les origines philologiques qui viennent \nd\u2019\u00eatre indiqu\u00e9es, l\u2019argot a d\u2019autres racines plus \nnaturelles en core et qui sortent pour ainsi dire de \nl\u2019esprit m\u00eame de l\u2019homme. \nPremi\u00e8rement, la cr\u00e9ation directe des mots. L\u00e0 est \nle myst\u00e8re des langues. Peindre par des mots qui ont, \non ne sait comment ni pourquoi, des figures. Ceci est \n \na Il faut observer pourtant que mac en celte veut dire fils. le fond primitif de tout langag e humain, ce qu\u2019on en \npourrait nommer le granit. L\u2019argot pullule de mots de \nce genre, mots imm\u00e9diats, cr\u00e9\u00e9s de toute pi\u00e8ce on ne \nsait o\u00f9 ni par qui, sans \u00e9tymologies, sans analogies, \nsans d\u00e9riv\u00e9s, mots solitaires, barbares, quelquefois \nhideux, qui ont une singuli\u00e8re puissance d\u2019expression \net qui vivent. \u2013 Le bourreau, le taule ; \u2013 la for\u00eat, le sabri ; \nla peur, la fuite, taf; \u2013 le laquais, le larbin ; \u2013 le g\u00e9n\u00e9ral, \nle pr\u00e9fet, le ministre, pharos ; \u2013 le diable, le rabouin . \nRien n\u2019est plus \u00e9trange que ces mots qui masquent et \nqui montrent. Quelques -uns, le rabouin , par exemple, \nsont en m\u00eame temps grotesques et terribles et vous \nfont l\u2019effet d\u2019une grimace cyclop\u00e9enne. \nDeuxi\u00e8mement, la m\u00e9taphore. Le propre d\u2019une \nlangue qui veut tout dire et tout cacher, c\u2019est \nd\u2019abon der en figures. La m\u00e9taphore est une \u00e9nigme \no\u00f9 se r\u00e9fugie le voleur qui complote un coup, le \nprisonnier qui combine une \u00e9vasion. Aucun idiome \nn\u2019est plus m\u00e9taphorique que l\u2019argot. \u2013 D\u00e9visser le coco , \ntordre le cou; \u2013 tortiller , manger; \u2013 \u00eatre gerb\u00e9 , \u00eatre ju g\u00e9; \n\u2013 un rat , un voleur de pain; \u2013 il lansquine , il pleut, \nvieille figure frappante, qui porte en quelque sorte sa \ndate avec elle, qui assimile les longues lignes obliques \nde la pluie aux piques \u00e9paisses et pench\u00e9es des \nlansquenets, et qui fait tenir dans un seul mot la m\u00e9tonymie populaire : il pleut des hallebardes . \nQuelquefois, \u00e0 mesure que l\u2019argot va de la premi\u00e8re \n\u00e9poque \u00e0 la seconde, des mots passent de l\u2019\u00e9tat \nsauvage et primitif au sens m\u00e9taphorique. Le diable \ncesse d\u2019\u00eatre le rabouin et devient le bou langer , celui qui \nenfourne. C\u2019est plus spirituel, mais moins grand; \nquelque chose comme Racine apr\u00e8s Corneille, \ncomme Euripide apr\u00e8s Eschyle. Certaines phrases \nd\u2019argot qui participent des deux \u00e9poques et ont \u00e0 la \nfois le caract\u00e8re barbare et le caract\u00e8re m \u00e9taphorique, \nressemblent \u00e0 des fantasmagories. \u2013 Les sorgueurs vont \nsollicer des gails \u00e0 la lune (les r\u00f4deurs vont voler des \nchevaux la nuit). \u2013 Cela passe devant l\u2019esprit comme \nun groupe de spectres. On ne sait ce qu\u2019on voit. \nTroisi\u00e8mement, l\u2019exp\u00e9dient. L\u2019argot vit sur la \nlangue. Il en use \u00e0 sa fantaisie, il y puise au hasard, et \nil se borne souvent, quand le besoin surgit, \u00e0 la \nd\u00e9naturer sommairement et grossi\u00e8rement. Parfois, \navec les mots usuels ainsi d\u00e9form\u00e9s, et compliqu\u00e9s de \nmots d\u2019argot pur, il com pose des locutions \npittoresques o\u00f9 l\u2019on sent le m\u00e9lange des deux \n\u00e9l\u00e9ments pr\u00e9c\u00e9dents, la cr\u00e9ation directe et la \nm\u00e9taphore : \u2013 Le cab jaspine, je marronne que la roulotte de \nPantin trime dans le sabri , le chien aboie, je soup\u00e7onne \nque la diligence de Paris passe dans le bois. \u2013 Le dab est sinve, la dabuge est merloussi\u00e8re, la f\u00e9e est bative , le \nbourgeois est b\u00eate, la bourgeoise est rus\u00e9e, la fille est \njolie. \u2013 Le plus souvent, afin de d\u00e9router les \n\u00e9couteurs, l\u2019argot se borne \u00e0 ajouter indistinctement \u00e0 \ntous les mots de la langue une sorte de queue \nignoble, une terminaison en aille, en orgue, en iergue, \nou en uche. Ainsi : \u2013 Vousiergue trouvaille bonorgue ce \ngigotmuche ? Trouvez -vous ce gigot bon? Phrase \nadress\u00e9e par Cartouche \u00e0 un guichetier afin de savoir \nsi la somme offerte pour l\u2019\u00e9vasion lui convenait. \u2013 La \nterminaison en mar a \u00e9t\u00e9 ajout\u00e9e assez r\u00e9cemment. \nL\u2019argot, \u00e9tant l\u2019idiome de la corruption, se \ncorrompt vite. En outre, comme il cherche toujours \u00e0 \nse d\u00e9rober, sit\u00f4t qu\u2019il se sent compris, il se \ntransfor me. Au rebours de toute autre v\u00e9g\u00e9tation, \ntout rayon de jour y tue ce qu\u2019il touche. Aussi l\u2019argot \nva-t-il se d\u00e9composant et se recomposant sans cesse; \ntravail obscur et rapide qui ne s\u2019arr\u00eate jamais. Il fait \nplus de chemin en dix ans que la langue en dix \nsi\u00e8cles. Ainsi le lartona devient le lartif; le gailb devient \nle gaye; la fertanchec, la fertille; le momignard, le \n \na Pain. \nb Cheval. \nc Paille. momacque; les siquesa, les frusques; la chiqueb, \nl\u2019\u00e9grugeoir; le colabrec, le colas. Le diable est d\u2019abord \ngahisto, puis le rabouin, puis le boulanger; le pr\u00eatre \nest le ratichon, puis le sanglier; le poignard est le \nvingt -deux, puis le surin, puis le lingre; les gens de \npolice sont des railles, puis des roussins, puis des \nrouss es, puis des marchands de lacets, puis des \ncoqueurs, puis des cognes; le bourreau est le taule, \npuis Charlot, puis l\u2019atigeur, puis le becquillard. Au \ndix-septi\u00e8me si\u00e8cle, se battre, c\u2019\u00e9tait se donner du tabac ; \nau dix -neuvi\u00e8me, c\u2019est se chiquer la gueule . Vingt \nlocutions diff\u00e9rentes ont pass\u00e9 entre ces deux \nextr\u00eames. Cartouche parlerait h\u00e9breu pour Lacenaire. \nTous les mots de cette langue sont perp\u00e9tuellement \nen fuite comme les hommes qui les prononcent. \nCependant, de temps en temps, et \u00e0 cause de ce \nmouvem ent m\u00eame, l\u2019ancien argot repara\u00eet et \nredevient nouveau. Il a ses chefs -lieux o\u00f9 il se \nmaintient. Le Temple conservait l\u2019argot du dix -\nsepti\u00e8me si\u00e8cle; Bic\u00eatre, lorsqu\u2019il \u00e9tait prison, \nconservait l\u2019argot de Thunes. On y entendait la \nterminaison en anche des vieux thuneurs. Boyanches -tu? \n \na Hardes. \nb L\u2019\u00e9glise. \nc Le cou. (bois -tu?) il croyanche (il croit). Mais le mouvement \nperp\u00e9tuel n\u2019en reste pas moins la loi. \nSi le philosophe parvient \u00e0 fixer un moment, pour \nl\u2019observer, cette langue qui s\u2019\u00e9vapore sans cesse, il \ntombe dans de douloureuses e t utiles m\u00e9ditations. \nAucune \u00e9tude n\u2019est plus efficace et plus f\u00e9conde en \nenseignements. Pas une m\u00e9taphore, pas une \n\u00e9tymologie de l\u2019argot qui ne contienne une le\u00e7on. \u2013\n Parmi ces hommes, battre veut dire feindre ; on bat une \nmaladie; la ruse est leur force. \u2013 Pour eux l\u2019id\u00e9e de \nl\u2019homme ne se s\u00e9pare pas de l\u2019id\u00e9e de l\u2019ombre. La \nnuit se dit la sorgue ; l\u2019homme, l\u2019orgue . L\u2019homme est un \nd\u00e9riv\u00e9 de la nuit. \u2013 Ils ont pris l\u2019habitude de \nconsid\u00e9rer la soci\u00e9t\u00e9 comme une atmosph\u00e8re qui les \ntue, comme une force fatale, e t ils parlent de leur \nlibert\u00e9 comme on parlerait de sa sant\u00e9. Un homme \narr\u00eat\u00e9 est un malade ; un homme condamn\u00e9 est un mort . \n\u2013 Ce qu\u2019il y a de plus terrible pour le prisonnier dans \nles quatre murs de pierre qui l\u2019ensevelissent, c\u2019est une \nsorte de chastet\u00e9 g laciale; il appelle le cachot, le castus . \n\u2013 Dans ce lieu fun\u00e8bre, c\u2019est toujours sous son aspect \nle plus riant que la vie ext\u00e9rieure appara\u00eet. Le \nprisonnier a des fers aux pieds; vous croyez peut -\u00eatre \nqu\u2019il songe que c\u2019est avec les pieds qu\u2019on marche? \nnon, il songe que c\u2019est avec les pieds qu\u2019on danse; aussi, qu\u2019il parvienne \u00e0 scier ses fers, sa premi\u00e8re id\u00e9e \nest que maintenant il peut danser, et il appelle la scie \nun bastringue . \u2013 Un nom est un centre; profonde \nassimilation. \u2013 Le bandit a deux t\u00eates, l\u2019une qui \nraisonne ses actions et le m\u00e8ne pendant toute sa vie, \nl\u2019autre qu\u2019il a sur ses \u00e9paules, le jour de sa mort; il \nappelle la t\u00eate qui lui conseille le crime, la sorbonne , et \nla t\u00eate qui l\u2019expie, la tronche . \u2013 Quand un homme n\u2019a \nplus que des guenilles sur le corps et des vices dans le \nc\u0153ur, quand il est arriv\u00e9 \u00e0 cette double d\u00e9gradation \nmat\u00e9rielle et morale que caract\u00e9rise dans ses deux \nacceptions le mot gueux , il est \u00e0 point pour le crime; il \nest comme un couteau bien affil\u00e9; il a deux \ntranchants, sa d\u00e9tre sse et sa m\u00e9chancet\u00e9; aussi l\u2019argot \nne dit pas \u00abun gueux\u00bb; il dit un r\u00e9guis\u00e9 . \u2013 Qu\u2019est -ce que \nle bagne? un brasier de damnation, un enfer. Le \nfor\u00e7at s\u2019appelle un fagot. \u2013 Enfin, quel nom les \nmalfaiteurs donnent -ils \u00e0 la prison? le coll\u00e8ge . Tout un \nsyst\u00e8me p\u00e9nitentiaire peut sortir de ce mot. \nLe voleur a, lui aussi, sa chair \u00e0 canon, la mati\u00e8re \nvolable, vous, moi, quiconque passe; le pantre . (Pan, \ntout le monde.) \nVeut -on savoir o\u00f9 sont \u00e9closes la plupart des \nchansons de bagne, ces refrains appel\u00e9s dans le \nvocabulaire sp\u00e9cial les lirlonfa ? Qu\u2019on \u00e9coute ceci : Il y avait au Ch\u00e2telet de Paris une grande cave \nlongue. Cette cave \u00e9tait \u00e0 huit pieds en contre -bas au -\ndessous du niveau de la Seine. Elle n\u2019avait ni fen\u00eatres \nni soupiraux, l\u2019unique ouverture \u00e9tait la porte; les \nhommes pouvaient y entrer, l\u2019air non. Cette cave \navait pour plafond une vo\u00fbte de pierre et pour \nplancher dix pouces de boue. Elle avait \u00e9t\u00e9 dall\u00e9e; \nmais, sous le suintement des eaux, le dallage s\u2019\u00e9tait \npourri et crevass\u00e9. A huit pieds au -dessus du sol, une \nlongue poutre massive traversait ce souterrain de part \nen part; de cette poutre tombaient, de distance en \ndistance, des cha\u00eenes de trois pieds de long, et \u00e0 \nl\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de ces cha\u00eenes il y avait des carcans. On \nmettait dans cette cave les homme s condamn\u00e9s aux \ngal\u00e8res jusqu\u2019au jour du d\u00e9part pour Toulon. On les \npoussait sous cette poutre o\u00f9 chacun avait son \nferrement oscillant dans les t\u00e9n\u00e8bres, qui l\u2019attendait. \nLes cha\u00eenes, ces bras pendants, et les carcans, ces \nmains ouvertes, prenaient ces mis \u00e9rables par le cou. \nOn les rivait, et on les laissait l\u00e0. La cha\u00eene \u00e9tant trop \ncourte, ils ne pouvaient se coucher. Ils restaient \nimmobiles dans cette cave, dans cette nuit, sous cette \npoutre, presque pendus, oblig\u00e9s \u00e0 des efforts inou\u00efs \npour atteindre au pain ou \u00e0 la cruche, la vo\u00fbte sur la \nt\u00eate, la boue jusqu\u2019\u00e0 mi -jambe, leurs excr\u00e9ments coulant sur leurs jarrets, \u00e9cartel\u00e9s de fatigue, ployant \naux hanches et aux genoux, s\u2019accrochant par les \nmains \u00e0 la cha\u00eene pour se reposer, ne pouvant dormir \nque debout, et r\u00e9veill\u00e9s \u00e0 chaque instant par \nl\u2019\u00e9tranglement du carcan; quelques -uns ne se \nr\u00e9veillaient pas. Pour manger, ils faisaient monter \navec leur talon le long de leur tibia jusqu\u2019\u00e0 leur main \nleur pain qu\u2019on leur jetait dans la boue. Combien de \ntemps demeuraien t-ils ainsi? Un mois, deux mois, six \nmois quelquefois; un resta une ann\u00e9e. C\u2019\u00e9tait \nl\u2019antichambre des gal\u00e8res. On \u00e9tait mis l\u00e0 pour un \nli\u00e8vre vol\u00e9 au roi. Dans ce s\u00e9pulcre enfer, que \nfaisaient -ils? Ce qu\u2019on peut faire dans un s\u00e9pulcre, ils \nagonisaient, et c e qu\u2019on peut faire dans un enfer, ils \nchantaient. Car o\u00f9 il n\u2019y a plus l\u2019esp\u00e9rance, le chant \nreste. Dans les eaux de Malte, quand une gal\u00e8re \napprochait, on entendait le chant avant d\u2019entendre les \nrames. Le pauvre braconnier Survincent qui avait \ntravers\u00e9 la prison -cave du Ch\u00e2telet disait : Ce sont les \nrimes qui m\u2019ont soutenu . Inutilit\u00e9 de la po\u00e9sie. A quoi \nbon la rime? C\u2019est dans cette cave que sont n\u00e9es \npresque toutes les chansons d\u2019argot. C\u2019est de ce \ncachot du Grand -Ch\u00e2telet de Paris que vient le \nm\u00e9lancoli que refrain de la gal\u00e8re de Montgomery : \nTimaloumisaine , timoulamison . La plupart de ces chansons sont lugubres; quelques -unes sont gaies; \nune est tendre : \n \nIcicaille est le th\u00e9\u00e2tre \nDu petit dardanta. \n \nVous aurez beau faire, vous n\u2019an\u00e9antirez pas cet \n\u00e9ternel reste du c\u0153ur de l\u2019homme, l\u2019amour. \nDans ce monde des actions sombres, on se garde \nle secret. Le secret, c\u2019est la chose de tous. Le secret, \npour ces mis\u00e9rables, c\u2019est l\u2019unit\u00e9 qui sert de base \u00e0 \nl\u2019union. Rompre le secret, c\u2019est arracher \u00e0 chaque \nmembr e de cette communaut\u00e9 farouche quelque \nchose de lui -m\u00eame. D\u00e9noncer, dans l\u2019\u00e9nergique \nlangue d\u2019argot, cela se dit : manger le morceau . Comme \nsi le d\u00e9nonciateur tirait \u00e0 lui un peu de la substance \nde tous et se nourrissait d\u2019un morceau de la chair de \nchacun. \nQu\u2019est -ce que recevoir un soufflet? La m\u00e9taphore \nbanale r\u00e9pond : C\u2019est voir trente -six chandelles . Ici l\u2019argot \nintervient, et reprend : Chandelle , camoufle. Sur ce, le \nlangage usuel donne au soufflet pour synonyme \ncamouflet. Ainsi, par une sorte de p\u00e9n\u00e9t ration de bas \nen haut, la m\u00e9taphore, cette trajectoire incalculable, \n \na Archer. Cupidon. aidant, l\u2019argot monte de la caverne \u00e0 l\u2019acad\u00e9mie; et \nPoulailler disant : J\u2019allume ma camoufle , fait \u00e9crire \u00e0 \nVoltaire : Langleviel La Beaumelle m\u00e9rite cent camouflets . \nUne fouille dans l \u2019argot, c\u2019est la d\u00e9couverte \u00e0 \nchaque pas. L\u2019\u00e9tude et l\u2019approfondissement de cet \n\u00e9trange idiome m\u00e8nent au myst\u00e9rieux point \nd\u2019intersection de la soci\u00e9t\u00e9 r\u00e9guli\u00e8re avec la soci\u00e9t\u00e9 \nmaudite. \nL\u2019argot, c\u2019est le verbe devenu for\u00e7at. \nQue le principe pensant de l\u2019homme puisse \u00eatre \nrefoul\u00e9 si bas, qu\u2019il puisse \u00eatre tra\u00een\u00e9 et garrott\u00e9 l\u00e0 par \nles obscures tyrannies de la fatalit\u00e9, qu\u2019il puisse \u00eatre \nli\u00e9 \u00e0 on ne sait quelles attaches dans ce pr\u00e9cipice, cela \nconsterne. \nO pauvre pens\u00e9e des mi s\u00e9rables! \nH\u00e9las! personne ne viendra -t-il au secours de l\u2019\u00e2me \nhumaine dans cette ombre? Sa destin\u00e9e est -elle d\u2019y \nattendre \u00e0 jamais l\u2019esprit, le lib\u00e9rateur, l\u2019immense \nchevaucheur des p\u00e9gases et des hippogriffes, le \ncombattant couleur d\u2019aurore qui descend de l\u2019azur \nentre deux ailes, le radieux chevalier de l\u2019avenir? \nAppellera -t-elle toujours en vain \u00e0 son secours la \nlance de lumi\u00e8re de l\u2019id\u00e9al? est -elle condamn\u00e9e \u00e0 \nentendre venir \u00e9pouvantablement dans l\u2019\u00e9paisseur du \ngouffre le Mal, et \u00e0 entrevoir, de plus en plus pr\u00e8s d\u2019elle, sous l\u2019eau hideuse, cette t\u00eate draconienne, cette \ngueule m\u00e2chant l\u2019\u00e9cume, et cette ondulation \nserpentante de griffes, de gonflements et d\u2019anneaux? \nFaut-il qu\u2019elle reste l\u00e0, sans une lueur, sans espoir, \nlivr\u00e9e \u00e0 cette approche formidable, vaguement flair\u00e9e \ndu monstre, frissonnante, \u00e9chevel\u00e9e, se tordant les \nbras, \u00e0 jamais encha\u00een\u00e9e au rocher de la nuit, sombre \nAndrom\u00e8de blanche et nue dans les t\u00e9n\u00e8bres! \n \n \n \n \nIV, 7, 3 \n \n \n \n \n \nArgot qui pleure et argot qui rit \n \n \n \n \n \n \nComme on le voit, l\u2019argot tout entier , l\u2019argot d\u2019il y \na quatre cents ans comme l\u2019argot d\u2019aujourd\u2019hui, est \np\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de ce sombre esprit symbolique qui donne \u00e0 \ntous les mots tant\u00f4t une allure dolente, tant\u00f4t un air \nmena\u00e7ant. On y sent la vieille tristesse farouche de \nces truands de la Cour des M iracles qui jouaient aux \ncartes avec des jeux \u00e0 eux, dont quelques -uns nous \nont \u00e9t\u00e9 conserv\u00e9s. Le huit de tr\u00e8fle, par exemple, repr\u00e9sentait un grand arbre portant huit \u00e9normes \nfeuilles de tr\u00e8fle, sorte de personnification fantastique \nde la for\u00eat. Au pied d e cet arbre on voyait un feu \nallum\u00e9 o\u00f9 trois li\u00e8vres faisaient r\u00f4tir un chasseur \u00e0 la \nbroche, et derri\u00e8re, sur un autre feu, une marmite \nfumante d\u2019o\u00f9 sortait la t\u00eate du chien. Rien de plus \nlugubre que ces repr\u00e9sailles en peinture, sur un jeu de \ncartes, en pr\u00e9sence des b\u00fbchers \u00e0 r\u00f4tir les \ncontrebandiers et de la chaudi\u00e8re \u00e0 bouillir les faux -\nmonnayeurs. Les diverses formes que prenait la \npens\u00e9e dans le royaume d\u2019argot, m\u00eame la chanson, \nm\u00eame la raillerie, m\u00eame la menace, avaient toutes ce \ncaract\u00e8re impuissant et accabl\u00e9. Tous les chants, dont \nquelques m\u00e9lodies ont \u00e9t\u00e9 recueillies, \u00e9taient humbles \net lamentables \u00e0 pleurer. Le p\u00e8gre s\u2019appelle le pauvre \np\u00e8gre, et il est toujours le li\u00e8vre qui se cache, la souris \nqui se sauve, l\u2019oiseau qui s\u2019enfuit. A peine r\u00e9clam e-t-\nil; il se borne \u00e0 soupirer; un de ses g\u00e9missements est \nvenu jusqu\u2019\u00e0 nous : \u2013 Je n\u2019entrave que le dail comment \nmeck, le daron des orgues, peut atiger ses m\u00f4mes et ses \nmomignards et les locher criblant sans \u00eatre atig\u00e9 lui -m\u00eamea. \u2013 \nLe mis\u00e9rable, toutes le s fois qu\u2019il a le temps de \n \na Je ne comprends pas comment Dieu, le p\u00e8re des hommes, \npeut torturer ses enfants et ses petits enfants et les entendre \ncrier sans \u00eatre tortur\u00e9 lui -m\u00eame. penser, se fait petit devant la loi et ch\u00e9tif devant la \nsoci\u00e9t\u00e9; il se couche \u00e0 plat ventre, il supplie, il se \ntourne du c\u00f4t\u00e9 de la piti\u00e9; on sent qu\u2019il se sait dans \nson tort. \nVers le milieu du dernier si\u00e8cle, un changement se \nfit. Les chants de prisons, les ritournelles de voleurs \nprirent, pour ainsi parler, un geste insolent et jovial. \nLe plaintif malur\u00e9 fut remplac\u00e9 par larifla . On retrouve \nau dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle dans presque toutes les \nchansons des gal\u00e8res, des bagnes et des chiourmes, \nune ga\u00eet\u00e9 diabolique et \u00e9nigmatique. On y entend ce \nrefrain strident et sautant qu\u2019on dirait \u00e9clair\u00e9 d\u2019une \nlueur phosphorescente et qui semble jet\u00e9 dans la \nfor\u00eat par un feu follet jouant du fifre : \n \nMirlababi surlababo, \n Mirliton ribon ribette, \nSurlababi mirlababo, \n Mirliton ribon ribo. \n \nCela se chantait en \u00e9gorgeant un homme dans une \ncave ou au coin d\u2019un bois. \nSympt\u00f4me s\u00e9rieux. Au dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle \nl\u2019antique m\u00e9lancolie de ces classes mornes se dissipe. \nElles se mettent \u00e0 rire. El les raillent le grand meg et le \ngrand dab. Louis XV \u00e9tant donn\u00e9, elles appellent le roi de France \u00able marquis de Pantin\u00bb. Les voil\u00e0 \npresque gaies. Une sorte de lumi\u00e8re l\u00e9g\u00e8re sort de ces \nmis\u00e9rables comme si la conscience ne leur pesait \nplus. Ces lamentable s tribus de l\u2019ombre n\u2019ont plus \nseulement l\u2019audace d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e des actions, elles ont \nl\u2019audace insouciante de l\u2019esprit. Indice qu\u2019elles \nperdent le sentiment de leur criminalit\u00e9, et qu\u2019elles se \nsentent jusque parmi les penseurs et les songeurs je \nne sais quel s appuis qui s\u2019ignorent eux -m\u00eames. Indice \nque le vol et le pillage commencent \u00e0 s\u2019infiltrer jusque \ndans des doctrines et des sophismes, de mani\u00e8re \u00e0 \nperdre un peu de leur laideur en en donnant \nbeaucoup aux sophismes et aux doctrines. Indice \nenfin, si aucun e diversion ne surgit, de quelque \n\u00e9closion prodigieuse et prochaine. \nArr\u00eatons -nous un moment. Qui accusons -nous \nici? est -ce le dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle? est -ce sa \nphilosophie? Non certes. L\u2019\u0153uvre du dix -huiti\u00e8me \nsi\u00e8cle est saine et bonne. Les encyclop\u00e9distes, \nDiderot en t\u00eate, les physiocrates, Turgot en t\u00eate, les \nphilosophes, Voltaire en t\u00eate, les utopistes, Rousseau \nen t\u00eate; ce sont l\u00e0 quatre l\u00e9gions sacr\u00e9es. L\u2019immense \navance de l\u2019humanit\u00e9 vers la lumi\u00e8re leur est due. Ce \nsont les quatre avant -gardes du genre humain allant \naux quatre points cardinaux du progr\u00e8s, Diderot vers le beau, Turgot vers l\u2019utile, Voltaire vers le vrai, \nRousseau vers le juste. Mais \u00e0 c\u00f4t\u00e9 et au -dessous des \nphilosophes, il y avait les sophistes, v\u00e9g\u00e9tation \nv\u00e9n\u00e9neuse m\u00eal\u00e9e \u00e0 la croissance salubre, cigu\u00eb dans la \nfor\u00eat vierge. Pendant que le bourreau br\u00fblait sur le \nma\u00eetre -escalier du palais de justice les grands livres \nlib\u00e9rateurs du si\u00e8cle, des \u00e9crivains aujourd\u2019hui oubli\u00e9s \npubliaient, avec privil\u00e8ge du roi, on ne sait quels \n\u00e9crits \u00e9trangeme nt d\u00e9sorganisateurs, avidement lus \ndes mis\u00e9rables. Quelques -unes de ces publications, \nd\u00e9tail bizarre, patronn\u00e9es par un prince, se retrouvent \ndans la Biblioth\u00e8que secr\u00e8te . Ces faits, profonds mais \nignor\u00e9s, \u00e9taient inaper\u00e7us \u00e0 la surface. Parfois c\u2019est \nl\u2019obscurit\u00e9 m\u00eame d\u2019un fait qui est son danger. Il est \nobscur parce qu\u2019il est souterrain. De tous ces \n\u00e9crivains, celui peut -\u00eatre qui creusa alors dans les \nmasses la galerie la plus malsaine, c\u2019est Restif de la \nBretonne. \nCe travail, propre \u00e0 toute l\u2019Europe, fit plus de \nravage en Allemagne que partout ailleurs. En \nAllemagne, pendant une certaine p\u00e9riode, r\u00e9sum\u00e9e \npar Schiller dans son drame fameux des Brigands, le \nvol et le pillage s\u2019\u00e9rigeaient en protestation contre la \npropri\u00e9t\u00e9 et le travail, s\u2019assimilaient de c ertaines id\u00e9es \n\u00e9l\u00e9mentaires, sp\u00e9cieuses et fausses, justes en apparence, absurdes en r\u00e9alit\u00e9, s\u2019enveloppaient de ces \nid\u00e9es, y disparaissaient en quelque sorte, prenaient un \nnom abstrait et passaient \u00e0 l\u2019\u00e9tat de th\u00e9orie; et de \ncette fa\u00e7on circulaient dans l es foules laborieuses, \nsouffrantes et honn\u00eates, \u00e0 l\u2019insu m\u00eame des chimistes \nimprudents qui avaient pr\u00e9par\u00e9 la mixture, \u00e0 l\u2019insu \nm\u00eame des masses qui l\u2019acceptaient. Toutes les fois \nqu\u2019un fait de ce genre se produit, il est grave. La \nsouffrance engendre la co l\u00e8re; et tandis que les \nclasses prosp\u00e8res s\u2019aveuglent, ou s\u2019endorment, ce qui \nest toujours fermer les yeux, la haine des classes \nmalheureuses allume sa torche \u00e0 quelque esprit \nchagrin ou mal fait qui r\u00eave dans un coin, et elle se \nmet \u00e0 examiner la soci\u00e9t\u00e9. L\u2019examen de la haine, \nchose terrible! \nDe l\u00e0, si le malheur des temps le veut, ces \neffrayantes commotions qu\u2019on nommait jadis \njacqueries , pr\u00e8s desquelles les agitations purement \npolitiques sont jeux d\u2019enfants, qui ne sont plus la \nlutte de l\u2019opprim\u00e9 contre l\u2019oppresseur, mais la r\u00e9volte \ndu malaise contre le bien -\u00eatre. Tout s\u2019\u00e9croule alors. \nLes jacqueries sont des tremblements de peuple. \nC\u2019est \u00e0 ce p\u00e9ril, imminent peut -\u00eatre en Europe \nvers la fin du dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle, que vint couper court la r\u00e9volution fr an\u00e7aise, cet immense acte de \nprobit\u00e9. \nLa r\u00e9volution fran\u00e7aise, qui n\u2019est pas autre chose \nque l\u2019id\u00e9al arm\u00e9 du glaive, se dressa, et du m\u00eame \nmouvement brusque, ferma la porte du mal et ouvrit \nla porte du bien. \nElle d\u00e9gagea la question, promulgua la v\u00e9rit\u00e9, \nchassa le miasme, assainit le si\u00e8cle, couronna le \npeuple. \nOn peut dire qu\u2019elle a cr\u00e9\u00e9 l\u2019homme une deuxi\u00e8me \nfois, en lui donnant une seconde \u00e2me, le droit. \nLe dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle h\u00e9rite et profite de son \n\u0153uvre, et aujourd\u2019hui la catastrophe sociale que n ous \nindiquions tout \u00e0 l\u2019heure est simplement impossible. \nAveugle qui la d\u00e9nonce! niais qui la redoute! la \nr\u00e9volution est la vaccine de la jacquerie. \nGr\u00e2ce \u00e0 la r\u00e9volution, les conditions sociales sont \nchang\u00e9es. Les maladies f\u00e9odales et monarchiques ne \nsont plus dans notre sang. Il n\u2019y a plus de moyen \u00e2ge \ndans notre constitution. Nous ne sommes plus aux \ntemps o\u00f9 d\u2019effroyables fourmillements int\u00e9rieurs \nfaisaient irruption, o\u00f9 l\u2019on entendait sous ses pieds la \ncourse obscure d\u2019un bruit sourd, o\u00f9 apparaissaient \u00e0 \nla surface de la civilisation on ne sait quels \nsoul\u00e8vements de galeries de taupes, o\u00f9 le sol se crevassait, o\u00f9 le dessus des cavernes s\u2019ouvrait, et o\u00f9 \nl\u2019on voyait tout \u00e0 coup sortir de terre des t\u00eates \nmonstrueuses. \nLe sens r\u00e9volutionnaire est un sens m oral. Le \nsentiment du droit, d\u00e9velopp\u00e9, d\u00e9veloppe le \nsentiment du devoir. La loi de tous, c\u2019est la libert\u00e9, \nqui finit o\u00f9 commence la libert\u00e9 d\u2019autrui, selon \nl\u2019admirable d\u00e9finition de Robespierre. Depuis 89, le \npeuple tout entier se dilate dans l\u2019individu s ublim\u00e9; il \nn\u2019y a pas de pauvre qui, ayant son droit, n\u2019ait son \nrayon; le meurt -de-faim sent en lui l\u2019honn\u00eatet\u00e9 de la \nFrance; la dignit\u00e9 du citoyen est une armure \nint\u00e9rieure; qui est libre est scrupuleux; qui vote r\u00e8gne. \nDe l\u00e0 l\u2019incorruptibilit\u00e9; de l\u00e0 l\u2019av ortement des \nconvoitises malsaines; de l\u00e0 les yeux h\u00e9ro\u00efquement \nbaiss\u00e9s devant les tentations. L\u2019assainissement \nr\u00e9volutionnaire est tel qu\u2019un jour de d\u00e9livrance, un 14 \njuillet, un 10 ao\u00fbt, il n\u2019y a plus de populace. Le \npremier cri des foules illumin\u00e9es et grandissantes \nc\u2019est : mort aux voleurs! Le progr\u00e8s est honn\u00eate \nhomme; l\u2019id\u00e9al et l\u2019absolu ne font pas le mouchoir. \nPar qui furent escort\u00e9s en 1848 les fourgons qui \ncontenaient les richesses des Tuileries? par les \nchiffonniers du faubourg Saint -Antoine. Le haillon \nmonta la garde devant le tr\u00e9sor. La vertu fit ces d\u00e9guenill\u00e9s resplendissants. Il y avait l\u00e0, dans ces \nfourgons, dans des caisses \u00e0 peine ferm\u00e9es, quelques -\nunes m\u00eame entrouvertes, parmi cent \u00e9crins \n\u00e9blouissants, cette vieille couronne de France tou te \nen diamants, surmont\u00e9e de l\u2019escarboucle de la \nroyaut\u00e9, du r\u00e9gent qui valait trente millions. Ils \ngardaient, pieds nus, cette couronne. \nDonc plus de jacquerie. J\u2019en suis f\u00e2ch\u00e9 pour les \nhabiles. C\u2019est l\u00e0 de la vieille peur qui a fait son dernier \neffet et qui ne pourrait plus d\u00e9sormais \u00eatre employ\u00e9e \nen politique. Le grand ressort du spectre rouge est \ncass\u00e9. Tout le monde le sait maintenant. \nL\u2019\u00e9pouvantail n\u2019\u00e9pouvante plus. Les oiseaux \nprennent des familiarit\u00e9s avec le mannequin, les \nstercoraires s\u2019y posent, les bourgeois rient dessus. \n \n \n \n \nIV, 7, 4 \n \n \n \n \n \nLes deux devoirs : veiller et esp\u00e9rer \n \n \n \n \n \n \nCela \u00e9tant, tout danger social est -il dissip\u00e9? non \ncertes. Point de jacquerie. La soci\u00e9t\u00e9 peut se rassurer \nde ce c\u00f4t\u00e9; le sang ne lui portera plus \u00e0 la t\u00eate, mais \nqu\u2019elle se pr\u00e9occupe de la fa\u00e7on dont elle respire. \nL\u2019apoplexie n\u2019est plus \u00e0 craindre, mais l a phtisie est \nl\u00e0. La phtisie sociale s\u2019appelle mis\u00e8re. \nOn meurt min\u00e9 aussi bien que foudroy\u00e9. Ne nous lassons pas de le r\u00e9p\u00e9ter, songer avant \ntout aux foules d\u00e9sh\u00e9rit\u00e9es et douloureuses, les \nsoulager, les a\u00e9rer, les \u00e9clairer, les aimer, leur \u00e9largir \nmagn ifiquement l\u2019horizon, leur prodiguer sous toutes \nles formes l\u2019\u00e9ducation, leur offrir l\u2019exemple du labeur, \njamais l\u2019exemple de l\u2019oisivet\u00e9, amoindrir le poids du \nfardeau individuel en accroissant la notion du but \nuniversel, limiter la pauvret\u00e9 sans limiter l a richesse, \ncr\u00e9er de vastes champs d\u2019activit\u00e9 publique et \npopulaire, avoir comme Briar\u00e9e cent mains \u00e0 tendre \nde toutes parts aux accabl\u00e9s et aux faibles, employer \nla puissance collective \u00e0 ce grand devoir d\u2019ouvrir des \nateliers \u00e0 tous les bras, des \u00e9coles \u00e0 toutes les \naptitudes et des laboratoires \u00e0 toutes les intelligences, \naugmenter le salaire, diminuer la peine, balancer le \ndoit et l\u2019avoir, c\u2019est -\u00e0-dire proportionner la jouissance \n\u00e0 l\u2019effort et l\u2019assouvissement au besoin, en un mot, \nfaire d\u00e9gager \u00e0 l\u2019appa reil social, au profit de ceux qui \nsouffrent et de ceux qui ignorent, plus de clart\u00e9 et \nplus de bien -\u00eatre, c\u2019est, que les \u00e2mes sympathiques ne \nl\u2019oublient pas, la premi\u00e8re des obligations fraternelles, \nc\u2019est, que les c\u0153urs \u00e9go\u00efstes le sachent, la premi\u00e8re \ndes n\u00e9cessit\u00e9s politiques. Et, disons -le, tout cela, ce n\u2019est encore qu\u2019un \ncommencement. La vraie question, c\u2019est celle -ci : le \ntravail ne peut \u00eatre une loi sans \u00eatre un droit. \nNous n\u2019insistons pas, ce n\u2019est point ici le lieu. \nSi la nature s\u2019appelle prov idence, la soci\u00e9t\u00e9 doit \ns\u2019appeler pr\u00e9voyance. \nLa croissance intellectuelle et morale n\u2019est pas \nmoins indispensable que l\u2019am\u00e9lioration mat\u00e9rielle. \nSavoir est un viatique, penser est de premi\u00e8re \nn\u00e9cessit\u00e9, la v\u00e9rit\u00e9 est nourriture comme le froment. \nUne rais on, \u00e0 jeun de science et de sagesse, maigrit. \nPlaignons, \u00e0 l\u2019\u00e9gal des estomacs, les esprits qui ne \nmangent pas. S\u2019il y a quelque chose de plus poignant \nqu\u2019un corps agonisant faute de pain, c\u2019est une \u00e2me \nqui meurt de la faim de la lumi\u00e8re. \nLe progr\u00e8s tout entier tend du c\u00f4t\u00e9 de la solution. \nUn jour on sera stup\u00e9fait. Le genre humain montant, \nles couches profondes sortiront tout naturellement \nde la zone de d\u00e9tresse. L\u2019effacement de la mis\u00e8re se \nfera par une simple \u00e9l\u00e9vation de niveau. \nCette solution b\u00e9nie, on aurait tort d\u2019en douter. \nLe pass\u00e9, il est vrai, est tr\u00e8s fort \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 nous \nsommes. Il reprend. Ce rajeunissement d\u2019un cadavre \nest surprenant. Le voici qui marche et qui vient. Il \nsemble vainqueur; ce mort est un conqu\u00e9rant. Il arrive avec sa l\u00e9gio n, les superstitions, avec son \u00e9p\u00e9e, \nle despotisme, avec son drapeau, l\u2019ignorance; depuis \nquelque temps il a gagn\u00e9 dix batailles. Il avance, il \nmenace, il rit, il est \u00e0 nos portes. Quant \u00e0 nous, ne \nd\u00e9sesp\u00e9rons pas. Vendons le champ o\u00f9 campe \nAnnibal. \nNous qui croyons, que pouvons -nous craindre? \nIl n\u2019y a pas plus de reculs d\u2019id\u00e9es que de reculs de \nfleuves. \nMais que ceux qui ne veulent pas de l\u2019avenir y \nr\u00e9fl\u00e9chissent. En disant non au progr\u00e8s, ce n\u2019est point \nl\u2019avenir qu\u2019ils condamnent, c\u2019est eux -m\u00eames. Ils se \ndonnent une maladie sombre; ils s\u2019inoculent le pass\u00e9. \nIl n\u2019y a qu\u2019une mani\u00e8re de refuser Demain, c\u2019est de \nmourir. \nOr, aucune mort, celle du corps le plus tard \npossible, celle de l\u2019\u00e2me jamais, c\u2019est l\u00e0 ce que nous \nvoulons. \nOui, l\u2019\u00e9nigme dira son mot, le sphinx parlera, le \nprobl\u00e8me sera r\u00e9solu. Oui, le Peuple, \u00e9bauch\u00e9 par le \ndix-huiti\u00e8me si\u00e8cle, sera achev\u00e9 par le dix -neuvi\u00e8me. \nIdiot qui en douterait! L\u2019\u00e9closion future, l\u2019\u00e9closion \nprochaine du bien -\u00eatre universel, est un ph\u00e9n om\u00e8ne \ndivinement fatal. D\u2019immenses pouss\u00e9es d\u2019ensemble r\u00e9gissent les \nfaits humains et les am\u00e8nent tous dans un temps \ndonn\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9tat logique, c\u2019est -\u00e0-dire \u00e0 l\u2019\u00e9quilibre, c\u2019est -\n\u00e0-dire \u00e0 l\u2019\u00e9quit\u00e9. Une force compos\u00e9e de terre et de \nciel r\u00e9sulte de l\u2019humanit\u00e9 et la gouverne; cette force -l\u00e0 \nest une faiseuse de miracles; les d\u00e9nouements \nmerveilleux ne lui sont pas plus difficiles que les \np\u00e9rip\u00e9ties extraordinaires. Aid\u00e9e de la science qui \nvient de l\u2019homme et de l\u2019\u00e9v\u00e9nement qui vient d\u2019un \nautre, elle s\u2019\u00e9pouvante p eu de ces contradictions dans \nla pose des probl\u00e8mes, qui semblent au vulgaire \nimpossibilit\u00e9s. Elle n\u2019est pas moins habile \u00e0 faire \njaillir une solution du rapprochement des id\u00e9es qu\u2019un \nenseignement du rapprochement des faits, et l\u2019on \npeut s\u2019attendre \u00e0 tout de la part de cette myst\u00e9rieuse \npuissance du progr\u00e8s qui, un beau jour, confronte \nl\u2019orient et l\u2019occident au fond d\u2019un s\u00e9pulcre et fait \ndialoguer les imans avec Bonaparte dans l\u2019int\u00e9rieur de \nla grande pyramide. \nEn attendant, pas de halte, pas d\u2019h\u00e9sitation, pas de \ntemps d\u2019arr\u00eat dans la grandiose marche en avant des \nesprits. La philosophie sociale est essentiellement la \nscience de la paix. Elle a pour but et doit avoir pour \nr\u00e9sultat de dissoudre les col\u00e8res par l\u2019\u00e9tude des \nantagonismes. Elle examine, elle scr ute, elle analyse; puis elle recompose. Elle proc\u00e8de par voie de \nr\u00e9duction, retranchant de tout la haine. \nQu\u2019une soci\u00e9t\u00e9 s\u2019ab\u00eeme au vent qui se d\u00e9cha\u00eene sur \nles hommes, cela s\u2019est vu plus d\u2019une fois; l\u2019histoire est \npleine de naufrages de peuples et d\u2019empi res; m\u0153urs, \nlois, religions, un beau jour, cet inconnu, l\u2019ouragan, \npasse et emporte tout cela. Les civilisations de l\u2019Inde, \nde la Chald\u00e9e, de la Perse, de l\u2019Assyrie, de l\u2019Egypte, \nont disparu l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre. Pourquoi? nous \nl\u2019ignorons. Quelles sont les causes de ces d\u00e9sastres? \nnous ne le savons pas. Ces soci\u00e9t\u00e9s auraient -elles pu \n\u00eatre sauv\u00e9es? y a -t-il de leur faute? se sont -elles \nobstin\u00e9es dans quelque vice fatal qui les a perdues? \nquelle quantit\u00e9 de suicide y a -t-il dans ces morts \nterribles d\u2019une natio n et d\u2019une race? Questions sans \nr\u00e9ponse. L\u2019ombre couvre ces civilisations \ncondamn\u00e9es. Elles faisaient eau puisqu\u2019elles \ns\u2019engloutissent; nous n\u2019avons rien de plus \u00e0 dire; et \nc\u2019est avec une sorte d\u2019effarement que nous regardons, \nau fond de cette mer qu\u2019on ap pelle le pass\u00e9, derri\u00e8re \nces vagues colossales, les si\u00e8cles, sombrer ces \nimmenses navires, Babylone, Ninive, Tarse, Th\u00e8bes, \nRome, sous le souffle effrayant qui sort de toutes les \nbouches des t\u00e9n\u00e8bres. Mais t\u00e9n\u00e8bres l\u00e0, clart\u00e9 ici. \nNous ignorons les maladie s des civilisations antiques, nous connaissons les infirmit\u00e9s de la n\u00f4tre. Nous \navons partout sur elle le droit de lumi\u00e8re; nous \ncontemplons ses beaut\u00e9s et nous mettons \u00e0 nu ses \ndifformit\u00e9s. L\u00e0 o\u00f9 elle a mal, nous sondons; et, une \nfois la souffrance consta t\u00e9e, l\u2019\u00e9tude de la cause m\u00e8ne \n\u00e0 la d\u00e9couverte du rem\u00e8de. Notre civilisation, \u0153uvre \nde vingt si\u00e8cles, en est \u00e0 la fois le monstre et le \nprodige; elle vaut la peine d\u2019\u00eatre sauv\u00e9e. Elle le sera. \nLa soulager, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 beaucoup; l\u2019\u00e9clairer, c\u2019est \nencore quelq ue chose. Tous les travaux de la \nphilosophie sociale moderne doivent converger vers \nce but. Le penseur aujourd\u2019hui a un grand devoir, \nausculter la civilisation. \nNous le r\u00e9p\u00e9tons, cette auscultation encourage; et \nc\u2019est par cette insistance dans l\u2019encourage ment que \nnous voulons finir ces quelques pages, entracte \naust\u00e8re d\u2019un drame douloureux. Sous la mortalit\u00e9 \nsociale on sent l\u2019imp\u00e9rissabilit\u00e9 humaine. Pour avoir \n\u00e7\u00e0 et l\u00e0 ces plaies, les crat\u00e8res, et ces dartres, les \nsolfatares, pour un volcan qui aboutit et qui jette son \npus, le globe ne meurt pas. Des maladies de peuple \nne tuent pas l\u2019homme. \nEt n\u00e9anmoins, quiconque suit la clinique sociale \nhoche la t\u00eate par instants. Les plus forts, les plus tendres, les plus logiques ont leurs heures de \nd\u00e9faillance. \nL\u2019avenir arrivera -t-il? il semble qu\u2019on peut presque \nse faire cette question quand on voit tant d\u2019ombre \nterrible. Sombre face -\u00e0-face des \u00e9go\u00efstes et des \nmis\u00e9rables. Chez les \u00e9go\u00efstes, les pr\u00e9jug\u00e9s, les \nt\u00e9n\u00e8bres de l\u2019\u00e9ducation riche, l\u2019app\u00e9tit croissant par \nl\u2019enivrement, un \u00e9tourdissement de prosp\u00e9rit\u00e9 qui \nassourdit, la crainte de souffrir qui, dans quelques -\nuns, va jusqu\u2019\u00e0 l\u2019aversion des souffrants, une \nsatisfaction implacable, le moi si enfl\u00e9 qu\u2019il ferme \nl\u2019\u00e2me; chez les mis\u00e9rables, la convoitise, l\u2019envie, la \nhaine de voir les autres jouir, les profondes secousses \nde la b\u00eate humaine vers les assouvissements, les \nc\u0153urs pleins de brume, la tristesse, le besoin, la \nfatalit\u00e9, l\u2019ignorance impure et simple. \nFaut-il continuer de lever les yeux vers le ciel? le \npoint l umineux qu\u2019on y distingue est -il de ceux qui \ns\u2019\u00e9teignent? L\u2019id\u00e9al est effrayant \u00e0 voir ainsi perdu \ndans les profondeurs, petit, isol\u00e9, imperceptible, \nbrillant, mais entour\u00e9 de toutes ces grandes menaces \nnoires monstrueusement amoncel\u00e9es autour de lui; \npour tant pas plus en danger qu\u2019une \u00e9toile dans les \ngueules des nuages. \n \n \n \n \nLIVRE HUITI\u00c8ME \n \n \nLES ENCHANTEMENTS \nET LES D \u00c9SOLATIONS \n \n \n \n \nIV, 8, 1 \n \n \n \n \n \nPleine lumi\u00e8re \n \n \n \n \n \n \nLe lecteur a compris qu\u2019Eponine, ayant reconnu \u00e0 \ntravers la grille l\u2019habitante de cette rue Plumet o\u00f9 \nMagnon l\u2019avait envoy\u00e9e, avait commenc\u00e9 par \u00e9carter \nles bandits de la rue Plumet, puis y avait conduit \nMarius, et qu\u2019apr\u00e8s plusieurs jours d\u2019extase devant \ncette grille, Marius, entra\u00een\u00e9 par cette force qui \npousse le fer vers l\u2019aimant et l\u2019amoureux vers les \npierres dont est faite la maison de celle qu\u2019il aime, avait fini par entrer dans le jardin de Cosette comme \nRom\u00e9o dans le jardin de Juliette. Cela m\u00eame lu i avait \n\u00e9t\u00e9 plus facile qu\u2019\u00e0 Rom\u00e9o; Rom\u00e9o \u00e9tait oblig\u00e9 \nd\u2019escalader un mur, Marius n\u2019eut qu\u2019\u00e0 forcer un peu \nun des barreaux de la grille d\u00e9cr\u00e9pite qui vacillait dans \nson alv\u00e9ole rouill\u00e9, \u00e0 la mani\u00e8re des dents des vieilles \ngens. Marius \u00e9tait mince et passa ais\u00e9ment. \nComme il n\u2019y avait jamais personne dans la rue et \nque d\u2019ailleurs Marius ne p\u00e9n\u00e9trait dans le jardin que la \nnuit, il ne risquait pas d\u2019\u00eatre vu. \nA partir de cette heure b\u00e9nie et sainte o\u00f9 un baiser \nfian\u00e7a ces deux \u00e2mes, Marius vint l\u00e0 tous les so irs. Si, \n\u00e0 ce moment de sa vie, Cosette \u00e9tait tomb\u00e9e dans \nl\u2019amour d\u2019un homme peu scrupuleux et libertin, elle \n\u00e9tait perdue; car il y a des natures g\u00e9n\u00e9reuses qui se \nlivrent, et Cosette en \u00e9tait une. Une des \nmagnanimit\u00e9s de la femme, c\u2019est de c\u00e9der. L\u2019amour , \u00e0 \ncette hauteur o\u00f9 il est absolu, se complique d\u2019on ne \nsait quel c\u00e9leste aveuglement de la pudeur. Mais que \nde dangers vous courez, \u00f4 nobles \u00e2mes! Souvent, \nvous donnez le c\u0153ur, nous prenons le corps. Votre \nc\u0153ur vous reste, et vous le regardez dans l\u2019ombr e en \nfr\u00e9missant. L\u2019amour n\u2019a point de moyen terme; ou il \nperd, ou il sauve. Toute la destin\u00e9e humaine est ce \ndilemme -l\u00e0. Ce dilemme, perte ou salut, aucune fatalit\u00e9 ne le pose plus inexorablement que l\u2019amour. \nL\u2019amour est la vie, s\u2019il n\u2019est pas la mort. Ber ceau; \ncercueil aussi. Le m\u00eame sentiment dit oui et non dans \nle c\u0153ur humain. De toutes les choses que Dieu a \nfaites, le c\u0153ur humain est celle qui d\u00e9gage le plus de \nlumi\u00e8re, h\u00e9las! et le plus de nuit. \nDieu voulut que l\u2019amour que Cosette rencontra f\u00fbt \nun de ces amours qui sauvent. \nTant que dura le mois de mai de cette ann\u00e9e 1832, \nil y eut l\u00e0, toutes les nuits, dans ce pauvre jardin \nsauvage, sous cette broussaille chaque jour plus \nodorante et plus \u00e9paissie, deux \u00eatres compos\u00e9s de \ntoutes les chastet\u00e9s et de to utes les innocences, \nd\u00e9bordant de toutes les f\u00e9licit\u00e9s du ciel, plus voisins \ndes archanges que des hommes, purs, honn\u00eates, \nenivr\u00e9s, rayonnants, qui resplendissaient l\u2019un pour \nl\u2019autre dans les t\u00e9n\u00e8bres. Il semblait \u00e0 Cosette que \nMarius avait une couronne et \u00e0 Marius que Cosette \navait un nimbe. Ils se touchaient, ils se regardaient, ils \nse prenaient les mains, ils se serraient l\u2019un contre \nl\u2019autre; mais il y avait une distance qu\u2019ils ne \nfranchissaient pas. \nNon qu\u2019ils la respectassent; ils l\u2019ignoraient. Marius \nsentait une barri\u00e8re, la puret\u00e9 de Cosette, et Cosette \nsentait un appui, la loyaut\u00e9 de Marius. Le premier baiser avait \u00e9t\u00e9 aussi le dernier. Marius depuis, n\u2019\u00e9tait \npas all\u00e9 au -del\u00e0 d\u2019effleurer de ses l\u00e8vres la main, ou le \nfichu, ou une boucle de cheveux d e Cosette. Cosette \n\u00e9tait pour lui un parfum et non une femme. Il la \nrespirait. Elle ne refusait rien et il ne demandait rien. \nCosette \u00e9tait heureuse, et Marius \u00e9tait satisfait. Ils \nvivaient dans ce ravissant \u00e9tat qu\u2019on pourrait appeler \nl\u2019\u00e9blouissement d\u2019un e \u00e2me par une \u00e2me. C\u2019\u00e9tait cet \nineffable premier embrassement de deux virginit\u00e9s \ndans l\u2019id\u00e9al. Deux cygnes se rencontrant sur la \nJungfrau. \nA cette heure -l\u00e0 de l\u2019amour, heure o\u00f9 la volupt\u00e9 se \ntait absolument sous la toute -puissance de l\u2019extase, \nMarius, le pur et s\u00e9raphique Marius, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 plut\u00f4t \ncapable de monter chez une fille publique que de \nsoulever la robe de Cosette \u00e0 la hauteur de la cheville. \nUne fois, \u00e0 un clair de lune, Cosette se pencha pour \nramasser quelque chose \u00e0 terre, son corsage \ns\u2019entr\u2019ouvri t et laissa voir la naissance de sa gorge, \nMarius d\u00e9tourna les yeux. \nQue se passait -il entre ces deux \u00eatres? Rien. Ils \ns\u2019adoraient. \nLa nuit, quand ils \u00e9taient l\u00e0, ce jardin semblait un \nlieu vivant et sacr\u00e9. Toutes les fleurs s\u2019ouvraient \nautour d\u2019eux et l eur envoyaient de l\u2019encens; eux, ils ouvraient leurs \u00e2mes et les r\u00e9pandaient dans les \nfleurs. La v\u00e9g\u00e9tation lascive et vigoureuse tressaillait \npleine de s\u00e8ve et d\u2019ivresse autour de ces deux \ninnocents, et ils disaient des paroles d\u2019amour dont les \narbres fri ssonnaient. \nQu\u2019\u00e9taient -ce que ces paroles? Des souffles. Rien \nde plus. Ces souffles suffisaient pour troubler et pour \n\u00e9mouvoir toute cette nature. Puissance magique \nqu\u2019on aurait peine \u00e0 comprendre si on lisait dans un \nlivre ces causeries faites pour \u00eatre emport\u00e9es et \ndissip\u00e9es comme des fum\u00e9es par le vent sous les \nfeuilles. Otez \u00e0 ces murmures de deux amants cette \nm\u00e9lodie qui sort de l\u2019\u00e2me et qui les accompagne \ncomme une lyre, ce qui reste n\u2019est plus qu\u2019une \nombre; vous dites : Quoi! ce n\u2019est que cela! Eh o ui, \ndes enfantillages, des redites, des rires pour rien, des \ninutilit\u00e9s, des niaiseries, tout ce qu\u2019il y a au monde de \nplus sublime et de plus profond! les seules choses qui \nvaillent la peine d\u2019\u00eatre dites et d\u2019\u00eatre \u00e9cout\u00e9es! \nCes niaiseries -l\u00e0, ces pauvret \u00e9s-l\u00e0, l\u2019homme qui ne \nles a jamais entendues, l\u2019homme qui ne les a jamais \nprononc\u00e9es, est un imb\u00e9cile et un m\u00e9chant homme. \nCosette disait \u00e0 Marius : \n\u2013 Sais-tu?... (Dans tout cela, et \u00e0 travers cette c\u00e9leste virginit\u00e9, \net sans qu\u2019il f\u00fbt possible \u00e0 l\u2019un e t \u00e0 l\u2019autre de dire \ncomment, le tutoiement \u00e9tait venu.) \n\u2013 Sais-tu? Je m\u2019appelle Euphrasie. \n\u2013 Euphrasie? Mais non, tu t\u2019appelles Cosette. \n\u2013 Oh! Cosette est un assez vilain nom qu\u2019on m\u2019a \ndonn\u00e9 comme cela quand j\u2019\u00e9tais petite. Mais mon \nvrai nom est Euphrasie. Est -ce que tu n\u2019aimes pas ce \nnom-l\u00e0, Euphrasie? \n\u2013 Si... \u2013 Mais Cosette n\u2019est pas vilain. \n\u2013 Est-ce que tu l\u2019aimes mieux qu\u2019Euphrasie? \n\u2013 Mais... \u2013 Oui. \n\u2013 Alors je l\u2019aime mieux aussi. C\u2019est vrai, c\u2019est joli, \nCosette. Appelle -moi Cosette. \nEt le sourire qu\u2019elle ajoutait faisait de ce dialogue \nune idylle digne d\u2019un bois qui serait dans le ciel. \nUne autre fois elle le regardait fixement et \ns\u2019\u00e9criait : \n\u2013 Monsieur, vous \u00eates beau, vous \u00eates joli, vous \navez de l\u2019esprit, vous n\u2019\u00eates pas b\u00eate du tout, vous \n\u00eates bien plus savant que moi, mais je vous d\u00e9fie \u00e0 ce \nmot-l\u00e0 : je t\u2019aime! \nEt Marius, en plein azur, croyait entendre une \nstrophe chant\u00e9e pa r une \u00e9toile. Ou bien, elle lui donnait une petite tape parce qu\u2019il \ntoussait, et elle lui disait : \n\u2013 Ne toussez pas, monsieur. Je ne veux pas qu\u2019on \ntousse chez moi sans ma permission. C\u2019est tr\u00e8s laid \nde tousser et de m\u2019inqui\u00e9ter. Je veux que tu te portes \nbien, parce que d\u2019abord, moi, si tu ne te portais pas \nbien, je serais tr\u00e8s malheureuse. Qu\u2019est -ce que tu \nveux que je fasse? \nEt cela \u00e9tait tout simplement divin. \nUne fois Marius dit \u00e0 Cosette : \n\u2013 Figure -toi, j\u2019ai cru un temps que tu t\u2019appelais \nUrsule. \nCeci les fit rire toute la soir\u00e9e. \nAu milieu d\u2019une autre causerie, il lui arriva de \ns\u2019\u00e9crier : \n\u2013 Oh! un jour, au Luxembourg, j\u2019ai eu envie \nd\u2019achever de casser un invalide! \nMais il s\u2019arr\u00eata court et n\u2019alla pas plus loin. Il aurait \nfallu parler \u00e0 Cosette de sa jarreti\u00e8re, et cela lui \u00e9tait \nimpossible. Il y avait l\u00e0 un c\u00f4toiement inconnu, la \nchair, devant lequel reculait, avec une sorte d\u2019effroi \nsacr\u00e9, cet immense amour innocent. \nMarius se figurait la vie avec Cosette comme cela, \nsans autre chose; venir to us les soirs rue Plumet, \nd\u00e9ranger le vieux barreau complaisant de la grille du pr\u00e9sident, s\u2019asseoir coude \u00e0 coude sur ce banc, \nregarder \u00e0 travers les arbres la scintillation de la nuit \ncommen\u00e7ante, faire cohabiter le pli du genou de son \npantalon avec l\u2019amp leur de la robe de Cosette, lui \ncaresser l\u2019ongle du pouce, lui dire tu, respirer l\u2019un \napr\u00e8s l\u2019autre la m\u00eame fleur, \u00e0 jamais, ind\u00e9finiment. \nPendant ce temps -l\u00e0 les nuages passaient au -dessus \nde leur t\u00eate. Chaque fois que le vent souffle, il \nemporte plus de r\u00eaves de l\u2019homme que de nu\u00e9es du \nciel. \nQue ce chaste amour presque farouche f\u00fbt \nabsolument sans galanterie, non. \u00abFaire des \ncompliments\u00bb \u00e0 celle qu\u2019on aime est la premi\u00e8re \nfa\u00e7on de faire des caresses, demi -audace qui s\u2019essaye. \nLe compliment, c\u2019est quelque chose comme le baiser \n\u00e0 travers le voile. La volupt\u00e9 y met sa douce pointe, \ntout en se cachant. Devant la volupt\u00e9 le c\u0153ur recule, \npour mieux aimer. Les cajoleries de Marius, toutes \nsatur\u00e9es de chim\u00e8re, \u00e9taient, pour ainsi dire, azur\u00e9es. \nLes oiseaux, quand ils volent l\u00e0 -haut du c\u00f4t\u00e9 des \nanges, doivent entendre de ces paroles -l\u00e0. Il s\u2019y m\u00ealait \npourtant la vie, l\u2019humanit\u00e9, toute la quantit\u00e9 de positif \ndont Marius \u00e9tait capable. C\u2019\u00e9tait ce qui se dit dans la \ngrotte, pr\u00e9lude de ce qui se dira dans l\u2019alc\u00f4ve; une \neffusion lyrique, la strophe et le sonnet m\u00eal\u00e9s, les gentilles hyperboles du roucoulement, tous les \nraffinements de l\u2019adoration arrang\u00e9s en bouquet et \nexhalant un subtil parfum c\u00e9leste, un ineffable \ngazouillement de c\u0153ur \u00e0 c\u0153ur. \n\u2013 Oh! murmurait Marius, q ue tu es belle! je n\u2019ose \npas te regarder. C\u2019est ce qui fait que je te contemple. \nTu es une gr\u00e2ce. Je ne sais pas ce que j\u2019ai. Le bas de \nta robe, quand le bout de ton soulier passe, me \nbouleverse. Et puis quelle lueur enchant\u00e9e quand ta \npens\u00e9e s\u2019entr\u2019ouvre! Tu parles raison \u00e9tonnamment. \nIl me semble par moments que tu es un songe. Parle, \nje t\u2019\u00e9coute, je t\u2019admire. O Cosette! comme c\u2019est \n\u00e9trange et charmant, je suis vraiment fou. Vous \u00eates \nadorable, mademoiselle. J\u2019\u00e9tudie tes pieds au \nmicroscope et ton \u00e2me au t\u00e9lescope. \nEt Cosette r\u00e9pondait : \n\u2013 Je t\u2019aime un peu plus de tout le temps qui s\u2019est \n\u00e9coul\u00e9 depuis ce matin. \nDemandes et r\u00e9ponses allaient comme elles \npouvaient dans ce dialogue, tombant toujours \nd\u2019accord, sur l\u2019amour, comme les figurines de sureau \nsur le clou. \nToute la personne de Cosette \u00e9tait na\u00efvet\u00e9, \ning\u00e9nuit\u00e9, transparence, blancheur, candeur, rayon. \nOn e\u00fbt pu dire de Cosette qu\u2019elle \u00e9tait claire. Elle faisait \u00e0 qui la voyait une sensation d\u2019avril et de point \ndu jour. Il y avait de la ros\u00e9e dans se s yeux. Cosette \n\u00e9tait une condensation de lumi\u00e8re aurorale en forme \nde femme. \nIl \u00e9tait tout simple que Marius, l\u2019adorant, l\u2019admir\u00e2t. \nMais la v\u00e9rit\u00e9 est que cette petite pensionnaire, \nfra\u00eeche \u00e9moulue du couvent, causait avec une \np\u00e9n\u00e9tration exquise et disa it par moments toutes \nsortes de paroles vraies et d\u00e9licates. Son babil \u00e9tait de \nla conversation. Elle ne se trompait sur rien, et voyait \njuste. La femme sent et parle avec le tendre instinct \ndu c\u0153ur, cette infaillibilit\u00e9. Personne ne sait comme \nune femme, dire des choses \u00e0 la fois douces et \nprofondes. La douceur et la profondeur, c\u2019est l\u00e0 toute \nla femme; c\u2019est l\u00e0 tout le ciel. \nEn cette pleine f\u00e9licit\u00e9, il leur venait \u00e0 chaque \ninstant des larmes aux yeux. Une b\u00eate \u00e0 bon Dieu \n\u00e9cras\u00e9e, une plume tomb\u00e9e d\u2019un n id, une branche \nd\u2019aub\u00e9pine cass\u00e9e, les apitoyait, et leur extase, \ndoucement noy\u00e9e de m\u00e9lancolie, semblait ne \ndemander pas mieux que de pleurer. Le plus \nsouverain sympt\u00f4me de l\u2019amour, c\u2019est un \nattendrissement parfois presque insupportable. \nEt, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de ce la, \u2013 toutes ces contradictions sont \nle jeu d\u2019\u00e9clairs de l\u2019amour, \u2013 ils riaient volontiers, et avec une libert\u00e9 ravissante, et si famili\u00e8rement qu\u2019ils \navaient parfois presque l\u2019air de deux gar\u00e7ons. \nCependant, \u00e0 l\u2019insu m\u00eame des c\u0153urs ivres de \nchastet\u00e9, la n ature inoubliable est toujours l\u00e0. Elle est \nl\u00e0, avec son but brutal et sublime; et, quelle que soit \nl\u2019innocence des \u00e2mes, on sent, dans le t\u00eate -\u00e0-t\u00eate le \nplus pudique, l\u2019adorable et myst\u00e9rieuse nuance qui \ns\u00e9pare un couple d\u2019amants d\u2019une paire d\u2019amis. \nIls s\u2019idol\u00e2traient. \nLe permanent et l\u2019immuable subsistent. On s\u2019aime, \non se sourit, on se rit, on se fait des petites moues \navec le bout des l\u00e8vres, on s\u2019entrelace les doigts des \nmains, on se tutoie, et cela n\u2019emp\u00eache pas l\u2019\u00e9ternit\u00e9. \nDeux amants se cachen t dans le soir, dans le \ncr\u00e9puscule, dans l\u2019invisible, avec les oiseaux, avec les \nroses, ils se fascinent l\u2019un l\u2019autre dans l\u2019ombre avec \nleurs c\u0153urs qu\u2019ils mettent dans leurs yeux, ils \nmurmurent, ils chuchotent, et pendant ce temps -l\u00e0 \nd\u2019immenses balancement s d\u2019astres emplissent l\u2019infini. \n \n \n \n \nIV, 8, 2 \n \n \n \n \n \nL\u2019\u00e9tourdissement du bonheur \ncomplet \n \n \n \n \n \nIls existaient vaguement, effar\u00e9s de bonheur. Ils ne \ns\u2019apercevaient pas du chol\u00e9ra qui d\u00e9cimait Paris \npr\u00e9cis\u00e9ment en ce mois -l\u00e0. Ils s\u2019\u00e9taient fait le plus de \nconfidences qu\u2019ils avaient pu, mais cela n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 \nbien loin au -del\u00e0 de leurs noms. Marius avait dit \u00e0 \nCosette qu\u2019il \u00e9tait orphelin, qu\u2019il s\u2019appelait Marius \nPontmercy, qu\u2019il \u00e9tait avocat, qu\u2019il vivait d\u2019\u00e9crire des \nchoses pour les libraires, que son p \u00e8re \u00e9tait colonel, que c\u2019\u00e9tait un h\u00e9ros, et que lui Marius \u00e9tait brouill\u00e9 \navec son grand -p\u00e8re qui \u00e9tait riche. Il lui avait aussi \nun peu dit qu\u2019il \u00e9tait baron; mais cela n\u2019avait fait \naucun effet \u00e0 Cosette. Marius baron? elle n\u2019avait pas \ncompris. Elle ne sa vait pas ce que ce mot voulait dire. \nMarius \u00e9tait Marius. De son c\u00f4t\u00e9 elle lui avait confi\u00e9 \nqu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9e au couvent du Petit -Picpus, \nque sa m\u00e8re \u00e9tait morte comme \u00e0 lui, que son p\u00e8re \ns\u2019appelait M. Fauchelevent, qu\u2019il \u00e9tait tr\u00e8s bon, qu\u2019il \ndonna it beaucoup aux pauvres, mais qu\u2019il \u00e9tait pauvre \nlui-m\u00eame, et qu\u2019il se privait de tout en ne la privant \nde rien. \nChose bizarre, dans l\u2019esp\u00e8ce de symphonie o\u00f9 \nMarius vivait depuis qu\u2019il voyait Cosette, le pass\u00e9, \nm\u00eame le plus r\u00e9cent, \u00e9tait devenu tellement confus et \nlointain pour lui que ce que Cosette lui conta le \nsatisfit pleinement. Il ne songea m\u00eame pas \u00e0 lui parler \nde l\u2019aventure nocturne de la masure, des Th\u00e9nardier, \nde la br\u00fblure, et de l\u2019\u00e9trange attitude et de la \nsinguli\u00e8re fuite de son p\u00e8re. Marius a vait \nmomentan\u00e9ment oubli\u00e9 tout cela; il ne savait m\u00eame \npas le soir ce qu\u2019il avait fait le matin, ni o\u00f9 il avait \nd\u00e9jeun\u00e9, ni qui lui avait parl\u00e9; il avait des chants dans \nl\u2019oreille qui le rendaient sourd \u00e0 toute autre pens\u00e9e, il \nn\u2019existait qu\u2019aux heures o\u00f9 il voyait Cosette. Alors comme il \u00e9tait dans le ciel, il \u00e9tait tout simple qu\u2019il \noubli\u00e2t la terre. Tous deux portaient avec langueur le \npoids ind\u00e9finissable des volupt\u00e9s immat\u00e9rielles. Ainsi \nvivent ces somnambules qu\u2019on appelle les amoureux. \nH\u00e9las! qui n\u2019 a \u00e9prouv\u00e9 toutes ces choses? \npourquoi vient -il une heure o\u00f9 l\u2019on sort de cet azur, \net pourquoi la vie continue -t-elle apr\u00e8s? \nAimer remplace presque penser. L\u2019amour est un \nardent oubli du reste. Demandez donc de la logique \u00e0 \nla passion. Il n\u2019y a pas plus d \u2019encha\u00eenement logique \nabsolu dans le c\u0153ur humain qu\u2019il n\u2019y a de figure \ng\u00e9om\u00e9trique parfaite dans la m\u00e9canique c\u00e9leste. Pour \nCosette et Marius rien n\u2019existait plus que Marius et \nCosette. L\u2019univers autour d\u2019eux \u00e9tait tomb\u00e9 dans un \ntrou. Ils vivaient dans une minute d\u2019or. Il n\u2019y avait \nrien devant, rien derri\u00e8re. C\u2019est \u00e0 peine si Marius \nsongeait que Cosette avait un p\u00e8re. Il y avait dans son \ncerveau l\u2019effacement de l\u2019\u00e9blouissement. De quoi \ndonc parlaient -ils, ces amants? On l\u2019a vu, des fleurs, \ndes hirondelles, du soleil couchant, du lever de la \nlune, de toutes les choses importantes. Ils s\u2019\u00e9taient dit \ntout, except\u00e9 tout. Le tout des amoureux, c\u2019est le \nrien. Mais le p\u00e8re, les r\u00e9alit\u00e9s, ce bouge, ces bandits, \ncette aventure, \u00e0 quoi bon? et est -il bien s\u00fbr que ce \ncauchemar e\u00fbt exist\u00e9? On \u00e9tait deux, on s\u2019adorait, il n\u2019y avait que cela. Toute autre chose n\u2019\u00e9tait pas. Il est \nprobable que cet \u00e9vanouissement de l\u2019enfer derri\u00e8re \nnous est inh\u00e9rent \u00e0 l\u2019arriv\u00e9e au paradis. Est -ce qu\u2019on \na vu des d\u00e9mons? est -ce qu\u2019il y en a? est-ce qu\u2019on a \ntrembl\u00e9? est -ce qu\u2019on a souffert? On n\u2019en sait plus \nrien. Une nu\u00e9e rose est l\u00e0 -dessus. \nDonc ces deux \u00eatres vivaient ainsi, tr\u00e8s haut, avec \ntoute l\u2019invraisemblance qui est dans la nature; ni au \nnadir, ni au z\u00e9nith, entre l\u2019homme et le s\u00e9raphin, au -\ndessus de la fange, au -dessous de l\u2019\u00e9ther, dans le \nnuage; \u00e0 peine os et chair, \u00e2me et extase de la t\u00eate aux \npieds; d\u00e9j\u00e0 trop sublim\u00e9s pour marcher \u00e0 terre, \nencore trop charg\u00e9s d\u2019humanit\u00e9 pour dispara\u00eetre dans \nle bleu, en suspension comme des atomes qui \nattendent le pr\u00e9cipit\u00e9; en apparence hors du destin; \nignorant cette orni\u00e8re, hier, aujourd\u2019hui, dem ain; \n\u00e9merveill\u00e9s, p\u00e2m\u00e9s, flottants; par moments, assez \nall\u00e9g\u00e9s pour la fuite dans l\u2019infini; presque pr\u00eats \u00e0 \nl\u2019envolement \u00e9ternel. \nIls dormaient \u00e9veill\u00e9s dans ce bercement. O \nl\u00e9thargie splendide du r\u00e9el accabl\u00e9 d\u2019id\u00e9al! \nQuelquefois, si belle que f\u00fbt Coset te, Marius \nfermait les yeux devant elle. Les yeux ferm\u00e9s, c\u2019est la \nmeilleure mani\u00e8re de regarder l\u2019\u00e2me. Marius et Cosette ne se demandaient pas o\u00f9 cela \nles conduirait; ils se regardaient comme arriv\u00e9s. C\u2019est \nune \u00e9trange pr\u00e9tention des hommes de vouloir qu e \nl\u2019amour conduise quelque part. \n \n \n \n \nIV, 8, 3 \n \n \n \n \n \nCommencement d\u2019ombre \n \n \n \n \n \n \nJean Valjean, lui, ne se doutait de rien. \nCosette, un peu moins r\u00eaveuse que Marius, \u00e9tait \ngaie, et cela suffisait \u00e0 Jean Valjean pour \u00eatre heureux. \nLes pens\u00e9es que Cosette avait, ses pr\u00e9occupations \ntendres, l\u2019image de Marius qui lui remplissait l\u2019\u00e2me, \nn\u2019\u00f4taient rien \u00e0 la puret\u00e9 incomparable de son beau \nfront chaste et souriant. Elle \u00e9tait dans l\u2019\u00e2ge o\u00f9 la \nvierge porte son amour comme l\u2019ange porte son lys. Jean Valjean \u00e9tait donc tranquille. Et puis, quand \ndeux amants s\u2019entendent, cela va toujours tr\u00e8s bien, \nle tiers quelconque qui pourrait troubler leur amour \nest maintenu dans un parfait aveuglement par un \npetit nombre de pr\u00e9cautions toujours les m\u00eames pour \ntous les amoureux. Ainsi jamais d\u2019objections de \nCosette \u00e0 Jean Valjean. Voulait -il promener? oui, \nmon petit p\u00e8re. Voulait -il rester? tr\u00e8s bien. Voulait -il \npasser la soir\u00e9e pr\u00e8s de Cosette? elle \u00e9tait ravie. \nComme il se retirait toujours \u00e0 dix heures du soir, ces \nfois-l\u00e0 Marius ne venait au jardin que pass\u00e9 cette \nheure, lorsqu\u2019il entendait de la rue Cosette ouvrir la \nporte -fen\u00eatre du perron. Il va sans dire que le jour on \nne rencontrait jamais Marius. Jean Valjean ne \nsongeait m\u00eame plus que Marius exist\u00e2t. Une fois, \nseulement, un matin, il lui arriva de dire \u00e0 Cosette : \u2013 \nTiens, comme tu as du blanc derri\u00e8re le dos! La veille \nau soir, Marius, dans un transport, avait press\u00e9 \nCosette contre le mur. \nLa vieille Toussaint, qui se couchait de bonne \nheure, ne songeait qu\u2019\u00e0 dormir une fois sa besogne \nfaite, et ignorait tout comme Jean Valjean. \nJamais Marius ne mettait le pied dans la maison. \nQuand il \u00e9tait avec Cosette, ils se cachaient dans un \nenfoncement pr\u00e8s du perron afin de ne pouvoir \u00eatre vus ni entendus de la rue, et s\u2019asseyaient l\u00e0, se \ncontentant souvent, pour toute conversation, de se \npresser les mains vingt fois par minute en regardant \nles branches des arbres. Dans ces instants -l\u00e0, le \ntonnerre f\u00fbt tomb\u00e9 \u00e0 trente pas d\u2019eux qu\u2019ils ne s\u2019en \nfussent pas dout\u00e9s, tant la r\u00eaverie de l\u2019un s\u2019absorbait \net plongeait profond\u00e9ment dans la r\u00eaverie de l\u2019autre. \nPuret\u00e9s limpides. Heures toutes blanches; presque \ntoutes pareilles. Ce genre d\u2019amours -l\u00e0 est une \ncollection de feuilles de lys et de plumes de colombe. \nTout le jardin \u00e9tait entre eux et la rue. Chaque fois \nque Marius entrait ou sortait, il rajustait \nsoigneusement le barreau de la grille de mani\u00e8re \nqu\u2019aucun d \u00e9rangement ne f\u00fbt visible. \nIl s\u2019en allait habituellement vers minuit, et s\u2019en \nretournait chez Courfeyrac. Courfeyrac disait \u00e0 \nBahorel : \n\u2013 Croirais -tu? Marius rentre \u00e0 pr\u00e9sent \u00e0 des une \nheure du matin! \nBahorel r\u00e9pondait : \n\u2013 Que veux -tu? il y a toujours un p\u00e9tard dans un \ns\u00e9minariste. \nPar moments Courfeyrac croisait les bras, prenait \nun air s\u00e9rieux, et disait \u00e0 Marius : \n\u2013 Vous vous d\u00e9rangez, jeune homme! Courfeyrac, homme pratique, ne prenait pas en \nbonne part ce reflet d\u2019un paradis invisible sur Marius ; \nil avait peu l\u2019habitude des passions in\u00e9dites; il s\u2019en \nimpatientait, et il faisait par instants \u00e0 Marius des \nsommations de rentrer dans le r\u00e9el. Un matin, il lui \njeta cette admonition : \n\u2013 Mon cher, tu me fais l\u2019effet pour le moment \nd\u2019\u00eatre situ\u00e9 dans la lune, royaume du r\u00eave, province \nde l\u2019illusion, capitale Bulle de Savon. Voyons, sois \nbon enfant, comment s\u2019appelle -t-elle? \nMais rien ne pouvait \u00abfaire parler\u00bb Marius. On lui \ne\u00fbt arrach\u00e9 les ongles plut\u00f4t qu\u2019une des trois syllabes \nsacr\u00e9es dont se composait ce nom ineffable, Cosette . \nL\u2019amour vrai est lumineux comme l\u2019aurore et \nsilencieux comme la tombe. Seulement il y avait, pour \nCourfeyrac, ceci de chang\u00e9 en Marius, qu\u2019il avait une \ntaciturnit\u00e9 rayonnante. \nPendant ce doux mois de mai Marius et Cosette \nconnu rent ces immenses bonheurs : \nSe quereller et se dire vous, uniquement pour \nmieux se dire tu ensuite; \nSe parler longuement, et dans les plus minutieux \nd\u00e9tails, de gens qui ne les int\u00e9ressaient pas le moins \ndu monde; preuve de plus que, dans ce ravissant op\u00e9ra qu\u2019on appelle l\u2019amour, le libretto n\u2019est presque \nrien; \nPour Marius, \u00e9couter Cosette parler chiffons; \nPour Cosette, \u00e9couter Marius parler politique; \nEntendre, genou contre genou, rouler les voitures \nrue de Babylone; \nConsid\u00e9rer la m\u00eame plan\u00e8te dans l\u2019espace ou le \nm\u00eame ver luisant dans l\u2019herbe; \nSe taire ensemble; douceur plus grande encore que \ncauser; \nEtc., etc. \nCependant diverses complications approchaient. \nUn soir, Marius s\u2019acheminait au rendez -vous par le \nboulevard des Invalides; il marchait ha bituellement le \nfront baiss\u00e9; comme il allait tourner l\u2019angle de la rue \nPlumet, il entendit qu\u2019on disait tout pr\u00e8s de lui : \n\u2013 Bonsoir, monsieur Marius. \nIl leva la t\u00eate, et reconnut Eponine. \nCela lui fit un effet singulier. Il n\u2019avait pas song\u00e9 \nune seule fois \u00e0 cette fille depuis le jour o\u00f9 elle l\u2019avait \namen\u00e9 rue Plumet, il ne l\u2019avait point revue, et elle lui \n\u00e9tait compl\u00e8tement sortie de l\u2019esprit. Il n\u2019avait que \ndes motifs de reconnaissance pour elle, il lui devait \nson bonheur pr\u00e9sent, et pourtant il lui \u00e9tait g\u00eanant de \nla rencontrer. C\u2019est une erreur de croire que la passion, quand \nelle est heureuse et pure, conduit l\u2019homme \u00e0 un \u00e9tat \nde perfection; elle le conduit simplement, nous \nl\u2019avons constat\u00e9, \u00e0 un \u00e9tat d\u2019oubli. Dans cette \nsituation, l\u2019homme oublie d\u2019\u00eatre mauvais, mais il \noublie aussi d\u2019\u00eatre bon. La reconnaissance, le devoir, \nles souvenirs essentiels et importuns, s\u2019\u00e9vanouissent. \nEn tout autre temps Marius e\u00fbt \u00e9t\u00e9 bien autre pour \nEponine. Absorb\u00e9 par Cosette, il ne s\u2019\u00e9tait m\u00eame pas \nclairement rendu c ompte que cette Eponine \ns\u2019appelait Eponine Th\u00e9nardier, et qu\u2019elle portait un \nnom \u00e9crit dans le testament de son p\u00e8re, ce nom \npour lequel il se serait, quelques mois auparavant, si \nardemment d\u00e9vou\u00e9. Nous montrons Marius tel qu\u2019il \n\u00e9tait. Son p\u00e8re lui -m\u00eame di sparaissait un peu dans \nson \u00e2me sous la splendeur de son amour. \nIl r\u00e9pondit avec quelque embarras : \n\u2013 Ah! c\u2019est vous, Eponine? \n\u2013 Pourquoi me dites -vous vous? Est -ce que je \nvous ai fait quelque chose? \n\u2013 Non, r\u00e9pondit -il. \nCertes, il n\u2019avait rien contre elle. Loin de l\u00e0. \nSeulement, il sentait qu\u2019il ne pouvait faire autrement, \nmaintenant qu\u2019il disait tu \u00e0 Cosette, que de dire vous \n\u00e0 Eponine. Comme il se taisait, elle s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Dites donc... \nPuis elle s\u2019arr\u00eata. Il semblai t que les paroles \nmanquaient \u00e0 cette cr\u00e9ature autrefois si insouciante et \nsi hardie. Elle essaya de sourire et ne put. Elle reprit : \n\u2013 Eh bien?... \nPuis elle se tut encore et resta les yeux baiss\u00e9s. \n\u2013 Bonsoir, monsieur Marius, dit -elle tout \u00e0 coup \nbrusqu ement, et elle s\u2019en alla. \n \n \n \n \nIV, 8, 4 \n \n \n \n \n \nCab roule en anglais \net jappe en argot \n \n \n \n \n \nLe lendemain, c\u2019\u00e9tait le 3 juin, le 3 juin 1832, date \nqu\u2019il faut indiquer \u00e0 cause des \u00e9v\u00e9nements graves qui \n\u00e9taient \u00e0 cette \u00e9poque suspendus sur l\u2019horizon de \nParis \u00e0 l\u2019\u00e9tat de nuages charg\u00e9s, Marius \u00e0 la nuit \ntombante suivait le m\u00eame chemin que la veille a vec \nles m\u00eames pens\u00e9es de ravissement dans le c\u0153ur, \nlorsqu\u2019il aper\u00e7ut, entre les arbres du boulevard, \nEponine qui venait \u00e0 lui. Deux jours de suite, c\u2019\u00e9tait trop. Il se d\u00e9tourna vivement, quitta le boulevard, \nchangea de route, et s\u2019en alla rue Plumet par la rue \nMonsieur. \nCela fit qu\u2019Eponine le suivit jusqu\u2019\u00e0 la rue Plumet, \nchose qu\u2019elle n\u2019avait point faite encore. Elle s\u2019\u00e9tait \ncontent\u00e9e jusque -l\u00e0 de l\u2019apercevoir \u00e0 son passage sur \nle boulevard sans m\u00eame chercher \u00e0 le rencontrer. La \nveille seulement, elle ava it essay\u00e9 de lui parler. \nEponine le suivit donc, sans qu\u2019il s\u2019en dout\u00e2t. Elle \nle vit d\u00e9ranger le barreau de la grille, et se glisser dans \nle jardin. \n\u2013 Tiens! dit -elle, il entre dans la maison! \nElle s\u2019approcha de la grille, t\u00e2ta les barreaux l\u2019un \napr\u00e8s l \u2019autre et reconnut facilement celui que Marius \navait d\u00e9rang\u00e9. \nElle murmura \u00e0 demi -voix, avec un accent \nlugubre : \n\u2013 Pas de \u00e7a, Lisette! \nElle s\u2019assit sur le soubassement de la grille, tout \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 du barreau, comme si elle le gardait. C\u2019\u00e9tait \npr\u00e9cis\u00e9ment l e point o\u00f9 la grille venait toucher le mur \nvoisin. Il y avait l\u00e0 un angle obscur o\u00f9 Eponine \ndisparaissait enti\u00e8rement. \nElle demeura ainsi plus d\u2019une heure sans bouger et \nsans souffler, en proie \u00e0 ses id\u00e9es. Vers dix heures du soir, un des deux ou trois \npassants de la rue Plumet, vieux bourgeois attard\u00e9 qui \nse h\u00e2tait dans ce lieu d\u00e9sert et mal fam\u00e9, c\u00f4toyant la \ngrille du jardin, et arriv\u00e9 \u00e0 l\u2019angle que la grille faisait \navec le mur, entendit une voix sourde et mena\u00e7ante \nqui disait : \n\u2013 Je ne m\u2019\u00e9tonne plus s\u2019il vient tous les soirs! \nLe passant promena ses yeux autour de lui, ne vit \npersonne, n\u2019osa pas regarder dans ce coin noir, et eut \ngrand peur. Il doubla le pas. \nCe passant eut raison de se h\u00e2ter, car tr\u00e8s peu \nd\u2019instants apr\u00e8s, six hommes qui marchaient s\u00e9par\u00e9s \net \u00e0 quelque distance les uns des autres, le long des \nmurs, et qu\u2019on e\u00fbt pu prendre pour une patrouille \ngrise, entr\u00e8rent dans la rue Plumet. \nLe premier qui arriva \u00e0 la grille du jardin s\u2019arr\u00eata, \net attendit les autres; une seconde apr\u00e8s, ils \u00e9taie nt \ntous les six r\u00e9unis. \nCes hommes se mirent \u00e0 parler \u00e0 voix basse. \n\u2013 C\u2019est icicaille, dit l\u2019un d\u2019eux. \n\u2013 Y a-t-il un caba dans le jardin? demanda un \nautre. \n \na Chien. \u2013 Je ne sais pas. En tout cas j\u2019ai lev\u00e9a une boulette \nque nous lui ferons morfilerb. \n\u2013 As-tu du mastic pour frangir la vanternec? \n\u2013 Oui. \n\u2013 La grille est vieille, reprit un cinqui\u00e8me qui avait \nune voix de ventriloque. \n\u2013 Tant mieux, dit le second qui avait parl\u00e9. Elle ne \ncriblerad pas tant sous la bastringuee et ne sera pas si \ndure \u00e0 faucherf. \nLe sixi\u00e8me, qui n\u2019avait pas encore ouvert la \nbouche, se mit \u00e0 visiter la grille comme avait fait \nEponine une heure auparavant, empoignant \nsuccessivement chaque barreau et les \u00e9branlant avec \npr\u00e9caution. Il arriva ainsi au barreau que Marius avait \ndescell\u00e9. Comme il allait saisir ce barreau, une main \nsortant brusquement de l\u2019ombre s\u2019abattit sur son \nbras, il se sentit vivement repouss\u00e9 par le milieu de la \npoitrine, et une voix enrou\u00e9e lui dit sans crier : \n \na Apport\u00e9. De l\u2019espagnol llevar. \nb Manger. \nc Casser un carreau au moyen d\u2019un empl\u00e2tre de mastic, qui, \nappuy\u00e9 sur la vitre, retient les morceaux de verre et emp\u00eache le \nbruit. \nd Criera. \ne La scie. \nf Couper. \u2013 Il y a un cab. \nEn m\u00eame temps il vit une fille p\u00e2le debout devant \nlui. \nL\u2019homme eut cette commotion que donne \ntoujours l\u2019inattendu. Il se h\u00e9rissa hideusement; rien \nn\u2019est formidable \u00e0 voir comme les b\u00eates f\u00e9roces \ninqui\u00e8tes; leur air effray\u00e9 est effrayant. Il recula, et \nb\u00e9gaya : \n\u2013 Quelle est cette dr\u00f4lesse? \n\u2013 Votre fille. \nC\u2019\u00e9tait en effet Eponine qui parlait \u00e0 Th\u00e9nardier. \nA l\u2019apparition d\u2019Eponine, les cinq autres, c\u2019est -\u00e0-\ndire Claquesous, Gueulemer, Babet, Montparnasse et \nBrujon, s\u2019\u00e9taient approch\u00e9s sans bruit, sans \npr\u00e9cipitation, sans dire une parole, ave c la lenteur \nsinistre propre \u00e0 ces hommes de nuit. \nOn leur distinguait je ne sais quels hideux outils \u00e0 \nla main. Gueulemer tenait une de ces pinces courbes \nque les r\u00f4deurs appellent fanchons. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, qu\u2019est -ce que tu fais l\u00e0? qu\u2019est -ce que tu \nnous veux? es-tu folle? s\u2019\u00e9cria Th\u00e9nardier, autant \nqu\u2019on peut s\u2019\u00e9crier en parlant bas. Qu\u2019est -ce que tu \nviens nous emp\u00eacher de travailler? \nEponine se mit \u00e0 rire et lui sauta au cou : \u2013 Je suis l\u00e0, mon petit p\u00e8re, parce que je suis l\u00e0. \nEst-ce qu\u2019il n\u2019est pas permis de s\u2019asseoir sur les \npierres, \u00e0 pr\u00e9sent? C\u2019est vous qui ne devriez pas y \n\u00eatre. Qu\u2019est -ce que vous venez y faire, puisque c\u2019est \nun biscuit? Je l\u2019avais dit \u00e0 Magnon. Il n\u2019y a rien \u00e0 faire \nici. Mais embrassez -moi donc, mon bon petit p\u00e8re! \nComme il y a longte mps que je ne vous ai vu! Vous \n\u00eates dehors, donc? \nLe Th\u00e9nardier essaya de se d\u00e9barrasser des bras \nd\u2019Eponine et grommela : \n\u2013 C\u2019est bon. Tu m\u2019as embrass\u00e9. Oui, je suis \ndehors. Je ne suis pas dedans. A pr\u00e9sent, va -t\u2019en. \nMais Eponine ne l\u00e2chait pas prise et redoublait ses \ncaresses. \n\u2013 Mon petit p\u00e8re, comment avez -vous donc fait? Il \nfaut que vous ayez bien de l\u2019esprit pour vous \u00eatre tir\u00e9 \nde l\u00e0. Contez -moi \u00e7a! Et ma m\u00e8re? o\u00f9 est ma m\u00e8re? \nDonnez -moi donc des nouvelles de maman. \nTh\u00e9nardier r\u00e9pondit : \n\u2013 Elle va bien, je ne sais pas, laisse -moi, je te dis \nva-t\u2019en. \n\u2013 Je ne veux pas m\u2019en aller justement, fit Eponine \navec une minauderie d\u2019enfant g\u00e2t\u00e9, vous me renvoyez \nque voil\u00e0 quatre mois que je ne vous ai vu et que j\u2019ai \n\u00e0 peine eu le temps de vous embrasser. Et elle reprit son p\u00e8re par le cou. \n\u2013 Ah \u00e7a mais, c\u2019est b\u00eate! dit Babet. \n\u2013 D\u00e9p\u00eachons! dit Gueulemer, les coqueurs \npeuvent passer. \nLa voix de ventriloque scanda ce distique : \n \nNous n\u2019sommes pas le jour de l\u2019an, \nA b\u00e9coter papa maman. \n \nEponine se tourna ve rs les cinq bandits. \n\u2013 Tiens, c\u2019est monsieur Brujon. \u2013 Bonjour, \nmonsieur Babet. Bonjour, monsieur Claquesous. \u2013 \nEst-ce que vous ne me reconnaissez pas, monsieur \nGueulemer? \u2013 Comment \u00e7a va, Montparnasse? \n\u2013 Si, on te reconna\u00eet! fit Th\u00e9nardier. Mais bonjour, \nbonsoir, au large! laisse -nous tranquilles. \n\u2013 C\u2019est l\u2019heure des renards, et pas des poules, dit \nMontparnasse. \n\u2013 Tu vois bien que nous avons \u00e0 goupiner icigoa, \najouta Babet. \nEponine prit la main de Mon tparnasse. \n\u2013 Prends garde! dit -il, tu vas te couper, j\u2019ai un \nlingreb ouvert. \n \na Travailler ici. \nb Couteau. \u2013 Mon petit Montparnasse, r\u00e9pondit Eponine tr\u00e8s \ndoucement, il faut avoir confiance dans les gens. Je \nsuis la fille de mon p\u00e8re peut -\u00eatre. Monsieur Babet, \nmonsieur Gueulemer, c\u2019e st moi qu\u2019on a charg\u00e9e \nd\u2019\u00e9clairer l\u2019affaire. \nIl est remarquable qu\u2019Eponine ne parlait pas argot. \nDepuis qu\u2019elle connaissait Marius, cette affreuse \nlangue lui \u00e9tait devenue impossible. \nElle pressa dans sa petite main osseuse et faible \ncomme la main d\u2019un s quelette les gros doigts rudes \nde Gueulemer et continua : \n\u2013 Vous savez bien que je ne suis pas sotte. \nOrdinairement on me croit. Je vous ai rendu service \ndans les occasions. Eh bien, j\u2019ai pris des \nrenseignements, vous vous exposeriez inutilement, \nvoyez -vous. Je vous jure qu\u2019il n\u2019y a rien \u00e0 faire dans \ncette maison -ci. \n\u2013 Il y a des femmes seules, dit Gueulemer. \n\u2013 Non. Les personnes sont d\u00e9m\u00e9nag\u00e9es. \n\u2013 Les chandelles ne le sont pas, toujours! fit Babet. \nEt il montra \u00e0 Eponine, \u00e0 travers le haut des \narbres, une lumi\u00e8re qui se promenait dans la \nmansarde du pavillon. C\u2019\u00e9tait Toussaint qui avait \nveill\u00e9 pour \u00e9tendre du linge \u00e0 s\u00e9cher. \nEponine tenta un dernier effort: \u2013 Eh bien, dit -elle, c\u2019est du monde tr\u00e8s pauvre, et \nune baraque o\u00f9 ils n\u2019ont pas le sou. \n\u2013 Va-t\u2019en au diable! cria Th\u00e9nardier. Quand nous \naurons retourn\u00e9 la maison, et que nous aurons mis la \ncave en haut et le grenier en bas, nous te dirons ce \nqu\u2019il y a dedans et si ce sont des balles, des ronds ou \ndes broquesa. \nEt il la poussa pour passer outre. \n\u2013 Mon bon ami monsieur Montparnasse, dit \nEponine, je vous en prie, vous qui \u00eates bon enfant, \nn\u2019entrez pas! \n\u2013 Prends donc garde, tu vas te couper! r\u00e9pliqua \nMontparnasse. \nTh\u00e9nardier reprit avec l\u2019accent d\u00e9cisif qu\u2019il avait : \n\u2013 D\u00e9campe, la f\u00e9e, et laisse les hommes faire leurs \naffaires! \nEponine l\u00e2cha la main de Montparnasse qu\u2019elle \navait ressaisie, et dit : \n\u2013 Vous voulez donc entrer dans cette maison? \n\u2013 Un peu! fit le ventriloque en ricanant. \nAlors elle s\u2019adossa \u00e0 la grille, fit face aux six \nbandits ar m\u00e9s jusqu\u2019aux dents et \u00e0 qui la nuit donnait \n \na Des francs, des sous ou des liards. des visages de d\u00e9mons, et dit d\u2019une voix ferme et \nbasse : \n\u2013 Eh bien, moi, je ne veux pas. \nIls s\u2019arr\u00eat\u00e8rent stup\u00e9faits. Le ventriloque pourtant \nacheva son ricanement. Elle reprit : \n\u2013 Les amis! \u00e9coutez bien. Ce n\u2019est pas \u00e7a. \nMaintenant je parle. D\u2019abord, si vous entrez dans ce \njardin, si vous touchez \u00e0 cette grille, je crie, je cogne \naux portes, je r\u00e9veille le monde, je vous fais \nempoigner tous les six, j\u2019appelle les sergents de ville. \n\u2013 Elle le ferait, dit Th\u00e9nardier bas \u00e0 Brujon et au \nventriloque. \nElle secoua la t\u00eate et ajouta : \n\u2013 A commencer par mon p\u00e8re! \nTh\u00e9nardier s\u2019approcha. \n\u2013 Pas si pr\u00e8s, bonhomme! dit -elle. \nIl recula en grommelant dans ses dents : \u2013 Mais \nqu\u2019est -ce qu\u2019elle a donc? et il ajouta : \n\u2013 Chienne! \nElle se mit \u00e0 rire d\u2019une fa\u00e7on terrible : \n\u2013 Comme vous voudrez, vous n\u2019entrerez pas. Je ne \nsuis pas la fille au chien, puisque je suis la fille au \nloup. Vous \u00eates six, qu\u2019est -ce que cela me fait? Vous \n\u00eates des hommes. Eh bien, je suis une femme. Vous \nne me faites pas peur, allez. Je vous dis que vous n\u2019entrerez pas dans cette maison, parce que cela ne \nme pla\u00eet pas. Si vous approchez, j\u2019aboie. Je vous l\u2019ai \ndit, le cab, c\u2019est moi. Je me fiche pas mal de vous. \nPassez votre ch emin, vous m\u2019ennuyez! Allez o\u00f9 vous \nvoudrez, mais ne venez pas ici, je vous le d\u00e9fends! \nVous \u00e0 coups de couteau, moi \u00e0 coups de savate, \u00e7a \nm\u2019est \u00e9gal, avancez donc! \nElle fit un pas vers les bandits, elle \u00e9tait effrayante, \nelle se remit \u00e0 rire : \n\u2013 Pardine ! je n\u2019ai pas peur. Cet \u00e9t\u00e9, j\u2019aurai faim, cet \nhiver, j\u2019aurai froid. Sont -ils farces, ces b\u00eatas \nd\u2019hommes de croire qu\u2019ils font peur \u00e0 une fille! De \nquoi! peur? Ah ouiche, joliment! Parce que vous avez \ndes chipies de ma\u00eetresses qui se cachent sous le lit \nquand vous faites la grosse voix, voil\u00e0 -t-il pas! Moi je \nn\u2019ai peur de rien! \nElle appuya sur Th\u00e9nardier son regard fixe, et dit : \n\u2013 Pas m\u00eame de vous! \nPuis elle poursuivit en promenant sur les bandits \nses sanglantes prunelles de spectre : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que \u00e7 a me fait \u00e0 moi qu\u2019on me \nramasse demain rue Plumet sur le pav\u00e9, tu\u00e9e \u00e0 coups \nde surin par mon p\u00e8re, ou bien qu\u2019on me trouve dans \nun an dans les filets de Saint -Cloud ou \u00e0 l\u2019\u00eele des Cygnes au milieu des vieux bouchons pourris et des \nchiens noy\u00e9s! \nForce lui fut de s\u2019interrompre; une toux s\u00e8che la \nprit, son souffle sortait comme un r\u00e2le de sa poitrine \n\u00e9troite et d\u00e9bile. \nElle reprit : \n\u2013 Je n\u2019ai qu\u2019\u00e0 crier, on vient, patatras. Vous \u00eates \nsix; moi je suis tout le monde. \nTh\u00e9nardier fit un mouvement vers elle. \n\u2013 Prochez pas! cria -t-elle. \nIl s\u2019arr\u00eata, et lui dit avec douceur : \n\u2013 Eh bien non. Je n\u2019approcherai pas, mais ne parle \npas si haut. Ma fille, tu veux donc nous emp\u00eacher de \ntravailler? Il faut pourtant que nous gagnions notre \nvie. Tu n\u2019as donc plus d\u2019amiti \u00e9 pour ton p\u00e8re? \n\u2013 Vous m\u2019emb\u00eatez, dit Eponine. \n\u2013 Il faut pourtant que nous vivions, que nous \nmangions... \n\u2013 Crevez. \nCela dit, elle s\u2019assit sur le soubassement de la grille \nen chantonnant : \n \nMon bras si dodu, \nMa jambe bien faite, \nEt le temps perdu. \n Elle avait le coude sur le genou et le menton dans \nsa main, et elle balan\u00e7ait son pied d\u2019un air \nd\u2019indiff\u00e9rence. Sa robe trou\u00e9e laissait voir ses \nclavicules maigres. Le r\u00e9verb\u00e8re voisin \u00e9clairait son \nprofil et son attitude. On ne pouvait rien voir de plus \nr\u00e9solu et de plus surprenant. \nLes six escarpes, interdits et sombres d\u2019\u00eatre tenus \nen \u00e9chec par une fille, all\u00e8rent sous l\u2019ombre port\u00e9e de \nla lanterne et tinrent conseil avec des haussements \nd\u2019\u00e9paule humili\u00e9s et furieux. \nElle cependant les regardait d\u2019un a ir paisible et \nfarouche. \n\u2013 Elle a quelque chose, dit Babet. Une raison. Est -\nce qu\u2019elle est amoureuse du cab? C\u2019est pourtant \ndommage de manquer \u00e7a. Deux femmes, un vieux \nqui loge dans une arri\u00e8re -cour, il y a des rideaux pas \nmal aux fen\u00eatres. Le vieux doit \u00eatre un guinala. Je \ncrois l\u2019affaire bonne. \n\u2013 Eh bien, entrez, vous autres, s\u2019\u00e9cria \nMontparnasse. Faites l\u2019affaire. Je resterai l\u00e0 avec la \nfille, et si elle bronche... \nIl fit reluire au r\u00e9verb\u00e8re le couteau qu\u2019il tenait \nouvert dans sa manche. \n \na Un juif. Th\u00e9nardier ne disait mot et semblait pr\u00eat \u00e0 ce \nqu\u2019on voudrait. \nBrujon, qui \u00e9tait un peu oracle et qui avait, comme \non sait, \u00abdonn\u00e9 l\u2019affaire\u00bb, n\u2019avait pas encore parl\u00e9. Il \nparaissait pensif. Il passait pour ne reculer devant \nrien, et l\u2019on savait qu\u2019il avait un jour d\u00e9valis\u00e9, rien que \npar bravade, un poste de sergents de ville. En outre il \nfaisait des vers et des chansons, ce qui lui donnait \nune grande autorit\u00e9. \nBabet le questionna. \n\u2013 Tu ne dis rien, Brujon? \nBrujon resta encore un instant silencieux, puis il \nhocha la t\u00eate de plusieurs fa\u00e7ons vari\u00e9es, et se d\u00e9cida \nenfin \u00e0 \u00e9lever la voix : \n\u2013 Voici : j\u2019ai rencontr\u00e9 ce matin deux moineaux \nqui se battaient; ce soir, je me cogne \u00e0 une femme qui \nquerelle. Tout \u00e7a est mauvais. Allons -nous -en. \nIls s\u2019en all\u00e8rent. \nTout en s\u2019en allant, Montparnasse murmura : \n\u2013 C\u2019est \u00e9gal, si on avait voulu, j\u2019aurais donn\u00e9 le \ncoup de pouce. \nBabet lui r\u00e9pondit : \n\u2013 Moi pas. Je ne tape pas une dame. \nAu coin de la rue, ils s\u2019arr\u00eat\u00e8rent et \u00e9chang\u00e8rent \u00e0 \nvoix sourde ce dialogue \u00e9nigmatique : \u2013 O\u00f9 irons -nous coucher ce soir? \n\u2013 Sous Pantina. \n\u2013 As-tu sur toi la clef de la grille, Th\u00e9nardier? \n\u2013 Pardi. \nEponine, qui ne les quittait pas des yeux, les vit \nreprendre le chemin par o\u00f9 ils \u00e9taient venus. Elle se \nleva et se mit \u00e0 ramper derri\u00e8re eux le long des \nmurailles et des maisons. Elle les suivit ainsi jusqu\u2019au \nboulevard. L\u00e0, ils se s\u00e9par\u00e8rent, et elle vit ces six \nhommes s\u2019enfoncer dans l\u2019obscurit\u00e9 o\u00f9 ils sembl\u00e8rent \nfondre. \n \n \na Pantin, Paris. \n \n \n \nIV, 8, 5 \n \n \n \n \n \nChoses de la nuit \n \n \n \n \n \n \nApr\u00e8s le d\u00e9part des bandits, la rue Plumet reprit \nson tranquille aspect nocturne. \nCe qui venait de se passer dans cette rue n\u2019e\u00fbt \npoint \u00e9tonn\u00e9 une for\u00eat. Les futaies, les taillis, les \nbruy\u00e8res, les branches \u00e2prement entre -crois\u00e9es, les \nhautes herbes, exis tent d\u2019une mani\u00e8re sombre; le \nfourmillement sauvage entrevoit l\u00e0 les subites \napparitions de l\u2019invisible; ce qui est au -dessous de \nl\u2019homme y distingue \u00e0 travers la brume ce qui est au -del\u00e0 de l\u2019homme; et les choses ignor\u00e9es de nous \nvivants s\u2019y confrontent d ans la nuit. La nature \nh\u00e9riss\u00e9e et fauve s\u2019effare \u00e0 de certaines approches o\u00f9 \nelle croit sentir le surnaturel. Les forces de l\u2019ombre se \nconnaissent, et ont entre elles de myst\u00e9rieux \n\u00e9quilibres. Les dents et les griffes redoutent \nl\u2019insaisissable. La bestial it\u00e9 buveuse de sang, les \nvoraces app\u00e9tits affam\u00e9s en qu\u00eate de la proie, les \ninstincts arm\u00e9s d\u2019ongles et de m\u00e2choires qui ont pour \nsource et pour but le ventre, regardent et flairent avec \ninqui\u00e9tude l\u2019impassible lin\u00e9ament spectral r\u00f4dant \nsous un suaire, deb out dans sa vague robe \nfrissonnante, et qui leur semble vivre d\u2019une vie morte \net terrible. Ces brutalit\u00e9s, qui ne sont que mati\u00e8re, \ncraignent confus\u00e9ment d\u2019avoir affaire \u00e0 l\u2019immense \nobscurit\u00e9 condens\u00e9e dans un \u00eatre inconnu. Une \nfigure noire barrant le pass age arr\u00eate net la b\u00eate \nfarouche. Ce qui sort du cimeti\u00e8re intimide et \nd\u00e9concerte ce qui sort de l\u2019antre; le f\u00e9roce a peur du \nsinistre; les loups reculent devant une goule \nrencontr\u00e9e. \n \n \n \n \nIV, 8, 6 \n \n \n \n \n \nMarius redevient r\u00e9el au point de \ndonner son adresse \u00e0 Cosette \n \n \n \n \n \nPendant que cette esp\u00e8ce de chienne \u00e0 figure \nhumaine montait la garde contre la grille et que les six \nbandits l\u00e2chaient pied devant une fille, Marius \u00e9tait \npr\u00e8s de Cosette. \nJamais le ciel n\u2019avait \u00e9t\u00e9 plus constell\u00e9 et plus \ncharmant, les ar bres plus tremblants, la senteur des \nherbes plus p\u00e9n\u00e9trante; jamais les oiseaux ne s\u2019\u00e9taient \nendormis dans les feuilles avec un bruit plus doux; jamais toutes les harmonies de la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 universelle \nn\u2019avaient mieux r\u00e9pondu aux musiques int\u00e9rieures de \nl\u2019amour; jamais Marius n\u2019avait \u00e9t\u00e9 plus \u00e9pris, plus \nheureux, plus extasi\u00e9. Mais il avait trouv\u00e9 Cosette \ntriste. Cosette avait pleur\u00e9. Elle avait les yeux rouges. \nC\u2019\u00e9tait le premier nuage dans cet admirable r\u00eave. \nLe premier mot de Marius avait \u00e9t\u00e9 : \n\u2013 Qu\u2019as -tu? \nEt elle avait r\u00e9pondu : \n\u2013 Voil\u00e0. \nPuis elle s\u2019\u00e9tait assise sur le banc pr\u00e8s du perron, et \npendant qu\u2019il prenait place tout tremblant aupr\u00e8s \nd\u2019elle, elle avait poursuivi : \n\u2013 Mon p\u00e8re m\u2019a dit ce matin de me tenir pr\u00eate, \nqu\u2019il avait des affaires, et qu e nous allions peut -\u00eatre \npartir. \nMarius frissonna de la t\u00eate aux pieds. \nQuand on est \u00e0 la fin de la vie, mourir, cela veut \ndire partir; quand on est au commencement, partir, \ncela veut dire mourir. \nDepuis six semaines, Marius, peu \u00e0 peu, lentement, \npar d egr\u00e9s, prenait chaque jour possession de \nCosette. Possession tout id\u00e9ale, mais profonde. \nComme nous l\u2019avons expliqu\u00e9 d\u00e9j\u00e0, dans le premier \namour, on prend l\u2019\u00e2me bien avant le corps; plus tard on prend le corps bien avant l\u2019\u00e2me; quelquefois on ne \nprend pas l\u2019\u00e2me du tout; les Faublas et les \nPrudhomme ajoutent : parce qu\u2019il n\u2019y en a pas; mais \nce sarcasme est par bonheur un blasph\u00e8me. Marius \ndonc poss\u00e9dait Cosette, comme les esprits poss\u00e8dent; \nmais il l\u2019enveloppait de toute son \u00e2me et la saisissait \njalousement avec une incroyable conviction. Il \nposs\u00e9dait son sourire, son haleine, son parfum, le \nrayonnement profond de ses prunelles bleues, la \ndouceur de sa peau quand il lui touchait la main, le \ncharmant signe qu\u2019elle avait au cou, toutes ses \npens\u00e9es. Ils \u00e9taient convenus de ne jamais dormir \nsans r\u00eaver l\u2019un de l\u2019autre, et ils s\u2019\u00e9taient tenu parole. Il \nposs\u00e9dait donc tous les r\u00eaves de Cosette. Il regardait \nsans cesse et il effleurait quelquefois de son souffle \nles petits cheveux qu\u2019elle avait \u00e0 la nuque et il se \nd\u00e9clarait qu\u2019il n\u2019y avait pas un de ces petits cheveux \nqui ne lui appartint \u00e0 lui Marius. Il contemplait et il \nadorait les choses qu\u2019elle mettait, son n\u0153ud de ruban, \nses gants, ses manchettes, ses brodequins, comme \ndes objets sacr\u00e9s dont il \u00e9tait le ma\u00eetre. I l songeait \nqu\u2019il \u00e9tait le seigneur de ces jolis peignes d\u2019\u00e9caille \nqu\u2019elle avait dans ses cheveux, et il se disait m\u00eame, \nsourds et confus b\u00e9gayements de la volupt\u00e9 qui se \nfaisait jour, qu\u2019il n\u2019y avait pas un cordon de sa robe, pas une maille de ses bas, pas un pli de son corset, \nqui ne f\u00fbt \u00e0 lui. A c\u00f4t\u00e9 de Cosette, il se sentait pr\u00e8s de \nson bien, pr\u00e8s de sa chose, pr\u00e8s de son despote et de \nson esclave. Il semblait qu\u2019ils eussent tellement m\u00eal\u00e9 \nleurs \u00e2mes que, s\u2019ils eussent voulu les reprendre, il \nleur e\u00fbt \u00e9t \u00e9 impossible de les reconna\u00eetre. \u2013 Celle -ci \nest la mienne. \u2013 Non, c\u2019est la mienne. \u2013 Je t\u2019assure \nque tu te trompes. Voil\u00e0 bien moi. \u2013 Ce que tu \nprends pour toi, c\u2019est moi. \u2013 Marius \u00e9tait quelque \nchose qui faisait partie de Cosette et Cosette \u00e9tait \nquelque chose qui faisait partie de Marius. Marius \nsentait Cosette vivre en lui. Avoir Cosette, poss\u00e9der \nCosette, cela pour lui n\u2019\u00e9tait pas distinct de respirer. \nCe fut au milieu de cette foi, de cet enivrement, de \ncette possession virginale, inou\u00efe et absolue, de cette \nsouverainet\u00e9, que ces mots : \u00abNous allons partir\u00bb, \ntomb\u00e8rent tout \u00e0 coup, et que la voix brusque de la \nr\u00e9alit\u00e9 lui cria : Cosette n\u2019est pas \u00e0 toi! \nMarius se r\u00e9veilla. Depuis six semaines, Marius \nvivait, nous l\u2019avons dit, hors de la vie; ce mot, partir! \nl\u2019y fit rentrer durement. \nIl ne trouva pas une parole. Cosette sentit \nseulement que sa main \u00e9tait tr\u00e8s froide. Elle lui dit \u00e0 \nson tour. \n\u2013 Qu\u2019as -tu? Il r\u00e9pondit, si bas que Cosette l\u2019entendait \u00e0 peine : \n\u2013 Je ne comprends pas ce que tu as dit. \nElle reprit : \n\u2013 Ce matin mon p\u00e8re m\u2019a dit de pr\u00e9parer toutes \nmes petites affaires et de me tenir pr\u00eate, qu\u2019il me \ndonnerait son linge pour le mettre dans une m alle, \nqu\u2019il \u00e9tait oblig\u00e9 de faire un voyage, que nous allions \npartir, qu\u2019il faudrait avoir une grande malle pour moi \net une petite pour lui, de pr\u00e9parer tout cela d\u2019ici \u00e0 une \nsemaine, et que nous irions peut -\u00eatre en Angleterre. \n\u2013 Mais c\u2019est monstrueux! s\u2019 \u00e9cria Marius. \nIl est certain qu\u2019en ce moment, dans l\u2019esprit de \nMarius, aucun abus de pouvoir, aucune violence, \naucune abomination des tyrans les plus prodigieux, \naucune action de Busiris, de Tib\u00e8re ou de Henri VIII \nn\u2019\u00e9galait en f\u00e9rocit\u00e9 celle -ci : M. Fauc helevent \nemmenant sa fille en Angleterre parce qu\u2019il a des \naffaires. \nIl demanda d\u2019une voix faible : \n\u2013 Et quand partirais -tu? \n\u2013 Il n\u2019a pas dit quand. \n\u2013 Et quand reviendrais -tu? \n\u2013 Il n\u2019a pas dit quand. \nMarius se leva, et dit froidement : \n\u2013 Cosette, ir ez-vous? Cosette tourna vers lui ses beaux yeux pleins \nd\u2019angoisse et r\u00e9pondit avec une sorte d\u2019\u00e9garement : \n\u2013 O\u00f9? \n\u2013 En Angleterre? irez -vous? \n\u2013 Pourquoi me dis -tu vous? \n\u2013 Je vous demande si vous irez? \n\u2013 Comment veux -tu que je fasse? dit -elle en \njoignan t les mains. \n\u2013 Ainsi, vous irez? \n\u2013 Si mon p\u00e8re y va? \n\u2013 Ainsi vous irez? \nCosette prit la main de Marius et l\u2019\u00e9treignit sans \nr\u00e9pondre. \n\u2013 C\u2019est bon, dit Marius. Alors j\u2019irai ailleurs. \nCosette sentit le sens de ce mot plus encore qu\u2019elle \nne le comprit. E lle p\u00e2lit tellement que sa figure devint \nblanche dans l\u2019obscurit\u00e9. Elle balbutia : \n\u2013 Que veux -tu dire? \nMarius la regarda, puis \u00e9leva lentement ses yeux \nvers le ciel et r\u00e9pondit : \n\u2013 Rien. \nQuand sa paupi\u00e8re s\u2019abaissa, il vit Cosette qui lui \nsouriait. Le sourire d\u2019une femme qu\u2019on aime a une \nclart\u00e9 qu\u2019on voit la nuit. \n\u2013 Que nous sommes b\u00eates! Marius, j\u2019ai une id\u00e9e. \u2013 Quoi? \n\u2013 Pars si nous partons! je te dirai o\u00f9! Viens me \nrejoindre o\u00f9 je ser ai! \nMarius \u00e9tait maintenant un homme tout \u00e0 fait \nr\u00e9veill\u00e9. Il \u00e9tait retomb\u00e9 dans la r\u00e9alit\u00e9. Il cria \u00e0 \nCosette : \n\u2013 Partir avec vous! es -tu folle? Mais il faut de \nl\u2019argent, et je n\u2019en ai pas! Aller en Angleterre? Mais je \ndois maintenant, je ne sais pas, p lus de dix louis \u00e0 \nCourfeyrac, un de mes amis que tu ne connais pas! \nMais j\u2019ai un vieux chapeau qui ne vaut pas trois \nfrancs, j\u2019ai un habit o\u00f9 il manque des boutons par \ndevant, ma chemise est toute d\u00e9chir\u00e9e, j\u2019ai les coudes \nperc\u00e9s, mes bottes prennent l\u2019ea u, depuis six \nsemaines je n\u2019y pense plus, et je ne te l\u2019ai pas dit. \nCosette! je suis un mis\u00e9rable. Tu ne me vois que la \nnuit, et tu me donnes ton amour; si tu me voyais le \njour, tu me donnerais un sou! Aller en Angleterre! \nEh! je n\u2019ai pas de quoi payer le passeport! \nIl se jeta contre un arbre qui \u00e9tait l\u00e0, debout, les \ndeux bras au -dessus de sa t\u00eate, le front contre \nl\u2019\u00e9corce, ne sentant ni le bois qui lui \u00e9corchait la peau \nni la fi\u00e8vre qui lui martelait les tempes, immobile, et \npr\u00eat \u00e0 tomber, comme la statu e du d\u00e9sespoir. Il demeura longtemps ainsi. On resterait l\u2019\u00e9ternit\u00e9 \ndans ces ab\u00eemes -l\u00e0. Enfin il se retourna. Il entendait \nderri\u00e8re lui un petit bruit \u00e9touff\u00e9, doux et triste. \nC\u2019\u00e9tait Cosette qui sanglotait. \nElle pleurait depuis plus de deux heures \u00e0 c\u00f4 t\u00e9 de \nMarius qui songeait. \nIl vint \u00e0 elle, tomba \u00e0 genoux, et, se prosternant \nlentement, il prit le bout de son pied qui passait sous \nsa robe et le baisa. \nElle le laissa faire en silence. Il y a des moments o\u00f9 \nla femme accepte, comme une d\u00e9esse sombre et \nr\u00e9sign\u00e9e, la religion de l\u2019amour. \n\u2013 Ne pleure pas, dit -il. \nElle murmura : \n\u2013 Puisque je vais peut -\u00eatre m\u2019en aller, et que tu ne \npeux pas venir! \nLui reprit : \n\u2013 M\u2019aimes -tu? \nElle lui r\u00e9pondit en sanglotant ce mot du paradis \nqui n\u2019est jamais plus charman t qu\u2019\u00e0 travers les \nlarmes : \n\u2013 Je t\u2019adore! \nIl poursuivit avec un son de voix qui \u00e9tait une \ninexprimable caresse : \u2013 Ne pleure pas. Dis, veux -tu faire cela pour moi \nde ne pas pleurer? \n\u2013 M\u2019aimes -tu, toi? dit -elle. \nIl lui prit la main. \n\u2013 Cosette, je n\u2019ai jamais donn\u00e9 ma parole \nd\u2019honneur \u00e0 personne, parce que ma parole \nd\u2019honneur me fait peur. Je sens que mon p\u00e8re est \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9. Eh bien, je te donne ma parole d\u2019honneur la \nplus sacr\u00e9e que si tu t\u2019en vas, je mourrai. \nIl y eut dans l\u2019accent dont il pronon\u00e7a ces paroles \nune m\u00e9lancolie si solennelle et si tranquille que \nCosette trembla. Elle sentit ce froid que donne une \nchose sombre et vraie qui passe. De saisissement elle \ncessa de pleurer. \n\u2013 Maintenant \u00e9coute, dit -il. Ne m\u2019attends pas \ndemain. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Ne m\u2019attends qu\u2019apr\u00e8s -demain. \n\u2013 Oh! pourquoi? \n\u2013 Tu verras. \n\u2013 Un jour sans te voir! mais c\u2019est impossible. \n\u2013 Sacrifions un jour pour avoir peut -\u00eatre toute la \nvie. \nEt Marius ajouta \u00e0 demi -voix et en apart\u00e9 : \u2013 C\u2019est un homme qui ne change rien \u00e0 ses \nhabitudes, et il n\u2019a jamais re\u00e7u personne que le soir. \n\u2013 De quel homme parles -tu? demanda Cosette. \n\u2013 Moi? je n\u2019ai rien dit. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que tu esp\u00e8res donc? \n\u2013 Attends jusqu\u2019\u00e0 apr\u00e8s -demain. \n\u2013 Tu le veux? \n\u2013 Oui, Cosette. \nElle lui prit la t\u00eate dans ses deux mains, se \nhaussant sur la pointe des pieds pour \u00eatre \u00e0 sa taille, \net cherchant \u00e0 voir dans ses yeux son esp\u00e9rance. \nMarius reprit : \n\u2013 J\u2019y songe, il faut que tu saches mon adresse, il \npeut arriver des choses, on ne sait pas, je demeure \nchez cet ami a ppel\u00e9 Courfeyrac, rue de la Verrerie, \nnum\u00e9ro 16. \nIl fouilla dans sa poche, en tira un couteau -canif, \net avec la lame \u00e9crivit sur le pl\u00e2tre du mur : \n16, rue de la Verrerie . \nCosette cependant s\u2019\u00e9tait remise \u00e0 lui regarder \ndans les yeux. \n\u2013 Dis-moi ta pens \u00e9e. Marius, tu as une pens\u00e9e. \nDis-la-moi. Oh! dis -la-moi pour que je passe une \nbonne nuit! \u2013 Ma pens\u00e9e, la voici : c\u2019est qu\u2019il est impossible \nque Dieu veuille nous s\u00e9parer. Attends -moi apr\u00e8s -\ndemain. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que je ferai jusque -l\u00e0? dit Cosette. Toi, \ntu es dehors, tu vas, tu viens! Comme c\u2019est heureux, \nles hommes! Moi, je vais rester toute seule! Oh! que \nje vais \u00eatre triste! Qu\u2019est -ce que tu feras donc demain \nsoir, dis? \n\u2013 J\u2019essayerai une chose. \n\u2013 Alors je prierai Dieu et je penserai \u00e0 toi d\u2019ici l\u00e0 \npour que tu r\u00e9ussisses. Je ne te questionne plus, \npuisque tu ne veux pas. Tu es mon ma\u00eetre. Je passerai \nma soir\u00e9e demain \u00e0 chanter cette musique d\u2019 Euryanthe \nque tu aimes et que tu es venu entendre un soir \nderri\u00e8re mon volet. Mais apr\u00e8s -demain tu viendras de \nbonne heure. Je t\u2019attendrai \u00e0 la nuit, \u00e0 neuf heures \npr\u00e9cises, je t\u2019en pr\u00e9viens. Mon Dieu! que c\u2019est triste \nque les jours soient longs! Tu entends, \u00e0 neuf heures \nsonnant je serai dans le jardin. \n\u2013 Et moi aussi. \nEt sans se l\u2019\u00eatre dit, mus par la m\u00eame pens\u00e9 e, \nentra\u00een\u00e9s par ces courants \u00e9lectriques qui mettent \ndeux amants en communication continuelle, tous \ndeux enivr\u00e9s de volupt\u00e9 jusque dans leur douleur, ils \ntomb\u00e8rent dans les bras l\u2019un de l\u2019autre, sans s\u2019apercevoir que leurs l\u00e8vres s\u2019\u00e9taient jointes pendant \nque leurs regards lev\u00e9s, d\u00e9bordant d\u2019extase et pleins \nde larmes, contemplaient les \u00e9toiles. \nQuand Marius sortit, la rue \u00e9tait d\u00e9serte. C\u2019\u00e9tait le \nmoment o\u00f9 Eponine suivait les bandits jusque sur le \nboulevard. \nTandis que Marius r\u00eavait, la t\u00eate appuy\u00e9e co ntre \nl\u2019arbre, une id\u00e9e lui avait travers\u00e9 l\u2019esprit; une id\u00e9e, \nh\u00e9las! qu\u2019il jugeait lui -m\u00eame insens\u00e9e et impossible. Il \navait pris un parti violent. \n \n \n \n \nIV, 8, 7 \n \n \n \n \n \nLe vieux c\u0153ur et le jeune c\u0153ur \nen pr\u00e9sence \n \n \n \n \n \nLe p\u00e8re Gillenormand avait \u00e0 cette \u00e9poque ses \nquatre -vingt -onze ans bien sonn\u00e9s. Il demeurait \ntoujours avec mademoiselle Gillenormand rue des \nFilles -du-Calvaire, n\u00b0 6, dans cette vieille maison qui \n\u00e9tait \u00e0 lui. C\u2019\u00e9tait, on s\u2019en souvient, un de ces \nvieillar ds antiques qui attendent la mort tout droits, \nque l\u2019\u00e2ge charge sans les faire plier, et que le chagrin \nm\u00eame ne courbe pas. Cependant, depuis quelque temps, sa fille disait : \nmon p\u00e8re baisse. Il ne souffletait plus les servantes; il \nne frappait plus de sa canne avec autant de verve le \npalier de l\u2019escalier quand Basque tardait \u00e0 lui ouvrir. \nLa r\u00e9volution de Juillet l\u2019avait \u00e0 peine exasp\u00e9r\u00e9 \npendant six mois. Il avait vu presque avec tranquillit\u00e9 \ndans le Moniteur cet accouplement de mots : M. \nHumblot -Cont\u00e9, p air de France. Le fait est que le \nvieillard \u00e9tait rempli d\u2019accablement. Il ne fl\u00e9chissait \npas, il ne se rendait pas, ce n\u2019\u00e9tait pas plus dans sa \nnature physique que dans sa nature morale; mais il se \nsentait int\u00e9rieurement d\u00e9faillir. Depuis quatre ans il \nattendait Marius, de pied ferme, c\u2019est bien le mot, \navec la conviction que ce mauvais petit garnement \nsonnerait \u00e0 la porte un jour ou l\u2019autre; maintenant il \nen venait, dans de certaines heures mornes, \u00e0 se dire \nque pour peu que Marius se fit encore attendre. .. \u2013 \nCe n\u2019\u00e9tait pas la mort qui lui \u00e9tait insupportable, \nc\u2019\u00e9tait l\u2019id\u00e9e que peut -\u00eatre il ne reverrait plus Marius. \nNe plus revoir Marius, ceci n\u2019\u00e9tait pas m\u00eame entr\u00e9 un \ninstant dans son cerveau jusqu\u2019\u00e0 ce jour; \u00e0 pr\u00e9sent \ncette id\u00e9e commen\u00e7ait \u00e0 lui appara\u00ee tre, et le gla\u00e7ait. \nL\u2019absence, comme il arrive toujours dans les \nsentiments naturels et vrais, n\u2019avait fait qu\u2019accro\u00eetre \nson amour de grand -p\u00e8re pour l\u2019enfant ingrat qui s\u2019en \u00e9tait all\u00e9 comme cela. C\u2019est dans les nuits de \nd\u00e9cembre, par dix degr\u00e9s de froid, qu\u2019on pense le \nplus au soleil. M. Gillenormand \u00e9tait, ou se croyait, \npar-dessus tout incapable de faire un pas, lui l\u2019a\u00efeul, \nvers son petit -fils; \u2013 je cr\u00e8verais plut\u00f4t, disait -il. Il ne \nse trouvait aucun tort, mais il ne songeait \u00e0 Marius \nqu\u2019avec un atten drissement profond, et le muet \nd\u00e9sespoir d\u2019un vieux bonhomme qui s\u2019en va dans les \nt\u00e9n\u00e8bres. \nIl commen\u00e7ait \u00e0 perdre ses dents, ce qui s\u2019ajoutait \n\u00e0 sa tristesse. \nM. Gillenormand, sans pourtant se l\u2019avouer \u00e0 lui -\nm\u00eame, car il en e\u00fbt \u00e9t\u00e9 furieux et honteux, n \u2019avait \njamais aim\u00e9 une ma\u00eetresse comme il aimait Marius. \nIl avait fait placer dans sa chambre, devant le \nchevet de son lit, comme la premi\u00e8re chose qu\u2019il \nvoulait voir en s\u2019\u00e9veillant, un ancien portrait de son \nautre fille, celle qui \u00e9tait morte, madame Pon tmercy, \nportrait fait lorsqu\u2019elle avait dix -huit ans. Il regardait \nsans cesse ce portrait. Il lui arriva un jour de dire en \nle consid\u00e9rant : \n\u2013 Je trouve qu\u2019il lui ressemble. \n\u2013 A ma s\u0153ur? reprit mademoiselle Gillenormand. \nMais oui. \nLe vieillard ajouta : \u2013 Et \u00e0 lui aussi. \nUne fois, comme il \u00e9tait assis, les deux genoux l\u2019un \ncontre l\u2019autre et l\u2019\u0153il presque ferm\u00e9, dans une \nposture d\u2019abattement, sa fille se risqua \u00e0 lui dire : \n\u2013 Mon p\u00e8re, est -ce que vous en voulez toujours \nautant?... \nElle s\u2019arr\u00eata, n\u2019osant aller plus loin. \n\u2013 A qui? demanda -t-il. \n\u2013 A ce pauvre Marius? \nIl souleva sa vieille t\u00eate, posa son poing amaigri et \nrid\u00e9 sur la table, et cria de son accent le plus irrit\u00e9 et \nle plus vibrant : \n\u2013 Pauvre Marius, vous dites! Ce mons ieur est un \ndr\u00f4le, un mauvais gueux, un petit vaniteux ingrat, \nsans c\u0153ur, sans \u00e2me, un orgueilleux, un m\u00e9chant \nhomme! \nEt il se d\u00e9tourna pour que sa fille ne v\u00eet pas une \nlarme qu\u2019il avait dans les yeux. \nTrois jours apr\u00e8s, il sortit d\u2019un silence qui durait \ndepuis quatre heures pour dire \u00e0 sa fille \u00e0 br\u00fble -\npourpoint : \n\u2013 J\u2019avais eu l\u2019honneur de prier mademoiselle \nGillenormand de ne jamais m\u2019en parler. \nLa tante Gillenormand renon\u00e7a \u00e0 toute tentative et \nporta ce diagnostic profond : \u2013 Mon p\u00e8re n\u2019a jamais beaucoup aim\u00e9 ma s\u0153ur depuis sa sottise. Il est clair \nqu\u2019il d\u00e9teste Marius. \n\u00abDepuis sa sottise\u00bb signifiait : depuis qu\u2019elle avait \n\u00e9pous\u00e9 le colonel. \nDu reste, comme on a pu le conjecturer, \nmademoiselle Gillenormand avait \u00e9chou\u00e9 dans sa \ntentative de substitue r son favori, l\u2019officier de \nlanciers, \u00e0 Marius. Le rempla\u00e7ant Th\u00e9odule n\u2019avait \npoint r\u00e9ussi. M. Gillenormand n\u2019avait pas accept\u00e9 le \nquiproquo. Le vide du c\u0153ur ne s\u2019accommode point \nd\u2019un bouche -trou. Th\u00e9odule, de son c\u00f4t\u00e9, tout en \nflairant l\u2019h\u00e9ritage, r\u00e9pugn ait \u00e0 la corv\u00e9e de plaire. Le \nbonhomme ennuyait le lancier, et le lancier choquait \nle bonhomme. Le lieutenant Th\u00e9odule \u00e9tait gai sans \ndoute, mais bavard; frivole, mais vulgaire; bon vivant, \nmais de mauvaise compagnie; il avait des ma\u00eetresses, \nc\u2019est vrai, e t il en parlait beaucoup, c\u2019est vrai encore; \nmais il en parlait mal. Toutes ses qualit\u00e9s avaient un \nd\u00e9faut. M. Gillenormand \u00e9tait exc\u00e9d\u00e9 de l\u2019entendre \nconter les bonnes fortunes quelconques qu\u2019il avait \nautour de sa caserne rue de Babylone. Et puis le \nlieutenant Gillenormand venait quelquefois en \nuniforme avec la cocarde tricolore. Ceci le rendait \ntout bonnement impossible. Le p\u00e8re Gillenormand \navait fini par dire \u00e0 sa fille : \u2013 J\u2019en ai assez, du Th\u00e9odule. Re\u00e7ois -le si tu veux. J\u2019ai peu de go\u00fbt pour \nles gens de guerre en temps de paix. Je ne sais pas si \nje n\u2019aime pas mieux encore les sabreurs que les \ntra\u00eeneurs de sabre. Le cliquetis des lames dans la \nbataille est moins mis\u00e9rable, apr\u00e8s tout, que le tapage \ndes fourreaux sur le pav\u00e9. Et puis, se cambrer comme \nun matamore et se sangler comme une femmelette, \navoir un corset sous une cuirasse, c\u2019est \u00eatre ridicule \ndeux fois. Quand on est un v\u00e9ritable homme, on se \ntient \u00e0 \u00e9gale distance de la fanfaronnade et de la \nmi\u00e8vrerie. Ni fier -\u00e0-bras, ni joli c\u0153ur. Garde ton \nTh\u00e9odule pour toi. \nSa fille eut beau lui dire : \u2013 C\u2019est pourtant votre \npetit-neveu, \u2013 il se trouva que M. Gillenormand, qui \n\u00e9tait grand -p\u00e8re jusqu\u2019au bout des ongles, n\u2019\u00e9tait pas \ngrand -oncle du tout. \nAu fond, comme il avait de l\u2019esprit et qu\u2019il \ncomparait, Th\u00e9odule n\u2019avait servi qu\u2019\u00e0 lui faire mieux \nregretter Marius. \nUn soir, c\u2019\u00e9tait le 4 juin, ce qui n\u2019emp\u00eachait pas \nque le p\u00e8re Gillenormand n\u2019e\u00fbt un tr\u00e8s bon feu dans \nsa chemin\u00e9e, il avait cong\u00e9di\u00e9 sa fille qui cousait dans \nla pi\u00e8ce voisine. Il \u00e9tait seul d ans sa chambre \u00e0 \nbergerades, les pieds sur ses chenets, \u00e0 demi \nenvelopp\u00e9 dans son vaste paravent de coromandel \u00e0 neuf feuilles, accoud\u00e9 \u00e0 sa table o\u00f9 br\u00fblaient deux \nbougies sous un abat -jour vert, englouti dans son \nfauteuil de tapisserie, un livre \u00e0 la mai n, mais ne lisant \npas. Il \u00e9tait v\u00eatu, selon sa mode, en incroyable , et \nressemblait \u00e0 un antique portrait de Garat. Cela l\u2019e\u00fbt \nfait suivre dans les rues, mais sa fille le couvrait \ntoujours lorsqu\u2019il sortait d\u2019une vaste douillette \nd\u2019\u00e9v\u00eaque, qui cachait ses v \u00eatements. Chez lui, except\u00e9 \npour se lever et se coucher, il ne portait jamais de \nrobe de chambre. \u2013 Cela donne l\u2019air vieux , disait -il. \nLe p\u00e8re Gillenormand songeait \u00e0 Marius \namoureusement et am\u00e8rement, et, comme \nd\u2019ordinaire, l\u2019amertume dominait. Sa tendre sse aigrie \nfinissait toujours par bouillonner et par tourner en \nindignation. Il en \u00e9tait \u00e0 ce point o\u00f9 l\u2019on cherche \u00e0 \nprendre son parti et \u00e0 accepter ce qui d\u00e9chire. Il \u00e9tait \nen train de s\u2019expliquer qu\u2019il n\u2019y avait maintenant plus \nde raison pour que Marius rev\u00eent, que s\u2019il avait d\u00fb \nrevenir, il l\u2019aurait d\u00e9j\u00e0 fait, qu\u2019il fallait y renoncer. Il \nessayait de se faire \u00e0 l\u2019id\u00e9e que c\u2019\u00e9tait fini, et qu\u2019il \nmourrait sans revoir \u00abce monsieur\u00bb. Mais toute sa \nnature se r\u00e9voltait; sa vieille paternit\u00e9 n\u2019y pouvait \nconsent ir. \u2013 Quoi! disait -il, c\u2019\u00e9tait son refrain \ndouloureux, il ne reviendra pas! \u2013 Sa t\u00eate chauve \u00e9tait tomb\u00e9e sur sa poitrine, et il fixait vaguement sur la \ncendre de son foyer un regard lamentable et irrit\u00e9. \nAu plus profond de cette r\u00eaverie, son vieux \ndomest ique, Basque, entra et demanda : \n\u2013 Monsieur peut -il recevoir monsieur Marius? \nLe vieillard se dressa sur son s\u00e9ant, bl\u00eame et pareil \n\u00e0 un cadavre qui se l\u00e8ve sous une secousse \ngalvanique. Tout son sang avait reflu\u00e9 \u00e0 son c\u0153ur. Il \nb\u00e9gaya : \n\u2013 Monsieur Mari us quoi? \n\u2013 Je ne sais pas, r\u00e9pondit Basque, intimid\u00e9 et \nd\u00e9contenanc\u00e9 par l\u2019air du ma\u00eetre, je ne l\u2019ai pas vu. \nC\u2019est Nicolette qui vient de me dire : Il y a l\u00e0 un \njeune homme, dites que c\u2019est monsieur Marius. \nLe p\u00e8re Gillenormand balbutia \u00e0 voix basse : \n\u2013 Faites entrer. \nEt il resta dans la m\u00eame attitude, la t\u00eate branlante, \nl\u2019\u0153il fix\u00e9 sur la porte. Elle se rouvrit. Un jeune \nhomme entra. C\u2019\u00e9tait Marius. \nMarius s\u2019arr\u00eata \u00e0 la porte comme attendant qu\u2019on \nlui d\u00eet d\u2019entrer. \nSon v\u00eatement presque mis\u00e9rable ne s\u2019 apercevait \npas dans l\u2019obscurit\u00e9 que faisait l\u2019abat -jour. On ne \ndistinguait que son visage calme et grave, mais \n\u00e9trangement triste. Le p\u00e8re Gillenormand, comme h\u00e9b\u00e9t\u00e9 de stupeur \net de joie, resta quelques instants sans voir autre \nchose qu\u2019une clart\u00e9 comme lorsqu\u2019on est devant une \napparition. Il \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 d\u00e9faillir, il apercevait Marius \n\u00e0 travers un \u00e9blouissement. C\u2019\u00e9tait bien lui, c\u2019\u00e9tait \nbien Marius! \nEnfin! apr\u00e8s quatre ans! Il le saisit, pour ainsi dire, \ntout entier d\u2019un coup d\u2019\u0153il. Il le trouva beau, noble, \ndistingu\u00e9, grandi, homme fait, l\u2019attitude convenable, \nl\u2019air charmant. Il eut envie d\u2019ouvrir ses bras, de \nl\u2019appeler, de se pr\u00e9cipiter, ses entrail les se fondirent \nen ravissement, les paroles affectueuses le gonflaient \net d\u00e9bordaient de sa poitrine; enfin toute cette \ntendresse se fit jour et lui arriva aux l\u00e8vres, et, par le \ncontraste qui \u00e9tait le fond de sa nature, il en sortit \nune duret\u00e9. Il dit br usquement : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que vous venez faire ici? \n\u2013 Marius r\u00e9pondit avec embarras : \n\u2013 Monsieur\u2026 \nM. Gillenormand e\u00fbt voulu que Marius se jet\u00e2t \ndans ses bras. Il fut m\u00e9content de Marius et de lui -\nm\u00eame. Il sentit qu\u2019il \u00e9tait brusque et que Marius \u00e9tait \nfroid. C\u2019\u00e9tait pour le bonhomme une insupportable \net irritante anxi\u00e9t\u00e9 de se sentir si tendre et si \u00e9plor\u00e9 au \ndedans et de ne pouvoir \u00eatre que dur au dehors. L\u2019amertume lui revint. Il interrompit Marius avec un \naccent bourru : \n\u2013 Alors pourquoi venez -vous? \nCet \u00abalors\u00bb signifiait : si vous ne venez pas m\u2019embrasser . \nMarius regarda son a\u00efeul \u00e0 qui la p\u00e2leur faisait un \nvisage de marbre. \n\u2013 Monsieur... \nLe vieillard reprit d\u2019une voix s\u00e9v\u00e8re : \n\u2013 Venez -vous me demander pardon? avez -vous \nreconnu vos torts? \nIl croya it mettre Marius sur la voie et que \n\u00abl\u2019enfant\u00bb allait fl\u00e9chir. Marius frissonna; c\u2019\u00e9tait le \nd\u00e9saveu de son p\u00e8re qu\u2019on lui demandait; il baissa les \nyeux et r\u00e9pondit : \n\u2013 Non, monsieur. \n\u2013 Et alors, s\u2019\u00e9cria imp\u00e9tueusement le vieillard avec \nune douleur poigna nte et pleine de col\u00e8re, qu\u2019est -ce \nque vous me voulez? \nMarius joignit les mains, fit un pas et dit d\u2019une \nvoix faible et qui tremblait : \n\u2013 Monsieur, ayez piti\u00e9 de moi. \nCe mot remua M. Gillenormand; dit plus t\u00f4t, il \nl\u2019e\u00fbt attendri, mais il venait trop tar d. L\u2019a\u00efeul se leva; \nil s\u2019appuyait sur sa canne de ses deux mains, ses l\u00e8vres \u00e9taient blanches, son front vacillait, mais sa \nhaute taille dominait Marius inclin\u00e9. \n\u2013 Piti\u00e9 de vous, monsieur! C\u2019est l\u2019adolescent qui \ndemande de la piti\u00e9 au vieillard de quatre -vingt -onze \nans! Vous entrez dans la vie, j\u2019en sors; vous allez au \nspectacle, au bal, au caf\u00e9, au billard, vous avez de \nl\u2019esprit, vous plaisez aux femmes, vous \u00eates joli \ngar\u00e7on, moi je crache en plein \u00e9t\u00e9 sur mes tisons; \nvous \u00eates riche des seules richesses qu\u2019il y ait, moi j\u2019ai \ntoutes les pauvret\u00e9s de la vieillesse, l\u2019infirmit\u00e9, \nl\u2019isolement! Vous avez vos trente -deux dents, un bon \nestomac, l\u2019\u0153il vif, la force, l\u2019app\u00e9tit, la sant\u00e9, la ga\u00eet\u00e9, \nune for\u00eat de cheveux noirs, moi je n\u2019ai m\u00eame plus de \ncheveux blancs , j\u2019ai perdu mes dents, je perds mes \njambes, je perds la m\u00e9moire, il y a trois noms de rues \nque je confonds sans cesse, la rue Charlot, la rue du \nChaume et la rue Saint -Claude, j\u2019en suis l\u00e0; vous avez \ndevant vous tout l\u2019avenir plein de soleil, moi je \ncomme nce \u00e0 n\u2019y plus voir goutte, tant j\u2019avance dans \nla nuit; vous \u00eates amoureux, \u00e7a va sans dire, moi je ne \nsuis aim\u00e9 de personne au monde, et vous me \ndemandez de la piti\u00e9! Parbleu, Moli\u00e8re a oubli\u00e9 ceci. \nSi c\u2019est comme cela que vous plaisantez au palais, \nmessi eurs les avocats, je vous fais mon sinc\u00e8re \ncompliment. Vous \u00eates dr\u00f4les. Et l\u2019octog\u00e9naire reprit d\u2019une voix courrouc\u00e9e et \ngrave : \n\u2013 Ah \u00e7a, qu\u2019est -ce que vous me voulez? \n\u2013 Monsieur, dit Marius, je sais que ma pr\u00e9sence \nvous d\u00e9pla\u00eet, mais je viens seulemen t pour vous \ndemander une chose, et puis je vais m\u2019en aller tout de \nsuite. \n\u2013 Vous \u00eates un sot! dit le vieillard. Qui est -ce qui \nvous dit de vous en aller? \nCeci \u00e9tait la traduction de cette parole tendre qu\u2019il \navait au fond du c\u0153ur : Mais demande -moi donc pardon! \nJette-toi donc \u00e0 mon cou! M. Gillenormand sentait que \nMarius allait dans quelques instants le quitter, que \nson mauvais accueil le rebutait, que sa duret\u00e9 le \nchassait; il se disait tout cela, et sa douleur s\u2019en \naccroissait; et comme sa douleur se to urnait \nimm\u00e9diatement en col\u00e8re, sa duret\u00e9 en augmentait. Il \ne\u00fbt voulu que Marius compr\u00eet, et Marius ne \ncomprenait pas; ce qui rendait le bonhomme furieux. \nIl reprit : \n\u2013 Comment! vous m\u2019avez manqu\u00e9, \u00e0 moi, votre \ngrand -p\u00e8re, vous avez quitt\u00e9 ma maison pour aller on \nne sait o\u00f9, vous avez d\u00e9sol\u00e9 votre tante, vous avez \n\u00e9t\u00e9, cela se devine, c\u2019est plus commode, mener la vie \nde gar\u00e7on, faire le muscadin, rentrer \u00e0 toutes les heures, vous amuser, vous ne m\u2019avez pas donn\u00e9 signe \nde vie, vous avez fait des dettes sans m\u00eame me dire \nde les payer, vous vous \u00eates fait casseur de vitres et \ntapageur, et, au bout de quatre ans, vous venez chez \nmoi, et vous n\u2019avez pas autre chose \u00e0 me dire que \ncela! \nCette fa\u00e7on violente de pousser le petit -fils \u00e0 la \ntendresse ne produisit que le silence de Marius. M. \nGillenormand croisa les bras, geste qui, chez lui, \u00e9tait \nparticuli\u00e8rement imp\u00e9rieux, et apostropha Marius \nam\u00e8rement : \n\u2013 Finissons. Vous venez me demander quelque \nchose, dites -vous? Eh bien quoi? qu\u2019est -ce? parlez. \n\u2013 Monsieur, di t Marius avec le regard d\u2019un homme \nqui sent qu\u2019il va tomber dans un pr\u00e9cipice, je viens \nvous demander la permission de me marier. \nM. Gillenormand sonna . Basque entr\u2019ouvrit la \nporte. \n\u2013 Faites venir ma fille. \nUne seconde apr\u00e8s, la porte se rouvrit, \nmademo iselle Gillenormand n\u2019entra pas, mais se \nmontra; Marius \u00e9tait debout, muet, les bras pendants, \navec une figure de criminel; M. Gillenormand allait et \nvenait en long et en large dans la chambre. Il se \ntourna vers sa fille et lui dit : \u2013 Rien. C\u2019est monsieur Marius. Dites -lui bonjour. \nMonsieur veut se marier. Voil\u00e0. Allez -vous -en. \nLe son de voix bref et rauque du vieillard \nannon\u00e7ait une \u00e9trange pl\u00e9nitude d\u2019emportement. La \ntante regarda Marius d\u2019un air effar\u00e9, parut \u00e0 peine le \nreconna\u00eetr e, ne laissa pas \u00e9chapper un geste ni une \nsyllabe et disparut au souffle de son p\u00e8re plus vite \nqu\u2019un f\u00e9tu devant l\u2019ouragan. \nCependant le p\u00e8re Gillenormand \u00e9tait revenu \ns\u2019adosser \u00e0 la chemin\u00e9e. \n\u2013 Vous marier! \u00e0 vingt et un ans! Vous avez \narrang\u00e9 cela! Vou s n\u2019avez plus qu\u2019une permission \u00e0 \ndemander! une formalit\u00e9. Asseyez -vous, monsieur. \nEh bien, vous avez eu une r\u00e9volution depuis que je \nn\u2019ai eu l\u2019honneur de vous voir. Les jacobins ont eu le \ndessus. Vous avez d\u00fb \u00eatre content. N\u2019\u00eates -vous pas \nr\u00e9publicain depu is que vous \u00eates baron? Vous \naccommodez cela. La r\u00e9publique fait une sauce \u00e0 la \nbaronnie. Etes -vous d\u00e9cor\u00e9 de Juillet? avez -vous un \npeu pris le Louvre, monsieur? Il y a ici tout pr\u00e8s, rue \nSaint -Antoine, vis -\u00e0-vis la rue des Nonaindi\u00e8res, un \nboulet incrust\u00e9 dans le mur au troisi\u00e8me \u00e9tage d\u2019une \nmaison avec cette inscription : 28 juillet 1830. Allez \nvoir cela. Cela fait bon effet. Ah! ils font de jolies \nchoses, vos amis! A propos, ne font -ils pas une fontaine \u00e0 la place du monument de Monsieur le duc \nde Berry? Ainsi vous voulez vous marier? \u00e0 qui? peut -\non sans indiscr\u00e9tion demander \u00e0 qui? \nIl s\u2019arr\u00eata, et, avant que Marius e\u00fbt eu le temps de \nr\u00e9pondre, il ajouta violemment : \n\u2013 Ah \u00e7a, vous avez un \u00e9tat? une fortune faite? \ncombien gagnez -vous dans votre m\u00e9tier d\u2019 avocat? \n\u2013 Rien, dit Marius avec une sorte de fermet\u00e9 et de \nr\u00e9solution presque farouche. \n\u2013 Rien? vous n\u2019avez pour vivre que les douze cents \nlivres que je vous fais? \nMarius ne r\u00e9pondit point. M. Gillenormand \ncontinua : \n\u2013 Alors, je comprends, c\u2019est que la fille est riche? \n\u2013 Comme moi. \n\u2013 Quoi? pas de dot? \n\u2013 Non. \n\u2013 Des esp\u00e9rances? \n\u2013 Je ne crois pas. \n\u2013 Toute nue! et qu\u2019est -ce que c\u2019est que le p\u00e8re? \n\u2013 Je ne sais pas. \n\u2013 Et comment s\u2019appelle -t-elle? \n\u2013 Mademoiselle Fauchelevent. \n\u2013 Fauchequoi? \n\u2013 Fauchel event. \u2013 Pttt! fit le vieillard. \n\u2013 Monsieur, s\u2019\u00e9cria Marius\u2026 \nM. Gillenormand l\u2019interrompit du ton d\u2019un \nhomme qui se parle \u00e0 lui -m\u00eame. \n\u2013 C\u2019est cela, vingt et un ans, pas d\u2019\u00e9tat, douze \ncents livres par an, madame la baronne Pontmercy ira \nacheter deux sou s de persil chez la fruiti\u00e8re. \n\u2013 Monsieur, reprit Marius, dans l\u2019\u00e9garement de la \nderni\u00e8re esp\u00e9rance qui s\u2019\u00e9vanouit, je vous en supplie! \nje vous en conjure, au nom du ciel, \u00e0 mains jointes, \nmonsieur, je me mets \u00e0 vos pieds, permettez -moi de \nl\u2019\u00e9pouser! \nLe vieillard poussa un \u00e9clat de rire strident et \nlugubre \u00e0 travers lequel il toussait et parlait. \n\u2013 Ah! ah! ah! vous vous \u00eates dit : Pardine! je vais \naller trouver cette vieille perruque, cette absurde \nganache! Quel dommage que je n\u2019aie pas mes vingt -\ncinq an s! comme je te vous lui flanquerais une bonne \nsommation respectueuse! comme je me passerais de \nlui! C\u2019est \u00e9gal, je lui dirai : Vieux cr\u00e9tin, tu es trop \nheureux de me voir, j\u2019ai envie de me marier, j\u2019ai envie \nd\u2019\u00e9pouser mamselle n\u2019importe qui, fille de monsi eur \nn\u2019importe quoi, je n\u2019ai pas de souliers, elle n\u2019a pas de \nchemise, \u00e7a va, j\u2019ai envie de jeter \u00e0 l\u2019eau ma carri\u00e8re, \nmon avenir, ma jeunesse, ma vie, j\u2019ai envie de faire un plongeon dans la mis\u00e8re avec une femme au cou, \nc\u2019est mon id\u00e9e, il faut que tu y co nsentes! et le vieux \nfossile consentira. Va, mon gar\u00e7on, comme tu \nvoudras, attache -toi ton pav\u00e9, \u00e9pouse ta \nPousselevent, ta Coupelevent... \u2013 Jamais, monsieur! \njamais! \n\u2013 Mon p\u00e8re! \n\u2013 Jamais! \nA l\u2019accent dont ce \u00abjamais\u00bb fut prononc\u00e9, Marius \nperdit tout espoir. Il traversa la chambre \u00e0 pas lents, \nla t\u00eate ploy\u00e9e, chancelant, plus semblable encore \u00e0 \nquelqu\u2019un qui se meurt qu\u2019\u00e0 quelqu\u2019un qui s\u2019en va. M. \nGillenormand le suivait des yeux, et au momen t o\u00f9 la \nporte s\u2019ouvrait et o\u00f9 Marius allait sortir, il fit quatre \npas avec cette vivacit\u00e9 s\u00e9nile des vieillards imp\u00e9rieux \net g\u00e2t\u00e9s, saisit Marius au collet, le ramena \n\u00e9nergiquement dans la chambre, le jeta dans un \nfauteuil, et lui dit : \n\u2013 Conte -moi \u00e7a! \nC\u2019\u00e9tait ce seul mot, mon p\u00e8re , \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 Marius, qui \navait fait cette r\u00e9volution. \nMarius le regarda \u00e9gar\u00e9. Le visage mobile de M. \nGillenormand n\u2019exprimait plus rien qu\u2019une rude et \nineffable bonhomie. L\u2019a\u00efeul avait fait place au grand -\np\u00e8re. \u2013 Allons, voyon s, parle, conte -moi tes amourettes, \njabote, dis -moi tout! Sapristi! que les jeunes gens sont \nb\u00eates! \n\u2013 Mon p\u00e8re!\u2026 reprit Marius. \nToute la face du vieillard s\u2019illumina d\u2019un indicible \nrayonnement. \n\u2013 Oui, c\u2019est \u00e7a, appelle -moi ton p\u00e8re, et tu verras! \nIl y avait maintenant quelque chose de si bon, de si \ndoux, de si ouvert, de si paternel en cette brusquerie, \nque Marius, dans ce passage subit du d\u00e9couragement \n\u00e0 l\u2019esp\u00e9rance, en fut comme \u00e9tourdi et enivr\u00e9. Il \u00e9tait \nassis pr\u00e8s de la table, la lumi\u00e8re des bougie s faisait \nsaillir le d\u00e9labrement de son costume que le p\u00e8re \nGillenormand consid\u00e9rait avec \u00e9tonnement. \n\u2013 Eh bien, mon p\u00e8re, dit Marius\u2026 \n\u2013 Ah \u00e7a, interrompit M. Gillenormand, tu n\u2019as \ndonc vraiment pas le sou? Tu es mis comme un \nvoleur. \nIl fouilla dans un tiroir, et y prit une bourse qu\u2019il \nposa sur la table : \n\u2013 Tiens, voil\u00e0 cent louis, ach\u00e8te -toi un chapeau. \n\u2013 Mon p\u00e8re, poursuivit Marius, mon bon p\u00e8re, si \nvous saviez! je l\u2019aime. Vous ne vous figurez pas, la \npremi\u00e8re fois que je l\u2019ai vue, c\u2019\u00e9tait au Luxemb ourg, \nelle y venait; au commencement je n\u2019y faisais pas grande attention, et puis je ne sais pas comment cela \ns\u2019est fait, j\u2019en suis devenu amoureux. Oh! comme cela \nm\u2019a rendu malheureux! Enfin je la vois maintenant, \ntous les jours, chez elle, son p\u00e8re ne sa it pas, \nimaginez qu\u2019ils vont partir, c\u2019est dans le jardin que \nnous nous voyons, le soir, son p\u00e8re veut l\u2019emmener \nen Angleterre, alors je me suis dit : je vais aller voir \nmon grand -p\u00e8re et lui conter la chose. Je deviendrais \nfou d\u2019abord, je mourrais, je fer ais une maladie, je me \njetterais \u00e0 l\u2019eau. Il faut absolument que je l\u2019\u00e9pouse \npuisque je deviendrais fou. Enfin voil\u00e0 toute la v\u00e9rit\u00e9. \nJe ne crois pas que j\u2019aie oubli\u00e9 quelque chose. Elle \ndemeure dans un jardin o\u00f9 il y a une grille, rue \nPlumet. C\u2019est du c\u00f4t \u00e9 des Invalides. \nLe p\u00e8re Gillenormand s\u2019\u00e9tait assis radieux pr\u00e8s de \nMarius. Tout en l\u2019\u00e9coutant et en savourant le son de \nsa voix, il savourait en m\u00eame temps une longue prise \nde tabac. A ce mot, rue Plumet, il interrompit son \naspiration et laissa tomber le reste de son tabac sur \nses genoux. \n\u2013 Rue Plumet! tu dis rue Plumet? \u2013 Voyons donc! \n\u2013 N\u2019y a -t-il pas une caserne par l\u00e0? \u2013 Mais oui, c\u2019est \n\u00e7a. Ton cousin Th\u00e9odule m\u2019en a parl\u00e9. Le lancier, \nl\u2019officier. \u2013 Une fillette, mon bon ami, une fillette! \u2013 \nPardieu o ui, rue Plumet. C\u2019est ce qu\u2019on appelait autrefois la rue Blomet. \u2013 Voil\u00e0 que \u00e7a me revient. \nJ\u2019en ai entendu parler de cette petite de la grille de la \nrue Plumet. Dans un jardin. Une Pam\u00e9la. Tu n\u2019as pas \nmauvais go\u00fbt. On la dit proprette. Entre nous, je \ncrois que ce dadais de lancier lui a un peu fait la cour. \nJe ne sais pas jusqu\u2019o\u00f9 cela a \u00e9t\u00e9. Enfin \u00e7a ne fait rien. \nD\u2019ailleurs il ne faut pas le croire. Il se vante. Marius! \nje trouve \u00e7a tr\u00e8s bien qu\u2019un jeune homme comme toi \nsoit amoureux. C\u2019est de ton \u00e2ge. J e t\u2019aime mieux \namoureux que jacobin. Je t\u2019aime mieux \u00e9pris d\u2019un \ncotillon, sapristi! de vingt cotillons, que de monsieur \nde Robespierre. Pour ma part, je me rends cette \njustice qu\u2019en fait de sans -culottes, je n\u2019ai jamais aim\u00e9 \nque les femmes. Les jolies fill es sont les jolies filles, \nque diable! il n\u2019y a pas d\u2019objection \u00e0 \u00e7a. Quant \u00e0 la \npetite, elle te re\u00e7oit en cachette du papa. C\u2019est dans \nl\u2019ordre. J\u2019ai eu des histoires comme \u00e7a moi aussi. Plus \nd\u2019une. Sais -tu ce qu\u2019on fait? On ne prend pas la chose \navec f\u00e9ro cit\u00e9; on ne se pr\u00e9cipite pas dans le tragique; \non ne conclut pas au mariage et \u00e0 monsieur le maire \navec son \u00e9charpe. On est tout b\u00eatement un gar\u00e7on \nd\u2019esprit. On a du bon sens. Glissez, mortels, \nn\u2019\u00e9pousez pas. On vient trouver le grand -p\u00e8re qui est \nbonhomme au fond, et qui a bien toujours quelques \nrouleaux de louis dans un vieux tiroir; on lui dit : Grand -p\u00e8re, voil\u00e0. Et le grand -p\u00e8re dit : C\u2019est tout \nsimple. Il faut que jeunesse se passe et que vieillesse \nse casse. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 jeune, tu seras vieux. Va, mon \ngar\u00e7on, tu rendras \u00e7a \u00e0 ton petit -fils. Voil\u00e0 deux cents \npistoles. Amuse -toi, mordi! Rien de mieux! c\u2019est ainsi \nque l\u2019affaire doit se passer. On n\u2019\u00e9pouse point, mais \n\u00e7a n\u2019emp\u00eache pas. Tu me comprends? \nMarius, p\u00e9trifi\u00e9 et hors d\u2019\u00e9tat d\u2019articuler une \nparole, fit de la t\u00eate signe que non. \nLe bonhomme \u00e9clata de rire, cligna sa vieille \npaupi\u00e8re, lui donna une tape sur le genou, le regarda \nentre deux yeux d\u2019un air myst\u00e9rieux et rayonnant, et \nlui dit avec le plus tendre des haussements d\u2019\u00e9paules : \n\u2013 B\u00eata! fais -en ta ma\u00eetresse. \nMarius p\u00e2lit. Il n\u2019avait rien compris \u00e0 tout ce que \nvenait de dire son grand -p\u00e8re. Ce rab\u00e2chage de rue \nBlomet, de Pam\u00e9la, de caserne, de lancier, avait pass\u00e9 \ndevant Marius comme une fantasmagorie. Rien de \ntout cela ne pouvait se rapporter \u00e0 Cosette, qui \u00e9tait \nun lys. Le bonhomme divaguait. Mais cette \ndivagation avait abouti \u00e0 un mot que Marius avait \ncompris et qui \u00e9tait une mortelle injure \u00e0 Cosette. Ce \nmot, fais-en ta ma\u00eetresse , entra dans le c\u0153ur du s\u00e9v\u00e8re \njeune homme comme une \u00e9p\u00e9e. Il se leva, ramassa son chapeau qui \u00e9tait \u00e0 terre, et \nmarcha vers la porte d\u2019un pas assur\u00e9 et ferme. L\u00e0 il se \nretourna, s\u2019inclina profond\u00e9ment devant son grand -\np\u00e8re, redressa la t\u00eate, et dit : \n\u2013 Il y a cinq ans, vous avez outrag\u00e9 mon p\u00e8re; \naujourd\u2019hui, vous o utragez ma femme. Je ne vous \ndemande plus rien, monsieur. Adieu. \nLe p\u00e8re Gillenormand, stup\u00e9fait, ouvrit la bouche, \n\u00e9tendit les bras, essaya de se lever, et avant qu\u2019il e\u00fbt \npu prononcer un mot, la porte s\u2019\u00e9tait referm\u00e9e et \nMarius avait disparu. \nLe vieill ard resta quelques instants immobile et \ncomme foudroy\u00e9, sans pouvoir parler ni respirer, \ncomme si un poing ferm\u00e9 lui serrait le gosier. Enfin il \ns\u2019arracha de son fauteuil, courut \u00e0 la porte autant \nqu\u2019on peut courir \u00e0 quatre -vingt -onze ans, l\u2019ouvrit, et \ncria : \n\u2013 Au secours! au secours! \nSa fille parut, puis les domestiques. Il reprit avec \nun r\u00e2le lamentable : \n\u2013 Courez apr\u00e8s lui! rattrapez -le! Qu\u2019est -ce que je \nlui ai fait? il est fou! il s\u2019en va! Ah! mon Dieu! ah! \nmon Dieu! cette fois, il ne reviendra plus! \nIl alla \u00e0 la fen\u00eatre qui donnait sur la rue, l\u2019ouvrit de \nses vieilles mains chevrotantes, se pencha plus d\u2019\u00e0 mi -corps pendant que Basque et Nicolette le retenaient \npar derri\u00e8re, et cria : \n\u2013 Marius! Marius! Marius! Marius! \nMais Marius ne pouvait d\u00e9j\u00e0 plus entendre, et \ntournait en ce moment -l\u00e0 m\u00eame l\u2019angle de la rue \nSaint -Louis. \nL\u2019octog\u00e9naire porta deux ou trois fois ses deux \nmains \u00e0 ses tempes avec une expression d\u2019angoisse, \nrecula en chancelant et s\u2019affaissa sur un fauteui l, sans \npouls, sans voix, sans larmes, branlant la t\u00eate et \nagitant les l\u00e8vres d\u2019un air stupide, n\u2019ayant plus rien \ndans les yeux et dans le c\u0153ur que quelque chose de \nmorne et de profond qui ressemblait \u00e0 la nuit. \n \n \n \n \nLIVRE NEUVI\u00c8ME \n \n \nO\u00d9 VONT -ILS? \n \n \n \n \nIV, 9, 1 \n \n \n \n \n \nJean Valjean \n \n \n \n \n \n \nCe m\u00eame jour, vers quatre heures de l\u2019apr\u00e8s -midi, \nJean Valjean \u00e9tait assis seul sur le revers de l\u2019un des \ntalus les plus solitaires du Champ de Mars. Soit \nprudence, soit d\u00e9sir de se recueillir, soit tout \nsimplement par suite d\u2019un de ces insensibles \nchangem ents d\u2019habitudes qui s\u2019introduisent peu \u00e0 peu \ndans toutes les existences, il sortait maintenant assez \nrarement avec Cosette. Il avait sa veste d\u2019ouvrier et un pantalon de toile grise, et sa casquette \u00e0 longue \nvisi\u00e8re lui cachait le visage. Il \u00e9tait \u00e0 pr\u00e9se nt calme et \nheureux du c\u00f4t\u00e9 de Cosette; ce qui l\u2019avait quelque \npeu effray\u00e9 et troubl\u00e9 s\u2019\u00e9tait dissip\u00e9; mais depuis une \nsemaine ou deux, des anxi\u00e9t\u00e9s d\u2019une autre nature lui \n\u00e9taient venues. Un jour, en se promenant sur le \nboulevard, il avait aper\u00e7u Th\u00e9nardie r; gr\u00e2ce \u00e0 son \nd\u00e9guisement, Th\u00e9nardier ne l\u2019avait point reconnu; \nmais depuis lors Jean Valjean l\u2019avait revu plusieurs \nfois, et il avait maintenant la certitude que Th\u00e9nardier \nr\u00f4dait dans le quartier. Ceci avait suffi pour lui faire \nprendre un grand parti. Th\u00e9nardier l\u00e0, c\u2019\u00e9taient tous \nles p\u00e9rils \u00e0 la fois. En outre Paris n\u2019\u00e9tait pas \ntranquille; les troubles politiques offraient cet \ninconv\u00e9nient pour quiconque avait quelque chose \u00e0 \ncacher dans sa vie que la police \u00e9tait devenue tr\u00e8s \ninqui\u00e8te et tr\u00e8s ombrageu se, et qu\u2019en cherchant \u00e0 \nd\u00e9pister un homme comme P\u00e9pin ou Morey, elle \npouvait fort bien d\u00e9couvrir un homme comme Jean \nValjean. \nA tous ces points de vue, il \u00e9tait soucieux. \nEnfin, un fait inexplicable qui venait de le frapper, \net dont il \u00e9tait encore tout chaud, avait ajout\u00e9 \u00e0 son \n\u00e9veil. Le matin de ce m\u00eame jour, seul lev\u00e9 dans la \nmaison, et se promenant dans le jardin avant que les volets de Cosette fussent ouverts, il avait aper\u00e7u tout \n\u00e0 coup cette ligne grav\u00e9e sur la muraille, \nprobablement avec un clou : \n16, rue de la Verrerie. \nCela \u00e9tait tout r\u00e9cent, les entailles \u00e9taient blanches \ndans le vieux mortier noir, une touffe d\u2019ortie au pied \ndu mur \u00e9tait poudr\u00e9e de fin pl\u00e2tre frais. Cela \nprobablement avait \u00e9t\u00e9 \u00e9crit l\u00e0 dans la nuit. Qu\u2019\u00e9tait -\nce? une adresse? un signal pour d\u2019autres? un \navertissement pour lui? Dans tous les cas, il \u00e9tait \n\u00e9vident que le jardin \u00e9tait viol\u00e9, et que des inconnus y \np\u00e9n\u00e9traient. Il se rappela les incidents bizarres qui \navaient d\u00e9j\u00e0 alarm\u00e9 la maison. Son esprit travailla sur \nce caneva s. Il se garda bien de parler \u00e0 Cosette de la \nligne \u00e9crite sur le mur, de peur de l\u2019effrayer. \nTout cela consid\u00e9r\u00e9 et pes\u00e9, Jean Valjean s\u2019\u00e9tait \nd\u00e9cid\u00e9 \u00e0 quitter Paris, et m\u00eame la France, et \u00e0 passer \nen Angleterre. Il avait pr\u00e9venu Cosette. Avant huit \njours il voulait \u00eatre parti. Il s\u2019\u00e9tait assis sur le talus du \nChamp de Mars, roulant dans son esprit toutes sortes \nde pens\u00e9es, Th\u00e9nardier, la police, cette ligne \u00e9trange \n\u00e9crite sur le mur, ce voyage, et la difficult\u00e9 de se \nprocurer un passeport. \nAu milieu de ces pr\u00e9occupations, il s\u2019aper\u00e7ut, \u00e0 \nune ombre que le soleil projetait, que quelqu\u2019un venait de s\u2019arr\u00eater sur la cr\u00eate du talus \nimm\u00e9diatement derri\u00e8re lui. Il allait se retourner, \nlorsqu\u2019un papier pli\u00e9 en quatre tomba sur ses genoux, \ncomme si une main l\u2019e\u00fbt l\u00e2ch\u00e9 au -dessus de sa t\u00eate. Il \nprit le papier, le d\u00e9plia et y lut ce mot \u00e9crit en grosses \nlettres au crayon : \nD\u00c9M\u00c9NAGEZ. \nJean Valjean se leva vivement, il n\u2019y avait plus \npersonne sur le talus; il chercha autour de lui et \naper\u00e7ut une esp\u00e8ce d\u2019\u00eatre plus g rand qu\u2019un enfant, \nplus petit qu\u2019un homme, v\u00eatu d\u2019une blouse grise et \nd\u2019un pantalon de velours de coton couleur poussi\u00e8re, \nqui enjambait le parapet et se laissait glisser dans le \nfoss\u00e9 du Champ de Mars. \nJean Valjean rentra chez lui sur -le-champ, tout \npensif. \n \n \n \n \nIV, 9, 2 \n \n \n \n \n \nMarius \n \n \n \n \n \n \nMarius \u00e9tait parti d\u00e9sol\u00e9 de chez M. Gillenormand. \nIl y \u00e9tait entr\u00e9 avec une esp\u00e9rance bien petite; il en \nsortait avec un d\u00e9sespoir immense. \nDu reste, et ceux qui ont observ\u00e9 les \ncommencements du c\u0153ur humain le comprendront, \nle lancier, l\u2019officier, le dadais, le cousin Th\u00e9odule, \nn\u2019avait laiss\u00e9 aucune ombre dans son esprit. Pas la \nmoindre. Le po\u00e8te dramatique pourrait en apparence esp\u00e9rer quelqu es complications de cette r\u00e9v\u00e9lation \nfaite \u00e0 br\u00fble -pourpoint au petit -fils par le grand -p\u00e8re. \nMais ce que le drame y gagnerait, la v\u00e9rit\u00e9 le perdrait. \nMarius \u00e9tait dans l\u2019\u00e2ge o\u00f9, en fait de mal, on ne croit \nrien; plus tard vient l\u2019\u00e2ge o\u00f9 l\u2019on croit tout. L es \nsoup\u00e7ons ne sont autre chose que des rides. La \npremi\u00e8re jeunesse n\u2019en a pas. Ce qui bouleverse \nOthello, glisse sur Candide. Soup\u00e7onner Cosette! il y \na une foule de crimes que Marius e\u00fbt faits plus \nais\u00e9ment. \nIl se mit \u00e0 marcher dans les rues, ressource de \nceux qui souffrent. Il ne pensa \u00e0 rien dont il p\u00fbt se \nsouvenir. A deux heures du matin il rentra chez \nCourfeyrac et se jeta tout habill\u00e9 sur son matelas. Il \nfaisait grand soleil lorsqu\u2019il s\u2019endormit de cet affreux \nsommeil pesant qui laisse aller et veni r les id\u00e9es dans \nle cerveau. Quand il se r\u00e9veilla, il vit debout dans la \nchambre, le chapeau sur la t\u00eate, tout pr\u00eats \u00e0 sortir et \ntr\u00e8s affair\u00e9s, Courfeyrac, Enjolras, Feuilly et \nCombeferre. \nCourfeyrac lui dit : \n\u2013 Viens -tu \u00e0 l\u2019enterrement du g\u00e9n\u00e9ral Lamarq ue? \nIl lui sembla que Courfeyrac parlait chinois. \nIl sortit quelque temps apr\u00e8s eux. Il mit dans sa \npoche les pistolets que Javert lui avait confi\u00e9s lors de l\u2019aventure du 3 f\u00e9vrier et qui \u00e9taient rest\u00e9s entre ses \nmains. Ces pistolets \u00e9taient encore charg \u00e9s. Il serait \ndifficile de dire quelle pens\u00e9e obscure il avait dans \nl\u2019esprit en les emportant. \nToute la journ\u00e9e il r\u00f4da sans savoir o\u00f9; il pleuvait \npar instants, il ne s\u2019en apercevait point; il acheta pour \nson d\u00eener une fl\u00fbte d\u2019un sou chez un boulanger, l a \nmit dans sa poche et l\u2019oublia. Il para\u00eet qu\u2019il prit un \nbain dans la Seine sans en avoir conscience. Il y a des \nmoments o\u00f9 l\u2019on a une fournaise sous le cr\u00e2ne. \nMarius \u00e9tait dans un de ces moments -l\u00e0. Il n\u2019esp\u00e9rait \nplus rien, il ne craignait plus rien; il a vait fait ce pas \ndepuis la veille. Il attendait le soir avec une \nimpatience fi\u00e9vreuse, il n\u2019avait plus qu\u2019une id\u00e9e claire, \n\u2013 c\u2019est qu\u2019\u00e0 neuf heures il verrait Cosette. Ce dernier \nbonheur \u00e9tait maintenant tout son avenir; apr\u00e8s, \nl\u2019ombre. Par intervalles, to ut en marchant sur les \nboulevards les plus d\u00e9serts, il lui semblait entendre \ndans Paris des bruits \u00e9tranges. Il sortait la t\u00eate hors \nde sa r\u00eaverie et disait : Est-ce qu\u2019on se bat? \nA la nuit tombante, \u00e0 neuf heures pr\u00e9cises, comme \nil l\u2019avait promis \u00e0 Coset te, il \u00e9tait rue Plumet. Quand \nil approcha de la grille, il oublia tout. Il y avait \nquarante -huit heures qu\u2019il n\u2019avait vu Cosette, il allait \nla revoir, toute autre pens\u00e9e s\u2019effa\u00e7a et il n\u2019eut plus qu\u2019une joie inou\u00efe et profonde. Ces minutes o\u00f9 l\u2019on \nvit des si\u00e8cles ont toujours cela de souverain et \nd\u2019admirable qu\u2019au moment o\u00f9 elles passent elles \nemplissent enti\u00e8rement le c\u0153ur. \nMarius d\u00e9rangea la grille et se pr\u00e9cipita dans le \njardin. Cosette n\u2019\u00e9tait pas \u00e0 la place o\u00f9 elle l\u2019attendait \nd\u2019ordinaire. Il travers a le fourr\u00e9 et alla \u00e0 \nl\u2019enfoncement pr\u00e8s du perron. \u2013 Elle m\u2019attend l\u00e0, dit -\nil. \u2013 Cosette n\u2019y \u00e9tait pas. Il leva les yeux, et vit que \nles volets de la maison \u00e9taient ferm\u00e9s. Il fit le tour du \njardin, le jardin \u00e9tait d\u00e9sert. Alors il revint \u00e0 la \nmaison, et, insens\u00e9 d\u2019amour, ivre, \u00e9pouvant\u00e9, \nexasp\u00e9r\u00e9 de douleur et d\u2019inqui\u00e9tude, comme un \nma\u00eetre qui rentre chez lui \u00e0 une mauvaise heure, il \nfrappa aux volets. Il frappa, il frappa encore, au \nrisque de voir la fen\u00eatre s\u2019ouvrir et la face sombre du \np\u00e8re appara\u00eetre et lui demander : Que voulez -vous? \nCeci n\u2019\u00e9tait plus rien aupr\u00e8s de ce qu\u2019il entrevoyait. \nQuand il eut frapp\u00e9, il \u00e9leva la voix et appela Cosette. \n\u2013 Cosette! cria -t-il. Cosette! r\u00e9p\u00e9ta -t-il \nimp\u00e9rieusement. On ne r\u00e9pondit pas. C\u2019\u00e9tait fini. \nPersonne dans le jardin; personne dans la maison. \nMarius fixa ses yeux d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s sur cette maison \nlugubre, aussi noire, aussi silencieuse et plus vide \nqu\u2019une tombe. Il regarda le banc de pierre o\u00f9 il avait pass\u00e9 tant d\u2019adorables heures pr\u00e8s de Cosette. Alors il \ns\u2019assit sur les marches du perron, le c\u0153ur plein de \ndouceur et de r\u00e9solution, il b\u00e9nit son amour dans le \nfond de sa pens\u00e9e, et il se dit que, puisque Cosette \n\u00e9tait partie, il n\u2019avait plus qu\u2019\u00e0 mourir. \nTout \u00e0 coup il entendit une voix qui paraissait \nvenir de la ru e et qui criait \u00e0 travers les arbres : \n\u2013 Monsieur Marius! \nIl se dressa. \n\u2013 Hein? dit -il. \n\u2013 Monsieur Marius, \u00eates -vous l\u00e0? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Monsieur Marius, reprit la voix, vos amis vous \nattendent \u00e0 la barricade de la rue de la Chanvrerie. \nCette voix ne lui \u00e9tait pas enti\u00e8rement inconnue. \nElle ressemblait \u00e0 la voix enrou\u00e9e et rude d\u2019Eponine. \nMarius courut \u00e0 la grille, \u00e9carta le barreau mobile, \npassa sa t\u00eate au travers et vit quelqu\u2019un, qui lui parut \n\u00eatre un jeune homme, s\u2019enfoncer en courant dans le \ncr\u00e9puscule. \n \n \n \n \nIV, 9, 3 \n \n \n \n \n \nM. Mabeuf \n \n \n \n \n \n \nLa bourse de Jean Valjean fut inutile \u00e0 M. Mabeuf. \nM. Mabeuf, dans sa v\u00e9n\u00e9rable aust\u00e9rit\u00e9 enfantine, \nn\u2019avait point accept\u00e9 le cadeau des astres; il n\u2019avait \npoint admis qu\u2019une \u00e9toile p\u00fbt se monnaye r en louis \nd\u2019or. Il n\u2019avait pas devin\u00e9 que ce qui tombait du ciel \nvenait de Gavroche. Il avait port\u00e9 la bourse au \ncommissaire de police du quartier, comme objet \nperdu mis par le trouveur \u00e0 la disposition des r\u00e9clamants. La bourse fut perdue en effet. Il va sans \ndire que personne ne la r\u00e9clama, et elle ne secourut \npoint M. Mabeuf. \nDu reste, M. Mabeuf avait continu\u00e9 de descendre. \nLes exp\u00e9riences sur l\u2019indigo n\u2019avaient pas mieux \nr\u00e9ussi au Jardin des plantes que dans son jardin \nd\u2019Austerlitz. L\u2019ann\u00e9e d\u2019auparav ant, il devait les gages \nde sa gouvernante; maintenant, on l\u2019a vu, il devait les \ntermes de son loyer. Le mont -de-pi\u00e9t\u00e9, au bout des \ntreize mois \u00e9coul\u00e9s, avait vendu les cuivres de sa \nFlore. Quelque chaudronnier en avait fait des \ncasseroles. Ses cuivres dis parus, ne pouvant plus \ncompl\u00e9ter m\u00eame les exemplaires d\u00e9pareill\u00e9s de sa \nFlore qu\u2019il poss\u00e9dait encore, il avait c\u00e9d\u00e9 \u00e0 vil prix \u00e0 \nun libraire -brocanteur planches et texte, comme d\u00e9fets. \nIl ne lui \u00e9tait plus rien rest\u00e9 de l\u2019\u0153uvre de toute sa \nvie. Il se mit \u00e0 manger l\u2019argent de ces exemplaires. \nQuand il vit que cette ch\u00e9tive ressource s\u2019\u00e9puisait, il \nrenon\u00e7a \u00e0 son jardin et le laissa en friche. \nAuparavant, et longtemps auparavant, il avait \nrenonc\u00e9 aux deux \u0153ufs et au morceau de b\u0153uf qu\u2019il \nmangeait de temps en t emps. Il d\u00eenait avec du pain et \ndes pommes de terre. Il avait vendu ses derniers \nmeubles, puis tout ce qu\u2019il avait en double en fait de \nliterie, de v\u00eatements et de couvertures, puis ses herbiers et ses estampes; mais il avait encore ses \nlivres les plus pr\u00e9 cieux, parmi lesquels plusieurs d\u2019une \nhaute raret\u00e9, entre autres les Quadrains historiques de la \nBible, \u00e9dition de 1560, la Concordance des Bibles de \nPierre de Besse, les Marguerites de la Marguerite de Jean \nde La Haye avec d\u00e9dicace \u00e0 la reine de Navarre, le \nlivre de la Charge et dignit\u00e9 de l\u2019ambassadeur par le sieur \nde Villiers Hotman, un Florilegium rabbinicum de 1644, \nun Tibulle de 1567 avec cette splendide inscription : \nVenetiis, in aedibus Manutianis ; enfin un Diog\u00e8ne \nLa\u00ebrce, imprim\u00e9 \u00e0 Lyon en 1644, et o\u00f9 se trouvaient \nles fameuses variantes du manuscrit 411, treizi\u00e8me \nsi\u00e8cle, du Vatican, et celles des deux manuscrits de \nVenise, 393 et 394, si fructueusement consult\u00e9s par \nHenri Estienne, et tous les passages en dialecte \ndorique qui ne se trouvent que da ns le c\u00e9l\u00e8bre \nmanuscrit du douzi\u00e8me si\u00e8cle de la biblioth\u00e8que de \nNaples. M. Mabeuf ne faisait jamais de feu dans sa \nchambre et se couchait avec le jour pour ne pas \nbr\u00fbler de chandelle. Il semblait qu\u2019il n\u2019e\u00fbt plus de \nvoisins, on l\u2019\u00e9vitait quand il sortait, il s\u2019en apercevait. \nLa mis\u00e8re d\u2019un enfant int\u00e9resse une m\u00e8re, la mis\u00e8re \nd\u2019un jeune homme int\u00e9resse une jeune fille, la mis\u00e8re \nd\u2019un vieillard n\u2019int\u00e9resse personne. C\u2019est de toutes les \nd\u00e9tresses la plus froide. Cependant le p\u00e8re Mabeuf n\u2019avait pas enti\u00e8reme nt perdu sa s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 d\u2019enfant. Sa \nprunelle prenait quelque vivacit\u00e9 lorsqu\u2019elle se fixait \nsur ses livres, et il souriait lorsqu\u2019il consid\u00e9rait le \nDiog\u00e8ne La\u00ebrce, qui \u00e9tait un exemplaire unique. Son \narmoire vitr\u00e9e \u00e9tait le seul meuble qu\u2019il e\u00fbt conserv\u00e9 \nen dehors de l\u2019indispensable. \nUn jour la m\u00e8re Plutarque lui dit : \n\u2013 Je n\u2019ai pas de quoi acheter le d\u00eener. \nCe qu\u2019elle appelait le d\u00eener, c\u2019\u00e9tait un pain et \nquatre ou cinq pommes de terre. \n\u2013 A cr\u00e9dit? fit M. Mabeuf. \n\u2013 Vous savez bien qu\u2019on me refuse. \nM. Mabeuf ouvrit sa biblioth\u00e8que, regarda \nlongtemps tous ses livres l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre comme un \np\u00e8re, oblig\u00e9 de d\u00e9cimer ses enfants, les regarderait \navant de choisir, puis en prit un vivement, le mit sous \nson bras, et sortit. Il rentra deux heures apr\u00e8s n\u2019 ayant \nplus rien sous le bras, posa trente sous sur la table et \ndit : \n\u2013 Vous ferez \u00e0 d\u00eener. \nA partir de ce moment, la m\u00e8re Plutarque vit \ns\u2019abaisser sur le candide visage du vieillard un voile \nsombre qui ne se releva plus. \nLe lendemain, le surlendemain, t ous les jours, il \nfallut recommencer. M. Mabeuf sortait avec un livre et rentrait avec une pi\u00e8ce d\u2019argent. Comme les \nlibraires -brocanteurs le voyaient forc\u00e9 de vendre, ils \nlui rachetaient vingt sous ce qu\u2019il avait pay\u00e9 vingt \nfrancs, quelquefois aux m\u00eames l ibraires. Volume \u00e0 \nvolume, toute la biblioth\u00e8que y passait. Il disait par \nmoments : J\u2019ai pourtant quatre -vingts ans, comme s\u2019il \navait je ne sais quelle arri\u00e8re -esp\u00e9rance d\u2019arriver \u00e0 la \nfin de ses jours avant d\u2019arriver \u00e0 la fin de ses livres. Sa \ntristesse c roissait. Une fois pourtant il eut une joie. Il \nsortit avec un Robert Estienne qu\u2019il vendit trente -\ncinq sous quai Malaquais et revint avec un Alde qu\u2019il \navait achet\u00e9 quarante sous rue des Gr\u00e8s. \u2013 Je dois \ncinq sous, dit -il tout rayonnant \u00e0 la m\u00e8re Plutarque . \nCe jour -l\u00e0 il ne d\u00eena point. \nIl \u00e9tait de la soci\u00e9t\u00e9 d\u2019Horticulture. On y savait son \nd\u00e9nuement. Le pr\u00e9sident de cette soci\u00e9t\u00e9 le vint voir, \nlui promit de parler de lui au ministre de l\u2019agriculture \net du commerce, et le fit. \u2013 Mais comment donc! \ns\u2019\u00e9cria l e ministre. Je crois bien! Un vieux savant! un \nbotaniste! un homme inoffensif! Il faut faire quelque \nchose pour lui! Le lendemain M. Mabeuf re\u00e7ut une \ninvitation \u00e0 d\u00eener chez le ministre. Il montra en \ntremblant de joie la lettre \u00e0 la m\u00e8re Plutarque. \u2013 Nous \nsommes sauv\u00e9s! dit -il. Au jour fix\u00e9, il alla chez le \nministre. Il s\u2019aper\u00e7ut que sa cravate chiffonn\u00e9e, son grand vieil habit carr\u00e9 et ses souliers cir\u00e9s \u00e0 l\u2019\u0153uf \n\u00e9tonnaient les huissiers. Personne ne lui parla, pas \nm\u00eame le ministre. Vers dix heures du soir, comme il \nattendait toujours une parole, il entendit la femme du \nministre, belle dame d\u00e9collet\u00e9e dont il n\u2019avait os\u00e9 \ns\u2019approcher, qui demandait : Quel est donc ce vieux \nmonsieur? Il s\u2019en retourna chez lui \u00e0 pied, \u00e0 minuit, \npar une pluie battante. Il avait vendu un Elz\u00e9vir pour \npayer son fiacre en allant. \nTous les soirs avant de se coucher il avait pris \nl\u2019habitude de lire quelques pages de son Diog\u00e8ne \nLa\u00ebrce. Il savait assez de grec pour jouir des \nparticularit\u00e9s du texte qu\u2019il poss\u00e9dait. Il n\u2019avait plus \nmaintenant d\u2019autre joie. Quelques semaines \ns\u2019\u00e9coul\u00e8rent. Tout \u00e0 coup la m\u00e8re Plutarque tomba \nmalade. Il est une chose plus triste que de n\u2019avoir pas \nde quoi acheter du pain chez le boulanger, c\u2019est de \nn\u2019avoir pas de quoi acheter des drogues chez \nl\u2019apothicaire . Un soir, le m\u00e9decin avait ordonn\u00e9 une \npotion fort ch\u00e8re. Et puis, la maladie s\u2019aggravait, il \nfallait une garde. M. Mabeuf ouvrit sa biblioth\u00e8que, il \nn\u2019y avait plus rien. Le dernier volume \u00e9tait parti. Il ne \nlui restait que le Diog\u00e8ne La\u00ebrce. \nIl mit l\u2019ex emplaire unique sous son bras et sortit, \nc\u2019\u00e9tait le 4 juin 1832; il alla porte Saint -Jacques chez le successeur de Royol, et revint avec cent francs. Il \nposa la pile de pi\u00e8ces de cinq francs sur la table de \nnuit de la vieille servante et rentra dans sa cha mbre \nsans dire une parole. \nLe lendemain, d\u00e8s l\u2019aube, il s\u2019assit sur la borne \nrenvers\u00e9e dans son jardin, et par -dessus la haie on \nput le voir toute la matin\u00e9e immobile, le front baiss\u00e9, \nl\u2019\u0153il vaguement fix\u00e9 sur ses plates -bandes fl\u00e9tries. Il \npleuvait par i nstants, le vieillard ne semblait pas s\u2019en \napercevoir. Dans l\u2019apr\u00e8s -midi, des bruits \nextraordinaires \u00e9clat\u00e8rent dans Paris. Cela ressemblait \n\u00e0 des coups de fusil et aux clameurs d\u2019une multitude. \nLe p\u00e8re Mabeuf leva la t\u00eate. Il aper\u00e7ut un jardinier \nqui pas sait, et demanda : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que c\u2019est? \nLe jardinier r\u00e9pondit, sa b\u00eache sur le dos et de \nl\u2019accent le plus paisible : \n\u2013 Ce sont des \u00e9meutes. \n\u2013 Comment! des \u00e9meutes? \n\u2013 Oui. On se bat. \n\u2013 Pourquoi se bat -on? \n\u2013 Ah, dame! fit le jardinier. \n\u2013 De quel c\u00f4 t\u00e9? reprit M. Mabeuf. \n\u2013 Du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019Arsenal. Le p\u00e8re Mabeuf rentra chez lui, prit son chapeau, \nchercha machinalement un livre pour le mettre sous \nson bras, n\u2019en trouva point, dit : Ah! c\u2019est vrai! et s\u2019en \nalla d\u2019un air \u00e9gar\u00e9. \n \n \n \n \nLIVRE DIXI\u00c8ME \n \n \nLE 5 JUIN 1832 \n \n \n \n \nIV, 10, 1 \n \n \n \n \n \nLa surface de la question \n \n \n \n \n \nDe quoi se compose l\u2019\u00e9meute? de rien et de tout. \nD\u2019une \u00e9lectricit\u00e9 d\u00e9gag\u00e9e peu \u00e0 peu, d\u2019une flamme \nsubitement jaillie, d\u2019une force qui erre, d\u2019un souffle \nqui passe. Ce souffle rencontre des t\u00eates qui pensent, \ndes cerveaux qui r\u00eavent, des \u00e2mes qui souffrent , des \npassions qui br\u00fblent, des mis\u00e8res qui hurlent, et les \nemporte. \nO\u00f9? Au hasard. A travers l\u2019\u00e9tat, \u00e0 travers les lois, \u00e0 \ntravers la prosp\u00e9rit\u00e9 et l\u2019insolence des autres. \nLes convictions irrit\u00e9es, les enthousiasmes aigris, \nles indignations \u00e9mues, les instincts de guerre \ncomprim\u00e9s, les jeunes courages exalt\u00e9s, les \naveuglements g\u00e9n\u00e9reux; la curiosit\u00e9, le go\u00fbt du \nchangement, la soif de l\u2019inattendu, le sentiment qui \nfait qu\u2019on se pla\u00eet \u00e0 lire l\u2019affiche d\u2019un nouveau \nspectacle et qu\u2019on aime au th\u00e9\u00e2tre le cou p de sifflet \ndu machiniste; les haines vagues, les rancunes, les \nd\u00e9sappointements, toute vanit\u00e9 qui croit que la \ndestin\u00e9e lui a fait faillite; les malaises, les songes \ncreux, les ambitions entour\u00e9es d\u2019escarpements, \nquiconque esp\u00e8re d\u2019un \u00e9croulement une iss ue; enfin, \nau plus bas, la tourbe, cette boue qui prend feu, tels \nsont les \u00e9l\u00e9ments de l\u2019\u00e9meute. \nCe qu\u2019il y a de plus grand et ce qu\u2019il y a de plus \ninfime; les \u00eatres qui r\u00f4dent en dehors de tout, \nattendant une occasion, boh\u00e8mes, gens sans aveu, \nvagabonds de carrefours, ceux qui dorment la nuit \ndans un d\u00e9sert de maisons sans autre toit que les \nfroides nu\u00e9es du ciel, ceux qui demandent chaque \njour leur pain au hasard et non au travail, les \ninconnus de la mis\u00e8re et du n\u00e9ant, les bras nus, les \npieds nus, appar tiennent \u00e0 l\u2019\u00e9meute. Quiconque a dans l\u2019\u00e2me une r\u00e9volte secr\u00e8te contre \nun fait quelconque de l\u2019Etat, de la vie ou du sort, \nconfine \u00e0 l\u2019\u00e9meute, et d\u00e8s qu\u2019elle para\u00eet, commence \u00e0 \nfrissonner et \u00e0 se sentir soulev\u00e9 par le tourbillon. \nL\u2019\u00e9meute est une sorte d e trombe de l\u2019atmosph\u00e8re \nsociale qui se forme brusquement dans de certaines \nconditions de temp\u00e9rature, et qui, dans son \ntournoiement, monte, court, tonne, arrache, rase, \n\u00e9crase, d\u00e9molit, d\u00e9racine, entra\u00eenant avec elle les \ngrandes natures et les ch\u00e9tives, l \u2019homme fort et \nl\u2019esprit faible, le tronc d\u2019arbre et le brin de paille. \nMalheur \u00e0 celui qu\u2019elle emporte comme \u00e0 celui \nqu\u2019elle vient heurter! Elle les brise l\u2019un contre l\u2019autre. \nElle communique \u00e0 ceux qu\u2019elle saisit on ne sait \nquelle puissance extraordinai re. Elle emplit le premier \nvenu de la force des \u00e9v\u00e9nements; elle fait de tout des \nprojectiles. Elle fait d\u2019un moellon un boulet et d\u2019un \nportefaix un g\u00e9n\u00e9ral. \nSi l\u2019on en croit de certains oracles de la politique \nsournoise, au point de vue du pouvoir, un pe u \nd\u2019\u00e9meute est souhaitable. Syst\u00e8me : l\u2019\u00e9meute raffermit \nles gouvernements qu\u2019elle ne renverse pas. Elle \n\u00e9prouve l\u2019arm\u00e9e; elle concentre la bourgeoisie; elle \n\u00e9tire les muscles de la police; elle constate la force de \nl\u2019ossature sociale. C\u2019est une gymnastiqu e; c\u2019est presque de l\u2019hygi\u00e8ne. Le pouvoir se porte mieux \napr\u00e8s une \u00e9meute comme l\u2019homme apr\u00e8s une \nfriction. \nL\u2019\u00e9meute, il y a trente ans, \u00e9tait envisag\u00e9e \u00e0 \nd\u2019autres points de vue encore. \nIl y a pour toute chose une th\u00e9orie qui se proclame \nelle-m\u00eame \u00able bo n sens\u00bb; Philinte contre Alceste; \nm\u00e9diation offerte entre le vrai et le faux; explication, \nadmonition, att\u00e9nuation un peu hautaine, qui, parce \nqu\u2019elle est m\u00e9lang\u00e9e de bl\u00e2me et d\u2019excuse, se croit la \nsagesse et n\u2019est souvent que la p\u00e9danterie. Toute une \n\u00e9cole politique, appel\u00e9e juste -milieu, est sortie de l\u00e0. \nEntre l\u2019eau froide et l\u2019eau chaude, c\u2019est le parti de \nl\u2019eau ti\u00e8de. Cette \u00e9cole, avec sa fausse profondeur \ntoute de surface qui diss\u00e8que les effets sans remonter \naux causes, gourmande, du haut d\u2019une demi -science, \nles agitations de la place publique. \nA entendre cette \u00e9cole : \u00abLes \u00e9meutes qui \ncompliqu\u00e8rent le fait de 1830 \u00f4t\u00e8rent \u00e0 ce grand \n\u00e9v\u00e9nement une partie de sa puret\u00e9. La r\u00e9volution de \nJuillet avait \u00e9t\u00e9 un beau coup de vent populaire, \nbrusquement suiv i du ciel bleu. Elles firent repara\u00eetre \nle ciel n\u00e9buleux. Elles firent d\u00e9g\u00e9n\u00e9rer en querelle \ncette r\u00e9volution d\u2019abord si remarquable par \nl\u2019unanimit\u00e9. Dans la r\u00e9volution de Juillet, comme dans tout progr\u00e8s par saccade, il y avait eu des \nfractures secr\u00e8tes; l\u2019\u00e9meute les rendit sensibles. On \nput dire : Ah! ceci est cass\u00e9. Apr\u00e8s la r\u00e9volution de \nJuillet, on ne sentait que la d\u00e9livrance; apr\u00e8s les \n\u00e9meutes, on sentit la catastrophe. \n\u00abToute \u00e9meute ferme les boutiques, d\u00e9prime les \nfonds, consterne la bourse, suspe nd le commerce, \nentrave les affaires, pr\u00e9cipite les faillites; plus \nd\u2019argent; les fortunes priv\u00e9es inqui\u00e8tes, le cr\u00e9dit \npublic \u00e9branl\u00e9, l\u2019industrie d\u00e9concert\u00e9e, les capitaux \nreculant, le travail au rabais, partout la peur; des \ncontre -coups dans toutes les villes. De l\u00e0 des \ngouffres. On a calcul\u00e9 que le premier jour d\u2019\u00e9meute \nco\u00fbte \u00e0 la France vingt millions, le deuxi\u00e8me \nquarante, le troisi\u00e8me soixante. Une \u00e9meute de trois \njours co\u00fbte cent vingt millions, c\u2019est -\u00e0-dire, \u00e0 ne voir \nque le r\u00e9sultat financier, \u00e9qu ivaut \u00e0 un d\u00e9sastre, \nnaufrage ou bataille perdue, qui an\u00e9antirait une flotte \nde soixante vaisseaux de ligne. \n\u00abSans doute, historiquement, les \u00e9meutes eurent \nleur beaut\u00e9; la guerre des pav\u00e9s n\u2019est pas moins \ngrandiose et pas moins path\u00e9tique que la guerre d es \nbuissons; dans l\u2019une il y a l\u2019\u00e2me des for\u00eats, dans \nl\u2019autre le c\u0153ur des villes; l\u2019une a Jean Chouan, l\u2019autre \na Jeanne. Les \u00e9meutes \u00e9clair\u00e8rent en rouge, mais splendidement, toutes les saillies les plus originales du \ncaract\u00e8re parisien, la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, le d\u00e9vouement, la \nga\u00eet\u00e9 orageuse, les \u00e9tudiants prouvant que la bravoure \nfait partie de l\u2019intelligence, la garde nationale \nin\u00e9branlable, des bivouacs de boutiquiers, des \nforteresses de gamins, le m\u00e9pris de la mort chez des \npassants. Ecoles et l\u00e9gions se heurt aient. Apr\u00e8s tout, \nentre les combattants, il n\u2019y avait qu\u2019une diff\u00e9rence \nd\u2019\u00e2ge; c\u2019est la m\u00eame race; ce sont les m\u00eames hommes \nsto\u00efques qui meurent \u00e0 vingt ans pour leurs id\u00e9es, \u00e0 \nquarante ans pour leurs familles. L\u2019arm\u00e9e, toujours \ntriste dans les guerres ci viles, opposait la prudence \u00e0 \nl\u2019audace. Les \u00e9meutes, en m\u00eame temps qu\u2019elles \nmanifest\u00e8rent l\u2019intr\u00e9pidit\u00e9 populaire, firent \nl\u2019\u00e9ducation du courage bourgeois. \n\u00abC\u2019est bien. Mais tout cela vaut -il le sang vers\u00e9? Et \nau sang vers\u00e9 ajoutez l\u2019avenir assombri, le p rogr\u00e8s \ncompromis, l\u2019inqui\u00e9tude parmi les meilleurs, les \nlib\u00e9raux honn\u00eates d\u00e9sesp\u00e9rant, l\u2019absolutisme \u00e9tranger \nheureux de ces blessures faites \u00e0 la r\u00e9volution par \nelle-m\u00eame, les vaincus de 1830 triomphant, et disant : \nNous l\u2019avions bien dit! Ajoutez Paris g randi peut -\n\u00eatre, mais \u00e0 coup s\u00fbr la France diminu\u00e9e. Ajoutez, car \nil faut tout dire, les massacres qui d\u00e9shonoraient trop \nsouvent la victoire de l\u2019ordre devenu f\u00e9roce sur la libert\u00e9 devenue folle. Somme toute, les \u00e9meutes ont \n\u00e9t\u00e9 funestes.\u00bb \nAinsi parle ce t \u00e0 peu pr\u00e8s de sagesse dont la \nbourgeoisie, cet \u00e0 peu pr\u00e8s de peuple, se contente si \nvolontiers. \nQuant \u00e0 nous, nous rejetons ce mot trop large et \npar cons\u00e9quent trop commode : les \u00e9meutes. Entre \nun mouvement populaire et un mouvement \npopulaire, nous dist inguons. Nous ne nous \ndemandons pas si une \u00e9meute co\u00fbte autant qu\u2019une \nbataille. D\u2019abord pourquoi une bataille? Ici la \nquestion de la guerre surgit. La guerre est -elle moins \nfl\u00e9au que l\u2019\u00e9meute n\u2019est calamit\u00e9? Et puis, toutes les \n\u00e9meutes sont -elles calamit\u00e9s ? Et quand le 14 juillet \nco\u00fbterait cent vingt millions? L\u2019\u00e9tablissement de \nPhilippe V en Espagne a co\u00fbt\u00e9 \u00e0 la France deux \nmilliards. M\u00eame \u00e0 prix \u00e9gal, nous pr\u00e9f\u00e9rerions le 14 \njuillet. D\u2019ailleurs nous repoussons ces chiffres, qui \nsemblent des raisons et qui ne sont que des mots. \nUne \u00e9meute \u00e9tant donn\u00e9e, nous l\u2019examinons en elle -\nm\u00eame. Dans tout ce que dit l\u2019objection doctrinaire \nexpos\u00e9e plus haut, il n\u2019est question que de l\u2019effet, \nnous cherchons la cause. \nNous pr\u00e9cisons. \n \n \n \n \nIV, 10, 2 \n \n \n \n \n \nLe fond de la question \n \n \n \n \n \n \nIl y a l\u2019\u00e9meute et il y a l\u2019insurrection; ce sont deux \ncol\u00e8res; l\u2019une a tort, l\u2019autre a droit. Dans les \u00e9tats \nd\u00e9mocratiques, les seuls fond\u00e9s en justice, il arrive \nquelquefois que la fraction usurpe; alors le tout se \nl\u00e8ve, et la n\u00e9cessaire revendication de son droit peut \naller jusqu\u2019\u00e0 la prise d\u2019armes. Dans toutes les \nquestions qui ressortissent \u00e0 la souverainet\u00e9 \ncollective, la guerre du tout contre la fraction est insurrection, l\u2019attaque de la fraction contre le tout est \n\u00e9meute; selon que l es Tuileries contiennent le roi ou \ncontiennent la Convention, elles sont justement ou \ninjustement attaqu\u00e9es. Le m\u00eame canon braqu\u00e9 contre \nla foule a tort le 10 ao\u00fbt et raison le 14 vend\u00e9miaire. \nApparence semblable, fond diff\u00e9rent; les suisses \nd\u00e9fendent le f aux, Bonaparte d\u00e9fend le vrai. Ce que le \nsuffrage universel a fait dans sa libert\u00e9 et dans sa \nsouverainet\u00e9, ne peut \u00eatre d\u00e9fait par la rue. De m\u00eame \ndans les choses de pure civilisation; l\u2019instinct des \nmasses, hier clairvoyant, peut demain \u00eatre trouble. La \nm\u00eame furie est l\u00e9gitime contre Terray et absurde \ncontre Turgot. Les bris de machines, les pillages \nd\u2019entrep\u00f4ts, les ruptures de rails, les d\u00e9molitions de \ndocks, les fausses routes des multitudes, les d\u00e9nis de \njustice du peuple au progr\u00e8s, Ramus assassin\u00e9 p ar les \n\u00e9coliers, Rousseau chass\u00e9 de Suisse \u00e0 coups de pierre, \nc\u2019est l\u2019\u00e9meute. Isra\u00ebl contre Mo\u00efse, Ath\u00e8nes contre \nPhocion, Rome contre Scipion, c\u2019est l\u2019\u00e9meute; Paris \ncontre la Bastille, c\u2019est l\u2019insurrection. Les soldats \ncontre Alexandre, les matelots contr e Christophe \nColomb, c\u2019est la m\u00eame r\u00e9volte; r\u00e9volte impie; \npourquoi? C\u2019est qu\u2019Alexandre fait pour l\u2019Asie avec \nl\u2019\u00e9p\u00e9e ce que Christophe Colomb fait pour \nl\u2019Am\u00e9rique avec la boussole; Alexandre, comme Colomb, trouve un monde. Ces dons d\u2019un monde \u00e0 \nla civilisa tion sont de tels accroissements de lumi\u00e8re \nque toute r\u00e9sistance, l\u00e0, est coupable. Quelquefois le \npeuple se fausse fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame. La foule est \ntra\u00eetre au peuple. Est -il, par exemple, rien de plus \n\u00e9trange que cette longue et sanglante protestation de s \nfaux-saulniers, l\u00e9gitime r\u00e9volte chronique, qui, au \nmoment d\u00e9cisif, au jour du salut, \u00e0 l\u2019heure de la \nvictoire populaire, \u00e9pouse le tr\u00f4ne, tourne \nchouannerie, et d\u2019insurrection contre se fait \u00e9meute \npour! Sombres chefs -d\u2019\u0153uvre de l\u2019ignorance! Le faux -\nsaulnier \u00e9chappe aux potences royales, et, un reste de \ncorde au cou, arbore la cocarde blanche. Mort aux \ngabelles accouche de Vive le roi. Tueurs de la Saint -\nBarth\u00e9lemy, \u00e9gorgeurs de Septembre, massacreurs \nd\u2019Avignon, assassins de Coligny, assassins de \nmadame de Lamballe, assassins de Brune, miquelets, \nverdets, cadenettes, compagnons de J\u00e9hu, chevaliers \ndu brassard, voil\u00e0 l\u2019\u00e9meute. La Vend\u00e9e est une grande \n\u00e9meute catholique. Le bruit du droit en mouvement \nse reconna\u00eet, et il ne sort pas toujours du \ntremblement des masses boulevers\u00e9es; il y a des rages \nfolles, il y a des cloches f\u00eal\u00e9es; tous les tocsins ne \nsonnent pas le son du bronze. Le branle des passions \net des ignorances est autre que la secousse du progr\u00e8s. Levez -vous, soit, mais pour grandir. \nMontrez -moi d e quel c\u00f4t\u00e9 vous allez. Il n\u2019y a \nd\u2019insurrection qu\u2019en avant. Toute autre lev\u00e9e est \nmauvaise; tout pas violent en arri\u00e8re est \u00e9meute; \nreculer est une voie de fait contre le genre humain. \nL\u2019insurrection est l\u2019acc\u00e8s de fureur de la v\u00e9rit\u00e9; les \npav\u00e9s que l\u2019ins urrection remue jettent l\u2019\u00e9tincelle du \ndroit. Ces pav\u00e9s ne laissent \u00e0 l\u2019\u00e9meute que leur boue. \nDanton contre Louis XVI, c\u2019est l\u2019insurrection; \nH\u00e9bert contre Danton, c\u2019est l\u2019\u00e9meute. \nDe l\u00e0 vient que si l\u2019insurrection, dans des cas \ndonn\u00e9s, peut \u00eatre, comme a d it Lafayette, le plus \nsaint des devoirs, l\u2019\u00e9meute peut \u00eatre le plus fatal des \nattentats. \nIl y a aussi quelque diff\u00e9rence dans l\u2019intensit\u00e9 de \ncalorique; l\u2019insurrection est souvent volcan, l\u2019\u00e9meute \nest souvent feu de paille. \nLa r\u00e9volte, nous l\u2019avons dit, e st quelquefois dans le \npouvoir. Polignac est un \u00e9meutier; Camille \nDesmoulins est un gouvernant. \nParfois, insurrection, c\u2019est r\u00e9surrection. \nLa solution de tout par le suffrage universel \u00e9tant \nun fait absolument moderne, et toute l\u2019histoire \nant\u00e9rieure \u00e0 ce fait \u00e9tant, depuis quatre mille ans, \nremplie du droit viol\u00e9 et de la souffrance des peuples, chaque \u00e9poque de l\u2019histoire apporte avec elle la \nprotestation qui lui est possible. Sous les c\u00e9sars, il n\u2019y \navait pas d\u2019insurrection, mais il y avait Juv\u00e9nal. \nLe facit indignatio remplace les Gracques. \nSous les c\u00e9sars, il y a l\u2019exil\u00e9 de Sy\u00e8ne; il y a aussi \nl\u2019homme des Annales . \nNous ne parlons pas de l\u2019immense exil\u00e9 de Patmos \nqui, lui aussi, accable le monde r\u00e9el d\u2019une \nprotestation au nom du monde id\u00e9al, fait de la vision \nune satire \u00e9norme, et jette sur Rome -Ninive, sur \nRome -Babylone, sur Rome -Sodome, la flamboyante \nr\u00e9verb\u00e9ration de l\u2019Apocalypse. \nJean sur son rocher c\u2019est le sphinx sur son \npi\u00e9destal; on peut ne pas le comprendre; c\u2019est un juif, \net c\u2019est de l\u2019h\u00e9br eu; mais l\u2019homme qui \u00e9crit les \nAnnales est un latin; disons mieux, c\u2019est un romain. \nComme les n\u00e9rons r\u00e8gnent \u00e0 la mani\u00e8re noire, ils \ndoivent \u00eatre peints de m\u00eame. Le travail au burin tout \nseul serait p\u00e2le; il faut verser dans l\u2019entaille une prose \nconcentr\u00e9 e qui morde. \nLes despotes sont pour quelque chose dans les \npenseurs. Parole encha\u00een\u00e9e, c\u2019est parole terrible. \nL\u2019\u00e9crivain double et triple son style quand le silence \nest impos\u00e9 par un ma\u00eetre au peuple. Il sort de ce \nsilence une certaine pl\u00e9nitude myst\u00e9rieu se qui filtre et se fige en airain dans la pens\u00e9e. La compression dans \nl\u2019histoire produit la concision dans l\u2019historien. La \nsolidit\u00e9 granitique de telle prose c\u00e9l\u00e8bre n\u2019est autre \nchose qu\u2019un tassement fait par le tyran. \nLa tyrannie contraint l\u2019\u00e9crivain \u00e0 des \nr\u00e9tr\u00e9cissements de diam\u00e8tre qui sont des \naccroissements de force. La p\u00e9riode cic\u00e9ronienne, \u00e0 \npeine suffisante sur Verr\u00e8s, s\u2019\u00e9mousserait sur \nCaligula. Moins d\u2019envergure dans la phrase, plus \nd\u2019intensit\u00e9 dans le coup. Ta cite pense \u00e0 bras \nraccourci. \nL\u2019honn\u00eatet\u00e9 d\u2019un grand c\u0153ur, condens\u00e9e en justice \net en v\u00e9rit\u00e9, foudroie. \nSoit dit en passant, il est \u00e0 remarquer que Tacite \nn\u2019est pas historiquement superpos\u00e9 \u00e0 C\u00e9sar. Les \nTib\u00e8res lui sont r\u00e9serv\u00e9s. C\u00e9sar et Tacite sont deux \nph\u00e9nom\u00e8nes successifs dont la rencontre semble \nmyst\u00e9rieusement \u00e9vit\u00e9e par celui qui, dans la mise en \nsc\u00e8ne des si\u00e8cles, r\u00e8gle les entr\u00e9es et les sorties. C\u00e9sar \nest grand, Tacite est grand; Dieu \u00e9pargne ces deux \ngrandeurs en ne les heurtant pas l\u2019une contr e l\u2019autre. \nLe justicier, frappant C\u00e9sar, pourrait frapper trop, et \n\u00eatre injuste. Dieu ne veut pas. Les grandes guerres \nd\u2019Afrique et d\u2019Espagne, les pirates de Cilicie d\u00e9truits, \nla civilisation introduite en Gaule, en Bretagne, en Germanie, toute cette gloir e couvre le Rubicon. Il y a \nl\u00e0 une sorte de d\u00e9licatesse de la justice divine, \nh\u00e9sitant \u00e0 l\u00e2cher sur l\u2019usurpateur illustre l\u2019historien \nformidable, faisant \u00e0 C\u00e9sar gr\u00e2ce de Tacite, et \naccordant les circonstances att\u00e9nuantes au g\u00e9nie. \nCertes, le despotisme r este le despotisme, m\u00eame \nsous le despote de g\u00e9nie. Il y a corruption sous les \ntyrans illustres, mais la peste morale est plus hideuse \nencore sous les tyrans inf\u00e2mes. Dans ces r\u00e8gnes -l\u00e0 \nrien ne voile la honte; et les faiseurs d\u2019exemples, \nTacite comme Juv\u00e9na l, soufflettent plus utilement, en \npr\u00e9sence du genre humain, cette ignominie sans \nr\u00e9plique. \nRome sent plus mauvais sous Vitellius que sous \nSylla. Sous Claude et sous Domitien, il y a une \ndifformit\u00e9 de bassesse correspondante \u00e0 la laideur du \ntyran. La vile nie des esclaves est un produit direct du \ndespote; un miasme s\u2019exhale de ces consciences \ncroupies o\u00f9 se refl\u00e8te le ma\u00eetre; les pouvoirs publics \nsont immondes; les c\u0153urs sont petits, les consciences \nsont plates, les \u00e2mes sont punaises; cela est ainsi sous \nCaracalla, cela est ainsi sous Commode, cela est ainsi \nsous H\u00e9liogabale, tandis qu\u2019il ne sort du S\u00e9nat romain \nsous C\u00e9sar que l\u2019odeur de fiente propre aux aires \nd\u2019aigle. De l\u00e0 la venue, en apparence tardive, des Tacite et \ndes Juv\u00e9nal; c\u2019est \u00e0 l\u2019heure de l\u2019\u00e9 vidence que le \nd\u00e9monstrateur para\u00eet. \nMais Juv\u00e9nal et Tacite, de m\u00eame qu\u2019Isa\u00efe aux \ntemps bibliques, de m\u00eame que Dante au moyen \u00e2ge, \nc\u2019est l\u2019homme; l\u2019\u00e9meute et l\u2019insurrection, c\u2019est la \nmultitude, qui tant\u00f4t a tort, tant\u00f4t a raison. \nDans les cas les plus g\u00e9 n\u00e9raux, l\u2019\u00e9meute sort d\u2019un \nfait mat\u00e9riel; l\u2019insurrection est toujours un \nph\u00e9nom\u00e8ne moral. L\u2019\u00e9meute, c\u2019est Masaniello; \nl\u2019insurrection, c\u2019est Spartacus. L\u2019insurrection confine \n\u00e0 l\u2019esprit, l\u2019\u00e9meute \u00e0 l\u2019estomac; Gaster s\u2019irrite; mais \nGaster, certes, n\u2019a pas to ujours tort. Dans les \nquestions de famine, l\u2019\u00e9meute, Buzan\u00e7ais par \nexemple, a un point de d\u00e9part vrai, path\u00e9tique et \njuste. Pourtant elle reste \u00e9meute. Pourquoi? c\u2019est \nqu\u2019ayant raison au fond, elle a eu tort dans la forme. \nFarouche, quoique ayant droit, vi olente, quoique \nforte, elle a frapp\u00e9 au hasard; elle a march\u00e9 comme \nl\u2019\u00e9l\u00e9phant aveugle, en \u00e9crasant; elle a laiss\u00e9 derri\u00e8re \nelle des cadavres de vieillards, de femmes et \nd\u2019enfants; elle a vers\u00e9, sans savoir pourquoi, le sang \ndes inoffensifs et des innocent s. Nourrir le peuple est \nun bon but; le massacrer est un mauvais moyen. Toutes les protestations arm\u00e9es, m\u00eame les plus \nl\u00e9gitimes, m\u00eame le 10 ao\u00fbt, m\u00eame le 14 juillet, \nd\u00e9butent par le m\u00eame trouble. Avant que le droit se \nd\u00e9gage, il y a tumulte et \u00e9cume. Au commencement \nl\u2019insurrection est \u00e9meute, de m\u00eame que le fleuve est \ntorrent. Ordinairement elle aboutit \u00e0 cet oc\u00e9an : \nR\u00e9volution. Quelquefois pourtant, venue de ces \nhautes montagnes qui dominent l\u2019horizon moral, la \njustice, la sagesse, la raison, le droit, f aite de la plus \npure neige de l\u2019id\u00e9al, apr\u00e8s une longue chute de roche \nen roche, apr\u00e8s avoir refl\u00e9t\u00e9 le ciel dans sa \ntransparence et s\u2019\u00eatre grossie de cent affluents dans la \nmajestueuse allure du triomphe, l\u2019insurrection se perd \ntout \u00e0 coup dans quelque fo ndri\u00e8re bourgeoise, \ncomme le Rhin dans un marais. \nTout ceci est du pass\u00e9, l\u2019avenir est autre. Le \nsuffrage universel a cela d\u2019admirable qu\u2019il dissout \nl\u2019\u00e9meute dans son principe, et qu\u2019en donnant le vote \n\u00e0 l\u2019insurrection, il lui \u00f4te l\u2019arme. L\u2019\u00e9vanouissement \ndes guerres, de la guerre des rues comme de la guerre \ndes fronti\u00e8res, tel est l\u2019in\u00e9vitable progr\u00e8s. Quel que \nsoit aujourd\u2019hui, la paix, c\u2019est Demain. \nDu reste, insurrection, \u00e9meute, en quoi la premi\u00e8re \ndiff\u00e8re de la seconde, le bourgeois, proprement dit, \nconna\u00eet peu ces nuances. Pour lui tout est s\u00e9dition, r\u00e9bellion pure et simple, r\u00e9volte du dogue contre le \nma\u00eetre, essai de morsure qu\u2019il faut punir de la cha\u00eene \net de la niche, aboiement, jappement; jusqu\u2019au jour \no\u00f9 la t\u00eate du chien, grossie tout \u00e0 coup, s\u2019\u00e9bauche \nvaguement dans l\u2019ombre en face de lion. \nAlors le bourgeois crie : Vive le peuple! \nCette explication donn\u00e9e, qu\u2019est -ce pour l\u2019histoire \nque le mouvement de juin 1832? est -ce une \u00e9meute? \nest-ce une insurrection? \nC\u2019est une insurrection. \nIl pourra nous arriver, dans cette mise en sc\u00e8ne \nd\u2019un \u00e9v\u00e9nement redoutable, de dire parfois l\u2019\u00e9meute, \nmais seulement pour qualifier les faits de surface, et \nen maintenant toujours la distinction entre la forme \n\u00e9meute et le fond insurrection. \nCe mouvement de 1832 a eu, dans son explosion \nrapide et dans son extinction lugubre, tant de \ngrandeur que ceux -l\u00e0 m\u00eames qui n\u2019y voient qu\u2019une \n\u00e9meute n\u2019en parlent pas sans respect. Pour eux, c\u2019est \ncomme un reste de 1830. Les imaginations \u00e9mues, \ndisent -ils, ne se calment pas en u n jour. Une \nr\u00e9volution ne se coupe pas \u00e0 pic. Elle a toujours \nn\u00e9cessairement quelques ondulations avant de revenir \n\u00e0 l\u2019\u00e9tat de paix comme une montagne en redescendant vers la plaine. Il n\u2019y a point d\u2019Alpes \nsans Jura, ni de Pyr\u00e9n\u00e9es sans Asturies. \nCette cr ise path\u00e9tique de l\u2019histoire contemporaine \nque la m\u00e9moire des parisiens appelle l\u2019\u00e9poque des \n\u00e9meutes , est \u00e0 coup s\u00fbr une heure caract\u00e9ristique parmi \nles heures orageuses de ce si\u00e8cle. \nUn dernier mot avant d\u2019entrer dans le r\u00e9cit. \nLes faits qui vont \u00eatre r acont\u00e9s appartiennent \u00e0 \ncette r\u00e9alit\u00e9 dramatique et vivante que l\u2019historien \nn\u00e9glige quelquefois, faute de temps et d\u2019espace. L\u00e0 \npourtant, nous y insistons, l\u00e0 est la vie, la palpitation, \nle fr\u00e9missement humain. Les petits d\u00e9tails, nous \ncroyons l\u2019avoir dit, sont, pour ainsi parler, le feuillage \ndes grands \u00e9v\u00e9nements et se perdent dans les \nlointains de l\u2019histoire. L\u2019\u00e9poque dite des \u00e9meutes \nabonde en d\u00e9tails de ce genre. Les instructions \njudiciaires, par d\u2019autres raisons que l\u2019histoire, n\u2019ont \npas tout r\u00e9v\u00e9l\u00e9, ni peut -\u00eatre tout approfondi. Nous \nallons donc mettre en lumi\u00e8re, parmi les particularit\u00e9s \nconnues et publi\u00e9es, des choses qu\u2019on n\u2019a point sues, \ndes faits sur lesquels a pass\u00e9 l\u2019oubli des uns, la mort \ndes autres. La plupart des acteurs de ces sc\u00e8nes \ngigant esques ont disparu; d\u00e8s le lendemain ils se \ntaisaient; mais ce que nous raconterons, nous \npourrons dire : nous l\u2019avons vu. Nous changerons quelques noms, car l\u2019histoire raconte et ne d\u00e9nonce \npas, mais nous peindrons des choses vraies. Dans les \nconditions d u livre que nous \u00e9crivons, nous ne \nmontrerons qu\u2019un c\u00f4t\u00e9 et qu\u2019un \u00e9pisode, et \u00e0 coup \ns\u00fbr le moins connu, des journ\u00e9es des 5 et 6 juin 1832; \nmais nous ferons en sorte que le lecteur entrevoie, \nsous le sombre voile que nous allons soulever, la \nfigure r\u00e9elle de cette effrayante aventure publique. \n \n \n \n \nIV, 10, 3 \n \n \n \n \n \nUn enterrement : occasion \nde rena\u00eetre \n \n \n \n \n \nAu printemps de 1832, quoique depuis trois mois \nle chol\u00e9ra e\u00fbt glac\u00e9 les esprits et jet\u00e9 sur leur agitation \nje ne sais quel morne apaisement, Paris \u00e9tait d\u00e8s \nlongtemps pr\u00eat pour une commotion. Ainsi que nous \nl\u2019avons dit, la grande ville ressemble \u00e0 une pi\u00e8 ce de \ncanon; quand elle est charg\u00e9e, il suffit d\u2019une \u00e9tincelle \nqui tombe, le coup part. En juin 1832, l\u2019\u00e9tincelle fut \nla mort du g\u00e9n\u00e9ral Lamarque. Lamarque \u00e9tait un homme de renomm\u00e9e et \nd\u2019action. Il avait eu successivement, sous l\u2019empire et \nsous la restau ration, les deux bravoures n\u00e9cessaires \naux deux \u00e9poques, la bravoure des champs de bataille \net la bravoure de la tribune. Il \u00e9tait \u00e9loquent comme \nil avait \u00e9t\u00e9 vaillant; on sentait une \u00e9p\u00e9e dans sa parole. \nComme Foy, son devancier, apr\u00e8s avoir tenu haut le \ncommandement, il tenait haut la libert\u00e9. Il si\u00e9geait \nentre la gauche et l\u2019extr\u00eame gauche, aim\u00e9 du peuple \nparce qu\u2019il acceptait les chances de l\u2019avenir, aim\u00e9 de la \nfoule parce qu\u2019il avait bien servi l\u2019empereur. Il \u00e9tait, \navec les comtes G\u00e9rard et Drouet, un des mar\u00e9chaux \nin petto de Napol\u00e9on. Les trait\u00e9s de 1815 le \nsoulevaient comme une offense personnelle. Il \nha\u00efssait Wellington d\u2019une haine directe qui plaisait \u00e0 \nla multitude; et depuis dix -sept ans, \u00e0 peine attentif \naux \u00e9v\u00e9nements interm\u00e9diaires, il avait \nmajestueusement gard\u00e9 la tristesse de Waterloo. Dans \nson agonie, \u00e0 sa derni\u00e8re heure, il avait serr\u00e9 contre sa \npoitrine une \u00e9p\u00e9e que lui avaient d\u00e9cern\u00e9e les \nofficiers des Cent -Jours. Napol\u00e9on \u00e9tait mort en \npronon\u00e7ant le mot arm\u00e9e , Lamarque en pronon\u00e7ant l e \nmot patrie . \nSa mort, pr\u00e9vue, \u00e9tait redout\u00e9e du peuple comme \nune perte et du gouvernement comme une occasion. Cette mort fut un deuil. Comme tout ce qui est amer, \nle deuil peut se tourner en r\u00e9volte. C\u2019est ce qui arriva. \nLa veille et le matin du 5 juin, jour fix\u00e9 pour \nl\u2019enterrement de Lamarque, le faubourg Saint -\nAntoine, que le convoi devait venir toucher, prit un \naspect redoutable. Ce tumultueux r\u00e9seau de rues \ns\u2019emplit de rumeurs. On s\u2019y armait comme on \npouvait. Des menuisiers emportaient le valet de le ur \n\u00e9tabli \u00abpour enfoncer les portes\u00bb. Un d\u2019eux s\u2019\u00e9tait fait \nun poignard d\u2019un crochet de chaussonnier en cassant \nle crochet et en aiguisant le tron\u00e7on. Un autre, dans \nla fi\u00e8vre \u00abd\u2019attaquer\u00bb, couchait depuis trois jours tout \nhabill\u00e9. Un charpentier nomm\u00e9 Lom bier rencontrait \nun camarade qui lui demandait : O\u00f9 vas -tu? \u2013 Eh \nbien! je n\u2019ai pas d\u2019armes. \u2013 Et puis? \u2013 Je vais \u00e0 mon \nchantier chercher mon compas. \u2013 Pour quoi faire? \u2013 \nJe ne sais pas, disait Lombier. Un nomm\u00e9 Jacqueline, \nhomme d\u2019exp\u00e9dition, abordait les ouvriers \nquelconques qui passaient : \u2013 Viens, toi! \u2013 Il payait \ndix sous de vin, et disait : \u2013 As-tu de l\u2019ouvrage? \u2013 \nNon. \u2013 Va chez Filspierre, entre la barri\u00e8re Montreuil \net la barri\u00e8re Charonne, tu trouveras de l\u2019ouvrage. \u2013 \nOn trouvait chez Filspierre des cartouches et des \narmes. Certains chefs connus faisaient la poste , c\u2019est -\u00e0-\ndire couraient chez l\u2019un et chez l\u2019autre pour rassembler leur monde. Chez Barth\u00e9lemy, pr\u00e8s la \nbarri\u00e8re du Tr\u00f4ne, chez Capel, au Petit -Chapeau, les \nbuveurs s\u2019accostaient d\u2019un air gr ave. On les entendait \nse dire : \u2013 O\u00f9 as -tu ton pistolet ? \u2013 Sous ma blouse . Et toi ? \n\u2013 Sous ma chemise . Rue Traversi\u00e8re devant l\u2019atelier \nRoland, et cour de la Maison -Br\u00fbl\u00e9e, devant l\u2019atelier \nde l\u2019outilleur Bernier, des groupes chuchotaient. On y \nremarquait, comme le plus ardent, un certain Mavot, \nqui ne faisait jamais plus d\u2019une semaine dans un \natelier, les ma\u00eetres le renvoyant \u00abparce qu\u2019il fallait tous \nles jours se disputer avec lui\u00bb. Mavot fut tu\u00e9 le \nlendemain dans la barricade de la rue M\u00e9nilmontant. \nPreto t, qui devait mourir aussi dans la lutte, secondait \nMavot, et \u00e0 cette question : quel est ton but? \nr\u00e9pondait : \u2013 L\u2019insurrection . Des ouvriers rassembl\u00e9s \nau coin de la rue de Bercy attendaient un nomm\u00e9 \nLemarin, agent r\u00e9volutionnaire pour le faubourg \nSaint -Marceau. Des mots d\u2019ordre s\u2019\u00e9changeaient \npresque publiquement. \nLe 5 juin donc, par une journ\u00e9e m\u00eal\u00e9e de pluie et \nde soleil, le convoi du g\u00e9n\u00e9ral Lamarque traversa \nParis avec la pompe militaire officielle, un peu accrue \npar les pr\u00e9cautions. Deux bataillons, tambours \ndrap\u00e9s, fusils renvers\u00e9s, dix mille gardes nationaux, le \nsabre au c\u00f4t\u00e9, les batteries de l\u2019artillerie de la garde nationale, escortaient le cercueil. Le corbillard \u00e9tait \ntra\u00een\u00e9 par des jeunes gens. Les officiers des Invalides \nle suivaient imm\u00e9dia tement, portant des branches de \nlaurier. Puis venait une multitude innombrable, \nagit\u00e9e, \u00e9trange, les sectionnaires des Amis du Peuple, \nl\u2019\u00e9cole de droit, l\u2019\u00e9cole de m\u00e9decine, les r\u00e9fugi\u00e9s de \ntoutes les nations, drapeaux espagnols, italiens, \nallemands, polon ais, drapeaux tricolores horizontaux, \ntoutes les banni\u00e8res possibles, des enfants agitant des \nbranches vertes, des tailleurs de pierre et des \ncharpentiers qui faisaient gr\u00e8ve en ce moment -l\u00e0 \nm\u00eame, des imprimeurs reconnaissables \u00e0 leurs \nbonnets de papier, m archant deux par deux, trois par \ntrois, poussant des cris, agitant presque tous des \nb\u00e2tons, quelques -uns des sabres, sans ordre et \npourtant avec une seule \u00e2me, tant\u00f4t une cohue, \ntant\u00f4t une colonne. Des pelotons se choisissaient des \nchefs; un homme, arm\u00e9 d\u2019 une paire de pistolets \nparfaitement visible, semblait en passer d\u2019autres en \nrevue dont les files s\u2019\u00e9cartaient devant lui. Sur les \ncontre -all\u00e9es des boulevards, dans les branches des \narbres, aux balcons, aux fen\u00eatres, sur les toits, les \nt\u00eates fourmillaient, hommes, femmes, enfants; les \nyeux \u00e9taient pleins d\u2019anxi\u00e9t\u00e9. Une foule arm\u00e9e passait, \nune foule effar\u00e9e regardait. De son c\u00f4t\u00e9 le gouvernement observait. Il \nobservait, la main sur la poign\u00e9e de l\u2019\u00e9p\u00e9e. On \npouvait voir, tout pr\u00eats \u00e0 marcher, gibernes plein es, \nfusils et mousquetons charg\u00e9s, place Louis XV, \nquatre escadrons de carabiniers, en selle et clairons en \nt\u00eate; dans le pays latin et au Jardin des plantes, la \ngarde municipale, \u00e9chelonn\u00e9e de rue en rue, \u00e0 la \nHalle -aux-Vins un escadron de dragons, \u00e0 la G r\u00e8ve \nune moiti\u00e9 du 12e l\u00e9ger, l\u2019autre moiti\u00e9 \u00e0 la Bastille, le \n6e dragons aux C\u00e9lestins, de l\u2019artillerie plein la cour \ndu Louvre. Le reste des troupes \u00e9tait consign\u00e9 dans \nles casernes, sans compter les r\u00e9giments des environs \nde Paris. Le pouvoir inquiet te nait suspendus sur la \nmultitude mena\u00e7ante vingt -quatre mille soldats dans \nla ville et trente mille dans la banlieue. \nDivers bruits circulaient dans le cort\u00e9ge. On parlait \nde men\u00e9es l\u00e9gitimistes; on parlait du duc de \nReichstadt, que Dieu marquait pour la m ort \u00e0 cette \nminute m\u00eame o\u00f9 la foule le d\u00e9signait pour l\u2019empire. \nUn personnage rest\u00e9 inconnu annon\u00e7ait qu\u2019\u00e0 l\u2019heure \ndite deux contre -ma\u00eetres gagn\u00e9s ouvriraient au peuple \nles portes d\u2019une fabrique d\u2019armes. Ce qui dominait \nsur les fronts d\u00e9couverts de la plup art des assistants, \nc\u2019\u00e9tait un enthousiasme m\u00eal\u00e9 d\u2019accablement. On \nvoyait aussi \u00e7\u00e0 et l\u00e0 dans cette multitude en proie \u00e0 tant d\u2019\u00e9motions violentes, mais nobles, de vrais \nvisages de malfaiteurs et des bouches ignobles qui \ndisaient : pillons! Il y a de certa ines agitations qui \nremuent le fond des marais et qui font monter dans \nl\u2019eau des nuages de boue. Ph\u00e9nom\u00e8ne auquel ne sont \npoint \u00e9trang\u00e8res les polices \u00abbien faites\u00bb. \nLe cort\u00e9ge chemina, avec une lenteur f\u00e9brile, de la \nmaison mortuaire par les boulevards j usqu\u2019\u00e0 la \nBastille. Il pleuvait de temps en temps; la pluie ne \nfaisait rien \u00e0 cette foule. Plusieurs incidents, le \ncercueil promen\u00e9 autour de la colonne Vend\u00f4me, des \npierres jet\u00e9es au duc de Fitz -James aper\u00e7u \u00e0 un \nbalcon le chapeau sur la t\u00eate, le coq gaul ois arrach\u00e9 \nd\u2019un drapeau populaire et tra\u00een\u00e9 dans la boue, un \nsergent de ville bless\u00e9 d\u2019un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 la porte \nSaint -Martin, un officier du 12e l\u00e9ger disant tout \nhaut : Je suis r\u00e9publicain, l\u2019\u00e9cole polytechnique \nsurvenant apr\u00e8s sa consigne forc\u00e9e, les c ris : vive \nl\u2019\u00e9cole polytechnique! vive la r\u00e9publique! marqu\u00e8rent \nle trajet du convoi. A la Bastille, les longues files de \ncurieux redoutables qui descendaient du faubourg \nSaint -Antoine firent leur jonction avec le cort\u00e9ge et \nun certain bouillonnement terri ble commen\u00e7a \u00e0 \nsoulever la foule. On entendit un homme qui disait \u00e0 un autre : \u2013 Tu \nvois bien celui -l\u00e0 avec sa barbiche rouge, c\u2019est lui qui \ndira quand il faudra tirer. Il para\u00eet que cette m\u00eame \nbarbiche rouge s\u2019est retrouv\u00e9e plus tard avec la m\u00eame \nfonctio n dans une autre \u00e9meute, l\u2019affaire Qu\u00e9nisset. \nLe corbillard d\u00e9passa la Bastille, suivit le canal, \ntraversa le petit pont et atteignit l\u2019esplanade du pont \nd\u2019Austerlitz. L\u00e0 il s\u2019arr\u00eata. En ce moment cette foule \nvue \u00e0 vol d\u2019oiseau e\u00fbt offert l\u2019aspect d\u2019une c om\u00e8te \ndont la t\u00eate \u00e9tait \u00e0 l\u2019esplanade et dont la queue \nd\u00e9velopp\u00e9e sur le quai Bourdon couvrait la Bastille et \nse prolongeait sur le boulevard jusqu\u2019\u00e0 la porte Saint -\nMartin. Un cercle se tra\u00e7a autour du corbillard. La \nvaste cohue fit silence. Lafayette par la et dit adieu \u00e0 \nLamarque. Ce fut un instant touchant et auguste, \ntoutes les t\u00eates se d\u00e9couvrirent, tous les c\u0153urs \nbattaient. Tout \u00e0 coup un homme \u00e0 cheval, v\u00eatu de \nnoir, parut au milieu d\u2019un groupe avec un drapeau \nrouge, d\u2019autres disent avec une pique su rmont\u00e9e d\u2019un \nbonnet rouge. Lafayette d\u00e9tourna la t\u00eate. Exelmans \nquitta le cort\u00e9ge. \nCe drapeau rouge souleva un orage et y disparut. \nDu boulevard Bourdon au pont d\u2019Austerlitz une de \nces clameurs qui ressemblent \u00e0 des houles remua la \nmultitude. Deux cris pr odigieux s\u2019\u00e9lev\u00e8rent : \u2013 Lamarque au Panth\u00e9on! \u2013 Lafayette \u00e0 l\u2019H\u00f4tel -de-Ville! \u2013 \nDes jeunes gens, aux acclamations de la foule, \ns\u2019attel\u00e8rent et se mirent \u00e0 tra\u00eener Lamarque dans le \ncorbillard par le pont d \u2019Austerlitz et Lafayette dans \nun fiacre par le quai Morland. \nDans la foule qui entourait et acclamait Lafayette, \non remarquait et l\u2019on se montrait un allemand \nnomm\u00e9 Ludwig Snyder, mort centenaire depuis, qui \navait fait lui aussi la guerre de 1776, et qui avait \ncombattu \u00e0 Trenton sous Washington et sous \nLafayette \u00e0 Brandywine. \nCependant sur la rive gauche la cavalerie \nmunicipale s\u2019\u00e9branlait et venait barrer le pont, sur la \nrive droite les dragons sortaient des C\u00e9lestins et se \nd\u00e9ployaient le long du quai Morland. Le peuple qui \ntra\u00eenait Lafayette les aper\u00e7ut brusquement au coude \ndu quai et cria : les dragons! les dragons! Les dragons \ns\u2019avan\u00e7aient au pas, en silence, pistolets dans les \nfontes, sabres aux fourreaux, mousquetons aux \nporte -crosse, avec un air d\u2019attente sombre. \nA deux cents pas du petit pont, ils firent halte. Le \nfiacre o\u00f9 \u00e9tait Lafayette chemina jusqu\u2019\u00e0 eux, ils \nouvrirent les rangs, le laiss\u00e8rent passer, et se \nreferm\u00e8rent sur lui. En ce moment les dragons et la foule se touchaient. Les femmes s\u2019enfuyaient avec \nterreur. \nQue se passa -t-il dans cet te minute fatale? \npersonne ne saurait le dire. C\u2019est le moment \nt\u00e9n\u00e9breux o\u00f9 deux nu\u00e9es se m\u00ealent. Les uns \nracontent qu\u2019une fanfare sonnant la charge fut \nentendue du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019Arsenal, les autres qu\u2019un coup \nde poignard fut donn\u00e9 par un enfant \u00e0 un dragon. L e \nfait est que trois coups de feu partirent subitement, le \npremier tua le chef d\u2019escadron Cholet, le second tua \nune vieille sourde qui fermait sa fen\u00eatre rue \nContrescarpe, le troisi\u00e8me br\u00fbla l\u2019\u00e9paulette d\u2019un \nofficier; une femme cria : On commence trop t\u00f4t! et \ntout \u00e0 coup on vit du c\u00f4t\u00e9 oppos\u00e9 au quai Morland \nun escadron de dragons qui \u00e9tait rest\u00e9 dans la caserne \nd\u00e9boucher au galop, le sabre nu, par la rue \nBassompierre et le boulevard Bourdon, et balayer \ntout devant lui. \nAlors tout est dit, la temp\u00eate se d\u00e9 cha\u00eene, les \npierres pleuvent, la fusillade \u00e9clate, beaucoup se \npr\u00e9cipitent au bas de la berge et passent le petit bras \nde la Seine aujourd\u2019hui combl\u00e9, les chantiers de l\u2019\u00eele \nLouviers, cette vaste citadelle toute faite, se h\u00e9rissent \nde combattants, on arrac he des pieux, on tire des \ncoups de pistolet, une barricade s\u2019\u00e9bauche, les jeunes gens refoul\u00e9s passent le pont d\u2019Austerlitz avec le \ncorbillard au pas de course et chargent la garde \nmunicipale, les carabiniers accourent, les dragons \nsabrent, la foule se dis perse dans tous les sens, une \nrumeur de guerre vole aux quatre coins de Paris, on \ncrie : Aux armes! on court, on culbute, on fuit, on \nr\u00e9siste. La col\u00e8re emporte l\u2019\u00e9meute comme le vent \nemporte le feu. \n \n \n \n \nIV, 10, 4 \n \n \n \n \n \nLes bouillonnements d\u2019autrefois \n \n \n \n \n \n \nRien n\u2019est plus extraordinaire que le premier \nfourmillement d\u2019une \u00e9meute. Tout \u00e9clate partout \u00e0 la \nfois. Etait -ce pr\u00e9vu? oui. Etait -ce pr\u00e9par\u00e9? non. D\u2019o\u00f9 \ncela sort -il? des pav\u00e9s. D\u2019o\u00f9 cela tombe -t-il? des nues. \nIci l\u2019insurrection a le caract\u00e8re d\u2019un complot; l\u00e0 d\u2019une \nimprovisation. Le premier venu s\u2019empare d\u2019un \ncourant de la foule et le m\u00e8ne o\u00f9 il veut. D\u00e9but plein \nd\u2019\u00e9pouvante o\u00f9 se m\u00eale une sorte de ga\u00eet\u00e9 formidable. Ce sont d\u2019abord des clameurs, les \nmagasins se ferment, les \u00e9talages des marchands \ndisparaissent; puis des coups de feu isol\u00e9s; des gens \ns\u2019enfuient; des coups de crosse heurtent les portes \ncoch\u00e8res; on entend les servantes rire dans les cours \ndes maisons et dire : Il va y avoir du train! \nUn quart d\u2019heure n\u2019\u00e9tait pas \u00e9coul\u00e9, voici ce qui s e \npassait presque en m\u00eame temps sur vingt points de \nParis diff\u00e9rents. \nRue Sainte -Croix -de-la-Bretonnerie, une vingtaine \nde jeunes gens, \u00e0 barbes et \u00e0 cheveux longs, entraient \ndans un estaminet et en ressortaient un moment \napr\u00e8s, portant un drapeau tricolo re horizontal \ncouvert d\u2019un cr\u00eape et ayant \u00e0 leur t\u00eate trois hommes \narm\u00e9s, l\u2019un d\u2019un sabre, l\u2019autre d\u2019un fusil, le troisi\u00e8me \nd\u2019une pique. \nRue des Nonaindi\u00e8res, un bourgeois bien v\u00eatu, qui \navait du ventre, la voix sonore, le cr\u00e2ne chauve, le \nfront \u00e9lev\u00e9, la barbe noire et une de ces moustaches \nrudes qui ne peuvent se rabattre, offrait \npubliquement des cartouches aux passants. \nRue Saint -Pierre -Montmartre, des hommes aux \nbras nus promenaient un drapeau noir o\u00f9 on lisait ces \nmots en lettres blanches : R\u00e9publiq ue ou la mort . Rue \ndes Je\u00fbneurs, rue du Cadran, rue Montorgueil, rue Mandar, apparaissaient des groupes agitant des \ndrapeaux sur lesquels on distinguait des lettres d\u2019or, \nle mot section avec un num\u00e9ro. Un de ces drapeaux \n\u00e9tait rouge et bleu avec un imperceptible entre -deux \nblanc. \nOn pillait une fabrique d\u2019armes, boulevard Saint -\nMartin, et trois boutiques d\u2019armuriers, la premi\u00e8re rue \nBeaubourg, la deuxi\u00e8me rue Michel -le-Comte, l\u2019autre, \nrue du Temple. En quelques minutes les mille mains \nde la foule saisissaient et emportaient deux ce nt \ntrente fusils, presque tous \u00e0 deux coups, soixante -\nquatre sabres, quatre -vingt -trois pistolets. Afin \nd\u2019armer plus de monde, l\u2019un prenait le fusil, l\u2019autre la \nbayonnette. \nVis-\u00e0-vis le quai de la Gr\u00e8ve, des jeunes gens \narm\u00e9s de mousquets s\u2019installaient c hez des femmes \npour tirer. L\u2019un d\u2019eux avait un mousquet \u00e0 rouet. Ils \nsonnaient, entraient, et se mettaient \u00e0 faire des \ncartouches. Une de ces femmes a racont\u00e9 : Je ne savais \npas ce que c\u2019\u00e9tait que des cartouches, c\u2019est mon mari qui me l\u2019a \ndit. \nUn rassembl ement enfon\u00e7ait une boutique de \ncuriosit\u00e9s rue des Vieilles -Haudriettes et y prenait des \nyatagans et des armes turques. Le cadavre d\u2019un ma\u00e7on tu\u00e9 d\u2019un coup de fusil \ngisait rue de la Perle. \nEt puis, rive droite, rive gauche, sur les quais, sur \nles bouleva rds, dans le pays latin, dans le quartier des \nhalles, des hommes haletants, ouvriers, \u00e9tudiants, \nsectionnaires, lisaient des proclamations, criaient : \nAux armes! brisaient les r\u00e9verb\u00e8res, d\u00e9telaient les \nvoitures, d\u00e9pavaient les rues, enfon\u00e7aient les portes \ndes maisons, d\u00e9racinaient les arbres, fouillaient les \ncaves, roulaient des tonneaux, entassaient pav\u00e9s, \nmoellons, meubles, planches, faisaient des barricades. \nOn for\u00e7ait les bourgeois d\u2019y aider. On entrait chez \nles femmes, on leur faisait donner le sabre et le fusil \ndes maris absents et l\u2019on \u00e9crivait avec du blanc \nd\u2019Espagne sur la porte : les armes sont livr\u00e9es . Quelques -\nuns signaient \u00abde leurs noms\u00bb des re\u00e7us du fusil et du \nsabre, et disaient : envoyez -les chercher demain \u00e0 la mairie . \nOn d\u00e9sarmait dans l es rues les sentinelles isol\u00e9es et \nles gardes nationaux allant \u00e0 leur municipalit\u00e9. On \narrachait les \u00e9paulettes aux officiers. Rue du \nCimeti\u00e8re -Saint -Nicolas, un officier de la garde \nnationale, poursuivi par une troupe arm\u00e9e de b\u00e2tons \net de fleurets, se r\u00e9 fugia \u00e0 grand\u2019peine dans une \nmaison d\u2019o\u00f9 il ne put sortir qu\u2019\u00e0 la nuit, et d\u00e9guis\u00e9. Dans le quartier Saint -Jacques, les \u00e9tudiants \nsortaient par essaims de leurs h\u00f4tels, et montaient rue \nSaint -Hyacinthe au caf\u00e9 du Progr\u00e8s ou descendaient \nau caf\u00e9 des Sept -Billards, rue des Mathurins. L\u00e0, \ndevant les portes, des jeunes gens debout sur des \nbornes distribuaient des armes. On pillait le chantier \nde la rue Transnonain pour faire des barricades. Sur \nun seul point, les habitants r\u00e9sistaient, \u00e0 l\u2019angle des \nrues Saint e-Avoye et Simon -le-Franc o\u00f9 ils \nd\u00e9truisaient eux -m\u00eames la barricade. Sur un seul \npoint, les insurg\u00e9s pliaient; ils abandonnaient une \nbarricade commenc\u00e9e rue du Temple apr\u00e8s avoir fait \nfeu sur un d\u00e9tachement de garde nationale, et \ns\u2019enfuyaient par la rue d e la Corderie. Le \nd\u00e9tachement ramassa dans la barricade un drapeau \nrouge, un paquet de cartouches et trois cents balles \nde pistolet. Les gardes nationaux d\u00e9chir\u00e8rent le \ndrapeau et en remport\u00e8rent les lambeaux \u00e0 la pointe \nde leurs bayonnettes. \nTout ce que nous racontons ici lentement et \nsuccessivement se faisait \u00e0 la fois sur tous les points \nde la ville au milieu d\u2019un vaste tumulte, comme une \nfoule d\u2019\u00e9clairs dans un seul roulement de tonnerre. \nEn moins d\u2019une heure vingt -sept barricades \nsortirent de terre d ans le seul quartier des halles. Au centre \u00e9tait cette fameuse maison no 50, qui fut la \nforteresse de Jeanne et de ses cent six compagnons, \net qui, flanqu\u00e9e d\u2019un c\u00f4t\u00e9 par une barricade \u00e0 Saint -\nMerry et de l\u2019autre par une barricade \u00e0 la rue \nMaubu\u00e9e, command ait trois rues, la rue des Arcis, la \nrue Saint -Martin, et la rue Aubry -le-Boucher qu\u2019elle \nprenait de front. Deux barricades en \u00e9querre se \nrepliaient l\u2019une de la rue Montorgueil sur la Grande -\nTruanderie, l\u2019autre de la rue Geoffroy -Langevin sur la \nrue Sainte -Avoye. Sans compter d\u2019innombrables \nbarricades dans vingt autres quartiers de Paris, au \nMarais, \u00e0 la montagne Sainte -Genevi\u00e8ve : une, rue \nM\u00e9nilmontant, o\u00f9 l\u2019on voyait une porte coch\u00e8re \narrach\u00e9e de ses gonds; une autre pr\u00e8s du petit pont \nde l\u2019H\u00f4tel -Dieu fai te avec une \u00e9cossaise d\u00e9tel\u00e9e et \nrenvers\u00e9e, \u00e0 trois cents pas de la pr\u00e9fecture de police. \nA la barricade de la rue des M\u00e9n\u00e9triers un homme \nbien mis distribuait de l\u2019argent aux travailleurs. A la \nbarricade de la rue Greneta un cavalier parut et remit \n\u00e0 celui qui paraissait le chef de la barricade un rouleau \nqui avait l\u2019air d\u2019un rouleau d\u2019argent. \u2013 Voil\u00e0 , dit-il, \npour payer les d\u00e9penses, le vin, et c\u00e6tera . Un jeune homme \nblond, sans cravate, allait d\u2019une barricade \u00e0 l\u2019autre \nportant des mots d\u2019ordre. Un autre , le sabre nu, un \nbonnet de police bleu sur la t\u00eate, posait des sentinelles. En de\u00e7\u00e0 des barricades, les cabarets et les \nloges de portiers \u00e9taient convertis en corps de garde. \nDu reste l\u2019\u00e9meute se comportait selon la plus savante \ntactique militaire. Les ru es \u00e9troites, in\u00e9gales, \nsinueuses, pleines d\u2019angles et de tournants, \u00e9taient \nadmirablement choisies; les environs des halles en \nparticulier, r\u00e9seau de rues plus embrouill\u00e9 qu\u2019une \nfor\u00eat. La soci\u00e9t\u00e9 des Amis du Peuple avait, disait -on, \npris la direction de l\u2019 insurrection dans le quartier \nSainte -Avoye. Un homme tu\u00e9 rue du Ponceau qu\u2019on \nfouilla avait sur lui un plan de Paris. \nCe qui avait r\u00e9ellement pris la direction de \nl\u2019\u00e9meute, c\u2019\u00e9tait une sorte d\u2019imp\u00e9tuosit\u00e9 inconnue qui \n\u00e9tait dans l\u2019air. L\u2019insurrection, bru squement, avait b\u00e2ti \nles barricades d\u2019une main et de l\u2019autre saisi presque \ntous les postes de la garnison. En moins de trois \nheures, comme une tra\u00een\u00e9e de poudre qui s\u2019allume, \nles insurg\u00e9s avaient envahi et occup\u00e9, sur la rive \ndroite, l\u2019Arsenal, la mairie d e la place Royale, tout le \nMarais, la fabrique d\u2019armes Popincourt, la Galiote, le \nCh\u00e2teau -d\u2019Eau, toutes les rues pr\u00e8s les Halles; sur la \nrive gauche, la caserne des V\u00e9t\u00e9rans, Sainte -P\u00e9lagie, la \nplace Maubert, la poudri\u00e8re des Deux -Moulins, \ntoutes les barri \u00e8res. A cinq heures du soir ils \u00e9taient \nma\u00eetres de la Bastille, de la Lingerie, des Blancs -Manteaux; leurs \u00e9claireurs touchaient la place des \nVictoires, et mena\u00e7aient la Banque, la caserne des \nPetits -P\u00e8res, l\u2019h\u00f4tel des Postes. Le tiers de Paris \u00e9tait \n\u00e0 l\u2019\u00e9meute. \nSur tous les points la lutte \u00e9tait gigantesquement \nengag\u00e9e; et, des d\u00e9sarmements, des visites \ndomiciliaires, des boutiques d\u2019armuriers vivement \nenvahies, il r\u00e9sultait ceci que le combat commenc\u00e9 \u00e0 \ncoups de pierres continuait \u00e0 coups de fusil. \nVers six heures du soir, le passage du Saumon \ndevenait champ de bataille. L\u2019\u00e9meute \u00e9tait \u00e0 un bout, \nla troupe au bout oppos\u00e9. On se fusillait d\u2019une grille \u00e0 \nl\u2019autre. Un observateur, un r\u00eaveur, l\u2019auteur de ce \nlivre, qui \u00e9tait all\u00e9 voir le volcan de pr\u00e8s, se tro uva \ndans le passage pris entre les deux feux. Il n\u2019avait \npour se garantir des balles que le renflement des \ndemi -colonnes qui s\u00e9parent les boutiques; il fut pr\u00e8s \nd\u2019une demi -heure dans cette situation d\u00e9licate. \nCependant le rappel battait, les gardes nation aux \ns\u2019habillaient et s\u2019armaient en h\u00e2te, les l\u00e9gions \nsortaient des mairies, les r\u00e9giments sortaient des \ncasernes. Vis -\u00e0-vis le passage de l\u2019Ancre un tambour \nrecevait un coup de poignard. Un autre, rue du \nCygne, \u00e9tait assailli par une trentaine de jeunes ge ns \nqui lui crevaient sa caisse et lui prenaient son sabre. Un autre \u00e9tait tu\u00e9 rue Grenier -Saint -Lazare. Rue \nMichel -le-Comte, trois officiers tombaient morts l\u2019un \napr\u00e8s l\u2019autre. Plusieurs gardes municipaux, bless\u00e9s rue \ndes Lombards, r\u00e9trogradaient. \nDevant la Cour -Batave, un d\u00e9tachement de gardes \nnationaux trouvait un drapeau rouge portant cette \ninscription : R\u00e9volution r\u00e9publicaine, n\u00b0 127 . Etait -ce une \nr\u00e9volution en effet? \nL\u2019insurrection s\u2019\u00e9tait fait du centre de Paris une \nsorte de citadelle inextricable, tortueuse, colossale. \nL\u00e0 \u00e9tait le foyer, l\u00e0 \u00e9tait \u00e9videmment la question. \nTout le reste n\u2019\u00e9tait qu\u2019escarmouches. Ce qui \nprouvait que tout se d\u00e9ciderait l\u00e0, c\u2019est qu\u2019on ne s\u2019y \nbattait pas encore. \nDans quelques r\u00e9giments, les soldats \u00e9taient \nincertains, c e qui ajoutait \u00e0 l\u2019obscurit\u00e9 effrayante de la \ncrise. Ils se rappelaient l\u2019ovation populaire qui avait \naccueilli en juillet 1830 la neutralit\u00e9 du 53e de ligne. \nDeux hommes intr\u00e9pides et \u00e9prouv\u00e9s par les grandes \nguerres, le mar\u00e9chal de Lobau et le g\u00e9n\u00e9ral Bu geaud, \ncommandaient, Bugeaud sous Lobau. D\u2019\u00e9normes \npatrouilles, compos\u00e9es de bataillons de la ligne \nenferm\u00e9s dans des compagnies enti\u00e8res de garde \nnationale, et pr\u00e9c\u00e9d\u00e9es d\u2019un commissaire de police en \n\u00e9charpe, allaient reconna\u00eetre les rues insurg\u00e9es. De leur c\u00f4t\u00e9, les insurg\u00e9s posaient des vedettes au coin \ndes carrefours et envoyaient audacieusement des \npatrouilles hors des barricades. On s\u2019observait des \ndeux parts. Le gouvernement, avec une arm\u00e9e dans la \nmain, h\u00e9sitait; la nuit allait venir et l\u2019on commen\u00e7 ait \u00e0 \nentendre le tocsin de Saint -Merry. Le ministre de la \nguerre d\u2019alors, le mar\u00e9chal Soult, qui avait vu \nAusterlitz, regardait cela d\u2019un air sombre. \nCes vieux matelots -l\u00e0, habitu\u00e9s \u00e0 la man\u0153uvre \ncorrecte et n\u2019ayant pour ressource et pour guide que \nla ta ctique, cette boussole des batailles, sont tout \nd\u00e9sorient\u00e9s en pr\u00e9sence de cette immense \u00e9cume \nqu\u2019on appelle la col\u00e8re publique. Le vent des \nr\u00e9volutions n\u2019est pas maniable. \nLes gardes nationales de la banlieue accouraient en \nh\u00e2te et en d\u00e9sordre. Un batail lon du 12e l\u00e9ger venait \nau pas de course de Saint -Denis, le 14e de ligne \narrivait de Courbevoie, les batteries de l\u2019\u00e9cole \nmilitaire avaient pris position au Carrousel; des \ncanons descendaient de Vincennes. \nLa solitude se faisait aux Tuileries. Louis -Philippe \n\u00e9tait plein de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. \n \n \n \n \nIV, 10, 5 \n \n \n \n \n \nOriginalit\u00e9 de Paris \n \n \n \n \n \n \nDepuis deux ans, nous l\u2019avons dit, Paris avait vu \nplus d\u2019une insurrection. Hors des quartiers insurg\u00e9s, \nrien n\u2019est d\u2019ordinaire plus \u00e9trangement calme que la \nphysionomie de Paris pendant une \u00e9meute. Paris \ns\u2019accoutume tr\u00e8s vite \u00e0 tout, \u2013 ce n\u2019est qu\u2019une \n\u00e9meu te, \u2013 et Paris a tant d\u2019affaires qu\u2019il ne se d\u00e9range \npas pour si peu. Ces villes colossales peuvent seules \ndonner de tels spectacles. Ces enceintes immenses peuvent seules contenir en m\u00eame temps la guerre \ncivile et on ne sait quelle bizarre tranquillit\u00e9. \nD\u2019habitude, quand l\u2019insurrection commence, quand \non entend le tambour, le rappel, la g\u00e9n\u00e9rale, le \nboutiquier se borne \u00e0 dire : \n\u2013 Il para\u00eet qu\u2019il y a du grabuge rue Saint -Martin. \nOu : \n\u2013 Faubourg Saint -Antoine. \nSouvent il ajoute avec insouciance : \n\u2013 Quel que part par l\u00e0. \nPlus tard, quand on distingue le vacarme d\u00e9chirant \net lugubre de la mousqueterie et des feux de peloton, \nle boutiquier dit : \n\u2013 \u00c7a chauffe donc! Tiens, \u00e7a chauffe! \nUn moment apr\u00e8s, si l\u2019\u00e9meute approche et gagne, \nil ferme pr\u00e9cipitamment s a boutique et endosse \nrapidement son uniforme, c\u2019est -\u00e0-dire, met ses \nmarchandises en s\u00fbret\u00e9 et risque sa personne. \nOn se fusille dans un carrefour, dans un passage, \ndans un cul -de-sac; on prend, perd et reprend des \nbarricades; le sang coule, la mitraille crible les fa\u00e7ades \ndes maisons, les balles tuent les gens dans leur alc\u00f4ve, \nles cadavres encombrent le pav\u00e9. A quelques rues de \nl\u00e0, on entend le choc des billes de billard dans les \ncaf\u00e9s. Les th\u00e9\u00e2tres ouvrent leurs portes et jouent des \nvaudevilles; les cu rieux causent et rient \u00e0 deux pas de \nces rues pleines de guerre. Les fiacres cheminent; les \npassants vont d\u00eener en ville. Quelquefois dans le \nquartier m\u00eame o\u00f9 l\u2019on se bat. En 1831, une fusillade \ns\u2019interrompit pour laisser passer une noce. \nLors de l\u2019insurr ection du 12 mai 1839, rue Saint -\nMartin, un petit vieux homme infirme, tra\u00eenant une \ncharrette \u00e0 bras surmont\u00e9e d\u2019un chiffon tricolore \ndans laquelle il y avait des carafes remplies d\u2019un \nliquide quelconque, allait et venait de la barricade \u00e0 la \ntroupe et de la troupe \u00e0 la barricade, offrant \nimpartialement \u2013 des verres de coco \u2013 tant\u00f4t au \ngouvernement, tant\u00f4t \u00e0 l\u2019anarchie. \nRien n\u2019est plus \u00e9trange; et c\u2019est l\u00e0 le caract\u00e8re \npropre des \u00e9meutes de Paris qui ne se retrouve dans \naucune autre capitale. Il faut pour cela deux choses, la \ngrandeur de Paris, et sa ga\u00eet\u00e9. Il faut la ville de \nVoltaire et de Napol\u00e9on. \nCette fois cependant, dans la prise d\u2019armes du 5 \njuin 1832, la grande ville sentit quelque chose qui \n\u00e9tait peut -\u00eatre plus fort qu\u2019elle. Elle eut peur. On vit \npartout, dans les quartiers les plus lointains et les plus \n\u00abd\u00e9sint\u00e9ress\u00e9s\u00bb, les portes, les fen\u00eatres et les volets \nferm\u00e9s en plein jour. Les courageux s\u2019arm\u00e8rent, les poltrons se cach\u00e8rent. Le passant insouciant et affair\u00e9 \ndisparut. Beaucoup de rues \u00e9taie nt vides comme \u00e0 \nquatre heures du matin. On colportait des d\u00e9tails \nalarmants, on r\u00e9pandait des nouvelles fatales. \u2013 Qu\u2019ils \n\u00e9taient ma\u00eetres de la Banque; \u2013 que, rien qu\u2019au clo\u00eetre \nde Saint -Merry, ils \u00e9taient six cents, retranch\u00e9s et \ncr\u00e9nel\u00e9s dans l\u2019\u00e9glise; \u2013 que la ligne n\u2019\u00e9tait pas s\u00fbre; \u2013 \nqu\u2019Armand Carrel avait \u00e9t\u00e9 voir le mar\u00e9chal Clauzel \net que le mar\u00e9chal avait dit : Ayez d\u2019abord un r\u00e9giment ; \u2013 \nque Lafayette \u00e9tait malade, mais qu\u2019il leur avait dit \npourtant : Je suis \u00e0 vous. Je vous suivrai partout o\u00f9 il y aura \nplace pour une chaise ; \u2013 qu\u2019il fallait se tenir sur ses \ngardes; qu\u2019\u00e0 la nuit il y aurait des gens qui pilleraient \nles maisons isol\u00e9es dans les coins d\u00e9serts de Paris (ici \non reconnaissait l\u2019imagination de la police, cette \nAnne Radcliffe m\u00eal\u00e9e au go uvernement); \u2013 qu\u2019une \nbatterie avait \u00e9t\u00e9 \u00e9tablie rue Aubry -le-Boucher; \u2013 que \nLobau et Bugeaud se concertaient, et qu\u2019\u00e0 minuit, ou \nau point du jour au plus tard, quatre colonnes \nmarcheraient \u00e0 la fois sur le centre de l\u2019\u00e9meute, la \npremi\u00e8re venant de la Bast ille, la deuxi\u00e8me de la \nporte Saint -Martin, la troisi\u00e8me de la Gr\u00e8ve, la \nquatri\u00e8me des Halles; \u2013 que peut -\u00eatre aussi les \ntroupes \u00e9vacueraient Paris et se retireraient au \nChamp de Mars; \u2013 qu\u2019on ne savait ce qui arriverait, mais qu\u2019\u00e0 coup s\u00fbr cette fois, c\u2019\u00e9 tait grave. \u2013 On se \npr\u00e9occupait des h\u00e9sitations du mar\u00e9chal Soult. \u2013 \nPourquoi n\u2019attaquait -il pas tout de suite? \u2013 Il est \ncertain qu\u2019il \u00e9tait profond\u00e9ment absorb\u00e9. Le vieux \nlion semblait flairer dans cette ombre un monstre \ninconnu. \nLe soir vint, les th\u00e9\u00e2tr es n\u2019ouvrirent pas; les \npatrouilles circulaient d\u2019un air irrit\u00e9; on fouillait les \npassants; on arr\u00eatait les suspects. Il y avait \u00e0 neuf \nheures plus de huit cents personnes arr\u00eat\u00e9es; la \npr\u00e9fecture de police \u00e9tait encombr\u00e9e, la Conciergerie \nencombr\u00e9e, la For ce encombr\u00e9e. A la Conciergerie, \nen particulier, le long souterrain qu\u2019on nomme la rue \nde Paris \u00e9tait jonch\u00e9 de bottes de paille sur lesquelles \ngisait un entassement de prisonniers, que l\u2019homme de \nLyon, Lagrange, haranguait avec vaillance. Toute \ncette pail le, remu\u00e9e par tous ces hommes, faisait le \nbruit d\u2019une averse. Ailleurs les prisonniers couchaient \nen plein air dans les pr\u00e9aux les uns sur les autres. \nL\u2019anxi\u00e9t\u00e9 \u00e9tait partout, et un certain tremblement, \npeu habituel \u00e0 Paris. \nOn se barricadait dans les maisons; les femmes et \nles m\u00e8res s\u2019inqui\u00e9taient; on n\u2019entendait que ceci : Ah \nmon Dieu! il n\u2019est pas rentr\u00e9! Il y avait \u00e0 peine au loin \nquelques rares roulements de voitures. On \u00e9coutait, sur le pas des portes, les rumeurs, les c ris, les \ntumultes, les bruits sourds et indistincts, des choses \ndont on disait : C\u2019est la cavalerie , ou : Ce sont des caissons \nqui galopent , les clairons, les tambours, la fusillade, et \nsurtout ce lamentable tocsin de Saint -Merry. On \nattendait le premier c oup de canon. Des hommes \narm\u00e9s surgissaient au coin des rues et disparaissaient \nen criant : Rentrez chez vous! Et l\u2019on se h\u00e2tait de \nverrouiller les portes. On disait : Comment cela \nfinira -t-il? D\u2019instant en instant, \u00e0 mesure que la nuit \ntombait, Paris semb lait se colorer plus lugubrement \ndu flamboiement formidable de l\u2019\u00e9meute. \n \n \n \n \nLIVRE ONZI\u00c8ME \n \n \nL\u2019ATOME FRATERNISE \nAVEC L\u2019OURAGAN \n \n \n \n \nIV, 11, 1 \n \n \n \n \nQuelques \u00e9claircissements sur les \norigines de la po\u00e9sie de Gavroche. \nInfluence d\u2019un acad\u00e9micien sur \ncette po\u00e9sie \n \n \n \n \nA l\u2019instant o\u00f9 l\u2019insurrection, surgissant du choc du \npeuple et de la troupe devant l\u2019Arsenal, d\u00e9termina un \nmouvement d\u2019avant en arri\u00e8re da ns la multitude qui \nsuivait le corbillard et qui, de toute la longueur des \nboulevards, pesait, pour ainsi dire, sur la t\u00eate du \nconvoi, ce fut un effrayant reflux. La cohue s\u2019\u00e9branla, \nles rangs se rompirent, tous coururent, partirent, \ns\u2019\u00e9chapp\u00e8rent, les uns avec les cris de l\u2019attaque, les autres avec la p\u00e2leur de la fuite. Le grand fleuve qui \ncouvrait les boulevards se divisa en un clin d\u2019\u0153il, \nd\u00e9borda \u00e0 droite et \u00e0 gauche et se r\u00e9pandit en \ntorrents dans deux cents rues \u00e0 la fois avec le \nruissellement d\u2019une \u00e9 cluse l\u00e2ch\u00e9e. En ce moment un \nenfant d\u00e9guenill\u00e9 qui descendait par la rue \nM\u00e9nilmontant, tenant \u00e0 la main une branche de faux -\n\u00e9b\u00e9nier en fleurs qu\u2019il venait de cueillir sur les \nhauteurs de Belleville, avisa dans la devanture de \nboutique d\u2019une marchande de b ric-\u00e0-brac un vieux \npistolet d\u2019ar\u00e7on. Il jeta sa branche fleurie sur le pav\u00e9, \net cria : \n\u2013 M\u00e8re chose, je vous emprunte votre machin. \nEt il se sauva avec le pistolet. \nDeux minutes apr\u00e8s, un flot de bourgeois \n\u00e9pouvant\u00e9s qui s\u2019enfuyait par la rue Amelot et la rue \nBasse, rencontra l\u2019enfant qui brandissait son pistolet \net qui chantait : \n \nLa nuit on ne voit rien, \nLe jour on voit tr\u00e8s bien, \nD\u2019un \u00e9crit apocryphe \nLe bourgeois s\u2019\u00e9bouriffe, \nPratiquez la vertu, \nTutu chapeau pointu! \n \nC\u2019\u00e9tait le petit Gavroch e qui s\u2019en allait en guerre. Sur le boulevard il s\u2019aper\u00e7ut que le pistolet n\u2019avait \npas de chien. \nDe qui \u00e9tait ce couplet qui lui servait \u00e0 ponctuer sa \nmarche, et toutes les autres chansons que, dans \nl\u2019occasion, il chantait volontiers? nous l\u2019ignorons. Qu i \nsait? de lui peut -\u00eatre. Gavroche d\u2019ailleurs \u00e9tait au \ncourant de tout le fredonnement populaire en \ncirculation, et il y m\u00ealait son propre gazouillement. \nFarfadet et galopin, il faisait un pot -pourri des voix \nde la nature et des voix de Paris. Il combinait le \nr\u00e9pertoire des oiseaux avec le r\u00e9pertoire des ateliers. \nIl connaissait des rapins, tribu contigu\u00eb \u00e0 la sienne. Il \navait, \u00e0 ce qu\u2019il para\u00eet, \u00e9t\u00e9 trois mois apprenti \nimprimeur. Il avait fait un jour une commission pour \nmonsieur Baour -Lormian, l\u2019un des qu arante. \nGavroche \u00e9tait un gamin de lettres. \nGavroche du reste ne se doutait pas que dans cette \nvilaine nuit pluvieuse o\u00f9 il avait offert \u00e0 deux \nmioches l\u2019hospitalit\u00e9 de son \u00e9l\u00e9phant, c\u2019\u00e9tait pour ses \npropres fr\u00e8res qu\u2019il avait fait office de providence. \nSes fr\u00e8res le soir, son p\u00e8re le matin; voil\u00e0 quelle avait \n\u00e9t\u00e9 sa nuit. En quittant la rue des Ballets au petit jour, \nil \u00e9tait retourn\u00e9 en h\u00e2te \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9phant, en avait \nartistement extrait les deux m\u00f4mes, avait partag\u00e9 avec \neux le d\u00e9jeuner quelconque qu\u2019il ava it invent\u00e9, puis s\u2019en \u00e9tait all\u00e9, les confiant \u00e0 cette bonne m\u00e8re la rue \nqui l\u2019avait \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9lev\u00e9 lui -m\u00eame. En les quittant, \nil leur avait donn\u00e9 rendez -vous pour le soir au m\u00eame \nendroit, et leur avait laiss\u00e9 pour adieu ce discours : \u2013 \nJe casse une cann e, autrement dit : je m\u2019esbigne, ou, comme on \ndit \u00e0 la cour, je file. Les mioches, si vous ne retrouvez pas papa \nmaman, revenez ici ce soir. Je vous ficherai \u00e0 souper et je vous \ncoucherai . Les deux enfants, ramass\u00e9s par quelque \nsergent de ville et mis au d\u00e9p\u00f4t, ou vol\u00e9s par quelque \nsaltimbanque, ou simplement \u00e9gar\u00e9s dans l\u2019immense \ncasse -t\u00eate chinois parisien, n\u2019\u00e9taient pas revenus. Les \nbas-fonds du monde social actuel sont pleins de ces \ntraces perdues. Gavroche ne les avait pas revus. Dix \nou douze semaines s\u2019\u00e9taient \u00e9coul\u00e9es depuis cette \nnuit-l\u00e0. Il lui \u00e9tait arriv\u00e9 plus d\u2019une fois de se gratter \nle dessus de la t\u00eate et de dire : O\u00f9 diable sont mes \ndeux enfants? \nCependant, il \u00e9tait parvenu, son pistolet au poing, \nrue du Pont -aux-Choux. Il remarqua qu\u2019il n\u2019y avait \nplus, dans cette rue, qu\u2019une boutique ouverte, et, \nchose digne de r\u00e9flexion, une boutique de p\u00e2tissier. \nC\u2019\u00e9tait une occasion providentielle de manger encore \nun chausson aux pommes a vant d\u2019entrer dans \nl\u2019inconnu. Gavroche s\u2019arr\u00eata, t\u00e2ta ses flancs, fouilla son gousset, retourna ses poches, n\u2019y trouva rien, pas \nun sou, et se mit \u00e0 crier : Au secours! \nIl est dur de manquer le g\u00e2teau supr\u00eame. \nGavroche n\u2019en continua pas moins son chemin. \nDeux minutes apr\u00e8s, il \u00e9tait rue Saint -Louis. En \ntraversant la rue du Parc -Royal il sentit le besoin de \nse d\u00e9dommager du chausson de pommes impossible, \net il se donna l\u2019immense volupt\u00e9 de d\u00e9chirer en plein \njour les affiches de spectacles. \nUn peu plus loin, voyant passer un groupe d\u2019\u00eatres \nbien portants qui lui parurent des propri\u00e9taires, il \nhaussa les \u00e9paules et cracha au hasard devant lui cette \ngorg\u00e9e de bile philosophique : \n\u2013 Ces rentiers, comme c\u2019est gras! \u00e7a se gave. \u00c7a \npatauge dans les bons d\u00eeners. Demandez -leur ce \nqu\u2019ils font de leur argent. Ils n\u2019en savent rien. Ils le \nmangent, quoi! Autant en emporte le ventre. \n \n \n \n \nIV, 11, 2 \n \n \n \n \n \nGavroche en marche \n \n \n \n \n \n \nL\u2019agitation d\u2019un pistolet sans chien qu\u2019on tient \u00e0 la \nmain en pleine rue e st une telle fonction publique \nque Gavroche sentait cro\u00eetre sa verve \u00e0 chaque pas. Il \ncriait, parmi des bribes de la Marseillaise qu\u2019il \nchantait : \n\u2013 Tout va bien. Je souffre beaucoup de la patte \ngauche, je me suis cass\u00e9 mon rhumatisme, mais je \nsuis conten t, citoyens. Les bourgeois n\u2019ont qu\u2019\u00e0 se bien tenir, je vas leur \u00e9ternuer des couplets \nsubversifs. Qu\u2019est -ce que c\u2019est que les mouchards? \nc\u2019est des chiens. Nom d\u2019unch! ne manquons pas de \nrespect aux chiens. Avec \u00e7a que je voudrais bien en \navoir un \u00e0 mon pi stolet. Je viens du boulevard, mes \namis, \u00e7a chauffe, \u00e7a jette un petit bouillon, \u00e7a mijote. \nIl est temps d\u2019\u00e9cumer le pot. En avant les hommes! \nqu\u2019un sang impur inonde les sillons! Je donne mes \njours pour la patrie, je ne reverrai plus ma concubine, \nn-i-ni, fini, oui, Nini! mais c\u2019est \u00e9gal, vive la joie! \nbattons -nous, crebleu! j\u2019en ai assez du despotisme. \nEn cet instant, le cheval d\u2019un garde national lancier \nqui passait s\u2019\u00e9tant abattu, Gavroche posa son pistolet \nsur le pav\u00e9, et releva l\u2019homme, puis il aida \u00e0 relever le \ncheval. Apr\u00e8s quoi il ramassa son pistolet et reprit \nson chemin. \nRue de Thorigny, tout \u00e9tait paix et silence. Cette \napathie, propre au Marais, contrastait avec la vaste \nrumeur environnante. Quatre comm\u00e8res causaient \nsur le pas d\u2019une porte. L\u2019Ecosse a des trios de \nsorci\u00e8res, mais Paris a des quatuor de comm\u00e8res; et le \n\u00abtu seras roi\u00bb serait tout aussi lugubrement jet\u00e9 \u00e0 \nBonaparte dans le carrefour Baudoyer qu\u2019\u00e0 Macbeth \ndans la bruy\u00e8re d\u2019Armuyr. Ce serait \u00e0 peu pr\u00e8s le \nm\u00eame croassement. Les comm\u00e8res de la rue de Thorigny ne \ns\u2019occupaient que de leurs affaires. C\u2019\u00e9taient tro is \nporti\u00e8res et une chiffonni\u00e8re avec sa hotte et son \ncrochet. \nElles semblaient debout toutes les quatre aux \nquatre coins de la vieillesse qui sont la caducit\u00e9, la \nd\u00e9cr\u00e9pitude, la ruine et la tristesse. \nLa chiffonni\u00e8re \u00e9tait humble. Dans ce monde en \nplein vent, la chiffonni\u00e8re salue, la porti\u00e8re prot\u00e8ge. \nCela tient au coin de la borne qui est ce que veulent \nles concierges, gras ou maigre, selon la fantaisie de \ncelui qui fait le tas. Il peut y avoir de la bont\u00e9 dans le \nbalai. \nCette chiffonni\u00e8re \u00e9tait une hotte reconnaissante, \net elle souriait, quel sourire! aux trois porti\u00e8res. Il se \ndisait des choses comme ceci : \n\u2013 Ah \u00e7a, votre chat est donc toujours m\u00e9chant? \n\u2013 Mon Dieu, les chats, vous le savez, \nnaturellement sont l\u2019ennemi des chiens. C\u2019est les \nchiens qui se plaignent. \n\u2013 Et le monde aussi. \n\u2013 Pourtant les puces de chat ne vont pas apr\u00e8s le \nmonde. \n\u2013 Ce n\u2019est pas l\u2019embarras, les chiens, c\u2019est \ndangereux. Je me rappelle une ann\u00e9e o\u00f9 il y avait tant de chiens qu\u2019on a \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de le mettre dans les \njourna ux. C\u2019\u00e9tait du temps qu\u2019il y avait aux Tuileries \nde grands moutons qui tra\u00eenaient la petite voiture du \nroi de Rome. Vous rappelez -vous le roi de Rome? \n\u2013 Moi, j\u2019aimais bien le duc de Bordeaux. \n\u2013 Moi, j\u2019ai connu Louis XVII. J\u2019aime mieux Louis \nXVII. \n\u2013 C\u2019est la viande qui est ch\u00e8re, mame Patagon! \n\u2013 Ah! ne m\u2019en parlez pas, la boucherie est une \nhorreur. Une horreur horrible. On n\u2019a plus que de la \nr\u00e9jouissance. \nIci la chiffonni\u00e8re intervint : \n\u2013 Mesdames, le commerce ne va pas. Les tas \nd\u2019ordures sont minables . On ne jette plus rien. On \nmange tout. \n\u2013 Il y en a de plus pauvres que vous, la \nVargoul\u00eame. \n\u2013 Ah, \u00e7a c\u2019est vrai, r\u00e9pondit la chiffonni\u00e8re avec \nd\u00e9f\u00e9rence, moi j\u2019ai un \u00e9tat. \nIl y eut une pause, et la chiffonni\u00e8re, c\u00e9dant \u00e0 ce \nbesoin d\u2019\u00e9talage qui est le fond de l\u2019homme, ajouta : \n\u2013 Le matin en rentrant, j\u2019\u00e9pluche l\u2019hotte, je fais \nmon treillage (probablement triage). \u00c7a fait des tas \ndans ma chambre. Je mets les chiffons dans un \npanier, les trognons dans un baquet, les linges dans mon placard, les lainages dans ma commode, les \nvieux papiers dans le coin de la fen\u00eatre, les choses \nbonnes \u00e0 manger dans mon \u00e9cuelle, les morceaux de \nverre dans la chemin\u00e9e, les savates derri\u00e8re la porte, \net les os sous mon lit. \nGavroche, arr\u00eat\u00e9 derri\u00e8re, \u00e9coutait. \n\u2013 Les vieilles , dit-il, qu\u2019est -ce que vous avez donc \u00e0 \nparler politique? \nUne bord\u00e9e l\u2019assaillit, compos\u00e9e d\u2019une hu\u00e9e \nquadruple. \n\u2013 En voil\u00e0 encore un sc\u00e9l\u00e9rat! \n\u2013 Qu\u2019est -ce qu\u2019il a donc \u00e0 son moignon? Un \npistolet! \n\u2013 Je vous demande un peu, ce gueux de m\u00f4me! \n\u2013 \u00c7a n\u2019es t pas tranquille si \u00e7a ne renverse pas \nl\u2019autorit\u00e9. \nGavroche, d\u00e9daigneux, se borna, pour toute \nrepr\u00e9saille, \u00e0 soulever le bout de son nez avec son \npouce en ouvrant sa main toute grande. \nLa chiffonni\u00e8re cria : \n\u2013 M\u00e9chant va -nu-pattes! \nCelle qui r\u00e9pondait au nom de mame Patagon \nfrappa ses deux mains l\u2019une contre l\u2019autre avec \nscandale : \u2013 Il va y avoir des malheurs, c\u2019est s\u00fbr. Le galopin \nd\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 qui a une barbiche, je le voyais passer tous \nles matins avec une jeunesse en bonnet rose sou s le \nbras, aujourd\u2019hui je l\u2019ai vu passer, il donnait le bras \u00e0 \nun fusil. Mame Bacheux dit qu\u2019il y a eu la semaine \npass\u00e9e une r\u00e9volution \u00e0... \u00e0... \u00e0... \u2013 o\u00f9 est le veau! \u2013 \u00e0 \nPontoise. Et puis le voyez -vous l\u00e0 avec un pistolet, \ncette horreur de polisson! Il para\u00eet qu\u2019il y a des \ncanons tout plein les C\u00e9lestins. Comment voulez -\nvous que fasse le gouvernement avec des garnements \nqui ne savent qu\u2019inventer pour d\u00e9ranger le monde, \nquand on commen\u00e7ait \u00e0 \u00eatre un peu tranquille apr\u00e8s \ntous les malheurs qu\u2019il y a eu, bon Dieu Seigneur, \ncette pauvre reine que j\u2019ai vue passer dans la \ncharrette! Et tout \u00e7a va encore faire rench\u00e9rir le \ntabac. C\u2019est une infamie! et certainement j\u2019irai te voir \nguillotiner, malfaiteur. \n\u2013 Tu renifles, mon ancienne, dit Gavroche. \nMouche ton promo ntoire. \nEt il passa outre. \nQuand il fut rue Pav\u00e9e, la chiffonni\u00e8re lui revint \u00e0 \nl\u2019esprit et il eut ce soliloque : \n\u2013 Tu as tort d\u2019insulter les r\u00e9volutionnaires, m\u00e8re \nCoin -de-la-Borne. Ce pistolet -l\u00e0, c\u2019est dans ton int\u00e9r\u00eat. C\u2019est pour que tu aies dans ta hotte plus de \nchoses bonnes \u00e0 manger. \nTout \u00e0 coup il entendit du bruit derri\u00e8re lui; c\u2019\u00e9tait \nla porti\u00e8re Patagon qui l\u2019avait suivi, et qui, de loin, lui \nmontrait le poing en criant : \n\u2013 Tu n\u2019es qu\u2019un b\u00e2tard! \n\u2013 \u00c7a, dit Gavroche, je m\u2019en fiche d\u2019une mani\u00e8 re \nprofonde. \nPeu apr\u00e8s, il passait devant l\u2019h\u00f4tel Lamoignon. L\u00e0 \nil poussa cet appel : \n\u2013 En route pour la bataille! \nEt il fut pris d\u2019un acc\u00e8s de m\u00e9lancolie. Il regarda \nson pistolet d\u2019un air de reproche qui semblait essayer \nde l\u2019attendrir. \n\u2013 Je pars, lui dit-il, mais toi tu ne pars pas. \nUn chien peut distraire d\u2019un autre. Un caniche tr\u00e8s \nmaigre vint \u00e0 passer. Gavroche s\u2019apitoya. \n\u2013 Mon pauvre toutou, lui dit -il, tu as donc aval\u00e9 un \ntonneau qu\u2019on te voit tous les cerceaux. \nPuis il se dirigea vers l\u2019Orme -Saint -Gervais. \n \n \n \n \nIV, 11, 3 \n \n \n \n \n \nJuste indignation d\u2019un perruquier \n \n \n \n \n \n \nLe digne perruquier qui avait chass\u00e9 les deux petits \nauxquels Gavroche avait ouvert l\u2019intestin paternel de \nl\u2019\u00e9l\u00e9phant, \u00e9tait en ce moment dans sa boutique \noccup\u00e9 \u00e0 raser un vieux soldat l\u00e9gionnaire qui avait \nservi sous l\u2019empire. On causait. Le perruquier a vait \nnaturellement parl\u00e9 au v\u00e9t\u00e9ran de l\u2019\u00e9meute, puis du \ng\u00e9n\u00e9ral Lamarque, et de Lamarque on \u00e9tait venu \u00e0 \nl\u2019empereur. De l\u00e0 une conversation de barbier \u00e0 soldat, que Prudhomme, s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 pr\u00e9sent, e\u00fbt \nenrichie d\u2019arabesques, et qu\u2019il e\u00fbt intitul\u00e9e : Dialo gue \ndu rasoir et du sabre . \n\u2013 Monsieur, disait le perruquier, comment \nl\u2019empereur montait -il \u00e0 cheval? \n\u2013 Mal. Il ne savait pas tomber. Aussi il ne tombait \njamais. \n\u2013 Avait -il de beaux chevaux? il devait avoir de \nbeaux chevaux? \n\u2013 Le jour o\u00f9 il m\u2019a donn\u00e9 la croix, j\u2019ai remarqu\u00e9 sa \nb\u00eate. C\u2019\u00e9tait une jument coureuse, toute blanche. Elle \navait les oreilles tr\u00e8s \u00e9cart\u00e9es, la selle profonde, une \nfine t\u00eate marqu\u00e9e d\u2019une \u00e9toile noire, le cou tr\u00e8s long, \nles genoux fortement articul\u00e9s, les c\u00f4tes saillantes, les \n\u00e9paul es obliques, l\u2019arri\u00e8re -main puissante. Un peu \nplus de quinze palmes de haut. \n\u2013 Joli cheval, fit le perruquier. \n\u2013 C\u2019\u00e9tait la b\u00eate de sa majest\u00e9. \nLe perruquier sentit qu\u2019apr\u00e8s ce mot, un peu de \nsilence \u00e9tait convenable, il s\u2019y conforma, puis reprit : \n\u2013 L\u2019empereur n\u2019a \u00e9t\u00e9 bless\u00e9 qu\u2019une fois, n\u2019est -ce \npas, monsieur? \nLe vieux soldat r\u00e9pondit avec l\u2019accent calme et \nsouverain de l\u2019homme qui y a \u00e9t\u00e9 : \u2013 Au talon. A Ratisbonne. Je ne l\u2019ai jamais vu si \nbien mis que ce jour -l\u00e0. Il \u00e9tait propre comme un \nsou. \n\u2013 Et vous, monsieur le v\u00e9t\u00e9ran, vous avez d\u00fb \u00eatre \nsouvent bless\u00e9? \n\u2013 Moi? dit le soldat, ah! pas grand\u2019chose. J\u2019ai re\u00e7u \u00e0 \nMarengo deux coups de sabre sur la nuque, une balle \ndans le bras droit \u00e0 Austerlitz, une autre dans la \nhanche gauche \u00e0 I\u00e9na, \u00e0 Friedland un coup de \nbayonnette \u2013 l\u00e0, \u2013 \u00e0 la Moskowa sept ou huit coups \nde lance n\u2019importe o\u00f9, \u00e0 Lutzen un \u00e9clat d\u2019obus qui \nm\u2019a \u00e9cras\u00e9 un doigt... \u2013 Ah! et puis \u00e0 Waterloo un \nbiscayen dans la cuisse. Voil\u00e0 tout. \n\u2013 Comme c\u2019est beau, s\u2019\u00e9cria le perruquier avec un \naccent pindarique, de mourir sur le champ de bataille! \nMoi, parole d\u2019honneur, plut\u00f4t que de crever sur le \ngrabat, de maladie, lentement, un peu tous les jours, \navec les drogues, les cataplasmes, la seringue et la \nm\u00e9decine, j\u2019aimerais mieux recevoir dans le ve ntre un \nboulet de canon! \n\u2013 Vous n\u2019\u00eates pas d\u00e9go\u00fbt\u00e9, fit le soldat. \nIl achevait \u00e0 peine qu\u2019un effroyable fracas \u00e9branla \nla boutique. Une vitre de la devanture venait de \ns\u2019\u00e9toiler brusquement. \nLe perruquier devint bl\u00eame. \u2013 Ah Dieu! cria -t-il, c\u2019en est un! \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Un boulet de canon. \n\u2013 Le voici, dit le soldat. \nEt il ramassa quelque chose qui roulait \u00e0 terre. \nC\u2019\u00e9tait un caillou. \nLe perruquier courut \u00e0 sa vitre bris\u00e9e et vit \nGavroche qui s\u2019enfuyait \u00e0 toutes jambes vers le \nmarch\u00e9 Saint -Jean. En passant devant la boutique du \nperruquier, Gavroche, qui avait les deux m\u00f4mes sur \nle c\u0153ur, n\u2019avait pu r\u00e9sister au d\u00e9sir de lui dire \nbonjour, et lui avait jet\u00e9 une pierre dans ses carreaux. \n\u2013 Voyez -vous! hurla le perruquier qui de blanc \n\u00e9tait devenu bleu, cela fait le mal pour le mal. Qu\u2019est -\nce qu\u2019on lui a fait \u00e0 ce gamin -l\u00e0? \n \n \n \n \nIV, 11, 4 \n \n \n \n \n \nL\u2019enfant s\u2019\u00e9tonne du vieillard \n \n \n \n \n \n \nCependant Gavroche au march\u00e9 Saint -Jean, dont \nle poste \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 d\u00e9sarm\u00e9, venait \u2013 d\u2019op\u00e9rer sa \njonction \u2013 avec une bande conduite par Enjolras, \nCourfeyrac, Combeferre et Feuilly. Ils \u00e9taient \u00e0 peu \npr\u00e8s arm\u00e9s. Bahorel et Jean Prouvaire les avaient \nretrouv\u00e9 s et grossissaient le groupe. Enjolras avait un \nfusil de chasse \u00e0 deux coups, Combeferre un fusil de \ngarde national portant un num\u00e9ro de l\u00e9gion, et dans sa ceinture deux pistolets que sa redingote \nd\u00e9boutonn\u00e9e laissait voir, Jean Prouvaire un vieux \nmousquet on de cavalerie, Bahorel une carabine; \nCourfeyrac agitait une canne \u00e0 \u00e9p\u00e9e d\u00e9gain\u00e9e. Feuilly, \nun sabre nu au poing, marchait en avant en criant : \nVive la Pologne! \nIls arrivaient du quai Morland, sans cravates, sans \nchapeaux, essouffl\u00e9s, mouill\u00e9s par la pl uie, l\u2019\u00e9clair \ndans les yeux. Gavroche les aborda avec calme. \n\u2013 O\u00f9 allons -nous? \n\u2013 Viens, dit Courfeyrac. \nDerri\u00e8re Feuilly marchait, ou plut\u00f4t bondissait \nBahorel, poisson dans l\u2019eau de l\u2019\u00e9meute. Il avait un \ngilet cramoisi et de ces mots qui cassent tout. Son \ngilet bouleversa un passant qui cria tout \u00e9perdu : \n\u2013 Voil\u00e0 les rouges! \n\u2013 Le rouge, les rouges! r\u00e9pliqua Bahorel. Dr\u00f4le de \npeur, bourgeois. Quant \u00e0 moi, je ne tremble point \ndevant un coquelicot, le petit chaperon rouge ne \nm\u2019inspire aucune \u00e9pouvante. B ourgeois, croyez -moi, \nlaissons la peur du rouge aux b\u00eates \u00e0 cornes. \nIl avisa un coin de mur o\u00f9 \u00e9tait placard\u00e9e la plus \npacifique feuille de papier du monde, une permission \nde manger des \u0153ufs, un mandement de car\u00eame \nadress\u00e9 par l\u2019archev\u00eaque de Paris \u00e0 ses \u00abouailles\u00bb. Bahorel s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Ouailles; mani\u00e8re polie de dire oies. \nEt il arracha du mur le mandement. Ceci conquit \nGavroche. A partir de cet instant, Gavroche se mit \u00e0 \n\u00e9tudier Bahorel. \n\u2013 Bahorel, observa Enjolras, tu as tort. Tu aurais \nd\u00fb laisser ce mandement tranquille, ce n\u2019est pas \u00e0 lui \nque nous avons affaire, tu d\u00e9penses inutilement de la \ncol\u00e8re. Garde ta provision. On ne fait pas feu hors \ndes rangs, pas plus avec l\u2019\u00e2me qu\u2019avec le fusil. \n\u2013 Chacun son genre, Enjolras, riposta Bahorel. \nCette prose d\u2019\u00e9v\u00eaque me choque, je veux manger des \n\u0153ufs sans qu\u2019on me le permette. Toi tu as le genre \nfroid br\u00fblant; moi je m\u2019amuse. D\u2019ailleurs je ne me \nd\u00e9pense pas, je prends de l\u2019\u00e9lan; et si j\u2019ai d\u00e9chir\u00e9 ce \nmandement, Hercle! c\u2019est pour me mettre en app\u00e9tit. \nCe mo t, Hercle , frappa Gavroche. Il cherchait \ntoutes les occasions de s\u2019instruire et ce d\u00e9chireur \nd\u2019affiches -l\u00e0 avait son estime. Il lui demanda : \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela veut dire, Hercle ? \nBahorel r\u00e9pondit : \n\u2013 Cela veut dire sacr\u00e9 nom d\u2019un chien en latin. \nIci Bahorel reconnut \u00e0 une fen\u00eatre un jeune \nhomme p\u00e2le \u00e0 barbe noire qui les regardait passer, \nprobablement un Ami de l\u2019A B C. Il lui cria : \u2013 Vite, des cartouches! para bellum . \n\u2013 Bel homme! c\u2019est vrai, dit Gavroche qui \nmaintenant comprenait le latin. \nUn c ort\u00e9ge tumultueux les accompagnait, \n\u00e9tudiants, artistes, jeunes gens affili\u00e9s \u00e0 la Cougourde \nd\u2019Aix, ouvriers, gens du port, arm\u00e9s de b\u00e2tons et de \nbayonnettes, quelques -uns, comme Combeferre, avec \ndes pistolets entr\u00e9s dans leurs pantalons. Un vieillard, \nqui paraissait tr\u00e8s vieux, marchait dans cette bande. Il \nn\u2019avait point d\u2019arme, et se h\u00e2tait pour ne point rester \nen arri\u00e8re, quoiqu\u2019il e\u00fbt l\u2019air pensif. Gavroche \nl\u2019aper\u00e7ut : \n\u2013 Keksek\u00e7a? dit -il \u00e0 Courfeyrac. \n\u2013 C\u2019est un vieux. \nC\u2019\u00e9tait M. Mabeuf. \n \n \n \n \nIV, 11, 5 \n \n \n \n \n \nLe vieillard \n \n \n \n \n \n \nDisons ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9. \nEnjolras et ses amis \u00e9taient sur le boulevard \nBourdon pr\u00e8s des greniers d\u2019abondance au moment \no\u00f9 les dragons avaient charg\u00e9. Enjolras, Courfeyrac et \nCombeferre \u00e9taient de ceux qui avaient pris par la rue \nBassompierre en criant : Aux barricades! Rue \nLesdigui\u00e8res ils avaient rencontr\u00e9 un vieillard qui \ncheminait. Ce qui avait appel\u00e9 leur attention, c\u2019est que ce bonhomme marchait en zigzag comme s\u2019il \n\u00e9tait ivre. En outre il avait son chapeau \u00e0 la main, \nquoiqu\u2019il e\u00fbt plu toute la matin\u00e9e et qu\u2019il pl\u00fbt assez \nfort en ce moment -l\u00e0 m\u00eame. Courfeyrac avait \nreconnu le p\u00e8re Mabeuf. Il le connaissait pour avoir \nmaintes fois accompagn\u00e9 Marius jusqu\u2019\u00e0 sa porte. \nSachant les habitudes paisibles et plus que timides du \nvieux marguillier bouquiniste, et stup\u00e9fait de le voir \nau milieu de ce tumulte, \u00e0 deux pas des charges de \ncavalerie, presque au milieu d\u2019une fusillade, d\u00e9coiff\u00e9 \nsous la pluie et se promenant parmi les balles, il \nl\u2019avait abord\u00e9, et l\u2019\u00e9meutier de vingt -cinq ans et \nl\u2019octog\u00e9naire avaient \u00e9chang\u00e9 ce dialogue : \n\u2013 Monsieur Mabeuf, rentrez chez vous. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Il va y avoir du tapage. \n\u2013 C\u2019est bon. \n\u2013 Des coups de sabre, des coups de fusil, \nmonsieur Mabeuf. \n\u2013 C\u2019est bon. \n\u2013 Des coups de canon. \n\u2013 C\u2019est bon. O\u00f9 allez -vous, vous autres? \n\u2013 Nous allons flanquer le gouvernement par terre. \n\u2013 C\u2019est bon. Et il s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 les suivre. Depuis ce moment -l\u00e0, \nil n\u2019avait pas prononc\u00e9 une parole. Son pas \u00e9tait \ndevenu ferme tout \u00e0 coup, des ouvriers lui avaient \noffert le bras, il avait refus\u00e9 d\u2019un signe de t\u00eate. Il \ns\u2019avan\u00e7ait presque au premier rang de la colonn e, \nayant tout \u00e0 la fois le mouvement d\u2019un homme qui \nmarche et le visage d\u2019un homme qui dort. \n\u2013 Quel bonhomme enrag\u00e9! murmuraient les \n\u00e9tudiants. Le bruit courait dans l\u2019attroupement que \nc\u2019\u00e9tait \u2013 un ancien conventionnel, \u2013 un vieux \nr\u00e9gicide. Le rassembleme nt avait pris par la rue de la \nVerrerie. \nLe petit Gavroche marchait en avant avec ce chant \n\u00e0 tue -t\u00eate qui faisait de lui une esp\u00e8ce de clairon. Il \nchantait : \n \nVoici la lune qui para\u00eet, \nQuand irons -nous dans la for\u00eat? \nDemandait Charlot \u00e0 Charlotte. \n \nTou tou tou \nPour Chatou. \nJe n\u2019ai qu\u2019un Dieu, qu\u2019un roi, qu\u2019un liard et qu\u2019une botte. \n \nPour avoir bu de grand matin \nLa ros\u00e9e \u00e0 m\u00eame le thym, \nDeux moineaux \u00e9taient en ribote. \n Zi zi zi \nPour Passy. \nJe n\u2019ai qu\u2019un Dieu, qu\u2019un roi, qu\u2019un liard et qu\u2019un e botte. \n \nEt ces deux pauvres petits loups \nComme deux grives \u00e9taient so\u00fbls; \nUn tigre en riait dans sa grotte. \n \nDon don don \nPour Meudon. \nJe n\u2019ai qu\u2019un Dieu, qu\u2019un roi, qu\u2019un liard et qu\u2019une botte. \n \nL\u2019un jurait et l\u2019autre sacrait. \nQuand irons -nous dans la for\u00eat? \nDemandait Charlot \u00e0 Charlotte. \n \nTin tin tin \nPour Pantin. \nJe n\u2019ai qu\u2019un Dieu, qu\u2019un roi, qu\u2019un liard et qu\u2019une botte. \n \nIls se dirigeaient vers Saint -Merry. \n \n \n \n \nIV, 11, 6 \n \n \n \n \n \nRecrues \n \n \n \n \n \nLa bande grossissait \u00e0 chaque instant. Vers la rue \ndes Billettes, un homme de haute taille, grisonnant, \ndont Courfeyrac, Enjolras et Combeferre \nremarqu\u00e8rent la mine rude et hardie, mais qu\u2019aucun \nd\u2019eux ne connaissait, se joignit \u00e0 eux. Gavroche \noccup\u00e9 de ch anter, de siffler, de bourdonner, d\u2019aller \nen avant, et de cogner aux volets des boutiques avec \nla crosse de son pistolet sans chien, ne fit pas \nattention \u00e0 cet homme. Il se trouva que, rue de la Verrerie, ils pass\u00e8rent \ndevant la porte de Courfeyrac. \n\u2013 Cela se trouve bien, dit Courfeyrac, j\u2019ai oubli\u00e9 \nma bourse, et j\u2019ai perdu mon chapeau. Il quitta \nl\u2019attroupement et monta chez lui quatre \u00e0 quatre. Il \nprit un vieux chapeau et sa bourse. Il prit aussi un \nassez grand coffre carr\u00e9 de la dimension d\u2019une grosse \nvalise qui \u00e9tait cach\u00e9 dans son linge sale. Comme il \nredescendait en courant, la porti\u00e8re le h\u00e9la. \n\u2013 Monsieur de Courfeyrac! \n\u2013 Porti\u00e8re, comment vous appelez -vous? riposta \nCourfeyrac. \nLa porti\u00e8re demeura \u00e9bahie. \n\u2013 Mais vous le savez bien, je suis la con cierge, je \nme nomme la m\u00e8re Veuvain. \n\u2013 Eh bien, si vous m\u2019appelez encore monsieur de \nCourfeyrac, je vous appelle m\u00e8re de Veuvain. \nMaintenant, parlez, qu\u2019y a -t-il? qu\u2019est -ce? \n\u2013 Il y a l\u00e0 quelqu\u2019un qui veut vous parler. \n\u2013 Qui \u00e7a? \n\u2013 Je ne sais pas. \n\u2013 O\u00f9 \u00e7a? \n\u2013 Dans ma loge. \n\u2013 Au diable! fit Courfeyrac. \u2013 Mais \u00e7a attend depuis plus d\u2019une heure que vous \nrentriez! reprit la porti\u00e8re. \nEn m\u00eame temps, une esp\u00e8ce de jeune ouvrier, \nmaigre, bl\u00eame, petit, marqu\u00e9 de taches de rousseur, \nv\u00eatu d\u2019une blouse trou\u00e9e et d\u2019un pantalon de velours \n\u00e0 c\u00f4tes rapi\u00e9c\u00e9, et qui avait plut\u00f4t l\u2019air d\u2019une fille \naccoutr\u00e9e en gar\u00e7on que d\u2019un homme, sortit de la \nloge et dit \u00e0 Courfeyrac d\u2019une voix qui, par exemple, \nn\u2019\u00e9tait pas le moins du monde une voix de femme : \n\u2013 Monsieur Marius, s\u2019 il vous pla\u00eet? \n\u2013 Il n\u2019y est pas. \n\u2013 Rentrera -t-il ce soir? \n\u2013 Je n\u2019en sais rien. \nEt Courfeyrac ajouta : \u2013 Quant \u00e0 moi, je ne \nrentrerai pas. \nLe jeune homme le regarda fixement et lui \ndemanda : \n\u2013 Pourquoi cela? \n\u2013 Parce que. \n\u2013 O\u00f9 allez -vous donc? \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela te fait? \n\u2013 Voulez -vous que je vous porte votre coffre? \n\u2013 Je vais aux barricades. \n\u2013 Voulez -vous que j\u2019aille avec vous? \u2013 Si tu veux! r\u00e9pondit Courfeyrac. La rue est libre, \nles pav\u00e9s sont \u00e0 tout le monde. \nEt il s\u2019\u00e9chappa en courant pour rejoindre ses amis. \nQuand il les eut rejoints, il donna le coffre \u00e0 porter \u00e0 \nl\u2019un d\u2019eux. Ce ne fut qu\u2019un grand quart d\u2019heure apr\u00e8s \nqu\u2019il s\u2019aper\u00e7ut que le jeune homme les avait en effet \nsuivis. \nUn attroupement ne va pas pr\u00e9cis\u00e9ment o\u00f9 il veut. \nNous av ons expliqu\u00e9 que c\u2019est un coup de vent qui \nl\u2019emporte. Ils d\u00e9pass\u00e8rent Saint -Merry et se \ntrouv\u00e8rent sans trop savoir comment rue Saint -\nDenis. \n \n \n \n \nLIVRE DOUZI\u00c8ME \n \n \nCORINTHE \n \n \n \n \nIV, 12, 1 \n \n \n \n \nHistoire de Corinthe \ndepuis sa fondation \n \n \n \n \nLes parisiens qui aujourd\u2019hui, en entrant dans la \nrue Rambuteau du c\u00f4t\u00e9 des halles, remarquent \u00e0 leur \ndroite, vis -\u00e0-vis la rue Mond\u00e9tour, une boutique de \nvannier ayant pour enseigne un panier qui a la forme \nde l\u2019empereur Napol\u00e9on le Grand avec cette \ninscri ption : \n \nNAPOL \u00c9ON EST FAIT \nTOUT EN OSIER . \n ne se doutent gu\u00e8re des sc\u00e8nes terribles que ce m\u00eame \nemplacement a vues il y a \u00e0 peine trente ans. \nC\u2019est l\u00e0 qu\u2019\u00e9taient la rue de la Chanvrerie, que les \nanciens titres \u00e9crivent Chanverrerie, et le cabaret \nc\u00e9l\u00e8b re appel\u00e9 Corinthe. \nOn se rappelle tout ce qui a \u00e9t\u00e9 dit sur la barricade \n\u00e9lev\u00e9e en cet endroit et \u00e9clips\u00e9e d\u2019ailleurs par la \nbarricade Saint -Merry. C\u2019est sur cette fameuse \nbarricade de la rue de la Chanvrerie, aujourd\u2019hui \ntomb\u00e9e dans une nuit profonde, q ue nous allons jeter \nun peu de lumi\u00e8re. \nQu\u2019on nous permette de recourir, pour la clart\u00e9 du \nr\u00e9cit, au moyen simple d\u00e9j\u00e0 employ\u00e9 par nous pour \nWaterloo. Les personnes qui voudront se repr\u00e9senter, \nd\u2019une mani\u00e8re assez exacte, les p\u00e2t\u00e9s de maisons qui \nse dress aient \u00e0 cette \u00e9poque, pr\u00e8s la pointe Saint -\nEustache, \u00e0 l\u2019angle nord -est des halles de Paris, o\u00f9 est \naujourd\u2019hui l\u2019embouchure de la rue Rambuteau, n\u2019ont \nqu\u2019\u00e0 se figurer, touchant la rue Saint -Denis par le \nsommet et par la base les halles, une N dont les deu x \njambages verticaux seraient la rue de la Grande -\nTruanderie et la rue de la Chanvrerie et dont la rue de \nla Petite -Truanderie ferait le jambage transversal. La \nvieille rue Mond\u00e9tour coupait les trois jambages \nselon les angles les plus tortus. Si bien que l\u2019enchev\u00eatrement d\u00e9dal\u00e9en de ces quatre rues suffisait \npour faire, sur un espace de cent toises carr\u00e9es, entre \nles halles et la rue Saint -Denis d\u2019une part, entre la rue \ndu Cygne et la rue des Pr\u00eacheurs d\u2019autre part, sept \n\u00eelots de maisons, bizarrement taill \u00e9s, de grandeurs \ndiverses, pos\u00e9s de travers et comme au hasard, et \ns\u00e9par\u00e9s \u00e0 peine, ainsi que les blocs de pierre dans le \nchantier, par des fentes \u00e9troites. \nNous disons fentes \u00e9troites, et nous ne pouvons \npas donner une plus juste id\u00e9e de ces ruelles \nobscures, resserr\u00e9es, anguleuses, bord\u00e9es de masures \n\u00e0 huit \u00e9tages. Ces masures \u00e9taient si d\u00e9cr\u00e9pites que, \ndans les rues de la Chanvrerie et de la Petite -\nTruanderie, les fa\u00e7ades s\u2019\u00e9tayaient de poutres allant \nd\u2019une maison \u00e0 l\u2019autre. La rue \u00e9tait \u00e9troite et le \nruisseau large, le passant y cheminait sur le pav\u00e9 \ntoujours mouill\u00e9, c\u00f4toyant des boutiques pareilles \u00e0 \ndes caves, de grosses bornes cercl\u00e9es de fer, des tas \nd\u2019ordures excessifs, des portes d\u2019all\u00e9es arm\u00e9es \nd\u2019\u00e9normes grilles s\u00e9culaires. La rue Rambuteau a \nd\u00e9vast\u00e9 tout cela. \nCe nom, Mond\u00e9tour, peint \u00e0 merveille les \nsinuosit\u00e9s de toute cette voirie. Un peu plus loin, on \nles trouvait encore mieux exprim\u00e9es par la rue Pirouette \nqui se jetait dans la rue Mond\u00e9tour. Le passant qui s\u2019engageait de la rue Saint -Deni s \ndans la rue de la Chanvrerie la voyait peu \u00e0 peu se \nr\u00e9tr\u00e9cir devant lui comme s\u2019il f\u00fbt entr\u00e9 dans un \nentonnoir allong\u00e9. Au bout de la rue, qui \u00e9tait fort \ncourte, il trouvait le passage barr\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 des Halles \npar une haute rang\u00e9e de maisons, et il se f\u00fb t cru dans \nun cul -de-sac, s\u2019il n\u2019e\u00fbt aper\u00e7u \u00e0 droite et \u00e0 gauche \ndeux tranch\u00e9es noires par o\u00f9 il pouvait s\u2019\u00e9chapper. \nC\u2019\u00e9tait la rue Mond\u00e9tour, laquelle allait rejoindre d\u2019un \nc\u00f4t\u00e9 la rue des Pr\u00eacheurs, de l\u2019autre la rue du Cygne \net la Petite -Truanderie. Au fond de cette esp\u00e8ce de \ncul-de-sac, \u00e0 l\u2019angle de la tranch\u00e9e de droite, on \nremarquait une maison moins \u00e9lev\u00e9e que les autres et \nformant une sorte de cap sur la rue. \nC\u2019est dans cette maison, de deux \u00e9tages seulement, \nqu\u2019\u00e9tait all\u00e9grement install\u00e9 depuis tr ois cents ans un \ncabaret illustre. Ce cabaret faisait un bruit de joie au \nlieu m\u00eame que le vieux Th\u00e9ophile a signal\u00e9 dans ces \ndeux vers : \n \nL\u00e0 branle le squelette horrible \nD\u2019un pauvre amant qui se pendit. \n \nL\u2019endroit \u00e9tant bon, les cabaretiers s\u2019y succ\u00e9daient \nde p\u00e8re en fils. Du temps de Mathurin R\u00e9gnier, ce cabaret \ns\u2019appelait le Pot -aux-Roses , et comme la mode \u00e9tait aux \nr\u00e9bus, il avait pour enseigne un poteau peint en rose. \nAu si\u00e8cle dernier, le digne Natoi re, l\u2019un des ma\u00eetres \nfantasques aujourd\u2019hui d\u00e9daign\u00e9s par l\u2019\u00e9cole roide, \ns\u2019\u00e9tant gris\u00e9 plusieurs fois dans ce cabaret \u00e0 la table \nm\u00eame o\u00f9 s\u2019\u00e9tait so\u00fbl\u00e9 R\u00e9gnier, avait peint par \nreconnaissance une grappe de raisin de Corinthe sur \nle poteau rose. Le cabaretie r, de joie, en avait chang\u00e9 \nson enseigne et avait fait dorer au -dessous de la \ngrappe ces mots : au Raisin de Corinthe . De l\u00e0 ce nom, \nCorinthe . Rien n\u2019est plus naturel aux ivrognes que les \nellipses. L\u2019ellipse est le zigzag de la phrase. Corinthe \navait peu \u00e0 peu d\u00e9tr\u00f4n\u00e9 le Pot -aux-Roses. Le dernier \ncabaretier de la dynastie, le p\u00e8re Hucheloup, ne \nsachant m\u00eame plus la tradition, avait fait peindre le \npoteau en bleu. \nUne salle en bas o\u00f9 \u00e9tait le comptoir, une salle au \npremier o\u00f9 \u00e9tait le billard, un escalier d e bois en \nspirale per\u00e7ant le plafond, le vin sur les tables, la \nfum\u00e9e sur les murs, des chandelles en plein jour, \nvoil\u00e0 quel \u00e9tait le cabaret. Un escalier \u00e0 trappe dans la \nsalle d\u2019en bas conduisait \u00e0 la cave. Au second \u00e9tait le \nlogis des Hucheloup. On y mo ntait par un escalier, \n\u00e9chelle plut\u00f4t qu\u2019escalier, n\u2019ayant pour entr\u00e9e qu\u2019une porte d\u00e9rob\u00e9e dans la grande salle du premier. Sous \nle toit, deux greniers mansardes, nids de servantes. La \ncuisine partageait le rez -de-chauss\u00e9e avec la salle du \ncomptoir. \nLe p \u00e8re Hucheloup \u00e9tait peut -\u00eatre n\u00e9 chimiste, le \nfait est qu\u2019il fut cuisinier; on ne buvait pas seulement \ndans son cabaret, on y mangeait. Hucheloup avait \ninvent\u00e9 une chose excellente qu\u2019on ne mangeait que \nchez lui, c\u2019\u00e9taient des carpes farcies qu\u2019il appelait \ncarpes au gras . On mangeait cela \u00e0 la lueur d\u2019une \nchandelle de suif ou d\u2019un quinquet du temps de Louis \nXVI sur des tables o\u00f9 \u00e9tait clou\u00e9e une toile cir\u00e9e en \nguise de nappe. On y venait de loin. Hucheloup, un \nbeau matin, avait jug\u00e9 \u00e0 propos d\u2019avertir les p assants \nde sa \u00absp\u00e9cialit\u00e9\u00bb; il avait tremp\u00e9 un pinceau dans un \npot de noir, et comme il avait une orthographe \u00e0 lui, \nde m\u00eame qu\u2019une cuisine \u00e0 lui, il avait improvis\u00e9 sur \nson mur cette inscription remarquable : \n \nCARPES HOGRAS \n \nUn hiver, les averses et le s giboul\u00e9es avaient eu la \nfantaisie d\u2019effacer l\u2019S qui terminait le premier mot et \nle G qui commen\u00e7ait le troisi\u00e8me; il \u00e9tait rest\u00e9 ceci : \n \nCARPE HO RAS \n Le temps et la pluie aidant, une humble annonce \ngastronomique \u00e9tait devenue un conseil profond. \nDe la sorte il s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9 que, ne sachant pas le \nfran\u00e7ais, le p\u00e8re Hucheloup avait su le latin, qu\u2019il avait \nfait sortir de la cuisine la philosophie, et que, voulant \nsimplement effacer Car\u00eame, il avait \u00e9gal\u00e9 Horace. Et \nce qui \u00e9tait frappant, c\u2019est que ce la aussi voulait dire : \nentrez dans mon cabaret. \nRien de tout cela n\u2019existe aujourd\u2019hui. Le d\u00e9dale \nMond\u00e9tour \u00e9tait \u00e9ventr\u00e9 et largement ouvert d\u00e8s \n1847, et probablement n\u2019est plus \u00e0 l\u2019heure qu\u2019il est. \nLa rue de la Chanvrerie et Corinthe ont disparu sous \nle pav\u00e9 de la rue Rambuteau. \nComme nous l\u2019avons dit, Corinthe \u00e9tait un des \nlieux de r\u00e9union, sinon de ralliement, de Courfeyrac \net de ses amis. C\u2019est Grantaire qui avait d\u00e9couvert \nCorinthe. Il y \u00e9tait entr\u00e9 \u00e0 cause de carpe horas et y \n\u00e9tait retourn\u00e9 \u00e0 cause des carpes au gras. On y buvait, \non y mangeait, on y criait; on y payait peu, on y payait \nmal, on n\u2019y payait pas, on \u00e9tait toujours bienvenu. Le \np\u00e8re Hucheloup \u00e9tait un bon homme. \nHucheloup, bonhomme, nous venons de le dire, \n\u00e9tait un gargotier \u00e0 moustach es; vari\u00e9t\u00e9 amusante. Il \navait toujours la mine de mauvaise humeur, semblait \nvouloir intimider ses pratiques, bougonnait les gens qui entraient chez lui, et avait l\u2019air plus dispos\u00e9 \u00e0 leur \nchercher querelle qu\u2019\u00e0 leur servir la soupe. Et \npourtant, nous main tenons le mot, on \u00e9tait toujours \nbienvenu. Cette bizarrerie avait achaland\u00e9 sa \nboutique, et lui amenait des jeunes gens se disant : \nViens donc voir marronner le p\u00e8re Hucheloup. Il avait \n\u00e9t\u00e9 ma\u00eetre d\u2019armes. Tout \u00e0 coup il \u00e9clatait de rire. \nGrosse voix, bon diable. C\u2019\u00e9tait un fond comique \navec une apparence tragique; il ne demandait pas \nmieux que de vous faire peur, \u00e0 peu pr\u00e8s comme ces \ntabati\u00e8res qui ont la forme d\u2019un pistolet. La \nd\u00e9tonation \u00e9ternue. \nIl avait pour femme la m\u00e8re Hucheloup, un \u00eatre \nbarbu, for t laid. \nVers 1830, le p\u00e8re Hucheloup mourut. Avec lui \ndisparut le secret des carpes au gras. Sa veuve, peu \nconsolable, continua le cabaret. Mais la cuisine \nd\u00e9g\u00e9n\u00e9ra et devint ex\u00e9crable, le vin, qui avait toujours \n\u00e9t\u00e9 mauvais, fut affreux. Courfeyrac et se s amis \ncontinu\u00e8rent pourtant d\u2019aller \u00e0 Corinthe, \u2013 par pi\u00e9t\u00e9, \ndisait Bossuet. \nLa veuve Hucheloup \u00e9tait essouffl\u00e9e et difforme \navec des souvenirs champ\u00eatres. Elle leur \u00f4tait la \nfadeur par la prononciation. Elle avait une fa\u00e7on \u00e0 \nelle de dire les choses qui assaisonnait ses r\u00e9miniscences villageoises et printani\u00e8res. \u00c7\u2019avait \u00e9t\u00e9 \njadis son bonheur, affirmait -elle, d\u2019entendre \u00ables \nloups -de-gorge chanter dans les ogr\u00e9pines\u00bb. \nLa salle du premier, o\u00f9 \u00e9tait \u00ab le restaurant \u00bb, \u00e9tait \nune grande longue pi\u00e8ce encombr \u00e9e de tabourets, \nd\u2019escabeaux, de chaises, de bancs et de tables, et d\u2019un \nvieux billard boiteux. On y arrivait par l\u2019escalier en \nspirale qui aboutissait dans l\u2019angle de la salle \u00e0 un trou \ncarr\u00e9 pareil \u00e0 une \u00e9coutille de navire. \nCette salle, \u00e9clair\u00e9e d\u2019une seule fen\u00eatre \u00e9troite et \nd\u2019un quinquet toujours allum\u00e9, avait un air de galetas. \nTous les meubles \u00e0 quatre pieds se comportaient \ncomme s\u2019ils en avaient trois. Les murs blanchis \u00e0 la \nchaux n\u2019avaient pour tout ornement que ce quatrain \nen l\u2019honneur de mame Hu cheloup : \n \nElle \u00e9tonne \u00e0 dix pas, elle \u00e9pouvante \u00e0 deux. \nUne verrue habite en son nez hasardeux; \nOn tremble \u00e0 chaque instant qu\u2019elle ne vous la mouche, \nEt qu\u2019un beau jour son nez ne tombe dans sa bouche. \n \nCela \u00e9tait charbonn\u00e9 sur la muraille. \nMame Hucheloup, ressemblante, allait et venait du \nmatin au soir devant ce quatrain, avec une parfaite \ntranquillit\u00e9. Deux servantes, appel\u00e9es Matelotte et \nGibelotte, et auxquelles on n\u2019a jamais connu d\u2019autres noms, aidaient mame Hucheloup \u00e0 poser sur les \ntables les cruchons de vin bleu et les brouets vari\u00e9s \nqu\u2019on servait aux affam\u00e9s dans des \u00e9cuelles de \npoterie. Matelotte, grosse, ronde, rousse et criarde, \nancienne sultane favorite du d\u00e9funt Hucheloup, \u00e9tait \nlaide plus que n\u2019importe quel monstre mythologique ; \npourtant, comme il sied que la servante se tienne \ntoujours en arri\u00e8re de la ma\u00eetresse, elle \u00e9tait moins \nlaide que mame Hucheloup. Gibelotte, longue, \nd\u00e9licate, blanche d\u2019une blancheur lymphatique, les \nyeux cern\u00e9s, les paupi\u00e8res tombantes, toujours \n\u00e9puis\u00e9e et accabl\u00e9e, atteinte de ce qu\u2019on pourrait \nappeler la lassitude chronique, lev\u00e9e la premi\u00e8re, \ncouch\u00e9e la derni\u00e8re, servait tout le monde, m\u00eame \nl\u2019autre servante, en silence et avec douceur, en \nsouriant sous la fatigue d\u2019une sorte de vague sourire \nendormi. \nIl y avait un miroir au -dessus du comptoir. \nAvant de monter dans la salle restaurant on lisait \nsur l\u2019imposte vernie en noir de l\u2019escalier en spirale ce \nvers \u00e9crit \u00e0 la craie par Courfeyrac : \n \nR\u00e9gale si tu peux et mange si tu l\u2019oses. \n \n \n \n \nIV, 12, 2 \n \n \n \n \n \nGa\u00eet\u00e9s pr\u00e9alables \n \n \n \n \n \n \nLaigle de Meaux, on le sait, demeurait plut\u00f4t chez \nJoly qu\u2019ailleurs. Il avait un logis comme l\u2019oiseau a une \nbranche. Les deux amis vivaient ensemble, \nmangeaient ensemble, dormaient ensemble. Tout leur \n\u00e9tait commun, m\u00eame un peu Musichetta. Ils \u00e9taient \nce qu e, chez les fr\u00e8res chapeaux, on appelle bini. Le \nmatin du 5 juin, ils s\u2019en all\u00e8rent d\u00e9jeuner \u00e0 Corinthe. \nJoly, enchifren\u00e9, avait un fort coryza que Laigle commen\u00e7ait \u00e0 partager. L\u2019habit de Laigle \u00e9tait r\u00e2p\u00e9, \nmais Joly \u00e9tait bien mis. \nIl \u00e9tait environ neuf heures du matin quand ils \npouss\u00e8rent la porte de Corinthe. \nIls mont\u00e8rent au premier. \nMatelotte et Gibelotte les re\u00e7urent. \n\u2013 Hu\u00eetres, fromage et jambon, dit Laigle. \nEt ils s\u2019attabl\u00e8rent. \nLe cabaret \u00e9tait vide; il n\u2019y avait qu\u2019eux deux. \nGibelotte, rec onnaissant Joly et Laigle, mit une \nbouteille de vin sur la table. \nComme ils \u00e9taient aux premi\u00e8res hu\u00eetres, une t\u00eate \napparut \u00e0 l\u2019\u00e9coutille de l\u2019escalier, et une voix dit : \n\u2013 Je passais. J\u2019ai senti, de la rue, une d\u00e9licieuse \nodeur de fromage de Brie. J\u2019ent re. \nC\u2019\u00e9tait Grantaire. \nGrantaire prit un tabouret et s\u2019attabla. \nGibelotte, voyant Grantaire, mit deux bouteilles de \nvin sur la table. \nCela fit trois. \n\u2013 Est-ce que tu vas boire ces deux bouteilles? \ndemanda Laigle \u00e0 Grantaire. \nGrantaire r\u00e9pondit : \n\u2013 Tous sont ing\u00e9nieux, toi seul es ing\u00e9nu. Deux \nbouteilles n\u2019ont jamais \u00e9tonn\u00e9 un homme. Les autres avaient commenc\u00e9 par manger, \nGrantaire commen\u00e7a par boire. Une demi -bouteille \nfut vivement engloutie. \n\u2013 Tu as donc un trou \u00e0 l\u2019estomac? reprit Laigle. \n\u2013 Tu en as bien un au coude, dit Grantaire. \nEt, apr\u00e8s avoir vid\u00e9 son verre, il ajouta : \n\u2013 Ah \u00e7a, Laigle des oraisons fun\u00e8bres, ton habit \nest vieux. \n\u2013 Je l\u2019esp\u00e8re, repartit Laigle. Cela fait que nous \nfaisons bon m\u00e9nage, mon habit et moi. Il a pris tous \nmes pl is, il ne me g\u00eane en rien, il s\u2019est moul\u00e9 sur mes \ndifformit\u00e9s, il est complaisant \u00e0 tous mes \nmouvements; je ne le sens que parce qu\u2019il me tient \nchaud. Les vieux habits, c\u2019est la m\u00eame chose que les \nvieux amis. \n\u2013 C\u2019est vrai, s\u2019\u00e9cria Joly entrant dans le dialogue, \nun vieil habit est un vieil abi. \n\u2013 Surtout, dit Grantaire, dans la bouche d\u2019un \nhomme enchifren\u00e9. \n\u2013 Grantaire, demanda Laigle, viens -tu du \nboulevard? \n\u2013 Non. \n\u2013 Nous venons de voir passer la t\u00eate du cor t\u00e9ge, \nJoly et moi. \n\u2013 C\u2019est un spectacle berveilleux, dit Joly. \u2013 Comme cette rue est tranquille! s\u2019\u00e9cria Laigle. \nQui est -ce qui se douterait que Paris est sens dessus \ndessous? Comme on voit que c\u2019\u00e9tait jadis tout \ncouvents par ici! Du Breul et Sauval en d onnent la \nliste, et l\u2019abb\u00e9 Lebeuf. Il y en avait tout autour, \u00e7a \nfourmillait, des chauss\u00e9s, des d\u00e9chauss\u00e9s, des tondus, \ndes barbus, des gris, des noirs, des blancs, des \nfranciscains, des minimes, des capucins, des carmes, \ndes petits augustins, des grands a ugustins, des vieux \naugustins... \u2013 \u00c7a pullulait. \n\u2013 Ne parlons pas de moines, interrompit \nGrantaire, cela donne envie de se gratter. \nPuis il s\u2019exclama : \n\u2013 Bouh! je viens d\u2019avaler une mauvaise hu\u00eetre. \nVoil\u00e0 l\u2019hypocondrie qui me reprend. Les hu\u00eetres sont \ng\u00e2t\u00e9es, les servantes sont laides. Je hais l\u2019esp\u00e8ce \nhumaine. J\u2019ai pass\u00e9 tout \u00e0 l\u2019heure rue Richelieu \ndevant la grosse librairie publique. Ce tas d\u2019\u00e9cailles \nd\u2019hu\u00eetres qu\u2019on appelle une biblioth\u00e8que me d\u00e9go\u00fbte \nde penser. Que de papier! que d\u2019encre! que de \ngriffonnage! On a \u00e9crit tout \u00e7a! quel maroufle a donc \ndit que l\u2019homme \u00e9tait un bip\u00e8de sans plume? Et puis, \nj\u2019ai rencontr\u00e9 une jolie fille que je connais, belle \ncomme le printemps, digne de s\u2019appeler Flor\u00e9al, et \nravie, transport\u00e9e, heureuse, aux anges, la mis\u00e9 rable, parce que hier un \u00e9pouvantable banquier tigr\u00e9 de \npetite v\u00e9role a daign\u00e9 vouloir d\u2019elle! H\u00e9las! la femme \nguette le traitant non moins que le muguet; les \nchattes chassent aux souris comme aux oiseaux. Cette \ndonzelle, il n\u2019y a pas deux mois qu\u2019elle \u00e9ta it sage dans \nune mansarde, elle ajustait des petits ronds de cuivre \n\u00e0 des \u0153illets de corset, comment appelez -vous \u00e7a? \nelle cousait, elle avait un lit de sangle, elle demeurait \naupr\u00e8s d\u2019un pot de fleurs, elle \u00e9tait contente. La voil\u00e0 \nbanqui\u00e8re. Cette transf ormation s\u2019est faite cette nuit. \nJ\u2019ai rencontr\u00e9 cette victime ce matin, toute joyeuse. \nCe qui est hideux, c\u2019est que la dr\u00f4lesse \u00e9tait tout aussi \njolie aujourd\u2019hui qu\u2019hier. Son financier ne paraissait \npas sur sa figure. Les roses ont ceci de plus ou de \nmoin s que les femmes, que les traces que leur laissent \nles chenilles sont visibles. Ah! il n\u2019y a pas de morale \nsur la terre, j\u2019en atteste le myrte, symbole de l\u2019amour, \nle laurier, symbole de la guerre, l\u2019olivier, ce b\u00eata, \nsymbole de la paix, le pommier, qui a failli \u00e9trangler \nAdam avec son p\u00e9pin, et le figuier, grand -p\u00e8re des \njupons. Quant au droit, voulez -vous savoir ce que \nc\u2019est que le droit? Les Gaulois convoitent Cluse, \nRome prot\u00e8ge Cluse, et leur demande quel tort Cluse \nleur a fait. Brennus r\u00e9pond : \u2013 Le tort que vous a fait \nAlbe, le tort que vous a fait Fid\u00e8ne, le tort que vous ont fait les Eques, les Volsques et les Sabins. Ils \n\u00e9taient vos voisins. Les Clusiens sont les n\u00f4tres. \nNous entendons le voisinage comme vous. Vous \navez vol\u00e9 Albe, nous prenons Clus e. Rome dit : Vous \nne prendrez pas Cluse. Brennus prit Rome. Puis il \ncria : V\u00e6 victis! Voil\u00e0 ce qu\u2019est le droit. Ah! dans ce \nmonde, que de b\u00eates de proie! que d\u2019aigles! que \nd\u2019aigles! J\u2019en ai la chair de poule. \nIl tendit son verre \u00e0 Joly qui le remplit, pu is il but, \net poursuivit, sans presque avoir \u00e9t\u00e9 interrompu par \nce verre de vin dont personne ne s\u2019aper\u00e7ut, pas \nm\u00eame lui : \n\u2013 Brennus, qui prend Rome, est un aigle; le \nbanquier, qui prend la grisette, est un aigle. Pas plus \nde pudeur ici que l\u00e0. Donc ne cr oyons \u00e0 rien. Il n\u2019y a \nqu\u2019une r\u00e9alit\u00e9 : boire. Quelle que soit votre opinion, \nsoyez pour le coq maigre comme le canton d\u2019Uri ou \npour le coq gras comme le canton de Glaris, peu \nimporte, buvez. Vous me parlez du boulevard, du \ncort\u00e9ge, et c\u00e6tera. Ah \u00e7a, il va donc encore y avoir \nune r\u00e9volution? Cette indigence de moyens m\u2019\u00e9tonne \nde la part du bon Dieu. Il faut qu\u2019\u00e0 tout moment il se \nremette \u00e0 suifer la rainure des \u00e9v\u00e9nements. \u00c7a \naccroche, \u00e7a ne marche pas. Vite une r\u00e9volution. Le \nbon Dieu a toujours les mains noires de ce vilain cambouis -l\u00e0. A sa place, je serais plus simple, je ne \nremonterais pas \u00e0 chaque instant ma m\u00e9canique, je \nm\u00e8nerais le genre humain rondement, je tricoterais \nles faits maille \u00e0 maille sans casser le fil, je n\u2019aurais \npoint d\u2019en -cas, je n\u2019au rais pas de r\u00e9pertoire \nextraordinaire. Ce que vous autres appelez le progr\u00e8s \nmarche par deux moteurs, les hommes et les \n\u00e9v\u00e9nements. Mais, chose triste, de temps en temps \nl\u2019exceptionnel est n\u00e9cessaire. Pour les \u00e9v\u00e9nements \ncomme pour les hommes, la troupe or dinaire ne \nsuffit pas; il faut parmi les hommes des g\u00e9nies, et \nparmi les \u00e9v\u00e9nements des r\u00e9volutions. Les grands \naccidents sont la loi; l\u2019ordre des choses ne peut s\u2019en \npasser; et, \u00e0 voir les apparitions de com\u00e8tes, on serait \ntent\u00e9 de croire que le ciel lui -m\u00eame a besoin d\u2019acteurs \nen repr\u00e9sentation. Au moment o\u00f9 l\u2019on s\u2019y attend le \nmoins, Dieu placarde un m\u00e9t\u00e9ore sur la muraille du \nfirmament. Quelque \u00e9toile bizarre survient, soulign\u00e9e \npar une queue \u00e9norme. Et cela fait mourir C\u00e9sar. \nBrutus lui donne un coup de couteau, et Dieu un \ncoup de com\u00e8te. Crac, voil\u00e0 une aurore bor\u00e9ale, voil\u00e0 \nune r\u00e9volution, voil\u00e0 un grand homme; 93 en grosses \nlettres, Napol\u00e9on en vedette, la com\u00e8te de 1811 au \nhaut de l\u2019affiche. Ah! la belle affiche bleue, toute \nconstell\u00e9e de flamboiemen ts inattendus! Boum! boum! spectacle extraordinaire. Levez les yeux, \nbadauds. Tout est \u00e9chevel\u00e9, l\u2019astre comme le drame. \nBon Dieu, c\u2019est trop, et ce n\u2019est pas assez. Ces \nressources, prises dans l\u2019exception, semblent \nmagnificence et sont pauvret\u00e9. Mes amis, la \nprovidence en est aux exp\u00e9dients. Une r\u00e9volution, \nqu\u2019est -ce que cela prouve? Que Dieu est \u00e0 court. Il \nfait un coup d\u2019\u00e9tat, parce qu\u2019il y a solution de \ncontinuit\u00e9 entre le pr\u00e9sent et l\u2019avenir, et parce que, lui \nDieu, il n\u2019a pas pu joindre les deux bouts . Au fait, \ncela me confirme dans mes conjectures sur la \nsituation de fortune de J\u00e9hovah; et \u00e0 voir tant de \nmalaise en haut et en bas, tant de mesquinerie et de \npingrerie et de ladrerie et de d\u00e9tresse au ciel et sur la \nterre, depuis l\u2019oiseau qui n\u2019a pas un grain de mil \njusqu\u2019\u00e0 moi qui n\u2019ai pas cent mille livres de rente, \u00e0 \nvoir la destin\u00e9e humaine, qui est fort us\u00e9e, et m\u00eame la \ndestin\u00e9e royale, qui montre la corde, t\u00e9moin le prince \nde Cond\u00e9 pendu, \u00e0 voir l\u2019hiver, qui n\u2019est pas autre \nchose qu\u2019une d\u00e9chirure au z\u00e9nith par o\u00f9 le vent \nsouffle, \u00e0 voir tant de haillons m\u00eame dans la pourpre \ntoute neuve du matin au sommet des collines, \u00e0 voir \nles gouttes de ros\u00e9e, ces perles fausses, \u00e0 voir le givre, \nce strass, \u00e0 voir l\u2019humanit\u00e9 d\u00e9cousue et les \n\u00e9v\u00e9nements rapi\u00e9c\u00e9s, et tant de taches au soleil, et tant de trous \u00e0 la lune, \u00e0 voir tant de mis\u00e8re partout, \nje soup\u00e7onne que Dieu n\u2019est pas riche. Il a de \nl\u2019apparence, c\u2019est vrai, mais je sens la g\u00eane. Il donne \nune r\u00e9volution, comme un n\u00e9gociant dont la caisse \nest vide donne un bal. Il ne faut pas juger des dieux \nsur l\u2019apparence. Sous la dorure du ciel j\u2019entrevois un \nunivers pauvre. Dans la cr\u00e9ation il y a de la faillite. \nC\u2019est pourquoi je suis m\u00e9content. Voyez, c\u2019est le cinq \njuin, il fait presque nuit; depuis ce matin j\u2019attends que \nle jour vienne. Il n\u2019est pas venu, et je gage qu\u2019il ne \nviendra pas de la journ\u00e9e. C\u2019est une inexactitude de \ncommis mal pay\u00e9. Oui, tout est mal arrang\u00e9, rien ne \ns\u2019ajuste \u00e0 rien, ce vieux monde est tout d\u00e9jet\u00e9, je me \nrange dans l\u2019opposition. Tout va de guingois; \nl\u2019univers est taquinant. C\u2019est comme les enfants, ceux \nqui en d\u00e9sirent n\u2019en ont pas, ceux qui n\u2019en d\u00e9sirent \npas en ont. Total : je bisque. En outre, Laigle de \nMeaux, ce chauve, m\u2019afflige \u00e0 voir. Cela m\u2019humilie de \npenser que je suis du m\u00eame \u00e2ge qu e ce genou. Du \nreste, je critique, mais je n\u2019insulte pas. L\u2019univers est ce \nqu\u2019il est. Je parle ici sans m\u00e9chante intention et pour \nl\u2019acquit de ma conscience. Recevez, P\u00e8re Eternel, \nl\u2019assurance de ma consid\u00e9ration distingu\u00e9e. Ah! par \ntous les saints de l\u2019ol ympe et par tous les dieux du \nparadis, je n\u2019\u00e9tais pas fait pour \u00eatre parisien, c\u2019est -\u00e0-dire pour ricocher \u00e0 jamais, comme un volant entre \ndeux raquettes, du groupe des fl\u00e2neurs au groupe des \ntapageurs! J\u2019\u00e9tais fait pour \u00eatre turc, regardant toute la \njourn\u00e9 e des p\u00e9ronnelles orientales ex\u00e9cuter ces \nexquises danses d\u2019Egypte lubriques comme les \nsonges d\u2019un homme chaste, ou paysan beauceron, ou \ngentilhomme v\u00e9nitien entour\u00e9 de gentilles -donnes, \nou petit prince allemand fournissant la moiti\u00e9 d\u2019un \nfantassin \u00e0 la co nf\u00e9d\u00e9ration germanique, et occupant \nses loisirs \u00e0 faire s\u00e9cher ses chaussettes sur sa haie, \nc\u2019est-\u00e0-dire sur sa fronti\u00e8re! Voil\u00e0 pour quels destins \nj\u2019\u00e9tais n\u00e9! Oui, j\u2019ai dit turc, et je ne m\u2019en d\u00e9dis point. \nJe ne comprends pas qu\u2019on prenne habituellement l es \nturcs en mauvaise part; Mahom a du bon. Respect \u00e0 \nl\u2019inventeur des s\u00e9rails \u00e0 houris et des paradis \u00e0 \nodalisques! N\u2019insultons pas le mahom\u00e9tisme, la seule \nreligion qui soit orn\u00e9e d\u2019un poulailler! Sur ce, j\u2019insiste \npour boire. La terre est une grosse b\u00eatis e. Et il para\u00eet \nqu\u2019ils vont se battre, tous ces imb\u00e9ciles, se faire casser \nle profil, se massacrer, en plein \u00e9t\u00e9, au mois de \nprairial, quand ils pourraient s\u2019en aller, avec une \ncr\u00e9ature sous le bras, respirer dans les champs \nl\u2019immense tasse de th\u00e9 des foin s coup\u00e9s! Vraiment, \non fait trop de sottises. Une vieille lanterne cass\u00e9e \nque j\u2019ai vue tout \u00e0 l\u2019heure chez un marchand de bric -\u00e0-brac me sugg\u00e8re une r\u00e9flexion : Il serait temps \nd\u2019\u00e9clairer le genre humain. Oui, me revoil\u00e0 triste! Ce \nque c\u2019est que d\u2019avaler u ne hu\u00eetre et une r\u00e9volution de \ntravers! Je redeviens lugubre. Oh! l\u2019affreux vieux \nmonde! On s\u2019y \u00e9vertue, on s\u2019y destitue, on s\u2019y \nprostitue, on s\u2019y tue, on s\u2019y habitue! \nEt Grantaire, apr\u00e8s cette quinte d\u2019\u00e9loquence, eut \nune quinte de toux, m\u00e9rit\u00e9e. \n\u2013 A pro pos de r\u00e9volution, dit Joly, il para\u00eet que \nd\u00e9cid\u00e9bent Barius est aboureux. \n\u2013 Sait-on de qui? demanda Laigle. \n\u2013 Don. \n\u2013 Non? \n\u2013 Don, je te dis! \n\u2013 Les amours de Marius! s\u2019\u00e9cria Grantaire. Je vois \n\u00e7a d\u2019ici. Marius est un brouillard, et il aura trouv\u00e9 une \nvapeur. Marius est de la race po\u00e8te. Qui dit po\u00e8te, dit \nfou. Tymbr\u00e6us Apollo . Marius et sa Marie, ou sa Maria, \nou sa Mariette, ou sa Marion, cela doit faire de dr\u00f4les \nd\u2019amants. Je me rends compte de ce que cela est. Des \nextases o\u00f9 l\u2019on oublie le baiser. Cha stes sur la terre, \nmais s\u2019accouplant dans l\u2019infini. Ce sont des \u00e2mes qui \nont des sens. Ils couchent ensemble dans les \u00e9toiles. \nGrantaire entamait sa seconde bouteille et peut -\n\u00eatre sa seconde harangue quand un nouvel \u00eatre \u00e9mergea du trou carr\u00e9 de l\u2019escalie r. C\u2019\u00e9tait un gar\u00e7on \nde moins de dix ans, d\u00e9guenill\u00e9, tr\u00e8s petit, jaune, le \nvisage en museau, l\u2019\u0153il vif, \u00e9norm\u00e9ment chevelu, \nmouill\u00e9 de pluie, l\u2019air content. \nL\u2019enfant, choisissant sans h\u00e9siter parmi les trois, \nquoiqu\u2019il n\u2019en conn\u00fbt \u00e9videmment aucun, s\u2019adr essa \u00e0 \nLaigle de Meaux. \n\u2013 Est-ce que vous \u00eates monsieur Bossuet? \ndemanda -t-il. \n\u2013 C\u2019est mon petit nom, r\u00e9pondit Laigle. Que me \nveux-tu? \n\u2013 Voil\u00e0. Un grand blond sur le boulevard m\u2019a dit : \nConnais -tu la m\u00e8re Hucheloup? J\u2019ai dit : Oui, rue \nChanvrerie, la ve uve au vieux. Il m\u2019a dit : Vas -y. Tu y \ntrouveras monsieur Bossuet, et tu lui diras de ma \npart : A\u2013B\u2013C. C\u2019est une farce qu\u2019on vous fait, n\u2019est -\nce pas? Il m\u2019a donn\u00e9 dix sous. \n\u2013 Joly, pr\u00eate -moi dix sous, dit Laigle, et se \ntournant vers Grantaire : \u2013 Grantair e, pr\u00eate -moi dix \nsous. \nCela fit vingt sous que Laigle donna \u00e0 l\u2019enfant. \n\u2013 Merci, monsieur, dit le petit gar\u00e7on. \n\u2013 Comment t\u2019appelles -tu? demanda Laigle. \n\u2013 Navet, l\u2019ami \u00e0 Gavroche. \n\u2013 Reste avec nous, dit Laigle. \u2013 D\u00e9jeune avec nous, dit Grantaire. \nL\u2019enfant r\u00e9pondit : \n\u2013 Je ne peux pas, je suis du cort\u00e9ge, c\u2019est moi qui \ncrie \u00e0 bas Polignac. \nEt tirant le pied longuement derri\u00e8re lui, ce qui est \nle plus respectueux des saluts possibles, il s\u2019en alla. \nL\u2019enfant parti, Grantaire prit la parole : \n\u2013 Ceci est le gamin pur. Il y a beaucoup de vari\u00e9t\u00e9s \ndans le genre gamin. Le gamin notaire s\u2019appelle \nsaute -ruisseau, le gamin cuisinier s\u2019appelle marmiton, \nle gamin boulanger s\u2019appelle mitron, le gamin laquais \ns\u2019appelle groom, le gamin marin s\u2019appelle mousse, le \ngamin soldat s\u2019appelle tapin, le gamin peintre \ns\u2019appelle rapin, le gamin n\u00e9gociant s\u2019appelle trottin, le \ngamin courtisan s\u2019appelle menin, le gamin roi \ns\u2019appelle dauphin, le gamin dieu s\u2019appelle bambino. \nCependant Laigle m\u00e9ditait; il dit \u00e0 demi -voix : \n\u2013 A\u2013B\u2013C, c\u2019est -\u00e0-dire : Enterrement de Lamarque. \n\u2013 Le grand blond, observa Grantaire, c\u2019est \nEnjolras qui te fait avertir. \n\u2013 Irons -nous? fit Bossuet. \n\u2013 Il pleut, dit Joly. J\u2019ai jur\u00e9 d\u2019aller au feu, pas \u00e0 \nl\u2019eau. Je de veux pas b\u2019enrhuber. \n\u2013 Je reste ici, d it Grantaire. Je pr\u00e9f\u00e8re un d\u00e9jeuner \n\u00e0 un corbillard. \u2013 Conclusion : nous restons, reprit Laigle. Eh bien, \nbuvons alors. D\u2019ailleurs on peut manquer \nl\u2019enterrement sans manquer l\u2019\u00e9meute. \n\u2013 Ah! l\u2019\u00e9beute, j\u2019en suis, s\u2019\u00e9cria Joly. \nLaigle se frotta les mains : \n\u2013 Voil\u00e0 donc qu\u2019on va retoucher \u00e0 la r\u00e9volution de \n1830. Au fait elle g\u00eane le peuple aux entournures. \n\u2013 Cela m\u2019est \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9gal, votre r\u00e9volution, dit \nGrantaire. Je n\u2019ex\u00e8cre pas ce gouvernement -ci. C\u2019est \nla couronne temp\u00e9r\u00e9e par le bonnet de coton. C\u2019est \nun sceptre termin\u00e9 en parapluie. Au fait, aujourd\u2019hui, \nj\u2019y songe, par le temps qu\u2019il fait, Louis -Philippe \npourra utiliser sa royaut\u00e9 \u00e0 deux fins, \u00e9tendre le bout \nsceptre contre le peuple et ouvrir le bout parapluie \ncontre le ciel. \nLa salle \u00e9tait obs cure, de grosses nu\u00e9es achevaient \nde supprimer le jour. Il n\u2019y avait personne dans le \ncabaret, ni dans la rue, tout le monde \u00e9tant all\u00e9 \u00abvoir \nles \u00e9v\u00e9nements\u00bb. \n\u2013 Est-il midi ou minuit? cria Bossuet. On n\u2019y voit \ngoutte. Gibelotte, de la lumi\u00e8re! \nGrantaire, triste, buvait. \n\u2013 Enjolras me d\u00e9daigne, murmurait -il. Enjolras a \ndit : Joly est malade. Grantaire est ivre. C\u2019est \u00e0 \nBossuet qu\u2019il a envoy\u00e9 Navet. S\u2019il \u00e9tait venu me prendre, je l\u2019aurais suivi. Tant pis pour Enjolras! je \nn\u2019irai pas \u00e0 son enterrement. \nCette r\u00e9solution prise, Bossuet, Joly et Grantaire \nne boug\u00e8rent plus du cabaret. Vers deux heures de \nl\u2019apr\u00e8s -midi, la table o\u00f9 ils s\u2019accoudaient \u00e9tait \ncouverte de bouteilles vides. Deux chandelles y \nbr\u00fblaient, l\u2019une dans un bougeoir de cuivre \nparfaitement ver t, l\u2019autre dans le goulot d\u2019une carafe \nf\u00eal\u00e9e. Grantaire avait entra\u00een\u00e9 Joly et Bossuet vers le \nvin; Bossuet et Joly avaient ramen\u00e9 Grantaire vers la \njoie. \nQuant \u00e0 Grantaire, depuis midi, il avait d\u00e9pass\u00e9 le \nvin, m\u00e9diocre source de r\u00eaves. Le vin, pr\u00e8s des \nivrognes s\u00e9rieux, n\u2019a qu\u2019un succ\u00e8s d\u2019estime. Il y a, en \nfait d\u2019\u00e9bri\u00e9t\u00e9, la magie noire et la magie blanche; le \nvin n\u2019est que la magie blanche. Grantaire \u00e9tait un \naventureux buveur de songes. La noirceur d\u2019une \nivresse redoutable entrouverte devant lui, loin de \nl\u2019arr\u00eater, l\u2019attirait. Il avait laiss\u00e9 l\u00e0 les bouteilles et pris \nla chope. La chope, c\u2019est le gouffre. N\u2019ayant sous la \nmain ni opium, ni haschisch, et voulant s\u2019emplir le \ncerveau de cr\u00e9puscule, il avait eu recours \u00e0 cet \neffrayant m\u00e9lange d\u2019eau -de-vie, de stout et d\u2019absinthe \nqui produit des l\u00e9thargies si terribles. C\u2019est de ces \ntrois vapeurs, bi\u00e8re, eau -de-vie, absinthe, qu\u2019est fait le plomb de l\u2019\u00e2me. Ce sont trois t\u00e9n\u00e8bres; le papillon \nc\u00e9leste s\u2019y noie; et il s\u2019y forme, dans une fum\u00e9e \nmembraneuse vaguem ent condens\u00e9e en aile de \nchauve -souris, trois furies muettes, le cauchemar, la \nnuit, la mort, voletant au -dessus de Psych\u00e9 endormie. \nGrantaire n\u2019en \u00e9tait point encore \u00e0 cette phase \nlugubre; loin de l\u00e0. Il \u00e9tait prodigieusement gai, et \nBossuet et Joly lui donnaient la r\u00e9plique. Ils \ntrinquaient. Grantaire ajoutait \u00e0 l\u2019accentuation \nexcentrique des mots et des id\u00e9es, la divagation du \ngeste; il appuyait avec dignit\u00e9 son poing gauche sur \nson genou, son bras faisant l\u2019\u00e9querre, et, la cravate \nd\u00e9faite, \u00e0 cheval sur un tabouret, son verre plein dans \nsa main droite, il jetait \u00e0 la grosse servante Matelotte \nces paroles solennelles : \n\u2013 Qu\u2019on ouvre les portes du palais! que tout le \nmonde soit de l\u2019acad\u00e9mie fran\u00e7aise, et ait le droit \nd\u2019embrasser madame Hucheloup! buvons. \nEt se tournant vers mame Hucheloup, il ajoutait : \n\u2013 Femme antique et consacr\u00e9e par l\u2019usage, \napproche, que je te contemple! \nEt Joly s\u2019\u00e9criait : \n\u2013 Batelotte et Gibelotte, de doddez plus \u00e0 boire \u00e0 \nGrantaire. Il bange des argents fous. Il a d\u00e9j\u00e0 d\u00e9vor\u00e9 depuis ce batin en prodigalit\u00e9s \u00e9perdues deux francs \nquatre -vingt -quinze centibes. \nEt Grantaire reprenait : \n\u2013 Qui donc a d\u00e9croch\u00e9 les \u00e9toiles sans ma \npermission pour les mettre sur la table en guise de \nchandelles? \nBossuet, fort ivre, avait conserv\u00e9 son calme. \nIl s\u2019\u00e9tait assis sur l\u2019appui de la fen\u00eatre ouverte, \nmouillant son dos \u00e0 la pluie qui tombait, et il \ncontemplait ses deux amis. \nTout \u00e0 coup il entendit derri\u00e8re lui un tumulte, des \npas pr\u00e9cipit\u00e9s, des cris aux armes! Il se retourna, et \naper\u00e7ut, rue Saint -Denis, au bout de la rue de la \nChanvrerie, Enjolras qui passait la carabine \u00e0 la main, \net Gavroche avec son pistolet, Feuilly avec son sabre, \nCourfeyrac avec son \u00e9p\u00e9e, Jean Prouvaire avec son \nmousqueton, Combeferre avec son fusil, Bahorel \navec son f usil, et tout le rassemblement arm\u00e9 et \norageux qui les suivait. \nLa rue de la Chanvrerie n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re longue que \nd\u2019une port\u00e9e de carabine. Bossuet improvisa avec ses \ndeux mains un porte -voix autour de sa bouche, et \ncria : \n\u2013 Courfeyrac! Courfeyrac! hoh\u00e9e! Courfeyrac entendit l\u2019appel, aper\u00e7ut Bossuet, et fit \nquelques pas dans la rue de la Chanvrerie, en criant \nun : que veux -tu? qui se croisa avec un : o\u00f9 vas -tu? \n\u2013 Faire une barricade, r\u00e9pondit Courfeyrac. \n\u2013 Eh bien, ici! la place est bonne! fais -la ici! \n\u2013 C\u2019est vrai, Aigle, dit Courfeyrac. \nEt sur un signe de Courfeyrac, l\u2019attroupement se \npr\u00e9cipita rue de la Chanvrerie. \n \n \n \n \nIV, 12, 3 \n \n \n \n \n \nLa nuit commence \u00e0 se faire \nsur Grantaire \n \n \n \n \nLa place \u00e9tait en effet admirablement indiqu\u00e9e, \nl\u2019entr\u00e9e de la rue \u00e9vas\u00e9e, le fond r\u00e9tr\u00e9ci et en cul -de-\nsac, Corinthe y faisant un \u00e9tranglement, la rue \nMond\u00e9tour facile \u00e0 barrer \u00e0 droite et \u00e0 gauche, \naucune attaque possible que par la rue Saint -Denis, \nc\u2019est-\u00e0-dire de front et \u00e0 d\u00e9couvert. Bossuet gris avait \neu le coup d\u2019\u0153il d\u2019Annibal \u00e0 jeun. \nA l\u2019irruption du rassemblement, l\u2019\u00e9pouvante avait \npris toute la rue. Pas un passant qui ne se f\u00fbt \u00e9clips\u00e9. Le temps d\u2019un \u00e9clair, au fond, \u00e0 droite, \u00e0 gauche, \nboutiques , \u00e9tablis, portes d\u2019all\u00e9es, fen\u00eatres, \npersiennes, mansardes, volets de toute dimension, \ns\u2019\u00e9taient ferm\u00e9s depuis les rez -de-chauss\u00e9e jusque sur \nles toits. Une vieille femme effray\u00e9e avait fix\u00e9 un \nmatelas devant sa fen\u00eatre \u00e0 deux perches \u00e0 s\u00e9cher le \nlinge, a fin d\u2019amortir la mousqueterie. La maison du \ncabaret \u00e9tait seule rest\u00e9e ouverte; et cela par une \nbonne raison, c\u2019est que l\u2019attroupement s\u2019y \u00e9tait ru\u00e9. \u2013 \nAh mon Dieu! ah mon Dieu! soupirait mame \nHucheloup. \nBossuet \u00e9tait descendu au -devant de Courfeyrac. \nJoly, qui s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 la fen\u00eatre, cria : \n\u2013 Courfeyrac, tu aurais d\u00fb prendre un parapluie. \nTu vas t\u2019enrhuber. \nCependant, en quelques minutes, vingt barres de \nfer avaient \u00e9t\u00e9 arrach\u00e9es de la devanture grill\u00e9e du \ncabaret, dix toises de rue avaient \u00e9t\u00e9 d\u00e9pav \u00e9es; \nGavroche et Bahorel avaient saisi au passage et \nrenvers\u00e9 le haquet d\u2019un fabricant de chaux appel\u00e9 \nAnceau, ce haquet contenait trois barriques pleines \nde chaux qu\u2019ils avaient plac\u00e9es sous des piles de \npav\u00e9s; Enjolras avait lev\u00e9 la trappe de la cave et \ntoutes les futailles vides de la veuve Hucheloup \n\u00e9taient all\u00e9es flanquer les barriques de chaux; Feuilly, avec ses doigts habitu\u00e9s \u00e0 enluminer les lames \nd\u00e9licates des \u00e9ventails, avait contrebutt\u00e9 les barriques \net le haquet de deux massives piles de moellon s. \nMoellons improvis\u00e9s comme le reste, et pris on ne \nsait o\u00f9. Des poutres d\u2019\u00e9tai avaient \u00e9t\u00e9 arrach\u00e9es \u00e0 la \nfa\u00e7ade d\u2019une maison voisine et couch\u00e9es sur les \nfutailles. Quand Bossuet et Courfeyrac se \nretourn\u00e8rent, la moiti\u00e9 de la rue \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 barr\u00e9e d\u2019un \nrempart plus haut qu\u2019un homme. Rien n\u2019est tel que la \nmain populaire pour b\u00e2tir tout ce qui se b\u00e2tit en \nd\u00e9molissant. \nMatelotte et Gibelotte s\u2019\u00e9taient m\u00eal\u00e9es aux \ntravailleurs. Gibelotte allait et venait charg\u00e9e de \ngravats. Sa lassitude aidait \u00e0 la barricade. Elle servait \ndes pav\u00e9s comme elle e\u00fbt servi du vin, l\u2019air endormi. \nUn omnibus qui avait deux chevaux blancs passa \nau bout de la rue. \nBossuet enjamba les pav\u00e9s, courut, arr\u00eata le \ncocher, fit descendre les voyageurs, donna la main \n\u00abaux dames\u00bb, cong\u00e9dia le conducteur, et revint \nramenant voiture et chevaux par la bride. \n\u2013 Les omnibus, dit -il, ne passent pas devant \nCorinthe. Non licet omnibus adire Corynthum . Un instant apr\u00e8s, les chevaux d\u00e9tel\u00e9s s\u2019en allaient \nau hasard par la rue Mond\u00e9tour et l\u2019omnibus cou ch\u00e9 \nsur le flanc compl\u00e9tait le barrage de la rue. \nMame Hucheloup, boulevers\u00e9e, s\u2019\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9e au \npremier \u00e9tage. \nElle avait l\u2019\u0153il vague et regardait sans voir, criant \ntout bas. Ses cris \u00e9pouvant\u00e9s n\u2019osaient sortir de son \ngosier. \n\u2013 C\u2019est la fin du monde , murmurait -elle. \nJoly d\u00e9posait un baiser sur le gros cou rouge et \nrid\u00e9 de mame Hucheloup et disait \u00e0 Grantaire : \n\u2013 Mon cher, j\u2019ai toujours consid\u00e9r\u00e9 le cou d\u2019une \nfemme comme une chose infiniment d\u00e9licate. \nMais Grantaire atteignait les plus hautes r\u00e9gio ns du \ndithyrambe. Matelotte \u00e9tant remont\u00e9e au premier, \nGrantaire l\u2019avait saisie par la taille et poussait \u00e0 la \nfen\u00eatre de longs \u00e9clats de rire. \n\u2013 Matelotte est laide! criait -il, Matelotte est la \nlaideur r\u00eave! Matelotte est une chim\u00e8re. Voici le \nsecret de sa naissance : un Pygmalion gothique qui \nfaisait des gargouilles de cath\u00e9drales tomba un beau \nmatin amoureux de l\u2019une d\u2019elles, la plus horrible. Il \nsupplia l\u2019amour de l\u2019animer, et cela fit Matelotte. \nRegardez -la, citoyens! elle a les cheveux couleur \nchroma te de plomb comme la ma\u00eetresse du Titien, et c\u2019est une bonne fille. Je vous r\u00e9ponds qu\u2019elle se battra \nbien. Toute bonne fille contient un h\u00e9ros. Quant \u00e0 la \nm\u00e8re Hucheloup, c\u2019est une vieille brave. Voyez les \nmoustaches qu\u2019elle a! elle les a h\u00e9rit\u00e9es de son mari. \nUne housarde, quoi! elle se battra aussi. A elles deux \nelles feront peur \u00e0 la banlieue. Camarades, nous \nrenverserons le gouvernement, vrai comme il est vrai \nqu\u2019il existe quinze acides interm\u00e9diaires entre l\u2019acide \nmargarique et l\u2019acide formique. Du re ste cela m\u2019est \nparfaitement \u00e9gal. Messieurs, mon p\u00e8re m\u2019a toujours \nd\u00e9test\u00e9 parce que je ne pouvais comprendre les \nmath\u00e9matiques. Je ne comprends que l\u2019amour et la \nlibert\u00e9. Je suis Grantaire le bon enfant! N\u2019ayant \njamais eu d\u2019argent, je n\u2019en ai pas pris l\u2019h abitude, ce \nqui fait que je n\u2019en ai jamais manqu\u00e9; mais si j\u2019avais \n\u00e9t\u00e9 riche, il n\u2019y aurait plus eu de pauvres! on aurait vu! \nOh! si les bons c\u0153urs avaient les grosses bourses! \ncomme tout irait mieux! Je me figure J\u00e9sus -Christ \navec la fortune de Rothschild ! Que de bien il ferait! \nMatelotte, embrassez -moi! Vous \u00eates voluptueuse et \ntimide! vous avez des joues qui appellent le baiser \nd\u2019une s\u0153ur, et des l\u00e8vres qui r\u00e9clament le baiser d\u2019un \namant! \n\u2013 Tais-toi, futaille! dit Courfeyrac. \nGrantaire r\u00e9pondit : \u2013 Je suis capitoul et ma\u00eetre \u00e8s jeux floraux! \nEnjolras qui \u00e9tait debout sur la cr\u00eate du barrage, le \nfusil au poing, leva son beau visage aust\u00e8re. Enjolras, \non le sait, tenait du spartiate et du puritain. Il f\u00fbt \nmort aux Thermopyles avec L\u00e9onidas et e\u00fbt br\u00fbl\u00e9 \nDrogheda avec Cromwell. \n\u2013 Grantaire! cria -t-il, va -t\u2019en cuver ton vin hors \nd\u2019ici. C\u2019est la place de l\u2019ivresse et non de l\u2019ivrognerie. \nNe d\u00e9shonore pas la barricade! \nCette parole irrit\u00e9e produisit sur Grantaire un effet \nsingulier. On e\u00fbt dit qu\u2019il recevai t un verre d\u2019eau \nfroide \u00e0 travers le visage. Il parut subitement d\u00e9gris\u00e9. \nIl s\u2019assit, s\u2019accouda sur une table pr\u00e8s de la crois\u00e9e, \nregarda Enjolras avec une inexprimable douceur, et \nlui dit : \n\u2013 Tu sais que je crois en toi. \n\u2013 Va-t\u2019en. \n\u2013 Laisse -moi dormir ici. \n\u2013 Va dormir ailleurs, cria Enjolras. \nMais Grantaire, fixant toujours sur lui ses yeux \ntendres et troubles, r\u00e9pondit : \n\u2013 Laisse -moi y dormir \u2013 jusqu\u2019\u00e0 ce que j\u2019y meure. \nEnjolras le consid\u00e9ra d\u2019un \u0153il d\u00e9daigneux : \n\u2013 Grantaire, t u es incapable de croire, de penser, \nde vouloir, de vivre, et de mourir. Grantaire r\u00e9pliqua d\u2019une voix grave : \n\u2013 Tu verras. \nIl b\u00e9gaya encore quelques mots inintelligibles, puis \nsa t\u00eate tomba pesamment sur la table, et, ce qui est \nun effet assez habituel de la seconde p\u00e9riode de \nl\u2019\u00e9bri\u00e9t\u00e9 o\u00f9 Enjolras l\u2019avait rudement et brusquement \npouss\u00e9, un instant apr\u00e8s il \u00e9tait endormi. \n \n \n \n \nIV, 12, 4 \n \n \n \n \n \nEssai de consolation \nsur la veuve Hucheloup \n \n \n \n \n \nBahorel, extasi\u00e9 de la barricade, criait : \nVoil\u00e0 la rue d\u00e9collet\u00e9e! comme cela fait bien! \nCourfeyrac, tout en d\u00e9molissant un peu le cabaret, \ncherchait \u00e0 consoler la veuve cabareti\u00e8re. \n\u2013 M\u00e8re Hucheloup, ne vous plaigniez -vous pas \nl\u2019autre jour qu\u2019on vous avait signifi\u00e9 proc\u00e8s -verbal et \nmise en cont ravention parce que Gibelotte avait \nsecou\u00e9 un tapis de lit par votre fen\u00eatre? \u2013 Oui, mon bon monsieur Courfeyrac. Ah! mon \nDieu, est -ce que vous allez me mettre aussi cette \ntable -l\u00e0 dans votre horreur? Et m\u00eame que, pour le \ntapis, et aussi pour un pot de fl eurs qui \u00e9tait tomb\u00e9 \nde la mansarde dans la rue, le gouvernement m\u2019a pris \ncent francs d\u2019amende. Si ce n\u2019est pas une \nabomination! \n\u2013 Eh bien, m\u00e8re Hucheloup, nous vous vengeons. \nLa m\u00e8re Hucheloup, dans cette r\u00e9paration qu\u2019on \nlui faisait, ne semblait pas be aucoup comprendre son \nb\u00e9n\u00e9fice. Elle \u00e9tait satisfaite \u00e0 la mani\u00e8re de cette \nfemme arabe qui, ayant re\u00e7u un soufflet de son mari, \ns\u2019alla plaindre \u00e0 son p\u00e8re, criant vengeance et disant : \n\u2013 P\u00e8re, tu dois \u00e0 mon mari affront pour affront. Le \np\u00e8re demanda : \u2013 Sur quelle joue as -tu re\u00e7u le \nsoufflet? \u2013 Sur la joue gauche. Le p\u00e8re souffleta la \njoue droite et dit : \u2013 Te voil\u00e0 contente. Va dire \u00e0 ton \nmari qu\u2019il a soufflet\u00e9 ma fille, mais que j\u2019ai soufflet\u00e9 \nsa femme. \nLa pluie avait cess\u00e9. Des recrues \u00e9taient arriv\u00e9es . \nDes ouvriers avaient apport\u00e9 sous leurs blouses un \nbaril de poudre, un panier contenant des bouteilles de \nvitriol, deux ou trois torches de carnaval, et une \nbourriche pleine de lampions \u00abrest\u00e9s de la f\u00eate du \nroi\u00bb. Laquelle f\u00eate \u00e9tait toute r\u00e9cente, ayant eu lieu le 1er mai. On disait que ces munitions venaient de la \npart d\u2019un \u00e9picier du faubourg Saint -Antoine nomm\u00e9 \nP\u00e9pin. On brisait l\u2019unique r\u00e9verb\u00e8re de la rue de la \nChanvrerie, la lanterne correspondante de la rue \nSaint -Denis, et toutes les lanternes des rues \ncirconvoisines de Mond\u00e9tour, du Cygne, des \nPr\u00eacheurs, et de la Grande et de la Petite -Truanderie. \nEnjolras, Combeferre et Courfeyrac dirigeaient \ntout. Maintenant deux barricades se construisaient en \nm\u00eame temps, toutes deux appuy\u00e9es \u00e0 la maison de \nCorinthe et faisant \u00e9querre; la plus grande fermait la \nrue de la Chanvrerie, l\u2019autre fermait la rue Mond\u00e9tour \ndu c\u00f4t\u00e9 de la rue du Cygne. Cette derni\u00e8re barricade, \ntr\u00e8s \u00e9troite, n\u2019\u00e9tait construite que de tonneaux et de \npav\u00e9s. Ils \u00e9taient l\u00e0 environ cinquante travailleurs; \nune trentaine arm\u00e9s de fusils; car, chemin faisant, ils \navaient fait un emprunt en bloc \u00e0 une boutique \nd\u2019armurier. \nRien de plus bizarre et de plus bigarr\u00e9 que cette \ntroupe. L\u2019un avait un habit veste, un sabre de \ncavalerie et deux pistolets d\u2019ar\u00e7on, un autre \u00e9tait en \nmanches de chemise avec un chapeau rond et une \npoire \u00e0 poudre pendue au c\u00f4t\u00e9, un troisi\u00e8me \u00e9tait \nplastronn\u00e9 de neuf feuilles de papier gris et arm\u00e9 \nd\u2019une al\u00e8ne de sellier. Il y en avait un qui criait : Exterminons jusqu\u2019au dernie r et mourons au bout de notre \nbayonnette! Celui -l\u00e0 n\u2019avait pas de bayonnette. Un autre \n\u00e9talait par -dessus sa redingote une buffleterie et une \ngiberne de garde national avec le couvre -giberne orn\u00e9 \nde cette inscription en laine rouge : Ordre public . Force \nfusils portant des num\u00e9ros de l\u00e9gions, peu de \nchapeaux, point de cravates, beaucoup de bras nus, \nquelques piques. Ajoutez \u00e0 cela tous les \u00e2ges, tous les \nvisages, de petits jeunes gens p\u00e2les, des ouvriers du \nport bronz\u00e9s. Tous se h\u00e2taient, et, tout en \ns\u2019entr\u2019 aidant, on causait des chances possibles, \u2013 \nqu\u2019on aurait des secours vers trois heures du matin, \u2013 \nqu\u2019on \u00e9tait s\u00fbr d\u2019un r\u00e9giment, \u2013 que Paris se \nsoul\u00e8verait. Propos terribles auxquels se m\u00ealait une \nsorte de jovialit\u00e9 cordiale. On e\u00fbt dit des fr\u00e8res; ils ne \nsavaient pas les noms les uns des autres. Les grands \np\u00e9rils ont cela de beau qu\u2019ils mettent en lumi\u00e8re la \nfraternit\u00e9 des inconnus. \nUn feu avait \u00e9t\u00e9 allum\u00e9 dans la cuisine et l\u2019on y \nfondait dans un moule \u00e0 balles brocs, cuillers, \nfourchettes, toute l\u2019arge nterie d\u2019\u00e9tain du cabaret. On \nbuvait \u00e0 travers tout cela. Les capsules et les \nchevrotines tra\u00eenaient p\u00eale -m\u00eale sur les tables avec les \nverres de vin. Dans la salle de billard, mame \nHucheloup, Matelotte et Gibelotte, diversement modifi\u00e9es par la terreur, do nt l\u2019une \u00e9tait abrutie, \nl\u2019autre essouffl\u00e9e, l\u2019autre \u00e9veill\u00e9e, d\u00e9chiraient de vieux \ntorchons et faisaient de la charpie; trois insurg\u00e9s les \nassistaient, trois gaillards chevelus, barbus et \nmoustachus qui \u00e9pluchaient la toile avec des doigts \nde ling\u00e8re et qu i les faisaient trembler. \nL\u2019homme de haute stature que Courfeyrac, \nCombeferre et Enjolras avaient remarqu\u00e9 \u00e0 l\u2019instant \no\u00f9 il abordait l\u2019attroupement au coin de la rue des \nBillettes, travaillait \u00e0 la petite barricade et s\u2019y rendait \nutile. Gavroche travaill ait \u00e0 la grande. Quant au jeune \nhomme qui avait attendu Courfeyrac chez lui et lui \navait demand\u00e9 monsieur Marius, il avait disparu \u00e0 peu \npr\u00e8s vers le moment o\u00f9 l\u2019on avait renvers\u00e9 l\u2019omnibus. \nGavroche, compl\u00e8tement envol\u00e9 et radieux, s\u2019\u00e9tait \ncharg\u00e9 de la m ise en train. Il allait, venait, montait, \ndescendait, remontait, bruissait, \u00e9tincelait. Il semblait \n\u00eatre l\u00e0 pour l\u2019encouragement de tous. Avait -il un \naiguillon? Oui certes, sa mis\u00e8re; avait -il des ailes? oui \ncertes, sa joie. Gavroche \u00e9tait un tourbillonnem ent. \nOn le voyait sans cesse, on l\u2019entendait toujours. Il \nremplissait l\u2019air, \u00e9tant partout \u00e0 la fois. C\u2019\u00e9tait une \nesp\u00e8ce d\u2019ubiquit\u00e9 presque irritante; pas d\u2019arr\u00eat \npossible avec lui. L\u2019\u00e9norme barricade le sentait sur sa \ncroupe. Il g\u00eanait les fl\u00e2neurs, il ex citait les paresseux, il ranimait les fatigu\u00e9s, il impatientait les pensifs, \nmettait les uns en ga\u00eet\u00e9, les autres en haleine, les \nautres en col\u00e8re, tous en mouvement, piquait un \n\u00e9tudiant, mordait un ouvrier, se posait, s\u2019arr\u00eatait, \nrepartait, volait au -dessus du tumulte et de l\u2019effort, \nsautait de ceux -ci \u00e0 ceux -l\u00e0, murmurait, bourdonnait, \net harcelait tout l\u2019attelage; mouche de l\u2019immense \nCoche r\u00e9volutionnaire. \nLe mouvement perp\u00e9tuel \u00e9tait dans ses petits bras \net la clameur perp\u00e9tuelle dans ses petits poumon s : \n\u2013 Hardi! encore des pav\u00e9s! encore des tonneaux! \nencore des machins! o\u00f9 y en a -t-il? Une hott\u00e9e de \npl\u00e2tras pour me boucher ce trou -l\u00e0. C\u2019est tout petit, \nvotre barricade. Il faut que \u00e7a monte. Mettez -y tout, \nflanquez -y tout, fichez -y tout. Cassez la mai son. Une \nbarricade, c\u2019est le th\u00e9 de la m\u00e8re Gibou. Tenez, voil\u00e0 \nune porte vitr\u00e9e. \nCeci fit exclamer les travailleurs. \n\u2013 Une porte vitr\u00e9e! qu\u2019est -ce que tu veux qu\u2019on \nfasse d\u2019une porte vitr\u00e9e, tubercule? \n\u2013 Hercules vous -m\u00eames! riposta Gavroche. Une \nporte vitr\u00e9e dans une barricade, c\u2019est excellent. \u00c7a \nn\u2019emp\u00eache pas de l\u2019attaquer, mais \u00e7a g\u00eane pour la \nprendre. Vous n\u2019avez donc jamais chip\u00e9 des pommes \npardessus un mur o\u00f9 il y avait des culs de bouteilles? Une porte vitr\u00e9e, \u00e7a coupe les cors aux pieds de la \ngarde nationale quand elle veut monter sur la \nbarricade. Pardi! le verre est tra\u00eetre. Ah \u00e7a, vous \nn\u2019avez pas une imagination effr\u00e9n\u00e9e, mes camarades. \nDu reste, il \u00e9tait furieux de son pistolet sans chien. \nIl allait de l\u2019un \u00e0 l\u2019autre, r\u00e9clamant : \u2013 Un fusil ! je \nveux un fusil! Pourquoi ne me donne -t-on pas un \nfusil? \n\u2013 Un fusil \u00e0 toi! dit Combeferre. \n\u2013 Tiens! r\u00e9pliqua Gavroche, pourquoi pas? J\u2019en ai \nbien eu un en 1830 quand on s\u2019est disput\u00e9 avec \nCharles X! \nEnjolras haussa les \u00e9paules. \n\u2013 Quand il y en aura pour les hommes, on en \ndonnera aux enfants. \nGavroche se tourna fi\u00e8rement, et lui r\u00e9pondit : \n\u2013 Si tu es tu\u00e9 avant moi, je te prends le tien. \n\u2013 Gamin! dit Enjolras. \n\u2013 Blanc -bec! dit Gavroche. \nUn \u00e9l\u00e9gant fourvoy\u00e9 qui fl\u00e2nait au bout de la rue, \nfit diversion. \nGavroche lui cria : \n\u2013 Venez avec nous, jeune homme! Eh bien, cette \nvieille patrie, on ne fait donc rien pour elle? \nL\u2019\u00e9l\u00e9gant s\u2019enfuit. \n \n \n \nIV, 12, 5 \n \n \n \n \n \nLes pr\u00e9paratifs \n \n \n \n \n \n \nLes jou rnaux du temps qui ont dit que la barricade \nde la rue de la Chanvrerie, cette construction presque \ninexpugnable , comme ils l\u2019appellent, atteignait au \nniveau d\u2019un premier \u00e9tage, se sont tromp\u00e9s. Le fait \nest qu\u2019elle ne d\u00e9passait pas une hauteur moyenne de \nsix ou sept pieds. Elle \u00e9tait b\u00e2tie de mani\u00e8re que les \ncombattants pouvaient, \u00e0 volont\u00e9, ou dispara\u00eetre \nderri\u00e8re, ou dominer le barrage et m\u00eame en escalader la cr\u00eate au moyen d\u2019une quadruple rang\u00e9e de pav\u00e9s \nsuperpos\u00e9s et arrang\u00e9s en gradins \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Au \ndehors le front de la barricade, compos\u00e9 de piles de \npav\u00e9s et de tonneaux reli\u00e9es par des poutres et des \nplanches qui s\u2019enchev\u00eatraient dans les roues de la \ncharrette Anceau et de l\u2019omnibus renvers\u00e9, avait un \naspect h\u00e9riss\u00e9 et inextricable. Une coupure suf fisante \npour qu\u2019un homme y p\u00fbt passer avait \u00e9t\u00e9 m\u00e9nag\u00e9e \nentre le mur des maisons et l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de la \nbarricade la plus \u00e9loign\u00e9e du cabaret, de fa\u00e7on qu\u2019une \nsortie \u00e9tait possible. La fl\u00e8che de l\u2019omnibus \u00e9tait \ndress\u00e9e droite et maintenue avec des cordes, et un \ndrapeau rouge, fix\u00e9 \u00e0 cette fl\u00e8che, flottait sur la \nbarricade. \nLa petite barricade Mond\u00e9tour, cach\u00e9e derri\u00e8re la \nmaison du cabaret, ne s\u2019apercevait pas. Les deux \nbarricades r\u00e9unies formaient une v\u00e9ritable redoute. \nEnjolras et Courfeyrac n\u2019avaient pas jug\u00e9 \u00e0 propos de \nbarricader l\u2019autre tron\u00e7on de la rue Mond\u00e9tour qui \nouvre par la rue des Pr\u00eacheurs une issue sur les \nhalles, voulant sans doute conserver une \ncommunication possible avec le dehors et redoutant \npeu d\u2019\u00eatre attaqu\u00e9s par la dangereuse et difficile ruelle \ndes Pr\u00eacheurs. A cela pr\u00e8s de cette issue rest\u00e9e libre, qui \nconstituait ce que Folard, dans son style strat\u00e9gique, \ne\u00fbt appel\u00e9 un boyau, et en tenant compte aussi de la \ncoupure exigu\u00eb m\u00e9nag\u00e9e sur la rue de la Chanvrerie, \nl\u2019int\u00e9rieur de la barricade, o\u00f9 le cabaret faisait un \nangle saillant, pr\u00e9sentait un quadrila t\u00e8re irr\u00e9gulier \nferm\u00e9 de toutes parts. Il y avait une vingtaine de pas \nd\u2019intervalle entre le grand barrage et les hautes \nmaisons qui formaient le fond de la rue, en sorte \nqu\u2019on pouvait dire que la barricade \u00e9tait adoss\u00e9e \u00e0 ces \nmaisons, toutes habit\u00e9es, mai s closes du haut en bas. \nTout ce travail se fit sans emp\u00eachement en moins \nd\u2019une heure et sans que cette poign\u00e9e d\u2019hommes \nhardis v\u00eet surgir un bonnet \u00e0 poil ni une bayonnette. \nLes bourgeois peu fr\u00e9quents qui se hasardaient \nencore \u00e0 ce moment de l\u2019\u00e9meute da ns la rue Saint -\nDenis jetaient un coup d\u2019\u0153il rue de la Chanvrerie, \napercevaient la barricade, et doublaient le pas. \nLes deux barricades termin\u00e9es, le drapeau arbor\u00e9, \non tra\u00eena une table hors du cabaret; et Courfeyrac \nmonta sur la table. Enjolras apporta l e coffre carr\u00e9 et \nCourfeyrac l\u2019ouvrit. Ce coffre \u00e9tait rempli de \ncartouches. Quand on vit les cartouches, il y eut un \ntressaillement parmi les plus braves et un moment de \nsilence. Courfeyrac les distribua en souriant. \nChacun re\u00e7ut trente cartouches. Beau coup avaient \nde la poudre et se mirent \u00e0 en faire d\u2019autres avec les \nballes qu\u2019on fondait. Quant au baril de poudre, il \u00e9tait \nsur une table \u00e0 part, pr\u00e8s de la porte, et on le r\u00e9serva. \nLe rappel, qui parcourait tout Paris, ne \ndiscontinuait pas, mais cela av ait fini par ne plus \u00eatre \nqu\u2019un bruit monotone auquel ils ne faisaient plus \nattention. Ce bruit tant\u00f4t s\u2019\u00e9loignait, tant\u00f4t \ns\u2019approchait, avec des ondulations lugubres. \nOn chargea les fusils et les carabines, tous \nensemble, sans pr\u00e9cipitation, avec une gra vit\u00e9 \nsolennelle. Enjolras alla placer trois sentinelles hors \ndes barricades, l\u2019une rue de la Chanvrerie, la seconde \nrue des Pr\u00eacheurs, la troisi\u00e8me au coin de la Petite -\nTruanderie. \nPuis, les barricades b\u00e2ties, les postes assign\u00e9s, les \nfusils charg\u00e9s, les vedettes pos\u00e9es, seuls dans ces rues \nredoutables o\u00f9 personne ne passait plus, entour\u00e9s de \nces maisons muettes et comme mortes o\u00f9 ne palpitait \naucun mouvement humain, envelopp\u00e9s des ombres \ncroissantes du cr\u00e9puscule qui commen\u00e7ait, au milieu \nde cette obscuri t\u00e9 et de ce silence o\u00f9 l\u2019on sentait \ns\u2019avancer quelque chose et qui avaient je ne sais quoi de tragique et de terrifiant, isol\u00e9s, arm\u00e9s, d\u00e9termin\u00e9s, \ntranquilles, ils attendirent. \n \n \n \n \nIV, 12, 6 \n \n \n \n \n \nEn attendant \n \n \n \n \n \n \nDans ces heures d\u2019attente, que firent -ils? \nIl faut bien que nous le disions, puisque ceci est de \nl\u2019histoire. \nTandis que les hommes faisaient des cartouches et \nles femmes de la charpie, tandis qu\u2019une large \ncasserole, pleine d\u2019\u00e9tain et de plomb fondu desti n\u00e9 au \nmoule \u00e0 balles, fumait sur un r\u00e9chaud ardent, \npendant que les vedettes veillaient l\u2019arme au bras sur la barricade, pendant qu\u2019Enjolras, impossible \u00e0 \ndistraire, veillait sur les vedettes, Combeferre, \nCourfeyrac, Jean Prouvaire, Feuilly, Bossuet, Joly, \nBahorel, quelques autres encore, se cherch\u00e8rent et se \nr\u00e9unirent, comme aux plus paisibles jours de leurs \ncauseries d\u2019\u00e9coliers, et dans un coin de ce cabaret \nchang\u00e9 en casemate, \u00e0 deux pas de la redoute qu\u2019ils \navaient \u00e9lev\u00e9e, leurs carabines amorc\u00e9es et ch arg\u00e9es \nappuy\u00e9es au dossier de leur chaise, ces beaux jeunes \ngens, si voisins d\u2019une heure supr\u00eame, se mirent \u00e0 dire \ndes vers d\u2019amour. \nQuels vers? Les voici : \n \nVous rappelez -vous notre douce vie, \nLorsque nous \u00e9tions si jeunes tous deux, \nEt que nous n\u2019av ions au c\u0153ur d\u2019autre envie \nQue d\u2019\u00eatre bien mis et d\u2019\u00eatre amoureux! \n \nLorsqu\u2019en ajoutant votre \u00e2ge \u00e0 mon \u00e2ge, \nNous ne comptions pas \u00e0 deux quarante ans, \nEt que, dans notre humble et petit m\u00e9nage, \nTout, m\u00eame l\u2019hiver, nous \u00e9tait printemps! \n \nBeaux jours ! Manuel \u00e9tait fier et sage, \nParis s\u2019asseyait \u00e0 de saints banquets, \nFoy lan\u00e7ait la foudre, et votre corsage \nAvait une \u00e9pingle o\u00f9 je me piquais. \nTout vous contemplait. Avocat sans causes, \nQuand je vous menais au Prado d\u00eener, \nVous \u00e9tiez jolie au poin t que les roses \nMe faisaient l\u2019effet de se retourner. \n \nJe les entendais dire : Est-elle belle! \nComme elle sent bon! quels cheveux \u00e0 flots! \nSous son mantelet elle cache une aile; \nSon bonnet charmant est \u00e0 peine \u00e9clos. \n \nJ\u2019errais avec toi, pressant ton bras souple. \nLes passants croyaient que l\u2019amour charm\u00e9 \nAvait mari\u00e9, dans notre heureux couple, \nLe doux mois d\u2019avril au beau mois de mai. \n \nNous vivions cach\u00e9s, contents, porte close, \nD\u00e9vorant l\u2019amour, bon fruit d\u00e9fendu; \nMa bouche n\u2019avait pas dit une chose \nQue d\u00e9j\u00e0 ton c\u0153ur avait r\u00e9pondu. \n \nLa Sorbonne \u00e9tait l\u2019endroit bucolique \nO\u00f9 je t\u2019adorais du soir au matin. \nC\u2019est ainsi qu\u2019une \u00e2me amoureuse applique \nLa carte du Tendre au pays Latin. \n \nO place Maubert! O place Dau phine! \nQuand, dans le taudis frais et printanier, \nTu tirais ton bas sur ta jambe fine, \nJe voyais un astre au fond du grenier. \nJ\u2019ai fort lu Platon, mais rien ne m\u2019en reste; \nMieux que Malebranche et que Lamennais \nTu me d\u00e9montrais la bont\u00e9 c\u00e9leste \nAvec une fleur que tu me donnais. \n \nJe t\u2019ob\u00e9issais, tu m\u2019\u00e9tais soumise. \nO grenier dor\u00e9! te lacer! te voir \nAller et venir d\u00e8s l\u2019aube en chemise, \nMirant ton front jeune \u00e0 ton vieux miroir! \n \nEt qui donc pourrait perdre la m\u00e9moire \nDe ces temps d\u2019aurore et de firmament, \nDe rubans, de fleurs, de gaze et de moire, \nO\u00f9 l\u2019amour b\u00e9gaye un argot charmant! \n \nNos jardins \u00e9taient un pot de tulipe; \nTu masquais la vitre avec un jupon; \nJe prenais le bol de terre de pipe, \nEt je te donnais la tasse en japon. \n \nEt ces grands malheurs qui nous faisaient rire! \nTon manchon br\u00fbl\u00e9, ton boa perdu! \nEt ce cher portrait du divin Shakspeare \nQu\u2019un soir pour souper nous avons vendu! \n \nJ\u2019\u00e9tais mendiant, et toi charitable. \nJe baisais au vol tes bras frais et ronds. \nDante i n-folio nous servait de table \nPour manger ga\u00eement un cent de marrons. \nLa premi\u00e8re fois qu\u2019en mon joyeux bouge, \nJe pris un baiser \u00e0 ta l\u00e8vre en feu, \nQuand tu t\u2019en allas d\u00e9coiff\u00e9e et rouge, \nJe restai tout p\u00e2le et je crus en Dieu! \n \nTe rappelles -tu nos bonheurs sans nombre, \nEt tous ces fichus chang\u00e9s en chiffons? \nOh! que de soupirs, de nos c\u0153urs pleins d\u2019ombre, \nSe sont envol\u00e9s dans les cieux profonds! \n \nL\u2019heure, le lieu, ces souvenirs de jeunesse rappel\u00e9s, \nquelques \u00e9toiles qui com men\u00e7aient \u00e0 briller au ciel, le \nrepos fun\u00e8bre de ces rues d\u00e9sertes, l\u2019imminence de \nl\u2019aventure inexorable qui se pr\u00e9parait, donnaient un \ncharme path\u00e9tique \u00e0 ces vers murmur\u00e9s \u00e0 demi -voix \ndans le cr\u00e9puscule par Jean Prouvaire qui, nous \nl\u2019avons dit, \u00e9tait un doux po\u00e8te. \nCependant on avait allum\u00e9 un lampion dans la \npetite barricade, et, dans la grande, une de ces torches \nde cire comme on en rencontre le mardi -gras en \navant des voitures charg\u00e9es de masques qui vont \u00e0 la \nCourtille. Ces torches, on l\u2019a vu, venaie nt du \nfaubourg Saint -Antoine. \nLa torche avait \u00e9t\u00e9 plac\u00e9e dans une esp\u00e8ce de cage \nde pav\u00e9s ferm\u00e9e de trois c\u00f4t\u00e9s pour l\u2019abriter du vent, \net dispos\u00e9e de fa\u00e7on que toute la lumi\u00e8re tombait sur le drapeau. La rue et la barricade restaient plong\u00e9es \ndans l\u2019obsc urit\u00e9, et l\u2019on ne voyait rien que le drapeau \nrouge formidablement \u00e9clair\u00e9 comme par une \n\u00e9norme lanterne sourde. \nCette lumi\u00e8re ajoutait \u00e0 l\u2019\u00e9carlate du drapeau je ne \nsais quelle pourpre terrible. \n \n \n \n \nIV, 12, 7 \n \n \n \n \n \nL\u2019homme recrut\u00e9 rue des Billettes \n \n \n \n \n \nLa nuit \u00e9tait tout \u00e0 fait tomb\u00e9e, rien ne venait. On \nn\u2019entendait que des rumeurs confuses, et par instants \ndes fusillades, mais rares, peu nourries et lointaines. \nCe r\u00e9pit, qui se prolongeait, \u00e9tait signe que le \ngouvernement prenait son temps et ramassai t ses \nforces. Ces cinquante hommes en attendaient \nsoixante mille. \nEnjolras se sentit pris de cette impatience qui saisit \nles \u00e2mes fortes au seuil des \u00e9v\u00e9nements redoutables. Il alla trouver Gavroche qui s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 fabriquer \ndes cartouches dans la salle basse \u00e0 la clart\u00e9 douteuse \nde deux chandelles, pos\u00e9es sur le comptoir par \npr\u00e9caution \u00e0 cause de la poudre r\u00e9pandue sur les \ntables. Ces deux chandelles ne jetaient aucun \nrayonnement au dehors. Les insurg\u00e9s en outre \navaient eu soin de ne point allumer de lu mi\u00e8re dans \nles \u00e9tages sup\u00e9rieurs. \nGavroche en ce moment \u00e9tait fort pr\u00e9occup\u00e9, non \npas pr\u00e9cis\u00e9ment de ses cartouches. \nL\u2019homme de la rue des Billettes venait d\u2019entrer \ndans la salle basse et \u00e9tait all\u00e9 s\u2019asseoir \u00e0 la table la \nmoins \u00e9clair\u00e9e. Il lui \u00e9tait \u00e9c hu un fusil de munition \ngrand mod\u00e8le, qu\u2019il tenait entre ses jambes. Gavroche \njusqu\u2019\u00e0 cet instant, distrait par cent choses \n\u00abamusantes\u00bb, n\u2019avait pas m\u00eame vu cet homme. \nLorsqu\u2019il entra, Gavroche le suivit machinalement \ndes yeux, admirant son fusil, puis, b rusquement, \nquand l\u2019homme fut assis, le gamin se leva. Ceux qui \nauraient \u00e9pi\u00e9 l\u2019homme jusqu\u2019\u00e0 ce moment, l\u2019auraient \nvu tout observer dans la barricade et dans la bande \ndes insurg\u00e9s avec une attention singuli\u00e8re; mais \ndepuis qu\u2019il \u00e9tait entr\u00e9 dans la salle, il avait \u00e9t\u00e9 pris \nd\u2019une sorte de recueillement et semblait ne plus rien \nvoir de ce qui se passait. Le gamin s\u2019approcha de ce personnage pensif et se mit \u00e0 tourner autour de lui \nsur la pointe du pied comme on marche aupr\u00e8s de \nquelqu\u2019un qu\u2019on craint de r\u00e9ve iller. En m\u00eame temps, \nsur son visage enfantin, \u00e0 la fois si effront\u00e9 et si \ns\u00e9rieux, si \u00e9vapor\u00e9 et si profond, si gai et si navrant, \npassaient toutes ces grimaces de vieux qui signifient : \n\u2013 Ah bah! \u2013 pas possible! \u2013 j\u2019ai la berlue! \u2013 je r\u00eave! \u2013 \nest-ce que c e serait?... \u2013 non, ce n\u2019est pas! \u2013 mais si! \u2013 \nmais non! etc., etc. \u2013 Gavroche se balan\u00e7ait sur ses \ntalons, crispait ses deux poings dans ses poches, \nremuait le cou comme un oiseau, d\u00e9pensait en une \nlippe d\u00e9mesur\u00e9e toute la sagacit\u00e9 de sa l\u00e8vre \ninf\u00e9rieure. Il \u00e9tait stup\u00e9fait, incertain, incr\u00e9dule, \nconvaincu, \u00e9bloui. Il avait la mine du chef des \neunuques au march\u00e9 des esclaves d\u00e9couvrant une \nV\u00e9nus parmi des dondons, et l\u2019air d\u2019un amateur \nreconnaissant un Rapha\u00ebl dans un tas de cro\u00fbtes. \nTout chez lui \u00e9tait en travail, l\u2019instinct qui flaire et \nl\u2019intelligence qui combine. Il \u00e9tait \u00e9vident qu\u2019il arrivait \nun \u00e9v\u00e9nement \u00e0 Gavroche. \nC\u2019est au plus fort de cette pr\u00e9occupation \nqu\u2019Enjolras l\u2019aborda. \n\u2013 Tu es petit, dit Enjolras, on ne te verra pas. Sors \ndes barricades, glisse -toi le long des maisons, va un peu partout par les rues, et reviens me dire ce qui se \npasse. \nGavroche se haussa sur ses hanches. \n\u2013 Les petits sont donc bons \u00e0 quelque chose! c\u2019est \nbien heureux! J\u2019y vas. En attendant fiez -vous aux \npetits, m\u00e9fiez -vous des grands... \u2013 Et Gavroche, \nlevant la t\u00eate et baissant la voix, ajouta, en d\u00e9signant \nl\u2019homme de la rue des Billettes : \n\u2013 Vous voyez bien ce grand -l\u00e0? \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 C\u2019est un mouchard. \n\u2013 Tu es s\u00fbr? \n\u2013 Il n\u2019y a pas quinze jours qu\u2019il m\u2019a enlev\u00e9 par \nl\u2019oreille de la corniche du pont Royal o\u00f9 je prenais \nl\u2019air. \nEnjolras quitta vivement le gamin et murmura \nquelques mots tr\u00e8s bas \u00e0 un ouvrier du port aux vins \nqui se trouvait l\u00e0. L\u2019ouvrier sortit de la salle et y \nrentra presque tout de suite accompagn\u00e9 de tro is \nautres. Ces quatre hommes, quatre portefaix aux \nlarges \u00e9paules, all\u00e8rent se placer, sans rien faire qui \np\u00fbt attirer son attention, derri\u00e8re la table o\u00f9 \u00e9tait \naccoud\u00e9 l\u2019homme de la rue des Billettes. Ils \u00e9taient \nvisiblement pr\u00eats \u00e0 se jeter sur lui. Alors Enjolras s\u2019approcha de l\u2019homme et lui \ndemanda : \n\u2013 Qui \u00eates -vous? \nA cette question brusque, l\u2019homme eut un \nsoubresaut. Il plongea son regard jusqu\u2019au fond de la \nprunelle candide d\u2019Enjolras et parut y saisir sa \npens\u00e9e. Il sourit d\u2019un sourire qui \u00e9tait t out ce qu\u2019on \npeut voir au monde de plus d\u00e9daigneux, de plus \n\u00e9nergique et de plus r\u00e9solu, et r\u00e9pondit avec une \ngravit\u00e9 hautaine : \n\u2013 Je vois ce que c\u2019est... Eh bien oui! \n\u2013 Vous \u00eates mouchard? \n\u2013 Je suis agent de l\u2019autorit\u00e9. \n\u2013 Vous vous appelez? \n\u2013 Javert. \nEnjolras fit signe aux quatre hommes. En un clin \nd\u2019\u0153il, avant que Javert e\u00fbt eu le temps de se \nretourner, il fut collet\u00e9, terrass\u00e9, garrott\u00e9, fouill\u00e9. \nOn trouva sur lui une petite carte ronde coll\u00e9e \nentre deux verres et portant d\u2019un c\u00f4t\u00e9 les armes de \nFrance grav\u00e9es, avec cette l\u00e9gende : Surveillance et \nvigilance , et de l\u2019autre cette mention : JAVERT , \ninspecteur de police, \u00e2g\u00e9 de cinquante -deux ans; et la \nsignature du pr\u00e9fet de police d\u2019alors, M. Gisquet. Il avait en outre sa montre et sa bourse, qui \ncontenait quelques pi\u00e8ces d\u2019or. On lui laissa la bourse \net la montre. Derri\u00e8re la montre, au fond du gousset, \non t\u00e2ta et l\u2019on saisit un papier sous enveloppe \nqu\u2019Enjolras d\u00e9plia et o\u00f9 il lut ces cinq lignes \u00e9crites \nde la main m\u00eame du pr\u00e9fet de police : \n\u00abSit\u00f4t sa mission politique remplie, l\u2019inspecteur \nJavert s\u2019assurera, par une surveillance sp\u00e9ciale, s\u2019il est \nvrai que des malfaiteurs aient des allures sur la b erge \nde la rive droite de la Seine pr\u00e8s le pont d\u2019I\u00e9na.\u00bb \nLe fouillage termin\u00e9, on redressa Javert, on lui \nnoua les bras derri\u00e8re le dos et on l\u2019attacha au milieu \nde la salle basse \u00e0 ce poteau c\u00e9l\u00e8bre qui avait jadis \ndonn\u00e9 son nom au cabaret. \nGavroche qui avait assist\u00e9 \u00e0 toute la sc\u00e8ne et tout \napprouv\u00e9 d\u2019un hochement de t\u00eate silencieux, \ns\u2019approcha de Javert et lui dit : \n\u2013 C\u2019est la souris qui a pris le chat. \nTout cela s\u2019\u00e9tait ex\u00e9cut\u00e9 si rapidement que c\u2019\u00e9tait \nfini quand on s\u2019en aper\u00e7ut autour du cabaret. Javert \nn\u2019avait pas jet\u00e9 un cri. En voyant Javert li\u00e9 au poteau, \nCourfeyrac, Bossuet, Joly, Combeferre, et les \nhommes dispers\u00e9s dans les deux barricades, \naccoururent. Javert, adoss\u00e9 au poteau et si entour\u00e9 de cordes \nqu\u2019il ne pouvait faire un mouvement, lev ait la t\u00eate \navec la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 intr\u00e9pide de l\u2019homme qui n\u2019a jamais \nmenti. \n\u2013 C\u2019est un mouchard, dit Enjolras. \nEt se tournant vers Javert : \n\u2013 Vous serez fusill\u00e9 deux minutes avant que la \nbarricade soit prise. \nJavert r\u00e9pliqua de son accent le plus imp\u00e9rieux : \n\u2013 Pourquoi pas tout de suite? \n\u2013 Nous m\u00e9nageons la poudre. \n\u2013 Alors finissez -en d\u2019un coup de couteau. \n\u2013 Mouchard, dit le bel Enjolras, nous sommes des \njuges et non des assassins. \nPuis il appela Gavroche. \n\u2013 Toi! va \u00e0 ton affaire! Fais ce que je t\u2019ai dit. \n\u2013 J\u2019y vas, cria Gavroche. \nEt s\u2019arr\u00eatant au moment de partir : \n\u2013 A propos, vous me donnerez son fusil! Et il \najouta : Je vous laisse le musicien, mais je veux la \nclarinette. \nLe gamin fit le salut militaire et franchit ga\u00eement la \ncoupure de la grand e barricade. \n \n \n \n \nIV, 12, 8 \n \n \n \n \nPlusieurs points d\u2019interrogation \n\u00e0 propos d\u2019un nomm\u00e9 Le Cabuc \nqui ne se nommait peut -\u00eatre pas \nLe Cabuc \n \n \n \n \nLa peinture tragique que nous avons entreprise ne \nserait pas compl\u00e8te, le lecteur ne verrait pas dans leur \nrelief exact et r\u00e9el ces grandes minutes de g\u00e9sine \nsociale et d\u2019enfantement r\u00e9volutionnaire o\u00f9 il y a de \nla convulsion m\u00eal\u00e9e \u00e0 l\u2019effort, si nous omet tions, dans \nl\u2019esquisse \u00e9bauch\u00e9e ici, un incident plein d\u2019une \nhorreur \u00e9pique et farouche qui survint presque \naussit\u00f4t apr\u00e8s le d\u00e9part de Gavroche. Les attroupements, comme on sait, font boule de \nneige et agglom\u00e8rent en roulant un tas d\u2019hommes \ntumultueux. C es hommes ne se demandent pas entre \neux d\u2019o\u00f9 ils viennent. Parmi les passants qui s\u2019\u00e9taient \nr\u00e9unis au rassemblement conduit par Enjolras, \nCombeferre et Courfeyrac, il y avait un \u00eatre portant la \nveste du portefaix us\u00e9e aux \u00e9paules, qui gesticulait et \nvocif\u00e9 rait et avait la mine d\u2019une esp\u00e8ce d\u2019ivrogne \nsauvage. Cet homme, un nomm\u00e9 ou surnomm\u00e9 Le \nCabuc, et du reste tout \u00e0 fait inconnu de ceux qui \npr\u00e9tendaient le conna\u00eetre, tr\u00e8s ivre, ou faisant \nsemblant, s\u2019\u00e9tait attabl\u00e9 avec quelques autres \u00e0 une \ntable qu\u2019ils a vaient tir\u00e9e en dehors du cabaret. Ce \nCabuc, tout en faisant boire ceux qui lui tenaient t\u00eate, \nsemblait consid\u00e9rer d\u2019un air de r\u00e9flexion la grande \nmaison du fond de la barricade dont les cinq \u00e9tages \ndominaient toute la rue et faisaient face \u00e0 la rue Saint -\nDenis. Tout \u00e0 coup il s\u2019\u00e9cria : \n\u2013 Camarades, savez -vous? c\u2019est de cette maison -l\u00e0 \nqu\u2019il faudrait tirer. Quand nous serons l\u00e0 aux \ncrois\u00e9es, du diable si quelqu\u2019un avance dans la rue! \n\u2013 Oui, mais la maison est ferm\u00e9e, dit un des \nbuveurs. \n\u2013 Cognons! \n\u2013 On n\u2019ouvrira pas. \u2013 Enfon\u00e7ons la porte! \nLe Cabuc court \u00e0 la porte qui avait un marteau fort \nmassif, et frappe. La porte ne s\u2019ouvre pas. Il frappe \nun second coup. Personne ne r\u00e9pond. Un troisi\u00e8me \ncoup. M\u00eame silence. \n\u2013 Y a-t-il quelqu\u2019un ici? crie Le Cabuc. \nRien ne bouge. \nAlors il saisit un fusil et commence \u00e0 battre la \nporte \u00e0 coups de crosse. C\u2019\u00e9tait une vieille porte \nd\u2019all\u00e9e, cintr\u00e9e, basse, \u00e9troite, solide, toute en ch\u00eane, \ndoubl\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019une feuille de t\u00f4le et d\u2019une \narmature de fer, une vraie p oterne de bastille. Les \ncoups de crosse faisaient trembler la maison, mais \nn\u2019\u00e9branlaient pas la porte. \nToutefois il est probable que les habitants s\u2019\u00e9taient \n\u00e9mus, car on vit enfin s\u2019\u00e9clairer et s\u2019ouvrir une petite \nlucarne carr\u00e9e au troisi\u00e8me \u00e9tage, et app ara\u00eetre \u00e0 cette \nlucarne une chandelle et la t\u00eate b\u00e9ate et effray\u00e9e d\u2019un \nbonhomme en cheveux gris qui \u00e9tait le portier. \nL\u2019homme qui cognait s\u2019interrompit. \n\u2013 Messieurs, demanda le portier, que d\u00e9sirez -vous? \n\u2013 Ouvre! dit Le Cabuc. \n\u2013 Messieurs, cela ne se peut pas. \n\u2013 Ouvre toujours! \n\u2013 Impossible, messieurs! Le Cabuc prit son fusil et coucha en joue le \nportier, mais comme il \u00e9tait en bas, et qu\u2019il faisait tr\u00e8s \nnoir, le portier ne le vit point. \n\u2013 Oui ou non, veux -tu ouvrir? \n\u2013 Non, messieurs! \n\u2013 Tu dis non? \n\u2013 Je dis non, mes bons... \nLe portier n\u2019acheva pas. Le coup de fusil \u00e9tait \nl\u00e2ch\u00e9; la balle lui \u00e9tait entr\u00e9e sous le menton et \u00e9tait \nsortie par la nuque apr\u00e8s avoir travers\u00e9 la jugulaire. \nLe vieillard s\u2019affaissa sur lui -m\u00eame sans pousser un \nsoupir. La chandelle tomba et s\u2019\u00e9teignit, et l\u2019on ne vit \nplus rien qu\u2019une t\u00eate immobile pos\u00e9e au bord de la \nlucarne et un peu de fum\u00e9e blanch\u00e2tre qui s\u2019en allait \nvers le toit. \n\u2013 Voil\u00e0! dit Le Cabuc en laissant retomber sur le \npav\u00e9 la crosse de son fusil. \nIl avait \u00e0 peine prononc\u00e9 ce mot qu\u2019il sentit une \nmain qui se posait sur son \u00e9paule avec la pesanteur \nd\u2019une serre d\u2019aigle, et il entendit une voix qui lui \ndisait : \n\u2013 A genoux. \nLe meurtrier se retourna et vit devant lui la figure \nblanche et f roide d\u2019Enjolras. Enjolras avait un \npistolet \u00e0 la main. A la d\u00e9tonation, il \u00e9tait arriv\u00e9. \nIl avait empoign\u00e9 de sa main gauche le collet, la \nblouse, la chemise et la bretelle du Cabuc. \n\u2013 A genoux, r\u00e9p\u00e9ta -t-il. \nEt d\u2019un mouvement souverain le fr\u00eale jeune \nhomme de vingt ans plia comme un roseau le \ncrocheteur trapu et robuste et l\u2019agenouilla dans la \nboue. Le Cabuc essaya de r\u00e9sister, mais il semblait \nqu\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 saisi par un poing surhumain. \nP\u00e2le, le col nu, les cheveux \u00e9pars, Enjolras, avec \nson visage de femme, avait en ce moment je ne sais \nquoi de la Th\u00e9mis antique. Ses narines gonfl\u00e9es, ses \nyeux baiss\u00e9s donnaient \u00e0 son implacable profil grec \ncette expression de col\u00e8re et cette expression de \nchastet\u00e9 qui, au point de vue de l\u2019ancien monde, \nconviennent \u00e0 la justice. \nToute la barricade \u00e9tait accourue, puis tous \ns\u2019\u00e9taient rang\u00e9s en cercle \u00e0 distance, sentant qu\u2019il \u00e9tait \nimpossible de prononcer une parole devant la chose \nqu\u2019ils allaient voir. \nLe Cabuc, vaincu, n\u2019essayait plus de se d\u00e9battre et \ntremblait de tous ses membres. Enjolras le l\u00e2cha et \ntira sa montre. \n\u2013 Recueille -toi, dit -il. Prie, ou pense. Tu as une \nminute. \u2013 Gr\u00e2ce! murmura le meurtrier, puis il baissa la \nt\u00eate et balbutia quelques jurements inarticul\u00e9s. \nEnjolras ne quitta pas la montre des yeux ; il laissa \npasser la minute, puis il remit la montre dans son \ngousset. Cela fait, il prit par les cheveux Le Cabuc qui \nse pelotonnait contre ses genoux en hurlant et lui \nappuya sur l\u2019oreille le canon de son pistolet. \nBeaucoup de ces hommes intr\u00e9pides, qui \u00e9taient si \ntranquillement entr\u00e9s dans la plus effrayante des \naventures, d\u00e9tourn\u00e8rent la t\u00eate. \nOn entendit l\u2019explosion, l\u2019assassin tomba sur le \npav\u00e9 le front en avant, et Enjolras se redressa et \npromena autour de lui son regard convaincu et \ns\u00e9v\u00e8re. \nPuis il poussa du pied le cadavre et dit : \n\u2013 Jetez cela dehors. \nTrois hommes soulev\u00e8rent le corps du mis\u00e9rable \nqu\u2019agitaient les derni\u00e8res convulsions machinales de \nla vie expir\u00e9e, et le jet\u00e8rent par -dessus la petite \nbarricade dans la ruelle Mond\u00e9tour. \nEnjolras \u00e9tait demeur\u00e9 pensif. On ne sait quelles \nt\u00e9n\u00e8bres grandioses se r\u00e9pandaient lentement sur sa \nredoutable s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. Tout \u00e0 coup il \u00e9leva la voix. On \nfit silence. \u2013 Citoyens, dit Enjolras, ce que cet homme a fait \nest effroyable et ce que j\u2019ai fait e st horrible. Il a tu\u00e9, \nc\u2019est pourquoi je l\u2019ai tu\u00e9. J\u2019ai d\u00fb le faire, car \nl\u2019insurrection doit avoir sa discipline. L\u2019assassinat est \nencore plus un crime ici qu\u2019ailleurs; nous sommes \nsous le regard de la R\u00e9volution, nous sommes les \npr\u00eatres de la R\u00e9publique, nous sommes les hosties du \ndevoir, et il ne faut pas qu\u2019on puisse calomnier notre \ncombat. J\u2019ai donc jug\u00e9 et condamn\u00e9 \u00e0 mort cet \nhomme. Quant \u00e0 moi, contraint de faire ce que j\u2019ai \nfait, mais l\u2019abhorrant, je me suis jug\u00e9 aussi et vous \nverrez tout \u00e0 l\u2019heure \u00e0 quoi je me suis condamn\u00e9. \nCeux qui \u00e9coutaient tressaillirent. \n\u2013 Nous partagerons ton sort, cria Combeferre. \n\u2013 Soit, reprit Enjolras. Encore un mot. En \nex\u00e9cutant cet homme, j\u2019ai ob\u00e9i \u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9; mais la \nn\u00e9cessit\u00e9 est un monstre du vieux monde; la n\u00e9 cessit\u00e9 \ns\u2019appelle Fatalit\u00e9. Or, la loi du progr\u00e8s, c\u2019est que les \nmonstres disparaissent devant les anges, et que la \nFatalit\u00e9 s\u2019\u00e9vanouisse devant la fraternit\u00e9. C\u2019est un \nmauvais moment pour prononcer le mot amour. \nN\u2019importe, je le prononce, et je le glorifi e. Amour, tu \nas l\u2019avenir. Mort, je me sers de toi, mais je te hais. \nCitoyens, il n\u2019y aura dans l\u2019avenir ni t\u00e9n\u00e8bres, ni \ncoups de foudre, ni ignorance f\u00e9roce, ni talion sanglant. Comme il n\u2019y aura plus de Satan, il n\u2019y aura \nplus de Michel. Dans l\u2019avenir per sonne ne tuera \npersonne, la terre rayonnera, le genre humain aimera. \nIl viendra, citoyens, ce jour o\u00f9 tout sera concorde, \nharmonie, lumi\u00e8re, joie et vie, il viendra. Et c\u2019est pour \nqu\u2019il vienne que nous allons mourir. \nEnjolras se tut. Ses l\u00e8vres de vierge se referm\u00e8rent; \net il resta quelque temps debout \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 il avait \nvers\u00e9 le sang, dans une immobilit\u00e9 de marbre. Son \n\u0153il fixe faisait qu\u2019on parlait bas autour de lui. \nJean Prouvaire et Combeferre se serraient la main \nsilencieusement, et, appuy\u00e9s l\u2019u n sur l\u2019autre dans \nl\u2019angle de la barricade, consid\u00e9raient avec une \nadmiration o\u00f9 il y avait de la compassion ce grave \njeune homme, bourreau et pr\u00eatre, de lumi\u00e8re comme \nle cristal, et de roche aussi. \nDisons tout de suite que plus tard, apr\u00e8s l\u2019action, \nquan d les cadavres furent port\u00e9s \u00e0 la morgue et \nfouill\u00e9s, on trouva sur Le Cabuc une carte d\u2019agent de \npolice. L\u2019auteur de ce livre a eu entre les mains, en \n1848, le rapport sp\u00e9cial fait \u00e0 ce sujet au pr\u00e9fet de \npolice de 1832. \nAjoutons que, s\u2019il faut en croire une tradition de \npolice \u00e9trange, mais probablement fond\u00e9e, Le Cabuc, \nc\u2019\u00e9tait Claquesous. Le fait est qu\u2019\u00e0 partir de la mort du Cabuc, il ne fut plus question de Claquesous. \nClaquesous n\u2019a laiss\u00e9 nulle trace de sa disparition; il \nsemblerait s\u2019\u00eatre amalgam\u00e9 \u00e0 l\u2019invisible. Sa vie avait \n\u00e9t\u00e9 t\u00e9n\u00e8bres; sa fin fut nuit. \nTout le groupe insurg\u00e9 \u00e9tait encore dans l\u2019\u00e9motion \nde ce proc\u00e8s tragique si vite instruit et si vite termin\u00e9, \nquand Courfeyrac revit dans la barricade le petit \njeune homme qui le matin avait dema nd\u00e9 chez lui \nMarius. \nCe gar\u00e7on, qui avait l\u2019air hardi et insouciant, \u00e9tait \nvenu \u00e0 la nuit rejoindre les insurg\u00e9s. \n \n \n \n \nLIVRE TREIZI\u00c8ME \n \n \nMARIUS ENTRE DANS \nL\u2019OMBRE \n \n \n \n \nIV, 13, 1 \n \n \n \n \n \nDe la rue Plumet au quartier \nSaint -Denis \n \n \n \n \nCette voix qui \u00e0 travers le cr\u00e9puscule avait appel\u00e9 \nMarius \u00e0 la barricade de la rue de la Chanvrerie lui \navait fait l\u2019effet de la voix de la destin\u00e9e. Il voulait \nmourir, l\u2019occasion s\u2019offrait; il frappait \u00e0 la porte du \ntombeau, une main dans l\u2019ombre lui en tendait la clef. \nCes lugubres ouvertures qui se font dans les t\u00e9n\u00e8bres \ndevant le d\u00e9sespoir sont tentantes. Marius \u00e9carta la \ngrille qui l\u2019avait tant de fois laiss\u00e9 passer, sortit du \njardin, et dit : allons! Fou de douleur, ne se sentant plus rien de fixe e t \nde solide dans le cerveau, incapable de rien accepter \nd\u00e9sormais du sort apr\u00e8s ces deux mois pass\u00e9s dans \nles enivrements de la jeunesse et de l\u2019amour, accabl\u00e9 \u00e0 \nla fois par toutes les r\u00eaveries du d\u00e9sespoir, il n\u2019avait \nplus qu\u2019un d\u00e9sir : en finir bien vite . \nIl se mit \u00e0 marcher rapidement. Il se trouvait \npr\u00e9cis\u00e9ment qu\u2019il \u00e9tait arm\u00e9, ayant sur lui les pistolets \nde Javert. \nLe jeune homme qu\u2019il avait cru apercevoir s\u2019\u00e9tait \nperdu \u00e0 ses yeux dans les rues. \nMarius, qui \u00e9tait sorti de la rue Plumet par le \nboule vard, traversa l\u2019esplanade et le pont des \nInvalides, les Champs -Elys\u00e9es, la place Louis XV, et \ngagna la rue de Rivoli. Les magasins y \u00e9taient ouverts, \nle gaz y br\u00fblait sous les arcades, les femmes \nachetaient dans les boutiques, on prenait des glaces \nau caf \u00e9 Laiter, on mangeait des petits g\u00e2teaux \u00e0 la \np\u00e2tisserie anglaise. Seulement quelques chaises de \nposte partaient au galop de l\u2019h\u00f4tel des Princes et de \nl\u2019h\u00f4tel Meurice. \nMarius entra par le passage Delorme dans la rue \nSaint -Honor\u00e9. Les boutiques y \u00e9taient f erm\u00e9es, les \nmarchands causaient devant leurs portes \nentr\u2019ouvertes, les passants circulaient, les r\u00e9verb\u00e8res \u00e9taient allum\u00e9s, \u00e0 partir du premier \u00e9tage, toutes les \ncrois\u00e9es \u00e9taient \u00e9clair\u00e9es comme \u00e0 l\u2019ordinaire. Il y \navait de la cavalerie sur la place du Pa lais-Royal. \nMarius suivit la rue Saint -Honor\u00e9. A mesure qu\u2019il \ns\u2019\u00e9loignait du Palais -Royal, il y avait moins de \nfen\u00eatres \u00e9clair\u00e9es; les boutiques \u00e9taient tout \u00e0 fait \ncloses, personne ne causait sur les seuils, la rue \ns\u2019assombrissait et en m\u00eame temps la fou le \ns\u2019\u00e9paississait. Car les passants maintenant \u00e9taient une \nfoule. On ne voyait personne parler dans cette foule, \net pourtant il en sortait un bourdonnement sourd et \nprofond. \nVers la fontaine de l\u2019Arbre -Sec, il y avait \u00abdes \nrassemblements\u00bb, esp\u00e8ces de grou pes immobiles et \nsombres qui \u00e9taient parmi les allants et venants \ncomme des pierres au milieu d\u2019une eau courante. \nA l\u2019entr\u00e9e de la rue des Prouvaires, la foule ne \nmarchait plus. C\u2019\u00e9tait un bloc r\u00e9sistant, massif, solide, \ncompact, presque imp\u00e9n\u00e9trable, de gens entass\u00e9s qui \ns\u2019entretenaient tout bas. Il n\u2019y avait l\u00e0 presque plus \nd\u2019habits noirs ni de chapeaux ronds. Des sarraus, des \nblouses, des casquettes, des t\u00eates h\u00e9riss\u00e9es et \nterreuses. Cette multitude ondulait confus\u00e9ment dans \nla brume nocturne. Son chuch otement avait l\u2019accent \nrauque d\u2019un fr\u00e9missement. Quoique pas un ne march\u00e2t, on entendait un pi\u00e9tinement dans la boue. \nAu-del\u00e0 de cette \u00e9paisseur de foule, dans la rue du \nRoule, dans la rue des Prouvaires, et dans le \nprolongement de la rue Saint -Honor\u00e9, il n\u2019y avait plus \nune seule vitre o\u00f9 brill\u00e2t une chandelle. On voyait \ns\u2019enfoncer dans ces rues les files solitaires et \nd\u00e9croissantes des lanternes. Les lanternes de ce \ntemps -l\u00e0 ressemblaient \u00e0 de grosses \u00e9toiles rouges \npendues \u00e0 des cordes et jetaient sur le pav\u00e9 une \nombre qui avait la forme d\u2019une grande araign\u00e9e. Ces \nrues n\u2019\u00e9taient pas d\u00e9sertes. On y distinguait des fusils \nen faisceaux, des bayonnettes remu\u00e9es et des troupes \nbivouaquant. Aucun curieux ne d\u00e9passait cette limite. \nL\u00e0 cessait la circulation. L\u00e0 f inissait la foule et \ncommen\u00e7ait l\u2019arm\u00e9e. \nMarius voulait avec la volont\u00e9 de l\u2019homme qui \nn\u2019esp\u00e8re plus. On l\u2019avait appel\u00e9, il fallait qu\u2019il all\u00e2t. Il \ntrouva le moyen de traverser la foule et de traverser \nle bivouac des troupes, il se d\u00e9roba aux patrouilles, il \n\u00e9vita les sentinelles. Il fit un d\u00e9tour, gagna la rue de \nB\u00e9thisy, et se dirigea vers les Halles. Au coin de la rue \ndes Bourdonnais il n\u2019y avait plus de lanternes. \nApr\u00e8s avoir franchi la zone de la foule, il avait \nd\u00e9pass\u00e9 la lisi\u00e8re des troupes; il se trouvait dans \nquelque chose d\u2019effrayant. Plus un passant, plus un soldat, plus une lumi\u00e8re; personne. La solitude, le \nsilence, la nuit; je ne sais quel froid qui saisissait. \nEntrer dans une rue, c\u2019\u00e9tait entrer dans une cave. \nIl continua d\u2019avancer. \nIl fit quelques pas. Quelqu\u2019un passa pr\u00e8s de lui en \ncourant. Etait -ce un homme? une femme? \u00e9taient -ils \nplusieurs? Il n\u2019e\u00fbt pu le dire. Cela avait pass\u00e9 et s\u2019\u00e9tait \n\u00e9vanoui. \nDe circuit en circuit, il arriva dans une ruelle qu\u2019il \njugea \u00eatre la rue de la Pote rie; vers le milieu de cette \nruelle il se heurta \u00e0 un obstacle. Il \u00e9tendit les mains. \nC\u2019\u00e9tait une charrette renvers\u00e9e; son pied reconnut \ndes flaques d\u2019eau, des fondri\u00e8res, des pav\u00e9s \u00e9pars et \namoncel\u00e9s. Il y avait l\u00e0 une barricade \u00e9bauch\u00e9e et \nabandonn\u00e9e. Il escalada les pav\u00e9s et se trouva de \nl\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du barrage. Il marchait tr\u00e8s pr\u00e8s des \nbornes et se guidait sur le mur des maisons. Un peu \nau del\u00e0 de la barricade, il lui sembla entrevoir devant \nlui quelque chose de blanc. Il approcha, cela prit une \nforme. C\u2019\u00e9taient deux chevaux blancs; les chevaux de \nl\u2019omnibus d\u00e9tel\u00e9 le matin par Bossuet, qui avaient \nerr\u00e9 au hasard de rue en rue toute la journ\u00e9e et \navaient fini par s\u2019arr\u00eater l\u00e0, avec cette patience \naccabl\u00e9e des brutes qui ne comprennent pas plus les action s de l\u2019homme que l\u2019homme ne comprend les \nactions de la providence. \nMarius laissa les chevaux derri\u00e8re lui. Comme il \nabordait une rue qui lui faisait l\u2019effet d\u2019\u00eatre la rue du \nContrat -Social, un coup de fusil, venu on ne sait d\u2019o\u00f9 \net qui traversait l\u2019obscur it\u00e9 au hasard, siffla tout pr\u00e8s \nde lui et la balle per\u00e7a au -dessus de sa t\u00eate un plat \u00e0 \nbarbe de cuivre suspendu \u00e0 la boutique d\u2019un coiffeur. \nOn voyait encore, en 1846, rue du Contrat -Social, au \ncoin des piliers des Halles, ce plat \u00e0 barbe trou\u00e9. \nCe coup de fusil, c\u2019\u00e9tait encore de la vie. A partir \nde cet instant, il ne rencontra plus rien. \nTout cet itin\u00e9raire ressemblait \u00e0 une descente de \nmarches noires. \nMarius n\u2019en alla pas moins en avant. \n \n \n \n \nIV, 13, 2 \n \n \n \n \n \nParis \u00e0 vol de hibou \n \n \n \n \n \n \nUn \u00eatre qui e\u00fb t plan\u00e9 sur Paris en ce moment avec \nl\u2019aile de la chauve -souris ou de la chouette, e\u00fbt eu \nsous les yeux un spectacle morne. \nTout ce vieux quartier des halles, qui est comme \nune ville dans la ville, que traversent les rues Saint -\nDenis et Saint -Martin, o\u00f9 se croisent mille ruelles et \ndont les insurg\u00e9s avaient fait leur redoute et leur \nplace d\u2019armes, lui e\u00fbt apparu comme un \u00e9norme trou sombre creus\u00e9 au centre de Paris. L\u00e0 le regard \ntombait dans un ab\u00eeme. Gr\u00e2ce aux r\u00e9verb\u00e8res bris\u00e9s, \ngr\u00e2ce aux fen\u00eatres ferm\u00e9es, l\u00e0 cessait tout \nrayonnement, toute vie, toute rumeur, tout \nmouvement. L\u2019invisible police de l\u2019\u00e9meute veillait \npartout, et maintenait l\u2019ordre, c\u2019est -\u00e0-dire la nuit. \nNoyer le petit nombre dans une vaste obscurit\u00e9, \nmultiplier chaque combattant par les possib ilit\u00e9s que \ncette obscurit\u00e9 contient, c\u2019est la tactique n\u00e9cessaire de \nl\u2019insurrection. A la chute du jour, toute crois\u00e9e o\u00f9 \nune chandelle s\u2019allumait avait re\u00e7u une balle. La \nlumi\u00e8re \u00e9tait \u00e9teinte, quelquefois l\u2019habitant tu\u00e9. Aussi \nrien ne bougeait. Il n\u2019y av ait rien l\u00e0 que l\u2019effroi, le \ndeuil, la stupeur dans les maisons; dans les rues une \nsorte d\u2019horreur sacr\u00e9e. On n\u2019y apercevait m\u00eame pas \nles longues rang\u00e9es de fen\u00eatres et d\u2019\u00e9tages, les \ndentelures des chemin\u00e9es et des toits, les reflets \nvagues qui luisent sur le pav\u00e9 boueux et mouill\u00e9. \nL\u2019\u0153il qui e\u00fbt regard\u00e9 d\u2019en haut dans cet amas \nd\u2019ombre e\u00fbt entrevu peut -\u00eatre \u00e7\u00e0 et l\u00e0, de distance en \ndistance, des clart\u00e9s indistinctes faisant saillir des \nlignes bris\u00e9es et bizarres, des profils de constructions \nsinguli\u00e8res, qu elque chose de pareil \u00e0 des lueurs allant \net venant dans des ruines; c\u2019est l\u00e0 qu\u2019\u00e9taient les \nbarricades. Le reste \u00e9tait un lac d\u2019obscurit\u00e9, brumeux, pesant, fun\u00e8bre, au -dessus duquel se dressaient, \nsilhouettes immobiles et lugubres, la tour Saint -\nJacques, l\u2019\u00e9glise Saint -Merry, et deux ou trois autres \nde ces grands \u00e9difices dont l\u2019homme fait des g\u00e9ants et \ndont la nuit fait des fant\u00f4mes. \nTout autour de ce labyrinthe d\u00e9sert et inqui\u00e9tant, \ndans les quartiers o\u00f9 la circulation parisienne n\u2019\u00e9tait \npas an\u00e9antie, et o\u00f9 quelques rares r\u00e9verb\u00e8res \nbrillaient, l\u2019observateur a\u00e9rien e\u00fbt pu distinguer la \nscintillation m\u00e9tallique des sabres et des bayonn ettes, \nle roulement sourd de l\u2019artillerie, et le fourmillement \ndes bataillons silencieux grossissant de minute en \nminute; ceinture formidable qui se serrait et se \nfermait lentement autour de l\u2019\u00e9meute. \nLe quartier investi n\u2019\u00e9tait plus qu\u2019une sorte de \nmonst rueuse caverne; tout y paraissait endormi ou \nimmobile, et, comme on vient de le voir, chacune des \nrues o\u00f9 l\u2019on pouvait arriver n\u2019offrait rien que de \nl\u2019ombre. \nOmbre farouche, pleine de pi\u00e8ges, pleine de chocs \ninconnus et redoutables, o\u00f9 il \u00e9tait effrayant de \np\u00e9n\u00e9trer et \u00e9pouvantable de s\u00e9journer, o\u00f9 ceux qui \nentraient frissonnaient devant ceux qui les \nattendaient, o\u00f9 ceux qui attendaient tressaillaient \ndevant ceux qui allaient venir. Des combattants invisibles retranch\u00e9s \u00e0 chaque coin de rue; les \nemb\u00fbches d u s\u00e9pulcre cach\u00e9es dans les \u00e9paisseurs de \nla nuit. C\u2019\u00e9tait fini. Plus d\u2019autre clart\u00e9 \u00e0 esp\u00e9rer l\u00e0 \nd\u00e9sormais que l\u2019\u00e9clair des fusils, plus d\u2019autre \nrencontre que l\u2019apparition brusque et rapide de la \nmort. O\u00f9? comment? quand? On ne savait, mais \nc\u2019\u00e9tait certai n et in\u00e9vitable. L\u00e0, dans ce lieu marqu\u00e9 \npour la lutte, le gouvernement et l\u2019insurrection, la \ngarde nationale et les soci\u00e9t\u00e9s populaires, la \nbourgeoisie et l\u2019\u00e9meute, allaient s\u2019aborder \u00e0 t\u00e2tons. \nPour les uns comme pour les autres, la n\u00e9cessit\u00e9 \u00e9tait \nla m\u00eam e. Sortir de l\u00e0 tu\u00e9s ou vainqueurs, seule issue \npossible d\u00e9sormais. Situation tellement extr\u00eame, \nobscurit\u00e9 tellement puissante, que les plus timides s\u2019y \nsentaient pris de r\u00e9solution et les plus hardis de \nterreur. \nDu reste, des deux c\u00f4t\u00e9s, furie, acharneme nt, \nd\u00e9termination \u00e9gale. Pour les uns, avancer, c\u2019\u00e9tait \nmourir, et personne ne songeait \u00e0 reculer; pour les \nautres, rester, c\u2019\u00e9tait mourir, et personne ne songeait \n\u00e0 fuir. \nIl \u00e9tait n\u00e9cessaire que le lendemain tout f\u00fbt \ntermin\u00e9, que le triomphe f\u00fbt ici ou l \u00e0, que \nl\u2019insurrection f\u00fbt une r\u00e9volution ou une \n\u00e9chauffour\u00e9e. Le gouvernement le comprenait comme les partis; le moindre bourgeois le sentait. De \nl\u00e0 une pens\u00e9e d\u2019angoisse qui se m\u00ealait \u00e0 l\u2019ombre \nimp\u00e9n\u00e9trable de ce quartier o\u00f9 tout allait se d\u00e9cider; \nde l\u00e0 un redoublement d\u2019anxi\u00e9t\u00e9 autour de ce silence \nd\u2019o\u00f9 allait sortir une catastrophe. On n\u2019y entendait \nqu\u2019un seul bruit, bruit d\u00e9chirant comme un r\u00e2le, \nmena\u00e7ant comme une mal\u00e9diction, le tocsin de Saint -\nMerry. Rien n\u2019\u00e9tait gla\u00e7ant comme la clameur de cette \ncloche \u00e9perdue et d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e se lamentant dans les \nt\u00e9n\u00e8bres. \nComme il arrive souvent, la nature semblait s\u2019\u00eatre \nmise d\u2019accord avec ce que les hommes allaient faire. \nRien ne d\u00e9rangeait les funestes harmonies de cet \nensemble. Les \u00e9toiles avaient disparu; des nuages \nlourds emplissaient tout l\u2019horizon de leurs plis \nm\u00e9lancoliques. Il y avait un ciel noir sur ces rues \nmortes, comme si un immense linceul se d\u00e9ployait \nsur cet immense tombeau. \nTandis qu\u2019une bataille encore toute politique se \npr\u00e9parait dans ce m\u00eame e mplacement qui avait vu \nd\u00e9j\u00e0 tant d\u2019\u00e9v\u00e9nements r\u00e9volutionnaires, tandis que la \njeunesse, les associations secr\u00e8tes, les \u00e9coles, au nom \ndes principes, et la classe moyenne, au nom des \nint\u00e9r\u00eats, s\u2019approchaient pour se heurter, s\u2019\u00e9treindre et \nse terrasser, ta ndis que chacun h\u00e2tait et appelait l\u2019heure derni\u00e8re et d\u00e9cisive de la crise, au loin et en \ndehors de ce quartier fatal, au plus profond des \ncavit\u00e9s insondables de ce vieux Paris mis\u00e9rable qui \ndispara\u00eet sous la splendeur du Paris heureux et \nopulent, on ente ndait gronder sourdement la sombre \nvoix du peuple. \nVoix effrayante et sacr\u00e9e qui se compose du \nrugissement de la brute et de la parole de Dieu, qui \nterrifie les faibles et qui avertit les sages, qui vient \ntout \u00e0 la fois d\u2019en bas comme la voix du lion et d \u2019en \nhaut comme la voix du tonnerre. \n \n \n \n \nIV, 13, 3 \n \n \n \n \n \nL\u2019extr\u00eame bord \n \n \n \n \n \n \nMarius \u00e9tait arriv\u00e9 aux halles. \nL\u00e0 tout \u00e9tait plus calme, plus obscur et plus \nimmobile encore que dans les rues voisines. On e\u00fbt \ndit que la paix glaciale du s\u00e9pulcre \u00e9tait sortie de terre \net s\u2019\u00e9tait r\u00e9pandue sous le ciel. \nUne rougeur pourtant d\u00e9coupait sur ce fond noir \nla haute toiture des maisons qui barraient la rue de la \nChanvrerie du c\u00f4t\u00e9 de Saint -Eustache. C\u2019\u00e9tait le reflet de la torche qui br\u00fblait dans la barricade de Corinthe. \nMarius s\u2019\u00e9tait dirig\u00e9 sur cette rougeur. Elle l\u2019avait \namen\u00e9 au March\u00e9 -aux-Poir\u00e9es, et il entrevoyait \nl\u2019embouchure t\u00e9n\u00e9breuse de la rue des Pr\u00eacheurs. Il y \nentra. La vedette des insurg\u00e9s qui guettait \u00e0 l\u2019autre \nbout ne l\u2019aper\u00e7ut pas. Il se sentait tout pr\u00e8s de ce \nqu\u2019il \u00e9tait venu chercher, et il marchait sur la pointe \ndu pied. Il arriva ainsi au coude de ce cou rt tron\u00e7on \nde la ruelle Mond\u00e9tour qui \u00e9tait, on s\u2019en souvient, la \nseule communication conserv\u00e9e par Enjolras avec le \ndehors. Au coin de la derni\u00e8re maison, \u00e0 sa gauche, il \navan\u00e7a la t\u00eate, et regarda dans le tron\u00e7on Mond\u00e9tour. \nUn peu au del\u00e0 de l\u2019angle noi r de la ruelle et de la \nrue de la Chanvrerie qui jetait une large nappe \nd\u2019ombre o\u00f9 il \u00e9tait lui -m\u00eame enseveli, il aper\u00e7ut \nquelque lueur sur les pav\u00e9s, un peu du cabaret, et \nderri\u00e8re, un lampion clignotant dans une esp\u00e8ce de \nmuraille informe, et des hommes accroupis ayant des \nfusils sur leurs genoux. Tout cela \u00e9tait \u00e0 dix toises de \nlui. C\u2019\u00e9tait l\u2019int\u00e9rieur de la barricade. \nLes maisons qui bordaient la ruelle \u00e0 droite lui \ncachaient le reste du cabaret, la grande barricade et le \ndrapeau. \nMarius n\u2019avait plus qu\u2019un pas \u00e0 faire. Alors le malheureux jeune homme s\u2019assit sur une \nborne, croisa les bras et songea \u00e0 son p\u00e8re. \nIl songea \u00e0 cet h\u00e9ro\u00efque colonel Pontmercy qui \navait \u00e9t\u00e9 un si fier soldat, qui avait gard\u00e9 sous la \nr\u00e9publique la fronti\u00e8re de France et touch \u00e9 sous \nl\u2019empereur la fronti\u00e8re d\u2019Asie, qui avait vu G\u00eanes, \nAlexandrie, Milan, Turin, Madrid, Vienne, Dresde, \nBerlin, Moscou, qui avait laiss\u00e9 sur tous les champs \nde victoire de l\u2019Europe des gouttes de ce m\u00eame sang \nque lui Marius avait dans les veines, qui avait blanchi \navant l\u2019\u00e2ge dans la discipline et le commandement, \nqui avait v\u00e9cu le ceinturon boucl\u00e9, les \u00e9paulettes \ntombant sur la poitrine, la cocarde noircie par la \npoudre, le front pliss\u00e9 par le casque, sous la baraque, \nau camp, au bivouac, aux ambulanc es, et qui au bout \nde vingt ans \u00e9tait revenu des grandes guerres la joue \nbalafr\u00e9e, le visage souriant, simple, tranquille, \nadmirable, pur comme un enfant, ayant tout fait pour \nla France et rien contre elle. \nIl se dit que son jour \u00e0 lui \u00e9tait venu aussi, q ue son \nheure avait enfin sonn\u00e9, qu\u2019apr\u00e8s son p\u00e8re il allait, lui \naussi, \u00eatre brave, intr\u00e9pide, hardi, courir au -devant \ndes balles, offrir sa poitrine aux bayonnettes, verser \nson sang, chercher l\u2019ennemi, chercher la mort, qu\u2019il \nallait faire la guerre \u00e0 son tour et descendre sur le champ de bataille, et que ce champ de bataille o\u00f9 il \nallait descendre, c\u2019\u00e9tait la rue, et que cette guerre qu\u2019il \nallait faire, c\u2019\u00e9tait la guerre civile! \nIl vit la guerre civile ouverte comme un gouffre \ndevant lui et que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 qu\u2019il allait tomber. \nAlors il frissonna. \nIl songea \u00e0 cette \u00e9p\u00e9e de son p\u00e8re que son a\u00efeul \navait vendue \u00e0 un brocanteur, et qu\u2019il avait, lui, si \ndouloureusement regrett\u00e9e. Il se dit qu\u2019elle avait bien \nfait, cette vaillante et chaste \u00e9p\u00e9e, de lui \u00e9chapper et \nde s\u2019en aller irrit\u00e9e dans les t\u00e9n\u00e8bres; que si elle s\u2019\u00e9tait \nenfuie ainsi, c\u2019est qu\u2019elle \u00e9tait intelligente et qu\u2019elle \npr\u00e9voyait l\u2019avenir; c\u2019est qu\u2019elle pressentait l\u2019\u00e9meute, la \nguerre des ruisseaux, la guerre des pav\u00e9s, les \nfusillades par les soupirau x des caves, les coups \ndonn\u00e9s et re\u00e7us par derri\u00e8re; c\u2019est que, venant de \nMarengo et de Friedland, elle ne voulait pas aller rue \nde la Chanvrerie, c\u2019est qu\u2019apr\u00e8s ce qu\u2019elle avait fait \navec le p\u00e8re, elle ne voulait pas faire cela avec le fils! \nIl se dit que si cette \u00e9p\u00e9e \u00e9tait l\u00e0, si, l\u2019ayant recueillie \nau chevet de son p\u00e8re mort, il avait os\u00e9 la prendre et \nl\u2019emporter pour ce combat de nuit entre fran\u00e7ais \ndans un carrefour, \u00e0 coup s\u00fbr elle lui br\u00fblerait les \nmains et se mettrait \u00e0 flamboyer devant lui comme \nl\u2019\u00e9p\u00e9e de l\u2019ange! Il se dit qu\u2019il \u00e9tait heureux qu\u2019elle n\u2019y f\u00fbt pas et qu\u2019elle e\u00fbt disparu, que cela \u00e9tait bien, que \ncela \u00e9tait juste, que son a\u00efeul avait \u00e9t\u00e9 le vrai gardien \nde la gloire de son p\u00e8re, et qu\u2019il valait mieux que \nl\u2019\u00e9p\u00e9e du colonel e\u00fbt \u00e9t\u00e9 cri\u00e9 e \u00e0 l\u2019encan, vendue au \nfripier, jet\u00e9e aux ferrailles, que de faire aujourd\u2019hui \nsaigner le flanc de la patrie. \nEt puis il se mit \u00e0 pleurer am\u00e8rement. \nCela \u00e9tait horrible. Mais que faire? Vivre sans \nCosette, il ne le pouvait. Puisqu\u2019elle \u00e9tait partie, il \nfallait bien qu\u2019il mour\u00fbt. Ne lui avait -il pas donn\u00e9 sa \nparole d\u2019honneur qu\u2019il mourrait? Elle \u00e9tait partie \nsachant cela; c\u2019est qu\u2019il lui plaisait que Marius mour\u00fbt. \nEt puis il \u00e9tait clair qu\u2019elle ne l\u2019aimait plus, puisqu\u2019elle \ns\u2019en \u00e9tait all\u00e9e ainsi, sans l\u2019 avertir, sans un mot, sans \nune lettre, et elle savait son adresse! A quoi bon vivre \net pourquoi vivre \u00e0 pr\u00e9sent? Et puis, quoi! \u00eatre venu \njusque -l\u00e0 et reculer! s\u2019\u00eatre approch\u00e9 du danger, et \ns\u2019enfuir! \u00eatre venu regarder dans la barricade, et \ns\u2019esquiver! s\u2019e squiver tout tremblant, en disant : au \nfait, j\u2019en ai assez comme cela, j\u2019ai vu, cela suffit, c\u2019est \nla guerre civile, je m\u2019en vais! Abandonner ses amis \nqui l\u2019attendaient! qui avaient peut -\u00eatre besoin de lui! \nqui \u00e9taient une poign\u00e9e contre une arm\u00e9e! Manquer \u00e0 \ntout \u00e0 la fois, \u00e0 l\u2019amour, \u00e0 l\u2019amiti\u00e9, \u00e0 sa parole! \nDonner \u00e0 sa poltronnerie le pr\u00e9texte du patriotisme! Mais cela \u00e9tait impossible, et si le fant\u00f4me de son \np\u00e8re \u00e9tait l\u00e0 dans l\u2019ombre et le voyait reculer, il lui \nfouetterait les reins du plat de son \u00e9p\u00e9 e et lui crierait : \nMarche donc, l\u00e2che! \nEn proie au va -et-vient de ses pens\u00e9es, il baissait la \nt\u00eate. \nTout \u00e0 coup il la redressa. Une sorte de \nrectification splendide venait de se faire dans son \nesprit. Il y a une dilatation de pens\u00e9e propre au \nvoisinage de la tombe; \u00eatre pr\u00e8s de la mort, cela fait \nvoir vrai. La vision de l\u2019action dans laquelle il se \nsentait peut -\u00eatre sur le point d\u2019entrer, lui apparut, non \nplus lamentable, mais superbe. La guerre de la rue se \ntransfigura subitement par on ne sait quel tra vail \nd\u2019\u00e2me int\u00e9rieur, devant l\u2019\u0153il de sa pens\u00e9e. Tous les \ntumultueux points d\u2019interrogation de la r\u00eaverie lui \nrevinrent en foule, mais sans le troubler. Il n\u2019en laissa \naucun sans r\u00e9ponse. \nVoyons, pourquoi son p\u00e8re s\u2019indignerait -il? est -ce \nqu\u2019il n\u2019y a poin t des cas o\u00f9 l\u2019insurrection monte \u00e0 la \ndignit\u00e9 de devoir? qu\u2019y aurait -il donc de diminuant \npour le fils du colonel Pontmercy dans le combat qui \ns\u2019engage? Ce n\u2019est plus Montmirail ni Champaubert; \nc\u2019est autre chose. Il ne s\u2019agit plus d\u2019un territoire sacr\u00e9, \nmais d\u2019une id\u00e9e sainte. La patrie se plaint, soit; mais l\u2019humanit\u00e9 applaudit. Est -il vrai d\u2019ailleurs que la \npatrie se plaigne? La France saigne, mais la libert\u00e9 \nsourit; et devant le sourire de la libert\u00e9, la France \noublie sa plaie. Et puis, \u00e0 voir les chose s de plus haut \nencore, que viendrait -on parler de guerre civile? \nLa guerre civile? qu\u2019est -ce \u00e0 dire? Est -ce qu\u2019il y a \nune guerre \u00e9trang\u00e8re? Est -ce que toute guerre entre \nhommes n\u2019est pas la guerre entre fr\u00e8res? La guerre ne \nse qualifie que par son but. Il n\u2019y a ni guerre \n\u00e9trang\u00e8re, ni guerre civile; il n\u2019y a que la guerre injuste \net la guerre juste. Jusqu\u2019au jour o\u00f9 le grand concordat \nhumain sera conclu, la guerre, celle du moins qui est \nl\u2019effort de l\u2019avenir qui se h\u00e2te contre le pass\u00e9 qui \ns\u2019attarde, peut \u00eatre n\u00e9cessaire. Qu\u2019a -t-on \u00e0 reprocher \n\u00e0 cette guerre -l\u00e0? La guerre ne devient honte, l\u2019\u00e9p\u00e9e \nne devient poignard que lorsqu\u2019elle assassine le droit, \nle progr\u00e8s, la raison, la civilisation, la v\u00e9rit\u00e9. Alors, \nguerre civile ou guerre \u00e9trang\u00e8re, elle est iniqu e; elle \ns\u2019appelle le crime. En dehors de cette chose sainte, la \njustice, de quel droit une forme de la guerre en \nm\u00e9priserait -elle une autre? de quel droit l\u2019\u00e9p\u00e9e de \nWashington renierait -elle la pique de Camille \nDesmoulins? L\u00e9onidas contre l\u2019\u00e9tranger, Timol \u00e9on \ncontre le tyran, lequel est le plus grand? l\u2019un est le \nd\u00e9fenseur, l\u2019autre est le lib\u00e9rateur. Fl\u00e9trira -t-on, sans s\u2019inqui\u00e9ter du but, toute prise d\u2019armes dans l\u2019int\u00e9rieur \nde la cit\u00e9? alors notez d\u2019infamie Brutus, Marcel, \nArnould de Blankenheim, Coligny. Guerre de \nbuissons? guerre de rues? Pourquoi pas? c\u2019\u00e9tait la \nguerre d\u2019Ambiorix, d\u2019Artevelde, de Marnix, de \nP\u00e9lage. Mais Ambiorix luttait contre Rome, Artevelde \ncontre la France, Marnix contre l\u2019Espagne, P\u00e9lage \ncontre les Maures; tous contre l\u2019\u00e9tranger. Eh bien, la \nmonarchie, c\u2019est l\u2019\u00e9tranger; l\u2019oppression, c\u2019est \nl\u2019\u00e9tranger; le droit divin, c\u2019est l\u2019\u00e9tranger. Le \ndespotisme viole la fronti\u00e8re morale comme \nl\u2019invasion viole la fronti\u00e8re g\u00e9ographique. Chasser le \ntyran ou chasser l\u2019anglais, c\u2019est, dans les deux c as, \nreprendre son territoire. Il vient une heure o\u00f9 \nprotester ne suffit plus; apr\u00e8s la philosophie il faut \nl\u2019action; la vive force ach\u00e8ve ce que l\u2019id\u00e9e a \u00e9bauch\u00e9; \nProm\u00e9th\u00e9e encha\u00een\u00e9 commence, Aristogiton finit; \nl\u2019Encyclop\u00e9die \u00e9claire les \u00e2mes, le 10 ao\u00fbt l es \n\u00e9lectrise. Apr\u00e8s Eschyle, Thrasybule; apr\u00e8s Diderot, \nDanton. Les multitudes ont une tendance \u00e0 accepter \nle ma\u00eetre. Leur masse d\u00e9pose de l\u2019apathie. Une foule \nse totalise ais\u00e9ment en ob\u00e9issance. Il faut les remuer, \nles pousser, rudoyer les hommes par le b ienfait m\u00eame \nde leur d\u00e9livrance, leur blesser les yeux par le vrai, \nleur jeter la lumi\u00e8re \u00e0 poign\u00e9es terribles. Il faut qu\u2019ils soient eux -m\u00eames un peu foudroy\u00e9s par leur propre \nsalut; cet \u00e9blouissement les r\u00e9veille. De l\u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9 \ndes tocsins et des gu erres. Il faut que de grands \ncombattants se l\u00e8vent, illuminent les nations par \nl\u2019audace, et secouent cette triste humanit\u00e9 que \ncouvrent d\u2019ombre le droit divin, la gloire c\u00e9sarienne, \nla force, le fanatisme, le pouvoir irresponsable et les \nmajest\u00e9s absolues; cohue stupidement occup\u00e9e \u00e0 \ncontempler, dans leur splendeur cr\u00e9pusculaire, ces \nsombres triomphes de la nuit. A bas le tyran! Mais \nquoi? de qui parlez -vous? appelez -vous Louis -\nPhilippe tyran? Non; pas plus que Louis XVI. Ils \nsont tous deux ce que l\u2019histoir e a coutume de \nnommer de bons rois; mais les principes ne se \nmorcellent pas, la logique du vrai est rectiligne, le \npropre de la v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est de manquer de \ncomplaisance; pas de concession donc; tout \nempi\u00e9tement sur l\u2019homme doit \u00eatre r\u00e9prim\u00e9; il y a le \ndroit divin dans Louis XVI, il y a le parce que Bourbon \ndans Louis -Philippe; tous deux repr\u00e9sentent dans une \ncertaine mesure la confiscation du droit, et pour \nd\u00e9blayer l\u2019usurpation universelle, il faut les \ncombattre; il le faut, la France \u00e9tant toujours ce qui \ncommence. Quand le ma\u00eetre tombe en France, il \ntombe partout. En somme, r\u00e9tablir la v\u00e9rit\u00e9 sociale, rendre son tr\u00f4ne \u00e0 la libert\u00e9, rendre le peuple au \npeuple, rendre \u00e0 l\u2019homme la souverainet\u00e9, replacer la \npourpre sur la t\u00eate de la France, restaurer dans le ur \npl\u00e9nitude la raison et l\u2019\u00e9quit\u00e9, supprimer tout germe \nd\u2019antagonisme en restituant chacun \u00e0 lui -m\u00eame, \nan\u00e9antir l\u2019obstacle que la royaut\u00e9 fait \u00e0 l\u2019immense \nconcorde universelle, remettre le genre humain de \nniveau avec le droit, quelle cause plus juste, et, par \ncons\u00e9quent, quelle guerre plus grande? Ces guerres -l\u00e0 \nconstruisent la paix. Une \u00e9norme forteresse de \npr\u00e9jug\u00e9s, de privil\u00e8ges, de superstitions, de \nmensonges, d\u2019exactions, d\u2019abus, de violences, \nd\u2019iniquit\u00e9s, de t\u00e9n\u00e8bres, est encore debout sur le \nmonde a vec ses tours de haine. Il faut la jeter bas. Il \nfaut faire crouler cette masse monstrueuse. Vaincre \u00e0 \nAusterlitz, c\u2019est grand; prendre la Bastille, c\u2019est \nimmense. \nIl n\u2019est personne qui ne l\u2019ait remarqu\u00e9 sur soi -\nm\u00eame, l\u2019\u00e2me, et c\u2019est l\u00e0 la merveille de so n unit\u00e9 \ncompliqu\u00e9e d\u2019ubiquit\u00e9, a cette aptitude \u00e9trange de \nraisonner presque froidement dans les extr\u00e9mit\u00e9s les \nplus violentes, et il arrive souvent que la passion \nd\u00e9sol\u00e9e et le profond d\u00e9sespoir, dans l\u2019agonie m\u00eame \nde leurs monologues les plus noirs, trai tent des sujets \net discutent des th\u00e8ses. La logique se m\u00eale \u00e0 la convulsion, et le fil du syllogisme flotte sans se casser \ndans l\u2019orage lugubre de la pens\u00e9e. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 la \nsituation d\u2019esprit de Marius. \nTout en songeant ainsi, accabl\u00e9, mais r\u00e9solu, \nh\u00e9sitan t pourtant, et, en somme, fr\u00e9missant devant ce \nqu\u2019il allait faire, son regard errait dans l\u2019int\u00e9rieur de la \nbarricade. Les insurg\u00e9s y causaient \u00e0 demi -voix, sans \nremuer, et l\u2019on y sentait ce quasi -silence qui marque \nla derni\u00e8re phase de l\u2019attente. Au -dessu s d\u2019eux, \u00e0 une \nlucarne d\u2019un troisi\u00e8me \u00e9tage, Marius distinguait une \nesp\u00e8ce de spectateur ou de t\u00e9moin qui lui semblait \nsinguli\u00e8rement attentif. C\u2019\u00e9tait le portier tu\u00e9 par Le \nCabuc. D\u2019en bas, \u00e0 la r\u00e9verb\u00e9ration de la torche \nenfouie dans les pav\u00e9s, on aperce vait cette t\u00eate \nvaguement. Rien n\u2019\u00e9tait plus \u00e9trange, \u00e0 cette clart\u00e9 \nsombre et incertaine, que cette face livide, immobile, \n\u00e9tonn\u00e9e, avec ses cheveux h\u00e9riss\u00e9s, ses yeux ouverts \net fixes et sa bouche b\u00e9ante, pench\u00e9e sur la rue dans \nune attitude de curiosit\u00e9 . On e\u00fbt dit que celui qui \n\u00e9tait mort consid\u00e9rait ceux qui allaient mourir. Une \nlongue tra\u00een\u00e9e de sang qui avait coul\u00e9 de cette t\u00eate \ndescendait en filets rouge\u00e2tres de la lucarne jusqu\u2019\u00e0 la \nhauteur du premier \u00e9tage o\u00f9 elle s\u2019arr\u00eatait. \n \n \n \n \nLIVRE QUATORZI\u00c8ME \n \n \nLES GRANDEURS \nDU D \u00c9SESPOIR \n \n \n \n \nIV, 14, 1 \n \n \n \n \n \nLe drapeau : premier acte \n \n \n \n \n \n \nRien ne venait encore. Dix heures avaient sonn\u00e9 \u00e0 \nSaint -Merry. Enjolras et Combeferre \u00e9taient all\u00e9s \ns\u2019asseoir, la carabine \u00e0 la main, pr\u00e8s de la coupure de \nla grande barricade. Ils ne se parlaient pas; ils \n\u00e9coutaient, cherchant \u00e0 saisir m\u00eame le bruit de \nmarche le plus sourd et le plus lointain. \nSubitement, au milieu de ce calme lugubre, une \nvoix claire, jeune, gaie, qui semblait venir de la rue Saint -Denis, s\u2019\u00e9leva et se mit \u00e0 chanter distinctement \nsur le vieil air populaire Au clair de la lune cette po\u00e9si e \ntermin\u00e9e par une sorte de cri pareil au chant du coq : \n \nMon nez est en larmes. \nMon ami Bugeaud, \nPr\u00eat\u2019-moi tes gendarmes \nPour leur dire un mot. \nEn capote bleue, \nLa poule au shako, \nVoici la banlieue! \nCo-cocorico! \n \nIls se serr\u00e8rent la main. \n\u2013 C\u2019est Gavroche, dit Enjolras. \n\u2013 Il nous avertit, dit Combeferre. \nUne course pr\u00e9cipit\u00e9e troubla la rue d\u00e9serte, on vit \nun \u00eatre plus agile qu\u2019un clown grimper par -dessus \nl\u2019omnibus et Gavroche bondit dans la barricade tout \nessouffl\u00e9, en disant : \n\u2013 Mon fusil! Les voici. \nUn frisson \u00e9lectrique parcourut toute la barricade \net l\u2019on entendit le mouvement des mains cherchant \nles fusils. \n\u2013 Veux -tu ma carabine? dit Enjolras au gamin. \n\u2013 Je veux le grand fusil, r\u00e9pondit Gavroche. \nEt il prit le fusil de Javert. Deux sentinelles s\u2019\u00e9taient repli\u00e9es et \u00e9taient \nrentr\u00e9es presque en m\u00eame temps que Gavroche. \nC\u2019\u00e9taient la sentinelle du bout de la rue et la vedette \nde la Petite -Truanderie. La vedette de la ruelle des \nPr\u00eacheurs \u00e9tait rest\u00e9e \u00e0 son poste, ce qui indiquait \nque ri en ne venait du c\u00f4t\u00e9 des ponts et des halles. \nLa rue de la Chanvrerie, dont quelques pav\u00e9s \u00e0 \npeine \u00e9taient visibles au reflet de la lumi\u00e8re qui se \nprojetait sur le drapeau, offrait aux insurg\u00e9s l\u2019aspect \nd\u2019un grand porche noir vaguement ouvert dans une \nfum\u00e9e. \nChacun avait pris son poste de combat. \nQuarante -trois insurg\u00e9s, parmi lesquels Enjolras, \nCombeferre, Courfeyrac, Bossuet, Joly, Bahorel et \nGavroche, \u00e9taient agenouill\u00e9s dans la grande \nbarricade, les t\u00eates \u00e0 fleur de la cr\u00eate du barrage, les \ncanons de s fusils et des carabines braqu\u00e9s sur les \npav\u00e9s comme \u00e0 des meurtri\u00e8res, attentifs, muets, \npr\u00eats \u00e0 faire feu. Six, command\u00e9s par Feuilly, s\u2019\u00e9taient \ninstall\u00e9s, le fusil en joue, aux fen\u00eatres des deux \u00e9tages \nde Corinthe. \nQuelques instants s\u2019\u00e9coul\u00e8rent encore, puis un \nbruit de pas, mesur\u00e9, pesant, nombreux, se fit \nentendre distinctement du c\u00f4t\u00e9 de Saint -Leu. Ce \nbruit, d\u2019abord faible, puis pr\u00e9cis, puis lourd et sonore, s\u2019approchait lentement, sans halte, sans interruption, \navec une continuit\u00e9 tranquille et terrible. On \nn\u2019entendait rien que cela. C\u2019\u00e9tait tout ensemble le \nsilence et le bruit de la statue du commandeur, mais \nce pas de pierre avait on ne sait quoi d\u2019\u00e9norme et de \nmultiple qui \u00e9veillait l\u2019id\u00e9e d\u2019une foule en m\u00eame \ntemps que l\u2019id\u00e9e d\u2019un spectre. On croyait entendre \nmarcher l\u2019effrayante statue L\u00e9gion. Ce pas approcha; \nil approcha encore, et s\u2019arr\u00eata. Il sembla qu\u2019on \nentend\u00eet au bout de la rue le souffle de beaucoup \nd\u2019hommes. On ne voyait rien pourtant, seulement on \ndistinguait tout au fond, dans cette \u00e9paisse obscurit\u00e9, \nune multitude de fils m\u00e9talliques, fins comme des \naiguilles et presque imperceptibles, qui s\u2019agitaient, \npareils \u00e0 ces indescriptibles r\u00e9seaux phosphoriques \nqu\u2019au moment de s\u2019endormir on aper\u00e7oit, sous se s \npaupi\u00e8res ferm\u00e9es, dans les premiers brouillards du \nsommeil. C\u2019\u00e9taient les bayonnettes et les canons de \nfusils confus\u00e9ment \u00e9clair\u00e9s par la r\u00e9verb\u00e9ration \nlointaine de la torche. \nIl y eut encore une pause, comme si des deux \nc\u00f4t\u00e9s on attendait. Tout \u00e0 coup , du fond de cette \nombre, une voix, d\u2019autant plus sinistre qu\u2019on ne \nvoyait personne, et qu\u2019il semblait que c\u2019\u00e9tait \nl\u2019obscurit\u00e9 elle -m\u00eame qui parlait, cria : \u2013 Qui vive? \nEn m\u00eame temps on entendit le cliquetis des fusils \nqui s\u2019abattent. \nEnjolras r\u00e9pondit d\u2019un accent vibrant et altier : \n\u2013 R\u00e9volution fran\u00e7aise. \n\u2013 Feu! dit la voix. \nUn \u00e9clair empourpra toutes les fa\u00e7ades de la rue \ncomme si la porte d\u2019une fournaise s\u2019ouvrait et se \nfermait brusquement. \nUne effroyable d\u00e9tonation \u00e9clata sur la barricade. \nLe dr apeau rouge tomba. La d\u00e9charge avait \u00e9t\u00e9 si \nviolente et si dense qu\u2019elle en avait coup\u00e9 la hampe; \nc\u2019est-\u00e0-dire la pointe m\u00eame du timon de l\u2019omnibus. \nDes balles, qui avaient ricoch\u00e9 sur les corniches des \nmaisons, p\u00e9n\u00e9tr\u00e8rent dans la barricade et bless\u00e8rent \nplusieurs hommes. \nL\u2019impression de cette premi\u00e8re d\u00e9charge fut \ngla\u00e7ante. L\u2019attaque \u00e9tait rude et de nature \u00e0 faire \nsonger les plus hardis. Il \u00e9tait \u00e9vident qu\u2019on avait au \nmoins affaire \u00e0 un r\u00e9giment tout entier. \n\u2013 Camarades, cria Courfeyrac, ne perdons pa s la \npoudre. Attendons pour riposter qu\u2019ils soient engag\u00e9s \ndans la rue. \n\u2013 Et avant tout, dit Enjolras, relevons le drapeau! Il ramassa le drapeau qui \u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment tomb\u00e9 \n\u00e0 ses pieds. \nOn entendait au dehors le choc des baguettes dans \nles fusils; la t roupe rechargeait les armes. \nEnjolras reprit : \n\u2013 Qui est -ce qui a du c\u0153ur ici? qui est -ce qui \nreplante le drapeau sur la barricade? \nPas un ne r\u00e9pondit. Monter sur la barricade au \nmoment o\u00f9 sans doute elle \u00e9tait couch\u00e9e en joue de \nnouveau, c\u2019\u00e9tait simple ment la mort. Le plus brave \nh\u00e9site \u00e0 se condamner. Enjolras lui -m\u00eame avait un \nfr\u00e9missement. Il r\u00e9p\u00e9ta : \n\u2013 Personne ne se pr\u00e9sente? \n \n \n \n \nIV, 14, 2 \n \n \n \n \n \nLe drapeau : deuxi\u00e8me acte \n \n \n \n \n \n \nDepuis qu\u2019on \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 Corinthe et qu\u2019on avait \ncommenc\u00e9 \u00e0 construire la barricade, on n\u2019avait plus \ngu\u00e8re fait attention au p\u00e8re Mabeuf. M. Mabeuf \npourtant n\u2019avait pas quitt\u00e9 l\u2019attroupement. Il \u00e9tait \nentr\u00e9 dans le rez -de-chauss\u00e9e du cabaret et s\u2019\u00e9tait \nassis derri\u00e8re le comptoir. L\u00e0, il s\u2019\u00e9tait pour ainsi dire \nan\u00e9anti en lui -m\u00eame. Il semblait ne plus regarder et \nne plus penser. Courfeyrac et d\u2019autres l\u2019avaient deux ou trois fois accost\u00e9, l\u2019avertissant du p\u00e9ril, l\u2019engageant \n\u00e0 se retirer, sans qu\u2019il par\u00fbt les entendre. Quand on \nne lui parlait pas, sa bouche remuait comme s\u2019il \nr\u00e9pondait \u00e0 quelqu\u2019un, et d\u00e8s qu\u2019on lui adressait la \nparole, ses l\u00e8vres devenaient immobiles et ses yeux \nn\u2019avaient plus l\u2019air vivants. Quelques heures avant \nque la barricade f\u00fbt attaqu \u00e9e, il avait pris une posture \nqu\u2019il n\u2019avait plus quitt\u00e9e, les deux poings sur ses deux \ngenoux et la t\u00eate pench\u00e9e en avant comme s\u2019il \nregardait dans un pr\u00e9cipice. Rien n\u2019avait pu le tirer de \ncette attitude; il ne paraissait pas que son esprit f\u00fbt \ndans la ba rricade. Quand chacun \u00e9tait all\u00e9 prendre sa \nplace de combat, il n\u2019\u00e9tait plus rest\u00e9 dans la salle \nbasse que Javert li\u00e9 au poteau, un insurg\u00e9, le sabre nu, \nveillant sur Javert, et lui, Mabeuf. Au moment de \nl\u2019attaque, \u00e0 la d\u00e9tonation, la secousse physique l\u2019a vait \natteint et comme r\u00e9veill\u00e9, il s\u2019\u00e9tait lev\u00e9 brusquement, \nil avait travers\u00e9 la salle, et \u00e0 l\u2019instant o\u00f9 Enjolras \nr\u00e9p\u00e9ta son appel : \n\u2013 Personne ne se pr\u00e9sente? \non vit le vieillard appara\u00eetre sur le seuil du cabaret. \nSa pr\u00e9sence fit une sorte de commot ion dans les \ngroupes. Un cri s\u2019\u00e9leva : \n\u2013 C\u2019est le votant! c\u2019est le conventionnel! c\u2019est le \nrepr\u00e9sentant du peuple! Il est probable qu\u2019il n\u2019entendait pas. \nIl marcha droit \u00e0 Enjolras, les insurg\u00e9s s\u2019\u00e9cartaient \ndevant lui avec une crainte religieuse, il ar racha le \ndrapeau \u00e0 Enjolras qui reculait p\u00e9trifi\u00e9, et alors, sans \nque personne os\u00e2t ni l\u2019arr\u00eater, ni l\u2019aider, ce vieillard \nde quatre -vingts ans, la t\u00eate branlante, le pied ferme, \nse mit \u00e0 gravir lentement l\u2019escalier de pav\u00e9s pratiqu\u00e9 \ndans la barricade. Cel a \u00e9tait si sombre et si grand que \ntous autour de lui cri\u00e8rent : Chapeau bas! A chaque \nmarche qu\u2019il montait, c\u2019\u00e9tait effrayant; ses cheveux \nblancs, sa face d\u00e9cr\u00e9pite, son grand front chauve et \nrid\u00e9, ses yeux caves, sa bouche \u00e9tonn\u00e9e et ouverte, \nson vieux br as levant la banni\u00e8re rouge, surgissaient \nde l\u2019ombre et grandissaient dans la clart\u00e9 sanglante de \nla torche; et l\u2019on croyait voir le spectre de 93 sortir de \nterre, le drapeau de la terreur \u00e0 la main. \nQuand il fut au haut de la derni\u00e8re marche, quand \nce fa nt\u00f4me tremblant et terrible, debout sur ce \nmonceau de d\u00e9combres en pr\u00e9sence de douze cents \nfusils invisibles, se dressa, en face de la mort et \ncomme s\u2019il \u00e9tait plus fort qu\u2019elle, toute la barricade \neut dans les t\u00e9n\u00e8bres une figure surnaturelle et \ncolossale . \nIl y eut un de ces silences qui ne se font qu\u2019autour \ndes prodiges. Au milieu de ce silence le vieillard agita le drapeau \nrouge et cria : \n\u2013 Vive la R\u00e9volution! vive la r\u00e9publique! \nFraternit\u00e9! Egalit\u00e9! et la mort! \nOn entendit de la barricade un chuchot ement bas \net rapide pareil au murmure d\u2019un pr\u00eatre press\u00e9 qui \nd\u00e9p\u00eache une pri\u00e8re. C\u2019\u00e9tait probablement le \ncommissaire de police qui faisait les sommations \nl\u00e9gales \u00e0 l\u2019autre bout de la rue. \nPuis la m\u00eame voix \u00e9clatante qui avait cri\u00e9: qui \nvive? cria : \n\u2013 Retirez-vous! \nM. Mabeuf, bl\u00eame, hagard, les prunelles illumin\u00e9es \ndes lugubres flammes de l\u2019\u00e9garement, leva le drapeau \nau-dessus de son front et r\u00e9p\u00e9ta : \n\u2013 Vive la r\u00e9publique! \n\u2013 Feu! dit la voix. \nUne seconde d\u00e9charge, pareille \u00e0 une mitraille, \ns\u2019abattit su r la barricade. \nLe vieillard fl\u00e9chit sur ses genoux, puis se redressa, \nlaissa \u00e9chapper le drapeau et tomba en arri\u00e8re \u00e0 la \nrenverse sur le pav\u00e9, comme une planche, tout de \nson long et les bras en croix. \nDes ruisseaux de sang coul\u00e8rent de dessous lui. Sa \nvieille t\u00eate, p\u00e2le et triste, semblait regarder le ciel. Une de ces \u00e9motions sup\u00e9rieures \u00e0 l\u2019homme qui \nfont qu\u2019on oublie m\u00eame de se d\u00e9fendre, saisit les \ninsurg\u00e9s, et ils s\u2019approch\u00e8rent du cadavre avec une \n\u00e9pouvante respectueuse. \n\u2013 Quels hommes que ces r\u00e9gicides! dit Enjolras. \nCourfeyrac se pencha \u00e0 l\u2019oreille d\u2019Enjolras : \n\u2013 Ceci n\u2019est que pour toi, et je ne veux pas \ndiminuer l\u2019enthousiasme. Mais ce n\u2019\u00e9tait rien moins \nqu\u2019un r\u00e9gicide. Je l\u2019ai connu. Il s\u2019app elait le p\u00e8re \nMabeuf. Je ne sais pas ce qu\u2019il avait aujourd\u2019hui. Mais \nc\u2019\u00e9tait une brave ganache. Regarde -moi sa t\u00eate. \n\u2013 T\u00eate de ganache et c\u0153ur de Brutus, r\u00e9pondit \nEnjolras. \nPuis il \u00e9leva la voix : \n\u2013 Citoyens! ceci est l\u2019exemple que les vieux \ndonnent au x jeunes. Nous h\u00e9sitions, il est venu! nous \nreculions, il a avanc\u00e9! Voil\u00e0 ce que ceux qui tremblent \nde vieillesse enseignent \u00e0 ceux qui tremblent de peur! \nCet a\u00efeul est auguste devant la patrie. Il a eu une \nlongue vie et une magnifique mort! Maintenant \nabritons le cadavre, que chacun de nous d\u00e9fende ce \nvieillard mort comme il d\u00e9fendrait son p\u00e8re vivant, et \nque sa pr\u00e9sence au milieu de nous fasse la barricade \nimprenable! Un murmure d\u2019adh\u00e9sion morne et \u00e9nergique suivit \nces paroles. \nEnjolras se courba, soule va la t\u00eate du vieillard, et, \nfarouche, le baisa au front, puis, lui \u00e9cartant les bras, \net maniant ce mort avec une pr\u00e9caution tendre, \ncomme s\u2019il e\u00fbt craint de lui faire du mal, il lui \u00f4ta son \nhabit, en montra \u00e0 tous les trous sanglants, et dit : \n\u2013 Voil\u00e0 m aintenant notre drapeau. \n \n \n \n \nIV, 14, 3 \n \n \n \n \n \nGavroche aurait mieux fait \nd\u2019accepter la carabine d\u2019Enjolras \n \n \n \n \n \nOn jeta sur le p\u00e8re Mabeuf un long ch\u00e2le noir de la \nveuve Hucheloup. Six hommes firent de leurs fusils \nune civi\u00e8re, on y posa le cadavre, et on le porta, t\u00eates \nnues, avec une lenteur solennelle, sur la grande table \nde la salle basse. \nCes hommes, tout enti ers \u00e0 la chose grave et \nsacr\u00e9e qu\u2019ils faisaient, ne songeaient plus \u00e0 la situation \np\u00e9rilleuse o\u00f9 ils \u00e9taient. Quand le cadavre passa pr\u00e8s de Javert toujours \nimpassible, Enjolras dit \u00e0 l\u2019espion : \n\u2013 Toi! tout \u00e0 l\u2019heure. \nPendant ce temps -l\u00e0, le petit Gavro che, qui seul \nn\u2019avait pas quitt\u00e9 son poste et \u00e9tait rest\u00e9 en \nobservation, croyait voir des hommes s\u2019approcher \u00e0 \npas de loup de la barricade. Tout \u00e0 coup il cria : \n\u2013 M\u00e9fiez -vous! \nCourfeyrac, Enjolras, Jean Prouvaire, Combeferre, \nJoly, Bahorel, Bossuet, to us sortirent en tumulte du \ncabaret. Il n\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 presque plus temps. On \napercevait une \u00e9tincelante \u00e9paisseur de bayonnettes \nondulant au -dessus de la barricade. Des gardes \nmunicipaux de haute taille p\u00e9n\u00e9traient, les uns en \nenjambant l\u2019omnibus, les autres par la coupure, \npoussant devant eux le gamin qui reculait, mais ne \nfuyait pas. \nL\u2019instant \u00e9tait critique. C\u2019\u00e9tait cette premi\u00e8re \nredoutable minute de l\u2019inondation, quand le fleuve se \nsoul\u00e8ve an niveau de la lev\u00e9e et que l\u2019eau commence \n\u00e0 s\u2019infiltrer par le s fissures de la digue. Une seconde \nencore, et la barricade \u00e9tait prise. \nBahorel s\u2019\u00e9lan\u00e7a sur le premier garde municipal qui \nentrait et le tua \u00e0 bout portant d\u2019un coup de carabine; \nle second tua Bahorel d\u2019un coup de bayonnette. Un autre avait d\u00e9j\u00e0 terrass \u00e9 Courfeyrac qui criait : A moi! \nLe plus grand de tous, une esp\u00e8ce de colosse, \nmarchait sur Gavroche la bayonnette en avant. Le \ngamin prit dans ses petits bras l\u2019\u00e9norme fusil de \nJavert, coucha r\u00e9sol\u00fbment en joue le g\u00e9ant, et l\u00e2cha \nson coup. Rien ne partit. Javert n\u2019avait pas charg\u00e9 son \nfusil. Le garde municipal \u00e9clata de rire et leva la \nbayonnette sur l\u2019enfant. \nAvant que la bayonnette e\u00fbt touch\u00e9 Gavroche, le \nfusil \u00e9chappait des mains du soldat, une balle avait \nfrapp\u00e9 le garde municipal au milieu du front e t il \ntombait sur le dos. Une seconde balle frappait en \npleine poitrine l\u2019autre garde qui avait assailli \nCourfeyrac, et le jetait sur le pav\u00e9. \nC\u2019\u00e9tait Marius qui venait d\u2019entrer dans la barricade. \n \n \n \n \nIV, 14, 4 \n \n \n \n \n \nLe baril de poudre \n \n \n \n \n \n \nMarius, toujours cach\u00e9 dans le coude de la rue \nMond\u00e9tour, avait assist\u00e9 \u00e0 la premi\u00e8re phase du \ncombat, irr\u00e9solu et frissonnant. Cependant il n\u2019avait \npu r\u00e9sister longtemps \u00e0 ce vertige myst\u00e9rieux et \nsouverain qu\u2019on pourrait nommer l\u2019appel de l\u2019ab\u00eeme. \nDevant l\u2019imminence du p\u00e9ril, devant la mort de M. \nMabeuf, cette fun\u00e8bre \u00e9nigme, devant Bahorel tu\u00e9, \nCourfeyrac criant : \u00e0 moi! cet enfant menac\u00e9, ses amis \u00e0 secourir ou \u00e0 venger, toute h\u00e9sitation s\u2019\u00e9tait \n\u00e9vanouie, et il s\u2019\u00e9tait ru\u00e9 dans la m\u00eal\u00e9e ses deux \npistole ts \u00e0 la main. Du premier coup il avait sauv\u00e9 \nGavroche et du second d\u00e9livr\u00e9 Courfeyrac. \nAux coups de feu, aux cris des gardes frapp\u00e9s, les \nassaillants avaient gravi le retranchement, sur le \nsommet duquel on voyait maintenant se dresser plus \nd\u2019\u00e0 mi -corps, e t en foule, des gardes municipaux, des \nsoldats de la ligne, des gardes nationaux de la \nbanlieue, le fusil au poing. Ils couvraient d\u00e9j\u00e0 plus des \ndeux tiers du barrage, mais ils ne sautaient pas dans \nl\u2019enceinte, comme s\u2019ils balan\u00e7aient, craignant quelque \npi\u00e8ge. Ils regardaient dans la barricade obscure \ncomme on regarderait dans une tani\u00e8re de lions. La \nlueur de la torche n\u2019\u00e9clairait que les bayonnettes, les \nbonnets \u00e0 poil et le haut des visages inquiets et irrit\u00e9s. \nMarius n\u2019avait plus d\u2019armes, il avait jet\u00e9 ses \npistolets d\u00e9charg\u00e9s, mais il avait aper\u00e7u le baril de \npoudre dans la salle basse pr\u00e8s de la porte. \nComme il se tournait \u00e0 demi, regardant de ce c\u00f4t\u00e9, \nun soldat le coucha en joue. Au moment o\u00f9 le soldat \najustait Marius, une main se posa sur le bout du \ncanon du fusil, et le boucha. C\u2019\u00e9tait quelqu\u2019un qui \ns\u2019\u00e9tait \u00e9lanc\u00e9, le jeune ouvrier au pantalon de velours. \nLe coup partit, traversa la main, et peut -\u00eatre aussi l\u2019ouvrier, car il tomba, mais la balle n\u2019atteignit pas \nMarius. Tout cela dans la fum\u00e9e, plut\u00f4 t entrevu que \nvu. Marius, qui entrait dans la salle basse, s\u2019en aper\u00e7ut \n\u00e0 peine. Cependant il avait confus\u00e9ment vu ce canon \nde fusil dirig\u00e9 sur lui et cette main qui l\u2019avait bouch\u00e9, \net il avait entendu le coup. Mais dans des minutes \ncomme celle -l\u00e0, les cho ses qu\u2019on voit vacillent et se \npr\u00e9cipitent, et l\u2019on ne s\u2019arr\u00eate \u00e0 rien. On se sent \nobscur\u00e9ment pouss\u00e9 vers plus d\u2019ombre encore, et \ntout est nuage. \nLes insurg\u00e9s, surpris, mais non effray\u00e9s, s\u2019\u00e9taient \nralli\u00e9s. Enjolras avait cri\u00e9 : Attendez! ne tirez pas au \nhasard! Dans la premi\u00e8re confusion en effet ils \npouvaient se blesser les uns les autres. La plupart \n\u00e9taient mont\u00e9s \u00e0 la fen\u00eatre du premier \u00e9tage et aux \nmansardes d\u2019o\u00f9 ils dominaient les assaillants. Les plus \nd\u00e9termin\u00e9s, avec Enjolras, Courfeyrac, Jean \nProuvaire et Combeferre, s\u2019\u00e9taient fi\u00e8rement adoss\u00e9s \naux maisons du fond, \u00e0 d\u00e9couvert et faisant face aux \nrang\u00e9es de soldats et de gardes qui couronnaient la \nbarricade. \nTout cela s\u2019accomplit sans pr\u00e9cipitation, avec cette \ngravit\u00e9 \u00e9trange et mena\u00e7ante qui pr\u00e9 c\u00e8de les m\u00eal\u00e9es. \nDes deux parts on se couchait en joue, \u00e0 bout \nportant, on \u00e9tait si pr\u00e8s qu\u2019on pouvait se parler \u00e0 port\u00e9e de voix. Quand on fut \u00e0 ce point o\u00f9 l\u2019\u00e9tincelle \nva jaillir, un officier en hausse -col et \u00e0 grosses \n\u00e9paulettes \u00e9tendit son \u00e9p\u00e9e et dit : \n\u2013 Bas les armes! \n\u2013 Feu! dit Enjolras. \nLes deux d\u00e9tonations partirent en m\u00eame temps, et \ntout disparut dans la fum\u00e9e. \nFum\u00e9e \u00e2cre et \u00e9touffante o\u00f9 se tra\u00eenaient, avec des \ng\u00e9missements faibles et sourds, des mourants et des \nbless\u00e9s. \nQuand la fum\u00e9e se di ssipa, on vit des deux c\u00f4t\u00e9s \nles combattants, \u00e9claircis, mais toujours aux m\u00eames \nplaces, qui rechargeaient les armes en silence. \nTout \u00e0 coup, on entendit une voix tonnante qui \ncriait : \n\u2013 Allez -vous -en, ou je fais sauter la barricade! \nTous se retourn\u00e8ren t du c\u00f4t\u00e9 d\u2019o\u00f9 venait la voix. \nMarius \u00e9tait entr\u00e9 dans la salle basse, et y avait pris \nle baril de poudre, puis il avait profit\u00e9 de la fum\u00e9e et \nde l\u2019esp\u00e8ce de brouillard obscur qui emplissait \nl\u2019enceinte retranch\u00e9e, pour se glisser le long de la \nbarricade jusqu\u2019\u00e0 cette cage de pav\u00e9s o\u00f9 \u00e9tait fix\u00e9e la \ntorche. En arracher la torche, y mettre le baril de \npoudre, pousser la pile de pav\u00e9s sous le baril, qui \ns\u2019\u00e9tait sur -le-champ d\u00e9fonc\u00e9, avec une sorte d\u2019ob\u00e9issance terrible, tout cela avait \u00e9t\u00e9 pour Marius \nle tem ps de se baisser et de se relever; et maintenant \ntous, gardes nationaux, gardes municipaux, officiers, \nsoldats, pelotonn\u00e9s \u00e0 l\u2019autre extr\u00e9mit\u00e9 de la barricade, \nle regardaient avec stupeur le pied sur les pav\u00e9s, la \ntorche \u00e0 la main, son fier visage \u00e9clair\u00e9 par une \nr\u00e9solution fatale, penchant la flamme de la torche \nvers ce monceau redoutable o\u00f9 l\u2019on distinguait le \nbaril de poudre bris\u00e9, et poussant ce cri terrifiant : \n\u2013 Allez -vous -en, ou je fais sauter la barricade! \nMarius sur cette barricade apr\u00e8s l\u2019octog\u00e9 naire, \nc\u2019\u00e9tait la vision de la jeune r\u00e9volution apr\u00e8s \nl\u2019apparition de la vieille. \n\u2013 Sauter la barricade! dit un sergent, et toi aussi! \nMarius r\u00e9pondit : \n\u2013 Et moi aussi. \nEt il approcha la torche du baril de poudre. \nMais il n\u2019y avait d\u00e9j\u00e0 plus personne sur le barrage. \nLes assaillants, laissant leurs morts et leurs bless\u00e9s, \nrefluaient p\u00eale -m\u00eale et en d\u00e9sordre vers l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de \nla rue et s\u2019y perdaient de nouveau dans la nuit. Ce fut \nun sauve -qui-peut. \nLa barricade \u00e9t ait d\u00e9gag\u00e9e. \n \n \n \n \nIV, 14, 5 \n \n \n \n \n \nFin des vers de Jean Prouvaire \n \n \n \n \n \n \nTous entour\u00e8rent Marius. Courfeyrac lui sauta au \ncou. \n\u2013 Te voil\u00e0! \n\u2013 Quel bonheur! dit Combeferre. \n\u2013 Tu es venu \u00e0 propos! fit Bossuet. \n\u2013 Sans toi j\u2019\u00e9tais mort! reprit Courfeyrac. \n\u2013 Sans vous j\u2019\u00e9tais gob\u00e9! ajouta Gavroche. \nMarius demanda : \u2013 O\u00f9 est le chef? \n\u2013 C\u2019est toi, dit Enjolras. \nMarius avait eu toute la journ\u00e9e une fournaise dans \nle cerveau, maintenant c\u2019\u00e9tait un tourbillon. Ce \ntourbillon qui \u00e9tait en lui, lui faisait l\u2019ef fet d\u2019\u00eatre hors \nde lui et de l\u2019emporter. Il lui semblait qu\u2019il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 \nune distance immense de la vie. Ses deux lumineux \nmois de joie et d\u2019amour aboutissant brusquement \u00e0 \ncet effroyable pr\u00e9cipice, Cosette perdue pour lui, \ncette barricade, M. Mabeuf se faisant tuer pour la \nr\u00e9publique, lui -m\u00eame chef d\u2019insurg\u00e9s, toutes ces \nchoses lui paraissaient un cauchemar monstrueux. Il \n\u00e9tait oblig\u00e9 de faire un effort d\u2019esprit pour se rappeler \nque tout ce qui l\u2019entourait \u00e9tait r\u00e9el. Marius avait trop \npeu v\u00e9cu encore p our savoir que rien n\u2019est plus \nimminent que l\u2019impossible, et que ce qu\u2019il faut \ntoujours pr\u00e9voir, c\u2019est l\u2019impr\u00e9vu. Il assistait \u00e0 son \npropre drame comme \u00e0 une pi\u00e8ce qu\u2019on ne \ncomprend pas. \nDans cette brume o\u00f9 \u00e9tait sa pens\u00e9e, il ne \nreconnut pas Javert qui, li\u00e9 \u00e0 son poteau, n\u2019avait pas \nfait un mouvement de t\u00eate pendant l\u2019attaque de la \nbarricade et qui regardait s\u2019agiter autour de lui la \nr\u00e9volte avec la r\u00e9signation d\u2019un martyr et la majest\u00e9 \nd\u2019un juge. Marius ne l\u2019aper\u00e7ut m\u00eame pas. Cependant les assaillants n e bougeaient plus, on \nles entendait marcher et fourmiller au bout de la rue, \nmais ils ne s\u2019y aventuraient pas, soit qu\u2019ils \nattendissent des ordres, soit qu\u2019avant de se ruer de \nnouveau sur cette imprenable redoute, ils attendissent \ndes renforts. Les insurg\u00e9 s avaient pos\u00e9 des \nsentinelles, et quelques -uns qui \u00e9taient \u00e9tudiants en \nm\u00e9decine s\u2019\u00e9taient mis \u00e0 panser les bless\u00e9s. \nOn avait jet\u00e9 les tables hors du cabaret \u00e0 \nl\u2019exception de deux tables r\u00e9serv\u00e9es \u00e0 la charpie et \naux cartouches, et de la table o\u00f9 gisait le p\u00e8re \nMabeuf; on les avait ajout\u00e9es \u00e0 la barricade, et on les \navait remplac\u00e9es dans la salle basse par les matelas \ndes lits de la veuve Hucheloup et des servantes. Sur \nces matelas on avait \u00e9tendu les bless\u00e9s. Quant aux \ntrois pauvres cr\u00e9atures qui habitai ent Corinthe, on ne \nsavait ce qu\u2019elles \u00e9taient devenues. On finit pourtant \npar les retrouver cach\u00e9es dans la cave, \u2013 comme des \navocats, dit Bossuet. Et il ajouta : \u2013 Des femmes, fi \ndonc! \nUne \u00e9motion poignante vint assombrir la joie de la \nbarricade d\u00e9gag\u00e9e. \nOn fit l\u2019appel. Un des insurg\u00e9s manquait. Et qui? \nUn des plus chers. Un des plus vaillants. Jean \nProuvaire. On le chercha parmi les bless\u00e9s, il n\u2019y \u00e9tait pas; on le chercha parmi les morts, il n\u2019y \u00e9tait pas. Il \n\u00e9tait \u00e9videmment prisonnier. \nCombeferre di t \u00e0 Enjolras : \n\u2013 Ils ont notre ami; nous avons leur agent. Tiens -\ntu \u00e0 la mort de ce mouchard? \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit Enjolras; mais moins qu\u2019\u00e0 la vie de \nJean Prouvaire. \nCeci se passait dans la salle basse pr\u00e8s du poteau \nde Javert. \n\u2013 Eh bien, reprit Combeferre , je vais attacher mon \nmouchoir \u00e0 ma canne, et aller en parlementaire leur \noffrir de leur donner leur homme pour le n\u00f4tre. \n\u2013 Ecoute, dit Enjolras en posant sa main sur le \nbras de Combeferre. \nIl y avait au bout de la rue un cliquetis d\u2019armes \nsignificatif. \nOn entendit une voix m\u00e2le crier : \n\u2013 Vive la France! vive l\u2019avenir! \nOn reconnut la voix de Prouvaire. \nUn \u00e9clair passa et une d\u00e9tonation \u00e9clata. \nLe silence se refit. \n\u2013 Ils l\u2019ont tu\u00e9, s\u2019\u00e9cria Combeferre. \nEnjolras regarda Javert et lui dit : \n\u2013 Tes ami s viennent de te fusiller. \n \n \n \n \nIV, 14, 6 \n \n \n \n \n \nL\u2019agonie de la mort \napr\u00e8s l\u2019agonie de la vie \n \n \n \n \n \nUne singularit\u00e9 de ce genre de guerre, c\u2019est que \nl\u2019attaque des barricades se fait presque toujours de \nfront, et qu\u2019en g\u00e9n\u00e9ral les assaillants s\u2019abstiennent de \ntourner les positions, soit qu\u2019ils redoutent des \nembuscades, soit qu\u2019ils craignent de s\u2019engager d ans \ndes rues tortueuses. Toute l\u2019attention des insurg\u00e9s se \nportait donc du c\u00f4t\u00e9 de la grande barricade qui \u00e9tait \n\u00e9videmment le point toujours menac\u00e9 et o\u00f9 devait recommencer infailliblement la lutte. Marius pourtant \nsongea \u00e0 la petite barricade et y alla. Elle \u00e9tait d\u00e9serte \net n\u2019\u00e9tait gard\u00e9e que par le lampion qui tremblait \nentre les pav\u00e9s. Du reste la ruelle Mond\u00e9tour et les \nembranchements de la Petite -Truanderie et du Cygne \n\u00e9taient profond\u00e9ment calmes. \nComme Marius, l\u2019inspection faite, se retirait, il \nentendit son nom prononc\u00e9 faiblement dans \nl\u2019obscurit\u00e9 : \n\u2013 Monsieur Marius! \nIl tressaillit, car il reconnut la voix qui l\u2019avait \nappel\u00e9 deux heures auparavant \u00e0 travers la grille de la \nrue Plumet. \nSeulement cette voix maintenant semblait n\u2019\u00eatre \nplus qu\u2019un s ouffle. \nIl regarda autour de lui et ne vit personne. \nMarius crut s\u2019\u00eatre tromp\u00e9, et que c\u2019\u00e9tait une \nillusion ajout\u00e9e par son esprit aux r\u00e9alit\u00e9s \nextraordinaires qui se heurtaient autour de lui. Il fit \nun pas pour sortir de l\u2019enfoncement recul\u00e9 o\u00f9 \u00e9tait la \nbarricade. \n\u2013 Monsieur Marius! r\u00e9p\u00e9ta la voix. \nCette fois il ne pouvait douter, il avait \ndistinctement entendu; il regarda, et ne vit rien. \n\u2013 A vos pieds, dit la voix. Il se courba et vit dans l\u2019ombre une forme qui se \ntra\u00eenait vers lui. Cela rampait sur le pav\u00e9. C\u2019\u00e9tait cela \nqui lui parlait. \nLe lampion permettait de distinguer une blouse, \nun pantalon de gros velours d\u00e9chir\u00e9, des pieds nus, et \nquelque chose qui ressembla it \u00e0 une mare de sang. \nMarius entrevit une t\u00eate p\u00e2le qui se dressait vers lui et \nqui lui dit : \n\u2013 Vous ne me reconnaissez pas? \n\u2013 Non. \n\u2013 Eponine. \nMarius se baissa vivement. C\u2019\u00e9tait en effet cette \nmalheureuse enfant. Elle \u00e9tait habill\u00e9e en homme. \n\u2013 Comme nt \u00eates -vous ici? que faites -vous l\u00e0? \n\u2013 Je meurs, lui dit -elle. \nIl y a des mots et des incidents qui r\u00e9veillent les \n\u00eatres accabl\u00e9s. Marius s\u2019\u00e9cria comme en sursaut : \n\u2013 Vous \u00eates bless\u00e9e! Attendez, je vais vous porter \ndans la salle! On va vous panser! Es t-ce grave? \ncomment faut -il vous prendre pour ne pas vous faire \nmal? o\u00f9 souffrez -vous? Du secours! mon Dieu! Mais \nqu\u2019\u00eates -vous venue faire ici? \nEt il essaya de passer son bras sous elle pour la \nsoulever. \nEn la soulevant il rencontra sa main. Elle poussa un cri faible. \n\u2013 Vous ai -je fait mal? demanda Marius. \n\u2013 Un peu. \n\u2013 Mais je n\u2019ai touch\u00e9 que votre main. \nElle leva sa main vers le regard de Marius, et \nMarius au milieu de cette main vit un trou noir. \n\u2013 Qu\u2019avez -vous donc \u00e0 la main? dit -il. \n\u2013 Elle est p erc\u00e9e. \n\u2013 Perc\u00e9e! \n\u2013 Oui. \n\u2013 De quoi? \n\u2013 D\u2019une balle. \n\u2013 Comment? \n\u2013 Avez -vous vu un fusil qui vous couchait en \njoue? \n\u2013 Oui, et une main qui l\u2019a bouch\u00e9. \n\u2013 C\u2019\u00e9tait la mienne. \nMarius eut un fr\u00e9missement. \n\u2013 Quelle folie! Pauvre enfant! Mais tant mieux, si \nc\u2019est cela, ce n\u2019est rien, laissez -moi vous porter sur un \nlit. On va vous panser, on ne meurt pas d\u2019une main \nperc\u00e9e. \nElle murmura : \n\u2013 La balle a travers\u00e9 la main, mais elle est sortie \npar le dos. C\u2019est i nutile de m\u2019\u00f4ter d\u2019ici. Je vais vous dire comment vous pouvez me panser, mieux qu\u2019un \nchirurgien. Asseyez -vous pr\u00e8s de moi sur cette pierre. \nIl ob\u00e9it; elle posa sa t\u00eate sur les genoux de Marius, \net sans le regarder, elle dit : \n\u2013 Oh! que c\u2019est bon! Comme o n est bien! Voil\u00e0! Je \nne souffre plus. \nElle demeura un moment en silence, puis elle \ntourna son visage avec effort et regarda Marius. \n\u2013 Savez -vous, monsieur Marius? Cela me taquinait \nque vous entriez dans ce jardin, c\u2019\u00e9tait b\u00eate, puisque \nc\u2019\u00e9tait moi qui v ous avais montr\u00e9 la maison, et puis \nenfin je devais bien me dire qu\u2019un jeune homme \ncomme vous... \nElle s\u2019interrompit, et, franchissant les sombres \ntransitions qui \u00e9taient sans doute dans son esprit, elle \nreprit avec un d\u00e9chirant sourire : \n\u2013 Vous me trouvi ez laide, n\u2019est -ce pas? \nElle continua : \n\u2013 Voyez -vous, vous \u00eates perdu! Maintenant \npersonne ne sortira de la barricade. C\u2019est moi qui \nvous ai amen\u00e9 ici, tiens! Vous allez mourir, j\u2019y \ncompte bien. Et pourtant quand j\u2019ai vu qu\u2019on vous \nvisait, j\u2019ai mis la mai n sur la bouche du canon de fusil. \nComme c\u2019est dr\u00f4le! Mais c\u2019est que je voulais mourir \navant vous. Quand j\u2019ai re\u00e7u cette balle, je me suis tra\u00een\u00e9e ici, on ne m\u2019a pas vue, on ne m\u2019a pas \nramass\u00e9e. Je vous attendais, je disais : Il ne viendra \ndonc pas? Oh! si vous saviez, je mordais ma blouse, \nje souffrais tant! Maintenant je suis bien. Vous \nrappelez -vous le jour o\u00f9 je suis entr\u00e9e dans votre \nchambre et o\u00f9 je me suis mir\u00e9e dans votre miroir, et \nle jour o\u00f9 je vous ai rencontr\u00e9 sur le boulevard pr\u00e8s \ndes femmes en journ\u00e9e? Comme les oiseaux \nchantaient! Il n\u2019y a pas bien longtemps. Vous m\u2019avez \ndonn\u00e9 cent sous, et je vous ai dit : Je ne veux pas de \nvotre argent. Avez -vous ramass\u00e9 votre pi\u00e8ce au \nmoins? Vous n\u2019\u00eates pas riche. Je n\u2019ai pas pens\u00e9 \u00e0 \nvous dire de la ramasse r. Il faisait beau soleil, on \nn\u2019avait pas froid. Vous souvenez -vous, monsieur \nMarius? Oh! je suis heureuse! Tout le monde va \nmourir. \nElle avait un air insens\u00e9, grave et navrant. Sa \nblouse d\u00e9chir\u00e9e montrait sa gorge nue. Elle appuyait \nen parlant sa main pe rc\u00e9e sur sa poitrine o\u00f9 il y avait \nun autre trou, et d\u2019o\u00f9 il sortait par instants un flot de \nsang comme le jet de vin d\u2019une bonde ouverte. \nMarius consid\u00e9rait cette cr\u00e9ature infortun\u00e9e avec \nune profonde compassion. \n\u2013 Oh! reprit -elle tout \u00e0 coup, cela revi ent. \nJ\u2019\u00e9touffe! Elle prit sa blouse et la mordit, et ses jambes se \nroidissaient sur le pav\u00e9. \nEn ce moment la voix de jeune coq du petit \nGavroche retentit dans la barricade. L\u2019enfant \u00e9tait \nmont\u00e9 sur une table pour charger son fusil et chantait \nga\u00eement la chanson alors si populaire : \n \nEn voyant Lafayette, \nLe gendarme r\u00e9p\u00e8te : \nSauvons -nous! sauvons -nous! sauvons -nous! \n \nEponine se souleva, et \u00e9couta, puis elle murmura : \n\u2013 C\u2019est lui. \nEt se tournant vers Marius : \n\u2013 Mon fr\u00e8re est l\u00e0. Il ne faut pas qu\u2019i l me voie. Il \nme gronderait. \n\u2013 Votre fr\u00e8re? demanda Marius qui songeait dans \nle plus amer et le plus douloureux de son c\u0153ur aux \ndevoirs que son p\u00e8re lui avait l\u00e9gu\u00e9s envers les \nTh\u00e9nardier, qui est votre fr\u00e8re? \n\u2013 Le petit. \n\u2013 Celui qui chante? \n\u2013 Oui. \nMarius fit un mouvement. \n\u2013 Oh! ne vous en allez pas! dit -elle, cela ne sera pas \nlong \u00e0 pr\u00e9sent! Elle \u00e9tait presque sur son s\u00e9ant, mais sa voix \u00e9tait \ntr\u00e8s basse et coup\u00e9e de hoquets. Par intervalles le r\u00e2le \nl\u2019interrompait. Elle approchait le plus qu\u2019elle pouvait \nson visage du visage de Marius. Elle ajouta avec une \nexpression \u00e9trange : \n\u2013 Ecoutez, je ne veux pas vous faire une farce. J\u2019ai \ndans ma poche une lettre pour vous. Depuis hier. On \nm\u2019avait dit de la mettre \u00e0 la poste. Je l\u2019ai gard\u00e9e. Je ne \nvoulais p as qu\u2019elle vous parv\u00eent. Mais vous m\u2019en \nvoudriez peut -\u00eatre quand nous allons nous revoir \ntout \u00e0 l\u2019heure. On se revoit, n\u2019est -ce pas? Prenez \nvotre lettre. \nElle saisit convulsivement la main de Marius avec \nsa main trou\u00e9e, mais elle semblait ne plus percevoi r la \nsouffrance. Elle mit la main de Marius dans la poche \nde sa blouse. Marius y sentit en effet un papier. \n\u2013 Prenez, dit -elle. \nMarius prit la lettre. \nElle fit un signe de satisfaction et de \nconsentement. \n\u2013 Maintenant pour ma peine, promettez -moi... \nEt elle s\u2019arr\u00eata. \n\u2013 Quoi? demanda Marius. \n\u2013 Promettez -moi! \n\u2013 Je vous promets. \u2013 Promettez -moi de me donner un baiser sur le \nfront quand je serai morte. \u2013 Je le sentirai. \nElle laissa retomber sa t\u00eate sur les genoux de \nMarius et ses paupi\u00e8res se ferm\u00e8ren t. Il crut cette \npauvre \u00e2me partie. Eponine restait immobile; tout \u00e0 \ncoup, \u00e0 l\u2019instant o\u00f9 Marius la croyait \u00e0 jamais \nendormie, elle ouvrit lentement ses yeux o\u00f9 \napparaissait la sombre profondeur de la mort, et lui \ndit avec un accent dont la douceur semblai t d\u00e9j\u00e0 \nvenir d\u2019un autre monde : \n\u2013 Et puis, tenez, monsieur Marius, je crois que \nj\u2019\u00e9tais un peu amoureuse de vous. \nElle essaya encore de sourire et expira. \n \n \n \n \nIV, 14, 7 \n \n \n \n \n \nGavroche profond calculateur \ndes distances \n \n \n \n \n \nMarius tint sa promesse. Il d\u00e9posa un baiser sur ce \nfront livide o\u00f9 perlait une sueur glac\u00e9e. Ce n\u2019\u00e9tait pas \nune infid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 Cosette; c\u2019\u00e9tait un adieu pensif et \ndoux \u00e0 une malheureuse \u00e2me. \nIl n\u2019avait pas pris sans un tressaillement la lettre \nqu\u2019Eponine l ui avait donn\u00e9e. Il avait tout de suite \nsenti l\u00e0 un \u00e9v\u00e9nement. Il \u00e9tait impatient de la lire. Le \nc\u0153ur de l\u2019homme est ainsi fait, l\u2019infortun\u00e9e enfant avait \u00e0 peine ferm\u00e9 les yeux que Marius songeait \u00e0 \nd\u00e9plier ce papier. Il la reposa doucement sur la terre \net s\u2019en alla. Quelque chose lui disait qu\u2019il ne pouvait \nlire cette lettre devant ce cadavre. \nIl s\u2019approcha d\u2019une chandelle dans la salle basse. \nC\u2019\u00e9tait un petit billet pli\u00e9 et cachet\u00e9 avec ce soin \n\u00e9l\u00e9gant des femmes. L\u2019adresse \u00e9tait d\u2019une \u00e9criture de \nfemme et portait : \n\u2013 A monsieur, monsieur Marius Pontmercy, chez \nM. Courfeyrac, rue de la Verrerie, no 16. \nIl d\u00e9fit le cachet, et lut : \n\u00abMon bien -aim\u00e9, h\u00e9las! mon p\u00e8re veut que nous \npartions tout de suite. Nous serons ce soir rue de \nl\u2019Homme -Arm\u00e9, no 7. Dans huit jours nous serons en \nAngleterre. COSETTE . 4 juin.\u00bb \nTelle \u00e9tait l\u2019innocence de ces amours que Marius \nne connaissait m\u00eame pas l\u2019\u00e9criture de Cosette. \nCe qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 peut \u00eatre dit en quelques mots. \nEponine avait tout fait. Apr\u00e8s la soir\u00e9e du 3 jui n, elle \navait eu une double pens\u00e9e, d\u00e9jouer les projets de son \np\u00e8re et des bandits sur la maison de la rue Plumet, et \ns\u00e9parer Marius de Cosette. Elle avait chang\u00e9 de \nguenilles avec le premier jeune dr\u00f4le venu qui avait \ntrouv\u00e9 amusant de s\u2019habiller en femme pendant \nqu\u2019Eponine se d\u00e9guisait en homme. C\u2019\u00e9tait elle qui au Champ de Mars avait donn\u00e9 \u00e0 Jean Valjean \nl\u2019avertissement expressif : d\u00e9m\u00e9nagez. Jean Valjean \u00e9tait \nrentr\u00e9 en effet et avait dit \u00e0 Cosette : Nous partons ce \nsoir et nous allons rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9 avec Toussaint. La \nsemaine prochaine nous serons \u00e0 Londres . Cosette, atterr\u00e9e \nde ce coup inattendu, avait \u00e9crit en h\u00e2te deux lignes \u00e0 \nMarius. Mais comment faire mettre la lettre \u00e0 la \nposte? Elle ne sortait pas seule, et Toussaint, surprise \nd\u2019une telle commission, e\u00fbt \u00e0 coup s\u00fbr montr\u00e9 la \nlettre \u00e0 M. Fauchelevent. Dans cette anxi\u00e9t\u00e9, Cosette \navait aper\u00e7u \u00e0 travers la grille Eponine en habits \nd\u2019homme, qui r\u00f4dait maintenant sans cesse autour du \njardin. Cosette avait appel\u00e9 \u00abce jeune ouvrier\u00bb et lu i \navait remis cinq francs et la lettre, en lui disant : \nportez cette lettre tout de suite \u00e0 son adresse. \nEponine avait mis la lettre dans sa poche. Le \nlendemain 5 juin, elle \u00e9tait all\u00e9e chez Courfeyrac \ndemander Marius, non pour lui remettre la lettre, \nmais, chose que toute \u00e2me jalouse et aimante \ncomprendra, \u00abpour voir\u00bb. L\u00e0 elle avait attendu \nMarius, ou au moins Courfeyrac, \u2013 toujours pour \nvoir. \u2013 Quand Courfeyrac lui avait dit : nous allons \naux barricades, une id\u00e9e lui avait travers\u00e9 l\u2019esprit. Se \njeter dans cette mort -l\u00e0 comme elle se serait jet\u00e9e \ndans toute autre, et y pousser Marius. Elle avait suivi Courfeyrac, s\u2019\u00e9tait assur\u00e9e de l\u2019endroit o\u00f9 l\u2019on \nconstruisait la barricade; et bien s\u00fbre, puisque Marius \nn\u2019avait re\u00e7u aucun avis et qu\u2019elle avait intercept\u00e9 l a \nlettre, qu\u2019il serait \u00e0 la nuit tombante au rendez -vous \nde tous les soirs, elle \u00e9tait all\u00e9e rue Plumet, y avait \nattendu Marius, et lui avait envoy\u00e9, au nom de ses \namis, cet appel qui devait, pensait -elle, l\u2019amener \u00e0 la \nbarricade. Elle comptait sur le d\u00e9se spoir de Marius \nquand il ne trouverait pas Cosette; elle ne se trompait \npas. Elle \u00e9tait retourn\u00e9e de son c\u00f4t\u00e9 rue de la \nChanvrerie. On vient de voir ce qu\u2019elle y avait fait. \nElle \u00e9tait morte avec cette joie tragique des c\u0153urs \njaloux qui entra\u00eenent l\u2019\u00eatre a im\u00e9 dans leur mort, et qui \ndisent : personne ne l\u2019aura! \nMarius couvrit de baisers la lettre de Cosette. Elle \nl\u2019aimait donc! Il eut un instant l\u2019id\u00e9e qu\u2019il ne devait \nplus mourir. Puis il se dit : elle part. Son p\u00e8re \nl\u2019emm\u00e8ne en Angleterre et mon grand -p\u00e8re se refuse \nau mariage. Rien n\u2019est chang\u00e9 dans la fatalit\u00e9. Les \nr\u00eaveurs comme Marius ont de ces accablements \nsupr\u00eames, et il en sort des partis pris d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s. La \nfatigue de vivre est insupportable; la mort, c\u2019est plus \nt\u00f4t fait. Alors il songea qu\u2019il lui r estait deux devoirs \u00e0 \naccomplir : informer Cosette de sa mort et lui \nenvoyer un supr\u00eame adieu, et sauver de la catastrophe imminente qui se pr\u00e9parait ce pauvre \nenfant, fr\u00e8re d\u2019Eponine et fils de Th\u00e9nardier. \nIl avait sur lui un portefeuille; le m\u00eame qui av ait \ncontenu le cahier o\u00f9 il avait \u00e9crit tant de pens\u00e9es \nd\u2019amour pour Cosette. Il en arracha une feuille et \n\u00e9crivit au crayon ces quelques lignes : \n\u00abNotre mariage \u00e9tait impossible. J\u2019ai demand\u00e9 \u00e0 \nmon grand -p\u00e8re, il a refus\u00e9; je suis sans fortune, et toi \naussi. J\u2019ai couru chez toi, je ne t\u2019ai plus trouv\u00e9e, tu \nsais la parole que je t\u2019avais donn\u00e9e, je la tiens. Je \nmeurs. Je t\u2019aime. Quand tu liras ceci, mon \u00e2me sera \npr\u00e8s de toi, et te sourira.\u00bb \nN\u2019ayant rien pour cacheter cette lettre, il se borna \n\u00e0 plier le pa pier en quatre et y mit cette adresse : \nA mademoiselle Cosette Fauchelevent, chez M. \nFauchelevent, rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9, no 7. \nLa lettre pli\u00e9e, il demeura un moment pensif, \nreprit son portefeuille, l\u2019ouvrit, et \u00e9crivit avec le \nm\u00eame crayon sur la premi\u00e8re page ces quatre lignes : \n\u00abJe m\u2019appelle Marius Pontmercy. Porter mon \ncadavre chez mon grand -p\u00e8re, M. Gillenormand, rue \ndes Fille s-du-Calvaire, no 6, au Marais.\u00bb \nIl remit le portefeuille dans la poche de son habit, \npuis il appela Gavroche. Le gamin, \u00e0 la voix de \nMarius, accourut avec sa mine joyeuse et d\u00e9vou\u00e9e. \u2013 Veux -tu faire quelque chose pour moi? \n\u2013 Tout, dit Gavroche. Dieu du bon Dieu! sans \nvous, vrai, j\u2019\u00e9tais cuit. \n\u2013 Tu vois bien cette lettre? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Prends -la. Sors de la barricade sur -le-champ \n(Gavroche, inquiet, commen\u00e7a \u00e0 se gratter l\u2019oreille) , \net demain matin tu la remettras \u00e0 son adresse, \u00e0 \nmademoiselle Cosette, che z M. Fauchelevent, rue de \nl\u2019Homme -Arm\u00e9, no 7. \nL\u2019h\u00e9ro\u00efque enfant r\u00e9pondit : \n\u2013 Ah bien mais! pendant ce temps -l\u00e0, on prendra \nla barricade, et je n\u2019y serai pas. \n\u2013 La barricade ne sera plus attaqu\u00e9e qu\u2019au point du \njour selon toute apparence et ne sera pas p rise avant \ndemain midi. \nLe nouveau r\u00e9pit que les assaillants laissaient \u00e0 la \nbarricade se prolongeait en effet. C\u2019\u00e9tait une de ces \nintermittences, fr\u00e9quentes dans les combats \nnocturnes, qui sont toujours suivies d\u2019un \nredoublement d\u2019acharnement. \n\u2013 Eh bien , fit Gavroche, si j\u2019allais porter votre \nlettre demain matin? \u2013 Il sera trop tard. La barricade sera probablement \nbloqu\u00e9e, toutes les rues seront gard\u00e9es, et tu ne \npourras sortir. Va tout de suite. \nGavroche ne trouva rien \u00e0 r\u00e9pliquer, il restait l\u00e0, \nind\u00e9cis, et se grattant l\u2019oreille tristement. Tout \u00e0 coup, \navec un de ces mouvements d\u2019oiseau qu\u2019il avait, il prit \nla lettre. \n\u2013 C\u2019est bon, dit -il. \nEt il partit en courant par la ruelle Mond\u00e9tour. \nGavroche avait eu une id\u00e9e qui l\u2019avait d\u00e9termin\u00e9, \nmais qu\u2019il n\u2019avait pas dite, de peur que Marius n\u2019y f\u00eet \nquelque objection. Cette id\u00e9e, la voici : \n\u2013 Il est \u00e0 peine minuit, la rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9 \nn\u2019est pas loin, je vais porter la lettre tout de suite, et \nje serai revenu \u00e0 temps. \n \n \n \n \nLIVRE QUINZI\u00c8ME \n \n \nLA RUE DE \nL\u2019HOMME -ARM \u00c9 \n \n \n \n \nIV, 15, 1 \n \n \n \n \n \nBuvard, bavard \n \n \n \n \n \n \nQu\u2019est -ce que les convulsions d\u2019une ville aupr\u00e8s \ndes \u00e9meutes de l\u2019\u00e2me? L\u2019homme est une profondeur \nplus grande encore que le peuple. Jean Valjean, en ce \nmoment -l\u00e0 m\u00eame, \u00e9tait en proie \u00e0 un soul\u00e8vement \neffrayant. Tous les gouffres s\u2019\u00e9taient rouverts en lui. \nLui aussi frissonnait, comme Paris, au seuil d\u2019une \nr\u00e9volution formidable et obscure. Quelques heures \navaient suffi. Sa destin\u00e9e et sa conscience s\u2019\u00e9taient brusquement couvertes d\u2019ombres. De lui aussi, \ncomme de Paris, on pouvait dire : les deux principes \nsont en pr\u00e9sence. L\u2019ange blanc et l\u2019ange noir vont se \nsaisir corps \u00e0 corps sur le pont de l\u2019ab\u00eeme. Lequel des \ndeux pr\u00e9cipitera l\u2019autre? Qui l\u2019emportera? \nLa veille de ce m\u00eame jour 5 juin, Jean Valjean, \naccompagn\u00e9 de Cosette et de Toussaint, s\u2019\u00e9tait \ninstall\u00e9 rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9. Une p\u00e9rip\u00e9tie l\u2019y \nattendait. \nCosette n\u2019avait pas quitt\u00e9 la rue Plumet sans un \nessai de r\u00e9sistance. Pour la premi\u00e8re fois depuis qu\u2019ils \nexistaient c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, la volont\u00e9 de Cosette et la \nvolont\u00e9 de Jean Valjean s\u2019\u00e9taient montr\u00e9es dist inctes, \net s\u2019\u00e9taient, sinon heurt\u00e9es, du moins contredites. Il y \navait eu objection d\u2019un c\u00f4t\u00e9 et inflexibilit\u00e9 de l\u2019autre. \nLe brusque conseil : D\u00e9m\u00e9nagez , jet\u00e9 par un inconnu \u00e0 \nJean Valjean l\u2019avait alarm\u00e9 au point de le rendre \nabsolu. Il se croyait d\u00e9pist\u00e9 et poursuivi. Cosette avait \nd\u00fb c\u00e9der. \nTous deux \u00e9taient arriv\u00e9s rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9 \nsans desserrer les dents et sans se dire un mot, \nabsorb\u00e9s chacun dans leur pr\u00e9occupation \npersonnelle; Jean Valjean si inquiet qu\u2019il ne voyait pas \nla tristesse de Cosette, Cosette si triste qu\u2019elle ne \nvoyait pas l\u2019inqui\u00e9tude de Jean Valjean. Jean Valjean avait emmen\u00e9 Toussaint, ce qu\u2019il \nn\u2019avait jamais fait dans ses pr\u00e9c\u00e9dentes absences. Il \nentrevoyait qu\u2019il ne reviendrait peut -\u00eatre pas rue \nPlumet, et il ne pouvait ni laiss er Toussaint derri\u00e8re \nlui, ni lui dire son secret. D\u2019ailleurs il la sentait \nd\u00e9vou\u00e9e et s\u00fbre. De domestique \u00e0 ma\u00eetre, la trahison \ncommence par la curiosit\u00e9. Or, Toussaint, comme si \nelle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 pr\u00e9destin\u00e9e \u00e0 \u00eatre la servante de Jean \nValjean, n\u2019\u00e9tait pas cur ieuse. Elle disait \u00e0 travers son \nb\u00e9gayement, dans son parler de paysanne de \nBarneville : Je suis de m\u00eame de m\u00eame; je chose mon \nfait; le demeurant n\u2019est pas mon travail. (Je suis ainsi; \nje fais ma besogne; le reste n\u2019est pas mon affaire.) \nDans ce d\u00e9part de la rue Plumet, qui avait \u00e9t\u00e9 \npresque une fuite, Jean Valjean n\u2019avait rien emport\u00e9 \nque la petite valise embaum\u00e9e baptis\u00e9e par Cosette \nl\u2019ins\u00e9parable . Des malles pleines eussent exig\u00e9 des \ncommissionnaires, et des commissionnaires sont des \nt\u00e9moins. On avait f ait venir un fiacre \u00e0 la porte de la \nrue de Babylone, et l\u2019on s\u2019en \u00e9tait all\u00e9. \nC\u2019est \u00e0 grand\u2019peine que Toussaint avait obtenu la \npermission d\u2019empaqueter un peu de linge et de \nv\u00eatements et quelques objets de toilette. Cosette, elle, \nn\u2019avait emport\u00e9 que sa papeterie et son buvard. Jean Valjean, pour accro\u00eetre la solitude et l\u2019ombre \nde cette disparition, s\u2019\u00e9tait arrang\u00e9 de fa\u00e7on \u00e0 ne \nquitter le pavillon de la rue Plumet qu\u2019\u00e0 la chute du \njour, ce qui avait laiss\u00e9 \u00e0 Cosette le temps d\u2019\u00e9crire son \nbillet \u00e0 Mariu s. On \u00e9tait arriv\u00e9 rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9 \n\u00e0 la nuit close. \nOn s\u2019\u00e9tait couch\u00e9 silencieusement. \nLe logement de la rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9 \u00e9tait \nsitu\u00e9 dans une arri\u00e8re -cour, \u00e0 un deuxi\u00e8me \u00e9tage, et \ncompos\u00e9 de deux chambres \u00e0 coucher, d\u2019une salle \u00e0 \nmanger et d\u2019une cuisine attenante \u00e0 la salle \u00e0 manger \navec soupente o\u00f9 il y avait un lit de sangle qui \u00e9chut \u00e0 \nToussaint. La salle \u00e0 manger \u00e9tait en m\u00eame temps \nl\u2019antichambre et s\u00e9parait les deux chambres \u00e0 \ncoucher. L\u2019appartement \u00e9tait pourvu des ustensiles \nn\u00e9cessaires. \nOn se rassure presque aussi follement qu\u2019on \ns\u2019inqui\u00e8te; la nature humaine est ainsi. A peine Jean \nValjean fut -il rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9 que son anxi\u00e9t\u00e9 \ns\u2019\u00e9claircit, et, par degr\u00e9s, se dissipa. Il y a des lieux \ncalmants qui agissent en quelque sorte \nm\u00e9caniqueme nt sur l\u2019esprit. Rue obscure, habitants \npaisibles. Jean Valjean sentit on ne sait quelle \ncontagion de tranquillit\u00e9 dans cette ruelle de l\u2019ancien \nParis, si \u00e9troite qu\u2019elle est barr\u00e9e aux voitures par un madrier transversal pos\u00e9 sur deux poteaux, muette et \nsourde au milieu de la ville en rumeur, cr\u00e9pusculaire \nen plein jour, et, pour ainsi dire, incapable \nd\u2019\u00e9motions entre ses deux rang\u00e9es de hautes maisons \ncentenaires qui se taisent comme des vieillards \nqu\u2019elles sont. Il y a dans cette rue de l\u2019oubli stagnant. \nJean Valjean y respira. Le moyen qu\u2019on p\u00fbt le trouver \nl\u00e0? \nSon premier soin fut de mettre l\u2019 ins\u00e9parable \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \nde son lit. \nIl dormit bien. La nuit conseille, on peut ajouter : \nla nuit apaise. Le lendemain matin, il s\u2019\u00e9veilla presque \ngai. Il trouva charma nte la salle \u00e0 manger qui \u00e9tait \nhideuse, meubl\u00e9e d\u2019une vieille table ronde, d\u2019un \nbuffet bas que surmontait un miroir pench\u00e9, d\u2019un \nfauteuil vermoulu et de quelques chaises encombr\u00e9es \ndes paquets de Toussaint. Dans un de ces paquets, \non apercevait par un hia tus l\u2019uniforme de garde \nnational de Jean Valjean. \nQuant \u00e0 Cosette, elle s\u2019\u00e9tait fait apporter par \nToussaint un bouillon dans sa chambre, et ne parut \nque le soir. \nVers cinq heures, Toussaint, qui allait et venait, \ntr\u00e8s occup\u00e9e de ce petit emm\u00e9nagement, av ait mis \nsur la table de la salle \u00e0 manger une volaille froide que Cosette, par d\u00e9f\u00e9rence pour son p\u00e8re, avait consenti \u00e0 \nregarder. \nCela fait, Cosette, pr\u00e9textant une migraine \npersistante, avait dit bonsoir \u00e0 Jean Valjean et s\u2019\u00e9tait \nenferm\u00e9e dans sa chambr e \u00e0 coucher. Jean Valjean \navait mang\u00e9 une aile de poulet avec app\u00e9tit, et, \naccoud\u00e9 sur la table, rass\u00e9r\u00e9n\u00e9 peu \u00e0 peu, rentrait en \npossession de sa s\u00e9curit\u00e9. \nPendant qu\u2019il faisait ce sobre d\u00eener, il avait per\u00e7u \nconfus\u00e9ment, \u00e0 deux ou trois reprises, le b\u00e9g ayement \nde Toussaint qui lui disait : \u00ab \u2013 Monsieur, il y a du \ntrain, on se bat dans Paris. \u00bb Mais, absorb\u00e9 dans une \nfoule de combinaisons int\u00e9rieures, il n\u2019y avait point \npris garde. A vrai dire, il n\u2019avait pas entendu. \nIl se leva, et se mit \u00e0 marcher de l a fen\u00eatre \u00e0 la \nporte et de la porte \u00e0 la fen\u00eatre, de plus en plus \napais\u00e9. \nAvec le calme, Cosette, sa pr\u00e9occupation unique, \nrevenait dans sa pens\u00e9e. Non qu\u2019il s\u2019\u00e9m\u00fbt de cette \nmigraine, petite crise de nerfs, bouderie de jeune fille, \nnuage d\u2019un moment, il n \u2019y para\u00eetrait pas dans un jour \nou deux; mais il songeait \u00e0 l\u2019avenir, et, comme \nd\u2019habitude, il y songeait avec douceur. Apr\u00e8s tout, il \nne voyait aucun obstacle \u00e0 ce que la vie heureuse \nrepr\u00eet son cours. A de certaines heures, tout semble impossible; \u00e0 d\u2019aut res heures, tout para\u00eet ais\u00e9; Jean \nValjean \u00e9tait dans une de ces bonnes heures. Elles \nviennent d\u2019ordinaire apr\u00e8s les mauvaises, comme le \njour apr\u00e8s la nuit, par cette loi de succession et de \ncontraste qui est le fond m\u00eame de la nature et que les \nesprits su perficiels appellent antith\u00e8se. Dans cette \npaisible rue o\u00f9 il se r\u00e9fugiait, Jean Valjean se \nd\u00e9gageait de tout ce qui l\u2019avait troubl\u00e9 depuis quelque \ntemps. Par cela m\u00eame qu\u2019il avait vu beaucoup de \nt\u00e9n\u00e8bres, il commen\u00e7ait \u00e0 apercevoir un peu d\u2019azur. \nAvoir qu itt\u00e9 la rue Plumet sans complication et sans \nincident, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 un bon pas de fait. Peut -\u00eatre \nserait -il sage de se d\u00e9payser, ne f\u00fbt -ce que pour \nquelques mois, et d\u2019aller \u00e0 Londres. Eh bien, on irait. \nEtre en France, \u00eatre en Angleterre, qu\u2019est -ce que ce la \nfaisait, pourvu qu\u2019il e\u00fbt pr\u00e8s de lui Cosette? Cosette \n\u00e9tait sa nation. Cosette suffisait \u00e0 son bonheur; l\u2019id\u00e9e \nqu\u2019il ne suffisait peut -\u00eatre pas, lui, au bonheur de \nCosette, cette id\u00e9e, qui avait \u00e9t\u00e9 autrefois sa fi\u00e8vre et \nson insomnie, ne se pr\u00e9sentait m\u00eame pas \u00e0 son esprit. \nIl \u00e9tait dans le collapsus de toutes ses douleurs \npass\u00e9es, et en plein optimisme. Cosette, \u00e9tant pr\u00e8s de \nlui, lui semblait \u00e0 lui; effet d\u2019optique que tout le \nmonde a \u00e9prouv\u00e9. Il arrangeait en lui -m\u00eame, et avec \ntoutes sortes de facil it\u00e9s, le d\u00e9part pour l\u2019Angleterre avec Cosette, et il voyait sa f\u00e9licit\u00e9 se reconstruire \nn\u2019importe o\u00f9 dans les perspectives de sa r\u00eaverie. \nTout en marchant de long en large \u00e0 pas lents, son \nregard rencontra tout \u00e0 coup quelque chose \nd\u2019\u00e9trange. \nIl aper\u00e7ut en face de lui, dans le miroir inclin\u00e9 qui \nsurmontait le buffet, et il lut distinctement les quatre \nlignes que voici : \n\u00abMon bien -aim\u00e9, h\u00e9las! mon p\u00e8re veut que nous \npartions tout de suite. Nous serons ce soir rue de \nl\u2019Homme -Arm\u00e9, no 7. Dans huit jours no us serons \u00e0 \nLondres. \u2013 COSETTE . 4 juin.\u00bb \nJean Valjean s\u2019arr\u00eata hagard. \nCosette en arrivant avait pos\u00e9 son buvard sur le \nbuffet devant le miroir, et, toute \u00e0 sa douloureuse \nangoisse, l\u2019avait oubli\u00e9 l\u00e0, sans m\u00eame remarquer \nqu\u2019elle le laissait tout ouvert, et ouvert pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 \nla page sur laquelle elle avait appuy\u00e9, pour les s\u00e9cher, \nles quatre lignes \u00e9crites par elle et dont elle avait \ncharg\u00e9 le jeune ouvrier passant rue Plumet. L\u2019\u00e9criture \ns\u2019\u00e9tait imprim\u00e9e sur le buvard. \nLe miroir refl\u00e9tait l\u2019\u00e9criture. \nIl en r\u00e9sultait ce qu\u2019on appelle en g\u00e9om\u00e9trie \nl\u2019image sym\u00e9trique; de tell e sorte que l\u2019\u00e9criture \nrenvers\u00e9e sur le buvard s\u2019offrait redress\u00e9e dans le miroir et pr\u00e9sentait son sens naturel; et Jean Valjean \navait sous les yeux la lettre \u00e9crite la veille \u00e0 Marius par \nCosette. \nC\u2019\u00e9tait simple et foudroyant. \nJean Valjean alla au miroir. Il relut les quatre \nlignes, mais il n\u2019y crut point. Elles lui faisaient l\u2019effet \nd\u2019appara\u00eetre dans de la lueur d\u2019\u00e9clair. C\u2019\u00e9tait une \nhallucination. Cela \u00e9tait impossible. Cela n\u2019\u00e9tait pas. \nPeu \u00e0 peu sa perception devint plus pr \u00e9cise; il \nregarda le buvard de Cosette, et le sentiment du fait \nr\u00e9el lui revint. Il prit le buvard et dit : Cela vient de l\u00e0. \nIl examina fi\u00e9vreusement les quatre lignes imprim\u00e9es \nsur le buvard, le renversement des lettres en faisait un \ngriffonnage bizarre, et il n\u2019y vit aucun sens. Alors il se \ndit : Mais cela ne signifie rien, il n\u2019y a rien d\u2019\u00e9crit l\u00e0. \nEt il respira \u00e0 pleine poitrine avec un inexprimable \nsoulagement. Qui n\u2019a pas eu de ces joies b\u00eates dans \nles instants horribles? L\u2019\u00e2me ne se rend pas au \nd\u00e9sespoir sans avoir \u00e9puis\u00e9 toutes les illusions. \nIl tenait le buvard \u00e0 la main et le contemplait, \nstupidement heureux, presque pr\u00eat \u00e0 rire de \nl\u2019hallucination dont il avait \u00e9t\u00e9 dupe. Tout \u00e0 coup ses \nyeux retomb\u00e8rent sur le miroir, et il revit la vision. \nLes q uatre lignes s\u2019y dessinaient avec une nettet\u00e9 \ninexorable. Cette fois ce n\u2019\u00e9tait pas un mirage. La r\u00e9cidive d\u2019une vision est une r\u00e9alit\u00e9, c\u2019\u00e9tait palpable, \nc\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9criture redress\u00e9e dans le miroir. Il comprit. \nJean Valjean chancela, laissa \u00e9chapper le b uvard, et \ns\u2019affaissa dans le vieux fauteuil \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du buffet, la \nt\u00eate tombante, la prunelle vitreuse, \u00e9gar\u00e9. Il se dit que \nc\u2019\u00e9tait \u00e9vident, et que la lumi\u00e8re du monde \u00e9tait \u00e0 \njamais \u00e9clips\u00e9e, et que Cosette avait \u00e9crit cela \u00e0 \nquelqu\u2019un. Alors il entendit s on \u00e2me, redevenue \nterrible, pousser dans les t\u00e9n\u00e8bres un sourd \nrugissement. Allez donc \u00f4ter au lion le chien qu\u2019il a \ndans sa cage! \nChose bizarre et triste, en ce moment -l\u00e0, Marius \nn\u2019avait pas encore la lettre de Cosette; le hasard l\u2019avait \nport\u00e9e en tra\u00eetr e \u00e0 Jean Valjean avant de la remettre \u00e0 \nMarius. \nJean Valjean jusqu\u2019\u00e0 ce jour n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 vaincu \npar l\u2019\u00e9preuve. Il avait \u00e9t\u00e9 soumis \u00e0 des essais affreux; \npas une voie de fait de la mauvaise fortune ne lui \navait \u00e9t\u00e9 \u00e9pargn\u00e9e; la f\u00e9rocit\u00e9 du sort, arm\u00e9e de toutes \nles vindictes et de toutes les m\u00e9prises sociales, l\u2019avait \npris pour sujet et s\u2019\u00e9tait acharn\u00e9e sur lui. Il n\u2019avait \nrecul\u00e9 ni fl\u00e9chi devant rien. Il avait accept\u00e9, quand il \nl\u2019avait fallu, toutes les extr\u00e9mit\u00e9s; il avait sacrifi\u00e9 son \ninviolabilit\u00e9 d \u2019homme reconquise, livr\u00e9 sa libert\u00e9, \nrisqu\u00e9 sa t\u00eate, tout perdu, tout souffert, et il \u00e9tait rest\u00e9 d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9 et sto\u00efque, au point que par moments on \naurait pu le croire absent de lui -m\u00eame comme un \nmartyr. Sa conscience, aguerrie \u00e0 tous les assauts \npossib les de l\u2019adversit\u00e9, pouvait sembler \u00e0 jamais \nimprenable. Eh bien, quelqu\u2019un qui e\u00fbt vu son for \nint\u00e9rieur e\u00fbt \u00e9t\u00e9 forc\u00e9 de constater qu\u2019\u00e0 cette heure \nelle faiblissait. \nC\u2019est que de toutes les tortures qu\u2019il avait subies \ndans cette longue question que lui d onnait la \ndestin\u00e9e, celle -ci \u00e9tait la plus redoutable. Jamais \npareille tenaille ne l\u2019avait saisi. Il sentit le remuement \nmyst\u00e9rieux de toutes les sensibilit\u00e9s latentes. Il sentit \nle pincement de la fibre inconnue. H\u00e9las, l\u2019\u00e9preuve \nsupr\u00eame, disons mieux, l\u2019 \u00e9preuve unique, c\u2019est la \nperte de l\u2019\u00eatre aim\u00e9. \nLe pauvre vieux Jean Valjean n\u2019aimait, certes, pas \nCosette autrement que comme un p\u00e8re; mais, nous \nl\u2019avons fait remarquer plus haut, dans cette paternit\u00e9 \nla viduit\u00e9 m\u00eame de sa vie avait introduit tous les \namours; il aimait Cosette comme sa fille, et il l\u2019aimait \ncomme sa m\u00e8re, et il l\u2019aimait comme sa s\u0153ur; et, \ncomme il n\u2019avait jamais eu ni amante ni \u00e9pouse, \ncomme la nature est un cr\u00e9ancier qui n\u2019accepte aucun \nprot\u00eat, ce sentiment -l\u00e0 aussi, le plus imperdable de \ntous, \u00e9tait m\u00eal\u00e9 aux autres, vague, ignorant, pur de la puret\u00e9 de l\u2019aveuglement, inconscient, c\u00e9leste, \nang\u00e9lique, divin; moins comme un sentiment que \ncomme un instinct, moins comme un instinct que \ncomme un attrait, imperceptible et invisible, mais \nr\u00e9el; e t l\u2019amour proprement dit \u00e9tait dans sa tendresse \n\u00e9norme pour Cosette comme le filon d\u2019or est dans la \nmontagne, t\u00e9n\u00e9breux et vierge. \nQu\u2019on se rappelle cette situation de c\u0153ur que nous \navons indiqu\u00e9e d\u00e9j\u00e0. Aucun mariage n\u2019\u00e9tait possible \nentre eux; pas m\u00eame celui des \u00e2mes; et cependant il \nest certain que leurs destin\u00e9es s\u2019\u00e9taient \u00e9pous\u00e9es. \nExcept\u00e9 Cosette, c\u2019est -\u00e0-dire except\u00e9 une enfance, \nJean Valjean n\u2019avait, dans toute sa longue vie, rien \nconnu de ce qu\u2019on peut aimer. Les passions et les \namours qui se succ \u00e8dent n\u2019avaient point fait en lui de \nces verts successifs, vert tendre sur vert sombre, \nqu\u2019on remarque sur les feuillages qui passent l\u2019hiver \net sur les hommes qui passent la cinquantaine. En \nsomme, et nous y avons plus d\u2019une fois insist\u00e9, toute \ncette fusi on int\u00e9rieure, tout cet ensemble, dont la \nr\u00e9sultante \u00e9tait une haute vertu, aboutissait \u00e0 faire de \nJean Valjean un p\u00e8re pour Cosette. P\u00e8re \u00e9trange \nforg\u00e9 de l\u2019a\u00efeul, du fils, du fr\u00e8re et du mari qu\u2019il y \navait dans Jean Valjean; p\u00e8re dans lequel il y avait \nm\u00eame une m\u00e8re; p\u00e8re qui aimait Cosette et qui l\u2019adorait, et qui avait cette enfant pour lumi\u00e8re, pour \ndemeure, pour famille, pour patrie, pour paradis. \nAussi quand il vit que c\u2019\u00e9tait d\u00e9cid\u00e9ment fini, \nqu\u2019elle lui \u00e9chappait, qu\u2019elle glissait de ses mains, \nqu\u2019elle se d\u00e9robait, que c\u2019\u00e9tait du nuage, que c\u2019\u00e9tait de \nl\u2019eau, quand il eut devant les yeux cette \u00e9vidence \n\u00e9crasante : un autre est le but de son c\u0153ur, un autre \nest le souhait de sa vie; il y a le bien -aim\u00e9; je ne suis \nque le p\u00e8re; je n\u2019existe plus; quand il ne put plus \ndouter, quand il se dit : Elle s\u2019en va hors de moi! la \ndouleur qu\u2019il \u00e9prouva d\u00e9passa le possible. Avoir fait \ntout ce qu\u2019il avait fait pour en venir l\u00e0! et, quoi donc! \nn\u2019\u00eatre rien! Alors, comme nous venons de le dire, il \neut de la t\u00eate aux pi eds un fr\u00e9missement de r\u00e9volte. Il \nsentit jusque dans la racine de ses cheveux l\u2019immense \nr\u00e9veil de l\u2019\u00e9go\u00efsme, et le moi hurla dans l\u2019ab\u00eeme de \ncet homme. \nIl y a des effondrements int\u00e9rieurs. La p\u00e9n\u00e9tration \nd\u2019une certitude d\u00e9sesp\u00e9rante dans l\u2019homme ne se fa it \npoint sans \u00e9carter et rompre de certains \u00e9l\u00e9ments \nprofonds qui sont quelquefois l\u2019homme lui -m\u00eame. La \ndouleur, quand elle arrive \u00e0 ce degr\u00e9, est un sauve -\nqui-peut de toutes les forces de la conscience. Ce \nsont l\u00e0 des crises fatales. Peu d\u2019entre nous en s ortent \nsemblables \u00e0 eux -m\u00eames et fermes dans le devoir. Quand la limite de la souffrance est d\u00e9bord\u00e9e, la \nvertu la plus imperturbable se d\u00e9concerte. Jean \nValjean reprit le buvard, et se convainquit de \nnouveau; il resta pench\u00e9 et comme p\u00e9trifi\u00e9 sur les \nquatre lignes irr\u00e9cusables, l\u2019\u0153il fixe; et il se fit en lui \nun tel nuage qu\u2019on e\u00fbt pu croire que tout le dedans \nde cette \u00e2me s\u2019\u00e9croulait. \nIl examina cette r\u00e9v\u00e9lation, \u00e0 travers les \ngrossissements de la r\u00eaverie, avec un calme apparent, \net effrayant, car c\u2019est une chose redoutable quand le \ncalme de l\u2019homme arrive \u00e0 la froideur de la statue. \nIl mesura le pas \u00e9pouvantable que sa destin\u00e9e avait \nfait sans qu\u2019il s\u2019en dout\u00e2t; il se rappela ses craintes de \nl\u2019autre \u00e9t\u00e9, si follement dissip\u00e9es; il reconnut le \npr\u00e9cipice; c\u2019\u00e9tait toujours le m\u00eame; seulement Jean \nValjean n\u2019\u00e9tait plus au seuil, il \u00e9tait au fond. \nChose inou\u00efe et poignante, il y \u00e9tait tomb\u00e9 sans \ns\u2019en apercevoir. Toute la lumi\u00e8re de sa vie s\u2019en \u00e9tait \nall\u00e9e, lui croyant voir toujours le soleil. \nSon instinct n\u2019 h\u00e9sita point. Il rapprocha certaines \ncirconstances, certaines dates, certaines rougeurs et \ncertaines p\u00e2leurs de Cosette, et il se dit : C\u2019est lui. La \ndivination du d\u00e9sespoir est une sorte d\u2019arc myst\u00e9rieux \nqui ne manque jamais son coup. D\u00e8s sa premi\u00e8re \nconjecture, il atteignit Marius. Il ne savait pas le nom, mais il trouva tout de suite l\u2019homme. Il aper\u00e7ut \ndistinctement, au fond de l\u2019implacable \u00e9vocation du \nsouvenir, le r\u00f4deur inconnu du Luxembourg, ce \nmis\u00e9rable chercheur d\u2019amourettes, ce fain\u00e9ant de \nromanc e, cet imb\u00e9cile, ce l\u00e2che, car c\u2019est une l\u00e2chet\u00e9 \nde venir faire les yeux doux \u00e0 des filles qui ont \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \nd\u2019elles leur p\u00e8re qui les aime. \nApr\u00e8s qu\u2019il eut bien constat\u00e9 qu\u2019au fond de cette \nsituation il y avait ce jeune homme, et que tout venait \nde l\u00e0, lui, Jean Valjean, l\u2019homme r\u00e9g\u00e9n\u00e9r\u00e9, l\u2019homme \nqui avait tant travaill\u00e9 \u00e0 son \u00e2me, l\u2019homme qui avait \nfait tant d\u2019efforts pour r\u00e9soudre toute la vie, toute la \nmis\u00e8re et tout le malheur en amour, il regarda en lui -\nm\u00eame et il y vit un spectre, la Haine. \nLes grande s douleurs contiennent de \nl\u2019accablement. Elles d\u00e9couragent d\u2019\u00eatre. L\u2019homme \nchez lequel elles entrent sent quelque chose se retirer \nde lui. Dans la jeunesse, leur visite est lugubre; plus \ntard, elle est sinistre. H\u00e9las, quand le sang est chaud, \nquand les ch eveux sont noirs, quand la t\u00eate est droite \nsur le corps comme la flamme sur le flambeau, quand \nle rouleau de la destin\u00e9e a encore presque toute son \n\u00e9paisseur, quand le c\u0153ur, plein d\u2019un amour d\u00e9sirable, \na encore des battements qu\u2019on peut lui rendre, quand \non a devant soi le temps de r\u00e9parer, quand toutes les femmes sont l\u00e0, et tous les sourires, et tout l\u2019avenir, et \ntout l\u2019horizon, quand la force de la vie est compl\u00e8te, \nsi c\u2019est une chose effroyable que le d\u00e9sespoir, qu\u2019est -\nce donc dans la vieillesse, quand les ann\u00e9es se \npr\u00e9cipitent de plus en plus bl\u00eamissantes, \u00e0 cette heure \ncr\u00e9pusculaire o\u00f9 l\u2019on commence \u00e0 voir les \u00e9toiles de \nla tombe! \nTandis qu\u2019il songeait, Toussaint entra. Jean Valjean \nse leva, et lui demanda : \n\u2013 De quel c\u00f4t\u00e9 est -ce? savez -vous? \nToussa int, stup\u00e9faite, ne put que lui r\u00e9pondre : \n\u2013 Pla\u00eet-il? \nJean Valjean reprit : \n\u2013 Ne m\u2019avez -vous pas dit tout \u00e0 l\u2019heure qu\u2019on se \nbat? \n\u2013 Ah! oui, monsieur, r\u00e9pondit Toussaint. C\u2019est du \nc\u00f4t\u00e9 de Saint -Merry. \nIl y a tel mouvement machinal qui nous vient, \u00e0 \nnotre insu m\u00eame, de notre pens\u00e9e la plus profonde. \nCe fut sans doute sous l\u2019impulsion d\u2019un mouvement \nde ce genre, et dont il avait \u00e0 peine conscience, que \nJean Valjean se trouva cinq minutes apr\u00e8s dans la rue. \nIl \u00e9tait nu -t\u00eate, assis sur la borne de la por te de sa \nmaison. Il semblait \u00e9couter. \nLa nuit \u00e9tait venue. \n \n \n \nIV, 15, 2 \n \n \n \n \n \nLe gamin ennemi des lumi\u00e8res \n \n \n \n \n \nCombien de temps passa -t-il ainsi? Quels furent \nles flux et les reflux de cette m\u00e9ditation tragique? se \nredressa -t-il? resta -t-il ploy\u00e9? avait -il \u00e9t\u00e9 courb\u00e9 \njusqu\u2019\u00e0 \u00eatre bris\u00e9? pouvait -il se redresser encore et \nreprendre pied dans sa conscience sur quelque chose \nde solide? Il n\u2019aurait probablement pu le dire lui -\nm\u00eame. \nLa rue \u00e9tait d\u00e9serte. Quelques bourgeois inquiets \nqui rentraient rapidement chez eux l\u2019aper\u00e7urent \u00e0 peine. Chacun pour soi dans les temps de p\u00e9ril. \nL\u2019allumeur de nuit vint comme \u00e0 l\u2019ordinaire allumer \nle r\u00e9verb\u00e8re qui \u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment plac\u00e9 en face de la \nporte du no 7, et s\u2019en alla. Jean Valjean, \u00e0 qui l\u2019e\u00fbt \nexamin\u00e9 dans cette ombre, n\u2019e\u00fbt pas sembl\u00e9 un \nhomme vivant. Il \u00e9tait l\u00e0, assis sur la borne de sa \nporte, immobile comme une larve de glac e. Il y a de \nla cong\u00e9lation dans le d\u00e9sespoir. On entendait le \ntocsin et de vagues rumeurs orageuses. Au milieu de \ntoutes ces convulsions de la cloche m\u00eal\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9meute, \nl\u2019horloge de Saint -Paul sonna onze heures, gravement \net sans se h\u00e2ter; car le tocsin, c \u2019est l\u2019homme; l\u2019heure, \nc\u2019est Dieu. Le passage de l\u2019heure ne fit rien \u00e0 Jean \nValjean; Jean Valjean ne remua pas. Cependant, \u00e0 peu \npr\u00e8s vers ce moment -l\u00e0, une brusque d\u00e9tonation \n\u00e9clata du c\u00f4t\u00e9 des Halles, une seconde la suivit, plus \nviolente encore; c\u2019\u00e9tait probablement cette attaque de \nla barricade de la rue de la Chanvrerie que nous \nvenons de voir repouss\u00e9e par Marius. A cette double \nd\u00e9charge, dont la furie semblait accrue par la stupeur \nde la nuit, Jean Valjean tressaillit; il se dressa du c\u00f4t\u00e9 \nd\u2019o\u00f9 le bru it venait; puis il retomba sur la borne, il \ncroisa les bras, et sa t\u00eate revint lentement se poser sur \nsa poitrine. \nIl reprit son t\u00e9n\u00e9breux dialogue avec lui -m\u00eame. Tout \u00e0 coup il leva les yeux, on marchait dans la \nrue, il entendait des pas pr\u00e8s de lui, il regarda, et, \u00e0 la \nlueur du r\u00e9verb\u00e8re, du c\u00f4t\u00e9 de la rue qui aboutit aux \nArchives, il aper\u00e7ut une figure livide, jeune et \nradieuse. \nGavroche venait d\u2019arriver rue de l\u2019Homme -Arm\u00e9. \nGavroche regardait en l\u2019air, et avait l\u2019air de \nchercher. Il voyait parfaite ment Jean Valjean, mais il \nne s\u2019en apercevait pas. \nGavroche, apr\u00e8s avoir regard\u00e9 en l\u2019air, regardait en \nbas; il se haussait sur la pointe des pieds et t\u00e2tait les \nportes et les fen\u00eatres des rez -de-chauss\u00e9e; elles \n\u00e9taient toutes ferm\u00e9es, verrouill\u00e9es et cad enass\u00e9es. \nApr\u00e8s avoir constat\u00e9 cinq ou six devantures de \nmaisons barricad\u00e9es de la sorte, le gamin haussa les \n\u00e9paules, et entra en mati\u00e8re avec lui -m\u00eame en ces \ntermes : \n\u2013 Pardi! \nPuis il se remit \u00e0 regarder en l\u2019air. \nJean Valjean, qui, l\u2019instant d\u2019aupara vant, dans la \nsituation d\u2019\u00e2me o\u00f9 il \u00e9tait, n\u2019e\u00fbt parl\u00e9 ni m\u00eame \nr\u00e9pondu \u00e0 personne, se sentit irr\u00e9sistiblement pouss\u00e9 \n\u00e0 adresser la parole \u00e0 cet enfant. \n\u2013 Petit, dit -il, qu\u2019est -ce que tu as? \u2013 J\u2019ai que j\u2019ai faim, r\u00e9pondit Gavroche nettement. \nEt il ajouta : Petit vous -m\u00eame. \nJean Valjean fouilla dans son gousset et en tira une \npi\u00e8ce de cinq francs. \nMais Gavroche, qui \u00e9tait de l\u2019esp\u00e8ce du hoche -\nqueue et qui passait vite d\u2019un geste \u00e0 l\u2019autre, venait de \nramasser une pierre. Il avait aper\u00e7u le r\u00e9verb\u00e8re. \n\u2013 Tiens, dit -il, vous avez encore vos lanternes ici. \nVous n\u2019\u00eates pas en r\u00e8gle, mes amis. C\u2019est du \nd\u00e9sordre. Cassez -moi \u00e7a. \nEt il jeta la pierre dans le r\u00e9verb\u00e8re dont la vitre \ntomba avec un tel fracas que des bourgeois, blottis \nsous leurs rideaux dans la maison d\u2019en face, cri\u00e8rent : \nVoil\u00e0 Quatrevingt -treize! \nLe r\u00e9verb\u00e8re oscilla violemment et s\u2019\u00e9teignit. La \nrue devint brusquement noire. \n\u2013 C\u2019est \u00e7a, la vieille rue, fit Gavroche, mets ton \nbonnet de nuit. \nEt se tournant vers Jean Valjean : \n\u2013 Comment est -ce que vous appelez ce monument \ngigantesque que vous avez l\u00e0 au bout de la rue? C\u2019est \nles Archives, pas vrai? Il faudrait me chiffonner un \npeu ces grosses b\u00eates de colonnes -l\u00e0, et en faire \ngentiment une barricade. \nJean Valjean s\u2019approcha de Gavroche. \u2013 Pauvre \u00eatre, dit -il \u00e0 demi -voix et se parlant \u00e0 lui -\nm\u00eame, il a faim. \nEt il lui mit la pi\u00e8ce de cent sous dans la main. \nGavroche leva le nez, \u00e9tonn\u00e9 de la grandeur de ce \ngros sou; il le regarda dans l\u2019obscurit\u00e9, et la blancheur \ndu gros sou l\u2019\u00e9blouit. Il con naissait les pi\u00e8ces de cinq \nfrancs par ou\u00ef -dire; leur r\u00e9putation lui \u00e9tait agr\u00e9able; il \nfut charm\u00e9 d\u2019en voir une de pr\u00e8s. Il dit : contemplons \nle tigre. \nIl le consid\u00e9ra quelques instants avec extase; puis, \nse retournant vers Jean Valjean, il lui tendit la pi\u00e8ce et \nlui dit majestueusement : \n\u2013 Bourgeois, j\u2019aime mieux casser les lanternes. \nReprenez votre b\u00eate f\u00e9roce. On ne me corrompt \npoint. \u00c7a a cinq griffes; mais \u00e7a ne m\u2019\u00e9gratigne pas. \n\u2013 As-tu une m\u00e8re? demanda Jean Valjean. \nGavroche r\u00e9pondit : \n\u2013 Peut-\u00eatre plus que vous. \n\u2013 Eh bien, reprit Jean Valjean, garde cet argent \npour ta m\u00e8re. \nGavroche se sentit remu\u00e9. D\u2019ailleurs il venait de \nremarquer que l\u2019homme qui lui parlait n\u2019avait pas de \nchapeau, et cela lui inspirait confiance. \n\u2013 Vrai, dit -il, ce n\u2019est p as pour m\u2019emp\u00eacher de \ncasser les r\u00e9verb\u00e8res? \u2013 Casse tout ce que tu voudras. \n\u2013 Vous \u00eates un brave homme, dit Gavroche. \nEt il mit la pi\u00e8ce de cinq francs dans une de ses \npoches. \nSa confiance croissant, il ajouta : \n\u2013 Etes-vous de la rue? \n\u2013 Oui, pourquo i? \n\u2013 Pourriez -vous m\u2019indiquer le num\u00e9ro 7? \n\u2013 Pourquoi faire, le num\u00e9ro 7? \nIci l\u2019enfant s\u2019arr\u00eata, il craignit d\u2019en avoir trop dit, il \nplongea \u00e9nergiquement ses ongles dans ses cheveux, \net se borna \u00e0 r\u00e9pondre : \n\u2013 Ah! voil\u00e0. \nUne id\u00e9e traversa l\u2019esprit de Jean Valjean. \nL\u2019angoisse a de ces lucidit\u00e9s -l\u00e0. Il dit \u00e0 l\u2019enfant : \n\u2013 Est-ce que c\u2019est toi qui m\u2019apportes la lettre que \nj\u2019attends? \n\u2013 Vous? dit Gavroche. Vous n\u2019\u00eates pas une \nfemme. \n\u2013 La lettre est pour mademoiselle Cosette, n\u2019est-ce \npas? \n\u2013 Cosette? grommela Gavroche. Oui, je crois que \nc\u2019est ce dr\u00f4le de nom -l\u00e0. \n\u2013 Eh bien, reprit Jean Valjean, c\u2019est moi qui dois \nlui remettre la lettre. Donne. \u2013 En ce cas, vous devez savoir que je suis envoy\u00e9 \nde la barricade. \n\u2013 Sans doute, d it Jean Valjean. \nGavroche engloutit son poing dans une autre de \nses poches et en tira un papier pli\u00e9 en quatre. \nPuis il fit le salut militaire. \n\u2013 Respect \u00e0 la d\u00e9p\u00eache, dit -il. Elle vient du \ngouvernement provisoire. \n\u2013 Donne, dit Jean Valjean. \nGavroche tenait le papier \u00e9lev\u00e9 au -dessus de sa \nt\u00eate. \n\u2013 Ne vous imaginez pas que c\u2019est l\u00e0 un billet doux. \nC\u2019est pour une femme, mais c\u2019est pour le peuple. \nNous autres, nous nous battons, et nous respectons \nle sexe. Nous ne sommes pas comme dans le grand \nmonde o\u00f9 i l y a des lions qui envoient des poulets \u00e0 \ndes chameaux. \n\u2013 Donne. \n\u2013 Au fait, continua Gavroche, vous m\u2019avez l\u2019air \nd\u2019un brave homme. \n\u2013 Donne vite. \n\u2013 Tenez. \nEt il remit le papier \u00e0 Jean Valjean. \n\u2013 Et d\u00e9p\u00eachez -vous, monsieur Chose, puisque \nmamselle Chos ette attend. Gavroche fut satisfait d\u2019avoir produit ce mot. \nJean Valjean reprit : \n\u2013 Est-ce \u00e0 Saint -Merry qu\u2019il faudra porter la \nr\u00e9ponse? \n\u2013 Vous feriez l\u00e0, s\u2019\u00e9cria Gavroche, une de ces \np\u00e2tisseries vulgairement nomm\u00e9es brioches. Cette \nlettre vient de la barricade de la rue de la Chanvrerie, \net j\u2019y retourne. Bonsoir, citoyen. \nCela dit, Gavroche s\u2019en alla, ou, pour mieux dire, \nreprit vers le lieu d\u2019o\u00f9 il venait son vol d\u2019oiseau \n\u00e9chapp\u00e9. Il se replongea dans l\u2019obscurit\u00e9 comme s\u2019il y \nfaisait un trou, avec la rapidit\u00e9 rigide d\u2019un projectile; \nla ruelle de l\u2019Homme -Arm\u00e9 redevint silencieuse et \nsolitaire; en un clin d\u2019\u0153il, cet \u00e9trange enfant, qui avait \nde l\u2019ombre et du r\u00eave en lui, s\u2019\u00e9tait enfonc\u00e9 dans la \nbrume de ces rang\u00e9es de maisons noires, et s\u2019y \u00e9tait \nperdu comme de la fum\u00e9e dans des t\u00e9n\u00e8bres; et l\u2019on \ne\u00fbt pu le croire dissip\u00e9 et \u00e9vanoui, si, quelques \nminutes apr\u00e8s sa disparition, une \u00e9clatante cassure de \nvitre et le patatras splendide d\u2019un r\u00e9verb\u00e8re croulant \nsur le pav\u00e9, n\u2019eussent brusquement r\u00e9veill\u00e9 de \nnouv eau les bourgeois indign\u00e9s. C\u2019\u00e9tait Gavroche qui \npassait rue du Chaume. \n \n \n \n \nIV, 15, 3 \n \n \n \n \n \nPendant que Cosette et Toussaint \ndorment \n \n \n \n \n \nJean Valjean rentra avec la lettre de Marius. \nIl monta l\u2019escalier \u00e0 t\u00e2tons, satisfait des t\u00e9n\u00e8bres \ncomme le hibou qui tient sa proie, ouvrit et referma \ndoucement sa porte, \u00e9couta s\u2019il n\u2019entendait aucun \nbruit, constata que, selon toute apparence, Cosette et \nToussaint dormaient, plongea dans la bouteill e du \nbriquet Fumade trois ou quatre allumettes avant de \npouvoir faire jaillir l\u2019\u00e9tincelle, tant sa main tremblait; il y avait du vol dans ce qu\u2019il venait de faire. Enfin, sa \nchandelle fut allum\u00e9e, il s\u2019accouda sur la table, d\u00e9plia \nle papier, et lut. \nDans les \u00e9motions violentes, on ne lit pas, on \nterrasse pour ainsi dire le papier qu\u2019on tient, on \nl\u2019\u00e9treint comme une victime, on le froisse, on \nenfonce dedans les ongles de sa col\u00e8re ou de son \nall\u00e9gresse; on court \u00e0 la fin, on saute au \ncommencement; l\u2019attentio n a la fi\u00e8vre; elle comprend \nen gros, \u00e0 peu pr\u00e8s, l\u2019essentiel; elle saisit un point, et \ntout le reste dispara\u00eet. Dans le billet de Marius \u00e0 \nCosette, Jean Valjean ne vit que ces mots : \n\u00ab... Je meurs. Quand tu liras ceci, mon \u00e2me sera \npr\u00e8s de toi.\u00bb \nEn pr\u00e9s ence de ces deux lignes, il eut un \n\u00e9blouissement horrible; il resta un moment comme \n\u00e9cras\u00e9 du changement d\u2019\u00e9motion qui se faisait en lui, \nil regardait le billet de Marius avec une sorte \nd\u2019\u00e9tonnement ivre; il avait devant les yeux cette \nsplendeur, la mort d e l\u2019\u00eatre ha\u00ef. \nIl poussa un affreux cri de joie int\u00e9rieur. \u2013 Ainsi, \nc\u2019\u00e9tait fini. Le d\u00e9nouement arrivait plus vite qu\u2019on \nn\u2019e\u00fbt os\u00e9 l\u2019esp\u00e9rer. L\u2019\u00eatre qui encombrait sa destin\u00e9e \ndisparaissait. Il s\u2019en allait de lui -m\u00eame, librement, de \nbonne volont\u00e9. Sans que lui, Jean Valjean, e\u00fbt rien fait pour cela, sans qu\u2019il y e\u00fbt de sa faute, \u00abcet \nhomme\u00bb allait mourir. Peut -\u00eatre m\u00eame \u00e9tait -il d\u00e9j\u00e0 \nmort. \u2013 Ici sa fi\u00e8vre fit des calculs. \u2013 Non. Il n\u2019est pas \nencore mort. La lettre a \u00e9t\u00e9 visiblement \u00e9crite pour \n\u00eatre lue par Cosette le lendemain matin; depuis ces \ndeux d\u00e9charges qu\u2019on a entendues entre onze heures \net minuit, il n\u2019y a rien eu; la barricade ne sera \ns\u00e9rieusement attaqu\u00e9e qu\u2019au point du jour; mais c\u2019est \n\u00e9gal, du moment o\u00f9 \u00abcet homme\u00bb est m\u00eal\u00e9 \u00e0 cette \nguerre, il est perdu; il est pris dans l\u2019engrenage. \u2013 Jean \nValjean se sentait d\u00e9livr\u00e9. Il allait donc, lui, se \nretrouver seul avec Cosette. La concurrence cessait; \nl\u2019avenir recommen\u00e7ait. Il n\u2019avait qu\u2019\u00e0 garder ce billet \ndans sa poche. Cosette ne saurait jamais ce que \u00abc et \nhomme\u00bb \u00e9tait devenu. \u00abIl n\u2019y a qu\u2019\u00e0 laisser les choses \ns\u2019accomplir. Cet homme ne peut \u00e9chapper. S\u2019il n\u2019est \npas mort encore, il est s\u00fbr qu\u2019il va mourir. Quel \nbonheur!\u00bb \nTout cela dit en lui -m\u00eame, il devint sombre. \nPuis il descendit et r\u00e9veilla le portie r. \nEnviron une heure apr\u00e8s, Jean Valjean sortait en \nhabit complet de garde national et en armes. Le \nportier lui avait ais\u00e9ment trouv\u00e9 dans le voisinage de \nquoi compl\u00e9ter son \u00e9quipement. Il avait un fusil charg\u00e9 et une giberne pleine de cartouches. Il se \ndirigea du c\u00f4t\u00e9 des Halles. \n \n \n \n \n \nIV, 15, 4 \n \n \n \n \nLes exc\u00e8s de z\u00e8le de Gavroche \n \n \n \n \nCependant il venait d\u2019arriver une aventure \u00e0 \nGavroche. \nGavroche, apr\u00e8s avoir consciencieusement lapid\u00e9 \nle r\u00e9verb\u00e8re de la rue du Chaume, aborda la rue des \nVieilles -Haudriettes, et n\u2019y voyant pas \u00abun chat\u00bb, \ntrouva l\u2019occasion bonne pour entonner toute la \nchanson dont il \u00e9tait capable. \nSa marche, loin de se rale ntir par le chant, s\u2019en \nacc\u00e9l\u00e9rait. Il se mit \u00e0 semer le long des maisons \nendormies ou terrifi\u00e9es ces couplets incendiaires : \nL\u2019oiseau m\u00e9dit dans les charmilles, \nEt pr\u00e9tend qu\u2019hier Atala \nAvec un russe s\u2019en alla. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \nMon ami pierrot, tu babilles, \nParce que l\u2019autre jour Mila \nCogna sa vitre, et m\u2019appela. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \nLes dr\u00f4lesses sont fort gentilles; \nLeur poison qui m\u2019ensorcela \nGriserait monsieur Orfila. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \nJ\u2019aime l\u2019amour et ses bisbilles, \nJ\u2019aime Agn\u00e8s, j\u2019aime Pam\u00e9la, \nLise en m\u2019allumant se br\u00fbla. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \n Jadis, quand je vis les mantilles \nDe Suzette et de Z\u00e9ila, \nMon \u00e2me \u00e0 leurs plis se m\u00eala. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \nAmour, quand, dans l\u2019ombre o\u00f9 tu brilles, \nTu coiffes de roses Lola, \nJe me damnerais pour cela. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \nJeanne, \u00e0 ton miroir tu t\u2019habilles! \nMon c\u0153ur un beau jour s\u2019envola; \nJe cro is que c\u2019est Jeanne qui l\u2019a. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \nLe soir en sortant des quadrilles, \nJe montre aux \u00e9toiles Stella \nEt je leur dis : regardez -la. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \nGavroche, tout en chantant, prodiguait la \npantomime. Le geste est le point d\u2019appui du refrain. \nSon visage, in\u00e9puisable r\u00e9pertoire de masques, faisait des grimaces plus convulsives et plus fantasques que \nles bouches d\u2019un linge trou\u00e9 dans un grand vent. \nMalheureusement, comme il \u00e9tait seul et dans la n uit, \ncela n\u2019\u00e9tait ni vu, ni visible. Il y a de ces richesses \nperdues. \nSoudain il s\u2019arr\u00eata court. \n\u2013 Interrompons la romance, dit -il. \nSa prunelle f\u00e9line venait de distinguer dans le \nrenfoncement d\u2019une porte coch\u00e8re ce qu\u2019on appelle \nen peinture un ensemble; c\u2019est -\u00e0-dire un \u00eatre et une \nchose; la chose \u00e9tait une charrette \u00e0 bras, l\u2019\u00eatre \u00e9tait \nun auvergnat qui dormait dedans. \nLes bras de la charrette s\u2019appuyaient sur le pav\u00e9 et \nla t\u00eate de l\u2019auvergnat s\u2019appuyait sur le tablier de la \ncharrette. Son corps se pelotonnait sur ce plan inclin\u00e9 \net ses pieds touchaient la terre. \nGavroche, avec son exp\u00e9rience des choses de ce \nmonde, reconnut un ivrog ne. \nC\u2019\u00e9tait quelque commissionnaire du coin qui avait \ntrop bu et qui dormait trop. \n\u2013 Voil\u00e0, pensa Gavroche, \u00e0 quoi servent les nuits \nd\u2019\u00e9t\u00e9. L\u2019auvergnat s\u2019endort dans sa charrette. On \nprend la charrette pour la r\u00e9publique et on laisse \nl\u2019auvergnat \u00e0 la mon archie. Son esprit venait d\u2019\u00eatre illumin\u00e9 par la clart\u00e9 que \nvoici : \n\u2013 Cette charrette ferait joliment bien sur notre \nbarricade. \nL\u2019auvergnat ronflait. \nGavroche tira doucement la charrette par l\u2019arri\u00e8re \net l\u2019auvergnat par l\u2019avant, c\u2019est -\u00e0-dire par les pi eds, et \nau bout d\u2019une minute, l\u2019auvergnat, imperturbable, \nreposait \u00e0 plat sur le pav\u00e9. \nLa charrette \u00e9tait d\u00e9livr\u00e9e. \nGavroche, habitu\u00e9 \u00e0 faire face de toutes parts \u00e0 \nl\u2019impr\u00e9vu, avait toujours tout sur lui. Il fouilla dans \nune de ses poches, et en tira un chiffon de papier et \nun bout de crayon rouge chip\u00e9 \u00e0 quelque charpentier. \nIl \u00e9crivit : \n \n\u00abR\u00e9publique fran\u00e7aise . \n \n\u00abRe\u00e7u ta charrette.\u00bb \n \nEt il signa : \u00abGAVROCHE .\u00bb \n \nCela fait, il mit le papier dans la poche du gilet de \nvelours de l\u2019auvergnat toujours r onflant, saisit le \nbrancard dans ses deux poings, et partit, dans la \ndirection des Halles, poussant devant lui la charrette \nau grand galop avec un glorieux tapage triomphal. Ceci \u00e9tait p\u00e9rilleux. Il y avait un poste \u00e0 \nl\u2019Imprimerie royale. Gavroche n\u2019y son geait pas. Ce \nposte \u00e9tait occup\u00e9 par des gardes nationaux de la \nbanlieue. Un certain \u00e9veil commen\u00e7ait \u00e0 \u00e9mouvoir \nl\u2019escouade, et les t\u00eates se soulevaient sur les lits de \ncamp. Deux r\u00e9verb\u00e8res bris\u00e9s coup sur coup, cette \nchanson chant\u00e9e \u00e0 tue -t\u00eate, cela \u00e9tai t beaucoup pour \ndes rues si poltronnes, qui ont envie de dormir au \ncoucher du soleil, et qui mettent de si bonne heure \nleur \u00e9teignoir sur leur chandelle. Depuis une heure le \ngamin faisait dans cet arrondissement paisible le \nvacarme d\u2019un moucheron dans une bouteille. Le \nsergent de la banlieue \u00e9coutait. Il attendait. C\u2019\u00e9tait un \nhomme prudent. \nLe roulement forcen\u00e9 de la charrette combla la \nmesure de l\u2019attente possible, et d\u00e9termina le sergent \u00e0 \ntenter une reconnaissance. \n\u2013 Ils sont l\u00e0 toute une bande! dit -il, allons \ndoucement. \nIl \u00e9tait clair que l\u2019Hydre de l\u2019Anarchie \u00e9tait sortie \nde sa bo\u00eete et qu\u2019elle se d\u00e9menait dans le quartier. \nEt le sergent se hasarda hors du poste \u00e0 pas \nsourds. \nTout \u00e0 coup, Gavroche, poussant sa charrette, au \nmoment o\u00f9 il allait d\u00e9boucher de la rue des Vieilles -Haudriettes, se trouva face \u00e0 face avec un uniforme, \nun shako, un plumet et un fusil. \nPour la seconde fois, il s\u2019arr\u00eata net. \n\u2013 Tiens, dit -il, c\u2019est lui. Bonjour, l\u2019ordre public. \nLes \u00e9tonnements de Gavroche \u00e9taient courts et \nd\u00e9gelaient vite. \n\u2013 O\u00f9 vas -tu, voyou? cria le sergent. \n\u2013 Citoyen, dit Gavroche, je ne vous ai pas encore \nappel\u00e9 bourgeois. Pourquoi m\u2019insultez -vous? \n\u2013 O\u00f9 vas -tu, dr\u00f4le? \n\u2013 Monsieur, reprit Gavroche, vous \u00e9tiez peut -\u00eatre \nhier un homme d\u2019esprit, mais v ous avez \u00e9t\u00e9 destitu\u00e9 \nce matin. \n\u2013 Je te demande o\u00f9 tu vas, gredin? \nGavroche r\u00e9pondit : \n\u2013 Vous parlez gentiment. Vrai, on ne vous \ndonnerait pas votre \u00e2ge. Vous devriez vendre tous \nvos cheveux cent francs la pi\u00e8ce. Cela vous ferait \ncinq cents francs. \n\u2013 O\u00f9 vas -tu? o\u00f9 vas -tu? o\u00f9 vas -tu, bandit? \nGavroche repartit : \n\u2013 Voil\u00e0 de vilains mots. La premi\u00e8re fois qu\u2019on \nvous donnera \u00e0 t\u00e9ter, il faudra qu\u2019on vous essuie \nmieux la bouche. \nLe sergent croisa la bayonnette. \u2013 Me diras -tu o\u00f9 tu vas, \u00e0 la fin, mis\u00e9rable ? \n\u2013 Mon g\u00e9n\u00e9ral, dit Gavroche, je vas chercher le \nm\u00e9decin pour mon \u00e9pouse qui est en couches. \n\u2013 Aux armes! cria le sergent. \nSe sauver par ce qui vous a perdu, c\u2019est l\u00e0 le chef -\nd\u2019\u0153uvre des hommes forts; Gavroche mesura d\u2019un \ncoup d\u2019\u0153il toute la situation. C\u2019\u00e9tait la charrette qui \nl\u2019avait compromis, c\u2019\u00e9tait \u00e0 la charrette de le prot\u00e9ger. \nAu moment o\u00f9 le sergent allait fondre sur \nGavroche, la charrette, devenue projectile et lanc\u00e9e \u00e0 \ntour de bras, roulait sur lui avec furie, et le sergent, \natteint en plein v entre, tombait \u00e0 la renverse dans le \nruisseau pendant que son fusil partait en l\u2019air. \nAu cri du sergent, les hommes du poste \u00e9taient \nsortis p\u00eale -m\u00eale; le coup de fusil d\u00e9termina une \nd\u00e9charge g\u00e9n\u00e9rale au hasard, apr\u00e8s laquelle on \nrechargea les armes et l\u2019o n recommen\u00e7a. \nCette mousquetade \u00e0 colin -maillard dura un bon \nquart d\u2019heure, et tua quelques carreaux de vitre. \nCependant Gavroche, qui avait \u00e9perdument \nrebrouss\u00e9 chemin, s\u2019arr\u00eatait \u00e0 cinq ou six rues de l\u00e0, \net s\u2019asseyait haletant sur la borne qui fait le coin des \nEnfants -Rouges. \nIl pr\u00eatait l\u2019oreille. Apr\u00e8s avoir souffl\u00e9 quelques instants, il se tourna \ndu c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 la fusillade faisait rage, \u00e9leva sa main \ngauche \u00e0 la hauteur de son nez, et la lan\u00e7a trois fois \nen avant en se frappant de la main droite le de rri\u00e8re \nde la t\u00eate; geste souverain dans lequel la gaminerie \nparisienne a condens\u00e9 l\u2019ironie fran\u00e7aise, et qui est \n\u00e9videmment efficace, puisqu\u2019il a d\u00e9j\u00e0 dur\u00e9 un demi -\nsi\u00e8cle. \nCette ga\u00eet\u00e9 fut troubl\u00e9e par une r\u00e9flexion am\u00e8re. \n\u2013 Oui, dit -il, je pouffe, je me tords, j\u2019abonde en \njoie, mais je perds ma route, il va falloir faire un \nd\u00e9tour. Pourvu que j\u2019arrive \u00e0 temps \u00e0 la barricade! \nL\u00e0-dessus, il reprit sa course. Et tout en courant : \n\u2013 Ah \u00e7a, o\u00f9 en \u00e9tais -je donc? dit -il. \nIl se remit \u00e0 chanter sa chanson en s\u2019enfon\u00e7ant \nrapidement dans les rues, et ceci d\u00e9crut dans les \nt\u00e9n\u00e8bres : \n \nMais il reste encor des bastilles, \nEt je vais mettre le hol\u00e0 \nDans l\u2019ordre public que voil\u00e0. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \n Quelqu\u2019 un veut -il jouer aux quilles? \nTout l\u2019ancien monde s\u2019\u00e9croula \nQuand la grosse boule roula. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \nVieux bon peuple, \u00e0 coups de b\u00e9quilles \nCassons ce Louvre o\u00f9 s\u2019\u00e9tala \nLa monarchie en falbala. \n \nO\u00f9 vont les belles fille s, \n Lon la. \n \nNous en avons forc\u00e9 les grilles; \nLe roi Charles Dix ce jour -l\u00e0 \nTenait mal et se d\u00e9colla. \n \nO\u00f9 vont les belles filles, \n Lon la. \n \nLa prise d\u2019armes du poste ne fut point sans \nr\u00e9sultat. La charrette fut conquise, l\u2019ivrogne fut fait \nprisonnier. L\u2019une fut mise en fourri\u00e8re; l\u2019autre fut \nplus tard un peu poursuivi devant les conseils de \nguerre comme complice. Le minist\u00e8re public d\u2019alors \nfit preuve en cette circonstance de son z\u00e8le \ninfatigable pour la d\u00e9fense de la soci\u00e9t\u00e9. L\u2019aventure de Gavroche, rest\u00e9e dans la tradition \ndu quartier du Temple, est un des souvenirs les plus \nterribles des vieux bourgeois du Marais, et est \nintitul\u00e9e dans leur m\u00e9moire : Attaque nocturne du \nposte de l\u2019Imprimerie royale. \n \nLES \nMIS\u00c9RABLES \n \nPAR \n \nVICTOR HUGO \n \n \n \n \n \nCINQUI\u00c8ME PARTIE \n \nJEAN VALJEAN \n \n \n \n \nLIVRE PREMIER \n \n \nLA GUERRE \nENTRE QUATRE MURS \n \n \n \n \nV, 1, 1 \n \n \n \n \n \nLa Charybde du faubourg \nSaint -Antoine et la Scylla \ndu faubourg du Temple \n \n \n \n \nLes deux plus m\u00e9morables barricades que \nl'observateur des maladies sociales puisse \nmentionner, n'appartiennent point \u00e0 la p\u00e9riode o\u00f9 est \nplac\u00e9e l'action de ce livre. Ces deux barricades, \nsymboles toutes les deux, sous deux aspects \ndiff\u00e9rents, d'une situati on redoutable, sortirent de \nterre lors de la fatale insurrection de juin 1848, la plus \ngrande guerre des rues qu'ait vue l'histoire. Il arrive quelquefois que, m\u00eame contre les \nprincipes, m\u00eame contre la libert\u00e9, l'\u00e9galit\u00e9 et la \nfraternit\u00e9, m\u00eame contre le v ote universel, m\u00eame \ncontre le gouvernement de tous par tous, du fond de \nses angoisses, de ses d\u00e9couragements, de ses \nd\u00e9nuements, de ses fi\u00e8vres, de ses d\u00e9tresses, de ses \nmiasmes, de ses ignorances, de ses t\u00e9n\u00e8bres, cette \ngrande d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, la canaille, pro teste, et que la \npopulace livre bataille au peuple. \nLes gueux attaquent le droit commun; l'ochlocratie \ns'insurge contre le d\u00e9mos. \nCe sont des journ\u00e9es lugubres; car il y a toujours \nune certaine quantit\u00e9 de droit m\u00eame dans cette \nd\u00e9mence, il y a du suicide dans ce duel, et ces mots, \nqui veulent \u00eatre des injures, gueux, canaille, \nochlocratie, populace, constatent, h\u00e9las! plut\u00f4t la \nfaute de ceux qui r\u00e8gnent que la faute de ceux qui \nsouffrent; plut\u00f4t la faute des privil\u00e9gi\u00e9s que la faute \ndes d\u00e9sh\u00e9rit\u00e9s. \nQuant \u00e0 nous, ces mots -l\u00e0, nous ne les \npronon\u00e7ons jamais sans douleur et sans respect, car \nlorsque la philosophie sonde les faits auxquels ils \ncorrespondent, elle y trouve souvent bien des \ngrandeurs \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des mis\u00e8res. Ath\u00e8nes \u00e9tait une \nochlocratie; les gueux o nt fait la Hollande; la populace a plus d'une fois sauv\u00e9 Rome; et la canaille \nsuivait J\u00e9sus -Christ. \nIl n'est pas de penseur qui n'ait parfois contempl\u00e9 \nles magnificences d'en bas. \nC'est \u00e0 cette canaille que songeait sans doute saint \nJ\u00e9r\u00f4me, et \u00e0 tous ces pauvres gens, et \u00e0 tous ces \nvagabonds, et \u00e0 tous ces mis\u00e9rables d'o\u00f9 sont sortis \nles ap\u00f4tres et les martyrs, quand il disait cette parole \nmyst\u00e9rieuse : Fex urbis, lex orbis . \nLes exasp\u00e9rations de cette foule qui souffre et qui \nsaigne, ses violences \u00e0 con tre-sens sur les principes \nqui sont sa vie, ses voies de fait contre le droit, sont \ndes coups d'\u00e9tat populaires, et doivent \u00eatre r\u00e9prim\u00e9s. \nL'homme probe s'y d\u00e9voue, et, par amour m\u00eame \npour cette foule, il la combat. Mais comme il la sent \nexcusable tout en lui tenant t\u00eate! comme il la v\u00e9n\u00e8re \ntout en lui r\u00e9sistant! C'est l\u00e0 un de ces moments rares \no\u00f9, en faisant ce qu'on doit faire, on sent quelque \nchose qui d\u00e9concerte et qui d\u00e9conseillerait presque \nd'aller plus loin; on persiste, il le faut; mais la \nconscien ce satisfaite est triste, et l'accomplissement \ndu devoir se complique d'un serrement de c\u0153ur. \nJuin 1848 fut, h\u00e2tons -nous de le dire, un fait \u00e0 \npart, et presque impossible \u00e0 classer dans la \nphilosophie de l'histoire. Tous les mots que nous venons de pronon cer doivent \u00eatre \u00e9cart\u00e9s quand il \ns'agit de cette \u00e9meute extraordinaire o\u00f9 l'on sentit la \nsainte anxi\u00e9t\u00e9 du travail r\u00e9clamant ses droits. Il fallut \nla combattre, et c'\u00e9tait le devoir, car elle attaquait la \nR\u00e9publique. Mais, au fond, que fut juin 1848? Une \nr\u00e9volte du peuple contre lui -m\u00eame. \nL\u00e0 o\u00f9 le sujet n'est point perdu de vue, il n'y a \npoint de digression; qu'il nous soit donc permis \nd'arr\u00eater un moment l'attention du lecteur sur les \ndeux barricades absolument uniques dont nous \nvenons de parler et qui o nt caract\u00e9ris\u00e9 cette \ninsurrection. \nL'une encombrait l'entr\u00e9e du faubourg Saint -\nAntoine; l'autre d\u00e9fendait l'approche du faubourg du \nTemple; ceux devant qui se sont dress\u00e9s, sous \nl'\u00e9clatant ciel bleu de juin, ces deux effrayants chefs -\nd\u2019\u0153uvre de la guerre civile, ne les oublieront jamais. \nLa barricade Saint -Antoine \u00e9tait monstrueuse; elle \n\u00e9tait haute de trois \u00e9tages et large de sept cents pieds. \nElle barrait d'un angle \u00e0 l'autre la vaste embouchure \ndu faubourg, c'est -\u00e0-dire trois rues; ravin\u00e9e, \nd\u00e9chiquet\u00e9e , dentel\u00e9e, hach\u00e9e, cr\u00e9nel\u00e9e d'une \nimmense d\u00e9chirure, contre -but\u00e9e de monceaux qui \n\u00e9taient eux -m\u00eames des bastions, poussant des caps \u00e7\u00e0 \net l\u00e0, puissamment adoss\u00e9e aux deux grands promontoires de maisons du faubourg, elle surgissait \ncomme une lev\u00e9e cyclop\u00e9e nne au fond de la \nredoutable place qui a vu le 14 juillet. Dix -neuf \nbarricades s'\u00e9tageaient dans la profondeur des rues \nderri\u00e8re cette barricade m\u00e8re. Rien qu'\u00e0 la voir, on \nsentait dans le faubourg l'immense souffrance \nagonisante arriv\u00e9e \u00e0 cette minute ext r\u00eame o\u00f9 une \nd\u00e9tresse veut devenir une catastrophe. De quoi \u00e9tait \nfaite cette barricade? De l'\u00e9croulement de trois \nmaisons \u00e0 six \u00e9tages, d\u00e9molies expr\u00e8s, disaient les \nuns. Du prodige de toutes les col\u00e8res, disaient les \nautres. Elle avait l'aspect lamentable de toutes les \nconstructions de la haine : la ruine. On pouvait dire : \nqui a b\u00e2ti cela? On pouvait dire aussi : qui a d\u00e9truit \ncela? C'\u00e9tait l'improvisation du bouillonnement. \nTiens! cette porte! cette grille! cet auvent! ce \nchambranle! ce r\u00e9chaud bris\u00e9! cette marmite f\u00eal\u00e9e! \nDonnez tout! jetez tout! poussez, roulez, piochez, \nd\u00e9mantelez, bouleversez, \u00e9croulez tout! C'\u00e9tait la \ncollaboration du pav\u00e9, du moellon, de la poutre, de la \nbarre de fer, du chiffon, du carreau d\u00e9fonc\u00e9, de la \nchaise d\u00e9paill\u00e9e, du trog non de chou, de la loque, de \nla guenille, et de la mal\u00e9diction. C'\u00e9tait grand et c'\u00e9tait \npetit. C'\u00e9tait l'ab\u00eeme parodi\u00e9 sur place par le tohu -\nbohu. La masse pr\u00e8s de l'atome; le pan de mur arrach\u00e9 et l'\u00e9cuelle cass\u00e9e; une fraternisation \nmena\u00e7ante de tous le s d\u00e9bris; Sisyphe avait jet\u00e9 l\u00e0 son \nrocher et Job son tesson. En somme, terrible. C'\u00e9tait \nl'acropole des va -nu-pieds. Des charrettes renvers\u00e9es \naccidentaient le talus; un immense haquet y \u00e9tait \n\u00e9tal\u00e9, en travers, l'essieu vers le ciel, et semblait une \nbalafre sur cette fa\u00e7ade tumultueuse; un omnibus, \nhiss\u00e9 ga\u00eement \u00e0 force de bras tout au sommet de \nl'entassement, comme si les architectes de cette \nsauvagerie eussent voulu ajouter la gaminerie \u00e0 \nl'\u00e9pouvante, offrait son timon d\u00e9tel\u00e9 \u00e0 on ne sait \nquels chevaux de l'air. Cet amas gigantesque, alluvion \nde l'\u00e9meute, figurait \u00e0 l'esprit un Ossa sur P\u00e9lion de \ntoutes les r\u00e9volutions; 93 sur 89, le 9 thermidor sur le \n10 ao\u00fbt, le 18 brumaire sur le 21 janvier, vend\u00e9miaire \nsur prairial, 1848 sur 1830. La place en valait la peine, \net cette barricade \u00e9tait digne d'appara\u00eetre \u00e0 l'endroit \nm\u00eame o\u00f9 la Bastille avait disparu. Si l'oc\u00e9an faisait \ndes digues, c'est ainsi qu'il les b\u00e2tirait. La furie du flot \n\u00e9tait empreinte sur cet encombrement difforme. Quel \nflot? la foule. On croy ait voir du vacarme p\u00e9trifi\u00e9. On \ncroyait entendre bourdonner, au -dessus de cette \nbarricade, comme si elles eussent \u00e9t\u00e9 l\u00e0 sur leur \nruche, les \u00e9normes abeilles t\u00e9n\u00e9breuses du progr\u00e8s \nviolent. Etait -ce une broussaille? \u00e9tait -ce une bacchanale? \u00e9tait -ce une f orteresse? Le vertige \nsemblait avoir construit cela \u00e0 coups d'aile. Il y avait \ndu cloaque dans cette redoute et quelque chose \nd'olympien dans ce fouillis. On y voyait, dans un \np\u00eale-m\u00eale plein de d\u00e9sespoir, des chevrons de toits, \ndes morceaux de mansardes a vec leur papier peint, \ndes ch\u00e2ssis de fen\u00eatres avec toutes leurs vitres plant\u00e9s \ndans les d\u00e9combres, attendant le canon, des \nchemin\u00e9es descell\u00e9es, des armoires, des tables, des \nbancs, un sens dessus dessous hurlant, et ces mille \nchoses indigentes, rebuts m\u00ea me du mendiant, qui \ncontiennent \u00e0 la fois de la fureur et du n\u00e9ant. On e\u00fbt \ndit que c'\u00e9tait le haillon d'un peuple, haillon de bois, \nde fer, de bronze, de pierre, et que le faubourg Saint -\nAntoine l'avait pouss\u00e9 l\u00e0 \u00e0 sa porte d'un colossal \ncoup de balai, fai sant de sa mis\u00e8re sa barricade. Des \nblocs pareils \u00e0 des billots, des cha\u00eenes disloqu\u00e9es, des \ncharpentes \u00e0 tasseaux ayant forme de potences, des \nroues horizontales sortant des d\u00e9combres, \namalgamaient \u00e0 cet \u00e9difice de l'anarchie la sombre \nfigure des vieux su pplices soufferts par le peuple. La \nbarricade Saint -Antoine faisait arme de tout; \u2013 tout ce \nque la guerre civile peut jeter \u00e0 la t\u00eate de la soci\u00e9t\u00e9 \nsortait de l\u00e0; ce n'\u00e9tait pas du combat, c'\u00e9tait du \nparoxysme; les carabines qui d\u00e9fendaient cette redoute, parmi lesquelles il y avait quelques \nespingoles, envoyaient des miettes de fa\u00efence, des \nosselets, des boutons d'habit, jusqu'\u00e0 des roulettes de \ntables de nuit, projectiles dangereux \u00e0 cause du \ncuivre. Cette barricade \u00e9tait forcen\u00e9e; elle jetait dans \nles nu \u00e9es une clameur inexprimable; \u00e0 de certains \nmoments, provoquant l'arm\u00e9e, elle se couvrait de \nfoule et de temp\u00eate; une cohue de t\u00eates flamboyantes \nla couronnait; un fourmillement l'emplissait; elle avait \nune cr\u00eate \u00e9pineuse de fusils, de sabres, de b\u00e2tons, d e \nhaches, de piques et de bayonnettes; un vaste drapeau \nrouge y claquait dans le vent; on y entendait les cris \ndu commandement, les chansons d'attaque, des \nroulements de tambours, des sanglots de femmes, et \nl'\u00e9clat de rire t\u00e9n\u00e9breux des meurt -de-faim. Elle \u00e9tait \nd\u00e9mesur\u00e9e et vivante; et, comme du dos d'une b\u00eate \n\u00e9lectrique, il en sortait un p\u00e9tillement de foudres. \nL'esprit de r\u00e9volution couvrait de son nuage ce \nsommet o\u00f9 grondait cette voix du peuple qui \nressemble \u00e0 la voix de Dieu; une majest\u00e9 \u00e9trange se \nd\u00e9gageait de cette titanique hott\u00e9e de gravats. C'\u00e9tait \nun tas d'ordures et c'\u00e9tait le Sina\u00ef. \nComme nous l'avons dit plus haut, elle attaquait au \nnom de la R\u00e9volution, quoi? la R\u00e9volution. Elle, cette \nbarricade, le hasard, le d\u00e9sordre, l'effarement, le malentendu, l'inconnu, elle avait en face d'elle \nl'assembl\u00e9e constituante, la souverainet\u00e9 du peuple, le \nsuffrage universel, la nation, la R\u00e9publique; et c'\u00e9tait \nla Carmagnole d\u00e9fiant la Marseillaise. \nD\u00e9fi insens\u00e9, mais h\u00e9ro\u00efque, car ce vieux faubourg \nest un h\u00e9ros. \nLe faubourg et sa redoute se pr\u00eataient main -forte. \nLe faubourg s'\u00e9paulait \u00e0 la redoute, la redoute \ns'acculait au faubourg. La vaste barricade s'\u00e9talait \ncomme une falaise o\u00f9 venait se briser la strat\u00e9gie des \ng\u00e9n\u00e9raux d'Afrique. Ses cavernes, ses excroissanc es, \nses verrues, ses gibbosit\u00e9s, grima\u00e7aient, pour ainsi \ndire, et ricanaient sous la fum\u00e9e. La mitraille s'y \n\u00e9vanouissait dans l'informe; les obus s'y enfon\u00e7aient, \ns'y engloutissaient, s'y engouffraient; les boulets n'y \nr\u00e9ussissaient qu'\u00e0 trouer des trous; \u00e0 quoi bon \ncanonner le chaos? Et les r\u00e9giments, accoutum\u00e9s aux \nplus farouches visions de la guerre, regardaient d'un \n\u0153il inquiet cette esp\u00e8ce de redoute b\u00eate fauve, par le \nh\u00e9rissement sanglier, et par l'\u00e9normit\u00e9 montagne. \nA un quart de lieue de l\u00e0, de l 'angle de la rue \nVieille -du-Temple qui d\u00e9bouche sur le boulevard \npr\u00e8s du Ch\u00e2teau -d'Eau, si l'on avan\u00e7ait hardiment la \nt\u00eate en dehors de la pointe form\u00e9e par la devanture \ndu magasin Dallemagne, on apercevait au loin, au del\u00e0 du canal, dans la rue qui monte les rampes de \nBelleville, au point culminant de la mont\u00e9e, une \nmuraille \u00e9trange atteignant au deuxi\u00e8me \u00e9tage des \nfa\u00e7ades, sorte de trait d'union des maisons de droite \naux maisons de gauche, comme si la rue avait repli\u00e9 \nd'elle -m\u00eame son plus haut mur pour se fermer \nbrusquement. Ce mur \u00e9tait b\u00e2ti avec des pav\u00e9s. Il \n\u00e9tait droit, correct, froid, perpendiculaire, nivel\u00e9 \u00e0 \nl'\u00e9querre, tir\u00e9 au cordeau, align\u00e9 au fil \u00e0 plomb. Le \nciment y manquait sans doute, mais comme \u00e0 de \ncertains murs romains, sans troubler sa rig ide \narchitecture. A sa hauteur on devinait sa profondeur. \nL'entablement \u00e9tait math\u00e9matiquement parall\u00e8le au \nsoubassement. On distinguait d'espace en espace, sur \nsa surface grise, des meurtri\u00e8res presque invisibles qui \nressemblaient \u00e0 des fils noirs. Ces me urtri\u00e8res \u00e9taient \ns\u00e9par\u00e9es les unes des autres par des intervalles \u00e9gaux. \nLa rue \u00e9tait d\u00e9serte \u00e0 perte de vue. Toutes les fen\u00eatres \net toutes les portes ferm\u00e9es. Au fond se dressait ce \nbarrage qui faisait de la rue un cul -de-sac; mur \nimmobile et tranquille; on n'y voyait personne, on n'y \nentendait rien; pas un cri, pas un bruit, pas un \nsouffle. Un s\u00e9pulcre. \nL'\u00e9blouissant soleil de juin inondait de lumi\u00e8re \ncette chose terrible. C'\u00e9tait la barricade du faubourg du Temple. \nD\u00e8s qu'on arrivait sur le terrain e t qu'on \nl'apercevait, il \u00e9tait impossible, m\u00eame aux plus hardis, \nde ne pas devenir pensif devant cette apparition \nmyst\u00e9rieuse. C'\u00e9tait ajust\u00e9, embo\u00eet\u00e9, imbriqu\u00e9, \nrectiligne, sym\u00e9trique, et fun\u00e8bre. Il y avait l\u00e0 de la \nscience et des t\u00e9n\u00e8bres. On sentait qu e le chef de \ncette barricade \u00e9tait un g\u00e9om\u00e8tre ou un spectre. On \nregardait cela et l'on parlait bas. \nDe temps en temps, si quelqu'un, soldat, officier \nou repr\u00e9sentant du peuple, se hasardait \u00e0 traverser la \nchauss\u00e9e solitaire, on entendait un sifflement ai gu et \nfaible, et le passant tombait bless\u00e9 ou mort, ou, s'il \n\u00e9chappait, on voyait s'enfoncer dans quelque volet \nferm\u00e9, dans un entre -deux de moellons, dans le pl\u00e2tre \nd'un mur, une balle. Quelquefois un bisca\u00efen. Car les \nhommes de la barricade s'\u00e9taient fai t de deux \ntron\u00e7ons de tuyaux de fonte du gaz bouch\u00e9s \u00e0 un \nbout avec de l'\u00e9toupe et de la terre \u00e0 po\u00eale, deux \npetits canons. Pas de d\u00e9pense de poudre inutile. \nPresque tout coup portait. Il y avait quelques \ncadavres \u00e7\u00e0 et l\u00e0, et des flaques de sang sur les p av\u00e9s. \nJe me souviens d'un papillon blanc qui allait et venait \ndans la rue. L'\u00e9t\u00e9 n'abdique pas. Aux environs, le dessous des portes coch\u00e8res \u00e9tait \nencombr\u00e9 de bless\u00e9s. \nOn se sentait l\u00e0 vis\u00e9 par quelqu'un qu'on ne voyait \npoint, et que toute la longueur de la rue \u00e9tait couch\u00e9e \nen joue. \nMass\u00e9s derri\u00e8re l'esp\u00e8ce de dos d'\u00e2ne que fait \u00e0 \nl'entr\u00e9e du faubourg du Temple le pont cintr\u00e9 du \ncanal, les soldats de la colonne d'attaque observaient, \ngraves et recueillis, cette redoute lugubre, cette \nimmobilit\u00e9, cette i mpassibilit\u00e9, d'o\u00f9 la mort sortait. \nQuelques -uns rampaient \u00e0 plat ventre jusqu'au haut \nde la courbe du pont en ayant soin que leurs shakos \nne passassent point. \nLe vaillant colonel Monteynard admirait cette \nbarricade avec un fr\u00e9missement. \u2013 Comme c'est b\u00e2t i! \ndisait -il \u00e0 un repr\u00e9sentant. Pas un pav\u00e9 ne d\u00e9borde de \nl'autre. C'est de la porcelaine . \u2013 En ce moment une balle \nlui brisa sa croix sur la poitrine, et il tomba. \n\u2013 Les l\u00e2ches! disait -on. Mais qu'ils se montrent \ndonc! qu'on les voie! ils n'osent pas! il s se cachent! \u2013 \nLa barricade du faubourg du Temple, d\u00e9fendue par \nquatre -vingts hommes, attaqu\u00e9e par dix mille, tint \ntrois jours. Le quatri\u00e8me, on fit comme \u00e0 Zaatcha et \n\u00e0 Constantine, on per\u00e7a les maisons, on vint par les \ntoits, la barricade fut prise. Pas un des quatre -vingts l\u00e2ches ne songea \u00e0 fuir; tous y furent tu\u00e9s, except\u00e9 le \nchef, Barth\u00e9lemy, dont nous parlerons tout \u00e0 l'heure. \nLa barricade Saint -Antoine \u00e9tait le tumulte des \ntonnerres; la barricade du Temple \u00e9tait le silence. Il y \navait entre ces de ux redoutes la diff\u00e9rence du \nformidable au sinistre. L'une semblait une gueule; \nl'autre un masque. \nEn admettant que la gigantesque et t\u00e9n\u00e9breuse \ninsurrection de juin f\u00fbt compos\u00e9e d'une col\u00e8re et \nd'une \u00e9nigme, on sentait dans la premi\u00e8re barricade le \ndrago n et derri\u00e8re la seconde le sphinx. \nCes deux forteresses avaient \u00e9t\u00e9 \u00e9difi\u00e9es par deux \nhommes nomm\u00e9s, l'un Cournet, l'autre Barth\u00e9lemy. \nCournet avait fait la barricade Saint -Antoine; \nBarth\u00e9lemy la barricade du Temple. Chacune d'elles \n\u00e9tait l'image de celu i qui l'avait b\u00e2tie. \nCournet \u00e9tait un homme de haute stature; il avait \nles \u00e9paules larges, la face rouge, le poing \u00e9crasant, le \nc\u0153ur hardi, l'\u00e2me loyale, l\u2019\u0153il sinc\u00e8re et terrible. \nIntr\u00e9pide, \u00e9nergique, irascible, orageux; le plus cordial \ndes hommes, le p lus redoutable des combattants. La \nguerre, la lutte, la m\u00eal\u00e9e, \u00e9taient son air respirable et \nle mettaient de belle humeur. Il avait \u00e9t\u00e9 officier de \nmarine, et, \u00e0 ses gestes et \u00e0 sa voix, on devinait qu'il \nsortait de l'oc\u00e9an et qu'il venait de la temp\u00eate; i l continuait l'ouragan dans la bataille. Au g\u00e9nie pr\u00e8s, il \ny avait en Cournet quelque chose de Danton, \ncomme, \u00e0 la divinit\u00e9 pr\u00e8s, il y avait en Danton \nquelque chose d'Hercule. \nBarth\u00e9lemy, maigre, ch\u00e9tif, p\u00e2le, taciturne, \u00e9tait \nune esp\u00e8ce de gamin tragique qui, soufflet\u00e9 par un \nsergent de ville, le guetta, l'attendit, et le tua, et, \u00e0 dix -\nsept ans, fut mis au bagne. Il en sortit, et f\u00eet cette \nbarricade. \nPlus tard, chose fatale, \u00e0 Londres, proscrits tous \ndeux, Barth\u00e9lemy tua Cournet. Ce fut un duel \nfun\u00e8bre. Quelque temps apr\u00e8s, pris dans l'engrenage \nd'une de ces myst\u00e9rieuses aventures o\u00f9 la passion est \nm\u00eal\u00e9e, catastrophes o\u00f9 la justice fran\u00e7aise voit des \ncirconstances att\u00e9nuantes et o\u00f9 la justice anglaise ne \nvoit que la mort, Barth\u00e9lemy fut pendu. La sombre \nconstruction sociale est ainsi faite que, gr\u00e2ce au \nd\u00e9n\u00fbment mat\u00e9riel, gr\u00e2ce \u00e0 l'obscurit\u00e9 morale, ce \nmalheureux \u00eatre qui contenait une intelligence, ferme \n\u00e0 coup s\u00fbr, grande peut -\u00eatre, commen\u00e7a par le bagne \nen France et finit par le gibet en Angleterre. \nBarth\u00e9lemy, dans les occasions, n'arborait qu'un \ndrapeau; le drapeau noir. \n \n \n \n \nV, 1, 2 \n \n \n \n \n \nQue faire dans l'ab\u00eeme \u00e0 moins \nque l'on ne cause? \n \n \n \n \n \nSeize ans comptent dans la souterraine \u00e9ducation \nde l'\u00e9meute, et Juin 1848 en savait plus long que juin \n1832. Aussi la barricade de la rue de la Chanvrerie \nn'\u00e9tait -elle qu'une \u00e9bauche et qu'un embryon, \ncompar\u00e9e aux deux barricades colosses que nous \nvenons d'esquisser; mais, pour l'\u00e9poque, elle \u00e9tait \nredoutable. Les insurg\u00e9s, sous l\u2019\u0153il d'Enjolras, car Marius ne \nregardait plus rien, avaient mis la nuit \u00e0 profit. La \nbarricade avait \u00e9t\u00e9 non seulement r\u00e9par\u00e9e, mais \naugment\u00e9e. On l'avait exhauss\u00e9e de deux pieds . Des \nbarres de fer plant\u00e9es dans les pav\u00e9s ressemblaient \u00e0 \ndes lances en arr\u00eat. Toutes sortes de d\u00e9combres \najout\u00e9s et apport\u00e9s de toutes parts compliquaient \nl'enchev\u00eatrement ext\u00e9rieur. La redoute avait \u00e9t\u00e9 \nsavamment refaite en muraille au dedans et en \nbroussaille au dehors. \nOn avait r\u00e9tabli l'escalier de pav\u00e9s qui permettait \nd'y monter comme \u00e0 un mur de citadelle. \nOn avait fait le m\u00e9nage de la barricade, \nd\u00e9sencombr\u00e9 la salle basse, pris la cuisine pour \nambulance, achev\u00e9 le pansement des bless\u00e9s, recueill i \nla poudre \u00e9parse \u00e0 terre et sur les tables, fondu des \nballes, fabriqu\u00e9 des cartouches, \u00e9pluch\u00e9 de la charpie, \ndistribu\u00e9 les armes tomb\u00e9es, nettoy\u00e9 l'int\u00e9rieur de la \nredoute, ramass\u00e9 les d\u00e9bris, emport\u00e9 les cadavres. \nOn d\u00e9posa les morts en tas dans la ru elle \nMond\u00e9tour dont on \u00e9tait toujours ma\u00eetre. Le pav\u00e9 a \n\u00e9t\u00e9 longtemps rouge \u00e0 cet endroit. Il y avait parmi les \nmorts quatre gardes nationaux de la banlieue. \nEnjolras fit mettre de c\u00f4t\u00e9 leurs uniformes. Enjolras avait conseill\u00e9 deux heures de sommeil. \nUn conseil d'Enjolras \u00e9tait une consigne. Pourtant, \ntrois ou quatre seulement en profit\u00e8rent. Feuilly \nemploya ces deux heures \u00e0 la gravure de cette \ninscription sur le mur qui faisait face au cabaret : \n \nVIVENT LES PEUPLES! \n \nCes trois mots, creus\u00e9s dans le m oellon avec un \nclou, se lisaient encore sur cette muraille en 1848. \nLes trois femmes avaient profit\u00e9 du r\u00e9pit de la nuit \npour dispara\u00eetre d\u00e9finitivement; ce qui faisait respirer \nles insurg\u00e9s plus \u00e0 l'aise. \nElles avaient trouv\u00e9 moyen de se r\u00e9fugier dans \nquelque maison voisine. \nLa plupart des bless\u00e9s pouvaient et voulaient \nencore combattre. Il y avait, sur une liti\u00e8re de matelas \net de bottes de paille, dans la cuisine devenue \nl'ambulance, cinq hommes gravement atteints, dont \ndeux gardes municipaux. Les gar des municipaux \nfurent pans\u00e9s les premiers. \nIl ne resta plus dans la salle basse que Mabeuf sous \nson drap noir et Javert li\u00e9 au poteau. \n\u2013 C'est ici la salle des morts, dit Enjolras. \nDans l'int\u00e9rieur de cette salle, \u00e0 peine \u00e9clair\u00e9e \nd'une chandelle, tout au fond, la table mortuaire \u00e9tant derri\u00e8re le poteau comme une barre horizontale, une \nsorte de grande croix vague r\u00e9sultait de Javert debout \net de Mabeuf couch\u00e9. \nLe timon de l'omnibus, quoique tronqu\u00e9 par la \nfusillade, \u00e9tait encore assez debout pour qu'on p\u00fbt y \naccrocher un drapeau. \nEnjolras, qui avait cette qualit\u00e9 d'un chef, de \ntoujours faire ce qu'il disait, attacha \u00e0 cette hampe \nl'habit trou\u00e9 et sanglant du vieillard tu\u00e9. \nAucun repas n'\u00e9tait plus possible. Il n'y avait ni \npain ni viande. Les cinquant e hommes de la barricade \ndepuis seize heures qu'ils \u00e9taient l\u00e0, avaient eu vite \n\u00e9puis\u00e9 les maigres provisions du cabaret. A un instant \ndonn\u00e9, toute barricade qui tient devient \nin\u00e9vitablement le radeau de la M\u00e9duse. Il fallut se \nr\u00e9signer \u00e0 la faim. On \u00e9tait aux premi\u00e8res heures de \ncette journ\u00e9e spartiate du 6 juin o\u00f9, dans la barricade \nSaint -Merry, Jeanne, entour\u00e9 d'insurg\u00e9s qui \ndemandaient du pain, \u00e0 tous ces combattants criant : \n\u00e0 manger! r\u00e9pondait : Pourquoi? il est trois heures. A \nquatre heures nous se rons morts. \nComme on ne pouvait plus manger, Enjolras \nd\u00e9fendit de boire. Il interdit le vin et rationna l'eau -\nde-vie. On avait trouv\u00e9 dans la cave une quinzaine de \nbouteilles pleines, herm\u00e9tiquement cachet\u00e9es. \nEnjolras et Combeferre les examin\u00e8rent. Combeferre \nen remontant dit : \u2013 C'est du vieux fonds du p\u00e8re \nHucheloup qui a commenc\u00e9 par \u00eatre \u00e9picier. \u2013 Cela \ndoit \u00eatre du vrai vin, observa Bossuet. Il est heureux \nque Grantaire dorme. S'il \u00e9tait debout, on aurait de la \npeine \u00e0 sauver ces bouteilles -l\u00e0. \u2013 Enjolras, malgr\u00e9 les \nmurmures, mit son veto sur les quinze bouteilles, et \nafin que personne n'y touch\u00e2t et qu'elles fusse nt \ncomme sacr\u00e9es, il les fit placer sous la table o\u00f9 gisait \nle p\u00e8re Mabeuf. \nVers deux heures du matin, on se compta. Ils \n\u00e9taient encore trente -sept. \nLe jour commen\u00e7ait \u00e0 para\u00eetre. On venait \nd'\u00e9teindre la torche qui avait \u00e9t\u00e9 replac\u00e9e dans son \nalv\u00e9ole de pav\u00e9s. L'int\u00e9rieur de la barricade, cette \nesp\u00e8ce de petite cour prise sur la rue, \u00e9tait noy\u00e9 de \nt\u00e9n\u00e8bres et ressemblait, \u00e0 travers la vague horreur \ncr\u00e9pusculaire, au pont d'un navire d\u00e9sempar\u00e9. Les \ncombattants allant et venant s'y mouvaient comme \ndes forme s noires. Au -dessus de cet effrayant nid \nd'ombre, les \u00e9tages des maisons muettes \ns'\u00e9bauchaient lividement; tout en haut les chemin\u00e9es \nbl\u00eamissaient. Le ciel avait cette charmante nuance ind\u00e9cise qui est peut -\u00eatre le blanc et peut -\u00eatre le bleu. \nDes oiseaux y volaient avec des cris de bonheur. La \nhaute maison qui faisait le fond de la barricade, \u00e9tant \ntourn\u00e9e vers le levant, avait sur son toit un reflet \nrose. A la lucarne du troisi\u00e8me \u00e9tage, le vent du matin \nagitait les cheveux gris sur la t\u00eate de l'homme mort . \n\u2013 Je suis charm\u00e9 qu'on ait \u00e9teint la torche, disait \nCourfeyrac \u00e0 Feuilly. Cette torche effar\u00e9e au vent \nm'ennuyait. Elle avait l'air d'avoir peur. La lumi\u00e8re \ndes torches ressemble \u00e0 la sagesse des l\u00e2ches; elle \n\u00e9claire mal, parce qu'elle tremble. \nL'aube \u00e9veille les esprits comme les oiseaux; tous \ncausaient. \nJoly, voyant un chat r\u00f4der sur une goutti\u00e8re, en \nextrayait la philosophie : \n\u2013 Qu'est -ce que le chat? s'\u00e9criait -il. C'est un \ncorrectif. Le bon Dieu ayant fait la souris, a dit : \nTiens, j'ai fait une b\u00eatise. Et il a fait le chat. Le chat, \nc'est l'erratum de la souris. La souris, plus le chat, \nc'est l'\u00e9preuve revue et corrig\u00e9e de la cr\u00e9ation. \nCombeferre, entour\u00e9 d'\u00e9tudiants et d'ouvriers, \nparlait des morts, de Jean Prouvaire, de Bahorel, de \nMabeuf, et m\u00eame du Cabuc, et de la tristesse s\u00e9v\u00e8re \nd'Enjolras. Il disait : \u2013 Harmodius et Aristogiton, Brutus, Ch\u00e9r\u00e9as, \nStephanus, Cromwell, Charlotte Corday, Sand, tous \nont eu, apr\u00e8s le coup, leur moment d'angoisse. Notre \nc\u0153ur est si fr\u00e9missant et la vie humaine e st un tel \nmyst\u00e8re que, m\u00eame dans un meurtre civique, m\u00eame \ndans un meurtre lib\u00e9rateur, s'il y en a, le remords \nd'avoir frapp\u00e9 un homme d\u00e9passe la joie d'avoir servi \nle genre humain. \nEt, ce sont l\u00e0 les m\u00e9andres de la parole \u00e9chang\u00e9e, \nune minute apr\u00e8s, par u ne transition venue des vers \nde Jean Prouvaire, Combeferre comparait entre eux \nles traducteurs des G\u00e9orgiques, Raux \u00e0 Cournand, \nCournand \u00e0 Delille, indiquant les quelques passages \ntraduits par Malfil\u00e2tre, particuli\u00e8rement les prodiges \nde la mort de C\u00e9sar; et par ce mot, C\u00e9sar, la causerie \nrevenait \u00e0 Brutus. \n\u2013 C\u00e9sar, disait Combeferre, est tomb\u00e9 justement. \nCic\u00e9ron a \u00e9t\u00e9 s\u00e9v\u00e8re pour C\u00e9sar, et il a eu raison. \nCette s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 -l\u00e0 n'est point la diatribe. Quand Zo\u00efle \ninsulte Hom\u00e8re, quand Maevius insulte Virgile, \nquand Vis\u00e9 insulte Moli\u00e8re, quand Pope insulte \nShakspeare, quand Fr\u00e9ron insulte Voltaire, c'est une \nvieille loi d'envie et de haine qui s'ex\u00e9cute; les g\u00e9nies \nattirent l'injure, les grands hommes sont toujours plus \nou moins aboy\u00e9s. Mais Zo\u00efle et Cic\u00e9ron, c 'est deux. Cic\u00e9ron est un justicier par la pens\u00e9e de m\u00eame que \nBrutus est un justicier par l'\u00e9p\u00e9e. Je bl\u00e2me, quant \u00e0 \nmoi, cette derni\u00e8re justice -l\u00e0, le glaive; mais l'antiquit\u00e9 \nl'admettait. C\u00e9sar, violateur du Rubicon, conf\u00e9rant, \ncomme venant de lui, les di gnit\u00e9s qui venaient du \npeuple, ne se levant pas \u00e0 l'entr\u00e9e du s\u00e9nat, faisait, \ncomme dit Eutrope, des choses de roi et presque de \ntyran, regia ac p\u00e6ne tyrannica . C'\u00e9tait un grand homme; \ntant pis, ou tant mieux; la le\u00e7on est plus haute. Ses \nvingt -trois bless ures me touchent moins que le \ncrachat au front de J\u00e9sus -Christ. C\u00e9sar est poignard\u00e9 \npar les s\u00e9nateurs; Christ est soufflet\u00e9 par les valets. A \nplus d'outrage, on sent le dieu. \nBossuet, dominant les causeurs du haut d'un tas de \npav\u00e9s, s'\u00e9criait, la carabine \u00e0 la main : \n\u2013 O Cydathen\u00e6um, \u00f4 Myrrhinus, \u00f4 Probalynthe, \u00f4 \ngr\u00e2ces de l'\u00c6antide! Oh! qui me donnera de \nprononcer les vers d'Hom\u00e8re comme un Grec de \nLaurium ou d'Edapt\u00e9on! \n \n \n \n \nV, 1, 3 \n \n \n \n \n \nEclaircissement et \nassombrissement \n \n \n \n \n \nEnjolras \u00e9tait all\u00e9 faire une reconnaissance. Il \u00e9tait \nsorti par la ruelle Mond\u00e9tour en serpentant le long \ndes maisons. \nLes insurg\u00e9s, disons -le, \u00e9taient pleins d'espoir. La \nfa\u00e7on dont ils avaient repouss\u00e9 l'attaque de la nuit \nleur faisait presque d\u00e9daigne r d'avance l'attaque du \npoint du jour. Ils l'attendaient et en souriaient. Ils ne \ndoutaient pas plus de leur succ\u00e8s que de leur cause. D'ailleurs un secours allait \u00e9videmment leur venir. Ils \ny comptaient. Avec cette facilit\u00e9 de proph\u00e9tie \ntriomphante qui es t une des forces du fran\u00e7ais \ncombattant, ils divisaient en trois phases certaines la \njourn\u00e9e qui allait s'ouvrir : \u00e0 six heures du matin, un \nr\u00e9giment, \u00abqu'on avait travaill\u00e9\u00bb, tournerait; \u00e0 midi, \nl'insurrection de tout Paris; au coucher du soleil, la \nR\u00e9vol ution. \nOn entendait le tocsin de Saint -Merry qui ne s'\u00e9tait \npas tu une minute depuis la veille; preuve que l'autre \nbarricade, la grande, celle de Jeanne, tenait toujours. \nToutes ces esp\u00e9rances s'\u00e9changeaient d'un groupe \n\u00e0 l'autre dans une sorte de chucho tement gai et \nredoutable qui ressemblait au bourdonnement de \nguerre d'une ruche d'abeilles. \nEnjolras reparut. Il revenait de sa sombre \npromenade d'aigle dans l'obscurit\u00e9 ext\u00e9rieure. Il \n\u00e9couta un instant toute cette joie les bras crois\u00e9s, une \nmain sur sa b ouche. Puis, frais et rose dans la \nblancheur grandissante du matin, il dit : \n\u2013 Toute l'arm\u00e9e de Paris donne. Un tiers de cette \narm\u00e9e p\u00e8se sur la barricade o\u00f9 vous \u00eates. De plus la \ngarde nationale. J'ai distingu\u00e9 les shakos du \ncinqui\u00e8me de ligne et les gui dons de la sixi\u00e8me l\u00e9gion. \nVous serez attaqu\u00e9s dans une heure. Quant au peuple, il a bouillonn\u00e9 hier, mais ce matin il ne bouge \npas. Rien \u00e0 attendre, rien \u00e0 esp\u00e9rer. Pas plus un \nfaubourg qu'un r\u00e9giment. Vous \u00eates abandonn\u00e9s. \nCes paroles tomb\u00e8rent sur le b ourdonnement des \ngroupes, et y firent l'effet que fait sur un essaim la \npremi\u00e8re goutte de l'orage. Tous rest\u00e8rent muets. Il y \neut un moment d'inexprimable angoisse o\u00f9 l'on e\u00fbt \nentendu voler la mort. \nCe moment fut court. \nUne voix, du fond le plus obscur des groupes, cria \n\u00e0 Enjolras : \n\u2013 Soit. Elevons la barricade \u00e0 vingt pieds de haut, \net restons -y tous. Citoyens, faisons la protestation des \ncadavres. Montrons que, si le peuple abandonne les \nr\u00e9publicains, les r\u00e9publicains n'abandonnent pas le \npeuple. \nCette parole d\u00e9gageait du p\u00e9nible nuage des \nanxi\u00e9t\u00e9s individuelles la pens\u00e9e de tous. Une \nacclamation enthousiaste l'accueillit. \nOn n'a jamais su le nom de l'homme qui avait \nparl\u00e9 ainsi; c'\u00e9tait quelque porte -blouse ignor\u00e9, un \ninconnu, un oubli\u00e9, un passant h\u00e9ros, ce grand \nanonyme toujours m\u00eal\u00e9 aux crises humaines et aux \ngen\u00e8ses sociales qui, \u00e0 un instant donn\u00e9, dit d'une \nfa\u00e7on supr\u00eame le mot d\u00e9cisif, et qui s'\u00e9vanouit dans les t\u00e9n\u00e8bres apr\u00e8s avoir repr\u00e9sent\u00e9 une minute, dans \nla lumi\u00e8re d'un \u00e9clair, le peuple et Dieu. \nCette r\u00e9solution inexorable \u00e9tait tellement dans \nl'air du 6 juin 1832 que, presque \u00e0 la m\u00eame heure, \ndans la barricade de Saint -Merry, les insurg\u00e9s \npoussaient cette clameur demeur\u00e9e historique et \nconsign\u00e9e au proc\u00e8s : \u2013 Qu'on vienne \u00e0 notre secou rs \nou qu'on n'y vienne pas, qu'importe! Faisons -nous \ntuer ici jusqu'au dernier. \nComme on voit, les deux barricades, quoique \nmat\u00e9riellement isol\u00e9es, communiquaient. \n \n \n \n \nV, 1, 4 \n \n \n \n \n \nCinq de moins, un de plus \n \n \n \n \n \n \nApr\u00e8s que l'homme quelconque, qui d\u00e9cr\u00e9tait \u00abla \nprotestation des cadavres\u00bb, eut parl\u00e9 et donn\u00e9 la \nformule de l'\u00e2me commune, de toutes les bouches \nsortit un cri \u00e9trangement satisfait et terrible, fun\u00e8bre \npar le sens et triomphal par l'accent : \n\u2013 Vive la mo rt! Restons ici tous. \n\u2013 Pourquoi tous? dit Enjolras. \n\u2013 Tous! tous! Enjolras reprit : \n\u2013 La position est bonne, la barricade est belle. \nTrente hommes suffisent. Pourquoi en sacrifier \nquarante? \nIls r\u00e9pliqu\u00e8rent : \n\u2013 Parce que pas un ne voudra s'en aller. \n\u2013 Citoyens, cria Enjolras, et il y avait dans sa voix \nune vibration presque irrit\u00e9e, la r\u00e9publique n'est pas \nassez riche en hommes pour faire des d\u00e9penses \ninutiles. La gloriole est un gaspillage. Si, pour \nquelques -uns, le devoir est de s'en aller, ce dev oir-l\u00e0 \ndoit \u00eatre fait comme un autre. \nEnjolras, l'homme principe, avait sur ses \ncoreligionnaires cette sorte de toute -puissance qui se \nd\u00e9gage de l'absolu. Cependant, quelle que f\u00fbt cette \nomnipotence, on murmura. \nChef jusque dans le bout des ongles, Enjol ras, \nvoyant qu'on murmurait, insista. Il reprit avec \nhauteur : \n\u2013 Que ceux qui craignent de n'\u00eatre plus que trente \nle disent. \nLes murmures redoubl\u00e8rent. \n\u2013 D'ailleurs, observa une voix dans un groupe, s'en \naller, c'est facile \u00e0 dire. La barricade est cern \u00e9e. \u2013 Pas du c\u00f4t\u00e9 des Halles, dit Enjolras. La rue \nMond\u00e9tour est libre, et par la rue des Pr\u00eacheurs on \npeut gagner le march\u00e9 des Innocents. \n\u2013 Et l\u00e0, reprit une autre voix du groupe, on sera \npris. On tombera dans quelque grand -garde de la \nligne ou de la b anlieue. Ils verront passer un homme \nen blouse et en casquette. D'o\u00f9 viens -tu, toi? serais -tu \npas de la barricade? Et on vous regarde les mains. Tu \nsens la poudre. Fusill\u00e9. \nEnjolras, sans r\u00e9pondre, toucha l'\u00e9paule de \nCombeferre, et tous deux entr\u00e8rent dan s la salle \nbasse. \nIls ressortirent un moment apr\u00e8s. Enjolras tenait \ndans ses deux mains \u00e9tendues les quatre uniformes \nqu'il avait fait r\u00e9server, Combeferre le suivait portant \nles buffleteries et les shakos. \n\u2013 Avec cet uniforme, dit Enjolras, on se m\u00eale aux \nrangs et l'on s'\u00e9chappe. Voici toujours pour quatre. \nEt il jeta sur le sol d\u00e9pav\u00e9 les quatre uniformes. \nAucun \u00e9branlement ne se faisait dans le sto\u00efque \nauditoire. Combeferre prit la parole. \n\u2013 Allons, dit -il, il faut avoir un peu de piti\u00e9. Savez -\nvous de quoi il est question ici? Il est question des \nfemmes. Voyons. Y a -t-il des femmes, oui ou non? y \na-t-il des enfants, oui ou non? y a -t-il, oui ou non, des m\u00e8res, qui poussent des berceaux du pied et qui ont \ndes tas de petits autour d'elles? Que celui de vous qui \nn'a jamais vu le sein d'une nourrice l\u00e8ve la main. Ah! \nvous voulez vous faire tuer, je le veux aussi, moi qui \nvous parle, mais je ne veux pas sentir des fant\u00f4mes \nde femmes qui se tordent les bras aut our de moi. \nMourez, soit, mais ne faites pas mourir. Des suicides \ncomme celui qui va s'accomplir ici, sont sublimes, \nmais le suicide est \u00e9troit, et ne veut pas d'extension; \net d\u00e8s qu'il touche \u00e0 vos proches, le suicide s'appelle \nmeurtre. Songez aux petites t\u00eates blondes, et songez \naux cheveux blancs. Ecoutez, tout \u00e0 l'heure, Enjolras, \nil vient de me le dire, a vu au coin de la rue du Cygne \nune crois\u00e9e \u00e9clair\u00e9e, une chandelle \u00e0 une pauvre \nfen\u00eatre, au cinqui\u00e8me, et sur la vitre l'ombre toute \nbranlante d'une t \u00eate de vieille femme qui avait l'air \nd'avoir pass\u00e9 la nuit et d'attendre. C'est peut -\u00eatre la \nm\u00e8re de l'un de vous. Eh bien, qu'il s'en aille, celui -l\u00e0, \net qu'il se d\u00e9p\u00eache d'aller dire \u00e0 sa m\u00e8re : M\u00e8re, me \nvoil\u00e0! Qu'il soit tranquille, on fera la besogne i ci tout \nde m\u00eame. Quand on soutient ses proches de son \ntravail, on n'a plus le droit de se sacrifier. C'est \nd\u00e9serter la famille, cela. Et ceux qui ont des filles, et \nceux qui ont des s\u0153urs! Y pensez -vous? Vous vous \nfaites tuer, vous voil\u00e0 morts, c'est bon, et demain? Des jeunes filles qui n'ont pas de pain, cela est \nterrible. L'homme mendie, la femme vend. Ah! ces \ncharmants \u00eatres si gracieux et si doux qui ont des \nbonnets de fleurs, qui chantent, qui jasent, qui \nemplissent la maison de chastet\u00e9, qui sont com me un \nparfum vivant, qui prouvent l'existence des anges \ndans le ciel par la puret\u00e9 des vierges sur la terre, cette \nJeanne, cette Lise, cette Mimi, ces adorables et \nhonn\u00eates cr\u00e9atures qui sont votre b\u00e9n\u00e9diction et \nvotre orgueil, ah mon Dieu, elles vont avoi r faim! \nQue voulez -vous que je vous dise? Il y a un march\u00e9 \nde chair humaine; et ce n'est pas avec vos mains \nd'ombres, fr\u00e9missantes autour d'elles, que vous les \nemp\u00eacherez d'y entrer! Songez \u00e0 la rue, songez au \npav\u00e9 couvert de passants, songez aux boutiques \ndevant lesquelles des femmes vont et viennent \nd\u00e9collet\u00e9es et dans la boue. Ces femmes -l\u00e0 aussi ont \n\u00e9t\u00e9 pures. Songez \u00e0 vos s\u0153urs, ceux qui en ont. La \nmis\u00e8re, la prostitution, les sergents de ville, Saint -\nLazare, voil\u00e0 o\u00f9 vont tomber ces d\u00e9licates belles \nfilles, ces fragiles merveilles de pudeur, de gentillesse \net de beaut\u00e9, plus fra\u00eeches que les lilas du mois de \nmai. Ah! vous vous \u00eates fait tuer! ah! vous n'\u00eates plus \nl\u00e0! C'est bien; vous avez voulu soustraire le peuple \u00e0 \nla royaut\u00e9, vous donnez vos filles \u00e0 la police. Amis, prenez garde, ayez de la compassion. Les femmes, les \nmalheureuses femmes, on n'a pas l'habitude d'y \nsonger beaucoup. On se fie sur ce que les femmes \nn'ont pas re\u00e7u l'\u00e9ducation des hommes, on les \nemp\u00eache de lire, on les emp\u00eache de penser, on les \nemp\u00eache de s'occuper de politique; les emp\u00eacherez -\nvous d'aller ce soir \u00e0 la morgue et de reconna\u00eetre vos \ncadavres? Voyons, il faut que ceux qui ont des \nfamilles soient bons enfants et nous donnent une \npoign\u00e9e de main et s'en aillent, et nous laisse nt faire \nici l'affaire tout seuls. Je sais bien qu'il faut du \ncourage pour s'en aller, c'est difficile; mais plus c'est \ndifficile, plus c'est m\u00e9ritoire. On dit : J'ai un fusil, je \nsuis \u00e0 la barricade. Tant pis, j'y reste. Tant pis, c'est \nbient\u00f4t dit. Mes a mis, il y a un lendemain; vous n'y \nserez pas \u00e0 ce lendemain, mais vos familles y seront. \nEt que de souffrances! Tenez, un joli enfant bien \nportant qui a des joues comme une pomme, qui \nbabille, qui jacasse, qui jabote, qui rit, qu'on sent frais \nsous le bais er, savez -vous ce que cela devient quand \nc'est abandonn\u00e9? J'en ai vu un, tout petit, haut \ncomme cela. Son p\u00e8re \u00e9tait mort. De pauvres gens \nl'avaient recueilli par charit\u00e9, mais ils n'avaient pas de \npain pour eux -m\u00eames. L'enfant avait toujours faim. \nC'\u00e9tait l'hiver. Il ne pleurait pas. On le voyait aller pr\u00e8s du po\u00eale o\u00f9 il n'y avait jamais de feu et dont le \ntuyau, vous savez, \u00e9tait mastiqu\u00e9 avec de la terre \njaune. L'enfant d\u00e9tachait avec ses petits doigts un peu \nde cette terre et la mangeait. Il avait la re spiration \nrauque, la face livide, les jambes molles, le ventre \ngros. Il ne disait rien. On lui parlait, il ne r\u00e9pondait \npas. Il est mort. On l'a apport\u00e9 mourir \u00e0 l'hospice \nNecker, o\u00f9 je l'ai vu. J'\u00e9tais interne \u00e0 cet hospice -l\u00e0. \nMaintenant, s'il y a des p\u00e8 res parmi vous, des p\u00e8res \nqui ont pour bonheur de se promener le dimanche en \ntenant dans leur bonne main robuste la petite main \nde leur enfant, que chacun de ces p\u00e8res se figure que \ncet enfant -l\u00e0 est le sien. Ce pauvre m\u00f4me, je me le \nrappelle, il me semble que je le vois, quand il a \u00e9t\u00e9 nu \nsur la table d'anatomie, ses c\u00f4tes faisaient saillie sous \nsa peau comme les fosses sous l'herbe d'un cimeti\u00e8re. \nOn lui a trouv\u00e9 une esp\u00e8ce de boue dans l'estomac. Il \navait de la cendre dans les dents. Allons, t\u00e2tons -nous \nen conscience et prenons conseil de notre c\u0153ur. Les \nstatistiques constatent que la mortalit\u00e9 des enfants \nabandonn\u00e9s est de cinquante -cinq pour cent. Je le \nr\u00e9p\u00e8te, il s'agit des femmes, il s'agit des m\u00e8res, il s'agit \ndes jeunes filles, il s'agit des mioches . Est -ce qu'on \nvous parle de vous? On sait bien ce que vous \u00eates; on \nsait bien que vous \u00eates tous des braves, parbleu! on sait bien que vous avez tous dans l'\u00e2me la joie et la \ngloire de donner votre vie pour la grande cause; on \nsait bien que vous vous sent ez \u00e9lus pour mourir \nutilement et magnifiquement, et que chacun de vous \ntient \u00e0 sa part du triomphe. A la bonne heure. Mais \nvous n'\u00eates pas seuls en ce monde. Il y a d'autres \n\u00eatres auxquels il faut penser. Il ne faut pas \u00eatre \n\u00e9go\u00efstes. \nTous baiss\u00e8rent la t \u00eate d'un air sombre. \nEtranges contradictions du c\u0153ur humain \u00e0 ses \nmoments les plus sublimes! Combeferre, qui parlait \nainsi, n'\u00e9tait pas orphelin. Il se souvenait des m\u00e8res \ndes autres, et il oubliait la sienne. Il allait se faire tuer. \nIl \u00e9tait \u00ab\u00e9go\u00efste\u00bb. \nMarius, \u00e0 jeun, fi\u00e9vreux, successivement sorti de \ntoutes les esp\u00e9rances, \u00e9chou\u00e9 dans la douleur, le plus \nsombre des naufrages, satur\u00e9 d'\u00e9motions violentes et \nsentant la fin venir, s'\u00e9tait de plus en plus enfonc\u00e9 \ndans cette stupeur visionnaire qui pr\u00e9c\u00e8de toujours \nl'heure fatale volontairement accept\u00e9e. \nUn physiologiste e\u00fbt pu \u00e9tudier sur lui les \nsympt\u00f4mes croissants de cette absorption f\u00e9brile \nconnue et class\u00e9e par la science, et qui est \u00e0 la \nsouffrance ce que la volupt\u00e9 est au plaisir. Le \nd\u00e9sespoir aussi a son extase. Marius en \u00e9tait l\u00e0. Il assistait \u00e0 tout comme du dehors; ainsi que nous \nl'avons dit, les choses qui se passaient devant lui, lui \nsemblaient lointaines; il distinguait l'ensemble, mais \nn'apercevait point les d\u00e9tails. Il voyait les allants et \nvenants \u00e0 travers un flamboiement. Il entendait les \nvoix parler comme au fond d'un ab\u00eeme. \nCependant ceci l'\u00e9mut. Il y avait dans cette sc\u00e8ne \nune pointe qui per\u00e7a jusqu'\u00e0 lui, et qui le r\u00e9veilla. Il \nn'avait plus qu'une id\u00e9e, mourir, et il ne voulait pas \ns'en distraire; mais il songea, dans son \nsomnambulisme fun\u00e8bre, qu'en se perdant, il n'est \npas d\u00e9fendu de sauver quelqu'un. \nIl \u00e9leva la voix : \n\u2013 Enjolras et Combeferre ont raison, dit -il; pas de \nsacrifice inutile. Je me joins \u00e0 eux, et il faut se h\u00e2ter. \nCombeferre vous a dit les choses d\u00e9cisives. Il y en a \nparmi vous qui ont des familles, des m\u00e8res, des \ns\u0153urs, des femmes, des enfants. Que ceux -l\u00e0 sortent \ndes rangs. \nPersonne ne bougea. \n\u2013 Les hommes mari\u00e9s et les soutiens de famille \nhors des rangs! r\u00e9p\u00e9ta M arius. \nSon autorit\u00e9 \u00e9tait grande. Enjolras \u00e9tait bien le \nchef de la barricade, mais Marius en \u00e9tait le sauveur. \n\u2013 Je l'ordonne, cria Enjolras. \u2013 Je vous en prie, dit Marius. \nAlors, remu\u00e9s par la parole de Combeferre, \n\u00e9branl\u00e9s par l'ordre d'Enjolras, \u00e9m us par la pri\u00e8re de \nMarius, ces hommes h\u00e9ro\u00efques commenc\u00e8rent \u00e0 se \nd\u00e9noncer les uns les autres. \u2013 C'est vrai, disait un \njeune \u00e0 un homme fait. Tu es p\u00e8re de famille. Va -t'en. \n\u2013 C'est plut\u00f4t toi, r\u00e9pondait l'homme, tu as tes deux \ns\u0153urs que tu nourris. \u2013 Et une lutte inou\u00efe \u00e9clatait. \nC'\u00e9tait \u00e0 qui ne se laisserait pas mettre \u00e0 la porte du \ntombeau. \n\u2013 D\u00e9p\u00eachons, dit Courfeyrac, dans un quart \nd'heure il ne serait plus temps. \n\u2013 Citoyens, poursuivit Enjolras, c'est ici la \nr\u00e9publique, et le suffrage universel r\u00e8g ne. D\u00e9signez \nvous-m\u00eames ceux qui doivent s'en aller. \nOn ob\u00e9it. Au bout de quelques minutes, cinq \n\u00e9taient unanimement d\u00e9sign\u00e9s et sortaient des rangs. \n\u2013 Ils sont cinq! s'\u00e9cria Marius. \nIl n'y avait que quatre uniformes. \n\u2013 Eh bien, reprirent les cinq, il faut qu'un reste. \nEt ce fut \u00e0 qui resterait, et \u00e0 qui trouverait aux \nautres des raisons de ne pas rester. La g\u00e9n\u00e9reuse \nquerelle recommen\u00e7a. \n\u2013 Toi, tu as une femme qui t'aime. \u2013 Toi, tu as ta \nvieille m\u00e8re. \u2013 Toi, tu n'as plus ni p\u00e8re ni m\u00e8re, qu'est -ce qu e tes trois petits fr\u00e8res vont devenir? \u2013 \nToi, tu es p\u00e8re de cinq enfants. \u2013 Toi, tu as le droit de \nvivre, tu as dix -sept ans, c'est trop t\u00f4t. \nCes grandes barricades r\u00e9volutionnaires \u00e9taient des \nrendez -vous d'h\u00e9ro\u00efsmes. L'invraisemblable y \u00e9tait \nsimple. C es hommes ne s'\u00e9tonnaient pas les uns les \nautres. \n\u2013 Faites vite, r\u00e9p\u00e9tait Courfeyrac. \nOn cria des groupes \u00e0 Marius : \n\u2013 D\u00e9signez, vous, celui qui doit rester. \n\u2013 Oui, dirent les cinq, choisissez. Nous vous \nob\u00e9irons. \nMarius ne croyait plus \u00e0 une \u00e9motion possible. \nCependant \u00e0 cette id\u00e9e : choisir un homme pour la \nmort, tout son sang reflua vers son c\u0153ur. Il e\u00fbt p\u00e2li, \ns'il e\u00fbt pu p\u00e2lir encore. \nIl s'avan\u00e7a vers les cinq qui lui souriaient, et \nchacun, l\u2019\u0153il plein de cette grande flamme qu'on voit \nau fond de l'histoire sur les Thermopyles, lui criait : \n\u2013 Moi! moi! moi! \nEt Marius, stupidement, les compta; ils \u00e9taient \ntoujours cinq! Puis son regard s'abaissa sur les quatre \nuniformes. \nEn cet instant, un cinqui\u00e8me uniforme t omba, \ncomme du ciel, sur les quatre autres. Le cinqui\u00e8me homme \u00e9tait sauv\u00e9. \nMarius leva les yeux et reconnut M. Fauchelevent. \nJean Valjean venait d'entrer dans la barricade. \nSoit renseignement pris, soit instinct, soit hasard, il \narrivait par la ruelle Mond\u00e9tour. Gr\u00e2ce \u00e0 son habit de \ngarde national, il avait pass\u00e9 ais\u00e9ment. \nLa vedette plac\u00e9e par les insurg\u00e9s dans la rue \nMond\u00e9tour, n'avait point \u00e0 donner le signal d'alarme \npour un garde national seul. Elle l'avait laiss\u00e9 \ns'engager dans la rue en se disa nt : c'est un renfort \nprobablement, ou au pis aller un prisonnier. Le \nmoment \u00e9tait trop grave pour que la sentinelle p\u00fbt se \ndistraire de son devoir et de son poste d'observation. \nAu moment o\u00f9 Jean Valjean \u00e9tait entr\u00e9 dans la \nredoute, personne ne l'avait r emarqu\u00e9, tous les yeux \n\u00e9tant fix\u00e9s sur les cinq choisis et sur les quatre \nuniformes. Jean Valjean, lui, avait vu et entendu, et, \nsilencieusement, il s'\u00e9tait d\u00e9pouill\u00e9 de son habit et \nl'avait jet\u00e9 sur le tas des autres. \nL'\u00e9motion fut indescriptible. \n\u2013 Quel est cet homme? demanda Bossuet. \n\u2013 C'est, r\u00e9pondit Combeferre, un homme qui \nsauve les autres. \nMarius ajouta d'une voix grave : \n\u2013 Je le connais. Cette caution suffisait \u00e0 tous. \nEnjolras se tourna vers Jean Valjean. \n\u2013 Citoyen, soyez le bienvenu. \nEt il ajouta : \n\u2013 Vous savez qu'on va mourir. \nJean Valjean, sans r\u00e9pondre, aida l'insurg\u00e9 qu'il \nsauvait \u00e0 rev\u00eatir son uniforme. \n \n \n \n \nV, 1, 5 \n \n \n \n \n \nQuel horizon on voit \ndu haut de la barricade \n \n \n \n \n \nLa situation de tous, dans cette heure fatale et dans \nce lieu inexorable, avait comme r\u00e9sultante et comme \nsommet la m\u00e9lancolie supr\u00eame d'Enjolras. \nEnjolras avait en lui la pl\u00e9nitude de la r\u00e9volution; il \n\u00e9tait incomplet pourtant, autant que l'absolu peut \nl'\u00eatre; il tenait trop de Saint -Just, et pas assez \nd'Anacharsis Clootz; cependant son esprit, dans la \nsoci\u00e9t\u00e9 des Amis de l'A B C, avait fini par subir une certaine aimantation des id\u00e9es de Combeferre; depuis \nquelque temps, il sortait peu \u00e0 peu de la forme \u00e9troite \ndu dogme et se laissait aller aux \u00e9largissements du \nprogr\u00e8s, et il en \u00e9tait venu \u00e0 accepter, comme \n\u00e9volution d\u00e9finitive et magnifique, la transformation \nde la grande r\u00e9publique fran\u00e7aise en immense \nr\u00e9publique humaine. Quant aux moyens imm\u00e9diats, \nune situation violente \u00e9tant donn\u00e9e, il les voulait \nviolents; en cela, il ne variait pas; et il \u00e9tait rest\u00e9 de \ncette \u00e9cole \u00e9pique et redoutable que r\u00e9sume ce mot : \nQuatrevingt -Treize. \nEnjolras \u00e9tait debout sur l'escalier de pav\u00e9s, un de \nses coudes sur le ca non de sa carabine. Il songeait; il \ntressaillait, comme \u00e0 des passages de souffles; les \nendroits o\u00f9 est la mort ont de ces effets de tr\u00e9pieds. \nIl sortait de ses prunelles, pleines du regard int\u00e9rieur, \ndes esp\u00e8ces de feux \u00e9touff\u00e9s. Tout \u00e0 coup, il dressa la \nt\u00eate, ses cheveux blonds se renvers\u00e8rent en arri\u00e8re \ncomme ceux de l'ange sur le sombre quadrige fait \nd'\u00e9toiles, ce fut comme une crini\u00e8re de lion effar\u00e9e en \nflamboiement d'aur\u00e9ole, et Enjolras s'\u00e9cria : \n\u2013 Citoyens, vous repr\u00e9sentez -vous l'avenir? Les \nrues des villes inond\u00e9es de lumi\u00e8re, des branches \nvertes sur les seuils, les nations s\u0153urs, les hommes \njustes, les vieillards b\u00e9nissant les enfants, le pass\u00e9 aimant le pr\u00e9sent, les penseurs en pleine libert\u00e9, les \ncroyants en pleine \u00e9galit\u00e9, pour religion le c iel, Dieu \npr\u00eatre direct, la conscience humaine devenue l'autel, \nplus de haines, la fraternit\u00e9 de l'atelier et de l'\u00e9cole, \npour p\u00e9nalit\u00e9 et pour r\u00e9compense la notori\u00e9t\u00e9, \u00e0 tous \nle travail, pour tous le droit, sur tous la paix, plus de \nsang vers\u00e9, plus de gu erres, les m\u00e8res heureuses! \nDompter la mati\u00e8re, c'est le premier pas; r\u00e9aliser \nl'id\u00e9al, c'est le second. R\u00e9fl\u00e9chissez \u00e0 ce qu'a d\u00e9j\u00e0 fait \nle progr\u00e8s. Jadis les premi\u00e8res races humaines \nvoyaient avec terreur passer devant leurs yeux l'hydre \nqui soufflait su r les eaux, le dragon qui vomissait du \nfeu, le griffon qui \u00e9tait le monstre de l'air et qui volait \navec les ailes d'un aigle et les griffes d'un tigre; b\u00eates \neffrayantes qui \u00e9taient au -dessus de l'homme. \nL'homme cependant a tendu ses pi\u00e8ges, les pi\u00e8ges \nsacr\u00e9s de l'intelligence, et il a fini par y prendre les \nmonstres. Nous avons dompt\u00e9 l'hydre, et elle \ns'appelle le steamer; nous avons dompt\u00e9 le dragon, et \nil s'appelle la locomotive; nous sommes sur le point \nde dompter le griffon, nous le tenons d\u00e9j\u00e0, et il \ns'appelle le ballon. Le jour o\u00f9 cette \u0153uvre \nprom\u00e9th\u00e9enne sera termin\u00e9e et o\u00f9 l'homme aura \nd\u00e9finitivement attel\u00e9 \u00e0 sa volont\u00e9 la triple Chim\u00e8re \nantique, l'hydre, le dragon et le griffon, il sera ma\u00eetre de l'eau, du feu et de l'air, et il sera pour le reste de la \ncr\u00e9ation anim\u00e9e ce que les anciens dieux \u00e9taient jadis \npour lui. Courage, et en avant! Citoyens, o\u00f9 allons -\nnous? A la science faite gouvernement, \u00e0 la force des \nchoses devenue seule force publique, \u00e0 la loi naturelle \nayant sa sanction et sa p\u00e9nalit\u00e9 en elle -m\u00eame et se \npromulguant par l'\u00e9vidence, \u00e0 un lever de v\u00e9rit\u00e9 \ncorrespondant au lever du jour. Nous allons \u00e0 l'union \ndes peuples; nous allons \u00e0 l'unit\u00e9 de l'homme. Plus de \nfictions; plus de parasites. Le r\u00e9el gouvern\u00e9 par le \nvrai, voil\u00e0 le but. La ci vilisation tiendra ses assises au \nsommet de l'Europe, et plus tard au centre des \ncontinents, dans un grand parlement de l'intelligence. \nQuelque chose de pareil s'est vu d\u00e9j\u00e0. Les \namphictyons avaient deux s\u00e9ances par an, l'une \u00e0 \nDelphes, lieu des dieux, l'a utre aux Thermopyles, lieu \ndes h\u00e9ros. L'Europe aura ses amphictyons; le globe \naura ses amphictyons. La France porte cet avenir \nsublime dans ses flancs. C'est l\u00e0 la gestation du dix -\nneuvi\u00e8me si\u00e8cle. Ce qu'avait \u00e9bauch\u00e9 la Gr\u00e8ce est \ndigne d'\u00eatre achev\u00e9 par l a France. Ecoute -moi, toi \nFeuilly, vaillant ouvrier, homme du peuple, homme \ndes peuples. Je te v\u00e9n\u00e8re. Oui, tu vois nettement les \ntemps futurs, oui, tu as raison. Tu n'avais ni p\u00e8re ni \nm\u00e8re, Feuilly; tu as adopt\u00e9 pour m\u00e8re l'humanit\u00e9 et pour p\u00e8re le droit . Tu vas mourir ici, c'est -\u00e0-dire \ntriompher. Citoyens, quoi qu\u2019 'il arrive aujourd'hui, \npar notre d\u00e9faite aussi bien que par notre victoire, \nc'est une r\u00e9volution que nous allons faire. De m\u00eame \nque les incendies \u00e9clairent toute la ville, les \nr\u00e9volutions \u00e9cla irent tout le genre humain. Et quelle \nr\u00e9volution ferons -nous? Je viens de le dire, la \nr\u00e9volution du Vrai. Au point de vue politique, il n'y a \nqu'un seul principe : la souverainet\u00e9 de l'homme sur \nlui-m\u00eame. Cette souverainet\u00e9 de moi sur moi \ns'appelle Libert\u00e9 . L\u00e0 o\u00f9 deux ou plusieurs de ces \nsouverainet\u00e9s s'associent commence l'\u00e9tat. Mais dans \ncette association il n'y a nulle abdication. Chaque \nsouverainet\u00e9 conc\u00e8de une certaine quantit\u00e9 d'elle -\nm\u00eame pour former le droit commun. Cette quantit\u00e9 \nest la m\u00eame pour to us. Cette identit\u00e9 de concession \nque chacun fait \u00e0 tous s'appelle Egalit\u00e9. Le droit \ncommun n'est pas autre chose que la protection de \ntous rayonnant sur le droit de chacun. Cette \nprotection de tous sur chacun s'appelle Fraternit\u00e9. Le \npoint d'intersection d e toutes ces souverainet\u00e9s qui \ns'agr\u00e8gent s'appelle Soci\u00e9t\u00e9. Cette intersection \u00e9tant \nune jonction, ce point est un n\u0153ud. De l\u00e0 ce qu'on \nappelle le lien social. Quelques -uns disent contrat \nsocial; ce qui est la m\u00eame chose, le mot contrat \u00e9tant \u00e9tymologique ment form\u00e9 avec l'id\u00e9e de lien. \nEntendons -nous sur l'\u00e9galit\u00e9; car, si la libert\u00e9 est le \nsommet, l'\u00e9galit\u00e9 est la base. L'\u00e9galit\u00e9, citoyens, ce \nn'est pas toute la v\u00e9g\u00e9tation \u00e0 niveau, une soci\u00e9t\u00e9 de \ngrands brins d'herbe et de petits ch\u00eanes; un voisinage \nde jalousies s'entre -ch\u00e2trant; c'est, civilement, toutes \nles aptitudes ayant la m\u00eame ouverture; politiquement, \ntous les votes ayant le m\u00eame poids; religieusement, \ntoutes les consciences ayant le m\u00eame droit. L'Egalit\u00e9 \na un organe : l'instruction gratuite et ob ligatoire. Le \ndroit \u00e0 l'alphabet, c'est par l\u00e0 qu'il faut commencer. \nL'\u00e9cole primaire impos\u00e9e \u00e0 tous, l'\u00e9cole secondaire \nofferte \u00e0 tous, c'est l\u00e0 la loi. De l'\u00e9cole identique sort \nla soci\u00e9t\u00e9 \u00e9gale. Oui, enseignement! Lumi\u00e8re! \nLumi\u00e8re! tout vient de la lumi \u00e8re et tout y retourne. \nCitoyens, le dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle est grand, mais le \nvingti\u00e8me si\u00e8cle sera heureux. Alors plus rien de \nsemblable \u00e0 la vieille histoire; on n'aura plus \u00e0 \ncraindre, comme aujourd'hui, une conqu\u00eate, une \ninvasion, une usurpation, une riv alit\u00e9 de nations \u00e0 \nmain arm\u00e9e, une interruption de civilisation \nd\u00e9pendant d'un mariage de rois, une naissance dans \nles tyrannies h\u00e9r\u00e9ditaires, un partage de peuples par \ncongr\u00e8s, un d\u00e9membrement par \u00e9croulement de \ndynastie, un combat de deux religions se re ncontrant de front, comme deux boucs de l'ombre, sur le pont \nde l'infini; on n'aura plus \u00e0 craindre la famine, \nl'exploitation, la prostitution par d\u00e9tresse, la mis\u00e8re \npar ch\u00f4mage, et l'\u00e9chafaud, et le glaive, et les \nbatailles, et tous les brigandages du ha sard dans la \nfor\u00eat des \u00e9v\u00e9nements. On pourrait presque dire : il \nn'y aura plus d'\u00e9v\u00e9nements. On sera heureux. Le \ngenre humain accomplira sa loi comme le globe \nterrestre accomplit la sienne; l'harmonie se r\u00e9tablira \nentre l'\u00e2me et l'astre. L'\u00e2me gravitera au tour de la \nv\u00e9rit\u00e9 comme l'astre autour de la lumi\u00e8re. Amis, \nl'heure o\u00f9 nous sommes et o\u00f9 je vous parle est une \nheure sombre; mais ce sont l\u00e0 les achats terribles de \nl'avenir. Une r\u00e9volution est un p\u00e9age. Oh! le genre \nhumain sera d\u00e9livr\u00e9, relev\u00e9 et consol\u00e9! Nous le lui \naffirmons sur cette barricade. D'o\u00f9 poussera -t-on le \ncri d'amour, si ce n'est du haut du sacrifice? O mes \nfr\u00e8res, c'est ici le lieu de jonction de ceux qui pensent \net de ceux qui souffrent; cette barricade n'est faite ni \nde pav\u00e9s, ni de poutre s, ni de ferrailles; elle est faite \nde deux monceaux, un monceau d'id\u00e9es et un \nmonceau de douleurs. La mis\u00e8re y rencontre l'id\u00e9al. \nLe jour y embrasse la nuit et lui dit : Je vais mourir \navec toi et tu vas rena\u00eetre avec moi. De l'\u00e9treinte de \ntoutes les d\u00e9so lations jaillit la foi. Les souffrances apportent ici leur agonie, et les id\u00e9es leur immortalit\u00e9. \nCette agonie et cette immortalit\u00e9 vont se m\u00ealer et \ncomposer notre mort. Fr\u00e8res, qui meurt ici meurt \ndans le rayonnement de l'avenir, et nous entrons dans \nune tombe toute p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e d'aurore. \nEnjolras s'interrompit plut\u00f4t qu'il ne se tut; ses \nl\u00e8vres remuaient silencieusement comme s'il \ncontinuait de se parler \u00e0 lui -m\u00eame, ce qui fit \nqu'attentifs, et pour t\u00e2cher de l'entendre encore, ils le \nregard\u00e8rent. Il n'y eut pas d'applaudissement; mais on \nchuchota longtemps. La parole \u00e9tant souffle, les \nfr\u00e9missements d'intelligences ressemblent \u00e0 des \nfr\u00e9missements de feuilles. \n \n \n \n \nV, 1, 6 \n \n \n \n \n \nMarius hagard, Javert laconique \n \n \n \n \n \nDisons ce qui se passait dans la pens\u00e9e de Marius. \nQu'on se souvienne de sa situation d'\u00e2me. Nous \nvenons de le rappeler, tout n'\u00e9tait plus pour lui que \nvision. Son appr\u00e9ciation \u00e9tait trouble. Marius, \ninsistons -y, \u00e9tait sous l'ombre des grandes ailes \nt\u00e9n\u00e9b reuses ouvertes sur les agonisants. Il se sentait \nentr\u00e9 dans le tombeau, il lui semblait qu'il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \nde l'autre c\u00f4t\u00e9 de la muraille, et il ne voyait plus les \nfaces des vivants qu'avec les yeux d'un mort. Comment M. Fauchelevent \u00e9tait -il l\u00e0? Pourquoi y \n\u00e9tait-il? Qu'y venait -il faire? Marius ne s'adressa point \ntoutes ces questions. D'ailleurs, notre d\u00e9sespoir ayant \ncela de particulier qu'il enveloppe autrui comme \nnous -m\u00eames, il lui semblait logique que tout le \nmonde v\u00eent mourir. \nSeulement il songea \u00e0 Cosette avec un serrement \nde c\u0153ur. \nDu reste M. Fauchelevent ne lui parla pas, ne le \nregarda pas, et n'eut pas m\u00eame l'air d'entendre \nlorsque Marius \u00e9leva la voix pour dire : Je le connais. \nQuant \u00e0 Marius, cette attitude de M. Fauchelevent \nle soulageait, e t si l'on pouvait employer un tel mot \npour de telles impressions, nous dirions, lui plaisait. Il \ns'\u00e9tait toujours senti une impossibilit\u00e9 absolue \nd'adresser la parole \u00e0 cet homme \u00e9nigmatique qui \n\u00e9tait \u00e0 la fois pour lui \u00e9quivoque et imposant. Il y \navait en outre tr\u00e8s longtemps qu'il ne l'avait vu; ce \nqui, pour la nature timide et r\u00e9serv\u00e9e de Marius, \naugmentait encore l'impossibilit\u00e9. \nLes cinq hommes d\u00e9sign\u00e9s sortirent de la \nbarricade par la ruelle Mond\u00e9tour; ils ressemblaient \nparfaitement \u00e0 des gardes nati onaux. Un d'eux s'en \nalla en pleurant. Avant de partir, ils embrass\u00e8rent \nceux qui restaient. Quand les cinq hommes renvoy\u00e9s \u00e0 la vie furent \npartis, Enjolras pensa au condamn\u00e9 \u00e0 mort. Il entra \ndans la salle basse. Javert, li\u00e9 au pilier, songeait. \n\u2013 Te fau t-il quelque chose? lui demanda Enjolras. \nJavert r\u00e9pondit : \n\u2013 Quand me tuerez -vous? \n\u2013 Attends. Nous avons besoin de toutes nos \ncartouches en ce moment. \n\u2013 Alors, donnez -moi \u00e0 boire, dit Javert. \nEnjolras lui pr\u00e9senta lui -m\u00eame un verre d'eau, et, \ncomme Javert \u00e9tait garrott\u00e9, il l'aida \u00e0 boire. \n\u2013 Est-ce l\u00e0 tout? reprit Enjolras. \n\u2013 Je suis mal \u00e0 ce poteau, r\u00e9pondit Javert. Vous \nn'\u00eates pas tendres de m'avoir laiss\u00e9 passer la nuit l\u00e0. \nLiez-moi comme il vous plaira, mais vous pouvez \nbien me coucher sur une table, comme l'autre. \nEt d'un mouvement de t\u00eate il d\u00e9signait le cadavre \nde M. Mabeuf. \nIl y avait, on s'en souvient, au fond de la salle une \ngrande et longue table sur laquelle on avait fondu des \nballes et fait des cartouches. Toutes les cartouches \n\u00e9tant faites et toute la poudre \u00e9tant employ\u00e9e, cette \ntable \u00e9tait libre. \nSur l'ordre d'Enjolras, quatre insurg\u00e9s d\u00e9li\u00e8rent \nJavert du poteau. Tandis qu'on le d\u00e9liait, un cinqui\u00e8me lui tenait une bayonnette appuy\u00e9e sur la \npoitrine. On lui laissa les mains attach\u00e9es derri\u00e8re le \ndos, on lui mit aux pieds une corde \u00e0 fouet mince et \nsolide qui lui permettait de faire des pas de quinze \npouces comme \u00e0 ceux qui vont monter \u00e0 l'\u00e9chafaud, \net on le fit marcher jusqu'\u00e0 la table au fond de la salle \no\u00f9 on l'\u00e9tendit, \u00e9troitement li\u00e9 par le milieu du corps. \nPour plus de s\u00fbret\u00e9, au moyen d'une corde fix\u00e9e \nau cou, on ajouta au syst\u00e8me de ligatures qui lui \nrendaient toute \u00e9vasion impossible, cette esp\u00e8ce de \nlien, appel\u00e9 dans les prisons martingale, qui part de la \nnuque, se bifurque sur l'estomac, et vient rejoindre \nles mains apr\u00e8s avoir pass\u00e9 entre les jambes. \nPendant qu'on garrottait Javert, un homme, sur le \nseuil de la porte, le consid\u00e9rait avec une attention \nsinguli\u00e8re. L' ombre que faisait cet homme fit tourner \nla t\u00eate \u00e0 Javert. Il leva les yeux et reconnut Jean \nValjean. Il ne tressaillit m\u00eame pas, abaissa fi\u00e8rement \nla paupi\u00e8re, et se borna \u00e0 dire : c'est tout simple. \n \n \n \n \nV, 1, 7 \n \n \n \n \nLa situation s'aggrave \n \n \n \n \n \nLe jour croissait rapidement. Mais pas une fen\u00eatre \nne s'ouvrait, pas une porte ne s'entre -b\u00e2illait; \u2013 c'\u00e9tait \nl'aurore, non le r\u00e9veil. L'extr\u00e9mit\u00e9 de la rue de la \nChanvrerie oppos\u00e9e \u00e0 la barricade avait \u00e9t\u00e9 \u00e9vacu\u00e9e \npar les troupes, comme nous l'avons dit; elle semblait \nlibre et s'ouvrait aux passants avec une tranquillit\u00e9 \nsinistre. La rue Saint -Denis \u00e9tait muette comme \nl'avenue des Sphinx \u00e0 Th\u00e8bes. Pas un \u00eatre vivant dans \nles carrefours que blanchissait un reflet de soleil. Rien \nn'est lugubre comme cette cl art\u00e9 des rues d\u00e9sertes. On ne voyait rien, mais on entendait. Il se faisait \u00e0 \nune certaine distance un mouvement myst\u00e9rieux. Il \n\u00e9tait \u00e9vident que l'instant critique arrivait. Comme la \nveille au soir les vedettes se repli\u00e8rent; mais cette fois \ntoutes. \nLa barricade \u00e9tait plus forte que lors de la premi\u00e8re \nattaque. Depuis le d\u00e9part des cinq, on l'avait \nexhauss\u00e9e encore. \nSur l'avis de la vedette qui avait observ\u00e9 la r\u00e9gion \ndes Halles, Enjolras, de peur d'une surprise par \nderri\u00e8re, prit une r\u00e9solution grave. Il fit barricader le \npetit boyau de la ruelle Mond\u00e9tour rest\u00e9 libre \njusqu'alors. On d\u00e9pava pour cela quelques longueurs \nde maisons de plus. De cette fa\u00e7on, la barricade, \nmur\u00e9e sur trois rues, en avant sur la rue de la \nChanvrerie, \u00e0 gauche sur la rue du Cyg ne et la Petite -\nTruanderie, \u00e0 droite sur la rue Mond\u00e9tour, \u00e9tait \nvraiment presque inexpugnable; il est vrai qu'on y \n\u00e9tait fatalement enferm\u00e9. Elle avait trois fronts, mais \nn'avait plus d'issue. \u2013 Forteresse, mais sourici\u00e8re, dit \nCourfeyrac en riant. \nEnjol ras fit entasser pr\u00e8s de la porte du cabaret \nune trentaine de pav\u00e9s, \u00abarrach\u00e9s de trop\u00bb, disait \nBossuet. Le silence \u00e9tait maintenant si profond du c\u00f4t\u00e9 d'o\u00f9 \nl'attaque devait venir qu'Enjolras fit reprendre \u00e0 \nchacun le poste de combat. \nOn distribua \u00e0 tous une ration d'eau -de-vie. \nRien n'est plus curieux qu'une barricade qui se \npr\u00e9pare \u00e0 un assaut. Chacun choisit sa place comme \nau spectacle. On s'accote, on s'accoude, on s'\u00e9paule. \nIl y en a qui se font des stalles avec des pav\u00e9s. Voil\u00e0 \nun coin de mur qui g \u00eane, on s'en \u00e9loigne; voici un \nredan qui peut prot\u00e9ger, on s'y abrite. Les gauchers \nsont pr\u00e9cieux; ils prennent les places incommodes \naux autres. Beaucoup s'arrangent pour combattre \nassis. On veut \u00eatre \u00e0 l'aise pour tuer et \nconfortablement pour mourir. Dan s la funeste guerre \nde juin 1848, un insurg\u00e9 qui avait un tir redoutable et \nqui se battait du haut d'une terrasse sur un toit, s'y \n\u00e9tait fait apporter un fauteuil Voltaire; un coup de \nmitraille vint l'y trouver. \nSit\u00f4t que le chef a command\u00e9 le branle -bas de \ncombat, tous les mouvements d\u00e9sordonn\u00e9s cessent; \nplus de tiraillements de l'un \u00e0 l'autre; plus de coteries; \nplus d'apart\u00e9; plus de bande \u00e0 part; tout ce qui est \ndans les esprits converge et se change en attente de \nl'assaillant. Une barricade avant le da nger, chaos; \ndans le danger, discipline. Le p\u00e9ril fait l'ordre. D\u00e8s qu'Enjolras eut pris sa carabine \u00e0 deux coups \net se fut plac\u00e9 \u00e0 une esp\u00e8ce de cr\u00e9neau qu'il s'\u00e9tait \nr\u00e9serv\u00e9, tous se turent. Un p\u00e9tillement de petits bruits \nsecs retentit confus\u00e9ment le l ong de la muraille de \npav\u00e9s. C'\u00e9tait les fusils qu'on armait. \nDu reste, les attitudes \u00e9taient plus fi\u00e8res et plus \nconfiantes que jamais; l'exc\u00e8s du sacrifice est un \naffermissement; ils n'avaient plus l'esp\u00e9rance, mais ils \navaient le d\u00e9sespoir. Le d\u00e9sespoi r, derni\u00e8re arme, qui \ndonne la victoire quelquefois; Virgile l'a dit. Les \nressources supr\u00eames sortent des r\u00e9solutions \nextr\u00eames. S'embarquer dans la mort, c'est parfois le \nmoyen d'\u00e9chapper au naufrage; et le couvercle du \ncercueil devient une planche de salu t. \nComme la veille au soir, toutes les attentions \n\u00e9taient tourn\u00e9es, et on pourrait presque dire \nappuy\u00e9es, sur le bout de la rue, maintenant \u00e9clair\u00e9 et \nvisible. \nL'attente ne fut pas longue. Le remuement \nrecommen\u00e7a distinctement du c\u00f4t\u00e9 de Saint -Leu, \nmais cela ne ressemblait pas au mouvement de la \npremi\u00e8re attaque. Un clapotement de cha\u00eenes, le \ncahotement inqui\u00e9tant d'une masse, un cliquetis \nd'airain sautant sur le pav\u00e9, une sorte de fracas \nsolennel, annonc\u00e8rent qu'une ferraille sinistre s'approchait. Il y eut un tressaillement dans les \nentrailles de ces vieilles rues paisibles, perc\u00e9es et \nb\u00e2ties pour la circulation f\u00e9conde des int\u00e9r\u00eats et des \nid\u00e9es, et qui ne sont pas faites pour le roulement \nmonstrueux des roues de la guerre. \nLa fixit\u00e9 des prunelles de to us les combattants sur \nl'extr\u00e9mit\u00e9 de la rue devint farouche. \nUne pi\u00e8ce de canon apparut. \nLes artilleurs poussaient la pi\u00e8ce; elle \u00e9tait dans \nson encastrement de tir; l'avant -train avait \u00e9t\u00e9 \nd\u00e9tach\u00e9; deux soutenaient l'aff\u00fbt, quatre \u00e9taient aux \nroues; d' autres suivaient avec le caisson. On voyait \nfumer la m\u00e8che allum\u00e9e. \n\u2013 Feu! cria Enjolras. \nToute la barricade fit feu, la d\u00e9tonation fut \neffroyable; une avalanche de fum\u00e9e couvrit et effa\u00e7a \nla pi\u00e8ce et les hommes; apr\u00e8s quelques secondes le \nnuage se dissi pa, et le canon et les hommes \nreparurent; les servants de la pi\u00e8ce achevaient de la \nrouler en face de la barricade lentement, \ncorrectement, et sans se h\u00e2ter. Pas un n'\u00e9tait atteint. \nPuis le chef de pi\u00e8ce, pesant sur la culasse pour \u00e9lever \nle tir, se mit \u00e0 pointer le canon avec la gravit\u00e9 d'un \nastronome qui braque une lunette. \n\u2013 Bravo les canonniers! cria Bossuet. Et toute la barricade battit des mains. \nUn moment apr\u00e8s, carr\u00e9ment pos\u00e9e au beau milieu \nde la rue \u00e0 cheval sur le ruisseau, la pi\u00e8ce \u00e9tait en \nbatterie. Une gueule formidable \u00e9tait ouverte sur la \nbarricade. \n\u2013 Allons, gai! fit Courfeyrac. Voil\u00e0 le brutal. Apr\u00e8s \nla chiquenaude, le coup de poing. L'arm\u00e9e \u00e9tend vers \nnous sa grosse patte. La barricade va \u00eatre \ns\u00e9rieusement secou\u00e9e. La fusillade t\u00e2te, l e canon \nprend. \n\u2013 C'est une pi\u00e8ce de huit, nouveau mod\u00e8le, en \nbronze, ajouta Combeferre. Ces pi\u00e8ces -l\u00e0, pour peu \nqu'on d\u00e9passe la proportion de dix parties d'\u00e9tain sur \ncent de cuivre, sont sujettes \u00e0 \u00e9clater. L'exc\u00e8s d'\u00e9tain \nles fait trop tendres. Il arriv e alors qu'elles ont des \ncaves et des chambres dans la lumi\u00e8re. Pour obvier \u00e0 \nce danger et pouvoir forcer la charge, il faudrait peut -\n\u00eatre en revenir au proc\u00e9d\u00e9 du quatorzi\u00e8me si\u00e8cle, le \ncerclage, et \u00e9menaucher ext\u00e9rieurement la pi\u00e8ce d'une \nsuite d'anneaux d'acier sans soudure, depuis la culasse \njusqu'au tourillon. En attendant, on rem\u00e9die comme \non peut au d\u00e9faut; on parvient \u00e0 reconna\u00eetre o\u00f9 sont \nles trous et les caves dans la lumi\u00e8re d'un canon au \nmoyen du chat. Mais il y a un meilleur moyen, c'est \nl'\u00e9toi le mobile de Gribeauval. \u2013 Au seizi\u00e8me si\u00e8cle, observa Bossuet, on rayait les \ncanons. \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit Combeferre, cela augmente la \npuissance balistique, mais diminue la justesse de tir. \nDans le tir \u00e0 courte distance, la trajectoire n'a pas \ntoute la roide ur d\u00e9sirable, la parabole s'exag\u00e8re, le \nchemin du projectile n'est plus assez rectiligne pour \nqu'il puisse frapper les objets interm\u00e9diaires, n\u00e9cessit\u00e9 \nde combat pourtant, dont l'importance cro\u00eet avec la \nproximit\u00e9 de l'ennemi et la pr\u00e9cipitation du tir. Ce \nd\u00e9faut de tension de la courbe du projectile dans les \ncanons ray\u00e9s du seizi\u00e8me si\u00e8cle tenait \u00e0 la faiblesse de \nla charge; les faibles charges, pour cette esp\u00e8ce \nd'engins, sont impos\u00e9es par des n\u00e9cessit\u00e9s de \nbalistique, telles, par exemple, que la conserva tion des \naff\u00fbts. En somme, le canon, ce despote, ne peut pas \ntout ce qu'il veut; la force est une grosse faiblesse. Un \nboulet de canon ne fait que six cents lieues par heure; \nla lumi\u00e8re fait soixante -dix mille lieues par seconde. \nTelle est la sup\u00e9riorit\u00e9 d e J\u00e9sus -Christ sur Napol\u00e9on. \n\u2013 Rechargez les armes, dit Enjolras. \nDe quelle fa\u00e7on le rev\u00eatement de la barricade \nallait-il se comporter sous le boulet? le coup ferait -il \nbr\u00e8che? L\u00e0 \u00e9tait la question. Pendant que les insurg\u00e9s rechargeaient les fusils, les artilleurs chargeaient le \ncanon. \nL'anxi\u00e9t\u00e9 \u00e9tait profonde dans la redoute. \nLe coup partit, la d\u00e9tonation \u00e9clata. \n\u2013 Pr\u00e9sent! cria une voix joyeuse. \nEt en m\u00eame temps que le boulet sur la barricade, \nGavroche s'abattit dedans. \nIl arrivait du c\u00f4t\u00e9 de la rue du Cygne et il avait \nlestement enjamb\u00e9 la barricade accessoire qui faisait \nfront au d\u00e9dale de la Petite -Truanderie. \nGavroche fit plus d'effet dans la barricade que le \nboulet. \nLe boulet s'\u00e9tait perdu dans le fouillis des \nd\u00e9co mbres. Il avait tout au plus bris\u00e9 une roue de \nl'omnibus, et achev\u00e9 la vieille charrette Anceau. Ce \nque voyant, la barricade se mit \u00e0 rire. \n\u2013 Continuez, cria Bossuet aux artilleurs. \n \n \n \n \nV, 1, 8 \n \n \n \n \n \nLes artilleurs se font prendre au \ns\u00e9rieux \n \n \n \n \n \nOn en toura Gavroche. \nMais il n'eut le temps de rien raconter. Marius, \nfrissonnant, le prit \u00e0 part. \n\u2013 Qu'est -ce que tu viens faire ici? \n\u2013 Tiens! dit l'enfant. Et vous? \nEt il regarda fixement Marius avec son effronterie \n\u00e9pique. Ses deux yeux s'agrandissaient de la clart\u00e9 \nfi\u00e8re qui \u00e9tait dedans. Ce fut avec un accent s\u00e9v\u00e8re que Marius continua : \n\u2013 Qui est -ce qui te disait de revenir? As -tu au \nmoins remis ma lettre \u00e0 son adresse? \nGavroche n'\u00e9tait point sans quelque remords \u00e0 \nl'endroit de cette lettre. Dans sa h\u00e2te de revenir \u00e0 la \nbarricade, il s'en \u00e9tait d\u00e9fait plut\u00f4t qu'il ne l'avait \nremise. Il \u00e9tait forc\u00e9 de s'avouer \u00e0 lui -m\u00eame qu'il \nl'avait confi\u00e9e un peu l\u00e9g\u00e8rement \u00e0 cet inconnu dont \nil n'avait m\u00eame pu distinguer le visage. Il est vrai que \ncet homme \u00e9tait nu -t\u00eate, mais cela ne suffisait pas. \nEn somme, il se faisait \u00e0 ce sujet de petites \nremontrances int\u00e9rieures et il craignait les reproches \nde Marius. Il prit, pour se tirer d'affaire, le proc\u00e9d\u00e9 le \nplus simple; il mentit abominablement. \n\u2013 Citoyen, j'ai remis la lettre au portier. La dame \ndormait. Elle aura la lettre en se r\u00e9veillant. \nMarius, en envoyant cette lettre, avait deux buts : \ndire adieu \u00e0 Cosette et sauver Ga vroche. Il dut se \ncontenter de la moiti\u00e9 de ce qu'il voulait. \nL'envoi de sa lettre, et la pr\u00e9sence de M. \nFauchelevent dans la barricade, ce rapprochement \ns'offrit \u00e0 sa pens\u00e9e. Il montra \u00e0 Gavroche M. \nFauchelevent : \n\u2013 Connais -tu cet homme? \n\u2013 Non, dit Gav roche. Gavroche, en effet, nous venons de le rappeler, \nn'avait vu Jean Valjean que la nuit. \nLes conjectures troubles et maladives qui s'\u00e9taient \n\u00e9bauch\u00e9es dans l'esprit de Marius, se dissip\u00e8rent. \nConnaissait -il les opinions de M. Fauchelevent? M. \nFauchele vent \u00e9tait r\u00e9publicain peut -\u00eatre. De l\u00e0 sa \npr\u00e9sence toute simple dans ce combat. \nCependant Gavroche \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 l'autre bout de la \nbarricade criant : mon fusil! \nCourfeyrac le lui fit rendre. \nGavroche pr\u00e9vint \u00ables camarades\u00bb, comme il les \nappelait, que la barricade \u00e9tait bloqu\u00e9e. Il avait eu \ngrand'peine \u00e0 arriver. Un bataillon de ligne, dont les \nfaisceaux \u00e9taient dans la Petite -Truanderie, observait \nle c\u00f4t\u00e9 de la rue du Cygne; du c\u00f4t\u00e9 oppos\u00e9, la garde \nmunicipale occupait la rue des Pr\u00eacheurs. En face, on \navait le gros de l'arm\u00e9e. \nCe renseignement donn\u00e9, Gavroche ajouta : \n\u2013 Je vous autorise \u00e0 leur flanquer une pile indigne. \nCependant Enjolras \u00e0 son cr\u00e9neau, l'oreille tendue, \n\u00e9piait. \nLes assaillants, peu contents sans doute du coup \u00e0 \nboulet, ne l'avaien t pas r\u00e9p\u00e9t\u00e9. \nUne compagnie d'infanterie de ligne \u00e9tait venue \noccuper l'extr\u00e9mit\u00e9 de la rue, en arri\u00e8re de la pi\u00e8ce. Les soldats d\u00e9pavaient la chauss\u00e9e et y construisaient \navec les pav\u00e9s une petite muraille basse, une fa\u00e7on \nd'\u00e9paulement qui n'avait gu\u00e8re plus de dix -huit \npouces de hauteur et qui faisait front \u00e0 la barricade. A \nl'angle de gauche de cet \u00e9paulement, on voyait la t\u00eate \nde colonne d'un bataillon de la banlieue, mass\u00e9 rue \nSaint -Denis. \nEnjolras, au guet, crut distinguer le bruit particulier \nqui s e fait quand on retire des caissons les bo\u00eetes \u00e0 \nmitraille, et il vit le chef de pi\u00e8ce changer le pointage \net incliner l\u00e9g\u00e8rement la bouche du canon \u00e0 gauche. \nPuis les canonniers se mirent \u00e0 charger la pi\u00e8ce. Le \nchef de pi\u00e8ce saisit lui -m\u00eame le boutefeu et \nl'approcha de la lumi\u00e8re. \n\u2013 Baissez la t\u00eate, ralliez le mur! cria Enjolras, et \ntous \u00e0 genoux le long de la barricade! \nLes insurg\u00e9s, \u00e9pars devant le cabaret et qui avaient \nquitt\u00e9 leur poste de combat \u00e0 l'arriv\u00e9e de Gavroche, \nse ru\u00e8rent p\u00eale -m\u00eale vers la barricade; mais avant que \nl'ordre d'Enjolras f\u00fbt ex\u00e9cut\u00e9, la d\u00e9charge se fit avec \nle r\u00e2le effrayant d'un coup de mitraille. C'en \u00e9tait un \nen effet. \nLa charge avait \u00e9t\u00e9 dirig\u00e9e sur la coupure de la \nredoute, y avait ricoch\u00e9 sur le mur, et ce ricochet \n\u00e9pouva ntable avait fait deux morts et trois bless\u00e9s. Si cela continuait, la barricade n'\u00e9tait plus tenable. \nLa mitraille entrait. \nIl y eut une rumeur de consternation. \n\u2013 Emp\u00eachons toujours le second coup, dit \nEnjolras. \nEt, abaissant sa carabine, il ajusta le chef de pi\u00e8ce \nqui, en ce moment, pench\u00e9 sur la culasse du canon, \nrectifiait et fixait d\u00e9finitivement le pointage. \nCe chef de pi\u00e8ce \u00e9tait un beau sergent de \ncanonniers, tout jeune, blond, \u00e0 la figure tr\u00e8s douce, \navec l'air intelligent propre \u00e0 cette arme pr\u00e9destin\u00e9e \net redoutable qui, \u00e0 force de se perfectionner dans \nl'horreur, doit finir par tuer la guerre. \nCombeferre, debout pr\u00e8s d'Enjolras, consid\u00e9rait ce \njeune homme. \n\u2013 Quel dommage! dit Combeferre. La hideuse \nchose que ces boucheries! Allons, quand il n'y aura \nplus de rois, il n'y aura plus de guerre. Enjolras, tu \nvises ce sergent, tu ne le regardes pas. Figure -toi que \nc'est un charmant jeune homme, il est intr\u00e9pide, on \nvoit qu'il pense, c'est tr\u00e8s instruit, ces jeunes gens de \nl'artillerie; il a un p\u00e8re, une m\u00e8re, une famille, il aime \nprobablement, il a tout au plus vingt -cinq ans, il \npourrait \u00eatre ton fr\u00e8re. \n\u2013 Il l'est, dit Enjolras. \u2013 Oui, reprit Combeferre, et le mien aussi. Eh \nbien, ne le tuons pas. \n\u2013 Laiss e-moi. Il faut ce qu'il faut. \nEt une larme coula lentement sur la joue de \nmarbre d'Enjolras. \nEn m\u00eame temps il pressa la d\u00e9tente de sa carabine. \nL'\u00e9clair jaillit. L'artilleur tourna deux fois sur lui -\nm\u00eame, les bras \u00e9tendus devant lui et la t\u00eate lev\u00e9e \ncomm e pour aspirer l'air, puis se renversa le flanc sur \nla pi\u00e8ce et y resta sans mouvement. On voyait son \ndos du centre duquel sortait tout droit un flot de \nsang. La balle lui avait travers\u00e9 la poitrine de part en \npart. Il \u00e9tait mort. \nIl fallut l'emporter et le remplacer. C'\u00e9taient en \neffet quelques minutes de gagn\u00e9es. \n \n \n \n \nV, 1, 9 \n \n \n \n \nEmploi de ce vieux talent \nde braconnier et de ce coup de \nfusil infaillible qui a influ\u00e9 sur \nla condamnation de 1796 \n \n \n \n \nLes avis se croisaient dans la barricade. Le tir de la \npi\u00e8ce allait recommencer. On n'en avait pas pour un \nquart d'heure avec cette mitraille. Il \u00e9tait absolument \nn\u00e9cessaire d'amortir les coups. \nEnjolras jeta ce commandement : \n\u2013 Il faut mettre l\u00e0 un mate las. \n\u2013 On n'en a pas, dit Combeferre, les bless\u00e9s sont \ndessus. Jean Valjean, assis \u00e0 l'\u00e9cart sur une borne, \u00e0 l'angle \ndu cabaret, son fusil entre les jambes, n'avait jusqu'\u00e0 \ncet instant pris part \u00e0 rien de ce qui se passait. Il \nsemblait ne pas entendre l es combattants dire autour \nde lui : Voil\u00e0 un fusil qui ne fait rien. \nA l'ordre donn\u00e9 par Enjolras, il se leva. \nOn se souvient qu'\u00e0 l'arriv\u00e9e du rassemblement \nrue de la Chanvrerie, une vieille femme, pr\u00e9voyant les \nballes, avait mis son matelas devant sa f en\u00eatre. Cette \nfen\u00eatre, fen\u00eatre de grenier, \u00e9tait sur le toit d'une \nmaison \u00e0 six \u00e9tages situ\u00e9e un peu en dehors de la \nbarricade. Le matelas, pos\u00e9 en travers, appuy\u00e9 par le \nbas sur deux perches \u00e0 s\u00e9cher le linge, \u00e9tait soutenu \nen haut par deux cordes qui, de loin, semblaient deux \nficelles et qui se rattachaient \u00e0 des clous plant\u00e9s dans \nles chambranles de la mansarde. On voyait ces deux \ncordes distinctement sur le ciel comme des cheveux. \n\u2013 Quelqu'un peut -il me pr\u00eater une carabine \u00e0 deux \ncoups? dit Jean Valjea n. \nEnjolras, qui venait de recharger la sienne, la lui \ntendit. \nJean Valjean ajusta la mansarde et tira. \nUne des deux cordes du matelas \u00e9tait coup\u00e9e. \nLe matelas ne pendait plus que par un fil. Jean Valjean l\u00e2cha le second coup. La deuxi\u00e8me \ncorde fouett a la vitre de la mansarde. Le matelas \nglissa entre les deux perches et tomba dans la rue. \nLa barricade applaudit. \nToutes les voix cri\u00e8rent : \n\u2013 Voil\u00e0 un matelas. \n\u2013 Oui, dit Combeferre, mais qui l'ira chercher? \nLe matelas en effet \u00e9tait tomb\u00e9 en dehors de la \nbarricade, entre les assi\u00e9g\u00e9s et les assi\u00e9geants. Or, la \nmort du sergent de canonniers ayant exasp\u00e9r\u00e9 la \ntroupe, les soldats, depuis quelques instants, s'\u00e9taient \ncouch\u00e9s \u00e0 plat ventre derri\u00e8re la ligne de pav\u00e9s qu'ils \navaient \u00e9lev\u00e9e, et, pour suppl\u00e9e r au silence forc\u00e9 de la \npi\u00e8ce qui se taisait en attendant que son service f\u00fbt \nr\u00e9organis\u00e9, ils avaient ouvert le feu contre la \nbarricade. Les insurg\u00e9s ne r\u00e9pondaient pas \u00e0 cette \nmousqueterie, pour \u00e9pargner les munitions. La \nfusillade se brisait \u00e0 la barric ade; mais la rue, qu'elle \nremplissait de balles, \u00e9tait terrible. \nJean Valjean sortit de la coupure, entra dans la rue, \ntraversa l'orage de balles, alla au matelas, le ramassa, \nle chargea sur son dos, et revint dans la barricade. \nLui-m\u00eame mit le matelas d ans la coupure. Il l'y fixa \ncontre le mur de fa\u00e7on que les artilleurs ne le vissent \npas. Cela fait, on attendit le coup de mitraille. \nIl ne tarda pas. \nLe canon vomit avec un rugissement son paquet \nde chevrotines. Mais il n'y eut pas de ricochet. La \nmitraille avorta sur le matelas. L'effet pr\u00e9vu \u00e9tait \nobtenu. La barricade \u00e9tait pr\u00e9serv\u00e9e. \n\u2013 Citoyen, dit Enjolras \u00e0 Jean Valjean, la \nr\u00e9publique vous remercie. \nBossuet admirait et riait. Il s'\u00e9cria : \n\u2013 C'est immoral qu'un matelas ait tant de \npuissance. Trio mphe de ce qui plie sur ce qui \nfoudroie. Mais c'est \u00e9gal, gloire au matelas qui annule \nun canon! \n \n \n \n \nV, 1, 10 \n \n \n \n \n \nAurore \n \n \n \n \n \n \nEn ce moment -l\u00e0, Cosette se r\u00e9veillait. \nSa chambre \u00e9tait \u00e9troite, propre, discr\u00e8te, avec une \nlongue crois\u00e9e au levant sur l'arri\u00e8re -cour de la \nmaison. \nCosette ne savait rien de ce qui se passait dans \nParis. Elle n'\u00e9tait point l\u00e0 la veille et elle \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \nrentr\u00e9e dans sa chambre quand Toussai nt avait dit : Il \npara\u00eet qu'il y a du train. Cosette avait dormi peu d'heures, mais bien. Elle \navait eu de doux r\u00eaves, ce qui tenait peut -\u00eatre un peu \n\u00e0 ce que son petit lit \u00e9tait tr\u00e8s blanc. Quelqu'un qui \n\u00e9tait Marius lui \u00e9tait apparu dans de la lumi\u00e8re. Elle \nse r\u00e9veilla avec du soleil dans les yeux, ce qui d'abord \nlui fit l'effet de la continuation du songe. \nSa premi\u00e8re pens\u00e9e sortant de ce r\u00eave fut riante. \nCosette se sentit toute rassur\u00e9e. Elle traversait, \ncomme Jean Valjean quelques heures auparavant, \ncette r\u00e9action de l'\u00e2me qui ne veut absolument pas du \nmalheur. Elle se mit \u00e0 esp\u00e9rer de toutes ses forces \nsans savoir pourquoi. Puis un serrement de c\u0153ur lui \nvint. \u2013 Voil\u00e0 trois jours qu'elle n'avait vu Marius. \nMais elle se dit qu'il devait avoir re\u00e7u sa l ettre, qu'il \nsavait o\u00f9 elle \u00e9tait, et qu'il avait tant d'esprit, et qu'il \ntrouverait moyen d'arriver jusqu'\u00e0 elle. \u2013 Et cela \ncertainement aujourd'hui, et peut -\u00eatre ce matin \nm\u00eame. \u2013 Il faisait grand jour, mais le rayon de \nlumi\u00e8re \u00e9tait tr\u00e8s horizontal, elle pensa qu'il \u00e9tait de \ntr\u00e8s bonne heure; qu'il fallait se lever pourtant; pour \nrecevoir Marius. \nElle sentait qu'elle ne pouvait vivre sans Marius, et \nque par cons\u00e9quent cela suffisait, et que Marius \nviendrait. Aucune objection n'\u00e9tait recevable. Tout \ncela \u00e9tait certain. C'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 assez monstrueux d'avoir souffert trois jours. Marius absent trois jours, \nc'\u00e9tait horrible au bon Dieu. Maintenant, cette cruelle \ntaquinerie d'en haut \u00e9tait une \u00e9preuve travers\u00e9e. \nMarius allait arriver, et apporterait une bonne \nnouvelle. Ainsi est faite la jeunesse; elle essuie vite ses \nyeux; elle trouve la douleur inutile et ne l'accepte pas. \nLa jeunesse est le sourire de l'avenir devant un \ninconnu qui est lui -m\u00eame. Il lui est naturel d'\u00eatre \nheureuse. Il semble que sa respiratio n soit faite \nd'esp\u00e9rance. \nDu reste, Cosette ne pouvait parvenir \u00e0 se rappeler \nce que Marius lui avait dit au sujet de cette absence \nqui ne devait durer qu'un jour, et quelle explication il \nlui en avait donn\u00e9e. Tout le monde a remarqu\u00e9 avec \nquelle adresse une monnaie qu'on laisse tomber \u00e0 \nterre court se cacher, et quel art elle a de se rendre \nintrouvable. Il y a des pens\u00e9es qui nous jouent le \nm\u00eame tour; elles se blottissent dans un coin de notre \ncerveau; c'est fini; elles sont perdues; impossible de \nremettr e la m\u00e9moire dessus. Cosette se d\u00e9pitait \nquelque peu du petit effort inutile que faisait son \nsouvenir. Elle se disait que c'\u00e9tait bien mal \u00e0 elle et \nbien coupable d'avoir oubli\u00e9 des paroles prononc\u00e9es \npar Marius. Elle sortit du lit et fit les deux ablutio ns de l'\u00e2me et \ndu corps, sa pri\u00e8re et sa toilette. \nOn peut \u00e0 la rigueur introduire le lecteur dans une \nchambre nuptiale, non dans une chambre virginale. \nLe vers l'oserait \u00e0 peine, la prose ne le doit pas. \nC'est l'int\u00e9rieur d'une fleur encore close, c'est une \nblancheur dans l'ombre, c'est la cellule intime d'un lis \nferm\u00e9 qui ne doit pas \u00eatre regard\u00e9 par l'homme tant \nqu'il n'a pas \u00e9t\u00e9 regard\u00e9 par le soleil. La femme en \nbouton est sacr\u00e9e. Ce lit innocent qui s e d\u00e9couvre, \ncette adorable demi -nudit\u00e9 qui a peur d'elle -m\u00eame, ce \npied blanc qui se r\u00e9fugie dans une pantoufle, cette \ngorge qui se voile devant un miroir comme si ce \nmiroir \u00e9tait une prunelle, cette chemise qui se h\u00e2te de \nremonter et de cacher l'\u00e9paule pou r un meuble qui \ncraque ou pour une voiture qui passe, ces cordons \nnou\u00e9s, ces agrafes accroch\u00e9es, ces lacets tir\u00e9s, ces \ntressaillements, ces petits frissons de froid et de \npudeur, cet effarouchement exquis de tous les \nmouvements, cette inqui\u00e9tude presque ai l\u00e9e l\u00e0 o\u00f9 rien \nn'est \u00e0 craindre, les phases successives du v\u00eatement \naussi charmantes que les nuages de l'aurore, il ne sied \npoint que tout cela soit racont\u00e9, et c'est d\u00e9j\u00e0 trop de \nl'indiquer. L\u2019\u0153il de l'homme doit \u00eatre plus religieux encore \ndevant le leve r d'une jeune fille que devant le lever \nd'une \u00e9toile. La possibilit\u00e9 d'atteindre doit tourner en \naugmentation de respect. Le duvet de la p\u00eache, la \ncendre de la prune, le cristal radi\u00e9 de la neige, l'aile du \npapillon poudr\u00e9e de plumes, sont des choses \ngross i\u00e8res aupr\u00e8s de cette chastet\u00e9 qui ne sait pas \nm\u00eame qu'elle est chaste. La jeune fille n'est qu'une \nlueur de r\u00eave et n'est pas encore une statue. Son \nalc\u00f4ve est cach\u00e9e dans la partie sombre de l'id\u00e9al. \nL'indiscret toucher du regard brutalise cette vague \np\u00e9nombre. Ici, contempler, c'est profaner. \nNous ne montrerons donc rien de tout ce suave \npetit remue -m\u00e9nage du r\u00e9veil de Cosette. \nUn conte d'orient dit que la rose avait \u00e9t\u00e9 faite par \nDieu blanche, mais qu'Adam l'ayant regard\u00e9e au \nmoment o\u00f9 elle s'entr\u2019ouv rait, elle eut honte et devint \nrose. Nous sommes de ceux qui se sentent interdits \ndevant les jeunes filles et les fleurs, les trouvant \nv\u00e9n\u00e9rables. \nCosette s'habilla bien vite, se peigna, se coiffa, ce \nqui \u00e9tait fort simple en ce temps -l\u00e0 o\u00f9 les femmes \nn'enflaient pas leurs boucles et leurs bandeaux avec \ndes coussinets et des tonnelets et ne mettaient point \nde crinolines dans leurs cheveux. Puis elle ouvrit la fen\u00eatre et promena ses yeux partout autour d'elle, \nesp\u00e9rant d\u00e9couvrir quelque peu de la rue, un an gle de \nmaison, un coin de pav\u00e9s, et pouvoir guetter l\u00e0 \nMarius. Mais on ne voyait rien du dehors. L'arri\u00e8re -\ncour \u00e9tait envelopp\u00e9e de murs assez hauts, et n'avait \npour \u00e9chapp\u00e9e que quelques jardins. Cosette d\u00e9clara \nces jardins hideux; pour la premi\u00e8re fois d e sa vie elle \ntrouva des fleurs laides. Le moindre bout de ruisseau \ndu carrefour e\u00fbt \u00e9t\u00e9 bien mieux son affaire. Elle prit \nle parti de regarder le ciel, comme si elle pensait que \nMarius pouvait venir aussi de l\u00e0. \nSubitement, elle fondit en larmes. Non que ce f\u00fbt \nmobilit\u00e9 d'\u00e2me; mais, des esp\u00e9rances coup\u00e9es \nd'accablement, c'\u00e9tait sa situation. Elle sentit \nconfus\u00e9ment on ne sait quoi d'horrible. Les choses \npassent dans l'air en effet. Elle se dit qu'elle n'\u00e9tait \ns\u00fbre de rien, que se perdre de vue, c'\u00e9tait se perdre; et \nl'id\u00e9e que Marius pourrait bien lui revenir du ciel, lui \napparut, non plus charmante, mais lugubre. \nPuis, tels sont ces nuages, le calme lui revint, et \nl'espoir, et une sorte de sourire inconscient, mais \nconfiant en Dieu. \nTout le monde \u00e9tait encore couch\u00e9 dans la maison. \nUn silence provincial r\u00e9gnait. Aucun volet n'\u00e9tait \npouss\u00e9. La loge du portier \u00e9tait ferm\u00e9e. Toussaint n'\u00e9tait pas lev\u00e9e, et Cosette pensa tout naturellement \nque son p\u00e8re dormait. Il fallait qu'elle e\u00fbt bien \nsouffert, et qu'ell e souffr\u00eet bien encore, car elle se \ndisait que son p\u00e8re avait \u00e9t\u00e9 m\u00e9chant; mais elle \ncomptait sur Marius. L'\u00e9clipse d'une telle lumi\u00e8re \n\u00e9tait d\u00e9cid\u00e9ment impossible. Elle pria. Par instants \nelle entendait \u00e0 une certaine distance des esp\u00e8ces de \nsecousses sou rdes, et elle disait : C'est singulier qu'on \nouvre et qu'on ferme les portes coch\u00e8res de si bonne \nheure. C'\u00e9taient les coups de canon qui battaient la \nbarricade. \nIl y avait, \u00e0 quelques pieds au -dessous de la crois\u00e9e \nde Cosette, dans la vieille corniche to ute noire du \nmur, un nid de martinets; l'encorbellement de ce nid \nfaisait un peu saillie au -del\u00e0 de la corniche, si bien \nque d'en haut on pouvait voir le dedans de ce petit \nparadis. La m\u00e8re y \u00e9tait, ouvrant ses ailes en \u00e9ventail \nsur sa couv\u00e9e; le p\u00e8re vole tait, s'en allait, puis \nrevenait, rapportant dans son bec de la nourriture et \ndes baisers. Le jour levant dorait cette chose \nheureuse, la grande loi Multipliez \u00e9tait l\u00e0 souriante et \nauguste, et ce doux myst\u00e8re s'\u00e9panouissait dans la \ngloire du matin. Cosett e, les cheveux dans le soleil, \nl'\u00e2me dans les chim\u00e8res, \u00e9clair\u00e9e par l'amour au \ndedans et par l'aurore au dehors, se pencha comme machinalement, et, sans presque oser s'avouer qu'elle \npensait en m\u00eame temps \u00e0 Marius, se mit \u00e0 regarder \nces oiseaux, cette fam ille, ce m\u00e2le et cette femelle, \ncette m\u00e8re et ces petits, avec le profond trouble qu'un \nnid donne \u00e0 une vierge. \n \n \n \n \nV, 1, 11 \n \n \n \n \n \nLe coup de fusil qui ne manque \nrien et qui ne tue personne \n \n \n \n \n \nLe feu des assaillants continuait. La mousqueterie \net la mitraille alternaient, sans grand ravage \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9. \nLe haut de la fa\u00e7ade de Corinthe souffrait seul; la \ncrois\u00e9e du premier \u00e9tage et les mansardes du toit, \ncribl\u00e9es de chevrotines et de biscayens, s e \nd\u00e9formaient lentement. Les combattants qui s'y \n\u00e9taient post\u00e9s avaient d\u00fb s'effacer. Du reste, ceci est \nune tactique de l'attaque des barricades; tirailler longtemps, afin d'\u00e9puiser les munitions des insurg\u00e9s, \ns'ils font la faute de r\u00e9pliquer. Quand on s' aper\u00e7oit, \nau ralentissement de leur feu, qu'ils n'ont plus ni \nballes ni poudre, on donne l'assaut. Enjolras n'\u00e9tait \npas tomb\u00e9 dans ce pi\u00e8ge; la barricade ne ripostait \npoint. \nA chaque feu de peloton, Gavroche se gonflait la \njoue avec sa langue, signe de ha ut d\u00e9dain. \n\u2013 C'est bon, disait -il, d\u00e9chirez de la toile. Nous \navons besoin de charpie. \nCourfeyrac interpellait la mitraille sur son peu \nd'effet et disait au canon : \n\u2013 Tu deviens diffus, mon bonhomme. \nDans la bataille on s'intrigue comme au bal. Il est \nprobable que ce silence de la redoute commen\u00e7ait \u00e0 \ninqui\u00e9ter les assi\u00e9geants et \u00e0 leur faire craindre \nquelque incident inattendu, et qu'ils sentirent le \nbesoin de voir clair \u00e0 travers ce tas de pav\u00e9s et de \nsavoir ce qui se passait derri\u00e8re cette muraille \nimpassible qui recevait les coups sans y r\u00e9pondre. Les \ninsurg\u00e9s aper\u00e7urent subitement un casque qui brillait \nau soleil sur un toit voisin. Un pompier \u00e9tait adoss\u00e9 \u00e0 \nune haute chemin\u00e9e et semblait l\u00e0 en sentinelle. Son \nregard plongeait \u00e0 pic dans la barricad e. \n\u2013 Voil\u00e0 un surveillant g\u00eanant, dit Enjolras. Jean Valjean avait rendu la carabine d'Enjolras, \nmais il avait son fusil. \nSans dire un mot, il ajusta le pompier, et, une \nseconde apr\u00e8s, le casque, frapp\u00e9 d'une balle, tombait \nbruyamment dans la rue. Le so ldat effar\u00e9 se h\u00e2ta de \ndispara\u00eetre. \nUn deuxi\u00e8me observateur prit sa place. Celui -ci \n\u00e9tait un officier. Jean Valjean, qui avait recharg\u00e9 son \nfusil, ajusta le nouveau venu, et envoya le casque de \nl'officier rejoindre le casque du soldat. L'officier \nn'insist a pas, et se retira tr\u00e8s vite. Cette fois l'avis fut \ncompris. Personne ne reparut sur le toit; et l'on \nrenon\u00e7a \u00e0 espionner la barricade. \n\u2013 Pourquoi n'avez -vous pas tu\u00e9 l'homme? \ndemanda Bossuet \u00e0 Jean Valjean. \nJean Valjean ne r\u00e9pondit pas. \n \n \n \n \nV, 1, 12 \n \n \n \n \n \nLe d\u00e9sordre partisan de l'ordre \n \n \n \n \n \n \nBossuet murmura \u00e0 l'oreille de Combeferre : \n\u2013 Il n'a pas r\u00e9pondu \u00e0 ma question. \n\u2013 C'est un homme qui fait de la bont\u00e9 \u00e0 coups de \nfusil, dit Combeferre. \nCeux qui ont gard\u00e9 quelque souvenir de cette \n\u00e9poque d\u00e9j\u00e0 lointaine, savent que la garde nationale \nde la banlieue \u00e9tait vaillante contre les insurrections. \nElle fut particuli\u00e8rement acharn\u00e9e et intr\u00e9pide aux journ\u00e9es de juin 1832. Tel bon cabaretier de Pant in, \ndes Vertus ou de la Cunette, dont l'\u00e9meute faisait \nch\u00f4mer \u00abl'\u00e9tablissement\u00bb, devenait l\u00e9onin en voyant \nsa salle de danse d\u00e9serte, et se faisait tuer pour sauver \nl'ordre repr\u00e9sent\u00e9 par la guinguette. Dans ce temps \u00e0 \nla fois bourgeois et h\u00e9ro\u00efque, en pr\u00e9 sence des id\u00e9es \nqui avaient leurs chevaliers, les int\u00e9r\u00eats avaient leurs \npaladins. Le prosa\u00efsme du mobile n'\u00f4tait rien \u00e0 la \nbravoure du mouvement. La d\u00e9croissance d'une pile \nd'\u00e9cus faisait chanter \u00e0 des banquiers la Marseillaise. \nOn versait lyriquement son sang pour le comptoir; et \nl'on d\u00e9fendait avec un enthousiasme lac\u00e9d\u00e9monien la \nboutique, cet immense diminutif de la patrie. \nAu fond, disons -le, il n'y avait rien dans tout cela \nque de tr\u00e8s s\u00e9rieux. C'\u00e9taient les \u00e9l\u00e9ments sociaux qui \nentraient en lutte, e n attendant le jour o\u00f9 ils entreront \nen \u00e9quilibre. \nUn autre signe de ce temps, c'\u00e9tait l'anarchie m\u00eal\u00e9e \nau gouvernementalisme (nom barbare du parti \ncorrect). On \u00e9tait pour l'ordre avec indiscipline. Le \ntambour battait inopin\u00e9ment, sur le commandement \nde tel colonel de la garde nationale, des rappels de \ncaprice; tel capitaine allait au feu par inspiration; tel \ngarde national se battait \u00abd'id\u00e9e\u00bb, et pour son propre \ncompte. Dans les minutes de crise, dans les \u00abjourn\u00e9es\u00bb, on prenait conseil moins de ses chefs que \nde ses instincts. Il y avait dans l'arm\u00e9e de l'ordre de \nv\u00e9ritables gu\u00e9rilleros, les uns d'\u00e9p\u00e9e comme Fannicot, \nles autres de plume comme Henri Fonfr\u00e8de. \nLa civilisation, malheureusement repr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 \ncette \u00e9poque plut\u00f4t par une agr\u00e9gation d'int\u00e9r\u00eats q ue \npar un groupe de principes, \u00e9tait ou se croyait en \np\u00e9ril; elle poussait le cri d'alarme; chacun, se faisant \ncentre, la d\u00e9fendait, la secourait et la prot\u00e9geait, \u00e0 sa \nt\u00eate; et le premier venu prenait sur lui de sauver la \nsoci\u00e9t\u00e9. \nLe z\u00e8le parfois allait jusqu'\u00e0 l'extermination. Tel \npeloton de gardes nationaux se constituait de son \nautorit\u00e9 priv\u00e9e conseil de guerre, et jugeait et \nex\u00e9cutait en cinq minutes un insurg\u00e9 prisonnier. C'est \nune improvisation de cette sorte qui avait tu\u00e9 Jean \nProuvaire. F\u00e9roce loi de Lynch, qu'aucun parti n'a le \ndroit de reprocher aux autres, car elle est appliqu\u00e9e \npar la r\u00e9publique en Am\u00e9rique comme par la \nmonarchie en Europe. Cette loi de Lynch se \ncompliquait de m\u00e9prises. Un jour d'\u00e9meute, un jeune \npo\u00e8te, nomm\u00e9 Paul -Aim\u00e9 Garnier, fut poursuivi \nplace Royale, la bayonnette aux reins, et n'\u00e9chappa \nqu'en se r\u00e9fugiant sous la porte coch\u00e8re du num\u00e9ro 6. \nOn criait : \u2013 En voil\u00e0 encore un de ces Saint -Simoniens! et l'on voulait le tuer. Or, il avait sous le bras un volume \ndes m\u00e9moires du d uc de Saint -Simon. Un garde \nnational avait lu sur ce livre le mot : Saint-Simon , et \navait cri\u00e9 : A mort! \nLe 6 juin 1832, une compagnie de gardes \nnationaux de la banlieue, command\u00e9e par le capitaine \nFannicot, nomm\u00e9 plus haut, se fit, par fantaisie et \nbon p laisir, d\u00e9cimer rue de la Chanvrerie. Le fait, si \nsingulier qu'il soit, a \u00e9t\u00e9 constat\u00e9 par l'instruction \njudiciaire ouverte \u00e0 la suite de l'insurrection de 1832. \nLe capitaine Fannicot, bourgeois impatient et hardi, \nesp\u00e8ce de condottiere de l'ordre, de ceux que nous \nvenons de caract\u00e9riser, gouvernementaliste fanatique \net insoumis, ne put r\u00e9sister \u00e0 l'attrait de faire feu \navant l'heure et \u00e0 l'ambition de prendre la barricade \u00e0 \nlui tout seul, c'est -\u00e0-dire avec sa compagnie. Exasp\u00e9r\u00e9 \npar l'apparition successive du drapeau rouge et du \nvieil habit qu'il prit pour le drapeau noir, il bl\u00e2mait \ntout haut les g\u00e9n\u00e9raux et les chefs de corps, lesquels \ntenaient conseil, ne jugeaient pas que le moment de \nl'assaut d\u00e9cisif f\u00fbt venu, et laissaient, suivant une \nexpression c\u00e9l\u00e8 bre de l'un d'eux, \u00abl'insurrection cuire \ndans son jus\u00bb. Quant \u00e0 lui, il trouvait la barricade \nm\u00fbre, et, comme ce qui est m\u00fbr doit tomber, il \nessaya. Il commandait \u00e0 des hommes r\u00e9solus comme lui, \n\u00ab\u00e0 des enrag\u00e9s\u00bb, a dit un t\u00e9moin. Sa compagnie, celle -\nl\u00e0 m\u00eam e qui avait fusill\u00e9 le po\u00e8te Jean Prouvaire, \u00e9tait \nla premi\u00e8re du bataillon post\u00e9 \u00e0 l'angle de la rue. Au \nmoment o\u00f9 l'on s'y attendait le moins, le capitaine \nlan\u00e7a ses hommes contre la barricade. Ce \nmouvement, ex\u00e9cut\u00e9 avec plus de bonne volont\u00e9 que \nde stra t\u00e9gie, co\u00fbta cher \u00e0 la compagnie Fannicot. \nAvant qu'elle f\u00fbt arriv\u00e9e aux deux tiers de la rue, une \nd\u00e9charge g\u00e9n\u00e9rale de la barricade l'accueillit. Quatre, \nles plus audacieux, qui couraient en t\u00eate, furent \nfoudroy\u00e9s \u00e0 bout portant au pied m\u00eame de la \nredoute , et cette courageuse cohue de gardes \nnationaux, gens tr\u00e8s braves, mais qui n'avaient point \nla t\u00e9nacit\u00e9 militaire, dut se replier, apr\u00e8s quelque \nh\u00e9sitation, en laissant quinze cadavres sur le pav\u00e9. \nL'instant d'h\u00e9sitation donna aux insurg\u00e9s le temps de \nrecharger les armes, et une seconde d\u00e9charge, tr\u00e8s \nmeurtri\u00e8re, atteignit la compagnie avant qu'elle e\u00fbt pu \nregagner l'angle de la rue, son abri. Un moment, elle \nfut prise entre deux mitrailles, et elle re\u00e7ut la vol\u00e9e de \nla pi\u00e8ce en batterie qui, n'ayant pas d' ordre, n'avait \npas discontinu\u00e9 son feu. L'intr\u00e9pide et imprudent \nFannicot fut un des morts de cette mitraille. Il fut tu\u00e9 \npar le canon, c'est -\u00e0-dire par l'ordre. Cette attaque, plus furieuse que s\u00e9rieuse, irrita \nEnjolras. \u2013 Les imb\u00e9ciles! dit -il. Ils font tuer leurs \nhommes et ils nous usent nos munitions, pour rien. \nEnjolras parlait comme un vrai g\u00e9n\u00e9ral d'\u00e9meute \nqu'il \u00e9tait. L'insurrection et la r\u00e9pression ne luttent \npoint \u00e0 armes \u00e9gales. L'insurrection, promptement \n\u00e9puisable, n'a qu'un nombre de coups \u00e0 tirer, et qu'un \nnombre de combattants \u00e0 d\u00e9penser. Une giberne \nvid\u00e9e, un homme tu\u00e9, ne se remplacent pas. La \nr\u00e9pression, ayant l'arm\u00e9e, ne compte pas les hommes, \net, ayant Vincennes, ne compte pas les coups. La \nr\u00e9pression a autant de r\u00e9giments que la barricade a \nd'hommes, et autant d'arsenaux que la barricade a de \ncartouchi\u00e8res. Aussi sont -ce l\u00e0 des luttes d'un contre \ncent, qui finissent toujours par l'\u00e9crasement des \nbarricades. A moins que la R\u00e9volution, surgissant \nbrusquement, ne vienne jeter dans la balance son \nflamboyant glaive d'archange. Cela arrive. Alors tout \nse l\u00e8ve, les pav\u00e9s entrent en bouillonnement, les \nredoutes populaires pullulent, Paris tressaille \nsouverainement, le quid divinum se d\u00e9gage, un 10 ao\u00fbt \nest dans l'air, un 29 juillet est dans l'air, une \nprodigieuse lumi\u00e8re appara\u00eet, la gueule b\u00e9ante de la \nforce recule, et l'arm\u00e9e, ce lion, voit devant elle, \ndebout et tranquille, ce proph\u00e8te, la France. \n \n \n \nV, 1, 13 \n \n \n \n \n \nLueurs qui passent \n \n \n \n \n \n \nDans le chaos de sentiments et de passions qui \nd\u00e9fendent une barricade, il y a de tout; il y a de la \nbravoure, de la jeunesse, du point d'honneur, de \nl'enthousiasme, de l'id\u00e9al, de la conviction, de \nl'acharnement de joueur, et surtout, des \nintermittences d 'espoir. \nUne de ces intermittences, un de ces vagues \nfr\u00e9missements d'esp\u00e9rance traversa subitement, \u00e0 l'instant le plus inattendu, la barricade de la \nChanvrerie. \n\u2013 Ecoutez, s'\u00e9cria brusquement Enjolras toujours \naux aguets, il me semble que Paris s'\u00e9veill e. \nIl est certain que, dans la matin\u00e9e du 6 juin, \nl'insurrection eut, pendant une heure ou deux, une \ncertaine recrudescence. L'obstination du tocsin de \nSaint -Merry ranima quelques vell\u00e9it\u00e9s. Rue du Poirier, \nrue des Gravilliers, des barricades s'\u00e9bauch\u00e8ren t. \nDevant la porte Saint -Martin, un jeune homme, arm\u00e9 \nd'une carabine, attaqua seul un escadron de cavalerie. \nA d\u00e9couvert, en plein boulevard, il mit un genou en \nterre, \u00e9paula son arme, tira, tua le chef d'escadron, et \nse retourna en disant : En voil\u00e0 encor e un qui ne nous fera \nplus de mal . Il fut sabr\u00e9. Rue Saint -Denis, une femme \ntirait sur la garde municipale de derri\u00e8re une jalousie \nbaiss\u00e9e. On voyait \u00e0 chaque coup trembler les feuilles \nde la jalousie. Un enfant de quatorze ans fut arr\u00eat\u00e9 \nrue de la Cosson nerie avec ses poches pleines de \ncartouches. Plusieurs postes furent attaqu\u00e9s. A \nl'entr\u00e9e de la rue Bertin -Poir\u00e9e, une fusillade tr\u00e8s vive \net tout \u00e0 fait impr\u00e9vue accueillit un r\u00e9giment de \ncuirassiers, en t\u00eate duquel marchait le g\u00e9n\u00e9ral \nCavaignac de Baragn e. Rue Planche -Mibray, on jeta \ndu haut des toits sur la troupe de vieux tessons de vaisselle et des ustensiles de m\u00e9nage; mauvais signe; \net quand on rendit compte de ce fait au mar\u00e9chal \nSoult, le vieux lieutenant de Napol\u00e9on devint r\u00eaveur, \nse rappelant le mot de Suchet \u00e0 Saragosse : Nous \nsommes perdus quand les vieilles femmes nous vident leur pot \nde chambre sur la t\u00eate . \nCes sympt\u00f4mes g\u00e9n\u00e9raux qui se manifestaient au \nmoment o\u00f9 l'on croyait l'\u00e9meute localis\u00e9e, cette fi\u00e8vre \nde col\u00e8re qui reprenait le dessus, ces flamm\u00e8ches qui \nvolaient \u00e7\u00e0 et l\u00e0 au -dessus de ces masses profondes \nde combustible qu'on nomme les faubourgs de Paris, \ntout cet ensemble inqui\u00e9ta les chefs militaires. On se \nh\u00e2ta d'\u00e9teindre ces commencements d'incendie. On \nretarda, jusqu'\u00e0 ce que ces p \u00e9tillements fussent \n\u00e9touff\u00e9s, l'attaque des barricades Maubu\u00e9e, de la \nChanvrerie et de Saint -Merry, afin de n'avoir plus \naffaire qu'\u00e0 elles, et de pouvoir tout finir d'un coup. \nDes colonnes furent lanc\u00e9es dans les rues en \nfermentation, balayant les grandes , sondant les \npetites, \u00e0 droite, \u00e0 gauche, tant\u00f4t avec pr\u00e9caution et \nlentement, tant\u00f4t au pas de charge. La troupe \nenfon\u00e7ait les portes des maisons d'o\u00f9 l'on avait tir\u00e9. \nEn m\u00eame temps des man\u0153uvres de cavalerie \ndispersaient les groupes des boulevards. Cett e \nr\u00e9pression ne se fit pas sans rumeur et sans ce fracas tumultueux propre aux chocs d'arm\u00e9e et de peuple. \nC'\u00e9tait l\u00e0 ce qu'Enjolras, dans les intervalles de la \ncanonnade et de la mousqueterie, saisissait. En outre, \nil avait vu au bout de la rue passer des bless\u00e9s sur des \ncivi\u00e8res, et il disait \u00e0 Courfeyrac : \u2013 Ces bless\u00e9s -l\u00e0 ne \nviennent pas de chez nous. \nL'espoir dura peu; la lueur s'\u00e9clipsa vite. En moins \nd'une demi -heure, ce qui \u00e9tait dans l'air s'\u00e9vanouit, ce \nfut comme un \u00e9clair sans foudre, et les ins urg\u00e9s \nsentirent retomber sur eux cette esp\u00e8ce de chape de \nplomb que l'indiff\u00e9rence du peuple jette sur les \nobstin\u00e9s abandonn\u00e9s. \nLe mouvement g\u00e9n\u00e9ral qui semblait s'\u00eatre \nvaguement dessin\u00e9, avait avort\u00e9; et l'attention du \nministre de la guerre et la strat\u00e9g ie des g\u00e9n\u00e9raux \npouvaient se concentrer maintenant sur les trois ou \nquatre barricades rest\u00e9es debout. \nLe soleil montait sur l'horizon. \nUn insurg\u00e9 interpella Enjolras : \n\u2013 On a faim ici. Est -ce que vraiment nous allons \nmourir comme \u00e7a sans manger? \nEnjolr as, toujours accoud\u00e9 \u00e0 son cr\u00e9neau, sans \nquitter des yeux l'extr\u00e9mit\u00e9 de la rue, fit un signe de \nt\u00eate affirmatif. \n \n \n \n \nV, 1, 14 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 on lira le nom de la ma\u00eetresse \nd'Enjolras \n \n \n \n \n \nCourfeyrac, assis sur un pav\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d'Enjolras, \ncontinuait d'insulter le canon, et chaque fois que \npassait, avec son bruit monstrueux, cette sombre \nnu\u00e9e de projectiles qu'on appelle la mitraille, il \nl'accueillait par une bouff\u00e9e d'ironie. \n\u2013 Tu t'\u00e9poumone s, mon pauvre vieux brutal, tu \nme fais de la peine, tu perds ton vacarme. Ce n'est \npas du tonnerre, \u00e7a, c'est de la toux. Et l'on riait autour de lui. \nCourfeyrac et Bossuet, dont la vaillante belle \nhumeur croissait avec le p\u00e9ril, rempla\u00e7aient, comme \nmada me Scarron, la nourriture par la plaisanterie, et, \npuisque le vin manquait, versaient \u00e0 tous de la ga\u00eet\u00e9. \n\u2013 J'admire Enjolras, disait Bossuet. Sa t\u00e9m\u00e9rit\u00e9 \nimpassible m'\u00e9merveille. Il vit seul, ce qui le rend \npeut-\u00eatre un peu triste; Enjolras se plaint de sa \ngrandeur qui l'attache au veuvage. Nous autres, nous \navons tous plus ou moins des ma\u00eetresses qui nous \nrendent fous, c'est -\u00e0-dire braves. Quand on est \namoureux comme un tigre, c'est bien le moins qu'on \nse batte comme un lion. C'est une fa\u00e7on de nous \nveng er des traits que nous font mesdames nos \ngrisettes. Roland se fait tuer pour faire bisquer \nAng\u00e9lique. Tous nos h\u00e9ro\u00efsmes viennent de nos \nfemmes. Un homme sans femme, c'est un pistolet \nsans chien; c'est la femme qui fait partir l'homme. Eh \nbien, Enjolras n' a pas de femme. Il n'est pas \namoureux, et il trouve le moyen d'\u00eatre intr\u00e9pide. C'est \nune chose inou\u00efe qu'on puisse \u00eatre froid comme la \nglace et hardi comme le feu. \nEnjolras ne paraissait pas \u00e9couter, mais quelqu'un \nqui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 pr\u00e8s de lui l'e\u00fbt entendu mu rmurer \u00e0 \ndemi -voix : Patria . Bossuet riait encore quand Courfeyrac s'\u00e9cria : \n\u2013 Du nouveau! \nEt, prenant une voix d'huissier qui annonce, il \najouta : \n\u2013 Je m'appelle Pi\u00e8ce de Huit. \nEn effet, un nouveau personnage venait d'entrer \nen sc\u00e8ne. C'\u00e9tait une deu xi\u00e8me bouche \u00e0 feu. \nLes artilleurs firent rapidement la man\u0153uvre de \nforce, et mirent cette seconde pi\u00e8ce en batterie pr\u00e8s \nde la premi\u00e8re. \nCeci \u00e9bauchait le d\u00e9nouement. \nQuelques instants apr\u00e8s, les deux pi\u00e8ces, vivement \nservies, tiraient de front contre la redoute; les feux de \npeloton de la ligne et de la banlieue soutenaient \nl'artillerie. \nOn entendait une autre canonnade \u00e0 quelque \ndistance. En m\u00eame temps que deux pi\u00e8ces \ns'acharnaient sur la redoute de la rue de la \nChanvrerie, deux autres bouches \u00e0 feu, braqu\u00e9es, \nl'une rue Saint -Denis, l'autre rue Aubry -le-Boucher, \ncriblaient la barricade Saint -Merry. Les quatre canons \nse faisaient lugubrement \u00e9cho. \nLes aboiements des sombres chiens de la guerre se \nr\u00e9pondaient. Des deux pi\u00e8ces qui battaient maintenant l a \nbarricade de la rue de la Chanvrerie, l'une tirait \u00e0 \nmitraille, l'autre \u00e0 boulet. \nLa pi\u00e8ce qui tirait \u00e0 boulet \u00e9tait point\u00e9e un peu \nhaut et le tir \u00e9tait calcul\u00e9 de fa\u00e7on que le boulet \nfrappait le bord extr\u00eame de l'ar\u00eate sup\u00e9rieure de la \nbarricade, l'\u00e9cr\u00eatait, et \u00e9miettait les pav\u00e9s sur les \ninsurg\u00e9s en \u00e9clats de mitraille. \nCe proc\u00e9d\u00e9 de tir avait pour but d'\u00e9carter les \ncombattants du sommet de la redoute, et de les \ncontraindre \u00e0 se pelotonner dans l'int\u00e9rieur; c'est -\u00e0-\ndire que cela annon\u00e7ait l'assaut. \nUne fois les combattants chass\u00e9s du haut de la \nbarricade par le boulet et des fen\u00eatres du cabaret par \nla mitraille, les colonnes d'attaque pourraient \ns'aventurer dans la rue sans \u00eatre vis\u00e9es, peut -\u00eatre \nm\u00eame sans \u00eatre aper\u00e7ues, escalader brusquement la \nredoute, comme la veille au soir, et, qui sait? la \nprendre par surprise. \n\u2013 Il faut absolu ment diminuer l'incommodit\u00e9 de \nces pi\u00e8ces, dit Enjolras, et il cria : Feu sur les \nartilleurs! \nTous \u00e9taient pr\u00eats. La barricade, qui se taisait \ndepuis si longtemps, fit feu \u00e9perdument, sept ou huit \nd\u00e9charges se succ\u00e9d\u00e8rent avec une sorte de rage et de joie, la rue s'emplit d'une fum\u00e9e aveuglante, et, au \nbout de quelques minutes, \u00e0 travers cette brume \ntoute ray\u00e9e de flamme, on put distinguer \nconfus\u00e9ment les deux tiers des artilleurs couch\u00e9s sous \nles roues des canons. Ceux qui \u00e9taient rest\u00e9s debout \ncontinuaie nt de servir les pi\u00e8ces avec une tranquillit\u00e9 \ns\u00e9v\u00e8re; mais le feu \u00e9tait ralenti. \n\u2013 Voil\u00e0 qui va bien, dit Bossuet \u00e0 Enjolras. Succ\u00e8s. \nEnjolras hocha la t\u00eate et r\u00e9pondit : \n\u2013 Encore un quart d'heure de ce succ\u00e8s, et il n'y \naura plus dix cartouches dans la barricade. \nIl para\u00eet que Gavroche entendit ce mot. \n \n \n \n \nV, 1, 15 \n \n \n \n \n \nGavroche dehors \n \n \n \n \nCourfeyrac tout \u00e0 coup aper\u00e7ut quelqu'un au bas \nde la barricade, dehors, dans la rue, sous les balles. \nGavroche avait pris un panier \u00e0 bouteilles dans le \ncabaret, \u00e9tait sorti par la coupure, et \u00e9tait \npaisiblement occup\u00e9 \u00e0 vider dans son panier les \ngibernes pleines de cartouches des gardes nationaux \ntu\u00e9s sur le talus de la redoute. \n\u2013 Qu'est -ce que tu fais l \u00e0? dit Courfeyrac. \nGavroche leva le nez : \n\u2013 Citoyen, j'emplis mon panier. \u2013 Tu ne vois donc pas la mitraille? \nGavroche r\u00e9pondit : \n\u2013 Eh bien, il pleut. Apr\u00e8s? \nCourfeyrac cria : \n\u2013 Rentre! \n\u2013 Tout \u00e0 l'heure, fit Gavroche. \nEt, d'un bond, il s'enfon\u00e7a d ans la rue. \nOn se souvient que la compagnie Fannicot, en se \nretirant, avait laiss\u00e9 derri\u00e8re elle une tra\u00een\u00e9e de \ncadavres. \nUne vingtaine de morts gisaient \u00e7\u00e0 et l\u00e0 dans toute \nla longueur de la rue sur le pav\u00e9. Une vingtaine de \ngibernes pour Gavroche. Une provision de \ncartouches pour la barricade. \nLa fum\u00e9e \u00e9tait dans la rue comme un brouillard. \nQuiconque a vu un nuage tomb\u00e9 dans une gorge de \nmontagnes entre deux escarpements \u00e0 pic, peut se \nfigurer cette fum\u00e9e resserr\u00e9e et comme \u00e9paissie par \ndeux sombres li gnes de hautes maisons. Elle montait \nlentement et se renouvelait sans cesse; de l\u00e0 un \nobscurcissement graduel qui bl\u00eamissait m\u00eame le plein \njour. C'est \u00e0 peine si, d'un bout \u00e0 l'autre de la rue, \npourtant fort courte, les combattants s'apercevaient. Cet obs curcissement, probablement voulu et \ncalcul\u00e9 par les chefs qui devaient diriger l'assaut de la \nbarricade, fut utile \u00e0 Gavroche. \nSous les plis de ce voile de fum\u00e9e et gr\u00e2ce \u00e0 sa \npetitesse, il put s'avancer assez loin dans la rue sans \n\u00eatre vu. Il d\u00e9valisa le s sept ou huit premi\u00e8res gibernes \nsans grand danger. \nIl rampait \u00e0 plat ventre, galopait \u00e0 quatre pattes, \nprenait son panier aux dents, se tordait, glissait, \nondulait, serpentait d'un mort \u00e0 l'autre, et vidait la \ngiberne ou la cartouchi\u00e8re comme un singe o uvre une \nnoix. \nDe la barricade, dont il \u00e9tait encore assez pr\u00e8s, on \nn'osait lui crier de revenir, de peur d'appeler \nl'attention sur lui. \nSur un cadavre, qui \u00e9tait un caporal, il trouva une \npoire \u00e0 poudre. \n\u2013 Pour la soif, dit -il, en la mettant dans sa po che. \nA force d'aller en avant, il parvint au point o\u00f9 le \nbrouillard de la fusillade devenait transparent. \nSi bien que les tirailleurs de la ligne rang\u00e9s et \u00e0 \nl'aff\u00fbt derri\u00e8re leur lev\u00e9e de pav\u00e9s, et les tirailleurs de \nla banlieue mass\u00e9s \u00e0 l'angle de la r ue, se montr\u00e8rent \nsoudainement quelque chose qui remuait dans la \nfum\u00e9e. Au moment o\u00f9 Gavroche d\u00e9barrassait de ses \ncartouches un sergent gisant pr\u00e8s d'une borne, une \nballe frappa le cadavre. \n\u2013 Fichtre! fit Gavroche. Voil\u00e0 qu'on me tue mes \nmorts. \nUne deux i\u00e8me balle fit \u00e9tinceler le pav\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de \nlui. Une troisi\u00e8me renversa son panier. \nGavroche regarda, et vit que cela venait de la \nbanlieue. \nIl se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, \nles mains sur les hanches, l\u2019\u0153il fix\u00e9 sur les gardes \nnationaux qui tiraient, et il chanta : \n \nOn est laid \u00e0 Nanterre, \nC'est la faute \u00e0 Voltaire, \nEt b\u00eate \u00e0 Palaiseau, \nC'est la faute \u00e0 Rousseau. \n \nPuis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre \nune seule, les cartouches qui en \u00e9taient tomb\u00e9es, et, \navan\u00e7ant vers la fusillade, alla d\u00e9pouiller une autre \ngiberne. L\u00e0 une quatri\u00e8me balle le manqua encore. \nGavroche chanta : \n \nJe ne suis pas notaire, \nC'est la faute \u00e0 Voltaire, \nJe suis petit oiseau, \nC'est la faute \u00e0 Rousseau. \nUne cinqui\u00e8me balle ne r\u00e9ussit qu'\u00e0 tirer de lui un \ntroisi\u00e8me couplet : \n \nJoie est mon caract\u00e8re, \nC'est la faute \u00e0 Voltaire; \nMis\u00e8re est mon trousseau, \nC'est la faute \u00e0 Rouss eau. \n \nCela continua ainsi quelque temps. \nLe spectacle \u00e9tait \u00e9pouvantable et charmant. \nGavroche, fusill\u00e9, taquinait la fusillade. Il avait l'air de \ns'amuser beaucoup. C'\u00e9tait le moineau becquetant les \nchasseurs. Il r\u00e9pondait \u00e0 chaque d\u00e9charge par un \ncoup let. On le visait sans cesse, on le manquait \ntoujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient \nen l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, \ns'effa\u00e7ait dans un coin de porte, puis bondissait, \ndisparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripo stait \n\u00e0 la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait \nles cartouches, vidait les gibernes et remplissait son \npanier. Les insurg\u00e9s, haletants d'anxi\u00e9t\u00e9, le suivaient \ndes yeux. La barricade tremblait; lui, il chantait. Ce \nn'\u00e9tait pas un enfant, ce n'\u00e9tait pas un homme; c'\u00e9tait \nun \u00e9trange gamin f\u00e9e. On e\u00fbt dit le nain invuln\u00e9rable \nde la m\u00eal\u00e9e. Les balles couraient apr\u00e8s lui, il \u00e9tait plus \nleste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache -cache avec la mort; chaque fois que la face \ncama rde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait \nune pichenette. \nUne balle pourtant, mieux ajust\u00e9e ou plus tra\u00eetre \nque les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. \nOn vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la \nbarricade poussa un cri; m ais il y avait de l'Ant\u00e9e dans \nce pygm\u00e9e; pour le gamin toucher le pav\u00e9, c'est \ncomme pour le g\u00e9ant toucher la terre; Gavroche \nn'\u00e9tait tomb\u00e9 que pour se redresser; il resta assis sur \nson s\u00e9ant, un long filet de sang rayait son visage, il \n\u00e9leva ses deux bras en l'air, regarda du c\u00f4t\u00e9 d'o\u00f9 \u00e9tait \nvenu le coup, et se mit \u00e0 chanter. \n \nJe suis tomb\u00e9 par terre, \nC'est la faute \u00e0 Voltaire, \nLe nez dans le ruisseau, \nC'est la faute \u00e0... \n \nIl n'acheva point. Une seconde balle du m\u00eame \ntireur l'arr\u00eata court. Cette fois il s'abattit la face \ncontre le pav\u00e9, et ne remua plus. Cette petite grande \n\u00e2me venait de s'envoler. \n \n \n \n \nV, 1, 16 \n \n \n \n \n \nComment de fr\u00e8re on devient p\u00e8re \n \n \n \n \n \n \nIl y avait en ce moment -l\u00e0 m\u00eame dans le jardin du \nLuxembourg, \u2013 car le regard du drame doit \u00eatre \npr\u00e9sent partout, \u2013 deux enfants qui se tenaient par la \nmain. L'un pouvait avoir sept ans, l'autre cinq. La \npluie les ayant mouill\u00e9s, ils marchaient dans les all\u00e9es \ndu c\u00f4t\u00e9 du soleil; l'a\u00een\u00e9 conduisait le petit; ils \u00e9taient \nen haillons et p\u00e2les; ils avaient un air d'oiseaux \nfauves. Le plus petit disait : J'ai bien faim. L'a\u00een\u00e9, d\u00e9j\u00e0 un peu protecteur, conduisait son fr\u00e8re \nde la main gauche et avait une baguette dans sa main \ndroite. \nIls \u00e9taient seuls dans le jardin. Le jardin \u00e9tait \nd\u00e9sert, les grilles \u00e9taient ferm\u00e9es par mesure de police \n\u00e0 cause de l'insurrection. Les troupes qui y avaient \nbivouaqu\u00e9 en \u00e9taient sorties pour les besoins du \ncombat. \nComment ces enfants \u00e9taient -ils l\u00e0? Peut -\u00eatre \ns'\u00e9taient -ils \u00e9vad\u00e9s de quelque corps de garde \nentreb\u00e2ill\u00e9; peut -\u00eatre aux environs, \u00e0 la barri\u00e8re \nd'Enfer, ou sur l'esplanade de l'Observatoire, ou dans \nle carrefour voisin domin\u00e9 par le fronton o\u00f9 on lit : \ninvenerunt parvulum pannis involutum , y avait -il quelque \nbaraque de saltimbanques dont ils s'\u00e9taient enfuis; \npeut-\u00eatre avaient -ils, la veille au soir, tromp\u00e9 l\u2019\u0153il des \ninspecteurs du jardin \u00e0 l'heure de la cl\u00f4ture, et \navaient -ils pass\u00e9 la nuit dans quelqu'une de ces \ngu\u00e9rites o\u00f9 on lit les journaux? Le fait est qu'ils \n\u00e9taient errants et qu'ils semblaient libres. Etre errant \net sembler libre, c'est \u00eatre perdu. Ces pauvres petits \n\u00e9taient perdus en effet. \nCes deux enfants \u00e9taient ceux -l\u00e0 m\u00eames dont \nGavroche avait \u00e9t\u00e9 en peine, et que le lecteur se \nrappelle. Enfants des Th\u00e9nardier, en location chez la Magnon, attribu\u00e9s \u00e0 M. Gillenormand, et maintenant \nfeuilles tomb\u00e9es de toutes ces branches sans racines, \net roul\u00e9es sur la terre par le vent. \nLeurs v\u00eatements, propre s du temps de la Magnon \net qui lui servaient de prospectus vis -\u00e0-vis de M. \nGillenormand, \u00e9taient devenus guenilles. \nCes \u00eatres appartenaient d\u00e9sormais \u00e0 la statistique \ndes \u00abEnfants Abandonn\u00e9s\u00bb que la police constate, \nramasse, \u00e9gare et retrouve sur le pav\u00e9 de Paris. \nIl fallait le trouble d'un tel jour pour que ces petits \nmis\u00e9rables fussent dans ce jardin. Si les surveillants \nles eussent aper\u00e7us, ils eussent chass\u00e9 ces haillons. \nLes petits pauvres n'entrent pas dans les jardins \npublics; pourtant on devrait s onger que, comme \nenfants, ils ont droit aux fleurs. \nCeux -ci \u00e9taient l\u00e0, gr\u00e2ce aux grilles ferm\u00e9es. Ils \n\u00e9taient en contravention. Ils s'\u00e9taient gliss\u00e9s dans le \njardin, et ils y \u00e9taient rest\u00e9s. Les grilles ferm\u00e9es ne \ndonnent pas cong\u00e9 aux inspecteurs, la su rveillance est \ncens\u00e9e continuer, mais elle s'amollit et se repose; et \nles inspecteurs, \u00e9mus eux aussi par l'anxi\u00e9t\u00e9 publique \net plus occup\u00e9s du dehors que du dedans, ne \nregardaient plus le jardin, et n'avaient pas vu les deux \nd\u00e9linquants. Il avait plu la veille, et m\u00eame un peu le matin. Mais \nen juin les ond\u00e9es ne comptent pas. C'est \u00e0 peine si \nl'on s'aper\u00e7oit, une heure apr\u00e8s un orage, que cette \nbelle journ\u00e9e blonde a pleur\u00e9. La terre en \u00e9t\u00e9 est aussi \nvite s\u00e8che que la joue d'un enfant. \nA cet instant du s olstice, la lumi\u00e8re du plein midi \nest, pour ainsi dire, poignante. Elle prend tout. Elle \ns'applique et se superpose \u00e0 la terre avec une sorte de \nsuccion. On dirait que le soleil a soif. Une averse est \nun verre d'eau; une pluie est tout de suite bue. Le \nmatin tout ruisselait, l'apr\u00e8s -midi tout poudroie. \nRien n'est admirable comme une verdure \nd\u00e9barbouill\u00e9e par la pluie et essuy\u00e9e par le rayon; c'est \nde la fra\u00eecheur chaude. Les jardins et les prairies, \nayant de l'eau dans leurs racines et du soleil dans leurs \nfleurs, deviennent des cassolettes d'encens et fument \nde tous leurs parfums \u00e0 la fois. Tout rit, chante et \ns'offre. On se sent doucement ivre. Le printemps est \nun paradis provisoire; le soleil aide \u00e0 faire patienter \nl'homme. \nIl y a des \u00eatres qui n'en dem andent pas davantage; \nvivants qui, ayant l'azur du ciel, disent : c'est assez! \nsongeurs absorb\u00e9s dans le prodige, puisant dans \nl'idol\u00e2trie de la nature l'indiff\u00e9rence du bien et du \nmal, contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l'homme, qui ne com prennent pas qu'on \ns'occupe de la faim de ceux -ci, de la soif de ceux -l\u00e0, \nde la nudit\u00e9 du pauvre en hiver, de la courbure \nlymphatique d'une petite \u00e9pine dorsale, du grabat, du \ngrenier, du cachot, et des haillons des jeunes filles \ngrelottantes, quand on peu t r\u00eaver sous les arbres; \nesprits paisibles et terribles, impitoyablement \nsatisfaits. Chose \u00e9trange, l'infini leur suff\u00eet. Ce grand \nbesoin de l'homme, le fini, qui admet l'embrassement, \nils l'ignorent. Le fini, qui admet le progr\u00e8s, ce travail \nsublime, ils n'y songent pas. L'ind\u00e9fini, qui na\u00eet de la \ncombinaison humaine et divine de l'infini et du fini, \nleur \u00e9chappe. Pourvu qu'ils soient face \u00e0 face avec \nl'immensit\u00e9, ils sourient. Jamais la joie, toujours \nl'extase. S'ab\u00eemer, voil\u00e0 leur vie. L'histoire de \nl'humanit\u00e9 pour eux n'est qu'un plan parcellaire; Tout \nn'y est pas; le vrai Tout reste en dehors; \u00e0 quoi bon \ns'occuper de ce d\u00e9tail, l'homme? L'homme souffre, \nc'est possible; mais regardez donc Aldebaran qui se \nl\u00e8ve! La m\u00e8re n'a plus de lait, le nouveau -n\u00e9 se meurt, \nje n'en sais rien, mais consid\u00e9rez donc cette rosace \nmerveilleuse que fait une rondelle de l'aubier du sapin \nexamin\u00e9e au microscope! comparez -moi la plus belle \nmalines \u00e0 cela! Ces penseurs oublient d'aimer. Le \nzodiaque r\u00e9ussit sur eux au point de le s emp\u00eacher de voir l'enfant qui pleure. Dieu leur \u00e9clipse l'\u00e2me. C'est \nl\u00e0 une famille d'esprits, \u00e0 la fois petits et grands. \nHorace en \u00e9tait, Goethe en \u00e9tait, La Fontaine peut -\n\u00eatre; magnifiques \u00e9go\u00efstes de l'infini, spectateurs \ntranquilles de la douleur, q ui ne voient pas N\u00e9ron s'il \nfait beau, auxquels le soleil cache le b\u00fbcher, qui \nregarderaient guillotiner en y cherchant un effet de \nlumi\u00e8re, qui n'entendent ni le cri, ni le sanglot, ni le \nr\u00e2le, ni le tocsin, pour qui tout est bien puisqu'il y a le \nmois de mai, qui, tant qu'il y aura des nuages de \npourpre et d'or au -dessus de leur t\u00eate, se d\u00e9clarent \ncontents, et qui sont d\u00e9termin\u00e9s \u00e0 \u00eatre heureux \njusqu'\u00e0 \u00e9puisement du rayonnement des astres et du \nchant des oiseaux. \nCe sont de radieux t\u00e9n\u00e9breux. Ils ne se d outent \npas qu'ils sont \u00e0 plaindre. Certes, ils le sont. Qui ne \npleure pas ne voit pas. Il faut les admirer et les \nplaindre, comme on plaindrait et comme on \nadmirerait un \u00eatre \u00e0 la fois nuit et jour qui n'aurait pas \nd'yeux sous les sourcils et qui aurait un astre au \nmilieu du front. \nL'indiff\u00e9rence de ces penseurs, c'est l\u00e0, selon \nquelques -uns, une philosophie sup\u00e9rieure. Soit; mais \ndans cette sup\u00e9riorit\u00e9 il y a de l'infirmit\u00e9. On peut \n\u00eatre immortel et boiteux; t\u00e9moin Vulcain. On peut \u00eatre plus qu'homme et m oins qu'homme. \nL'incomplet immense est dans la nature. Qui sait si le \nsoleil n'est pas un aveugle? \nMais alors, quoi! \u00e0 qui se fier? Solem quis dicere \nfalsum audeat? Ainsi de certains g\u00e9nies eux -m\u00eames, de \ncertains Tr\u00e8s -Hauts humains, des hommes astres, \npourraient se tromper? Ce qui est l\u00e0 -haut, au fa\u00eete, au \nsommet, au z\u00e9nith, ce qui envoie sur la terre tant de \nclart\u00e9, verrait peu, verrait mal, ne verrait pas? Cela \nn'est-il pas d\u00e9sesp\u00e9rant? Non. Mais qu'y a -t-il donc \nau-dessus du soleil? Le dieu. \nLe 6 juin 1832, vers onze heures du matin, le \nLuxembourg, solitaire et d\u00e9peupl\u00e9, \u00e9tait charmant. \nLes quinconces et les parterres s'envoyaient dans la \nlumi\u00e8re des baumes et des \u00e9blouissements. Les \nbranches, folles \u00e0 la clart\u00e9 de midi, semblaient \nchercher \u00e0 s'embrasse r. Il y avait dans les sycomores \nun tintamarre de fauvettes, les passereaux \ntriomphaient, les pique -bois grimpaient le long des \nmarronniers en donnant de petits coups de bec dans \nles trous de l'\u00e9corce. Les plates -bandes acceptaient la \nroyaut\u00e9 l\u00e9gitime des lys; le plus auguste des parfums, \nc'est celui qui sort de la blancheur. On respirait \nl'odeur poivr\u00e9e des \u0153illets . Les vieilles corneilles de \nMarie de M\u00e9dicis \u00e9taient amoureuses dans les grands arbres. Le soleil dorait, empourprait et allumait les \ntulipes, qui ne sont autre chose que toutes les vari\u00e9t\u00e9s \nde la flamme, faites fleurs. Tout autour des bancs de \ntulipes tourbillonnaient les abeilles, \u00e9tincelles de ces \nfleurs flammes. Tout \u00e9tait gr\u00e2ce et ga\u00eet\u00e9, m\u00eame la \npluie prochaine; cette r\u00e9cidive, dont les mug uets et \nles ch\u00e8vrefeuilles devaient profiter, n'avait rien \nd'inqui\u00e9tant; les hirondelles faisaient la charmante \nmenace de voler bas. Qui \u00e9tait l\u00e0 aspirait du bonheur; \nla vie sentait bon; toute cette nature exhalait la \ncandeur, le secours, l'assistance, la paternit\u00e9, la \ncaresse, l'aurore. Les pens\u00e9es qui tombaient du ciel \n\u00e9taient douces comme une petite main d'enfant qu'on \nbaise. \nLes statues sous les arbres, nues et blanches, \navaient des robes d'ombre trou\u00e9es de lumi\u00e8re; ces \nd\u00e9esses \u00e9taient toutes d\u00e9guenill \u00e9es de soleil; il leur \npendait des rayons de tous les c\u00f4t\u00e9s. Autour du grand \nbassin, la terre \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 s\u00e9ch\u00e9e au point d'\u00eatre \npresque br\u00fbl\u00e9e. Il faisait assez de vent pour soulever \n\u00e7\u00e0 et l\u00e0 de petites \u00e9meutes de poussi\u00e8re. Quelques \nfeuilles jaunes, rest\u00e9 es du dernier automne, se \npoursuivaient joyeusement, et semblaient gaminer. \nL'abondance de la clart\u00e9 avait on ne sait quoi de \nrassurant. Vie, s\u00e8ve, chaleur, effluves, d\u00e9bordaient; on sentait sous la cr\u00e9ation l'\u00e9normit\u00e9 de la source; \ndans tous ces souffles p\u00e9n\u00e9tr\u00e9s d'amour, dans ce va -\net-vient de r\u00e9verb\u00e9rations et de reflets, dans cette \nprodigieuse d\u00e9pense de rayons, dans ce versement \nind\u00e9fini d'or fluide, on sentait la prodigalit\u00e9 de \nl'in\u00e9puisable; et, derri\u00e8re cette splendeur comme \nderri\u00e8re un rideau de f lamme, on entrevoyait Dieu, ce \nmillionnaire d'\u00e9toiles. \nGr\u00e2ce au sable, il n'y avait pas une tache de boue; \ngr\u00e2ce \u00e0 la pluie, il n'y avait pas un grain de cendre. \nLes bouquets venaient de se laver; tous les velours, \ntous les satins, tous les vernis, tous l es ors, qui \nsortent de la terre sous forme de fleurs, \u00e9taient \nirr\u00e9prochables. Cette magnificence \u00e9tait propre. Le \ngrand silence de la nature heureuse emplissait le \njardin. Silence c\u00e9leste compatible avec mille \nmusiques, roucoulements de nids, bourdonnement s \nd'essaims, palpitations du vent. Toute l'harmonie de \nla saison s'accomplissait dans un gracieux ensemble; \nles entr\u00e9es et les sorties du printemps avaient lieu \ndans l'ordre voulu; les lilas finissaient, les jasmins \ncommen\u00e7aient; quelques fleurs \u00e9taient at tard\u00e9es, \nquelques insectes en avance; l'avant -garde des \npapillons rouges de juin fraternisait avec l'arri\u00e8re -\ngarde des papillons blancs de mai. Les platanes faisaient peau neuve. La brise creusait des \nondulations dans l'\u00e9normit\u00e9 magnifique des \nmarronniers. C'\u00e9tait splendide. Un v\u00e9t\u00e9ran de la \ncaserne voisine qui regardait \u00e0 travers la grille disait : \nVoil\u00e0 le printemps au port d'armes et en grande \ntenue. \nToute la nature d\u00e9jeunait; la cr\u00e9ation \u00e9tait \u00e0 table; \nc'\u00e9tait l'heure; la grande nappe bleue \u00e9tait mise au ciel \net la grande nappe verte sur la terre; le soleil \u00e9clairait \n\u00e0 giorno. Dieu servait le repas universel. Chaque \u00eatre \navait sa p\u00e2ture ou sa p\u00e2t\u00e9e. Le ramier trouvait du \nch\u00e8nevis, le pinson trouvait du millet, le \nchardonneret trouvait du mouron, le roug e-gorge \ntrouvait des vers, l'abeille trouvait des fleurs, la \nmouche trouvait des infusoires, le verdier trouvait \ndes mouches. On se mangeait bien un peu les uns les \nautres, ce qui est le myst\u00e8re du mal m\u00eal\u00e9 au bien; \nmais pas une b\u00eate n'avait l'estomac vide . \nLes deux petits abandonn\u00e9s \u00e9taient parvenus pr\u00e8s \ndu grand bassin, et, un peu troubl\u00e9s par toute cette \nlumi\u00e8re, ils t\u00e2chaient de se cacher, instinct du pauvre \net du faible devant la magnificence, m\u00eame \nimpersonnelle; et ils se tenaient derri\u00e8re la baraque \ndes cygnes. \u00c7\u00e0 et l\u00e0, par intervalles, quand le vent donnait, on \nentendait confus\u00e9ment des cris, une rumeur, des \nesp\u00e8ces de r\u00e2les tumultueux qui \u00e9taient des fusillades, \net des frappements sourds qui \u00e9taient des coups de \ncanon. Il y avait de la fum\u00e9e au -dessus des toits du \nc\u00f4t\u00e9 des halles. Une cloche, qui avait l'air d'appeler, \nsonnait au loin. \nCes enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits. \nLe petit r\u00e9p\u00e9tait de temps en temps \u00e0 demi -voix : J'ai \nfaim. \nPresque au m\u00eame instant que les deux enfants, un \nautre couple s'approchait du grand bassin. C'\u00e9tait un \nbonhomme de cinquante ans qui menait par la main \nun bonhomme de six ans. Sans doute le p\u00e8re avec \nson fils. Le bonhomme de six ans tenait une grosse \nbrioche. \nA cette \u00e9poque, de certaines maisons riverai nes, \nrue Madame et rue d'Enfer, avaient une clef du \nLuxembourg dont jouissaient les locataires quand les \ngrilles \u00e9taient ferm\u00e9es, tol\u00e9rance supprim\u00e9e depuis. \nCe p\u00e8re et ce fils sortaient sans doute d'une de ces \nmaisons -l\u00e0. \nLes deux petits pauvres regard\u00e8r ent venir ce \n\u00abmonsieur\u00bb, et se cach\u00e8rent un peu plus. Celui -ci \u00e9tait un bourgeois. Le m\u00eame peut -\u00eatre \nqu'un jour Marius, \u00e0 travers sa fi\u00e8vre d'amour, avait \nentendu, pr\u00e8s de ce m\u00eame grand bassin, conseillant \u00e0 \nson fils \u00abd'\u00e9viter les exc\u00e8s\u00bb. Il avait l'air a ffable et \naltier, et une bouche qui, ne se fermant pas, souriait \ntoujours. Ce sourire m\u00e9canique, produit par trop de \nm\u00e2choire et trop peu de peau, montre les dents \nplut\u00f4t que l'\u00e2me. L'enfant, avec sa brioche mordue \nqu'il n'achevait pas, semblait gav\u00e9. L'en fant \u00e9tait v\u00eatu \nen garde national \u00e0 cause de l'\u00e9meute, et le p\u00e8re \u00e9tait \nrest\u00e9 habill\u00e9 en bourgeois \u00e0 cause de la prudence. \nLe p\u00e8re et le fils s'\u00e9taient arr\u00eat\u00e9s pr\u00e8s du bassin o\u00f9 \ns'\u00e9battaient les deux cygnes. Ce bourgeois paraissait \navoir pour les cygnes u ne admiration sp\u00e9ciale. Il leur \nressemblait en ce sens qu'il marchait comme eux. \nPour l'instant les cygnes nageaient, ce qui est leur \ntalent principal, et ils \u00e9taient superbes. \nSi les deux petits pauvres eussent \u00e9cout\u00e9, et \neussent \u00e9t\u00e9 d'\u00e2ge \u00e0 comprendre, ils eussent pu \nrecueillir les paroles d'un homme grave. Le p\u00e8re disait \nau fils : \n\u2013 Le sage vit content de peu. Regarde -moi, mon \nfils. Je n'aime pas le faste. Jamais on ne me voit avec \ndes habits chamarr\u00e9s d'or et de pierreries; je laisse ce \nfaux \u00e9clat au x \u00e2mes mal organis\u00e9es. Ici les cris profonds qui venaient du c\u00f4t\u00e9 des halles \n\u00e9clat\u00e8rent avec un redoublement de cloche et de \nrumeur. \n\u2013 Qu'est -ce que c'est que cela? demanda l'enfant. \nLe p\u00e8re r\u00e9pondit : \n\u2013 Ce sont des saturnales. \nTout \u00e0 coup, il aper\u00e7ut les deux petits d\u00e9guenill\u00e9s, \nimmobiles derri\u00e8re la maisonnette verte des cygnes. \n\u2013 Voil\u00e0 le commencement, dit -il. \nEt apr\u00e8s un silence il ajouta : \n\u2013 L'anarchie entre dans ce jardin. \nCependant le fils mordit la brioche, la recrach a, et \nbrusquement se mit \u00e0 pleurer. \n\u2013 Pourquoi pleures -tu? demanda le p\u00e8re. \n\u2013 Je n'ai plus faim, dit l'enfant. \nLe sourire du p\u00e8re s'accentua. \n\u2013 On n'a pas besoin de faim pour manger un \ng\u00e2teau. \n\u2013 Mon g\u00e2teau m'ennuie. Il est rassis. \n\u2013 Tu n'en veux plus ? \n\u2013 Non. \nLe p\u00e8re lui montra les cygnes. \n\u2013 Jette-le \u00e0 ces palmip\u00e8des. \nL'enfant h\u00e9sita. On ne veut plus de son g\u00e2teau; ce \nn'est pas une raison pour le donner. Le p\u00e8re poursuivit : \n\u2013 Sois humain. Il faut avoir piti\u00e9 des animaux. \nEt, prenant \u00e0 son fils le g\u00e2teau, il le jeta dans le \nbassin. \nLe g\u00e2teau tomba assez pr\u00e8s du bord. \nLes cygnes \u00e9taient loin, au centre du bassin, et \noccup\u00e9s \u00e0 quelque proie. Ils n'avaient vu ni le \nbourgeois, ni la brioche. \nLe bourgeois, sentant que le g\u00e2teau risquait de se \nperdr e, et \u00e9mu de ce naufrage inutile, se livra \u00e0 une \nagitation t\u00e9l\u00e9graphique qui finit par attirer l'attention \ndes cygnes. \nIls aper\u00e7urent quelque chose qui surnageait, \nvir\u00e8rent de bord comme des navires qu'ils sont, et se \ndirig\u00e8rent vers la brioche lentement, avec la majest\u00e9 \nb\u00e9ate qui convient \u00e0 des b\u00eates blanches. \n\u2013 Les cygnes comprennent les signes, dit le \nbourgeois, heureux d'avoir de l'esprit. \nEn ce moment le tumulte lointain de la ville eut \nencore un grossissement subit. Cette fois, ce fut \nsinistre. Il y a des bouff\u00e9es de vent qui parlent plus \ndistinctement que d'autres. Celle qui soufflait en cet \ninstant -l\u00e0 apporta nettement des roulements de \ntambour, des clameurs, des feux de peloton, et les \nr\u00e9pliques lugubres du tocsin et du canon. Ceci co\u00efncida avec un nuage noir qui cacha brusquement \nle soleil. \nLes cygnes n'\u00e9taient pas encore arriv\u00e9s \u00e0 la \nbrioche. \n\u2013 Rentrons, dit le p\u00e8re, on attaque les Tuileries. \nIl ressaisit la main de son fils. Puis il continua : \n\u2013 Des Tuileries au Luxembourg, il n'y a que la \ndistance qui s\u00e9pare la royaut\u00e9 de la pairie; ce n'est pas \nloin. Les coups de fusil vont pleuvoir. \nIl regarda le nuage. \n\u2013 Et peut -\u00eatre aussi la pluie elle -m\u00eame va pleuvoir; \nle ciel s'en m\u00eale; la branche cadet te est condamn\u00e9e. \nRentrons vite. \n\u2013 Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit \nl'enfant. \nLe p\u00e8re r\u00e9pondit : \n\u2013 Ce serait une imprudence. \nEt il emmena son petit bourgeois. \nLe fils, regrettant les cygnes, tourna la t\u00eate vers le \nbassin jusqu'\u00e0 ce q u'un coude des quinconces le lui \ne\u00fbt cach\u00e9. \nCependant, en m\u00eame temps que les cygnes, les \ndeux petits errants s'\u00e9taient approch\u00e9s de la brioche. \nElle flottait sur l'eau. Le plus petit regardait le g\u00e2teau, \nle plus grand regardait le bourgeois qui s'en allai t. Le p\u00e8re et le fils entr\u00e8rent dans le labyrinthe \nd'all\u00e9es qui m\u00e8ne au grand escalier du massif d'arbres \ndu c\u00f4t\u00e9 de la rue Madame. \nD\u00e8s qu'ils ne furent plus en vue, l'a\u00een\u00e9 se coucha \nvivement \u00e0 plat ventre sur le rebord arrondi du \nbassin, et, s'y crampon nant de la main gauche, \npench\u00e9 sur l'eau, presque pr\u00eat \u00e0 y tomber, \u00e9tendit \navec sa main droite sa baguette vers le g\u00e2teau. Les \ncygnes, voyant l'ennemi, se h\u00e2t\u00e8rent, et en se h\u00e2tant \nfirent un effet de poitrail utile au petit p\u00eacheur; l'eau \ndevant les cygnes reflua, et l'une de ces molles \nondulations concentriques poussa doucement la \nbrioche vers la baguette de l'enfant. Comme les \ncygnes arrivaient, la baguette toucha le g\u00e2teau. \nL'enfant donna un coup vif, ramena la brioche, \neffraya les cygnes, saisit le g\u00e2te au, et se redressa. Le \ng\u00e2teau \u00e9tait mouill\u00e9; mais ils avaient faim et soif. \nL'a\u00een\u00e9 fit deux parts de la brioche, une grosse et une \npetite, prit la petite pour lui, donna la grosse \u00e0 son \npetit fr\u00e8re, et lui dit : \n\u2013 Colle-toi \u00e7a dans le fusil . \n \n \n \n \nV, 1, 17 \n \n \n \n \n \nMortuus pater filium moriturum \nexpectat \n \n \n \n \n \nMarius s'\u00e9tait \u00e9lanc\u00e9 hors de la barricade. \nCombeferre l'avait suivi. Mais il \u00e9tait trop tard. \nGavroche \u00e9tait mort. Combeferre rapporta le panier \nde cartouches; Marius rapporta l'enfant. \nH\u00e9las! pensait -il, ce que le p\u00e8re avait fait pour son \np\u00e8re, il le rendait au fils; seulement Th\u00e9nardier avait \nrapport\u00e9 son p\u00e8re vivant; lui, il rapportait l'enfant \nmort. Quand Marius rentra dans la redoute avec \nGavroche dans ses bras, il avait, comme l'en fant, le \nvisage inond\u00e9 de sang. \nA l'instant o\u00f9 il s'\u00e9tait baiss\u00e9 pour ramasser \nGavroche, une balle lui avait effleur\u00e9 le cr\u00e2ne; il ne \ns'en \u00e9tait pas aper\u00e7u. \nCourfeyrac d\u00e9fit sa cravate et en banda le front de \nMarius. \nOn d\u00e9posa Gavroche sur la m\u00eame table que \nMabeuf, et l'on \u00e9tendit sur les deux corps le ch\u00e2le \nnoir. Il y en eut assez pour le vieillard et pour \nl'enfant. \nCombeferre distribua les cartouches du panier qu'il \navait rapport\u00e9. \nCela donnait \u00e0 chaque homme quinze coups \u00e0 \ntirer. \nJean Valjean \u00e9tait toujours \u00e0 la m\u00eame place, \nimmobile sur sa borne. Quand Combeferre lui \npr\u00e9senta ses quinze cartouches, il secoua la t\u00eate. \n\u2013 Voil\u00e0 un rare excentrique, dit Combeferre bas \u00e0 \nEnjolras. Il trouve moyen de ne pas se battre dans \ncette barricade. \n\u2013 Ce qui ne l' emp\u00eache pas de la d\u00e9fendre, r\u00e9pondit \nEnjolras. \n\u2013 L'h\u00e9ro\u00efsme a ses originaux, reprit Combeferre. Et Courfeyrac, qui avait entendu, ajouta : \n\u2013 C'est un autre genre que le p\u00e8re Mabeuf. \nChose qu'il faut noter, le feu qui battait la \nbarricade en troublait \u00e0 peine l'int\u00e9rieur. Ceux qui \nn'ont jamais travers\u00e9 le tourbillon de ces sortes de \nguerre, ne peuvent se faire aucune id\u00e9e des singuliers \nmoments de tranquillit\u00e9 m\u00eal\u00e9s \u00e0 ces convulsions. On \nva et vient, on cause, on plaisante, on fl\u00e2ne. \nQuelqu'un que nous c onnaissons a entendu un \ncombattant lui dire au milieu de la mitraille : Nous \nsommes ici comme \u00e0 un d\u00e9jeuner de gar\u00e7ons . La redoute de \nla rue de la Chanvrerie, nous le r\u00e9p\u00e9tons, semblait au \ndedans fort calme. Toutes les p\u00e9rip\u00e9ties et toutes les \nphases avaie nt \u00e9t\u00e9 ou allaient \u00eatre \u00e9puis\u00e9es. La \nposition, de critique, \u00e9tait devenue mena\u00e7ante, et, de \nmena\u00e7ante, allait probablement devenir d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e. A \nmesure que la situation s'assombrissait, la lueur \nh\u00e9ro\u00efque empourprait de plus en plus la barricade. \nEnjolras, grave, la dominait, dans l'attitude d'un jeune \nSpartiate d\u00e9vouant son glaive nu au sombre g\u00e9nie \nEpidotas. \nCombeferre, le tablier sur le ventre, pansait les \nbless\u00e9s; Bossuet et Feuilly faisaient des cartouches \navec la poire \u00e0 poudre cueillie par Gavroche s ur le \ncaporal mort, et Bossuet disait \u00e0 Feuilly : Nous allons bient\u00f4t prendre la diligence pour une autre plan\u00e8te. \nCourfeyrac, sur les quelques pav\u00e9s qu'il s'\u00e9tait \nr\u00e9serv\u00e9s pr\u00e8s d'Enjolras, disposait et rangeait tout un \narsenal, sa canne \u00e0 \u00e9p\u00e9e, son fusil, deux pistolets \nd'ar\u00e7on, et un coup de poing, avec le soin d'une jeune \nfille qui met en ordre un petit dunkerque. Jean \nValjean, muet, regardait le mur en face de lui. Un \nouvrier s'assujettissait sur la t\u00eate avec une ficelle un \nlarge chapeau de paille de la m\u00e8re Hucheloup, de peur \ndes coups de soleil , disait -il. Les jeunes gens de la \nCougourde d'Aix devisaient ga\u00eement entre eux, \ncomme s'ils avaient h\u00e2te de parler patois une derni\u00e8re \nfois. Joly, qui avait d\u00e9croch\u00e9 le miroir de la veuve \nHucheloup, y examinait sa langue. Quelques \ncombattants, ayant d\u00e9couvert des cro\u00fbtes de pain, \u00e0 \npeu pr\u00e8s moisies, dans un tiroir, les mangeaient \navidement. Marius \u00e9tait inquiet de ce que son p\u00e8re \nallait lui dire. \n \n \n \n \nV, 1, 18 \n \n \n \n \n \nLe vautour devenu proie \n \n \n \n \n \n \nInsistons sur un fait psychologique propre aux \nbarricades. Rien de ce qui caract\u00e9rise cette \nsurprenante guerre des rues ne doit \u00eatre omis. \nQuelle que soit cette \u00e9trange tranquillit\u00e9 int\u00e9rieure \ndont nous venons de parler, la barricade, pour ceux \nqui sont d edans, n'en reste pas moins vision. \nIl y a de l'apocalypse dans la guerre civile, toutes \nles brumes de l'inconnu se m\u00ealent \u00e0 ces flamboiements farouches, les r\u00e9volutions sont \nsphinx, et quiconque a travers\u00e9 une barricade croit \navoir travers\u00e9 un songe. \nCe qu'on ressent dans ces lieux -l\u00e0, nous l'avons \nindiqu\u00e9 \u00e0 propos de Marius, et nous en verrons les \ncons\u00e9quences, c'est plus et c'est moins que de la vie. \nSorti d'une barricade, on ne sait plus ce qu'on y a vu. \nOn a \u00e9t\u00e9 terrible, on l'ignore. On y a \u00e9t\u00e9 ento ur\u00e9 \nd'id\u00e9es combattantes qui avaient des faces humaines; \non a eu la t\u00eate dans de la lumi\u00e8re d'avenir. Il y avait \ndes cadavres couch\u00e9s et des fant\u00f4mes debout. Les \nheures \u00e9taient colossales et semblaient des heures \nd'\u00e9ternit\u00e9. On a v\u00e9cu dans la mort. Des omb res ont \npass\u00e9. Qu'\u00e9tait -ce? On a vu des mains o\u00f9 il y avait du \nsang; c'\u00e9tait un assourdissement \u00e9pouvantable, c'\u00e9tait \naussi un affreux silence; il y avait des bouches \nouvertes qui criaient, et d'autres bouches ouvertes qui \nse taisaient; on \u00e9tait dans de la fum\u00e9e, dans de la nuit \npeut-\u00eatre. On croit avoir touch\u00e9 au suintement \nsinistre des profondeurs inconnues; on regarde \nquelque chose de rouge qu'on a dans les ongles. On \nne se souvient plus. \nRevenons \u00e0 la rue de la Chanvrerie. \nTout \u00e0 coup, entre deux d\u00e9ch arges, on entendit le \nson lointain d'une heure qui sonnait. \u2013 C'est midi, dit Combeferre. \nLes douze coups n'\u00e9taient pas sonn\u00e9s qu'Enjolras \nse dressait tout debout, et jetait du haut de la \nbarricade cette clameur tonnante : \n\u2013 Montez des pav\u00e9s dans la mai son. Garnissez -en \nle rebord de la fen\u00eatre et des mansardes. La moiti\u00e9 \ndes hommes aux fusils, l'autre moiti\u00e9 aux pav\u00e9s. Pas \nune minute \u00e0 perdre. \nUn peloton de sapeurs -pompiers, la hache \u00e0 \nl'\u00e9paule, venait d'appara\u00eetre en ordre de bataille \u00e0 \nl'extr\u00e9mit\u00e9 de la rue. \nCeci ne pouvait \u00eatre qu'une t\u00eate de colonne; et de \nquelle colonne? de la colonne d'attaque \u00e9videmment. \nLes sapeurs -pompiers charg\u00e9s de d\u00e9molir la barricade \ndevant toujours pr\u00e9c\u00e9der les soldats charg\u00e9s de \nl'escalader. \nOn touchait \u00e9videmment \u00e0 l'in stant que M. de \nClermont -Tonnerre, en 1822, appelait \u00able coup de \ncollier\u00bb. \nL'ordre d'Enjolras fut ex\u00e9cut\u00e9 avec la h\u00e2te correcte \npropre aux navires et aux barricades, les deux seuls \nlieux de combat d'o\u00f9 l'\u00e9vasion soit impossible. En \nmoins d'une minute, les deux tiers des pav\u00e9s \nqu'Enjolras avait fait entasser \u00e0 la porte de Corinthe, \nfurent mont\u00e9s au premier \u00e9tage et au grenier, et avant qu'une deuxi\u00e8me minute f\u00fbt \u00e9coul\u00e9e, ces pav\u00e9s, \nartistement pos\u00e9s l'un sur l'autre, muraient jusqu'\u00e0 \nmoiti\u00e9 de la hauteur la fen\u00eatre du premier et les \nlucarnes des mansardes. Quelques intervalles, \nm\u00e9nag\u00e9s soigneusement par Feuilly, principal \nconstructeur, pouvaient laisser passer des canons de \nfusil. Cet armement des fen\u00eatres put se faire d'autant \nplus facilement que la mitrail le avait cess\u00e9. Les deux \npi\u00e8ces tiraient maintenant \u00e0 boulet sur le centre du \nbarrage afin d'y faire une trou\u00e9e, et, s'il \u00e9tait possible, \nune br\u00e8che, pour l'assaut. \nQuand les pav\u00e9s, destin\u00e9s \u00e0 la d\u00e9fense supr\u00eame, \nfurent en place, Enjolras fit porter au premier \u00e9tage \nles bouteilles qu'il avait plac\u00e9es sous la table o\u00f9 \u00e9tait \nMabeuf. \n\u2013 Qui donc boira cela? lui demanda Bossuet. \n\u2013 Eux, r\u00e9pondit Enjolras. \nPuis on barrica da la fen\u00eatre d'en bas, et l'on tint \ntoutes pr\u00eates les traverses de fer qui servaient \u00e0 barrer \nint\u00e9rieurement la nuit la porte du cabaret. \nLa forteresse \u00e9tait compl\u00e8te. La barricade \u00e9tait le \nrempart, le cabaret \u00e9tait le donjon. \nDes pav\u00e9s qui restaient, o n boucha la coupure. \nComme les d\u00e9fenseurs d'une barricade sont \ntoujours oblig\u00e9s de m\u00e9nager les munitions, et que les assi\u00e9geants le savent, les assi\u00e9geants combinent leurs \narrangements avec une sorte de loisir irritant, \ns'exposent avant l'heure au feu, ma is en apparence \nplus qu'en r\u00e9alit\u00e9, et prennent leurs aises. Les appr\u00eats \nd'attaque se font toujours avec une certaine lenteur \nm\u00e9thodique; apr\u00e8s quoi, la foudre. \nCette lenteur permit \u00e0 Enjolras de tout revoir et de \ntout perfectionner. Il sentait que puisqu e de tels \nhommes allaient mourir, leur mort devait \u00eatre un \nchef-d\u2019\u0153uvre. \nIl dit \u00e0 Marius : \u2013 Nous sommes les deux chefs. Je \nvais donner les derniers ordres au dedans. Toi, reste \ndehors et observe. \nMarius se posta en observation sur la cr\u00eate de la \nbarrica de. \nEnjolras fit clouer la porte de la cuisine qui, on \ns'en souvient, \u00e9tait l'ambulance. \n\u2013 Pas d'\u00e9claboussures sur les bless\u00e9s, dit -il. \nIl donna ses derni\u00e8res instructions dans la salle \nbasse d'une voix br\u00e8ve, mais profond\u00e9ment \ntranquille; Feuilly \u00e9cout ait et r\u00e9pondait au nom de \ntous. \n\u2013 Au premier \u00e9tage, tenez des haches pr\u00eates pour \ncouper l'escalier. Les a -t-on? \n\u2013 Oui, dit Feuilly. \u2013 Combien? \n\u2013 Deux haches et un merlin. \n\u2013 C'est bien. Nous sommes vingt -six combattants \ndebout. Combien y a -t-il de fus ils? \n\u2013 Trente -quatre. \n\u2013 Huit de trop. Tenez ces fusils charg\u00e9s comme les \nautres et sous la main. Aux ceintures les sabres et les \npistolets. Vingt hommes \u00e0 la barricade. Six \nembusqu\u00e9s aux mansardes et \u00e0 la fen\u00eatre du premier \npour faire feu sur les assaill ants \u00e0 travers les \nmeurtri\u00e8res des pav\u00e9s. Qu'il ne reste pas ici un seul \ntravailleur inutile. Tout \u00e0 l'heure, quand le tambour \nbattra la charge, que les vingt d'en bas se pr\u00e9cipitent \u00e0 \nla barricade. Les premiers arriv\u00e9s seront les mieux \nplac\u00e9s. \nCes dispos itions faites, il se tourna vers Javert, et \nlui dit : \n\u2013 Je ne t'oublie pas. \nEt, posant sur la table un pistolet, il ajouta : \n\u2013 Le dernier qui sortira d'ici cassera la t\u00eate \u00e0 cet \nespion. \n\u2013 Ici? demanda une voix. \n\u2013 Non, ne m\u00ealons pas ce cadavre aux n\u00f4tr es. On \npeut enjamber la petite barricade sur la ruelle \nMond\u00e9tour. Elle n'a que quatre pieds de haut. L'homme est bien garrott\u00e9. On l'y m\u00e8nera, et on l'y \nex\u00e9cutera. \nQuelqu'un, en ce moment -l\u00e0, \u00e9tait plus impassible \nqu'Enjolras; c'\u00e9tait Javert. \nIci Jean Va ljean apparut. \nIl \u00e9tait confondu dans le groupe des insurg\u00e9s. Il en \nsortit, et dit \u00e0 Enjolras : \n\u2013 Vous \u00eates le commandant? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Vous m'avez remerci\u00e9 tout \u00e0 l'heure. \n\u2013 Au nom de la R\u00e9publique. La barricade a deux \nsauveurs, Marius Pontmercy et vous. \n\u2013 Pensez -vous que je m\u00e9rite une r\u00e9compense? \n\u2013 Certes. \n\u2013 Eh bien, j'en demande une. \n\u2013 Laquelle? \n\u2013 Br\u00fbler moi -m\u00eame la cervelle \u00e0 cet homme -l\u00e0. \nJavert leva la t\u00eate, vit J ean Valjean, eut un \nmouvement imperceptible, et dit : \n\u2013 C'est juste. \nQuant \u00e0 Enjolras, il s'\u00e9tait mis \u00e0 recharger sa \ncarabine; il promena ses yeux autour de lui : \n\u2013 Pas de r\u00e9clamation? \nEt il se tourna vers Jean Valjean : \n\u2013 Prenez le mouchard. Jean Va ljean, en effet, prit possession de Javert en \ns'asseyant sur l'extr\u00e9mit\u00e9 de la table. Il saisit le \npistolet, et un faible cliquetis annon\u00e7a qu'il venait de \nl'armer. \nPresque au m\u00eame instant, on entendit une \nsonnerie de clairons. \n\u2013 Alerte! cria Marius du h aut de la barricade. \nJavert se mit \u00e0 rire de ce rire sans bruit qui lui \u00e9tait \npropre, et, regardant fixement les insurg\u00e9s, leur dit : \n\u2013 Vous n'\u00eates gu\u00e8re mieux portants que moi. \n\u2013 Tous dehors! cria Enjolras. \nLes insurg\u00e9s s'\u00e9lanc\u00e8rent en tumulte, et, en sortant, \nre\u00e7urent dans le dos, qu'on nous passe l'expression, \ncette parole de Javert : \n\u2013 A tout \u00e0 l'heure! \n \n \n \n \nV, 1, 19 \n \n \n \n \n \nJean Valjean se venge \n \n \n \n \n \n \nQuand Jean Valjean fut seul avec Javert, il d\u00e9fit la \ncorde qui assujettissait le prisonnier par le milieu du \ncorps, et dont le n\u0153ud \u00e9tait sous la table. Apr\u00e8s quoi, \nil lui fit signe de se lever. \nJavert ob\u00e9it, avec cet ind\u00e9finissable sourire o\u00f9 se \ncondense la supr\u00e9matie de l'autorit\u00e9 encha\u00een\u00e9e. \nJean Valjean prit Javert par la martingale comme \non prendrait une b\u00eate de somme par la bricole, et, l'entra\u00eenant apr\u00e8s lui, sortit du cabaret, lentement, car \nJavert, entrav\u00e9 aux jambes, ne pouvait faire que de \ntr\u00e8s petits pas. \nJean Valjean avait le pistolet au poing. \nIls franchirent ainsi le trap\u00e8ze int\u00e9rieur de la \nbarricade. Les insurg\u00e9s, tout \u00e0 l'attaque imminente, \ntournaient le dos. \nMarius, seul, plac\u00e9 de c\u00f4t\u00e9 \u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 gauche du \nbarrage, les vit passer. Ce groupe du patient et du \nbourreau s'\u00e9claira de la lueur s\u00e9pulcrale qu'il avait \ndans l'\u00e2me. \nJean Valjean fit escalader, avec quelque peine, \u00e0 \nJavert garrott\u00e9, mais sans le l\u00e2cher un seul instant, le \npetit retranchement de la ruelle Mond\u00e9tour. \nQuand ils eu rent enjamb\u00e9 ce barrage, ils se \ntrouv\u00e8rent seuls tous les deux dans la ruelle. \nPersonne ne les voyait plus. Le coude des maisons les \ncachait aux insurg\u00e9s. Les cadavres retir\u00e9s de la \nbarricade faisaient un monceau terrible \u00e0 quelques \npas. \nOn distinguait da ns le tas des morts une face \nlivide, une chevelure d\u00e9nou\u00e9e, une main perc\u00e9e, et un \nsein de femme demi -nu. C'\u00e9tait Eponine. \nJavert consid\u00e9ra obliquement cette morte et, \nprofond\u00e9ment calme, dit \u00e0 demi -voix : \u2013 Il me semble que je connais cette fille -l\u00e0. \nPuis il se tourna vers Jean Valjean. \nJean Valjean mit le pistolet sous son bras et fixa \nsur Javert un regard qui n'avait pas besoin de paroles \npour dire : \u2013 Javert, c'est moi. \nJavert r\u00e9pondit : \n\u2013 Prends ta revanche. \nJean Valjean tira de son gousset un couteau, et \nl'ouvrit. \n\u2013 Un surin! s'\u00e9cria Javert. Tu as raison. Cela te \nconvient mieux. \nJean Valjean coupa la martingale que Javert avait \nau cou, puis il coupa les cordes qu'il avait aux \npoignets, puis, se baissant, il coupa la ficelle qu'il avait \naux pieds; et, se redressant, il lui dit : \n\u2013 Vous \u00eates libre. \nJavert n'\u00e9tait pas facile \u00e0 \u00e9tonner. Cependant, tout \nma\u00eetre qu'il \u00e9tait de lui, il ne put se soustraire \u00e0 une \ncommotion. Il resta b\u00e9ant et immobile. \nJean Valjean poursuivit : \n\u2013 Je ne crois pas que je sorte d'ici. Pourtant, si, par \nhasard, j'en sortais, je demeure, sous le nom de \nFauchelevent, rue de l'Homme -Arm\u00e9, num\u00e9ro sept. \nJavert eut un froncement de tigre qui lui entrouvrit \nun coin de la bouche, et il murmur a entre ses dents : \u2013 Prends garde. \n\u2013 Allez, dit Jean Valjean. \nJavert reprit : \n\u2013 Tu as dit Fauchelevent, rue de l'Homme -Arm\u00e9? \n\u2013 Num\u00e9ro sept. \nJavert r\u00e9p\u00e9ta \u00e0 demi -voix : \u2013 Num\u00e9ro sept. \nIl reboutonna sa redingote, remit de la roideur \nmilitaire entre s es deux \u00e9paules, fit demi -tour, croisa \nles bras en soutenant son menton dans une de ses \nmains, et se mit \u00e0 marcher dans la direction des \nHalles. Jean Valjean le suivait des yeux. Apr\u00e8s \nquelques pas, Javert se retourna, et cria \u00e0 Jean \nValjean : \n\u2013 Vous m'en nuyez. Tuez -moi plut\u00f4t. \nJavert ne s'apercevait pas lui -m\u00eame qu'il ne \ntutoyait plus Jean Valjean. \n\u2013 Allez -vous -en, dit Jean Valjean. \nJavert s'\u00e9loigna \u00e0 pas lents. Un moment apr\u00e8s, il \ntourna l'angle de la rue des Pr\u00eacheurs. \nQuand Javert eut disparu, Jean Valjean d\u00e9chargea \nle pistolet en l'air. \nPuis il rentra dans la barricade et dit : \n\u2013 C'est fait. \nCependant voici ce qui s'\u00e9tait pass\u00e9 : Marius, plus occup\u00e9 du dehors que du dedans, \nn'avait pas jusque -l\u00e0 regard\u00e9 attentivement l'espion \ngarrott\u00e9 au fond ob scur de la salle basse. \nQuand il le vit au grand jour, enjambant la \nbarricade pour aller mourir, il le reconnut. Un \nsouvenir subit lui entra dans l'esprit. Il se rappela \nl'inspecteur de la rue de Pontoise, et les deux pistolets \nqu'il lui avait remis et do nt il s'\u00e9tait servi, lui Marius, \ndans cette barricade m\u00eame; et non seulement il se \nrappela la figure, mais il se rappela le nom. \nCe souvenir pourtant \u00e9tait brumeux et trouble \ncomme toutes ses id\u00e9es. Ce ne fut pas une \naffirmation qu'il se fit, ce fut une q uestion qu'il \ns'adressa : \u2013 Est-ce que ce n'est pas l\u00e0 cet inspecteur \nde police qui m'a dit s'appeler Javert? \nPeut-\u00eatre \u00e9tait -il encore temps d'intervenir pour \ncet homme? Mais il fallait d'abord savoir si c'\u00e9tait \nbien ce Javert. \nMarius interpella Enjolras qui venait de se placer \u00e0 \nl'autre bout de la barricade : \n\u2013 Enjolras? \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Comment s'appelle cet homme -l\u00e0? \n\u2013 Qui? \n\u2013 L'agent de police. Sais -tu son nom? \u2013 Sans doute. Il nous l'a dit. \n\u2013 Comment s'appelle -t-il? \n\u2013 Javert . \nMarius se dressa. \nEn ce moment on entendit le coup de pistolet. \nJean Valjean reparut et cria : c'est fait. \nUn froid sombre traversa le c\u0153ur de Marius. \n \n \n \n \nV, 1, 20 \n \n \n \n \n \nLes morts ont raison et les vivants \nn'ont pas tort \n \n \n \n \n \nL'agonie de la barricade allait commencer. \nTout concourait \u00e0 la majest\u00e9 tragique de cette \nminute supr\u00eame; mille fracas myst\u00e9rieux dans l'air, le \nsouffle des masses arm\u00e9es mises en mouvement dans \ndes rues qu'on ne voyait pas, le galop intermittent de \nla ca valerie, le lourd \u00e9branlement des artilleries en \nmarche, les feux de peloton et les canonnades se \ncroisant dans le d\u00e9dale de Paris, les fum\u00e9es de la bataille montant toutes dor\u00e9es au -dessus des toits, on \nne sait quels cris lointains vaguement terribles, de s \n\u00e9clairs de menace partout, le tocsin de Saint -Merry \nqui maintenant avait l'accent du sanglot, la douceur \nde la saison, la splendeur du ciel plein de soleil et de \nnuages, la beaut\u00e9 du jour et l'\u00e9pouvantable silence des \nmaisons. \nCar, depuis la veille, les deux rang\u00e9es de maisons \nde la rue de la Chanvrerie \u00e9taient devenues deux \nmurailles; murailles farouches. Portes ferm\u00e9es, \nfen\u00eatres ferm\u00e9es, volets ferm\u00e9s. \nDans ces temps -l\u00e0, si diff\u00e9rents de ceux o\u00f9 nous \nsommes, quand l'heure \u00e9tait venue o\u00f9 le peuple \nvoulait en finir avec une situation qui avait trop dur\u00e9, \navec une charte octroy\u00e9e ou avec un pays l\u00e9gal, \nquand la col\u00e8re universelle \u00e9tait diffuse dans \nl'atmosph\u00e8re, quand la ville consentait au \nsoul\u00e8vement de ses pav\u00e9s, quand l'insurrection faisait \nsourire la bourgeoisie en lui chuchotant son mot \nd'ordre \u00e0 l'oreille, alors l'habitant, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 d'\u00e9meute, \npour ainsi dire, \u00e9tait l'auxiliaire du combattant, et la \nmaison fraternisait avec la forteresse improvis\u00e9e qui \ns'appuyait sur elle. Quand la situation n'\u00e9tait p as \nm\u00fbre, quand l'insurrection n'\u00e9tait d\u00e9cid\u00e9ment pas \nconsentie, quand la masse d\u00e9savouait le mouvement, c'en \u00e9tait fait des combattants, la ville se changeait en \nd\u00e9sert autour de la r\u00e9volte, les \u00e2mes se gla\u00e7aient, les \nasiles se muraient, et la rue se faisa it d\u00e9fil\u00e9 pour aider \nl'arm\u00e9e \u00e0 prendre la barricade. \nOn ne fait pas marcher un peuple par surprise plus \nvite qu'il ne veut. Malheur \u00e0 qui tente de lui forcer la \nmain! Un peuple ne se laisse pas faire. Alors il \nabandonne l'insurrection \u00e0 elle -m\u00eame. Les ins urg\u00e9s \ndeviennent des pestif\u00e9r\u00e9s. Une maison est un \nescarpement, une porte est un refus, une fa\u00e7ade est \nun mur. Ce mur voit, entend, et ne veut pas. Il \npourrait s'entr\u2019ouvrir et vous sauver. Non. Ce mur, \nc'est un juge. Il vous regarde et vous condamne. \nQuel le sombre chose que ces maisons ferm\u00e9es! Elles \nsemblent mortes, elles sont vivantes. La vie, qui y est \ncomme suspendue, y persiste. Personne n'en est sorti \ndepuis vingt -quatre heures, mais personne n'y \nmanque. Dans l'int\u00e9rieur de cette roche, on va, on \nvient, on se couche, on se l\u00e8ve; on y est en famille; on \ny boit et on y mange; on y a peur, chose terrible! La \npeur excuse cette inhospitalit\u00e9 redoutable; elle y m\u00eale \nl'effarement, circonstance att\u00e9nuante. Quelquefois \nm\u00eame, et cela s'est vu, la peur devient p assion; l'effroi \npeut se changer en furie, comme la prudence en rage; \nde l\u00e0 ce mot si profond : Les enrag\u00e9s de mod\u00e9r\u00e9s . Il y a des flamboiements d'\u00e9pouvante supr\u00eame d'o\u00f9 sort, \ncomme une fum\u00e9e lugubre, la col\u00e8re. \u2013 Que veulent \nces gens -l\u00e0? ils ne sont jamai s contents. Ils \ncompromettent les hommes paisibles. Comme si l'on \nn'avait pas assez de r\u00e9volutions comme cela! Qu'est -\nce qu'ils sont venus faire ici? Qu'ils s'en tirent. Tant \npis pour eux. C'est leur faute. Ils n'ont que ce qu'ils \nm\u00e9ritent. Cela ne nous re garde pas. Voil\u00e0 notre \npauvre rue cribl\u00e9e de balles. C'est un tas de vauriens. \nSurtout n'ouvrez pas la porte. \u2013 Et la maison prend \nune figure de tombe. L'insurg\u00e9 devant cette porte \nagonise; il voit arriver la mitraille et les sabres nus; s'il \ncrie, il sait qu'on l'\u00e9coute, mais qu'on ne viendra pas; \nil y a l\u00e0 des murs qui pourraient le prot\u00e9ger, il y a l\u00e0 \ndes hommes qui pourraient le sauver, et ces murs ont \ndes oreilles de chair, et ces hommes ont des entrailles \nde pierre. \nQui accuser? \nPersonne, et tout le monde. \nLes temps incomplets o\u00f9 nous vivons. \nC'est toujours \u00e0 ses risques et p\u00e9rils que l'utopie se \ntransforme en insurrection, et se fait de protestation \nphilosophique protestation arm\u00e9e, et de Minerve \nPallas. L'utopie qui s'impatiente et devient \u00e9meute \nsait ce qui l'attend; presque toujours elle arrive trop t\u00f4t. Alors elle se r\u00e9signe, et accepte sto\u00efquement, au \nlieu du triomphe, la catastrophe. Elle sert, sans se \nplaindre, et en les disculpant m\u00eame, ceux qui la \nrenient, et sa magnanimit\u00e9 est de consenti r \u00e0 \nl'abandon. Elle est indomptable contre l'obstacle et \ndouce envers l'ingratitude. \nEst-ce l'ingratitude d'ailleurs? \nOui, au point de vue du genre humain. \nNon, au point de vue de l'individu. \nLe progr\u00e8s est le mode de l'homme. La vie \ng\u00e9n\u00e9rale du genre humain s'appelle le Progr\u00e8s; le pas \ncollectif du genre humain s'appelle le Progr\u00e8s. Le \nprogr\u00e8s marche; il fait le grand voyage humain et \nterrestre vers le c\u00e9leste et le divin; il a ses haltes o\u00f9 il \nrallie le troupeau attard\u00e9; il a ses stations o\u00f9 il m\u00e9dite , \nen pr\u00e9sence de quelque Chanaan splendide d\u00e9voilant \ntout \u00e0 coup son horizon; il a ses nuits o\u00f9 il dort; et \nc'est une des poignantes anxi\u00e9t\u00e9s du penseur de voir \nl'ombre sur l'\u00e2me humaine, et de t\u00e2ter dans les \nt\u00e9n\u00e8bres, sans pouvoir le r\u00e9veiller, le progr\u00e8s \nendormi. \n\u2013 Dieu est peut -\u00eatre mort , disait un jour \u00e0 celui qui \n\u00e9crit ces lignes G\u00e9rard de Nerval, confondant le \nprogr\u00e8s avec Dieu, et prenant l'interruption du \nmouvement pour la mort de l'Etre. Qui d\u00e9sesp\u00e8re a tort. Le progr\u00e8s se r\u00e9veille \ninfailliblemen t, et, en somme, on pourrait dire qu'il a \nmarch\u00e9, m\u00eame endormi, car il a grandi. Quand on le \nrevoit debout, on le retrouve plus haut. Etre toujours \npaisible, cela ne d\u00e9pend pas plus du progr\u00e8s que du \nfleuve; n'y \u00e9levez point de barrage, n'y jetez pas de \nrocher; l'obstacle fait \u00e9cumer l'eau et bouillonner \nl'humanit\u00e9. De l\u00e0 des troubles; mais apr\u00e8s ces \ntroubles, on reconna\u00eet qu'il y a du chemin de fait. \nJusqu'\u00e0 ce que l'ordre, qui n'est autre chose que la \npaix universelle, soit \u00e9tabli, jusqu'\u00e0 ce que l'harmon ie \net l'unit\u00e9 r\u00e8gnent, le progr\u00e8s aura pour \u00e9tapes les \nr\u00e9volutions. \nQu'est -ce donc que le progr\u00e8s? Nous venons de le \ndire. La vie permanente des peuples. \nOr, il arrive quelquefois que la vie momentan\u00e9e \ndes individus fait r\u00e9sistance \u00e0 la vie \u00e9ternelle du genre \nhumain. \nAvouons -le sans amertume, l'individu a son int\u00e9r\u00eat \ndistinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet \nint\u00e9r\u00eat et le d\u00e9fendre; le pr\u00e9sent a sa quantit\u00e9 \nexcusable d'\u00e9go\u00efsme; la vie momentan\u00e9e a son droit, \net n'est pas tenue de se sacrifier sa ns cesse \u00e0 l'avenir. \nLa g\u00e9n\u00e9ration qui a actuellement son tour de passage \nsur la terre n'est pas forc\u00e9e de l'abr\u00e9ger pour les g\u00e9n\u00e9rations, ses \u00e9gales apr\u00e8s tout, qui auront leur tour \nplus tard. \u2013 J'existe, murmure ce quelqu'un qui se \nnomme Tous. Je suis je une et je suis amoureux, je \nsuis vieux et je veux me reposer, je suis p\u00e8re de \nfamille, je travaille, je prosp\u00e8re, je fais de bonnes \naffaires, j'ai des maisons \u00e0 louer, j'ai de l'argent sur \nl'\u00e9tat, je suis heureux, j'ai femme et enfants, j'aime \ntout cela, j e d\u00e9sire vivre, laissez -moi tranquille. \u2013 De \nl\u00e0, \u00e0 de certaines heures, un froid profond sur les \nmagnanimes avant -gardes du genre humain. \nL'utopie d'ailleurs, convenons -en, sort de sa \nsph\u00e8re radieuse en faisant la guerre. Elle, la v\u00e9rit\u00e9 de \ndemain, elle e mprunte son proc\u00e9d\u00e9, la bataille, au \nmensonge d'hier. Elle, l'avenir, elle agit comme le \npass\u00e9. Elle, l'id\u00e9e pure, elle devient voie de fait. Elle \ncomplique son h\u00e9ro\u00efsme d'une violence dont il est \njuste qu'elle r\u00e9ponde; violence d'occasion et \nd'exp\u00e9dient, contraire aux principes, et dont elle est \nfatalement punie. L'utopie insurrection combat, le \nvieux code militaire au poing; elle fusille les espions, \nelle ex\u00e9cute les tra\u00eetres, elle supprime des \u00eatres \nvivants et les jette dans les t\u00e9n\u00e8bres inconnues. Elle \nse sert de la mort, chose grave. Il semble que l'utopie \nn'ait plus foi dans le rayonnement, sa force irr\u00e9sistible \net incorruptible. Elle frappe avec le glaive. Or aucun glaive n'est simple. Toute \u00e9p\u00e9e a deux tranchants; qui \nblesse avec l'un se blesse \u00e0 l'a utre. \nCette r\u00e9serve faite, et faite en toute s\u00e9v\u00e9rit\u00e9, il \nnous est impossible de ne pas admirer, qu'ils \nr\u00e9ussissent ou non, les glorieux combattants de \nl'avenir, les confesseurs de l'utopie. M\u00eame quand ils \navortent, ils sont v\u00e9n\u00e9rables, et c'est peut -\u00eatre dans \nl'insucc\u00e8s qu'ils ont plus de majest\u00e9. La victoire, \nquand elle est selon le progr\u00e8s, m\u00e9rite \nl'applaudissement des peuples; mais une d\u00e9faite \nh\u00e9ro\u00efque m\u00e9rite leur attendrissement. L'une est \nmagnifique, l'autre est sublime. Pour nous, qui \npr\u00e9f\u00e9rons le m artyre au succ\u00e8s, John Brown est plus \ngrand que Washington et Pisacane est plus grand que \nGaribaldi. \nIl faut bien que quelqu'un soit pour les vaincus. \nOn est injuste pour ces grands essayeurs de \nl'avenir quand ils avortent. \nOn accuse les r\u00e9volutionnaire s de semer l'effroi. \nToute barricade semble attentat. On incrimine leurs \nth\u00e9ories, on suspecte leur but, on redoute leur \narri\u00e8re -pens\u00e9e, on d\u00e9nonce leur conscience. On leur \nreproche d'\u00e9lever, d'\u00e9chafauder et d'entasser contre le \nfait social r\u00e9gnant un monc eau de mis\u00e8res, de \ndouleurs, d'iniquit\u00e9s, de griefs, de d\u00e9sespoirs, et d'arracher des bas -fonds des blocs de t\u00e9n\u00e8bres pour \ns'y cr\u00e9neler et y combattre. On leur crie : Vous \nd\u00e9pavez l'enfer! Ils pourraient r\u00e9pondre : C'est pour \ncela que notre barricade est f aite de bonnes \nintentions. \nLe mieux, certes, c'est la solution pacifique. En \nsomme, convenons -en, lorsqu'on voit le pav\u00e9, on \nsonge \u00e0 l'ours, et c'est une bonne volont\u00e9 dont la \nsoci\u00e9t\u00e9 s'inqui\u00e8te. Mais il d\u00e9pend de la soci\u00e9t\u00e9 de se \nsauver elle -m\u00eame; c'est \u00e0 sa propre bonne volont\u00e9 \nque nous faisons appel. Aucun rem\u00e8de violent n'est \nn\u00e9cessaire. Etudier le mal \u00e0 l'amiable, le constater, \npuis le gu\u00e9rir. C'est \u00e0 cela que nous la convions. \nQuoi qu'il en soit, m\u00eame tomb\u00e9s, surtout tomb\u00e9s, \nils sont augustes, ces h ommes qui, sur tous les points \nde l'univers, l\u2019\u0153il fix\u00e9 sur la France, luttent pour la \ngrande \u0153uvre avec la logique inflexible de l'id\u00e9al; ils \ndonnent leur vie en pur don pour le progr\u00e8s; ils \naccomplissent la volont\u00e9 de la providence; ils font un \nacte rel igieux. A l'heure dite, avec autant de \nd\u00e9sint\u00e9ressement qu'un acteur qui arrive \u00e0 sa \nr\u00e9plique, ob\u00e9issant au sc\u00e9nario divin, ils entrent dans \nle tombeau. Et ce combat sans esp\u00e9rance, et cette \ndisparition sto\u00efque, ils l'acceptent pour amener \u00e0 ses \nsplendides et supr\u00eames cons\u00e9quences universelles le magnifique mouvement humain irr\u00e9sistiblement \ncommenc\u00e9 le 14 juillet 1789. Ces soldats sont des \npr\u00eatres. La r\u00e9volution fran\u00e7aise est un geste de Dieu. \nDu reste, il y a, et il convient d'ajouter cette \ndistinction aux distinctions d\u00e9j\u00e0 indiqu\u00e9es dans un \nautre chapitre, il y a les insurrections accept\u00e9es qui \ns'appellent r\u00e9volutions; il y a les r\u00e9volutions refus\u00e9es \nqui s'appellent \u00e9meutes. Une insurrection q ui \u00e9clate, \nc'est une id\u00e9e qui passe son examen devant le peuple. \nSi le peuple laisse tomber sa boule noire, l'id\u00e9e est \nfruit sec, l'insurrection est \u00e9chauffour\u00e9e. \nL'entr\u00e9e en guerre \u00e0 toute sommation et chaque \nfois que l'utopie le d\u00e9sire, n'est pas le fai t des peuples. \nLes nations n'ont pas toujours et \u00e0 toute heure le \ntemp\u00e9rament des h\u00e9ros et des martyrs. \nElles sont positives. A priori, l'insurrection leur \nr\u00e9pugne; premi\u00e8rement, parce qu'elle a souvent pour \nr\u00e9sultat une catastrophe, deuxi\u00e8mement, parce q u'elle \na toujours pour point de d\u00e9part une abstraction. \nCar, et ceci est beau, c'est toujours pour l'id\u00e9al, et \npour l'id\u00e9al seul, que se d\u00e9vouent ceux qui se \nd\u00e9vouent. Une insurrection est un enthousiasme. \nL'enthousiasme peut se mettre en col\u00e8re; de l\u00e0 le s \nprises d'armes. Mais toute insurrection qui couche en \njoue un gouvernement ou un r\u00e9gime, vise plus haut. Ainsi, par exemple, insistons -y, ce que combattaient \nles chefs de l'insurrection de 1832, et en particulier \nles jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie, ce \nn'\u00e9tait pas pr\u00e9cis\u00e9ment Louis -Philippe. La plupart, \ncausant \u00e0 c\u0153ur ouvert, rendaient justice aux qualit\u00e9s \nde ce roi mitoyen \u00e0 la monarchie et \u00e0 la r\u00e9volution; \naucun ne le ha\u00efssait. Mais ils attaquaient la branche \ncadette du droit divin dans Louis -Philippe comme ils \nen avaient attaqu\u00e9 la branche a\u00een\u00e9e dans Charles X; et \nce qu'ils voulaient renverser en renversant la royaut\u00e9 \nen France, nous l'avons expliqu\u00e9, c'\u00e9tait l'usurpation \nde l'homme sur l'homme et du privil\u00e8ge sur le droit \ndans l'univers entier. Paris sans roi a pour contre -\ncoup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la \nsorte. Leur but \u00e9tait lointain sans doute, vague peut -\n\u00eatre, et reculant devant l'effort; mais grand. \nCela est ainsi. Et l'on se sacrifie pour ces visions, \nqui, pour les sacrifi\u00e9s, sont des illusions presque \ntoujours, mais des illusions auxquelles, en somme, \ntoute la certitude humaine est m\u00eal\u00e9e. L'insurg\u00e9 \npo\u00e9tise et dore l'insurrection. On se jette dans ces \nchoses tragiques en se grisant de ce qu'on va faire. \nQui sait? on r\u00e9ussira peut -\u00eatre. On est le petit \nnombre; on a contre soi toute une arm\u00e9e; mais on \nd\u00e9fend le droit, la loi naturelle, la souverainet\u00e9 de chacun sur soi -m\u00eame qui n'a pas d'abdication \npossible, la justice, la v\u00e9rit\u00e9, et au besoin on mourra \ncomme les tr ois cents Spartiates. On ne songe pas \u00e0 \nDon Quichotte, mais \u00e0 L\u00e9onidas. Et l'on va devant \nsoi, et, une fois engag\u00e9, on ne recule plus, et l'on se \npr\u00e9cipite t\u00eate baiss\u00e9e, ayant pour esp\u00e9rance une \nvictoire inou\u00efe, la r\u00e9volution compl\u00e9t\u00e9e, le progr\u00e8s \nremis en libert\u00e9, l'agrandissement du genre humain, la \nd\u00e9livrance universelle; et pour pis aller les \nThermopyles. \nCes passes d'armes pour le progr\u00e8s \u00e9chouent \nsouvent, et nous venons de dire pourquoi. La foule \nest r\u00e9tive \u00e0 l'entra\u00eenement des paladins. Ces lourdes \nmasses, les multitudes, fragiles \u00e0 cause de leur \npesanteur m\u00eame, craignent les aventures; et il y a de \nl'aventure dans l'id\u00e9al. \nD'ailleurs, qu'on ne l'oublie pas, les int\u00e9r\u00eats sont l\u00e0, \npeu amis de l'id\u00e9al et du sentimental. Quelquefois \nl'estomac paralyse le c\u0153ur. \nLa grandeur et la beaut\u00e9 de la France, c'est qu'elle \nprend moins de ventre que les autres peuples; elle se \nnoue plus ais\u00e9ment la corde aux reins. Elle est la \npremi\u00e8re \u00e9veill\u00e9e, la derni\u00e8re endormie. Elle va en \navant. Elle est chercheuse. \nCela ti ent \u00e0 ce qu'elle est artiste. L'id\u00e9al n'est autre chose que le point culminant de \nla logique, de m\u00eame que le beau n'est autre chose que \nla cime du vrai. Les peuples artistes sont aussi les \npeuples cons\u00e9quents. Aimer la beaut\u00e9, c'est vouloir la \nlumi\u00e8re. C' est ce qui fait que le flambeau de l'Europe, \nc'est-\u00e0-dire de la civilisation, a \u00e9t\u00e9 port\u00e9 d'abord par la \nGr\u00e8ce, qui l'a pass\u00e9 \u00e0 l'Italie, qui l'a pass\u00e9 \u00e0 la France. \nDivins peuples \u00e9claireurs! Vit\u00e6 lampada tradunt . \nChose admirable, la po\u00e9sie d'un peuple es t \nl'\u00e9l\u00e9ment de son progr\u00e8s. La quantit\u00e9 de civilisation \nse mesure \u00e0 la quantit\u00e9 d'imagination. Seulement un \npeuple civilisateur doit rester un peuple m\u00e2le. \nCorinthe, oui; Sybaris, non. Qui s'eff\u00e9mine \ns'ab\u00e2tardit. Il ne faut \u00eatre ni dilettante, ni virtuose; \nmais il faut \u00eatre artiste. En mati\u00e8re de civilisation, il \nne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. A cette \ncondition, on donne au genre humain le patron de \nl'id\u00e9al. \nL'id\u00e9al moderne a son type dans l'art, et son \nmoyen dans la science. C'est par la sci ence qu'on \nr\u00e9alisera cette vision auguste des po\u00e8tes : le beau \nsocial. On refera l'Eden par A + B. Au point o\u00f9 la \ncivilisation est parvenue, l'exact est un \u00e9l\u00e9ment \nn\u00e9cessaire du splendide, et le sentiment artiste est \nnon seulement servi, mais compl\u00e9t\u00e9 par l'organe scientifique; le r\u00eave doit calculer. L'art, qui est le \nconqu\u00e9rant, doit avoir pour point d'appui la science, \nqui est le marcheur. La solidit\u00e9 de la monture \nimporte. L'esprit moderne, c'est le g\u00e9nie de la Gr\u00e8ce \nayant pour v\u00e9hicule le g\u00e9nie de l'Ind e; Alexandre sur \nl'\u00e9l\u00e9phant. \nLes races p\u00e9trifi\u00e9es dans le dogme ou d\u00e9moralis\u00e9es \npar le lucre, sont impropres \u00e0 la conduite de la \ncivilisation. La g\u00e9nuflexion devant l'idole ou devant \nl'\u00e9cu atrophie le muscle qui marche et la volont\u00e9 qui \nva. L'absorption h i\u00e9ratique ou marchande amoindrit \nle rayonnement d'un peuple, abaisse son horizon en \nabaissant son niveau, et lui retire cette intelligence \u00e0 la \nfois humaine et divine du but universel, qui fait les \nnations missionnaires. Babylone n'a pas d'id\u00e9al; \nCarthage n'a pas d'id\u00e9al. Ath\u00e8nes et Rome ont et \ngardent, m\u00eame \u00e0 travers toute l'\u00e9paisseur nocturne \ndes si\u00e8cles, des aur\u00e9oles de civilisation. \nLa France est de la m\u00eame qualit\u00e9 de peuple que la \nGr\u00e8ce et l'Italie. Elle est ath\u00e9nienne par le beau et \nromaine par le gr and. En outre elle est bonne. Elle se \ndonne. Elle est plus souvent que les autres peuples en \nhumeur de d\u00e9vouement et de sacrifice. Seulement, \ncette humeur la prend et la quitte. Et c'est l\u00e0 le grand \np\u00e9ril pour ceux qui courent quand elle ne veut que marche r, ou qui marchent quand elle veut s'arr\u00eater. \nLa France a ses rechutes de mat\u00e9rialisme, et, \u00e0 de \ncertains instants, les id\u00e9es qui obstruent ce cerveau \nsublime n'ont plus rien qui rappelle la grandeur \nfran\u00e7aise et sont de la dimension d'un Missouri ou \nd'une Caroline du Sud. Qu'y faire? La g\u00e9ante joue la \nnaine; l'immense France a ses fantaisies de petitesse. \nVoil\u00e0 tout. \nA cela rien \u00e0 dire. Les peuples comme les astres \nont le droit d'\u00e9clipse. Et tout est bien, pourvu que la \nlumi\u00e8re revienne et que l'\u00e9clipse n e d\u00e9g\u00e9n\u00e8re pas en \nnuit. Aube et r\u00e9surrection sont synonymes. La \nr\u00e9apparition de la lumi\u00e8re est identique \u00e0 la \npersistance du moi. \nConstatons ces faits avec calme. La mort sur la \nbarricade, ou la tombe dans l'exil, c'est pour le \nd\u00e9vouement un en -cas accept able. Le vrai nom du \nd\u00e9vouement, c'est d\u00e9sint\u00e9ressement. Que les \nabandonn\u00e9s se laissent abandonner, que les exil\u00e9s se \nlaissent exiler, et bornons -nous \u00e0 supplier les grands \npeuples de ne pas reculer trop loin, quand ils \nreculent. Il ne faut pas, sous pr\u00e9te xte de retour \u00e0 la \nraison, aller trop avant dans la descente. \nLa mati\u00e8re existe, la minute existe, les int\u00e9r\u00eats \nexistent, le ventre existe; mais il ne faut pas que le ventre soit la seule sagesse. La vie momentan\u00e9e a son \ndroit, nous l'admettons, mais la v ie permanente a le \nsien. H\u00e9las! \u00eatre mont\u00e9, cela n'emp\u00eache pas de \ntomber. On voit ceci dans l'histoire plus souvent \nqu'on ne voudrait. Une nation est illustre; elle go\u00fbte \u00e0 \nl'id\u00e9al, puis elle mord dans la fange, et elle trouve cela \nbon; et si on lui demand e d'o\u00f9 vient qu'elle \nabandonne Socrate pour Falstaff, elle r\u00e9pond : C'est \nque j'aime les hommes d'\u00e9tat. \nUn mot encore avant de rentrer dans la m\u00eal\u00e9e. \nUne bataille comme celle que nous racontons en \nce moment n'est autre chose qu'une convulsion vers \nl'id\u00e9a l. Le progr\u00e8s entrav\u00e9 est maladif, et il a de ces \ntragiques \u00e9pilepsies. Cette maladie du progr\u00e8s, la \nguerre civile, nous avons d\u00fb la rencontrer sur notre \npassage. C'est l\u00e0 une des phases fatales, \u00e0 la fois acte \net entr'acte, de ce drame dont le pivot est u n damn\u00e9 \nsocial, et dont le titre v\u00e9ritable est : le Progr\u00e8s. \nLe Progr\u00e8s! \nCe cri que nous jetons souvent est toute notre \npens\u00e9e; et, au point de ce drame o\u00f9 nous sommes, \nl'id\u00e9e qu'il contient ayant encore plus d'une \u00e9preuve \u00e0 \nsubir, il nous est permis peu t-\u00eatre, sinon d'en \nsoulever le voile, du moins d'en laisser transpara\u00eetre \nnettement la lueur. Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce \nmoment, c'est, d'un bout \u00e0 l'autre, dans son ensemble \net dans ses d\u00e9tails, quelles que soient les \nintermittences, l es exceptions ou les d\u00e9faillances, la \nmarche du mal au bien, de l'injuste au juste, du faux \nau vrai, de la nuit au jour, de l'app\u00e9tit \u00e0 la conscience, \nde la pourriture \u00e0 la vie, de la bestialit\u00e9 au devoir, de \nl'enfer au ciel, du n\u00e9ant \u00e0 Dieu. Point de d\u00e9pa rt : la \nmati\u00e8re; point d'arriv\u00e9e : l'\u00e2me. L'hydre au \ncommencement, l'ange \u00e0 la fin. \n \n \n \n \nV, 1, 21 \n \n \n \n \n \nLes h\u00e9ros \n \n \n \n \n \n \nTout \u00e0 coup le tambour battit la charge. \nL'attaque fut l'ouragan. La veille, dans l'obscurit\u00e9, \nla barricade avait \u00e9t\u00e9 approch\u00e9e silencieusement \ncomme par un boa. A pr\u00e9sent, en plein jour, dans \ncette rue \u00e9vas\u00e9e, la surprise \u00e9tait d\u00e9cid\u00e9ment \nimpossible, la vive force d'ailleurs s'\u00e9tait d\u00e9masqu\u00e9e, \nle canon avait commenc\u00e9 le rugissement, l'arm\u00e9e se \nrua sur la barricade. La furie \u00e9tait maintenant l'habilet\u00e9. Une puissante colonne d'infanterie de \nligne, coup\u00e9e \u00e0 intervalles \u00e9gaux de garde nationale et \nde garde municipale \u00e0 pied, et appuy\u00e9e sur des \nmasse s profondes qu'on entendait sans les voir, \nd\u00e9boucha dans la rue au pas de course, tambour \nbattant, clairon sonnant, bayonnettes crois\u00e9es, \nsapeurs en t\u00eate, et, imperturbable sous les projectiles, \narriva droit sur la barricade avec le poids d'une \npoutre d'ai rain sur un mur. \nLe mur tint bon. \nLes insurg\u00e9s firent feu imp\u00e9tueusement. La \nbarricade escalad\u00e9e eut une crini\u00e8re d'\u00e9clairs. L'assaut \nfut si forcen\u00e9 qu'elle fut un moment inond\u00e9e \nd'assaillants; mais elle secoua les soldats ainsi que le \nlion les chiens, e t elle ne se couvrit d'assi\u00e9geants que \ncomme la falaise d'\u00e9cume, pour repara\u00eetre l'instant \nd'apr\u00e8s, escarp\u00e9e, noire et formidable. \nLa colonne, forc\u00e9e de se replier, resta mass\u00e9e dans \nla rue, \u00e0 d\u00e9couvert, mais terrible, et riposta \u00e0 la \nredoute par une mous queterie effrayante. Quiconque \na vu un feu d'artifice se rappelle cette gerbe faite d'un \ncroisement de foudres qu'on appelle le bouquet. \nQu'on se repr\u00e9sente ce bouquet, non plus vertical, \nmais horizontal, portant une balle, une chevrotine ou \nun biscayen \u00e0 la pointe de chacun de ses jets de feu, et \u00e9grenant la mort dans ses grappes de tonnerres. La \nbarricade \u00e9tait l\u00e0 -dessous. \nDes deux parts r\u00e9solution \u00e9gale. La bravoure \u00e9tait \nl\u00e0 presque barbare et se compliquait d'une sorte de \nf\u00e9rocit\u00e9 h\u00e9ro\u00efque qui commen\u00e7a it par le sacrifice de \nsoi-m\u00eame. C'\u00e9tait l'\u00e9poque o\u00f9 un garde national se \nbattait comme un zouave. La troupe voulait en finir; \nl'insurrection voulait lutter. L'acceptation de l'agonie \nen pleine jeunesse et en pleine sant\u00e9 fait de \nl'intr\u00e9pidit\u00e9 une fr\u00e9n\u00e9sie . Chacun dans cette m\u00eal\u00e9e \navait le grandissement de l'heure supr\u00eame. La rue se \njoncha de cadavres. \nLa barricade avait \u00e0 l'une de ses extr\u00e9mit\u00e9s \nEnjolras et \u00e0 l'autre Marius. Enjolras, qui portait \ntoute la barricade dans sa t\u00eate, se r\u00e9servait et \ns'abritait ; trois soldats tomb\u00e8rent l'un apr\u00e8s l'autre \nsous son cr\u00e9neau sans l'avoir m\u00eame aper\u00e7u; Marius \ncombattait \u00e0 d\u00e9couvert. Il se faisait point de mire. Il \nsortait du sommet de la redoute plus qu'\u00e0 mi -corps. Il \nn'y a pas de plus violent prodigue qu'un avare qui \nprend le mors aux dents; il n'y a pas d'homme plus \neffrayant dans l'action qu'un songeur. Marius \u00e9tait \nformidable et pensif. Il \u00e9tait dans la bataille comme \ndans un r\u00eave. On e\u00fbt dit un fant\u00f4me qui fait le coup \nde fusil. Les cartouches des assi\u00e9g\u00e9s s'\u00e9pui saient; leurs \nsarcasmes non. Dans ce tourbillon du s\u00e9pulcre o\u00f9 ils \n\u00e9taient, ils riaient. \nCourfeyrac \u00e9tait nu -t\u00eate. \n\u2013 Qu'est -ce que tu as donc fait de ton chapeau? lui \ndemanda Bossuet. \nCourfeyrac r\u00e9pondit : \n\u2013 Ils ont fini par me l'emporter \u00e0 coups de canon. \nOu bien ils disaient des choses hautaines. \n\u2013 Comprend -on, s'\u00e9criait am\u00e8rement Feuilly, ces \nhommes \u2013 (et il citait les noms, des noms connus, \nc\u00e9l\u00e8bres m\u00eame, quelques -uns de l'ancienne arm\u00e9e) \u2013 \nqui avaient promis de nous rejoindre et fait serment \nde nous aider, et qui s'y \u00e9taient engag\u00e9s d'honneur, et \nqui sont nos g\u00e9n\u00e9raux, et qui nous abandonnent! \nEt Combeferre se bornait \u00e0 r\u00e9pondre avec un \ngrave sourire : \n\u2013 Il y a des gens qui observent les r\u00e8gles de \nl'honneur comme on observe les \u00e9toiles, de tr\u00e8s loin. \nL'int\u00e9rieur de la barricade \u00e9tait tellement sem\u00e9 de \ncartouches d\u00e9chir\u00e9es qu'on e\u00fbt dit qu'il y avait neig\u00e9. \nLes assaillants avaient le nombre; les insurg\u00e9s \navaient la position. Ils \u00e9taient au haut d'une muraille, \net ils foudroyaient \u00e0 bout portant les soldats \ntr\u00e9buchant dans les morts et les bless\u00e9s et emp\u00eatr\u00e9s dans l'escarpement. Cette barricade, construite \ncomme elle l'\u00e9tait et admirablement contrebut\u00e9e, \u00e9tait \nvraiment une de ces situations o\u00f9 une poig n\u00e9e \nd'hommes tient en \u00e9chec une l\u00e9gion. Cependant, \ntoujours recrut\u00e9e et grossissant sous la pluie de balles, \nla colonne d'attaque se rapprochait inexorablement, \net maintenant, peu \u00e0 peu, pas \u00e0 pas, mais avec \ncertitude, l'arm\u00e9e serrait la barricade comme la vis le \npressoir. \nLes assauts se succ\u00e9d\u00e8rent. L'horreur alla \ngrandissant. \nAlors \u00e9clata, sur ce tas de pav\u00e9s, dans cette rue de \nla Chanvrerie, une lutte digne d'une muraille de \nTroie. Ces hommes h\u00e2ves, d\u00e9guenill\u00e9s, \u00e9puis\u00e9s, qui \nn'avaient pas mang\u00e9 depuis vingt -quatre heures, qui \nn'avaient pas dormi, qui n'avaient plus que quelques \ncoups \u00e0 tirer, qui t\u00e2taient leurs poches vides de \ncartouches, presque tous bless\u00e9s, la t\u00eate ou le bras \nband\u00e9 d'un linge rouill\u00e9 et noir\u00e2tre, ayant dans leurs \nhabits des trous d'o \u00f9 le sang coulait, \u00e0 peine arm\u00e9s de \nmauvais fusils et de vieux sabres \u00e9br\u00e9ch\u00e9s, devinrent \ndes Titans. La barricade fut dix fois abord\u00e9e, assaillie, \nescalad\u00e9e, et jamais prise. \nPour se faire une id\u00e9e de cette lutte, il faudrait se \nfigurer le feu mis \u00e0 un t as de courages terribles, et qu'on regarde l'incendie. Ce n'\u00e9tait pas un combat, \nc'\u00e9tait le dedans d'une fournaise; les bouches y \nrespiraient de la flamme; les visages y \u00e9taient \nextraordinaires, la forme humaine y semblait \nimpossible, les combattants y fla mboyaient, et c'\u00e9tait \nformidable de voir aller et venir dans cette fum\u00e9e \nrouge ces salamandres de la m\u00eal\u00e9e. Les sc\u00e8nes \nsuccessives et simultan\u00e9es de cette tuerie grandiose, \nnous renon\u00e7ons \u00e0 les peindre. L'\u00e9pop\u00e9e seule a le \ndroit de remplir douze mille vers avec une bataille. \nOn e\u00fbt dit cet enfer du brahmanisme, le plus \nredoutable des dix -sept ab\u00eemes, que le V\u00e9da appelle \nla For\u00eat des Ep\u00e9es. \nOn se battait corps \u00e0 corps, pied \u00e0 pied, \u00e0 coups de \npistolet, \u00e0 coups de sabre, \u00e0 coups de poing, de loin, \nde pr\u00e8s, d'en haut, d'en bas, de partout, des toits de la \nmaison, des fen\u00eatres du cabaret, des soupiraux des \ncaves o\u00f9 quelques -uns s'\u00e9taient gliss\u00e9s. Ils \u00e9taient un \ncontre soixante. La fa\u00e7ade de Corinthe, \u00e0 demi \nd\u00e9molie, \u00e9tait hideuse. La fen\u00eatre, tatou\u00e9e de \nmitrai lle, avait perdu vitres et ch\u00e2ssis et n'\u00e9tait plus \nqu'un trou informe, tumultueusement bouch\u00e9 avec \ndes pav\u00e9s. Bossuet fut tu\u00e9; Feuilly fut tu\u00e9; Courfeyrac \nfut tu\u00e9; Joly fut tu\u00e9; Combeferre, travers\u00e9 de trois \ncoups de bayonnette dans la poitrine au moment o \u00f9 il relevait un soldat bless\u00e9, n'eut que le temps de \nregarder le ciel, et expira. \nMarius, toujours combattant, \u00e9tait si cribl\u00e9 de \nblessures, particuli\u00e8rement \u00e0 la t\u00eate, que son visage \ndisparaissait dans le sang et qu'on e\u00fbt dit qu'il avait la \nface couver te d'un mouchoir rouge. \nEnjolras seul n'\u00e9tait pas atteint. Quand il n'avait \nplus d'arme, il tendait la main \u00e0 droite ou \u00e0 gauche et \nun insurg\u00e9 lui mettait une lame quelconque au poing. \nIl n'avait plus qu'un tron\u00e7on de quatre \u00e9p\u00e9es; une de \nplus que Fran\u00e7oi s Ier \u00e0 Marignan. \nHom\u00e8re dit : \u00abDiom\u00e8de \u00e9gorge Axyle, fils de \nTeuthranis, qui habitait l'heureuse Arisba; Euryale, \nfils de M\u00e9cist\u00e9e, extermine Dr\u00e9sos et Opheltios, \nEs\u00e8pe, et ce P\u00e9dasus que la na\u00efade Abarbar\u00e9e con\u00e7ut \nde l'irr\u00e9prochable Boucolion; Ulysse re nverse Pidyte \nde Percose; Antiloque, Abl\u00e8re; Polyp\u00e6t\u00e8s, Astyale; \nPolydamas, Otos de Cyll\u00e8ne; et Teucer, Ar\u00e9taon. \nM\u00e9ganthios meurt sous les coups de pique \nd'Euripyle. Agamemnon, roi des h\u00e9ros, terrasse \nElatos n\u00e9 dans la ville escarp\u00e9e que baigne le sonore \nfleuve Satno\u00efs.\u00bb Dans nos vieux po\u00ebmes de Gestes, \nEsplandian attaque avec une bisaigu\u00eb de feu le \nmarquis g\u00e9ant Swantibore, lequel se d\u00e9fend en \nlapidant le chevalier avec des tours qu'il d\u00e9racine. Nos anciennes fresques murales nous montrent les \ndeux ducs de Bretagne et de Bourbon, arm\u00e9s, \narmori\u00e9s et timbr\u00e9s en guerre, \u00e0 cheval, et s'abordant, \nla hache d'armes \u00e0 la main, masqu\u00e9s de fer, bott\u00e9s de \nfer, gant\u00e9s de fer, l'un capara\u00e7onn\u00e9 d'hermine, l'autre \ndrap\u00e9 d'azur; Bretagne avec son lion entre les deux \ncornes de sa couronne, Bourbon casqu\u00e9 d'une \nmonstrueuse fleur de lys \u00e0 visi\u00e8re. Mais pour \u00eatre \nsuperbe, il n'est pas n\u00e9cessaire de porter, comme \nYvon, le morion ducal, d'avoir au poing, comme \nEsplandian, une flamme vivante, ou comme Phyl\u00e8s, \np\u00e8re de Polydamas, d' avoir rapport\u00e9 d'Ephyre une \nbonne armure pr\u00e9sent du roi des hommes Euph\u00e8te; il \nsuffit de donner sa vie pour une conviction ou pour \nune loyaut\u00e9. Ce petit soldat na\u00eff, hier paysan de la \nBeauce ou du Limousin, qui r\u00f4de, le coupe -choux au \nc\u00f4t\u00e9, autour des bonn es d'enfants dans le \nLuxembourg, ce jeune \u00e9tudiant p\u00e2le pench\u00e9 sur une \npi\u00e8ce d'anatomie ou sur un livre, blond adolescent \nqui fait sa barbe avec des ciseaux, prenez -les tous les \ndeux, soufflez -leur un souffle de devoir, mettez -les \nen face l'un de l'autre d ans le carrefour Boucherat ou \ndans le cul -de-sac Planche -Mibray, et que l'un \ncombatte pour son drapeau, et que l'autre combatte \npour son id\u00e9al, et qu'ils s'imaginent tous les deux combattre pour la patrie; la lutte sera colossale; et \nl'ombre que feront, da ns le grand champ \u00e9pique o\u00f9 \nse d\u00e9bat l'humanit\u00e9, ce pioupiou et ce carabin aux \nprises, \u00e9galera l'ombre que jette M\u00e9garyon, roi de la \nLycie pleine de tigres, \u00e9treignant corps \u00e0 corps \nl'immense Ajax, \u00e9gal aux dieux. \n \n \n \n \nV, 1, 22 \n \n \n \n \n \nPied \u00e0 pied \n \n \n \n \n \n \nQuand il n'y eut plus de chefs vivants qu'Enjolras \net Marius aux deux extr\u00e9mit\u00e9s de la barricade, le \ncentre, qu'avaient si longtemps soutenu Courfeyrac, \nJoly, Bossuet, Feuilly et Combeferre, plia. Le canon, \nsans faire de br\u00e8che praticable, avait assez larg ement \n\u00e9chancr\u00e9 le milieu de la redoute; l\u00e0, le sommet de la \nmuraille avait disparu sous le boulet, et s'\u00e9tait \u00e9croul\u00e9; \net les d\u00e9bris qui \u00e9taient tomb\u00e9s, tant\u00f4t \u00e0 l'int\u00e9rieur, tant\u00f4t \u00e0 l'ext\u00e9rieur, avaient fini, en s'amoncelant, par \nfaire, des deux c\u00f4t\u00e9s du barrage, deux esp\u00e8ces de \ntalus, l'un au dedans, l'autre au dehors. Le talus \next\u00e9rieur offrait \u00e0 l'abordage un plan inclin\u00e9. \nUn supr\u00eame assaut y fut tent\u00e9 et cet assaut r\u00e9ussit. \nLa masse h\u00e9riss\u00e9e de bayonnettes et lanc\u00e9e au pas \ngymnastique arriva irr\u00e9sist ible, et l'\u00e9pais front de \nbataille de la colonne d'attaque apparut dans la fum\u00e9e \nau haut de l'escarpement. Cette fois, c'\u00e9tait fini. Le \ngroupe d'insurg\u00e9s qui d\u00e9fendait le centre recula p\u00eale -\nm\u00eale. \nAlors le sombre amour de la vie se r\u00e9veilla chez \nquelques -uns. Couch\u00e9s en joue par cette for\u00eat de \nfusils, plusieurs ne voulurent plus mourir. C'est l\u00e0 une \nminute o\u00f9 l'instinct de la conservation pousse des \nhurlements et o\u00f9 la b\u00eate repara\u00eet dans l'homme. Ils \n\u00e9taient accul\u00e9s \u00e0 la haute maison \u00e0 six \u00e9tages qui \nfaisai t le fond de la redoute. Cette maison pouvait \n\u00eatre le salut. Cette maison \u00e9tait barricad\u00e9e et comme \nmur\u00e9e du haut en bas. Avant que la troupe de ligne \nf\u00fbt dans l'int\u00e9rieur de la redoute, une porte avait le \ntemps de s'ouvrir et de se fermer, la dur\u00e9e d'un \u00e9 clair \nsuffisait pour cela, et la porte de cette maison, entre -\nb\u00e2ill\u00e9e brusquement et referm\u00e9e tout de suite, pour \nces d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s c'\u00e9tait la vie. En arri\u00e8re de cette maison, il y avait les rues, la fuite possible, l'espace. \nIls se mirent \u00e0 frapper contre ce tte porte \u00e0 coups de \ncrosse et \u00e0 coups de pied, appelant, criant, suppliant, \njoignant les mains. Personne n'ouvrit. De la lucarne \ndu troisi\u00e8me \u00e9tage, la t\u00eate morte les regardait. \nMais Enjolras et Marius, et sept ou huit ralli\u00e9s \nautour d'eux, s'\u00e9taient \u00e9la nc\u00e9s et les prot\u00e9geaient. \nEnjolras avait cri\u00e9 aux soldats : N'avancez pas! et un \nofficier n'ayant pas ob\u00e9i, Enjolras avait tu\u00e9 l'officier. \nIl \u00e9tait maintenant dans la petite cour int\u00e9rieure de la \nredoute, adoss\u00e9 \u00e0 la maison de Corinthe, l'\u00e9p\u00e9e d'une \nmain, la carabine de l'autre, tenant ouverte la porte \ndu cabaret qu'il barrait aux assaillants. Il cria aux \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s : \u2013 Il n'y a qu'une porte ouverte. Celle -ci. \n\u2013 Et, les couvrant de son corps, faisant \u00e0 lui seul face \n\u00e0 un bataillon, il les fit passer derri\u00e8r e lui. Tous s'y \npr\u00e9cipit\u00e8rent. Enjolras ex\u00e9cutant avec sa carabine, \ndont il se servait maintenant comme d'une canne, ce \nque les b\u00e2tonnistes appellent la rose couverte, rabattit \nles bayonnettes autour de lui et devant lui, et entra le \ndernier; et il y eut u n instant horrible, les soldats \nvoulant p\u00e9n\u00e9trer, les insurg\u00e9s voulant fermer. La \nporte fut close avec une telle violence qu'en se \nrembo\u00eetant dans son cadre, elle laissa voir coup\u00e9s et coll\u00e9s \u00e0 son chambranle les cinq doigts d'un soldat \nqui s'y \u00e9tait cramp onn\u00e9. \nMarius \u00e9tait rest\u00e9 dehors. Un coup de feu venait \nde lui casser la clavicule; il sentit qu'il s'\u00e9vanouissait et \nqu'il tombait. En ce moment, les yeux d\u00e9j\u00e0 ferm\u00e9s, il \neut la commotion d'une main vigoureuse qui le \nsaisissait, et son \u00e9vanouissement, dan s lequel il se \nperdit, lui laissa \u00e0 peine le temps de cette pens\u00e9e \nm\u00eal\u00e9e au supr\u00eame souvenir de Cosette : \u2013 Je suis fait \nprisonnier. Je serai fusill\u00e9. \nEnjolras, ne voyant pas Marius parmi les r\u00e9fugi\u00e9s \ndu cabaret, eut la m\u00eame id\u00e9e. Mais ils \u00e9taient \u00e0 cet \ninstant o\u00f9 chacun n'a que le temps de songer \u00e0 sa \npropre mort. Enjolras assujettit la barre de la porte, \net la verrouilla, et en ferma \u00e0 double tour la serrure et \nle cadenas, pendant qu'on la battait furieusement au \ndehors, les soldats \u00e0 coups de crosse, le s sapeurs \u00e0 \ncoups de hache. Les assaillants s'\u00e9taient group\u00e9s sur \ncette porte. C'\u00e9tait maintenant le si\u00e8ge du cabaret qui \ncommen\u00e7ait. \nLes soldats, disons -le, \u00e9taient pleins de col\u00e8re. \nLa mort du sergent d'artillerie les avait irrit\u00e9s, et \npuis, chose plus funeste, pendant les quelques heures \nqui avaient pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 l'attaque, il s'\u00e9tait dit parmi eux \nque les insurg\u00e9s mutilaient les prisonniers, et qu'il y avait dans le cabaret le cadavre d'un soldat sans t\u00eate. \nCe genre de rumeurs fatales est l'accompagnement \nordinaire des guerres civiles, et ce fut un faux bruit de \ncette esp\u00e8ce qui causa plus tard la catastrophe de la \nrue Transnonain. \nQuand la porte fut barricad\u00e9e, Enjolras dit aux \nautres : \n\u2013 Vendons -nous cher. \nPuis il s'approcha de la table o\u00f9 \u00e9taient \u00e9tend us \nMabeuf et Gavroche. On voyait sous le drap noir \ndeux formes droites et rigides, l'une grande, l'autre \npetite, et les deux visages se dessinaient vaguement \nsous les plis froids du suaire. Une main sortait de \ndessous le linceul et pendait vers la terre. C '\u00e9tait celle \ndu vieillard. \nEnjolras se pencha et baisa cette main v\u00e9n\u00e9rable, \nde m\u00eame que la veille il avait bais\u00e9 le front. \nC'\u00e9taient les deux seuls baisers qu'il e\u00fbt donn\u00e9s \ndans sa vie. \nAbr\u00e9geons. La barricade avait lutt\u00e9 comme une \nporte de Th\u00e8bes; le cabaret lutta comme une maison \nde Sarragosse. Ces r\u00e9sistances -l\u00e0 sont bourrues. Pas \nde quartier. Pas de parlementaire possible. On veut \nmourir pourvu qu'on tue. Quand Suchet dit : \u2013 \nCapitulez, \u2013 Palafox r\u00e9pond : \u00abApr\u00e8s la guerre au canon, la guerre au cout eau.\u00bb Rien ne manqua \u00e0 la \nprise d'assaut du cabaret Hucheloup : ni les pav\u00e9s \npleuvant de la fen\u00eatre et du toit sur les assi\u00e9geants et \nexasp\u00e9rant les soldats par d'horribles \u00e9crasements, ni \nles coups de feu des caves et des mansardes, ni la \nfureur de l'atta que, ni la rage de la d\u00e9fense, ni, enfin, \nquand la porte c\u00e9da, les d\u00e9mences fr\u00e9n\u00e9tiques de \nl'extermination. Les assaillants, en se ruant dans le \ncabaret, les pieds embarrass\u00e9s dans les panneaux de \nla porte enfonc\u00e9e et jet\u00e9e \u00e0 terre, n'y trouv\u00e8rent pas \nun combattant. L'escalier en spirale, coup\u00e9 \u00e0 coups \nde hache, gisait au milieu de la salle basse, quelques \nbless\u00e9s achevaient d'expirer, tout ce qui n'\u00e9tait pas tu\u00e9 \n\u00e9tait au premier \u00e9tage, et l\u00e0, par le trou du plafond, \nqui avait \u00e9t\u00e9 l'entr\u00e9e de l'escalier, un feu terrifiant \n\u00e9clata. C'\u00e9taient les derni\u00e8res cartouches. Quand elles \nfurent br\u00fbl\u00e9es, quand ces agonisants redoutables \nn'eurent plus ni poudre ni balles, chacun prit \u00e0 la \nmain deux de ces bouteilles r\u00e9serv\u00e9es par Enjolras et \ndont nous avons parl\u00e9, et ils tinrent t\u00eate \u00e0 l'escalade \navec ces massues effroyablement fragiles. C'\u00e9taient \ndes bouteilles d'eau -forte. Nous disons telles qu'elles \nsont ces choses sombres du carnage. L'assi\u00e9g\u00e9, h\u00e9las, \nfait arme de tout. Le feu gr\u00e9geois n'a pas d\u00e9shonor\u00e9 \nArchim\u00e8de, la poix bouillante n'a pas d\u00e9shonor\u00e9 Bayard. Toute la guerre est de l'\u00e9pouvante, et il n'y a \nrien \u00e0 y choisir. La mousqueterie des assi\u00e9geants, \nquoique g\u00ean\u00e9e et de bas en haut, \u00e9tait meurtri\u00e8re. Le \nrebord du trou du plafond fut bient\u00f4t entour\u00e9 de \nt\u00eates mortes d'o\u00f9 ruisselaient de longs fils rouges et \nfumants. Le fracas \u00e9tait inexprimable; une fum\u00e9e \nenferm\u00e9e et br\u00fblante faisait presque la nuit sur ce \ncombat. Les mots manquent pour dire l'horreur \narriv\u00e9e \u00e0 ce degr\u00e9. Il n'y avait plus d'hommes dans \ncette lutte ma intenant infernale . Ce n'\u00e9taient plus des \ng\u00e9ants contre des colosses. Cela ressemblait plus \u00e0 \nMilton et \u00e0 Dante qu'\u00e0 Hom\u00e8re. Des d\u00e9mons \nattaquaient, des spectres r\u00e9sistaient. \nC'\u00e9tait l'h\u00e9ro\u00efsme monstre. \n \n \n \n \nV, 1, 23 \n \n \n \n \n \nOreste \u00e0 jeun et Pylade ivre \n \n \n \n \n \n \nEnfin, se faisant la courte \u00e9chelle, s'aidant du \nsquelette de l'escalier, grimpant aux murs, \ns'accrochant au plafond, \u00e9charpant, au bord de la \ntrappe m\u00eame, les derniers qui r\u00e9sistaient, une \nvingtaine d'assi\u00e9geants, solda ts, gardes nationaux, \ngardes municipaux, p\u00eale -m\u00eale, la plupart d\u00e9figur\u00e9s \npar des blessures au visage dans cette ascension \nredoutable, aveugl\u00e9s par le sang, furieux, devenus sauvages, firent irruption dans la salle du premier \n\u00e9tage. Il n'y avait plus l\u00e0 qu' un seul qui f\u00fbt debout, \nEnjolras. Sans cartouches, sans \u00e9p\u00e9e, il n'avait plus \u00e0 \nla main que le canon de sa carabine dont il avait bris\u00e9 \nla crosse sur la t\u00eate de ceux qui entraient. Il avait mis \nle billard entre les assaillants et lui; il avait recul\u00e9 \u00e0 \nl'angle de la salle, et l\u00e0, l\u2019\u0153il fier, la t\u00eate haute, ce \ntron\u00e7on d'arme au poing, il \u00e9tait encore assez \ninqui\u00e9tant pour que le vide se f\u00fbt fait autour de lui. \nUn cri s'\u00e9leva : \n\u2013 C'est le chef. C'est lui qui a tu\u00e9 l'artilleur. \nPuisqu'il s'est mis l\u00e0, il y es t bien. Qu'il y reste. \nFusillons -le sur place. \n\u2013 Fusillez -moi, dit Enjolras. \nEt, jetant le tron\u00e7on de sa carabine, et croisant les \nbras, il pr\u00e9senta sa poitrine. \nL'audace de bien mourir \u00e9meut toujours les \nhommes. D\u00e8s qu'Enjolras eut crois\u00e9 les bras, \nacceptant la fin, l'assourdissement de la lutte cessa \ndans la salle, et ce chaos s'apaisa subitement dans une \nsorte de solennit\u00e9 s\u00e9pulcrale. Il semblait que la \nmajest\u00e9 mena\u00e7ante d'Enjolras d\u00e9sarm\u00e9 et immobile \npes\u00e2t sur ce tumulte, et que, rien que par l'autor it\u00e9 de \nson regard tranquille, ce jeune homme, qui seul \nn'avait pas une blessure, superbe, sanglant, charmant, indiff\u00e9rent comme un invuln\u00e9rable, contraign\u00eet cette \ncohue sinistre \u00e0 le tuer avec respect. Sa beaut\u00e9, en ce \nmoment -l\u00e0, augment\u00e9e de sa fiert\u00e9, \u00e9t ait un \nresplendissement, et, comme s'il ne pouvait pas plus \n\u00eatre fatigu\u00e9 que bless\u00e9, apr\u00e8s les effrayantes vingt -\nquatre heures qui venaient de s'\u00e9couler, il \u00e9tait \nvermeil et rose. C'\u00e9tait de lui peut -\u00eatre que parlait le \nt\u00e9moin qui disait plus tard devant l e conseil de \nguerre : \u00abIl y avait un insurg\u00e9 que j'ai entendu \nnommer Apollon.\u00bb Un garde national qui visait \nEnjolras abaissa son arme en disant : \u00abIl me semble \nque je vais fusiller une fleur.\u00bb \nDouze hommes se form\u00e8rent en peloton \u00e0 l'angle \noppos\u00e9 \u00e0 Enjolr as, et appr\u00eat\u00e8rent leurs fusils en \nsilence. \nPuis un sergent cria : \u2013 Joue. \nUn officier intervint. \n\u2013 Attendez. \nEt s'adressant \u00e0 Enjolras : \n\u2013 Voulez -vous qu'on vous bande les yeux? \n\u2013 Non. \n\u2013 Est-ce bien vous qui avez tu\u00e9 le sergent \nd'artillerie? \n\u2013 Oui. \nDepuis quelques instants Grantaire s'\u00e9tait r\u00e9veill\u00e9. Grantaire, on s'en souvient, dormait depuis la \nveille dans la salle haute du cabaret, assis sur une \nchaise, affaiss\u00e9 sur une table. \nIl r\u00e9alisait, dans toute son \u00e9nergie, la vieille \nm\u00e9taphore : ivre-mort. Le hideux philtre absinthe -\nstout -alcool l'avait jet\u00e9 en l\u00e9thargie. Sa table \u00e9tant \npetite et ne pouvant servir \u00e0 la barricade, on la lui \navait laiss\u00e9e. Il \u00e9tait toujours dans la m\u00eame posture, la \npoitrine pli\u00e9e sur la table, la t\u00eate appuy\u00e9e \u00e0 plat sur les \nbras, entour\u00e9 de verres, de chopes et de bouteilles. Il \ndormait de cet \u00e9crasant sommeil de l'ours engourdi et \nde la sangsue repue. Rien n'y avait fait, ni la fusillade, \nni les boulets, ni la mitraille qui p\u00e9n\u00e9trait par la \ncrois\u00e9e dans la salle o\u00f9 il \u00e9tait, ni le prodigieux \nvacarme de l'assaut. Seulement, il r\u00e9pondait \nquelquefois au canon par un ronflement. Il semblait \nattendre l\u00e0 qu'une balle v\u00eent lui \u00e9pargner la peine de \nse r\u00e9veiller. Plusieurs cadavres gisaient autour de lui; \net, au premier coup d\u2019\u0153il, rien ne le distinguait de ces \ndormeurs profonds de la mort. \nLe bruit n'\u00e9veille pas un ivrogne; le silence le \nr\u00e9veille. Cette singularit\u00e9 a \u00e9t\u00e9 plus d'une fois \nobserv\u00e9e. La chute de tout, autour de lui, augmentait \nl'an\u00e9antissement de Grantaire; l'\u00e9c roulement le \nber\u00e7ait. \u2013 L'esp\u00e8ce de halte que fit le tumulte devant Enjolras fut une secousse pour ce pesant sommeil. \nC'est l'effet d'une voiture au galop qui s'arr\u00eate court. \nLes assoupis s'y r\u00e9veillent. Grantaire se dressa en \nsursaut, \u00e9tendit les bras, se frotta les yeux, regarda, \nb\u00e2illa, et comprit. \nL'ivresse qui finit ressemble \u00e0 un rideau qui se \nd\u00e9chire. On voit, en bloc et d'un seul coup d\u2019\u0153il, tout \nce qu'elle cachait. Tout s'offre subitement \u00e0 la \nm\u00e9moire; et l'ivrogne qui ne sait rien de ce qui s'est \npass\u00e9 depuis vingt -quatre heures, n'a pas achev\u00e9 \nd'ouvrir les paupi\u00e8res qu'il est au fait. Les id\u00e9es lui \nreviennent avec une lucidit\u00e9 brusque; l'effacement de \nl'ivresse, sorte de bu\u00e9e qui aveuglait le cerveau, se \ndissipe, et fait place \u00e0 la claire et nett e obsession des \nr\u00e9alit\u00e9s. \nRel\u00e9gu\u00e9 qu'il \u00e9tait dans son coin et comme abrit\u00e9 \nderri\u00e8re le billard, les soldats, l\u2019\u0153il fix\u00e9 sur Enjolras, \nn'avaient pas m\u00eame aper\u00e7u Grantaire, et le sergent se \npr\u00e9parait \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter l'ordre : En joue! quand tout \u00e0 \ncoup ils enten dirent une voix forte crier \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d'eux : \n\u2013 Vive la R\u00e9publique! J'en suis. \nGrantaire s'\u00e9tait lev\u00e9. \nL'immense lueur de tout le combat qu'il avait \nmanqu\u00e9, et dont il n'avait pas \u00e9t\u00e9, apparut dans le \nregard \u00e9clatant de l'ivrogne transfigur\u00e9. Il r\u00e9p\u00e9ta : Vive la R\u00e9publique! traversa la salle d'un \npas ferme et alla se placer devant les fusils debout \npr\u00e8s d'Enjolras. \n\u2013 Faites -en deux d'un coup, dit -il. \nEt, se tournant vers Enjolras avec douceur, il lui \ndit : \n\u2013 Permets -tu? \nEnjolras lui serra la main en so uriant. \nCe sourire n'\u00e9tait pas achev\u00e9 que la d\u00e9tonation \n\u00e9clata. \nEnjolras, travers\u00e9 de huit coups de feu, resta \nadoss\u00e9 au mur comme si les balles l'y eussent clou\u00e9. \nSeulement il pencha la t\u00eate. \nGrantaire, foudroy\u00e9, s'abattit \u00e0 ses pieds. \nQuelques instan ts apr\u00e8s, les soldats d\u00e9logeaient les \nderniers insurg\u00e9s r\u00e9fugi\u00e9s au haut de la maison. Ils \ntiraillaient \u00e0 travers un treillis de bois dans le grenier. \nOn se battait dans les combles. On jetait des corps \npar les fen\u00eatres, quelques -uns vivants. Deux \nvoltigeu rs, qui essayaient de relever l'omnibus \nfracass\u00e9, \u00e9taient tu\u00e9s de deux coups de carabine tir\u00e9s \ndes mansardes. Un homme en blouse en \u00e9tait \npr\u00e9cipit\u00e9, un coup de bayonnette dans le ventre, et \nr\u00e2lait \u00e0 terre. Un soldat et un insurg\u00e9 glissaient \nensemble sur le talus de tuiles du toit, et ne voulaient pas se l\u00e2cher, et tombaient, se tenant embrass\u00e9s d'un \nembrassement f\u00e9roce. Lutte pareille dans la cave. \nCris, coups de feu, pi\u00e9tinement farouche. Puis le \nsilence. La barricade \u00e9tait prise. \nLes soldats commenc\u00e8rent la fouille des maisons \nd'alentour et la poursuite des fuyards. \n \n \n \n \nV, 1, 24 \n \n \n \n \n \nPrisonnier \n \n \n \n \n \n \nMarius \u00e9tait prisonnier en effet. Prisonnier de Jean \nValjean. \nLa main qui l'avait \u00e9treint par derri\u00e8re au moment \no\u00f9 il tombait, et dont, en perdant connaissance, il \navait senti le saisissement, \u00e9tait celle de Jean Valjean. \nJean Valjean n'avait pris au combat d'autre part \nque de s'y exposer. Sans lui, \u00e0 cette phase s upr\u00eame de \nl'agonie, personne n'e\u00fbt song\u00e9 aux bless\u00e9s. Gr\u00e2ce \u00e0 lui, partout pr\u00e9sent dans le carnage comme une \nprovidence, ceux qui tombaient \u00e9taient relev\u00e9s, \ntransport\u00e9s dans la salle basse, et pans\u00e9s. Dans les \nintervalles, il r\u00e9parait la barricade. Mais ri en qui p\u00fbt \nressembler \u00e0 un coup, \u00e0 une attaque, ou m\u00eame \u00e0 une \nd\u00e9fense personnelle, ne sortit de ses mains. Il se \ntaisait et secourait. Du reste, il avait \u00e0 peine quelques \n\u00e9gratignures. Les balles n'avaient pas voulu de lui. Si \nle suicide faisait partie de ce qu'il avait r\u00eav\u00e9 en venant \ndans ce s\u00e9pulcre, de ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0, il n'avait point r\u00e9ussi. \nMais nous doutons qu'il e\u00fbt song\u00e9 au suicide, acte \nirr\u00e9ligieux. \nJean Valjean, dans la nu\u00e9e \u00e9paisse du combat, \nn'avait pas l'air de voir Marius; le fait est qu'il ne le \nquittait pas des yeux. Quand un coup de feu renversa \nMarius, Jean Valjean bondit avec une agilit\u00e9 de tigre, \ns'abattit sur lui comme sur une proie, et l'emporta. \nLe tourbillon de l'attaque \u00e9tait en cet instant -l\u00e0 si \nviolemment concentr\u00e9 sur Enjolras et su r la porte du \ncabaret que personne ne vit Jean Valjean, soutenant \ndans ses bras Marius \u00e9vanoui, traverser le champ \nd\u00e9pav\u00e9 de la barricade et dispara\u00eetre derri\u00e8re l'angle \nde la maison de Corinthe. \nOn se rappelle cet angle qui faisait une sorte de \ncap dans la rue; il garantissait des balles et de la mitraille, et des regards aussi, quelques pieds carr\u00e9s \nde terrain. Il y a ainsi parfois dans les incendies une \nchambre qui ne br\u00fble point, et dans les mers les plus \nfurieuses, en de\u00e7\u00e0 d'un promontoire ou au fond d'un \ncul-de-sac d'\u00e9cueils, un petit coin tranquille. C'\u00e9tait \ndans cette esp\u00e8ce de repli du trap\u00e8ze int\u00e9rieur de la \nbarricade, qu'Eponine avait agonis\u00e9. \nL\u00e0 Jean Valjean s'arr\u00eata, il laissa glisser \u00e0 terre \nMarius, s'adossa au mur et jeta les yeux autour de lui. \nLa situation \u00e9tait \u00e9pouvantable. \nPour l'instant, pour deux ou trois minutes peut -\n\u00eatre, ce pan de muraille \u00e9tait un abri; mais comment \nsortir de ce massacre? Il se rappelait l'angoisse o\u00f9 il \ns'\u00e9tait trouv\u00e9 rue Polonceau, huit ans auparavant, et \nde quelle fa\u00e7on il \u00e9tait parvenu \u00e0 s'\u00e9chapper ; c'\u00e9tait \ndifficile alors, aujourd'hui c'\u00e9tait impossible. Il avait \ndevant lui cette implacable et sourde maison \u00e0 six \n\u00e9tages qui ne semblait habit\u00e9e que par l'homme mort \npench\u00e9 \u00e0 sa fen\u00eatre; il avait \u00e0 sa droite la barricade \nassez basse qui fermait la Pet ite-Truanderie; enjamber \ncet obstacle paraissait facile, mais on voyait au -dessus \nde la cr\u00eate du barrage une rang\u00e9e de pointes de \nbayonnettes. C'\u00e9tait la troupe de ligne, post\u00e9e au del\u00e0 \nde cette barricade, et aux aguets. Il \u00e9tait \u00e9vident que \nfranchir la ba rricade c'\u00e9tait aller chercher un feu de peloton, et que toute t\u00eate qui se risquerait \u00e0 d\u00e9passer \nle haut de la muraille de pav\u00e9s servirait de cible \u00e0 \nsoixante coups de fusil. Il avait \u00e0 sa gauche le champ \ndu combat. La mort \u00e9tait derri\u00e8re l'angle du mur. \nQue faire? \nUn oiseau seul e\u00fbt pu se tirer de l\u00e0. \nEt il fallait se d\u00e9cider sur -le-champ, trouver un \nexp\u00e9dient, prendre un parti. On se battait \u00e0 quelques \npas de lui; par bonheur tous s'acharnaient sur un \npoint unique, sur la porte du cabaret; mais qu'un \nsoldat, un seul, e\u00fbt l'id\u00e9e de tourner la maison, ou de \nl'attaquer en flanc, tout \u00e9tait fini. \nJean Valjean regarda la maison en face de lui, il \nregarda la barricade \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, puis il regarda la \nterre, avec la violence de l'extr\u00e9mit\u00e9 supr\u00eame, \u00e9perdu, \net comme s'il e\u00fbt voulu y faire un trou avec ses yeux. \nA force de regarder, on ne sait quoi de vaguement \nsaisissable dans une telle agonie, se dessina et prit \nforme \u00e0 ses pieds, comme si c'\u00e9tait une puissance du \nregard de faire \u00e9clore la chose demand\u00e9e. Il aper\u00e7ut \u00e0 \nquelques pas de lui, au bas du petit barrage si \nimpitoyablement gard\u00e9 et guett\u00e9 au dehors, sous un \n\u00e9croulement de pav\u00e9s qui la cachait en partie, une \ngrille de fer pos\u00e9e \u00e0 plat et de niveau avec le sol. \nCette grille, faite de forts barreaux tran sversaux, avait environ deux pieds carr\u00e9s. L'encadrement de pav\u00e9s \nqui la maintenait avait \u00e9t\u00e9 arrach\u00e9, et elle \u00e9tait comme \ndescell\u00e9e. A travers les barreaux on entrevoyait une \nouverture obscure, quelque chose de pareil au \nconduit d'une chemin\u00e9e ou au cylin dre d'une citerne. \nJean Valjean s'\u00e9lan\u00e7a. Sa vieille science des \u00e9vasions \nlui monta au cerveau comme une clart\u00e9. Ecarter les \npav\u00e9s, soulever la grille, charger sur ses \u00e9paules \nMarius inerte comme un corps mort, descendre, avec \nce fardeau sur les reins, en s'aidant des coudes et des \ngenoux, dans cette esp\u00e8ce de puits heureusement peu \nprofond, laisser retomber au -dessus de sa t\u00eate la \nlourde trappe de fer sur laquelle les pav\u00e9s \u00e9branl\u00e9s \ncroul\u00e8rent de nouveau, prendre pied sur une surface \ndall\u00e9e \u00e0 trois m\u00e8tres au-dessous du sol, cela fut \nex\u00e9cut\u00e9 comme ce qu'on fait dans le d\u00e9lire, avec une \nforce de g\u00e9ant et une rapidit\u00e9 d'aigle; cela dura \nquelques minutes \u00e0 peine. \nJean Valjean se trouva, avec Marius toujours \n\u00e9vanoui, dans une sorte de long corridor souterrain. \nL\u00e0, paix profonde, silence absolu, nuit. \nL'impression qu'il avait autrefois \u00e9prouv\u00e9e en \ntombant de la rue dans le couvent, lui revint. \nSeulement, ce qu'il emportait aujourd'hui, ce n'\u00e9tait \nplus Cosette, c'\u00e9tait Marius. C'est \u00e0 peine maintenant s'il ente ndait au -dessus de \nlui, comme un vague murmure, le formidable tumulte \ndu cabaret pris d'assaut. \n \n \n \n \nLIVRE DEUXI\u00c8ME \n \n \nL'INTESTIN DE \nL\u00c9VIATHAN \n \n \n \n \nV, 2, 1 \n \n \n \n \n \nLa terre appauvrie par la mer \n \n \n \n \n \nParis jette par an vingt -cinq millions \u00e0 l'eau. Et \nceci sans m\u00e9taphore. Comment, et de quelle fa\u00e7on? \njour et nuit. Dans quel but? sans aucun but. Avec \nquelle pens\u00e9e? sans y penser. Pourquoi faire? pour \nrien. Au moyen de quel organe? au moyen de son \nintesti n. Quel est son intestin? c'est son \u00e9gout. \nVingt -cinq millions, c'est le plus mod\u00e9r\u00e9 des \nchiffres approximatifs que donnent les \u00e9valuations de \nla science sp\u00e9ciale. La science, apr\u00e8s avoir longtemps t\u00e2tonn\u00e9, sait \naujourd'hui que le plus f\u00e9condant et le pl us efficace \ndes engrais, c'est l'engrais humain. Les chinois, \ndisons -le \u00e0 notre honte, le savaient avant nous. Pas \nun paysan chinois, c'est Eckeberg qui le dit, ne va \u00e0 la \nville sans rapporter, aux deux extr\u00e9mit\u00e9s de son \nbambou, deux seaux pleins de ce que nous nommons \nimmondices. Gr\u00e2ce \u00e0 l'engrais humain, la terre en \nChine est encore aussi jeune qu'au temps d'Abraham. \nLe froment chinois rend jusqu'\u00e0 cent vingt fois la \nsemence. Il n'est aucun guano comparable en fertilit\u00e9 \nau d\u00e9tritus d'une capitale. Une gra nde ville est le plus \npuissant des stercoraires. Employer la ville \u00e0 fumer la \nplaine, ce serait une r\u00e9ussite certaine. Si notre or est \nfumier, en revanche, notre fumier est or. \nQue fait -on de cet or fumier? on le balaye \u00e0 \nl'ab\u00eeme. \nOn exp\u00e9die \u00e0 grands fra is des convois de navires \nafin de r\u00e9colter au p\u00f4le austral la fiente des p\u00e9trels et \ndes pingouins, et l'incalculable \u00e9l\u00e9ment d'opulence \nqu'on a sous la main, on l'envoie \u00e0 la mer. Tout \nl'engrais humain et animal que le monde perd, rendu \n\u00e0 la terre au lieu d'\u00eatre jet\u00e9 \u00e0 l'eau, suffirait \u00e0 nourrir le \nmonde. Ces tas d'ordures du coin des bornes, ces \ntombereaux de boue cahot\u00e9s la nuit dans les rues, ces \naffreux tonneaux de la voirie, ces f\u00e9tides \u00e9coulements \nde fange souterraine que le pav\u00e9 vous cache, savez -\nvous ce que c'est? C'est de la prairie en fleur, c'est de \nl'herbe verte, c'est du serpolet et du thym et de la \nsauge, c'est du gibier, c'est du b\u00e9tail, c'est le \nmugissement satisfait des grands b\u0153ufs le soir, c'est \ndu foin parfum\u00e9, c'est du bl\u00e9 dor\u00e9, c'est d u pain sur \nvotre table, c'est du sang chaud dans vos veines, c'est \nde la sant\u00e9, c'est de la joie, c'est de la vie. Ainsi le veut \ncette cr\u00e9ation myst\u00e9rieuse qui est la transformation \nsur la terre et la transfiguration dans le ciel. \nRendez cela au grand cre uset; votre abondance en \nsortira. La nutrition des plaines fait la nourriture des \nhommes. \nVous \u00eates ma\u00eetres de perdre cette richesse, et de \nme trouver ridicule par -dessus le march\u00e9. Ce sera l\u00e0 \nle chef -d\u2019\u0153uvre de votre ignorance. \nLa statistique a calcul\u00e9 que la France \u00e0 elle seule \nfait tous les ans \u00e0 l'Atlantique par la bouche de ses \nrivi\u00e8res un versement d'un demi -milliard. Notez ceci : \navec ces cinq cents millions on payerait le quart des \nd\u00e9penses du budget. L'habilet\u00e9 de l'homme est telle \nqu'il aime mie ux se d\u00e9barrasser de ces cinq cents millions dans le ruisseau. C'est la substance m\u00eame du \npeuple qu'emportent, ici goutte \u00e0 goutte, l\u00e0 \u00e0 flots, le \nmis\u00e9rable vomissement de nos \u00e9gouts dans les \nfleuves et le gigantesque vomissement de nos fleuves \ndans l'Oc\u00e9a n. Chaque hoquet de nos cloaques nous \nco\u00fbte mille francs. A cela deux r\u00e9sultats : la terre \nappauvrie et l'eau empest\u00e9e. La faim sortant du sillon \net la maladie sortant du fleuve. \nIl est notoire, par exemple, qu'\u00e0 cette heure, la \nTamise empoisonne Londres. \nPour ce qui est de Paris, on a d\u00fb, dans ces derniers \ntemps, transporter la plupart des embouchures \nd'\u00e9gouts en aval au -dessous du dernier pont. \nUn double appareil tubulaire, pourvu de soupapes \net d'\u00e9cluses de chasse, aspirant et refoulant, un \nsyst\u00e8me de drainage \u00e9l\u00e9mentaire, simple comme le \npoumon de l'homme, et qui est d\u00e9j\u00e0 en pleine \nfonction dans plusieurs communes d'Angleterre, \nsuffirait pour amener dans nos villes l'eau pure des \nchamps et pour renvoyer dans nos champs l'eau riche \ndes villes, et ce fa cile va -et-vient, le plus simple du \nmonde, retiendrait chez nous les cinq cents millions \njet\u00e9s dehors. On pense \u00e0 autre chose. \nLe proc\u00e9d\u00e9 actuel fait le mal en voulant faire le \nbien. L'intention est bonne, le r\u00e9sultat est triste. On croit expurger la vill e, on \u00e9tiole la population. Un \n\u00e9gout est un malentendu. Quand partout le drainage, \navec sa fonction double, restituant ce qu'il prend, \naura remplac\u00e9 l'\u00e9gout, simple lavage appauvrissant, \nalors, ceci \u00e9tant combin\u00e9 avec les donn\u00e9es d'une \n\u00e9conomie sociale nou velle, le produit de la terre sera \nd\u00e9cupl\u00e9, et le probl\u00e8me de la mis\u00e8re sera \nsinguli\u00e8rement att\u00e9nu\u00e9. Ajoutez la suppression des \nparasitismes, il sera r\u00e9solu. \nEn attendant, la richesse publique s'en va \u00e0 la \nrivi\u00e8re, et le coulage a lieu. Coulage est le mot . \nL'Europe se ruine de la sorte par \u00e9puisement. \nQuant \u00e0 la France, nous venons de dire son \nchiffre. Or, Paris contenant le vingt -cinqui\u00e8me de la \npopulation fran\u00e7aise totale, et le guano parisien \u00e9tant \nle plus riche de tous, on reste au -dessous de la v\u00e9rit \u00e9 \nen \u00e9valuant \u00e0 vingt -cinq millions la part de perte de \nParis dans le demi -milliard que la France refuse \nannuellement. Ces vingt -cinq millions, employ\u00e9s en \nassistance et en jouissance, doubleraient la splendeur \nde Paris. La ville les d\u00e9pense en cloaques. D e sorte \nqu'on peut dire que la grande prodigalit\u00e9 de Paris, sa \nf\u00eate merveilleuse, sa folie Beaujon, son orgie, son \nruissellement d'or \u00e0 pleines mains, son faste, son \nluxe, sa magnificence, c'est son \u00e9gout. C'est de cette fa\u00e7on que, dans la c\u00e9cit\u00e9 d'une \nmauvaise \u00e9conomie politique, on noie et on laisse \naller \u00e0 vau -l'eau et se perdre dans les gouffres le bien -\n\u00eatre de tous. Il devrait y avoir des filets de Saint -\nCloud pour la fortune publique. \nEconomiquement, le fait peut se r\u00e9sumer ainsi : \nParis panier perc\u00e9. \nParis, cette cit\u00e9 mod\u00e8le, ce patron des capitales \nbien faites dont chaque peuple t\u00e2che d'avoir une \ncopie, cette m\u00e9tropole de l'id\u00e9al, cette patrie auguste \nde l'initiative, de l'impulsion et de l'essai, c e centre et \nce lieu des esprits, cette ville nation, cette ruche de \nl'avenir, ce compos\u00e9 merveilleux de Babylone et de \nCorinthe, ferait, au point de vue que nous venons de \nsignaler, hausser les \u00e9paules \u00e0 un paysan du Fo -Kian. \nImitez Paris, vous vous ruine rez. \nAu reste, particuli\u00e8rement en ce gaspillage \nimm\u00e9morial et insens\u00e9, Paris lui -m\u00eame imite. \nCes surprenantes inepties ne sont pas nouvelles; ce \nn'est point l\u00e0 de la sottise jeune. Les anciens \nagissaient comme les modernes. \u00abLes cloaques de \nRome, dit Li ebig, ont absorb\u00e9 tout le bien -\u00eatre du \npaysan romain.\u00bb Quand la campagne de Rome fut \nruin\u00e9e par l'\u00e9gout romain, Rome \u00e9puisa l'Italie, et \nquand elle eut mis l'Italie dans son cloaque, elle y versa la Sicile, puis la Sardaigne, puis l'Afrique. \nL'\u00e9gout de Rom e a engouffr\u00e9 le monde. Ce cloaque \noffrait son engloutissement \u00e0 la cit\u00e9 et \u00e0 l'univers. \nUrbi et orbi . \nVille \u00e9ternelle, \u00e9gout insondable. \nPour ces choses -l\u00e0, comme pour d'autres, Rome \ndonne l'exemple. \nCet exemple, Paris le suit, avec toute la b\u00eatise \npropre aux villes d'esprit. \nPour les besoins de l'op\u00e9ration sur laquelle nous \nvenons de nous expliquer, Paris a sous lui un autre \nParis; un Paris d'\u00e9gouts; lequel a ses rues, ses \ncarrefours, ses places, ses impasses, ses art\u00e8res, et sa \ncirculation, qui est d e la fange, avec la forme humaine \nde moins. \nCar il ne faut rien flatter, pas m\u00eame un grand \npeuple; l\u00e0 o\u00f9 il y a tout, il y a l'ignominie \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la \nsublimit\u00e9; et, si Paris contient Ath\u00e8nes, la ville de \nlumi\u00e8re, Tyr, la ville de puissance, Sparte, la vil le de \nvertu, Ninive, la ville de prodige, il contient aussi \nLut\u00e8ce, la ville de boue. \nD'ailleurs le cachet de sa puissance est l\u00e0 aussi, et \nla titanique sentine de Paris r\u00e9alise, parmi les \nmonuments, cet id\u00e9al \u00e9trange r\u00e9alis\u00e9 dans l'humanit\u00e9 par quelques hommes tels que Machiavel, Bacon et \nMirabeau : le grandiose abject. \nLe sous -sol de Paris, si l\u2019\u0153il pouvait en p\u00e9n\u00e9trer la \nsurface, pr\u00e9senterait l'aspect d'un madr\u00e9pore colossal. \nUne \u00e9ponge n'a gu\u00e8re plus de pertuis et de couloirs \nque la motte de terre de six lieues de tour sur laquelle \nrepose l'antique grande ville. Sans parler des \ncatacombes, qui sont une cave \u00e0 part, sans parler de \nl'inextricable treillis des conduits du gaz, sans \ncompter le vaste syst\u00e8me tubulaire de la distribution \nd'eau vive qui about it aux bornes -fontaines, les \n\u00e9gouts \u00e0 eux seuls font sous les deux rives un \nprodigieux r\u00e9seau t\u00e9n\u00e9breux; labyrinthe qui a pour fil \nsa pente. \nL\u00e0 appara\u00eet, dans la brume humide, le rat, qui \nsemble le produit de l'accouchement de Paris. \n \n \n \n \nV, 2, 2 \n \n \n \n \n \nL'histoire ancienne de l'\u00e9gout \n \n \n \n \n \nQu'on s'imagine Paris \u00f4t\u00e9 comme un couvercle, le \nr\u00e9seau souterrain des \u00e9gouts, vu \u00e0 vol d'oiseau, \ndessinera sur les deux rives une esp\u00e8ce de grosse \nbranche greff\u00e9e au fleuve. Sur la rive droite l'\u00e9gout de \nceinture sera le tronc de cette branche, les condui ts \nsecondaires seront les rameaux et les impasses seront \nles ramuscules. \nCette figure n'est que sommaire et \u00e0 demi exacte, \nl'angle droit, qui est l'angle habituel de ce genre de ramifications souterraines, \u00e9tant tr\u00e8s rare dans la \nv\u00e9g\u00e9tation. \nOn se fera u ne image plus ressemblante de cet \n\u00e9trange plan g\u00e9om\u00e9tral en supposant qu'on voie \u00e0 \nplat sur un fond de t\u00e9n\u00e8bres quelque bizarre alphabet \nd'Orient brouill\u00e9 comme un fouillis, et dont les \nlettres difformes seraient soud\u00e9es les unes aux autres, \ndans un p\u00eale -m\u00eale apparent et comme au hasard, \ntant\u00f4t par leurs angles, tant\u00f4t par leurs extr\u00e9mit\u00e9s. \nLes sentines et les \u00e9gouts jouaient un grand r\u00f4le au \nmoyen \u00e2ge, au Bas -Empire et dans le vieil Orient. La \npeste y naissait, les despotes y mouraient. Les \nmultitudes reg ardaient presque avec une crainte \nreligieuse ces lits de pourriture, monstrueux berceaux \nde la Mort. La fosse aux vermines de B\u00e9nar\u00e8s n'est \npas moins vertigineuse que la fosse aux lions de \nBabylone. T\u00e9glath -Phalasar, au dire des livres \nrabbiniques, jurait par la sentine de Ninive. C'est de \nl'\u00e9gout de Munster que Jean de Leyde faisait sortir sa \nfausse lune, et c'est du puits -cloaque de Kekscheb \nque son m\u00e9nechme oriental, Mokann\u00e2, le proph\u00e8te \nvoil\u00e9 du Khorassan, faisait sortir son faux soleil. \nL'histoire des hommes se refl\u00e8te dans l'histoire des \ncloaques. Les g\u00e9monies racontaient Rome. L'\u00e9gout de \nParis a \u00e9t\u00e9 une vieille chose formidable. Il a \u00e9t\u00e9 s\u00e9pulcre, il a \u00e9t\u00e9 asile. Le crime, l'intelligence, la \nprotestation sociale, la libert\u00e9 de conscience, la \npens\u00e9e, le vol, tout ce que les lois humaines \npoursuivent ou ont poursuivi, s'est cach\u00e9 dans ce \ntrou; les maillotins au quatorzi\u00e8me si\u00e8cle, les tire -laine \nau quinzi\u00e8me, les huguenots au seizi\u00e8me, les illumin\u00e9s \nde Morin au dix -septi\u00e8me, les chauffeurs au dix -\nhuiti\u00e8 me. Il y a cent ans, le coup de poignard \nnocturne en sortait, le filou en danger y glissait; le \nbois avait la caverne, Paris avait l'\u00e9gout. La \ntruanderie, cette picareria gauloise, acceptait l'\u00e9gout \ncomme succursale de la Cour des Miracles, et le soir, \nnarquoise et f\u00e9roce, rentrait sous le vomitoire \nMaubu\u00e9e comme dans une alc\u00f4ve. \nIl \u00e9tait tout simple que ceux qui avaient pour lieu \nde travail quotidien le cul -de-sac Vide -Gousset ou la \nrue Coupe -Gorge eussent pour domicile nocturne le \nponceau du Chemin -Vert ou le cagnard Hurepoix. \nDe l\u00e0 un fourmillement de souvenirs. Toutes sortes \nde fant\u00f4mes hantent ces longs corridors solitaires; \npartout la putridit\u00e9 et le miasme; \u00e7\u00e0 et l\u00e0 un soupirail \no\u00f9 Villon dedans cause avec Rabelais dehors. \nL'\u00e9gout, dans l'ancien Par is, est le rendez -vous de \ntous les \u00e9puisements et de tous les essais. L'\u00e9conomie politique y voit un d\u00e9tritus, la philosophie sociale y \nvoit un r\u00e9sidu. \nL'\u00e9gout, c'est la conscience de la ville. Tout y \nconverge et s'y confronte. Dans ce lieu livide, il y a \ndes t\u00e9n\u00e8bres, mais il n'y a plus de secrets. Chaque \nchose a sa forme vraie, ou du moins sa forme \nd\u00e9finitive. Le tas d'ordures a cela pour lui qu'il n'est \npas menteur. La na\u00efvet\u00e9 s'est r\u00e9fugi\u00e9e l\u00e0. Le masque \nde Basile s'y trouve, mais on en voit le carton, et les \nficelles, et le dedans comme le dehors, et il est \naccentu\u00e9 d'une boue honn\u00eate. Le faux nez de Scapin \nl'avoisine. Toutes les malpropret\u00e9s de la civilisation, \nune fois hors de service, tombent dans cette fosse de \nv\u00e9rit\u00e9 o\u00f9 aboutit l'immense glissemen t social. Elles \ns'y engloutissent, mais elles s'y \u00e9talent. Ce p\u00eale -m\u00eale \nest une confession. L\u00e0, plus de fausse apparence, \naucun pl\u00e2trage possible, l'ordure \u00f4te sa chemise, \nd\u00e9nudation absolue, d\u00e9route des illusions et des \nmirages, plus rien que ce qui est, faisant la sinistre \nfigure de ce qui finit. R\u00e9alit\u00e9 et disparition. L\u00e0, un cul \nde bouteille avoue l'ivrognerie, une anse de panier \nraconte la domesticit\u00e9; l\u00e0, le trognon de pomme qui a \neu des opinions litt\u00e9raires redevient le trognon de \npomme; l'effigie du gros sou se vert -de-grise \nfranchement, le crachat de Ca\u00efphe rencontre le vomissement de Falstaff, le louis d'or qui sort du \ntripot heurte le clou o\u00f9 pend le bout de corde du \nsuicide, un f\u0153tus livide roule envelopp\u00e9 dans des \npaillettes qui ont dans\u00e9 le mar di gras dernier \u00e0 \nl'Op\u00e9ra, une toque qui a jug\u00e9 les hommes se vautre \npr\u00e8s d'une pourriture qui a \u00e9t\u00e9 la jupe de Margoton; \nc'est plus que de la fraternit\u00e9, c'est du tutoiement. \nTout ce qui se fardait se barbouille. Le dernier voile \nest arrach\u00e9. Un \u00e9gout est un cynique. Il dit tout. \nCette sinc\u00e9rit\u00e9 de l'immondice nous pla\u00eet, et \nrepose l'\u00e2me. Quand on a pass\u00e9 son temps \u00e0 subir sur \nla terre le spectacle des grands airs que prennent la \nraison d'\u00e9tat, le serment, la sagesse politique, la justice \nhumaine, les pro bit\u00e9s professionnelles, les aust\u00e9rit\u00e9s \nde situation, les robes incorruptibles, cela soulage \nd'entrer dans un \u00e9gout et de voir de la fange qui en \nconvient. \nCela enseigne en m\u00eame temps. Nous l'avons dit \ntout \u00e0 l'heure, l'histoire passe par l'\u00e9gout. Les Sain t-\nBarth\u00e9lemy y filtrent goutte \u00e0 goutte entre les pav\u00e9s. \nLes grands assassinats publics, les boucheries \npolitiques et religieuses, traversent ce souterrain de la \ncivilisation et y poussent leurs cadavres. Pour l\u2019\u0153il du \nsongeur, tous les meurtriers historiq ues sont l\u00e0, dans \nla p\u00e9nombre hideuse, \u00e0 genoux, avec un pan de leur suaire pour tablier, \u00e9pongeant lugubrement leur \nbesogne. Louis XI y est avec Tristan, Fran\u00e7ois Ier y \nest avec Duprat, Charles IX y est avec sa m\u00e8re, \nRichelieu y est avec Louis XIII, Louvo is y est, \nLetellier y est, H\u00e9bert et Maillard y sont, grattant les \npierres et t\u00e2chant de faire dispara\u00eetre la trace de leurs \nactions. On entend sous ces vo\u00fbtes le balai de ces \nspectres. On y respire la f\u00e9tidit\u00e9 \u00e9norme des \ncatastrophes sociales. On voit dan s des coins des \nmiroitements rouge\u00e2tres. Il coule l\u00e0 une eau terrible \no\u00f9 se sont lav\u00e9es des mains sanglantes. \nL'observateur social doit entrer dans ces ombres. \nElles font partie de son laboratoire. La philosophie \nest le microscope de la pens\u00e9e. Tout veut la fuir, mais \nrien ne lui \u00e9chappe. Tergiverser est inutile. Quel c\u00f4t\u00e9 \nde soi montre -t-on en tergiversant? le c\u00f4t\u00e9 honte. La \nphilosophie poursuit de son regard probe le mal, et \nne lui permet pas de s'\u00e9vader dans le n\u00e9ant. Dans \nl'effacement des choses qui di sparaissent, dans le \nrapetissement des choses qui s'\u00e9vanouissent, elle \nreconna\u00eet tout. Elle reconstruit la pourpre d'apr\u00e8s le \nhaillon et la femme d'apr\u00e8s le chiffon. Avec le \ncloaque elle refait la ville; avec la boue elle refait les \nm\u0153urs. Du tesson elle c onclut l'amphore, ou la \ncruche. Elle reconna\u00eet \u00e0 une empreinte d'ongle sur un parchemin la diff\u00e9rence qui s\u00e9pare la juiverie de la \nJudengasse de la juiverie du Ghetto. Elle retrouve \ndans ce qui reste ce qui a \u00e9t\u00e9, le bien, le mal, le faux, \nle vrai, la tach e de sang du palais, le p\u00e2t\u00e9 d'encre de la \ncaverne, la goutte de suif du lupanar, les \u00e9preuves \nsubies, les tentations bien venues, les orgies vomies, \nle pli qu'ont fait les caract\u00e8res en s'abaissant, la trace \nde la prostitution dans les \u00e2mes que leur gross i\u00e8ret\u00e9 \nen faisait capables, et sur la veste des portefaix de \nRome, la marque du coup de coude de Messaline. \n \n \n \n \nV, 2, 3 \n \n \n \n \n \nBruneseau \n \n \n \n \n \n \nL'\u00e9gout de Paris, au moyen \u00e2ge, \u00e9tait l\u00e9gendaire. \nAu seizi\u00e8me si\u00e8cle, Henri II essaya un sondage qui \navorta. Il n'y a pas cent ans, le cloaque, Mercier \nl'atteste, \u00e9tait abandonn\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame et devenait ce \nqu'il pouvait. \nTel \u00e9tait cet ancien Paris, livr\u00e9 a ux querelles, aux \nind\u00e9cisions et aux t\u00e2tonnements. Il fut longtemps \nassez b\u00eate. Plus tard, 89 montra comment l'esprit vient aux villes. Mais, au bon vieux temps, la capitale \navait peu de t\u00eate; elle ne savait faire ses affaires ni \nmoralement ni mat\u00e9rielleme nt, et pas mieux balayer \nles ordures que les abus. Tout \u00e9tait obstacle, tout \nfaisait question. L'\u00e9gout, par exemple, \u00e9tait r\u00e9fractaire \n\u00e0 tout itin\u00e9raire. On ne parvenait pas plus \u00e0 s'orienter \ndans la voirie qu'\u00e0 s'entendre dans la ville; en haut \nl'inintell igible, en bas l'inextricable; sous la confusion \ndes langues il y avait la confusion des caves; D\u00e9dale \ndoublait Babel. \nQuelquefois, l'\u00e9gout de Paris se m\u00ealait de \nd\u00e9border, comme si ce Nil m\u00e9connu \u00e9tait subitement \npris de col\u00e8re. Il y avait, chose inf\u00e2me, des \ninondations d'\u00e9gout. Par moments, cet estomac de la \ncivilisation dig\u00e9rait mal, le cloaque refluait dans le \ngosier de la ville, et Paris avait l'arri\u00e8re -go\u00fbt de sa \nfange. Ces ressemblances de l'\u00e9gout avec le remords \navaient du bon; c'\u00e9taient des avertis sements; fort mal \npris du reste; la ville s'indignait que sa boue e\u00fbt tant \nd'audace, et n'admettait pas que l'ordure rev\u00eent. \nChassez -la mieux. \nL'inondation de 1802 est un des souvenirs actuels \ndes parisiens de quatre -vingts ans. La fange se \nr\u00e9pandit en cr oix place des Victoires, o\u00f9 est la statue \nde Louis XIV; elle entra rue Saint -Honor\u00e9 par les deux bouches d'\u00e9gout des Champs -Elys\u00e9es, rue Saint -\nFlorentin par l'\u00e9gout Saint -Florentin, rue Pierre -\u00e0-\nPoisson par l'\u00e9gout de la Sonnerie, rue Popincourt \npar l'\u00e9gou t du Chemin -Vert, rue de la Roquette par \nl'\u00e9gout de la rue de Lappe; elle couvrit le caniveau de \nla rue des Champs -Elys\u00e9es jusqu'\u00e0 une hauteur de \ntrente -cinq centim\u00e8tres; et, au midi, par le vomitoire \nde la Seine faisant sa fonction en sens inverse, elle \np\u00e9n\u00e9tra rue Mazarine, rue de l'Echaud\u00e9, et rue des \nMarais, o\u00f9 elle s'arr\u00eata \u00e0 une longueur de cent neuf \nm\u00e8tres, pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 quelques pas de la maison \nqu'avait habit\u00e9e Racine, respectant, dans le dix -\nsepti\u00e8me si\u00e8cle, le po\u00ebte plus que le roi. Elle atteigni t \nson maximum de profondeur rue Saint -Pierre o\u00f9 elle \ns'\u00e9leva \u00e0 trois pieds au -dessus des dalles de la \ngargouille, et son maximum d'\u00e9tendue rue Saint -\nSabin o\u00f9 elle s'\u00e9tala sur une longueur de deux cent \ntrente -huit m\u00e8tres. \nAu commencement de ce si\u00e8cle, l'\u00e9g out de Paris \n\u00e9tait encore un lieu myst\u00e9rieux. La boue ne peut \njamais \u00eatre bien fam\u00e9e; mais ici le mauvais renom \nallait jusqu'\u00e0 l'effroi. Paris savait confus\u00e9ment qu'il \navait sous lui une cave terrible. On en parlait comme \nde cette monstrueuse souille de Th \u00e8bes o\u00f9 \nfourmillaient des scolopendres de quinze pieds de long et qui e\u00fbt pu servir de baignoire \u00e0 B\u00e9h\u00e9moth. \nLes grosses bottes des \u00e9goutiers ne s'aventuraient \njamais au del\u00e0 de certains points connus. On \u00e9tait \nencore tr\u00e8s voisin du temps o\u00f9 les tombereaux des \nboueurs, du haut desquels Sainte -Foix fraternisait \navec le marquis de Cr\u00e9qui, se d\u00e9chargeaient tout \nsimplement dans l'\u00e9gout. Quant au curage, on \nconfiait cette fonction aux averses, qui encombraient \nplus qu'elles ne balayaient. Rome laissait encore \nquelque po\u00e9sie \u00e0 son cloaque et l'appelait G\u00e9monies; \nParis insultait le sien et l'appelait Trou punais. La \nscience et la superstition \u00e9taient d'accord pour \nl'horreur. Le Trou punais ne r\u00e9pugnait pas moins \u00e0 \nl'hygi\u00e8ne qu'\u00e0 la l\u00e9gende. Le Moine -Bourru \u00e9tait \u00e9c los \nsous la voussure f\u00e9tide de l'\u00e9gout Mouffetard; les \ncadavres des Marmousets avaient \u00e9t\u00e9 jet\u00e9s dans \nl'\u00e9gout de la Barillerie; Fagon avait attribu\u00e9 la \nredoutable fi\u00e8vre maligne de 1685 au grand hiatus de \nl'\u00e9gout du Marais qui resta b\u00e9ant jusqu'en 1833 rue \nSaint -Louis presque en face de l'enseigne du \nMessager Galant. La bouche d'\u00e9gout de la rue de la \nMortellerie \u00e9tait c\u00e9l\u00e8bre par les pestes qui en \nsortaient; avec sa grille de fer \u00e0 pointes qui simulait \nune rang\u00e9e de dents, elle \u00e9tait dans cette rue fatale \ncomme une gueule de dragon soufflant l'enfer sur les hommes. L'imagination populaire assaisonnait le \nsombre \u00e9vier parisien d'on ne sait quel hideux \nm\u00e9lange d'infini. L'\u00e9gout \u00e9tait sans fond. L'\u00e9gout, \nc'\u00e9tait le barathrum. L'id\u00e9e d'explorer ces r\u00e9gions \nl\u00e9pre uses ne venait pas m\u00eame \u00e0 la police. Tenter cet \ninconnu, jeter la sonde dans cette ombre, aller \u00e0 la \nd\u00e9couverte dans cet ab\u00eeme, qui l'e\u00fbt os\u00e9? C'\u00e9tait \neffrayant. Quelqu'un se pr\u00e9senta pourtant. Le cloaque \neut son Christophe Colomb. \nUn jour, en 1805, dans une de ces rares \napparitions que l'empereur faisait \u00e0 Paris, le ministre \nde l'int\u00e9rieur, vint au petit lever du ma\u00eetre. On \nentendait dans le Carrousel le tra\u00eenement des sabres \nde tous ces soldats extraordinaires de la grande \nr\u00e9publique et du grand empire; il y avait \nencombrement de h\u00e9ros \u00e0 la porte de Napol\u00e9on; \nhommes du Rhin, de l'Escaut, de l'Adige et du Nil; \ncompagnons de Joubert, de Desaix, de Marceau, de \nHoche, de Kl\u00e9ber; a\u00e9rostiers de Fleurus, grenadiers \nde Mayence, pontonniers de G\u00eanes, hussards que les \npyramides avaient regard\u00e9s, artilleurs qu'avait \n\u00e9clabouss\u00e9s le boulet de Junot, cuirassiers qui avaient \npris d'assaut la flotte \u00e0 l'ancre dans le Zuyderz\u00e9e; les \nuns avaient suivi Bonaparte sur le pont de Lodi, les \nautres avaient accompagn\u00e9 Murat dans l a tranch\u00e9e de Mantoue, les autres avaient devanc\u00e9 Lannes dans le \nchemin creux de Montebello. Toute l'arm\u00e9e d'alors \n\u00e9tait l\u00e0, dans la cour des Tuileries, repr\u00e9sent\u00e9e par \nune escouade ou par un peloton, et gardant \nNapol\u00e9on au repos; et c'\u00e9tait l'\u00e9poque splen dide o\u00f9 la \ngrande arm\u00e9e avait derri\u00e8re elle Marengo et devant \nelle Austerlitz. \u2013 Sire, dit le ministre de l'int\u00e9rieur \u00e0 \nNapol\u00e9on, j'ai vu hier l'homme le plus intr\u00e9pide de \nvotre empire. \u2013 Qu'est -ce que cet homme? dit \nbrusquement l'empereur, et qu'est -ce qu 'il a fait? \u2013 Il \nveut faire une chose, sire. \u2013 Laquelle? \u2013 Visiter les \n\u00e9gouts de Paris. \nCet homme existait et se nommait Bruneseau. \n \n \n \n \nV, 2, 4 \n \n \n \n \n \nD\u00e9tails ignor\u00e9s \n \n \n \n \n \n \nLa visite eut lieu. Ce fut une campagne redoutable; \nune bataille nocturne contre la peste et l'asphyxie. Ce \nfut en m\u00eame temps un voyage de d\u00e9couvertes. Un \ndes survivants de cette exploration, ouvrier \nintelligent, tr\u00e8s jeune alors, en racontait encore il y a \nquelques ann\u00e9es les curieux d\u00e9tails que Bruneseau \ncrut devoir omettre dans son rapport au pr\u00e9fet de \npolice, comme indignes du style administratif. Les proc\u00e9d\u00e9s d\u00e9sinfectants \u00e9taient \u00e0 cette \u00e9poque tr\u00e8s \nrudimentaires. A peine Bruneseau eut -il franchi les \npremi\u00e8res articulations du r\u00e9seau souterrain, que huit \ndes travailleurs sur vingt refus\u00e8rent d'aller plus loin. \nL'op\u00e9ration \u00e9tait compliqu\u00e9e; la visite entra\u00eenait le \ncurage; il fallait donc curer, et en m\u00eame temps \narpenter : noter les entr\u00e9es d'eau, compte r les grilles \net les bouches, d\u00e9tailler les branchements, indiquer \nles courants \u00e0 points de partage, reconna\u00eetre les \ncirconscriptions respectives des divers bassins, \nsonder les petits \u00e9gouts greff\u00e9s sur l'\u00e9gout principal, \nmesurer la hauteur sous clef de ch aque couloir, et la \nlargeur, tant \u00e0 la naissance des vo\u00fbtes qu'\u00e0 fleur du \nradier, enfin d\u00e9terminer les ordonn\u00e9es du nivellement \nau droit de chaque entr\u00e9e d'eau, soit du radier de \nl'\u00e9gout, soit du sol de la rue. On avan\u00e7ait \np\u00e9niblement. Il n'\u00e9tait pas rare que les \u00e9chelles de \ndescente plongeassent dans trois pieds de vase. Les \nlanternes agonisaient dans les miasmes. De temps en \ntemps, on emportait un \u00e9goutier \u00e9vanoui. A de \ncertains endroits, pr\u00e9cipice. Le sol s'\u00e9tait effondr\u00e9, le \ndallage avait croul\u00e9, l'\u00e9gou t s'\u00e9tait chang\u00e9 en puits \nperdu; on ne trouvait plus le solide; un homme \ndisparut brusquement; on eut grand'peine \u00e0 le retirer. \nPar le conseil de Fourcroy, on allumait de distance en distance, dans les endroits suffisamment assainis, de \ngrandes cages plein es d'\u00e9toupe imbib\u00e9e de r\u00e9sine. La \nmuraille, par places, \u00e9tait couverte de fongus \ndifformes, et l'on e\u00fbt dit des tumeurs; la pierre elle -\nm\u00eame semblait malade dans ce milieu irrespirable. \nBruneseau, dans son exploration, proc\u00e9da d'amont \nen aval. Au point de partage des deux conduites d'eau \ndu Grand -Hurleur, il d\u00e9chiffra sur une pierre en \nsaillie la date 1550; cette pierre indiquait la limite o\u00f9 \ns'\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 Philibert Delorme, charg\u00e9 par Henri II \nde visiter la voirie souterraine de Paris. Cette pierre \n\u00e9tait la marque du seizi\u00e8me si\u00e8cle \u00e0 l'\u00e9gout; Bruneseau \nretrouva la main -d\u2019\u0153uvre du dix -septi\u00e8me dans le \nconduit du Ponceau et dans le conduit de la rue \nVieille -du-Temple, vo\u00fbt\u00e9s entre 1600 et 1650, et la \nmain -d\u2019\u0153uvre du dix -huiti\u00e8me dans la section ouest \ndu ca nal collecteur, encaiss\u00e9e et vo\u00fbt\u00e9e en 1740. Ces \ndeux vo\u00fbtes, surtout la moins ancienne, celle de \n1740, \u00e9taient plus l\u00e9zard\u00e9es et plus d\u00e9cr\u00e9pites que la \nma\u00e7onnerie de l'\u00e9gout de ceinture, laquelle datait de \n1412, \u00e9poque o\u00f9 le ruisseau d'eau vive de \nM\u00e9nilmo ntant fut \u00e9lev\u00e9 \u00e0 la dignit\u00e9 de Grand Egout \nde Paris, avancement analogue \u00e0 celui d'un paysan qui \ndeviendrait premier valet de chambre du roi; quelque \nchose comme Gros -Jean transform\u00e9 en Lebel. On crut reconna\u00eetre \u00e7\u00e0 et l\u00e0, notamment sous le \nPalais de Jus tice, des alv\u00e9oles d'anciens cachots \npratiqu\u00e9s dans l'\u00e9gout m\u00eame. In pace hideux. Un \ncarcan de fer pendait dans l'une de ces cellules. On \nles mura toutes. Quelques trouvailles furent bizarres; \nentre autres le squelette d'un orang -outang disparu du \nJardin d es Plantes en 1800, disparition probablement \nconnexe \u00e0 la fameuse et incontestable apparition du \ndiable rue des Bernardins dans la derni\u00e8re ann\u00e9e du \ndix-huiti\u00e8me si\u00e8cle. Le pauvre diable avait fini par se \nnoyer dans l'\u00e9gout. \nSous le long couloir cintr\u00e9 qu i aboutit \u00e0 l'Arche -\nMarion, une hotte de chiffonnier, parfaitement \nconserv\u00e9e, fit l'admiration des connaisseurs. Partout, \nla vase, que les \u00e9goutiers en \u00e9taient venus \u00e0 manier \nintr\u00e9pidement, abondait en objets pr\u00e9cieux, bijoux \nd'or et d'argent, pierreries, monnaies. Un g\u00e9ant qui \ne\u00fbt filtr\u00e9 ce cloaque e\u00fbt eu dans son tamis la richesse \ndes si\u00e8cles. Au point de partage des deux \nbranchements de la rue du Temple et de la rue \nSainte -Avoye, on ramassa une singuli\u00e8re m\u00e9daille \nhuguenote en cuivre, portant d'un c\u00f4t\u00e9 u n porc coiff\u00e9 \nd'un chapeau de cardinal et de l'autre un loup la tiare \nen t\u00eate. La rencontre la plus surprenante fut \u00e0 l'entr\u00e9e du \ngrand \u00e9gout. Cette entr\u00e9e avait \u00e9t\u00e9 autrefois ferm\u00e9e \npar une grille dont il ne restait plus que les gonds. A \nl'un de ces gond s pendait une sorte de loque informe \net souill\u00e9e qui, sans doute arr\u00eat\u00e9e l\u00e0 au passage, y \nflottait dans l'ombre et achevait de s'y d\u00e9chiqueter. \nBruneseau approcha sa lanterne et examina ce \nlambeau. C'\u00e9tait de la batiste tr\u00e8s fine, et l'on \ndistinguait \u00e0 l'u n des coins moins rong\u00e9 que le reste \nune couronne h\u00e9raldique brod\u00e9e au -dessus de ces \nsept lettres : LAVBESP. La couronne \u00e9tait une \ncouronne de marquis et les sept lettres signifiaient \nLaubespine . On reconnut que ce qu'on avait sous les \nyeux \u00e9tait un morceau du linceul de Marat. Marat, \ndans sa jeunesse, avait eu des amours. C'\u00e9tait quand il \nfaisait partie de la maison du comte d'Artois en \nqualit\u00e9 de m\u00e9decin des \u00e9curies. De ces amours, \nhistoriqueme nt constat\u00e9s, avec une grande dame, il \nlui \u00e9tait rest\u00e9 ce drap de lit. Epave ou souvenir. A sa \nmort, comme c'\u00e9tait le seul linge un peu fin qu'il e\u00fbt \nchez lui, on l'y avait enseveli. De vieilles femmes \navaient emmaillot\u00e9 pour la tombe dans ce lange o\u00f9 il \ny avait eu de la volupt\u00e9, le tragique Ami du Peuple. \nBruneseau passa outre. On laissa cette guenille o\u00f9 elle \n\u00e9tait; on ne l'acheva pas. Fut -ce m\u00e9pris ou respect? Marat m\u00e9ritait les deux. Et puis, la destin\u00e9e y \u00e9tait \nassez empreinte pour qu'on h\u00e9sit\u00e2t \u00e0 y to ucher. \nD'ailleurs, il faut laisser aux choses du s\u00e9pulcre la \nplace qu'elles choisissent. En somme, la relique \u00e9tait \n\u00e9trange. Une marquise y avait dormi; Marat y avait \npourri; elle avait travers\u00e9 le Panth\u00e9on pour aboutir \naux rats de l'\u00e9gout. Ce chiffon d'al c\u00f4ve, dont Watteau \ne\u00fbt jadis joyeusement dessin\u00e9 tous les plis, avait fini \npar \u00eatre digne du regard fixe de Dante. \nLa visite totale de la voirie immonditielle \nsouterraine de Paris dura sept ans, de 1805 \u00e0 1812. \nTout en cheminant, Bruneseau d\u00e9signait, diri geait et \nmettait \u00e0 fin des travaux consid\u00e9rables; en 1808, il \nabaissait le radier du Ponceau, et, cr\u00e9ant partout des \nlignes nouvelles, il poussait l'\u00e9gout, en 1809, sous la \nrue Saint -Denis jusqu'\u00e0 la fontaine des Innocents, en \n1810, sous la rue Froidmantea u et sous la Salp\u00eatri\u00e8re, \nen 1811, sous la rue Neuve -des-Petits -P\u00e8res, sous la \nrue du Mail, sous la rue de l'Echarpe, sous la place \nRoyale, en 1812, sous la rue de la Paix et sous la \nchauss\u00e9e d'Antin. En m\u00eame temps, il faisait \nd\u00e9sinfecter et assainir tout le r\u00e9seau. D\u00e8s la deuxi\u00e8me \nann\u00e9e, Bruneseau s'\u00e9tait adjoint son gendre Nargaud. C'est ainsi qu'au commencement de ce si\u00e8cle la \nvieille soci\u00e9t\u00e9 cura son double -fond et fit la toilette de \nson \u00e9gout. Ce fut toujours cela de nettoy\u00e9. \nTortueux, crevass\u00e9, d\u00e9pa v\u00e9, craquel\u00e9, coup\u00e9 de \nfondri\u00e8res, cahot\u00e9 par des coudes bizarres, montant \net descendant sans logique, f\u00e9tide, sauvage, farouche, \nsubmerg\u00e9 d'obscurit\u00e9, avec des cicatrices sur ses \ndalles et des balafres sur ses murs, \u00e9pouvantable, tel \n\u00e9tait, vu r\u00e9trospecti vement, l'antique \u00e9gout de Paris. \nRamifications en tous sens, croisements de tranch\u00e9es, \nbranchements, pattes d'oie, \u00e9toiles comme dans les \nsapes, c\u0153cums, culs -de-sac, vo\u00fbtes salp\u00eatr\u00e9es, \npuisards infects, suintements dartreux sur les parois, \ngouttes tombant des plafonds, t\u00e9n\u00e8bres; rien n'\u00e9galait \nl'horreur de cette vieille crypte exutoire, appareil \ndigestif de Babylone, antre, fosse, gouffre perc\u00e9 de \nrues, taupini\u00e8re titanique o\u00f9 l'esprit croit voir r\u00f4der, \u00e0 \ntravers l'ombre, dans de l'ordure qui a \u00e9t\u00e9 de la \nsplendeur, cette \u00e9norme taupe aveugle, le pass\u00e9. \nCeci, nous le r\u00e9p\u00e9tons, c'\u00e9tait l'\u00e9gout d'Autrefois. \n \n \n \n \nV, 2, 5 \n \n \n \n \n \nProgr\u00e8s actuel \n \n \n \n \n \n \nAujourd'hui l'\u00e9gout est propre, froid, droit, \ncorrect. Il r\u00e9alise presque l'id\u00e9al de ce qu'on entend \nen Angleterre par le mot \u00abrespectable\u00bb. Il est \nconvenable et gris\u00e2tre; tir\u00e9 au cordeau; on pourrait \npresque dire \u00e0 quatre \u00e9pingles. Il ressemble \u00e0 un \nfourn isseur devenu conseiller d'\u00e9tat. On y voit \npresque clair. La fange s'y comporte d\u00e9cemment. Au \npremier abord, on le prendrait volontiers pour un de ces corridors souterrains si communs jadis et si utiles \naux fuites de monarques et de princes, dans cet \nancie n bon temps \u00abo\u00f9 le peuple aimait ses rois\u00bb. \nL'\u00e9gout actuel est un bel \u00e9gout; le style pur y r\u00e8gne; le \nclassique alexandrin rectiligne qui, chass\u00e9 de la \npo\u00e9sie, para\u00eet s'\u00eatre r\u00e9fugi\u00e9 dans l'architecture, semble \nm\u00eal\u00e9 \u00e0 toutes les pierres de cette longue vo\u00fbt e \nt\u00e9n\u00e9breuse et blanch\u00e2tre; chaque d\u00e9gorgeoir est une \narcade; la rue de Rivoli fait \u00e9cole jusque dans le \ncloaque. Au reste, si la ligne g\u00e9om\u00e9trique est quelque \npart \u00e0 sa place, c'est \u00e0 coup s\u00fbr dans la tranch\u00e9e \nstercoraire d'une grande ville. L\u00e0, tout doit \u00eatre \nsubordonn\u00e9 au chemin le plus court. L'\u00e9gout a pris \naujourd'hui un certain aspect officiel. Les rapports \nm\u00eames de police dont il est quelquefois l'objet ne lui \nmanquent plus de respect. Les mots qui le \ncaract\u00e9risent dans le langage administratif sont \nrelev\u00e9s et dignes. Ce qu'on appelait boyau, on \nl'appelle galerie; ce qu'on appelait trou, on l'appelle \nregard. Villon ne reconna\u00eetrait plus son antique logis \nen-cas. Ce r\u00e9seau de caves a bien toujours son \nimm\u00e9moriale population de rongeurs, plus pullulante \nque jamais; de temps en temps, un rat, vieille \nmoustache, risque sa t\u00eate \u00e0 la fen\u00eatre de l'\u00e9gout et \nexamine les parisiens; mais cette vermine elle -m\u00eame s'apprivoise, satisfaite qu'elle est de son palais \nsouterrain. Le cloaque n'a plus rien de sa f\u00e9rocit\u00e9 \nprimitive. La pluie, qui salissait l'\u00e9gout d'autrefois, \nlave l'\u00e9gout \u00e0 pr\u00e9sent. Ne vous y fiez pas trop \npourtant. Les miasmes l'habitent encore. Il est plut\u00f4t \nhypocrite qu'irr\u00e9prochable. La pr\u00e9fecture de police et \nla commission de salubrit\u00e9 ont eu beau fai re. En \nd\u00e9pit de tous les proc\u00e9d\u00e9s d'assainissement, il exhale \nune vague odeur suspecte, comme Tartuffe apr\u00e8s la \nconfession. \nConvenons -en, comme, \u00e0 tout prendre, le balayage \nest un hommage que l'\u00e9gout rend \u00e0 la civilisation, et \ncomme, \u00e0 ce point de vue, la conscience de Tartuffe \nest un progr\u00e8s sur l'\u00e9table d'Augias, il est certain que \nl'\u00e9gout de Paris s'est am\u00e9lior\u00e9. \nC'est plus qu'un progr\u00e8s; c'est une transmutation. \nEntre l'\u00e9gout ancien et l'\u00e9gout actuel, il y a une \nr\u00e9volution. Qui a fait cette r\u00e9volution ? \nL'homme que tout le monde oublie et que nous \navons nomm\u00e9, Bruneseau. \n \n \n \n \nV, 2, 6 \n \n \n \n \n \nProgr\u00e8s futur \n \n \n \n \n \n \nLe creusement de l'\u00e9gout de Paris n'a pas \u00e9t\u00e9 une \npetite besogne. Les dix derniers si\u00e8cles y ont travaill\u00e9 \nsans le pouvoir terminer, pas plus qu'ils n'ont pu finir \nParis. L'\u00e9gout, en effet, re\u00e7oit tous les contre -coups \nde la croissance de Paris. C'est, dan s la terre, une \nsorte de polype t\u00e9n\u00e9breux aux mille antennes qui \ngrandit dessous en m\u00eame temps que la ville dessus. \nChaque fois que la ville perce une rue, l'\u00e9gout allonge un bras. La vieille monarchie n'avait construit que \nvingt -trois mille trois cents m\u00e8 tres d'\u00e9gouts; c'est l\u00e0 \nque Paris en \u00e9tait le 1er janvier 1806. A partir de cette \n\u00e9poque, dont nous reparlerons tout \u00e0 l'heure, l\u2019\u0153uvre \na \u00e9t\u00e9 utilement et \u00e9nergiquement reprise et continu\u00e9e; \nNapol\u00e9on a b\u00e2ti, ces chiffres sont curieux, quatre \nmille huit cen t quatre m\u00e8tres; Louis XVIII, cinq mille \nsept cent neuf; Charles X, dix mille huit cent trente -\nsix; Louis -Philippe, quatre -vingt -neuf mille vingt; la \nr\u00e9publique de 1848, vingt -trois mille trois cent \nquatre -vingt -un; le r\u00e9gime actuel, soixante -dix mille \ncinq cents; en tout, \u00e0 l'heure qu'il est, deux cent vingt -\nsix mille six cent dix m\u00e8tres, soixante lieues d'\u00e9gouts; \nentrailles \u00e9normes de Paris. Ramification obscure, \ntoujours en travail; construction ignor\u00e9e et immense. \nComme on le voit, le d\u00e9dale souterrain de Paris est \naujourd'hui plus que d\u00e9cuple de ce qu'il \u00e9tait au \ncommencement du si\u00e8cle. On se figure malais\u00e9ment \ntout ce qu'il a fallu de pers\u00e9v\u00e9rance et d'efforts pour \namener ce cloaque au point de perfection relative o\u00f9 \nil est maintenant. C'\u00e9tait \u00e0 grand 'peine que la vieille \npr\u00e9v\u00f4t\u00e9 monarchique et, dans les dix derni\u00e8res \nann\u00e9es du dix -huiti\u00e8me si\u00e8cle, la mairie \nr\u00e9volutionnaire \u00e9taient parvenues \u00e0 forer les cinq \nlieues d'\u00e9gouts qui existaient avant 1806. Tous les genres d'obstacles entravaient cette op\u00e9rat ion, les uns \npropres \u00e0 la nature du sol, les autres inh\u00e9rents aux \npr\u00e9jug\u00e9s m\u00eames de la population laborieuse de Paris. \nParis est b\u00e2ti sur un gisement \u00e9trangement rebelle \u00e0 la \npioche, \u00e0 la houe, \u00e0 la sonde, au maniement humain. \nRien de plus difficile \u00e0 perc er et \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer que cette \nformation g\u00e9ologique \u00e0 laquelle se superpose la \nmerveilleuse formation historique nomm\u00e9e Paris; d\u00e8s \nque, sous une forme quelconque, le travail s'engage et \ns'aventure dans cette nappe d'alluvions, les \nr\u00e9sistances souterraines abon dent. Ce sont des argiles \nliquides, des sources vives, des roches dures, de ces \nvases molles et profondes que la science sp\u00e9ciale \nappelle moutardes. Le pic avance laborieusement \ndans des lames calcaires altern\u00e9es de filets de glaises \ntr\u00e8s minces et de couc hes schisteuses aux feuillets \nincrust\u00e9s d'\u00e9cailles d'hu\u00eetres contemporaines des \noc\u00e9ans pr\u00e9adamites. Parfois un ruisseau cr\u00e8ve \nbrusquement une vo\u00fbte commenc\u00e9e et inonde les \ntravailleurs; ou c'est une coul\u00e9e de marne qui se fait \njour et se rue avec la furie d'une cataracte, brisant \ncomme verre les plus grosses poutres de \nsout\u00e8nement. Tout r\u00e9cemment, \u00e0 la Villette, quand il \na fallu, sans interrompre la navigation et sans vider le \ncanal, faire passer l'\u00e9gout collecteur sous le canal Saint -Martin, une fissure s' est faite dans la cuvette du \ncanal, l'eau a abond\u00e9 subitement dans le chantier \nsouterrain, au del\u00e0 de toute la puissance des pompes \nd'\u00e9puisement; il a fallu faire chercher par un plongeur \nla fissure qui \u00e9tait dans le goulet du grand bassin, et \non ne l'a po int bouch\u00e9e sans peine. Ailleurs, pr\u00e8s de \nla Seine, et m\u00eame assez loin du fleuve, comme par \nexemple \u00e0 Belleville, Grande -Rue et passage Luni\u00e8re, \non rencontre des sables sans fond o\u00f9 l'on s'enlise et \no\u00f9 un homme peut fondre \u00e0 vue d\u2019\u0153il. Ajoutez \nl'asphyxie p ar les miasmes, l'ensevelissement par les \n\u00e9boulements, les effondrements subits. Ajoutez le \ntyphus, dont les travailleurs s'impr\u00e8gnent lentement. \nDe nos jours, apr\u00e8s avoir creus\u00e9 la galerie de Clichy, \navec banquette pour recevoir une conduite ma\u00eetresse \nd'eau de l'Ourcq, travail ex\u00e9cut\u00e9 en tranch\u00e9e, \u00e0 dix \nm\u00e8tres de profondeur; apr\u00e8s avoir, \u00e0 travers les \n\u00e9boulements, \u00e0 l'aide des fouilles, souvent putrides, et \ndes \u00e9tr\u00e9sillonnements, vo\u00fbt\u00e9 la Bi\u00e8vre du boulevard \nde l'H\u00f4pital jusqu'\u00e0 la Seine; apr\u00e8s avoir, pour \nd\u00e9livrer Paris des eaux torrentielles de Montmartre et \npour donner \u00e9coulement \u00e0 cette mare fluviale de neuf \nhectares qui croupissait pr\u00e8s de la barri\u00e8re des \nMartyrs; apr\u00e8s avoir, disons -nous, construit la ligne \nd'\u00e9gouts de la barri\u00e8re Blanche au chemin d'Aubervilliers, en quatre mois, jour et nuit, \u00e0 une \nprofondeur de onze m\u00e8tres; apr\u00e8s avoir, chose qu'on \nn'avait pas vue encore, ex\u00e9cut\u00e9 souterrainement un \n\u00e9gout rue Barre -du-Bec, sans tranch\u00e9e, \u00e0 six m\u00e8tres \nau-dessous du sol, le conducteur Monnot est mort. \nApr\u00e8s avoir vo\u00fbt\u00e9 trois mille m\u00e8tres d'\u00e9gouts sur tous \nles points de la ville, de la rue Traversi\u00e8re -Saint -\nAntoine \u00e0 la rue de l\u2019Ourcine, apr\u00e8s avoir, par le \nbranchement de l'Arbal\u00e8te, d\u00e9charg\u00e9 des inondations \npluviales le carrefour Censier -Mouffetard, apr \u00e8s avoir \nb\u00e2ti l'\u00e9gout Saint -Georges sur enrochement et b\u00e9ton \ndans des sables fluides, apr\u00e8s avoir dirig\u00e9 le \nredoutable abaissement de radier du branchement \nNotre -Dame -de-Nazareth, l'ing\u00e9nieur Duleau est \nmort. Il n'y a pas de bulletin pour ces actes de \nbravoure-l\u00e0, plus utiles pourtant que la tuerie b\u00eate des \nchamps de bataille. \nLes \u00e9gouts de Paris, en 1832, \u00e9taient loin d'\u00eatre ce \nqu'ils sont aujourd'hui. Bruneseau avait donn\u00e9 le \nbranle, mais il fallait le chol\u00e9ra pour d\u00e9terminer la \nvaste reconstruction qui a eu lieu depuis. Il est \nsurprenant de dire, par exemple, qu'en 1821, une \npartie de l'\u00e9gout de ceinture, dit Grand Canal, comme \n\u00e0 Venise, croupissait encore \u00e0 ciel ouvert, rue des \nGourdes. Ce n'est qu'en 1823 que la Ville de Paris a trouv\u00e9 dans son gousset les deux cent soixante -six \nmille quatre -vingts francs six centimes n\u00e9cessaires \u00e0 \nla couverture de cette turpitude. Les trois puits \nabsorbants du Combat, de la Cunette et de Saint -\nMand\u00e9, avec leurs d\u00e9gorgeoirs, leurs appareils, leurs \npuisards et leurs bran chements d\u00e9puratoires, ne \ndatent que de 1836. La voirie intestinale de Paris a \u00e9t\u00e9 \nrefaite \u00e0 neuf et, comme nous l'avons dit, plus que \nd\u00e9cupl\u00e9e depuis un quart de si\u00e8cle. \nIl y a trente ans, \u00e0 l'\u00e9poque de l'insurrection des 5 \net 6 juin, c'\u00e9tait encore, dan s beaucoup d'endroits, \npresque l'ancien \u00e9gout. Un tr\u00e8s grand nombre de \nrues, aujourd'hui bomb\u00e9es, \u00e9taient alors des \nchauss\u00e9es fendues. On voyait tr\u00e8s souvent, au point \nd\u00e9clive o\u00f9 les versants d'une rue ou d'un carrefour \naboutissaient, de larges grilles car r\u00e9es \u00e0 gros barreaux \ndont le fer luisait fourbi par les pas de la foule, \ndangereuses et glissantes aux voitures et faisant \nabattre les chevaux. La langue officielle des ponts et \nchauss\u00e9es donnait \u00e0 ces points d\u00e9clives et \u00e0 ces grilles \nle nom expressif de cassis. En 1832, dans une foule de \nrues, rue de l'Etoile, rue Saint -Louis, rue du Temple, \nrue Vieille -du-Temple, rue Notre -Dame -de-\nNazareth, rue Folie -M\u00e9ricourt, quai aux Fleurs, rue \ndu Petit -Musc, rue de Normandie, rue Pont -aux-Biches, rue des Marais, faub ourg Saint -Martin, rue \nNotre -Dame -des-Victoires, faubourg Montmartre, \nrue Grange -Bateli\u00e8re, aux Champs -Elys\u00e9es, rue \nJacob, rue de Tournon, le vieux cloaque gothique \nmontrait encore cyniquement ses gueules. C'\u00e9taient \nd'\u00e9normes hiatus de pierre \u00e0 cagnards, q uelquefois \nentour\u00e9s de bornes, avec une effronterie \nmonumentale. \nParis, en 1806, en \u00e9tait encore presque au chiffre \nd'\u00e9gouts constat\u00e9 en mai 1663 : cinq mille trois cent \nvingt -huit toises. Apr\u00e8s Bruneseau, le 1er janvier \n1832, il en avait quarante mille t rois cents m\u00e8tres. De \n1806 \u00e0 1831, on avait b\u00e2ti annuellement, en moyenne, \nsept cent cinquante m\u00e8tres; depuis on a construit \ntous les ans huit et m\u00eame dix mille m\u00e8tres de galeries, \nen ma\u00e7onnerie de petits mat\u00e9riaux \u00e0 bain de chaux \nhydraulique sur fondation de b\u00e9ton. A deux cents \nfrancs le m\u00e8tre, les soixante lieues d'\u00e9gouts du Paris \nactuel repr\u00e9sentent quarante -huit millions. \nOutre le progr\u00e8s \u00e9conomique que nous avons \nindiqu\u00e9 en commen\u00e7ant, de graves probl\u00e8mes \nd'hygi\u00e8ne publique se rattachent \u00e0 cette immen se \nquestion : l'\u00e9gout de Paris. \nParis est entre deux nappes, une nappe d'eau et \nune nappe d'air. La nappe d'eau, gisante \u00e0 une assez grande profondeur souterraine, mais d\u00e9j\u00e0 t\u00e2t\u00e9e par \ndeux forages, est fournie par la couche de gr\u00e8s vert \nsitu\u00e9e entre la cr aie et le calcaire jurassique; cette \ncouche peut \u00eatre repr\u00e9sent\u00e9e par un disque de vingt -\ncinq lieues de rayon; une foule de rivi\u00e8res et de \nruisseaux y suintent; on boit la Seine, la Marne, \nl'Yonne, l'Oise, l'Aisne, le Cher, la Vienne et la Loire \ndans un ve rre d'eau du puits de Grenelle. La nappe \nd'eau est salubre, elle vient du ciel d'abord, de la terre \nensuite; la nappe d'air est malsaine, elle vient de \nl'\u00e9gout. Tous les miasmes du cloaque se m\u00ealent \u00e0 la \nrespiration de la ville; de l\u00e0 cette mauvaise halein e. \nL'air pris au -dessus d'un fumier, ceci a \u00e9t\u00e9 \nscientifiquement constat\u00e9, est plus pur que l'air pris \nau-dessus de Paris. Dans un temps donn\u00e9, le progr\u00e8s \naidant, les m\u00e9canismes se perfectionnant, et la clart\u00e9 \nse faisant, on emploiera la nappe d'eau \u00e0 puri fier la \nnappe d'air. C'est -\u00e0-dire \u00e0 laver l'\u00e9gout. On sait que \npar : lavage de l'\u00e9gout, nous entendons : restitution \nde la fange \u00e0 la terre; renvoi du fumier au sol et de \nl'engrais aux champs. Il y aura, par ce simple fait, \npour toute la communaut\u00e9 sociale , diminution de \nmis\u00e8re et augmentation de sant\u00e9. A l'heure o\u00f9 nous \nsommes, le rayonnement des maladies de Paris va \u00e0 cinquante lieues autour du Louvre, pris comme \nmoyeu de cette roue pestilentielle. \nOn pourrait dire que, depuis dix si\u00e8cles, le cloaque \nest la maladie de Paris. L'\u00e9gout est le vice que la ville \na dans le sang. L'instinct populaire ne s'y est jamais \ntromp\u00e9. Le m\u00e9tier d'\u00e9goutier \u00e9tait autrefois presque \naussi p\u00e9rilleux, et presque aussi r\u00e9pugnant au peuple, \nque le m\u00e9tier d'\u00e9quarrisseur, si longt emps frapp\u00e9 \nd'horreur et abandonn\u00e9 au bourreau. Il fallait une \nhaute paie pour d\u00e9cider un ma\u00e7on \u00e0 dispara\u00eetre dans \ncette sape f\u00e9tide; l'\u00e9chelle du puisatier h\u00e9sitait \u00e0 s'y \nplonger; on disait proverbialement : descendre dans \nl'\u00e9gout, c'est entrer dans la fo sse; et toutes sortes de \nl\u00e9gendes hideuses, nous l'avons dit, couvraient \nd'\u00e9pouvante ce colossal \u00e9vier; sentine redout\u00e9e qui a \nla trace des r\u00e9volutions du globe comme des \nr\u00e9volutions des hommes, et o\u00f9 l'on trouve des \nvestiges de tous les cataclysmes depuis le coquillage \ndu d\u00e9luge jusqu'au haillon de Marat. \n \n \n \n \nLIVRE TROISI\u00c8ME \n \n \nLA BOUE, MAIS L'AME \n \n \n \n \nV, 3, 1 \n \n \n \n \n \nLe cloaque et ses surprises \n \n \n \n \n \n \nC'est dans l'\u00e9gout de Paris que se trouvait Jean \nValjean. \nRessemblance de plus de Paris avec la mer. \nComme dans l'oc\u00e9an, le plongeur peut y dispara\u00eetre. \nLa transition \u00e9tait inou\u00efe. Au milieu m\u00eame de la \nville, Jean Valjean \u00e9tait sorti de la ville, et, en un clin \nd\u2019\u0153il, le temps de lever un couvercle et de le \nrefermer, il avait pass\u00e9 du plein jour \u00e0 l'obscurit\u00e9 compl\u00e8te, de midi \u00e0 minuit, du fracas au silence, du \ntourbillon des tonnerres \u00e0 la stagnation de la tombe, \net, par une p\u00e9rip\u00e9tie bien plus prodigieuse encore que \ncelle de la rue Polonceau, du plus extr\u00eame p\u00e9 ril \u00e0 la \ns\u00e9curit\u00e9 la plus absolue. \nChute brusque dans une cave; disparition dans \nl'oubliette de Paris; quitter cette rue o\u00f9 la mort \u00e9tait \npartout pour cette esp\u00e8ce de s\u00e9pulcre o\u00f9 il y avait la \nvie; ce fut un instant \u00e9trange. Il resta quelques \nsecondes com me \u00e9tourdi; \u00e9coutant, stup\u00e9fait. La \nchausse -trape du salut s'\u00e9tait subitement ouverte sous \nlui. La bont\u00e9 c\u00e9leste l'avait en quelque sorte pris par \ntrahison. Adorables embuscades de la providence! \nSeulement le bless\u00e9 ne remuait point, et Jean \nValjean ne sa vait pas si ce qu'il emportait dans cette \nfosse \u00e9tait un vivant ou un mort. \nSa premi\u00e8re sensation fut l'aveuglement. \nBrusquement, il ne vit plus rien. Il lui sembla aussi \nqu'en une minute il \u00e9tait devenu sourd. Il n'entendait \nplus rien. Le fr\u00e9n\u00e9tique orag e de meurtre qui se \nd\u00e9cha\u00eenait \u00e0 quelques pieds au -dessus de lui n'arrivait \njusqu'\u00e0 lui, nous l'avons dit, gr\u00e2ce \u00e0 l'\u00e9paisseur de \nterre qui l'en s\u00e9parait, qu'\u00e9teint et indistinct, et \ncomme une rumeur dans une profondeur. Il sentait \nque c'\u00e9tait solide sous ses pieds; voil\u00e0 tout; mais cela suffisait. Il \u00e9tendit un bras, puis l'autre, et toucha le \nmur des deux c\u00f4t\u00e9s, et reconnut que le couloir \u00e9tait \n\u00e9troit; il glissa, et reconnut que la dalle \u00e9tait mouill\u00e9e. \nIl avan\u00e7a un pied avec pr\u00e9caution, craignant un trou , \nun puisard, quelque gouffre; il constata que le dallage \nse prolongeait. Une bouff\u00e9e de f\u00e9tidit\u00e9 l'avertit du \nlieu o\u00f9 il \u00e9tait. \nAu bout de quelques instants, il n'\u00e9tait plus \naveugle. Un peu de lumi\u00e8re tombait du soupirail par \no\u00f9 il s'\u00e9tait gliss\u00e9, et son regard s'\u00e9tait fait \u00e0 cette \ncave. Il commen\u00e7a \u00e0 distinguer quelque chose. Le \ncouloir o\u00f9 il s'\u00e9tait terr\u00e9, nul autre mot n'exprime \nmieux la situation, \u00e9tait mur\u00e9 derri\u00e8re lui. C'\u00e9tait un \nde ces culs -de-sac que la langue sp\u00e9ciale appelle \nbranchements. Devan t lui, il y avait un autre mur, un \nmur de nuit. La clart\u00e9 du soupirail expirait \u00e0 dix ou \ndouze pas du point o\u00f9 \u00e9tait Jean Valjean, et faisait \u00e0 \npeine une blancheur blafarde sur quelques m\u00e8tres de \nla paroi humide de l'\u00e9gout. Au del\u00e0, l'opacit\u00e9 \u00e9tait \nmassive ; y p\u00e9n\u00e9trer paraissait horrible, et l'entr\u00e9e y \nsemblait un engloutissement. On pouvait s'enfoncer \npourtant dans cette muraille de brume, et il le fallait. \nIl fallait m\u00eame se h\u00e2ter. Jean Valjean songea que cette \ngrille, aper\u00e7ue par lui sous les pav\u00e9s, pouv ait l'\u00eatre par \nles soldats, et que tout tenait \u00e0 ce hasard. Ils pouvaient descendre eux aussi dans ce puits et le \nfouiller. Il n'y avait pas une minute \u00e0 perdre. Il avait \nd\u00e9pos\u00e9 Marius sur le sol, il le ramassa, ceci est encore \nle mot vrai, le reprit sur s es \u00e9paules et se mit en \nmarche. Il entra r\u00e9solument dans cette obscurit\u00e9. \nLa r\u00e9alit\u00e9 est qu'ils \u00e9taient moins sauv\u00e9s que Jean \nValjean ne le croyait. Des p\u00e9rils d'un autre genre et \nnon moins grands les attendaient peut -\u00eatre. Apr\u00e8s le \ntourbillon fulgurant d u combat, la caverne des \nmiasmes et des pi\u00e8ges; apr\u00e8s le chaos, le cloaque. Jean \nValjean \u00e9tait tomb\u00e9 d'un cercle de l'enfer dans l'autre. \nQuand il eut fait cinquante pas, il fallut s'arr\u00eater. \nUne question se pr\u00e9senta. Le couloir aboutissait \u00e0 un \nautre boy au qu'il rencontrait transversalement. L\u00e0 \ns'offraient deux voies. Laquelle prendre? fallait -il \ntourner \u00e0 gauche ou \u00e0 droite? Comment s'orienter \ndans ce labyrinthe noir? Ce labyrinthe, nous l'avons \nfait remarquer, a un fil; c'est sa pente. Suivre la pente, \nc'est aller \u00e0 la rivi\u00e8re. \nJean Valjean le comprit sur -le-champ. \nIl se dit qu'il \u00e9tait probablement dans l'\u00e9gout des \nHalles; que, s'il choisissait la gauche et suivait la \npente, il arriverait avant un quart d'heure \u00e0 quelque \nembouchure sur la Seine entre le Pont -au-Change et \nle Pont -Neuf, c'est -\u00e0-dire \u00e0 une apparition en plein jour sur le point le plus peupl\u00e9 de Paris. Peut -\u00eatre \naboutirait -il \u00e0 quelque cagnard de carrefour. Stupeur \ndes passants de voir deux hommes sanglants sortir de \nterre sous leurs pieds . Survenue des sergents de ville, \nprise d'armes du corps de garde voisin. On serait saisi \navant d'\u00eatre sorti. Il valait mieux s'enfoncer dans le \nd\u00e9dale, se fier \u00e0 cette noirceur, et s'en remettre \u00e0 la \nprovidence quant \u00e0 l'issue. \nIl remonta la pente et pri t \u00e0 droite. \nQuand il eut tourn\u00e9 l'angle de la galerie, la \nlointaine lueur du soupirail disparut, le rideau \nd'obscurit\u00e9 retomba sur lui et il redevint aveugle. Il \nn'en avan\u00e7a pas moins, et aussi rapidement qu'il put. \nLes deux bras de Marius \u00e9taient pass\u00e9s autour de son \ncou et les pieds pendaient derri\u00e8re lui. Il tenait les \ndeux bras d'une main et t\u00e2tait le mur de l'autre. La \njoue de Marius touchait la sienne et s'y collait, \u00e9tant \nsanglante. Il sentait couler sur lui et p\u00e9n\u00e9trer sous ses \nv\u00eatements un ruissea u ti\u00e8de qui venait de Marius. \nCependant une chaleur humide \u00e0 son oreille que \ntouchait la bouche du bless\u00e9 indiquait de la \nrespiration, et par cons\u00e9quent de la vie. Le couloir o\u00f9 \nJean Valjean cheminait maintenant \u00e9tait moins \u00e9troit \nque le premier. Jean Valj ean y marchait assez \np\u00e9niblement. Les pluies de la veille n'\u00e9taient pas encore \u00e9coul\u00e9es et faisaient un petit torrent au centre \ndu radier, et il \u00e9tait forc\u00e9 de se serrer contre le mur \npour ne pas avoir les pieds dans l'eau. Il allait ainsi \nt\u00e9n\u00e9breusement. Il ressemblait aux \u00eatres de nuit \nt\u00e2tonnant dans l'invisible et souterrainement perdus \ndans les veines de l'ombre. \nPourtant, peu \u00e0 peu, soit que des soupiraux \nlointains envoyassent un peu de lueur flottante dans \ncette brume opaque, soit que ses yeux \ns'acco utumassent \u00e0 l'obscurit\u00e9, il lui revint quelque \nvision vague, et il recommen\u00e7a \u00e0 se rendre \nconfus\u00e9ment compte, tant\u00f4t de la muraille \u00e0 laquelle \nil touchait, tant\u00f4t de la vo\u00fbte sous laquelle il passait. \nLa pupille se dilate dans la nuit et finit par y trouv er \ndu jour, de m\u00eame que l'\u00e2me se dilate dans le malheur \net finit par y trouver Dieu. \nSe diriger \u00e9tait malais\u00e9. \nLe trac\u00e9 des \u00e9gouts r\u00e9percute, pour ainsi dire, le \ntrac\u00e9 des rues qui lui est superpos\u00e9. Il y avait dans le \nParis d'alors deux mille deux cents rues. Qu'on se \nfigure l\u00e0 -dessous cette for\u00eat de branches t\u00e9n\u00e9breuses \nqu'on nomme l'\u00e9gout. Le syst\u00e8me d'\u00e9gouts existant \u00e0 \ncette \u00e9poque, mis bout \u00e0 bout, e\u00fbt donn\u00e9 une \nlongueur de onze lieues. Nous avons dit plus haut \nque le r\u00e9seau actuel, gr\u00e2ce \u00e0 l'activit \u00e9 sp\u00e9ciale des trente derni\u00e8res ann\u00e9es, n'a pas moins de soixante \nlieues. \nJean Valjean commen\u00e7a par se tromper. Il crut \n\u00eatre sous la rue Saint -Denis, et il \u00e9tait f\u00e2cheux qu'il \nn'y f\u00fbt pas. Il y a sous la rue Saint -Denis un vieil \n\u00e9gout en pierre qui date d e Louis XIII et qui va droit \n\u00e0 l'\u00e9gout collecteur dit Grand \u00e9gout, avec un seul \ncoude, \u00e0 droite, \u00e0 la hauteur de l'ancienne cour des \nMiracles, et un seul embranchement, l'\u00e9gout Saint -\nMartin, dont les quatre bras se coupent en croix. \nMais le boyau de la Pet ite-Truanderie dont l'entr\u00e9e \n\u00e9tait pr\u00e8s du cabaret de Corinthe n'a jamais \ncommuniqu\u00e9 avec le souterrain de la rue Saint -Denis; \nil aboutit \u00e0 l'\u00e9gout Montmartre et c'est l\u00e0 que Jean \nValjean \u00e9tait engag\u00e9. L\u00e0, les occasions de se perdre \nabondaient. L'\u00e9gout Mon tmartre est un des plus \nd\u00e9dal\u00e9ens du vieux r\u00e9seau. Heureusement Jean \nValjean avait laiss\u00e9 derri\u00e8re lui l'\u00e9gout des Halles dont \nle plan g\u00e9om\u00e9tral figure une foule de m\u00e2ts de \nperroquet enchev\u00eatr\u00e9s; mais il avait devant lui plus \nd'une rencontre embarrassante et plus d'un coin de \nrue \u2013 car ce sont des rues \u2013 s'offrant dans l'obscurit\u00e9 \ncomme un point d'interrogation : premi\u00e8rement, \u00e0 sa \ngauche, le vaste \u00e9gout Pl\u00e2tri\u00e8re, esp\u00e8ce de casse -t\u00eate \nchinois, poussant et brouillant son chaos de T et de Z sous l'h\u00f4tel des Postes et sous la rotonde de la \nhalle aux bl\u00e9s jusqu'\u00e0 la Seine o\u00f9 il se termine en Y; \ndeuxi\u00e8mement, \u00e0 sa droite, le corridor courbe de la \nrue du Cadran avec ses trois dents qui sont autant \nd'impasses; troisi\u00e8mement, \u00e0 sa gauche, \nl'embranchement du Mail, c ompliqu\u00e9, presque \u00e0 \nl'entr\u00e9e, d'une esp\u00e8ce de fourche, et allant de zigzag \nen zigzag aboutir \u00e0 la grande crypte exutoire du \nLouvre tron\u00e7onn\u00e9e et ramifi\u00e9e dans tous les sens; \nenfin, \u00e0 droite, le couloir cul -de-sac de la rue des \nJe\u00fbneurs, sans compter de pet its r\u00e9duits \u00e7\u00e0 et l\u00e0, \navant d'arriver \u00e0 l'\u00e9gout de ceinture, lequel seul \npouvait le conduire \u00e0 quelque issue assez lointaine \npour \u00eatre s\u00fbre. \nSi Jean Valjean e\u00fbt eu quelque notion de tout ce \nque nous indiquons ici, il se f\u00fbt vite aper\u00e7u, rien \nqu'en t\u00e2tant la muraille, qu'il n'\u00e9tait pas dans la galerie \nsouterraine de la rue Saint -Denis. Au lieu de la vieille \npierre de taille, au lieu de l'ancienne architecture, \nhautaine et royale jusque dans l'\u00e9gout, avec radier et \nassises courantes en granit et mortier de c haux grasse, \nlaquelle co\u00fbtait huit cents livres la toise, il e\u00fbt senti \nsous sa main le bon march\u00e9 contemporain, \nl'exp\u00e9dient \u00e9conomique, la meuli\u00e8re \u00e0 bain de mortier \nhydraulique sur couche de b\u00e9ton qui co\u00fbte deux cents francs le m\u00e8tre, la ma\u00e7onnerie bourge oise dite \u00e0 \npetits mat\u00e9riaux ; mais il ne savait rien de tout cela. \nIl allait devant lui, avec anxi\u00e9t\u00e9, mais avec calme, \nne voyant rien, ne sachant rien, plong\u00e9 dans le \nhasard, c'est -\u00e0-dire englouti dans la providence. \nPar degr\u00e9s, disons -le, quelque horre ur le gagnait. \nL'ombre qui l'enveloppait entrait dans son esprit. Il \nmarchait dans une \u00e9nigme. Cet aqueduc du cloaque \nest redoutable; il s'entre -croise vertigineusement. \nC'est une chose lugubre d'\u00eatre pris dans ce Paris de \nt\u00e9n\u00e8bres. Jean Valjean \u00e9tait obli g\u00e9 de trouver et \npresque d'inventer sa route sans la voir. Dans cet \ninconnu, chaque pas qu'il risquait pouvait \u00eatre le \ndernier. Comment sortirait -il de l\u00e0? trouverait -il une \nissue? la trouverait -il \u00e0 temps? cette colossale \u00e9ponge \nsouterraine aux alv\u00e9oles d e pierre se laisserait -elle \np\u00e9n\u00e9trer et percer? y rencontrerait -on quelque n\u0153ud \ninattendu d'obscurit\u00e9? arriverait -on \u00e0 l'inextricable et \n\u00e0 l'infranchissable? Marius y mourrait -il d'h\u00e9morragie, \net lui de faim? finiraient -ils par se perdre l\u00e0 tous les \ndeux, et par faire deux squelettes dans un coin de \ncette nuit? Il l'ignorait. Il se demandait tout cela et ne \npouvait se r\u00e9pondre. L'intestin de Paris est un \npr\u00e9cipice. Comme le proph\u00e8te, il \u00e9tait dans le ventre \ndu monstre. Il eut brusquement une surprise. A l' instant le plus \nimpr\u00e9vu, et sans avoir cess\u00e9 de marcher en ligne \ndroite, il s'aper\u00e7ut qu'il ne montait plus; l'eau du \nruisseau lui battait les talons au lieu de lui venir sur la \npointe des pieds. L'\u00e9gout maintenant descendait. \nPourquoi? allait -il donc arri ver soudainement \u00e0 la \nSeine? Ce danger \u00e9tait grand, mais le p\u00e9ril de reculer \nl'\u00e9tait plus encore. Il continua d'avancer. \nCe n'\u00e9tait point vers la Seine qu'il allait. Le dos \nd'\u00e2ne que fait le sol de Paris sur la rive droite vide un \nde ses versants dans la Seine et l'autre dans le grand \n\u00e9gout. La cr\u00eate de ce dos d'\u00e2ne qui d\u00e9termine la \ndivision des eaux dessine une ligne tr\u00e8s capricieuse. \nLe point culminant, qui est le lieu de partage des \n\u00e9coulements, est, dans l'\u00e9gout Sainte -Avoye, au del\u00e0 \nde la rue Michel -le-Comte, dans l'\u00e9gout du Louvre, \npr\u00e8s des boulevards, et dans l'\u00e9gout Montmartre, pr\u00e8s \ndes Halles. C'est \u00e0 ce point culminant que Jean \nValjean \u00e9tait arriv\u00e9. Il se dirigeait vers l'\u00e9gout de \nceinture; il \u00e9tait dans le bon chemin. Mais il n'en \nsavait rien. \nChaque fois qu'il rencontrait un embranchement, il \nen t\u00e2tait les angles, et s'il trouvait l'ouverture qui \ns'offrait moins large que le corridor o\u00f9 il \u00e9tait, il \nn'entrait pas et continuait sa route, jugeant avec raison que toute voie plus \u00e9troite devait abou tir \u00e0 un \ncul-de-sac et ne pouvait que l'\u00e9loigner du but, c'est -\u00e0-\ndire de l'issue. Il \u00e9vita ainsi le quadruple pi\u00e8ge qui lui \n\u00e9tait tendu dans l'obscurit\u00e9 par les quatre d\u00e9dales que \nnous venons d'\u00e9num\u00e9rer. \nA un certain moment il reconnut qu'il sortait de \ndessous le Paris p\u00e9trifi\u00e9 par l'\u00e9meute, o\u00f9 les \nbarricades avaient supprim\u00e9 la circulation, et qu'il \nrentrait sous le Paris vivant et normal. Il eut \nsubitement au -dessus de sa t\u00eate comme un bruit de \nfoudre, lointain, mais continu. C'\u00e9tait le roulement \ndes voi tures. \nIl marchait depuis une demi -heure environ, du \nmoins au calcul qu'il faisait en lui -m\u00eame, et n'avait \npas encore song\u00e9 \u00e0 se reposer; seulement il avait \nchang\u00e9 la main qui soutenait Marius. L'obscurit\u00e9 \u00e9tait \nplus profonde que jamais, mais cette profon deur le \nrassurait. \nTout \u00e0 coup il vit son ombre devant lui. Elle se \nd\u00e9coupait sur une faible rougeur presque indistincte \nqui empourprait vaguement le radier \u00e0 ses pieds et la \nvo\u00fbte sur sa t\u00eate, et qui glissait \u00e0 sa droite et \u00e0 sa \ngauche sur les deux murai lles visqueuses du corridor. \nStup\u00e9fait, il se retourna. Derri\u00e8re lui, dans la partie du couloir qu'il venait \nde d\u00e9passer, \u00e0 une distance qui lui parut immense, \nflamboyait, rayant l'\u00e9paisseur obscure, une sorte \nd'astre horrible qui avait l'air de le regarder. \nC'\u00e9tait la sombre \u00e9toile de la police qui se levait \ndans l'\u00e9gout. \nDerri\u00e8re cette \u00e9toile remuaient confus\u00e9ment huit \nou dix formes noires, droites, indistinctes, terribles. \n \n \n \n \nV, 3, 2 \n \n \n \n \n \nExplication \n \n \n \n \n \n \nDans la journ\u00e9e du 6 juin, une battue des \u00e9gouts \navait \u00e9t\u00e9 ordonn\u00e9e. On craignit qu'ils ne fussent pris \npour refuge par les vaincus, et le pr\u00e9fet Gisquet dut \nfouiller le Paris occulte pendant que le g\u00e9n\u00e9ral \nBugeaud balayait le Paris public; double op\u00e9ratio n \nconnexe qui exigea une double strat\u00e9gie de la force \npublique repr\u00e9sent\u00e9e en haut par l'arm\u00e9e et en bas \npar la police. Trois pelotons d'agents et d'\u00e9goutiers explor\u00e8rent la voirie souterraine de Paris, le premier, \nrive droite, le deuxi\u00e8me, rive gauche, le troisi\u00e8me, \ndans la Cit\u00e9. \nLes agents \u00e9taient arm\u00e9s de carabines, de casse -\nt\u00eate, d'\u00e9p\u00e9es et de poignards. \nCe qui \u00e9tait en ce moment dirig\u00e9 sur Jean Valjean, \nc'\u00e9tait la lanterne de la ronde de la rive droite. \nCette ronde venait de visiter la galerie courb e et les \ntrois impasses qui sont sous la rue du Cadran. \nPendant qu'elle promenait son falot au fond de ces \nimpasses, Jean Valjean avait rencontr\u00e9 sur son \nchemin l'entr\u00e9e de la galerie, l'avait reconnue plus \n\u00e9troite que le couloir principal et n'y avait poi nt \np\u00e9n\u00e9tr\u00e9. Il avait pass\u00e9 outre. Les hommes de police, \nen ressortant de la galerie du Cadran, avaient cru \nentendre un bruit de pas dans la direction de l'\u00e9gout \nde ceinture. C'\u00e9taient les pas de Jean Valjean en effet. \nLe sergent chef de ronde avait \u00e9lev\u00e9 s a lanterne, et \nl'escouade s'\u00e9tait mise \u00e0 regarder dans le brouillard du \nc\u00f4t\u00e9 d'o\u00f9 \u00e9tait venu le bruit. \nCe fut pour Jean Valjean une minute inexprimable. \nHeureusement, s'il voyait bien la lanterne, la \nlanterne le voyait mal. Elle \u00e9tait la lumi\u00e8re et il \u00e9tait \nl'ombre. Il \u00e9tait tr\u00e8s loin, et m\u00eal\u00e9 \u00e0 la noirceur du lieu. \nIl se rencogna le long du mur et s'arr\u00eata. Du reste, il ne se rendait pas compte de ce qui se \nmouvait l\u00e0 derri\u00e8re lui. L'insomnie, le d\u00e9faut de \nnourriture, les \u00e9motions, l'avaient fait passer, lui aussi, \n\u00e0 l'\u00e9tat visionnaire. Il voyait un flamboiement, et \nautour de ce flamboiement, des larves. Qu'\u00e9tait -ce? Il \nne comprenait pas. \nJean Valjean s' \u00e9tant arr\u00eat\u00e9, le bruit avait cess\u00e9. \nLes hommes de la ronde \u00e9coutaient et \nn'entendaient rien, ils regardaient et ne voyaient rien. \nIls se consult\u00e8rent. \nIl y avait \u00e0 cette \u00e9poque sur ce point de l'\u00e9gout \nMontmartre une esp\u00e8ce de carrefour dit de service \nqu'on a supprim\u00e9 depuis \u00e0 cause du petit lac int\u00e9rieur \nqu'y formait, en s'y engorgeant dans les forts orages, \nle torrent des eaux pluviales. La ronde put se \npelotonner dans ce carrefour. \nJean Valjean vit ces larves faire une sorte de cercle. \nCes t\u00eates de dog ues se rapproch\u00e8rent et \nchuchot\u00e8rent. \nLe r\u00e9sultat de ce conseil tenu par les chiens de \ngarde fut qu'on s'\u00e9tait tromp\u00e9, qu'il n'y avait pas eu de \nbruit, qu'il n'y avait l\u00e0 personne, qu'il \u00e9tait inutile de \ns'engager dans l'\u00e9gout de ceinture, que ce serait d u \ntemps perdu, mais qu'il fallait se h\u00e2ter d'aller vers \nSaint -Merry, que s'il y avait quelque chose \u00e0 faire et quelque \u00abbousingot\u00bb \u00e0 d\u00e9pister, c'\u00e9tait dans ce \nquartier -l\u00e0. \nDe temps en temps les partis remettent des \nsemelles neuves \u00e0 leurs vieilles injures . En 1832, le \nmot bousingot faisait l'int\u00e9rim entre le mot jacobin qui \n\u00e9tait \u00e9cul\u00e9, et le mot d\u00e9magogue alors presque inusit\u00e9 et \nqui a fait depuis un si excellent service. \nLe sergent donna l'ordre d'obliquer \u00e0 gauche vers \nle versant de la Seine. S'ils eus sent eu l'id\u00e9e de se \ndiviser en deux escouades et d'aller dans les deux \nsens, Jean Valjean \u00e9tait saisi. Cela tint \u00e0 ce fil. Il est \nprobable que les instructions de la pr\u00e9fecture, \npr\u00e9voyant un cas de combat et les insurg\u00e9s en \nnombre, d\u00e9fendaient \u00e0 la ronde de se morceler. La \nronde se remit en marche, laissant derri\u00e8re elle Jean \nValjean. De tout ce mouvement Jean Valjean ne \nper\u00e7ut rien sinon l'\u00e9clipse de la lanterne qui se \nretourna subitement. \nAvant de s'en aller, le sergent, pour l'acquit de la \nconscience d e la police, d\u00e9chargea sa carabine du \nc\u00f4t\u00e9 qu'on abandonnait, dans la direction de Jean \nValjean. La d\u00e9tonation roula d'\u00e9cho en \u00e9cho dans la \ncrypte comme le borborygme de ce boyau titanique. \nUn pl\u00e2tras qui tomba dans le ruisseau et fit clapoter l'eau \u00e0 quel ques pas de Jean Valjean, l'avertit que la \nballe avait frapp\u00e9 la vo\u00fbte au -dessus de sa t\u00eate. \nDes pas mesur\u00e9s et lents r\u00e9sonn\u00e8rent quelque \ntemps sur le radier, de plus en plus amortis par \nl'augmentation progressive de l'\u00e9loignement, le \ngroupe des formes no ires s'enfon\u00e7a, une lueur oscilla \net flotta, faisant \u00e0 la vo\u00fbte un cintre rouge\u00e2tre qui \nd\u00e9crut, puis disparut, le silence redevint profond, \nl'obscurit\u00e9 redevint compl\u00e8te, la c\u00e9cit\u00e9 et la surdit\u00e9 \nreprirent possession des t\u00e9n\u00e8bres; et Jean Valjean, \nn'osant e ncore remuer, demeura longtemps adoss\u00e9 au \nmur, l'oreille tendue, la prunelle dilat\u00e9e, regardant \nl'\u00e9vanouissement de cette patrouille de fant\u00f4mes. \n \n \n \n \nV, 3, 3 \n \n \n \n \n \nL'homme fil\u00e9 \n \n \n \n \n \n \nIl faut rendre \u00e0 la police de ce temps -l\u00e0 cette \njustice que, m\u00eame dans les plus graves conjonctures \npubliques, elle accomplissait imperturbablement son \ndevoir de voirie et de surveillance. Une \u00e9meute n'\u00e9tait \npoint \u00e0 ses yeux un pr\u00e9texte pour laisser aux \nmalfaiteurs la bride sur le cou, et pour n\u00e9gliger la \nsoci\u00e9t\u00e9 par la raison que le gouvernement \u00e9tait en \np\u00e9ril. Le service ordinaire se faisait correctement \u00e0 travers le service extraordinaire, et n'en \u00e9tait pas \ntroubl\u00e9. Au milieu d'un incalculable \u00e9v\u00e9nement \npolitique commenc\u00e9, sous la pression d'une \nr\u00e9volution possible, sans se laisser distraire par \nl'insurrection et la barricade, un agent \u00abfilait\u00bb un \nvoleur. \nC'\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment quelque chose de pareil qui se \npassait dans l'apr\u00e8s -midi du 6 juin au bord de la \nSeine, sur la berge de la rive droite, un peu au del\u00e0 du \npont des Invalides. \nIl n'y a plus l\u00e0 de berge aujourd'hui. L'aspect des \nlieux a chang\u00e9. \nSur cette berge, deux hommes s\u00e9par\u00e9s par une \ncertaine distance semblaient s'observer, l'un \u00e9vitant \nl'autre. Celui qui allait en avant t\u00e2chait de s'\u00e9loigner, \ncelui qui venait par derri\u00e8re t\u00e2chait de se rapprocher. \nC'\u00e9tait comme une partie d'\u00e9checs qui se jouait de \nloin et silencieusement. Ni l'un ni l'autre ne semblait \nse presser, et ils marchaient lentement tou s les deux, \ncomme si chacun d'eux craignait de faire par trop de \nh\u00e2te doubler le pas \u00e0 son partenaire. \nOn e\u00fbt dit un app\u00e9tit qui suit une proie, sans avoir \nl'air de le faire expr\u00e8s. La proie \u00e9tait sournoise et se \ntenait sur ses gardes. Les proportions vo ulues entre la fouine traqu\u00e9e et \nle dogue traqueur \u00e9taient observ\u00e9es. Celui qui t\u00e2chait \nd'\u00e9chapper avait peu d'encolure et une ch\u00e9tive mine; \ncelui qui t\u00e2chait d'empoigner, gaillard de haute \nstature, \u00e9tait de rude aspect et devait \u00eatre de rude \nrencontre. \nLe premier, se sentant le plus faible, \u00e9vitait le \nsecond; mais il l'\u00e9vitait d'une fa\u00e7on profond\u00e9ment \nfurieuse; qui e\u00fbt pu l'observer, e\u00fbt vu dans ses yeux la \nsombre hostilit\u00e9 de la fuite, et toute la menace qu'il y \na dans la crainte. \nLa berge \u00e9tait solitai re; il n'y avait point de passant; \npas m\u00eame de batelier ni de d\u00e9bardeur dans les \nchalands amarr\u00e9s \u00e7\u00e0 et l\u00e0. \nOn ne pouvait apercevoir ais\u00e9ment ces deux \nhommes que du quai en face, et pour qui les e\u00fbt \nexamin\u00e9s \u00e0 cette distance, l'homme qui allait devant \ne\u00fbt apparu comme un \u00eatre h\u00e9riss\u00e9, d\u00e9guenill\u00e9 et \noblique, inquiet et grelottant sous une blouse en \nhaillons, et l'autre comme une personne classique et \nofficielle, portant la redingote de l'autorit\u00e9 boutonn\u00e9e \njusqu'au menton. \nLe lecteur reconna\u00eetrait peut -\u00eatre ces deux \nhommes, s'il les voyait de plus pr\u00e8s. \nQuel \u00e9tait le but du dernier? Probablement d'arriver \u00e0 v\u00eatir le premier plus \nchaudement. \nQuand un homme habill\u00e9 par l'\u00e9tat poursuit un \nhomme en guenilles, c'est afin d'en faire aussi un \nhomme habill\u00e9 par l'\u00e9tat. Seulement la couleur est \ntoute la question. Etre habill\u00e9 de bleu, c'est glorieux; \n\u00eatre habill\u00e9 de rouge, c'est d\u00e9sagr\u00e9able. \nIl y a une pourpre d'en bas. \nC'est probablement quelque d\u00e9sagr\u00e9ment et \nquelque pourpre de ce genre que le premier d\u00e9sirait \nesquiver. \nSi l'autre le laissait marcher devant et ne le \nsaisissait pas encore, c'\u00e9tait, selon toute apparence, \ndans l'espoir de le voir aboutir \u00e0 quelque rendez -vous \nsignificatif et \u00e0 quelque groupe de bonne prise. Cette \nop\u00e9ration d\u00e9licate s'appelle \u00abla filature\u00bb. \nCe qui rend cette conjecture tout \u00e0 fait probable, \nc'est que l'homme boutonn\u00e9, apercevant de la berge \nsur le quai un fiacre qui passait \u00e0 vide, fit signe au \ncocher; le cocher comprit, reconnut \u00e9videmment \u00e0 \nqui il avait affaire, tourna bride et se mit \u00e0 suivre au \npas du haut du quai les deux hommes. Ceci ne fut \npas aper\u00e7u du personnage louche et d\u00e9chir\u00e9 qui allait \nen avant. Le fiacre roulait le long des arbres des Champs -\nElys\u00e9es. On voyait passer au -dessus du parapet le \nbuste du cocher, son fou et \u00e0 la main. \nUne des instructions secr\u00e8tes de la police aux \nagents contient cet article : \u2013\u202f\u00ab\u202fAvoir toujours \u00e0 \nport\u00e9e une voiture de place, en cas \u202f\u00bb. \nTout en man\u0153uvrant chacun de leur c\u00f4t\u00e9 avec une \nstrat\u00e9gie irr\u00e9prochable, ces deux hommes \napprochaient d 'une rampe du quai descendant jusqu'\u00e0 \nla berge qui permettait alors aux cochers de fiacre \narrivant de Passy de venir \u00e0 la rivi\u00e8re faire boire leurs \nchevaux. Cette rampe a \u00e9t\u00e9 supprim\u00e9e depuis, pour la \nsym\u00e9trie; les chevaux cr\u00e8vent de soif, mais l\u2019\u0153il est \nflatt\u00e9. \nIl \u00e9tait vraisemblable que l'homme en blouse allait \nmonter par cette rampe afin d'essayer de s'\u00e9chapper \ndans les Champs -Elys\u00e9es, lieu orn\u00e9 d'arbres, mais en \nrevanche fort crois\u00e9 d'agents de police, et o\u00f9 l'autre \naurait ais\u00e9ment main -forte. \nCe poin t du quai est fort peu \u00e9loign\u00e9 de la maison \napport\u00e9e de Moret \u00e0 Paris en 1824 par le colonel \nBrack, et dite maison de Fran\u00e7ois Ier. Un corps de \ngarde est l\u00e0 tout pr\u00e8s. A la grande surprise de son observateur, l'homme \ntraqu\u00e9 ne prit point par la rampe de l'abreuvoir. Il \ncontinua de s'avancer sur la berge le long du quai. \nSa position devenait visiblement critique. \nA moins de se jeter \u00e0 la Seine, qu'allait -il faire? \nAucu n moyen d\u00e9sormais de remonter sur le quai; \nplus de rampe et pas d'escalier; et l'on \u00e9tait tout pr\u00e8s \nde l'endroit, marqu\u00e9 par le coude de la Seine vers le \npont d'I\u00e9na, o\u00f9 la berge, de plus en plus r\u00e9tr\u00e9cie, \nfinissait en langue mince et se perdait sous l'eau . L\u00e0 il \nallait in\u00e9vitablement se trouver bloqu\u00e9 entre le mur \u00e0 \npic \u00e0 sa droite, la rivi\u00e8re \u00e0 gauche et en face, et \nl'autorit\u00e9 sur ses talons. \nIl est vrai que cette fin de la berge \u00e9tait masqu\u00e9e au \nregard par un monceau de d\u00e9blais de six \u00e0 sept pieds \nde ha ut, produit d'on ne sait quelle d\u00e9molition. Mais \ncet homme esp\u00e9rait -il se cacher utilement derri\u00e8re ce \ntas de gravats qu'il suffisait de tourner? L'exp\u00e9dient \ne\u00fbt \u00e9t\u00e9 pu\u00e9ril. Il n'y songeait certainement pas. \nL'innocence des voleurs ne va point jusque -l\u00e0. \nLe tas de d\u00e9blais faisait au bord de l'eau une sorte \nd'\u00e9minence qui se prolongeait en promontoire jusqu'\u00e0 \nla muraille du quai. \nL'homme suivi arriva \u00e0 cette petite colline et la \ndoubla, de sorte qu'il cessa d'\u00eatre aper\u00e7u par l'autre. Celui -ci, ne voyant p as, n'\u00e9tait pas vu; il en profita \npour abandonner toute dissimulation et pour \nmarcher tr\u00e8s rapidement. En quelques instants il fut \nau monceau de d\u00e9blais et le tourna. L\u00e0, il s'arr\u00eata \nstup\u00e9fait. L'homme qu'il chassait n'\u00e9tait plus l\u00e0. \nEclipse totale de l'h omme en blouse. \nLa berge n'avait gu\u00e8re \u00e0 partir du monceau de \nd\u00e9blais qu'une longueur d'une trentaine de pas, puis \nelle plongeait sous l'eau qui venait battre le mur du \nquai. \nLe fuyard n'aurait pu se jeter \u00e0 la Seine ni escalader \nle quai sans \u00eatre vu par celui qui le suivait. Qu'\u00e9tait -il \ndevenu? \nL'homme \u00e0 la redingote boutonn\u00e9e marcha jusqu'\u00e0 \nl'extr\u00e9mit\u00e9 de la berge, et y resta un moment pensif, \nles poings convulsifs, l\u2019\u0153il furetant. Tout \u00e0 coup il se \nfrappa le front. Il venait d'apercevoir, au point o\u00f9 \nfinissait la terre et o\u00f9 l'eau commen\u00e7ait, une grille de \nfer large et basse, cintr\u00e9e, garnie d'une \u00e9paisse serrure \net de trois gonds massifs. Cette grille, sorte de porte \nperc\u00e9e au bas du quai, s'ouvrait sur la rivi\u00e8re autant \nque sur la berge. Un ruisseau noir\u00e2tre passait dessous. \nCe ruisseau se d\u00e9gorgeait dans la Seine. \nAu del\u00e0 de ses lourds barreaux rouill\u00e9s on \ndistinguait une sorte de corridor vo\u00fbt\u00e9 et obscur. L'homme croisa les bras et regarda la grille d'un air \nde reproche. \nCe regard ne suffisant pa s, il essaya de la pousser; \nil la secoua, elle r\u00e9sista solidement. Il \u00e9tait probable \nqu'elle venait d'\u00eatre ouverte, quoiqu'on n'e\u00fbt entendu \naucun bruit, chose singuli\u00e8re d'une grille si rouill\u00e9e; \nmais il \u00e9tait certain qu'elle avait \u00e9t\u00e9 referm\u00e9e. Cela \nindiq uait que celui devant qui cette porte venait de \ntourner, avait non un crochet, mais une clef. \nCette \u00e9vidence \u00e9clata tout de suite \u00e0 l'esprit de \nl'homme qui s'effor\u00e7ait d'\u00e9branler la grille et lui \narracha cet \u00e9piphon\u00e8me indign\u00e9 : \n\u2013 Voil\u00e0 qui est fort! une clef du gouvernement! \nPuis, se calmant imm\u00e9diatement, il exprima tout \nun monde d'id\u00e9es int\u00e9rieur par cette bouff\u00e9e de \nmonosyllabes accentu\u00e9s presque ironiquement : \n\u2013 Tiens! tiens! tiens! tiens! \nCela dit, esp\u00e9rant on ne sait quoi, ou voir ressortir \nl'homme, ou en voir entrer d'autres, il se posta aux \naguets derri\u00e8re le tas de d\u00e9blais, avec la rage patiente \ndu chien d'arr\u00eat. \nDe son c\u00f4t\u00e9, le fiacre, qui se r\u00e9glait sur toutes ses \nallures, avait fait halte au -dessus de lui pr\u00e8s du \nparapet. Le cocher, pr\u00e9voy ant une longue station, \nembo\u00eeta le museau de ses chevaux dans le sac d'avoine humide en bas, si connu des parisiens, \nauxquels les gouvernements, soit dit par parenth\u00e8se, \nle mettent quelquefois. Les rares passants du pont \nd'I\u00e9na, avant de s'\u00e9loigner, tourna ient la t\u00eate pour \nregarder un moment ces deux d\u00e9tails du paysage \nimmobiles, l'homme sur la berge, le fiacre sur le quai. \n \n \n \n \nV, 3, 4 \n \n \n \n \n \nLui aussi porte sa croix \n \n \n \n \n \n \nJean Valjean avait repris sa marche et ne s'\u00e9tait \nplus arr\u00eat\u00e9. \nCette marche \u00e9tait de plus en plus laborieuse. Le \nniveau de ces vo\u00fbtes varie; la hauteur moyenne est \nd'environ cinq pieds six pouces, et a \u00e9t\u00e9 calcul\u00e9e pour \nla taille d'un homme; Jean Valjean \u00e9tait forc\u00e9 de se \ncourber pour ne pas heurter Marius \u00e0 la vo\u00fbte; il \nfallait \u00e0 chaque instant se baisser, puis se redresser, t\u00e2ter sans cesse le mur. La moiteur des pierres et la \nviscosit\u00e9 du radier en faisaient de mauvais points \nd'appui, soit pour la main, soit pour le pied. Il \ntr\u00e9buchait dans le hideux fumier de la vi lle. Les \nreflets intermittents des soupiraux n'apparaissaient \nqu'\u00e0 de tr\u00e8s longs intervalles, et si bl\u00eames que le plein \nsoleil y semblait clair de lune; tout le reste \u00e9tait \nbrouillard, miasme, opacit\u00e9, noirceur. Jean Valjean \navait faim et soif; soif surtou t; et c'est l\u00e0, comme la \nmer, un lieu plein d'eau o\u00f9 l'on ne peut boire. Sa \nforce, qui \u00e9tait prodigieuse, on le sait, et fort peu \ndiminu\u00e9e par l'\u00e2ge, gr\u00e2ce \u00e0 sa vie chaste et sobre, \ncommen\u00e7ait pourtant \u00e0 fl\u00e9chir. La fatigue lui venait, \net la force en d\u00e9cro issant faisait cro\u00eetre le poids du \nfardeau. Marius, mort peut -\u00eatre, pesait comme p\u00e8sent \nles corps inertes. Jean Valjean le soutenait de fa\u00e7on \nque la poitrine ne f\u00fbt pas g\u00ean\u00e9e et que la respiration \np\u00fbt toujours passer le mieux possible. Il sentait entre \nses jambes le glissement rapide des rats. Un d'eux fut \neffar\u00e9 au point de le mordre. Il lui venait de temps en \ntemps par les bavettes des bouches de l'\u00e9gout un \nsouffle d'air frais qui le ranimait. \nIl pouvait \u00eatre trois heures de l'apr\u00e8s -midi quand il \narriva \u00e0 l'\u00e9gout de ceinture. Il fut d'abord \u00e9tonn\u00e9 de cet \u00e9largissement subit. Il \nse trouva brusquement dans une galerie dont ses \nmains \u00e9tendues n'atteignaient point les deux murs et \nsous une vo\u00fbte que sa t\u00eate ne touchait pas. Le Grand \nEgout en effet a huit pie ds de large sur sept de haut. \nAu point o\u00f9 l'\u00e9gout Montmartre rejoint le Grand \nEgout, deux autres galeries souterraines, celle de la \nrue de Provence et celle de l'Abattoir, viennent faire \nun carrefour. Entre ces quatre voies, un moins sagace \ne\u00fbt \u00e9t\u00e9 ind\u00e9ci s. Jean Valjean prit la plus large; c'est -\u00e0-\ndire l'\u00e9gout de ceinture. Mais ici revenait la question : \ndescendre, ou monter? Il pensa que la situation \npressait, et qu'il fallait, \u00e0 tout risque, gagner \nmaintenant la Seine. En d'autres termes, descendre. Il \ntourna \u00e0 gauche. \nBien lui en prit. Car ce serait une erreur de croire \nque l'\u00e9gout de ceinture a deux issues, l'une vers \nBercy, l'autre vers Passy, et qu'il est, comme l'indique \nson nom, la ceinture souterraine du Paris de la rive \ndroite. Le Grand Egout, qu i n'est, il faut s'en \nsouvenir, autre chose que l'ancien ruisseau \nM\u00e9nilmontant, aboutit, si on le remonte, \u00e0 un cul -de-\nsac, c'est -\u00e0-dire \u00e0 son ancien point de d\u00e9part, qui fut \nsa source, au pied de la butte M\u00e9nilmontant. Il n'a \npoint de communication direct e avec le branchement qui ramasse les eaux de Paris \u00e0 partir du quartier \nPopincourt, et qui se jette dans la Seine par l'\u00e9gout \nAmelot au -dessus de l'ancienne \u00eele Louviers. Ce \nbranchement, qui compl\u00e8te l'\u00e9gout collecteur, en est \ns\u00e9par\u00e9, sous la rue M\u00e9nilmon tant m\u00eame, par un \nmassif qui marque le point de partage des eaux en \namont et en aval. Si Jean Valjean e\u00fbt remont\u00e9 la \ngalerie, il f\u00fbt arriv\u00e9, apr\u00e8s mille efforts, \u00e9puis\u00e9 de \nfatigue, expirant, dans les t\u00e9n\u00e8bres, \u00e0 une muraille. Il \n\u00e9tait perdu. \nA la rigueur, en revenant un peu sur ses pas, en \ns'engageant dans le couloir des Filles -du-Calvaire, \u00e0 la \ncondition de ne pas h\u00e9siter \u00e0 la patte d'oie souterraine \ndu carrefour Boucherat, en prenant le corridor Saint -\nLouis, puis, \u00e0 gauche, le boyau Saint -Gilles, puis en \ntournant \u00e0 droite et en \u00e9vitant la galerie Saint -\nS\u00e9bastien, il e\u00fbt pu gagner l'\u00e9gout Amelot, et de l\u00e0, \npourvu qu'il ne s'\u00e9gar\u00e2t point dans l'esp\u00e8ce d'F qui est \nsous la Bastille, atteindre l'issue sur la Seine pr\u00e8s de \nl'Arsenal. Mais, pour cela, il e\u00fbt fal lu conna\u00eetre \u00e0 \nfond, et dans toutes ses ramifications et dans toutes \nses perc\u00e9es, l'\u00e9norme madr\u00e9pore de l'\u00e9gout. Or, nous \ndevons y insister, il ne savait rien de cette voirie \neffrayante o\u00f9 il cheminait; et, si on lui e\u00fbt demand\u00e9 \ndans quoi il \u00e9tait, il e\u00fbt r\u00e9pondu : dans de la nuit. Son instinct le servit bien. Descendre, c'\u00e9tait en \neffet le salut possible. \nIl laissa \u00e0 sa droite les deux couloirs qui se \nramifient en forme de griffe sous la rue Laffitte et la \nrue Saint -Georges et le long corridor bifurqu\u00e9 d e la \nchauss\u00e9e d'Antin. \nUn peu au -del\u00e0 d'un affluent qui \u00e9tait \nvraisemblablement le branchement de la Madeleine, il \nfit halte. Il \u00e9tait tr\u00e8s las. Un soupirail assez large, \nprobablement le regard de la rue d'Anjou, donnait \nune lumi\u00e8re presque vive. Jean Val jean, avec la \ndouceur de mouvements qu'aurait un fr\u00e8re pour son \nfr\u00e8re bless\u00e9, d\u00e9posa Marius sur la banquette de \nl'\u00e9gout. La face sanglante de Marius apparut sous la \nlueur blanche du soupirail comme au fond d'une \ntombe. Il avait les yeux ferm\u00e9s, les cheveux appliqu\u00e9s \naux tempes comme des pinceaux s\u00e9ch\u00e9s dans de la \ncouleur rouge, les mains pendantes et mortes, les \nmembres froids, du sang coagul\u00e9 au coin des l\u00e8vres. \nUn caillot de sang s'\u00e9tait amass\u00e9 dans le n\u0153ud de la \ncravate; la chemise entrait dans les plaie s, le drap de \nl'habit frottait les coupures b\u00e9antes de la chair vive. \nJean Valjean, \u00e9cartant du bout des doigts les \nv\u00eatements, lui posa la main sur la poitrine; le c\u0153ur \nbattait encore. Jean Valjean d\u00e9chira sa chemise, banda les plaies le mieux qu'il put et arr\u00eata le sang qui \ncoulait; puis, se penchant dans ce demi -jour sur \nMarius toujours sans connaissance et presque sans \nsouffle, il le regarda avec une inexprimable haine. \nEn d\u00e9rangeant les v\u00eatements de Marius, il avait \ntrouv\u00e9 dans les poches deux choses, le pain qui y \u00e9tait \noubli\u00e9 depuis la veille, et le portefeuille de Marius. Il \nmangea le pain et ouvrit le portefeuille. Sur la \npremi\u00e8re page, il trouva les quatre lignes \u00e9crites par \nMarius. On s'en souvient : \n\u00abJe m'appelle Marius Pontmercy. Porter mon \ncadavre chez mon grand -p\u00e8re M. Gillenormand, rue \ndes Filles -du-Calvaire, no 6, au Marais.\u00bb \nJean Valjean lut, \u00e0 la clart\u00e9 du soupirail, ces quatre \nlignes, et resta un moment comme absorb\u00e9 en lui -\nm\u00eame, r\u00e9p\u00e9tant \u00e0 demi -voix : rue des Filles -du-\nCalvaire, num\u00e9ro six, monsieur Gillenormand. Il \nrepla\u00e7a le portefeuille dans la poche de Marius. Il \navait mang\u00e9, la force lui \u00e9tait revenue; il reprit Marius \nsur son dos, lui appuya soigneusement la t\u00eate sur son \n\u00e9paule droite, et se remit \u00e0 descendre l'\u00e9gout. \nLe Grand Egout, dirig\u00e9 selon le thalweg de la \nvall\u00e9e de M\u00e9nilmontant, a pr\u00e8s de deux lieues de \nlong. Il est pav\u00e9 sur une notable partie de son \nparcours. Ce flambeau du nom des rues de Paris dont nous \n\u00e9clairons pour le lecteur la marche souterraine de \nJean Valjean, Jean Valjean ne l'avait pas. Rien ne lui \ndisait quelle zone de la ville il traversait, ni q uel trajet \nil avait fait. Seulement la p\u00e2leur croissante des flaques \nde lumi\u00e8re qu'il rencontrait de temps en temps lui \nindiqua que le soleil se retirait du pav\u00e9 et que le jour \nne tarderait pas \u00e0 d\u00e9cliner; et le roulement des \nvoitures au -dessus de sa t\u00eate, \u00e9tant devenu de continu \nintermittent, puis ayant presque cess\u00e9, il en conclut \nqu'il n'\u00e9tait plus sous le Paris central et qu'il \napprochait de quelque r\u00e9gion solitaire, voisine des \nboulevards ext\u00e9rieurs ou des quais extr\u00eames. L\u00e0 o\u00f9 il \ny a moins de maisons et moins de rues, l'\u00e9gout a \nmoins de soupiraux. L'obscurit\u00e9 s'\u00e9paississait autour \nde Jean Valjean. Il n'en continua pas moins d'avancer, \nt\u00e2tonnant dans l'ombre. \nCette ombre devint brusquement terrible. \n \n \n \n \nV, 3, 5 \n \n \n \n \n \nPour le sable comme pour la \nfemme il y a une finesse \nqui est perfidie \n \n \n \n \nIl sentit qu'il entrait dans l'eau, et qu'il avait sous \nses pieds, non plus du pav\u00e9, mais de la vase. \nIl arrive parfois, sur de certaines c\u00f4tes de Bretagne \nou d'Ecosse, qu'un homme, un voyageur ou un \np\u00eacheur, c heminant \u00e0 mar\u00e9e basse sur la gr\u00e8ve loin \ndu rivage, s'aper\u00e7oit soudainement que depuis \nplusieurs minutes il marche avec quelque peine. La \nplage est sous ses pieds comme de la poix; la semelle s'y attache; ce n'est plus du sable, c'est de la glu. La \ngr\u00e8ve e st parfaitement s\u00e8che, mais \u00e0 tous les pas \nqu'on fait, d\u00e8s qu'on a lev\u00e9 le pied, l'empreinte qu'il \nlaisse se remplit d'eau. L\u2019\u0153il, du reste, ne s'est aper\u00e7u \nd'aucun changement; l'immense plage est unie et \ntranquille, tout le sable a le m\u00eame aspect, rien ne \ndistingue le sol qui est solide du sol qui ne l'est plus; \nla petite nu\u00e9e joyeuse des pucerons de mer continue \nde sauter tumultueusement sur les pieds du passant. \nL'homme suit sa route, va devant lui, appuie vers la \nterre, t\u00e2che de se rapprocher de la c\u00f4te . Il n'est pas \ninquiet. Inquiet de quoi? Seulement il sent quelque \nchose comme si la lourdeur de ses pieds croissait \u00e0 \nchaque pas qu'il fait. Brusquement, il enfonce. Il \nenfonce de deux ou trois pouces. D\u00e9cid\u00e9ment il n'est \npas dans la bonne route; il s'arr \u00eate pour s'orienter. \nTout \u00e0 coup il regarde \u00e0 ses pieds. Ses pieds ont \ndisparu. Le sable les couvre. Il retire ses pieds du \nsable, il veut revenir sur ses pas, il retourne en arri\u00e8re; \nil enfonce plus profond\u00e9ment. Le sable lui vient \u00e0 la \ncheville, il s'en arrache et se jette \u00e0 gauche, le sable lui \nvient \u00e0 mi -jambe; il se jette \u00e0 droite, le sable lui vient \naux jarrets. Alors il reconna\u00eet avec une indicible \nterreur qu'il est engag\u00e9 dans de la gr\u00e8ve mouvante, et \nqu'il a sous lui le milieu effroyable o\u00f9 l'homme ne peut pas plus marcher que le poisson n'y peut nager. \nIl jette son fardeau s'il en a un, il s'all\u00e8ge comme un \nnavire en d\u00e9tresse; il n'est d\u00e9j\u00e0 plus temps, le sable est \nau-dessus de ses genoux. \nIl appelle, il agite son chapeau ou son mouchoir, le \nsable le gagne de plus en plus; si la gr\u00e8ve est d\u00e9serte, \nsi la terre est trop loin, si le banc de sable est trop mal \nfam\u00e9, s'il n'y a pas de h\u00e9ros dans les environs, c'est \nfini, il est condamn\u00e9 \u00e0 l'enlis ement. Il est condamn\u00e9 \u00e0 \ncet \u00e9pouvantable enterrement long, infaillible, \nimplacable, impossible \u00e0 retarder ni \u00e0 h\u00e2ter, qui dure \ndes heures, qui n'en finit pas, qui vous prend debout, \nlibre et en pleine sant\u00e9, qui vous tire par les pieds, \nqui, \u00e0 chaque effo rt que vous tentez, \u00e0 chaque \nclameur que vous poussez, vous entra\u00eene un peu plus \nbas, qui a l'air de vous punir de votre r\u00e9sistance par \nun redoublement d'\u00e9treinte, qui fait rentrer lentement \nl'homme dans la terre en lui laissant tout le temps de \nregarder l 'horizon, les arbres, les campagnes vertes, \nles fum\u00e9es des villages dans la plaine, les voiles des \nnavires sur la mer, les oiseaux qui volent et qui \nchantent, le soleil, le ciel. L'enlisement, c'est le \ns\u00e9pulcre qui se fait mar\u00e9e et qui monte du fond de la \nterre vers un vivant. Chaque minute est une \nensevelisseuse inexorable. Le mis\u00e9rable essaye de s'asseoir, de se coucher, de ramper; tous les \nmouvements qu'il fait l'enterrent; il se redresse, il \nenfonce; il se sent engloutir; il hurle, implore, crie aux \nnu\u00e9es, se tord les bras, d\u00e9sesp\u00e8re. Le voil\u00e0 dans le \nsable jusqu'au ventre; le sable atteint la poitrine; il \nn'est plus qu'un buste. Il \u00e9l\u00e8ve les mains, jette des \ng\u00e9missements furieux, crispe ses ongles sur la gr\u00e8ve, \nveut se retenir \u00e0 cette cendre, s'appuie s ur les coudes \npour s'arracher de cette gaine molle, sanglote \nfr\u00e9n\u00e9tiquement; le sable monte. Le sable atteint les \n\u00e9paules, le sable atteint le cou; la face seule est visible \nmaintenant. La bouche crie, le sable l'emplit; silence. \nLes yeux regardent encore, le sable les ferme; nuit. \nPuis le front d\u00e9cro\u00eet, un peu de chevelure frissonne \nau-dessus du sable; une main sort, troue la surface de \nla gr\u00e8ve, remue et s'agite, et dispara\u00eet. Sinistre \neffacement d'un homme. \nQuelquefois le cavalier s'enlise avec le cheva l; \nquelquefois le charretier s'enlise avec la charrette; \ntout sombre sous la gr\u00e8ve. C'est le naufrage ailleurs \nque dans l'eau. C'est la terre noyant l'homme. La \nterre, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e d'oc\u00e9an, devient pi\u00e8ge. Elle s'offre \ncomme une plaine et s'ouvre comme une onde . \nL'ab\u00eeme a de ces trahisons. Cette fun\u00e8bre aventure, toujours possible sur telle \nou telle plage de la mer, \u00e9tait possible aussi, il y a \ntrente ans, dans l'\u00e9gout de Paris. \nAvant les importants travaux commenc\u00e9s en 1833, \nla voirie souterraine de Paris \u00e9ta it sujette \u00e0 des \neffondrements subits. \nL'eau s'infiltrait dans de certains terrains sous -\njacents, particuli\u00e8rement friables; le radier, qu'il f\u00fbt de \npav\u00e9, comme dans les anciens \u00e9gouts, ou de chaux \nhydraulique sur b\u00e9ton, comme dans les nouvelles \ngaleries, n'ayant plus de point d'appui, pliait. Un pli \ndans un plancher de ce genre, c'est une fente; une \nfente, c'est l'\u00e9croulement. Le radier croulait sur une \ncertaine longueur. Cette crevasse, hiatus d'un gouffre \nde boue, s'appelait dans la langue sp\u00e9ciale fontis. \nQu'est -ce qu'un fontis? C'est le sable mouvant des \nbords de la mer tout \u00e0 coup rencontr\u00e9 sous terre; \nc'est la gr\u00e8ve du mont Saint -Michel dans un \u00e9gout. Le \nsol, d\u00e9tremp\u00e9, est comme en fusion; toutes ses \nmol\u00e9cules sont en suspension dans un milieu mou; c e \nn'est pas de la terre et ce n'est pas de l'eau. \nProfondeur quelquefois tr\u00e8s grande. Rien de plus \nredoutable qu'une telle rencontre. Si l'eau domine, la \nmort est prompte, il y a engloutissement; si la terre \ndomine, la mort est lente, il y a enlisement. Se figure -t-on une telle mort? si l'enlisement est \neffroyable sur une gr\u00e8ve de la mer, qu'est -ce dans le \ncloaque? Au lieu du plein air, de la pleine lumi\u00e8re, du \ngrand jour, de ce clair horizon, de ces vastes bruits, \nde ces libres nuages d'o\u00f9 pleut la vie, d e ces barques \naper\u00e7ues au loin, de cette esp\u00e9rance sous toutes les \nformes, des passants probables, du secours possible \njusqu'\u00e0 la derni\u00e8re minute, au lieu de tout cela, la \nsurdit\u00e9, l'aveuglement, une vo\u00fbte noire, un dedans de \ntombe d\u00e9j\u00e0 tout fait, la mort dans de la bourbe sous \nun couvercle! l'\u00e9touffement lent par l'immondice, une \nbo\u00eete de pierre o\u00f9 l'asphyxie ouvre sa griffe dans la \nfange et vous prend \u00e0 la gorge; la f\u00e9tidit\u00e9 m\u00eal\u00e9e au \nr\u00e2le; la vase au lieu de la gr\u00e8ve, l'hydrog\u00e8ne sulfur\u00e9 au \nlieu de l'oura gan, l'ordure au lieu de l'oc\u00e9an! et \nappeler, et grincer des dents, et se tordre, et se \nd\u00e9battre, et agoniser, avec cette ville \u00e9norme qui n'en \nsait rien, et qu'on a au -dessus de sa t\u00eate! \nInexprimable horreur de mourir ainsi! La mort \nrach\u00e8te quelquefois s on atrocit\u00e9 par une certaine \ndignit\u00e9 terrible. Sur le b\u00fbcher, dans le naufrage, on \npeut \u00eatre grand; dans la flamme comme dans l'\u00e9cume, \nune attitude superbe est possible; on s'y transfigure \nen s'y ab\u00eemant. Mais ici point. La mort est malpropre. \nIl est humil iant d'expirer. Les supr\u00eames visions flottantes sont abjectes. Boue est synonyme de honte. \nC'est petit, laid, inf\u00e2me. Mourir dans une tonne de \nmalvoisie, comme Clarence, soit; dans la fosse du \nboueur comme d'Escoubleau, c'est horrible. Se \nd\u00e9battre l\u00e0 -dedan s est hideux; en m\u00eame temps qu'on \nagonise, on patauge. Il y a assez de t\u00e9n\u00e8bres pour que \nce soit l'enfer, et assez de fange pour que ce ne soit \nque le bourbier, et le mourant ne sait pas s'il va \ndevenir spectre ou s'il va devenir crapaud. \nPartout ailleurs le s\u00e9pulcre est sinistre; ici il est \ndifforme. \nLa profondeur des fontis variait; et leur longueur, \net leur densit\u00e9, en raison de la plus ou moins \nmauvaise qualit\u00e9 du sous -sol. Parfois un fontis \u00e9tait \nprofond de trois ou quatre pieds, parfois de huit ou \ndix; quelquefois on ne trouvait pas le fond. La vase \n\u00e9tait ici presque solide, l\u00e0 presque liquide. Dans le \nfontis Luni\u00e8re, un homme e\u00fbt mis un jour \u00e0 \ndispara\u00eetre, tandis qu'il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 d\u00e9vor\u00e9 en cinq \nminutes par le bourbier Ph\u00e9lippeaux. La vase porte \nplus ou moins selon son plus ou moins de densit\u00e9. \nUn enfant se sauve o\u00f9 un homme se perd. La \npremi\u00e8re loi de salut, c'est de se d\u00e9pouiller de toute \nesp\u00e8ce de chargement. Jeter son sac d'outils, ou sa hotte ou son auge, c'\u00e9tait par l\u00e0 que commen\u00e7ait tout \n\u00e9goutier qui sentait le sol fl\u00e9chir sous lui. \nLes fontis avaient des causes diverses : friabilit\u00e9 du \nsol; quelque \u00e9boulement \u00e0 une profondeur hors de la \nport\u00e9e de l'homme; les violentes averses de l'\u00e9t\u00e9; \nl'ond\u00e9e incessante de l'hiver; les longues petites pluies \nfines. Parfois le poids des maisons environnantes sur \nun terrain marneux ou sablonneux chassait les vo\u00fbtes \ndes galeries souterraines et les faisait gauchir, ou bien \nil arrivait que le radier \u00e9clatait et se fendait sous cette \n\u00e9crasante pouss\u00e9e. Le tassement d u Panth\u00e9on a \noblit\u00e9r\u00e9 de cette fa\u00e7on, il y a un si\u00e8cle, une partie des \ncaves de la montagne Sainte -Genevi\u00e8ve. Quand un \n\u00e9gout s'effondrait sous la pression des maisons, le \nd\u00e9sordre, dans certaines occasions, se traduisait en \nhaut dans la rue par une esp\u00e8ce d'\u00e9cart en dents de \nscie entre les pav\u00e9s; cette d\u00e9chirure se d\u00e9veloppait en \nligne serpentante dans toute la longueur de la vo\u00fbte \nl\u00e9zard\u00e9e, et alors, le mal \u00e9tant visible, le rem\u00e8de \npouvait \u00eatre prompt. Il advenait aussi que souvent le \nravage int\u00e9rieur ne s e r\u00e9v\u00e9lait par aucune balafre au \ndehors. Et, dans ce cas -l\u00e0, malheur aux \u00e9goutiers. \nEntrant sans pr\u00e9caution dans l'\u00e9gout d\u00e9fonc\u00e9, ils \npouvaient s'y perdre. Les anciens registres font \nmention de quelques puisatiers ensevelis de la sorte dans les fontis. Ils donnent plusieurs noms; entre \nautres celui de l'\u00e9goutier qui s'enlisa dans un \neffondrement sous le cagnard de la rue Car\u00eame -\nPrenant, un nomm\u00e9 Blaise Poutrain; ce Blaise \nPoutrain \u00e9tait fr\u00e8re de Nicolas Poutrain qui fut le \ndernier fossoyeur du cimeti\u00e8re dit Charnier des \nInnocents en 1785, \u00e9poque o\u00f9 ce cimeti\u00e8re mourut. \nIl y eut aussi ce jeune et charmant vicomte \nd'Escoubleau dont nous venons de parler, l'un des \nh\u00e9ros du si\u00e8ge de L\u00e9rida o\u00f9 l'on donna l'assaut en bas \nde soie, violons en t\u00eate. D'Escoubleau, su rpris une \nnuit chez sa cousine, la duchesse de Sourdis, se noya \ndans une fondri\u00e8re de l'\u00e9gout Beautreillis o\u00f9 il s'\u00e9tait \nr\u00e9fugi\u00e9 pour \u00e9chapper au duc. Madame de Sourdis, \nquand on lui raconta cette mort, demanda son flacon, \net oublia de pleurer \u00e0 force de r espirer des sels. En \npareil cas, il n'y a pas d'amour qui tienne; le cloaque \nl'\u00e9teint. H\u00e9ro refuse de laver le cadavre de L\u00e9andre. \nThisb\u00e9 se bouche le nez devant Pyrame et dit : \nPouah! \n \n \n \n \nV, 3, 6 \n \n \n \n \n \nLe fontis \n \n \n \n \n \n \nJean Valjean se trouvait en pr\u00e9sence d'un fontis. \nCe genre d'\u00e9croulement \u00e9tait alors fr\u00e9quent dans le \nsous-sol des Champs -Elys\u00e9es, difficilement maniable \naux travaux hydrauliques et peu conservateur des \nconstructions souterraines, \u00e0 cause de son excessive \nfluidit\u00e9. Cette fluidit\u00e9 d\u00e9passe l'inconsistance des \nsables m\u00eame du quartier Saint -Georges, qui n'ont pu \n\u00eatre vaincus que par un enrochement sur b\u00e9ton, et des couches glaiseuses infect\u00e9es de gaz du quartier \ndes Martyrs, si liquides que le passage n'a pu \u00ea tre \npratiqu\u00e9 sous la galerie des Martyrs qu'au moyen d'un \ntuyau en fonte. Lorsqu'en 1836, on a d\u00e9moli, sous le \nfaubourg Saint -Honor\u00e9 pour le reconstruire, le vieil \n\u00e9gout en pierre o\u00f9 nous voyons en ce moment Jean \nValjean engag\u00e9, le sable mouvant, qui est l e sous -sol \ndes Champs -Elys\u00e9es jusqu'\u00e0 la Seine, fit obstacle au \npoint que l'op\u00e9ration dura pr\u00e8s de six mois, au grand \nr\u00e9cri des riverains, surtout des riverains \u00e0 h\u00f4tels et \u00e0 \ncarrosses. Les travaux furent plus que malais\u00e9s; ils \nfurent dangereux. Il est vra i qu'il y eut quatre mois et \ndemi de pluie et trois crues de la Seine. \nLe fontis que Jean Valjean rencontrait avait pour \ncause l'averse de la veille. Un fl\u00e9chissement du pav\u00e9 \nmal soutenu par le sable sous -jacent avait produit un \nengorgement d'eau pluviale . L'infiltration s'\u00e9tant faite, \nl'effondrement avait suivi. Le radier, disloqu\u00e9, s'\u00e9tait \naffaiss\u00e9 dans la vase. Sur quelle longueur? Impossible \nde le dire. L'obscurit\u00e9 \u00e9tait l\u00e0 plus \u00e9paisse que partout \nailleurs. C'\u00e9tait un trou de boue dans une caverne de \nnuit. \nJean Valjean sentit le pav\u00e9 se d\u00e9rober sous lui. Il \nentra dans cette fange. C'\u00e9tait de l'eau \u00e0 la surface, de \nla vase au fond. Il fallait bien passer. Revenir sur ses pas \u00e9tait impossible. Marius \u00e9tait expirant, et Jean \nValjean ext\u00e9nu\u00e9. O\u00f9 aller d'a illeurs? Jean Valjean \navan\u00e7a. Du reste la fondri\u00e8re parut peu profonde aux \npremiers pas. Mais \u00e0 mesure qu'il avan\u00e7ait, ses pieds \nplongeaient. Il eut bient\u00f4t de la vase jusqu'\u00e0 mi -jambe \net de l'eau plus haut que les genoux. Il marchait, \nexhaussant de ses de ux bras Marius le plus qu'il \npouvait au -dessus de l'eau. La vase lui venait \nmaintenant aux jarrets et l'eau \u00e0 la ceinture. Il ne \npouvait d\u00e9j\u00e0 plus reculer. Il enfon\u00e7ait de plus en plus. \nCette vase, assez dense pour le poids d'un homme, \nne pouvait \u00e9videmmen t en porter deux. Marius et \nJean Valjean eussent eu chance de s'en tirer, \nisol\u00e9ment. Jean Valjean continua d'avancer, soutenant \nce mourant, qui \u00e9tait un cadavre peut -\u00eatre. \nL'eau lui venait aux aisselles; il se sentait sombrer; \nc'est \u00e0 peine s'il pouvait s e mouvoir dans la \nprofondeur de bourbe o\u00f9 il \u00e9tait. La densit\u00e9 qui \u00e9tait \nle soutien, \u00e9tait aussi l'obstacle. Il soulevait toujours \nMarius, et avec une d\u00e9pense de force inou\u00efe, il \navan\u00e7ait; mais il enfon\u00e7ait. Il n'avait plus que la t\u00eate \nhors de l'eau, et se s deux bras \u00e9levant Marius. Il y a, \ndans les vieilles peintures du d\u00e9luge, une m\u00e8re qui fait \nainsi de son enfant. Il enfon\u00e7a encore, il renversa sa face en arri\u00e8re \npour \u00e9chapper \u00e0 l'eau et pouvoir respirer; qui l'e\u00fbt vu \ndans cette obscurit\u00e9 e\u00fbt cru voir u n masque flottant \nsur de l'ombre; il apercevait vaguement au -dessus de \nlui la t\u00eate pendante et le visage livide de Marius; il fit \nun effort d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, et lan\u00e7a son pied en avant; son \npied heurta on ne sait quoi de solide : un point \nd'appui. Il \u00e9tait temps. \nIl se dressa et se tordit et s'enracina avec une sorte \nde furie sur ce point d'appui. Cela lui fit l'effet de la \npremi\u00e8re marche d'un escalier remontant \u00e0 la vie. \nCe point d'appui, rencontr\u00e9 dans la vase au \nmoment supr\u00eame, \u00e9tait le commencement de l'aut re \nversant du radier, qui avait pli\u00e9 sans se briser et s'\u00e9tait \ncourb\u00e9 sous l'eau comme une planche et d'un seul \nmorceau. Les pavages bien construits font vo\u00fbte et \nont de ces fermet\u00e9s -l\u00e0. Ce fragment de radier, \nsubmerg\u00e9 en partie, mais solide, \u00e9tait une v\u00e9r itable \nrampe, et, une fois sur cette rampe, on \u00e9tait sauv\u00e9. \nJean Valjean remonta ce plan inclin\u00e9 et arriva de \nl'autre c\u00f4t\u00e9 de la fondri\u00e8re. \nEn sortant de l'eau, il se heurta \u00e0 une pierre et \ntomba sur les genoux. Il trouva que c'\u00e9tait juste, et y \nresta que lque temps, l'\u00e2me ab\u00eem\u00e9e dans on ne sait \nquelle parole \u00e0 Dieu. Il se redressa, frissonnant, glac\u00e9, infect, courb\u00e9 \nsous ce mourant qu'il tra\u00eenait, tout ruisselant de \nfange, l'\u00e2me pleine d'une \u00e9trange clart\u00e9. \n \n \n \n \nV, 3, 7 \n \n \n \n \n \nL\u2019extr\u00e9mit\u00e9 \n \n \n \n \n \n \nIl se remit en route encore une fois. \nDu reste, s'il n'avait pas laiss\u00e9 sa vie dans le fontis, \nil semblait y avoir laiss\u00e9 sa force. Ce supr\u00eame effort \nl'avait \u00e9puis\u00e9. Sa lassitude \u00e9tait maintenant telle, que \ntous les trois ou quatre pas, il \u00e9tait oblig\u00e9 de \nreprendre haleine, et s'appuyait au mur. Une fois, il \ndut s'asseoir sur la banquette pour changer la \nposition de Marius, et il crut qu'il demeurerait l\u00e0. Mais si sa vigueur \u00e9tait morte, son \u00e9nergie ne l'\u00e9tait \npoint. Il se releva. \nIl marcha d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment, presque vite, fit ainsi \nune centaine de pas, sans dresser la t\u00eate, presque sans \nrespirer, et tout \u00e0 coup se cogna au mur. Il \u00e9tait \nparvenu \u00e0 un coude de l'\u00e9gout, et, en arrivant t\u00eate \nbasse au tournant, il avait rencontr\u00e9 la muraille. Il \nleva les yeux, et \u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 du souterrain, l\u00e0 -bas \ndevant lui, loin, tr\u00e8s loin, il aper\u00e7ut une lumi\u00e8re. Cette \nfois, ce n'\u00e9tait pas la lumi\u00e8re terrible; c'\u00e9tait la lumi\u00e8re \nbonne et blanche. C'\u00e9tait le jour. \nJean Valjean voyait l'issue. \nUne \u00e2me damn\u00e9e qui, du milieu de l a fournaise, \napercevrait tout \u00e0 coup la sortie de la g\u00e9henne, \n\u00e9prouverait ce qu'\u00e9prouva Jean Valjean. Elle volerait \n\u00e9perdument avec le moignon de ses ailes br\u00fbl\u00e9es vers \nla porte radieuse. Jean Valjean ne sentit plus la \nfatigue, il ne sentit plus le poids d e Marius, il retrouva \nses jarrets d'acier, il courut plus qu'il ne marcha. A \nmesure qu'il approchait, l'issue se dessinait de plus en \nplus distinctement. C'\u00e9tait une arche cintr\u00e9e, moins \nhaute que la vo\u00fbte qui se restreignait par degr\u00e9s et \nmoins large que la galerie qui se resserrait en m\u00eame \ntemps que la vo\u00fbte s'abaissait. Le tunnel finissait en \nint\u00e9rieur d'entonnoir; r\u00e9tr\u00e9cissement vicieux, imit\u00e9 des guichets de maisons de force, logique dans une \nprison, illogique dans un \u00e9gout, et qui a \u00e9t\u00e9 corrig\u00e9 \ndepuis . \nJean Valjean arriva \u00e0 l'issue. \nL\u00e0, il s'arr\u00eata. \nC'\u00e9tait bien la sortie, mais on ne pouvait sortir. \nL'arche \u00e9tait ferm\u00e9e d'une forte grille, et la grille, \nqui, selon toute apparence, tournait rarement sur ses \ngonds oxyd\u00e9s, \u00e9tait assujettie \u00e0 son chambr anle de \npierre par une serrure \u00e9paisse qui, rouge de rouille, \nsemblait une \u00e9norme brique. On voyait le trou de la \nclef, et le p\u00eane robuste profond\u00e9ment plong\u00e9 dans la \ng\u00e2che de fer. La serrure \u00e9tait visiblement ferm\u00e9e \u00e0 \ndouble tour. C'\u00e9tait une de ces serru res de bastilles \nque le vieux Paris prodiguait volontiers. \nAu del\u00e0 de la grille, le grand air, la rivi\u00e8re, le jour, \nla berge tr\u00e8s \u00e9troite, mais suffisante pour s'en aller, \nles quais lointains, Paris, ce gouffre o\u00f9 l'on se d\u00e9robe \nsi ais\u00e9ment, le large hori zon, la libert\u00e9. On distinguait \n\u00e0 droite, en aval, le pont d'I\u00e9na, et \u00e0 gauche, en \namont, le pont des Invalides; l'endroit e\u00fbt \u00e9t\u00e9 propice \npour attendre la nuit et s'\u00e9vader. C'\u00e9tait un des points \nles plus solitaires de Paris; la berge qui fait face au \nGros -Caillou. Les mouches entraient et sortaient \u00e0 \ntravers les barreaux de la grille. Il pouvait \u00eatre huit heures et demie du soir. Le \njour baissait. \nJean Valjean d\u00e9posa Marius le long du mur sur la \npartie s\u00e8che du radier, puis marcha \u00e0 la grille et crispa \nses deux poings sur les barreaux; la secousse fut \nfr\u00e9n\u00e9tique, l'\u00e9branlement nul. La grille ne bougea pas. \nJean Valjean saisit les barreaux l'un apr\u00e8s l'autre, \nesp\u00e9rant pouvoir arracher le moins solide et s'en faire \nun levier pour soulever la porte ou pour b riser la \nserrure. Aucun barreau ne remua. Les dents d'un \ntigre ne sont pas plus solides dans leurs alv\u00e9oles. Pas \nde levier; pas de pes\u00e9e possible. L'obstacle \u00e9tait \ninvincible. Aucun moyen d'ouvrir la porte. \nFallait -il donc finir l\u00e0? Que faire? que devenir ? \nR\u00e9trograder; recommencer le trajet effrayant qu'il \navait d\u00e9j\u00e0 parcouru; il n'en avait pas la force. \nD'ailleurs, comment traverser de nouveau cette \nfondri\u00e8re d'o\u00f9 l'on ne s'\u00e9tait tir\u00e9 que par miracle? Et \napr\u00e8s la fondri\u00e8re, n'y avait -il pas cette ronde de \npolice \u00e0 laquelle, certes, on n'\u00e9chapperait pas deux \nfois? Et puis, o\u00f9 aller? quelle direction prendre? \nsuivre la pente, ce n'\u00e9tait point aller au but. Arriv\u00e2t -\non \u00e0 une autre issue, on la trouverait obstru\u00e9e d'un \ntampon ou d'une grille. Toutes les sorties \u00e9taient \nindubitablement closes de cette fa\u00e7on. Le hasard avait descell\u00e9 la grille par laquelle on \u00e9tait entr\u00e9, mais \n\u00e9videmment toutes les autres bouches de l'\u00e9gout \n\u00e9taient ferm\u00e9es. On n'avait r\u00e9ussi qu'\u00e0 s'\u00e9vader dans \nune prison. \nC'\u00e9tait fini. Tout ce qu 'avait fait Jean Valjean \u00e9tait \ninutile. Dieu refusait. \nIls \u00e9taient pris l'un et l'autre dans la sombre et \nimmense toile de la mort, et Jean Valjean sentait \ncourir sur ces fils noirs tressaillant dans les t\u00e9n\u00e8bres \nl'\u00e9pouvantable araign\u00e9e. \nIl tourna le dos \u00e0 la grille, et tomba sur le pav\u00e9, \nplut\u00f4t terrass\u00e9 qu'assis, pr\u00e8s de Marius toujours sans \nmouvement, et sa t\u00eate s'affaissa entre ses genoux. Pas \nd'issue. C'\u00e9tait la derni\u00e8re goutte de l'angoisse. \nA qui songeait -il dans ce profond accablement? Ni \n\u00e0 lui-m\u00eame, ni \u00e0 Marius. Il pensait \u00e0 Cosette. \n \n \n \n \nV, 3, 8 \n \n \n \n \n \nLe pan de l'habit d\u00e9chir\u00e9 \n \n \n \n \n \n \nAu milieu de cet an\u00e9antissement, une main se posa \nsur son \u00e9paule, et une voix, qui parlait bas, lui dit : \n\u2013 Part \u00e0 deux. \nQuelqu'un dans cette ombre? Rien ne ressemble \nau r\u00eave comme le d\u00e9sespoir, Jean Valjean crut r\u00eaver. \nIl n'avait point entendu de pas. Etait -ce possible? Il \nleva les yeux. \nUn homme \u00e9tait devant lui. Cet homme \u00e9tait v\u00eatu d'une blouse; il avait les \npieds nus; il tenait ses souliers dans sa main gauche; il \nles avait \u00e9videmment \u00f4t\u00e9s pour pouvoir arriver \njusqu'\u00e0 Jean Valjean, sans qu'on l'entend\u00eet marcher. \nJean Valjean n'eut pas un moment d'h\u00e9sitation. Si \nimpr\u00e9vue que f\u00fbt la rencontre, cet homme lui \u00e9tait \nconnu. Cet homme \u00e9tait Th\u00e9nardier. \nQuoique r\u00e9veill\u00e9, pour ainsi dire, en sursaut, Jean \nValjean, habitu\u00e9 aux alertes et aguerri aux coups \ninattendus qu'il faut parer vite, reprit possession sur -\nle-champ de toute sa pr\u00e9sence d'esprit. D'ailleurs la \nsituation ne pouvait empirer, un certain degr\u00e9 de \nd\u00e9tresse n'est plus capable de crescendo, et \nTh\u00e9nardier lui -m\u00eame ne pouvait ajouter de la \nnoirceur \u00e0 cette nuit. \nIl y eut un instant d'attente. \nTh\u00e9nardier, \u00e9levant sa main droite \u00e0 la hauteur de \nson front, s'en fit un abat -jour, puis il rapprocha les \nsourcils en clignant les yeux, ce qui, avec un l\u00e9ger \npincement de la bouche, caract\u00e9rise l'attention sagace \nd'un hom me qui cherche \u00e0 en reconna\u00eetre un autre. Il \nn'y r\u00e9ussit point. Jean Valjean, on vient de le dire, \ntournait le dos au jour, et \u00e9tait d'ailleurs si d\u00e9figur\u00e9, si \nfangeux et si sanglant qu'en plein midi il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \nm\u00e9connaissable. Au contraire, \u00e9clair\u00e9 de face par la lumi\u00e8re de la grille, clart\u00e9 de cave, il est vrai, livide, \nmais pr\u00e9cise dans sa lividit\u00e9, Th\u00e9nardier, comme dit \nl'\u00e9nergique m\u00e9taphore banale, sauta tout de suite aux \nyeux de Jean Valjean. Cette in\u00e9galit\u00e9 de conditions \nsuffisait pour assurer quelque avantage \u00e0 Jean Valjean \ndans ce myst\u00e9rieux duel qui allait s'engager entre les \ndeux situations et les deux hommes. La rencontre \navait lieu entre Jean Valjean voil\u00e9 et Th\u00e9nardier \nd\u00e9masqu\u00e9. \nJean Valjean s'aper\u00e7ut tout de suite que Th\u00e9nardier \nne le reconnai ssait pas. \nIls se consid\u00e9r\u00e8rent un moment dans cette \np\u00e9nombre, comme s'ils se prenaient mesure. \nTh\u00e9nardier rompit le premier le silence. \n\u2013 Comment vas -tu faire pour sortir? \nJean Valjean ne r\u00e9pondit pas. \nTh\u00e9nardier continua : \n\u2013 Impossible de crocheter la porte. Il faut pourtant \nque tu t'en ailles d'ici. \n\u2013 C'est vrai, dit Jean Valjean. \n\u2013 Eh bien, part \u00e0 deux. \n\u2013 Que veux -tu dire? \n\u2013 Tu as tu\u00e9 l'homme; c'est bien. Moi, j'ai la clef. \nTh\u00e9nardier montrait du doigt Marius. Il \npoursuivit : \u2013 Je ne te conna is pas, mais je veux t'aider. Tu dois \n\u00eatre un ami. \nJean Valjean commen\u00e7a \u00e0 comprendre. Th\u00e9nardier \nle prenait pour un assassin. \nTh\u00e9nardier reprit : \n\u2013 Ecoute, camarade. Tu n'as pas tu\u00e9 cet homme \nsans regarder ce qu'il avait dans ses poches. Donne -\nmoi ma m oiti\u00e9. Je t'ouvre la porte. \nEt, tirant \u00e0 demi une grosse clef de dessous sa \nblouse toute trou\u00e9e, il ajouta : \n\u2013 Veux -tu voir comment est faite la clef des \nchamps? Voil\u00e0. \nJean Valjean \u00abdemeura stupide\u00bb, le mot est du \nvieux Corneille, au point de douter qu e ce qu'il voyait \nf\u00fbt r\u00e9el. C'\u00e9tait la providence apparaissant horrible, et \nle bon ange sortant de terre sous la forme de \nTh\u00e9nardier. \nTh\u00e9nardier fourra son poing dans une large poche \ncach\u00e9e sous sa blouse, en tira une corde et la tendit \u00e0 \nJean Valjean. \n\u2013 Tiens, dit -il, je te donne la corde par -dessus le \nmarch\u00e9. \n\u2013 Pourquoi faire, une corde? \n\u2013 Il te faut aussi une pierre, mais tu en trouveras \ndehors. Il y a l\u00e0 un tas de gravats. \u2013 Pourquoi faire, une pierre? \n\u2013 Imb\u00e9cile, puisque tu vas jeter le pantre \u00e0 la \nrivi\u00e8re, il te faut une pierre et une corde, sans quoi \u00e7a \nflotterait sur l'eau. \nJean Valjean prit la corde. Il n'est personne qui \nn'ait de ces acceptations machinales. \nTh\u00e9nardier fit claquer ses doigts comme \u00e0 l'arriv\u00e9e \nd'une id\u00e9e subite : \n\u2013 Ah \u00e7a, camarade, comment as -tu fait pour te \ntirer l\u00e0 -bas de la fondri\u00e8re? je n'ai pas os\u00e9 m'y risquer. \nPeuh! tu ne sens pas bon. \nApr\u00e8s une pause, il ajouta : \n\u2013 Je te fais des questions, mais tu as raison de ne \npas y r\u00e9pondre. C'est un apprentissage pou r le fichu \nquart d'heure du juge d'instruction. Et puis, en ne \nparlant pas du tout, on ne risque pas de parler trop \nhaut. C'est \u00e9gal, parce que je ne vois pas ta figure et \nparce que je ne sais pas ton nom, tu aurais tort de \ncroire que je ne sais pas qui tu es et ce que tu veux. \nConnu. Tu as un peu cass\u00e9 ce monsieur; maintenant \ntu voudrais le serrer quelque part. Il te faut la rivi\u00e8re, \nle grand cache -sottise. Je vas te tirer d'embarras. \nAider un bon gar\u00e7on dans la peine, \u00e7a me botte. \nTout en approuvant Jean Valjean de se taire, il \ncherchait visiblement \u00e0 le faire parler. Il lui poussa l'\u00e9paule, de fa\u00e7on \u00e0 t\u00e2cher de le voir de profil, et \ns'\u00e9cria sans sortir pourtant du m\u00e9dium o\u00f9 il \nmaintenait sa voix : \n\u2013 A propos de la fondri\u00e8re, tu es un fier animal. \nPourqu oi n'y as -tu pas jet\u00e9 l'homme? \nJean Valjean garda le silence. \nTh\u00e9nardier reprit en haussant jusqu'\u00e0 sa pomme \nd'Adam la loque qui lui servait de cravate, geste qui \ncompl\u00e8te l'air capable d'un homme s\u00e9rieux : \n\u2013 Au fait, tu as peut -\u00eatre agi sagement. Les \nouvriers demain en venant boucher le trou auraient, \u00e0 \ncoup s\u00fbr, trouv\u00e9 le pantinois oubli\u00e9 l\u00e0, et on aurait pu \nfil \u00e0 fil, brin \u00e0 brin, pincer ta trace, et arriver jusqu'\u00e0 \ntoi. Quelqu'un a pass\u00e9 par l'\u00e9gout. Qui? par o\u00f9 est -il \nsorti? l'a -t-on vu sortir? La p olice est pleine d'esprit. \nL'\u00e9gout est tra\u00eetre et vous d\u00e9nonce. Une telle \ntrouvaille est une raret\u00e9, cela appelle l'attention, peu \nde gens se servent de l'\u00e9gout pour leurs affaires, \ntandis que la rivi\u00e8re est \u00e0 tout le monde. La rivi\u00e8re, \nc'est la vraie foss e. Au bout d'un mois, on vous \nrep\u00eache l'homme aux filets de Saint -Cloud. Eh bien, \nqu'est -ce que cela fiche? c'est une charogne, quoi! \nQui a tu\u00e9 cet homme? Paris. Et la justice n'informe \nm\u00eame pas. Tu as bien fait. Plus Th\u00e9nardier \u00e9tait loquace, plus Jean V aljean \n\u00e9tait muet. Th\u00e9nardier lui secoua de nouveau l'\u00e9paule. \n\u2013 Maintenant, concluons l'affaire. Partageons. Tu \nas vu ma clef, montre -moi ton argent. \nTh\u00e9nardier \u00e9tait hagard, fauve, louche, un peu \nmena\u00e7ant, pourtant amical. \nIl y avait une chose \u00e9trange; les allures de \nTh\u00e9nardier n'\u00e9taient pas simples; il n'avait pas l'air \ntout \u00e0 fait \u00e0 son aise; tout en n'affectant pas d'air \nmyst\u00e9rieux, il parlait bas; de temps en temps, il \nmettait son doigt sur sa bouche et murmurait : chut! \nIl \u00e9tait difficile de devine r pourquoi. Il n'y avait l\u00e0 \npersonne qu'eux deux. Jean Valjean pensa que \nd'autres bandits \u00e9taient peut -\u00eatre cach\u00e9s dans quelque \nrecoin, pas tr\u00e8s loin, et que Th\u00e9nardier ne se souciait \npas de partager avec eux. \nTh\u00e9nardier reprit : \n\u2013 Finissons. Combien le pantre avait -il dans ses \nprofondes? \nJean Valjean se fouilla. \nC'\u00e9tait, on s'en souvient, son habitude d'avoir \ntoujours de l'argent sur lui. La sombre vie \nd'exp\u00e9dients \u00e0 laquelle il \u00e9tait condamn\u00e9 lui en faisait \nune loi. Cette fois pourtant il \u00e9tait pris a u d\u00e9pourvu. \nEn mettant, la veille au soir, son uniforme de garde national, il avait oubli\u00e9, lugubrement absorb\u00e9 qu'il \n\u00e9tait, d'emporter son portefeuille. Il n'avait que \nquelque monnaie dans le gousset de son gilet. Il \nretourna sa poche, toute tremp\u00e9e de fa nge, et \u00e9tala \nsur la banquette du radier un louis d'or, deux pi\u00e8ces \nde cinq francs et cinq ou six gros sous. \nTh\u00e9nardier avan\u00e7a la l\u00e8vre inf\u00e9rieure avec une \ntorsion de cou significative. \n\u2013 Tu l'as tu\u00e9 pour pas cher, dit -il. \nIl se mit \u00e0 palper, en toute f amiliarit\u00e9, les poches \nde Jean Valjean et les poches de Marius. Jean Valjean, \npr\u00e9occup\u00e9 surtout de tourner le dos au jour, le laissait \nfaire. Tout en maniant l'habit de Marius, Th\u00e9nardier, \navec une dext\u00e9rit\u00e9 d'escamoteur, trouva moyen d'en \narracher, sans q ue Jean Valjean s'en aper\u00e7\u00fbt, un \nlambeau qu'il cacha sous sa blouse, pensant \nprobablement que ce morceau d'\u00e9toffe pourrait lui \nservir plus tard \u00e0 reconna\u00eetre l'homme assassin\u00e9 et \nl'assassin. Il ne trouva du reste rien de plus que les \ntrente francs. \n\u2013 C'est vrai, dit -il, l'un portant l'autre, vous n'avez \npas plus que \u00e7a. \nEt, oubliant son mot : part \u00e0 deux , il prit tout. \nIl h\u00e9sita un peu devant les gros sous. R\u00e9flexion \nfaite, il les prit aussi en grommelant : \u2013 N'importe! c'est suriner les gens \u00e0 trop bon \nmarch\u00e9. \nCela fait, il tira de nouveau la clef de dessous sa \nblouse. \n\u2013 Maintenant, l'ami, il faut que tu sortes. C'est ici \ncomme \u00e0 la foire, on paye en sortant. Tu as pay\u00e9, \nsors. \nEt il se mit \u00e0 rire. \nAvait -il, en apportant \u00e0 un inconnu l'aide de cette \nclef et en faisant sortir par cette porte un autre que \nlui, l'intention pure et d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9e de sauver un \nassassin, c'est ce dont il est permis de douter. \nTh\u00e9nardier aida Jean Valjean \u00e0 replacer Marius sur \nses \u00e9paules, puis il se dirigea vers la grille s ur la pointe \nde ses pieds nus, faisant signe \u00e0 Jean Valjean de le \nsuivre, il regarda au dehors, posa le doigt sur sa \nbouche, et demeura quelques secondes comme en \nsuspens; l'inspection faite, il mit la clef dans la \nserrure. Le p\u00eane glissa et la porte tourn a. Il n'y eut ni \ncraquement, ni grincement. Cela se fit tr\u00e8s \ndoucement. Il \u00e9tait visible que cette grille et ces \ngonds, huil\u00e9s avec soin, s'ouvraient plus souvent \nqu'on ne l'e\u00fbt pens\u00e9. Cette douceur \u00e9tait sinistre; on y \nsentait les all\u00e9es et venues furtive s, les entr\u00e9es et les \nsorties silencieuses des hommes nocturnes, et les pas de loup du crime. L'\u00e9gout \u00e9tait \u00e9videmment en \ncomplicit\u00e9 avec quelque bande myst\u00e9rieuse. Cette \ngrille taciturne \u00e9tait une rec\u00e9leuse. \nTh\u00e9nardier entre -b\u00e2illa la porte, livra tout juste \npassage \u00e0 Jean Valjean, referma la grille, tourna deux \nfois la clef dans la serrure, et replongea dans \nl'obscurit\u00e9, sans faire plus de bruit qu'un souffle. Il \nsemblait marcher avec les pattes de velours du tigre. \nUn moment apr\u00e8s, cette hideuse providence \u00e9tait \nrentr\u00e9e dans l'invisible. \nJean Valjean se trouva dehors. \n \n \n \n \nV, 3, 9 \n \n \n \n \n \nMarius fait l'effet d'\u00eatre mort \n\u00e0 quelqu'un qui s'y conna\u00eet \n \n \n \n \n \nIl laissa glisser Marius sur la berge. \nIls \u00e9taient deh ors! \nLes miasmes, l'obscurit\u00e9, l'horreur, \u00e9taient derri\u00e8re \nlui. L'air salubre, pur, vivant, joyeux, librement \nrespirable, l'inondait. Partout autour de lui le silence, \nmais le silence charmant du soleil couch\u00e9 en plein \nazur. Le cr\u00e9puscule s'\u00e9tait fait; la nuit venait, la \ngrande lib\u00e9ratrice, l'amie de tous ceux qui ont besoin d'un manteau d'ombre pour sortir d'une angoisse. Le \nciel s'offrait de toutes parts comme un calme \u00e9norme. \nLa rivi\u00e8re arrivait \u00e0 ses pieds avec le bruit d'un baiser. \nOn entendait le dia logue a\u00e9rien des nids qui se \ndisaient bonsoir dans les ormes des Champs -Elys\u00e9es. \nQuelques \u00e9toiles, piquant faiblement le bleu p\u00e2le du \nz\u00e9nith et visibles \u00e0 la seule r\u00eaverie, faisaient dans \nl'immensit\u00e9 de petits resplendissements \nimperceptibles. Le soir d\u00e9pl oyait sur la t\u00eate de Jean \nValjean toutes les douceurs de l'infini. \nC'\u00e9tait l'heure ind\u00e9cise et exquise qui ne dit ni oui \nni non. Il y avait d\u00e9j\u00e0 assez de nuit pour qu'on p\u00fbt s'y \nperdre \u00e0 quelque distance, et encore assez de jour \npour qu'on p\u00fbt s'y reconna \u00eetre de pr\u00e8s. \nJean Valjean fut pendant quelques secondes \nirr\u00e9sistiblement vaincu par toute cette s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 \nauguste et caressante; il y a de ces minutes d'oubli; la \nsouffrance renonce \u00e0 harceler le mis\u00e9rable; tout \ns'\u00e9clipse dans la pens\u00e9e; la paix couvre le songeur \ncomme une nuit; et sous le cr\u00e9puscule qui rayonne, et \n\u00e0 l'imitation du ciel qui s'illumine, l'\u00e2me s'\u00e9toile. Jean \nValjean ne put s'emp\u00eacher de contempler cette vaste \nombre claire qu'il avait au -dessus de lui; pensif, il \nprenait dans le majestueux s ilence du ciel \u00e9ternel un \nbain d'extase et de pri\u00e8re. Puis, vivement, comme si le sentiment d'un devoir lui revenait, il se courba vers \nMarius, et, puisant de l'eau dans le creux de sa main, \nil lui en jeta doucement quelques gouttes sur le \nvisage. Les paup i\u00e8res de Marius ne se soulev\u00e8rent \npas; cependant sa bouche entr\u2019ouverte respirait. \nJean Valjean allait plonger de nouveau sa main \ndans la rivi\u00e8re, quand tout \u00e0 coup il sentit je ne sais \nquelle g\u00eane, comme lorsqu'on a, sans le voir, \nquelqu'un derri\u00e8re soi. \nNous avons d\u00e9j\u00e0 indiqu\u00e9 ailleurs cette impression, \nque tout le monde conna\u00eet. \nIl se retourna. \nComme tout \u00e0 l'heure, quelqu'un en effet \u00e9tait \nderri\u00e8re lui. \nUn homme de haute stature, envelopp\u00e9 d'une \nlongue redingote, les bras crois\u00e9s, et portant dans son \npoing droit un casse -t\u00eate dont on voyait la pomme de \nplomb, se tenait debout \u00e0 quelques pas en arri\u00e8re de \nJean Valjean accroupi sur Marius. \nC'\u00e9tait, l'ombre aidant, une sorte d'apparition. Un \nhomme simple en e\u00fbt eu peur \u00e0 cause du cr\u00e9puscule, \net un homme r\u00e9fl\u00e9chi \u00e0 cause du casse -t\u00eate. \nJean Valjean reconnut Javert. \nLe lecteur a devin\u00e9 sans doute que le traqueur de \nTh\u00e9nardier n'\u00e9tait autre que Javert. Javert , apr\u00e8s sa sortie inesp\u00e9r\u00e9e de la barricade, \u00e9tait all\u00e9 \u00e0 la \npr\u00e9fecture de police, avait rendu verbalement compte \nau pr\u00e9fet en personne, dans une courte audience, puis \navait repris imm\u00e9diatement son service, qui \nimpliquait, \u2013 on se souvient de la note sais ie sur lui, \u2013 \nune certaine surveillance de la berge de la rive droite \naux Champs -Elys\u00e9es, laquelle depuis quelque temps \n\u00e9veillait l'attention de la police. L\u00e0, il avait aper\u00e7u \nTh\u00e9nardier et l'avait suivi. On sait le reste. \nOn comprend aussi que cette gril le, si \nobligeamment ouverte devant Jean Valjean, \u00e9tait une \nhabilet\u00e9 de Th\u00e9nardier. Th\u00e9nardier sentait Javert \ntoujours l\u00e0; l'homme guett\u00e9 a un flair qui ne le \ntrompe pas; il fallait jeter un os \u00e0 ce limier. Un \nassassin, quelle aubaine! C'\u00e9tait la part du fe u, qu'il ne \nfaut jamais refuser. Th\u00e9nardier, en mettant dehors \nJean Valjean \u00e0 sa place, donnait une proie \u00e0 la police, \nlui faisait l\u00e2cher sa piste, se faisait oublier dans une \nplus grosse aventure, r\u00e9compensait Javert de son \nattente, ce qui flatte toujours un espion, gagnait \ntrente francs, et comptait bien, quant \u00e0 lui, s'\u00e9chapper \n\u00e0 l'aide de cette diversion. \nJean Valjean \u00e9tait pass\u00e9 d'un \u00e9cueil \u00e0 l'autre. \nCes deux rencontres coup sur coup, tomber de \nTh\u00e9nardier en Javert, c'\u00e9tait rude. Javert ne reconnut pas Jean Valjean qui, nous \nl'avons dit, ne se ressemblait plus \u00e0 lui -m\u00eame. Il ne \nd\u00e9croisa pas les bras, assura son casse -t\u00eate dans son \npoing par un mouvement imperceptible, et dit d'une \nvoix br\u00e8ve et calme : \n\u2013 Qui \u00eates -vous? \n\u2013 Moi. \n\u2013 Qui, vous? \n\u2013 Jean Valjean. \nJavert mit le casse -t\u00eate entre ses dents, ploya les \njarrets, inclina le torse, posa ses deux mains \npuissantes sur les \u00e9paules de Jean Valjean, qui s'y \nembo\u00eet\u00e8rent comme dans deux \u00e9taux, l'examina, et le \nreconnut. Leurs visages se touchaient pres que. Le \nregard de Javert \u00e9tait terrible. \nJean Valjean demeura inerte sous l'\u00e9treinte de \nJavert comme un lion qui consentirait \u00e0 la griffe d'un \nlynx. \n\u2013 Inspecteur Javert, dit -il, vous me tenez. \nD'ailleurs, depuis ce matin je me consid\u00e8re comme \nvotre priso nnier. Je ne vous ai point donn\u00e9 mon \nadresse pour chercher \u00e0 vous \u00e9chapper. Prenez -moi. \nSeulement, accordez -moi une chose. \nJavert semblait ne pas entendre. Il appuyait sur \nJean Valjean sa prunelle fixe. Son menton fronc\u00e9 poussait ses l\u00e8vres vers son nez, signe de r\u00eaverie \nfarouche. Enfin, il l\u00e2cha Jean Valjean, se dressa tout \nd'une pi\u00e8ce, reprit \u00e0 plein poignet le casse -t\u00eate, et, \ncomme dans un songe, murmura plut\u00f4t qu'il ne \npronon\u00e7a cette question : \n\u2013 Que faites -vous l\u00e0? et qu'est -ce que c'est que cet \nhomm e? \nIl continuait de ne plus tutoyer Jean Valjean. \nJean Valjean r\u00e9pondit, et le son de sa voix parut \nr\u00e9veiller Javert : \n\u2013 C'est de lui pr\u00e9cis\u00e9ment que je voulais vous \nparler. Disposez de moi comme il vous plaira; mais \naidez -moi d'abord \u00e0 le rapporter che z lui. Je ne vous \ndemande que cela. \nLa face de Javert se contracta comme cela lui \narrivait toutes les fois qu'on semblait le croire capable \nd'une concession. Cependant il ne dit pas non. \nIl se courba de nouveau, tira de sa poche un \nmouchoir qu'il trempa dans l'eau, et essuya le front \nensanglant\u00e9 de Marius. \n\u2013 Cet homme \u00e9tait \u00e0 la barricade, dit -il \u00e0 demi -voix \net comme se parlant \u00e0 lui -m\u00eame. C'est celui qu'on \nappelait Marius. \nEspion de premi\u00e8re qualit\u00e9, qui avait tout observ\u00e9, \ntout \u00e9cout\u00e9, tout entendu et tout recueilli, croyant mourir; qui \u00e9piait m\u00eame dans l'agonie, et qui, \naccoud\u00e9 sur la premi\u00e8re marche du s\u00e9pulcre, avait \npris des notes. \nIl saisit la main de Marius, cherchant le pouls. \n\u2013 C'est un bless\u00e9, dit Jean Valjean. \n\u2013 C'est un mort, dit Javert. \nJean Valjean r\u00e9pondit : \n\u2013 Non. Pas encore. \n\u2013 Vous l'avez donc apport\u00e9 de la barricade ici? \nobserva Javert. \nIl fallait que sa pr\u00e9occupation f\u00fbt profonde pour \nqu'il n'insist\u00e2t point sur cet inqui\u00e9tant sauvetage par \nl'\u00e9gout et pour qu'il ne remarqu\u00e2t m\u00eame pas le silence \nde Jean Valjean apr\u00e8s sa question. \nJean Valjean, de son c\u00f4t\u00e9, semblait avoir une \npens\u00e9e unique. Il reprit : \n\u2013 Il demeure au Marais, rue des Filles -du-Calvaire, \nchez son a\u00efeul\u2026 \u2013 Je ne sais plus le nom. \nJean Valjean fouilla dans l'habit d e Marius, en tira \nle portefeuille, l'ouvrit \u00e0 la page crayonn\u00e9e par \nMarius, et le tendit \u00e0 Javert. \nIl y avait encore dans l'air assez de clart\u00e9 flottante \npour qu'on p\u00fbt lire. Javert, en outre, avait dans l\u2019\u0153il la \nphosphorescence f\u00e9line des oiseaux de nuit . Il \nd\u00e9chiffra les quelques lignes \u00e9crites par Marius, et grommela : \u2013 Gillenormand, rue des Filles -du-\nCalvaire, num\u00e9ro 6. \nPuis il cria : \u2013 Cocher! \nOn se rappelle le fiacre qui attendait, en cas. \nJavert garda le portefeuille de Marius. \nUn moment apr\u00e8s, la voiture, descendue par la \nrampe de l'abreuvoir, \u00e9tait sur la berge, Marius \u00e9tait \nd\u00e9pos\u00e9 sur la banquette du fond, et Javert s'asseyait \npr\u00e8s de Jean Valjean sur la banquette de devant. \nLa porti\u00e8re referm\u00e9e, le fiacre s'\u00e9loigna \nrapidement, remontant les quais dans la direction de \nla Bastille. \nIls quitt\u00e8rent les quais et entr\u00e8rent dans les rues. \nLe cocher, silhouette noire sur son si\u00e8ge, fouettait ses \nchevaux maigres. Silence glacial dans le fiacre. \nMarius, immobile, le torse adoss\u00e9 au coin du fond, la \nt\u00eate abattue sur la poitrine, les bras pendants, les \njambes roides, paraissait ne plus attendre qu'un \ncercueil; Jean Valjean semblait fait d'ombre, et Javert \nde pierre; et dans cette voiture pleine de nuit, dont \nl'int\u00e9rieur, chaque fois qu'elle passait deva nt un \nr\u00e9verb\u00e8re, apparaissait lividement bl\u00eami comme par \nun \u00e9clair intermittent, le hasard r\u00e9unissait et semblait \nconfronter lugubrement les trois immobilit\u00e9s \ntragiques, le cadavre, le spectre, la statue. \n \n \n \nV, 3, 10 \n \n \n \n \n \nRentr\u00e9e de l'enfant prodigue \nde sa vie \n \n \n \n \n \nA chaque cahot du pav\u00e9, une goutte de sang \ntombait des cheveux de Marius. \nIl \u00e9tait nuit close quand le fiacre arriva au num\u00e9ro \n6 de la rue des Filles -du-Calvaire. \nJavert mit pied \u00e0 terre le premier, constata d'un \ncoup d\u2019\u0153il le num\u00e9ro au -dessus de la porte coch\u00e8re, \net, soulevant le lourd marteau de fer battu, histori\u00e9 \u00e0 \nla vieille mode d'un bouc et d'un satyre qui s'affrontaient, frappa un coup violent. Le battant \ns'entrouvrit, et Javert le poussa. Le portier se montra \n\u00e0 demi, b\u00e2illant, vaguement r\u00e9veill\u00e9, une chandelle \u00e0 \nla main. \nTout dormait dans la maison. On se couche de \nbonne heure au Marais; surtout les jours d'\u00e9meute. \nCe bon vieux quartier, effarouch\u00e9 par la r \u00e9volution, \nse r\u00e9fugie dans le sommeil, comme les enfants, \nlorsqu'ils entendent venir Croquemitaine, cachent \nbien vite leur t\u00eate sous leur couverture. \nCependant Jean Valjean et le cocher tiraient \nMarius du fiacre, Jean Valjean le soutenant sous les \naissell es et le cocher sous les jarrets. \nTout en portant Marius de la sorte, Jean Valjean \nglissa sa main sous les v\u00eatements qui \u00e9taient \nlargement d\u00e9chir\u00e9s, t\u00e2ta la poitrine et s'assura que le \nc\u0153ur battait encore. Il battait m\u00eame un peu moins \nfaiblement, comme si le mouvement de la voiture \navait d\u00e9termin\u00e9 une certaine reprise de la vie. \nJavert interpella le portier du ton qui convient au \ngouvernement en pr\u00e9sence du portier d'un factieux. \n\u2013 Quelqu'un qui s'appelle Gillenormand? \n\u2013 C'est ici. Que lui voulez -vous? \n\u2013 On lui rapporte son fils. \n\u2013 Son fils? dit le portier avec h\u00e9b\u00e9tement. \u2013 Il est mort. \nJean Valjean qui venait, d\u00e9guenill\u00e9 et souill\u00e9, \nderri\u00e8re Javert, et que le portier regardait avec \nquelque horreur, lui fit signe de la t\u00eate que non. \nLe portier ne p arut comprendre ni le mot de \nJavert, ni le signe de Jean Valjean. \nJavert continua : \n\u2013 Il est all\u00e9 \u00e0 la barricade, et le voil\u00e0. \n\u2013 A la barricade! s'\u00e9cria le portier. \n\u2013 Il s'est fait tuer. Allez r\u00e9veiller le p\u00e8re. \nLe portier ne bougeait pas. \n\u2013 Allez do nc! reprit Javert. \nEt il ajouta : \n\u2013 Demain il y aura ici de l'enterrement. \nPour Javert, les incidents habituels de la voie \npublique \u00e9taient class\u00e9s cat\u00e9goriquement, ce qui est le \ncommencement de la pr\u00e9voyance et de la \nsurveillance, et chaque \u00e9ventualit\u00e9 avait son \ncompartiment; les faits possibles \u00e9taient en quelque \nsorte dans des tiroirs d'o\u00f9 ils sortaient, selon \nl'occasion, en quantit\u00e9s variables; il y avait, dans la \nrue, du tapage, de l'\u00e9meute, du carnaval, de \nl'enterrement. \nLe portier se borna \u00e0 r\u00e9ve iller Basque. Basque \nr\u00e9veilla Nicolette; Nicolette r\u00e9veilla la tante Gillenormand. Quant au grand -p\u00e8re, on le laissa \ndormir, pensant qu'il saurait toujours la chose assez \nt\u00f4t. \nOn monta Marius au premier \u00e9tage, sans que \npersonne, du reste, s'en aper\u00e7\u00fbt dan s les autres \nparties de la maison, et on le d\u00e9posa sur un vieux \ncanap\u00e9 dans l'antichambre de M. Gillenormand; et, \ntandis que Basque allait chercher un m\u00e9decin et que \nNicolette ouvrait les armoires \u00e0 linge, Jean Valjean \nsentit Javert qui lui touchait l'\u00e9pau le. Il comprit, et \nredescendit, ayant derri\u00e8re lui le pas de Javert qui le \nsuivait. \nLe portier les regarda partir comme il les avait \nregard\u00e9s arriver, avec une somnolence \u00e9pouvant\u00e9e. \nIls remont\u00e8rent dans le fiacre et le cocher sur son \nsi\u00e8ge. \n\u2013 Inspecteur Javert, dit Jean Valjean, accordez -moi \nencore une chose. \n\u2013 Laquelle? demanda rudement Javert. \n\u2013 Laissez -moi rentrer un instant chez moi. \nEnsuite, vous ferez de moi ce que vous voudrez. \nJavert demeura quelques instants silencieux, le \nmenton rentr\u00e9 dans le collet de sa redingote, puis il \nbaissa la vitre de devant. \n\u2013 Cocher, dit -il, rue de l'Homme -Arm\u00e9, num\u00e9ro 7. \n \n \n \nV, 3, 11 \n \n \n \n \n \n\u00c9branlement dans l'absolu \n \n \n \n \n \n \nIls ne desserr\u00e8rent plus les dents de tout le trajet. \nQue voulait Jean Valjean? Achever ce qu'il avait \ncommenc\u00e9; avertir Cosette, lui dire o\u00f9 \u00e9tait Marius, \nlui donner peut -\u00eatre quelque autre indication utile, \nprendre, s'il le pouvait, de certaines dispositions \nsupr\u00eames. Quant \u00e0 lui, quant \u00e0 ce qui le concernait \npersonnellement, c'\u00e9tai t fini; il \u00e9tait saisi par Javert et \nn'y r\u00e9sistait pas; un autre que lui, en une telle situation, e\u00fbt peut -\u00eatre vaguement song\u00e9 \u00e0 cette \ncorde que lui avait donn\u00e9e Th\u00e9nardier et aux \nbarreaux du premier cachot o\u00f9 il entrerait; mais, \ndepuis l'\u00e9v\u00eaque, il y ava it dans Jean Valjean devant \ntout attentat, f\u00fbt -ce contre lui -m\u00eame, insistons -y, une \nprofonde h\u00e9sitation religieuse. \nLe suicide, cette myst\u00e9rieuse voie de fait sur \nl'inconnu, laquelle peut contenir, dans une certaine \nmesure, la mort de l'\u00e2me, \u00e9tait impossi ble \u00e0 Jean \nValjean. \nA l'entr\u00e9e de la rue de l'Homme -Arm\u00e9, le fiacre \ns'arr\u00eata, cette rue \u00e9tant trop \u00e9troite pour que les \nvoitures puissent y p\u00e9n\u00e9trer. Javert et Jean Valjean \ndescendirent. \nLe cocher repr\u00e9senta humblement \u00e0 \u00abmonsieur \nl'inspecteur\u00bb que le velours d'Utrecht de sa voiture \n\u00e9tait tout tach\u00e9 par le sang de l'homme assassin\u00e9 et \npar la boue de l'assassin. C'\u00e9tait l\u00e0 ce qu'il avait \ncompris. Il ajouta qu'une indemnit\u00e9 lui \u00e9tait due. En \nm\u00eame temps, tirant de sa poche son livret, il pria \nmonsieur l'inspecteur d'avoir la bont\u00e9 de lui \u00e9crire \ndessus \u00abun petit bout d'attestation comme quoi\u00bb. \nJavert repoussa le livret que lui tendait le cocher, et \ndit : \u2013 Combien te faut -il, y compris ta sta tion et la \ncourse? \n\u2013 Il y a sept heures et quart, r\u00e9pondit le cocher, et \nmon velours \u00e9tait tout neuf. Quatre -vingts francs, \nmonsieur l'inspecteur. \nJavert tira de sa poche quatre napol\u00e9ons et \ncong\u00e9dia le fiacre. \nJean Valjean pensa que l'intention de Jave rt \u00e9tait \nde le conduire \u00e0 pied au poste des Blancs -Manteaux \nou au poste des Archives, qui sont tout pr\u00e8s. \nIls s'engag\u00e8rent dans la rue. Elle \u00e9tait, comme \nd'habitude, d\u00e9serte. Javert suivait Jean Valjean. Ils \narriv\u00e8rent au num\u00e9ro 7. Jean Valjean frappa. La porte \ns'ouvrit. \n\u2013 C'est bien, dit Javert. Montez. \nIl ajouta avec une expression \u00e9trange et comme s'il \nfaisait effort en parlant de la sorte : \n\u2013 Je vous attends ici. \nJean Valjean regarda Javert. Cette fa\u00e7on de faire \n\u00e9tait peu dans les habitudes de Jave rt. Cependant, que \nJavert e\u00fbt maintenant en lui une sorte de confiance \nhautaine, la confiance du chat qui accorde \u00e0 la souris \nune libert\u00e9 de la longueur de sa griffe, r\u00e9solu qu'\u00e9tait \nJean Valjean \u00e0 se livrer et \u00e0 en finir, cela ne pouvait le \nsurprendre bea ucoup. Il poussa la porte, entra dans la maison, cria au portier qui \u00e9tait couch\u00e9 et qui avait \ntir\u00e9 le cordon de son lit : \u2013 C'est moi! et monta \nl'escalier. \nParvenu au premier \u00e9tage, il fit une pause. Toutes \nles voies douloureuses ont des stations. La fen \u00eatre du \npalier, qui \u00e9tait une fen\u00eatre -guillotine, \u00e9tait ouverte. \nComme dans beaucoup d'anciennes maisons, \nl'escalier prenait jour et avait vue sur la rue. Le \nr\u00e9verb\u00e8re de la rue, situ\u00e9 pr\u00e9cis\u00e9ment en face, jetait \nquelque lumi\u00e8re sur les marches, ce qui fai sait une \n\u00e9conomie d'\u00e9clairage. \nJean Valjean, soit pour respirer, soit \nmachinalement, mit la t\u00eate \u00e0 cette fen\u00eatre. Il se \npencha sur la rue. Elle est courte et le r\u00e9verb\u00e8re \nl'\u00e9clairait d'un bout \u00e0 l'autre. Jean Valjean eut un \n\u00e9blouissement de stupeur; il n' y avait plus personne. \nJavert s'en \u00e9tait all\u00e9. \n \n \n \n \nV, 3, 12 \n \n \n \n \n \nL'a\u00efeul \n \n \n \n \n \n \nBasque et le portier avaient transport\u00e9 dans le \nsalon Marius toujours \u00e9tendu sans mouvement sur le \ncanap\u00e9 o\u00f9 on l'avait d\u00e9pos\u00e9 en arrivant. Le m\u00e9decin, \nqu'on avait \u00e9t\u00e9 chercher, \u00e9tait accouru. La tante \nGillenormand s'\u00e9tait lev\u00e9e. \nLa tante Gillenormand all ait et venait, \u00e9pouvant\u00e9e, \njoignant les mains, et incapable de faire autre chose \nque de dire : Est -il Dieu possible! Elle ajoutait par moments : Tout va \u00eatre confondu de sang! Quand la \npremi\u00e8re horreur fut pass\u00e9e, une certaine philosophie \nde la situation s e fit jour jusqu'\u00e0 son esprit et se \ntraduisit par cette exclamation : Cela devait finir \ncomme \u00e7a! Elle n'alla point jusqu'au : Je l'avais bien dit! \nqui est d'usage dans les occasions de ce genre. \nSur l'ordre du m\u00e9decin, un lit de sangle avait \u00e9t\u00e9 \ndress\u00e9 p r\u00e8s du canap\u00e9. Le m\u00e9decin examina Marius, \net, apr\u00e8s avoir constat\u00e9 que le pouls persistait, que le \nbless\u00e9 n'avait \u00e0 la poitrine aucune plaie p\u00e9n\u00e9trante, et \nque le sang du coin des l\u00e8vres venait des fosses \nnasales, il le fit poser \u00e0 plat sur le lit, sans or eiller, la \nt\u00eate sur le m\u00eame plan que le corps, et m\u00eame un peu \nplus basse, le buste nu, afin de faciliter la respiration. \nMademoiselle Gillenormand, voyant qu'on \nd\u00e9shabillait Marius, se retira. Elle se mit \u00e0 dire son \nchapelet dans sa chambre. \nLe torse n'\u00e9t ait atteint d'aucune l\u00e9sion int\u00e9rieure; \nune balle, amortie par le portefeuille, avait d\u00e9vi\u00e9 et \nfait le tour des c\u00f4tes avec une d\u00e9chirure hideuse, mais \nsans profondeur, et par cons\u00e9quent sans danger. La \nlongue marche souterraine avait achev\u00e9 la dislocation \nde la clavicule cass\u00e9e, et il y avait l\u00e0 de s\u00e9rieux \nd\u00e9sordres. Les bras \u00e9taient sabr\u00e9s. Aucune balafre ne \nd\u00e9figurait le visage; la t\u00eate pourtant \u00e9tait comme couverte de hachures; que deviendraient ces blessures \n\u00e0 la t\u00eate? s'arr\u00eataient -elles au cuir chevelu ? \nentamaient -elles le cr\u00e2ne? On ne pouvait le dire \nencore. Un sympt\u00f4me grave, c'est qu'elles avaient \ncaus\u00e9 l'\u00e9vanouissement, et l'on ne se r\u00e9veille pas \ntoujours de ces \u00e9vanouissements -l\u00e0. L'h\u00e9morragie, en \noutre, avait \u00e9puis\u00e9 le bless\u00e9. A partir de la ceint ure, le \nbas du corps avait \u00e9t\u00e9 prot\u00e9g\u00e9 par la barricade. \nBasque et Nicolette d\u00e9chiraient des linges et \npr\u00e9paraient des bandes; Nicolette les cousait, Basque \nles roulait. La charpie manquant, le m\u00e9decin avait \nprovisoirement arr\u00eat\u00e9 le sang des plaies avec d es \ngalettes d'ouate. A c\u00f4t\u00e9 du lit, trois bougies br\u00fblaient \nsur une table o\u00f9 la trousse de chirurgie \u00e9tait \u00e9tal\u00e9e. Le \nm\u00e9decin lava le visage et les cheveux de Marius avec \nde l'eau froide. Un seau plein fut rouge en un instant. \nLe portier, sa chandelle \u00e0 la main, \u00e9clairait. \nLe m\u00e9decin semblait songer tristement. De temps \nen temps, il faisait un signe de t\u00eate n\u00e9gatif, comme s'il \nr\u00e9pondait \u00e0 quelque question qu'il s'adressait \nint\u00e9rieurement. Mauvais signe pour le malade, ces \nmyst\u00e9rieux dialogues du m\u00e9decin av ec lui -m\u00eame. \nAu moment o\u00f9 le m\u00e9decin essuyait la face et \ntouchait l\u00e9g\u00e8rement du doigt les paupi\u00e8res toujours ferm\u00e9es, une porte s'ouvrit au fond du salon, et une \nlongue figure p\u00e2le apparut. \nC'\u00e9tait le grand -p\u00e8re. \nL'\u00e9meute, depuis deux jours, avait fort agit\u00e9, \nindign\u00e9 et pr\u00e9occup\u00e9 M. Gillenormand. Il n'avait pu \ndormir la nuit pr\u00e9c\u00e9dente, et il avait eu la fi\u00e8vre toute \nla journ\u00e9e. Le soir, il s'\u00e9tait couch\u00e9 de tr\u00e8s bonne \nheure, recommandant qu'on verrouill\u00e2t tout dans la \nmaison, et, de fatigue, il s'\u00e9tait assoupi. \nLes vieillards ont le sommeil fragile; la chambre de \nM. Gillenormand \u00e9tait contigu\u00eb au salon, et, quelques \npr\u00e9cautions qu'on e\u00fbt prises, le bruit l'avait r\u00e9veill\u00e9. \nSurpris de la fente de lumi\u00e8re qu'il voyait \u00e0 sa porte, il \n\u00e9tait sorti de son lit et \u00e9tait venu \u00e0 t\u00e2tons. \nIl \u00e9tait sur le seuil, une main sur le bec -de-cane de \nla porte entre -b\u00e2ill\u00e9e, la t\u00eate un peu pench\u00e9e en \navant, et branlante, le corps serr\u00e9 dans une robe de \nchambre blanche, droite et sans plis comme un \nsuaire, \u00e9tonn\u00e9; et il avait l'air d'un fant\u00f4me qui \nregarde dans un tombeau. \nIl aper\u00e7ut le lit, et sur le matelas ce jeune homme \nsanglant, blanc d'une blancheur de cire, les yeux \nferm\u00e9s, la bouche ouverte, les l\u00e8vres bl\u00eames, nu \njusqu'\u00e0 la ceinture, taillad\u00e9 partout de plaies \nvermeill es, immobile, vivement \u00e9clair\u00e9. L'a\u00efeul eut de la t\u00eate aux pieds tout le frisson que \npeuvent avoir des membres ossifi\u00e9s, ses yeux dont la \ncorn\u00e9e \u00e9tait jaune \u00e0 cause du grand \u00e2ge, se voil\u00e8rent \nd'une sorte de miroitement vitreux, toute sa face prit \nen un in stant les angles terreux d'une t\u00eate de \nsquelette, ses bras tomb\u00e8rent pendants comme si un \nressort s'y f\u00fbt bris\u00e9, et sa stupeur se traduisit par \nl'\u00e9cartement des doigts de ses deux vieilles mains \ntoutes tremblantes, ses genoux firent un angle en \navant, lais sant voir par l'ouverture de la robe de \nchambre ses pauvres jambes nues h\u00e9riss\u00e9es de poils \nblancs, et il murmura : \n\u2013 Marius! \n\u2013 Monsieur, dit Basque, on vient de rapporter \nmonsieur. Il est all\u00e9 \u00e0 la barricade, et... \n\u2013 Il est mort! cria le vieillard d'une voix terrible. \nAh! le brigand! \nAlors une sorte de transfiguration s\u00e9pulcrale \nredressa ce centenaire droit comme un jeune homme. \n\u2013 Monsieur, dit -il, c'est vous le m\u00e9decin. \nCommencez par me dire une chose. Il est mort, n'est -\nce pas? \nLe m\u00e9decin, au comble de l'anxi\u00e9t\u00e9, garda le \nsilence. M. Gillenormand se tordit les mains avec un \u00e9clat \nde rire effrayant. \n\u2013 Il est mort! il est mort! Il s'est fait tuer aux \nbarricades! en haine de moi! C'est contre moi qu'il a \nfait \u00e7a! Ah! buveur de sang! c'est comme cela q u'il me \nrevient! Mis\u00e8re de ma vie, il est mort! \nIl alla \u00e0 une fen\u00eatre, l'ouvrit toute grande comme \ns'il \u00e9touffait, et, debout devant l'ombre, il se mit \u00e0 \nparler dans la rue \u00e0 la nuit : \n\u2013 Perc\u00e9, sabr\u00e9, \u00e9gorg\u00e9, extermin\u00e9, d\u00e9chiquet\u00e9, \ncoup\u00e9 en morceaux! voy ez-vous \u00e7a, le gueux! Il savait \nbien que je l'attendais, et que je lui avais fait arranger \nsa chambre, et que j'avais mis au chevet de mon lit \nson portrait du temps qu'il \u00e9tait petit enfant! Il savait \nbien qu'il n'avait qu'\u00e0 revenir, et que depuis des ans je \nle rappelais, et que je restais le soir au coin de mon \nfeu les mains sur mes genoux ne sachant que faire, et \nque j'en \u00e9tais imb\u00e9cile! Tu savais bien cela, que tu \nn'avais qu'\u00e0 rentrer, et qu'\u00e0 dire : C'est moi, et que tu \nserais le ma\u00eetre de la maison, et que je t'ob\u00e9irais, et \nque tu ferais tout ce que tu voudrais de ta vieille \nganache de grand -p\u00e8re! Tu le savais bien, et tu as dit : \nNon, c'est un royaliste, je n'irai pas! Et tu es all\u00e9 aux \nbarricades, et tu t'es fait tuer par m\u00e9chancet\u00e9! pour te \nvenger de ce que je t'avais dit au sujet de monsieur le duc de Berry! C'est \u00e7a qui est inf\u00e2me! Couchez -vous \ndonc et dormez donc tranquillement! Il est mort. \nVoil\u00e0 mon r\u00e9veil. \nLe m\u00e9decin, qui commen\u00e7ait \u00e0 \u00eatre inquiet de \ndeux c\u00f4t\u00e9s, quitta un moment Marius et alla \u00e0 M. \nGillenormand, et lui prit le bras. L'a\u00efeul se retourna, \nle regarda avec des yeux qui semblaient agrandis et \nsanglants, et lui dit avec calme : \n\u2013 Monsieur, je vou s remercie. Je suis tranquille, je \nsuis un homme, j'ai vu la mort de Louis XVI, je sais \nporter les \u00e9v\u00e9nements. Il y a une chose qui est \nterrible, c'est de penser que ce sont vos journaux qui \nfont tout le mal. Vous aurez des \u00e9crivassiers, des \nparleurs, des avocats, des orateurs, des tribunes, des \ndiscussions, des progr\u00e8s, des lumi\u00e8res, des droits de \nl'homme, de la libert\u00e9 de la presse, et voil\u00e0 comme on \nvous rapportera vos enfants dans vos maisons! Ah! \nMarius! c'est abominable! Tu\u00e9! mort avant moi! Une \nbarricade! Ah! le bandit! Docteur, vous demeurez \ndans le quartier, je crois? Oh! je vous connais bien. Je \nvois de ma fen\u00eatre passer votre cabriolet. Je vais vous \ndire. Vous auriez tort de croire que je suis en col\u00e8re. \nOn ne se met pas en col\u00e8re contre un mort. Ce serait \nstupide. C'est un enfant que j'ai \u00e9lev\u00e9. J'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 \nvieux, qu'il \u00e9tait encore tout petit. Il jouait aux Tuileries avec sa petite pelle et sa petite chaise, et, \npour que les inspecteurs ne grondassent pas, je \nbouchais \u00e0 mesure avec ma canne les trous qu'il \nfaisait dans la terre avec sa pelle. Un jour il a cri\u00e9 : A \nbas Louis XVIII! et s'en est all\u00e9. Ce n'est pas ma \nfaute. Il \u00e9tait tout rose et tout blond. Sa m\u00e8re est \nmorte. Avez -vous remarqu\u00e9 que tous les petits \nenfants sont blonds? A quoi cela ti ent-il? C'est le fils \nd'un de ces brigands de la Loire, mais les enfants sont \ninnocents des crimes de leurs p\u00e8res. Je me le rappelle \nquand il \u00e9tait haut comme ceci. Il ne pouvait pas \nparvenir \u00e0 prononcer les d. Il avait un parler si doux \net si obscur qu'on e\u00fbt cru un oiseau. Je me souviens \nqu'une fois, devant Hercule Farn\u00e8se, on faisait cercle \npour s'\u00e9merveiller et l'admirer, tant il \u00e9tait beau, cet \nenfant! C'\u00e9tait une t\u00eate comme il y en a dans les \ntableaux. Je lui faisais ma grosse voix, je lui faisais \npeur avec ma canne, mais il savait bien que c'\u00e9tait \npour rire. Le matin, quand il entrait dans ma \nchambre, je bougonnais, mais cela me faisait l'effet \ndu soleil. On ne peut pas se d\u00e9fendre contre ces \nmioches -l\u00e0. Ils vous prennent, ils vous tiennent, ils ne \nvous l\u00e2chent plus. La v\u00e9rit\u00e9 est qu'il n'y avait pas \nd'amour comme cet enfant -l\u00e0. Maintenant, qu'est -ce \nque vous dites de vos Lafayette, de vos Benjamin Constant, et de vos Tirecuir de Corcelles, qui me le \ntuent! \u00c7a ne peut pas passer comme \u00e7a. \nIl s'approch a de Marius toujours livide et sans \nmouvement, et auquel le m\u00e9decin \u00e9tait revenu, et il \nrecommen\u00e7a \u00e0 se tordre les bras. Les l\u00e8vres blanches \ndu vieillard remuaient comme machinalement, et \nlaissaient passer, comme des souffles dans un r\u00e2le, \ndes mots presque indistincts qu'on entendait \u00e0 peine : \n\u2013 Ah! sans c\u0153ur! Ah! clubiste! Ah! sc\u00e9l\u00e9rat! Ah! \nseptembriseur! \u2013 Reproches \u00e0 voix basse d'un \nagonisant \u00e0 un cadavre. \nPeu \u00e0 peu, comme il faut toujours que les \n\u00e9ruptions int\u00e9rieures se fassent jour, l'encha\u00eenement \ndes paroles revint, mais l'a\u00efeul paraissait n'avoir plus \nla force de les prononcer; sa voix \u00e9tait tellement \nsourde et \u00e9teinte qu'elle semblait venir de l'autre bord \nd'un ab\u00eeme : \n\u2013 \u00c7a m'est bien \u00e9gal, je vais mourir aussi, moi. Et \ndire qu'il n'y a pas dans P aris une dr\u00f4lesse qui n'e\u00fbt \n\u00e9t\u00e9 heureuse de faire le bonheur de ce mis\u00e9rable! Un \ngredin qui, au lieu de s'amuser et de jouir de la vie, est \nall\u00e9 se battre et s'est fait mitrailler comme une brute! \nEt pour qui pourquoi? \u2013 Pour la r\u00e9publique! Au lieu \nd'aller danser \u00e0 la Chaumi\u00e8re, comme c'est le devoir \ndes jeunes gens! C'est bien la peine d'avoir vingt ans. La r\u00e9publique, belle fichue sottise! Pauvres m\u00e8res, \nfaites donc de jolis gar\u00e7ons! Allons, il est mort. \u00c7a \nfera deux enterrements sous la porte coch\u00e8re. Tu t'es \ndonc fait arranger comme cela pour les beaux yeux \ndu g\u00e9n\u00e9ral Lamarque! Qu'est -ce qu'il t'avait fait, ce \ng\u00e9n\u00e9ral Lamarque? Un sabreur! un bavard! Se faire \ntuer pour un mort! S'il n'y a pas de quoi rendre fou! \nComprenez cela! A vingt ans! Et sans retou rner la \nt\u00eate pour regarder s'il ne laissait rien derri\u00e8re lui! \nVoil\u00e0 maintenant les pauvres vieux bonshommes qui \nsont forc\u00e9s de mourir tout seuls. Cr\u00e8ve dans ton \ncoin, hibou! Eh bien, au fait, tant mieux, c'est ce que \nj'esp\u00e9rais, \u00e7a va me tuer net. Je suis trop vieux, j'ai \ncent ans, j'ai cent mille ans, il y a longtemps que j'ai le \ndroit d'\u00eatre mort. De ce coup -l\u00e0, c'est fait. C'est donc \nfini, quel bonheur! A quoi bon lui faire respirer de \nl'ammoniaque et tout ce tas de drogues? Vous perdez \nvotre peine, imb \u00e9cile de m\u00e9decin! Allez, il est mort, \nbien mort. Je m'y connais, moi qui suis mort aussi. Il \nn'a pas fait la chose \u00e0 demi. Oui, ce temps -ci est \ninf\u00e2me, inf\u00e2me, inf\u00e2me, et voil\u00e0 ce que je pense de \nvous, de vos id\u00e9es, de vos syst\u00e8mes, de vos ma\u00eetres, \nde vos oracles, de vos docteurs, de vos garnements \nd'\u00e9crivains, de vos gueux de philosophes, et de toutes \nles r\u00e9volutions qui effarouchent depuis soixante ans les nu\u00e9es de corbeaux des Tuileries! Et puisque tu as \n\u00e9t\u00e9 sans piti\u00e9 en te faisant tuer comme cela, je n 'aurai \nm\u00eame pas de chagrin de ta mort, entends -tu, assassin! \nEn ce moment, Marius ouvrit lentement les \npaupi\u00e8res, et son regard, encore voil\u00e9 par \nl'\u00e9tonnement l\u00e9thargique, s'arr\u00eata sur M. \nGillenormand. \n\u2013 Marius! cria le vieillard. Marius! mon petit \nMariu s! mon enfant! mon fils bien -aim\u00e9! Tu ouvres \nles yeux, tu me regardes, tu es vivant, merci! \nEt il tomba \u00e9vanoui. \n \n \n \n \nLIVRE QUATRI\u00c8ME \n \n \nJAVERT D \u00c9RAILL \u00c9 \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \n \nJavert s'\u00e9tait \u00e9loign\u00e9 \u00e0 pas lents de la rue de \nl'Homme -Arm\u00e9. \nIl marchait la t\u00eate baiss\u00e9e, pour la premi\u00e8re fois de \nsa vie, et, pour la premi\u00e8re fois de sa vie \u00e9galement, \nles mains derri\u00e8re le dos. \nJusqu'\u00e0 ce jour, Javert n'avait pris, dans les deux \nattitudes de Napol\u00e9on, que celle qui exprime la \nr\u00e9solution, les bra s crois\u00e9s sur la poitrine; celle qui \nexprime l'incertitude, les mains derri\u00e8re le dos, lui \n\u00e9tait inconnue. Maintenant, un changement s'\u00e9tait \nfait; toute sa personne, lente et sombre, \u00e9tait \nempreinte d'anxi\u00e9t\u00e9. Il s'enfon\u00e7a dans les rues silencieuses. \nCependant il suivait une direction. \nIl coupa par le plus court vers la Seine, gagna le \nquai des Ormes, longea le quai, d\u00e9passa la Gr\u00e8ve, et \ns'arr\u00eata, \u00e0 quelque distance du poste de la place du \nCh\u00e2telet, \u00e0 l'angle du pont Notre -Dame. La Seine fait \nl\u00e0, entre l e pont Notre -Dame et le Pont -au-Change \nd'une part, et d'autre part entre le quai de la \nM\u00e9gisserie et le quai aux Fleurs, une sorte de lac carr\u00e9 \ntravers\u00e9 par un rapide. \nCe point de la Seine est redout\u00e9 des mariniers. \nRien n'est plus dangereux que ce rapide , resserr\u00e9 \u00e0 \ncette \u00e9poque et irrit\u00e9 par les pilotis du moulin du \npont, aujourd'hui d\u00e9moli. Les deux ponts, si voisins \nl'un de l'autre, augmentent le p\u00e9ril; l'eau se h\u00e2te \nformidablement sous les arches. Elle y roule de larges \nplis terribles; elle s'y accumu le et s'y entasse; le flot \nfait effort aux piles des ponts comme pour les \narracher avec de grosses cordes liquides. Les hommes \nqui tombent l\u00e0 ne reparaissent pas; les meilleurs \nnageurs s'y noient. \nJavert appuya ses deux coudes sur le parapet, son \nmenton d ans ses deux mains, et, pendant que ses \nongles se crispaient machinalement dans l'\u00e9paisseur \nde ses favoris, il songea. Une nouveaut\u00e9, une r\u00e9volution, une catastrophe \nvenait de se passer au fond de lui -m\u00eame; et il y avait \nde quoi s'examiner. \nJavert souffr ait affreusement. \nDepuis quelques heures Javert avait cess\u00e9 d'\u00eatre \nsimple. Il \u00e9tait troubl\u00e9; ce cerveau, si limpide dans sa \nc\u00e9cit\u00e9, avait perdu sa transparence; il y avait un nuage \ndans ce cristal. Javert sentait dans sa conscience le \ndevoir se d\u00e9doubler, et il ne pouvait se le dissimuler. \nQuand il avait rencontr\u00e9 si inopin\u00e9ment Jean Valjean \nsur la berge de la Seine, il y avait eu en lui quelque \nchose du loup qui ressaisit sa proie et du chien qui \nretrouve son ma\u00eetre. \nIl voyait devant lui deux routes \u00e9gal ement droites \ntoutes deux, mais il en voyait deux; et cela le terrifiait, \nlui qui n'avait jamais connu dans sa vie qu'une ligne \ndroite. Et, angoisse poignante, ces deux routes \u00e9taient \ncontraires. L'une de ces deux lignes droites excluait \nl'autre. Laquelle des deux \u00e9tait la vraie? \nSa situation \u00e9tait inexprimable. \nDevoir la vie \u00e0 un malfaiteur, accepter cette dette \net la rembourser, \u00eatre, en d\u00e9pit de soi -m\u00eame, de \nplain -pied avec un repris de justice, et lui payer un \nservice avec un autre service; se laisser dire : Va-t'en, \net lui dire \u00e0 son tour : Sois libre; sacrifier \u00e0 des motifs personnels le devoir, cette obligation g\u00e9n\u00e9rale, et \nsentir dans ces motifs personnels quelque chose de \ng\u00e9n\u00e9ral aussi, et de sup\u00e9rieur peut -\u00eatre; trahir la \nsoci\u00e9t\u00e9 pour rester fid\u00e8 le \u00e0 sa conscience; que toutes \nces absurdit\u00e9s se r\u00e9alisassent et qu'elles vinssent \ns'accumuler sur lui -m\u00eame, c'est ce dont il \u00e9tait atterr\u00e9. \nUne chose l'avait \u00e9tonn\u00e9, c'\u00e9tait que Jean Valjean \nlui e\u00fbt fait gr\u00e2ce, et une chose l'avait p\u00e9trifi\u00e9, c'\u00e9tait \nque, lui Javert, il e\u00fbt fait gr\u00e2ce \u00e0 Jean Valjean. \nO\u00f9 en \u00e9tait -il? Il se cherchait et ne se trouvait plus. \nQue faire maintenant? Livrer Jean Valjean, c'\u00e9tait \nmal; laisser Jean Valjean libre, c'\u00e9tait mal. Dans le \npremier cas, l'homme de l'autorit\u00e9 tombait plu s bas \nque l'homme du bagne; dans le second, un for\u00e7at \nmontait plus haut que la loi et mettait le pied dessus. \nDans les deux cas, d\u00e9shonneur pour lui Javert. Dans \ntous les partis qu'on pouvait prendre, il y avait de la \nchute. La destin\u00e9e a de certaines extr \u00e9mit\u00e9s \u00e0 pic sur \nl'impossible et au del\u00e0 desquelles la vie n'est plus \nqu'un pr\u00e9cipice. Javert \u00e9tait \u00e0 une de ces extr\u00e9mit\u00e9 -l\u00e0. \nUne de ses anxi\u00e9t\u00e9s, c'\u00e9tait d'\u00eatre contraint de \npenser. La violence m\u00eame de toutes ces \u00e9motions \ncontradictoires l'y obligeait. La pens\u00e9e, chose inusit\u00e9e \npour lui, et singuli\u00e8rement douloureuse. Il y a toujours dans la pens\u00e9e une certaine quantit\u00e9 \nde r\u00e9bellion int\u00e9rieure; et il s'irritait d'avoir cela en lui. \nLa pens\u00e9e, sur n'importe quel sujet en dehors du \ncercle \u00e9troit de ses fonctions, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 pour lui, dans \ntous les cas, une inutilit\u00e9 et une fatigue; mais la \npens\u00e9e sur la journ\u00e9e qui venait de s'\u00e9couler \u00e9tait une \ntorture. Il fallait bien cependant regarder dans sa \nconscience apr\u00e8s de telles secousses, et se rendre \ncompte de soi -m\u00eame \u00e0 soi -m\u00eame. \nCe qu'il venait de faire lui donnait le frisson. Il \navait, lui Javert, trouv\u00e9 bon de d\u00e9cider, contre tous \nles r\u00e8glements de police, contre toute l'organisation \nsocia le et judiciaire, contre le code tout entier, une \nmise en libert\u00e9; cela lui avait convenu; il avait \nsubstitu\u00e9 ses propres affaires aux affaires publiques; \nn'\u00e9tait -ce pas inqualifiable? Chaque fois qu'il se \nmettait en face de cette action sans nom qu'il ava it \ncommise, il tremblait de la t\u00eate aux pieds. A quoi se \nr\u00e9soudre? Une seule ressource lui restait : retourner \nen h\u00e2te rue de l'Homme -Arm\u00e9, et faire \u00e9crouer Jean \nValjean. Il \u00e9tait clair que c'\u00e9tait cela qu'il fallait faire. Il \nne pouvait. \nQuelque chose lu i barrait le chemin de ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0. \nQuelque chose? Quoi? Est -ce qu'il y a au monde \nautre chose que les tribunaux, les sentences ex\u00e9cutoires, la police et l'autorit\u00e9? Javert \u00e9tait \nboulevers\u00e9. \nUn gal\u00e9rien sacr\u00e9! un for\u00e7at imprenable \u00e0 la justice! \net cela pa r le fait de Javert! \nQue Javert et Jean Valjean, l'homme fait pour \ns\u00e9vir, l'homme fait pour subir, que ces deux hommes, \nqui \u00e9taient l'un et l'autre la chose de la loi, en fussent \nvenus \u00e0 ce point de se mettre tous les deux au -dessus \nde la loi, est -ce que ce n'\u00e9tait pas effrayant? \nQuoi donc! de telles \u00e9normit\u00e9s arriveraient, et \npersonne ne serait puni! Jean Valjean, plus fort que \nl'ordre social tout entier, serait libre, et lui Javert \ncontinuerait de manger le pain du gouvernement! \nSa r\u00eaverie devenait peu \u00e0 peu terrible. \nIl e\u00fbt pu \u00e0 travers cette r\u00eaverie se faire encore \nquelque reproche au sujet de l'insurg\u00e9 rapport\u00e9 rue \ndes Filles -du-Calvaire; mais il n'y songeait pas. La \nfaute moindre se perdait dans la plus grande. \nD'ailleurs cet insurg\u00e9 \u00e9tait \u00e9videmme nt un homme \nmort, et, l\u00e9galement, la mort \u00e9teint la poursuite. \nJean Valjean, c'\u00e9tait l\u00e0 le poids qu'il avait sur \nl'esprit. \nJean Valjean le d\u00e9concertait. Tous les axiomes qui \navaient \u00e9t\u00e9 les points d'appui de toute sa vie \ns'\u00e9croulaient devant cet homme. L a g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 de Jean Valjean envers lui Javert l'accablait. D'autres \nfaits, qu'il se rappelait et qu'il avait autrefois trait\u00e9s de \nmensonges et de folies, lui revenaient maintenant \ncomme des r\u00e9alit\u00e9s. M. Madeleine reparaissait \nderri\u00e8re Jean Valjean, et les deux figures se \nsuperposaient de fa\u00e7on \u00e0 n'en plus faire qu'une, qui \n\u00e9tait v\u00e9n\u00e9rable. Javert sentait que quelque chose \nd'horrible p\u00e9n\u00e9trait dans son \u00e2me, l'admiration pour \nun for\u00e7at. Le respect d'un gal\u00e9rien, est -ce que c'est \npossible? Il en fr\u00e9missait, e t ne pouvait s'y soustraire. \nIl avait beau se d\u00e9battre, il \u00e9tait r\u00e9duit \u00e0 confesser \ndans son for int\u00e9rieur la sublimit\u00e9 de ce mis\u00e9rable. \nCela \u00e9tait odieux. \nUn malfaiteur bienfaisant, un for\u00e7at compatissant, \ndoux, secourable, cl\u00e9ment, rendant le bien pour le \nmal, rendant le pardon pour la haine, pr\u00e9f\u00e9rant la \npiti\u00e9 \u00e0 la vengeance, aimant mieux se perdre que de \nperdre son ennemi, sauvant celui qui l'a frapp\u00e9, \nagenouill\u00e9 sur le haut de la vertu, plus voisin de l'ange \nque de l'homme; Javert \u00e9tait contraint de s 'avouer \nque ce monstre existait. \nCela ne pouvait durer ainsi. \nCertes, et nous y insistons, il ne s'\u00e9tait pas rendu \nsans r\u00e9sistance \u00e0 ce monstre, \u00e0 cet ange inf\u00e2me, \u00e0 ce \nh\u00e9ros hideux, dont il \u00e9tait presque aussi indign\u00e9 que stup\u00e9fait. Vingt fois, quand il \u00e9tait dans cette voiture \nface \u00e0 face avec Jean Valjean, le titre l\u00e9gal avait rugi \nen lui. Vingt fois il avait \u00e9t\u00e9 tent\u00e9 de se jeter sur Jean \nValjean, de le saisir et de le d\u00e9vorer, c'est -\u00e0-dire de \nl'arr\u00eater. Quoi de plus simple, en effet? Crier au \npremier poste devant lequel on passe : \u2013 Voil\u00e0 un \nrepris de justice en rupture de ban! appeler les \ngendarmes et leur dire : \u2013 Cet homme est pour vous! \nensuite s'en aller, laisser l\u00e0 ce damn\u00e9, ignorer le reste, \net ne plus se m\u00ealer de rien. Cet homme est \u00e0 jamais l e \nprisonnier de la loi; la loi en fera ce qu'elle voudra. \nQuoi de plus juste? Javert s'\u00e9tait dit tout cela; il avait \nvoulu passer outre, agir, appr\u00e9hender l'homme, et, \nalors comme \u00e0 pr\u00e9sent, il n'avait pas pu; et chaque \nfois que sa main s'\u00e9tait convulsivem ent lev\u00e9e vers le \ncollet de Jean Valjean, sa main, comme sous un poids \n\u00e9norme, \u00e9tait retomb\u00e9e, et il avait entendu au fond de \nsa pens\u00e9e une voix, une \u00e9trange voix qui lui criait : \u2013 \nC'est bien. Livre ton sauveur. Ensuite fais apporter la \ncuvette de Ponce -Pilate, et lave -toi les griffes. \nPuis sa r\u00e9flexion tombait sur lui -m\u00eame, et \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \nde Jean Valjean grandi, il se voyait, lui Javert, \nd\u00e9grad\u00e9. \nUn for\u00e7at \u00e9tait son bienfaiteur! Mais aussi pourquoi avait -il permis \u00e0 cet homme \nde le laisser vivre? Il avait, dans cette barricade, le \ndroit d'\u00eatre tu\u00e9. Il aurait d\u00fb user de ce droit. Appeler \nles autres insurg\u00e9s \u00e0 son secours contre Jean Valjean, \nse faire fusiller de force, cela valait mieux. \nSa supr\u00eame angoisse, c'\u00e9tait la disparition de la \ncertitude. Il se sent ait d\u00e9racin\u00e9. Le code n'\u00e9tait plus \nqu'un tron\u00e7on dans sa main. Il avait affaire \u00e0 des \nscrupules d'une esp\u00e8ce inconnue. Il se faisait en lui \nune r\u00e9v\u00e9lation sentimentale enti\u00e8rement distincte de \nl'affirmation l\u00e9gale, son unique mesure jusqu'alors. \nRester dan s l'ancienne honn\u00eatet\u00e9, cela ne suffisait \nplus. Tout un ordre de faits inattendus surgissait et le \nsubjuguait. Tout un monde nouveau apparaissait \u00e0 \nson \u00e2me : le bienfait accept\u00e9 et rendu, le d\u00e9vouement, \nla mis\u00e9ricorde, l'indulgence, les violences faites pa r la \npiti\u00e9 \u00e0 l'aust\u00e9rit\u00e9, l'acception de personnes, plus de \ncondamnation d\u00e9finitive, plus de damnation, la \npossibilit\u00e9 d'une larme dans l\u2019\u0153il de la loi, on ne sait \nquelle justice selon Dieu allant en sens inverse de la \njustice selon les hommes. Il aperceva it dans les \nt\u00e9n\u00e8bres l'effrayant lever d'un soleil moral inconnu; il \nen avait l'horreur et l'\u00e9blouissement. Hibou forc\u00e9 \u00e0 \ndes regards d'aigle. Il se disait que c'\u00e9tait donc vrai, qu'il y avait des \nexceptions, que l'autorit\u00e9 pouvait \u00eatre d\u00e9contenanc\u00e9e, \nque la r\u00e8gle pouvait rester court devant un fait, que \ntout ne s'encadrait pas dans le texte du code, que \nl'impr\u00e9vu se faisait ob\u00e9ir, que la vertu d'un for\u00e7at \npouvait tendre un pi\u00e8ge \u00e0 la vertu d'un fonctionnaire, \nque le monstrueux pouvait \u00eatre divin, que la d estin\u00e9e \navait de ces embuscades -l\u00e0, et il songeait avec \nd\u00e9sespoir que lui -m\u00eame n'avait pas \u00e9t\u00e9 \u00e0 l'abri d'une \nsurprise. \nIl \u00e9tait forc\u00e9 de reconna\u00eetre que la bont\u00e9 existait. \nCe for\u00e7at avait \u00e9t\u00e9 bon. Et lui -m\u00eame, chose inou\u00efe, il \nvenait d'\u00eatre bon. Donc il se d\u00e9pravait. \nIl se trouvait l\u00e2che. Il se faisait horreur. \nL'id\u00e9al pour Javert, ce n'\u00e9tait pas d'\u00eatre humain, \nd'\u00eatre grand, d'\u00eatre sublime; c'\u00e9tait d'\u00eatre \nirr\u00e9prochable. \nOr, il venait de faillir. \nComment en \u00e9tait -il arriv\u00e9 l\u00e0? comment tout cela \ns'\u00e9tait -il pass\u00e9? Il n'aurait pu se le dire \u00e0 lui -m\u00eame. Il \nprenait sa t\u00eate entre ses deux mains, mais il avait beau \nfaire, il ne parvenait pas \u00e0 se l'expliquer. \nIl avait certainement toujours eu l'intention de \nremettre Jean Valjean \u00e0 la loi, dont Jean Valjean \u00e9t ait \nle captif, et dont lui, Javert, \u00e9tait l'esclave. Il ne s'\u00e9tait pas avou\u00e9 un seul instant, pendant qu'il le tenait, qu'il \ne\u00fbt la pens\u00e9e de le laisser aller. C'\u00e9tait en quelque \nsorte \u00e0 son insu que sa main s'\u00e9tait ouverte et l'avait \nl\u00e2ch\u00e9. \nToutes sortes de nouveaut\u00e9s \u00e9nigmatiques \ns'entrouvraient devant ses yeux. Il s'adressait des \nquestions, et il se faisait des r\u00e9ponses, et ses r\u00e9ponses \nl'effrayaient. Il se demandait : Ce for\u00e7at, ce d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, \nque j'ai poursuivi jusqu'\u00e0 le pers\u00e9cuter, et qui m'a eu \nsous son pied, et qui pouvait se venger, et qui le \ndevait tout \u00e0 la fois pour sa rancune et pour sa \ns\u00e9curit\u00e9, en me laissant la vie, en me faisant gr\u00e2ce, \nqu'a-t-il fait? Son devoir. Non. Quelque chose de \nplus. Et moi, en lui faisant gr\u00e2ce \u00e0 mon tour, qu'ai -je \nfait? Mon devoir. Non. Quelque chose de plus. Il y a \ndonc quelque chose de plus que le devoir? Ici il \ns'effarait; sa balance se disloquait; l'un des plateaux \ntombait dans l'ab\u00eeme, l'autre s'en allait dans le ciel; et \nJavert n'avait pas moins d'\u00e9pouvante de celui qui \u00e9tait \nen haut que de celui qui \u00e9tait en bas. Sans \u00eatre le \nmoins du monde ce qu'on appelle voltairien, ou \nphilosophe, ou incr\u00e9dule, respectueux au contraire, \npar instinct, pour l'\u00e9glise \u00e9tablie, il ne la connaissait \nque comme un fragment auguste de l'ensemble \nsocial; l'ordre \u00e9tait son dogme et lui suffisait; depuis qu'il avait l'\u00e2ge d'homme et de fonctionnaire, il \nmettait dans la police \u00e0 peu pr\u00e8s toute sa religion, \n\u00e9tant, et nous employons ici les mots sans la moindre \nironie et dans leur acceptio n la plus s\u00e9rieuse, \u00e9tant, \nnous l'avons dit, espion comme on est pr\u00eatre. Il avait \nun sup\u00e9rieur, M. Gisquet; il n'avait gu\u00e8re song\u00e9 \njusqu'\u00e0 ce jour \u00e0 cet autre sup\u00e9rieur, Dieu. \nCe chef nouveau, Dieu, il le sentait inopin\u00e9ment, \net en \u00e9tait troubl\u00e9. \nIl \u00e9tai t d\u00e9sorient\u00e9 de cette pr\u00e9sence inattendue; il \nne savait que faire de ce sup\u00e9rieur -l\u00e0, lui qui n'ignorait \npas que le subordonn\u00e9 est tenu de se courber \ntoujours, qu'il ne doit ni d\u00e9sob\u00e9ir, ni bl\u00e2mer, ni \ndiscuter, et que, vis -\u00e0-vis d'un sup\u00e9rieur qui l'\u00e9tonne \ntrop, l'inf\u00e9rieur n'a d'autre ressource que sa \nd\u00e9mission. \nMais comment s'y prendre pour donner sa \nd\u00e9mission \u00e0 Dieu? \nQuoi qu'il en f\u00fbt, et c'\u00e9tait toujours l\u00e0 qu'il en \nrevenait, un fait pour lui dominait tout, c'est qu'il \nvenait de commettre une infraction \u00e9pouvantable. Il \nvenait de fermer les yeux sur un condamn\u00e9 r\u00e9cidiviste \nen rupture de ban. Il venait d'\u00e9largir un gal \u00e9rien. Il \nvenait de voler aux lois un homme qui leur \nappartenait. Il avait fait cela. Il ne se comprenait plus. Il n'\u00e9tait pas s\u00fbr d'\u00eatre lui -m\u00eame. Les raisons m\u00eames \nde son action lui \u00e9chappaient, il n'en avait que le \nvertige. Il avait v\u00e9cu jusqu'\u00e0 ce mome nt de cette foi \naveugle qui engendre la probit\u00e9 t\u00e9n\u00e9breuse. Cette foi \nle quittait, cette probit\u00e9 lui faisait d\u00e9faut. Tout ce qu'il \navait cru se dissipait. Des v\u00e9rit\u00e9s dont il ne voulait \npas l'obs\u00e9daient inexorablement. Il fallait d\u00e9sormais \n\u00eatre un autre ho mme. Il souffrait les \u00e9tranges \ndouleurs d'une conscience brusquement op\u00e9r\u00e9e de la \ncataracte. Il voyait ce qu'il lui r\u00e9pugnait de voir. Il se \nsentait vid\u00e9, inutile, disloqu\u00e9 de sa vie pass\u00e9e, \ndestitu\u00e9, dissous. L'autorit\u00e9 \u00e9tait morte en lui. Il \nn'avait plus de raison d'\u00eatre. \nSituation terrible! \u00eatre \u00e9mu. \nEtre le granit, et douter! \u00eatre la statue du ch\u00e2timent \nfondue tout d'une pi\u00e8ce dans le moule de la loi, et \ns'apercevoir subitement qu'on a sous sa mamelle de \nbronze quelque chose d'absurde et de d\u00e9sob\u00e9issa nt \nqui ressemble presque \u00e0 un c\u0153ur! en venir \u00e0 rendre le \nbien pour le bien, quoiqu'on se soit dit jusqu'\u00e0 ce jour \nque ce bien -l\u00e0 c'est le mal! \u00eatre le chien de garde, et \nl\u00e9cher! \u00eatre la glace, et fondre! \u00eatre la tenaille, et \ndevenir une main! se sentir tou t \u00e0 coup des doigts qui \ns'ouvrent! l\u00e2cher prise, chose \u00e9pouvantable! L'homme projectile ne sachant plus sa route, et \nreculant! \nEtre oblig\u00e9 de s'avouer ceci : l'infaillibilit\u00e9 n'est pas \ninfaillible, il peut y avoir de l'erreur dans le dogme, \ntout n'est pa s dit quand un code a parl\u00e9, la soci\u00e9t\u00e9 \nn'est pas parfaite, l'autorit\u00e9 est compliqu\u00e9e de \nvacillation, un craquement dans l'immuable est \npossible, les juges sont des hommes, la loi peut se \ntromper, les tribunaux peuvent se m\u00e9prendre! voir \nune f\u00ealure dans l' immense vitre bleue du firmament! \nCe qui se passait dans Javert, c'\u00e9tait le Fampoux \nd'une conscience rectiligne, la mise hors de voie \nd'une \u00e2me, l'\u00e9crasement d'une probit\u00e9 irr\u00e9sistiblement \nlanc\u00e9e en ligne droite et se brisant \u00e0 Dieu. Certes, cela \n\u00e9tait \u00e9t range. Que le chauffeur de l'ordre, que le \nm\u00e9canicien de l'autorit\u00e9, mont\u00e9 sur l'aveugle cheval \nde fer \u00e0 voie rigide, puisse \u00eatre d\u00e9sar\u00e7onn\u00e9 par un \ncoup de lumi\u00e8re! que l'incommutable, le direct, le \ncorrect, le g\u00e9om\u00e9trique, le passif, le parfait, puisse \nfl\u00e9chir! qu'il y ait pour la locomotive un chemin de \nDamas! \nDieu, toujours int\u00e9rieur \u00e0 l'homme, et r\u00e9fractaire, \nlui la vraie conscience, \u00e0 la fausse, d\u00e9fense \u00e0 l'\u00e9tincelle \nde s'\u00e9teindre, ordre au rayon de se souvenir du soleil, \ninjonction \u00e0 l'\u00e2me de reconna \u00eetre le v\u00e9ritable absolu quand il se confronte avec l'absolu fictif, l'humanit\u00e9 \nimperdable, le c\u0153ur humain inamissible, ce \nph\u00e9nom\u00e8ne splendide, le plus beau peut -\u00eatre de nos \nprodiges int\u00e9rieurs, Javert le comprenait -il? Javert le \np\u00e9n\u00e9trait -il? Javert s'en rendait -il compte? \nEvidemment non. Mais sous la pression de cet \nincompr\u00e9hensible incontestable, il sentait son cr\u00e2ne \ns'entrouvrir. \nIl \u00e9tait moins le transfigur\u00e9 que la victime de ce \nprodige. Il le subissait, exasp\u00e9r\u00e9. Il ne voyait dans \ntout cela qu'une im mense difficult\u00e9 d'\u00eatre. Il lui \nsemblait que d\u00e9sormais sa respiration \u00e9tait g\u00ean\u00e9e \u00e0 \njamais. \nAvoir sur sa t\u00eate de l'inconnu, il n'\u00e9tait pas \naccoutum\u00e9 \u00e0 cela. \nJusqu'ici tout ce qu'il avait au -dessus de lui avait \n\u00e9t\u00e9 pour son regard une surface nette, simpl e, \nlimpide; l\u00e0 rien d'ignor\u00e9, ni d'obscur; rien qui ne f\u00fbt \nd\u00e9fini, coordonn\u00e9, encha\u00een\u00e9, pr\u00e9cis, exact, circonscrit, \nlimit\u00e9, ferm\u00e9; tout pr\u00e9vu; l'autorit\u00e9 \u00e9tait une chose \nplane; aucune chute en elle, aucun vertige devant elle. \nJavert n'avait jamais vu de l' inconnu qu'en bas. \nL'irr\u00e9gulier, l'inattendu, l'ouverture d\u00e9sordonn\u00e9e du \nchaos, le glissement possible dans un pr\u00e9cipice, c'\u00e9tait \nl\u00e0 le fait des r\u00e9gions inf\u00e9rieures, des rebelles, des mauvais, des mis\u00e9rables. Maintenant Javert se \nrenversait en arri\u00e8re, et il \u00e9tait brusquement effar\u00e9 par \ncette apparition inou\u00efe : un gouffre en haut. \nQuoi donc! on \u00e9tait d\u00e9mantel\u00e9 de fond en comble! \non \u00e9tait d\u00e9concert\u00e9, absolument! A quoi se fier? Ce \ndont on \u00e9tait convaincu s'effondrait! \nQuoi! le d\u00e9faut de la cuirasse de la soci\u00e9t\u00e9 pouvait \n\u00eatre trouv\u00e9 par un mis\u00e9rable magnanime! Quoi! un \nhonn\u00eate serviteur de la loi pouvait se voir tout \u00e0 coup \npris entre deux crimes, le crime de laisser \u00e9chapper \nun homme, et le crime de l'arr\u00eater! tout n'\u00e9tait pas \ncertain dans la consigne donn \u00e9e par l'\u00e9tat au \nfonctionnaire! Il pouvait y avoir des impasses dans le \ndevoir! Quoi donc! tout cela \u00e9tait r\u00e9el! \u00e9tait -il vrai \nqu'un ancien bandit, courb\u00e9 sous les condamnations, \np\u00fbt se redresser et finir par avoir raison? \u00e9tait -ce \ncroyable? y avait -il don c des cas o\u00f9 la loi devait se \nretirer devant le crime transfigur\u00e9 en balbutiant des \nexcuses! \nOui, cela \u00e9tait! et Javert le voyait! et Javert le \ntouchait! et non seulement il ne pouvait le nier, mais \nil y prenait part. C'\u00e9taient l\u00e0 des r\u00e9alit\u00e9s. Il \u00e9tait \nabominable que les faits r\u00e9els pussent arriver \u00e0 une \ntelle difformit\u00e9. Si les faits faisaient leur devoir, ils se borneraient \u00e0 \n\u00eatre les preuves de la loi; les faits, c'est Dieu qui les \nenvoie. L'anarchie allait -elle donc maintenant \ndescendre de l\u00e0 -haut? \nAinsi, \u2013 et dans le grossissement de l'angoisse, et \ndans l'illusion d'optique de la consternation, tout ce \nqui e\u00fbt pu restreindre et corriger son impression \ns'effa\u00e7ait, et la soci\u00e9t\u00e9, et le genre humain, et l'univers \nse r\u00e9sumaient d\u00e9sormais \u00e0 ses yeux dans un \nlin\u00e9ament simple et hideux, \u2013 ainsi la p\u00e9nalit\u00e9, la \nchose jug\u00e9e, la force due \u00e0 la l\u00e9gislation, les arr\u00eats des \ncours souveraines, la magistrature, le gouvernement, \nla pr\u00e9vention et la r\u00e9pression, la sagesse officielle, \nl'infaillibilit\u00e9 l\u00e9gale, le princ ipe d'autorit\u00e9, tous les \ndogmes sur lesquels repose la s\u00e9curit\u00e9 politique et \ncivile, la souverainet\u00e9, la justice, la logique d\u00e9coulant \ndu code, l'absolu social, la v\u00e9rit\u00e9 publique, tout cela, \nd\u00e9combres, monceau, chaos; lui -m\u00eame Javert, le \nguetteur de l'ord re, l'incorruptibilit\u00e9 au service de la \npolice, la providence -dogue de la soci\u00e9t\u00e9, vaincu et \nterrass\u00e9, et sur toute cette ruine un homme debout, le \nbonnet vert sur la t\u00eate et l'aur\u00e9ole au front; voil\u00e0 \u00e0 \nquel bouleversement il en \u00e9tait venu; voil\u00e0 la vision \neffroyable qu'il avait dans l'\u00e2me. \nQue cela f\u00fbt supportable. Non. Etat violent, s'il en fut. Il n'y avait que deux \nmani\u00e8res d'en sortir. L'une, d'aller r\u00e9solument \u00e0 Jean \nValjean, et de rendre au cachot l'homme du bagne. \nL'autre... \u2013 \nJavert quitta le pa rapet, et, la t\u00eate haute cette fois, \nse dirigea d'un pas ferme vers le poste indiqu\u00e9 par \nune lanterne \u00e0 l'un des coins de la place du Ch\u00e2telet. \nArriv\u00e9 l\u00e0, il aper\u00e7ut par la vitre un sergent de ville, \net entra. Rien qu'\u00e0 la fa\u00e7on dont ils poussent la porte \nd'un corps de garde, les hommes de police se \nreconnaissent entre eux. Javert se nomma, montra sa \ncarte au sergent, et s'assit \u00e0 la table du poste o\u00f9 \nbr\u00fblait une chandelle. Il y avait sur la table une \nplume, un encrier de plomb, et du papier en cas pour \nles proc\u00e8s -verbaux \u00e9ventuels et les consignations des \nrondes de nuit. \nCette table, toujours compl\u00e9t\u00e9e par sa chaise de \npaille, est une institution; elle existe dans tous les \npostes de police; elle est invariablement orn\u00e9e d'une \nsoucoupe en buis pleine de sc iure de bois et d'une \ngrimace en carton pleine de pains \u00e0 cacheter rouges, \net elle est l'\u00e9tage inf\u00e9rieur du style officiel. C'est \u00e0 elle \nque commence la litt\u00e9rature de l'\u00e9tat. \nJavert prit la plume et une feuille de papier et se \nmit \u00e0 \u00e9crire. Voici ce qu'i l \u00e9crivit : \nQUELQUES OBSERVATIONS POUR LE BIEN \nDU SERVICE. \n \n\u00abPremi\u00e8rement : je prie monsieur le pr\u00e9fet de jeter \nles yeux. \n \n\u00abDeuxi\u00e8mement : les d\u00e9tenus arrivant de \nl'instruction \u00f4tent leurs souliers et restent pieds nus \nsur la dalle pendant qu'on les fouille. Plusieurs \ntoussent en rentrant \u00e0 la prison. Cela entra\u00eene des \nd\u00e9penses d'infirmerie. \n \n\u00abTroisi\u00e8mement : la filature est bonne, avec relais \ndes agents de distance en distance, mais il faudrait \nque, dans les occasions importantes, deux agents au \nmoins ne se perdissent pas de vue, attendu que, si, \npour une cause quelconque, un agent vient \u00e0 faiblir \ndans le service, l'autre le surveille et le suppl\u00e9e. \n \n\u00abQuatri\u00e8mement : on ne s'explique pas pourquoi le \nr\u00e8glement sp\u00e9cial de la prison des Madelonnettes \ninterdit au prisonnier d'avoir une chaise, m\u00eame en la \npayant. \n \n\u00abCinqui\u00e8mement : aux Madelonnettes, il n'y a que \ndeux barreaux \u00e0 l a cantine, ce qui permet \u00e0 la \ncantini\u00e8re de laisser toucher sa main aux d\u00e9tenus. \n\u00abSixi\u00e8mement : les d\u00e9tenus, dits aboyeurs, qui \nappellent les autres d\u00e9tenus au parloir, se font payer \ndeux sous par le prisonnier pour crier son nom \ndistinctement. C'est un vol. \n \n\u00abSepti\u00e8mement : pour un fil courant, on retient dix \nsous au prisonnier dans l'atelier des tisserands; c'est \nun abus de l'entrepreneur, puisque la toile n'est pas \nmoins bonne. \n \n\u00abHuiti\u00e8mement : il est f\u00e2cheux que les visitants de \nla Force aient \u00e0 tra verser la cour des m\u00f4mes pour se \nrendre au parloir de Sainte -Marie -l'Egyptienne. \n \n\u00abNeuvi\u00e8mement : il est certain qu'on entend tous \nles jours des gendarmes raconter dans la cour de la \npr\u00e9fecture des interrogatoires de pr\u00e9venus par les \nmagistrats. Un gendar me, qui devrait \u00eatre sacr\u00e9, \nr\u00e9p\u00e9ter ce qu'il a entendu dans le cabinet de \nl'instruction, c'est l\u00e0 un d\u00e9sordre grave. \n \n\u00abDixi\u00e8mement : Mme Henry est une honn\u00eate \nfemme; sa cantine est fort propre; mais il est mauvais \nqu'une femme tienne le guichet de la sour ici\u00e8re du \nsecret. Cela n'est pas digne de la Conciergerie d'une \ngrande civilisation.\u00bb \n Javert \u00e9crivit ces lignes de son \u00e9criture la plus \ncalme et la plus correcte, n'omettant pas une virgule, \net faisant fermement crier le papier sous la plume. \nAu-dessous de la derni\u00e8re ligne il signa : \n \n \u00abJAVERT . \n \u00abInspecteur de I\u00e8re classe. \n \u00abAu poste de la place du Ch\u00e2telet. \n \u00ab7 juin 1832, environ une heure du ma tin.\u00bb \n \nJavert s\u00e9cha l'encre fra\u00eeche sur le papier, le plia \ncomme une lettre, le cacheta, \u00e9crivit au dos : Note \npour l'administration , le laissa sur la table, et sortit du \nposte. La porte vitr\u00e9e et grill\u00e9e retomba derri\u00e8re lui. \nIl traversa de nouveau dia gonalement la place du \nCh\u00e2telet, regagna le quai, et revint avec une pr\u00e9cision \nautomatique au point m\u00eame qu'il avait quitt\u00e9 un quart \nd'heure auparavant; il s'y accouda, et se retrouva dans \nla m\u00eame attitude sur la m\u00eame dalle du parapet. Il \nsemblait qu'il n' e\u00fbt pas boug\u00e9. \nL'obscurit\u00e9 \u00e9tait compl\u00e8te. C'\u00e9tait le moment \ns\u00e9pulcral qui suit minuit. Un plafond de nuages \ncachait les \u00e9toiles. Le ciel n'\u00e9tait qu'une \u00e9paisseur \nsinistre. Les maisons de la Cit\u00e9 n'avaient plus une \nseule lumi\u00e8re; personne ne passait; tout ce qu'on \napercevait des rues et des quais \u00e9tait d\u00e9sert; Notre -Dame et les tours du Palais de justice semblaient des \nlin\u00e9aments de la nuit. Un r\u00e9verb\u00e8re rougissait la \nmargelle du quai. Les silhouettes des ponts se \nd\u00e9formaient dans la brume les unes derri\u00e8r e les \nautres. Les pluies avaient grossi la rivi\u00e8re. \nL'endroit o\u00f9 Javert s'\u00e9tait accoud\u00e9 \u00e9tait, on s'en \nsouvient, pr\u00e9cis\u00e9ment situ\u00e9 au -dessus du rapide de la \nSeine, \u00e0 pic sur cette redoutable spirale de tourbillons \nqui se d\u00e9noue et se renoue comme une vis sans fin. \nJavert pencha la t\u00eate et regarda. Tout \u00e9tait noir. \nOn ne distinguait rien. On entendait un bruit \nd'\u00e9cume; mais on ne voyait pas la rivi\u00e8re. Par instants, \ndans cette profondeur vertigineuse, une lueur \napparaissait et serpentait vaguement, l'eau a yant cette \npuissance, dans la nuit la plus compl\u00e8te, de prendre la \nlumi\u00e8re on ne sait o\u00f9 et de la changer en couleuvre. \nLa lueur s'\u00e9vanouissait, et tout redevenait indistinct. \nL'immensit\u00e9 semblait ouverte l\u00e0. Ce qu'on avait au -\ndessous de soi, ce n'\u00e9tait pa s de l'eau, c'\u00e9tait du \ngouffre. Le mur du quai, abrupt, confus, m\u00eal\u00e9 \u00e0 la \nvapeur, tout de suite d\u00e9rob\u00e9, faisait l'effet d'un \nescarpement de l'infini. \nOn ne voyait rien, mais on sentait la froideur \nhostile de l'eau et l'odeur fade des pierres mouill\u00e9es. \nUn souffle farouche montait de cet ab\u00eeme. Le grossissement du fleuve plut\u00f4t devin\u00e9 qu'aper\u00e7u, le \ntragique chuchotement du flot, l'\u00e9normit\u00e9 lugubre \ndes arches du pont, la chute imaginable dans ce vide \nsombre, toute cette ombre \u00e9tait pleine d'horreur. \nJavert demeura quelques minutes immobile, \nregardant cette ouverture de t\u00e9n\u00e8bres; il consid\u00e9rait \nl'invisible avec une fixit\u00e9 qui ressemblait \u00e0 de \nl'attention. L'eau bruissait. Tout \u00e0 coup, il \u00f4ta son \nchapeau et le posa sur le rebord du quai. Un moment \napr\u00e8s, une f igure haute et noire, que de loin quelque \npassant attard\u00e9 e\u00fbt pu prendre pour un fant\u00f4me, \napparut debout sur le parapet, se courba vers la \nSeine, puis se redressa, et tomba droite dans les \nt\u00e9n\u00e8bres; il y eut un clapotement sourd; et l'ombre \nseule fut dans le secret des convulsions de cette \nforme obscure disparue sous l'eau. \n \n \n \n \nLIVRE CINQUI\u00c8ME \n \n \nLE PETIT -FILS \nET LE GRAND -P\u00c8RE \n \n \n \n \nV, 5, 1 \n \n \n \n \n \nO\u00f9 l'on revoit l'arbre \u00e0 l'empl\u00e2tre \nde zinc \n \n \n \n \n \nQuelque temps apr\u00e8s les \u00e9v\u00e9nements que nous \nvenons de raconter, le sieur Boulatruelle eut une \n\u00e9motion vive. \nLe sieur Boulatruelle est ce cantonnier de \nMontfermeil qu'on a d\u00e9j\u00e0 entrevu dans les parties \nt\u00e9n\u00e9breuses de ce livre. \nBoulatruelle, on s'en souvie nt peut -\u00eatre, \u00e9tait un \nhomme occup\u00e9 de choses troubles et diverses. Il cassait des pierres et endommageait des voyageurs \nsur la grande route. Terrassier et voleur, il avait un \nr\u00eave; il croyait aux tr\u00e9sors enfouis dans la for\u00eat de \nMontfermeil. Il esp\u00e9rait q uelque jour trouver de \nl'argent dans la terre au pied d'un arbre; en attendant, \nil en cherchait volontiers dans les poches des \npassants. \nN\u00e9anmoins, pour l'instant, il \u00e9tait prudent. Il \nvenait de l'\u00e9chapper belle. Il avait \u00e9t\u00e9, on le sait, \nramass\u00e9 dans le galetas Jondrette avec les autres \nbandits. Utilit\u00e9 d'un vice : son ivrognerie l'avait sauv\u00e9. \nOn n'avait jamais pu \u00e9claircir s'il \u00e9tait l\u00e0 comme \nvoleur ou comme vol\u00e9. Une ordonnance de non -lieu, \nfond\u00e9e sur son \u00e9tat d'ivresse bien constat\u00e9 dans la \nsoir\u00e9e du guet-apens, l'avait mis en libert\u00e9. Il avait \nrepris la clef des bois. Il \u00e9tait revenu \u00e0 son chemin de \nGagny \u00e0 Lagny faire, sous la surveillance \nadministrative, de l'empierrement pour le compte de \nl'\u00e9tat, la mine basse, fort pensif, un peu refroidi pour \nle vol, qui avait failli le perdre, mais ne se tournant \nqu'avec plus d'attendrissement vers le vin, qui venait \nde le sauver. \nQuant \u00e0 l'\u00e9motion vive qu'il eut peu de temps \napr\u00e8s sa rentr\u00e9e sous le toit de gazon de sa hutte de \ncantonnier, la voici : Un matin, Boulatruelle, en se rendant comme \nd'habitude \u00e0 son travail, et \u00e0 son aff\u00fbt peut -\u00eatre, un \npeu avant le point du jour, aper\u00e7ut parmi les \nbranches un homme dont il ne vit que le dos, mais \ndont l'encolure, \u00e0 ce qui lui sembla, \u00e0 travers la \ndistance et le cr\u00e9p uscule, ne lui \u00e9tait pas tout \u00e0 fait \ninconnue. Boulatruelle, quoique ivrogne, avait une \nm\u00e9moire correcte et lucide, arme d\u00e9fensive \nindispensable \u00e0 quiconque est un peu en lutte avec \nl'ordre l\u00e9gal. \n\u2013 O\u00f9 diable ai -je vu quelque chose comme cet \nhomme -l\u00e0? se demanda -t-il. \nMais il ne put rien se r\u00e9pondre, sinon que cela \nressemblait \u00e0 quelqu'un dont il avait confus\u00e9ment la \ntrace dans l'esprit. \nBoulatruelle, du reste, en dehors de l'identit\u00e9 qu'il \nne r\u00e9ussissait point \u00e0 ressaisir, fit des rapprochements \net des calculs. Cet homme n'\u00e9tait pas du pays. Il y \narrivait. A pied, \u00e9videmment. Aucune voiture \npublique ne passe \u00e0 ces heures -l\u00e0 \u00e0 Montfermeil. Il \navait march\u00e9 toute la nuit. D'o\u00f9 venait -il? De pas \nloin. Car il n'avait ni havresac, ni paquet. De Paris \nsans dout e. Pourquoi \u00e9tait -il dans ce bois? pourquoi y \n\u00e9tait-il \u00e0 pareille heure? qu'y venait -il faire? Boulatruelle songea au tr\u00e9sor. A force de creuser \ndans sa m\u00e9moire, il se rappela vaguement avoir eu \nd\u00e9j\u00e0, plusieurs ann\u00e9es auparavant, une semblable \nalerte au s ujet d'un homme qui lui faisait bien l'effet \nde pouvoir \u00eatre cet homme -l\u00e0. \nTout en m\u00e9ditant, il avait, sous le poids m\u00eame de \nsa m\u00e9ditation, baiss\u00e9 la t\u00eate, chose naturelle, mais peu \nhabile. Quand il la releva, il n'y avait plus rien. \nL'homme s'\u00e9tait effac \u00e9 dans la for\u00eat et dans le \ncr\u00e9puscule. \n\u2013 Par le diantre, dit Boulatruelle, je le retrouverai. \nJe d\u00e9couvrirai la paroisse de ce paroissien -l\u00e0. Ce \npromeneur de patron -minette a un pourquoi, je le \nsaurai. On n'a pas de secret dans mon bois sans que \nje m'en m \u00eale. \nIl prit sa pioche qui \u00e9tait fort aigu\u00eb. \n\u2013 Voil\u00e0, grommela -t-il, de quoi fouiller la terre et \nun homme. \nEt, comme on rattache un fil \u00e0 un autre fil, \nembo\u00eetant le pas de son mieux dans l'itin\u00e9raire que \nl'homme avait d\u00fb suivre, il se mit en marche \u00e0 t ravers \nle taillis. \nQuand il eut fait une centaine d'enjamb\u00e9es, le jour \nqui commen\u00e7ait \u00e0 se lever, l'aida. Des semelles \nempreintes sur le sable \u00e7\u00e0 et l\u00e0, des herbes foul\u00e9es, des bruy\u00e8res \u00e9cras\u00e9es, de jeunes branches pli\u00e9es dans \nles broussailles et se redre ssant avec une gracieuse \nlenteur comme les bras d'une jolie femme qui s'\u00e9tire \nen se r\u00e9veillant, lui indiqu\u00e8rent une sorte de piste. Il \nla suivit, puis il la perdit. Le temps s'\u00e9coulait. Il entra \nplus avant dans le bois et parvint sur une esp\u00e8ce \nd'\u00e9minence. Un chasseur matinal qui passait au loin \ndans un sentier en sifflant l'air de Guillery lui donna \nl'id\u00e9e de grimper dans un arbre. Quoique vieux, il \n\u00e9tait agile. Il y avait l\u00e0 un h\u00eatre de grande taille, digne \nde Tityre et de Boulatruelle. Boulatruelle monta sur le \nh\u00eatre, le plus haut qu'il put. \nL'id\u00e9e \u00e9tait bonne. En explorant la solitude du \nc\u00f4t\u00e9 o\u00f9 le bois est tout \u00e0 fait enchev\u00eatr\u00e9 et farouche, \nBoulatruelle aper\u00e7ut tout \u00e0 coup l'homme. \nA peine l'eut -il aper\u00e7u qu'il le perdit de vue. \nL'homme entra, ou plut\u00f4t se glissa, dans une \nclairi\u00e8re assez \u00e9loign\u00e9e, masqu\u00e9e par de grands \narbres, mais que Boulatruelle connaissait tr\u00e8s bien, \npour y avoir remarqu\u00e9, pr\u00e8s d'un gros tas de pierres \nmeuli\u00e8res, un ch\u00e2taignier malade pans\u00e9 avec une \nplaque de zinc clou\u00e9e \u00e0 m\u00eame sur l'\u00e9corce. Cette \nclairi\u00e8re est celle qu'on appelait autrefois le fonds \nBlaru. Le tas de pierres, destin\u00e9 \u00e0 on ne sait quel \nemploi, qu'on y voyait il y a trente ans, y est sans doute encore. Rien n'\u00e9gale la long\u00e9vit\u00e9 d'un tas de \npierres, si ce n'est celle d'une palissade en planches. \nC'est l\u00e0 provisoirement. Quelle raison pour durer! \nBoulatruelle, avec la rapidit\u00e9 de la joie, se laissa \ntomber de l'arbre plut\u00f4t qu'il n'en descendit. Le g\u00eete \n\u00e9tait trouv\u00e9, il s'agissait de saisir la b\u00eate . Ce fameux \ntr\u00e9sor r\u00eav\u00e9 \u00e9tait probablement l\u00e0. \nCe n'\u00e9tait pas une petite affaire d'arriver \u00e0 cette \nclairi\u00e8re. Par les sentiers battus, qui font mille zigzags \ntaquinants, il fallait un bon quart d'heure. En ligne \ndroite, par le fourr\u00e9, qui est l\u00e0 singuli\u00e8r ement \u00e9pais, \ntr\u00e8s \u00e9pineux et tr\u00e8s agressif, il fallait une grande demi -\nheure. C'est ce que Boulatruelle eut le tort de ne \npoint comprendre. Il crut \u00e0 la ligne droite; illusion \nd'optique respectable, mais qui perd beaucoup \nd'hommes. Le fourr\u00e9, si h\u00e9riss\u00e9 qu 'il f\u00fbt, lui parut le \nbon chemin. \n\u2013 Prenons par la rue de Rivoli des loups, dit -il. \nBoulatruelle, accoutum\u00e9 \u00e0 aller de travers, fit cette \nfois la faute d'aller droit. \nIl se jeta r\u00e9solument dans la m\u00eal\u00e9e des broussailles. \nIl eut affaire \u00e0 des houx, \u00e0 de s orties, \u00e0 des \naub\u00e9pines, \u00e0 des \u00e9glantiers, \u00e0 des chardons, \u00e0 des \nronces fort irascibles. Il fut tr\u00e8s \u00e9gratign\u00e9. Au bas du ravin, il trouva de l'eau qu'il fallut \ntraverser. \nIl arriva enfin \u00e0 la clairi\u00e8re Blaru, au bout de \nquarante minutes, suant, mouill \u00e9, essouffl\u00e9, griff\u00e9, \nf\u00e9roce. \nPersonne dans la clairi\u00e8re. \nBoulatruelle courut au tas de pierres. Il \u00e9tait \u00e0 sa \nplace. On ne l'avait pas emport\u00e9. \nQuant \u00e0 l'homme, il s'\u00e9tait \u00e9vanoui dans la for\u00eat. Il \ns'\u00e9tait \u00e9vad\u00e9. O\u00f9? de quel c\u00f4t\u00e9? dans quel fourr\u00e9? \nImpossible de le deviner. \nEt, chose poignante, il y avait derri\u00e8re le tas de \npierres, devant l'arbre \u00e0 la plaque de zinc, de la terre \ntoute fra\u00eeche remu\u00e9e, une pioche oubli\u00e9e ou \nabandonn\u00e9e, et un trou. \nCe trou \u00e9tait vide. \n\u2013 Voleur! cria Boulatruelle en mon trant les deux \npoings \u00e0 l'horizon. \n \n \n \n \nV, 5, 2 \n \n \n \n \n \nMarius, en sortant de la guerre \ncivile, s'appr\u00eate \u00e0 la guerre \ndomestique \n \n \n \n \nMarius fut longtemps ni mort ni vivant. Il eut \ndurant plusieurs semaines une fi\u00e8vre accompagn\u00e9e de \nd\u00e9lire, et d'assez graves sympt\u00f4mes c\u00e9r\u00e9braux caus\u00e9s \nplut\u00f4t encore par les commotions des blessures \u00e0 la \nt\u00eate que par les blessures elles -m\u00eames. \nIl r\u00e9p\u00e9ta l e nom de Cosette pendant des nuits \nenti\u00e8res dans la loquacit\u00e9 lugubre de la fi\u00e8vre et avec \nla sombre opini\u00e2tret\u00e9 de l'agonie. La largeur de certaines l\u00e9sions fut un s\u00e9rieux danger, la suppuration \ndes plaies larges pouvant toujours se r\u00e9sorber, et par \ncons\u00e9 quent tuer le malade, sous de certaines \ninfluences atmosph\u00e9riques; \u00e0 chaque changement de \ntemps, au moindre orage, le m\u00e9decin \u00e9tait inquiet. \u2013 \nSurtout que le bless\u00e9 n'ait aucune \u00e9motion, r\u00e9p\u00e9tait -il. \nLes pansements \u00e9taient compliqu\u00e9s et difficiles, la \nfixation des appareils et des linges par le sparadrap \nn'ayant pas encore \u00e9t\u00e9 imagin\u00e9e \u00e0 cette \u00e9poque. \nNicolette d\u00e9pensa en charpie un drap de lit \u00abgrand \ncomme un plafond\u00bb, disait -elle. Ce ne fut pas sans \npeine que les lotions chlorur\u00e9es et le nitrate d'argent \nvinrent \u00e0 bout de la gangr\u00e8ne. Tant qu'il y eut p\u00e9ril, \nM. Gillenormand, \u00e9perdu au chevet de son petit -fils, \nfut comme Marius; ni mort ni vivant. \nTous les jours, et quelquefois deux fois par jour, \nun monsieur en cheveux blancs fort bien mis, tel \u00e9tait \nle signalement donn\u00e9 par le portier, venait savoir des \nnouvelles du bless\u00e9, et d\u00e9posait pour les pansements \nun gros paquet de charpie. \nEnfin, le 7 septembre, quatre mois, jour pour jour, \napr\u00e8s la douloureuse nuit o\u00f9 on l'avait rapport\u00e9 \nmourant chez son grand -p\u00e8re, le m\u00e9decin d\u00e9clara \nqu'il r\u00e9pondait de lui. La convalescence s'\u00e9baucha. \nMarius dut pourtant rester encore plus de deux mois \u00e9tendu sur une chaise longue, \u00e0 cause des accidents \nproduits par la fracture de la clavicule. Il y a toujours \ncomme cela une de rni\u00e8re plaie qui ne veut pas se \nfermer et qui \u00e9ternise les pansements, au grand ennui \ndu malade. \nDu reste, cette longue maladie et cette longue \nconvalescence le sauv\u00e8rent des poursuites. En \nFrance, il n'y a pas de col\u00e8re, m\u00eame publique, que six \nmois n'\u00e9te ignent. Les \u00e9meutes, dans l'\u00e9tat o\u00f9 est la \nsoci\u00e9t\u00e9, sont tellement la faute de tout le monde \nqu'elles sont suivies d'un certain besoin de fermer les \nyeux. \nAjoutons que l'inqualifiable ordonnance Gisquet, \nqui enjoignait aux m\u00e9decins de d\u00e9noncer les bless\u00e9s , \nayant indign\u00e9 l'opinion, et non seulement l'opinion, \nmais le roi tout le premier, les bless\u00e9s furent couverts \net prot\u00e9g\u00e9s par cette indignation; et, \u00e0 l'exception de \nceux qui avaient \u00e9t\u00e9 faits prisonniers dans le combat \nflagrant, les conseils de guerre n 'os\u00e8rent en inqui\u00e9ter \naucun. On laissa donc Marius tranquille. \nM. Gillenormand traversa toutes les angoisses \nd'abord, et ensuite toutes les extases. On eut \nbeaucoup de peine \u00e0 l'emp\u00eacher de passer toutes les \nnuits pr\u00e8s du bless\u00e9; il fit apporter son grand fauteuil \n\u00e0 c\u00f4t\u00e9 du lit de Marius; il exigea que sa fille pr\u00eet le plus beau linge de la maison pour en faire des \ncompresses et des bandes. Mademoiselle \nGillenormand, en personne sage et a\u00een\u00e9e, trouva \nmoyen d'\u00e9pargner le beau linge, tout en laissant croire \n\u00e0 l'a\u00efeul qu'il \u00e9tait ob\u00e9i. M. Gillenormand ne permit \npas qu'on lui expliqu\u00e2t que pour faire de la charpie la \nbatiste ne vaut pas la grosse toile, ni la toile neuve la \ntoile us\u00e9e. Il assistait \u00e0 tous les pansements dont \nmademoiselle Gillenormand s'absentai t pudiquement. \nQuand on coupait les chairs mortes avec des ciseaux, \nil disait : a\u00efe, a\u00efe! Rien n'\u00e9tait touchant comme de le \nvoir tendre au bless\u00e9 une tasse de tisane avec son \ndoux tremblement s\u00e9nile. Il accablait le m\u00e9decin de \nquestions. Il ne s'apercevait pas qu'il recommen\u00e7ait \ntoujours les m\u00eames. \nLe jour o\u00f9 le m\u00e9decin lui annon\u00e7a que Marius \u00e9tait \nhors de danger, le bonhomme fut en d\u00e9lire. Il donna \ntrois louis de gratification \u00e0 son portier. Le soir, en \nrentrant dans sa chambre, il dansa une gavotte, en \nfaisant des castagnettes avec son pouce et son index, \net il chanta une chanson que voici : \n \nJeanne est n\u00e9e \u00e0 Foug\u00e8re, \nVrai nid d'une berg\u00e8re; \nJ'adore son jupon \n Fripon. \nAmour, tu vis en elle; \nCar c'est dans sa prunelle \nQue tu mets ton carquois, \nNarquois! \n \nMoi, je la chante, et j'aime \nPlus que Diane m\u00eame, \nJeanne et ses durs t\u00e9tons \nBretons. \n \nPuis il se mit \u00e0 genoux sur une chaise, et Basque, \nqui l'observait par la porte entrouverte, crut \u00eatre s\u00fbr \nqu'il priait. \n Jusque -l\u00e0, il n'avait gu\u00e8re cru en Dieu. \nA chaque nouvelle phase du mieux, qui allait se \ndessinant de plus en plus, l'a\u00efeul extravaguait. Il faisait \nun tas d'actions machinales pleines d'all\u00e9gresse, il \nmontait et descendait les escaliers sans savoir \npour quoi. Une voisine, jolie du reste, fut toute \nstup\u00e9faite de recevoir un matin un gros bouquet; \nc'\u00e9tait M. Gillenormand qui le lui envoyait. Le mari \nfit une sc\u00e8ne de jalousie. M. Gillenormand essayait de \nprendre Nicolette sur ses genoux. Il appelait Marius \nmonsieur le baron. Il criait Vive la r\u00e9publique! \nA chaque instant, il demandait au m\u00e9decin : N'est -\nce pas qu'il n'y a plus de danger? Il regardait Marius \navec des yeux de grand'm\u00e8re. Il le couvait quand il mangeait. Il ne se connaissait plus, il ne se comp tait \nplus, Marius \u00e9tait le ma\u00eetre de la maison, il y avait de \nl'abdication dans sa joie, il \u00e9tait le petit -fils de son \npetit-fils. \nDans cette all\u00e9gresse o\u00f9 il \u00e9tait, c'\u00e9tait le plus \nv\u00e9n\u00e9rable des enfants. De peur de fatiguer ou \nd'importuner le convalescen t, il se mettait derri\u00e8re lui \npour lui sourire. Il \u00e9tait content, joyeux, ravi, \ncharmant, jeune. Ses cheveux blancs ajoutaient une \nmajest\u00e9 douce \u00e0 la lumi\u00e8re gaie qu'il avait sur le \nvisage. Quand la gr\u00e2ce se m\u00eale aux rides, elle est \nadorable. Il y a on ne sait quelle aurore dans de la \nvieillesse \u00e9panouie. \nQuant \u00e0 Marius, tout en se laissant panser et \nsoigner, il avait une id\u00e9e fixe : Cosette. \nDepuis que la fi\u00e8vre et le d\u00e9lire l'avaient quitt\u00e9, il \nne pronon\u00e7ait plus ce nom, et l'on aurait pu croire \nqu'il n 'y songeait plus. Il se taisait, pr\u00e9cis\u00e9ment parce \nque son \u00e2me \u00e9tait l\u00e0. \nIl ne savait ce que Cosette \u00e9tait devenue, toute \nl'affaire de la rue de la Chanvrerie \u00e9tait comme un \nnuage dans son souvenir; des ombres presque \nindistinctes flottaient dans son espr it, Eponine, \nGavroche, Mabeuf, les Th\u00e9nardier, tous ses amis \nlugubrement m\u00eal\u00e9s \u00e0 la fum\u00e9e de la barricade; l'\u00e9trange passage de M. Fauchelevent dans cette \naventure sanglante lui faisait l'effet d'une \u00e9nigme dans \nune temp\u00eate; il ne comprenait rien \u00e0 sa prop re vie, il \nne savait comment ni par qui il avait \u00e9t\u00e9 sauv\u00e9, et \npersonne ne le savait autour de lui; tout ce qu'on \navait pu lui dire, c'est qu'il avait \u00e9t\u00e9 rapport\u00e9 la nuit \ndans un fiacre rue des Filles -du-Calvaire; pass\u00e9, \npr\u00e9sent, avenir, tout n'\u00e9tait plus en lui que le \nbrouillard d'une id\u00e9e vague, mais il y avait dans cette \nbrume un point immobile, un lin\u00e9ament net et pr\u00e9cis, \nquelque chose qui \u00e9tait en granit, une r\u00e9solution, une \nvolont\u00e9 : retrouver Cosette. Pour lui, l'id\u00e9e de la vie \nn'\u00e9tait pas distincte de l'id\u00e9e de Cosette; il avait \nd\u00e9cr\u00e9t\u00e9 dans son c\u0153ur qu'il n'accepterait pas l'une \nsans l'autre et il \u00e9tait in\u00e9branlablement d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 exiger \nde n'importe qui voudrait le forcer \u00e0 vivre, de son \ngrand -p\u00e8re, du sort, de l'enfer, la restitution de son \n\u00e9den di sparu. \nLes obstacles, il ne se les dissimulait pas. \nSoulignons ici un d\u00e9tail : il n'\u00e9tait point gagn\u00e9 et \n\u00e9tait peu attendri par toutes les sollicitudes et toutes \nles tendresses de son grand -p\u00e8re. D'abord il n'\u00e9tait \npas dans le secret de toutes; ensuite, dans ses r\u00eaveries \nde malade, encore fi\u00e9vreuses peut -\u00eatre, il se d\u00e9fiait de \nces douceurs -l\u00e0 comme d'une chose \u00e9trange et nouvelle ayant pour but de le dompter. Il y restait \nfroid. Le grand -p\u00e8re d\u00e9pensait en pure perte son \npauvre vieux sourire. Marius se dis ait que c'\u00e9tait bon \ntant que lui Marius ne parlait pas et se laissait faire; \nmais que, lorsqu'il s'agirait de Cosette, il trouverait un \nautre visage, et que la v\u00e9ritable attitude de l'a\u00efeul se \nd\u00e9masquerait. Alors ce serait rude; recrudescence des \nquestions de famille, confrontation des positions, \ntous les sarcasmes et toutes les objections \u00e0 la fois, \nFauchelevent, Coupelevent, la fortune, la pauvret\u00e9, la \nmis\u00e8re, la pierre au cou, l'avenir. R\u00e9sistance violente; \nconclusion, refus. Marius se roidissait d'avanc e. \nEt puis, \u00e0 mesure qu'il reprenait vie, ses anciens \ngriefs reparaissaient, les vieux ulc\u00e8res de sa m\u00e9moire \nse rouvraient, il resongeait au pass\u00e9, le colonel \nPontmercy se repla\u00e7ait entre M. Gillenormand et lui \nMarius, il se disait qu'il n'avait aucune vr aie bont\u00e9 \u00e0 \nesp\u00e9rer de qui avait \u00e9t\u00e9 si injuste et si dur pour son \np\u00e8re. Et avec la sant\u00e9, il lui revenait une sorte d'\u00e2pret\u00e9 \ncontre son a\u00efeul. Le vieillard en souffrait doucement. \nM. Gillenormand, sans en rien t\u00e9moigner \nd'ailleurs, remarquait que Marius, depuis qu'il avait \n\u00e9t\u00e9 rapport\u00e9 chez lui et qu'il avait repris connaissance, \nne lui avait pas dit une seule fois mon p\u00e8re. Il ne \ndisait point monsieur, cela est vrai; mais il trouvait moyen de ne dire ni l'un ni l'autre, par une certaine \nmani\u00e8re de tourne r ses phrases. \nUne crise approchait \u00e9videmment. \nComme il arrive presque toujours en pareil cas, \nMarius, pour s'essayer, escarmoucha avant de livrer \nbataille. Cela s'appelle t\u00e2ter le terrain. Un matin il \nadvint que M. Gillenormand, \u00e0 propos d'un journal \nqui lui \u00e9tait tomb\u00e9 sous la main, parla l\u00e9g\u00e8rement de \nla Convention et l\u00e2cha un \u00e9piphon\u00e8me royaliste sur \nDanton, Saint -Just et Robespierre. \u2013 Les hommes de \n93 \u00e9taient des g\u00e9ants, dit Marius avec s\u00e9v\u00e9rit\u00e9. Le \nvieillard se tut, et ne souffla point du reste de la \njourn\u00e9e. \nMarius, qui avait toujours pr\u00e9sent \u00e0 l'esprit \nl'inflexible grand -p\u00e8re de ses premi\u00e8res ann\u00e9es, vit \ndans ce silence une profonde concentration de \ncol\u00e8re, en augura une lutte acharn\u00e9e, et augmenta \ndans les arri\u00e8re -recoins de sa pens\u00e9e ses pr\u00e9pa ratifs \nde combat. \nIl arr\u00eata qu'en cas de refus il arracherait ses \nappareils, disloquerait sa clavicule, mettrait \u00e0 nu et \u00e0 \nvif ce qu'il lui restait de plaies, et repousserait toute \nnourriture. Ses plaies, c'\u00e9taient ses munitions. Avoir \nCosette ou mourir. Il attendit le moment favorable avec la patience \nsournoise des malades. \nCe moment arriva. \n \n \n \n \nV, 5, 3 \n \n \n \n \n \nMarius attaque \n \n \n \n \n \nUn jour, M. Gillenormand, tandis que sa fille \nmettait en ordre les fioles et les tasses sur le marbre \nde la commode, \u00e9tait pench\u00e9 sur Marius et lui disait \nde son accent le plus tendre : \n\u2013 Vois-tu, mon petit Marius, \u00e0 ta place je \nmangerais maintenant plut\u00f4 t de la viande que du \npoisson. Une sole frite, cela est excellent pour \ncommencer une convalescence, mais, pour mettre le \nmalade debout, il faut une bonne c\u00f4telette. Marius, dont presque toutes les forces \u00e9taient \nrevenues, les rassembla, se dressa sur son s\u00e9ant, \nappuya ses deux poings crisp\u00e9s sur les draps de son \nlit, regarda son grand -p\u00e8re en face, prit un air terrible, \net dit : \n\u2013 Ceci m'am\u00e8ne \u00e0 vous dire une chose. \n\u2013 Laquelle? \n\u2013 C'est que je veux me marier. \n\u2013 Pr\u00e9vu, dit le grand -p\u00e8re. Et il \u00e9clata de rire. \n\u2013 Comment, pr\u00e9vu? \n\u2013 Oui, pr\u00e9vu. Tu l'auras, ta fillette. \nMarius, stup\u00e9fait et accabl\u00e9 par l'\u00e9blouissement, \ntrembla de tous ses membres. \nM. Gillenormand continua : \n\u2013 Oui, tu l'auras, ta belle jolie petite fille. Elle vient \ntous les jours sous la forme d'un vieux monsieur \nsavoir de tes nouvelles. Depuis que tu es bless\u00e9, elle \npasse son temps \u00e0 pleurer et \u00e0 faire de la charpie. Je \nme suis inform\u00e9. Elle demeure rue de l'Homme -\nArm\u00e9, num\u00e9ro sept. Ah, nous y voil\u00e0! Ah! tu la veux. \nEh bien, tu l'auras. \u00c7 a t'attrape. Tu avais fait ton petit \ncomplot, tu t'\u00e9tais dit : \u2013 Je vais lui signifier cela \ncarr\u00e9ment \u00e0 ce grand -p\u00e8re, \u00e0 cette momie de la \nR\u00e9gence et du Directoire, \u00e0 cet ancien beau, \u00e0 ce \nDorante devenu G\u00e9ronte; il a eu ses l\u00e9g\u00e8ret\u00e9s aussi, lui, et ses am ourettes, et ses grisettes, et ses Cosettes; \nil a fait son frou -frou, il a eu ses ailes, il a mang\u00e9 du \npain du printemps; il faudra bien qu'il s'en souvienne. \nNous allons voir. Bataille. Ah! Tu prends le hanneton \npar les cornes. C'est bon. Je t'offre une c \u00f4telette, et tu \nme r\u00e9ponds : A propos, je veux me marier. C'est \u00e7a \nqui est une transition! Ah! tu avais compt\u00e9 sur de la \nbisbille! Tu ne savais pas que j'\u00e9tais un vieux l\u00e2che. \nQu'est -ce que tu dis de \u00e7a? Tu bisques. Trouver ton \ngrand -p\u00e8re encore plus b\u00eate que toi, tu ne t'y \nattendais pas, tu perds le discours que tu devais me \nfaire, monsieur l'avocat, c'est taquinant. Eh bien, tant \npis, rage. Je fais ce que tu veux, \u00e7a te la coupe, \nimb\u00e9cile! Ecoute. J'ai pris des renseignements, moi \naussi je suis sournois; elle est charmante, elle est sage, \nle lancier n'est pas vrai, elle a fait des tas de charpie, \nc'est un bijou, elle t'adore; si tu \u00e9tais mort, nous \naurions \u00e9t\u00e9 trois; sa bi\u00e8re aurait accompagn\u00e9 la \nmienne. J'avais bien eu l'id\u00e9e, d\u00e8s que tu as \u00e9t\u00e9 mieux, \nde te la camper tout bonnement \u00e0 ton chevet, mais il \nn'y a que dans les romans qu'on introduit tout de go \nles jeunes filles pr\u00e8s du lit des jolis bless\u00e9s qui les \nint\u00e9ressent. \u00c7a ne se fait pas. Qu'aurait dit ta tante? \nTu \u00e9tais tout nu les trois quarts du temp s, mon \nbonhomme. Demande \u00e0 Nicolette, qui ne t'a pas quitt\u00e9 une minute, s'il y avait moyen qu'une femme \nf\u00fbt l\u00e0. Et puis qu'aurait dit le m\u00e9decin? \u00c7a ne gu\u00e9rit \npas la fi\u00e8vre, une jolie fille. Enfin, c'est bon, n'en \nparlons plus, c'est dit, c'est fait, c'est b\u00e2cl\u00e9, prends -la. \nTelle est ma f\u00e9rocit\u00e9. Vois -tu, j'ai vu que tu ne \nm'aimais pas, j'ai dit : Qu'est -ce que je pourrais donc \nfaire pour que cet animal -l\u00e0 m'aime? J'ai dit : Tiens, \nj'ai ma petite Cosette sous la main, je vais la lui \ndonner, il faudra bien q u'il m'aime alors un peu, ou \nqu'il dise pourquoi. Ah! tu croyais que le vieux allait \ntemp\u00eater, faire la grosse voix, crier non, et lever la \ncanne sur toute cette aurore. Pas du tout. Cosette, \nsoit. Amour, soit. Je ne demande pas mieux. \nMonsieur, prenez la peine de vous marier. Sois \nheureux, mon enfant bien -aim\u00e9. \nCela dit, le vieillard \u00e9clata en sanglots. \nEt il prit la t\u00eate de Marius, et il la serra dans ses \ndeux bras contre sa vieille poitrine, et tous deux se \nmirent \u00e0 pleurer. C'est l\u00e0 une des formes du bonheur \nsupr\u00eame. \n\u2013 Mon p\u00e8re! s'\u00e9cria Marius. \n\u2013 Ah! tu m'aimes donc! dit le vieillard. \nIl y eut un mo ment ineffable. Ils \u00e9touffaient et ne \npouvaient parler. \nEnfin le vieillard b\u00e9gaya : \u2013 Allons! le voil\u00e0 d\u00e9bouch\u00e9. Il m'a dit : Mon p\u00e8re. \nMarius d\u00e9gagea sa t\u00eate des bras de l'a\u00efeul, et dit \ndoucement : \n\u2013 Mais, mon p\u00e8re, \u00e0 pr\u00e9sent que je me porte bien, \nil me semble que je pourrais la voir. \n\u2013 Pr\u00e9vu encore, tu la verras demain. \n\u2013 Mon p\u00e8re! \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Pourquoi pas aujourd'hui? \n\u2013 Eh bien, aujourd'hui. Va pour aujourd'hui. Tu \nm'as dit trois fois \u00abmon p\u00e8re\u00bb, \u00e7a vaut bien \u00e7a. Je vais \nm'en occuper. On te l'am\u00e8n era. Pr\u00e9vu, te dis -je. Ceci \na d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 mis en vers. C'est le d\u00e9nouement de l'\u00e9l\u00e9gie \ndu Jeune malade d'Andr\u00e9 Ch\u00e9nier, d'Andr\u00e9 Ch\u00e9nier qui \na \u00e9t\u00e9 \u00e9gorg\u00e9 par les sc\u00e9l\u00e9r... \u2013 par les g\u00e9ants de 93. \nM. Gillenormand crut apercevoir un l\u00e9ger \nfroncement du sourcil de Marius qui, en v\u00e9rit\u00e9, nous \ndevons le dire, ne l'\u00e9coutait plus, envol\u00e9 qu'il \u00e9tait \ndans l'extase, et pensant beaucoup plus \u00e0 Cosette qu'\u00e0 \n1793. Le grand -p\u00e8re, tremblant d'avoir introduit si \nmal \u00e0 propos Andr\u00e9 Ch\u00e9nier, reprit pr\u00e9cipitamment : \n\u2013 Egorg\u00e9 n 'est pas le mot. Le fait est que les \ngrands g\u00e9nies r\u00e9volutionnaires, qui n'\u00e9taient pas \nm\u00e9chants, cela est incontestable, qui \u00e9taient des \nh\u00e9ros, pardi! trouvaient qu'Andr\u00e9 Ch\u00e9nier les g\u00eanait un peu, et qu'ils l'ont fait guillot... \u2013 C\u2019est -\u00e0-dire que \nces gr ands hommes, le sept thermidor, dans l'int\u00e9r\u00eat \ndu salut public, ont pri\u00e9 Andr\u00e9 Ch\u00e9nier de vouloir \nbien aller... \nM. Gillenormand, pris \u00e0 la gorge par sa propre \nphrase, ne put continuer; ne pouvant ni la terminer, \nni la r\u00e9tracter, pendant que sa fille arran geait derri\u00e8re \nMarius l'oreiller, boulevers\u00e9 de tant d'\u00e9motions, le \nvieillard se jeta, avec autant de vitesse que son \u00e2ge le \nlui permit, hors de la chambre \u00e0 coucher, en repoussa \nla porte derri\u00e8re lui, et, pourpre, \u00e9tranglant, \u00e9cumant, \nles yeux hors de la t\u00eate, se trouva nez \u00e0 nez avec \nl'honn\u00eate Basque qui cirait les bottes dans \nl'antichambre. Il saisit Basque au collet et lui cria en \nplein visage avec fureur : \u2013 Par les cent mille Javottes \ndu diable, ces brigands l'ont assassin\u00e9! \n\u2013 Qui, monsieur? \n\u2013 Andr\u00e9 Ch\u00e9nier! \n\u2013 Oui, monsieur, dit Basque \u00e9pouvant\u00e9. \n \n \n \n \nV, 5, 4 \n \n \n \n \n \nMademoiselle Gillenormand finit \npar ne plus trouver mauvais que \nM. Fauchelevent soit entr\u00e9 avec \nquelque chose sous le bras \n \n \n \n \nCosette et Marius se revirent. \nCe que fut l'\u00e9preuve, nous renon\u00e7ons \u00e0 le dire. Il y \na des choses qu'il ne faut pas essayer de peindre; le \nsoleil est du nombre. \nToute la famille, y compris Basque et Nicolette, \n\u00e9tait r\u00e9unie dans la chambre de Marius au moment \no\u00f9 Cosette entra. Elle appa rut sur le seuil; il semblait qu'elle \u00e9tait \ndans un nimbe. \nPr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 cet instant -l\u00e0, le grand -p\u00e8re allait se \nmoucher; il resta court, tenant son nez dans son \nmouchoir et regardant Cosette par -dessus : \n\u2013 Adorable! s'\u00e9cria -t-il. \nPuis il se moucha bruy amment. \nCosette \u00e9tait enivr\u00e9e, ravie, effray\u00e9e, au ciel. Elle \n\u00e9tait aussi effarouch\u00e9e qu'on peut l'\u00eatre par le \nbonheur. Elle balbutiait, toute p\u00e2le, toute rouge, \nvoulant se jeter dans les bras de Marius, et n'osant \npas. Honteuse d'aimer devant tout ce mon de. On est \nsans piti\u00e9 pour les amants heureux; on reste l\u00e0 quand \nils auraient le plus envie d'\u00eatre seuls. Ils n'ont \npourtant pas du tout besoin des gens. \nAvec Cosette et derri\u00e8re elle, \u00e9tait entr\u00e9 un homme \nen cheveux blancs, grave, souriant n\u00e9anmoins, mai s \nd'un vague et poignant sourire. C'\u00e9tait \u00abmonsieur \nFauchelevent\u00bb; c'\u00e9tait Jean Valjean. \nIl \u00e9tait tr\u00e8s bien mis , comme avait dit le portier, \nenti\u00e8rement v\u00eatu de noir et de neuf et en cravate \nblanche. \nLe portier \u00e9tait \u00e0 mille lieues de reconna\u00eetre dans \nce bourgeois correct, dans ce notaire probable, \nl'effrayant porteur de cadavres qui avait surgi \u00e0 sa porte dans la nuit du 7 juin, d\u00e9guenill\u00e9, fangeux, \nhideux, hagard, la face masqu\u00e9e de sang et de boue, \nsoutenant sous les bras Marius \u00e9vanoui; cependant \nson flair de portier \u00e9tait \u00e9veill\u00e9. Quand M. \nFauchelevent \u00e9tait arriv\u00e9 avec Cosette, le portier \nn'avait pu s'emp\u00eacher de confier \u00e0 sa femme cet \napart\u00e9 : Je ne sais pourquoi je me figure toujours que \nj'ai d\u00e9j\u00e0 vu ce visage -l\u00e0. \nM. Fauchelevent, dans la chambre de Marius, \nrestait comme \u00e0 l'\u00e9cart pr\u00e8s de la porte. Il avait sous \nle bras un paquet assez semblable \u00e0 un volume in -\noctavo, envelopp\u00e9 dans du papier. Le papier de \nl'enveloppe \u00e9tait verd\u00e2tre et semblait moisi. \n\u2013 Est-ce que ce monsieur a toujours comme cela \ndes livres sous le bras? demanda \u00e0 voix basse \u00e0 \nNicolette mademoiselle Gillenormand qui n'aimait \npoint les livres. \n\u2013 Eh bien, r\u00e9pondit du m\u00eame ton M. \nGillenormand qui l'avait entendue, c'est un savant. \nApr\u00e8s? Est -ce sa faute? Monsieur Boulard, que j'ai \nconnu, ne marchait jamais sans un livre, lui non plus, \net avait toujours comme cela un bouquin contre son \nc\u0153ur. \nEt, saluant, il dit \u00e0 haute voix : \n\u2013 Monsieur Tranchelevent... Le p\u00e8re Gillenormand ne le fit pas expr\u00e8s, mais \nl'inattention aux noms propres \u00e9tait chez lui une \nmani\u00e8re aristocratique. \n\u2013 Monsieur Tranchelevent, j'ai l'honneur de vous \ndemander pour mon petit -fils, monsieur le baron \nMarius Pontmercy, la main de mademoiselle. \n\u00abMonsieur Tranchelevent\u00bb s'inclina. \n\u2013 C'est dit, fit l'a\u00efeul. \nEt, se tournant vers Marius et Cosette, les deux \nbras \u00e9tendus et b\u00e9nissant, il cria : \n\u2013 Permission de vous adorer. \nIls ne se le firent pas dire deux fois. Tant pis! le \ngazouillement commen\u00e7a. Ils se parlaient bas, Marius \naccoud\u00e9 sur sa chaise longue, Cos ette debout pr\u00e8s de \nlui. \u2013 O mon Dieu! murmurait Cosette, je vous \nrevois! C'est toi! c'est vous! Etre all\u00e9 se battre comme \ncela! Mais pourquoi? C'est horrible. Pendant quatre \nmois, j'ai \u00e9t\u00e9 morte. Oh! que c'est m\u00e9chant d'avoir \u00e9t\u00e9 \n\u00e0 cette bataille! Qu'est -ce que je vous avais fait? Je \nvous pardonne, mais vous ne le ferez plus. Tout \u00e0 \nl'heure, quand on est venu nous dire de venir, j'ai \nencore cru que j'allais mourir, mais c'\u00e9tait de joie. \nJ'\u00e9tais si triste! Je n'ai pas pris le temps de m'habiller, \nje dois fa ire peur. Qu'est -ce que vos parents diront de \nme voir une collerette toute chiffonn\u00e9e? Mais parlez donc! Vous me laissez parler toute seule. Nous \nsommes toujours rue de l'Homme -Arm\u00e9. Il para\u00eet \nque votre \u00e9paule, c'\u00e9tait terrible. On m'a dit qu'on \npouvait me ttre le poing dedans. Et puis il para\u00eet \nqu'on a coup\u00e9 les chairs avec des ciseaux. C'est \u00e7a qui \nest affreux. J'ai pleur\u00e9, je n'ai plus d'yeux. C'est dr\u00f4le \nqu'on puisse souffrir comme cela. Votre grand -p\u00e8re a \nl'air tr\u00e8s bon! Ne vous d\u00e9rangez pas, ne vous me ttez \npas sur le coude, prenez garde, vous allez vous faire \ndu mal. Oh! comme je suis heureuse! C'est donc fini, \nle malheur! Je suis toute sotte. Je voulais vous dire \ndes choses que je ne sais plus du tout. M'aimez -vous \ntoujours? Nous demeurons rue de l'Hom me-Arm\u00e9. Il \nn'y a pas de jardin. J'ai fait de la charpie tout le temps; \ntenez, monsieur, regardez, c'est votre faute, j'ai un \ndurillon aux doigts. \u2013 Ange! disait Marius. \nAnge est le seul mot de la langue qui ne puisse \ns'user. Aucun autre mot ne r\u00e9sisterai t \u00e0 l'emploi \nimpitoyable qu'en font les amoureux. \nPuis, comme il y avait des assistants, ils \ns'interrompirent et ne dirent plus un mot, se bornant \n\u00e0 se toucher tout doucement la main. \nM. Gillenormand se tourna vers tous ceux qui \n\u00e9taient dans la chambre e t cria : \u2013 Parlez donc haut, vous autres. Faites du bruit, la \ncantonade. Allons, un peu de brouhaha, que diable! \nque ces enfants puissent jaser \u00e0 leur aise. \nEt, s'approchant de Marius et de Cosette, il leur dit \ntout bas : \n\u2013 Tutoyez -vous. Ne vous g\u00eanez p as. \nLa tante Gillenormand assistait avec stupeur \u00e0 \ncette irruption de lumi\u00e8re dans son int\u00e9rieur vieillot. \nCette stupeur n'avait rien d'agressif; ce n'\u00e9tait pas le \nmoins du monde le regard scandalis\u00e9 et envieux \nd'une chouette \u00e0 deux ramiers; c'\u00e9tait l\u2019\u0153il b\u00eate d'une \npauvre innocente de cinquante -sept ans; c'\u00e9tait la vie \nmanqu\u00e9e regardant ce triomphe, l'amour. \n\u2013 Mademoiselle Gillenormand a\u00een\u00e9e, lui disait son \np\u00e8re, je t'avais bien dit que cela t'arriverait. \nIl resta un moment silencieux et ajouta : \n\u2013 Regarde le bonheur des autres. \nPuis il se tourna vers Cosette : \n\u2013 Qu'elle est jolie! qu'elle est jolie! C'est un Greuze. \nTu vas donc avoir cela pour toi seul, polisson! Ah! \nmon coquin, tu l'\u00e9chappes belle avec moi, tu es \nheureux, si je n'avais pas quinze an s de trop, nous \nnous battrions \u00e0 l'\u00e9p\u00e9e \u00e0 qui l'aurait. Tiens! je suis \namoureux de vous, mademoiselle. C'est tout simple. \nC'est votre droit. Ah! la belle jolie charmante petite noce que cela va faire! C'est Saint -Denis du Saint -\nSacrement qui est notre paro isse, mais j'aurai une \ndispense pour que vous vous \u00e9pousiez \u00e0 Saint -Paul. \nL'\u00e9glise est mieux. C'est b\u00e2ti par les j\u00e9suites. C'est \nplus coquet. C'est vis -\u00e0-vis la fontaine du cardinal de \nBirague. Le chef -d\u2019\u0153uvre de l'architecture j\u00e9suite est \n\u00e0 Namur. \u00c7a s'ap pelle Saint -Loup. Il faudra y aller \nquand vous serez mari\u00e9s. Cela vaut le voyage. \nMademoiselle, je suis tout \u00e0 fait de votre parti, je \nveux que les filles se marient, c'est fait pour \u00e7a. Il y a \nune certaine sainte Catherine que je voudrais voir \ntoujours d\u00e9 coiff\u00e9e. Rester fille, c'est beau, mais c'est \nfroid. La Bible dit : Multipliez. Pour sauver le peuple, \nil faut Jeanne d'Arc; mais pour faire le peuple, il faut \nla m\u00e8re Gigogne. Donc, mariez -vous, les belles. Je ne \nvois vraiment pas \u00e0 quoi bon rester fille? Je sais bien \nqu'on a une chapelle \u00e0 part dans l'\u00e9glise et qu'on se \nrabat sur la confr\u00e9rie de la Vierge; mais, sapristi, un \njoli mari brave gar\u00e7on, et, au bout d'un an, un gros \nmioche blond qui vous tette gaillardement, et qui a de \nbons plis de graisse aux cuisses, et qui vous tripote le \nsein \u00e0 poign\u00e9es dans ses petites pattes roses en riant \ncomme l'aurore, cela vaut pourtant mieux que de \ntenir un cierge \u00e0 v\u00eapres et de chanter Turris eburnea ! Le grand -p\u00e8re fit une pirouette sur ses talons de \nquatre -vingt -dix ans, et se remit \u00e0 parler, comme un \nressort qui repart : \n\u2013 Ainsi, bornant le cours de tes r\u00eavasseries, \n Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries. \nA propos! \n\u2013 Quoi? mon p\u00e8re? \n\u2013 N'avais -tu pas un ami intime? \n\u2013 Oui, Courfeyrac. \n\u2013 Qu'est -il devenu? \n\u2013 Il est mort. \n\u2013 Ceci est bon. \nIl s'assit pr\u00e8s d'eux, fit asseoir Cosette, et prit leurs \nquatre mains dans ses vieilles mains rid\u00e9es : \n\u2013 Elle est exquise, cette mignonne. C'est un chef -\nd\u2019\u0153uvre, cette Cosette -l\u00e0! Elle est tr\u00e8s petite fille et \ntr\u00e8s grande dame. Elle ne sera que baronne, c'est \nd\u00e9roger; elle est n\u00e9e marquise. Vous a -t-elle des cils! \nMes enfants, fichez -vous bien dans la caboc he que \nvous \u00eates dans le vrai. Aimez -vous. Soyez -en b\u00eates. \nL'amour, c'est la b\u00eatise des hommes et l'esprit de \nDieu. Adorez -vous. Seulement, ajouta -t-il rembruni \ntout \u00e0 coup, quel malheur! Voil\u00e0 que j'y pense! Plus \nde la moiti\u00e9 de ce que j'ai est en viager, tant que je \nvivrai, cela ira encore, mais apr\u00e8s ma mort, dans une vingtaine d'ann\u00e9es d'ici, ah! mes pauvres enfants, \nvous n'aurez pas le sou! Vos belles mains blanches, \nmadame la baronne, feront au diable l'honneur de le \ntirer par la queue. \nIci on entend it une voix grave et tranquille qui \ndisait : \n Mademoiselle Euphrasie Fauchelevent a six cent \nmille francs. \nC'\u00e9tait la voix de Jean Valjean. \nIl n'avait pas encore prononc\u00e9 une parole, \npersonne ne semblait m\u00eame plus savoir qu'il \u00e9tait l\u00e0, \net il se tenait debout et immobile derri\u00e8re tous ces \ngens heureux. \n\u2013 Qu'est -ce que c'est que mademoiselle Euphrasie \nen question? demanda le grand -p\u00e8re effar\u00e9. \n\u2013 C'est moi, r\u00e9pondit Cosette. \n\u2013 Six cent mille francs! reprit M. Gillenormand. \n\u2013 Moins quatorze ou quinze mil le francs peut -\u00eatre, \ndit Jean Valjean. \nEt il posa sur la table le paquet que la tante \nGillenormand avait pris pour un livre. \nJean Valjean ouvrit lui -m\u00eame le paquet; c'\u00e9tait une \nliasse de billets de banque. On les feuilleta et on les \ncompta. Il y avait ci nq cents billets de mille francs et cent soixante -huit de cinq cents. En tout cinq cent \nquatre -vingt -quatre mille francs. \n\u2013 Voil\u00e0 un bon livre, dit M. Gillenormand. \n\u2013 Cinq cent quatre -vingt -quatre mille francs! \nmurmura la tante. \n\u2013 Ceci arrange bien des choses, n'est -ce pas, \nmademoiselle Gillenormand a\u00een\u00e9e? reprit l'a\u00efeul. Ce \ndiable de Marius, il vous a d\u00e9nich\u00e9 dans l'arbre des \nr\u00eaves une grisette millionnaire! Fiez -vous donc \nmaintenant aux amourettes des jeunes gens! Les \n\u00e9tudiants trouvent des \u00e9tudiantes de six cent mille \nfrancs. Ch\u00e9rubin travaille mieux que Rothschild. \n\u2013 Cinq cent quatre -vingt -quatre mille francs! \nr\u00e9p\u00e9tait \u00e0 demi -voix mademoiselle Gillenormand. \nCinq cent quatre -vingt -quatre! autant dire six cent \nmille, quoi! \nQuant \u00e0 Marius et \u00e0 Cosette, ils se regardaient \npendant ce temps -l\u00e0; ils firent \u00e0 peine attention \u00e0 ce \nd\u00e9tail. \n \n \n \n \nV, 5, 5 \n \n \n \n \n \nD\u00e9posez plut\u00f4t votre argent \ndans telle for\u00eat que chez tel notaire \n \n \n \n \n \nOn a sans doute compris, sans qu'il soit n\u00e9cessaire \nde l'expliquer longuement, que Jean Valjean, apr\u00e8s \nl'affaire Champmathieu, avait pu, gr\u00e2ce \u00e0 sa premi\u00e8re \n\u00e9vasion de quelques jours, venir \u00e0 Paris, et retirer \u00e0 \ntemps de chez Laffitte la somme gagn\u00e9e par l ui, sous \nle nom de monsieur Madeleine, \u00e0 Montreuil -sur-Mer; \net que, craignant d'\u00eatre repris, ce qui lui arriva en \neffet peu de temps apr\u00e8s, il avait cach\u00e9 et enfoui cette somme dans la for\u00eat de Montfermeil au lieu dit le \nfonds Blaru. La somme, six cent tre nte mille francs, \ntoute en billets de banque, avait peu de volume et \ntenait dans une bo\u00eete; seulement, pour pr\u00e9server la \nbo\u00eete de l'humidit\u00e9, il l'avait plac\u00e9e dans un coffret en \nch\u00eane plein de copeaux de ch\u00e2taignier. Dans le m\u00eame \ncoffret, il avait mis son autre tr\u00e9sor, les chandeliers de \nl'\u00e9v\u00eaque. On se souvient qu'il avait emport\u00e9 ces \nchandeliers en s'\u00e9vadant de Montreuil -sur-mer. \nL'homme aper\u00e7u un soir une premi\u00e8re fois par \nBoulatruelle, c'\u00e9tait Jean Valjean. Plus tard, chaque \nfois que Jean Valjean avait besoin d'argent, il venait \nen chercher \u00e0 la clairi\u00e8re Blaru. De l\u00e0 les absences \ndont nous avons parl\u00e9. Il avait une pioche quelque \npart dans les bruy\u00e8res, dans une cachette connue de \nlui seul. Lorsqu'il vit Marius convalescent, sentant \nque l'heure approch ait o\u00f9 cet argent pourrait \u00eatre \nutile, il \u00e9tait all\u00e9 le chercher; et c'\u00e9tait encore lui que \nBoulatruelle avait vu dans le bois, mais cette fois le \nmatin et non le soir. Boulatruelle h\u00e9rita de la pioche. \nLa somme r\u00e9elle \u00e9tait cinq cent quatre -vingt -quatre \nmille cinq cents francs. Jean Valjean retira les cinq \ncents francs pour lui. \u2013 Nous verrons apr\u00e8s, pensa -t-\nil. La diff\u00e9rence entre cette somme et les six cent \ntrente mille francs retir\u00e9s de chez Laffitte repr\u00e9sentait \nla d\u00e9pense de dix ann\u00e9es, de 1823 \u00e0 18 33. Les cinq \nann\u00e9es de s\u00e9jour au couvent n'avaient co\u00fbt\u00e9 que cinq \nmille francs. \nJean Valjean mit les deux flambeaux d'argent sur la \nchemin\u00e9e o\u00f9 ils resplendirent \u00e0 la grande admiration \nde Toussaint. \nDu reste, Jean Valjean se savait d\u00e9livr\u00e9 de Javert. \nOn avait racont\u00e9 devant lui, et il avait v\u00e9rifi\u00e9 le fait \ndans le Moniteur , qui l'avait publi\u00e9, qu'un inspecteur \nde police nomm\u00e9 Javert avait \u00e9t\u00e9 trouv\u00e9 noy\u00e9 sous un \nbateau de blanchisseuses entre le Pont -au-Change et \nle Pont -Neuf, et qu'un \u00e9crit laiss\u00e9 par ce t homme, \nd'ailleurs irr\u00e9prochable et fort estim\u00e9 de ses chefs, \nfaisait croire \u00e0 un acc\u00e8s d'ali\u00e9nation mentale et \u00e0 un \nsuicide. \u2013 Au fait pensa Jean Valjean, puisque, me \ntenant, il m'a laiss\u00e9 en libert\u00e9, c'est qu'il fallait qu'il f\u00fbt \nd\u00e9j\u00e0 fou. \n \n \n \n \nV, 5, 6 \n \n \n \n \n \nLes deux vieillards font tout, \nchacun \u00e0 leur fa\u00e7on, pour que \nCosette soit heureuse \n \n \n \n \n \nOn pr\u00e9para tout pour le mariage. Le m\u00e9decin \nconsult\u00e9 d\u00e9clara qu'il pourrait avoir lieu en f\u00e9vrier. \nOn \u00e9tait en d\u00e9cembre. Quelques ravissantes semaines \nde bonheur parfait s'\u00e9coul\u00e8rent. \nLe moins heureux n'\u00e9tait pas le grand -p\u00e8re. Il \nrestait des quarts d'heu re en contemplation devant \nCosette. \u2013 L'admirable jolie fille! s'\u00e9criait -il. Et elle a l'air si \ndouce et si bonne! Il n'y a pas \u00e0 dire mamie mon \nc\u0153ur, c'est la plus charmante fille que j'aie vue de ma \nvie. Plus tard, \u00e7a vous aura des vertus avec odeur de \nviolette. C'est une gr\u00e2ce, quoi! On ne peut que vivre \nnoblement avec une telle cr\u00e9ature. Marius, mon \ngar\u00e7on, tu es baron, tu es riche, n'avocasse pas, je t'en \nsupplie. \nCosette et Marius \u00e9taient pass\u00e9s brusquement du \ns\u00e9pulcre au paradis. La transition avai t \u00e9t\u00e9 peu \nm\u00e9nag\u00e9e, et ils en auraient \u00e9t\u00e9 \u00e9tourdis s'ils n'en \navaient \u00e9t\u00e9 \u00e9blouis. \n\u2013 Comprends -tu quelque chose \u00e0 cela? disait \nMarius \u00e0 Cosette. \n\u2013 Non, r\u00e9pondait Cosette, mais il me semble que \nle bon Dieu nous regarde. \nJean Valjean fit tout, aplanit tou t, concilia tout, \nrendit tout facile. Il se h\u00e2tait vers le bonheur de \nCosette avec autant d'empressement et, en \napparence, de joie, que Cosette elle -m\u00eame. \nComme il avait \u00e9t\u00e9 maire, il sut r\u00e9soudre un \nprobl\u00e8me d\u00e9licat, dans le secret duquel il \u00e9tait seul : \nl'\u00e9tat civil de Cosette. Dire cr\u00fbment l'origine, qui sait? \ncela e\u00fbt pu emp\u00eacher le mariage. Il tira Cosette de \ntoutes les difficult\u00e9s. Il lui arrangea une famille de gens morts, moyen s\u00fbr de n'encourir aucune \nr\u00e9clamation. Cosette \u00e9tait ce qui restait d'un e famille \n\u00e9teinte, Cosette n'\u00e9tait pas sa fille \u00e0 lui, mais la fille \nd'un autre Fauchelevent. Deux fr\u00e8res Fauchelevent \navaient \u00e9t\u00e9 jardiniers au couvent du Petit -Picpus. On \nalla \u00e0 ce couvent; les meilleurs renseignements et les \nplus respectables t\u00e9moignage s abond\u00e8rent; les \nbonnes religieuses, peu aptes et peu enclines \u00e0 sonder \nles questions de paternit\u00e9, et n'y entendant pas \nmalice, n'avaient jamais su bien au juste duquel des \ndeux Fauchelevent la petite Cosette \u00e9tait la fille. Elles \ndirent ce qu'on voulut, et le dirent avec z\u00e8le. Un acte \nde notori\u00e9t\u00e9 fut dress\u00e9. Cosette devint devant la loi \nmademoiselle Euphrasie Fauchelevent. Elle fut \nd\u00e9clar\u00e9e orpheline de p\u00e8re et de m\u00e8re. Jean Valjean \ns'arrangea de fa\u00e7on \u00e0 \u00eatre d\u00e9sign\u00e9, sous le nom de \nFauchelevent, comme tuteur de Cosette, avec M. \nGillenormand comme subrog\u00e9 tuteur. \nQuant aux cinq cent quatre -vingt -quatre mille \nfrancs, c'\u00e9tait un legs fait \u00e0 Cosette par une personne \nmorte qui d\u00e9sirait rester inconnue. Le legs primitif \navait \u00e9t\u00e9 de cinq cent quatre -vingt -quatorze mille \nfrancs; mais dix mille francs avaient \u00e9t\u00e9 d\u00e9pens\u00e9s \npour l'\u00e9ducation de mademoiselle Euphrasie, dont \ncinq mille francs pay\u00e9s au couvent m\u00eame. Ce legs, d\u00e9pos\u00e9 dans les mains d'un tiers, devait \u00eatre remis \u00e0 \nCosette \u00e0 sa majorit\u00e9 ou \u00e0 l'\u00e9poque de son mariage. \nTout cet ensemble \u00e9tait fort acceptable, comme on \nvoit, surtout avec un appoint de plus d'un demi -\nmillion. Il y avait bien \u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques singularit\u00e9s, \nmais on ne les vit pas; un des int\u00e9ress\u00e9s avait les yeux \nband\u00e9s par l'amour, les autres par les six cent mille \nfrancs. \nCosette apprit qu'elle n'\u00e9tait pas la fille de ce vieux \nhomme qu'elle avait si longtemps appel\u00e9 p\u00e8re. Ce \nn'\u00e9tait qu'un parent; un autre Fauchelevent \u00e9tait son \np\u00e8re v\u00e9ritable. Dans tout autre moment, cela l'e\u00fbt \nnavr\u00e9e. Mais \u00e0 l'heure ineffable o\u00f9 elle \u00e9tait, ce ne fut \nqu'un peu d'ombre, un rembrunissement, et elle avait \ntant de joie que ce nuage dura peu. Elle avait Marius. \nLe jeune homme arrivait, le bonhomme s'effa\u00e7ait; la \nvie est ainsi. \nEt puis, Cosette \u00e9tait habitu\u00e9e depu is longues \nann\u00e9es \u00e0 voir autour d'elle des \u00e9nigmes; tout \u00eatre qui \na eu une enfance myst\u00e9rieuse est toujours pr\u00eat \u00e0 de \ncertains renoncements. \nElle continua pourtant de dire \u00e0 Jean Valjean : \n\u00ab P\u00e8re \u00bb. \nCosette, aux anges, \u00e9tait enthousiasm\u00e9e du p\u00e8re \nGilleno rmand. Il est vrai qu'il la comblait de madrigaux et de cadeaux. Pendant que Jean Valjean \nconstruisait \u00e0 Cosette une situation normale dans la \nsoci\u00e9t\u00e9 et une possession d'\u00e9tat inattaquable, M. \nGillenormand veillait \u00e0 la corbeille de noces. Rien ne \nl'amusai t comme d'\u00eatre magnifique. Il avait donn\u00e9 \u00e0 \nCosette une robe de guipure de Binche qui lui venait \nde sa propre grand'm\u00e8re \u00e0 lui. \u2013 Ces modes -l\u00e0 \nrenaissent, disait -il, les antiquailles font fureur, et les \njeunes femmes de ma vieillesse s'habillent comme les \nvieilles femmes de mon enfance. \nIl d\u00e9valisait ses respectables commodes de laque \nde Coromandel \u00e0 panse bomb\u00e9e qui n'avaient pas \u00e9t\u00e9 \nouvertes depuis des ans. \u2013 Confessons ces \ndouairi\u00e8res, disait -il; voyons ce qu'elles ont dans la \nbedaine. Il violait bruyam ment des tiroirs ventrus \npleins des toilettes de toutes ses femmes, de toutes \nses ma\u00eetresses, et de toutes ses a\u00efeules. P\u00e9kins, damas, \nlampas, moires peintes, robes de gros de Tours \nflamb\u00e9, mouchoirs des Indes brod\u00e9s d'un or qui peut \nse laver, dauphines sa ns envers en pi\u00e8ces, points de \nG\u00eanes et d'Alen\u00e7on, parures en vieille orf\u00e8vrerie, \nbonbonni\u00e8res d'ivoire orn\u00e9es de batailles \nmicroscopiques, nippes, rubans, il prodiguait tout \u00e0 \nCosette. Cosette, \u00e9merveill\u00e9e, \u00e9perdue d'amour pour \nMarius et effar\u00e9e de reconn aissance pour M. Gillenormand, r\u00eavait un bonheur sans bornes v\u00eatu de \nsatin et de velours. Sa corbeille de noces lui \napparaissait soutenue par les s\u00e9raphins. Son \u00e2me \ns'envolait dans l'azur avec des ailes de dentelle de \nMalines. \nL'ivresse des amoureux n'\u00e9ta it \u00e9gal\u00e9e, nous l'avons \ndit, que par l'extase du grand -p\u00e8re. Il y avait comme \nune fanfare dans la rue des Filles -du-Calvaire. \nChaque matin, nouvelle offrande de bric -\u00e0-brac du \ngrand -p\u00e8re \u00e0 Cosette. Tous les falbalas possibles \ns'\u00e9panouissaient splendidemen t autour d'elle. \nUn jour Marius, qui, volontiers causait gravement \n\u00e0 travers son bonheur, dit \u00e0 propos de je ne sais quel \nincident : \n\u2013 Les hommes de la r\u00e9volution sont tellement \ngrands qu'ils ont d\u00e9j\u00e0 le prestige des si\u00e8cles, comme \nCaton et comme Phocion, et chacun d'eux semble \nune m\u00e9moire antique. \n\u2013 Moire antique! s'\u00e9cria le vieillard. Merci, Marius. \nC'est pr\u00e9cis\u00e9ment l'id\u00e9e que je cherchais. \nEt le lendemain une magnifique robe de moire \nantique couleur th\u00e9 s'ajoutait \u00e0 la corbeille de Cosette. \nLe grand -p\u00e8re extrayait de ces chiffons une \nsagesse. \u2013 L'amour, c'est bien; mais il faut cela avec. Il faut \nde l'inutile dans le bonheur. Le bonheur, ce n'est que \nle n\u00e9cessaire. Assaisonnez -le-moi \u00e9norm\u00e9ment de \nsuperflu. Un palais et son c\u0153ur. Son c\u0153ur et le \nLouvre. Son c\u0153ur et les grandes eaux de Versailles. \nDonnez -moi ma berg\u00e8re, et t\u00e2chez qu'elle soit \nduchesse. Amenez -moi Philis couronn\u00e9e de bleuets \net ajoutez -lui cent mille livres de rente. Ouvrez -moi \nune bucolique \u00e0 perte de vue sous une colonnade de \nmarbre. Je consens \u00e0 la bucolique et aussi \u00e0 la f\u00e9erie \nde marbre et d'or. Le bonheur sec ressemble au pain \nsec. On mange, mais on ne d\u00eene pas. Je veux du \nsuperflu, de l'inutile, de l'extravagant, du trop, de ce \nqui ne sert \u00e0 rien. Je me souviens d'avoir vu dans la \ncath\u00e9drale de Strasbourg une horloge haute comme \nune maison \u00e0 trois \u00e9tages qui marquait l'heure, qui \navait la bont\u00e9 de marquer l'heure, mais qui n'avait pas \nl'air faite pour cela; et qui, apr\u00e8s avoir sonn\u00e9 midi ou \nminuit, midi, l'heure du soleil, minuit, l'heure de \nl'amour, ou toute autre heure qu'il vous plaira, vous \ndonnait la lune et les \u00e9toiles, la terre et la mer, les \noiseaux et les poissons, Ph\u00e9bus et Ph\u00e9b\u00e9, et une \nribambelle de choses qui sortaient d'une niche, et les \ndouze ap\u00f4tres, et l'emp ereur Charles -Quint, et \nEponine et Sabinus, et un tas de petits bonshommes dor\u00e9s qui jouaient de la trompette, par -dessus le \nmarch\u00e9. Sans compter de ravissants carillons qu'elle \n\u00e9parpillait dans l'air \u00e0 tout propos sans qu'on s\u00fbt \npourquoi. Un m\u00e9chant cadra n tout nu qui ne dit que \nles heures vaut -il cela? Moi je suis de l'avis de la \ngrosse horloge de Strasbourg, et je la pr\u00e9f\u00e8re au \ncoucou de la For\u00eat -Noire. \nM. Gillenormand d\u00e9raisonnait sp\u00e9cialement \u00e0 \npropos de la noce, et tous les trumeaux du dix -\nhuiti\u00e8me s i\u00e8cle passaient p\u00eale -m\u00eale dans ses \ndithyrambes. \n\u2013 Vous ignorez l'art des f\u00eates. Vous ne savez pas \nfaire un jour de joie dans ce temps -ci, s'\u00e9criait -il. \nVotre dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle est veule. Il manque \nd'exc\u00e8s. Il ignore le riche, il ignore le noble. En tout e \nchose, il est tondu ras. Votre tiers \u00e9tat est insipide, \nincolore, inodore et informe. R\u00eaves de vos \nbourgeoises qui s'\u00e9tablissent, comme elles disent : un \njoli boudoir fra\u00eechement d\u00e9cor\u00e9, palissandre et \ncalicot. Place! place! le sieur Grigou \u00e9pouse la \ndemoiselle Grippesou. Somptuosit\u00e9 et splendeur. On \na coll\u00e9 un louis d'or \u00e0 un cierge. Voil\u00e0 l'\u00e9poque. Je \ndemande \u00e0 m'enfuir au del\u00e0 des sarmates. Ah! d\u00e8s \n1787, j'ai pr\u00e9dit que tout \u00e9tait perdu, le jour o\u00f9 j'ai vu \nle duc de Rohan, prince de L\u00e9on, duc de Chabot , duc de Montbazon, marquis de Soubise, vicomte de \nThouars, pair de France, aller \u00e0 Longchamp en \ntapecul! Cela a port\u00e9 ses fruits. Dans ce si\u00e8cle on fait \ndes affaires, on joue \u00e0 la Bourse, on gagne de l'argent, \net l'on est pingre. On soigne et on vernit sa surface; \non est tir\u00e9 \u00e0 quatre \u00e9pingles, lav\u00e9, savonn\u00e9, ratiss\u00e9, \nras\u00e9, peign\u00e9, cir\u00e9, liss\u00e9, frott\u00e9, bross\u00e9, nettoy\u00e9 au \ndehors, irr\u00e9prochable, poli comme un caillou, discret, \npropret, et en m\u00eame temps, vertu de ma mie! on a au \nfond de la conscience des fumi ers et des cloaques \u00e0 \nfaire reculer une vach\u00e8re qui se mouche dans ses \ndoigts. J'octroie \u00e0 ce temps -ci cette devise : Propret\u00e9 \nsale. Marius, ne te f\u00e2che pas, donne -moi la \npermission de parler, je ne dis pas de mal du peuple, \ntu vois, j'en ai plein la bouch e de ton peuple, mais \ntrouve bon que je flanque un peu une pile \u00e0 la \nbourgeoisie. J'en suis. Qui aime bien cingle bien. Sur \nce, je le dis tout net, aujourd'hui on se marie, mais on \nne sait plus se marier. Ah! c'est vrai, je regrette la \ngentillesse des anci ennes m\u0153urs. J'en regrette tout. \nCette \u00e9l\u00e9gance, cette chevalerie, ces fa\u00e7ons courtoises \net mignonnes, ce luxe r\u00e9jouissant que chacun avait, la \nmusique faisant partie de la noce, symphonie en haut, \ntambourinage en bas, les danses, les joyeux visages \nattabl \u00e9s, les madrigaux alambiqu\u00e9s, les chansons, les fus\u00e9es d'artifice, les francs rires, le diable et son train, \nles gros n\u0153uds de rubans. Je regrette la jarreti\u00e8re de \nla mari\u00e9e. La jarreti\u00e8re de la mari\u00e9e est cousine de la \nceinture de V\u00e9nus. Sur quoi roule la guerre de Troie? \nParbleu, sur la jarreti\u00e8re d'H\u00e9l\u00e8ne. Pourquoi se bat -\non, pourquoi Diom\u00e8de le divin fracasse -t-il sur la t\u00eate \nde M\u00e9rion\u00e9e ce grand casque d'airain \u00e0 dix pointes, \npourquoi Achille et Hector se pignochent -ils \u00e0 grands \ncoups de pique? Parce q ue H\u00e9l\u00e8ne a laiss\u00e9 prendre \u00e0 \nP\u00e2ris sa jarreti\u00e8re. Avec la jarreti\u00e8re de Cosette, \nHom\u00e8re ferait l'Iliade. Il mettrait dans son po\u00e8me un \nvieux bavard comme moi, et il le nommerait Nestor. \nMes amis, autrefois, dans cet aimable autrefois, on se \nmariait savamme nt; on faisait un bon contrat, ensuite \nune bonne boustifaille. Sit\u00f4t Cujas sorti, Gamache \nentrait. Mais, dame! c'est que l'estomac est une b\u00eate \nagr\u00e9able qui demande son d\u00fb, et qui veut avoir sa \nnoce aussi. On soupait bien, et l'on avait \u00e0 table une \nbelle v oisine sans guimpe qui ne cachait sa gorge que \nmod\u00e9r\u00e9ment! Oh! les larges bouches riantes, et \ncomme on \u00e9tait gai dans ce temps -l\u00e0! la jeunesse \u00e9tait \nun bouquet; tout jeune homme se terminait par une \nbranche de lilas ou par une touffe de roses; f\u00fbt -on \nguerr ier, on \u00e9tait berger; et si, par hasard, on \u00e9tait \ncapitaine de dragons, on trouvait moyen de s'appeler Florian. On tenait \u00e0 \u00eatre joli. On se brodait, on \ns'empourprait. Un bourgeois avait l'air d'une fleur, un \nmarquis avait l'air d'une pierrerie. On n'avait pas de \nsous-pieds, on n'avait pas de bottes. On \u00e9tait \npimpant, lustr\u00e9, moir\u00e9, mordor\u00e9, voltigeant, mignon, \ncoquet, ce qui n'emp\u00eachait pas d'avoir l'\u00e9p\u00e9e au c\u00f4t\u00e9. \nLe colibri a bec et ongles. C'\u00e9tait le temps des Indes \ngalantes . Un des c\u00f4t\u00e9s du si\u00e8cle \u00e9tait le d\u00e9licat, l'autre \n\u00e9tait le magnifique; et, par la vertuchoux! on \ns'amusait. Aujourd'hui on est s\u00e9rieux. Le bourgeois \nest avare, la bourgeoise est prude; votre si\u00e8cle est \ninfortun\u00e9. On chasserait les Gr\u00e2ces comme trop \nd\u00e9collet\u00e9es. H\u00e9las! on cache la beau t\u00e9 comme une \nlaideur. Depuis la r\u00e9volution, tout a des pantalons, \nm\u00eame les danseuses; une baladine doit \u00eatre grave; vos \nrigodons sont doctrinaires. Il faut \u00eatre majestueux. \nOn serait bien f\u00e2ch\u00e9 de ne pas avoir le menton dans \nsa cravate. L'id\u00e9al d'un galopi n de vingt ans qui se \nmarie, c'est de ressembler \u00e0 monsieur Royer -Collard. \nEt savez -vous \u00e0 quoi l'on arrive avec cette majest\u00e9 l\u00e0? \n\u00e0 \u00eatre petit. Apprenez ceci : la joie n'est pas \nseulement joyeuse; elle est grande. Mais soyez donc \namoureux ga\u00eement, que dia ble! mariez -vous donc, \nquand vous vous mariez, avec la fi\u00e8vre et \nl'\u00e9tourdissement et le vacarme et le tohu -bohu du bonheur! De la gravit\u00e9 \u00e0 l'\u00e9glise, soit. Mais, sit\u00f4t la \nmesse finie, sarpejeu! il faudrait faire tourbillonner un \nsonge autour de l'\u00e9pous\u00e9e. Un mariage doit \u00eatre royal \net chim\u00e9rique; il doit promener sa c\u00e9r\u00e9monie de la \ncath\u00e9drale de Reims \u00e0 la pagode de Chanteloup. J'ai \nhorreur d'une noce pleutre. Ventregoulette! soyez \ndans l'olympe, au moins ce jour -l\u00e0. Soyez des dieux. \nAh! l'on pourrait \u00eatre des sylphes, des Jeux et des Ris, \ndes argyraspides; on est des galoupiats! Mes amis, \ntout nouveau mari\u00e9 doit \u00eatre le prince Aldobrandini. \nProfitez de cette minute unique de la vie pour vous \nenvoler dans l'empyr\u00e9e avec les cygnes et les aigles, \nquitte \u00e0 ret omber le lendemain dans la bourgeoisie \ndes grenouilles. N'\u00e9conomisez point sur l'hym\u00e9n\u00e9e, \nne lui rognez pas ses splendeurs; ne liardez pas le jour \no\u00f9 vous rayonnez. La noce n'est pas le m\u00e9nage. Oh! \nsi je faisais \u00e0 ma fantaisie, ce serait galant, on \nentendr ait des violons dans les arbres. Voici mon \nprogramme : bleu de ciel et argent. Je m\u00ealerais \u00e0 la \nf\u00eate les divinit\u00e9s agrestes, je convoquerais les dryades \net les n\u00e9r\u00e9ides. Les noces d'Amphitrite, une nu\u00e9e \nrose, des nymphes bien coiff\u00e9es et toutes nues, un \nacad\u00e9micien offrant des quatrains \u00e0 la d\u00e9esse, un char \ntra\u00een\u00e9 par des monstres marins, \n Triton trottait devant, et tirait de sa conque \nDes sons si ravissants qu'il ravissait quiconque! \n \n Voil\u00e0 un programme de f\u00eate, en voil\u00e0 un, ou je ne \nm'y connais pas, sac \u00e0 papier! \nPendant que le grand -p\u00e8re, en pleine effusion \nlyrique, s'\u00e9coutait lui -m\u00eame, Cosette et Marius \ns'enivraient de se regarder librement. \nLa tante Gillenormand consid\u00e9rait tout cela avec \nsa placidit\u00e9 imperturbable. Elle avait eu depuis cinq \nou six mois une certaine quantit\u00e9 d'\u00e9motions; Marius \nrevenu, Marius rapport\u00e9 sanglant, Marius rapport\u00e9 \nd'une barricade, Marius mort, puis vivant, Marius \nr\u00e9concili\u00e9, Marius fianc\u00e9, Marius se mariant avec une \npauvresse, Marius se mariant avec une millionnaire. \nLes six cent mille francs avaient \u00e9t\u00e9 sa derni\u00e8re \nsurprise. Puis son indiff\u00e9rence de premi\u00e8re \ncommuniante lui \u00e9tait revenue. Elle allait \nr\u00e9guli\u00e8rement aux offices, \u00e9grenait son rosaire, lisait \nson eucologe, chuchotait dans un coin de la maison \ndes Ave pend ant qu'on chuchotait dans l'autre des I \nLove You , et, vaguement, voyait Marius et Cosette \ncomme deux ombres. L'ombre, c'\u00e9tait elle. \nIl y a un certain \u00e9tat d'asc\u00e9tisme inerte o\u00f9 l'\u00e2me, \nneutralis\u00e9e par l'engourdissement, \u00e9trang\u00e8re \u00e0 ce \nqu'on pourrait appele r l'affaire de vivre, ne per\u00e7oit, \u00e0 l'exception des tremblements de terre et des \ncatastrophes, aucune des impressions humaines, ni \nles impressions plaisantes, ni les impressions \np\u00e9nibles. Cette d\u00e9votion -l\u00e0, disait le p\u00e8re \nGillenormand \u00e0 sa fille, correspon d au rhume de \ncerveau. Tu ne sens rien de la vie. Pas de mauvaise \nodeur, mais pas de bonne. \nDu reste, les six cent mille francs avaient fix\u00e9 les \nind\u00e9cisions de la vieille fille. Son p\u00e8re avait pris \nl'habitude de la compter si peu qu'il ne l'avait pas \nconsult\u00e9e sur le consentement au mariage de Marius. \nIl avait agi de fougue, selon sa mode, n'ayant, despote \ndevenu esclave, qu'une pens\u00e9e, satisfaire Marius. \nQuant \u00e0 la tante, que la tante exist\u00e2t, et qu'elle p\u00fbt \navoir un avis, il n'y avait pas m\u00eame song\u00e9, et, toute \nmoutonne qu'elle \u00e9tait, ceci l'avait froiss\u00e9e. Quelque \npeu r\u00e9volt\u00e9e dans son for int\u00e9rieur, mais \next\u00e9rieurement impassible, elle s'\u00e9tait dit : Mon p\u00e8re \nr\u00e9sout la question du mariage sans moi; je r\u00e9soudrai \nla question de l'h\u00e9ritage sans lui. Elle \u00e9ta it riche en \neffet, et le p\u00e8re ne l'\u00e9tait pas. Elle avait donc r\u00e9serv\u00e9 \nl\u00e0-dessus sa d\u00e9cision. Il est probable que si le mariage \ne\u00fbt \u00e9t\u00e9 pauvre, elle l'e\u00fbt laiss\u00e9 pauvre. Tant pis pour \nmonsieur mon neveu! Il \u00e9pouse une gueuse, qu'il soit \ngueux. Mais le demi -million de Cosette plut \u00e0 la tante et changea sa situation int\u00e9rieure \u00e0 l'endroit de cette \npaire d'amoureux. On doit de la consid\u00e9ration \u00e0 six \ncent mille francs, et il \u00e9tait \u00e9vident qu'elle ne pouvait \nfaire autrement que de laisser sa fortune \u00e0 ces jeunes \ngens, puisqu'ils n'en avaient plus besoin. \nIl fut arrang\u00e9 que le couple habiterait chez le \ngrand -p\u00e8re. M. Gillenormand voulut absolument leur \ndonner sa chambre, la plus belle de la maison. \u2013 Cela \nme rajeunira , d\u00e9clarait -il. C'est un ancien projet. J'avais \ntoujours eu l'id\u00e9e de faire la noce dans ma chambre . Il meubla \ncette chambre d'un tas de vieux bibelots galants. Il la \nfit plafonner et tendre d'une \u00e9toffe extraordinaire \nqu'il avait en pi\u00e8ce et qu'il croyait d'Utrecht, fond \nsatin\u00e9 bouton -d'or avec fleurs de velours oreilles -\nd'ours. \u2013 C'est de cette \u00e9toffe -l\u00e0, disait -il, qu'\u00e9tait \ndrap\u00e9 le lit de la duchesse d'Anville \u00e0 La Roche -\nGuyon. \u2013 Il mit sur la chemin\u00e9e une figurine de Saxe \nportant un manchon sur son ventre nu. \nLa biblioth\u00e8que de M. Gillenormand dev int le \ncabinet d'avocat dont avait besoin Marius; un cabinet, \non s'en souvient, \u00e9tant exig\u00e9 par le conseil de l'ordre. \n \n \n \n \nV, 5, 7 \n \n \n \n \n \nLes effets de r\u00eave m\u00eal\u00e9s \nau bonheur \n \n \n \n \n \nLes amoureux se voyaient tous les jours. Cosette \nvenait avec M. Fauchelevent. \u2013 C'est le renversement \ndes choses, disait mademoiselle Gillenormand, que la \nfuture vienne \u00e0 domicile se faire faire la cour comme \n\u00e7a. \u2013 Mais la convalescence de Marius avait fai t \nprendre l'habitude, et les fauteuils de la rue des Filles -\ndu-Calvaire, meilleurs aux t\u00eate -\u00e0-t\u00eate que les chaises \nde paille de la rue de l'Homme -Arm\u00e9, l'avaient enracin\u00e9e. Marius et M. Fauchelevent se voyaient, \nmais ne se parlaient pas. Il semblait que ce la f\u00fbt \nconvenu. Toute fille a besoin d'un chaperon. Cosette \nn'aurait pu venir sans M. Fauchelevent. Pour Marius, \nM. Fauchelevent \u00e9tait la condition de Cosette. Il \nl'acceptait. En mettant sur le tapis, vaguement et sans \npr\u00e9ciser, les mati\u00e8res de la politiqu e, au point de vue \nde l'am\u00e9lioration g\u00e9n\u00e9rale du sort de tous, ils \nparvenaient \u00e0 se dire un peu plus que oui et non. Une \nfois, au sujet de l'enseignement, que Marius voulait \ngratuit et obligatoire, multipli\u00e9 sous toutes les formes, \nprodigu\u00e9 \u00e0 tous comme l' air et le soleil, en un mot, \nrespirable au peuple tout entier, ils furent \u00e0 l'unisson \net caus\u00e8rent presque. Marius remarqua \u00e0 cette \noccasion que M. Fauchelevent parlait bien, et m\u00eame \navec une certaine \u00e9l\u00e9vation de langage. Il lui manquait \npourtant on ne sa it quoi. M. Fauchelevent avait \nquelque chose de moins qu'un homme du monde, et \nquelque chose de plus. \nMarius, int\u00e9rieurement et au fond de sa pens\u00e9e, \nentourait de toutes sortes de questions muettes ce M. \nFauchelevent qui \u00e9tait pour lui simplement \nbienveil lant et froid. Il lui venait par moments des \ndoutes sur ses propres souvenirs. Il y avait dans sa \nm\u00e9moire un trou, un endroit noir, un ab\u00eeme creus\u00e9 par quatre mois d'agonie. Beaucoup de choses s'y \n\u00e9taient perdues. Il en \u00e9tait \u00e0 se demander s'il \u00e9tait \nbien r\u00e9el qu'il e\u00fbt vu M. Fauchelevent, un tel homme \nsi s\u00e9rieux et si calme, dans la barricade. \nCe n'\u00e9tait pas d'ailleurs la seule stupeur que les \napparitions et les disparitions du pass\u00e9 lui eussent \nlaiss\u00e9e dans l'esprit. Il ne faudrait pas croire qu'il f\u00fbt \nd\u00e9livr\u00e9 de toutes ces obsessions de la m\u00e9moire qui \nnous forcent, m\u00eame heureux, m\u00eame satisfaits, \u00e0 \nregarder m\u00e9lancoliquement en arri\u00e8re. La t\u00eate qui ne \nse retourne pas vers les horizons effac\u00e9s ne contient \nni pens\u00e9e ni amour. Par moments, Marius prenait son \nvisage dans ses mains et le pass\u00e9 tumultueux et vague \ntraversait le cr\u00e9puscule qu'il avait dans le cerveau. Il \nrevoyait tomber Mabeuf, il entendait Gavroche \nchanter sous la mitraille, il sentait sous sa l\u00e8vre le \nfroid du front d'Eponine; Enjolras, Courfeyr ac, Jean \nProuvaire, Combeferre, Bossuet, Grantaire, tous ses \namis, se dressaient devant lui, puis se dissipaient. \nTous ces \u00eatres chers, douloureux, vaillants, \ncharmants ou tragiques, \u00e9taient -ce des songes? \navaient -ils en effet exist\u00e9? L'\u00e9meute avait tout r oul\u00e9 \ndans sa fum\u00e9e. \nCes grandes fi\u00e8vres ont de grands r\u00eaves. Il \ns'interrogeait; il se t\u00e2tait; il avait le vertige de toutes ces r\u00e9alit\u00e9s \u00e9vanouies. O\u00f9 \u00e9taient -ils donc tous? \u00e9tait -\nce bien vrai que tout f\u00fbt mort? Une chute dans les \nt\u00e9n\u00e8bres avait tout empo rt\u00e9, except\u00e9 lui. Tout cela lui \nsemblait avoir disparu comme derri\u00e8re une toile de \nth\u00e9\u00e2tre. Il y a de ces rideaux qui s'abaissent dans la \nvie. Dieu passe \u00e0 l'acte suivant. \nEt lui -m\u00eame, \u00e9tait -il bien le m\u00eame homme? Lui, le \npauvre, il \u00e9tait riche; lui, l'ab andonn\u00e9, il avait une \nfamille; lui, le d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, il \u00e9pousait Cosette. Il lui \nsemblait qu'il avait travers\u00e9 une tombe, et qu'il y \u00e9tait \nentr\u00e9 noir, et qu'il en \u00e9tait sorti blanc. Et cette tombe, \nles autres y \u00e9taient rest\u00e9s. A de certains instants, tous \nces \u00eatres du pass\u00e9, revenus et pr\u00e9sents, faisaient \ncercle autour de lui et l'assombrissaient; alors il \nsongeait \u00e0 Cosette, et redevenait serein; mais il ne \nfallait rien moins que cette f\u00e9licit\u00e9 pour effacer cette \ncatastrophe. \nM. Fauchelevent avait presque pl ace parmi ces \n\u00eatres \u00e9vanouis. Marius h\u00e9sitait \u00e0 croire que le \nFauchelevent de la barricade f\u00fbt le m\u00eame que ce \nFauchelevent en chair et en os, si gravement assis \npr\u00e8s de Cosette. Le premier \u00e9tait probablement un de \nces cauchemars apport\u00e9s et remport\u00e9s par s es heures \nde d\u00e9lire. Du reste, leurs deux natures \u00e9tant \nescarp\u00e9es, aucune question n'\u00e9tait possible de Marius \u00e0 M. Fauchelevent. L'id\u00e9e ne lui en f\u00fbt m\u00eame pas \nvenue. Nous avons indiqu\u00e9 d\u00e9j\u00e0 ce d\u00e9tail \ncaract\u00e9ristique. \nDeux hommes qui ont un secret commun, et qui, \npar une sorte d'accord tacite, n'\u00e9changent pas une \nparole \u00e0 ce sujet, cela est moins rare qu'on ne pense. \nUne fois seulement, Marius tenta un essai. Il fit \nvenir dans la conversation la rue de la Chanvrerie, et, \nse tournant vers M. Fauchelevent, i l lui dit : \n\u2013 Vous connaissez bien cette rue -l\u00e0? \n\u2013 Quelle rue? \n\u2013 La rue de la Chanvrerie? \n\u2013 Je n'ai aucune id\u00e9e du nom de cette rue -l\u00e0, \nr\u00e9pondit M. Fauchelevent du ton le plus naturel du \nmonde. \nLa r\u00e9ponse, qui portait sur le nom de la rue, et \npoint su r la rue elle -m\u00eame, parut \u00e0 Marius plus \nconcluante qu'elle ne l'\u00e9tait. \n\u2013 D\u00e9cid\u00e9ment, pensa -t-il, j'ai r\u00eav\u00e9. J'ai eu une \nhallucination. C'est quelqu'un qui lui ressemblait. M. \nFauchelevent n'y \u00e9tait pas. \n \n \n \n \nV, 5, 8 \n \n \n \n \n \nDeux hommes impossibles \u00e0 \nretrouver \n \n \n \n \nL'enchantement, si grand qu'il f\u00fbt, n'effa\u00e7a point \ndans l'esprit de Marius d'autres pr\u00e9occupations. \nPendant que le mariage s'appr\u00eatait et en attendant \nl'\u00e9poque fix\u00e9e, il fit faire de difficiles et scrupuleuses \nrecherches r\u00e9trospectives. \nIl devait la reconnaissance de plusieurs c\u00f4t\u00e9s; il en \ndevait pour son p\u00e8re, il en devait pour lui -m\u00eame. \nIl y avait Th\u00e9nardier; il y avait l'inconnu qui l'avait \nrapport\u00e9, lui Marius, chez M. Gillenormand. Marius tenait \u00e0 retrouver ces deux hommes, \nn'entendant point se marier, \u00eatre heureux, et les \noublier, et craignant que ces dettes du devoir non \npay\u00e9es ne fissent ombre sur sa vie, si lumineuse \nd\u00e9sormais. Il lui \u00e9tait impossible de laisser tout cet \narri\u00e9r\u00e9 en souffrance derri\u00e8re lui , et il voulait, avant \nd'entrer joyeusement dans l'avenir, avoir quittance du \npass\u00e9. \nQue Th\u00e9nardier f\u00fbt un sc\u00e9l\u00e9rat, cela n'\u00f4tait rien \u00e0 \nce fait qu'il avait sauv\u00e9 le colonel Pontmercy. \nTh\u00e9nardier \u00e9tait un bandit pour tout le monde, \nexcept\u00e9 pour Marius. \nEt Marius, ignorant la v\u00e9ritable sc\u00e8ne du champ de \nbataille de Waterloo, ne savait pas cette particularit\u00e9, \nque son p\u00e8re \u00e9tait vis -\u00e0-vis de Th\u00e9nardier dans cette \nsituation \u00e9trange de lui devoir la vie sans lui devoir de \nreconnaissance. \nAucun des divers agents que Marius employa ne \nparvint \u00e0 saisir la piste de Th\u00e9nardier. L'effacement \nsemblait complet de ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0. La Th\u00e9nardier \u00e9tait \nmorte en prison pendant l'instruction du proc\u00e8s. \nTh\u00e9nardier et sa fille Azelma, les deux seuls qui \nrestassent de ce groupe lamentable, avaient replong\u00e9 \ndans l'ombre. Le gouffre de l'Inconnu social s'\u00e9tait \nsilencieusement referm\u00e9 sur ces \u00eatres. On ne voyait m\u00eame plus \u00e0 la surface ce fr\u00e9missement, ce \ntremblement, ces obscurs cercles concentriques qui \nannoncent que quelque chose est tomb\u00e9 l\u00e0, et qu'on \npeut y jeter la sonde. \nLa Th\u00e9nardier \u00e9tant morte, Boulatruelle \u00e9tant mis \nhors de cause, Claquesous ayant disparu, les \nprincipaux accus\u00e9s s'\u00e9tant \u00e9chapp\u00e9s de prison, le \nproc\u00e8s du guet -apens de la masure Gorbeau ava it \u00e0 \npeu pr\u00e8s avort\u00e9. L'affaire \u00e9tait rest\u00e9e assez obscure. \nLe banc des assises avait d\u00fb se contenter de deux \nsubalternes, Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, \net Demi -Liard, dit Deux -Milliards, qui avaient \u00e9t\u00e9 \ncondamn\u00e9s contradictoirement \u00e0 dix ans de gal\u00e8res. \nLes travaux forc\u00e9s \u00e0 perp\u00e9tuit\u00e9 avaient \u00e9t\u00e9 prononc\u00e9s \ncontre leurs complices \u00e9vad\u00e9s et contumaces. \nTh\u00e9nardier, chef et meneur, avait \u00e9t\u00e9, par contumace \n\u00e9galement, condamn\u00e9 \u00e0 mort. Cette condamnation \n\u00e9tait la seule chose qui rest\u00e2t sur Th\u00e9nardie r, jetant \nsur ce nom enseveli sa lueur sinistre, comme une \nchandelle \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d'une bi\u00e8re. \nDu reste, en refoulant Th\u00e9nardier dans les \nderni\u00e8res profondeurs par la crainte d'\u00eatre ressaisi, \ncette condamnation ajoutait \u00e0 l'\u00e9paississement \nt\u00e9n\u00e9breux qui couvrait cet homme. Quant \u00e0 l'autre, quant \u00e0 l'homme ignor\u00e9 qui avait \nsauv\u00e9 Marius, les recherches eurent d'abord quelque \nr\u00e9sultat, puis s'arr\u00eat\u00e8rent court. On r\u00e9ussit \u00e0 retrouver \nle fiacre qui avait rapport\u00e9 Marius rue des Filles -du-\nCalvaire dans la soir\u00e9e du 6 juin. Le cocher d\u00e9clara \nque le 6 juin, d'apr\u00e8s l'ordre d'un agent de police, il \navait \u00abstationn\u00e9\u00bb, depuis trois heures de l'apr\u00e8s -midi \njusqu'\u00e0 la nuit, sur le quai des Champs -Elys\u00e9es, au -\ndessus de l'issue du Grand Egout; que, vers neuf \nheures du soir, la g rille de l'\u00e9gout, qui donne sur la \nberge de la rivi\u00e8re, s'\u00e9tait ouverte; qu'un homme en \n\u00e9tait sorti, portant sur ses \u00e9paules un autre homme, \nqui semblait mort; que l'agent, lequel \u00e9tait en \nobservation sur ce point, avait arr\u00eat\u00e9 l'homme vivant \net saisi l'ho mme mort; que, sur l'ordre de l'agent, lui \ncocher avait re\u00e7u \u00abtout ce monde -l\u00e0\u00bb dans son fiacre; \nqu'on \u00e9tait all\u00e9 d'abord rue des Filles -du-Calvaire; \nqu'on y avait d\u00e9pos\u00e9 l'homme mort; que l'homme \nmort, c'\u00e9tait monsieur Marius, et que lui cocher le \nreconna issait bien, quoiqu'il f\u00fbt vivant \u00abcette fois -ci\u00bb; \nqu'ensuite on \u00e9tait remont\u00e9 dans sa voiture, qu'il avait \nfouett\u00e9 ses chevaux, que, \u00e0 quelques pas de la porte \ndes Archives, on lui avait cri\u00e9 de s'arr\u00eater, que l\u00e0, \ndans la rue, on l'avait pay\u00e9 et quitt\u00e9, e t que l'agent avait emmen\u00e9 l'autre homme; qu'il ne savait rien de \nplus; que la nuit \u00e9tait tr\u00e8s noire. \nMarius, nous l'avons dit, ne se rappelait rien. Il se \nsouvenait seulement d'avoir \u00e9t\u00e9 saisi en arri\u00e8re par \nune main \u00e9nergique au moment o\u00f9 il tombait \u00e0 l a \nrenverse dans la barricade; puis tout s'effa\u00e7ait pour \nlui. Il n'avait repris connaissance que chez M. \nGillenormand. \nIl se perdait en conjectures. \nIl ne pouvait douter de sa propre identit\u00e9. \nComment se faisait -il pourtant que, tomb\u00e9 rue de la \nChanvrerie , il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 ramass\u00e9 par l'agent de police sur \nla berge de la Seine, pr\u00e8s du pont des Invalides? \nQuelqu'un l'avait emport\u00e9 du quartier des Halles aux \nChamps -Elys\u00e9es. Et comment? Par l'\u00e9gout. \nD\u00e9vouement inou\u00ef! \nQuelqu'un? qui? \nC'\u00e9tait cet homme que Marius cherchait. \nDe cet homme, qui \u00e9tait son sauveur, rien; nulle \ntrace; pas le moindre indice. \nMarius, quoique oblig\u00e9 de ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0 \u00e0 une grande \nr\u00e9serve, poussa ses recherches jusqu'\u00e0 la pr\u00e9fecture \nde police. L\u00e0, pas plus qu'ailleurs, les renseignements \npris n'aboutirent \u00e0 aucun \u00e9claircissement. La \npr\u00e9fecture en savait moins que le cocher de fiacre. On n'y avait connaissance d'aucune arrestation \nop\u00e9r\u00e9e le 6 juin \u00e0 la grille du Grand Egout; on n'y \navait re\u00e7u aucun rapport d'agent sur ce fait qui, \u00e0 la \npr\u00e9fectur e, \u00e9tait regard\u00e9 comme une fable. On y \nattribuait l'invention de cette fable au cocher. Un \ncocher qui veut un pourboire est capable de tout, \nm\u00eame d'imagination. Le fait, pourtant, \u00e9tait certain, et \nMarius n'en pouvait douter, \u00e0 moins de douter de sa \npropre identit\u00e9, comme nous venons de le dire. \nTout, dans cette \u00e9trange \u00e9nigme, \u00e9tait inexplicable. \nCet homme, ce myst\u00e9rieux homme, que le cocher \navait vu sortir de la grille du Grand Egout portant sur \nson dos Marius \u00e9vanoui, et que l'agent de police aux \naguet s avait arr\u00eat\u00e9 en flagrant d\u00e9lit de sauvetage d'un \ninsurg\u00e9, qu'\u00e9tait -il devenu? qu'\u00e9tait devenu l'agent lui -\nm\u00eame? Pourquoi cet agent avait -il gard\u00e9 le silence? \nl'homme avait -il r\u00e9ussi \u00e0 s'\u00e9vader? avait -il corrompu \nl'agent? Pourquoi cet homme ne donnait -il aucun \nsigne de vie \u00e0 Marius qui lui devait tout? Le \nd\u00e9sint\u00e9ressement n'\u00e9tait pas moins prodigieux que le \nd\u00e9vouement. Pourquoi cet homme ne reparaissait -il \npas? Peut -\u00eatre \u00e9tait -il au -dessus de la r\u00e9compense, \nmais personne n'est au -dessus de la reconnaissanc e. \nEtait -il mort? quel homme \u00e9tait -ce? quelle figure \navait-il? Personne ne pouvait le dire. Le cocher r\u00e9pondait : La nuit \u00e9tait tr\u00e8s noire. Basque et \nNicolette, ahuris, n'avaient regard\u00e9 que leur jeune \nma\u00eetre tout sanglant. Le portier, dont la chandelle \navait \u00e9clair\u00e9 la tragique arriv\u00e9e de Marius, avait seul \nremarqu\u00e9 l'homme en question, et voici le \nsignalement qu'il en donnait : \u00abCet homme \u00e9tait \n\u00e9pouvantable.\u00bb \nDans l'espoir d'en tirer parti pour ses recherches, \nMarius fit conserver les v\u00eatements ensanglan t\u00e9s qu'il \navait sur le corps lorsqu'on l'avait ramen\u00e9 chez son \na\u00efeul. En examinant l'habit, on remarqua qu'un pan \n\u00e9tait bizarrement d\u00e9chir\u00e9. Un morceau manquait. \nUn soir, Marius parlait devant Cosette et Jean \nValjean, de toute cette singuli\u00e8re aventure, d es \ninformations sans nombre qu'il avait prises et de \nl'inutilit\u00e9 de ses efforts. Le visage froid de \u00abmonsieur \nFauchelevent\u00bb l'impatientait. Il s'\u00e9cria avec une \nvivacit\u00e9 qui avait presque la vibration de la col\u00e8re : \n\u2013 Oui, cet homme -l\u00e0, quel qu'il soit, a \u00e9t\u00e9 sublime. \nSavez -vous ce qu'il a fait, monsieur? Il est intervenu \ncomme l'archange. Il a fallu qu'il se jet\u00e2t au milieu du \ncombat, qu'il me d\u00e9rob\u00e2t, qu'il ouvr\u00eet l'\u00e9gout, qu'il \nm'y tra\u00een\u00e2t, qu'il m'y port\u00e2t! Il a fallu qu'il f\u00eet plus \nd'une lieue et demie dans d'affreuses galeries \nsouterraines, courb\u00e9, ploy\u00e9, dans les t\u00e9n\u00e8bres, dans le cloaque, plus d'une lieue et demie, monsieur, avec un \ncadavre sur le dos! Et dans quel but? Dans l'unique \nbut de sauver ce cadavre. Et ce cadavre, c'\u00e9tait moi. Il \ns'est dit : Il y a encore l\u00e0 peut -\u00eatre une lueur de vie; je \nvais risquer mon existence \u00e0 moi pour cette mis\u00e9rable \n\u00e9tincelle! Et son existence, il ne l'a pas risqu\u00e9e une \nfois, mais vingt! Et chaque pas \u00e9tait un danger. La \npreuve, c'est qu'en sortant de l'\u00e9gout il a \u00e9 t\u00e9 arr\u00eat\u00e9. \nSavez -vous, monsieur, que cet homme a fait tout \ncela? Et aucune r\u00e9compense \u00e0 attendre. Qu'\u00e9tais -je? \nUn insurg\u00e9. Qu'\u00e9tais -je? Un vaincu. Oh! si les six cent \nmille francs de Cosette \u00e9taient \u00e0 moi... \n\u2013 Ils sont \u00e0 vous, interrompit Jean Valjean. \n\u2013 Eh bien, reprit Marius, je les donnerais pour \nretrouver cet homme! \nJean Valjean garda le silence. \n \n \n \n \nLIVRE SIXI\u00c8ME \n \n \nLA NUIT BLANCHE \n \n \n \n \nV, 6, 1 \n \n \n \n \n \nLe 16 f\u00e9vrier 1833 \n \n \n \n \n \nLa nuit du 16 au 17 f\u00e9vrier 1833 fut une nuit \nb\u00e9nie. Elle eut au -dessus de son ombre le ciel ouvert. \nCe fut la nuit de noces de Marius et de Cosette. \nLa journ\u00e9e avait \u00e9t\u00e9 adorable. \nCe n'avait pas \u00e9t\u00e9 la f\u00eate bleue r\u00eav\u00e9e par le grand -\np\u00e8re, une f\u00e9erie avec une confusion de ch\u00e9rubins et \nde cupidons au -dessus de la t\u00eate des mari\u00e9s, un \nmariage digne de faire un dessus de porte; mais cela \navait \u00e9t\u00e9 doux et riant. La mode du mariage n'\u00e9tai t pas en 1833 ce qu'elle \nest aujourd'hui. La France n'avait pas encore \nemprunt\u00e9 \u00e0 l'Angleterre cette d\u00e9licatesse supr\u00eame \nd'enlever sa femme, de s'enfuir en sortant de l'\u00e9glise, \nde se cacher avec honte de son bonheur, et de \ncombiner les allures d'un banquer outier avec les \nravissements du cantique des cantiques. On n'avait \npas encore compris tout ce qu'il y a de chaste, \nd'exquis et de d\u00e9cent \u00e0 cahoter son paradis en chaise \nde poste, \u00e0 entrecouper son myst\u00e8re de clic -clacs, \u00e0 \nprendre pour lit nuptial un lit d' auberge, et \u00e0 laisser \nderri\u00e8re soi, dans l'alc\u00f4ve banale \u00e0 tant par nuit, le \nplus sacr\u00e9 des souvenirs de la vie p\u00eale -m\u00eale avec les \nt\u00eate-\u00e0-t\u00eate du conducteur de diligence et de la \nservante d'auberge. \nDans cette seconde moiti\u00e9 du dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle \no\u00f9 nous sommes, le maire et son \u00e9charpe, le pr\u00eatre et \nsa chasuble, la loi et Dieu, ne suffisent plus; il faut les \ncompl\u00e9ter par le postillon de Longjumeau; veste \nbleue aux retroussis rouges et aux boutons grelots, \nplaque en brassard, culotte de peau verte, jurons aux \nchevaux normands \u00e0 la queue nou\u00e9e, faux galons, \nchapeau cir\u00e9, gros cheveux poudr\u00e9s, fouet \u00e9norme et \nbottes fortes. La France ne pousse pas encore \nl'\u00e9l\u00e9gance jusqu'\u00e0 faire, comme la nobility anglaise, pleuvoir sur la cal\u00e8che de poste des mari\u00e9s une gr\u00ea le \nde pantoufles \u00e9cul\u00e9es et de vieilles savates, en \nsouvenir de Churchill, depuis Marlborough, ou \nMalbrouck, assailli le jour de son mariage par une \ncol\u00e8re de tante qui lui porta bonheur. Les savates et \nles pantoufles ne font point encore partie de nos \nc\u00e9l\u00e9brations nuptiales; mais patience, le bon go\u00fbt \ncontinuant \u00e0 se r\u00e9pandre, on y viendra. \nEn 1833, il y a cent ans, on ne pratiquait pas le \nmariage au grand trot. \nOn s'imaginait encore \u00e0 cette \u00e9poque, chose \nbizarre, qu'un mariage est une f\u00eate intime et soc iale, \nqu'un banquet patriarcal ne g\u00e2te point une solennit\u00e9 \ndomestique, que la ga\u00eet\u00e9, f\u00fbt -elle excessive, pourvu \nqu'elle soit honn\u00eate, ne fait aucun mal au bonheur, et \nqu'enfin il est v\u00e9n\u00e9rable et bon que la fusion de ces \ndeux destin\u00e9es d'o\u00f9 sortira une fam ille commence \ndans la maison, et que le m\u00e9nage ait d\u00e9sormais pour \nt\u00e9moin la chambre nuptiale. \nEt l'on avait l'impudeur de se marier chez soi. \nLe mariage se fit donc, suivant cette mode \nmaintenant caduque, chez M. Gillenormand. \nSi naturelle et si ordinai re que soit cette affaire de \nse marier, les bans \u00e0 publier, les actes \u00e0 dresser, la mairie, l'\u00e9glise, ont toujours quelque complication. \nOn ne put \u00eatre pr\u00eat avant le 16 f\u00e9vrier. \nOr, nous notons ce d\u00e9tail pour la pure satisfaction \nd'\u00eatre exact, il se trouv a que le 16 \u00e9tait un mardi gras. \nH\u00e9sitations, scrupules, particuli\u00e8rement de la tante \nGillenormand. \n\u2013 Un mardi gras! s'\u00e9cria l'a\u00efeul, tant mieux. Il y a \nun proverbe : \n \nMariage un mardi gras \nN'aura point d'enfants ingrats. \n \nPassons outre. Va pour le 1 6! Est -ce que tu veux \nretarder, toi, Marius? \n\u2013 Non, certes! r\u00e9pondit l'amoureux. \n\u2013 Marions -nous, fit le grand -p\u00e8re. \nLe mariage se fit donc le 16, nonobstant la ga\u00eet\u00e9 \npublique. Il pleuvait ce jour -l\u00e0, mais il y a toujours \ndans le ciel un petit coin d'azu r au service du \nbonheur, que les amants voient, m\u00eame quand le reste \nde la cr\u00e9ation serait sous un parapluie. \nLa veille, Jean Valjean avait remis \u00e0 Marius, en \npr\u00e9sence de M. Gillenormand, les cinq cent quatre -\nvingt -quatre mille francs. \nLe mariage se faisa nt sous le r\u00e9gime de la \ncommunaut\u00e9, les actes avaient \u00e9t\u00e9 simples. Toussaint \u00e9tait d\u00e9sormais inutile \u00e0 Jean Valjean; \nCosette en avait h\u00e9rit\u00e9, et l'avait promue au grade de \nfemme de chambre. \nQuant \u00e0 Jean Valjean, il y avait dans la maison \nGillenormand une belle chambre meubl\u00e9e expr\u00e8s \npour lui, et Cosette lui avait si irr\u00e9sistiblement dit : \n\u00abP\u00e8re, je vous en prie\u00bb, qu'elle lui avait fait \u00e0 peu pr\u00e8s \npromettre qu'il viendrait l'habiter. \nQuelques jours avant le jour fix\u00e9 pour le mariage, \nil \u00e9tait arriv\u00e9 un ac cident \u00e0 Jean Valjean; il s'\u00e9tait un \npeu \u00e9cras\u00e9 le pouce de la main droite. Ce n'\u00e9tait point \ngrave; et il n'avait pas permis que personne s'en \noccup\u00e2t, ni le pans\u00e2t, ni m\u00eame vit son mal, pas m\u00eame \nCosette. Cela pourtant l'avait forc\u00e9 de s'emmitoufler \nla mai n d'un linge, et de porter le bras en \u00e9charpe, et \nl'avait emp\u00each\u00e9 de rien signer. M. Gillenormand, \ncomme subrog\u00e9 tuteur de Cosette, l'avait suppl\u00e9\u00e9. \nNous ne m\u00e8nerons le lecteur ni \u00e0 la mairie ni \u00e0 \nl'\u00e9glise. On ne suit gu\u00e8re deux amoureux jusque -l\u00e0, et \nl'on a l'habitude de tourner le dos au drame d\u00e8s qu'il \nmet \u00e0 sa boutonni\u00e8re un bouquet de mari\u00e9. Nous \nnous bornerons \u00e0 noter un incident qui, d'ailleurs \ninaper\u00e7u de la noce, marqua le trajet de la rue des \nFilles -du-Calvaire \u00e0 l'\u00e9glise Saint -Paul. On repavait \u00e0 cette \u00e9poque l'extr\u00e9mit\u00e9 nord de la \nrue Saint -Louis. Elle \u00e9tait barr\u00e9e \u00e0 partir de la rue du \nParc-Royal. Il \u00e9tait impossible aux voitures de la noce \nd'aller directement \u00e0 Saint -Paul. Force \u00e9tait de \nchanger l'itin\u00e9raire, et le plus simple \u00e9tait de tourne r \npar le boulevard. Un des invit\u00e9s fit observer que \nc'\u00e9tait le mardi gras, et qu'il y aurait l\u00e0 encombrement \nde voitures. \u2013 Pourquoi? demanda M. Gillenormand. \n\u2013 A cause des masques. \u2013 A merveille, dit le grand -\np\u00e8re. Allons par l\u00e0. Ces jeunes gens se marien t; ils \nvont entrer dans le s\u00e9rieux de la vie. Cela les \npr\u00e9parera de voir un peu de mascarade. \nOn prit par le boulevard. La premi\u00e8re des berlines \nde la noce contenait Cosette et la tante \nGillenormand, M. Gillenormand et Jean Valjean. \nMarius, encore s\u00e9par\u00e9 de sa fianc\u00e9e, selon l'usage, ne \nvenait que dans la seconde. Le cort\u00e9ge nuptial, au \nsortir de la rue des Filles -du-Calvaire, s'engagea dans \nla longue procession de voitures qui faisait la cha\u00eene \nsans fin de la Madeleine \u00e0 la Bastille et de la Bastille \u00e0 \nla Madeleine. \nLes masques abondaient sur le boulevard. Il avait \nbeau pleuvoir par intervalles, Paillasse, Pantalon et \nGille s'obstinaient. Dans la bonne humeur de cet \nhiver de 1833, Paris s'\u00e9tait d\u00e9guis\u00e9 en Venise. On ne voit plus de ces mardis gras -l\u00e0 aujo urd'hui. Tout ce \nqui existe \u00e9tant un carnaval r\u00e9pandu, il n'y a plus de \ncarnaval. \nLes contre -all\u00e9es regorgeaient de passants et les \nfen\u00eatres de curieux. Les terrasses qui couronnent les \np\u00e9ristyles des th\u00e9\u00e2tres \u00e9taient bord\u00e9es de spectateurs. \nOutre les mas ques, on regardait ce d\u00e9fil\u00e9, propre au \nmardi gras comme \u00e0 Longchamps, de v\u00e9hicules de \ntoutes sortes, fiacres, citadines, tapissi\u00e8res, carrioles, \ncabriolets, marchant en ordre, rigoureusement riv\u00e9s \nles uns aux autres par les r\u00e8glements de police et \ncomme e mbo\u00eet\u00e9s dans des rails. Quiconque est dans \nun de ces v\u00e9hicules -l\u00e0 est tout \u00e0 la fois spectateur et \nspectacle. Des sergents de ville maintenaient sur les \nbas-c\u00f4t\u00e9s du boulevard ces deux interminables files \nparall\u00e8les se mouvant en mouvement contrari\u00e9, et \nsurveillaient, pour que rien n'entrav\u00e2t leur double \ncourant, ces deux ruisseaux de voitures coulant, l'un \nen aval, l'autre en amont, l'un vers la chauss\u00e9e \nd'Antin, l'autre vers le faubourg Saint -Antoine. Les \nvoitures armori\u00e9es des pairs de France et des \namba ssadeurs tenaient le milieu de la chauss\u00e9e, allant \net venant librement. De certains cort\u00e8ges \nmagnifiques et joyeux, notamment le B\u0153uf Gras, \navaient le m\u00eame privil\u00e8ge. Dans cette ga\u00eet\u00e9 de Paris, l'Angleterre faisait claquer son fouet; la chaise de \nposte de lord Seymour, harcel\u00e9e d'un sobriquet \npopulacier, passait \u00e0 grand bruit. \nDans la double file, le long de laquelle des gardes \nmunicipaux galopaient comme des chiens de berger, \nd'honn\u00eates berlingots de famille, encombr\u00e9s de \ngrand'tantes et d'a\u00efeules, \u00e9talaient \u00e0 leur porti\u00e8re de \nfrais groupes d'enfants d\u00e9guis\u00e9s, pierrots de sept ans, \npierrettes de six ans, ravissants petits \u00eatres, sentant \nqu'ils faisaient officiellement partie de l'all\u00e9gresse \npublique, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9s de la dignit\u00e9 de leur arlequinade et \nayant une gravit\u00e9 de fonctionnaires. \nDe temps en temps un embarras survenait quelqu e \npart dans la procession des v\u00e9hicules; l'une ou l'autre \ndes deux files lat\u00e9rales s'arr\u00eatait jusqu'\u00e0 ce que le \nn\u0153ud f\u00fbt d\u00e9nou\u00e9; une voiture emp\u00each\u00e9e suffisait \npour paralyser toute la ligne. Puis on se remettait en \nmarche. \nLes carrosses de la noce \u00e9taient dans la file allant \nvers la Bastille et longeant le c\u00f4t\u00e9 droit du boulevard. \nA la hauteur de la rue du Pont -aux-Choux, il y eut un \ntemps d'arr\u00eat. Presque au m\u00eame instant, sur l'autre \nbas-c\u00f4t\u00e9, l'autre file qui allait vers la Madeleine \ns'arr\u00eata \u00e9galement. Il y avait \u00e0 ce point -l\u00e0 de cette file \nune voiture de masques. Ces voitures, ou, pour mieux dire, ces charret\u00e9es \nde masques sont bien connues des parisiens. Si elles \nmanquaient \u00e0 un mardi gras ou \u00e0 une mi -car\u00eame, on \ny entendrait malice, et l'on dirait : Il y a quelque chose l\u00e0 -\ndessous. Probablement le minist\u00e8re va changer . Un \nentassement de Cassandres, d'Arlequins et de \nColombines, cahot\u00e9 au -dessus des passants, tous les \ngrotesques possibles depuis le turc jusqu'au sauvage, \ndes hercules supportant des marq uises, des \npoissardes qui feraient boucher les oreilles \u00e0 Rabelais \nde m\u00eame que les m\u00e9nades faisaient baisser les yeux \u00e0 \nAristophane, perruques de filasse, maillots roses, \nchapeaux de faraud, lunettes de grimacier, tricornes \nde Janot taquin\u00e9s par un papillo n, cris jet\u00e9s aux \npi\u00e9tons, poings sur les hanches, postures hardies, \n\u00e9paules nues, faces masqu\u00e9es, impudeurs d\u00e9musel\u00e9es; \nun chaos d'effronteries promen\u00e9 par un cocher coiff\u00e9 \nde fleurs; voil\u00e0 ce que c'est que cette institution. \nLa Gr\u00e8ce avait besoin du cha riot de Thespis, la \nFrance a besoin du fiacre de Vad\u00e9. \nTout peut \u00eatre parodi\u00e9, m\u00eame la parodie. La \nsaturnale, cette grimace de la beaut\u00e9 antique, arrive de \ngrossissement en grossissement, au mardi gras; et la \nbacchanale, jadis couronn\u00e9e de pampres, inond\u00e9 e de \nsoleil, montrant des seins de marbre dans une demi -nudit\u00e9 divine, aujourd'hui avachie sous la guenille \nmouill\u00e9e du nord, a fini par s'appeler la chie -en-lit. \nLa tradition des voitures de masques remonte aux \nplus vieux temps de la monarchie. Les compt es de \nLouis XI allouent au bailli du palais \u00abvingt sous \ntournois pour trois coches de mascarades \u00e8s \ncarrefours\u00bb. De nos jours, ces monceaux bruyants de \ncr\u00e9atures se font habituellement charrier par quelque \nancien coucou dont ils encombrent l'imp\u00e9riale, ou \naccablent de leur tumultueux groupe un landau de \nr\u00e9gie dont les capotes sont rabattues. Ils sont vingt \ndans une voiture de six. Il y en a sur le si\u00e8ge, sur le \nstrapontin, sur les joues des capotes, sur le timon. Ils \nenfourchent jusqu'aux lanternes de la vo iture. Ils sont \ndebout, couch\u00e9s, assis, jarrets recroquevill\u00e9s, jambes \npendantes. Les femmes occupent les genoux des \nhommes. On voit de loin sur le fourmillement des \nt\u00eates leur pyramide forcen\u00e9e. Ces carross\u00e9es font des \nmontagnes d'all\u00e9gresse au milieu de la cohue. Coll\u00e9, \nPanard et Piron en d\u00e9coulent, enrichis d'argot. On \ncrache de l\u00e0 -haut sur le peuple le cat\u00e9chisme \npoissard. Ce fiacre, devenu d\u00e9mesur\u00e9 par son \nchargement, a un air de conqu\u00eate. Brouhaha est \u00e0 \nl'avant, Tohubohu est \u00e0 l'arri\u00e8re. On y vocif\u00e8re , on y \nvocalise, on y hurle, on y \u00e9clate, on s'y tord de bonheur; la ga\u00eet\u00e9 y rugit, le sarcasme y flamboie, la \njovialit\u00e9 s'y \u00e9tale comme une pourpre; deux haridelles \ny tra\u00eenent la farce \u00e9panouie en apoth\u00e9ose; c'est le char \nde triomphe du Rire. \nRire trop c ynique pour \u00eatre franc. Et en effet ce \nrire est suspect. Ce rire a une mission. Il est charg\u00e9 de \nprouver aux parisiens le carnaval. \nCes voitures poissardes, o\u00f9 l'on sent on ne sait \nquelles t\u00e9n\u00e8bres, font songer le philosophe. Il y a du \ngouvernement l\u00e0 -dedans. On touche l\u00e0 du doigt une \naffinit\u00e9 myst\u00e9rieuse entre les hommes publics et les \nfemmes publiques. \nQue des turpitudes \u00e9chafaud\u00e9es donnent un total \nde ga\u00eet\u00e9, qu'en \u00e9tageant l'ignominie sur l'opprobre on \naffriande un peuple, que l'espionnage servant de \ncariatide \u00e0 la prostitution amuse les cohues en les \naffrontant, que la foule aime \u00e0 voir passer sur les \nquatre roues d'un fiacre ce monstrueux tas vivant, \nclinquant -haillon, mi -parti ordure et lumi\u00e8re, qui \naboie et qui chante, qu'on batte des mains \u00e0 cette \ngloire faite de toutes les hontes, qu'il n'y ait pas de \nf\u00eate pour les multitudes si la police ne prom\u00e8ne au \nmilieu d'elles ces esp\u00e8ces d'hydres de joie \u00e0 vingt \nt\u00eates, certes, cela est triste. Mais qu'y faire? Ces \ntombereaux de fange enrubann\u00e9e et fleurie s ont insult\u00e9s et amnisti\u00e9s par le rire public. Le rire de tous \nest complice de la d\u00e9gradation universelle. De \ncertaines f\u00eates malsaines d\u00e9sagr\u00e8gent le peuple et le \nfont populace; et aux populaces comme aux tyrans il \nfaut des bouffons. Le roi a Roquelaure, l e peuple a \nPaillasse. Paris est la grande ville folle toutes les fois \nqu'il n'est pas la grande cit\u00e9 sublime. Le carnaval y \nfait partie de la politique. Paris, avouons -le, se laisse \nvolontiers donner la com\u00e9die par l'infamie. Il ne \ndemande \u00e0 ses ma\u00eetres, \u2013 quand il a des ma\u00eetres, \u2013 \nqu'une chose : fardez -moi la boue. Rome \u00e9tait de la \nm\u00eame humeur. Elle aimait N\u00e9ron. N\u00e9ron \u00e9tait un \nd\u00e9bardeur titan. \nLe hasard fit, comme nous venons de le dire, \nqu'une de ces difformes grappes de femmes et \nd'hommes masqu\u00e9s, trim ball\u00e9e dans une vaste \ncal\u00e8che, s'arr\u00eata \u00e0 gauche du boulevard pendant que \nle cort\u00e8ge de la noce s'arr\u00eatait \u00e0 droite. D'un bord du \nboulevard \u00e0 l'autre, la voiture o\u00f9 \u00e9taient les masques \naper\u00e7ut vis -\u00e0-vis d'elle la voiture o\u00f9 \u00e9tait la mari\u00e9e. \n\u2013 Tiens! dit u n masque, une noce. \n\u2013 Une fausse noce, reprit un autre. C'est nous qui \nsommes la vraie. Et, trop loin pour pouvoir interpeller la noce, \ncraignant d'ailleurs le hol\u00e0 des sergents de ville, les \ndeux masques regard\u00e8rent ailleurs. \nToute la carross\u00e9e masqu\u00e9e eut fort \u00e0 faire au bout \nd'un instant, la multitude se mit \u00e0 la huer, ce qui est la \ncaresse de la foule aux mascarades; et les deux \nmasques qui venaient de parler durent faire front \u00e0 \ntout le monde avec leurs camarades, et n'eurent pas \ntrop de tous les pr ojectiles du r\u00e9pertoire des halles \npour r\u00e9pondre aux \u00e9normes coups de gueule du \npeuple. Il se fit entre les masques et la foule un \neffrayant \u00e9change de m\u00e9taphores. \nCependant, deux autres masques de la m\u00eame \nvoiture, un espagnol au nez d\u00e9mesur\u00e9 avec un air \nvieillot et d'\u00e9normes moustaches noires, et une \npoissarde maigre, et toute jeune fille, masqu\u00e9e d'un \nloup, avaient remarqu\u00e9 la noce, eux aussi, et, pendant \nque leurs compagnons et les passants s'insultaient, \navaient un dialogue \u00e0 voix basse. \nLeur apart\u00e9 \u00e9 tait couvert par le tumulte et s'y \nperdait. Les bouff\u00e9es de pluie avaient mouill\u00e9 la \nvoiture toute grande ouverte; le vent de f\u00e9vrier n'est \npas chaud; tout en r\u00e9pondant \u00e0 l'espagnol, la \npoissarde, d\u00e9collet\u00e9e, grelottait, riait, et toussait. \nVoici le dialo gue : \u2013 Dis donc. \n\u2013 Quoi, darona? \n\u2013 Vois-tu ce vieux? \n\u2013 Quel vieux? \n\u2013 L\u00e0, dans la premi\u00e8re roulotteb de la noce de \nnotre c\u00f4t\u00e9. \n\u2013 Qui a le bras accroch\u00e9 dans une cravate noire? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Je suis s\u00fbr que je le connais. \n\u2013 Ah! \n\u2013 Je veux qu 'on me fauche le colabre et n'avoir de \nma vioc dit vousaille, tonorgue ni m\u00e9zig, si je ne \ncolombe pas ce pantinois -l\u00e0c. \n\u2013 C'est aujourd'hui que Paris est Pantin. \n\u2013 Peux -tu voir la mari\u00e9e, en te penchant? \n\u2013 Non. \n\u2013 Et le mari\u00e9? \n\u2013 Il n'y a pas de mari\u00e9 dans cette roulotte -l\u00e0. \n\u2013 Bah! \n\u2013 A moins que ce ne soit l'autre vieux. \n \na Daron , p\u00e8re. \nb Roulotte , voiture. \nc Je veux qu\u2019on me coupe le cou, et n\u2019avoir de ma vie dit vous, \ntoi, ni moi, si je ne connais pas ce parisien -l\u00e0. \u2013 T\u00e2che donc de voir la mari\u00e9e en te penchant \nbien. \n\u2013 Je ne peux pas. \n\u2013 C'est \u00e9gal, ce vieux qui a quelque chose \u00e0 la \npatte, j'en suis s\u00fbr, je connais \u00e7a. \n\u2013 Et \u00e0 quoi \u00e7a te sert -il de le conna\u00eetre? \n\u2013 On ne sait pas. Des fois! \n\u2013 Je me fiche pas mal des vieux, moi. \n\u2013 Je le connais! \n\u2013 Connais -le \u00e0 ton aise. \n\u2013 Comment diable est -il \u00e0 la noce? \n\u2013 Nous y sommes bien, nous. \n\u2013 D'o\u00f9 vient -elle, cette noce? \n\u2013 Est-ce que je sais? \n\u2013 Ecoute. \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Tu devrais faire une chose. \n\u2013 Quoi? \n\u2013 Descendre de notre roulotte et filera cette noce -\nl\u00e0. \n\u2013 Pour quoi faire? \n\u2013 Pour savoir o\u00f9 elle va, et ce qu'elle est. D\u00e9p\u00eache -\ntoi de descendre, cours, ma f\u00e9ea, toi qui es je une. \n \na Filer, suivre. \u2013 Je ne peux pas quitter la voiture. \n\u2013 Pourquoi \u00e7a? \n\u2013 Je suis lou\u00e9e. \n\u2013 Ah fichtre! \n\u2013 Je dois ma journ\u00e9e de poissarde \u00e0 la pr\u00e9fecture. \n\u2013 C'est vrai. \n\u2013 Si je quitte la voiture, le premier inspecteur qui \nme voit m'arr\u00eate. Tu sais bien. \n\u2013 Oui, je sais. \n\u2013 Aujourd'hui, je suis achet\u00e9e par Pharosb. \n\u2013 C'est \u00e9gal, ce vieux m'emb\u00eate. \n\u2013 Les vieux t'emb\u00eatent. Tu n'es pourtant pas une \njeune fille. \n\u2013 Il est dans la premi\u00e8re voiture. \n\u2013 Eh bien? \n\u2013 Dans la roulotte de la mari\u00e9e. \n\u2013 Apr\u00e8s? \n\u2013 Donc il est le p\u00e8re. \n\u2013 Qu'est -ce que cela me fait? \n\u2013 Je te dis qu'il est le p\u00e8re. \n\u2013 Il n'y a pas que ce p\u00e8re -l\u00e0. \n\u2013 Ecoute. \n \na F\u00e9e, fille. \nb Pharos , le gouvernement. \u2013 Quoi? \n\u2013 Moi, je ne peux gu\u00e8re sortir que masqu\u00e9. Ici, je \nsuis cach\u00e9, on ne sait pas que j'y suis. Mais demain, il \nn'y a plus de masques. C'est mercredi des cendres. Je \nrisque de tombera. Il faut que je rentre dans mon \ntrou. Toi, tu es libre. \n\u2013 Pas trop. \n\u2013 Plus que moi toujours. \n\u2013 Eh bien, apr\u00e8s? \n\u2013 Il faut que tu t\u00e2ches de savoir o\u00f9 est all\u00e9e cette \nnoce -l\u00e0? \n\u2013 O\u00f9 elle va? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Je le sais. \n\u2013 O\u00f9 va -t-elle donc? \n\u2013 Au Cadran Bleu. \n\u2013 D'abord ce n'est pas de ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0. \n\u2013 Eh bien! \u00e0 la R\u00e2p\u00e9e. \n\u2013 Ou ailleurs. \n\u2013 Elle est libre. Les noces sont libres. \n\u2013 Ce n'est pas tout \u00e7a. Je te dis qu'il faut que tu \nt\u00e2ches de me savoir ce que c'est que cette noce -l\u00e0, \ndont est ce vieux, et o\u00f9 cette noce -l\u00e0 demeure. \n \na Tomber , \u00eatre arr\u00eat\u00e9. \u2013 Plus souvent! voil\u00e0 qui sera dr\u00f4le. C'est \ncommode de retrouver, huit jours apr\u00e8s, une noce \nqui a pass \u00e9 dans Paris le mardi gras. Une tiquantea \ndans un grenier \u00e0 foin! Est -ce que c'est possible? \n\u2013 N'importe, il faudra t\u00e2cher. Entends -tu, Azelma? \nLes deux files reprirent des deux c\u00f4t\u00e9s du \nboulevard leur mouvement en sens inverse, et la \nvoiture des masques perdit de vue \u00abla roulotte\u00bb de la \nmari\u00e9e. \n \n \na Tiquante , \u00e9pingle. \n \n \n \nV, 6, 2 \n \n \n \n \n \nJean Valjean a toujours le bras \nen \u00e9charpe \n \n \n \n \nR\u00e9aliser son r\u00eave. A qui cela est -il donn\u00e9? Il doit y \navoir des \u00e9lections pour cela dans le ciel; nous \nsommes tous candidats \u00e0 notre insu; les a nges votent. \nCosette et Marius avaient \u00e9t\u00e9 \u00e9lus. \nCosette, \u00e0 la mairie et dans l'\u00e9glise, \u00e9tait \u00e9clatante \net touchante. C'\u00e9tait Toussaint, aid\u00e9e de Nicolette, \nqui l'avait habill\u00e9e. \nCosette avait sur une jupe de taffetas blanc sa robe \nde guipure de Binche, un voile de point d'Angleterre, un collier de perles fines, une couronne de fleurs \nd'oranger; tout cela \u00e9tait blanc, et, dans cette \nblancheur, elle rayonnait. C'\u00e9tait une candeur ex quise \nse dilatant et se transfigurant dans de la clart\u00e9. On e\u00fbt \ndit une vierge en train de devenir d\u00e9esse. \nLes beaux cheveux de Marius \u00e9taient lustr\u00e9s et \nparfum\u00e9s; on entrevoyait \u00e7\u00e0 et l\u00e0, sous l'\u00e9paisseur des \nboucles, des lignes p\u00e2les qui \u00e9taient les cic atrices de la \nbarricade. \nLe grand -p\u00e8re, superbe, la t\u00eate haute, amalgamant \nplus que jamais dans sa toilette et dans ses mani\u00e8res \ntoutes les \u00e9l\u00e9gances du temps de Barras, conduisait \nCosette. Il rempla\u00e7ait Jean Valjean qui, \u00e0 cause de son \nbras en \u00e9charpe, n e pouvait donner la main \u00e0 la \nmari\u00e9e. \nJean Valjean, en noir, suivait et souriait. \n\u2013 Monsieur Fauchelevent, lui disait l'a\u00efeul, voil\u00e0 un \nbeau jour. Je vote la fin des afflictions et des \nchagrins. Il ne faut plus qu'il y ait de tristesse nulle \npart d\u00e9sorma is. Pardieu! je d\u00e9cr\u00e8te la joie! Le mal n'a \npas le droit d'\u00eatre. Qu'il y ait des hommes \nmalheureux, en v\u00e9rit\u00e9, cela est honteux pour l'azur du \nciel. Le mal ne vient pas de l'homme qui, au fond, est \nbon. Toutes les mis\u00e8res humaines ont pour chef -lieu \net pou r gouvernement central l'enfer, autrement dit les Tuileries du diable. Bon, voil\u00e0 que je dis des mots \nd\u00e9magogiques \u00e0 pr\u00e9sent! Quant \u00e0 moi, je n'ai plus \nd'opinion politique; que tous les hommes soient \nriches, c'est -\u00e0-dire joyeux, voil\u00e0 \u00e0 quoi je me borne. \nQuand, \u00e0 l'issue de toutes les c\u00e9r\u00e9monies, apr\u00e8s \navoir prononc\u00e9 devant le maire et devant le pr\u00eatre \ntous les oui possibles, apr\u00e8s avoir sign\u00e9 sur les \nregistres \u00e0 la municipalit\u00e9 et \u00e0 la sacristie, apr\u00e8s avoir \n\u00e9chang\u00e9 leurs anneaux, apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 \u00e0 genoux \ncoude \u00e0 coude sous le po\u00eale de moire blanche dans la \nfum\u00e9e de l'encensoir, ils arriv\u00e8rent se tenant par la \nmain, admir\u00e9s et envi\u00e9s de tous, Marius en noir, elle \nen blanc, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s du suisse \u00e0 \u00e9paulettes de colonel \nfrappant les dalles de sa hallebarde, ent re deux haies \nd'assistants \u00e9merveill\u00e9s, sous le portail de l'\u00e9glise \nouvert \u00e0 deux battants, pr\u00eats \u00e0 remonter en voiture et \ntout \u00e9tant fini, Cosette ne pouvait encore y croire. \nElle regardait Marius, elle regardait la foule, elle \nregardait le ciel; il sembl ait qu'elle e\u00fbt peur de se \nr\u00e9veiller. Son air \u00e9tonn\u00e9 et inquiet lui ajoutait on ne \nsait quoi d'enchanteur. Pour s'en retourner, ils \nmont\u00e8rent ensemble dans la m\u00eame voiture, Marius \npr\u00e8s de Cosette; M. Gillenormand et Jean Valjean \nleur faisaient vis -\u00e0-vis. L a tante Gillenormand avait \nrecul\u00e9 d'un plan, et \u00e9tait dans la seconde voiture. \u2013 Mes enfants, disait le grand -p\u00e8re, vous voil\u00e0 \nmonsieur le baron et madame la baronne avec trente \nmille livres de rente. Et Cosette, se penchant tout \ncontre Marius, lui caressa l'oreille de ce \nchuchotement ang\u00e9lique : \u2013 C'est donc vrai. Je \nm'appelle Marius. Je suis madame Toi. \nCes deux \u00eatres resplendissaient. Ils \u00e9taient \u00e0 la \nminute irr\u00e9vocable et introuvable, \u00e0 l'\u00e9blouissant \npoint d'intersection de toute la jeunesse et de tout e la \njoie. Ils r\u00e9alisaient le vers de Jean Prouvaire; \u00e0 eux \ndeux, ils n'avaient pas quarante ans. C'\u00e9tait le mariage \nsublim\u00e9; ces deux enfants \u00e9taient deux lys. Ils ne se \nvoyaient pas, ils se contemplaient. Cosette apercevait \nMarius dans une gloire; Marius apercevait Cosette sur \nun autel. Et sur cet autel et dans cette gloire, les deux \napoth\u00e9oses se m\u00ealant, au fond, on ne sait comment, \nderri\u00e8re un nuage pour Cosette, dans un \nflamboiement pour Marius, il y avait la chose id\u00e9ale, \nla chose r\u00e9elle, le rendez -vous du baiser et du songe, \nl'oreiller nuptial. \nTout le tourment qu'ils avaient eu leur revenait en \nenivrement. Il leur semblait que les chagrins, les \ninsomnies, les larmes, les angoisses, les \u00e9pouvantes, \nles d\u00e9sespoirs, devenus caresses et rayons, rendaien t \nplus charmante encore l'heure charmante qui approchait; et que les tristesses \u00e9taient autant de \nservantes qui faisaient la toilette de la joie. Avoir \nsouffert, comme c'est bon! Leur malheur faisait \naur\u00e9ole \u00e0 leur bonheur. La longue agonie de leur \namour a boutissait \u00e0 une ascension. \nC'\u00e9tait dans ces deux \u00e2mes le m\u00eame \nenchantement, nuanc\u00e9 de volupt\u00e9 dans Marius et de \npudeur dans Cosette. Ils se disaient tout bas : Nous \nirons revoir notre petit jardin de la rue Plumet. Les \nplis de la robe de Cosette \u00e9taient sur Marius. \nUn tel jour est un m\u00e9lange ineffable de r\u00eave et de \ncertitude. On poss\u00e8de et on suppose. On a encore du \ntemps devant soi pour deviner. C'est une indicible \n\u00e9motion ce jour -l\u00e0 d'\u00eatre \u00e0 midi et de songer \u00e0 minuit. \nLes d\u00e9lices de ces deux c\u0153urs d\u00e9b ordaient sur la \nfoule et donnaient de l'all\u00e9gresse aux passants. \nOn s'arr\u00eatait rue Saint -Antoine devant Saint -Paul \npour voir \u00e0 travers la vitre de la voiture trembler les \nfleurs d'oranger sur la t\u00eate de Cosette. \nPuis ils rentr\u00e8rent rue des Filles -du-Calvaire, chez \neux. Marius, c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te avec Cosette, monta, \ntriomphant et rayonnant, cet escalier o\u00f9 on l'avait \ntra\u00een\u00e9 mourant. Les pauvres, attroup\u00e9s devant la \nporte et se partageant leurs bourses, les b\u00e9nissaient. Il \ny avait partout des fleurs. La maison n' \u00e9tait pas moins embaum\u00e9e que l'\u00e9glise; apr\u00e8s l'encens, les roses. Ils \ncroyaient entendre des voix chanter dans l'infini; ils \navaient Dieu dans le c\u0153ur; la destin\u00e9e leur \napparaissait comme un plafond d'\u00e9toiles; ils voyaient \nau-dessus de leurs t\u00eates une lueu r de soleil levant. \nTout \u00e0 coup l'horloge sonna. Marius regarda le \ncharmant bras nu de Cosette et les choses roses \nqu'on apercevait vaguement \u00e0 travers les dentelles de \nson corsage, et Cosette, voyant le regard de Marius, \nse mit \u00e0 rougir jusqu'au blanc des yeux. \nBon nombre d'anciens amis de la famille \nGillenormand avaient \u00e9t\u00e9 invit\u00e9s; on s'empressait \nautour de Cosette. C'\u00e9tait \u00e0 qui l'appellerait madame \nla baronne. \nL\u2019officier Th\u00e9odule Gillenormand, maintenant \ncapitaine, \u00e9tait venu de Chartres o\u00f9 il tenait garnison, \npour assister \u00e0 la noce de son cousin Pontmercy. \nCosette ne le reconnut pas. \nLui, de son c\u00f4t\u00e9, habitu\u00e9 \u00e0 \u00eatre trouv\u00e9 joli par les \nfemmes, ne se souvint pas plus de Cosette que d'une \nautre. \n\u2013 Comme j'ai eu raison de ne pas croire \u00e0 cette \nhistoi re du lancier! disait \u00e0 part soi le p\u00e8re \nGillenormand. Cosette n'avait jamais \u00e9t\u00e9 plus tendre avec Jean \nValjean. Elle \u00e9tait \u00e0 l'unisson du p\u00e8re Gillenormand; \npendant qu'il \u00e9rigeait la joie en aphorismes et en \nmaximes, elle exhalait l'amour et la bont\u00e9 com me un \nparfum. Le bonheur veut tout le monde heureux. \nElle retrouvait, pour parler \u00e0 Jean Valjean, des \ninflexions de voix du temps qu'elle \u00e9tait petite fille. \nElle le caressait du sourire. \nUn banquet avait \u00e9t\u00e9 dress\u00e9 dans la salle \u00e0 manger. \nUn \u00e9clairage \u00e0 giorno est l'assaisonnement \nn\u00e9cessaire d'une grande joie. La brume et l'obscurit\u00e9 \nne sont point accept\u00e9es par les heureux. Ils ne \nconsentent pas \u00e0 \u00eatre noirs. La nuit, oui; les t\u00e9n\u00e8bres, \nnon. Si l'on n'a pas de soleil, il faut en faire un. \nLa salle \u00e0 ma nger \u00e9tait une fournaise de choses \ngaies. Au centre, au -dessus de la table blanche et \n\u00e9clatante, un lustre de Venise \u00e0 lames plates, avec \ntoutes sortes d'oiseaux de couleur, bleus, violets, \nrouges, verts, perch\u00e9s au milieu des bougies; autour \ndu lustre des girandoles, sur le mur des miroirs -\nappliques \u00e0 triples et quintuples branches; glaces, \ncristaux, verreries, vaisselles, porcelaines, fa\u00efences, \npoteries, orf\u00e8vreries, argenteries, tout \u00e9tincelait et se \nr\u00e9jouissait. Les vides entre les cand\u00e9labres \u00e9taient combl\u00e9s par les bouquets, en sorte que, l\u00e0 o\u00f9 il n'y \navait pas une lumi\u00e8re, il y avait une fleur. \nDans l'antichambre trois violons et une fl\u00fbte \njouaient en sourdine des quatuors de Haydn. \nJean Valjean s'\u00e9tait assis sur une chaise dans le \nsalon, derri\u00e8re l a porte, dont le battant se repliait sur \nlui de fa\u00e7on \u00e0 le cacher presque. Quelques instants \navant qu'on se m\u00eet \u00e0 table, Cosette vint, comme par \ncoup de t\u00eate, lui faire une grande r\u00e9v\u00e9rence en \u00e9talant \nde ses deux mains sa toilette de mari\u00e9e, et, avec un \nregard tendrement espi\u00e8gle, elle lui demanda : \n\u2013 P\u00e8re, \u00eates -vous content? \n\u2013 Oui, dit Jean Valjean, je suis content. \n\u2013 Eh bien, riez alors. \nJean Valjean se mit \u00e0 rire. \nQuelques instants apr\u00e8s, Basque annon\u00e7a que le \nd\u00eener \u00e9tait servi. \nLes convives, pr\u00e9c\u00e9 d\u00e9s de M. Gillenormand \ndonnant le bras \u00e0 Cosette, entr\u00e8rent dans la salle \u00e0 \nmanger, et se r\u00e9pandirent, selon l'ordre voulu, autour \nde la table. \nDeux grands fauteuils y figuraient, \u00e0 droite et \u00e0 \ngauche de la mari\u00e9e, le premier pour M. \nGillenormand, le second pour Jean Valjean. M. \nGillenormand s'assit. L'autre fauteuil resta vide. On chercha des yeux \u00abmonsieur Fauchelevent\u00bb. \nIl n'\u00e9tait plus l\u00e0. \nM. Gillenormand interpella Basque. \n\u2013 Sais-tu o\u00f9 est monsieur Fauchelevent? \n\u2013 Monsieur, r\u00e9pondit Basque, pr\u00e9cis\u00e9ment. \nMonsieur Fauchelevent m'a dit de dire \u00e0 monsieur \nqu'il souffrait un peu de sa main malade, et qu'il ne \npourrait d\u00eener avec monsieur le bar on et madame la \nbaronne. Qu'il priait qu'on l'excus\u00e2t, qu'il viendrait \ndemain matin. Il vient de sortir. \nCe fauteuil vide refroidit un moment l'effusion du \nrepas de noces. Mais, M. Fauchelevent absent, M. \nGillenormand \u00e9tait l\u00e0, et le grand -p\u00e8re rayonnait pour \ndeux. Il affirma que M. Fauchelevent faisait bien de \nse coucher de bonne heure, s'il sou ffrait, mais que ce \nn'\u00e9tait qu' un \u00abbobo\u00bb. Cette d\u00e9claration suffit. \nD'ailleurs, qu'est -ce qu'un coin obscur dans une telle \nsubmersion de joie? Cosette et Marius \u00e9 taient dans \nun de ces moments \u00e9go\u00efstes et b\u00e9nis o\u00f9 l'on n'a pas \nd'autre facult\u00e9 que de percevoir le bonheur. Et puis, \nM. Gillenormand eut une id\u00e9e. \u2013 Pardieu, ce fauteuil \nest vide. Viens -y, Marius. Ta tante, quoiqu'elle ait \ndroit \u00e0 toi, te le permettra. Ce fauteuil est pour toi. \nC'est l\u00e9gal, et c'est gentil. Fortunatus pr\u00e8s de \nFortunata. \u2013 Applaudissement de toute la table. Marius prit pr\u00e8s de Cosette la place de Jean Valjean; \net les choses s'arrang\u00e8rent de telle sorte que Cosette, \nd'abord triste de l'absen ce de Jean Valjean, finit par \nen \u00eatre contente. Du moment o\u00f9 Marius \u00e9tait le \nrempla\u00e7ant, Cosette n'e\u00fbt pas regrett\u00e9 Dieu. Elle mit \nson doux petit pied chauss\u00e9 de satin blanc sur le pied \nde Marius. \nLe fauteuil occup\u00e9, M. Fauchelevent fut effac\u00e9; \nrien ne ma nqua. Et, cinq minutes apr\u00e8s, la table \nenti\u00e8re riait d'un bout \u00e0 l'autre avec toute la verve de \nl'oubli. \nAu dessert, M. Gillenormand debout, un verre de \nvin de champagne en main, \u00e0 demi plein pour que le \ntremblement de ses quatre -vingt -douze ans ne le f\u00eet \npas d\u00e9border, porta la sant\u00e9 des mari\u00e9s. \n\u2013 Vous n'\u00e9chapperez pas \u00e0 deux sermons, s'\u00e9cria -t-\nil. Vous avez eu le matin celui du cur\u00e9, vous aurez le \nsoir celui du grand -p\u00e8re. Ecoutez -moi; je vais vous \ndonner un conseil : adorez -vous. Je ne fais pas un tas \nde giries, je vais au but, soyez heureux. Il n'y a pas \ndans la cr\u00e9ation d'autres sages que les tourtereaux. \nLes philosophes disent : Mod\u00e9rez vos joies. Moi je \ndis : L\u00e2chez -leur la bride \u00e0 vos joies. Soyez \u00e9pris \ncomme des diables. Soyez enrag\u00e9s. Les philosop hes \nradotent. Je voudrais leur faire rentrer leur philosophie dans la gargoine. Est -ce qu'il peut y avoir \ntrop de parfums, trop de boutons de rose ouverts, \ntrop de rossignols chantants, trop de feuilles vertes, \ntrop d'aurore dans la vie? est -ce qu'on peut trop \ns'aimer? est -ce qu'on peut trop se plaire l'un \u00e0 l'autre? \nPrends garde, Estelle, tu es trop jolie! Prends garde, \nN\u00e9morin, tu es trop beau! La bonne balourdise! Est -\nce qu'on peut trop s'enchanter, trop se cajoler, trop \nse charmer? est -ce qu'on peut tro p \u00eatre vivant? est -ce \nqu'on peut trop \u00eatre heureux? Mod\u00e9rez vos joies. Ah \nouiche! A bas les philosophes! La sagesse, c'est la \njubilation. Jubilez, jubilons. Sommes -nous heureux \nparce que nous sommes bons? ou sommes -nous \nbons parce que nous sommes heureux? Le Sancy \ns'appelle -t-il le Sancy parce qu'il a appartenu \u00e0 Harlay \nde Sancy, ou parce qu'il p\u00e8se cent six carats? Je n'en \nsais rien; la vie est pleine de ces probl\u00e8mes -l\u00e0; \nl'important, c'est d'avoir le Sancy, et le bonheur. \nSoyons heureux sans chicaner. Ob\u00e9 issons \naveugl\u00e9ment au soleil. Qu'est -ce que le soleil? C'est \nl'amour. Qui dit amour, dit femme. Ah! ah! voil\u00e0 une \ntoute -puissance, c'est la femme. Demandez \u00e0 ce \nd\u00e9magogue de Marius s'il n'est pas l'esclave de cette \npetite tyranne de Cosette. Et de son plei n gr\u00e9, le \nl\u00e2che! La femme! Il n'y a pas de Robespierre qui tienne, la femme r\u00e8gne. Je ne suis plus royaliste que \nde cette royaut\u00e9 -l\u00e0. Qu'est -ce qu'Adam? C'est le \nroyaume d'Eve. Pas de 89 pour Eve. Il y avait le \nsceptre royal surmont\u00e9 d'une fleur de lys, il y avait le \nsceptre imp\u00e9rial surmont\u00e9 d'un globe, il y avait le \nsceptre de Charlemagne qui \u00e9tait en fer, il y avait le \nsceptre de Louis le Grand qui \u00e9tait en or, la \nr\u00e9volution les a tordus entre son pouce et son index, \ncomme des f\u00e9tus de paille de deux lia rds; c'est fini, \nc'est cass\u00e9, c'est par terre, il n'y a plus de sceptre; mais \nfaites -moi donc des r\u00e9volutions contre ce petit \nmouchoir brod\u00e9 qui sent le patchouli! Je voudrais \nvous y voir. Essayez. Pourquoi est -ce solide? Parce \nque c'est un chiffon. Ah! vo us \u00eates le dix -neuvi\u00e8me \nsi\u00e8cle? Eh bien, apr\u00e8s? Nous \u00e9tions le dix -huiti\u00e8me, \nnous! Et nous \u00e9tions aussi b\u00eates que vous. Ne vous \nimaginez pas que vous ayez chang\u00e9 grand'chose \u00e0 \nl'univers, parce que votre trousse -galant s'appelle le \nchol\u00e9ra -morbus, et parce que votre bourr\u00e9e s'appelle \nla cachucha. Au fond, il faudra bien toujours aimer \nles femmes. Je vous d\u00e9fie de sortir de l\u00e0. Ces \ndiablesses sont nos anges. Oui, l'amour, la femme, le \nbaiser, c'est un cercle dont je vous d\u00e9fie de sortir; et, \nquant \u00e0 moi, je v oudrais bien y rentrer. Lequel de \nvous a vu se lever dans l'infini, apaisant tout au -dessous d'elle, regardant les flots comme une femme, \nl'\u00e9toile V\u00e9nus, la grande coquette de l'ab\u00eeme, la \nC\u00e9lim\u00e8ne de l'oc\u00e9an? L'oc\u00e9an, voil\u00e0 un rude Alceste. \nEh bien, il a b eau bougonner, V\u00e9nus para\u00eet, il faut \nqu'il sourie. Cette b\u00eate brute se soumet. Nous \nsommes tous ainsi. Col\u00e8re, temp\u00eate, coups de foudre, \n\u00e9cume jusqu'au plafond. Une femme entre en sc\u00e8ne, \nune \u00e9toile se l\u00e8ve; \u00e0 plat ventre! Marius se battait il y a \nsix mois; il se marie aujourd'hui. C'est bien fait. Oui, \nMarius, oui, Cosette, vous avez raison. Existez \nhardiment l'un pour l'autre, faites -vous des mamours, \nfaites -nous crever de rage de n'en pouvoir faire \nautant, idol\u00e2trez -vous. Prenez dans vos deux becs \ntous le s petits brins de f\u00e9licit\u00e9 qu'il y a sur la terre, et \narrangez -vous-en un nid pour la vie. Pardi, aimer, \n\u00eatre aim\u00e9, le beau miracle quand on est jeune! Ne \nvous figurez pas que vous ayez invent\u00e9 cela. Moi \naussi, j'ai r\u00eav\u00e9, j'ai song\u00e9, j'ai soupir\u00e9; moi auss i, j'ai eu \nune \u00e2me clair de lune. L'amour est un enfant de six \nmille ans. L'amour a droit \u00e0 une longue barbe \nblanche. Mathusalem est un gamin pr\u00e8s de Cupidon. \nDepuis soixante si\u00e8cles, l'homme et la femme se \ntirent d'affaire en aimant. Le diable, qui est ma lin, \ns'est mis \u00e0 ha\u00efr l'homme; l'homme, qui est plus malin, \ns'est mis \u00e0 aimer la femme. De cette fa\u00e7on, il s'est fait plus de bien que le diable ne lui a fait de mal. Cette \nfinesse -l\u00e0 a \u00e9t\u00e9 trouv\u00e9e d\u00e8s le paradis terrestre. Mes \namis, l'invention est vieill e, mais elle est toute neuve. \nProfitez -en. Soyez Daphnis et Chlo\u00e9 en attendant \nque vous soyez Phil\u00e9mon et Baucis. Faites en sorte \nque, quand vous \u00eates l'un avec l'autre, rien ne vous \nmanque, et que Cosette soit le soleil pour Marius, et \nque Marius soit l'u nivers pour Cosette. Cosette, que \nle beau temps, ce soit le sourire de votre mari; \nMarius, que la pluie, ce soit les larmes de ta femme. \nEt qu'il ne pleuve jamais dans votre m\u00e9nage. Vous \navez chip\u00e9 \u00e0 la loterie le bon num\u00e9ro, l'amour dans le \nsacrement; vou s avez le gros lot, gardez -le bien, \nmettez -le sous clef, ne le gaspillez pas, adorez -vous, \net fichez -vous du reste. Croyez ce que je dis l\u00e0. C'est \ndu bon sens. Bon sens ne peut mentir. Soyez -vous \nl'un pour l'autre une religion. Chacun a sa fa\u00e7on \nd'adorer D ieu. Saperlote! la meilleure mani\u00e8re \nd'adorer Dieu, c'est d'aimer sa femme. Je t'aime! voil\u00e0 \nmon cat\u00e9chisme. Quiconque aime est orthodoxe. Le \njuron de Henri IV met la saintet\u00e9 entre la ripaille et \nl'ivresse. Ventre -saint-gris! je ne suis pas de la religion \nde ce juron -l\u00e0. La femme y est oubli\u00e9e. Cela m'\u00e9tonne \nde la part du juron de Henri IV. Mes amis, vive la \nfemme! Je suis vieux, \u00e0 ce qu'on dit; c'est \u00e9tonnant comme je me sens en train d'\u00eatre jeune. Je voudrais \naller \u00e9couter des musettes dans les bois. Ces enfants -\nl\u00e0 qui r\u00e9ussissent \u00e0 \u00eatre beaux et contents, cela me \ngrise. Je me marierais bellement si quelqu'un voulait. \nIl est impossible de s'imaginer que Dieu nous ait faits \npour autre chose que ceci : idol\u00e2trer, roucouler, \nadoniser, \u00eatre pigeon, \u00eatre coq, becqueter ses amours \ndu matin au soir, se mirer dans sa petite femme, \u00eatre \nfier, \u00eatre triomphant, faire jabot; voil\u00e0 le but de la vie. \nVoil\u00e0, ne vous en d\u00e9plaise, ce que nous pensions, \nnous autres, dans notre temps dont nous \u00e9tions les \njeunes gens. Ah! Ver tubamboche! qu'il y en avait \ndonc de charmantes femmes, \u00e0 cette \u00e9poque -l\u00e0, et \ndes minois, et des tendrons! J'y exer\u00e7ais mes ravages. \nDonc aimez -vous. Si l'on ne s'aimait pas, je ne vois \npas vraiment \u00e0 quoi cela servirait qu'il y e\u00fbt un \nprintemps; et, quant \u00e0 moi, je prierais le bon Dieu de \nserrer toutes les belles choses qu'il nous montre, et de \nnous les reprendre, et de remettre dans sa bo\u00eete les \nfleurs, les oiseaux et les jolies filles. Mes enfants, \nrecevez la b\u00e9n\u00e9diction du vieux bonhomme. \nLa soir\u00e9e fut vive, gaie, aimable. La belle humeur \nsouveraine du grand -p\u00e8re donna l'ut \u00e0 toute la f\u00eate, et \nchacun se r\u00e9gla sur cette cordialit\u00e9 presque \ncentenaire. On dansa un peu, on rit beaucoup; ce fut une noce bonne enfant. On e\u00fbt pu y convier le \nbonhomme Jadis. Du reste il y \u00e9tait dans la personne \ndu p\u00e8re Gillenormand. \nIl y eut tumulte, puis silence. \nLes mari\u00e9s disparurent. \nUn peu apr\u00e8s minuit la maison Gillenormand \ndevint un temple. \nIci nous nous arr\u00eatons. Sur le seuil des nuits de \nnoce un ange est debout, sou riant, un doigt sur la \nbouche. \nL'\u00e2me entre en contemplation devant ce sanctuaire \no\u00f9 se fait la c\u00e9l\u00e9bration de l'amour. \nIl doit y avoir des lueurs au -dessus de ces maisons -\nl\u00e0. La joie qu'elles contiennent doit s'\u00e9chapper \u00e0 \ntravers les pierres des murs en clart\u00e9 et rayer \nvaguement les t\u00e9n\u00e8bres. Il est impossible que cette \nf\u00eate sacr\u00e9e et fatale n'envoie pas un rayonnement \nc\u00e9leste \u00e0 l'infini. L'amour, c'est le creuset sublime o\u00f9 \nse fait la fusion de l'homme et de la femme; l'\u00eatre un, \nl'\u00eatre triple, l'\u00eatre fin al, la trinit\u00e9 humaine, en sort. \nCette naissance de deux \u00e2mes en une doit \u00eatre une \n\u00e9motion pour l'ombre. L'amant est pr\u00eatre; la vierge \nravie s'\u00e9pouvante. Quelque chose de cette joie va \u00e0 \nDieu. L\u00e0 o\u00f9 il y a vraiment mariage, c'est -\u00e0-dire l\u00e0 o\u00f9 \nil y a amour, l'id\u00e9al s'en m\u00eale. Un lit nuptial fait dans les t\u00e9n\u00e8bres un coin d'aurore. S'il \u00e9tait donn\u00e9 \u00e0 la \nprunelle de chair de percevoir les visions redoutables \net charmantes de la vie sup\u00e9rieure, il est probable \nqu'on verrait les formes de la nuit, les inconnus a il\u00e9s, \nles passants bleus de l'invisible, se pencher, foule de \nt\u00eates sombres, autour de la maison lumineuse, \nsatisfaits, b\u00e9nissant, se montrant les uns aux autres la \nvierge \u00e9pouse, doucement effar\u00e9s, et ayant le reflet de \nla f\u00e9licit\u00e9 humaine sur leurs visag es divins. Si, \u00e0 cette \nheure supr\u00eame, les \u00e9poux \u00e9blouis de volupt\u00e9 et qui se \ncroient seuls, \u00e9coutaient, ils entendraient dans leur \nchambre un bruissement d'ailes confuses. Le \nbonheur parfait implique la solidarit\u00e9 des anges. Cette \npetite alc\u00f4ve obscure a p our plafond tout le ciel. \nQuand deux bouches, devenues sacr\u00e9es par l'amour, \nse rapprochent pour cr\u00e9er, il est impossible qu'au -\ndessus de ce baiser ineffable il n'y ait pas un \ntressaillement dans l'immense myst\u00e8re des \u00e9toiles. \nCes f\u00e9licit\u00e9s sont les vraies . Pas de joie hors de ces \njoies-l\u00e0. L'amour, c'est l\u00e0 l'unique extase. Tout le reste \npleure. \nAimer ou avoir aim\u00e9, cela suffit. Ne demandez \nrien ensuite. On n'a pas d'autre perle \u00e0 trouver dans \nles plis t\u00e9n\u00e9breux de la vie. Aimer est un \naccomplissement. \n \n \n \nV, 6, 3 \n \n \n \n \n \nL'ins\u00e9parable \n \n \n \n \n \n \nQu'\u00e9tait devenu Jean Valjean? \nImm\u00e9diatement apr\u00e8s avoir ri, sur la gentille \ninjonction de Cosette, personne ne faisant attention \u00e0 \nlui, Jean Valjean s'\u00e9tait lev\u00e9, et, inaper\u00e7u, il avait \ngagn\u00e9 l'antichambre. C'\u00e9tait cette m\u00eame salle o\u00f9, huit \nmois auparavant, il \u00e9tait entr\u00e9 noir de boue, de sang \net de poudre, rapportant le petit -fils \u00e0 l'a\u00efeul. La \nvieille boiserie \u00e9tait enguirland\u00e9e de feuillages et de fleurs; les musiciens \u00e9taient assis sur le canap\u00e9 o\u00f9 l'on \navait d\u00e9pos\u00e9 Marius. Basque en habit noir, en culotte \ncourte, en bas blancs et e n gants blancs, disposait des \ncouronnes de roses autour de chacun des plats qu'on \nallait servir. Jean Valjean lui avait montr\u00e9 son bras en \n\u00e9charpe, l'avait charg\u00e9 d'expliquer son absence, et \n\u00e9tait sorti. \nLes crois\u00e9es de la salle \u00e0 manger donnaient sur la \nrue. Jean Valjean demeura quelques minutes debout \net immobile dans l'obscurit\u00e9 sous ces fen\u00eatres \nradieuses. Il \u00e9coutait. Le bruit confus du banquet \nvenait jusqu'\u00e0 lui. Il entendait la parole haute et \nmagistrale du grand -p\u00e8re, les violons, le cliquetis des \nassiettes et des verres, les \u00e9clats de rire, et dans toute \ncette rumeur gaie il distinguait la douce voix joyeuse \nde Cosette. \nIl quitta la rue des Filles -du-Calvaire et s'en revint \nrue de l'Homme -Arm\u00e9. \nPour s'en retourner, il prit par la rue Saint -Louis, la \nrue Culture -Sainte -Catherine et les Blancs -Manteaux; \nc'\u00e9tait un peu le plus long, mais c'\u00e9tait le chemin par \no\u00f9, depuis trois mois, pour \u00e9viter les encombrements \net les boues de la rue Vieille -du-Temple, il avait \ncoutume de venir tous les jours, de la rue de l'Homme -Arm\u00e9 \u00e0 la rue des Filles -du-Calvaire, avec \nCosette. \nCe chemin o\u00f9 Cosette avait pass\u00e9 excluait pour lui \ntout autre itin\u00e9raire. \nJean Valjean rentra chez lui. Il alluma sa chandelle \net monta. L'appartement \u00e9tait vide. Toussaint elle -\nm\u00eame n'y \u00e9tait plus. Le pas de Jean Valjean faisait \ndans les chambres plus de bruit qu'\u00e0 l'ordinaire. \nToutes les armoires \u00e9taient ouvertes. Il p\u00e9n\u00e9tra dans \nla chambre de Cosette. Il n'y avait pas de draps au lit. \nL'oreiller de coutil, sans taie et sans dentelles, \u00e9 tait \npos\u00e9 sur les couvertures pli\u00e9es au pied des matelas \ndont on voyait la toile et o\u00f9 personne ne devait plus \ncoucher. Tous les petits objets f\u00e9minins auxquels \ntenait Cosette avaient \u00e9t\u00e9 emport\u00e9s; il ne restait que \nles gros meubles et les quatre murs. Le lit de \nToussaint \u00e9tait \u00e9galement d\u00e9garni. Un seul lit \u00e9tait fait \net semblait attendre quelqu'un, c'\u00e9tait celui de Jean \nValjean. \nJean Valjean regarda les murailles, ferma quelques \nportes d'armoires, alla et vint d'une chambre \u00e0 l'autre. \nPuis il se retrouv a dans sa chambre, et il posa sa \nchandelle sur une table. \nIl avait d\u00e9gag\u00e9 son bras de l'\u00e9charpe, et il se servait \nde la main droite comme s'il n'en souffrait pas. Il s'approcha de son lit, et ses yeux s'arr\u00eat\u00e8rent, \nfut-ce par hasard? fut -ce avec intentio n? sur \nl'ins\u00e9parable , dont Cosette avait \u00e9t\u00e9 jalouse, sur la \npetite malle qui ne le quittait jamais. Le 4 juin, en \narrivant rue de l'Homme -Arm\u00e9, il l'avait d\u00e9pos\u00e9e sur \nun gu\u00e9ridon pr\u00e8s de son chevet. Il alla \u00e0 ce gu\u00e9ridon \navec une sorte de vivacit\u00e9, prit d ans sa poche une \nclef, et ouvrit la valise. \nIl en tira lentement les v\u00eatements avec lesquels, dix \nans auparavant, Cosette avait quitt\u00e9 Montfermeil; \nd'abord la petite robe noire, puis le fichu noir, puis \nles bons gros souliers d'enfant que Cosette aurait \npresque pu mettre encore, tant elle avait le pied petit, \npuis la brassi\u00e8re de futaine bien \u00e9paisse, puis le jupon \nde tricot, puis le tablier \u00e0 poches, puis les bas de \nlaine. Ces bas, o\u00f9 \u00e9tait encore gracieusement marqu\u00e9e \nla forme d'une petite jambe, n'\u00e9taie nt gu\u00e8re plus \nlongs que la main de Jean Valjean. Tout cela \u00e9tait de \ncouleur noire. C'\u00e9tait lui qui avait apport\u00e9 ces \nv\u00eatements pour elle \u00e0 Montfermeil. A mesure qu'il les \n\u00f4tait de la valise, il les posait sur le lit. Il pensait. Il se \nrappelait. C'\u00e9tait en hiver, un mois de d\u00e9cembre tr\u00e8s \nfroid, elle grelottait \u00e0 demi nue dans des guenilles, ses \npauvres petits pieds tout rouges dans des sabots. Lui \nJean Valjean, il lui avait fait quitter ces haillons pour lui faire mettre cet habillement de deuil. La m\u00e8re \navait d\u00fb \u00eatre contente dans sa tombe de voir sa fille \nporter son deuil, et surtout de voir qu'elle \u00e9tait v\u00eatue \net qu'elle avait chaud. Il pensait \u00e0 cette for\u00eat de \nMontfermeil; ils l'avaient travers\u00e9e ensemble, Cosette \net lui; il pensait au temps qu'il faisai t, aux arbres sans \nfeuilles, au bois sans oiseaux, au ciel sans soleil; c'est \n\u00e9gal, c'\u00e9tait charmant. Il rangea les petites nippes sur \nle lit, le fichu pr\u00e8s du jupon, les bas \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des \nsouliers, la brassi\u00e8re \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la robe, et il les regarda \nl'une apr\u00e8 s l'autre. Elle n'\u00e9tait pas plus haute que cela, \nelle avait sa grande poup\u00e9e dans ses bras, elle avait \nmis son louis d'or dans la poche de ce tablier, elle \nriait, ils marchaient tous les deux se tenant par la \nmain, elle n'avait que lui au monde. \nAlors sa v\u00e9n\u00e9rable t\u00eate blanche tomba sur le lit, ce \nvieux c\u0153ur sto\u00efque se brisa, sa face s'ab\u00eema pour ainsi \ndire dans les v\u00eatements de Cosette, et si quelqu'un \ne\u00fbt pass\u00e9 dans l'escalier en ce moment, on e\u00fbt \nentendu d'effrayants sanglots. \n \n \n \n \nV, 6, 4 \n \n \n \n \n \nImmortale jecur \n \n \n \n \n \n \nLa vieille lutte formidable, dont nous avons d\u00e9j\u00e0 \nvu plusieurs phases, recommen\u00e7a. \nJacob ne lutta avec l'ange qu'une nuit. H\u00e9las! \ncombien de fois avons -nous vu Jean Valjean saisi \ncorps \u00e0 corps dans les t\u00e9n\u00e8bres par sa conscience, et \nluttant \u00e9perdument contre elle. \nLutte inou\u00efe! A de certains moments, c'est le pied \nqui glisse; \u00e0 d'autres instants, c'est le sol qui croule. Combien de fois cette conscience, forcen\u00e9e au bien, \nl'avait -elle \u00e9treint et accabl\u00e9! Combien de fois la \nv\u00e9rit\u00e9, in exorable, lui avait -elle mis le genou sur la \npoitrine! Combien de fois, terrass\u00e9 par la lumi\u00e8re, lui \navait-il cri\u00e9 gr\u00e2ce! Combien de fois cette lumi\u00e8re \nimplacable, allum\u00e9e en lui et sur lui par l'\u00e9v\u00eaque, \nl'avait -elle \u00e9bloui de force alors qu'il souhaitait \u00eatre \naveugl\u00e9! Combien de fois s'\u00e9tait -il redress\u00e9 dans le \ncombat, retenu au rocher, adoss\u00e9 au sophisme, tra\u00een\u00e9 \ndans la poussi\u00e8re, tant\u00f4t renversant sa conscience \nsous lui, tant\u00f4t renvers\u00e9 par elle! Combien de fois, \napr\u00e8s une \u00e9quivoque, apr\u00e8s un raisonnemen t tra\u00eetre et \nsp\u00e9cieux de l'\u00e9go\u00efsme, avait -il entendu sa conscience \nirrit\u00e9e lui crier \u00e0 l'oreille : Croc -en-jambe! mis\u00e9rable! \nCombien de fois sa pens\u00e9e r\u00e9fractaire avait -elle r\u00e2l\u00e9 \nconvulsivement sous l'\u00e9vidence du devoir! R\u00e9sistance \n\u00e0 Dieu. Sueurs fun\u00e8bres. Que de blessures secr\u00e8tes, \nque lui seul sentait saigner! Que d'\u00e9corchures \u00e0 sa \nlamentable existence! Combien de fois s'\u00e9tait -il relev\u00e9 \nsanglant, meurtri, bris\u00e9, \u00e9clair\u00e9, le d\u00e9sespoir au c\u0153ur, \nla s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 dans l'\u00e2me! et, vaincu, il se sentait \nvainqueur. Et , apr\u00e8s l'avoir disloqu\u00e9, tenaill\u00e9 et \nrompu, sa conscience, debout au -dessus de lui, \nredoutable, lumineuse, tranquille, lui disait : \nMaintenant, va en paix! Mais, au sortir d'une si sombre lutte, quelle paix \nlugubre, h\u00e9las! \nCette nuit -l\u00e0 pourtant, Jean V aljean sentit qu'il \nlivrait son dernier combat. \nUne question se pr\u00e9sentait, poignante. \nLes pr\u00e9destinations ne sont pas toutes droites; \nelles ne se d\u00e9veloppent pas en avenue rectiligne \ndevant le pr\u00e9destin\u00e9; elles ont des impasses, des \nc\u0153cums, des tournant s obscurs, des carrefours \ninqui\u00e9tants offrant plusieurs voies. Jean Valjean \nfaisait halte en ce moment au plus p\u00e9rilleux de ces \ncarrefours. \nIl \u00e9tait parvenu au supr\u00eame croisement du bien et \ndu mal. Il avait cette t\u00e9n\u00e9breuse intersection sous les \nyeux. Cette fois encore, comme cela lui \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \narriv\u00e9 dans d'autres p\u00e9rip\u00e9ties douloureuses, deux \nroutes s'ouvraient devant lui; l'une tentante, l 'autre \neffrayante. Laquelle prendre? \nCelle qui effrayait \u00e9tait conseill\u00e9e par le myst\u00e9rieux \ndoigt indicateur que nous apercevons tous chaque \nfois que nous fixons nos yeux sur l'ombre. \nJean Valjean avait, encore une fois, le choix entre \nle port terrible e t l'emb\u00fbche souriante. \nCela est -il donc vrai? l'\u00e2me peut gu\u00e9rir; le sort, \nnon. Chose affreuse! une destin\u00e9e incurable! La question qui se pr\u00e9sentait, la voici : \nDe quelle fa\u00e7on Jean Valjean allait -il se comporter \navec le bonheur de Cosette et de Marius? Ce \nbonheur, c'\u00e9tait lui qui l'avait voulu, c'\u00e9tait lui qui \nl'avait fait; il se l'\u00e9tait lui -m\u00eame enfonc\u00e9 dans les \nentrailles, et \u00e0 cette heure, en le consid\u00e9rant, il \npouvait avoir l'esp\u00e8ce de satisfaction qu'aurait un \narmurier qui reconna\u00eetrait sa marque d e fabrique sur \nun couteau, en se le retirant tout fumant de la \npoitrine. \nCosette avait Marius, Marius poss\u00e9dait Cosette. Ils \navaient tout, m\u00eame la richesse. Et c'\u00e9tait son \u0153uvre . \nMais ce bonheur, maintenant qu'il existait, \nmaintenant qu'il \u00e9tait l\u00e0, qu' allait-il en faire, lui Jean \nValjean? S'imposerait -il \u00e0 ce bonheur? Le traiterait -il \ncomme lui appartenant? Sans doute Cosette \u00e9tait \u00e0 un \nautre; mais lui Jean Valjean retiendrait -il de Cosette \ntout ce qu'il en pourrait retenir? Resterait -il l'esp\u00e8ce \nde p\u00e8r e, entrevu, mais respect\u00e9, qu'il avait \u00e9t\u00e9 \njusqu'alors? S'introduirait -il tranquillement dans la \nmaison de Cosette? Apporterait -il, sans dire mot, son \npass\u00e9 \u00e0 cet avenir? Se pr\u00e9senterait -il l\u00e0 comme ayant \ndroit, et viendrait -il s'asseoir, voil\u00e9, \u00e0 ce lumin eux \nfoyer? Prendrait -il, en leur souriant, les mains de ces \ninnocents dans ses deux mains tragiques? Poserait -il sur les paisibles chenets du salon Gillenormand ses \npieds qui tra\u00eenaient derri\u00e8re eux l'ombre infamante de \nla loi? Entrerait -il en participatio n de chances avec \nCosette et Marius? Epaissirait -il l'obscurit\u00e9 sur son \nfront et le nuage sur le leur? Mettrait -il en tiers avec \nleurs deux f\u00e9licit\u00e9s sa catastrophe? Continuerait -il de \nse taire? En un mot serait -il, pr\u00e8s de ces deux \u00eatres \nheureux, le sinis tre muet de la destin\u00e9e? \nIl faut \u00eatre habitu\u00e9 \u00e0 la fatalit\u00e9 et \u00e0 ses rencontres \npour oser lever les yeux quand de certaines questions \nnous apparaissent dans leur nudit\u00e9 horrible. Le bien \nou le mal sont derri\u00e8re ce s\u00e9v\u00e8re point \nd'interrogation. Que vas -tu faire? demande le sphinx. \nCette habitude de l'\u00e9preuve, Jean Valjean l'avait. Il \nregarda le sphinx fixement. \nIl examina l'impitoyable probl\u00e8me sous toutes ses \nfaces. \nCosette, cette existence charmante, \u00e9tait le radeau \nde ce naufrag\u00e9. Que faire? S'y cramp onner, ou l\u00e2cher \nprise? \nS'il s'y cramponnait, il sortait du d\u00e9sastre, il \nremontait au soleil, il laissait ruisseler de ses \nv\u00eatements et de ses cheveux l'eau am\u00e8re, il \u00e9tait \nsauv\u00e9, il vivait. \nAllait -il l\u00e2cher prise? Alors, l'ab\u00eeme. \nIl tenait ainsi doulo ureusement conseil avec sa \npens\u00e9e. Ou, pour mieux dire, il combattait; il se ruait, \nfurieux, au dedans de lui -m\u00eame, tant\u00f4t contre sa \nvolont\u00e9, tant\u00f4t contre sa conviction. \nCe fut un bonheur pour Jean Valjean d'avoir pu \npleurer. Cela l'\u00e9claira peut -\u00eatre. Po urtant le \ncommencement fut farouche. Une temp\u00eate, plus \nfurieuse que celle qui autrefois l'avait pouss\u00e9 vers \nArras, se d\u00e9cha\u00eena en lui. Le pass\u00e9 lui revenait en \nregard du pr\u00e9sent; il comparait, et il sanglotait. Une \nfois l'\u00e9cluse des larmes ouverte, le d\u00e9se sp\u00e9r\u00e9 se tordit. \nIl se sentait arr\u00eat\u00e9. \nH\u00e9las, dans ce pugilat \u00e0 outrance entre notre \n\u00e9go\u00efsme et notre devoir, quand nous reculons ainsi \npas \u00e0 pas devant notre id\u00e9al incommutable, \u00e9gar\u00e9s, \nacharn\u00e9s, exasp\u00e9r\u00e9s de c\u00e9der, disputant le terrain, \nesp\u00e9rant une fu ite possible, cherchant une issue, \nquelle brusque et sinistre r\u00e9sistance derri\u00e8re nous que \nle pied du mur! \nSentir l'ombre sacr\u00e9e qui fait obstacle! \nL'invisible inexorable, quelle obsession! \nDonc avec la conscience on n'a jamais fini. \nPrends -en ton parti , Brutus; prends -en ton parti, \nCaton. Elle est sans fond, \u00e9tant Dieu. On jette dans ce puits le travail de toute sa vie, on y jette sa fortune, \non y jette sa richesse, on y jette son succ\u00e8s, on y jette \nsa libert\u00e9 ou sa patrie, on y jette son bien -\u00eatre, on y \njette son repos, on y jette sa joie. Encore! encore! \nencore! Videz le vase! penchez l'urne! Il faut finir par \ny jeter son c\u0153ur. \nIl y a quelque part dans la brume des vieux enfers \nun tonneau comme cela. \nN'est -on pas pardonnable de refuser enfin? Est -ce \nque l'in\u00e9puisable peut avoir un droit? Est -ce que les \ncha\u00eenes sans fin ne sont pas au -dessus de la force \nhumaine? Qui donc bl\u00e2merait Sisyphe et Jean Valjean \nde dire : c'est assez! \nL'ob\u00e9issance de la mati\u00e8re est limit\u00e9e par le \nfrottement; est -ce qu'il n'y a pas une limite \u00e0 \nl'ob\u00e9issance de l'\u00e2me? Si le mouvement perp\u00e9tuel est \nimpossible, est -ce que le d\u00e9vouement perp\u00e9tuel est \nexigible? \nLe premier pas n'est rien; c'est le dernier qui est \ndifficile. Qu'\u00e9tait -ce que l'affaire Champmathieu \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 du mariage de Cosette et de ce qu'il entra\u00eenait? \nQu'est -ce que ceci : rentrer au bagne, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de ceci : \nentrer dans le n\u00e9ant? \nO premi\u00e8re marche \u00e0 descendre, que tu es sombre! \nO seconde marche, que tu es noire! Comment ne pas d\u00e9tourner la t\u00eate cette fois? \nLe martyre est une sublimation, sublimation \ncorrosive. C'est une torture qui sacre. On peut y \nconsentir la premi\u00e8re heure; on s'assied sur le tr\u00f4ne \nde fer rouge, on met sur son front la couronne de fer \nrouge, on accepte le globe de fer rouge, on prend le \nsceptre de fer rouge, mais il reste encore \u00e0 v\u00eatir le \nmanteau de flamme, et n'y a -t-il pas un moment o\u00f9 la \nchair mis\u00e9rable se r\u00e9volte, et o\u00f9 l'on abdique le \nsupplice? \nEnfin Jean Valjean entra dans le calme de \nl'accablement. \nIl pesa, il songea, il consid\u00e9ra les alternatives de la \nmyst\u00e9rieuse balance de lumi\u00e8re et d'ombre. \nImposer son bagne \u00e0 ces deux enfants \n\u00e9blouissants, ou consommer lui -m\u00eame son \nirr\u00e9m\u00e9diable engloutissement. D'un c\u00f4t\u00e9 le sacrifice \nde Cosette, de l'autre le sien propre. \nA quelle solution s'arr\u00eata -t-il? \nQuelle d\u00e9termination prit -il? Quelle fut, au dedans \nde lui -m\u00eame, sa r\u00e9ponse d\u00e9finitive \u00e0 l'incorruptible \ninterrogatoire de la fatalit\u00e9? Quelle porte se d\u00e9cida -t-il \n\u00e0 ouvrir? Quel c\u00f4t\u00e9 de sa vie prit -il le par ti de fermer \net de condamner? Entre tous ces escarpements \ninsondables qui l'entouraient, quel fut son choix? Quelle extr\u00e9mit\u00e9 accepta -t-il? Auquel de ces gouffres \nfit-il un signe de t\u00eate? \nSa r\u00eaverie vertigineuse dura toute la nuit. \nIl resta l\u00e0 jusqu'au j our, dans la m\u00eame attitude, \nploy\u00e9 en deux sur ce lit, prostern\u00e9 sous l'\u00e9normit\u00e9 du \nsort, \u00e9cras\u00e9 peut -\u00eatre, h\u00e9las! les poings crisp\u00e9s, les \nbras \u00e9tendus \u00e0 angle droit comme un crucifi\u00e9 d\u00e9clou\u00e9 \nqu'on aurait jet\u00e9 la face contre terre. Il demeura \ndouze heures, les douze heures d'une longue nuit \nd'hiver, glac\u00e9, sans relever la t\u00eate et sans prononcer \nune parole. Il \u00e9tait immobile comme un cadavre, \npendant que sa pens\u00e9e se roulait \u00e0 terre et s'envolait, \ntant\u00f4t comme l'hydre, tant\u00f4t comme l'aigle. A le voir \nainsi sa ns mouvement, on e\u00fbt dit un mort; tout \u00e0 \ncoup il tressaillait convulsivement et sa bouche, \ncoll\u00e9e aux v\u00eatements de Cosette, les baisait; alors on \nvoyait qu'il vivait. \nQui? on? puisque Jean Valjean \u00e9tait seul et qu'il n'y \navait personne l\u00e0? \nLe On qui est dans les t\u00e9n\u00e8bres. \n \n \n \n \nLIVRE SEPTI\u00c8ME \n \n \nLA DERNI \u00c8RE GORG \u00c9E \nDU CALICE \n \n \n \n \nV, 7, 1 \n \n \n \n \n \nLe septi\u00e8me Cercle \net le huiti\u00e8me Ciel \n \n \n \n \n \nLes lendemains de noce sont solitaires. On \nrespecte le recueillement des heureux. Et aussi un \npeu leur sommeil attard\u00e9. Le brouhaha des visites et \ndes f\u00e9licitations ne commence que plus tard. Le \nmatin du 17 f\u00e9vrier, il \u00e9tait un peu plus de midi \nquand Basqu e, la serviette et le plumeau sous le bras, \noccup\u00e9 \u00ab\u00e0 faire son antichambre\u00bb, entendit un l\u00e9ger \nfrappement \u00e0 la porte. On n'avait point sonn\u00e9, ce qui est discret un pareil jour. Basque ouvrit et vit M. \nFauchelevent. Il l'introduisit dans le salon, encore \nencombr\u00e9 et sens dessus dessous, et qui avait l'air du \nchamp de bataille des joies de la veille. \n\u2013 Dame, monsieur, observa Basque, nous nous \nsommes r\u00e9veill\u00e9s tard. \n\u2013 Votre ma\u00eetre est -il lev\u00e9? demanda Jean Valjean. \n\u2013 Comment va le bras de monsieur? r\u00e9pond it \nBasque. \n\u2013 Mieux. Votre ma\u00eetre est -il lev\u00e9? \n\u2013 Lequel? l'ancien ou le nouveau? \n\u2013 Monsieur Pontmercy. \n\u2013 Monsieur le baron? fit Basque en se redressant. \nOn est surtout baron pour ses domestiques. Il leur \nen revient quelque chose; ils ont ce qu'un philo sophe \nappellerait l'\u00e9claboussure du titre, et cela les flatte. \nMarius, pour le dire en passant, r\u00e9publicain militant, \net il l'avait prouv\u00e9, \u00e9tait maintenant baron malgr\u00e9 lui. \nUne petite r\u00e9volution s'\u00e9tait faite dans la famille sur \nce titre; c'\u00e9tait \u00e0 pr\u00e9se nt M. Gillenormand qui y tenait \net Marius qui s'en d\u00e9tachait. Mais le colonel \nPontmercy avait \u00e9crit : Mon fils portera mon titre . Marius \nob\u00e9issait. Et puis Cosette, en qui la femme \ncommen\u00e7ait \u00e0 poindre, \u00e9tait ravie d'\u00eatre baronne. \u2013 Monsieur le baron? r\u00e9p \u00e9ta Basque. Je vais voir. \nJe vais lui dire que monsieur Fauchelevent est l\u00e0. \n\u2013 Non. Ne lui dites pas que c'est moi. Dites -lui \nque quelqu'un demande \u00e0 lui parler en particulier, et \nne lui dites pas de nom. \n\u2013 Ah! fit Basque. \n\u2013 Je veux lui faire une surpri se. \n\u2013 Ah! reprit Basque, se donnant \u00e0 lui -m\u00eame son \nsecond Ah! comme explication du premier. \nEt il sortit. \nJean Valjean resta seul. \nLe salon, nous venons de le dire, \u00e9tait tout en \nd\u00e9sordre. Il semblait qu'en pr\u00eatant l'oreille on e\u00fbt pu \ny entendre encore la vague rumeur de la noce. Il y \navait sur le parquet toutes sortes de fleurs tomb\u00e9es \ndes guirlandes et des coiffures. Les bougies br\u00fb l\u00e9es \njusqu'au tron\u00e7on ajoutaient aux cristaux des lustres \ndes stalactites de cire. Pas un meuble n'\u00e9tait \u00e0 sa \nplace. Dans des coins, trois ou quatre fauteuils, \nrapproch\u00e9s les uns des autres et faisant cercle, avaient \nl'air de continuer une causerie. L'ense mble \u00e9tait riant. \nIl y a encore une certaine gr\u00e2ce dans une f\u00eate morte. \nCela a \u00e9t\u00e9 heureux. Sur ces chaises en d\u00e9sarroi, parmi \nces fleurs qui se fanent, sous ces lumi\u00e8res \u00e9teintes, on a pens\u00e9 de la joie. Le soleil succ\u00e9dait au lustre, et \nentrait ga\u00eement da ns le salon. \nQuelques minutes s'\u00e9coul\u00e8rent. Jean Valjean \u00e9tait \nimmobile \u00e0 l'endroit o\u00f9 Basque l'avait quitt\u00e9. Il \u00e9tait \ntr\u00e8s p\u00e2le. Ses yeux \u00e9taient creux et tellement enfonc\u00e9s \npar l'insomnie sous l'orbite qu'ils y disparaissaient \npresque. Son habit noir av ait les plis fatigu\u00e9s d'un \nv\u00eatement qui a pass\u00e9 la nuit. Les coudes \u00e9taient \nblanchis de ce duvet que laisse au drap le frottement \ndu linge. Jean Valjean regardait \u00e0 ses pieds la fen\u00eatre \ndessin\u00e9e sur le parquet par le soleil. \nUn bruit se fit \u00e0 la porte, il leva les yeux. \nMarius entra, la t\u00eate haute, la bouche riante, on ne \nsait quelle lumi\u00e8re sur le visage, le front \u00e9panoui, l\u2019\u0153il \ntriomphant. Lui aussi n'avait pas dormi. \n\u2013 C'est vous, p\u00e8re! s'\u00e9cria -t-il en apercevant Jean \nValjean; cet imb\u00e9cile de Basque q ui avait un air \nmyst\u00e9rieux! Mais vous venez de trop bonne heure. Il \nn'est encore que midi et demi. Cosette dort. \nCe mot : P\u00e8re, dit \u00e0 M. Fauchelevent par Marius, \nsignifiait : F\u00e9licit\u00e9 supr\u00eame. Il y avait toujours eu, on \nle sait, escarpement, froideur et c ontrainte entre eux; \nglace \u00e0 rompre ou \u00e0 fondre. Marius \u00e9tait \u00e0 ce point \nd'enivrement que l'escarpement s'abaissait, que la glace se dissolvait, et que M. Fauchelevent \u00e9tait pour \nlui comme pour Cosette, un p\u00e8re. \nIl continua; les paroles d\u00e9bordaient de lui , ce qui \nest propre \u00e0 ces divins paroxysmes de la joie : \n\u2013 Que je suis content de vous voir! Si vous saviez \ncomme vous nous avez manqu\u00e9 hier! Bonjour, p\u00e8re. \nComment va votre main? Mieux, n'est -ce pas? \nEt, satisfait de la bonne r\u00e9ponse qu'il se faisait \u00e0 \nlui-m\u00eame, il poursuivit : \n\u2013 Nous avons bien parl\u00e9 de vous tous les deux. \nCosette vous aime tant! Vous n'oubliez pas que vous \navez votre chambre ici. Nous ne voulons plus de la \nrue de l'Homme -Arm\u00e9. Nous n'en voulons plus du \ntout. Comment aviez -vous pu alle r demeurer dans \nune rue comme \u00e7a, qui est malade, qui est grognon, \nqui est laide, qui a une barri\u00e8re \u00e0 un bout, o\u00f9 l'on a \nfroid, o\u00f9 l'on ne peut pas entrer? Vous viendrez vous \ninstaller ici. Et d\u00e8s aujourd'hui. Ou vous aurez affaire \n\u00e0 Cosette. Elle entend nous mener tous par le bout \ndu nez, je vous en pr\u00e9viens. Vous avez vu votre \nchambre, elle est tout pr\u00e8s de la n\u00f4tre, elle donne sur \ndes jardins; on a fait arranger ce qu'il y avait \u00e0 la \nserrure, le lit est fait, elle est toute pr\u00eate, vous n'avez \nqu'\u00e0 arriv er. Cosette a mis pr\u00e8s de votre lit une \ngrande vieille berg\u00e8re en velours d'Utrecht, \u00e0 qui elle a dit : tends -lui les bras. Tous les printemps, dans le \nmassif d'acacias qui est en face de vos fen\u00eatres, il \nvient un rossignol. Vous l'aurez dans deux mois. \nVous aurez son nid \u00e0 votre gauche et le n\u00f4tre \u00e0 votre \ndroite. La nuit il chantera, et le jour Cosette parlera. \nVotre chambre est en plein midi. Cosette vous y \nrangera vos livres, votre voyage du capitaine Cook, et \nl'autre, celui de Vancouver, toutes vos affai res. Il y a, \nje crois, une petite valise \u00e0 laquelle vous tenez, j'ai \ndispos\u00e9 un coin d'honneur pour elle. Vous avez \nconquis mon grand -p\u00e8re, vous lui allez. Nous vivrons \nensemble. Savez -vous le whist? vous comblerez mon \ngrand -p\u00e8re si vous savez le whist. C' est vous qui \nm\u00e8nerez promener Cosette mes jours de palais, vous \nlui donnerez le bras, vous savez, comme au \nLuxembourg, autrefois. Nous sommes absolument \nd\u00e9cid\u00e9s \u00e0 \u00eatre tr\u00e8s heureux. Et vous en serez, de \nnotre bonheur, entendez -vous, p\u00e8re? Ah \u00e7a, vous \nd\u00e9jeu nez avec nous aujourd'hui? \n\u2013 Monsieur, dit Jean Valjean, j'ai une chose \u00e0 vous \ndire. Je suis un ancien for\u00e7at. \nLa limite des sons aigus perceptibles peut \u00eatre tout \naussi bien d\u00e9pass\u00e9e pour l'esprit que pour l'oreille. \nCes mots : je suis un ancien for\u00e7at , sortant de la bouche \nde M. Fauchelevent et entrant dans l'oreille de Marius, allaient au del\u00e0 du possible. Marius n'entendit \npas. Il lui sembla que quelque chose venait de lui \u00eatre \ndit; mais il ne sut quoi. Il resta b\u00e9ant. \nIl s'aper\u00e7ut alors que l'homme qui lui parlait \u00e9tait \neffrayant. Tout \u00e0 son \u00e9blouissement, il n'avait pas \njusqu'\u00e0 ce moment remarqu\u00e9 cette p\u00e2leur terrible. \nJean Valjean d\u00e9noua la cravate noire qui lui \nsoutenait le bras droit, d\u00e9fit le linge roul\u00e9 autour de \nsa main, mit son pouce \u00e0 nu et le montra \u00e0 Marius. \n\u2013 Je n'ai rien \u00e0 la main, dit -il. \nMarius regarda le pouce. \n\u2013 Je n'y ai jamais rien eu, reprit Jean Valjean. \nIl n'y avait en effet aucune trace de blessure. \nJean Valjean poursuivit : \n\u2013 Il convenait que je fusse absent de votre \nmariage. Je me suis fait absent le plus que j'ai pu. J'ai \nsuppos\u00e9 cette blessure pour ne point faire un faux, \npour ne pas introduire de nullit\u00e9 dans les actes du \nmariage, pour \u00eatre dispens\u00e9 de signer. \nMarius b\u00e9gaya : \n\u2013 Qu'est -ce que cela veut dire? \n\u2013 Cela veut dire, r\u00e9pondit Jean Valjean, que j'ai \u00e9t\u00e9 \naux gal\u00e8res. \n\u2013 Vous me rendez fou! s'\u00e9cria Marius \u00e9pouvant\u00e9. \u2013 Monsieur Pontmercy, dit Jean Valjean, j'ai \u00e9t\u00e9 \ndix-neuf ans aux gal\u00e8res. Pour vol. Puis j'ai \u00e9t\u00e9 \ncondamn\u00e9 \u00e0 perp\u00e9tuit\u00e9. Pour vol. Pour r\u00e9cidive. A \nl'heure qu'il est, je suis en rupture de ban. \nMarius avait beau reculer devant la r\u00e9alit\u00e9, refuser \nle fait, r\u00e9sister \u00e0 l'\u00e9vidence, il fallait s'y rendre. Il \ncommen\u00e7a \u00e0 comprendre, et comme cela arrive \ntoujours en cas pareil, il comprit au del\u00e0. Il eut le \nfrisson d'un hideux \u00e9clair int\u00e9rieur; une id\u00e9e qui le fit \nfr\u00e9mir, lui traversa l'esprit. Il entrevit dans l'avenir, \npour lui -m\u00eame, une destin\u00e9e difforme. \n\u2013 Dites tout, dites tout! cria -t-il. Vous \u00eates le p\u00e8re \nde Cosette! \nEt il fit deux pas en arri\u00e8re avec un mouvement \nd'indicible horreur. \nJean Valjean redressa la t\u00eate dans une telle majest\u00e9 \nd'attitude qu'il sembla grandir jusqu'au plafond. \n\u2013 Il est n\u00e9cessaire que vous me croyiez ici, \nmonsieur; et, quoique notre serment \u00e0 nous autres ne \nsoit pas re\u00e7u en justice... \nIci il fit un silence, puis, avec une sorte d'autorit\u00e9 \nsouveraine et s\u00e9pulcrale, il ajouta en articulant \nlentement et en pesant sur les syllabes : \n\u2013... Vous me croirez. Le p\u00e8re de Cosette, moi! \ndevant Dieu, non . Monsieur le baron Pontmercy, je suis un paysan de Faverolles. Je gagnais ma vie \u00e0 \n\u00e9monder des arbres. Je ne m'appelle pas \nFauchelevent, je m'appelle Jean Valjean. Je ne suis \nrien \u00e0 Cosette. Rassurez -vous. \nMarius balbutia : \n\u2013 Qui me prouve?... \n\u2013 Moi. P uisque je le dis. \nMarius regarda cet homme. Il \u00e9tait lugubre et \ntranquille. Aucun mensonge ne pouvait sortir d'un tel \ncalme. Ce qui est glac\u00e9 est sinc\u00e8re. On sentait le vrai \ndans cette froideur de tombe. \n\u2013 Je vous crois, dit Marius. \nJean Valjean inclina la t\u00eate comme pour prendre \nacte, et reprit : \n\u2013 Que suis -je pour Cosette? un passant. Il y a dix \nans, je ne savais pas qu'elle exist\u00e2t. Je l'aime, c'est vrai. \nUne enfant qu'on a vue petite, \u00e9tant soi -m\u00eame d\u00e9j\u00e0 \nvieux, on l'aime. Quand on est vieux, on se s ent \ngrand -p\u00e8re pour tous les petits enfants. Vous pouvez, \nce me semble, supposer que j'ai quelque chose qui \nressemble \u00e0 un c\u0153ur. Elle \u00e9tait orpheline. Sans p\u00e8re \nni m\u00e8re. Elle avait besoin de moi. Voil\u00e0 pourquoi je \nme suis mis \u00e0 l'aimer. C'est si faible les enfants, que le \npremier venu, m\u00eame un homme comme moi, peut \n\u00eatre leur protecteur. J'ai fait ce devoir -l\u00e0 vis -\u00e0-vis de Cosette. Je ne crois pas qu'on puisse vraiment appeler \nsi peu de chose une bonne action; mais si c'est une \nbonne action, eh bien, mettez que je l'ai faite. \nEnregistrez cette circonstance att\u00e9nuante. \nAujourd'hui Cosette quitte ma vie; nos deux chemins \nse s\u00e9parent. D\u00e9sormais je ne puis plus rien pour elle. \nElle est madame Pontmercy. Sa providence a chang\u00e9. \nEt Cosette gagne au change. Tout est bien. Quant \naux six cent mille francs, vous ne m'en parlez pas, \nmais je vais au -devant de votre pens\u00e9e, c'est un \nd\u00e9p\u00f4t. Comment ce d\u00e9p\u00f4t \u00e9tait -il entre mes mains? \nQu'importe? Je rends le d\u00e9p\u00f4t. On n'a rien de plus \u00e0 \nme demander. Je compl\u00e8te la restitution en disant \nmon vrai nom. Ceci encore me regarde. Je tiens, moi, \n\u00e0 ce que vous sachiez qui je suis. \nEt Jean Valjean regarda Marius en face. \nTout ce qu'\u00e9prouvait Marius \u00e9tait tumultueux et \nincoh\u00e9rent. De certains coups de vent de la destin\u00e9e \nfont de ces va gues dans notre \u00e2me. \nNous avons tous eu de ces moments de trouble \ndans lesquels tout se disperse en nous; nous disons \nles premi\u00e8res choses venues, lesquelles ne sont pas \ntoujours pr\u00e9cis\u00e9ment celles qu'il faudrait dire. Il y a \ndes r\u00e9v\u00e9lations subites qu'on ne peut porter et qui \nenivrent comme un vin funeste. Marius \u00e9tait stup\u00e9fi\u00e9 de la situation nouvelle qui lui apparaissait, au point \nde parler \u00e0 cet homme presque comme quelqu'un qui \nlui en aurait voulu de cet aveu. \n\u2013 Mais enfin, s'\u00e9cria -t-il, pourquoi me dites-vous \ntout cela? Qu'est -ce qui vous y force? Vous pouviez \nvous garder le secret \u00e0 vous -m\u00eame. Vous n'\u00eates ni \nd\u00e9nonc\u00e9, ni poursuivi, ni traqu\u00e9. Vous avez une \nraison pour faire, de ga\u00eet\u00e9 de c\u0153ur, une telle \nr\u00e9v\u00e9lation. Achevez. Il y a autre chose. A quel propos \nfaites -vous cet aveu? Pour quel motif? \n\u2013 Pour quel motif? r\u00e9pondit Jean Valjean d'une \nvoix si basse et si sourde qu'on e\u00fbt dit que c'\u00e9tait \u00e0 \nlui-m\u00eame qu'il parlait plus qu'\u00e0 Marius. Pour quel \nmotif, en effet, ce for\u00e7at vient -il dire : Je suis un \nfor\u00e7at? Eh bien oui; le motif est \u00e9trange. C'est par \nhonn\u00eatet\u00e9. Tenez, ce qu'il y a de malheureux, c'est un \nfil que j'ai l\u00e0 dans le c\u0153ur et qui me tient attach\u00e9. \nC'est surtout quand on est vieux que ces fils -l\u00e0 sont \nsolides. Toute la vie se d\u00e9fait alentour; ils r\u00e9sistent. Si \nj'avais pu arracher ce fil, le casser, d\u00e9nouer le n\u0153ud \nou le couper, m'en aller bien loin, j'\u00e9tais sauv\u00e9, je \nn'avais qu'\u00e0 partir; il y a des diligences rue du Bouloy; \nvous \u00eates heureux, je m'en vais. J'ai essay\u00e9 de le \nrompre, ce fil, j'ai tir\u00e9 dessus, il a tenu bon, il n'a pas \ncass\u00e9, je m'arrachais le c\u0153ur avec. Alors j'ai dit : Je ne puis pas vivre ailleurs que l\u00e0. Il faut que je reste. Eh \nbien oui, mais vous avez raison, je suis un imb\u00e9cile, \npourquoi ne pas rester tout simplement? Vous \nm'offrez une chambre dans la maison, madame \nPontmercy m'aime bien, elle dit \u00e0 ce fauteuil : tends -\nlui les bras, votre grand -p\u00e8re ne demande pas mieux \nque de m'avoir, je lui vas, nous habiterons tous \nensemble, repas en commun, je donnerai le bras \u00e0 \nCosette.. . \u2013 \u00e0 madame Pontmercy, pardon, c'est \nl'habitude, \u2013 nous n'aurons qu'un toit, qu'une table, \nqu'un feu, le m\u00eame coin de chemin\u00e9e l'hiver, la m\u00eame \npromenade l'\u00e9t\u00e9, c'est la joie cela, c'est le bonheur \ncela, c'est tout, cela. Nous vivrons en famille. En \nfamil le! \nA ce mot, Jean Valjean devint farouche. Il croisa \nles bras, consid\u00e9ra le plancher \u00e0 ses pieds comme s'il \nvoulait y creuser un ab\u00eeme, et sa voix fut tout \u00e0 coup \n\u00e9clatante : \n\u2013 En famille! non. Je ne suis d'aucune famille, moi. \nJe ne suis pas de la v\u00f4tr e. Je ne suis pas de celle des \nhommes. Les maisons o\u00f9 l'on est entre soi, j'y suis de \ntrop. Il y a des familles, mais ce n'est pas pour moi. Je \nsuis le malheureux, je suis dehors. Ai -je eu un p\u00e8re et \nune m\u00e8re? j'en doute presque. Le jour o\u00f9 j'ai mari\u00e9 \ncette enfant, cela a \u00e9t\u00e9 fini, je l'ai vue heureuse, et qu'elle \u00e9tait avec l'homme qu'elle aime, et qu'il y avait \nl\u00e0 un bon vieillard, un m\u00e9nage de deux anges, toutes \nles joies dans cette maison, et que c'\u00e9tait bien, et je \nme suis dit : Toi, n'entre pas. Je po uvais mentir, c'est \nvrai, vous tromper tous, rester monsieur \nFauchelevent. Tant que cela a \u00e9t\u00e9 pour elle, j'ai pu \nmentir; mais maintenant ce serait pour moi, je ne le \ndois pas. Il suffisait de me taire, c'est vrai, et tout \ncontinuait. Vous me demandez ce q ui me force \u00e0 \nparler? une dr\u00f4le de chose; ma conscience. Me taire, \nc'\u00e9tait pourtant bien facile. J'ai pass\u00e9 la nuit \u00e0 t\u00e2cher \nde me le persuader; vous me confessez, et ce que je \nviens vous dire est si extraordinaire que vous en avez \nle droit; eh bien, oui, j'ai pass\u00e9 la nuit \u00e0 me donner \ndes raisons, je me suis donn\u00e9 de tr\u00e8s bonnes raisons, \nj'ai fait ce que j'ai pu, allez. Mais il y a deux choses o\u00f9 \nje n'ai pas r\u00e9ussi; ni \u00e0 casser le fil qui me tient par le \nc\u0153ur fix\u00e9, riv\u00e9 et scell\u00e9 ici, ni \u00e0 faire taire quel qu'un \nqui me parle bas quand je suis seul. C'est pourquoi je \nsuis venu vous avouer tout ce matin. Tout, ou \u00e0 peu \npr\u00e8s tout. Il y a de l'inutile \u00e0 dire qui ne concerne que \nmoi; je le garde pour moi. L'essentiel, vous le savez. \nDonc j'ai pris mon myst\u00e8re, et je vous l'ai apport\u00e9. Et \nj'ai \u00e9ventr\u00e9 mon secret sous vos yeux. Ce n'\u00e9tait pas \nune r\u00e9solution ais\u00e9e \u00e0 prendre. Toute la nuit je me suis d\u00e9battu. Ah! vous croyez que je ne me suis pas \ndit que ce n'\u00e9tait point l\u00e0 l'affaire Champmathieu, \nqu'en cachant mon no m je ne faisais de mal \u00e0 \npersonne, que le nom de Fauchelevent m'avait \u00e9t\u00e9 \ndonn\u00e9 par Fauchelevent lui -m\u00eame en reconnaissance \nd'un service rendu, et que je pouvais bien le garder, et \nque je serais heureux dans cette chambre que vous \nm'offrez, que je ne g\u00eaner ais rien, que je serais dans \nmon petit coin, et que tandis que vous auriez Cosette, \nmoi j'aurais l'id\u00e9e d'\u00eatre dans la m\u00eame maison qu'elle. \nChacun aurait eu son bonheur proportionn\u00e9. \nContinuer d'\u00eatre Monsieur Fauchelevent, cela \narrangeait tout. Oui, except \u00e9 mon \u00e2me. Il y avait de la \njoie partout sur moi, le fond de mon \u00e2me restait noir. \nCe n'est pas assez d'\u00eatre heureux, il faut \u00eatre content. \nAinsi je serais rest\u00e9 monsieur Fauchelevent, ainsi \nmon vrai visage, je l'aurais cach\u00e9, ainsi, en pr\u00e9sence \nde votre \u00e9 panouissement, j'aurais eu une \u00e9nigme, \nainsi, au milieu de votre plein jour, j'aurais eu des \nt\u00e9n\u00e8bres; ainsi, sans crier gare, tout bonnement, \nj'aurais introduit le bagne \u00e0 votre foyer, je me serais \nassis \u00e0 votre table avec la pens\u00e9e que, si vous saviez \nqui je suis, vous m'en chasseriez, je me serais laiss\u00e9 \nservir par des domestiques qui, s'ils avaient su, \nauraient dit : Quelle horreur! Je vous aurais touch\u00e9 avec mon coude dont vous avez droit de ne pas \nvouloir, je vous aurais filout\u00e9 vos poign\u00e9es de main! \nIl y aurait eu dans votre maison un partage de respect \nentre des cheveux blancs v\u00e9n\u00e9rables et des cheveux \nblancs fl\u00e9tris; \u00e0 vos heures les plus intimes, quand \ntous les c\u0153urs se seraient crus ouverts jusqu'au fond \nles uns pour les autres, quand nous aurions \u00e9t\u00e9 tous \nquatre ensemble, votre a\u00efeul, vous deux, et moi, il y \naurait eu l\u00e0 un inconnu! J'aurais \u00e9t\u00e9 c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te avec \nvous dans votre existence, ayant pour unique soin de \nne jamais d\u00e9ranger le couvercle de mon puits terrible. \nAinsi, moi, un mort, je me se rais impos\u00e9 \u00e0 vous qui \n\u00eates des vivants. Elle, je l'aurais condamn\u00e9e \u00e0 moi \u00e0 \nperp\u00e9tuit\u00e9. Vous, Cosette et moi, nous aurions \u00e9t\u00e9 \ntrois t\u00eates dans le bonnet vert! Est -ce que vous ne \nfrissonnez pas? Je ne suis que le plus accabl\u00e9 des \nhommes, j'en aurais \u00e9t\u00e9 l e plus monstrueux. Et ce \ncrime, je l'aurais commis tous les jours! Et ce \nmensonge, je l'aurais fait tous les jours! Et cette face \nde nuit, je l'aurais eue sur mon visage tous les jours! \nEt ma fl\u00e9trissure, je vous en aurais donn\u00e9 votre part \ntous les jours! tous les jours! \u00e0 vous mes bien -aim\u00e9s, \u00e0 \nvous mes enfants, \u00e0 vous mes innocents! Se taire \nn'est rien? garder le silence est simple? Non, ce n'est \npas simple. Il y a un silence qui ment. Et mon mensonge, et ma fraude, et mon indignit\u00e9, et ma \nl\u00e2chet\u00e9, et ma trahison, et mon crime, je l'aurais bu \ngoutte \u00e0 goutte, je l'aurais recrach\u00e9, puis rebu, j'aurais \nfini \u00e0 minuit et recommenc\u00e9 \u00e0 midi, et mon bonjour \naurait menti, et mon bonsoir aurait menti, et j'aurais \ndormi l\u00e0 -dessus, et j'aurais mang\u00e9 cela avec mon pai n, \net j'aurais regard\u00e9 Cosette en face, et j'aurais r\u00e9pondu \nau sourire de l'ange par le sourire du damn\u00e9, et \nj'aurais \u00e9t\u00e9 un fourbe abominable! Pour quoi faire? \npour \u00eatre heureux. Pour \u00eatre heureux, moi! Est -ce \nque j'ai le droit d'\u00eatre heureux? Je suis hor s de la vie, \nmonsieur. \nJean Valjean s'arr\u00eata. Marius \u00e9coutait. De tels \nencha\u00eenements d'id\u00e9es et d'angoisses ne se peuvent \ninterrompre. Jean Valjean baissa la voix de nouveau, \nmais ce n'\u00e9tait plus la voix sourde, c'\u00e9tait la voix \nsinistre. \n\u2013 Vous demandez pourquoi je parle? je ne suis ni \nd\u00e9nonc\u00e9, ni poursuivi, ni traqu\u00e9, dites -vous. Si! je suis \nd\u00e9nonc\u00e9! si! je suis poursuivi! si! je suis traqu\u00e9! Par \nqui? par moi. C'est moi qui me barre \u00e0 moi -m\u00eame le \npassage, et je me tra\u00eene, et je me pousse, et je \nm'arr\u00eate, et je m'ex\u00e9cute, et quand on se tient soi -\nm\u00eame, on est bien tenu. Et, saisissant son propre habit \u00e0 poigne -main et le \ntirant vers Marius : \n\u2013 Voyez donc ce poing -ci, continua -t-il. Est -ce que \nvous ne trouvez pas qu'il tient ce collet -l\u00e0 de fa\u00e7on \u00e0 \nne pas le l\u00e2cher? Eh bien! c'est bien un autre poignet \nla conscience! Il faut, si l'on veut \u00eatre heureux, \nmonsieur, ne jamais comprendre le devoir; car, d\u00e8s \nqu'on l'a compris, il est implacable. On dirait qu'il \nvous punit de le comprendre; mais non; il vous en \nr\u00e9compense; car il vous met dans un enfer o\u00f9 l'on \nsent \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de soi Dieu. On ne s'est pas si t\u00f4t d\u00e9chir\u00e9 \nles entrailles qu'on est en paix avec soi -m\u00eame. \nEt, avec un accent inexprimable, il ajouta : \n\u2013 Monsieur Pontmercy, cela n'a pas le sens \ncommun, je su is un honn\u00eate homme. C'est en me \nd\u00e9gradant \u00e0 vos yeux que je m'\u00e9l\u00e8ve aux miens. Ceci \nm'est d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9 une fois, mais c'\u00e9tait moins \ndouloureux; ce n'\u00e9tait rien. Oui, un honn\u00eate homme. \nJe ne le serais pas si vous aviez, par ma faute, \ncontinu\u00e9 de m'estimer; maintenant que vous me \nm\u00e9prisez, je le suis. J'ai cette fatalit\u00e9 sur moi que, ne \npouvant jamais avoir que de la consid\u00e9ration vol\u00e9e, \ncette consid\u00e9ration m'humilie et m'accable \nint\u00e9rieurement, et que, pour que je me respecte, il \nfaut qu'on me m\u00e9prise. Alors je me redresse. Je suis un gal\u00e9rien qui ob\u00e9it \u00e0 sa conscience. Je sais bien que \ncela n'est pas ressemblant. Mais que voulez -vous que \nj'y fasse? cela est. J'ai pris des engagements envers \nmoi-m\u00eame; je les tiens. Il y a des rencontres qui nous \nlient, il y a des hasards qui nous entra\u00eenent dans des \ndevoirs. Voyez -vous, monsieur Pontmercy, il m'est \narriv\u00e9 des choses dans ma vie. \nJean Valjean fit encore une pause, avalant sa salive \navec effort comme si ses paroles avaient un arri\u00e8re -\ngo\u00fbt amer, et il reprit : \n\u2013 Quand on a une telle horreur sur soi, on n'a pas \nle droit de la faire partager aux autres \u00e0 leur insu, on \nn'a pas le droit de leur communiquer sa peste, on n'a \npas le droit de les faire glisser dans son pr\u00e9cipice sans \nqu'ils s'en aper\u00e7oivent, on n'a pas le droit de laisser \ntra\u00eener sa casaque rouge sur eux, on n'a pas le droit \nd'encombrer sournoisement de sa mis\u00e8re le bonheur \nd'autrui. S'approcher de ceux qui sont sains et les \ntoucher dans l'ombre avec son ulc\u00e8re invisible, c'est \nhideux. Fauchelevent a eu beau me pr\u00eater son nom, \nje n'ai pas le droit de m'en servir; il a pu me le \ndonner, je n'ai pas pu le prendre. Un nom, c'est un \nmoi. Voyez -vous, monsieur, j'ai un peu pens\u00e9, j'ai un \npeu lu, quoique je sois un paysan; et je me rends \ncompte des choses. Vous v oyez que je m'exprime convenablement. Je me suis fait une \u00e9ducation \u00e0 moi. \nEh bien oui, soustraire un nom et se mettre dessous, \nc'est d\u00e9shonn\u00eate. Des lettres de l'alphabet, cela \ns'escroque comme une bourse ou comme une \nmontre. Etre une fausse signature en chair et en os, \n\u00eatre une fausse clef vivante, entrer chez d'honn\u00eates \ngens en trichant leur serrure, ne plus jamais regarder, \nloucher toujours, \u00eatre inf\u00e2me au dedans de moi, non! \nnon! non! non! Il vaut mieux souffrir, saigner, \npleurer, s'arracher la peau de la chair avec les ongles, \npasser les nuits \u00e0 se tordre dans les angoisses, se \nronger le ventre et l'\u00e2me. Voil\u00e0 pourquoi je viens \nvous raconter tout cela. De ga\u00eet\u00e9 de c\u0153ur, comme \nvous dites. \nIl respira p\u00e9niblement, et jeta ce dernier mot : \n\u2013 Pour vivre, autrefois, j'ai vol\u00e9 un pain; \naujourd'hui, pour vivre, je ne veux pas voler un nom. \n\u2013 Pour vivre! interrompit Marius. Vous n'avez pas \nbesoin de ce nom pour vivre? \n\u2013 Ah! je m'entends, r\u00e9pondit Jean Valjean, en \nlevant et en abaissant la t\u00eate lentement plusieurs fois \nde suite. \nIl y eut un silence. Tous deux se taisaient, chacun \nab\u00eem\u00e9 dans un gouffre de pens\u00e9es. Marius s'\u00e9tait assis \npr\u00e8s d'une table et appuyait le coin de sa bouche sur un de ses doigts repli\u00e9. Jean Valjean allait et venait. Il \ns'arr\u00eata devant une glace et demeura sans \nmouvement. Puis, comme s'il r\u00e9pondait \u00e0 un \nraisonnement int\u00e9rieur, il dit en regardant cette glace \no\u00f9 il ne se voyait pas : \n\u2013 Tandis qu' \u00e0 pr\u00e9sent je suis soulag\u00e9! \nIl se remit \u00e0 marcher et alla \u00e0 l'autre bout du salon. \nA l'instant o\u00f9 il se retourna, il s'aper\u00e7ut que Marius le \nregardait marcher. Alors il lui dit avec un accent \ninexprimable : \n\u2013 Je tra\u00eene un peu la jambe. Vous comprenez \nmain tenant pourquoi. \nPuis il acheva de se tourner vers Marius : \n\u2013 Et maintenant, monsieur, figurez -vous ceci : Je \nn'ai rien dit, je suis rest\u00e9 monsieur Fauchelevent, j'ai \npris ma place chez vous, je suis des v\u00f4tres, je suis \ndans ma chambre, je viens d\u00e9jeuner le matin en \npantoufles, les soirs nous allons au spectacle tous les \ntrois, j'accompagne madame Pontmercy aux Tuileries \net \u00e0 la place Royale, nous sommes ensemble, vous me \ncroyez votre semblable; un beau jour, je suis l\u00e0, vous \n\u00eates l\u00e0, nous causons, nous r ions, vous entendez une \nvoix crier ce nom : Jean Valjean! et voil\u00e0 que cette \nmain \u00e9pouvantable, la police, sort de l'ombre et \nm'arrache mon masque brusquement! Il se tut encore; Marius s'\u00e9tait lev\u00e9 avec un \nfr\u00e9missement. Jean Valjean reprit : \n\u2013 Qu'en dite s-vous? \nLe silence de Marius r\u00e9pondait. \nJean Valjean continua : \n\u2013 Vous voyez bien que j'ai raison de ne pas me \ntaire. Tenez, soyez heureux, soyez dans le ciel, soyez \nl'ange d'un ange, soyez dans le soleil, et contentez -\nvous-en, et ne vous inqui\u00e9tez pas de la mani\u00e8re dont \nun pauvre damn\u00e9 s'y prend pour s'ouvrir la poitrine \net faire son devoir; vous avez un mis\u00e9rable homme \ndevant vous, monsieur. \nMarius traversa lentement le salon, et quand il fut \npr\u00e8s de Jean Valjean, lui tendit la main. \nMais Marius dut aller prendre cette main qui ne se \npr\u00e9sentait point, Jean Valjean se laissa faire, et il \nsembla \u00e0 Marius qu'il \u00e9treignait une main de marbre. \n\u2013 Mon grand -p\u00e8re a des amis, dit Marius; je vous \naurai votre gr\u00e2ce. \n\u2013 C'est inutile, r\u00e9pondit Jean Valjean. On m e croit \nmort, cela suffit. Les morts ne sont pas soumis \u00e0 la \nsurveillance. Ils sont cens\u00e9s pourrir tranquillement. \nLa mort, c'est la m\u00eame chose que la gr\u00e2ce. \nEt, d\u00e9gageant sa main que Marius tenait, il ajouta \navec une sorte de dignit\u00e9 inexorable : \u2013 D'ailleurs, faire mon devoir, voil\u00e0 l'ami auquel \nj'ai recours; et je n'ai besoin que d'une gr\u00e2ce, celle de \nma conscience. \nEn ce moment, \u00e0 l'autre extr\u00e9mit\u00e9 du salon, la \nporte s'entrouvrit doucement et dans l'entre -\nb\u00e2illement la t\u00eate de Cosette apparut. On n'a percevait \nque son doux visage; elle \u00e9tait admirablement \nd\u00e9coiff\u00e9e, elle avait les paupi\u00e8res encore gonfl\u00e9es de \nsommeil; elle fit le mouvement d'un oiseau qui passe \nsa t\u00eate hors du nid, regarda d'abord son mari, puis \nJean Valjean, et leur cria en riant, on croyait voir un \nsourire au fond d'une rose : \n\u2013 Parions que vous parlez politique. Comme c'est \nb\u00eate, au lieu d'\u00eatre avec moi! \nJean Valjean tressaillit. \n\u2013 Cosette, balbutia Marius\u2026 \u2013 Et il s'arr\u00eata. On \ne\u00fbt dit deux coupables. \nCosette, radieuse, continuai t de les regarder tour \u00e0 \ntour tous les deux. Il y avait dans ses yeux comme \ndes \u00e9chapp\u00e9es de paradis. \n\u2013 Je vous prends en flagrant d\u00e9lit, dit Cosette. Je \nviens d'entendre \u00e0 travers la porte mon p\u00e8re \nFauchelevent qui disait : La conscience... \u2013 Faire son \ndevoir\u2026 \u2013 C'est de la politique, \u00e7a. Je ne veux pas. On ne doit pas parler politique d\u00e8s le lendemain. Ce \nn'est pas juste. \n\u2013 Tu te trompes, Cosette, r\u00e9pondit Marius. Nous \nparlons affaires. Nous parlons du meilleur placement \n\u00e0 trouver pour tes six cent mill e francs... \n\u2013 Ce n'est pas tout \u00e7a, interrompit Cosette. Je \nviens. Veut -on de moi ici? \nEt, passant r\u00e9solument la porte, elle entra dans le \nsalon. Elle \u00e9tait v\u00eatue d'un large peignoir blanc \u00e0 \nmille plis et \u00e0 grandes manches qui, partant du cou, \nlui tombai t jusqu'aux pieds. Il y a, dans les ciels d'or \ndes vieux tableaux gothiques, de ces charmants sacs \u00e0 \nmettre un ange. \nElle se contempla de la t\u00eate aux pieds dans une \ngrande glace, puis s'\u00e9cria avec une explosion d'extase \nineffable : \n\u2013 Il y avait une fois un roi et une reine. Oh! \ncomme je suis contente! \nCela dit, elle fit la r\u00e9v\u00e9rence \u00e0 Marius et \u00e0 Jean \nValjean. \n\u2013 Voil\u00e0, dit -elle, je vais m'installer pr\u00e8s de vous sur \nun fauteuil, on d\u00e9jeune dans une demi -heure, vous \ndirez tout ce que vous voudrez, je sais bien qu'il faut \nque les hommes parlent, je serai bien sage. \nMarius lui prit le bras, et lui dit amoureusement : \u2013 Nous parlons affaires. \n\u2013 A propos, r\u00e9pondit Cosette, j'ai ouvert ma \nfen\u00eatre, il vient d'arriver un tas de pierrots d ans le \njardin. Des oiseaux, pas des masques. C'est \naujourd'hui mercredi des cendres; mais pas pour les \noiseaux. \n\u2013 Je te dis que nous parlons affaires, va, ma petite \nCosette, laisse -nous un moment. Nous parlons \nchiffres. Cela t'ennuierait. \n\u2013 Tu as mis ce matin une charmante cravate, \nMarius. Vous \u00eates fort coquet, monseigneur. Non, \ncela ne m'ennuiera pas. \n\u2013 Je t'assure que cela t'ennuiera. \n\u2013 Non. Puisque c'est vous. Je ne vous \ncomprendrai pas, mais je vous \u00e9couterai. Quand on \nentend les voix qu'on aime, o n n'a pas besoin de \ncomprendre les mots qu'elles disent. Etre l\u00e0 \nensemble, c'est tout ce que je veux. Je reste avec \nvous, bah! \n\u2013 Tu es ma Cosette bien -aim\u00e9e! Impossible. \n\u2013 Impossible! \n\u2013 Oui. \n\u2013 C'est bon, reprit Cosette. Je vous aurais dit des \nnouvelles . Je vous aurais dit que grand -p\u00e8re dort \nencore, que votre tante est \u00e0 la messe, que la chemin\u00e9e de la chambre de mon p\u00e8re Fauchelevent \nfume, que Nicolette a fait venir le ramoneur, que \nToussaint et Nicolette se sont d\u00e9j\u00e0 disput\u00e9es, que \nNicolette se moque du b\u00e9gaiement de Toussaint. Eh \nbien, vous ne saurez rien. Ah! c'est impossible? Moi \naussi, \u00e0 mon tour, vous verrez, monsieur, je dirai : \nc'est impossible. Qui est -ce qui sera attrap\u00e9? Je t'en \nprie, mon petit Marius, laisse -moi ici avec vous deux. \n\u2013 Je te jure qu'il faut que nous soyons seuls. \n\u2013 Eh bien, est -ce que je suis quelqu'un? \nJean Valjean ne pronon\u00e7ait pas une parole. Cosette \nse tourna vers lui : \n\u2013 D'abord, p\u00e8re, vous, je veux que vous veniez \nm'embrasser. Qu'est -ce que vous faites l\u00e0 \u00e0 ne rien \ndire au lieu de prendre mon parti? qui est -ce qui m'a \ndonn\u00e9 un p\u00e8re comme \u00e7a? Vous voyez bien que je \nsuis tr\u00e8s malheureuse en m\u00e9nage. Mon mari me bat. \nAllons, embrassez -moi tout de suite. \nJean Valjean s'approcha. \nCosette se retourna vers Marius. \n\u2013 Vous, j e vous fais la grimace. \nPuis elle tendit son front \u00e0 Jean Valjean. \nJean Valjean fit un pas vers elle. \nCosette recula. \u2013 P\u00e8re, vous \u00eates p\u00e2le. Est -ce que votre bras vous \nfait mal? \n\u2013 Il est gu\u00e9ri, dit Jean Valjean. \n\u2013 Est-ce que vous avez mal dormi? \n\u2013 Non. \n\u2013 Est-ce que vous \u00eates triste? \n\u2013 Non. \n\u2013 Embrassez -moi. Si vous vous portez bien, si \nvous dormez bien, si vous \u00eates content, je ne vous \ngronderai pas. \nEt de nouveau elle lui tendit son front. \nJean Valjean d\u00e9posa un baiser sur ce front o\u00f9 il y \navait un reflet c\u00e9leste. \n\u2013 Souriez. \nJean Valjean ob\u00e9it. Ce fut le sourire d'un spectre. \n\u2013 Maintenant d\u00e9fendez -moi contre mon mari. \n\u2013 Cosette!... fit Marius. \n\u2013 F\u00e2chez -vous, p\u00e8re. Dites -lui qu'il faut q ue je \nreste. On peut bien parler devant moi. Vous me \ntrouvez donc bien sotte. C'est donc bien \u00e9tonnant ce \nque vous dites! des affaires, placer de l'argent \u00e0 une \nbanque, voil\u00e0 grand'chose. Les hommes font les \nmyst\u00e9rieux pour rien. Je veux rester. Je suis tr \u00e8s jolie \nce matin; regarde -moi, Marius. Et avec un haussement d'\u00e9paules adorable et on ne \nsait quelle bouderie exquise, elle regarda Marius. Il y \neut comme un \u00e9clair entre ces deux \u00eatres. Que \nquelqu'un f\u00fbt l\u00e0, peu importait. \n\u2013 Je t'aime! dit Marius. \n\u2013 Je t'adore! dit Cosette. \nEt ils tomb\u00e8rent irr\u00e9sistiblement dans les bras l'un \nde l'autre. \n\u2013 A pr\u00e9sent, reprit Cosette en rajustant un pli de \nson peignoir avec une petite moue triomphante, je \nreste. \n\u2013 Cela, non, r\u00e9pondit Marius d'un ton suppliant. \nNous av ons quelque chose \u00e0 terminer. \n\u2013 Encore non? \nMarius prit une inflexion de voix grave : \n\u2013 Je t'assure, Cosette, que c'est impossible. \n\u2013 Ah! vous faites votre voix d'homme, monsieur. \nC'est bon. On s'en va. Vous, p\u00e8re, vous ne m'avez \npas soutenue. Monsieur mon mari, monsieur mon \npapa, vous \u00eates des tyrans. Je vais le dire \u00e0 grand -\np\u00e8re. Si vous croyez que je vais revenir et vous faire \ndes platitudes, vous vous trompez. Je suis fi\u00e8re. Je \nvous attends \u00e0 pr\u00e9sent. Vous allez voir que c'est vous \nqui allez vous en nuyer sans moi. Je m'en vais, c'est \nbien fait. Et elle sortit. \nDeux secondes apr\u00e8s, la porte se rouvrit, sa fra\u00eeche \nt\u00eate vermeille passa encore une fois entre les deux \nbattants, et elle leur cria : \n\u2013 Je suis tr\u00e8s en col\u00e8re. \nLa porte se referma et les t \u00e9n\u00e8bres se refirent. \nCe fut comme un rayon de soleil fourvoy\u00e9 qui, \nsans s'en douter, aurait travers\u00e9 brusquement de la \nnuit. \nMarius s'assura que la porte \u00e9tait bien referm\u00e9e. \n\u2013 Pauvre Cosette! murmura -t-il, quand elle va \nsavoir... \nA ce mot, Jean Valjea n trembla de tous ses \nmembres. Il fixa sur Marius un \u0153il \u00e9gar\u00e9. \n\u2013 Cosette! oh oui, c'est vrai, vous allez dire cela \u00e0 \nCosette. C'est juste. Tiens, je n'y avais pas pens\u00e9. On \na de la force pour une chose, on n'en a pas pour une \nautre. Monsieur, je vous en conjure, je vous en \nsupplie, monsieur, donnez -moi votre parole la plus \nsacr\u00e9e, ne le lui dites pas. Est -ce qu'il ne suffit pas \nque vous le sachiez, vous? J'ai pu le dire de moi -\nm\u00eame sans y \u00eatre forc\u00e9, je l'aurais dit \u00e0 l'univers, \u00e0 \ntout le monde, \u00e7a m'\u00e9ta it \u00e9gal. Mais elle, elle ne sait \npas ce que c'est, cela l'\u00e9pouvanterait. Un for\u00e7at, quoi! \non serait forc\u00e9 de lui expliquer, de lui dire : C'est un homme qui a \u00e9t\u00e9 aux gal\u00e8res. Elle a vu un jour passer \nla cha\u00eene. Oh mon Dieu! \nIl s'affaissa sur un fauteuil et cacha son visage dans \nses deux mains. On ne l'entendait pas, mais aux \nsecousses de ses \u00e9paules, on voyait qu'il pleurait. \nPleurs silencieux, pleurs terribles. \nIl y a de l'\u00e9touffement dans le sanglot. Une sorte \nde convulsion le prit, il se renversa en arri\u00e8re sur le \ndossier du fauteuil comme pour respirer, laissant \npendre ses bras et laissant voir \u00e0 Marius sa face \ninond\u00e9e de larmes, et Marius l'entendit murmurer, si \nbas que sa voix semblait \u00eatre dans une profondeur \nsans fond : \u2013 Oh! je voudrais mourir! \n\u2013 Soyez tranquille, dit Marius, je garderai votre \nsecret pour moi seul. \nEt, moins attendri peut -\u00eatre qu'il n'aurait d\u00fb l'\u00eatre, \nmais, oblig\u00e9 depuis une heure de se familiariser avec \nun inattendu effroyable, voyant par degr\u00e9s un for\u00e7at \nse superposer sous ses yeux \u00e0 M. Fauchelevent, gagn\u00e9 \npeu \u00e0 peu par cette r\u00e9alit\u00e9 lugubre, et amen\u00e9 par la \npente naturelle de la situation \u00e0 constater l'intervalle \nqui venait de se fair e entre cet homme et lui, Marius \najouta : \n\u2013 Il est impossible que je ne vous dise pas un mot \ndu d\u00e9p\u00f4t que vous avez si fid\u00e8lement et si honn\u00eatement remis. C'est l\u00e0 un acte de probit\u00e9. Il est \njuste qu'une r\u00e9compense vous soit donn\u00e9e. Fixez la \nsomme vous -m\u00eame, elle vous sera compt\u00e9e. Ne \ncraignez pas de la fixer tr\u00e8s haut. \n\u2013 Je vous remercie, monsieur, r\u00e9pondit Jean \nValjean avec douceur. \nIl resta pensif un moment, passant machinalement \nle bout de son index sur l'ongle de son pouce, puis il \n\u00e9leva la voix : \n\u2013 Tout est \u00e0 peu pr\u00e8s fini. Il me reste une derni\u00e8re \nchose... \n\u2013 Laquelle? \nJean Valjean eut comme une supr\u00eame h\u00e9sitation, \net, sans voix, presque sans souffle, il balbutia plus \nqu'il ne dit : \n\u2013 A pr\u00e9sent que vous savez, croyez -vous, \nmonsieur, vous qui \u00eate s le ma\u00eetre, que je ne dois plus \nvoir Cosette? \n\u2013 Je crois que ce serait mieux, r\u00e9pondit froidement \nMarius. \n\u2013 Je ne la verrai plus, murmura Jean Valjean. \nEt il se dirigea vers la porte. \nIl mit la main sur le bec -de-cane, le p\u00eane c\u00e9da, la \nporte s'entreb\u00e2 illa, Jean Valjean l'ouvrit assez pour pouvoir passer, demeura une seconde immobile, puis \nreferma la porte et se retourna vers Marius. \nIl n'\u00e9tait plus p\u00e2le, il \u00e9tait livide. Il n'y avait plus de \nlarmes dans ses yeux, mais une sorte de flamme \ntragique. Sa voix \u00e9tait redevenue \u00e9trangement calme. \n\u2013 Tenez, monsieur, dit -il, si vous voulez, je \nviendrai la voir. Je vous assure que je le d\u00e9sire \nbeaucoup. Si je n'avais pas tenu \u00e0 voir Cosette, je ne \nvous aurais pas fait l'aveu que je vous ai fait, je serais \nparti; mais voulant rester dans l'endroit o\u00f9 est \nCosette et continuer de la voir, j'ai d\u00fb honn\u00eatement \ntout vous dire. Vous suivez mon raisonnement, n'est -\nce pas? c'est l\u00e0 une chose qui se comprend. Voyez -\nvous, il y a neuf ans pass\u00e9s que je l'ai pr\u00e8s de moi. \nNous avons demeur\u00e9 d'abord dans cette masure du \nboulevard, ensuite dans le couvent, ensuite pr\u00e8s du \nLuxembourg. C'est l\u00e0 que vous l'avez vue pour la \npremi\u00e8re fois. Vous vous rappelez son chapeau de \npeluche bleue. Nous avons \u00e9t\u00e9 ensuite dans le \nquartier des In valides o\u00f9 il y avait une grille et un \njardin. Rue Plumet. J'habitais une petite arri\u00e8re -cour \nd'o\u00f9 j'entendais son piano. Voil\u00e0 ma vie. Nous ne \nnous quittions jamais. Cela a dur\u00e9 neuf ans et des \nmois. J'\u00e9tais comme son p\u00e8re, et elle \u00e9tait mon \nenfant. Je ne sais pas si vous me comprenez, monsieur Pontmercy, mais s'en aller \u00e0 pr\u00e9sent, ne \nplus la voir, ne plus lui parler, n'avoir plus rien, ce \nserait difficile. Si vous ne le trouvez pas mauvais, je \nviendrai de temps en temps voir Cosette. Je ne \nviendrais pas s ouvent. Je ne resterais pas longtemps. \nVous diriez qu'on me re\u00e7oive dans la petite salle \nbasse. Au rez -de-chauss\u00e9e. J'entrerais bien par la \nporte de derri\u00e8re, qui est pour les domestiques, mais \ncela \u00e9tonnerait peut -\u00eatre. Il vaut mieux, je crois, que \nj'entr e par la porte de tout le monde. Monsieur, \nvraiment, je voudrais bien voir encore un peu \nCosette. Aussi rarement qu'il vous plaira. Mettez -\nvous \u00e0 ma place, je n'ai plus que cela. Et puis, il faut \nprendre garde. Si je ne venais plus du tout, il y aurait \nun mauvais effet, on trouverait cela singulier. Par \nexemple, ce que je puis faire, c'est de venir le soir, \nquand il commence \u00e0 \u00eatre nuit. \n\u2013 Vous viendrez tous les soirs, dit Marius, et \nCosette vous attendra. \n\u2013 Vous \u00eates bon, monsieur, dit Jean Valjean. \nMarius salua Jean Valjean, le bonheur reconduisit \njusqu'\u00e0 la porte le d\u00e9sespoir, et ces deux hommes se \nquitt\u00e8rent. \n \n \n \n \nV, 7, 2 \n \n \n \n \n \nLes obscurit\u00e9s que peut contenir \nune r\u00e9v\u00e9lation \n \n \n \n \n \nMarius \u00e9tait boulevers\u00e9. \nL'esp\u00e8ce d'\u00e9loignement qu'il avait toujours eu pour \nl'homme pr\u00e8s duquel il voyait Cosette lui \u00e9tait \nd\u00e9sormais expliqu\u00e9. Il y avait dans ce personnage un \non ne sait quoi \u00e9nigmatique dont son instinct \nl'avertissait. Cette \u00e9nigme, c'\u00e9tait la plus hideuse des \nhontes, le bagne. Ce M. Fauchelevent \u00e9tait le for\u00e7at \nJean Valjean. Trouver brusquement un tel secret au milieu de \nson bonheur, cela ressemble \u00e0 la d\u00e9couverte d'un \nscorpion dans un nid de tourterelles. \nLe bonheur de Marius et de Cosette \u00e9tait -il \ncondamn\u00e9 d\u00e9sormais \u00e0 ce voisinage? Etait -ce l\u00e0 un \nfait accompli? L'acceptation de cet homme faisait -elle \npartie du mariage consomm\u00e9? N'y avait -il plus rien \u00e0 \nfaire? \nMarius avait -il \u00e9pous\u00e9 aussi le for\u00e7at? \nOn a beau \u00eatre couronn\u00e9 de lumi\u00e8re et de joie, on \na beau s avourer la grande heure de pourpre de la vie, \nl'amour heureux, de telles secousses forceraient \nm\u00eame l'archange dans son extase, m\u00eame le demi -dieu \ndans sa gloire, au fr\u00e9missement. \nComme il arrive toujours dans les changements \u00e0 \nvue de cette esp\u00e8ce, Marius se demandait s'il n'avait \npas de reproche \u00e0 se faire \u00e0 lui -m\u00eame? Avait -il \nmanqu\u00e9 de divination? Avait -il manqu\u00e9 de prudence? \nS'\u00e9tait -il \u00e9tourdi volontairement? Un peu, peut -\u00eatre. \nS'\u00e9tait -il engag\u00e9, sans assez de pr\u00e9caution pour \n\u00e9clairer les alentours, dans cette aventure d'amour qui \navait abouti \u00e0 son mariage avec Cosette? Il constatait, \n\u2013 c'est ainsi, par une s\u00e9rie de constatations \nsuccessives de nous -m\u00eames sur nous -m\u00eames, que la \nvie nous amende peu \u00e0 peu, \u2013 il constatait le c\u00f4t\u00e9 chim\u00e9rique et visionnaire de sa nature, sorte de nuage \nint\u00e9rieur propre \u00e0 beaucoup d'organisations, et qui, \ndans les paroxysmes de la passion et de la douleur, se \ndilate, la temp\u00e9rature de l'\u00e2me changeant, et envahit \nl'homme tout entier, au point de n'en plus faire \nqu'une conscienc e baign\u00e9e d'un brouillard. Nous \navons plus d'une fois indiqu\u00e9 cet \u00e9l\u00e9ment \ncaract\u00e9ristique de l'individualit\u00e9 de Marius. Il se \nrappelait que, dans l'enivrement de son amour, rue \nPlumet, pendant ces six ou sept semaines extatiques, \nil n'avait pas m\u00eame parl\u00e9 \u00e0 Cosette de ce drame du \nbouge Gorbeau o\u00f9 la victime avait eu un si \u00e9trange \nparti pris de silence pendant la lutte et d'\u00e9vasion \napr\u00e8s. Comment se faisait -il qu'il n'en e\u00fbt point parl\u00e9 \n\u00e0 Cosette? Cela pourtant \u00e9tait si proche et si \neffroyable! Comment se fa isait-il qu'il ne lui e\u00fbt pas \nm\u00eame nomm\u00e9 les Th\u00e9nardier, et, particuli\u00e8rement, le \njour o\u00f9 il avait rencontr\u00e9 Eponine? Il avait presque \npeine \u00e0 s'expliquer maintenant son silence d'alors. Il \ns'en rendait compte cependant. Il se rappelait son \n\u00e9tourdissement, son ivresse de Cosette, l'amour \nabsorbant tout, cet enl\u00e8vement de l'un par l'autre \ndans l'id\u00e9al, et peut -\u00eatre aussi, comme la quantit\u00e9 \nimperceptible de raison m\u00eal\u00e9e \u00e0 cet \u00e9tat violent et \ncharmant de l'\u00e2me, un vague et sourd instinct de cacher et d'abolir dans sa m\u00e9moire cette aventure \nredoutable dont il craignait le contact, o\u00f9 il ne voulait \njouer aucun r\u00f4le, \u00e0 laquelle il se d\u00e9robait, et o\u00f9 il ne \npouvait \u00eatre narrateur ni t\u00e9moin sans \u00eatre accusateur. \nD'ailleurs, ces quelques semaines avaient \u00e9t\u00e9 un \n\u00e9clair ; on n'avait eu le temps de rien que de s'aimer. \nEnfin, tout pes\u00e9, tout retourn\u00e9, tout examin\u00e9, quand \nil e\u00fbt racont\u00e9 le guet -apens Gorbeau \u00e0 Cosette, quand \nil lui e\u00fbt nomm\u00e9 les Th\u00e9nardier, quelles qu'eussent \n\u00e9t\u00e9 les cons\u00e9quences, quand m\u00eame il e\u00fbt d\u00e9couver t \nque Jean Valjean \u00e9tait un for\u00e7at, cela l'e\u00fbt -il chang\u00e9, \nlui Marius, cela l'e\u00fbt -elle chang\u00e9e, elle Cosette? E\u00fbt -il \nrecul\u00e9? L'e\u00fbt -il moins ador\u00e9e? L'e\u00fbt -il moins \n\u00e9pous\u00e9e? Non. Cela e\u00fbt -il chang\u00e9 quelque chose \u00e0 ce \nqui s'\u00e9tait fait? Non. Rien donc \u00e0 regrett er, rien \u00e0 se \nreprocher. Tout \u00e9tait bien. Il y a un dieu pour ces \nivrognes qu'on appelle les amoureux. Aveugle, \nMarius avait suivi la route qu'il e\u00fbt choisie \nclairvoyant. L'amour lui avait band\u00e9 les yeux, pour le \nmener o\u00f9? Au paradis. \nMais ce paradis \u00e9tai t compliqu\u00e9 d\u00e9sormais d'un \nc\u00f4toiement infernal. \nL'ancien \u00e9loignement de Marius pour cet homme, \npour ce Fauchelevent devenu Jean Valjean, \u00e9tait \u00e0 \npr\u00e9sent m\u00eal\u00e9 d'horreur. Dans cette horreur, disons -le, il y avait quelque \npiti\u00e9, et m\u00eame une certaine surpris e. \nCe voleur, ce voleur r\u00e9cidiviste, avait restitu\u00e9 un \nd\u00e9p\u00f4t. Et quel d\u00e9p\u00f4t? Six cent mille francs. Il \u00e9tait \nseul dans le secret du d\u00e9p\u00f4t. Il pouvait tout garder, il \navait tout rendu. \nEn outre, il avait r\u00e9v\u00e9l\u00e9 de lui -m\u00eame sa situation. \nRien ne l'y oblige ait. Si l'on savait qui il \u00e9tait, c'\u00e9tait \npar lui. Il y avait dans cet aveu plus que l'acceptation \nde l'humiliation, il y avait l'acceptation du p\u00e9ril. Pour \nun condamn\u00e9, un masque n'est pas un masque, c'est \nun abri. Il avait renonc\u00e9 \u00e0 cet abri. Un faux nom , c'est \nde la s\u00e9curit\u00e9; il avait rejet\u00e9 ce faux nom. Il pouvait, \nlui gal\u00e9rien, se cacher \u00e0 jamais dans une famille \nhonn\u00eate; il avait r\u00e9sist\u00e9 \u00e0 cette tentation. Et pour quel \nmotif? par scrupule de conscience. Il l'avait expliqu\u00e9 \nlui-m\u00eame avec l'irr\u00e9sistible accent de la r\u00e9alit\u00e9. En \nsomme, quel que f\u00fbt ce Jean Valjean, c'\u00e9tait \nincontestablement une conscience qui se r\u00e9veillait. Il \ny avait l\u00e0 on ne sait quelle myst\u00e9rieuse r\u00e9habilitation \ncommenc\u00e9e; et, selon toute apparence, depuis \nlongtemps d\u00e9j\u00e0 le scrupule \u00e9t ait ma\u00eetre de cet \nhomme. De tels acc\u00e8s du juste et du bien ne sont pas \npropres aux natures vulgaires. R\u00e9veil de conscience, \nc'est grandeur d'\u00e2me. Jean Valjean \u00e9tait sinc\u00e8re. Cette sinc\u00e9rit\u00e9, visible, \npalpable, irr\u00e9fragable, \u00e9vidente m\u00eame par la douleur \nqu'elle lui faisait, rendait les informations inutiles et \ndonnait autorit\u00e9 \u00e0 tout ce que disait cet homme. Ici, \npour Marius, interversion \u00e9trange des situations. Que \nsortait -il de M. Fauchelevent? la d\u00e9fiance. Que se \nd\u00e9gageait -il de Jean Valjean? la confianc e. \nDans le myst\u00e9rieux bilan de ce Jean Valjean que \nMarius pensif dressait, il constatait l'actif, il constatait \nle passif, et il t\u00e2chait d'arriver \u00e0 une balance. Mais \ntout cela \u00e9tait comme dans un orage. Marius, \ns'effor\u00e7ant de se faire une id\u00e9e nette de c et homme, \net poursuivant, pour ainsi dire, Jean Valjean au fond \nde sa pens\u00e9e, le perdait et le retrouvait dans une \nbrume fatale. \nLe d\u00e9p\u00f4t honn\u00eatement rendu, la probit\u00e9 de l'aveu, \nc'\u00e9tait bien. Cela faisait comme une \u00e9claircie dans la \nnu\u00e9e, puis la nu\u00e9e re devenait noire. \nSi troubles que fussent les souvenirs de Marius, il \nlui en revenait quelque ombre. \nQu'\u00e9tait -ce d\u00e9cid\u00e9ment que cette aventure du \ngaletas Jondrette? Pourquoi, \u00e0 l'arriv\u00e9e de la police, \ncet homme, au lieu de se plaindre, s'\u00e9tait -il \u00e9vad\u00e9? Ic i \nMarius trouvait la r\u00e9ponse. Parce que cet homme \n\u00e9tait un repris de justice en rupture de ban. Autre question : Pourquoi cet homme \u00e9tait -il venu \ndans la barricade? Car \u00e0 pr\u00e9sent Marius revoyait \ndistinctement ce souvenir, reparu dans ces \u00e9motions \ncomme l' encre sympathique au feu. Cet homme \u00e9tait \ndans la barricade. Il n'y combattait pas. Qu'\u00e9tait -il \nvenu y faire? Devant cette question un spectre se \ndressait, et faisait la r\u00e9ponse. Javert. Marius se \nrappelait parfaitement \u00e0 cette heure la fun\u00e8bre vision \nde Jean Valjean entra\u00eenant hors de la barricade Javert \ngarrott\u00e9, et il entendait encore derri\u00e8re l'angle de la \npetite rue Mond\u00e9tour l'affreux coup de pistolet. Il y \navait, vraisemblablement, haine entre cet espion et ce \ngal\u00e9rien. L'un g\u00eanait l'autre. Jean Valj ean \u00e9tait all\u00e9 \u00e0 la \nbarricade pour se venger. Il y \u00e9tait arriv\u00e9 tard. Il \nsavait probablement que Javert y \u00e9tait prisonnier. La \nvendette corse a p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans de certains bas -fonds \net y fait loi; elle est si simple qu'elle n'\u00e9tonne pas les \n\u00e2mes m\u00eame \u00e0 demi r etourn\u00e9es vers le bien; et ces \nc\u0153urs -l\u00e0 sont ainsi faits qu'un criminel, en voie de \nrepentir, peut \u00eatre scrupuleux sur le vol et ne l'\u00eatre \npas sur la vengeance. Jean Valjean avait tu\u00e9 Javert. \nDu moins, cela semblait \u00e9vident. \nDerni\u00e8re question enfin; mais \u00e0 celle -ci pas de \nr\u00e9ponse. Cette question, Marius la sentait comme une \ntenaille. Comment se faisait -il que l'existence de Jean Valjean e\u00fbt coudoy\u00e9 si longtemps celle de Cosette? \nQu'\u00e9tait -ce que ce sombre jeu de la providence q ui \navait mis cet enfant en contact avec cet homme? Y a -\nt-il donc aussi des cha\u00eenes \u00e0 deux forg\u00e9es l\u00e0 -haut, et \nDieu se pla\u00eet -il \u00e0 accoupler l'ange avec le d\u00e9mon? Un \ncrime et une innocence peuvent donc \u00eatre camarades \nde chambr\u00e9e dans le myst\u00e9rieux bagne des mis\u00e8res? \nDans ce d\u00e9fil\u00e9 de condamn\u00e9s qu'on appelle la \ndestin\u00e9e humaine, deux fronts peuvent passer l'un \npr\u00e8s de l'autre, l'un na\u00eff, l'autre formidable, l'un tout \nbaign\u00e9 des divines blancheurs de l'aube, l'autre \u00e0 \njamais bl\u00eami par la lueur d'un \u00e9ternel \u00e9cla ir? Qui avait \npu d\u00e9terminer cet appareillement inexplicable? De \nquelle fa\u00e7on, par suite de quel prodige, la \ncommunaut\u00e9 de vie avait -elle pu s'\u00e9tablir entre cette \nc\u00e9leste petite et ce vieux damn\u00e9? Qui avait pu lier \nl'agneau au loup, et, chose plus incompr\u00e9h ensible \nencore, attacher le loup \u00e0 l'agneau? Car le loup aimait \nl'agneau, car l'\u00eatre farouche adorait l'\u00eatre faible, car, \npendant neuf ann\u00e9es, l'ange avait eu pour point \nd'appui le monstre. L'enfance et l'adolescence de \nCosette, sa venue au jour, sa virgin ale croissance vers \nla vie et la lumi\u00e8re, avaient \u00e9t\u00e9 abrit\u00e9es par ce \nd\u00e9vouement difforme. Ici, les questions s'exfoliaient, \npour ainsi parler, en \u00e9nigmes innombrables, les ab\u00eemes s'ouvraient au fond des ab\u00eemes, et Marius ne \npouvait plus se pencher sur Jea n Valjean sans vertige. \nQu'\u00e9tait -ce donc que cet homme pr\u00e9cipice? \nLes vieux symboles g\u00e9n\u00e9siaques sont \u00e9ternels; \ndans la soci\u00e9t\u00e9 humaine, telle qu'elle existe, jusqu'au \njour o\u00f9 une clart\u00e9 plus grande la changera, il y a \u00e0 \njamais deux hommes, l'un sup\u00e9rieur , l'autre \nsouterrain; celui qui est selon le bien, c'est Abel; celui \nqui est selon le mal, c'est Ca\u00efn. Qu'\u00e9tait -ce que ce \nCa\u00efn tendre? Qu'\u00e9tait -ce que ce bandit religieusement \nabsorb\u00e9 dans l'adoration d'une vierge, veillant sur \nelle, l'\u00e9levant, la gardant, la dignifiant et \nl'enveloppant, lui impur, de puret\u00e9? Qu'\u00e9tait -ce que \nce cloaque qui avait v\u00e9n\u00e9r\u00e9 cette innocence au point \nde ne pas lui laisser une tache? Qu'\u00e9tait -ce que ce \nJean Valjean faisant l'\u00e9ducation de Cosette? Qu'\u00e9tait -\nce que cette figure de t\u00e9n \u00e8bres ayant pour unique \nsoin de pr\u00e9server de toute ombre et de tout nuage le \nlever d'un astre? \nL\u00e0 \u00e9tait le secret de Jean Valjean; l\u00e0 aussi \u00e9tait le \nsecret de Dieu. \nDevant ce double secret, Marius reculait. L'un en \nquelque sorte le rassurait sur l'autre. Dieu \u00e9tait dans \ncette aventure aussi visible que Jean Valjean. Dieu a \nses instruments. Il se sert de l'outil qu'il veut. Il n'est pas responsable devant l'homme. Savons -nous \ncomment Dieu s'y prend? Jean Valjean avait travaill\u00e9 \n\u00e0 Cosette. Il avait un peu f ait cette \u00e2me. C'\u00e9tait \nincontestable. Eh bien, apr\u00e8s? L'ouvrier \u00e9tait horrible; \nmais l\u2019\u0153uvre \u00e9tait admirable. Dieu produit ses \nmiracles comme bon lui semble. Il avait construit \ncette charmante Cosette, et il y avait employ\u00e9 Jean \nValjean. Il lui avait plu d e se choisir cet \u00e9trange \ncollaborateur. Quel compte avons -nous \u00e0 lui \ndemander? Est -ce la premi\u00e8re fois que le fumier aide \nle printemps \u00e0 faire la rose? \nMarius se faisait ces r\u00e9ponses -l\u00e0 et se d\u00e9clarait \u00e0 \nlui-m\u00eame qu'elles \u00e9taient bonnes. Sur tous les poin ts \nque nous venons d'indiquer, il n'avait pas os\u00e9 presser \nJean Valjean, sans s'avouer \u00e0 lui -m\u00eame qu'il ne l'osait \npas. Il adorait Cosette, il poss\u00e9dait Cosette, Cosette \n\u00e9tait splendidement pure. Cela lui suffisait. De quel \n\u00e9claircissement avait -il besoin? Cosette \u00e9tait une \nlumi\u00e8re. La lumi\u00e8re a -t-elle besoin d'\u00eatre \u00e9claircie? Il \navait tout; que pouvait -il d\u00e9sirer? Tout, est -ce que ce \nn'est pas assez? Les affaires personnelles de Jean \nValjean ne le regardaient pas. En se penchant sur \nl'ombre fatale de cet ho mme, il se cramponnait \u00e0 \ncette d\u00e9claration solennelle du mis\u00e9rable : Je ne suis \nrien \u00e0 Cosette. Il y a dix ans, je ne savais pas qu'elle exist\u00e2t. Jean Valjean \u00e9tait un passant. Il l'avait dit lui -\nm\u00eame. Eh bien, il passait. Quel qu'il f\u00fbt, son r\u00f4le \u00e9tait \nfini. Il y avait d\u00e9sormais Marius pour faire les \nfonctions de la providence pr\u00e8s de Cosette. Cosette \n\u00e9tait venue retrouver dans l'azur son pareil, son \namant, son \u00e9poux, son m\u00e2le c\u00e9leste. En s'envolant, \nCosette, ail\u00e9e et transfigur\u00e9e, laissait derri\u00e8re elle \u00e0 \nterre, vide et hideuse, sa chrysalide, Jean Valjean. \nDans quelque cercle d'id\u00e9es que tourn\u00e2t Marius, il \nen revenait toujours \u00e0 une certaine horreur de Jean \nValjean. Horreur sacr\u00e9e peut -\u00eatre, car, nous venons \nde l'indiquer, il sentait un quid divinum dans cet \nhomme. Mais, quoi qu'on fit, et quelque att\u00e9nuation \nqu'on y cherch\u00e2t, il fallait bien toujours retomber sur \nceci : c'\u00e9tait un for\u00e7at; c'est -\u00e0-dire, l'\u00eatre qui, dans \nl'\u00e9chelle sociale, n'a m\u00eame pas de place, \u00e9tant au -\ndessous du dernier \u00e9chelon. Apr\u00e8s le dernier des \nhommes, vient le for\u00e7at. Le for\u00e7at n'est plus, pour \nainsi dire, le semblable des vivants. La loi l'a destitu\u00e9 \nde toute la quantit\u00e9 d'humanit\u00e9 qu'elle peut \u00f4ter \u00e0 un \nhomme. Marius, sur les questions p\u00e9nales, en \u00e9tait \nencore, quoique d\u00e9mocrate , au syst\u00e8me inexorable, et \nil avait, sur ceux que la loi frappe, toutes les id\u00e9es de \nla loi. Il n'avait pas encore accompli, disons -le, tous \nles progr\u00e8s. Il n'en \u00e9tait pas encore \u00e0 distinguer entre ce qui est \u00e9crit par l'homme et ce qui est \u00e9crit par \nDieu , entre la loi et le droit. Il n'avait point examin\u00e9 \net pes\u00e9 le droit que prend l'homme de disposer de \nl'irr\u00e9vocable et de l'irr\u00e9parable. Il n'\u00e9tait pas r\u00e9volt\u00e9 \ndu mot vindicte . Il trouvait simple que de certaines \neffractions de la loi \u00e9crite fussent suivi es de peines \n\u00e9ternelles, et il acceptait, comme proc\u00e9d\u00e9 de \ncivilisation, la damnation sociale. Il en \u00e9tait encore l\u00e0, \nsauf \u00e0 avancer infailliblement plus tard, sa nature \n\u00e9tant bonne, et au fond toute faite de progr\u00e8s latent. \nDans ce milieu d'id\u00e9es, Jean V aljean lui \napparaissait difforme et repoussant. C'\u00e9tait le \nr\u00e9prouv\u00e9. C'\u00e9tait le for\u00e7at. Ce mot \u00e9tait pour lui \ncomme un son de la trompette du jugement; et, apr\u00e8s \navoir consid\u00e9r\u00e9 longtemps Jean Valjean, son dernier \ngeste \u00e9tait de d\u00e9tourner la t\u00eate. Vade ret ro. \nMarius, il faut le reconna\u00eetre et m\u00eame y insister, \ntout en interrogeant Jean Valjean au point que Jean \nValjean lui avait dit : vous me confessez , ne lui avait \npourtant pas fait deux ou trois questions d\u00e9cisives. \nCe n'\u00e9tait pas qu'elles ne se fussent p r\u00e9sent\u00e9es \u00e0 son \nesprit, mais il en avait eu peur. Le galetas Jondrette? \nLa barricade? Javert? Qui sait o\u00f9 se fussent arr\u00eat\u00e9es \nles r\u00e9v\u00e9lations? Jean Valjean ne semblait pas homme \n\u00e0 reculer, et qui sait si Marius, apr\u00e8s l'avoir pouss\u00e9, n'aurait pas souhait\u00e9 le retenir? Dans de certaines \nconjonctures supr\u00eames, ne nous est -il pas arriv\u00e9 \u00e0 \ntous, apr\u00e8s avoir fait une question, de nous boucher \nles oreilles pour ne pas entendre la r\u00e9ponse? C'est \nsurtout quand on aime qu'on a de ces l\u00e2chet\u00e9s -l\u00e0. Il \nn'est pas sage de questionner \u00e0 outrance les situations \nsinistres, surtout quand le c\u00f4t\u00e9 indissoluble de notre \npropre vie y est fatalement m\u00eal\u00e9. Des explications \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9es de Jean Valjean, quelque abominable \nlumi\u00e8re pouvait sortir, et qui sait si cette clart\u00e9 \nhideuse n'a urait pas rejailli jusqu'\u00e0 Cosette? Qui sait \ns'il n'en f\u00fbt pas rest\u00e9 une sorte de lueur infernale sur \nle front de cet ange? L'\u00e9claboussure d'un \u00e9clair, c'est \nencore de la foudre. La fatalit\u00e9 a de ces solidarit\u00e9s -l\u00e0, \no\u00f9 l'innocence elle -m\u00eame s'empreint de c rime par la \nsombre loi des reflets colorants. Les plus pures \nfigures peuvent garder \u00e0 jamais la r\u00e9verb\u00e9ration d'un \nvoisinage horrible. A tort ou \u00e0 raison, Marius avait eu \npeur. Il en savait d\u00e9j\u00e0 trop. Il cherchait plut\u00f4t \u00e0 \ns'\u00e9tourdir qu'\u00e0 s'\u00e9clairer. Eperd u, il emportait Cosette \ndans ses bras en fermant les yeux sur Jean Valjean. \nCet homme \u00e9tait de la nuit, de la nuit vivante et \nterrible. Comment oser en chercher le fond? C'est \nune \u00e9pouvante de questionner l'ombre. Qui sait ce qu'elle va r\u00e9pondre? L'aube p ourrait en \u00eatre noircie \npour jamais. \nDans cette situation d'esprit, c'\u00e9tait pour Marius \nune perplexit\u00e9 poignante de penser que cet homme \naurait d\u00e9sormais un contact quelconque avec Cosette. \nCes questions redoutables, devant lesquelles il avait \nrecul\u00e9, et d'o\u00f9 aurait pu sortir une d\u00e9cision \nimplacable et d\u00e9finitive, il se reprochait presque \u00e0 \npr\u00e9sent de ne pas les avoir faites. Il se trouvait trop \nbon, trop doux, disons le mot, trop faible. Cette \nfaiblesse l'avait entra\u00een\u00e9 \u00e0 une concession \nimprudente. Il s'\u00e9 tait laiss\u00e9 toucher. Il avait eu tort. Il \naurait d\u00fb purement et simplement rejeter Jean \nValjean. Jean Valjean \u00e9tait la part du feu, il aurait d\u00fb \nla faire, et d\u00e9barrasser sa maison de cet homme. Il \ns'en voulait, il en voulait \u00e0 la brusquerie de ce \ntourbillo n d'\u00e9motions qui l'avait assourdi, aveugl\u00e9, et \nentra\u00een\u00e9. Il \u00e9tait m\u00e9content de lui -m\u00eame. \nQue faire maintenant? Les visites de Jean Valjean \nlui r\u00e9pugnaient profond\u00e9ment. A quoi bon cet \nhomme chez lui? que faire? Ici il s'\u00e9tourdissait, il ne \nvoulait pas cre user, il ne voulait pas approfondir; il ne \nvoulait pas se sonder lui -m\u00eame. Il avait promis, il \ns'\u00e9tait laiss\u00e9 entra\u00eener \u00e0 promettre; Jean Valjean avait \nsa promesse; m\u00eame \u00e0 un for\u00e7at, surtout \u00e0 un for\u00e7at, on doit tenir sa parole. Toutefois, son premier devo ir \n\u00e9tait envers Cosette. En somme, une r\u00e9pulsion, qui \ndominait tout, le soulevait. \nMarius roulait confus\u00e9ment tout cet ensemble \nd'id\u00e9es dans son esprit, passant de l'une \u00e0 l'autre, et \nremu\u00e9 par toutes. De l\u00e0 un trouble profond. Il ne lui \nfut pas ais\u00e9 de c acher ce trouble \u00e0 Cosette, mais \nl'amour est un talent, et Marius y parvint. \nDu reste, il fit, sans but apparent, des questions \u00e0 \nCosette, candide comme une colombe est blanche, et \nne se doutant de rien; il lui parla de son enfance et de \nsa jeunesse, et i l se convainquit de plus en plus que \ntout ce qu'un homme peut \u00eatre de bon, de paternel et \nde respectable, ce for\u00e7at l'avait \u00e9t\u00e9 pour Cosette. \nTout ce que Marius avait entrevu et suppos\u00e9 \u00e9tait \nr\u00e9el. Cette ortie sinistre avait aim\u00e9 et prot\u00e9g\u00e9 ce lys. \n \n \n \n \nLIVRE HUITI\u00c8ME \n \n \nLA D \u00c9CROISSANCE \nCR\u00c9PUSCULAIRE \n \n \n \n \nV, 8, 1 \n \n \n \n \n \nLa chambre d'en bas \n \n \n \n \n \nLe lendemain, \u00e0 la nuit tombante, Jean Valjean \nfrappait \u00e0 la porte coch\u00e8re de la maison \nGillenormand. Ce fut Basque qui le re\u00e7ut. Basque se \ntrouvait dans la cour \u00e0 point nomm\u00e9, et comme s'il \navait eu des ordres. Il arrive quelquefois qu'on dit \u00e0 \nun domesti que : Vous guetterez monsieur un tel, \nquand il arrivera. \nBasque, sans attendre que Jean Valjean v\u00eent \u00e0 lui, \nlui adressa la parole : \u2013 Monsieur le baron m'a charg\u00e9 de demander \u00e0 \nmonsieur s'il d\u00e9sire monter ou rester en bas? \n\u2013 Rester en bas, r\u00e9pondit Jean Valjean. \nBasque, d'ailleurs absolument respectueux, ouvrit \nla porte de la salle basse et dit : Je vais pr\u00e9venir \nmadame. \nLa pi\u00e8ce o\u00f9 Jean Valjean entra \u00e9tait un rez -de-\nchauss\u00e9e vo\u00fbt\u00e9 et humide, servant de cellier dans \nl'occasion, donnant sur la rue, carr el\u00e9 de carreaux \nrouges, et mal \u00e9clair\u00e9 d'une fen\u00eatre \u00e0 barreaux de fer. \nCette chambre n'\u00e9tait pas de celles que harc\u00e8lent le \nhoussoir, la t\u00eate de loup et le balai. La poussi\u00e8re y \n\u00e9tait tranquille. La pers\u00e9cution des araign\u00e9es n'y \u00e9tait \npas organis\u00e9e. Une belle toile, largement \u00e9tal\u00e9e, bien \nnoire, orn\u00e9e de mouches mortes, faisa it la roue sur \nune des vitres de la fen\u00eatre. La salle, petite et basse, \n\u00e9tait meubl\u00e9e d'un tas de bouteilles vides amoncel\u00e9es \ndans un coin. La muraille, badigeonn\u00e9e d'un \nbadigeon d'ocre jaune, s'\u00e9caillait par larges plaques. \nAu fond, il y avait une chemin\u00e9 e de bois peinte en \nnoir \u00e0 tablette \u00e9troite. Un feu y \u00e9tait allum\u00e9, ce qui \nindiquait qu'on avait compt\u00e9 sur la r\u00e9ponse de Jean \nValjean : Rester en bas . \nDeux fauteuils \u00e9taient plac\u00e9s aux deux coins de la \nchemin\u00e9e. Entre les fauteuils \u00e9tait \u00e9tendue, en guise de tapis, une vieille descente de lit montrant plus de \ncorde que de laine. \nLa chambre avait pour \u00e9clairage le feu de la \nchemin\u00e9e et le cr\u00e9puscule de l a fen\u00eatre. \nJean Valjean \u00e9tait fatigu\u00e9. Depuis plusieurs jours il \nne mangeait ni ne dormait. Il se laissa tomber sur un \ndes fauteuils. \nBasque revint, posa sur la chemin\u00e9e une bougie \nallum\u00e9e et se retira. Jean Valjean, la t\u00eate ploy\u00e9e et le \nmenton sur la po itrine, n'aper\u00e7ut ni Basque, ni la \nbougie. \nTout \u00e0 coup, il se dressa comme en sursaut. \nCosette \u00e9tait derri\u00e8re lui. \nIl ne l'avait pas vue entrer, mais il avait senti qu'elle \nentrait. \nIl se retourna. Il la contempla. Elle \u00e9tait \nadorablement belle. Mais ce qu'il regardait de ce \nprofond regard, ce n'\u00e9tait pas la beaut\u00e9, c'\u00e9tait l'\u00e2me. \n\u2013 Ah bien, s'\u00e9cria Cosette, voil\u00e0 une id\u00e9e! P\u00e8re, je \nsavais que vous \u00e9tiez singulier, mais jamais je ne me \nserais attendue \u00e0 celle -l\u00e0. Marius me dit que c'est vous \nqui voulez que je vous re\u00e7oive ici. \n\u2013 Oui, c'est moi. \n\u2013 Je m'attendais \u00e0 la r\u00e9ponse. Bien. Je vous \npr\u00e9viens que je vais vous faire une sc\u00e8ne. Commen\u00e7ons par le commencement. P\u00e8re, \nembrassez -moi. \nEt elle tendit sa joue. \nJean Valjean demeura immobile. \n\u2013 Vous ne bo ugez pas. Je le constate. Attitude de \ncoupable. Mais c'est \u00e9gal, je vous pardonne. J\u00e9sus -\nChrist a dit : Tendez l'autre joue. La voici. \nEt elle tendit l'autre joue. \nJean Valjean ne remua pas. Il semblait qu'il e\u00fbt les \npieds clou\u00e9s dans le pav\u00e9. \n\u2013 Ceci de vient s\u00e9rieux, dit Cosette. Qu'est -ce que \nje vous ai fait? Je me d\u00e9clare brouill\u00e9e. Vous me \ndevez mon raccommodement. Vous d\u00eenez avec nous. \n\u2013 J'ai d\u00een\u00e9. \n\u2013 Ce n'est pas vrai. Je vous ferai gronder par \nmonsieur Gillenormand. Les grands -p\u00e8res sont faits \npour tancer les p\u00e8res. Allons. Montez avec moi dans \nle salon. Tout de suite. \n\u2013 Impossible. \nCosette ici perdit un peu de terrain. Elle cessa \nd'ordonner et passa aux questions. \n\u2013 Mais pourquoi? Et vous choisissez pour me voir \nla chambre la plus laide de la m aison. C'est horrible \nici. \n\u2013 Tu sais... Jean Valjean se reprit. \n\u2013 Vous savez, madame, je suis particulier, j'ai mes \nlubies. \nCosette frappa ses petites mains l'une contre \nl'autre. \n\u2013 Madame!... vous savez!... encore du nouveau! \nQu'est -ce que cela veut d ire? \nJean Valjean attacha sur elle ce sourire navrant \nauquel il avait parfois recours. \n\u2013 Vous avez voulu \u00eatre madame. Vous l'\u00eates. \n\u2013 Pas pour vous, p\u00e8re. \n\u2013 Ne m'appelez plus p\u00e8re. \n\u2013 Comment? \n\u2013 Appelez -moi monsieur Jean. Jean, si vous \nvoulez. \n\u2013 Vous n'\u00eates plus p\u00e8re? je ne suis plus Cosette? \nmonsieur Jean? Qu'est -ce que cela signifie? mais c'est \ndes r\u00e9volutions, \u00e7a! que s'est -il donc pass\u00e9? Regardez -\nmoi donc un peu en face. Et vous ne voulez pas \ndemeurer avec nous! Et vous ne voulez pas de ma \nchambre! Qu'est -ce que je vous ai fait? qu'est -ce que \nje vous ai fait? Il y a donc eu quelque chose? \n\u2013 Rien. \n\u2013 Eh bien alors? \n\u2013 Tout est comme \u00e0 l'ordinaire. \u2013 Pourquoi changez -vous de nom? \n\u2013 Vous en avez bien chang\u00e9, vous. \nIl sourit encore de ce m\u00eame sourire et ajouta : \n\u2013 Puisque vous \u00eates madame Pontmercy, je puis \nbien \u00eatre monsieur Jean. \n\u2013 Je n'y comprends rien. Tout cela est idiot. Je \ndemanderai \u00e0 mon mari la permission que vous soyez \nmonsieur Jean. J'esp\u00e8re qu'il n'y consentira pas. Vous \nme fait es beaucoup de peine. On a des lubies, mais \non ne fait pas du chagrin \u00e0 sa petite Cosette. C'est \nmal. Vous n'avez pas le droit d'\u00eatre m\u00e9chant, vous \nqui \u00eates bon. \nIl ne r\u00e9pondit pas. \nElle lui prit vivement les deux mains, et, d'un \nmouvement irr\u00e9sistible, les \u00e9levant vers son visage, \nelle les pressa contre son cou sous son menton, ce \nqui est un profond geste de tendresse. \n\u2013 Oh! lui dit -elle, soyez bon! \nEt elle poursuivit : \n\u2013 Voici ce que j'appelle \u00eatre bon : \u00eatre gentil, venir \ndemeurer ici, il y a des oi seaux ici comme rue Plumet, \nvivre avec nous, quitter ce trou de la rue de \nl'Homme -Arm\u00e9, ne pas nous donner des charades \u00e0 \ndeviner, \u00eatre comme tout le monde, d\u00eener avec nous, \nd\u00e9jeuner avec nous, \u00eatre mon p\u00e8re. Il d\u00e9gagea ses mains. \n\u2013 Vous n'avez plus beso in de p\u00e8re, vous avez un \nmari. \nCosette s'emporta. \n\u2013 Je n'ai plus besoin de p\u00e8re! Des choses comme \n\u00e7a qui n'ont pas le sens commun, on ne sait que dire \nvraiment! \n\u2013 Si Toussaint \u00e9tait l\u00e0, reprit Jean Valjean comme \nquelqu'un qui en est \u00e0 chercher des autor it\u00e9s et qui se \nrattache \u00e0 toutes les branches, elle serait la premi\u00e8re \u00e0 \nconvenir que c'est vrai que j'ai toujours eu mes \nmani\u00e8res \u00e0 moi. Il n'y a rien de nouveau. J'ai toujours \naim\u00e9 mon coin noir. \n\u2013 Mais il fait froid ici. On n'y voit pas clair. C'est \nabominable, \u00e7a, de vouloir \u00eatre monsieur Jean. Je ne \nveux pas que vous me disiez vous. \n\u2013 Tout \u00e0 l'heure, en venant, r\u00e9pondit Jean Valjean, \nj'ai vu rue Saint -Louis un meuble. Chez un \u00e9b\u00e9niste. \nSi j'\u00e9tais une jolie femme, je me donnerais ce meuble -\nl\u00e0. Une toi lette tr\u00e8s bien; genre d'\u00e0 pr\u00e9sent. Ce que \nvous appelez du bois de rose, je crois. C'est incrust\u00e9. \nUne glace assez grande. Il y a des tiroirs. C'est joli. \n\u2013 Hou! le vilain ours! r\u00e9pliqua Cosette. Et avec une gentillesse supr\u00eame, serrant les dents \net \u00e9car tant les l\u00e8vres, elle souffla contre Jean Valjean. \nC'\u00e9tait une Gr\u00e2ce copiant une chatte. \n\u2013 Je suis furieuse, reprit -elle. Depuis hier vous me \nfaites tous rager. Je bisque beaucoup. Je ne \ncomprends pas. Vous ne me d\u00e9fendez pas contre \nMarius, Marius ne me s outient pas contre vous, je \nsuis toute seule. J'arrange une chambre gentiment. Si \nj'avais pu y mettre le bon Dieu, je l'y aurais mis. On \nme laisse ma chambre sur les bras. Mon locataire me \nfait banqueroute. Je commande \u00e0 Nicolette un bon \npetit d\u00eener. On n' en veut pas de votre d\u00eener, madame. \nEt mon p\u00e8re Fauchelevent veut que je l'appelle \nmonsieur Jean, et que je le re\u00e7oive dans une affreuse \nvieille laide cave moisie o\u00f9 les murs ont de la barbe, \net o\u00f9 il y a, en fait de cristaux, des bouteilles vides, et \nen fait de rideaux, des toiles d'araign\u00e9es! Vous \u00eates \nsingulier, j'y consens, c'est votre genre, mais on \naccorde une tr\u00eave \u00e0 des gens qui se marient. Vous \nn'auriez pas d\u00fb vous remettre \u00e0 \u00eatre singulier tout de \nsuite. Vous allez donc \u00eatre bien content dans votr e \nabominable rue de l'Homme -Arm\u00e9. J'y ai \u00e9t\u00e9 bien \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, moi! Qu'est -ce que vous avez contre \nmoi? Vous me faites beaucoup de peine. Fi! Et, s\u00e9rieuse subitement, elle regarda fixement Jean \nValjean, et ajouta : \n\u2013 Vous m'en voulez donc de ce que je suis \nheureuse? \nLa na\u00efvet\u00e9, \u00e0 son insu, p\u00e9n\u00e8tre quelquefois tr\u00e8s \navant. Cette question, simple pour Cosette, \u00e9tait \nprofonde pour Jean Valjean. Cosette voulait \n\u00e9gratigner; elle d\u00e9chirait. \nJean Valjean p\u00e2lit. Il resta un moment sans \nr\u00e9pondre, puis, d'un accent inexprimable et se parlant \n\u00e0 lui-m\u00eame, il murmura : \n\u2013 Son bonheur, c'\u00e9tait le but de ma vie. A pr\u00e9sent \nDieu peut me signer ma sortie. Cosette, tu es \nheureuse; mon temps est fait. \n\u2013 Ah! vous m'avez dit tu! s'\u00e9cria Cosette. \nEt elle lui sauta au cou. \nJean Valjean, \u00e9perdu, l'\u00e9treignit contre sa poitrine \navec \u00e9garement. Il lui sembla presque qu'il la \nreprenait. \n\u2013 Merci, p\u00e8re! lui dit Cosette. \nL'entra\u00eenement allait devenir poignant pour Jean \nValjean. Il se retira dou cement des bras de Cosette, et \nprit son chapeau. \n\u2013 Eh bien? dit Cosette. \nJean Valjean r\u00e9pondit : \u2013 Je vous quitte, madame, on vous attend. \nEt, du seuil de la porte, il ajouta : \n\u2013 Je vous ai dit tu. Dites \u00e0 votre mari que cela ne \nm'arrivera plus. Pardo nnez -moi. \nJean Valjean sortit, laissant Cosette stup\u00e9faite de \ncet adieu \u00e9nigmatique. \n \n \n \n \nV, 8, 2 \n \n \n \n \n \nAutres pas en arri\u00e8re \n \n \n \n \n \n \nLe jour suivant, \u00e0 la m\u00eame heure, Jean Valjean \nvint. \nCosette ne lui fit pas de questions, ne s'\u00e9tonna \nplus, ne s'\u00e9cria plus qu'elle avait froid, ne parla plus \ndu salon; elle \u00e9vita de dire ni p\u00e8re ni monsieur Jean. \nElle se laissa dire vous. Elle se laissa appeler madame. \nSeulement elle avait une certaine dimi nution de joie. \nElle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 triste, si la tristesse lui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 possible. Il est probable qu'elle avait eu avec Marius une de \nces conversations dans lesquelles l'homme aim\u00e9 dit \nce qu'il veut, n'explique rien, et satisfait la femme \naim\u00e9e. La curiosit\u00e9 des amoureux ne va pas tr\u00e8s loin \nau del\u00e0 de leur amour. \nLa salle basse avait fait un peu de toilette. Basque \navait supprim\u00e9 les bouteilles et Nicolette les \naraign\u00e9es. \nTous les lendemains qui suivirent ramen\u00e8rent \u00e0 la \nm\u00eame heure Jean Valjean. Il vint tous le s jours, \nn'ayant pas la force de prendre les paroles de Marius \nautrement qu'\u00e0 la lettre. Marius s'arrangea de mani\u00e8re \n\u00e0 \u00eatre absent aux heures o\u00f9 Jean Valjean venait. La \nmaison s'accoutuma \u00e0 la nouvelle mani\u00e8re d'\u00eatre de \nM. Fauchelevent. Toussaint y aida : Monsieur a toujours \n\u00e9t\u00e9 comme \u00e7a , r\u00e9p\u00e9tait -elle. Le grand -p\u00e8re rendit ce \nd\u00e9cret : \u2013 C'est un original. Et tout fut dit. D'ailleurs, \n\u00e0 quatre -vingt -dix ans il n'y a plus de liaison possible; \ntout est juxtaposition; un nouveau venu est une g\u00eane. \nIl n'y a p lus de place; toutes les habitudes sont prises. \nM. Fauchelevent, M. Tranchelevent, le p\u00e8re \nGillenormand ne demanda pas mieux que d'\u00eatre \ndispens\u00e9 de \u00abce monsieur\u00bb. Il ajouta : \u2013 Rien n'est \nplus commun que ces originaux -l\u00e0. Ils font toutes \nsortes de bizarrer ies. De motif, point. Le marquis de Canaples \u00e9tait pire. Il acheta un palais pour se loger \ndans le grenier. Ce sont des apparences fantasques \nqu'ont les gens. \nPersonne n'entrevit le dessous sinistre. Qui e\u00fbt \nd'ailleurs pu deviner une telle chose? Il y a d e ces \nmarais dans l'Inde; l'eau semble extraordinaire, \ninexplicable, frissonnante sans qu'il y ait de vent, \nagit\u00e9e l\u00e0 o\u00f9 elle devrait \u00eatre calme. On regarde \u00e0 la \nsuperficie ces bouillonnements sans cause; on \nn'aper\u00e7oit pas l'hydre qui se tra\u00eene au fond. \nBeaucoup d'hommes ont ainsi un monstre secret, \nun mal qu'ils nourrissent, un dragon qui les ronge, un \nd\u00e9sespoir qui habite leur nuit. Tel homme ressemble \naux autres, va, vient. On ne sait pas qu'il a en lui une \neffroyable douleur parasite aux mille dents, l aquelle \nvit dans ce mis\u00e9rable, qui en meurt. On ne sait pas \nque cet homme est un gouffre. Il est stagnant, mais \nprofond. De temps en temps un trouble auquel on ne \ncomprend rien se fait \u00e0 sa surface. Une ride \nmyst\u00e9rieuse se plisse, puis s'\u00e9vanouit, puis rep ara\u00eet; \nune bulle d'air monte et cr\u00e8ve. C'est peu de chose, \nc'est terrible. C'est la respiration de la b\u00eate inconnue. \nDe certaines habitudes \u00e9tranges, arriver \u00e0 l'heure \no\u00f9 les autres partent, s'effacer pendant que les autres \ns'\u00e9talent, garder dans toutes l es occasions ce qu'on pourrait appeler le manteau couleur de muraille, \nchercher l'all\u00e9e solitaire, pr\u00e9f\u00e9rer la rue d\u00e9serte, ne \npoint se m\u00ealer aux conversations, \u00e9viter les foules et \nles f\u00eates, sembler \u00e0 son aise et vivre pauvrement, \navoir, tout riche qu'on est, sa clef dans sa poche et sa \nchandelle chez le portier, entrer par la petite porte, \nmonter par l'escalier d\u00e9rob\u00e9, toutes ces singularit\u00e9s \ninsignifiantes, rides, bulles d'air, plis fugitifs \u00e0 la \nsurface, viennent souvent d'un fond formidable. \nPlusieur s semaines se pass\u00e8rent ainsi. Une vie \nnouvelle s'empara peu \u00e0 peu de Cosette; les relations \nque cr\u00e9e le mariage, les visites, le soin de la maison, \nles plaisirs, ces grandes affaires. Les plaisirs de \nCosette n'\u00e9taient pas co\u00fbteux; ils consistaient en un \nseul : \u00eatre avec Marius. Sortir avec lui, rester avec lui, \nc'\u00e9tait l\u00e0 la grande occupation de sa vie. C'\u00e9tait pour \neux une joie toujours toute neuve de sortir bras \ndessus bras dessous, \u00e0 la face du soleil, en pleine rue, \nsans se cacher, devant tout le monde , tous les deux \ntout seuls. Cosette eut une contrari\u00e9t\u00e9. Toussaint ne \nput s'accorder avec Nicolette, le soudage de deux \nvieilles filles \u00e9tant impossible, et s'en alla. Le grand -\np\u00e8re se portait bien; Marius plaidait \u00e7\u00e0 et l\u00e0 quelques \ncauses; la tante Gillen ormand menait paisiblement pr\u00e8s du nouveau m\u00e9nage cette vie lat\u00e9rale qui lui \nsuffisait. Jean Valjean venait tous les jours. \nLe tutoiement disparu, le vous, le madame, le \nmonsieur Jean, tout cela le faisait autre pour Cosette. \nLe soin qu'il avait pris lui -m\u00eame de la d\u00e9tacher de lui, \nlui r\u00e9ussissait. Elle \u00e9tait de plus en plus gaie et de \nmoins en moins tendre. Pourtant elle l'aimait \ntoujours bien, et il le sentait. Un jour elle lui dit tout \u00e0 \ncoup : vous \u00e9tiez mon p\u00e8re, vous n'\u00eates plus mon \np\u00e8re, vous \u00e9tiez mon oncle, vous n'\u00eates plus mon \noncle, vous \u00e9tiez monsieur Fauchelevent, vous \u00eates \nJean. Qui \u00eates -vous donc? Je n'aime pas tout \u00e7a. Si je \nne vous savais pas si bon, j'aurais peur de vous. \nIl demeurait toujours rue de l'Homme -Arm\u00e9, ne \npouvant se r\u00e9soudre \u00e0 s'\u00e9loigner du quartier \nqu'habitait Cosette. \nDans les premiers temps il ne restait pr\u00e8s de \nCosette que quelques minutes, puis s'en allait. \nPeu \u00e0 peu il prit l'habitude de faire ses visites \nmoins courtes. On e\u00fbt dit qu'il profitait de \nl'autorisation des j ours qui s'allongeaient. Il arriva \nplus t\u00f4t et partit plus tard. \nUn jour il \u00e9chappa \u00e0 Cosette de lui dire : P\u00e8re. Un \n\u00e9clair de joie illumina le vieux visage sombre de Jean \nValjean. Il la reprit : Dites Jean. \u2013 Ah! c'est vrai, r\u00e9pondit -elle avec un \u00e9clat d e rire, monsieur Jean. \u2013 \nC'est bien, dit -il. Et il se d\u00e9tourna pour qu'elle ne le \nv\u00eet pas essuyer ses yeux. \n \n \n \n \nV, 8, 3 \n \n \n \n \n \nIls se souviennent du jardin \nde la rue Plumet \n \n \n \n \n \nCe fut la derni\u00e8re fois. A partir de cette derni\u00e8re \nlueur, l'extinction compl\u00e8te se fit. Plus de familiarit\u00e9, \nplus de bonjour avec un baiser, plus jamais ce mot si \nprofond\u00e9ment doux : mon p\u00e8re! il \u00e9tait, sur sa \ndemande et par sa propre complicit\u00e9, successi vement \nchass\u00e9 de tous ses bonheurs; et il avait cette mis\u00e8re \nqu'apr\u00e8s avoir perdu Cosette tout enti\u00e8re en un jour, \nil lui avait fallu ensuite la reperdre en d\u00e9tail. L\u2019\u0153il finit par s'habituer aux jours de cave. En \nsomme, avoir tous les jours une apparitio n de \nCosette, cela lui suffisait. Toute sa vie se concentrait \ndans cette heure -l\u00e0. Il s'asseyait pr\u00e8s d'elle, il la \nregardait en silence, ou bien il lui parlait des ann\u00e9es \nd'autrefois, de son enfance, du couvent, de ses petites \namies d'alors. \nUne apr\u00e8s -midi, \u2013 c'\u00e9tait une des premi\u00e8res \njourn\u00e9es d'avril, d\u00e9j\u00e0 chaude, encore fra\u00eeche, le \nmoment de la grande ga\u00eet\u00e9 du soleil, les jardins qui \nenvironnaient les fen\u00eatres de Marius et de Cosette \navaient l'\u00e9motion du r\u00e9veil, l'aub\u00e9pine allait poindre, \nune bijouterie de girofl\u00e9es s'\u00e9talait sur les vieux murs, \nles gueules -de-loup roses b\u00e2illaient dans les fentes des \npierres, il y avait dans l'herbe un charmant \ncommencement de p\u00e2querettes et de boutons -d'or, \nles papillons blancs de l'ann\u00e9e d\u00e9butaient, le vent, ce \nm\u00e9n\u00e9tr ier de la noce \u00e9ternelle, essayait dans les arbres \nles premi\u00e8res notes de cette grande symphonie \naurorale que les vieux po\u00ebtes appelaient le renouveau, \n\u2013 Marius dit \u00e0 Cosette : \u2013 Nous avons dit que nous \nirions revoir notre jardin de la rue Plumet. Allons -y. \nIl ne faut pas \u00eatre ingrats. \u2013 Et ils s'envol\u00e8rent \ncomme deux hirondelles vers le printemps. Ce jardin \nde la rue Plumet leur faisait l'effet de l'aube. Ils avaient d\u00e9j\u00e0 derri\u00e8re eux dans la vie quelque chose \nqui \u00e9tait comme le printemps de leur amour. La \nmaison de la rue Plumet, \u00e9tant prise \u00e0 bail, \nappartenait encore \u00e0 Cosette. Ils all\u00e8rent \u00e0 ce jardin et \n\u00e0 cette maison. Ils s'y retrouv\u00e8rent, ils s'y oubli\u00e8rent. \nLe soir, \u00e0 l'heure ordinaire, Jean Valjean vint rue des \nFilles -du-Calvaire. \u2013 Madame est sorti e avec \nmonsieur, et n'est pas rentr\u00e9e encore, lui dit Basque. \nIl s'assit en silence et attendit une heure. Cosette ne \nrentra point. Il baissa la t\u00eate et s'en alla. \nCosette \u00e9tait si enivr\u00e9e de sa promenade \u00e0 \u00ableur \njardin\u00bb et si joyeuse d'avoir \u00abv\u00e9cu tout u n jour dans \nson pass\u00e9\u00bb qu'elle ne parla pas d'autre chose le \nlendemain. Elle ne s'aper\u00e7ut pas qu'elle n'avait point \nvu Jean Valjean. \n\u2013 De quelle fa\u00e7on \u00eates -vous all\u00e9s l\u00e0? lui demanda \nJean Valjean. \n\u2013 A pied. \n\u2013 Et comment \u00eates -vous revenus? \n\u2013 En fiacre. \nDepuis quelque temps Jean Valjean remarquait la \nvie \u00e9troite que menait le jeune couple. Il en \u00e9tait \nimportun\u00e9. L'\u00e9conomie de Marius \u00e9tait s\u00e9v\u00e8re, et le \nmot pour Jean Valjean avait son sens absolu. Il \nhasarda une question : \u2013 Pourquoi n'avez -vous pas une voiture \u00e0 vous? \nUn joli coup\u00e9 ne vous co\u00fbterait que cinq cents francs \npar mois. Vous \u00eates riches. \n\u2013 Je ne sais pas, r\u00e9pondit Cosette. \n\u2013 C'est comme Toussaint, reprit Jean Valjean. Elle \nest partie. Vous ne l'avez pas remplac\u00e9e. Pourquoi? \n\u2013 Nicolette suff it. \n\u2013 Mais il vous faudrait une femme de chambre. \n\u2013 Est-ce que je n'ai pas Marius? \n\u2013 Vous devriez avoir une maison \u00e0 vous, des \ndomestiques \u00e0 vous, une voiture, loge au spectacle. Il \nn'y a rien de trop beau pour vous. Pourquoi ne pas \nprofiter de ce que vous \u00eates riches? La richesse, cela \ns'ajoute au bonheur. \nCosette ne r\u00e9pondit rien. \nLes visites de Jean Valjean ne s'abr\u00e9geaient point. \nLoin de l\u00e0. Quand c'est le c\u0153ur qui glisse, on ne \ns'arr\u00eate pas sur la pente. \nLorsque Jean Valjean voulait prolonger sa visite et \nfaire oublier l'heure, il faisait l'\u00e9loge de Marius; il le \ntrouvait beau, no ble, courageux, spirituel, \u00e9loquent, \nbon. Cosette ench\u00e9rissait. Jean Valjean \nrecommen\u00e7ait. On ne tarissait pas. Marius, ce mot \n\u00e9tait in\u00e9puisable; il y avait des volumes dans ces six \nlettres. De cette fa\u00e7on Jean Valjean parvenait \u00e0 rester longtemps. Voir Co sette, oublier pr\u00e8s d'elle, cela lui \n\u00e9tait si doux! C'\u00e9tait le pansement de sa plaie. Il arriva \nplusieurs fois que Basque vint dire \u00e0 deux reprises : \nMonsieur Gillenormand m'envoie rappeler \u00e0 madame \nla baronne que le d\u00eener est servi. \nCes jours -l\u00e0, Jean Va ljean rentrait chez lui tr\u00e8s \npensif. \nY avait -il donc du vrai dans cette comparaison de \nla chrysalide qui s'\u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 l'esprit de Marius? \nJean Valjean \u00e9tait -il en effet une chrysalide qui \ns'obstinerait, et qui viendrait faire des visites \u00e0 son \npapillon? \nUn jour il resta plus longtemps encore qu'\u00e0 \nl'ordinaire. Le lendemain, il remarqua qu'il n'y avait \npoint de feu dans la chemin\u00e9e. \u2013 Tiens! pensa -t-il. Pas \nde feu. \u2013 Et il se donna \u00e0 lui -m\u00eame l\u2019explication : \u2013 \nC'est tout simple. Nous sommes en avril. Les froids \nont cess\u00e9. \n\u2013 Dieu! qu'il fait froid ici! s'\u00e9cria Cosette en \nentrant. \n\u2013 Mais non, dit Jean Valjean. \n\u2013 C'est donc vous qui avez dit \u00e0 Basque de ne pas \nfaire de feu? \n\u2013 Oui. Nous sommes en mai tout \u00e0 l'heure. \u2013 Mais on fait du feu jusqu'au moi s de juin. Dans \ncette cave -ci, il en faut toute l'ann\u00e9e. \n\u2013 J'ai pens\u00e9 que le feu \u00e9tait inutile. \n\u2013 C'est bien l\u00e0 une de vos id\u00e9es! reprit Cosette. \nLe jour d'apr\u00e8s, il y avait du feu. Mais les deux \nfauteuils \u00e9taient rang\u00e9s \u00e0 l'autre bout de la salle pr\u00e8s \nde la porte. \u2013 Qu'est -ce que cela veut dire? pensa Jean \nValjean. \nIl alla chercher les fauteuils, et les remit \u00e0 leur \nplace ordinaire pr\u00e8s de la chemin\u00e9e. \nCe feu rallum\u00e9 l'encouragea pourtant. Il fit durer la \ncauserie plus longtemps encore que d'habitude. \nComme il se levait pour s'en aller, Cosette lui dit : \n\u2013 Mon mari m'a dit une dr\u00f4le de chose hier. \n\u2013 Quelle chose donc? \n\u2013 Il m'a dit : Cosette, nous avons trente mille livres \nde rente. Vingt -sept que tu as, trois que me fait mon \ngrand -p\u00e8re. J'ai r\u00e9pondu : Cela fait trente. Il a repris : \nAurais -tu le courage de vivre avec les trois mille? J'ai \nr\u00e9pondu : Oui, avec rien. Pourvu que ce soit avec toi. \nEt puis j'ai demand\u00e9 : Pourquoi me dis -tu \u00e7a? Il m'a \nr\u00e9pondu : Pour savoir. \nJean Valjean ne trouva pas une p arole. Cosette \nattendait probablement de lui quelque explication; il \nl'\u00e9couta dans un morne silence. Il s'en retourna rue de l'Homme -Arm\u00e9; il \u00e9tait si profond\u00e9ment absorb\u00e9 \nqu'il se trompa de porte, et qu'au lieu de rentrer chez \nlui, il entra dans la maison voisine. Ce ne fut qu'apr\u00e8s \navoir mont\u00e9 presque deux \u00e9tages qu'il s'aper\u00e7ut de \nson erreur et qu'il redescendit. \nSon esprit \u00e9tait bourrel\u00e9 de conjectures. Il \u00e9tait \n\u00e9vident que Marius avait des doutes sur l'origine de \nces six cent mille francs, qu'il craig nait quelque \nsource non pure, qui sait? qu'il avait m\u00eame peut -\u00eatre \nd\u00e9couvert que cet argent venait de lui Jean Valjean, \nqu'il h\u00e9sitait devant cette fortune suspecte, et \nr\u00e9pugnait \u00e0 la prendre comme sienne, aimant mieux \nrester pauvres, lui et Cosette, que d '\u00eatre riches d'une \nrichesse trouble. \nEn outre, vaguement, Jean Valjean commen\u00e7ait \u00e0 \nse sentir \u00e9conduit. \nLe jour suivant, il eut, en p\u00e9n\u00e9trant dans la salle \nbasse, comme une secousse. Les fauteuils avaient \ndisparu. Il n'y avait pas m\u00eame une chaise. \n\u2013 Ah \u00e7a, s'\u00e9cria Cosette en entrant, pas de \nfauteuils! O\u00f9 sont donc les fauteuils? \n\u2013 Ils n'y sont plus, r\u00e9pondit Jean Valjean. \n\u2013 Voil\u00e0 qui est fort! \nJean Valjean b\u00e9gaya : \n\u2013 C'est moi qui ai dit \u00e0 Basque de les enlever. \u2013 Et la raison? \n\u2013 Je ne reste que quelques minutes aujourd'hui. \n\u2013 Rester peu, ce n'est pas une raison pour rester \ndebout. \n\u2013 Je crois que Basque avait besoin des fauteuils \npour le salon. \n\u2013 Pourquoi? \n\u2013 Vous avez sans doute du monde ce soir. \n\u2013 Nous n'avons personne. \nJean Valjean ne put dire un mot de plus. \nCosette haussa les \u00e9paules. \n\u2013 Faire enlever les fauteuils! L'autre jour vous \nfaites \u00e9teindre le feu. Comme vous \u00eates singulier! \n\u2013 Adieu, murmura Jean Valjean. \nIl ne dit pas : Adieu, Cosette. Mais il n'eut pas la \nforce de dire : Adieu, madame. \nIl sortit accabl\u00e9. \nCette fois il avait compris. \nLe lendemain il ne vint pas. Cosette ne le \nremarqua que le soir. \n\u2013 Tiens, dit -elle, monsieur Jean n'est pas venu \naujourd'hui. \nElle eut comme un l\u00e9ger serrement de c\u0153ur, mais \nelle s'en aper\u00e7ut \u00e0 peine, tout de suite distraite par un \nbaiser de Marius. Le jour d'apr\u00e8s, il ne vint pas. \nCosette n'y prit pas garde, passa sa soir\u00e9e et dormit \nsa nuit, comme \u00e0 l'ordinaire, et n'y pensa qu'en se \nr\u00e9veillant. Elle \u00e9tait si heureuse! El le envoya bien vite \nNicolette chez monsieur Jean savoir s'il \u00e9tait malade, \net pourquoi il n'\u00e9tait pas venu la veille. Nicolette \nrapporta la r\u00e9ponse de monsieur Jean. Il n'\u00e9tait point \nmalade. Il \u00e9tait occup\u00e9. Il viendrait bient\u00f4t. Le plus \nt\u00f4t qu'il pourrait . Du reste, il allait faire un petit \nvoyage. Que madame devait se souvenir que c'\u00e9tait \nson habitude de faire des voyages de temps en temps. \nQu'on n'e\u00fbt pas d'inqui\u00e9tude. Qu'on ne songe\u00e2t point \n\u00e0 lui. \nNicolette, en entrant chez monsieur Jean, lui avait \nr\u00e9p\u00e9t\u00e9 les propres paroles de sa ma\u00eetresse. Que \nmadame envoyait savoir \u00abpourquoi monsieur Jean \nn'\u00e9tait pas venu la veille\u00bb. \u2013 Il y a deux jours que je ne \nsuis venu, dit Jean Valjean avec douceur. \nMais l'observation glissa sur Nicolette qui n'en \nrapporta rien \u00e0 Cosette. \n \n \n \n \nV, 8, 4 \n \n \n \n \n \nL'attraction et l'extinction \n \n \n \n \n \n \nPendant les derniers mois du printemps et les \npremiers mois de l'\u00e9t\u00e9 de 1833, les passants \nclairsem\u00e9s du Marais, les marchands des boutiques, \nles oisifs sur le pas des portes, remarquaient un \nvieillard proprement v\u00eatu de noir, qui, tous les jours, \nvers la m\u00eame heure, \u00e0 la nuit tombante, sortait de la \nrue de l'Homme -Arm\u00e9, du c\u00f4t\u00e9 de la rue Sainte -\nCroix -de-la-Bretonnerie, passait devant les Blancs -Manteaux, gagnait la rue Culture -Sainte -Catherine, et, \narriv\u00e9 \u00e0 la rue de l'Echarpe, tournait \u00e0 gauche, et \nentrait dans la rue Saint -Louis. \nL\u00e0 il marchait \u00e0 pas lents, la t\u00eate tendue en avant, \nne voyant rien, n'entendant rien, l\u2019\u0153il immuablement \nfix\u00e9 sur un point toujours le m\u00eame, qui se mblait pour \nlui \u00e9toil\u00e9, et qui n'\u00e9tait autre que l'angle de la rue des \nFilles -du-Calvaire. Plus il approchait de ce coin de \nrue, plus son \u0153il s'\u00e9clairait; une sorte de joie \nilluminait ses prunelles comme une aurore int\u00e9rieure, \nil avait l'air fascin\u00e9 et at tendri, ses l\u00e8vres faisaient des \nmouvements obscurs, comme s'il parlait \u00e0 quelqu'un \nqu'il ne voyait pas, il souriait vaguement, et il avan\u00e7ait \nle plus lentement qu'il pouvait. On e\u00fbt dit que, tout \nen souhaitant d'arriver, il avait peur du moment o\u00f9 il \nserait tout pr\u00e8s. Lorsqu'il n'y avait plus que quelques \nmaisons entre lui et cette rue qui paraissait l'attirer, \nson pas se ralentissait au point que par instants on \npouvait croire qu'il ne marchait plus. La vacillation de \nsa t\u00eate et la fixit\u00e9 de sa prunelle f aisaient songer \u00e0 \nl'aiguille qui cherche le p\u00f4le. Quelque temps qu'il m\u00eet \n\u00e0 faire durer l'arriv\u00e9e, il fallait bien arriver; il atteignait \nla rue des Filles -du-Calvaire; alors il s'arr\u00eatait, il \ntremblait, il passait sa t\u00eate avec une sorte de timidit\u00e9 \nsombre au del\u00e0 du coin de la derni\u00e8re maison, et il regardait dans cette rue, et il y avait dans ce tragique \nregard quelque chose qui ressemblait \u00e0 \nl'\u00e9blouissement de l'impossible et \u00e0 la r\u00e9verb\u00e9ration \nd'un paradis ferm\u00e9. Puis une larme, qui s'\u00e9tait peu \u00e0 \npeu am ass\u00e9e dans l'angle des paupi\u00e8res, devenue \nassez grosse pour tomber, glissait sur sa joue, et \nquelquefois s'arr\u00eatait \u00e0 sa bouche. Le vieillard en \nsentait la saveur am\u00e8re. Il restait ainsi quelques \nminutes comme s'il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 de pierre; puis il s'en \nretournai t par le m\u00eame chemin et du m\u00eame pas, et, \u00e0 \nmesure qu'il s'\u00e9loignait, son regard s'\u00e9teignait. \nPeu \u00e0 peu, ce vieillard cessa d'aller jusqu'\u00e0 l'angle \nde la rue des Filles -du-Calvaire; il s'arr\u00eatait \u00e0 mi -\nchemin dans la rue Saint -Louis; tant\u00f4t un peu plus \nloin, tant\u00f4t un peu plus pr\u00e8s. Un jour, il resta au coin \nde la rue Culture -Sainte -Catherine et regarda la rue \ndes Filles -du-Calvaire de loin. Puis il hocha \nsilencieusement la t\u00eate de droite \u00e0 gauche, comme s'il \nse refusait quelque chose, et rebroussa chemin. \nBient\u00f4t, il ne vint m\u00eame plus jusqu'\u00e0 la rue Saint -\nLouis. Il arrivait jusqu'\u00e0 la rue Pav\u00e9e, secouait le \nfront, et s'en retournait; puis il n'alla plus au del\u00e0 de la \nrue des Trois -Pavillons; puis il ne d\u00e9passa plus les \nBlancs -Manteaux. On e\u00fbt dit un pendule qu'on ne remonte plus et dont les oscillations s'abr\u00e8gent en \nattendant qu'elles s'arr\u00eatent. \nTous les jours, il sortait de chez lui \u00e0 la m\u00eame \nheure, il entreprenait le m\u00eame trajet, mais il ne \nl'achevait plus, et, peut -\u00eatre sans qu'il en e\u00fbt \nconscience, il le raccourcissait sans cesse. Tout son \nvisage exprimait cette unique id\u00e9e : A quoi bon? La \nprunelle \u00e9tait \u00e9teinte; plus de rayonnement. La larme \naussi \u00e9tait tarie; elle ne s'amassait plus dans l'angle des \npaupi\u00e8res; cet \u0153il pensif \u00e9tait sec. La t\u00eate du v ieillard \n\u00e9tait toujours tendue en avant; le menton par \nmoments remuait; les plis de son cou maigre faisaient \nde la peine. Quelquefois, quand le temps \u00e9tait \nmauvais, il avait sous le bras un parapluie, qu'il \nn'ouvrait point. Les bonnes femmes du quartier \ndisaient : C'est un innocent. Les enfants le suivaient \nen riant. \n \n \n \n \nLIVRE NEUVI\u00c8ME \n \n \nSUPR \u00caME OMBRE, \nSUPR \u00caME AURORE \n \n \n \n \nV, 9, 1 \n \n \n \n \n \nPiti\u00e9 pour les malheureux, \nmais indulgence pour les heureux \n \n \n \n \n \nC'est une terrible chose d'\u00eatre heureux! Comme on \ns'en contente! Comme on trouve que cela suffit! \nComme, \u00e9tant en possession du faux but de la vie, le \nbonheur, on oublie le vrai but, le devoir! \nDisons -le pourtant, on aurait tort d'accuser \nMarius. \nMarius, nous l'avons expliqu\u00e9, avant son mariage, \nn'avait pas fait de questions \u00e0 M. Fauchelevent, et, depuis, il avait craint d'en faire \u00e0 Jean Valjean. Il avait \nregrett\u00e9 la promesse \u00e0 laquelle il s'\u00e9tait laiss\u00e9 \nentra\u00eener. Il s'\u00e9tait beaucoup dit qu'il avait eu tort de \nfaire cette concession au d\u00e9sespoir. Il s'\u00e9tait born\u00e9 \u00e0 \n\u00e9loigner peu \u00e0 peu Jean Valjean de sa maison et \u00e0 \nl'effacer le plus possible dans l'esprit de Cosette. Il \ns'\u00e9tait en quelque sorte toujours plac\u00e9 entre Cosette \net Jean Valjean, s\u00fbr que de cett e fa\u00e7on elle ne \nl'apercevrait pas et n'y songerait point. C'\u00e9tait plus \nque l'effacement, c'\u00e9tait l'\u00e9clipse. \nMarius faisait ce qu'il jugeait n\u00e9cessaire et juste. Il \ncroyait avoir, pour \u00e9carter Jean Valjean, sans duret\u00e9, \nmais sans faiblesse, des raisons s\u00e9r ieuses qu'on a vues \nd\u00e9j\u00e0 et d'autres encore qu'on verra plus tard. Le \nhasard lui ayant fait rencontrer, dans un proc\u00e8s qu'il \navait plaid\u00e9, un ancien commis de la maison Laffitte, \nil avait eu, sans les chercher, de myst\u00e9rieux \nrenseignements qu'il n'avait pu , \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, \napprofondir, par respect m\u00eame pour ce secret qu'il \navait promis de garder, et par m\u00e9nagement pour la \nsituation p\u00e9rilleuse de Jean Valjean. Il croyait, en ce \nmoment -l\u00e0 m\u00eame, avoir un grave devoir \u00e0 accomplir : \nla restitution des six cent mill e francs \u00e0 quelqu'un \nqu'il cherchait le plus discr\u00e8tement possible. En \nattendant, il s'abstenait de toucher \u00e0 cet argent. Quant \u00e0 Cosette, elle n'\u00e9tait dans aucun de ces \nsecrets -l\u00e0; mais il serait dur de la condamner, elle \naussi. \nIl y avait de Marius \u00e0 e lle un magn\u00e9tisme tout -\npuissant, qui lui faisait faire, d'instinct et presque \nmachinalement, ce que Marius souhaitait. Elle sentait, \ndu c\u00f4t\u00e9 de \u00abmonsieur Jean\u00bb, une volont\u00e9 de Marius; \nelle s'y conformait. Son mari n'avait eu rien \u00e0 lui dire; \nelle subissait la pression vague, mais claire, de ses \nintentions tacites, et ob\u00e9issait aveugl\u00e9ment. Son \nob\u00e9issance ici consistait \u00e0 ne pas se souvenir de ce \nque Marius oubliait. Elle n'avait aucun effort \u00e0 faire \npour cela. Sans qu'elle s\u00fbt elle -m\u00eame pourquoi, et \nsans qu 'il y ait \u00e0 l'en accuser, son \u00e2me \u00e9tait tellement \ndevenue celle de son mari, que ce qui se couvrait \nd'ombre dans la pens\u00e9e de Marius s'obscurcissait \ndans la sienne. \nN'allons pas trop loin cependant; en ce qui \nconcerne Jean Valjean, cet oubli et cet efface ment \nn'\u00e9taient que superficiels. Elle \u00e9tait plut\u00f4t \u00e9tourdie \nqu'oublieuse. Au fond, elle aimait bien celui qu'elle \navait si longtemps nomm\u00e9 son p\u00e8re. Mais elle aimait \nplus encore son mari. \nC'est ce qui avait un peu fauss\u00e9 la balance de ce \nc\u0153ur, pench\u00e9e d'u n seul c\u00f4t\u00e9. Il arrivait parfois que Cosette parlait de Jean \nValjean et s'\u00e9tonnait. Alors Marius la calmait : Il est \nabsent, je crois. N'a -t-il pas dit qu'il partait pour un \nvoyage? \u2013 C'est vrai, pensait Cosette. Il avait \nl'habitude de dispara\u00eetre ainsi. Mais pas si longtemps. \nDeux ou trois fois elle envoya Nicolette rue de \nl'Homme -Arm\u00e9 s'informer si monsieur Jean \u00e9tait \nrevenu de son voyage. Jean Valjean fit r\u00e9pondre que \nnon. \nCosette n'en demanda pas davantage, n'ayant sur la \nterre qu'un besoin, Marius. \nDisons encore que, de leur c\u00f4t\u00e9, Marius et Cosette \navaient \u00e9t\u00e9 absents. Ils \u00e9taient all\u00e9s \u00e0 Vernon. Marius \navait men\u00e9 Cosette au tombeau de son p\u00e8re. \nMarius avait peu \u00e0 peu soustrait Cosette \u00e0 Jean \nValjean. Cosette s'\u00e9tait laiss\u00e9 faire. \nDu reste, ce qu'o n appelle beaucoup trop \ndurement, dans de certains cas, l'ingratitude des \nenfants, n'est pas toujours une chose aussi \nreprochable qu'on le croit. C'est l'ingratitude de la \nnature. La nature, nous l'avons dit ailleurs, \u00abregarde \ndevant elle\u00bb. La nature divis e les \u00eatres vivants en \narrivants et en partants. Les partants sont tourn\u00e9s \nvers l'ombre, les arrivants vers la lumi\u00e8re. De l\u00e0 un \n\u00e9cart qui, du c\u00f4t\u00e9 des vieux, est fatal, et, du c\u00f4t\u00e9 des jeunes, involontaire. Cet \u00e9cart, d'abord insensible, \ns'accro\u00eet lenteme nt comme toute s\u00e9paration de \nbranches. Les rameaux, sans se d\u00e9tacher du tronc, \ns'en \u00e9loignent. Ce n'est pas leur faute. La jeunesse va \no\u00f9 est la joie, aux f\u00eates, aux vives clart\u00e9s, aux amours. \nLa vieillesse va \u00e0 la fin. On ne se perd pas de vue, \nmais il n' y a plus d'\u00e9treinte. Les jeunes gens sentent le \nrefroidissement de la vie; les vieillards celui de la \ntombe. N'accusons pas ces pauvres enfants. \n \n \n \n \nV, 9, 2 \n \n \n \n \n \nDerni\u00e8res palpitations de la lampe \nsans huile \n \n \n \n \nJean Valjean un jour descendit son escalier, fit \ntrois pas dans la rue, s'assit sur une borne, sur cette \nm\u00eame borne o\u00f9 Gavroche, dans la nuit du 5 au 6 \njuin, l'avait trouv\u00e9 songeant; il resta l\u00e0 quelques \nminutes, puis remonta. Ce fut la derni\u00e8re oscillatio n \ndu pendule. Le lendemain, il ne sortit pas de chez lui. \nLe surlendemain, il ne sortit pas de son lit. \nSa porti\u00e8re, qui lui appr\u00eatait son maigre repas, \nquelques choux ou quelques pommes de terre avec un peu de lard, regarda dans l'assiette de terre brune \net s'exclama : \n\u2013 Mais vous n'avez pas mang\u00e9 hier, pauvre cher \nhomme! \n\u2013 Si fait, r\u00e9pondit Jean Valjean. \n\u2013 L'assiette est toute pleine. \n\u2013 Regardez le pot \u00e0 l'eau. Il est vide. \n\u2013 Cela prouve que vous avez bu; cela ne prouve \npas que vous avez mang\u00e9. \n\u2013 Eh bien, f\u00eet Jean Valjean, si je n'ai eu faim que \nd'eau? \n\u2013 Cela s'appelle la soif, et, quand on ne mange pas \nen m\u00eame temps, cela s'appelle la fi\u00e8vre. \n\u2013 Je mangerai demain. \n\u2013 Ou \u00e0 la Trinit\u00e9. Pourquoi pas aujourd'hui? Est -\nce qu'on dit : Je mangerai demain ! Me laisser tout \nmon plat sans y toucher! Mes viquelottes qui \u00e9taient \nsi bonnes! \nJean Valjean prit la main de la vieille femme : \n\u2013 Je vous promets de les manger, lui dit -il de sa \nvoix bienveillante. \n\u2013 Je ne suis pas contente de vous, r\u00e9pondit la \nporti\u00e8 re. \nJean Valjean ne voyait gu\u00e8re d'autre cr\u00e9ature \nhumaine que cette bonne femme. Il y a dans Paris des rues o\u00f9 personne ne passe et des maisons o\u00f9 \npersonne ne vient. Il \u00e9tait dans une de ces rues -l\u00e0 et \ndans une de ces maisons -l\u00e0. \nDu temps qu'il sortait e ncore, il avait achet\u00e9 \u00e0 un \nchaudronnier pour quelques sous un petit crucifix de \ncuivre qu'il avait accroch\u00e9 \u00e0 un clou en face de son lit. \nCe gibet -l\u00e0 est toujours bon \u00e0 voir. \nUne semaine s'\u00e9coula sans que Jean Valjean f\u00eet un \npas dans sa chambre. Il demeu rait toujours couch\u00e9. \nLa porti\u00e8re disait \u00e0 son mari : \u2013 Le bonhomme de l\u00e0 -\nhaut ne se l\u00e8ve plus, il ne mange plus, il n'ira pas loin. \n\u00c7a a des chagrins, \u00e7a. On ne m'\u00f4tera pas de la t\u00eate \nque sa fille est mal mari\u00e9e. \nLe portier r\u00e9pliqua avec l'accent de la s ouverainet\u00e9 \nmaritale : \n\u2013 S'il est riche, qu'il ait un m\u00e9decin. S'il n'est pas \nriche, qu'il n'en ait pas. S'il n'a pas de m\u00e9decin, il \nmourra. \n\u2013 Et s'il en a un? \n\u2013 Il mourra, dit le portier. \nLa porti\u00e8re se mit \u00e0 gratter avec un vieux couteau \nde l'herbe q ui poussait dans ce qu'elle appelait son \npav\u00e9, et tout en arrachant l'herbe, elle grommelait : \n\u2013 C'est dommage. Un vieillard qui est si propre! Il \nest blanc comme un poulet. Elle aper\u00e7ut au bout de la rue un m\u00e9decin du \nquartier qui passait; elle prit sur elle de le prier de \nmonter. \n\u2013 C'est au deuxi\u00e8me, lui dit -elle. Vous n'aurez qu'\u00e0 \nentrer. Comme le bonhomme ne bouge plus de son \nlit, la clef est toujours \u00e0 la porte. \nLe m\u00e9de cin vit Jean Valjean et lui parla. \nQuand il redescendit, la porti\u00e8re l'interpella : \n\u2013 Eh bien, docteur? \n\u2013 Votre malade est bien malade. \n\u2013 Qu'est -ce qu'il a? \n\u2013 Tout et rien. C'est un homme qui, selon toute \napparence, a perdu une personne ch\u00e8re. On meur t de \ncela. \n\u2013 Qu'est -ce qu'il vous a dit? \n\u2013 Il m'a dit qu'il se portait bien. \n\u2013 Reviendrez -vous, docteur? \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit le m\u00e9decin. Mais il faudrait qu'un \nautre que moi rev\u00eent. \n \n \n \n \nV, 9, 3 \n \n \n \n \n \nUne plume p\u00e8se \u00e0 qui soulevait \nla charrette Fauchelev ent \n \n \n \n \n \nUn soir Jean Valjean eut de la peine \u00e0 se soulever \nsur le coude; il se prit la main et ne trouva pas son \npouls; sa respiration \u00e9tait courte et s'arr\u00eatait par \ninstants; il reconnut qu'il \u00e9tait plus faible qu'il ne \nl'avait encore \u00e9t\u00e9. Alors, sans doute sous la pression \nde quelque pr\u00e9occupation supr\u00eame, il fit un effort, se \ndressa sur son s\u00e9ant, et s'habilla. Il mit son vieux \nv\u00eatement d'ouvrier. Ne sortant plus, il y \u00e9tait revenu, et il le pr\u00e9f\u00e9rait. Il dut s'interrompre plusieurs fois en \ns'habillant; rien que pour passer les manches de la \nveste, la sueur lui coulait du front. \nDepuis qu'il \u00e9tait seul, il avait mis son lit dans \nl'antichambre, afin d'habiter le moins possible cet \nappartement d\u00e9sert. \nIl ouvrit la valise et en tira le trousseau de Cosette. \nIl l'\u00e9tala sur son lit. \nLes chandeliers de l'\u00e9v\u00eaque \u00e9taient \u00e0 leur place, sur \nla chemin\u00e9e. Il prit dans un tiroir deux bougies de \ncire et les mit dans les chandeliers. Puis, quoiqu'il f\u00eet \nencore grand jour, c'\u00e9tait en \u00e9t\u00e9, il les alluma. On voit \nainsi quelquef ois des flambeaux allum\u00e9s en plein jour \ndans les chambres o\u00f9 il y a des morts. \nChaque pas qu'il faisait en allant d'un meuble \u00e0 \nl'autre l'ext\u00e9nuait, et il \u00e9tait oblig\u00e9 de s'asseoir. Ce \nn'\u00e9tait point de la fatigue ordinaire qui d\u00e9pense la \nforce pour la ren ouveler; c'\u00e9tait le reste des \nmouvements possibles; c'\u00e9tait la vie \u00e9puis\u00e9e qui \ns'\u00e9goutte dans des efforts accablants qu'on ne \nrecommencera pas. \nUne des chaises o\u00f9 il se laissa tomber \u00e9tait plac\u00e9e \ndevant le miroir, si fatal pour lui, si providentiel pour \nMarius, o\u00f9 il avait lu sur le buvard l'\u00e9criture renvers\u00e9e \nde Cosette. Il se vit dans ce miroir, et ne se reconnut pas. Il avait quatre -vingts ans; avant le mariage de \nMarius, on lui e\u00fbt \u00e0 peine donn\u00e9 cinquante ans; cette \nann\u00e9e avait compt\u00e9 trente. Ce qu'il avait sur le front, \nce n'\u00e9tait plus la ride de l'\u00e2ge, c'\u00e9tait la marque \nmyst\u00e9rieuse de la mort. On sentait l\u00e0 le creusement \nde l'ongle impitoyable. Ses joues pendaient; la peau \nde son visage avait cette couleur qui ferait croire qu'il \ny a d\u00e9j\u00e0 de la terre dessus; les deux coins de sa \nbouche s'abaissaient comme dans ce masque que les \nanciens sculptaient sur les tombeaux; il regardait le \nvide avec un air de reproche; on e\u00fbt dit un de ces \ngrands \u00eatres tragiques qui ont \u00e0 se plaindre de \nquelqu'un. \nIl \u00e9tait dan s cette situation, la derni\u00e8re phase de \nl'accablement, o\u00f9 la douleur ne coule plus; elle est, \npour ainsi dire, coagul\u00e9e; il y a sur l'\u00e2me comme un \ncaillot de d\u00e9sespoir. \nLa nuit \u00e9tait venue. Il tra\u00eena laborieusement une \ntable et le vieux fauteuil pr\u00e8s de l a chemin\u00e9e, et posa \nsur la table une plume, de l'encre et du papier. \nCela fait, il eut un \u00e9vanouissement. Quand il reprit \nconnaissance, il avait soif. Ne pouvant soulever le pot \n\u00e0 l'eau, il le pencha p\u00e9niblement vers sa bouche, et \nbut une gorg\u00e9e. Puis il se tourna vers le lit, et, toujours assis, car il \nne pouvait rester debout, il regarda la petite robe \nnoire et tous ces chers objets. \nCes contemplations -l\u00e0 durent des heures qui \nsemblent des minutes. Tout \u00e0 coup il eut un frisson, \nil sentit que le froid lui venait; il s'accouda \u00e0 la table \nque les flambeaux de l'\u00e9v\u00eaque \u00e9clairaient, et prit la \nplume. \nComme la plume ni l'encre n'avaient servi depuis \nlongtemps, le bec de la plume \u00e9tait recourb\u00e9, l'encre \n\u00e9tait dess\u00e9ch\u00e9e, il fallut qu'il se lev\u00e2t et qu'il m\u00eet \nquelques gouttes d'eau dans l'encre, ce qu'il ne put \nfaire sans s'arr\u00eater et s'asseoir deux ou trois fois, et il \nfut forc\u00e9 d'\u00e9crire avec le dos de la plume. Il s'essuyait \nle front de temps en temps. \nSa main tremblait. Il \u00e9crivit lentement quelques \nlignes que voici : \n\u00abCosette, je te b\u00e9nis. Je vais t'expliquer. Ton mari a \neu raison de me faire comprendre que je devais m'en \naller; cependant il y a un peu d'erreur dans ce qu'il a \ncru, mais il a eu raison. Il est excellent. Aime -le \ntoujours bien quand je serai mort. Monsieur \nPontmercy, aimez toujours mon enfant bien -aim\u00e9. \nCosette, on trouvera ce papier -ci, voici ce que je veux \nte dire, tu vas voir les chiffres, si j'ai la force de me les rappeler, \u00e9coute bien, cet argent est bien \u00e0 toi. Voici \ntoute la chose : Le jais blanc vient de Norv\u00e8ge, le jais \nnoir vient d'Angleterre, la verroterie noire vient \nd'Allemagne. Le jais est plus l\u00e9ger, plus pr\u00e9cieux, plus \ncher. On peut faire en France des imitations comme \nen Allemagne. Il faut une petite enclume de deux \npouces ca rr\u00e9s et une lampe \u00e0 esprit de vin pour \namollir la cire. La cire autrefois se faisait avec de la \nr\u00e9sine et du noir de fum\u00e9e et co\u00fbtait quatre francs la \nlivre. J'ai imagin\u00e9 de la faire avec de la gomme laque \net de la t\u00e9r\u00e9benthine. Elle ne co\u00fbte plus que tren te \nsous, et elle est bien meilleure. Les boucles se font \navec un verre violet qu'on colle au moyen de cette \ncire sur une petite membrure en fer noir. Le verre \ndoit \u00eatre violet pour les bijoux de fer et noir pour les \nbijoux d'or. L'Espagne en ach\u00e8te beaucou p. C'est le \npays du jais...\u00bb \nIci il s'interrompit, la plume tomba de ses doigts, il \nlui vint un de ces sanglots d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s qui montaient \npar moments des profondeurs de son \u00eatre, le pauvre \nhomme prit sa t\u00eate dans ses deux mains, et songea. \n\u2013 Oh! s'\u00e9cria -t-il au dedans de lui -m\u00eame (cris \nlamentables, entendus de Dieu seul), c'est fini. Je ne \nla verrai plus. C'est un sourire qui a pass\u00e9 sur moi. Je \nvais entrer dans la nuit sans m\u00eame la revoir. Oh! une minute, un instant, entendre sa voix, toucher sa robe, \nla regarder, elle, l'ange! et puis mourir! Ce n'est rien \nde mourir, ce qui est affreux, c'est de mourir sans la \nvoir. Elle me sourirait, elle me dirait un mot. Est -ce \nque cela ferait du mal \u00e0 quelqu'un? Non, c'est fini, \njamais. Me voil\u00e0 tout seul. Mon Dieu! m on Dieu! je \nne la verrai plus. \nEn ce moment on frappa \u00e0 sa porte. \n \n \n \n \nV, 9, 4 \n \n \n \n \n \nBouteille d'encre qui ne r\u00e9ussit \nqu'\u00e0 blanchir \n \n \n \n \nCe m\u00eame jour, ou, pour mieux dire, ce m\u00eame soir, \ncomme Marius sortait de table et venait de se retirer \ndans son cabinet, ayant un dossier \u00e0 \u00e9tudier, Basque \nlui avait remis une lettre en disant : La personne qui a \n\u00e9crit la lettre est dans l'antichambre. \nCosette avait pris le bras du grand -p\u00e8re et faisait \nun tour dans le jardin. \nUne lettre peut, comme un homme, avoir \nmauvaise tournure. Gros papier, pli grossier, rien qu'\u00e0 les voir, de certaines missives d\u00e9plaisent. La lettre \nqu'avait apport\u00e9e Basque \u00e9tait d e cette esp\u00e8ce. \nMarius la prit. Elle sentait le tabac. Rien n'\u00e9veille \nun souvenir comme une odeur. Marius reconnut ce \ntabac. Il regarda la suscription : A monsieur, monsieur le \nbaron Pommerci . En son h\u00f4tel . Le tabac reconnu lui fit \nreconna\u00eetre l'\u00e9criture. On pourrait dire que \nl'\u00e9tonnement a des \u00e9clairs. Marius fut comme \nillumin\u00e9 d'un de ces \u00e9clairs -l\u00e0. \nL'odorat, ce myst\u00e9rieux aide -m\u00e9moire, venait de \nfaire revivre en lui tout un monde. C'\u00e9tait bien l\u00e0 le \npapier, la fa\u00e7on de plier, la teinte blafarde de l'e ncre; \nc'\u00e9tait bien l\u00e0 l'\u00e9criture connue; surtout c'\u00e9tait l\u00e0 le \ntabac. Le galetas Jondrette lui apparaissait. \nAinsi, \u00e9trange coup de t\u00eate du hasard! une des \ndeux pistes qu'il avait tant cherch\u00e9es, celle pour \nlaquelle derni\u00e8rement encore il avait fait tant d'efforts \net qu'il croyait \u00e0 jamais perdue, venait d'elle -m\u00eame \ns'offrir \u00e0 lui. \nIl d\u00e9cacheta avidement la lettre, et il lut : \n \n\u00abMonsieur le baron, \n \n\u00abSi l'Etre -Supr\u00eame m'en avait donn\u00e9 les talents, \nj'aurais pu \u00eatre le baron Th\u00e9nard, membre de l'institut \n(acad\u00e9mie des ciences), mais je ne le suis pas. Je porte seulement le m\u00eame nom que lui, heureux si ce \nsouvenir me recommande \u00e0 l'excellence de vos \nbont\u00e9s. Le bienfait dont vous m'honorerez sera \nr\u00e9ciproque. Je suis en posession d'un secret \nconsernant un in dividu. Cet individu vous conserne. \nJe tiens le secret \u00e0 votre disposition desirant avoir \nl'honneur de vous \u00eatre hutile. Je vous donnerai le \nmoyen simple de chaser de votre honorable famille \ncet individu qui n'y a pas droit, madame la barone \n\u00e9tant de haute naissance. Le sanctuaire de la vertu ne \npourrait coabiter plus longtemps avec le crime sans \nabdiquer. \n\u00abJ'atends dans l'entichambre les ordres de \nmonsieur le baron. \n \n \u00abAvec respect.\u00bb \n \nLa lettre \u00e9tait sign\u00e9e \u00abTH\u00c9NARD \u00bb. \nCette signature n'\u00e9tait pas fausse. Elle \u00e9tait \nseulement un peu abr\u00e9g\u00e9e. \nDu reste l'amphigouri et l'orthographe achevaient \nla r\u00e9v\u00e9lation. Le certificat d'origine \u00e9tait complet. \nAucun doute n'\u00e9tait possible. \nL'\u00e9motion de Marius fut profonde. Apr\u00e8s le \nmouvement de surprise, il eut un mouvement de \nbonheur. Qu'il trouv\u00e2t maintenant l'autre homme qu'il cherchait, celui qui l'avait sauv\u00e9 lui Marius, et il \nn'aurait plus rien \u00e0 souhaiter. \nIl ouvrit un tiroir de son secr\u00e9taire, y prit quelques \nbillet s de banque, les mit dans sa poche, referma le \nsecr\u00e9taire et sonna. Basque entreb\u00e2illa la porte. \n\u2013 Faites entrer, dit Marius. \nBasque annon\u00e7a : \n\u2013 Monsieur Th\u00e9nard. \nUn homme entra. \nNouvelle surprise pour Marius. L'homme qui entra \nlui \u00e9tait parfaitement inconnu. \nCet homme, vieux du reste, avait le nez gros, le \nmenton dans la cravate, des lunettes vertes \u00e0 double \nabat-jour de taffetas vert sur les yeux, les cheveux \nliss\u00e9s et aplatis sur le front au ras des sourcils comme \nla perruque des cochers anglais de high life. Ses \ncheveux \u00e9taient gris. Il \u00e9tait v\u00eatu de noir de la t\u00eate \naux pieds, d'un noir tr\u00e8s r\u00e2p\u00e9, mais propre; un \ntrousseau de breloques, sortant de son gousset, y \nfaisait supposer une montre. Il tenait \u00e0 la main un \nvieux chapeau. Il marchait vo\u00fbt\u00e9, e t la courbure de \nson dos s'augmentait de la profondeur de son salut. \nCe qui frappait au premier abord, c'est que l'habit \nde ce personnage, trop ample, quoique soigneusement boutonn\u00e9, ne semblait pas fait pour \nlui. Ici une courte digression est n\u00e9cessaire. \nIl y avait \u00e0 Paris, \u00e0 cette \u00e9poque, dans un vieux \nlogis borgne, rue Beautreillis, pr\u00e8s de l'Arsenal, un \njuif ing\u00e9nieux qui avait pour profession de changer \nun gredin en honn\u00eate homme. Pas pour trop \nlongtemps, ce qui e\u00fbt pu \u00eatre g\u00eanant pour le gredin. \nLe changement se faisait \u00e0 vue, pour un jour ou deux, \n\u00e0 raison de trente sous par jour, au moyen d'un \ncostume ressemblant le plus possible \u00e0 l'honn\u00eatet\u00e9 de \ntout le monde. Ce loueur de costumes s'appelait le \nChangeur ; les filous parisiens lui avaient donn\u00e9 ce \nnom, et ne lui en connaissaient pas d'autre. Il avait un \nvestiaire assez complet. Les loques dont il affublait \nles gens \u00e9taient \u00e0 peu pr\u00e8s possibles. Il avait des \nsp\u00e9cialit\u00e9s et des cat\u00e9gories; \u00e0 chaque clou de son \nmagasin pendait, us\u00e9e et frip\u00e9e, une cond ition sociale; \nici l'habit de magistrat, l\u00e0 l'habit de cur\u00e9, l\u00e0 l'habit de \nbanquier, dans un coin l'habit de militaire en retraite, \nailleurs l'habit d'homme de lettres, plus loin l'habit \nd'homme d'\u00e9tat. Cet \u00eatre \u00e9tait le costumier du drame \nimmense que la f riponnerie joue \u00e0 Paris. Son bouge \n\u00e9tait la coulisse d'o\u00f9 le vol sortait et o\u00f9 l'escroquerie \nrentrait. Un coquin d\u00e9guenill\u00e9 arrivait \u00e0 ce vestiaire, \nd\u00e9posait trente sous, et choisissait, selon le r\u00f4le qu'il voulait jouer ce jour -l\u00e0, l'habit qui lui convena it; et, en \nredescendant l'escalier, le coquin \u00e9tait quelqu'un. Le \nlendemain les nippes \u00e9taient fid\u00e8lement rapport\u00e9es, et \nle Changeur, qui confiait tout aux voleurs, n'\u00e9tait \njamais vol\u00e9. Ces v\u00eatements avaient un inconv\u00e9nient, \nils \u00abn'allaient pas\u00bb; n'\u00e9tant p oint faits pour ceux qui \nles portaient, ils \u00e9taient collants pour celui -ci, \nflottants pour celui -l\u00e0, et ne s'ajustaient \u00e0 personne. \nTout filou qui d\u00e9passait la moyenne humaine en \npetitesse ou en grandeur, \u00e9tait mal \u00e0 l'aise dans les \ncostumes du Changeur. I l ne fallait \u00eatre ni trop gras \nni trop maigre. Le Changeur n'avait pr\u00e9vu que les \nhommes ordinaires. Il avait pris mesure \u00e0 l'esp\u00e8ce \ndans la personne du premier gueux venu, lequel n'est \nni gros, ni mince, ni grand, ni petit. De l\u00e0 des \nadaptations quelquefoi s difficiles dont les pratiques \ndu Changeur se tiraient comme elles pouvaient. Tant \npis pour les exceptions! L'habit d'homme d'\u00e9tat, par \nexemple, noir du haut en bas, et par cons\u00e9quent \nconvenable, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 trop large pour Pitt et trop \u00e9troit \npour Castelcica la. Le v\u00eatement d' homme d'\u00e9tat \u00e9tait \nd\u00e9sign\u00e9 comme il suit dans le catalogue du Changeur; \nnous copions : \u00abUn habit de drap noir, un pantalon \nde cuir de laine noir, un gilet de soie, des bottes et du \nlinge.\u00bb Il y avait en marge : Ancien ambassadeur , et une note que nous transcrivons \u00e9galement : \u00abDans une \nbo\u00eete s\u00e9par\u00e9e, une perruque proprement fris\u00e9e, des \nlunettes vertes, des breloques, et deux petits tuyaux \nde plume d'un pouce de long envelopp\u00e9s de coton.\u00bb \nTout cela revenait \u00e0 l'homme d'\u00e9tat, ancien \nambassad eur. Tout ce costume \u00e9tait, si l'on peut \nparler ainsi, ext\u00e9nu\u00e9; les coutures blanchissaient, une \nvague boutonni\u00e8re s'entrouvrait \u00e0 l'un des coudes; en \noutre, un bouton manquait \u00e0 l'habit sur la poitrine; \nmais ce n'est qu'un d\u00e9tail; la main de l'homme d'\u00e9ta t \ndevant toujours \u00eatre dans l'habit et sur le c\u0153ur, avait \npour fonction de cacher le bouton absent. \nSi Marius avait \u00e9t\u00e9 familier avec les institutions \noccultes de Paris, il e\u00fbt tout de suite reconnu, sur le \ndos du visiteur que Basque venait d'introduire, l'habit \nd'homme d'\u00e9tat emprunt\u00e9 au D\u00e9croche -moi-\u00e7a du \nChangeur. \nLe d\u00e9sappointement de Marius, en voyant entrer \nun homme autre que celui qu'il attendait, tourna en \ndisgr\u00e2ce pour le nouveau venu. Il l'examina des pieds \n\u00e0 la t\u00eate, pendant que le personnage s 'inclinait \nd\u00e9mesur\u00e9ment, et lui demanda d'un ton bref : \n\u2013 Que voulez -vous? L'homme r\u00e9pondit avec un rictus aimable dont le \nsourire caressant d'un crocodile donnerait quelque \nid\u00e9e : \n\u2013 Il me semble impossible que je n'aie pas d\u00e9j\u00e0 eu \nl'honneur de voir mon sieur le baron dans le monde. \nJe crois bien l'avoir particuli\u00e8rement rencontr\u00e9, il y a \nquelques ann\u00e9es, chez madame la princesse Bagration \net dans les salons de sa seigneurie le vicomte \nDambray, pair de France. \nC'est toujours une bonne tactique en coquine rie \nque d'avoir l'air de reconna\u00eetre quelqu'un qu'on ne \nconna\u00eet point. \nMarius \u00e9tait attentif au parler de cet homme. Il \n\u00e9piait l'accent et le geste, mais son d\u00e9sappointement \ncroissait; c'\u00e9tait une prononciation nasillarde, \nabsolument diff\u00e9rente du son de voix aigre et sec \nauquel il s'attendait. Il \u00e9tait tout \u00e0 fait d\u00e9rout\u00e9. \n\u2013 Je ne connais, dit -il, ni madame Bagration, ni M. \nDambray. Je n'ai de ma vie mis le pied ni chez l'un ni \nchez l'autre. \nLa r\u00e9ponse \u00e9tait bourrue. Le personnage, gracieux \nquand m\u00eame, insista. \n\u2013 Alors, ce sera chez Chateaubriand que j'aurai vu \nmonsieur! Je connais beaucoup Chateaubriand. Il est \ntr\u00e8s affable. Il me dit quelquefois : Th\u00e9nard, mon ami,... est -ce que vous ne buvez pas un verre avec \nmoi? \nLe front de Marius devint de plus e n plus s\u00e9v\u00e8re : \n\u2013 Je n'ai jamais eu l'honneur d'\u00eatre re\u00e7u chez \nmonsieur de Chateaubriand. Abr\u00e9geons. Qu'est -ce \nque vous voulez? \nL'homme, devant la voix plus dure, salua plus bas. \n\u2013 Monsieur le baron, daignez m'\u00e9couter. Il y a en \nAm\u00e9rique, dans un pays q ui est du c\u00f4t\u00e9 de Panama, \nun village appel\u00e9 la Joya. Ce village se compose d'une \nseule maison. Une grande maison carr\u00e9e de trois \n\u00e9tages en briques cuites au soleil, chaque c\u00f4t\u00e9 du \ncarr\u00e9 long de cinq cents pieds, chaque \u00e9tage en \nretraite de douze pieds sur l'\u00e9tage inf\u00e9rieur de fa\u00e7on \u00e0 \nlaisser devant soi une terrasse qui fait le tour de \nl'\u00e9difice, au centre une cour int\u00e9rieure o\u00f9 sont les \nprovisions et les munitions, pas de fen\u00eatres, des \nmeurtri\u00e8res, pas de porte, des \u00e9chelles, des \u00e9chelles \npour monter du sol \u00e0 la premi\u00e8re terrasse, et de la \npremi\u00e8re \u00e0 la seconde, et de la seconde \u00e0 la troisi\u00e8me, \ndes \u00e9chelles pour descendre dans la cour int\u00e9rieure, \npas de portes aux chambres, des trappes, pas \nd'escaliers aux chambres, des \u00e9chelles; le soir on \nferme les trappes , on retire les \u00e9chelles, on braque \ndes tromblons et des carabines aux meurtri\u00e8res; nul moyen d'entrer; une maison le jour, une citadelle la \nnuit, huit cents habitants, voil\u00e0 ce village. Pourquoi \ntant de pr\u00e9cautions? c'est que ce pays est dangereux; \nil est plein d'anthropophages. Alors pourquoi y va -t-\non? c'est que ce pays est merveilleux; on y trouve de \nl'or. \n\u2013 O\u00f9 voulez -vous en venir? interrompit Marius \nqui du d\u00e9sappointement passait \u00e0 l'impatience. \n\u2013 A ceci, monsieur le baron. Je suis un ancien \ndiploma te fatigu\u00e9. La vieille civilisation m'a mis sur \nles dents. Je veux essayer des sauvages. \n\u2013 Apr\u00e8s? \n\u2013 Monsieur le baron, l'\u00e9go\u00efsme est la loi du \nmonde. La paysanne prol\u00e9taire qui travaille \u00e0 la \njourn\u00e9e se retourne quand la diligence passe, la \npaysanne propri\u00e9taire qui travaille \u00e0 son champ ne se \nretourne pas. Le chien du pauvre aboie apr\u00e8s le riche, \nle chien du riche aboie apr\u00e8s le pauvre. Chacun pour \nsoi. L'int\u00e9r\u00eat, voil\u00e0 le but des hommes. L'or, voil\u00e0 \nl'aimant. \n\u2013 Apr\u00e8s? Concluez. \n\u2013 Je voudrais aller m'\u00e9tablir \u00e0 la Joya. Nous \nsommes trois. J'ai mon \u00e9pouse et ma demoiselle; une \nfille qui est fort belle. Le voyage est long et cher. Il \nme faut un peu d'argent. \u2013 En quoi cela me regarde -t-il? demanda Marius. \nL'inconnu tendit le cou hors de sa cravate, geste \npropre au vautour, et r\u00e9pliqua avec un redoublement \nde sourire : \n\u2013 Est-ce que monsieur le baron n' a pas lu ma \nlettre? \nCela \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s vrai. Le fait est que le contenu \nde l'\u00e9p\u00eetre avait gliss\u00e9 sur Marius. Il avait vu l'\u00e9criture \nplus qu'il n'avait lu la lettre. Il s'en souvenait \u00e0 peine. \nDepuis un moment un nouvel \u00e9veil venait de lui \u00eatre \ndonn\u00e9. I l avait remarqu\u00e9 ce d\u00e9tail : mon \u00e9pouse et ma \ndemoiselle. Il attachait sur l'inconnu un \u0153il p\u00e9n\u00e9trant. \nUn juge d'instruction n'e\u00fbt pas mieux regard\u00e9. Il le \nguettait presque. Il se borna \u00e0 lui r\u00e9pondre : \n\u2013 Pr\u00e9cisez. \nL'inconnu ins\u00e9ra ses deux mains dans s es deux \ngoussets, releva sa t\u00eate sans redresser son \u00e9pine \ndorsale, mais en scrutant de son c\u00f4t\u00e9 Marius avec le \nregard vert de ses lunettes. \n\u2013 Soit, monsieur le baron. Je pr\u00e9cise. J'ai un secret \n\u00e0 vous vendre. \n\u2013 Un secret! \n\u2013 Un secret. \n\u2013 Qui me concerne ? \n\u2013 Un peu. \u2013 Quel est ce secret? \nMarius examinait de plus en plus l'homme, tout en \nl'\u00e9coutant. \n\u2013 Je commence gratis, dit l'inconnu. Vous allez \nvoir que je suis int\u00e9ressant. \n\u2013 Parlez. \n\u2013 Monsieur le baron, vous avez chez vous un \nvoleur et un assassin. \nMarius tressaillit. \n\u2013 Chez moi? non, dit -il. \nL'inconnu, imperturbable, brossa son chapeau du \ncoude, et poursuivit : \n\u2013 Assassin et voleur. Remarquez, monsieur le \nbaron, que je ne parle pas ici de faits anciens, arri\u00e9r\u00e9s, \ncaducs, qui peuvent \u00eatre effac\u00e9 s par la prescription \ndevant la loi et par le repentir devant Dieu. Je parle \nde faits r\u00e9cents, de faits actuels, de faits encore \nignor\u00e9s de la justice \u00e0 cette heure. Je continue. Cet \nhomme s'est gliss\u00e9 dans votre confiance, et presque \ndans votre famille, s ous un faux nom. Je vais vous \ndire son nom vrai. Et vous le dire pour rien. \n\u2013 J'\u00e9coute. \n\u2013 Il s'appelle Jean Valjean. \n\u2013 Je le sais. \n\u2013 Je vais vous dire, \u00e9galement pour rien, qui il est. \u2013 Dites. \n\u2013 C'est un ancien for\u00e7at. \n\u2013 Je le sais. \n\u2013 Vous le savez depuis que j'ai eu l'honneur de \nvous le dire. \n\u2013 Non. Je le savais auparavant. \nLe ton froid de Marius, cette double r\u00e9plique je le \nsais, son laconisme r\u00e9fractaire au dialogue, remu\u00e8rent \ndans l'inconnu quelque col\u00e8re sourde. Il d\u00e9cocha \u00e0 la \nd\u00e9rob\u00e9e \u00e0 Marius un regard furieux, tout de suite \n\u00e9teint. Si rapide qu'il f\u00fbt, ce regard \u00e9tait de ceux qu'on \nreconna\u00eet quand on les a vus une fois; il n'\u00e9chappa \npoint \u00e0 Marius. De certains flamboiements ne \npeuvent venir que de certaines \u00e2mes; la prunelle, ce \nsoupirail de la pens\u00e9e, s'en embrase; les lunettes ne \ncachent rien; mettez donc une vitre \u00e0 l'enfer. \nL'inconnu reprit en souriant : \n\u2013 Je ne me permets pas de d\u00e9mentir monsieur le \nbaron. Dans tous les cas, vous devez voir que je suis \nrenseign\u00e9. Mainte nant ce que j'ai \u00e0 vous apprendre \nn'est connu que de moi seul. Cela int\u00e9resse la fortune \nde madame la baronne. C'est un secret extraordinaire. \nIl est \u00e0 vendre. C'est \u00e0 vous que je l'offre d'abord. \nBon march\u00e9. Vingt mille francs. \u2013 Je sais ce secret -l\u00e0 com me je sais les autres, dit \nMarius. \nLe personnage sentit le besoin de baisser un peu \nson prix : \n\u2013 Monsieur le baron, mettez dix mille francs, et je \nparle. \n\u2013 Je vous r\u00e9p\u00e8te que vous n'avez rien \u00e0 \nm'apprendre. Je sais ce que vous voulez me dire. \nIl y eut dans l\u2019\u0153il de l'homme un nouvel \u00e9clair. Il \ns'\u00e9cria : \n\u2013 Il faut pourtant que je d\u00eene aujourd'hui. C'est un \nsecret extraordinaire, vous dis -je. Monsieur le baron, \nje vais parler. Je parle. Donnez -moi vingt francs. \nMarius le regarda fixement : \n\u2013 Je sais vo tre secret extraordinaire; de m\u00eame que \nje savais le nom de Jean Valjean, de m\u00eame que je sais \nvotre nom. \n\u2013 Mon nom? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Ce n'est pas difficile, monsieur le baron. J'ai eu \nl'honneur de vous l'\u00e9crire et de vous le dire. Th\u00e9nard. \n\u2013 Dier. \n\u2013 Hein? \n\u2013 Th\u00e9nardier. \n\u2013 Qui \u00e7a? Dans le danger, le porc -\u00e9pic se h\u00e9risse, le scarab\u00e9e \nfait le mort, la vieille garde se forme en carr\u00e9; cet \nhomme se mit \u00e0 rire. \nPuis il \u00e9pousseta d'une chiquenaude un grain de \npoussi\u00e8re sur la manche de son habit. \nMarius continua : \n\u2013 Vous \u00eates aussi l'ouvrier Jondrette, le com\u00e9dien \nFabantou, le po\u00e8te Genflot, l'espagnol don Alvar\u00e8s, \net la femme Balizard. \n\u2013 La femme quoi? \n\u2013 Et vous avez tenu une gargote \u00e0 Montfermeil. \n\u2013 Une gargote! Jamais. \n\u2013 Et je vous dis que vous \u00eates Th\u00e9nardier. \n\u2013 Je le nie. \n\u2013 Et que vous \u00eates un gueux. Tenez. \nEt Marius, tirant de sa poche un billet de banque, \nle lui jeta \u00e0 la face. \n\u2013 Merci! pardon! cinq cents francs! monsieur le \nbaron! \nEt l'homme, boulevers\u00e9, saluan t, saisissant le billet, \nl'examina. \n\u2013 Cinq cents francs! reprit -il, \u00e9bahi. Et il b\u00e9gaya \u00e0 \ndemi -voix : Un fafiot s\u00e9rieux! \nPuis brusquement : \u2013 Eh bien soit, s'\u00e9cria -t-il. Mettons -nous \u00e0 notre \naise. \nEt, avec une prestesse de singe, rejetant ses \ncheveux e n arri\u00e8re, arrachant ses lunettes, retirant de \nson nez et escamotant les deux tuyaux de plume dont \nil a \u00e9t\u00e9 question tout \u00e0 l'heure, et qu'on a d'ailleurs \nd\u00e9j\u00e0 vus \u00e0 une autre page de ce livre, il \u00f4ta son visage \ncomme on \u00f4te son chapeau. \nL\u2019\u0153il s'alluma; l e front in\u00e9gal, ravin\u00e9, bossu par \nendroits, hideusement rid\u00e9 en haut, se d\u00e9gagea, le nez \nredevint aigu comme un bec; le profil f\u00e9roce et \nsagace de l'homme de proie reparut. \n\u2013 Monsieur le baron est infaillible, dit -il d'une voix \nnette et d'o\u00f9 avait disparu tout nasillement, je suis \nTh\u00e9nardier. \nEt il redressa son dos vo\u00fbt\u00e9. \nTh\u00e9nardier, car c'\u00e9tait bien lui, \u00e9tait \u00e9trangement \nsurpris; il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 troubl\u00e9 s'il avait pu l'\u00eatre. Il \u00e9tait \nvenu apporter de l'\u00e9tonnement, et c'\u00e9tait lui qui en \nrecevait. Cette humil iation lui \u00e9tait pay\u00e9e cinq cents \nfrancs, et, \u00e0 tout prendre, il l'acceptait; mais il n'en \n\u00e9tait pas moins abasourdi. \nIl voyait pour la premi\u00e8re fois ce baron \nPontmercy, et, malgr\u00e9 son d\u00e9guisement, ce baron \nPontmercy le reconnaissait, et le reconnaissait \u00e0 fond. Et non seulement ce baron \u00e9tait au fait de \nTh\u00e9nardier, mais il semblait au fait de Jean Valjean. \nQu'\u00e9tait -ce que ce jeune homme presque imberbe, si \nglacial et si g\u00e9n\u00e9reux, qui savait les noms des gens, \nqui savait tous leurs noms, et qui leur ouvrai t sa \nbourse, qui malmenait les fripons comme un juge et \nqui les payait comme une dupe? \nTh\u00e9nardier, on se le rappelle, quoique ayant \u00e9t\u00e9 \nvoisin de Marius, ne l'avait jamais vu, ce qui est \nfr\u00e9quent \u00e0 Paris; il avait autrefois entendu vaguement \nses filles pa rler d'un jeune homme tr\u00e8s pauvre appel\u00e9 \nMarius qui demeurait dans la maison. Il lui avait \u00e9crit, \nsans le conna\u00eetre, la lettre qu'on sait. Aucun \nrapprochement n'\u00e9tait possible dans son esprit entre \nce Marius -l\u00e0 et M. le baron Pontmercy. \nQuant au nom de Po ntmercy, on se rappelle que, \nsur le champ de bataille de Waterloo, il n'en avait \nentendu que les deux derni\u00e8res syllabes, pour \nlesquelles il avait toujours eu le l\u00e9gitime d\u00e9dain qu'on \ndoit \u00e0 ce qui n'est qu'un remerc\u00eement. \nDu reste, par sa fille Azelma, q u'il avait mise \u00e0 la \npiste des mari\u00e9s du 16 f\u00e9vrier, et par ses fouilles \npersonnelles, il \u00e9tait parvenu \u00e0 savoir beaucoup de \nchoses, et, du fond de ses t\u00e9n\u00e8bres, il avait r\u00e9ussi \u00e0 \nsaisir plus d'un fil myst\u00e9rieux. Il avait, \u00e0 force d'industrie, d\u00e9couvert, o u, tout au moins, \u00e0 force \nd'inductions, devin\u00e9 quel \u00e9tait l'homme qu'il avait \nrencontr\u00e9 un certain jour dans le Grand Egout. De \nl'homme, il \u00e9tait facilement arriv\u00e9 au nom. Il savait \nque madame la baronne Pontmercy, c'\u00e9tait Cosette. \nMais de ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0, il c omptait \u00eatre discret. Qui \u00e9tait \nCosette? Il ne le savait pas au juste lui -m\u00eame. Il \nentrevoyait bien quelque b\u00e2tardise, l'histoire de \nFantine lui avait toujours sembl\u00e9 louche; mais \u00e0 quoi \nbon en parler? Pour se faire payer son silence? Il \navait, ou croyait avoir, \u00e0 vendre mieux que cela. Et, \nselon toute apparence, venir faire, sans preuve, cette \nr\u00e9v\u00e9lation au baron Pontmercy : Votre femme est \nb\u00e2tarde , cela n'e\u00fbt r\u00e9ussi qu'\u00e0 attirer la botte du mari \nvers les reins du r\u00e9v\u00e9lateur. \nDans la pens\u00e9e de Th\u00e9nardier, la conversation \navec Marius n'avait pas encore commenc\u00e9. Il avait d\u00fb \nreculer, modifier sa strat\u00e9gie, quitter une position, \nchanger de front; mais rien d'essentiel n'\u00e9tait encore \ncompromis, et il avait cinq cents francs dans sa \npoche. En outre, il avait qu elque chose de d\u00e9cisif \u00e0 \ndire, et m\u00eame contre ce baron Pontmercy si bien \nrenseign\u00e9 et si bien arm\u00e9, il se sentait fort. Pour les \nhommes de la nature de Th\u00e9nardier, tout dialogue est \nun combat. Dans celui qui allait s'engager, quelle \u00e9tait sa situation? Il ne savait pas \u00e0 qui il parlait, mais il \nsavait de quoi il parlait. Il fit rapidement cette revue \nint\u00e9rieure de ses forces, et apr\u00e8s avoir dit : Je suis \nTh\u00e9nardier , il attendit. \nMarius \u00e9tait rest\u00e9 pensif. Il tenait donc enfin \nTh\u00e9nardier. Cet homme, qu'il a vait tant d\u00e9sir\u00e9 \nretrouver, \u00e9tait l\u00e0. Il allait donc pouvoir faire honneur \n\u00e0 la recommandation du colonel Pontmercy. Il \u00e9tait \nhumili\u00e9 que ce h\u00e9ros d\u00fbt quelque chose \u00e0 ce bandit, \net que la lettre de change tir\u00e9e du fond du tombeau \npar son p\u00e8re sur lui, Mari us, f\u00fbt jusqu'\u00e0 ce jour \nprotest\u00e9e. Il lui paraissait aussi, dans la situation \ncomplexe o\u00f9 \u00e9tait son esprit vis -\u00e0-vis de Th\u00e9nardier, \nqu'il y avait lieu de venger le colonel du malheur \nd'avoir \u00e9t\u00e9 sauv\u00e9 par un tel gredin. Quoi qu'il en f\u00fbt, \nil \u00e9tait content. Il allait donc enfin d\u00e9livrer de ce \ncr\u00e9ancier indigne l'ombre du colonel, et il lui semblait \nqu'il allait retirer de la prison pour dettes la m\u00e9moire \nde son p\u00e8re. \nA c\u00f4t\u00e9 de ce devoir, il en avait un autre, \u00e9claircir, \ns'il se pouvait, la source de la fort une de Cosette. \nL'occasion semblait se pr\u00e9senter. Th\u00e9nardier savait \npeut-\u00eatre quelque chose. Il pouvait \u00eatre utile de voir \nle fond de cet homme. Il commen\u00e7a par l\u00e0. Th\u00e9nardier avait fait dispara\u00eetre le \u00abfafiot s\u00e9rieux\u00bb \ndans son gousset, et regardait Mariu s avec une \ndouceur presque tendre. \nMarius rompit le silence. \n\u2013 Th\u00e9nardier, je vous ai dit votre nom. A pr\u00e9sent, \nvotre secret, ce que vous veniez m'apprendre, voulez -\nvous que je vous le dise? J'ai mes informations aussi, \nmoi. Vous allez voir que j'en sais plus long que vous. \nJean Valjean, comme vous l'avez dit, est un assassin \net un voleur. Un voleur, parce qu'il a vol\u00e9 un riche \nmanufacturier dont il a caus\u00e9 la ruine, M. Madeleine. \nUn assassin, parce qu'il a assassin\u00e9 l'agent de police \nJavert. \n\u2013 Je ne com prends pas monsieur le baron, f\u00eet \nTh\u00e9nardier. \n\u2013 Je vais me faire comprendre. Ecoutez. Il y avait, \ndans un arrondissement du Pas -de-Calais, vers 1822, \nun homme qui avait eu quelque ancien d\u00e9m\u00eal\u00e9 avec la \njustice, et qui, sous le nom de M. Madeleine, s'\u00e9tait \nrelev\u00e9 et r\u00e9habilit\u00e9. Cet homme \u00e9tait devenu, dans \ntoute la force du terme, un juste. Avec une industrie, \nla fabrique des verroteries noires, il avait fait la \nfortune de toute une ville. Quant \u00e0 sa fortune \npersonnelle, il l'avait faite aussi, mais seconda irement \net, en quelque sorte, par occasion. Il \u00e9tait le p\u00e8re nourricier des pauvres. Il fondait des h\u00f4pitaux, \nouvrait des \u00e9coles, visitait les malades, dotait les filles, \nsoutenait les veuves, adoptait les orphelins; il \u00e9tait \ncomme le tuteur du pays. Il av ait refus\u00e9 la croix, on \nl'avait nomm\u00e9 maire. Un for\u00e7at lib\u00e9r\u00e9 savait le secret \nd'une peine encourue autrefois par cet homme; il le \nd\u00e9non\u00e7a et le fit arr\u00eater, et profita de l'arrestation \npour venir \u00e0 Paris et se faire remettre par le banquier \nLaffitte, \u2013 je tiens les faits du caissier lui -m\u00eame, \u2013 au \nmoyen d'une fausse signature, une somme de plus \nd'un demi -million qui appartenait \u00e0 M. Madeleine. Ce \nfor\u00e7at qui a vol\u00e9 M. Madeleine, c'est Jean Valjean. \nQuant \u00e0 l'autre fait, vous n'avez rien non plus \u00e0 \nm'apprend re. Jean Valjean a tu\u00e9 l'agent Javert; il l'a \ntu\u00e9 d'un coup de pistolet. Moi qui vous parle, j'\u00e9tais \npr\u00e9sent. \nTh\u00e9nardier jeta \u00e0 Marius le coup d\u2019\u0153il souverain \nd'un homme battu qui remet la main sur la victoire et \nqui vient de regagner en une minute tout l e terrain \nqu'il avait perdu. Mais le sourire revint tout de suite; \nl'inf\u00e9rieur vis -\u00e0-vis du sup\u00e9rieur doit avoir le \ntriomphe c\u00e2lin, et Th\u00e9nardier se borna \u00e0 dire \u00e0 \nMarius : \n\u2013 Monsieur le baron, nous faisons fausse route. Et il souligna cette phrase en fa isant faire \u00e0 son \ntrousseau de breloques un moulinet expressif. \n\u2013 Quoi! repartit Marius, contestez -vous cela? Ce \nsont des faits. \n\u2013 Ce sont des chim\u00e8res. La confiance dont \nmonsieur le baron m'honore me fait un devoir de le \nlui dire. Avant tout la v\u00e9rit\u00e9 et la justice. Je n'aime pas \nvoir accuser les gens injustement. Monsieur le baron, \nJean Valjean n'a point vol\u00e9 M. Madeleine, et Jean \nValjean n'a point tu\u00e9 Javert. \n\u2013 Voil\u00e0 qui est fort! comment cela? \n\u2013 Pour deux raisons. \n\u2013 Lesquelles? parlez. \n\u2013 Voici la premi\u00e8re : il n'a pas vol\u00e9 M. Madeleine, \nattendu que c'est lui -m\u00eame Jean Valjean qui est M. \nMadeleine. \n\u2013 Que me contez -vous l\u00e0? \n\u2013 Et voici la seconde : il n'a pas assassin\u00e9 Javert, \nattendu que celui qui a tu\u00e9 Javert, c'est Javert. \n\u2013 Que voulez -vous dire? \n\u2013 Que Javert s'est suicid\u00e9. \n\u2013 Prouvez! prouvez! cria Marius hors de lui. \nTh\u00e9nardier reprit en scandant sa phrase \u00e0 la fa\u00e7on \nd'un alexandrin antique : \u2013 L'agent -de-police -Ja-vert-a-\u00e9t\u00e9-trouv\u00e9 -no-y\u00e9-\nsous-un-bateau -du-Pont -au-Change. \n\u2013 Mais prouvez donc! \nTh\u00e9nardier tira de sa poche de c\u00f4t\u00e9 une large \nenveloppe de papier gris qui semblait contenir des \nfeuilles pli\u00e9es de diverses gr andeurs. \n\u2013 J'ai mon dossier, dit -il avec calme. \nEt il ajouta : \n\u2013 Monsieur le baron, dans votre int\u00e9r\u00eat, j'ai voulu \nconna\u00eetre \u00e0 fond Jean Valjean. Je dis que Jean Valjean \net Madeleine, c'est le m\u00eame homme, et je dis que \nJavert n'a eu d'autre assassin que Javert, et quand je \nparle, c'est que j'ai des preuves. Non des preuves \nmanuscrites, l'\u00e9criture est suspecte, l'\u00e9criture est \ncomplaisante, mais des preuves imprim\u00e9es. \nTout en parlant, Th\u00e9nardier extrayait de \nl'enveloppe deux num\u00e9ros de journaux jaunis, fa n\u00e9s, \net fortement satur\u00e9s de tabac. L'un de ces deux \njournaux, cass\u00e9 \u00e0 tous les plis et tombant en \nlambeaux carr\u00e9s, semblait beaucoup plus ancien que \nl'autre. \n\u2013 Deux faits, deux preuves, fit Th\u00e9nardier. Et il \ntendit \u00e0 Marius les deux journaux d\u00e9ploy\u00e9s. \nCes deux journaux, le lecteur les conna\u00eet. L'un, le \nplus ancien, un num\u00e9ro du Drapeau blanc du 25 juillet 1823, dont on a pu voir le texte \u00e0 la page 172 du \ntome troisi\u00e8me de ce livre, \u00e9tablissait l'identit\u00e9 de M. \nMadeleine et de Jean Valjean. L'autre, un Moniteur du \n15 juin 1832, constatait le suicide de Javert, ajoutant \nqu'il r\u00e9sultait d'un rapport verbal de Javert au pr\u00e9fet \nque, fait prisonnier dans la barricade de la rue de la \nChanvrerie, il avait d\u00fb la vie \u00e0 la magnanimit\u00e9 d'un \ninsurg\u00e9 qui, le tenant sou s son pistolet, au lieu de lui \nbr\u00fbler la cervelle, avait tir\u00e9 en l'air. \nMarius lut. Il y avait \u00e9vidence, date certaine, \npreuve irr\u00e9fragable, ces deux journaux n'avaient pas \n\u00e9t\u00e9 imprim\u00e9s expr\u00e8s pour appuyer les dires de \nTh\u00e9nardier. La note publi\u00e9e dans le Moniteur \u00e9tait \ncommuniqu\u00e9e administrativement par la pr\u00e9fecture \nde police. Marius ne pouvait douter. Les \nrenseignements du commis -caissier \u00e9taient faux, et \nlui-m\u00eame s'\u00e9tait tromp\u00e9. Jean Valjean, grandi \nbrusquement, sortait du nuage. Marius ne put retenir \nun cri de joie : \n\u2013 Eh bien alors, ce malheureux est un admirable \nhomme! toute cette fortune \u00e9tait vraiment \u00e0 lui! c'est \nMadeleine, la providence de tout un pays! c'est Jean \nValjean, le sauveur de Javert! c'est un h\u00e9ros! c'est un \nsaint! \u2013 Ce n'est pas un s aint, et ce n'est pas un h\u00e9ros, dit \nTh\u00e9nardier. C'est un assassin et un voleur. \nEt il ajouta du ton d'un homme qui commence \u00e0 \nse sentir quelque autorit\u00e9 : \u2013 Calmons -nous. \nVoleur, assassin, ces mots que Marius croyait \ndisparus et qui revenaient, tomb\u00e8rent sur lui comme \nune douche de glace. \n\u2013 Encore! dit -il. \n\u2013 Toujours, fit Th\u00e9nardier. Jean Valjean n'a pas \nvol\u00e9 Madeleine, mais c'est un voleur. Il n'a pas tu\u00e9 \nJavert, mais c'est un meurtrier. \n\u2013 Voulez -vous parler, reprit Marius, de ce \nmis\u00e9rable vol d'il y a quarante ans, expi\u00e9, cela r\u00e9sulte \nde vos journaux m\u00eames, par toute une vie de \nrepentir, d'abn\u00e9gation et de vertu? \n\u2013 Je dis assassinat et vol, monsieur le baron. Et je \nr\u00e9p\u00e8te que je parle de faits actuels. Ce que j'ai \u00e0 vous \nr\u00e9v\u00e9ler est absolument inconnu. C'est de l'in\u00e9dit. Et \npeut-\u00eatre y trouverez -vous la source de la fortune \nhabilement offerte par Jean Valjean \u00e0 mad ame la \nbaronne. Je dis habilement, car, par une donation de \nce genre, se glisser dans une honorable maison dont \non partagera l'aisance, et, du m\u00eame coup, cacher son \ncrime, jouir de son vol, enfouir son nom, et se cr\u00e9er \nune famille, ce ne serait pas tr\u00e8s ma ladroit. \u2013 Je pourrais vous interrompre ici, observa Marius, \nmais continuez. \n\u2013 Monsieur le baron, je vais vous dire tout, laissant \nla r\u00e9compense \u00e0 votre g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. Ce secret vaut de \nl'or massif. Vous me direz : pourquoi ne t'es -tu pas \nadress\u00e9 \u00e0 Jean Val jean? Par une raison toute simple : \nje sais qu'il s'est dessaisi, et dessaisi en votre faveur, et \nje trouve la combinaison ing\u00e9nieuse; mais il n'a plus \nle sou, il me montrerait ses mains vides, et, puisque \nj'ai besoin de quelque argent pour mon voyage \u00e0 la \nJoya, je vous pr\u00e9f\u00e8re, vous qui avez tout, \u00e0 lui qui n'a \nrien. Je suis un peu fatigu\u00e9, permettez -moi de \nprendre une chaise. \nMarius s'assit et lui fit signe de s'asseoir. \nTh\u00e9nardier s'installa sur une chaise capitonn\u00e9e, \nreprit les deux journaux, les repl ongea dans \nl'enveloppe, et murmura en becquetant avec son \nongle le Drapeau blanc : celui -ci m'a donn\u00e9 du mal \npour l'avoir. Cela fait, il croisa les jambes et s'\u00e9tala sur \nle dos, attitude propre aux gens s\u00fbrs de ce qu'ils \ndisent, puis entra en mati\u00e8re, grav ement et en \nappuyant sur les mots : \n\u2013 Monsieur le baron, le 6 juin 1832, il y a un an \nenviron, le jour de l'\u00e9meute, un homme \u00e9tait dans le \nGrand Egout de Paris, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 l'\u00e9gout vient rejoindre la Seine, entre le pont des Invalides et le \npont d'I\u00e9na. \nMarius rapprocha brusquement sa chaise de celle \nde Th\u00e9nardier. Th\u00e9nardier remarqua ce mouvement \net continua avec la lenteur d'un orateur qui tient son \ninterlocuteur et qui sent la palpitation de son \nadversaire sous ses paroles : \n\u2013 Cet homme, forc\u00e9 de se ca cher, pour des raisons \ndu reste \u00e9trang\u00e8res \u00e0 la politique, avait pris l'\u00e9gout \npour domicile et en avait une clef. C'\u00e9tait, je le r\u00e9p\u00e8te, \nle 6 juin; il pouvait \u00eatre huit heures du soir. L'homme \nentendit du bruit dans l'\u00e9gout. Tr\u00e8s surpris, il se \nblottit, et guetta. C'\u00e9tait un bruit de pas, on marchait \ndans l'ombre, on venait de son c\u00f4t\u00e9. Chose \u00e9trange, il \ny avait dans l'\u00e9gout un autre homme que lui. La grille \nde sortie de l'\u00e9gout n'\u00e9tait pas loin. Un peu de \nlumi\u00e8re qui en venait lui permit de reconna\u00eetre le \nnouveau venu et de voir que cet homme portait \nquelque chose sur son dos. Il marchait courb\u00e9. \nL'homme qui marchait courb\u00e9 \u00e9tait un ancien for\u00e7at, \net ce qu'il tra\u00eenait sur ses \u00e9paules \u00e9tait un cadavre. \nFlagrant d\u00e9lit d'assassinat, s'il en fut. Quant au vol, il \nva de soi; on ne tue pas un homme gratis. Ce for\u00e7at \nallait jeter ce cadavre \u00e0 la rivi\u00e8re. Un fait \u00e0 noter, c'est \nqu'avant d'arriver \u00e0 la grille de sortie, ce for\u00e7at, qui venait de loin dans l'\u00e9gout, avait n\u00e9cessairement \nrencontr\u00e9 une fondri\u00e8re \u00e9pouvanta ble o\u00f9 il semble \nqu'il e\u00fbt pu laisser le cadavre, mais d\u00e8s le lendemain, \nles \u00e9goutiers, en travaillant \u00e0 la fondri\u00e8re, y auraient \nretrouv\u00e9 l'homme assassin\u00e9, et ce n'\u00e9tait pas le \ncompte de l'assassin. Il avait mieux aim\u00e9 traverser la \nfondri\u00e8re, avec son fa rdeau, et ses efforts ont d\u00fb \u00eatre \neffrayants, il est impossible de risquer plus \ncompl\u00e8tement sa vie; je ne comprends pas qu'il soit \nsorti de l\u00e0 vivant. \nLa chaise de Marius se rapprocha encore. \nTh\u00e9nardier en profita pour respirer longuement. Il \npoursuivit : \n\u2013 Monsieur le baron, un \u00e9gout n'est pas le Champ \nde Mars. On y manque de tout, et m\u00eame de place. \nQuand deux hommes sont l\u00e0, il faut qu'ils se \nrencontrent. C'est ce qui arriva. Le domicili\u00e9 et le \npassant furent forc\u00e9s de se dire bonjour, \u00e0 regret l'un \net l'autre. Le passant dit au domicili\u00e9 : \u2013 Tu vois ce que \nj'ai sur le dos, il faut que je sorte, tu as la clef, donne -la-moi. \nCe for\u00e7at \u00e9tait un homme d'une force terrible. Il n'y \navait pas \u00e0 refuser. Pourtant celui qui avait la clef \nparlementa, uniquement pour gagner du temps. Il \nexamina ce mort, mais il ne put rien voir, sinon qu'il \n\u00e9tait jeune, bien mis, l'air d'un riche, et tout d\u00e9figur\u00e9 par le sang. Tout en causant, il trouva moyen de \nd\u00e9chirer et d'arracher par derri\u00e8re, sans que l'assassin \ns'en aper\u00e7\u00fbt , un morceau de l'habit de l'homme \nassassin\u00e9. Pi\u00e8ce \u00e0 conviction, vous comprenez; \nmoyen de ressaisir la trace des choses et de prouver \nle crime au criminel. Il mit la pi\u00e8ce \u00e0 conviction dans \nsa poche. Apr\u00e8s quoi il ouvrit la grille, fit sortir \nl'homme avec son embarras sur le dos, referma la \ngrille et se sauva, se souciant peu d'\u00eatre m\u00eal\u00e9 au \nsurplus de l'aventure et surtout ne voulant pas \u00eatre l\u00e0 \nquand l'assassin jetterait l'assassin\u00e9 \u00e0 la rivi\u00e8re. Vous \ncomprenez \u00e0 pr\u00e9sent. Celui qui portait le cadavre, \nc'est Jean Valjean; celui qui avait la clef vous parle en \nce moment; et le morceau de l'habit... \nTh\u00e9nardier acheva la phrase en tirant de sa poche \net en tenant, \u00e0 la hauteur de ses yeux, pinc\u00e9 entre ses \ndeux pouces et ses deux index, un lambeau de drap \nnoir d\u00e9chiquet\u00e9, tout couvert de taches sombres. \nMarius s'\u00e9tait lev\u00e9, p\u00e2le, respirant \u00e0 peine, l\u2019\u0153il fix\u00e9 \nsur le morceau de drap noir, et, sans prononcer une \nparole, sans quitter ce haillon du regard, il reculait \nvers le mur et, de sa main droite \u00e9tendue derri \u00e8re lui, \ncherchait en t\u00e2tonnant sur la muraille une clef qui \n\u00e9tait \u00e0 la serrure d'un placard pr\u00e8s de la chemin\u00e9e. Il \ntrouva cette clef, ouvrit le placard, et y enfon\u00e7a son bras sans y regarder, et sans que sa prunelle effar\u00e9e se \nd\u00e9tach\u00e2t du chiffon que Th\u00e9 nardier tenait d\u00e9ploy\u00e9. \nCependant Th\u00e9nardier continuait : \n\u2013 Monsieur le baron, j'ai les plus fortes raisons de \ncroire que le jeune homme assassin\u00e9 \u00e9tait un opulent \n\u00e9tranger attir\u00e9 par Jean Valjean dans un pi\u00e8ge et \nporteur d'une somme \u00e9norme. \n\u2013 Le jeune homme \u00e9tait moi, et voici l'habit! cria \nMarius, et il jeta sur le parquet un vieil habit noir tout \nsanglant. \nPuis, arrachant le morceau des mains de \nTh\u00e9nardier, il s'accroupit sur l'habit, et rapprocha du \npan d\u00e9chiquet\u00e9 le morceau d\u00e9chir\u00e9. La d\u00e9chirure \ns'adaptait exactement, et le lambeau compl\u00e9tait \nl'habit. \nTh\u00e9nardier \u00e9tait p\u00e9trifi\u00e9. Il pensa ceci : Je suis \n\u00e9pat\u00e9. \nMarius se redressa fr\u00e9missant, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, \nrayonnant. \nIl fouilla dans sa poche, et marcha, furieux, vers \nTh\u00e9nardier, lui pr\u00e9sentant et lui ap puyant presque sur \nle visage son poing rempli de billets de cinq cents \nfrancs et de mille francs. \n\u2013 Vous \u00eates un inf\u00e2me! vous \u00eates un menteur, un \ncalomniateur, un sc\u00e9l\u00e9rat. Vous veniez accuser cet homme, vous l'avez justifi\u00e9; vous vouliez le perdre, \nvous n'avez r\u00e9ussi qu'\u00e0 le glorifier. Et c'est vous qui \n\u00eates un voleur! Et c'est vous qui \u00eates un assassin! Je \nvous ai vu, Th\u00e9nardier Jondrette, dans ce bouge du \nboulevard de l'H\u00f4pital. J'en sais assez sur vous pour \nvous envoyer au bagne, et plus loin m\u00eame, si je \nvoulais. Tenez, voil\u00e0 mille francs, sacripant que vous \n\u00eates! \nEt il jeta un billet de mille francs \u00e0 Th\u00e9nardier. \n\u2013 Ah! Jondrette Th\u00e9nardier, vil coquin! Que ceci \nvous serve de le\u00e7on, brocanteur de secrets, marchand \nde myst\u00e8res, fouilleur de t\u00e9n\u00e8bres, m is\u00e9rable! Prenez \nces cinq cents francs, et sortez d'ici! Waterloo vous \nprot\u00e8ge. \n\u2013 Waterloo! grommela Th\u00e9nardier, en empochant \nles cinq cents francs avec les mille. \n\u2013 Oui, assassin! vous y avez sauv\u00e9 la vie \u00e0 un \ncolonel... \n\u2013 A un g\u00e9n\u00e9ral, dit Th\u00e9nardier, en relevant la t\u00eate. \n\u2013 A un colonel! reprit Marius avec emportement. \nJe ne donnerais pas un liard pour un g\u00e9n\u00e9ral. Et vous \nveniez ici faire des infamies! Je vous dis que vous \navez commis tous les crimes. Partez! disparaissez! \nSoyez heureux seulement, c'e st tout ce que je d\u00e9sire. \nAh! monstre! Voil\u00e0 encore trois mille francs. Prenez -les. Vous partirez d\u00e8s demain, pour l'Am\u00e9rique, avec \nvotre fille; car votre femme est morte, abominable \nmenteur. Je veillerai \u00e0 votre d\u00e9part, bandit, et je vous \ncompterai \u00e0 ce m oment -l\u00e0 vingt mille francs. Allez \nvous faire pendre ailleurs! \n\u2013 Monsieur le baron, r\u00e9pondit Th\u00e9nardier en \nsaluant jusqu'\u00e0 terre, reconnaissance \u00e9ternelle. \nEt Th\u00e9nardier sortit, n'y concevant rien, stup\u00e9fait \net ravi de ce doux \u00e9crasement sous des sacs d' or et de \ncette foudre \u00e9clatant sur sa t\u00eate en billets de banque. \nFoudroy\u00e9, il l'\u00e9tait, mais content aussi; et il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \ntr\u00e8s f\u00e2ch\u00e9 d'avoir un paratonnerre contre cette \nfoudre -l\u00e0. \nFinissons -en tout de suite avec cet homme. Deux \njours apr\u00e8s les \u00e9v\u00e9nements que nous racontons en ce \nmoment, il partit, par les soins de Marius, pour \nl'Am\u00e9rique, sous un faux nom, avec sa fille Azelma, \nmuni d'une traite de vingt mille francs sur New -York. \nLa mis\u00e8re morale de Th\u00e9nardier, ce bourgeois \nmanqu\u00e9, \u00e9tait irr\u00e9m\u00e9diable; il fut en Am\u00e9rique ce qu'il \n\u00e9tait en Europe. Le contact d'un m\u00e9chant homme \nsuffit quelquefois pour pourrir une bonne action et \npour en faire sortir une chose mauvaise. Avec l'argent \nde Marius, Th\u00e9nardier se fit n\u00e9grier. D\u00e8s que Th\u00e9nardier fut dehors, Marius courut au \njardin o\u00f9 Cosette se promenait encore : \n\u2013 Cosette! Cosette! cria -t-il. Viens! viens vite. \nPartons. Basque, un fiacre! Cosette, viens. Ah! mon \nDieu! C'est lui qui m'avait sauv\u00e9 la vie! Ne perdons \npas une minute! Mets ton ch\u00e2le. \nCosette le crut fou, et ob\u00e9it. \nIl ne respirait pas, il mettait la main sur son c\u0153ur \npour en comprimer les battements. Il allait et venait \u00e0 \ngrands pas, il embrassait Cosette : \u2013 Ah! Cosette! je \nsuis un malheureux! disait -il. \nMarius \u00e9tait \u00e9perdu. Il commen\u00e7ait \u00e0 entrevoir \ndans ce Jean Valjean on ne sait quelle haute et \nsombre figure. Une vertu inou\u00efe lui apparaissait, \nsupr\u00eame et douce, humble dans son immensit\u00e9. Le \nfor\u00e7at se transfigurait en Christ. Marius avait \nl'\u00e9blouissement de ce prodige. Il ne savait pas au juste \nce qu'il voyait, mais c'\u00e9tait grand. \nEn un instant, un fiacre fut devant la porte. \nMarius y fit monter Cosette et s'y \u00e9lan\u00e7a. \n\u2013 Cocher, dit -il, rue de l'Homme -Arm\u00e9, num\u00e9ro 7. \nLe fiac re partit. \n\u2013 Ah! quel bonheur! fit Cosette, rue de l'Homme -\nArm\u00e9. Je n'osais plus t'en parler. Nous allons voir \nmonsieur Jean. \u2013 Ton p\u00e8re! Cosette, ton p\u00e8re plus que jamais. \nCosette, je devine. Tu m'as dit que tu n'avais jamais \nre\u00e7u la lettre que je t'ava is envoy\u00e9e par Gavroche. \nElle sera tomb\u00e9e dans ses mains. Cosette, il est all\u00e9 \u00e0 \nla barricade pour me sauver. Comme c'est son besoin \nd'\u00eatre un ange, en passant, il en a sauv\u00e9 d'autres; il a \nsauv\u00e9 Javert. Il m'a tir\u00e9 de ce gouffre pour me donner \n\u00e0 toi. Il m 'a port\u00e9 sur son dos dans cet effroyable \n\u00e9gout. Ah! je suis un monstrueux ingrat. Cosette, \napr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 ta providence, il a \u00e9t\u00e9 la mienne. \nFigure -toi qu'il y avait une fondri\u00e8re \u00e9pouvantable, \u00e0 \ns'y noyer cent fois, \u00e0 se noyer dans la boue, Cosette! il \nme l'a fait traverser. J'\u00e9tais \u00e9vanoui; je ne voyais rien, \nje n'entendais rien, je ne pouvais rien savoir de ma \npropre aventure. Nous allons le ramener, le prendre \navec nous, qu'il le veuille ou non, il ne nous quittera \nplus. Pourvu qu'il soit chez lui! Pou rvu que nous le \ntrouvions! Je passerai le reste de ma vie \u00e0 le v\u00e9n\u00e9rer. \nOui, ce doit \u00eatre cela, vois -tu, Cosette? C'est \u00e0 lui que \nGavroche aura remis ma lettre. Tout s'explique. Tu \ncomprends. \nCosette ne comprenait pas un mot. \n\u2013 Tu as raison, lui dit -elle. \nCependant le fiacre roulait. \n \n \n \n \nV, 9, 5 \n \n \n \n \n \nNuit derri\u00e8re laquelle il y a le jour \n \n \n \n \nAu coup qu'il entendit frapper \u00e0 sa porte, Jean \nValjean se retourna. \n\u2013 Entrez, dit -il faiblement. \nLa porte s'ouvrit. Cosette et Marius parurent. \nCosette se pr\u00e9cipita dans la chambre. \nMarius resta sur le seuil, debout, appuy\u00e9 contre le \nmontant de la porte. \n\u2013 Cosette! dit Jean Valjean, et il se dressa sur sa \nchaise, les bras ouverts et tremblants, hagard, livide, \nsinistre, une joie immense dans les yeux. Cosette, suffoqu\u00e9e d'\u00e9motion, tomba sur la \npoitrine de Jean Valjean. \n\u2013 P\u00e8re! dit -elle. \nJean Valjean, boulevers\u00e9, b\u00e9gayait : \n\u2013 Cosette! elle! vous, madame! c'est toi! Ah mon \nDieu! \nEt, serr\u00e9 dans les bras de Cosette, il s'\u00e9cria : \n\u2013 C'est toi! tu es l\u00e0! Tu me pardonnes donc! \nMarius, baissant les paupi\u00e8res pour emp\u00eacher ses \nlarmes de couler, fit un pas et murmura entre ses \nl\u00e8vres contract\u00e9es convulsivement pour arr\u00eater les \nsanglots : \n\u2013 Mon p\u00e8re! \n\u2013 Et vous aussi, vous me pardonnez! dit Jean \nValje an. \nMarius ne put trouver une parole, et Jean Valjean \najouta : \u2013 Merci. \nCosette arracha son ch\u00e2le et jeta son chapeau sur \nle lit. \n\u2013 Cela me g\u00eane, dit -elle. \nEt, s'asseyant sur les genoux du vieillard, elle \n\u00e9carta ses cheveux blancs d'un mouvement adorab le, \net lui baisa le front. \nJean Valjean se laissait faire, \u00e9gar\u00e9. Cosette, qui ne comprenait que tr\u00e8s confus\u00e9ment, \nredoublait ses caresses, comme si elle voulait payer la \ndette de Marius. \nJean Valjean balbutiait : \n\u2013 Comme on est b\u00eate! Je croyais que je ne la \nverrais plus. Figurez -vous, monsieur Pontmercy, \nqu'au moment o\u00f9 vous \u00eates entr\u00e9s, je me disais : C'est \nfini. Voil\u00e0 sa petite robe, je suis un mis\u00e9rable homme, \nje ne verrai plus Cosette, je disais cela au moment \nm\u00eame o\u00f9 vous montiez l'escalier. Etais -je idiot! Voil\u00e0 \ncomme on est idiot! Mais on compte sans le bon \nDieu. Le bon Dieu dit : Tu t'imagines qu'on va \nt'abandonner, b\u00eata! Non. Non, \u00e7a ne se passera pas \ncomme \u00e7a. Allons, il y a l\u00e0 un pauvre bonhomme qui \na besoin d'un ange. Et l'ange vient; et l'o n revoit sa \nCosette! et l'on revoit sa petite Cosette! Ah! j'\u00e9tais \nbien malheureux! \nIl fut un moment sans pouvoir parler, puis il \npoursuivit : \n\u2013 J'avais vraiment besoin de voir Cosette une \npetite fois de temps en temps. Un c\u0153ur, cela veut un \nos \u00e0 ronger. Cependant je sentais bien que j'\u00e9tais de \ntrop. Je me donnais des raisons : Ils n'ont pas besoin \nde toi, reste dans ton coin, on n'a pas le droit de \ns'\u00e9terniser. Ah! Dieu b\u00e9ni, je la revois! Sais -tu, Cosette, que ton mari est tr\u00e8s beau? Ah! tu as un joli \ncol brod\u00e9, \u00e0 la bonne heure. J'aime ce dessin -l\u00e0. C'est \nton mari qui l'a choisi, n'est -ce pas? Et puis, il te \nfaudra des cachemires. Monsieur Pontmercy, laissez -\nmoi la tutoyer. Ce n'est pas pour longtemps. \nEt Cosette reprenait : \n\u2013 Quelle m\u00e9chancet\u00e9 de nous avoir laiss\u00e9s comme \ncela! O\u00f9 \u00eates -vous donc all\u00e9? pourquoi avez -vous \u00e9t\u00e9 \nsi longtemps? Autrefois vos voyages ne duraient pas \nplus de trois ou quatre jours. J'ai envoy\u00e9 Nicolette, on \nr\u00e9pondait toujours : Il est absent. Depuis qua nd \u00eates -\nvous revenu? Pourquoi ne pas nous l'avoir fait \nsavoir? Savez -vous que vous \u00eates tr\u00e8s chang\u00e9? Ah! le \nvilain p\u00e8re! il a \u00e9t\u00e9 malade, et nous ne l'avons pas su! \nTiens, Marius, t\u00e2te sa main comme elle est froide! \n\u2013 Ainsi vous voil\u00e0! Monsieur Pontmercy, vous me \npardonnez! r\u00e9p\u00e9ta Jean Valjean. \nA ce mot, que Jean Valjean venait de redire, tout \nce qui se gonflait dans le c\u0153ur de Marius trouva une \nissue, il \u00e9clata : \n\u2013 Cosette, entends -tu? il en est l\u00e0! il me demande \npardon. Et sais -tu ce qu'il m'a fait, Co sette? Il m'a \nsauv\u00e9 la vie. Il a fait plus. Il t'a donn\u00e9e \u00e0 moi. Et, \napr\u00e8s m'avoir sauv\u00e9, et apr\u00e8s t'avoir donn\u00e9e \u00e0 moi, \nCosette, qu'a -t-il fait de lui -m\u00eame? il s'est sacrifi\u00e9. Voil\u00e0 l'homme. Et, \u00e0 moi l'ingrat, \u00e0 moi l'oublieux, \u00e0 \nmoi l'impitoyable, \u00e0 moi le coupable, il me dit : Merci! \nCosette, toute ma vie pass\u00e9e aux pieds de cet \nhomme, ce sera trop peu. Cette barricade, cet \u00e9gout, \ncette fournaise, ce cloaque, il a tout travers\u00e9 pour \nmoi, pour toi, Cosette! Il m'a emport\u00e9 \u00e0 travers \ntoutes les morts qu'il \u00e9cartait de moi et qu'il acceptait \npour lui. Tous les courages, toutes les vertus, tous les \nh\u00e9ro\u00efsmes, toutes les saintet\u00e9s, il les a. Cosette, cet \nhomme -l\u00e0, c'est l'ange! \n\u2013 Chut! chut! dit tout bas Jean Valjean. Pourquoi \ndire tout cela? \n\u2013 Mais vous! s' \u00e9cria Marius avec une col\u00e8re o\u00f9 il y \navait de la v\u00e9n\u00e9ration, pourquoi ne l'avez -vous pas \ndit? C'est votre faute aussi. Vous sauvez la vie aux \ngens, et vous le leur cachez! Vous faites plus, sous \npr\u00e9texte de vous d\u00e9masquer, vous vous calomniez. \nC'est affreu x. \n\u2013 J'ai dit la v\u00e9rit\u00e9, r\u00e9pondit Jean Valjean. \n\u2013 Non, reprit Marius, la v\u00e9rit\u00e9, c'est toute la v\u00e9rit\u00e9; \net vous ne l'avez pas dite. Vous \u00e9tiez monsieur \nMadeleine, pourquoi ne pas l'avoir dit? Vous aviez \nsauv\u00e9 Javert, pourquoi ne pas l'avoir dit? Je vous \ndevais la vie, pourquoi ne pas l'avoir dit? \u2013 Parce que je pensais comme vous. Je trouvais \nque vous aviez raison. Il fallait que je m'en allasse. Si \nvous aviez su cette affaire de l'\u00e9gout, vous m'auriez \nfait rester pr\u00e8s de vous. Je devais donc me taire. S i \nj'avais parl\u00e9, cela aurait tout g\u00ean\u00e9. \n\u2013 G\u00ean\u00e9 quoi! g\u00ean\u00e9 qui! repartit Marius. Est -ce que \nvous croyez que vous allez rester ici? Nous vous \nemmenons. Ah! mon Dieu! quand je pense que c'est \npar hasard que j'ai appris tout cela! Nous vous \nemmenons. Vous fai tes partie de nous -m\u00eames. Vous \n\u00eates son p\u00e8re et le mien. Vous ne passerez pas dans \ncette affreuse maison un jour de plus. Ne vous \nfigurez pas que vous serez demain ici. \n\u2013 Demain, dit Jean Valjean, je ne serai pas ici, mais \nje ne serai pas chez vous. \n\u2013 Que voulez -vous dire? r\u00e9pliqua Marius. Ah \u00e7a, \nnous ne permettons plus de voyage. Vous ne nous \nquitterez plus. Vous nous appartenez. Nous ne vous \nl\u00e2chons pas. \n\u2013 Cette fois -ci, c'est pour de bon, ajouta Cosette. \nNous avons une voiture en bas. Je vous enl\u00e8ve. S'il le \nfaut, j'emploierai la force. \nEt, riant, elle fit le geste de soulever le vieillard \ndans ses bras. \u2013 Il y a toujours votre chambre dans notre maison, \npoursuivit -elle. Si vous saviez comme le jardin est joli \ndans ce moment -ci! Les azal\u00e9es y viennen t tr\u00e8s bien. \nLes all\u00e9es sont sabl\u00e9es avec du sable de rivi\u00e8re; il y a \nde petits coquillages violets. Vous mangerez de mes \nfraises. C'est moi qui les arrose. Et plus de madame, \net plus de monsieur Jean, nous sommes en \nr\u00e9publique, tout le monde se dit tu, n'est-ce pas, \nMarius? Le programme est chang\u00e9. Si vous saviez, \np\u00e8re, j'ai eu un chagrin, il y avait un rouge -gorge qui \navait fait son nid dans un trou du mur, un horrible \nchat me l'a mang\u00e9. Mon pauvre joli petit rouge -gorge \nqui mettait sa t\u00eate \u00e0 sa fen\u00eatre e t qui me regardait! \nJ'en ai pleur\u00e9. J'aurais tu\u00e9 le chat! Mais maintenant \npersonne ne pleure plus. Tout le monde rit, tout le \nmonde est heureux. Vous allez venir avec nous. \nComme le grand -p\u00e8re va \u00eatre content! Vous aurez \nvotre carr\u00e9 dans le jardin, vous le cultiverez, et nous \nverrons si vos fraises sont aussi belles que les \nmiennes. Et puis je ferai tout ce que vous voudrez, et \npuis, vous m'ob\u00e9irez bien. \nJean Valjean l'\u00e9coutait sans l'entendre. Il entendait \nla musique de sa voix plut\u00f4t que le sens de ses \nparoles; une de ces grosses larmes, qui sont les sombres perles de l'\u00e2me, germait lentement dans son \n\u0153il. Il murmura : \n\u2013 La preuve que Dieu est bon, c'est que la voil\u00e0. \n\u2013 Mon p\u00e8re! dit Cosette. \nJean Valjean continua : \n\u2013 C'est bien vrai que ce serait ch armant de vivre \nensemble. Ils ont des oiseaux plein leurs arbres. Je \nme prom\u00e8nerais avec Cosette. Etre des gens qui \nvivent, qui se disent bonjour, qui s'appellent dans le \njardin, c'est doux. On se voit d\u00e8s le matin. Nous \ncultiverions chacun un petit coin. Elle me ferait \nmanger ses fraises, je lui ferais cueillir mes roses. Ce \nserait charmant. Seulement... \nIl s'interrompit, et dit doucement : \n\u2013 C'est dommage. \nLa larme ne tomba pas, elle rentra, et Jean Valjean \nla rempla\u00e7a par un sourire. \nCosette prit les deux mains du vieillard dans les \nsiennes. \n\u2013 Mon Dieu! dit -elle, vos mains sont encore plus \nfroides. Est -ce que vous \u00eates malade? Est -ce que \nvous souffrez? \n\u2013 Moi? non, r\u00e9pondit Jean Valjean, je suis tr\u00e8s \nbien. Seulement... \nIl s'arr\u00eata. \u2013 Seulement quoi ? \n\u2013 Je vais mourir tout \u00e0 l'heure. \nCosette et Marius frissonn\u00e8rent. \n\u2013 Mourir! s'\u00e9cria Marius. \n\u2013 Oui, mais ce n'est rien, dit Jean Valjean. \nIl respira, sourit, et reprit : \n\u2013 Cosette, tu me parlais, continue, parle encore, \nton petit rouge -gorge est donc mort, parle, que \nj'entende ta voix! \nMarius p\u00e9trifi\u00e9 regardait le vieillard. \nCosette poussa un cri d\u00e9chirant : \n\u2013 P\u00e8re! mon p\u00e8re! vous vivrez. Vous allez vivre. Je \nveux que v ous viviez, entendez -vous! \nJean Valjean leva la t\u00eate vers elle avec adoration. \n\u2013 Oh oui, d\u00e9fends -moi de mourir. Qui sait? \nj\u2019ob\u00e9irai peut-\u00eatre. J'\u00e9tais en train de mourir quand \nvous \u00eates arriv\u00e9s. Cela m'a arr\u00eat\u00e9. Il m'a sembl\u00e9 que je \nrenaissais. \n\u2013 Vous \u00eates plein de force et de vie, s'\u00e9cria Marius. \nEst-ce que vous vous imaginez qu'on meurt comme \ncela? Vous avez eu du chagrin, vous n'en aurez plus. \nC'est moi qui vous demande pardon, et \u00e0 genoux \nencore! Vous allez vivre, et vivre avec nous, et vivre \nlongte mps. Nous vous reprenons. Nous sommes deux ici qui n'aurons d\u00e9sormais qu'une pens\u00e9e, votre \nbonheur! \n\u2013 Vous voyez bien, reprit Cosette tout en larmes, \nque Marius dit que vous ne mourrez pas. \nJean Valjean continuait de sourire. \n\u2013 Quand vous me reprendriez , monsieur \nPontmercy, cela ferait -il que je ne sois pas ce que je \nsuis? Non, Dieu a pens\u00e9 comme vous et moi, et il ne \nchange pas d'avis; il est utile que je m'en aille. La \nmort est un bon arrangement. Dieu sait mieux que \nnous ce qu'il nous faut. Que vous s oyez heureux, que \nmonsieur Pontmercy ait Cosette, que la jeunesse \n\u00e9pouse le matin, qu'il y ait autour de vous, mes \nenfants, des lilas et des rossignols, que votre vie soit \nune belle pelouse avec du soleil, que tous les \nenchantements du ciel vous remplissen t l'\u00e2me, et \nmaintenant, moi qui ne suis bon \u00e0 rien, que je meure, \nil est s\u00fbr que tout cela est bien. Voyez -vous, soyons \nraisonnables, il n'y a plus rien de possible maintenant, \nje sens tout \u00e0 fait que c'est fini. Il y a une heure, j'ai \neu un \u00e9vanouissement . Et puis, cette nuit, j'ai bu tout \nce pot d'eau qui est l\u00e0. Comme ton mari est bon, \nCosette! tu es bien mieux qu'avec moi. \nUn bruit se fit \u00e0 la porte. C'\u00e9tait le m\u00e9decin qui \nentrait. \u2013 Bonjour et adieu, docteur, dit Jean Valjean. Voici \nmes pauvres enfan ts. \nMarius s'approcha du m\u00e9decin. Il lui adressa ce \nseul mot : monsieur?... mais dans la mani\u00e8re de le \nprononcer, il y avait une question compl\u00e8te. \nLe m\u00e9decin r\u00e9pondit \u00e0 la question par un coup \nd\u2019\u0153il expressif. \n\u2013 Parce que les choses d\u00e9plaisent, dit Jea n Valjean, \nce n'est pas une raison pour \u00eatre injustes envers Dieu. \nIl y eut un silence. Toutes les poitrines \u00e9taient \noppress\u00e9es. \nJean Valjean se tourna vers Cosette. Il se mit \u00e0 la \ncontempler comme s'il voulait en prendre pour \nl'\u00e9ternit\u00e9. A la profondeur d'ombre o\u00f9 il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \ndescendu, l'extase lui \u00e9tait encore possible en \nregardant Cosette. La r\u00e9verb\u00e9ration de ce doux visage \nilluminait sa face p\u00e2le. Le s\u00e9pulcre peut avoir son \n\u00e9blouissement. \nLe m\u00e9decin lui t\u00e2ta le pouls. \n\u2013 Ah! c'est vous qu'il lui fa llait! murmura -t-il en \nregardant Cosette et Marius. \nEt, se penchant \u00e0 l'oreille de Marius, il ajouta tr\u00e8s \nbas : \n\u2013 Trop tard. Jean Valjean, presque sans cesser de regarder \nCosette, consid\u00e9ra Marius et le m\u00e9decin avec s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. \nOn entendit sortir de sa bo uche cette parole \u00e0 peine \narticul\u00e9e : \n\u2013 Ce n'est rien de mourir; c'est affreux de ne pas \nvivre. \nTout \u00e0 coup il se leva. Ces retours de force sont \nquelquefois un signe m\u00eame de l'agonie. Il marcha \nd'un pas ferme \u00e0 la muraille, \u00e9carta Marius et le \nm\u00e9decin q ui voulaient l'aider, d\u00e9tacha du mur le petit \ncrucifix de cuivre qui y \u00e9tait suspendu, revint s'asseoir \navec toute la libert\u00e9 de mouvement de la pleine sant\u00e9, \net dit d'une voix haute et posant le crucifix sur la \ntable : \n\u2013 Voil\u00e0 le grand martyr. \nPuis sa poitrine s'affaissa, sa t\u00eate eut une \nvacillation, comme si l'ivresse de la tombe le prenait, \net ses deux mains, pos\u00e9es sur ses genoux, se mirent \u00e0 \ncreuser de l'ongle l'\u00e9toffe de son pantalon. \nCosette lui soutenait les \u00e9paules, et sanglotait, et \nt\u00e2chait de lui parler sans pouvoir y parvenir. On \ndistinguait, parmi les mots m\u00eal\u00e9s \u00e0 cette salive \nlugubre qui accompagne les larmes, des paroles \ncomme celles -ci : \u2013 P\u00e8re! ne nous quittez pas. Est -il possible que nous ne vous retrouvions que pour vous \nperdre ? \nOn pourrait dire que l'agonie serpente. Elle va, \nvient, s'avance vers le s\u00e9pulcre, et se retourne vers la \nvie. Il y a du t\u00e2tonnement dans l'action de mourir. \nJean Valjean, apr\u00e8s cette demi -syncope, se \nraffermit, secoua son front comme pour en faire \ntomber les t\u00e9n\u00e8bres, et redevint presque pleinement \nlucide. Il prit un pan de la manche de Cosette et le \nbaisa. \n\u2013 Il revient! docteur, il revient! cria Marius. \n\u2013 Vous \u00eates bons tous les deux, dit Jean Valjean. \nJe vais vous dire ce qui m'a fait de la peine. Ce qui \nm'a fait de la peine, monsieur Pontmercy, c'est que \nvous n'ayez pas voulu toucher \u00e0 l'argent. Cet argent -l\u00e0 \nest bien \u00e0 votre femme. Je vais vous expliquer, mes \nenfants, c'est m\u00eame pour cela que je suis content de \nvous voir. Le jais noir vient d'Angl eterre, le jais blanc \nvient de Norv\u00e8ge. Tout ceci est dans le papier que \nvoil\u00e0, que vous lirez. Pour les bracelets, j'ai invent\u00e9 de \nremplacer les coulants en t\u00f4le soud\u00e9e par des \ncoulants en t\u00f4le rapproch\u00e9e. C'est plus joli, meilleur, \net moins cher. Vous co mprenez tout l'argent qu'on \npeut gagner. La fortune de Cosette est donc bien \u00e0 elle. Je vous donne ces d\u00e9tails -l\u00e0 pour que vous ayez \nl'esprit en repos. \nLa porti\u00e8re \u00e9tait mont\u00e9e et regardait par la porte \nentreb\u00e2ill\u00e9e. Le m\u00e9decin la cong\u00e9dia, mais il ne put \nemp\u00eacher qu'avant de dispara\u00eetre cette bonne femme \nz\u00e9l\u00e9e ne cri\u00e2t au mourant : \n\u2013 Voulez -vous un pr\u00eatre? \n\u2013 J'en ai un, r\u00e9pondit Jean Valjean. \nEt, du doigt, il sembla d\u00e9signer un point au -dessus \nde sa t\u00eate o\u00f9 l'on e\u00fbt dit qu'il voyait quelqu'un. \nIl est probable que l'\u00e9v\u00eaque en effet assistait \u00e0 \ncette agonie. \nCosette, doucement, lui glissa un oreiller sous les \nreins. \nJean Valjean reprit : \n\u2013 Monsieur Pontmercy, n'ayez pas de crainte, je \nvous en conjure. Les six cent mille francs sont bien \u00e0 \nCosette. J'a urais donc perdu ma vie si vous n\u2019en \njouissiez pas! Nous \u00e9tions parvenus \u00e0 faire tr\u00e8s bien \ncette verroterie -l\u00e0. Nous rivalisions avec ce qu'on \nappelle les bijoux de Berlin. Par exemple, on ne peut \npas \u00e9galer le verre noir d'Allemagne. Une grosse, qui \nconti ent douze cents grains tr\u00e8s bien taill\u00e9s, ne co\u00fbte \nque trois francs. Quand un \u00eatre qui nous est cher va mourir, on le \nregarde avec un regard qui se cramponne \u00e0 lui et qui \nvoudrait le retenir. Tous deux, muets d'angoisse, ne \nsachant que dire \u00e0 la mort, d\u00e9s esp\u00e9r\u00e9s et tremblants, \n\u00e9taient debout devant lui, Cosette donnant la main \u00e0 \nMarius. \nD'instant en instant, Jean Valjean d\u00e9clinait. Il \nbaissait; il se rapprochait de l'horizon sombre. Son \nsouffle \u00e9tait devenu intermittent; un peu de r\u00e2le \nl'entrecoupait. Il avait de la peine \u00e0 d\u00e9placer son \navant -bras, ses pieds avaient perdu tout mouvement, \net en m\u00eame temps que la mis\u00e8re des membres et \nl'accablement du corps croissait, toute la majest\u00e9 de \nl'\u00e2me montait et se d\u00e9ployait sur son front. La \nlumi\u00e8re du monde inconn u \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 visible dans sa \nprunelle. \nSa figure bl\u00eamissait, et en m\u00eame temps souriait. La \nvie n'\u00e9tait plus l\u00e0, il y avait autre chose. Son haleine \ntombait, son regard grandissait. C'\u00e9tait un cadavre \nauquel on sentait des ailes. \nIl fit signe \u00e0 Cosette d' approcher, puis \u00e0 Marius; \nc'\u00e9tait \u00e9videmment la derni\u00e8re minute de la derni\u00e8re \nheure, et il se mit \u00e0 leur parler d'une voix si faible \nquelle semblait venir de loin, et qu'on e\u00fbt dit qu'il y \navait d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent une muraille entre eux et lui. \u2013 Approche, ap prochez tous deux. Je vous aime \nbien. Oh! c'est bon de mourir comme cela! Toi aussi, \ntu m'aimes, ma Cosette. Je savais bien que tu avais \ntoujours de l'amiti\u00e9 pour ton vieux bonhomme. \nComme tu es gentille de m'avoir mis ce coussin sous \nles reins! Tu me pleu reras un peu, n'est -ce pas? Pas \ntrop. Je ne veux pas que tu aies de vrais chagrins. Il \nfaudra vous amuser beaucoup, mes enfants. J'ai \noubli\u00e9 de vous dire que sur les boucles sans ardillons \non gagnait encore plus que sur tout le reste. La \ngrosse, les douze douzaines, revenait \u00e0 dix francs et \nse vendait soixante. C'\u00e9tait vraiment un bon \ncommerce. Il ne faut donc pas s'\u00e9tonner des six cent \nmille francs, monsieur Pontmercy. C'est de l'argent \nhonn\u00eate. Vous pouvez \u00eatre riches tranquillement. Il \nfaudra avoir une v oiture, de temps en temps une loge \naux th\u00e9\u00e2tres, de belles toilettes de bal, ma Cosette, et \npuis donner de bons d\u00eeners \u00e0 vos amis, \u00eatre tr\u00e8s \nheureux. J'\u00e9crivais tout \u00e0 l'heure \u00e0 Cosette. Elle \ntrouvera ma lettre. C'est \u00e0 elle que je l\u00e8gue les deux \nchandelie rs qui sont sur la chemin\u00e9e. Ils sont en \nargent; mais pour moi ils sont en or, ils sont en \ndiamant; ils changent les chandelles qu'on y met, en \ncierges. Je ne sais pas si celui qui me les a donn\u00e9s est \ncontent de moi l\u00e0 -haut. J'ai fait ce que j'ai pu. Mes enfants, vous n'oublierez pas que je suis un pauvre, \nvous me ferez enterrer dans le premier coin de terre \nvenu sous une pierre pour marquer l'endroit. C'est l\u00e0 \nma volont\u00e9. Pas de nom sur la pierre. Si Cosette veut \nvenir un peu quelquefois, cela me fera plai sir. Vous \naussi, monsieur Pontmercy. Il faut que je vous avoue \nque je ne vous ai pas toujours aim\u00e9; je vous en \ndemande pardon. Maintenant, elle et vous, vous \nn'\u00eates qu'un pour moi. Je vous suis tr\u00e8s \nreconnaissant. Je sens que vous rendez Cosette \nheureuse. Si vous saviez, monsieur Pontmercy, ses \nbelles joues roses, c'\u00e9tait ma joie; quand je la voyais \nun peu p\u00e2le, j'\u00e9tais triste. Il y a dans la commode un \nbillet de cinq cents francs. Je n'y ai pas touch\u00e9. C'est \npour les pauvres. Cosette, vois -tu ta petite rob e, l\u00e0, \nsur le lit? la reconnais -tu? Il n'y a pourtant que dix \nans de cela. Comme le temps passe! Nous avons \u00e9t\u00e9 \nbien heureux. C'est fini. Mes enfants, ne pleurez pas, \nje ne vais pas tr\u00e8s loin, je vous verrai de l\u00e0. Vous \nn'aurez qu'\u00e0 regarder quand il fera nuit, vous me \nverrez sourire. Cosette, te rappelles -tu Montfermeil? \nTu \u00e9tais dans le bois, tu avais bien peur; te rappelles -\ntu quand j'ai pris l'anse du seau d'eau? C'est la \npremi\u00e8re fois que j'ai touch\u00e9 ta pauvre petite main. \nElle \u00e9tait si froide! Ah! vou s aviez les mains rouges dans ce temps -l\u00e0, mademoiselle, vous les avez bien \nblanches maintenant. Et la grande poup\u00e9e! te \nrappelles -tu? Tu la nommais Catherine. Tu regrettais \nde ne pas l'avoir emmen\u00e9e au couvent! Comme tu \nm'as fait rire des fois, mon doux a nge! Quand il avait \nplu, tu embarquais sur les ruisseaux des brins de \npaille, et tu les regardais aller. Un jour, je t'ai donn\u00e9 \nune raquette en osier, et un volant avec des plumes \njaunes, bleues, vertes. Tu l'as oubli\u00e9, toi. Tu \u00e9tais si \nespi\u00e8gle toute peti te! Tu jouais. Tu te mettais des \ncerises aux oreilles. Ce sont l\u00e0 des choses du pass\u00e9. \nLes for\u00eats o\u00f9 l'on a pass\u00e9 avec son enfant, les arbres \no\u00f9 l'on s'est promen\u00e9, les couvents o\u00f9 l'on s'est \ncach\u00e9, les jeux, les bons rires de l'enfance, c'est de \nl'ombre. Je m'\u00e9tais imagin\u00e9 que tout cela \nm'appartenait. Voil\u00e0 o\u00f9 \u00e9tait ma b\u00eatise. Ces \nTh\u00e9nardier ont \u00e9t\u00e9 m\u00e9chants. Il faut leur pardonner. \nCosette, voici le moment venu de te dire le nom de ta \nm\u00e8re. Elle s'appelait Fantine. Retiens ce nom -l\u00e0 : \nFantine. Mets -toi \u00e0 genoux toutes les fois que tu le \nprononceras. Elle a bien souffert. Elle t'a bien aim\u00e9e. \nElle a eu en malheur tout ce que tu as en bonheur. \nCe sont les partages de Dieu. Il est l\u00e0 -haut, il nous \nvoit tous, et il sait ce qu'il fait au milieu de ses \ngrandes \u00e9 toiles. Je vais donc m'en aller, mes enfants. Aimez -vous bien toujours. Il n'y a gu\u00e8re autre chose \nque cela dans le monde : s'aimer. Vous penserez \nquelquefois au pauvre vieux qui est mort ici. O ma \nCosette, ce n'est pas ma faute, va, si je ne t'ai pas vue \ntous ces temps -ci, cela me fendait le c\u0153ur; j'allais \njusqu'au coin de ta rue, je devais faire un dr\u00f4le d'effet \naux gens qui me voyaient passer, j'\u00e9tais comme fou, \nune fois je suis sorti sans chapeau. Mes enfants, voici \nque je ne vois plus tr\u00e8s clair, j'ava is encore des choses \n\u00e0 dire, mais c'est \u00e9gal. Pensez un peu \u00e0 moi. Vous \n\u00eates des \u00eatres b\u00e9nis. Je ne sais pas ce que j'ai, je vois \nde la lumi\u00e8re. Approchez encore. Je meurs heureux. \nDonnez -moi vos ch\u00e8res t\u00eates bien -aim\u00e9es, que je \nmette mes mains dessus. \nCosette et Marius tomb\u00e8rent \u00e0 genoux, \u00e9perdus, \n\u00e9touff\u00e9s de larmes, chacun sur une des mains de Jean \nValjean. Ces mains augustes ne remuaient plus. \nIl \u00e9tait renvers\u00e9 en arri\u00e8re, la lueur des deux \nchandeliers l'\u00e9clairait; sa face blanche regardait le ciel, \nil laissait Cosette et Marius couvrir ses mains de \nbaisers; il \u00e9tait mort. \nLa nuit \u00e9tait sans \u00e9toiles et profond\u00e9ment obscure. \nSans doute, dans l'ombre, quelque ange immense \n\u00e9tait debout, les ailes d\u00e9ploy\u00e9es, attendant l'\u00e2me. \n \n \n \n \nV, 9, 6 \n \n \n \n \n \nL'herbe cache et la pluie efface \n \n \n \n \n \n \nIl y a, au cimeti\u00e8re du P\u00e8re -Lachaise, aux environs \nde la fosse commune, loin du quartier \u00e9l\u00e9gant de \ncette ville des s\u00e9pulcres, loin de tous ces tombeaux de \nfantaisie qui \u00e9talent en pr\u00e9sence de l'\u00e9ternit\u00e9 les \nhideuses modes de la mort, dans un angle d\u00e9sert , le \nlong d'un vieux mur, sous un grand if auquel \ngrimpent les liserons, parmi les chiendents et les \nmousses, une pierre. Cette pierre n'est pas plus exempte que les autres des l\u00e8pres du temps, de la \nmoisissure, du lichen, et des fientes d'oiseaux. L'eau \nla verdit, l'air la noircit. Elle n'est voisine d'aucun \nsentier, et l'on n'aime pas aller de ce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0, parce \nque l'herbe est haute et qu'on a tout de suite les pieds \nmouill\u00e9s. Quand il y a un peu de soleil, les l\u00e9zards y \nviennent. Il y a, tout autour, un fr\u00e9missement de \nfolles avoines. Au printemps, les fauvettes chantent \ndans l'arbre. \nCette pierre est toute nue. On n'a song\u00e9 en la \ntaillant qu'au n\u00e9cessaire de la tombe, et l'on n'a pris \nd'autre soin que de faire cette pierre assez longue et \nassez \u00e9troite pour couvrir un homme. \nOn n'y lit aucun nom. \nSeulement, voil\u00e0 de cela bien des ann\u00e9es d\u00e9j\u00e0, une \nmain y a \u00e9crit au crayon ces quatre vers qui sont \ndevenus peu \u00e0 peu illisibles sous la pluie et la \npoussi\u00e8re, et qui probablement sont aujourd'hui \neffac\u00e9s : \n \nIl dort. Quoique le sort f\u00fbt pour lui bien \u00e9trange, \nIl vivait. Il mourut quand il n'eut plus son ange; \nLa chose simplement d'elle -m\u00eame arriva, \nComme la nuit se fait lorsque le jour s'en va. \n \nFIN. "}