{"filename": "mille_et_une_nuits_t1.pdf", "content": " \n \nContes Arabes \nTraduits par Antoine Galland \n(1646-1715) \n \n \nLes Mille \net \nUne Nuits \n \n \nTOME PREMIER \n \n \n\u00c9ditions Garnier fr\u00e8res, Paris, 1949 \n \n \nUn document produit en version num\u00e9rique par Jean-Marc Simonet, b\u00e9n\u00e9vole, \nprofesseur retrait\u00e9 de l\u2019enseignement de l\u2019Universit\u00e9 de Paris XI-Orsay \nCourriel : jmsimonet@wanadoo.fr\n \nDans le cadre de la collection : \"Les classiques des sciences sociales\" \nSite web : http ://classiques.uqac.ca/\n \nUne collection d\u00e9velopp\u00e9e en collaboration avec la Biblioth\u00e8que \nPaul-\u00c9mile-Boulet de l\u2019Universit\u00e9 du Qu\u00e9bec \u00e0 Chicoutimi \nSite web : http ://bibliotheque.uqac.ca/\n \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 2 \n \n \n \nCette \u00e9dition \u00e9lectronique a \u00e9t\u00e9 r \u00e9alis\u00e9e par Jean-Marc Simonet, \nb\u00e9n\u00e9vole. \nCourriel : jmsimonet@wanadoo.fr \n \n\u00c0 partir du livre : \n \n \nLes Mille et une Nuits \n \nContes arabes traduits par Galland \n\u00c9dition de Gaston Picard \n \nTome premier \n \n \n\u00c9ditions Garnier fr\u00e8res, Paris, \n1949, 400 pages \n \n \nPolices de caract\u00e8res utilis\u00e9es : \n \nPour le texte : Times New Roman, 14 points. \nPour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points. \n \n\u00c9dition \u00e9lectronique r\u00e9alis\u00e9e avec le tra itement de textes Microsoft Word 2004 \npour Macintosh. \n \nMise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5\u2019\u2019 x 11\u2019\u2019) \n \n\u00c9dition num\u00e9rique r\u00e9alis\u00e9e le 18 avri l 2006 \u00e0 Chicoutimi, Ville de Saguenay, \nprovince de Qu\u00e9bec, Canada. \n \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 3 \n \n \n \n \n \nTable des Mati\u00e8res \ndu tome premier \n \n \n \nNOTICE SUR GALLAND \n \nPR\u00c9FACE \n \n\u00c9PITRE \n \nAVERTISSEMENT \n \nLes Mille et une Nuits \n \nL\u2019\u00c2ne, le B\u0153uf et le Laboureur, fable \n \nLe Marchand et le G\u00e9nie \n \nHistoire du premier Viei llard et de la Biche \n \nHistoire du second Vieillard et des deux Chiens noirs \n \nHistoire du P\u00eacheur \n \nHistoire du Roi grec et du M\u00e9decin Douban \n \nHistoire du Mari et du Perroquet \n \nHistoire du Vizir puni \n \nHistoire du jeune Roi des \u00eeles Noires \n \nHistoire des trois Calenders, fils de Roi, et de cinq Dames de Bagdad \n \nHistoire du premier Calender, fils de Roi \n \nHistoire du second Calender, fils de Roi \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 4 \n \n \n \nHistoire de l\u2019Envi eux et de l\u2019Envi\u00e9 \n \nHistoire du troisi\u00e8me Calender, fils de Roi \n \nHistoire de Zob\u00e9ide \n \nHistoire d\u2019Amine \n \nHistoire de Sindbad le Marin \n \nPremier voyage de Sindbad le Marin \n \nSecond voyage de Sindbad le Marin \n \nTroisi\u00e8me voyage de Sindbad le Marin \n \nQuatri\u00e8me voyage de Sindbad le Marin \n \nCinqui\u00e8me voyage de Sindbad le Marin \n \nSixi\u00e8me voyage de Sindbad le Marin \n \nSepti\u00e8me et dernier voyage de Sindbad le Marin \n \nLes trois Pommes \n \nHistoire de la Dame massacr \u00e9e et du jeune Homme son mari \n \nHistoire de Noureddin A li et de Bedreddin Hassan \n \nHistoire du Petit Bossu \n \nHistoire que raconta le Marchand Chr\u00e9tien \n \nHistoire racont\u00e9e par le P ourvoyeur du Sultan de Casgar \n \nHistoire racont\u00e9e pa r le M\u00e9decin Juif \n \nHistoire que raconta le Tailleur \n \nHistoire du Barbier \n \nHistoire du premier Fr\u00e8re du Barbier Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 5 \n \n \n \n \nHistoire du second Fr\u00e8re du Barbier \n \nHistoire du troisi\u00e8me Fr\u00e8re du Barbier \n \nHistoire du quatri\u00e8me Fr\u00e8re du Barbier \n \nHistoire du cinqui\u00e8me Fr\u00e8re du Barbier \n \nHistoire du sixi\u00e8me Fr\u00e8re du Barbier \n \n \nFin du Tome Premier Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 6 \n \n \n \n \n \n \nNOTICE SUR GALLAND \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nIl y a des noms qui, sans \u00eatre accompagn\u00e9s de grands titres \u00e0 la \nc\u00e9l\u00e9brit\u00e9, ne sont jamais prononc\u00e9s toutefois sans r\u00e9veiller des \nsouvenirs honorables et doux. Tel es t celui du savant laborieux qui a \nconsacr\u00e9 une vie longue et studieu se, mais modeste et cach\u00e9e, \u00e0 \nl\u2019investigation de certaines conna issances peu communes et mal \nappr\u00e9ci\u00e9es de son temps, dans la seule vue d\u2019en retirer quelques \navantages pour l\u2019utilit\u00e9 ou pour le plai sir des autres. Tel est celui du \nrespectable Antoine Galland, auquel nous devons une excellente \ntraduction des Contes ing\u00e9nieux de l\u2019Orient et dont les infatigables \ntravaux seraient \u00e0 peine connus de la soci\u00e9t\u00e9, s\u2019il n\u2019avait eu \nl\u2019heureuse id\u00e9e d\u2019attacher une partie de sa r\u00e9putation comme \nlitt\u00e9rateur et comme savant \u00e0 ces riantes merveilles de l\u2019imagination \nqu\u2019on appelle les Mille et une Nuits. \n \nAntoine Galland, dit M. de Boze 1, qui avait pu le conna\u00eetre \nlongtemps, qui parlait de lui devant une illustre assembl\u00e9e, \nenti\u00e8rement compos\u00e9e de ses \u00e9mules et de ses amis, qui en parlait \nmoins de deux mois apr\u00e8s sa mort, et dont les notions puis\u00e9es par cons\u00e9quent aux sources les plus authentiques ont d\u00fb nous diriger \npartout dans ce r\u00e9cit, Antoine Ga lland naquit en 1646 dans un petit \nbourg de Picardie, nomm\u00e9 Rollo, \u00e0 deux lieues de Montdidier et \u00e0 six \nlieues de Noyon. Son nom est un de ceux qu\u2019il faut rattacher \u00e0 la \nlongue liste des \u00e9crivains vrai ment dignes de reconnaissance et \nd\u2019admiration dont la courageuse patience a vaincu la mauvaise \n \n1 \u00c9loge de Galland , prononc\u00e9 \u00e0 l\u2019Acad\u00e9mie des Insc riptions et Belles-Lettres, \ndans la s\u00e9ance de P\u00e2ques 1715. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 7 \n \n \n \nfortune et qui ont \u00e9t\u00e9 les seuls artis ans de leur talent et de leur \nrenomm\u00e9e. Sa m\u00e8re, r\u00e9duite \u00e0 vivr e p\u00e9niblement du travail de ses \nmains, ne parvint pas sans de grands efforts et de grandes difficult\u00e9s \u00e0 \nle faire entrer au coll\u00e8ge de Noy on, o\u00f9 les frais de son \u00e9ducation \nfurent partag\u00e9s par le principal et un chanoine de la cath\u00e9drale. Nous \ndoutons que les m\u00eames ressources se pr\u00e9sentassent souvent dans les \ninstitutions m\u00e9caniques et impassibles qu\u2019on a depuis quelque temps substitu\u00e9es au syst\u00e8me de cette \u00e9duc ation paternelle, et s\u2019il est vrai \nqu\u2019on y ait trouv\u00e9 quelque avantage sous le rapport du mode d\u2019enseignement, elles laisseront du moins regretter de hautes beaut\u00e9s \nmorales et d\u2019admirables exemples de charit\u00e9. \n \nGalland n\u2019avait pas atteint sa quatorzi\u00e8me ann\u00e9e quand la mort \nfrappa ses deux protecteurs \u00e0 la fois. \n \nCes v\u00e9n\u00e9rables pr\u00eatres ne lui lai ss\u00e8rent pour h\u00e9ritage qu\u2019un peu de \nlatin, de grec et d\u2019h\u00e9breu, connaissances qui n\u2019\u00e9taient cependant pas \ntout \u00e0 fait sans prix dans ce temps- l\u00e0, quoiqu\u2019elles fussent infiniment \nplus r\u00e9pandues qu\u2019aujourd\u2019hui. A l\u2019 \u00e9poque o\u00f9 nous vivons, elles ne \nrepr\u00e9senteraient pas dans l\u2019int\u00e9r\u00eat de l\u2019homme qui s\u2019y est livr\u00e9, sans \nfortune et sans protection d\u2019ailleu rs, les premiers \u00e9l\u00e9ments d\u2019un art \nm\u00e9canique, et dans tous les temps possibles, elles ne me paraissent gu\u00e8re plus capables de contribuer \u00e0 son bonheur. Mais le besoin de savoir et d\u2019employer utilement ce qu\u2019il savait ne permettait plus \u00e0 \nGalland de s\u2019accoutumer aux travaux grossiers des derniers artisans. \nUn an de rigoureux apprentissage fut tout ce que son d\u00e9vouement \u00e0 sa \nm\u00e8re put le contraindre \u00e0 subir d\u2019un genre de vie si nouveau pour lui. \nJe regrette que la d\u00e9licatesse des biens\u00e9ances acad\u00e9miques ait \ninterdit \u00e0 M. de Boze l\u2019indicati on m\u00eame d\u00e9tourn\u00e9e du m\u00e9tier que le \ndocte Galland avait exerc\u00e9 dans son enfance. De telles particularit\u00e9s \nennoblissent encore \u00e0 mes yeux une noble carri\u00e8re, et je ne voudrais \npas ignorer que Plaute a \u00e9t\u00e9 me unier, Shakespeare, valet d\u2019un \nmaquignon, l\u2019auteur d\u2019\u00c9mile , gar\u00e7on horloger, et que le vaste g\u00e9nie \nde ce Linn\u00e9 qui a embrass\u00e9, compris et d\u00e9crit toute la nature, s\u2019est d\u00e9velopp\u00e9 \u00e0 la vue des modestes pots de fleurs qui pr\u00eataient leur \nornement favori \u00e0 la boutique d\u2019un pauvre cordonnier. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 8 \n \n \n \nQuoi qu\u2019il en soit, Galland, fatigu\u00e9 d\u2019un \u00e9tat servile sans \u00e9mulation et \nsans gloire, prit le chemin de Pa ris, rendez-vous de toutes les \nesp\u00e9rances de la province, muni se ulement de l\u2019adresse d\u2019une vieille \nparente qui y \u00e9tait en condition, et de celle d\u2019un bon eccl\u00e9siastique qu\u2019il avait vu quelquefois chez c on chanoine de Nyon ; car l\u2019amiti\u00e9 \nd\u2019un honn\u00eate homme est un bienfait qu i survit m\u00eame \u00e0 sa vie et qui \nprot\u00e8ge longtemps encore ceux qui en ont \u00e9t\u00e9 honor\u00e9s. \n \nOn ne conseillerait maintenant \u00e0 personne, et beaucoup moins \u00e0 un \nsavant qu\u2019\u00e0 tout autre, de se pr \u00e9senter \u00e0 Paris avec de semblables \ngaranties ; mais le traducteur des Mille et une Nuits \u00e9tait destin\u00e9 \u00e0 se \nfamiliariser de bonne heure avec les choses merveilleuses, et on con\u00e7oit le charme qu\u2019il a d\u00fb trouver d\u00e8s le premier abord dans la lecture des Contes orientaux dont le s p\u00e9rip\u00e9ties brillantes ne faisaient \nque lui rappeler d\u2019une mani\u00e8re un pe u hyperbolique les alternatives \nde sa propre histoire. D\u00e8s son arriv\u00e9e, tout lui r\u00e9ussit fort au del\u00e0 de ses esp\u00e9rances, jusqu\u2019aux \u00e9v\u00e9nemen ts que le vulgaire appelle des \nmalheurs. \n \nAccueilli par le sous-principal du co ll\u00e8ge du Plessis, et bient\u00f4t apr\u00e8s \npar un savant docteur de Sorbonne nomm\u00e9 Petit -Pied, il dut \u00e0 leur \nappui les plus pr\u00e9cieux avantages qu\u2019il f\u00fbt venu chercher dans la capitale des sciences et des lettr es, celui de recevoir des le\u00e7ons au \nColl\u00e8ge-Royal, de former la connaissance d\u2019hommes studieux et \nbienveillants, et surtout de faire le catalogue des manuscrits orientaux \nde la biblioth\u00e8que de Sorbonne, occupation fort st\u00e9rile sans doute au \njugement des gens du monde, mais do nt l\u2019utilit\u00e9 sera bien appr\u00e9ci\u00e9e \npar tous les esprits sages et l aborieux qui ont eu le bonheur de \nperfectionner des \u00e9tudes \u00e9bauch\u00e9es en v\u00e9rifiant des titres et en \ncollationnant des copies. \n \nL\u2019exp\u00e9rience seule peut faire comp rendre combien la patiente fatigue \ndu d\u00e9brouilleur de charte s et du compilateur de notices fournit de \nfacilit\u00e9 aux m\u00e9thodes et de richesses \u00e0 l\u2019instruction. De la Sorbonne, Galland passa au coll\u00e8ge Mazarin, o\u00f9 un professeur syst\u00e9matique \nnomm\u00e9 M. Godouin avait \u00e9tabli ce mode sauvage d\u2019enseignement, \ninforme tradition des temps de barbarie, que l\u2019Angleterre nous a Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 9 \n \n \n \nrenvoy\u00e9e depuis peu et que l\u2019 ignorance regarde comme une \nnouveaut\u00e9. \n \nMalgr\u00e9 la protection des ho mmes puissants de l\u2019\u00e9poque, et \nparticuli\u00e8rement du duc de la Meilleraye, cette institution si favorable \n\u00e0 un gouvernement absolu tomba sous le poids du discr\u00e9dit du public, \net Galland ne la retrouva que chez ces tribus disgraci\u00e9es de l\u2019Inde, \nque le despotisme a priv\u00e9es des premiers bienfaits de la civilisation. \nM. de Nointel, ambassadeur \u00e0 Constant inople, l\u2019avait conduit dans le \nLevant avec le dessein, ou plut\u00f4t le sous-pr\u00e9texte officieux de tirer des \u00e9glises grecques des attestations en forme sur les articles de leur foi, \nqui faisaient alors un grand sujet de dispute entre M. Arnaud et le \nministre Claude. \n \nIl est difficile de d\u00e9terminer jusqu\u2019\u00e0 quel point un jeune \u00e9tudiant \u00e9tait propre \u00e0 la discussion de ces cont roverses ; mais il est \u00e9vident que \nl\u2019ambassadeur qui choisissait un secr\u00e9taire, un \u00e9mule, un ami, dans \nun \u00e2ge si tendre et dans une conditio n si obscure, \u00e9tait digne de son \nsi\u00e8cle et digne de son roi ; et quand, de la part de M. de Nointel, ce \nn\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 qu\u2019une simple combinaison, ce serait encore une combinaison fort bien entendue. \n \nLe nom de Galland est aujourd\u2019hui plus connu que le sien, mais il le rappelle d\u2019une mani\u00e8re honor able pour tous les deux. \n \nM. de Nointel ayant renouvel\u00e9 avec la Porte des capitulations de \ncommerce qui entraient probabl ement pour beaucoup plus dans \nl\u2019objet de son voyage que la pol\u00e9m ique des deux \u00e9glises, prit cette \noccasion d\u2019aller visiter les \u00c9che lles du Levant, d\u2019o\u00f9 il passa \u00e0 \nJ\u00e9rusalem et parcourut la Terre-Sainte. \n \nGalland, qui l\u2019accompagnait dans ces importantes excursions, en \nprofitait, en homme habile, pour apprendre, conna\u00eetre et recueillir. \nC\u2019est \u00e0 ses soins que nos collections nationales sont redevables d\u2019une \nfoule d\u2019utiles curiosit\u00e9s, et ses de ssins contribu\u00e8rent \u00e0 l\u2019enrichisse-\nment de la Pal\u00e9ographie de M ontfaucon, la communication de \nquelques-uns de ces petits tr\u00e9sors, douces et faciles conqu\u00eates de la Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 10 \n \n \n \nscience dans un pays alors beaucoup moins explor\u00e9 qu\u2019aujourd\u2019hui, \nle mit en rapport avec les curieux et les savants les plus distingu\u00e9s de \nParis. \n \nLeurs conseils le d\u00e9termin\u00e8rent \u00e0 un second voyage qui ne fut pas inutile au Cabinet du Roi, o\u00f9 l\u2019on conserve encore beaucoup de \nm\u00e9daillons pr\u00e9cieux, tribut d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9 de z\u00e8le et de patriotisme, qui \nne resta toutefois pas sans r\u00e9comp ense. C\u2019\u00e9tait l\u2019usage, en ce temps-\nl\u00e0, d\u2019honorer les lumi\u00e8res, m\u00eame dans un homme simple et pauvre, et \nde reconna\u00eetre le d\u00e9vouement, m\u00eame dans un serviteur inutile. \n \nAinsi, lors d\u2019un troisi\u00e8me voyage fait en 1679, aux d\u00e9pens le la \nCompagnie des Indes orientales, dans le seul dessein de chercher et \nd\u2019acqu\u00e9rir des objets propres \u00e0 l\u2019 ornement du Cabinet et de la \nBiblioth\u00e8que de Colbert, Galland aurait \u00e9prouv\u00e9, aux changements survenus dans cette compagnie, le s d\u00e9sagr\u00e9ments ordinairement \nattach\u00e9s \u00e0 cette esp\u00e8ce de vicissitude , si un minist\u00e8re \u00e9clair\u00e9 ne l\u2019avait \npas suivi d\u2019une juste bienveillance, et si une r\u00e9tribution inattendue de \nses travaux n\u2019\u00e9tait pas venue le ch ercher pour ainsi dire au fond de \nson avant exil. Galland se croyait ab andonn\u00e9 et perdu, quand il re\u00e7ut, \nje ne sais en quelle partie de l\u2019Orient, le brevet et les honoraires \nanticip\u00e9s de premier Antiquaire du Roi : Louis XIV r\u00e9gnait. \n \nA ce dernier voyage se rappo rte un des \u00e9pisodes les plus \nremarquables de cette vie, d\u2019ailleurs si calme et si sagement occup\u00e9e, \nque l\u2019on ne concevrait pas fac ilement qu\u2019elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 expos\u00e9e \u00e0 \nd\u2019autres agitations, \u00e0 d\u2019autres dangers que eux qui menacent l\u2019homme physique dans le s catastrophes in\u00e9vitables de la nature. \nNotre voyageur \u00e9tait pr\u00e8s de s\u2019 embarquer \u00e0 Smyrne, \u00e0 l\u2019\u00e9poque d\u2019un \ndes plus affreux tremblements de terre qui aient jamais d\u00e9sol\u00e9 ces belles contr\u00e9es. \n \nPlus de quinze mille habitants furent ensevelis sous les ruines ou \nd\u00e9vor\u00e9s par les flammes, car le d\u00e9sastre commen\u00e7a vers une heure de \nla journ\u00e9e o\u00f9 il y a du feu dans tout es les maisons, et on comprend \ncombien cette circonstance dut en augmenter l\u2019horreur. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 11 \n \n \n \nL\u2019auteur de l\u2019 \u00c9loge de Galland remarque assez ing\u00e9nieusement \u00e0 \ncette occasion que son h\u00e9ros fut pr\u00e9serv\u00e9 du feu par un privil\u00e8ge \nordinaire aux cuisines des philosophes ce n\u2019est peut-\u00eatre pas le seul avantage que le talent et la vertu aient retir\u00e9 de la pauvret\u00e9. \n \nQuant aux d\u00e9combres de la maison, ils se dispers\u00e8rent tellement dans \nleur chute, qu\u2019ils envelopp\u00e8rent Ga lland sans le blesser et qu\u2019ils \nlaiss\u00e8rent entre eux un intervalle suffisant pour que le jeu de sa \nrespiration ne f\u00fbt pas interrompu jusqu\u2019au moment o\u00f9 l\u2019on parvint \u00e0 \nle retrouver sous les d\u00e9bris, plus de vingt-quatre heures apr\u00e8s. Je ne \nserais pas \u00e9loign\u00e9 de croire que la Reine des F\u00e9es pr\u00eatait alors \nquelque secours \u00e0 l\u2019\u00e9crivain naturel et sensible qui devait apporter \ndans notre Occident les brillantes traditions de son empire et \nl\u2019histoire des prestiges de son peuple de lutins et de g\u00e9nies. \n \nDepuis l\u2019\u00e9poque de son retour jusqu\u2019\u00e0 sa mort, il ne para\u00eet pas que sa vie ait offert aucun autre incident digne de remarque. On le voit \npartager les travaux de M. Th\u00e9venot, garde de la Biblioth\u00e8que du Roi, \npr\u00eater son concours \u00e0 la r\u00e9daction de la Biblioth\u00e8que orientale de \nd\u2019Herbelot, recevoir une douce hos pitalit\u00e9 litt\u00e9raire de l\u2019amiti\u00e9 du \nsage Bignon et suivre M. F oucault dans son intendance de \nNormandie, apr\u00e8s la mort de son dernier protecteur. \n \nL\u2019existence du savant modeste et de l\u2019homme de bien dans les temps \nordinaires ne se distingue gu\u00e8 re que par la succession de ses \nouvrages et le nom de ses amis. Heureux l\u2019\u00e9crivain vraiment favoris\u00e9 \npar la fortune qui ne laissera point d\u2019autres souvenirs \u00e0 l\u2019histoire ! \nAussi, \u00e0 part une anecdote qui tra\u00eene dans tous les recueils et qui ne \nfait pas assez d\u2019honneur \u00e0 la polite sse de la jeunesse fran\u00e7aise pour \nqu\u2019on aime \u00e0 la r\u00e9p\u00e9ter, on croirait que l\u2019interpr\u00e8te ing\u00e9nu de \nScheherazade a pass\u00e9 \u00e0 dormir, comm e son h\u00e9ro\u00efne, tout le temps de \nsa vie pendant lequel il n\u2019a pas fait quelques-uns de ces beaux contes \nqu\u2019il contait si bien. Cependant, ind\u00e9pendamment de la part \nconsid\u00e9rable qu\u2019il a prise, comme je le disais tout \u00e0 l\u2019heure, \u00e0 cet \ninappr\u00e9ciable tr\u00e9sor d\u2019\u00e9rudition orientale qui porte le nom de \nd\u2019Herbelot et qui ne le c\u00e8de en ri en, selon moi, \u00e0 toutes les richesses \nqu\u2019Ali Baba trouva dans la caverne des 40 voleurs, on lui doit une Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 12 \n \n \n \ngrande partie du Menagiana, un trait\u00e9 curieux sur l\u2019 Origine du caf\u00e9 , \nplusieurs Lettres sur diff\u00e9rentes m\u00e9dailles du Bas-Empire , une foule \nde m\u00e9moires et de dissertations ins\u00e9r\u00e9s dans les recueils de \nl\u2019Acad\u00e9mie des Inscriptions et Be lles-Lettres, dont ils ne composent \npas un des moindres ornements ; beaucoup de manusc rits enfin qu\u2019un \nsi\u00e8cle sp\u00e9culateur n\u2019aurait pas lais s\u00e9s in\u00e9dits et qui apprendraient \npeut-\u00eatre encore quelque chose au n\u00f4tre. Mais, de toutes ces productions, il n\u2019en est aucune dont le m\u00e9rite ait \u00e9t\u00e9 plus \nuniversellement reconnu que les Contes orientaux . \n \nIls produisirent, d\u00e8s le moment de leur publication, cet effet qui \nassure aux productions de l\u2019espr it une vogue popul aire. Quoiqu\u2019ils \nappartinssent \u00e0 une litt\u00e9rature peu c onnue en France, et que le genre \nde composition adm\u00eet ou plut\u00f4t exige \u00e2t des d\u00e9tails de m\u0153urs, de \ncaract\u00e8res, de costumes et de lo calit\u00e9s enti\u00e8rement \u00e9trangers \u00e0 toutes \nles id\u00e9es \u00e9tablies dans nos contes et dans nos romans, on fut \u00e9tonn\u00e9 \ndu charme qui r\u00e9sultait de leur lecture. C\u2019est que la v\u00e9rit\u00e9 des \nsentiments, la nouveaut\u00e9 des tabl eaux, une imagination f\u00e9conde en \nprodiges, un coloris plein de chaleur, l\u2019attrait d\u2019une sensibilit\u00e9 sans pr\u00e9tention, le sel d\u2019un comique sans caricature, c\u2019est que l\u2019esprit et le naturel enfin plaisent partout et plaisent \u00e0 tout le monde. \n \nLa Harpe, qu\u2019on n\u2019accusera certain ement pas d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 la dupe de \nson exaltation en mati\u00e8re de critique , et dont l\u2019enthousiasme, difficile \n\u00e0 exciter, forme un assez beau t\u00e9 moignage en faveur d\u2019un livre, \nrelisait celui-ci tous les ans, et ne le relisait jamais sans prendre un \nplaisir nouveau. Le plus grand nombre des lecteurs pensent comme \nLa Harpe, et quel est l\u2019homme qui n\u2019a pas besoin de se d\u00e9lasser \nquelquefois des ennuis de la vie positive dans les illusions d\u00e9licieuses \nd\u2019une vie imaginaire ? \n \nLa traduction de Galland est, dans ce genre de litt\u00e9rature, un ouvrage \npour ainsi dire classique ; et si e lle a subi quelques reproches de la \npart de certains orientalistes superstitieusement fid\u00e8les aux textes \noriginaux, c\u2019est qu\u2019ils ont eu plus d\u2019\u00e9gard aux int\u00e9 r\u00eats de cette \n\u00e9rudition exotique qu\u2019\u00e0 l\u2019esprit de notre langue et aux besoins de \nnotre litt\u00e9rature nationale. Ce n\u2019\u00e9tait pas r\u00e9soudre la question c\u2019\u00e9tait Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 13 \n \n \n \nla d\u00e9placer. Nous sommes persuad\u00e9s qu\u2019on devrait savoir gr\u00e9 au \ncontraire \u00e0 l\u2019intelligence et au go\u00fbt du traducteur d\u2019avoir \u00e9lagu\u00e9 de \nces charmantes compositions les figures outr\u00e9es, les d\u00e9tails fastidieux, \nles r\u00e9p\u00e9titions parasites, qui ne pourraient qu\u2019en affaiblir l\u2019int\u00e9r\u00eat \ndans une langue brillante, mais exacte, qui veut concilier partout \nl\u2019agr\u00e9ment et la pr\u00e9cision. \n \nIl nous semble m\u00eame, en derni\u00e8re analyse, qu\u2019on n\u2019a pas rendu assez \nde justice au style de Galland. Abondant sans \u00eatre prolixe, naturel et \nfamilier, sans \u00eatre ni l\u00e2che ni tr ivial, il ne manque jamais de cette \n\u00e9l\u00e9gance qui r\u00e9sulte de la facilit\u00e9, et qui pr\u00e9sente je ne sais quel \nm\u00e9lange de la na\u00efvet\u00e9 de Perrault et de la bonhomie de La Fontaine. \n \nGalland mourut le 17 f\u00e9vrier 1715, \u00e0 l\u2019\u00e2ge de 69 ans, d\u2019un \nredoublement d\u2019asthme, auquel se joi gnit sur la fin une fluxion de \npoitrine. Quoique attendu depuis longtemps, cet \u00e9v\u00e9nement fut un \nsujet d\u2019amers regrets pour tous ceux qui l\u2019avaient connu, et son effet \nne se borna point \u00e0 la petite enceinte du Coll\u00e8ge-Royal et de \nl\u2019Acad\u00e9mie. La m\u00e9diocrit\u00e9 de la fo rtune de Galland n\u2019\u00e9tait pas telle \nqu\u2019il ne p\u00fbt faire un eu de bien autou r de lui, et son convoi fut suivi \npar un grand nombre de pauvres qu\u2019il avait secr\u00e8tement soulag\u00e9s et \nd\u2019enfants auxquels il avait enseign\u00e9 gratuitement les \u00e9l\u00e9ments de la \ngrammaire, en \u00e9piant sans doute avec une sollicitude pleine de charme leurs dispositions naiss antes. Pouvait-il observer les \nd\u00e9veloppements d\u2019un jeune esprit alt\u00e9r\u00e9 d\u2019instruction, sans se rappeler ses propres \u00e9tude s au coll\u00e8ge de Noyon et le souvenir du bon \nchanoine dont les le\u00e7ons lui avaient l\u00e9gu\u00e9 les douceurs de l\u2019aisance et \nd\u2019une vie honor\u00e9e ? \n \nCelle de Galland respire partout une fleur de probit\u00e9 qui d\u00e9core ses \nmoindres actions. J\u2019en citerai, d\u2019 apr\u00e8s M. de Boze , une particularit\u00e9 \nd\u2019ailleurs peu connue, soit qu\u2019on ne la trouve qu\u2019\u00e0 la source que je \nviens d\u2019indiquer, soit que les biographes aient jug\u00e9 qu\u2019elle \u00e9tait d\u2019un \nm\u00e9rite trop vulgaire en ce si\u00e8cle pour valoir la peine d\u2019\u00eatre recueillie. Homme vrai jusque dans les plus pe tits d\u00e9tails, il poussait la droiture \n\u00e0 un tel degr\u00e9 de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9, qu\u2019en rendant compte \u00e0 ses commettants de \nla Compagnie ou \u00e0 ses associ\u00e9s de Paris des d\u00e9penses qu\u2019il avait Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 14 \n \n \n \nfaites dans le Levant, il portait seulement deux ou trois sous, et \nquelquefois rien, pour les jour n\u00e9es qui, par des conjonctures \nfavorables, mais bien plus souvent par des abstinences forc\u00e9es, ne lui \navaient pas co\u00fbt\u00e9 davantage. Il in scrivait ses privations et ses \nsouffrances dans la colonne des \u00e9conomies. \n \nLe testament de Galland offrit une circonstance fort singuli\u00e8re : Sa \nm\u00e8re \u00e9tait morte depuis bien des ann\u00e9es ; il ne connaissait point de \nparents, et ses collections \u00e9taient dignes des cabinets les plus \npr\u00e9cieux. Ce pauvre man\u0153uvre, qui \u00e9tait venu \u00e0 pied de Noyon \u00e0 \nParis pour y implorer la protection d\u2019une servante, laissa trois \nl\u00e9gataires en mourant : la Biblio th\u00e8que, l\u2019Acad\u00e9mie et le Roi. \n \n Charles Nodier. \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 15 \n \n \n \n \n \n \n \n \nPR\u00c9FACE \n \n \n \n \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nL\u2019Infortune d\u2019un Sganarelle, voil\u00e0 ce qu\u2019on trouve \u00e0 l\u2019origine des \nMille et une Nuits . Sganarelle, l\u00e0, s\u2019appelle Schahzenan, et ses \nmalheurs n\u2019ont rien d\u2019imaginaire. Tout sultan de la Grande-Tartarie qu\u2019il soit, Schahzenan est bel et bien tromp\u00e9, sa carogne de femme le \nlui fait bien voir, ou plut\u00f4t il le voit assez de lui-m\u00ea me : elle tient \npress\u00e9 contre elle l\u2019homme qui lui pla\u00eet. \n \nSchahzenan n\u2019h\u00e9site pas, il tue les c oupables. Et c\u2019est tout irrit\u00e9 mais \ntout penaud qu\u2019il se rend chez s on fr\u00e8re Schahriar, un des derniers \nsouverains de la dynastie sassanide, le roi de Perse. Ne se croit-il pas \nl\u2019objet malheureux d\u2019un cas unique, le pauvre ! Ce n\u2019est pas \u00e0 son \na\u00een\u00e9 que la chose arriverait... Ma is qu\u2019a donc la favorite de \nSchahriar, la sultane de Perse, \u00e0 se pavaner avec des airs coquins, \nparmi vingt femmes, cependant que so n seigneur et ma\u00eetre est \u00e0 la \nchasse ? Des noirs sont l\u00e0, et ces dames se jettent \u00e0 leur cou, la \nfavorite, la sultane de Perse co mme les autres. Schahzenan, \u00e0 cette \nvue, se sent mieux. Il est consol\u00e9. Son fr\u00e8re ! Son fr\u00e8re est... Sganarelle II. Et du coup, il re devient si plein d\u2019entrain que \nSchahriar, qui avait remarqu\u00e9 la sombre humeur de son cadet, \ns\u2019\u00e9tonne. Schahzenan l\u00e2che le morceau : \u00ab Veux-tu savoir, ce dont \nj\u2019ai \u00e9t\u00e9 le t\u00e9moin, mon cher fr\u00e8r e ? Ta favorite, dans les bras d\u2019un Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 16 \n \n \n \ngrand diable de moricaud. Je n\u2019ai plus rien \u00e0 t\u2019envier. Ah ! c\u2019est trop \ndr\u00f4le. \u00bb \n \nMais le roi de Perse ne rit pas. Il livre sa favorise au grand vizir, il \ncommande \u00e0 celui-ci d\u2019\u00e9trangler la coupable, il coupe la t\u00eate de ses \ncompagnes, cela soulage. Et pour pl us de soulagement encore, pour \nplus de garantie surtout, il d\u00e9cide qu\u2019il passera dor\u00e9navant chacune \nde ses nuits avec une demoiselle, laquelle, le jour s\u2019\u00e9tant lev\u00e9, il \nlivrera au grand vizir, ni plus ni mo ins que cette peste de favorite, afin \nque p\u00e9risse sa toute passag\u00e8re co mpagne : vierge il l\u2019aura eue ; \nfemme elle n\u2019appartiendra \u00e0 personne d\u2019autre. Bonne id\u00e9e vraiment. \nD\u00e9j\u00e0 le grand vizir recense les je unes filles. Un bain de sang suit \nchaque nuit d\u2019amour. Les familles prennent le deuil, les m\u00e8res se \nlamentent. Alors surgit Scheheraz ade. La fille du grand vizir informe \nson p\u00e8re : d\u2019elle-m\u00eame elle se mettra \u00e0 la disp osition de Schahriar. Le \ngrand vizir s\u2019effare : \u00ab Tu es compl\u00e8tement folle ! \u00bb Scheherazade \nsourit. C\u2019est qu\u2019elle a un truc : elle prie le roi de Perse de laisser \nDinarzade, sa petite s\u0153ur, occuper un coin de la chambre des noces, \naux fins de la voir et de lui dire adieu une derni\u00e8re fois. Schahriar y \nconsent. Et quand le jour est su r le point de para\u00eetre, quand c\u2019est \nl\u2019heure pour Schahriar de livrer Sc heherazade \u00e0 la mort, Dinarzade, \nqui est dans la combinaison, susurre : \u00ab Ma s\u0153ur, dites-nous donc un \nde ces beaux contes que vous connaissez si bien. \u00bb \n \nUn conte suivant l\u2019autre, mille et un contes se suivant \u2014 et encore se chevauchent-ils, l\u2019int\u00e9r\u00eat en su spens \u2014 Scheherazade, qui a dans \nSchahriar un auditeur \u00ab bon public \u00bb, reste la seule \u00e9pouse de celui-\nci. Car au mille et uni\u00e8me, Schahriar, roul\u00e9 mais content, fait gr\u00e2ce \u00e0 \nScheherazade. Le pays est en f\u00eate ; les jeunes filles re tournent \u00e0 leurs \nfianc\u00e9s, les m\u00e8res \u00e0 leurs occupations . Et un ma\u00eetre-livre est n\u00e9 : le \nlivre des livres, le conte des contes . En effet il n\u2019y a l\u00e0 qu\u2019un livre, \nquoique fait de beaucoup ; en effet il n\u2019y a l\u00e0 qu\u2019un conte, quoique \nmultipli\u00e9 : un fil conducteur relie une histoire \u00e0 une autre, quitte \u00e0 ce \nqu\u2019une troisi\u00e8me, une dixi\u00e8me, une centi\u00e8me intervienne, un fil qui a \ndu serpent les n\u0153uds, du caoutchouc l\u2019\u00e9lasticit\u00e9, de l\u2019imagination les \ncaprices, mais enfin un fil. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 17 \n \n \n \nMais si Scheherazade d\u00e9vide l\u2019\u00e9che veau, de qui et d\u2019o\u00f9 donc tient-elle \ntant de savoir ? Ces contes, elle ne les invente pas entre deux nuits, elle n\u2019agence pas dans sa jolie t\u00eate les situations, elle ne suscite pas \nles personnages cependant que Schahria r tire de son beau corps le \nplaisir. Il faut que Scheherazade ait beaucoup lu. Et qu\u2019elle ait \nbeaucoup retenu. Sans souci des citations de source. Pas de notes de \nbas de page dans son babil d\u2019oi seau : un marchand, un esclave, un \np\u00eacheur, avec la conteuse, cont ent. Mais pas un nom d\u2019auteur \nn\u2019\u00e9claire toutes ces sortes de gens. Tant mieux. Ne reconna\u00eet-on pas la c\u00e9l\u00e9brit\u00e9 d\u2019une \u0153uvre \u00e0 ce qu\u2019elle est d\u2019auteur inconnu ? Dieu sait si on attribue \u00e0 plus d\u2019un le Th\u00e9\u00e2 tre de Shakespeare, il semble que \nl\u2019Imitation de J\u00e9sus-Christ soit descendue du ciel, et seule une \ncertaine erreur d\u2019interpr\u00e9ta tion ferait qu\u2019on dirait des Mille et une \nNuits : \u00ab \u00c7a, c\u2019est du Galland. \u00bb Galland, le cher Galland, dont nous \nn\u2019irons pas retracer ici la vie ex emplaire en \u00e9cho \u00e0 la notice de \nCharles Nodier, Antoine Galland orientaliste et numismate, grand \nvoyageur et amateur de caf\u00e9, a traduit les Mille et une Nuits . Il \nn\u2019entre pour rien dans leur cr\u00e9ation. Et ce n\u2019est pas inutile de le dire, \nlorsque tant d\u2019honn\u00eates gens attri buent \u00e0 notre compatriote \u2014 on lui \nattribua, notamment, l\u2019histoire d\u2019Aladin \u2014 les contes arabes. \n \nDans l\u2019 Avertissement que nous reproduisons plus loin, Galland loue \nl\u2019auteur, l\u2019auteur inconnu dont il fut, et le traducteur, et \nl\u2019introducteur en France puisque, av ant Galland, personne ne s\u2019\u00e9tait \navis\u00e9 de pr\u00e9senter dans notre lang ue les prodigieuses histoires que \ntout le monde conna\u00eet depuis. Les modes peuvent pa sser, les \u00e9coles \nlitt\u00e9raires se succ\u00e9der, les contes arabes et tous leurs tr\u00e9sors, toute \nleur magie, restent en faveur. Aussi, quel fut l\u2019enthousiasme des \ncontemporains de Galland lorsque, \u00e0 Paris, \u00ab chez la veuve de \nClaude Barbin, au Palais, sur le Second Perron de la Sainte \nChapelle \u00bb, l\u2019ann\u00e9e 1704, apr\u00e8s approbati on de Fontenelle et avec \nprivil\u00e8ge du roi, les Mille et une Nuits commenc\u00e8rent de briller des \ncent mille et un feux d\u2019un exo tisme encore tout neuf ? \n \nCes cent mille et un feux qui brill\u00e8re nt bien au del\u00e0 \u2014 ils n\u2019ont pas \ncess\u00e9 de briller \u2014 de 1717, date o\u00f9 les douze volumes (petit in-douze) \nde la traduction Galland eurent accompli le cycle des Mille et une Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 18 \n \n \n \nNuits. Comme on comprend que \u2014 beaucoup plus tard \u2014 un Stendhal \nait dit qu\u2019il voudrait n\u2019avoir jamais lu les contes arabes, pour avoir la \nvolupt\u00e9 de les d\u00e9couvrir ! \n \nGalland les avait d\u00e9couverts. Un biblioth\u00e9caire qui sait son m\u00e9tier, ne \nvit pas seulement sur les livres, les manuscrits qu\u2019il a mission \nd\u2019\u00e9tiqueter ; il a le bras long, il ouvre un \u0153il \u00e0 facettes, il flaire, il \npalpe feuillets, reliures, partout o\u00f9 il y a du papier, des bouquins. \nGalland avait traduit sept contes de l\u2019arabe, il les offrait sur \nmanuscrit \u00e0 Mme la marquise d\u2019O, dame du Palais de Mme la duchesse de Bourgogne, la fille de M. de Guilleragues, lequel l\u2019avait \nsi fort oblig\u00e9 lors de son s\u00e9jour \u00e0 Constantinople, il se disposait \u00e0 \nfaire imprimer sa traduction, mais est-ce que ce bouquet de contes \nn\u2019en annon\u00e7ait pas bien d\u2019autres ! Les jardins sont grands, Galland \ns\u2019avisa que tout un recueil existait, il fit venir de Syrie les volumes, il \nse jeta sur ces richesses inexplor\u00e9es , et ce ne sont plus sept, mais \nmille et un contes qu\u2019il offrit pour \u00ab petit pr\u00e9sent \u00bb \u00e0 Mme d\u2019O. \n \nDerri\u00e8re Mme d\u2019O, la Cour, le Parl ement, les bourgeois, les truands, \ntout ce qui sait lire enfin, lut les contes arabes. Les Mille et une Nuits \ncommen\u00e7aient leur chemin chez nous. \n \nIl n\u2019y a pas de route si \u00e9toil\u00e9e que le pied ne s\u2019y heurte \u00e0 quelque \npierre. Galland eut ses critiques. Faisons confiance \u00e0 notre \ntraducteur. Nous pouvons en croire la Revue Encyclop\u00e9dique (janvier \n1900) qui, sous la signature d\u2019E. Bl ochet, rel\u00e8ve co mme fort exag\u00e9r\u00e9s \nles deux reproches qui \u00e9taient le plus souvent adress\u00e9s \u00e0 Galland, et \n\u00ab d\u2019avoir laiss\u00e9 de c\u00f4t\u00e9 une partie de l\u2019ouvrage \u00bb, et \u00ab d\u2019avoir \nremani\u00e9 de fa\u00e7on \u00e0 le rendre m\u00e9c onnaissable le texte arabe \u00bb. Il \nfallait savoir que Galland \u00ab travaillait sur un manuscrit des Mille et \nune Nuits qui \u00e9tait d\u2019une classe tout e diff\u00e9rente de celle que nous \nconnaissons \u00bb. Et que, d\u2019autre part, il s\u2019\u00e9tait attach\u00e9 \u00e0 ne pas blesser \nle lecteur par des sc\u00e8nes qui dans leur vivacit\u00e9 particuli\u00e8re n\u2019apporteraient \u00ab rien de neuf \u00e0 la connaissance des m\u0153urs des \nMusulmans \u00bb, ces tableaux \u00ab montrant l\u2019homme en proie \u00e0 ces instincts les plus vils qui sont les m\u00eames sous toutes les latitudes \u00bb.Il nous serait permis de faire obser ver que les instincts les meilleurs Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 19 \n \n \n \n\u00e9tant les m\u00eames, eux aussi, partout o\u00f9 la lune brille, il n'y aurait pas \nde raisons de ne pas tout couper, sous pr\u00e9texte d\u2019une absence de nouveaut\u00e9, mais nous aurions mauvaise gr\u00e2ce \u00e0 discuter ici des id\u00e9es d\u2019Antoine Galland, surtout quand nous n\u2019avons qu\u2019\u00e0 souscrire \u00e0 ceci, \nque la Revue Encyclop\u00e9dique ajoute : \u00ab La traduction de Galland \ndonne une id\u00e9e tr\u00e8s fid\u00e8le du caract\u00e8re et de la tonalit\u00e9 des Mille et \nune Nuits , ainsi que de la vie arabe. \u00bb Voil\u00e0 bien ce qui importe, et \npaix \u00e0 Galland s\u2019il est vrai que, plus prude que Scheherazade, hier \nencore demoiselle, il a craint d\u2019offens er des lecteurs qui, sans avoir le \njeune \u00e2ge de Dinarzade, n\u2019ont pas les oreilles de Schahriar. \n \n*** \n \nSi quelqu\u2019un \u00e9tait qualifi\u00e9 pour en faire grief \u00e0 Antoine Galland, \u00e0 \ndeux si\u00e8cles environ de la publication des Mille et une Nuits , c\u2019\u00e9tait \nbien le docteur J.-C. Mardrus, \u00e0 son tour le traducteur des contes \narabes. Le docteur Mard rus, pour \u00eatre venu apr\u00e8s Galland, n\u2019en a pas \nmoins droit \u00e0 notre v\u00e9n\u00e9ration. Venu apr\u00e8s c\u2019est vrai, mais dans des \ndispositions tout autres. Lorsque , en 1899, les \u00e9ditions de la Revue \nBlanche commenc\u00e8rent de publier les Mille Nuits et Une Nuit , une \nr\u00e9v\u00e9lation seconde mais d\u2019un ordre t out diff\u00e9rent \u00e9tait faite. Ce n\u2019est \npas parce que nous pr\u00e9sentons ici la traduction Galland, qui a toute \nnotre admiration, que nous irons m\u00e9conna\u00eetre la traduction Mardrus, \nquand ce ne serait que pour la part qu\u2019elle fait... \u00e0 quoi ? aux \npassages les plus libres ? C\u2019est affa ire d\u2019appr\u00e9ciation, nous pensions \n\u00e0 toute cette po\u00e9sie, \u00e0 ces comprim\u00e9s tant\u00f4t et tant\u00f4t \u00e0 ces explosions \nde lyrisme qui enchantent sa traduc tion Galland, lui, ne s\u2019int\u00e9ressait \npas aux vers. Peut-\u00eatre par pr\u00e9occ upation de ne pas retarder la \ncuriosit\u00e9 du lecteur, anxieux de conna\u00eetre le d\u00e9veloppement de \nl\u2019histoire. Les contes arabes sont si ing\u00e9nieusement charg\u00e9s \nd\u2019aventures, et dans quelle atmosph\u00e8 re myst\u00e9rieuse, que le lecteur a \ngrand-h\u00e2te de savoir comment t out cela finira, et d\u2019une fin \u00e0 \nrebondissement. Au demeurant la po\u00e9 sie ne baigne-t-elle pas toutes \nles pages des contes arabe s, avec ou sans vers ? \n \nEt puis, Galland voulait que tout un chacun p\u00fbt le lire, nous ne \nparlons plus des peintures qu\u2019il \u00e9cartait parce que trop libres \u00e0 son Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 20 \n \n \n \nentendement, nous restons dans le domaine des jongleries, des \nraffinements po\u00e9tiques. Les contes arabes rel\u00e8vent de la litt\u00e9rature populaire, personne pour dire le contraire. En s\u2019adressant \u00e0 Mme d\u2019O, c\u2019\u00e9tait \u00e0 des quantit\u00e9s, c\u2019\u00e9tait \u00e0 toutes les classes de Fran\u00e7ais \nque Galland pr\u00e9sentait les Mille et une Nuits . Il est significatif que le \ndocteur J.-C. Mardrus a it d\u00e9di\u00e9 l\u2019ensemble des Mille Nuits et Une \nNuit \u00e0 St\u00e9phane Mallarm\u00e9, le premier volume \u00e0 M. Paul Val\u00e9ry, deux \nauteurs difficiles. Nous ajouterons toutefois que traduits ici ou \ntraduits l\u00e0, les contes arabes font et feront toujours l\u2019\u00e9merveillement, \net du grand public, et des lettr\u00e9s. A preuve leur succ\u00e8s partout o\u00f9 ils \nse pr\u00e9sentent. Anier ou sultan, qui conque sait son alphabet prend aux \nhistoires dont Scheherazade s\u2019est faite l\u2019\u00e9cho ce plaisir qu\u2019y prenait \nBeyle et que nous prenions \u00e0 les vo ir fleurir les l\u00e8vres de notre \nnourrice. Et si Galland n\u2019a pas traduit tous les contes des Mille et une \nNuits, il en reste suffisamment, les trois volumes, d\u2019un texte serr\u00e9, de \nla pr\u00e9sente \u00e9dition en attestent, pour la joie et pour le divertissement \ndu lecteur, pour l\u2019arracher aux souc is, aux ennuis et \u00e0 l\u2019ennui, et le \nplonger dans un monde v\u00e9 ritablement merveilleux. \n \n*** \n \nLors des querelles que la traducti on de Galland alluma, si quelqu\u2019un \ndit son mot, c\u2019\u00e9tait le docte Sylves tre de Sacy. Savoir quelles origines \nassigner aux Mille et une Nuits : \u00ab S\u2019agissait-il de textes purement \narabes, on au contraire issus de la Perse, ou encore provenant de sources diverses ? \u00bb En ces termes M. \u00c9mile-Fran\u00e7ois Julia, dans \nl\u2019ouvrage qu\u2019il a publi\u00e9 sous ce titre : les Mille et une Nuits et \nl\u2019Enchanteur Mardrus (collection les Grands Ev\u00e9nements litt\u00e9raires , S. \nF. E. L. T. Edgar Maf\u00e8re, 1935), a pos \u00e9 la question et on ne saurait le \nfaire ni plus simplement, ni plus cl airement. Nous cite rons avec lui la \nconclusion que Sylvestre de Sacy apportait au d\u00e9bat, ce d\u00e9bat que les \npr\u00e9faces \u00e9crites pour les diff\u00e9rentes \u00e9ditions de la traduction Galland \nengraissaient : Caussin de Percev al, en 1806, ne voyait pas de \nmeilleure date pour les Mille et une Nuits que les ann\u00e9es 955 et 973 \nde l\u2019h\u00e9gire. Le style arabe lui apparaissait fort vulgaire, et il en tirait \nargument que l\u2019auteur relevait des Arabes de ce temps. A orientaliste, \norientaliste et demi : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 21 \n \n \n \n \n\u2014 Pardon, intervenait Langl\u00e8s, puisque les noms propres des \npersonnages sont le plus souvent pe rsans, il faut bien que le livre soit \npersan, lui aussi. \n \nSur quoi, dit M. E.-F. Julia, il aj outait \u00ab que de nombreuses \ninterpolations s\u2019\u00e9taient produites dans la suite, et qu\u2019ainsi s\u2019\u00e9taient introduits dans un livre persan, des passages manifestement sortis \nd\u2019une pens\u00e9e arabe, traduisant des m\u0153urs arabes \u00bb. Passages extr\u00eamement nombreux, \u00ab si l\u2019on so nge, par exemple, \u00e0 la quantit\u00e9 et \nl\u2019importance de ceux qui mettent en sc\u00e8ne le c\u00e9l\u00e8bre monarque \nHaroun-al-Raschid \u00bb. Et, cette mani\u00e8re de voir, un troisi\u00e8me orientaliste, Edouard Gauthier, la corroborait,faisant remarquer en outre, \u00ab que les g\u00e9nies dont le r\u00f4le est si habituel dans les contes, \nappartiennent au syst\u00e8me th\u00e9ologique indien de la r\u00e9gion de Brahma \u00bb. Mais Sylvestre de Sacy ? Sylvestre de Sacy, lui, attribuait \u00ab aux Arabes eux-m\u00eames cette profusion d\u2019\u00eatres surnaturels m\u00eal\u00e9s \u00e0 \nleur existence depuis les temps les plus recul\u00e9s \u00bb. M. E.-F. Julia \npr\u00e9cise qu\u2019il n\u2019\u00e9chappe pas \u00e0 Sylves tre de Sacy que \u00ab de nombreux \n\u00e9crivains arabes ont d\u00fb remanier les textes et que cet assemblage de \ncontes, fables, anecdotes d\u2019esprit le plus divers, provient d\u2019\u00e9poques \nsuccessives ; un seul point semble r\u00e9 unir les diff\u00e9rents transcripteurs : \nl\u2019unit\u00e9 de cadre. \u00bb Tout le rest e, langue, couleur, style, \u00e9tant \nabsolument variable. D\u2019o\u00f9 la conclu sion de Sylvestre de Sacy, qui \n\u00e9crivait : \u00ab Je ne pense pas qu\u2019auc un lecteur impartial voie dans le \nrecueil des Mille et une Nuits autre chose qu\u2019une collection de contes \nfaits par un ou plusieurs Arabes ou musulmans, \u00e0 une \u00e9poque qui \nn\u2019est pas tr\u00e8s recul\u00e9e et o\u00f9 l\u2019on n\u2019\u00e9crivait del\u00e0 plus l\u2019arabe avec puret\u00e9. Ce qu\u2019on peut dire de plus certain sur la date de ce recueil, \nc\u2019est que lorsqu\u2019il a \u00e9t\u00e9 compos\u00e9, l\u2019 usage du tabac et du caf\u00e9 n\u2019\u00e9tait \nsans doute pas connu puisqu\u2019il n\u2019y en est fait aucune mention. \u00bb \n \nNi tabac ni caf\u00e9, Sylvestre de Sa cy est s\u00fbr de son fait : \u00ab Cette \nobservation, ajoute-t-il triomphaleme nt, prouve que ce recueil existait \nvers le milieu du IXe si\u00e8cle de l\u2019h\u00e9gire. \u00bb C\u2019est bien possible, mais \nquel besoin Schahriar aurait-il eu de recourir \u00e0 ces excitants, \u00e0 ces \nemp\u00eachez-moi de dormir, lorsque re pu des d\u00e9lices de l\u2019amour il \u00e9tait Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 22 \n \n \n \ntout aux d\u00e9lices des contes que lui d\u00e9taillait Scheherazade \u00e0 en veux-\ntu en voil\u00e0 ? \n \n*** \n \nAlf Lailah oua Lailah : les Mille Nuits et une Nuit , et la traduction du \ndocteur J.-C. Mardrus (traduction litt\u00e9 rale et compl\u00e8te du texte arabe, \nEditions de la Revue Blanche , 1899-1902 ; depuis chez Charpentier et \nFasquelle, seize volumes) porte ce titre, qui devient le Livre des Mille \nNuits et une Nuit \u00e0 partir du tome IV. \n \nGalland a pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 les Mille et une Nuits , et, chose curieuse du point \nde vue de la grammaire, l\u2019\u00e9dition originale \u2014 nous l\u2019avons sous les \nyeux \u2014 ne porte pas d\u2019 s. \n \nMille Nuits et une Nuit ou Mille et une Nuits avec ou sans s, deux \ndocuments, l\u2019un du IXe si\u00e8cle, l\u2019autre du Xe, \u00e9tablissent que ce recueil \nde contes populaires, ce monument de la litt\u00e9rature imaginative arabe \na pour prototype un recueil persan, le Hazar Afsanah. C\u2019est de celui-\nci \u2014 reportons-nous \u00e0 la \u00ab note de l\u2019 \u00e9diteur \u00bb qui sous la firme de la \nRevue Blanche ouvrait la traduction Mardrus, \u2014 c\u2019est du Hazar \nAfsanah que provient l\u2019artifice par lequel Scheherazade retient \nl\u2019attention du roi de Perse... et du lecteur ; que provient le th\u00e8me \nd\u2019une partie des contes. Combie n d\u2019auteurs en qu\u00eate de personnages \nse sont partag\u00e9 les sujets trait\u00e9s, malax\u00e9s, \u00e9puis\u00e9s selon la religion, \nl\u2019esprit et les m\u0153urs arabes, et aussi au gr\u00e9 de leur fantaisie. Nous \nlisons : \u00ab D\u2019autres l\u00e9gendes, d\u2019or igine nullement persane, d\u2019autres \nencore, purement arabes, se constit u\u00e8rent dans le r\u00e9pertoire des \nconteurs. Le monde musulman ensuite tout entier, de Damas au Caire \net de Bagdad au Maroc, se r\u00e9fl\u00e9chissait enfin au miroir des Mille et \nune Nuits . Nous sommes donc en pr\u00e9sence non pas d\u2019une \u0153uvre \nconsciente, d\u2019une \u0153uvre d\u2019art propr ement dite, mais d\u2019une \u0153uvre dont \nla fonction lente st due \u00e0 des c onjonctures tr\u00e8s diverses, et qui \ns\u2019\u00e9panouit en plein folklore islamite . \u0152uvre arabe, malgr\u00e9 le point de \nd\u00e9part persan, et qui traduite de l\u2019 arabe en persan, turc, hindoustani, \nse r\u00e9pandit dans tout l\u2019Orient. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 23 \n \n \n \nVouloir assigner \u00ab \u00e0 la forme comme d\u00e9finitive de telle de ces \nhistoires une origine, une date, en se fondant sur des consid\u00e9rations \nlinguistiques, est une entreprise d\u00e9ce vante, puisqu\u2019il s\u2019agit d\u2019un livre \nqui n\u2019a pas d\u2019auteur, et qui, copi\u00e9 et recopi\u00e9 par des scribes enclins \u00e0 \nfaire intervenir leur dialecte nat al dans le dialecte des manuscrits \nd\u2019apr\u00e8s lesquels ils op\u00e9raient, est le r\u00e9ceptacle confus de toutes les \nformes de l\u2019arabe \u00bb. \n \nToutefois \u00ab par des consid\u00e9rations tir\u00e9es principalement de l\u2019histoire compar\u00e9e des civilisations, la criti que actuelle semble avoir impos\u00e9 \nquelque chronologie \u00e0 cet amas de contes \u00bb. \n \nEt si on se penche sur \u00ab les r\u00e9su ltats qu\u2019elle propose \u00bb, on voit que \nseraient en majeure partie du Xe si\u00e8cle les treize contes \u00ab qui se \nretrouvent dans tous les textes ( au sens philologique du mot) \u00bb des Alf \nLailah oua Lailah , citons les histoires du roi Schahriar et de son fr\u00e8re \nSchahzenan, adonc l\u2019introduction ; des Trois pommes ; de Noureddin \nAli et de Bedreddin Hassan, etc. L\u2019histoire de Sindbad le Marin serait \nant\u00e9rieure ; au contraire, l\u2019 histoire de Camaralzaman serait du XVIe \nsi\u00e8cle. La grande masse des contes se situerait entre le Xe et le XVIe \nsi\u00e8cle. \n \n*** \n \nSi l\u2019on sait \u00e0 quelle \u00e9poque situer l\u2019introduction \u2014 elle remonterait \nau Xe si\u00e8cle, comme on l\u2019a lu \u2014 irons-n ous chercher dans la ruse par \nlaquelle l\u2019astucieuse Scheherazade sauve la situation l\u2019origine \nhistorique des contes ? Non pas. E. Blochet, que nous citions tout \u00e0 \nl\u2019heure comme un fervent d\u2019Antoine Galland, qualifiait pareil argument de \u00ab fable invent\u00e9e \u00e0 plai sir et dans laquelle on s\u2019est servi \nde deux noms, les moins illustres d\u2019ailleurs, de la puissante dynastie iranienne devant laquelle vinrent se briser les armes romaines \u00bb. \nArtifice inaccoutum\u00e9, non point, mais au contraire tr\u00e8s familier aux Musulmans, celui qui consiste \u00e0 me ttre les \u0153uvres de leur litt\u00e9rature \n\u00ab sur le compte des Persans des anc iens \u00e2ges \u00bb. C\u2019est ainsi que les \nouvrages qui portent le titre de Lazzet-N\u00e0m\u00eah \u00ab sont toujours donn\u00e9s \ncomme les traductions arabes ou persanes de vieux manuscrits Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 24 \n \n \n \npehlvis qu\u2019on aurait trouv\u00e9s dans la Biblioth\u00e8que du roi Bahram-\nGour \u00bb. Bref, \u00ab n\u2019accordons nulle cr\u00e9ance \u00e0 ces fantaisies \u00bb, et ce \nn\u2019est pas dans l\u2019argument initial des Mille et une Nuits qu\u2019il faut aller \nchercher l\u2019histoire r\u00e9elle de ce recueil de contes. \n \n*** \n \nBien plus qu\u2019un recueil, un monde ! L\u2019islam vivant, l\u2019Islam religieux, \nl\u2019Islam magique, se dresse \u00e0 tous le s d\u00e9tours des histoires cont\u00e9es par \nScheherazade, comme \u00e0 ceux des histoires qui font balle d\u2019un \npersonnage \u00e0 un autre, et bien entendu par le verbe de la s\u0153ur de \nDinarzade : \u00ab A tout prix, dit M. E.-F. Julia, il faut satisfaire la \nconstante curiosit\u00e9 du prince, aussi exigeante et insatiable soit-elle. \u00bb \nCar \u00ab un b\u00e2illement de l\u2019instable Sc hahriar pourrait se payer cher ! \u00bb \nAussi \u00e0 peine un parleur a-t-il term in\u00e9 qu\u2019un autre se h\u00e2te, prend la \nparole et pr\u00e9vient : \u00ab Mais \u00e9cout ez mon histoire, c\u2019est encore \nmieux... \u00bb \n \nHabile proc\u00e9d\u00e9 \u00e0 tiroirs, qui facilite les interpolations , E. Blochet le \nfait ressortir. C\u2019est bien pourquoi on sait peu d\u2019ouvrages, en Orient, \nqui aient subi autant d\u2019additions \u2014 et de d\u00e9formations peut-\u00eatre \u2014 \nque les Mille et une Nuits : \u00ab Il y en a presque autant de r\u00e9dactions \nque de manuscrits et d\u2019\u00e9ditions, et Allah seul sait combien ces \nderni\u00e8res sont nombreuses en \u00c9gypte et en Syrie. Ce qui porterait \u00e0 \ncroire que les Mille et une Nuits ont \u00e9t\u00e9 remani\u00e9es \u00e0 une \u00e9poque \nrelativement r\u00e9cente, c\u2019est que que lques-uns des contes les plus \nint\u00e9ressants ne se trouvent que dans un tr\u00e8s petit nombre de \nmanuscrits et ne paraissent jamais dans les \u00e9ditions. \u00bb Aussi ne faut-il \npas s\u2019\u00e9tonner si Galland a \u00e9t \u00e9 tax\u00e9 d\u2019une certaine forme de \nremaniement qui aurait consist\u00e9 \u00e0 fa ire prendre volontairement telle \nhistoire de son cru pour un c onte arabe. Nous avons \u00e9voqu\u00e9 ce \nsingulier \u00e9pisode des accusations port\u00e9es contre Galland. Nous y \nrevenons : la chose est curieuse, d\u2019un traducteur accus\u00e9 d\u2019avoir invent\u00e9 de toutes pi\u00e8ces un des contes du recueil, d\u2019aucuns voulaient \nabsolument qu\u2019il e\u00fbt tir\u00e9 de sa propre \u00e9critoire l\u2019histoire d\u2019Aladin ou \nla lampe merveilleuse. Absurde, et son commentateur certes en \nconvient, ce conte se rattache \u00e0 la litt\u00e9rature magique du Turkestan, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 25 \n \n \n \ndont il n\u2019existe d\u2019ailleurs qu\u2019un tr\u00e8s petit nombre de sp\u00e9cimens dans \nles trois litt\u00e9ratures musulmanes. \u00ab Mais on avait quelque raison de le \nfaire, ajoute E. Blochet, puisqu\u2019on ne trouvait trace de ce conte ni \ndans les manuscrits ni dans les \u00e9ditio ns originales ; ce n\u2019est que tout \nr\u00e9cemment qu\u2019on a enfin retrouv\u00e9 et publi\u00e9 l\u2019original arabe de \nl\u2019histoire de la lampe magique. \u00bb Comme quoi Galland n\u2019a rien d\u2019un \nanc\u00eatre des A la mani\u00e8re de... \n \nEt qu\u2019y a-t-il de vrai dans la querelle des deux d\u00e9nouements, \nnotamment dans la note qui term ine la nouvelle \u00e9dition de la \ntraduction Galland, parue chez Victor Lecou en 1846 ? A en croire \ncette note, le d\u00e9nouement des Mille et une Nuits serait \u00ab de l\u2019invention \nde Galland, qui sans doute n\u2019en connai ssait pas d\u2019autre \u00bb. Et encore : \n\u00ab Le d\u00e9nouement r\u00e9el des Mille et une Nuits est plus ing\u00e9nieux et \nsurtout plus naturel, il a \u00e9t\u00e9 retrouv\u00e9, en 1801, dans un manuscrit \narabe, par M. de Mammer, et traduit tout r\u00e9cemment par M. G.-F. \nTrebutien, de Caen, \u00e0 la suite de ses Contes in\u00e9dits des Mille et une \nNuits \u00bb. \n \nPlus naturel, allons donc ! Schehera zade en ayant fini : \u00ab C\u2019est asse, \ndit Schahriar, qu\u2019on lui coupe la t\u00eate, car ses dern i\u00e8res histoires \nsurtout m\u2019ont caus\u00e9 un ennui mortel. \u00bb Voil\u00e0 qui mettrait par terre, et \nle pi\u00e8ge charmant de Scheherazade , et l\u2019enchantement des contes. A \nsuivre ce d\u00e9nouement, Scheherazade ne s\u2019en tirerait qu\u2019en faisant \nappel aux sentiments paternels du roi de Perse !Elle lui a donn\u00e9 trois \nenfants pendant qu\u2019a dur\u00e9 son immense r\u00e9cit, et elle lui dit : \u00ab Je te \nsupplie de m\u2019accorder la vie pour l\u2019amour d\u2019eux, et non \u00e0 cause de \nmes histoires ; car si tu les pri ves de leur m\u00e8re, ils deviendront \norphelins : aucune autre femme ne pe ut avoir pour eux le c\u0153ur d\u2019une \nm\u00e8re. \u00bb \n \nEt Schahriar d\u2019acquiescer. Tr\u00e8s touchant. Mais pas conforme \u00e0 \nl\u2019esprit de l\u2019introduction.Quoi ! le roi de Perse, s\u2019il fait gr\u00e2ce, ce \nn\u2019est pas pour tout ce qu\u2019il doit aux c ontes de Scheherazade, et avec \nl\u2019humeur qu\u2019il a, nous fera-t-on croire qu\u2019il aurait eu la patience \nd\u2019entendre les histoires, s\u2019il n\u2019avait pas trouv\u00e9 \u00e0 s\u2019y d\u00e9lecter ? Non ! \nNon ! laissons \u00e0 Galland le d\u00e9nouement qu\u2019il a traduit comme le Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 26 \n \n \n \nreste, laissons \u00e0 Scheherazade toute sa gloire et tout ce \u00ab f\u00e9minisme \u00bb \nque M. Lahy-Hollebecque, professe ur \u00e0 l\u2019 Universit\u00e9, repr\u00e9sente \ncomme \u00e9tant \u00ab la r\u00e9v\u00e9lation des Mille et une Nuits \u00bb. \n \n*** \n \nOn ne voudrait pas que ce titre les Mille et une Nuits , n\u2019ait eu les \nhonneurs du pastiche. C\u2019es t\u2019 ainsi qu\u2019ont paru les Mille et une Nuits \nde la Bretagne , et, parbleu ! les Mille et une Nuits de Noce . Passons. \nNon sans remarquer que Galland a trouv\u00e9 des continuateurs dans la \ndouble personne de Cazotte et Chavis : les Veill\u00e9es du Sultan \nSchahriar en t\u00e9moignent, qui eurent pour cadre le Cabinet des F\u00e9es \n(1784-1793). Encore y a-t-il la question des Mille et un Jours . \n \nParmi les r\u00e9impressions des Mille et une Nuits traduites par Galland, \nnous avons eu occasion de citer celle de Caussin de Perceval. C\u2019\u00e9tait \nen 1806. En 1822, paraissait celle de Destain, o\u00f9 nous rencontrons \nles pages liminaires de notre ami N odier, six volumes. Nommons celle \nde Gauthier (1822-1824, se pt volumes) ; celle du Panth\u00e9on litt\u00e9raire \n(1840, un volume), avec notes de Loiseleur-Deslonchamps. \n \nEt combien d\u2019adaptations les Mille et une Nuits ont fait na\u00eetre ! \nAutant rouvrir nos livres d\u2019\u00e9trenne s, \u00e0 la recherche du temps perdu \no\u00f9 de belles images nous montraie nt dans toute leur splendeur, \ncomme on dit, les richesses de la caverne d\u2019Ali-Baba. On sait telle \n\u00e9dition, au nombre des moins ancienne s, qui va jusqu\u2019\u00e0 comporter des \n\u00ab planches articul\u00e9es en couleurs \u00bb. Voyez donc Schahriar qui s\u2019agite. \n \nMais \u00e0 l\u2019\u00e9tranger ? Voici l\u2019\u00e9dition, inachev\u00e9e, du Cheikh El Yemen \n(Calcutta, 1814-1818, deux volumes) ; celle de Habichet (Breslau, \n1835, douze volumes avec le suppl \u00e9ment \u00e9dit\u00e9 par Fleischer en 1842-\n1844) ; celle de Mac Noghten (Calcutta, 1830-1842, quatre \nvolumes) ; celle de Boulak (Le Cair e, 1835, deux volu mes), etc., etc. \nC\u2019est sur l\u2019\u00e9dition \u00e9gyptienne que le docteur Mardrus a ex\u00e9cut\u00e9 sa \ntraduction, il a puis\u00e9 pour certa ins d\u00e9tails dans l\u2019\u00e9dition Mac \nNoghten, dans l\u2019\u00e9dition de Breslau et surtout dans les diff\u00e9rents \nmanuscrits. Et, note M. E.-F. Julia, \u00e0 son tour la version fran\u00e7aise de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 27 \n \n \n \nMardrus a \u00e9t\u00e9 traduite en toutes les langues, notamment en espagnol \npar Blasco Iba\u00f1ez, soit trente volumes. \n \nUne bibliographie des Mille et une Nuits exigerait tout un ouvrage, \n\u00ab pour indiquer seulement les titres des \u00e9ditions, des traductions et \ndes adaptations int\u00e9grales ou fragmentaires qui ont paru depuis \nbient\u00f4t deux si\u00e8cles et demi \u00bb. \n \nLe titre m\u00eame d\u00e9core les dialogues que M. Maurice-Verne a publi\u00e9s il \nn'y a pas longtemps (Albin Michel, \u00e9d.) et les Mille et une Nuits ainsi \narrang\u00e9es, non sans adresse, ont port \u00e9 les histoires de Scheherazade \n\u00e0 la sc\u00e8ne : \u00ab de ce conte des contes fut tir\u00e9e une pi\u00e8ce en trois actes et dix tableaux \u2014 la musique, tir\u00e9e du folklore oriental, \u00e9tait de MM. \nH.-M. Jacquet et Andr\u00e9 Cadou, les d\u00e9cors sino-persans, de M. Emile \nBertin \u2014 dont la pr\u00e9sentation eut lieu le 12 mai 1920, au Grand-Th\u00e9\u00e2tre des Champs-Elys\u00e9es, sous la direction de M. F. G\u00e9mier. \n\u00ab Scheherazade, c\u2019\u00e9tait Andr\u00e9e M\u00e9 gard ; Dinarzade (\u00ab Je vous en \nprie, ma s\u0153ur... \u00bb), c\u2019\u00e9tait R\u00e9gina Camier. M. Francen faisait le \ncalife, et le clown Footit... faisa it Silence. Un mois plus tard les Mille \net une Nuits passaient aux Vari\u00e9t\u00e9s, sous la direction de M. Max \nMaurey. Une tourn\u00e9e promenait la pi\u00e8ce \u00e0 l\u2019\u00e9tranger ; une tourn\u00e9e, \u00e0 \ntravers la province. Et la nuit de No\u00ebl, \u00e0 l\u2019Olympia, Mme Rachilde \npr\u00e9sidait une grande f\u00eate costum \u00e9e indo-persane. Par cette f\u00eate, que \nl\u2019auteur de Monsieur V\u00e9nus anima de tout son esprit, \u00e0 la diable, on \nc\u00e9l\u00e9brait \u00ab le premier million de rece ttes de la pi\u00e8ce \u00bb. Un million de \nrecettes, \u00f4 Galland ! C\u2019\u00e9tait t out juste la somme qu\u2019il fallait, \nremarquait M. Andr\u00e9 Antoin e dans son feuilleton de l\u2019Information , \npour r\u00e9aliser th\u00e9\u00e2tralement les Mille et une Nuits de M. Maurice-\nVerne. Si nous insistons sur tout cela, c\u2019est qu\u2019il est piquant, pensons-nous, de constater le prolongeme nt d\u2019un texte d\u2019auteur inconnu \u2014 \nd\u2019auteurs inconnus plut\u00f4t \u2014 \u00e0 travers le monde et le temps. Que l\u2019on \nmesure les ann\u00e9es \u00e9coul\u00e9es entre la premi\u00e8re nuit de Scheherazade et \nla f\u00eate de nuit de l\u2019Olympia. C\u00f4 t\u00e9 th\u00e9\u00e2tre, aussi, il faut nommer \nM\u00e2rouf, savetier du Caire, op\u00e9ra-comique en cinq actes tir\u00e9 des Mille \net une Nuits d\u2019apr\u00e8s la traduction du doc teur Mardrus, le po\u00e8me \ndramatique \u00e9tant de M. Lucien N\u00e9poty, la musique de M. Henri Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 28 \n \n \n \nRabaud, et qui fut repr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra-\nComique le 15 mai 1914. \n \n*** \n \nLes m\u00e2nes de Charles Nodier nous excu seront si nous ne croyons pas \ndevoir suivre sa discr\u00e9tion, taire avec lui un \u00e9pisode de la vie d\u2019Antoine Galland qui n\u2019est pas du tout , comme Nodier le croit, \u00e0 la \nhonte de la jeunesse, et qui montre mieux que tous les \u00e9loges qu\u2019on \npeut faire du traducteur des Mille et une Nuits quelle c\u00e9l\u00e9brit\u00e9 \u00e9tait \nsienne. L\u2019\u00e9crivain est diantrement connu, dont on clame le nom sous \nles fen\u00eatres. Plaise \u00e0 Scheherazade de fermer sa charmante bouche \u2014 \nSchahriar justement l\u2019embrasse sur le s l\u00e8vres \u2014, c\u2019est Jules Janin qui \na la parole : \u00ab C\u2019\u00e9tait une nuit d\u2019hiver, dit le critique. L\u2019honn\u00eate \nsavant avait ferm\u00e9 son livre, \u00e9teint sa lampe, et, apr\u00e8s une douce et \nheureuse journ\u00e9e de travail, il se livrait \u00e0 ce tranquille sommeil qui \nrepose l\u2019esprit comme les forces de l\u2019homme ; Galland dormait, \nmollement berc\u00e9 dans quelques-uns de ces beaux r\u00eaves qu\u2019il a jet\u00e9s le \npremier dans le monde, et que la pos t\u00e9rit\u00e9 fera avec lui tout \u00e9veill\u00e9e. \nTout \u00e0 coup l\u2019homme savant fut r\u00e9ve ill\u00e9 en sursaut par plusieurs voix \nlamentables qui criaient sous ses fen\u00eatres : \n \n\u2014 \u00ab Monsieur Galland ! Monsieur Galland ! Monsieur Galland ! \u00bb \n \nLamentables pourquoi, ces voix de jeunes hommes ? joyeuses plut\u00f4t, \npimpantes et rieuses. Et voil\u00e0 Ga lland qui ouvre ses fen\u00eatres, qui \npasse une t\u00eate coiff\u00e9e d\u2019un bonnet de nuit. \n \n\u2014 Quoi donc ? Que me veut-on ? \n \nUne voix se d\u00e9tachant expliqua : \n \n\u2014 \u00ab Monsieur Galland ! Monsieur Galland ! Si vous ne dormez pas, \ncontez-nous donc un de ces beaux contes que vous contez si bien . \u00bb \n \nAinsi la pri\u00e8re de Dinarzade montai t de la rue parisienne. O miracle ! \nUne farce, bien s\u00fbr, mais spirituelle, et dont un auteur, ne f\u00fbt-il qu\u2019un Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 29 \n \n \n \ntraducteur, est le premier \u00e0 se divertir. Y a-t-il beaucoup de nos \nconteurs que l\u2019on prendrait la peine de r\u00e9veiller ? Plut\u00f4t il y en a que \nl\u2019on souhaiterait de voir s\u2019endorm ir, gage de silence, quand la plume \nne leur tombe pas des mains, quand ils ne piquent pas du nez sur leurs \nhistoires \u00e0 dormir assis. Une farce excellente, mais oui, un conte \nd\u00e9licieux, un conte vrai. La chose serait-elle invent\u00e9e, que pour la \nplus grande surprise de nos \u00e9tudi ants Scheherazade elle-m\u00eame f\u00fbt \napparue. \n \nEt ainsi serait n\u00e9e la mille et deuxi\u00e8me nuit. Mais il suffit de mille et \nune pour nous satisfaire. \n \n*** \n \nUne pr\u00e9face n\u2019est pas un livre, pas m\u00eame une \u00e9tude et nous n\u2019irons pas suivre plus longtemps dans leurs d\u00e9ductions, dans leurs commentaires d\u2019aventure \u00e9gay\u00e9s d\u2019une anecdote \u00e0 la Janin, les \nauteurs dont nous avons invoqu\u00e9 ic i le savoir. Le lecteur, qui \nterriblement s\u2019impatiente, pourra toujours recourir aux ouvrages, aux \narticles qui sans \u00eatre bien d\u2019accord soul\u00e8vent autour des Mille et une \nNuits, mille et une questions. Le mieux ne serait-il pas, au fait, de s\u2019en \ntenir au texte, en l\u2019occurrence \u00e0 la traduction ? Un proverbe plus ou \nmoins arabe dit : \u00ab N\u2019entre pas dans le cabinet de toilette de la femme \nque tu d\u00e9sires \u00bb, la beaut\u00e9 n\u2019a pas \u00e0 rendre compte de ses moyens, les \nfards ne sont jamais que des com positions chimiques, il faut la vie \nsans laquelle les crayons, les poudres , les kohls qui font la peau plus \ndouce, la chair plus ferme, les yeux plus brillants ne sont que peu de \nchose. A trop analyser les rev\u00eatements qui font aux Mille et une Nuits \nune parure jaunie, \u00e9caill\u00e9e par le te mps, ne risquerait-on pas de ne \nplus go\u00fbter dans toute leur puret\u00e9 \u2014 dans toute leur virginit\u00e9, \u00f4 \nScheherazade ! \u2014 les contes qui ont le go\u00fbt du fruit, du printemps et \nde l\u2019amour ? A cela les plus savant s ne se trompent pas. Le docteur \nMardrus \u00e9crivait que les \u00e2niers de son pays lui donneraient raison, \ns\u2019il r\u00e9pugnait \u00e0 ligoter le plus beau texte du monde entre les lacs de \nnotes sans limites. Un avant-propos suffisait. Galland avait \u00e9t\u00e9 sage \npareillement, en bornant ses entr\u00e9es en mati\u00e8re \u00e0 une poign\u00e9e de \npages. Et sage nous croyons \u00eatre, en ne tentant pas ici de nous jeter \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 30 \n \n \n \nplume perdue dans le d\u00e9dale des cont es qu\u2019on va lire ou relire. Nous \nvoit-on analysant celui-ci, d\u00e9montant celui-la ? Ce serait briser les \njouets sans espoir de jamais rasse mbler, ensuite, les pi\u00e8ces. Nous ne \nciterons qu\u2019un conte, qui est cel ui du m\u00e9decin Douban, auquel un roi \ngrec, \u00e0 qui pourtant il a sauv\u00e9 la vie, a fait couper la t\u00eate. Le m\u00e9decin \na recommand\u00e9 au roi de feuilleter, apr\u00e8s l\u2019ex\u00e9cution, un certain livre. \nLa t\u00eate parlera, et prodige, elle r\u00e9pondra \u00e0 toutes les demandes du souverain. Le roi tourne les pages, toutes les pages, et autant de fois il \nporte un doigt \u00e0 sa bouche, autant de fois il d\u00e9pose sur celle-ci le \npoison dont le livre est imbu. Il meurt. \n \nScheherazade est l\u00e0, qui a toute sa t\u00eate, qui nous dit de tourner les \npages, toutes les pages... Le poison, avec elle, conteuse des conteuses, \nest un miel, c\u2019est par l\u00e0 qu\u2019elle se sauve de la mort, et si nous \nmourions, nous, ce serait de plaisir. \n \n G ASTON PICARD. \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 31 \n \n \n \n \n \n \n \n \n\u00c9PITRE \n \n \n \nA MADAME \n \nMADAME LA MARQUISE D \u2019O, DAME DU PALAIS \n DE MADAME LA DUCHESSE DE BOURGOGNE . \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nMadame, \n \nLes bont\u00e9s infinies que feu M. de Guilleragues, votre illustre P\u00e8re, eut \npour moi dans le s\u00e9jour que je fis il y a quelques ann\u00e9es \u00e0 \nConstantinople, sont trop pr\u00e9sentes \u00e0 mon esprit, pour n\u00e9gliger aucune \noccasion de publier la reconnaissan ce que je dois \u00e0 sa m\u00e9moire. S\u2019il \nvivait encore pour le bien de la France et pour mon bonheur, je \nprendrais la libert\u00e9 de lui d\u00e9dier cet ouvrage, non seulement comme \u00e0 \nmon bienfaiteur, mais encore comme au g\u00e9nie le plus capable de \ngo\u00fbter et de faire estimer aux autres les belles choses. \n \n\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026\u2026. \n \nApr\u00e8s la perte irr\u00e9parable que j\u2019en ai faite, je ne puis m\u2019adresser qu\u2019\u00e0 \nvous, Madame, puisque vous seule pouvez me tenir lieu de lui ; et c\u2019est dans cette confiance, que j\u2019 ose vous demander pour ce livre, la \nm\u00eame protection que vous avez bien voulu accorder \u00e0 la traduction \nFran\u00e7aise de sept Contes Arab es, que j\u2019eus l\u2019honneur de vous Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 32 \n \n \n \npr\u00e9senter. Vous vous \u00e9tonnerez que depuis ce temps-l\u00e0 je n\u2019aie pas eu \nl\u2019honneur de vous les offrir imprim\u00e9s. \n \nCe retardement, Madame, vient de ce qu\u2019avant de commencer \nl\u2019impression, j\u2019appris que ces C ontes \u00e9taient tir\u00e9s d\u2019un recueil \nprodigieux de Contes semblables, en plusieurs volumes, intitul\u00e9 les \nMille et une Nuit . Cette d\u00e9couverte m\u2019obligea de suspendre cette \nimpression, et d\u2019employer mes soins \u00e0 recouvrer le Recueil. Il a fallu \nle faire venir de Syrie, et mettr e en Fran\u00e7ais le premier volume que \nvoici, de quatre seulement qui m\u2019ont \u00e9t\u00e9 envoy\u00e9s. Les Contes qu\u2019il \ncontient vous seront sans doute beaucoup plus agr\u00e9ables que ceux que \nvous avez d\u00e9j\u00e0 vus. Ils vous seront nouveaux, et vous les trouverez en plus grand nombre ; vous y remarquere z m\u00eame avec plaisir le dessein \ning\u00e9nieux de l\u2019Auteur Arabe, qui n\u2019 est pas connu, de faire un corps si \nample de narrations de son pays, fabul euses \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 mais agr\u00e9ables \net divertissantes. \n \nJe vous supplie, Madame, de vouloir bien agr\u00e9er ce petit pr\u00e9sent, que \nj\u2019ai l\u2019honneur de vous faire ; ce sera un t\u00e9moignage public de ma \nreconnaissance et du profond respect av ec lequel je suis et serai toute \nma vie, \n \nMadame, \n \nVotre tr\u00e8s humble et tr\u00e8s ob\u00e9issant Serviteur, \n \n G ALLAND . \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 33 \n \n \n \n \n \n \n \n \nAVERTISSEMENT \n \n \n \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nIl n\u2019est pas besoin de pr\u00e9venir le L ecteur sur le m\u00e9rite et la beaut\u00e9 des \nContes qui sont renferm\u00e9s dans cet Ouvrage. Ils portent leur \nrecommandation avec eux : il ne fa ut que les lire, pour demeurer \nd\u2019accord qu\u2019en ce genre on n\u2019a rien vu de si beau, jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, \ndans aucune Langue. \n \nEn effet, qu\u2019y a-t-il de plus ing\u00e9 nieux, que d\u2019avoir fait un corps d\u2019une \nquantit\u00e9 prodigieuse de Contes, dont la vari\u00e9t\u00e9 est surprenante, et \nl\u2019encha\u00eenement si admirable, qu\u2019ils semblent avoir \u00e9t\u00e9 faits pour composer l\u2019ample Recueil dont ceux-ci ont \u00e9t\u00e9 tir\u00e9s. Je dis l\u2019ample \nRecueil : car l\u2019Original Arabe, qui est intitul\u00e9 les Mille et une Nuit , a \ntrente-six parties, et ce n\u2019est que la traduction de la premi\u00e8re qu\u2019on \ndonne aujourd\u2019hui au Public. On igno re le nom de l\u2019Auteur d\u2019un si \ngrand Ouvrage. Mais vraisemblablemen t, il n\u2019est pas tout d\u2019une main : \ncar comment pourra-t-on croire qu\u2019un seul homme ait eu \nl\u2019imagination assez fertile, pour suffire \u00e0 tant de fictions. \n \nSi les Contes de cette esp\u00e8ce sont agr\u00e9ables et divertissants par le \nmerveilleux qui y r\u00e8gne d\u2019ordinaire, ceux-ci doivent l\u2019emporter en \ncela sur tous ceux qui ont paru : puisqu\u2019ils sont remplis d\u2019\u00e9v\u00e9nements \nqui surprennent et attachent l\u2019esprit, et qui font voir de combien les Arabes surpassent les autres Nati ons en cette sorte de composition. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 34 \n \n \n \n \nIls doivent plaire encore par les c outumes et les m\u0153urs des Orientaux, \npar les c\u00e9r\u00e9monies de leur Religion, tant Pa\u00efenne que Mahom\u00e9tane ; et \nces choses y sont mieux marqu\u00e9es que dans les Auteurs qui en ont \n\u00e9crit, et que dans les relations de s Voyageurs. Tous les Orientaux, \nPersans, Tartares et Indiens, s\u2019y fo nt distinguer, et paraissent tels \nqu\u2019ils sont, depuis les Souverains jusqu\u2019aux personne s de la plus \nbasse condition. Ainsi, sa ns avoir essuy\u00e9 la fa tigue d\u2019aller chercher \nces Peuples dans leur Pays, le Lect eur aura ici le plaisir de les voir \nagir, et de les entendre parler. On a pris soin de conserver leurs \ncaract\u00e8res, de ne pas s\u2019\u00e9loigner de leurs expressions et de leurs \nsentiments ; et l\u2019on ne s\u2019est \u00e9cart\u00e9 du Texte, que quand la biens\u00e9ance \nn\u2019a pas permis de s\u2019y attacher. Le Traducteur se flatte que les \npersonnes qui entendent l\u2019Arabe, et qui voudront prendre la peine de \nconfronter l\u2019original avec la copi e, conviendront qu\u2019il a fait voir les \nArabes aux Fran\u00e7ais, avec toute la circonspection que demandait la \nd\u00e9licatesse de notre Langue et de notre temps. Pour peu m\u00eame que \nceux qui liront ces Contes, soient dispos\u00e9s \u00e0 profiter des exemples de vertus et de vices qu\u2019ils y trouveront , ils en pourront ti rer un avantage \nqu\u2019on ne tire point de la lecture des autres Contes, qui sont plus \npropres \u00e0 corrompre les m\u0153urs qu\u2019\u00e0 les corriger. \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 35 \n \n \n \n \n \n \n \n \nL E S M I L L E \n \nE T \n \nU N E N U I T S \n \n \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nLes chroniques des Sassaniens, anci ens rois de Perse, qui avaient \n\u00e9tendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites \u00eeles qui \nen d\u00e9pendent, et bien loin au de l\u00e0 du Gange jusqu\u2019\u00e0 la Chine, \nrapportent qu\u2019il y avait autrefois un roi de cette puissante maison qui \n\u00e9tait le plus excellent prince de son te mps. Il se faisait autant aimer de \nses sujets, par sa sage sse et sa prudence, qu\u2019il s\u2019\u00e9tait rendu redoutable \n\u00e0 ses voisins par le bruit de sa va leur et par la r\u00e9putation de ses \ntroupes belliqueuses et bien disciplin \u00e9es. Il avait deux fils : l\u2019a\u00een\u00e9, \nappel\u00e9 Schahriar, digne h\u00e9ritier de son p\u00e8re, en poss\u00e9dait toutes les \nvertus ; et le cadet, nomm\u00e9 Schah zenan, n\u2019avait pas moins de m\u00e9rite \nque son fr\u00e8re. \n \nApr\u00e8s un r\u00e8gne aussi long que glor ieux, ce roi mourut, et Schahriar \nmonta sur le tr\u00f4ne. Schahzenan, exclu de tout partage par les lois de \nl\u2019empire, et oblig\u00e9 de vivre comme un particulier, au lieu de souffrir \nimpatiemment le bonheur de son a\u00een\u00e9 , mit toute son attention \u00e0 lui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 36 \n \n \n \nplaire. Il eut peu de peine \u00e0 y r\u00e9ussir. Schahriar, qui avait \nnaturellement de l\u2019inclination pou r ce prince, fut charm\u00e9 de sa \ncomplaisance ; et, par un exc\u00e8s d\u2019am iti\u00e9, voulant partager avec lui ses \nEtats, il lui donna le royaume de la Grande-Tartarie. Schahzenan en \nalla bient\u00f4t prendre possession, et il \u00e9tablit son s\u00e9jour \u00e0 Samarcande, \nqui en \u00e9tait la capitale. \n \nIl y avait d\u00e9j\u00e0 dix ans que ces de ux rois \u00e9taient s\u00e9par\u00e9s, lorsque \nSchahriar, souhaitant passi onn\u00e9ment de revoir son fr\u00e8re, r\u00e9solut de lui \nenvoyer un ambassadeur pour l\u2019inviter \u00e0 le venir voir. Il choisit pour \ncette ambassade son premier vizir, qui partit avec une suite conforme \u00e0 sa dignit\u00e9, et fit toute la diligence possible. Quand il fut pr\u00e8s de \nSamarcande, Schahzenan, averti de s on arriv\u00e9e, alla au-devant de lui \navec les principaux seigneurs de sa cour, qui, pour faire plus \nd\u2019honneur au ministre du sulta n, s\u2019\u00e9taient tous habill\u00e9s \nmagnifiquement. Le roi de Tartarie le re\u00e7ut avec de grandes d\u00e9monstrations de joie, et lu i demanda d\u2019abord des nouvelles du \nsultan son fr\u00e8re. Le vizir satisfit sa curiosit\u00e9, apr\u00e8s quoi il exposa le \nsujet de son ambassade. Schahzenan en fut touch\u00e9. \u00ab Sage vizir, dit-il, le sultan mon fr\u00e8re me fait trop d\u2019honneur, et il ne pouvait rien me \nproposer qui me f\u00fbt plus agr\u00e9able. S\u2019il souhaite de me voir, je suis \npress\u00e9 de la m\u00eame envie. Le temp s, qui n\u2019a point diminu\u00e9 son amiti\u00e9, \nn\u2019a point affaibli la mienne. Mon ro yaume est tranquille, et je ne veux \nque dix jours pour me mettre en \u00e9tat de partir avec vous. Ainsi il n\u2019est \npas n\u00e9cessaire que vous entriez dans la ville pour si peu de temps. Je \nvous prie de vous arr\u00eater en cet endroit et d\u2019 y faire dresser vos tentes. \nJe vais ordonner qu\u2019on vous a pporte des rafra\u00eechissements en \nabondance pour vous et pour toutes le s personnes de votre suite. Cela \nfut ex\u00e9cut\u00e9 sur-le-champ ; le roi fut \u00e0 peine rentr\u00e9 dans Samarcande, que le vizir vit arriver une prodigieu se quantit\u00e9 de toutes sortes de \nprovisions, accompagn\u00e9es de r\u00e9gals et de pr\u00e9sents d\u2019un tr\u00e8s grand \nprix. \n \nCependant Schahzenan, se disposant \u00e0 partir, r\u00e9gla les affaires les plus \npressantes, \u00e9tablit un conseil pour gouverner son royaume pendant son \nabsence, et mit \u00e0 la t\u00eate de ce cons eil un ministre dont la sagesse lui \n\u00e9tait connue et en qui il avait une enti\u00e8re confiance. Au bout de dix Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 37 \n \n \n \njours, ses \u00e9quipages \u00e9tant pr\u00eats, il di t adieu \u00e0 la reine sa femme, sortit \nsur le soir de Samarca nde, et, suivi des officier s qui devaient \u00eatre du \nvoyage, il se rendit au pa villon royal qu\u2019il avait fait dresser aupr\u00e8s des \ntentes du vizir. Il s\u2019entretint avec cet ambassadeur jusqu\u2019\u00e0 minuit. Alors, voulant encore une fois em brasser la reine, qu\u2019il aimait \nbeaucoup, il retourna seul dans son palais. Il a lla droit \u00e0 l\u2019appartement \nde cette princesse, qui, ne s\u2019attendant pas \u00e0 le revoir, avait re\u00e7u dans son lit un des derniers officiers de sa maison. Il y avait d\u00e9j\u00e0 longtemps \nqu\u2019ils \u00e9taient couch\u00e9s, et ils dormaient tous deux d\u2019un profond \nsommeil. \n \nLe roi entra sans bruit, se faisan t un plaisir de surprendre par son \nretour une \u00e9pouse dont il se croyait tendrement aim\u00e9. Mais quelle fut \nsa surprise, lorsqu\u2019\u00e0 la clart\u00e9 de s flambeaux, qui ne s\u2019\u00e9teignaient \njamais la nuit dans les appartements des princes et des princesses, il \naper\u00e7ut un homme dans ses bras Il demeura immobile durant quelques moments, ne sachant s\u2019il devait croire ce qu\u2019il voyait. Mais, n\u2019en \npouvant douter : \u00ab Quoi ! dit-il en lui-m\u00eame, je suis \u00e0 peine hors de \nmon palais, je suis encore sous le s murs de Samarcande, et l\u2019on m\u2019ose \noutrager ! Ah ! perfide ! votre crime ne sera pas impuni .Comme roi, je \ndois punir les forfaits qui se co mmettent dans mes \u00c9tats ; comme \n\u00e9poux offens\u00e9, il faut que je vous im mole \u00e0 mon juste ressentiment. \u00bb \nEnfin ce malheureux prince, c\u00e9dant \u00e0 son premier transport, tira sabre, \ns\u2019approcha du lit, et d\u2019un seul coup fit passer les coupables du \nsommeil \u00e0 la mort. Ensuite les prenant l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, il les jeta par \nune fen\u00eatre dans le foss\u00e9 dont le palais \u00e9tait environn\u00e9. \n \nS\u2019\u00e9tant veng\u00e9 de cette sorte, il sor tit de la ville comme il y \u00e9tait venu, \net se retira sous son pavillon. Il n\u2019y fut pas plus t\u00f4t arriv\u00e9, que sans \nparler \u00e0 personne de ce qu\u2019il venait de faire, il ordonna de plier les \ntentes et de partir. Tout fut bient\u00f4 t pr\u00eat, et il n\u2019\u00e9tait pas jour encore, \nqu\u2019on se mit en marche au son des timbales et de plusieurs autres \ninstruments qui inspiraient de la jo ie \u00e0 tout le monde, hormis au roi. \nCe prince, toujours occup\u00e9 de l\u2019infid\u00e9 lit\u00e9 de la reine, \u00e9tait la proie \nd\u2019une affreuse m\u00e9lanco lie qui ne le quitta poi nt pendant tout le \nvoyage. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 38 \n \n \n \n Lorsqu\u2019il fut pr\u00e8s de la capitale des Indes, il vit venir au-devant de lui \nle sultan 2 Schahriar avec toute sa cour ! Quelle joie pour ces princes \nde se revoir ! Ils mirent tous deux pied \u00e0 terre pour s\u2019embrasser ; et \napr\u00e8s s\u2019\u00eatre donn\u00e9 mille marques de tendresse, ils remont\u00e8rent \u00e0 cheval, et entr\u00e8rent dans la v ille aux acclamations d\u2019une foule \ninnombrable de peuple. Le sultan c onduisit le roi son fr\u00e8re jusqu\u2019au \npalais qu\u2019il lui avait fait pr\u00e9parer. Ce palais communiquait au sien par \nun m\u00eame jardin ; il \u00e9tait d\u2019autant plus magnifique, qu\u2019il \u00e9tait consacr\u00e9 \naux f\u00eates et aux diverti ssements de la cour ; et on en avait encore \naugment\u00e9 la magnificence pa r de nouveaux ameublements. \n \nSchahriar quitta d\u2019abord le roi de Tartarie, pour lui donner le temps \nd\u2019entrer au bain et de changer d\u2019ha bits ; mais d\u00e8s qu\u2019il sut qu\u2019il en \n\u00e9tait sorti, il vint le retrouver. Ils s\u2019assirent sur un sofa, et comme les \ncourtisans se tenaient \u00e9loign\u00e9s par respect, ces deux princes \ncommenc\u00e8rent \u00e0 s\u2019entretenir de tout ce que deux fr\u00e8res, encore plus \nunis par l\u2019amiti\u00e9 que par le sang, ont \u00e0 se dire apr\u00e8s une longue \nabsence. L\u2019heure du souper \u00e9tant ve nue, ils mang\u00e8rent ensemble ; et \napr\u00e8s le repas, ils reprirent leur entretien, qui dura jusqu\u2019\u00e0 ce que \nSchahriar, s\u2019apercevant que la nuit \u00e9t ait fort avanc\u00e9e, se retira pour \nlaisser reposer son fr\u00e8re. \n \nL\u2019infortun\u00e9 Schahzenan se coucha ; mais si la pr\u00e9sence du sultan son \nfr\u00e8re avait \u00e9t\u00e9 capable de suspendre pour quelque temps ses chagrins, \nils se r\u00e9veill\u00e8rent alors avec violen ce. Au lieu de go\u00fbter le repos dont \nil avait besoin, il ne fit que rappeler dans sa m\u00e9moire les plus cruelles \nr\u00e9flexions.Toutes les circonstances de l\u2019infid\u00e9lit\u00e9 de la reine se \nrepr\u00e9sentaient si vivement \u00e0 son imagination, qu\u2019il en \u00e9tait hors de lui-\nm\u00eame. Enfin, ne pouvant dormir, il se leva ; et se livrant tout entier \u00e0 \ndes pens\u00e9es si affligeantes, il parut sur son visage une impression de \ntristesse que le sultan ne manqua pas de rema rquer. \u00ab Qu\u2019a donc le \nsultan de Tartarie ? disait-il. Qui peut causer ce chagrin que je lui \nvois ? Aurait-il sujet de se plaindre de la r\u00e9ception que je lui ai faite ? \nNon : je l\u2019ai re\u00e7u comme un fr\u00e8re que j\u2019aime, et je n\u2019ai rien l\u00e0-dessus \u00e0 \n \n2 Ce mot arabe signifie empereur ou sei gneur : on donne ce titre \u00e0 presque tous \nles souverains de l\u2019Orient. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 39 \n \n \n \n me reprocher. Peut-\u00eatre se voit-il \u00e0 re gret \u00e9loign\u00e9 de ses \u00c9tats ou de la \nreine sa femme. Ah ! si c\u2019est cela qui l\u2019afflige, il faut que je lui fasse \nincessamment les pr\u00e9sents que je lui destine, afin qu\u2019il puisse partir \nquand il lui plaira, pour s\u2019en retourner \u00e0 Samarcande. \u00bb Effectivement, d\u00e8s le lendemain il lui envoya une pa rtie de ces pr\u00e9sents, qui \u00e9taient \ncompos\u00e9s de tout ce que les Indes produisent de plus rare, de plus riche et de plus singulier. Il ne la issait pas n\u00e9anmoins d\u2019essayer de le \ndivertir tous les jours pa r de nouveaux plaisirs ; mais les f\u00eates les plus \nagr\u00e9ables, au lieu de le r\u00e9jouir, ne faisaient qu\u2019irriter ses chagrins. \n \nUn jour Schahriar ayant ordonn\u00e9 une grande chasse \u00e0 deux journ\u00e9es \nde sa capitale, dans un pays o\u00f9 il y avait particuli\u00e8rement beaucoup de \ncerfs, Schahzenan le pria de le dispenser de l\u2019accompagner, en lui disant que l\u2019\u00e9tat de sa sant\u00e9 ne lui permettait pas d\u2019\u00eatre de la partie. Le \nsultan ne voulut pas le c ontraindre, le laissa en libert\u00e9, et partit avec \ntoute sa cour pour aller prendre ce di vertissement. Apr\u00e8s son d\u00e9part, le \nroi de la Grande-Tar tarie, se voyant seul , s\u2019enferma dans son \nappartement. Il s\u2019assit \u00e0 une fen\u00ea tre qui avait vue sur le jardin. Ce \nbeau lieu et le ramage d\u2019une infini t\u00e9 d\u2019oiseaux qui y faisaient leur \nretraite, lui auraient donn\u00e9 du plai sir, s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 capable d\u2019en \nressentir ; mais toujours d\u00e9chir\u00e9 par le souvenir fu neste de l\u2019action \ninf\u00e2me de la reine, il arr\u00eatait moins souvent ses yeux sur le jardin, \nqu\u2019il ne les levait au ciel pour se plaindre de son malheureux sort. \n \nN\u00e9anmoins, quelque occup\u00e9 qu\u2019il f\u00fb t de ses ennuis, il ne laissa pas \nd\u2019apercevoir un objet qui attira toute son attention. Une porte secr\u00e8te \ndu palais du sultan s\u2019ouvrit tout \u00e0 coup, et il en sortit vingt femmes, au \nmilieu desquelles marchait la sultane 3 d\u2019un air qui la faisait ais\u00e9ment \ndistinguer. Cette princesse, croyant que le roi de la Grande-Tartarie \n\u00e9tait aussi a la chasse, s\u2019avan\u00e7a avec fermet\u00e9 jusque sous les fen\u00eatres \nde l\u2019appartement de ce prince, qui, vo ulant par curiosit\u00e9 l\u2019observer, se \npla\u00e7a de mani\u00e8re qu\u2019il pouvait tout voir sans \u00eatre vu. Il remarqua que les personnes qui accompagnaient la sultane, pour bannir toute \ncontrainte, se d\u00e9couvrirent le visage qu\u2019elles avaient eu couvert \n \n3 Le titre de sultane se donne \u00e0 tout es les femmes des princes de l\u2019Orient. \nCependant le nom de sultane, tout court, d\u00e9signe ordinairement la favorite. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 40 \n \n \n \njusqu\u2019alors, et quitt\u00e8rent de longs habits qu\u2019elles portaient par-dessus \nd\u2019autres plus courts. Mais il fut dans un extr\u00eame \u00e9tonnement de voir \nque dans cette compagnie qui lui avait sembl\u00e9 toute compos\u00e9e de \nfemmes, il y avait dix noirs, qui pr irent chacun leur ma\u00eetresse. La \nsultane, de son c\u00f4t\u00e9, ne demeura pas longtemps sans amant ; elle \nfrappa des mains en criant : Masoud, Masoud ! et aussit\u00f4t un autre noir descendit du haut d\u2019un arbre, et courut \u00e0 elle avec beaucoup \nd\u2019empressement. \n \nLa pudeur ne me permet pas de rac onter tout ce qui se passa entre ces \nfemmes et ces noirs, et c\u2019est un d\u00e9tail qu\u2019il n\u2019est pas besoin de faire. Il \nsuffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son fr\u00e8re \nn\u2019\u00e9tait pas moins \u00e0 plaindre que lu i. Les plaisirs de cette troupe \namoureuse dur\u00e8rent jusqu\u2019\u00e0 minuit. Il s se baign\u00e8rent tous ensemble \ndans une grande pi\u00e8ce d\u2019eau qui faisait un des plus grands ornements du jardin ; apr\u00e8s quoi, ayant repris le urs habits, ils rentr\u00e8rent par la \nporte secr\u00e8te dans le palais du sultan ; et Masoud, qui \u00e9tait venu du \ndehors par-dessus la muraille du jard in, s\u2019en retourna par le m\u00eame \nendroit. \n \nComme toutes ces choses s\u2019\u00e9taient pa ss\u00e9es sous les yeux du roi de la \nGrande-Tartarie, elles lui donn\u00e8rent lieu de fa ire une infinit\u00e9 de \nr\u00e9flexions. \u00ab Que j\u2019avais peu de ra ison, disait-il, de croire que mon \nmalheur \u00e9tait si singulier ! C\u2019est sans doute l\u2019in\u00e9vitable destin\u00e9e de \ntous les maris, puisque le sultan mon fr\u00e8re, le souverain de tant \nd\u2019\u00c9tats, le plus grand prince du monde, n\u2019a pu l\u2019\u00e9viter. Cela \u00e9tant, \nquelle faiblesse de me la isser consumer de chagri n ! C\u2019en est fait, le \nsouvenir d\u2019un malheur si commun ne troublera plus d\u00e9sormais le \nrepos de ma vie. \u00bb En effet, d\u00e8s ce moment il ce ssa de s\u2019affliger ; et \ncomme il n\u2019avait pas voulu souper qu \u2019il n\u2019e\u00fbt vu toute la sc\u00e8ne qui \nvenait d\u2019\u00eatre jou\u00e9e sous ses fen\u00eatres , il fit servir alors, mangea de \nmeilleur app\u00e9tit qu\u2019il n\u2019avait fait depuis son d\u00e9part de Samarcande, et entendit m\u00eame avec quelque plaisir un concert agr\u00e9able de voix et \nd\u2019instruments dont on accompagna le repas. \n \nLes jours suivants il fut de tr\u00e8s bo nne humeur ; et lorsqu\u2019il sut que le \nsultan \u00e9tait de retour, il alla au-devan t de lui, et lui fit son compliment Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 41 \n \n \n \nd\u2019un air enjou\u00e9. Schahriar d\u2019abord ne prit pas garde \u00e0 ce changement ; \nil ne songea qu\u2019\u00e0 se plaindre obligea mment de ce que ce prince avait \nrefus\u00e9 de l\u2019accompagner \u00e0 la chasse ; et sans lui donner le temps de \nr\u00e9pondre \u00e0 ses reproches, il lui parl a du grand nombre de cerfs et \nd\u2019autres animaux qu\u2019il avait pris, et enfin du plaisir qu\u2019il avait eu. \nSchahzenan, apr\u00e8s l\u2019avoir \u00e9cout\u00e9 avec attention, prit la parole \u00e0 son \ntour. Comme il n\u2019avait plus de chagri n qui l\u2019emp\u00each\u00e2t de faire para\u00eetre \ncombien il avait d\u2019esprit, il dit mill e choses agr\u00e9ables et plaisantes. \n \nLe sultan, qui s\u2019\u00e9tait attendu \u00e0 le re trouver dans le m\u00eame \u00e9tat o\u00f9 il \nl\u2019avait laiss\u00e9, fut ravi de le voir si gai. \u00ab Mon fr\u00e8re, lui dit-il, je rends \ngr\u00e2ces au ciel de l\u2019heureux cha ngement qu\u2019il a produit en vous \npendant mon absence ; j\u2019en ai une v\u00e9r itable joie, mais j\u2019ai une pri\u00e8re \u00e0 \nvous faire, et je vous conjure de m\u2019accorder ce que je vais vous \ndemander. \u2014 Que pourrais-je vous refuser ? r\u00e9pondit le roi de \nTartarie. Vous pouvez tout sur Sc hahzenan. Parlez ; je suis dans \nl\u2019impatience de savoir ce que vous souhaitez de mo i. \u2014 Depuis que \nvous \u00eates dans ma cour, reprit Sc hahriar, je vous ai vu plong\u00e9 dans \nune noire m\u00e9lancolie, que j\u2019ai vain ement tent\u00e9 de dissiper par toutes \nsortes de divertissements. Je me suis imagin\u00e9 que votre chagrin venait de ce que vous \u00e9tiez \u00e9loign\u00e9 de vos \u00c9tats ; j\u2019ai cru m\u00eame que l\u2019amour \ny avait beaucoup de part, et que la reine de Samarcande, que vous \navez d\u00fb choisir d\u2019une beaut\u00e9 achev\u00e9e, en \u00e9tait peut-\u00eatre la cause. Je ne \nsais si je me suis tromp\u00e9 dans ma conjecture ; mais je vous avoue que \nc\u2019est particuli\u00e8rement pour cette raison que je n\u2019ai pas voulu vous \nimportuner l\u00e0-dessus, de peur de vous d\u00e9plaire . Cependant, sans que \nj\u2019y aie contribu\u00e9 en aucune mani\u00e8re, je vous trouve \u00e0 m on retour de la \nmeilleure humeur du monde, et l\u2019espr it enti\u00e8rement d\u00e9gag\u00e9 de cette \nnoire vapeur qui en troublait tout l\u2019 enjouement. Dites-moi, de gr\u00e2ce, \npourquoi vous \u00e9tiez si triste, et pourquoi vous ne l\u2019\u00eates plus. \u00bb \n \nA ce discours, le roi de la Gra nde-Tartarie demeura quelque temps \nr\u00eaveur, comme s\u2019il e\u00fbt cherch\u00e9 \u00e0 y r\u00e9pondre. Enfin il repartit dans ces \ntermes : \u00ab Vous \u00eates mon sultan et mon ma\u00eetre ; mais dispensez-moi, \nje vous supplie, de vous donner la satisfaction que vous me demandez. \n\u2014 Non, mon fr\u00e8re, r\u00e9pliqua le sultan, il faut que vous me l\u2019accordiez ; \nje la souhaite, ne me la refusez pas. \u00bb Schahzenan ne put r\u00e9sister aux Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 42 \n \n \n \ninstances de Schahriar. \u00ab Eh bien, mon fr\u00e8re, lui dit- il, je vais vous \nsatisfaire, puisque vous me le commandez. \u00bb Alors il lui raconta \nl\u2019infid\u00e9lit\u00e9 de la reine de Samarcande ; et lorsqu\u2019il eut achev\u00e9 le r\u00e9cit : \n\u00ab Voil\u00e0, poursuivit-il, le sujet de ma tristesse ; jugez si j\u2019avais tort de \nm\u2019y abandonner. \u2014 O mon fr\u00e8re ! s\u2019 \u00e9cria le sultan d\u2019un ton qui \nmarquait combien il entrait dans le ressentiment du roi de Tartarie, \nquelle horrible histoire venez-vous de me raconter ! Avec quelle impatience je l\u2019ai \u00e9cout\u00e9e jusqu\u2019au bout ! Je vous loue d\u2019avoir puni les \ntra\u00eetres qui vous ont fait un outrage si sensible. On ne saurait vous \nreprocher cette action : elle est ju ste ; et pour moi, j\u2019avouerai qu\u2019\u00e0 \nvotre place j\u2019aurais eu peut-\u00eatre moins de mod\u00e9ration que vous. Je ne \nme serais pas content\u00e9 d\u2019\u00f4ter la vie \u00e0 une seule femme ; je crois que \nj\u2019en aurais sacrifi\u00e9 plus de mille \u00e0 ma rage. Je ne su is point \u00e9tonn\u00e9 de \nvos chagrins : la cause en \u00e9tait trop vive et trop mortifiante pour n\u2019y \npas succomber. O ciel ! quelle aventure ! Non, je crois qu\u2019il n\u2019en est \njamais arriv\u00e9 de semblable \u00e0 pe rsonne qu\u2019\u00e0 vous. Mais enfin il faut \nlouer Dieu de ce qu\u2019il vous a donn\u00e9 de la consolation ; et comme je ne \ndoute pas qu\u2019elle ne soit bien fond\u00e9e, ayez encore la complaisance de m\u2019en instruire, et faites-moi la confidence enti\u00e8re. \u00bb \n \nSchahzenan fit plus de difficult\u00e9 sur ce point que sur le pr\u00e9c\u00e9dent, \u00e0 \ncause de l\u2019int\u00e9r\u00eat que son fr\u00e8re y avait ; mais il fallut c\u00e9der \u00e0 ses \nnouvelles instances. \u00ab Je vais donc vous ob\u00e9ir, lui dit-il, puisque vous \nle voulez absolument. Je crains que mon ob\u00e9issance ne vous cause \nplus de chagrin que je n\u2019en ai eu ; mais vous ne devez vous en prendre \nqu\u2019\u00e0 vous-m\u00eame, puisque c\u2019est vous qui me forcez \u00e0 vous r\u00e9v\u00e9ler une \nchose que je voudrais ensevelir dans un \u00e9ternel oubli. \u2014 Ce que vous \nme dites, interrompit Scha hriar, ne fait qu\u2019irrite r ma curiosit\u00e9 ; h\u00e2tez-\nvous de me d\u00e9couvrir ce secret, de quelque natu re qu\u2019il puisse \u00eatre. \u00bb \nLe roi de Tartarie, ne pouvant plus s\u2019 en d\u00e9fendre, fit alors le d\u00e9tail de \ntout ce qu\u2019il avait vu du d\u00e9guisem ent des noirs, des d\u00e9portements de \nla sultane et de ses femmes, et il n\u2019oublia pas Masoud. \u00ab Apr\u00e8s avoir \n\u00e9t\u00e9 t\u00e9moin de ces infami es, continua-t-il, je pensai que toutes les \nfemmes y \u00e9taient naturellement port\u00e9es, et qu\u2019elles ne pouvaient \nr\u00e9sister \u00e0 leur penchant. Pr\u00e9venu de cette opinion, il me parut que \nc\u2019\u00e9tait une grande faiblesse \u00e0 un ho mme d\u2019attacher son repos \u00e0 leur \nfid\u00e9lit\u00e9. Cette r\u00e9flexion m\u2019en fit fair e beaucoup d\u2019autres ; et enfin je Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 43 \n \n \n \njugeai que je ne pouvais prendre un meilleur parti que de me consoler. \nIl m\u2019en a co\u00fbt\u00e9 quelques efforts, ma is j\u2019en suis venu \u00e0 bout ; et, si \nvous m\u2019en croyez, vous su ivrez mon exemple. \u00bb \n \nQuoique ce conseil f\u00fbt judicieux, le sultan ne put le go\u00fbter. Il entra \nm\u00eame en fureur. \u00ab Quoi dit-il, la sultane des Indes est capable de se \nprostituer d\u2019une mani\u00e8re si indigne ! Non, mon fr\u00e8re, ajouta-t-il, je ne \npuis croire ce que vous me dites, si je ne le vois de mes propres yeux. \nIl faut que les v\u00f4tres vous aient trom p\u00e9 ; la chose est assez importante \npour m\u00e9riter que j\u2019en sois assur\u00e9 par moi-m\u00eame . \u2014 Mon fr\u00e8re, \nr\u00e9pondit Schahzenan, si vous voulez en \u00eatre t\u00e9moin, cela n\u2019est pas fort \ndifficile : vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 faire une nouvelle partie de chasse, quand \nnous serons hors de la ville avec votre cour et la mienne, nous nous \narr\u00eaterons sous nos pavillons, et la nuit nous reviendrons tous deux \nseuls dans mon appartem ent. Je suis assur\u00e9 que le lendemain vous \nverrez ce que j\u2019ai vu. \u00bb Le sultan a pprouva le strata g\u00e8me et ordonna \naussit\u00f4t une nouvelle chasse ; de so rte que d\u00e8s le m\u00eame jour les \npavillons furent dress\u00e9s au lieu d\u00e9sign\u00e9. \n \nLe jour suivant, les deux princes pa rtirent avec toute leur suite. Ils \narriv\u00e8rent o\u00f9 ils devaient camper, et ils y demeur\u00e8rent jusqu\u2019\u00e0 la nuit. \nAlors Schahriar appela son grand vizir ; et, sans lui d\u00e9couvrir son \ndessein, lui commanda de tenir sa plac e pendant son absence, et de ne \npas permettre que personne sort\u00eet du camp, pour quelque sujet que ce \np\u00fbt \u00eatre. D\u2019abord qu\u2019il eut donn\u00e9 cet ordre, le roi de la Grande-\nTartarie et lui mont\u00e8rent \u00e0 cheval, pass\u00e8rent incognito au travers du \ncamp, rentr\u00e8rent dans la ville et se rendirent au pa lais qu\u2019occupait \nSchahzenan. Ils se couch\u00e8rent ; et le lendemain de bon matin, ils \ns\u2019all\u00e8rent placer \u00e0 la m\u00eame fen\u00eatre d\u2019o\u00f9 le roi de Tartarie avait vu la \nsc\u00e8ne des noirs. Ils jouirent quelque temps de la fra\u00eecheur, car le soleil \nn\u2019\u00e9tait pas encore lev\u00e9 ; et, en s\u2019en tretenant, ils jetaient souvent les \nyeux du c\u00f4t\u00e9 de la porte secr\u00e8te. El le s\u2019ouvrit enfin ; et, pour dire le \nreste en peu de mots, la sultane pa rut avec ses femmes et les dix noirs \nd\u00e9guis\u00e9s ; elle appela Ma soud ; et le sultan en vi t plus qu\u2019il n\u2019en fallait \npour \u00eatre pleinement convaincu de sa honte et de son malheur. \u00ab O \nDieu ! s\u2019\u00e9cria-t-il, quelle indignit\u00e9 ! quelle horreur ! L\u2019\u00e9pouse d\u2019un \nsouverain tel que moi peut-elle \u00eatre capable de cette infamie ? Apr\u00e8s Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 44 \n \n \n \ncela quel prince osera se vanter d\u2019 \u00eatre parfaitement heureux ? Ah ! \nmon fr\u00e8re, poursuivit-il en embrassa nt le roi de Tartarie, renon\u00e7ons \ntous deux au monde, la bonne foi en es t bannie ; s\u2019il flatte d\u2019un c\u00f4t\u00e9, il \ntrahit de l\u2019autre. Abandonnons nos Etats et tout l\u2019\u00e9clat qui nous environne. Allons dans des royaumes \u00e9trangers tra\u00eener une vie obscure \net cacher notre infortune. \u00bb Sc hahzenan n\u2019approuvait pas cette \nr\u00e9solution ; mais il n\u2019osa la comba ttre dans l\u2019emportement o\u00f9 il voyait \nSchahriar. \u00ab Mon fr\u00e8re, lui dit-il, je n\u2019ai pas d\u2019autre volont\u00e9 que la \nv\u00f4tre ; je suis pr\u00eat \u00e0 vous suivre partout o\u00f9 il vous plaira ; mais \npromettez-moi que nous reviendr ons, si nous pouvons rencontrer \nquelqu\u2019un qui soit plus malheureux que nous. \u2014 Je vous le promets, \nr\u00e9pondit le sultan ; mais je doute fort que nous trouvions personne qui \nle puisse \u00eatre. \u2014 Je ne suis pas de votre sentim ent l\u00e0-dessus, r\u00e9pliqua \nle roi de Tartarie ; peut-\u00eatre m\u00eame ne voyagerons-nous pas longtemps. \u00bb En disant cela ils so rtirent secr\u00e8tement du palais, et \nprirent un autre chemin que celui par o\u00f9 ils \u00e9taient venus. Ils \nmarch\u00e8rent tant qu\u2019ils eurent du jour assez pour se conduire, et \npass\u00e8rent la premi\u00e8re nu it sous des arbres. S\u2019\u00e9ta nt lev\u00e9s d\u00e8s le point \ndu jour, ils continu\u00e8rent leur marche jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019ils arriv\u00e8rent \u00e0 une \nbelle prairie sur le bord de la mer, o\u00f9 il y avait, d\u2019espace en espace, de \ngrands arbres fort touffus. Ils s\u2019a ssirent sous un de ces arbres pour se \nd\u00e9lasser et y prendre le frais. L\u2019in fid\u00e9lit\u00e9 des prince sses leurs femmes \nfit le sujet de leur conversation. \n \nIl n\u2019y avait pas longtemps qu\u2019ils s\u2019entretenaient, lorsqu\u2019ils entendirent assez pr\u00e8s d\u2019eux un bruit horrible du c\u00f4t\u00e9 de la mer, et un cri \neffroyable qui les remplit de crainte. Alors la mer s\u2019ouvrit, et il s\u2019en \n\u00e9leva comme une grosse colonne noire qui semblait s\u2019aller perdre \ndans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur ; ils se lev\u00e8rent \npromptement, et mont\u00e8rent au haut de l\u2019arbre qui leur parut le plus \npropre \u00e0 les cacher. Ils y furent \u00e0 peine mont\u00e9s, que regardant vers \nl\u2019endroit d\u2019o\u00f9 le bruit partait et o\u00f9 la mer s\u2019\u00e9tait entr\u2019ouverte, ils \nremarqu\u00e8rent que la colonne noire s\u2019avan\u00e7ait vers le rivage en fendant l\u2019eau ; ils ne purent dans le moment d\u00e9m\u00ealer ce que ce pouvait \u00eatre, \nmais ils en furent bient\u00f4t \u00e9claircis. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 45 \n \n \n \nC\u2019\u00e9tait un de ces g\u00e9nies qui sont malins, malfaisants, et ennemis \nmortels des hommes. Il \u00e9tait noir et hideux, avait la forme d\u2019un g\u00e9ant d\u2019une hauteur prodigieuse, et portait sur sa t\u00eate une gr ande caisse de \nverre, ferm\u00e9e \u00e0 quatre serrures d\u2019acier fin. Il entra dans la prairie avec cette charge, qu\u2019il vint poser justemen t au pied de l\u2019arbre o\u00f9 \u00e9taient \nles eux princes, qui, connaissant l\u2019extr \u00eame p\u00e9ril o\u00f9 ils se trouvaient, se \ncrurent perdus. \n \nCependant le g\u00e9nie s\u2019assit aupr\u00e8s de la caisse, et l\u2019ayant ouverte avec \nquatre clefs qui \u00e9taient attach\u00e9es \u00e0 sa ceinture, il en sortit aussit\u00f4t une \ndame tr\u00e8s richement habill\u00e9e, d\u2019une taille majestueuse et d\u2019une beaut\u00e9 \nparfaite. Le monstre la fit asseoir \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s, et la regardant \namoureusement : \u00ab Dame, dit-il, la plus accomplie de toutes les dames qui sont admir\u00e9es pour leur beaut\u00e9 , charmante personne, vous que j\u2019ai \nenlev\u00e9e le jour de vos noces, et que j\u2019ai toujours aim\u00e9e depuis si \nconstamment, vous voudrez bien que je dorme quelques moments pr\u00e8s \nde vous ; le sommeil dont je me sens accabl\u00e9 m\u2019a fait venir en cet \nendroit pour prendre un peu de repos. \u00bb En disant cela, il laissa tomber \nsa grosse t\u00eate sur les genoux de la dame ; ensuite ayant allong\u00e9 ses \npieds qui s\u2019\u00e9tendaient jusqu\u2019\u00e0 la mer, il ne tarda pas \u00e0 s\u2019endormir, et il \nronfla bient\u00f4t de mani\u00e8re qu\u2019il fit retentir le rivage. \n \n La dame alors leva la vue par ha sard, et apercevant les princes au \nhaut de l\u2019arbre, elle leur fit signe de la main de descendre sans faire de \nbruit. Leur frayeur fut extr\u00eame quand ils se virent d\u00e9couverts.Ils suppli\u00e8rent la dame, par d\u2019autres sign es, de les dispenser de lui ob\u00e9ir ; \nmais elle, apr\u00e8s avoir \u00f4t\u00e9 doucemen t de dessus ses genoux la t\u00eate du \ng\u00e9nie, et l\u2019avoir pos\u00e9e l\u00e9g\u00e8rement \u00e0 terre, se leva, et leur dit d\u2019un ton \nde voix bas, mais anim\u00e9 : \u00ab Descendez ; il faut absolument que vous veniez \u00e0 moi. \u00bb Ils voulurent vainem ent lui faire comprendre encore \npar leurs gestes qu\u2019ils craignaient le g\u00e9nie : \u00ab Descendez donc, leur \nr\u00e9pliqua-t-elle sur le m\u00eame ton ; si vous ne vous h\u00e2tez de m\u2019ob\u00e9ir, je \nvais l\u2019\u00e9veiller, et je lui de manderai moi-m\u00eame votre mort. \u00bb \n \nCes paroles intimid\u00e8rent tellement les princes, qu\u2019ils commenc\u00e8rent \u00e0 \ndescendre avec toutes les pr\u00e9cautions possibles pour ne pas \u00e9veiller le \ng\u00e9nie. Lorsqu\u2019ils furent en las, la dame les prit par la main, et s\u2019\u00e9tant Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 46 \n \n \n \nun peu \u00e9loign\u00e9e avec eux sous les arbres, elle leur fit librement une \nproposition tr\u00e8s vive ; ils la rejet\u00e8 rent d\u2019abord ; mais elle les obligea, \npar de nouvelles me naces, \u00e0 l\u2019accepter. Apr\u00e8s qu\u2019elle eut obtenu d\u2019eux \nce qu\u2019elle souhaitait, ayant remarqu\u00e9 qu\u2019ils avaient chacun une bague \nau doigt, elle les leur demanda. Sit\u00f4 t qu\u2019elle les eut entre les mains, \nelle alla prendre une bo \u00eete du paquet o\u00f9 \u00e9tait sa to ilette ; elle en tira un \nfil garni d\u2019autres bagues de toutes sortes de fa\u00e7ons, et le leur \nmontrant : \u00ab Savez-vous bien, dit-e lle, ce que signifient ces joyaux ? \n\u2014 Non, r\u00e9pondirent-ils ; mais il ne tiendra qu\u2019\u00e0 vous de nous \nl\u2019apprendre. \u2014 Ce sont, reprit-elle , les bagues de tous les hommes \u00e0 \nqui j\u2019ai fait part de mes faveurs. Il y en a quatre-vingt-dix-huit bien \ncompt\u00e9es, que je garde pour me s ouvenir d\u2019eux. Je vous ai demand\u00e9 \nles v\u00f4tres pour la m\u00eame raison, et afin d\u2019avoir la centaine accomplie. \nVoil\u00e0 donc, continua-t-elle, cent aman ts que j\u2019ai eus jusqu\u2019\u00e0 ce jour, \nmalgr\u00e9 la vigilance et les pr\u00e9cauti ons de ce vilain g\u00e9nie qui ne me \nquitte pas. Il a beau m\u2019enfermer dans cette caisse de verre, et me tenir \ncach\u00e9e au fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins. Vous \nvoyez par l\u00e0 que quand une femme a form\u00e9 un projet, il n\u2019y a point de mari ni d\u2019amant qui puisse en emp\u00eacher l\u2019ex\u00e9cution. Les hommes feraient mieux de ne pas contraindre les femme s, ce serait le moyen \nde les rendre sages. \u00bb La dame leur ayant parl\u00e9 de la sorte, passa leurs \nbagues dans le m\u00eame fil o\u00f9 \u00e9taient enfil\u00e9es les autres. Elle s\u2019assit ensuite comme auparavant, souleva la t\u00eate du g\u00e9nie, qui ne se r\u00e9veilla \npoint, la remit sur ses genoux, et f it signe aux princes de se retirer. \n \nIls reprirent le chemin par o\u00f9 ils \u00e9taient venus ; et lorsqu\u2019ils eurent perdu de vue la dame et le g\u00e9nie, Schahriar dit \u00e0 Schahzenan : \u00ab Eh \nbien, mon fr\u00e8re, que pensez-vous de l\u2019aventure qui vient de nous \narriver ? Le g\u00e9nie n\u2019a-t-il pas une ma\u00eetresse bien fid\u00e8le ? Et ne \nconvenez-vous pas que rien n\u2019est \u00e9gal \u00e0 la malice des femmes ? \u2014 \nOui, mon fr\u00e8re, r\u00e9pondit le roi de la Grande-Tartarie. Et vous devez \naussi demeurer d\u2019accord que le g\u00e9 nie est plus \u00e0 plaindre et plus \nmalheureux que nous. C\u2019est pourq uoi, puisque nous avons trouv\u00e9 ce \nque nous cherchions, retournons dans nos \u00c9tats, et que cela ne nous \nemp\u00eache pas de nous marier. Pour moi, je sais par quel moyen je \npr\u00e9tends que la foi qui m\u2019est due me soit inviolablement conserv\u00e9e. Je ne veux pas m\u2019explique r pr\u00e9sentement l\u00e0-dessus ; mais vous en Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 47 \n \n \n \napprendrez un jour des nouvelles, et je suis s\u00fbr que vous suivrez mon \nexemple. \u00bb Le sultan fut de l\u2019avis de son fr\u00e8re ; et continuant tous \ndeux de marcher, ils a rriv\u00e8rent au camp sur la fin de la nuit du \ntroisi\u00e8me jour qu\u2019ils en \u00e9taient partis. \n \nLa nouvelle du retour du sultan s\u2019y \u00e9tant r\u00e9pandue, les courtisans se \nrendirent de grand matin devant son pa villon. Il les fit entrer, les re\u00e7ut \nd\u2019un air plus riant qu\u2019\u00e0 l\u2019ordinaire, et leur fit \u00e0 tous des gratifications. \nApr\u00e8s quoi, leur ayant d\u00e9clar\u00e9 qu\u2019il ne voulait pas aller plus loin, il \nleur commanda de monter \u00e0 cheval, et il retourna bient\u00f4t \u00e0 son palais. \n \nA peine fut-il arriv\u00e9, qu\u2019il courut \u00e0 l\u2019a ppartement de la sultane. Il la fit \nlier devant lui, et la livra \u00e0 son gr and vizir, avec l\u2019ordre de la faire \n\u00e9trangler ; ce que ce ministre ex\u00e9cu ta, sans s\u2019informer quel crime elle \navait commis. Le prince irrit\u00e9 n\u2019en de meura pas l\u00e0 ; il coupa la t\u00eate de \nsa propre main \u00e0 toutes les femmes de la sultane. Ap r\u00e8s ce rigoureux \nch\u00e2timent, persuad\u00e9 qu\u2019il n\u2019y avait pas une femme sage, pour pr\u00e9venir \nles infid\u00e9lit\u00e9s de celles qu\u2019il prendrait \u00e0 l\u2019avenir, il r\u00e9solut d\u2019en \n\u00e9pouser une chaque nuit, et de la faire \u00e9trangler le lendemain. S\u2019\u00e9tant \nimpos\u00e9 cette loi cruelle, il jura qu\u2019il l\u2019observerait imm\u00e9diatement \napr\u00e8s le d\u00e9part du roi de Tartarie qui prit bient\u00f4t cong\u00e9 de lui et se mit \nen chemin charg\u00e9 de pr\u00e9sents magnifiques. \n \nSchahzenan \u00e9tant parti, Schahria r ne manqua pas d\u2019ordonner \u00e0 son \ngrand vizir de lui amener la fille d\u2019un de ses g\u00e9n\u00e9raux d\u2019arm\u00e9e. Le \nvizir ob\u00e9it. Le sultan coucha avec e lle, et le lendemain, en la lui \nremettant entre les mains pour la fa ire mourir, il lui commanda de lui \nen chercher une autre pour la nuit suivante. Quelque r\u00e9pugnance qu\u2019e\u00fbt le vizir \u00e0 ex\u00e9cuter de semb lables ordres, comme il devait au \nsultan son ma\u00eetre une ob\u00e9issance av eugle, il \u00e9tait oblig\u00e9 de s\u2019y \nsoumettre. Il lui mena donc la fille d\u2019un officier subalterne, qu\u2019on fit \naussi mourir le lendemain. Apr\u00e8s celle-l\u00e0, ce fut la fille d\u2019un \nbourgeois de la capitale ; et enfin chaque jour c\u2019\u00e9tait une fille mari\u00e9e, \net une femme morte. \n \nLe bruit de cette inhumanit\u00e9 sans exemple causa une consternation \ng\u00e9n\u00e9rale dans la ville. On n\u2019y entendait que des cris et des Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 48 \n \n \n \n lamentations. Ici c\u2019\u00e9tait un p\u00e8re en pleurs qui se d\u00e9sesp\u00e9rait de la perte \nde sa fille ; et l\u00e0 c\u2019\u00e9taient de tendres m\u00e8res qui, craignant pour les \nleurs la m\u00eame destin\u00e9e, faisaient pa r avance retentir l\u2019air de leurs \ng\u00e9missements. Ainsi, au lieu des l ouanges et des b\u00e9n\u00e9 dictions que le \nsultan s\u2019\u00e9tait attir\u00e9es jusqu\u2019alors, tous ses sujets ne faisaient plus que des impr\u00e9cations contre lui. \n \nLe grand vizir, qui, comme on l\u2019a d\u00e9j\u00e0 dit, \u00e9tait malgr\u00e9 lui le ministre d\u2019une si horrible injustice, avait deux filles, dont l\u2019a\u00een\u00e9e s\u2019appelait \nScheherazade \n4, et la cadette Dinarzade 5. Cette derni\u00e8re ne manquait \npas de m\u00e9rite ; mais l\u2019autre avait un courage au-dessus de son sexe, de \nl\u2019esprit infiniment avec une p\u00e9n\u00e9 tration admirable. Elle avait \nbeaucoup de lecture et une m\u00e9moire si prodigieuse, que rien ne lui \n\u00e9tait \u00e9chapp\u00e9 de tout ce qu\u2019elle av ait lu. Elle s\u2019\u00e9tait heureusement \nappliqu\u00e9e \u00e0 la philosophie, \u00e0 la m\u00e9deci ne, \u00e0 l\u2019histoire et aux arts ; elle \nfaisait des vers mieux que les po\u00e8tes les plus c\u00e9l\u00e8bres de son temps. \nOutre cela, elle \u00e9tait pour vue d\u2019une beaut\u00e9 extraordinaire, et une vertu \ntr\u00e8s solide couronnait toutes ces belles qualit\u00e9s. \n \nLe vizir aimait passionn\u00e9ment une fille si digne de sa tendresse. Un \njour qu\u2019ils s\u2019entretenaient tous de ux ensemble, elle lui dit : \u00ab Mon \np\u00e8re, j\u2019ai une gr\u00e2ce \u00e0 vous dema nder ; je vous supplie tr\u00e8s \nhumblement de me l\u2019accorder. \u2014 Je ne vous la refuserai pas, \nr\u00e9pondit-il, pourvu qu\u2019elle soit juste et raisonnable. \u2014 Pour juste, \nr\u00e9pliqua Scheherazade, elle ne peut l\u2019\u00eatre davantage, et vous en \npouvez juger par le motif qui m\u2019ob lige \u00e0 vous la demander. J\u2019ai \ndessein d\u2019arr\u00eater le cours de cette ba rbarie que le sultan exerce sur les \nfamilles de cette ville. Je veux dissi per la juste crainte que tant de \nm\u00e8res ont de perdre leurs filles d\u2019une mani\u00e8re si funeste. Votre \nintention est fort louable, ma fille , dit le vizir ; mais le mal auquel \n \n4 Scheherazade, fille de la lune . Les peuples orientaux, \u00e9tant nomades pour la \nplupart, font souvent de l\u2019astre voya geur des nuits l\u2019objet de leurs \ncomparaisons les plus gracieuses et les plus po\u00e9tiques : lorsqu\u2019ils parlent de \nleurs ma\u00eetresses en g\u00e9n\u00e9ral, les images, les all\u00e9gories et les id\u00e9es emprunt\u00e9es \u00e0 \nla belle et riante nature qui est sous leurs yeux, forment la partie principale de \nleur po\u00e9sie. \n5 Dinarzade, pr\u00e9cieuse comme l\u2019or. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 49 \n \n \n \nvous voulez rem\u00e9dier me para\u00eet sa ns rem\u00e8de. Comment pr\u00e9tendez-\nvous en venir \u00e0 bout. \u2014 Mon p\u00e8re, re partit Scheheraza de, puisque, par \nvotre entremise, le sultan c\u00e9l\u00e8bre chaque jour un nouveau mariage, je vous conjure par la tendre affection que vous avez pour moi, de me procurer l\u2019honneur de sa couche . \u00bb Le vizir ne put entendre ce \ndiscours sans horreur. \u00ab O Dieu ! interrompit-il avec transport, avez-\nvous perdu l\u2019esprit, ma fille ? P ouvez-vous me faire une pri\u00e8re si \ndangereuse ? Vous savez que le su ltan a fait serment sur son \u00e2me de \nne coucher qu\u2019une seule nuit avec la m\u00eame femme et de lui faire \u00f4ter \nla vie le lendemain, et vous voulez que je lui propose de vous \n\u00e9pouser ? Songez-vous bien \u00e0 quoi v ous expose votre z\u00e8le indiscret ? \n\u2014 Oui, mon p\u00e8re, r\u00e9pondit cette vertueuse fille, je connais tout le \ndanger que je cours, et il ne saurait m\u2019\u00e9pouvanter. Si je p\u00e9ris, ma mort \nsera glorieuse ; et si je r\u00e9ussis dans mon entreprise, je rendrai \u00e0 ma \npatrie un service important. \u2014 Non, non, dit le vizir, quoi que vous \npuissiez me repr\u00e9senter pour m\u2019int\u00e9 resser \u00e0 vous permettre de vous \njeter dans cet affreux p\u00e9ril, ne vous imaginez pas que j\u2019y consente. \nQuand le sultan m\u2019ordonne ra de vous enfoncer le poignard dans le \nsein, h\u00e9las il faudra bien que je lui ob\u00e9isse. Quel triste emploi pour un \np\u00e8re ! Ah ! si vous ne craignez poi nt la mort, craignez du moins de me \ncauser la douleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. \u2014 \nEncore une fois, mon p\u00e8re, dit Sc heherazade, accordez-moi la gr\u00e2ce \nque je vous demande. \u2014 Votre opini\u00e2tre t\u00e9, repartit le vizir, excite ma \ncol\u00e8re. Pourquoi vouloir vous-m\u00eam e courir \u00e0 votre perte ? Qui ne \npr\u00e9voit pas la fin d\u2019une entreprise dangereuse n\u2019en saurait sortir \nheureusement. Je crains qu\u2019il ne vous arrive ce qui arriva \u00e0 l\u2019\u00e2ne, qui \n\u00e9tait bien, et qui ne put s\u2019y tenir. \u2014 Quel malheur arriva-t-il \u00e0 cet \n\u00e2ne ? reprit Scheherazade. \u2014 Je vais vous le dire, r\u00e9pondit le vizir ; \n\u00e9coutez-moi. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 50 \n \n \n \n \n \nL\u2019\u00c2ne, le B\u0153uf et le Laboureur, fable \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nUn marchand tr\u00e8s riche avait plusieurs maisons \u00e0 la campagne, o\u00f9 il faisait nourrir une grande quantit\u00e9 de toute sorte de b\u00e9tail. Il se retira \navec sa femme et ses enfants \u00e0 une de ses terres pour la faire valoir \npar lui-m\u00eame. Il avait le don d\u2019ente ndre le langage des b\u00eates ; mais \navec cette condition, qu\u2019il ne pouva it l\u2019interpr\u00e9ter \u00e0 personne, sans \ns\u2019exposer \u00e0 perdre la vie ; ce qui l\u2019emp\u00eachait de communiquer les \nchoses qu\u2019il avait apprises par le moyen de ce don. \n \nIl y avait \u00e0 une m\u00eame auge un b\u0153uf et un \u00e2ne.Un jour qu\u2019il \u00e9tait assis \npr\u00e8s d\u2019eux, et qu\u2019il se divertissait \u00e0 voir jouer devant lui ses enfants, il \nentendit que le b\u0153uf disait \u00e0 l\u2019\u00e2ne : \u00ab L\u2019\u00c9veill\u00e9, que je te trouve heureux quand je consid\u00e8re le repos d ont tu jouis, et le peu de travail \nqu\u2019on exige de toi ! Un homme te panse avec soin, te lave, te donne de l\u2019orge bien cribl\u00e9e et de l\u2019eau fra \u00eeche et nette. Ta plus grande peine \nest de porter le marc hand notre ma\u00eetre, lors qu\u2019il a quelque petit \nvoyage \u00e0 faire. Sans cela, toute ta vie se passerait dans l\u2019oisivet\u00e9. La \nmani\u00e8re dont on me traite est bien di ff\u00e9rente, et ma condition est aussi \nmalheureuse que la tienne est agr\u00e9able. Il est \u00e0 peine minuit qu\u2019on \nm\u2019attache \u00e0 une charrue que l\u2019on me fa it tra\u00eener tout le long du jour en \nfendant la terre, ce qui me fatigue \u00e0 un point que les forces me \nmanquent quelquefois. D\u2019ailleurs, le laboureur qui est toujours \nderri\u00e8re moi ne cesse de me frapper. A force de tirer la charrue, j\u2019ai le \ncou tout \u00e9corch\u00e9. Enfin, apr\u00e8s avoir travaill\u00e9 depuis le matin jusqu\u2019au \nsoir, quand je suis de retour, on me donne \u00e0 manger de m\u00e9chantes \nf\u00e8ves s\u00e8ches, dont on ne s\u2019est pas mi s en peine d\u2019\u00f4ter la terre ou \nd\u2019autres choses qui ne valent pa s mieux. Pour comble de mis\u00e8re, \nlorsque je me suis repu d\u2019un mets si peu app\u00e9tissant, je suis oblig\u00e9 de \npasser la nuit couch\u00e9 da ns mon ordure. Tu vois donc que j\u2019ai raison \nd\u2019envier ton sort. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 51 \n \n \n \n \nL\u2019\u00e2ne n\u2019interrompit pas le b\u0153uf ; il lu i laissa dire tout ce qu\u2019il voulut ; \nmais quand il eut achev\u00e9 de parler : \u00ab Vous ne d\u00e9mentez pas, lui dit-il, \nle nom d\u2019idiot qu\u2019on vous a donn\u00e9 : vous \u00eates trop simple ; vous vous laissez mener comme l\u2019on veut, et vous ne pouvez prendre une bonne \nr\u00e9solution. Cependant quel avantage vous revient-il de toutes les \nindignit\u00e9s que vous souffrez ? V ous vous tuez vous-m\u00eame pour le \nrepos, le plaisir et le profit de ceux qui ne vous en savent point de gr\u00e9. \nOn ne vous traiterait pas de la sorte, si vous aviez autant de courage \nque de force.Lorsqu\u2019on vient vous attacher \u00e0 l\u2019auge, que ne faites-\nvous r\u00e9sistance ? que ne donnez-vous de bons coups de cornes ? que ne marquez-vous votre col\u00e8re en frappant du pied contre terre ? \npourquoi, enfin, n\u2019insp irez-vous pas la terreur par des beuglements \neffroyables ? La nature vous a donn\u00e9 les moyens de vous faire \nrespecter, et vous ne vous en se rvez pas. On vous apporte de \nmauvaises f\u00e8ves et de mauvaise paille , n\u2019en mangez point ; flairez-les \nseulement, et les laissez. Si v ous suivez les conseils que je vous \ndonne, vous verrez bient\u00f4t un changement dont vous me \nremercierez. \u00bb \n \nLe b\u0153uf prit en fort bonne part le s avis de l\u2019\u00e2ne ; il lui t\u00e9moigna \ncombien il lui \u00e9tait oblig\u00e9. \u00ab Cher l\u2019\u00c9veill\u00e9, ajouta-t-il, je ne manquerai pas de faire tout ce que tu m\u2019as dit, et tu verras de quelle \nmani\u00e8re je m\u2019en acquitterai. \u00bb Ils se turent apr\u00e8s cet entretien, dont le \nmarchand ne perdit pas une parole. \n \nLe lendemain de bon matin, le labour eur vint prendre le b\u0153uf ; il \nl\u2019attacha \u00e0 la charrue, et le mena au travail ordinaire. Le b\u0153uf, qui \nn\u2019avait pas oubli\u00e9 le conseil de l\u2019\u00e2ne, fit fort le m\u00e9chant ce jour-l\u00e0, et \nle soir, lorsque le laboureur, l\u2019ayant ramen\u00e9 \u00e0 l\u2019auge, voulut l\u2019attacher \ncomme de coutume, le malicieux animal, au lieu de pr\u00e9senter ses \ncornes de lui-m\u00eame, se mit \u00e0 faire le r\u00e9tif et \u00e0 reculer en beuglant : \nbaissa m\u00eame ses cornes , comme pour en frapper le laboureur. Il fit \nenfin tout le man\u00e8ge que l\u2019\u00e2ne lui avait enseign\u00e9. Le jour suivant, le \nlaboureur vint le reprendre pour le ramener au labourage ; mais, \ntrouvant l\u2019auge encore remplie des f\u00e8ves et de la paille qu\u2019il y avait \nmises le soir, et le b\u0153uf couch\u00e9 pa r terre, les pieds \u00e9tendus, et haletant Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 52 \n \n \n \nd\u2019une \u00e9trange fa\u00e7on, il le crut malade ; il en eut piti\u00e9, et, jugeant qu il \nserait inutile de le mene r au travail, il alla aussit\u00f4t en avertir le \nmarchand. \n \nLe marchand vit bien que les mauvais conseils de l\u2019\u00c9veill\u00e9 avaient \u00e9t\u00e9 \nsuivis, et pour le punir comme il le m\u00e9ritait : \u00ab Va, dit-il au laboureur, \nprends l\u2019\u00e2ne \u00e0 la place du b\u0153uf, et ne manque pas de lui donner bien \nde l\u2019exercice. \u00bb le laboureur ob\u00e9it. L\u2019\u00e2ne fut oblig\u00e9 de tirer la charrue \ntout ce jour-l\u00e0 ; ce qui le fatigua d\u2019autant plus qu\u2019il \u00e9tait moins \naccoutum\u00e9 \u00e0 ce travail. Outre cela, il re\u00e7ut tant de coups de b\u00e2ton, \nqu\u2019il ne pouvait se soutenir quand il fut le retour. \n \nCependant le b\u0153uf \u00e9tait tr\u00e8s cont ent ; il avait mang\u00e9 tout ce qu\u2019il y \navait dans son auge, et s\u2019\u00e9tait repos\u00e9 toute la journ\u00e9e. Il se r\u00e9jouissait \nen lui-m\u00eame d\u2019avoir suivi les conseils de l\u2019\u00c9veill\u00e9 ; il lui donnait mille \nb\u00e9n\u00e9dictions pour le bien qu\u2019il lui avait procur\u00e9, et il ne manqua pas de lui en faire un nouveau compliment lorsqu\u2019il le vit arriver. L\u2019\u00e2ne \nne r\u00e9pondit rien au b\u0153uf, tant il ava it de d\u00e9pit d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 si maltrait\u00e9. \n\u00ab C\u2019est par mon imprudence, se disa it-il \u00e0 lui-m\u00eame, que je me suis \nattir\u00e9 ce malheur ; je vivais heureux, tout me riait ; j\u2019avais tout ce que je pouvais souhaiter ; c\u2019est ma faute si je suis dans ce d\u00e9plorable \u00e9tat ; \net si je ne trouve quel que ruse en mon esprit pour m\u2019en tirer, ma perte \nest certaine. \u00bb En disant cela, se s forces se trouv\u00e8rent tellement \n\u00e9puis\u00e9es, qu\u2019il se laissa tomber \u00e0 demi mort au pied de son auge. \n \nEn cet endroit le grand vizir, s\u2019 adressant \u00e0 Schehe razade, lui dit : \n\u00ab Ma fille, vous faites comme cet \u00e2ne, vous vous exposez \u00e0 vous \nperdre par votre fausse prudence. Croyez-moi, demeurez en repos, et \nne cherchez point \u00e0 pr\u00e9venir votre mort. \u2014 Mon p\u00e8re, r\u00e9pondit Scheherazade, l\u2019exemple que vou s venez de rapporter n\u2019est pas \ncapable de me faire changer de r\u00e9so lution, et je ne cesserai point de \nvous importuner, que je n\u2019aie obtenu de vous que vous me pr\u00e9senterez au sultan pour \u00eatre son \u00e9pouse. \u00bb Le vizir, voyant qu\u2019elle persistait \ntoujours dans sa demande, lui r\u00e9pli qua : \u00ab Eh bien ! puisque vous ne \nvoulez pas quitter votre obstination, je serai oblig\u00e9 de vous traiter de \nla m\u00eame mani\u00e8re que le marchand dont je viens de parler traita sa femme peu de temps apr\u00e8s ; et voici comment : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 53 \n \n \n \n \nCe marchand, ayant appris que l\u2019\u00e2ne \u00e9t ait dans un \u00e9tat pitoyable, fut \ncurieux de savoir ce qui se passerait entre lui et le b\u0153uf. C\u2019est pourquoi, apr\u00e8s le so uper, il sortit au clair le la lune, et alla s\u2019asseoir \naupr\u00e8s d\u2019eux, accompagn\u00e9 de sa femme. En arrivant, il entendit l\u2019\u00e2ne \nqui disait au b\u0153uf : \u00ab Comp\u00e8re, dites-moi, je vous prie, ce que vous pr\u00e9tendez faire quand le labour eur vous apportera demain \u00e0 \nmanger ?\u2014 Ce que je ferai ? r\u00e9pondit le b\u0153uf ; je continuerai \u00e0 faire \nce que tu m\u2019as enseign\u00e9. Je m\u2019\u00e9loi gnerai d\u2019abord ; je pr\u00e9senterai mes \ncornes comme hier ; je ferai le mala de, et feindrai d\u2019\u00eatre aux abois. \u2014 \nGardez-vous-en bien, interrompit l\u2019 \u00e2ne ; ce serait le moyen de vous \nperdre : car, en arrivant ce soir, j\u2019 ai ou\u00ef dire au marchand notre ma\u00eetre \nune chose qui m\u2019a fait trembler pour vous. \u2014 H\u00e9 qu\u2019avez-vous entendu ? dit le b\u0153uf ; ne me ca chez rien, de gr\u00e2ce, mon cher \nl\u2019\u00c9veill\u00e9. \u2014 Notre ma\u00eetre, reprit l\u2019\u00e2n e, a dit au laboureur ces tristes \nparoles : \u00ab Puisque le b\u0153uf ne mange pas et qu\u2019il ne peut se soutenir, \nje veux qu\u2019il soit tu\u00e9 d\u00e8s demain. Nous ferons, pour l\u2019amour de Dieu, \nune aum\u00f4ne de sa chair aux pauvres , et quant \u00e0 sa peau, qui pourra \nnous \u00eatre utile, tu la donneras au corroyeur ; ne manque donc pas de \nfaire venir le boucher. \u2014 Voil\u00e0 ce que j\u2019avais \u00e0 vous apprendre, \najouta l\u2019\u00e2ne ; l\u2019int\u00e9r\u00eat que je prends \u00e0 votre conservation, et l\u2019amiti\u00e9 \nque j\u2019ai pour vous, m\u2019obligent \u00e0 vo us en avertir et \u00e0 vous donner un \nnouveau conseil. D\u2019abord qu\u2019on vous apportera vos f\u00e8ves et votre paille, levez-vous, et vous jetez dessu s avec avidit\u00e9 ; le ma\u00eetre jugera \npar l\u00e0 que vous \u00eates gu\u00e9ri, et r\u00e9voque ra, sans doute, l\u2019arr\u00eat de mort : \nau lieu que si vous en usez autrement, c\u2019est fait de vous. \u00bb \n \nCe discours produisit l\u2019effet qu\u2019en av ait attendu l\u2019\u00e2ne. Le b\u0153uf en fut \n\u00e9trangement troubl\u00e9 et en beugla d\u2019 effroi. Le marcha nd, qui les avait \n\u00e9cout\u00e9s tous deux avec beaucoup d\u2019atte ntion, fit alors un si grand \u00e9clat \nde rire, que sa femme en fut tr\u00e8s su rprise. \u00ab Apprenez-moi, lui dit-elle, \npourquoi vous riez si fort, afin que j\u2019en rie avec vous. \u2014 Ma femme, \nlui r\u00e9pondit le marchand, content ez-vous de m\u2019entendre rire. \u2014 Non, \nreprit-elle, j\u2019en veux savoir le suje t. \u2014 Je ne puis vous donner cette \nsatisfaction, repartit le mari ; sach ez seulement que je ris de ce que \nnotre \u00e2ne vient de dire \u00e0 notre b\u0153uf ; le reste est un secret qu\u2019il ne m\u2019est pas permis de vous r\u00e9v\u00e9ler. \u2014 Et qui vous emp\u00eache de me Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 54 \n \n \n \nd\u00e9couvrir ce secret ? r\u00e9pliqua-t-elle . \u2014 Si je vous le disais, r\u00e9pondit-\nil, apprenez qu\u2019il m\u2019en co\u00fbterait la vie. \u2014 Vous vous moquez de moi, \ns\u2019\u00e9cria la femme ; ce que vous me dite s ne peut pas \u00eatre vrai. Si vous \nne m\u2019avouez tout \u00e0 l\u2019heure pourquoi vous avez ri, si vous refusez de \nm\u2019instruire de ce que l\u2019\u00e2ne et le b\u0153 uf ont dit, je jure, par le grand \nDieu qui est au ciel, que nous ne vivrons pas davantage ensemble. \u00bb \n \nEn achevant ces mots, elle rentra da ns la maison, et se mit dans un \ncoin, o\u00f9 elle passa la nuit \u00e0 pleurer de toute sa force. Le mari coucha seul, et le lendemain, voyant qu\u2019e lle ne discontinuait pas de se \nlamenter : \u00ab Vous n\u2019\u00eates pas sage, lui dit-il, de vous affliger de la \nsorte ; la chose n\u2019en vaut pas la peine. Il vous est aussi peu important \nde la savoir, qu\u2019il m\u2019importe beauc oup \u00e0 moi de la tenir secr\u00e8te. N\u2019y \npensez donc plus, je vous en conjure. \u2014 J\u2019y pense si bien encore, \nr\u00e9pondit la femme, que je ne cesserai pas de pleurer que vous n\u2019ayez \nsatisfait ma curiosit\u00e9. \u2014 Mais je vous dis fort s\u00e9rieusement, r\u00e9pliqua-t-il, qu\u2019il m\u2019en co\u00fbtera la vie, si je c\u00e8de \u00e0 vos indiscr\u00e8tes instances. \u2014 \nQu\u2019il en arrive tout ce qu\u2019il plai ra \u00e0 Dieu, repartit-elle, je n\u2019en \nd\u00e9mordrai pas. \u2014 Je vois bien, re prit le marchand, qu\u2019il n\u2019y a pas \nmoyen de vous faire entendre raison, et comme je pr\u00e9vois que vous \nvous ferez mourir vous-m\u00eame par vo tre opini\u00e2tret\u00e9, je vais appeler \nvos enfants, afin qu\u2019ils aient la consolation de vous voir avant que \nvous mouriez. \u00bb Il fit venir ses enfa nts, et envoya chercher aussi le \np\u00e8re, la m\u00e8re et les pa rents de la femme. Lorsqu \u2019ils furent assembl\u00e9s, \net qu\u2019il leur eut expliqu\u00e9 de quoi il \u00e9tait question, ils employ\u00e8rent leur \u00e9loquence \u00e0 faire comprendre \u00e0 la fe mme qu\u2019elle avait tort de ne \nvouloir pas revenir de son ent\u00eatement ; mais elle les rebuta tous, et dit \nqu\u2019elle mourrait plut\u00f4t que de c\u00e9der en cela \u00e0 son mari. Le p\u00e8re et la \nm\u00e8re eurent beau lui parler en pa rticulier et lui repr\u00e9senter que la \nchose qu\u2019elle souhaitait d\u2019apprendre rie lui \u00e9tait d\u2019aucune importance, \nils ne gagn\u00e8rent rien sur son esprit, ni par leur autorit\u00e9, ni par leurs \ndiscours. Quand ses enfants virent qu \u2019elle s\u2019obstinait \u00e0 rejeter toujours \nles bonnes raisons dont on combattait son opini\u00e2tret\u00e9, ils se mirent \u00e0 \npleurer am\u00e8rement. Le marchand lu i-m\u00eame ne savait plus o\u00f9 il en \n\u00e9tait. Assis seul aupr\u00e8s de la porte de sa maison, il d\u00e9 lib\u00e9rait d\u00e9j\u00e0 s\u2019il \nsacrifierait sa vie pour sauver celle de sa femme qu\u2019il aimait \nbeaucoup. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 55 \n \n \n \n \nOr, ma fille, continua le vizir en parlant toujours \u00e0 Scheherazade, ce \nmarchand avait cinquante poules et un coq avec un chien qui faisait bonne garde. Pendant qu\u2019il \u00e9tait assis, comme je l\u2019ai dit, et qu\u2019il r\u00eavait profond\u00e9ment au parti qu\u2019 il devait prendre, il vit le chien courir vers \nle coq qui s\u2019\u00e9tait jet\u00e9 sur une poule, et il entendit qu\u2019il lui parla dans \nces termes : \u00ab O coq ! Dieu ne pe rmettra pas que tu vives encore \nlongtemps ! N\u2019as-tu pas honte de fair e aujourd\u2019hui ce que tu fais ? \u00bb \nLe coq monta sur ses ergots, et, se tournant du c\u00f4t\u00e9 du chien : \n\u00ab Pourquoi, r\u00e9pondit-il fi\u00e8rement, cela me serait-il d\u00e9fendu aujourd\u2019hui plut\u00f4t que les autres jour s ? Puisque tu l\u2019ignores, r\u00e9pliqua \nle chien, a prends que notre ma \u00eetre est aujourd\u2019hui dans un grand \ndeuil. Sa femme veut qu\u2019 il lui r\u00e9v\u00e8le un secret, qui est de telle nature \nqu\u2019il perdra la vie s\u2019il le lui d\u00e9couvre. Les choses sont en cet \u00e9tat, et il \nest \u00e0 craindre qu\u2019il n\u2019ait pas asse z de fermet\u00e9 pour r\u00e9sister \u00e0 \nl\u2019obstination de sa femme ; car il l\u2019 aime, et il est touch\u00e9 des larmes \nqu\u2019elle r\u00e9pand sans cesse. Il va pe ut-\u00eatre p\u00e9rir ; nous en sommes tous \nalarm\u00e9s dans ce logis ; toi seul, insultant \u00e0 notre tristesse, tu as l\u2019impudence de te divertir avec tes poules. \u00bb \n \nLe coq repartit de cette sorte \u00e0 la r\u00e9primande du chien : \u00ab Que notre \nma\u00eetre est insens\u00e9 ! il n\u2019a qu\u2019une femme, et il n\u2019en peut venir \u00e0 bout, \npendant que j\u2019en ai cinquante qui ne font que ce que je veux. Qu\u2019il \nrappelle sa raison, il trouvera bient\u00f4t moyen de sortir de l\u2019embarras o\u00f9 \nil est. Eh que veux-tu qu\u2019il fasse ? dit le chien. Qu\u2019il entre dans la \nchambre o\u00f9 est sa femme, r\u00e9pondit le coq, et qu\u2019apr\u00e8s s\u2019\u00eatre enferm\u00e9 \navec elle, il prenne un bon b\u00e2ton, et lui en donne mille coups ; je mets \nen fait qu\u2019elle sera sage apr\u00e8s cela, et qu\u2019elle ne le pre ssera plus de lui \ndire ce qu\u2019il ne doit pas lui r\u00e9v\u00e9le r. \u00bb Le marchand n\u2019eut pas sit\u00f4t \nentendu ce que le coq vena it de dire, qu\u2019il se leva de sa place, prit un \ngros b\u00e2ton, alla trouver sa femme qui pleurait encore, s\u2019enferma avec \nelle, et la battit si bien , qu\u2019elle ne put s\u2019emp\u00each er de crier : \u00ab C\u2019est \nassez, mon mari, c\u2019est a ssez, laissez-moi, je ne vous demanderai plus \nrien. \u00bb A ces paroles, et voyant qu\u2019elle se repentait d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 \ncurieuse si mal \u00e0 propos, il cessa de la maltraiter. Il ouvrit la porte ; \ntoute la parent\u00e9 entra, se r\u00e9jouit de trouver la femm e revenue de son \nent\u00eatement, et fit compliment au ma ri sur l\u2019heureux exp\u00e9dient dont il Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 56 \n \n \n \ns\u2019\u00e9tait servi pour la mettre \u00e0 la raison. \u00ab Ma fille, ajouta le grand vizir, \nvous m\u00e9riteriez d\u2019\u00eatre trait\u00e9e de la m\u00eame mani\u00e8re que la femme de ce \nmarchand. \u00bb \n \n\u00ab Mon p\u00e8re, dit alors Scheherazade, de gr\u00e2ce, ne trouvez point \nmauvais que je persiste dans mes sentiments. L\u2019histoire de cette \nfemme ne saurait m\u2019\u00e9branler. Je pou rrais vous en raconter beaucoup \nd\u2019autres qui vous persuaderaient que vous ne devez pas vous opposer \n\u00e0 mon dessein. D\u2019ailleurs, pardonnez-moi, si j\u2019ose vous le d\u00e9clarer, \nvous vous y opposeriez vainement : quand la tendresse paternelle \nrefuserait de souscrire \u00e0 la pri\u00e8re que je vous fais, j\u2019irais me pr\u00e9senter \nmoi-m\u00eame au sultan. \u00bb \n \nEnfin le p\u00e8re, pouss\u00e9 \u00e0 bout par la fe rmet\u00e9 de sa fille, se rendit \u00e0 ses \nimportunit\u00e9s ; et, quoique fort afflig \u00e9 de n\u2019avoir pu la d\u00e9tourner d\u2019une \nsi funeste r\u00e9solution, il alla, d\u00e8s ce moment, trouver Schahriar, pour \nlui annoncer que la nuit prochain e il lui m\u00e8nerait Scheherazade. \n \nLe sultan fut fort \u00e9tonn\u00e9 du sacrific e que son grand vizir lui faisait. \n\u00ab Comment avez-vous pu, lui dit-il, vous r\u00e9soudre \u00e0 me livrer votre \npropre fille ? \u2014 Sire, lui r\u00e9pondit le vizir, elle s\u2019est offerte d\u2019elle-\nm\u00eame. La triste destin\u00e9e qui l\u2019a ttend n\u2019a pu l\u2019\u00e9pouvanter, et elle \npr\u00e9f\u00e8re \u00e0 sa vie l\u2019honneur d\u2019\u00eatre une seule nuit l\u2019\u00e9pouse de Votre \nMajest\u00e9. \u2014 Mais ne vous trompez pas, vizir, reprit le sultan, demain, \nen remettant Scheherazade entre vos mains, je pr\u00e9tends que vous lui \n\u00f4tiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous ferai mourir \nvous-m\u00eame. \u2014 Sire, repartit le vizir, mon c\u0153ur g\u00e9mira, sans doute, en \nvous ob\u00e9issant ; mais la nature aura beau murmur er : quoique p\u00e8re, je \nvous r\u00e9ponds d\u2019un bras fid\u00e8le. \u00bb Sc hahriar accepta l\u2019offre de son \nministre, et lui dit qu\u2019il n\u2019avait qu\u2019\u00e0 lui amener sa fille quand il lui \nplairait. \n \nLe grand vizir alla porter cette nouvelle \u00e0 Scheherazade, qui la re\u00e7ut avec autant de joie que si elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 la plus agr\u00e9able du monde. Elle \nremercia son p\u00e8re de l\u2019avoir si se nsiblement oblig\u00e9e, et, voyant qu\u2019il \n\u00e9tait accabl\u00e9 de douleur, elle lui dit, pour le consoler , qu\u2019elle esp\u00e9rait Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 57 \n \n \n \nne se repentirait pas de l\u2019avoir mari\u00e9e avec le sultan, et qu\u2019au \ncontraire il aurait sujet de s\u2019en r\u00e9 jouir tout le reste de sa vie. \n \nElle ne songea plus qu\u2019\u00e0 se mettre en \u00e9tat de para\u00eetre devant le sultan ; \nmais avant que de partir, elle prit sa s\u0153ur Dinarzade en particulier, et \nlui dit : \u00ab Ma ch\u00e8re s\u0153ur, j\u2019ai besoin de votre secours dans une affaire \ntr\u00e8s importante ; je vous prie de ne me le pas refuser. Mon p\u00e8re va me \nconduire chez le sultan pour \u00eatre s on \u00e9pouse. Que cette nouvelle ne \nvous \u00e9pouvante pas ; \u00e9coutez-moi seul ement avec patience. D\u00e8s que je \nserai devant le sultan, je le supplierai de perm ettre que v ous couchiez \ndans la chambre nuptiale, afin que je jouisse cette nuit encore de votre \ncompagnie. Si obtiens cette gr\u00e2ce, comme je l\u2019esp\u00e8re, souvenez-vous \nde m\u2019\u00e9veiller demain matin, une heur e avant le jour, et de m\u2019adresser \nces paroles : \u00ab Ma s\u0153ur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en \nattendant le jour qui para\u00eetra bient\u00f4t, de me raconter un de ces beaux \ncontes que vous savez. \u00bb Aussit\u00f4t je vous en conterai un, et je me flatte de d\u00e9livrer par ce moyen tout le peuple de la consternation o\u00f9 il \nest. \u00bb Dinarzade r\u00e9pondit \u00e0 sa s\u0153ur qu\u2019elle ferait avec plaisir ce \nqu\u2019elle exigeait d\u2019elle. \n \nL\u2019heure de se coucher \u00e9tant enfin venue, le grand vizir conduisit \nScheherazade au palais , et se retira apr\u00e8s l\u2019 avoir introduite dans \nl\u2019appartement du sultan. Ce prince ne se vit pas plus t\u00f4t avec elle, \nqu\u2019il lui ordonna de se d\u00e9couvrir le visage. Il la trouva si belle, qu\u2019il \nen fut charm\u00e9 ; mais s\u2019apercevant qu\u2019elle \u00e9tait en pleurs, il lui en \ndemanda le sujet. \u00ab Sire, r\u00e9pondit Scheherazade, j\u2019ai une s\u0153ur que \nj\u2019aime aussi tendrement que j\u2019en suis aim\u00e9e. Je souhaiterais qu\u2019elle pass\u00e2t la nuit dans cette chambre, pour la voir et lui dire adieu encore \nune fois. Voulez-vous bien que j\u2019ai e la consolation de lui donner ce \ndernier t\u00e9moignage de mon amiti\u00e9 ? \u00bb Schahriar y ayant consenti, on \nalla chercher Dinarzade, qui vint en diligence. Le sultan se coucha \navec Scheherazade, sur une estrad e fort \u00e9lev\u00e9e, \u00e0 la mani\u00e8re des \nmonarques de l\u2019Orient, et Dinarzade dans un lit qu\u2019on lui avait \npr\u00e9par\u00e9 au bas de l\u2019estrade. \n \nUne heure avant le jour, Dinarzade s\u2019\u00e9tant r\u00e9veill\u00e9e, ne manqua pas de \nfaire ce que sa s\u0153ur lui avait recommand\u00e9. \u00ab Ma ch\u00e8re s\u0153ur, s\u2019\u00e9cria-t-Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 58 \n \n \n \nelle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui \npara\u00eetra bient\u00f4t, de me raconter un de ces contes agr\u00e9ables que vous \nsavez. H\u00e9las ! ce sera peut-\u00eatre la derni\u00e8re fois que j\u2019aurai ce plaisir. \u00bb \n \n Scheherazade, au lieu de r\u00e9pondre \u00e0 sa s\u0153ur, s\u2019adressa au sultan : \n\u00ab Sire, dit-elle, Votre Majest\u00e9 veut -elle bien me permettre de donner \ncette satisfaction \u00e0 ma s\u0153ur ? \u2014 Tr \u00e8s volontiers \u00bb, r\u00e9pondit le sultan. \nAlors Scheherazade dit \u00e0 sa s\u0153ur d\u2019 \u00e9couter ; et puis, adressant la \nparole \u00e0 Schahriar, elle commen\u00e7a de la sorte : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 59 \n \n \n \n \n \nPREMI\u00c8RE NUIT \nLe Marchand et le G\u00e9nie \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, il y avait autrefois un marcha nd qui poss\u00e9dait de grands biens, \ntant en fonds de terre qu\u2019en marcha ndises et en argent comptant. Il \navait beaucoup de commis, de facteu rs et d\u2019esclaves. Comme il \u00e9tait \noblig\u00e9 de temps en temps de faire des voyages pour s\u2019aboucher avec \nses correspondants, un jour qu\u2019une affaire d\u2019importance l\u2019appelait \nassez loin du lieu qu\u2019il habitait, il monta \u00e0 cheval, et partit avec une \nvalise derri\u00e8re lui, dans laquelle il avait mis me petite provision de \nbiscuits et de dattes, parce qu\u2019il av ait un pays d\u00e9sert \u00e0 passer, o\u00f9 il \nn\u2019aurait pas trouv\u00e9 de quoi vivre. Il arriva sans accident \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 \nil avait affaire ; et quand il eut termin \u00e9 la chose qui l\u2019y avait appel\u00e9, il \nremonta \u00e0 cheval pour s\u2019en retourner chez lui. \n \nLe quatri\u00e8me jour de sa marche, il se sentit tellement incommode de \nl\u2019ardeur du soleil et de la terr e \u00e9chauff\u00e9e par ses rayons, qu\u2019il se \nd\u00e9tourna de son chemin pour aller se rafra\u00eechir sous des arbres qu\u2019il \naper\u00e7ut dans la campagne ; il y trouva , au pied d\u2019un grand noyer, une \nfontaine d\u2019une eau tr\u00e8s claire et c oulante. Il mit pied \u00e0 terre, attacha \nson cheval a une branche d\u2019arbre et s\u2019assit pr\u00e8s de la fontaine, apr\u00e8s \nAvoir tir\u00e9 de sa valise quelques datte s et du biscuit. En changeant les \ndattes, il en jetait les noyaux \u00e0 droite et \u00e0 gauche. Lo rsqu\u2019il eut achev\u00e9 \nce repas frugal, comme il \u00e9tait bon mu sulman, il se lava les mains, le \nvisage et les pieds 6, et fit sa pri\u00e8re. \n \n6 L\u2019ablution avant la pri\u00e8re est prescrite dans la religion musulmane par le \npr\u00e9cepte que voici : \u00ab O vous, croyants ! lorsque vous vous disposez \u00e0 la \npri\u00e8re, lavez-vous le visage et les mains jusqu\u2019aux coudes ; baignez-vous la \nt\u00eate et les pieds jusqu\u2019\u00e0 la cheville. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 60 \n \n \n \n \n \nIl ne l\u2019avait pas finie, et il \u00e9tait encore \u00e0 genoux, quand il t para\u00eetre un \ng\u00e9nie tout blanc de vieillesse, et d\u2019une grandeur \u00e9norme, qui, \ns\u2019avan\u00e7ant jusqu\u2019\u00e0 lui le sabre \u00e0 la nain, lui dit d\u2019un ton de voix \nterrible : \u00ab L\u00e8ve-toi, que je te tue avec ce sabre, comme tu as tu\u00e9 mon \nfils. \u00bb Il accompagna mes mots d\u2019un cri effroyable. Le marchand, \nautant effray\u00e9 de la hideuse figure du monstre que des paroles qu\u2019il lui \navait adress\u00e9es, lui r\u00e9pondit en tremblant : \u00ab H\u00e9las ! mon bon \nseigneur, de quel crime puis-je \u00eatre coupable envers vous pour m\u00e9riter \nque vous m\u2019\u00f4tiez la vie ? \u2014 Je veux, reprit le g\u00e9nie, te tuer, de m\u00eame \nque tu as tu\u00e9 mon fils. Eh ! bon Di eu ! repartit le marchand, comment \npourrais-je avoir tu\u00e9 votre fils ? Je ne le connais point, et je ne l\u2019ai \njamais vu. \u2014 Ne t\u2019es-tu pas assis en arrivant ici ? r\u00e9pliqua le g\u00e9nie ; \nn\u2019as-tu pas tir\u00e9 des dattes de ta valise, et, en les mangeant, n\u2019en as-tu \npas jet\u00e9 les noyaux \u00e0 droite et \u00e0 ga uche ? \u2014 J\u2019ai fait ce que vous dites, \nr\u00e9pondit le marchand, je ne puis le nier. \u2014 Cela \u00e9t ant, reprit le g\u00e9nie, \ne te dis que tu as tu\u00e9 mon fils, et voici comment : dans le temps que tu \njetais tes noyaux, mon f ils passait ; il en a re\u00e7u un dans l\u2019\u0153il et il en \nest mort ; c\u2019est pourquoi il faut que je te tue. \u2014 Ah ! monseigneur, \npardon ! s\u2019\u00e9cria le marcha nd. Point de pardon, r\u00e9 pondit le g\u00e9nie, point \nde mis\u00e9ricorde. N\u2019est-il pas juste de tuer celui qui a tu\u00e9 ? \u2014 J\u2019en \ndemeure d\u2019accord, dit le marchand ; mais je n\u2019ai assur\u00e9ment pas tu\u00e9 \nvotre fils ; et quand cela serait, je ne l\u2019aurais fait que fort \ninnocemment ; par cons\u00e9quent, je vous supplie de me pardonner et de me laisser la vie. \u2014 N on, non, dit le g\u00e9nie en persistant dans sa \nr\u00e9solution, il faut que je te tue, puisque tu as tu\u00e9 mon fils. \u00bb A ces \nmots, il prit le marchand par le bras, le jeta la face contre terre, et leva \nle sabre pour lui couper la t\u00eate. \n \nCependant le marchand tout en pleurs , et protestant de son innocence, \nregrettait sa femme et ses enfants, et disait les choses du monde les \nplus touchantes. Le g\u00e9nie, toujour s le sabre haut, eut la patience \nd\u2019attendre que le malheureux e\u00fbt ach ev\u00e9 ses lamentations ; mais il \nn\u2019en fut nullement attendri. \u00ab Tous ces regrets sont superflus, s\u2019\u00e9cria-t-il. Quand tes larmes se raient de sang, cela ne m\u2019emp\u00eacherait pas de \nte tuer, comme tu as tu\u00e9 mon fils. \u2014 Quoi ! r\u00e9pliqua le marchand, rien Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 61 \n \n \n \nne peut vous toucher ? vous voulez ab solument \u00f4ter la vie \u00e0 un pauvre \ninnocent ? \u2014 Oui, repartit le g\u00e9nie, j\u2019y suis r\u00e9solu. \u00bb En achevant ces \nparoles... \n \nScheherazade, en cet endroit s\u2019aper cevant qu\u2019il \u00e9tait jour, et sachant \nque le sultan se levait de grand matin pour faire sa pri\u00e8re et tenir son \nconseil, cessa de parler. \u00ab Bon Dieu ! ma s\u0153ur, dit alors Dinarzade, \nque votre conte est merveilleux ! \u2014 La suite est encore plus \nsurprenante, r\u00e9pondit Scheherazade, et vous en tomberiez d\u2019accord, si \nle sultan voulait me laisser vivre en core aujourd\u2019hui et me donner la \npermission de vous la raconter la nu it prochaine. \u00bb Scha hriar, qui avait \n\u00e9cout\u00e9 Scheherazade avec plaisir, dit en lui-m\u00eame : \u00ab J\u2019attendrai jusqu\u2019\u00e0 demain ; je la ferai toujours bien mourir quand j\u2019aurai entendu la fin de son conte. \u00bb Ayant donc pris la r\u00e9solution de ne pas faire \u00f4ter \nla vie \u00e0 Scheherazade ce jour-l\u00e0, il se leva pour fa ire sa pri\u00e8re et aller \nau conseil. \n \nPendant ce temps-l\u00e0 le grand vizir \u00e9tait dans une inqui\u00e9tude cruelle. \nAu lieu de go\u00fbter la douceur du so mmeil, il avait pass\u00e9 la nuit \u00e0 \nsoupirer et \u00e0 plaindre le sort de sa fille dont il devait \u00eatre le bourreau. \nMais si dans cette triste attent e il craignait la vue du sultan, il fut \nagr\u00e9ablement surpris lorsqu\u2019il vit que ce prince entrait au conseil sans \nlui donner l\u2019ordre funeste qu\u2019il en attendait. \n \nLe sultan, selon sa cout ume, passa la journ\u00e9e \u00e0 r\u00e9gler les affaires de \nson empire ; et quand la nuit fut venue, il coucha encore avec Scheherazade. Le lendemain, avant que le jour par\u00fbt, Dinarzade ne \nmanqua pas de s\u2019adresser \u00e0 sa s\u0153ur et de lui dire : \u00ab Ma ch\u00e8re s\u0153ur, si \nvous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui para\u00eetra \nbient\u00f4t, de continuer le conte d\u2019 hier. \u00bb Le sultan n\u2019attendit pas que \nScheherazade lui en dema nd\u00e2t la permission. \u00ab Ac hevez, lui dit-il, le \nconte du g\u00e9nie et du marchand ; je suis curieux d\u2019en entendre la fin. \u00bb \nScheherazade prit alors la parole et continua son conte dans ces \ntermes. \n \nDEUXI\u00c8ME NUIT \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 62 \n \n \n \nSire, quand le marchand vit que le g\u00e9nie lui allait trancher la t\u00eate, il fit \nun grand cri, et lui dit : \u00ab Arr\u00eatez ; encore un mot, de gr\u00e2ce ; ayez la \nbont\u00e9 de m\u2019accorder un d\u00e9lai : donnez- moi le temps d\u2019aller dire adieu \n\u00e0 ma femme et \u00e0 mes enfants, et de leur partager mes biens par un \ntestament que je n\u2019ai pas encore fa it, afin qu\u2019ils n\u2019aient point de \nproc\u00e8s apr\u00e8s ma mort ; cela \u00e9tant fi ni, je reviendrai aussit\u00f4t dans ce \nm\u00eame lieu me soumettre \u00e0 tout ce qu\u2019 il vous plaira d\u2019ordonner de moi. \n\u2014 Mais, dit le g\u00e9nie, si je t\u2019accorde le d\u00e9lai que tu demandes, j\u2019ai \npeur que tu ne reviennes pas. Si vous voulez croire \u00e0 mon serment, \nr\u00e9pondit le marchand, je jure par le. Dieu du ciel et de la terre que je \nviendrai vous retrouver ci sans y manquer. De co mbien de temps \nsouhaites-tu que soit ce d\u00e9lai ? r\u00e9p liqua le g\u00e9nie. \u2014 Je vous demande \nune ann\u00e9e, repartit le marchand ; il ne me fa ut pas moins de temps \npour donner ordre \u00e0 mes affaires, et pour me disposer \u00e0 renoncer sans \nregret au plaisir qu\u2019il y a de vivre. Ainsi je vous promets que de \ndemain en un an, sans faute, je me rendrai sous ces arbres, pour me \nremettre entre vos mains. \u2014 Prends-tu Dieu \u00e0 t\u00e9moin de la promesse \nque tu me fais ? reprit le g\u00e9nie. \u2014 Oui, r\u00e9pondit le marchand, je le \nprends encore une fois \u00e0 t\u00e9moin, et vous pouvez vous reposer sur mon \nserment. \u00bb A ces paroles, le g\u00e9nie le laissa pr\u00e8s de la fontaine et \ndisparut. \n \nLe marchand s\u2019\u00e9tant remis de sa fra yeur, remonta \u00e0 cheval et reprit \nson chemin. Mais si d\u2019un c\u00f4t\u00e9 il avait la joie de s\u2019\u00eatre tir\u00e9 d\u2019un si \ngrand p\u00e9ril, de l\u2019autre il \u00e9tait dans une tristesse mortelle lorsqu\u2019il \nsongeait au serment fatal qu\u2019il avait fa it. Quand il arriva chez lui, sa \nfemme et ses enfants le re\u00e7urent avec toutes les d\u00e9monstrations d\u2019une joie parfaite ; mais au lieu de les embrasser de la m\u00eame mani\u00e8re, il se \nmit \u00e0 pleurer si am\u00e8rement, qu\u2019ils jug\u00e8rent bien qu\u2019il lui \u00e9tait arriv\u00e9 \nquelque chose d\u2019extraordinaire. Sa femme lui demanda la cause de ses \nlarmes et de la vive douleur qu \u2019il faisait \u00e9clater. \u00ab Nous nous \nr\u00e9jouissons, disait-elle de votre retour, et cependant vous nous \nalarmez tous par l\u2019\u00e9tat o\u00f9 nous vous voyons. Expliquez-nous, je vous \nprie, le sujet de votre tristesse. \u2014 H\u00e9las r\u00e9pondit le mari, le moyen \nque je sois dans une autre situation ? Je n\u2019ai plus qu\u2019un an \u00e0 vivre. \u00bb \nAlors il leur raconta ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 entre lui et le g\u00e9nie, et leur Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 63 \n \n \n \napprit qu\u2019il lui avait donn\u00e9 parole de retourner au bout de l\u2019ann\u00e9e \nrecevoir la mort de sa main. \n \nLorsqu\u2019ils entendirent cette triste nouvelle, ils commenc\u00e8rent tous \u00e0 se \nd\u00e9soler. La femme poussait des cris pitoyables en se frappant le visage \net en s\u2019arrachant les cheveux ; les en fants, fondant en pleurs, faisaient \nretentir la maison de le urs g\u00e9missements ; et le p\u00e8re, c\u00e9dant \u00e0 la force \ndu sang, m\u00ealait ses larmes \u00e0 leurs plaintes. En un mot, c\u2019\u00e9tait le \nspectacle du monde le plus touchant. \n \nD\u00e8s le lendemain, le marchand songea \u00e0 mettre ordre \u00e0 ses affaires, et \ns\u2019appliqua sur toutes c hoses \u00e0 payer ses dettes.Il fit des pr\u00e9sents \u00e0 ses \namis et de grandes aum\u00f4nes aux pauvres, donna la libert\u00e9 \u00e0 ses \nesclaves de l\u2019un et de l\u2019autre sexe, partagea ses biens entre ses enfants, \nnomma des tuteurs pour ceux qui n\u2019\u00e9t aient pas encore en \u00e2ge ; et en \nrendant \u00e0 sa femme tout ce qui lui appartenait, selon son contrat de \nmariage, il l\u2019avantagea de tout ce qu\u2019il put lui donner suivant les lois. \n \nEnfin l\u2019ann\u00e9e s\u2019\u00e9coula, et il fallut partir. Il fit sa valise, o\u00f9 il mit le drap dans lequel il devait \u00eatre ense veli ; mais lorsqu\u2019il voulut dire \nadieu \u00e0 sa femme et \u00e0 ses enfants, on n\u2019a jamais vu une douleur plus \nvive. Ils ne pouvaient se r\u00e9soudre \u00e0 le perdre ; ils voulaient tous \nl\u2019accompagner et aller mourir avec lu i. N\u00e9anmoins, comme il fallait se \nfaire violence et quitter des objets si chers : \u00ab Mes enfants, leur dit-il, \nj\u2019ob\u00e9is \u00e0 l\u2019ordre de Dieu en me s\u00e9parant de vous. Imitez-moi \nsoumettez-vous courageusement \u00e0 ce tte n\u00e9cessit\u00e9 et songez que la \ndestin\u00e9e de l\u2019homme est de mourir. \u00bb Apr\u00e8s avoir dit ces paroles, il \ns\u2019arracha aux cris et aux regrets de sa famille, il partit, et arriva au m\u00eame endroit o\u00f9 il avait vu le g\u00e9nie, le propre jour qu\u2019il avait promis \nde s\u2019y rendre. Il mit aussit\u00f4t pied \u00e0 terre, et s\u2019assit au bord de la \nfontaine, o\u00f9 il attendit le g\u00e9nie av ec toute la tristesse qu\u2019on peut \nimaginer. \n \nPendant qu\u2019il languissait da ns une si cruelle attente, un bon vieillard \nqui menait une biche \u00e0 l\u2019attache, pa rut et s\u2019approcha de lui. Ils se \nsalu\u00e8rent l\u2019un l\u2019autre ; apr\u00e8s quoi le vieillard lui dit : \u00ab Mon fr\u00e8re, \npeut-on savoir de vous pourquoi vous \u00eates venu dans ce lieu d\u00e9sert, o\u00f9 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 64 \n \n \n \nil n\u2019y a que des esprits malins, et o\u00f9 l\u2019on n\u2019est pas en s\u00fbret\u00e9 ? A voir \nces beaux arbres, on le croirait ha bit\u00e9 ; mais c\u2019est une v\u00e9ritable \nsolitude, o\u00f9 il est dangereux de s\u2019arr\u00eater trop longtemps. \u00bb \n \nLe marchand satisfit la curiosit\u00e9 du vieillard, et lui conta l\u2019aventure \nqui l\u2019obligeait \u00e0 se trouver l\u00e0. Le vieillard l\u2019\u00e9couta avec \u00e9tonnement ; \net prenant la parole : \u00ab Voil\u00e0, s\u2019\u00e9cr ia-t-il, la chose du monde la plus \nsurprenante ; et vous \u00eates li\u00e9 par le serment le plus inviolable ! Je \nveux, ajouta-t-il, \u00eatre t\u00e9moin de votre entrevue avec le g\u00e9nie. \u00bb En \ndisant cela, il s\u2019assit pr\u00e8s du marcha nd, et tandis qu\u2019ils s\u2019entretenaient \ntous deux... \n \n\u00ab Mais je vois le jour, dit Scheheraza de en se reprenant : ce qui reste \nest le plus beau du conte. \u00bb Le su ltan, r\u00e9solu d\u2019en entendre la fin, \nlaissa vivre encore ce jour-l\u00e0 Scheherazade. \n \n \nTROISI\u00c8ME NUIT \n \n \nLa nuit suivante, Dinarzade fit \u00e0 sa s\u0153ur la m\u00eame pri\u00e8 re que les deux \npr\u00e9c\u00e9dentes. \u00ab Ma ch\u00e8re s\u0153ur, lui d it-elle, si vous ne dormez pas, je \nvous supplie de me raconter un de ces contes agr\u00e9ables que vous \nsavez. \u00bb Mais le sultan dit qu\u2019il voulait entendre la suite de celui du \nmarchand et du g\u00e9nie ; c\u2019est pourqu oi Scheherazade reprit ainsi : \n \nSire, dans le temps que le marchand et le vie illard qui conduisait la \nbiche s\u2019entretenaient, il arriva un au tre vieillard suivi de deux chiens \nnoirs. Il s\u2019avan\u00e7a jusqu\u2019\u00e0 eux, et les salua, en leur demandant ce qu\u2019ils \nfaisaient en cet endroit. Le vieilla rd qui conduisait la biche lui apprit \nl\u2019aventure du marchand et du g\u00e9nie, ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 entre eux et le \nserment du marchand. Il ajouta que ce jour \u00e9tait celui de la parole \ndonn\u00e9e, et qu\u2019il \u00e9tait r\u00e9solu de demeurer l\u00e0 pour voir ce qui en arriverait. \n \nLe second vieillard, trouvant aussi la chose digne de sa curiosit\u00e9, prit \nla m\u00eame r\u00e9solution. Il s\u2019assit aupr\u00e8s des autres ; et \u00e0 peine se fut-il Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 65 \n \n \n \nm\u00eal\u00e9 \u00e0 leur conversation, qu\u2019il survint un troisi\u00e8me vieillard, qui, \ns\u2019adressant aux deux premiers, leur demanda pourquoi le marchand \nqui \u00e9tait avec eux paraissait si triste. On lui en dit le sujet, qui lui parut \nsi extraordinaire, qu\u2019il souhaita aussi d\u2019\u00eatre t\u00e9moin de ce qui se passerait entre le g\u00e9nie et le marchand. Pour cet effet, il se pla\u00e7a parmi \nles autres. \n \nIls aper\u00e7urent bient\u00f4t dans la campagne une vapeur \u00e9paisse, comme \nun tourbillon de poussi\u00e8re \u00e9lev\u00e9 par le vent. Cette vapeur s\u2019avan\u00e7a \njusqu\u2019\u00e0 eux, et se dissipant tout \u00e0 coup, leur laissa voir le g\u00e9nie, qui, \nsans les saluer, s\u2019approcha du ma rchand le sabre \u00e0 la main, et le \nprenant par le bras : \u00ab L\u00e8ve-toi, lui d it-il, que je te tue comme tu as tu\u00e9 \nmon fils. \u00bb Le marchand et les troi s vieillards effray\u00e9 s se mirent \u00e0 \npleurer et \u00e0 remplir l\u2019air de cris... \n \nScheherazade, en cet endroit apercev ant le jour, cessa de poursuivre \nson conte, qui avait si bien piqu\u00e9 la curiosit\u00e9 du Sultan, que ce prince, \nvoulant absolument en savoir la fin, remit encore au lendemain la \nmort de la sultane. \n \nOn ne peut exprimer quelle fut la joie du grand vizir, lorsqu\u2019il vit que \nle sultan ne lui ordonna it pas de faire mour ir Scheherazade. Sa \nfamille, la cour, tout le monde en fut g\u00e9n\u00e9ralement \u00e9tonn\u00e9. \n \n \nQUATRI\u00c8ME NUIT \n \nVers la fin de la nuit suivante, Sc heherazade, avec la permission du \nsultan, parla dans ces termes : \n \nSire, quand le vieillard qui conduisait la biche vit que le g\u00e9nie s\u2019\u00e9tait \nsaisi du marchand, et l\u2019a llait tuer impitoyablement, il se jeta aux pieds \nde ce monstre, et les lui baisant : \u00ab Prince des g\u00e9nies, lui dit-il, je vous \nsupplie tr\u00e8s humblement de suspendre votre col\u00e8re, et de me faire la \ngr\u00e2ce de n\u2019\u00e9couter. Je vais vous racont er mon histoire et celle de cette \nbiche que vous voyez ; mais si vous la trouvez plus merveilleuse et \nplus surprenante que l\u2019aventure de ce marchand \u00e0 qui vous voulez \u00f4ter Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 66 \n \n \n \nla vie, puis-je esp\u00e9rer que vous voudrez bien remettre \u00e0 ce pauvre \nmalheureux le tiers de son crime ? \u00bb Le g\u00e9nie fut quelque temps \u00e0 se \nconsulter l\u00e0-dessus ; mais enfin il r\u00e9pondit : \u00ab Eh bien, voyons, j\u2019y \nconsens. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 67 \n \n \n \n \n \nHistoire du premier Vieillard et de la Biche \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nJe vais donc, reprit le vieillard, co mmencer le r\u00e9cit ; \u00e9coutez-moi, je \nvous prie, avec attention. Cette biche que vous voyez est ma cousine et de plus ma femme. Elle n\u2019ava it que douze ans quand je l\u2019\u00e9pousai ; \nainsi je puis dire qu\u2019elle ne deva it pas moins me regarder comme son \np\u00e8re que comme son parent et son mari. \n \nNous avons v\u00e9cu ensemble trente ann\u00e9es sans avoir eu d\u2019enfants ; mais sa st\u00e9rilit\u00e9 ne m\u2019a point emp\u00ea ch\u00e9 d\u2019avoir pour elle beaucoup de \ncomplaisance et d\u2019amiti\u00e9. Le seul, d\u00e9sir d\u2019avoir des enfants me fit \nacheter une esclave, dont j\u2019eus un fils \n7 qui promettait infiniment. Ma \nfemme en con\u00e7ut de la ja lousie, prit en aversion la m\u00e8re et l\u2019enfant, et \ncacha si bien ses sentiments, que je ne les connus que trop tard. \n \nCependant mon fils croissait, et il avait d\u00e9j\u00e0 dix ans, lorsque je fus \noblig\u00e9 de faire un voyage. Avant m on d\u00e9part, je r ecommandai \u00e0 ma \nfemme, dont je ne me d\u00e9fiais point, l\u2019esclave et son fils, et je la priai \nd\u2019en avoir soin pendant mon absen ce, qui dura une ann\u00e9e enti\u00e8re. Elle \nprofita de ce temps-l\u00e0 pour contente r sa haine. Elle s\u2019attacha \u00e0 la \nmagie ; et quand elle sut assez de cet art diabolique pour ex\u00e9cuter \nl\u2019horrible dessein qu\u2019elle m\u00e9ditait, la sc\u00e9l\u00e9rate mena mon fils dans un \nlieu \u00e9cart\u00e9. L\u00e0, par ses enchantements, elle le changea en veau, et le \ndonna \u00e0 mon fermier, avec ordre de le nourrir comme un veau, disait-\nelle, qu\u2019elle avait achet\u00e9. Elle ne borna point sa fureur \u00e0 cette action \n \n7 La loi civile, chez les mahom\u00e9tans , reconna\u00eet pour \u00e9galement l\u00e9gitimes les \nenfants qui proviennent de trois esp\u00e8ces de mariages permis par le ur religion, \nsuivant laquelle on peut licitement ache ter, louer ou \u00e9pouser une ou plusieurs \nfemmes ; de fa\u00e7on que si un homme a, de son esclave, un fils avant d\u2019en avoir \nde son \u00e9pouse, le fils de l\u2019esclave est reconnu pour l\u2019a\u00een\u00e9, et jouit des droits \nd\u2019a\u00eenesse \u00e0 l\u2019exclusion de cel ui de la femme l\u00e9gitime. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 68 \n \n \n \n abominable ; elle changea l\u2019esclave en vache, et la donna aussi \u00e0 mon \nfermier. \n \nA mon retour, je lui dema ndai des nouvelles de la m\u00e8re et de l\u2019enfant. \nVotre esclave est morte, me dit-elle : et pour votre fils, il y a deux \nmois que je ne l\u2019ai vu, et que je ne sais ce qu\u2019il est devenu. Je fus \ntouch\u00e9 de la mort de l\u2019esclave ; mais comme mon fils n\u2019avait fait que \ndispara\u00eetre, je me flattais que je pourrais le revoir bient\u00f4t. N\u00e9anmoins \nhuit mois se pass\u00e8rent sans qu\u2019il rev\u00eent, et je n\u2019en avais aucune \nnouvelle, lorsque la f\u00eate du grand Ba\u00efram 8 arriva. Pour la c\u00e9l\u00e9brer, je \nmandai \u00e0 mon fermier de m\u2019amener une vache les plus grasses pour \nen faire un sacrifice. Il n\u2019y manqua pas. La vache qu\u2019il m\u2019amena \u00e9tait \nl\u2019esclave elle-m\u00eame, la malheureuse m\u00e8 re de mon fils. Je la liai ; mais \ndans le moment que je me pr\u00e9parais \u00e0 la sacrifier, elle se mit \u00e0 taire \ndes beuglements pitoyables, et je m\u2019 aper\u00e7us qu\u2019il coulait de ses yeux \ndes ruisseaux de larmes. Cela me pa rut assez extraordinaire et me \nsentant, malgr\u00e9 moi, saisi d\u2019un mouvement de piti\u00e9, je ne pus me \nr\u00e9soudre \u00e0 la frapper. J\u2019ordonnai \u00e0 m on fermier de m\u2019en aller prendre \nune autre. \n \nMa femme, qui \u00e9tait pr\u00e9sente, fr\u00e9mit de ma compassion, ut s\u2019opposant \n\u00e0 un ordre qui rendait sa malice inu tile : \u00ab Que faites-vous, mon ami ? \ns\u2019\u00e9cria-t-elle. Immolez cette vache. Votre fermier n\u2019en a pas de plus \nbelle, ni qui soit plus propre \u00e0 l\u2019us age que nous en voulons faire. \u00bb Par \ncomplaisance pour ma femme, je m\u2019 approchai de la vache ; et \ncombattant la piti\u00e9 qui en suspendait le sacrifice, j\u2019allais porter le coup \nmortel, quand la victime, redoublan t ses pleurs et ses meuglements, \nme d\u00e9sarma une seconde fois. Alors je mis le maille t entre les mains \ndu fermier, en lui disant : \u00ab Prenez , et sacrifiez-la vous-m\u00eame ; ses \nbeuglements et ses larmes me fendent le c\u0153ur. \u00bb \n \n8 Nom des deux seules f\u00eates d\u2019obligati on que les musulmans aient dans leur \nreligion. Ce sont des f\u00eates mobiles, qui, dans l\u2019espace de trente-trois ans, \ntombent dans tous les mois de l\u2019a nn\u00e9e, parce que l\u2019ann\u00e9e musulmane est \nlunaire. La premi\u00e8re de ces f\u00eates arrive le premier jour de la lune qui suit celle \ndu Ramazan, ou car\u00eame des mahom\u00e9tans. Ce Ba\u00efram dure trois jours, et tient \ntout \u00e0 la fois de la P\u00e2que des juifs, de notre carnaval et de notre premier jour de l\u2019an. Le second Ba\u00efram se c\u00e9l\u00e8bre soixante-deux jours apr\u00e8s le premier. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 69 \n \n \n \n \nLe fermier, moins pitoyable que moi, la sacrifia. Mais en l\u2019\u00e9corchant, \nil se trouva qu\u2019elle n\u2019avait que le s os, quoiqu\u2019elle nous e\u00fbt paru tr\u00e8s \ngrasse. J\u2019en eus un v\u00e9ritable chagrin. \u00ab Prenez-la pour vous, dis-je au fermier, je vous l\u2019aba ndonne ; faites-en des r\u00e9ga ls et des aum\u00f4nes \u00e0 \nqui vous voudrez ; et si vous avez un veau bien gras, amenez-le-moi \u00e0 sa place. \u00bb Je ne m\u2019informai pas de ce qu\u2019il fit de la vache ; mais peu \nde temps apr\u00e8s qu\u2019il l\u2019eut fait enleve r de devant mes yeux, je le vis \narriver avec un veau fort gras. Quoique j\u2019ignorasse que ce veau f\u00fbt mon fils, je ne laissai pas de sentir \u00e9mouvoir mes entrailles \u00e0 sa vue. De son c\u00f4t\u00e9, d\u00e8s qu\u2019il m\u2019aper\u00e7ut, il fit un si grand effort pour venir \u00e0 \nmoi, qu\u2019il en rompit sa corde. Il se jeta \u00e0 mes pieds, la t\u00eate contre \nterre, comme s\u2019il e\u00fbt voulu exciter ma compassion, et me conjurer de n\u2019avoir pas la cruaut\u00e9 de lui \u00f4ter la vie, en n\u2019avertissant, autant qu\u2019il \nlui \u00e9tait possible, qu\u2019il \u00e9tait mon fils. \n \nJe fus encore plus surpris et plus touch\u00e9 de cette action que je ne \nl\u2019avais \u00e9t\u00e9 des pleurs de la vache. Je sentis une tendre piti\u00e9 qui m\u2019int\u00e9ressa pour lui ; ou, pour mi eux dire, le sang fit en moi son \ndevoir. \u00ab Allez, dis-je au fermie r, ramenez ce veau chez vous ; ayez-\nen grand soin, et \u00e0 sa place amenez-en un autre incessamment. \u00bb \n \nD\u00e8s que ma femme m\u2019entendit parler ainsi, elle ne manqua pas de \ns\u2019\u00e9crier encore : \u00ab Que faites-vous, mon mari ? croyez-moi, ne \nsacrifiez pas un autre veau que cel ui-l\u00e0. \u2014 Ma femme, lui r\u00e9pondis-je, \nje n\u2019immolerai pas celui- ci ; je veux lui faire gr\u00e2ce, je vous prie de ne \npoint vous y opposer. \u00bb Elle n\u2019eut garde, la m\u00e9chante femme, de se \nrendre \u00e0 ma pri\u00e8re ; elle ha\u00efssait trop mon fils pour consentir que je le \nsauvasse. Elle m\u2019en demanda le sacr ifice avec tant d\u2019opini\u00e2tret\u00e9, que \nje fus oblig\u00e9 de le lui accorder. Je liai le veau, et prenant le couteau \nfuneste... \n \nScheherazade s\u2019arr\u00eata en cet endroit, parce qu\u2019 elle aper\u00e7ut le jour. \n\u00ab Ma s\u0153ur, dit alors Dinarzade, je suis enchant\u00e9e de ce conte qui \nsoutient si agr\u00e9ablement mon attenti on. Si le sultan me laisse encore \nvivre aujourd\u2019hui, r\u00e9pondit Schehera zade, vous verrez que ce que je \nvous raconterai demain vous divertira bien davantage. \u00bb Schahriar, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 70 \n \n \n \n curieux de savoir ce que deviendrait le fils du vieillard qui conduisait \nla biche, dit \u00e0 la sultane qu\u2019il se rait bien aise d\u2019entendre, la nuit \nprochaine, la fin de ce conte 9. \n \nCINQUI\u00c8ME NUIT ET SUIVANTES \n \nSire, poursuivit Scheherazade, le pr emier vieillard qui conduisait la \nbiche, continua de raconter son hi stoire au g\u00e9nie, aux deux autres \nvieillards et au marchand : \u00ab Je pris donc, leur dit-il, le couteau, et \nj\u2019allais l\u2019enfoncer dans la gorge de mon fils, lorsque tournant vers moi \nlanguissamment ses yeux ba ign\u00e9s de pleurs, il m\u2019attendrit \u00e0 un point \nque je n\u2019eus pas la force de l\u2019immole r. Je laissai tomber le couteau, et \nje dis \u00e0 ma femme que je voulais absolument tuer un autre veau que \ncelui-l\u00e0. Elle n\u2019\u00e9pargna rien pour me faire changer de r\u00e9solution ; \nmais quoi qu\u2019elle p\u00fbt me repr\u00e9senter, je demeurai ferme, et lui promis, \nseulement pour l\u2019apaiser, que je le sacrifierais au Ba\u00efram de l\u2019ann\u00e9e \nprochaine. \n \nLe lendemain matin, mon fermier dema nda \u00e0 me parler en particulier. \n\u00ab Je viens, me dit-il, vous appr endre une nouvelle, dont j\u2019esp\u00e8re que \nvous me saurez bon gr\u00e9. J\u2019ai une fille qui a quelque connaissance de la \nmagie. Hier, comme je ramenais au logis le veau dont vous n\u2019aviez \npas voulu faire le sacrifice, je rema rquai qu\u2019elle rit en le voyant et \nqu\u2019un moment apr\u00e8s elle se mit \u00e0 pleurer. Je lu i demandai pourquoi \nelle faisait en m\u00eame te mps deux choses si contra ires : \u00ab Mon p\u00e8re, me \nr\u00e9pondit-elle, ce veau que vous ramenez est le fils de notre ma\u00eetre. J\u2019ai \nri de joie de le voir encore vivant , et j\u2019ai pleur\u00e9 en me souvenant du \nsacrifice qu\u2019on fit hier de sa m\u00e8re, qui \u00e9tait chang\u00e9e en vache. Ces eux \nm\u00e9tamorphoses ont \u00e9t\u00e9 faites par le s enchantements le la femme de \nnotre ma\u00eetre, laquelle ha\u00efssait la m\u00e8re et l\u2019enfa nt. \u2014 Voil\u00e0 ce que m\u2019a \n \n9 Pendant toute la dur\u00e9e de ces r\u00e9cits, Scheherazade se sert du m\u00eame moyen : \u00e0 \nl\u2019aube du jour elle laisse un conte en suspens et ses personnages dans une \nsituation int\u00e9ressante, afin de tenir en \u00e9veil la curiosit\u00e9 du sultan Schahriar ; \nelle parvient ainsi tous les jours \u00e0 fa ire remettre sa mort au lendemain. Nous \navons cru inutile de conserver la division en nuits et de faire ainsi mille et une r\u00e9p\u00e9titions ; nous avons pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 donner le meilleur texte sans aucune coupure. (Note de l\u2019Editeur.) Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 71 \n \n \n \ndit ma fille, poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cette \nnouvelle. \u00bb \n \nA ces paroles, \u00f4 g\u00e9nie, continua le vieillard, je vous laisse \u00e0 juger \nquelle fut ma surprise ! Je partis sur-le-champ avec mon fermier, pour \nparler moi-m\u00eame \u00e0 sa fille. En arri vant, j\u2019allai d\u2019abord \u00e0 l\u2019\u00e9table o\u00f9 \n\u00e9tait mon fils. Il ne put r\u00e9pondre a mes embrassements ; mais il les \nre\u00e7ut d\u2019une mani\u00e8re qui acheva de me persuader qu\u2019il \u00e9tait mon fils. \n \nLa fille du fermier arriva : \u00ab Ma bonne fille, lui dis-je, pouvez-vous \nrendre \u00e0 mon fils sa premi\u00e8re form e ? \u2014 Oui, je le puis, me r\u00e9pondit-\nelle. \u2014 Ah ! si vous en venez \u00e0 bout , repris-je, je vous fais ma\u00eetresse \nde tous mes biens. \u00bb Alors elle me repartit en souriant : \u00ab Vous \u00eates \nnotre ma\u00eetre, et je sais trop bien ce que je vous dois ; mais je vous \navertis que je ne puis remettre votre fils dans son premier \u00e9tat qu\u2019\u00e0 \neux conditions : la premi\u00e8re, que vous me le donnerez pour \u00e9poux, et la seconde, qu\u2019il me sera permis de punir a personne qui l\u2019a chang\u00e9 en \nveau. \u2014 Pour la premi\u00e8re condition, lui dis-je, je l\u2019accepte de bon \nc\u0153ur ; je dis plus, je vous promet s de vous donner beaucoup de bien \npour vous en particulier, ind\u00e9penda mment de celui que je destine \u00e0 \nmon fils. Enfin, vous verrez comment je reconna\u00eetrai le grand service \nque j\u2019attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je \nveux bien l\u2019accepter encore. Une personne qui a \u00e9t\u00e9 capable de faire \nune action si criminelle m\u00e9rite bien d\u2019en \u00eatre punie ; je vous \nl\u2019abandonne, faites-en ce qu\u2019il vous pl aira ; je vous prie seulement de \nne lui pas \u00f4ter la vie. \u2014 Je vais donc, r\u00e9pliqua-t-elle, la traiter de la \nm\u00eame mani\u00e8re qu\u2019elle a trait\u00e9 votre fils. J\u2019y consens, lui repartis-je ; \nmais rendez-moi mon fils auparavant. \u00bb \n \nAlors cette fille prit un vase plein d\u2019eau, pronon\u00e7a dessus des paroles \nque je n\u2019entendis pas, et s\u2019adressant au veau : \u00ab O veau ! dit-elle, si tu \nas \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9 par le Tout-Puissant et souverain ma\u00eetre du monde tel que tu parais en ce moment, demeure sous cette forme ; mais si tu es un homme, et que tu sois chang\u00e9 en v eau par enchantement, reprends ta \nfigure naturelle par la permission du souverain Cr\u00e9ateur. \u00bb En achevant ces mots, elle je ta l\u2019eau sur lui, et \u00e0 l\u2019instant il reprit sa \npremi\u00e8re forme. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 72 \n \n \n \n \n\u00ab Mon fils, mon cher fils ! m\u2019\u00e9cria i-je aussit\u00f4t en l\u2019embrassant avec \nun transport dont je ne fus pas le ma\u00eetre, c\u2019est Dieu qui nous a envoy\u00e9 \ncette jeune fille, pour d\u00e9truire l\u2019horrible ch arme dont vous \u00e9tiez \nenvironn\u00e9, et vous venger du mal qui vous a \u00e9t\u00e9 fait, \u00e0 vous et \u00e0 votre \nm\u00e8re. Je ne doute pas que par reconna issance, vous ne vouliez bien la \nprendre pour votre femme, comme je m\u2019y suis engag\u00e9. \u00bb Il y consentit \navec joie ; mais avant qu\u2019ils se ma riassent, la jeune fille changea ma \nfemme en biche, et c\u2019est elle que vous voyez ici. Je souhaitai qu\u2019elle \ne\u00fbt cette forme, plut\u00f4t qu\u2019une autr e moins agr\u00e9able, afin que nous la \nvissions sans r\u00e9pugnance dans la fam ille. Depuis ce temps-l\u00e0, mon fils \nest devenu veuf, et est all\u00e9 voyager. Comme il y a plusieurs ann\u00e9es que je n\u2019ai pas eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour \nt\u00e2cher d\u2019en apprendre ; et n\u2019ayant pas voulu confier \u00e0 personne le soin \nde ma femme, pendant que je serais en qu\u00eate de lui, j\u2019ai jug\u00e9 \u00e0 propos \nde la mener partout avec moi. Voil\u00e0 donc mon histoire et celle de cette \nbiche. N\u2019est-elle pas des plus surpre nantes et des plus merveilleuses ? \n \n\u2014 J\u2019en demeure d\u2019accord, dit le g\u00e9nie ; et en sa faveur, je t\u2019accorde le \ntiers de la gr\u00e2ce de ce marchand. \u00bb \n \nQuand le premier vieillard, Sire, c ontinua la sultane, eut achev\u00e9 son \nhistoire, le second, qui conduisait les deux chiens noirs, s\u2019adressa au \ng\u00e9nie, et lui dit : \u00ab Je vais vous rac onter ce qui m\u2019est arriv\u00e9, \u00e0 moi et \u00e0 \nces deux chiens noirs que voici, et je suis s\u00fbr que vous trouverez mon \nhistoire encore plus \u00e9tonnante que celle que vous venez d\u2019entendre. \nMais quand je vous l\u2019aurai cont\u00e9e, m\u2019accorderez-vous le second tiers \nde la gr\u00e2ce de ce marchand ? \u2014 Oui, r\u00e9pond it le g\u00e9nie, pourvu que \nton histoire surpasse ce lle de la biche. \u00bb Apr\u00e8s ce consentement le \nsecond vieillard, poursuiv it Scheherazade, s\u2019ad ressant au g\u00e9nie, \ncommen\u00e7a ainsi son histoire : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 73 \n \n \n \n \n \nHistoire \ndu second Vieillard et des deux Chiens Noirs \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nGrand prince des g\u00e9nies, vous saur ez que nous sommes trois fr\u00e8res : \nces deux chiens noirs que vous voyez, et moi qui suis le troisi\u00e8me. Notre p\u00e8re nous avait laiss\u00e9 en mourant \u00e0 chacun mille sequins \n10. \nAvec cette somme, nous embrass\u00e2mes tous trois la m\u00eame profession : \nnous nous f\u00eemes marcha nds. Peu de temps ap r\u00e8s que nous e\u00fbmes \nouvert boutique, mon fr\u00e8re a\u00een\u00e9, l\u2019un de ces deux chiens, r\u00e9solut le \nvoyager et d\u2019aller n\u00e9gocie r dans les pays \u00e9trange rs. Dans ce dessein, il \nvendit tout son fonds, et en ach eta des marchandises propres au \nn\u00e9goce qu\u2019il voulait faire. \n \nIl partit, et fut absent une ann\u00e9 e enti\u00e8re. Au bout de ce temps-l\u00e0, un \npauvre, qui me parut demander l\u2019au m\u00f4ne, se pr\u00e9senta \u00e0 ma boutique. \nJe lui dis : \u00ab Dieu vous assiste. \u2014 Dieu vous assiste aussi, me r\u00e9pondit-il : est-il possible que vous ne me reconnaissiez pas ? \u00bb Alors \nl\u2019envisageant avec attention, je le reconnus. \u00ab Ah mon fr\u00e8re ! \nm\u2019\u00e9criai-je en l\u2019embrassant, co mment vous aurais-je pu reconna\u00eetre \ndans cet \u00e9tat ? \u00bb Je le fis entrer dans ma maison, je lui demandai les \nnouvelles de sa sant\u00e9 et du succ\u00e8s de son voyage. \n \nNe me faites pas cette question, me dit-il ; en me voyant sous voyez \ntout. Ce serait renouveler mon affliction que de vo us faire le d\u00e9tail de \ntous les malheurs qui me sont arri v\u00e9s depuis un an, et qui m\u2019ont r\u00e9duit \n\u00e0 l\u2019\u00e9tat o\u00f9 je suis. \u00bb \n \nJe fis aussit\u00f4t fermer ma boutique ; et abandonnant tout autre soin, je le menai au bain, et lu i donnai les plus beaux ha bits de ma garde-robe. \n \n10 Monnaie d\u2019or qui avait cours dans le Levant et dans les \u00c9tats de Venise. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 74 \n \n \n \nJ\u2019examinai mes registres de vente et d\u2019achat ; et trouvant que j\u2019avais \ndoubl\u00e9 mon fonds, c\u2019est-\u00e0-dire que j\u2019\u00e9tais riche de deux mille sequins, je lui en donnai la moiti\u00e9. \u00ab Avec cela, mon fr\u00e8re, lui dis-je, vous \npourriez oublier la perte que vous avez faite. \u00bb Il accepta les mille \nsequins avec joie, r\u00e9tablit ses affa ires, et nous v\u00e9c\u00fbmes ensemble \ncomme nous avions v\u00e9cu auparavant. \n \nQuelque temps apr\u00e8s, mon second fr\u00e8 re, qui est l\u2019autre de ces deux \nchiens, voulut aussi vendre son fonds. Nous f\u00eemes, son a\u00een\u00e9 et moi, tout ce que nous p\u00fbmes pour l\u2019en d\u00e9tourner ; mais il n\u2019y eut pas \nmoyen. Il le vendit ; et de l\u2019 argent qu\u2019il en fit, il acheta des \nmarchandises propres au n\u00e9goce \u00e9trange r qu\u2019il voulait entreprendre. Il \nse joignit \u00e0 une caravane, et partit. Il revint au bout de l\u2019an dans le \nm\u00eame \u00e9tat que son fr\u00e8re a\u00een\u00e9. Je le fis habiller ; et comme j\u2019avais \nencore mille sequins par-dessus mon f onds, je les lui donnai. Il releva \nboutique, et continua d\u2019exercer sa profession. \n \nUn jour mes deux fr\u00e8res vinrent me trouver pour me proposer de faire \nun voyage, et d\u2019aller trafiquer avec eux. Je rejetai d\u2019abord leur proposition. \u00ab Vous avez voyag\u00e9, le ur dis-je, qu\u2019y avez-vous gagn\u00e9 ? \nQui m\u2019assurera que je serai plus he ureux que vous ? \u00bb En vain ils me \nrepr\u00e9sent\u00e8rent l\u00e0-dessus tout ce qui leur sembla devoir m\u2019\u00e9blouir et \nm\u2019encourager \u00e0 tenter la fortune ; je refusai d\u2019entrer dans leur dessein. \nMais ils revinrent tant de fois \u00e0 la charge, qu\u2019apr\u00e8s avoir, pendant cinq \nans, r\u00e9sist\u00e9 constamment \u00e0 leurs sollicitations, je m\u2019y rendis enfin. Mais quand il fallut faire les pr\u00e9paratifs du voyage, et qu\u2019il fut question d\u2019acheter les marchandises dont nous avions besoin, il se \ntrouva qu\u2019ils avaient tout mang\u00e9, et qu\u2019il ne leur restait rien des mille sequins que je leur avais donn\u00e9 \u00e0 ch acun. Je ne leur en fis pas le \nmoindre reproche. Au contraire, co mme mon fonds \u00e9tait de six mille \nsequins, j\u2019en partageai la moiti\u00e9 av ec eux, en leur disant : \u00ab Mes \nfr\u00e8res, il faut risquer ces trois mille sequins, et cacher les autres en \nquelque endroit s\u00fbr, afin que si not re voyage n\u2019est pas plus heureux \nque ceux que vous avez d\u00e9j\u00e0 faits nous ayons de quoi nous en \nconsoler, et reprendre notre ancie nne profession. \u00bb Je donnai donc \nmille sequins \u00e0 chacun, j\u2019en gardai autant pour moi, et j\u2019enterrai les \ntrois mille autres dans un coin de ma maison. Nous achet\u00e2mes des Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 75 \n \n \n \nmarchandises ; et apr\u00e8s les avoir em barqu\u00e9es sur un vaisseau que nous \nfr\u00e9t\u00e2mes entre nous trois, nous f\u00eeme s mettre \u00e0 la voile avec un vent \nfavorable. \n \nApr\u00e8s deux mois de navigation, nous arriv\u00e2mes heureusement \u00e0 un \nport de mer, o\u00f9 nous d\u00e9ba rqu\u00e2mes, et f\u00eemes un tr\u00e8s grand d\u00e9bit de nos \nmarchandises. Moi, surtout, je ve ndis si bien les miennes, que je \ngagnai dix pour un. Nous achet\u00e2mes des marchandises du pays, pour \nles transporter et le s n\u00e9gocier au n\u00f4tre. \n \nDans le temps que nous \u00e9tions pr \u00eats \u00e0 nous rembarquer pour notre \nretour, je rencontrai sur le bord de la mer une dame assez bien faite, \nmais fort pauvrement habill\u00e9e. Elle n\u2019aborda, me baisa la main, et me \npria, avec les derni\u00e8res instances, de la prendre pour femme, et de \nl\u2019embarquer avec moi. Je fis diffi cult\u00e9 de lui accorder ce qu\u2019elle \ndemandait ; mais elle me dit tant de choses pour me persuader, que je \nne devais pas prendre ga rde \u00e0 sa pauvret\u00e9, et que j\u2019aurais lieu l\u2019\u00eatre \ncontent de sa conduite, que je me laissai vaincre. Je lui fis faire des \nhabits propres ; et apr\u00e8s l\u2019avoir \u00e9pous\u00e9e par un contrat de mariage en \nbonne forme, je l\u2019embarquai avec moi, et nous m\u00eemes \u00e0 la voile. \n \nPendant notre navigation, je trouva i de si belles qu alit\u00e9s dans la \nfemme que je venais de prendre, que je l\u2019aimais tous les jours de plus \nen plus. Cependant mes deux fr\u00e8res, qui n\u2019avaient pas si bien fait leurs \naffaires que moi, et qui \u00e9taient ja loux de ma prosp\u00e9r it\u00e9, me portaient \nenvie. Leur fureur alla m\u00eame jusqu\u2019\u00e0 conspire r contre ma vie. Une \nnuit dans le temps que ma femme et moi nous dormions, ils nous \njet\u00e8rent \u00e0 la mer. \n \nMa femme \u00e9tait f\u00e9e, et par cons\u00e9que nt g\u00e9nie ; vous jugez bien qu\u2019elle \nne se noya pas. Pour moi, il est cer tain que je serais mort sans son \nsecours ; mais je fus \u00e0 peine tomb\u00e9 dans eau, qu\u2019elle m\u2019enleva et me \ntransporta dans une \u00eele. Quand il fut jour, la f\u00e9e me dit : \u00ab Vous voyez, \nmon mari, qu\u2019en vous sauvant la vie, je ne vous ai pas mal \nr\u00e9compens\u00e9 du bien que vous m\u2019avez fa it. Vous saurez que je suis f\u00e9e, \net que me trouvant sur le bord de la mer lorsque vous alliez vous \nembarquer, je me sentis une forte inclination pour vous. Je voulus Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 76 \n \n \n \n\u00e9prouver la bont\u00e9 de votre c\u0153ur ; je me pr\u00e9sentai devant vous \nd\u00e9guis\u00e9e comme vous m\u2019avez vue. Vous en avez us\u00e9 avec moi \ng\u00e9n\u00e9reusement. Je suis ravie d\u2019avoir trouv\u00e9 l\u2019occasion de vous en marquer ma reconnaissance. Mais je suis irrit\u00e9e c ontre vos fr\u00e8res, et je \nne serai pas satisfaite que je ne leur aie \u00f4t\u00e9 la vie. \u00bb \n \nJ\u2019\u00e9coutais avec admiration le discours de la f\u00e9e ; je la remerciai le \nmieux qu\u2019il me fut possible de la gr ande obligation que je lui avais : \n\u00ab Mais, madame, lui dis-je, pour ce qui est de mes fr\u00e8res, je vous \nsupplie de leur pardonner. Quelque sujet que j\u2019aie de me plaindre \nd\u2019eux, je ne suis pa s assez cruel pour vouloir leur perte. \u00bb Je lui \nracontai ce que j\u2019avais fait pour l\u2019un et pour l\u2019autre ; et mon r\u00e9cit augmentant son indignation contre eux : \u00ab Il faut , s\u2019\u00e9cria-t-elle, que je \nvole tout \u00e0 l\u2019heure apr\u00e8s ces tra\u00eetres et ces ingrats, et que j\u2019en tire une \nprompte vengeance. Je vais submerge r leur vaisseau, et les pr\u00e9cipiter \nau fond de la mer. \u2014 Non, ma belle dame, repris-je ; au nom de Dieu, \nn\u2019en faites rien, mod\u00e9rez votre c ourroux ; songez que ce sont mes \nfr\u00e8res, et qu\u2019il faut fair e le bien pour le mal. \u00bb \n \nJ\u2019apaisai la f\u00e9e par ces paroles ; et lorsque je les eus prononc\u00e9es, elle \nme transporta en un instant de l\u2019\u00eele o\u00f9 nous \u00e9tions sur le toit de mon \nlogis qui \u00e9tait en terrasse et elle disparut un moment apr\u00e8s. Je \ndescendis, j\u2019ouvris les portes, et je d\u00e9terrai les trois mille sequins que \nj\u2019avais cach\u00e9s. J\u2019allai ensuite \u00e0 la place o\u00f9 \u00e9tait ma boutique ; je \nl\u2019ouvris et je re\u00e7us de s marchands mes voisins des compliments sur \nmon retour. Quand je rentrai chez moi, j\u2019aper\u00e7us ces deux chiens \nnoirs, qui vinrent m\u2019aborder d\u2019un air soumis. Je ne savais ce que cela \nsignifiait, et j\u2019en \u00e9tais fort \u00e9tonn\u00e9 ; mais la f\u00e9e, qui parut bient\u00f4t, m\u2019en \n\u00e9claircit. \u00ab Mon mari, me dit-elle, ne soyez pas surpris de voir ces \ndeux chiens chez vous : ce sont vos deux fr\u00e8res. \u00bb Je fr\u00e9mis \u00e0 ces \nmots, et je lui demandai par quelle puissance ils se trouvaient en cet \n\u00e9tat. \u00ab C\u2019est moi qui les y ai mis, me r\u00e9pondit-elle ; au moins, c\u2019est \nune de mes s\u0153urs \u00e0 qui j\u2019en ai donn\u00e9 la commission, et qui en m\u00eame \ntemps a coul\u00e9 leur vaisseau \u00e0 fo nd. Vous y perdez les marchandises \nque vous y aviez ; mais je vous r\u00e9co mpenserai d\u2019ailleurs. A l\u2019\u00e9gard de \nvos fr\u00e8res, je les ai condamn\u00e9s \u00e0 de meurer dix ans sous cette forme ; \nleur perfidie ne les rend que trop dignes de cette p\u00e9n itence. \u00bb Enfin, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 77 \n \n \n \napr\u00e8s m\u2019avoir enseign\u00e9 o\u00f9 je pourra is avoir de ses nouvelles, elle \ndisparut. \n \nPr\u00e9sentement que les dix ann\u00e9es sont accomplies, je suis en chemin \npour l\u2019aller chercher ; et comme en passant par ici j\u2019ai rencontr\u00e9 ce \nmarchand et le bon vieillard qui m\u00e8ne sa biche, je me suis arr\u00eat\u00e9 avec \neux. Voil\u00e0 quelle est mon histoire, \u00f4 prince des g\u00e9nies Ne vous para\u00eet-\nelle pas des plus extraordinaires ? \u2014 J\u2019en conviens, r\u00e9pondit le g\u00e9nie, \net je remets aussi en sa faveur le second tiers du crime dont le \nmarchand est coupabl e envers moi. \n \nAussit\u00f4t que le second vieillard eut achev\u00e9 son histoire, le troisi\u00e8me prit la parole et fit au g\u00e9nie la m\u00eame demande que les deux premiers, \nc\u2019est-\u00e0-dire de remettre au marcha nd le troisi\u00e8me tiers de son crime, \nsuppos\u00e9 que l\u2019histoire qu\u2019il avait \u00e0 lui raconter surpass\u00e2t en \u00e9v\u00e9nements singuliers les deux qu\u2019il venait d\u2019entendre. Le g\u00e9nie lui fit \nla m\u00eame promesse qu\u2019aux autres. \n \nLe troisi\u00e8me vieillard raconta son hist oire au g\u00e9nie ; je ne vous la dirai \npoint, car elle n\u2019est point venue \u00e0 ma connaissance ; mais je sais \nqu\u2019elle se trouva si fort au-de ssus des deux pr\u00e9c\u00e9dentes, par la \ndiversit\u00e9 des aventures merveilleuse s qu\u2019elle contena it, que le g\u00e9nie \nen fut \u00e9tonn\u00e9. Il n\u2019en eut pas plus t\u00f4t ou\u00ef la fin, qu\u2019il dit au troisi\u00e8me vieillard : je t\u2019accorde le dernier tiers de la gr\u00e2ce du marchand ; il doit \nbien vous remercier tous trois de l\u2019avoir tir\u00e9 d\u2019intrigue par vos \nhistoires ; sans vous il ne serait plus au monde. \u00bb En achevant ces \nmots, il disparut au grand contenteme nt le la compagnie. Le marchand \nne manqua pas de rendre \u00e0 ses trois lib\u00e9rateurs toutes les gr\u00e2ces qu\u2019il \nleur devait. Ils se r\u00e9jouirent avec lui de le voir hors de p\u00e9ril ; apr\u00e8s quoi ils se dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s\u2019en \nretourna aupr\u00e8s de sa femme et de ses enfants, et passa tranquillement \navec eux le reste de ses jours. \u00ab Mais, Sire, ajouta Scheherazade, \nquelque beaux que soient les contes que j\u2019ai racont\u00e9s jusqu\u2019ici \u00e0 Votre \nMajest\u00e9, ils n\u2019approchent pas de celui du p\u00eacheur. \u00bb Dinarzade voyant \nque la sultane s\u2019arr\u00eatait lui dit : \u00ab Ma s\u0153ur, puisqu\u2019il nous reste encore \ndu temps, de gr\u00e2ce, racontez-nous l\u2019hi stoire de ce p\u00eacheur ; le sultan Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 78 \n \n \n \nle voudra bien. \u00bb Schahriar y consen tit ; et Scheherazade, reprenant \nson discours, poursuivit de cette mani\u00e8re. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 79 \n \n \n \n \n \nHistoire du P\u00eacheur \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, il y avait autrefois un p\u00eacheur fort \u00e2g\u00e9 et si pauvre, qu\u2019\u00e0 peine \npouvait-il gagner de quoi fair e subsister sa femme et trois enfants dont \nsa famille \u00e9tait compos\u00e9e. Il allait tous les jours \u00e0 la p\u00eache de grand \nmatin ; et chaque jour il s\u2019\u00e9tait fait une loi de ne jete r ses filets que \nquatre fois seulement. \n \nII partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer, il \nse d\u00e9shabilla, et jeta ses filets. Comme il les tirait vers le rivage, il \nsentit d\u2019abord de la r\u00e9sistance ; il crut avoir fait une bonne p\u00eache, et \ns\u2019en r\u00e9jouissait d\u00e9j\u00e0 en lui- m\u00eame. Mais un moment apr\u00e8s, \ns\u2019apercevant qu\u2019au lieu de poisson il n\u2019y avait dans ses filets que la \ncarcasse d\u2019un \u00e2ne, il eut beaucoup de chagrin d\u2019avoir fait une si \nmauvaise p\u00eache. Cependant quand il eu t raccommod\u00e9 ses filets que la \ncarcasse de l\u2019\u00e2ne avait rompus en plusieurs endroits, il les jeta une \nseconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de r\u00e9sistance ; ce \nqui lui fit croire qu\u2019ils \u00e9taient remplis de poisson ; mais il n\u2019y trouva qu\u2019un grand panier plein de gravier et de fange. Il en fut dans une \nextr\u00eame affliction. \u00ab O fortune s\u2019\u00e9cr ia-t-il d\u2019une voix pitoyable, cesse \nd\u2019\u00eatre en col\u00e8re contre moi, et ne pers\u00e9cute point un malheureux qui te \nprie de l\u2019\u00e9pargner Je suis parti de ma maison pour ve nir ici chercher \nma vie, et tu m\u2019annon ces ma mort. Je n\u2019ai pas d\u2019autre m\u00e9tier que \ncelui-ci pour subsister ; et malgr\u00e9 t ous les soins que j\u2019y apporte, je \npuis \u00e0 peine fournir aux plus pressa nts besoins de ma famille. Mais \nj\u2019ai tort de me plaindre de toi ; tu prends plaisir \u00e0 maltraiter les \nhonn\u00eates gens et \u00e0 laisser les gra nds hommes dans l\u2019obscurit\u00e9, tandis \nque tu favorises les m\u00e9chants, et que tu \u00e9l\u00e8ves ceux qui n\u2019ont aucune \nvertu, qui les rende recommandables. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 80 \n \n \n \n En achevant ces plaintes, il jeta br usquement le panier, et, apr\u00e8s avoir \nbien lav\u00e9 ses filets que la fange avait g\u00e2t\u00e9s, il les jeta pour la troisi\u00e8me \nfois. Mais il n\u2019amena que des pierres, des coquilles et de l\u2019ordure. On \nne saurait expliquer quel fut son d\u00e9sespoir peu s\u2019en fallut qu\u2019il ne perd\u00eet l\u2019esprit. Cependant, comme le jour commen\u00e7ait \u00e0 para\u00eetre, il \nn\u2019oublia pas de faire sa pri\u00e8re en bon musulman \n11 ; ensuite il ajouta \ncelle-ci : \u00ab Seigneur, vous savez que je ne jette mes filets que quatre \nfois chaque jour. Je les ai d\u00e9j\u00e0 jet\u00e9s trois fois sans avoir tir\u00e9 le \nmoindre fruit de mon travail. Il ne m\u2019en reste plus qu\u2019une ; je vous \nsupplie de rendre la mer favorable, comme vous l\u2019avez rendue \u00e0 Mo\u00efse \n12. \u00bb \n \nLe p\u00eacheur, ayant fini cette pri\u00e8re , jeta ses filets pour la quatri\u00e8me \nfois. Quand il jugea qu\u2019il devait y avoir du poisson, il les retira \ncomme auparavant avec asse z de peine. Il en av ait pas pourtant ; mais \nil y trouva un vase de cuivre jaune, qui , \u00e0 sa pesanteur, lui parut plein \nde quelque chose, et il remarqua qu\u2019il \u00e9tait ferm\u00e9 et scell\u00e9 de plomb, \navec l\u2019empreinte d\u2019un sceau. Cela le r\u00e9jouit. \u00ab Je le vendrai au \nfondeur, disait-il, et de l\u2019argent que j\u2019en ferai, j\u2019ach\u00e8 terai une mesure \nde bl\u00e9. \u00bb \n \nIl examina le vase de tous c\u00f4t\u00e9s ; il le secoua, pour voir si ce qui \u00e9tait \ndedans ne ferait pas de bruit. Il n\u2019entendit rien, cette circonstance, \navec l\u2019empreinte du sceau sur le couve rcle de plomb, lui firent penser \nqu\u2019il devait \u00eatre rempli de quelque chose de pr\u00e9cieux. Pour s\u2019en \n\u00e9claircir, il prit son couteau, et, avec un peu de peine, il l\u2019ouvrit. Il en \npencha aussit\u00f4t l\u2019ouvertur e contre terre ; mais il n\u2019en sortit rien, ce qui \nle surprit extr\u00eamement. Il le pos a devant lui, et pendant qu\u2019il le \nconsid\u00e9rait attentivement, il en sortit une fum\u00e9e fort paisse, qui \nl\u2019obligea de reculer deux ou trois pa s en arri\u00e8re. Cette fum\u00e9e s\u2019\u00e9leva \njusqu\u2019aux nues, et, s\u2019\u00e9tendant sur la mer sur le riva ge, forma un gros \nbrouillard : spectacle qui causa, comme on peut se l\u2019imaginer, un \n\u00e9tonnement extraordinaire au p\u00eacheu r. Lorsque la fum\u00e9e fut toute hors \n \n11 La pri\u00e8re est un des quatre pr \u00e9ceptes principaux de l\u2019Alcoran. \n12 Les musulmans reconnaissent quatre gra nds proph\u00e8tes ou l\u00e9gislateurs : Mo\u00efse, \nDavid, J\u00e9sus-Christ et Mahomet. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 81 \n \n \n \n du vase, elle se r\u00e9unit et devint un corps solide, dont il se forma un \ng\u00e9nie deux fois aussi haut que le plus grand de tous les g\u00e9ants. A \nl\u2019aspect d\u2019un monstre d\u2019une grande ur si d\u00e9mesur\u00e9e p\u00eacheur voulut \nprendre la fuite ; mais il se trouva si troubl\u00e9 et si effray\u00e9, qu\u2019il ne put \nmarcher. \n \n\u00ab Salomon 13, s\u2019\u00e9cria d\u2019abord le g\u00e9nie, Salomon, grand proph\u00e8te de \nDieu, pardon, pardon ! Jamais je ne m\u2019opposerai \u00e0 vos volont\u00e9s. \nJ\u2019ob\u00e9irai \u00e0 tous vos commandements. \u00bb \n \nLe p\u00eacheur n\u2019eut pas sit\u00f4t entendu les paroles que le g\u00e9nie avait \nprononc\u00e9es, qu\u2019il se rassura et lu i dit : \u00ab Esprit superbe, que dites-\nvous ? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le proph\u00e8te de \nDieu, est mort, et nous sommes pr\u00e9s entement \u00e0 la fin des si\u00e8cles. \nApprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous \u00e9tiez enferm\u00e9 \ndans ce vase. \u00bb \n \nA ce discours, le g\u00e9nie regardant le p\u00eacheur d\u2019un air fier, lui r\u00e9pondit : \n\u00ab Parle-moi plus civilement ; tu es bien hardi de m\u2019appeler esprit \nsuperbe. \u2014 Eh bien ! reprit le p\u00each eur, vous parlerai-je avec plus de \ncivilit\u00e9 en vous appelant hibou du bo nheur ? \u2014 Je te dis, repartit le \ng\u00e9nie, de me parler plus civileme nt avant que je te tue. \u2014 H\u00e9 ! \npourquoi me tueriez-vous ? r\u00e9pliqua le p\u00eacheur. Je viens de vous \nmettre en libert\u00e9 ; l\u2019avez-vous d\u00e9j\u00e0 oubli\u00e9 ? \u2014 Non, je m\u2019en souviens, \nrepartit le g\u00e9nie ; mais cela ne m\u2019em p\u00eachera pas de te faire mourir, et \nje n\u2019ai qu\u2019une seule gr\u00e2ce \u00e0 t\u2019accord er. \u2014 Et quelle est cette gr\u00e2ce ? \ndit le p\u00eacheur. \u2014 C\u2019est, r\u00e9pondit le g\u00e9nie, de te laisser choisir de \nquelle mani\u00e8re tu veux que je te tue. \u2014 Mais en quoi vous ai-je \n \n13 Les mahom\u00e9tans croient, que Dieu donna \u00e0 Salomon le don des miracles plus \nabondamment qu\u2019\u00e0 aucun autre avant lui : suivant eux, il commandait aux \nanges et aux d\u00e9mons ; il \u00e9tait port\u00e9 par le s vents dans toutes les sph\u00e8res et au-\ndessus des astres ; les animaux, les v\u00e9g\u00e9ta ux et les min\u00e9raux lui parlaient et lui \nob\u00e9issaient ; il se faisait enseigner pa r chaque plante quelle \u00e9tait sa propre \nvertu, et par chaque min\u00e9ral \u00e0 quoi il \u00e9t ait bon de l\u2019employer ; il s\u2019entretenait \navec les oiseaux, et c\u2019\u00e9tait d\u2019eux qu\u2019il se servait pour faire l\u2019amour \u00e0 la reine \nde Saba, et pour lui persuader de le venir trouver. Toutes ces fables de \nl\u2019Alcoran sont prises dans les Commentaires des juifs. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 82 \n \n \n \noffens\u00e9 ? reprit le p\u00eacheur. Est-ce ainsi que vous voulez me \nr\u00e9compenser du bien que je vous ai fait ? \u2014 Je ne puis te traiter \nautrement, dit le g\u00e9nie, et afin que tu en sois persuad\u00e9, \u00e9coute mon \nhistoire : \n \n\u00ab Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont oppos\u00e9s \u00e0 la volont\u00e9 de \nDieu. Tous les autres g\u00e9nies rec onnurent le grand Salomon, proph\u00e8te \nde Dieu, et se soumirent \u00e0 lui. Nous f\u00fbmes les seuls, Sacar et moi, qui \nne voul\u00fbmes pas faire ce tte bassesse. Pour s\u2019en venger, ce puissant \nmonarque chargea Assaf, fils de Barakhia, son premier ministre, de \nme venir prendre. Cela fut ex\u00e9cut\u00e9. Assaf vint se saisir de ma \npersonne, et me mena malg r\u00e9 moi, devant le tr \u00f4ne du roi son ma\u00eetre. \nSalomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de vie, de \nreconna\u00eetre son pouvoir et de me so umettre \u00e0 ses commandements. Je \nrefusai hautement de lui ob\u00e9ir, et j\u2019aimai mieux m\u2019exposer \u00e0 tout son \nressentiment que de lui pr\u00eater le se rment de fid\u00e9lit\u00e9 et de soumission \nqu\u2019il exigeait de moi. Pour me punir, il m\u2019enferma dans ce vase de \ncuivre, et, afin de s\u2019assurer de moi, et que je ne pusse pas forcer ma \nprison, il imprima lui-m\u00eame sur le couvercle de plomb son sceau, o\u00f9 le grand nom de Dieu \u00e9tait grav\u00e9. Cela fait, il mit le vase entre les \nmains d\u2019un les g\u00e9nies qui lui ob\u00e9issa ient, avec ordre de me jeter \u00e0 la \nmer ; ce qui fut ex\u00e9cut\u00e9 \u00e0 mon gra nd regret. Durant le premier si\u00e8cle \nde ma prison, je jurai que si qu elqu\u2019un m\u2019en d\u00e9livrait avant les cent \nans achev\u00e9s, je le rendrais riche, m\u00ea me apr\u00e8s sa mort. Mais le si\u00e8cle \ns\u2019\u00e9coula, et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second si\u00e8cle, je fis serment d\u2019ouvrir tous les tr\u00e9sors de la terre \u00e0 quiconque \nme mettrait en libert\u00e9 ; mais je ne fus pas plus he ureux. Dans le \ntroisi\u00e8me, je promis de faire puissa nt monarque mon lib\u00e9rateur, d\u2019\u00eatre \ntoujours pr\u00e8s de lui en esprit, et de lui accorder chaque jour trois \ndemandes, de quelque na ture qu\u2019elles pussent \u00eatre ; mais ce si\u00e8cle se \npassa comme les deux autres, et je demeurai toujours dans le m\u00eame \u00e9tat. Enfin, chagrin, ou plut\u00f4t en rag\u00e9 de me voir prisonnier si \nlongtemps, je jurai que si quelqu\u2019un m\u2019en d\u00e9livrait dans la suite, je le \ntuerais impitoyablement, et ne lu i accorderais point d\u2019autre gr\u00e2ce que \nde lui laisser le choix du genre de mort dont il voudrait que je le fisse \nmourir. C\u2019est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd\u2019hui, et que tu \nm\u2019as d\u00e9livr\u00e9, choisis comment tu veux que je te tue. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 83 \n \n \n \n \nCe discours affligea fort le p\u00eacheu r. \u00ab Je suis bien malheureux, \ns\u2019\u00e9cria-t-il, d\u2019\u00eatre venu en cet endr oit rendre un si grand service \u00e0 un \ningrat. Consid\u00e9rez, de gr\u00e2ce, votre injustice, et r\u00e9voquez un serment si peu raisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de m\u00eame. Si \nvous ne donnez g\u00e9n\u00e9reusement la vie, il vous mettra \u00e0 couvert de tous \nles complots qui se formeront contre vos jours. \u2014 Non, ta mort est certaine, dit le g\u00e9nie ; choisis seulem ent de quelle sorte tu veux que je \nte fasse mourir. \u00bb Le p\u00eacheur, le voya nt dans la r\u00e9solution de le tuer, \nen eut une douleur extr\u00eame, non pas tant pour l\u2019amour de lui qu\u2019\u00e0 cause de es trois enfants dont il plai gnait la mis\u00e8re o\u00f9 ils allaient \u00eatre \nr\u00e9duits par sa mort. Il t\u00e2cha encore d\u2019apaiser le g\u00e9nie. \u00ab H\u00e9las ! reprit-\nil, daignez avoir piti\u00e9 de moi, en consid\u00e9ration de ce que j\u2019ai fait pour \nvous. \u2014 Je te l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit repartit le g\u00e9nie ; c\u2019est justement pour cette \nraison que j suis oblig\u00e9 de t\u2019\u00f4ter la vie. \u2014 Cela est \u00e9t range, r\u00e9pliqua le \np\u00eacheur, que vous vouliez absolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit que qui fait du bien \u00e0 cel ui qui ne le m\u00e9rite pas, en est \ntoujours mal pay\u00e9. Je croyais, je l\u2019 avoue que cela \u00e9tait faux ; en effet, \nrien ne choque davantage la raison et les droits de la soci\u00e9t\u00e9 ; n\u00e9anmoins j\u2019\u00e9prouve cruellement que cela n\u2019est que trop v\u00e9ritable. \u2014 \nNe perdons pas de temps, interromp it le g\u00e9nie ; tous tes raisonnements \nne sauraient me d\u00e9tourner de mon dessein. H\u00e2te-toi de dire comment \ntu souhaites que je te tue. \u00bb \n \nLa n\u00e9cessit\u00e9 donne de l\u2019esprit. Le p\u00eacheur s\u2019avisa d\u2019un stratag\u00e8me. \u00ab Puisque je ne saurais \u00e9viter la mo rt, dit-il au g\u00e9nie, je me soumets \ndonc \u00e0 la volont\u00e9 de Dieu. Mais av ant que je choisisse un genre de \nmort, je vous conjure par le grand nom de Dieu qui \u00e9tait grav\u00e9 sur le sceau du proph\u00e8te Salomon, fils de Davi d, de me dire la v\u00e9rit\u00e9 sur une \nquestion que j\u2019ai \u00e0 vous faire. \u00bb \n \nQuand le g\u00e9nie vit qu\u2019on lui faisait une adjuration qui le contraignait \nde r\u00e9pondre positivement, il trembla en lui-m\u00eame, et dit au p\u00eacheur : \n\u00ab Demande-moi ce que tu voudras, et h\u00e2te-toi. \u00bb Sur quoi le p\u00eacheur \nlui dit : \u00ab Je voudrais savoir si effec tivement vous \u00e9tiez dans ce vase ; \noseriez-vous en jurer par le grand nom de Dieu ? \u2014 Oui, r\u00e9pondit le \ng\u00e9nie, je jure par ce gr and nom que j\u2019y \u00e9tais, et cela est tr\u00e8s v\u00e9ritable. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 84 \n \n \n \n\u2014 En bonne foi, r\u00e9pliqua le p\u00eacheu r, je ne puis vous croire. Ce vase \nne pourrait pas seulement contenir un de vos pieds ; comment se peut-\nil que votre corps y ait \u00e9t\u00e9 renferm\u00e9 t out entier ? \u2014 Je te jure pourtant, \nrepartit le g\u00e9nie, que j\u2019y \u00e9tais tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me \ncrois pas, apr\u00e8s le gra nd serment que je t\u2019ai fait ? \u2014 Non vraiment, dit \nle p\u00eacheur ; et je ne vous croirai poi nt, \u00e0 moins que vous ne me fassiez \nvoir la chose. \u00bb \n \n Alors il se fit une dissolution du corp s du g\u00e9nie, qui se changeant en \nfum\u00e9e, s\u2019\u00e9tendit comme auparavant su r la mer et sur le rivage, et qui, \nse rassemblant ensuite, commen\u00e7a de re ntrer dans le vase, et continua \nde m\u00eame par une succession lente et \u00e9gale, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il n\u2019en rest\u00e2t \nplus rien au dehors. Aussit\u00f4t il en sortit une voix qui dit au p\u00eacheur : \n\u00ab Eh bien, incr\u00e9dule p\u00eacheur, me voi ci dans le vase ; me crois-tu \npr\u00e9sentement ? \u00bb \n \nLe p\u00eacheur, au lieu de r\u00e9pondre au g\u00e9 nie, prit le couvercle de plomb, \net ayant ferm\u00e9 promptement le vase : \u00ab G\u00e9nie, lui cria-t-il, demande-\nmoi gr\u00e2ce \u00e0 ton tour, et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette \u00e0 la mer, dans le m\u00eame endroit d\u2019o\u00f9 je t\u2019ai tir\u00e9 ; puis je ferai b\u00e2tir une maison sur ce \nrivage, o\u00f9 je demeurerai, pour avertir tous les p\u00eacheurs qui viendront \ny jeter leurs filets de bien prendr e garde de rep\u00eacher un m\u00e9chant g\u00e9nie \ncomme toi, qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en libert\u00e9. \u00bb \n \nA ces paroles offensantes, le g\u00e9nie irr it\u00e9 fit tous ses e fforts pour sortir \ndu vase ; mais c\u2019est ce qui ne lui fut pas possible, car l\u2019empreinte du \nsceau du proph\u00e8te Salom on, fils de David, l\u2019en emp\u00eachait. Ainsi, \nvoyant que le p\u00eacheur avait alors l\u2019av antage sur lui, il prit le parti de \ndissimuler sa tol\u00e8re. \u00ab P\u00eacheur, lu i dit-il d\u2019un ton radouci, garde-toi \nbien de faire ce que tu dis. Ce que j\u2019en ai fait n\u2019a \u00e9t\u00e9 qu\u2019une \nplaisanterie, et tu ne dois pas pr endre la chose s\u00e9rieusement. \u2014 O \ng\u00e9nie, r\u00e9pondit le p\u00eacheur, toi qui \u00e9tais, il n\u2019y a qu\u2019un moment, le plus \ngrand, et qui es \u00e0 cette heure le plus petit de tous les g\u00e9nies, apprends que tes artificieux discours ne te serv iront de rien. Tu retourneras \u00e0 la \nmer. Si tu y as demeur\u00e9 tout le te mps que tu m\u2019as dit, tu pourras bien \ny demeurer jusqu\u2019au jour du jugement. Je t\u2019ai pri\u00e9, au nom le Dieu, de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 85 \n \n \n \nne me pas \u00f4ter la vie, tu as reje t\u00e9 mes pri\u00e8res ; je dois te rendre la \npareille. a \n \nLe g\u00e9nie n\u2019\u00e9pargna rien pour t\u00e2cher de toucher le p\u00eacheur : \u00ab Ouvre le vase, lui dit-il, donne-moi la libert\u00e9, je t\u2019en supplie ; je te promets que \ntu seras content de moi. \u2014 Tu n\u2019es qu\u2019un tra\u00eetre, repartit le p\u00eacheur. \nJe m\u00e9riterais de perdre la vie, si j\u2019avais l\u2019impr udence de me fier \u00e0 toi. \nVu ne manquerais pas de me traiter de la m\u00ea me fa\u00e7on qu\u2019un certain \nroi grec traita le m\u00e9decin Douban. C\u2019 est une histoire que je te veux \nraconter ; \u00e9coute : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 86 \n \n \n \n \n \nHistoire du Roi grec et du M\u00e9decin Douban \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nIl y avait au pays de Zouman, dans la Perse, un roi dont les sujets \n\u00e9taient Grecs originairement. Ce ro i \u00e9tait ouvert de l\u00e8pre ; et ses \nm\u00e9decins, apr\u00e8s avoir inutilement em ploy\u00e9 tous leurs rem\u00e8des pour le \ngu\u00e9rir, ne savaient plus que lui ordonner, lorsqu\u2019un tr\u00e8s habile \nm\u00e9decin, nomm\u00e9 Douban, arriva dans sa cour. \n \nCe m\u00e9decin avait puis\u00e9 sa science da ns les livres grecs, persans, turcs, \narabes, latins, syriaques et h\u00e9breux ; et outre qu\u2019il \u00e9tait consomm\u00e9 dans la philosophie, il connaissait parfaitement les bonnes et les \nmauvaises qualit\u00e9s de toutes sortes de plantes et de drogues. D\u00e8s qu\u2019il \nfut inform\u00e9 de la maladie du roi, et qu\u2019il eut appris que ses m\u00e9decins \nl\u2019avaient abandonn\u00e9, il s\u2019habilla le plus proprement qu\u2019il lui fut \npossible et trouva moyen de se faire pr \u00e9senter au roi. \u00ab Sire, lui dit-il, \nje sais que tous les m\u00e9decins dont Votre Majest\u00e9 s\u2019est servie n\u2019ont pu la gu\u00e9rir de sa l\u00e8pre ; mais si vous voulez bien me faire l\u2019honneur \nd\u2019agr\u00e9er mes services, je m\u2019engage \u00e0 vous gu\u00e9rir sans breuvage et \nsans topiques. \u00bb Le roi \u00e9couta cette proposition. \u00ab Si vous \u00eates assez habile homme, r\u00e9pondit-il, pour faire ce que vous dites, je promets de \nvous enrichir, vous et votre post\u00e9rit\u00e9 : et, sans compter les pr\u00e9sents \nque je vous ferai, vous serez mon plus cher favori. Vous m\u2019assurez \ndonc que vous m\u2019\u00f4terez ma l\u00e8pre, sans me faire prendre aucune \npotion, et sans m\u2019appliquer auc un rem\u00e8de ext\u00e9rieur ? Oui, Sire, \nrepartit le m\u00e9decin, je me flatte d\u2019y r\u00e9ussir, avec l\u2019aide de Dieu ; et \nd\u00e8s demain j\u2019en ferai l\u2019\u00e9preuve. \u00bb \n \nEn effet, le m\u00e9decin Douban se retira chez lui, et fit un mail qu\u2019il \ncreusa en dedans par le manche, o\u00f9 il mit la drogue dont il pr\u00e9tendait se servir. Cela \u00e9tant fait, il pr\u00e9para aussi une boule de la mani\u00e8re qu\u2019il \nla voulait, avec quoi il alla le lendemain se pr\u00e9sen ter devant le roi ; et, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 87 \n \n \n \nse prosternant \u00e0 ses pieds, il baisa la terre, et apr\u00e8s avoir fait une \nprofonde r\u00e9v\u00e9rence, dit au roi qu\u2019il jugeait \u00e0 propos que Sa Majest\u00e9 \nmont\u00e2t \u00e0 cheval et se rendit \u00e0 la place pour jouer au mail. Le roi fit ce \nqu\u2019on lui disait ; et lorsqu\u2019il fut dans le lieu destin\u00e9 \u00e0 jouer au mail \u00e0 \ncheval, le m\u00e9decin s\u2019approcha de lu i avec le mail qu\u2019il avait pr\u00e9par\u00e9, \net le lui pr\u00e9sentant : \u00ab Tenez, Sire, lui dit-il, exercez-vous avec ce \nmail, en poussant cette boule avec, par la place, jusqu\u2019\u00e0 ce que vous sentiez votre main et votre corps en sueur. Quand le rem\u00e8de que j\u2019ai \nenferm\u00e9 dans le manche de ce mail sera \u00e9chau ff\u00e9 par votre main, il \nvous p\u00e9n\u00e9trera par tout le corps ; et sit\u00f4t que vous suerez, vous n\u2019aurez qu\u2019\u00e0 quitter cet exercice, car le rem\u00e8de aura fa it son effet. D\u00e8s \nque vous serez de retour en votre pa lais, vous entrerez au bain, et vous \nvous ferez bien laver et frotter ; vous vous coucherez ensuite ; et, en \nvous levant demain matin, vous serez gu\u00e9ri. \u00bb \n \nLe roi prit le mail et poussa son chev al apr\u00e8s la boule qu\u2019il avait jet\u00e9e. \nIl la frappa ; elle lui fut renvoy\u00e9e par les officiers qui jouaient avec \nlui ; il la refrappa ; et enfin, le je u dura si longtemps, que sa main en \nsua, aussi bien que tout son corps. Ainsi, le rem\u00e8de enferm\u00e9 dans le \nmanche du mail op\u00e9ra comme le m\u00e9decin l\u2019avait dit. Alors le roi cessa \nde jouer, s\u2019en retourna dans son pa lais, entra au bain, et observa tr\u00e8s \nexactement ce qui lui avait \u00e9t\u00e9 prescrit. s\u2019en trouva fort bien ; car le \nlendemain, en se levant, il s\u2019aper\u00e7u t, avec autant d\u2019\u00e9tonnement que de \njoie, que sa l\u00e8pre \u00e9tait gu\u00e9rie et qu \u2019il avait le corps aussi net que s\u2019il \nn\u2019e\u00fbt jamais \u00e9t\u00e9 attaqu\u00e9 de cette maladie. D\u2019abord qu\u2019il fut habill\u00e9, il \nentra dans la salle d\u2019audience publ ique, o\u00f9 il monta sur son tr\u00f4ne, et \nse fit voir \u00e0 tous ses courtisans, que l\u2019empressement d\u2019apprendre le \nsucc\u00e8s du nouveau rem\u00e8de y avait fait aller de bonne heure. Quand ils \nvirent le roi parfaitement gu\u00e9ri, ils en firent tous para\u00eetre une extr\u00eame \njoie. \n \nLe m\u00e9decin Douban entra da ns la salle et s\u2019alla prosterner au pied du \ntr\u00f4ne, la face contre terre. Le roi l\u2019ay ant aper\u00e7u, l\u2019appela, le fit asseoir \n\u00e0 son c\u00f4t\u00e9 et le montra \u00e0 l\u2019asse mbl\u00e9e, en lui donnant publiquement \ntoutes les louanges qu\u2019il m\u00e9ritait. Ce prince n\u2019en demeura pas l\u00e0 \ncomme : il r\u00e9galait ce jour-l\u00e0 toute sa cour, il le fit manger \u00e0 sa table \nseul avec lui, et vers la fin du jour, lorsqu\u2019il voulut cong\u00e9dier Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 88 \n \n \n \nl\u2019assembl\u00e9e, il le fit rev\u00eatir d\u2019une l ongue robe fort riche et semblable \u00e0 \ncelle que portaient ordinairement se s courtisans en sa pr\u00e9sence ; outre \ncela, il lui fit donner deux mille sequins. Le lendemain et les jours suivants, il ne cessa de le care sser. Enfin, ce prince, croyant ne \npouvoir jamais assez reconna\u00eetre les obligations qu\u2019il avait \u00e0 un \nm\u00e9decin si habile, r\u00e9pandait sur lui tous les jours de nouveaux \nbienfaits. \n \nOr, ce roi avait un grand vizir qui \u00e9t ait avare, envieux et naturellement \ncapable de toutes sortes de crimes . Il n\u2019avait pu voir sans peine les \npr\u00e9sents qui avaient \u00e9t\u00e9 faits au m\u00e9decin, dont le m\u00e9rite d\u2019ailleurs \ncommen\u00e7ait \u00e0 lui faire ombrage ; il r\u00e9solut de le perdre dans l\u2019esprit \ndu roi. Pour y r\u00e9ussir, il alla trouver ce prince, et lui dit en particulier \nqu\u2019il avait un avis de la derni\u00e8re importance \u00e0 lui donner. Le roi lui \nayant demand\u00e9 ce que c\u2019\u00e9tait : \u00ab Sire , lui dit-il, il est bien dangereux \u00e0 \nun monarque d\u2019avoir de la confia nce en un homme dont il n\u2019a point \n\u00e9prouv\u00e9 la fid\u00e9lit\u00e9. En comblant de bienfaits le m\u00e9 decin Douban, en \nlui faisant toutes les caresses que Vo tre Majest\u00e9 lui fa it, vous ne savez \npas que c\u2019est un tra\u00eetre qui ne s\u2019est introduit dans cette cour que pour vous assassiner. \u2014 De qui tenez-vous ce que vous m\u2019osez dire ? r\u00e9pondit le roi. Songez-vous que c\u2019est \u00e0 moi que vous parlez, et que \nvous avancez une chose que je ne croirai pas l\u00e9g\u00e8rement ? Sire, \nr\u00e9pliqua le vizir, je suis parfait ement instruit de ce que j\u2019ai l\u2019honneur \nde vous repr\u00e9senter. Ne vous re posez donc plus su r une confiance \ndangereuse. Si Votre Majest\u00e9 dort, qu\u2019elle se r\u00e9veille ; car enfin, je le \nr\u00e9p\u00e8te encore, le m\u00e9d ecin Douban n\u2019est parti du fond de la Gr\u00e8ce, son \npays, il n\u2019est venu s\u2019\u00e9tablir da ns votre cour que pour ex\u00e9cuter \nl\u2019horrible dessein dont j\u2019ai parl\u00e9. \u2014 Non, non, vizir, interrompit le roi, \nje suis s\u00fbr que cet homme, que vous tra itez de perfide et de tra\u00eetre, est \nle plus \nvertueux et le meilleur de tous le s hommes ; il n\u2019y a personne \nau monde que j\u2019aime autant que lui. Vous savez par quel rem\u00e8de, ou plut\u00f4t par quel miracle il m\u2019a gu\u00e9ri de ma l\u00e8pre ; s\u2019il en veut \u00e0 ma vie, \npourquoi me l\u2019a-t-il sauv\u00e9e ? Il n\u2019avait qu\u2019\u00e0 m\u2019abandonner \u00e0 mon \nmal ; je n\u2019en pouvais \u00e9chapper ; ma vie \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 moiti\u00e9 consum\u00e9e. \nCessez donc de vouloir m\u2019inspirer d\u2019 injustes soup\u00e7ons : au lieu de les \n\u00e9couter, je vous avertis que je fais d\u00e8s ce jour \u00e0 ce grand homme, pour toute sa vie, une pension de m ille sequins par mois. Quand je Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 89 \n \n \n \npartagerais avec lui toutes mes riche sses et mes Etats m\u00eame, je ne le \npayerais pas assez de ce qu\u2019il a fait pour moi. Je vois ce que c\u2019est, sa \nvertu excite votre envie ; mais ne croyez pas que je me laisse \ninjustement pr\u00e9venir contre lui ; je me souviens trop bien de ce qu\u2019un \nvizir dit au roi Sindbad, son ma\u00eetre, pour l\u2019emp\u00eacher de faire mourir le \nprince son fils. Sire, dit le vizir, je supplie Votre Majest\u00e9 de me \npardonner si j\u2019ai la hardiesse de lui demander ce que le vizir du roi \nSindbad dit \u00e0 son ma\u00eetre pour le d\u00e9t ourner de faire mourir le prince \nson fils. \u00bb Le roi grec eut la compla isance de le satisfaire. \u00ab Ce vizir \nr\u00e9pondit-il, apr\u00e8s avoir repr\u00e9sent\u00e9 au roi Sindbad que, sur l\u2019accusation \nd\u2019une belle-m\u00e8re, il devait craindre de faire une action dont il p\u00fbt se \nrepentir, lui conta cette histoire : \n \n \n \nHistoire du Mari et du Perroquet \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nUn bon homme avait une belle femm e ; il l\u2019aimait avec tant de \npassion, qu\u2019il ne la perdait de vue que le moins qu\u2019il pouvait. Un jour \nque des affaires pressantes l\u2019obligeai ent \u00e0 s\u2019\u00e9loigner d\u2019elle, il alla dans \nun endroit o\u00f9 l\u2019on vendait toutes sort es d\u2019oiseaux ; il y acheta un \nperroquet, qui non seulement parlait fo rt bien, mais qui avait m\u00eame le \ndon de rendre compte de tout ce qui avait \u00e9t\u00e9 fait devant lui. Il \nl\u2019apporta dans une cage au logis, pria sa femme de le mettre dans sa \nchambre, et d\u2019en prendre soin pe ndant le voyage qu\u2019il allait faire ; \napr\u00e8s quoi il partit. \n \nA son retour, il ne manqua pas d\u2019in terroger le perroquet sur ce qui \ns\u2019\u00e9tait pass\u00e9 durant son absence ; et l\u00e0-dessus, l\u2019oiseau lui apprit des \nchoses qui lui donn\u00e8rent lieu de fair e de grands repr oches \u00e0 sa femme. \nElle crut que quelqu\u2019une de ses esclav es l\u2019avait trahie ; elles jur\u00e8rent \ntoutes qu\u2019elles lui avaient \u00e9t\u00e9 fid\u00e8le s, et elles convinr ent qu\u2019il fallait \nque ce f\u00fbt le perroquet qui e\u00fbt fait ces mauvais rapports. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 90 \n \n \n \n \nPr\u00e9venue de cette opini on, la femme chercha dans son esprit un \nmoyen de d\u00e9truire les s oup\u00e7ons de son mari et de se venger en m\u00eame \ntemps du perroquet. Elle le trouva : son mari \u00e9tan t parti pour faire un \nvoyage d\u2019une journ\u00e9e, elle comma nda a une esclave de tourner \npendant la nuit, sous la cage de l\u2019oiseau, un moulin \u00e0 bras ; \u00e0 une \nautre, de jeter de l\u2019eau en forme de pluie par le haut de la cage ; et \u00e0 \nune troisi\u00e8me de prendre un miroir et de le tourner levant les yeux du \nperroquet, \u00e0 droite et \u00e0 gauche, \u00e0 la clart\u00e9 d\u2019une chandelle. Les \nesclaves employ\u00e8rent une grande par tie de la nuit \u00e0 fa ire ce que leur \navait ordonn\u00e9 leur ma\u00eetresse, et elles s\u2019en acquitt\u00e8rent fort \nadroitement. \n \nLe lendemain, le mari \u00e9tant de re tour, fit encore des questions au \nperroquet sur ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 ch ez lui ; l\u2019oiseau lui r\u00e9pondit : \n\u00ab Mon bon ma\u00eetre, les \u00e9clairs, le t onnerre et la pluie m\u2019ont tellement \nincommod\u00e9 toute la nuit, que je ne puis vous dire tout ce que j\u2019en ai \nsouffert. \u00bb Le mari, qui savait bien qu\u2019il n\u2019avait ni plu ni tonn\u00e9 cette \nnuit-l\u00e0, demeura persuad\u00e9 que le perroquet, ne disa nt pas la v\u00e9rit\u00e9 en \ncela, ne la lui avait pas dite au sujet de sa femme C\u2019est pourquoi, de \nd\u00e9pit, l\u2019ayant tir\u00e9 de sa cage, il le je ta si rudement contre terre, qu\u2019il le \ntua. N\u00e9anmoins, dans la suite, il apprit de ses voisins que le pauvre \nperroquet ne lui avait pas menti en lui parlant de la conduite de sa \nfemme ce qui fut cause qu\u2019il se repentit de l\u2019avoir tu\u00e9. \n \nEt vous, vizir, ajouta le roi grec, par l\u2019envie que vous avez con\u00e7ue contre le m\u00e9decin Douban, qui ne vous fait aucun mal, vous voulez \nque je le fasse mourir, mais je m\u2019en garderai bien, de peur de m\u2019en \nrepentir, comme ce mari d\u2019avoir tu\u00e9 son perroquet. \u00bb Le pernicieux vizir \u00e9tait trop int\u00e9ress\u00e9 \u00e0 la perte du m\u00e9decin Douban pour en \ndemeurer l\u00e0. \u00ab Sire, r\u00e9pliqua-t-il, la mort du perroquet \u00e9tait peu \nimportante, et je ne crois pas que son ma\u00eetre l\u2019ait regrett\u00e9 longtemps. \nMais pourquoi faut-il que la crainte d\u2019opprimer l\u2019innocence vous emp\u00eache de faire mourir ce m\u00e9deci n. Ne suffit-il pas qu\u2019on l\u2019accuse \nde vouloir attenter \u00e0 votre vie pour v ous autoriser \u00e0 lui faire perdre la \nsienne ! Quand il s\u2019agit d\u2019assure r les jours d\u2019un roi, un simple \nsoup\u00e7on doit passer pour une certitude , et il vaut mieux sacrifier Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 91 \n \n \n \nl\u2019innocent que sauver le coupable. Ma is, Sire, ce n\u2019est point ici une \nchose incertaine : le m\u00e9decin D ouban veut vous assassiner. Ce n\u2019est \npoint l\u2019envie qui m\u2019arme contre lui, c\u2019est l\u2019int\u00e9r\u00eat seul que je prends \u00e0 \nla conservation de Votre Majest\u00e9 ; c\u2019est mon z\u00e8le qui me porte \u00e0 vous \ndonner un avis d\u2019une si grande impor tance. S\u2019il est faux, je m\u00e9rite \nqu\u2019on me punisse de la m\u00eame mani\u00e8r e qu\u2019on punit autrefois un vizir. \n\u2014 Qu\u2019avait fait ce vizir, dit le roi grec, pour \u00eatre digne de ce \nch\u00e2timent ? \u2014 Je vais, r\u00e9pondit le vi zir, l\u2019apprendre \u00e0 Votre Majest\u00e9 ; \nqu\u2019elle ait, s\u2019il lui pla \u00eet, la bont\u00e9 de m\u2019\u00e9couter. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 92 \n \n \n \n \n \nHistoire du Vizir puni \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nIl \u00e9tait autrefois un roi, poursuivit-il, qui avait un fils qui aimait passionn\u00e9ment la chasse. Il lui pe rmettait de prendre souvent ce \ndivertissement ; mais il avait donn\u00e9 ordre \u00e0 son grand vizir de \nl\u2019accompagner toujours et de ne le perdre jamais de vue. Un jour de \nchasse, les piqueurs ayant lanc\u00e9 un cerf, le prince, qui crut que le vizir \nle suivait, se mit apr\u00e8s la b\u00eate. Il courut si longtemps, et son ardeur \nl\u2019emporta si loin, qu\u2019il se trouva se ul. II s\u2019arr\u00eata, et remarquant qu\u2019il \navait perdu la voie, il voulut retour ner sur ses pas pour aller rejoindre \nle vizir, qui n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 diligent pour le suivre de pr\u00e8s ; mais il \ns\u2019\u00e9gara. Pendant qu\u2019il courait de tous c\u00f4t\u00e9s sans tenir de route assur\u00e9e, \nil rencontra au bord d\u2019un chemin une dame assez bien faite, qui \npleurait am\u00e8rement.Il retint la brid e de son cheval, demanda \u00e0 cette \nfemme qui elle \u00e9tait, ce qu\u2019elle faisa it seule en cet endroit, et si elle \navait besoin de secours. \u00ab Je suis, lu i r\u00e9pondit-elle, la fille d\u2019un roi des \nIndes. En me promenant cheval dans la campagne, je me suis \nendormie et je suis tomb\u00e9e ; mon chev al s\u2019est \u00e9chapp\u00e9, et je ne sais ce \nqu\u2019il est devenu. \u00bb Le jeune prince eut piti\u00e9 d\u2019elle, et lui proposa le la \nprendre en croupe ; ce qu\u2019elle accepta. \n \nComme ils passaient pr\u00e8s d\u2019une masure, la dame ayant t\u00e9moign\u00e9 \nqu\u2019elle serait bien aise de mettre pied \u00e0 terre pour quelque n\u00e9cessit\u00e9, \nle prince s\u2019arr\u00eata et la laissa des cendre. Il descendit aussi, s\u2019approcha \nde la masure en tenant son cheval par la bride. Jugez quelle fut sa \nsurprise, lorsqu\u2019il entendit la dame en dedans prononcer ces paroles : \n\u00ab R\u00e9jouissez-vous, mes enfants, je vous am\u00e8ne un gar\u00e7on bien fait et \nfort gras, \u00bb et d\u2019autres voix lui r\u00e9pondirent aussit\u00f4t : \u00ab Maman, o\u00f9 est-\nil, que nous le mangions tout \u00e0 l\u2019he ure ? car nous avons bon app\u00e9tit. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 93 \n \n \n \nLe prince n\u2019eut pas besoin d\u2019en en tendre davantage, pour concevoir le \ndanger o\u00f9 il se trouvait. Il vit bien que la dame qui se disait fille d\u2019un \nroi des Indes \u00e9tait une ogresse, femme de ces d\u00e9mons sauvages, \nappel\u00e9s ogres, qui se retirent dans des lieux abandonn\u00e9s, et se servent de mille ruses pour surpre ndre et d\u00e9vorer les passa nts. Il fut saisi de \nfrayeur et se jeta au plus vite su r son cheval. La pr\u00e9tendue princesse \nparut dans le moment ; et voyant qu \u2019elle avait manqu\u00e9 son coup : \u00ab Ne \ncraignez rien, cria-t-elle au prin ce. Qui \u00eates-vous ? Que cherchez-\nvous ? \u2014 Je suis \u00e9gar\u00e9, r\u00e9pondit-il, et je cherche mon chemin. \u2014 Si \nvous \u00eates \u00e9gar\u00e9, dit-elle, recomma ndez-vous \u00e0 Dieu, il vous d\u00e9livrera \nde l\u2019embarras o\u00f9 vous vous trouvez. \u00bb Alors le prince leva les yeux au \nciel et dit : \u00ab Seigneur, qui \u00eates t out-puissant, jetez les yeux sur moi et \nme d\u00e9livrez de cette ennemie. \u00bb A cette pri\u00e8re, la femme de l\u2019ogre \nrentra dans la masure et le pr ince s\u2019en \u00e9loigna avec pr\u00e9cipitation. \nHeureusement il retrouva son chemin, et arriva sain et sauf aupr\u00e8s du \nroi son p\u00e8re, auquel il r aconta de point en point le danger qu\u2019il venait \nde courir par la faute du grand vizir. Le roi, irr it\u00e9 contre ce ministre, le \nfit \u00e9trangler \u00e0 l\u2019heure m\u00eame. \n \n\u00ab Sire, poursuivit le vizir du ro i grec, pour revenir au m\u00e9decin \nDouban, si vous n\u2019y prenez garde, la confiance que vous avez en lui \nvous sera funeste ; je sais de bonne part que c\u2019est un espion envoy\u00e9 \npar vos ennemis pour attenter \u00e0 la vie de Votre Majest\u00e9. II vous a \ngu\u00e9ri, dites-vous ; eh ! qui peut vous en assurer ? Il ne vous a peut-\u00eatre \ngu\u00e9ri qu\u2019en apparence et non radical ement. Que sait-on si ce rem\u00e8de, \navec le temps, ne produira pas un effet pernicieux ? \u00bb \n \nLe roi grec, qui avait naturellement fort peu d\u2019esprit, n\u2019eut pas assez \nde p\u00e9n\u00e9tration pour s\u2019aper cevoir de la m\u00e9chante intention de son vizir, \nni assez de fermet\u00e9 pour persister dans son premier sentiment. Ce \ndiscours l\u2019\u00e9branla. \u00ab Vizir, dit-il, tu as raison ; il peut \u00eatre venu expr\u00e8s \npour m\u2019\u00f4ter la vie ; ce qu\u2019il peut fort bien ex\u00e9cuter par la seule odeur de quelqu\u2019une de ses drog ues. Il faut voir ce qu\u2019il est \u00e0 propos de faire \ndans cette conjoncture. \u00bb \n \nQuand le vizir vit le roi dans la disposition o\u00f9 il le voulait : \u00ab Sire, lui \ndit-il, le moyen le plus s\u00fbr et le plus prompt pour assurer votre repos Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 94 \n \n \n \net mettre votre vie en s\u00fbret\u00e9, c\u2019est d\u2019envoyer chercher tout \u00e0 l\u2019heure le \nm\u00e9decin Douban, et de lui faire coupe r la t\u00eate d\u00e8s qu\u2019 il sera arriv\u00e9. \u2014\nV\u00e9ritablement, reprit le roi, je crois que c\u2019est par l\u00e0 que je dois \npr\u00e9venir son dessein. \u00bb En achevant ces paroles, il a ppela un de ses \nofficiers et lui ordonna d\u2019aller chercher le m\u00e9d ecin, qui, sans savoir ce \nque le roi lui voulait, courut au pa lais en diligence. \u00ab Sais-tu bien, dit \nle roi en le voyant, pourquoi je te mande ici ? \u2014 Non, Sire, r\u00e9pondit-\nil, et j\u2019attends que Votre Majest\u00e9 dai gne m\u2019en instruire. \u2014 Je t\u2019ai fait \nvenir, reprit le roi, pour me d\u00e9livrer de toi en te faisant \u00f4ter la vie. \u00bb \n \n Il n\u2019est pas possible d\u2019exprimer quel fut l\u2019\u00e9tonnement du m\u00e9decin, \nlorsqu\u2019il entendit prononcer l\u2019arr\u00eat de sa mort. \u00ab Sire, dit-il, quel sujet \npeut avoir Votre Majest\u00e9 de me faire mourir ? Quel crime ai-je \ncommis ? \u2014 J\u2019ai appris de bonne pa rt, r\u00e9pliqua le roi, que tu es un \nespion, et que tu n\u2019es venu dans ma cour que pour attenter \u00e0 ma vie : \nmais pour te pr\u00e9venir, je veux te ravir la tienne. Frappe, ajouta-t-il au \nbourreau qui \u00e9tait pr\u00e9sent, et me d\u00e9livre d\u2019un perfide qui ne s\u2019est \nintroduit ici que pour m\u2019assassiner. \u00bb \n \nA cet ordre cruel, le m\u00e9decin jugea bien que les honneurs et les bienfaits qu\u2019il avait re\u00e7us lui avaien t suscit\u00e9 les ennemis, et que le \nfaible roi s\u2019\u00e9tait laiss\u00e9 surprendre \u00e0 leurs imposture s. Il se repentait de \nl\u2019avoir gu\u00e9ri de sa l\u00e8pre ; mais c\u2019\u00e9tait un repentir hors de saison. \n\u00ab Est-ce ainsi, lui disait-il, que vous me r\u00e9compensez du bien que je \nvous ai fait ? \u00bb Le roi ne l\u2019\u00e9couta pas, et ordonna une seconde fois au bourreau de porter le coup mortel . Le m\u00e9decin eut recours aux \npri\u00e8res : \u00ab H\u00e9las ! Sire, s\u2019\u00e9cria-t- il, prolongez-moi la vie, Dieu \nprolongera la v\u00f4tre ; ne me laites pas mourir, de crainte que Dieu ne \nvous traite de la m\u00eame mani\u00e8re. \u00bb \n \nLe p\u00eacheur interrompit son discours en cet endroit, pour adresser la \nparole au g\u00e9nie : \u00ab Eh bien, g\u00e9nie, lu i dit-il, tu vois que ce qui se passa \nalors entre le roi grec et le m\u00e9deci n Douban vient tout \u00e0 l\u2019heure de se \npasser entre nous deux. \u00bb \n \nLe roi grec, continua-t- il, au lieu d\u2019avoir \u00e9gard \u00e0 la pri\u00e8re que le \nm\u00e9decin venait de lui faire, en le conjurant au nom de Dieu, lui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 95 \n \n \n \n repartit avec duret\u00e9 \u00ab Non, non, c\u2019es t une n\u00e9cessit\u00e9 absolue que je te \nfasse p\u00e9rir. Aussi bien pourrais-tu m\u2019\u00f4ter la vie plus subtilement \nencore que tu ne m\u2019as gu\u00e9ri. \u00bb Cep endant le m\u00e9decin, fondant en \npleurs, et se plaignant pitoyablement de se voir si mal pay\u00e9 du service \nqu\u2019il avait rendu au roi, se pr\u00e9para \u00e0 recevoir le coup de la mort. Le \nbourreau lui banda les yeux, lui lia le s mains, et se mit en devoir de \ntirer son sabre. \n \nAlors les courtisans qui \u00e9taient pr\u00e9sents, \u00e9mus de compassion, \nsuppli\u00e8rent le roi de lui faire gr\u00e2ce, assurant qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas coupable, \net r\u00e9pondant de son innocence. Mais le roi fut inflexible, et leur parla \nde sorte qu\u2019ils n\u2019os\u00e8rent lui r\u00e9pliquer. \n \nLe m\u00e9decin \u00e9tant \u00e0 genoux, les yeux ba nd\u00e9s, et pr\u00eat \u00e0 recevoir le coup \nqui devait terminer son so rt, s\u2019adressa encore une fois au roi : \u00ab Sire, \nlui dit-il, puisque Votre Majest\u00e9 ne veut point r\u00e9voque r l\u2019arr\u00eat de ma \nmort, je la supplie du moins de m\u2019 accorder la libert\u00e9 d\u2019aller jusque \nchez moi donner ordre \u00e0 ma s\u00e9pulture, dire le dernier adieu \u00e0 ma famille, faire des aum\u00f4nes, et l\u00e9guer mes livres \u00e0 des personnes \ncapables d\u2019en faire un bon usage. J\u2019en ai un, entre autres, dont je veux \nfaire pr\u00e9sent \u00e0 Votre Majest\u00e9 : c\u2019est un livre fort pr\u00e9cieux et tr\u00e8s digne \nd\u2019\u00eatre soigneusement gard\u00e9 dans votre tr\u00e9sor. \u2014 Et pourquoi ce livre \nest-il aussi pr\u00e9cieux que tu le dis ? r\u00e9pliqua le roi. Sire, repartit le m\u00e9decin, c\u2019est qu\u2019il contient une infi nit\u00e9 de choses curieuses, dont la \nprincipale est que, quand on m\u2019aura coup\u00e9 la t\u00eate, si Votre Majest\u00e9 \nveut bien se donner la peine d\u2019ouvrir le livre au sixi\u00e8me feuillet et lire \nla troisi\u00e8me ligne de la page \u00e0 ma in gauche, ma t\u00eate r\u00e9pondra \u00e0 toutes \nles questions que vous voudrez lui fair e. \u00bb Le roi, curieux de voir une \nchose si merveilleuse, remit sa mo rt au lendemain, et l\u2019envoya chez \nlui sous bonne garde. \n \nLe m\u00e9decin, pendant ce temps-l\u00e0, mit ordre \u00e0 ses affaires et comme le \nbruit s\u2019\u00e9tait r\u00e9pandu qu\u2019il devait a rriver un prodige inou\u00ef apr\u00e8s son \ntr\u00e9pas, les vizirs 14, les \u00e9mirs 15, les officiers de la garde, enfin toute la \n \n14 Les membres du conseil dont le grand-vizir est le chef. \n15 Les premiers officiers civils. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 96 \n \n \n \ncour se rendit le jour suivant dans la salle d\u2019audience pour en \u00eatre \nt\u00e9moin. \n \nOn vit bient\u00f4t para\u00eetre le m\u00e9decin Douban, qui s\u2019avan\u00e7a jusqu\u2019au pied \ndu tr\u00f4ne royal avec un gros livre \u00e0 la main. L\u00e0, il se fit apporter un \nbassin, sur lequel il \u00e9tendit la couverture dont le livre \u00e9tait envelopp\u00e9 ; \net pr\u00e9sentant le livre au roi : \u00ab Sire , lui dit-il, prenez, s\u2019il vous pla\u00eet, ce \nlivre ; et d\u00e8s que ma t\u00eate sera coup\u00e9e, commandez qu\u2019on la pose dans \nle bassin sur la couverture du livre ; d\u00e8s qu\u2019elle y sera, le sang cessera \nd\u2019en couler ; alors vous ouvrirez le livre, et ma t\u00eate r\u00e9pondra \u00e0 toutes vos demandes. Mais, Sire, ajouta-t-il, permettez-moi d\u2019implorer \nencore une fois la cl\u00e9mence de Votre Majest\u00e9. Au nom de Dieu, \nlaissez-vous fl\u00e9chir ; je vous protes te que je suis innocent. \u2014 Tes \npri\u00e8res, r\u00e9pondit le roi, sont inutiles ; et quand ce ne serait que pour \nentendre parler ta t\u00eate apr\u00e8s ta mort, je veux que tu meures. \u00bb En \ndisant cela, il prit le livre des mains du m\u00e9decin, et ordonna au \nbourreau de faire son devoir. \n \n La t\u00eate fut coup\u00e9e si adroitement, qu\u2019elle tomba dans le bassin ; et \nelle fut \u00e0 peine pos\u00e9e sur la couverture, que le sang s\u2019arr\u00eata. Alors, au \ngrand \u00e9tonnement du roi et de tous les spectateurs, elle ouvrit les \nyeux ; et prenant la parole : Sire, dit-elle, que Votre Majest\u00e9 ouvre le \nlivre. \u00bb Le roi l\u2019ouvrit ; et trouvan t que le premier feuillet \u00e9tait comme \ncoll\u00e9 contre le second, pour le tourne r avec plus de facilit\u00e9, il porta le \ndoigt \u00e0 sa bouche, et le mouilla de sa salive. Il fit la m\u00eame chose \njusqu\u2019au sixi\u00e8me feuillet, et ne voyant pas d\u2019\u00e9criture \u00e0 la page \nindiqu\u00e9e : \u00ab M\u00e9decin, dit-il \u00e0 la t\u00eate, il l\u2019y a rien d\u2019\u00e9crit. \u2014 Tournez \nencore quelques feuillets, \u00bb repartit la t\u00eate. Le roi continua d\u2019en \ntourner, en portant toujours le doigt \u00e0 sa bouche, jusqu\u2019\u00e0 ce que, le \npoison dont chaque feu illet \u00e9tait imbu venant \u00e0 faire son effet, ce \nprince se sentit tout \u00e0 coup agit\u00e9 d\u2019un transport extraordinaire ; sa vue \nse troubla, et il se laissa tomber au pied de son tr\u00f4ne avec de grandes \nconvulsions. \n \nQuand le m\u00e9decin Douban, ou, pour mieux dire, sa t\u00eate, vit que le \npoison faisait son effet, et que le roi n\u2019avait plus que quelques \nmoments \u00e0 vivre : \u00ab Tyran, s\u2019\u00e9crie-t- elle, voil\u00e0 de quelle mani\u00e8re sont Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 97 \n \n \n \ntrait\u00e9s les princes qui, a busant de leur autorit\u00e9, font p\u00e9rir les innocents. \nDieu punit t\u00f4t ou tard leurs injustices et leurs cruaut\u00e9s. \u00bb La t\u00eate eut \u00e0 \npeine achev\u00e9 es paroles, que le roi tomba mort, et qu\u2019elle perdit elle-m\u00eame aussi le peu de vie qui lui restait. \n \n\u00ab Sire, poursuivit Scheherazade, en s\u2019 adressant toujours \u00e0 Schahriar, \nsit\u00f4t que le p\u00eacheur eut finit l\u2019 histoire du roi grec et du m\u00e9decin \nDouban, il en fit l\u2019application au g\u00e9nie qu\u2019il tenait toujours enferm\u00e9 \ndans le vase. \n \n\u2014 Si le roi grec, lui dit-il, e\u00fbt vo ulu laisser vivre le m\u00e9decin, Dieu \nl\u2019aurait laiss\u00e9 vivre lui-m\u00eame ; mais il rejeta ses plus humbles pri\u00e8res, \net Dieu l\u2019en punit. Il en est de m\u00eame de toi, \u00f4 g\u00e9nie si j\u2019avais pu te \nfl\u00e9chir et obtenir de toi la gr \u00e2ce que je te demandais, j\u2019aurais \npr\u00e9sentement piti\u00e9 le l\u2019\u00e9tat o\u00f9 tu es ; mais puisque, malgr\u00e9 l\u2019extr\u00eame \nobligation que tu m\u2019avais de t\u2019avoir mi s en libert\u00e9, tu as persist\u00e9 dans \nla volont\u00e9 de me tuer, je dois, \u00e0 mon tour, \u00eatre impitoyable. Je vais, en \nte laissant dans ce vase et en te reje tant \u00e0 la mer, t\u2019\u00f4ter l\u2019usage de la \nvie jusqu\u2019\u00e0 la fin des temps : c\u2019est la vengeance que je pr\u00e9tends tirer \nde toi. \n \n\u2014 P\u00eacheur, mon ami, r\u00e9pondit le g\u00e9nie, je te conjure encore une fois \nde ne pas faire une si cruelle acti on. Songe qu\u2019il n\u2019est pas honn\u00eate de \nse venger, et qu\u2019au contraire il est louable de rendre le bien pour le \nmal ; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. \u2014 Et que \nfit Imma \u00e0 Ateca ? r\u00e9pliqua le p \u00eacheur. \u2014 Oh ! si tu souhaites le \nsavoir, repartit le g\u00e9nie, ouvre-moi ce vase ; crois-tu que je sois en \nhumeur de faire des contes dans une pr ison s \u00e9troite ? Je t\u2019en ferai tant \nque tu voudras quand tu m\u2019auras tir\u00e9 d\u2019ici. \u2014 Non, dit le p\u00eacheur, je \nne te d\u00e9livrerai pas ; c\u2019 est trop raisonner, je vais te pr\u00e9cipiter au fond \nde la mer. \u2014 Encore un mot, p\u00eacheur, s\u2019\u00e9cria le g\u00e9nie ; je te promets : \nde ne te faire aucun mal : bien \u00e9l oign\u00e9 de cela, je t\u2019enseignerai un \nmoyen de devenir pu issamment riche. \u00bb \n \nL\u2019esp\u00e9rance de se tirer de la pa uvret\u00e9 d\u00e9sarma le p\u00eacheur. \u00ab Je \npourrais t\u2019\u00e9couter, dit-il, s\u2019il y avait quelque fond \u00e0 faire sur ta parole : \njure-moi, par le grand nom de Dieu , que tu feras de bonne foi ce que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 98 \n \n \n \ntu dis, et je vais t\u2019ouvrir le vase. Je ne crois pas que tu sois assez hardi \npour violer un pareil serment. \u00bb Le g\u00e9nie le fit, et le p\u00eacheur \u00f4ta \naussit\u00f4t le couvercle du vase. Il en so rtit \u00e0 l\u2019instant de la fum\u00e9e, et le \ng\u00e9nie ayant repris sa forme de la m\u00eame mani\u00e8re qu\u2019auparavant, la \npremi\u00e8re chose qu\u2019il fit, fut de jeter, d\u2019un coup de pied, le vase dans la \nmer. Cette action effraya le p\u00eacheur. \u00ab G\u00e9nie, dit-il, qu\u2019est-ce que cela \nsignifie ? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venez de \nfaire, et dois-je vous dire ce que le m\u00e9decin Douban disait au roi \ngrec : \u00ab Laissez-moi vivre, et Dieu prolongera vos jours. \u00bb \n \nLa crainte du p\u00eacheur fit rire le g\u00e9nie, qui lui r\u00e9pondit : \u00ab Non, \np\u00eacheur, rassure-toi ; je n\u2019ai jet\u00e9 le vase que pour me divertir et voir si \ntu en serais alarm\u00e9 ; et pour te pe rsuader que je te veux tenir parole, \nprends tes filets et me suis. \u00bb En pronon\u00e7ant ces mots, il se mit \u00e0 \nmarcher devant le p\u00eacheur, qui, ch arg\u00e9 de ses filets, le suivit avec \nquelque sorte de d\u00e9fiance. Ils pass\u00e8re nt devant la ville, et mont\u00e8rent \nau haut d\u2019une montagne, d\u2019o\u00f9 ils de scendirent dans une vaste plaine \nqui les conduisit \u00e0 un \u00e9tang situ\u00e9 entre quatre collines. \n \n Lorsqu\u2019ils furent arriv\u00e9s au bord de l\u2019\u00e9tang, le g\u00e9nie dit au p\u00eacheur : \u00ab Jette tes filets, et pr ends du poisson. \u00bb Le p\u00eacheur ne douta point \nqu\u2019il n\u2019en pr\u00eet, car il en vit une gra nde quantit\u00e9 dans l\u2019\u00e9tang ; mais ce \nqui le surprit extr\u00eamement, c\u2019est qu\u2019il remarqua qu\u2019il y en avait de \nquatre couleurs diff\u00e9rentes, c\u2019est-\u00e0-dire de blancs, de rouges, de bleus \net de jaunes. Il jeta ses filets, et en amena quatre, dont chacun \u00e9tait \nd\u2019une de ces couleurs. Comme il n\u2019en avait jamais vu de pareils, il ne \npouvait se lasser de les ad mirer, et jugeant qu\u2019il en pourrait tirer une \nsomme assez consid\u00e9rable, il en ava it beaucoup de joie. \u00ab Emporte ces \npoissons, lui dit le g\u00e9nie, et va les pr\u00e9senter \u00e0 ton sultan ; il t\u2019en \ndonnera plus d\u2019argent que tu n\u2019en as mani\u00e9 en toute ta vie. Tu pourras \nvenir tous les jours p\u00eacher en cet \u00e9t ang ; mais je t\u2019av ertis de ne jeter \ntes filets qu\u2019une fois chaque jour ; autrement il t\u2019en arrivera du mal, \nprends-y garde. C\u2019est l\u2019avis que je te donne : si tu le suis exactement, tu t\u2019en trouveras bien. \u00bb En disant cela, il frappa du pied la terre, qui \ns\u2019ouvrit, et se referma apr\u00e8s l\u2019avoir englouti. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 99 \n \n \n \nLe p\u00eacheur, r\u00e9solu \u00e0 suivre de point en point les conseils du g\u00e9nie, se \ngarda bien de jeter une seconde fois se s filets. Il reprit le chemin de la \nville, fort content de sa p\u00eache, et faisant mille r\u00e9flexions sur son \naventure. Il alla droit au pala is du sultan pour lui pr\u00e9senter ses \npoissons. \n \nJe laisse \u00e0 penser \u00e0 Votre Majest \u00e9 quelle fut la surprise du sultan \nlorsqu\u2019il vit les quatre poi ssons que le p\u00eacheur lui pr\u00e9senta. Il les prit \nl\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre pour les consid\u00e9rer avec attention, et, apr\u00e8s les avoir \nadmir\u00e9s assez longtemps : \u00ab Prenez ces poissons, dit-il \u00e0 son premier \nvizir, et les portez \u00e0 l\u2019habile cuis ini\u00e8re que l\u2019empereur des Grecs m\u2019a \nenvoy\u00e9e ; je m\u2019imagine qu\u2019ils ne se ront pas moins bons qu\u2019ils sont \nbeaux. \u00bb Le vizir les porta lui-m\u00eame \u00e0 la cuisini\u00e8 re, et les lui remettant \nentre les mains : \u00ab Voil\u00e0, lui dit-il, quatre poissons qu\u2019on vient \nd\u2019apporter au sultan ; il vous ordonne de les lui appr\u00eater. \u00bb Apr\u00e8s \ns\u2019\u00eatre acquitt\u00e9 de cette Commission, il retourna vers le sultan son \nma\u00eetre, qui le chargea de donner au p\u00eacheur quatre cents pi\u00e8ces d\u2019or \nde sa monnaie ; ce qu\u2019il ex\u00e9cuta tr \u00e8s fid\u00e8lement. Le p\u00eacheur, qui \nt\u2019avait jamais poss\u00e9d\u00e9 une si gra nde somme \u00e0 la fois, concevait \u00e0 \npeine son bonheur, et le regarda it comme un songe. Mais il connut \ndans la suite qu\u2019il \u00e9tait r\u00e9el, par le bon usage qu\u2019il en fit, en \nl\u2019employant aux besoins de sa famille. \n \n\u00ab Mais, Sire, poursuivit Scheheraza de, apr\u00e8s vous avoir parl\u00e9 du \np\u00eacheur, il faut vous parler aussi de la cuisini\u00e8re du sultan, que nous \nallons trouver dans un grand embarras. D\u00e8s qu\u2019elle eut nettoy\u00e9 les \npoissons que le vizir lui avait donn\u00e9s, elle les mit sur le feu dans une \ncasserole avec de l\u2019huile pour les frire . Lorsqu\u2019elle les crut assez cuits \nd\u2019un c\u00f4t\u00e9, elle les tourna de l\u2019autr e. Mais, \u00f4 prodige inou\u00ef ! \u00e0 peine \nfurent-ils tourn\u00e9s, que le mur de la cuisine s\u2019 entr\u2019ouvrit. Il en sortit \nune jeune dame d\u2019une beaut\u00e9 admira ble et d\u2019une taille avantageuse ; \nelle \u00e9tait habill\u00e9e d\u2019une \u00e9toffe de satin \u00e0 fleurs, fa\u00e7on d\u2019\u00c9gypte, avec des pendants d\u2019oreilles, un collier de grosses perles, des bracelets d\u2019or \ngarnis de rubis, et e lle tenait une bague tte de myrte \u00e0 la main. Elle \ns\u2019approcha de la casserole, au gra nd \u00e9tonnement de la cuisini\u00e8re, qui \ndemeura immobile \u00e0 cette vue, et frappant un des poissons du bout de \nsa baguette : \u00ab Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tu dans ton devoir ? \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 100 \n \n \n \nLe poisson n\u2019ayant rien r\u00e9pondu, elle r\u00e9p\u00e9ta les m\u00eames paroles, et \nalors les quatre poissons lev\u00e8rent la t\u00eate tous ensemble, et lui dirent \ntr\u00e8s distinctement : \u00ab Oui, oui ; si vous comptez, nous comptons ; si \nvous payez vos dettes, nous payons les n\u00f4tres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. \u00bb D\u00e8s qu\u2019ils eurent achev\u00e9 ces \nmots, la jeune dame renversa la casserole, et rentra dans l\u2019ouverture \ndu mur, qui se referma auss it\u00f4t et se remit dans le m\u00eame \u00e9tat o\u00f9 il \u00e9tait \nauparavant. \n \nLa cuisini\u00e8re, que toutes ces merveilles av aient \u00e9pouvant\u00e9e, \u00e9tant \nrevenue de sa frayeur, a lla relever les poissons qui \u00e9taient tomb\u00e9s sur \nla braise ; mais elle les trouva plus noirs que du charbon, et hors d\u2019\u00e9tat \nd\u2019\u00eatre servis au sultan. Elle en eu t une vive douleur, et se mettant \u00e0 \npleurer de toute sa force : \u00ab H\u00e9la s disait-elle, que vais-je devenir ? \nQuand je conterai au sultan ce que j\u2019 ai vu, je suis assur\u00e9e qu\u2019il ne me \ncroira point ; dans quelle col\u00e8re ne sera-t-il pas contre moi ! \u00bb \n \nPendant qu\u2019elle s\u2019affligeait ainsi, le grand vizir entra, et lui demanda \nsi les poissons \u00e9taient pr\u00eats. Elle lui raconta tout ce qui \u00e9tait arriv\u00e9 ; et \nce r\u00e9cit, comme on le peut penser, l\u2019\u00e9tonna fort ; mais sans en parler au sultan, il inventa une excuse qui le contenta. Cependant il envoya \nchercher le p\u00eacheur \u00e0 l\u2019 heure m\u00eame ; et quand il fu t arriv\u00e9 : \u00ab P\u00eacheur, \nlui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons qui soient semblables \u00e0 \nceux que tu as d\u00e9j\u00e0 apport\u00e9s ; car il est survenu certain malheur qui a \nemp\u00each\u00e9 qu\u2019on ne les ait servis au sultan. \u00bb Le p\u00eacheur ne lui dit pas \nce que le g\u00e9nie lui avait recommand\u00e9 ; mais pour se dispenser de \nfournir ce jour-l\u00e0 les poissons qu\u2019on lui demandait, il s\u2019excusa sur la \nlongueur du chemin, et promit de les apporter le lendemain matin. \n \n Effectivement, le p\u00eacheur partit durant la nuit, et se rendit \u00e0 l\u2019\u00e9tang. Il \ny jeta ses filets, et les ayant retir \u00e9s, il y trouva quatre poissons qui \n\u00e9taient comme les autres, chacun d\u2019 une couleur diff\u00e9rente. Il s\u2019en \nretourna aussit\u00f4t, et les porta au gr and vizir dans le temps qu\u2019il les lui \navait promis. Ce ministre les prit et les porta lui-m\u00eame encore dans la \ncuisine, o\u00f9 il s\u2019enferma seul avec la cuisini\u00e8re, qui commen\u00e7a \u00e0 les habiller devant lui, et qui les mit su r le feu, comme elle avait fait des \nquatre autres le jour pr\u00e9c\u00e9dent. Lo rsqu\u2019ils furent cuits d\u2019un c\u00f4t\u00e9, et Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 101 \n \n \n \nqu\u2019elle les eut tourn\u00e9s de l\u2019autre, le mur de la cuisine s\u2019entr\u2019ouvrit \nencore, et la m\u00eame da me parut avec sa baguette \u00e0 la main ; elle \ns\u2019approcha de la ca sserole, frappa un des poissons, lui adressa les \nm\u00eames paroles, et ils lui firent tous la m\u00eame r\u00e9ponse en levant la t\u00eate. \n \nAlors elle renversa encore la cassero le d\u2019un coup de baguette, et se \nretira dans le m\u00eame endroit de la muraille d\u2019o\u00f9 elle \u00e9tait sortie. Le \ngrand vizir ayant \u00e9t\u00e9 t\u00e9moin de ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 : \u00ab Cela est trop \nsurprenant, dit-il, et trop extraordinaire, pour en faire un myst\u00e8re au sultan ; je vais de ce pas l\u2019informer de ce prodige. \u00bb En effet, il l\u2019alla \ntrouver, et lui en fit un rapport fid\u00e8le. \n \nLe sultan, fort surpris, marqua b eaucoup d\u2019empressement de voir cette \nmerveille. Pour cet effet, il envoya chercher le p\u00eacheur. \u00ab Mon ami, \nlui dit-il, ne pourrais-tu pas m\u2019a pporter encore quatre poissons de \ndiverses couleurs ? a Le p\u00eacheur r\u00e9pondit au sultan que si Sa Majest\u00e9 \nvoulait lui accorder trois jours pou r faire ce qu\u2019elle d\u00e9sirait, il se \npromettait de la contenter. \n \nLes ayant obtenus, il alla \u00e0 l\u2019\u00e9tang pour la troisi\u00e8me fois, et il ne fut pas moins heureux que les deux autres ; car, du premier coup de filet, \nil prit quatre poissons de couleurs diff\u00e9rentes. Il ne manqua pas de les \nporter \u00e0 l\u2019heure m\u00eame au sultan, qui en eut d\u2019autant plus de joie, qu\u2019il ne s\u2019attendait pas \u00e0 les avoir si t\u00f4t, et qui lui fit donner encore quatre \ncents pi\u00e8ces de sa monnaie. \n \nD\u00e8s que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet \navec tout ce qui \u00e9tait n\u00e9cessaire pour les faire cuire. L\u00e0, s\u2019\u00e9tant \nenferm\u00e9 avec son grand vizir, ce mini stre les babilla, les mit ensuite \nsur le feu dans une casserole et qua nd ils furent cuits d\u2019un c\u00f4t\u00e9, il les \nretourna de l\u2019autre. \n \nAlors le mur du cabinet s\u2019entr\u2019ouvrit ; mais au lieu de la jeune dame, \nce fut un noir qui en sortit. Ce noir avait un habillement d\u2019esclave ; il \n\u00e9tait d\u2019une grosseur et d\u2019une grande ur gigantesques, et tenait un gros \nb\u00e2ton vert \u00e0 la main. Il s\u2019avan\u00e7a ju squ\u2019\u00e0 la casserole, et touchant de \nson b\u00e2ton un des poissons, il lui dit d\u2019une voix terrible : \u00ab Poisson, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 102 \n \n \n \npoisson, es-tu dans ton devoir ? \u00bb A ces mots, les poissons lev\u00e8rent la \nt\u00eate et r\u00e9pondirent : \u00ab Oui, oui, nous y sommes ; si vous comptez, \nnous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les n\u00f4tres : si \nvous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents. \u00bb \n \nLes poissons eurent \u00e0 peine achev\u00e9 ces paroles, que le noir renversa la \ncasserole au milieu du cabinet et r\u00e9duisit les poissons en charbon. \nCela \u00e9tant fait, il se retira fi\u00e8rement et rentra dans l\u2019ouverture du mur, \nqui se referma et parut dans le m\u00eame \u00e9tat qu\u2019auparavant. \u00ab Apr\u00e8s ce \nque je viens de voir, dit le sultan \u00e0 son grand vizir, il ne me sera pas \npossible d\u2019avoir l\u2019esprit en repos. Ces poissons, sans doute, signifient quelque chose d\u2019extraordinaire dont je veux \u00eatre \u00e9clairci. \u00bb il envoya \nchercher le p\u00eacheur ; on le lui amena. \u00ab P\u00eacheur, lui dit-il, les poissons \nque tu nous as apport\u00e9s me cause nt bien de l\u2019inqui\u00e9tude. En quel \nendroit les as-tu p\u00each\u00e9s ? \u2014 Sire, r\u00e9 pondit-il, je les ai p\u00each\u00e9s dans un \n\u00e9tang qui est situ\u00e9 entre quatre collin es, au del\u00e0 de la montagne que \nl\u2019on voit d\u2019ici. \u2014 Connaissez-vous cet \u00e9tang ? dit le sultan au vizir. \u2014 \nNon, sire, r\u00e9pondit le vizir, je n\u2019en ai jamais ou\u00ef parler ; il y a pourtant \nsoixante ans que je chasse aux environs et au del\u00e0 de cette \nmontagne. \u00bb Le sultan demanda au p\u00eacheur \u00e0 quelle distance de son \npalais \u00e9tait l\u2019\u00e9tang ; le p\u00eacheur assu ra qu\u2019il n\u2019y avait pas plus de trois \nheures de chemin. Sur cette assura nce, et comme il restait encore \nassez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda \u00e0 toute \nsa cour de monter \u00e0 cheval, et le p\u00eacheur leur servit de guide. \n \n Ils mont\u00e8rent tous la montagne ; et \u00e0 la descente, ils virent, avec \nbeaucoup de surprise, une vast e plaine que personne n\u2019avait \nremarqu\u00e9e jusqu\u2019alors. Enfin ils arri v\u00e8rent \u00e0 l\u2019\u00e9tang, qu\u2019ils trouv\u00e8rent \neffectivement situ\u00e9 entre quatre co llines, comme le p\u00eacheur l\u2019avait \nrapport\u00e9. L\u2019eau en \u00e9tait si transparente, qu\u2019ils remarqu\u00e8rent que tous \nles poissons \u00e9taient semblables \u00e0 ceux que le p\u00eacheur avait apport\u00e9s \nau palais. Le sultan s\u2019arr\u00eata sur le bord de l\u2019\u00e9tang ; et apr\u00e8s avoir quelque temps regard\u00e9 les poissons avec admiration, il demanda \u00e0 ses \n\u00e9mirs et \u00e0 tous les courtisans s\u2019il \u00e9tait possible qu\u2019ils n\u2019eussent pas \nencore vu cet \u00e9tang, qui \u00e9tait si peu \u00e9loign\u00e9 de la ville. Ils lui \nr\u00e9pondirent qu\u2019ils n\u2019en avaient jama is entendu parler. \u00ab Puisque vous \nconvenez tous, leur dit-il, que vous n\u2019en avez jamais ou\u00ef parler et que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 103 \n \n \n \nje ne suis pas moins \u00e9tonn\u00e9 que vous de cette nouv eaut\u00e9, je suis r\u00e9solu \n\u00e0 ne pas rentrer dans m on palais, que je n\u2019aie su pour quelle raison cet \n\u00e9tang se trouve ici, et pourquoi il n\u2019y a dedans que des poissons de quatre couleurs. \u00bb Apr\u00e8s avoir dit ces paroles, il ordonna de camper et \naussit\u00f4t son pavillon et les tentes de sa maison furent dress\u00e9s sur les \nbords de l\u2019\u00e9tang. \n \nA l\u2019entr\u00e9e de la nuit, le sultan, retir\u00e9 sous son pavillon, parla en \nparticulier \u00e0 son grand vizir et lui dit : \u00ab Vizir, j\u2019ai l\u2019esprit dans une \u00e9trange inqui\u00e9tude : cet \u00e9tang trans port\u00e9 dans ces lie ux, ce noir qui \nnous est apparu dans mon cabinet , ces poissons que nous avons \nentendus parler, tout cela irrite telle ment ma curiosit\u00e9, que je ne puis \nr\u00e9sister \u00e0 l\u2019impatience de la satisfa ire. Pour cet effet, je m\u00e9dite un \ndessein que je veux absolument ex\u00e9cu ter. Je vais seul m\u2019\u00e9loigner de \nce camp ; je vous ordonne de tenir mon absence secr\u00e8te ; demeurez \nsous mon pavillon, et demain matin, quand mes \u00e9mirs et mes \ncourtisans se pr\u00e9senteront \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, renvoyez-les, en leur disant que \nj\u2019ai une l\u00e9g\u00e8re indisposition et que je veux \u00eatre seul. Les jours \nsuivants, vous continuerez de leur dire la m\u00eame chose, jusqu\u2019\u00e0 ce que \nje sois de retour. \u00bb \n \nLe grand vizir dit plusieurs chos es au sultan pour t\u00e2cher de le \nd\u00e9tourner de son dessein ; il lu i repr\u00e9senta le danger auquel il \ns\u2019exposait et la peine qu\u2019il allait prendre peut-\u00eatre inutilement. Mais il \neut beau \u00e9puiser son \u00e9loquence, le sultan ne renon\u00e7a point \u00e0 sa \nr\u00e9solution et se pr\u00e9para \u00e0 ex\u00e9cut er. Il prit un habillement commode \npour marcher \u00e0 pied ; il se munit d\u2019un sabre ; et d\u00e8s qu\u2019il vit que tout \n\u00e9tait tranquille dans son camp, il pa rtit sans \u00eatre accompagn\u00e9 le \npersonne. \n \nIl tourna ses pas vers une des collines, qu\u2019il monta sans beaucoup de \npeine. Il en trouva la descente encore plus ais\u00e9e ; et lorsqu\u2019il fut dans \nla plaine, il marcha jusqu\u2019au lever du soleil. Alors, apercevant de loin \ndevant lui un grand \u00e9difice, il s\u2019en r\u00e9jouit, dans l\u2019esp\u00e9rance d\u2019y \npouvoir apprendre ce qu\u2019il voulait savoir. Quand il en fut pr\u00e8s, il remarqua que c\u2019\u00e9tait un palais magnifique, ou plut\u00f4t un ch\u00e2teau tr\u00e8s fort, d\u2019un beau marbre noir poli, et couvert d\u2019un acier fin et uni Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 104 \n \n \n \ncomme une glace de miroir. Ravi de n\u2019avoir pas \u00e9t\u00e9 longtemps sans \nrencontrer quelque chose digne au mo ins de sa curiosit\u00e9, il s\u2019arr\u00eata \ndevant la fa\u00e7ade du ch\u00e2t eau et la consid\u00e9ra avec beaucoup d\u2019attention. \n \nIl s\u2019avan\u00e7a ensuite jusqu\u2019\u00e0 la porte, qui \u00e9tait \u00e0 deux battants, dont l\u2019un \n\u00e9tait ouvert. Quoiqu\u2019il lui f\u00fbt libre d\u2019entrer, il crut n\u00e9anmoins devoir \nfrapper. Il frappa un coup assez l\u00e9g\u00e8rement et attendit quelque temps ; \nne voyant venir personne, il s\u2019imag ina qu\u2019on ne l\u2019avait pas entendu ; \nc\u2019est pourquoi il frappa un second c oup plus fort ; mais ne voyant ni \nn\u2019entendant personne, il redoubla ; pe rsonne ne parut encore. Cela le \nsurprit extr\u00eamement, car il ne pouva it penser qu\u2019un ch\u00e2teau si bien \nentretenu f\u00fbt abandonn\u00e9. \u00ab . S\u2019il n\u2019y a personne, disait-il en lui-m\u00eame, \nje n\u2019ai rien \u00e0 craindre ; et s\u2019 il y a quelqu\u2019un, j\u2019ai de quoi me \nd\u00e9fendre. \u00bb \n \nEnfin le sultan entra ; et s\u2019avan\u00e7ant sous le vestibule : \u00ab N\u2019y a-t-il personne ici, s\u2019\u00e9cria-t-il, pour recevoir un \u00e9trange r qui aurait besoin de \nse rafra\u00eechir en passant ? \u00bb Il r\u00e9p\u00e9ta la m\u00eame chose deux ou trois fois ; \nmais quoiqu\u2019il parl\u00e2t fort haut, pe rsonne ne lui r\u00e9pondit. Ce silence \naugmenta son \u00e9tonnement. Il passa da ns une cour tr\u00e8s spacieuse, et \nregardant de tous c\u00f4t\u00e9s pour voir s\u2019il ne d\u00e9couvrirait point quelqu\u2019un, \nil n\u2019aper\u00e7ut pas le moindre \u00eatre vivant ; il entra dans de grandes salles, dont les tapis \u00e9taient de soie, les estr ades et les sofas couverts d\u2019\u00e9toffe \nde la Mecque, et les porti\u00e8res, de s plus riches \u00e9toffes des Indes, \nrelev\u00e9es d\u2019or et d\u2019argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux, \nau milieu duquel il y avait un gra nd bassin avec un lion d\u2019or massif \u00e0 \nchaque coin. Les quatre lions jetaient de l\u2019eau par la gueule, et cette \neau, en tombant, formait des di amants et des perles ; ce qui \nn\u2019accompagnait pas mal un jet d\u2019eau qui, s\u2019\u00e9lan\u00e7ant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d\u2019un d\u00f4me peint \u00e0 l\u2019arabesque. \n \n Le ch\u00e2teau, de trois c\u00f4t\u00e9s, \u00e9t ait environn\u00e9 d\u2019un jardin, que les \nparterres, les pi\u00e8ces d\u2019eau, les bos quets et mille autres agr\u00e9ments \nconcouraient \u00e0 embellir ; et ce qui achevait de rendre ce lieu \nadmirable, c\u2019\u00e9tait une infinit\u00e9 d\u2019oi seaux, qui y remplissaient l\u2019air de \nleurs chants harmonieux, et qui y faisaient toujours leur demeure, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 105 \n \n \n \nparce que des filets, tendus au-dessus des arbres et du palais, les \nemp\u00eachaient d\u2019en sortir. \n \nLe sultan se promena longtemps d\u2019appartements en appartements, o\u00f9 \ntout lui parut grand et magnifique. Lorsqu\u2019il fut las de marcher, il \ns\u2019assit dans un cabinet ouvert, qui avait vue sur le jardin ; et l\u00e0, rempli de tout ce qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 vu et de tout ce qu\u2019il voyait encore, il faisait \ndes r\u00e9flexions sur tous ces diff\u00e9rents objets, quand tout \u00e0 coup une \nvoix plaintive, accompagn\u00e9e de cris lamentables, vint frapper son \noreille. Il \u00e9couta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes \nparoles : \u00ab O fortune, qui n\u2019as pu me laisser jouir longtemps d\u2019un \nheureux sort, et qui m\u2019as rendu le pl us infortun\u00e9 de tous les hommes, \ncesse de me pers\u00e9cuter, et viens, par une prompte mort, mettre fin \u00e0 \nmes douleurs ! H\u00e9las ! est-il possible que je sois encore en vie apr\u00e8s \ntous les tourments que j\u2019ai soufferts ? \u00bb \n \nLe sultan, touch\u00e9 de ces pitoyables plaintes, se leva pour aller du c\u00f4t\u00e9 \nd\u2019o\u00f9 elles \u00e9taient parties. Lorsqu\u2019il fu t \u00e0 la porte d\u2019une grande salle, il \nouvrit la porti\u00e8re, et vit un jeune homme, bien fait et tr\u00e8s richement v\u00eatu, qui \u00e9tait alors sur un tr\u00f4ne un pe u \u00e9lev\u00e9 de terre. La tristesse \u00e9tait \npeinte sur son visage. Le sultan s\u2019appr ocha de lui et le salua. Le jeune \nhomme lui rendit son salut, en lui fa isant une inclination de t\u00eate fort \nbasse ; et comme il ne se levait pas : \u00ab Seigneur, dit-il au sultan, je \njuge bien que vous m\u00e9ritez que je me l\u00e8ve pour vous recevoir et vous \nrendre tous les honneurs possibles ; mais une raison si forte s\u2019y oppose, que vous ne devez pas m\u2019en savoir gr\u00e9. \u2014 Seigneur, lui \nr\u00e9pondit le sultan, je vous suis fort oblig\u00e9 de la bonne opinion que \nvous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne pas vous lever, \nquelle que puisse \u00eatre votre excuse, je la re\u00e7ois de fort bon c\u0153ur. \nAttir\u00e9 par vos plaintes, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de vos peines, je viens vous offrir mon \nsecours. Pl\u00fbt \u00e0 Dieu qu\u2019il d\u00e9pend\u00eet le moi d\u2019apporter du soulagement \u00e0 vos maux, je m\u2019y emploierais de t out mon pouvoir. Je me flatte que \nvous voudrez bien me raconter l\u2019histoire de vos malheurs ; mais le gr\u00e2ce, apprenez-moi auparavant ce que signifie cet \u00e9tang qui est pr\u00e8s \nd\u2019ici, et o\u00f9 l\u2019on voit des poissons de quatre couleurs diff\u00e9rentes ; ce \nque c\u2019est que ce ch\u00e2teau, pourquoi vous vous y trouvez, et d\u2019o\u00f9 vient que vous y \u00eates seul. \u00bb Au lieu de r\u00e9pondre \u00e0 ces questions, le jeune Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 106 \n \n \n \nhomme se mit \u00e0 pleurer am\u00e8rement. \u00ab Que la fortune est inconstante ! \ns\u2019\u00e9cria-t-il. Elle se pla\u00eet \u00e0 abai sser les hommes qu\u2019elle a \u00e9lev\u00e9s. O\u00f9 \nsont ceux qui jouissent tranquille ment d\u2019un bonheur qu\u2019ils tiennent \nd\u2019elle, et dont les jours sont toujours purs et sereins ? \u00bb \n \nLe sultan, \u00e9mu de compassion de le voir en cet \u00e9tat, le pria tr\u00e8s \ninstamment de lui dire le sujet d\u2019une si grande douleur. \u00ab H\u00e9las ! \nseigneur, lui r\u00e9pondit le jeune ho mme, comment pourrais-je ne pas \n\u00eatre afflig\u00e9, et le moyen que me s yeux ne soient pas des sources \nintarissables de larmes ? \u00bb A ces mots, ayant lev\u00e9 sa robe, il fit voir au \nsultan qu\u2019il n\u2019\u00e9tait homme que depuis la t\u00eate jusqu\u2019\u00e0 la ceinture, et \nque l\u2019autre moiti\u00e9 de son co rps \u00e9tait de marbre noir. \n \nVous jugez bien, poursuivit Sc heherazade, que le sultan fut \n\u00e9trangement \u00e9tonn\u00e9, quand il vit l\u2019\u00e9t at d\u00e9plorable o\u00f9 \u00e9tait ce jeune \nhomme. \u00ab Ce que vous me montrez l\u00e0 , lui dit-il, en me donnant de \nl\u2019horreur, irrite ma curi osit\u00e9 ; je br\u00fble d\u2019apprendre votre histoire, qui \ndoit \u00eatre sans doute fort \u00e9trange ; et je suis persuad\u00e9 que l\u2019\u00e9tang et les poissons y ont quelque part : ainsi, je vous conjure de me la raconter ; \nvous y trouverez quelque sorte de c onsolation, puisqu\u2019il est certain \nque les malheureux trouvent une esp\u00e8 ce de soulagement conter leurs \nmalheurs. \u2014 Je ne veux pas vous refuser cette satisfac tion, repartit le \njeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler \nmes vives douleurs ; mais je vous avertis par avance de pr\u00e9parer vos \noreilles, votre esprit et vos yeux m\u00eame \u00e0 des choses qui surpassent \ntout ce que l\u2019imagination peut concevoir de plus extraordinaire. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 107 \n \n \n \n \n \nHistoire du jeune Roi des \u00eeles Noires \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nVous saurez, seigneur, continua-t -il, que mon p\u00e8re, qui s\u2019appelait \nMahmoud, \u00e9tait roi de cet \u00c9tat. C\u2019es t le royaume des Iles Noires, qui \nprend son nom des quatre petites montagnes voisines ; car ces \nmontagnes \u00e9taient ci-devant des \u00eeles ; et la capitale o\u00f9 le roi mon p\u00e8re \nfaisait son s\u00e9jour \u00e9tait dans l\u2019endro it o\u00f9 est pr\u00e9sentement cet \u00e9tang que \nvous avez vu. La suite de mon hist oire vous instruira de tous ces \nchangements. \n \n Le roi mon p\u00e8re mourut \u00e0 l\u2019\u00e2ge de soixante-dix ans. Je n\u2019eus pas plus \nt\u00f4t pris sa place que je me mariai ; et la personne que je choisis pour \npartager la dignit\u00e9 royale avec moi \u00e9tait ma cousine. J\u2019eus tout lieu \nd\u2019\u00eatre content des marques d\u2019amour qu\u2019elle me donna ; et de mon \nc\u00f4t\u00e9, je con\u00e7us pour elle tant de tendresse, que rien n\u2019\u00e9tait comparable \n\u00e0 notre union, qui dura cinq ann \u00e9es. Au bout de ce temps-l\u00e0, je \nm\u2019aper\u00e7us que la reine ma cousine n\u2019avait plus de go\u00fbt pour moi. \n \nUn jour qu\u2019elle \u00e9tait au bain l\u2019apr\u00e8 s-d\u00een\u00e9e, je me sentis une envie de \ndormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes, qui se \ntrouv\u00e8rent alors dans ma chambre, vinr ent s\u2019asseoir, l\u2019une \u00e0 ma t\u00eate, et \nl\u2019autre \u00e0 mes pieds, avec un \u00e9ventail \u00e0 la main, tant pour mod\u00e9rer la chaleur que pour me garantir des m ouches qui auraient pu troubler \nmon sommeil. Elles me cr oyaient endormi, et elles s\u2019entretenaient tout \nbas ; mais j\u2019avais seulement les yeux ferm\u00e9s, et je ne perdis pas une \nparole de leur conversation. \n \nUne de ces femmes dit \u00e0 l\u2019autre : \u00ab N\u2019est-il pas vrai que la reine a \ngrand tort de ne pas aimer un prin ce aussi aimable que le n\u00f4tre ? \u2014 \nAssur\u00e9ment, r\u00e9pondit la seconde. Pour moi, je n\u2019y comprends rien, et \nje ne sais pourquoi elle sort toutes le s nuits et elle le laisse seul. Est-ce Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 108 \n \n \n \nqu\u2019il ne s\u2019en aper\u00e7oit pas ? \u2014 H\u00e9 ! comment voudrais-tu qu\u2019il s\u2019en \naper\u00e7\u00fbt ? reprit la premi\u00e8re . Elle m\u00eale tous les so irs dans sa boisson un \ncertain suc d\u2019herbe qui le fait dor mir toute la nuit d\u2019un sommeil si \nprofond, qu\u2019elle a le temp s d\u2019aller o\u00f9 il lui pla\u00eet ; et, \u00e0 la pointe du \njour, elle vient se recoucher aupr\u00e8s de lui ; alors elle le r\u00e9veille en lui \npassant sous le nez une certaine odeur. \u00bb \n \nJugez, seigneur, de ma surprise \u00e0 ce discours, et des sentiments qu\u2019il \nm\u2019inspira. N\u00e9anmoins, quelque \u00e9m otion qu\u2019il me p\u00fbt causer, j\u2019eus \nassez d\u2019empire sur moi pour dissimule r : je fis semblant de m\u2019\u00e9veiller \net de n\u2019avoir rien entendu. \n \nLa reine revint du bain ; nous s oup\u00e2mes ensemble, et avant de nous \ncoucher, elle me pr\u00e9sen ta elle-m\u00eame la tasse pleine d\u2019eau que j\u2019avais \ncoutume de boire ; mais, au lie u de la porter \u00e0 ma bouche, je \nm\u2019approchai d\u2019une fen\u00eatre qui \u00e9tait ouverte, et je jetai l\u2019eau si \nadroitement qu\u2019elle ne s\u2019en aper\u00e7ut pas. Je lui remis ensuite la tasse \nentre les mains, afin qu\u2019elle ne dout\u00e2t point que je n\u2019eusse bu. \n \nNous nous couch\u00e2mes ensuite ; et bi ent\u00f4t apr\u00e8s, croyant que j\u2019\u00e9tais \nendormi, quoique je ne le fusse pas, elle se leva avec si peu de \npr\u00e9caution, qu\u2019elle dit assez haut : \u00ab Dors, et puisses-tu ne te r\u00e9veiller \njamais ! \u00bb Elle s\u2019habilla promptem ent et sortit de la chambre... \n \nD\u00e8s qu\u2019elle fut sortie, je me levai et m\u2019habillai \u00e0 la h\u00e2te ; je pris mon sabre et la suivis de si pr\u00e8s que je l\u2019entendis bient\u00f4t marcher devant \nmoi. Alors, r\u00e9glant mes pas sur le s siens, je marchai doucement, de \npeur d\u2019en \u00eatre entendu. Elle passa par plusieurs portes qui s\u2019ouvrirent \npar la vertu de certaines parole s magiques qu\u2019elle pronon\u00e7a ; et la \nderni\u00e8re qui s\u2019ouvrit fut celle du jardin, o\u00f9 elle entra. Je m\u2019arr\u00eatai \u00e0 \ncette porte, afin qu\u2019elle ne p\u00fbt m\u2019ap ercevoir pendant qu\u2019elle traversait \nun parterre ; et, la conduisant des yeux autant que l\u2019obscurit\u00e9 me le \npermettait, je remarqua i qu\u2019elle entra dans un petit bois dont les all\u00e9es \n\u00e9taient bord\u00e9es de palissades fort \u00e9paisses. Je m\u2019y rendis par un autre \nchemin ; et, me glissant derri\u00e8re la palissade d\u2019une a ll\u00e9e assez longue, \nje la vis qui se promenait avec un homme. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 109 \n \n \n \nJe ne manquai pas de pr\u00eater une or eille attentive \u00e0 le ur discours ; et \nvoici ce que j\u2019entendis : \u00ab Je ne m\u00e9rite pas, disait la reine \u00e0 son amant, \nle reproche que vous me faites de n\u2019\u00eatre pas assez diligente : vous \nsavez bien la raison qui m\u2019en emp\u00eache. Mais si toutes les marques d\u2019amour que je vous ai donn\u00e9es jusq u\u2019\u00e0 pr\u00e9sent ne suffisent pas pour \nvous persuader de ma sinc\u00e9rit\u00e9, je su is pr\u00eate \u00e0 vous en donner de plus \n\u00e9clatantes : vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 commander ; vous savez quel est mon pouvoir. Je vais, si vous le souhait ez, avant que le soleil se l\u00e8ve, \nchanger cette grande ville , et ce beau palais en des ruines affreuses, \nqui ne seront habit\u00e9es que par des loups, des hiboux et des corbeaux. \nVoulez-vous que je transporte toutes les pierres de ces murailles, si \nsolidement b\u00e2ties, au del\u00e0 du mont Caucase, et hors des bornes du \nmonde habitable ? Vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 dire un mot, et tous ces lieux \nvont changer de face. \u00bb \n \n Comme la reine achevait ces paroles, son amant et elle, se trouvant au \nbout de l\u2019all\u00e9e, tourn\u00e8re nt pour entrer dans une autre et pass\u00e8rent \ndevant moi. J\u2019avais tir\u00e9 mon sabr e ; et comme l\u2019amant \u00e9tait de mon \nc\u00f4t\u00e9, je le frappai sur le cou et le renversai par terre. Je crus l\u2019avoir \ntu\u00e9 : et dans cette opinion, je me retirai brusquement sans me faire \nconna\u00eetre \u00e0 la reine, que je voulus \u00e9pargner, parce qu\u2019elle \u00e9tait ma \nparente. \n \nCependant le coup que j\u2019avais port\u00e9 \u00e0 son amant \u00e9tait mortel ; mais \nelle lui conserva la vie par la force de ses enchantements, de mani\u00e8re toutefois qu\u2019on peut dire de lui qu\u2019il n\u2019est ni mort ni vivant. Comme je \ntraversais le jardin pour regagner le palais, j\u2019entendis la reine qui \npoussait de grands cris ; et jugeant pa r l\u00e0 de sa douleur, je me sus bon \ngr\u00e9 de lui avoir laiss\u00e9 la vie. \n \nLorsque je fus rentr\u00e9 dans mon a ppartement, je me recouchai ; et, \nsatisfait d\u2019avoir puni le t\u00e9m\u00e9raire qui m\u2019avait offens\u00e9, je m\u2019endormis. \nEn me r\u00e9veillant le lendemain, je tr ouvai la reine couch\u00e9e aupr\u00e8s de \nmoi. Je ne vous dirai point si elle dormait ou non ; mais je me levai \nsans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet, o\u00f9 j\u2019achevai de \nm\u2019habiller. J\u2019allai ensuite tenir m on conseil ; et \u00e0 mon retour je \ntrouvai la reine, habill\u00e9e de deuil, les cheveux \u00e9pars et en partie Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 110 \n \n \n \narrach\u00e9s, vint se pr\u00e9senter devant moi. \u00ab Sire, me dit-elle, je viens \nsupplier Votre Majest\u00e9 de ne pas tr ouver \u00e9trange que je sois dans \nl\u2019\u00e9tat o\u00f9 je suis. Trois nouvelles affligeantes que je viens de recevoir \nen m\u00eame temps sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne \nvoyez que les faibles marques. \u2014 Eh ! quelles sont ces nouvelles, \nmadame ? lui lis-je. \u2014 La mort de la reine ma ch\u00e8re m\u00e8re, me \nr\u00e9pondit-elle, celle du roi mon p\u00e8re tu\u00e9 dans une bataille, et celle l\u2019un \nde mes fr\u00e8res, qui est tomb\u00e9 dans un pr\u00e9cipice. \u00bb \n \nJe ne fus pas f\u00e2ch\u00e9 qu\u2019elle pr\u00eet ce pr\u00e9texte pour cacher le v\u00e9ritable \nsujet de son affliction, et je j ugeai qu\u2019elle ne me soup\u00e7onnait pas \nd\u2019avoir tu\u00e9 son amant. \u00ab Madame, lu i dis-je, loin de bl\u00e2mer votre \ndouleur, je vous assure que j\u2019y rends toute la part que je dois. Je serais \nextr\u00eamement surpris que vous fussiez insensible \u00e0 la perte que vous avez faite. Pleurez : vos larmes so nt d\u2019infaillibles marques de votre \nexcellent naturel. J\u2019esp\u00e8re n\u00e9an moins que le temps et la raison \npourront apporter de la mod\u00e9 ration \u00e0 vos d\u00e9plaisirs. \u00bb \n \nElle se retira dans son appartement, o\u00f9, se livrant sans r\u00e9serve \u00e0 ses \nchagrins, elle passa une ann\u00e9e enti\u00e8re \u00e0 pleurer et \u00e0 s\u2019affliger. Au bout \nde ce temps-l\u00e0, elle me demanda la pe rmission de faire b\u00e2tir le lieu de \nsa s\u00e9pulture dans l\u2019enceinte du pala is, o\u00f9 elle voulait, disait-elle, \ndemeurer jusqu\u2019\u00e0 la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit b\u00e2tir un \npalais superbe avec un d\u00f4me qu\u2019on pe ut voir d\u2019ici ; elle l\u2019appela le \nPalais des larmes. \n \nQuand il fut achev\u00e9, elle y fit por ter son amant, qu\u2019elle avait fait \ntransporter o\u00f9 elle avait jug\u00e9 \u00e0 pr opos, la m\u00eame nuit que je l\u2019avais \nbless\u00e9. Elle l\u2019avait emp\u00each\u00e9 de m ourir jusqu\u2019alors par des breuvages \nqu\u2019elle lui avait fait prendre et elle continua de lui en donner et de les \nlui porter elle-m\u00eame tous les jours, d\u00e8s qu\u2019il fut au Palais des larmes. \n \nCependant, avec tous ses enchantements, elle ne pouvait gu\u00e9rir ce \nmalheureux. Il \u00e9tait non seulement hor s d\u2019\u00e9tat de marcher et de se \nsoutenir, mais il avait encore per du l\u2019usage de la parole, et il ne \ndonnait aucun signe de vie que par ses regards. Quoique la reine n\u2019e\u00fbt que la consolation de le voir et de lui dire tout ce que son fol amour Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 111 \n \n \n \npouvait lui inspirer de plus tendre et de plus passionn\u00e9, elle ne laissait \npas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J\u2019\u00e9tais bien inform\u00e9 de tout cela ; mais je feignais de l\u2019ignorer. \n \nUn jour, j\u2019allai par curiosit\u00e9 au Pa lais des larmes, pour savoir quelle y \n\u00e9tait l\u2019occupation de cette princesse ; et d\u2019un endroit o\u00f9 je ne pouvais \n\u00eatre vu, je l\u2019entendis parler dans ces termes \u00e0 son amant : \u00ab Je suis dans la derni\u00e8re affliction de vous voir en l\u2019\u00e9tat o\u00f9 vous \u00eates ; je ne \nsens pas moins vivement que vous-m\u00eame les maux cuisants que vous souffrez ; mais, ch\u00e8re \u00e2me, je vous parle toujours et vous ne r\u00e9pondez \npas. Jusques \u00e0 quand garderez-vous le silence ? Dites un mot \nseulement. H\u00e9las ! les plus doux mo ments de ma vie sont ceux que je \npasse ici \u00e0 partager vos douleurs. Je ne puis vivre \u00e9loign\u00e9e de vous, et je pr\u00e9f\u00e9rerais le plaisir de vous voir sans cesse \u00e0 l\u2019empire de \nl\u2019univers. \u00bb \n \nA ce discours, qui fut plus d\u2019une fois interrompu par ses soupirs et ses \nsanglots, je perdis enfin patience. Je me montrai ; et m\u2019approchant \nd\u2019elle : \u00ab Madame, lui dis-je, c\u2019es t assez pleurer ; il est temps de \nmettre fin \u00e0 une douleur qui nous d\u00e9 shonore tous deux ; c\u2019est trop \noublier ce que vous me devez et ce que vous vous devez \u00e0 vous-\nm\u00eame. \u2014 Sire, me r\u00e9pondit-elle, s\u2019il vous reste encore quelque \nconsid\u00e9ration, ou plut\u00f4t quelque complaisance pour moi, je vous \nsupplie de ne me pa s contraindre. Laiss ez-moi m\u2019abandonner \u00e0 mes \nchagrins mortels ; il est impossible que le temps les diminue. \u00bb \n \n Quand je vis que mes discours, au lieu de la faire rentrer en son \ndevoir, ne servaient qu\u2019\u00e0 irriter sa fu reur, je cessai de lui parler et me \nretirai. Elle continua de visiter t ous les jours son amant ; et durant \ndeux ann\u00e9es enti\u00e8res, elle ne fit que se d\u00e9sesp\u00e9rer. \n \nJ\u2019allai une seconde fois au Palais de s larmes pendant qu\u2019 elle y \u00e9tait. je \nme cachai encore, et j\u2019entendis qu\u2019e lle disait \u00e0 son amant : \u00ab Il y a \ntrois ans que vous ne m\u2019avez dit une seule parole, et que vous ne \nr\u00e9pondez point aux marques d\u2019amour que je vous donne par mes \ndiscours et es g\u00e9missements ; est-ce par insensibilit\u00e9 ou par m\u00e9pris ? \nO tombeau i aurais-tu d\u00e9truit cet exc\u00e8s de tendresse qu\u2019il avait pour Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 112 \n \n \n \nmoi ? aurais-tu ferm\u00e9 ces yeux qui me montraient tant d\u2019amour et qui \nfaisaient toute ma joie ? Non, non, je n\u2019en crois rien. Dis-moi plut\u00f4t \npar quel miracle tu es devenu d\u00e9positaire du plus rare tr\u00e9sor qui fut \njamais. \u00bb \n \nJe vous avoue seigneur, que je fus in dign\u00e9 de ces paroles, car enfin, \ncet amant ch\u00e9ri, ce mortel ador\u00e9, n\u2019\u00e9tait pas tel que vous pourriez vous \nl\u2019imaginer : c\u2019\u00e9tait un Indien noir, originaire de ces pays. Je fus, dis-\nje, tellement indign\u00e9 de ce discours, que je me montrai brusquement ; \net apostrophant le m\u00eame tombeau . \u00ab O tombeau ! m\u2019\u00e9criai-je, que \nn\u2019engloutis-tu ce monstre qui fait horreur \u00e0 la nature, ou plut\u00f4t, ne consumes-tu l\u2019amant et la ma\u00eetresse ! \u00bb \n \nJ\u2019eus \u00e0 peine achev\u00e9 ces mo ts, que la reine, qui \u00e9tait assise aupr\u00e8s du \nnoir, se leva comme une furie. \u00ab Ah ! cruel ! me dit-elle, c\u2019est toi qui \ncauses ma douleur. Ne pense pas que je l\u2019ignore, je ne l\u2019ai que trop \nlongtemps dissimul\u00e9. C\u2019est ta barbare main qui a mis l\u2019objet de mon \namour dans l\u2019\u00e9tat pitoyable o\u00f9 il es t ; et tu as la duret\u00e9 de venir \ninsulter une amante au d\u00e9sespoir. \u2014 Oui, c\u2019est moi, interrompis-je, \ntransport\u00e9 de col\u00e8re, c\u2019est moi qui ai ch\u00e2ti\u00e9 ce monstre comme il le \nm\u00e9ritait ; je devais te tr aiter de la m\u00eame mani\u00e8re : je me repens de ne \nl\u2019avoir pas fait, et il y a trop longtem ps que tu abuses de ma bont\u00e9. \u00bb \nEn disant cela, je tirai mon sabre et je levai le bras pour la punir ; \nmais, regardant tranquillement mon action : \u00ab Mod\u00e8re ton courroux, \u00bb \nme dit-elle avec un souris moqueur. En m\u00eame temps elle pronon\u00e7a des \nparoles que je n\u2019entendis point, et puis elle ajouta : \u00ab Par la vertu de mes enchantements, je te commande de devenir tout \u00e0 l\u2019heure moiti\u00e9 \nmarbre moiti\u00e9 homme. \u00bb Aussit\u00f4t, seig neur, je devins tel que vous me \nvoyez, d\u00e9j\u00e0 mort parmi les vivants, et viva nt parmi les morts. \n \nApr\u00e8s que la cruelle magicienne, i ndigne de porter le nom de reine, \nm\u2019eut ainsi m\u00e9tamorphos\u00e9, et fait passer en cette salle par un autre \nenchantement, elle d\u00e9truisit ma cap itale, qui \u00e9tait tr\u00e8s florissante et \nfort peupl\u00e9e, elle an\u00e9antit les mais ons, les places publiques et les \nmarch\u00e9s, et en fit l\u2019\u00e9tang et la campagne d\u00e9serte que vous avez pu \nvoir. Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l\u2019\u00e9tang, sont les quatre sortes d\u2019habitants de diff\u00e9rentes religions qui la composaient : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 113 \n \n \n \nles blancs \u00e9taient les musulmans ; le s rouges, les Perses, adorateurs du \nfeu ; les bleus, les chr\u00e9tiens ; les jaunes, les juifs : les quatre collines \n\u00e9taient les quatre \u00eeles qui donnaient le nom \u00e0 ce royaume. J\u2019appris tout \ncela de la magicienne, qui, pour co mble d\u2019affliction, m\u2019annon\u00e7a elle-\nm\u00eame ces effets de sa rage. Ce n\u2019est pas tout encore ; elle n\u2019a point \nborn\u00e9 sa fureur \u00e0 la destruc tion de mon empire et \u00e0 ma \nm\u00e9tamorphose : elle vient chaque jour me donner sur mes \u00e9paules \nnues cent coups de nerf de b\u0153uf, qui me mettent tout en sang. Quand \nce supplice est achev\u00e9, elle me couvre d\u2019une grosse \u00e9toffe de poil de ch\u00e8vre, et met par-dessus cette robe de brocart que vous voyez, non \npour me faire honneur, mais pour se moquer de moi. \n \nEn cet endroit de son di scours, le jeune roi de s Iles Noires ne put \nretenir ses larmes ; et le sultan en eut le c\u0153ur si serr\u00e9, qu\u2019il ne put \nprononcer une parole pour le consol er. Peu de temps apr\u00e8s, le jeune \nroi, levant les yeux au ciel, s\u2019\u00e9cr ia \u00ab Puissant Cr\u00e9ateur de toutes \nchoses, je me soumets \u00e0 vos juge ments et aux d\u00e9crets de votre \nprovidence Je souffre patiemment t ous mes maux, puisque telle est \nvotre volont\u00e9 ; mais j\u2019esp\u00e8re que votre bont\u00e9 infinie m\u2019en r\u00e9compensera. \u00bb \n \nLe sultan, attendri par le r\u00e9cit d\u2019une histoire si \u00e9trange, et anim\u00e9 \u00e0 la \nvengeance de ce malheureux prince, lui dit : \u00ab Apprenez-moi ou se \nretire cette perfide magicienne, et o\u00f9 peut \u00eatre cet indigne amant qui \nest enseveli avant sa mort. \u2014 Seigne ur, lui r\u00e9pondit le prince, l\u2019amant, \ncomme je vous l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit, est au Palais des larmes, dans un tombeau \nen forme de d\u00f4me ; et ce palais communique \u00e0 ce ch\u00e2teau du c\u00f4t\u00e9 de \nla porte. Pour ce qui est de la ma gicienne, je ne puis vous dire \npr\u00e9cis\u00e9ment o\u00f9 elle se retire ; mais tous les jours, au lever du soleil, \nelle va visiter son amant, apr\u00e8 s avoir fait sur moi la sanglante \nex\u00e9cution dont je vous ai parl\u00e9 ; et vous jugez bien que je ne puis me \nd\u00e9fendre d\u2019une si grande cruaut\u00e9. Elle lui porte le breuvage qui est le \nseul aliment avec quoi, jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, elle l\u2019a emp\u00each\u00e9 de mourir ; et elle ne cesse de lui faire des plaintes sur le silence qu\u2019il a toujours \ngard\u00e9 depuis qu\u2019il est bless\u00e9. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 114 \n \n \n \n \u00ab Prince qu\u2019on ne peut assez plaindr e, repartit le sultan, on ne saurait \n\u00eatre plus vivement touch\u00e9 de votre malheur que je ne le suis. Jamais \nrien de si extraordinaire n\u2019est arriv\u00e9 \u00e0 personne ; et les auteurs qui feront votre histoire auront l\u2019avan tage de rapporter un fait qui surpasse \ntout ce qu\u2019on a jamais \u00e9crit de plus surprenant. Il n\u2019y manque qu\u2019une \nchose : c\u2019est la vengeance qui vous est due ; mais je n\u2019oublierai rien \npour vous la procurer. \u00bb \n \nEn effet, le sultan, en s\u2019entretenan t sur ce sujet avec le jeune prince, \napr\u00e8s lui avoir d\u00e9clar\u00e9 qui il \u00e9tait et pourquoi il \u00e9tait entr\u00e9 dans ce \nch\u00e2teau, imagina un moyen de le venger, qu\u2019il lui communiqua. Ils \nconvinrent des mesures qu\u2019il y avait \u00e0 prendre pour faire r\u00e9ussir ce \nprojet, dont l\u2019ex\u00e9cution fut remise au jour suivant. Cependant, la nuit \n\u00e9tant fort avanc\u00e9e, le sultan prit que lque repos.Pour le jeune prince, il \nla passa \u00e0 son ordinair e dans une insomnie c ontinuelle (il ne pouvait \ndormir depuis qu\u2019il \u00e9tait enchant\u00e9), mais avec quelque esp\u00e9rance \nn\u00e9anmoins d\u2019\u00eatre bient\u00f4t d\u00e9livr\u00e9 de ses souffrances. \n \nLe lendemain, le sultan se leva d\u00e8s qu\u2019il fut jour ; et pour commencer \n\u00e0 ex\u00e9cuter son dessein, il cacha dans un endroit son habillement de \ndessus, qui l\u2019aurait embarrass\u00e9, et s\u2019en alla au Palais des larmes. Il le \ntrouva \u00e9clair\u00e9 d\u2019une infinit\u00e9 de flam beaux de cire blanche, et il sentit \nune odeur d\u00e9licieuse qui so rtait de plusieurs casso lettes de fin or, d\u2019un \nouvrage admirable, toutes rang\u00e9es dans un fort bel ordre. D\u2019abord \nqu\u2019il aper\u00e7ut le lit o\u00f9 le noir \u00e9tait couch\u00e9, tira son sabre et \u00f4ta, sans \nr\u00e9sistance, la vie \u00e0 ce mis\u00e9rable, dont il tra\u00eena le corps dans la cour du \nch\u00e2teau, et le jeta dans un puits. Apr\u00e8s cette exp\u00e9dition, il alla se \ncoucher dans le lit du noir, mit son sabre pr\u00e8s de lui sous la \ncouverture, et y demeura pour achever ce qu\u2019il avait projet\u00e9. \n \nLa magicienne arriva bient\u00f4t. Son premier soin fut d\u2019aller dans la \nchambre o\u00f9 \u00e9tait le roi des Iles Noires, son mari. Fille le d\u00e9pouilla et commen\u00e7a par lui donner sur les \u00e9pau les les cent coups de nerf de \nb\u0153uf, avec une barbarie qui n\u2019a poi nt d\u2019exemple. Le pauvre prince \navait beau emplir le palais de ses cr is et la conjurer de la mani\u00e8re du \nmonde la plus touchante d\u2019avoir piti\u00e9 de lui, la cruelle ne cessa de le \nfrapper qu\u2019apr\u00e8s lui avoir donn\u00e9 le s cent coups. \u00ab Tu n\u2019as pas eu Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 115 \n \n \n \ncompassion de mon amant, lui disait-e lle, tu ne dois point en attendre \nde moi. \u00bb Elle le rev\u00eatit ensuite du gros habillement de poil de ch\u00e8vre \net de la robe de brocart par-dessus. Puis elle alla au Pa lais des larmes ; \net en y entrant, elle renouvela ses pl eurs, ses cris et ses lamentations ; \net s\u2019approchant du lit o\u00f9 elle croya it que son amant \u00e9tait toujours : \n\u00ab Quelle cruaut\u00e9, s\u2019\u00e9cria-t-elle, d\u2019a voir ainsi troubl\u00e9 le contentement \nd\u2019une amante aussi tendre et aussi pa ssionn\u00e9e que je le suis ! O toi qui \nme reproches que je suis trop inhum aine quand je te fais sentir les \neffets de mon ressentiment, cruel prin ce, ta barbarie ne surpasse-t-elle \npas celle de ma vengeance ? Ah ! tr a\u00eetre ! en attentant \u00e0 la vie de \nl\u2019objet que j\u2019adore, ne m\u2019as-tu pas ravi la mienne ? H\u00e9las ! ajouta-t-\nelle, en adressant la parole au su ltan, croyant parler au noir, mon \nsoleil, ma vie, garderez-vous toujours le silence ? \u00eates-vous r\u00e9solu \u00e0 \nme laisser mourir sans me donner la consolation de me dire encore \nque vous m\u2019aimez ? Mon \u00e2me, dites- moi au moins un mot, je vous en \nconjure. \u00bb \n \nAlors le sultan, feignant de sortir d\u2019un profond sommeil, et \ncontrefaisant le langage des noirs, r\u00e9 pondit \u00e0 la reine, d\u2019un ton grave : \n\u00ab Il n\u2019y a de force et de pouvoir qu\u2019en Dieu seul, qui est tout-puissant. \u00bb A ces paroles, la magici enne, qui ne s\u2019y attendait pas, fit \nun grand cri pour marquer l\u2019exc\u00e8s de sa joie. \u00ab Mon cher seigneur, \ns\u2019\u00e9cria-t-elle, ne me tromp\u00e9-je pa s ? est-il bien vrai que je vous \nentends et que vous me parlez ? \u2014 Ma lheureuse, reprit le sultan, es-tu \ndigne que je r\u00e9ponde \u00e0 tes discours ? \u2014 Et pourquoi, r\u00e9pliqua la reine, \nme faites-vous ce reproche ? \u2014 Les cr is, repartit-il, les pleurs et les \ng\u00e9missements de ton mari que tu traites tous les jours avec tant \nd\u2019indignit\u00e9 et de barbarie, m\u2019emp\u00each ent de dormir nuit et jour. Il y a \nlongtemps que je serais gu\u00e9ri, et que j\u2019aurais recouvr\u00e9 l\u2019usage de la \nparole, si tu l\u2019avais d\u00e9senchant\u00e9 : voil\u00e0 la cause de ce silence que je \ngarde, et dont tu te plains. \u2014 Eh bien, dit la magicienne, pour vous \napaiser, je suis pr\u00eate \u00e0 faire ce que vous me commanderez : voulez-\nvous que je lui rende sa premi\u00e8re forme ? \u2014 Oui, r\u00e9pondit le sultan et h\u00e2te-toi de le mettre en libert\u00e9, afin que je ne sois plus incommod\u00e9 de \nses cris. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 116 \n \n \n \n La magicienne sortit aussit\u00f4t du Palais des larmes. Elle prit une tasse \nd\u2019eau et pronon\u00e7a dessus des paroles qui la firent bouillir comme si \nelle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 sur le feu. Elle alla en suite \u00e0 la salle o\u00f9 \u00e9tait le jeune roi \nson mari ; elle jeta de cette eau sur lui en disant : \u00ab Si le cr\u00e9ateur de \ntoutes choses t\u2019a form\u00e9 tel que tu es pr\u00e9sentement, ou s\u2019il est en col\u00e8re \ncontre toi, ne change pas ; mais si tu n\u2019es dans cet \u00e9tat que par la vertu \nde mon enchantement, reprends ta forme naturelle et redeviens tel que \ntu \u00e9tais auparavant. \u00bb A peine eut-elle achev\u00e9 ces mots, que le prince, \nse retrouvant dans son premier \u00e9tat , se leva librement, avec toute la \njoie qu\u2019on peut s\u2019imaginer, et il en rendit gr\u00e2ce \u00e0 Dieu. La \nmagicienne, reprenant la parole : \u00ab Va, lui dit-elle, \u00e9loigne-toi de ce \nch\u00e2teau, et n\u2019y reviens jamais, ou bien il t\u2019en co\u00fbtera la vie. \u00bb \n \nLe jeune roi, c\u00e9dant \u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9, s\u2019\u00e9loigna de la magicienne sans \nr\u00e9pliquer, et se retira dans un lie u \u00e9cart\u00e9, o\u00f9 il attendit impatiemment \nle succ\u00e8s du dessein dont le sulta n venait de commencer l\u2019ex\u00e9cution \navec tant de bonheur. \n \nCependant la magicienne re tourna au Palais des larmes ; et en entrant, \ncomme elle croyait toujours parler au noir : \u00ab Cher amant, lui dit-elle, \nj\u2019ai fait ce que vous m\u2019avez ordonn\u00e9 ; rien ne vous emp\u00eache de vous \nlever et de me donner par l\u00e0 une satisfaction dont je suis priv\u00e9e depuis \nsi longtemps. \u00bb \n \nLe sultan continua de contrefaire le langage des noirs. \u00ab Ce que tu \nviens de faire, r\u00e9pondit-il d\u2019un ton brusque, ne suffit pas pour me \ngu\u00e9rir ; tu n\u2019as \u00f4t\u00e9 qu\u2019une partie lu mal, il en faut couper jusqu\u2019\u00e0 la racine. \u2014 Mon aimable noir, reprit-elle, qu\u2019entendez-vous par la \nracine ? \u2014 Malheureuse, repartit le sultan, ne compre nds-tu pas que je \nveux parler de cette ville et de ses habitants, et des quatre \u00eeles que tu \nas d\u00e9truites par tes enchantements ? Tous les jours, \u00e0 minuit, les \npoissons ne manquent pas de lever la t\u00eate hors de l\u2019\u00e9tang, et de crier \nvengeance contre moi et contre to i. Voil\u00e0 le v\u00e9ritable sujet du \nretardement de ma gu\u00e9ri son. Va promptement r\u00e9 tablir les choses en \nleur premier \u00e9tat, et, \u00e0 ton retour , je te donnerai la main, et tu \nm\u2019aideras \u00e0 me lever. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 117 \n \n \n \nLa magicienne, remplie de l\u2019esp\u00e9 rance que ces paro les lui firent \nconcevoir, s\u2019\u00e9cria, transport\u00e9e de joie \u00ab Mon c\u0153ur, mon \u00e2me, vous aurez bient\u00f4t recouvr\u00e9 votre sant\u00e9 ; car je vais faire ce que vous me \ncommandez. \u00bb En effet, elle partit da ns le moment ; et lorsqu\u2019elle fut \narriv\u00e9e sur le bord de l\u2019\u00e9tang, elle prit un peu d\u2019eau dans sa main et en \nfit une aspersion dessus. \n \nElle n\u2019eut pas plut\u00f4t prononc\u00e9 quel ques paroles sur les poissons et sur \nl\u2019\u00e9tang, que la ville reparut \u00e0 l\u2019 heure m\u00eame. Les poissons redevinrent \nhommes, femmes ou enfants ; mahom\u00e9tans, chr\u00e9tiens, Persans ou juifs, gens libres ou esclaves, ch acun reprit sa forme naturelle. Les \nmaisons et les boutiques furent bient\u00f4 t remplies de leurs habitants, qui \ny trouv\u00e8rent toutes choses dans la m\u00eame situation et dans le m\u00eame \nordre o\u00f9 elles \u00e9taient avant l\u2019ench antement. La suite nombreuse du \nsultan, qui se trouva camp\u00e9e dans la plus grande place, ne fut pas peu \n\u00e9tonn\u00e9e de se voir en un instant au milieu d\u2019une ville belle, vaste et \nbien peupl\u00e9e. \n \nPour revenir \u00e0 la magicienne, d\u00e8 s qu\u2019elle eut fait ce changement \nmerveilleux, elle se rendit en dilig ence au Palais des larmes, pour en \nrecueillir le fruit. \u00ab Mon cher seigne ur, s\u2019\u00e9cria-t-elle en entrant, je \nviens me r\u00e9jouir avec vous du retour de votre sant\u00e9 ; j\u2019ai tout fait ce \nque vous avez exig\u00e9 de moi : lev ez-vous donc et me donnez la main. \n\u2014 Approchez, lui dit le sultan en c ontrefaisant toujours le langage des \nnoirs. \u00bb Elle s\u2019approcha. \u00ab Ce n\u2019est pas assez, reprit-il, approche-toi davantage. \u00bb Elle ob\u00e9it. Alors il se leva, et la saisit par le bras si \nbrusquement qu\u2019elle n\u2019eut pas le temps de se reconna\u00eetre ; et, d\u2019un \ncoup de sabre, il s\u00e9para son corps en deux parties, qui tomb\u00e8rent l\u2019une \nd\u2019un c\u00f4t\u00e9, et l\u2019autre de l\u2019autre. Cela \u00e9tant fait, il laissa le cadavre sur \nla place, et, sortant du Palais des la rmes, il alla trouver le jeune prince \ndes Iles Noires, qui l\u2019attendait avec impatience. \u00ab Prince, lui dit-il en \nl\u2019embrassant, r\u00e9jouissez-vous, vous n\u2019avez plus rien \u00e0 craindre : votre \ncruelle ennemie n\u2019est plus. \u00bb \n \nLe jeune prince remercia le sultan d\u2019une mani\u00e8re qui marquait que son \nc\u0153ur \u00e9tait p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de reconnaissan ce ; et pour prix de lui avoir rendu \nun service si important, il lui souhaita une longue vie, avec toutes Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 118 \n \n \n \nsortes de prosp\u00e9rit\u00e9s. \u00ab Vous pouvez d\u00e9sormai s, lui dit le sultan, \ndemeurer paisible dans votre cap itale, \u00e0 moins que vous ne vouliez \nvenir dans la mienne qui en est si voisine ; je vous y recevrai avec \nplaisir, et vous n\u2019y serez pas moin s honor\u00e9 et respect\u00e9 que chez vous. \n\u2014 Puissant monarque \u00e0 qui je suis si redevable, r\u00e9pondit le roi, vous \ncroyez donc \u00eatre fort pr\u00e8s de votre capitale ? \u2014 Oui, r\u00e9pliqua le \nsultan, je le crois ; il n\u2019y a pas plus de quatre ou cinq heures de \nchemin. \u2014 Il y a une ann\u00e9e enti\u00e8re de voyage, reprit le jeune prince. \nJe veux bien croire que vous \u00eates ve nu ici de votre capita le dans le peu \nde temps que vous dites, parce que la mienne \u00e9tait enchant\u00e9e ; mais \ndepuis qu\u2019elle ne l\u2019est plus, les choses ont bien chang\u00e9. Cela ne \nm\u2019emp\u00eachera pas de vous suivre, quand ce serait pour aller aux \nextr\u00e9mit\u00e9s de la terre. Vous \u00eates mon lib\u00e9rateur ; et pour vous donner \ntoute ma vie des marques de rec onnaissance, je pr\u00e9tends vous \naccompagner, et j\u2019abandonne sans regret mon royaume. \u00bb \n \nLe sultan fut extraordinairement surpris d\u2019apprendre qu\u2019il \u00e9tait si loin \nde ses \u00c9tats, et il ne comprenait pas comment cela se pouvait faire. \nMais le jeune roi des Iles Noires le convainquit si bien de cette \npossibilit\u00e9 qu\u2019il n\u2019en douta plus. \u00ab Il n\u2019importe, reprit alors le sultan : \nla peine de m\u2019en retourner da ns mes Etats est suffisamment \nr\u00e9compens\u00e9e par la satisfaction de vous avoir oblig\u00e9, et d\u2019avoir acquis \nun fils en votre personne ; car, puisque vous voulez bien ne faire \nl\u2019honneur de m\u2019accompagner, et que je n\u2019ai point d\u2019enfants, je vous \nregarde comme tel, et je vous fais d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent mon h\u00e9ritier et mon successeur. \u00bb \n \nL\u2019entretien du sultan et du roi des Iles Noires se termina par les plus \ntendres embrassements. Apr\u00e8s quoi le jeune prince ne songea qu\u2019aux pr\u00e9paratifs de son voyage. Ils fure nt achev\u00e9s en trois semaines, au \ngrand regret de toute la cour et de ses sujets, qui re\u00e7urent de sa main \nun de ses proches pare nts pour leur roi. \n \nEnfin, le sultan et le jeune prin ce se mirent en chemin avec cent \nchameaux charg\u00e9s de richesses in estimables, tir\u00e9es des tr\u00e9sors du \njeune roi, qui se fit suivre pa r cinquante cavaliers bien faits, \nparfaitement mont\u00e9s et \u00e9quip\u00e9s. Le ur voyage fut heureux ; et lorsque Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 119 \n \n \n \nle sultan, qui avait envoy\u00e9 les c ourriers pour donner avis de son \nretardement et de l\u2019aventure qui en \u00e9tait la cause, fut pr\u00e8s de sa \ncapitale, les principaux officiers qu\u2019il y avait laiss\u00e9s vinrent le \nrecevoir, et l\u2019assur\u00e8rent que sa longue absence n\u2019avait apport\u00e9 aucun \nchangement dans son empire. Les hab itants sortirent aussi en foule, le \nre\u00e7urent avec de grandes acclamations, et firent des r\u00e9jouissances qui dur\u00e8rent plusieurs jours. \n \nLe lendemain de son a rriv\u00e9e, le sultan fit \u00e0 tous ses courtisans \nassembl\u00e9s un d\u00e9tail fort ample des choses qui, contre son attente, \navaient rendu son absence si longue. Il leur d\u00e9clara ensuite l\u2019adoption \nqu\u2019il avait faite du roi des quatre Iles Noires, qui avait bien voulu abandonner un grand royaume, pour l\u2019 accompagner et vivre avec lui. \nEnfin, pour reconna\u00eetre la fid\u00e9lit\u00e9 qu\u2019ils lui avaient tous gard\u00e9e, il leur \nfit des largesses proportionn\u00e9es au rang que chacun te nait \u00e0 sa cour. \n \nPour le p\u00eacheur, comme il \u00e9tait la premi\u00e8re cause de la d\u00e9livrance du \njeune prince, le sultan le combla de biens et le rendit, lui et sa famille, \ntr\u00e8s heureux le reste de leurs jours. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 120 \n \n \n \n \n \nHistoire des trois Calenders, fils de Roi, \net de cinq Dames de Bagdad \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, dit Scheherazade, en adressant la parole au sultan, sous le r\u00e8gne \ndu calife 16 Haroun-al-Raschid 17, il y avait \u00e0 Bagdad, o\u00f9 il faisait sa \nr\u00e9sidence, un porteur, qui, malgr\u00e9 sa profession basse et p\u00e9nible, ne \nlaissait pas d\u2019\u00eatre homme d\u2019espr it et de bonne humeur. Un matin, \nqu\u2019il \u00e9tait \u00e0 son ordinaire avec un grand panier \u00e0 jour pr\u00e8s de lui, dans \nune place o\u00f9 il attendait que quelqu\u2019un e\u00fbt besoin de son minist\u00e8re, \nune jeune dame de belle taille, couverte d\u2019un grand voile de mousseline, l\u2019aborda et lui dit d\u2019 un air gracieux : \u00ab \u00c9coutez, porteur, \nprenez votre panier et suivez-moi. \u00bb Le porteur, enchant\u00e9 de ce peu de \nparoles prononc\u00e9es si agr\u00e9ablement, prit aussit\u00f4t son panier, le mit \nsure sa t\u00eate et suivit la dame, en disant : \u00ab O jour heureux ! \u00f4 jour de bonne rencontre ! \u00bb \n \nD\u2019abord, la dame s\u2019arr\u00eata devant une porte ferm\u00e9e, et frappa. Un \nchr\u00e9tien, v\u00e9n\u00e9rable par une longue barbe blanche, ouvrit, et elle lui \nmit de l\u2019argent dans la main, sans lui dire un seul mot. Mais le \nchr\u00e9tien, qui savait ce qu\u2019elle demanda it, rentra, et peu de temps apr\u00e8s \n \n16 Nom que portaient des souverains maho m\u00e9tans. Ce mot signifie, en arabe, \nsuccesseur, relativement \u00e0 Mahomet. \n17 Haroun-al-Raschid, cinqui\u00e8me calif e de la race des Abassides, \u00e9tait \ncontemporain de Charlemagne. Il mourut l\u2019an 800 de J\u00e9su sChrist et le 23e de \nson r\u00e8gne. Plus respect\u00e9 que ses pr\u00e9d\u00e9cesse urs, il sut se faire ob\u00e9ir jusqu\u2019en \nEspagne et aux Indes, ranima les scienc es, fit fleurir les arts agr\u00e9ables et \nutiles, attira les gens de lettres, co mposa des vers, et fi t succ\u00e9der dans ses \nvastes \u00c9tats la politesse \u00e0 la barbarie. Sous lui, les Arabes, qui adoptaient d\u00e9j\u00e0 \nles chiffres indiens, les apport\u00e8rent en Europe. Nous ne conn\u00fbmes, en \nAllemagne et en France, le cours des astres que par le moyen de ces m\u00eames \nArabes. Le mot seul d\u2019 Almanach en est le meilleur t\u00e9moignage. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 121 \n \n \n \napporta une grosse cruche d\u2019un vi n excellent. \u00ab Prenez cette cruche, \ndit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. \u00bb Cela \u00e9tant fait, \nelle lui commanda de la suivre ; puis elle continua de marcher, et le \nporteur continua de dire : \u00ab O jour de f\u00e9licit\u00e9 ! \u00f4 jour d\u2019agr\u00e9able \nsurprise et de joie ! \u00bb \n \nLa dame s\u2019arr\u00eata \u00e0 la boutique d\u2019un vendeur de fruits et le fleurs, o\u00f9 \nelle choisit de plusieurs sortes de pommes, des abricots, des p\u00eaches, \ndes coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, \ndes lis, du jasmin et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes \nde bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans le panier \net de la suivre. En passant devant l\u2019\u00e9talage d\u2019un boucher, elle se fit peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu\u2019il e\u00fbt ; ce que le \nporteur mit encore dans son panier, par son ordre. A une autre \nboutique, elle prit des c\u00e2pres, de l\u2019es tragon, de petits concombres, de \nla percepierre et autres herbes, le tout confit dans du vinaigre ; \u00e0 une \nautre, les pistaches, des noix, des noisettes, des pig nons, des amandes \net d\u2019autres fruits semblables ; \u00e0 une autre encore, elle acheta toutes \nsortes de p\u00e2tes d\u2019amande. Le porte ur, en mettant toutes ces choses \ndans son panier, remarquant qu\u2019il se remplissait, dit \u00e0 la dame : \u00ab Ma \nbonne dame, il fallait m\u2019avertir que vous feriez tant de provisions, \nj\u2019aurais pris un cheval, ou plut\u00f4t un chameau pour les porter. J\u2019en \naurai beaucoup plus que ma char ge, pour peu que vous en achetiez \nd\u2019autres. \u00bb La dame rit de cette pl aisanterie, et ordonna de nouveau au \nporteur de la suivre. \n \nElle entra chez un droguiste, o\u00f9 elle se fournit de toutes sortes d\u2019eaux \nde senteur, de clous de girofle, de muscade, le gingembre, d\u2019un gros \nmorceau d\u2019ambre gris et de plusieurs autres \u00e9piceries des Indes ; ce qui acheva de remplir le panier du port eur, auquel elle dit encore de la \nsuivre. Alors ils march\u00e8rent tous deux, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019ils fussent \narriv\u00e9s \u00e0 un h\u00f4tel magnifique, dont la fa\u00e7ade \u00e9tait orn\u00e9e de belles \ncolonnes, et qui avait une porte d\u2019ivoi re. Ils s\u2019y arr\u00eat\u00e8rent, et la dame \nfrappa un petit coup. \n \nPendant qu\u2019ils attendaient que l\u2019on ouvr\u00eet la porte de l\u2019h\u00f4tel, le porteur \nfaisait mille r\u00e9flexions. Il \u00e9tait \u00e9t onn\u00e9 qu\u2019une dame, faite comme celle Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 122 \n \n \n \nqu\u2019il voyait, f\u00eet l\u2019office de pourvoyeur ; car enfin il jugeait bien que ce \nn\u2019\u00e9tait pas une esclave : il lui trouvait l\u2019air trop noble pour penser qu\u2019elle ne f\u00fbt pas libre, et m\u00eame une personne de distinction. Il lui \naurait volontiers fait des que stions pour s\u2019\u00e9claircir de sa qualit\u00e9 ; mais \ndans le temps qu\u2019il se pr\u00e9parait \u00e0 lu i parler, une autre dame, qui vint \nouvrir la porte, lui parut si belle, qu\u2019il en demeura tout surpris, ou \nplut\u00f4t il fut si vivement frapp\u00e9 de l\u2019\u00e9clat de ses charmes, qu\u2019il en \npensa laisser tomber son panier avec tout ce qui \u00e9tait dedans, tant cet \nobjet le mit hors de lui-m\u00eame. Il n\u2019avait jamais vu de beaut\u00e9 qui approch\u00e2t de celle qu\u2019il avait devant les yeux. \n \nLa dame qui avait amen\u00e9 le porte ur s\u2019aper\u00e7ut du d\u00e9sordre qui se \npassait dans son \u00e2me, et du sujet qui le causait. Cette d\u00e9couverte la \ndivertit ; et elle prenait tant de plaisir \u00e0 examiner la contenance du \nporteur, qu\u2019elle ne songeait pas que la porte \u00e9tait ouverte. \u00ab Entrez \ndonc, ma s\u0153ur, lui dit la belle por ti\u00e8re ; qu\u2019attendez-vous ? Ne voyez-\nvous pas que ce pauvre homme est si charg\u00e9 qu\u2019il n\u2019en peut plus ? \u00bb \n \nLorsqu\u2019elle fut entr\u00e9e avec le porteur, la dame qui avait ouvert la porte la ferma ; et tous trois, apr\u00e8 s avoir travers\u00e9 un beau vestibule, \npass\u00e8rent dans une cour tr\u00e8s spaci euse, et environn\u00e9e d\u2019une galerie \u00e0 \njour, qui communiquait \u00e0 plusieurs appartements de plain-pied, de la derni\u00e8re magnificence.Il y avait, da ns le fond de cette cour, un sofa \nrichement garni, avec un tr\u00f4ne d\u2019am bre au milieu, soutenu de quatre \ncolonnes d\u2019\u00e9b\u00e8ne enrichies de diaman ts et de perles d\u2019une grosseur \nextraordinaire, et garnies d\u2019un satin rouge relev\u00e9 d\u2019une broderie d\u2019or \ndes Indes, d\u2019un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avait un \ngrand bassin bord\u00e9 de ma rbre blanc, et plein d\u2019une eau tr\u00e8s claire, qui \ny tombait abondamment par un mufle de lion de bronze dor\u00e9. \n \n Le porteur, tout charg\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait, ne laissait pas d\u2019admirer la magnificence de cette maison et la propret\u00e9 qui y r\u00e9gnait partout ; \nmais ce qui attira particuli\u00e8rement son attention, fut une troisi\u00e8me \ndame, qui lui parut encore plus belle que la seconde, et qui \u00e9tait assise \nsur le tr\u00f4ne dont j\u2019ai parl\u00e9. Elle en descendit d\u00e8s qu\u2019elle aper\u00e7ut les \ndeux premi\u00e8res dames, et s\u2019avan\u00e7a au-d evant d\u2019elles. Il jugea, par les \n\u00e9gards que les autres avaient pour celle-l\u00e0, que c\u2019\u00e9tait la principale ; Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 123 \n \n \n \nen quoi il ne se trompait pas. Ce tte dame se nommait Zob\u00e9ide ; celle \nqui avait ouvert la porte s\u2019appelait Safie ; et Amine \u00e9tait le nom de \ncelle qui avait \u00e9t\u00e9 aux provisions. \n \nZob\u00e9ide dit aux deux da mes, en les abordant : \u00ab Mes s\u0153urs, ne voyez-\nvous pas que ce bon homme succombe s ous le fardeau qu\u2019il porte ? \nqu\u2019attendez-vous pour le d\u00e9charger ? \u00bb Alors Amine et Safie prirent le panier, l\u2019une par devant, l\u2019autre pa r derri\u00e8re. Zob\u00e9ide y mit aussi la \nmain, et toutes trois le pos\u00e8ren t \u00e0 terre. Elles commenc\u00e8rent \u00e0 le \nvider ; et quand cela fut fait, l\u2019agr\u00e9ab le Amine tira de l\u2019argent, et paya \nlib\u00e9ralement le porteur. \n \nCelui-ci, tr\u00e8s satisfait, devait prendre son panier et se retirer ; mais il \nne put s\u2019y r\u00e9soudre il se sentait, malg r\u00e9 lui, arr\u00eat\u00e9 par le plaisir de voir \ntrois beaut\u00e9s si rares, et qui lui paraissaient \u00e9galement charmantes ; \ncar Amine avait aussi \u00f4t\u00e9 son voile, et il ne la trouvait pas moins belle que les autres. Ce qu\u2019il ne pouvait comprendre, c\u2019est qu\u2019il ne voyait \naucun homme dans cette maison. N\u00e9anmoins, la plupart les provisions qu\u2019il avait apport\u00e9es, comme les fruits secs, et les diff\u00e9rentes sortes de \ng\u00e2teaux et de confitures, ne convenaient proprement qu\u2019\u00e0 des gens qui voulaient boire et se r\u00e9jouir. \n \nZob\u00e9ide crut d\u2019abord que le porte ur s\u2019arr\u00eatait pour rendre haleine ; \nmais, voyant qu\u2019il restait trop l ongtemps : \u00ab Qu\u2019attendez-vous ? lui \ndit-elle ; n\u2019\u00eates-vous pas pay\u00e9 su ffisamment ? Ma s\u0153ur, ajouta-t-elle, \nen s\u2019adressant \u00e0 Amine, donnez-lui en core quelque chose, qu\u2019il s\u2019en \naille content. \u2014 Madame, r\u00e9pondit le porteur, ce n\u2019est pas cela lui me \nretient ; je ne suis que trop pay\u00e9 de ma peine.Je vois bien que j\u2019ai \ncommis une incivilit\u00e9 en demeurant ic i plus que je ne devais ; mais \nj\u2019esp\u00e8re que vous aurez la bont\u00e9 de la pardonner \u00e0 l\u2019\u00e9tonnement o\u00f9 je \nsuis de ne voir aucun homme avec trois dames d\u2019une beaut\u00e9 si peu \ncommune. Une compagnie de femmes sans hommes est pourtant une \nchose aussi triste qu\u2019une compa gnie d\u2019hommes sans femmes. \u00bb Il \najouta \u00e0 ce discours plusieurs choses fort plaisantes pour prouver ce \nqu\u2019il avan\u00e7ait. Il n\u2019oublia pas de c iter ce qu\u2019on disait \u00e0 Bagdad, qu\u2019on \nn\u2019est pas bien \u00e0 table si l\u2019on n\u2019y est quatre ; et enfin, il finit en Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 124 \n \n \n \nconcluant que puisqu\u2019elles \u00e9taient trois, elles avaient besoin d\u2019un \nquatri\u00e8me. \n \nLes dames se prirent \u00e0 rire du ra isonnement du porteur. Apr\u00e8s cela, \nZob\u00e9ide lui dit d\u2019un air s\u00e9rieux \u00ab Mon ami, vous poussez un peu trop \nloin votre indiscr\u00e9tion ; mais quoiqu e vous ne m\u00e9ritiez pas que j\u2019entre \ndans aucun d\u00e9tail avec vous, je veux bien toutefois vous dire que nous \nsommes trois s\u0153urs, qui faisons si secr\u00e8tement nos affaires, que \npersonne n\u2019en sait rien. Nous avons un trop grand sujet de craindre \nd\u2019en faire part \u00e0 des indiscrets ; et un bon auteur, que nous avons lu, \ndit : \u00ab Garde ton secret, et ne le r\u00e9 v\u00e8le \u00e0 personne : qui le r\u00e9v\u00e8le n\u2019en \nest plus le ma\u00eetre. Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le \nsein de celui \u00e0 qui tu l\u2019auras confi\u00e9 pourra-t-il le contenir ? \u00bb \n \n\u2014 Mesdames, reprit le porteur, \u00e0 votre air seulement, j\u2019ai jug\u00e9 d\u2019abord que vous \u00e9tiez des personnes d\u2019 un m\u00e9rite tr\u00e8s rare ; et je \nm\u2019aper\u00e7ois que je ne me suis pas tromp\u00e9. Quoique la fortune ne m\u2019ait \npas donn\u00e9 assez de biens pour m\u2019\u00e9lev er \u00e0 une profession au-dessus de \nla mienne, je n\u2019ai pas laiss\u00e9 de cultiver mon esprit, autant que je l\u2019ai pu, par la lecture des livres de sc ience et d\u2019histoire ; et vous me \npermettrez, s\u2019il vous pla\u00eet, de vous di re que j\u2019ai lu aussi dans un autre \nauteur une maxime que j\u2019ai toujour s heureusement pratiqu\u00e9e : \u00ab Nous \nne cachons notre secret, dit-il, qu\u2019\u00e0 des gens reconnus de tout le monde pour des indiscrets, qui abuser aient de notre confiance ; mais \nnous ne faisons nulle difficult\u00e9 de le d\u00e9couvrir aux sages, parce que nous sommes persuad\u00e9s qu\u2019ils sauront le garder. \u00bb Le secret chez moi \nest dans une aussi grande s\u00fbret\u00e9 que s\u2019il \u00e9tait dans un cabinet dont la \nclef f\u00fbt perdue, et la porte bien scell\u00e9e. \u00bb \n \nZob\u00e9ide connut que le porteur ne manquait pas d\u2019esprit ; mais jugeant \nqu\u2019il avait envie d\u2019\u00eatre du r\u00e9gal qu\u2019 elles voulaient se donner, elle lui \nrepartit en souriant : \u00ab Vous savez que nous nous pr\u00e9parons a nous \nr\u00e9galer ; mais vous savez en m\u00ea me temps que nous avons fait une \nd\u00e9pense consid\u00e9rable, et il ne sera it pas juste que, sans y contribuer, \nvous fussiez de la partie. \u00bb La belle Safie appuya le sentiment de sa \ns\u0153ur. \u00ab Mon ami, dit-elle au porteur, n\u2019avez-vous jamais ou\u00ef dire ce que l\u2019on dit assez commun\u00e9ment : \u00ab Si vous apportez quelque chose, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 125 \n \n \n \nvous serez quelque chose avec nous ; si vous n\u2019apportez rien, retirez-\nvous avec rien ! \u00bb \n \nLe porteur, malgr\u00e9 sa rh\u00e9torique, aurait peut-\u00eatre \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de se retirer avec confusion, si Amine, pr enant fortement son parti, n\u2019e\u00fbt dit \n\u00e0 Zob\u00e9ide et \u00e0 Safie : \u00ab Mes ch\u00e8res s\u0153urs, je vous conjure de permettre qu\u2019il demeure avec nous : il n\u2019est pas besoin de vous dire \nqu\u2019il nous divertira ; vous voyez bien qu\u2019il en est capable. Je vous \nassure que sans sa bonne volont\u00e9, sa l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 et son courage \u00e0 me \nsuivre, je n\u2019aurais pu venir \u00e0 bout de faire tant d\u2019emplettes en si peu \nde temps. D\u2019ailleurs, si je vous r\u00e9p\u00e9 tais toutes les douceurs qu\u2019il m\u2019a \ndites en chemin, vous seriez peu surp rises de la protection que je lui \ndonne. \u00bb \n \nA ces paroles d\u2019Amine, le porteur, tran sport\u00e9 de joie, se laissa tomber \nsur les genoux, baisa la terre aux pieds de cette charmante personne ; et en se relevant : \u00ab Mon aima ble dame, lui dit-il, vous avez \ncommenc\u00e9 aujourd\u2019hui mon bonheur ; vous y mettez le comble par \nune action si g\u00e9n\u00e9reuse ; je ne puis assez vous t\u00e9moigner ma reconnaissance. Au reste, mesdames , ajouta-t-il, en s\u2019adressant aux \ntrois s\u0153urs, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pas \nque j\u2019en abuse, et que je me consid\u00e8re comme un homme qui le \nm\u00e9rite ; non, je me regarderai touj ours comme le plus humble de vos \nesclaves. \u00bb En achevant ces mots, il voulut rendre l\u2019argent qu\u2019il avait \nre\u00e7u ; mais la grave Zob\u00e9ide lui or donna de le garder. \u00ab Ce qui est une \nfois sorti de nos mains, dit-elle , pour r\u00e9compenser ceux qui nous ont \nrendu service, n\u2019y retourne plus. En consentant que vous demeuriez \navec nous, je vous avertis que ce n\u2019est pas seulement \u00e0 condition que \nvous garderez le secret que nous avons exig\u00e9 de vous ; nous \npr\u00e9tendons encore que vous observi ez exactement les r\u00e8gles de la \nbiens\u00e9ance et de l\u2019honn\u00eatet\u00e9. \u00bb Penda nt qu\u2019elle tenait ce discours, la \ncharmante Amine quitta son habillement de ville, attacha sa robe \u00e0 sa \nceinture pour agir avec plus de libert\u00e9, et pr\u00e9para la table ; elle servit \nplusieurs sortes de mets, et mit su r un buffet des bouteilles de vin et \ndes tasses d\u2019or. Apr\u00e8s cela, les dames se plac\u00e8rent, et firent asseoir \u00e0 \nleur c\u00f4t\u00e9 le porteur, qui \u00e9tait satis fait au del\u00e0 de tout ce qu\u2019on peut Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 126 \n \n \n \ndire, de se voir \u00e0 table avec tr ois personnes d\u2019une beaut\u00e9 si \nextraordinaire. \n \nApr\u00e8s les premiers morceaux, Amine, qui s\u2019\u00e9tait plac\u00e9e pr\u00e8s du buffet, \nprit une bouteille et une tasse, se versa \u00e0 boire , et but la premi\u00e8re, \nsuivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite \u00e0 ses s\u0153urs, qui \nburent l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre ; puis remplissant pour la quatri\u00e8me fois la m\u00eame tasse, elle la pr\u00e9senta au porte ur, lequel, en la recevant, baisa la \nmain d\u2019Amine, et chanta, avant que de boire, une chanson dont le sens \n\u00e9tait que comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux \nparfum\u00e9s par o\u00f9 il passe, de m\u00eame le vin qu\u2019il alla it boire, venant de \nsa main, en recevait un go\u00fbt pl us exquis que celui qu\u2019il avait \nnaturellement. Cette chanson r\u00e9jouit les dames, qui chant\u00e8rent \u00e0 leur \ntour. Enfin, la compagnie fut de tr\u00e8s bonne humeur pe ndant le repas, \nqui dura fort longtemps, et fut accompagn\u00e9 de tout ce qui pouvait le rendre agr\u00e9able. \n \nLe jour allait bient\u00f4t finir, lorsque Safie, prenant la parole au nom des \ntrois dames, dit au porteur : \u00ab Leve z-vous, partez, il est temps de vous \nretirer. \u00bb Le porteur, ne pouvant se r\u00e9soudre \u00e0 les quitter, r\u00e9pondit : \n\u00ab Eh ! mesdames, o\u00f9 me commandez-v ous d\u2019aller en l\u2019\u00e9tat o\u00f9 je me \ntrouve ? je suis hors de moi-m\u00eame, \u00e0 force de vous voir et de boire ; je \nne retrouverai jamais le chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit \npour me reconna\u00eetre, je la passerai o\u00f9 il vous plaira ; mais il ne faut \npas moins de temps pour me remettr e dans le m\u00eame \u00e9tat o\u00f9 j\u2019\u00e9tais \nlorsque je suis entr\u00e9 chez vous ; av ec cela, je doute encore si je n\u2019y \nlaisserai pas la meilleure partie de moi-m\u00eame. \u00bb \n \nAmine prit une seconde fois le par ti du porteur. \u00ab Mes s\u0153urs, dit-elle, \nil a raison ; je lui sais bon gr\u00e9 de la demande qu\u2019il nous fait. Il nous a \nassez bien diverties ; si vous voul ez m\u2019en croire, ou plut\u00f4t si vous \nm\u2019aimez autant que j\u2019en suis pe rsuad\u00e9e, nous le retiendrons pour \npasser la soir\u00e9e avec nous. \u2014 Ma s\u0153ur, dit Zob\u00e9ide, nous ne pouvons \nrien refuser \u00e0 votre pri\u00e8re. Porteur, continua-t-elle, en s\u2019adressant \u00e0 \nlui, nous voulons bien encore vous faire cette gr\u00e2ce ; mais nous y mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en votre pr\u00e9sence, par rapport \u00e0 nous ou \u00e0 autre chose, gardez-vous bien Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 127 \n \n \n \nd\u2019ouvrir seulement la bouche pour n ous en demander la raison ; car, \nen nous faisant des questions sur des choses qui ne vous regardent \nnullement, vous pourriez entendre ce qui ne vous plairait pas. Prenez-\ny garde, et ne vous avisez pas d\u2019\u00eatre trop curieux, en voulant approfondir les motifs de nos actions. \n \n \u2014 Madame, repartit le porteur, je vous promets d\u2019observer cette condition avec tant d\u2019exactitude, que vous n\u2019aurez pas lieu de me \nreprocher d\u2019y avoir c ontrevenu, et encore moins de punir mon \nindiscr\u00e9tion. Ma langue, en cette oc casion, sera immobile, et mes yeux \nseront comme un miroir, qui ne cons erve rien des objets qu\u2019il a re\u00e7us. \nPour vous faire voir, reprit Zob\u00e9ide d\u2019un air tr\u00e8s s\u00e9rieux, que ce que \nnous vous demandons n\u2019est pas nouvellement \u00e9tabli parmi nous, levez-vous, et allez lire ce qui est \u00e9crit au-dessus de notre porte en \ndedans. \u00bb \n \nLe porteur alla jusque-l\u00e0 et y lut ces mots, qui \u00e9taient \u00e9crits en gros \ncaract\u00e8res d\u2019or : \u00ab Qui parle des c hoses qui ne le regardent point, \nentend ce qui ne lui pla\u00eet pas. \u00bb Il revint ensuite trouver les trois s\u0153urs : \u00ab Mesdames, leur dit-il, je vous jure que vous ne m\u2019entendrez \nparler d\u2019aucune chose qui ne me regardera pas et o\u00f9 vous puissiez \navoir int\u00e9r\u00eat. \u00bb \n \nCette convention faite, Am ine apporta le souper ; et quand elle eut \n\u00e9clair\u00e9 la salle d\u2019un grand nombre de bougies pr\u00e9par\u00e9es avec le bois \nd\u2019alo\u00e8s et l\u2019ambre gris, qui r\u00e9pandirent une odeur agr\u00e9able et firent une belle illumination, elle s\u2019assit \u00e0 table avec ses s\u0153urs et le porteur. \nIls recommenc\u00e8rent \u00e0 manger, \u00e0 boire, \u00e0 chanter et \u00e0 r\u00e9citer des vers. \nLes dames prenaient plaisir \u00e0 enivrer le porteur, sous pr\u00e9texte de le \nfaire boire \u00e0 leur sant\u00e9. Les bons mo ts ne furent point \u00e9pargn\u00e9s. Enfin, \nils \u00e9taient tous de la meilleure humeur du monde, lorsqu\u2019ils ou\u00efrent \nfrapper \u00e0 la porte. \n \nLes dames se lev\u00e8rent toutes troi s en m\u00eame temps pour aller ouvrir ; \nmais Safie, \u00e0 qui cette fonction a ppartenait particuli\u00e8rement, fut la \nplus diligente ; les deux autres, se voyant pr\u00e9venues, demeur\u00e8rent et \nattendirent qu\u2019elle v\u00eent leur appre ndre qui pouvait avoir affaire chez Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 128 \n \n \n \nelles si tard. Safie revint. \u00ab Mes s\u0153ur s, dit-elle, il se pr\u00e9sente une belle \noccasion de passer une bonne partie de la nuit fort agr\u00e9ablement ; et si \nvous \u00eates du m\u00eame sentiment que mo i, nous ne la laisserons point \n\u00e9chapper. Il y a \u00e0 notre porte tr ois calenders ; au moins ils me \nparaissent tels \u00e0 leur habillement ; mais ce qui va sans doute vous \nsurprendre, ils sont tous trois borgnes de l\u2019\u0153il droit, et ont la t\u00eate, la \nbarbe et les sourcils ras. Ils ne font, disent-ils, que d\u2019arriver tout \npr\u00e9sentement \u00e0 Bagdad, o\u00f9 ils ne sont jamais venus ; et comme il est \nnuit, et qu\u2019ils ne savent o\u00f9 aller loge r, ils ont frapp\u00e9 par hasard \u00e0 notre \nporte, et ils nous prient, pour l\u2019amour de Dieu, d\u2019avoir la charit\u00e9 de les \nrecevoir. Ils se mettent peu en pe ine du lieu que nous voudrons leur \ndonner, pourvu qu\u2019ils soient \u00e0 couve rt ; ils se contenteront d\u2019une \n\u00e9curie. Ils sont jeunes et assez bien faits ; ils parai ssent m\u00eame avoir \nbeaucoup d\u2019esprit ; mais je ne puis penser sans rire \u00e0 leur figure \nplaisante et uniforme. \u00bb En cet e ndroit Safie s\u2019interrompit elle-m\u00eame, \net se mit \u00e0 rire de si bon c\u0153ur, que les deux autres dames et le porteur \nne purent s\u2019emp\u00eacher de rire aussi . \u00ab Mes bonnes s\u0153urs, reprit-elle, ne \nvoulez-vous pas bien que nous les fassions entrer ? Il est impossible \nqu\u2019avec des gens tels que je vi ens de vous les d\u00e9peindre nous \nn\u2019achevions la journ\u00e9e encore mi eux que nous ne l\u2019avons commenc\u00e9e. \nIls nous divertiront fort et ne nous seront point \u00e0 charge, puisqu\u2019ils ne \nnous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur \nintention est de nous quitter d\u00e8s qu\u2019il sera jour. \u00bb \n \nZob\u00e9ide et Amine firent difficult\u00e9 d\u2019accorder \u00e0 Safie ce qu\u2019elle \ndemandait, et elle en savait bien la raison elle-m\u00eame ; mais elle leur \nt\u00e9moigna une si grande envie d\u2019obt enir d\u2019elles cette faveur, qu\u2019elles \nne purent la lui refuser. \u00ab Allez, lui dit Zob\u00e9ide, faites-les donc entrer ; \nmais n\u2019oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les \nregardera pas, et de leur faire lire ce qui est \u00e9crit au-dessus de la \nporte. \u00bb A ces mots, Safie courut ouvrir avec joie ; et, peu de temps \napr\u00e8s, elle revint accom pagn\u00e9e de trois calenders. \n \nLes trois calenders firent en en trant une profonde r\u00e9v\u00e9rence aux \ndames, qui s\u2019\u00e9taient lev\u00e9es pour les recevoir et qui leur dirent obligeamment qu\u2019ils \u00e9taient les bienve nus ; qu\u2019elles \u00e9taient bien aises \nde trouver l\u2019occasion de les obliger et de contribuer \u00e0 les remettre de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 129 \n \n \n \nla fatigue de leur voyage ; et enfi n elles les invit\u00e8rent \u00e0 s\u2019asseoir \naupr\u00e8s d\u2019elles. La magni ficence du lieu et l\u2019honn\u00ea tet\u00e9 des dames firent \nconcevoir aux calenders une haute id\u00e9e de ces belles h\u00f4tesses ; mais avant que de prendre place, ayant par hasard jet\u00e9 les yeux sur le porteur, et le voyant habill\u00e9 \u00e0 pe u pr\u00e8s comme d\u2019autres calenders, \navec lesquels ils \u00e9taient en diff\u00e9rend sur plusieurs points de discipline, \net qui ne se rasaie nt point la barbe et les sour cils, un d\u2019entre eux prit la \nparole : \u00ab Voil\u00e0, dit-il, apparemme nt un de nos fr\u00e8res arabes les \nr\u00e9volt\u00e9s. \u00bb \n \nLe porteur, \u00e0 moiti\u00e9 endormi, et la t\u00ea te \u00e9chauff\u00e9e du vin qu\u2019il avait bu, \nse trouva choqu\u00e9 de ces paroles ; et, sans se lever de sa place, il r\u00e9pondit aux calenders, en les regardan t fi\u00e8rement : \u00ab Asseyez-vous, et \nne vous m\u00ealez pas de ce que vous n\u2019avez que faire. N\u2019avez-vous pas \nlu au-dessus de la porte l\u2019inscri ption qui y est ? Ne pr\u00e9tendez pas \nobliger le monde \u00e0 vivre \u00e0 votre mode ; vivez \u00e0 la n\u00f4tre. \n \n\u2014 Bonhomme, reprit le calender qui av ait parl\u00e9, ne vous mettez point \nen col\u00e8re ; nous serions bien f\u00e2ch\u00e9s de vous en avoir donn\u00e9 le moindre \nsujet, et nous sommes au c ontraire pr\u00eats \u00e0 recevoir vos \ncommandements. \u00bb La querelle aura it pu avoir des suites ; mais les \ndames s\u2019en m\u00eal\u00e8rent et pacifi\u00e8rent toutes choses. \n \nQuand les calenders se fu rent assis \u00e0 table, les dames leur servirent \u00e0 \nmanger, et l\u2019enjou\u00e9e Safie, particuli\u00e8 rement, prit soin de leur verser \u00e0 \nboire. \n \nApr\u00e8s que les calenders eurent bu et mang\u00e9 \u00e0 discr\u00e9tion, ils \nt\u00e9moign\u00e8rent aux dames qu\u2019ils se fe raient un grand pl aisir de leur \ndonner un concert, si elles avaien t des instruments, et qu\u2019elles \nvoulussent leur en fair e apporter. Elles accept\u00e8 rent l\u2019offre avec joie. \nLa belle Safie se leva pour en aller chercher. Elle revint un moment apr\u00e8s, et leur pr\u00e9senta une fl\u00fbte du pays, une fl\u00fbte persane et un tambour de basque. Chaque calender re\u00e7ut de sa main l\u2019instrument \nqu\u2019il voulut choisir, et ils commenc\u00e8rent tous trois \u00e0 jouer un air. Les \ndames, qui savaient des paroles sur cet air, qui \u00e9tait des plus gais, \nl\u2019accompagn\u00e8rent de leurs voix ; mais elles s\u2019interrom paient de temps Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 130 \n \n \n \n en temps par de grands \u00e9clats de rire, que leur faisaient faire les \nparoles. Au plus fort de ce dive rtissement, et lorsque la compagnie \n\u00e9tait le plus en joie, on frappa \u00e0 la porte. Safie cessa de chanter et alla \nvoir ce que c\u2019\u00e9tait. \n \nMais Sire, dit en cet endroit Sche herazade au sultan, il est bon que \nVotre Majest\u00e9 sache pourquoi l\u2019on frappait si tard \u00e0 la porte des \ndames ; en voici la raison. Le ca life Haroun-al-Raschid avait coutume \nde marcher tr\u00e8s souvent la nuit in cognito, pour savoir par lui-m\u00eame si \ntout \u00e9tait tranquille da ns la ville, et s\u2019il ne s\u2019y commettait pas de \nd\u00e9sordre. \n \nCette nuit-l\u00e0, le calife \u00e9tait sorti de bonne heure, accompagne de Giafar \n18, son grand vizir, et de Mesrour, chef des eunuques de son \npalais, tous trois d\u00e9guis\u00e9s en marc hands. En passant par la rue des \ntrois dames, ce prince, entendant le son des instruments et des voix, et \nle bruit des \u00e9clats de rire, dit au vizir : \u00ab Allez, frappez \u00e0 la porte de \ncette maison o\u00f9 l\u2019on fait tant de bruit ; je veux y entrer et en apprendre \nla cause. \u00bb Le vizir eut beau lui repr\u00e9senter que c\u2019\u00e9taient des femmes \nqui r\u00e9galaient ce soir-l\u00e0 ; que le vin apparemment leur avait \u00e9chauff\u00e9 \nla t\u00eate, et qu\u2019il ne de vait pas s\u2019exposer \u00e0 re cevoir d\u2019elles quelque \ninsulte ; qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas encore he ure indue, et qu\u2019il ne fallait pas \ntroubler leur divertissement : \u00ab Il n\u2019importe, repartit le calife, frappez, \nje vous l\u2019ordonne. \u00bb \n \nC\u2019\u00e9tait donc le grand vizir Giafar qui avait frapp\u00e9 \u00e0 la porte des \ndames, par ordre du calife, qui ne voulait pas \u00eatre connu. Safie ouvrit ; et le vizir remarquant, \u00e0 la clar t\u00e9 d\u2019une bougie qu\u2019elle tenait, que \nc\u2019\u00e9tait une dame d\u2019une grande beau t\u00e9, joua parfaitement bien son \npersonnage. Il lui fit une profonde r\u00e9v\u00e9rence, et lui dit d\u2019un air \nrespectueux : \u00ab Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul, \narriv\u00e9s depuis environ dix jours, avec de ri ches marchandises que \n \n18 Giafar le Barm\u00e9cide. Haroun-al-Ras chid lui donna en mariage sa s\u0153ur \nAbassa, \u00e0 condition qu\u2019ils ne go\u00fbteraient pas les plaisirs de l\u2019amour. L\u2019ordre \nfut bient\u00f4t oubli\u00e9. Ils eurent un fils, qu\u2019 ils envoy\u00e8rent secr\u00e8tement \u00e9lever \u00e0 la \nMecque. Le calife en ayant eu connaissanc e, Giafar perdit la faveur de son \nma\u00eetre, et peu apr\u00e8s la vie. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 131 \n \n \n \n nous avons en magasin dans un khan 19 o\u00f9 nous avons pris logement. \nNous avons \u00e9t\u00e9 aujourd\u2019hui chez un marchand de cette ville, qui nous \navait invit\u00e9s \u00e0 l\u2019aller voir. Il nous a r\u00e9gal\u00e9s d\u2019une collation ; et comme \nle vin nous avait mis de belle humeu r, il a fait venir une troupe de \ndanseuses. Il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 nuit, et dans le temps que l\u2019on jouait des \ninstruments, que les danseuses dansai ent, et que la compagnie faisait \ngrand bruit, le guet a pass\u00e9 et s\u2019es t fait ouvrir. Quelques-uns de la \ncompagnie ont \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9s. Pour n ous, nous avons \u00e9t\u00e9 assez heureux \npour nous sauver par-de ssus une muraille ; mais ajouta le vizir, \ncomme nous sommes \u00e9trangers, et avec cela un peu pris de vin, nous \ncraignons de rencontrer une autre escouade du guet, ou la m\u00eame, \navant que d\u2019arriver \u00e0 notre khan, qui est \u00e9loign\u00e9 d\u2019ici. Nous y \narriverions m\u00eame inutilement, car la porte est ferm\u00e9e, et ne sera \nouverte que demain matin, quelque c hose qui puisse arriver. C\u2019est \npourquoi, madame, ayant ou\u00ef en passa nt des instruments et des voix, \nnous avons jug\u00e9 que l\u2019on n\u2019\u00e9tait pas encore retir\u00e9 chez vous, et nous avons pris la libert\u00e9 de frapper, pour vous supplier de nous donner \nretraite jusqu\u2019au jour. Si nous vous paraissons di gnes de prendre part \u00e0 \nvotre divertissement, nous t\u00e2cherons d\u2019y contribuer en ce que nous \npourrons, pour r\u00e9parer l\u2019interrupti on que nous y avons caus\u00e9e ; sinon, \nfaites-nous seulement la gr\u00e2ce de s ouffrir que nous pa ssions la nuit \u00e0 \nouvert sous votre vestibule. \u00bb \n \nPendant ce discours de Giafar, la belle Safie eut le temps l\u2019examiner \nle vizir et les deux personnes qu\u2019il disait marchands comme lui ; et \njugeant \u00e0 leur physionomie que ce n\u2019\u00e9taient pas des gens du commun, \nelle leur dit qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait pas la ma\u00eetresse, et que s\u2019ils voulaient se \ndonner un moment de patience, elle reviendrait leur apporter la \nr\u00e9ponse. \n \nSafie alla faire ce rapport \u00e0 ses s\u0153 urs, qui balanc\u00e8rent quelque temps \nsur le parti qu\u2019elles devaient prendr e. Mais elles \u00e9taient naturellement \n \n19 Khan ou caravans\u00e9rail : b\u00e2timent qui, dans l\u2019Orient, sert de magasin ou \nd\u2019auberge pour les marchands ; les car avanes y sont re\u00e7u es pour un prix \nmodique. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 132 \n \n \n \nbienfaisantes ; et elles avaient d\u00e9 j\u00e0 fait la m\u00eame gr\u00e2ce aux trois \ncalenders. Ainsi, elles r\u00e9solu rent le les laisser entrer. \n \nLe calife, son grand vizir et le chef de ses eunuques, ayant \u00e9t\u00e9 \nintroduits par la belle Safie, salu\u00e8r ent les dames et les calenders avec \nbeaucoup de civilit\u00e9.Les dames les re\u00e7urent le m\u00eame, les croyant \nmarchands ; et Zob\u00e9ide, comme la pr incipale, leur dit d\u2019un air grave et \ns\u00e9rieux qui lui convenait : \u00ab Vous \u00eates les bienvenus ; mais, avant \ntoutes choses, ne trouvez pas mauva is que nous vous demandions une \ngr\u00e2ce. \u2014 Eh quelle gr\u00e2ce, madame ? r\u00e9pondit le vizir. Peut-on refuser \nquelque chose \u00e0 de si belles dame s ? \u2014 C\u2019est, reprit Zob\u00e9ide, de \nn\u2019avoir que des yeux et point de langue ; de ne pas nous faire de \nquestions sur quoi que vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne point parler de ce qui ne vous regarde pas, de crainte que vous \nn\u2019entendiez ce qui ne vous serait point agr\u00e9able. \u2014 Vous serez ob\u00e9ie, madame, reprit le vizir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieux \nindiscrets ; c\u2019est bien assez que nous ayons attention \u00e0 ce qui nous \nregarde, sans nous m\u00eale r de ce qui ne nous rega rde pas. \u00bb A ces mots, \nchacun s\u2019assit, la conversation se lia, et l\u2019on recommen\u00e7a \u00e0 boire en faveur des nouveaux venus. \n \nPendant que le vizir Giafar entret enait les dames, le calife ne pouvait \ncesser d\u2019admirer leur beaut\u00e9 extr aordinaire, leur bonne gr\u00e2ce, leur \nhumeur enjou\u00e9e et leur esprit. D\u2019un lu tte c\u00f4t\u00e9, rien ne lui paraissait \nplus surprenant que les calenders, tous trois borgnes de l\u2019\u0153il droit. Il \nse serait volontiers inform\u00e9 de ce tte singularit\u00e9 ; mais la condition \nqu\u2019on venait d\u2019imposer \u00e0 lui et \u00e0 sa compagnie l\u2019emp\u00eacha d\u2019en parler. \nAvec cela, quand il faisait r\u00e9flexion \u00e0 la richesse des meubles, \u00e0 leur \narrangement bien entendu et \u00e0 la pr opret de cette ma ison, il ne pouvait \nse persuader qu\u2019il n\u2019y e\u00fbt pas de l\u2019enchantement. \n \nL\u2019entretien \u00e9tait tomb\u00e9 sur les di vertissements et le diff\u00e9rentes \nmani\u00e8res de se r\u00e9jouir, les calenders se lev\u00e8re nt et dans\u00e8rent \u00e0 leur \nmode une danse qui augm enta la bonne opinion que les dames avaient \nd\u00e9j\u00e0 con\u00e7ue d\u2019eux, et qui leur attira l\u2019estime du calife et de sa \ncompagnie. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 133 \n \n \n \nQuand les trois calenders eurent ach ev\u00e9 leur danse, Zob\u00e9ide se leva, \net, prenant Amine par la main : \u00ab Ma s\u0153ur, lui dit-elle, levez-vous ; la compagnie ne trouvera pas mauvais, que nous ne nous contraignions \npoint ; et sa pr\u00e9sence n\u2019emp\u00each era pas que nous ne fassions ce que \nnous avons coutume de faire. \u00bb Am ine, qui comprit ce que sa s\u0153ur \nvoulait dire, se leva et emporta les plats, la table, les. flacons, les \ntasses et les instruments dont les calenders avaient jou\u00e9. \n \nSafie ne demeura pas \u00e0 rien faire ; e lle balaya la salle , mit \u00e0 sa place \ntout ce qui \u00e9tait d\u00e9rang\u00e9, moucha les bougies, et y appliqua d\u2019autre \nbois d\u2019alo\u00e8s et d\u2019autre ambre gris. Cel a \u00e9tant fait, elle pria les trois \ncalenders de s\u2019asseoir sur le sofa d\u2019un c\u00f4t\u00e9, et le calife de l\u2019autre avec \nsa compagnie. A l\u2019\u00e9gard du porteur, elle lui dit : \u00ab Levez-vous et vous pr\u00e9parez \u00e0 nous pr\u00eater la main \u00e0 ce que nous allons faire : un homme \ntel que vous, qui est comme de la ma ison, ne doit pas demeurer dans \nl\u2019inaction. \u00bb \n \nLe porteur avait un peu cuv\u00e9 son vin ; il se leva promptement, et apr\u00e8s \navoir attach\u00e9 le bas de sa robe \u00e0 sa ceinture : \u00ab Me voil\u00e0 pr\u00eat, dit-il ; \nde quoi s\u2019agit-il ? \u2014 Cela va bien, r\u00e9pondit Safie ; attendez que l\u2019on \nvous parle ; vous ne serez pas longtem ps les bras crois\u00e9s. \u00bb Peu de \ntemps apr\u00e8s, on vit para\u00eetre Amine avec un si\u00e8ge qu\u2019elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite \u00e0 la porte d\u2019un cabinet, et l\u2019ayant \nouverte, elle fit signe au porteur de s\u2019approcher. \u00ab Venez, lui dit-elle, \net m\u2019aidez. \u00bb Il ob\u00e9it, et y \u00e9tant entr \u00e9 avec elle, il en sortit un moment \napr\u00e8s, suivi de deux chiennes no ires, dont chacune avait un collier \nattach\u00e9 \u00e0 une cha\u00eene qu\u2019il tenait, et qui paraissaient avoir \u00e9t\u00e9 \nmaltrait\u00e9es \u00e0 coups de fouet. Il s\u2019av an\u00e7a avec elles, au milieu de la \nsalle. \n \nAlors Zob\u00e9ide, qui s\u2019\u00e9tait assise entre les calenders et le calife, se leva \net marcha gravement jusqu\u2019o\u00f9 \u00e9ta it le porteur. \u00ab \u00c7a, dit-elle, en \npoussant un grand soupir, faisons notr e devoir. \u00bb Elle se retroussa les \nbras jusqu\u2019au coude, et pr\u00e8s avoir pr is un fouet que Safie lui pr\u00e9senta : \n\u00ab Porteur, lit-elle, remettez une de ces deux chie nnes \u00e0 ma s\u0153ur \nAmine, et approchez-vous de moi avec l\u2019autre. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 134 \n \n \n \nLe porteur fit ce qu\u2019on lui commandait, et quand il se fut approch\u00e9 de \nZob\u00e9ide, la chienne qu\u2019il tenait commen\u00e7a \u00e0 faire des cris, et se tourna \nvers Zob\u00e9ide en levant la t\u00eate d\u2019une mani\u00e8re suppliante. Mais \nZob\u00e9ide, sans avoir \u00e9gard \u00e0 la tr iste contenance de la chienne qui \nfaisait piti\u00e9, ni \u00e0 ses cris qui remplissaient toute la maison, lui donna \ndes coups de fouet \u00e0 perte d\u2019haleine, et, lorsqu\u2019elle n\u2019eut plus la force \nde lui en donner davantage, elle jeta le fouet par terre ; puis, prenant la \ncha\u00eene de la main du porte ur, elle leva la chienne par les pattes, et, se \nmettant toutes deux \u00e0 se regarder d\u2019un air triste et touchant, elles \npleur\u00e8rent l\u2019une et l\u2019autre. Enfin, Zob\u00e9ide tira son mouchoir, essuya \nles larmes de la chienne, la baisa, et remettant la cha\u00eene au porteur : \n\u00ab Allez, lui dit-elle, ramenez-la o\u00f9 vous l\u2019avez prise, et amenez-moi \nl\u2019autre. \u00bb \n \nLe porteur ramena la ch ienne fouett\u00e9e au cabinet, et, en revenant, il \nprit l\u2019autre des mains d\u2019Amine, et l\u2019alla pr\u00e9senter \u00e0 Zob\u00e9ide qui l\u2019attendait. \u00ab Tenez-la comme la prem i\u00e8re \u00bb, lui dit-elle. Puis ayant \nrepris le fouet, elle la maltraita de la m\u00eame mani\u00e8re. Elle pleura \nensuite avec elle, essuya ses pleurs, la baisa, et la remit au porteur \u00e0 \nqui l\u2019agr\u00e9able Amine \u00e9pargna la pein e de la ramener au cabinet ; car \nelle s\u2019en chargea elle-m\u00eame. \n \nCependant les trois calenders, le calife et sa compagnie furent \nextraordinairement \u00e9tonn\u00e9s de ce tte ex\u00e9cution. Ils ne pouvaient \ncomprendre comment Zob\u00e9ide, apr\u00e8s avoir fouett\u00e9 avec tant de force les deux chiennes, animaux immondes, selon la religion musulmane, pleurait ensuite avec elles, leur essuya it les larmes et les baisait. Ils en \nmurmur\u00e8rent en eux-m\u00eames. Le calife surtout, plus impatient que les autres, mourait d\u2019envie de savoir le sujet d\u2019une action qui paraissait si \n\u00e9trange, et ne cessait de faire signe au vizir de parler pour s\u2019en \ninformer. Mais le vizir tournait la t\u00eate d\u2019un autre c\u00f4t\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 ce que, \npress\u00e9 par des signes si souvent r\u00e9 it\u00e9r\u00e9s, il r\u00e9pondit par d\u2019autres signes \nque ce n\u2019\u00e9tait pas le temps de satisfaire sa curiosit\u00e9. \n \nZob\u00e9ide demeura quelques instants \u00e0 la m\u00eame place au milieu de la \nsalle, comme pour se reme ttre de la fatigue qu\u2019e lle venait de se donner \nen fouettant les deux chiennes. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 135 \n \n \n \n \n\u00ab Ma ch\u00e8re s\u0153ur, lui dit la belle Safi e, ne vous pla\u00eet-il pas de retourner \n\u00e0 votre place, afin qu\u2019\u00e0 mon tour je fasse aussi mon personnage ? \u2014 Oui \u00bb, r\u00e9pondit Zob\u00e9ide. En disant cel a, elle alla s\u2019a sseoir sur le sofa, \nayant \u00e0 sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et \u00e0 sa gauche les trois \ncalenders et le porteur. \n \nApr\u00e8s que Zob\u00e9ide eut repris sa place, toute la compagnie garda \nquelque temps le silence. Enfin Safie, qui s\u2019\u00e9tait assise sur le si\u00e8ge au \nmilieu de la salle, dit \u00e0 sa s\u0153ur Amine : \u00ab Ma ch\u00e8re s\u0153ur, levez-vous, \nje vous en conjure ; vous compre nez bien ce que je veux dire. \u00bb \nAmine se leva, et alla dans un autre cabinet que celui d\u2019o\u00f9 les deux \nchiennes avaient \u00e9t\u00e9 amen\u00e9es. Elle en revint, tenant un \u00e9tui garni de \nsatin jaune, relev\u00e9 d\u2019une riche broderie d\u2019or et de soie verte. Elle \ns\u2019approcha de Safie, et ouvrit l\u2019\u00e9tui , d\u2019o\u00f9 elle tira un luth qu\u2019elle lui \npr\u00e9senta. Elle le prit ; et apr\u00e8s avoir mis quelque temps \u00e0 l\u2019accorder, \nelle commen\u00e7a \u00e0 le toucher, en l\u2019acco mpagnant de sa voix, elle chanta \nune chanson sur les tourments de l\u2019 absence, avec tant d\u2019agr\u00e9ment, que \nle calife et tous les autres en fure nt charm\u00e9s. Lorsqu\u2019elle eut achev\u00e9, \ncomme elle avait chant\u00e9 avec beaucoup le passion et d\u2019action en m\u00eame temps : \u00ab Tenez, ma s\u0153ur, dit- elle \u00e0 l\u2019agr\u00e9able Amine, je n\u2019en \npuis plus et la voix me manque ; oblig ez la compagnie en jouant et en \nchantant \u00e0 ma place. \u2014 Tr\u00e8s volontiers \u00bb, r\u00e9pondit Amine, en \ns\u2019approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains, et lui c\u00e9da \nla place. \n \nAmine, ayant un peu pr\u00e9lud\u00e9, pour voi r si l\u2019instrument \u00e9tait d\u2019accord, \njoua et chanta presque aussi longtemps sur le m\u00eame sujet, mais avec tant de v\u00e9h\u00e9mence, et elle \u00e9tait si touch\u00e9e, ou pour mieux dire, si \np\u00e9n\u00e9tr\u00e9e du sens des paroles qu\u2019elle chantait, que les forces lui \nmanqu\u00e8rent en achevant. \n \nZob\u00e9ide voulut lui marquer sa satisfaction : \u00ab Ma s\u0153ur, dit-elle, vous avez fait des merveilles : on voit bien que vous sentez le mal que vous \nexprimez si vivement. \u00bb Amine n\u2019eu t pas le temps de r\u00e9pondre \u00e0 cette \nhonn\u00eatet\u00e9 ; elle se sentit le c\u0153ur si press\u00e9 en ce moment, qu\u2019elle ne \nsongea qu\u2019\u00e0 se donner de l\u2019air, en laissant voir \u00e0 toute la compagnie Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 136 \n \n \n \nune gorge et un sein, non pas blan c, tel qu\u2019une dame comme Amine \ndevait l\u2019avoir, mais tout meurtri de cicatrices ; ce qui fit une esp\u00e8ce d\u2019horreur aux spectateurs. N\u00e9anmo ins cela ne lui donna pas de \nsoulagement et ne l\u2019emp\u00eacha pas de s\u2019\u00e9vanouir. \n \nPendant que Zob\u00e9ide et Safie courur ent au secours de leur s\u0153ur, un \ndes calenders ne put s\u2019emp\u00eacher de dire : \u00ab Nous aurions mieux aim\u00e9 \ncoucher \u00e0 l\u2019air que d\u2019entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils \nspectacles. \u00bb Le calife, qui l\u2019entendit, s\u2019approcha de lui et des autres \ncalenders, et s\u2019adressant \u00e0 eux : \u00ab Que signifie tout ceci ? \u00bb dit-il. \nCelui qui venait de parler lui r\u00e9pond it : \u00ab Seigneur, nous ne le savons \npas plus que vous. \u2014 Quoi reprit le calife, vous n\u2019\u00eates pas de la \nmaison ? Vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes \nnoires et de cette dame \u00e9vanouie et si indignement maltrait\u00e9e ? \u2014 \nSeigneur, repartirent les calenders, de notre vie nous ne sommes venus \nen cette maison, et nous n\u2019y so mmes entr\u00e9s que quelques moments \navant vous. \u00bb \n \nCela augmenta l\u2019\u00e9tonnement du calife. \u00ab Peut-\u00eatre, r\u00e9pliqua-t-il, que \ncet homme qui est avec vous en sait quelque chose. \u00bb L\u2019un des \ncalenders fit signe au porteur de s\u2019approcher et lui demanda s\u2019il ne \nsavait pas pourquoi les chiennes noi res avaient \u00e9t\u00e9 fouett\u00e9es, et \npourquoi le sein d\u2019Amine paraissait meurtri. \u00ab Seigneur, r\u00e9pondit le \nporteur, je puis jurer par le grand Dieu vivant que, si vous ne savez \nrien de tout cela, nous n\u2019en savons pas plus les uns que les autres. Il \nest bien vrai que je suis de cette v ille, mais je ne suis jamais entr\u00e9 le \ndans cette maison ; et si vous \u00eates su rpris de m\u2019y voir, je ne le suis pas \nmoins de m\u2019y trouver en votre co mpagnie. Ce qui redouble ma \nsurprise, ajouta-t-il, c\u2019est de ne voir ici aucun homme avec ces \ndames. \u00bb \n \nLe calife, sa compagnie et les cal enders avaient cru que le porteur \n\u00e9tait du logis, et qu\u2019il pourrait les informer de ce qu\u2019ils d\u00e9siraient \nsavoir. Le calife, r\u00e9solu de satisfaire sa curiosit\u00e9 \u00e0 quelque prix que ce \nf\u00fbt, dit aux autres : \u00ab \u00c9coutez, puisque nous voil\u00e0 sept hommes, et que \nnous n\u2019avons affaire qu\u2019\u00e0 trois dame s, obligeons-les \u00e0 nous donner les Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 137 \n \n \n \n\u00e9claircissements que nous souhaitons . Si elles refusent de nous les \ndonner de bon gr\u00e9, nous sommes en \u00e9t at de les y contraindre. \u00bb \n \nLe grand vizir Giafar s\u2019opposa \u00e0 cet avis, et en fit voir les cons\u00e9quences au calife, sans t outefois faire conna\u00eetre ce prince aux \ncalenders ; et lui adressant la pa role comme s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 marchand \n\u00ab Seigneur, dit-il, consid\u00e9rez, je vous prie, que nous avons notre \nr\u00e9putation \u00e0 conserver. Vous sav ez \u00e0 quelle condition ces dames ont \nbien voulu nous recevoir chez e lles ; nous l\u2019avons accept\u00e9e. Que \ndirait-on de nous, si nous y contreve nions ? Nous serions encore plus \nbl\u00e2mables, s\u2019il nous arrivait quelque malheur. Il n\u2019y a pas d\u2019apparence \nqu\u2019elles aient exig\u00e9 de nous cette prom esse, sans \u00eatre en \u00e9tat de nous \nfaire repentir, si nous ne la tenons pas. \u00bb \n \nEn cet endroit, le vizir tira le calif e \u00e0 part, et lui parlant tout bas : \n\u00ab Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps ; que \nvotre Majest\u00e9 se donne un peu de pa tience. Je viendrai prendre ces \ndames demain matin, je les am\u00e8n erai devant votre tr\u00f4ne, et vous \napprendrez d\u2019elles tout ce que vous voulez savoir. \u00bb Quoique ce \nconseil f\u00fbt tr\u00e8s judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au vizir, en lui disant qu\u2019il ne pouvait attendre si longtemps, et qu\u2019il pr\u00e9tendait \navoir \u00e0 l\u2019heure m\u00eame l\u2019\u00e9cla ircissement qu\u2019il d\u00e9sirait. \n \nIl ne s\u2019agissait plus que de savoir qui porterait la parole. Le calife \nt\u00e2cha d\u2019engager les calenders \u00e0 parl er les premiers, mais ils s\u2019en \nexcus\u00e8rent. A la fin, ils convinre nt tous ensemble que ce serait le \nporteur. Il se pr\u00e9parait \u00e0 faire la question fatale, lorsque Zob\u00e9ide, \napr\u00e8s avoir secouru Amine, qui \u00e9ta it revenue de son \u00e9vanouissement, \ns\u2019approcha d\u2019eux. Comme elle les avait ou\u00efs parler haut et avec \nchaleur, elle leur dit : \u00ab Seigne ur, de quoi parlez-vous ? quelle est \nvotre contestation ? \u00bb \n \nLe porteur prit alors la parole \u00ab Ma dame, lui dit-il, ce s seigneurs vous \nsupplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, apr\u00e8s avoir \nmaltrait\u00e9 vos deux chiennes, vous avez pleur\u00e9 avec elles, et d\u2019o\u00f9 vient \nque la dame qui s\u2019est \u00e9vanouie a le sein couvert de cicatrices. C\u2019est, \nmadame, ce que je suis charg\u00e9 de vous demander de leur part. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 138 \n \n \n \n \n Zob\u00e9ide, \u00e0 ces mots, prit un air fier ; et se tournant du c\u00f4t\u00e9 du calife, \nde sa compagnie et des calenders \u00ab Es t-il vrai, seigneurs, leur dit-elle, \nque vous l\u2019ayez charg\u00e9 de me faire cette demande ? \u00bb Ils r\u00e9pondirent que oui, except\u00e9 le vizir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu, elle leur \ndit d\u2019un ton qui marquait combien e lle se tenait offens\u00e9e : \u00ab Avant que \nde vous accorder la gr\u00e2ce que vous nous avez demand\u00e9e, de vous \nrecevoir, afin de pr\u00e9venir tout suje t d\u2019\u00eatre m\u00e9contente s de vous, parce \nque nous sommes seules, nous l\u2019avons fait sous la condition que nous \nvous avons impos\u00e9e, de ne pas parl er de ce qui ne vous regarderait \npoint, de peur d\u2019entendre ce qui ne vous plairait pas. Apr\u00e8s vous avoir \nre\u00e7us et r\u00e9gal\u00e9s du mieux qu\u2019il nous a \u00e9t\u00e9 possible, vous ne laissez pas \ntoutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la \nfacilit\u00e9 que nous avons eue ; mais c\u2019est ce qui ne vous excuse point, et \nvotre proc\u00e9d\u00e9 n\u2019est pas honn\u00eate. \u00bb En achevant ces paro les, elle frappa \nfortement des pieds et des mains par trois fois, et cria \u00ab Venez vite. \u00bb \nAussit\u00f4t une porte s\u2019ouvrit, et se pt esclaves noirs, puissants et \nrobustes, entr\u00e8rent le sabre \u00e0 la main, se saisirent chacun d\u2019un des sept \nhommes de la compagnie, les jet\u00e8rent par terre , les tra\u00een\u00e8rent au \nmilieu de la salle, et se pr\u00e9p ar\u00e8rent \u00e0 leur couper la t\u00eate. \n \nIl est ais\u00e9 de se repr\u00e9senter quelle fu t la frayeur du calife. Il se repentit \nalors, mais trop tard, de n\u2019avoir pas voulu suivre le conseil de son \nvizir. Cependant ce malheureux prin ce, Giafar, Mesrour, le porteur et \nles calenders \u00e9taient pr\u00e8s de payer de leur vie leur indi scr\u00e8te curiosit\u00e9 ; \nmais avant qu\u2019ils re\u00e7ussent le coup de la mort un des esclaves dit \u00e0 \nZob\u00e9ide et \u00e0 ses s\u0153urs \u00ab Hautes, pui ssantes et respectables ma\u00eetresses, \nnous commandez-vous de leur couper le cou ? \u2014 Attendez, lui r\u00e9pondit Zob\u00e9ide ; il faut que je le s interroge auparavant. \u2014 Madame, \ninterrompit le porteur effray\u00e9, au nom de Dieu ne me faites pas mourir \npour le crime d\u2019autrui. Je suis innocent : ce sont eux qui sont les coupables. H\u00e9las ! continua-t-il en pleurant, nous passions le temps si \nagr\u00e9ablement Ces calenders borgnes sont la cause de ce malheur. Il \nn\u2019y a pas de ville qui ne tombe en ru ine devant des gens de si mauvais \naugure. Madame, je vous supplie de ne pas conf ondre le premier avec \nle dernier ; songez qu\u2019il est plus beau de pardonner \u00e0 un mis\u00e9rable Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 139 \n \n \n \ncomme moi, d\u00e9pourvu de tout secour s, que de l\u2019accabler de votre \npouvoir et de le sacrifie r \u00e0 votre ressentiment. \u00bb \n \nZob\u00e9ide, malgr\u00e9 sa col\u00e8 re, ne put s\u2019emp\u00eacher de rire en elle-m\u00eame des \nlamentations du porteur. Mais sans s\u2019arr\u00eater \u00e0 lui, elle adressa la \nparole aux autres une seconde fo is : \u00ab R\u00e9pondez-moi, dit-elle, et \nm\u2019apprenez qui vous \u00eates ; autrem ent vous n\u2019avez plus qu\u2019un moment \n\u00e0 vivre. Je ne puis croire que vous soyez d\u2019honn\u00eates gens, ni des \npersonnes d\u2019autorit\u00e9 ou de distinct ion dans votre pays, quel qu\u2019il \npuisse \u00eatre. Si cela \u00e9tait, vous au riez eu plus de retenue et plus \nd\u2019\u00e9gards pour nous. \u00bb \n \nLe calife, impatient de son naturel, souffrait infiniment plus que les \nautres de voir que sa vie d\u00e9pe ndait du commandement d\u2019une dame \noffens\u00e9e et justement irrit\u00e9e ; ma is il commen\u00e7a \u00e0 concevoir quelque \nesp\u00e9rance, quand il vit qu\u2019e lle voulait savoir qui ils \u00e9taient tous ; car il \ns\u2019imagina qu\u2019elle ne lui ferait pas \u00f4ter la vie, lorsqu\u2019elle serait \ninform\u00e9e de son rang. C\u2019est pourquoi il dit tout bas au vizir, qui \u00e9tait \npr\u00e8s de lui, de d\u00e9clarer promptement qui il \u00e9tait. Mais le vizir, prudent \net sage, d\u00e9sirait sauver l\u2019honneur de son ma\u00eetre ; et ne voulant pas \nrendre public le grand affront qu\u2019il s\u2019\u00e9tait attir\u00e9 lui-m\u00eame, il r\u00e9pondit \nseulement \u00ab Nous n\u2019avons que ce que nous m\u00e9ritons. \u00bb Mais quand, \npour ob\u00e9ir au calife, il aurait voulu pa rler, Zob\u00e9ide ne lui en aurait pas \ndonn\u00e9 le temps. Elle s\u2019\u00e9tait adress\u00e9e aux calenders, et les voyant tous trois borgnes, elle leur demanda s\u2019ils \u00e9taient fr\u00e8res. Un d\u2019entre eux lui \nr\u00e9pondit pour les autres : \u00ab Non, madame, nous ne sommes pas fr\u00e8res \npar le sang ; nous ne le sommes qu\u2019en qualit\u00e9 de calenders, c\u2019est-\u00e0-\ndire en observant le m\u00eame genre de vie. \u2014 Vous, reprit-elle, en \nparlant \u00e0 un seul en particulier, \u00eates-vous borgne de naissance ? \u2014 \nNon, madame, r\u00e9pondit-il, je le suis par une aventure si surprenante, \nqu\u2019il n\u2019y a personne qui n\u2019en profit\u00e2 t, si elle \u00e9tait \u00e9crite. Apr\u00e8s ce \nmalheur, je me fis raser la barbe et les sourcils, et me fis calender, en \nprenant l\u2019habit que je porte. \u00bb \n \nZob\u00e9ide fit la m\u00eame question aux de ux autres calenders qui lui firent \nla m\u00eame r\u00e9ponse que le premier. Mais le dern ier qui parla ajouta : \n\u00ab Pour vous faire conna\u00eetre, mada me, que nous ne sommes pas des Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 140 \n \n \n \npersonnes du commun, et afin que vous ayez quelque consid\u00e9ration \npour nous, apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le \ntemps de nous faire conna\u00eetre les uns aux autres pour ce que nous \nsommes ; et j\u2019ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour \nont fait quelque brui t dans le monde. \u00bb \n \n A ce discours, Zob\u00e9ide mod\u00e9ra s on courroux, et dit aux esclaves \n\u00ab Donnez-leur un peu de libert\u00e9, ma is demeurez ici. Ceux qui nous \nraconteront leur histoire et le suje t qui les a amen\u00e9s dans cette maison, \nne leur faites point de mal, laissez- les aller o\u00f9 il leur plaira ; mais \nn\u2019\u00e9pargnez pas ceux qui refuse ront de nous donner cette \nsatisfaction. \u00bb \n \nSire, continua Schehera zade, les trois calenders, le calife, le grand \nvizir Giafar, l\u2019eunuque Mesrour et le porteur \u00e9taient tous au milieu de \nla salle, assis sur le tapis de pied, en pr\u00e9sence des trois dames qui \n\u00e9taient sur le sofa, et des esclaves pr\u00eats \u00e0 ex\u00e9cuter tous les ordres \nqu\u2019elles voudraient leur donner. \n \nLe porteur, ayant compris qu\u2019il ne s\u2019agissait que de raconter son \nhistoire pour se d\u00e9livrer d\u2019un si grand danger, prit la parole le premier, \net dit : \u00ab Madame, vous savez d\u00e9j\u00e0 mon histoire et le sujet qui m\u2019a \namen\u00e9 chez vous. Ainsi, ce que j\u2019 ai \u00e0 vous raconter sera bient\u00f4t \nachev\u00e9. Madame votre s\u0153ur que voil\u00e0 m\u2019a pris ce matin \u00e0 la place, o\u00f9, \nen qualit\u00e9 de porteur, j\u2019attendais que quelqu\u2019un m\u2019employ\u00e2t et me f\u00eet \ngagner ma vie. Je l\u2019ai suivie chez un marchand de vin, chez un \nvendeur d\u2019herbes, chez un vendeur d\u2019or anges, de limons et de citrons ; \npuis chez un vendeur d\u2019amandes, de noix, de noisettes et d\u2019autres fruits ; ensuite chez un confiseur et chez un droguiste ; de chez le \ndroguiste, mon panier sur la t\u00eate et charg\u00e9 autant que je le pouvais \n\u00eatre, je suis venu jusque chez vous, o\u00f9 vous avez eu la bont\u00e9 de me \nsouffrir jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent. C\u2019est une gr\u00e2ce dont je me souviendrai \n\u00e9ternellement. Voil\u00e0 mon histoire. \u00bb \n \nQuand le porteur eut achev\u00e9, Zob\u00e9id e satisfaite lui dit : \u00ab Sauve-toi, \nmarche, que nous ne te voyions plus . \u2014 Madame, reprit le porteur, je Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 141 \n \n \n \nvous supplie de me perm ettre encore de demeur er. Il ne serait pas \njuste qu\u2019apr\u00e8s avoir donn\u00e9 aux au tres le plaisir d\u2019entendre mon \nhistoire, je n\u2019eusse pas aussi celui d\u2019 \u00e9couter la leur. \u00bb En disant cela, il \nprit place sur un bout du sofa, fort j oyeux de se voir hors d\u2019un p\u00e9ril \nqui l\u2019avait tant alarm\u00e9. Apr\u00e8s lui, un des trois calenders prenant la \nparole, et s\u2019adressant \u00e0 Zob\u00e9ide, comme \u00e0 la principale des trois \ndames, et comme \u00e0 celle qui lui avait command\u00e9 de parler, commen\u00e7a \nainsi son histoire Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 142 \n \n \n \n \n \nHistoire du premier Calender, \nfils de Roi \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nMadame, pour vous appre ndre pourquoi j\u2019ai perdu mon \u0153il droit, et la \nraison qui m\u2019a oblig\u00e9 de prendre l\u2019habit de calender, je vous dirai que je suis n\u00e9 fils de roi. Le roi mon p\u00e8re avait un fr\u00e8re, qui r\u00e9gnait \ncomme lui dans un \u00e9tat voisin. Ce fr\u00e8 re eut deux enfants, un prince et \nune princesse ; et le prince et mo i nous \u00e9tions \u00e0 peu pr\u00e8s du m\u00eame \n\u00e2ge. \n \nLorsque j\u2019eus fait tous mes exercice s, et que le roi mon p\u00e8re m\u2019eut \ndonn\u00e9 une libert\u00e9 honn\u00eate, j\u2019allais r\u00e9 guli\u00e8rement chaque ann\u00e9e voir le \nroi mon oncle, et je demeurais \u00e0 sa cour un mois ou deux, apr\u00e8s quoi \nje me rendais aupr\u00e8s du roi mon p\u00e8re. Ces voya ges nous donn\u00e8rent \nune occasion, au prince mon cousin et \u00e0 moi, de cont racter ensemble \nune amiti\u00e9 tr\u00e8s forte et tr\u00e8s particuli\u00e8 re. La derni\u00e8re fois que je le vis, \nil me re\u00e7ut avec de plus grandes d\u00e9monstrations de tendresse qu\u2019il \nn\u2019avait fait encore, et voulant un jour me r\u00e9galer, il fit pour cela des \npr\u00e9paratifs extraordinaires. Nous f\u00fbmes longtemps \u00e0 table, et apr\u00e8s \nque nous e\u00fbmes bien soup\u00e9 tous deux : \u00ab Mon cousin, me dit-il, vous \nne devineriez jamais \u00e0 quoi je me suis occup\u00e9 depuis votre dernier \nvoyage. Il y a un an qu\u2019apr\u00e8s votre d\u00e9part je mis un grand nombre \nd\u2019ouvriers en besogne pour un dessein que je m\u00e9dite. J\u2019ai fait faire un \n\u00e9difice qui est achev\u00e9, et on y peut loger pr\u00e9sentement ; vous ne serez \npas f\u00e2ch\u00e9 de le voir ; mais il faut auparavant que vous me fassiez \nserment de me garder le secret et la fid\u00e9lit\u00e9 : ce sont deux choses que \nj\u2019exige de vous. \u00bb \n \nL\u2019amiti\u00e9 et la familiarit\u00e9 qui \u00e9taien t entre nous ne me permettant pas \nde lui rien refuser, je fis sans h\u00e9 siter un serment tel qu\u2019il le souhaitait ; \nalors il me dit : \u00ab Attendez-moi ici, je suis \u00e0 vous dans un moment. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 143 \n \n \n \nEn effet, il ne tarda pa s \u00e0 revenir, et je le vis entrer avec une dame \nd\u2019une beaut\u00e9 singuli\u00e8re et magnifique ment habill\u00e9e. Il ne me dit pas \nqui elle \u00e9tait, et je ne crus pa s devoir m\u2019en informer. Nous nous \nrem\u00eemes \u00e0 table avec la dame, et nous y demeur\u00e2mes encore quelque \ntemps en nous entretenant de choses indiff\u00e9rentes, et en buvant des \nrasades \u00e0 la sant\u00e9 l\u2019un de l\u2019autre. Apr\u00e8s cela, le prince me dit : \u00ab Mon \ncousin, nous n\u2019avons pas de temp s \u00e0 perdre ; obligez-moi d\u2019emmener \navec vous cette dame, et de la condu ire d\u2019un tel c\u00f4t\u00e9, \u00e0 un endroit o\u00f9 \nvous verrez un tombeau en d\u00f4me nouvellement b\u00e2ti. Vous le \nreconna\u00eetrez ais\u00e9ment ; la porte es t ouverte : entrez-y ensemble et \nm\u2019attendez. Je m\u2019y rendrai bient\u00f4t. \u00bb \n \nFid\u00e8le \u00e0 mon serment, je n\u2019en voulus pas savoir davantage. Je \npr\u00e9sentai la main \u00e0 la dame, et, au moyen de renseignements que le \nprince mon cousin m\u2019avait donn\u00e9s, je la conduisis heureusement au \nclair de lune, sans m\u2019\u00e9garer. A pe ine f\u00fbmes-nous arriv\u00e9s au tombeau, \nque nous v\u00eemes para\u00eetre le prince, qui nous suivait, charg\u00e9 d\u2019une petite \ncruche pleine d\u2019eau, d\u2019une houe et d\u2019un petit sac o\u00f9 il y avait du \npl\u00e2tre. \n \nLa houe lui servit \u00e0 d\u00e9molir le s\u00e9 pulcre vide qui \u00e9tait au milieu du \ntombeau ; il \u00f4ta les pierres l\u2019une ap r\u00e8s l\u2019autre, et les rangea dans un \ncoin. Quand il les eut toutes \u00f4t\u00e9es, il creusa la terre, et je vis une \ntrappe qui \u00e9tait sous le s\u00e9pulcre. Il la leva, et au-dessous j\u2019aper\u00e7us le \nhaut d\u2019un escalier en lima\u00e7on. Alors mon cousin s\u2019adressant \u00e0 la dame, lui dit : \u00ab Madame, voil\u00e0 par o\u00f9 l\u2019on se rend au lieu dont je vous ai parl\u00e9. \u00bb La dame, \u00e0 ces mots, s\u2019approcha et descendit, et le \nprince se mit en devoir de la suivre ; mais se retourna nt auparavant de \nmon c\u00f4t\u00e9 : \u00ab Mon cousin, me dit-il, je vous suis infiniment oblig\u00e9 de \nla peine que vous avez prise ; je vous en remercie : adieu.Mon cher \ncousin, m\u2019\u00e9criai-je, qu\u2019est-ce que t out cela signifie ? Que cela vous \nsuffise, ne r\u00e9pondit-il ; vous pouvez reprendre le chemin par o\u00f9 vous \n\u00eates venu. \u00bb \n \nJe ne pus tirer autre chose du prin ce mon cousin, et je fus oblig\u00e9 de \nprendre conga de lui. En m\u2019en ret ournant au palais du roi mon oncle, \nles vapeurs du vin me montaient \u00e0 la t\u00eate. Je ne laissai pas n\u00e9anmoins Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 144 \n \n \n \nde gagner mon appartemen t et de me coucher. Le lendemain, \u00e0 mon \nr\u00e9veil, faisant r\u00e9flexion sur ce qui m\u2019\u00e9t ait arriv\u00e9 la nuit, et apr\u00e8s avoir \nrappel\u00e9 toutes les circonstances d\u2019 une aventure si singuli\u00e8re, il me \nsembla que c\u2019\u00e9tait un songe. Pr\u00e9ve nu de cette pens\u00e9e, j\u2019envoyai savoir \nsi le prince mon cousin \u00e9tait en \u00e9t at d\u2019\u00eatre Mais lorsqu\u2019on me rapporta \nqu\u2019il n\u2019avait pas couch\u00e9 chez lui, qu\u2019on ne savait ce qu\u2019il \u00e9tait devenu \net qu\u2019on en \u00e9tait fort en peine, je jugeai bien que l\u2019\u00e9trange \u00e9v\u00e9nement \ndu tombeau n\u2019\u00e9tait que trop v\u00e9ritable. J\u2019en fus vivement afflig\u00e9, et, me \nd\u00e9robant \u00e0 tout le monde, je me rendis secr\u00e8tement au cimeti\u00e8re \npublic, o\u00f9 il y avait une infinit\u00e9 de tombeaux semblables \u00e0 celui que \nj\u2019avais vu. Je passai la journ\u00e9e \u00e0 les consid\u00e9rer l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre ; \nmais je ne pus d\u00e9m\u00ealer celui que je cherchais, et je fis, durant quatre jours, la m\u00eame recherche inutilement. \n \nIl faut savoir que, pendant ce temps-l\u00e0, le roi mon oncle \u00e9tait absent. Il \ny avait plusieurs jours qu\u2019il \u00e9ta it \u00e0 la chasse. Je m\u2019ennuyai de \nl\u2019attendre, et apr\u00e8s avoi r pri\u00e9 ses ministres de lui faire mes excuses \u00e0 \nson retour, je partis de son palais pour me re ndre \u00e0 la cour de mon \np\u00e8re, dont je n\u2019avais pas coutume d\u2019\u00eatre \u00e9loign\u00e9 si longtemps. Je laissai les ministres du roi mon onc le fort en peine d\u2019apprendre ce \nqu\u2019\u00e9tait devenu le prince mon cousin . Mais, pour ne pas violer le \nserment que j\u2019avais fait de lui garder le secret, je n\u2019osai les tirer \nd\u2019inqui\u00e9tude, et ne voulus rien leur communiquer de ce que je savais. \n \nJ\u2019arrivai \u00e0 la capitale o\u00f9 le roi mon p\u00e8re faisait sa r\u00e9sidence, et, contre \nl\u2019ordinaire, je trouvai \u00e0 la porte de son palais une grosse garde, dont je \nfus environn\u00e9 en entrant. J\u2019en demanda i la raison, et l\u2019officier, prenant \nla parole, me r\u00e9pondit : \u00ab Prince, l\u2019 arm\u00e9e a reconnu le grand vizir \u00e0 la \nplace du roi votre p\u00e8re, qui n\u2019est plus, et je vous arr\u00eate prisonnier de la \npart du nouveau roi. \u00bb A ces mots, les gardes se saisirent de moi et me \nconduisirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma surp rise et de ma \ndouleur. \n \nCe rebelle vizir avait c on\u00e7u pour moi une forte ha ine, qu\u2019il nourrissait \ndepuis longtemps. En voici le sujet : dans ma plus tendre jeunesse, \nj\u2019aimais \u00e0 tirer de l\u2019arbal\u00e8te ; j\u2019en tenais une un jour au haut du palais sur la terrasse, et je me divertissais \u00e0 en tirer. Il se pr\u00e9senta un oiseau Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 145 \n \n \n \ndevant moi, je le mirai, mais je le manquai, et la fl\u00e8che, par hasard, \nalla donner droit contre l\u2019\u0153il du vizir qui prenait l\u2019air sur la terrasse de \nsa maison, et le creva. Lorsque j\u2019a ppris ce malheur, j\u2019 en fis faire des \nexcuses au vizir, et je lui en fis mo i-m\u00eame ; mais il ne laissa pas d\u2019en \nconserver un vif ressentiment, dont il me donnait des marques quand \nl\u2019occasion s\u2019en pr\u00e9sentait. Il le f it \u00e9clater d\u2019une mani\u00e8re barbare quand \nil me vit en son pouvoir. Il vint \u00e0 moi comme un furieux sit\u00f4t qu\u2019il m\u2019aper\u00e7ut ; et enfon\u00e7ant ses doigts da ns mon \u0153il droit, il l\u2019arracha lui-\nm\u00eame. Voil\u00e0 par quelle aventure je suis borgne. \n \nMais l\u2019usurpateur, ne borna pas l\u00e0 sa cruaut\u00e9. Il me fit enfermer dans \nune caisse, et ordonna au bourreau de me porter en cet \u00e9tat fort loin du \npalais, et de m\u2019abandonner aux oisea ux de proie, apr\u00e8s m\u2019avoir coup\u00e9 \nla t\u00eate. Le bourreau, accompagn\u00e9 d\u2019un autre homme, monta \u00e0 cheval, \ncharg\u00e9 de la caisse, et s\u2019arr\u00eata da ns la campagne pour ex\u00e9cuter son \nordre. Mais je fis si bien par mes pri\u00e8res et par mes larmes, que \nj\u2019excitai sa compassion. \u00ab Allez, me dit-il, sortez promptement du \nroyaume, et gardez-vous bien d\u2019y re venir, car vous y rencontreriez \nvotre perte, et vous seriez cause de la mienne. \u00bb Je le remerciai de la \ngr\u00e2ce qu\u2019il me faisait, et je ne fus pa s plus t\u00f4t seul, que je me consolai \nd\u2019avoir perdu mon \u0153il, en songeant que j\u2019avais \u00e9vit\u00e9 un plus grand malheur. \n \nDans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 j\u2019\u00e9tais, je ne fais ais pas beaucoup de chemin. Je me \nretirais en des lieux \u00e9cart\u00e9s pendant le jour, et je marchais la nuit, \nautant que mes forces me le pouvaient permettre. J\u2019arrivai enfin dans \nles \u00c9tats du roi mon oncle, et je me rendis \u00e0 sa capitale. \n \nJe lui fis un long d\u00e9tail de la cause tragique de mon retour et du triste \n\u00e9tat o\u00f9 il me voyait. \u00ab H\u00e9las ! s\u2019\u00e9cria-t -il, n\u2019\u00e9tait-ce pas assez d\u2019avoir \nperdu mon fils ? fallait-il que j\u2019appri sse encore la mort d\u2019un fr\u00e8re qui \nm\u2019\u00e9tait cher, et que je vous visse da ns le d\u00e9plorable \u00e9tat o\u00f9 vous \u00eates \nr\u00e9duit ! \u00bb Il me marqua l\u2019inqui\u00e9tude o\u00f9 il \u00e9tait de n\u2019avoir re\u00e7u aucune \nnouvelle du prince son fils, quelque s perquisitions qu\u2019il en e\u00fbt fait \nfaire et quelque diligence qu\u2019il y e\u00fbt apport\u00e9e. Ce malheureux p\u00e8re \npleurait \u00e0 chaudes larmes en me pa rlant, et il me parut tellement \nafflig\u00e9 que je ne pus r\u00e9sister \u00e0 sa douleur. Quelque serment que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 146 \n \n \n \nj\u2019eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Je \nracontai au roi son p\u00e8re tout ce que je savais. Le roi m\u2019\u00e9couta avec \nquelque sorte de consolation, et quand j\u2019eus achev\u00e9 : \u00ab Mon neveu, \nme dit-il, le r\u00e9cit que vous ven ez de me faire me donne quelque \nesp\u00e9rance. J\u2019ai su que mon fils faisait b\u00e2tir ce tombeau, et je sais \u00e0 peu pr\u00e8s en quel endroit : avec l\u2019id\u00e9e qui vous en est rest\u00e9e, je me flatte \nque nous le trouverons. Mais puisqu\u2019il l\u2019a fait faire secr\u00e8tement, et \nqu\u2019il a exig\u00e9 de vous le secret, je suis d\u2019avis que nous l\u2019allions \nchercher tous deux seuls, pour \u00e9v iter l\u2019\u00e9clat. \u00bb Il avait une autre \nraison, qu\u2019il ne me disait pas, d\u2019en vouloir d\u00e9rober la connaissance \u00e0 \ntout le monde. C\u2019\u00e9tait une raison tr \u00e8s importante, comme la suite de \nmon discours le fera conna\u00eetre. \n \nNous nous d\u00e9guis\u00e2mes l\u2019un et l\u2019autre, et nous sort\u00eemes par une porte \ndu jardin qui ouvrait sur la campa gne. Nous f\u00fbmes assez heureux pour \ntrouver bient\u00f4t ce que nous cherchi ons. Je reconnus le tombeau, et \nj\u2019en eus d\u2019autant plus de joie que je l\u2019avais en vain cherch\u00e9 \nlongtemps. Nous y entr\u00e2mes, et trouv\u00e2mes la trappe de fer abattue sur \nl\u2019entr\u00e9e de l\u2019escalier. Nous e\u00fbmes de la peine \u00e0 la leve r, parce que le \nprince l\u2019avait scell\u00e9e en dedans avec le pl\u00e2tre et l\u2019eau dont j\u2019ai parl\u00e9 ; \nmais enfin nous la lev\u00e2mes. \n \nLe roi mon oncle descendit le pr emier. Je le suivis, et nous \ndescend\u00eemes environ cinquante degr\u00e9s . Quand nous f\u00fbmes au bas de \nl\u2019escalier, nous nous trouv\u00e2mes da ns une esp\u00e8ce d\u2019antichambre, \nremplie d\u2019une fum\u00e9e \u00e9paisse et de mauvaise odeur, et dont la lumi\u00e8re \nque rendait un tr\u00e8s beau lustre \u00e9tait obscurcie. \n \nDe cette antichambre, nous pass\u00e2mes dans une chambre fort grande, \nsoutenue de grosses colonnes, et \u00e9cla ir\u00e9e de plusieurs autres lustres. Il \ny avait une citerne au milieu, et l\u2019on voyait plusieurs sortes de provisions de bouche rang\u00e9es d\u2019un c\u00f4t\u00e9. Nous f\u00fbmes assez surpris de n\u2019y voir personne. Il y avait en fa ce un sofa assez \u00e9lev\u00e9, o\u00f9 l\u2019on \nmontait par quelques degr\u00e9s, et au-d essus duquel parai ssait un lit fort \nlarge, et dont les rideaux \u00e9taient fe rm\u00e9s. Le roi monta, et les ayant \nouverts, il aper\u00e7ut le prince son fils et la dame couch\u00e9s ensemble, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 147 \n \n \n \nmais br\u00fbl\u00e9s et chang\u00e9s en charbon, comme si on les e\u00fbt jet\u00e9s dans un \ngrand feu, et qu\u2019on les en e\u00fbt reti r\u00e9s avant qu\u2019ils fussent consum\u00e9s. \n \nCe qui me surprit plus que toute au tre chose, c\u2019est qu\u2019\u00e0 ce spectacle, \nqui faisait horreur, le roi mon oncle, au lieu de t\u00e9moigner de \nl\u2019affliction en voyant le prince son fils dans un \u00e9tat si affreux, lui \ncracha au visage en lui disant d\u2019 un air indign\u00e9 : \u00ab Voil\u00e0 quel est le \nch\u00e2timent de ce monde ; mais celui de l\u2019autre durera \u00e9ternellement. \u00bb \nIl ne se contenta pas d\u2019avoir pronon c\u00e9 ces paroles, il se d\u00e9chaussa, et \ndonna sur la joue de son fils un grand coup de sa pantoufle. \n \nJe ne puis vous exprimer, madame, quel fut mon \u00e9tonnement, lorsque je vis le roi mon oncle maltraiter ains i le prince son fils apr\u00e8s sa mort. \n\u00ab Sire, lui dis-je, quelque douleur qu\u2019un objet si funeste soit capable \nde me causer, je ne laisse pas de la suspendre pour demander \u00e0 Votre \nMajest\u00e9 quel crime peut avoir comm is le prince mon cousin, pour \nm\u00e9riter que vous traitiez ainsi son cadavre. \u2014 Mon neveu, me \nr\u00e9pondit le roi, je vous dirai que mon fils, in digne de porter ce nom, \naima sa s\u0153ur d\u00e8s ses premi\u00e8res a nn\u00e9es, et que sa s\u0153ur l\u2019aima de \nm\u00eame. Je ne m\u2019opposai point \u00e0 leur amiti\u00e9 naissante, parce que je ne \npr\u00e9voyais pas le mal qui en pourrait arriver. Et qui aurait pu le \npr\u00e9voir ? Cette tendresse augmenta avec l\u2019\u00e2ge, et parvint \u00e0 un point, \nque j\u2019en craignis enfin la suite. J\u2019y apportai alors le rem\u00e8de qui \u00e9tait \nen mon pouvoir. Je ne me contenta i pas de prendre mon fils en \nparticulier, et de lui faire une fo rte r\u00e9primande, en lui repr\u00e9sentant \nl\u2019horreur de la passion dans laquelle il s\u2019e ngageait, et la honte \n\u00e9ternelle dont il allait couvrir ma famille, s\u2019il persistait dans des \nsentiments si criminels ; je repr\u00e9sentai ces m\u00eames choses \u00e0 ma fille, et \nje la renfermai de sorte qu\u2019elle n\u2019e\u00fbt plus de communication avec son \nfr\u00e8re. Mais la malheureuse avait aval \u00e9 le poison, et tous les obstacles \nque put mettre ma prudence \u00e0 leur am our ne servirent qu\u2019\u00e0 l\u2019irriter. \nMon fils, persuad\u00e9 que sa s\u0153ur \u00e9tait toujours la m\u00eame pour lui, sous pr\u00e9texte de se faire b\u00e2tir un to mbeau, fit pr\u00e9parer cette demeure \nsouterraine, dans l\u2019esp\u00e9rance de trouver un jour l\u2019occasion d\u2019enlever \nle coupable objet de sa flamme, et de l\u2019amener ici. Il a choisi le temps \nde mon absence pour forcer la retraite o\u00f9 \u00e9tait sa s\u0153ur ; et c\u2019est une \ncirconstance que mon hon neur ne m\u2019a pas perm is de publier. Apr\u00e8s Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 148 \n \n \n \nune action si condamnable, il s\u2019est venu renfermer avec elle dans ce \nlieu, qu\u2019il a muni, comme vous voyez, de toutes sortes de provisions, \nafin d\u2019y pouvoir jouir longtemps de ces d\u00e9testables amours, qui \ndoivent faire horreur \u00e0 tout le monde. Mais Dieu n\u2019a pas voulu souffrir cette abomination, et les a justement ch\u00e2ti\u00e9s l\u2019un et l\u2019autre. \u00bb \nIl fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je m\u00ealai mes larmes \navec les siennes. \n \nQuelque temps apr\u00e8s, il jeta les yeux sur moi. \u00ab Mais, mon cher \nneveu, reprit-il en, m\u2019embrassant, si je perds un indigne fils, je \nretrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu\u2019il \noccupait. \u00bb Les r\u00e9flexions qu\u2019il fit en core sur la triste fin du prince et \nde la princesse sa fille nous arrach\u00e8rent de nouvelles larmes. \n \nNous remont\u00e2mes par le m\u00eame escalie r, et sort\u00eemes enfin de ce lieu \nfuneste. Nous abaiss\u00e2mes la trappe de fer, et la couvr\u00eemes de terre et \ndes mat\u00e9riaux dont le s\u00e9pulcre avait \u00e9t\u00e9 b\u00e2ti, afin de cacher, autant \nqu\u2019il nous \u00e9tait possible, un effet si terrible de la col\u00e8re de Dieu. \n \nIl n\u2019y avait pas longtemps que nous \u00e9 tions de retour au palais, sans \nque personne se f\u00fbt aper\u00e7u de not re absence, lorsque nous entend\u00eemes \nun bruit confus de trompettes, de timbales, de tambours et d\u2019autres \ninstruments de guerre. Une poussi\u00e8re \u00e9paisse, dont l\u2019air \u00e9tait obscurci, \nnous apprit bient\u00f4t ce que c\u2019\u00e9tait, et nous annon\u00e7a l\u2019arriv\u00e9e d\u2019une \narm\u00e9e formidable. C\u2019\u00e9tait le m\u00eame vi zir qui avait d\u00e9tr \u00f4n\u00e9 mon p\u00e8re et \nusurp\u00e9 ses \u00c9tats, qui venait pour s\u2019emparer aussi de ceux du roi mon oncle, avec des troupes innombrables. \n \nCe prince, qui n\u2019avait alors que sa garde ordinaire, ne put r\u00e9sister \u00e0 tant d\u2019ennemis. Ils investirent la v ille ; et comme les portes leur furent \nouvertes sans r\u00e9sistance, ils eurent peu de peine \u00e0 s\u2019en rendre ma\u00eetres. Ils n\u2019en eurent pas davantage \u00e0 p\u00e9n\u00e9 trer jusqu\u2019au palais du roi mon \noncle, qui se mit en d\u00e9fense ; ma is il fut tu\u00e9, apr\u00e8s avoir vendu \nch\u00e8rement sa vie. De mon c\u00f4t\u00e9, je combattis quelque temps ; mais \nvoyant bien qu\u2019il fallait c\u00e9der \u00e0 la fo rce, je songeai \u00e0 me retirer, et \nj\u2019eus le bonheur de me sauver par des d\u00e9tours, et de me rendre chez \nun officier du roi, dont la fid\u00e9lit\u00e9 m\u2019\u00e9tait connue. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 149 \n \n \n \n \nAccabl\u00e9 de douleur, pers\u00e9cut\u00e9 par la fortune, j\u2019eus recours \u00e0 un \nstratag\u00e8me, qui \u00e9tait la seule re ssource qui me restait pour me \nconserver la vie. Je me fis raser la barbe et les sourcils et ayant pris \nl\u2019habit de calender, je sortis de la ville sans que personne me reconn\u00fbt. \nApr\u00e8s cela, il me fut ais\u00e9 de m\u2019\u00e9l oigner du royaume du roi mon oncle, \nen marchant par des chemins \u00e9cart\u00e9s. J\u2019\u00e9vitai de passer par les villes, \njusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019\u00e9tant arriv\u00e9 dans l\u2019empire du puissant commandeur des \ncroyants 20, le glorieux et renomm\u00e9 cal ife Haroun-al-Raschid, je \ncessai de craindre. Alors, me consu ltant sur ce que j\u2019avais \u00e0 faire, je \npris la r\u00e9solution de venir \u00e0 Bagda d me jeter aux pieds de ce grand \nmonarque, dont on vante partout la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. \u00ab Je le toucherai, \ndisais-je, par le r\u00e9cit d\u2019une histoire aussi surprenante que la mienne ; il \naura piti\u00e9, sans doute, d\u2019un malheure ux prince, et je n\u2019implorerai pas \nvainement son appui. \u00bb \n \nEnfin, apr\u00e8s un voyage de plusieurs mo is, je suis arriv\u00e9 aujourd\u2019hui \u00e0 \nla porte de cette ville ; j\u2019y suis entr \u00e9 sur la fin du jour ; et m\u2019\u00e9tant un \npeu arr\u00eat\u00e9 pour reprendr e mes esprits, et d\u00e9lib\u00e9rer de quel c\u00f4t\u00e9 je \ntournerai mes pas, cet autre calende r que voici pr\u00e8s de moi arriva \naussi en voyageur. Il me salue, je le salue de m\u00eame. \u00ab A vous voir, lui \ndis-je, vous \u00eates \u00e9tranger comme moi. \u00bb Il me r\u00e9pond que je ne me \ntrompe pas. Dans le moment qu\u2019il me fait cette r\u00e9ponse, le troisi\u00e8me \ncalender que vous voyez survient. Il nous salue, et fait conna\u00eetre qu\u2019il \nest aussi \u00e9tranger et nouveau ve nu \u00e0 Bagdad. Comme fr\u00e8res, nous \nnous joignons ensemble, et nous r\u00e9solvons de ne nous pas s\u00e9parer. \n \nCependant il \u00e9tait tard, et nous ne sa vions o\u00f9 aller loge r dans une ville \no\u00f9 nous n\u2019avions aucune habitude, et o\u00f9 nous n\u2019\u00e9tions jamais venus. \nMais notre bonne fortune nous ayant conduits devant votre porte, nous \navons pris la libert\u00e9 de frapper ; vous nous avez re\u00e7us avec tant de \ncharit\u00e9 et de bont\u00e9, que nous ne pouvons assez vous en remercier. \nVoil\u00e0, madame, ajouta-t-il, ce que vous m\u2019avez command\u00e9 de vous \nraconter, pourquoi j\u2019ai perdu mon \u0153 il droit, pourquoi j\u2019ai la barbe et \nles sourcils ras, et pourquoi je suis en ce moment chez vous. \n \n20 Titre des califes. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 150 \n \n \n \n \n\u00ab C\u2019est assez, dit Zob\u00e9ide, nous sommes contentes : retirez-vous o\u00f9 il \nvous plaira. \u00bb Le calender s\u2019en excu sa, et supplia la dame de lui \npermettre de demeurer, pour avoir la satisfaction d\u2019entendre l\u2019histoire \nde ses deux confr\u00e8res, qu\u2019il ne pouvait, disait-il, abandonner \nhonn\u00eatement, et celle des trois autr es personnes de la compagnie. \n \nL\u2019histoire du premier calender parut \u00e9trange \u00e0 toute la compagnie, et \nparticuli\u00e8rement au calife. La pr\u00e9s ence des esclaves avec leur sabre \u00e0 \nla main ne l\u2019emp\u00eacha pas de dire tout bas au vizir : \u00ab Depuis que je \nme connais, j\u2019ai bien entendu des hist oires, mais je n\u2019ai jamais rien \nou\u00ef qui approch\u00e2t de celle de ce calender. \u00bb Penda nt qu\u2019il parlait ainsi, \nle second calender prit la parole , et s\u2019adressant \u00e0 Zob\u00e9ide : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 151 \n \n \n \n \n \nHistoire du second Calender, \nfils de Roi \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nMadame, dit-il, pour ob\u00e9ir \u00e0 votr e commandement, et vous apprendre \npar quelle \u00e9trange aventure je suis devenu borgne de l\u2019\u0153il droit, il faut \nque je vous conte toute l\u2019histoire de ma vie. \n \nJ\u2019\u00e9tais \u00e0 peine hors de l\u2019enfance, que le roi mon p\u00e8re (car vous saurez, \nmadame, que je suis n\u00e9 prince), re marquant en moi beaucoup d\u2019esprit, \nn\u2019\u00e9pargna rien pour le cultiver. Il appela aupr\u00e8s de moi tout ce qu\u2019il y avait dans ses \u00c9tats de gens qui exce llaient dans les sc iences et dans \nles beaux-arts. Je ne sus pas plus t\u00f4t lire et \u00e9crire, que j\u2019appris par \nc\u0153ur l\u2019Alcoran tout entier, ce liv re admirable, qui contient le \nfondement, les pr\u00e9ceptes et la r\u00e8gle de notre religion. Et afin de m\u2019en \ninstruire \u00e0 fond, je lus les ouvrages des auteurs les plus approuv\u00e9s, et \nqui l\u2019ont \u00e9clairci par leurs commentai res. J\u2019ajoutai \u00e0 cette lecture la \nconnaissance de toutes les traditions recueillies de la bouche de nos \nproph\u00e8tes par les grands hommes ses contemporain s. Je ne me \ncontentai pas de ne rien ignorer de tout ce qui regardait notre religion, \nje me fis une \u00e9tude par ticuli\u00e8re de nos histoire s ; je me perfectionnai \ndans les belles-lettres, dans la lecture de nos po\u00e8tes, dans la \nversification. Je m\u2019attachai \u00e0 la g\u00e9ographie, \u00e0 la chronologie, et \u00e0 \nparler purement notre langue, sans toutefois n\u00e9gliger aucun des \nexercices qui conviennent \u00e0 un prince. Mais une chose que j\u2019aimais beaucoup, et \u00e0 quoi je r\u00e9ussissais pr incipalement, c\u2019\u00e9tait \u00e0 former les \ncaract\u00e8res de notre langue arabe. J\u2019y fis tant de progr\u00e8s, que je \nsurpassai tous les ma\u00eetres \u00e9crivains de notre royaume qui s\u2019\u00e9taient \nacquis le plus de r\u00e9putation. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 152 \n \n \n \nLa renomm\u00e9e me fit plus d\u2019honneur qu e je le m\u00e9ritais. Elle ne se \ncontenta pas de semer le bruit de mes talents dans les \u00c9tats du roi mon p\u00e8re, elle le porta jusqu\u2019\u00e0 la cour des Indes, dont le puissant \nmonarque, curieux de me voir, envoya un ambassa deur avec de riches \npr\u00e9sents, pour me demander \u00e0 mon p\u00e8re, qui fut ravi de cette \nambassade pour plusieurs raisons. Il \u00e9tait persuad\u00e9 que rien ne \nconvenait mieux \u00e0 un prince de m on \u00e2ge que de voyager dans les \ncours \u00e9trang\u00e8res ; et d\u2019ailleurs il \u00e9tait bien aise de s\u2019attirer l\u2019amiti\u00e9 du \nsultan des Indes. Je partis donc avec l\u2019ambassadeur, mais avec peu \nd\u2019\u00e9quipage, \u00e0 cause de la longueur et de la difficult\u00e9 des chemins. \n \nIl y avait un mois que nous \u00e9 tions en marche, lorsque nous \nd\u00e9couvr\u00eemes de loin un gros nuage de poussi\u00e8re, sous lequel nous \nv\u00eemes bient\u00f4t para\u00eetre cinquante cava liers bien arm\u00e9s. C\u2019\u00e9taient des \nvoleurs qui venaient \u00e0 nous au grand galop. \n \nComme nous avions dix chevaux ch arg\u00e9s de notre bagage et des \npr\u00e9sents que je devais faire au sultan des Indes, de la part du roi mon \np\u00e8re, et que nous \u00e9tions peu de monde, vous jugez bien que ces \nvoleurs ne manqu\u00e8rent pa s de venir \u00e0 nous hardiment. N\u2019\u00e9tant pas en \n\u00e9tat de repousser la force par la fo rce, nous leur d\u00eeme s que nous \u00e9tions \ndes ambassadeurs du sultan des Indes, et que nous esp\u00e9rions qu\u2019ils ne \nferaient rien contre le respect qu\u2019 ils lui devaient. Nous cr\u00fbmes sauver \npar l\u00e0 notre \u00e9quipage et nos vies ; mais les voleurs nous r\u00e9pondirent \ninsolemment : \u00ab Pourquoi voulez-vous que nous respections le sultan \nvotre ma\u00eetre ? Nous ne sommes pas ses sujets ; nous ne sommes pas \nm\u00eame sur ses terres. \u00bb En achevant ces paroles, ils nous envelopp\u00e8rent \net nous attaqu\u00e8rent. Je me d\u00e9fendis le plus longtemps qu\u2019il me fut \npossible ; mais me sentant bless\u00e9 , et voyant que l\u2019ambassadeur, ses \ngens et les miens, avaient tous \u00e9t\u00e9 jet\u00e9s par terre, je profitai du reste \ndes forces de mon cheval, qui avait \u00e9t\u00e9 aussi fort bless\u00e9, et je \nm\u2019\u00e9loignai d\u2019eux. Je le poussai tant qu\u2019il put me porter ; mais venant \ntout \u00e0 coup \u00e0 manquer sous moi, il tomba roide mort de lassitude et du sang qu\u2019il avait perdu. Je me d\u00e9barrassai de lui assez vite ; et \nremarquant que personne ne me poursuivait, je jugeai que les voleurs \nn\u2019avaient pas voulu s\u2019\u00e9carter du butin qu\u2019ils avaient fait. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 153 \n \n \n \nMe voil\u00e0 donc seul, bless\u00e9, destitu\u00e9 de tout secours, dans un pays qui \nm\u2019\u00e9tait inconnu. Je n\u2019osai reprendr e le grand chemin, de peur de \nretomber entre les mains de ces vol eurs. Apr\u00e8s avoir band\u00e9 ma plaie, \nqui n\u2019\u00e9tait pas dangereuse, je marchai le reste du jour, et j\u2019arrivai au \npied d\u2019une montagne, o\u00f9 j\u2019aper\u00e7us \u00e0 mi-c\u00f4te l\u2019ouverture d\u2019une grotte ; \nj\u2019y entrai et j\u2019y passai la nuit un peu tranquillement, apr\u00e8s avoir \nmang\u00e9 quelques fruits que j\u2019av ais cueillis en mon chemin. \n \nJe continuai de marche r le lendemain et les jours suivants, sans \ntrouver d\u2019endroit o\u00f9 m\u2019a rr\u00eater. Mais au bout d\u2019 un mois, je d\u00e9couvris \nune grande ville tr\u00e8s peupl\u00e9e et situ \u00e9e d\u2019autant plus avantageusement, \nqu\u2019elle \u00e9tait arros\u00e9e, aux environs, par plusieurs rivi\u00e8res, et qu\u2019il y \nr\u00e9gnait un printemps perp\u00e9tuel. Les objets agr\u00e9ables qui se pr\u00e9sent\u00e8rent alors \u00e0 mes yeux me caus \u00e8rent de la joie, et suspendirent \npour quelques moments la tristesse mo rtelle o\u00f9 j\u2019\u00e9tais de me voir en \nl\u2019\u00e9tat o\u00f9 e me trouvais. J\u2019avais le vi sage, les mains et les pieds d\u2019une \ncouleur basan\u00e9e, car le soleil me les avait br\u00fbl\u00e9s ; \u00e0 force de marcher, \nma chaussure s\u2019\u00e9tait us\u00e9e, et j\u2019av ais \u00e9t\u00e9 r\u00e9duit \u00e0 marcher nu-pieds ; \noutre cela, mes habits \u00e9t aient tout en lambeaux. \n \nJ\u2019entrai dans la ville pour prendr e langue, et m\u2019informer du lieu o\u00f9 \nj\u2019\u00e9tais ; je m\u2019adressai \u00e0 un tailleur qui travaillait \u00e0 sa boutique. A ma \njeunesse, et \u00e0 mon air qui marquait autre chose que je ne paraissais, il me fit asseoir pr\u00e8s de lui. Il me de manda qui j\u2019\u00e9tais, d\u2019o\u00f9 je venais et \nce qui m\u2019avait amen\u00e9. Je ne lui d\u00e9gu isai rien de tout ce qui m\u2019\u00e9tait \narriv\u00e9, et ne fis pas m\u00eame difficult\u00e9 de lui d\u00e9couvrir ma condition. Le \ntailleur m\u2019\u00e9couta avec attention ; ma is lorsque j\u2019eus achev\u00e9 de parler, \nau lieu de me donner de la consol ation, il augmenta mes chagrins. \n\u00ab Gardez-vous bien, me dit-il, de faire confidence \u00e0 personne de ce \nque vous venez de m\u2019apprendre ; car le prince qui r\u00e8gne en ces lieux \nest le plus grand ennemi qu\u2019ait le roi votre p\u00e8re, et il vous ferait sans \ndoute quelque outrage, s\u2019il \u00e9tait info rm\u00e9 de votre arriv\u00e9e en cette \nville. \u00bb Je ne doutai point de la sinc\u00e9rit\u00e9 du tailleur, quand il m\u2019eut \nnomm\u00e9 le prince. Mais comme l\u2019inim iti\u00e9 qui est entre mon p\u00e8re et lui \nn\u2019a pas de rapport avec mes aventu res, vous trouverez bon, madame, \nque je le passe sous silence. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 154 \n \n \n \n Je remerciai le tailleur de l\u2019avis qu\u2019il me donnait, et lui t\u00e9moignai que \nje m\u2019en remettais enti\u00e8rement \u00e0 ses bons conseils, et que je \nn\u2019oublierais jamais le plaisir qu\u2019il me ferait. Comme il jugea que je ne \ndevais pas manquer d\u2019app\u00e9 tit, il me fit apporter \u00e0 manger, et m\u2019offrit \nm\u00eame un logement chez lui ; ce que j\u2019acceptai. \n \nQuelques jours apr\u00e8s mon arriv\u00e9e, re marquant que j\u2019\u00e9tais assez remis \nde la fatigue du long et p\u00e9nible voyage que je venais de faite, et \nn\u2019ignorant pas que la plupart de s princes de notre religion, par \npr\u00e9caution contre les revers de la fortune, apprennent quelque art ou \nquelque m\u00e9tier, pour s\u2019en servir en cas de besoin, il me demanda si \nj\u2019en savais quelqu\u2019un dont je pu sse vivre sans \u00eatre \u00e0 charge \u00e0 \npersonne. Je lui r\u00e9pondis que je savais l\u2019un et l\u2019autre droit, que j\u2019\u00e9tais \ngrammairien-po\u00e8te, et surtout que j\u2019\u00e9crivais parfaitement bien. \u00ab Avec tout ce que vous venez de dire, r\u00e9 pliqua-t-il, vous ne gagnerez pas \ndans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain ; rien n\u2019est ici \nplus inutile que ces sortes de connaissances. Si vous voulez suivre mon conseil, ajouta-t-il, vous pre ndrez un habit court ; et comme vous \nme paraissez robuste et d\u2019une bonne constitution, vous irez dans la \nfor\u00eat prochaine faire du bois \u00e0 br\u00fbler ; vous viendrez l\u2019exposer en \nvente \u00e0 la place, et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu, \ndont vous vivrez ind\u00e9pendamment de personne. Par ce moyen, vous \nvous mettrez en \u00e9tat d\u2019attendre que le ciel vous soit favorable, et qu\u2019il \ndissipe le nuage de mauvaise fortun e qui traverse le bonheur de votre \nvie, et vous oblige \u00e0 ca cher votre naissance. Je me charge de vous \nfaire trouver une corde et une cogn\u00e9e. \n \nLa crainte d\u2019\u00eatre reconnu et la n\u00e9cessit\u00e9 de vivre me d\u00e9termin\u00e8rent \u00e0 prendre ce parti, malgr\u00e9 la bassesse et la peine qui y \u00e9taient attach\u00e9es. \nD\u00e8s le jour suivant, le tailleur m\u2019 acheta une cogn\u00e9e et une corde, avec \nun habit court ; et, me recommanda nt \u00e0 de pauvres habitants qui \ngagnaient leur vie de la m\u00eame mani \u00e8re, il les pria de me mener avec \neux. Ils me conduisirent \u00e0 la for\u00ea t, et, d\u00e8s le premier jour, j\u2019en \nrapportai sur ma t\u00eate une grosse charge de bois, que je vendis une \ndemi-pi\u00e8ce de monnaie d\u2019or du pays ; car quoique la for\u00eat ne f\u00fbt pas \n\u00e9loign\u00e9e, le bois n\u00e9anmoins ne laissa it pas d\u2019\u00eatre cher en cette ville, \u00e0 \ncause du peu de gens qui se donnaient la peine d\u2019en aller couper. En Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 155 \n \n \n \npeu de temps je gagnai beaucoup, et je rendis au tailleur l\u2019argent qu\u2019il \navait avanc\u00e9 pour moi. \n \nIl y avait d\u00e9j\u00e0 plus d\u2019une ann\u00e9e que je vivais de cette sorte, lorsqu\u2019un \njour, ayant p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans la for\u00eat pl us avant que de coutume, j\u2019arrivai \ndans un endroit fort agr\u00e9able, o\u00f9 je me mis \u00e0 couper du bois. En \narrachant une racine d\u2019arbre, j\u2019aper \u00e7us un anneau de fer attach\u00e9 \u00e0 une \ntrappe de m\u00eame m\u00e9tal. J\u2019\u00f4tai aussit\u00f4t la terre qui la couvrait ; je la \nlevai, et je vis un escalier par o\u00f9 je descendis avec ma cogn\u00e9e. Quand \nje fus au bas de l\u2019esca lier, je me trouvai dans un vaste palais, qui me \ncausa une grande admiration, par la lumi\u00e8re qui l\u2019\u00e9clairait, comme s\u2019il \ne\u00fbt \u00e9t\u00e9 sur la terre dans l\u2019endroit le mieux expos\u00e9. Je m\u2019avan\u00e7ai par \nune galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des vases et des chapiteaux d\u2019or massif ; mais voyant venir au-devant de moi une \ndame, elle me parut avoir un air si noble, si ais\u00e9, et une beaut\u00e9 si \nextraordinaire, que d\u00e9tournant mes yeux de tout autre objet, je \nm\u2019attachai uniquement \u00e0 la regarder. \n \nPour \u00e9pargner \u00e0 la belle dame de venir jusqu\u2019\u00e0 mo i, je me h\u00e2tai de la \njoindre, et dans le temps que je lui faisais une profonde r\u00e9v\u00e9rence, elle me dit : \u00ab Qui \u00eates-vous ? \u00cates-vous homme ou g\u00e9nie ? \u2014 Je suis \nhomme, madame, lui r\u00e9pondis-je en me relevant, et je n\u2019ai point de \ncommerce avec les g\u00e9nies. \u2014 Par que lle aventure, reprit-elle avec un \ngrand soupir, vous trouvez-vous ici ? Il y a vingt-cinq ans que j\u2019y \ndemeure, et pendant tout ce temps- l\u00e0 je n\u2019y ai pas vu d\u2019autre homme \nque vous. \u00bb \n \nSa grande beaut\u00e9, qui m\u2019avait d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9 dans la vue, sa douceur et \nl\u2019honn\u00eatet\u00e9 avec laquelle elle me recevait, me donn\u00e8rent la hardiesse \nde lui dire : \u00ab Madame, avant que j\u2019aie l\u2019honneur de satisfaire votre \ncuriosit\u00e9, permettez-moi de vous dire que je me sais un gr\u00e9 infini de \ncette rencontre impr\u00e9vue, qui m\u2019offre l\u2019occasion de me consoler dans \nl\u2019affliction o\u00f9 je suis, et peut-\u00eatre celle de vous rendre plus heureuse \nque vous n\u2019\u00eates. \u00bb Je lui racontai fi d\u00e8lement par quel \u00e9trange accident \nelle voyait en ma personne le fils d\u2019un roi, dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 je paraissais \nen sa pr\u00e9sence, et comment le ha sard avait voulu que je d\u00e9couvrisse Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 156 \n \n \n \nl\u2019entr\u00e9e de sa prison magnifique, mais ennuyeuse, selon toutes les \napparences. \n \n \u00ab H\u00e9las ! prince, dit-elle en so upirant encore, vous avez bien raison \nde croire que cette prison si riche et si pompeuse ne laisse pas d\u2019\u00eatre \nun s\u00e9jour fort ennuyeux. Les lieux les plus charmants ne sauraient \nplaire lorsqu\u2019on y est contre sa vol ont\u00e9. Il n\u2019est pas possible que vous \nn\u2019ayez pas entendu parler du grand Epitimarus, roi de l\u2019\u00eele d\u2019\u00c9b\u00e8ne, \nainsi nomm\u00e9e \u00e0 cause de ce bois pr\u00e9cieux qu\u2019elle produit si \nabondamment. Je suis la princesse sa fille. Le roi mon p\u00e8re m\u2019avait \nchoisi pour \u00e9poux un prince qui \u00e9ta it mon cousin ; mais la premi\u00e8re \nnuit de mes noces, au milieu des r\u00e9j ouissances de la cour et de la \ncapitale du royaume de l\u2019\u00eele d\u2019\u00c9b\u00e8ne, avant que je fu sse livr\u00e9e \u00e0 mon \nmari, un g\u00e9nie m\u2019enleva. Je m\u2019\u00e9vanouis en ce moment, je perdis toute \nconnaissance ; et lorsque j\u2019eus repris mes esprits, je me trouvai dans \nce palais. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 longtemps incons olable ; mais le temps et la \nn\u00e9cessit\u00e9 m\u2019ont accoutum\u00e9e \u00e0 voir et \u00e0 souffrir le g\u00e9nie. Il y a vingt-\ncinq ans, comme je vous l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 d it, que je suis dans ce lieu, o\u00f9 je \npuis dire que j\u2019ai \u00e0 souhait tout ce qui est n\u00e9cessaire \u00e0 la vie, et tout ce \nqui peut contenter une princesse qui n\u2019aimerait que les parures et les \najustements. De dix jours en dix j ours, le g\u00e9nie vient coucher une nuit \navec moi ; il n\u2019y couche pas plus s ouvent, et l\u2019excuse qu\u2019il en apporte, \nest qu\u2019il est mari\u00e9 \u00e0 une autre femme, qui aurait de la jalousie, si \nl\u2019infid\u00e9lit\u00e9 qu\u2019il lui fa it venait \u00e0 sa connaissance. Cependant, si j\u2019ai \nbesoin de lui, soit de jour soit de nuit, je n\u2019ai pas plus t\u00f4t touch\u00e9 un \ntalisman qui est \u00e0 l\u2019entr\u00e9e de ma cham bre, que le g\u00e9nie para\u00eet. Il y a \naujourd\u2019hui quatre jours qu\u2019il est ve nu ; ainsi je ne l\u2019 attends que dans \nsix. C\u2019est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie, si vous le voulez bi en, et je t\u00e2cherai de vous r\u00e9galer \nselon votre qualit\u00e9 et votre m\u00e9rite. \u00bb \n \nJe me serais estim\u00e9 trop heureux d\u2019obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuser apr\u00e8s une offre si obligeante. La princesse \nme fit entrer dans un bain, le plus propre, le plus co mmode et le plus \nsomptueux que l\u2019on puisse s\u2019imaginer ; et lorsque j\u2019en sortis, \u00e0 la place de mon habit, j\u2019en trouvai un autre tr\u00e8s riche, que je pris moins pour sa richesse que pour me rendre plus digne d\u2019\u00eatre avec elle. Nous Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 157 \n \n \n \nnous ass\u00eemes sur un sofa garni d\u2019un superbe tapis et le coussins \nd\u2019appui, du plus beau brocart des I ndes ; et, quelque temps apr\u00e8s, elle \nmit sur une table des mets tr\u00e8s d\u00e9 licats. Nous mange\u00e2mes ensemble ; \nnous pass\u00e2mes le reste de la journ\u00e9e tr\u00e8s agr\u00e9ablement, et la nuit elle \nme re\u00e7ut dans son lit. \n \nLe lendemain, comme elle cherchai t tous les moyens de me faire \nplaisir, elle me servit au d\u00eener une bouteille de vin vieux, le plus \nexcellent que l\u2019on puisse go\u00fbter ; et elle voulut bien, par complaisance, en boire quelques coups avec moi. Quand j\u2019eus la t\u00eate \u00e9chauff\u00e9e de cette liqueur agr\u00e9able : \u00ab Belle princesse, lui dis-je, il y a \ntrop longtemps que vous \u00eates enterr \u00e9e toute vive ; suivez-moi, venez \njouir de la clart\u00e9 du v\u00e9ritable jour dont vous \u00eates priv\u00e9e depuis tant \nd\u2019ann\u00e9es. Abandonnez la fausse lu mi\u00e8re dont vous jouissez ici. \n \n\u2014 Prince, me r\u00e9pondit-elle en sour iant, laissez l\u00e0 ce discours. Je \ncompte pour rien le plus beau jour du monde, pourvu que de dix, vous m\u2019en donniez neuf, et que vous c\u00e9 diez le dixi\u00e8me au g\u00e9nie. \n\u00ab Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du g\u00e9nie vous fait \ntenir ce langage. Pour moi je le redout e si peu, que je vais mettre son \ntalisman en pi\u00e8ces avec le grimoire qui est \u00e9crit dessus. Qu\u2019il vienne \nalors, je l\u2019attends. Quelque brave, quelque redoutable qu\u2019il puisse \u00eatre, \ne lui ferai sentir le poids de mon br as. Je fais le serment d\u2019exterminer \ntout ce qu\u2019il y a de g\u00e9nies au monde, et lui le premier. \u00bb La princesse, \nqui en savait les cons\u00e9quences, me conjura de ne pas toucher au \ntalisman. \u00ab Ce serait le moyen, me dit-elle, de nous perdre vous et \nmoi. Je connais les g\u00e9nies mieux que vous ne les c onnaissez. \u00bb Les \nvapeurs du vin ne me permirent pas de go\u00fbter les raisons de la \nprincesse ; je donnai du pied dans le talisman, et le mis en plusieurs \nmorceaux. \n \nLe talisman ne fut pas sit\u00f4t rompu, que le palais s\u2019\u00e9branla, pr\u00eat \u00e0 \ns\u2019\u00e9crouler, avec un bruit effroyabl e et pareil \u00e0 celui du tonnerre, \naccompagn\u00e9 d\u2019\u00e9clairs redoubl\u00e9s et d\u2019une grande obscurit\u00e9. Ce fracas \n\u00e9pouvantable dissipa en un moment les fum\u00e9es du vin, et me fit \nconna\u00eetre, mais trop tard, la faut e que j\u2019avais faite. \u00ab Princesse, \nm\u2019\u00e9criai-je, que signifie ceci ? \u00bb Elle me r\u00e9pondit tout effray\u00e9e, et Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 158 \n \n \n \n sans penser \u00e0 son propre malheur : \u00ab H\u00e9las ! c\u2019est fait de vous, si vous \nne vous sauvez. \u00bb \n \nJe suivis son conseil ; et mon \u00e9 pouvante fut si grande, que j\u2019oubliai \nma cogn\u00e9e et mes babouches 21. J\u2019avais \u00e0 peine gagn\u00e9 l\u2019escalier par \no\u00f9 j\u2019\u00e9tais descendu, que le palais enchant\u00e9 s\u2019entr\u2019ouvrit, et fit un passage au g\u00e9nie. Il demanda en col\u00e8 re \u00e0 la princesse \u00ab Que vous est-il \narriv\u00e9 ? et pourquoi m\u2019 appelez-vous ? \u2014 Un ma l de c\u0153ur, lui r\u00e9pondit \nla princesse, m\u2019a oblig\u00e9e d\u2019aller ch ercher la bouteille que vous voyez ; \nj\u2019en ai bu deux ou trois coups ; par malheur j\u2019ai fait un faux pas, et je \nsuis tomb\u00e9e sur le talisman, qui s\u2019es t bris\u00e9. Il n\u2019y a pas autre chose. \u00bb \n \n A cette r\u00e9ponse, le g\u00e9nie furieux lu i dit : \u00ab Vous \u00eates une impudente, \nune menteuse. La cogn\u00e9e et les babouches que voil\u00e0, pourquoi se \ntrouvent-elles ici ? Je ne les ai jamais vues qu\u2019en ce moment, reprit la \nprincesse. De l\u2019imp\u00e9tuosit\u00e9 dont vous \u00eates venu, vous les avez peut-\n\u00eatre enlev\u00e9es avec vous , en passant par quelque endroit, et vous les \navez apport\u00e9es sans y prendre garde. \u00bb \n \nLe g\u00e9nie ne repartit que par de s injures et par des coups dont \nj\u2019entendis le bruit. Je n\u2019 eus pas la fermet\u00e9 d\u2019ou\u00efr les pleurs et les cris \npitoyables de la prince sse maltrait\u00e9e d\u2019une mani\u00e8re si cruelle. J\u2019avais \nd\u00e9j\u00e0 quitt\u00e9 l\u2019habit qu\u2019elle m\u2019avait fa it prendre, et repris le mien, que \nj\u2019avais port\u00e9 sur l\u2019escalier le jour pr\u00e9c\u00e9dent \u00e0 la sortie du bain. Ainsi \nj\u2019achevais de monter, d\u2019autant plus p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de douleur et de \ncompassion, que j\u2019\u00e9tais la cause d\u2019un si grand malheur, et qu\u2019en \nsacrifiant la plus belle princesse de la terre \u00e0 la barbarie d\u2019un g\u00e9nie \nimplacable, je m\u2019\u00e9tais rendu criminel et le plus ingrat de tous les \nhommes. Il est vrai, disais-je, qu\u2019elle est prisonni\u00e8re depuis vingt-cinq \nans ; mais la libert\u00e9 \u00e0 part, elle n\u2019avait rien \u00e0 d\u00e9sirer pour \u00eatre \nheureuse. Mon emportement met fin \u00e0 son bonheur, et la soumet \u00e0 la \ncruaut\u00e9 d\u2019un d\u00e9mon impitoyable. \u00bb J\u2019ab aissai la trappe, la recouvris de \nterre, et retournai \u00e0 la ville avec une charge de bois, que \nj\u2019accommodai sans savoir ce que je fa isais, tant j\u2019\u00e9tais troubl\u00e9 et \nafflig\u00e9. \n \n21 Esp\u00e8ce de pantoufles. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 159 \n \n \n \n \nLe tailleur, mon h\u00f4te, ma rqua une grande joie \u2014de me voir. \u00ab Votre \nabsence, me dit-il, m\u2019a caus\u00e9 beau coup l\u2019inqui\u00e9tude, \u00e0 cause du secret \nde votre naissance que vous m\u2019avez confi\u00e9. Je ne sa vais ce que je \ndevais penser, et je craignais que quelqu\u2019un ne vous e\u00fbt reconnu. Dieu \nsoit lou\u00e9 de votre retour ! \u00bb Je le remerciai de son z\u00e8le et de son \naffection ; mais je ne lui communiqua i rien de ce qui m\u2019\u00e9tait arrive, ni \nla raison pour laquelle je retournais sans cogn\u00e9e et sans babouches. Je \nme retirai dans ma chambre, o\u00f9 je me reprochai mille fois l\u2019exc\u00e8s de \nmon imprudence. \u00ab Rien, me disais-j e, n\u2019aurait \u00e9gal\u00e9 le bonheur de la \nprincesse et le mien, si j\u2019eusse pu me contenir et que je n\u2019eusse pas \nbris\u00e9 le talisman. \u00bb Pendant que je m\u2019abandonnais \u00e0 ces pens\u00e9es \naffligeantes, le tailleur entra, et me dit : \u00ab Un vieillard que je ne \nconnais pas vient d\u2019arriver avec votre cogn\u00e9e et vos babouches qu\u2019il a \ntrouv\u00e9es en son chemin, \u00e0 ce qu\u2019il dit. Il a appr is de vos camarades, \nqui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler, \nil veut vous les rendre en main propre. \u00bb A ce discours, je changeai de \ncouleur et tout le corps me trem bla. Le tailleur m\u2019en demandait le \nsujet, lorsque le pav\u00e9 de ma chambre s\u2019entr\u2019ouvrit. Le vieillard, qui \nn\u2019avait pas eu la patience d\u2019attendre, parut et se pr\u00e9senta \u00e0 nous avec \nla cogn\u00e9e et les babouches. C\u2019\u00e9tait le g\u00e9nie ravisseur de la belle \nprincesse de l\u2019\u00eele d\u2019\u00c9b\u00e8ne, qui s\u2019 \u00e9tait ainsi d\u00e9guis\u00e9, apr\u00e8s l\u2019avoir \ntrait\u00e9e avec la derni\u00e8re barbarie. \u00ab Je suis g\u00e9nie, nous dit-il, fils de la \nfille d\u2019Eblis, prince des g\u00e9nies. N\u2019es t-ce pas l\u00e0 ta cogn\u00e9e ? ajouta-t-il \nen s\u2019adressant \u00e0 moi ; ne s ont-ce pas l\u00e0 tes babouches ? \u00bb \n \nEt sans me donner le temps de lui r\u00e9pondre, ce que je n\u2019aurais pu \nfaire, tant sa pr\u00e9sence affreuse m\u2019avait mis hors de moi-m\u00eame, il me \nprit par le milieu du corps, me tra\u00eena hors de la chambre ; et s\u2019\u00e9lan\u00e7ant \ndans l\u2019air, m\u2019enleva jusqu\u2019au ciel av ec tant de force et de vitesse, que \nje m\u2019aper\u00e7us plus t\u00f4t que j\u2019\u00e9tais mont\u00e9 si haut, que du chemin qu\u2019il m\u2019avait fait faire en peu de moments. Il fondit de m\u00eame vers la terre ; \net l\u2019ayant fait entr\u2019ouvrir en fra ppant du pied, il s\u2019y enfon\u00e7a, et \naussit\u00f4t je me trouvai dans le pa lais enchant\u00e9, devant la belle \nprincesse de l\u2019\u00eele d\u2019\u00c9b\u00e8ne. Mais, h\u00e9las ! quel spectacle ! je vis une \nchose qui me per\u00e7a le c\u0153ur. Cette pr incesse \u00e9tait nue et toute en sang, \n\u00e9tendue sur la terre, plus morte que vive, et les joues baign\u00e9es de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 160 \n \n \n \nlarmes. \u00ab Perfide, lui dit le g\u00e9nie en me montrant \u00e0 elle, n\u2019est-ce pas l\u00e0 \nton amant ? \u00bb Elle jeta sur mo i ses yeux languissants, et r\u00e9pondit \ntristement : \u00ab Je ne le connais pa s ; jamais je ne l\u2019ai vu qu\u2019en ce \nmoment. \u2014 Quoi ! reprit le g\u00e9nie, il est cause que tu es dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 \nte voil\u00e0 si justement, et tu oses dire que tu ne le connais pas ! \u2014 Si je \nne le connais pas, re partit la princesse, voulez- vous que je fasse un \nmensonge qui soit la cause de sa pert e ? \u2014 Eh bien, dit le g\u00e9nie, en \ntirant un sabre et le pr\u00e9sentant \u00e0 la princesse, si tu ne l\u2019as jamais vu, \nprends ce sabre et lui coupe la t\u00eate . H\u00e9las ! dit la princesse, comment \npourrai-je ex\u00e9cuter ce que vous exig ez de moi ? Mes forces sont \ntellement \u00e9puis\u00e9es que je ne saurai s lever le bras ; et quand je le \npourrais, aurais-je le courage de donne r la mort \u00e0 une personne que je \nne connais point, \u00e0 un innocent ? Ce refus, dit alors le g\u00e9nie \u00e0 la \nprincesse, me fait conna\u00eetre tout ton crime. \u00bb Ensuite, se tournant de \nmon c\u00f4t\u00e9 : \u00ab Et toi, me dit- il, ne la conna is-tu pas ? \u00bb \n \nJ\u2019aurais \u00e9t\u00e9 le plus ingrat et le pl us perfide de tous les hommes, si je \nn\u2019eusse pas eu pour la princesse la m\u00eame fid\u00e9lit\u00e9 qu\u2019elle avait pour \nmoi, qui \u00e9tais la cause de son malheur. \n \nC\u2019est pourquoi je r\u00e9pondis au g\u00e9nie : \u00ab Comment la conna\u00eetrais-je, \nmoi qui ne l\u2019ai jamais vue que cette seule fois ? \u2014 Si cela est, reprit-\nil, prends donc ce sabre et coupe-lui la t\u00eate. C\u2019est \u00e0 ce prix que je te \nmettrai en libert\u00e9, et que je serai c onvaincu que tu ne l\u2019as jamais vue \nqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, comme tu le dis. \u2014 Tr\u00e8s volontiers, \u00bb lui repartis-je. Je \npris le sabre de sa main et je m\u2019a pprochai de la belle princesse de l\u2019\u00eele \nd\u2019Eb\u00e8ne, non pas pour \u00eatre le minist re de la barbarie du g\u00e9nie, mais \nseulement pour lui mar quer par des gestes, autant qu\u2019il me l\u2019\u00e9tait \npermis, que comme elle avait la fermet\u00e9 de sacrifier sa vie pour \nl\u2019amour de moi, je ne refuserais pas d\u2019immole r aussi la mienne pour \nl\u2019amour d\u2019elle. La princesse co mprit mon dessein. Malgr\u00e9 ses \ndouleurs et son affliction, elle me le t\u00e9moigna par un regard obligeant, \net me fit entendre qu\u2019elle mourait volontiers et qu\u2019elle \u00e9tait contente \nde voir que je voulais aussi mourir pour elle. Je reculai alors, et jetant \nle sabre par terre : \u00ab Je serais, dis-je au g\u00e9nie, \u00e9ternellement bl\u00e2mable \ndevant tous les hommes, si j\u2019avais la l\u00e2chet\u00e9 de massacrer, je ne dis \npas une personne que je ne connais point, mais m\u00eame une dame Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 161 \n \n \n \ncomme celle que je vois, dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 elle est, pr\u00eate \u00e0 rendre \nl\u2019\u00e2me.Vous ferez de moi ce qui vous plaira, puisque je suis \u00e0 votre \ndiscr\u00e9tion ; mais je ne puis ob\u00e9ir \u00e0 votre commandement barbare. \n \n\u2014 Je vois bien, dit le g\u00e9nie, que vous me bravez l\u2019un et l\u2019autre, et que \nvous insultez \u00e0 ma jalousie ; mais par le traitement que je vous ferai, \nvous conna\u00eetrez tous de ux de quoi je suis capable. \u00bb A ces mots, le \nmonstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui \nn\u2019eut que le temps de me faire un signe de l\u2019autre pour me dire un \n\u00e9ternel adieu ; car le sang qu\u2019elle av ait d\u00e9j\u00e0 perdu, et celui qu\u2019elle \nperdit alors, ne lui permirent pas de vivre plus d\u2019un moment ou deux \napr\u00e8s cette derni\u00e8re cruaut\u00e9, dont le spectacle me fit \u00e9vanouir. \n \nLorsque je fus revenu \u00e0 mo i, je me plaignis au g\u00e9nie de ce qu\u2019il me \nfaisait languir dans l\u2019atte nte de la mort. \u00ab Frappez, lui dis-je, je suis \npr\u00eat \u00e0 recevoir le coup mortel ; je l\u2019attends de vous comme la plus \ngrande gr\u00e2ce que vous me puissiez faire. \u00bb Mais au lieu de me \nl\u2019accorder : \u00ab Voil\u00e0, me dit-il, de que lle sorte les g\u00e9nies traitent les \nfemmes qu\u2019ils soup\u00e7onnent d\u2019infid\u00e9lit\u00e9. Elle t\u2019a re\u00e7u ici ; si j\u2019\u00e9tais \nassur\u00e9 qu\u2019elle m\u2019e\u00fbt fait un plus grand outrage, je te ferais p\u00e9rir dans \nce moment ; mais je me contenterai de te changer en chien, en \u00e2ne, en \nlion ou en oiseau. Choisis un de ce s changements ; je veux bien te \nlaisser ma\u00eetre du choix. \u00bb \n \nCes paroles me donn\u00e8rent quelque esp\u00e9rance de le fl\u00e9chir. \u00ab O g\u00e9nie ! lui dis-je, mod\u00e9rez votre col\u00e8re ; et puisque vous ne voulez pas m\u2019\u00f4ter \nla vie, accordez-la-moi g\u00e9n\u00e9reusemen t. Je me souviendrai toujours de \nvotre cl\u00e9mence, si vous me pardon nez, de m\u00eame que le meilleur \nhomme du monde pardonna \u00e0 un de ses voisins qui lui portait une \nenvie mortelle. \u00bb Le g\u00e9nie me dema nda ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 entre ces \ndeux voisins, en me disant qu\u2019il voulait bien avoir la patience d\u2019\u00e9couter cette histoire. Voici de quelle mani\u00e8re je lui en fis le r\u00e9cit. \nJe crois, madame, que vous ne serez pas f\u00e2ch\u00e9e que je vous la raconte \naussi. \n \n \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 162 \n \n \n \nHistoire de l\u2019Envieux et de l\u2019Envi\u00e9 \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nDans une ville assez consid\u00e9rable , deux hommes demeuraient porte \u00e0 \nporte. L\u2019un con\u00e7ut contre l\u2019autre une envie si violente, que celui qui en \u00e9tait l\u2019objet r\u00e9solut de change r de demeure et de s\u2019\u00e9loigner, \npersuad\u00e9 que le voisinage seul lui avait attir\u00e9 l\u2019animosit\u00e9 de son \nvoisin ; car quoiqu\u2019il lui e\u00fbt rendu de bons offices, il s\u2019\u00e9tait aper\u00e7u \nqu\u2019il n\u2019en \u00e9tait pas moins ha\u00ef. C\u2019es t pourquoi il vendit sa maison avec \nle peu de bien qu\u2019il avait ; et se re tirant dans la capitale du pays, qui \nn\u2019\u00e9tait pas \u00e9loign\u00e9e, il acheta une petite terre, environ \u00e0 une demi-\nlieue de la ville. Il y avait une maison assez commode, un beau jardin \net une cour raisonnablement grande , dans laquelle \u00e9tait une citerne \nprofonde, dont on ne se servait plus. \n \nLe bon homme, ayant fait cette acquis ition, prit l\u2019habit de derviche 22 \npour mener une vie plus retir\u00e9e, et f it faire plusieurs cellules dans la \nmaison, o\u00f9 il \u00e9tablit en peu de te mps une communaut\u00e9 nombreuse de \nderviches. Sa vertu le fit bient\u00f4t conna\u00eetre, et ne manqua pas de lui \nattirer une infinit\u00e9 de monde, tant du peuple que des principaux de la \nville. Enfin, chacun l\u2019honorait et le ch\u00e9rissait extr\u00eamement. On venait \naussi de bien loin se recommander \u00e0 ses pri\u00e8res ; et tous ceux qui se \nretiraient d\u2019aupr\u00e8s de lui publiaient les b\u00e9n\u00e9dictions qu\u2019ils croyaient \navoir re\u00e7ues du ciel par son moyen. \n \nLa grande r\u00e9putation du personnage s\u2019\u00e9tant r\u00e9 pandue dans la ville \nd\u2019o\u00f9 il \u00e9tait sorti, l\u2019envieux en eut un chagrin si vif, qu\u2019il abandonna \nsa maison et ses affaires, dans la r\u00e9 solution de l\u2019aller perdre. Pour cet \n \n22 Ce mot d\u00e9signe g\u00e9n\u00e9ralement, en pers an et en turc, un pauvre comme fakir en \narabe ; mais ces deux mots signifient en particulier un religieux musulman ou \nindien. Les religieux chr\u00e9tiens sont d\u00e9sign\u00e9s sp\u00e9cialement sous le nom de \nraheb , en arabe, et de kalogeros ou de k\u00e9chiche en turc. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 163 \n \n \n \neffet, il se rendit au nouveau couvent de derviches, dont le chef, ci-\ndevant son voisin, le re\u00e7ut av ec toutes les marques d\u2019amiti\u00e9 \nimaginables. L\u2019envieux lui dit qu\u2019il \u00e9tait venu expr\u00e8s pour lui \ncommuniquer une affaire importante, dont il ne pouvait l\u2019entretenir \nqu\u2019en particulier. \u00ab Afin, ajouta-t-il, que personne ne nous entende, \npromenons-nous, je vous prie, dans votre cour ; et puisque la nuit \napproche, commandez \u00e0 vos derviche s de se retirer dans leurs \ncellules. \u00bb Le chef des de rviches fit ce qu\u2019il souhaitait. \n \nLorsque l\u2019envieux se vit seul av ec le bon homme, il commen\u00e7a \u00e0 lui \nraconter ce qui lui plut, en marchant l\u2019un \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l\u2019autre dans la \ncour, jusqu\u2019\u00e0 ce que se trouvant sur le bord de la citerne, il le poussa \net le jeta dedans, sans que personne f\u00fbt t\u00e9moin d\u2019une si m\u00e9chante \naction. Cela \u00e9tant fait, il s\u2019\u00e9loigna promptement, gagna la porte du \ncouvent, d\u2019o\u00f9 il sortit sans \u00eatre vu, et retourna chez lui fort content de son voyage, et persuad\u00e9 que l\u2019objet de son envie n\u2019\u00e9tait plus au \nmonde ; mais il se trompait fort. La vieille citerne \u00e9tait habit\u00e9e par des \nf\u00e9es et par des g\u00e9nies, qui se trouv\u00e8 rent si \u00e0 propos po ur secourir le \nchef des derviches, qu\u2019ils le re\u00e7urent et le soutinrent jusqu\u2019au bas, de \nmani\u00e8re qu\u2019il ne se fit aucun mal. Il s\u2019aper\u00e7ut bien qu\u2019il y avait \nquelque chose d\u2019extraordinaire dans une chute dont il devait perdre la \nvie ; mais il ne voyait ni ne senta it rien. N\u00e9anmoins il entendit bient\u00f4t \nune voix qui dit : \u00ab Savez-vous qui est ce bon homme \u00e0 qui nous \nvenons de rendre ce bon office ? \u00bb Et d\u2019autres voix ayant r\u00e9pondu que \nnon, la premi\u00e8re reprit : Je vais vous le dire. Cet homme, par la plus \ngrande charit\u00e9 du monde, a abandonn\u00e9 la ville o\u00f9 il demeurait, et est \nvenu s\u2019\u00e9tablir en ce lieu, dans l\u2019es p\u00e9rance de gu\u00e9rir un de ses voisins \nde l\u2019envie qu\u2019il avait contre lui. Il s\u2019est attir\u00e9 ici une estime si g\u00e9n\u00e9rale, que l\u2019envieux, ne pouvant le souffri r, est venu dans le \ndessein de le faire p\u00e9rir ; ce qu\u2019il aurait ex\u00e9cut\u00e9 sans le secours que \nnous avons pr\u00eat\u00e9 \u00e0 ce bon homme, dont la r\u00e9putation est si grande, \nque le sultan, qui fait son s\u00e9jour dans la ville voisine, doit venir \ndemain le visiter pour recommande r la princesse sa fille \u00e0 ses \npri\u00e8res. \u00bb \n \nUne autre voix demanda quel besoin la princesse avait des pri\u00e8res du \nderviche ; \u00e0 quoi la premi\u00e8re re partit : \u00ab Vous ne savez donc pas Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 164 \n \n \n \nqu\u2019elle est poss\u00e9d\u00e9e du g\u00e9nie Maim oun, fils de Dimdim qui est \ndevenu amoureux d\u2019elle ? Mais je sais bien comment ce bon chef des derviches pourrait la gu\u00e9rir ; la chose est tr\u00e8s ais\u00e9 e, et je vais vous la \ndire. Il a dans son couvent un chat noir, qui a une tache blanche au bout de la queue, environ de la grandeur d\u2019une petite pi\u00e8ce de \nmonnaie d\u2019argent. Il n\u2019a qu\u2019\u00e0 arracher sept brins de poil de cette tache \nblanche, les br\u00fbler, et parfumer la t\u00eate de la princesse de leur fum\u00e9e. A \nl\u2019instant elle sera si bien gu\u00e9rie et si bien d\u00e9livr\u00e9e de Maimoun, fils de \nDimdim, que jamais il ne s\u2019aviser a d\u2019approcher d\u2019e lle une seconde \nfois. \u00bb \n \nLe chef des derviches ne perdit pas un mot de cet entretien des f\u00e9es et \ndes g\u00e9nies qui gard\u00e8rent un grand sile nce toute la nuit, apr\u00e8s avoir dit \nces paroles. Le lendemain, au commencement du jour, d\u00e8s qu\u2019il put \ndistinguer les objets, comme la c iterne \u00e9tait d\u00e9molie en plusieurs \nendroits, il aper\u00e7ut un trou, par o\u00f9 il sortit sans peine. \n \nLes derviches, qui le cherchaient, fu rent ravis de le revoir. Il leur \nraconta en peu de mots la m\u00e9chancet \u00e9 de l\u2019h\u00f4te qu\u2019il avait si bien re\u00e7u \nle jour pr\u00e9c\u00e9dent, et se retira dans sa cellule. Le chat noir, dont il avait \nou\u00ef parler la nuit dans l\u2019entretien des f\u00e9es et des g\u00e9nies, ne fut pas \nlongtemps \u00e0 venir lui faire des caresses \u00e0 son ordinaire. Il le prit, lui arracha sept brins de poil de la tach e blanche qu\u2019il avait \u00e0 la queue, et \nles mit \u00e0 part, pour s\u2019en serv ir quand il en aurait besoin. \n \n Il n\u2019y avait pas longtemps que le soleil \u00e9tait lev\u00e9, lorsque le sultan, qui ne voulait rien n\u00e9gliger de ce qu\u2019il croyait pouvoir apporter une \nprompte gu\u00e9rison \u00e0 la princesse, arriva \u00e0 la porte du couvent. Il ordonna \u00e0 sa garde de s\u2019y arr\u00eater, et entra avec les principaux officiers \nqui l\u2019accompagnaient. Les derviches le re\u00e7urent avec un profond \nrespect. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 165 \n \n \n \n Le sultan tira leur chef \u00e0 l\u2019\u00e9cart : \u00ab Bon scheik 23, lui dit-il, vous savez \npeut-\u00eatre d\u00e9j\u00e0 le sujet qui m\u2019am\u00e8ne. \u2014 Oui, Sire, r\u00e9pondit \nmodestement le derviche : c\u2019est, si je ne me trompe, la maladie de la \nprincesse qui m\u2019attire cet honneur que je ne m\u00e9rite pas. \u2014 C\u2019est cela m\u00eame, r\u00e9pliqua le sultan. Vous me rendriez la vie, si, comme je \nl\u2019esp\u00e8re, vos pri\u00e8res obtenaient la gu\u00e9rison de ma fille. \u2014 Sire, \nrepartit le bon homme, si Votre Majest\u00e9 veut bien la faire venir ici, je \nme flatte, par l\u2019aide et la faveur de Dieu, qu\u2019elle retournera en parfaite \nsant\u00e9. \u00bb \n \nLe prince, transport\u00e9 de joie, envoya sur-le-champ chercher sa fille, \nqui parut bient\u00f4t accompagn\u00e9e d\u2019une nombreuse suite de femmes et \nd\u2019eunuques, et voil\u00e9e de mani\u00e8re qu\u2019 on ne lui voyait pas le visage. Le \nchef des derviches fit tenir un po\u00eale au-dessus de la t\u00eate de la \nprincesse ; et il n\u2019eut pas sit\u00f4t pos\u00e9 les sept brins de poil sur les \ncharbons allum\u00e9s qu\u2019il avait fait appor ter, que le g\u00e9nie Maimoun, fils \nde Dimdim, fit de grands cris, sans que l\u2019on v\u00eet rien, et laissa la \nprincesse libre. Elle porta d\u2019abord la main au voile qui lui couvrait le \nvisage, et le leva pour voir o\u00f9 elle \u00e9tait. \u00ab O\u00f9 suis-je ? s\u2019\u00e9cria-t-elle. Qui m\u2019a amen\u00e9e ici ? \u00bb A ces parole s, le sultan ne put cacher l\u2019exc\u00e8s \nde sa joie ; il embrassa sa fille, et la baisa aux yeux ; il baisa aussi la \nmain du chef des derviches, et dit aux officiers qui l\u2019accompagnaient : \n\u00ab Dites-moi votre sentiment : quelle r\u00e9compense m\u00e9rite celui qui a \nainsi gu\u00e9ri ma fille ? \u00bb Ils r\u00e9pondir ent tous qu\u2019il m\u00e9ritait de l\u2019\u00e9pouser. \n\u00ab C\u2019est ce que j\u2019avais dans la pens\u00e9e, reprit le sultan, et je le fais mon \ngendre d\u00e8s ce moment. \u00bb \n \nPeu de temps apr\u00e8s, le premier vizi r mourut. Le sultan mit le derviche \n\u00e0 sa place, et le sultan \u00e9tant mort lui-m\u00eame sans enfants m\u00e2les, les \nordres de religion et de milice asse mbl\u00e9s, le bon homme fut d\u00e9clar\u00e9 et \nreconnu sultan d\u2019un commun consentement. \n \n \n23 Mot arabe qui signifie vieillard. On a ppelle ainsi dans l\u2019Orient les chefs des \ncommunaut\u00e9s religieuses et s\u00e9culi\u00e8r es, et les docteur s distingu\u00e9s. Les \nmahom\u00e9tans donnent aussi ce nom \u00e0 leurs pr\u00e9dicateurs. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 166 \n \n \n \nLe bon derviche \u00e9tant donc mont\u00e9 su r le tr\u00f4ne de son beau-p\u00e8re, un \njour qu\u2019il \u00e9tait au milieu de sa cour, dans une marche, il aper\u00e7ut \nl\u2019envieux parmi la foul e du monde qui \u00e9tait sur son passage. Il fit \napprocher un de ses vizirs qui l\u2019accompagnait, et lui dit tout bas : \u00ab Allez, et amenez-moi cet homme que voil\u00e0, et prenez bien garde de \nl\u2019\u00e9pouvanter. \u00bb Le vizir ob\u00e9it ; et quand l\u2019envieux fut en pr\u00e9sence du \nsultan, le sultan lui dit \u00ab Mon ami, je suis ravi de vous voir. \u00bb Et alors, \ns\u2019adressant \u00e0 un officier : \u00ab Qu\u2019on lu i compte, dit-il, tout \u00e0 l\u2019heure, \nmille pi\u00e8ces de monnaie d\u2019or de mon tr\u00e9sor. De plus, qu\u2019on lui livre \nvingt charges de marchandises les pl us pr\u00e9cieuses de mes magasins, et \nqu\u2019une garde suffisante Il conduise et l\u2019escorte jusque chez lui. \u00bb \nApr\u00e8s avoir charg\u00e9 l\u2019officier de cette commission, il dit adieu \u00e0 \nl\u2019envieux et continua sa marche. \n \nLorsque j\u2019eus achev\u00e9 de conter cette histoire au g\u00e9nie assassin de la \nprincesse de l\u2019\u00eele d\u2019\u00c9b\u00e8ne, je lui en fis l\u2019application. \u00ab O g\u00e9nie ! lui dis-je, vous voyez que ce sultan bi enfaisant ne se contenta pas \nd\u2019oublier qu\u2019il n\u2019avait pas tenu \u00e0 l\u2019e nvieux qu\u2019il n\u2019e\u00fbt perdu la vie ; il \nle traita encore et le renvoya avec toute la bont\u00e9 que je viens de vous \ndire. \u00bb Enfin j\u2019employai toute mon \u00e9l oquence \u00e0 le prier d\u2019imiter un si \nbel exemple et de me pardonner ; ma is il ne me fut pas possible de le \nfl\u00e9chir. \u00ab Tout ce que je puis faire pour toi, me dit-il, c\u2019est de ne te pas \n\u00f4ter la vie ; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je \nte fasse sentir ce que je puis par me s enchantements. \u00bb A ces mots il \nse saisit de moi avec violence, et m\u2019 emportant au travers de la vo\u00fbte \ndu palais souterrain, qui s\u2019entr\u2019ouv rit pour lui faire un passage, il \nm\u2019enleva si haut, que la terre ne me parut qu\u2019un petit nuage blanc. De \ncette hauteur, il se lan\u00e7a vers la te rre comme la foudre, et prit pied sur \nla cime d\u2019une montagne. \n \nL\u00e0, il ramassa une poign\u00e9e de terre , pronon\u00e7a, ou plut\u00f4t marmotta \ndessus certaines paroles, auxquelles je ne compris ri en ; et la jetant sur \nmoi : \u00ab Quitte, me dit-il, la figure d\u2019homme, et prends celle de singe. \u00bb Il disparut aussit\u00f4t, et je demeurai seul, chang\u00e9 en singe, accabl\u00e9 de \ndouleur, dans un pays inconnu, ne s achant si j\u2019\u00e9tais pr\u00e8s ou \u00e9loign\u00e9 \ndes \u00c9tats du roi mon p\u00e8re. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 167 \n \n \n \nJe descendis du haut de la montagne, j\u2019entrai dans un pays plat, dont \nje ne trouvai l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 qu\u2019au bout d\u2019un mois, que j\u2019arrivai au bord \nde la mer. Elle \u00e9tait alors dans un grand calme, et j\u2019aper\u00e7us un \nvaisseau \u00e0 une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle \noccasion, je rompis une grosse bran che d\u2019arbre, je la tirai apr\u00e8s moi \ndans la mer et me mis dessus, jamb e de \u00e7\u00e0, jambe de l\u00e0, avec un b\u00e2ton \n\u00e0 chaque main pour me servir de rames. \n \n Je voguai dans cet \u00e9tat et m\u2019avan\u00e7a i vers le vaisseau. Quand je fus \nassez pr\u00e8s pour \u00eatre r econnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire \naux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me \nregardaient tous avec une grande admiration. Cependant j\u2019arrivai \u00e0 \nbord, et, me prenant \u00e0 un cordage, je grimpai jusque sur le tillac. Mais, \ncomme je ne pouvais parler, je me trouvai dans un terrible embarras. \nEn effet, le danger que je courus alors ne fut pas moins grand que \ncelui d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 \u00e0 la discr\u00e9tion du g\u00e9nie. \n \nLes marchands superstitieux et scr upuleux crurent que je porterais \nmalheur \u00e0 leur navigation si on me recevait ; c\u2019est pourquoi l\u2019un dit : \n\u00ab Je vais l\u2019assommer d\u2019un coup de maillet. \u00bb Un autre : \u00ab Je veux lui passer une fl\u00e8che au travers du corps. \u00bb Un autre : \u00ab Il faut le jeter \u00e0 la \nmer. \u00bb Quelqu\u2019un n\u2019aurait pas manqu\u00e9 de faire ce qu\u2019il disait, si, me \nrangeant du c\u00f4t\u00e9 du capitaine, je ne m\u2019\u00e9tais pas prostern\u00e9 \u00e0 ses pieds ; \nmais comme je l\u2019avais pris par son habit, dans la posture de suppliant, \nil fut tellement touch\u00e9 de cette acti on et des larmes qu\u2019il vit couler de \nmes yeux, qu\u2019il me prit sous sa protection, en mena\u00e7ant de faire \nrepentir celui qui me ferait le moindre mal. Il me fit m\u00eame mille \ncaresses. De mon c\u00f4t\u00e9, au d\u00e9faut de la parole, je lui donnai par mes \ngestes toutes les marques de re connaissance qu\u2019il me fut possible. \n \nLe vent, qui succ\u00e9da au calme, ne fut pa s fort ; mais il fut favorable il \nne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement \naborder au port d\u2019une belle ville tr \u00e8s peupl\u00e9e et d\u2019un grand commerce, \no\u00f9 nous jet\u00e2mes l\u2019ancre. Elle \u00e9tait d\u2019autant plus consid\u00e9rable, que \nc\u2019\u00e9tait la capitale d\u2019un puissant \u00c9tat. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 168 \n \n \n \nNotre vaisseau fut bient\u00f4t environn\u00e9 d\u2019une infinit\u00e9 de petits bateaux, \nremplis de gens qui venaient pour f\u00e9liciter leurs amis sur leur arriv\u00e9e, ou s\u2019informer de ceux qu\u2019ils avaient vus au pays d\u2019o\u00f9 ils arrivaient, ou \nsimplement par la curiosit\u00e9 de voir un vaisseau qui venait de loin. Il arriva entre autres quelques officier s qui demand\u00e8rent \u00e0 parler, de la \npart du sultan, aux marchands de notre bord. Les marchands se pr\u00e9sent\u00e8rent \u00e0 eux ; et l\u2019un des offi ciers, prenant la parole, leur dit : \n\u00ab Le sultan notre ma\u00eetre nous a charg\u00e9s de vous t\u00e9moigner qu\u2019il a bien \nde la joie de votre arri v\u00e9e, et de vous prier de prendre la peine d\u2019\u00e9crire \nsur le rouleau de papier que voi ci chacun quelques lignes de votre \n\u00e9criture. Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu\u2019il \navait un premier vizir qui, avec une tr\u00e8s grande capacit\u00e9 dans le \nmaniement des affaires, \u00e9crivait da ns la derni\u00e8re perfection. Ce \nministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort afflig\u00e9 ; et comme il ne regardait jamais les \u00e9critu res de sa main sans admiration, \nil a fait un serment solennel de ne donner sa place qu\u2019\u00e0 un homme qui \n\u00e9crira aussi bien qu\u2019il \u00e9cr ivait. Beaucoup de gens ont pr\u00e9sent\u00e9 de leur \n\u00e9criture ; mais jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent il ne s\u2019est trouv\u00e9 personne, dans \nl\u2019\u00e9tendue de cet empire, qui ait \u00e9t\u00e9 jug\u00e9 digne d\u2019occuper la place du vizir. \u00bb \n \nCeux des marchands qui crurent a ssez bien \u00e9crire pour pr\u00e9tendre \u00e0 \ncette haute dignit\u00e9, \u00e9crivirent l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre ce qu\u2019ils voulurent. Lorsqu\u2019ils eurent achev\u00e9, je m\u2019avan\u00e7ai et enlevai le rouleau de la main \nde celui qui le tenait. Tout le monde, et particuli\u00e8rement les \nmarchands qui venaient d\u2019\u00e9crire , s\u2019imaginant que je voulais le \nd\u00e9chirer ou le jeter \u00e0 la mer, fire nt de grands cris ; mais ils se \nrassur\u00e8rent quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement et \nque je faisais signe de vouloir \u00e9crire \u00e0 mon tour. Cela fit changer la crainte en admiration. N\u00e9anmoins, comme ils n\u2019avaient jamais vu de \nsinge qui s\u00fbt \u00e9crire, et qu\u2019ils ne pouvaient se persuader que je fusse \nplus habile que les autres, ils voulurent m\u2019arracher le rouleau des mains ; mais le capitaine prit encore mon parti. \u00ab Laissez-le faire, dit-\nil qu\u2019il \u00e9crive. S\u2019il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets \nque je le punirai sur-le-c hamp ; si, au contraire, il \u00e9crit bien, comme je \nl\u2019esp\u00e8re, car je n\u2019ai vu de ma vi e un singe plus adroit et plus \ning\u00e9nieux, ni qui compr\u00eet mieux tout es choses, je d\u00e9clare que je le Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 169 \n \n \n \nreconna\u00eetrai pour mon fils. J\u2019en avais un qui n\u2019avait pas \u00e0 beaucoup \npr\u00e8s tant d\u2019esprit que lui. \u00bb \n \nVoyant que personne ne s\u2019opposait plus \u00e0 mon dessein, je pris la \nplume, et je ne la quittai qu\u2019apr\u00e8 s avoir \u00e9crit six sortes d\u2019\u00e9critures \nusit\u00e9es chez les Arabes ; et cha que essai d\u2019\u00e9criture contenait un \ndistique ou un quatrain imprompt u \u00e0 la louange du sultan. Mon \n\u00e9criture n\u2019effa\u00e7ait pas seulement celle des marchands, j\u2019ose dire qu\u2019on \nn\u2019en avait point vu de si belle jusq u\u2019alors en ce pays -l\u00e0. Quand j\u2019eus \nachev\u00e9, les officiers prirent le rouleau et le port\u00e8rent au sultan. \n \nLe sultan ne fit aucune attention aux autres \u00e9critures ; il ne regarda \nque la mienne, qui lui plut telleme nt, qu\u2019il dit aux officiers : \u00ab Prenez \nle cheval de mon \u00e9curie, le plus beau et le plus richement harnach\u00e9, et \nune robe de brocart de s plus magnifiques, pour en rev\u00eatir la personne \nde qui sont ces six \u00e9critu res, et amenez-la-moi. \u00bb \n \nA cet ordre du sultan, les officiers se mirent \u00e0 rire. Ce prince, irrit\u00e9 de \nleur hardiesse, \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 les punir ; mais ils lui dirent : \u00ab Sire, nous \nsupplions Votre Majest\u00e9 de nous par donner : ces \u00e9critu res ne sont pas \nd\u2019un homme, elles sont d\u2019un singe. \u2014 Que dites-vous ? s\u2019\u00e9cria le \nsultan, ces \u00e9critures merveilleuses ne sont pas de la main d\u2019un \nhomme ? \u2014 Non, Sire, r\u00e9pondit un des officiers, nous assurons Votre \nMajest\u00e9 qu\u2019elles sont d\u2019un singe, qui les a faites devant nous. \u00bb Le \nsultan trouva la chose trop surprenante pour n\u2019\u00eatre pas curieux de me voir. \u00ab Faites ce que je vous ai command\u00e9, leur dit-il, amenez-moi \npromptement un singe si rare. \u00bb \n \nLes officiers revinrent au vaiss eau, et expos\u00e8rent leur ordre au \ncapitaine, qui leur dit que le sultan \u00e9tait le ma\u00eetre. Aussit\u00f4t ils me \nrev\u00eatirent d\u2019une robe de brocart tr\u00e8s riche, et me port\u00e8rent \u00e0 terre, o\u00f9 \nils me mirent sur le cheval du sulta n, qui m\u2019attendait dans son palais \navec un grand nombre de personnes de sa cour, qu\u2019il avait assembl\u00e9es \npour me faire plus d\u2019honneur. \n \nLa marche commen\u00e7a. Le port, le s rues, les places publiques, les \nfen\u00eatres, les terrasses des palais et des maisons, tout \u00e9tait rempli d\u2019une Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 170 \n \n \n \nmultitude innombrable de tout sexe et de tout \u00e2ge, que la curiosit\u00e9 \navait fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir ; car le \nbruit s\u2019\u00e9tait r\u00e9pandu en un moment que le sultan venait de choisir un \nsinge pour son grand vizir. Apr\u00e8 s avoir donn\u00e9 un spectacle si nouveau \n\u00e0 tout ce peuple, qui par des cris redoubl\u00e9s ne cessa it de marquer sa \nsurprise, j\u2019arrivai au palais du sultan. \n \nJe trouvai ce prince assis sur son tr \u00f4ne, au milieu des grands de sa \ncour. Je lui fis trois r\u00e9v\u00e9rences pr ofondes ; et, \u00e0 la derni\u00e8re, je me \nprosternai et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon s\u00e9ant \nen posture de singe. Toute l\u2019a ssembl\u00e9e ne pouvait se lasser de \nm\u2019admirer, et ne comprenait pas co mment il \u00e9tait possible qu\u2019un singe \ns\u00fbt si bien rendre aux sultans le respect qui leur est d\u00fb ; et le sultan en \n\u00e9tait plus \u00e9tonn\u00e9 que personne. Enfi n, la c\u00e9r\u00e9monie de l\u2019audience e\u00fbt \n\u00e9t\u00e9 compl\u00e8te, si j\u2019eusse pu ajouter la harangue \u00e0 mes ge stes ; mais les \nsinges ne parl\u00e8rent jamais, et l\u2019av antage d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 homme ne me \ndonnait pas ce privil\u00e8ge. \n \nLe sultan cong\u00e9dia ses courtisans, et il ne resta aupr\u00e8s de lui que le \nchef de ses eunuques, un petit esclave fo rt jeune et moi. Il passa de la \nsalle d\u2019audience dans son appartemen t o\u00f9 il se fit apporter \u00e0 manger. \nLorsqu\u2019il fut \u00e0 table, il me fit signe d\u2019approcher et de manger avec lui. \nPour lui marquer mon ob\u00e9issance, je ba isai la terre, je me levai et me \nmis \u00e0 table. Je mangeai avec beau coup de retenue et de modestie. \n \nAvant que l\u2019on desserv\u00eet, j\u2019aper\u00e7u s une \u00e9critoire : je fis signe qu\u2019on \nme l\u2019approch\u00e2t ; et quand je l\u2019eus, j\u2019\u00e9crivis sur une grosse p\u00eache des \nvers de ma fa\u00e7on, qui marquaient ma reconnaissance au sultan ; et la \nlecture qu\u2019il en fit, apr\u00e8s que je lu i eus pr\u00e9sent\u00e9 la p\u00eache, augmenta \nson \u00e9tonnement. La table lev\u00e9e, on lui apporta d\u2019une boisson \nparticuli\u00e8re, dont il me fit pr\u00e9senter un verre. Je bus, et j\u2019\u00e9crivis \ndessus de nouveaux vers, qui expli quaient l\u2019\u00e9tat o\u00f9 je me trouvais \napr\u00e8s de grandes souffrances. Le su ltan les lut encore, et dit : \u00ab Un \nhomme qui serait capable d\u2019en faire autant serait au-dessus des plus \ngrands hommes. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 171 \n \n \n \nCe prince s\u2019\u00e9tant fait apporter un je u d\u2019\u00e9checs, me demanda par signes \nsi j\u2019y savais jouer, et si je voulais jouer avec lui. Je baisai la terre ; et \nportant la main sur ma t\u00eate, je ma rquai que j\u2019\u00e9tais pr\u00eat \u00e0 recevoir cet \nhonneur. Il me gagna la pr emi\u00e8re partie ; mais je gagnai la seconde et \nla troisi\u00e8me ; et m\u2019apercevant que ce la lui faisait que lque peine, pour \nle consoler, je fis un quatrain que je lui pr\u00e9sentai. Je lui disais que \ndeux puissantes arm\u00e9es s\u2019\u00e9taient battu es tout le jour avec beaucoup \nd\u2019ardeur, mais qu\u2019elles avaient fait la paix sur le soir, et qu\u2019elles \navaient pass\u00e9 la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de \nbataille. \n \nTant de choses paraissant au sultan fort au del\u00e0 de tout ce qu\u2019on avait \njamais vu ou entendu de l\u2019adresse ou de l\u2019esprit des singes, il ne \nvoulut pas \u00eatre le seul t\u00e9moin de ces prodiges. Il avait une fille qu\u2019on \nappelait Dame de beaut\u00e9. \u00ab Allez, d it-il au chef des eunuques, qui \u00e9tait \npr\u00e9sent et attach\u00e9 \u00e0 cette princesse ; allez, faites venir ici votre dame ; \nje suis bien aise qu\u2019elle ait pa rt au plaisir que je prends. \u00bb \n \nLe chef des eunuques partit, et amena bient\u00f4t la princesse. Elle avait \nle visage d\u00e9couvert ; mais elle ne fut pas plut\u00f4t dans la chambre, \nqu\u2019elle se le couvrit promptement de son voile, en disant au sultan : \n\u00ab Sire, il faut que Votre Majest\u00e9 se soit oubli\u00e9e. Je suis fort surprise \nqu\u2019elle me fasse venir pour para\u00eetre devant les hommes. \u2014 Comment \ndonc, ma fille r\u00e9pondit le sultan, vous n\u2019y pensez pas vous-m\u00eame. Il \nn\u2019y a ici que le petit esclave, l\u2019e unuque votre gouverne ur et moi, qui \navons la libert\u00e9 de vous voir le vi sage ; n\u00e9anmoins vous baissez votre \nvoile, et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. \u2014 Sire, \nr\u00e9pliqua la princesse, Votre Majest\u00e9 va conna\u00eetre que je n\u2019ai pas tort. \nLe singe que vous voyez, quoiqu\u2019il ai t la forme d\u2019un singe, est un \njeune prince, fils d\u2019un grand roi. Il a \u00e9t\u00e9 m\u00e9tamorphos\u00e9 en singe par \nenchantement. Un g\u00e9nie, fils de la fille d\u2019\u00c9blis, lui a fait cette malice, \napr\u00e8s avoir cruellement \u00f4t\u00e9 la vie \u00e0 la princesse de l\u2019\u00eele d\u2019\u00c9b\u00e8ne, fille \ndu roi Epitimarus. \u00bb \n \nLe sultan, \u00e9tonn\u00e9 de ce discours, se tourna de mon c\u00f4t\u00e9, et ne me \nparlant plus par signes, il me demanda si ce que sa fille venait de dire \n\u00e9tait v\u00e9ritable. Comme je ne pouvais parler, je mis la main sur ma t\u00eate Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 172 \n \n \n \npour lui t\u00e9moigner que la princesse avait dit la v\u00e9rit\u00e9. \u00ab Ma fille, reprit \nalors le sultan, comment savez-vous que ce prince a \u00e9t\u00e9 transform\u00e9 en \nsinge par enchantement ? \u2014 Sire, r\u00e9pondit la princesse Dame de \nbeaut\u00e9, Votre Majest\u00e9 peut se souvenir qu\u2019au sortir de mon enfance \nj\u2019ai eu pr\u00e8s de moi une vieille dame. C\u2019\u00e9tait une magicienne tr\u00e8s \nhabile ; elle m\u2019a enseign\u00e9 soixante-d ix r\u00e8gles de sa science, par la \nvertu de laquelle je pourrais, en un clin d\u2019\u0153il, faire transporter votre \ncapitale au milieu de l\u2019Oc\u00e9an, au del\u00e0 du mont Caucase. Par cette \nscience, je connais toutes les personnes qui sont enchant\u00e9es, \nseulement \u00e0 les voir ; je sais qui e lles sont, et par qui elles ont \u00e9t\u00e9 \nenchant\u00e9es ainsi ne soyez pas surpri s si j\u2019ai d\u2019abord d\u00e9m\u00eal\u00e9 ce prince \nau travers du charme qui l\u2019emp\u00eache de para\u00eetre \u00e0 vos yeux tel qu\u2019il est \nnaturellement. Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyais pas si habile. \nSire, r\u00e9pondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu\u2019il est bon \nde savoir ; mais il m\u2019a sembl\u00e9 que je ne devais pas m\u2019en vanter. \nPuisque cela est ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper \nl\u2019enchantement du prince ? \u2014Oui, Sire, repartit la princesse, je puis \nlui rendre sa premi\u00e8re forme. \u2014 Rendez-la-lui donc, interrompit le \nsultan ; vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux \nqu\u2019il soit mon grand vizir et qu\u2019 il vous \u00e9pouse. \u2014 Sire, dit la \nprincesse, je suis pr\u00eate \u00e0 vous ob\u00e9ir en tout ce qu\u2019il vous plaira de \nm\u2019ordonner. \u00bb \n \nLa princesse alla dans son appartement, d\u2019o\u00f9 elle apporta un couteau qui avait des mots h\u00e9breux grav\u00e9s su r la lame. Elle nous fit descendre \nensuite, le sultan, le chef des eunuque s, le petit esclave et moi, dans \nune cour secr\u00e8te du palais ; et l\u00e0, nous laissant sous une galerie qui \nr\u00e9gnait autour, elle s\u2019avan\u00e7a au milie u de la cour, o\u00f9 elle d\u00e9crivit un \ngrand cercle, et y tra\u00e7a plusieurs mots en caract\u00e8res arabes, anciens et \nautres, qu\u2019on appelle caract\u00e8res de Cl\u00e9op\u00e2tre. \n \nLorsqu\u2019elle eut achev\u00e9, et pr\u00e9par\u00e9 le cercle de la mani\u00e8re qu\u2019elle le \nsouhaitait, elle se pla\u00e7a et s\u2019arr\u00ea ta au milieu, o\u00f9 elle fit des \nadjurations, et r\u00e9cita des versets de l\u2019Alcoran. Insensiblement l\u2019air \ns\u2019obscurcit, de sorte qu\u2019il semblait qu\u2019 il f\u00fbt nuit, et que la machine du \nmonde allait se dissoudre. Nous nous sent\u00eemes saisir d\u2019une frayeur \nextr\u00eame ; et cette frayeur augmenta encore quand nous v\u00eemes tout \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 173 \n \n \n \ncoup para\u00eetre le g\u00e9nie, fils de la fille d\u2019\u00c9blis, sous la forme d\u2019un lion \nd\u2019une grandeur \u00e9pouvantable. \n \nD\u00e8s que la princesse aper\u00e7ut ce monstr e, elle lui dit : \u00ab Chien, au lieu \nde ramper devant moi, tu oses te pr\u00e9senter sous cette horrible forme, \net tu crois m\u2019\u00e9pouvanter ? Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au trait\u00e9 que nous avons fait et confirm\u00e9 par un serment \nsolennel, de ne nous nuire, ni faire aucun tort l\u2019un \u00e0 l\u2019autre ? Ah, \nmaudit ! r\u00e9pliqua la princesse, c\u2019est \u00e0 toi que j\u2019ai ce reproche \u00e0 faire. \n\u2014 Tu vas, interrompit brusquement le lion, \u00eatre pay\u00e9e de la peine que \ntu m\u2019as donn\u00e9e de venir. \u00bb En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable, et s\u2019avan\u00e7a sur elle pour la d\u00e9vorer. Mais elle, qui \u00e9tait sur \nses gardes, fit un saut en arri\u00e8re, eu t le temps de s\u2019arracher un cheveu, \net, en pronon\u00e7ant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive \ntranchant, dont elle coupa le lion en deux par le m ilieu du corps. Les \ndeux parties du lion disparurent, et il ne resta que la t\u00eate, qui se changea en un gros scorpion. Auss it\u00f4t la princesse se changea en \nserpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n\u2019ayant pas \nl\u2019avantage, prit la forme d\u2019un aigle, et s\u2019envola. Mais le serpent prit \nalors celle d\u2019un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les perd\u00eemes de vue l\u2019un et l\u2019autre. \n \n Quelque temps apr\u00e8s qu\u2019ils eurent disparu, la terre s\u2019entr\u2019ouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil \u00e9tait tout \nh\u00e9riss\u00e9, et qui miaulait d\u2019une mani \u00e8re effrayante. Un loup noir le \nsuivit de pr\u00e8s, et ne lui donna aucun rel\u00e2che. Le chat, trop press\u00e9, se \nchangea en ver, et se trouva pr\u00e8s d\u2019une grenade tomb\u00e9e par hasard \nd\u2019un grenadier qui \u00e9tait plant\u00e9 sur le bord d\u2019un canal assez profond, \nmais peu large. Ce ver per\u00e7a la gren ade en un instant, et s\u2019y cacha. La \ngrenade alors s\u2019enfla et devint gro sse comme une citrouille, et s\u2019\u00e9leva \nsur le toit de la galerie, d\u2019o\u00f9, apr\u00e8s avoir fait quelques tours en \nroulant, elle tomba dans la cour et se rompit en plusieurs morceaux. \n \nLe loup, qui pendant ce temps-l\u00e0 s\u2019\u00e9t ait transform\u00e9 en coq, se jeta sur \nles grains de la grenade, et se mit \u00e0 les avaler l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre. \nLorsqu\u2019il n\u2019en vit plus, il vint \u00e0 nous les ailes \u00e9tendues, en faisant un \ngrand bruit, comme pour nous demande r s\u2019il n\u2019y avait plus de grains. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 174 \n \n \n \nIl en restait un sur le bord du canal, dont il s\u2019aper\u00e7ut en se retournant. \nIl y courut vite ; mais dans le mo ment qu\u2019il allait porter le bec dessus, \nle grain roula dans le canal et se changea en petit poisson. \n \nLe coq se jeta dans le canal, et se cha ngea en un brochet qui \npoursuivit le petit poiss on. Ils furent l\u2019un et l\u2019autre deux heures \nenti\u00e8res sous l\u2019eau, et nous ne savions ce qu\u2019ils \u00e9taient devenus, lorsque nous entend\u00eemes des cris horribles qui nous fi rent fr\u00e9mir. Peu \nde temps apr\u00e8s, nous v\u00eemes le g\u00e9nie et la princesse tout en feu. Ils se \nlanc\u00e8rent l\u2019un contre l\u2019autre des fl ammes par la bouche jusqu\u2019\u00e0 ce \nqu\u2019ils vinrent \u00e0 se prendre corps \u00e0 corps. Alors les deux feux \ns\u2019augment\u00e8rent, et jet\u00e8rent une fum\u00e9e \u00e9paisse et enflamm\u00e9e qui \ns\u2019\u00e9leva fort haut. Nous craign\u00eemes av ec raison qu\u2019elle n\u2019embras\u00e2t tout \nle palais ; mais nous e\u00fbmes bient\u00f4 t un sujet de crainte beaucoup plus \npressant ; car le g\u00e9nie, s\u2019\u00e9tant d\u00e9ba rrass\u00e9 de la princesse, vint jusqu\u2019\u00e0 \nla galerie o\u00f9 nous \u00e9tions, et nous souffla des tourbillons de feu. C\u2019\u00e9tait \nfait de nous, si la princesse, accourant \u00e0 notre sec ours, ne l\u2019e\u00fbt oblig\u00e9, \npar ses cris, \u00e0 s\u2019\u00e9loigner et \u00e0 se garder d\u2019elle. N\u00e9anmoins, quelque \ndiligence qu\u2019elle f\u00eet, elle ne put em p\u00eacher que le sultan n\u2019e\u00fbt la barbe \nbr\u00fbl\u00e9e et le visage g\u00e2t\u00e9 ; que le chef des eunuques ne f\u00fbt \u00e9touff\u00e9 et \nconsum\u00e9 sur-le-champ et qu\u2019une \u00e9tincelle n\u2019entr\u00e2t dans mon \u0153il droit \net ne me rend\u00eet borgne. Le sultan et moi nous nous attendions \u00e0 p\u00e9rir ; \nmais bient\u00f4t nous entend\u00eemes crier : \u00ab Victoire, victoire \u00bb et nous \nv\u00eemes tout \u00e0 coup para\u00eetre la princesse sous sa forme naturelle, et le \ng\u00e9nie r\u00e9duit en un monceau de cendres. \n \nLa princesse s\u2019approcha de nous, et pour ne pas perdre de temps, elle demanda une tasse pleine d\u2019eau, qui lui fut apport\u00e9e par le jeune \nesclave, \u00e0 qui le feu n\u2019avait fait au cun mal. Elle la prit, et, apr\u00e8s \nquelques paroles prononc\u00e9es dessus, elle jeta l\u2019eau sur moi en disant : \n\u00ab Si tu es singe par enchantement, change de figure et prends celle \nd\u2019homme que tu \u00e9tais auparavant. \u00bb A peine eut-elle achev\u00e9 ces mots, \nque je redevins homme, tel que j\u2019\u00e9tais avant ma m\u00e9tamorphose, \u00e0 un \n\u0153il pr\u00e8s. \n \nJe me pr\u00e9parais \u00e0 remercier la princesse, mais elle ne m\u2019en donna pas \nle temps. Elle s\u2019adressa au sultan son p\u00e8re, et lui dit : \u00ab Sire, j\u2019ai Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 175 \n \n \n \nremport\u00e9 la victoire sur le g\u00e9nie, comme Votre Majest\u00e9 peut le voir ; \nmais c\u2019est une victoire qui me co\u00fbte cher. Il me reste peu de moments \u00e0 vivre, et vous n\u2019aurez pas la satisfaction de faire le mariage que vous m\u00e9ditiez. Le feu m\u2019a p\u00e9n\u00e9 tr\u00e9e dans ce combat terri ble, et je sens qu\u2019il \nme consume peu \u00e0 peu. Cela ne sera it point arriv\u00e9 si je m\u2019\u00e9tais \naper\u00e7ue du dernier grain de la gren ade, et que je l\u2019eusse aval\u00e9 comme \nles autres lorsque j\u2019\u00e9tai s chang\u00e9e en coq. Le g\u00e9nie s\u2019y \u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9 \ncomme en son dernier retranchement ; et de l\u00e0 d\u00e9pendait le succ\u00e8s du \ncombat, qui aurait \u00e9t\u00e9 heureux et sans danger pour moi. Cette faute \nm\u2019a oblig\u00e9e de recourir au feu, et de combattre avec ces puissantes \narmes, comme je l\u2019ai fait entre le ciel et la terre, et en votre pr\u00e9sence. \nMalgr\u00e9 le pouvoir de son art redoutab le et son exp\u00e9rience, j\u2019ai fait \nconna\u00eetre au g\u00e9nie que j\u2019en savais plus que lui ; je l\u2019ai vaincu et r\u00e9duit \nen cendres, mais je ne puis \u00e9cha pper \u00e0 la mort qui s\u2019approche. \n \nLe sultan laissa la princesse Dame de beaut\u00e9 achever le r\u00e9cit de son \ncombat ; et, quand elle l\u2019eut fini, il lui dit d\u2019un ton qui marquait la vive douleur dont il \u00e9tait p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 : \u00ab Ma fille, vous voyez en quel \u00e9tat \nest votre p\u00e8re. H\u00e9las ! je m\u2019\u00e9tonne que je sois encore en vie. \nL\u2019eunuque de votre gouverneur est mort , et le prince que vous venez \nde d\u00e9livrer de son enchantement a pe rdu un \u0153il. \u00bb Il n\u2019en put dire \ndavantage : les larmes, les soupirs et les sanglots lui coup\u00e8rent la \nparole. Nous f\u00fbmes extr\u00eamement touch\u00e9 s de son affliction, sa fille et \nmoi, et nous pleur\u00e2mes avec lui. Pendant que nous nous affligions \ncomme \u00e0 l\u2019envi l\u2019un de l\u2019autre, la pr incesse se mit \u00e0 crier : \u00ab Je br\u00fble, \nje br\u00fble \u00bb Elle sentit que le feu qu i la consumait s\u2019\u00e9tait enfin empar\u00e9 \nde tout son corps, et elle ne cessa de crier : Je br\u00fble, que la mort n\u2019e\u00fbt \nmis fin \u00e0 ses douleurs insupportabl es. L\u2019effet de ce feu fut si \nextraordinaire, qu\u2019en peu de moments elle fut r\u00e9duite tout en cendres \ncomme le g\u00e9nie. \n \nJe ne vous dirai pas, madame, jusqu\u2019\u00e0 quel point je fus touch\u00e9 d\u2019un \nspectacle si funeste. J\u2019aurais mie ux aim\u00e9 \u00eatre toute ma vie singe ou \nchien que de voir ma bienfaitrice p\u00e9ri r si mis\u00e9rablement. De son c\u00f4t\u00e9, \nle sultan, afflig\u00e9 au de l\u00e0 de tout ce qu\u2019on peut imaginer, poussa des \ncris pitoyables en se donnant de gr ands coups \u00e0 la t\u00eate et sur la \npoitrine, jusqu\u2019\u00e0 ce que, succombant \u00e0 son d\u00e9sespoir, il s\u2019\u00e9vanouit et Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 176 \n \n \n \nme fit craindre pour sa vie. Cepe ndant les eunuques et les officiers \naccoururent aux cris du sultan, qu\u2019ils n\u2019eurent pas peu de peine \u00e0 faire \nrevenir de sa faiblesse. Ce prince et moi n\u2019e\u00fbmes pas besoin de leur \nfaire un long r\u00e9cit de cette aventure pour les persuader de la douleur \nque nous en avions : les deux m onceaux de cendres en quoi la \nprincesse et le g\u00e9nie avaient \u00e9t\u00e9 r\u00e9du its la leur firent assez concevoir. \nComme le sultan pouvait \u00e0 peine se soutenir, il fut oblig\u00e9 de s\u2019appuyer \nsur ses eunuques pour ga gner son appartement. \n \nD\u00e8s que le bruit d\u2019un \u00e9v\u00e9nement si tragique se fut r\u00e9pandu dans le \npalais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la \nprincesse Dame de beaut\u00e9 et prit pa rt \u00e0 l\u2019affliction du sultan. Pendant \nsept jours on fit toutes les c\u00e9r\u00e9monies du plus grand deuil : on jeta au \nvent les cendres du g\u00e9nie ; on recue illit celles de la princesse dans un \nvase pr\u00e9cieux pour y \u00eatre conserv\u00e9es ; et ce vase fut d\u00e9pos\u00e9 dans un \nsuperbe mausol\u00e9e que l\u2019on b\u00e2tit au m\u00eame endroit o\u00f9 les cendres \navaient \u00e9t\u00e9 recueillies. \n \nLe chagrin que con\u00e7ut le sultan de la perte de sa fille lui causa une \nmaladie qui l\u2019obligea de garder le lit un mois entier. Il n\u2019avait pas \nencore enti\u00e8rement recouvr\u00e9 sa sant \u00e9, qu\u2019il me fit appeler. \u00ab Prince, \nme dit-il, \u00e9coutez l\u2019ordre que j\u2019ai \u00e0 vous donner : il y va de votre vie si \nvous ne l\u2019ex\u00e9cutez. \u00bb Je l\u2019assurai que j\u2019ob\u00e9irais exactement. Apr\u00e8s quoi, reprenant la parole : \u00ab J\u2019avai s toujours v\u00e9cu, poursuivit-il, dans \nune parfaite f\u00e9licit\u00e9, et jamais auc un accident ne l\u2019avait travers\u00e9e ; \nvotre arriv\u00e9e a fait \u00e9va nouir le bonheur dont je jouissais. Ma fille est \nmorte, son gouverneur n\u2019est plus, et ce n\u2019est que par un miracle que je \nsuis en vie. Vous \u00eates donc la caus e de tous ces malheurs, dont il n\u2019est \npas possible que je puisse me cons oler. C\u2019est pourquoi retirez-vous en \npaix ; mais retirez-vous incessamment ; je p\u00e9rirais moi-m\u00eame si vous \ndemeuriez ici davantage ; car je suis persuad\u00e9 que votre pr\u00e9sence \nporte malheur : c\u2019est tout ce que j\u2019 avais \u00e0 vous dire. Partez et prenez \ngarde de para\u00eetre jamais dans mes \u00c9tats ; aucune consid\u00e9ration ne \nm\u2019emp\u00eacherait de vous en faire repentir. \u00bb Je voulus parler, mais il me \nferma la bouche par de s paroles de col\u00e8re, et je fus oblig\u00e9 de \nm\u2019\u00e9loigner de son palais. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 177 \n \n \n \nRebut\u00e9, chass\u00e9, abandonn\u00e9 de tout le monde, et ne sachant ce que je \ndeviendrais, avant que de sortir de la ville, j\u2019entrai dans un bain, je me \nfis raser la barbe et les sourcils, et pris l\u2019habit de ca lender. Je me mis \nen chemin en pleurant moins ma mis\u00e8re que les belles princesses dont \nj\u2019avais caus\u00e9 la mort. Je traversa i plusieurs pays sans me faire \nconna\u00eetre ; enfin je r\u00e9solus de venir \u00e0 Bagdad, dans l\u2019 esp\u00e9rance de me \nfaire pr\u00e9senter au Commandeur des croyants et d\u2019exciter sa \ncompassion par le r\u00e9cit d\u2019une histoire si \u00e9trange. J\u2019y suis arriv\u00e9 ce \nsoir, et la premi\u00e8re personne que j\u2019 ai rencontr\u00e9e en arrivant, c\u2019est le \ncalender notre fr\u00e8re, qui vient de pa rler avant moi. Vous savez le \nreste, madame, et pourquoi j\u2019ai l\u2019 honneur de me trouver dans votre \nh\u00f4tel. \n \nQuand le second calender eut achev\u00e9 son histoire, Zob\u00e9ide, \u00e0 qui il \navait adress\u00e9 la parole, lui dit : \u00ab Voil\u00e0 qui est bien ; allez, retirez-vous \no\u00f9 il vous plaira, je vous en donne la permission. \u00bb Mais au lieu de \nsortir, il supplia aussi la dame de lui faire la m\u00eame gr\u00e2ce qu\u2019au \npremier calender, aupr\u00e8s duquel il alla prendre place. \n \nLe troisi\u00e8me calender, voyant que c\u2019 \u00e9tait \u00e0 lui \u00e0 parler, s\u2019adressant, \ncomme les autres, \u00e0 Zob\u00e9ide, co mmen\u00e7a son histoire de cette \nmani\u00e8re : \n \n \n \n \nHistoire du troisi\u00e8me Calender, \nfils de Roi \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nTr\u00e8s honorable dame, ce que j\u2019ai \u00e0 vous raconter est bien diff\u00e9rent de \nce que vous venez d\u2019entendre. Les deux princes qui ont parl\u00e9 avant moi ont perdu chacun un \u0153il par un effe t de leur destin\u00e9e, et moi je Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 178 \n \n \n \nn\u2019ai perdu le mien que par ma fa ute, qu\u2019en pr\u00e9venant moi-m\u00eame et \ncherchant mon propre malheur, comme vous l\u2019apprendrez par la suite de mon discours. \n \nJe m\u2019appelle Agib, et suis fils d\u2019 un roi qui se nommait Cassib. Apr\u00e8s \nsa mort, je pris possession de ses \u00c9t ats et \u00e9tablis mon s\u00e9jour dans la \nm\u00eame ville o\u00f9 il avait demeur\u00e9. Cette ville est situ\u00e9e sur le bord de la \nmer ; elle a un port des plus s\u00fbrs , avec un arsenal assez grand pour \nfournir \u00e0 l\u2019armement de cent cinqua nte vaisseaux de guerre, toujours \npr\u00eats \u00e0 servir dans l\u2019occasion ; pour en \u00e9quiper cinquante en \nmarchandises, et autant de pe tites fr\u00e9gates l\u00e9g\u00e8res pour les \npromenades et les divertissements sur l\u2019eau. Plusieurs belles provinces \ncomposaient mon royaume en terre ferme, avec un grand nombre \nd\u2019\u00eeles consid\u00e9rables, presque toutes situ\u00e9es \u00e0 la vue de ma capitale. \n \nJe visitai premi\u00e8rement les provinces ; je fis ensuite armer et \u00e9quiper \ntoute ma flotte, et j\u2019allai desce ndre dans mes \u00eeles pour me concilier \npar ma pr\u00e9sence le c\u0153ur de mes sujets et les affermir dans le devoir. Quelque temps apr\u00e8s que j\u2019en fus revenu, j\u2019y retournai ; et ces \nvoyages, en me donnant quelque teintu re de la naviga tion, m\u2019y firent \nprendre tant de go\u00fbt que je r\u00e9solus d\u2019aller faire des d\u00e9couvertes au \ndel\u00e0 de mes \u00eeles. Pour cet effet, je fis \u00e9quiper dix vaisseaux seulement. \nJe m\u2019embarquai, et nous m\u00eemes \u00e0 la voile. Notre navigation fut \nheureuse pendant quarante jours de suite ; mais la nuit du quarante et \nuni\u00e8me, le vent devint contraire et m\u00eame si furieux, que nous f\u00fbmes \nbattus d\u2019une temp\u00eate violente qui pensa nous submerger. N\u00e9anmoins, \n\u00e0 la pointe du jour, le vent s\u2019apaisa , les nuages se dissip\u00e8rent, et le \nsoleil ayant ramen\u00e9 le beau temps, nous abord\u00e2mes \u00e0 une \u00eele, o\u00f9 nous \nnous arr\u00eat\u00e2mes deux jours \u00e0 prendre des rafra\u00eechissement s. Cela \u00e9tant \nfait, nous nous rem\u00eemes en mer. Apr\u00e8s dix jours de navigation, nous \ncommencions \u00e0 esp\u00e9rer de voir terre ; car la temp\u00eate que nous avions \nessuy\u00e9e m\u2019avait d\u00e9tourn\u00e9 de mon de ssein ; et j\u2019avais fait prendre la \nroute de mes \u00c9tats, lorsque je m\u2019ap er\u00e7us que mon pilote ne savait o\u00f9 \nnous \u00e9tions. Effectivement, le di xi\u00e8me jour, un matelot, command\u00e9 \npour faire la d\u00e9couverte au haut du grand m\u00e2t, rapporta qu\u2019\u00e0 la droite \net \u00e0 la gauche il n\u2019avait vu que le ciel et la mer qui bornassent Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 179 \n \n \n \nl\u2019horizon ; mais que devant lui, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 nous avions la proue, il \navait remarqu\u00e9 une grande noirceur. \n \nLe pilote changea de couleur \u00e0 ce r\u00e9c it, jeta d\u2019une main son turban sur \nle tillac, et de l\u2019autre se frappant le visage : \u00ab Ah ! sire, s\u2019\u00e9cria-t-il, \nnous sommes perdus ! Personne de nous ne peut \u00e9chapper au danger \no\u00f9 nous nous trouvons ; et avec t oute mon exp\u00e9rience, il n\u2019est pas en \nmon pouvoir de vous en garantir. \u00bb En disant ces paroles, il se mit \u00e0 \npleurer comme un homme qui croyait sa perte in\u00e9vitable, et son \nd\u00e9sespoir jeta l\u2019\u00e9pouvant e dans tout le vaisseau. Je lui demandai \nquelle raison il avait de se d\u00e9sesp\u00e9rer ainsi. \u00ab H\u00e9las ! sire, me \nr\u00e9pondit-il, la temp\u00eate que nous avons essuy\u00e9e nous a tellement \u00e9gar\u00e9s de notre route, que demain \u00e0 midi, nous nous trouverons pr\u00e8s de cette noirceur, qui n\u2019est autre chose que la montagne Noire ; et cette \nmontagne Noire est une mine d\u2019aima nt, qui d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent attire toute \nvotre flotte, \u00e0 cause des clous et des ferrements qui entrent dans la \nstructure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain \u00e0 une certaine \ndistance, la force de l\u2019aimant sera si violente, que tous les clous se \nd\u00e9tacheront et iront se coller contre la montagne : vos vaisseaux se \ndissoudront et seront submerg\u00e9s. Co mme l\u2019aimant a la vertu d\u2019attirer \nle fer \u00e0 soi, et de se fortifier pa r cette attraction, cette montagne, du \nc\u00f4t\u00e9 de la mer, est couverte de clous d\u2019une infinit\u00e9 de vaisseaux \nqu\u2019elle a fait p\u00e9rir, ce qui conserve et augmente en m\u00eame temps cette \nvertu. Cette montagne, poursuivit le pilote, est tr\u00e8s escarp\u00e9e, et au \nsommet, il y a un d\u00f4me de bronze fin, soutenu de colonnes du m\u00eame \nm\u00e9tal ; au haut du d\u00f4me para\u00eet un cheval aussi de bronze, lequel porte \nun cavalier qui a la poitrine couvert e d\u2019une plaque de plomb, sur \nlaquelle sont grav\u00e9s des caract\u00e8res talismaniques. La tradition, sire, \najouta-t-il, est que cette statue est la cause principale de la perte de tant de vaisseaux et de tant d\u2019hommes qui ont \u00e9t\u00e9 submerg\u00e9s en cet \nendroit, et qu\u2019elle ne cessera d\u2019\u00eatre funeste \u00e0 tous ceux qui auront le \nmalheur d\u2019en approcher, jusqu\u2019 \u00e0 ce qu\u2019elle soit renvers\u00e9e. \u00bb \n \nLe pilote, ayant tenu ce discours, se remit \u00e0 pleurer, et ses larmes excit\u00e8rent celles de tout l\u2019\u00e9quipage. Je ne doutai pas moi-m\u00eame que je \nne fusse arriv\u00e9 \u00e0 la fin de mes jours. Chacun toutefois ne laissa pas de \nsonger \u00e0 sa conservation, et de pr endre pour cela toutes les mesures Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 180 \n \n \n \npossibles ; et dans l\u2019incertitude de l\u2019\u00e9v\u00e9nement, ils se firent tous \nh\u00e9ritiers les uns des autr es, par un testament en faveur de ceux qui se \nsauveraient. \n \nLe lendemain matin, nous aper\u00e7\u00fbmes \u00e0 d\u00e9couvert la montagne Noire ; \net l\u2019id\u00e9e que nous en avions con\u00e7ue nous la fit para\u00eetre plus affreuse \nqu\u2019elle n\u2019\u00e9tait. Sur le midi, nous nous en trouv\u00e2mes si pr\u00e8s, que nous \n\u00e9prouv\u00e2mes ce que le pilote nous av ait pr\u00e9dit. Nous v\u00eemes voler les \nclous et tous les autres ferrements de la flotte vers la montagne, o\u00f9 par \nla violence de l\u2019attraction, ils se coll\u00e8rent avec un bruit horrible. Les \nvaisseaux s\u2019entr\u2019ouvrirent, et s\u2019ab\u00eem \u00e8rent dans la mer, qui \u00e9tait si \nhaute en cet endroit qu\u2019avec la sond e nous n\u2019aurions pu en d\u00e9couvrir \nla profondeur. Tous mes gens furent noy\u00e9s ; mais Dieu eut piti\u00e9 de \nmoi, et permit que je me sauvasse, en me saisi ssant d\u2019une planche qui \nfut pouss\u00e9e par le vent droit au pied de la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheur m\u2019ayan t fait aborder \u00e0 un endroit o\u00f9 il y \navait des degr\u00e9s pour monter au sommet. \n \nA la vue de ces degr\u00e9s (car il n\u2019y av ait pas de terrain ni \u00e0 droite ni \u00e0 \ngauche o\u00f9 l\u2019on p\u00fbt mettre le pied, et par cons\u00e9quent se sauver), je \nremerciai Dieu, et invoquai son sa int nom en commen\u00e7ant \u00e0 monter. \nL\u2019escalier \u00e9tait si \u00e9troit, si roide et si difficile, que pour peu que le \nvent e\u00fbt eu de violence, il m\u2019aurait renvers\u00e9 et pr\u00e9cipit\u00e9 dans la mer. \nMais enfin j\u2019arrivai jusqu\u2019au bout sans accident ; j\u2019entrai sous le \nd\u00f4me, et me prosternant contre terre , je remerciai Dieu de la gr\u00e2ce \nqu\u2019il m\u2019avait faite. \n \nJe passai la nuit sous le d\u00f4me. Pe ndant que je dorma is, un v\u00e9n\u00e9rable \nvieillard m\u2019apparut, et me dit : \u00ab \u00c9coute, Agib : lorsque tu seras \n\u00e9veill\u00e9, creuse-la terre sous tes pied s ; tu y trouveras un arc de bronze, \net trois fl\u00e8ches de plomb, fabri qu\u00e9es sous certaines constellations, \npour d\u00e9livrer le genre hum ain de tant de maux qui le menacent. Tire \nles trois fl\u00e8ches contre la statue le cavalier tombera dans la mer, et le \ncheval de ton c\u00f4t\u00e9, que tu enterrera s au m\u00eame endroit d\u2019o\u00f9 tu auras \ntir\u00e9 l\u2019arc et les fl\u00e8ches. Cela \u00e9tant fait, la mer s\u2019enflera, et montera \njusqu\u2019au pied du d\u00f4me, \u00e0 la hauteu r de la montagne. Lorsqu\u2019elle y \nsera mont\u00e9e, tu verras aborder une chaloupe o\u00f9 il n\u2019y aura qu\u2019un seul Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 181 \n \n \n \nhomme avec une rame \u00e0 chaque ma in. Cet homme se ra de bronze, \nmais diff\u00e9rent de celui que tu au ras renvers\u00e9. Embarque-toi avec lui \nsans prononcer le nom de Dieu, et te laisse conduire. Il te conduira en \ndix jours dans une autre mer, o\u00f9 tu trouveras le m oyen de retourner \nchez toi sain et sauf, pourvu que, comme je te l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit, tu ne \nprononces pas le nom de Dieu penda nt tout le voyage. \u00bb Tel fut le \ndiscours du vieillard. D\u00e8 s que je fus \u00e9veill\u00e9, je me levai extr\u00eamement \nconsol\u00e9 de cette vision, et je ne manquai pas de fa ire ce que le \nvieillard m\u2019avait command\u00e9. Je d\u00e9terrai l\u2019arc et les fl\u00e8ches, et les tirai \ncontre le cavalier. A la troisi\u00e8me fl\u00e8ch e, je le renversai dans la mer, et \nle cheval tomba de mon c\u00f4t\u00e9. Je l\u2019 enterrai \u00e0 la place de l\u2019arc et des \nfl\u00e8ches, et dans cet intervalle la mer s\u2019enfla et s\u2019\u00e9leva peu \u00e0 peu. \nLorsqu\u2019elle fut arriv\u00e9e au pied du d\u00f4me, \u00e0 la hauteur de la montagne, \nje vis de loin sur la mer une chal oupe qui venait \u00e0 moi. Je b\u00e9nis Dieu, \nvoyant que les choses succ\u00e9daient conform\u00e9ment au songe que j\u2019avais \neu. \n \nEnfin, la chaloupe aborda, et j\u2019y vis l\u2019homme de bronze tel qu\u2019il \nm\u2019avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9peint. Je m\u2019embarquai, et me ga rdai bien de prononcer \nle nom de Dieu ; je ne dis pas m\u00eame un seul autre mot. Je m\u2019assis ; et \nl\u2019homme de bronze recommen\u00e7a de ramer en s\u2019\u00e9loignant de la \nmontagne. Il vogua sans discontinue r jusqu\u2019au neuvi\u00e8me jour, que je \nvis des \u00eeles qui me firent esp\u00e9rer que je serais bient\u00f4t hors du danger \nque j\u2019avais \u00e0 craindre. L\u2019exc\u00e8s de ma joie me fit oublier la d\u00e9fense qui \nm\u2019avait \u00e9t\u00e9 faite : \u00ab Dieu soit b\u00e9ni ! dis-je alors ; Dieu soit lou\u00e9 ! \u00bb \n \nJe n\u2019eus pas achev\u00e9 ce s paroles, que la chaloupe s\u2019enfon\u00e7a dans la \nmer avec l\u2019homme de bronze. Je demeur ai sur l\u2019eau, et je nageai le \nreste du jour du c\u00f4t\u00e9 de la terre qui me parut la plus voisine. Une nuit \nfort obscure succ\u00e9da ; et comme je ne savais plus o\u00f9 j\u2019\u00e9tais, je nageais \n\u00e0 l\u2019aventure. Mes forces s\u2019\u00e9puis\u00e8rent \u00e0 la fin, et je commen\u00e7ais \u00e0 d\u00e9sesp\u00e9rer de me sauver, lorsque le vent venant \u00e0 se fortifier, une \nvague plus grosse qu\u2019une montagne me jeta sur un e plage, o\u00f9 elle me \nlaissa en se retirant. Je me h\u00e2tai aussit\u00f4t de prendre terre, de crainte \nqu\u2019une autre vague ne me repr\u00eet ; et la premi\u00e8re chose que je fis fut de \nme d\u00e9pouiller, d\u2019exprimer l\u2019eau de m on habit, et de l\u2019\u00e9tendre pour le \nfaire s\u00e9cher sur le sable qui \u00e9tait en core \u00e9chauff\u00e9 de la chaleur du jour. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 182 \n \n \n \n \nLe lendemain, le soleil eut bient\u00f4t achev\u00e9 de s\u00e9cher mon habit. Je le repris, et m\u2019avan\u00e7ai pour reconna\u00eetr e o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. Je ne marchai pas \nlongtemps, sans conna\u00eetre que j\u2019\u00e9tais dans une petite \u00eele d\u00e9serte fort agr\u00e9able, o\u00f9 il y avait plusieurs sort es d\u2019arbres fruitiers et sauvages. \nMais je remarquai qu\u2019elle \u00e9tait c onsid\u00e9rablement \u00e9loign\u00e9e de terre, ce \nqui diminua fort la joie que j\u2019av ais d\u2019\u00eatre \u00e9chapp\u00e9 de la mer. \nN\u00e9anmoins, je me remettais \u00e0 Dieu du soin de disposer de mon sort \nselon sa volont\u00e9, quand j\u2019aper\u00e7us un petit b\u00e2timent qui venait de terre \nferme \u00e0 pleines voiles et avait la proue sur l\u2019\u00eele o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. \n \nComme je ne doutais pas qu\u2019il n\u2019y v\u00ee nt mouiller, et que j\u2019ignorais si \nles gens qui \u00e9taient dessus seraient amis ou ennemis, je crus ne devoir \npas me montrer d\u2019abord. Je montai sur un arbre fort touffu, d\u2019o\u00f9 je \npouvais impun\u00e9ment examiner leur contenance. Le b\u00e2timent vint se ranger dans une petite an se, o\u00f9 d\u00e9barqu\u00e8rent dix esclaves qui portaient \nune pelle et d\u2019autres instrument s propres \u00e0 remuer la terre. Ils \nmarch\u00e8rent vers le milieu de l\u2019\u00eele, o\u00f9 je les vis s\u2019arr\u00eater et remuer la \nterre quelque temps ; et \u00e0 leur action, il me parut qu\u2019ils levaient une \ntrappe. Ils retourn\u00e8rent ensuite au b\u00e2timent, d\u00e9bar qu\u00e8rent plusieurs \nsortes de provisions et de meubles, et en firent chacun une charge, \nqu\u2019ils port\u00e8rent \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 ils avaient remu\u00e9 la terre ; ils y \ndescendirent ; ce qui me fit comprendre qu\u2019il y avait l\u00e0 un lieu \nsouterrain. Je les vis encore une fois aller au vaisseau, et en ramener \npeu de temps apr\u00e8s un vieillard qui menait avec lui un jeune homme \nde quatorze \u00e0 quinze ans, tr\u00e8s bien fait. Ils descendirent tous o\u00f9 la trappe avait \u00e9t\u00e9 lev\u00e9e ; et lorsqu\u2019 ils furent remont\u00e9s, qu\u2019ils eurent \nabaiss\u00e9 la trappe, qu\u2019ils l\u2019eurent recouverte de terre, et qu\u2019ils reprirent le chemin de l\u2019anse o\u00f9 \u00e9tait le navire, je remarquai que le jeune \nhomme n\u2019\u00e9tait pas avec eux, et j\u2019en conclus qu\u2019il \u00e9ta it rest\u00e9 dans le \nlieu souterrain circonstance qui me causa un extr\u00eame \u00e9tonnement. \n \nLe vieillard et les esclaves se re mbarqu\u00e8rent ; et le b\u00e2timent, ayant \nremis \u00e0 la voile, reprit la route de la terre ferme. Quand je le vis si \n\u00e9loign\u00e9 que je ne pouvais \u00eatre aper\u00e7u de l\u2019\u00e9quipage, je descendis de \nl\u2019arbre, et me rendis promptement \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 j\u2019avais vu remuer la terre. Je la remuai \u00e0 mon tour, jusq u\u2019\u00e0 ce que, trouvant une pierre de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 183 \n \n \n \ndeux ou trois pieds en carr\u00e9, je la levai, et je vi s qu\u2019elle couvrait \nl\u2019entr\u00e9e d\u2019un escalier \u00e9galement construit en pierre. Je le descendis, et \nme trouvai au bas dans une grande chambre o\u00f9 il y avait un tapis de \npied et un sofa garni d\u2019un autre tapis et de coussins d\u2019une riche \u00e9toffe, o\u00f9 le jeune homme \u00e9tait assis avec un \u00e9ventail \u00e0 la main. Je distinguai \ntoutes ces choses \u00e0 la clart\u00e9 de deux bougies, aussi bien que des fruits \net des pots de fleurs qu\u2019il avait pr \u00e8s de lui. Le jeune homme fut \neffray\u00e9 de me voir ; mais pour le rassurer, je lui dis en entrant : \u00ab Qui \nque vous soyez, seigneur, ne craignez ri en : un roi et fils de roi, tel que \nje suis, n\u2019est pas capable de vous faire la moindre injure. C\u2019est au \ncontraire votre bonne destin\u00e9e qui a voulu apparemment que je me \ntrouvasse ici pour vous tirer de ce tombeau, o\u00f9 il semble qu\u2019on vous \nait enterr\u00e9 tout vivant pour des ra isons que j\u2019ignore. Mais ce qui \nm\u2019embarrasse, et ce que je ne puis con cevoir (car je vous dirai que j\u2019ai \n\u00e9t\u00e9 t\u00e9moin de tout ce qui s\u2019est pass\u00e9 depuis que vous \u00eates arriv\u00e9 dans \ncette \u00eele), c\u2019est qu\u2019il m\u2019a paru que vous vous \u00eates laiss\u00e9 ensevelir dans \nce lieu sans r\u00e9sistance. \u00bb \n \nLe jeune homme se rassura \u00e0 ces paroles, et me pria d\u2019un air riant de \nm\u2019asseoir pr\u00e8s de lui. D\u00e8s que je fus assis : \u00ab Prince, me dit-il, je vais \nvous apprendre une chose qui vous surprendra par sa singularit\u00e9. Mon \np\u00e8re est un marchand joaillier qui a acquis de grands biens par son \ntravail et par son habilet\u00e9 dans sa profession. Il a un grand nombre d\u2019esclaves et de commissionnaires, qui font des voyages par mer sur \ndes vaisseaux qui lui appartiennent, afin d\u2019entretenir les correspondances qu\u2019il a en plusieur s cours o\u00f9 il fournit les pierreries \ndont on a besoin. Il y avait longtem ps qu\u2019il \u00e9tait mari\u00e9 sans avoir eu \nd\u2019enfants, lorsqu\u2019il apprit qu\u2019il aura it un fils, dont la vie n\u00e9anmoins ne \nserait pas de longue dur\u00e9e : ce qui lui donna beaucoup de chagrin \u00e0 \nson r\u00e9veil. Quelques jours apr\u00e8s, ma m\u00e8re lui annon\u00e7a qu\u2019elle \u00e9tait \ngrosse ; et le temps o\u00f9 elle croyait avoir con\u00e7u s\u2019accordait fort avec le jour du songe de mon p\u00e8re. Elle accoucha de moi dans le terme de \nneuf mois, et ce fut une grande jo ie dans la famille. Mon p\u00e8re, qui \navait exactement observ\u00e9 le moment de ma naissance, consulta les \nastrologues, qui lui dirent \u00ab Votre fils vivra sans nul accident jusqu\u2019\u00e0 \nl\u2019\u00e2ge de quinze ans. Mais alors, il courra risque de perdre la vie, et il \nsera difficile qu\u2019il en \u00e9chappe. Si n\u00e9anmoins son bonheur veut qu\u2019il ne Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 184 \n \n \n \np\u00e9risse pas, sa vie sera de l ongue dur\u00e9e. C\u2019est qu\u2019en ce temps-l\u00e0, \najout\u00e8rent-ils, la statue \u00e9questre de bronze qui est au haut de la \nMontagne d\u2019aimant aura \u00e9t\u00e9 renvers\u00e9e dans la mer par le prince Agib, fils du roi de Cassib, et que les as tres marquent que, cinquante jours \napr\u00e8s, votre fils doit \u00eatre tu\u00e9 pa r ce prince. \u00bb Comme cette pr\u00e9diction \ns\u2019accordait avec le songe de mon p\u00e8 re, il en fut vivement frapp\u00e9 et \nafflig\u00e9. Il ne laissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon \n\u00e9ducation, jusqu\u2019\u00e0 cette pr\u00e9sente a nn\u00e9e, qui est la quinzi\u00e8me de mon \n\u00e2ge. Il apprit hier que depuis dix jours le cavalier de bronze avait \u00e9t\u00e9 jet\u00e9 dans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cette \nnouvelle lui a co\u00fbt\u00e9 tant de pleurs, et caus\u00e9 tant d\u2019alarmes, qu\u2019il n\u2019est \npas reconnaissable dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 il est. Sur la pr\u00e9diction des \nastrologues, il a cherch\u00e9 les moyens de tromper mon horoscope, et de \nme conserver la vie. Il y a longtemps qu\u2019il a pris la pr\u00e9caution de faire \nb\u00e2tir cette demeure, pour m\u2019y teni r cach\u00e9 durant cinquante jours, d\u00e8s \nqu\u2019il apprendrait que la statue au rait \u00e9t\u00e9 renvers\u00e9e. C\u2019est pourquoi, \ncomme il a su qu\u2019elle l\u2019\u00e9tait depuis dix jours, il est venu promptement \nme cacher ici, et il a promis que dans quarante il viendrait me \nreprendre. \u00ab Pour moi, ajouta-t-il, j\u2019 ai bonne esp\u00e9rance ; et je ne crois \npas que le prince Agib vienne me ch ercher sous terre, au milieu d\u2019une \n\u00eele d\u00e9serte. Voil\u00e0, seigneur, ce que j\u2019avais \u00e0 vous dire. \u00bb \n \nPendant que le fils du joaillier me racontait son histoire, je me \nmoquais en moi-m\u00eame des astrologue s qui avaient pr\u00e9dit que je lui \n\u00f4terais la vie ; et je me sentais si \u00e9loign\u00e9 de v\u00e9rifier la pr\u00e9diction, qu\u2019\u00e0 \npeine eut-il achev\u00e9 de parler, je lui dis avec transport \u00ab Mon cher seigneur, ayez de la confiance en la bont\u00e9 de Dieu, et ne craignez rien. \nComptez que c\u2019\u00e9tait une dette que vo us aviez \u00e0 payer, et que vous en \n\u00eates quitte d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent. Je suis ra vi, apr\u00e8s avoir fait naufrage, de me \ntrouver heureusement ici pour vous d\u00e9fendre contre ceux qui \nvoudraient attenter \u00e0 votre vie. Je ne vous abandonnerai pas durant ces \nquarante jours que les vaines conj ectures des astrologues vous font \nappr\u00e9hender. Je vous rendrai, pendant ce temps-l\u00e0, tous les services \nqui d\u00e9pendront de moi. Apr\u00e8s cela, je profiterai de l\u2019occasion de gagner la terre ferme, en m\u2019embarquant avec vous sur votre b\u00e2timent, \navec la permission de votre p\u00e8re et la v\u00f4tre ; et quand je serai de \nretour en mon royaume, je n\u2019oublie rai point l\u2019obliga tion que je vous Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 185 \n \n \n \naurai, et je t\u00e2cherai de vous en t\u00e9moigner ma reconnaissance, de la \nmani\u00e8re que je le devrai. \u00bb \n \nJe rassurai, par ce discours, le f ils du joaillier, et m\u2019attirai sa \nconfiance. Je me gardai bien, de pe ur de l\u2019\u00e9pouvanter, de lui dire que \nj\u2019\u00e9tais cet Agib qu\u2019il craignait, et je pris grand soin de ne lui en donner aucun soup\u00e7on. Nous nous en tret\u00eenmes de plusieurs choses \njusqu\u2019\u00e0 la nuit, et je connus que le jeune homme avait beaucoup \nd\u2019esprit. Nous mange\u00e2mes ensemble de ses provisions. Il en avait une si grande quantit\u00e9, qu\u2019il en aurait eu de reste au bout de quarante \njours, quand il aurait eu d\u2019autres h\u00f4tes que moi. Apr\u00e8s le souper, nous \ncontinu\u00e2mes \u00e0 nous entretenir quelque temps, et ensuite nous nous \ncouch\u00e2mes. \n \nLe lendemain, \u00e0 son lever, je lui pr\u00e9s entai le bassin et l\u2019eau. Il se lava, \nje pr\u00e9parai le d\u00eener, et le servis quand il fut temps. Apr\u00e8s le repas, \nj\u2019inventai un jeu pour nous d\u00e9se nnuyer, non seulement ce jour-l\u00e0, \nmais encore les suivants. Je pr\u00e9par ai le souper de la m\u00eame mani\u00e8re \nque j\u2019avais appr\u00eat\u00e9 le d\u00eener. Nous soup\u00e2mes et nous nous couch\u00e2mes comme le jour pr\u00e9c\u00e9dent. Nous e\u00fbme s le temps de contracter amiti\u00e9 \nensemble. Je m\u2019aper\u00e7us qu\u2019il avait de l\u2019inclination pour moi ; et, de \nmon c\u00f4t\u00e9, j\u2019en avais con\u00e7u une si forte pour lui, que je me disais \nsouvent \u00e0 moi-m\u00eame que les astrol ogues qui avaient pr\u00e9dit au p\u00e8re \nque son fils serait tu\u00e9 par mes mains \u00e9taient des imposteurs, et qu\u2019il \nn\u2019\u00e9tait pas possible que je pusse commettre une si m\u00e9chante action. Enfin, madame, nous pass\u00e2mes trente-neuf jours le plus agr\u00e9ablement du monde dans ce lieu souterrain. \n \nLe quaranti\u00e8me arriva. Le matin, le jeune homme, en s\u2019\u00e9veillant, me \ndit avec un transport de joie dont il ne fut pas le ma\u00eetre : \u00ab Prince, me \nvoil\u00e0 aujourd\u2019hui au quaranti\u00e8me jour , et je ne suis pas mort, gr\u00e2ces \u00e0 \nDieu et \u00e0 votre bonne compagnie. Mon p\u00e8re ne manque ra pas tant\u00f4t \nde vous en marquer sa reconnaissance, et de vous fournir tous les \nmoyens et toutes les commodit\u00e9s n \u00e9cessaires pour vous en retourner \ndans votre royaume. Mais en attenda nt, ajouta-t-il, je vous supplie de \nvouloir bien faire chauffer de l\u2019eau pour me laver tout le corps dans le \nbain portatif ; je veux me nettoye r et changer d\u2019habit, pour mieux Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 186 \n \n \n \nrecevoir mon p\u00e8re. Je mis de l\u2019eau su r le feu, et lorsqu\u2019elle fut ti\u00e8de, \nj\u2019en remplis le bain portatif. Le je une homme se mit dedans ; je le \nlavai et le frottai moi-m\u00eame. Il en so rtit ensuite, se coucha dans son lit \nque j\u2019avais pr\u00e9par\u00e9, et je le couvris de sa couverture. Apr\u00e8s qu\u2019il se fut \nrepos\u00e9, et qu\u2019il eut dormi quelque temps : \u00ab Mon prince, me dit-il, \nobligez-moi de m\u2019apporter un melon et du sucre, que j\u2019en mange pour \nme rafra\u00eechir. \u00bb \n \nDe plusieurs melons qui nous restaien t, je choisis le meilleur, et le mis \ndans un plat ; et comme je ne trouva is pas de couteau pour le couper, \nje demandai au jeune homme s\u2019il ne savait pas o\u00f9 il y en avait.Il y en \na un, me r\u00e9pondit-il, sur cette co rniche au-dessus de ma t\u00eate. \nEffectivement, j\u2019y en aper\u00e7us un ; ma is je me pressai si fort pour le \nprendre, et dans le temps que je l\u2019avais \u00e0 la main, mon pied \ns\u2019embarrassa de telle sorte dans la couverture, que je glissai, et je \ntombai si malheureusement sur le je une homme que je lui enfon\u00e7ai le \ncouteau dans le c\u0153ur. Il expira dans le moment. \n \nA ce spectacle, je poussai des cris \u00e9pouvantables. Je me frappai la \nt\u00eate, le visage et la poitrine. Je d\u00e9ch irai mon habit, et me jetai par terre \navec une douleur et des regrets inexpr imables. \u00ab H\u00e9las ! m\u2019\u00e9criai-je, il \nne lui restait que quelques heures pour \u00eatre hors du danger contre \nlequel il avait cherch\u00e9 un asile ; et dans le temps que je compte moi-\nm\u00eame que le p\u00e9ril est pass\u00e9, c\u2019est al ors que je deviens son assassin, et \nque je rends la pr\u00e9diction v\u00e9ritabl e. Mais, Seigneur, ajoutai-je en \nlevant la t\u00eate et les ma ins au ciel, je vous en de mande pardon, et si je \nsuis coupable de sa mort, ne me la issez pas vivre plus longtemps. \u00bb \n \nApr\u00e8s le malheur qui vena it de m\u2019arriver, j\u2019aurais re\u00e7u la mort sans \nfrayeur, si elle s\u2019\u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 mo i. Mais le mal, ainsi que le bien, \nne nous arrive pas toujours lorsque nous le souhaitons. N\u00e9anmoins, faisant r\u00e9flexion que mes larmes et ma douleur ne feraient pas revivre \nle jeune homme, et que, les quarante jours finissant, je pouvais \u00eatre surpris par son p\u00e8re, je sortis de cette demeure souterraine et montai \nau haut de l\u2019escalier. J\u2019abaissai la grosse pierre sur l\u2019entr\u00e9e, et la \ncouvris de terre. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 187 \n \n \n \nJ\u2019eus \u00e0 peine achev\u00e9, que, portant la vue sur la mer du c\u00f4t\u00e9 de la terre \nferme, j\u2019aper\u00e7us le b\u00e2timent qui venait reprendre le jeune homme. \nAlors, me consultant sur ce que j\u2019av ais \u00e0 faire, je dis en moi-m\u00eame : \n\u00ab Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arr\u00eater et \nmassacrer, peut-\u00eatre, par ses esclaves, quand il aura vu son fils dans \n\u00e9tat o\u00f9 je l\u2019ai mis. Tout ce que je pourrai all\u00e9guer pour me justifier ne \nle persuadera point de mon innocence . Il vaut mieux, puisque j\u2019en ai \nle moyen, me soustraire \u00e0 son resse ntiment que de m\u2019y exposer. \u00bb Il y \navait pr\u00e8s du lieu souterrain un gros arbre, dont l\u2019\u00e9pais feuillage me \nparut propre \u00e0 me cacher. J\u2019y montai, et je ne me fus pas plus t\u00f4t plac\u00e9 \nde mani\u00e8re que je ne pouvais \u00eatre aper\u00e7u, que je vis aborder le \nb\u00e2timent au m\u00eame endroit que la premi\u00e8re fois. \n \nLe vieillard et les esclaves d\u00e9barqu\u00e8 rent bient\u00f4t, et s\u2019avanc\u00e8rent vers \nla demeure souterraine, d\u2019un air qui marquait qu\u2019ils avaient quelque \nesp\u00e9rance ; mais lorsqu\u2019ils virent la terre nouvellement remu\u00e9e, ils \nchang\u00e8rent de visage, et particuli\u00e8re ment le vieillard. Ils lev\u00e8rent la \npierre et descendirent. Ils appellent le jeune homme par son nom, il ne \nr\u00e9pond point leur crainte redouble ; ils le cherchent et le trouvent enfin \n\u00e9tendu sur son lit, avec le couteau au milieu du c\u0153ur ; car je n\u2019avais \npas eu le courage de l\u2019\u00f4ter. A cette vue, ils pouss\u00e8rent des cris de \ndouleur, qui renouvel\u00e8rent la mienne : le vieilla rd tomba \u00e9vanoui ; ses \nesclaves, pour lui donner de l\u2019air, l\u2019apport\u00e8rent en haut entre leurs bras, et le pos\u00e8rent au pied de l\u2019 arbre o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. Mais, malgr\u00e9 tous \nleurs soins, ce malheure ux p\u00e8re demeura longtemps en cet \u00e9tat, et leur \nfit plus d\u2019une fois d\u00e9sesp\u00e9rer de sa vie. \n \nIl revint toutefois de ce long \u00e9vanouissement. Alors les esclaves \napport\u00e8rent le corps de son fils, rev\u00eatu de ses plus beaux habillements, \net, d\u00e8s que la fosse qu\u2019on lui faisait fut achev\u00e9e, on l\u2019y descendit. Le \nvieillard, soutenu par deux esclaves et le visage baign\u00e9 de larmes, lui \njeta le premier un peu de terre, apr\u00e8 s quoi les esclaves en combl\u00e8rent \nla fosse. \n \nCela \u00e9tant fait, l\u2019ameublement de la demeure souterraine fut enlev\u00e9 et \nembarqu\u00e9 avec le reste des provisions. Ensuite le vieillard, accabl\u00e9 de douleur, ne pouvant se soutenir, fut mis sur une esp\u00e8ce de brancard et Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 188 \n \n \n \ntransport\u00e9 dans le vaisseau qui remit \u00e0 la voile. Il s\u2019\u00e9loigna de l\u2019\u00eele en \npeu de temps et je le perdis de vue. \n \nApr\u00e8s le d\u00e9part du vieillard , de ses esclaves et du navire, je restai seul \ndans l\u2019\u00eele je passais la nuit dans la demeure souterraine qui n\u2019avait pas \n\u00e9t\u00e9 rebouch\u00e9e, et, le jour, je me promenais autour de l\u2019\u00eele, et \nm\u2019arr\u00eatais dans les endroits les pl us propres \u00e0 prendre du repos quand \nj\u2019en avais besoin. \n \nJe menai cette vie en nuyeuse pendant un mois. Au bout de ce temps-\nl\u00e0, je m\u2019aper\u00e7us que la mer diminua it consid\u00e9rablement, et que l\u2019\u00eele \ndevenait plus grande ; il semblait que la terre ferm e s\u2019approchait. \nEffectivement, les eaux devinrent si basses, qu\u2019il n\u2019y avait plus qu\u2019un \npetit trajet de mer entre mo i et la terre ferme. Je le traversai, et n\u2019eus \nde l\u2019eau que jusqu\u2019\u00e0 mi-jambe. Je ma rchai si longtemps sur la plage et \nsur le sable, que j\u2019en fus tr\u00e8s fatigu\u00e9 . A la fin, je gagnai un terrain plus \nferme ; et j\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 assez \u00e9loign\u00e9 de la mer, lorsque je vis fort loin \ndevant moi comme un grand feu ; ce qui me donna quelque joie. \u00ab Je \ntrouverai quelqu\u2019un, disais-je, et il n\u2019 est pas possible que ce feu se soit \nallum\u00e9 de lui-m\u00eame. \u00bb Mais \u00e0 mesu re que je m\u2019en approchais, mon \nerreur se dissipait, et je reconnus bient\u00f4t que ce que j\u2019avais pris pour \ndu feu \u00e9tait un ch\u00e2teau de cuivre rouge que les rayons du soleil \nfaisaient para\u00eetre de loin comme enflamm\u00e9. \n \nJe m\u2019arr\u00eatai pr\u00e8s de ce ch\u00e2teau et m\u2019assis, autant pour en consid\u00e9rer la \nstructure admirable que pour me reme ttre un peu de ma lassitude. Je \nn\u2019avais pas encore donn\u00e9 \u00e0 cette ma ison magnifique toute l\u2019attention \nqu\u2019elle m\u00e9ritait, quand j\u2019aper\u00e7us di x jeunes hommes fort bien faits, \nqui paraissaient venir de la pr omenade. Mais, ce qui me parut \nsurprenant, c\u2019est qu\u2019ils \u00e9taient tous borgnes de l\u2019\u0153il droit. Ils accompagnaient un vieillard d\u2019une ta ille haute et d\u2019un air v\u00e9n\u00e9rable. \n \nJ\u2019\u00e9tais \u00e9trangement \u00e9tonn\u00e9 de rencont rer tant de borgnes \u00e0 la fois, et \ntous priv\u00e9s du m\u00eame \u0153il. Dans le temps que je cherchais dans mon \nesprit par quelle aventure ils p ouvaient \u00eatre rassembl\u00e9e, ils \nm\u2019abord\u00e8rent et me t\u00e9moign\u00e8rent de la joie de me voir. Apr\u00e8s les \npremiers compliments, ils me demand\u00e8rent ce qui m\u2019avait amen\u00e9 l\u00e0. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 189 \n \n \n \nJe leur r\u00e9pondis que mon histoire \u00e9tait un peu longue, et que s\u2019ils \nvoulaient prendre la peine de s\u2019a sseoir, je leur donnerais la \nsatisfaction qu\u2019ils souhaitaient. Ils s\u2019assi rent, et je leur racontai ce qui \nm\u2019\u00e9tait arriv\u00e9 depuis que j\u2019\u00e9tais so rti de mon royaume jusqu\u2019alors ; ce \nqui leur causa une grande surprise. \n \nApr\u00e8s que j\u2019eus achev\u00e9 mon discou rs, ces jeunes seigneurs me \npri\u00e8rent d\u2019entrer avec eux dans le ch\u00e2teau. J\u2019acceptai leur offre ; nous \ntravers\u00e2mes une enfilade de salles, d\u2019antichambres, de chambres et de \ncabinets fort proprement meubl\u00e9s, et nous arriv\u00e2mes dans un grand \nsalon o\u00f9 il y avait en ro nd dix petits sofas bleus et s\u00e9par\u00e9s, tant pour \ns\u2019asseoir et se reposer le jour, que pour dormir la nuit. Au milieu de ce \nrond, \u00e9tait un onzi\u00e8me sofa, moins \u00e9lev \u00e9, et de la m\u00eame couleur, sur \nlequel se pla\u00e7a le vieillard dont on a parl\u00e9 ; et les jeunes seigneurs \ns\u2019assirent sur les dix autres. \n \nComme chaque sofa ne pouvait te nir qu\u2019une personne, un de ces \njeunes gens me dit : \u00ab Camarade, a sseyez-vous sur le tapis au milieu \nde la place, et ne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde, \nnon plus que du sujet pour lequel nous sommes tous borgnes de l\u2019\u0153il \ndroit ; contentez-vous de voir, et ne portez pas plus loin votre \ncuriosit\u00e9. \u00bb \n \nLe vieillard ne demeura pas longtemps assis ; il se leva et sortit ; mais \nil revint quelques moments apr\u00e8s, apportant le souper des dix \nseigneurs, auxquels il distribua \u00e0 chac un sa portion en particulier. Il \nme servit aussi la mienne, que je mangeai seul \u00e0 l\u2019exemple des autres ; et sur la fin du repas, le m\u00eame vieillard nous pr \u00e9senta une tasse de vin \n\u00e0 chacun. \n \nMon histoire leur avait paru si extraordinaire, qu\u2019ils me la firent \nr\u00e9p\u00e9ter \u00e0 l\u2019issue du souper, et elle donna lieu \u00e0 un entretien qui dura \nune grande partie de la nuit. Un des seigneurs, faisant r\u00e9flexion qu\u2019il \u00e9tait tard, dit au vieillard : \u00ab Vous voyez qu\u2019il est temps de dormir, et \nvous ne nous apportez pa s de quoi nous acquitter de notre devoir. \u00bb A \nces mots, le vieillard se leva et en tra dans un cabinet, d\u2019o\u00f9 il apporta, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 190 \n \n \n \nsur sa t\u00eate, six bassins l\u2019un apr\u00e8s l\u2019 autre, tous couverts d\u2019une \u00e9toffe \nbleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaque seigneur. \n \nIls d\u00e9couvrirent leurs bassins, dans le squels il y avait de la cendre, du \ncharbon en poudre et du noir \u00e0 noircir. Ils m\u00eal\u00e8rent toutes ces choses \nensemble, et commenc\u00e8ren t \u00e0 s\u2019en frotter et barbouiller le visage, de \nmani\u00e8re qu\u2019ils \u00e9taient affreux \u00e0 voir. Ap r\u00e8s s\u2019\u00eatre noircis de la sorte, \ni l s s e m i r e n t \u00e0 p l e u r e r , \u00e0 s e l a m e n t e r e t \u00e0 s e f r a p p e r l a t \u00ea t e e t l a \npoitrine, en criant sans cesse : \u00ab Vo il\u00e0 le fruit de notre oisivet\u00e9 et de \nnos d\u00e9bauches ! \u00bb \n \nIls pass\u00e8rent presque toute la nuit dans cette \u00e9trange occupation. Ils \ncess\u00e8rent enfin ; apr\u00e8s quoi le vieillard leur apporta de l\u2019eau dont ils se \nlav\u00e8rent le visage et les mains ; ils quitt\u00e8rent aussi leurs habits, qui \n\u00e9taient g\u00e2t\u00e9s, et en pr irent d\u2019autres ; de sorte qu\u2019il ne paraissait pas \nqu\u2019ils eussent rien fait des choses \u00e9tonnantes dont je venais d\u2019\u00eatre \nspectateur. \n \nJugez, madame, de la contrainte o\u00f9 j\u2019avais \u00e9t\u00e9 durant tout ce temps-l\u00e0. \nJ\u2019avais \u00e9t\u00e9 mille fois tent\u00e9 de ro mpre le silence que ces seigneurs \nm\u2019avaient impos\u00e9, pour leur fair e des questions ; et il me fut \nimpossible de dormir le reste de la nuit. \n \nLe jour suivant, d\u00e8s que nous f\u00fbmes lev\u00e9s, nous sort\u00eemes pour prendre \nl\u2019air, et alors je leur dis : \u00ab Sei gneurs, je vous d\u00e9clare que je renonce \u00e0 \nla loi que vous me prescriv\u00eetes hier au soir ; je ne puis l\u2019observer. \nVous \u00eates des gens sages, et vous avez tous de l\u2019esprit infiniment, \nvous me l\u2019avez fait assez conna\u00eetre ; n\u00e9anmoins je vous ai vus faire \ndes actions dont toute autre personne que des insens\u00e9s ne peuvent \u00eatre \ncapables. Quelque malheur qui pui sse m\u2019arriver, je ne saurais \nm\u2019emp\u00eacher de vous demander pourquoi vous vous \u00eates barbouill\u00e9 le \nvisage de cendre, de charbon et de noir \u00e0 noircir, et enfin pourquoi \nvous n\u2019avez tous qu\u2019un \u0153il ; il faut que quelque chose de singulier en \nsoit la cause ; c\u2019est pourquoi je vous conjure de satisfaire ma \ncuriosit\u00e9. \u00bb A des instances si pressa ntes, ils ne r\u00e9pondirent rien, sinon \nque les demandes que je le ur faisais ne me regardaient pas ; que je n\u2019y \navais pas le moindre int\u00e9r\u00eat, et que je demeurasse en repos. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 191 \n \n \n \n \nNous pass\u00e2mes la journ\u00e9e \u00e0 nous entr etenir de choses indiff\u00e9rentes ; et \nquand la nuit fut venue, apr\u00e8s avoir to us soup\u00e9 s\u00e9par\u00e9me nt, le vieillard \napporta encore les bassins bl eus ; les jeunes seigneurs se \nbarbouill\u00e8rent, pleur\u00e8rent, se frapp\u00e8rent et cri\u00e8rent : \u00ab Voil\u00e0 le fruit de \nnotre oisivet\u00e9 et de nos d\u00e9bauches ! \u00bb Ils firent, le lendemain et les \nnuits suivantes, la m\u00eame action. \n \nA la fin, je ne pus r\u00e9sister \u00e0 ma curiosit\u00e9, et je les priai tr\u00e8s \ns\u00e9rieusement de la contenter, ou de m\u2019enseigner par quel chemin je \npourrais retourner dans mon royaume ; car je leur dis qu\u2019il ne m\u2019\u00e9tait \npas possible de demeurer plus longt emps avec eux, et d\u2019avoir toutes \nles nuits un spectacle si extraordin aire, sans qu\u2019il me f\u00fbt permis d\u2019en \nsavoir les motifs. \n \nUn des seigneurs me r\u00e9pondit pour t ous les autres : \u00ab Ne vous \u00e9tonnez \npas de notre conduite \u00e0 votre \u00e9gard ; si jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent nous n\u2019avons \npas c\u00e9d\u00e9 \u00e0 vos pri\u00e8res, ce n\u2019a \u00e9t\u00e9 que par pure amiti\u00e9 pour vous, et que \npour vous \u00e9pargner le chagrin d\u2019\u00eatre r\u00e9duit au m\u00eame \u00e9tat o\u00f9 vous nous \nvoyez. Si vous voulez bien \u00e9prouver notre malheureuse destin\u00e9e, vous \nn\u2019avez qu\u2019\u00e0 parler, nous allons vous donner la satisfaction que vous \nnous demandez. \u00bb Je leur dis que j\u2019 \u00e9tais r\u00e9solu \u00e0 tout \u00e9v\u00e9nement. \n\u00ab Encore une fois, reprit le m\u00eame seigneur, nous vous conseillons de \nmod\u00e9rer votre curiosit\u00e9 ; il y va de la perte de votre \u0153il droit. \u2014 Il \nn\u2019importe, repartis-je ; je vous d\u00e9cl are que si ce malheur m\u2019arrive, je \nne vous en tiendrai pas coupables, et que je ne l\u2019imputerai qu\u2019\u00e0 moi-\nm\u00eame. \u00bb Il me repr\u00e9senta encore que , quand j\u2019aurais perdu un \u0153il, je \nne devais point esp\u00e9rer de deme urer avec eux, suppos\u00e9 que j\u2019eusse \ncette pens\u00e9e, parce que leur nombre \u00e9tait complet, et qu\u2019il ne pouvait \npas \u00eatre augment\u00e9. Je leur dis que je me ferais un plaisir de ne me \ns\u00e9parer jamais d\u2019aussi honn\u00eates gens qu\u2019eux ; mais que si c\u2019\u00e9tait une n\u00e9cessit\u00e9, j\u2019\u00e9tais pr\u00eat encore \u00e0 m\u2019 y soumettre, puisqu\u2019\u00e0 quelque prix \nque ce f\u00fbt, je souhaitais qu\u2019ils m\u2019accordassent ce que je leur demandais. \n \nLes dix seigneurs, voyant que j\u2019\u00e9tais in\u00e9branlable dans ma r\u00e9solution, prirent un mouton qu\u2019ils \u00e9gorg\u00e8rent ; et apr\u00e8s lui avoir \u00f4t\u00e9 la peau, ils Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 192 \n \n \n \n me pr\u00e9sent\u00e8rent le couteau dont ils s\u2019\u00e9taient servis, et me dirent : \n\u00ab Prenez ce couteau, il vous servira dans l\u2019occasion que nous vous dirons bient\u00f4t. Nous allons vous coudre dans cette peau, dont il faut que vous vous enveloppiez ; ensuite nou s vous laisserons sur la place, \net nous nous retirerons. Alors un oi seau d\u2019une grosse ur \u00e9norme, qu\u2019on \nappelle roc \n24, para\u00eetra dans l\u2019air, et, vous prenant pour un mouton, \nfondra sur vous, et vous enl\u00e8vera jusqu\u2019aux nues ; mais que cela ne \nvous \u00e9pouvante pas. Il prendra son vo l vers la terre, et vous posera sur \nla cime d\u2019une montagne. D\u00e8s que vous vous sentirez \u00e0 terre, fendez la \npeau avec le couteau, et d\u00e9velopp ez-vous. Le roc ne vous aura pas \nplus t\u00f4t vu, qu\u2019il s\u2019envolera de surpri se, et vous laissera libre. Ne vous \narr\u00eatez point, marchez jusqu\u2019\u00e0 ce que vous arriviez \u00e0 un ch\u00e2teau d\u2019une \ngrandeur prodigieuse, tout couvert de plaques d\u2019or, de grosses \u00e9meraudes et d\u2019autres pierreries fi nes. Pr\u00e9sentez-vous \u00e0 la porte, qui \nest toujours ouverte, et entrez. Nous avons \u00e9t\u00e9 dans ce ch\u00e2teau tous tant que nous sommes ici. Nous ne vous disons rien de ce que nous y \navons vu, ni de ce qui nous est a rriv\u00e9 : vous l\u2019apprendrez par vous-\nm\u00eame. Ce que nous pouvons vous dire , c\u2019est qu\u2019il nous en co\u00fbta \u00e0 \nchacun notre \u0153il droit ; et la p\u00e9n itence dont vous avez \u00e9t\u00e9 t\u00e9moin est \nune chose que nous sommes oblig \u00e9s de faire pour y avoir \u00e9t\u00e9. \nL\u2019histoire de chacun de nous en pa rticulier est remplie d\u2019aventures \nextraordinaires, et on en ferait un gros livre ; mais nous ne pouvons \nvous en dire davantage. \u00bb \n \nUn des dix seigneurs borgnes m\u2019ayant tenu le discours que je viens de \nvous rapporter, je m\u2019enveloppai dans la peau de mouton, muni du couteau qui m\u2019avait \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 ; et, apr\u00e8s que les jeunes seigneurs \neurent pris la peine de me coudre dedans, ils me laiss\u00e8rent sur la \nplace, et se retir\u00e8rent dans le salon. Le roc ne fut pas longtemps \u00e0 se \nfaire voir ; il fondit sur moi, me prit entre ses griffes, comme un mouton, et me transporta au haut d\u2019une montagne. \n \n \n24 Oiseau fabuleux des Orientaux, dont il est souvent questio n dans les Contes \narabes, et que Buffon a rapport\u00e9 au condor , d\u2019apr\u00e8s Garcilasso, mais mal \u00e0 \npropos, car le condor est un oiseau des contr\u00e9es m\u00e9ridionales de l\u2019Am\u00e9rique, \net qui n\u2019existe point en Arabie. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 193 \n \n \n \nLorsque je me sentis \u00e0 terre, je ne manquai pas de me servir du \ncouteau ; je fendis la peau, me d\u00e9vel oppai, et parus devant le roc, qui \ns\u2019envola d\u00e8s qu\u2019il m\u2019aper\u00e7ut. Ce roc est un oiseau blanc, d\u2019une \ngrandeur et d\u2019une grosseur monstrueus es. Pour sa force, elle est telle, \nqu\u2019il enl\u00e8ve les \u00e9l\u00e9phants dans les pl aines, et les porte sur le sommet \ndes montagnes, o\u00f9 il en fait sa p\u00e2ture. \n \nDans l\u2019impatience que j\u2019avais d\u2019arrive r au ch\u00e2teau, je ne perdis point \nde temps, et je pressai si bien le pas qu\u2019en moins d\u2019une demi-journ\u00e9e \nje m\u2019y rendis ; et je puis dire que je le trouvai encore plus beau qu\u2019on ne me l\u2019avait d\u00e9peint. La porte \u00e9t ait ouverte. J\u2019entrai dans une cour \ncarr\u00e9e et si vaste, qu\u2019il y avait autour quatre-vingt-dix-neuf portes de bois de sandal et d\u2019alo\u00e8s, et une d\u2019 or, sans compter celles de plusieurs \nescaliers magnifiques qui conduisaient aux appartements d\u2019en haut, et \nd\u2019autres encore que je ne voyais pa s. Ces cent portes donnaient entr\u00e9e \ndans des jardins ou des magasins remplis de richesses, ou enfin dans \ndes lieux qui renfermaient des choses surprenantes \u00e0 voir. \n \nJe vis en face une porte ouverte, pa r o\u00f9 j\u2019entrai dans un grand salon, \no\u00f9 \u00e9taient assises quarante jeunes da mes d\u2019une beaut\u00e9 si parfaite, que \nl\u2019imagination m\u00eame ne sa urait aller au del\u00e0. Elle s \u00e9taient habill\u00e9es tr\u00e8s \nmagnifiquement. Elles se lev\u00e8rent toutes ensemble, sit\u00f4t qu\u2019elles \nm\u2019aper\u00e7urent ; et sans attendre mon compliment, elles me dirent, avec \nde grandes d\u00e9monstrations de joie. \u00ab Brave seigneur, soyez le \nbienvenu ; \u00bb et une d\u2019entre elles prenan t la parole pour les autres : \u00ab Il \ny a longtemps, dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous. \nVotre air nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualit\u00e9s \nque nous pouvons souhaiter, et nous esp\u00e9rons que vous ne trouverez \npas notre compagnie d\u00e9sagr\u00e9ab le et indigne de vous. \u00bb \n \nApr\u00e8s beaucoup de r\u00e9sistance de ma part, elles me forc\u00e8rent de \nm\u2019asseoir dans une place un peu \u00e9lev \u00e9e au-dessus des leurs ; comme \nje t\u00e9moignais que cela me faisait de la peine : \u00ab C\u2019est votre place, me \ndirent-elles ; vous \u00eates d\u00e8s ce moment notre seigneur, notre ma\u00eetre et notre juge, et nous sommes vos esclaves, pr\u00eates \u00e0 recevoir vos \ncommandements. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 194 \n \n \n \nRien au monde, madame, ne m\u2019 \u00e9tonna tant que l\u2019ardeur et \nl\u2019empressement de ces belles fille s \u00e0 me rendre tous les services \nimaginables. L\u2019une apporta de l\u2019eau chaude, et me lava les pieds ; une \nautre me versa de l\u2019eau de senteur sur les mains ; celles-ci apport\u00e8rent tout ce qui \u00e9tait n\u00e9cessaire pour me faire changer d\u2019habillement ; \ncelles-l\u00e0 servirent une collation magnifique ; et d\u2019autres enfin se pr\u00e9sent\u00e8rent le verre \u00e0 la main, pr \u00eates \u00e0 me verser d\u2019un vin d\u00e9licieux ; \net tout cela s\u2019ex\u00e9cutait sans conf usion, avec un ordre, une union \nadmirable, et des mani\u00e8res dont j\u2019 \u00e9tais charm\u00e9. Je bus et mangeai. \nApr\u00e8s quoi toutes les dames s\u2019\u00e9tan t plac\u00e9es autour de moi, me \ndemand\u00e8rent une relation de mon voyage . Je leur fis le r\u00e9cit de mes \naventures, qui dura jusqu\u2019 \u00e0 l\u2019entr\u00e9e de la nuit. \n \nLorsque j\u2019eus achev\u00e9 de raconter mon histoire aux quarante dames, \nquelques-unes de celles qui \u00e9taient assises le plus pr\u00e8s de moi \ndemeur\u00e8rent pour m\u2019entretenir, pe ndant que d\u2019autres, voyant qu\u2019il \n\u00e9tait nuit, se lev\u00e8rent pour alle r chercher des boug ies. Elles en \napport\u00e8rent une prodigieuse quantit\u00e9 , qui r\u00e9para merveilleusement la \nclart\u00e9 du jour ; mais elles les disp os\u00e8rent avec tant de sym\u00e9trie, qu\u2019il \nsemblait qu\u2019on n\u2019en pouvait moins souhaiter. \n \n D\u2019autres dames servirent une table de fruits secs, de confitures et d\u2019autres mets propres \u00e0 boire, et ga rnirent un buffet de plusieurs sortes \nde vins et de liqueurs ; d\u2019autres enfin parurent avec des instruments de \nmusique. Quand tout fut pr\u00eat, elles m\u2019invit\u00e8rent \u00e0 me mettre \u00e0 table. \nLes dames s\u2019y assirent avec mo i, et nous y demeur\u00e2mes assez \nlongtemps. Celles qui devaient jouer des instruments et les \naccompagner de leurs voi x se lev\u00e8rent et fire nt un concert charmant. \nLes autres commenc\u00e8rent une esp\u00e8ce de bal, et dans\u00e8rent deux \u00e0 deux, \nles unes apr\u00e8s les autres, de la meilleure gr\u00e2ce du monde. \n \nIl \u00e9tait plus de minuit lorsque tous ces divertissements finirent. Alors \nune des dames prenant la parole, me dit : \u00ab Vous \u00eates fatigu\u00e9 du \nchemin que vous avez fait aujourd\u2019 hui, il est temps que vous vous \nreposiez. Votre appartement est pr \u00e9par\u00e9 ; mais avant que de vous y \nretirer, choisissez, de nous toutes, cel le qui vous plaira davantage, et \nmenez-la reposer avec vous. \u00bb Je r\u00e9 pondis que je me garderais bien de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 195 \n \n \n \nfaire le choix qu\u2019elles me propos aient, qu\u2019elles \u00e9taient toutes \n\u00e9galement belles, spirituelles, di gnes de mes respects et de mes \nservices, et que je ne commettrais pas l\u2019incivilit\u00e9 d\u2019en pr\u00e9f\u00e9rer une \naux autres. \n \nLa m\u00eame dame qui m\u2019avait parl \u00e9, reprit : \u00ab Nous sommes tr\u00e8s \npersuad\u00e9es de votre honn\u00eatet\u00e9, et nous voyons bien que la crainte de \nfaire na\u00eetre de la jalousie entre nous vous retient ; mais que cette \ndiscr\u00e9tion ne vous arr\u00eate pas ; nous vous averti ssons que le bonheur de \ncelle que vous choisirez ne fera point de jalouses ; car nous sommes convenues, que tous les jours nous aurons l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre le m\u00eame \nhonneur, et qu\u2019au bout de quarante jours, ce sera \u00e0 recommencer. \nChoisissez donc librement et ne perdez pas un temps que vous devez \ndonner au repos dont vous avez besoin. \u00bb \n \nIl fallut c\u00e9der \u00e0 leurs instances ; je pr\u00e9sentai la main \u00e0 la dame qui portait la parole pour les autres. E lle me donna la si enne, et on nous \nconduisit \u00e0 un appartement magnifique. On nous y laissa seuls, et les \nautres dames se retir\u00e8rent dans les leurs. \n \nJ\u2019avais \u00e0 peine achev\u00e9 de m\u2019habiller le lendemain, que les trente-neuf \nautres dames vinrent dans mon appa rtement toutes par\u00e9es autrement \nque le jour pr\u00e9c\u00e9dent. Elles me souhait\u00e8rent le bonjour, et me \ndemand\u00e8rent des nouvelles de ma sant\u00e9. Ensuite elles me conduisirent \nau bain, o\u00f9 elles me lav\u00e8 rent elles-m\u00eames, et me rendirent malgr\u00e9 moi \ntous les services dont on y a besoin ; et lorsque j\u2019en sortis, elles me \nfirent prendre un autre habit qui \u00e9t ait encore plus magnifique que le \npremier. \n \nNous pass\u00e2mes la journ\u00e9e presque toujours \u00e0 table ; et quand l\u2019heure \nde se coucher fut venue, elles me pri\u00e8rent encore de choisir une \nd\u2019entre elles pour me tenir compagni e. Enfin, madame, pour ne point \nvous ennuyer en r\u00e9p\u00e9tant toujours la m\u00eame chose, je vous dirai que je \npassai une ann\u00e9e enti\u00e8re avec les quara nte dames, en les recevant dans \nmon lit l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, et que pendant tout ce temps-l\u00e0 cette vie \nvoluptueuse ne fut point interrom pue par le moindre chagrin. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 196 \n \n \n \nAu bout de l\u2019ann\u00e9e (rien ne pouva it me surprendre davantage), les \nquarante dames, au lieu de se pr \u00e9senter \u00e0 moi avec leur gaiet\u00e9 \nordinaire et de me demander comme nt je me portais, entr\u00e8rent un \nmatin dans mon appartement, les joues baign\u00e9es de pleurs. Elles \nvinrent m\u2019embrasser tendrement l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre, en me disant : \n\u00ab Adieu, cher prince, adieu ; il fa ut que nous vous quittions. \u00bb Leurs \nlarmes m\u2019attendrirent. Je les suppliai de me di re le sujet de leur \naffliction et de cette s\u00e9 paration dont elles me parlaient. \u00ab Au nom de \nDieu, mes belles dames, ajoutai-j e, apprenez-moi s\u2019il est en mon \npouvoir de vous consoler, ou si mon secours vous est inutile. \u00bb Au lieu de me r\u00e9pondre pr\u00e9cis\u00e9ment : \u00ab Pl \u00fbt \u00e0 Dieu, dirent-elles, que nous \nne vous eussions jamais vu ni connu ! Plusieurs cavaliers, avant vous, \nnous ont fait l\u2019honneur de nous visi ter ; mais pas un n\u2019avait cette \ngr\u00e2ce, cette douceur, cet enjouement et ce m\u00e9rite que vous avez. Nous \nne savons comment nous pourrons vi vre sans vous. \u00bb En achevant ces \nparoles, elles recommenc\u00e8rent \u00e0 pl eurer am\u00e8rement. \u00ab Mes aimables \ndames, repris-je, de gr\u00e2ce, ne me faites pas languir davantage : dites-\nmoi la cause de votre douleur. \u2014 H\u00e9las ! r\u00e9pondirent-elles, quel autre \nsujet serait capable de nous affliger, que la n\u00e9cessit\u00e9 de nous s\u00e9parer de vous ? Peut-\u00eatre ne nous reverrons-nous jamais ! Si pourtant vous le vouliez bien, et si vous aviez asse z de pouvoir sur vous pour cela, il \nne serait pas impossible de nous rejoindre. \u2014 Mesdames, repartis-je, je ne comprends rien \u00e0 ce que vous dites ; je vous prie de me parler \nplus clairement. \u2014 Eh bien, dit une d\u2019elles, pour vous satisfaire, nous \nvous dirons que nous sommes toutes princesses, filles de rois. Nous \nvivons ici ensemble avec l\u2019agr\u00e9ment que vous avez vu ; mais au bout de chaque ann\u00e9e, nous sommes ob lig\u00e9es de nous absenter pendant \nquarante jours pour des devoirs i ndispensables, qu\u2019il ne nous est pas \npermis de r\u00e9v\u00e9ler ; ap r\u00e8s quoi nous revenons da ns ce ch\u00e2teau. L\u2019ann\u00e9e \nest finie d\u2019hier, il faut que nous vous quittions aujourd\u2019hui : c\u2019est ce \nqui fait le sujet de not re affliction. Avant que de partir, nous vous \nlaisserons les clefs de toutes chos es, particuli\u00e8rement celles des cent \nportes, o\u00f9 vous trouverez de quoi contenter votre curiosit\u00e9 et adoucir \nvotre solitude pendant notre absence. Mais pour votre bien et pour \nnotre int\u00e9r\u00eat particulier, nous vous recommandons de vous abstenir \nd\u2019ouvrir la porte d\u2019or. Si vous l\u2019ouvrez, nous ne vous reverrons \njamais, et la crainte que nous en avons augmente notre douleur. Nous Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 197 \n \n \n \nesp\u00e9rons que vous profiterez de l\u2019av is que nous vous donnons. Il y va \nde votre repos et du bonheur de votre vie : prenez-y garde. Si vous \nc\u00e9diez \u00e0 votre indiscr\u00e8te curiosit\u00e9, vous vous feriez un tort consid\u00e9rable. Nous vous conjuron s donc de ne pas commettre cette \nfaute, et nous donner la consol ation de vous re trouver ici dans \nquarante jours. Nous emporterions bien la clef de la porte d\u2019or avec \nnous ; mais ce serait une offense \u00e0 un prince tel que vous que de douter de sa discr\u00e9tion et de sa retenue. \u00bb \n \nLe discours de ces belles princesse s me causa une v\u00e9ritable douleur. \nJe ne manquai pas de le ur t\u00e9moigner que leur absence me causerait \nbeaucoup de peine, et je les re merciai des bons av is qu\u2019elles me \ndonnaient. Je les assurai que j\u2019en profiterais, et que je ferais des choses encore plus difficiles pour me procurer le bonheur de passer le \nreste de mes jours avec des dames d\u2019un si rare m\u00e9rite. Nos adieux furent des plus tendres ; je les embrassai toutes l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre : \nelles partirent ensuite et je restai seul dans le ch\u00e2teau. \n \nL\u2019agr\u00e9ment de la compagnie, la bonne ch\u00e8re, les concerts, les plaisirs, \nm\u2019avaient tellement occup\u00e9 durant l\u2019 ann\u00e9e, que je n\u2019avais pas eu le \ntemps ni la moindre envie de voir les merveilles qui pouvaient \u00eatre \ndans ce palais enchant\u00e9. Je n\u2019avai s pas m\u00eame fait attention \u00e0 mille \nobjets admirables que j\u2019avais tous les jours devant les yeux, tant \nj\u2019avais \u00e9t\u00e9 charm\u00e9 de la beaut\u00e9 des dames et du plaisir de les voir \nuniquement occup\u00e9es du soin de me pl aire. Je fus sensiblement afflig\u00e9 \nde leur d\u00e9part ; et quoique leur absence ne d\u00fbt \u00eatre que de quarante \njours, il me parut que j\u2019allais passer un si\u00e8cle sans elles. \n \nJe me promettais bien de ne pa s oublier l\u2019avis important qu\u2019elles \nm\u2019avaient donn\u00e9, de ne pas ouvrir la porte d\u2019or ; mais comme, \u00e0 cela \npr\u00e8s, il m\u2019\u00e9tait permis de satisfaire ma curiosit\u00e9, je pris la premi\u00e8re \ndes clefs des autres portes, qui \u00e9taient rang\u00e9es par ordre. \n \nJ\u2019ouvris la premi\u00e8re porte, et j\u2019entr ai dans un jardin fruitier, auquel je \ncrois que dans l\u2019univers il n\u2019y en a point qui soit comparable. Je ne \npense pas m\u00eame que celui que notre religion nous promet apr\u00e8s la \nmort puisse le surpasser. La sym\u00e9trie, la propret\u00e9, la disposition Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 198 \n \n \n \nadmirable des arbres, l\u2019abondance et la diversit\u00e9 des fruits de mille \nesp\u00e8ces inconnues, leur fra\u00eecheur, leur beaut\u00e9, tout ravissait ma vue. \nJe ne dois pas n\u00e9gliger, madame, de vous faire remarquer que ce jardin d\u00e9licieux \u00e9tait arros\u00e9 d\u2019une mani\u00e8re fort singuli\u00e8re : des rigoles \ncreus\u00e9es avec art et proportion por taient de l\u2019eau abondamment \u00e0 la \nracine des arbres qui en avaient besoin pour pousse r leurs premi\u00e8res \nfeuilles et leurs fleurs ; d\u2019autres en portaient moins \u00e0 ceux dont les \nfruits \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 nou\u00e9s ; d\u2019autr es encore moins \u00e0 ceux o\u00f9 ils \ngrossissaient ; d\u2019autres n\u2019en portaient que ce qu\u2019il en fallait pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 ceux dont le fruit ava it acquis une grosseur convenable \net n\u2019attendait plus que la maturit\u00e9 ; mais cette grosseur surpassait de \nbeaucoup celle des fruits ordinaires de nos jardins. Les autres rigoles \nenfin, qui aboutissaient aux arbres dont le fruit \u00e9tait m\u00fbr, n\u2019avaient \nd\u2019humidit\u00e9 que ce qui \u00e9tait n\u00e9cessaire pour le conserver dans le m\u00eame \n\u00e9tat sans le corrompre. Je ne pouvais me lasser d\u2019examiner et \nd\u2019admirer un si beau lieu ; et je n\u2019en serais jamais sorti, si je n\u2019eusse \npas con\u00e7u d\u00e8s lors une plus grande id\u00e9e des autres choses que je \nn\u2019avais point vues. J\u2019en sortis l\u2019 esprit rempli de ces merveilles ; je \nfermai la porte, et j\u2019ouvris celle qui suivait. \n \nAu lieu d\u2019un jardin de fruits, j\u2019en trouvai un de fleurs, qui n\u2019\u00e9tait pas \nmoins singulier dans son genre. Il renfermait un parterre spacieux, \narros\u00e9 non pas avec la m\u00eame profusion que le pr\u00e9c\u00e9dent, mais avec un \nplus grand m\u00e9nagement, pour ne pas fournir plus d\u2019eau que chaque fleur n\u2019en avait besoin. La rose, le jasmin, la viole tte, le narcisse, \nl\u2019hyacinthe, l\u2019an\u00e9mone, la tulipe, la renoncule, l\u2019\u0153illet, le lis et une \ninfinit\u00e9 d\u2019autres plantes qui ne fl eurissaient ailleur s qu\u2019en diff\u00e9rents \ntemps, se trouvaient l\u00e0 fleuries toutes \u00e0 la fois ; et rien n\u2019\u00e9tait plus \ndoux que l\u2019air qu\u2019on respirait dans ce jardin. \n \nJ\u2019ouvris la troisi\u00e8me porte ; je trouva i une voli\u00e8re tr\u00e8s vaste. Elle \u00e9tait \npav\u00e9e de marbre de plus ieurs sortes de couleurs, du plus fin, du moins \ncommun. La cage \u00e9tait de sandal et de bois d\u2019al o\u00e8s ; elle renfermait \nune infinit\u00e9 de rossignols, de chardonne rets, de serins, d\u2019alouettes, et \nd\u2019autres oiseaux encore plus harmonieux dont je n\u2019avais jamais \nentendu parler de ma vie. Les vases o\u00f9 \u00e9taient leur grain et leur eau \n\u00e9taient de jaspe ou d\u2019agate la plus pr\u00e9cieuse. D\u2019ailleurs, cette voli\u00e8re Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 199 \n \n \n \n\u00e9tait d\u2019une grande propret\u00e9 : \u00e0 voi r son \u00e9tendue, je jugeais qu\u2019il ne \nfallait pas moins de cent personnes po ur la tenir aussi nette qu\u2019elle \n\u00e9tait ; personne toutefois n\u2019y parai ssait, non plus que dans les jardins \no\u00f9 j\u2019avais \u00e9t\u00e9, dans lesquels je n\u2019avais pas remarqu\u00e9 une mauvaise \nherbe, ni la moindre superfluit\u00e9 qui m\u2019e\u00fbt bless\u00e9 la vue. Le soleil \u00e9tait \nd\u00e9j\u00e0 couch\u00e9, et je me retirai ch arm\u00e9 du ramage de cette multitude \nd\u2019oiseaux qui cherchaient alors \u00e0 se percher dans l\u2019endroit le plus \ncommode pour jouir du repos de la nuit. Je me rendis \u00e0 mon \nappartement, r\u00e9solu d\u2019 ouvrir les autres porte s les jours suivants, \u00e0 \nl\u2019exception de la centi\u00e8me. \n \nLe lendemain, je ne manquai pas d\u2019a ller ouvrir la quatri\u00e8me porte. Si \nce que j\u2019avais vu le jour pr\u00e9c\u00e9dent ava it \u00e9t\u00e9 capable de me causer de la \nsurprise, ce que je vis alors me ravit en extase. Je mis le pied dans une \ngrande cour environn\u00e9e d\u2019un b\u00e2timent d\u2019une architecture \nmerveilleuse, dont je ne vous ferai poi nt la description pour \u00e9viter la \nprolixit\u00e9. Ce b\u00e2timent avait quarante portes toutes ouvertes, dont \nchacune donnait entr\u00e9e dans un tr\u00e9sor, et de ces tr\u00e9sors, il y en avait \nplusieurs qui valaient mi eux que les plus grands royaumes. Le premier \ncontenait des monceaux de perles, et , ce qui passe toute croyance, les \nplus pr\u00e9cieuses, qui \u00e9taient grosses comme des \u0153ufs de pigeon, surpassaient en nombre les m\u00e9diocres. Dans le second tr\u00e9sor, il y avait \ndes diamants, des escarboucles et des rubis ; dans le troisi\u00e8me, des \n\u00e9meraudes ; dans le quatr i\u00e8me, de l\u2019or en lingots ; dans le cinqui\u00e8me, \nde l\u2019or monnay\u00e9 ; dans le sixi\u00e8me, de l\u2019argent en lingots ; dans les \ndeux suivants, de l\u2019argent monna y\u00e9. Les autres contenaient des \nam\u00e9thystes, des chrysolithes, des t opazes, des opales, des turquoises, \ndes hyacinthes, et toutes les autres pierres fines que nous connaissons, \nsans parler de l\u2019agate, du jaspe, de la cornaline. Ce m\u00eame tr\u00e9sor \ncontenait un magasin re mpli, non seulement de branches, mais m\u00eame \nd\u2019arbres entiers de corail. \n \nRempli de surprise et d\u2019admiration, je m\u2019\u00e9criai, apr\u00e8s avoir vu toutes \nces richesses : \u00ab Non, quand tous les tr\u00e9sors de tous les rois de l\u2019univers seraient assembl\u00e9s en un m\u00ea me lieu, ils n\u2019approcheraient pas \nde ceux-ci. Quel est mon bonheur de poss\u00e9der tous ces biens avec tant \nd\u2019aimables princesses ! \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 200 \n \n \n \n \nJe ne m\u2019arr\u00eaterai point, madame, \u00e0 vous faire le d\u00e9tail de toutes les \nautres choses rares et pr\u00e9cieuses que je vis les jours suivants. Je vous \ndirai seulement qu\u2019il ne me fallut pas moins de trente-neuf jours pour \nouvrir les quatre-vingt-dix-neuf porte s et admirer tout ce qui s\u2019offrit \u00e0 \nma vue. Il ne restait plus que la centi\u00e8me porte, dont l\u2019ouverture \nm\u2019\u00e9tait d\u00e9fendue. \n \nJ\u2019\u00e9tais au quaranti\u00e8me jour de puis le d\u00e9part des charmantes \nprincesses. Si j\u2019avais pu, ce jour-l\u00e0, conserver sur moi le pouvoir que \nje devais avoir, je se rais aujourd\u2019hui le plus heureux de tous les \nhommes, au lieu que j\u2019en suis le plus malheureux. Elles devaient \narriver le lendemain, et le plaisir de les revoir devait servir de frein \u00e0 \nma curiosit\u00e9 ; mais, par une faiblesse dont je ne cesserai jamais de me \nrepentir, je succombai \u00e0 la tentati on du d\u00e9mon, qui ne me donna point \nde repos que e ne me fusse livr\u00e9 moi-m\u00eame \u00e0 la peine que j\u2019ai \u00e9prouv\u00e9e. \n \nJ\u2019ouvris la porte fatale que j\u2019avais promis de ne pas ouvrir. Je n\u2019eus \npas avanc\u00e9 le pied pour entrer, qu\u2019une odeur assez agr\u00e9able, mais \ncontraire \u00e0 mon temp\u00e9rament, me fit tomber \u00e9vanoui. N\u00e9anmoins je \nrevins \u00e0 moi, et au lieu de profiter de cet avertissement , de refermer la \nporte et de perdre pour jamais l\u2019 envie de satisfaire ma curiosit\u00e9, \nj\u2019entrai. Apr\u00e8s avoir attendu quel que temps que le grand air e\u00fbt \nmod\u00e9r\u00e9 cette odeur, je n\u2019 en fus plus incommod\u00e9. \n \nJe trouvai un lieu vaste, bien vo\u00fbt\u00e9, et dont le pav\u00e9 \u00e9tait parsem\u00e9 de \nsafran. Plusieurs flambeaux d\u2019or massif, avec des bougies allum\u00e9es \nqui rendaient l\u2019odeur d\u2019alo\u00e8s et d\u2019ambre gris, y servaient de lumi\u00e8re, et cette illumination \u00e9tait encore augment\u00e9e par des lampes d\u2019or et \nd\u2019argent, remplies d\u2019une huile compos \u00e9e de diverses sortes d\u2019odeurs. \nParmi un assez grand nombre d\u2019objet s qui attir\u00e8rent mon attention, \nj\u2019aper\u00e7us un cheval noir, le plus b eau et le mieux fait qu\u2019on puisse \nvoir au monde. Je m\u2019approchai de lui pour le consid\u00e9rer de pr\u00e8s ; je \ntrouvai qu\u2019il avait une selle et une bride d\u2019or massif, d\u2019un ouvrage \nexcellent ; que son auge, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, \u00e9tait remplie d\u2019orge mond\u00e9 et de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 201 \n \n \n \n s\u00e9same 25 , et, de l\u2019autre, d\u2019eau de rose. Je le pris par la bride, et le \ntirai dehors pour le voir au jour. Je le montai et voulus le faire \navancer, mais, comme il ne branlait pas, je le frappai d\u2019une houssine \nque j\u2019avais ramass\u00e9e dans son \u00e9curi e magnifique. A peine eut-il senti \nle coup, qu\u2019il se mit \u00e0 hennir avec un bruit horrible ; pui s, \u00e9tendant des \nailes dont je ne m\u2019\u00e9tais point aper\u00e7u , il s\u2019\u00e9leva dans l\u2019air \u00e0 perte de \nvue. Je ne songeai plus qu\u2019\u00e0 me teni r ferme, et, malgr\u00e9 la frayeur dont \nj\u2019\u00e9tais saisi, je ne me tenais point mal. Il reprit ensuite son vol vers la \nterre, et se posa sur le toit en terrasse d\u2019un ch\u00e2teau, o\u00f9, sans me \ndonner le temps de mettre pied \u00e0 te rre, il me secoua si violemment, \nqu\u2019il me fit tomber en arri\u00e8re, et du bout de sa queue, il me creva l\u2019\u0153il \ndroit. \n \nVoil\u00e0 de quelle mani\u00e8re je devins bo rgne. Je me souvins bien alors de \nce que m\u2019avaient pr\u00e9dit les dix jeunes seigneurs. Le cheval reprit son \nvol et disparut. Je me relevai fo rt afflig\u00e9 du malheur que j\u2019avais \ncherch\u00e9 moi-m\u00eame. Je marchai sur la terrasse, la main sur mon \u0153il, \nqui me faisait beaucoup de douleur. Je descendis, et me trouvai dans \nun salon qui me fit conna\u00eetre par di x sofas dispos\u00e9s en rond, et un \nautre moins \u00e9lev\u00e9 au milieu, que ce ch \u00e2teau \u00e9tait celui d\u2019o\u00f9 j\u2019avais \u00e9t\u00e9 \nenlev\u00e9 par le roc. \n \nLes dix jeunes seigneurs borgnes n\u2019\u00e9tai ent pas dans le salon. Je les y \nattendis, et ils arriv\u00e8rent peu de temps apr\u00e8s le vieillard. Ils ne \nparurent pas \u00e9tonn\u00e9s de me revoir, ni de la perte de mon \u0153il. \u00ab Nous \nsommes bien f\u00e2ch\u00e9s, me dirent-ils, de ne pouvoir vous f\u00e9liciter sur votre retour de la mani\u00e8re que nous le souhaiterions ; mais nous ne \nsommes pas la cause de votre malh eur. \u2014 J\u2019aurais tort de vous \n \n25 Plante dont la tige ressemble \u00e0 celle du millet. Le s\u00e9same oriental est \noriginaire de l\u2019Inde ; mais de temp s imm\u00e9morial on le cultive dans tout \nl\u2019Orient. On mange ces semences cuites dans du lait, comme le millet ; on les \nmange aussi grill\u00e9es au four ou en ga lettes p\u00e9tries avec du beurre ou de \nl\u2019huile. C\u2019est un aliment fort nourrissant et assez agr\u00e9able que les enfants \nsurtout recherchent beaucoup. On tire aussi de ces semences, par expression, \nou par le moyen de l\u2019eau bouillante, une huile presque aussi bonne que celle de l\u2019olive, dont on se sert pour assaisonner les aliments et br\u00fbler dans les lampes. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 202 \n \n \n \naccuser, leur r\u00e9pondis-je ; je me le suis attir \u00e9 moi-m\u00eame, et je m\u2019en \nimpute toute la faute. \u2014 Si la consolation des malheureux, reprirent-ils, est d\u2019avoir des semblables, notre exemple peut vous en fournir un \nsujet. Tout ce qui vous est arriv\u00e9 nous est arriv\u00e9 aussi. Nous avons \ngo\u00fbt\u00e9 toutes sortes de plaisirs pendant une ann\u00e9e enti\u00e8re, et nous \naurions continu\u00e9 de jouir du m\u00eame bonheur, si nous n\u2019eussions pas \nouvert la porte d\u2019or pendant l\u2019abse nce des princesses. Vous n\u2019avez pas \n\u00e9t\u00e9 plus sage que nous, et vous avez \u00e9prouv\u00e9 la m\u00eame punition. Nous \nvoudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la p\u00e9nitence que \nnous faisons, et dont nous ne savons pas de combien sera la dur\u00e9e ; \nmais nous vous avons d\u00e9j\u00e0 d\u00e9clar\u00e9 les raisons qui nous en emp\u00eachent. \nC\u2019est pourquoi retirez-vous ; allez \u00e0 la cour de Bagdad ; vous y \ntrouverez celui qui doit d\u00e9cider de votre destin\u00e9e. \u00bb \n \nIls m\u2019enseign\u00e8rent la route que je deva is tenir, et je me s\u00e9parai d\u2019eux. \nJe me fis raser en chemin la barbe et les sourcils, et pris l\u2019habit de \ncalender. Il y a longtemps que je marche. Enfin, je suis arriv\u00e9 \naujourd\u2019hui dans cette ville \u00e0 l\u2019entr \u00e9e de la nuit. J\u2019ai rencontr\u00e9 \u00e0 la \nporte ces calenders mes confr\u00e8res, tous \u00e9trange rs comme moi. Nous \navons \u00e9t\u00e9 tous trois fort surpris de nous voir borgnes du m\u00eame \u0153il. \nMais nous n\u2019avons pas eu le temps de nous entretenir de cette disgr\u00e2ce \nqui nous est commune. Nous n\u2019avons eu, madame, que celui de venir \nimplorer le secours que vous nous avez g\u00e9n\u00e9reusement accord\u00e9. \n \nLe troisi\u00e8me calender ayant achev\u00e9 de raconter son histoire, Zob\u00e9ide \nprit la parole, et s\u2019adressant \u00e0 lui et \u00e0 ses confr\u00e8res : \u00ab Allez, leur dit-\nelle, vous \u00eates libres tous trois, retirez-vous o\u00f9 il vous plaira. \u00bb Mais \nl\u2019un d\u2019entre eux lui r\u00e9pondit : \u00ab Mada me, nous vous supplions de nous \npardonner notre curiosit\u00e9, et de nous permettre d\u2019entendre l\u2019histoire de \nces seigneurs qui n\u2019ont pas encore pa rl\u00e9. \u00bb Alors la dame, se tournant \ndu c\u00f4t\u00e9 du calife, du vizir et de Mesrour, qu\u2019elle ne connaissait pas \npour ce qu\u2019ils \u00e9taient, leur dit : \u00ab C\u2019est \u00e0 vous \u00e0 me raconter votre \nhistoire ; parlez. \u00bb \n \n Le grand vizir Giafar, qui avait toujours port\u00e9 la parole, r\u00e9pondit encore \u00e0 Zob\u00e9ide : \u00ab Madame, pour vous ob\u00e9ir, nous n\u2019avons qu\u2019\u00e0 \nr\u00e9p\u00e9ter ce que nous avons d\u00e9j\u00e0 dit avant que d\u2019entrer chez vous. Nous Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 203 \n \n \n \nsommes, poursuivit-il, des marchands de Moussoul, et nous venons \u00e0 \nBagdad n\u00e9gocier nos marc handises qui sont en magasin dans un khan \no\u00f9 nous sommes log\u00e9s. Nous avons d\u00een\u00e9 aujourd\u2019hui, avec plusieurs \nautres personnes de notre profession, chez un marchand de cette ville, \nlequel, apr\u00e8s nous avoir r\u00e9 gal\u00e9s de mets d\u00e9licats et de vins exquis, a \nfait venir des danseurs et des danseuses, avec des chanteurs et des joueurs d\u2019instruments. Le grand bruit que nous faisions tous ensemble a attir\u00e9 le guet, qui a arr\u00eat\u00e9 une par tie des gens de l\u2019assembl\u00e9e. Pour \nnous, par bonheur, nous nous sommes sauv\u00e9s ; mais, comme il \u00e9tait \nd\u00e9j\u00e0 tard, et que la porte de notre khan \u00e9tait ferm\u00e9e, nous ne savions \no\u00f9 nous retirer. Le hasard a voulu que nous ayons pass\u00e9 par votre rue, \net que nous ayons entendu qu\u2019on se r\u00e9jouissait chez vous : cela nous a \nd\u00e9termin\u00e9s \u00e0 frapper \u00e0 votre porte . Voil\u00e0, madame, le compte que \nnous avons \u00e0 vous rendre pour ob\u00e9ir \u00e0 vos ordres. \u00bb Zob\u00e9ide, apr\u00e8s \navoir \u00e9cout\u00e9 ce discours, semblait h\u00e9 siter sur ce qu\u2019elle devait dire. De \nquoi les calenders s\u2019apercevant, la suppli\u00e8rent d\u2019avoir pour les trois \nmarchands de Mossoul la m\u00eame bont\u00e9 qu\u2019elle avait eue pour eux. \n\u00ab Eh bien ! leur dit-elle, j\u2019y cons ens. Je veux que vous m\u2019ayez tous la \nm\u00eame obligation. Je vous fais gr \u00e2ce ; mais c\u2019est \u00e0 condition que vous \nsortirez tous de ce logis pr\u00e9senteme nt et que vous vous retirerez o\u00f9 il \nvous plaira. \u00bb Zob\u00e9ide ayant donn\u00e9 cet ordre d\u2019un ton qui marquait \nqu\u2019elle voulait \u00eatre ob\u00e9 ie, le calife, le vizir, Mesrour, les trois \ncalenders et le porteur sortirent sa ns r\u00e9pliquer ; car la pr\u00e9sence des \nsept esclaves arm\u00e9s les tenait en resp ect. Lorsqu\u2019ils furent hors de la \nmaison, et que la porte fut ferm\u00e9e, le calife dit aux calenders, sans leur \nfaire conna\u00eetre qui il \u00e9tait : \u00ab Et vous, seigneurs, qui \u00eates \u00e9trangers et nouvellement arriv\u00e9s en cette v ille de quel c\u00f4t\u00e9 allez-vous \npr\u00e9sentement qu\u2019il n\u2019est pas jour encore ? \u2014 Seigneur, lui r\u00e9pondirent-ils, c\u2019est l\u00e0 ce qui nous embarrasse. \u2014 Suivez-nous, reprit \nle calife, nous allons vous tirer d\u2019 embarras. \u00bb Apr\u00e8s avoir achev\u00e9 ces \nparoles, il parla bas au vizir, et lui dit : \u00ab Conduisez-les chez vous, et demain matin vous me les am\u00e8ner ez. Je veux faire \u00e9crire leurs \nhistoires ; elles m\u00e9ritent bien d\u2019a voir place dans les annales de mon \nr\u00e8gne. \u00bb \n \nLe vizir Giafar emmena avec lui le s trois calenders ; le porteur se \nretira dans sa maison ; et le calife, accompagn\u00e9 de Mesrour, se rendit Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 204 \n \n \n \n\u00e0 son palais. Il se coucha ; mais il ne put fermer l\u2019\u0153il, tant il avait \nl\u2019esprit agit\u00e9 de toutes les choses extraordinaires qu\u2019il avait vues et \nentendues. Il \u00e9tait surtout fort en peine de savoir qui \u00e9tait Zob\u00e9ide, \nquel sujet elle pouvait avoi r de maltraiter les de ux chiennes noires, et \npourquoi Amine avait le sein meurtri. Le jour parut, qu\u2019il \u00e9tait encore \noccup\u00e9. de ses pens\u00e9es. Il se leva, et se rendit dans la chambre o\u00f9 il \ntenait son conseil et donnait audien ce ; il s\u2019assit sur son tr\u00f4ne. \n \nLe grand vizir arriva peu de temps apr\u00e8s, et lui rendit ses respects \u00e0 \nson ordinaire. \u00ab Vizir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions \u00e0 r\u00e9gler pr\u00e9sentement ne sont pas fort pressantes ; celle des trois dames \net des deux chiennes noires l\u2019est dava ntage. Je n\u2019aurai pas l\u2019esprit en \nrepos que je ne sois pleinement inst ruit de tant de choses qui m\u2019ont \nsurpris. Allez, faites venir ces dame s, et amenez en m\u00eame temps les \ncalenders. Partez et souvenez-vous que j\u2019attends impatiemment votre \nretour. \u00bb \n \nLe vizir, qui connaissait l\u2019humeur vi ve et bouillante de son ma\u00eetre, se \nh\u00e2ta de lui ob\u00e9ir. Il arriva chez les dames, et leur exposa d\u2019une \nmani\u00e8re tr\u00e8s honn\u00eate l\u2019ordre qu\u2019il ava it de les conduire au calife, sans \ntoutefois leur parler de ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 la nuit chez elles. Les \ndames se couvrirent de leur voile, et partirent avec le vizir, qui prit en \npassant chez lui les trois calende rs, qui avaient eu le temps \nd\u2019apprendre qu\u2019ils avaient vu le calife et qu\u2019ils lui avaient parl\u00e9 sans le conna\u00eetre. Le vizir les mena au palais, et s\u2019acquitta de sa \ncommission avec tant de diligence, que le calife en fut fort satisfait. \nCe prince, pour garder la biens\u00e9ance devant tous les officiers de sa \nmaison qui \u00e9taient pr\u00e9sents, fit pl acer les trois dames derri\u00e8re la \nporti\u00e8re de la salle qui conduisait \u00e0 s on appartement, et retint pr\u00e8s de \nlui les trois calenders, qui firent assez conna\u00eetre, par leurs respects, qu\u2019ils n\u2019ignoraient pas devant qui ils avaient l\u2019honneur de para\u00eetre. \n \nLorsque les dames furent plac\u00e9es, le ca life se tourna de leur c\u00f4t\u00e9 et \nleur dit : \u00ab Mesdames, en vous appr enant que je me suis introduit chez \nvous cette nuit d\u00e9guis\u00e9 en marchand, je vais sans doute vous alarmer ; \nvous craindrez de m\u2019avoir offens\u00e9, et vous croirez que je ne vous ai \nfait venir ici que pour vous donner des marques de mon ressentiment ; Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 205 \n \n \n \nmais rassurez-vous : soyez persuad\u00e9es que j\u2019ai oubli\u00e9 le pass\u00e9, et que \nje suis m\u00eame tr\u00e8s content de votre conduite. Je souhaiterais que toutes les dames de Bagdad eussent autant de sagesse que vous m\u2019en avez \nfait voir. Je me souviendrai toujour s de la mod\u00e9rati on que vous e\u00fbtes \napr\u00e8s l\u2019incivilit\u00e9 que nous avons co mmise. J\u2019\u00e9tais alors marchand de \nMoussoul ; mais je suis \u00e0 pr\u00e9s ent Haroun-al-Raschid, le cinqui\u00e8me \ncalife de la glorieuse maison d\u2019Abbas, qui tient la place de notre grand \nproph\u00e8te. Je vous ai mand\u00e9es seulem ent pour savoir de vous qui vous \n\u00eates, et vous demander pour quel sujet l\u2019une de vous, apr\u00e8s avoir \nmaltrait\u00e9 les deux chiennes noires, a pleur\u00e9 avec el les. Je ne suis pas \nmoins curieux d\u2019apprendre pourquoi une autre a le sein tout couvert \nde cicatrices. \n \nQuoique le calife e\u00fbt prononc\u00e9 ces pa roles tr\u00e8s distinctement, et que \nles trois dames les eussent entendues, le vizir Giafar, par un air de \nc\u00e9r\u00e9monie, ne laissa pas de les leur r\u00e9p\u00e9ter. \n \nD\u00e8s que le calife eut ra ssur\u00e9 Zob\u00e9ide par le discours qu\u2019il venait de \nfaire, elle lui donna de cette sorte la satisfaction qu\u2019il lui demandait \n \n \n \nHistoire de Zob\u00e9ide \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nCommandeur des croyants, dit-elle, l\u2019histoire que j\u2019ai \u00e0 raconter \u00e0 \nVotre Majest\u00e9 est une des plus su rprenantes dont on ait jamais \nentendu parler. Les deux chiennes noires et moi, sommes trois s\u0153urs \nn\u00e9es d\u2019une m\u00eame m\u00e8re et d\u2019un m\u00eame p\u00e8re ; et je vous dirai par quel \naccident \u00e9trange elles ont \u00e9t\u00e9 chang\u00e9es en chiennes. Les deux dames \nqui demeurent avec moi, qui sont ici pr\u00e9sentes, sont aussi mes s\u0153urs \nde m\u00eame p\u00e8re, mais d\u2019une autre m\u00e8re . Celle qui a le sein couvert de \ncicatrices se nomme Amine ; l\u2019autre s\u2019appelle Safie et moi Zob\u00e9ide. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 206 \n \n \n \n \nApr\u00e8s la mort de notre p\u00e8re, le bien qu\u2019il nous avait laiss\u00e9 fut partag\u00e9 entre nous \u00e9galement ; lorsque mes deux derni\u00e8res s\u0153urs eurent re\u00e7u leurs portions, elles se s\u00e9par\u00e8rent et all\u00e8rent demeurer en particulier \navec leur m\u00e8re. Mes deux autres s\u0153urs et moi rest\u00e2mes avec la n\u00f4tre, \nqui vivait encore, et qui depuis, en mourant, nous laissa \u00e0 chacune \nmille sequins. \n \nLorsque nous e\u00fbmes touch\u00e9 ce qui nous appartenait, mes deux a\u00een\u00e9es \nse mari\u00e8rent, suivirent leurs maris, et me laiss\u00e8rent seule. Peu de \ntemps apr\u00e8s leur mariage, le mari de la premi\u00e8re vendit tout ce qu\u2019il \navait de biens et de meubles, et avec l\u2019 argent qu\u2019il en put faire, et celui \nde ma s\u0153ur, ils pass\u00e8rent en Afrique. L\u00e0, le mari d\u00e9pensa en bonne \nch\u00e8re et en d\u00e9bauche tout son bien et celui que ma s\u0153ur lui avait \napport\u00e9. Ensuite, se voyant r\u00e9duit \u00e0 la derni\u00e8re mis\u00e8re, il trouva un \npr\u00e9texte pour la r\u00e9pudier, et la chassa. \n \nElle revint \u00e0 Bagdad, non sans a voir souffert des maux incroyables \ndans un si long voyage, et vint se r\u00e9fugier chez moi, dans un \u00e9tat si digne de piti\u00e9, qu\u2019elle en aurait insp ir\u00e9 aux c\u0153urs les plus durs. Je la \nre\u00e7us avec toute l\u2019affection qu\u2019elle pouvait attendre de moi. Je lui \ndemandai pourquoi je la voyais dans une si malheureuse situation ; \nelle m\u2019apprit en pleurant la ma uvaise conduite de son mari et \nl\u2019indigne traitement qu\u2019il lui avait fait. Je fus touch\u00e9e de son malheur \net j\u2019en pleurai avec elle. Je la fi s ensuite entrer au bain, je lui donnai \nde mes propres habits, je lui dis \u00ab Ma s\u0153ur, vous \u00eates mon a\u00een\u00e9e, et je vous regarde comme ma m\u00e8re. Pendant votre absence, Dieu a b\u00e9ni le \npeu de biens qui m\u2019est tomb\u00e9 en part age, et l\u2019emploi que j\u2019en fais \u00e0 \nnourrir et \u00e0 \u00e9lever des vers \u00e0 soie. Co mptez que je n\u2019ai rien qui ne soit \n\u00e0 vous, et dont vous ne puissi ez disposer comme moi-m\u00eame. \n \nNous demeur\u00e2mes toutes deux et v \u00e9c\u00fbmes ensemble pendant plusieurs \nmois en bonne intelligence. Comme nous nous entretenions souvent de notre troisi\u00e8me s\u0153ur, et que no us \u00e9tions surprises de ne pas \napprendre de ses nouvelles, elle arriva en aussi mauvais \u00e9tat que notre \na\u00een\u00e9e. Son mari l\u2019avait trait\u00e9e de la m\u00eame sorte ; je la re\u00e7us avec la \nm\u00eame amiti\u00e9. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 207 \n \n \n \n \nQuelque temps apr\u00e8s, mes deux s\u0153 urs, sous pr\u00e9texte qu\u2019elles \nm\u2019\u00e9taient \u00e0 charge, me dirent qu\u2019elle s \u00e9taient dans le dessein de se \nremarier. Je leur r\u00e9pondis que si e lles n\u2019avaient pas d\u2019autres raisons \nque celle de m\u2019\u00eatre \u00e0 charge, elle s pouvaient continuer de demeurer \navec moi en toute s\u00fbret\u00e9 ; que mon bien suffisait pour nous entretenir toutes trois d\u2019une mani\u00e8re conforme \u00e0 notre condition. \u00ab Mais, ajoutai-je, je crains plut\u00f4t que vous n\u2019ayez v\u00e9ritablement envie de \nvous remarier. Si cela \u00e9tait, je vous avoue que j\u2019en serais fort \u00e9tonn\u00e9e. \nApr\u00e8s l\u2019exp\u00e9rience que vous avez eu e du peu de satisfaction qu\u2019on a \ndans le mariage, y pouvez-vous pens er une seconde fois ? Vous savez \ncombien il est rare de trouver un mari parfaitement honn\u00eate homme. \nCroyez-moi, continuons de vivre en semble le plus agr\u00e9ablement qu\u2019il \nnous sera possible. \u00bb \n \nTout ce que je leur dis fut inutile. Elles avaient pris la r\u00e9solution de se \nremarier ; elles l\u2019ex\u00e9cut\u00e8rent. Mais elles revinrent me trouver au bout \nde quelques mois, et me firent mill e excuses de n\u2019avoir pas suivi mon \nconseil. \u00ab Vous \u00eates notre cadette, me dirent-elles, mais vous \u00eates plus \nsage que nous. Si vous voulez bien nous recevoir encore dans votre \nmaison, et nous regarder comme vos es claves, il ne nous arrivera plus \nde faire une si grande faute. \u2014 Mes ch\u00e8res s\u0153urs, leur r\u00e9pondis-je, je \nn\u2019ai point chang\u00e9 \u00e0 votre \u00e9gard depuis notre derni\u00e8re s\u00e9paration ; revenez et jouissez avec moi de ce que j\u2019ai. \u00bb Je les embrassai, et nous \ndemeur\u00e2mes ensemble comme auparavant. \n \nIl y avait un an que nous vivions da ns une union parfaite ; et voyant \nque Dieu avait b\u00e9ni mon petit fonds, je formai le dessein de faire un \nvoyage par mer, et de hasarder quel que chose dans le commerce. Pour \ncet effet, je me rendis avec mes de ux s\u0153urs \u00e0 Balsora, o\u00f9 j\u2019achetai un \nvaisseau tout \u00e9quip\u00e9, que je charg eai de marchandises que j\u2019avais fait \nvenir de Bagdad. Nous m\u00eemes \u00e0 la voile avec un vent favorable, et \nnous sort\u00eemes bient\u00f4t du golfe Persique. Quand nous f\u00fbmes en pleine \nmer, nous pr\u00eemes la route des Indes ; et, apr\u00e8s vingt jours de \nnavigation, nous v\u00eemes terre . C\u2019\u00e9tait une montagne fort haute, au pied \nde laquelle nous aper\u00e7\u00fbmes une ville de grande apparence. Comme Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 208 \n \n \n \nnous avions le vent frais, nous arri v\u00e2mes de bonne heure au port, et \nnous y jet\u00e2mes l\u2019ancre. \n \nJe n\u2019eus pas la patience d\u2019attendre que mes s\u0153urs fussent en \u00e9tat de \nm\u2019accompagner ; je me fi s d\u00e9barquer seule, et j\u2019 allai droit \u00e0 la porte \nde la ville. J\u2019y vis une garde nombreuse de gens assis, et d\u2019autres qui \n\u00e9taient debout avec un b\u00e2ton \u00e0 la main. Mais ils avaient tous l\u2019air si hideux, que j\u2019en fus effray\u00e9e. Rem arquant toutefois qu\u2019ils \u00e9taient \nimmobiles, et qu\u2019ils ne remuaient pa s m\u00eame les yeux, je me rassurai ; \net m\u2019\u00e9tant approch\u00e9e d\u2019eux, je reconnus qu\u2019ils \u00e9taient p\u00e9trifi\u00e9s. \n \nJ\u2019entrai dans la ville, et passai par plusieurs rues o\u00f9 il y avait des \nhommes, d\u2019espace en espace, dans to utes sortes d\u2019attitudes ; mais ils \n\u00e9taient tous sans mouvement et p\u00e9 trifi\u00e9s. Au quar tier des marchands, \nje trouvai la plupart des boutiques ferm \u00e9es, et j\u2019aper\u00e7us dans celles qui \n\u00e9taient ouvertes des personnes aussi p\u00e9 trifi\u00e9es. Je jetai la vue sur les \nchemin\u00e9es, et n\u2019en voyant pas sortir de fum\u00e9e, cela me fit juger que \ntout ce qui \u00e9tait dans les maisons, de m\u00eame que ce qui \u00e9tait dehors, \n\u00e9tait chang\u00e9 en pierres. \n \n\u00c9tant arriv\u00e9 dans une vaste place au milieu de la ville, je d\u00e9couvris \nune grande porte couverte de plaques d\u2019or, dont les deux battants \u00e9taient ouverts. Une porti\u00e8re d\u2019\u00e9toffe de soie paraissait tir\u00e9e devant, et \nl\u2019on voyait une lampe suspendue au -dessus de la porte. Apr\u00e8s avoir \nconsid\u00e9r\u00e9 le b\u00e2timent, je ne doutai pa s que ce ne f\u00fbt le palais du prince \nqui r\u00e9gnait en ce pays-l\u00e0. Mais, fort \u00e9tonn\u00e9e de n\u2019avoir rencontr\u00e9 aucun \u00eatre vivant, j\u2019allai jusque-l \u00e0, dans l\u2019esp\u00e9rance d\u2019en trouver \nquelqu\u2019un. Je levai la por ti\u00e8re ; et, ce qui augmenta ma surprise, je ne \nvis sous le vestibule que quelques por tiers ou gardes p\u00e9trifi\u00e9s, les uns \ndebout et les autres assis ou \u00e0 demi-couch\u00e9s. \n \nJe traversai une grande cour o\u00f9 il y avait beaucoup de monde les uns \nsemblaient aller et les autres venir, et n\u00e9anmoins ils ne bougeaient de \nleur place, parce qu\u2019ils \u00e9taient p\u00e9trifi\u00e9s comme ceux que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 \nvus. Je passai dans une seconde cour, et de celle-l\u00e0 dans une \ntroisi\u00e8me ; mais ce n\u2019\u00e9tait partout qu\u2019une solitude, et il y r\u00e9gnait un \nsilence affreux. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 209 \n \n \n \n \nM\u2019\u00e9tant avanc\u00e9e dans une quatri\u00e8me co ur, je vis en face un tr\u00e8s beau \nb\u00e2timent dont les fen\u00eatres \u00e9taient ferm \u00e9es d\u2019un treillis d\u2019or massif. Je \njugeai que c\u2019\u00e9tait l\u2019appartement de la reine. J\u2019y entrai. Il y avait dans une grande salle plusieurs eunuques noirs p\u00e9trifi\u00e9s. Je passai ensuite \ndans une chambre tr\u00e8s richement meubl\u00e9e, o\u00f9 j\u2019aper\u00e7us une dame \naussi chang\u00e9e en pierre. Je rec onnus que c\u2019\u00e9tait la reine \u00e0 une \ncouronne d\u2019or qu\u2019elle ava it sur la t\u00eate et \u00e0 un collier de perles tr\u00e8s \nrondes et plus grosses que des noisettes. Je les examinai de pr\u00e8s, et il me parut qu\u2019on ne pouvait rien voir de plus beau. \n \nJ\u2019admirai quelque temps les riche sses et la magnificence de cette \nchambre, et surtout le tapis de pied, les coussins, et le sofa garni d\u2019une \n\u00e9toffe des Indes \u00e0 fond d\u2019or, avec des figures d\u2019hommes et d\u2019animaux \nen argent d\u2019un travail admirable. \n \n De la chambre de la reine p\u00e9trifi\u00e9e je passai dans plusieurs autres appartements et cabinets propres et magnifiques, qui me conduisirent \ndans une chambre d\u2019une grandeur ex traordinaire, o\u00f9 il y avait un tr\u00f4ne \nd\u2019or massif, \u00e9lev\u00e9 de quelques degr\u00e9s , et enrichi de grosses \u00e9meraudes \nench\u00e2ss\u00e9es, et sur le tr\u00f4ne, un lit d\u2019une riche \u00e9toffe, sur laquelle \n\u00e9clatait une broderie de perles. Ce qui me surprit plus que tout le reste, \nce fut une lumi\u00e8re brillante qui part ait de dessus ce lit. Curieuse de \nsavoir ce qui la rendait, je montai ; et, avan\u00e7ant la t\u00eate, je vis sur un \npetit tabouret un diamant gros comme un \u0153uf d\u2019autruche, et si parfait, \nque je n\u2019y remarquai nul d\u00e9faut. Il brillait tellement, que je ne pouvais \nen soutenir l\u2019\u00e9clat en le regardant au jour. \n \nIl y avait au chevet du lit, de l\u2019un et de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, un flambeau allum\u00e9, dont je ne compris pas l\u2019usage. Cette circonstance n\u00e9anmoins \nme fit juger qu\u2019il y avait quelqu\u2019un de vivant dans ce superbe palais ; \ncar je ne pouvais croire que ces flambeaux pussent s\u2019entretenir \nallum\u00e9s d\u2019eux-m\u00eames. Plusieurs autres singularit\u00e9s m\u2019arr\u00eat\u00e8rent dans \ncette chambre et le seul diamant dont je viens de parler la rendait d\u2019un \nprix inestimable. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 210 \n \n \n \nComme toutes les portes \u00e9taient ou vertes ou pouss\u00e9es seulement, je \nparcourus encore d\u2019autres appart ements aussi beaux que ceux que \nj\u2019avais d\u00e9j\u00e0 vus. J\u2019allai jusqu\u2019aux offices et aux garde-meubles qui \n\u00e9taient remplis de richesses infinies, et je m\u2019occupai si fort de toutes \nces merveilles que je m\u2019oubliai moi- m\u00eame. Je ne pensais plus ni \u00e0 \nmon vaisseau, ni \u00e0 mes s\u0153urs, je ne songeais qu\u2019\u00e0 satisfaire ma \ncuriosit\u00e9. Cependant la nuit approcha it, et son approche m\u2019avertissant \nqu\u2019il \u00e9tait temps de me retirer, je voul us reprendre le chemin des cours \npar o\u00f9 j\u2019\u00e9tais venue ; mais il ne me fut pas ais\u00e9 de le retrouver. Je \nm\u2019\u00e9garai dans les appartements ; et me trouvant dans la grande \nchambre o\u00f9 \u00e9tait le tr\u00f4ne, le lit, le gros diamant et les flambeaux \nallum\u00e9s, je r\u00e9solus d\u2019y passer la nu it, et de remettre au lendemain de \ngrand matin \u00e0 regagner mon vaisseau. Je me jetai sur le lit, non sans \nquelque frayeur de me voir seule dans un lieu si d\u00e9sert, et ce fut sans \ndoute cette crainte qui m\u2019emp\u00eacha de dormir. \n \nIl \u00e9tait environ minuit, lorsque j\u2019entendis la voix d\u2019un homme qui \nlisait l\u2019Alcoran de la m\u00eame mani\u00e8re et du ton que nous avons coutume \nde le lire dans nos temples. Cela me donna beaucoup de joie. Je me \nlevai aussit\u00f4t, et prenant un flam beau pour me conduire, j\u2019allai de \nchambre en chambre du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 j\u2019ente ndais la voix. Je m\u2019arr\u00eatai \u00e0 la \nporte d\u2019un cabinet d\u2019o\u00f9 je ne pouvais douter qu\u2019elle ne part\u00eet. je posai \nle flambeau \u00e0 terre, et regardant pa r une fente, il me parut que c\u2019\u00e9tait \nun oratoire. En effet, il y avait, comme dans nos temples, une niche \nqui marquait o\u00f9 il fallait se tourner pour faire la pri\u00e8re, des lampes \nsuspendues et allum\u00e9es, et deux ch andeliers avec de gros cierges de \ncire blanche, allum\u00e9s de m\u00eame. \n \nJe vis aussi un petit tapis \u00e9tendu, de la forme de ceux qu\u2019on \u00e9tend \nchez nous pour se poser de ssus et faire sa pri\u00e8re . Un jeune homme de \nbonne mine, assis sur ce tapis, r\u00e9citait avec grande a ttention l\u2019Alcoran \nqui \u00e9tait pos\u00e9 devant lui sur un petit pupitre. A cette vue, ravie \nd\u2019admiration, je cherchais en m on esprit comment il se pouvait faire \nqu\u2019il f\u00fbt le seul vivant dans une ville o\u00f9 tout le monde \u00e9tait p\u00e9trifi\u00e9, et \nje ne doutais pas qu\u2019il n\u2019y e\u00fbt en cela quelque chose de tr\u00e8s merveilleux. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 211 \n \n \n \nComme la porte n\u2019\u00e9tait que pouss\u00e9e, je l\u2019ouvris ; j\u2019entrai, et, me tenant \ndebout devant la niche, je fis cette pri\u00e8re \u00e0 haute voix : \u00ab Louange \u00e0 \nDieu, qui nous a favoris\u00e9s d\u2019une heureuse navigation ! Qu\u2019il nous \nfasse la gr\u00e2ce de nous prot\u00e9ger de m\u00eame jusqu\u2019\u00e0 notre arriv\u00e9e en notre \npays. \u00c9coutez-moi, Seigneur , et exaucez ma pri\u00e8re. \u00bb \n \nLe jeune homme jeta les yeux sur mo i et me dit : \u00ab Ma bonne dame, je \nvous prie de me dire qui vous \u00eates, et ce qui vous a amen\u00e9e en cette \nville d\u00e9sol\u00e9e. En r\u00e9compense, je vous apprendrai qui je suis, ce qui m\u2019est arriv\u00e9, pour quel sujet les habita nts de cette ville sont r\u00e9duits en \nl\u2019\u00e9tat o\u00f9 vous les avez vus, et pourquoi moi seul je suis sain et sauf \ndans un d\u00e9sastre si \u00e9pouvantable. \u00bb \n \nJe lui racontai en peu de mots d\u2019o\u00f9 je venais, ce qui m\u2019avait engag\u00e9 \u00e0 \nfaire ce voyage, et de quelle mani\u00e8r e j\u2019avais heureusement pris port \napr\u00e8s une navigation de vingt jours. En achevant, je le suppliai de \ns\u2019acquitter \u00e0 son tour de la prome sse qu\u2019il m\u2019avait faite, et je lui \nt\u00e9moignai combien j\u2019\u00e9tais frapp\u00e9e de la d\u00e9solation affreuse que j\u2019avais \nremarqu\u00e9e dans tous les endroits o\u00f9 j\u2019avais pass\u00e9. \n \n \u00ab Ma ch\u00e8re dame, dit alors le jeune homme, donnez-vous un moment \nde patience. \u00bb A ces mo ts, il ferma l\u2019Alcoran, le mit dans un \u00e9tui \npr\u00e9cieux et le posa dans la niche. Je pris ce temps-l\u00e0 pour le \nconsid\u00e9rer attentivement, et je lui trouvai tant de gr\u00e2ce et de beaut\u00e9, \nqu\u2019il fit sur moi une impression qui m\u2019avait \u00e9t\u00e9 inconnue jusqu\u2019alors. Il me fit asseoir pr\u00e8s de lui, et avant qu\u2019il commen\u00e7\u00e2t son discours, je \nne pus m\u2019emp\u00eacher de lui dire d\u2019 un air qui lui fit conna\u00eetre les \nsentiments qu\u2019il m\u2019avait inspir\u00e9s : \u00ab Aimable seigneur, cher objet de \nmon \u00e2me, on ne peut attendre avec pl us d\u2019impatience que je l\u2019attends \nl\u2019\u00e9claircissement de tant de choses surprenantes qui ont frapp\u00e9 ma vue \ndepuis le premier pas que j\u2019ai fait p our entrer en cette ville ; et ma \ncuriosit\u00e9 ne saurait \u00eatre assez t\u00f4t satisfaite. Parlez, je vous en conjure ; apprenez-moi par quel miracle vous \u00eat es seul en vie parmi tant de \npersonnes mortes d\u2019une mani\u00e8re inou\u00efe. \n \n\u2014 Madame, me dit le jeune homme , vous m\u2019avez fait assez voir que \nvous avez la connaissance du vrai Di eu, par la pri\u00e8re que vous venez Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 212 \n \n \n \nde lui adresser. Vous allez entendr e un effet tr\u00e8s remarquable de sa \ngrandeur et de sa puissance. Je vous dirai que cette ville \u00e9tait la \ncapitale d\u2019un puissant royaume, dont le roi mon p\u00e8re portait le nom. Ce prince, toute sa cour, les habitant s de la ville et tous ses autres \nsujets \u00e9taient mages, adorateurs du feu et de Nardoun, ancien roi des \ng\u00e9ants rebelles \u00e0 Dieu. \n \nQuoique n\u00e9 d\u2019un p\u00e8re et d\u2019une m\u00e8re idol\u00e2tres, j\u2019ai eu le bonheur \nd\u2019avoir dans mon enfance pour gouvernante une bonne dame \nmusulmane, qui savait l\u2019Alcoran par c\u0153ur et l\u2019expliquait parfaitement bien. \u00ab Mon prince, me disait-elle souvent, il n\u2019y a qu\u2019un vrai Dieu. \nPrenez garde d\u2019en reconna\u00eetre et d\u2019en adorer d\u2019autres. \u00bb Elle m\u2019apprit \n\u00e0 lire en arabe ; et le livre qu\u2019 elle me donna pour m\u2019exercer fut \nl\u2019Alcoran. D\u00e8s que je fus capable de raison, elle m\u2019expliqua tous les \npoints de cet excellent livre, et elle m\u2019en inspirait tout l\u2019esprit \u00e0 l\u2019insu \nde mon p\u00e8re et de tout le monde. Elle mourut ; mais ce fut apr\u00e8s \nm\u2019avoir fait toutes les instructions dont j\u2019avais besoin pour \u00eatre \npleinement convaincu des v\u00e9rit\u00e9s de la religion musulmane. Depuis sa \nmort, j\u2019ai persist\u00e9 constamment dans les sentiments qu\u2019elle m\u2019a fait \nprendre, et j\u2019ai en horreur le faux dieu Nardoun et l\u2019adoration du feu. \n \nIl y a trois ans et quelques mois que tout \u00e0 coup une voix bruyante se \nfit entendre si distinctement par t oute la ville, que personne ne perdit \nune de ces paroles qu\u2019elle pronon\u00e7a : \u00ab H ABITANTS , ABANDONNEZ LE \nCULTE DE NARDOUN ET DU FEU . ADOREZ LE DIEU UNIQUE , QUI FAIT \nMIS\u00c9RICORDE . \u00bb \n \nLa m\u00eame voix se fit entendre trois a nn\u00e9es de suite ; mais, personne ne \ns\u2019\u00e9tant converti, le dernier jour de la troisi\u00e8me, \u00e0 trois ou quatre \nheures du matin, tous les habitant s g\u00e9n\u00e9ralement furent chang\u00e9s en \npierres en un instant, chacun dans l\u2019 \u00e9tat et la posture o\u00f9 il se trouva. \nLe roi mon p\u00e8re \u00e9prouva le m\u00eame sort : il fut m\u00e9tamorphos\u00e9 en une \npierre noire, tel qu\u2019on le voit dans un endroit de ce palais, et la reine \nma m\u00e8re eut une pareille destin\u00e9e. \n \nJe suis le seul sur qui Dieu n\u2019ait pas fait tomber ce ch\u00e2timent terrible. \nDepuis ce temps-l\u00e0, je continue de le servir avec plus de ferveur que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 213 \n \n \n \njamais ; et je suis persuad\u00e9, ma belle dame, qu\u2019il vous envoie pour ma \nconsolation ; je lui en rends des gr \u00e2ces infinies ; car je vous avoue que \ncette solitude m\u2019est bien ennuyeuse. \n \nTout ce r\u00e9cit, et particuli\u00e8rement ces derniers mots, achev\u00e8rent de \nm\u2019enflammer pour lui. \u00ab Prince, lui dis-je, il n\u2019en faut pas douter, c\u2019est la Providence qui m\u2019a attir\u00e9e da ns votre port pour vous pr\u00e9senter \nl\u2019occasion de vous \u00e9loigner d\u2019un lieu si funeste. Le vaisseau sur lequel \nje suis venue vous prou vera que je suis en quelque consid\u00e9ration \u00e0 \nBagdad, o\u00f9 j\u2019ai laiss\u00e9 d\u2019autres bien s assez consid\u00e9rables. J\u2019ose vous y \noffrir une retraite jusqu\u2019\u00e0 ce que le puissant Commandeur des \ncroyants, le vicaire du grand Proph\u00e8 te que vous reconnaissez, vous ait \nrendu tous les honneurs que vous m\u00e9ritez. Ce c\u00e9l\u00e8bre prince demeure \n\u00e0 Bagdad, et il ne sera pas plus t\u00f4 t inform\u00e9 de votre arriv\u00e9e en sa \ncapitale, qu\u2019il vous fera conna\u00eetre qu\u2019on n\u2019implore pas en vain son \nappui. Il n\u2019est pas possible que vous demeuriez davantage dans une \nville o\u00f9 tous les objets doivent vous \u00eatre insup portables. Mon vaisseau \nest \u00e0 votre service, et vous en pouvez disposer absolument. \u00bb Il accepta l\u2019offre, et nous pass\u00e2mes le reste de la nuit \u00e0 nous entretenir \nde notre embarquement. \n \nD\u00e8s que le jour parut, nous sort\u00eem es du palais et nous nous rend\u00eemes \nau port, o\u00f9 nous trouv\u00e2 mes mes s\u0153urs, le capitaine et mes esclaves \nfort en peine de moi. Apr\u00e8s avoir pr \u00e9sent\u00e9 mes s\u0153urs au prince, je leur \nracontai ce qui m\u2019avait emp\u00each\u00e9e de revenir au vaisseau le jour \npr\u00e9c\u00e9dent, la rencontre du jeune prince, son histoire et le sujet de la \nd\u00e9solation d\u2019une si belle ville. \n \nLes matelots employ\u00e8rent plus ieurs jours \u00e0 d\u00e9barquer les \nmarchandises que j\u2019avais apport\u00e9es, et \u00e0 embarquer \u00e0 leur place tout \nce qu\u2019il y avait de plus pr\u00e9cieux dans le palais en pierreries, en or et \nen argent. Nous laiss\u00e2mes les me ubles et une infinit\u00e9 de pi\u00e8ces \nd\u2019orf\u00e8vrerie, parce que nous ne pouvions les emporter. Il nous aurait fallu plusieurs vaisseaux pour tr ansporter \u00e0 Bagdad toutes les \nrichesses que nous avions devant les yeux. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 214 \n \n \n \n Apr\u00e8s que nous e\u00fbmes charg\u00e9 le vaisseau des choses que nous y \nvoul\u00fbmes mettre, nous pr\u00eemes les provisions et l\u2019eau dont nous \njuge\u00e2mes avoir besoin pour notre voyage. A l\u2019\u00e9gard des provisions, il \nnous en restait encore beaucoup de celles que nous avions embarqu\u00e9es \n\u00e0 Balsora. Enfin nous m\u00eemes \u00e0 la voile avec un vent tel que nous \npouvions le souhaiter. \n \nLe jeune prince, mes s\u0153urs et moi, nous nous entretenions tous les \njours agr\u00e9ablement ensemble ; mais , h\u00e9las ! notre union ne dura pas \nlongtemps. Mes s\u0153urs devinrent jalouses de l\u2019intelligence qu\u2019elles remarqu\u00e8rent entre le jeune prince et moi, et me demand\u00e8rent un jour \nmalicieusement ce que no us ferions de lui lo rsque nous serions \narriv\u00e9es \u00e0 Bagdad. Je m\u2019aper\u00e7us bi en qu\u2019elles ne me faisaient cette \nquestion que pour d\u00e9couvrir mes se ntiments. C\u2019est pourquoi, faisant \nsemblant de tourner la chose en plai santerie, je leur r\u00e9pondis que je le \nprendrais pour mon \u00e9poux : ensuite, me tournant vers le prince, je lui \ndis : \u00ab Mon prince, je vous supplie d\u2019y consentir. D\u00e8s que nous serons \n\u00e0 Bagdad, mon dessein est de vous offrir ma personne, pour \u00eatre votre \ntr\u00e8s humble esclave, pour vous rendre mes services et vous reconna\u00eetre pour le ma\u00eetre absolu de mes volont\u00e9s. \n \n\u2014 Madame, r\u00e9pondit le prince, je ne sais si vous plaisantez ; mais \npour moi, je vous d\u00e9clare fort s\u00e9 rieusement devant mesdames vos \ns\u0153urs que d\u00e8s ce moment j\u2019accepte de bon c\u0153ur l\u2019offre que vous me \nfaites, non pas pour vous regarder comme une esclav e, mais comme \nma dame et ma ma\u00eetresse, et je ne pr\u00e9tends avoir aucun empire sur vos \nactions. \u00bb Mes s\u0153urs chang\u00e8rent de couleur \u00e0 ce discours, et je \nremarquai depuis ce temps-l\u00e0 qu\u2019e lles n\u2019avaient plus pour moi les \nm\u00eames sentiments qu\u2019auparavant. \n \nNous \u00e9tions dans le golfe Persique, et nous approchions de Balsora, o\u00f9, avec le bon vent que nous avions toujours, j\u2019esp\u00e9rais que nous arriverions le lendemain. Mais la nuit, pendant que je dormais, mes s\u0153urs prirent leur temps, et me jet\u00e8rent \u00e0 la mer ; elles trait\u00e8rent de la \nm\u00eame sorte le prince, qui fut noy\u00e9 . Je me soutins quelques moments \nsur l\u2019eau, et par bonheur, ou plut\u00f4t par miracle, je trouvai fond. Je m\u2019avan\u00e7ai vers une noirceur qui me paraissait terre, autant que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 215 \n \n \n \nl\u2019obscurit\u00e9 me permettait de la distinguer. Effectivement je gagnai une \nplage, et le jour me f it conna\u00eetre que j\u2019\u00e9tais dans une petite \u00eele d\u00e9serte, \nsitu\u00e9e environ \u00e0 vingt milles de Balso ra. J\u2019eus bient\u00f4t fait s\u00e9cher mes \nhabits au soleil ; et en marchant je remarquai plusieurs sortes de fruits et m\u00eame de l\u2019eau douce ; ce qui me donna quelque esp\u00e9rance que je \npourrais conserver ma vie. \n \nJe me reposais \u00e0 l\u2019ombre, lorsque je vi s un serpent ail\u00e9 fort gros et fort \nlong, qui s\u2019avan\u00e7ait vers moi en se d\u00e9menant \u00e0 droite et \u00e0 gauche et \ntirant la langue ; cela me fit juger que quelque mal le pressait. Je me \nlevai ; et m\u2019apercevant qu\u2019il \u00e9tait suivi d\u2019un autre serpent plus gros \nqui le tenait par la queue et faisait ses efforts pour le d\u00e9vorer, j\u2019en eus \npiti\u00e9. Au lieu de fuir, j\u2019eus la hardiesse et le courage de prendre une pierre qui se trouva par ha sard aupr\u00e8s de moi ; je la jetai de toute ma \nforce contre le plus gros serpent ; je le frappai \u00e0 la t\u00eate et l\u2019\u00e9crasai. \nL\u2019autre, se sentant en libert\u00e9, ouvrit aussit\u00f4t ses ailes, et s\u2019envola : je \nle regardai longtemps en l\u2019air comme une chose extraordinaire ; mais \nl\u2019ayant perdu de vue, je me rassis \u00e0 l\u2019ombre dans un autre endroit, et je m\u2019endormis. \n \nA mon r\u00e9veil, imaginez-vous quelle fu t ma surprise de voir pr\u00e8s de \nmoi une femme noire, qui avait des tr aits vifs et agr\u00e9ables, et qui \ntenait \u00e0 l\u2019attache deux chiennes de la m\u00eame couleur. Je me mis sur \nmon s\u00e9ant, et lui demandai qui elle \u00e9t ait. \u00ab Je suis, me r\u00e9pondit-elle, le \nserpent que vous avez d\u00e9livr\u00e9 de son cruel ennemi il n\u2019y a pas longtemps. J\u2019ai cru ne pouvoir mieux reconna\u00eetre le service important \nque vous m\u2019avez rendu, qu\u2019en faisant l\u2019action que je viens de faire. \nJ\u2019ai su la trahison de vos s\u0153urs ; et pour vous en venger, d\u00e8s que j\u2019ai \n\u00e9t\u00e9 libre par vos g\u00e9n\u00e9reux secours, j\u2019ai appel\u00e9 plusieurs de mes \ncompagnes, qui sont f\u00e9es comme moi ; nous avon s transport\u00e9 toute la \ncharge de votre vaisseau dans vos magasins de Bagdad, apr\u00e8s quoi \nnous l\u2019avons submerg\u00e9 . Ces deux chiennes noires sont vos deux \ns\u0153urs, \u00e0 qui j\u2019ai donn\u00e9 cette forme. Ce ch\u00e2timent ne suffit pas, et je \nveux que vous les traitiez encore de la mani\u00e8re que je vous dirai. \u00bb \n \nA ces mots, la f\u00e9e m\u2019embrassa \u00e9tro itement d\u2019un de ses bras, et les \ndeux chiennes de l\u2019autre, et nous tr ansporta chez mo i \u00e0 Bagdad, o\u00f9 je Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 216 \n \n \n \nvis dans mon magasin toutes les ri chesses dont mon vaisseau avait \u00e9t\u00e9 \ncharg\u00e9. Avant que de me quitter, e lle me livra les deux chiennes, et \nme dit : \u00ab Sous peine d\u2019\u00eatre cha ng\u00e9e comme elles en chienne, je vous \nordonne de la part de celui qui c onfond les mers, de donner toutes les \nnuits cent coups de foue t \u00e0 chacune de vos s\u0153 urs, pour les punir du \ncrime qu\u2019elles ont commis contre vot re personne et contre le jeune \nprince qu\u2019elles ont noy\u00e9. \u00bb Je fus oblig\u00e9e de lui promettre que j\u2019ex\u00e9cuterais son ordre. \n \n Depuis ce temps-l\u00e0, je les ai trait\u00e9es chaque nuit, \u00e0 regret, de la m\u00eame \nmani\u00e8re dont Votre Majest\u00e9 a \u00e9t\u00e9 t\u00e9 moin. Je leur t\u00e9moigne par mes \npleurs avec combien de douleur et de r\u00e9pugnance je m\u2019acquitte d\u2019un si \ncruel devoir : et vous voyez bien qu\u2019 en cela je suis plus \u00e0 plaindre \nqu\u2019\u00e0 bl\u00e2mer. S\u2019il y a quelque chose qui me regarde dont vous puissiez \nsouhaiter d\u2019\u00eatre inform\u00e9, ma s\u0153ur Amine vous en donnera \nl\u2019\u00e9claircissement par le r\u00e9cit de son histoire. \n \nApr\u00e8s avoir \u00e9cout\u00e9 Zob\u00e9ide avec admira tion, le calife fit prier par son \ngrand vizir l\u2019agr\u00e9able Amine de voul oir bien lui expliquer pourquoi \nelle \u00e9tait marqu\u00e9e de cicatrices. Amine, pour lui ob\u00e9ir, commen\u00e7a son \nhistoire en ces termes Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 217 \n \n \n \n \n \nHistoire d\u2019Amine \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nCommandeur des croyants, dit-elle, pour ne pas r\u00e9p\u00e9 ter les choses \ndont Votre Majest\u00e9 a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 instruit e par l\u2019histoire de ma s\u0153ur, je \nvous dirai que ma m\u00e8re, ayant pr is une maison pour passer son \nveuvage en particulier, me donna en mariage, avec le bien que mon \np\u00e8re m\u2019avait laiss\u00e9, \u00e0 un des plus riches h\u00e9ritiers de cette ville. \n \nLa premi\u00e8re ann\u00e9e de mon mariage n\u2019\u00e9tait pas \u00e9coul\u00e9e, que je \ndemeurai veuve et en possession de tout le bien de mon mari, qui \nmontait \u00e0 quatre-vingt-dix mille se quins. Le revenu seul de cette \nsomme suffisait de reste pour me faire passer ma vie fort \nhonn\u00eatement. Cependant, d\u00e8s que les pr emiers six mois de mon deuil \nfurent pass\u00e9s, je me fis faire dix habits diff\u00e9rents, d\u2019une si grande \nmagnificence, qu\u2019ils revenaient \u00e0 mille sequins chacun, et je \ncommen\u00e7ai au bout de l\u2019ann\u00e9e \u00e0 les porter 26. \n \nUn jour que j\u2019\u00e9tais seule, occup\u00e9e \u00e0 mes affaires domestiques, on me \nvint dire qu\u2019une dame demandait \u00e0 me parler. J\u2019ordonnai qu\u2019on la f\u00eet \nentrer. C\u2019\u00e9tait une personne fort av anc\u00e9e en \u00e2ge. E lle me salua en \n \n26 Il y a ici erreur et inexactitude sur ce qui concerne le deuil. Les c\u00e9r\u00e9monies \nque font les mahom\u00e9tans \u00e0 l\u2019occasion de ce dernier \u00e9pisode de la vie humaine \nse bornent aux fun\u00e9railles, dans lesque lles les parents et les amis du d\u00e9funt \nd\u00e9ploient tout l\u2019a ppareil d\u2019une douleur d\u2019autant plus vive que son expression \nen est promptement cess\u00e9e. Le corps une fois livr\u00e9 \u00e0 la terre, les cris, les \nplaintes ne se font plus entendre, et le tombeau reste le seul monument de la \nperte qu\u2019une famille vient de faire. Un habillement noir et lugubre n\u2019en \nrappelle pas le souvenir ; l\u2019\u00e9poux survivan t, les enfants, les esclaves, v\u00eatus \u00e0 \nleur ordinaire, ne changent rien \u00e0 l\u2019ha bitude de leur vie : en un mot, il n\u2019y a \npas de deuil chez les sectat eurs de l\u2019islamisme. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 218 \n \n \n \nbaisant la terre, et me dit en demeurant sur ses genoux \u00ab Ma bonne \ndame, je vous supplie d\u2019excuser la lib ert\u00e9 que je prends de vous venir \nimportuner : la confiance que j\u2019ai en votre charit\u00e9 me donne cette \nhardiesse. Je vous dira i, mon honorable dame , que j\u2019ai une fille \norpheline qui doit se marier auj ourd\u2019hui, qu\u2019elle et moi sommes \n\u00e9trang\u00e8res, et que nous n\u2019avons pa s la moindre connaissance dans \ncette ville. Cela nous donne de la c onfusion ; car nous voudrions faire \nconna\u00eetre \u00e0 la famille nombreuse avec laquelle nous allons faire \nalliance, que nous ne sommes pas des inconnues, et que nous avons \nquelque cr\u00e9dit. C\u2019est pourquoi, ma charitable dame, si vous avez pour \nagr\u00e9able d\u2019honorer ces noces de votre pr\u00e9sence, nous vous aurons \nd\u2019autant plus d\u2019obligation, que le s dames de notre pays conna\u00eetront \nque nous ne sommes pas regard\u00e9es ici comme des mis\u00e9rables, quand \nelles apprendront qu\u2019une personne de votre ra ng n\u2019aura pas d\u00e9daign\u00e9 \nde nous faire un si grand honneur. Mais, h\u00e9las ! si vous rejetez ma \npri\u00e8re, quelle mortification pour nous ! Nous ne savons \u00e0 qui nous \nadresser. \u00bb \n \nCe discours, que la pauvre dame entr em\u00eala de larmes, me toucha de \ncompassion. \u00ab Ma bonne m\u00e8re, lui dis-je, ne vous affligez pas ; je veux bien vous faire le plaisir que vous me demandez : dites-moi o\u00f9 il \nfaut que j\u2019aille ; je ne veux que le temps de m\u2019habiller un peu \nproprement. \u00bb La vieille dame, trans port\u00e9e de joie \u00e0 cette r\u00e9ponse, fut \nplus prompte \u00e0 me baiser les pieds que je ne le fus \u00e0 l\u2019en emp\u00eacher. \u00ab Ma charitable dame, reprit-elle en se relevant, Dieu vous \nr\u00e9compensera de la bont\u00e9 que vous avez pour vos servantes, et \ncomblera votre c\u0153ur de satisfaction, de m\u00eame que vous en comblez le \nn\u00f4tre. Il n\u2019est pas encore besoin que vous preniez cette peine ; il \nsuffira que vous veniez avec moi sur et soir, \u00e0 l\u2019heure que je viendrai \nvous prendre. Adieu, madame, ajouta-t-elle, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019honneur de vous \nvoir. \u00bb \n \n Aussit\u00f4t qu\u2019elle m\u2019eut quitt\u00e9e, je pris celui de mes habits qui me \nplaisait davantage, avec un collier de grosses perles, des bracelets, des \nbagues et des pendants d\u2019oreilles de di amants les plus fins et les plus \nbrillants. J\u2019eus un pressentiment de ce qui me devait arriver. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 219 \n \n \n \nLa nuit commen\u00e7ait \u00e0 para\u00eetre, lors que la vieille dame arriva chez \nmoi, d\u2019un air qui marquait beaucoup de joie. Elle me baisa la main, et \nme dit : \u00ab Ma ch\u00e8re dame, les pare ntes de mon gendre, qui sont les \npremi\u00e8res dames de la ville sont assembl\u00e9es. Vous viendrez quand il \nvous plaira : me voil\u00e0 pr\u00eate \u00e0 vous servir de guide. \u00bb Nous part\u00eemes \naussit\u00f4t ; elle marcha devant moi, et je la suivis avec un grand nombre \nde mes femmes esclaves proprement habill\u00e9es. Nous nous arr\u00eat\u00e2mes \ndans une rue fort large, nouvellement balay\u00e9e et arros \u00e9e, \u00e0 une grande \nporte \u00e9clair\u00e9e par un fanal, dont la lu mi\u00e8re me fit lire cette inscription \nqui \u00e9tait au-dessus de la porte, en lettres d\u2019or \u00ab C\u2019 EST ICI LA DEMEURE \n\u00c9TERNELLE DES PLAISIRS ET DE LA JOIE . \u00bb La vieille dame frappa, et \nl\u2019on ouvrit \u00e0 l\u2019instant. \n \nOn me conduisit au fond de la cour, dans une grande salle, o\u00f9 je fus \nre\u00e7ue par une jeune dame d\u2019une beau t\u00e9 sans pareille. Elle vint au-\ndevant de moi ; et apr\u00e8s m\u2019avoir em brass\u00e9e et fait asseoir pr\u00e8s d\u2019elle \ndans un sofa, o\u00f9 il y avait un tr\u00f4ne d\u2019un bois pr\u00e9cieux, rehauss\u00e9 de \ndiamants : \u00ab Madame, me dit- elle, on vous a fait venir ici pour \nassister \u00e0 des noces ; mais j\u2019esp\u00e8re que ces noces seront autres que \ncelles que vous vous imaginez. J\u2019ai un fr\u00e8re, qui est le mieux fait et le \nplus accompli de tous les hommes ; il es t si charm\u00e9 du portrait qu\u2019il a \nentendu faire de votre beaut\u00e9, que s on sort d\u00e9pend de vous, et qu\u2019il \nsera tr\u00e8s malheureux si vous n\u2019av ez piti\u00e9 de lui. Il sait le rang que \nvous tenez dans le monde : et je puis vous assurer que le sien n\u2019est pas \nindigne de votre alliance. Si mes pri\u00e8res, madame, peuvent quelque \nchose sur vous, je les joins aux sie nnes, et vous supplie de ne pas \nrejeter l\u2019offre qu\u2019il vous fait de vous recevoir pour femme. \u00bb \n \nDepuis la mort de mon mari, je n\u2019av ais pas encore eu la pens\u00e9e de me \nremarier ; mais je n\u2019eus pas la fo rce de refuser une si belle personne. \nD\u00e8s que j\u2019eus consenti \u00e0 la chose par un silence accompagn\u00e9 d\u2019une rougeur qui parut sur mon visage, la jeune dame frappa des mains un \ncabinet s\u2019ouvrit aussit\u00f4t, et il en sortit un jeune homme d\u2019un air si \nmajestueux, et qui avait tant de gr\u00e2ce, que je m\u2019estimai heureuse \nd\u2019avoir fait une si belle conqu\u00eate. Il prit place aupr\u00e8s de moi ; et je \nconnus par l\u2019entretien que nous e\u00fbmes, que son m\u00e9rite \u00e9tait encore au-\ndessus de ce que sa s\u0153ur m\u2019en avait dit. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 220 \n \n \n \n \nLorsqu\u2019elle vit que nous \u00e9tions contents l\u2019un de l\u2019autre, elle frappa des mains une seconde fois, et un cadi \n27 entra, qui dressa notre contrat de \nmariage, le signa, et le fit signe r aussi par quatre t\u00e9moins qu\u2019il avait \namen\u00e9s avec lui. La seule chose que mon nouvel \u00e9poux exigea de moi \nfut que je ne me ferais point voir ni ne parlerais \u00e0 aucun homme qu\u2019\u00e0 \nlui ; et il me jura qu\u2019\u00e0 cette condition j\u2019aurais tout sujet d\u2019\u00eatre contente \nde lui. Notre mariage fut conclu et achev\u00e9 de cette mani\u00e8re ; ainsi je \nfus la principale actrice des no ces auxquelles j\u2019avais \u00e9t\u00e9 invit\u00e9e \nseulement. \n \nUn mois apr\u00e8s notre mariage, ayant besoin de quelque \u00e9toffe, je demandai \u00e0 mon mari la permission de sortir pour aller faire cette \nemplette. Il me l\u2019accorda, et je pris pour m\u2019accompagner la vieille \ndame dont j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9, qui \u00e9t ait de la maison, et deux de mes \nfemmes esclaves. Quand nous f\u00fbmes dans la rue des Marchands, la \nvieille dame me dit : \u00ab Ma bonne ma\u00eetresse, puisque vous cherchez \nune \u00e9toffe de soie, il faut que je vous m\u00e8ne chez un jeune marchand \nque je connais ici ; il en a de tout es sortes ; et sans vous fatiguer \u00e0 \ncourir de boutique en boutique, je puis vous assurer que vous \ntrouverez chez lui ce que vous ne trouveriez pas ailleurs. \u00bb Je me \nlaissai conduire, et nous entr\u00e2mes dans la boutique d\u2019un jeune \nmarchand assez bien fait. Je m\u2019assis, et lui fis dire par la vieille dame \nde me montrer les plus belles \u00e9to ffes de soie qu\u2019il e\u00fbt. La vieille \nvoulait que je lui fisse la demande moi-m\u00eame ; mais je lui dis qu\u2019une \ndes conditions de mon mariage \u00e9tait de ne parler \u00e0 aucun homme qu\u2019\u00e0 \nmon mari, et que je ne de vais pas y contrevenir. \n \nLe marchand me montra plusieurs \u00e9toffes, dont l\u2019une m\u2019ayant \nconvenu plus que les autres, je lui fis demander combien il l\u2019estimait. \nIl r\u00e9pondit \u00e0 la vieille \u00ab Je ne la lui vendrai ni pour or ni pour argent ; \nmais je lui en ferai pr\u00e9sent, si elle veut bien me perme ttre de la baiser \n\u00e0 la joue. \u00bb J\u2019ordonnai \u00e0 la vieille de lui dire qu\u2019il \u00e9tait bien hardi de \n \n27 C\u2019est le nom qu\u2019on donne aux juges des causes civiles dans l\u2019Orient, ils font \naussi les fonctions de notaire. Le mot kadu est un participe arabe qui signifie \njuge. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 221 \n \n \n \nme faire cette proposition. Mais au lieu de m\u2019ob\u00e9ir, elle me repr\u00e9senta \nque ce que le marchand demandait n\u2019\u00e9tait pas une chose fort \nimportante, qu\u2019il ne s\u2019agissait point de parler, mais seulement de \npr\u00e9senter la joue, et que ce serait une affaire bient\u00f4t faite. J\u2019avais tant \nd\u2019envie d\u2019avoir l\u2019\u00e9toffe, que je fus assez simple pour suivre ce conseil. \nLa vieille dame et mes femmes se mi rent devant, afin qu\u2019on ne me v\u00eet \npas, et je me d\u00e9voilai ; mais au lieu de me baiser, le marchand me \nmordit jusqu\u2019au sang. La douleur et la surprise furent telles, que j\u2019en \ntombai \u00e9vanouie, et je demeurai assez longtemps en cet \u00e9tat, pour \ndonner \u2014 au marchand celui de fermer sa boutique et de prendre la \nfuite. Lorsque je fus revenue \u00e0 moi, je me sentis la joue tout \nensanglant\u00e9e. La vieille dame et mes femmes avaient eu soin de la couvrir d\u2019abord de m on voile, afin que le monde qui accourut ne \ns\u2019aper\u00e7\u00fbt de rien et cr\u00fbt que ce n\u2019\u00e9tait qu\u2019une faiblesse qui m\u2019avait \nprise. \n \nLa vieille qui m\u2019accompagnait, extr \u00eamement mortifi\u00e9e de l\u2019accident \nqui m\u2019\u00e9tait arriv\u00e9, t\u00e2cha de me rassurer. \u00ab Ma bonne ma\u00eetresse, me \ndit-elle, je vous demande pardon : je suis cause de ce malheur. Je vous \nai amen\u00e9e chez ce marchand parce qu\u2019il est de mon pays ; et je ne l\u2019aurais jamais cru capable d\u2019une si grande m\u00e9chancet \u00e9 ; mais ne vous \naffligez pas ne perdons point de temp s, retournons au logis ; je vous \ndonnerai un rem\u00e8de qui vous gu\u00e9rira en trois jo urs si parfaitement, \nqu\u2019il n\u2019y aura pas la moindre marque. \u00bb Mon \u00e9vanouissement m\u2019avait \nrendue si faible, qu\u2019\u00e0 pe ine pouvais-je marcher. J\u2019arrivai n\u00e9anmoins \nau logis ; mais je tombai une seconde fois en faiblesse en entrant dans \nma chambre. Cependant la vieille m\u2019 appliqua son rem\u00e8de ; je revins \u00e0 \nmoi et me mis au lit. \n \nLa nuit venue, mon mari arriva ; il s\u2019aper\u00e7ut que j\u2019avais la t\u00eate \nenvelopp\u00e9e ; il me demanda ce que j\u2019 avais. Je r\u00e9pondis que c\u2019\u00e9tait un \nmal de t\u00eate ; et j\u2019esp\u00e9rais qu\u2019il en demeurerait l\u00e0 ; mais il prit une \nbougie, et voyant que j\u2019\u00e9tais bless \u00e9e \u00e0 la joue. \u00ab D\u2019o\u00f9 vient cette \nblessure ? \u00bb me dit-il. Quoique je ne fusse pas fort criminelle, je ne \npouvais me r\u00e9soudre \u00e0 lui avouer la chose ; faire cet aveu \u00e0 un mari \nme paraissait choquer la biens\u00e9ance . Je lui dis que comme j\u2019allais \nacheter une \u00e9toffe de soie, avec la permission qu\u2019il m\u2019en avait donn\u00e9e, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 222 \n \n \n \nun porteur charg\u00e9 de bois avait pass\u00e9 si pr\u00e8s de moi dans une rue fort \n\u00e9troite, qu\u2019un b\u00e2ton m\u2019avait fait une \u00e9gratignure au visage, mais que \nc\u2019\u00e9tait peu de chose. \n \nCette raison mit mon mari en col\u00e8re . \u00ab Cette action, me dit-il, ne \ndemeurera pas impunie. Je donnerai ordre demain au lieutenant de police d\u2019arr\u00eater tous ces brutaux de porteurs et de les faire tous \npendre. \u00bb Dans la crainte que j\u2019eus d\u2019\u00eatre cause de la mort de tant \nd\u2019innocents, je lui dis : \u00ab Seigneur, je serais f\u00e2ch\u00e9e qu\u2019on f\u00eet une si grande injustice ; gardez-vous bien de la commettre : je me croirais \nindigne de pardon si j\u2019avais caus\u00e9 ce malheur. \u2014 Dites-moi bien \nsinc\u00e8rement, reprit-il, ce que je dois penser de votre blessure. \u00bb \n \nJe lui repartis qu\u2019elle m\u2019avait \u00e9t\u00e9 faite par l\u2019inadve rtance d\u2019un vendeur \nde balais mont\u00e9 sur son \u00e2ne ; qu\u2019il ve nait derri\u00e8re moi, la t\u00eate tourn\u00e9e \nd\u2019un autre c\u00f4t\u00e9 ; que son \u00e2ne m\u2019avait pouss\u00e9e si rudement que j\u2019\u00e9tais tomb\u00e9e et que j\u2019avais donn\u00e9 de la j oue contre du verre. \u00ab Cela \u00e9tant, \ndit alors mon mari, le soleil ne se l\u00e8vera pas demain que le grand vizir Giafar ne soit averti de cette inso lence. Il fera mourir tous ces \nmarchands de balais. \u2014 Au nom de Dieu, seigneur, interrompis-je, je \nvous supplie de leur pardonner ; ils ne sont pas coupables. \u2014 \nComment donc, madame ! dit-il ; que fa ut-il que je croie ? Parlez, je \nveux absolument apprendre de votre bouche la v\u00e9rit\u00e9. \u2014 Seigneur, lui r\u00e9pondis-je, il m\u2019a pris un \u00e9tourdisseme nt, et je suis tomb\u00e9e ; voil\u00e0 le \nfait. \u00bb \n \nA ces derni\u00e8res paroles, mon \u00e9poux perdit patience. \u00ab Ah ! s\u2019\u00e9cria-t-il, \nc\u2019est trop longtemps \u00e9couter des mensonges. \u00bb En disant cela, il \nfrappa des mains, et trois esclaves entr\u00e8rent : \u00ab Tirez-la hors du lit, \nleur dit-il, \u00e9tendez-la au milieu de la chambre. \u00bb Les esclaves \nex\u00e9cut\u00e8rent son ordre ; et comme l\u2019un me tenait par la t\u00eate, et l\u2019autre \npar les pieds, il commanda au troisi \u00e8me d\u2019aller prendre un sabre ; et \nquand il l\u2019eut apport\u00e9 : \u00ab Frappe, lui d it-il, coupe-lui le corps en deux, \net va le jeter dans le Tigre. Qu\u2019 il serve de p\u00e2ture aux poissons : c\u2019est \nle ch\u00e2timent que je fais aux person nes \u00e0 qui j\u2019ai donn\u00e9 mon c\u0153ur, et \nqui me manquent de foi. \u00bb Comme il vit que l\u2019esclave ne se h\u00e2tait pas \nd\u2019ob\u00e9ir : \u00ab Frappe donc, continua-t-il. Qui t\u2019arr\u00eate ? Qu\u2019attends-tu ? Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 223 \n \n \n \n\u2014 Madame, me dit alors l\u2019esclave, vous touchez au dernier moment \nde votre vie : voyez s\u2019il y a quelque chose dont vous vouliez disposer avant votre mort. \u00bb \n \nJe demandai la libert\u00e9 de dire un mot. Elle me fut accord\u00e9e. Je \nsoulevai la t\u00eate, et regardant m on \u00e9poux bien tendrement : \u00ab H\u00e9las ! \nlui dis-je, en quel \u00e9tat me voil\u00e0 r\u00e9 duite ! Il faut d onc que je meure \ndans mes beaux jours ! \u00bb Je voulais poursuivre ; mais mes larmes et \nmes soupirs m\u2019en emp\u00each\u00e8rent. Cel a ne toucha pas mon \u00e9poux. Au \ncontraire, il me fit des reproche s auxquels il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 inutile de \nr\u00e9pondre. J\u2019eus recours a ux pri\u00e8res ; mais il ne les \u00e9couta pas, et il \nordonna \u00e0 l\u2019esclave de faire son de voir. En ce moment, la vieille \ndame, qui avait \u00e9t\u00e9 nourrice de mon \u00e9poux, entra ; et se jetant \u00e0 ses pieds pour t\u00e2cher de l\u2019apaiser : \u00ab Mon fils, lui dit-elle, pour prix de \nvous avoir nourri et \u00e9lev\u00e9, je vous conjure de m\u2019accorder sa gr\u00e2ce. \nConsid\u00e9rez que l\u2019on tue celui qui tue, et que vous allez fl\u00e9trir votre \nr\u00e9putation et perdre l\u2019estime des hommes. Que ne diront-ils point d\u2019une col\u00e8re si sanglante ? \u00bb Elle pronon\u00e7a ces paroles d\u2019un air si \ntouchant, et elle les accompagna de tant de larmes, qu\u2019 elles firent une \nforte impression sur mon \u00e9poux. \u00ab Eh bien, dit-il \u00e0 sa nourrice, pour \nl\u2019amour de vous je lui don ne la vie. Mais je veux qu\u2019elle porte des \nmarques qui la fassent souvenir de son crime. \u00bb \n \nA ces mots, un esclave, par son ordre, me donna de toute sa force, sur \nles c\u00f4tes et sur la poitrine, tant de coups d\u2019une petite canne pliante qui \nenlevait la peau et la chair, que j\u2019 en perdis connaissa nce. Apr\u00e8s cela, il \nme fit porter par les m\u00eames esclaves ministres de sa fureur, dans une \nmaison o\u00f9 la vieille eut grand soin de moi. Je gardai le lit quatre mois. \nEnfin je gu\u00e9ris ; mais les cicatri ces que vous v\u00eetes hier, contre mon \nintention, me sont rest\u00e9es depuis. D\u00e8 s que je fus en \u00e9tat de marcher et \nde sortir, je voulus retourner \u00e0 la maison que j\u2019avais eue de mon \npremier mari ; mais je n\u2019y trouva i que la place. Mon second \u00e9poux, \ndans l\u2019exc\u00e8s de sa col\u00e8re, ne s\u2019\u00e9tait pas content\u00e9 de la faire abattre, il \navait fait m\u00eame raser toute la rue o\u00f9 elle \u00e9tait situ\u00e9e. Cette violence \n\u00e9tait sans doute inou\u00efe ; mais cont re qui aurais-je fait ma plainte ? \nL\u2019auteur avait pris des mesures pour se cacher, et je n\u2019ai pu le \nconna\u00eetre. D\u2019ailleurs, qua nd je l\u2019aurais connu, ne voyais-je pas bien Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 224 \n \n \n \nque le traitement qu\u2019on me faisait partait d\u2019un pouvoir absolu ? \nAurais-je os\u00e9 m\u2019en plaindre ? \n \nD\u00e9sol\u00e9e, d\u00e9pourvue de t outes choses, j\u2019eus recours \u00e0 ma ch\u00e8re s\u0153ur \nZob\u00e9ide, qui vient de raconter son hi stoire \u00e0 Votre Majest\u00e9, et je lui \nfis le r\u00e9cit de ma disgr\u00e2ce. Elle me re\u00e7ut avec sa bont\u00e9 ordinaire et \nm\u2019exhorta \u00e0 la supporter patiemment . \u00ab Voil\u00e0 quel est le monde, dit-\nelle ; il nous \u00f4te ordinairement nos biens, ou nos amis, ou nos amants, \net souvent le tout ensemble. \u00bb En m\u00eame temps, pour me prouver ce \nqu\u2019elle me disait, elle me raconta la perte du jeune prince, caus\u00e9e par \nla jalousie de ses deux s\u0153urs. Elle m\u2019apprit ensuite de quelle mani\u00e8re \nelles avaient \u00e9t\u00e9 chang\u00e9es en chie nnes. Enfin, apr\u00e8s m\u2019avoir donn\u00e9 \nmille marques d\u2019amiti\u00e9, elle me pr\u00e9s enta ma cadette, qui s\u2019\u00e9tait retir\u00e9e \nchez elle apr\u00e8s la mort de notre m\u00e8re. \n \nAinsi, remerciant Dieu de nous av oir toutes trois assembl\u00e9es, nous \nr\u00e9sol\u00fbmes de vivre libres sans nous s\u00e9parer jamais. Il y a longtemps \nque nous menons cette vie tranquille ; et comme je suis charg\u00e9e de la \nd\u00e9pense de la maison, je me fais un plaisir d\u2019aller moi-m\u00eame faire les \nprovisions dont nous avons besoin. J\u2019en allai acheter hier, et les fis apporter par un porteur, homme d\u2019es prit et d\u2019humeur agr\u00e9able, que \nnous ret\u00eenmes pour nous divertir. Trois calenders survinrent au commencement de la nuit, et nous pr i\u00e8rent de leur donner retraite \njusqu\u2019\u00e0 ce matin. Nous les re\u00e7\u00fb mes \u00e0 une condition qu\u2019ils \naccept\u00e8rent ; et apr\u00e8s les avoir fait asseoir \u00e0 notre table, ils nous r\u00e9galaient d\u2019un concert \u00e0 leur m ode, lorsque nous entend\u00eemes frapper \n\u00e0 notre porte. C\u2019\u00e9taient trois marc hands de Moussoul, de fort bonne \nmine, qui nous demand\u00e8rent la m\u00eame gr\u00e2ce que le s calenders ; nous la \nleur accord\u00e2mes \u00e0 la m\u00eame condition. Mais ils ne l\u2019observ\u00e8rent ni les \nuns ni les autres ; n\u00e9anmoins, quoique nous fussions en \u00e9tat aussi bien \nqu\u2019en droit de les punir, nous nous content\u00e2mes d\u2019exiger d\u2019eux le r\u00e9cit \nde leur histoire ; et nous born \u00e2mes notre vengeance \u00e0 les renvoyer \nensuite et \u00e0 les priver de la re traite qu\u2019ils nous avaient demand\u00e9e. \n \nLe calife Haroun-al-Raschid fut tr\u00e8s content d\u2019avoir appris ce qu\u2019il \nvoulait savoir, et t\u00e9moigna publique ment l\u2019admiration que lui causait \ntout ce qu\u2019il venait d\u2019entendre. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 225 \n \n \n \n \nPuis il voulut donner des marques de sa grandeur et de sa g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 \naux calenders princes, et faire sen tir aussi aux trois dames des effets \nde sa bont\u00e9. Sans se servir du minist \u00e8re de son grand vizir, il dit lui-\nm\u00eame \u00e0 Zob\u00e9ide \u00ab Madame , cette f\u00e9e qui se fit voir d\u2019abord \u00e0 vous en \nserpent, et qui vous a impos\u00e9 une si rigoureuse loi, ne vous a-t-elle \npoint parl\u00e9 de sa demeure, ou plut \u00f4t ne vous promit- elle pas de vous \nrevoir et de r\u00e9tablir les deux chie nnes en leur premier \u00e9tat ? \u00bb \n \n\u00ab Commandeur des croyants, r\u00e9pondit Z ob\u00e9ide, j\u2019ai oubli\u00e9 de dire \u00e0 \nVotre Majest\u00e9 que la f\u00e9e me mit entre les mains un petit paquet de \ncheveux, en me disant qu\u2019un jour j\u2019 aurais besoin de sa pr\u00e9sence, et \nqu\u2019alors si je voulais seulement br\u00fbler deux brins de ces cheveux, elle \nserait \u00e0 moi dans le moment, quand elle serait au del\u00e0 du mont \nCaucase. \u2014 Madame, reprit le calife, o\u00f9 est ce paquet de cheveux ? a \nElle repartit que depuis ce temps-l\u00e0 elle avait eu grand soin de le \nporter toujours avec elle. En effet, e lle le tira ; et ouvrant un peu la \nporti\u00e8re qui la cachait, elle le lui m ontra. \u00ab Eh bien, r\u00e9pliqua le calife, \nfaisons venir la f\u00e9e ; vou s ne sauriez l\u2019appeler plus \u00e0 propos, puisque \nje le souhaite. \u00bb \n \nZob\u00e9ide y ayant consenti, on apporta du feu, et elle mit dessus tout le \npaquet de cheveux. A l\u2019instant m\u00eame, le palais s\u2019\u00e9branla, et la f\u00e9e \nparut devant le calife, sous la figure d\u2019une dame habill\u00e9e tr\u00e8s \nmagnifiquement. \u00ab Commandeur des croyants, dit-elle \u00e0 ce prince, vous me voyez pr\u00eate \u00e0 recevoir vos commandements. La dame qui vient de m\u2019appeler pa r votre ordre m\u2019a rendu un service important. \nPour lui en marquer ma reconnaissan ce, je l\u2019ai veng\u00e9e de la perfidie \nde ses s\u0153urs en les changeant en ch iennes ; mais si Votre Majest\u00e9 le \nd\u00e9sire, je vais leur rendre leur figure naturelle. \u00bb \n \n\u00ab Belle f\u00e9e, lui r\u00e9pondit le calife, vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir ; faites-leur cette gr \u00e2ce ; apr\u00e8s cela, je chercherai les \nmoyens de les consoler d\u2019une si rude p\u00e9nitence ; mais auparavant j\u2019ai \nencore une pri\u00e8re \u00e0 vous faire en faveur de la dame qui a \u00e9t\u00e9 si \ncruellement maltrait\u00e9e par un mari inconnu. Comme vous savez une \ninfinit\u00e9 de choses, il est \u00e0 croi re que vous n\u2019ignorez pas celle-ci, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 226 \n \n \n \nobligez-moi de me nommer le barb are qui ne s\u2019est pas content\u00e9 \nd\u2019exercer sur elle une si grande cr uaut\u00e9, mais qui lui a m\u00eame enlev\u00e9 \ntr\u00e8s injustement tout le bien qui lui appartenait. Je m\u2019\u00e9tonne qu\u2019une \naction si injuste, si inhumaine, et qui fait tort \u00e0 mon autorit\u00e9, ne soit pas venue jusqu\u2019\u00e0 moi. \n \n\u2014 Pour faire plaisir \u00e0 Votre Majest\u00e9, r\u00e9pliqua la f\u00e9e, je remettrai les \ndeux chiennes en leur premier \u00e9tat ; je gu\u00e9rirai la dame de ses \ncicatrices, de mani\u00e8re qu\u2019il ne pa ra\u00eetra pas que jamais elle ait \u00e9t\u00e9 \nfrapp\u00e9e ; et ensuite je vous nommerai celui qui l\u2019a fait maltraiter ainsi. \u00bb \n \nLe calife envoya prendre les de ux chiennes chez Zob\u00e9ide ; et, \nlorsqu\u2019on les eut amen\u00e9es, on pr\u00e9senta une tasse pleine d\u2019eau \u00e0 la f\u00e9e, \nqui l\u2019avait demand\u00e9e. Elle pronon \u00e7a dessus des paroles que personne \nn\u2019entendit, et elle en jeta sur Am ine et sur les deux chiennes. Elles \nfurent chang\u00e9es en deux dames d\u2019 une beaut\u00e9 surprenante, et les \ncicatrices d\u2019Amine disparurent. Alors la f\u00e9e dit au calife : \n\u00ab Commandeur des croyants, il faut vous d\u00e9couvrir pr\u00e9sentement quel \nest l\u2019\u00e9poux inconnu que vous cherchez. Il vous appartient de fort pr\u00e8s, \npuisque c\u2019est le prince Amin, votre fils a\u00een\u00e9, fr\u00e8re du prince Mamoun. \u00c9tant devenu passionn\u00e9ment amoureux de cette dame, sur le r\u00e9cit \nqu\u2019on lui avait fait de sa beaut\u00e9, il trouva un pr\u00e9texte pour l\u2019attirer \nchez lui, o\u00f9 il l\u2019\u00e9pousa. A l\u2019\u00e9gard de s coups qu\u2019il lui a fait donner, il \nest excusable en quelque fa\u00e7on. La dame son \u00e9pouse avait eu un peu \ntrop de facilit\u00e9 ; et les excuses qu\u2019elle lui avait apport\u00e9es \u00e9taient \ncapables de faire croire qu\u2019elle av ait fait plus de mal qu\u2019il n\u2019y en \navait. C\u2019est tout ce que je puis dire pour satisfaire votre curiosit\u00e9. \u00bb En \nachevant ces paroles, elle sa lua le calife et disparut. \n \nCe prince, rempli d\u2019admiration, et content des changements qui \nvenaient d\u2019arriver par son moyen, fit des actions dont il sera parl\u00e9 \u00e9ternellement. Il fit premi\u00e8rement a ppeler le prince Amin, son fils, lui \ndit qu\u2019il savait son mariage secret, et lui apprit la cause de la blessure \nd\u2019Amine. Le prince n\u2019attendit pas que son p\u00e8re lui parl\u00e2t de la \nreprendre, il la reprit \u00e0 l\u2019heure m\u00eame. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 227 \n \n \n \nLe calife d\u00e9clara ensuite qu\u2019il donnait son c\u0153ur et sa main \u00e0 Zob\u00e9ide, \net proposa les trois autres s\u0153urs aux trois calenders, fils de rois, qui les accept\u00e8rent pour femmes avec beaucoup de reconnaissance. Le calife leur assigna \u00e0 chacun un pala is magnifique dans la ville de \nBagdad ; il les \u00e9leva aux premi\u00e8res ch arges de son empire, et les admit \ndans ses conseils. Le premier cadi de Bagdad, appel\u00e9 avec des \nt\u00e9moins, dressa les contrats de ma riage. ; et le fameux calife Haroun-\nal-Raschid, en faisant le bonheur de tant de personnes qui avaient \n\u00e9prouv\u00e9 des disgr\u00e2ces incroyables , s\u2019attira mille b\u00e9n\u00e9dictions. \n \nIl n\u2019\u00e9tait pas jour encore lorsque Scheherazade acheva l\u2019histoire \npr\u00e9c\u00e9dente, qui avait \u00e9t\u00e9 bien des fois interrompue et continu\u00e9e. Cela \nlui donna lieu d\u2019en commencer une autr e. Ainsi, adressant la parole au \nsultan, elle lui dit : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 228 \n \n \n \n \n \nHistoire de Sindbad le Marin \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, sous le r\u00e8gne du calife Haroun-al-Raschid, dont je viens de parler, il y avait \u00e0 Bagdad un pauvr e porteur qui se nommait Hindbad. \nUn jour qu\u2019il faisait une chaleur ex cessive, il portait une charge tr\u00e8s \npesante d\u2019une extr\u00e9mit\u00e9 de la ville \u00e0 une autre. Comme il \u00e9tait fort \nfatigu\u00e9 du chemin qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 fa it, et qu\u2019il lui en restait encore \nbeaucoup \u00e0 faire, il arriva dans une rue o\u00f9 r\u00e9gnait un doux z\u00e9phyr, et \ndont le pav\u00e9 \u00e9tait arros\u00e9 d\u2019eau de rose. Ne pouvant d\u00e9sirer un vent \nplus favorable pour se reposer et reprendre de nouvelles forces, il posa sa charge \u00e0 terre, et s\u2019assit dessus aupr\u00e8s d\u2019une grande maison. \n \nIl se sut bient\u00f4t tr\u00e8s bon gr\u00e9 de s\u2019\u00eat re arr\u00eat\u00e9 en cet endroit ; car son \nodorat fut agr\u00e9ablement frapp\u00e9 d\u2019un parfum exquis de bois d\u2019alo\u00e8s et \nde pastilles, qui sortait par les fen\u00eatres de cet h\u00f4tel, et qui, se m\u00ealant \navec l\u2019odeur de l\u2019eau de rose, acheva it d\u2019embaumer l\u2019air. Outre cela, il \nentendit en dedans un concert de di vers instruments, accompagn\u00e9s du \nramage harmonieux d\u2019un grand nombr e de rossignols et d\u2019autres \noiseaux particuliers au climat de Bagdad. Cette gracieuse m\u00e9lodie et \nla fum\u00e9e de plusieurs sortes de viande s qui se faisaient sentir lui firent \njuger qu\u2019il y avait l\u00e0 que lque festin et qu\u2019on s\u2019y r\u00e9jouissait. Il voulut \nsavoir qui demeurait en cette mais on qu\u2019il ne connaissait pas bien, \nparce qu\u2019il n\u2019avait pas eu occasion de passer souvent par cette rue. Pour satisfaire sa curiosit\u00e9, il s\u2019 approcha de quelques domestiques, \nmagnifiquement habill\u00e9s, qu\u2019il vit \u00e0 la porte, et demanda \u00e0 l\u2019un \nd\u2019entre eux comment s\u2019appelait le ma \u00eetre de cet h\u00f4tel. \u00ab H\u00e9 quoi ! lui \nr\u00e9pondit le domestique, vous demeurez \u00e0 Bagdad, et vous ignorez que \nc\u2019est ici la demeure du seigneur Si ndbad le marin, de ce fameux \nvoyageur qui a parcouru toutes les mers que le soleil \u00e9claire ? \u00bb Le porteur, qui avait ou\u00ef parler des richesses de Sindbad, ne put \ns\u2019emp\u00eacher de porter envie \u00e0 un homme dont la condition lui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 229 \n \n \n \nparaissait aussi heureuse qu\u2019il trou vait la sienne d\u00e9plorable. L\u2019esprit \naigri par ses r\u00e9flexions, il leva les yeux au ciel, et dit assez haut pour \n\u00eatre entendu : \u00ab Puissant cr\u00e9ateur de toutes choses, consid\u00e9rez la diff\u00e9rence qu\u2019il y a entre Sindbad et moi ; je souffre tous les jours \nmille fatigues et mille maux ; et j\u2019ai bien de la peine \u00e0 me nourrir, moi \net ma famille, de mauvais pain d\u2019 orge, pendant que l\u2019heureux Sindbad \nd\u00e9pense avec profusion d\u2019immenses ri chesses et m\u00e8ne une vie pleine \nde d\u00e9lices. Qu\u2019a-t-il fait pour obtenir de vous une destin\u00e9e si \nagr\u00e9able ? Qu\u2019ai-je fait pour en m\u00e9 riter une si rigoureuse ? \u00bb En \nachevant ces paroles, il frappa du pi ed contre terre, comme un homme \nenti\u00e8rement poss\u00e9d\u00e9 de sa douleur et de son d\u00e9sespoir. \n \nIl \u00e9tait encore occup\u00e9 de ses tris tes pens\u00e9es, lorsqu\u2019il vit sortir de \nl\u2019h\u00f4tel un valet qui vint \u00e0 lui, et qui, le prenant par le bras, lui dit : \n\u00ab Venez, suivez-moi ; le seigneur Sindbad, mon ma\u00eetre, veut vous \nparler. \u00bb \n \nHindbad ne fut pas peu surpris du co mpliment qu\u2019on lui faisait. Apr\u00e8s \nle discours qu\u2019il venait de tenir, il avait sujet de craindre que Sindbad \nne l\u2019envoy\u00e2t chercher pour lui faire quelque mauvais traitement ; c\u2019est \npourquoi il voulut s\u2019excuser sur ce qu\u2019il ne pouvait abandonner sa charge au milieu de la rue ; mais le valet de Sindba d l\u2019assura qu\u2019on y \nprendrait garde, et le pressa tellement sur l\u2019ordre dont il \u00e9tait charg\u00e9, \nque le porteur fut oblig\u00e9 de se rendre \u00e0 ses instances. \n \nLe valet l\u2019introduisit dans une gr ande salle, o\u00f9 il y avait un bon \nnombre de personnes autour d\u2019une ta ble couverte de toutes sortes de \nmets d\u00e9licats. On voyait \u00e0 la place d\u2019honneur un personnage grave, bien fait et v\u00e9n\u00e9rable par une longue barbe blanche ; et derri\u00e8re lui, \n\u00e9taient debout une foule d\u2019officiers et de domestiques fort empress\u00e9s \u00e0 \nle servir. Ce personnage \u00e9tait Sindbad. Le porteur, dont le trouble \ns\u2019augmenta \u00e0 la vue de ta nt de monde et d\u2019un fe stin si superbe, salua \nla compagnie en tremblant. Sindbad lui dit de s\u2019approcher ; et apr\u00e8s l\u2019avoir fait asseoir \u00e0 sa droite, il lui servit \u00e0 manger lui-m\u00eame, et lui fit \ndonner \u00e0 boire d\u2019un excellent vin, dont le buffet \u00e9tait abondamment \ngarni. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 230 \n \n \n \nSur la fin du repas, Sindbad, remarquant que ses convives ne \nmangeaient plus, prit la parole ; et s\u2019adressant \u00e0 Hindbad, qu\u2019il traita \nde fr\u00e8re, selon la coutume des Arabes lorsqu\u2019ils se parlent \nfamili\u00e8rement, lui demanda comment il se nommait, et quelle \u00e9tait sa \nprofession. \u00ab Seigneur, lui r\u00e9pondit- il, je m\u2019appelle Hindbad. \u2014 Je \nsuis bien aise de vous voir, reprit Sindbad, et je vous r\u00e9ponds que la \ncompagnie vous voit aussi avec plai sir ; mais je souhaiterais \napprendre de vous-m\u00eame ce que vous disiez tant\u00f4t dans la rue. \u00bb \nSindbad, avant que de se mettre \u00e0 table, avait entendu tout son \ndiscours par la fen\u00eatre ; et c\u2019\u00e9tait ce qui l\u2019avait engag\u00e9 \u00e0 le faire appeler. \n \nA cette demande, Sindbad, pl ein de confusion, baissa la t\u00eate et repartit \n\u00ab Seigneur, je vous avoue que ma lassitude m\u2019avait mis en mauvaise \nhumeur, et il m\u2019est \u00e9chapp\u00e9 quelque s paroles indiscr\u00e8tes que je vous \nsupplie de me pardonner. \u2014 Oh ! ne croyez pas, reprit Sindbad, que je \nsois assez injuste pour en conserve r du ressentiment. J\u2019entre dans \nvotre situation ; au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous \nplains ; mais il faut que je vous tire d\u2019une erreur o\u00f9 vous me paraissez \n\u00eatre \u00e0 mon \u00e9gard. Vous vous imag inez sans doute que j\u2019ai acquis sans \npeine et sans travail toutes les comm odit\u00e9s et le repos dont vous voyez \nque je jouis ; d\u00e9sabusez-vous. Je ne suis parvenu \u00e0 un \u00e9tat si heureux qu\u2019apr\u00e8s avoir souffert durant plus ieurs ann\u00e9es tous les travaux du \ncorps et de l\u2019esprit que l\u2019imaginati on peut concevoir. Oui, seigneurs, \najouta-t-il en s\u2019adressant \u00e0 toute la compagnie, je puis vous assurer \nque ces travaux sont si extraordinaire s, qu\u2019ils sont capables d\u2019\u00f4ter aux \nhommes les plus avides de richesse s l\u2019envie fatale de traverser les \nmers pour en acqu\u00e9rir. Vous n\u2019avez peut-\u00eatre entendu parler que \nconfus\u00e9ment de mes \u00e9tranges aventures, et des dangers que j\u2019ai courus \nsur mer dans les sept voyages que j\u2019ai faits ; et puisque l\u2019occasion s\u2019en \npr\u00e9sente, je vais vous en faire un rapport fid\u00e8le : je crois que vous ne \nserez pas f\u00e2ch\u00e9s de l\u2019entendre. \u00bb \n \nComme Sindbad voulait raconter s on histoire, particuli\u00e8rement \u00e0 \ncause du porteur, avant que de la commencer il ordonna qu\u2019on f\u00eet \nporter la charge qu\u2019il avait laiss \u00e9e dans la rue au lieu o\u00f9 Hindbad Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 231 \n \n \n \nmarqua qu\u2019il souhaitait qu\u2019 elle f\u00fbt port\u00e9e. Apr\u00e8s cela, il parla dans ces \ntermes : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 232 \n \n \n \n \n \nPremier voyage de Sindbad le Marin \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nJ\u2019avais h\u00e9rit\u00e9 de ma famille des bi ens consid\u00e9rables, j\u2019en dissipai la \nmeilleure partie dans les d\u00e9bauches de ma jeunesse ; mais je revins de \nmon aveuglement, et, rentrant en moi-m\u00eame, je reconnus que les richesses \u00e9taient p\u00e9rissables, et qu\u2019on en voyait bient\u00f4t la fin quand on \nles m\u00e9nageait aussi mal que je faisais. Je pe nsai, de plus, que je \nconsumais malheureusement dans une vi e d\u00e9r\u00e9gl\u00e9e le temps, qui est la \nchose du monde la plus pr\u00e9cieuse. Je consid\u00e9rai encore que c\u2019\u00e9tait la \nderni\u00e8re et la plus d\u00e9plorable de toutes les mis\u00e8res que d\u2019\u00eatre pauvre \ndans la vieillesse. Je me souvins de ces paroles du grand Salomon, que \nj\u2019avais autrefois ou\u00ef dire \u00e0 mon p\u00e8re \u00ab Il est moins f\u00e2cheux d\u2019\u00eatre dans \nle tombeau que dans la pauvret\u00e9. \u00bb \n \nFrapp\u00e9 de toutes ces r\u00e9flexions, je ramassai les d\u00e9bris de mon \npatrimoine. Je vendis \u00e0 l\u2019encan, en plein march\u00e9, tout ce que j\u2019avais \nde meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui \nn\u00e9gociaient par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me \ndonner de bons conseils. Enfin, je r\u00e9solus de faire profiter le peu d\u2019argent qui me restait ; et d\u00e8s que j\u2019eus pris cette r\u00e9solution, je ne \ntardai gu\u00e8re \u00e0 l\u2019ex\u00e9cuter. Je me rendis \u00e0 Balsora \n28, o\u00f9 je m\u2019embarquai \navec plusieurs marchands sur un vai sseau que nous avions \u00e9quip\u00e9 \u00e0 \nfrais communs. \n \nNous m\u00eemes \u00e0 la voile, et pr\u00eemes la route des Indes orientales, par le \ngolfe Persique, qui est form\u00e9 par les c\u00f4tes de l\u2019Arabie Heureuse \u00e0 la \ndroite, et par celles de Perse, \u00e0 la gauche, et dont la plus grande \n \n28 Ou Bassora, ville d\u2019Asie, pr\u00e8s du conf luent du Tigre et de l\u2019Euphrate, fond\u00e9e \npar les ordres d\u2019Omar, troisi\u00e8me calife, en 636. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 233 \n \n \n \nlargeur est de soixante-dix lieues, selon la commune opinion. Hors de \nce golfe, la mer du Levant, la m\u00eame que celle des Indes, est tr\u00e8s \nspacieuse elle a d\u2019un c\u00f4t\u00e9, pour bo rnes, les c\u00f4tes d\u2019Abyssinie, et \nquatre mille cinq cents lieues de l ongueur jusqu\u2019aux \u00eeles de Vakvak. \nJe fus d\u2019abord incommod\u00e9 de ce qu\u2019 on appelle le mal de mer ; mais \nma sant\u00e9 se r\u00e9tablit bient\u00f4t, et depui s ce temps-l\u00e0 je n\u2019ai point \u00e9t\u00e9 sujet \n\u00e0 cette maladie. Dans le cours de notre navigation, nous abord\u00e2mes \u00e0 \nplusieurs \u00eeles, et nous y vend\u00eemes ou \u00e9change\u00e2mes nos marchandises. \nUn jour que nous \u00e9tions \u00e0 la voile , le calme nous prit vis-\u00e0-vis une \npetite \u00eele presque \u00e0 fleur d\u2019eau, qui ressemblait \u00e0 une prairie par sa \nverdure. Le capitaine f it plier les voiles et perm it de prendre terre aux \npersonnes de l\u2019\u00e9quipage qui voulurent y descendr e. Je fus du nombre \nde ceux qui y d\u00e9barqu\u00e8rent. Mais , dans le temps que nous nous \ndivertissions \u00e0 boire et \u00e0 manger et \u00e0 nous d\u00e9lasser de la fatigue de la \nmer, l\u2019\u00eele trembla tout \u00e0 coup et nous donna une rude secousse. \n \nOn s\u2019aper\u00e7ut du tremblement de l\u2019\u00eele dans le vaisseau, d\u2019o\u00f9 l\u2019on nous \ncria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous p\u00e9rir ; \nque ce que nous prenions pour une \u00eele \u00e9tait le dos d\u2019une baleine. Les \nplus diligents se sauv\u00e8rent dans la chaloupe, d\u2019autres se jet\u00e8rent \u00e0 la nage. Pour moi, j\u2019\u00e9tais encore su r l\u2019\u00eele, ou plut\u00f4t sur la baleine, \nlorsqu\u2019elle se plongea dans la mer, et je n\u2019eus que le temps de me \nprendre \u00e0 une pi\u00e8ce de bois qu\u2019on avait apport\u00e9e du vaisseau pour \nfaire du feu. Cependant, le capitaine, apr\u00e8s avoir re\u00e7u sur son bord les \ngens qui \u00e9taient dans la chaloupe et recueilli quelques-uns de ceux qui \nnageaient, voulut profiter d\u2019un vent frais et favorable qui s\u2019\u00e9tait \n\u00e9lev\u00e9 ; il fit hisser les voiles et m\u2019\u00f4ta par l\u00e0 l\u2019esp\u00e9rance de gagner le \nvaisseau. \n \nJe demeurai donc \u00e0 la merci des flots, pouss\u00e9 tant\u00f4t d\u2019un c\u00f4t\u00e9 et tant\u00f4t \nd\u2019un autre ; je disputai contre eux ma vie tout le reste du jour et de la \nnuit suivante. Je n\u2019avais plus de fo rce le lendemain et je d\u00e9sesp\u00e9rais \nd\u2019\u00e9viter la mort, lorsqu\u2019 une vague me je ta heureusement contre une \n\u00eele. Le rivage en \u00e9tait haut et escar p\u00e9, et j\u2019aurais eu beaucoup de peine \n\u00e0 y monter, si quelques racines d\u2019ar bres, que la fortune semblait avoir \nconserv\u00e9es en cet endroit pour m on salut, ne m\u2019en eussent donn\u00e9 le Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 234 \n \n \n \nmoyen. Je m\u2019\u00e9tendis sur la terre, o\u00f9 je demeurai \u00e0 demi mort, jusqu\u2019\u00e0 \nce qu\u2019il f\u00fbt grand jour et que le soleil par\u00fbt. \n \nAlors, quoique je fusse tr\u00e8s faible \u00e0 cause du travail de la mer, et parce \nque je n\u2019avais pris aucune nourriture depuis le jour pr\u00e9c\u00e9dent, je ne \nlaissai pas de me tra\u00eener en ch erchant des herbes bonnes \u00e0 manger. \nJ\u2019en trouvai quelques-unes et j\u2019eus le bonheur de rencontrer une \nsource d\u2019eau excellente, qui ne cont ribua pas peu \u00e0 me r\u00e9tablir. Les \nforces m\u2019\u00e9tant revenues, je m\u2019avan\u00e7a i dans l\u2019\u00eele, marchant sans tenir \nde route assur\u00e9e. J\u2019entrai dans une belle plaine, o\u00f9 j\u2019aper\u00e7us de loin un \ncheval qui paissait. Je portai mes pas de ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0, flottant entre la \ncrainte et la joie ; car j\u2019ignorais si je n\u2019allais pas chercher ma perte \nplut\u00f4t qu\u2019une occasion de mettre ma vie en s\u00fbre t\u00e9. Je remarquai, en \napprochant, que c\u2019\u00e9tait une cavale attach\u00e9e \u00e0 un piquet. Sa beaut\u00e9 \nattira mon attention ; mais, pendant que je regardais, j\u2019entendis la voix \nd\u2019un homme qui parlait sous terre . Un moment apr\u00e8s, cet homme \nparut, vint \u00e0 moi et me demanda qui j\u2019\u00e9tais. Je lui racontai mon \naventure ; apr\u00e8s quoi, me prenant par la main, il me fit entrer dans une \ngrotte, o\u00f9 il y avait d\u2019autres pe rsonnes qui ne furent pas moins \n\u00e9tonn\u00e9es de me voir que je ne l\u2019\u00e9tais de les trouver l\u00e0. \n \nJe mangeai de quelques mets qu\u2019ils me pr\u00e9sent\u00e8rent ; puis leur ayant \ndemand\u00e9 ce qu\u2019ils faisaient dans un lie u qui me paraissait si d\u00e9sert, ils \nr\u00e9pondirent qu\u2019ils \u00e9taient palefreniers du roi Mihrage, souverain de \ncette \u00eele ; que chaque a nn\u00e9e, dans la m\u00eame sais on, ils avaient coutume \nd\u2019y amener les cavales du roi, qu\u2019il s attachaient comme je l\u2019avais vu, \npour les faire couvrir par un cheval ma rin qui sortait de la mer ; que le \ncheval marin, apr\u00e8s les avoir couve rtes, se mettait en \u00e9tat de les \nd\u00e9vorer ; mais qu\u2019ils l\u2019en emp\u00eachaien t par leurs cris et l\u2019obligeaient \u00e0 \nrentrer dans la mer ; que , les cavales \u00e9tant pleine s, ils les ramenaient, \net que les chevaux qui en naissaient \u00e9taient destin\u00e9s pour le roi et \nappel\u00e9s chevaux marins. Ils ajout\u00e8rent qu\u2019ils devaient partir le \nlendemain, et que si je fusse arriv\u00e9 un jour plus tard, j\u2019aurais p\u00e9ri \ninfailliblement, parce que les habita tions \u00e9taient \u00e9loign\u00e9es et qu\u2019il \nm\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 impossible d\u2019y arriver sans guide. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 235 \n \n \n \n Tandis qu\u2019ils m\u2019entretenaient ainsi, le cheval marin sortit de la mer, \ncomme ils me l\u2019avaient d it, se jeta sur la cava le, la couvrit et voulut \nensuite la d\u00e9vorer ; mais, au grand br uit que firent les palefreniers, il \nl\u00e2cha prise et alla se replonger dans la mer. \n \nLe lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l\u2019\u00eele avec les \ncavales, et je les accompagnai. A notre arriv\u00e9e, le roi Mihrage, \u00e0 qui je \nfus pr\u00e9sent\u00e9, me demanda qui j\u2019\u00e9tai s et par quelle aventure je me \ntrouvais dans ses \u00c9tats. D\u00e8s que j\u2019eu s pleinement satisfait sa curiosit\u00e9, \nil me t\u00e9moigna qu\u2019il prenait beau coup de part \u00e0 mon malheur. En \nm\u00eame temps il ordonna qu\u2019on e\u00fbt soin de moi et que l\u2019on me fourn\u00eet \ntoutes les choses dont j\u2019aurais beso in. Cela fut ex\u00e9cut \u00e9 de mani\u00e8re que \nj\u2019eus sujet de me louer de sa g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 et de l\u2019exactitude de ses officiers. \n \nComme j\u2019\u00e9tais marchand, je fr\u00e9quentais les gens de ma profession. Je recherchais particuli\u00e8rement ceux qui \u00e9taient \u00e9trangers, tant pour \napprendre d\u2019eux des nouvelles de Bagdad que pour en trouver \nquelqu\u2019un avec qui je pusse y re tourner ; car la capitale du roi \nMihrage est situ\u00e9e sur le bord de la mer et a un beau port o\u00f9 il aborde \ntous les jours des vaisseaux de diff\u00e9rents endroits du monde. Je \ncherchais aussi la compagnie des sa vants des Indes, et je prenais \nplaisir \u00e0 les entendre parler ; mais cela ne m\u2019emp\u00each ait pas de faire \nma cour au roi tr\u00e8s r\u00e9guli\u00e8reme nt, ni de m\u2019entretenir avec des \ngouverneurs et de petits rois ses tri butaires qui \u00e9taient aupr\u00e8s de sa \npersonne. Ils me faisaient mille ques tions sur mon pays ; et de mon \nc\u00f4t\u00e9, voulant m\u2019instruire des m\u0153urs et des lois de leurs \u00c9tats, je leur \ndemandais tout ce qui me se mblait m\u00e9riter ma curiosit\u00e9. \n \nIl y a sous la domination du roi Mihrage une \u00eele qui porte le nom de \nCassel. On m\u2019avait assur\u00e9 qu\u2019on y en tendait, toutes les nuits, un son \nde timbales ; ce qui a donn\u00e9 lieu \u00e0 l\u2019opinion qu\u2019ont les matelots, que \nDeggial y fait sa demeure 29. Il me prit envie d\u2019\u00eatre t\u00e9moin de cette \n \n29 Deggial ou l\u2019ant\u00e9christ. Les mahom\u00e9tans croient, comme les chr\u00e9tiens, que \nl\u2019ant\u00e9christ viendra perver tir les hommes \u00e0 la fin du monde ; mais ils croient \nde plus qu\u2019il n\u2019aura qu\u2019un \u0153il et qu\u2019un sourcil ; qu\u2019il conquerra toute la terre, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 236 \n \n \n \n merveille, et je vis, dans mon voyage , des poissons longs de cent et de \ndeux cents coud\u00e9es, qui font plus de peur que de mal. Ils sont si \ntimides qu\u2019on les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai d\u2019autres poissons qui n\u2019\u00e9taient que d\u2019une coud\u00e9e, et qui ressemblaient, \npar la t\u00eate, \u00e0 des hiboux. \n \nA mon retour, comme j\u2019\u00e9tais un jour sur le port, un navire y vint \naborder. D\u00e8s qu\u2019il fut \u00e0 1\u2019ancr e, on commen\u00e7a \u00e0 d\u00e9charger les \nmarchandises ; et les ma rchands \u00e0 qui elles appartenaient les faisaient \ntransporter dans les magasins. En jetant les yeux su r quelques ballots \net sur l\u2019\u00e9criture qui marquait \u00e0 qui ils \u00e9taient, je vis mon nom dessus. \nApr\u00e8s les avoir attentivement examin\u00e9s, je ne doutai pas que ce fussent ceux que j\u2019avais fait charger sur le vaisseau o\u00f9 je m\u2019\u00e9tais embarqu\u00e9 \u00e0 Balsora. Je reconnus m\u00ea me le capitaine ; mais comme \nj\u2019\u00e9tais persuad\u00e9 qu\u2019il me croyait mo rt, je l\u2019abordai et lui demandai \u00e0 \nqui appartenaient les ballots que je voyais. \u00ab J\u2019avais sur mon bord, me \nr\u00e9pondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour \nque nous \u00e9tions pr\u00e8s d\u2019une \u00eele, \u00e0 ce qu\u2019il nous paraissait, il mit pied \u00e0 \nterre avec plusieurs passagers dans cette \u00eele pr\u00e9tendue, qui n\u2019\u00e9tait autre chose qu\u2019une baleine d\u2019une grosseur \u00e9norme, qui s\u2019\u00e9tait \nendormie \u00e0 fleur d\u2019eau. Elle ne se sentit pas plus t\u00f4t \u00e9chauff\u00e9e par le \nfeu qu\u2019on avait allum\u00e9 sur son dos pour faire la cuisine, qu\u2019elle \ncommen\u00e7a \u00e0 se mouvoir et \u00e0 s\u2019enfon cer dans la mer. La plupart des \npersonnes qui \u00e9taient dessus se noy\u00e8re nt, et le malheureux Sindbad fut \nde ce nombre. Ces ballots \u00e9taient \u00e0 lu i et j\u2019ai r\u00e9solu de les n\u00e9gocier \njusqu\u2019\u00e0 ce que je rencontre quelqu\u2019 un de sa famille \u00e0 qui je puisse \nrendre le profit que j\u2019aurai fait avec le principal. \u2014 Capitaine, lui dis-\nje alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort, et qui ne l\u2019est pas : \nces ballots sont mon bien et ma marchandise. \u00bb \n \nQuand le capitaine du vaisseau m\u2019 entendit parler ainsi : \u00ab Grand \nDieu ! s\u2019\u00e9cria-t-il, \u00e0 qui se fier auj ourd\u2019hui ! Il n\u2019y a plus de bonne foi \nparmi les hommes. J\u2019ai vu de me s propres yeux p\u00e9rir Sindbad ; les \n \nexcept\u00e9 la Mecque, M\u00e9dine, Tarse et J\u00e9rusalem, qui se ront pr\u00e9serv\u00e9es par des \nanges pr\u00e9pos\u00e9s \u00e2 leur garde ; enfin, ils sentent qu\u2019il sera vaincu par J\u00e9sus-\nChrist, qui viendra le combattre. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 237 \n \n \n \npassagers qui \u00e9taient sur mon bord l\u2019ont vu comme moi, et vous osez \ndire que vous \u00eates Sindbad ? Quelle audace ! A vous voir, il semble \nque vous soyez un homme de prob it\u00e9 ; cependant vous dites une \nhorrible fausset\u00e9, pour vous emparer d\u2019un bien qui ne vous appartient \npas. Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la gr\u00e2ce d\u2019\u00e9couter ce que j\u2019ai \u00e0 vous dire. \u2014 Eh bien, reprit-il, que direz-\nvous ? Parlez, je vous \u00e9coute. \u00bb Je lu i racontai alors de quelle mani\u00e8re \nje m\u2019\u00e9tais sauv\u00e9, et par quelle aventure j\u2019avais rencontr\u00e9 les \npalefreniers du roi Mihrage, qui m\u2019avaient amen\u00e9 \u00e0 sa cour. \n \nIl se sentit \u00e9branl\u00e9 de mon discours ; mais il fut bient\u00f4t persuad\u00e9 que \nje n\u2019\u00e9tais pas un imposteur, car il arri va des gens de son navire qui me \nreconnurent et me firent de grands compliments, en me t\u00e9moignant la \njoie qu\u2019ils avaient de me revoir. Enfin, il me reconnut aussi lui-\nm\u00eame ; et se jetant \u00e0 mon cou : \u00ab Dieu soit lou\u00e9, me dit-il, de ce que \nvous \u00eates heureusement \u00e9chapp\u00e9 d\u2019 un si grand danger ! je ne puis \nassez vous marquer le plaisir que j\u2019en ressens. Voil\u00e0 votre bien, \nprenez-le, il est \u00e0 vous ; faites-en ce qu\u2019il vous plaira. \u00bb Je le remerciai, je louai sa probit\u00e9 ; et pour la reconna\u00eetre, je le priai \nd\u2019accepter quelques marc handises que je lui pr\u00e9sentai : mais il les \nrefusa. \n \nJe choisis ce qu\u2019il y avait de plus pr \u00e9cieux dans mes ballots, et j\u2019en fis \npr\u00e9sent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la disgr\u00e2ce qui \nm\u2019\u00e9tait arriv\u00e9e, il me demanda o\u00f9 j\u2019av ais pris des choses si rares. Je \nlui contai par quel hasard je venais de les recouvrer ; il eut la bont\u00e9 de m\u2019en t\u00e9moigner de la joie ; il accepta mon pr\u00e9sent et m\u2019en fit de \nbeaucoup plus consid\u00e9rables. Apr\u00e8s cel a, je pris cong\u00e9 de lui et me \nrembarquai sur le m\u00eame vaisseau. Mais, avant mon embarquement, \nj\u2019\u00e9changeai les marchandises qui me restaient contre d\u2019autres du pays. \nJ\u2019emportai avec moi du bois d\u2019alo\u00e8s, de sandal, du camphre, de la \nmuscade, du clou de girofle, du poivre et du gingembre. Nous pass\u00e2mes par plusieurs \u00eeles, et nous abord\u00e2mes enfin \u00e0 Balsora, d\u2019o\u00f9 \nj\u2019arrivai en cette ville avec la vale ur d\u2019environ cent mille sequins. Ma \nfamille me re\u00e7ut, et je la revis av ec tous les transports que peut causer \nune amiti\u00e9 vive et sinc\u00e8re. J\u2019achetai des esclaves de l\u2019un et de l\u2019autre \nsexe, de belles terres, et je fis une grosse mais on. Ce fut ainsi que je Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 238 \n \n \n \nm\u2019\u00e9tablis, r\u00e9solu d\u2019oublier les maux que j\u2019avais soufferts et de jouir \ndes plaisirs de la vie. \u00bb \n \nSindbad, s\u2019\u00e9tant arr\u00eat\u00e9 en cet endroit, ordonna aux joueurs d\u2019instruments de recommencer leurs concerts, qu\u2019il avait interrompus \npar le r\u00e9cit de son histoi re. On continua jusqu\u2019au soir de boire et de \nmanger ; et lorsqu\u2019il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter \nune bourse de cent sequins, et la donnant au porteur : \u00ab Prenez, \nHindbad, lui dit-il ; retournez chez vous et revenez demain entendre la \nsuite de mes aventures. \u00bb Le porteur se retira, fort c onfus de l\u2019honneur \net du pr\u00e9sent qu\u2019il venait de recevoir. Le r\u00e9cit qu\u2019il en fit \u00e0 son logis \nfut tr\u00e8s agr\u00e9able \u00e0 sa femme et \u00e0 se s enfants, qui ne manqu\u00e8rent pas de \nremercier Dieu du bien que la Provi dence leur faisait par l\u2019entremise \nde Sindbad. \n \nHindbad s\u2019habilla, le lendemain, pl us proprement que le jour \npr\u00e9c\u00e9dent, et retourna chez le voyage ur lib\u00e9ral, qui le re\u00e7ut d\u2019un air \nriant et lui fit mille caresses. D\u00e8s que les convi\u00e9s furent tous arriv\u00e9s, \non servit et l\u2019on tint table fort longt emps. Le repas fini, Sindbad prit la \nparole, et, s\u2019adressant \u00e0 la compagnie : \u00ab Seigneurs, dit-il, je vous prie \nde me donner audience et de vouloir bien \u00e9couter les aventures de \nmon second voyage ; elles sont plus dignes de votre attention que \ncelles du premier. \u00bb Tout le monde garda le s ilence, et Sindbad parla \nen ces termes : \n \n \n \nSecond voyage de Sindbad le Marin \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nJ\u2019avais r\u00e9solu, apr\u00e8s mon premier voyage, de passer tranquillement le \nreste de mes jours \u00e0 Bagdad, comme j\u2019eus l\u2019honneur de vous le dire hier. Mais je ne fus pas longtemp s sans m\u2019ennuyer d\u2019une vie oisive, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 239 \n \n \n \nl\u2019envie de voyager et de n\u00e9gocier par mer me reprit : j\u2019achetai des \nmarchandises propres \u00e0 faire le trafic que je m\u00e9ditais, et je partis une \nseconde fois avec d\u2019autres marchands dont la probit\u00e9 m\u2019\u00e9tait connue. \nNous nous embarqu\u00e2mes sur un bo n navire, et apr\u00e8s nous \u00eatre \nrecommand\u00e9s \u00e0 Dieu , nous commen\u00e7\u00e2mes notre navigation. \n \nNous allions d\u2019\u00eeles en \u00eeles et nous y faisions des trocs fort avantageux. \nUn jour, nous descend\u00eemes dans une de ces \u00eeles, couverte de plusieurs \nsortes d\u2019arbres fruitiers, mais si d\u00e9serte que nous n\u2019y d\u00e9couvr\u00eemes aucune habitation ni m\u00eame aucune personne. Nous all\u00e2mes prendre \nl\u2019air dans les prairies et le l ong des ruisseaux qui les arrosaient. \n \nPendant que les uns se di vertissaient \u00e0 cueillir des fleurs, et les autres \ndes fruits, je pris mes provisions et du vin que j\u2019avais apport\u00e9, et je \nm\u2019assis pr\u00e8s d\u2019une eau coulant entre de grands arbres qui formaient un \nbel ombrage. Je fis un assez bon repa s de ce que j\u2019avais, apr\u00e8s quoi le \nsommeil vint s\u2019emparer de mes sens. Je ne vous dirai pas si je dormis \nlongtemps ; mais quand je me r\u00e9veilla i, je ne vis plus le navire \u00e0 \nl\u2019ancre. \n \n Je fus bien \u00e9tonn\u00e9 de ne plus voir le vaisseau \u00e0 l\u2019ancre ; je me levai, \nje regardai de toutes parts et je ne vis pas un des ma rchands qui \u00e9taient \ndescendus dans l\u2019\u00eele avec moi. J\u2019aper\u00e7us seulement le navire \u00e0 la \nvoile, mais si \u00e9loign\u00e9 que je le pe rdis de vue peu de temps apr\u00e8s. \n \nJe vous laisse \u00e0 imaginer les r\u00e9flexions que je fis dans un \u00e9tat si triste. \nJe pensai mourir de douleur. Je pou ssai des cris \u00e9pouvantables ; je me \nfrappai la t\u00eate, et me jetai par terre, o\u00f9 je demeurai longtemps ab\u00eem\u00e9 \ndans une confusion de pens\u00e9es toutes plus affligeante s les unes que les \nautres. Je me reprochai cent fois de ne m\u2019\u00eatre pas content\u00e9 de mon \npremier voyage, qui devait m\u2019avoir fa it perdre pour jamais l\u2019envie \nd\u2019en faire d\u2019autres. Mais tous me s regrets \u00e9taient inutiles et mon \nrepentir hors de saison. \n \nA la fin, je me r\u00e9signai \u00e0 la volont\u00e9 de Dieu ; et, sans savoir ce que je \ndeviendrais, je montai au haut d\u2019 un grand arbre, d\u2019o\u00f9 je regardai de \ntous c\u00f4t\u00e9s si je ne d\u00e9couvrirai s rien qui p\u00fbt me donner quelque Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 240 \n \n \n \nesp\u00e9rance. En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l\u2019eau et du \nciel ; mais ayant aper\u00e7u, du c\u00f4t\u00e9 de la terre, quelque chose de blanc, je \ndescendis de l\u2019arbre, et, avec ce qui me restait de vivres, je marchai \nvers cette blancheur, qui \u00e9tait si \u00e9loign\u00e9e que je ne pouvais pas bien \ndistinguer ce que c\u2019\u00e9tait. \n \nLorsque j\u2019en fus \u00e0 une distance raisonnable, je remarquai que c\u2019\u00e9tait une boule blanche, d\u2019une hauteur et d\u2019une grosseur prodigieuse. D\u00e8s \nque j\u2019en fus pr\u00e8s, je la touchai et la trouvai fort douce. Je tournai \nalentour, pour voir s\u2019il n\u2019y avait point d\u2019ouverture ; je n\u2019en pus \nd\u00e9couvrir aucune, et il me parut qu\u2019il \u00e9tait impossible de monter \ndessus, tant elle \u00e9tait unie. E lle pouvait avoir cinquante pas en \nrondeur. \n \nLe soleil alors \u00e9tait pr\u00e8s de se c oucher. L\u2019air s\u2019obscurcit tout \u00e0 coup, \ncomme s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 couvert d\u2019un nuage \u00e9pais. Mais si je fus \u00e9tonn\u00e9 de \ncette obscurit\u00e9, je le fus bien dava ntage quand je m\u2019aper\u00e7us que ce qui \nla causait \u00e9tait un oiseau d\u2019une grandeur et d\u2019une grosseur \nextraordinaires, qui s\u2019avan\u00e7ait de m on c\u00f4t\u00e9 en volant. Je me souvins \nd\u2019un oiseau appel\u00e9 roc, dont j\u2019avais souvent entendu parler aux \nmatelots, et je con\u00e7us que la gro sse boule que j\u2019avais tant admir\u00e9e, \ndevait \u00eatre un \u0153uf de cet oiseau. En effet, il s\u2019abattit et se posa dessus \ncomme pour le couver. En le voyant venir, je m\u2019\u00e9t ais serr\u00e9 fort pr\u00e8s de \nl\u2019\u0153uf, de sorte que j\u2019eus devant moi un des pieds de l\u2019oiseau, et ce \npied \u00e9tait aussi gros qu\u2019un gros tronc d\u2019arbre. Je m\u2019y attachai \nfortement avec la toile dont mon turban \u00e9tait environn\u00e9, dans l\u2019esp\u00e9rance que le roc, lorsqu\u2019il reprendrait son vol le lendemain, \nm\u2019emporterait hors de cette \u00eele d\u00e9serte. Effec tivement, apr\u00e8s avoir \npass\u00e9 la nuit en cet \u00e9tat, d\u00e8s qu\u2019 il fut jour, l\u2019oiseau s\u2019envola et \nm\u2019enleva si haut que je ne voyais plus la terre ; puis il descendit tout \u00e0 \ncoup avec tant de rapidit\u00e9 que je ne me sentais pas. Lorsque le roc fut \npos\u00e9 et que je me vis \u00e0 terre, je d\u00e9liai promptement le n\u0153ud qui me \ntenait attach\u00e9 \u00e0 son pied. J\u2019avais \u00e0 peine achev\u00e9 de me d\u00e9tacher, qu\u2019il \ndonna du bec sur un serpent d\u2019une longueur inou\u00efe. Il le prit et s\u2019envola aussit\u00f4t. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 241 \n \n \n \nLe lieu o\u00f9 il me laissa \u00e9tait une vall\u00e9e tr\u00e8s profo nde, environn\u00e9e de \ntoutes parts de montagnes, si hautes qu\u2019elles se perdaient dans la nue, et tellement escarp\u00e9es qu\u2019il n\u2019y avait aucun chemin par o\u00f9 l\u2019on y p\u00fbt monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi ; et, comparant cet endroit \u00e0 l\u2019\u00eele d\u00e9serte que je venais de quitter, je trouvai que je n\u2019avais \nrien gagn\u00e9 au change. \n \nEn marchant par cette va ll\u00e9e, je remarquai qu\u2019e lle \u00e9tait parsem\u00e9e de \ndiamants ; il y en avait d\u2019une grosse ur surprenante. Je pris beaucoup \nde plaisir \u00e0 les regarder ; mais j\u2019ap er\u00e7us bient\u00f4t de loin des objets qui \ndiminu\u00e8rent fort ce plaisir et que je ne pus voir sans effroi. C\u2019\u00e9tait un \ngrand nombre de serpents, si gros et si longs, qu\u2019il n\u2019y en avait pas un \nqui n\u2019e\u00fbt englouti un \u00e9l\u00e9phant. Ils se retiraient, pendant le jour, dans \nleurs antres, o\u00f9 ils se cachaient \u00e0 cause du roc, leur ennemi, et ils n\u2019en sortaient que la nuit. \n \nJe passai la journ\u00e9e \u00e0 me promener dans la vall\u00e9e et \u00e0 me reposer de \ntemps en temps dans les endroits les plus commodes. Cependant le \nsoleil se coucha ; et, \u00e0 l\u2019entr\u00e9e de la nuit, je me retirai dans une grotte \no\u00f9 je jugeai que je serais en s\u00fbre t\u00e9. J\u2019en bouchai l\u2019entr\u00e9e, qui \u00e9tait \nbasse et \u00e9troite, avec une pierre assez grosse pour me garantir des serpents, mais qui n\u2019\u00e9tait pas a ssez juste pour emp\u00eacher qu\u2019il n\u2019y \nentr\u00e2t un peu de lumi\u00e8re. Je soupai d\u2019une partie de mes provisions, au \nbruit des serpents qui commenc\u00e8r ent \u00e0 para\u00eetre. Leurs affreux \nsifflements me caus\u00e8rent une frayeur extr\u00eame et ne me permirent pas, \ncomme vous pouvez le penser, de pa sser la nuit fort tranquillement. \nLe jour \u00e9tant venu, les serpents se retir\u00e8rent. Alors je sortis de ma \ngrotte en tremblant, et je puis di re que je marchai longtemps sur des \ndiamants sans en avoir la moindre envie. A la fin, je m\u2019assis ; et \nmalgr\u00e9 l\u2019inqui\u00e9tude dont j\u2019\u00e9tais ag ite, comme je n\u2019avais pas ferm\u00e9 \nl\u2019\u0153il de toute la nuit, je m\u2019endor mis apr\u00e8s avoir fait encore un repas \nde mes provisions. Mais j\u2019\u00e9tais \u00e0 pe ine assoupi que quelque chose, qui \ntomba pr\u00e8s de moi avec grand bruit, me r\u00e9veilla. C\u2019\u00e9tait une grosse \npi\u00e8ce de viande fra\u00eeche ; et dans le moment, j\u2019en vis rouler plusieurs \nautres du haut du rocher, en diff\u00e9rents endroits. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 242 \n \n \n \nJ\u2019avais toujours tenu pour un conte fa it \u00e0 plaisir ce que j\u2019avais entendu \ndire plusieurs fois \u00e0 des matelots et \u00e0 d\u2019autres personnes touchant la \nvall\u00e9e des diamants, et l\u2019adresse dont se servaient quelques marchands \npour en tirer ces pierres pr\u00e9cieuses. Je connus bien qu\u2019ils m\u2019avaient dit la v\u00e9rit\u00e9. En effet, ces marchands se rendent aupr\u00e8s de cette vall\u00e9e \ndans le temps que les aigles ont des petits ; ils d\u00e9coupent de la viande \net la jettent par grosses pi\u00e8ces dans la vall\u00e9e ; les diamants sur la \npointe desquels elles tombent s\u2019y att achent. Les aigles, qui sont, en ce \npays-l\u00e0, plus forts qu\u2019ailleurs, vont fondre sur ces pi\u00e8ces de viande et les emportent dans leurs nids, au haut des rochers, pour servir de \np\u00e2ture \u00e0 leurs aiglons. Alors les marchands, courant aux nids, \nobligent, par leurs cris, les aigles \u00e0 s\u2019\u00e9loigner, et prennent les diamants \nqu\u2019ils trouvent attach\u00e9s aux pi\u00e8ces de viande. Ils se servent de cette \nruse parce qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019autre moye n de tirer les diamants de cette \nvall\u00e9e, qui est un pr\u00e9cipice dans lequel on ne saur ait descendre. \n \nJ\u2019avais cru jusque-l\u00e0 qu\u2019il ne me sera it pas possible de sortir de cet \nab\u00eeme, que je regardais comme mon tombeau ; mais je changeai de \nsentiment, et ce que je venais de voir, me donna lieu d\u2019imaginer le \nmoyen de conserver ma vie. \n \nJe commen\u00e7ai par amasser les plus gros diamants qui se pr\u00e9sent\u00e8rent \u00e0 \nmes yeux, et j\u2019en remplis le sac de cuir qui m\u2019avait servi \u00e0 mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pi\u00e8ce de via nde qui me parut \nla plus longue ; je l\u2019attachai fortement autour de moi avec la toile de mon turban, et en cet \u00e9tat, je me couchai le ventre contre terre, la \nbourse de cuir attach\u00e9e \u00e0 ma cein ture, de mani\u00e8re qu\u2019elle ne pouvait \ntomber. \n \nJe ne fus pas plus t\u00f4t en cette situ ation que les aigles vinrent chacun se \nsaisir d\u2019une pi\u00e8ce de viande qu\u2019il s emport\u00e8rent ; et un des plus \npuissants, m\u2019ayant enlev\u00e9 de m\u00eame avec le morceau de viande dont \nj\u2019\u00e9tais envelopp\u00e9, me porta au haut de la montagne jusque dans son nid. Les marchands ne manqu\u00e8re nt point alors de crier pour \n\u00e9pouvanter les aigles ; et lorsqu\u2019il s les eurent oblig\u00e9s \u00e0 quitter leur \nproie, un d\u2019entre eux s\u2019approcha de moi : mais il fut saisi de crainte \nquand il m\u2019aper\u00e7ut. Il se rassura pourta nt ; et au lieu de s\u2019informer par Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 243 \n \n \n \nquelle aventure je me trouvais l\u00e0, il commen\u00e7a \u00e0 me que reller, en me \ndemandant pourquoi je lui ravissais s on bien. \u00ab Vous me parlerez, lui \ndis-je, avec plus d\u2019humanit\u00e9 lo rsque vous m\u2019aurez mieux connu. \nConsolez-vous, ajoutai-je ; j\u2019ai de s diamants pour vous et pour moi \nplus que n\u2019en peuvent avoir tous le s autres marchands ensemble. S\u2019ils \nen ont, ce n\u2019est que par hasard ; mais j\u2019ai choisi moi-m\u00eame, au fond \nde la vall\u00e9e, ceux que j\u2019apporte dans cette bourse que vous voyez. \u00bb \nEn disant cela, je la lui montrai. Je n\u2019avais pas achev\u00e9 de parler, que \nles autres marchands, qui m\u2019aper\u00e7ure nt, s\u2019attroup\u00e8rent autour de moi, \nfort \u00e9tonn\u00e9s de me voir, et j\u2019augmen tai leur surprise par le r\u00e9cit de \nmon histoire. Ils n\u2019admir\u00e8rent pas tant le stratag\u00e8me que j\u2019avais \nimagin\u00e9 pour me sauver que ma hardiesse \u00e0 le tenter. \n \nIls m\u2019emmen\u00e8rent au logement o\u00f9 ils demeuraient tous ensemble : et \nl\u00e0, ayant ouvert ma bourse en leur pr\u00e9sence, la gr osseur de mes \ndiamants les surprit, et ils m\u2019avou\u00e8re nt que, dans toutes les cours o\u00f9 \nils avaient \u00e9t\u00e9, ils n\u2019en avaient pas vu un qui en approch\u00e2t. Je priai le \nmarchand \u00e0 qui appartenait le nid o\u00f9 j\u2019avais \u00e9t\u00e9 transport\u00e9 (car chaque \nmarchand avait le sien), d\u2019en choisir pour sa part autant qu\u2019il en \nvoudrait. Il se contenta d\u2019en pre ndre un seul, encore le prit-il des \nmoins gros ; et comme je le pre ssais d\u2019en recevoir d\u2019autres sans \ncraindre de me faire du tort : \u00ab Non, me dit-il ; je suis fort satisfait de \ncelui-ci, qui est assez pr\u00e9cieux pour m\u2019\u00e9pargner la peine de faire \nd\u00e9sormais d\u2019autres voyages pour l\u2019\u00e9tablissement de ma petite \nfortune. \u00bb \n \nJe passai la nuit avec ces marchands , \u00e0 qui je racontai une seconde \nfois mon histoire, pour la satisfaction de ceux qui ne l\u2019avaient pas \nentendue. Je ne pouvais mod\u00e9rer ma joie quand je faisais r\u00e9flexion que j\u2019\u00e9tais hors des p\u00e9rils dont je vous ai parl\u00e9. Il me semblait que \nl\u2019\u00e9tat o\u00f9 je me trouvais \u00e9tait un s onge, et je pouvais croire que je \nn\u2019eusse plus rien \u00e0 craindre. \n \nIl y avait d\u00e9j\u00e0 plusieurs jours que le s marchands jetaient des pi\u00e8ces de \nviande dans la vall\u00e9e ; et co mme chacun paraissait content des \ndiamants qui lui \u00e9taient \u00e9chus, nous part\u00eemes le lendemain tous \nensemble, et nous march\u00e2mes par de hautes montagnes o\u00f9 il y avait Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 244 \n \n \n \ndes serpents d\u2019une longueur prodi gieuse, que nous e\u00fbmes le bonheur \nd\u2019\u00e9viter. Nous gagn\u00e2mes le premie r port, d\u2019o\u00f9 nous pass\u00e2mes \u00e0 l\u2019\u00eele \nde Roha, o\u00f9 cro\u00eet l\u2019arbre dont on tire le camphre, et qui est si gros et si touffu, que cent hommes y peuvent \u00eatre \u00e0 l\u2019ombre ais\u00e9ment. Le suc dont se forme le camphre coule par une ouverture que l\u2019on fait au haut \nde l\u2019arbre, et se re\u00e7oit dans le va se o\u00f9 il prend consistance et devient \nce qu\u2019on appelle camphre. Le suc ainsi tir\u00e9, l\u2019arbre se s\u00e8che et meurt. \n \nIl y a dans la m\u00eame \u00eele des rhi noc\u00e9ros, qui sont des animaux plus \npetits que l\u2019\u00e9l\u00e9phant et plus grands que le buffle ; ils ont une corne sur \nle nez, longue environ d\u2019une coud\u00e9e : cette corne est solide et coup\u00e9e \npar le milieu d\u2019une extr\u00e9mit\u00e9 \u00e0 l\u2019autr e. On voit dessus des traits blancs \nqui repr\u00e9sentent la figure d\u2019un homme. Le rhinoc\u00e9ros se bat avec \nl\u2019\u00e9l\u00e9phant, le perce de sa corne par-dessous le ventre, l\u2019enl\u00e8ve et le \nporte sur sa t\u00eate ; mais comme le sa ng et la graisse de l\u2019\u00e9l\u00e9phant lui \ncoulent sur les yeux et l\u2019aveuglent, il tombe par terre, et, ce qui va \nvous \u00e9tonner, le roc vient, les enl\u00e8ve tous deux entre ses griffes, et les \nemporte pour nourrir ses petits. \n \nJe passe sous silence plusieurs autres particularit\u00e9s de cette \u00eele, de peur de vous ennuyer. J\u2019y \u00e9chang eai quelques-uns de mes diamants \ncontre de bonnes marchandise s. De l\u00e0, nous all\u00e2mes \u00e0 d\u2019autres \u00eeles, et \nenfin, apr\u00e8s avoir touch\u00e9 \u00e0 plusieur s villes marchandes de terre ferme, \nnous abord\u00e2mes \u00e0 Balsora, d\u2019o\u00f9 je me rendis \u00e0 Bagdad. J\u2019y fis d\u2019abord \nde grandes aum\u00f4nes aux pauvres, et je jouis honorablement du reste \nde mes richesses immenses, que j\u2019av ais apport\u00e9es et gagn\u00e9es avec tant \nde fatigues. \n \nCe fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit encore \ndonner cent sequins \u00e0 Hindbad, qu\u2019il invita \u00e0 venir le lendemain \nentendre le r\u00e9cit du troisi\u00e8me. Les convi\u00e9s retourn\u00e8rent chez eux, et \nrevinrent, le jour suivant, \u00e0 la m\u00ea me heure, de m\u00eame que le porteur, \nqui avait d\u00e9j\u00e0 presque oubl i\u00e9 sa mis\u00e8re pass\u00e9e. On se mit \u00e0 table, et, \napr\u00e8s le repas, Sindbad, ayant demand\u00e9 audience, fit de cette sorte le \nd\u00e9tail de son troisi\u00e8me voyage : \n \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 245 \n \n \n \n \nTroisi\u00e8me voyage de Sindbad le Marin \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nJ\u2019eus bient\u00f4t perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que je menais, le \nsouvenir des dangers que j\u2019avais c ourus dans mes de ux voyages ; mais \ncomme j\u2019\u00e9tais \u00e0 la fleur de mon \u00e2g e, je m\u2019ennuyai de vivre dans le \nrepos, et m\u2019\u00e9tourdissant sur les nouveaux p\u00e9rils que je voulais affronter, je partis de Bagdad avec de riches marchandises du pays, que je fis transporter \u00e0 Balsora. L\u00e0, je m\u2019embarquai encore avec \nd\u2019autres marchands. Nous f\u00eemes une longue navigation, et nous \nabord\u00e2mes \u00e0 plusieurs ports, o\u00f9 nous f\u00eemes un commerce consid\u00e9rable. \n \nUn jour que nous \u00e9tions en plei ne mer, nous f\u00fbmes battus d\u2019une \ntemp\u00eate horrible, qui nous fit perd re notre route. Elle continua \nplusieurs jours, et nous poussa deva nt le port d\u2019une \u00eele o\u00f9 le capitaine \naurait fort souhait\u00e9 de se dispense r d\u2019entrer ; mais nous f\u00fbmes bien \noblig\u00e9s d\u2019y aller mouiller. Lorsqu\u2019on eut pli\u00e9 les voiles, le capitaine \nnous dit : \u00ab Cette \u00eele, et quelques autr es voisines, sont habit\u00e9es par des \nsauvages tout velus, qui vont venir nous assaillir. Quoique ce soient des nains, notre malheur veut que nous ne fassions pas la moindre \nr\u00e9sistance, parce qu\u2019ils sont en plus grand nombre que les sauterelles, \net que, s\u2019il nous arrivait d\u2019en tuer que lqu\u2019un, ils se jetteraient tous sur \nnous et nous assommeraient. \u00bb Le discours du capitaine mit tout \nl\u2019\u00e9quipage dans une grande conste rnation, et nous conn\u00fbmes bient\u00f4t \nque ce qu\u2019il venait de nous dire n\u2019\u00e9ta it que trop v\u00e9ritable. Nous v\u00eemes \npara\u00eetre une multitude innombrable de sauvages hide ux, couverts par \ntout le corps d\u2019un poil roux, et ha uts seulement de deux pieds. Ils se \njet\u00e8rent \u00e0 la nage, et environn\u00e8rent en peu de temps notre vaisseau. Ils \nnous parlaient en approchant ; mais nous n\u2019entendions pas leur \nlangage. Ils se prirent aux bords et aux cordages du navire, et grimp\u00e8rent de tous c\u00f4t\u00e9s jusqu\u2019au tillac, avec une si grande agilit\u00e9 et Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 246 \n \n \n \navec tant de vitesse, qu\u2019il ne para issait pas qu\u2019ils posassent leurs \npieds. \n \n Nous leur v\u00eemes faire cette man\u0153uvre avec la frayeur que vous pouvez vous imaginer, sans oser nous mettre en d\u00e9fense, ni leur dire \nun seul mot, pour t\u00e2cher de les d\u00e9 tourner de leur dessein, que nous \nsoup\u00e7onnions \u00eatre funeste. Effectivement, ils d\u00e9pli\u00e8rent les voiles, \ncoup\u00e8rent le c\u00e2ble de l\u2019ancre sans se donner la peine de la retirer, et, \napr\u00e8s avoir fait approcher de terre le vaisseau, ils nous firent tous \nd\u00e9barquer. Ils emmen\u00e8rent ensuite le navire dans une autre \u00eele d\u2019o\u00f9 ils \n\u00e9taient venus. Tous les voyageurs \u00e9vitaient avec soin celle o\u00f9 nous \n\u00e9tions alors, et il \u00e9tait tr\u00e8s dangere ux de s\u2019y arr\u00eater, pour la raison que \nvous allez entendre ; mais il nous fallu t prendre notre mal en patience. \n \nNous nous \u00e9loign\u00e2mes du rivage, et en nous avan\u00e7ant dans l\u2019\u00eele, nous \ntrouv\u00e2mes quelques fruits et des he rbes, dont nous mange\u00e2mes pour \nprolonger le dernier mo ment de notre vie le plus qu\u2019il nous \u00e9tait \npossible ; car nous nous attendions tous \u00e0 une mort certaine. En \nmarchant, nous aper\u00e7\u00fbmes assez loin de nous un grand \u00e9difice, vers \nlequel nous tourn\u00e2mes nos pa s. C\u2019\u00e9tait un palais bien b\u00e2ti et fort \u00e9lev\u00e9, \nqui avait une porte d\u2019\u00e9b\u00e8ne \u00e0 deux battants, que nous ouvr\u00eemes en la \npoussant. Nous entr\u00e2mes dans la c our, et nous v\u00eemes en face un vaste \nappartement avec un vestibule, o\u00f9 il y avait, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, un monceau \nd\u2019ossements humains, et, de l\u2019autre, une infinit\u00e9 de broches \u00e0 r\u00f4tir. \nNous trembl\u00e2mes \u00e0 ce spectacle, et comme nous \u00e9tions fatigu\u00e9s d\u2019avoir march\u00e9, les jambes nous ma nqu\u00e8rent : nous tomb\u00e2mes \u00e0 terre, \nsaisis d\u2019une frayeur mortelle et nous y demeur\u00e2mes tr\u00e8s longtemps \nimmobiles. \n \nLe soleil se couchait, et tandis que nous \u00e9tions dans l\u2019\u00e9tat pitoyable \nque je viens de vous dire, la por te de l\u2019appartement s\u2019ouvrit avec \nbeaucoup de bruit, et aussit\u00f4t nous en v\u00eemes sortir une horrible figure \nd\u2019homme noir, de la hauteur d\u2019un grand palmier. Il ava it au milieu du \nfront un seul \u0153il, rouge et ardent comme un charbon allum\u00e9 ; les dents \nde devant, qu\u2019il avait fort longues et fort aigu\u00ebs, lui sortaient de la \nbouche, qui n\u2019\u00e9tait pas moins fendue qu e celle d\u2019un cheval, et la l\u00e8vre \ninf\u00e9rieure lui descendait sur la po itrine. Ses oreilles ressemblaient \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 247 \n \n \n \ncelles d\u2019un \u00e9l\u00e9phant et lui couvraien t les \u00e9paules. Il avait les ongles \ncrochus et longs comme les griffes de s plus grands oiseaux. A la vue \nd\u2019un g\u00e9ant si effroyable, nous pe rd\u00eemes tous connaissance et \ndemeur\u00e2mes comme morts. \n \nA la fin, nous rev\u00eenmes \u00e0 nous, et nous le v\u00eemes assis sous le \nvestibule, qui nous examinait de t out son \u0153il. Quand il nous eut bien \nconsid\u00e9r\u00e9s, il s\u2019avan\u00e7a vers nous, et, s\u2019\u00e9tant approch\u00e9, il \u00e9tendit la \nmain sur moi, me prit par la nuque du cou, et me tourna de tous c\u00f4t\u00e9s, \ncomme un boucher qui manie une t\u00eate de mouton. Apr\u00e8s m\u2019avoir bien \nregard\u00e9, voyant que j\u2019\u00e9tais si maigre que je n\u2019avais que la peau et les \nos, il me l\u00e2cha. Il prit les autres tour \u00e0 tour, les examina de la m\u00eame \nmani\u00e8re, et, comme le capitaine \u00e9tait le plus gras de tout l\u2019\u00e9quipage, il \nle tint d\u2019une main, ainsi que j\u2019aurais tenu un moineau, et lui passa une \nbroche au travers du corps ; ayant en suite allum\u00e9 un gra nd feu, il le fit \nr\u00f4tir, et le mangea \u00e0 son souper dans l\u2019appartement o\u00f9 il s\u2019\u00e9tait retir\u00e9. \nCe repas achev\u00e9, il revint sous le vestibule, o\u00f9 il se coucha, et \ns\u2019endormit en ronflant d\u2019une mani\u00e8r e plus bruyante que le tonnerre. \nSon sommeil dura jusqu\u2019au lendemain matin. Pour nous, il ne nous fut pas possible de go\u00fbter la douceur du repos, et nous pass\u00e2mes la nuit \ndans la plus cruelle inqui\u00e9tude dont on puisse \u00eatre agit\u00e9. Le jour \u00e9tant \nvenu, le g\u00e9ant se r\u00e9veilla, se leva, so rtit et nous laissa dans le palais. \n \nLorsque nous le cr\u00fbmes \u00e9loign\u00e9, nous romp\u00eemes le triste silence que \nnous avions gard\u00e9 toute la nuit, et, nous affligeant tous comme \u00e0 \nl\u2019envi l\u2019un de l\u2019autre, nous f\u00eemes rete ntir le palais de plaintes et de \ng\u00e9missements. Quoique nous fussions en assez grand nombre et que \nnous n\u2019eussions qu\u2019un seul ennemi , nous n\u2019e\u00fbmes pas d\u2019abord la \npens\u00e9e de nous d\u00e9livrer de lui par sa mort. Cette entreprise, bien que \nfort difficile \u00e0 ex\u00e9cuter, \u00e9ta it pourtant celle que nous devions \nnaturellement former. \n \nNous d\u00e9lib\u00e9r\u00e2mes sur plusieurs au tres partis, mais nous ne nous \nd\u00e9termin\u00e2mes \u00e0 aucun ; et nous s oumettant \u00e0 ce qu\u2019il plairait \u00e0 Dieu \nd\u2019ordonner de notre sort , nous pass\u00e2mes la journ\u00e9e \u00e0 parcourir l\u2019\u00eele, en \nnous nourrissant de fruits et de plan tes, comme le jour pr\u00e9c\u00e9dent. Sur \nle soir, nous cherch\u00e2mes quelque endroit pour nous mettre \u00e0 couvert ; Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 248 \n \n \n \nmais nous n\u2019en trouv\u00e2mes point, et nous f\u00fbmes oblig\u00e9s malgr\u00e9 nous \nde retourner au palais. \n \nLe g\u00e9ant ne manqua pas d\u2019y revenir et de soupe r encore d\u2019un de nos \ncompagnons ; puis il s\u2019endormit et ro nfla jusqu\u2019au jour apr\u00e8s quoi il \nsortit et nous laissa comme il ava it d\u00e9j\u00e0 fait. Notr e condition nous \nparut si affreuse que plusieurs de nos camarades furent sur le point \nd\u2019aller se pr\u00e9cipiter dans la mer, plut\u00f4t que d\u2019attendre une mort si \n\u00e9trange, et ceux-l\u00e0 excitaient les autres \u00e0 suivre leur conseil. Mais un \nde la compagnie, prenant alors la pa role : \u00ab Il nous est d\u00e9fendu, dit-il, \nde nous donner nous-m\u00eames la mo rt, et quand cela serait permis, \nn\u2019est-il pas plus raisonnable que nous songions au moyen de nous \nd\u00e9faire du barbare qui nous destine un tr\u00e9pas si funeste ? \u00bb \n \nComme il m\u2019\u00e9tait venu dans l\u2019espr it un projet sur cela, je le \ncommuniquai \u00e0 mes camarades, qui l\u2019 approuv\u00e8rent. \u00ab Me s fr\u00e8res, leur \ndis-je alors, vous savez qu\u2019il y a beau coup de bois le long de la mer ; \nsi vous m\u2019en croyez, construisons plusieurs radeaux qui puissent nous \nporter, et lorsqu\u2019ils seront achev\u00e9s , nous les laisserons sur la c\u00f4te \njusqu\u2019\u00e0 ce que nous jugions \u00e0 pro pos de nous en servir. Cependant, \nnous ex\u00e9cuterons le dessein que je vous ai propos\u00e9 pour nous d\u00e9livrer \ndu g\u00e9ant ; s\u2019il r\u00e9ussit, nous pourro ns attendre ici avec patience qu\u2019il \npasse quelque vaisseau qui nous retire de cette \u00eele fatale ; si, au \ncontraire, nous manquons notre coup, nous gagnerons promptement \nnos radeaux et nous nous mettrons en mer. J\u2019avoue qu\u2019en nous \nexposant \u00e0 la fureur des flots su r de si fragiles b\u00e2timents, nous \ncourons risque de perdre la vie ; mais quand nous devrions p\u00e9rir, \nn\u2019est-il pas plus doux de nous laisse r ensevelir dans la mer que dans \nles entrailles de ce monstre, qui a d\u00e9j\u00e0 d\u00e9vor\u00e9 deux de nos \ncompagnons ? \u00bb Mon avis fut go\u00fbt \u00e9 de tout le monde, et nous \nconstruis\u00eemes des radeaux capabl es de porter trois personnes. \n \nNous retourn\u00e2mes au palais vers la fin du jour, et le g\u00e9ant y arriva peu \nde temps apr\u00e8s nous. Il fallut encore nous r\u00e9soudre a voir r\u00f4tir un de \nnos camarades. Mais enfin, voi ci de quelle mani\u00e8re nous nous \nvenge\u00e2mes de la cruaut\u00e9 du g \u00e9ant. Apr\u00e8s qu\u2019il eut achev\u00e9 son \nd\u00e9testable souper, il se coucha sur le dos et s\u2019endormit. D\u00e8s que nous Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 249 \n \n \n \nl\u2019entend\u00eemes ronfler selon sa coutum e, neuf des plus hardis d\u2019entre \nnous et moi, nous pr\u00eemes chacun une broche, nous en m\u00eemes la pointe \ndans le feu pour la faire rougir, et ensuite nous la lui enfon\u00e7\u00e2mes dans \nl\u2019\u0153il en m\u00eame temps et nous le lui crev\u00e2mes. \n \nLa douleur que sentit le g\u00e9ant lui fit pousser un cri effroyable. Il se \nleva brusquement et \u00e9tendit les mains de tous c\u00f4t\u00e9s, pour se saisir de \nquelqu\u2019un de nous, afin de le sacrifie r \u00e0 sa rage ; mais nous e\u00fbmes le \ntemps de nous \u00e9loigner de lui et de nous jeter contre terre, dans les \nendroits o\u00f9 il ne pouvait nous rencont rer sous ses pieds. Apr\u00e8s nous \navoir cherch\u00e9s vainement, il trouva la porte \u00e0 t\u00e2tons et sortit avec des \nhurlements \u00e9pouvantables. \n \nNous sort\u00eemes du palais apr\u00e8s le g\u00e9ant et nous nous rend\u00eemes au bord \nde la mer, dans l\u2019endroit o\u00f9 \u00e9t aient nos radeaux. Nous les m\u00eemes \nd\u2019abord \u00e0 l\u2019eau et nous attend\u00eemes qu\u2019il f\u00eet jour pour nous jeter dessus, \nsuppos\u00e9 que nous vissions le g\u00e9ant venir \u00e0 nous avec quelque guide de \nson esp\u00e8ce ; mais nous nous flattions que s\u2019il ne paraissait pas lorsque \nle soleil serait lev\u00e9, et si nous n\u2019entendions plus ses hurlements ce \nserait une marque qu\u2019il aurait perdu la vie ; et en ce cas, nous nous \nproposions de rester dans l\u2019\u00eele et de ne pas nous risquer sur nos \nradeaux. Mais \u00e0 peine fut-il jour , que nous aper\u00e7\u00fbmes notre cruel \nennemi, accompagn\u00e9 de deux g\u00e9ants \u00e0 peu pr\u00e8s de sa grandeur qui le \nconduisaient, et d\u2019un assez grand nombre d\u2019autres encore qui \nmarchaient devant lui \u00e0 pas pr\u00e9cipit\u00e9s. \n \nA cette vue, nous ne balan\u00e7\u00e2mes point \u00e0 nous jeter sur nos radeaux et \nnous commen\u00e7\u00e2mes \u00e0 nous \u00e9loigner du rivage \u00e0 force de rames. Les \ng\u00e9ants, qui s\u2019en aper\u00e7urent, se munirent de grosses pierres, \naccoururent sur la rive, entr\u00e8rent m\u00eame dans l\u2019eau jusqu\u2019\u00e0 la moiti\u00e9 du corps, et nous les jet\u00e8rent si adro itement, qu\u2019\u00e0 la r\u00e9serve du radeau sur \nlequel j\u2019\u00e9tais, tous les autres en furent bris\u00e9s, et les hommes qui \n\u00e9taient dessus se noy\u00e8rent. P our moi et mes deux compagnons, \ncomme nous ramions de toutes nos forces, nous nous trouv\u00e2mes les plus avanc\u00e9s dans la mer et hors de la port\u00e9e des pierres. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 250 \n \n \n \nQuand nous f\u00fbmes en pleine mer, nous dev\u00eenmes le jouet du vent et \ndes flots, qui nous jetaie nt tant\u00f4t d\u2019un c\u00f4t\u00e9 et tant\u00f4t de l\u2019autre, et nous \npass\u00e2mes ce jour-l\u00e0 et la nuit suivante dans une cruelle incertitude de \nnotre destin\u00e9e ; mais le lendemain nous e\u00fbmes le bonheur d\u2019\u00eatre \npouss\u00e9s contre une \u00eele o\u00f9 nous nous sa uv\u00e2mes avec bien de la joie. \nNous y trouv\u00e2mes d\u2019exce llents fruits, qui nous furent d\u2019un grand \nsecours pour r\u00e9parer les for ces que nous avions perdues. \n \nSur le soir, nous nous endorm\u00eemes su r le bord de la mer, mais nous \nf\u00fbmes r\u00e9veill\u00e9s par le bruit qu\u2019un serpent, long comme un palmier, \nfaisait de ses \u00e9cailles en rampant sur la terre. Il se trouva si pr\u00e8s de \nnous, qu\u2019il engloutit un de mes deux camarades, malgr\u00e9 les cris et les \nefforts qu\u2019il put faire pour se d\u00e9barrasser du serpent, qui, le secouant \u00e0 \nplusieurs reprises, l\u2019\u00e9crasa contre te rre et acheva de l\u2019avaler. Nous \npr\u00eemes aussit\u00f4t la fuite, mon autr e camarade et moi ; et quoique nous \nfussions assez \u00e9loign\u00e9s, nous ente nd\u00eemes, quelque temps apr\u00e8s, un \nbruit qui nous fit juge r que le serpent rendait les os du malheureux \nqu\u2019il avait surpris. En effet, nous les v\u00eemes, le lendemain, avec \nhorreur. \u00ab O Dieu ! m\u2019\u00e9criai-je al ors, \u00e0 quoi sommes-nous expos\u00e9s \nNous nous r\u00e9jouissions hier d\u2019avoir d\u00e9 rob\u00e9 nos vies \u00e0 la cruaut\u00e9 d\u2019un \ng\u00e9ant et \u00e0 la fureur des eaux, et nous voil\u00e0 tomb\u00e9s dans un p\u00e9ril qui \nn\u2019est pas moins terrible. \u00bb \n \nNous remarqu\u00e2mes, en nous promenan t, un gros arbre fort haut, sur \nlequel nous projet\u00e2mes de passer la nuit suivante , pour nous mettre en \ns\u00fbret\u00e9. Nous mange\u00e2mes encore de s fruits comme le jour pr\u00e9c\u00e9dent, \net, \u00e0 la fin du jour, nous mont\u00e2mes sur l\u2019arbre. Nous entend\u00eemes \nbient\u00f4t le serpent, qui vint en sifflant jusqu\u2019au pied de l\u2019arbre o\u00f9 nous \n\u00e9tions. Il s\u2019\u00e9leva contre le tron c, et, rencontrant mon camarade qui \n\u00e9tait plus bas que moi, il l\u2019engl outit tout d\u2019un coup et se retira. \n \nJe demeurai sur l\u2019arbre jusqu\u2019au jour, et alors j\u2019en descendis plus mort que vif. Effectivement, je ne pouva is attendre un autre sort que celui \nde mes deux compagnons ; et ce tte pens\u00e9e me faisant fr\u00e9mir \nd\u2019horreur, je fis quelques pas pour m\u2019 aller jeter dans la mer ; mais, \ncomme il est doux de vivre le plus lo ngtemps qu\u2019on peut, je r\u00e9sistai \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 251 \n \n \n \nce mouvement de d\u00e9sespoir et me soumis \u00e0 la volont\u00e9 de Dieu, qui \ndispose \u00e0 son gr\u00e9 de notre vie. \n \nJe ne laissai pas tout efois d\u2019amasser une gr ande quantit\u00e9 de menu \nbois, de ronces et d\u2019\u00e9pines s\u00e8ches. J\u2019en fis plusieurs fagots que je liai \nensemble, apr\u00e8s en avoir fait un grand cercle autour de l\u2019arbre, et j\u2019en \nliai quelques-uns en travers par-dessus, pour me couvrir la t\u00eate. Cela \n\u00e9tant fait, je m\u2019enfermai dans ce cer cle \u00e0 l\u2019entr\u00e9e de la nuit, avec la \ntriste consolation de n\u2019 avoir rien n\u00e9glig\u00e9 pour me garantir du cruel \nsort qui me mena\u00e7ait. Le serpent ne manqua pas de revenir et de \ntourner autour de l\u2019arbre, cherch ant \u00e0 me d\u00e9vorer ; mais il n\u2019y put \nr\u00e9ussir, \u00e0 cause du rempart que je m\u2019 \u00e9tais fabriqu\u00e9, et il fit en vain, \njusqu\u2019au jour, le man\u00e8ge d\u2019un chat qui assi\u00e8ge une souris dans un \nasile qu\u2019il ne peut forcer. Enfin, le j our \u00e9tant venu, il se retira : mais je \nn\u2019osai sortir de mon fort que le soleil ne par\u00fbt. \n \nJe me trouvai si fatigu\u00e9 du trava il qu\u2019il m\u2019avait donn\u00e9, j\u2019avais tant \nsouffert de son haleine empest\u00e9e, que la mort me paraissant pr\u00e9f\u00e9rable \n\u00e0 cette horreur, je m\u2019\u00e9loignai de l\u2019ar bre ; et, sans me souvenir de la \nr\u00e9signation o\u00f9 j\u2019\u00e9tais le jour pr\u00e9c\u00e9dent, je courus vers la mer, dans le \ndessein de m\u2019y pr\u00e9cipiter la t\u00eate la premi\u00e8re. Ma is Dieu fut touch\u00e9 de \nmon d\u00e9sespoir : au moment o\u00f9 j\u2019allais me jeter dans la mer, j\u2019aper\u00e7us \nun navire assez \u00e9loign\u00e9 du rivage. Je criai de toute ma force pour me \nfaire entendre, et je d\u00e9pliai la to ile de mon turban pour qu\u2019on me \nremarqu\u00e2t. Cela ne fut pas inutile : tout l\u2019\u00e9quipage m\u2019aper\u00e7ut, et le \ncapitaine m\u2019envoya la chaloupe. Quand je fus \u00e0 bord, les marchands et \nles matelots me demand\u00e8rent av ec beaucoup d\u2019empressement par \nquelle aventure je m\u2019\u00e9tais trouv\u00e9 da ns cette \u00eele d\u00e9serte ; et, apr\u00e8s que \nje leur eus racont\u00e9 tout ce qui m\u2019\u00e9ta it arriv\u00e9, les plus anciens me dirent \nqu\u2019ils avaient plusieurs fois entendu parler des g\u00e9ants qui demeuraient \ndans cette \u00eele ; qu\u2019on leur avait assur\u00e9 que c\u2019\u00e9taient des \nanthropophages, et qu\u2019ils mangeaien t les hommes crus aussi bien que \nr\u00f4tis. A l\u2019\u00e9gard des serpents, ils ajout\u00e8rent qu\u2019il y en avait en abondance dans cette \u00eele ; qu\u2019ils se cachaient le jour et se montraient \nla nuit. Apr\u00e8s qu\u2019ils m\u2019eurent t\u00e9moi gn\u00e9 qu\u2019ils avaient bien de la joie \nde me voir \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 tant de p\u00e9rils , comme ils ne doutaient pas que je \nn\u2019eusse besoin de manger, ils s\u2019em press\u00e8rent de me r\u00e9galer de ce Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 252 \n \n \n \nqu\u2019ils avaient de meilleur ; et le capitaine, remarquant que mon habit \n\u00e9tait tout en lambeaux, eut la g\u00e9n\u00e9 rosit\u00e9 de m\u2019en faire donner un des \nsiens. \n \nNous cour\u00fbmes la me r quelque temps ; nous touch\u00e2mes \u00e0 plusieurs \n\u00eeles, et nous abord\u00e2mes enfin \u00e0 celle de Salahat, d\u2019o\u00f9 l\u2019on tire le \nsandal, qui est un bois de grand usage dans la m\u00e9decine. Nous \nentr\u00e2mes dans le port et nous y mouill\u00e2mes. Les marchands \ncommenc\u00e8rent a faire d\u00e9barquer le urs marchandises, pour les vendre \nou les \u00e9changer. Pendant ce temps-l\u00e0, le capitaine m\u2019appela et me dit : \n\u00ab Fr\u00e8re, j\u2019ai en d\u00e9p\u00f4t des marc handises qui appartenaient \u00e0 un \nmarchand qui a navigu\u00e9 quelque temps sur mon navire. Comme ce \nmarchand est mort, je les fais valo ir, pour en rendre compte \u00e0 ses \nh\u00e9ritiers, lorsque j\u2019en rencontrera i quelqu\u2019un. \u00bb Les ballots dont il \nentendait parler \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 sur le tillac. Il me les montra, en me \ndisant : \u00ab Voil\u00e0 les marchandises en question ; j\u2019esp\u00e8re que vous \nvoudrez bien vous charger d\u2019en fair e commerce, sous la condition du \ndroit d\u00fb \u00e0 la peine que vous prendrez. \u00bb J\u2019y consentis, en le remerciant \nde ce qu\u2019il me donnait l\u2019occasion de ne pas demeurer oisif. \n \nL\u2019\u00e9crivain du navire enregistrait tous les ballots avec les noms des marchands \u00e0 qui ils appartenaien t. Comme il demandait au capitaine \nsous quel nom il voulait qu\u2019il enre gistr\u00e2t ceux dont il venait de me \ncharger : \u00ab \u00c9crivez, lui r\u00e9pondit-il, s ous le nom de Sindbad le marin. \u00bb \nJe ne pus m\u2019entendre nommer sans \u00e9motion ; et, envisageant le \ncapitaine, je le reconnus pour cel ui qui, dans mon second voyage, \nm\u2019avait abandonn\u00e9 dans l\u2019\u00eele o\u00f9 je m\u2019\u00e9tais endormi au bord d\u2019un \nruisseau, et qui avait remis \u00e0 la voile sans m\u2019attendre ou me faire \nchercher. Je ne me l\u2019\u00e9tais pas re mis d\u2019abord, \u00e0 cause du changement \nqui s\u2019\u00e9tait fait en sa personne depui s le temps que je ne l\u2019avais vu. \n \nPour lui, qui me croyait mort, il ne faut pas s\u2019\u00e9tonner s\u2019il ne me \nreconnut pas. \u00ab Capitaine, lui dis- je, est-ce que le marchand \u00e0 qui \n\u00e9taient ces ballots s\u2019appelait Sindba d ? \u2014 Oui, me r\u00e9pondit-il, il se \nnommait de la sorte ; il \u00e9tait de Bagda d, et il s\u2019\u00e9tait embarqu\u00e9 sur mon \nvaisseau \u00e0 Balsora. Un jour que nous descend\u00eemes dans une \u00eele pour \nfaire de l\u2019eau et prendre quelques rafra\u00eechissements, je ne sais par Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 253 \n \n \n \nquelle m\u00e9prise je remis \u00e0 la voile sa ns prendre garde qu\u2019il ne s\u2019\u00e9tait \npas embarqu\u00e9 avec les autres. N ous ne nous en aper\u00e7\u00fbmes, les \nmarchands et moi, que quatre heures apr\u00e8s. Nous avions le vent en \npoupe, et si frais, qu\u2019il ne nous fut pas possible de revirer de bord pour \naller le reprendre. Vous le croyez donc mort ? repris-je. \u2014 \nAssur\u00e9ment, repartit-il. \u2014 Eh bien, capitaine, lui r\u00e9pliquai-je, ouvrez \nles yeux et connaissez ce Sindbad que vous laiss\u00e2tes dans cette \u00eele \nd\u00e9serte. Je m\u2019endormis au bord d\u2019un ruisseau, et quand je me r\u00e9veillai, \nje ne vis plus personne de l\u2019\u00e9 quipage. \u00bb A ces mots, le capitaine \ns\u2019attacha \u00e0 me regarder. \n \nApr\u00e8s m\u2019avoir fort attentivement consid\u00e9r\u00e9, il me reconnut enfin. \n\u00ab Dieu soit lou\u00e9 s\u2019\u00e9cria-t-il en m\u2019embrassant ; je suis ravi que la fortune ait r\u00e9par\u00e9 ma faute. Voil\u00e0 vos marchandises, que j\u2019ai toujours \npris soin de conserver et de faire valoir dans tous les ports o\u00f9 j\u2019ai \nabord\u00e9. Je vous les rends avec le profit que j\u2019en ai tir\u00e9. \u00bb Je les pris, en t\u00e9moignant au capitaine toute la reconnaissance que je lui devais. \n \nDe l\u2019\u00eele de Salahat nous all\u00e2mes \u00e0 une autre, o\u00f9 je me fournis de clous de girofle, de cannelle et d\u2019autr es \u00e9piceries. Quand nous nous eu \nf\u00fbmes \u00e9loign\u00e9s, nous v\u00eemes une tortue qui avait vingt coud\u00e9es en \nlongueur et en largeur ; nous rema rqu\u00e2mes aussi un poisson qui tenait \nde la vache ; il avait du lait, et sa peau est d\u2019une si grande duret\u00e9, \nqu\u2019on en fait ordinairement des boucliers. J\u2019en vis un autre qui avait la figure et la couleur d\u2019un chameau. Enfin, apr\u00e8s une longue navigation, \nj\u2019arrivai \u00e0 Balsora, et de l\u00e0 je revins en cette ville de Bagdad, avec tant \nde richesses que j\u2019en ignorais la quantit\u00e9. J\u2019en donnai encore aux pauvres une partie consid\u00e9rable, et j\u2019ajoutai d\u2019autres grandes terres \u00e0 \ncelles que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 acquises. \n \nSindbad acheva ainsi l\u2019histoire de son troisi\u00e8me voyage. Il va donner \nensuite cent autres sequins \u00e0 Hindbad en l\u2019invitant au repas du \nlendemain et au r\u00e9cit du quatri\u00e8me voyage. Hindbad et la compagnie \nse retir\u00e8rent ; et, le jour suivant \u00e9tant revenu, Sindba d prit la parole, \nsur la fin du d\u00eener et continua ses aventures. \n \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 254 \n \n \n \n \nQuatri\u00e8me voyage de Sindbad le Marin \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nLes plaisirs, dit-il, et les diver tissements que je pris apr\u00e8s mon \ntroisi\u00e8me voyage n\u2019eurent pas de s charmes assez puissants pour me \nd\u00e9terminer \u00e0 ne pas voyage r davantage. Je me la issai encore entra\u00eener \n\u00e0 la passion de trafiquer et de voi r des choses nouvelles. Je mis donc \nordre \u00e0 mes affaires ; et ayant fa it un fonds de marc handises de d\u00e9bit \ndans les lieux o\u00f9 j\u2019avais desse in d\u2019aller, je partis. Je pris la route de la \nPerse, dont je traversai plusieurs provinces, et j\u2019arrivai \u00e0 un port de \nmer o\u00f9 je m\u2019embarquai. Nous m\u00eemes \u00e0 la voile, et nous avions d\u00e9j\u00e0 \ntouch\u00e9 \u00e0 plusieurs ports de terre ferme et \u00e0 quelques \u00eeles orientales, lorsque, faisant un jour un grand trajet, nous f\u00fbmes surpris d\u2019un coup \nde vent qui obligea le capitaine \u00e0 faire amener les voiles et \u00e0 donner \ntous les ordres n\u00e9cessaires pour pr\u00e9venir le danger dont nous \u00e9tions \nmenac\u00e9s. Mais toutes nos pr\u00e9cautions furent inutiles ; la man\u0153uvre ne r\u00e9ussit pas bien ; les voiles furent d\u00e9chir\u00e9es en mille pi\u00e8ces, et le \nvaisseau, ne pouvant plus \u00eatre gouve rn\u00e9, donna sur des r\u00e9cifs, et se \nbrisa de mani\u00e8re qu\u2019un grand nombre de marchands et de matelots se \nnoy\u00e8rent et que la charge p\u00e9rit. \n \nJ\u2019eus le bonheur, de m\u00eame que pl usieurs autres marchands et \nmatelots, de me prendre \u00e0 une plan che. Nous f\u00fbmes tous emport\u00e9s par \nun courant vers une \u00eele qui \u00e9tait devant nous. Nous y trouv\u00e2mes des \nfruits et de l\u2019eau de source qui serv irent \u00e0 r\u00e9tablir nos forces. Nous \nnous y repos\u00e2mes m\u00eame la nuit, da ns l\u2019endroit o\u00f9 la mer nous avait \njet\u00e9s, sans avoir pris aucun par ti sur ce que nous devions faire. \nL\u2019abattement o\u00f9 nous \u00e9tions de notre disgr\u00e2ce nous en avait emp\u00each\u00e9s. \n \nLe jour suivant, d\u00e8s que le sole il fut lev\u00e9, nous nous \u00e9loign\u00e2mes du \nrivage ; et avan\u00e7ant dans l\u2019\u00eele, nous y aper\u00e7\u00fbmes des habitations, o\u00f9 nous nous rend\u00eemes. A notre arriv\u00e9e, des noirs vinrent \u00e0 nous en tr\u00e8s Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 255 \n \n \n \ngrand nombre ; ils nous environn\u00e8rent , se saisirent de nos personnes, \nen firent une esp\u00e8ce de partage, et nous conduisirent ensuite dans leurs \nmaisons. \n \nNous f\u00fbmes men\u00e9s, cinq de mes ca marades et moi, dans un m\u00eame \nlieu. D\u2019abord, on nous fit asseoir et l\u2019on nous servit d\u2019une certaine \nherbe, en nous invitant par signes \u00e0 en manger. Mes camarades, sans \nfaire r\u00e9flexion que ceux qui la se rvaient n\u2019en mangeaient pas, ne \nconsult\u00e8rent que leur faim, qui pre ssait, et se jet\u00e8rent sur ces mets \navec avidit\u00e9. Pour moi, par un pre ssentiment de quelque supercherie, \nje ne voulus pas seulement en go\u00fbter, et je m\u2019en trouvai bien ; car peu \nde temps apr\u00e8s je m\u2019aper\u00e7us que l\u2019esprit avait tourn\u00e9 \u00e0 mes \ncompagnons, et qu\u2019en me parlant ils ne savaient ce qu\u2019ils disaient. \n \nOn me servit ensuite du riz pr\u00e9par\u00e9 avec de l\u2019huile de coco et mes \ncamarades, qui n\u2019avaient plus de raison, en mang\u00e8rent \nextraordinairement. J\u2019en mangeai aussi, mais fort peu. Les noirs \navaient d\u2019abord pr\u00e9sent\u00e9 de cette he rbe pour nous troubler l\u2019esprit et \nnous \u00f4ter par l\u00e0 le chagrin que la tr iste connaissance de notre sort nous \ndevait causer ; et ils nous donnaient du riz fleur nous engraisser. \nComme ils \u00e9taient anthro pophages, leur intention \u00e9tait de nous manger \nquand nous serions devenus gras. C\u2019est ce qui arriva \u00e0 mes camarades, qui ignoraient leur destin\u00e9e, parce qu\u2019ils avaient perdu leur bon sens. Puisque j\u2019avais conserv\u00e9 le mien, vous jugez bien, seigneurs, qu\u2019au \nlieu d\u2019engraisser comme les autres, je devins encore plus maigre que \nje n\u2019\u00e9tais. La crainte de la mo rt, dont j\u2019\u00e9tais incessamment frapp\u00e9, \ntournait en poison tous les aliments que je prenais. Je tombai dans une \nlangueur qui me fut fort salutaire ; car les noirs, ayant assomm\u00e9 et \nmang\u00e9 mes compagnons, en demeur \u00e8rent l\u00e0 ; et me voyant sec, \nd\u00e9charn\u00e9, malade, ils remirent ma mort \u00e0 un autre temps. \n \nCependant j\u2019avais beaucoup de libert\u00e9 , et l\u2019on ne prenait presque pas \ngarde \u00e0 mes actions. Cela me donna lieu de m\u2019\u00e9loigner, un jour, des \nhabitations des noirs et de me sauve r. Un vieillard, qui m\u2019aper\u00e7ut et \nqui se douta de mon dessein, me cria de toute sa force de revenir ; \nmais, au lieu de lui ob\u00e9ir, je redoubl ai mes pas et fus bient\u00f4t hors de \nsa vue. Il n\u2019y avait alors que ce vie illard dans les habitations ; tous les Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 256 \n \n \n \n autres noirs s\u2019\u00e9taient absent\u00e9s et ne devaient revenir que sur la fin du \njour, ce qu\u2019ils avaient coutume de faire assez souvent. C\u2019est pourquoi, \u00e9tant assur\u00e9 qu\u2019ils ne seraient pl us \u00e0 temps de courir apr\u00e8s moi \nlorsqu\u2019ils apprendraient ma fuite, je marchai jusqu\u2019\u00e0 la nuit. Alors je \nm\u2019arr\u00eatai, pour prendre un peu de re pos et manger de quelques vivres \ndont j\u2019avais fait provision. Mais je repris bient\u00f4t mon chemin et \ncontinuai de marcher penda nt sept jours, en \u00e9vitant les endroits qui me \nparaissaient habit\u00e9s. Je vivais de cocos \n30 qui me fournissaient en \nm\u00eame temps de quoi boire et de quoi manger. \n \nLe huiti\u00e8me jour, j\u2019arrivai pr\u00e8s de la mer ; j\u2019aper\u00e7us tout \u00e0 coup des \ngens, blancs comme moi, occup\u00e9s \u00e0 cueillir du poivre, dont il y avait \nl\u00e0 une grande abondance. Leur occ upation me fut de bon augure, je ne \nfis nulle difficult\u00e9 de m\u2019approcher d\u2019 eux, et ils vinrent au-devant de \nmoi. D\u00e8s qu\u2019ils me virent, ils me de mand\u00e8rent en arabe qui j\u2019\u00e9tais et \nd\u2019o\u00f9 je venais. Ravi de les entendr e parler comme moi, je satisfis \nvolontiers leur curiosit\u00e9, en leur r acontant de quelle mani\u00e8re j\u2019avais \nfait naufrage et \u00e9tais venu dans ce tte \u00eele, o\u00f9 j\u2019\u00e9tais tomb\u00e9 entre les \nmains des noirs. \u00ab Mais ces noirs, me dirent-ils, mangent les hommes \nPar quel miracle \u00eates-vous \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 leur cruaut\u00e9 ? \u00bb Je leur fis le m\u00eame r\u00e9cit que vous venez d\u2019entendre, et ils furent merveilleusement \n\u00e9tonn\u00e9s. \n \nJe demeurai avec eux jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019 ils eussent amass\u00e9 la quantit\u00e9 de \npoivre qu\u2019ils voulurent ; apr\u00e8s quoi ils me firent embarquer sur le \nb\u00e2timent qui les avait amen\u00e9s, et nous nous rend\u00eemes dans une autre \n \n30 Fruit du cocotier. Cet arbre cro\u00eet nature llement dans les Indes, en Afrique et \nen Am\u00e9rique. Son tronc, qui s\u2019\u00e9l\u00e8ve jusqu\u2019\u00e0 60 pieds de hauteur, est couronn\u00e9 \npar un faisceau de dix \u00e0 douze feuilles de 10 \u00e0 15 pieds de long sur 3 ou de \nlarge. On voit \u00e0 leur centre un bourge on droit, pointu, tendre, qu\u2019on nomme \nchou, et qui est tr\u00e8s bon \u00e0 manger ; et, \u00e0 la base interne des inf\u00e9rieures, de \ngrandes spathes ovales, pointues, qui donnent issue \u00e0 un panicule qu\u2019on \nappelle r\u00e9gime, et qui est charg\u00e9 de fleurs jaun\u00e2tres. A ces fleurs succ\u00e8dent \ndes fruits de la grosseur d\u2019une t\u00eate d\u2019homme, lisses \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur, et contenant \nune amande \u00e0 chair blanche et ferme, co mme celle de la noisette, dont elle a \nun peu le go\u00fbt, entour\u00e9e, avant sa matur it\u00e9, d\u2019une liqueur claire, agr\u00e9able et \nrafra\u00eechissante. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 257 \n \n \n \n\u00eele, d\u2019o\u00f9 ils \u00e9taient venus. Ils me pr \u00e9sent\u00e8rent \u00e0 leur roi, qui \u00e9tait un \nbon prince. Il eut la patience d\u2019\u00e9couter le r\u00e9cit de mon aventure, qui le \nsurprit. Il me fit donner ensuite des habits et commanda qu\u2019on e\u00fbt soin \nde moi. \n \nL\u2019\u00eele o\u00f9 je me trouvais \u00e9tait fort pe upl\u00e9e et abondante en toutes sortes \nde choses, et l\u2019on faisait un gra nd commerce dans la ville o\u00f9 le roi \ndemeurait. Cet agr\u00e9able asile commen\u00e7a \u00e0 me consoler de mon \nmalheur ; et les bont\u00e9s que ce g\u00e9n\u00e9reux prince avait pour moi achev\u00e8rent de me rendre content. En effet, il n\u2019y avait personne qui f\u00fbt \nmieux que moi dans son esprit, et, par cons\u00e9quent, il n\u2019y avait \npersonne \u00e0 sa cour ni dans la ville qui ne cherch\u00e2t l\u2019occasion de me \nfaire plaisir. Ainsi je fus bient\u00f4 t regard\u00e9 comme un homme n\u00e9 dans \ncette \u00eele, plut\u00f4t que comme un \u00e9tranger. \n \nJe remarquai une chose qui me parut bien extraordinaire : tout le monde, le roi m\u00eame, montait \u00e0 cheval sans bride et sans \u00e9triers. Cela \nme fit prendre la libert\u00e9 de lui demander un jour pourquoi Sa Majest\u00e9 \nne se servait pas de ces commodit\u00e9s. Il me r\u00e9pondit que je lui parlais \nle choses dont on ignorait l\u2019usage dans ses \u00c9tats. \n \nJ\u2019allai aussit\u00f4t chez un ouvrier, et je lui fis dresser le bois d\u2019une selle \nsur le mod\u00e8le que je lui donnai. Le bois de la selle achev\u00e9, je le garnis \nmoi-m\u00eame de bourre et de cuir, et l\u2019ornai d\u2019une broderie d\u2019or. Je \nm\u2019adressai ensuite \u00e0 un serrurier, qui me fit un mors de la forme que \nje lui montrai, je lui fi s faire aussi des \u00e9triers. \n \nQuand ces choses furent dans un \u00e9tat parfait, j\u2019allai les pr\u00e9senter au roi, je les essayai sur un de ses chevaux. Ce pr ince monta dessus et fut \nsi satisfait de cette i nvention, qu\u2019il m\u2019en t\u00e9moigna sa joie par de \ngrandes largesses. Je ne pus me d\u00e9fendre de fa ire plusieurs selles pour \nses ministres et pour les principaux officiers de sa maison, qui me firent tous des pr\u00e9sents qui m\u2019enrichirent en peu de temps. J\u2019en fis aussi pour les personnes les plus qu alifi\u00e9es de la ville, ce qui me mit \ndans une grande r\u00e9putation et me fit consid\u00e9rer de tout le monde. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 258 \n \n \n \nComme je faisais ma cour au roi tr \u00e8s exactement, il me dit un jour : \n\u00ab Sindbad, je t\u2019aime et je sais que t ous mes sujets qui te connaissent te \nch\u00e9rissent \u00e0 mon exemple. J\u2019ai une pri\u00e8re \u00e0 te faire, et il faut que tu m\u2019accordes ce que je vais te demander. \u2014 Sire, lui r\u00e9pondis-je, il n\u2019y a rien que je ne sois pr\u00eat \u00e0 fair e pour marquer mon ob\u00e9issance \u00e0 Votre \nMajest\u00e9 ; elle a sur moi un pouvoi r absolu. \u2014 Je veux te marier, \nr\u00e9pliqua le roi, afin que le mariage t\u2019arr\u00eate en mes Etats et que tu ne \nsonges plus \u00e0 ta patrie. \u00bb Comme je n\u2019osais r\u00e9sister \u00e0 la volont\u00e9 du \nprince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble, belle, \nsage et riche. Apr\u00e8s les c\u00e9r\u00e9monies des noces, je m\u2019\u00e9tablis chez la \ndame, avec laquelle je v\u00e9cus quelque temps dans une union parfaite. N\u00e9anmoins je n\u2019\u00e9tais pas trop conten t de mon \u00e9tat. Mon dessein \u00e9tait \nde m\u2019\u00e9chapper \u00e0 la prem i\u00e8re occasion, et de retourner \u00e0 Bagdad ; car \nmon \u00e9tablissement, tout avantageux qu\u2019il \u00e9tait, ne pouvait m\u2019en faire \nperdre le souvenir. \n \nJ\u2019\u00e9tais dans ces sentiments, lorsque la femme d\u2019un de mes voisins, avec lequel j\u2019avais contract\u00e9 une amiti\u00e9 fort \u00e9troite, tomba malade et \nmourut. J\u2019allai chez lui pour le consol er ; et le trouvant plong\u00e9 dans la \nplus vive affliction : \u00ab Dieu vous c onserve, lui dis-je en l\u2019abordant, et \nvous donne une longue vie ! \u2014 H\u00e9 las ! me r\u00e9pondit-il, comment \nvoulez vous que j\u2019obtienne la gr\u00e2ce que vous me souhaitez ? je n\u2019ai \nplus qu\u2019une heure \u00e0 vivre. \u2014 Oh ! repris-je, ne vous mettez pas dans \nl\u2019esprit une pens\u00e9e si funeste ; j\u2019esp\u00e8 re que cela n\u2019arrivera pas et que \nj\u2019aurai le plaisir de vous poss\u00e9de r encore longtemps. \u2014 Je souhaite, \nr\u00e9pliqua-t-il, que votre vie soit de longue dur\u00e9e ; pour ce qui est de \nmoi, mes affaires sont faites, et je vous apprends que l\u2019on m\u2019enterre \naujourd\u2019hui avec ma fe mme. Telle est la coutume, que nos anc\u00eatres \nont \u00e9tablie dans cette \u00eele, et qu\u2019ils ont inviolablement gard\u00e9e : le mari \nvivant est enterr\u00e9 avec la femme mort e, et la femme vivante avec le \nmari mort. Rien ne peut me sauver ; tout le monde subit cette loi. \u00bb \n \nDans le temps qu\u2019il m\u2019entretenait de cette \u00e9trange barbarie, dont la \nnouvelle m\u2019effraya cruellement, les pa rents, les amis et les voisins \narriv\u00e8rent en corps pour assister aux fun\u00e9railles. On rev\u00eatit le cadavre \nde la femme de se s habits les plus riches, comme au jour de ses noces, \net on la para de tous ses joyaux. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 259 \n \n \n \n \nOn l\u2019enleva ensuite dans une bi\u00e8re d\u00e9couverte, et le convoi se mit en \nmarche. Le mari \u00e9tait \u00e0 la t\u00eate du de uil et suivait le corps de sa femme. \nOn prit le chemin d\u2019une haute monta gne ; et lorsqu\u2019on y fut arriv\u00e9, on \nleva une grosse pierre qui couvrait l\u2019ouverture d\u2019un puits profond, et \nl\u2019on y descendit le cadavre sans lui ri en \u00f4ter de ses habillements et de \nses joyaux. Apr\u00e8s cela, le mari embra ssa ses parents et ses amis et se \nlaissa mettre sans r\u00e9sistance dans une bi\u00e8re, avec un pot d\u2019eau et sept \npetits pains aupr\u00e8s de lui ; puis on le descendit de la m\u00eame mani\u00e8re \nqu\u2019on avait descendu sa femme. La montagne s\u2019\u00e9tendait en longueur \net servait de bornes \u00e0 la mer, et le puits \u00e9tait tr\u00e8s profond. La \nc\u00e9r\u00e9monie achev\u00e9e, on remit la pierre sur l\u2019ouverture. \n \nIl n\u2019est pas besoin, seigneurs, de vous dire que je fus un fort triste \nt\u00e9moin de ces fun\u00e9railles. Toutes le s autres personnes qui y assist\u00e8rent \nn\u2019en parurent presque pas touch\u00e9es, par l\u2019habitude de voir souvent la \nm\u00eame chose. Je ne pus m\u2019emp\u00eacher de dire au roi ce que je pensais l\u00e0-\ndessus. \u00ab Sire, lui dis-je, je ne saurais assez m\u2019\u00e9t onner de l\u2019\u00e9trange \ncoutume qu\u2019on a dans vos \u00c9tats d\u2019enterre r les vivants et les morts. J\u2019ai \nbien voyag\u00e9, j\u2019ai fr\u00e9quent\u00e9 des gens d\u2019une infinit\u00e9 de nations, et je \nn\u2019ai jamais entendu parler d\u2019une loi si cruelle : \u2014 Que veux-tu ! \nSindbad, me r\u00e9pondit le roi, c\u2019est une loi commune, et j\u2019y suis soumis \nmoi-m\u00eame je serai enterr\u00e9 vivant av ec la reine, mon \u00e9pouse, si elle \nmeurt la premi\u00e8re. \u2014 Mais, sire, lui dis-je, oserais-je demander \u00e0 \nVotre Majest\u00e9 si les \u00e9trangers sont oblig\u00e9s d\u2019observer cette coutume ? \n\u2014 Sans doute, repartit le roi en sour iant du motif de ma question ; ils \nn\u2019en sont pas except\u00e9s lorsqu\u2019ils sont mari\u00e9s dans cette \u00eele. \u00bb \n \nJe m\u2019en retournai triste ment au logis avec cette r\u00e9ponse. La crainte \nque ma femme ne mour\u00fbt la prem i\u00e8re et qu\u2019on ne m\u2019enterr\u00e2t tout \nvivant avec elle me faisait faire des r\u00e9flexions tr\u00e8s mortifiantes. \nCependant, quel rem\u00e8de apporter \u00e0 ce mal ? Il fallut prendre patience \net m\u2019en remettre \u00e0 la volont\u00e9 de Dieu. N\u00e9anmoins je tremblais \u00e0 la \nmoindre indisposition que je voyais \u00e0 ma femme ; mais, h\u00e9las ! j\u2019eus \nbient\u00f4t la frayeur tout enti\u00e8re. E lle tomba v\u00e9ritablement malade et \nmourut en peu de jours. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 260 \n \n \n \nJugez de ma douleur ! \u00eatre enterr\u00e9 t out vif ne me paraissait pas une fin \nmoins d\u00e9plorable que celle d\u2019\u00eatre d\u00e9vor\u00e9 par des anthropophages ; il fallait pourtant en passer par l\u00e0. Le ro i, accompagn\u00e9 de toute sa cour, \nvoulut honorer de sa pr\u00e9sence le convoi, et les personnes les plus \nconsid\u00e9rables de la ville me firent aussi l\u2019honneur d\u2019assister \u00e0 mon \nenterrement. \n \nLorsque tout fut pr\u00eat pour la c\u00e9r\u00e9monie, on posa le corps de ma \nfemme dans une bi\u00e8re, avec tous ses joyaux et ses plus magnifiques \nhabits. On commen\u00e7a la marche . Comme second acteur de cette \npitoyable trag\u00e9die, je suivais imm\u00e9 diatement la bi\u00e8re de ma femme, \nles yeux baign\u00e9s de la rmes, et d\u00e9plorant mon malheureux destin. \nAvant que d\u2019arriver \u00e0 la montagne, je voulus faire une tentative sur \nl\u2019esprit des spectateurs. Je m\u2019adressa i au roi premi\u00e8rement, ensuite \u00e0 \nceux qui se trouv\u00e8rent autour de moi ; et m\u2019inclinant devant eux \njusqu\u2019\u00e0 terre pour baiser le bord de leur habit, je le s suppliai d\u2019avoir \ncompassion de moi. \u00ab Consid\u00e9rez, di sais-je, que je suis un \u00e9tranger \nqui ne doit pas \u00eatre soumis \u00e0 une loi si rigoureuse, et que j\u2019ai une autre \nfemme et des enfants dans mon pa ys. \u00bb J\u2019eus beau prononcer ces \nparoles d\u2019un air touchant, personne n\u2019en fut attendri ; au contraire, on \nse h\u00e2ta de descendre le corps de ma femme dans le puits, et l\u2019on m\u2019y \ndescendit un moment apr\u00e8s, dans une autre bi\u00e8re d\u00e9couverte, avec un \nvase rempli d\u2019eau et sept pains. Enfin, cette c\u00e9r\u00e9monie si funeste pour moi \u00e9tant achev\u00e9e, on remit la pierre sur l\u2019ouverture du puits, \nnonobstant l\u2019exc\u00e8s de ma douleu r et mes cris pitoyables. \n \nA mesure que j\u2019approcha is du fond, je d\u00e9couvrai s, \u00e0 la faveur du peu \nde lumi\u00e8re qui venait d\u2019en haut, la disposition de ce lieu souterrain. \nC\u2019\u00e9tait une grotte fort vaste et qui pouvait bien avoir cinquante \ncoud\u00e9es de profondeur. Je sentis bient\u00f4t une puanteur insupportable \nqui sortait d\u2019une infinit\u00e9 de cadav res que je voyais \u00e0 droite et \u00e0 \ngauche. Je crus m\u00eame entendre quelques-uns des derniers qu\u2019on y avait descendus vifs pou sser les derniers soupirs. N\u00e9anmoins, lorsque \nje fus en bas, je sortis promptem ent de la bi\u00e8re et m\u2019\u00e9loignai des \ncadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par terre, o\u00f9 je demeurai \nlongtemps plong\u00e9 dans les pleurs. Alors, faisant r\u00e9flexion sur mon triste sort : \u00ab Il est vrai, disais-je, que Dieu dispose de nous selon les Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 261 \n \n \n \nd\u00e9crets de sa providence ; mais, pa uvre Sindbad, n\u2019est-ce pas ta faute \nque tu te vois r\u00e9duit \u00e0 mourir d\u2019une mo rt si \u00e9trange Pl\u00fbt \u00e0 Dieu que tu \neusses p\u00e9ri dans quelqu\u2019un des na ufrages dont tu es \u00e9chapp\u00e9 ! tu \nn\u2019aurais pas \u00e0 mourir d\u2019un tr\u00e9pas si lent et si terrible en toutes ses circonstances. Mais tu te l\u2019es a ttir\u00e9 par ta maudite avarice. Ah ! \nmalheureux ! ne devais-tu pas plut\u00f4t demeurer chez toi et jouir tranquillement du fruit de tes travaux ! \n \nTelles \u00e9taient les inutiles plaintes dont je faisais retentir la grotte, en \nme frappant la t\u00eate et l\u2019estoma c de rage et de d\u00e9sespoir et \nm\u2019abandonnant tout entier aux pe ns\u00e9es les plus d\u00e9solantes. \nN\u00e9anmoins (vous le dirai-je ?) au lieu d\u2019appeler la mort \u00e0 mon secours, quelque mis\u00e9rable que je fusse, l\u2019amour de la vie se fit encore sentir en moi et me porta \u00e0 prolonger mes jours. J\u2019allai, \u00e0 t\u00e2tons, et en \nme bouchant le nez, prendre le pain et l\u2019eau qui \u00e9taient dans ma bi\u00e8re, et j\u2019en mangeai. \n \nQuoique l\u2019obscurit\u00e9 qui r\u00e9gnait dans la grotte f\u00fbt si \u00e9paisse que l\u2019on \nne distinguait pas le jour d\u2019avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de \nretrouver ma bi\u00e8re ; et il me sembla que la grotte \u00e9tait plus spacieuse \net plus remplie de cada vres qu\u2019elle ne m\u2019avait paru d\u2019abord. Je v\u00e9cus \nquelques jours de mon pain et de mon eau ; mais enfin, n\u2019en ayant \nplus, je me pr\u00e9parai \u00e0 mourir. \n \nJe n\u2019attendais plus que la mort, lorsque j\u2019entendis lever la pierre. On descendit un cadavre et une pers onne vivante. Le mort \u00e9tait un \nhomme. Il est naturel de prendre de s r\u00e9solutions extr\u00eames dans les \nderni\u00e8res extr\u00e9mit\u00e9s. Dans le temps qu\u2019on descendait la femme, je \nm\u2019approchai de l\u2019endroit o\u00f9 sa bi\u00e8re devait \u00eatre pos\u00e9e ; et quand je m\u2019aper\u00e7us que l\u2019on recouvrait l\u2019ouve rture du puits, je donnai sur la \nt\u00eate de la malheureuse deux ou trois grands coups d\u2019un gros os dont je \nm\u2019\u00e9tais saisi. Elle en fut \u00e9tourdie, ou plut\u00f4t je l\u2019assommai ; et comme \nje ne faisais cette action inhumain e que pour profiter du pain et de \nl\u2019eau qui \u00e9taient dans la bi\u00e8re, j\u2019eus des provisions pour quelques \njours. Au bout de ce temps-l\u00e0, on descendit encore une femme morte et un homme vivant ; je tuai l\u2019homme de la m\u00eame mani\u00e8re, et comme, \npar bonheur pour moi, il y eut alor s une esp\u00e8ce de mortalit\u00e9 dans la Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 262 \n \n \n \nville, je ne manquais pas de vivres , en mettant toujours en \u0153uvre la \nm\u00eame industrie. \n \nUn jour que je venais d\u2019exp\u00e9di er encore une femme, j\u2019entendis \nsouffler et marcher. J\u2019avan\u00e7ai du c\u00f4 t\u00e9 d\u2019o\u00f9 partait le bruit ; j\u2019entendis \nsouffler plus fort \u00e0 mon approche, et il me parut entrevoir quelque chose qui prenait la fuite. Je suivis cette esp\u00e8ce d\u2019ombre, qui s\u2019arr\u00eatait \npar reprises et soufflait toujour s en fuyant, \u00e0 mesure que j\u2019en \napprochais. Je la poursuivis si l ongtemps et j\u2019allai si loin, que \nj\u2019aper\u00e7us enfin une lumi\u00e8re qui resse mblait \u00e0 une \u00e9toile. Je continuai \nde marcher vers cette lumi\u00e8re, la perdant quelquefois, selon les \nobstacles qui me la cachaient, mais je la retrouvais toujours ; et \u00e0 la \nfin, je d\u00e9couvris qu\u2019elle venait par une ouverture du rocher, assez \nlarge pour y passer. \n \nA cette d\u00e9couverte, je m\u2019arr\u00eatai quelque temps, pour me remettre de \nl\u2019\u00e9motion violente avec laquelle je venais de marcher ; puis, m\u2019\u00e9tant \navanc\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 l\u2019ouverture, j\u2019y passa i et me trouvai sur le bord de la \nmer. Imaginez-vous l\u2019exc\u00e8s de ma joie. Il fut tel, que j\u2019eus d\u00e9 la peine \n\u00e0 me persuader que ce n\u2019 \u00e9tait pas un songe. Lors que je fus convaincu \nque c\u2019\u00e9tait une chose r\u00e9elle, et que mes sens furent r\u00e9tablis en leur \nassiette ordinaire, je compris que la chose que j\u2019avais entendue \nsouffler et que j\u2019avais suivie \u00e9tait un animal sorti de la mer, qui avait \ncoutume d\u2019entrer dans la grotte pour s\u2019y repa\u00eetre de corps morts. \n \nJ\u2019examinai la montagne et remarqua i qu\u2019elle \u00e9tait situ\u00e9e entre la ville \net la mer, sans communication par aucun chemin, parce qu\u2019elle \u00e9tait \ntellement escarp\u00e9e que la nature ne l\u2019avait pas rendue praticable. Je \nme prosternai sur le rivage, pour remercier Dieu de la gr\u00e2ce qu\u2019il \nvenait de me faire. Je rentrai ensuite dans la grotte, pour aller prendre \ndu pain, que je revins manger \u00e0 la clart\u00e9 du jour, de meilleur app\u00e9tit \nque je n\u2019avais fait depuis que l\u2019on m\u2019avait enterr\u00e9 dans ce lieu \nt\u00e9n\u00e9breux. \n \nJ\u2019y retournai encore et j\u2019allai ramasse r \u00e0 t\u00e2tons dans les bi\u00e8res tous les \ndiamants, les rubis, les perles, les bracelets d\u2019or et enfin toutes les \nriches \u00e9toffes que je trouvai sous ma main ; je portai tout cela sur le Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 263 \n \n \n \n bord de la mer. J\u2019en fis plusieur s ballots, que je liai proprement avec \ndes cordes qui avaient servi \u00e0 descendre les bi\u00e8res et dont il y avait \nune grande quantit\u00e9. Je les laissai su r le rivage, en attendant une bonne \noccasion, sans craindre que la pluie les g\u00e2t\u00e2t ; car alors ce n\u2019en \u00e9tait \npas la saison. \n \nAu bout de deux ou trois jours, j\u2019ap er\u00e7us un navire, qui ne faisait que \nde sortir du port et qui vint passer pr\u00e8s de l\u2019endroit o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. Je fis \nsigne de la toile de mon turban et je criai de toute ma force pour me \nfaire entendre. On m\u2019entendit, et l\u2019on d\u00e9tacha la chaloupe pour me \nvenir prendre. A la demande que les matelots me firent par quelle \ndisgr\u00e2ce je me trouvais en ce lieu, je r\u00e9pondis que je m\u2019\u00e9tais sauv\u00e9 d\u2019un naufrage, depuis deux jours, avec le s marchandises qu\u2019ils \nvoyaient. Heureusement pour moi, ce s gens, sans examiner le lieu o\u00f9 \nj\u2019\u00e9tais et si ce que je leur disais \u00e9tait vraisemblable, se content\u00e8rent de ma r\u00e9ponse et m\u2019emmen\u00e8re nt avec mes ballots. \n \nQuand nous f\u00fbmes arriv\u00e9s \u00e0 bord, le capitaine, satisfait en lui-m\u00eame du plaisir qu\u2019il me faisait et occ up\u00e9 du commandement du navire, eut \naussi la bont\u00e9 de se payer du pr\u00e9te ndu naufrage que je lui dis avoir \nfait. Je lui pr\u00e9sentai quelques-unes de mes pierreries, mais il ne voulut \npas les accepter. \n \nNous pass\u00e2mes devant plusieurs \u00eeles, et entre autres, devant l\u2019\u00eele des \nCloches, \u00e9loign\u00e9e de dix journ\u00e9es de celle de Serendib 31, par un vent \nordinaire et r\u00e9gl\u00e9, et de six j ourn\u00e9es de l\u2019\u00eele de Kela, o\u00f9 nous \nabord\u00e2mes. Il y a des mines de plomb, des cannes d\u2019Inde et du \ncamphre excellent. \n \nLe roi de l\u2019\u00eele de Kela est tr\u00e8s ri che, tr\u00e8s puissant, et son autorit\u00e9 \ns\u2019\u00e9tend sur toute l\u2019\u00eele des Cloches, qui a deux journ\u00e9es d\u2019\u00e9tendue, et \ndont les habitants sont encore si barbares, qu\u2019ils mangent la chair \nhumaine. Apr\u00e8s que nous e\u00fbmes fa it un grand commerce dans cette \n\u00eele, nous rem\u00eemes \u00e0 la voile et a bord\u00e2mes \u00e0 plusieurs autres ports. \nEnfin, j\u2019arrivai heureusement \u00e0 Bagdad, avec des richesses infinies, \n \n31 Nom que les Arabes donna ient \u00e0 l\u2019\u00eele de Ceylan. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 264 \n \n \n \ndont il est inutile de vous faire le d\u00e9 tail. Pour rendre gr\u00e2ces \u00e0 Dieu des \nfaveurs qu\u2019il m\u2019avait faites, je fi s de grandes aum\u00f4nes, tant pour \nl\u2019entretien de plusieurs mosqu\u00e9es que pour la subsistance des pauvres, \net me donnai tout entier \u00e0 mes parents et \u00e0 mes amis, en me \ndivertissant et en faisant bonne ch\u00e8re avec eux. \n \nSindbad finit en cet endroit le r\u00e9 cit de son quatri\u00e8me voyage, qui \ncausa encore plus d\u2019admiration \u00e0 ses auditeurs que les trois \npr\u00e9c\u00e9dents. Il fit un nouveau pr\u00e9sent de cent sequins \u00e0 Hindbad, qu\u2019il pria, comme les autres, de revenir le jour suivant, \u00e0 la m\u00eame heure, \npour d\u00eener chez lui et entendre le d\u00e9tail de son cinqui\u00e8me voyage. \nHindbad et les autres convi\u00e9s prirent cong\u00e9 de lui et se retir\u00e8rent. Le \nlendemain, lorsqu\u2019ils furent tous rassemb l\u00e9s, ils se mirent \u00e0 table ; et \u00e0 \nla fin du repas, le ne dura pas moins que les autres, Sindbad \ncommen\u00e7a de cette sorte le r\u00e9 cit de son cinqui\u00e8me voyage : \n \n \n \nCinqui\u00e8me voyage de Sindbad le Marin \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nLes plaisirs, dit-il, eurent encore assez de charmes pour effacer de ma \nm\u00e9moire toutes les peines et les maux que j\u2019avais soufferts, sans pouvoir m\u2019\u00f4ter l\u2019envie de faire de nouveaux voyages. C\u2019est pourquoi \nj\u2019achetai des marchandises, je le s fis emballer et charger sur des \nvoitures, et je partis avec elles pour me rendre au premier port de mer. \nL\u00e0, pour ne pas d\u00e9pendre d\u2019un capitaine et pour avoir un navire \u00e0 mon \ncommandement, je me donnai le loisir d\u2019en faire construire et \u00e9quiper \nun \u00e0 mes frais. D\u00e8s qu\u2019il fut achev\u00e9, je le fis charger ; je m\u2019embarquai \ndessus ; et comme je n\u2019avais pas de quoi faire une charge enti\u00e8re, je \nre\u00e7us plusieurs marchands de diff\u00e9rentes nations, avec leurs marchandises. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 265 \n \n \n \nNous f\u00eemes voile au premier bon vent et pr\u00eemes le large. Apr\u00e8s une \nlongue navigation, le premier e ndroit o\u00f9 nous abord\u00e2mes fut une \u00eele \nd\u00e9serte, o\u00f9 nous trouv\u00e2mes l\u2019\u0153uf d\u2019 un roc, d\u2019une grosseur pareille \u00e0 \ncelui dont vous m\u2019avez entendu parler ; il renfermait un petit roc pr\u00e8s \nd\u2019\u00e9clore, dont le bec commen\u00e7ait \u00e0 para\u00eetre. \n \nLes marchands, qui s\u2019\u00e9taient embarqu\u00e9 s sur mon navire et qui avaient \npris terre avec moi, cass\u00e8rent l\u2019\u0153uf \u00e0 grands coups de haches et firent \nune ouverture par o\u00f9 ils tir\u00e8rent le petit roc par morceaux et le firent \nr\u00f4tir. Je les avais avertis s\u00e9rieusement de ne pas toucher \u00e0 l\u2019\u0153uf ; mais \nils ne voulurent pas m\u2019\u00e9couter. \n \nIls eurent \u00e0 peine achev\u00e9 le r\u00e9ga l qu\u2019ils venaient de se donner, qu\u2019il \nparut en l\u2019air, assez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine, que \nj\u2019avais pris \u00e0 gage pour conduire mon vaisseau, sachant par \nexp\u00e9rience ce que cela signifiait, s\u2019 \u00e9cria que c\u2019\u00e9taient le p\u00e8re et la \nm\u00e8re du petit roc, et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus \nvite, pour \u00e9viter le malheur qu\u2019il pr \u00e9voyait. Nous suiv\u00eemes son conseil \navec empressement et nous rem\u00ee mes \u00e0 la voile en diligence. \n \nCependant les deux rocs approch\u00e8 rent en poussant des cris \neffroyables, qu\u2019ils redoubl\u00e8rent quand ils eurent vu l\u2019\u00e9tat o\u00f9 l\u2019on avait \nmis l\u2019\u0153uf, et que leur petit n\u2019y \u00e9tait plus. Dans le dessein de se venger, ils reprirent leur vol du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 ils \u00e9taient venus et disparurent \nquelque temps, pendant que nous f\u00eemes force de voiles pour nous \n\u00e9loigner et pr\u00e9venir ce qui ne laissa pas de nous arriver. \n \nIls revinrent et nous remarqu\u00e2mes qu\u2019ils tenaient entre leurs griffes \nchacun un morceau de rocher d\u2019une grosseur \u00e9norme. Lorsqu\u2019ils \nfurent pr\u00e9cis\u00e9ment au-dessus de mon vaisseau, ils s\u2019arr\u00eat\u00e8rent, et, se \nsoutenant en l\u2019air, l\u2019un l\u00e2cha la pi \u00e8ce de rocher qu\u2019il tenait ; mais, par \nl\u2019adresse du timonier, qui d\u00e9tourna le navire d\u2019un coup de timon, elle \nne tomba pas dessus ; elle tomba \u00e0 c\u00f4 t\u00e9 dans la mer, qui s\u2019entr\u2019ouvrit \nd\u2019une mani\u00e8re que nous en v\u00eemes presque le fond. L\u2019autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche si justement au milieu du \nvaisseau, qu\u2019elle le rompit et le brisa en mille pi\u00e8ces. Les matelots et \nles passagers furent tous \u00e9cras\u00e9s du coup ou submerg\u00e9s. Je fus Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 266 \n \n \n \nsubmerg\u00e9 moi-m\u00eame ; mais, en reve nant au-dessus de l\u2019eau, j\u2019eus le \nbonheur de me prendre \u00e0 une pi\u00e8ce du d\u00e9bris. Ainsi, en m\u2019aidant \ntant\u00f4t d\u2019une main, tant\u00f4t de l\u2019autre, sans me dessaisir de ce que je tenais, avec le vent et le courant, qui m\u2019\u00e9taient favorables, j\u2019arrivai \nenfin \u00e0 une \u00eele dont le rivage \u00e9tait fort escarp\u00e9. Je surmontai \nn\u00e9anmoins cette difficult\u00e9 et me sauvai. \n \nJe m\u2019assis sur l\u2019herbe pour me reme ttre un peu de ma fatigue ; apr\u00e8s \nquoi je me levai et m\u2019avan\u00e7ai dans l\u2019\u00eele, pour reconna\u00eetre le terrain. Il \nme sembla que j\u2019\u00e9tais dans un jardin d\u00e9licieux ; je voyais partout des \narbres charg\u00e9s de fruits, les uns verts, les autres m\u00fbrs, et des ruisseaux \nd\u2019une eau douce et claire, qui fais aient d\u2019agr\u00e9ables d\u00e9tours. Je \nmangeai de ces fruits, que je trouvai ex cellents, et je bus de cette eau, \nqui m\u2019invitait \u00e0 boire. \n \nLa nuit venue, je me couchai sur l\u2019herbe, dans un endroit assez \ncommode ; mais je ne dormis pas une heure enti\u00e8re et mon sommeil \nfut souvent interrompu par la frayeur de me voir seul dans un lieu si \nd\u00e9sert. Ainsi, j\u2019employai la meilleure partie de la nuit \u00e0 me chagriner et \u00e0 me reprocher l\u2019imprudence que j\u2019avais eue de n\u2019\u00eatre pas demeur\u00e9 \nchez moi, plut\u00f4t que d\u2019avoir entrepris ce dernier voyage. Ces \nr\u00e9flexions me men\u00e8rent si loin, que je commen\u00e7ai \u00e0 former un dessein \ncontre ma propre vie ; mais le j our, par sa lumi\u00e8re, dissipa mon \nd\u00e9sespoir. Je me levai et marchai entre les arbres, non sans quelque \nappr\u00e9hension. \n \nLorsque je fus un peu avant dans l\u2019\u00eele, j\u2019aper\u00e7us un vieillard qui me \nparut fort cass\u00e9. Il \u00e9tait assis sur le bord d\u2019un ruisseau ; je m\u2019imaginai \nd\u2019abord que c\u2019\u00e9tait quelqu\u2019un qui av ait fait naufrage comme moi. Je \nm\u2019approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement une inclination \nde t\u00eate. Je lui demanda i ce qu\u2019il faisait l\u00e0 ; mais au lieu de me \nr\u00e9pondre, il me fit signe de le charger sur mes \u00e9paules et de le passer \nau del\u00e0 du ruisseau, en me faisan t comprendre que c\u2019\u00e9tait pour aller \ncueillir des fruits. \n \nJe crus qu\u2019il avait besoin que je lui rendisse service ; c\u2019est pourquoi, \nl\u2019ayant charg\u00e9 sur mon dos, je passa i le ruisseau. \u00ab Descendez \u00bb, lui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 267 \n \n \n \ndis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. Mais, au lieu de \nse laisser aller \u00e0 terre (j \u2019en ris encore toutes les fois que j\u2019y pense), ce \nvieillard, qui m\u2019avait paru d\u00e9cr\u00e9pit, passa l\u00e9g\u00e8rement autour de mon \ncol ses deux jambes, dont je vis que la peau ressemblait \u00e0 celle d\u2019une \nvache, et se mit \u00e0 califourchon sur mes \u00e9paules, en me serrant si \nfortement la gorge, qu\u2019il semblait voul oir m\u2019\u00e9trangler. La frayeur me \nsaisit en ce moment, et je tombai \u00e9vanoui. \n \nMalgr\u00e9 mon \u00e9vanouissement, l\u2019inco mmode vieillard demeura toujours \nattach\u00e9 \u00e0 mon col ; il \u00e9carta seul ement un peu les jambes, pour me \ndonner lieu de revenir \u00e0 moi. Lorsque j\u2019eus repris mes esprits, il \nm\u2019appuya fortement contre l\u2019estomac un de ses pieds, et de l\u2019autre me \nfrappant rudement le c\u00f4t\u00e9, il m\u2019oblig ea de me relever malgr\u00e9 moi. \n\u00c9tant debout, il me fit marcher sous des arbres ; il me for\u00e7ait de m\u2019arr\u00eater pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions. Il ne \nquittait point prise pendant le jour ; et quand je voulais me reposer la \nnuit, il s\u2019\u00e9tendait par terre avec moi, toujours attach\u00e9 \u00e0 mon col. Tous \nles matins, il ne manqua it pas de me pousser pour m\u2019\u00e9veiller ; ensuite \nil me faisait lever et marcher, en me pressant de ses pieds. \nRepr\u00e9sentez-vous, seigneurs, la peine que j\u2019avais de me voir charg\u00e9 de \nce fardeau, sans pouvoir m\u2019en d\u00e9faire. \n \nUn jour, que je trouvai en mon ch emin plusieurs calebasses s\u00e8ches, \nqui \u00e9taient tomb\u00e9es d\u2019un arbre qui en portait, j\u2019en pris une assez \ngrosse, et, apr\u00e8s l\u2019avoir bien nettoy \u00e9e, j\u2019exprimai dedans le jus de \nplusieurs grappes de raisin, fruit que l\u2019\u00eele produisait en abondance, et \nque nous rencontrions \u00e0 chaque pas. Lorsque j\u2019en eus rempli la calebasse, je la posai dans un endro it o\u00f9 j\u2019eus l\u2019adresse de me faire \nconduire par le vieillard plusieurs jour s apr\u00e8s. L\u00e0, je pris la calebasse, \net, la portant \u00e0 ma bouche, je bus d\u2019 un excellent vin qui me fit oublier, \npour quelque temps, le chagrin mort el dont j\u2019\u00e9tais accabl\u00e9. Cela me \ndonna de la vigueur. J\u2019en fus m\u00eame si r\u00e9joui, que je me mis \u00e0 chanter \net \u00e0 sauter en marchant. \n \nLe vieillard, qui s\u2019aper\u00e7ut de l\u2019effe t que cette boisson avait produit en \nmoi, et que je le portais plus l\u00e9g\u00e8 rement que de coutume, me fit signe \nde lui en donner \u00e0 boire e lui pr\u00e9sen tai la calebasse, il la prit ; et Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 268 \n \n \n \ncomme la liqueur lui parut agr\u00e9able , il l\u2019avala jusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re \ngoutte. Il y en avait assez pour l\u2019enivre r ; aussi s\u2019enivra-t-il, et bient\u00f4t, \nla fum\u00e9e du vin lui montant \u00e0 la t\u00eate, il commen\u00e7a \u00e0 chanter \u00e0 sa \nmani\u00e8re et \u00e0 se tr\u00e9mousser sur me s \u00e9paules. Les secousses qu\u2019il se \ndonnait lui firent rendre ce qu\u2019il avait da ns l\u2019estomac, et ses jambes se \nrel\u00e2ch\u00e8rent peu \u00e0 peu ; de sorte que, voyant qu\u2019il ne me serrait plus, je \nle jetai par terre, o\u00f9 il de meura sans mouvement. Alors je pris une tr\u00e8s \ngrosse pierre et lui en \u00e9crasai la t\u00eate. \n \nJe sentis une grande jo ie de m\u2019\u00eatre d\u00e9livr\u00e9 pour jamais de ce maudit \nvieillard, et je marchai vers la me r, o\u00f9 je rencontrai des gens d\u2019un \nnavire qui venait de m ouiller l\u00e0 pour faire de l\u2019eau et prendre, en \npassant, quelques rafra\u00eec hissements. Ils furent extr\u00eamement \u00e9tonn\u00e9s \nde me voir et d\u2019entendre le d\u00e9tail de mon aventure. \u00ab Vous \u00e9tiez \ntomb\u00e9, me dirent-ils, entre les main s du vieillard de la mer, et vous \n\u00eates le premier qu\u2019il n\u2019ait pas \u00e9tra ngl\u00e9 ; il n\u2019a jamais abandonn\u00e9 ceux \ndont il s\u2019\u00e9tait rendu ma\u00eetre, qu\u2019apr\u00e8s les avoir \u00e9touff\u00e9s ; et il a rendu \ncette \u00eele fameuse par le nombre de personnes qu\u2019il a tu\u00e9es ; les \nmatelots et les marchands qui y de scendaient n\u2019osaient s\u2019y avancer \nqu\u2019en bonne compagnie. \u00bb \n \nApr\u00e8s m\u2019avoir inform\u00e9 de ces c hoses, ils m\u2019emmen\u00e8rent avec eux \ndans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir, \nlorsqu\u2019il apprit tout ce qui m\u2019\u00e9tait arri v\u00e9. Il remit \u00e0 la voile ; et apr\u00e8s \nquelques jours de navi gation, nous abord\u00e2mes au port d\u2019une grande \nville, dont les maisons \u00e9taien t b\u00e2ties de bonnes pierres. \n \nUn des marchands du vaisseau, qui m\u2019avait pris en amiti\u00e9, m\u2019obligea de l\u2019accompagner et me conduisit da ns un logement destin\u00e9 \u00e0 servir \nde retraite aux marc hands \u00e9trangers. Il me donna un grand sac ; \nensuite, m\u2019ayant recommand\u00e9 \u00e0 quelque s gens de la ville, qui avaient \nun sac comme moi, et les ayant pri\u00e9s de me mener avec eux ramasser du coco : \u00ab Allez, me dit-il, suiv ez-les, faites comme vous les verrez \nfaire, et ne vous \u00e9cartez pas d\u2019eux, car vous mettriez votre vie en \ndanger. \u00bb Il me donna des vivres pour la journ\u00e9e, et je partis avec ces \ngens. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 269 \n \n \n \nNous arriv\u00e2mes \u00e0 une grande for\u00eat d\u2019arbres extr\u00eamement hauts et fort \ndroits et dont le tronc \u00e9tait si lisse, qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas possible de s\u2019y \nprendre pour monter jusqu\u2019aux bran ches o\u00f9 \u00e9taient les fruits. Tous les \narbres \u00e9taient des cocotiers dont nous voulions abattre le fruit et en remplir nos sacs. En entrant dans la for\u00eat, nous v\u00eemes un grand \nnombre de gros et de petits singes, qui prirent la fuit e devant nous d\u00e8s \nqu\u2019ils nous aper\u00e7urent, et qui mont\u00e8r ent jusqu\u2019au haut des arbres avec \nune agilit\u00e9 surprenante. \n \nLes marchands avec qui j\u2019\u00e9tais ramass\u00e8 rent des pierres et les jet\u00e8rent \nde toute leur force au haut des arbres , contre les singes. Je suivis leur \nexemple et je vis que les singes, in struits de notre dessein, cueillaient \nles cocos avec ardeur et nous le s jetaient avec des gestes qui \nmarquaient leur col\u00e8re et leur an imosit\u00e9. Nous rama ssions les cocos, \net nous jetions de temps en temps des pierres pour irriter les singes. \nPar cette ruse, nous remplissions nos sacs de ce fruit, qu\u2019il nous e\u00fbt \n\u00e9t\u00e9 impossible d\u2019avoir autrement. \n \nLorsque nous en e\u00fbmes plein nos sacs , nous nous en retourn\u00e2mes \u00e0 la \nville, o\u00f9 le marchand qui m\u2019avait e nvoy\u00e9 \u00e0 la for\u00eat me donna la valeur \ndu sac de cocos que j\u2019avais apport\u00e9. \n \n\u00ab Continuez, me dit-il, et allez t ous les jours faire la m\u00eame chose, \njusqu\u2019\u00e0 ce que vous ayez gagn\u00e9 de quoi vous conduire chez vous. \u00bb Je \nle remerciai du bon conse il qu\u2019il me donnait, et insensiblement je fis \nun si grand amas de cocos, que j\u2019en avais pour une somme \nconsid\u00e9rable. \n \nLe vaisseau sur lequel j\u2019\u00e9tais ve nu avait fait voile avec des marchands \nqui l\u2019avaient charg\u00e9 de cocos qu \u2019ils avaient achet\u00e9s. J\u2019attendis \nl\u2019arriv\u00e9e d\u2019un autre, qui aborda bient\u00f4t au port de la ville, pour faire un pareil chargement. Je fis emba rquer dessus tout le coco qui \nm\u2019appartenait ; et lorsqu\u2019il fut pr\u00eat \u00e0 partir, j\u2019allai prendre cong\u00e9 du \nmarchand \u00e0 qui j\u2019avais tant d\u2019obliga tion. Il ne put s\u2019embarquer avec \nmoi, parce qu\u2019il n\u2019avait pas encore achev\u00e9 ses affaires. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 270 \n \n \n \nNous m\u00eemes \u00e0 la voile et pr\u00eemes la route de l\u2019\u00eele o\u00f9 le poivre cro\u00eet en \nplus grande abondance. De l\u00e0, nous gagn\u00e2mes l\u2019\u00eele de Comari 32, qui \nporte la meilleure esp\u00e8ce de bois d\u2019alo\u00e8s, et dont les habitants se sont fait une loi inviolable de ne pas boi re de vin et de ne souffrir aucun \nlieu de d\u00e9bauche. J\u2019\u00e9changeai mon co co, dans ces deux \u00eeles, contre du \npoivre et du bois d\u2019alo\u00e8s, et me rendis, avec d\u2019autres marchands, \u00e0 la \np\u00eache des perles, o\u00f9 je pris des plongeurs \u00e0 gage pour mon compte. Ils m\u2019en p\u00each\u00e8rent un grand nombre de tr\u00e8s grosses et de tr\u00e8s parfaites. Je \nme remis en mer avec joie, sur un va isseau qui arriva heureusement \u00e0 \nBalsora ; de l\u00e0, je revins \u00e0 Bagdad, o\u00f9 je fis de tr\u00e8s grosses sommes d\u2019argent du poivre, du bois d\u2019alo\u00e8s et des perles que j\u2019avais apport\u00e9s. \nJe distribuai en aum\u00f4nes la dixi \u00e8me partie de mon gain, de m\u00eame \nqu\u2019au retour de mes autres voyages, et je cherchai \u00e0 me d\u00e9lasser de \nmes fatigues dans toutes sortes de divertissements. \n \nAyant achev\u00e9 ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins \u00e0 Hindbad, \nqui se retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la m\u00eame \ncompagnie se trouva chez le riche Sindbad, qui, apr\u00e8s l\u2019avoir r\u00e9gal\u00e9e \ncomme les jours pr\u00e9c\u00e9dents, demanda audience et fit le r\u00e9cit de son \nsixi\u00e8me voyage, de la mani\u00e8re que je vais vous le raconter. \n \n \n \nSixi\u00e8me voyage de Sindbad le Marin \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSeigneurs, dit-il, vous \u00eates sans doute en peine de savoir comment, \napr\u00e8s avoir fait cinq naufra ges et avoir essuy\u00e9 tant de p\u00e9rils, je pus me \nr\u00e9soudre encore \u00e0 tenter la fortune et \u00e0 chercher de nouvelles disgr\u00e2ces. J\u2019en suis \u00e9tonn\u00e9 moi-m\u00eame quand j\u2019y fais r\u00e9flexion ; et il \nfallait assur\u00e9ment que j\u2019y fusse entr a\u00een\u00e9 par mon \u00e9toile. Quoi qu\u2019il en \n \n32 C\u2019est la presqu\u2019\u00eele en de\u00e7\u00e0 du Gange , qui se termine par le cap Comoin. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 271 \n \n \n \nsoit, au bout d\u2019une ann\u00e9e de repos, je me pr\u00e9parai \u00e0 faire un sixi\u00e8me \nvoyage, malgr\u00e9 les pri\u00e8re s de mes parents et de mes amis, qui firent \ntout ce qui leur fut possible pour me retenir. \n \nAu lieu de prendre ma route par le golfe Persique, je passai encore une \nfois par plusieurs provin ces de la Perse et des Indes, et j\u2019arrivai \u00e0 un \nport de mer o\u00f9 je m\u2019embarquai su r un bon navire, dont le capitaine \n\u00e9tait r\u00e9solu \u00e0 faire une longue naviga tion. Elle fut tr\u00e8s longue, \u00e0 la \nv\u00e9rit\u00e9, mais en m\u00eame temps si malh eureuse, que le capitaine et le \npilote perdirent leur r oute, de mani\u00e8re qu\u2019ils ignoraient o\u00f9 nous \u00e9tions. \nIls la reconnurent enfin ; mais nous n\u2019e\u00fbmes pas sujet de nous en \nr\u00e9jouir, tout ce que nous \u00e9tions de passagers ; et nous f\u00fbmes, un jour, \ndans un \u00e9tonnement extr\u00eame de voir le capitaine quitter son poste en \npoussant des cris. Il jeta son turban par terre, s\u2019arracha la barbe et se \nfrappa la t\u00eate, comme un homme \u00e0 qui le d\u00e9sespoir a troubl\u00e9 l\u2019esprit. \nNous lui demand\u00e2mes pourquoi il s\u2019affligeait ainsi. \u00ab Je vous \nannonce, nous r\u00e9pondit-il, que nous sommes dans l\u2019endroit de la mer \nle plus dangereux. Un courant tr\u00e8s rapide emporte le navire et nous allons tous p\u00e9rir dans moins d\u2019un quart d\u2019heure. Priez Dieu qu\u2019il nous \nd\u00e9livre de ce danger. Nous ne saurions en \u00e9chapper, s\u2019il n\u2019a piti\u00e9 de \nnous. \u00bb A ces mots, il ordonna de fa ire ranger les voiles ; mais les \ncordages se rompirent dans la man\u0153 uvre, et le navire, sans qu\u2019il f\u00fbt \npossible d\u2019y rem\u00e9dier, fut emport\u00e9 par le courant au pied d\u2019une \nmontagne inaccessible, o\u00f9 il \u00e9choua et se brisa, de mani\u00e8re pourtant \nqu\u2019en sauvant nos personnes, nous e\u00fbmes encore le temps de d\u00e9barquer nos vivres et nos plus pr\u00e9cieuses marchandises. \n \nCela \u00e9tant fait, le capitaine nous dit : \u00ab Dieu vient de faire ce qui lui a plu. Nous pouvons nous creuser ici ch acun notre fosse, et nous dire le \ndernier adieu ; car nous sommes dans un lieu si funeste que personne \nde ceux qui y ont \u00e9t\u00e9 jet\u00e9s avant nous ne s\u2019en est retourn\u00e9 chez soi. \u00bb \nCe discours nous jeta tous dans une affliction mortelle, et nous nous \nembrass\u00e2mes les uns les autres, le s larmes aux yeux, en d\u00e9plorant \nnotre malheureux sort. \n \nLa montagne au pied de laquelle nous \u00e9tions faisait la c\u00f4te d\u2019une \u00eele \nfort longue et tr\u00e8s vaste. Cette c\u00f4te \u00e9tait toute couverte de d\u00e9bris de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 272 \n \n \n \nvaisseaux qui avaient fait naufrage ; et par une infinit\u00e9 d\u2019ossements \nqu\u2019on y rencontrait d\u2019espace en espace , et qui nous faisaient horreur, \nnous juge\u00e2mes qu\u2019il s\u2019y \u00e9tait per du bien du monde. C\u2019est aussi une \nchose presque incroyable que la quantit\u00e9 de marchandises et de \nrichesses qui se pr\u00e9sentaient \u00e0 nos yeux de toutes parts. Tous ces \nobjets ne servirent qu\u2019\u00e0 augmenter la d\u00e9solation o\u00f9 nous \u00e9tions. Au lieu que partout ailleurs les rivi\u00e8res sortent de leur lit pour se jeter \ndans la mer, tout au contraire un e grosse rivi\u00e8re d\u2019eau douce s\u2019\u00e9loigne \nde la mer et p\u00e9n\u00e8tre dans la c\u00f4te au travers d\u2019une grotte obscure, dont \nl\u2019ouverture est extr\u00eamement haute et large. Ce qu\u2019il y a de remarquable dans ce lieu, c\u2019est que le s pierres de la m ontagne sont de \ncristal, de rubis ou d\u2019autres pierres pr\u00e9cieuses. On y voit aussi la source d\u2019une esp\u00e8ce de poix ou de bi tume qui coule dans la mer, que \nles poissons avalent et rendent ensu ite chang\u00e9 en ambre gris, que les \nvagues rejettent sur la gr\u00e8ve qui en est couverte. Il y cro\u00eet aussi des \narbres, dont la plupart sont des alo\u00e8 s, qui ne le c\u00e8dent point en bont\u00e9 \u00e0 \nceux de Comari. \n \nPour achever la description de ce t endroit, qu\u2019on peut appeler un \ngouffre, puisque jamais rien n\u2019en re vient, il n\u2019est pas possible que les \nnavires puissent s\u2019en \u00e9carter lorsqu\u2019 une fois ils s\u2019en sont approch\u00e9s \u00e0 \nune certaine distance. S\u2019ils y sont po uss\u00e9s par un vent de mer, le vent \net le courant les perdent ; et s\u2019ils s\u2019y trouvent lorsque le vent de terre \nsouffle, ce qui pourrait favoriser le ur \u00e9loignement, la hauteur de la \nmontagne l\u2019arr\u00eate et cau se un calme qui laisse agir le courant qui les \nemporte contre la c\u00f4te, o\u00f9 ils se br isent comme le n\u00f4tre y fut bris\u00e9. \nPour surcro\u00eet de disgr\u00e2ce, il n\u2019est pas possible de gagner le sommet de \nla montagne, ni de se sauver par aucun endroit. \n \nNous demeur\u00e2mes sur le rivage , comme des gens qui ont perdu \nl\u2019esprit, et nous attendions la mort de jour en jour. D\u2019abord, nous \navions partag\u00e9 nos vivres \u00e9galemen t ; ainsi, chacun v\u00e9cut plus ou \nmoins longtemps que les autres, se lon son temp\u00e9rament et suivant \nl\u2019usage qu\u2019il fit de ses provisions. \n \nCeux qui moururent les premiers fure nt enterr\u00e9s par les autres ; pour \nmoi, je rendis les derniers devoirs \u00e0 tous mes compagnons ; et il ne Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 273 \n \n \n \nfaut pas s\u2019en \u00e9tonner car outre que j\u2019avais mieux m\u00e9nag\u00e9 qu\u2019eux les \nprovisions qui m\u2019\u00e9taient tomb\u00e9es en partage, j\u2019en avais encore en \nparticulier d\u2019autres dont je m\u2019\u00e9tai s bien gard\u00e9 de leur faire part. \nN\u00e9anmoins lorsque j\u2019enterrai le dernier, il me restait si peu de vivres, que je jugeai que je ne pourrais pas aller loin ; de sorte que je creusai \nmoi-m\u00eame mon tombeau, r\u00e9solu de me jeter dedans, puisqu\u2019il ne \nrestait plus personne pour m\u2019en terrer. Je vous avouerai qu\u2019en \nm\u2019occupant de ce travail, je ne pus m\u2019emp\u00eacher de me repr\u00e9senter que \nj\u2019\u00e9tais la cause de ma perte et de me repentir le m\u2019\u00eatre engag\u00e9 dans ce \ndernier voyage. Je n\u2019en demeurai pas m\u00eame aux r\u00e9flexions ; je me frappai avec fureur, et peu s\u2019en fa llut que je ne h\u00e2tasse ma mort. \n \nMais Dieu eut encore piti\u00e9 de moi et m\u2019inspira la pens\u00e9e d\u2019aller jusqu\u2019\u00e0 la rivi\u00e8re qui se perdait sous la vo\u00fbte de la grotte. L\u00e0, apr\u00e8s \navoir examin\u00e9 la rivi\u00e8re avec beau coup d\u2019attention, je dis en moi-\nm\u00eame Cette rivi\u00e8re, qui se cache ains i sous la terre, en doit sortir par \nquelque endroit ; en construisant un radeau et m\u2019abandonnant dessus \nau courant de l\u2019eau, j\u2019arriverai \u00e0 une terre habit\u00e9e ou je p\u00e9rirai : si je \np\u00e9ris, je n\u2019aurai fait que changer de genre de mort ; si je sors, au \ncontraire, de ce lieu fatal, non seulem ent j\u2019\u00e9viterai la triste destin\u00e9e de \nmes camarades, je trouverai peut-\u00ea tre une nouvelle occasion de \nm\u2019enrichir. Que sait-on si la fortune ne m\u2019attend pas au sortir de cet \naffreux \u00e9cueil, pour me d\u00e9dommager avec usure des pertes que m\u2019a \ncaus\u00e9es mon naufrage ? \n \nJe n\u2019h\u00e9sitai pas \u00e0 travailler au radeau apr\u00e8s ce raisonneme nt ; je le fis \nde bonnes pi\u00e8ces de bois et de gros c\u00e2b les, car j\u2019en avais \u00e0 choisir ; je \nles liai ensemble si fortement que j\u2019en fis un petit b\u00e2timent assez \nsolide. Quand il fut achev\u00e9, je le chargeai de quelques ballots de rubis, d\u2019\u00e9meraudes, d\u2019ambre gris, de crista l de roche et d\u2019\u00e9toffes pr\u00e9cieuses. \nAyant mis toutes ces choses en \u00e9quilib re et les ayant bien attach\u00e9es, je \nm\u2019embarquai sur le radeau, avec de ux petites rames que je n\u2019avais pas \noubli\u00e9 de faire ; et me laissant a ller au cours de la rivi\u00e8re, je \nm\u2019abandonnai \u00e0 la volont\u00e9 de Dieu. \n \nSit\u00f4t que je fus sous la vo\u00fbt e, je ne vis plus de lumi\u00e8re et le fil de l\u2019eau \nm\u2019entra\u00eena sans que je pusse re marquer o\u00f9 il m\u2019emportait. Je voguai Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 274 \n \n \n \nle jours dans cette obscurit\u00e9, sans jamais apercevoir le moindre rayon \nde lumi\u00e8re. Je trouvai, une fois, la vo\u00fbte si basse, qu\u2019elle pensa me \nblesser la t\u00eate ; ce qui me rendit fort attentif \u00e0 \u00e9viter un pareil danger. \nPendant ce temps-l\u00e0, je ne mangeais des vivres qui me restaient qu\u2019autant qu\u2019il en fallait naturelleme nt pour soutenir ma vie. Mais, \navec quelque frugalit\u00e9 que je pusse vivre, j\u2019achevai de consumer mes \nprovisions. Alors, sans que je pu sse m\u2019en d\u00e9fendre, un doux sommeil \nvint saisir mes sens. Je ne puis vous dire si je dormis longtemps ; mais \nen me r\u00e9veillant, je me vis avec surprise dans une vaste campagne, au bord d\u2019une rivi\u00e8re o\u00f9 mon radeau \u00e9t ait attach\u00e9, et au milieu d\u2019un \ngrand nombre de noirs. Je me levai d\u00e8s que je les aper\u00e7us et les saluai. \nIls me parl\u00e8rent, mais je n\u2019entendais pas leur langage. \n \nEn ce moment, je me sentis si transpor t\u00e9 de joie, que je ne savais si je \ndevais me croire \u00e9veill\u00e9. \u00c9tant pers uad\u00e9 que je ne dormais pas, je \nm\u2019\u00e9criai et r\u00e9citai ces vers arabes : \u00ab Invoque la Toute -Puissance, elle \nviendra \u00e0 ton secours il n\u2019est pas be soin que tu t\u2019embarrasses d\u2019autre \nchose. Ferme l\u2019\u0153il, et pendant que tu dormiras, Dieu changera ta \nfortune de mal en bien. \u00bb \n \nUn des noirs, qui entendait l\u2019arabe, m\u2019ayant ou\u00ef parler ainsi, s\u2019avan\u00e7a \net prit la parole : \u00ab Mon fr\u00e8re, me dit-il, ne soyez pas surpris de nous \nvoir. Nous habitons la campagne que vous voyez, et nous sommes \nvenus arroser aujourd\u2019hui nos champs de l\u2019eau de ce fleuve qui sort de \nla montagne voisine, en la d\u00e9tournant par de petits canaux. Nous \navons remarqu\u00e9 que l\u2019eau emportait quelque chose ; nous sommes vite \naccourus pour voir ce que c\u2019\u00e9tait, et nous avons trouv\u00e9 que c\u2019\u00e9tait ce \nradeau ; aussit\u00f4t l\u2019un de nous s\u2019est je t\u00e9 \u00e0 la nage et l\u2019a amen\u00e9. Nous \nl\u2019avons arr\u00eat\u00e9 et attach\u00e9 comme vous le voyez et nous attendions que \nvous vous \u00e9veillassiez. N ous vous supplions de nous raconter votre \nhistoire, qui doit \u00eatre fort extr aordinaire. Dites-nous comment vous \nvous \u00eates hasard\u00e9 sur cette eau et d\u2019o\u00f9 vous venez. \u00bb Je les priai de me \ndonner d\u2019abord quelque chose \u00e0 manger, leur promettant de satisfaire \nensuite leur curiosit\u00e9. \n \nIls me pr\u00e9sent\u00e8rent plusieurs sortes de mets ; et quand j\u2019eus apais\u00e9 ma faim, je leur fis un rappor t fid\u00e8le de tout ce qui m\u2019\u00e9tait arriv\u00e9 ; ce Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 275 \n \n \n \nqu\u2019ils parurent \u00e9couter avec admira tion. Sit\u00f4t que j\u2019eus fini mon \ndiscours : \u00ab Voil\u00e0, me dirent-ils par la bouche de l\u2019inte rpr\u00e8te qui leur \navait expliqu\u00e9 ce que je venais de dire, voil\u00e0 une histoire des plus \nsurprenantes. Il faut que vous veni ez en informer le roi vous-m\u00eame : \nla chose est trop extraordinaire pour lui \u00eatre rapport\u00e9e par un autre que \npar celui \u00e0 qui elle est arriv\u00e9e. \u00bb Je leur repartis que j\u2019\u00e9tais pr\u00eat \u00e0 faire \nce qu\u2019ils voudraient. \n \nLes noirs envoy\u00e8rent aussit\u00f4t cherch er un cheval, que l\u2019on amena peu \nde temps apr\u00e8s. Ils me firent monter dessus ; et pendant qu\u2019une partie \nmarcha devant moi pour me montrer le chemin, les autres, qui \u00e9taient \nles plus robustes, charg\u00e8rent sur leur s \u00e9paules le radeau tel qu\u2019il \u00e9tait, \navec les ballots, et co mmenc\u00e8rent \u00e0 me suivre. \n \nNous march\u00e2mes tous ensemble jus qu\u2019\u00e0 la ville de Serendib ; car \nc\u2019\u00e9tait dans cette \u00eele que je me tr ouvais. Les noirs me pr\u00e9sent\u00e8rent \u00e0 \nleur roi. Je m\u2019approchai de son tr \u00f4ne, o\u00f9 il \u00e9tait assis, et le saluai \ncomme on a coutume de saluer les rois des Indes, c\u2019est-\u00e0-dire que je \nme prosternai \u00e0 ses pieds et baisai la terre. Ce prince me fit relever et, \nme recevant d\u2019un air obligeant, il me fit avancer et prendre place \naupr\u00e8s de lui. Il me demanda prem i\u00e8rement comment je m\u2019appelais : \nlui ayant r\u00e9pondu que je me nommais Sindbad, surnomm\u00e9 le Marin, \u00e0 \ncause de plusieurs voyages que j\u2019av ais faits par mer, j\u2019ajoutai que \nj\u2019\u00e9tais habitant de la ville de Ba gdad. \u00ab Mais, reprit-il, comment vous \ntrouvez-vous dans mes \u00c9tats, et par o\u00f9 y \u00eates-vous venu ? \u00bb \n \nJe ne cachai rien au roi ; je lu i fis le m\u00eame r\u00e9cit que vous venez \nd\u2019entendre, et il en fut si surpris et si charm\u00e9, qu\u2019il commanda qu\u2019on \n\u00e9criv\u00eet mon aventure en lettres d\u2019or , pour \u00eatre conserv\u00e9e dans les \narchives de son royaume. On apporta ensuite le radeau et l\u2019on ouvrit \nles ballots en sa pr\u00e9sence. Il admira la quantit\u00e9 de bois d\u2019alo\u00e8s et \nd\u2019ambre gris, mais surtout les rubis et les \u00e9meraudes ; car il n\u2019en avait \npoint dans son tr\u00e9sor qui en approchassent. \n \nRemarquant qu\u2019il consid\u00e9rait mes pi erreries avec plaisir et qu\u2019il en \nexaminait les plus belles les unes apr\u00e8 s les autres, je me prosternai et \npris la libert\u00e9 de lui dire : \u00ab Sire , ma personne n\u2019est pas seulement au Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 276 \n \n \n \n service de Votre Majest\u00e9, la charge du radeau est aussi \u00e0 elle, et je la \nsupplie d\u2019en disposer comme d\u2019un bi en qui lui appartient. \u00bb Il me dit \nen souriant : \u00ab Sindbad, je me ga rderai bien d\u2019en avoir la moindre \nenvie ni de vous \u00f4ter rien de ce que Dieu vous a donn\u00e9. Loin de diminuer vos richesses, je pr\u00e9tends les augmenter et je ne veux point \nque vous sortiez de mes \u00c9tats sans emporter avec vous des marques de \nma lib\u00e9ralit\u00e9. \u00bb Je ne r\u00e9pondis \u00e0 ces paroles qu\u2019en faisant des v\u0153ux \npour la prosp\u00e9rit\u00e9 du prince et qu\u2019en louant sa bont\u00e9 et sa g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. \n \nIl chargea un de ses officiers d\u2019avoi r soin de moi et me fit donner des \ngens pour me servir \u00e0 ses d\u00e9pens. Cet officier ex\u00e9cuta fid\u00e8lement les \nordres de son ma\u00eetre et fit transporter dans le logement o\u00f9 il me conduisit les ballots dont le radeau avait \u00e9t\u00e9 charg\u00e9. \n \nJ\u2019allais tous les jours, \u00e0 certaines heures, faire ma cour au roi, \nj\u2019employais le reste du temps \u00e0 voir la ville et ce qu\u2019il y avait de plus \ndigne de ma curiosit\u00e9. \n \nL\u2019\u00eele de Serendib 33 est situ\u00e9e justement sous la ligne \u00e9quinoxiale ; \nainsi, les jours et les nuits y sont toujours de douze heures, et elle a \nquatre-vingts parasanges 34 de longueur et autant de largeur. La ville \ncapitale est situ\u00e9e \u00e0 l\u2019ex tr\u00e9mit\u00e9 d\u2019une belle va ll\u00e9e, ferm\u00e9e, par une \nmontagne qui est au milieu de l\u2019\u00eele, et qui est bien la plus haute qu\u2019il y \nait au monde. En effet, on la d\u00e9couvr e en mer, de trois journ\u00e9es de \nnavigation. On y trouve le rubis, plus ieurs sortes de min\u00e9raux, et tous \nles rochers sont, pour la plupart, d\u2019\u00e9m eri, qui est une pierre m\u00e9tallique \ndont on se sert pour tailler les pie rreries. On y voit toutes sortes \nd\u2019arbres et de plantes rares, surtout le c\u00e8dre et le coco. On p\u00eache aussi des perles le long de ses rivages et aux embouchur es de ses rivi\u00e8res, et \nquelques-unes de ses vall\u00e9es fournisse nt des diamants. Je fis aussi par \nd\u00e9votion un voyage \u00e0 la montagne, \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 Adam fut rel\u00e9gu\u00e9 \napr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 banni du paradis terrestre, et j\u2019eus la curiosit\u00e9 de monter jusqu\u2019au sommet. \n \n \n33 Selon les g\u00e9ographes, Ceylan est situ\u00e9 \u00e0 5 d. 35 m. 10 s. E. S. \n34 Mesure itin\u00e9raire des anciens Perses, qui vaut un peu plus d\u2019une de nos lieues. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 277 \n \n \n \nLorsque je fus de retour dans la ville, je suppliai le roi de me \npermettre de retourner en mon pays ; ce qu\u2019il m\u2019accorda d\u2019une mani\u00e8re tr\u00e8s obligeante et tr\u00e8s ho norable. Il me for\u00e7a de recevoir un \nriche pr\u00e9sent, qu\u2019il fit tirer de son tr\u00e9sor ; et lorsque j\u2019allai prendre cong\u00e9 de lui, il me chargea d\u2019un autre pr\u00e9sent bien plus consid\u00e9rable \net en m\u00eame temps d\u2019une lettre pour le commandeur des croyants, \nnotre souverain seigneur, en me disant : \u00ab Je vous prie de pr\u00e9senter de \nma part ce r\u00e9gal et ce tte lettre au calife Haroun-al-Raschid et de \nl\u2019assurer de mon amiti\u00e9. \u00bb Je pris le pr\u00e9sent et la lettre avec respect, en \npromettant \u00e0 Sa Majest\u00e9 d\u2019ex\u00e9cuter ponctuellement les ordres dont \nelle me faisait l\u2019honneur de me charger. Avan t que je m\u2019embarquasse, \nce prince envoya chercher le capitain e et les marchands qui devaient \ns\u2019embarquer avec moi, et leur ordonna d\u2019avoir pour moi tous les \n\u00e9gards imaginables. \n \nLa lettre du roi de Serendib \u00e9tait \u00e9crite sur la peau d\u2019un certain animal \nfort pr\u00e9cieux \u00e0 cause de sa raret\u00e9 et dont la couleur tire sur le jaune. \nLes caract\u00e8res de cette lettre \u00e9tai ent d\u2019azur ; et voici ce qu\u2019elle \ncontenait en langue indienne \n \n\u00ab Le roi des Indes, devant qui marc hent mille \u00e9l\u00e9phants, qui demeure \ndans un palais dont le toit brille de l\u2019\u00e9clat de cent mille rubis et qui \nposs\u00e8de en son tr\u00e9sor vingt mille c ouronnes enrichies de diamants, au \ncalife Haroun-al-Raschid. \n \n\u00ab Quoique le pr\u00e9sent que nous vous envoyons soit peu consid\u00e9rable, \nne laissez pas n\u00e9anmoins de le r ecevoir en fr\u00e8re et en ami, en \nconsid\u00e9ration de l\u2019amiti\u00e9 que nous conservons pour vous dans notre \nc\u0153ur, et dont nous sommes bien ai se de vous donner un t\u00e9moignage. \nNous vous demandons la m\u00eame part dans le v\u00f4tre, attendu que nous \ncroyons le m\u00e9riter, \u00e9tant d\u2019un rang \u00e9gal \u00e0 celui que vous tenez. Nous \nvous en conjurons, en qualit\u00e9 de fr\u00e8re. Adieu. \u00bb \n \nLe pr\u00e9sent consistait : premi\u00e8reme nt, en un vase d\u2019un seul rubis, \ncreus\u00e9 et travaill\u00e9 en coupe, d\u2019un de mi-pied de hauteur et d\u2019un doigt \nd\u2019\u00e9paisseur, rempli de perles tr\u00e8s rondes et toutes du poids d\u2019une \ndemi-drachme ; secondement, en une peau de serpent qui avait des Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 278 \n \n \n \n\u00e9cailles grandes comme une pi\u00e8ce or dinaire de monnaie d\u2019or, et dont \nla propri\u00e9t\u00e9 \u00e9tait de pr\u00e9server de maladie ceux qui couchaient dessus ; \ntroisi\u00e8mement, en cinquante mille drachmes du bois d\u2019alo\u00e8s le plus \nexquis, avec trente grains de camphre de la grosseur d\u2019une pistache ; enfin, le tout \u00e9tait accompagn\u00e9 d\u2019une esclave d une beaut\u00e9 ravissante \net dont les habillements \u00e9tai ent couverts de pierreries. \n \nLe navire mit \u00e0 la voile ; et ap r\u00e8s une longue et tr\u00e8s heureuse \nnavigation, nous abord\u00e2mes \u00e0 Balsora, d\u2019o\u00f9 je me rendis \u00e0 Bagdad. La \npremi\u00e8re chose que je fis, apr\u00e8s m on arriv\u00e9e, fut de m\u2019acquitter de la \ncommission dont j\u2019\u00e9tais charg\u00e9. \n \nJe pris la lettre du roi de Serendib et j\u2019allai me pr\u00e9senter \u00e0 la porte du \ncommandeur des croyants, suivi de la belle esclave et des personnes \nde ma famille, qui portaient les pr\u00e9s ents dont j\u2019\u00e9tais charg\u00e9. Je dis le \nsujet qui m\u2019amenait, et aussit\u00f4t l\u2019 on me conduisit devant le tr\u00f4ne du \ncalife. Je lui fis la r\u00e9v\u00e9rence en me prosternant ; et apr\u00e8s lui avoir fait \nune harangue tr\u00e8s concise, je lui pr \u00e9sentai la lettre et le pr\u00e9sent. \nLorsqu\u2019il eut lu ce que lui mandait le roi de Serendib, il me demanda \ns\u2019il \u00e9tait vrai que ce prince f\u00fbt au ssi puissant et aussi riche qu\u2019il le \nmarquait par sa lettre. Je me prosternai une seconde fois et, apr\u00e8s \nm\u2019\u00eatre relev\u00e9 : \u00ab Commandeur des croyants, lui r\u00e9pondis-je, je puis \nassurer Votre Majest\u00e9 qu\u2019il n\u2019exag \u00e8re pas ses richesses et sa \ngrandeur ; j\u2019en suis t\u00e9moin. Rien n\u2019est plus capable de causer de \nl\u2019admiration que la magnificence de son palais. Lorsque ce prince \nveut para\u00eetre en public, on lui dre sse un tr\u00f4ne sur un \u00e9l\u00e9phant, o\u00f9 il \ns\u2019assied, et il marche au milieu de deux files compos\u00e9es de ses \nministres, de ses favoris et d\u2019autres gens de sa cour. De vant lui, sur le \nm\u00eame \u00e9l\u00e9phant, un officier tient une la nce d\u2019or \u00e0 la main , et derri\u00e8re le \ntr\u00f4ne, un autre, se tenant debout, po rte une colonne d\u2019or, au haut de \nlaquelle est une \u00e9meraude longue d\u2019 environ un demi-pied et grosse \nd\u2019un pouce. Il est pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 d\u2019une garde de mille hommes, habill\u00e9s de \ndrap d\u2019or et de soie, et mont\u00e9s sur des \u00e9l\u00e9phants richement capara\u00e7onn\u00e9s. Pendant que le roi es t en marche, l\u2019officier qui est \ndevant lui, sur le m\u00eame \u00e9l\u00e9phant, crie de temps en temps, \u00e0 haute \nvoix : \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 279 \n \n \n \n \u00ab Voici le grand monarque, le puissa nt et redoutable sultan des Indes, \ndont le palais est couvert de cent mille rubis, et qui poss\u00e8de vingt \nmille couronnes de diamants ! Voic i le monarque couronn\u00e9, plus \ngrand que ne furent jamais le grand Solima 35 e t l e g r a n d \nMihrage 36 ! \u00bb \n \nApr\u00e8s qu\u2019il a prononc\u00e9 ces paroles, l\u2019officier qui est derri\u00e8re le tr\u00f4ne crie \u00e0 son tour : \u00ab Ce monarque, si grand et si puissant, doit mourir, \ndoit mourir, doit mourir. \u00bb \n \nL\u2019officier de devant reprend et crie ensuite : \u00ab Louange \u00e0 celui qui vit \net ne meurt pas ! \u00bb \n \nD\u2019ailleurs, le roi de Serendib est si juste, qu\u2019il n\u2019y a pas de juges dans \nsa capitale, non plus que dans le re ste de ses Etats ; ses peuples n\u2019en \nont pas besoin. Ils savent et ils obs ervent d\u2019eux-m\u00eames exactement la \njustice, et ne s\u2019\u00e9cartent jamais de le ur devoir. Ainsi le s tribunaux et les \nmagistrats sont inutiles chez eux. Le calife fut fort satisfait de mon \ndiscours. \u00ab La sagesse de ce roi, dit-il, para\u00eet en sa lettre, et, apr\u00e8s ce \nque vous venez de me dire, il faut avouer que sa sage sse est digne de \nses peuples, et que ses peuples sont dignes d\u2019elle. \u00bb A ces mots, il me \ncong\u00e9dia et me renvoya av ec un riche pr\u00e9sent. \n \nSindbad acheva de parler en cet endroit, et ses auditeurs se retir\u00e8rent ; \nmais Hindbad re\u00e7ut auparavant cent sequins. Ils revinrent encore le \njour suivant chez Sindbad, qui leur raconta son septi\u00e8me et dernier \nvoyage dans ces termes : \n \n35 Salomon. \n36 Ancien roi d\u2019une grande \u00eele du m\u00eame nom, dans les Indes, tr\u00e8s renomm\u00e9 chez \nles Arabes par sa puissance et par sa sagesse. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 280 \n \n \n \n \n \nSepti\u00e8me et dernier voyage \nde Sindbad le Marin \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nAu retour de mon sixi\u00e8me voyage, j\u2019abandonnai absolument la pens\u00e9e d\u2019en faire jamais d\u2019autres. Outre que j\u2019\u00e9tais dans un \u00e2ge qui ne \ndemandait que du repos, je m\u2019\u00e9tais bi en promis de ne plus m\u2019exposer \naux p\u00e9rils que j\u2019avais tant de fois courus. Ainsi je ne songeais qu\u2019\u00e0 \npasser doucement le reste de ma vie. Un jour qu e je r\u00e9galais quelques \namis, un de mes gens me vint avertir qu\u2019un officier du calife me \ndemandait. Je sortis de table et allai au-devant de lui. \u00ab Le calife, me dit-il, m\u2019a charg\u00e9 de venir vous dire qu\u2019il veut vous pa rler. \u00bb Je suivis \nau palais l\u2019officier qui me pr\u00e9senta \u00e0 ce prince, que je saluai en me \nprosternant \u00e0 ses pieds. \u00ab Sindbad, me dit-il, j\u2019ai besoin de vous, il \nfaut que vous me rendiez un service, que vous alliez porter ma r\u00e9ponse et mes pr\u00e9sents au roi de Serendib : il est juste que je lui \nrende la civilit\u00e9 qu\u2019il m\u2019a faite. \u00bb \n \nLe commandement du calife fut un coup de foudre pour moi. \n\u00ab Commandeur des croyants, lui dis-je, je suis pr\u00eat \u00e0 ex\u00e9cuter tout ce que m\u2019ordonnera Votre Majest\u00e9 ; mais je la supplie tr\u00e8s humblement \nde songer que je suis rebut\u00e9 de s fatigues incroyables que j\u2019ai \nsouffertes. J\u2019ai m\u00eame fait v\u0153u de ne sortir jamais de Bagdad. \u00bb De l\u00e0 \nje pris occasion de lui faire un lo ng d\u00e9tail de toutes mes aventures, \nqu\u2019il eut la patience d\u2019\u00e9couter jusqu\u2019\u00e0 la fin. D\u00e8s que j\u2019eus cess\u00e9 de \nparler : \n \n\u00ab J\u2019avoue, dit-il, que voil\u00e0 des \u00e9v\u00e9nem ents bien extraordinaires ; mais \npourtant il ne faut pas qu\u2019ils vous emp\u00eachent de faire pour l\u2019amour de moi le voyage que je vous propose. Il ne s\u2019agit que d\u2019aller \u00e0 l\u2019\u00eele de \nSerendib, vous acquitter de la commission que je vous donne. Apr\u00e8s Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 281 \n \n \n \n cela, il vous sera libre de vous en re venir. Mais il fa ut y aller ; car \nvous voyez bien qu\u2019il ne serait pas de la biens\u00e9ance et de ma dignit\u00e9 \nd\u2019\u00eatre redevable au roi de cette \u00eele. \u00bb Comme je vis que le calife \nexigeait cela de moi absolument, je lui t\u00e9moignai que j\u2019\u00e9tais pr\u00eat \u00e0 lui \nob\u00e9ir. Il en eut beaucoup de joie et me fit donner mille sequins pour \nles frais de mon voyage. \n \nJe me pr\u00e9parai, en peu de jours, \u00e0 mon d\u00e9part, et sit\u00f4t qu\u2019on m\u2019e\u00fbt \nlivr\u00e9 les pr\u00e9sents du calife avec une le ttre de sa propre main, je partis \net je pris la route de Balsora, o\u00f9 je m\u2019embarquai. Ma navigation fut \ntr\u00e8s heureuse : j\u2019arrivai \u00e0 l\u2019\u00eele de Serendib. L\u00e0, j\u2019exposai aux ministres \nla commission dont j\u2019\u00e9tais charg\u00e9 et les priai de me faire donner \naudience incessamment. Ils n\u2019y manqu\u00e8 rent pas. On me conduisit au \npalais avec honneur. J\u2019y saluai le roi en me prosternant, selon la \ncoutume. \n \nCe prince me reconnut d\u2019abord et me t\u00e9moigna une joie toute particuli\u00e8re de me revoir. \u00ab Ah ! Sindbad ! me dit-il, soyez le \nbienvenu ! Je vous jure que j\u2019ai s ong\u00e9 \u00e0 vous tr\u00e8s souvent depuis votre \nd\u00e9part. Je b\u00e9nis ce jour, puisque nous nous voyons encore une fois. \u00bb \nJe lui fis mon compliment, et, apr\u00e8s l\u2019avoir remerci\u00e9 de la bont\u00e9 qu\u2019il \navait pour moi, je lui pr\u00e9sentai la lettre et le pr\u00e9sent du calife, qu\u2019il \nre\u00e7ut avec toutes les marque s d\u2019une grande satisfaction. \n \nLe calife lui envoyait un lit comp let de drap d\u2019or, estim\u00e9 mille \nsequins, cinquante robes d\u2019une tr\u00e8s ri che \u00e9toffe, cent autres de toile \nblanche, la plus fine du Caire, de Suez, de Cufa 37 et d\u2019Alexandrie ; \nun autre lit cramoisi et un autre en core d\u2019une autre fa\u00e7on ; un vase \nd\u2019agate plus large que profond, \u00e9p ais d\u2019un doigt et ouvert d\u2019un demi-\npied, dont le fond repr\u00e9sentait, en bas-relief, un homme un genou en \nterre, qui tenait un arc avec une fl\u00e8che, pr\u00eat \u00e0 tirer contre un lion ; il \nlui envoyait enfin une riche table que l\u2019on croyait, par tradition, venir du grand Salomon. La lettre du calif e \u00e9tait con\u00e7ue en ces termes : \n \n \n37 Ville de l\u2019Irac-Arabi, sur le bras occidental de l\u2019Euphrat e, \u00e0 cinquante lieues \nS. O. de Bagdad. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 282 \n \n \n \n\u00ab Salut, au nom du souverain guide du droit chemin, au puissant et \nheureux sultan, de la part d\u2019Abdalla Haroun-al-Raschid, que Dieu a plac\u00e9 dans le lieu d\u2019honneur, apr\u00e8s se s anc\u00eatres d\u2019heureuse m\u00e9moire. \n \n\u00ab Nous avons re\u00e7u votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-\nci \u00e9man\u00e9e du conseil de notre Porte, le jardin des esprits sup\u00e9rieurs. \nNous esp\u00e9rons qu\u2019en jetant les yeux dessus, vous conna\u00eetrez notre \nbonne intention et que vous l\u2019aurez pour agr\u00e9able. Adieu. \u00bb \n \nLe roi de Serendib eut un grand plai sir de voir que le calife r\u00e9pondait \n\u00e0 l\u2019amiti\u00e9 qu\u2019il lui avait t\u00e9moign\u00e9e. Peu de temps apr\u00e8s cette audience, \nje sollicitai celle de m on cong\u00e9, que j\u2019eus beaucoup de peine \u00e0 obtenir. \nLe roi, en me cong\u00e9diant, me fit un pr\u00e9sent tr\u00e8s consid\u00e9rable. Je me \nrembarquai aussit\u00f4t, dans le desse in de m\u2019en retourner \u00e0 Bagdad ; \nmais je n\u2019eus pas le bonheur d\u2019y arri ver comme je l\u2019es p\u00e9rais, et Dieu \nen disposa autrement. \n \nTrois ou quatre jours apr\u00e8s notre d\u00e9 part, nous f\u00fbmes attaqu\u00e9s par des \ncorsaires, qui eurent d\u2019autant mo ins de peine \u00e0 s\u2019emparer de notre \nvaisseau, qu\u2019on n\u2019y \u00e9tait nullement en \u00e9tat de se d\u00e9fendre. Quelques \npersonnes de l\u2019\u00e9quipage voulurent fa ire r\u00e9sistance, mais il leur en \nco\u00fbta la vie ; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas \ns\u2019opposer au dessein des corsai res, nous f\u00fbmes faits esclaves. \n \nApr\u00e8s que les corsaires nous eurent tous d\u00e9pouill\u00e9s et qu\u2019ils nous \neurent donn\u00e9 de m\u00e9chants habits au lieu des n\u00f4tres, ils nous \nemmen\u00e8rent dans une grande \u00eele, fo rt \u00e9loign\u00e9e, o\u00f9 ils nous vendirent. \n \nJe tombai entre les mains d\u2019un rich e marchand, qui ne m\u2019eut pas plus \nt\u00f4t achet\u00e9 qu\u2019il me mena chez lui, o\u00f9 il me fit bien manger et habiller \nproprement en esclave. Quelques j ours apr\u00e8s, comme il ne s\u2019\u00e9tait pas \nencore bien inform\u00e9 qui j\u2019\u00e9tais, il me demanda si je ne savais pas \nquelque m\u00e9tier. Je lui r\u00e9pondis, sans me faire mieux conna\u00eetre que je \nn\u2019\u00e9tais pas un artisan, mais un marc hand de professi on, et que les \ncorsaires qui m\u2019avaient vendu m\u2019avai ent enlev\u00e9 tout ce que j\u2019avais. \n\u00ab Mais dites-moi, reprit-il, ne pourri ez-vous pas tirer de l\u2019arc ? \u00bb Je lui \nr\u00e9pondis que c\u2019\u00e9tait un des exercices de ma jeunesse et que je ne Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 283 \n \n \n \nl\u2019avais pas oubli\u00e9 depuis. Alors il me donna un arc et des fl\u00e8ches, et \nm\u2019ayant fait monter derri\u00e8re lui sur un \u00e9l\u00e9phant, il me mena dans une \nfor\u00eat \u00e9loign\u00e9e de la ville de quel ques heures de chemin, et dont \nl\u2019\u00e9tendue \u00e9tait tr\u00e8s vaste. Nous y entr\u00e2mes fort avant, et lorsqu\u2019il \njugea \u00e0 propos de s\u2019arr\u00eater, il me f it descendre. Ensuite, me montrant \nun grand arbre \u00ab Montez sur cet arbr e, me dit-il, et tirez sur les \n\u00e9l\u00e9phants que vous verrez passer, car il y en a une quantit\u00e9 \nprodigieuse dans cette for\u00eat. S\u2019 il en tombe quelqu\u2019un, venez m\u2019en \ndonner avis. \u00bb Apr\u00e8s m\u2019avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le \nchemin de la ville, et je demeurai su r l\u2019arbre, \u00e0 l\u2019aff\u00fbt, pendant toute la \nnuit. \n \nJe n\u2019en aper\u00e7us aucun pendant tout ce temps-l\u00e0 ; mais le lendemain, \nd\u00e8s que le soleil fut lev\u00e9, j\u2019en vi s para\u00eetre un grand nombre. Je tirai \ndessus plusieurs fl\u00e8ches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres \nse retir\u00e8rent aussit\u00f4t et me laiss\u00e8re nt la libert\u00e9 d\u2019aller avertir mon \npatron de la chasse que je venais de faire. En faveur de cette nouvelle, \nil me r\u00e9gala d\u2019un bon repa s, loua mon adresse et me caressa fort. Puis \nnous all\u00e2mes ensemble \u00e0 la for\u00eat, o\u00f9 nous creu s\u00e2mes une fosse dans \nlaquelle nous enterr\u00e2mes l\u2019\u00e9l\u00e9phant que j\u2019avais tu\u00e9. Mon patron se \nproposait de revenir lorsque l\u2019anim al serait pourri et d\u2019enlever les \ndents pour en faire commerce. \n \nJe continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passait pas de \njour que je ne tuasse un \u00e9l\u00e9phant . Je ne me mettais pas toujours \u00e0 \nl\u2019aff\u00fbt sur le m\u00eame arbre, je me pla\u00e7ais tant\u00f4t sur l\u2019un, tant\u00f4t sur \nl\u2019autre. Un matin, que j\u2019attendais l\u2019 arriv\u00e9e des \u00e9l\u00e9phants, je m\u2019aper\u00e7us \navec un extr\u00eame \u00e9tonnement qu\u2019au lieu de passer devant moi en traversant la for\u00eat, comme \u00e0 l\u2019ordina ire, ils s\u2019arr\u00eat\u00e8rent et vinrent \u00e0 \nmoi avec un horrible bruit et en si grand nombre, que la terre en \u00e9tait \ncouverte et tremblait sous leurs pas. Ils s\u2019approch\u00e8rent de l\u2019arbre o\u00f9 \nj\u2019\u00e9tais mont\u00e9 et l\u2019environn\u00e8rent tous , la trompe \u00e9tendue et les yeux \nattach\u00e9s sur moi. A ce spectacle \u00e9tonnant, je restai immobile et saisi d\u2019une telle frayeur, que mon arc et mes fl\u00e8ches me tomb\u00e8rent des \nmains. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 284 \n \n \n \nJe n\u2019\u00e9tais pas agit\u00e9 d\u2019une crainte vaine. Apr\u00e8s que les \u00e9l\u00e9phants \nm\u2019eurent regard\u00e9 quelque temps, un des plus gros embrassa l\u2019arbre \npar le bas avec sa trompe et fit un si puissant effort, qu\u2019il le d\u00e9racina \net le renversa par terre. Je tombai avec l\u2019arbre ; mais l\u2019animal me prit \navec sa trompe et me chargea sur so n dos, o\u00f9 je m\u2019assis plus mort que \nvif, avec le carquois attach\u00e9 \u00e0 mes \u00e9pau les. Il se mit ensuite \u00e0 la t\u00eate \nde tous les autres qui le suivaient en troupe, me porta jusqu\u2019\u00e0 un \nendroit, et, m\u2019ayant pos\u00e9 \u00e0 terre , il se retira avec tous ceux qui \nl\u2019accompagnaient. Concevez, s\u2019il est possible, l\u2019\u00e9tat o\u00f9 j\u2019\u00e9tais : je \ncroyais plut\u00f4t dormir que veiller. Enfin, apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 quelque temps \u00e9tendu sur la place, ne voyant plus d\u2019\u00e9l\u00e9phant, je me levai et \nremarquai que j\u2019\u00e9tais sur une colline assez longue et assez large, toute couverte d\u2019ossements et de dents d\u2019 \u00e9l\u00e9phants. Je vous avoue que cet \nobjet me fit faire une infinit\u00e9 de r\u00e9 flexions. J\u2019admirai l\u2019instinct de ces \nanimaux. Je ne doutai point que ce ne f\u00fbt l\u00e0 leur cimeti\u00e8re et qu\u2019ils ne \nm\u2019y eussent apport\u00e9 expr\u00e8s pour me l\u2019enseigner, afin que je cessasse de les pers\u00e9cuter, puisque je le faisais dans la vue seule d\u2019avoir leurs \ndents. Je ne m\u2019arr\u00eatai pas sur la colline ; je tournai mes pas vers la \nville et, apr\u00e8s avoir march\u00e9 un jour et une nuit, j\u2019arrivai chez mon \npatron. Je ne rencontrai aucun \u00e9l\u00e9 phant sur ma route ; ce qui me fit \nconna\u00eetre qu\u2019ils s\u2019\u00e9taient \u00e9loign\u00e9s plus avant dans la for\u00eat, pour me \nlaisser la libert\u00e9 d\u2019aller sans obstacle \u00e0 la colline. \n \nD\u00e8s que mon patron m\u2019aper\u00e7ut : \u00ab Ah, pauvre Sindbad ! me dit-il, j\u2019\u00e9tais dans une grande peine de sa voir ce que tu pouvais \u00eatre devenu. \nJ\u2019ai \u00e9t\u00e9 \u00e0 la for\u00eat, j\u2019y ai trouv\u00e9 un arbre nouvellement d\u00e9racin\u00e9, un arc \net des fl\u00e8ches par terre ; et apr\u00e8s t\u2019avoir inutilement cherch\u00e9, je \nd\u00e9sesp\u00e9rais de te revoir jamais. Rac onte-moi, je te prie, ce qui t\u2019est \narriv\u00e9. Par quel bonheur es-tu enco re en vie ? \u00bb Je satisfis sa \ncuriosit\u00e9 ; et le lendemain, nous a ll\u00e2mes tous deux \u00e0 la colline, o\u00f9 il \nreconnut avec une extr\u00eame joie la v\u00e9rit\u00e9 de ce que je lui avais dit. \nNous charge\u00e2mes l\u2019\u00e9l\u00e9phant sur le quel nous \u00e9tions venus de tout ce \nqu\u2019il pouvait porter de dents ; et lors que nous f\u00fbmes de retour : \u00ab Mon \nfr\u00e8re, me dit-il (car je ne veux plus vous traite r en esclave, apr\u00e8s le \nplaisir que vous venez de me fa ire par une d\u00e9couverte qui va \nm\u2019enrichir), que Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de prosp\u00e9rit\u00e9s ! Je d\u00e9clare devant lui que je vous donne la libert\u00e9 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 285 \n \n \n \n \nJe vous avais dissimul\u00e9 ce que vous allez entendre : les \u00e9l\u00e9phants de notre for\u00eat nous font p\u00e9rir chaque ann\u00e9e une infinit\u00e9 d\u2019esclaves que \nnous envoyons chercher de l\u2019ivoire . Quelques conseils que nous leur \ndonnions, ils perdent t\u00f4t ou tard la vie par les ruses de ces animaux. \nDieu vous a d\u00e9livr\u00e9 de leur furie et n\u2019a fait cette gr\u00e2ce qu\u2019\u00e0 vous seul. \nC\u2019est une marque qu\u2019il vous ch\u00e9rit et qu\u2019il a besoin de vous dans le \nmonde, pour le bien que vous y deve z faire. Vous me procurez un \navantage incroyable : nous n\u2019avons pu avoir d\u2019ivoire jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent \nqu\u2019en exposant la vie de nos escl aves ; et voil\u00e0 toute notre ville \nenrichie par votre moyen. Ne croy ez pas que je pr\u00e9tende vous avoir \nassez r\u00e9compens\u00e9 par la libert\u00e9 que vous venez de recevoir ; je veux \najouter \u00e0 ce don des biens consid\u00e9rab les. Je pourrais engager toute la \nville \u00e0 faire votre fortune : mais c\u2019 est une gloire que je veux avoir \u00e0 \nmoi seul. \u00bb \n \nA ce discours obligeant, je r\u00e9pondis : \u00ab Patron, Dieu vous conserve ! \nLa libert\u00e9 que vous m\u2019accordez suff it pour vous acquitter envers moi ; \net pour toute r\u00e9compense du servi ce que j\u2019ai eu le bonheur de vous \nrendre, \u00e0 vous et \u00e0 votre ville, je ne vous demande que la permission \nde retourner en mon pays. \u2014 Eh bien, r\u00e9pliqua-t-il, Mo\u00e7on 38 nous \nam\u00e8nera bient\u00f4t des navires qui vie ndront charger de l\u2019ivoire. Je vous \nrenverrai alors et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous ; \u00bb \nJe le remerciai de nouveau de la libert\u00e9 qu\u2019il venait de me donner et \ndes bonnes intentions qu\u2019il avait pour moi. Je demeurai chez lui en \nattendant le Mo\u00e7on ; et pendant ce temps-l\u00e0, nous f\u00eemes tant de \nvoyages \u00e0 la colline, que nous rempl\u00ee mes ses magasins d\u2019ivoire. Tous \nles marchands de la ville qui en n\u00e9gociaient fire nt la m\u00eame chose : car \ncela ne leur fut pas longtemps cach\u00e9. \n \nLes navires arriv\u00e8rent enfin ; et mon patron, ayant choisi lui-m\u00eame celui sur lequel je devais m\u2019embar quer, le chargea d\u2019ivoire \u00e0 demi \n \n38 Ce mot est fort usit\u00e9 dans la navi gation des mers du Levant. C\u2019est un vent \nr\u00e9gulier qui souffle pendant six mois du couchant au levant, et six mois du \nlevant au couchant. On appelle aussi la mousson la saison pendant laquelle \nr\u00e8gne ce vent. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 286 \n \n \n \npour mon compte. Il n\u2019oublia pas d\u2019y faire mettre aussi des provisions \nen abondance pour mon passage ; et de plus, il m\u2019obligea d\u2019accepter \ndes pr\u00e9sents de grand prix, des cu riosit\u00e9s du pays. Apr\u00e8s que je l\u2019eus \nremerci\u00e9 autant qu\u2019il me fut possibl e de tous les bienfaits que j\u2019avais \nre\u00e7us de lui, je m\u2019embarquai. N ous mimes \u00e0 la voile ; et comme \nl\u2019aventure qui m\u2019avait procur\u00e9 la liber t\u00e9 \u00e9tait fort extraordinaire, j\u2019en \navais toujours l\u2019esprit occup\u00e9. \n \nNous nous arr\u00eat\u00e2mes dans que lques \u00eeles pour y prendre des \nrafra\u00eechissements. Notre vaisseau \u00e9t ant parti d\u2019un port de terre ferme \ndes Indes, nous y all\u00e2mes aborder ; et l\u00e0, pour \u00e9v iter les dangers de la \nmer jusqu\u2019\u00e0 Balsora, je fi s d\u00e9barquer l\u2019ivoire qui m\u2019appartenait, r\u00e9solu \nde continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grosse \nsomme d\u2019argent ; j\u2019en achetai plusie urs choses rares, pour en faire des \npr\u00e9sents, et quand mon \u00e9quipage fut pr\u00eat, je me joignis \u00e0 une grosse \ncaravane de marchands. Je demeurai longtemps en chemin et je \nsouffris beaucoup ; mais je sou ffrais avec patience, en faisant \nr\u00e9flexion que je n\u2019avais plus \u00e0 craindre ni les temp\u00eates, ni les \ncorsaires, ni les serpents, ni tous les autres p\u00e9rils que j\u2019avais courus. \n \nToutes ces fatigues finirent enfin j\u2019arrivai heureusement \u00e0 Bagdad. \nJ\u2019allai d\u2019abord me pr\u00e9senter au ca life et lui rendre compte de mon \nambassade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avait caus\u00e9 de l\u2019inqui\u00e9tude, mais qu\u2019il avait pourtant toujours esp\u00e9r\u00e9 que \nDieu ne m\u2019abandonnerait point. Qua nd je lui appris l\u2019aventure des \n\u00e9l\u00e9phants, il en parut fort surpris, et il aurait refus\u00e9 d\u2019y ajouter foi si \nma sinc\u00e9rit\u00e9 ne lui e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 connue . Il trouva cette histoire et les \nautres que je lui racontai si curieuses, qu\u2019il chargea un de ses \nsecr\u00e9taires de les \u00e9crire en caract\u00e8re s d\u2019or, pour \u00eatre conserv\u00e9es dans \nson tr\u00e9sor. Je me retirai tr\u00e8s conten t de l\u2019honneur et des pr\u00e9sents qu\u2019il \nme fit ; puis je me donnai tout entie r \u00e0 ma famille, \u00e0 mes parents et \u00e0 \nmes amis. \n \nCe fut ainsi que Sindbad acheva le r\u00e9 cit de son septi\u00e8 me et dernier \nvoyage ; et s\u2019adressant ensuite \u00e0 Hindbad : \u00ab Eh bien, mon ami, \najouta-t-il, avez-vous ou\u00ef dire que quelqu\u2019un ait souffert autant que \nmoi, ou qu\u2019aucun mortel se soit trouv\u00e9 dans des embarras si Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 287 \n \n \n \npressants ? N\u2019est-il pas juste qu\u2019apr\u00e8s tant de travaux je jouisse d\u2019une \nvie agr\u00e9able et tranquille ? \u00bb Comme il achevait ces mots, Hindbad \ns\u2019approcha de lui et dit, en lui baisant la main \u00ab Il faut avouer, \nseigneur, que vous avez essuy\u00e9 d\u2019effro yables p\u00e9rils ; mes peines ne \nsont pas comparables aux v\u00f4tres. Si elles m\u2019affligent dans le temps \nque je les souffre, je m\u2019en console par le petit profit que j\u2019en tire. \nVous m\u00e9ritez non seulement une vie tranquille, vous \u00eates digne encore \nde tous les biens que vo us poss\u00e9dez, puisque vous en faites un si bon \nusage et que vous \u00eates si g\u00e9n\u00e9reux. Continuez donc de vivre dans la \njoie, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019heure de votre mo rt. \u00bb Sindbad lui fit donner encore \ncent sequins, le re\u00e7ut au nombre de ses amis, lui dit de quitter sa \nprofession de porteur et de conti nuer \u00e0 venir manger chez lui ; qu\u2019il \naurait lieu de se souvenir toute sa vie de Sindbad le marin. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 288 \n \n \n \n \n \nLes trois Pommes \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, dit Scheherazade, j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 eu l\u2019honneur d\u2019entretenir votre \nMajest\u00e9 d\u2019une sortie que le calife Ha roun-al-Raschid fit, une nuit, de \nson palais ; il faut que je vous en raconte encore une autre. \n \nUn jour, ce prince avertit le grand vi zir Giafar de se trouver au palais \nla nuit prochaine. \u00ab Vizir, lui dit-il, je veux faire le tour de la ville et \nm\u2019informer de ce qu\u2019on y dit, et pa rticuli\u00e8rement si on est content de \nmes officiers de justice. S\u2019il y en a dont on ait raison de se plaindre, \nnous les d\u00e9poserons pour en mettr e d\u2019autres \u00e0 leurs places, qui \ns\u2019acquitteront mieux de leur devoir. Si, au contraire, il y en a dont on \nse loue, nous aurons pour eux les \u00e9gards qu\u2019ils m\u00e9ritent. \u00bb Le grand \nvizir s\u2019\u00e9tant rendu au palais \u00e0 l\u2019 heure marqu\u00e9e, le calife, lui et \nMesrour, chef des eunuques, se d\u00e9gui s\u00e8rent, pour n\u2019\u00eatre pas connus, et \nsortirent tous trois ensemble. \n \nIls pass\u00e8rent par plusieurs places et par plusieurs march\u00e9s ; et, en \nentrant dans une petite rue, ils vi rent, au clair de la lune, un bon \nhomme \u00e0 barbe blanche, qui avait la taille haute et qui portait des \nfilets sur sa t\u00eate. Il avait au br as un panier pliant de feuilles de \npalmier, et un b\u00e2ton \u00e0 la main. \u00ab A voir ce vieillard, dit le calife, il \nn\u2019est pas riche abordons-le et lui demandons l\u2019\u00e9tat de sa fortune. \u2014 \nBon homme, lui dit le vizir, qui es-tu ? \u2014 Seigneur, lui r\u00e9pondit le \nvieillard, je suis p\u00eacheur, mais le plus pauvre et le plus mis\u00e9rable de \nma profession. Je suis sorti de chez moi tant\u00f4t, sur le midi, pour aller \np\u00eacher, et, depuis ce temps-l\u00e0 jusqu\u2019 \u00e0 pr\u00e9sent, je n\u2019ai pas pris le \nmoindre poisson. Cependant j\u2019ai une fe mme et des petits enfants, et je \nn\u2019ai pas de quoi les nourrir. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 289 \n \n \n \nLe calife, touch\u00e9 de compassion dit au p\u00eacheur \u00ab Aurais-tu le courage \nde retourner sur tes pas et de je ter tes filets encore une fois \nseulement ? Nous te donnerons cent sequins de ce que tu am\u00e8neras. \u00bb \nLe p\u00eacheur, \u00e0 cette prop osition, oubliant toute la peine de la journ\u00e9e, \nprit le calife au mot et retourna ve rs le Tigre avec lui, Giafar et \nMesrour, en disant en lui-m\u00eame : \u00ab Ces seigneurs paraissent trop \nhonn\u00eates et trop raisonnables pour me pas me r\u00e9compenser de ma \npeine ; et quand ils ne me donneraient que a ce nti\u00e8me partie de ce \nqu\u2019ils me promettent, ce sera it encore beaucoup pour moi. \u00bb \n \nIls arriv\u00e8rent au bord du Tigre ; le p\u00eacheur y jeta ses filets, puis, les \nayant tir\u00e9s, il amena un coffre bien ferm\u00e9 et fort pesant qui s\u2019y trouva. Le calife lui fit compter aussit\u00f4t cent sequins par le grand vizir, et le renvoya. Mesrour chargea le coffre sur ses \u00e9paules, par l\u2019ordre de son \nma\u00eetre, qui, dans l\u2019empressement de savoir ce qu\u2019il y avait dedans, retourna au palais en diligence. L\u00e0, le coffre ayant \u00e9t\u00e9 ouvert, on y trouva un grand panier p liant de feuilles de pa lmier, ferm\u00e9 et cousu \npar l\u2019ouverture avec un fil de laine rouge. Pour satisfaire l\u2019impatience du calife, on ne se donna pas la peine de le d\u00e9coudre ; on coupa \npromptement le fil avec un couteau, et l\u2019on tira du panier un paquet envelopp\u00e9 dans un m\u00e9chant tapis et li\u00e9 avec de la corde. La corde \nd\u00e9li\u00e9e et le paquet d\u00e9fa it, on vit avec horreur le corps d\u2019une jeune \ndame, plus blanc que de la ne ige, et coup\u00e9 par morceaux. \n \nSire, Votre Majest\u00e9 s\u2019imaginera mi eux elle-m\u00eame que je ne le puis \nfaire comprendre par mes paroles que l fut l\u2019\u00e9tonnement du calife \u00e0 cet \naffreux spectacle. Mais de la surp rise il passa en un instant \u00e0 la \ncol\u00e8re ; et lan\u00e7ant au vizir un re gard furieux : \u00ab Ah, malheureux lui \ndit-il, est-ce donc ainsi que tu veille s sur les actions de mes peuples ? \nOn commet impun\u00e9ment, sous ton mini st\u00e8re, des assassinats dans ma \ncapitale, et l\u2019on jette mes sujets dans le Tigre, afin qu\u2019ils crient \nvengeance contre moi au jour du jugement ! Si tu ne venges \npromptement le meurtre de cette femme par la mort de son meurtrier, \nje jure par le saint nom de Dieu que je te ferai pendre, toi et quarante \nde ta parent\u00e9. \u2014 Commandeur des croya nts, lui dit le grand vizir, je \nsupplie Votre Majest\u00e9 de m\u2019accorder du temps pour faire des Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 290 \n \n \n \n perquisitions. \u2014 Je ne te donne que trois jours pour cela, repartit le \ncalife ; c\u2019est \u00e0 toi d\u2019y songer. \n \nLe vizir Giafar se retira chez lu i dans une grande confusion de \nsentiments. \u00ab H\u00e9las ! disait-il, comme nt, dans une ville aussi vaste et \naussi peupl\u00e9e que Bagdad, pourrai-je d\u00e9terrer un meur trier qui sans \ndoute a commis ce crime sans t\u00e9moin et qui est peut-\u00eatre d\u00e9j\u00e0 sorti de \ncette ville ? Un autre que moi tirer ait de prison un mis\u00e9rable et le \nferait mourir pour contenter le calif e ; mais je ne veux pas charger ma \nconscience de ce forfait, et j\u2019aime mieux mourir que de me sauver \u00e0 ce \nprix-l\u00e0. \u00bb \n \nIl ordonna aux officiers de police et de justice qui lui ob\u00e9issaient de \nfaire une exacte recherche du crimin el. Ils mirent leurs gens en \ncampagne et s\u2019y mirent eux-m\u00eame s, ne se croyant gu\u00e8re moins \nint\u00e9ress\u00e9s que le vizir en cette affa ire. Mais tous leurs soins furent \ninutiles : quelque diligence qu\u2019ils y apportassent, ils ne purent \nd\u00e9couvrir l\u2019auteur de l\u2019assassinat ; et le vizir jugea bien que, sans un coup du ciel, c\u2019\u00e9tait fait de sa vie. \n \nEffectivement, le troisi\u00e8me jour \u00e9t ant venu, un huissier arriva chez ce \nmalheureux ministre et le somma de le suivre. Le vizir ob\u00e9it et, le \ncalife lui ayant demand\u00e9 o\u00f9 \u00e9tait le meurtrier : \u00ab Commandeur des \ncroyants, lui r\u00e9pondit-il les larmes aux yeux, je n\u2019ai trouv\u00e9 personne \nqui ait pu m\u2019en donner la moindre nouvelle. \u00bb Le calife lui fit des \nreproches remplis d\u2019emportements et de fureur, et commanda qu\u2019on le \npendit devant la porte du palais , lui et quarante des Barmecides 39. \n \nPendant que l\u2019on travaillait \u00e0 dresser les potences et qu\u2019on se saisissait \ndes quarante Barmecides dans leurs maisons, un crieur public alla, par \nordre du calife, faire ce cri dans t ous les quartiers de la ville : \n\u00ab Qui veut avoir la satisfaction de voir pendre le grand vizir Giafar et \nquarante des Barmecides, ses parents, qu\u2019il vienne \u00e0 la place qui est \ndevant le palais. \u00bb \n \n39 Nom d\u2019une des familles les plus consid\u00e9rables de tout l\u2019Orient, apr\u00e8s les \nmaisons souveraines originaires du Kora\u00e7an. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 291 \n \n \n \n \nLorsque tout fut pr\u00eat, le juge cr iminel et un grand nombre d\u2019huissiers \ndu palais amen\u00e8rent le grand vizir avec les quarante Barmecides, les \nfirent disposer chacun au pied de la potence qui lui \u00e9tait destin\u00e9e, et \non leur passa autour du cou la cord e avec laquelle ils devaient \u00eatre \nlev\u00e9s en l\u2019air. Le peuple, dont tout e la place \u00e9tait remplie, ne put voir \nce triste spectacle sans douleur et sans verser des larmes ; car le grand \nvizir Giafar et les Barmecides \u00e9tai ent ch\u00e9ris et honor\u00e9s pour leur \nprobit\u00e9, leur lib\u00e9ralit\u00e9 et leur d\u00e9sint\u00e9ressement , non seulement \u00e0 \nBagdad, mais m\u00eame par t out l\u2019empire du calife. \n \nRien n\u2019emp\u00eachait qu\u2019on n\u2019ex\u00e9cut\u00e2t l\u2019ordre irr\u00e9vocable de ce prince trop s\u00e9v\u00e8re ; et on allait \u00f4ter la vie aux plus honn\u00eates ge ns de la ville, \nlorsqu\u2019un jeune homme tr\u00e8s bien fait et fort proprement v\u00eatu fendit la \npresse, p\u00e9n\u00e9tra jusqu\u2019au grand vizir, et, apr\u00e8s lui avoir bais\u00e9 la main : \n\u00ab Souverain vizir, lui dit-il, chef des \u00e9mirs de cette cour, refuge des \npauvres, vous n\u2019\u00eates pas coupable du crime pour lequel vous \u00eates ici. \nRetirez-vous et me laissez expier la mort de la dame qui a \u00e9t\u00e9 jet\u00e9e \ndans le Tigre. C\u2019est moi qui suis son meurtrier, et je m\u00e9rite d\u2019en \u00eatre \npuni. \u00bb \n \nQuoique ce discours caus\u00e2t beaucoup de joie au vizir, il ne laissa pas \nd\u2019avoir piti\u00e9 du jeune homme, dont la physionomie, au lieu de para\u00eetre \nsinistre, avait quelque chose d\u2019e ngageant ; et il allait lui r\u00e9pondre, \nlorsqu\u2019un grand homme d\u2019un \u00e2ge d\u00e9j\u00e0 fort avanc\u00e9, ayant aussi fendu \nla presse, arriva et dit au vizir : \u00ab Seigneur, ne croyez rien de ce que \nvous dit ce jeune homme nul autre que moi n\u2019a tu\u00e9 la dame qu\u2019on a \ntrouv\u00e9e dans le coffre ; c\u2019est sur moi seul que doit tomber le \nch\u00e2timent. Au nom de Dieu, je vous conjure de ne pas punir \nl\u2019innocent pour le coupable. Seigneur, reprit le jeune homme en \ns\u2019adressant au vizir, je vous jure que c\u2019est moi qui ai commis cette \nm\u00e9chante action, et que personne au monde n\u2019en est complice. Mon \nfils, interrompit le vieillard, c\u2019est le d\u00e9sespoir qui vous a conduit ici, \net vous voulez pr\u00e9venir votre destin\u00e9e ; pour moi, il y a longtemps que je suis au monde, je dois en \u00eatre d\u00e9tach\u00e9. Laissez-moi donc sacrifier \nma vie pour la v\u00f4tre. Seigneur, ajouta-t-il en s\u2019adressant au grand Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 292 \n \n \n \nvizir, je vous le r\u00e9p\u00e8te encore : c\u2019est moi qui suis l\u2019assassin ; faites-\nmoi mourir et ne diff\u00e9rez pas. \u00bb \n \nLa contestation du vieillard et du jeune homme obligea le vizir Giafar \n\u00e0 les mener tous deux devant le calife, avec la permission de l\u2019officier charg\u00e9 de pr\u00e9sider \u00e0 ce tte terrible ex\u00e9cution, qui se faisait un plaisir de \nle favoriser. Lorsqu\u2019il fut en pr\u00e9sence de ce prince, il ba isa la terre par \nsept fois et parla de cette ma ni\u00e8re : \u00ab Commandeur des croyants, \nj\u2019am\u00e8ne \u00e0 Votre Majest\u00e9 ce vieillard et ce jeune homme, qui se disent \ntous deux s\u00e9par\u00e9ment meurtriers de la dame. \u00bb Alors le calife \ndemanda aux accus\u00e9s qui des deux avait massacr\u00e9 la dame si \ncruellement et l\u2019avait jet\u00e9e dans le Tigre. Le jeune homme assura que \nc\u2019\u00e9tait lui ; mais, le vieillard, de son c\u00f4t\u00e9, soutenant le contraire : \n\u00ab Allez, dit le calife au grand vizi r, faites-les pendre tous deux. Mais, \nsire, dit le vizir, s\u2019il n\u2019y en a qu\u2019un de criminel, il y aurait de \nl\u2019injustice \u00e0 faire mourir l\u2019autre. \u00bb \n \nA ces mots, le jeune homme reprit \u00ab Je jure, par le grand Dieu qui a \n\u00e9lev\u00e9 les cieux \u00e0 la hauteur o\u00f9 ils sont, que c\u2019est moi qui ai tu\u00e9 la \ndame, qui l\u2019ai coup\u00e9e par quartiers et jet\u00e9e dans le Tigre il y a quatre \njours. Je ne veux point avoir de part avec le s autres au jour du \njugement si ce que je di s n\u2019est pas v\u00e9ritable ; ainsi je suis celui qui \ndoit \u00eatre puni. \u00bb Le calife fut surp ris de ce serment et y ajouta foi, \nd\u2019autant plus que le vieillard n\u2019 y r\u00e9pliqua rien. C\u2019est pourquoi, se \ntournant vers le jeune homme : \u00ab Malheureux, lui dit-il, pour quel \nsujet as-tu commis un crime si d\u00e9 testable, et quelle raison peux-tu \navoir d\u2019\u00eatre venu t\u2019offrir toi-m\u00eame \u00e0 la mort ? \u2014 Commandeur des \ncroyants, r\u00e9pondit-il, si l\u2019on mettait par \u00e9crit tout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 \nentre cette dame et moi, ce serait une histoire qui pourrait \u00eatre tr\u00e8s \nutile aux hommes. \u2014. Raconte-nous-l a donc, reprit le calife, je te \nl\u2019ordonne. \u00bb Le jeune homme ob\u00e9it et commen\u00e7a son r\u00e9cit de cette \nsorte : \n \n \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 293 \n \n \n \nHistoire de la Dame massacr\u00e9e \net du Jeune Homme son mari \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nCommandeur des croyants, Votre Majest\u00e9 saura que la dame \nmassacr\u00e9e \u00e9tait ma femme, fille de ce vieillard que vous voyez, qui est \nmon oncle paternel. Elle n\u2019ava it que douze ans quand il me la donna \nen mariage, et il y en a onze d\u2019\u00e9c oul\u00e9s depuis ce temps-l\u00e0. J\u2019ai eu \nd\u2019elle trois enfants m\u00e2les, qui sont vi vants ; et je dois lui rendre cette \njustice, qu\u2019elle n\u2019a jamais donn\u00e9 le moindre sujet de d\u00e9plaisir. Elle \n\u00e9tait sage, de bonnes m\u0153ur s, et mettait toute son attention \u00e0 me plaire. \nDe mon c\u00f4t\u00e9, je l\u2019aimais parfaitement et je pr\u00e9venais tous ses d\u00e9sirs, \nbien loin de m\u2019y opposer. \n \nIl y a environ deux mois qu\u2019elle tomb a malade. J\u2019en eus tout le soin \nimaginable, et je n\u2019\u00e9pargnai rien pour lui procurer une prompte \ngu\u00e9rison. Au bout d\u2019un mois, elle commen\u00e7a \u00e0 se mieux porter et \nvoulut aller au bain. Avant que de sortir du logis, elle me dit : \u00ab Mon \ncousin, car elle m\u2019appelait ainsi pa r familiarit\u00e9, j\u2019ai envie de manger \ndes pommes ; vous me feriez un extr \u00eame plaisir si vous pouviez m\u2019en \ntrouver ; il y a longtemps que cette envie me tient, et je vous avoue \nqu\u2019elle s\u2019est augment\u00e9e \u00e0 un point que , si elle n\u2019est bient\u00f4t satisfaite, \nje crains qu\u2019il ne m\u2019arrive quelque disgr\u00e2ce. \u2014 Tr\u00e8s volontiers, lui \nr\u00e9pondis-je ; je vais faire tout m on possible pour vous contenter. \u00bb \n \nJ\u2019allai aussit\u00f4t chercher des pommes dans tous les march\u00e9s et dans \ntoutes les boutiques ; mais je n\u2019en pus trouver une, quoique j\u2019offrisse \nd\u2019en donner un sequin. Je revins au logis, fort f\u00e2ch\u00e9 de la peine que \nj\u2019avais prise inutilement. Pour ma femme, quand elle fut revenue du \nbain et qu\u2019elle ne vit point de pommes, elle en eut un chagrin qui ne \nlui permit pas de dormir la nuit. Je me levai de grand matin et allai \ndans tous les jardins ; mais je ne r\u00e9ussis pas mieux que le jour \npr\u00e9c\u00e9dent. Je rencontrai seulement un vieux jardinier qui me dit que, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 294 \n \n \n \nquelque peine que je me donnasse, je n\u2019en trou verais point ailleurs \nqu\u2019au jardin de Votre Majest\u00e9, \u00e0 Balsora. \n \nComme j\u2019aimais passionn\u00e9ment ma femme et que je ne voulais pas \navoir \u00e0 me reprocher d\u2019a voir n\u00e9glig\u00e9 de la satisfa ire, je pris un habit \nde voyageur ; et apr\u00e8s l\u2019avoir instru ite de mon dessein, je partis pour \nBalsora. Je fis une si grande diligence, que je fus de retour au bout de \nquinze jours. Je rapportai trois pommes, qui m\u2019avaient co\u00fbt\u00e9 un \nsequin la pi\u00e8ce. Il n\u2019y en avait pas davantage dans le jardin, et le \njardinier n\u2019avait pas voulu me les donner \u00e0 meilleur march\u00e9. En \narrivant, je les pr\u00e9sentai \u00e0 ma femme ; mais il se trouva que l\u2019envie lui \nen \u00e9tait pass\u00e9e. Ainsi elle se conten ta de les recevoir et les posa \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \nd\u2019elle. Cependant elle \u00e9tait toujou rs malade, et je ne savais quel \nrem\u00e8de apporter \u00e0 son mal. \n \nPeu de jours apr\u00e8s mon voyage, \u00e9tan t assis dans ma boutique, au lieu \npublic o\u00f9 l\u2019on vend toutes sortes d\u2019\u00e9toffes fines, je vis entrer un grand \nesclave noir, de fort m\u00e9chante mi ne, qui tenait \u00e0 la main une pomme \nque je reconnus pour une de celles que j\u2019avais apport\u00e9es de Balsora. \nJe n\u2019en pouvais douter, puisque je savais qu\u2019il n\u2019y en avait pas une \ndans Bagdad ni dans tous les jardins aux environs. J\u2019appelai \nl\u2019esclave : \u00ab Bon esclave, lui dis-je, apprends-moi, je te prie, o\u00f9 tu as \npris cette pomme. \u2014 C\u2019est, me r\u00e9 pondit-il en souriant, un pr\u00e9sent que \nm\u2019a fait mon amoureuse. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 la voi r aujourd\u2019hui, et je l\u2019ai trouv\u00e9e \nun peu malade. J\u2019ai vu troi s pommes aupr\u00e8s d\u2019elle et je lui ai demand\u00e9 \nd\u2019o\u00f9 elle les avait eues ; elle m\u2019 a r\u00e9pondu que son bon homme de mari \navait fait un voyage de quinze jours, expr\u00e8s pour les lui aller chercher, \net qu\u2019il les lui avait apport\u00e9es. Nous avons fait collation ensemble, et, \nen la quittant, j\u2019en ai pris et emport\u00e9 une que voici. \n \nCe discours me mit hors de moi-m\u00eame. Je me levai de ma place ; et, \napr\u00e8s avoir ferm\u00e9 ma boutique , je courus chez moi avec \nempressement et je montai \u00e0 la chambre de ma fe mme. Je regardai \nd\u2019abord o\u00f9 \u00e9taient les pommes, et, n\u2019en voyant que de ux, je demandai \no\u00f9 \u00e9tait la troisi\u00e8me. Alors ma femme , ayant tourn\u00e9 la t\u00eate du c\u00f4t\u00e9 des \npommes et n\u2019en ayant aper\u00e7u que deux, me r\u00e9pondit froidement : \n\u00ab Mon cousin, je ne sais ce qu\u2019elle est devenue. \u00bb A cette r\u00e9ponse, je Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 295 \n \n \n \nne fis pas difficult\u00e9 de croire que ce que m\u2019avait dit l\u2019esclave ne f\u00fbt \nv\u00e9ritable. En m\u00eame temps, je me laissai emporter \u00e0 une fureur \njalouse ; et, tirant un couteau qui \u00e9t ait attach\u00e9 \u00e0 ma ceinture, je le \nplongeai dans la gorge de cette mis\u00e9rable. Ensuite je lui coupai la t\u00eate \net mis son corps par quartiers ; j\u2019en fis un paquet que je cachai dans \nun panier pliant ; et, apr\u00e8s avoir cousu l\u2019ouverture du panier avec un \nfil de laine rouge, je l\u2019enfermai da ns un coffre que je chargeai sur mes \n\u00e9paules, d\u00e8s qu\u2019il fut nuit, et que j\u2019allai jeter da ns le Tigre. \n \nLes deux plus petits de mes enfants \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 couch\u00e9s et endormis, \net le troisi\u00e8me \u00e9tait hors de la maison ; je le trouvai, \u00e0 mon retour, \nassis pr\u00e8s de la porte et pleurant \u00e0 chaudes larmes. Je lui demandai le \nsujet de ses pleurs. \u00ab Mon p\u00e8re, me d it-il, j\u2019ai pris ce matin \u00e0 ma m\u00e8re, \nsans qu\u2019elle en ait rien vu, une des trois pommes que vous lui avez \napport\u00e9es. Je l\u2019ai gard\u00e9e longtemps ; mais, comme je jouais tant\u00f4t, \ndans la rue, avec mes petits fr\u00e8res, un grand esclave qui passait me l\u2019a \narrach\u00e9e de la main et l\u2019a emport \u00e9e ; j\u2019ai couru apr\u00e8s lui en la lui \nredemandant ; mais j\u2019ai eu beau lui dire qu\u2019elle appart enait \u00e0 ma m\u00e8re \nqui \u00e9tait malade, que vous aviez fait un voyage de quinze jours pour l\u2019aller chercher, tout cela a \u00e9t\u00e9 inut ile. Il n\u2019a pas voulu me la rendre ; \net comme je le suivais en criant apr\u00e8s lui, il s\u2019est retourn\u00e9, m\u2019a battu, \net puis s\u2019est mis \u00e0 courir de t oute sa force par plusieurs rues \nd\u00e9tourn\u00e9es, de mani\u00e8re que je l\u2019ai perdu de vue. Depuis ce temps-l\u00e0, \nj\u2019ai \u00e9t\u00e9 me promener hors de la ville, en attendant que vous \nrevinssiez ; et je vous attendais, mon p\u00e8re, pour vous prier de n\u2019en \nrien dire \u00e0 ma m\u00e8re, de peur que cela ne la rende plus malade. \u00bb En \nachevant ces mots, il redoubla ses larmes. \n \nLe discours de mon fils me jeta dans une aff liction inconcevable. Je \nreconnus alors l\u2019\u00e9normit\u00e9 de mon crim e et je me repentis, mais trop \ntard, d\u2019avoir ajout\u00e9 foi aux impostures du malheureux esclave qui, sur \nce qu\u2019il avait appris de mon fils, av ait compos\u00e9 la funeste fable que \nj\u2019avais prise pour une v\u00e9rit\u00e9. Mon oncle , qui est ici pr\u00e9sent, arriva sur \nces entrefaites ; il venait pour voir sa fille ; mais, au lieu de la trouver \nvivante, il apprit par moi-m\u00eame qu\u2019e lle n\u2019\u00e9tait plus ; car je ne lui \nd\u00e9guisai rien ; et, sans attendre qu\u2019 il me condamn\u00e2t, je me d\u00e9clarai \nmoi-m\u00eame le plus criminel de t ous les hommes. N\u00e9anmoins, au lieu Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 296 \n \n \n \nde m\u2019accabler de justes reproches, il joignit ses pleurs aux miens, et \nnous pleur\u00e2mes ensemble trois jours sa ns rel\u00e2che, lui, la perte d\u2019une \nfille qu\u2019il avait toujours tendrement aim\u00e9e, et moi, celle d\u2019une femme qui m\u2019\u00e9tait ch\u00e8re et dont je m\u2019\u00e9tais priv\u00e9 d\u2019une mani\u00e8re si cruelle, et \npour avoir trop l\u00e9g\u00e8rement cru le rapport d\u2019un esclave menteur. Voil\u00e0, \ncommandeur des croyants, l\u2019aveu si nc\u00e8re que Votre Majest\u00e9 a exig\u00e9 \nde moi. Vous savez \u00e0 pr\u00e9sent toutes les circonstances de mon crime, et \nje vous supplie tr\u00e8s humblement d\u2019en ordonner la punition : quelque \nrigoureuse qu\u2019elle puisse \u00eatre, je n\u2019 en murmurerai point et je la \ntrouverai trop l\u00e9g\u00e8re. \n \nLe calife fut extr\u00eamement \u00e9tonn\u00e9 de ce que le jeune homme venait de \nlui raconter. Mais ce prince \u00e9quita ble, trouvant qu\u2019il \u00e9tait plus \u00e0 \nplaindre qu\u2019il n\u2019\u00e9tait crim inel, entra dans ses int\u00e9r\u00eats. \u00ab L\u2019action de ce \njeune homme, dit-il, est pardonnable devant Dieu, et excusable aupr\u00e8s \ndes hommes. Le m\u00e9chant esclave es t la cause unique de ce meurtre \nc\u2019est lui seul qu\u2019il faut punir. C\u2019est pourquoi, continua-t-il en s\u2019adressant au grand vizir, je te donne trois jours po ur le trouver. Si tu \nne me l\u2019am\u00e8nes dans ce terme, je te ferai mourir \u00e0 sa place. \u00bb \n \nLe malheureux Giafar, qui s\u2019\u00e9tait cr u hors de danger, fut accabl\u00e9 de ce \nnouvel ordre du calife ; mais comme il n\u2019osait rien r\u00e9pliquer \u00e0 ce \nprince dont il connaissait l\u2019humeur, il s\u2019\u00e9loigna de sa pr\u00e9sence et se \nretira chez lui, les larmes aux yeux, persuad\u00e9 qu\u2019il n\u2019avait plus que \ntrois jours \u00e0 vivre. Il \u00e9tait tellement convaincu qu\u2019il ne trouverait point \nl\u2019esclave, qu\u2019il n\u2019en fit point la moindre recherche. \u00ab Il n\u2019est pas possible, disait-il, que dans une v ille telle que Bagda d, o\u00f9 il y a une \ninfinit\u00e9 d\u2019esclaves noirs, je d\u00e9m\u00ea le celui dont il s\u2019agit. A moins que \nDieu ne me le fasse conna\u00eetre, comme il m\u2019a d\u00e9j\u00e0 fait d\u00e9couvrir l\u2019assassin, rien ne peut me sauver. \u00bb \n \nIl passa les deux premiers jours \u00e0 s\u2019affliger avec sa famille, qui g\u00e9missait autour de lui, en se plai gnant de la rigueur du calife. Le \ntroisi\u00e8me \u00e9tant venu, il se disposa \u00e0 mourir avec fermet\u00e9, comme un \nministre int\u00e8gre qui n\u2019avait rien \u00e0 se reprocher. Il fit venir des cadis et \ndes t\u00e9moins qui sign\u00e8rent le testamen t qu\u2019il fit en leur pr\u00e9sence. Apr\u00e8s \ncela, il embrassa sa femme et ses enfa nts, et leur dit le dernier adieu. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 297 \n \n \n \n Toute sa famille fondait en larmes . Jamais spectacle ne fut plus \ntouchant. Enfin un huissier du palais arriva, qui lui dit que le calife s\u2019impatientait de n\u2019avoir ni de ses nouvelles, ni de celles de l\u2019esclave \nnoir qu\u2019il lui avait command\u00e9 de cherch er. \u00ab J\u2019ai ordre, ajouta-t-il, de \nvous mener devant son tr\u00f4ne. \u00bb L\u2019afflig\u00e9 vizir se mit en \u00e9tat de suivre \nl\u2019huissier. Mais comme il allait sortir , on lui amena la plus petite de \nses filles, qui pouvait avoir cinq ou six ans. Les femmes qui avaient \nsoin d\u2019elle la venaient pr\u00e9senter \u00e0 son p\u00e8re, afin qu\u2019il la v\u00eet pour la \nderni\u00e8re fois. \n \nComme il avait pour elle une tendresse particuli\u00e8 re, il pria l\u2019huissier \nde lui permettre de s\u2019 arr\u00eater un moment. Alors il s\u2019approcha de sa \nfille, la prit entre ses bras et la baisa plusieurs fois. En la baisant, il \ns\u2019aper\u00e7ut qu\u2019elle avait dans le sein quelque chose de gros et qui avait \nde l\u2019odeur. \u00ab Ma ch\u00e8re petite, lui d it-il, qu\u2019avez-vous dans le sein ? \u2014 \nMon cher p\u00e8re, lui r\u00e9pondit-elle, c\u2019est une pomme sur laquelle est \n\u00e9crit le nom du calife, notre seigneur et ma\u00eetre. Rihan 40, notre \nesclave, me l\u2019a vendue deux sequins. \u00bb \n \nAux mots de pomme et d\u2019esclave, le grand vizir Giafar fit un cri de \nsurprise m\u00eal\u00e9e de joie, et mettant au ssit\u00f4t la main dans le sein de sa \nfille, il en tira la pomme. Il fit appeler l\u2019esclave qui n\u2019\u00e9tait pas loin ; et lorsqu\u2019il fut devant lui : \u00ab Maraud, lui dit-il, o\u00f9 as-tu pris cette \npomme ? Seigneur, r\u00e9pondit l\u2019esclave, je vous jure que je ne l\u2019ai \nd\u00e9rob\u00e9e ni chez vous, ni dans le jardin du commandeur des croyants. L\u2019autre jour, comme je passais dans une rue aupr\u00e8s de trois ou quatre \npetits enfants qui jouaient, et dont l\u2019 un la tenait \u00e0 la main, je la lui \narrachai et l\u2019emportai. L\u2019enfant cour ut apr\u00e8s moi en me disant que la \npomme n\u2019\u00e9tait pas \u00e0 lui, mais \u00e0 sa m\u00e8re, qui \u00e9tait malade : que son \np\u00e8re, pour contenter l\u2019envie qu\u2019elle en avait, avait fa it un long voyage, \nd\u2019o\u00f9 il en avait apport\u00e9 trois ; que celle-l\u00e0 en \u00e9tait une, qu\u2019il avait \nprise sans que sa m\u00e8re en s\u00fbt rien. Il eut beau me prier de la lui rendre, \nje n\u2019en voulus rien faire ; je l\u2019 apportai au logis et la vendis deux \n \n40 Ce mot signifie, en arabe, du basi lic, plante odorif\u00e9rante. Les Arabes \ndonnaient ce nom \u00e0 leurs esclaves, comme on donnait en France, celui de \nJasmin \u00e0 un laquais. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 298 \n \n \n \n sequins \u00e0 la petite dame votre fille . Voil\u00e0 tout ce que j\u2019ai \u00e0 vous \ndire. \u00bb \n \nGiafar ne put assez admirer comment la friponnerie d\u2019un esclave avait \n\u00e9t\u00e9 cause de la mort d\u2019une femme i nnocente, et presque de la sienne. \nIl mena l\u2019esclave avec lui ; et quand il fut devant le calife, il fit \u00e0 ce \nprince un d\u00e9tail exact de tout ce que lu i avait dit l\u2019esclave et du hasard \npar lequel il avait d\u00e9 couvert son crime. \n \nJamais surprise n\u2019\u00e9gala celle du calife. Il ne put se contenir ni s\u2019emp\u00eacher de faire de grands \u00e9clats de rire. A la fin, il reprit un air \ns\u00e9rieux et dit au vizir que, puisque son esclave avait caus\u00e9 un si \u00e9trange d\u00e9sordre, il m\u00e9ritait une puniti on exemplaire. \u00ab Je ne puis en \ndisconvenir, sire, r\u00e9pondit le vizir, mais son crime n\u2019est pas \nirr\u00e9missible. Je sais une histoire plus surprenante d\u2019un vizir du Caire, \nnomm\u00e9 Noureddin \n41 Ali, et de Bedreddin 42 Hassan de Balsora. \nComme Votre Majest\u00e9 prend plaisir \u00e0 en entendre de semblables, je \nsuis pr\u00eat \u00e0 vous la raconter, \u00e0 c ondition que si vous la trouvez plus \n\u00e9tonnante que celle qui me donne occasi on de vous la dire, vous ferez \ngr\u00e2ce \u00e0 mon esclave. \u2014 Je le veux bi en, repartit le calife ; mais vous \nvous engagez dans une grande entrep rise, et je ne crois pas que vous \npuissiez sauver votre esclave ; car l\u2019histoire des pommes est fort \nsinguli\u00e8re. \u00bb \n \nGiafar, prenant alors la parole, co mmen\u00e7a son r\u00e9cit en ces termes : \n \n \n \nHistoire \nDe Noureddin Ali et de Bedreddin Hassan \n \n \n \n \n \n41 Noureddin signifie, en arab e, la lumi\u00e8re de la religion. \n42 Bedreddin, la pleine lune de la religion. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 299 \n \n \n \n v \nCommandeur des croyants, il y ava it autrefois en \u00c9gypte un sultan \ngrand observateur de la justice, bien faisant, mis\u00e9ricordieux, lib\u00e9ral. Sa \nvaleur le rendait redoutable \u00e0 ses voisins. Il aimait les pauvres et \nprot\u00e9geait les savants, qu\u2019il \u00e9levait a ux premi\u00e8res charges. Le vizir de \nce sultan \u00e9tait un homme prudent, sage , p\u00e9n\u00e9trant, consomm\u00e9 dans les \nbelles-lettres et dans toutes les sc iences. Ce ministre avait deux fils \ntr\u00e8s bien faits et qui marchaient l\u2019un et l\u2019autre sur ses traces : l\u2019a\u00een\u00e9 se \nnommait Schemseddin 43 Mohammed et le cade t Noureddin Ali. Ce \ndernier principalement avait tout le m\u00e9rite qu\u2019on peut avoir. Le vizir \nleur p\u00e8re \u00e9tant mort, le sultan le s envoya chercher et les ayant fait \nrev\u00eatir tous deux d\u2019une robe de vizir ordinaire : \u00ab J\u2019ai bien du regret, leur dit-il, de la perte que vous venez de faire. Je n\u2019en suis pas moins \ntouch\u00e9 que vous-m\u00eames. Je veux vous le t\u00e9moigne r ; et, comme je sais \nque vous demeurez ensemble et que vous \u00eates parfaitement unis, je \nvous gratifie l\u2019un et l\u2019autre de la m\u00eame dignit\u00e9. Allez, et imitez votre \np\u00e8re. \u00bb \n \nLes deux nouveaux vizirs remerci\u00e8rent le sultan de sa bont\u00e9 et se \nretir\u00e8rent chez eux, o\u00f9 ils prirent soin des fun\u00e9railles de leur p\u00e8re. Au \nbout d\u2019un mois, ils firent leur prem i\u00e8re sortie ; ils all\u00e8rent, pour la \npremi\u00e8re fois, au conseil du sulta n, et depuis ils continu\u00e8rent d\u2019y \nassister r\u00e9guli\u00e8rement, les jours qu\u2019 il s\u2019assemblait. Toutes les fois que \nle sultan allait \u00e0 la chasse, un des deux fr\u00e8res l\u2019accompagnait, et ils \navaient alternativement cet honneur. Un jour qu\u2019ils s\u2019entretenaient, \napr\u00e8s le souper, de choses indiff\u00e9re ntes (c\u2019\u00e9tait la veille d\u2019une chasse \no\u00f9 l\u2019a\u00een\u00e9 devait suivre le sultan), ce jeune homme dit \u00e0 son cadet : \n\u00ab Mon fr\u00e8re, puisque nous ne sommes point encore mari\u00e9s, ni vous, ni \nmoi, et que nous vivons dans une si bonne union, il me vient une pens\u00e9e \u00e9pousons tous deux, en un m\u00eame jour, deux s\u0153urs que nous \nchoisirons dans quelque famille qui nous conviendra. Que dites-vous \nde cette id\u00e9e ? \u2014 Je dis, mon fr\u00e8 re, r\u00e9pondit Noureddin Ali, qu\u2019elle \nest bien digne de l\u2019amiti\u00e9 qui nous un it. On ne peut pas mieux penser, \net, pour moi, je suis pr\u00eat \u00e0 faire tout ce qui vous plaira. \u2014 Oh ! ce \n \n43 Schemseddin signifie le soleil de la religion ; Mohammed est le m\u00eame nom \nque Mahomet. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 300 \n \n \n \nn\u2019est pas tout encore, repr it Schemseddin Mohammed, mon \nimagination va plus loin. Suppos ez que nos femmes con\u00e7oivent la \npremi\u00e8re nuit de nos noces, et qu\u2019 ensuite elles accouchent en un \nm\u00eame jour, la v\u00f4tre d\u2019un fils, et la mienne d\u2019une fille, nous les \nmarierons ensemble quand ils seront en \u00e2ge. \u2014 Ah ! pour cela, s\u2019\u00e9cria \nNoureddin Ali, il faut avouer que ce projet est admirable. Ce mariage \ncouronnera notre union, et j\u2019y donne volontiers mon consentement. \nMais, mon fr\u00e8re, ajouta-t-il, s\u2019il arrivait que nous fissions ce mariage, \npr\u00e9tendriez-vous que mon fils donn\u00e2t une dot \u00e0 votre fille ? \u2014 Cela ne \nsouffre pas de difficult\u00e9, repartit l\u2019a\u00een\u00e9 , et je suis persuad\u00e9 qu\u2019outre les \nconventions ordinaires du contrat de mariage, vous ne manqueriez pas \nd\u2019accorder, en son nom, au moin s trois mille sequins, trois bonnes \nterres et trois esclaves. C\u2019est de quoi je ne demeure pas d\u2019accord, dit \nle cadet. Ne sommes-nous pas fr\u00e8res et coll\u00e8gues, rev\u00eatus tous deux du m\u00eame titre d\u2019honneur ? D\u2019ailleur s, ne savons-nous pas bien, vous \net moi, ce qui est juste ? Le m\u00e2le \u00e9tant plus noble que la femelle, ne \nserait-ce pas \u00e0 vous \u00e0 donner une grosse dot \u00e0 votre fille ? A ce que je \nvois, vous \u00eates homme \u00e0 faire vos a ffaires aux d\u00e9pens d\u2019autrui ? \u00bb \n \nQuoique Noureddin Ali d\u00eet ces paroles en riant, son fr\u00e8re, qui n\u2019avait \npas l\u2019esprit bien fait, en fut offens \u00e9. \u00ab Malheur \u00e0 votre fils, dit-il avec \nemportement, puisque vous l\u2019osez pr\u00e9f \u00e9rer \u00e0 ma fille Je m\u2019\u00e9tonne que \nvous ayez \u00e9t\u00e9 assez hardi pour le croi re seulement digne d\u2019elle. Il faut \nque vous ayez perdu le jugement, pour vouloir aller de pair avec moi, \nen disant que nous sommes coll\u00e8gues. Apprenez, t\u00e9m\u00e9raire, qu\u2019apr\u00e8s \nvotre impudence, je ne voudrais pas marier ma fille avec votre fils, \nquand vous lui donneriez plus de richesses que vous n\u2019en avez. \u00bb \nCette plaisante querelle de deux fr\u00e8res, sur le mariage de leurs enfants \nqui n\u2019\u00e9taient pas encore n\u00e9s, ne laissa pas d\u2019aller fort loin. \nSchemseddin Mohammed s\u2019emporta ju squ\u2019aux menaces. \u00ab Si je ne \ndevais pas, dit-il, accompagner dema in le sultan, je vous traiterais \ncomme vous le m\u00e9ritez ; mais, \u00e0 m on retour, je vous ferai conna\u00eetre \ns\u2019il appartient \u00e0 un cadet de parler \u00e0 son a\u00een\u00e9 aussi insolemment que \nvous venez de le faire \u00bb. A ces mots , il se retira dans son appartement, \net son fr\u00e8re alla se coucher dans le sien. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 301 \n \n \n \n\u00ab Schemseddin Mohammed se leva, le lendemain, de grand matin, et \nse rendit au palais, d\u2019o\u00f9 il sortit avec le sultan, qui prit son chemin au-\ndessus du Caire, du c\u00f4t\u00e9 des Pyramide s. Pour Noureddin Ali, il avait \npass\u00e9 la nuit dans de grandes inqui\u00e9tudes ; et, apr\u00e8s avoir bien \nconsid\u00e9r\u00e9 qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas possible qu\u2019il demeur\u00e2t plus longtemps \navec un fr\u00e8re qui le traitait avec tant de hauteur, il forma une \nr\u00e9solution : il fit pr\u00e9parer une bonne mule, se munit d\u2019un sac de \npierreries et de quelques vivres ; et ayant dit \u00e0 ses gens qu\u2019il allait \nfaire un voyage de deux ou trois jour s, et qu\u2019il voulait \u00eatre seul, il \npartit. \n \nQuand il fut hors du Caire, il marcha , par le d\u00e9sert, vers l\u2019Arabie. \nMais, sa mule venant \u00e0 succomber sur la route, il fut oblig\u00e9 de \ncontinuer son chemin \u00e0 pied. Par bonheur un courrier qui allait \u00e0 \nBalsora, l\u2019ayant rencontr\u00e9, le prit en croupe derri\u00e8re lui. Lorsque le \ncourrier fut arriv\u00e9 \u00e0 Balsora, Nour eddin Ali mit pied \u00e0 terre et le \nremercia du plaisir qu\u2019il lui avait fa it. Comme il allait par les rues, \ncherchant o\u00f9 il pourrait se loger, il vit venir un seigneur accompagn\u00e9 \nd\u2019une nombreuse suite, et \u00e0 qui tous les habitants faisaient de grands \nhonneurs, en s\u2019arr\u00eatant , par respect, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il f\u00fbt pass\u00e9. \nNoureddin Ali s\u2019arr\u00eata comme les au tres. C\u2019\u00e9tait le vide vizir du \nsultan de Balsora, qui se montrait dans la ville pour y maintenir par sa \npr\u00e9sence le bon ordre et la paix. \n \nCe ministre, ayant jet\u00e9 les yeux, par hasard, sur le jeune homme, lui \ntrouva la physionomie engageante ; il le regarda avec complaisance ; \net, comme il passait pr\u00e8s de lui et qu\u2019il le voyait en habit de voyageur, \nil s\u2019arr\u00eata pour lui demander qui il \u00e9t ait et d\u2019o\u00f9 il ve nait. \u00ab Seigneur, \nlui r\u00e9pondit Noureddin Ali, je suis d\u2019\u00c9 gypte, n\u00e9 au Caire, et j\u2019ai quitt\u00e9 \nma patrie, par un si juste d\u00e9pit contre un de mes parents, que j\u2019ai \nr\u00e9solu de voyager par tout le monde et de mourir plut\u00f4t que d\u2019y \nretourner. \u00bb Le grand vizir, qui \u00e9tait un v\u00e9n\u00e9rable vieillard, ayant \nentendu ces paroles, lui dit : \u00ab M on fils, gardez-vous bien d\u2019ex\u00e9cuter \nvotre dessein. Il n\u2019y a dans le monde que de la mis\u00e8re ; et vous \nignorez les peines qu\u2019il vous faudra souffrir. Venez, suivez-moi \nplut\u00f4t, je vous ferai peut-\u00eatre oublier le sujet qui vous a contraint d\u2019abandonner votre pays. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 302 \n \n \n \n \nNoureddin Ali suivit le grand vi zir de Balsora, qui, ayant bient\u00f4t \nconnu ses belles qualit\u00e9s, le prit bient\u00f4t en affection, de mani\u00e8re qu\u2019un \njour, l\u2019entretenant en particulier, il lui dit \u00ab Mon fils, je suis, comme vous voyez, dans un \u00e2ge si avanc\u00e9, qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019apparence que je \nvive encore longtemps. Le ciel m\u2019a donn\u00e9 une fille unique, qui n\u2019est \npas moins belle que vous n\u2019\u00eates bien fait, et qui est pr\u00e9sentement en \n\u00e2ge d\u2019\u00eatre mari\u00e9e. Plusieurs des plus puissants seigneurs de cette cour \nme l\u2019ont d\u00e9j\u00e0 demand\u00e9e pour leurs fils ; mais je n\u2019ai pu me r\u00e9soudre \u00e0 la leur accorder. Pour vous, je vous aime et vous trouve si digne de \nmon alliance, que, vous pr\u00e9f\u00e9rant \u00e0 tous ceux qui l\u2019ont recherch\u00e9e, je \nsuis pr\u00eat \u00e0 vous accepter pour gendre. Si vous recevez avec plaisir \nl\u2019offre que je vous fais, je d\u00e9clarer ai au sultan mon ma\u00eetre que je vous \nai adopt\u00e9 par ce mariage, et je le supplierai de m\u2019accorder pour vous \nla survivance de ma dignit\u00e9 de grand vizir dans le royaume de \nBalsora. En m\u00eame temps, comme je n\u2019ai plus besoin que de repos \ndans l\u2019extr\u00eame vieillesse o\u00f9 je suis, je ne vous abandonnerai pas \nseulement la disposition de t ous mes biens, mais m\u00eame \nl\u2019administration des affaires de l\u2019Etat. \u00bb \n \nLe grand vizir de Balsora n\u2019eut pas achev\u00e9 ce discours rempli de \nbont\u00e9 et de g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, que Noureddin Ali se jeta \u00e0 ses pieds ; et, dans \ndes termes qui marquaient la joie et la reconnaissance dont son c\u0153ur \n\u00e9tait p\u00e9n\u00e9tr\u00e9, il t\u00e9moigna qu\u2019il \u00e9t ait dispos\u00e9 \u00e0 faire tout ce qui lui \nplairait. Alors le grand vizir appela les princi paux officiers de sa \nmaison, leur ordonna de faire orner la grande salle de son h\u00f4tel et \npr\u00e9parer un grand repas. Ensuite il envoya prier tous les seigneurs de \nla cour et de la ville de vouloir bien prendre la peine de se rendre chez \nlui. Lorsqu\u2019ils y furent tous assembl\u00e9s, comme Noureddin Ali l\u2019avait inform\u00e9 de sa qualit\u00e9, il dit \u00e0 ces se igneurs, car il jugea \u00e0 propos de \nparler ainsi, pour satisfaire ceux dont il avait refus\u00e9 l\u2019alliance : \u00ab Je \nsuis bien aise, seigneurs, de vous apprendre une chose que j\u2019ai tenue \nsecr\u00e8te jusqu\u2019\u00e0 ce jour : j\u2019ai un fr \u00e8re qui est grand vizir du sultan \nd\u2019Egypte, comme j\u2019ai l\u2019honneur de l\u2019 \u00eatre du sultan de ce royaume. Ce \nfr\u00e8re n\u2019a qu\u2019un fils, qu\u2019il n\u2019a pas voulu ma rier \u00e0 la cour d\u2019\u00c9gypte, et il \nme l\u2019a envoy\u00e9 pour \u00e9pouser ma fille , afin de r\u00e9unir par l\u00e0 nos deux \nbranches. Ce fils, que j\u2019ai reconnu p our mon neveu \u00e0 son arriv\u00e9e, et Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 303 \n \n \n \nque je fais mon gendre, est ce je une seigneur que vous voyez ici et \nque je vous pr\u00e9sente. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire l\u2019honneur d\u2019assister \u00e0 ses noces , que j\u2019ai r\u00e9solu de c\u00e9l\u00e9brer \naujourd\u2019hui. \u00bb Nul de ces seigne urs ne pouvant trouver mauvais qu\u2019il \ne\u00fbt pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 son neveu \u00e0 tous les grands partis qui lui avaient \u00e9t\u00e9 \npropos\u00e9s, ils r\u00e9pondirent tous qu\u2019il av ait raison de faire ce mariage ; \nqu\u2019ils seraient volontiers t\u00e9moins de la c\u00e9r\u00e9monie, et qu\u2019ils \nsouhaitaient que Dieu lui donn\u00e2t en core de longues ann\u00e9es, pour voir \nles fruits de cette heureuse union. \n \nLes seigneurs qui s\u2019\u00e9taient assembl\u00e9 s chez le grand vizir de Balsora \nn\u2019eurent pas plus t\u00f4t t\u00e9moign\u00e9 \u00e0 ce ministre la joie qu\u2019ils avaient du \nmariage de sa fille avec Noureddin Ali, qu\u2019on se mit \u00e0 table. On y demeura tr\u00e8s longtemps. Sur la fin du repas, on servit des confitures, \ndont chacun, selon la coutume, ay ant pris ce qu\u2019il put emporter, les \ncadis entr\u00e8rent avec le contrat de mariage \u00e0 la main. Les principaux \nseigneurs le sign\u00e8rent ; apr\u00e8s quoi toute la compagnie se retira. \n \nLorsqu\u2019il n\u2019y eut plus personne que les gens de la maison, le grand \nvizir chargea ceux qui avaient soin du bain qu\u2019il avait command\u00e9 de \ntenir pr\u00eat, d\u2019y conduire Noureddin Ali, qui y trouva du linge qui \nn\u2019avait point encore servi, d\u2019une fi nesse et d\u2019une propret\u00e9 qui faisaient \nplaisir \u00e0 voir, aussi bien que toutes les autres choses n\u00e9cessaires. Quand on eut lav\u00e9 et frott\u00e9 l\u2019\u00e9poux, il voulut re prendre l\u2019habit qu\u2019il \nvenait de quitter ; mais on lui en pr \u00e9senta un autre de la derni\u00e8re \nmagnificence. Dans cet \u00e9tat, et pa rfum\u00e9 d\u2019odeurs les plus exquises, il \nalla retrouver le grand vizir son b eau-p\u00e8re, qui fut charm\u00e9 de sa bonne \nmine et qui, l\u2019ayant fait asseoir aupr\u00e8s de lui, lui dit \u00ab Mon fils, vous m\u2019avez d\u00e9clar\u00e9 qui vous \u00eates et le rang que vous te niez \u00e0 la cour \nd\u2019\u00c9gypte ; vous m\u2019avez dit m\u00eame que vous avez eu un d\u00e9m\u00eal\u00e9 avec \nvotre fr\u00e8re et que c\u2019est pour cela que vous vous \u00eates \u00e9loign\u00e9 de votre \npays ; je vous prie de me faire la confidence enti\u00e8re et de m\u2019apprendre \nle sujet de votre quere lle. Vous devez pr\u00e9sente ment avoir une parfaite \nconfiance en moi et ne me rien cacher. \u00bb \n \nNoureddin Ali lui raconta toutes le s circonstances de son diff\u00e9rend \navec son fr\u00e8re. Le grand vizir ne put entendre ce r\u00e9cit sans \u00e9clater de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 304 \n \n \n \nrire. \u00ab Voil\u00e0, dit-il, la chose du m onde la plus singuli\u00e8re ! Est-il \npossible, mon fils, que votre querelle soit all\u00e9e jusqu\u2019au point que vous dites, pour un mariage imaginaire ? Je suis f\u00e2ch\u00e9 que vous soyez brouill\u00e9 pour une bagatelle avec votre fr\u00e8re a\u00een\u00e9. Je vois pourtant que \nc\u2019est lui qui a eu tort de s\u2019offenser de ce que vous ne lui avez dit que \npar plaisanterie, et je dois rendre gr\u00e2ces au ciel d\u2019un diff\u00e9rend qui me \nprocure un gendre tel que vous. Mais, ajouta le vieillard, la nuit est \nd\u00e9j\u00e0 avanc\u00e9e et il est temps de vou s retirer. Allez, ma fille votre \n\u00e9pouse vous attend. Demain je vous pr\u00e9senterai au sultan. J\u2019esp\u00e8re \nqu\u2019il vous recevra d\u2019une mani\u00e8re dont nous aurons lieu d\u2019\u00eatre tous \ndeux satisfaits. \u00bb Noureddin Ali quitta son beau-p\u00e8re pour se rendre \u00e0 \nl\u2019appartement de sa femme. \n \nCe qu\u2019il y a de remarquable, continua le grand vizir Giafar, c\u2019est que \nle m\u00eame jour que ces noces se faisaient \u00e0 Balsora, Schemseddin \nMohammed se mariait aussi au Caire ; et voici le d\u00e9tail de son \nmariage. \n \nApr\u00e8s que Noureddin Ali se fut \u00e9loi gn\u00e9 du Caire, dans l\u2019intention de \nn\u2019y plus retourner, Schemseddin M ohammed, son a\u00een\u00e9, qui \u00e9tait all\u00e9 \u00e0 \nla chasse avec le sultan d\u2019\u00c9gypte, \u00e9t ant de retour au bout d\u2019un mois (le \nsultan s\u2019\u00e9tait laiss\u00e9 emporte r \u00e0 l\u2019ardeur de la chasse et avait \u00e9t\u00e9 absent \ndurant tout ce temps-l\u00e0), il courut \u00e0 l\u2019appartement de Noureddin Ali ; \nmais il fut fort \u00e9tonn\u00e9 d\u2019apprendre que, sous pr\u00e9texte d\u2019aller faire un \nvoyage de deux ou trois journ\u00e9es, il \u00e9t ait parti sur une mule, le jour \nm\u00eame de la chasse du sultan, et que, depuis ce temps-l\u00e0, il n\u2019avait \npoint paru. Il en fut d\u2019autant plus f\u00e2ch\u00e9, qu\u2019il ne douta pas que les \nduret\u00e9s qu\u2019il lui avait dites ne fusse nt la cause de son \u00e9loignement. Il \nd\u00e9p\u00eacha un courrier, qui passa par Damas et alla jusqu\u2019\u00e0 Alep ; mais \nNoureddin \u00e9tait alors \u00e0 Balsora. Qua nd le courrier eut rapport\u00e9, \u00e0 son \nretour, qu\u2019il n\u2019en avait appris aucune nouvelle, Schemseddin \nMohammed se proposa de l\u2019envoyer cher cher ailleurs, et en attendant, \nil prit la r\u00e9solution de se marier. Il \u00e9pousa la fille d\u2019un des premiers et \ndes plus puissants seigne urs du Caire, le m\u00eame jour que son fr\u00e8re se \nmaria avec la fille du gr and vizir de Balsora. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 305 \n \n \n \n Ce n\u2019est pas tout, commandeur des croyants, poursuivit Giafar, voici \nce qui arriva encore au bout de ne uf mois, la femme de Schemseddin \nMohammed accoucha d\u2019une fille au Cair e, et le m\u00eame jour, celle de \nNoureddin Ali mit au monde, \u00e0 Ba lsora, un gar\u00e7on qui fut nomm\u00e9 \nBedreddin Hassan. Le grand vizir de Balsora donna des marques de sa \njoie par de grandes largesses et par les r\u00e9j ouissances publiques qu\u2019il \nfit faire pour la naissance de son petit-fils. Ensuite, pour marquer \u00e0 \nson gendre combien il \u00e9tait content de lui, il alla au palais supplier tr\u00e8s \nhumblement le sultan d\u2019accorder \u00e0 Noureddin Ali la survivance de sa \ncharge, afin, dit-il, qu\u2019avant sa mo rt il e\u00fbt la consolation de voir son \ngendre grand vizir \u00e0 sa place. \n \nLe sultan qui avait vu Noureddin Ali avec bien du plaisir lorsqu\u2019il lui \navait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9sent\u00e9 apr\u00e8s son mariag e, et qui, depuis ce temps-l\u00e0, en \navait toujours entendu parler fort avantageusement, accorda la gr\u00e2ce \nqu\u2019on demandait pour lui, avec tout l\u2019agr\u00e9ment qu\u2019on pouvait \nsouhaiter. Il le fit rev\u00eatir, en sa pr \u00e9sence, de la robe de grand vizir. \n \nLa joie du beau-p\u00e8re fut combl \u00e9e le lendemain, lorsqu\u2019il vit son \ngendre pr\u00e9sider au conseil en sa plac e et faire toutes les fonctions de \ngrand vizir. Noureddin Ali s\u2019en ac quitta si bien, qu\u2019il semblait avoir \ntoute sa vie exerc\u00e9 cette charge. Il c ontinua, dans la suite, d\u2019assister au \nconseil toutes les fois que les infi rmit\u00e9s de la vieille sse ne permirent \npas \u00e0 son beau-p\u00e8re de s\u2019y trouver. Ce bon vieillard mourut quatre ans \napr\u00e8s ce mariage, avec la satisfac tion de voir un rejeton de sa famille, \nqui promettait de la soutenir longtemps avec \u00e9clat. \n \nNoureddin Ali lui rendit les derniers devoirs avec toute l\u2019amiti\u00e9 et la \nreconnaissance possibles ; et sit\u00f4t que Bedreddin Hassan, son fils, eut atteint l\u2019\u00e2ge de sept an s, il le mit entre les ma ins d\u2019un excellent ma\u00eetre, \nqui commen\u00e7a \u00e0 l\u2019\u00e9lever d\u2019une mani\u00e8r e digne de sa naissance. Il est \nvrai qu\u2019il trouva dans cet enfant un esprit vif, p\u00e9n\u00e9trant et capable de profiter de tous les bons enseignements qu\u2019il lui donnait. \n \nDeux ans apr\u00e8s que Bedreddin Hassan eut \u00e9t\u00e9 mis entre les mains de \nce ma\u00eetre, qui lui enseigna parfaite ment bien \u00e0 lire, il lui apprit \nl\u2019Alcoran par c\u0153ur. Noureddin Ali, son p\u00e8re, lui donna d\u2019autres Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 306 \n \n \n \nma\u00eetres, qui cultiv\u00e8rent son esprit de telle sorte, qu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e2ge de douze \nans il n\u2019avait plus besoin de leurs s ecours. Alors, comme tous les traits \nde son visage \u00e9taient form\u00e9s, il fais ait l\u2019admiration de tous ceux qui le \nregardaient. \n \nJusque-l\u00e0 Noureddin Ali n\u2019avait song\u00e9 qu\u2019\u00e0 le faire \u00e9tudier et ne \nl\u2019avait point encore montr\u00e9 dans le monde. Il le mena au palais, pour \nlui procurer l\u2019honneur de faire la r\u00e9v\u00e9rence au su ltan, qui le re\u00e7ut tr\u00e8s \nfavorablement. Les premiers qui le vire nt dans la rue furent si charm\u00e9s \nde sa beaut\u00e9, qu\u2019ils en firent des excl amations de surprise et qu\u2019ils lui \ndonn\u00e8rent mille b\u00e9n\u00e9dictions. \n \nComme son p\u00e8re se propos ait de le rendre capable de remplir un jour \nsa place, il n\u2019\u00e9pargna rien pour cela, et il le fit entrer dans les affaires \nles plus difficiles, afin de l\u2019y acc outumer de bonne heure. Enfin, il ne \nn\u00e9gligeait aucune chose pour l\u2019avance ment d\u2019un fils qui lui \u00e9tait si \ncher ; et il commen\u00e7ait \u00e0 jouir d\u00e9j\u00e0 du fruit de ses peines, lorsqu\u2019il fut \nattaqu\u00e9 tout \u00e0 coup d\u2019une maladie dont la violence fut telle, qu\u2019il sentit fort bien qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas \u00e9l oign\u00e9 du dernier de ses jours. Aussi \nne se flatta-t-il pas, et il se disposa d\u2019abord \u00e0 mourir en vrai \nmusulman. Dans ce moment pr\u00e9cieux, il n\u2019oublia pas son cher fils \nBedreddin ; il le fit appeler et lui dit : \u00ab Mon fils, vous voyez que le \nmonde est p\u00e9rissable ; il n\u2019y a que cel ui o\u00f9 je vais bient\u00f4t passer qui \nsoit durable.Il faut que vous commenciez d\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent \u00e0 vous mettre \ndans les m\u00eames dispositions que moi : pr\u00e9parez-vous \u00e0 faire ce \npassage sans regret et sans que votre conscience puisse rien vous \nreprocher sur les devoirs d\u2019un mu sulman, ni sur ceux d\u2019un parfait \nhonn\u00eate homme. Pour votre religion, vous en \u00eates suffisamment \ninstruit, et par ce que vous en ont appris vos ma\u00eetres, et par vos \nlectures. A l\u2019\u00e9gard de l\u2019honn\u00eate homme, je vais vous donner quelques \ninstructions que vous t\u00e2cherez de mettre \u00e0 profit. Comme il est \nn\u00e9cessaire de se conna\u00eetre soi-m\u00eame , et que vous ne pouvez bien avoir \ncette connaissance que vous ne sach iez qui je suis, je vais vous \nl\u2019apprendre : \n \n \u00ab J\u2019ai pris naissance en \u00c9gypte, poursuivit-il ; mon p\u00e8re, votre a\u00efeul, \n\u00e9tait premier ministre du sultan de ce royaume. J\u2019ai moi-m\u00eame eu Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 307 \n \n \n \nl\u2019honneur d\u2019\u00eatre un des vizirs de ce m\u00eame sultan avec mon fr\u00e8re, votre \noncle, qui, je crois, vit encore , et qui se nomme Schemseddin \nMohammed. Je fus oblig\u00e9 de me s\u00e9parer de lui et je vins en ce pays, \no\u00f9 je suis parvenu au rang que j\u2019ai tenu jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent. Mais vous apprendrez toutes ces choses plus amplement dans un cahier que j\u2019ai \u00e0 \nvous donner. \u00bb \n \nEn m\u00eame temps, Noureddin Ali tira ce cahier, qu\u2019il avait \u00e9crit de sa \npropre main et qu\u2019il portait toujours sur lui, et, le donnant \u00e0 Bedreddin \nHassan : \u00ab Prenez, lui dit-il, vous le lirez \u00e0 votre loisir ; vous y \ntrouverez, entre autres choses, le jour de mon mariage et celui de votre \nnaissance. Ce sont des circonstances dont vous aurez peut-\u00eatre besoin \ndans la suite et qui doivent vous obliger \u00e0 le garder avec soin. \u00bb \nBedreddin Hassan, sensiblement afflig\u00e9 de voir son p\u00e8re dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 \nil \u00e9tait, touch\u00e9 de ses discours, re\u00e7u t le cahier les larmes aux yeux, en \nlui promettant de ne s\u2019en dessaisir jamais. \n \nEn ce moment, il prit \u00e0 Noureddin Ali une faiblesse qui fit croire qu\u2019il \nallait expirer. Mais il revint \u00e0 lui et , reprenant la parole : \u00ab Mon fils, \nlui dit-il, la premi\u00e8re maxime que j\u2019ai \u00e0 vous enseigner, c\u2019est de ne \npas vous donner au commerce de tout es sortes de personnes. Le \nmoyen de vivre en s\u00fbret\u00e9, c\u2019est de se donner enti\u00e8rement \u00e0 soi-m\u00eame \net de ne pas se co mmuniquer facilement. \n \n\u00ab La seconde, de ne faire violence \u00e0 qui que ce soit ; car, en ce cas, \ntout le monde se r\u00e9volterait contre vous ; et vous devez regarder le \nmonde comme un cr\u00e9ancier \u00e0 qui vous devez de la mod\u00e9 ration, de la \ncompassion et de la tol\u00e9rance. \n \n\u00ab La troisi\u00e8me, de ne dire mot qua nd on vous chargera d\u2019injures. On \nest hors de danger, dit le proverbe, lorsque l\u2019on garde le silence. C\u2019est \nparticuli\u00e8rement en cette occasion que vous devez le pratiquer. Vous \nsavez aussi, \u00e0 ce sujet, qu\u2019un de nos po\u00e8tes dit que le silence est \nl\u2019ornement et la sauvegarde de la vie ; qu\u2019il ne faut pas, en parlant, \nressembler \u00e0 la pluie d\u2019orage qui g\u00e2te tout. On ne s\u2019est jamais repenti \nde s\u2019\u00eatre tu, au lieu que l\u2019on a souvent \u00e9t\u00e9 f\u00e2ch\u00e9 d\u2019avoir parl\u00e9. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 308 \n \n \n \n\u00ab La quatri\u00e8me, de ne pas boire de vi n ; car c\u2019est la source de tous les \nvices. \n \n\u00ab La cinqui\u00e8me, de bien m\u00e9nager vos biens ; si vous ne les dissipez \npas, ils vous serviront \u00e0 vous pr\u00e9serve r de la n\u00e9cessit\u00e9. Il ne faut pas \npourtant en avoir trop, ni \u00eatre avare : pour peu que vous en ayez et que vous le d\u00e9pensiez \u00e0 propos, vous au rez beaucoup d\u2019amis ; mais si, au \ncontraire, vous avez de grandes richesses et que vous en fassiez un \nmauvais usage, tout le monde s\u2019\u00e9loignera de vous et vous \nabandonnera. \u00bb \n \nEnfin, Noureddin Ali continua, jusqu\u2019 au dernier moment de sa vie, \u00e0 \ndonner de bons conseils \u00e0 son fils ; et quand il fut mort, on lui fit des \nobs\u00e8ques magnifiques. \n \nSire, dit Scheherazade \u00e0 Schariar, le calife ne s\u2019ennuyait pas d\u2019\u00e9couter \nle grand vizir Giafar, qui po ursuivit ainsi son histoire : \n \nOn enterra donc Noureddin Ali av ec tous les honneurs dus \u00e0 sa \ndignit\u00e9. Bedreddin Hassan, de Balsora, c\u2019est ainsi qu\u2019on le surnomma, parce qu\u2019il \u00e9tait n\u00e9 dans cette ville, eut une douleur inconcevable de la \nmort de son p\u00e8re. Au lieu de passer un mois, se lon la coutume, il en \npassa deux dans les pleurs et dans la retraite, sans voir personne et \nsans sortir m\u00eame pour re ndre ses devoirs au sulta n de Balsora, lequel, \nirrit\u00e9 de cette n\u00e9gligence et la re gardant comme une marque de m\u00e9pris \npour sa cour et pour sa personne, se laissa transporter de col\u00e8re. Dans sa fureur, il fit appeler le nouveau grand vizir ; car il en avait nomm\u00e9 \nun d\u00e8s qu\u2019il avait appris la mort de Noureddin Ali ; il lui ordonna de \nse transporter \u00e0 la maison du d\u00e9funt et de la confisquer, avec toutes \nses autres maisons, terres et effe ts, sans rien laisser \u00e0 Bedreddin \nHassan, dont il commanda m\u00eame qu\u2019on se sais\u00eet. \n \nLe nouveau grand vizir, accompagn\u00e9 d\u2019un grand nombre d\u2019huissiers \ndu palais, de gens de justice et d\u2019autr es officiers, ne diff\u00e9ra pas de se \nmettre en chemin pour aller ex\u00e9cuter sa commission. Un des esclaves \nde Bedreddin Hassan, qui \u00e9tait par hasard parmi la foule, n\u2019eut pas \nplus t\u00f4t appris le dessein du vizir, qu\u2019il prit le s devants et courut en Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 309 \n \n \n \navertir son ma\u00eetre. Il le trouva assi s sous le vestibule de sa maison, \naussi afflig\u00e9 que si son p\u00e8re n\u2019e\u00fbt fa it que de mourir. Il se jeta \u00e0 ses \npieds, tout hors d\u2019haleine ; et apr\u00e8s lui avoir bais\u00e9 le bas de sa robe : \n\u00ab Sauvez-vous, seigneur, lui dit- il, sauvez-vous promptement ! \u2014 \nQu\u2019y a-t-il ? lui demanda Bedreddin en levant la t\u00ea te ; quelle nouvelle \nm\u2019apportes-tu ? \u2014Seigneur, r\u00e9pond it-il, il n\u2019y a pas de temps \u00e0 \nperdre. Le sultan est dans une horri ble col\u00e8re contre vous, et l\u2019on \nvient, de sa part, confisquer tout ce que vous avez et m\u00eame se saisir de \nvotre personne. \u00bb \n \nLe discours de cet esclave fid\u00e8le et affectionn\u00e9 mit l\u2019esprit de \nBedreddin Hassan dans une grande perplexit\u00e9. \u00ab Mais ne puis-je, dit-\nil, avoir le temps de re ntrer et de prendre au moins quelque argent et \ndes pierreries ? \u2014 Seigneur, r\u00e9pliqua l\u2019esclave, le grand vizir sera \ndans un moment ici. Partez tout \u00e0 l\u2019heure, sauvez-vous. \u00bb Bedreddin Hassan se leva vite du sofa o\u00f9 il \u00e9tait, mit les pieds dans ses \nbabouches et, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre couvert la t\u00ea te d\u2019un bout de sa robe pour se \ncacher le visage, s\u2019enfuit sans savoir de quel c\u00f4t\u00e9 il devait tourner ses \npas pour \u00e9chapper au danger qui le mena\u00e7ait. La premi\u00e8re pens\u00e9e qui \nlui vint fut de gagner en diligence la plus prochaine porte de la ville. Il courut sans s\u2019arr\u00eater jusqu\u2019au ci meti\u00e8re public ; et comme la nuit \ns\u2019approchait, il r\u00e9solut de l\u2019aller passer au tombeau de son p\u00e8re. \nC\u2019\u00e9tait un \u00e9difice d\u2019assez grande a pparence, en forme de d\u00f4me, que \nNoureddin Ali avait fait b\u00e2tir de son vivant ; mais il rencontra en \nchemin un juif fort riche, qui \u00e9tait banquier et marchand de \nprofession. Il revenait d\u2019un lieu o\u00f9 quelque affaire l\u2019av ait appel\u00e9, et il \ns\u2019en retournait dans la ville. Ce ju if, ayant reconnu Bedreddin, s\u2019arr\u00eata \net le salua fort respectueusement. \n \nLe juif, qui se nommait Isaac, apr\u00e8 s avoir salu\u00e9 Bedreddin Hassan et \nlui avoir bais\u00e9 la main, lui \u00ab Seigneur , oserais-je prendre la libert\u00e9 de \nvous demander o\u00f9 vous allez \u00e0 l\u2019heure qu\u2019il est, seul, en apparence un \npeu agit\u00e9 ? Y a-t-il quelque chose qui vous fasse de la peine ? \u2014 Oui, \nr\u00e9pondit Bedreddin, je me suis endormi tant\u00f4t, et, dans, mon sommeil, mon p\u00e8re m\u2019est apparu. Il avait le regard terrible, comme s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \ndans une grande col\u00e8re contre moi. Je me suis r\u00e9veill\u00e9 en sursaut et \nplein d\u2019effroi, et je suis parti aussit\u00f4t pour venir fair e ma pri\u00e8re sur Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 310 \n \n \n \nson tombeau. \u2014 Seigneur, reprit le juif, qui ne pouvait pas savoir \npourquoi Bedreddin Hassan \u00e9tait sorti de la ville, comme le feu grand \nvizir, votre p\u00e8re et mon seigneur, d\u2019 heureuse m\u00e9moire, avait charg\u00e9 en \nmarchandises plusieurs va isseaux, qui sont encore en mer et qui vous \nappartiennent, je vous supplie de m\u2019accorder la pr\u00e9f\u00e9rence sur tout \nautre marchand. Je suis en \u00e9tat d\u2019ach eter argent comptant la charge de \ntous vos vaisseaux ; et pour commencer, si vous voulez bien \nm\u2019abandonner celle du premier qui a rrivera \u00e0 bon port, je vais vous \ncompter mille sequins. Je les ai ici dans ma bourse, et je suis pr\u00eat \u00e0 \nvous les livrer d\u2019avance. \u00bb En disa nt cela, il tira une grande bourse \nqu\u2019il avait sous son bras par-dessous sa robe, et la lui montra cachet\u00e9e \nde son cachet. \n \nBedreddin Hassan, dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 il \u00e9tait, chass\u00e9 de chez lui et \nd\u00e9pouill\u00e9 de tout ce qu\u2019il avait au monde, regarda la proposition du \njuif comme une faveur du ciel. Il ne manqua pas de l\u2019accepter avec \nbeaucoup de joie. \u00ab Seigneur, lui dit alors le juif, vous me donnez donc pour mille sequins le chargeme nt du premier de vos vaisseaux \nqui arrivera dans ce port ? \u2014 Oui, je vous le vends mille sequins, \nr\u00e9pondit Bedreddin Hassan, et c\u2019est une chose faite. \n \nLe juif aussit\u00f4t lui mit entre les ma ins la bourse de mille sequins, en \ns\u2019offrant de les compter. Bedreddin lui en \u00e9pargna la peine, en lui \ndisant qu\u2019il s\u2019en fiait bien \u00e0 lui. \u00ab Puisque cela est ains i, reprit le juif, \nayez la bont\u00e9, seigneur, de me donner un mot d\u2019\u00e9crit du march\u00e9 que \nnous venons de faire. \u00bb En disant cela, il tira son \u00e9critoire, qu\u2019il avait \u00e0 \nla ceinture ; et apr\u00e8s en avoir pr is une petite canne bien taill\u00e9e pour \n\u00e9crire, il la lui pr\u00e9senta avec un mo rceau de papier qu\u2019 il trouva dans \nson porte-lettres ; et pendant qu\u2019 il tenait le cornet, Bedreddin Hassan \n\u00e9crivit ces paroles : \n \n\u00ab Cet \u00e9crit est pour rendre t\u00e9moignage que Bedreddin Hassan, de Balsora, a vendu au juif Isaac, pour la somme de mille sequins qu\u2019il a re\u00e7us, le chargement du premier de ses navires qui a bordera dans ce \nport. \n \u00ab BEDREDDIN HASSAN , de Balsora. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 311 \n \n \n \nApr\u00e8s avoir fait cet \u00e9crit, il le donna au juif, qui le mit dans son porte-\nlettres et qui prit ensuite cong\u00e9 de lui. Pendant qu\u2019Isaac poursuivait \nson chemin vers la ville, Bedreddin Hassan continua le sien vers le \ntombeau de son p\u00e8re Noureddin Ali. En y arrivant, il se prosterna la \nface contre terre, et, les yeux baign\u00e9s de larmes, il se mit \u00e0 d\u00e9plorer sa \nmis\u00e8re. \u00ab H\u00e9las ! disait-il, infortun\u00e9 Bedreddin, que vas-tu devenir ? \nO\u00f9 iras-tu chercher un asile contre l\u2019injuste prince qui te pers\u00e9cute ? \nN\u2019\u00e9tait-ce pas assez d\u2019\u00eatre afflig\u00e9 de la mort d\u2019un p\u00e8re si ch\u00e9ri ? \nFallait-il que la fortune ajout\u00e2t un nouveau malheur \u00e0 mes justes \nregrets ? \u00bb Il demeura longtemps da ns cet \u00e9tat ; mais enfin il se \nreleva ; et ayant appuy\u00e9 sa t\u00eate sur le s\u00e9pulcre de son p\u00e8re, ses \ndouleurs se renouvel\u00e8rent avec plus de violence qu\u2019auparavant, et il \nne cessa de soupirer et de se plaindre jusqu\u2019au moment o\u00f9, \nsuccombant au sommeil, il leva la t\u00eate de dessus le s\u00e9pulcre et \ns\u2019\u00e9tendit tout de son long sur le pav\u00e9, o\u00f9 il s\u2019endormit. \n \nIl go\u00fbtait \u00e0 peine la douceur du repos, lorsqu\u2019un g\u00e9nie, qui avait \u00e9tabli \nsa retraite dans ce cime ti\u00e8re pendant le jour, se disposant \u00e0 courir le \nmonde cette nuit, selon sa coutume, aper\u00e7ut ce jeune homme dans le \ntombeau de Noureddin Ali. Il y entra ; et, comme Bedreddin \u00e9tait \ncouch\u00e9 sur le dos, il fut frapp\u00e9, \u00e9b loui de l\u2019\u00e9clat de sa beaut\u00e9. \n \nQuand le g\u00e9nie eut attentivement consid\u00e9r\u00e9 Bedreddin Hassan, il dit \nen lui-m\u00eame : \u00ab A juger de cette cr\u00e9ature par sa bonne mine, ce ne \npeut \u00eatre qu\u2019un ange du paradis te rrestre, que Dieu envoie pour mettre \nle monde en combustion par sa beau t\u00e9. \u00bb Enfin, apr\u00e8s l\u2019avoir bien \nregard\u00e9, il s\u2019\u00e9leva fort haut dans l\u2019air, o\u00f9 il rencontra par hasard une \nf\u00e9e. Ils se salu\u00e8rent l\u2019un et l\u2019autre ; ensuite le g\u00e9nie dit \u00e0 la f\u00e9e : \u00ab Je \nvous prie de descendre avec moi jus qu\u2019au cimeti\u00e8re o\u00f9 je demeure, et \nje vous ferai voir un pr odige de beaut\u00e9, qui n\u2019est pas moins digne de \nvotre admiration que de la mie nne. \u00bb La f\u00e9e y consentit : ils \ndescendirent tous deux en un instan t ; et lorsqu\u2019ils furent dans le \ntombeau : \u00ab Eh bien, dit le g\u00e9nie \u00e0 la f\u00e9e, en lui montrant Bedreddin \nHassan, avez-vous jamais vu un jeune homme mieux fait et plus beau \nque celui-ci ? \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 312 \n \n \n \nLa f\u00e9e examina Bedreddin avec attenti on ; puis, se tournant vers le \ng\u00e9nie : \u00ab Je vous avoue, lui r\u00e9pondit-e lle, qu\u2019il est tr\u00e8s bien fait ; mais \nje viens de voir au Caire tout \u00e0 l\u2019heure un objet encore plus merveilleux, dont je vais vous entretenir si vous voulez m\u2019\u00e9couter. \u2014 \nVous me ferez un tr\u00e8s grand plaisir, r\u00e9pliqua le g\u00e9nie. \u2014 Il faut donc \nque vous sachiez, reprit la f\u00e9e (car je vais prendre la chose de loin), \nque le sultan d\u2019\u00c9gypte a un vizi r qui se nomme Schemseddin \nMohammed, et qui a une fille \u00e2g\u00e9e d\u2019 environ vingt ans. C\u2019est la plus \nbelle et la plus parfa ite personne dont on ait ja mais entendu parler. Le \nsultan, inform\u00e9 par la voix publique de la beaut\u00e9 de cette jeune \ndemoiselle, fit appeler le vizir, son p\u00e8re, un de ces derniers jours, et lui dit : \u00ab J\u2019ai appris que vous avez une fille \u00e0 marier ; j\u2019ai envie de \nl\u2019\u00e9pouser : ne voulez-vous pas bien me l\u2019accorder ? \u00bb Le vizir, qui ne \ns\u2019attendait pas \u00e0 cette proposition, en fut un peu troubl\u00e9 ; mais il n\u2019en \nfut pas \u00e9bloui ; et au lieu de l\u2019accept er avec joie, ce que d\u2019autres, \u00e0 sa \nplace, n\u2019auraient pas ma nqu\u00e9 de faire, il r\u00e9pondit au sultan : \u00ab Sire, je \nne suis pas digne de l\u2019 honneur que Votre Majest\u00e9 me veut faire, et je \nla supplie tr\u00e8s humblement de ne pas trouver mauvais que je \nm\u2019oppose \u00e0 son dessein. Vous savez que j\u2019avais un fr\u00e8re, nomm\u00e9 Noureddin Ali, qui avait comme moi l\u2019honneur d\u2019\u00eat re un de vos \nvizirs. Nous e\u00fbmes ensemble une que relle qui fut cause qu\u2019il disparut \ntout \u00e0 coup, et je n\u2019ai point eu de ses nouvelles depuis ce temps l\u00e0, si \nce n\u2019est que j\u2019ai appris, il y a quatre jours, qu\u2019il est mort \u00e0 Balsora, dans la dignit\u00e9 de grand vizir du su ltan de ce royaume. Il a laiss\u00e9 un \nfils ; et, comme nous nous engage\u00e2m es autrefois tous deux \u00e0 marier \nnos enfants ensemble, suppos\u00e9 que nous en eussions, je suis persuad\u00e9 \nqu\u2019il est mort dans l\u2019intention de faire ce mariage. C\u2019est pourquoi, de \nmon c\u00f4t\u00e9, je voudrais accomplir ma promesse et je conjure Votre \nMajest\u00e9 de me le permettre. Il y a dans cette cour beaucoup d\u2019autres \nseigneurs qui ont des filles comme moi et que vous pouvez honorer de \nvotre alliance. \u00bb \n \nLe sultan d\u2019\u00c9gypte fut irrit\u00e9 au dernier point contre Schemseddin \nMohammed. \n \nChoqu\u00e9 de son refus et de sa hardiesse, il lui dit avec un transport de \ncol\u00e8re qu\u2019il ne put contenir : \u00ab Est-ce donc ainsi que vous r\u00e9pondez \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 313 \n \n \n \nla bont\u00e9 que j\u2019ai de vouloir bien m\u2019 abaisser jusqu\u2019\u00e0 fa ire alliance avec \nvous ? Je saurai me venger de la pr\u00e9f\u00e9rence que vous osez donner sur moi \u00e0 un autre ; et je jure que votre fille n\u2019aura pas d\u2019autre mari que le \nplus vil et le plus mal fait de t ous mes esclaves. \u00bb En achevant ces \nmots, il renvoya brusquement le vizir, qui se retira chez lui, plein de \nconfusion et cruellement mortifi\u00e9. Aujourd\u2019hui le sultan a fait venir un \nde ses palefreniers, qui est bossu par devant et par derri\u00e8re, et laid \u00e0 \nfaire peur ; et, apr\u00e8s avoir ord onn\u00e9 \u00e0 Schemseddin Mohammed de \nconsentir au mariage de sa fille av ec cet esclave, il a fait dresser et \nsigner le contrat par des t\u00e9moins en sa pr\u00e9sence. Les pr\u00e9paratifs de ces \nbizarres noces sont achev\u00e9s ; et, \u00e0 l\u2019 heure o\u00f9 je vous parle, tous les \nesclaves des seigneurs de la cour d\u2019\u00c9gypte sont \u00e0 la porte d\u2019un bain, chacun avec un flambeau \u00e0 la main. Ils attendent que le palefrenier \nbossu, qui y est et qui s\u2019y lave, en sorte, pour le mener chez son \n\u00e9pouse, qui, de son c\u00f4t\u00e9, est d\u00e9j\u00e0 co iff\u00e9e et habill\u00e9e. Dans le moment \nque je suis partie du Caire, les dame s, assembl\u00e9es, se disposaient \u00e0 la \nconduire, avec tous ses ornements nuptiaux, dans la sa lle o\u00f9 elle doit \nrecevoir le bossu et o\u00f9 elle l\u2019attend pr\u00e9sentement. Je l\u2019ai vue, et je \nvous assure qu\u2019on ne peut la regarder sans admiration. \n \nQuand la f\u00e9e eut cess\u00e9 de parler, le g\u00e9nie lui dit : \u00ab Quoi que vous \npuissiez dire, je ne puis me persuade r que la beaut\u00e9 de cette fille \nsurpasse celle de ce jeune homme. Je ne veux pas disputer contre \nvous, r\u00e9pliqua la f\u00e9e, je vous confesse qu\u2019il m\u00e9riterait d\u2019\u00e9pouser la \ncharmante personne qu\u2019on destine au bossu ; et il me semble que nous ferions une action digne de nous, si , nous opposant \u00e0 l\u2019injustice du \nsultan d\u2019\u00c9gypte, nous pouvions substituer ce jeune homme \u00e0 la place \nde l\u2019esclave. \u2014 Vous avez raison, repartit le g\u00e9nie ; vous ne sauriez \ncroire combien je vous sais bon gr \u00e9 de la pens\u00e9e qui vous est venue. \nTrompons, j\u2019y consens, la vengean ce du sultan d\u2019\u00c9gypte ; consolons \nun p\u00e8re afflig\u00e9 et rendons sa fille aussi heureuse qu\u2019elle se croit \nmis\u00e9rable. Je n\u2019oublierai rien pour fa ire r\u00e9ussir ce projet, et je suis \npersuad\u00e9 que vous ne vous y \u00e9pargnerez pas ; je me charge de le \nporter au Caire sans qu\u2019il se r\u00e9veille, et je vous laisse le soin de le \nporter ailleurs, quand nous aurons ex\u00e9cut\u00e9 notre entreprise. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 314 \n \n \n \nApr\u00e8s que la f\u00e9e et le g\u00e9nie eurent concert\u00e9 ensemble tout ce qu\u2019ils \nvoulaient faire, le g\u00e9nie enleva doucement Bedreddin, et, le \ntransportant par l\u2019air, d\u2019une vitesse inconcevable, il alla le poser \u00e0 la \nporte d\u2019un logement public et voisin du bain d\u2019o\u00f9 le bossu \u00e9tait pr\u00e8s \nde sortir, avec la suite des esclaves qui l\u2019attendaient. \n \nBedreddin Hassan, s\u2019\u00e9tant r\u00e9veill\u00e9 en ce moment, fut fort surpris de se \nvoir au milieu d\u2019une ville qui lui \u00e9tait inconnue. Il voulut crier pour \ndemander o\u00f9 il \u00e9tait mais le g\u00e9nie lu i donna un petit coup sur l\u2019\u00e9paule \net l\u2019avertit de ne dire mot. Ensuite, lui mettant un flambeau \u00e0 la main : \n\u00ab Allez, lui dit-il, m\u00ealez-vous pa rmi ces gens que vous voyez \u00e0 la \nporte de ce bain, et marchez avec e ux jusqu\u2019\u00e0 ce que vous entriez dans \nune salle o\u00f9 l\u2019on va c\u00e9l \u00e9brer des noces. Le nouveau mari\u00e9 est un bossu \nque vous reconna\u00eetrez ais\u00e9ment. Mettez- vous \u00e0 sa droite en entrant, et, \nd\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent, ouvrez la bourse de sequins que vous avez dans votre \nsein, pour les distribuer aux joueurs d\u2019instruments, aux danseurs et \naux danseuses dans la marche. Lorsque vous ser ez dans la salle, ne \nmanquez pas d\u2019en donner aussi aux femmes escl aves que vous verrez \nautour de la mari\u00e9e, quand elles s\u2019 approcheront de vous. Mais toutes \nles fois que vous mettrez la main da ns la bourse, retirez-la pleine de \nsequins et gardez-vous de les \u00e9pargne r. Faites exactement tout ce que \nje vous dis, avec une grande pr \u00e9sence d\u2019esprit ; ne vous \u00e9tonnez de \nrien ; ne craignez personne, et vous reposez du reste su r une puissance \nsup\u00e9rieure, qui en dispose \u00e0 son gr\u00e9. \n \nLe jeune Bedreddin, bien instruit de tout ce qu\u2019il avait \u00e0 faire, \ns\u2019avan\u00e7a vers la porte du bain. La premi\u00e8re chose qu\u2019il fit fut \nd\u2019allumer son flambeau \u00e0 celui d\u2019un esclave ; puis, se m\u00ealant parmi \nles autres, comme s\u2019il e\u00fbt appartenu \u00e0 quelque seigneur du Caire, il se \nmit en marche avec eux et accompagna le bossu, qui sortit du bain et \nmonta sur un cheval de l\u2019\u00e9curie du sultan. \n \nBedreddin Hassan, se trouvant pr\u00e8s des joueurs d\u2019instruments, des \ndanseurs et des danseuses qui marc haient imm\u00e9diatement devant le \nbossu, tirait de temps en temps de sa bourse des poign\u00e9es de sequins \nqu\u2019il leur distribuait. Comme il faisait ses largesses avec une gr\u00e2ce \nsans pareille et un air tr\u00e8s oblig eant, tous ceux qui les recevaient Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 315 \n \n \n \njetaient les yeux sur lui ; et, d\u00e8s qu\u2019ils l\u2019avaient envisag\u00e9, ils le \ntrouvaient si bien fait et si beau, qu\u2019ils ne pouvaient plus en d\u00e9tourner \nleurs regards. \n \nOn arriva enfin \u00e0 la porte du vizir Schemseddin Mohammed, qui \u00e9tait \nbien \u00e9loign\u00e9 de s\u2019imaginer que s on neveu f\u00fbt si pr\u00e8s de lui. Des \nhuissiers, pour emp\u00eacher la confusion, arr\u00eat\u00e8rent tous les esclaves qui \nportaient des flambeaux, et ne voul urent pas les laisser entrer. Ils \nrepouss\u00e8rent m\u00eame Bedreddin Hassan ; mais les joueurs \nd\u2019instruments, pour qui la porte \u00e9tait ouverte, s\u2019arr\u00eat\u00e8rent en \nprotestant qu\u2019ils n\u2019entreraient pas si on ne le laissait entrer avec eux. \n\u00ab Il n\u2019est pas du nombre des esclaves , disaient-ils ; il n\u2019y a qu\u2019\u00e0 le \nregarder pour en \u00eatre persuad\u00e9. C\u2019es t sans doute un jeune \u00e9tranger qui \nveut voir par curiosit\u00e9 les c\u00e9r\u00e9moni es que l\u2019on observe aux noces en \ncette ville. \u00bb En disant cela, ils le mirent au milieu d\u2019eux et le firent \nentrer malgr\u00e9 les huissiers. Ils lui \u00f4t\u00e8rent son flambeau qu\u2019ils \ndonn\u00e8rent au premier qui se pr\u00e9senta ; et, apr\u00e8s l\u2019avoir introduit dans \nla salle, ils le plac\u00e8rent \u00e0 la dro ite du bossu, qui s\u2019assit sur un tr\u00f4ne \nmagnifiquement orn\u00e9, pr\u00e8s de la fille du vizir. \n \n On la voyait par\u00e9e de tous ses atours ; mais il paraissait sur son \nvisage une langueur, ou plut\u00f4t une tristesse mortelle, dont il n\u2019\u00e9tait \npas difficile de deviner la cause, en voyant \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle un mari si difforme et si peu digne de son am our. Le tr\u00f4ne de ces \u00e9poux si mal \nassortis \u00e9tait au milieu d\u2019un sofa. Les femmes des \u00e9mirs, des vizirs, \ndes officiers de la chambre du sultan et plusieurs autres dames de la \ncour et de la ville \u00e9taient assises de chaque c\u00f4t\u00e9, un peu plus bas, \nchacune selon son rang, et tout es habill\u00e9es d\u2019une mani\u00e8re si \navantageuse et si riche, que c\u2019\u00e9tait un spectacle tr\u00e8s agr\u00e9able \u00e0 voir. \nElles tenaient de gr andes bougies allum\u00e9es. \n \nLorsqu\u2019elles virent entrer Bedreddi n Hassan, elles je t\u00e8rent les yeux \nsur lui ; et, admirant sa taille, son ai r et la beaut\u00e9 de son visage, elles \nne pouvaient se lasser de le regarder. Quand il fut assis, il n\u2019y en eut \npas une qui ne quitt\u00e2t sa place pour s\u2019 approcher de lui et le consid\u00e9rer \nde plus pr\u00e8s ; et il n\u2019y en eut gu\u00e8re qui, en se retirant pour aller Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 316 \n \n \n \n reprendre leurs places, ne se sentissent agit\u00e9es d\u2019un tendre \nmouvement. \n \nLa diff\u00e9rence qu\u2019il y avait entre Bed reddin Hassan et le palefrenier \nbossu, dont la figure faisait horre ur, excita des murmures dans \nl\u2019assembl\u00e9e. \u00ab C\u2019est \u00e0 ce beau je une homme, s\u2019\u00e9cri\u00e8rent les dames, \nqu\u2019il faut donner notre \u00e9pous\u00e9e, et non pas \u00e0 ce vilain bossu. \u00bb Elles \nn\u2019en demeur\u00e8rent pas l\u00e0 ; elles os\u00e8rent faire des impr\u00e9cations contre le sultan, qui, abusant de son pouvoir abso lu, unissait la laideur avec la \nbeaut\u00e9. Elles charg\u00e8rent aussi d\u2019inju res le bossu et lui firent perdre \ncontenance, au grand plaisir des spectateurs, dont les hu\u00e9es interrompirent pour quelque temps la symphonie qui se faisait \nentendre dans la salle. A la fi n, les joueurs d\u2019instruments \nrecommenc\u00e8rent leurs concerts, et les femmes qui avaient habill\u00e9 la \nmari\u00e9e s\u2019approch\u00e8rent d\u2019elle. \n \nA chaque fois que la nouvell e mari\u00e9e changeait d\u2019habits 44, elle se \nlevait de sa place, et, suivie de ses femmes, passait devant le bossu \nsans daigner le regarder, et a llait se pr\u00e9senter devant Bedreddin \nHassan, pour se montrer \u00e0 lui dans ses nouveaux atours. Alors, Bedreddin Hassan, suivant l\u2019instructio n qu\u2019il avait re\u00e7ue du g\u00e9nie, ne \nmanquait pas de mettre la main dans sa bourse et d\u2019en tirer des \npoign\u00e9es de sequins, qu\u2019il distribua it aux femmes qui accompagnaient \nla mari\u00e9e. Il n\u2019oubliait pa s les joueurs et les danseurs, il leur en jetait \naussi. C\u2019\u00e9tait un plaisir de voir comme ils se poussaient les uns les \nautres pour en ramasser ; ils lui en t\u00e9moign\u00e8rent de la reconnaissance \net lui marquaient par signes qu\u2019ils voudraient que la jeune \u00e9pouse f\u00fbt \npour lui et non pas pour le bossu. Les femmes qui \u00e9taient autour d\u2019elle lui disaient la m\u00eame chose et ne se souciaient gu\u00e8re d\u2019\u00eatre entendues \n \n44 La cent et uni\u00e8me et la cent deuxi\u00e8me Nuit sont employ\u00e9es dans l\u2019original \u00e0 la \ndescription de sept robes et de sept parures diff\u00e9ren tes dons la fille du vizir \nSehemseddin Mohammed changea au son des instruments. Comme cette \ndescription ne m\u2019a point paru agr\u00e9able , et que d\u2019ailleurs elle est accompagn\u00e9e \nde vers qui ont, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, leur beaut\u00e9 en arabe, mais que les Fran\u00e7ais ne \npourraient go\u00fbter, je n\u2019ai pas jug\u00e9 \u00e0 propos de traduire ces deux Nuits. ( Note \nde Galland.) Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 317 \n \n \n \npar le bossu, \u00e0 qui elles faisaient m ille niches ; ce qui divertissait fort \ntous les spectateurs. \n \nLorsque la c\u00e9r\u00e9monie de changer d\u2019hab its tant de fois fut achev\u00e9e, les \njoueurs d\u2019instruments cess\u00e8rent de j ouer et se retir\u00e8rent, en faisant \nsigne \u00e0 Bedreddin Hassan de demeur er. Les dames firent la m\u00eame \nchose en se retirant, apr\u00e8s eux, avec tous ceux qui n\u2019\u00e9taient pas de la \nmaison. La mari\u00e9e entra dans un cabinet, o\u00f9 ses femmes la suivirent \npour la d\u00e9shabiller, et il ne resta plus dans la salle que le palefrenier \nbossu, Bedreddin Hassan et quelques domestiques. Le bossu qui en \nvoulait furieusement \u00e0 Bedreddin, qui lui faisait ombrage, le regarda \nde travers et lui dit : \u00ab Et toi, qu\u2019 attends-tu ? Pourquoi ne te retires-tu \npas comme les autres ? Marche. \u00bb Comme Bedreddin n\u2019avait aucun \npr\u00e9texte pour demeurer l\u00e0, il sortit, assez embarrass\u00e9 de sa personne ; \nmais il n\u2019\u00e9tait pas hors du vestibul e, que le g\u00e9nie et la f\u00e9e se \npr\u00e9sent\u00e8rent \u00e0 lui et l\u2019arr\u00eat\u00e8rent. \u00ab O\u00f9 allez-vous ! lui dit le g\u00e9nie. \nDemeurez : le bossu n\u2019est plus da ns la salle, il en est sorti pour \nquelque besoin ; vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 y rentrer et vous introduire dans la \nchambre de la mari\u00e9e. Lorsque vous serez seul avec elle, dites-lui \nhardiment que vous \u00eates son mari ; que l\u2019intention du sultan a \u00e9t\u00e9 de \nse divertir du bossu, et que, pour apaiser ce mari pr\u00e9tendu, vous lui \navez fait appr\u00eater un bon plat de cr \u00e8me dans son \u00e9curie. Dites-lui l\u00e0-\ndessus tout ce qui vous viendra dans l\u2019esprit pour la persuader. \u00c9tant \nfait comme vous \u00eates , cela ne sera pas diffic ile, et elle sera ravie \nd\u2019avoir \u00e9t\u00e9 tromp\u00e9e si agr\u00e9ableme nt. Cependant, nous allons donner \nordre que le bossu ne rentre pas et ne vous emp\u00eache point de passer la nuit avec votre \u00e9pouse ; car c\u2019est la v\u00f4tre, et non pas la sienne. \n \nPendant que le g\u00e9nie encourageait ai nsi Bedreddin et l\u2019instruisait de \nce qu\u2019il devait faire, le bossu \u00e9tait v\u00e9 ritablement sorti de la salle. Le \ng\u00e9nie s\u2019introduisit o\u00f9 il \u00e9tait, prit la figure d\u2019un gros chat noir et se mit \n\u00e0 miauler d\u2019une mani\u00e8re \u00e9pouvantable. Le bossu cria apr\u00e8s le chat et \nfrappa des mains pour le faire fuir ; ma is le chat, au lieu de se retirer, \nse roidit sur ses pattes, fit br iller des yeux enflamm\u00e9s et regarda \nfi\u00e8rement le bossu, en miaulant plus fort qu\u2019auparavant et en \ngrandissant de mani\u00e8re, qu\u2019il parut bient\u00f4t gros comme un \u00e2non. Le bossu, \u00e0 cet objet, voulut crier au secours ; mais la frayeur l\u2019avait Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 318 \n \n \n \ntellement saisi, qu\u2019il demeura la bouc he ouverte, sans pouvoir prof\u00e9rer \nune parole. Pour ne pas lui donner de rel\u00e2che, le g\u00e9nie se changea \u00e0 \nl\u2019instant en un puissant buffle, et sous cette forme lui cria d\u2019une voix qui redoubla sa peur : \u00ab Vilain bossu ! \u00bb A ces mots, l\u2019effray\u00e9 \npalefrenier se laissa tomber sur le pav\u00e9, et, se couvran t la t\u00eate de sa \nrobe, pour ne pas voir cette b\u00eate effroyable, il lui r\u00e9pondit en \ntremblant : \u00ab Prince souverain de s buffles, que demandez-vous de \nmoi ? \u2014 Malheur \u00e0 toi lui repartit le g\u00e9 nie : tu as la t\u00e9m\u00e9rit\u00e9 d\u2019oser te \nmarier avec ma ma\u00eetresse ! \u2014 Eh ! seigneur, dit le bossu, je vous \nsupplie de me pardonner : si je suis criminel ce n\u2019est que par \nignorance ; je ne savais pas que cette dame e\u00fbt un buffle pour amant. \nCommandez-moi ce qui vous plaira, je vous jure que je suis pr\u00eat \u00e0 \nvous ob\u00e9ir. \u2014 Par la mort ! r\u00e9pliqua le g\u00e9nie, si tu sors d\u2019ici, ou que tu \nne gardes pas le silence jusqu\u2019\u00e0 ce que le soleil se l\u00e8ve ; si tu dis le \nmoindre mot, je t\u2019\u00e9craserai la t\u00eate. Alors je te permet s de sortir de \ncette maison ; mais je t\u2019ordonne de te retirer bien vite, sans regarder \nderri\u00e8re toi ; et, si tu as l\u2019audace d\u2019 y revenir, il t\u2019en co\u00fbtera la vie. \u00bb \nEn achevant ces paroles, le g\u00e9nie se transforma en homme, prit le \nbossu par les pieds, et apr\u00e8s l\u2019avoir le v\u00e9 la t\u00eate en bas, contre le mur : \n\u00ab Si tu branles, ajouta-t-il, avant que le soleil soit lev\u00e9, comme je te \nl\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit, je te prendrai par les pi eds et je te cassera i la t\u00eate en mille \npi\u00e8ces contre cette muraille. \u00bb \n \nPour revenir \u00e0 Bedreddin Hassan, en courag\u00e9 par le g\u00e9nie et par la \npr\u00e9sence de la f\u00e9e, il \u00e9tait rentr\u00e9 dans la salle et s\u2019\u00e9tait coul\u00e9 dans la \nchambre nuptiale, o\u00f9 il s\u2019assit en a ttendant le succ\u00e8s de son aventure. \nAu bout de quelque temps, la ma ri\u00e9e arriva, conduite par une bonne \nvieille, qui s\u2019arr\u00eata \u00e0 la porte, exhortant le mari \u00e0 bien faire son devoir, \nsans regarder si c\u2019\u00e9tait le bossu ou un autre ; apr\u00e8s quoi elle la ferma \net se retira. \n \nLa jeune \u00e9pouse fut extr\u00eamement su rprise de voir, au lieu du bossu, \nBedreddin Hassan, qui se pr\u00e9senta \u00e0 elle de la meilleure gr\u00e2ce du \nmonde. \u00ab Eh ! quoi, mon cher ami, lu i dit-elle, vous \u00eates ici \u00e0 l\u2019heure \nqu\u2019il est ? il faut donc que vous soy ez camarade de mon mari. \u2014 Non, \nmadame, r\u00e9pondit Bedreddin, je suis d\u2019une autre condition que ce \nvilain bossu. \u2014 Mais, reprit-elle , vous ne prenez pas garde que vous Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 319 \n \n \n \n parlez mal de mon \u00e9poux. \u2014 Lui, votre \u00e9poux, madame repartit-il. \nPouvez-vous conserver si longtemps cette pens\u00e9e ? Sortez de votre \nerreur : tant de beaut\u00e9s ne seront pa s sacrifi\u00e9es au plus m\u00e9prisable de \ntous les hommes. C\u2019est moi, madame , qui suis l\u2019heureux mortel \u00e0 qui \nelles sont r\u00e9serv\u00e9es. Le sultan a voulu se divertir en faisant cette \nsupercherie au vizir votre p\u00e8re, et il m\u2019a choisi pour votre v\u00e9ritable \n\u00e9poux. Vous avez pu remarquer co mbien les dames, les joueurs \nd\u2019instruments, les danseurs, vos fe mmes et tous les gens de votre \nmaison se sont r\u00e9jouis de cette com\u00e9die. Nous avons renvoy\u00e9 le \nmalheureux bossu, qui mange, \u00e0 l\u2019heure qu\u2019il est, un plat de cr\u00e8me dans son \u00e9curie, et vous pouvez co mpter que jamais il ne para\u00eetra \ndevant vos beaux yeux. \u00bb \n \nA ce discours, la fille du vizir, qui \u00e9tait entr\u00e9e plus morte que vive \ndans la chambre nuptiale, changea de visage, prit un air gai, qui la \nrendit si belle, que Bedreddin en fut charm\u00e9. \u00ab Je ne m\u2019attendais pas, \nlui dit-elle, \u00e0 une surprise si agr \u00e9able et je m\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 condamn\u00e9e \u00e0 \n\u00eatre malheureuse tout le reste de ma vie. Mais mon bonheur est \nd\u2019autant plus grand, que je vais poss\u00e9der en vous un homme digne de \nma tendresse. \u00bb En disant cela, elle acheva de se d\u00e9shabiller et se mit \nau lit. De son c\u00f4t\u00e9, Bedreddin Hassan, ravi de se voir possesseur de \ntant de charmes, se d\u00e9shabilla prom ptement. Il mit son habit sur un \nsi\u00e8ge et sur la bourse que le juif lui avait donn\u00e9e, laquelle \u00e9tait encore \npleine, malgr\u00e9 tout ce qu\u2019il en av ait tir\u00e9. Il \u00f4ta son turban, pour en \nprendre un de nuit qu\u2019on avait pr\u00e9p ar\u00e9 pour le bossu, et il alla se \ncoucher, en chemise et en cale\u00e7on 45. Le cale\u00e7on \u00e9tait de satin bleu, et \nattach\u00e9 avec un co rdon tissu d\u2019or. \n \nLorsque les deux amants se furent endormis, poursuivit le grand vizir \nGiafar, le g\u00e9nie, qui avait rejoint la f\u00e9e, lui dit qu\u2019il \u00e9tait temps \nd\u2019achever ce qu\u2019ils avaient si bien commenc\u00e9 et conduit jusqu\u2019alors. \n\u00ab Ne nous laissons pas surprendre, aj outa-t-il, par le jour qui para\u00eetra \nbient\u00f4t ; allez et enlevez le je une homme sans l\u2019\u00e9veiller. \u00bb \n \n \n45 Tous les Orientaux couc hent en cale\u00e7on : cette ci rconstance est n\u00e9cessaire \npour l\u2019intelligence de la suite. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 320 \n \n \n \n La f\u00e9e se rendit dans la cham bre des amants, qui dormaient \nprofond\u00e9ment, enleva Bedreddin Hassan dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 il \u00e9tait, c\u2019est-\u00e0-dire en chemise et en cale\u00e7on ; et volant avec le g\u00e9nie, d\u2019une vitesse \nmerveilleuse, jusqu\u2019\u00e0 la porte de Damas en Syrie, ils y arriv\u00e8rent \npr\u00e9cis\u00e9ment dans le temps que les ministres des mosqu\u00e9es pr\u00e9pos\u00e9s \npour cette fonction appelaient le peuple, \u00e0 haute voix, \u00e0 la pri\u00e8re de la \npointe du jour \n46. La f\u00e9e posa doucement \u00e0 terre Bedreddin, et le \nlaissant pr\u00e8s de la porte, s\u2019\u00e9loigna avec le g\u00e9nie. \n \nOn ouvrit la porte de la ville, et le s gens qui s\u2019\u00e9taient d\u00e9j\u00e0 assembl\u00e9s \nen grand nombre pour sortir fure nt extr\u00eamement surpris de voir \nBedreddin Hassan \u00e9tendu pa r terre, en chemise et en cale\u00e7on. L\u2019un \ndisait : \u00ab Il a tellement \u00e9t\u00e9 press\u00e9 de sortir de chez sa ma\u00eetresse, qu\u2019il \nn\u2019a pas eu le temps de s\u2019habiller . \u2014 Voyez un peu, disait l\u2019autre, \u00e0 \nquels accidents on est expos\u00e9 ! il au ra pass\u00e9 une bonne partie de la \nnuit \u00e0 boire avec ses amis. Il se se ra enivr\u00e9, sera sorti ensuite pour \nquelque affaire, et, au lieu de rent rer, il sera venu jusqu\u2019ici, sans \nsavoir ce qu\u2019il faisait, et le sommeil l\u2019y aura surpris. \u00bb D\u2019autres en \nparlaient diff\u00e9remment, et person ne ne pouvait de viner par quelle \naventure il se trouvait l\u00e0. Un petit vent, qui commen\u00e7ait alors \u00e0 \nsouffler, leva sa chemise et laissa voir sa poitrine, qui \u00e9tait plus blanche que la neige ; et ils fure nt tous tellement \u00e9tonn\u00e9s de cette \nblancheur, qu\u2019ils firent un cri d\u2019admiration qui r\u00e9veilla le jeune \nhomme. Sa surprise ne fut pas moins grande que la leur de se voir \u00e0 la porte d\u2019une ville o\u00f9 il n\u2019\u00e9tait jamais venu, et environn\u00e9 d\u2019une foule de \ngens qui le consid\u00e9raient avec atte ntion. \u00ab Messieurs, leur dit-il, \napprenez-moi de gr\u00e2ce o\u00f9 je suis et ce que vous souhaitez de moi. \u00bb \nL\u2019un d\u2019eux prit la parole et lu i r\u00e9pondit : \u00ab Jeune homme, on vient \nd\u2019ouvrir la porte de cette ville, et , en sortant, nous vous avons trouv\u00e9 \ncouch\u00e9 ici, dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 vous voil\u00e0. Nous nous sommes arr\u00eat\u00e9s \u00e0 \nvous regarder. Est-ce que vous avez pass\u00e9 la nuit en ce lieu ? Et \n \n46 Le Coran prescrit aux sectateurs de Mahomet cinq pri\u00e8res par jour : \u00e0 midi, \npremi\u00e8re heure du jour civil pour les mu sulmans, \u00e0 quatre heures du soir, au \ncoucher du soleil, un peu avant minuit, et le matin. On peut fa ire cette derni\u00e8re \npri\u00e8re depuis que les \u00e9to iles ont disparu jusqu\u2019\u00e0 midi . Les heures de ces actes \nreligieux sont annonc\u00e9s par des crieurs d\u2019office, qui avertissent, du haut des \nmosqu\u00e9es, quand il est temps de faire l\u2019oraison. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 321 \n \n \n \nsavez-vous bien que vous \u00eates \u00e0 une des portes de Damas ? \u2014 A une \ndes portes de Damas r\u00e9pliqua Bedre ddin. Vous vous moquez de moi : \nen me couchant, cette nuit, j\u2019\u00e9tai s au Caire. \u00bb A ces mots, quelques-\nuns, touch\u00e9s de compassion, dirent que c\u2019\u00e9tait dommage qu\u2019un jeune \nhomme si bien fait e\u00fbt perdu l\u2019espr it, et ils pass\u00e8rent leur chemin. \n \n\u00ab Mon fils, lui dit un bon vieillard, vous n\u2019y pensez pas : puisque vous \n\u00eates ce matin \u00e0 Damas, comment pouviez-vous \u00eatre hier soir au \nCaire ? Cela ne peut pas \u00eatre. \u2014 Cela est pourtant tr\u00e8s vrai, repartit \nBedreddin ; et je vous jure m\u00eame que je passai toute la journ\u00e9e d\u2019hier \u00e0 Balsora. \u00bb A peine eut-il achev\u00e9 ces pa roles, que tout le monde fit un \ngrand \u00e9clat de rire et se mit \u00e0 crier : \u00ab C\u2019est un fou, c\u2019est un fou \u00bb Quelques-uns n\u00e9anmoins le plaignaient \u00e0 cause de sa jeunesse ; et un \nhomme de la compagnie lui dit : \u00ab Mon fils, il faut que vous ayez \nperdu la raison ; vous ne songez pas \u00e0 ce que vous dites : est-il \npossible qu\u2019un homme soit le jour \u00e0 Balsora, la nuit au Caire, et le \nmatin \u00e0 Damas ? Vous n\u2019\u00eates pas sans doute bien \u00e9veill\u00e9 ; rappelez vos esprits. Ce que je dis, reprit Bedreddin Hassan, est si v\u00e9ritable, \nqu\u2019hier au soir, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 mari\u00e9 dans la ville du Caire. \u00bb Tous ceux qui \navaient ri auparavant redoubl\u00e8rent le urs rires \u00e0 ce discours. \u00ab Prenez-y \nbien garde, lui dit la m\u00eame person ne qui venait de lui parler, il faut \nque vous ayez r\u00eav\u00e9 tout cela et que cette illusion vous soit rest\u00e9e dans \nl\u2019esprit. \u2014 Je sais bien ce que je dis, r\u00e9pondit le jeune homme. Dites-\nmoi vous-m\u00eame comment il est possible que je sois all\u00e9 en songe au \nCaire, o\u00f9 je suis persuad\u00e9 que j\u2019ai \u00e9t \u00e9 effectivement, o\u00f9 l\u2019on a par sept \nfois amen\u00e9 devant moi mon \u00e9pous e, par\u00e9e d\u2019un nouvel habillement \nchaque fois, et o\u00f9 enfin j\u2019ai vu un affreux bossu qu\u2019on pr\u00e9tendait lui \ndonner ? Apprenez-moi encore ce que sont devenus ma robe, mon \nturban et la bourse de sequi ns que j\u2019avais au Caire. \u00bb \n \nQuoiqu\u2019il assur\u00e2t que toutes ces chos es \u00e9taient r\u00e9elles, les personnes \nqui l\u2019\u00e9coutaient n\u2019en firent que rire, ce qui le troubla, de sorte qu\u2019il ne \nsavait plus lui-m\u00eame ce qu\u2019il devait penser de tout ce qui \u00e9tait arriv\u00e9. \n \nApr\u00e8s s\u2019\u00eatre opini\u00e2tr\u00e9 \u00e0 soutenir que tout ce qu\u2019il avait dit \u00e9tait \nv\u00e9ritable, il se leva pour entrer dans la ville, et tout le monde le suivit \nen criant : \u00ab C\u2019est un fou c\u2019est un fou \u00bb A ces cris, les uns mirent la Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 322 \n \n \n \nt\u00eate aux fen\u00eatres, les autres se pr\u00e9sent\u00e8rent \u00e0 leurs portes, et d\u2019autres, \nse joignant \u00e0 ceux qui environnaien t Bedreddin, criaient comme eux : \n\u00ab C\u2019est un fou \u00bb sans savoir de quoi il s\u2019agissait. Dans l\u2019embarras o\u00f9 \n\u00e9tait ce jeune homme, il arriva deva nt la maison d\u2019un p\u00e2tissier qui \nouvrait sa boutique, et il entra dedans pour se d\u00e9rober aux hu\u00e9es du peuple qui le suivait. \n \nCe p\u00e2tissier avait \u00e9t\u00e9 autrefois ch ef d\u2019une troupe d\u2019Arabes vagabonds \nqui d\u00e9troussaient les caravanes ; et quoiqu\u2019il f\u00fbt venu s\u2019\u00e9tablir \u00e0 \nDamas, o\u00f9 il ne donnait aucun sujet de plainte contre lui, il ne laissait \npas d\u2019\u00eatre craint de tous ceux qui le connaissaient . C\u2019est pourquoi, d\u00e8s \nle premier regard qu\u2019il jeta sur la populace qui suivait Bedreddin, il la \ndissipa. Le p\u00e2tissier, voyant qu\u2019il n\u2019y avait plus personne, fit plusieurs \nquestions au jeune homme ; il lui de manda qui il \u00e9tait et ce qui l\u2019avait \namen\u00e9 \u00e0 Damas. Bedreddin Hassan ne lui cacha ni sa naissance ni la \nmort du grand vizir son p\u00e8re ; il lu i conta ensuite de quelle mani\u00e8re il \n\u00e9tait sorti de Balsora et comment , apr\u00e8s s\u2019\u00eatre endormi la nuit \npr\u00e9c\u00e9dente sur le tombeau de son p\u00e8 re, il s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9, \u00e0 son r\u00e9veil, \nau Caire, o\u00f9 il avait \u00e9pous\u00e9 une dame. Enfin, il lui marqua la surprise \no\u00f9 il \u00e9tait de se voir \u00e0 Damas, sans pouvoir comprendre toutes ces \nmerveilles. \n \n\u00ab Votre histoire est des plus surprena ntes, lui dit le p\u00e2tissier ; mais, si \nvous voulez suivre mon conseil, vou s ne ferez confidence \u00e0 personne \nde toutes les choses que vous ve nez de me dire, et vous attendrez \npatiemment que le ciel daigne me ttre un terme aux disgr\u00e2ces dont il \npermet que vous soyez afflig\u00e9. V ous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 demeurer avec moi \njusqu\u2019\u00e0 ce temps-l\u00e0 ; et, comme je n\u2019 ai pas d\u2019enfants, je suis pr\u00eat \u00e0 \nvous reconna\u00eetre pour mon fils, si vous y consentez. Apr\u00e8s que je vous \naurai adopt\u00e9, vous irez librement par la ville et vous ne serez plus \nexpos\u00e9 aux insultes de la populace. \u00bb \n \nQuoique cette adoption ne f\u00eet pas honneur au f ils d\u2019un grand vizir, \nBedreddin ne laissa pas d\u2019accepter la proposition du p\u00e2tissier, jugeant \nbien que c\u2019\u00e9tait le meilleur parti qu\u2019 il d\u00fbt prendre dans la situation o\u00f9 \n\u00e9tait sa fortune. Le p\u00e2tissier le fit habiller, prit des t\u00e9moins et alla \nd\u00e9clarer devant un cadi qu\u2019il le reconnaissait pour son fils ; apr\u00e8s quoi Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 323 \n \n \n \nBedreddin demeura chez lui, sous le simple nom de Hassan, et apprit \nla p\u00e2tisserie. \n \nPendant que cela se passait \u00e0 Dama s, la fille de Schemseddin \nMohammed se r\u00e9veilla et ne trouva nt pas Bedreddin aupr\u00e8s d\u2019elle, \ncrut qu\u2019il s\u2019\u00e9tait lev\u00e9 sans vouloi r interrompre son repos et qu\u2019il \nreviendrait bient\u00f4t. Elle attendait son ret our, lorsque le vizir \nSchemseddin Mohammed, son p\u00e8re, vivement, touch\u00e9 de l\u2019affront \nqu\u2019il croyait avoir re\u00e7u du sultan d\u2019 \u00c9gypte, vint frapper \u00e0 la porte de \nson appartement, r\u00e9solu de pleurer avec elle sa triste destin\u00e9e. Il \nl\u2019appela par son nom ; et elle n\u2019eut pas plus t\u00f4t entendu sa voix, \nqu\u2019elle se leva pour aller lui ouvrir la porte. El le lui baisa la main et le \nre\u00e7ut d\u2019un air si satisfait, que le vizir, qui s\u2019attendait \u00e0 la trouver \nbaign\u00e9e de pleurs et aussi afflig\u00e9e que lui, en fut extr\u00eamement surpris. \n\u00ab Malheureuse ! lui dit-il en col\u00e8re, est-ce ainsi que tu parais devant \nmoi ? Apr\u00e8s l\u2019affreux sacrifice que tu viens de consommer, peux-tu \nm\u2019offrir un visage si content ?... \u00bb \n \nQuand la nouvelle mari\u00e9e v it que son p\u00e8re lui repr ochait la joie qu\u2019elle \nfaisait para\u00eetre, elle lu i dit : \u00ab Seigneur, ne me faites point, de gr\u00e2ce, \nun reproche si injuste : ce n\u2019est pas le bossu, que je d\u00e9teste plus que la \nmort, ce n\u2019est pas ce monstre que j\u2019ai \u00e9pous\u00e9. Tout le monde lui a fait \ntant de confusion, qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 contraint de s\u2019aller cacher et de faire place \u00e0 un jeune homme charmant, qui est mon v\u00e9ritable mari. \u2014 \nQuelle fable me contez-vous ? in terrompit brusquement Schemseddin \nMohammed. Quoi ! le bossu n\u2019a pa s couch\u00e9, cette nuit, avec vous ? \u2014 \nNon, seigneur, r\u00e9pondit-elle, je n\u2019 ai point couch\u00e9 avec d\u2019autre \npersonne que le jeune homme dont je vous parle qui a de grands yeux \net de grands sourcils noirs. \u00bb A ces paroles, le vizir perdit patience et \nentra dans une grande col\u00e8re contre sa fille. \u00ab M\u00e9chante ! lui dit-il, \nvoulez-vous me faire perdre l\u2019esprit par le discours que vous me tenez ? \u2014 C\u2019est vous, mon p\u00e8re, re partit-elle, qui me faites perdre \nl\u2019esprit \u00e0 moi-m\u00eame par votre incr \u00e9dulit\u00e9. Il n\u2019est donc pas vrai, \nr\u00e9pliqua le vizir, que le bossu... ? \u2014 Eh ! laissons l\u00e0 le bossu ! \ninterrompit-elle avec pr\u00e9cipitation. Maudit soit le bossu ! Entendrai-je \ntoujours parler du bossu ?Je vous le r\u00e9p\u00e8te encore, mon p\u00e8re, ajouta-t-Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 324 \n \n \n \nelle, je n\u2019ai point pass\u00e9 la nuit av ec lui, mais avec le charmant \u00e9poux \ndont je vous parle, et qui ne doit pas \u00eatre loin d\u2019ici. \u00bb \n \nSchemseddin Mohammed sortit pour l\u2019al ler chercher ; mais au lieu de \nle trouver, il fut dans une surprise extr\u00eame de rencont rer le bossu qui \navait la t\u00eate en bas, les pieds en ha ut, dans la m\u00eame situation o\u00f9 l\u2019avait \nmis le g\u00e9nie. \u00ab Que veut dire cela ? lui dit-il ; qui vous a mis en cet \u00e9tat ? \u00bb Le bossu, reconnaissant le vizir, lui r\u00e9pondit : \u00ab Ah ! ah ! c\u2019est \ndonc vous qui vouliez me donner en mariage la ma\u00eetresse d\u2019un buffle, \nl\u2019amante d\u2019un vilain g\u00e9nie ? Je ne serai pas votre dupe, et vous ne m\u2019y attraperez pas. \u00bb \n \nSchemseddin Mohammed crut que le bossu extravaguait quand il \nl\u2019entendit parler de cette sorte, et il lui dit : \u00ab Otez-vous de l\u00e0, mettez-\nvous sur vos pieds. \u2014 Je m\u2019en garder ai bien, repartit le bossu, \u00e0 moins \nque le soleil ne soit lev\u00e9. Sachez que j\u2019\u00e9tais venu ici hier au soir, il \nparut tout \u00e0 coup devant moi un chat noir, qui devint insensiblement \ngros comme un buffle ; je n\u2019ai pas oubli\u00e9 ce qu\u2019il me dit. C\u2019est pourquoi allez \u00e0 vos affaires et me laisse z ici. \u00bb Le vizir, au lieu de se \nretirer, prit le bossu par les pieds et l\u2019obligea \u00e0 se relever. Cela \u00e9tant fait, le bossu sortit en courant de t oute sa force, sans regarder derri\u00e8re \nlui ; il se rendit au palais, se fit pr\u00e9senter au sultan d\u2019\u00c9gypte et le \ndivertit fort en lui racontant le traitement que lui avait fait le g\u00e9nie. \n \nSchemseddin Mohammed retourna dans la chambre de sa fille, plus \n\u00e9tonn\u00e9 et plus incertain qu\u2019auparavant de ce qu\u2019il voulait savoir. \u00ab Eh bien, fille abus\u00e9e, lui dit-il, ne pouvez-vous m\u2019\u00e9claircir davantage sur \nune aventure qui me rend interdit et confus ? Seigneur, r\u00e9pondit-elle, \nje ne puis vous apprendre autre chose que ce que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 eu \nl\u2019honneur de vous dire. Mais voici, ajouta-t-elle, l\u2019habillement de mon \n\u00e9poux, qu\u2019il a laiss\u00e9 sur cette ch aise ; il vous donnera peut-\u00eatre \nl\u2019\u00e9claircissement que vous cherchez. \u00bb En disant ces paroles, elle \npr\u00e9senta le turban de Bedreddin au vizir, qui le prit et qui, apr\u00e8s \nl\u2019avoir bien examin\u00e9 de tous c\u00f4t\u00e9s : \u00ab Je le prendrais, dit-il, pour un turban de vizir, s\u2019il n\u2019\u00e9tait \u00e0 la mode de Moussoul. \u00bb Mais \ns\u2019apercevant qu\u2019il y avait quelque chos e de cousu entre l\u2019\u00e9toffe et la \ndoublure, il demanda des ciseaux ; ay ant d\u00e9cousu il trouva un papier Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 325 \n \n \n \npli\u00e9. C\u2019\u00e9tait le cahier que Nour eddin Ali avait donn\u00e9 en mourant \u00e0 \nBedreddin, son fils, qui l\u2019avait cach \u00e9 en cet endroit pour le mieux \nconserver. Schemseddin Mohammed, ayant ouvert le cahier, reconnut le caract\u00e8re de son fr\u00e8re Noureddin Ali, et lut ce titre : P\nOUR MON FILS \nBEDREDDIN HASSAN . Avant qu\u2019il p\u00fbt faire ses r\u00e9flexions, sa fille lui \nmit entre les mains la bourse qu\u2019elle avait trouv\u00e9e sous l\u2019habit. Il \nl\u2019ouvrit aussi, et elle \u00e9tait remplie de sequins, comme je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit ; \ncar malgr\u00e9 les largesse s que Bedreddin Hassan ava it faites, elle \u00e9tait \ntoujours demeur\u00e9e pleine par les soins du g\u00e9nie et de la f\u00e9e. Il lut ces \nmots sur l\u2019\u00e9tiquette de la bourse : M ILLE SEQUINS APPARTENANT AU \nJUIF ISAAC et ceux-ci au-dessus, que le juif avait \u00e9crits avant de se \ns\u00e9parer de Bedreddin Hassan : L IVR\u00c9 \u00c0 BEDREDDIN HASSAN , POUR LE \nCHARGEMENT QU \u2019IL M\u2019A VENDU DU PREMIER DES VAISSEAUX QUI ONT \nCI-DEVANT APPARTENU \u00c0 NOUREDDIN ALI, SON P\u00c8RE , D\u2019HEUREUSE \nM\u00c9MOIRE , LORSQU \u2019IL AURA ABORD\u00c9 EN CE PORT . Il n\u2019eut pas achev\u00e9 \ncette lecture, qu\u2019il fit un cri et s\u2019\u00e9vanouit. \n \nLe vizir Schemseddin Moha mmed, \u00e9tant revenu de son \n\u00e9vanouissement par le secours de sa fille et des femmes qu\u2019elle avait \nappel\u00e9es : \u00ab Ma fille, dit-il, ne vous \u00e9tonnez pas de l\u2019accident qui \nvient de m\u2019arriver ; la cause en est telle, qu\u2019\u00e0 peine y pourriez-vous \najouter foi. Cet \u00e9poux qui a pass\u00e9 la nuit avec vous est votre cousin, le \nfils de Noureddin Ali. Les mille sequins qui sont dans cette bourse me \nfont souvenir de la quere lle que j\u2019eus avec ce cher fr\u00e8re ; c\u2019est sans \ndoute le pr\u00e9sent de noce qu\u2019il vous fait. Dieu soit lou\u00e9 de toutes choses, et particuli\u00e8rement de cette aventure merveilleuse qui montre \nsi bien sa puissance \u00bb Il regarda en suite l\u2019\u00e9criture de son fr\u00e8re et la \nbaisa plusieurs fois, en versant une grande abonda nce de larmes. \n\u00ab Que ne puis-je, disait-il, aussi bi en que je vois ces traits qui me \ncausent tant de joie, voir ici Nour eddin lui-m\u00eame et me r\u00e9concilier \navec lui ! \u00bb \n \nIl lut le cahier d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre : il y trouva les dates de l\u2019arriv\u00e9e de \nson fr\u00e8re \u00e0 Balsora, de son mariag e, de la naissance de Bedreddin \nHassan ; et lorsque, apr\u00e8s avoir conf ront\u00e9 ces dates avec celles de son \nmariage et de la naissance de sa f ille au Caire, il eut admir\u00e9 le rapport \nqu\u2019il y avait entre elles et fait enfin r\u00e9flexion que son neveu \u00e9tait son Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 326 \n \n \n \n gendre, il se livra tout entier \u00e0 la joie . Il prit le cahier et l\u2019\u00e9tiquette de \nla bourse, les alla montre r au sultan, qui lui par donna le pass\u00e9, et qui \nfut tellement charm\u00e9 du r\u00e9cit de cette histoire, qu\u2019il la fit \u00e9crire avec \ntoutes ses circonstances, pour la transmettre \u00e0 la post\u00e9rit\u00e9. \n \nCependant le vizir Schemseddi n Mohammed ne pouvait comprendre \npourquoi son neveu avait disparu, il esp\u00e9rait n\u00e9anmoins le voir arriver \n\u00e0 tous moments, et il l\u2019attendait avec la derni\u00e8re impatience pour \nl\u2019embrasser. Apr\u00e8s l\u2019avoir inutilemen t attendu pendant sept jours, il le \nfit chercher par tout le Caire ; mais il n\u2019en apprit aucune nouvelle, \nquelques perquisitions qu\u2019il en p\u00fbt faire. II en \u00e9prouva beaucoup \nd\u2019inqui\u00e9tude. \u00ab Voil\u00e0, disait-il, une aventure fort singuli\u00e8re ; jamais \npersonne n\u2019en a \u00e9prouv\u00e9 une pareille. \u00bb \n \nDans l\u2019incertitude de ce qui pouvait a rriver dans la suite, il crut devoir \nmettre lui-m\u00eame par \u00e9crit l\u2019\u00e9tat o\u00f9 \u00e9tait alors sa maison ; de quelle \nmani\u00e8re les noces s\u2019\u00e9taient pass\u00e9es ; comment la salle et la chambre \nde sa fille \u00e9taient meubl\u00e9es. Il f it aussi un paquet du turban, de la \nbourse et du reste de l\u2019habillement de Bedreddin, et l\u2019enferma sous \nclef. \n \nAu bout de quelques jours, la f ille du vizir Schemseddin Mohammed \ns\u2019aper\u00e7ut qu\u2019elle \u00e9tait enceinte : et en effet elle accoucha d\u2019un fils \ndans le terme de neuf mois. On donna une nourrice \u00e0 l\u2019enfant, avec d\u2019autres femmes et des esclaves pour le servir, et son a\u00efeul le nomma \nAgib \n47. \n \nLorsque ce jeune Agib eut atteint l\u2019\u00e2ge de sept ans, le vizir \nSchemseddin Mohammed, au lieu de lui faire apprendre \u00e0 lire au \nlogis, l\u2019envoya \u00e0 l\u2019\u00e9cole chez un ma\u00eetre qui avait une grande \nr\u00e9putation, et deux esclaves avaien t soin de le conduire et de le \nramener tous les jours. Agib j ouait avec ses camarades. Comme ils \n\u00e9taient tous d\u2019une condition au-dessous de la sienne, ils avaient \nbeaucoup de d\u00e9f\u00e9rence pour lui ; et en cela, ils se r\u00e9glaient sur le \nma\u00eetre d\u2019\u00e9cole, qui lui passait bien de s choses qu\u2019il ne leur pardonnait \n \n47 Ce mot signifie, en arabe, merveilleux. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 327 \n \n \n \npas \u00e0 eux. La complaisance aveugle qu\u2019on avait pour Agib le perdit : \nil devint fier, insolent ; il voulait que ses compagnons souffrissent tout de lui, sans vouloir rien souffrir d\u2019eux. Il dominait partout ; et si \nquelqu\u2019un avait la hard iesse de s\u2019opposer \u00e0 ses volont\u00e9s, il lui disait \nmille injures et allait souvent ju squ\u2019aux coups. Enfin il se rendit \ninsupportable \u00e0 tous les \u00e9coliers, qui se plaignirent de lui au ma\u00eetre \nd\u2019\u00e9cole. Il les exhorta d\u2019abord \u00e0 pr endre patience ; mais voyant qu\u2019ils \nne faisaient qu\u2019irriter par l\u00e0 l\u2019inso lence d\u2019Agib, et fatigu\u00e9 lui-m\u00eame \ndes peines qu\u2019il lui faisait : \u00ab Mes en fants, dit-il \u00e0 ses \u00e9coliers, je vois \nbien qu\u2019Agib est un petit insolent ; je veux vous enseigner un moyen \nde le mortifier de mani\u00e8re qu\u2019il ne vous tourmentera plus ; je crois \nm\u00eame qu\u2019il ne reviendra plus \u00e0 l\u2019\u00e9co le. Demain, lorsqu\u2019il sera venu et \nque vous voudrez jouer ensemble, ra ngez-vous autour de lui, et que \nquelqu\u2019un dise tout haut : \u00ab Nous voulons jouer, mais c\u2019est \u00e0 \ncondition que ceux qui j oueront diront leurs noms, ceux de leurs \nm\u00e8res et de leurs p\u00e8res. Nous re garderons comme des b\u00e2tards ceux qui \nrefuseront de le faire, et nous ne souffrirons pas qu\u2019ils jouent avec \nnous. \u00bb \n \nLe ma\u00eetre d\u2019\u00e9cole leur fit compre ndre l\u2019embarras o\u00f9 ils jetteraient \nAgib par ce moyen, et ils se reti r\u00e8rent chez eux pleins de joie. \n \nLe lendemain, d\u00e8s qu\u2019ils furent tous assembl\u00e9s, ils ne manqu\u00e8rent pas \nde faire ce que leur ma \u00eetre leur avait enseign\u00e9 ; ils environn\u00e8rent Agib, \net l\u2019un d\u2019entre eux, prenant la parole : \u00ab Jouons, dit-il, \u00e0 un jeu ; mais \n\u00e0 condition que celui qui ne pourra pas dire son nom, les noms de sa \nm\u00e8re et de son p\u00e8re, n\u2019 y jouera pas. \u00bb Ils r\u00e9pondirent tous, et Agib lui-\nm\u00eame, qu\u2019ils y consentaient. Alors, celui qui avait parl\u00e9 les interrogea \nles uns apr\u00e8s les autres, et ils satisfirent tous \u00e0 la condition, except\u00e9 Agib, qui r\u00e9pondit : \u00ab Je me nomme Agib, ma m\u00e8re s\u2019appelle Dame \nde beaut\u00e9, et mon p\u00e8re Schemse ddin Mohammed, vizir du sultan. \u00bb \n \nA ces mots, tous les enfants s\u2019\u00e9cri\u00e8 rent : \u00ab Agib, que dites-vous ? Ce \nn\u2019est point l\u00e0 le nom de votre p\u00e8re ; c\u2019est celui de votre grand-p\u00e8re. \u2014 \nQue Dieu vous confonde ! r\u00e9pliqua-t-il en col\u00e8re. Quoi ! vous osez dire que le vizir Schemseddin M ohammed n\u2019est pas mon p\u00e8re ! \u00bb Les \n\u00e9coliers lui repartirent par de grands \u00e9clats de rire : \u00ab Non, non ; il Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 328 \n \n \n \nn\u2019est que votre a\u00efeul, et vous ne jouerez pas avec nous ; nous nous \ngarderons bien m\u00eame de nous approc her de vous. \u00bb En disant cela, ils \ns\u2019\u00e9loign\u00e8rent de lui en le raillant, et ils continu\u00e8rent de rire entre eux. \nAgib fut mortifi\u00e9 de leurs railleries et se mit \u00e0 pleurer. \n \nLe ma\u00eetre d\u2019\u00e9cole, qui \u00e9tait aux \u00e9coutes et qui avait tout entendu, entra \nsur ces entrefaites et, s\u2019adressant \u00e0 Agib : \u00ab Agib, lui dit-il, ne savez-\nvous pas encore que le vizir Sche mseddin Mohammed n\u2019est pas votre \np\u00e8re ? il est votre a\u00efeul, p\u00e8re de votre m\u00e8re, Dame de beaut\u00e9. Nous ignorons, comme vous, le nom de vot re p\u00e8re ; nous savons seulement \nque le sultan avait voulu mari er votre m\u00e8re avec un de ses \npalefreniers, qui \u00e9tait bossu, mais qu\u2019un g\u00e9nie coucha avec elle. Cela est f\u00e2cheux pour vous et doit vous apprendre \u00e0 traiter vos camarades avec moins de fiert\u00e9 que vous n\u2019avez fait jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent. \u00bb \n \nLe petit Agib, piqu\u00e9 des plaisant eries de ses compagnons, sortit \nbrusquement de l\u2019\u00e9cole et retourna au logis en pleurant. Il alla d\u2019abord \n\u00e0 l\u2019appartement de sa m\u00e8re, Dame de beaut\u00e9, laquelle, alarm\u00e9e de le \nvoir si afflig\u00e9, lui en demanda le sujet avec empressement. Il ne put \nr\u00e9pondre que par des paro les entrecoup\u00e9es de sanglots, tant il \u00e9tait \noppress\u00e9 de douleur ; et ce ne fut qu \u2019\u00e0 plusieurs reprises qu\u2019il put \nraconter la cause mortifiante de s on affliction. Quand il eut achev\u00e9 : \n\u00ab Au nom de Dieu, ma m\u00e8re, ajouta-t-il, dites-moi, s\u2019il vous pla\u00eet, qui \nest mon p\u00e8re. \u2014 Mon fils, r\u00e9pondit- elle, votre p\u00e8re est le vizir \nSchemseddin Mohammed, qui vous embr asse tous les jours. Vous ne \nme dites pas la v\u00e9rit\u00e9, reprit-il ; ce n\u2019est pas mon p\u00e8re, c\u2019est le v\u00f4tre. \nMais moi, de quel p\u00e8re suis-je fils ? \u00bb A cette demande, Dame de \nbeaut\u00e9, rappelant dans sa m\u00e9moire la nuit de ses noces, suivie d\u2019un si \nlong veuvage, commen\u00e7a \u00e0 r\u00e9pandr e des larmes, en regrettant \nam\u00e8rement la perte d\u2019un \u00e9poux aussi aimable que Bedreddin. \n \nDans le temps que Dame de beaut\u00e9 pleurait d\u2019un c\u00f4t\u00e9 et Agib de \nl\u2019autre, le vizir Schemseddin Mohammed entra et voulut savoir la cause de leur affliction. Dame de Be aut\u00e9 la lui apprit et lui raconta la \nmortification qu\u2019Agib avait re\u00e7ue \u00e0 l\u2019\u00e9cole. Ce r\u00e9cit toucha vivement \nle vizir, qui joignit ses pleurs \u00e0 leurs larmes et qui, jugeant par l\u00e0 que tout le monde tenait des discours contre l\u2019honneur de sa fille, en fut au Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 329 \n \n \n \nd\u00e9sespoir. Frapp\u00e9 de cette cruelle pens\u00e9e, il alla au palais du sultan ; \net, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre prostern\u00e9 \u00e0 ses pied s il le supplia tr\u00e8s humblement de \nlui accorder la permission de faire un voyage dans les provinces du Levant, et particuli\u00e8rement \u00e0 Balso ra, pour aller chercher son neveu \nBedreddin Hassan, disant qu\u2019il ne pouvait souffrir qu\u2019on pens\u00e2t dans \nla ville qu\u2019un g\u00e9nie e\u00fbt couch\u00e9 avec sa fille Dame de beaut\u00e9. Le sultan entra dans les peines du vizir, approuva sa r\u00e9solution et lui permit de l\u2019ex\u00e9cuter : il lui fit m\u00eame exp\u00e9dier une patente par laquelle il priait, \ndans les termes les plus obligeants , les princes et les seigneurs des \nlieux o\u00f9 pourrait \u00eatre Bedreddin de c onsentir que le vizir l\u2019emmen\u00e2t \navec lui. \n \nSchemseddin Mohammed ne trouva pa s de paroles assez fortes pour \nremercier dignement le sultan de la bont\u00e9 qu\u2019il av ait pour lui. Il se \ncontenta de se prosterner devant ce prince une seconde fois ; mais les larmes qui coulaient de ses yeux ma rqu\u00e8rent assez sa reconnaissance. \nEnfin, il prit cong\u00e9 du sultan, apr\u00e8s lui avoir souhait\u00e9 toutes sortes de \nprosp\u00e9rit\u00e9s. Lorsqu\u2019il fut de retour au logis, il ne songea qu\u2019\u00e0 disposer \ntoutes choses pour son d\u00e9part. Les pr\u00e9paratifs en furent faits avec tant de diligence, qu\u2019au bout de quatre j ours il partit, accompagn\u00e9 de sa \nfille, Dame de beaut\u00e9, et d\u2019Agib, son petit-fils. Ils march\u00e8rent dix-neuf \njours de suite, sans s\u2019arr\u00eater en nul endroit ; mais le vingti\u00e8me, \u00e9tant arriv\u00e9s dans une fort belle prairi e peu \u00e9loign\u00e9e des portes de Damas, \nils mirent pied \u00e0 terre et firent dr esser leurs tentes sur le bord d\u2019une \nrivi\u00e8re qui passe au travers de la ville et rend ses environs tr\u00e8s \nagr\u00e9ables. \n \nLe vizir Schemseddin Mohammed d\u00e9cl ara qu\u2019il voulait s\u00e9journer deux \njours dans ce beau lieu, et que le troisi\u00e8me il continuerait son voyage. \nCependant il permit aux gens de sa suite d\u2019aller \u00e0 Damas. Ils \nprofit\u00e8rent presque tous de cette permission, les uns pouss\u00e9s par la \ncuriosit\u00e9 de voir une ville dont ils avaient entendu parler si \navantageusement, les autres pour y vendre des marchandises \nd\u2019\u00c9gypte, qu\u2019ils avaient apport\u00e9es, ou pour y acheter des \u00e9toffes et des \nraret\u00e9s du pays. Dame de beaut\u00e9, souhaitant que son fils Agib e\u00fbt \naussi la satisfaction de se promener dans cette c\u00e9l\u00e8bre ville, ordonna \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 330 \n \n \n \nl\u2019eunuque noir qui serva it de gouverneur \u00e0 cet enfant de l\u2019y conduire \net de bien prendre garde qu\u2019il ne lui arriv\u00e2t quelque accident. \n \nAgib, magnifiquement habill\u00e9, se mit en marche avec l\u2019eunuque, qui \navait \u00e0 la main une grosse canne. Ils ne furent pas plus t\u00f4t entr\u00e9s dans \nla ville, qu\u2019Agib, qui \u00e9tait beau co mme le jour, attira sur lui les yeux \nde tout le monde. Les uns sortaient de leurs maisons pour le voir de \nplus pr\u00e8s, les autres mettaient la t\u00eate aux fen\u00eatres ; et ceux qui \npassaient dans les rues ne se cont entaient pas de s\u2019arr\u00eater pour le \nregarder, ils l\u2019accompagnaient pour a voir le plaisir de le consid\u00e9rer \nplus longtemps. Enfin, il n\u2019y avait pe rsonne qui ne l\u2019admir\u00e2t et qui ne \ndonn\u00e2t mille b\u00e9n\u00e9dictions au p\u00e8re et \u00e0 la m\u00e8re qui avaient mis au \nmonde un si bel entant. L\u2019eunuque et lui arriv\u00e8rent pa r hasard devant \nla boutique o\u00f9 \u00e9tait Bedreddin Hassan, et l\u00e0 ils se virent entour\u00e9s \nd\u2019une si grande foule de peuple, qu\u2019 ils furent oblig\u00e9s de s\u2019arr\u00eater. \n \nLe p\u00e2tissier qui avait adopt\u00e9 Bed reddin Hassan \u00e9tait mort depuis \nquelques ann\u00e9es et lui avait laiss\u00e9, comme \u00e0 son h\u00e9ritier, sa boutique \navec tous ses autres biens. Bedreddin \u00e9tait donc alors ma\u00eetre de la boutique, et il exer\u00e7ait la profession de p\u00e2tissier si habilement qu\u2019il \n\u00e9tait en grande r\u00e9putation dans Damas. Voyant que tout le monde \nassembl\u00e9 devant sa porte regardait avec beaucoup d\u2019attention Agib et \nl\u2019eunuque noir, il se mi t \u00e0 les regarder aussi. Ayant jet\u00e9 les yeux \nparticuli\u00e8rement sur Agib, il se se ntit aussit\u00f4t tout \u00e9mu, sans savoir \npourquoi. Il n\u2019\u00e9tait pas frapp\u00e9, comme le peuple, de l\u2019\u00e9clatante beaut\u00e9 \nde ce jeune gar\u00e7on ; son trouble et son \u00e9motion avaient une autre cause, qui lui \u00e9tait inconnue c\u2019\u00e9tait la force du sang qui agissait dans \nce tendre p\u00e8re. Interrompant ses occ upations, il s\u2019approcha d\u2019Agib et \nlui dit d\u2019un air engageant : \u00ab Petit seigneur qui m\u2019avez gagn\u00e9 l\u2019\u00e2me, faites-moi la gr\u00e2ce d\u2019entrer dans ma boutique et de manger quelque \nchose de ma fa\u00e7on, afin que, pendant ce temps-l\u00e0, j\u2019aie le plaisir de \nvous admirer \u00e0 mon aise. \u00bb Il pronon\u00e7a ces paroles avec tant de tendresse, que les larmes lui en vinrent aux yeux. Le jeune Agib en fut \ntouch\u00e9 et se tourna vers l\u2019eunuque : \u00ab Ce bon homme, lui dit-il, a une \nphysionomie qui me pla\u00eet, et il me parle d\u2019une mani\u00e8re si affectueuse, \nque je ne puis me d\u00e9fe ndre de faire ce qu\u2019il souh aite. Entrons chez lui \net mangeons de sa p\u00e2tisserie. \u2014 Ah ! vraiment, lui dit l\u2019esclave, il Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 331 \n \n \n \nferait beau voir qu\u2019un fils de vizir comme vous entr\u00e2t dans la boutique \nd\u2019un p\u00e2tissier pour y ma nger ! ne croyez pas que je le souffre. \u2014 \nH\u00e9las ! mon petit seigneur, s\u2019\u00e9cria alors Bedreddin Hassan, on est \nbien cruel de confier votre conduite \u00e0 un homme qui vous traite avec \ntant de duret\u00e9. \u00bb Puis, s\u2019adre ssant \u00e0 l\u2019eunuque : \u00ab Mon bon ami, \najouta-t-il, n\u2019emp\u00eachez pas ce jeune seigneur de m\u2019accorder la gr\u00e2ce \nque je lui demande ; ne me donnez pa s cette mortification. Faites-moi \nplut\u00f4t l\u2019honneur d\u2019entrer avec lui chez moi, et par l\u00e0 vous ferez \nconna\u00eetre que si vous \u00eates brun au dehors comme la ch\u00e2taigne, vous \n\u00eates blanc aussi au dedans comme elle. Savez-vous bien, poursuivit-il, \nque je sais le secret de vous rendr e blanc, de noir que vous \u00eates ? \u00bb \nL\u2019eunuque se mit \u00e0 rire \u00e0 ce discours, et demanda \u00e0 Bedreddin ce que \nc\u2019\u00e9tait que ce secret. \u00ab Je vais vous l\u2019apprendre \u00bb, r\u00e9pondit-il. Aussit\u00f4t \nil lui r\u00e9cita des vers \u00e0 la louange de s eunuques noirs, di sant que c\u2019\u00e9tait \npar leur minist\u00e8re que l\u2019honneur des sultans, des princes et de tous les \ngrands \u00e9tait en s\u00fbret\u00e9. L\u2019eunuque fu t charm\u00e9 de ces vers, et, cessant \nde r\u00e9sister aux pri\u00e8res de Bedreddin, laissa entrer Agib dans sa \nboutique et y entra aussi lui-m\u00eame. \n \nBedreddin Hassan sentit une extr\u00eame joie d\u2019avoir obtenu ce qu\u2019il avait \nd\u00e9sir\u00e9 avec tant d\u2019ardeur, et se remettant au travail qu\u2019il avait \ninterrompu : \u00ab Je faisais, dit-il, des tartes \u00e0 la cr\u00e8me ; il faut, s\u2019il vous \npla\u00eet, que vous en mangiez ; je su is persuad\u00e9 que vous les trouverez \nexcellentes, car ma m\u00e8re, qui les fa it admirablement bien, m\u2019a appris \u00e0 \nles faire, et l\u2019on vient en prendre chez moi de tous les endroits de cette \nville. \u00bb En achevant ces mots, il tira du four une tarte \u00e0 la cr\u00e8me, et \napr\u00e8s avoir mis dessus des grains de grenade et du sucre, il la servit devant Agib, qui la trouva d\u00e9lici euse. L\u2019eunuque, \u00e0 qui Bedreddin en \npr\u00e9senta aussi, en porta le m\u00eame jugement. \n \nPendant qu\u2019ils mangeaient tous deux, Bedreddin Hassan examinait \nAgib avec une grande attention, et comme il se repr\u00e9sentait, en le \nregardant, qu\u2019il avait peut-\u00eatre un semblable fils de la charmante \n\u00e9pouse dont il avait \u00e9t\u00e9 sit\u00f4t et si cruellement s\u00e9par\u00e9, cette pens\u00e9e fit \ncouler de ses yeux quelques larmes. Il se pr\u00e9parait \u00e0 faire des questions au petit Agib sur le sujet de son voyage \u00e0 Damas ; mais cet \nenfant n\u2019eut pas le temps de sa tisfaire sa curiosit\u00e9, parce que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 332 \n \n \n \nl\u2019eunuque, qui le pressa it de s\u2019en retourner s ous les tentes de son \na\u00efeul, l\u2019emmena d\u00e8s qu\u2019il eut mang\u00e9 . Bedreddin Hassan ne se contenta \npas de les suivre de l\u2019 \u0153il ; il ferma sa boutique promptement, courut \nsur leurs pas, et les joignit avant qu\u2019 ils fussent arriv\u00e9s \u00e0 la porte de la \nville. L\u2019eunuque, s\u2019\u00e9tant aper\u00e7u qu\u2019il les suivait, en fut extr\u00eamement \nsurpris. \u00ab Importun que vous \u00eates, lui dit-il en col\u00e8re, que demandez-vous ? \u2014 Mon bon ami, lui r\u00e9pondit Be dreddin, ne vous f\u00e2chez : pas \nj\u2019ai hors de la ville une petite affa ire dont je me suis souvenu, et \u00e0 \nlaquelle il faut que j\u2019a ille donner ordre. \u00bb Cette r\u00e9ponse n\u2019apaisa point \nl\u2019eunuque, qui, se tournant vers Ag ib, lui dit : \u00ab Voil\u00e0 ce que vous \nm\u2019avez attir\u00e9. Je l\u2019avais bien pr\u00e9 vu, que je me repentirais de ma \ncomplaisance vous avez voulu entrer da ns la boutique de cet homme ; \nje ne suis pas sage de vous l\u2019avoir permis. \u2014 Peut-\u00eatre, dit Agib, a-t-il effectivement affaire hors de la ville ; et les chemins sont libres pour \ntout le monde. \u00bb En disant cela, ils continu\u00e8rent de marcher l\u2019un et \nl\u2019autre, sans regarder derri\u00e8re eux, jusqu\u2019au moment o\u00f9, arriv\u00e9s pr\u00e8s \ndes tentes du vizir, ils se retour n\u00e8rent pour voir si Bedreddin les \nsuivait toujours. Alors Agib, remar quant qu\u2019il \u00e9tait \u00e0 deux pas de lui, \nrougit et p\u00e2lit successivement, se lon les divers mouvements qui \nl\u2019agitaient. Il craignait que le vizir, son a\u00efeul, ne v\u00eent \u00e0 savoir qu\u2019il \n\u00e9tait entr\u00e9 dans la boutique d\u2019un p\u00e2 tissier, et qu\u2019il y avait mang\u00e9. Dans \ncette crainte, ramassant une assez gr osse pierre qui se trouva \u00e0 ses \npieds, il la lui jeta, le frappa au m ilieu du front, et lui couvrit le visage \nde sang ; apr\u00e8s quoi, se mettant \u00e0 courir de toute sa force, il se sauva \nsous les tentes avec l\u2019eunuque, qui dit \u00e0 Bedreddin Hassan qu\u2019il ne devait pas se plaindre de ce malheur, qu\u2019il avait m\u00e9 rit\u00e9 et qu\u2019il s\u2019\u00e9tait \nattir\u00e9 lui-m\u00eame. \n \nBedreddin reprit le chemin de la ville en \u00e9tanchant le sang de sa plaie \navec son tablier qu\u2019il n\u2019avait pas \u00f4t\u00e9. \u00ab J\u2019ai eu tort, disait-il en lui-\nm\u00eame, d\u2019avoir abandonn\u00e9 ma maison pour faire tant de peine \u00e0 cet enfant ; car il ne m\u2019a trait\u00e9 de ce tte mani\u00e8re que parce qu\u2019il a cru sans \ndoute que je m\u00e9ditais quelque dessein funeste contre lui. \u00bb \u00c9tant arriv\u00e9 \nchez lui, il se fit panser, et se consola de cet accident en faisant \nr\u00e9flexion qu\u2019il y avait su r la terre une infinit\u00e9 de gens encore plus \nmalheureux que lui. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 333 \n \n \n \n Bedreddin continua d\u2019exercer sa prof ession de p\u00e2tissier \u00e0 Damas, et \nson oncle Schemseddin Mohammed en partit, trois jours apr\u00e8s son arriv\u00e9e. Il prit la route d\u2019Em\u00e8se d\u2019o\u00f9 il se rendit \u00e0 Hamach \n48, et de l\u00e0 \n\u00e0 Alep, o\u00f9 il s\u2019arr\u00eata deux jours. D\u2019Alep, il alla passer l\u2019Euphrate, entra dans la M\u00e9sopotamie ; et apr\u00e8 s avoir travers\u00e9 Mardin, Moussoul, \nSengira, Diarb\u00e9kir \n49 et plusieurs autres vill es, arriva enfin \u00e0 Balsora, \no\u00f9 d\u2019abord il fit demander audience au sultan, qui ne fut pas plus t\u00f4t \ninform\u00e9 du rang de Schemseddin Moha mmed, qu\u2019il la lui donna. Il le \nre\u00e7ut m\u00eame tr\u00e8s favorablement, et lui demanda le sujet de son voyage \n\u00e0 Balsora. \u00ab Sire, r\u00e9pondit le vizi r Schemseddin Mohammed, je suis \nvenu pour apprendre des nouvelles du fils de Noureddin Ali, mon \nfr\u00e8re, qui a eu l\u2019honneur de servir Votre Majest\u00e9. \u2014 Il y a longtemps que Noureddin Ali est mort, reprit le sultan. A l\u2019\u00e9gard de son fils, tout \nce qu\u2019on vous en pourra dire, c\u2019est qu\u2019environ deux mois apr\u00e8s la \nmort de son p\u00e8re, il disparut tout \u00e0 coup, et que personne ne l\u2019a vu \ndepuis ce temps-l\u00e0, quelque soin que j\u2019aie pris de le faire chercher. \nMais sa m\u00e8re, qui est fille d\u2019un de mes vizirs, vit encore. \u00bb Schemseddin Mohammed lui demanda la permission de la voir et de \nl\u2019emmener en Egypte. Le sultan y ayant consenti il ne voulut pas \ndiff\u00e9rer au lendemain de se donne r cette satisfaction ; il se fit \nenseigner o\u00f9 demeurait cette dame, et se rendit chez elle \u00e0 l\u2019heure \nm\u00eame, accompagn\u00e9 de sa f ille et de son petit-fils. \n \nLa veuve de Noureddin Ali demeurait toujours dans l\u2019h\u00f4tel o\u00f9 avait \ndemeur\u00e9 son mari jusqu\u2019\u00e0 sa mort . C\u2019\u00e9tait une tr\u00e8s belle maison \nsuperbement b\u00e2tie et orn\u00e9e de colonn es de marbre ; mais Schemseddin \nMohammed ne s\u2019arr\u00eata pas \u00e0 l\u2019admirer. En arrivant, il baisa la porte et \nun marbre sur lequel \u00e9tait \u00e9crit en lettr es d\u2019or le nom de son fr\u00e8re. Il \ndemanda \u00e0 parler \u00e0 sa belle-s\u0153ur. Les domestiques lui dirent qu\u2019elle \n\u00e9tait dans un petit \u00e9difice en forme de d\u00f4me, qu\u2019ils lui montr\u00e8rent au milieu d\u2019une cour tr\u00e8s spacieuse. En effet, cette tendre m\u00e8re avait \ncoutume d\u2019aller passer la meilleure partie du jour et de la nuit dans cet \n \n48 Villes de Syrie sur l\u2019Oronte, ressortissant au gouvernement du pachalik de \nDamas. \n49 Quatre villes du Diarbeck. Le Diarbec k, ou la M\u00e9sopotamie, est la partie de \nl\u2019Assyrie enferm\u00e9e entre le Tigre et l\u2019 Euphrate, et c\u2019est de cette position \nqu\u2019elle emprunte son nom. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 334 \n \n \n \n\u00e9difice, qu\u2019elle avait fait b\u00e2tir pour repr\u00e9senter le tombeau de \nBedreddin Hassan, qu\u2019elle croyait mo rt, apr\u00e8s l\u2019avoir si longtemps \nattendu en vain. Elle y \u00e9tait alors, occup\u00e9e \u00e0 pleurer ce cher fils, et \nSchemseddin Mohammed la trouva ensevelie dans une affliction \nmortelle. \n \nIl lui fit son compliment ; et, apr\u00e8 s l\u2019avoir suppli\u00e9e de suspendre ses \nlarmes et ses g\u00e9missements, il lui apprit qu\u2019il avait l\u2019honneur d\u2019\u00eatre \nson beau-fr\u00e8re, et lui dit la raison qu i l\u2019avait oblig\u00e9 de partir du Caire \net de venir \u00e0 Balsora. \n \nApr\u00e8s avoir instruit sa be lle-s\u0153ur de tout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 au Caire, \nla nuit des noces de sa fille ; apr\u00e8s lui avoir cont\u00e9 la surprise que lui avait caus\u00e9e la d\u00e9couverte du cahie r cousu dans le turban de \nBedreddin, il lui pr\u00e9senta Ag ib et Dame de beaut\u00e9. \n \nQuand la veuve de Nour eddin Ali, qui \u00e9tait demeur\u00e9e assise, comme \nune femme qui ne prenait plus de part aux choses du monde, eut \ncompris, par le discours qu\u2019elle vena it d\u2019entendre, que le cher fils \nqu\u2019elle regrettait tant pouvait vivre encore, elle se leva, embrassa tr\u00e8s \u00e9troitement Dame de beaut\u00e9 et son petit-fils Agib ; et reconnaissant, \ndans ce dernier, les traits de Bedre ddin, elle versa des larmes d\u2019une \nnature bien diff\u00e9rente de celles qu\u2019 elle r\u00e9pandait depuis si longtemps. \nElle ne pouvait se lasser de baiser ce jeune homme, qui, de son c\u00f4t\u00e9, \nrecevait ses embrassements avec tout es les d\u00e9monstrations de joie \ndont il \u00e9tait capable. \u00ab Madame, d it Schemseddin Mohammed, il est \ntemps de finir vos regrets et d\u2019 essuyer vos larmes ; il faut vous \ndisposer \u00e0 venir en \u00c9gypte avec nous. Le sultan de Balsora me permet \nde vous emmener, et je ne doute pa s que vous n\u2019y consentiez. J\u2019esp\u00e8re \nque nous rencontrerons enfin votre fils, mon neveu ; et si cela arrive, \nson histoire, la v\u00f4tre, celle de ma fille et la mienne m\u00e9riteront d\u2019\u00eatre \n\u00e9crites, pour \u00eatre transmises \u00e0 la post\u00e9rit\u00e9. \u00bb \n \nLa veuve de Noureddin Ali \u00e9couta ce tte proposition avec plaisir et fit \ntravailler, d\u00e8s ce moment, aux pr\u00e9p aratifs de son d\u00e9part. Pendant ce \ntemps-l\u00e0, Schemseddin Mohammed demanda une seconde audience ; \net, ayant pris cong\u00e9 du sultan, qui le renvoya combl\u00e9 d\u2019honneurs, avec Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 335 \n \n \n \n un pr\u00e9sent consid\u00e9rable pour le sultan d\u2019\u00c9gypte, il partit de Balsora, et \nreprit le chemin de Damas. \n \nLorsqu\u2019il fut pr\u00e8s de cette ville, il f it dresser ses tentes hors de la porte \npar laquelle il devait entrer , et dit qu\u2019il y s\u00e9journerait trois jours, pour \nfaire reposer son \u00e9quipage et pour acheter ce qu\u2019il trouverait de plus \ncurieux et de plus digne d\u2019\u00eatre pr\u00e9sent\u00e9 au sultan d\u2019\u00c9gypte. \n \nPendant qu\u2019il \u00e9tait occup\u00e9 \u00e0 choisi r lui-m\u00eame les plus belles \u00e9toffes \nque les principaux marchands avaient apport\u00e9es sous ses tentes, Agib \npria l\u2019eunuque noir, s on conducteur, de le me ner promener dans la \nville, disant qu\u2019il souha itait voir les choses qu\u2019i l n\u2019avait pas eu le \ntemps de voir en passant, et qu\u2019il serait bien aise aussi d\u2019apprendre \ndes nouvelles du p\u00e2tissier \u00e0 qui il avait donn\u00e9 un coup de pierre. L\u2019eunuque y consentit, marcha vers la ville avec lui, apr\u00e8s en avoir \nobtenu la permission de sa m\u00e8re, Dame de beaut\u00e9. \n \nIls entr\u00e8rent dans Damas par la porte du palais, qui \u00e9tait la plus proche \ndes tentes du vizir Schemseddin Mohammed. Ils parcoururent les \ngrandes places, les lieux publics et couverts o\u00f9 se vendaient les \nmarchandises les plus riches, et virent l\u2019ancienne mosqu\u00e9e des \nOmmiades 50, dans le temps qu\u2019on s\u2019y asse mblait pour faire la pri\u00e8re \nd\u2019entre le midi et le coucher du soleil. Ils pass\u00e8 rent ensuite devant la \nboutique de Bedreddin Hassan, qu\u2019ils tr ouv\u00e8rent encore occup\u00e9 \u00e0 faire \ndes tartes \u00e0 la cr\u00e8me. \u00ab Je vous salue, lui dit Agib, regardez-moi : vous \nsouvenez-vous de m\u2019avoir vu ? \u00bb A ce s mots Bedreddin jeta les yeux \nsur lui ; et le reconnaissant (\u00f4 prodi gieux effet de l\u2019am our paternel !) il \nsentit la m\u00eame \u00e9motion que la premi\u00e8 re fois : il se troubla ; et au lieu \nde lui r\u00e9pondre, il deme ura longtemps sans pouvoir prof\u00e9rer une seule \nparole. N\u00e9anmoins, ayant rappel\u00e9 ses esprits : \u00ab Mon petit seigneur, lui dit-il, faites-moi la gr\u00e2ce d\u2019entrer encore une fois chez moi avec \nvotre gouverneur : venez go\u00fbter d\u2019 une tarte \u00e0 la cr\u00e8me. Je vous \nsupplie de me pardonner la peine que je vous fis en vous suivant hors \nde la ville : je ne me po ss\u00e9dais pas, je ne savais ce que je faisais ; vous \n \n50 Nom des califes de Damas, qui leur vint d\u2019Ommiah, un de leurs anc\u00eatres. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 336 \n \n \n \n m\u2019entra\u00eeniez apr\u00e8s vous sans que je pusse r\u00e9sister \u00e0 une si douce \nviolence. \u00bb \n \nAgib, \u00e9tonn\u00e9 d\u2019entendre ce que lui disait Bedreddin, r\u00e9pondit : \u00ab Il y a \nde l\u2019exc\u00e8s dans l\u2019amiti\u00e9 que vous me t\u00e9moignez, et je ne veux point \nentrer chez vous que vous ne vous soyez engag\u00e9 par serment \u00e0 ne me \npas suivre quand j\u2019en serai sorti. Si vous me le promettez et que vous soyez homme de parole, je vous reviendrai voir encore demain, \npendant que le vizir mon a\u00efeul ach\u00e8t era de quoi faire pr\u00e9sent au sultan \nd\u2019\u00c9gypte. \u2014 Mon petit seigneur, re prit Bedreddin Hassa n, je ferai \ntout ce que vous m\u2019ordonnerez. \u00bb A ces mots, Agib et l\u2019eunuque \nentr\u00e8rent dans la boutique. \n \nBedreddin leur servit aussit\u00f4t une ta rte \u00e0 la cr\u00e8me qui n\u2019\u00e9tait pas \nmoins d\u00e9licate ni moins excellente que celle qu\u2019il leur avait pr\u00e9sent\u00e9e \nla premi\u00e8re fois. \u00ab Venez, lui dit Agib, asseyez-vous aupr\u00e8s de moi et mangez avec nous. \u00bb Bedreddin, s\u2019\u00e9tan t assis, voulut embrasser Agib, \npour lui marquer la joie qu\u2019il avait de se voir \u00e0 se s c\u00f4t\u00e9s ; mais Agib le \nrepoussa en lui disant : \u00ab Tenez-vous en repos, votre amiti\u00e9 est trop \nvive. Contentez-vous de me regarder et de m\u2019entretenir. \u00bb Bedreddin ob\u00e9it et se mit \u00e0 chanter une chans on dont il composa sur-le-champ les \nparoles \u00e0 la louange d\u2019Agib. Il ne mangea point, et ne fit autre chose \nque servir ses h\u00f4tes. Lorsqu\u2019ils eurent achev \u00e9 de manger, il leur \npr\u00e9senta \u00e0 laver \n51 et une serviette tr\u00e8s blanche pour s\u2019essuyer les \nmains. Il prit ensuite un vase de so rbet et leur en pr\u00e9para plein une \ngrande porcelaine, o\u00f9 il mit de la neige 52 fort propre. Puis, pr\u00e9sentant \nla porcelaine au petit Agib : \u00ab Pren ez, lui dit-il, c\u2019est un sorbet de \nrose, le plus d\u00e9licieux qu\u2019on puisse trouver dans toute cette ville ; \njamais vous n\u2019en avez go\u00fbt\u00e9 de me illeur. \u00bb Agib en ayant bu avec \nplaisir, Bedreddin Hassan reprit la porcelaine et la pr\u00e9senta aussi \u00e0 \nl\u2019eunuque, qui but \u00e0 longs traits tout e la liqueur, jusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re \ngoutte. \n \n \n51 Les mahom\u00e9tans ne se servent pas de fourchettes ; aussi cet acte de propret\u00e9 \nleur est-il indispensable apr\u00e8s chaque repas. \n52 C\u2019est ainsi que l\u2019on rafra\u00eechit la bo isson promptement dans tout le Levant. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 337 \n \n \n \n Enfin Agib et son gouverneur, rassasi\u00e9s , remerci\u00e8rent le p\u00e2tissier de la \nbonne ch\u00e8re qu\u2019il leur avait faite, et se retir\u00e8rent en diligence, parce qu\u2019il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 un peu tard. Ils arriv\u00e8rent sous les tentes de Schemseddin Mohammed, et all\u00e8rent d\u2019abord \u00e0 celle des dames. La \ngrand\u2019m\u00e8re d\u2019Agib fut ravie de le re voir ; et comme elle avait toujours \nson fils Bedreddin dans l\u2019esprit, e lle ne put retenir ses larmes en \nembrassant Agib. \u00ab Ah mon fils, lui dit-elle, ma joie serait parfaite si \nj\u2019avais le plaisir d\u2019embrasser votre p\u00e8re, Bedreddin Ha ssan, comme je \nvous embrasse. \u00bb Elle se mettait alor s \u00e0 table pour souper ; elle le fit \nasseoir aupr\u00e8s d\u2019elle, lui fit plusie urs questions sur sa promenade ; et, \nen lui disant qu\u2019il ne devait pas manquer d\u2019app\u00e9tit, e lle lui servit un \nmorceau d\u2019une tarte \u00e0 la cr\u00e8me qu\u2019e lle avait faite e lle-m\u00eame, et qui \n\u00e9tait excellente ; car on a d\u00e9j\u00e0 dit qu\u2019elle les savait mi eux faire que les \nmeilleurs p\u00e2tissiers. Elle en pr\u00e9sen ta aussi \u00e0 l\u2019eunuque ; mais ils en \navaient tellement mang\u00e9 l\u2019un et l\u2019 autre chez Bedreddin, qu\u2019ils n\u2019en \npouvaient pas seulement go\u00fbter. \n \nAgib eut \u00e0 peine touch\u00e9 au morceau de tarte \u00e0 la cr\u00e8me qu\u2019on lui avait \nservi que, feignant de ne le pas trouver \u00e0 son go\u00fbt, il le laissa tout \nentier ; et Schaban 53 (c\u2019est le nom de l\u2019eu nuque) fit la m\u00eame chose. \nLa veuve de Noureddin Ali s\u2019aper\u00e7u t du peu de cas que son petit-fils \nfaisait de sa tarte. \u00ab Eh quoi ! mon fils, lui dit-elle, est-il possible que \nvous m\u00e9prisiez ainsi l\u2019ouvrage de mes propres mains ? Apprenez que \npersonne au monde n\u2019est capable de faire de si bonnes tartes \u00e0 la \ncr\u00e8me, except\u00e9 votre p\u00e8re, Bedreddi n Hassan, \u00e0 qui j\u2019ai enseign\u00e9 le \ngrand art d\u2019en faire de pareilles. \u2014 Ah ! ma bonne grand\u2019m\u00e8re, s\u2019\u00e9cria \nAgib, permettez-moi de vous dire que, si vous n\u2019en savez pas faire de \nmeilleures, il y a un p\u00e2tissier dans cette ville qui vous surpasse dans ce \ngrand art : nous venons d\u2019en mange r chez lui une qui vaut beaucoup \nmieux que celle-ci. \u00bb \n \nA ces paroles, la grand\u2019m\u00e8re, regardant l\u2019eunuque de travers : \n\u00ab Comment, Schaban lui dit-elle av ec col\u00e8re, vous a-t-on commis la \ngarde de mon petit-fils pour le mener manger chez des p\u00e2tissiers, \ncomme un gueux ? \u2014 Madame, r\u00e9pondit l\u2019eunuque, il est bien vrai \n \n53 Les Orientaux donnent ordinairement ce nom aux eunuques noirs. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 338 \n \n \n \nque nous nous sommes entretenus quelque temps avec un p\u00e2tissier, \nmais nous n\u2019avons pas mang\u00e9 chez lu i. \u2014 Pardonnez-moi, interrompit \nAgib, nous sommes entr\u00e9s dans sa boutique, et nous y avons mang\u00e9 \nd\u2019une tarte \u00e0 la cr\u00e8me. \u00bb La dame, plus irrit\u00e9e qu\u2019auparavant contre l\u2019eunuque, se leva de table assez br usquement, courut \u00e0 la tente de \nSchemseddin Mohammed, qu\u2019elle informa du d\u00e9lit de l\u2019eunuque, dans des termes plus propres \u00e0 animer le vizir contre le d\u00e9linquant qu\u2019\u00e0 lui \nfaire excuser sa faute. \n \nSchemseddin Mohammed, qui \u00e9tait na turellement emport\u00e9, ne perdit \npas une si belle occasion de se mettre en col\u00e8re. Il se rendit \u00e0 l\u2019instant \nsous la tente de sa belle-s\u0153ur, et dit \u00e0 l\u2019eunuque : \u00ab Quoi, malheureux \ntu as la hardiesse d\u2019abuser de la c onfiance que j\u2019ai en toi ! \u00bb Schaban, \nquoique suffisamment convaincu par le t\u00e9moignage d\u2019Agib, prit le \nparti de nier encore le fait. Mais l\u2019enfant, soutenant toujours le contraire : \u00ab Mon grand-p\u00e8re, d it-il \u00e0 Schemseddin Mohammed, je \nvous assure que nous avons si bien mang\u00e9 l\u2019un et l\u2019autre, que nous \nn\u2019avons pas besoin de souper : le p\u00e2tissier nous a m\u00eame r\u00e9gal\u00e9s d\u2019une \ngrande porcelaine de sorbet. Eh bien m\u00e9chant esclave, s\u2019\u00e9cria le vizir \nen se tournant vers l\u2019 eunuque, apr\u00e8s cela, ne ve ux-tu pas convenir que \nvous \u00eates entr\u00e9s tous deux chez un p\u00e2tissier, et que vous y avez \nmang\u00e9 ? \u00bb Schaban eut encore l\u2019effr onterie de jurer que cela n\u2019\u00e9tait \npas. \u00ab Tu es un menteur, lui dit alors le vizir : je crois plut\u00f4t mon petit-fils que toi. N\u00e9anmoins, si tu peux manger toute cette tarte \u00e0 la \ncr\u00e8me qui est sur la table, je serai persuad\u00e9 que tu dis la v\u00e9rit\u00e9. \u00bb \n \nSchaban, quoiqu\u2019il en e\u00fbt jusqu\u2019\u00e0 la gorge, se soumit \u00e0 cette \u00e9preuve \net prit un morceau de la tarte \u00e0 la cr\u00e8me ; mais il fut oblig\u00e9 de le \nretirer de sa bouche, car le c\u0153ur lui souleva. Il ne la issa pas pourtant \nde mentir encore, en disant qu\u2019il avait tant mang\u00e9 le jour pr\u00e9c\u00e9dent, \nque l\u2019app\u00e9tit ne lui \u00e9tait pas encore re venu. Le vizir, irrit\u00e9 de tous les \nmensonges de l\u2019eunuque, et convaincu qu\u2019il \u00e9tait coupable, le fit \ncoucher par terre et commanda qu\u2019on lui donn\u00e2t la bastonnade. Le \nmalheureux poussa de grands cris en souffrant ce ch\u00e2timent, et confessa la v\u00e9rit\u00e9. \u00ab Il est vrai, s\u2019\u00e9cria-t-il, que nous avons mang\u00e9 une \ntarte \u00e0 la cr\u00e8me chez un p\u00e2tissier et elle \u00e9tait cent fois meilleure que \ncelle qui est sur cette table. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 339 \n \n \n \n \nLa veuve de Noureddin A li crut que c\u2019\u00e9tait par d\u00e9pit contre elle et \npour la mortifier que Schaban loua it la tarte du p\u00e2tissier. C\u2019est \npourquoi, s\u2019adressant \u00e0 lui : \u00ab Je ne puis croire, dit-elle, que les tartes \n\u00e0 la cr\u00e8me de ce p\u00e2tissier soient meilleures que les miennes. Je veux \nm\u2019en \u00e9claircir ; tu sais o\u00f9 il deme ure ; va chez lui et m\u2019apporte une \ntarte \u00e0 la cr\u00e8me tout \u00e0 l\u2019heure. \u00bb En parlant ainsi, elle fit donner de \nl\u2019argent \u00e0 l\u2019eunuque, pour acheter la ta rte, et il partit. \u00c9tant arriv\u00e9 \u00e0 la \nboutique de Bedreddin : \u00ab Bon p\u00e2tissi er, lui dit-il, tenez, voil\u00e0 de \nl\u2019argent, donnez-moi une tarte \u00e0 la cr\u00e8me ; une de nos dames souhaite \nd\u2019en go\u00fbter. \u00bb Il y en avait alors de toutes chaudes ; Bedreddin choisit \nla meilleure, en la donna nt \u00e0 l\u2019eunuque : \u00ab Pren ez celle-ci, dit-il, je \nvous la garantis excellente, et je puis vous assure r que personne au \nmonde n\u2019est capable d\u2019en faire de se mblables, si ce n\u2019est ma m\u00e8re, qui \nvit peut-\u00eatre encore. \u00bb \n \nSchaban revint en diligence sous les te ntes, avec sa tarte \u00e0 la cr\u00e8me. Il \nla pr\u00e9senta \u00e0 la veuve de N oureddin Ali, qui la prit avec \nempressement. Elle en rompit un morceau pour le manger ; mais elle \nne l\u2019eut pas plus t\u00f4t port\u00e9 \u00e0 sa bouc he qu\u2019elle fit un grand cri et tomba \n\u00e9vanouie. Schemseddin Mohamme d, qui \u00e9tait pr\u00e9sent, fut \nextr\u00eamement \u00e9tonn\u00e9 de cet accident ; il jeta de l\u2019eau lui-m\u00eame au \nvisage de sa belle-s\u0153ur, et s\u2019empres sa fort de la secourir. D\u00e8s qu\u2019elle \nfut revenue de sa faible sse : \u00ab O Dieu ! s\u2019\u00e9cria-t -elle, il faut que ce soit \nmon fils, mon cher fils Bedredd in, qui ait fait cette tarte. \u00bb \n \nQuand le vizir Schemseddin Moha mmed eut entendu dire \u00e0 sa belle-\ns\u0153ur qu\u2019il fallait que ce f\u00fbt Bedreddi n Hassan qui e\u00fbt fait la tarte \u00e0 la \ncr\u00e8me que l\u2019eunuque venait d\u2019ap porter, il sentit une joie \ninconcevable ; mais, venant \u00e0 faire r\u00e9flexion que cette joie \u00e9tait sans \nfondement, et que, selon toutes les apparences, la conjecture de la \nveuve de Noureddin devait \u00eatre fau sse, il lui dit : \u00ab Mais, madame, \npourquoi avez-vous cette opinion ? Ne se peut-il pas trouver un \np\u00e2tissier au monde qui sache aussi bi en faire des tartes \u00e0 la cr\u00e8me que \nvotre fils ? \u2014 Je conviens, r\u00e9pondit-elle, qu\u2019il y a peut-\u00eatre des p\u00e2tissiers capables d\u2019en faire d\u2019aussi bonnes ; mais comme je les fais \nd\u2019une mani\u00e8re toute singuli\u00e8re, et que nul autre que mon fils n\u2019a ce Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 340 \n \n \n \nsecret, il faut absolument que ce soit lui qui ait fait celle-ci. \nR\u00e9jouissons-nous, mon fr\u00e8re, ajouta-t-e lle avec transport, nous avons \nenfin trouv\u00e9 ce que nous cherchons et d\u00e9sirons depuis si longtemps. \n\u2014 Madame, r\u00e9pliqua le vizir, mod\u00e9r ez, je vous prie, votre impatience, \nnous saurons bient\u00f4t ce que nous en devons penser. Il n\u2019y a qu\u2019\u00e0 faire \nvenir ici le p\u00e2tissier : si c\u2019est Bedreddin Hassan, vous le reconna\u00eetrez \nbien, ma fille et vous. Mais il faut que vous vous cachiez toutes deux et que vous le voyiez. sans qu\u2019il vo us voie ; car je ne veux pas que \nnotre reconnaissance se fasse \u00e0 Damas : j\u2019ai de ssein de la prolonger \njusqu\u2019\u00e0 ce que nous soyons de re tour au Caire, o\u00f9 je me propose de \nvous donner un divertissement tr\u00e8s agr\u00e9able. \u00bb \n \nEn achevant ces paroles, il laissa les dames sous leur tente et se rendit \nsous la sienne. L\u00e0, il fit venir cinquante de ses gens et leur dit : \n\u00ab Prenez chacun un b\u00e2ton et suivez Schaban, qui va vous conduire \nchez un p\u00e2tissier de cette ville. Lors que vous y serez arriv\u00e9s, rompez, \nbrisez tout ce que vous trouverez da ns sa boutique. S\u2019il vous demande \npourquoi vous faites ce d\u00e9so rdre, demandez-lui seulement si ce n\u2019est \npas lui qui a fait la tarte \u00e0 la cr\u00e8me qu\u2019on a \u00e9t\u00e9 prendre chez lui.S\u2019il \nvous r\u00e9pond que oui, saisissez-vous de sa personne, liez-le bien et me l\u2019amenez ; mais gardez-vous de le frapper ni de lui faire le moindre \nmal. Allez, et ne perdez pas de temps. \u00bb \n \nLe vizir fut promptement ob\u00e9i ; ses gens, arm\u00e9s de b\u00e2tons et conduits \npar l\u2019eunuque noir, se rendirent en diligence chez Bedreddin Hassan, o\u00f9 ils mirent en pi\u00e8ces les plats, les chaudrons, les casseroles, les tables et tous les autres meubles et ustensiles qu\u2019ils trouv\u00e8rent, et \ninond\u00e8rent sa boutique de sorbet, de cr\u00e8me, et de confitures. A ce \nspectacle, Bedreddin Hassan, fort \u00e9tonn\u00e9, leur dit d\u2019un ton de voix pitoyable : \u00ab H\u00e9 bonnes gens, pourquoi me traitez-vous de la sorte ? \nDe quoi s\u2019agit-il ? Qu\u2019ai-je fait ? \u2014 N\u2019est-ce pas vous, dirent-ils, qui avez fait la tarte \u00e0 la cr\u00e8me que vous avez vendue \u00e0 l\u2019eunuque que vous voyez ? \u2014 Oui, c\u2019est moi-m\u00ea me, r\u00e9pondit-il ; qu\u2019y trouve-t-on \u00e0 \ndire ? Je d\u00e9fie qui que ce soit d\u2019en faire une meilleure. \u00bb Au lieu de lui \nrepartir, ils continu\u00e8rent de briser tout, et le four m\u00eame ne fut pas \n\u00e9pargn\u00e9. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 341 \n \n \n \nCependant, les voisins \u00e9tant accourus au bruit, et fort surpris de voir \ncinquante hommes arm\u00e9s commettre un pareil d\u00e9sordre, demandaient \nle sujet d\u2019une si grande violence, et Bedreddin encore une fois dit \u00e0 \nceux qui la lui faisaient : \u00ab Apprenez-moi, de gr\u00e2ce, quel crime je puis \navoir commis, pour rompre et briser ainsi tout ce qu\u2019il y a chez moi ? \n\u2014 N\u2019est-ce pas vous, r\u00e9pondirent-ils, qui avez fait la tarte \u00e0 la cr\u00e8me \nque vous avez vendue \u00e0 cet eunuque ? \u2014 Oui, oui, c\u2019est moi, repartit-\nil, je soutiens qu\u2019elle est bonne, et je ne m\u00e9rite pa s le traitement \ninjuste que vous me faites. \u00bb Ils se saisirent de sa personne sans \nl\u2019\u00e9couter ; et, apr\u00e8s lui avoir arrach \u00e9 la toile de son turban, ils s\u2019en \nservirent pour lui lier les mains derri \u00e8re le dos ; puis, le tirant par \nforce de sa boutique, ils commenc\u00e8rent \u00e0 l\u2019emmener. \n \nLa populace qui s\u2019\u00e9tait assembl\u00e9e l\u00e0, touch\u00e9e de compassion pour \nBedreddin, prit son parti et voulut s\u2019opposer au dessein des gens de \nSchemseddin Mohammed ; mais il surv int en ce moment des officiers \ndu gouverneur de la ville, qui \u00e9cart\u00e8re nt le peuple et favoris\u00e8rent \nl\u2019enl\u00e8vement de Bedredd1n, parce que Schemseddin Mohammed \u00e9tait \nall\u00e9 chez le gouverneur de Damas pour l\u2019informer de l\u2019ordre qu\u2019il \navait donn\u00e9 et pour lui demander main forte ; et ce gouverneur, qui \ncommandait sur toute la Syrie au nom du sultan d\u2019\u00c9gypte, n\u2019avait eu \ngarde de rien refuser au vizir de son ma\u00eetre. On entra\u00eenait donc \nBedreddin, malgr\u00e9 ses cris et ses larmes ; il avait beau demander en \nchemin aux personnes qui l\u2019emmena ient ce que l\u2019on avait trouv\u00e9 dans \nsa tarte \u00e0 la cr\u00e8me, on ne lui r\u00e9 pondait rien. Enfin il arriva sous les \ntentes, o\u00f9 on le fit attendre jus qu\u2019\u00e0 ce que Schemseddin Mohammed \nf\u00fbt revenu de chez le gouverneur de Damas. \n \nLe vizir, \u00e9tant de retour, demanda des nouvelles du p\u00e2tissier ; on le lui \namena. \u00ab Seigneur, lui dit Bedreddi n les larmes aux yeux, faites-moi \nla gr\u00e2ce de me dire en quoi je vou s ai offens\u00e9. \u2014 Ah ! malheureux, \nr\u00e9pondit le vizir, n\u2019est-ce pas toi qui as fait la tarte \u00e0 la cr\u00e8me que tu \nm\u2019as envoy\u00e9e ? \u2014 J\u2019avoue que c\u2019es t moi, repartit Bedreddin. Quel \ncrime ai-je commis en cela ? \u2014 Je te ch\u00e2tierai comme tu le m\u00e9rites, \nr\u00e9pliqua Schemseddin Mohammed, et il t\u2019en co\u00fbtera la vie, pour avoir \nfait une si m\u00e9chante tarte. \u2014 Eh ! bon Dieu, s\u2019\u00e9cria Bedreddin, \nqu\u2019est-ce que j\u2019entends ? Est-ce un crime digne de mort d\u2019avoir fait Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 342 \n \n \n \nune m\u00e9chante tarte \u00e0 la cr\u00e8me ? \u2014 Oui, dit le vizir, et tu ne dois pas \nattendre de moi un autre traitement. \u00bb \n \nPendant qu\u2019ils s\u2019entretenaient ainsi tous deux, les dames, qui s\u2019\u00e9taient \ncach\u00e9es, observaient avec attenti on Bedreddin, qu\u2019elles n\u2019eurent pas \nde peine \u00e0 reconna\u00eetre, malgr\u00e9 le temps qui s\u2019\u00e9tait \u00e9coul\u00e9 depuis \nqu\u2019elles ne l\u2019avaient vu. La joie qu\u2019e lles en eurent fut telle, qu\u2019elles en \ntomb\u00e8rent \u00e9vanouies. Quand elles furent revenues de leur \u00e9vanouissement, elles voulaient s\u2019a ller jeter au cou de Bedreddin ; \nmais la parole qu\u2019elles avaient donn\u00e9e au vizir, de ne se point montrer, \nl\u2019emporta sur les plus tendres mouvements de l\u2019amour et de la nature. \n \nComme Schemseddin Mohammed avait r\u00e9solu de partir cette m\u00eame \nnuit, il fit plier les tentes et pr\u00e9parer les voitures pour se mettre en marche ; et, \u00e0 l\u2019\u00e9gard de Bedreddin, il ordonna qu\u2019on le mit dans une \ncaisse bien ferm\u00e9e, et qu\u2019on le char ge\u00e2t sur un chameau. D\u00e8s que tout \nfut pr\u00eat pour le d\u00e9part, le vizir et les gens de sa suite se mirent en \nchemin. Ils march\u00e8rent le reste de la nuit et le jour suivant sans se \nreposer. Ils ne s\u2019arr\u00eat\u00e8rent qu\u2019\u00e0 l\u2019entr\u00e9e de la nuit. Alors on tira \nBedreddin Hassan de sa caisse, pour lui faire prendre de la nourriture ; \nmais on eut soin de le tenir \u00e9loign\u00e9 de sa m\u00e8re et de sa femme ; et \npendant vingt jours que dura le voyage, on le traita de la m\u00eame \nmani\u00e8re. \n \nEn arrivant au Caire, on campa aux e nvirons de la ville, par ordre du \nvizir Schemseddin Mohammed, qui se fit amener Bedreddin, devant \nlequel il dit \u00e0 un charpentier, qu\u2019il av ait fait venir. \u00ab Va chercher du \nbois et dresse promptement un poteau. \u2014 Eh ! seigneur, dit Bedreddin, que pr\u00e9tendez-vous fair e de ce poteau ? \u2014 T\u2019y attacher, \nrepartit le vizir, et te faire ensuite promener par tous les quartiers de la \nville, afin qu\u2019on voie en ta personne un indigne p\u00e2ti ssier, qui fait des \ntartes \u00e0 la cr\u00e8me sans y mettre de poivre. \u00bb A ces mots, Bedreddin \nHassan s\u2019\u00e9cria d\u2019une mani\u00e8re si plaisante que Schemseddin \nMohammed eut bien de la peine \u00e0 ga rder son s\u00e9rieux : \u00ab Grand Dieu ! \nc\u2019est donc pour n\u2019avoir pas mis de poivre dans une tarte \u00e0 la cr\u00e8me \nqu\u2019on veut me faire souffr ir une mort aussi cruelle \nqu\u2019ignominieuse ! \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 343 \n \n \n \n \nLe calife Haroun-al-Raschid, malgr\u00e9 sa gravit\u00e9, ne put s\u2019emp\u00eacher de \nrire, quand le vizir Giafar lu i dit que Schemseddin Mohammed \nmena\u00e7ait de faire mourir Bedreddi n pour n\u2019avoir pas mis du poivre \ndans la tarte \u00e0 la cr\u00e8me qu\u2019il avait vendue \u00e0 Schaban. \n \n\u00ab Eh quoi ! disait Bedreddin, faut-il qu \u2019on ait tout rompu et bris\u00e9 dans \nma maison, qu\u2019on m\u2019ait emprisonn\u00e9 dans une caisse, et qu\u2019enfin on \ns\u2019appr\u00eate \u00e0 m\u2019attacher \u00e0 un poteau, et tout cela, parce que je ne mets \npas de poivre dans une tarte \u00e0 la cr \u00e8me ! H\u00e9, grand Dieu ! qui a jamais \nentendu parler d\u2019une pareille chos e ? Sont-ce l\u00e0 des actions de \nmusulmans, de personnes qui font profession de probit\u00e9, de justice, et qui pratiquent toutes sortes de bonnes \u0153uvres ? \u00bb En disant cela il fondait en larmes, puis, recommen\u00e7ant ses plaintes : \u00ab Non, reprenait-\nil, jamais personne n\u2019a \u00e9t\u00e9 trait\u00e9 si injustement ni si rigoureusement. \nEst-il possible qu\u2019on soit capable d\u2019\u00f4ter la vie \u00e0 un homme pour \nn\u2019avoir pas mis de poivre dans une tarte \u00e0 la cr\u00e8me ? Que maudites \nsoient toutes les tartes \u00e0 la cr\u00e8me, aussi bien que l\u2019heure o\u00f9 je suis n\u00e9 ! \nPl\u00fbt \u00e0 Dieu que je fusse mort en ce moment ! \u00bb \n \nLe d\u00e9sol\u00e9 Bedreddin ne cessa de se lamenter, et lorsqu\u2019on apporta le \npoteau et les clous pour l\u2019y clouer, il poussa de grands cris \u00e0 ce \nspectacle terrible : \u00ab O ciel ! dit- il, pouvez-vous souffrir que je meure \nd\u2019un tr\u00e9pas inf\u00e2me et douloureux ? Et cela, pour quel crime ? Ce n\u2019est \npoint pour avoir vol\u00e9, ni pour avoir tu\u00e9, ni pour avoir reni\u00e9 ma religion : c\u2019est pour n\u2019avoir pas mis de poivre dans une tarte \u00e0 la cr\u00e8me ! \u00bb \n \nComme la nuit \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 assez avanc\u00e9e, le vizir Schemseddin \nMohammed fit remettre Bedreddin dans sa caisse, et lui dit : \n\u00ab Demeure l\u00e0 jusqu\u2019\u00e0 demain ; le jour ne se passera pa s que je ne te \nfasse mourir. \u00bb On emporta la caisse , et l\u2019on en chargea le chameau \nqui l\u2019avait apport\u00e9e depuis Damas. On rechargea en m\u00eame temps tous \nles autres chameaux ; et le vizir, \u00e9tant mont\u00e9 \u00e0 cheval, fit marcher \ndevant lui le chameau qui portait so n neveu, et entra dans la ville, \nsuivi de tout son \u00e9quipage. Apr\u00e8s avoir pass\u00e9 plusieurs rues o\u00f9 \npersonne ne parut, parce que tout le monde s\u2019 \u00e9tait retir\u00e9, il se rendit \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 344 \n \n \n \nson h\u00f4tel, o\u00f9 il fit d\u00e9charger la cai sse, avec d\u00e9fense de l\u2019ouvrir que \nlorsqu\u2019il l\u2019ordonnerait. \n \nTandis qu\u2019on d\u00e9chargeait les autres ch ameaux, il prit en particulier la \nm\u00e8re de Bedreddin Hassan et sa fill e ; et, s\u2019adressant \u00e0 la derni\u00e8re \n\u00ab Dieu soit lou\u00e9, lui dit-il, ma fille, de ce qu\u2019il nous a fait si \nheureusement rencontrer votre cousin et votre mari ! Vous vous souvenez bien de l\u2019\u00e9tat o\u00f9 \u00e9tait votre chambre la premi\u00e8re nuit de vos \nnoces : allez, faites-y mettre toutes choses comme elles \u00e9taient alors. \nSi pourtant vous ne vous en souveniez pas, je pourrais y suppl\u00e9er par \nl\u2019\u00e9crit que j\u2019en ai fait faire. De mon c\u00f4t\u00e9, je vais donner ordre au \nreste. \u00bb \n \nDame de beaut\u00e9 alla ex\u00e9cuter avec joie ce que venait de lui ordonner \nson p\u00e8re, qui commen\u00e7a aussi \u00e0 dispos er toutes choses dans la salle, \nde la m\u00eame mani\u00e8re qu\u2019elles \u00e9t aient lorsque Bedreddin Hassan s\u2019y \n\u00e9tait trouv\u00e9 avec le palefrenier bossu du sultan d\u2019\u00c9gypte. A mesure \nqu\u2019il lisait l\u2019\u00e9crit, ses domestiques mettaient chaque meuble \u00e0 sa \nplace. Le tr\u00f4ne ne fut pas oubli\u00e9 , non plus que les bougies allum\u00e9es. \nQuand tout fut pr\u00e9par\u00e9 dans la salle, le vizir entra dans la chambre de \nsa fille, o\u00f9 il posa l\u2019habillement de Bedreddin, avec la bourse de \nsequins. Cela \u00e9tant fait, il dit \u00e0 Da me de beaut\u00e9 : \u00ab D\u00e9shabillez-vous, \nma fille, et vous couchez. D\u00e8s que Bedreddin sera entr\u00e9 dans cette \nchambre, plaignez-vous de ce qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 dehors trop longtemps, et \ndites-lui que vous avez \u00e9t\u00e9 bien \u00e9tonn \u00e9e, en vous r\u00e9veilla nt, de ne le \npas trouver aupr\u00e8s de vous. Pressez-le de se remettre au lit, et demain \nmatin, vous nous divertirez, votre be lle-m\u00e8re et moi, en nous rendant \ncompte de ce qui se sera pass\u00e9 en tre vous et lui cette nuit. \u00bb A ces \nmots, il sortit de l\u2019appartement de sa f ille, et lui laissa la libert\u00e9 de se \ncoucher. \n \n chemseddin Mohammed fit sortir de la salle tous les domestiques qui \ny \u00e9taient, et leur ordonna de s\u2019\u00e9l oigner, \u00e0 la r\u00e9serve de deux ou trois \nqu\u2019il fit demeurer. Il les chargea d\u2019 aller tirer Bedreddin hors de la \ncaisse, de le mettre en chemise et en cale\u00e7on, de le conduire en cet \u00e9tat \ndans la salle, de l\u2019y laisser tout seul, et d\u2019en fermer la porte. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 345 \n \n \n \nBedreddin Hassan, quoique accabl\u00e9 de douleur, s\u2019\u00e9tait endormi \npendant tout ce temps-l\u00e0 ; si bien que les domestiques du vizir l\u2019eurent \nplus t\u00f4t tir\u00e9 de la caisse, mis en chemise et en cale\u00e7on, qu\u2019il ne fut \nr\u00e9veill\u00e9 ; et ils le transport\u00e8rent dans la salle si brusquement, qu\u2019ils ne \nlui donn\u00e8rent pas le lois ir de se reconna\u00eetre. Qu and il se vit seul dans \nla salle, il promena sa vue de toutes parts ; et, les choses qu\u2019il voyait \nrappelant dans sa m\u00e9moire le souve nir de ses noces, il s\u2019aper\u00e7ut avec \n\u00e9tonnement que c\u2019\u00e9tait la m\u00eame sa lle o\u00f9 il avait vu le palefrenier \nbossu. Sa surprise augmenta encore lorsque, s\u2019\u00e9tant approch\u00e9 de la \nporte d\u2019une chambre qu\u2019il trouva ouverte, il vit dedans son \nhabillement, au m\u00eame endroit o\u00f9 il se souvenait de l\u2019avoir mis la nuit \nde ses noces. \u00ab Bon Dieu dit-il en se frottant les yeux, suis-je endormi, \nsuis-je \u00e9veill\u00e9 ? \u00bb \n \nDame de beaut\u00e9, qui l\u2019observait, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre divertie de son \u00e9tonnement, ouvrit tout \u00e0 coup les rideaux de son lit et avan\u00e7ant la \nt\u00eate : \u00ab Mon cher seigneur, lui d it-elle d\u2019un ton assez tendre, que \nfaites-vous \u00e0 la porte ? Venez vous recoucher. Vous avez demeur\u00e9 \ndehors bien longtemps. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 fort surprise, en me r\u00e9veillant, de ne \nvous pas trouver \u00e0 mes c\u00f4t\u00e9s. \u00bb Bed reddin Hassan changea de visage \nlorsqu\u2019il reconnut que la dame qui lui parlait \u00e9tait cette charmante \npersonne avec laquelle il se souvenait d\u2019avoir couch\u00e9 . Il entra dans la \nchambre ; mais au lieu d\u2019aller au lit, comme il \u00e9tait plein des id\u00e9es de \ntout ce qui lui \u00e9tait arriv\u00e9 depuis dix ans, et qu\u2019il ne pouvait se \npersuader que tous ces \u00e9v\u00e9nements se fussent pass\u00e9s en une seule nuit, \nil s\u2019approcha de la chaise o\u00f9 \u00e9taient se s habits et la bourse de sequins ; \net, apr\u00e8s les avoir examin\u00e9s avec b eaucoup d\u2019attention : \u00ab Par le grand \nDieu vivant, s\u2019\u00e9cria-t-il, voil\u00e0 des choses que je ne puis \ncomprendre ! \u00bb La dame, qui prenait plaisir \u00e0 voir son embarras, lui \ndit : \u00ab Encore une fois, seigneur , venez vous remettre au lit. A quoi \nvous amusez-vous ? \u00bb A ces parole s, il s\u2019avan\u00e7a vers Dame de \nbeaut\u00e9 : \u00ab Je vous en supplie, madame, lui dit-il, de m\u2019apprendre s\u2019il y a longtemps que je suis aupr\u00e8s de vous. \u2014 La question me surprend, \nr\u00e9pondit-elle est-ce que vou s ne vous \u00eates pas le v\u00e9 d\u2019aupr\u00e8s de moi \ntout \u00e0 l\u2019heure ? Il faut que vous ayez l\u2019esprit bien pr\u00e9occup\u00e9. \u2014 \nMadame, reprit Bedreddin, je me souviens, il est vrai, d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 pr\u00e8s de vous ; mais me souviens aussi d\u2019avoir depuis demeur\u00e9 dix ans \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 346 \n \n \n \nDamas. Si j\u2019ai, en effet, couch\u00e9 cette nuit avec vous, je ne puis pas en \navoir \u00e9t\u00e9 \u00e9loign\u00e9 si longtemps. Ces deux choses sont oppos\u00e9es, Dites-\nmoi, de gr\u00e2ce, ce que J\u2019en dois penser ; si mon mariage avec vous est une illusion, ou si c\u2019est un songe que mon absence ? \u2014 Oui, seigneur, \nrepartit Dame de beaut\u00e9, vous avez r\u00eav\u00e9, sans doute, que vous aviez \n\u00e9t\u00e9 \u00e0 Damas. \u2014 Il n\u2019y a donc rien de si plaisant, s\u2019\u00e9cria Bedreddin en \nfaisant un \u00e9clat de rire. Je suis assur\u00e9, madame, que ce songe va vous \npara\u00eetre tr\u00e8s r\u00e9jouissant. Imaginez-vous , s\u2019il vous pla\u00eet, que je me suis \ntrouv\u00e9 \u00e0 la porte de Damas, en chem ise et en cale\u00e7on, comme je suis \nen ce moment ; que je suis entr\u00e9 dans la ville aux hu\u00e9es d\u2019une populace qui me suivait en m\u2019insultant ; que je me suis sauv\u00e9 chez un \np\u00e2tissier, qui m\u2019a adopt\u00e9, m\u2019a appris son m\u00e9tier et m\u2019a laiss\u00e9 tous ses \nbiens en mourant ; qu\u2019apr\u00e8s sa mort j\u2019ai tenu sa boutique. Enfin, madame, il m\u2019est arriv\u00e9 une infinit\u00e9 d\u2019autres aventures, qui seraient. \ntrop longues \u00e0 raconter ; et tout ce que je puis vous dire, c\u2019est que je \nn\u2019ai pas mal fait de m\u2019\u00e9veiller sans cela, on m\u2019allait clouer \u00e0 un \npoteau. \u2014 Et pour quel sujet, dit Dame de beaut\u00e9 en faisant l\u2019\u00e9tonn\u00e9e, \nvoulait-on vous traiter si cruellement ? Il fallait donc que vous eussiez \ncommis un crime \u00e9norme ? \u2014 Point du tout, r\u00e9pondit Bedreddin, \nc\u2019\u00e9tait pour la chose du monde la plus bizarre et la plus ridicule. Tout \nmon crime \u00e9tait d\u2019avoir vendu une ta rte \u00e0 la cr\u00e8me o\u00f9 je n\u2019avais pas \nmis de poivre. \u2014 Ah ! pour cela, dit Dame de beaut\u00e9 en riant de toute \nsa force, il faut avouer qu\u2019on vous faisait une horribl e injustice. \u2014 O \nmadame, r\u00e9pliqua-t-il, ce n\u2019est pas tout encore : pour cette, maudite \ntarte \u00e0 la cr\u00e8me, o\u00f9 l\u2019on me reproc hait de n\u2019avoir pas mis de poivre, \non avait tout rompu et tout bris\u00e9 dans ma boutique ; on m\u2019avait li\u00e9 \navec des cordes et enferm\u00e9 dans une caisse, o\u00f9 j\u2019\u00e9tais si \u00e9troitement, \nqu\u2019il me semble que je m\u2019en sens encore. Enfin, on avait fait venir un \ncharpentier, et on lui avait comma nd\u00e9 de dresser un poteau pour me \nrendre. Mais Dieu soit b\u00e9ni de ce que tout cela n\u2019est que l\u2019ouvrage du sommeil ! \u00bb \n \nBedreddin ne passa pas tranquillement la nuit ; il se r\u00e9veillait de temps \nen temps et se demandait \u00e0 lui-m\u00eame s\u2019il r\u00eavait ou s\u2019il \u00e9tait \u00e9veill\u00e9. Il \nse d\u00e9fiait de son bonheur ; et, cher chant \u00e0 s\u2019en assurer, il ouvrait les \nrideaux et parcourait des yeux toute la chambre. \u00ab Je ne me trompe \npas, disait-il : voil\u00e0 la m\u00eame cham bre o\u00f9 je suis entr\u00e9 \u00e0 la place du Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 347 \n \n \n \nbossu ; et je suis couch\u00e9 avec la be lle dame qui lui \u00e9tait destin\u00e9e. \u00bb Le \njour, qui paraissait, n\u2019avait pas en core dissip\u00e9 son inqui\u00e9tude, lorsque \nle vizir Schemseddin Mohammed, son oncle, frappa \u00e0 la porte et entra \npresque en m\u00eame temps, pour lui donner le bonjour. \n \nBedreddin Hassan fut dans une surprise extr\u00eame, de voir para\u00eetre subitement un homme qu\u2019il connaissait si bien, mais qui n\u2019avait plus \nl\u2019air de ce juge terrible qui avait prononc\u00e9 l\u2019arr\u00eat de sa mort. \u00ab Ah ! \nc\u2019est donc vous, s\u2019\u00e9cria-t-il, qui m\u2019 avez trait\u00e9 si indignement et \ncondamn\u00e9 \u00e0 une mort qui me fait enco re horreur, pour une tarte \u00e0 la \ncr\u00e8me o\u00f9 je n\u2019avais pas mis de poivr e ! \u00bb Le vizir se prit \u00e0 rire, et, \npour le tirer de peine, lui conta comment, par le minist\u00e8re d\u2019un g\u00e9nie (car le r\u00e9cit du bossu lui avait fa it soup\u00e7onner l\u2019aventure), il s\u2019\u00e9tait \ntrouv\u00e9 chez lui et avait \u00e9pous\u00e9 sa fille, \u00e0 la place du palefrenier du \nsultan. Il lui apprit ensuite que c\u2019\u00e9ta it par le cahier \u00e9crit de la main de \nNoureddin Ali qu\u2019il avait d\u00e9couvert qu\u2019 il \u00e9tait son neveu ; et enfin, il \nlui dit qu\u2019en cons\u00e9quence de cette d \u00e9couverte, il \u00e9tait parti du Caire et \n\u00e9tait all\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 Balsora, pour le chercher et apprendre de ses \nnouvelles. \u00ab Mon cher neveu, ajout a-t-il en l\u2019embrassant avec \nbeaucoup de tendresse, je vous dema nde pardon de tout ce que je vous \nai fait souffrir depuis que je vous ai reconnu. J\u2019ai voulu vous ramener \nchez moi avant que de vous apprendre votre bonheur, que vous devez trouver d\u2019autant plus charmant qu\u2019 il vous a co\u00fbt\u00e9 plus de peine. \nConsolez-vous de toutes vos afflictions par la joie de vous voir rendu \naux personnes qui vous doivent \u00eatre le plus ch\u00e8res. Pendant que vous \nvous habillerez, je vais avertir vot re m\u00e8re, qui est dans une grande \nimpatience de vous embrasser, et je vous am\u00e8nerai votre fils que vous \navez vu \u00e0 Damas, et pour qui vous vous \u00eates senti tant d\u2019inclination \nsans le conna\u00eetre. \u00bb \n \nIl n\u2019y a pas de paroles assez \u00e9ner giques pour bien exprimer quelle fut \nla joie de Bedreddin lorsqu\u2019il vit sa m\u00e8re et son fils Agib. Ces trois \npersonnes ne cessaient de s\u2019embrasse r et de faire para\u00eetre tous les \ntransports que le sang et la plus vive tendresse peuvent inspirer. La \nm\u00e8re dit les choses du monde les plus touchantes \u00e0 Bedreddin : elle lui \nparla de la douleur que lui avait cau s\u00e9e une si longue absence, et des \npleurs qu\u2019elle avait vers\u00e9s. Le pe tit Agib, au lieu de fuir, comme \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 348 \n \n \n \nDamas, les embrassements de son p\u00e8re, ne se lassait point de les \nrecevoir ; et Bedreddin Hassan, part ag\u00e9 entre deux objets si dignes de \nson amour, ne croyait pas leur pouvo ir donner assez de marques de \nson affection. \n \nPendant que ces choses se passa ient chez Schemseddin Mohammed, \nce vizir \u00e9tait all\u00e9 au palais rendr e compte au sultan de l\u2019heureux \nsucc\u00e8s de on voyage. Le sultan fut si charm\u00e9 du r\u00e9cit de cette \nmerveilleuse histoire, qu\u2019il la f it \u00e9crire, pour \u00eatre conserv\u00e9e \nsoigneusement dans les archives du royaume. Aussit\u00f4t que \nSchemseddin Mohammed fut de retour au logis, comme il avait fait \npr\u00e9parer un superbe festin, il se mit \u00e0 table avec sa famille ; et toute sa \nmaison passa la journ\u00e9e dans de grandes r\u00e9jouissances. \n \nLe vizir Giafar ayant ainsi achev\u00e9 l\u2019histoire de Bedreddin Hassan, dit \nau calife Haroun-al-Raschid : \u00ab Co mmandeur des croyants, voil\u00e0 ce \nque j\u2019avais \u00e0 raconter \u00e0 Votre Majest \u00e9. \u00bb Le calife trouva cette histoire \nsi surprenante, qu\u2019il accorda sans h\u00e9 siter la gr\u00e2ce de l\u2019esclave Riban ; \net pour consoler le jeune homme de la douleur qu\u2019il avait de s\u2019\u00eatre priv\u00e9 lui-m\u00eame malheureusement d\u2019une femme qu\u2019il aimait beaucoup, \nce prince le maria avec une de ses escl aves, le combla de biens et le \nch\u00e9rit jusqu\u2019\u00e0 sa mort. \n \n\u00ab Mais, sire, ajouta Scheherazade, re marquant que le jour commen\u00e7ait \n\u00e0 para\u00eetre, quelque agr\u00e9able que so it l\u2019histoire que je viens de \nraconter, j\u2019en sais une autre qui l\u2019est encore davantage. Si Votre Majest\u00e9 souhaite de l\u2019entendre la nuit prochaine, je suis assur\u00e9e \nqu\u2019elle en demeurera d\u2019accord. \u00bb Schahr iar se leva sans rien dire, et \nfort incertain de ce qu\u2019il avait \u00e0 fair e. \u00ab La bonne sultane, dit-il en lui-\nm\u00eame, raconte de fort longues histoire s ; et, quand une fois elle en a \ncommenc\u00e9 une, il n\u2019y a pas moyen de refuser de l\u2019entendre tout enti\u00e8re. Je ne sais si je ne devrai s pas la faire mourir aujourd\u2019hui ; \nmais non, ne pr\u00e9cipitons rien : l\u2019histoi re dont elle me fait f\u00eate est peut-\n\u00eatre plus divertissante que toutes celles qu\u2019elle m\u2019a racont\u00e9es \njusqu\u2019ici ; il ne faut pa s que je me prive du plai sir de l\u2019entendre ; apr\u00e8s \nqu\u2019elle m\u2019en aura fait le r\u00e9 cit, j\u2019ordonnerai sa mort. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 349 \n \n \n \nLa nuit suivante, Dinarzade ne manqua pas de r\u00e9veiller avant le jour la \nsultane des Indes, la quelle, apr\u00e8s avoir demand\u00e9 \u00e0 Schahriar la \npermission de commencer l\u2019histoire qu\u2019elle avait promis de raconter, \nprit ainsi la parole : \n \n \n \nHistoire du Petit Bossu \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nIl y avait autrefois \u00e0 Casgar 54, aux extr\u00e9mit\u00e9s de la Grande Tartarie, \nun tailleur qui avait une tr\u00e8s be lle femme qu\u2019il aimait beaucoup et \ndont il \u00e9tait aim\u00e9 de m\u00eame. Un jour qu\u2019il travaillait, un petit bossu \nvint s\u2019asseoir \u00e0 l\u2019entr\u00e9e de sa boutique et se mit \u00e0 chan ter en jouant du \ntambour de basque. Le tailleur prit plaisir \u00e0 l\u2019entendre et r\u00e9solut de l\u2019emmener dans sa mais on pour r\u00e9jouir sa femme ; il se dit \u00e0 lui-\nm\u00eame : \u00ab Avec ses chansons il nous divertira tous deux ce soir. \u00bb Il lui \nen fit la proposition, et, le bossu l\u2019ayant accept\u00e9e, il ferma sa boutique \net le mena chez lui. \n \nD\u00e8s qu\u2019ils y furent arriv\u00e9s, la femme du tailleur, qui avait d\u00e9j\u00e0 mis le \ncouvert, parce qu\u2019il \u00e9tait temps de souper, servit un bon plat de \npoisson qu\u2019elle avait pr\u00e9par\u00e9. Ils se mirent tous trois \u00e0 table ; mais, en \nmangeant, le bossu avala, par malheur, une grosse ar\u00eate ou un os, dont \nil mourut en peu de moments, sans que le tailleur et sa femme y \npussent rem\u00e9dier. Ils furent l\u2019un et l\u2019autre d\u2019autant plus effray\u00e9s de cet \naccident, qu\u2019il \u00e9tait arriv\u00e9 chez eux, et qu\u2019ils avaient \u00e0 craindre que, si \nla justice venait \u00e0 le savoir, on ne les pun\u00eet comme des assassins. Le \nmari n\u00e9anmoins trouva un exp\u00e9di ent pour se d\u00e9faire du corps du \nmort ; il fit r\u00e9flexion qu\u2019il demeurait dans le voisi nage un m\u00e9decin \njuif ; et l\u00e0-dessus, ayant fo rm\u00e9 un projet, pour commencer \u00e0 \n \n54 Casgar ou Cashrgar, royaume d\u2019Asie, dans la Tartarie. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 350 \n \n \n \n l\u2019ex\u00e9cuter, sa femme et lui prirent le bossu, l\u2019un par les pieds, l\u2019autre \npar la t\u00eate, et le port\u00e8rent jusqu\u2019 au logis du m\u00e9decin. Ils frapp\u00e8rent \u00e0 \nsa porte, o\u00f9 aboutissait un escalier tr\u00e8s roide, par o\u00f9 l\u2019on montait \u00e0 sa \nchambre. Une servante descend aussit\u00f4 t, m\u00eame sans lumi\u00e8re, ouvre, et \ndemande ce qu\u2019ils souhaitent. \u00ab Remont ez, s\u2019il vous pla\u00eet, r\u00e9pondit le \ntailleur, et dites \u00e0 votre ma\u00eetre que nous lui amenons un homme bien \nmalade, pour qu\u2019il lui ordonne quelque rem\u00e8de. Tenez, ajouta-t-il, en lui mettant en main une pi\u00e8ce d\u2019 argent, donnez-lui cela par avance, \nafin qu\u2019il soit persuad\u00e9 que nous n\u2019avons pas dessein de lui faire \nperdre sa peine. \u00bb Pendant que la servante remonta pour faire part au m\u00e9decin juif d\u2019une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femme port\u00e8rent \npromptement le corps du bossu au haut de l\u2019escalier, le laiss\u00e8rent l\u00e0 et \nretourn\u00e8rent chez eux en diligence. \n \nCependant, la servante ayant d it au m\u00e9decin qu\u2019un homme et une \nfemme l\u2019attendaient \u00e0 la porte et le priaient de descendre, pour voir un \nmalade qu\u2019ils avaient amen\u00e9, et lui ayant remis entre les mains \nl\u2019argent qu\u2019elle avait r e\u00e7u, il se laissa trans porter de joie se voyant \npay\u00e9 d\u2019avance, il crut que c\u2019\u00e9tait une bonne pratique qu\u2019on lui amenait \net qu\u2019il ne fallait pas n\u00e9gliger. \u00ab Prends vite de la lumi\u00e8re, dit-il \u00e0 sa \nservante, et suis-moi. \u00bb En disant cela, il s\u2019avan\u00e7a vers l\u2019escalier avec \ntant de pr\u00e9cipitation, qu\u2019il n\u2019attend it point qu\u2019on l\u2019\u00e9clair\u00e2t ; et, venant \n\u00e0 rencontrer le bossu, il lui donna du pied dans les c\u00f4tes si rudement, \nqu\u2019il le fit rouler jusqu\u2019au bas de l\u2019escalier ; peu s\u2019en fallut qu\u2019il ne \ntomb\u00e2t et ne roul\u00e2t avec lui. \u00ab Apporte donc vite de la lumi\u00e8re \u00bb, cria-\nt-il \u00e0 sa servante. Enfin elle arriva ; il descendit avec elle, et, trouvant \nque ce qui avait roul\u00e9 \u00e9tait un homme mort, il fut tellement effray\u00e9 de \nce spectacle, qu\u2019il invoqua Mo\u00efse, Aa ron, Josu\u00e9, Esdras, et tous les \nautres proph\u00e8tes de sa loi. \u00ab Ma lheureux que je suis ! disait-il, \npourquoi ai-je voulu descendre sans lu mi\u00e8re ! J\u2019ai achev\u00e9 de tuer ce \nmalade qu\u2019on m\u2019avait amen\u00e9. Je suis cause de sa mort, et, si le bon \n\u00e2ne d\u2019Esdras 55 ne vient \u00e0 mon secours, je suis perdu. H\u00e9las ! on va \nbient\u00f4t me tirer de chez moi comme un meurtrier. \u00bb \n \n \n55 Cet \u00e2ne est celui qui, selon les maho m\u00e9tans, servit de monture \u00e0 Esdras quand \nil vint de la captivit\u00e9 de Babylone \u00e0 J\u00e9rusalem. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 351 \n \n \n \nMalgr\u00e9 le trouble qui l\u2019 agitait, il ne laissa pas d\u2019avoir la pr\u00e9caution de \nfermer sa porte, de peur que par hasard quelqu\u2019un venant \u00e0 passer par la rue ne s\u2019aper\u00e7\u00fbt du malheur ont il se croyait la cause. Il prit ensuite \nle cadavre, le porta dans la chambre de sa femme, qui faillit \ns\u2019\u00e9vanouir quand elle le vit entrer av ec cette fatale charge. \u00ab Ah ! c\u2019est \nfait de nous, s\u2019\u00e9cria-t-elle, si nous ne trouvons moyen de mettre, cette \nnuit, hors de chez nous ce corps mort ! Nous perdrons indubitablement la vie si nous le gardons jusqu\u2019au jour. \u2014 Quel \nmalheur ! Comment avez-vous donc fa it pour tuer cet homme ? \u2014 Il \nne s\u2019agit point de cela, repartit le juif, il s\u2019agit de trouver un rem\u00e8de \u00e0 \nun mal si pressant. \u00bb \n \nLe m\u00e9decin et sa femme d\u00e9lib\u00e9r\u00e8ren t ensemble sur le moyen de se \nd\u00e9livrer du corps mort pendant la nu it. Le m\u00e9decin eut beau r\u00eaver, il \nne trouva nul stratag\u00e8me pour sortir d\u2019embarras ; mais sa femme, plus fertile en inventions, dit \u00ab Il me vient une pens\u00e9e : portons ce cadavre \nsur la terrasse de notre logis et le jetons, par la chemin\u00e9e dans la \nmaison du musulman notre voisin. \u00bb \n \nCe musulman \u00e9tait un des pourvoyeurs du sultan : il \u00e9tait charg\u00e9 du \nsoin de fournir l\u2019huile, le beurre et toutes sortes de graisses. Il avait \nchez lui son magasin, o\u00f9 les rats et les souris faisaient un grand d\u00e9g\u00e2t. \n \nLe m\u00e9decin juif ayant approuv\u00e9 l\u2019 exp\u00e9dient propos\u00e9, sa femme et lui \nprirent le bossu, le port\u00e8rent sur le toit de leur maison ; et, apr\u00e8s lui \navoir pass\u00e9 des cordes sous les aisse lles, ils le descendirent, par la \nchemin\u00e9e, dans la chambre du pourvoyeur, si doucement, qu\u2019il \ndemeura plant\u00e9 sur ses pieds contre le mur, comme s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 vivant. \nLorsqu\u2019ils le sentirent en bas, ils retir\u00e8rent les cordes et le laiss\u00e8rent \ndans l\u2019attitude que je viens de di re. Ils \u00e9taient \u00e0 peine descendus et \nrentr\u00e9s dans leur chambre, quand le pourvoyeur entra dans la sienne. \nIl revenait d\u2019un festin de noces auquel il avait \u00e9t\u00e9 i nvit\u00e9 ce soir-l\u00e0, et il \navait une lanterne \u00e0 la main. Il fut a ssez surpris de voir, \u00e0 la faveur de \nsa lumi\u00e8re, un homme debout dans sa chemin\u00e9e ; mais comme il \u00e9tait \nnaturellement courageux, et qu\u2019il s\u2019im agina que c\u2019\u00e9tait un voleur, il se \nsaisit d\u2019un gros b\u00e2ton, avec quoi c ourant droit au bossu : \u00ab Ah ! ah ! \nlui dit-il, je m\u2019imaginais que c\u2019\u00e9t aient les rats et les souris qui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 352 \n \n \n \nmangeaient mon beurre et mes graisse s ; et c\u2019est toi qui descends par \nla chemin\u00e9e pour me voler ! Je ne crois pas qu\u2019il te reprenne jamais \nenvie d\u2019y revenir. \u00bb En achevant ces mots, il frappa le bossu et lui \ndonna plusieurs coups de b\u00e2ton. Le cadavre tomba le nez contre terre ; \nle pourvoyeur redoubla se s coups ; mais remarqua nt enfin que le corps \nqu\u2019il frappe est sans mouvement, il s\u2019ar r\u00eate pour le consid\u00e9rer. Alors, \nvoyant que c\u2019\u00e9tait un cadavre, la cr ainte commence \u00e0 succ\u00e9der \u00e0 la \ncol\u00e8re. \u00ab Qu\u2019ai-je fait, mis\u00e9rable dit-il. Je viens d\u2019assommer un \nhomme ! Ah ! j\u2019ai port\u00e9 trop loin ma vengeance. Grand Dieu ! si vous \nn\u2019avez piti\u00e9 de moi, c\u2019est fait de ma vie. Maudites soient mille fois les \ngraisses et les huiles qui sont cause que j\u2019ai commis une action si \ncriminelle ! \u00bb Il demeura p\u00e2le et d\u00e9fait ; il croyait d\u00e9j\u00e0 voir les \nministres de la justice qui le tra\u00eenaient au supplice ; il ne savait quelle r\u00e9solution il devait prendre. \n \nLe pourvoyeur du sultan de Casgar, en frappant le bossu, n\u2019avait pas \npris garde \u00e0 sa bosse : lorsqu\u2019il s\u2019en aper\u00e7ut, il fit des impr\u00e9cations \ncontre lui. \u00ab Maudit bossu, s\u2019\u00e9cria-t-il, chien de bossu pl\u00fbt \u00e0 Dieu que \ntu m\u2019eusses vol\u00e9 toutes mes graisses et que je ne t\u2019eusse point trouv\u00e9 \nici : je ne serais pas dans l\u2019embarras o\u00f9 je suis pour l\u2019amour de toi et \nde ta vilaine bosse ! \u00c9toiles qui br illez aux cieux, ajouta-t-il, n\u2019ayez de \nla lumi\u00e8re que pour moi dans un dange r si \u00e9vident. \u00bb En disant ces \nparoles, il chargea le bossu sur ses \u00e9p aules, sortit de sa chambre, alla \njusqu\u2019au bout de la rue, o\u00f9 l\u2019ayan t pos\u00e9 debout et appuy\u00e9 contre une \nboutique, il reprit le chemin de sa ma ison, sans regarder derri\u00e8re lui. \n \nQuelques moments avant le jour, un marchand chr\u00e9tien, qui \u00e9tait fort \nriche et qui fournissait au palais du sultan la plupart des choses dont on y avait besoin, apr\u00e8s avoir pass\u00e9 la nuit en d\u00e9bauche, s\u2019avisa de \nsortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu\u2019il f\u00fbt ivre, il ne laissa pas \nde remarquer que la nuit \u00e9tait fort avanc\u00e9e et qu\u2019on allait bient\u00f4t \nappeler \u00e0 la pri\u00e8re de la pointe du jour. C\u2019est pourquoi, pr\u00e9cipitant ses \npas, il se h\u00e2tait d\u2019arrive r au bain, de peur que quelque musulman, en \nallant \u00e0 la mosqu\u00e9e, ne le rencontr\u00e2t et ne le men\u00e2t en prison, comme \nun ivrogne. N\u00e9anmoins, quand il fut au bout de la rue, il s\u2019arr\u00eata pour \nquelque besoin contre la boutique o\u00f9 le pourvoyeur du sultan avait \nmis le corps du bossu, lequel, venant \u00e0 \u00eatre \u00e9branl\u00e9, tomba sur le dos Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 353 \n \n \n \ndu marchand, qui, dans la pens\u00e9e que c\u2019\u00e9tait un voleur qui l\u2019attaquait, \nle renversa par terre d\u2019un coup de poing qu\u2019il lui d\u00e9chargea sur la \nt\u00eate ; il lui en donna beaucoup d\u2019autr es ensuite, et se mit \u00e0 crier au \nvoleur. \n \nLe garde du quartier vint \u00e0 ses cris ; et, voyant que c\u2019\u00e9tait un chr\u00e9tien \nqui maltraitait un musulman (car le bossu \u00e9tait de notre religion) : \u00ab Quel sujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainsi un musulman ? Il \na voulu me voler, r\u00e9pondit le marchand, et il s\u2019est jet\u00e9 sur moi pour \nme prendre \u00e0 la gorge. \u2014 Vous vous \u00eates assez veng\u00e9, r\u00e9pliqua le garde en le tirant par le bras ; \u00f4t ez-vous de l\u00e0. \u00bb En m\u00eame temps, il \ntendit la main au bossu pour l\u2019aide r \u00e0 se relever ; mais, remarquant \nqu\u2019il \u00e9tait mort : \u00ab Oh ! oh ! poursuivit-il, c\u2019est donc ainsi qu\u2019un chr\u00e9tien a la hardiesse d\u2019assassiner un musulman ! \u00bb En achevant ces \nmots, il arr\u00eata le chr\u00e9tien et le mena chez le lieutenant de police, o\u00f9 on \nle mit en prison jusqu\u2019\u00e0 ce que le juge f\u00fbt lev\u00e9 et en \u00e9tat d\u2019interroger l\u2019accus\u00e9. Cependant le marchand chr\u00e9 tien revint de son ivresse ; et \nplus il faisait de r\u00e9flexions sur son aventure, moins il pouvait \ncomprendre comment de simples coups de poing avaient \u00e9t\u00e9 capables \nd\u2019\u00f4ter la vie \u00e0 un homme. \n \nLe lieutenant de police, sur le rapport du garde, et ayant vu le cadavre qu\u2019on avait apport\u00e9 chez lui, interr ogea le marchand chr\u00e9tien, qui ne \nput nier un crime qu\u2019il n\u2019ava it pas commis. Comme le bossu \nappartenait au sultan, car c\u2019\u00e9tait un de ses bouffons, le lieutenant de police ne voulut pas faire mourir le chr\u00e9tien sans avoir auparavant \nappris la volont\u00e9 du prince. Il alla au palais, pour cet effet, rendre \ncompte de ce qui se passait au sultan, qui lui dit : \u00ab Je n\u2019ai point de gr\u00e2ce \u00e0 accorder \u00e0 un chr\u00e9tien qui tue un musulman : allez, faites votre \ncharge. \u00bb A ces paroles, le juge de police fit dresser une potence, \nenvoya des crieurs par la ville, pour publier qu\u2019on allait pendre un \nchr\u00e9tien qui avait tu\u00e9 un musulman. \n \nEnfin on tira le marchand de pris on, on l\u2019amena au pied de la \npotence ; et le bourreau, apr\u00e8s lui avoir attach\u00e9 la corde au cou, allait \nl\u2019\u00e9lever en l\u2019air, lorsque le pourvo yeur du sultan, fe ndant la presse, \ns\u2019avan\u00e7a en criant au bourreau : A ttendez, attendez ; ne vous pressez Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 354 \n \n \n \npas : ce n\u2019est pas lui qui a commis le meurtre, c\u2019est moi. \u00bb Le \nlieutenant de police, qui assistait \u00e0 l\u2019ex\u00e9cution, se mit \u00e0 interroger le \npourvoyeur, qui lui raconta de point en point de quelle mani\u00e8re il avait \ntu\u00e9 le bossu ; et il acheva en di sant qu\u2019il avait port\u00e9 son corps \u00e0 \nl\u2019endroit o\u00f9 le marcha nd chr\u00e9tien l\u2019avait trouv\u00e9. \u00ab Vous alliez, ajouta-\nt-il, faire mourir un innocent, pui squ\u2019il ne peut avoir tu\u00e9 un homme \nqui n\u2019\u00e9tait plus en vie. C\u2019est bien assez pour moi d\u2019avoir assassin\u00e9 un \nmusulman, sans charger encore ma conscience de la mort d\u2019un \nchr\u00e9tien qui n\u2019est pas criminel. \u00bb \n \nLe pourvoyeur du sultan de Casgar s\u2019\u00e9tant accus\u00e9 lui-m\u00eame \npubliquement d\u2019\u00eatre l\u2019auteur de la mort du bossu, le lieutenant de \npolice ne put se dispenser de rendre justice au marchand. \u00ab Laisse, dit-\nil au bourreau, laisse aller le chr\u00e9 tien, et pends cet homme \u00e0 sa place, \npuisqu\u2019il est \u00e9vident, par sa propre c onfession, qu\u2019il est le coupable. \u00bb \nLe bourreau l\u00e2cha le marchand, m it aussit\u00f4t la corde au cou du \npourvoyeur ; et, dans le temps qu\u2019il allait l\u2019exp\u00e9dier, il entendit la voix \ndu m\u00e9decin juif qui le priait instamme nt de suspendre l\u2019ex\u00e9cution, et \nqui se faisait faire place pour se rendre au pied de la potence. \n \nQuand il fut devant le juge de police : \u00ab Seigneur, lui dit-il, ce \nmusulman, que vous voulez faire pendre, n\u2019a pas m\u00e9rit\u00e9 la mort ; c\u2019est \nmoi seul qui suis criminel. Hier, pendant la nuit, un homme et une \nfemme que je ne connais pas vi nrent frapper \u00e0 ma porte, avec un \nmalade qu\u2019ils m\u2019amenaient. Ma serv ante alla ouvrir sans lumi\u00e8re, \nre\u00e7ut d\u2019eux une pi\u00e8ce d\u2019argent pour me venir dire, de leur part, de \nprendre la peine de descendre pour voir le malade. Pe ndant qu\u2019elle me \nparlait, ils apport\u00e8rent le malade au haut de l\u2019escalier, et puis \ndisparurent. Je descendis sans a ttendre que ma servante e\u00fbt allum\u00e9 \nune chandelle ; et, dans l\u2019obscurit\u00e9, venant \u00e0 donner du pied contre le \nmalade, je le fis rouler jusqu\u2019au ba s de l\u2019escalier. En fin, je vis qu\u2019il \n\u00e9tait mort, et que c\u2019\u00e9tait le musulm an bossu dont on veut aujourd\u2019hui \nvenger le tr\u00e9pas. Nous pr\u00eemes le ca davre, ma femme et moi ; nous le \nport\u00e2mes sur notre toit, d\u2019o\u00f9 no us le pass\u00e2mes sur celui du \npourvoyeur, notre voisin, que vous alli ez faire mourir injustement, et \nnous le descend\u00eemes dans sa chambre par la chemin\u00e9e. Le \npourvoyeur, l\u2019ayant trouv\u00e9 chez lui, l\u2019a trait\u00e9 comme un voleur, l\u2019a Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 355 \n \n \n \nfrapp\u00e9 et a cru l\u2019avoir tu\u00e9 ; mais cela n\u2019est pas, comme vous le voyez \npar ma d\u00e9position. Je suis donc le seul auteur du meurtre ; et, quoique \nje le sois contre mon intention, j\u2019 ai r\u00e9solu d\u2019expier mon crime, pour \nn\u2019avoir pas \u00e0 me reprocher la mort de deux musulmans, en souffrant que vous \u00f4tiez la vie au pourvoyeur du sultan, dont je viens vous \nr\u00e9v\u00e9ler l\u2019innocence. Renvoyez-le donc, s\u2019il vous pla\u00eet, et me mettez \u00e0 \nsa place, puisque personne que moi n\u2019est cause de la mort du bossu. \u00bb \n \nD\u00e8s que le juge de police fut persuad\u00e9 que le m\u00e9decin juif \u00e9tait le meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne et de mettre en libert\u00e9 le pourvoyeur du su ltan. Le m\u00e9decin avait d\u00e9j\u00e0 la \ncorde au cou et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du \ntailleur qui priait le bourr eau de ne pas passer plus avant, et qui faisait \nranger le peuple pour s\u2019avancer vers le lieutenant de police, devant \nlequel \u00e9tant arriv\u00e9 : \u00ab Se igneur, lui dit-il, peu s\u2019en est fallu que vous \nn\u2019ayez fait perdre la vie \u00e0 trois personnes innocentes ; mais, si vous \nvoulez bien avoir la patience de m\u2019 entendre, vous allez conna\u00eetre le \nv\u00e9ritable assassin du bossu. Si sa mo rt doit \u00eatre expi\u00e9e par une autre, \nc\u2019est par la mienne. Hier, vers la fi n du jour, comme je travaillais dans \nma boutique et que j\u2019\u00e9tais en humeur de me r\u00e9jouir, le bossu, \u00e0 demi \nivre, arriva et s\u2019assit. Il chanta que lque temps, et je lui proposai de \nvenir passer la soir\u00e9e chez moi. Il y consentit, et je l\u2019emmenai. Nous \nnous m\u00eemes \u00e0 table, et je lui servis un morceau de poisson ; en le mangeant, une ar\u00eate ou un os s\u2019arr\u00ea ta dans son gosier, et, quelque \nchose que nous ayons pu faire, ma femme et moi, pour le soulager, il \nmourut en peu de temps. Nous f\u00fbmes fort afflig\u00e9s de sa mort ; et, de \npeur d\u2019en \u00eatre repris, nous port\u00e2mes le cadavre \u00e0 la porte du m\u00e9decin \njuif. Je frappai, et je dis \u00e0 la se rvante qui vint ouvrir de remonter \npromptement et de prier son ma\u00eetre, de notre part, de descendre pour \nvoir un malade que nous lui amenions ; et, afin qu\u2019il ne refus\u00e2t pas de \nvenir, je la chargeai de lui remettr e en main propre une pi\u00e8ce d\u2019argent \nque je lui donnai. D\u00e8s qu\u2019elle fut rem ont\u00e9e, je portai le bossu au haut \nde l\u2019escalier, sur la pr emi\u00e8re marche, et nous sort\u00eemes aussit\u00f4t, ma \nfemme et moi, pour nous retirer ch ez nous. Le m\u00e9decin, en voulant \ndescendre, fit rouler le bossu, ce qui lui a fait croire qu\u2019il \u00e9tait cause \nde sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laisser aller le m\u00e9decin \net faites-moi mourir. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 356 \n \n \n \n \nLe lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvaient assez \nadmirer les \u00e9tranges \u00e9v\u00e9nements do nt la mort du bossu avait \u00e9t\u00e9 \nsuivie. \u00ab L\u00e2che donc le m\u00e9decin juif, dit le juge au bourreau, et pends \nle tailleur, puisqu\u2019il confesse son crime. Il faut avouer que cette \nhistoire est bien extraordinaire et qu\u2019 elle m\u00e9rite d\u2019\u00eatre \u00e9crite en lettres \nd\u2019or. \u00bb Le bourreau, ayant mis en lib ert\u00e9 le m\u00e9decin, passa une corde \nau cou du tailleur. \n \nPendant qu\u2019il se pr\u00e9parait \u00e0 le pe ndre, le sultan de Casgar, qui ne \npouvait se passer longtemps du bossu , son bouffon, ayant demand\u00e9 \u00e0 \nle voir, un de ses officiers lui dit : \u00ab Sire, le bossu dont Votre Majest\u00e9 \nest en peine, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre enivr\u00e9 hier, s\u2019\u00e9chappa du palais, contre sa \ncoutume, pour aller courir par la ville, et il s\u2019es t trouv\u00e9 mort ce matin. \nOn a conduit devant le juge de police un homme accus\u00e9 de l\u2019avoir tu\u00e9, \net aussit\u00f4t le juge a fait dresser une potence. Comme on allait pendre l\u2019accus\u00e9, un homme est arriv\u00e9, et, apr\u00e8s celui-l\u00e0, un autre, qui \ns\u2019accusent eux-m\u00eames et se d\u00e9chargent l\u2019un l\u2019autre. Il y a longtemps que cela dure, et le lieutenant de police est actuellement occup\u00e9 \u00e0 \ninterroger un troisi\u00e8me homme, qui se dit le v\u00e9ritable assassin. \u00bb \n \nA ce discours, le sultan de Cas gar envoya un huissier au lieu du \nsupplice : \u00ab Allez, lui dit-il, en tout e diligence, dire au juge de police \nqu\u2019il m\u2019am\u00e8ne incessamment les accus\u00e9s et qu\u2019on m\u2019apporte aussi le \ncorps du pauvre bossu, que je veux voir encore une fois. \u00bb L\u2019huissier \npartit, et, arrivant dans le temps que le bourreau commen\u00e7ait \u00e0 tirer la \ncorde pour pendre le tailleur, il cr ia de toute sa force que l\u2019on \nsuspend\u00eet l\u2019ex\u00e9cution. Le bourreau, ayant reconnu l\u2019huissier, n\u2019osa passer outre et l\u00e2cha le tailleur. Apr\u00e8s cela, l\u2019huissier, ayant joint le lieutenant de police, d\u00e9clara la volont\u00e9 du sultan. Le juge ob\u00e9it, prit le \nchemin du palais avec le tailleur, le m\u00e9decin juif, le pourvoyeur et le \nmarchand chr\u00e9tien, et f it porter par quatre de se s gens le corps du \nbossu. \n \nLorsqu\u2019ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna aux pieds de ce prince, et, quand il fu t relev\u00e9, lui raconta fid\u00e8lement \ntout ce qu\u2019il savait de l\u2019histoire du bossu. Le sultan la trouva si Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 357 \n \n \n \nsinguli\u00e8re, qu\u2019il ordonna \u00e0 son historiographe pa rticulier de l\u2019\u00e9crire \navec toutes ces circonstances ; puis, s\u2019adressant \u00e0 toutes les personnes qui \u00e9taient pr\u00e9sentes : \u00ab Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de plus surprenant que ce qui vient d\u2019arriver \u00e0 l\u2019occas ion du bossu mon \nbouffon ? \u00bb Le marchand chr\u00e9tien, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre prostern\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 \ntoucher la terre de son front, prit al ors la parole : \u00ab Puissant monarque, \ndit-il, je sais une histoire plus \u00e9tonnante que celle dont on vient de \nvous faire le r\u00e9cit ; je vais vous la raconter, si Votre Majest\u00e9 veut \nm\u2019en donner la permission. Les circons tances en sont telles, qu\u2019il n\u2019y \na personne qui puisse les entendre sans en \u00eatre touch\u00e9. \u00bb Le sultan lui \npermit de la dire, ce qu\u2019il fit en ces termes : \n \n \n \nHistoire que raconta le Marchand Chr\u00e9tien \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, avant que je m\u2019engage dans le r\u00e9cit que Votre Majest\u00e9 consent \nque je lui fasse, je lui ferai remarquer, s\u2019il lui pla\u00eet, que je n\u2019ai pas \nl\u2019honneur d\u2019\u00eatre n\u00e9 dans un endroit qui rel\u00e8ve de son empire. Je suis \n\u00e9tranger, natif du Caire, en \u00c9gypte, Cophte de nation 56 et chr\u00e9tien de \nreligion. Mon p\u00e8re \u00e9ta it courtier, et il avait amass\u00e9 des biens assez \nconsid\u00e9rables, qu\u2019il me laissa en m ourant. Je suivis son exemple et \nembrassai sa profession. Comme j\u2019\u00e9t ais un jour au Caire, dans le \nlogement public de marc hands de toutes sortes de grains, un jeune \nmarchand tr\u00e8s bien fait et proprement v\u00eatu, mont\u00e9 sur un \u00e2ne, vint m\u2019aborder. Il me salua, et, ouvrant un mouchoir o\u00f9 il y avait une \nmontre de s\u00e9same : \u00ab Combien vaut, me dit-il, la grande mesure de s\u00e9same de la qualit\u00e9 de celui que vous voyez ? \u00bb \n \n \n56 Cophte ou Copte, nom qu\u2019on donne aux ch r\u00e9tiens originaires d\u2019\u00c9gypte, et qui \nsont de la secte des j acobites ou des entych\u00e9ens. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 358 \n \n \n \nJ\u2019examinai le s\u00e9same que le jeune marchand me montrait, et je lui \nr\u00e9pondis qu\u2019il valait, au prix courant, cent dragmes d\u2019argent la grande mesure. \u00ab Voyez, me dit-il, les marchands qui en voudront pour ce \nprix-l\u00e0, et venez jusqu\u2019\u00e0 la porte de la Victoire, o\u00f9 vous verrez un khan s\u00e9par\u00e9 de toute autre habitation : je vous attendrai l\u00e0. \u00bb En disant \nces paroles, il partit et me laissa la montre de s\u00e9same , que je fis voir \u00e0 \nplusieurs marchands de la place, qui me dirent tous qu\u2019ils en prendraient tant que je leur en voudrais donner, \u00e0 cent dix dragmes \nd\u2019argent la mesure ; et \u00e0 ce comp te, je trouvais \u00e0 gagner avec eux dix \ndragmes par mesure. Flatt\u00e9 de ce prof it, je me rendis \u00e0 la porte de la \nVictoire, o\u00f9 le jeune marchand m\u2019attendait. Il me mena dans son \nmagasin, qui \u00e9tait pl ein de s\u00e9same. Il y en avait cent cinquante \ngrandes mesures, que je fis mesurer et charger sur des \u00e2nes, et je les \nvendis cinq mille dragmes d\u2019argent. \u00ab De cette somme, me dit le jeune \nhomme, il y a cinq cents dragmes pour votre droit, \u00e0 dix par mesure : \nje vous les accorde, et, pour ce qui est du reste, qui m\u2019appartient, \ncomme je n\u2019en ai pas besoin pr\u00e9sentement, retirez-le de vos \nmarchands et me le gardez jusqu\u2019\u00e0 ce que j\u2019aille vous le demander. \u00bb \nJe lui r\u00e9pondis qu\u2019il serait pr\u00eat toutes les fois qu\u2019il voudrait le venir \nprendre ou me l\u2019envoyer demander. Je lui baisai la main en le quittant, \net me retirai fort satis fait de sa g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. \n \nJe fus un mois sans le revoir : au bout de ce temps-l\u00e0 je le vis \nrepara\u00eetre. \u00ab O\u00f9 sont, me dit-il, les quatre mille cinq cents dragmes \nque vous me devez ? \u2014 E lles sont toutes pr\u00eates, lui r\u00e9pondis-je, et je \nvais les compter tout \u00e0 l\u2019heure. \u00bb Comme il \u00e9tait mont\u00e9 sur son \u00e2ne, je \nle priai de mettre pied \u00e0 terre et de me faire l\u2019hon neur de manger un \nmorceau avec moi, avant de les recevoi r. \u00ab Non, me dit-il, je ne puis \ndescendre \u00e0 pr\u00e9sent ; j\u2019ai une affair e pressante, qui m\u2019appelle ici pr\u00e8s, \nmais je vais revenir, et, en repassa nt, je prendrai mon argent, que je \nvous prie de tenir pr\u00eat. \u00bb Il disp arut en achevant ces paroles. Je \nl\u2019attendis, mais ce fut inutilement, et il ne revint qu\u2019un mois apr\u00e8s. \n\u00ab Voil\u00e0, dis-je en moi-m\u00eame, un je une marchand qui a bien de la \nconfiance en moi, de me laisser en tre les mains, sans me conna\u00eetre, \nune somme de quatre mille cinq cents dragmes d\u2019argent Un autre que \nlui n\u2019en userait pas ainsi et craindra it que je ne la lui emportasse. \u00bb Il Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 359 \n \n \n \nrevint \u00e0 la fin du troisi\u00e8me mois : il \u00e9tait encore mont\u00e9 sur son \u00e2ne, \nmais plus magnifiquement habill\u00e9 que les autres fois. \n \nD\u00e8s que j\u2019aper\u00e7us le jeune marchand, j\u2019allai au-d evant de lui, je le \nconjurai de descendre, et lui de mandai s\u2019il ne voulait pas que je lui \ncomptasse l\u2019argent que j\u2019avais \u00e0 lui. \u00ab Cela ne presse pas, me \nr\u00e9pondit-il d\u2019un air gai et content. Je sais qu\u2019il est en bonnes mains ; je \nviendrai le prendre quand j\u2019aurai d\u00e9 pens\u00e9 tout ce que j\u2019ai, et qu\u2019il ne \nme restera plus autre chose. Adieu, ajouta-t-il ; attendez-moi \u00e0 la fin \nde la semaine. \u00bb A ces mots, il donna un coup de fouet \u00e0 son \u00e2ne, et je l\u2019eus bient\u00f4t perdu de vue. \u00ab Bon, dis-je en moi-m\u00eame, il me dit de \nl\u2019attendre \u00e0 la fin de la semaine, et, selon son discours, je ne le reverrai peut-\u00eatre de longtemps. Je vais cependant faire valoir son \nargent : ce sera un revenant bon pour moi. \u00bb \n \n Je ne me trompai pas dans ma conjecture : l\u2019a nn\u00e9e se passa avant que \nj\u2019entendisse parler du jeune homme. Au bout de l\u2019an, il parut, aussi \nrichement v\u00eatu que la de rni\u00e8re fois ; mais il me semblait avoir quelque \nchose dans l\u2019esprit. Je le suppliai de me faire l\u2019honneur d\u2019entrer chez \nmoi. \u00ab Je le veux bien pour cette fo is, me r\u00e9pondit-il, mais \u00e0 condition \nque vous ne ferez pas de d\u00e9pense extraordinaire pour moi. \u2014 Je ne \nferai que ce qui vous plaira, repris-j e ; descendez donc de gr\u00e2ce. \u00bb Il \nmit pied \u00e0 terre et entra chez moi. Je donnai des ordres pour le r\u00e9gal \nque je voulais lui faire ; et, en attendant qu\u2019on serv\u00eet, nous \ncommen\u00e7\u00e2mes \u00e0 nous entretenir. Qu and le repas fut pr\u00eat, nous nous \nass\u00eemes \u00e0 table. D\u00e8s le premier morceau, je re marquai qu\u2019il le prit de \nla main gauche, et je fus \u00e9tonn\u00e9 de voir qu\u2019il ne se servait nullement \nde la droite. Je ne savais ce que j\u2019en devais penser. \u00ab Depuis que je \nconnais ce marchand, disais-je en mo i-m\u00eame, il m\u2019a toujours paru tr\u00e8s \npoli ; serait-il possible qu\u2019il en us\u00e2t ainsi par m\u00e9pris pour moi ? Par \nquelle raison ne se sert-il pas de sa main droite ? \u00bb \n \nApr\u00e8s le repas, lorsque mes gens eu rent desservi et se furent retir\u00e9s, \nnous nous ass\u00eemes tous deux sur un so fa. Je pr\u00e9sentai au jeune homme \nd\u2019une tablette excellent e pour la bonne bouche, et il la prit encore de \nla main gauche. \u00ab Seigneur, lui dis- je alors, je vous supplie de me \npardonner la libert\u00e9 que je prends de vous demander d\u2019o\u00f9 vient que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 360 \n \n \n \n vous ne vous servez pas de votre main droite ; vous y avez mal \napparemment ? \u00bb il fit un grand so upir, au lieu de me r\u00e9pondre ; et, \ntirant son bras droit, qu\u2019il avait tenu cach\u00e9 jusqu\u2019alors sous sa robe, il \nme montra qu\u2019il avait la main c oup\u00e9e, de quoi je fus extr\u00eamement \n\u00e9tonn\u00e9. \u00ab Vous avez \u00e9t\u00e9 choqu\u00e9, sans doute, me dit-il, de me voir manger de la main gauche ; mais jugez si j\u2019ai pu faire autrement. \u2014 \nPeut-on vous demander, repris-je, par quel malheur vous avez perdu \nvotre main droite ? \u00bb Il versa des la rmes \u00e0 cette demande ; et, apr\u00e8s les \navoir essuy\u00e9es, il me conta son hi stoire, comme je vais vous la \nraconter : \n \nVous saurez, me dit-il, que je suis na tif de Bagdad, fils d\u2019un p\u00e8re riche \net des plus distingu\u00e9s de la ville pa r sa qualit\u00e9 et par son rang. A peine \n\u00e9tais-je entr\u00e9 dans le monde, que, fr\u00e9quentant des personnes qui \navaient voyag\u00e9 et qui disaient des merveilles de l\u2019\u00c9gypte, et \nparticuli\u00e8rement du grand Caire, je fus frapp\u00e9 de leurs discours et \nj\u2019eus envie d\u2019y faire un voyage ; mais mon p\u00e8re vivait encore, et il ne \nm\u2019en aurait pas donn\u00e9 la permission. Il mourut enfin ; et, sa mort me \nlaissant ma\u00eetre de mes actions, je r\u00e9solus d\u2019aller au Caire. J\u2019employai \nune tr\u00e8s grosse somme d\u2019argent en plusieurs sortes d\u2019\u00e9toffes fines de \nBagdad et de Moussoul, et je me mis en chemin. \n \nEn arrivant au Caire, j\u2019allai descendre au khan qu\u2019on appelle le khan \nde Mesrour ; j\u2019y pris un logement avec un magasin, dans lequel je fis mettre les ballots que j\u2019avais apport\u00e9s avec moi sur des chameaux. \nCela fait, j\u2019entrai dans ma chambre pour me reposer et me remettre de la fatigue du chemin, pendant que mes gens, \u00e0 qui j\u2019avais donn\u00e9 de \nl\u2019argent, all\u00e8rent acheter des vivres et firent la cuisine. Apr\u00e8s le repas, \nj\u2019allai voir le ch\u00e2teau, quelques mosqu\u00e9es, les places publiques, et \nd\u2019autres endroits qui m\u00e9ritaient d\u2019\u00eatre vus. \n \nLe lendemain, je m\u2019habillai propremen t, et, apr\u00e8s avoir fait tirer de \nquelques-uns de mes ballots de tr\u00e8s belles et de tr\u00e8s riches \u00e9toffes, \ndans l\u2019intention de le s porter \u00e0 un bezestein 57, pour voir ce qu\u2019on en \n \n57 Lieu public o\u00f9 se vendent des \u00e9to ffes de soie et autres marchandises \npr\u00e9cieuses. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 361 \n \n \n \noffrirait, j\u2019en chargeai quelques-uns de mes esclaves et me rendis au \nbezestein des Circassiens. J\u2019y fus bient\u00f4t environn\u00e9 d\u2019une foule de \ncourtiers et de crieurs qui avaien t \u00e9t\u00e9 avertis de mon arriv\u00e9e. Je \npartageai des essais d\u2019\u00e9toffes entre plusieurs crieurs, qui les all\u00e8rent \ncrier et faire voir dans tout le bezes tein ; mais tous les marchands en \noffrirent beaucoup moins que ce qu\u2019e lles me co\u00fbtaient d\u2019achat et de \nfrais de voiture. Cela me f\u00e2cha ; et, comme j\u2019en marquais mon \nressentiment aux crieurs : \u00ab Si vous voulez nous en croire, me dirent-\nils, nous vous enseignerons un moye n de ne rien perdre sur vos \n\u00e9toffes. \u00bb \n \nJe leur demandai ce qu\u2019il fallait fa ire pour cela. \u00ab Les distribuer \u00e0 \nplusieurs marchands, repartirent-ils , ils les vendront en d\u00e9tail ; et, \ndeux fois la semaine, le lundi et le jeudi, vous irez recevoir l\u2019argent \nqu\u2019ils en auront fait. Par l\u00e0, vous gagnerez au lieu de perdre, et les \nmarchands gagneront aussi quelque chose. Cependant vous aurez la \nlibert\u00e9 de vous divertir et de vous promener dans la ville et sur le \nNil. \u00bb \n \nJe suivis leur conseil : je les me nai avec moi \u00e0 mon magasin, d\u2019o\u00f9 je \ntirai toutes mes marchandises ; et, retournant au bezestein, je les \ndistribuai \u00e0 diff\u00e9rents marchands, qu\u2019ils m\u2019avaient indiqu\u00e9s comme les plus solvables, et qui me donn\u00e8re nt un re\u00e7u en bonne forme, sign\u00e9 \npar des t\u00e9moins, sous la condition que je ne leur demanderais rien le \npremier mois. \n \n Mes affaires ainsi dispos\u00e9es, je n\u2019 eus plus l\u2019esprit occup\u00e9 d\u2019autres \nchoses que de plaisirs. Je contract ai amiti\u00e9 avec diverses personnes \u00e0 \npeu pr\u00e8s de mon \u00e2ge, qui avaient so in de me bien faire passer mon \ntemps. Le premier mois s\u2019\u00e9tant \u00e9coul\u00e9, je commen\u00e7ai \u00e0 voir mes \nmarchands deux fois la semaine, accompagn\u00e9 d\u2019un officier public, \npour examiner leurs livres de vente, et d\u2019un changeur, pour r\u00e9gler la \nbont\u00e9 et la valeur des esp\u00e8ces qu\u2019ils me comptaient. Ainsi, les jours de \nrecette, quand je me retirais au khan de Mesrour, o\u00f9 j\u2019\u00e9tais log\u00e9, \nj\u2019emportais une bonne somme d\u2019arge nt. Cela n\u2019emp\u00eachait pas que, les \nautres jours de la semaine, je n\u2019 allasse passer la matin\u00e9e tant\u00f4t chez Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 362 \n \n \n \nun marchand, et tant\u00f4t chez un autre ; je me divertissais \u00e0 m\u2019entretenir \navec eux et \u00e0 voir ce qui se passait dans le bezestein. \n \nUn lundi que j\u2019\u00e9tais assis dans la boutique d\u2019un de ces marchands, qui \nse nommait Bedreddin, une dame de condition, comme il \u00e9tait ais\u00e9 de \nle reconna\u00eetre \u00e0 son air, \u00e0 son hab illement et par une esclave fort \nproprement mise qui la suivait, entr a dans la boutique et s\u2019assit pr\u00e8s \nde moi. Cet ext\u00e9rieur, joint \u00e0 une gr\u00e2ce naturelle qui paraissait en tout ce qu\u2019elle faisait, me pr\u00e9vint en sa faveur et me donna une grande \nenvie de la mieux conna\u00eetre que je ne faisais. Je ne sais si elle ne \ns\u2019aper\u00e7ut pas que je prenais plaisir \u00e0 la regarder, et si mon attention ne \nlui plaisait point ; mais elle haussa le cr\u00e9pon qui lui descendait sur le \nvisage par-dessus la mousseline qui le cachait, et me laissa voir de grands yeux noirs dont je fus charm\u00e9 . Enfin, elle ache va de me rendre \ntr\u00e8s amoureux d\u2019elle par le son agr\u00e9ab le de sa voix et par ses mani\u00e8res \nhonn\u00eates et gracieuses, lorsqu\u2019en saluant le marchand elle lui \ndemanda des nouvelles de sa sant\u00e9, depuis le temps qu\u2019elle ne l\u2019avait \nvu. \n \nApr\u00e8s s\u2019\u00eatre entretenue quelque temps avec lui de choses \nindiff\u00e9rentes, elle lui dit qu\u2019elle cherchait une certaine \u00e9toffe \u00e0 fond \nd\u2019or ; qu\u2019elle venait \u00e0 sa boutique, comme \u00e0 celle qui \u00e9tait la mieux \nassortie de tout le bezestein ; et que s\u2019il en avait, il lui ferait un grand \nplaisir de lui en montrer. Bedreddi n lui en montra plusieurs pi\u00e8ces, \u00e0 \nl\u2019une desquelles s\u2019\u00e9tant arr\u00eat\u00e9e, et lui en ayant demand\u00e9 le prix, il la \nlui laissa \u00e0 onze cents dragmes d\u2019argent. \u00ab Je consens \u00e0 vous en donner cette somme, lui dit-elle : je n\u2019ai pas d\u2019argent sur moi, mais \nj\u2019esp\u00e8re que vous voudrez bien me fa ire cr\u00e9dit jusqu\u2019\u00e0 demain, et me \npermettre d\u2019emporter l\u2019\u00e9toffe : je ne manquerai pa s de vous envoyer \ndemain les onze cents dragmes dont nous convenons pour elle. \u2014 \nMadame, lui r\u00e9pondit Bedreddin, je vous ferais cr\u00e9dit avec plaisir et \nvous laisserais emporter l\u2019\u00e9toffe si elle m\u2019appartenait ; mais elle \nappartient \u00e0 cet honn\u00eate jeune ho mme que vous voyez, et c\u2019est \naujourd\u2019hui que je dois lui en compter l\u2019argent. \u2014 Eh d\u2019o\u00f9 vient, \nreprit la dame fort \u00e9tonn\u00e9e, que vous en usez de cette sorte avec moi ? \nN\u2019ai-je pas coutume de venir \u00e0 votre boutique ? Et toutes les fois que \nj\u2019ai achet\u00e9 des \u00e9toffes, et que vous avez bien voulu que je les Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 363 \n \n \n \nemportasse sans les payer \u00e0 l\u2019inst ant, ai-je jamais manqu\u00e9 de vous \nenvoyer de l\u2019argent d\u00e8s le lendema in ? \u00bb Le marchand en demeura \nd\u2019accord. \u00ab Il est vrai, madame, repar tit-il ; mais j\u2019ai besoin d\u2019argent \naujourd\u2019hui. \u2014 Eh bien voil\u00e0 votre \u00e9t offe, dit-elle en la lui jetant. Que \nDieu vous confonde, vous et tout ce qu\u2019il y a de marchands Vous \u00eates \ntous faits les uns comme les autres : vous n\u2019avez aucun \u00e9gard pour \npersonne. \u00bb En achevant ces paroles, elle se leva brusquement et \nsortit, fort irrit\u00e9e contre Bedreddin. \n \nQuand je vis que la dame se retirait, je sen tis bien que mon c\u0153ur \ns\u2019int\u00e9ressait pour elle ; je la rappel ai : \u00ab Madame, lui dis-je, faites-moi \nla gr\u00e2ce de revenir ; peut-\u00eatre tr ouverai-je moyen de vous contenter \nl\u2019un et l\u2019autre. \u00bb Elle revint, en me disant que c\u2019\u00e9tait pour l\u2019amour de \nmoi. \u00ab Seigneur Bedreddin, dis-je alors au marchand, combien dites-\nvous que vous voulez vendre cette \u00e9toffe qui m\u2019appartient ?Onze \ncents dragmes d\u2019argent, r\u00e9pondit-il ; je ne puis la donner \u00e0 moins. \u2014 \nLivrez-la donc \u00e0 cette dame, repris -je et qu\u2019elle l\u2019emporte. Je vous \ndonne cent dragmes de profit et je vais vous faire un billet de la \nsomme, \u00e0 prendre sur les autres marchandises que vous avez. \u00bb \nEffectivement, je fis le billet, le signai, et le mis entre les mains de \nBedreddin. Ensuite, pr\u00e9sentant l\u2019\u00e9to ffe \u00e0 la dame, je lui dis \u00ab Vous \npouvez l\u2019emporter, madame ; et, qua nt \u00e0 l\u2019argent, vous me ,enverrez \ndemain ou un autre jour, ou bien je vous fais pr\u00e9sent de l\u2019\u00e9toffe, si vous voulez. \u2014 Ce n\u2019est pas comme je l\u2019entends, reprit-elle. Vous en \nusez avec moi d\u2019une mani\u00e8re si honn\u00eate et si obligeante, que je serais \nindigne de para\u00eetre devant les hommes si je ne vous en t\u00e9moignais pas \nde la reconnaissance. Que Dieu, pour vous en r\u00e9compenser, augmente \nvos biens, vous fasse vivre longtemps apr\u00e8s moi, vous ouvre la porte \ndes cieux \u00e0 votre mort, et que toute la ville publie votre g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 ! \u00bb \n \nCes paroles me donn\u00e8rent de la hardiesse. \u00ab Madame, lui dis-je, \nlaissez-moi voir votre visage, pour pr ix de vous avoir fait plaisir : ce \nsera me payer avec usure. \u00bb A ces mots, elle se tourna de mon c\u00f4t\u00e9, \n\u00f4ta la mousseline qui lui couvrait le visage, et offrit \u00e0 mes yeux une \nbeaut\u00e9 surprenante. J\u2019en fus telleme nt frapp\u00e9, que je ne pus lui rien \ndire pour lui exprimer ce que j\u2019en pens ais. Je ne me serais jamais lass\u00e9 \nde la regarder ; mais e lle se recouvrit promptem ent le visage, de peur Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 364 \n \n \n \nqu\u2019on ne l\u2019aper\u00e7\u00fbt ; et, apr\u00e8s avoir abaiss\u00e9 le cr\u00e9pon, elle prit la pi\u00e8ce \nd\u2019\u00e9toffe et s\u2019\u00e9loigna de la boutique, o\u00f9 elle me laissa dans un \u00e9tat bien \ndiff\u00e9rent de celui o\u00f9 j\u2019\u00e9tais en y a rrivant. Je demeurai longtemps dans \nun trouble et dans un d\u00e9 sordre \u00e9tranges. Avant de quitter le marchand, \nje lui demandai s\u2019il conna issait la dame. \u00ab Oui, me r\u00e9pondit-il ; elle \nest fille d\u2019un \u00e9mir, qui lui a laiss\u00e9, en mourant, des biens immenses. \u00bb \n \nQuand je fus de retour au khan de Mesrour, mes gens me servirent \u00e0 \nsouper ; mais il me fut impossible de manger. Je ne pus m\u00eame fermer \nl\u2019\u0153il de toute la nuit, qui me parut la plus longue de ma vie. D\u00e8s qu\u2019il \nfut jour, je me levai, dans l\u2019esp\u00e9 rance de revoir l\u2019objet qui troublait \nmon repos ; et, dans le dessein de lui plaire, je m\u2019habillai plus \nproprement encore que le jour pr\u00e9c\u00e9d ent. Je retournai \u00e0 la boutique de \nBedreddin. \n \nIl n\u2019y avait pas longtemps que j\u2019\u00e9tais arriv\u00e9, lorsque je vis venir la dame, suivie de son esclave, et pl us magnifiquement v\u00eatue que le jour \npr\u00e9c\u00e9dent. Elle ne regarda pas le marchand ; et, s\u2019adressant \u00e0 moi \nseul : \u00ab Seigneur, me dit-elle, vous voyez que je suis exacte \u00e0 tenir la \nparole que je vous donnai hier. Je vi ens expr\u00e8s pour vous apporter la \nsomme dont vous voul\u00fbtes bien r\u00e9 pondre pour moi sans me conna\u00eetre, \npar une g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 que je n\u2019oublie rai jamais. Madame, lui r\u00e9pondis-je, \nil n\u2019\u00e9tait pas besoin de vous presser si fort : j\u2019\u00e9tais sans inqui\u00e9tude sur \nmon argent, et je suis f\u00e2ch\u00e9 de la peine que vous avez prise. \u2014 Il \nn\u2019\u00e9tait pas juste, reprit-elle, que j\u2019abusasse de vot re honn\u00eatet\u00e9. \u00bb En \ndisant cela, elle me mit l\u2019argent entr e les mains et s\u2019assit pr\u00e8s de moi. \n \nAlors, profitant de l\u2019occasion que j\u2019av ais de l\u2019entretenir, je lui parlai \nde l\u2019amour que je sentais pour elle ; mais elle se leva et me quitta \nbrusquement, comme si elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 fo rt offens\u00e9e de la d\u00e9claration que \nje venais de lui faire. Je la suivis des yeux tant que ,,lue pus voir ; et, \nd\u00e8s que je ne la vis plus, je pris cong\u00e9 du marchand et je sortis du bezestein, sans savoir o\u00f9 j\u2019allais. Je r\u00eavais \u00e0 cette aventure, lorsque je sentis qu\u2019on me tirait par derri\u00e8re. Je me tournai aussit\u00f4t, pour voir ce \nque ce pouvait \u00eatre, et je reconnus avec plaisir l\u2019esclave de la dame dont j\u2019avais l\u2019esprit occup\u00e9. \u00ab Ma ma \u00eetresse, me dit-elle, qui est cette \njeune personne \u00e0 qui vous venez de parler dans la boutique d\u2019un Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 365 \n \n \n \nmarchand, voudrait bien vous dire un mot ; prenez, s\u2019il vous pla\u00eet, la \npeine de me suivre. \u00bb Je la suivis ; et je trouvai en effet sa ma\u00eetresse, \nqui m\u2019attendait dans la boutique d\u2019 un changeur, o\u00f9 elle \u00e9tait assise. \n \nElle me fit asseoir aupr\u00e8s d\u2019elle et, prenant la parole : \u00ab Mon cher \nseigneur, me dit-elle, ne soyez pas surpris que je vous aie quitt\u00e9 un peu brusquement ; je n\u2019ai pas j ug\u00e9 \u00e0 propos devant ce marchand de \nr\u00e9pondre favorablement \u00e0 l\u2019aveu que vous m\u2019avez fait des sentiments \nque je vous ai inspir\u00e9s. Mais, bien lo in de m\u2019en offenser, je confesse \nque je prenais plaisir \u00e0 vous ente ndre, et je m\u2019estime infiniment \nheureuse d\u2019avoir pour amant un homme de votre m\u00e9rite. Je ne sais \nquelle impression ma vue a pu faire d\u2019abord sur vous ; mais pour moi, je puis vous assurer qu\u2019en vous voyant je me suis senti de l\u2019inclination \npour vous. Depuis hier, je n\u2019ai fait que penser aux choses que vous me \nd\u00eetes, et mon empressement \u00e0 vous venir chercher si matin doit bien \nvous prouver que vous ne me d\u00e9plaisez pas. \u2014 Madame, repris-je, transport\u00e9 d\u2019amour et de joie, je ne pouvais rien entendre de plus \nagr\u00e9able que ce que vous avez la bont\u00e9 de me dire. On ne saurait aimer avec plus de passion que je ne vous aime, depuis l\u2019heureux moment o\u00f9 vous par\u00fbtes \u00e0 mes yeux ; ils furent \u00e9blouis de tant de \ncharmes, et mon c\u0153ur se rendit sans r\u00e9sistance. \u2014 Ne perdons pas le \ntemps en discours inutiles, interrompit-elle : je ne doute pas de votre sinc\u00e9rit\u00e9, et vous serez bient\u00f4t pe rsuad\u00e9 de la mienne. Voulez-vous \nme faire l\u2019honneur de venir chez moi, ou si vous souhaitez que j\u2019aille \nchez vous ? \u2014 Madame, lui r\u00e9pondis-je, je suis un \u00e9tranger, log\u00e9 dans \nun khan, qui n\u2019est pas un lieu propr e \u00e0 recevoir une dame de votre \nrang et de votre m\u00e9rite. Il est plus \u00e0 propos que vous ayez la bont\u00e9 de \nm\u2019enseigner votre demeure : j\u2019aurai l\u2019honneur de vous aller voir chez \nvous. \u2014 Il sera, dit-elle, vendredi apr\u00e8s demain ; venez ce jour-l\u00e0, \napr\u00e8s la pri\u00e8re de midi. Je demeure dans la rue de la D\u00e9votion. Vous \nn\u2019avez qu\u2019\u00e0 demander la mais on d\u2019Abou Schamma, surnomm\u00e9 \nBercour, autrefois chef des \u00e9mirs ; vous me trouverez l\u00e0. \u00bb A ces \nmots, nous nous s\u00e9par\u00e2mes, et je passai le lendemain dans une ton \nimpatience. \n \nLe vendredi, je me leva i de bon matin, je pris le plus bel habit que \nj\u2019eusse, avec une bourse o\u00f9 je mis cinquante pi\u00e8ces d\u2019or ; et, mont\u00e9 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 366 \n \n \n \nsur un \u00e2ne que j\u2019avais retenu le jour pr\u00e9c\u00e9dent, je partis, accompagn\u00e9 \nde l\u2019homme qui me l\u2019avait lou\u00e9. Qu and nous f\u00fbmes arri v\u00e9s dans la rue \nde la D\u00e9votion, je dis au ma\u00eetre de l\u2019\u00e2ne de demander o\u00f9 \u00e9tait la \nmaison que je cherchais ; on la lui enseigna, et il m\u2019y mena. Je descendis \u00e0 la porte, je le payai bien et le renvoyai, en lui \nrecommandant de bien remarquer la ma ison o\u00f9 il me laissait, et de ne \npas manquer de m\u2019y ve nir prendre, le lendemain matin, pour me \nramener au khan de Mesrour. \n \nJe frappai \u00e0 la forte, et aussit\u00f4t de ux petites esclaves, blanches comme \nneige et tr\u00e8s proprement habill\u00e9es, vinrent ouvrir. \u00ab Entrez, s\u2019il vous \npla\u00eet, me dirent-elles, notre ma\u00eetresse vous a ttend impatiemment. Il y a \ndeux jours qu\u2019elle ne cesse de parler de vous. \u00bb J\u2019entrai dans la cour, \net je vis un grand pavillon, \u00e9lev\u00e9 sur sept marches, entour\u00e9 d\u2019une \ngrille qui le s\u00e9parait d\u2019un jardin d\u2019une beaut\u00e9 admirable. Outre les \narbres qui ne servaient qu\u2019\u00e0 l\u2019embellir et \u00e0 former de l\u2019ombre, il y en \navait une infinit\u00e9 d\u2019autres, charg\u00e9s de toutes sortes de fruits. Je fus \ncharm\u00e9 du ramage d\u2019un grand nombre d\u2019oiseaux, qui m\u00ealaient leurs \nchants au murmure d\u2019un jet d\u2019eau d\u2019une hauteur prodigieuse, qu\u2019on voyait au milieu d\u2019un parterre \u00e9maill\u00e9 de fleurs. D\u2019ailleurs, ce jet \nd\u2019eau \u00e9tait tr\u00e8s agr\u00e9able : quatre dr agons dor\u00e9s paraissaient aux angles \ndu bassin, qui \u00e9tait en carr\u00e9 ; et ces dragons jetaient de l\u2019eau en \nabondance, mais de l\u2019eau plus claire que le cristal de roche. Ce lieu \nplein de d\u00e9lices me donna une haute id\u00e9e de la conqu\u00eate que j\u2019avais \nfaite. Les deux petites esclaves me firent entrer dans un salon \nmagnifiquement meubl\u00e9 ; et pendant que l\u2019une courut avertir sa ma\u00eetresse de mon arriv\u00e9e, l\u2019autre demeura avec moi et me fit \nremarquer toutes les beaut\u00e9s du salon. \n \nJe n\u2019attendis pas longtemps dans le salon ; la dame que j\u2019aimais y \narriva bient\u00f4t, fort par\u00e9e de perles et de diamants, mais plus brillante encore par l\u2019\u00e9clat de ses yeux que pa r celui de ses pie rreries. Sa taille, \nqui n\u2019\u00e9tait plus cach\u00e9e par son habille ment de ville, me parut la plus \nfine et la plus avantageuse du monde. Je ne vous parlerai point de la \njoie que nous e\u00fbmes de nous revoir ; car c\u2019est une chose que je ne \npourrais que faiblement exprimer. Je vous dirai seulement qu\u2019apr\u00e8s les \npremiers compliments nous nous a ss\u00eemes tous deux sur un sofa, o\u00f9 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 367 \n \n \n \nnous nous entret\u00eenmes avec toute la satisfaction imaginable. On nous \nservit ensuite les mets les plus d\u00e9li cats et les plus exquis. Nous nous \nm\u00eemes \u00e0 table ; et, apr\u00e8s le re pas, nous recommen\u00e7\u00e2mes \u00e0 nous \nentretenir jusqu\u2019\u00e0 la nuit. Alors on nous apporta d\u2019excellent vin et des \nfruits propres \u00e0 exciter \u00e0 boire, et nous b\u00fbmes, au son des instruments, \nque les esclaves accompagn\u00e8rent de leurs voix. La dame du logis \nchanta elle-m\u00eame et acheva par ses ch ansons de m\u2019attendrir et de me \nrendre le plus passionn\u00e9 de tous le s amants. Enfin je passai la nuit \u00e0 \ngo\u00fbter toutes sortes de plaisirs. \n \nLe lendemain matin, apr\u00e8s avoir mis adroitement sous le chevet du lit \nla bourse et les cinquante pi\u00e8ces d\u2019 or que j\u2019avais apport\u00e9es, je dis \nadieu \u00e0 la dame, qui me demanda qua nd je la reverrais. \u00ab Madame, lui \nr\u00e9pondis-je, je vous promets de revenir ce soir. \u00bb Elle parut ravie de ma r\u00e9ponse, me conduisit ju squ\u2019\u00e0 la porte, et en nous s\u00e9parant, elle me \nconjura de tenir ma promesse. \n \nLe m\u00eame homme qui m\u2019avait amen\u00e9 m\u2019attendait avec son \u00e2ne. Je \nremontai dessus et revins au khan de Mesrour. En renvoyant l\u2019homme, \nje lui dis que je ne le payais pas, afin qu\u2019il me v\u00eent reprendre l\u2019apr\u00e8s-\nd\u00eener, \u00e0 l\u2019heure que je lui marquai. \n \nD\u00e8s que je fus de retour dans mon logement, m on premier soin fut de \nfaire acheter un bon agneau et plusieurs sortes de g\u00e2teaux, que j\u2019envoyai \u00e0 la dame par un porteur. Je m\u2019occupai ensuite d\u2019affaires \ns\u00e9rieuses, jusqu\u2019\u00e0 ce que le ma\u00eetre de l\u2019\u00e2ne f\u00fbt arriv\u00e9. Alors, je partis \navec lui et me rendis chez la dame , qui me re\u00e7ut avec autant de joie \nque le jour pr\u00e9c\u00e9dent, et me f it un r\u00e9gal aussi magnifique que le \npremier. \n \nEn la quittant, le lendemain, je lu i laissai encore une bourse de \ncinquante pi\u00e8ces d\u2019or, et je revins au khan de Mesrour. \n \n Je continuai de voir la dame tous le s jours et de lui laisser chaque fois \nune bourse de cinquante pi\u00e8ces d\u2019or ; et cela dura jusqu\u2019\u00e0 ce que les \nmarchands \u00e0 qui j\u2019avais donn\u00e9 mes marchandises \u00e0 vendre, et que je Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 368 \n \n \n \nvoyais r\u00e9guli\u00e8rement deux fois la semaine, ne me dussent plus rien. \nEnfin, je me trouvai sans argent, et sans esp\u00e9rance d\u2019en avoir. \n \nDans cet \u00e9tat affreux, et pr\u00eat \u00e0 m\u2019abandonner \u00e0 mon d\u00e9sespoir, je \nsortis du khan, sans savoir ce que je faisais, et m\u2019en allai du c\u00f4t\u00e9 du \nch\u00e2teau, o\u00f9 il y avait une grande masse de peuple assembl\u00e9 pour voir un spectacle que donnait le sultan d\u2019\u00c9 gypte. Lorsque je fus arriv\u00e9 dans \nle lieu o\u00f9 \u00e9tait tout ce monde, je me m\u00ealai parmi la foule et me trouvai \npar hasard pr\u00e8s d\u2019un cavalier bien mont\u00e9 et fort proprement habill\u00e9, \nqui avait, \u00e0 l\u2019ar\u00e7on de sa selle, un sac \u00e0 demi-ouvert, d\u2019o\u00f9 sortait un \ncordon de soie verte. En mettant la main sur le sac, je jugeai que le \ncordon devait \u00eatre celui d\u2019une bourse qui \u00e9tait de dans. Pendant que je \nfaisais ce jugement, il passa de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du cavalier un porteur charg\u00e9 de bois, et il passa si pr\u00e8s , que le cavalier fut oblig\u00e9 de se \ntourner vers lui, pour emp\u00eacher que le bois ne touch\u00e2t et ne d\u00e9chir\u00e2t \nson habit. En ce moment, le d\u00e9mon me tenta : je pris le cordon d\u2019une \nmain, et m\u2019aidant, de l\u2019autre, \u00e0 \u00e9largi r le sac, je tirai la bourse sans que \npersonne s\u2019en aper\u00e7\u00fbt. Elle \u00e9tait pesa nte, et je ne doutai point qu\u2019il n\u2019y \ne\u00fbt dedans de l\u2019or ou de l\u2019argent. \n \nQuand le porteur fut pa ss\u00e9, le cavalier, qui av ait apparemment quelque \nsoup\u00e7on de ce que j\u2019avais fait pendant qu\u2019il avait eu la t\u00eate tourn\u00e9e, \nmit aussit\u00f4t la main dans son sac, et, n\u2019y trouvant pas sa bourse, me \ndonna un si grand coup de sa hach e d\u2019armes, qu\u2019il me renversa par \nterre. Tous ceux qui furent t\u00e9moins de cette violence en furent touch\u00e9s, et quelques-uns mirent la main sur la bride du cheval pour \narr\u00eater le cavalier et lui demande r pour quel sujet il m\u2019avait frapp\u00e9, \ns\u2019il lui \u00e9tait permis de maltraiter ainsi un musu lman. \u00ab De quoi vous \nm\u00ealez-vous ? leur r\u00e9pondit-il d\u2019un ton brusque. Je ne l\u2019ai pas fait sans \nraison : c\u2019est un voleur. \u00bb A ces parole s, je me relevai ; et, \u00e0 mon air, \nchacun, prenant mon parti, s\u2019\u00e9cria qu\u2019il \u00e9tait un menteur, qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas croyable qu\u2019un jeune homme tel que moi e\u00fbt commis la m\u00e9chante \naction qu\u2019il m\u2019imputait. Enfin ils soutenaient que j\u2019\u00e9tais innocent ; et, tandis qu\u2019ils retenaient son cheval pour favoriser mon \u00e9vasion, par \nmalheur pour moi, le lieutenant de po lice, suivi de ses gens, passa par \nl\u00e0 ; voyant tant de monde assembl\u00e9 autour du cavalier et de moi, il \ns\u2019approcha et demanda ce qui \u00e9ta it arriv\u00e9. Il n\u2019y eut personne qui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 369 \n \n \n \nn\u2019accus\u00e2t le cavalier de m\u2019avoir maltr ait\u00e9 injustement, sous pr\u00e9texte \nque je l\u2019avais vol\u00e9. \n \nLe lieutenant de police ne s\u2019arr\u00eata pas \u00e0 tout ce qu\u2019on lui disait ; il \ndemanda au cavalier s\u2019il ne soup\u00e7 onnait pas quelque autre que moi de \nl\u2019avoir vol\u00e9. Le cavalier r\u00e9pondit que non, et lui dit les raisons qu\u2019il \navait de croire qu\u2019il ne se tr ompait pas dans ses soup\u00e7ons. Le \nlieutenant de police, apr\u00e8s l\u2019avoi r \u00e9cout\u00e9, ordonna \u00e0 ses gens de \nm\u2019arr\u00eater et de me fou iller, ce qu\u2019ils se mirent en devoir d\u2019ex\u00e9cuter \naussit\u00f4t ; et l\u2019un d\u2019entre eux, m\u2019ayant \u00f4t\u00e9 la bourse, la montra \npubliquement. Je ne pus soutenir cette honte, j\u2019en tombai \u00e9vanoui. Le \nlieutenant de police se fit apporter la bourse. \n \nLorsqu\u2019il l\u2019eut entre les mains, il de manda au cavalier si elle \u00e9tait \u00e0 \nlui, et combien il y avait mis d\u2019argent. Le cavalier la reconnut pour \ncelle qui lui avait \u00e9t\u00e9 prise, et assura qu\u2019il y avait dedans vingt \nsequins. Le juge l\u2019ouvrit, et, apr\u00e8s y avoir effectivement trouv\u00e9 vingt \nsequins, il la lui rendit.Aussit\u00f4t il me fit venir devant lui \u00ab Jeune \nhomme, me dit-il, avouez-moi la v\u00e9r it\u00e9 : est-ce vous qui avez pris la \nbourse de ce cavalier ? N\u2019attendez pas que j\u2019emploie les tourments \npour vous le faire confesser. \u00bb Alors, baissant les yeux, je dis en moi-\nm\u00eame \u00ab Si je nie le fait, la bourse dont on m\u2019a trouv\u00e9 saisi me fera \npasser pour un menteur. \u00bb Ainsi, pour \u00e9viter un double ch\u00e2timent, je \nlevai la t\u00eate et confessai que c\u2019\u00e9ta it moi. Je n\u2019eus pas plus t\u00f4t fait cet \naveu, que le lieutenant de police, apr\u00e8s avoir pris des t\u00e9moins, \ncommanda qu\u2019on me coup\u00e2t la main. La sentence fut ex\u00e9cut\u00e9e sur-le-\nchamp, ce qui excita la piti\u00e9 de tous les spectateurs ; je remarquai \nm\u00eame sur le visage du cavalier qu\u2019il n\u2019en \u00e9tait pas moins touch\u00e9 que \nles autres. Le lieutenant de poli ce voulait encore me faire couper un \npied ; mais je suppliai le cava lier de demander ma gr\u00e2ce ; il la \ndemanda et l\u2019obtint. \n \nLorsque le juge eut pass\u00e9 son chemin , le cavalier s\u2019approcha de moi. \n\u00ab Je vois bien, me dit-il en me pr \u00e9sentant la bourse, que c\u2019est la \nn\u00e9cessit\u00e9 qui vous a fait faire une acti on si honteuse et si indigne d\u2019un \njeune homme aussi bien fait que vous ; mais tenez, voil\u00e0 cette bourse \nfatale ; je vous la donne, et je suis tr\u00e8s f\u00e2ch\u00e9 du malheur qui vous est Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 370 \n \n \n \narriv\u00e9. \u00bb En achevant ces paroles, il me quitta ; et, comme j\u2019\u00e9tais tr\u00e8s \nfaible \u00e0 cause du sang que j\u2019avais perdu, quelques honn\u00eates gens du \nquartier eurent la charit\u00e9 de me faire entrer chez eux et de me faire \nboire un verre de vin. Ils pans\u00e8ren t aussi mon bras et mirent dans un \nlinge ma main, que j\u2019emportai av ec moi attach\u00e9e \u00e0 ma ceinture. \n \nQuand je serais retourn\u00e9 au khan de Mesrour dans ce triste \u00e9tat, je n\u2019y \naurais pas trouv\u00e9 le secours dont j\u2019 avais besoin. C\u2019\u00e9tait aussi hasarder \nbeaucoup que d\u2019aller me pr\u00e9senter \u00e0 la jeune dame. Elle ne voudra \npeut-\u00eatre plus me voir, dis-je, lorsqu \u2019elle aura appris mon infamie. Je \nne laissai pas n\u00e9anmoin s de prendre ce parti ; et, afin que le monde \nqui me suivait se lass\u00e2t de m\u2019acco mpagner, je marc hai par plusieurs \nrues d\u00e9tourn\u00e9es et me rendis enfin chez la dame, o\u00f9 j\u2019arrivai si faible \net si fatigu\u00e9, que je me je tai sur le sofa, le bras droit sous ma robe ; car \nje me gardai bien de le faire voir. \n \nCependant la dame, avertie de mon arriv\u00e9e et du mal que je souffrais, \nvint avec empressement ; et, me voya nt p\u00e2le et d\u00e9fait : \u00ab Ma ch\u00e8re \n\u00e2me, me dit-elle, qu\u2019avez-vous donc ? \u00bb Je dissimulai. \u00ab Madame, lui \nr\u00e9pondis-je, c\u2019est un grand mal de t\u00ea te qui me tourmente. \u00bb Elle en \nparut tr\u00e8s afflig\u00e9e. \u00ab Asseyez-vous, re prit-elle (car je m\u2019\u00e9tais lev\u00e9 pour \nla recevoir), dites-moi comment cel a vous est venu. Vous vous portiez \nsi bien la derni\u00e8re fois que j\u2019eus le plaisir de vous voir ! Il y a quelque \nautre chose que vous me cachez : apprenez-moi ce que c\u2019est. \u00bb \nComme je gardais le silence, et qu\u2019 au lieu de r\u00e9pondre, les larmes \ncoulaient de mes yeux : \u00ab Je ne co mprends pas, dit-elle, ce qui peut \nvous affliger ; vous en aurais-je don n\u00e9 quelque sujet sans y penser ? \nEt venez-vous ici expr\u00e8s pour m\u2019annoncer que vous ne m\u2019aimez \nplus ? \u2014 Ce n\u2019est point cela, madame, lui repartis-je en soupirant, et \nun soup\u00e7on si injuste augmente encore mon mal. \u00bb \n \nJe ne pouvais me r\u00e9soudre \u00e0 lui d \u00e9clarer la v\u00e9ritable cause. La nuit \n\u00e9tant venue, on servit le souper ; e lle me pria de manger ; mais, ne \npouvant me servir que de la main gauche, je la suppliai de m\u2019en \ndispenser, m\u2019excusant sur ce que je n\u2019avais nul app\u00e9tit. \u00ab Vous en \naurez, me dit-elle, quand vous m\u2019 aurez d\u00e9couvert ce que vous me \ncachez avec tant d\u2019opini\u00e2 tret\u00e9. Votre d\u00e9go\u00fbt, sans doute, ne vient que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 371 \n \n \n \nde la peine que vous avez \u00e0 vous y d\u00e9terminer. H\u00e9las ! madame, \nrepris-je, il faudra bien enfin que je m\u2019y d\u00e9termine. \u00bb Je n\u2019eus pas prononc\u00e9 ces paroles, qu\u2019elle me vers a \u00e0 boire ; et, me pr\u00e9sentant la \ntasse \u00ab Prenez, dit-elle, et buvez, cela vous donnera du courage. \u00bb \nJ\u2019avan\u00e7ai donc la main ga uche, et prit la tasse. \n \nLorsque j\u2019eus la tasse \u00e0 la main, je redoublai mes pleurs et poussai de \nnouveaux soupirs. \u00ab Qu\u2019avez-vous donc \u00e0 soupirer et \u00e0 pleurer si \nam\u00e8rement, me dit alors la dame, et pourquoi prenez-vous la tasse de \nla main gauche, plut\u00f4t que de la droite ?\u2014 Ah ! madame, lui \nr\u00e9pondis-je, excusez-moi, je vous en conjure : c\u2019est que j\u2019ai une \ntumeur \u00e0 la main droite. \u2014 Montr ez-moi cette tumeur, r\u00e9pliqua-t-elle, \nje la veux percer. \u00bb Je m\u2019en excusa i, en disant qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait pas \nencore en \u00e9tat de l\u2019\u00eatre, et je vida i toute la tasse, qui \u00e9tait tr\u00e8s grande. \nLes vapeurs du vin, ma lassitude et l\u2019abattement o\u00f9 j\u2019\u00e9tais m\u2019eurent \nbient\u00f4t assoupi, et je dormis d\u2019un profond sommeil qui dura jusqu\u2019au \nlendemain. \n \nPendant ce temps-l\u00e0, la dame, voulant savoir quel mal j\u2019avais \u00e0 la main droite, leva ma robe, qui la cach ait, et vit, avec tout l\u2019\u00e9tonnement \nque vous pouvez penser, qu\u2019elle \u00e9tait coup\u00e9e et que je l\u2019avais apport\u00e9e \ndans un linge. Elle comprit d\u2019abord sans peine pourquoi j\u2019avais tant \nr\u00e9sist\u00e9 aux pressantes instances qu\u2019elle m\u2019avait faites, et elle passa la \nnuit \u00e0 s\u2019affliger de ma disgr\u00e2ce, ne doutant pas qu\u2019elle ne me f\u00fbt \narriv\u00e9e pour l\u2019amour d\u2019elle. \n \nA mon r\u00e9veil, je remarquai fort bien sur son visage qu\u2019elle \u00e9tait saisie \nd\u2019une vive douleur. N\u00e9anmoins, pour ne me pas chagrine r, elle ne me \nparla de rien. Elle me fit servir un consomm\u00e9 de volaille, qu\u2019on \nm\u2019avait pr\u00e9par\u00e9 par son ordre, me fit manger et boire, pour me \ndonner, disait-elle, les forces dont j\u2019 avais besoin. Apr\u00e8s cela, je voulus \nprendre cong\u00e9 d\u2019elle ; mais, me re tenant par ma robe : \u00ab Je ne \nsouffrirai pas, dit-elle, que vous so rtiez d\u2019ici. Quoique vous ne m\u2019en \ndisiez rien, je suis persuad\u00e9e que je suis la cause du malheur que vous \nvous \u00eates attir\u00e9. La douleur que j\u2019en ai ne me laissera pas vivre longtemps ; mais avant que je meur e, il faut que j\u2019ex\u00e9cute un dessein \nque je m\u00e9dite en votre faveur. \u00bb En disant cela, elle fit appeler un Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 372 \n \n \n \nofficier de justice et des t\u00e9moins, et me fit dresser une donation de \ntous ses biens. Apr\u00e8s qu\u2019elle eut renvoy\u00e9 tous ses gens satisfaits de leurs peines, elle ouvrit un grand coffre o\u00f9 \u00e9taient toutes les bourses \ndont je lui avais fait pr\u00e9sent depui s le commencement de nos amours. \n\u00ab Elles sont toutes enti\u00e8res, me dit-e lle, je n\u2019ai pas touch\u00e9 \u00e0 une seule ; \ntenez, voil\u00e0 la clef du coffre ; vous en \u00eates le ma\u00eetre. \u00bb Je la remerciai \nde sa g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 et de sa bont\u00e9. \u00ab Je compte pour rien, reprit-elle, ce \nque je viens de faire pour vous, et je ne serai pas cont ente que je ne \nmeure encore, pour vous t\u00e9moigner co mbien je vous aime. \u00bb Je la \nconjurai, par tout ce que l\u2019amour a de plus puissant, d\u2019abandonner une \nr\u00e9solution si funeste ; mais je ne pus l\u2019en d\u00e9tourner ; et le chagrin de \nme voir manchot lui causa une mala die de cinq ou six semaines, dont \nelle mourut. \n \nApr\u00e8s avoir regrett\u00e9 sa mort autant que je le devais, je me mis en \npossession de tous ses biens, qu\u2019elle m\u2019avait fait conna\u00eetre ; et le s\u00e9same que vous avez pris la peine de vendre pour moi en faisait une \npartie. \n \nCe que vous venez d\u2019entendre, poursu ivit le jeune ho mme de Bagdad, \ndoit m\u2019excuser aupr\u00e8s de vous d\u2019avoir mang\u00e9 de la main gauche ; je \nvous suis fort oblig\u00e9 de la peine que vous vous \u00eates donn\u00e9e pour moi. \nJe ne puis assez reconna\u00eetre votre fid\u00e9 lit\u00e9 ; et comme j\u2019ai, Dieu merci, \nassez de bien, quoique j\u2019en aie d\u00e9 pens\u00e9 beaucoup, je vous prie de \nvouloir accepter le pr\u00e9sent que je vous fais de la somme que vous me \ndevez. Outre cela, j\u2019ai une propos ition \u00e0 vous faire. Ne pouvant plus \ndemeurer davantage au Caire, apr\u00e8 s l\u2019affaire que je viens de vous \nconter, je suis r\u00e9solu d\u2019en partir pour n\u2019y revenir jamais. Si vous voulez me tenir compagnie, nous n\u00e9gocierons ensemble, et nous \npartagerons \u00e9galement le gain que nous ferons. \n \nQuand le jeune homme de Bagdad eut achev\u00e9 son histoire, dit le \nmarchand chr\u00e9tien, je le remerciai le mieux qu\u2019il me fut possible du \npr\u00e9sent qu\u2019il me faisait ; et, qu ant \u00e0 sa proposition de voyager avec \nlui, je lui dis que je l\u2019acceptais tr\u00e8s volontiers, en l\u2019assurant que ses \nint\u00e9r\u00eats me seraient toujours aussi chers que les miens. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 373 \n \n \n \nNous pr\u00eemes jour pour notre d\u00e9part , et, lorsqu\u2019il fut arriv\u00e9, nous nous \nm\u00eemes en chemin. Nous avons pa ss\u00e9 par la Syrie et par la \nM\u00e9sopotamie, travers\u00e9 toute la Perse, o\u00f9, apr\u00e8s nous \u00eatre arr\u00eat\u00e9s dans \nplusieurs villes, nous sommes enfin venus, sire, jusqu\u2019\u00e0 votre capitale. Au bout de quelque temps, le je une homme m\u2019ayant t\u00e9moign\u00e9 qu\u2019il \navait dessein de repasser dans la Perse et de s\u2019y \u00e9tablir, nous f\u00eemes nos \ncomptes, et nous nous s\u00e9par\u00e2mes tr\u00e8s satisfaits l\u2019un de l\u2019autre. Il \npartit, et moi, sire, je suis rest \u00e9 dans cette ville, o\u00f9 j\u2019ai l\u2019honneur \nd\u2019\u00eatre au service de Votre Majest\u00e9. Voil\u00e0 l\u2019histoire que j\u2019avais \u00e0 vous \nconter ne la trouvez-vous pas plus surprenante que celle du bossu ? \n \nLe sultan de Casgar se mit en col\u00e8 re contre le marchand chr\u00e9tien : \n\u00ab Tu es bien hardi, me dit-il, d\u2019oser me faire le r\u00e9cit d\u2019une histoire si \npeu digne de mon attenti on, et de la comparer \u00e0 celle du bossu ! Peux-\ntu te flatter de me persuader que les fade s aventures d\u2019un jeune \nd\u00e9bauch\u00e9 sont plus admirables que celles de mon bouffon ? Je vais \nvous faire pendre tous quatre pour venger sa mort. \u00bb \n \nA ces paroles, le pourvoyeur, effra y\u00e9, se jeta aux pieds du sultan : \n\u00ab Sire, dit-il, je supplie Votre Majest \u00e9 de suspendre sa juste col\u00e8re, de \nm\u2019\u00e9couter et de nous faire gr\u00e2ce \u00e0 tous quatre, si l\u2019histoire que je vais \nconter \u00e0 Votre Majest\u00e9 est plus be lle que celle du bossu. Je t\u2019accorde \nce que tu me demandes, r\u00e9pondit le sultan : parle. \u00bb Le pourvoyeur \nprit alors la parole, et dit : \n \n \n \nHistoire racont\u00e9e \npar le Pourvoyeur du Sultan de Casgar \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, une personne de c onsid\u00e9ration m\u2019invita hier aux noces d\u2019une de \nses filles. Je ne manqua i pas de me rendre chez elle sur le soir, \u00e0 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 374 \n \n \n \n l\u2019heure marqu\u00e9e, et je me trouvai dans une assembl \u00e9e de docteurs, \nd\u2019officiers de justice et d\u2019autres pe rsonnes les plus distingu\u00e9es de cette \nville. Apr\u00e8s les c\u00e9r\u00e9monies, on servit un festin magnifique ; on se mit \n\u00e0 table, et chacun mangea de ce qu\u2019il trouva le plus \u00e0 son go\u00fbt. Il y \navait, entre autres choses, une entr\u00e9e qui \u00e9tait accommod\u00e9e avec de \nl\u2019ail, qui \u00e9tait excellente, et dont tout le monde voulait avoir ; et, \ncomme nous remarqu\u00e2mes qu\u2019un de s convives ne s\u2019empressait pas \nd\u2019en manger, quoiqu\u2019elle f\u00fbt devant lui, nous l\u2019invit\u00e2mes \u00e0 mettre la \nmain au plat et \u00e0 nous imiter. II nous conjura de ne le point presser l\u00e0-\ndessus : \u00ab Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher \u00e0 un rago\u00fbt o\u00f9 il \ny aura de l\u2019ail : je n\u2019ai point o ubli\u00e9 ce qu\u2019il m\u2019en co\u00fbte pour en avoir \ngo\u00fbt\u00e9 autrefois. \u00bb Nous le pri\u00e2mes de nous raconter ce qui lui avait caus\u00e9 une si grande aversion pour l\u2019ail. Mais, sans lui donner le temps de nous r\u00e9pondre : \u00ab Est-ce ainsi, lu i dit le ma\u00eetre de la maison, que \nvous faites honneur \u00e0 ma table ? Ce rago\u00fbt est d\u00e9licieux, ne pr\u00e9tendez \npas vous exempter d\u2019en manger : il faut que vous me fassiez cette \ngr\u00e2ce, comme les autres. \u2014 Seigneur, lui repartit le convive, qui \u00e9tait \nun marchand de Bagdad, ne croyez pas que j\u2019en use ainsi par une \nfausse d\u00e9licatesse ; je veux bi en vous ob\u00e9ir si vous le voulez \nabsolument ; mais ce sera \u00e0 conditio n qu\u2019apr\u00e8s en avoir mang\u00e9, je me \nlaverai, s\u2019il vous pla\u00eet, les ma ins quarante fois avec du kali \n58, \nquarante autre fois avec de la cendre de la m\u00eame plante, et autant de \nfois avec du savon. Vous ne trouverez pas mauvais que j\u2019en use ainsi, \npour ne pas contrevenir au serment que j\u2019ai fa it de ne manger jamais \nde rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail qu\u2019\u00e0 cette condition. \u00bb \n \nLe ma\u00eetre du logis, ne voulant pas dispenser le marchand de manger \ndu rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail, comma nda \u00e0 ses gens de teni r pr\u00eats un bassin et de \nl\u2019eau avec du kali, de la cendre de la m\u00eame plante et du savon, afin \nque le marchand se lav\u00e2t autant de fois qu\u2019il lui plairait. Apr\u00e8s avoir \ndonn\u00e9 cet ordre, il s\u2019adressa au ma rchand : \u00ab Faite s donc comme nous, \nlui dit-il, et mangez. Le kali, la ce ndre de la m\u00eame plante et le savon \nne vous manqueront pas. \u00bb \n \n \n58 Plante qui cro\u00eet au bord de la mer, qu\u2019on recueille et qu\u2019on br\u00fble verte. Ses \ncendres sont ce qu\u2019on nomme la soude. On appelle aussi cette plante soude. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 375 \n \n \n \nLe marchand, comme en co l\u00e8re de la violence qu\u2019on lui faisait, avan\u00e7a \nla main, prit un morceau, qu\u2019il porta en tremblant \u00e0 sa bouche, et le \nmangea avec une r\u00e9pugnance dont nous f\u00fb mes tous fort \u00e9tonn\u00e9s. Mais \nce qui nous surprit davantage, c\u2019est que nous remarqu\u00e2mes qu\u2019il n\u2019avait que quatre doigts et point de pouce ; et personne jusque-l\u00e0 ne \ns\u2019en \u00e9tait encore aper\u00e7u, quoiqu\u2019il e\u00fbt mang\u00e9 d\u00e9j\u00e0 d\u2019autres mets.Le \nma\u00eetre de la maison prit aussit\u00f4t la parole : \u00ab Vous n\u2019avez point de \npouce, lui dit-il ; par quel accident l\u2019avez-vous perdu ? Il faut que ce \nsoit \u00e0 quelque occasion dont vous fe rez plaisir \u00e0 la compagnie de \nl\u2019entretenir. \u2014 Seigneur, r\u00e9pondit-il, ce n\u2019est pas seulement \u00e0 la main \ndroite que je n\u2019ai pas de pouce, je n\u2019en ai point non plus \u00e0 la main \ngauche. \u00bb En m\u00eame temps, il avan\u00e7a la main gauche et nous fit voir \nque ce qu\u2019il nous disait \u00e9tait v\u00e9rita ble. \u00ab Ce n\u2019est pas tout encore, \najouta-t-il : le pouce me manque de m\u00ea me \u00e0 l\u2019un et \u00e0 l\u2019autre pied ; et \nvous pouvez m\u2019en croire. Je suis estropi\u00e9 de cette mani\u00e8re par une \naventure inou\u00efe, que je ne refuse pas de vous raconter , si vous voulez \nbien avoir la patience de l\u2019entendr e : elle ne vous causera pas moins \nd\u2019\u00e9tonnement qu\u2019elle ne vous fera de piti\u00e9. Mais permettez-moi de me \nlaver les mains auparavant . \u00bb A ces mots, il se leva de table ; et, apr\u00e8s \ns\u2019\u00eatre lav\u00e9 les mains cent vingt fois , il revint prendre sa place et nous \nfit le r\u00e9cit de son hist oire en ces termes :\n \n \nVous saurez, seigneurs, que, s ous le r\u00e8gne du calife Haroun-al-\nRaschid, mon p\u00e8re vivait \u00e0 Bagdad, o\u00f9 je suis n\u00e9, et passait pour un \ndes plus riches marchands de la ville. Mais, comme c\u2019\u00e9tait un homme \nattach\u00e9 \u00e0 ses plaisirs, qui aimait la d\u00e9bauche et n\u00e9gligeait le soin de \nses affaires, au lieu de recueillir de grands biens \u00e0 sa mort, j\u2019eus \nbesoin de toute l\u2019\u00e9conomie imaginab le pour acquitter les dettes qu\u2019il \navait laiss\u00e9es. Je vins pourtant \u00e0 bout de les payer toutes ; et, par mes \nsoins, ma petite fortune commen\u00e7a \u00e0 prendre une face assez riante. \n \nUn matin que j\u2019ouvrais ma boutique , une dame, mont\u00e9e sur une mule, \naccompagn\u00e9e d\u2019un eunuque et suivie de deux esclaves, passa pr\u00e8s de ma porte et s\u2019arr\u00eata. Elle mit pied \u00e0 terre, \u00e0 l\u2019aide de l\u2019eunuque, qui lui \npr\u00eata la main, et lui dit : \u00ab Madame , je vous l\u2019avais bien dit que vous \nveniez de trop bonne heure : vous v oyez qu\u2019il n\u2019y a encore personne \nau bezestein ; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez \u00e9pargn\u00e9 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 376 \n \n \n \nla peine que vous aurez d\u2019attendre. \u00bb Elle regarda de t outes parts, et, \nvoyant en effet qu\u2019il n\u2019y avait pas d\u2019autres boutiques ouvertes que la \nmienne, elle s\u2019en approcha en me sa luant, et me pria de lui permettre \nqu\u2019elle s\u2019y repos\u00e2t, en attendant que les autres marchands arrivassent. \nJe r\u00e9pondis \u00e0 son compliment comme je devais. La dame s\u2019assit dans \nma boutique, et remarquant qu\u2019il n\u2019y avait personne que l\u2019eunuque et moi dans tout le bezestein, elle se d\u00e9couvrit le vi sage pour prendre \nl\u2019air. Je n\u2019ai jamais rien vu de si beau : la voir et l\u2019aimer \npassionn\u00e9ment, ce fut la m\u00eame c hose pour moi ; j\u2019eus toujours les \nyeux attach\u00e9s sur elle. Il me parut que mon attention ne lui \u00e9tait pas \nd\u00e9sagr\u00e9able, car elle me donna tout le temps de la regarder \u00e0 mon \naise ; elle ne se couvrit le visage que lorsque la crainte d\u2019\u00eatre aper\u00e7ue \nl\u2019y obligea. \n \nApr\u00e8s qu\u2019elle se fut remise dans le m\u00eame \u00e9tat qu\u2019auparavant, elle me \ndit qu\u2019elle cherchait plusieurs sortes d\u2019\u00e9toffes, des plus belles et des \nplus riches, qu\u2019elle me nomma, et elle me demanda si j\u2019en avais. \n\u00ab H\u00e9las ! madame, lui r\u00e9pondis-je, je suis un jeune marchand, qui ne \nfais que commencer \u00e0 m\u2019\u00e9tablir : je ne suis pas encore assez riche \npour faire un si grand n\u00e9goce, et c\u2019 est une mortification pour moi de \nn\u2019avoir rien \u00e0 vous pr\u00e9senter de ce qui vous a fait venir au bezestein ; \nmais, pour vous \u00e9pargner la peine d\u2019 aller de boutique en boutique, d\u00e8s \nque les marchands seront venus, j\u2019irai, si vous le trouvez bon, prendre \nchez eux tout ce que vous souhaitez ; ils m\u2019en diront le prix au juste ; \net, sans aller plus loin, vous ferez ic i vos emplettes. \u00bb Elle y consentit, \net j\u2019eus avec elle un entretien qui du ra d\u2019autant plus longtemps, que je \nlui faisais accroire que les marcha nds qui avaient les \u00e9toffes qu\u2019elle \ndemandait n\u2019\u00e9taient pas encore arriv\u00e9s. \n \nJe ne fus pas moins charm\u00e9 de son esprit que je ne l\u2019avais \u00e9t\u00e9 de la \nbeaut\u00e9 de son visage ; mais il fallu t enfin me priver du plaisir de sa \nconversation ; je courus chercher le s \u00e9toffes qu\u2019elle d\u00e9sirait ; et quand \nelle eut choisi celles qui lui plurent, nous en arr\u00eat\u00e2mes le prix \u00e0 cinq \nmille dragmes d\u2019argent monnay\u00e9. J\u2019 en fis un paquet, que je donnai \u00e0 \nl\u2019eunuque, qui le mit sous son bras. E lle se leva ensuite et partit, apr\u00e8s \navoir pris cong\u00e9 de moi ; je la conduisis des yeux jusqu\u2019\u00e0 la porte du Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 377 \n \n \n \nbezestein, et je ne cessai de la rega rder qu\u2019elle ne f\u00fbt remont\u00e9e sur sa \nmule. \n \nLa dame n\u2019eut pas plus t\u00f4t disp aru que je m\u2019aper\u00e7us que l\u2019amour \nm\u2019avait fait faire une grande faut e. Il m\u2019avait tellement troubl\u00e9 \nl\u2019esprit, que je n\u2019avais pas pris gard e qu\u2019elle s\u2019en allait sans payer, et \nque je ne lui avais pas seulement de mand\u00e9 qui elle \u00e9tait, ni o\u00f9 elle \ndemeurait. Je fis r\u00e9flexion pourtant que j\u2019\u00e9tais redevable d\u2019une somme \nconsid\u00e9rable \u00e0 plusieurs marchands, qui n\u2019auraient peut-\u00eatre pas la \npatience d\u2019attendre. J\u2019allai m\u2019excuse r aupr\u00e8s d\u2019eux le mieux qu\u2019il me \nfut possible, en leur disa nt que je connaissais la dame. Enfin je revins \nchez moi, aussi amoureux qu\u2019emba rrass\u00e9 d\u2019une si grosse dette. \n \nJ\u2019avais pri\u00e9 mes cr\u00e9anciers de voul oir bien attendre huit jours pour \nrecevoir leur paiement : la huitaine \u00e9chue, ils ne manqu\u00e8rent pas de \nme presser de les satisfaire. Je le s suppliai de m\u2019accorder le m\u00eame \nd\u00e9lai : ils y consentirent ; mais, d\u00e8 s le lendemain, je vis arriver la \ndame, mont\u00e9e sur sa mule, avec la m\u00ea me suite et \u00e0 la m\u00eame heure que \nla premi\u00e8re fois. Elle vint droit \u00e0 ma boutique. \u00ab Je vous ai fait un peu \nattendre, me dit-elle ; mais enfin je vous apporte l\u2019argent des \u00e9toffes \nque je pris l\u2019autre jour ; portez-le chez un changeur : qu\u2019il voie s\u2019il est \nde bon aloi et si le compte y est. \u00bb L\u2019eunuque, qui avait l\u2019argent vint \navec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon \nargent. Je revins et j\u2019eus encore le bonheur d\u2019entretenir la dame \njusqu\u2019\u00e0 ce que toutes les boutique s du bezestein fussent ouvertes. \nQuoique nous ne parlassions que de choses tr\u00e8s communes, elle leur \ndonnait n\u00e9anmoins un tour qui les fa isait para\u00eetre nouvelles, et qui me \nfit voir que je ne m\u2019\u00e9tais pas tromp\u00e9 quand, d\u00e8s la premi\u00e8re \nconversation, j\u2019avais jug\u00e9 qu\u2019elle avait beaucoup d\u2019esprit. \n \nLorsque les marchands furent arriv\u00e9s et qu\u2019ils eurent ouvert leurs \nboutiques, je portai ce que je devais \u00e0 ceux chez qui j\u2019avais pris des \n\u00e9toffes \u00e0 cr\u00e9dit, et je n\u2019eus pas de peine \u00e0 obtenir d\u2019eux qu\u2019ils m\u2019en \nconfiassent d\u2019autres que la dame m\u2019avait demand\u00e9es. J\u2019en levai pour \nmille pi\u00e8ces d\u2019or, et la dame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien dire, ni sans se faire conna\u00eetre. Ce qui m\u2019\u00e9tonnait, \nc\u2019\u00e9tait qu\u2019elle ne hasardait rien, et que je demeurais sans caution et Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 378 \n \n \n \nsans certitude d\u2019\u00eatre d\u00e9dommag\u00e9, en cas que je ne la revisse plus. \n\u00ab Elle me paye une somme assez c onsid\u00e9rable, me disais-je en moi-\nm\u00eame ; mais elle me laisse redevable d\u2019une autre qui l\u2019est encore \ndavantage. Serait-ce une trompeuse, et serait-il possible qu\u2019elle m\u2019e\u00fbt \nleurr\u00e9 d\u2019abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la \nconnaissent pas ; et c\u2019est \u00e0 moi qu\u2019 ils s\u2019adresseront. \u00bb Mon amour ne \nfut pas assez puissant pour m\u2019emp\u00ea cher de faire l\u00e0-dessus des \nr\u00e9flexions chagrinantes. Mes alarme s augment\u00e8rent m\u00eame de jour en \njour, pendant un mois entier, qui s\u2019\u00e9coula sans que je re\u00e7usse aucune nouvelle de la dame. Enfi n, les marchands s\u2019impa tient\u00e8rent ; et, pour \nles satisfaire, j\u2019\u00e9tais pr\u00eat \u00e0 vendre t out ce que j\u2019avais, lorsque je la vis \nrevenir un matin, dans le m\u00eame \u00e9quipage que les autres fois. \n \n\u00ab Prenez votre tr\u00e9buchet, me dit- elle, pour peser l\u2019or que je vous \napporte. \u00bb Ces paroles achev\u00e8rent de dissiper ma frayeur et redoubl\u00e8rent mon amour. Avant que de compter les pi\u00e8ces d\u2019or, elle \nme fit plusieurs questions : entre au tres, elle me demanda si j\u2019\u00e9tais \nmari\u00e9. Je lui r\u00e9pondis que non, et que je ne l\u2019avais jamais \u00e9t\u00e9. Alors, \nen donnant l\u2019or \u00e0 l\u2019eunuque, elle lui dit : \u00ab Pr\u00eatez-nous votre \nentremise pour terminer notre affair e. \u00bb L\u2019eunuque se mit \u00e0 rire et, \nm\u2019ayant tir\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9cart, me fit pese r l\u2019or. Pendant que je le pesais, \nl\u2019eunuque me dit \u00e0 l\u2019oreille : \u00ab A vous voir, je connais parfaitement que vous aimez ma ma\u00eetresse, et je suis surpris que vous n\u2019ayez pas la \nhardiesse de lui d\u00e9couvrir votre am our ; elle vous aime encore plus \nque vous ne l\u2019aimez. Ne croyez pas qu\u2019elle ait besoin de vos \u00e9toffes ; \nelle vient ici uniquement parce que vous lui avez inspir\u00e9 une passion \nviolente : c\u2019est \u00e0 cause de cela qu\u2019elle vous a demand\u00e9 si vous \u00e9tiez \nmari\u00e9. Vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 parler, il ne tiendra qu\u2019\u00e0 vous de l\u2019\u00e9pouser, si \nvous voulez. \u2014 Il est vrai, lui r\u00e9pondis-je, que j\u2019ai senti na\u00eetre de \nl\u2019amour pour elle d\u00e8s le premier mo ment que je l\u2019ai vue ; mais je \nn\u2019osais aspirer au bonheur de lui plai re. Je suis tout \u00e0 elle, et je ne \nmanquerai pas de reconna\u00eetre le bon office que vous me rendez. \u00bb \n \nEnfin, j\u2019achevai de peser les pi\u00e8ces d\u2019or ; et, pendant que je les \nremettais dans le sac, l\u2019eunuque se t ourna du c\u00f4t\u00e9 de la dame et lui dit \nque j\u2019\u00e9tais tr\u00e8s content c\u2019\u00e9tait le mot dont ils \u00e9taient convenus entre \neux. Aussit\u00f4t la dame, qui \u00e9tait assise, se leva et partit en me disant Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 379 \n \n \n \nqu\u2019elle m\u2019enverrait l\u2019eunuque, et que je n\u2019aurais qu\u2019\u00e0 faire ce qu\u2019il me \ndirait de sa part. \n \nJe portai \u00e0 chaque marc hand l\u2019argent qui lui \u00e9tait d\u00fb, et j\u2019attendis \nimpatiemment l\u2019eunuque durant quelque s jours. Il arriva enfin. \n \nJe fis bien des amiti\u00e9s \u00e0 l\u2019eunuque, et je lui demandai des nouvelles de la sant\u00e9 de sa ma\u00eetresse. \u00ab Vous \u00eates, me r\u00e9pondit-il, l\u2019amant du \nmonde le plus heureux e lle est malade d\u2019amour. On ne peut avoir plus \nd\u2019envie de vous voir qu\u2019elle n\u2019en a ; et, si elle dispos ait de ses actions, \nelle viendrait vous chercher et pa sserait volontiers avec vous tous les \nmoments de sa vie. \u2014 A son air nobl e et \u00e0 ses mani\u00e8res honn\u00eates, lui \ndis-je, j\u2019ai jug\u00e9 que c\u2019\u00e9tait quelque dame de consid\u00e9ration. \u2014 Vous ne \nvous \u00eates pas tromp\u00e9 dans ce jugeme nt, r\u00e9pliqua l\u2019e unuque : elle est \nfavorite de Zob\u00e9ide, \u00e9pouse du calife, qui l\u2019aime d\u2019autant plus \nch\u00e8rement, qu\u2019elle l\u2019a \u00e9lev\u00e9e d\u00e8s son enfance, et qu\u2019elle se repose sur \nelle de toutes les emple ttes qu\u2019elle a \u00e0 faire. Da ns le dessein qu\u2019elle a \nde se marier, elle a d\u00e9clar\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9pouse du Commandeur des croyants \nqu\u2019elle avait jet\u00e9 les yeux su r vous, et lui a demand\u00e9 son \nconsentement. Zob\u00e9ide lui a dit qu \u2019elle y consentait, mais qu\u2019elle \nvoulait vous voir auparavant, afin de juger si elle avait fait un bon \nchoix, et qu\u2019en ce cas-l\u00e0 elle ferait les frais de noces. C\u2019est pourquoi vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu \u00e0 la favorite, vous ne plairez pas moins \u00e0 la ma\u00eetresse, qui ne cherche qu\u2019\u00e0 \nlui faire plaisir, et qui ne voudrait pas contraindre son inclination. Il ne \ns\u2019agit donc plus que de venir au pa lais, et c\u2019est pour cela que vous me \nvoyez ici : c\u2019est \u00e0 vous de prendre vot re r\u00e9solution. \u2014 Elle est toute \nprise, lui repartis-je, et je suis pr\u00eat \u00e0 vous suivre partout o\u00f9 voudrez \nme conduire. \u2014 Voil\u00e0 qui est bien, reprit l\u2019eunuque ; mais vous savez \nque les hommes n\u2019entrent pas dans les appartements des dames du \npalais, et qu\u2019on ne peut vous y introduire qu\u2019en prenant des mesures \nqui demandent un grand secret ; la fa vorite en a le de justes. De votre \nc\u00f4t\u00e9, faites tout ce qui d\u00e9pendra de vous ; mais surtout soyez discret, \ncar il y va de votre vie. \u00bb \n \nJe l\u2019assurai que je ferais exactemen t tout ce qui me serait ordonn\u00e9. \u00ab Il \nfaut donc, me dit-il, que ce soir, a l\u2019entr\u00e9e de la nuit, vous vous Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 380 \n \n \n \nrendiez \u00e0 la mosqu\u00e9e que Zob\u00e9ide, \u00e9pouse du calife, a fait b\u00e2tir sur le \nbord du Tigre, et que l\u00e0 vous attendiez qu\u2019on vous vienne chercher. \u00bb \nJe consentis \u00e0 tout ce qu\u2019il voulut. J\u2019attendis la fin du jour avec impatience ; et, quand elle fut venue, je partis. J\u2019assistai \u00e0 la pri\u00e8re \nd\u2019une heure et demie apr\u00e8s le soleil couch\u00e9, dans la mosqu\u00e9e, o\u00f9 je \ndemeurai le dernier. \n \nJe vis bient\u00f4t aborder un bateau dont tous les rameurs \u00e9taient eunuques ; ils d\u00e9barqu\u00e8rent et apport\u00e8 rent dans la mosqu\u00e9e plusieurs \ngrands coffres, apr\u00e8s quoi ils se re tir\u00e8rent ; il n\u2019en resta qu\u2019un seul, \nque je reconnus pour celui qui ava it toujours accompagn\u00e9 la dame, et \nqui m\u2019avait parl\u00e9 le matin. Je vis en trer aussi la dame ; j\u2019allai au-\ndevant d\u2019elle, en lui t\u00e9moignant que j\u2019\u00e9tais pr\u00eat \u00e0 ex\u00e9cuter ses ordres. \n\u00ab Nous n\u2019avons pas de temps \u00e0 perdre, \u00bb me dit-elle ; en disant cela, elle ouvrit un des coffres et m\u2019or donna de me mettre dedans. C\u2019est \nune chose, ajouta-t-elle, n\u00e9cessaire, pour votre s\u00fbret\u00e9 et pour la \nmienne. Ne craignez rien, et laissez- moi disposer du reste. \u00bb J\u2019en avais \ntrop fait pour reculer ; je fis ce qu\u2019elle d\u00e9sirait, et aussit\u00f4t elle referma \nle coffre \u00e0 la clef. Ensuite, l\u2019eunuque qui \u00e9tait dans sa confidence appela les autres eunuques qui avaien t apport\u00e9 les coffres, et les fit \ntous reporter dans le bateau ; puis, la dame et son eunuque s\u2019\u00e9tant \nrembarqu\u00e9s, on commen\u00e7a de ramer pour me mener \u00e0 l\u2019appartement \nde Zob\u00e9ide. \n \nPendant ce temps-l\u00e0, je faisais de s\u00e9 rieuses r\u00e9flexions ; et, consid\u00e9rant \nle danger o\u00f9 j\u2019\u00e9tais, je me repentis de m\u2019y \u00eatre expos\u00e9. Je fis des v\u0153ux \net des pri\u00e8res qui n\u2019\u00e9taient gu\u00e8re de saison. \n \nLe bateau aborda devant la porte du palais du calife ; on d\u00e9chargea les \ncoffres, qui furent port\u00e9 s \u00e0 l\u2019appartement de l\u2019officier des eunuques \nqui garde la clef de celui des dames, et n\u2019y laisse rien entrer sans \nl\u2019avoir bien visit\u00e9 auparavant. Cet officier \u00e9tait couch\u00e9 ; il fallut l\u2019\u00e9veiller et le faire lever. \n \nL\u2019officier des eunuques, f\u00e2ch\u00e9 de ce qu\u2019on avait interrompu son \nsommeil, querella fort la favorite de ce qu\u2019elle revenait si tard. Vous \nn\u2019en serez pas quitte \u00e0 si bon marc h\u00e9 que vous vous l\u2019imaginez, lui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 381 \n \n \n \n dit-il : pas un de ces coffre s ne passera que je ne l\u2019aie fait ouvrir et que \nje ne l\u2019aie exactement visit\u00e9. \u00bb En m\u00eame temps, il commanda aux \neunuques de les apporte r devant lui, les uns apr\u00e8 s les autres, et de les \nouvrir. Ils commenc\u00e8rent par celui o\u00f9 j\u2019 \u00e9tais enferm\u00e9 ; ils le prirent et \nle port\u00e8rent. Alors je fus saisi d\u2019une frayeur que je ne puis exprimer : \nje me crus au dernie r moment de ma vie. \n \nLa favorite, qui avait la clef, protes ta qu\u2019elle ne la donnerait pas et ne \nsouffrirait jamais qu\u2019on ouvr\u00eet ce coffre-l\u00e0. \u00ab Vous savez bien, dit-\nelle, que je ne fais rien venir qui ne soit pour le service de Zob\u00e9ide, \nvotre ma\u00eetresse et la mienne. Ce co ffre, particuli\u00e8rement, est rempli de \nmarchandises pr\u00e9cieuses, que des marchands nouvellement arriv\u00e9s \nm\u2019ont confi\u00e9es. Il y a de plus un nombre de bouteilles d\u2019eau de la \nfontaine de Zemzem 59, envoy\u00e9es de la Mecque : si quelqu\u2019une venait \n\u00e0 se casser, les marchandises en seraient g\u00e2t\u00e9es, et vous en \nr\u00e9pondriez ; la femme du Commandeur des croyants saurait bien se \nvenger de votre insolence. \u00bb Enfin, elle parla avec tant de fermet\u00e9, que \nl\u2019officier n\u2019eut pas la hardiesse de s\u2019opini\u00e2trer \u00e0 vouloir faire la visite \nni du coffre o\u00f9 j\u2019\u00e9tais, ni des autr es. \u00ab Passez donc, dit-il en col\u00e8re ; \nmarchez. \u00bb On ouvrit l\u2019appartement de s dames, et l\u2019on y porta tous les \ncoffres. \n \nA peine y furent-ils, que j\u2019entendis crie r tout \u00e0 coup : \u00ab Voil\u00e0 le calife, \nvoil\u00e0 le calife ! \u00bb Ces paroles augment\u00e8rent ma frayeur \u00e0 un point, que \nje ne sais comment je n\u2019en m ourus pas sur-le-champ : c\u2019\u00e9tait \neffectivement le calife. \u00ab Qu\u2019appor tez-vous donc dans ces coffres ? \ndit-il \u00e0 la favorite. \u2014 Commandeur des croyants, r\u00e9pondit-elle, ce \nsont des \u00e9toffes nouvellement arri v\u00e9es, que l\u2019\u00e9pouse de Votre Majest\u00e9 \na souhait\u00e9 qu\u2019on lui montr\u00e2t. \u2014 Ouvr ez, ouvrez, reprit le calife ; je les \nveux voir aussi. \u00bb Elle voulut s\u2019en excuser, en lui repr\u00e9sentant que ces \u00e9toffes n\u2019\u00e9taient propres que pour le s dames, et que ce serait \u00f4ter \u00e0 son \n\u00e9pouse le plaisir qu\u2019elle se faisait de les voir la premi\u00e8re. \u00ab Ouvrez, \nvous dis-je, r\u00e9pliqua-t-il, je vous l\u2019ordonne. \u00bb Elle lui remontra encore \n \n59 Cette fontaine est \u00e0 la Mecque ; et, selon les mahom\u00e9tans, c\u2019est la source que \nDieu fit para\u00eetre en faveur d\u2019Agar, apr\u00e8s qu\u2019Abraham eut \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de la \nchasser. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 382 \n \n \n \nque Sa Majest\u00e9, en l\u2019obligeant \u00e0 manquer \u00e0 sa ma\u00eetresse, l\u2019exposait \u00e0 \nsa col\u00e8re. \u00ab Non, non, repartit-il, je vous prom ets qu\u2019elle ne vous en \nfera aucun reproche. O uvrez seulement, et ne me faites pas attendre \nplus longtemps. \u00bb \n \nIl fallut ob\u00e9ir ; et je sentis alors de si vives alarmes, que j\u2019en fr\u00e9mis encore toutes les fois que j\u2019y pense. Le calife s\u2019assit, et la favorite fit \nporter devant lui tous les coffres, le s uns apr\u00e8s les autres, et les ouvrit. \nPour tirer les choses en longueur, e lle lui faisait remarquer toutes les \nbeaut\u00e9s de chaque \u00e9toffe en partic ulier. Elle voulait mettre sa patience \n\u00e0 bout ; mais elle n\u2019y r\u00e9ussit pa s. Comme elle n\u2019\u00e9tait pas moins \nint\u00e9ress\u00e9e que moi \u00e0 ne pas ouvrir le coffre o\u00f9 j\u2019\u00e9tais, elle ne \ns\u2019empressait point \u00e0 le faire apporter, et il ne restait plus que celui-l\u00e0 \u00e0 \nvisiter : \u00ab Achevons, dit le calife ; voyons encore ce qu\u2019il y a dans ce \ncoffre. \u00bb Je ne puis dire si j\u2019\u00e9tais vi f ou mort en ce moment ; mais je \nne croyais pas \u00e9chapper \u00e0 un si grand danger. \n \nLorsque la favorite de Zob\u00e9ide vit que le calife voulait absolument \nqu\u2019elle ouvr\u00eet le coffre o\u00f9 j\u2019\u00e9tais : \u00ab Pour celui-ci, dit-elle, Votre \nMajest\u00e9 me fera, s\u2019il lui pla\u00eet, la gr\u00e2ce de me dispenser de lui faire \nvoir ce qu\u2019il y a dedans : ce sont des choses que je ne lui puis montrer \nqu\u2019en pr\u00e9sence de son \u00e9pouse. \u2014 Voil\u00e0 qui est bien, dit le calife, je \nsuis content, faites emporter vos coffre s. \u00bb Elle les fit enlever aussit\u00f4t \net porter dans sa chambre, o\u00f9 je commen\u00e7ai \u00e0 respirer. \n \nD\u00e8s que les eunuques qui les avaient apport\u00e9s se furent retir\u00e9s, elle \nouvrit promptement celui o\u00f9 j\u2019\u00e9tais pr isonnier. \u00ab Sortez, me dit-elle, \nen me montrant la porte d\u2019un es calier qui conduisait \u00e0 une chambre \nau-dessus montez, et allez m\u2019attendre. Elle n\u2019eut pas plus t\u00f4t ferm\u00e9 la \nporte sur moi, que le calife entra et s\u2019assit sur le coffre d\u2019o\u00f9 je venais \nde sortir. Le motif de cette visite \u00e9tait un mouvement de curiosit\u00e9 qui \nne me regardait pas. Ce prince voulait faire des questions sur ce \nqu\u2019elle avait vu et entendu dans la ville. Ils s\u2019entretinrent tous deux \nassez longtemps ; apr\u00e8s quoi, il la qu itta enfin et se retira dans son \nappartement. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 383 \n \n \n \nLorsqu\u2019elle se vit libre, elle me vint trouver dans la chambre o\u00f9 j\u2019\u00e9tais \nmont\u00e9, et me fit bien des excuses de toutes les alarmes qu\u2019elle m\u2019avait \ncaus\u00e9es. \u00ab Ma peine, me dit-elle, n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 moins grande que la \nv\u00f4tre : vous n\u2019en devez pas douter, puisque j\u2019ai souffert pour l\u2019amour de vous et pour moi, qui courais le m\u00eame p\u00e9ril. Une autre \u00e0 ma place \nn\u2019aurait peut-\u00eatre pas eu le courage de se tirer si bien d\u2019une occasion \nsi d\u00e9licate. Il ne fallait pas moins de hardiesse ni de pr\u00e9sence d\u2019esprit ; \nou plut\u00f4t, il fallait avoir tout l\u2019amour que j\u2019ai pour vous, pour sortir de \ncet embarras ; mais, rassurez-vous, il n\u2019y a plus rien \u00e0 craindre. \u00bb \nApr\u00e8s nous \u00eatre entretenus quelque temps avec beaucoup de tendresse : \u00ab Il est temps, me dit- elle, de vous repos er : couchez-vous. \nJe ne manquerai pas de vous pr\u00e9senter demain \u00e0 Zob\u00e9ide, ma ma\u00eetresse, \u00e0 quelque heure du jour ; et c\u2019est une chose facile, car le \ncalife ne la voit que la nuit. \u00bb Rassur\u00e9 par ce disc ours, je dormis assez \ntranquillement ; ou, si mon somme il fut quelquefois interrompu par \ndes inqui\u00e9tudes, ce furent des inqui\u00e9tudes agr\u00e9ables, caus\u00e9es par l\u2019esp\u00e9rance de poss\u00e9der une dame qui avait tant d\u2019esprit et de beaut\u00e9. \n \nLe lendemain, la favorite de Zob\u00e9ide, avant de me faire para\u00eetre devant sa ma\u00eetresse, m\u2019instruisit de la mani\u00e8re dont je devais soutenir \nsa pr\u00e9sence, me dit \u00e0 peu pr\u00e8s le s questions que cette princesse me \nferait, et me dicta les r\u00e9ponses que j\u2019 y devais faire. Apr\u00e8s cela, elle me \nconduisit dans une salle o\u00f9 tout \u00e9tait d\u2019une propret\u00e9, d\u2019une richesse et \nd\u2019une magnificence surprenantes. Je n\u2019y \u00e9tais pas entr\u00e9, que vingt \ndames esclaves, d\u2019un \u00e2ge avanc\u00e9, tout es v\u00eatues d\u2019habits riches et \nuniformes, sortirent du cabinet de Z ob\u00e9ide et vinrent se ranger devant \nun tr\u00f4ne, en deux files \u00e9gales, avec une grande modestie. Elles furent \nsuivies de vingt autres dames toutes jeunes, et habill\u00e9es de la m\u00eame \nsorte que leurs premi\u00e8res, avec cette diff\u00e9rence pourtant, que les \nhabits avaient quelque chose de pl us galant. Zob\u00e9ide parut au milieu \nde celles-ci, avec un air majestueux, et si charg\u00e9e de pierreries et de \ntoutes sortes de joyaux, qu\u2019\u00e0 pein e pouvait-elle marcher. Elle alla \ns\u2019asseoir sur le tr\u00f4ne. J\u2019oubliais de vous dire que sa dame favorite \nl\u2019accompagnait, et qu\u2019elle demeura de bout \u00e0 sa droite, pendant que les \ndames esclaves, un peu plus \u00e9loign\u00e9es, \u00e9taient en foule des deux c\u00f4t\u00e9s du tr\u00f4ne. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 384 \n \n \n \nD\u00e8s que la femme du calife fut assise , les esclaves qui \u00e9taient entr\u00e9es \nles premi\u00e8res me firent signe d\u2019appr ocher. Je m\u2019avan\u00e7ai au milieu des \ndeux rangs qu\u2019elles formaient, et me pr osternai la t\u00eate contre le tapis \nqui \u00e9tait sous les pieds de la prin cesse. Elle m\u2019ordonna de me relever, \net me fit l\u2019honneur de s\u2019informer de mon nom, de ma famille et de \nl\u2019\u00e9tat de ma fortune, \u00e0 quoi je satis fis assez \u00e0 son gr\u00e9. Je ne m\u2019en \naper\u00e7us pas seulement \u00e0 son air, elle me le fit m\u00eame encore conna\u00eetre \npar les choses qu\u2019elle eut la bont\u00e9 de me dire. \u00ab J\u2019ai bien de la joie, me \ndit-elle, que ma fille (c\u2019est ainsi qu\u2019 elle appelait sa dame favorite), car \nje la regarde comme telle, apr\u00e8s le so in que j\u2019ai pris de son \u00e9ducation, \nait fait un choix dont je suis contente ; je l\u2019appr ouve et je consens que \nvous vous mariiez tous deux. J\u2019or donnerai moi-m\u00eame les appr\u00eats de \nvos noces, mais auparavant j\u2019ai be soin de ma fille pour dix jours ; \npendant ce temps-l\u00e0, je parlerai au calife et obtiendrai son \nconsentement, et vous demeurerez ici : on aura soin de vous. \u00bb \n \nJe demeurai donc dix jours dans l\u2019appartement des dames du calife. \nDurant tout ce temps-l\u00e0, je fus priv\u00e9 du plaisir de voir la dame favorite, mais on me traita si bien par son ordre, que j\u2019eus sujet \nd\u2019ailleurs d\u2019\u00eatre tr\u00e8s satisfait. \n \nZob\u00e9ide entretint le calife de la r\u00e9so lution qu\u2019elle avait prise de marier \nsa favorite ; et ce prince, en lui lai ssant la libert\u00e9 de faire l\u00e0-dessus ce \nqui lui plairait, accorda une somme consid\u00e9rable \u00e0 la favorite, pour \ncontribuer, de sa part, \u00e0 son \u00e9tablissement. Les dix jours \u00e9coul\u00e9s, Zob\u00e9ide fit dresser le contrat de ma riage, qui lui fut apport\u00e9 en bonne \nforme. Les pr\u00e9paratifs des noces se firent : on appela les musiciens, \nles danseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours de grandes \nr\u00e9jouissances dans le palais. Le dixi\u00e8me jour \u00e9tant destin\u00e9 pour la \nderni\u00e8re c\u00e9r\u00e9monie du mariage, la da me favorite fut conduite au bain \nd\u2019un c\u00f4t\u00e9, et moi d\u2019un autre ; sur le soir, je me mis \u00e0 table, et l\u2019on me servit toutes sortes de mets et de rago\u00fbts, entre autres un rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail, \ncomme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si bon, que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon \nmalheur, m\u2019\u00e9tant lev\u00e9 de table, je me contentai de m\u2019essuyer les \nmains, au lieu de les bien laver ; et c\u2019\u00e9tait une n\u00e9gligence qui ne m\u2019\u00e9tait jamais arriv\u00e9e jusqu\u2019alors. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 385 \n \n \n \n \nComme il \u00e9tait nuit, on suppl\u00e9a \u00e0 la clart\u00e9 du jour par une grande \nillumination dans l\u2019appart ement des dames. Les in struments se firent \nentendre, on dansa, on fit mille jeux t out le palais retentissait de cris \nde joie. On nous introduis it, ma femme et moi, dans une grande salle, \no\u00f9 l\u2019on nous fit asseoir sur deux tr \u00f4nes. Les femmes qui la servaient \nlui firent changer plusieurs fois d\u2019habi ts et lui peignirent le visage de \ndiff\u00e9rentes mani\u00e8res, selon la cout ume pratiqu\u00e9e au jour des noces ; \net, chaque fois qu\u2019on la changeait d\u2019habillement, on me la faisait voir. \n \nEnfin toutes ces c\u00e9r\u00e9monies finire nt, et l\u2019on nous conduisit dans la \nchambre nuptiale. D\u00e8s qu\u2019on nous y eu t laiss\u00e9s seuls, je m\u2019approchai \nde mon \u00e9pouse pour l\u2019embrasser ; mais, au lieu de r\u00e9pondre \u00e0 mes \ntransports, elle me repoussa fortem ent et se mit \u00e0 faire des cris \n\u00e9pouvantables, qui attir\u00e8rent bient\u00f4t dans la chambre toutes les dames \nde l\u2019appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi, \nsaisi d\u2019un long \u00e9tonnement, j\u2019\u00e9tais demeur\u00e9 immobile, sans avoir eu \nseulement la force de lui en dema nder la cause. \u00ab Notre ch\u00e8re s\u0153ur, \nlui dirent-elles, que vous est-il donc arriv\u00e9, depuis le peu de temps que \nnous vous avons quitt\u00e9e ? Apprenez- le-nous, afin que nous vous \nsecourions. \u2014 Otez, s\u2019\u00e9cria-t-elle, \u00f4tez-moi de devant les yeux ce \nvilain homme que voil\u00e0. \u2014 H\u00e9, mada me, lui dis-je, en quoi puis-je \navoir eu le malheur de m\u00e9riter votre col\u00e8re ? \u2014 Vous \u00eates un vilain, \nme r\u00e9pondit-elle en furie, vous avez mang\u00e9 de l\u2019ail, et vous ne vous \n\u00eates pas lav\u00e9 les mains ! Croyez-vous que je veuille souffrir qu\u2019un \nhomme si malpropre s\u2019approche de moi pour m\u2019empester ? Couchez-\nle par terre, ajouta-t-elle en s\u2019adre ssant aux dames, et qu\u2019on apporte \nun nerf de b\u0153uf. \u00bb Elles me renvers\u00e8rent aussit\u00f4t, et, tandis que les unes me tenaient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui \navait \u00e9t\u00e9 servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu\u2019\u00e0 ce \nque les forces lui manquassent. Alors elle dit aux dames : \u00ab Prenez-le : \nqu\u2019on l\u2019envoie au lieutenant de po lice, et qu\u2019on lui fasse couper la \nmain dont il a mang\u00e9 du rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail. \u00bb A ces paroles, je m\u2019\u00e9criai : \n\u00ab Grand Dieu ! je suis rompu et bris\u00e9 de coups, et, par surcro\u00eet \nd\u2019affliction. on me condamne encore \u00e0 avoir la main coup\u00e9e ! Et \npourquoi ? pour avoir mang\u00e9 d\u2019un rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail, et pour avoir oubli\u00e9 \nde me laver les mains Quelle col\u00e8re pour un si petit su jet ! Peste soit Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 386 \n \n \n \ndu rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail ! Maudits soient le cuisinier qui l\u2019a appr\u00eat\u00e9 et celui \nqui l\u2019a servi ! \u00bb \n \nToutes les dames qui m\u2019avaient vu recevoir mille coups de nerfs de b\u0153uf eurent piti\u00e9 de moi, lorsqu\u2019e lles entendirent parler de me faire \ncouper la main. \u00ab Notre ch\u00e8re s\u0153ur et notre bonne dame, dirent-elles \u00e0 \nla favorite, vous poussez trop loin votre ressentiment. C\u2019est un homme, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, qui ne sait pas vi vre, qui ignore votre rang et les \n\u00e9gards que vous m\u00e9ritez ; mais nous vous supplions de ne pas prendre \ngarde \u00e0 la faute qu\u2019il a commise, et de la lui pardonner. \u2014 Je ne suis \npas satisfaite, reprit-elle : je veux qu\u2019il apprenne \u00e0 vivre, et qu\u2019il porte \ndes marques si sensibles de sa malpropret\u00e9, qu\u2019il ne s\u2019avisera de sa vie \nde manger d\u2019un rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail, sans se souvenir ensuite de se laver les \nmains. \u00bb Elles ne se rebut\u00e8rent pas de son refus ; elles se jet\u00e8rent \u00e0 ses \npieds, et, lui baisant la main : \u00ab Notre bonne dame, lui dirent-elles, au \nnom de Dieu, mod\u00e9rez votre col\u00e8re, et acco rdez-nous la gr\u00e2ce que \nnous vous demandons. \u00bb Elle ne leur r\u00e9 pondit rien, mais elle se leva ; \net, apr\u00e8s m\u2019avoir dit mille injures, elle sortit de la chambre. Toutes les \ndames la suivirent et me laiss\u00e8 rent seul, dans une affliction \ninconcevable. \n \nJe demeurai dix jours sans voir pe rsonne qu\u2019une vieille esclave, qui \nvenait m\u2019apporter \u00e0 manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame \nfavorite. \u00ab Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l\u2019odeur \nempoisonn\u00e9e que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n\u2019avez-vous pas eu soin de vous laver le s mains apr\u00e8s avoir mang\u00e9 de ce \nmaudit rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail ? Est-il possible, dis-je alors en moi-m\u00eame, que \nla d\u00e9licatesse de ces dames soit si grande, et qu\u2019elles soient si \nvindicatives pour une faute si l\u00e9g\u00e8re ? \u00bb J\u2019aimai cependant ma femme, malgr\u00e9 sa cruaut\u00e9, et je ne laissai pas de la plaindre. \n \nUn jour, l\u2019esclave me dit \u00ab Votre \u00e9 pouse est gu\u00e9rie, elle est all\u00e9e au \nbain, et elle m\u2019a dit qu\u2019elle vous viendrait voir demain. Ainsi, ayez \nencore patience, et t\u00e2chez de vous accommoder \u00e0 son humeur. C\u2019est \nd\u2019ailleurs une personne tr \u00e8s sage, tr\u00e8s raisonnable et tr\u00e8s ch\u00e9rie de \ntoutes les dames qui sont aupr\u00e8s de Zob\u00e9ide, notre respectable \nma\u00eetresse. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 387 \n \n \n \n \nV\u00e9ritablement ma femme vint le le ndemain et me dit d\u2019abord : \u00ab Il \nfaut que je sois bien bonne, de ve nir vous revoir apr\u00e8s l\u2019offense que \nvous m\u2019avez faite. Mais je ne puis me r\u00e9soudre \u00e0 me r\u00e9concilier avec \nvous, que je ne vous aie puni comme vous le m\u00e9ritez, pour ne vous \n\u00eatre pas lav\u00e9 les main s apr\u00e8s avoir mang\u00e9 d\u2019un rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail. \u00bb En \nachevant ces mots, elle appela des dames, qui me couc h\u00e8rent par terre \npar son ordre ; et, apr\u00e8s qu\u2019elles m\u2019eurent li\u00e9, elle prit un rasoir, et eut la barbarie de me co uper elle-m\u00eame le s quatre pouces. Une des dames \nappliqua d\u2019une certaine racine pour arr\u00eater le sang ; ma\u00efs cela \nn\u2019emp\u00eacha que je ne m\u2019\u00e9vanouisse, par la quantit\u00e9 que j\u2019en avais \nperdu et par le mal que j\u2019avais souffert. \n \nJe revins de mon \u00e9vanouissement, et l\u2019on me donna du vin \u00e0 boire, pour me faire reprendre des forces. \u00ab Ah ! madame, dis-je alors \u00e0 mon \n\u00e9pouse, si jamais il m\u2019arrive de manger d\u2019un rago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail, je vous \njure qu\u2019au lieu d\u2019une fois, je me la verai les mains cent vingt fois avec \ndu kali, de la cendre de la m\u00eame plante et du savon. \u2014 Eh bien ! dit \nma femme, \u00e0 cette condition, je ve ux bien oublier le pass\u00e9, et vivre \navec vous comme avec mon mari. \u00bb \n \nVoil\u00e0, seigneur, ajouta le marchand de Bagdad, en s\u2019adressant \u00e0 la \ncompagnie, pourquoi vous avez vu que j\u2019ai refus\u00e9 de manger du \nrago\u00fbt \u00e0 l\u2019ail qui \u00e9tait devant moi. \n \nLes dames, poursuivit-il, n\u2019appliqu\u00e8 rent pas seulement sur mes plaies \nde la racine que j\u2019ai dite, pour \u00e9tan cher le sang ; elles y mirent aussi \ndu baume de la Mecque, qu\u2019on ne pouvait pas soup\u00e7onner d\u2019\u00eatre \nfalsifi\u00e9, puisqu\u2019elles l\u2019avaient pris dans l\u2019apothicairerie du calife. Par \nla vertu de ce baume admirable, je fus parfaitement gu\u00e9ri en peu de \njours, et nous demeur\u00e2mes ensemble , ma femme et moi, dans la m\u00eame \nunion que si je n\u2019eusse jamais ma ng\u00e9 de rago\u00fbt \u00e0 l\u2019 ail. Mais, comme \nj\u2019avais toujours joui de ma libert\u00e9, je m\u2019ennuyais fort d\u2019\u00eatre renferm\u00e9 \ndans le palais du calife ; n\u00e9anmoins je n\u2019en voulais rien t\u00e9moigner \u00e0 mon \u00e9pouse, de peur de lui d\u00e9plaire. Elle s\u2019en aper\u00e7ut ; elle ne \ndemandait pas mieux elle-m\u00eame que d\u2019en sortir. La reconnaissance \nseule la retenait aupr\u00e8s de Zob\u00e9ide. Ma is elle avait de l\u2019esprit, et elle Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 388 \n \n \n \n repr\u00e9senta si bien \u00e0 sa ma\u00eetresse la cont rainte o\u00f9 j\u2019\u00e9tais de ne pas vivre \ndans la ville avec les gens de ma condition, comme j\u2019avais toujours \nfait, que cette bonne princesse aima mieux se priver du plaisir d\u2019avoir \naupr\u00e8s d\u2019elle sa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous \nsouhaitions tous deux \u00e9galement. \n \nC\u2019est pourquoi, un mois apr\u00e8s notre mariage, je vis para\u00eetre mon \u00e9pouse avec plusieurs eunuques, qui portaient chacun un sac d\u2019argent. \nQuand ils se furent retir\u00e9s : \u00ab Vous ne m\u2019avez rien ma rqu\u00e9, dit-elle, de \nl\u2019ennui que vous cause le s\u00e9jour de la cour ; ma is je m\u2019en suis fort \nbien aper\u00e7ue, et j\u2019ai heureuse ment trouv\u00e9 moyen de vous rendre \ncontent. Zob\u00e9ide, ma ma \u00eetresse, nous permet de nous retirer du palais, \net voil\u00e0 cinquante mille sequins dont elle nous fait pr\u00e9sent, pour nous \nmettre en \u00e9tat de vivre commod\u00e9me nt dans la ville. Prenez-en dix \nmille, et allez nous acheter une maison. \u00bb \n \nJ\u2019en eus bient\u00f4t trouv\u00e9 une pour ce tte somme ; et, l\u2019ayant fait meubler \nmagnifiquement, nous y all\u00e2mes l oger. Nous pr\u00eemes un grand nombre \nd\u2019esclaves de l\u2019un et de l\u2019autre sexe, et nous nous donn\u00e2mes un fort \nbel \u00e9quipage. Enfin, nous comme n\u00e7\u00e2mes \u00e0 mener une vie fort \nagr\u00e9able ; mais elle ne fut pas de longue dur\u00e9e. Au bout d\u2019un an, ma \nfemme tomba malade et mourut en peu de jours. \n \nJ\u2019aurais pu me marier et continue r de vivre honorablement \u00e0 Bagdad, \nmais l\u2019envie de voir le monde m\u2019 inspira un autre dessein. Je vendis \nma maison ; et apr\u00e8s avoir achet\u00e9 plus ieurs sortes de marchandises, je \nme joignis \u00e0 une caravane et passai en Perse. De l\u00e0, je pris la route de \nSamarcande 60, d o\u00f9 je suis venu m\u2019\u00e9tablir en cette ville. \n \nVoil\u00e0 sire, dit le pourvoye ur qui parlait au sultan de Casgar, l\u2019histoire \nque raconta, hier, ce marchand de Bagdad \u00e0 la compagnie o\u00f9 je me \ntrouvai. \u00ab Cette histoire, d it le sultan a quelque chose \nd\u2019extraordinaire ; mais elle n\u2019es t pas comparable \u00e0 celle du petit \n \n60 Samarcande, ancienne et grande ville d\u2019 Asie, au pays des Usbecks, capitale du \nroyaume du m\u00eame nom, avec une acad\u00e9mie c\u00e9l\u00e8bre et un ch\u00e2teau o\u00f9 Tamerlan \nfaisait sa r\u00e9sidence ordinaire. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 389 \n \n \n \nbossu. \u00bb Alors le m\u00e9decin juif, s\u2019\u00e9tan t avanc\u00e9, se prosterna devant le \ntr\u00f4ne de ce prince, et lui dit, en se relevant \u00ab Sire, si Votre Majest\u00e9 \nveut avoir aussi la bont\u00e9 de m\u2019\u00e9cout er, je me flatte qu\u2019elle sera \nsatisfaite de l\u2019histoire que j\u2019ai \u00e0 lui conter. \u2014 Eh bien ! parle, lui dit le sultan ; mais, si elle n\u2019est pas plus surprenante que celle du bossu, \nn\u2019esp\u00e8re pas que je te donne la vie. \u00bb \n \nLe m\u00e9decin juif, voyant le sultan de Casgar dispos\u00e9 \u00e0 l\u2019entendre, prit \nainsi la parole : \n \n \n \nHistoire racont\u00e9e par le M\u00e9decin Juif \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, pendant que j\u2019\u00e9tudiais en m\u00e9decine \u00e0 Damas, et que je \ncommen\u00e7ais \u00e0 y exercer ce bel art avec quelque r\u00e9putation un esclave \nme vint chercher pour aller voir un malade chez le gouverneur de la \nville. Je m\u2019y rendis, et l\u2019on m\u2019 introduisit dans une chambre o\u00f9 je \ntrouvai un jeune homme tr\u00e8s bien fait, fort abattu du mal qu\u2019il souffrait. Je le saluai en m\u2019asseya nt pr\u00e8s de lui ; il ne r\u00e9pondit point \u00e0 \nmon compliment, mais il me fit si gne des yeux pour me marquer qu\u2019il \nm\u2019entendait et qu\u2019il me remerciait. \u00ab Seigneur, lui dis-je, je vous prie \nde me donner la main, que je vous t\u00e2te le pouls. \u00bb Au lieu de tendre la \nmain droite, il me pr\u00e9senta la ga uche, de quoi je fus extr\u00eamement \nsurpris. \u00ab Voil\u00e0, dis-je en moi-m\u00ea me, une grande ignorance, de ne \nsavoir pas que l\u2019on pr\u00e9sen te la main droite \u00e0 un m\u00e9decin, et non pas la \ngauche. \u00bb Je ne laissai pas de lui t\u00e2ter le pouls ; et, apr\u00e8s avoir \u00e9crit \nune ordonnance, je me retirai. \n \nJe continuai mes visites pendant neuf jours ; et toutes les fois que je \nlui voulus t\u00e2ter le pouls, il me tendit la main gauche. Le dixi\u00e8me jour, \nil me parut se bien porter, et je lu i dis qu\u2019il n\u2019avait plus besoin que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 390 \n \n \n \nd\u2019aller au bain. Le gouverneur de Da mas, qui \u00e9tait pr\u00e9sent, pour me \nmarquer combien il \u00e9tait c ontent de moi, me fit rev\u00eatir, en sa pr\u00e9sence, \nd\u2019une robe tr\u00e8s riche, en me di sant qu\u2019il me faisait m\u00e9decin de \nl\u2019h\u00f4pital de la ville et m\u00e9decin ordi naire de sa mais on, o\u00f9 je pouvais \naller librement manger \u00e0 sa table quand il me plairait. \n \nLe jeune homme me fit aussi de grandes amiti\u00e9s et me pria de \nl\u2019accompagner au bain. Nous y entr\u00e2mes ; et quand ses gens l\u2019eurent \nd\u00e9shabill\u00e9, je vis que la main dro ite lui manquait. Je remarquai m\u00eame \nqu\u2019il n\u2019y avait pas longtemps qu\u2019on la lui avait coup\u00e9e : c\u2019\u00e9tait la \ncause de sa maladie, que l\u2019on m\u2019 avait cach\u00e9e ; et, tandis qu\u2019on y \nappliquait des m\u00e9dicaments propre s \u00e0 le gu\u00e9rir promptement, on \nm\u2019avait appel\u00e9 pour emp\u00eacher que la fi\u00e8vre, qui l\u2019avait pris, n\u2019e\u00fbt de \nmauvaises suites. Je fus assez surpris et fort afflig\u00e9 de le voir en cet \n\u00e9tat ; il le remarqua bien sur mon visage. \u00ab M\u00e9decin, me dit-il, ne \nvous \u00e9tonnez pas de me voir la main coup\u00e9e ; je vous en dirai quelque \njour le sujet, et vous entendrez une histoire des plus surprenantes. \u00bb \n \nApr\u00e8s que nous f\u00fbmes sortis du bain , nous nous m\u00eemes \u00e0 table, nous \nnous entret\u00eenmes ensuite, et il me demanda s\u2019il pouvait, sans alt\u00e9rer sa \nsant\u00e9, s\u2019aller promener hors de la v ille, au jardin du gouverneur. Je lui \nr\u00e9pondis que non seulement il le pouva it, mais qu\u2019il lui \u00e9tait m\u00eame \ntr\u00e8s salutaire de prendre l\u2019air. \u00ab Si cela est, r\u00e9pliqua-t-il, et que vous \nvouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai l\u00e0 mon histoire. \u00bb Je \nrepartis que j\u2019\u00e9tais tout \u00e0 lui le reste de la journ\u00e9e. Aussit\u00f4t, il \ncommanda \u00e0 ses gens d\u2019apporter de quoi faire la collation ; puis nous part\u00eemes et nous nous rend\u00eemes au jardin du gouverneur. Nous y f\u00eemes \ndeux ou trois tours de promenade ; et , apr\u00e8s que nous nous f\u00fbmes assis \nsur un tapis que ses gens \u00e9tendirent sous un arbre qui faisait un bel ombrage, le jeune homme me fit, de cette sorte, le r\u00e9cit de son \nhistoire : \n \nJe suis n\u00e9 \u00e0 Moussoul, et ma famille est une des plus consid\u00e9rables de \nla ville. Mon p\u00e8re \u00e9tait l\u2019a\u00een\u00e9 de dix enfants que mon a\u00efeul laissa, en \nmourant, tous en vie et mari\u00e9s. Mais, de ce grand nombre de fr\u00e8res, mon p\u00e8re fut le seul qui eut des enfants ; encore n\u2019eut-il que moi. Il Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 391 \n \n \n \nprit un tr\u00e8s grand soin de mon \u00e9duca tion, et me fit apprendre tout ce \nqu\u2019un enfant de ma condition ne devait pas ignorer. \n \nJ\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 grand, et je commen \u00e7ais \u00e0 fr\u00e9quenter le monde, lorsqu\u2019un \nvendredi, je me trouvai \u00e0 la pri\u00e8re de midi, avec mon p\u00e8re et mes \noncles, dans la grande Mosqu\u00e9e de Moussoul. Apr\u00e8s la pri\u00e8re, tout le \nmonde se retira, hors mon p\u00e8re et mes oncles, qui s\u2019assirent sur le \ntapis qui r\u00e9gnait par toute la mosqu\u00e9e. Je m\u2019assis aussi avec eux ; ils \ns\u2019entretenaient de plusieurs choses, et la conversation tomba \ninsensiblement sur les voyages. Il s vant\u00e8rent les beaut\u00e9s et les \nsingularit\u00e9s de quelques r oyaumes et de leurs villes principales ; mais \nun de mes oncles dit que, si l\u2019on en voulait croire le rapport uniforme \nd\u2019une infinit\u00e9 de voyageurs, il n\u2019y avait pas au monde un plus beau pays que 1\u2019Egypte, ni un plus beau fleuve que le Nil ; et ce qu\u2019il en \nraconta, m\u2019en donna une si grande id\u00e9e, que d\u00e8s ce mo ment je con\u00e7us \nle d\u00e9sir d\u2019y voyager. Ce que mes autres oncles purent dire pour donner la pr\u00e9f\u00e9rence \u00e0 Bagdad et au Tigre, en appelant Bagdad le \nv\u00e9ritable s\u00e9jour de la religion musu lmane et la m\u00e9tropole de toutes les \nvilles de la terre, ne fit pas la m\u00eame impression sur moi. Mon p\u00e8re \nappuya le sentiment de ce lui de ses fr\u00e8res qui avait parl\u00e9 en faveur de \nl\u2019\u00c9gypte, ce qui me causa beaucoup de joie. \u00ab Quoiqu\u2019on veuille dire, \ns\u2019\u00e9cria-t-il, qui n\u2019a pas vu l\u2019\u00c9gypt e n\u2019a pas vu ce qu\u2019il y a de singulier \nau monde. La terre y est toute d\u2019or , c\u2019est-\u00e0-dire si fertile, qu\u2019elle \nenrichit ses habitants. Toutes le s femmes y charment ou par leur \nbeaut\u00e9, ou par leurs mani\u00e8res agr\u00e9able s. Si vous me parlez du Nil, y a-\nt-il un fleuve plus admirable ! Quelle eau fut jamais plus l\u00e9g\u00e8re et plus \nd\u00e9licieuse ? Le limon m\u00eame qu\u2019il entra\u00eene avec lui dans son \nd\u00e9bordement n\u2019engraisse-t-il pas le s campagnes, qui pr oduisent sans \ntravail mille fois plus que les autres terres, avec toute la peine que l\u2019on \nprend \u00e0 les cultiver ? \u00c9coutez ce qu\u2019un po\u00e8te oblig\u00e9 d\u2019abandonner l\u2019\u00c9gypte disait aux \u00c9gyptiens : \n \n\u00ab Votre Nil vous comble tous les jours de biens ; c\u2019est pour vous \nuniquement qu\u2019il vient de si loin. H\u00e9 las ! en m\u2019\u00e9loignant de vous, mes \nlarmes vont couler aussi abonda mment que ses ea ux. Vous allez \ncontinuer de jouir de ses douceurs , tandis que je suis condamn\u00e9 \u00e0 \nm\u2019en priver malgr\u00e9 moi. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 392 \n \n \n \n \n\u00ab Si vous regardez, ajouta mon p\u00e8re, du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019\u00eele que forment les deux branches du Nil les plus grandes, quelle vari\u00e9t\u00e9 de verdure, quel \n\u00e9mail de toutes sortes de fleurs, quelle quantit\u00e9 prodigieuse de villes, \nde bourgades, de canaux et de mille autres objets agr\u00e9ables ! Si vous \ntournez les yeux de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, en remontant vers l\u2019\u00c9thiopie, combien d\u2019autres sujets d\u2019admiration ! Je ne puis mieux comparer la verdure de tant de campagnes, a rros\u00e9es par les diff\u00e9rents canaux du \nNil, qu\u2019\u00e0 des \u00e9meraudes brillantes ench\u00e2ss\u00e9es dans de l\u2019argent. N\u2019est-ce pas la ville de l\u2019univers la plus va ste, la plus peupl\u00e9e et la plus riche \nque le grand Caire ? Que d\u2019\u00e9difi ces magnifiques, tant publics que \nparticuliers Si vous allez jusqu\u2019 aux pyramides, vous serez saisis \nd\u2019\u00e9tonnement ; vous demeurerez imm obiles \u00e0 l\u2019aspect de ces masses \nde pierres, d\u2019une grosseur \u00e9norme, qui s\u2019\u00e9l\u00e8vent jusqu\u2019aux cieux ; \nvous serez oblig\u00e9s d\u2019avouer qu\u2019il faut que les Pharaons, qui ont \nemploy\u00e9 \u00e0 les construire tant de richesses et tant d\u2019hommes, aient \nsurpass\u00e9 tous les monarques qui sont venus apr\u00e8s eux, non seulement en \u00c9gypte, mais sur la terre m\u00eame, en magnificence et en invention, \npour avoir laiss\u00e9 des monuments si dignes de leur m\u00e9moire. Ces \nmonuments, si anciens que les sava nts ne sauraient convenir entre eux \ndu temps o\u00f9 on les a \u00e9lev\u00e9s, subsistent encore aujourd\u2019hui et dureront \nautant que les si\u00e8cles. Je passe sous silence les villes maritimes du \nroyaume d\u2019Egypte, comme Damiette , Rosette, Alexandrie, o\u00f9 je ne \nsais combien de nations vont chercher mille sortes de grains et de toiles, et mille autres choses pour la commodit\u00e9 et les d\u00e9lices des \nhommes. Je vous en parle avec conna issance : j\u2019y ai pass\u00e9 quelques \nann\u00e9es de ma jeunesse, que je comp terai tant que je vivrai pour les \nplus agr\u00e9ables de toute ma vie. \u00bb \n \nMes oncles n\u2019eurent rien \u00e0 r\u00e9plique r \u00e0 mon p\u00e8re, poursuivit le jeune \nhomme de Moussoul, et demeur\u00e8rent d\u2019accord de tout ce qu\u2019il venait \nde dire du Nil, du Caire et de tout le royaume d\u2019\u00c9gypte. Pour moi, \nj\u2019en eus l\u2019imagination si remplie, que je n\u2019en dormis pas de la nuit. Peu de temps apr\u00e8s, mes oncles firent bien conna\u00eetre eux-m\u00eames \ncombien ils avaient \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9s du discours de mon p\u00e8re. Ils lui \npropos\u00e8rent de faire tous ensemble le voyage d\u2019\u00c9gypte : il accepta la proposition ; et, comme ils \u00e9taient de riches marchands, ils r\u00e9solurent Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 393 \n \n \n \nde porter avec eux des ma rchandises qu\u2019ils y pussent d\u00e9biter. J\u2019appris \nqu\u2019ils faisaient les pr\u00e9paratifs de leur d\u00e9part j\u2019allai trouver mon p\u00e8re ; je le suppliai, les larm es aux yeux, de me permettre de l\u2019accompagner \net de m\u2019accorder un fond s de marchandises pour en faire le d\u00e9bit moi-\nm\u00eame. \u00ab Vous \u00eates encore trop jeune , me dit-il, pour entreprendre le \nvoyage d\u2019\u00c9gypte : la fatigue en est trop grande, et, de plus, je suis persuad\u00e9 que vous vous y perdriez. \u00bb Ces paroles ne m\u2019\u00f4t\u00e8rent pas \nl\u2019envie de voyager ; j\u2019employai le cr\u00e9dit de mes oncles ils obtinrent \nenfin que j\u2019irais seulement jusqu\u2019 \u00e0 Damas, o\u00f9 ils me laisseraient \npendant qu\u2019ils continueraient leur voyage jusqu\u2019en Egypte. \u00ab La ville de Damas, dit mon p\u00e8re, a aussi ses beaut\u00e9s, et il faut qu\u2019il se contente \nde la permission que je lui donne d\u2019aller jusque -la. \u00bb Quelque d\u00e9sir \nque j\u2019eusse de voir l\u2019\u00c9gypte apr\u00e8s ce que je lui en avais oui dire, il \n\u00e9tait mon p\u00e8re, je me soumis \u00e0 sa volont\u00e9. \n \n Je partis donc de Moussoul, avec me s oncles et lui. Nous travers\u00e2mes \nla M\u00e9sopotamie ; nous pass\u00e2mes l\u2019 Euphrate ; nous arriv\u00e2mes \u00e0 Alep, \no\u00f9 nous s\u00e9journ\u00e2mes peu de jours ; et, de l\u00e0 , nous nous rend\u00eemes \u00e0 \nDamas, dont l\u2019abord me surprit tr\u00e8s agr\u00e9ablement. Nous loge\u00e2mes \ntous dans un m\u00eame khan. Je vis une ville grande, peupl\u00e9e, remplie de \nbeau monde et tr\u00e8s bien fortifi\u00e9e. Nous employ\u00e2mes quelques jours \u00e0 \nnous promener dans tous ces jardin s d\u00e9licieux qui sont aux environs, \ncom1e nous le pouvons voir d\u2019ici, et nous conv\u00eenmes que l\u2019on avait \nraison de dire que Damas \u00e9tait au milieu d\u2019un paradis. Mes oncles \nenfin song\u00e8rent \u00e0 continuer leur rout e ; ils prirent soin auparavant de \nvendre mes marchandises ; ce qu\u2019ils firent si avantageusement pour \nmoi, que j\u2019y gagnai cinq cents pour cent. Cette vente produisit une \nsomme consid\u00e9rable, dont je fu s ravi de me voir possesseur. \n \nMon p\u00e8re et mes oncles me laiss\u00e8rent donc \u00e0 Damas et poursuivirent \nleur voyage. Apr\u00e8s leur d\u00e9part, j\u2019eu s une grande attention \u00e0 ne pas \nd\u00e9penser mon argent inutilement . Je louai n\u00e9anmoins une maison \nmagnifique ; elle \u00e9tait toute de marb re, orn\u00e9e de peintures \u00e0 feuillage \nd\u2019or et d\u2019azur ; elle avait un jardin o\u00f9 l\u2019on voyait de tr\u00e8s beaux jets \nd\u2019eau. Je la meublai, non pas \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 aussi richement que la \nmagnificence du lieu le demandait, mais du moins assez proprement \npour un jeune homme de ma condition. Elle avait autrefois appartenu Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 394 \n \n \n \n \u00e0 un des principaux seigneurs de la ville, nomm\u00e9 Modoun \nAbdalraham, et elle appartenait al ors \u00e0 un riche marchand joaillier, \u00e0 \nqui je n\u2019en payais que deux scherifs 61 par mois. J\u2019avais un assez \ngrand nombre de domestiques ; je vivais honorablement, je donnais quelquefois \u00e0 manger aux gens avec qui j\u2019avais fait connaissance, et \nquelquefois j\u2019allais ma nger chez eux : c\u2019est ains i que je passais le \ntemps \u00e0 Damas, en attendant le re tour de mon p\u00e8re. Aucune passion \nne troublait mon repos, et le co mmerce des honn\u00eates ge ns faisait mon \nunique occupation. \n \nUn jour que j\u2019\u00e9tais assis \u00e0 la porte de ma maison et que je prenais le \nfrais, une dame, fort proprement ha bill\u00e9e et qui paraissait fort bien \nfaite, vint \u00e0 moi et me demanda si je ne vendais pas des \u00e9toffes. En \ndisant cela, elle entra dans le logis. \n \nQuand je vis qu\u2019elle \u00e9tait entr\u00e9e da ns ma maison, je me levai, je \nfermai la porte, et la fis entrer dans une salle o\u00f9 je la priai de s\u2019asseoir. \n\u00ab Madame, lui dis-je, j\u2019ai eu des \u00e9t offes qui \u00e9taient dignes de vous \u00eatre \nmontr\u00e9es, mais je n\u2019en ai plus pr\u00e9sen tement, et j\u2019en suis tr\u00e8s f\u00e2ch\u00e9. \u00bb \nElle \u00f4ta le voile qui lui couvrait le visage, et fit briller \u00e0 mes yeux une \nbeaut\u00e9 dont la vue me fit sentir des mouvements que je n\u2019avais point \nencore \u00e9prouv\u00e9s. \u00ab Je n\u2019ai pas beso in d\u2019\u00e9toffes, me r\u00e9pondit-elle, je \nviens seulement pour vous voir et pa sser la soir\u00e9e avec vous, si vous \nl\u2019avez pour agr\u00e9able ; je ne vous demande qu\u2019une l\u00e9g\u00e8re collation. \u00bb \n \nRavi d\u2019une si bonne fortune, je donnai ordre \u00e0 mes gens de nous \napporter plusieurs sortes de fruits et des bouteilles de vin. Nous f\u00fbmes \nservis promptement, nous mange\u00e2mes, nous b\u00fbmes, nous nous \nr\u00e9jou\u00eemes jusqu\u2019\u00e0 minuit ; enfin, je n\u2019avais point encore pass\u00e9 de nuit si agr\u00e9ablement que je passai celle -l\u00e0. Le lendemain matin, je voulus \nmettre dix scherifs dans la main de la dame ; mais elle la retira \nbrusquement. \u00ab Je ne suis pas venue vous voir dans un esprit d\u2019int\u00e9r\u00eat, \net vous me faites une injure. Bien lo in de recevoir de l\u2019argent de vous, \nje veux que vous en receviez de moi ; autrement je ne vous reverrai \nplus. \u00bb En m\u00eame temps elle tira dix scherifs de sa bourse et me for\u00e7a \n \n61 Un sch\u00e9rif vaut autant qu\u2019un sequin. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 395 \n \n \n \nde les prendre. \u00ab Attendez-moi dans trois jours, me dit-elle, apr\u00e8s le \ncoucher du soleil. \u00bb A ces mots, elle prit cong\u00e9 de moi ; et je sentis \nqu\u2019en partant elle emporta it mon c\u0153ur avec elle. \n \nAu bout de trois jours, elle ne manqua pas de ve nir, \u00e0 l\u2019heure \nmarqu\u00e9e, et je ne manquai pas de la recevoir avec toute la joie d\u2019un \nhomme qui l\u2019attendait impatiemment. Nous pass\u00e2mes la soir\u00e9e et la \nnuit comme la premi\u00e8re fois ; et le lendemain, en me quittant, elle \npromit de me revenir voir encore dans trois jours ; mais elle ne voulut \npoint partir que je n\u2019eusse re\u00e7u dix nouveaux scherifs. \n \n\u00c9tant revenue pour la troisi\u00e8me fois, et lorsque le vin nous eut \u00e9chauff\u00e9s tous deux, elle me dit : \u00ab Mon cher c\u0153ur, que pensez-vous \nde moi ? Ne suis-je pas belle et amusante ? \u2014 Madame, lui r\u00e9pondis-\nje, cette question, ce me semble, es t assez inutile : toutes les marques \nd\u2019amour que je vous donne doive nt vous persuade r que je vous \naime.Je suis charm\u00e9 de vous voir et de vous poss\u00e9der ; vous \u00eates ma \nreine, ma sultane ; vous faites tout le bonheur de ma vie. \u2014 Ah ! je \nsuis assur\u00e9e, me dit- elle, que vous cesseriez de tenir ce langage, si \nvous aviez vu une dame de mes amies, qui est plus jeune et plus belle \nque moi ! Elle a l\u2019humeur si enjou \u00e9e qu\u2019elle ferait rire les gens les \nplus m\u00e9lancoliques. Il faut que je vous l\u2019am\u00e8ne ici. Je lui ai parl\u00e9 de vous ; et, sur ce que je lui en ai dit, elle meurt d\u2019envie de vous voir. Elle m\u2019a pri\u00e9e de lui procurer ce plaisir ; mais je n\u2019ai pas os\u00e9 la \nsatisfaire sans vous en avoir parl\u00e9 auparavant. \u2014 Madame, repris-je, \nvous ferez ce qu\u2019il vous plaira ; ma is, quelque chose que vous me \npuissiez dire de votre amie, je d\u00e9fie tous ses attraits de vous ravir mon \nc\u0153ur, qui est si fortement attach\u00e9 \u00e0 vous, que rien n\u2019est capable de l\u2019en d\u00e9tacher. \u2014 Prenez bien garde, r\u00e9pliqua-t-elle ; je vous avertis \nque je vais mettre votre amour \u00e0 une \u00e9trange \u00e9preuve. \u00bb \n \nNous en demeur\u00e2mes l\u00e0, et le le ndemain, en me quittant, au lieu de \ndix scherifs, elle m\u2019en donna quin ze, que je fus oblig\u00e9 d\u2019accepter. \n\u00ab Souvenez-vous, me dit-elle, que vo us aurez dans deux jours une \nnouvelle h\u00f4tesse, songez \u00e0 la bien r ecevoir ; nous viendrons \u00e0 l\u2019heure \naccoutum\u00e9e, apr\u00e8s le leve r du soleil. \u00bb Je fis orner la salle et pr\u00e9parer \nune belle collation pour le jour o\u00f9 elles devaient venir. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 396 \n \n \n \n \nJ\u2019attendis les deux dames av ec impatience, et elle s arriv\u00e8rent enfin, \u00e0 \nl\u2019entr\u00e9e de la nuit. Elles se d\u00e9voil\u00e8rent l\u2019une et l\u2019autre, et si j\u2019avais \u00e9t\u00e9 \nsurpris de la beaut\u00e9 de la premi\u00e8re j\u2019eus sujet de l\u2019\u00eatre bien davantage \nlorsque je vis son amie. Elle ava it des traits r\u00e9guliers, un visage \nparfait, un teint vif, et des yeux si brillants, que j\u2019en pouvais \u00e0 peine soutenir l\u2019\u00e9clat. Je la remerciai de l\u2019honneur qu\u2019elle me faisait, et la \nsuppliai de m\u2019excuser si je ne la re cevais pas comme e lle le m\u00e9ritait. \n\u00ab Laissons l\u00e0 les compliments, me dit-elle ; ce serait \u00e0 moi de vous en \nfaire sur ce que vous avez permis que mon amie m\u2019amen\u00e2t ici ; mais, \npuisque vous voulez bien me souffrir, quittons les c\u00e9r\u00e9monies et ne \nsongeons qu\u2019\u00e0 nous r\u00e9jouir. \u00bb \n \nComme j\u2019avais donn\u00e9 ordre qu\u2019on nous serv\u00eet la collation d\u00e8s que les dames seraient arriv\u00e9es, nous nous m\u00ee mes bient\u00f4t \u00e0 table. J\u2019\u00e9tais vis-\u00e0-\nvis de la nouvelle venue, qui ne cessait de me rega rder en souriant. Je \nne pus r\u00e9sister \u00e0 ses re gards vainqueurs, et elle se rendit ma\u00eetresse de \nmon c\u0153ur, sans que je pusse m\u2019en d\u00e9fendre. Mais elle prit aussi de \nl\u2019amour en m\u2019en inspirant ; et, loin de se contraindre, elle me dit des \nchoses assez vives. \n \nL\u2019autre dame, qui nous observait, n\u2019 en fit d\u2019abord que rire. \u00ab Je vous \nl\u2019avais bien dit, s\u2019\u00e9cria-t-elle en m\u2019adressant la parole, que vous \ntrouveriez mon amie charmante ; et je m\u2019aper\u00e7ois que vous avez d\u00e9j\u00e0 \nviol\u00e9 le serment que vous m\u2019avez fa it, de m\u2019\u00eatre fid\u00e8le. \u2014 Madame, \nlui r\u00e9pondis-je en riant aussi comme elle, vous auriez sujet de vous \nplaindre de moi si je manquais de civilit\u00e9 pour une dame que vous \nm\u2019avez amen\u00e9e et que vous ch\u00e9ri ssez ; vous pourriez me reprocher \nl\u2019une et l\u2019autre de ne savoir pas faire les honneurs de ma maison. \u00bb \n \nNous continu\u00e2mes de boire ; ma is, \u00e0 mesure que le vin nous \n\u00e9chauffait, la nouvelle dame et mo i nous nous agacions avec si peu de \nretenue, que son amie en con\u00e7ut une jalousie violente, dont elle nous \ndonna bient\u00f4t une marque bien funeste. Elle se leva et sortit, en nous \ndisant qu\u2019elle allait revenir ; mais, peu de moments apr\u00e8s, la dame qui \n\u00e9tait rest\u00e9e avec moi changea de visage ; il lui prit de grandes \nconvulsions, et enfin elle rendit l\u2019\u00e2me entre mes bras, tandis que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 397 \n \n \n \nj\u2019appelais du monde pour m\u2019aider \u00e0 la secourir. Je sors aussit\u00f4t, je \ndemande l\u2019autre dame : mes gens me dirent qu\u2019elle avait ouvert la \nporte de la rue, et qu\u2019elle s\u2019en \u00e9ta it all\u00e9e. Je soup\u00e7onnai alors, et rien \nn\u2019\u00e9tait plus v\u00e9ritable, que c\u2019\u00e9tait e lle qui avait caus\u00e9 la mort de son \namie. Effectivement, elle avait eu l\u2019 adresse et la malice de mettre d\u2019un \npoison tr\u00e8s violent dans la derni\u00e8re tasse qu\u2019elle lui avait pr\u00e9sent\u00e9e \nelle-m\u00eame. \n \nJe fus vivement afflig\u00e9 de cet acci dent. \u00ab Que ferais-je ? dis-je alors \nen moi-m\u00eame. Que vais-je devenir ? \u00bb Comme je crus qu\u2019il n\u2019y avait \npas de temps \u00e0 perdre, je fis lever par mes gens, \u00e0 la clart\u00e9 de la lune \net sans bruit, une des grandes pi\u00e8ces de marbre dont la cour de ma maison \u00e9tait pav\u00e9e, et fis creuse r, en diligence, une fosse o\u00f9 ils \nenterr\u00e8rent le corps de la jeune dame. Apr\u00e8s qu\u2019on eut remis la pi\u00e8ce \nde marbre, je pris un habit de voyage, avec tout ce que j\u2019avais \nd\u2019argent, et je fermai tout, jusqu\u2019 \u00e0 la porte de ma maison, que je \nscellai et cachetai de mon sceau. J\u2019allai trouver le marchand joaillier \nqui en \u00e9tait le propri\u00e9taire ; je lui pa yai ce que je lui devais de loyer, \navec une ann\u00e9e d\u2019avance ; et, lui donnant la clef, je le priai de me la \ngarder. \u00ab Une affaire pressante, lu i dis-je, m\u2019oblige \u00e0 m\u2019absenter pour \nquelque temps ; il faut que j\u2019aille trouver mes oncles, au Caire. \u00bb \nEnfin, je pris cong\u00e9 de lui ; et, dans le moment, je montai \u00e0 cheval et \npartis avec mes gens qui m\u2019attendaient. \n \n Mon voyage fut heureux : j\u2019arrivai au Caire, sans avoir fait aucune \nmauvaise rencontre. J\u2019y tr ouvai mes oncles, qui fu rent fort \u00e9tonn\u00e9s de \nme voir. Je leur dis, pour excu se, que je m\u2019\u00e9tai s ennuy\u00e9 de les \nattendre, et que l\u2019inqui\u00e9tude de ne recevoir d\u2019eu x aucune nouvelle \nm\u2019avait fait entreprendre ce voyage. Il s me re\u00e7urent fort bien et \npromirent de faire en sorte que m on p\u00e8re ne me s\u00fbt pas mauvais gr\u00e9 \nd\u2019avoir quitt\u00e9 Damas sans sa permission. Je logeai avec eux dans le \nm\u00eame khan, et vis tout ce qu\u2019il y avait de beau \u00e0 voir au Caire. \n \nComme ils avaient achev\u00e9 de vendre leurs marchandises, ils parlaient \nde s\u2019en retourner \u00e0 Moussoul, et ils commen\u00e7aient d\u00e9j\u00e0 \u00e0 faire les \npr\u00e9paratifs de leur d\u00e9part ; mais, n\u2019ayant pas vu tout ce que j\u2019avais \nenvie de voir en \u00c9gypte, je quittai me s oncles et allai me loger dans un Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 398 \n \n \n \nquartier fort \u00e9loign\u00e9 de leur khan, et je ne parus point qu\u2019ils ne fussent \npartis. Ils me cherch\u00e8rent longtemps par toute la ville ; mais, ne me \ntrouvant point, ils jug\u00e8rent que le remords d\u2019\u00eatre venu en \u00c9gypte \ncontre la volont\u00e9 de mon p\u00e8re m\u2019 avait oblig\u00e9 de retourner \u00e0 Damas \nsans leur en rien dire, et ils pa rtirent, dans l\u2019esp\u00e9rance de m\u2019y \nrencontrer et de me prendre en passant. \n \nJe restai donc au Caire apr\u00e8s leur d\u00e9part, et j\u2019y demeurai trois ans, \npour satisfaire pleinement la curios it\u00e9 que j\u2019avais de voir toutes les \nmerveilles de l\u2019\u00c9gypte. Pendant ce temps-l\u00e0, j\u2019eus soin d\u2019envoyer de \nl\u2019argent au marchand joaillier, en lui mandant de me conserver sa \nmaison ; car j\u2019avais dessein de ret ourner \u00e0 Damas et de m\u2019y arr\u00eater \nencore quelques ann\u00e9es. Il ne m\u2019arri va point d\u2019aventure, au Caire, qui \nm\u00e9rite de vous \u00eatre racont\u00e9e ; mais vous allez sans doute \u00eatre fort \nsurpris de celle que j\u2019\u00e9prouvai quand je fus de retour \u00e0 Damas. \n \nEn arrivant en cette ville, j\u2019allai descendre chez le marchand joaillier, \nqui me re\u00e7ut avec joie et qui voul ut m\u2019accompagner lui-m\u00eame jusque \ndans ma maison, pour me faire voir que personne n\u2019y \u00e9tait entr\u00e9 pendant mon absence. En effet, le sceau \u00e9tait encore en son entier sur \nla serrure. J\u2019entrai, et trouvai toutes choses dans le m\u00eame \u00e9tat o\u00f9 je les \navais laiss\u00e9es. \n \nEn nettoyant et en balayant la sa lle o\u00f9 j\u2019avais mang\u00e9 avec les dames, \nun de mes gens trouva un collier d\u2019 or, en forme de cha\u00eene, o\u00f9 il y \navait, d\u2019espace en espace , dix perles tr\u00e8s grosse s et tr\u00e8s parfaites ; il \nme l\u2019apporta, et je le reconnus pour celui que j\u2019avais vu au cou de la \njeune dame qui avait \u00e9t\u00e9 empoisonn\u00e9e. Je compris qu\u2019il s\u2019\u00e9tait d\u00e9tach\u00e9 \net qu\u2019il \u00e9tait tomb\u00e9 sans que je m\u2019en fusse aper\u00e7u. Je ne pus le regarder sans verser des larmes, en me souvenant d\u2019une personne si \naimable, et que j\u2019avais vue mourir d\u2019une mani\u00e8re si funeste. Je \nl\u2019enveloppai et le mis pr \u00e9cieusement dans mon sein. \n \nJe passai quelques jours \u00e0 me remettr e de la fatigue de mon voyage ; \napr\u00e8s quoi, je commen\u00e7ai \u00e0 voir les ge ns avec qui j\u2019avais fait autrefois \nconnaissance. Je m\u2019abandonnai \u00e0 toutes sortes de plaisirs, et insensiblement je d\u00e9pensai tout m on argent. Dans cette situation, au Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 399 \n \n \n \nlieu de vendre mes meubles je r\u00e9solu s de me d\u00e9faire du collier ; mais e \nme connaissais si peu en perles, que je m\u2019y pris fort mal, comme vous \nl\u2019allez entendre. \n \nJe me rendis au bezestein, o\u00f9, tirant \u00e0 part un crieur, et lui montrant le \ncollier, je lui dis que je le voulais vendre, et que je le priais de le faire voir aux principaux joailliers. Le crie ur fut surpris de voir ce bijou. \n\u00ab Ah ! la belle chose ! s\u2019\u00e9cria-t-il apr\u00e8s l\u2019avoi r regard\u00e9 longtemps avec \nadmiration. Jamais nos marchands n\u2019ont vu rien de si riche. Je vais \nleur faire un grand plaisir ; et vou s ne devez pas dou ter qu\u2019ils ne le \nmettent \u00e0 un haut prix \u00e0 l\u2019envi l\u2019un de l\u2019autre. \u00bb Il me mena \u00e0 une \nboutique, et il se trouva que c\u2019\u00e9tait celle du propri\u00e9taire de ma maison. \n\u00ab Attendez-moi ici, me dit le crieur, je revi endrai bient\u00f4t vous \napporter la r\u00e9ponse. \u00bb \n \nTandis qu\u2019avec beaucoup de secret il alla de marc hand en marchand \nmontrer le collier, je m\u2019assis pr\u00e8s du joaillier, qui fut bien aise de me \nvoir, et nous commen\u00e7\u00e2mes \u00e0 nous entr etenir de choses indiff\u00e9rentes. \nLe crieur revint ; et, me prenant en particulier, au lieu de me dire \nqu\u2019on estimait le collier pour le mo ins deux mille scherifs, il m\u2019assura \nqu\u2019on n\u2019en voulait donner que cinquante. \u00ab C\u2019est qu\u2019on m\u2019a dit, \najouta-t-il, que les perles \u00e9taient fausses : voyez si vous voulez le \ndonner \u00e0 ce prix-l\u00e0. \u00bb Comme je le crus sur parole, et que j\u2019avais \nbesoin d\u2019argent : \u00ab Allez, lui dis- je ; je m\u2019en rapporte \u00e0 ce que vous \nme dites et \u00e0 ceux qui s\u2019y connaisse nt mieux que moi : livrez-le et \nm\u2019en apportez l\u2019argent tout \u00e0 l\u2019heure. \u00bb \n \nLe crieur m\u2019\u00e9tait venu offrir cinquante scherifs de la part du plus riche \njoaillier du bezestein, qui n\u2019avait fa it cette offre que pour me sonder et \nsavoir si je connaissais bien la vale ur de ce que je mettais en vente. \nAinsi il n\u2019eut pas plus t\u00f4t appris ma r\u00e9ponse, qu\u2019il mena le crieur avec \nlui chez le lieutenant de police, \u00e0 qui, montrant le collier : \u00ab Seigneur, \ndit-il, voil\u00e0 un collier qu\u2019on m\u2019a vol \u00e9 ; et le voleur, d\u00e9guis\u00e9 en \nmarchand, a eu la hardiesse de ve nir l\u2019exposer en vente, et il est \nactuellement dans le bezestein. Il se contente, poursuivit-il, de \ncinquante scherifs pour un joyau qui en vaut deux mille : rien ne \nsaurait mieux prouver que c\u2019est un voleur. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 400 \n \n \n \n \nLe lieutenant de police m\u2019envoya arr\u00ea ter sur-le-champ ; et, lorsque je \nfus devant lui, il me demanda si le collier qu\u2019il tenait \u00e0 la main n\u2019\u00e9tait \npas celui que je venais de mettre en vente au bezestein. Je lui r\u00e9pondis que oui. \u00ab Et est-il vrai, reprit-il, que vous le vouliez livrer pour \ncinquante scherifs ? \u00bb J\u2019en demeurai d\u2019accord. \u00ab Eh bien, dit-il alors \nd\u2019un ton moqueur, qu\u2019on lui donne la bastonnade : il nous dira bient\u00f4t, \navec son bel habit de marchand, qu\u2019 il n\u2019est qu\u2019un franc voleur ; qu\u2019on \nle batte jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il l\u2019avoue. \u00bb La violence des coups de b\u00e2ton me \nfit faire un mensonge : je confessai, contre la v\u00e9rit\u00e9, que j\u2019avais vol\u00e9 \nle collier ; et aussit\u00f4t le lieutenan t de police me fit couper la main. \n \nCela causa un grand bruit da ns le bezestein, et je fus \u00e0 peine de retour \nchez moi, que je vis arriver le prop ri\u00e9taire de la maison. \u00ab Mon fils, \nme dit-il, vous paraissez un jeune ho mme si sage et si bien \u00e9lev\u00e9 ! \ncomment est-il possible que vous ayez commis une action aussi \nindigne que celle dont je viens d\u2019entendre parler ! Vous m\u2019avez \ninstruit vous-m\u00eame de votre bien, et je ne doute pas qu\u2019il ne soit tel \nque vous me l\u2019avez dit. Que ne m\u2019 avez-vous demand\u00e9 de l\u2019argent ? je \nvous en aurais pr\u00eat\u00e9 ; mais, apr\u00e8s ce qui vient d\u2019arriver, je ne puis \nsouffrir que vous logiez plus l ongtemps dans ma maison : prenez \nvotre parti ; allez chercher un autr e logement. \u00bb Je fus extr\u00eamement \nmortifi\u00e9 de ces paroles ; je priai le joaillier, les la rmes aux yeux, de \nme permettre de rester encore tr ois jours dans sa maison ; ce qu\u2019il \nm\u2019accorda. \n \n\u00ab H\u00e9las ! m\u2019\u00e9criai-je, quel malheur et quel affront ! Oserai-je \nretourner \u00e0 Moussoul ? Tout ce que je pourrai dire \u00e0 m on p\u00e8re sera-t-il \ncapable de lui persuader que je suis innocent ? \u00bb \n \nTrois jours apr\u00e8s que ce malheur me fut arriv\u00e9, je vis avec \u00e9tonnement \nentrer chez moi une troupe de gens du lieutenant de police, avec le \npropri\u00e9taire de ma maison et le marchand qui m\u2019avait accus\u00e9 \nfaussement de lui avoir vol\u00e9 le co llier de perles. Je leur demandai ce \nqui les amenait ; mais, au lieu de me r\u00e9pondre, ils me li\u00e8rent et me \ngarrott\u00e8rent en m\u2019accablant d\u2019injure s, en me disant que le collier \nappartenait au gouverneur de Damas, qui l\u2019avait perdu depuis plus de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 401 \n \n \n \ntrois ans, et qu\u2019en m\u00eame temps une de ses filles avait disparu. Jugez \nde l\u2019\u00e9tat o\u00f9 je me trouvai en a pprenant cette nouvelle ! Je pris \nn\u00e9anmoins ma r\u00e9solution. \u00ab Je dirai la v\u00e9rit\u00e9 au gouverneur, disais-je \nen moi-m\u00eame ; ce sera \u00e0 lui \u00e0 me pardonner o\u00f9 \u00e0 me faire mourir. \u00bb \n \nLorsqu\u2019on m\u2019eut conduit devant lui, je remarquai qu\u2019il me regarda \nd\u2019un \u0153il de compassion, et j\u2019en tirai un bon augure. Il me fit d\u00e9lier ; et \npuis, s\u2019adressant au marchand joaillier, mon accusateur, et au propri\u00e9taire de ma maison : \u00ab Est- ce l\u00e0, leur dit-il, l\u2019homme qui a \nexpos\u00e9 en vente le collier de perles ? \u00bb Ils ne lui eurent pas plus t\u00f4t \nr\u00e9pondu que oui, qu\u2019il dit : \u00ab Je suis assur\u00e9 qu\u2019il n\u2019a pas vol\u00e9 le \ncollier, et je suis fort \u00e9tonn\u00e9 qu\u2019on lu i ait fait une si grande injustice. \u00bb \nRassur\u00e9 par ces paroles : \u00ab Seigneur , m\u2019\u00e9criai-je, je vous jure que je \nsuis en effet tr\u00e8s innocent. Je suis persuad\u00e9 m\u00eame que le collier n\u2019a \njamais appartenu \u00e0 mon accusateur, que je n\u2019ai jamais vu, et dont \nl\u2019horrible perfidie est cause qu\u2019on m\u2019a tr ait\u00e9 si indignement. Il est vrai \nque j\u2019ai confess\u00e9 que j\u2019avais fait le vol ; mais j\u2019ai fait cet aveu contre \nma conscience, press\u00e9 par les tourme nts, et pour une raison que je suis \npr\u00eat \u00e0 vous dire, si vous avez la bont\u00e9 de vouloir m\u2019\u00e9couter. \u2014 J\u2019en \nsais d\u00e9j\u00e0 assez, r\u00e9pliqua le gouverneur, pour vous rendre tout \u00e0 l\u2019heure \nune partie de la justice qui vous es t due.Qu\u2019on \u00f4te d\u2019ici, continua-t-il, \nle faux accusateur, et qu\u2019il souffr e le m\u00eame supplice qu\u2019il a fait \nsouffrir \u00e0 ce jeune homme, dont l\u2019innocence m\u2019est connue. \u00bb \n \nOn ex\u00e9cuta sur-le-champ l\u2019ordre du gouverneur. Le marchand joaillier \nfut amen\u00e9 et puni comme il le m\u00e9r itait. Apr\u00e8s cela, le gouverneur, \nayant fait sortir tout le monde, me dit : \u00ab Mon fils, racontez-moi sans \ncrainte de quelle mani\u00e8re ce collier es t tomb\u00e9 entre vos mains, et ne \nme d\u00e9guisez rien. \u00bb Alors je lui d\u00e9couvris tout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9, et \nlui avouai que j\u2019avais mieux aim\u00e9 passer pour un voleur que de \nr\u00e9v\u00e9ler cette tragique aventure. \u00ab Grand Dieu s\u2019\u00e9cria le gouverneur \nd\u00e8s que j\u2019eus achev\u00e9 de parler, vos jugements sont incompr\u00e9hensibles, \net nous devons nous y s oumettre sans murmurer ! Je re\u00e7ois avec une \nsoumission enti\u00e8re le coup dont il vous a plu de me frapper. \u00bb Ensuite, \nm\u2019adressant la parole : \u00ab Mon fils , me dit-il, apr\u00e8s avoir \u00e9cout\u00e9 la \ncause de votre disgr\u00e2ce, dont je suis tr\u00e8s afflig\u00e9, je veux vous faire Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 402 \n \n \n \naussi le r\u00e9cit de la mienne. Appr enez que je suis p\u00e8re de ces deux \ndames dont vous venez de m\u2019entretenir. \n \n\u00ab La premi\u00e8re dame qui a eu l\u2019effronterie de vous aller chercher jusque chez vous \u00e9tait l\u2019a\u00een\u00e9e de tout es mes filles. Je l\u2019avais mari\u00e9e, \nau Caire, \u00e0 un de ses cousins, au f ils de mon fr\u00e8re. Son mari mourut ; \nelle revint chez moi, corrompue pa r mille m\u00e9chancet\u00e9s qu\u2019elle avait \napprises en Egypte. Avant son arriv \u00e9e, sa cadette, qui est morte d\u2019une \nmani\u00e8re si d\u00e9plorable entre vos bras , \u00e9tait fort sage et ne m\u2019avait \njamais donn\u00e9 aucun sujet de me pl aindre de ses m\u0153urs. Son a\u00een\u00e9e fit \navec elle une liaison \u00e9troite, et la rendit insensiblement aussi \nm\u00e9chante qu\u2019elle. Le jour qui suivit la mort de sa cadette, comme je \nne la vis pas en me mettant \u00e0 tabl e, j\u2019en demandai des nouvelles \u00e0 son \na\u00een\u00e9e, qui \u00e9tait revenue au logis ; ma is au lieu de me r\u00e9pondre, elle se \nmit \u00e0 pleurer si am\u00e8rement, que j\u2019en con\u00e7us un pr\u00e9sage funeste. Je la pressai de m\u2019instruire de ce que je voulais savoir. \u00ab Mon p\u00e8re, me \nr\u00e9pondit-elle en sanglotant, je ne pui s vous dire autre chose, sinon que \nma s\u0153ur prit hier son pl us bel habit, son beau collier de perles, sortit, \net n\u2019a point paru depuis. \u00bb Je fis ch ercher ma fille par toute la ville ; \nmais je ne pus rien apprendre de son malheureux destin. Cependant \nl\u2019a\u00een\u00e9e, qui se repentait sans doute de sa fureur jalouse, ne cessa de \ns\u2019affliger et de pleurer la mort de sa s\u0153ur : elle se pr iva m\u00eame de toute \nnourriture et mit fin, pa r l\u00e0, \u00e0 ses d\u00e9plorables jours. Voil\u00e0, continua le \ngouverneur, quelle est la conditi on des hommes ; tels sont les \nmalheurs auxquels ils s ont expos\u00e9s !Mais, mon fils, ajouta-t-il, comme \nnous sommes tous deux \u00e9galement info rtun\u00e9s, unissons nos d\u00e9plaisirs, \nne nous abandonnons point l\u2019un l\u2019autr e. Je vous donne en mariage une \ntroisi\u00e8me fille que j\u2019ai : elle est pl us jeune que ses s\u0153 urs et ne leur \nressemble nullement par sa conduite . Elle a m\u00eame plus de beaut\u00e9 \nqu\u2019elles n\u2019en ont eu ; et je puis vous assurer qu\u2019elle est d\u2019une humeur \npropre \u00e0 vous rendre heur eux. Vous n\u2019aurez pas d\u2019autre maison que la \nmienne, et, apr\u00e8s ma mort, vous serez, vous et elle, mes seuls h\u00e9ritiers. \n \n\u2014 Seigneur, lui dis-je, je suis confus de toutes vos bont\u00e9s, et je ne \npourrai jamais vous en marquer assez de rec onnaissance. \u2014 Brisons \nl\u00e0, interrompit-il, ne consumons pas le temps en vains discours. \u00bb En Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 403 \n \n \n \ndisant cela, il fit appeler des t\u00e9moin s ; ensuite j\u2019\u00e9pousai sa fille sans \nc\u00e9r\u00e9monie. \n \nIl ne se contenta pas d\u2019avoir fait punir le marchand joaillier qui \nm\u2019avait faussement accus\u00e9 ; il f it confisquer \u00e0 mon profit tous ses \nbiens, qui sont tr\u00e8s consid\u00e9rable s. Enfin, depuis que vous venez chez \nle gouverneur, vous avez pu voir en quelle consid\u00e9ration je suis aupr\u00e8s \nde lui. Je vous dirai de plus qu\u2019un homme e nvoy\u00e9 par mes oncles en \n\u00c9gypte expr\u00e8s pour m\u2019y chercher, ayant, en passant, d\u00e9couvert que \nj\u2019\u00e9tais en cette ville, me rendit hier une lettre de leur part. Ils me \nmandent la mort de mon p\u00e8re et m\u2019invitent \u00e0 aller recueillir sa \nsuccession \u00e0 Moussoul ; mais, comme l\u2019alliance et l\u2019amiti\u00e9 du \ngouverneur m\u2019attachent \u00e0 lui et ne me permettent pas de m\u2019en \n\u00e9loigner, j\u2019ai renvoy\u00e9 l\u2019expr\u00e8s, av ec une procuration pour me faire \ntenir tout ce qui m\u2019appartient. Ap r\u00e8s ce que vous venez d\u2019entendre, \nj\u2019esp\u00e8re que vous me pardonnerez l\u2019 incivilit\u00e9 que je vous ai faite, \ndurant le cours de ma maladie, en vous pr\u00e9sentant la main gauche au \nlieu de la droite. \n \n\u00ab Voil\u00e0, dit le m\u00e9decin juif au sulta n de Casgar, ce que me raconta le \njeune homme de Moussoul. Je de meurai \u00e0 Damas tant que le \ngouverneur v\u00e9cut ; apr\u00e8s sa mort, comme j\u2019\u00e9tais \u00e0 la fleur de mon \u00e2ge, \nj\u2019eus la curiosit\u00e9 de voya ger. Je parcourus toute la Perse et allai dans \nles Indes ; et enfin je suis venu m\u2019\u00e9tablir dans votre capitale, o\u00f9 j\u2019exerce avec honneur la profession de m\u00e9decin. \u00bb \n \nLe sultan de Casgar trouva cette de rni\u00e8re histoire assez agr\u00e9able. \n\u00ab J\u2019avoue, dit-il au juif, que ce que tu viens de raconter est \nextraordinaire ; mais franchement l\u2019histoire du bossu l\u2019est encore \ndavantage, et bien plus r\u00e9jouissant e ; ainsi n\u2019esp\u00e8re pas que je te \ndonne la vie non plus qu\u2019aux autres ; je vais vous faire pendre tous quatre. \u2014 Attendez, de gr\u00e2ce, Sire, s\u2019 \u00e9cria le tailleur en s\u2019avan\u00e7ant et \nse prosternant aux pieds du sultan : puisque Votre Majest\u00e9 aime les \nhistoires plaisantes, celle que j\u2019ai \u00e0 lui conter ne lui d\u00e9plaira pas. \u2014 Je \nveux bien l\u2019\u00e9couter aussi, lui dit le sultan ; mais ne te flatte pas que je \nte laisse vivre, \u00e0 moins que tu ne me dises quelque aventure plus \ndivertissante que celle du bossu. \u00bb Al ors le tailleur, comme s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 404 \n \n \n \ns\u00fbr de son fait, prit la parole av ec confiance et commen\u00e7a son r\u00e9cit en \nces termes \n \n \n \nHistoire que raconta le Tailleur \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, un bourgeois de cette ville me fit l\u2019honneur, il y a deux jours, de \nm\u2019inviter \u00e0 un festin qu\u2019il donnait hier matin \u00e0 ses amis : je me rendis \nchez lui de tr\u00e8s bonne heure, et j\u2019 y trouvai environ vingt personnes. \n \nNous n\u2019attendions plus que le ma\u00eetre de la maison, qui \u00e9tait sorti pour \nfaire quelque affaire, lorsque nous le v\u00eemes arriver, accompagn\u00e9 d\u2019un \njeune \u00e9tranger tr\u00e8s prop rement habill\u00e9, fort bi en fait, mais boiteux. \nNous nous lev\u00e2mes tous ; et, pour faire honneur au ma\u00eetre du logis, nous pri\u00e2mes le jeune homme de s\u2019a sseoir avec nous sur le sofa. Il \n\u00e9tait pr\u00eat \u00e0 le faire, lorsque, ap ercevant un barbier qui \u00e9tait de notre \ncompagnie, il se retira brusquement en arri\u00e8re et voulut sortir. Le ma\u00eetre de la maison, surpris de son action, l\u2019arr\u00eata. \u00ab O\u00f9 allez-vous ? \nlui dit-il. Je vous am\u00e8ne avec moi pour me faire l\u2019honneur d\u2019\u00eatre d\u2019un \nfestin que je donne \u00e0 mes amis, et \u00e0 peine \u00eates-vous entr\u00e9 que vous \nvoulez sortir. \u2014 Seigneur, r\u00e9pondit le jeune homme, au nom de Dieu, \nje vous supplie de ne pa s me retenir et de perm ettre que je m\u2019en aille. \nJe ne puis voir sans horreur cet abominable barbier que voil\u00e0 : \nquoiqu\u2019il soit n\u00e9 dans un pays o\u00f9 tout le monde est blanc, il ne laisse \npas de ressembler \u00e0 un \u00c9thiopien ; ma is il a l\u2019\u00e2me encore plus noire et \nplus horrible que le visage. \u00bb \n \nNous demeur\u00e2mes tous fort surpris de ce discours et nous \ncommen\u00e7\u00e2mes \u00e0 concevoir une tr\u00e8s mauvaise opinion du barbier, sans \nsavoir si le jeune \u00e9trange r avait raison de parler de lui dans ces termes. \nNous protest\u00e2mes m\u00eame que nous ne souffririons pas \u00e0 notre table un Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 405 \n \n \n \nhomme dont on nous faisait un si horri ble portrait. Le ma\u00eetre de la \nmaison pria l\u2019\u00e9tranger de nous apprendr e le sujet qu\u2019il avait de ha\u00efr le \nbarbier. \n \n\u00ab Seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit \nbarbier est cause que je suis boite ux et qu\u2019il m\u2019est arriv\u00e9 la plus \ncruelle affaire qu\u2019on puisse imaginer ; c\u2019est pourquoi j\u2019ai fait serment \nd\u2019abandonner tous les lieux o\u00f9 il serait, et de ne pas demeurer m\u00eame \ndans une ville o\u00f9 il demeurerait : c\u2019est pourquoi je suis sorti de \nBagdad, o\u00f9 je le laissai, et que j\u2019 ai fait un si long voyage pour venir \nm\u2019\u00e9tablir en cette ville, au milieu de la Grande Tartarie, comme en un \nendroit o\u00f9 je me flattais de ne le voir jamais. Cependant, contre mon \nattente, je le trouve ici : cela m\u2019oblige, seigneurs, \u00e0 me priver, malgr\u00e9 \nmoi, de l\u2019honneur de me divertir avec vous. Je veux m\u2019\u00e9loigner de \nvotre ville d\u00e8s aujourd\u2019hui, et m\u2019alle r cacher, si je pui s, dans les lieux \no\u00f9 il ne vienne pas s\u2019offrir \u00e0 ma vue. \u00bb \n \nEn achevant ces paroles, il voulut nous quitter ; mais le ma\u00eetre du \nlogis le retint encore, le supplia de demeurer avec nous et de nous \nraconter la cause de l\u2019aversion qu\u2019il avait pour le barbier, qui, pendant \ntout ce temps-l\u00e0, avait les yeux bai ss\u00e9s et gardait le silence. Nous \njoign\u00eemes nos pri\u00e8res \u00e0 celles du ma\u00eetre de la maison, et enfin le jeune homme, c\u00e9dant \u00e0 nos instances, s\u2019a ssit sur le sofa, et, apr\u00e8s avoir \ntourn\u00e9 le dos au barbie r, de peur de le voir, nous raconta ainsi son \nhistoire : \n \nMon p\u00e8re tenait, dans la ville de Bagdad, un ra ng \u00e0 pouvoir aspirer \naux premi\u00e8res charges ; mais il pr\u00e9f \u00e9ra toujours une vie tranquille \u00e0 \ntous les honneurs qu\u2019il pouva it m\u00e9riter. Il n\u2019eut que moi d\u2019enfant ; et, \nquand il mourut, j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 l\u2019espr it form\u00e9 et j\u2019\u00e9tais en \u00e2ge de \ndisposer des grands biens qu\u2019il m\u2019avai t laiss\u00e9s. Je ne les dissipai point \nfollement ; j\u2019en fis un usage qui m\u2019attira l\u2019estime de tout le monde. \n \nJe n\u2019avais point encore eu de pa ssion, et, loin d\u2019\u00eatre sensible \u00e0 \nl\u2019amour, j\u2019avouerai, peut-\u00eatre \u00e0 ma honte, que j\u2019\u00e9vitais avec soin le \ncommerce des femmes. Un jour que j\u2019 \u00e9tais dans une rue, je vis venir \ndevant moi une grande troupe de dames ; pour ne pas les rencontrer, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 406 \n \n \n \nj\u2019entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvais, et je \nm\u2019assis sur un banc, pr\u00e8s d\u2019une por te. J\u2019\u00e9tais vis-\u00e0-vis d\u2019une fen\u00eatre \no\u00f9 il y avait un vase de tr\u00e8s belles fl eurs, et j\u2019avais les yeux attach\u00e9s \ndessus, lorsque la fen\u00eatre s\u2019ouvrit je vis para\u00eetre un e jeune dame dont \nla beaut\u00e9 m\u2019\u00e9blouit. Elle jeta d\u2019a bord les yeux sur moi ; et, en arrosant \nle vase de fleurs d\u2019une main plus blanche que l\u2019alb\u00e2tre, elle me \nregarda avec un sourire qui m\u2019inspira autant d\u2019amour pour elle que j\u2019avais eu d\u2019aversion jusque-l\u00e0 pour toutes les femmes. Apr\u00e8s avoir \narros\u00e9 ses fleurs et m\u2019avoir lan c\u00e9 un regard plein de charmes qui \nacheva de me percer le c\u0153ur, elle refe rma sa fen\u00eatre, et me laissa dans \nun trouble et dans un d\u00e9sordre inconcevables. \n \nJ\u2019y serais demeur\u00e9 bien longtemps, si le bruit que j\u2019entendis dans la \nrue ne m\u2019e\u00fbt pas fait retirer en moi- m\u00eame. Je tournai la t\u00eate en me \nlevant, et vis que c\u2019\u00e9tait le prem ier cadi de la ville, mont\u00e9 sur une \nmule et accompagn\u00e9 de cinq ou six de ses gens : il mit pied \u00e0 terre \u00e0 la \nporte de la maison dont la jeune fe mme avait ouvert une fen\u00eatre ; il y \nentra, ce qui me fit juger qu\u2019il \u00e9tait son p\u00e8re. \n \nJe revins chez moi, dans un \u00e9tat bien diff\u00e9rent de celui o\u00f9 j\u2019\u00e9tais \nlorsque j\u2019en \u00e9tais sorti : agit\u00e9 d\u2019une passion d\u2019autant plus violente que \nje n\u2019en avais jamais senti l\u2019atteinte , je me mis au lit avec une grosse \nfi\u00e8vre, qui r\u00e9pandit une grande affliction dans ma maison. Mes \nparents, qui m\u2019aimaient, alarm\u00e9 s d\u2019une maladie si prompte, \naccoururent en diligence et m\u2019import un\u00e8rent fort pour en apprendre la \ncause, que je me gardais bien de le ur dire. Mon silence leur causa une \ninqui\u00e9tude que les m\u00e9decins ne purent dissiper, parce qu\u2019ils ne \nconnaissaient rien \u00e0 mon mal, qui ne fit qu\u2019augmenter par leurs \nrem\u00e8des, au lieu de diminuer. \n \nMes parents commen\u00e7aient \u00e0 d\u00e9sesp\u00e9rer de ma vie, lorsqu\u2019une vieille \ndame de leur connaissance, inform\u00e9e de ma maladie, arriva. Elle me \nconsid\u00e9ra avec beaucoup d\u2019attention ; et, apr\u00e8s m\u2019avoir examin\u00e9, elle \nconnut, je ne sais par que l hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit \nen particulier, les pria de la lai sser seule avec moi et de faire retirer \ntous mes gens. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 407 \n \n \n \nTout le monde \u00e9tant sorti de la cham bre, elle s\u2019assit au chevet de mon \nlit : \u00ab Mon fils, me dit-elle, vous vo us \u00eates obstin\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent \u00e0 \ncacher la cause de votre mal ; mais je n\u2019ai pas besoin que vous me la \nd\u00e9clariez : j\u2019ai assez d\u2019exp\u00e9rience pour p\u00e9n\u00e9trer ce secret, et vous ne \nme d\u00e9savouerez pas quand je vous aurai dit que c\u2019est l\u2019amour qui vous \nrend malade. Je puis vous procurer votre gu\u00e9rison, pourvu que vous \nme fassiez conna\u00eetre qui est l\u2019heureuse dame qui a su toucher un c\u0153ur \naussi insensible que le v\u00f4tre ; car vous avez la r\u00e9putation de ne pas \naimer. les dames, et je n\u2019ai pas \u00e9t\u00e9 la derni\u00e8re \u00e0 m\u2019en apercevoir ; \nmais enfin ce que j\u2019avais pr\u00e9vu est a rriv\u00e9, et je suis ravie de trouver \nl\u2019occasion d\u2019employer mes talents a vous tirer de peine. \u00bb \n \nLa vieille dame, m\u2019ayant tenu ce disc ours, s\u2019arr\u00eata pour entendre ma \nr\u00e9ponse ; mais, quoiqu\u2019il e\u00fbt fait sur moi beaucoup d\u2019impression, je \nn\u2019osais d\u00e9couvrir le fond de mon c\u0153 ur. Je me tournai seulement du \nc\u00f4t\u00e9 de la dame et poussai un profond soupir, sans rien lui dire. \u00ab Est-\nce la honte, reprit-elle, qui vous em p\u00eache de me parler, ou si c\u2019est \nmanque de confiance en moi ? Doutez-vous de l\u2019effet de ma \npromesse ? Je pourrais vous citer une infinit\u00e9 de jeunes gens de votre \nconnaissance qui ont \u00e9t\u00e9 dans la m\u00eame peine que vous, et que j\u2019ai \nsoulag\u00e9s. \u00bb \n \nEnfin, la bonne dame me dit tant d\u2019autres choses encore, que je \nrompis le silence ; je lui d\u00e9clarai mon mal ; je lui appris l\u2019endroit o\u00f9 \nj\u2019avais vu l\u2019objet qui le causait, et lui expliquai toutes les \ncirconstances de mon aventure. \u00ab Si vous r\u00e9ussissez, lui dis-je, et que \nvous me procuriez le bonheur de voi r cette beaut\u00e9 ch armante et de \nl\u2019entretenir de la passion dont je br\u00fble pour elle, vous pouvez compter \nsur ma reconnaissance. \u2014 Mon fils , me r\u00e9pondit la vieille dame, je \nconnais la personne dont vous me parlez ; elle est, comme vous l\u2019avez \nfort bien jug\u00e9, fille du premier cadi de cette ville. Je ne suis point \n\u00e9tonn\u00e9e que vous l\u2019aimiez : c\u2019est la pl us belle et la plus aimable dame \nde Bagdad ; mais, ce qui me chagrine , c\u2019est qu\u2019elle est tr\u00e8s fi\u00e8re et \nd\u2019un tr\u00e8s difficile acc\u00e8s. Vous sav ez combien nos gens de justice sont \nexacts \u00e0 faire observer les dures lo is qui retiennent les femmes dans \nune contrainte si g\u00eanante ; ils le sont encore davantage \u00e0 les observer eux-m\u00eames dans leurs familles, et le cadi que vous avez vu est, lui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 408 \n \n \n \nseul, plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils ne \nfont que pr\u00eacher \u00e0 leurs filles que c\u2019est un grand crime de se montrer \naux hommes, elles en sont si fo rtement pr\u00e9venues pour la plupart, \nqu\u2019elles n\u2019ont des yeux dans les rues que pour se conduire, lorsque la \nn\u00e9cessit\u00e9 les oblige \u00e0 sortir. Je ne dis pas absolument que la fille du \npremier cadi soit de cette humeur ; mais cela n\u2019emp\u00eache pas que je ne \ncraigne de trouver d\u2019aussi grands ob stacles \u00e0 vaincre de son c\u00f4t\u00e9 que \nde celui du p\u00e8re. Pl\u00fbt \u00e0 Dieu que vous aimassiez quelque autre dame ! \nje n\u2019aurais pas tant de difficult\u00e9s \u00e0 surmonter que j\u2019en pr\u00e9vois. J\u2019y \nemploierai n\u00e9anmoins tout mon savoir-faire ; mais il faudra du temps \npour y r\u00e9ussir. Cependant ne laiss ez pas de prendre courage, et ayez \nde la confianc e en moi. \u00bb \n \nLa vieille me quitta ; et comme je me repr\u00e9sentai vivement tous les \nobstacles dont elle venait de me parl er, la crainte que j\u2019eus qu\u2019elle ne \nr\u00e9uss\u00eet pas dans son entreprise au gmenta mon mal. Elle revint le \nlendemain, et je lus sur son visage qu\u2019elle n\u2019avait rien de favorable \u00e0 \nm\u2019annoncer. En effet, elle me dit : \u00ab Mon fils, je ne m\u2019\u00e9tais pas \ntromp\u00e9e ; j\u2019ai \u00e0 surmonter autre c hose que la vigilance d\u2019un p\u00e8re : \nvous aimez un objet insensible qui se pla\u00eet \u00e0 faire br\u00fbler d\u2019amour pour \nelle tous ceux qui s\u2019en laissent ch armer ; elle ne ve ut pas leur donner \nle moindre soulagement. Elle m\u2019a \u00e9c out\u00e9e avec plaisir, tant que je ne \nlui ai parl\u00e9 que du mal qu\u2019elle vous fait souffrir ; mais, d\u00e8s que j\u2019ai seulement ouvert la bouc he pour l\u2019engager \u00e0 vous permettre de la voir \net de l\u2019entretenir, elle m\u2019a dit, en me jetant un regard terrible : \u00ab Vous \n\u00eates bien hardie de me faire cette proposition ; je vous d\u00e9fends de me \nrevoir jamais, si vous voulez me tenir de pareils discours. \u00bb \n \n\u00ab Que cela ne vous afflige pas, pour suivit la vieille, je ne suis pas \nais\u00e9e \u00e0 rebuter ; et pourvu que la patience ne vous manque pas, \nj\u2019esp\u00e8re que je viendrai \u00e0 bout de mon dessein. \u00bb \n \nPour abr\u00e9ger ma narration, dit le jeune homme, je vous dirai que cette \nbonne messag\u00e8re fit encore inutileme nt plusieurs tentatives en ma \nfaveur aupr\u00e8s de la fi\u00e8re ennemie de mon repos. Le chagrin que j\u2019en \neus irrita mon mal \u00e0 un point, que les m\u00e9decins m\u2019abandonn\u00e8rent Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 409 \n \n \n \nabsolument. J\u2019\u00e9tais donc regard\u00e9 comme un homme qui n\u2019attendait \nque la mort, lorsque la vie ille vint me donner la vie. \n \nAfin que personne ne l\u2019entend\u00eet, elle me dit \u00e0 l\u2019oreille : \u00ab Songez au \npr\u00e9sent que vous avez \u00e0 me faire pour la bonne nouvelle que je vous \napporte. \u00bb Ces paroles produisirent un effet merveilleux : je me levai \nsur mon s\u00e9ant et lui r\u00e9pondis avec tr ansport : \u00ab Le pr\u00e9sent ne vous \nmanquera pas. Qu\u2019avez-vous \u00e0 me dire ? \u2014 Mon cher Seigneur, \nreprit-elle, vous n\u2019en mourrez pas, et j\u2019aurai bient\u00f4t le plaisir de vous \nvoir en parfaite sant\u00e9 et fort content de moi. Hier, lundi, j\u2019allai chez la dame que vous aimez, et je la trouvai en bonne humeur ; je pris \nd\u2019abord un visage triste, je poussa i de profonds soupirs en abondance \net laissai couler quelques larmes . \u00ab Ma bonne m\u00e8re, me dit-elle, \nqu\u2019avez-vous ? Pourquoi paraissez-vous si afflig\u00e9e ? \u2014 H\u00e9las ma \nch\u00e8re et honorable dame , lui r\u00e9pondis-je, je vien s de chez le jeune \nseigneur de qui je vous parlais l\u2019autr e jour ; c\u2019en est fait, il va perdre \nla vie pour l\u2019amour de vous : c\u2019est un grand dommage, je vous assure, et il y a bien de la cruaut\u00e9 de votre part.\u2014 Je ne sais, r\u00e9pliqua-t-elle, \npourquoi vous voulez que je sois cause de sa mort. Comment puis-je y \navoir contribu\u00e9 ? \u2014 Comment ? lui re partis-je. Eh ! ne vous disais-je \npas, l\u2019autre jour, qu\u2019il \u00e9tait assis devant votre fen\u00eatre lorsque vous l\u2019ouvr\u00eetes pour arroser vot re vase de fleurs ? Il vit ce prodige de \nbeaut\u00e9, ces charmes que vot re miroir vous repr\u00e9sente tous les jours ; \ndepuis ce moment il languit, et son mal s\u2019est tellement augment\u00e9, qu\u2019il est enfin r\u00e9duit au pitoyable \u00e9t at que j\u2019ai eu l\u2019honneur de vous \ndire. \n \n\u00ab Vous vous souvenez bien, madame, ajoutai-je, avec quelle rigueur \nvous me trait\u00e2tes derni\u00e8rement, lorsque je voulus vous parler de sa maladie et vous propos er un moyen de le d\u00e9livrer du danger o\u00f9 il \n\u00e9tait : je retournai chez lui apr\u00e8s vous avoir quitt\u00e9e ; et il ne connut \npas plus t\u00f4t, en me voyant, que je ne lui apportais pas une r\u00e9ponse \nfavorable, que son mal redoubla. De puis ce temps-l\u00e0, madame, il est \npr\u00eat \u00e0 perdre la vie, et je ne sa is si vous pourriez la lui sauver, quand \nvous auriez piti\u00e9 de lui. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 410 \n \n \n \n\u00ab Voil\u00e0 ce que je lui dis, ajouta la vieille. La crainte de votre mort \nl\u2019\u00e9branla, et je vis son visage ch anger de couleur. \u00ab Ce que vous me \nracontez, dit-elle, est-il bien vrai, et n\u2019est-il effectivement malade que pour l\u2019amour de moi ? \u2014 Ah ! mada me, repartis-je, cela n\u2019est que \ntrop v\u00e9ritable. Pl\u00fbt \u00e0 Dieu que ce la f\u00fbt faux !\u2014 Et croyez-vous, reprit-\nelle, que l\u2019esp\u00e9rance de me voir et de me parler p\u00fbt contribuer \u00e0 le tirer du p\u00e9ril o\u00f9 il est ? \u2014 Peut-\u00eatre bien, lui dis-je ; et si vous me l\u2019ordonnez, j\u2019essayerai ce rem\u00e8de. \u2014 Eh bien, r\u00e9pliqua-t-elle en \nsoupirant, faites-lui donc esp\u00e9rer qu\u2019il me verra ; mais il ne faut pas \nqu\u2019il s\u2019attende \u00e0 d\u2019autres faveurs, \u00e0 moins qu\u2019il n\u2019aspire \u00e0 m\u2019\u00e9pouser, \net que mon p\u00e8re ne consente \u00e0 not re mariage. \u2014 Madame ! m\u2019\u00e9criai-\nje, vous avez bien de la bont\u00e9 : je vais trouver ce jeune seigneur et lui annoncer qu\u2019il aura le plaisir de vous entretenir. \u2014 Je ne vois pas un \ntemps plus commode \u00e0 lui faire cette gr\u00e2ce, dit-elle, que vendredi \nprochain, pendant que l\u2019on fera la pri\u00e8re de midi. Qu\u2019il observe quand \nmon p\u00e8re sera sorti pour y aller, et qu\u2019il vienne aussit\u00f4t se pr\u00e9senter \ndevant la maison, s\u2019il se porte assez bien pour cel a. Je le verrai arriver \npar ma fen\u00eatre, et je descendrai pour lui ouvrir. Nous nous \nentretiendrons durant le temps de la pri\u00e8re et il se retirera avant le \nretour de mon p\u00e8re. \u00bb \n \n\u00ab Nous sommes au mardi, continua la vieille : vous pouvez, jusqu\u2019\u00e0 \nvendredi, reprendre vos forces et vous disposer \u00e0 cette entrevue. \u00bb A \nmesure que la bonne dame parlait, je sentais diminuer mon mal, ou \nplut\u00f4t je me trouvais gu\u00e9ri \u00e0 la fin de son discours. \n \n\u00ab Prenez, lui dis-je, en lui donnant ma bourse, qui \u00e9tait toute pleine : \nc\u2019est \u00e0 vous seule que je dois ma gu\u00e9 rison ; je tiens cet argent mieux \nemploy\u00e9 que celui que j\u2019ai donn\u00e9 aux m\u00e9decins, qui n\u2019ont fait que me tourmenter pendant ma maladie. \u00bb \n \nLa dame m\u2019ayant quitt\u00e9, je me sen tis assez de force pour me lever. \nMes parents, ravis de me voir en si bon \u00e9tat, me firent des \ncompliments et se retir\u00e8rent chez eux. \n \nLe vendredi matin, la vieille arriva , dans le temps que je commen\u00e7ais \n\u00e0 m\u2019habiller et que je choisissais l\u2019habit le plus propre de ma garde-Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 411 \n \n \n \n robe. \u00ab Je ne vous- demande pas, me dit-elle, comment vous vous \nportez : l\u2019occupation o\u00f9 je vous voi s me fait assez conna\u00eetre ce que je \ndois penser l\u00e0-dessus ; mais ne vous baignerez-vous pas avant que \nd\u2019aller chez le premier cadi ? \u2014 Cela consumerait trop de temps, lui \nr\u00e9pondis-je ; je me conten terai de faire venir un barbier et de me faire \nraser la t\u00eate et la barbe. \u00bb Auss it\u00f4t j\u2019ordonnai \u00e0 un de mes esclaves \nd\u2019en chercher un qui f\u00fbt habile dans sa profession et fort exp\u00e9ditif. \n \nL\u2019esclave m\u2019amena ce malheureux ba rbier que vous voyez, qui me \ndit, apr\u00e8s m\u2019avoir salu\u00e9 : \u00ab Seigne ur, il me para\u00eet \u00e0 votre visage que \nvous ne vous portez pas bien. \u00bb Je lui r\u00e9pondis que je sortais d\u2019une \nmaladie. \u00ab Je souhaite, reprit-il, que Dieu vous d\u00e9livre de toutes sortes \nde maux, et que sa gr\u00e2ce vous accomp agne toujours. \u2014 J\u2019esp\u00e8re, lui \nr\u00e9pliquai-je, qu\u2019il exaucera ce souhait, dont je vous suis fort oblig\u00e9. \u2014 \nPuisque vous sortez d\u2019une maladie, dit-il, je prie Dieu qu\u2019il vous \nconserve la sant\u00e9. Dites-moi pr\u00e9s entement de quoi il s\u2019agit ; j\u2019ai \napport\u00e9 mes rasoirs et mes lancette s : souhaitez-vous que je vous rase, \nou que je vous tire du sang ? \u2014 Je vi ens de vous dire, re pris-je, que je \nsors de maladie ; et vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir \nque pour me raser ; d\u00e9 p\u00eachez-vous et ne perdons pas le temps \u00e0 \ndiscourir, car je suis press\u00e9, et l\u2019on m\u2019attend \u00e0 midi pr\u00e9cis\u00e9ment. \u00bb \n \nLe barbier employa beaucoup de te mps \u00e0 d\u00e9plier sa trousse et \u00e0 \npr\u00e9parer ses rasoirs : au lieu de me ttre de l\u2019eau dans son bassin, il tira \nde sa trousse un astrolab e fort propre, sortit de ma chambre et alla au \nmilieu de ma cour, d\u2019un pas grave, prendre la hauteur du soleil. Il \nrevint avec la m\u00eame gravit\u00e9, et, en rentrant : \u00ab Vous serez bien aise, \nseigneur, me dit-il d\u2019apprendre que nous sommes aujourd\u2019hui au \nvendredi, dix-huiti\u00e8me de la lune de safar, de l\u2019an 653 62, depuis la \nretraite de notre grand proph\u00e8te de la Mecque \u00e0 M\u00e9dine, et de l\u2019an \n7320 63 de l\u2019\u00e9poque du gra nd Iskender aux deux cornes ; et que la \n \n62 Cette ann\u00e9e 653 de l\u2019h\u00e9gire, \u00e9poque commune \u00e0 tous les mahom\u00e9tans, r\u00e9pond \n\u00e0 l\u2019an 1255, depuis la naissa nce de J.-C. On peut c onjecturer de l\u00e0 que ces \ncontes ont \u00e9t\u00e9 compos\u00e9s en arabe vers ce temps. \n63 Pour ce qui est de l\u2019an 7320, l\u2019auteur s\u2019est tromp\u00e9 dans cette supposition. L\u2019an \n653 de l\u2019h\u00e9gire et 1255 de J.-C. ne to mbe qu\u2019en l\u2019an 1557 de l\u2019\u00e8re ou \u00e9poque Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 412 \n \n \n \n conjonction de Mars et de Mercure signifie que vous ne pouvez pas \nchoisir un meilleur temps qu\u2019aujourd\u2019 hui, \u00e0 l\u2019heure qu\u2019il est, pour \nvous faire raser. Mais, d\u2019un autre c\u00f4t\u00e9, cette m\u00eame conjonction est \nd\u2019un mauvais pr\u00e9sage pour vous : e lle m\u2019apprend que vous courez en \nce jour un grand danger, non pas v\u00e9rita blement de perdre la vie, mais \nd\u2019une incommodit\u00e9 qui vous durera le reste de vos jours. Vous devez \nm\u2019\u00eatre oblig\u00e9 de l\u2019avis que je vous donne de prendre garde \u00e0 ce \nmalheur ; je serais f\u00e2ch\u00e9 qu\u2019il vous arriv\u00e2t. \u00bb \n \nJugez, seigneurs, du d\u00e9pit que j\u2019eu s d\u2019\u00eatre tomb\u00e9 entre les mains d\u2019un \nbarbier si babillard et si extravag ant ! Quel f\u00e2cheux contre-temps pour \nun amant qui se pr\u00e9parait \u00e0 un rendez- vous ! J\u2019en fus choqu\u00e9. \u00ab Je me \nmets peu en peine, lui dis-je en col\u00e8re, de vos avis et de vos pr\u00e9dictions. Je ne vous ai point appel\u00e9 pour vous consulter sur \nl\u2019astrologie ; vous \u00eates venu ici pour me raser : ainsi rasez-moi, ou vous retirez, que je fasse venir un autre barbier. \u00bb \n \n \u00ab Seigneur, me r\u00e9pondit-il avec un fleg me \u00e0 me faire pe rdre patience, \nquel sujet avez-vous de vous mettre en col\u00e8re ? Savez-vous bien que \ntous les barbiers ne me ressemblent pas, et que vous n\u2019en trouveriez \npas un pareil, quand vous le feriez faire expr\u00e8s ? Vous n\u2019avez \ndemand\u00e9 qu\u2019un barbier, et vous av ez, en ma personne, le meilleur \nbarbier de Bagdad, un m\u00e9 decin exp\u00e9riment\u00e9, un chimiste tr\u00e8s profond, \nun astrologue qui ne se trompe point, un grammairien achev\u00e9, un \nparfait rh\u00e9toricien, un logicien s ubtil, un math\u00e9maticien accompli dans \nla g\u00e9om\u00e9trie, dans l\u2019arithm\u00e9tique, da ns l\u2019astronomie et dans tous les \nraffinements de l\u2019alg\u00e8bre, un historie n qui sait l\u2019histoire de tous les \nroyaumes de l\u2019univers. Outre cela, je poss\u00e8de toutes les parties de la \nphilosophie : j\u2019ai dans ma m\u00e9moire toutes nos lois et toutes nos traditions. Je suis po\u00e8te, architecte : mais que ne suis-je pas ? Il n\u2019y a \nrien de cach\u00e9 pour moi dans la natu re. Feu monsieur votre p\u00e8re, \u00e0 qui \nje rends un tribut de mes larmes tout es les fois que je pense \u00e0 lui, \u00e9tait \nbien persuad\u00e9 de mon m\u00e9rite : il me ch\u00e9rissait, me caressait et ne \ncessait de me citer, dans toutes les compagnies o\u00f9 il se trouvait, \n \ndes S\u00e9leucides, la m\u00eame que celle d\u2019Alexandre le Grand, qui est ici appel\u00e9 \nIskender aux deux cornes, sel on l\u2019expression des Arabes. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 413 \n \n \n \ncomme le premier homme du monde. Je veux par reconnaissance et \npar amiti\u00e9 pour lui m\u2019attacher \u00e0 vous, vous prendre sous ma protection, et vous garantir de tous les malheurs dont les astres pourront vous menacer. \u00bb \n \nA ce discours, malgr\u00e9 ma col\u00e8re, je ne pus m\u2019emp\u00eacher de rire. \n\u00ab Aurez-vous donc bient\u00f4t achev\u00e9, babillard importun ? et voulez-vous commencer \u00e0 me raser ? \n \n\u2014 Seigneur, me r\u00e9pliqua le barbie r, vous me faites une injure en \nm\u2019appelant babillard : tout le monde, au contraire, me donne \nl\u2019honorable titre de silencieux. J\u2019av ais six fr\u00e8res, que vous auriez pu, \navec raison, appeler babillards, et, af in que vous les connaissiez, l\u2019a\u00een\u00e9 \nse nommait Bacbouc, le second Bakbara h, le troisi\u00e8me Bakbac, le \nquatri\u00e8me Alcouz, le cinqui\u00e8me Alnasc har, et le sixi\u00e8me Schacabac. \nC\u2019\u00e9taient des discoureurs importuns ; mais moi, qui suis leur cadet, je \nsuis grave et concis dans mes discours. \u00bb \n \nDe gr\u00e2ce, seigneurs, mettez-vous \u00e0 ma place : quel parti pouvais-je \nprendre en me voyant si cruellement assassin\u00e9 ? \u00ab Donnez-lui trois pi\u00e8ces d\u2019or, dis-je \u00e0 celui de mes escl aves qui faisait la d\u00e9pense de ma \nmaison, qu\u2019il s\u2019en aille et me laisse en repos : je ne veux plus me faire \nraser aujourd\u2019hui. \u2014 Seigneur, me dit alors le barbier, qu\u2019entendez-\nvous, s\u2019il vous pla\u00eet, par ce discours ? Ce n\u2019est pas moi qui suis venu \nvous chercher ; c\u2019est vous qui m\u2019avez fa it venir, et, cela \u00e9tant ainsi, je \njure, foi de musulman, que je ne so rtirai point de chez vous que je ne \nvous aie ras\u00e9. Si vous ne connaissez pas ce que je vaux, ce n\u2019est pas \nma faute. Feu monsieur votre p\u00e8re me rendait plus de justice : toutes \nles fois qu\u2019il m\u2019envoyait qu\u00e9rir pour lui tirer du sang, il me faisait \nasseoir aupr\u00e8s de lui, et alors c\u2019 \u00e9tait un charme d\u2019entendre les belles \nchoses dont je l\u2019entretenais. Je le tenais dans une admiration \ncontinuelle, je l\u2019enlevais, et quand j\u2019avais achev\u00e9 : \u00ab Ah ! s\u2019\u00e9criait-il, \nvous \u00eates une source in\u00e9puisable de science. Personne n\u2019approche de \nla profondeur de votre savoir ! \u2014 Mon cher seigneur , vous me faites \nplus d\u2019honneur que je ne m\u00e9rite, lui r\u00e9pondis-je. Si je dis quelque \nchose de beau, j\u2019en suis redeva ble \u00e0 l\u2019audience favorable que vous \navez la bont\u00e9 de me donner : ce sont vos lib\u00e9ralit\u00e9s qui m\u2019inspir\u00e8rent Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 414 \n \n \n \ntoutes ces pens\u00e9es sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. \u00bb Un \njour qu\u2019il \u00e9tait charm\u00e9 d\u2019un discour s admirable que je venais de lui \nfaire : \u00ab Qu\u2019on lui donne, dit-il, cent pi\u00e8ces d\u2019or, et qu\u2019on le rev\u00eate \nd\u2019une de mes plus riches robes. \u00bb Je re\u00e7us ce pr\u00e9sent sur-le-champ ; \naussit\u00f4t, je tirai son horoscope, et je le trouvai le plus heureux du monde. Je poussai m\u00eame encore plus lo in la reconnaissa nce, car je lui \ntirai du sang avec les ventouses. \u00bb \n \nLe barbier n\u2019en demeura pas l\u00e0 ; il enfila un autre discours, qui dura \nune grosse demi-heure. Fatigu\u00e9 de l\u2019 entendre et chagrin de voir que le \ntemps s\u2019\u00e9coulait sans que j\u2019en fusse pl us avanc\u00e9, je ne savais plus que \nlui dire. \u00ab Non, m\u2019\u00e9criai-je, il n\u2019 est pas possible qu\u2019il y ait au monde \nun autre homme qui se fasse, comme vous, un plaisir de faire enrager \nles gens. \u00bb \n \nJe crus que je r\u00e9ussirais mieux en prenant le barbier par la douceur. \n\u00ab Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez l\u00e0 tous vos discours, et m\u2019exp\u00e9diez promptement une affa ire de la derni\u00e8re importance \nm\u2019appelle hors de chez moi, comme je vous l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit. \u00bb A ces mots \nil se mit \u00e0 rire. \u00ab Ce sera it une chose bien louable, dit-il, si notre esprit \ndemeurait toujours dans la m\u00eame s ituation, si nous \u00e9tions toujours \nsages et prudents : je veux croire n\u00e9anmoins que, si vous vous \u00eates \nmis en col\u00e8re contre moi, c\u2019es t votre maladie qui a caus\u00e9 ce \nchangement dans votre humeur ; c\u2019 est pourquoi vous avez besoin de \nquelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre \nl\u2019exemple de votre p\u00e8re et de votre a\u00efeul : ils venaient me consulter dans toutes leurs affaires, et je puis dire, sans vanit\u00e9, qu\u2019ils se louaient \nfort de mes conseils. Voyez-vous, seigneur, on ne r\u00e9ussit presque jamais dans ce qu\u2019on entreprend, si l\u2019on n\u2019a recours aux avis des personnes \u00e9clair\u00e9es. On ne devient point habile homme, dit le \nproverbe, qu\u2019on ne prenne conseil d\u2019un habile homme. Je vous suis \ntout acquis, et vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 me commander. \n \n\u2014 Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous \nabandonniez tous ces longs discours, qui n\u2019aboutissent \u00e0 rien qu\u2019\u00e0 me rompre la t\u00eate et qu\u2019\u00e0 m\u2019emp\u00eacher de me trouver o\u00f9 j\u2019ai affaire ? Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 415 \n \n \n \nRasez-moi donc, ou retirez-vous. \u00bb En di sant cela, je me levai de \nd\u00e9pit, en frappant du pied contre terre. \n \nQuand il vit que j\u2019\u00e9tais f\u00e2ch\u00e9 tout de bon : \u00ab Seigneur , me dit-il, ne \nvous f\u00e2chez pas ; nous allons commencer. \u00bb Effectivement, il me leva \nla t\u00eate et se mit \u00e0 me raser ; mais il ne m\u2019 e\u00fbt pas donn\u00e9 quatre coups \nde rasoir, qu\u2019il s\u2019arr\u00eata pour me di re : \u00ab Seigneur, vous \u00eates prompt ; \nvous devriez vous abstenir de ces emportements qui ne viennent que du d\u00e9mon. Je m\u00e9rite d\u2019 ailleurs que vous ayez de la consid\u00e9ration pour \nmoi, \u00e0 cause de mon \u00e2ge, de ma sc ience et de mes vertus \u00e9clatantes... \n \n\u2014 Continuez de me raser, lui dis-je en l\u2019interrompant encore, et ne \nparlez plus. \u2014 C\u2019est-\u00e0-dire, reprit-il, que vous avez quelque affaire \nqui vous presse ; je vais parier que je ne me tr ompe pas. \u2014 H\u00e9 ! il y a \ndeux heures, lui repartis-je, que je vous le dis ; vous devriez d\u00e9j\u00e0 \nm\u2019avoir ras\u00e9. \u2014 Mod\u00e9rez votre ardeur, r\u00e9pliqua-t-il ; vous n\u2019avez \npeut-\u00eatre pas bien pens\u00e9 \u00e0 ce que vous allez faire : quand on fait les \nchoses avec pr\u00e9cipitation, on s\u2019en re pent presque touj ours. Je voudrais \nque vous me disiez quelle est cette a ffaire qui vous presse si fort, je \nvous en dirai mon sentiment. Vous avez du temps de reste, puisque \nl\u2019on ne vous attend qu\u2019\u00e0 midi, et qu\u2019il ne sera midi que dans trois heures. Je ne m\u2019arr\u00eate poi nt \u00e0 cela, lui dis-je les gens d\u2019honneur et de \nparole pr\u00e9viennent le temps qu\u2019o n leur a donn\u00e9 ; mais je ne \nm\u2019aper\u00e7ois pas qu\u2019en m\u2019amusant \u00e0 raisonner avec vous, je tombe dans les d\u00e9fauts des barbiers babillard s : achevez vite de me raser. \u00bb \n \nPlus je t\u00e9moignais d\u2019empressement, et moins il en avait \u00e0 m\u2019ob\u00e9ir. Il quitta son rasoir pour prendre son astrolabe, puis, laissant son \nastrolabe, il reprit son rasoir. \n \nLe barbier quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe, et me laissa \u00e0 demi ra s\u00e9, pour aller voir quelle heure il \u00e9tait \npr\u00e9cis\u00e9ment. Il revint. \u00ab Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne me trompais pas ; il y a encore tr ois heures jusqu\u2019\u00e0 midi, j\u2019en suis \nassur\u00e9, ou toutes les r\u00e8gles de l\u2019astr onomie sont fausses. \u2014 Juste ciel ! \nm\u2019\u00e9criai-je, ma patience est \u00e0 bout ; je n\u2019y puis plus tenir. Maudit \nbarbier de malheur, peu s\u2019 en faut que je ne me je tte sur toi, et que je Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 416 \n \n \n \nne t\u2019\u00e9trangle ! \u2014 Doucement, monsie ur, me dit-il d\u2019un air froid, sans \ns\u2019\u00e9mouvoir de mon emportement, vous ne craignez donc pas de retomber malade ? Ne vous emportez pas, vous allez \u00eatre servi dans un moment. \u00bb En disant ces paroles, il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu\u2019il repassa sur le cuir qu\u2019il avait attach\u00e9 \u00e0 \nsa ceinture, et recommen\u00e7a de me ra ser ; mais, en me rasant, il ne put \ns\u2019emp\u00eacher de parler. \u00ab Si vous vouliez, seigneur, me dit-il, m\u2019apprendre quelle est cette affa ire que vous avez \u00e0 midi, je vous \ndonnerais quelque conseil dont vou s pourriez vous trouver bien. \u00bb \nPour le contenter, je lui dis que des amis m\u2019attendaient \u00e0 midi, pour \nme r\u00e9galer et se r\u00e9jouir avec moi du retour de ma sant\u00e9. \n \nQuand le barbier entendit parler de r\u00e9gal : \u00ab Dieu vous b\u00e9nisse, en ce \njour comme en tous les autres ! s\u2019 \u00e9cria-t-il. Vous me faites souvenir \nque j\u2019invitai hier quatre ou cinq amis \u00e0 venir manger aujourd\u2019hui chez moi ; je l\u2019avais oubli\u00e9, et je n\u2019ai encore fait aucun pr\u00e9paratif. Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je ; quoique j\u2019aille manger dehors, \nmon garde-manger ne laisse pas d\u2019\u00eat re toujours bien garni ; je vous \nfais pr\u00e9sent de tout ce qui s\u2019y trouvera : je vous ferai m\u00eame donner du \nvin tant que vous en voudrez, car j\u2019 en ai d\u2019excellent dans ma cave ; \nmais il faut que vous acheviez pr omptement de me raser ; et \nsouvenez-vous qu\u2019au lieu que mon p\u00e8re vous fais ait des pr\u00e9sents pour \nvous entendre parler, je vous en fa is, moi, pour vous faire taire. \u00bb \n \nIl ne se contenta pas de la paro le que je lui donnais. \u00ab Dieu vous \nr\u00e9compensera, s\u2019\u00e9cria-t-il, de la gr\u00e2ce que vous me faites ; mais \nmontrez-moi tout \u00e0 l\u2019heure ces provisions, afin que je voie s\u2019il y aura de quoi bien r\u00e9galer mes amis : je veux qu\u2019ils soient contents de la \nbonne ch\u00e8re que je leur ferai. \u2014 J\u2019ai, lui dis-je, un agneau, six \nchapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entr\u00e9es. \u00bb Je \ndonnai ordre \u00e0 un esclave d\u2019apporter tout cela sur-le-champ, avec \nquatre grandes cruches de vin. \u00ab Voil\u00e0 qui est bi en, reprit le barbier ; \nmais il faudrait des fruits et de quoi assaisonner la viande. \u00bb Je lui fis \nencore donner ce qu\u2019il demandait. Il cessa de me raser, pour examiner \nchaque chose l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre ; et, comme cet examen dura pr\u00e8s \nd\u2019une demi-heure, je pestais, j\u2019enrageais ; mais j\u2019avais beau pester et \nenrager, le bourreau ne s\u2019en pressa it pas davantage. Il reprit pourtant Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 417 \n \n \n \nle rasoir et me rasa quelques moments ; puis, s\u2019 arr\u00eatant tout \u00e0 coup : \n\u00ab Je n\u2019aurais jamais cru, seigne ur, me dit-il, que vous fussiez si \nlib\u00e9ral : je commence \u00e0 conna\u00eetre que feu votre p\u00e8re revit en vous. \nCertes, je ne m\u00e9ritais pas les gr\u00e2ces dont vous me comblez, et je vous \nassure que j\u2019en conserverai une \u00e9ternelle reconnaissance. Car, \nseigneur, afin que vous le sachiez, je n\u2019ai rien que ce qui me vient de la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 des honn\u00eates gens co mme vous : en quoi je ressemble \u00e0 \nZantout, qui frotte le monde au bain ; \u00e0 Sali, qui vend des pois chiches \ngrill\u00e9s, par les rues ; \u00e0 Salouz, qui vend des f\u00e8ves ; \u00e0 Akerscha, qui \nvend des herbes ; \u00e0 Abou- Mekar\u00e8s, qui arrose le s rues pour abattre la \npoussi\u00e8re ; et \u00e0 Cassem, de la garde du calife : tous ces gens-l\u00e0 \nn\u2019engendrent point de m\u00e9lancolie ; ils ne sont ni f\u00e2cheux ni \nquerelleurs ; plus contents de leur so rt que le calife au milieu de toute \nsa cour, ils sont toujours gais, pr\u00eat s \u00e0 chanter et \u00e0 danser, et ils ont \nchacun leur chanson et leur danse particuli\u00e8re, dont ils divertissent \ntoute la ville de Bagdad ; mais ce que j\u2019estime le plus en eux, c\u2019est \nqu\u2019ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave, qui a \nl\u2019honneur de vous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse \nde Zantout, qui frotte le monde au ba in ; regardez-moi, et voyez si je \nsais bien l\u2019imiter. \u00bb \n \nLe barbier chanta la chanson et da nsa la danse de Zantout ; et, quoi \nque je pusse dire pour l\u2019obliger \u00e0 finir ses bouffonneries, il ne cessa \npas qu\u2019il n\u2019e\u00fbt contrefait de m\u00eame tous ceux qu\u2019il avait nomm\u00e9s. Apr\u00e8s cela, s\u2019adressant \u00e0 moi : \u00ab Seigne ur, me dit-il, je vais faire venir \nchez moi tous ces honn\u00eates gens ; si vous m\u2019en croyez, vous serez des \nn\u00f4tres et vous laisserez l\u00e0 vos amis , qui sont peut-\u00eatre de grands \nparleurs, qui ne feront que vous \u00e9tourdir par leurs ennuyeux discours, \net vous feront retomber dans une maladie pire que celle dont vous \nsortez ; au lieu que, chez moi, vous n\u2019aurez que du plaisir. \u00bb \n \nMalgr\u00e9 ma col\u00e8re, je ne pus m\u2019emp\u00ea cher de rire de ses folies. \u00ab Je \nvoudrais, lui dis-je, n\u2019avoir pas a ffaire, j\u2019accepterais la proposition \nque vous me faites ; j\u2019irais de bon c\u0153 ur me r\u00e9jouir avec vous ; mais je \nvous prie de m\u2019en dispenser ; je suis trop engag\u00e9 aujourd\u2019hui ; je serai \nplus libre un autre jour, et nous fe rons cette partie . Achevez de me \nraser, et h\u00e2tez-vous de vous en retourner : vos am is sont d\u00e9j\u00e0 peut-\u00eatre Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 418 \n \n \n \ndans votre maison. \u2014 Seigneur, repr it-il, ne me refusez pas la gr\u00e2ce \nque je vous demande. Venez vous r\u00e9jouir avec la bonne compagnie \nque je dois avoir. Si vous vous \u00e9ti ez trouv\u00e9 une fois avec ces gens-l\u00e0, \nvous en seriez si content, que vous renonceriez, pour eux, \u00e0 vos amis. \n\u2014 Ne parlons plus de cela, lui r\u00e9pondi s-je ; je ne puis \u00eatre de votre \nfestin. \u00bb \n \nJe ne gagnai rien par la douceur. \u00ab Puisque vous ne voulez pas venir \nchez moi, r\u00e9pliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que \nj\u2019aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m\u2019avez donn\u00e9 ; \nmes amis mangeront, si bon leur semble ; je reviendrai aussit\u00f4t. Je ne \nveux pas commettre l\u2019incivilit\u00e9 de vous laisser seul ; vous m\u00e9ritez \nbien que j\u2019aie pour vous cette comp laisance. \u2014 Ciel ! m\u2019\u00e9criai-je \nalors, je ne pourrai donc pas me d\u00e9livrer auj ourd\u2019hui d\u2019un homme si \nf\u00e2cheux ! Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns ! Allez trouve r vos amis : buvez, mangez, \nr\u00e9jouissez-vous, et laissez-moi la lib ert\u00e9 d\u2019aller avec les miens. Je \nveux partir seul, je n\u2019ai pas besoin que personne m\u2019accompagne. \nAussi bien il faut que je vous l\u2019avoue ; le lieu o\u00f9 je vais n\u2019est pas un \nlieu o\u00f9 vous puissiez \u00eatre re\u00e7u ; on n\u2019 y veut que moi. \u2014 Vous vous \nmoquez, seigneur, repartit-il : si vos amis vous ont convi\u00e9 \u00e0 un festin, \nquelle raison peut vous emp\u00eacher de me perm ettre de vous \naccompagner ? Vous leur ferez plaisir, j\u2019en suis s\u00fbr, de leur mener un \nhomme qui a, comme moi, le mot pour rire, et qui sait divertir \nagr\u00e9ablement une compagnie. Quoi que vous me puissiez dire, la chose est r\u00e9solue, je vous accompagnerai malgr\u00e9 vous. \u00bb \n \nCes paroles, seigneurs, me jet\u00e8 rent dans un grand embarras. \n\u00ab Comment me d\u00e9ferai-je de ce ma udit barbier ? disais-je en moi-\nm\u00eame. Si je m\u2019obstine \u00e0 le contredire, nous ne finirons point notre \ncontestation. \u00bb D\u2019ailleurs, j\u2019ente ndais qu\u2019on appelait d\u00e9j\u00e0 pour la \npremi\u00e8re fois \u00e0 la pri\u00e8re du midi, et qu\u2019il \u00e9tait temps de partir ; ainsi je \npris le parti de ne dire mot et de faire semblant de consentir qu\u2019il v\u00eent \navec moi. Alors il acheva de me raser ; et, cela \u00e9tant fait, je lui dis : \n\u00ab Prenez quelques-uns de mes ge ns pour emporter avec vous ces \nprovisions, et revenez, je vous atte nds, je ne partirai pas sans vous. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 419 \n \n \n \nIl sortit enfin, et j\u2019achevai promptement de m\u2019habiller. J\u2019entendis \nappeler \u00e0 la pri\u00e8re pour la derni\u00e8re fois : je me h\u00e2tai de me mettre en \nchemin ; mais le malicie ux barbier, qui avait jug\u00e9 de mon intention, \ns\u2019\u00e9tait content\u00e9 d\u2019aller avec mes gens jusqu\u2019\u00e0 la vue de sa maison, et \nde les voir entrer chez lui. Il s\u2019\u00e9tait cach\u00e9 \u00e0 un coin de la rue, pour m\u2019observer et me suivre. En effet, quand je fus arriv\u00e9 \u00e0 la porte du \ncadi, je me retournai et l\u2019aper\u00e7us \u00e0 l\u2019entr\u00e9e de la rue : j\u2019en eus un \nchagrin mortel. \n \nLa porte du cadi \u00e9tait \u00e0 demi ouverte ; et, en entrant, je vis la vieille \ndame qui m\u2019attendait et qui, apr\u00e8s avoir ferm\u00e9 la por te, me conduisit \u00e0 \nla chambre de la jeune dame dont j\u2019\u00e9tais amoureux ; mais \u00e0 peine \ncommen\u00e7ais-je \u00e0 l\u2019entretenir, que nous entend\u00eemes du bruit dans la \nrue. La jeune dame mit la t\u00eate \u00e0 la fen\u00eatre et vit, au travers de la \njalousie, que c\u2019\u00e9tait le cadi son p\u00e8 re qui revenait de la pri\u00e8re. Je \nregardai aussi en m\u00eame temps, et j\u2019 aper\u00e7us le barbier assis vis-\u00e0-vis, \nau m\u00eame endroit d\u2019o\u00f9 j\u2019avais vu la jeune dame. \n \nJ\u2019eus alors deux sujets de crainte : l\u2019arriv\u00e9e du cadi et la pr\u00e9sence du \nbarbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que \nson p\u00e8re ne montait \u00e0 sa chambre que tr\u00e8s rarement, et que, comme \nelle avait pr\u00e9vu que ce contretemps pourrait arriver, e lle avait song\u00e9 \nau moyen de me faire sortir s\u00fb rement ; mais l\u2019indiscr\u00e9tion du \nmalheureux barbier me causait une grande inqui\u00e9tude ; et vous allez \nvoir que cette inqui\u00e9tude n\u2019 \u00e9tait pas sans fondement. \n \nD\u00e8s que le cadi fut rentr\u00e9 chez lui, il donna lui-m\u00eame la bastonnade \u00e0 \nun esclave qui l\u2019avait m\u00e9rit\u00e9e. L\u2019esclave poussait de grands cris, \nqu\u2019on entendait de la rue. Le barbier crut que c\u2019\u00e9tait moi qui criais et \nqu\u2019on maltraitait. Pr\u00e9venu de cette pens\u00e9e, il fait des cris \n\u00e9pouvantables, d\u00e9chire ses habits, je tte de la poussi\u00e8re sur sa t\u00eate, \nappelle au secours tout le voisinage, qui vient \u00e0 lui aussit\u00f4t. On lui demande ce qu\u2019il a et quel secours on peut lui donne r. \u00ab H\u00e9las ! \ns\u2019\u00e9crie-t-il, on assassine mon ma\u00eetre, mon cher patron ! \u00bb Et, sans rien \ndire davantage, il court jusque chez moi, en criant toujours de m\u00eame, \net revient, suivi de tous mes domestiques, arm\u00e9s de b\u00e2tons. Ils \nfrappent, avec une fureur qui n\u2019est pas concevable, \u00e0 la porte du cadi, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 420 \n \n \n \nqui envoya un esclave pour voir ce que c\u2019\u00e9tait ; mais, l\u2019esclave, tout \neffray\u00e9, retourne vers son ma\u00eetre \u00ab Se igneur, dit-il, plus de dix mille \nhommes veulent entrer chez vous pa r force et commencent \u00e0 enfoncer \nla porte. \u00bb \n \nLe cadi courut aussit\u00f4t lui-m\u00eame ouvr ir la porte et demanda ce qu\u2019on \nlui voulait. Sa pr\u00e9sence v\u00e9n\u00e9rable ne put inspirer du respect \u00e0 mes \ngens qui lui dirent insolemment : \u00ab Maudit cadi, chien de cadi, quel \nsujet avez-vous d\u2019assassiner notre ma\u00eetre ? Que vous a-t-il fait \u2014 \nBonnes gens, leur r\u00e9pondit le cadi, pourquoi aurais-je assassin\u00e9 votre \nma\u00eetre, que je ne connais pas, et qui ne m\u2019a point offens\u00e9 ? Voil\u00e0 ma maison ouverte entrez, voyez, cher chez. \u2014 Vous lui avez donn\u00e9 la \nbastonnade, dit le barbier ; j\u2019ai en tendu ses cris il n\u2019y a qu\u2019un moment. \n\u2014 Mais encore, r\u00e9pliqua le cadi, quelle offense m\u2019a pu faire votre ma\u00eetre pour m\u2019avoir oblig\u00e9 \u00e0 le maltr aiter comme vous le dites ? Est-\nce qu\u2019il est dans ma maison ? Et, s\u2019il y est, comment y est-il entr\u00e9, ou \nqui peut l\u2019y avoir introduit ? \u2014 V ous ne m\u2019en ferez point accroire \navec votre grande barbe, m\u00e9chant cadi, repartit le barbier ; je sais bien \nce que je dis. Votre fille aime notre ma\u00eetre et lui a donn\u00e9 rendez-vous \ndans votre maison pendant la pri\u00e8re de midi : vous en avez sans doute \n\u00e9t\u00e9 averti ; vous \u00eates revenu chez vous, vous l\u2019y avez surpris, et lui avez fait donner la bast onnade par vos esclaves ; mais vous n\u2019aurez \npas fait cette m\u00e9chante action impun\u00e9me nt : le calife en sera inform\u00e9, \net en fera bonne et br\u00e8ve justice. Laissez-le sortir et nous le rendez \ntout \u00e0 l\u2019heure, sinon nous allons entrer et vous l\u2019arracher, \u00e0 votre \nhonte. \u2014 Il n\u2019est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un si grand \u00e9clat : si ce que vous dite s est vrai, vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 entrer et \nle chercher, je vous en donne la permission. \u00bb Le cadi n\u2019eut pas \nachev\u00e9 ces mots, que le barbier et me s gens se jet\u00e8rent dans la maison \ncomme des furieux, et se mi rent \u00e0 me chercher partout. \n \n Comme j\u2019avais entendu tout ce que le barbier avait dit au cadi, je \ncherchai un endroit pour me cacher . Je n\u2019en trouvai point d\u2019autre \nqu\u2019un grand coffre vide, o\u00f9 je me jeta i, et que je fermai sur moi. Le \nbarbier, apr\u00e8s avoir furet\u00e9 partout, ne manqua pas de venir dans la \nchambre o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. Il s\u2019approcha du coffre, l\u2019ouvrit, et, d\u00e8s qu\u2019il \nm\u2019eut aper\u00e7u, le prit, le chargea sur sa t\u00eate et l\u2019emporta ; il descendit Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 421 \n \n \n \nd\u2019un escalier assez haut dans une c our qu\u2019il traversa promptement, et \nenfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu\u2019il me portait, le coffre \nvint \u00e0 s\u2019ouvrir par malheur, et alors, ne pouvant souffrir la honte \nd\u2019\u00eatre expos\u00e9 aux regards et a ux hu\u00e9es de la populace qui nous \nsuivait, je me lan\u00e7ai dans la rue av ec tant de pr\u00e9cipitation, que je me \nblessai \u00e0 la jambe, de mani\u00e8re que je suis demeur\u00e9 boiteux depuis ce \ntemps-l\u00e0. Je ne sentis pas d\u2019abord to ut mon mal et ne laissai pas de me \nrelever, pour me d\u00e9rober \u00e0 la ris \u00e9e du peuple par une prompte fuite. Je \nlui jetai m\u00eame des poign\u00e9es d\u2019or et d\u2019argent, dont ma bourse \u00e9tait pleine ; et, tandis qu\u2019il s\u2019occupait \u00e0 les ramasser, je m\u2019\u00e9chappai en \nenfilant des rues d\u00e9tourn\u00e9es. Mais le maudit barbier, profitant de la \nruse dont je m\u2019\u00e9tais serv i pour me d\u00e9barrasser de la foule, me suivit \nsans me perdre de vue, en me cria nt de toute sa force : \u00ab Arr\u00eatez \nseigneur ; pourquoi courez-vous si v ite ? Si vous saviez combien j\u2019ai \n\u00e9t\u00e9 afflig\u00e9 du mauvais traitement que le cadi vous a fait, \u00e0 vous qui \n\u00eates si g\u00e9n\u00e9reux et \u00e0 qui nous avons tant d\u2019obligations, mes amis et \nmoi ! Ne vous l\u2019avais-je pas bien dit, que vous exposiez votre vie par \nvotre obstination \u00e0 ne vouloir pas que je vous accompagnasse ? Voil\u00e0 \nce qui vous est arriv\u00e9 par votre faute ; et si, de mon c\u00f4t\u00e9, je ne m\u2019\u00e9tais \npas obstin\u00e9 \u00e0 vous suivre, pour voi r o\u00f9 vous alliez, que seriez-vous \ndevenu ? O\u00f9 allez-vous donc, seigneur ? Attendez-moi. \u00bb \n \nC\u2019est ainsi que le malheureux barbier pa rlait tout haut dans la rue. Il \nne se contentait pas d\u2019avoir caus\u00e9 un si grand scandale dans le quartier \ndu cadi, il voulait encore que toute la ville en e\u00fbt connaissance. Dans \nla rage o\u00f9 j\u2019\u00e9tais, j\u2019avais envie de l\u2019attendre pour l\u2019\u00e9trangler ; mais je \nn\u2019aurais fait par l\u00e0 que rendre ma confusion plus \u00e9clatante. Je pris un \nautre parti : comme je m\u2019aper\u00e7us que sa voix me livrait en spectacle \u00e0 \nune infinit\u00e9 de gens qui paraissaie nt aux portes ou aux fen\u00eatres, ou qui \ns\u2019arr\u00eataient dans les rues pour me regarder, j\u2019en trai dans un khan dont \nle concierge m\u2019\u00e9tait connu. Je le trouvai \u00e0 la porte, o\u00f9 le bruit l\u2019avait \nattir\u00e9. \u00ab Au nom de Dieu, lui dis- je, faites-moi la gr\u00e2ce d\u2019emp\u00eacher \nque ce furieux n\u2019entre ici apr\u00e8s moi. \u00bb Il me le promit et me tint \nparole ; mais ce ne fut pas sans peine : car l\u2019obstin\u00e9 barbier voulait entrer malgr\u00e9 lui, et ne se retira qu\u2019apr\u00e8s lui avoir dit mille injures ; et, \njusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il f\u00fbt rentr\u00e9 dans sa maison, il ne cessa d\u2019exag\u00e9rer \u00e0 tous ceux qu\u2019il rencontrait le grand serv ice qu\u2019il pr\u00e9tendait m\u2019avoir rendu. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 422 \n \n \n \n \nVoil\u00e0 comme je me d\u00e9liv rai d\u2019un homme si fatig ant. Apr\u00e8s cela, le \nconcierge nie pria de lui appr endre mon aventure. Je la lui \nracontai.Ensuite, je le priai \u00e0 mon tour de me pr\u00eater un appartement \njusqu\u2019\u00e0 ce que je fusse gu\u00e9ri. \u00ab Sei gneur, me dit-il, ne seriez-vous pas \nplus commod\u00e9ment chez vous ? Je ne veux point y retourner, lui \nr\u00e9pondis-je : ce d\u00e9testable barbie r ne manquerait pa s de m\u2019y venir \ntrouver ; j\u2019en serais tous les jours ob s\u00e9d\u00e9, et je mourrais, \u00e0 la fin, de \nchagrin de l\u2019avoir incessamment deva nt les yeux. D\u2019ailleurs, apr\u00e8s ce \nqui m\u2019est arriv\u00e9 aujourd\u2019hui, je ne puis me r\u00e9soudre \u00e0 demeurer \ndavantage en cette ville. Je pr\u00e9te nds aller o\u00f9 ma mauvaise fortune me \nvoudra conduire. Effectivem ent, d\u00e8s que je fus gu\u00e9ri, je pris tout \nl\u2019argent dont je crus avoir besoin pour voyager, et du reste de mon \nbien je fis une donation \u00e0 mes parents. \n \nJe partis donc de Bagdad, seigneurs, et je suis venu jusqu\u2019ici. J\u2019avais \nlieu d\u2019esp\u00e9rer que je ne rencontrerais point ce pernicieux barbier dans \nun pays si \u00e9loign\u00e9 du mien ; et cependant, je le trouve parmi vous. Ne \nsoyez donc point surpris de l\u2019empresse ment que j\u2019ai \u00e0 me retirer. Vous \njugez bien de la peine que me do it faire la vue d\u2019un homme qui et \ncause que je suis boiteux et r\u00e9duit \u00e0 la triste n\u00e9cessit\u00e9 de vivre \u00e9loign\u00e9 \nde mes parents, de mes amis et de ma patrie. \n \nEn achevant ces paroles, le jeune bo iteux se leva et sortit. Le ma\u00eetre \nde la maison le conduisit jusqu\u2019\u00e0 la porte, en lui t\u00e9moignant le \nd\u00e9plaisir qu\u2019il avait de lui avoi r donn\u00e9, quoique innocemment, un si \ngrand sujet de mortification. \n \n Quand le jeune homme fut par ti, continua le tailleur, nous \ndemeur\u00e2mes tous fort \u00e9tonn\u00e9s de s on histoire. Nous jet\u00e2mes les yeux \nsur le barbier et d\u00eemes qu\u2019il av ait tort, si ce que nous venions \nd\u2019entendre \u00e9tait v\u00e9ritable. \u00ab Messieu rs, nous r\u00e9pondit-il en levant la \nt\u00eate, qu\u2019il avait toujours tenue baiss \u00e9e jusqu\u2019alors, le silence que j\u2019ai \ngard\u00e9 pendant que ce je une homme vous a entrete nus vous doit \u00eatre un \nt\u00e9moignage qu\u2019il ne vous a rien av anc\u00e9 dont je ne demeure d\u2019accord. \nMais, quoi qu\u2019il vous ait pu dire, je soutiens que j\u2019ai d\u00fb faire ce que j\u2019ai fait je vous en rends juges vous-m\u00eames. Ne s\u2019 \u00e9tait-il pas jet\u00e9 dans Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 423 \n \n \n \nle p\u00e9ril ? et, sans mon secours, en serait-il sorti si he ureusement ? Il \nest bien heureux d\u2019en \u00eatre quitte pour une jambe incommod\u00e9e. Ne me \nsuis-je pas expos\u00e9 \u00e0 un plus grand danger pour le tire r d\u2019une maison \no\u00f9 je m\u2019imaginais qu\u2019on le maltraita it ? A-t-il raison de se plaindre de \nmoi et de me dire des injures si atroces ? Voil\u00e0 ce que l\u2019on gagne \u00e0 \nservir des gens ingrats ! Il m\u2019accuse d\u2019\u00eatre un babillard ; c\u2019est une pure calomnie : de sept fr\u00e8res que nous \u00e9tions, je suis celui qui parle le \nmoins et qui a le plus d\u2019esprit en pa rtage. Pour vous en faire convenir, \nseigneurs, je n\u2019ai qu\u2019\u00e0 vous conter mon histoire et la leur. Honorez-\nmoi, je vous prie, de votre attention. \n \n \n \nHistoire du Barbier \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSous le r\u00e8gne du ca life Mostanser Billah 64, prince si fameux par ses \nimmenses lib\u00e9ralit\u00e9s envers les pa uvres, dix voleurs obs\u00e9daient les \nchemins des environs de Bagdad et faisaient depuis longtemps des \nvols et des cruaut\u00e9s inou\u00efes. Le calif e, averti d\u2019un si grand d\u00e9sordre, \nfit venir le juge de police quelques jo urs avant la f\u00eate du ba\u00efram, et lui \nordonna, sous peine de la vie, de les lui amener tous les dix. \n \nLe juge de police fit ses diligen ces, et mit tant de monde en \ncampagne, que les dix vole urs furent pris le prop re jour du ba\u00efram. je \nme promenais alors sur le bord du Tigre ; je vis dix hommes, assez \nrichement habill\u00e9s, qui s\u2019embarquaie nt dans un bateau. J\u2019aurais connu \nque c\u2019\u00e9taient des voleurs, pour pe u que j\u2019eusse fait attention aux \ngardes qui les accompagnaient ; ma is je ne regardai qu\u2019eux ; et, \n \n64 Le calife Mostanser Billah fut \u00e9lev\u00e9 \u00e0 cette dignit\u00e9 l\u2019an 640 de l\u2019h\u00e9gire, c\u2019est-\n\u00e0-dire l\u2019an 1226 de J.-C. Il fut le trente-septi\u00e8me calife de la race des \nAbassides. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 424 \n \n \n \npr\u00e9venu que c\u2019\u00e9taient des gens qui allaient se r\u00e9jouir et passer la f\u00eate \nen festin, j\u2019entrai dans le bateau p\u00eale-m\u00eale avec eux, sans dire mot, \ndans l\u2019esp\u00e9rance qu\u2019ils voudraient bien me souffrir dans leur \ncompagnie. Nous descend\u00eemes le Tigre, et l\u2019on nous fit aborder devant le palais du calife. J\u2019eus le temps de rentrer en moi-m\u00eame et de \nm\u2019apercevoir que j\u2019avais mal jug\u00e9 d\u2019 eux. Au sortir du bateau, nous \nf\u00fbmes environn\u00e9s d\u2019une nouvelle troupe de gardes du juge de police, \nqui nous li\u00e8rent et nous men\u00e8rent de vant le calife. Je me laissai lier \ncomme les autres, sans rien dire : que m\u2019e\u00fbt-il servi de parler et de \nfaire quelque r\u00e9sistance ? C\u2019e\u00fbt \u00e9t \u00e9 le moyen de me faire maltraiter \npar les gardes, qui ne m\u2019auraient pa s \u00e9cout\u00e9 : car ce sont des brutaux \nqui n\u2019entendent point raison. J\u2019\u00e9tai s avec des voleurs ; c\u2019\u00e9tait assez \npour leur faire croire que j\u2019en devais \u00eatre un. \n \nD\u00e8s que nous f\u00fbmes devant le calife, il ordonna le ch\u00e2timent de ces dix sc\u00e9l\u00e9rats. \u00ab Qu\u2019on coupe, dit-il, la t\u00eate \u00e0 ces dix voleurs. \u00bb \nAussit\u00f4t le bourreau nous rangea sur une file, \u00e0 la port\u00e9e de sa main, \net, par bonheur, je me trouvai le de rnier. Il coupa la t\u00eate aux dix \nvoleurs, en commen\u00e7ant par le premier ; et, quand il vint \u00e0 moi, il s\u2019arr\u00eata. Le calife, voyant que le bourreau ne me fra ppait pas, se mit \nen col\u00e8re : \u00ab Ne t\u2019ai-je pas command\u00e9, lui dit-il, de couper la t\u00eate \u00e0 dix \nvoleurs ? Pourquoi ne la coupes- tu qu\u2019\u00e0 neuf ? \u2014 Commandeur des \ncroyants, r\u00e9pondit le bourreau, Dieu me garde de n\u2019avoir pas ex\u00e9cut\u00e9 \nl\u2019ordre de Votre Majest\u00e9 ! voil\u00e0 dix corps par terre, et autant de t\u00eates \nque j\u2019ai coup\u00e9es ; elle peut les fa ire compter. \u00bb Lorsque le calife eut \nvu lui-m\u00eame que le bourreau di sait vrai, il me regarda avec \n\u00e9tonnement, et, ne me trouvant pas la physionomie d\u2019un voleur : \n\u00ab Bon vieillard, me dit- il, par quelle aventure vous trouvez-vous m\u00eal\u00e9 \navec des mis\u00e9rables qui ont m\u00e9rit\u00e9 mille morts ? \u00bb Je lui r\u00e9pondis : \n\u00ab Commandeur des croyants, je vais vous faire un aveu v\u00e9ritable : j\u2019ai vu ce matin, entrer dans un bateau ces dix personnes dont le ch\u00e2timent \nvient de faire \u00e9clater la justice de Votre Majest\u00e9 ; je me suis embarqu\u00e9 \navec elles, persuad\u00e9 que c\u2019\u00e9taient des gens qui alla ient se r\u00e9galer \nensemble, pour c\u00e9l\u00e9brer ce jour, qui est le plus c\u00e9l\u00e8bre de notre religion. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 425 \n \n \n \nLe calife ne put s\u2019emp\u00eacher de rire de mon aventure ; et, tout au \ncontraire de ce jeune boiteux, qui me traite de babillar d, il admira ma \ndiscr\u00e9tion et ma contenance \u00e0 gard er le silence. \u00ab Commandeur des \ncroyants, lui dis-je, que Votre Majest\u00e9 ne s\u2019\u00e9tonne pas si je me suis tu \ndans une occasion qui aurait excit\u00e9 la d\u00e9mangeaison de parler \u00e0 un \nautre. Je fais une profession particuli\u00e8 re de me taire ; et c\u2019est par cette \nvertu que je me suis ac quis le titre glorieux de silencieux. C\u2019est ainsi \nqu\u2019on m\u2019appelle pour me distinguer de six fr\u00e8res que j\u2019eus. C\u2019est le \nfruit que j\u2019ai tir\u00e9 de ma philosophie ; enfin, cette vertu fait toute ma \ngloire et tout mon bonheur. \u2014 J\u2019ai bien de la joie, me dit le calife en \nsouriant, qu\u2019on vous ait donn\u00e9 un titre dont vous faites un si bel usage. \nMais apprenez-moi quelle sorte de gens \u00e9taient vos fr\u00e8res : vous \nressemblaient-ils ? \u2014 En aucune mani\u00e8re, lui repartis-je ; ils \u00e9taient plus babillards les uns que les autres ; et, quant \u00e0 la figure, il y avait \nencore grande diff\u00e9rence entre eux et moi : le premier \u00e9tait bossu ; le \nsecond, br\u00e8che-dent ; le troisi\u00e8me, borgne ; le quatri\u00e8me, aveugle ; le \ncinqui\u00e8me avait les oreilles coup\u00e9es ; et le sixi\u00e8me, les l\u00e8vres fendues. \nIl leur est arriv\u00e9 des aventures qui vous feraient juger de leur \ncaract\u00e8re, si j\u2019avais l\u2019honneur de les raconter \u00e0 Votre Majest\u00e9. \u00bb \nComme il me parut que le calife ne demandait pas mi eux que de les \nentendre, je poursuivis sans attendre son ordre. \n \n \n \nHistoire du premier Fr\u00e8re du Barbier \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nSire, lui dis-je, mon fr\u00e8re a\u00een\u00e9, qui s\u2019appelait Bacbouc le bossu, \u00e9tait \ntailleur de profession. Au sortir de son apprentissage, il loua une boutique vis-\u00e0-vis d\u2019un moulin ; et, comme il n\u2019avait point encore fait \nde pratiques, il avait bien de la peine \u00e0 vivre de son travail. Le \nmeunier, au contraire, \u00e9tait fort \u00e0 son aise et poss\u00e9dait une tr\u00e8s belle \nfemme. Un jour, mon fr\u00e8re, en travaillant dans sa boutique , leva la t\u00eate Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 426 \n \n \n \net aper\u00e7ut \u00e0 une fen\u00eatre du moulin la meuni\u00e8re, qui regardait dans la \nrue. Il la trouva si belle, qu\u2019il en fu t enchant\u00e9. Pour la meuni\u00e8re, elle \nne fit nulle attention \u00e0 lui ; elle ferm a sa fen\u00eatre et ne reparut plus de \ntout le jour. Cependant le pauvre tailleur ne fit autre chose que lever les yeux vers le moulin, en travaillant . Il se piqua les doigts plus d\u2019une \nfois, et son travail de ce jour-l\u00e0 ne fut pas trop r\u00e9gulier. Sur le soir, \nlorsqu\u2019il fallut fermer sa boutique, il eut de la peine \u00e0 s\u2019y r\u00e9soudre \nparce qu\u2019il esp\u00e9rait toujours que la meuni\u00e8re se ferait voir encore ; \nmais enfin il fut oblig\u00e9 de la fermer et de se retirer \u00e0 sa petite maison, \no\u00f9 il passa une fort mauvais e nuit. Il est vrai qu\u2019il s\u2019en leva plus matin \net qu\u2019impatient de revoir sa ma\u00eetresse, il vola ve rs sa boutique. Il ne \nfut pas plus heureux que le jour pr\u00e9c\u00e9dent : la meuni\u00e8re ne parut \nqu\u2019un moment de toute la journ\u00e9e. Mais ce moment acheva de le \nrendre le plus amoureux de tous les hommes. Le troisi\u00e8me jour il eut \nsujet d\u2019\u00eatre plus content que les deux autres : la meuni\u00e8re jeta les yeux \nsur lui par hasard, et le surprit dans une attention \u00e0 la consid\u00e9rer qui \nlui fit conna\u00eetre ce qui se passait dans son c\u0153ur. \n \nCommandeur des croyants, poursuivis-j e, en parlant toujours au calife \nMostanser Billah, vous saurez que la meuni\u00e8re n\u2019eut pas plus t\u00f4t \np\u00e9n\u00e9tr\u00e9 les sentiments de mon fr\u00e8re , qu\u2019au lieu de s\u2019en f\u00e2cher elle \nr\u00e9solut de s\u2019en divertir. Elle le regarda d\u2019un air riant : mon fr\u00e8re la \nregarda de m\u00eame, mais d\u2019une mani\u00e8r e si plaisante, que la meuni\u00e8re \nreferma la fen\u00eatre au plus vite, de pe ur de faire un \u00e9clat de rire qui fit \nconna\u00eetre \u00e0 mon fr\u00e8re qu\u2019elle le tr ouvait ridicule. L\u2019innocent Bacbouc \ninterpr\u00e9ta cette action \u00e0 son avantage, et ne ma nqua pas de se flatter \nqu\u2019on l\u2019avait vu avec plaisir. \n \nLa meuni\u00e8re prit donc la r\u00e9solution de se r\u00e9jouir de mon fr\u00e8re. Elle \navait une pi\u00e8ce d\u2019une assez belle \u00e9toffe, dont il y avait d\u00e9j\u00e0 longtemps qu\u2019elle voulait se faire un habit. Elle l\u2019enveloppa dans un beau \nmouchoir de broderie de soie, et la lui envoya par une jeune esclave \nqu\u2019elle avait. L\u2019esclave, bien instru ite, vint \u00e0 la boutique du tailleur. \n\u00ab Ma ma\u00eetresse vous salue, lui dit-elle, et vous prie de lui faire un \nhabit de la pi\u00e8ce d\u2019\u00e9toffe que je vous apporte, sur le mod\u00e8le de celui \nqu\u2019elle vous envoie en m\u00eame temps ; elle change souvent d\u2019habits, et \nc\u2019est une pratique dont vous serez tr\u00e8s content. \u00bb Mon fr\u00e8re ne douta Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 427 \n \n \n \nplus que la meuni\u00e8re ne f\u00fbt amoureuse de lui. Il crut qu\u2019elle ne lui \nenvoyait du travail, imm\u00e9diatement apr\u00e8s ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 entre \nelle et lui, qu\u2019afin de lui marquer qu\u2019 elle avait lu dans le fond de son \nc\u0153ur, et de l\u2019assurer du progr\u00e8s qu\u2019 il avait fait dans le sien. Pr\u00e9venu \nde cette bonne opinion, il chargea l\u2019es clave de dire \u00e0 sa ma\u00eetresse qu\u2019il \nallait tout quitter pour e lle, et que l\u2019habit serait pr\u00eat pour le lendemain \nmatin. En effet, il y travailla avec ta nt de diligence qu\u2019il l\u2019acheva le \nm\u00eame jour. \n \nLe lendemain, la jeune esclave vint voi r si l\u2019habit \u00e9tait fait. Bacbouc le \nlui donna bien pli\u00e9, en lui disant \u00ab J\u2019ai trop d\u2019int\u00e9r\u00eat \u00e0 contenter votre \nma\u00eetresse pour avoir n\u00e9g lig\u00e9 son habit ; je ve ux l\u2019engager, par ma \ndiligence, \u00e0 ne se servir d\u00e9sormais que de moi. \u00bb La jeune esclave fit quelques pas pour s\u2019en aller ; puis se retournant, elle dit tout bas \u00e0 \nmon fr\u00e8re : \u00ab A propos, j\u2019oubliais de m\u2019acquitter d\u2019une commission \nqu\u2019on m\u2019a donn\u00e9e ma ma\u00eetresse m\u2019 a charg\u00e9e de vous faire ses \ncompliments et de vous demander comment vous avez pass\u00e9 la nuit ; \npour elle, la pauvre femme, elle vous aime si fort qu\u2019elle n\u2019en a pas \ndormi. \u2014 Dites-lui, r\u00e9pondit avec tran sport mon ben\u00eat de fr\u00e8re, que \nj\u2019ai pour elle une passion si violente, qu\u2019il y a quatre nuits que je n\u2019ai \nferm\u00e9 l\u2019\u0153il. \u00bb Apr\u00e8s ce compliment de la part de la meuni\u00e8re, il crut \ndevoir se flatter qu\u2019elle ne le laisse rait pas languir dans l\u2019attente de ses \nfaveurs. \n \nIl n\u2019y avait pas un quart d\u2019heure que l\u2019esclave avait quitt\u00e9 mon fr\u00e8re, \nlorsqu\u2019il la vit revenir avec une pi \u00e8ce de satin. \u00ab Ma ma\u00eetresse, lui dit-\nelle, est tr\u00e8s satisfaite de son ha bit : il lui va le mieux du monde ; \nmais, comme il est tr\u00e8s beau et qu \u2019elle ne le veut porter qu\u2019avec un \ncale\u00e7on neuf, elle vous prie de lui en faire un au plus t\u00f4t, de cette \npi\u00e8ce de satin. \u2014 Cela suffit, r\u00e9pondit Bacbouc ; il sera fait \naujourd\u2019hui, avant que je sorte de ma boutique ; vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 le \nvenir prendre sur la fin du jour. \u00bb La meuni\u00e8re se montra souvent \u00e0 sa \nfen\u00eatre, et prodigua ses charme s \u00e0 mon fr\u00e8re pour lui donner du \ncourage. Il faisait beau le voir travailler. Le cale\u00e7on fut bient\u00f4t fait. \nL\u2019esclave le vint prendre ; mais elle n\u2019apporta au tailleur ni l\u2019argent \nqu\u2019il avait d\u00e9bours\u00e9 pour les acco mpagnements de l\u2019habit et du \ncale\u00e7on, ni de quoi lui payer la fa\u00e7 on de l\u2019un et de l\u2019autre. Cependant Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 428 \n \n \n \nce malheureux amant, qu\u2019on amusait et qui ne s\u2019en apercevait pas, \nn\u2019avait rien mang\u00e9 de tout ce jour-l\u00e0, et fut oblig\u00e9 d\u2019emprunter quelques pi\u00e8ces de monnaie pour acheter de quoi souper. Le jour suivant, d\u00e8s qu\u2019il fut arriv\u00e9 \u00e0 sa bouti que, la jeune esclave vint lui dire \nque le meunier souhaitait de lui parler : \u00ab Ma ma\u00eetresse, ajouta-t-elle, \nlui a dit tant de bien de vous en lui montrant votre ouvrage, qu\u2019il veut \naussi que vous travailliez pour lui. E lle l\u2019a fait expr\u00e8s, afin que la \nliaison qu\u2019elle veut former entre lui et vous serve \u00e0 faire r\u00e9ussir ce que \nvous d\u00e9sirez \u00e9galement l\u2019un et l\u2019autre. \u00bb Mon fr\u00e8re se laissa persuader \net alla au moulin avec l\u2019esclave. Le meunier le re\u00e7ut fort bien, et, lui \npr\u00e9sentant une pi\u00e8ce de toile : \u00ab J\u2019ai besoin de chem ises, lui dit-il ; \nvoil\u00e0 de la toile, je voudrais bien que vous m\u2019en fissiez vingt ; s\u2019il y a du reste, vous me le rendrez. \u00bb \n \nMon fr\u00e8re eut du travail pour cinq ou six jours, \u00e0 faire vingt chemises \npour le meunier, qui lui donna ensuite une autre pi\u00e8ce de toile, pour en \nfaire autant de cale\u00e7ons. Lorsqu\u2019ils furent achev\u00e9s, Bacbouc les porta \nau meunier, qui lui demanda ce qu\u2019il lui fallait pour sa peine, sur quoi mon fr\u00e8re dit qu\u2019il se contentera it de vingt dragmes d\u2019argent. Le \nmeunier appela aussit\u00f4t la jeune esclave et lui dit d\u2019apporter le tr\u00e9buchet, pour voir si la monnaie qu\u2019il allait donner \u00e9tait de poids. \nL\u2019esclave, qui avait le mot, rega rda mon fr\u00e8re en col\u00e8re, pour lui \nmarquer qu\u2019il allait tout g\u00e2te r s\u2019il recevait de l\u2019argent. Il se le tint pour \ndit ; il refusa d\u2019en prendre, quoiqu\u2019il en e\u00fbt besoin et qu\u2019il en e\u00fbt \nemprunt\u00e9 pour acheter le fil dont il avait cousu les chemises et les \ncale\u00e7ons. Au sortir de chez le meunier, il vint me prier de lui pr\u00eater de \nquoi vivre, en me disant qu\u2019on ne le payait pas. Je lui donnai quelque \nmonnaie que j\u2019avais dans ma bourse , et cela le fit subsister durant \nquelques jours : il est vrai qu\u2019il ne vivait que de bouillie ; encore n\u2019en \nmangeait-il pas tout son so\u00fbl. \n \nUn jour, il entra chez le meunier, qui \u00e9tait occup\u00e9 \u00e0 faire aller son \nmoulin, et qui, croyant qu\u2019il venait de mander de l\u2019argent, lui en offrit ; \nmais la jeune esclave, qui \u00e9tait pr \u00e9sente, lui fit encore un signe qui \nl\u2019emp\u00eacha d\u2019en accepter, et le fit r\u00e9pondre au meunie r qu\u2019il ne venait \npas pour cela, mais seulement pour s\u2019in former de sa sant\u00e9. Le meunier \nl\u2019en remercia et lui donna une robe de dessus \u00e0 faire. Bacbouc la lui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 429 \n \n \n \nrapporta le lendemain. Le meunier tira sa bourse ; la jeune esclave ne \nfit en ce moment que regarder mon fr\u00e8 re : \u00ab Voisin, dit-il au meunier, \nrien ne presse ; nous compterons une autre fois. \u00bb Ainsi cette pauvre \ndupe se retira dans sa boutique av ec trois grandes maladies, c\u2019est-\u00e0-\ndire amoureux, affam\u00e9 et sans argent. \n \nLa meuni\u00e8re \u00e9tait avare et m\u00e9chante ; elle ne se contenta pas d\u2019avoir \nfrustr\u00e9 mon fr\u00e8re de ce qui lui \u00e9ta it d\u00fb, elle excita son mari \u00e0 tirer \nvengeance de l\u2019amour qu\u2019il avait pour elle ; et voici comment ils s\u2019y \nprirent. Le meunier invita Bacbouc, un soir, \u00e0 souper, et, apr\u00e8s l\u2019avoir assez mal r\u00e9gal\u00e9, il lui dit : \u00ab Fr\u00e8re , il est trop tard pour vous retirer \nchez vous ; demeurez ici. \u00bb En parlan t de cette sorte, il le mena dans \nun endroit o\u00f9 il y avait un lit. Il le laissa l\u00e0 et se retira, avec sa femme, \ndans le lieu o\u00f9 ils avaient coutume de se coucher. Au milieu de la nuit, \nle meunier vint trouver mon fr\u00e8re : \u00ab Voisin, lui dit-il, dormez-vous ? \nMa mule est malade, et j\u2019ai bi en du bl\u00e9 \u00e0 moudre ; vous me feriez \nbeaucoup de plaisir si vous vouliez tourner le moulin \u00e0 sa place. \u00bb \nBacbouc, pour lui marquer qu\u2019il \u00e9tait homme de bonne volont\u00e9, lui r\u00e9pondit qu\u2019il \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 lui rendr e Service, qu\u2019on n\u2019avait seulement \nqu\u2019\u00e0 lui montrer comment il fallait fa ire. Alors le meunier l\u2019attacha \npar le milieu du corps, de m\u00eame qu\u2019une mule, pour lui faire tourner le \nmoulin ; et, lui donnant ensuite un grand coup de fouet sur les reins : \n\u00ab Marchez, voisin, lui dit-il. \u2014 Eh ! pourquoi me frappez-vous ? lui \ndit mon fr\u00e8re. \u2014 C\u2019est pour vous encourager, r\u00e9pondit le meunier ; \ncar, sans cela, ma mule ne marche pas. \u00bb Ba cbouc fut \u00e9tonn\u00e9 de ce \ntraitement ; n\u00e9anmoins, il n\u2019osa s\u2019en plaindre. Quand il eut fait cinq ou six tours, il voulut se reposer ; mais le meunier lui donna une \ndouzaine de coups de fouet bien appliqu\u00e9s, en lui disant : \u00ab Courage, voisin, ne vous arr\u00eatez pa s, je vous prie ; il faut marcher sans prendre \nhaleine ; autrement, vous g\u00e2teriez ma farine. \u00bb \n \nLe meunier obligea mon fr\u00e8re \u00e0 tour ner ainsi le moulin pendant le \nreste de la nuit. A la pointe du jour, il le laissa sans le d\u00e9tacher, et se \nretira \u00e0 la chambre de sa femme. Bacbouc demeura quelque temps en \ncet \u00e9tat. A la fin, la jeune esclave vint, qui le d\u00e9tacha. \u00ab Ah que nous \nvous avons plaint, ma bonne ma\u00eetresse et moi ! s\u2019\u00e9cria la perfide. \nNous n\u2019avons aucune part au mauvais tour que son mari vous a jou\u00e9. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 430 \n \n \n \nLe malheureux Bacbouc ne lui r\u00e9pondit rien, tant il \u00e9tait fatigu\u00e9 et \nmoulu de coups ; mais il regagna sa maison, en faisant une ferme r\u00e9solution de ne plus songer \u00e0 la meuni\u00e8re. \n \nLe r\u00e9cit de cette histoire, poursuivit le barbier, fit rire le calife. \n\u00ab Allez, me dit-il, retournez chez vous ; on va vous donner quelque \nchose de ma part, pour vous consol er d\u2019avoir manqu\u00e9 le r\u00e9gal auquel \nvous vous attendiez. \u2014 Commandeur des croyants, repris-je, je \nsupplie Votre Majest\u00e9 de trouver bon que je ne re\u00e7oive rien qu\u2019apr\u00e8s \nlui avoir racont\u00e9 l\u2019histoi re de mes autres fr\u00e8res. \u00bb Le calife m\u2019ayant \nt\u00e9moign\u00e9 par son silence qu\u2019il \u00e9tait dispos\u00e9 \u00e0 m\u2019\u00e9couter, je continuai \nen ces termes : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 431 \n \n \n \n \n \nHistoire du second Fr\u00e8re du Barbier \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nMon second fr\u00e8re, qui s\u2019appelait Ba kbarah le br\u00e8che-dent, marchant \nun jour par la ville, rencontra une vi eille dans une rue \u00e9cart\u00e9e. Elle \nl\u2019aborda. \u00ab J\u2019ai, lui dit-elle, un mot \u00e0 vous dire ; je vous prie de vous \narr\u00eater un moment. \u00bb Il s\u2019arr\u00eata, en lui demandant ce qu\u2019elle lui voulait. \u00ab Si vous avez le temps de ve nir avec moi, reprit-elle, je vous \nm\u00e8nerai dans un palais magnifique, o\u00f9 vous verrez une dame plus \nbelle que le jour, elle vous recevra avec beaucoup de plaisir et vous \npr\u00e9sentera la collation avec d\u2019excelle nt vin : il n\u2019est pas besoin de \nvous en dire davantage. \u2014 Ce que vous me dites est-il bien vrai ? \nr\u00e9pliqua mon fr\u00e8re. \u2014 Je ne suis pa s une menteuse, repartit la vieille : \nje ne vous propose rien qui ne so it v\u00e9ritable ; mais \u00e9coutez ce que \nj\u2019exige de vous : il faut que vous soy ez sage, que vous parliez peu, et \nque vous ayez une complaisance infi nie. \u00bb Bakbarah ayant accept\u00e9 la \ncondition, elle marcha de vant, et il la suivit. Ils arriv\u00e8rent \u00e0 la porte \nd\u2019un grand palais, o\u00f9 il y avait beaucoup d\u2019officiers et de \ndomestiques. Quelques-uns vouluren t arr\u00eater mon fr\u00e8re ; mais la \nvieille ne leur eut pas plus t\u00f4t parl\u00e9 qu\u2019ils le laiss\u00e8rent passer. Alors elle se retourna vers mon fr\u00e8re et lui dit : \u00ab Souvenez-vous, au moins, \nque la jeune dame chez qui je vous am\u00e8ne aime la douceur et la \nretenue : elle ne veut pas qu\u2019on la contredise. Si vous la contentez en \ncela, vous pouvez compter que vous obtiendrez d\u2019elle ce que vous \nvoudrez. \u00bb Bakbarah la reme rcia de cet avis et promit d\u2019en profiter. \n \nElle le fit entrer dans un bel appart ement. C\u2019\u00e9tait un grand b\u00e2timent en \ncarr\u00e9, qui r\u00e9pondait \u00e0 la magnificence du palais ; une galerie r\u00e9gnait \u00e0 \nl\u2019entour, et l\u2019on voyait au milieu un tr\u00e8s beau jardin. La vieille le fit \nasseoir sur un sofa bien garni et lui dit d\u2019attendre un moment, qu\u2019elle \nallait avertir de son arriv\u00e9e la jeune dame. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 432 \n \n \n \n \nMon fr\u00e8re, qui n\u2019\u00e9tait jamais entr\u00e9 dans un lieu si s uperbe, se mit \u00e0 \nconsid\u00e9rer toutes les beaut\u00e9s qui s\u2019of fraient \u00e0 sa vue ; et, jugeant de sa \nbonne fortune par la magnificence qu\u2019 il voyait, il avait de la peine \u00e0 \ncontenir sa joie. Il entendit bient\u00f4t un grand bruit, qui \u00e9tait caus\u00e9 par \nune troupe d\u2019esclaves enjou\u00e9es, qui vinrent \u00e0 lui en faisant des \u00e9clats \nde rire, et il aper\u00e7ut au milieu d\u2019 elles une jeune dame d\u2019une beaut\u00e9 \nextraordinaire, qui se faisait ais\u00e9me nt reconna\u00eetre pour leur ma\u00eetresse, \npar les \u00e9gards qu\u2019on ava it pour elle. Bakbarah, qui s\u2019\u00e9tait attendu \u00e0 un \nentretien particulier avec la dame, fut extr\u00eamement surpris de la voir \nen si bonne compagnie. Cependant le s esclaves prirent un air s\u00e9rieux \nen s\u2019approchant de lui ; et lorsque la jeune dame fut pr\u00e8s du sofa, mon \nfr\u00e8re, qui s\u2019\u00e9tait lev\u00e9, lui fit une profonde r\u00e9v\u00e9rence. Elle prit la place d\u2019honneur, et puis, l\u2019ayant pri\u00e9 de se remettre \u00e0 la sienne, elle lui dit \nd\u2019un ton riant : \u00ab Je suis ravie de vous voir, et je vous souhaite tout le \nbien que vous pouvez d\u00e9sirer. \u2014 Madame, r\u00e9pondit Bakbarah, je ne \npuis en souhaiter un plus grand que l\u2019honneur que j\u2019ai de para\u00eetre \ndevant vous. \u2014 Il me semble que vous \u00eates de bonne humeur, \nr\u00e9pliqua-t-elle, et que vous voudrez bien que nous passions le temps \nagr\u00e9ablement ensemble. \u00bb \n \nElle commanda aussit\u00f4t que l\u2019on serv \u00eet la collation. En m\u00eame temps, \non couvrit une table de plusieurs corb eilles de fruits et de confitures. \nElle se mit \u00e0 table avec les esclaves et mon fr\u00e8re. Comme il \u00e9tait plac\u00e9 \nvis-\u00e0-vis d\u2019elle, quand il ouvra it la bouche pour manger, elle \ns\u2019apercevait qu\u2019il \u00e9tait br\u00e8che-dent, et elle le faisait remarquer aux \nesclaves, qui en riaient de tout le ur c\u0153ur avec elle. Bakbarah, qui, de \ntemps en temps, levait la t\u00eate pour la regarder, et qui la voyait rire, \ns\u2019imagina que c\u2019\u00e9tait de la joie qu\u2019elle avait de sa venue, et se flatta \nque bient\u00f4t elle \u00e9carterait ses es claves pour rester avec lui sans \nt\u00e9moins ; Elle jugea bien qu\u2019il avait cette pens\u00e9e ; et, prenant plaisir \u00e0 l\u2019entretenir dans une erreur si agr \u00e9able, elle lui dit des douceurs et lui \npr\u00e9senta de sa propre main de tout ce qu\u2019il y avait de meilleur. \n \nLa collation achev\u00e9e, on se leva de table. Dix esclaves prirent des instruments et commenc\u00e8rent \u00e0 jouer et \u00e0 chanter ; d\u2019autres se mirent \u00e0 \ndanser. Mon fr\u00e8re, pour faire l\u2019agr\u00e9ab le, dansa aussi, et la jeune dame Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 433 \n \n \n \nm\u00eame s\u2019en m\u00eala. Apr\u00e8s qu\u2019on eut dans\u00e9 quelque temps, on s\u2019assit \npour prendre haleine. La jeune dame se fit donner un verre de vin et \nregarda mon fr\u00e8re en souriant, pour lui marquer qu\u2019elle allait boite \u00e0 \nsa sant\u00e9. Il se leva et demeura debout pendant qu\u2019elle but. Lorsqu\u2019elle eut bu, au lieu de rendre le verre, elle le fit remplir, et le pr\u00e9senta \u00e0 \nmon fr\u00e8re, afin qu\u2019il lui f\u00eet raison. Mon fr\u00e8re prit le ve rre de la main \nde la jeune dame, en la lui baisant, et but debout, en reconnaissance de \nla faveur qu\u2019elle lui avait faite. En suite, la jeune dame le fit asseoir \naupr\u00e8s d\u2019elle et commen\u00e7a de le caresser. Elle lui passa la main \nderri\u00e8re la t\u00eate, en lui donnant de temps en temps de petits soufflets. \nRavi de ces faveurs, il s\u2019estimait le plus heureux du monde ; il \u00e9tait \ntent\u00e9 de badiner aussi avec cette char mante personne ; mais il n\u2019osait \nprendre cette libert\u00e9 devant tant d\u2019esclaves qui avaient les yeux sur lui, et qui ne cessaient de rire de ce badinage. La je une dame continua \nde lui donner de petits soufflets, et , \u00e0 la fin, lui en appliqua un si \nrudement, qu\u2019il en fut scandalis\u00e9. Il en rougit, et se leva pour \ns\u2019\u00e9loigner d\u2019une si rude joueuse. Alors, la vie ille qui l\u2019avait amen\u00e9 le \nregarda d\u2019une mani\u00e8re \u00e0 lui faire c onna\u00eetre qu\u2019il avait tort et qu\u2019il ne \nse souvenait pas de l\u2019avis qu\u2019elle lui avait donn\u00e9, d\u2019avoir de la \ncomplaisance. Il reconnut sa faute, et pour la r\u00e9parer, il se rapprocha \nde la jeune dame, en fe ignant de ne s\u2019en \u00eatre pas \u00e9loign\u00e9 par mauvaise \nhumeur. Elle le tira par le bras, le fit encore asseoir pr\u00e8s d\u2019elle, et continua de lui faire m ille caresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne \ncherchaient qu\u2019\u00e0 la divertir, se mi rent de la partie l\u2019une donnait au \npauvre Bakbarah des nasardes de tout e sa force, l\u2019autre lui tirait les \noreilles \u00e0 les lui arracher, et d\u2019au tres enfin lui appliquaient des \nsoufflets qui passaient la raillerie. Mon fr\u00e8re souffrait tout cela avec \nune patience admirable ; il affectait m\u00eame un air gai ; et, regardant la \nvieille avec un souris forc\u00e9 : \n \n\u00ab Vous l\u2019avez bien dit,disait-il, que je trouverais une dame toute \nbonne, tout agr\u00e9able, toute charmante ; que je vous ai d\u2019obligations ! \u2014 Ce n\u2019est rien encore que cela, lui r\u00e9pondit la vieille ; laissez faire, vous verrez bien autre chose. \u00bb La je une dame prit alors la parole et \ndit \u00e0 mon fr\u00e8re : \u00ab Vous \u00eates un brave homme ; je suis ravie de trouver en vous tant de douceur et tant de complaisance pour mes petits \ncaprices, et une humeur si conforme \u00e0 la mienne. \u2014 Madame, repartit Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 434 \n \n \n \nBakbarah, charm\u00e9 de ces di scours, je ne suis plus \u00e0 moi, je suis tout \u00e0 \nvous, et vous pouvez, \u00e0 votre gr\u00e9, disposer de moi. \u2014 Que vous me \nfaites de plaisir, r\u00e9pliqua la dame, en me marquant tant de soumission ! Je suis contente de vous, et je veux que vous le soyez \naussi de moi. Qu\u2019on lui apporte, ajouta-t-elle, le parfum et l\u2019eau de \nroses. \u00bb A ces mots, deux esclaves se d\u00e9tach\u00e8rent et revinrent bient\u00f4t \napr\u00e8s, l\u2019une avec une cassolette d\u2019argent o\u00f9 il y avait du bois d\u2019alo\u00e8s \nle plus exquis, dont elle le parfuma, et l\u2019autre av ec de l\u2019eau de roses, \nqu\u2019elle lui jeta au visage et dans les mains. Mon fr\u00e8r e ne se poss\u00e9dait \npas, tant il \u00e9tait aise de se voir trait\u00e9 si honorablement. \n \nApr\u00e8s cette c\u00e9r\u00e9monie, la jeune dame commanda aux esclaves qui \navaient d\u00e9j\u00e0 jou\u00e9 des instruments et chant\u00e9, de recommencer leurs \nconcerts.Elles ob\u00e9irent ; et, pendant ce temps-l\u00e0, la dame appela une \nautre esclave et lui ordonna d\u2019emme ner mon fr\u00e8re avec elle, en lui \ndisant : \u00ab Faites-lui ce que vous sa vez ; et, quand vous aurez achev\u00e9, \nramenez-le-moi. \u00bb Bakbarah, qui entendit cet ordre, se leva promptement et, s\u2019approchant de la vieille, qui s\u2019\u00e9tait aussi lev\u00e9e pour \naccompagner l\u2019esclave et lui, il la pria de lui dire ce qu\u2019on lui voulait \nfaire. \u00ab C\u2019est que notre ma\u00eetresse est curieuse, lui r\u00e9pondit tout bas la \nvieille elle souhaite de voir comment vous se riez fait d\u00e9guis\u00e9 en \nfemme ; et cette esclave, qui a ordre de vous mener avec elle, va vous peindre les sourcils, vous raser la moustache et vous habiller en \nfemme. \u2014 On peut me peindre les sourcils tant qu\u2019on voudra, \nr\u00e9pliqua mon fr\u00e8re, j\u2019y consens, pa rce que je pourrai me laver ensuite ; \nmais, pour me faire raser, vous voy ez bien que je ne le dois pas \nsouffrir : comment oserais-je para \u00eetre apr\u00e8s cela sans moustache ? \u2014 \nGardez-vous de vous opposer \u00e0 ce que l\u2019on exige de vous, reprit la \nvieille ; vous g\u00e2teriez vos affaires , qui vont le mieux du monde. On \nvous aime, on veut vous rendre heur eux ; faut-il, pour une vilaine \nmoustache, renoncer aux plus d\u00e9 licieuses faveurs qu\u2019un homme \npuisse obtenir ? \u00bb Bakbarah se rendit a ux raisons de la vi eille, et sans \ndire un seul mot, il se laissa condu ire par l\u2019esclave dans une chambre \no\u00f9 on lui peignit les sourcils de rouge . On lui rasa la moustache et l\u2019on \nse mit en devoir de lui raser aussi la barbe. La docilit\u00e9 de mon fr\u00e8re ne \nput aller jusque-l\u00e0. \u00ab Oh ! pour ce qui est de ma barbe, s\u2019\u00e9cria-t-il, je \nne souffrirai point absolument qu\u2019on me la coupe. \u00bb L\u2019esclave lui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 435 \n \n \n \nrepr\u00e9senta qu\u2019il \u00e9tait inutile de lu i avoir \u00f4t\u00e9 sa moustache, s\u2019il ne \nvoulait pas consentir qu\u2019o n lui ras\u00e2t la barbe ; qu\u2019un visage barbu ne \nconvenait pas avec un habillement de femme, et qu\u2019il s\u2019\u00e9tonnait qu\u2019un \nhomme qui \u00e9tait sur le point de poss\u00e9der la plus belle personne de Bagdad f\u00eet quelque attention \u00e0 sa ba rbe. La vieille ajouta au discours \nde l\u2019esclave de nouvelles raisons ; elle mena\u00e7a mon fr\u00e8re de la \ndisgr\u00e2ce de la jeune dame. Enfin, e lle lui dit tant de choses, qu\u2019il se \nlaissa faire tout ce qu\u2019on voulut. \n \nLorsqu\u2019il fut habill\u00e9 en femme, on le ramena devant la jeune dame, \nqui se prit si fort \u00e0 rire en le voya nt, qu\u2019elle se renversa sur le sofa o\u00f9 \nelle \u00e9tait assise. Les esclaves en fire nt autant en frappant des mains ; si \nbien que mon fr\u00e8re demeura fort embarrass\u00e9 de sa contenance. La \njeune dame se releva et, sans cesser de rire, lui dit : \u00ab Apr\u00e8s la \ncomplaisance que vous avez eue pour moi, j\u2019aurais tort de ne pas vous \naimer de tout mon c\u0153ur ; mais il faut que vous fassiez encore une \nchose pour l\u2019amour de moi : c\u2019est de danser comme vous voil\u00e0. \u00bb Il \nob\u00e9it ; et la jeune dame et ses escl aves dans\u00e8rent avec lui, en riant \ncomme des folles. Apr\u00e8s qu\u2019elles eure nt dans\u00e9 quelque temps, elles se \njet\u00e8rent toutes sur le mis\u00e9rable, et lui donn\u00e8rent tant de soufflets, tant \nde coups de poing et de coups de pied, qu\u2019il en tomba par terre, \npresque hors de lui-m\u00eame. La vieille lui aida \u00e0 se relever, pour ne pas \nlui donner le temps de se f\u00e2cher du mauvais traitement qu\u2019on venait de lui faire. \u00ab Consolez-vous, lui dit- elle \u00e0 l\u2019oreille ; vous \u00eates enfin \narriv\u00e9 au bout des souffrances, et vous allez en recevoir le prix. Il ne vous reste plus qu\u2019une seule chose \u00e0 faire, et ce n\u2019est qu\u2019une bagatelle : vous saurez que ma ma\u00eetresse a cout ume, lorsqu\u2019elle a un \npeu bu, comme aujourd\u2019hui, de ne se pas laisser a pprocher par ceux \nqu\u2019elle aime, qu\u2019ils ne soient nus en chemise. Quand ils sont en cet \n\u00e9tat, elle prend un peu d\u2019avantage et se met \u00e0 courir de vant eux, par la \ngalerie et de chambre en chambre, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019ils l\u2019aient attrap\u00e9e. \nC\u2019est encore une de ses bizarreries . Quelque avantage qu\u2019elle puisse \nprendre, l\u00e9ger et dispos comme vous \u00eates, vous aurez bient\u00f4t mis la \nmain sur elle. Mettez-vous donc v ite en chemise ; d\u00e9shabillez-vous \nsans faire de fa\u00e7ons. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 436 \n \n \n \nMon bon fr\u00e8re en avait trop fait pour reculer. Il se d\u00e9shabilla, et \ncependant la jeune dame se fit \u00f4ter sa robe et demeura en jupon pour \ncourir plus l\u00e9g\u00e8rement. Lorsqu\u2019ils furent tous deux en \u00e9tat de commencer la course, la jeune dame prit un avantage d\u2019environ vingt \npas, et se mit \u00e0 courir d\u2019une vitesse surprenante. Mon fr\u00e8re la suivit de \ntoute sa force, non sans exciter le s ris de toutes les esclaves qui \nfrappaient des mains. La jeune dame, au lieu de perdre quelque chose \nde l\u2019avantage qu\u2019elle avait pris d\u2019abord, en gagnait encore sur mon \nfr\u00e8re. Elle lui fit faire deux ou trois t ours de galerie, et puis enfila une \nlongue all\u00e9e obscure, o\u00f9 elle se sauva par un d\u00e9tour qui lui \u00e9tait \nconnu. Bakbarah, qui la suivait touj ours, l\u2019ayant perdue de vue dans \nl\u2019all\u00e9e, fut oblig\u00e9 de courir moin s vite, \u00e0 cause de l\u2019obscurit\u00e9. Il \naper\u00e7ut enfin une lumi\u00e8re vers laquelle ayant repris sa course, il sortit \npar une porte qui fut ferm\u00e9e sur lu i aussit\u00f4t. Imaginez-vous s\u2019il eut \nlieu d\u2019\u00eatre surpris de se trouver au milieu d\u2019une rue de corroyeurs. Ils \nne le furent pas moins de le voir en chemise, les yeux peints de rouge, \nsans barbe et sans moustache. Il s commenc\u00e8rent \u00e0 frapper des mains, \n\u00e0 le huer, et quelques-uns coururen t apr\u00e8s lui et lui cingl\u00e8rent les \nfesses avec des peaux. Ils l\u2019arr\u00eat\u00e8rent m\u00eame, le mirent sur un \u00e2ne \nqu\u2019ils rencontr\u00e8rent par ha sard, et le promen\u00e8rent par la ville, expos\u00e9 \u00e0 \nla ris\u00e9e de toute la populace. \n \nPour comble de malheur, on passa de vant la maison du juge de police, \net ce magistrat voulut savoir la cause de ce tumulte. Les corroyeurs lui \ndirent qu\u2019ils avaient vu sortir mon fr\u00e8 re, dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9 il \u00e9tait, par une \nporte de l\u2019appartement des femmes du grand vizir, qui donnait sur leur \nrue. L\u00e0-dessus, le juge fit donner au malheureux Bakbarah cent coups \nde b\u00e2ton sur la plante des pieds, et le fit conduire hors de la ville, avec \nd\u00e9fense d\u2019y rentrer jamais. \n \nVoil\u00e0, commandeur des croyants, dis- je au calife Mostanser Billah, \nl\u2019aventure de mon second fr\u00e8re, que je voulais raconter \u00e0 Votre \nMajest\u00e9. Il ne savait pas que les dames de nos seigneurs les plus \npuissants se divertissent quelquefois \u00e0 jouer de semblables tours aux \njeunes gens qui sont assez sots pour donner dans de semblables \npi\u00e8ges. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 437 \n \n \n \nLe barbier, sans interrompre son discours, passa \u00e0 l\u2019histoire de son \ntroisi\u00e8me fr\u00e8re. \n \n \nHistoire du troisi\u00e8me Fr\u00e8re du Barbier \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nCommandeur des croyants, dit-il au ca life, mon troisi\u00e8me fr\u00e8re, qui se \nnommait Bakbac, \u00e9tait aveugle, et sa mauvaise destin\u00e9e l\u2019ayant r\u00e9duit \n\u00e0 la mendicit\u00e9 il allait de porte en porte demander l\u2019aum\u00f4ne. Il avait \nune si longue habitude de marcher seul dans les rues, qu\u2019il n\u2019avait pas \nbesoin de conducteur. Il avait coutume de frapper aux portes, et de ne \npas r\u00e9pondre qu\u2019on ne lui e\u00fbt ouvert. Un jour il frappa \u00e0 la porte d\u2019une \nmaison ; le ma\u00eetre du logis, qui \u00e9tait seul, s\u2019\u00e9cria : \u00ab Qui est l\u00e0 ? \u00bb Mon fr\u00e8re ne r\u00e9pondit rien \u00e0 ces paro les, et frappa une seconde fois. \nLe ma\u00eetre de la maison eut beau de mander encore qui \u00e9tait \u00e0 sa porte, \npersonne ne lui r\u00e9pondit. Il descend, ouvre, et demande \u00e0 mon fr\u00e8re ce \nqu\u2019il veut : \u00ab Que vous me donniez quelque chose pour l\u2019amour de \nDieu, lui dit Bakbac. \u2014 Vo us \u00eates aveugle, ce me semble ? reprit le \nma\u00eetre de la maison. \u2014 H\u00e9las ! oui , repartit mon fr\u00e8re. \u2014 Tendez la \nmain, \u00bb lui dit le ma\u00eetre. Mon fr\u00e8re la lui pr\u00e9senta, croyant recevoir \nl\u2019aum\u00f4ne ; mais le ma\u00eetre la lui prit seulement pour l\u2019aider \u00e0 monter \njusqu\u2019\u00e0 sa chambre. Bakbac s\u2019imagin a que c\u2019\u00e9tait pour le faire manger \navec lui, comme cela lui arrivait ailleurs assez souvent. Quand ils \nfurent tous deux dans la chambre, le ma\u00eetre lui quitta la main, se mit \u00e0 \nsa place, et lui demanda de nouveau ce qu\u2019il souhaitait. \u00ab Je vous ai d\u00e9j\u00e0 dit, lui r\u00e9pondit Bakbac, que je vous demandais quelque chose \npour l\u2019amour de Dieu. \u2014 Bon aveugle, r\u00e9pliqua le ma\u00eetre, tout ce que \nje puis faire pour vous, c\u2019est de s ouhaiter que Dieu vous rende la vue. \n\u2014 Vous pouviez bien me dire cela \u00e0 la porte, reprit mon fr\u00e8re, et \nm\u2019\u00e9pargner la peine de monter. \u2014 Et pourquoi, innocent que vous \n\u00eates, ne r\u00e9pondez-vous pas d\u00e8s la premi\u00e8re fois, lorsque vous frappez \net qu\u2019on vous demande qui est l\u00e0 ? D\u2019o\u00f9 vient que vous donnez la \npeine aux gens de vous aller ouvr ir quand on vous parle ? \u2014 Que Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 438 \n \n \n \nvoulez-vous donc faire de moi ? d it mon fr\u00e8re. \u2014 Je vous le r\u00e9p\u00e8te \nencore, r\u00e9pondit le ma\u00eetre, je n\u2019ai rien \u00e0 vous donner. \u2014 Aidez-moi \ndonc \u00e0 descendre, comme vous m\u2019 avez aid\u00e9 \u00e0 monter, r\u00e9pliqua \nBakbac. \u2014 L\u2019escalier est devant vous , repartit le ma\u00eetre ; descendez \nseul si vous voulez. \u00bb Mon fr\u00e8re se mit \u00e0 descendre ; mais, le pied \nvenant \u00e0 lui manquer au milieu de l\u2019 escalier, il se fit bien du mal aux \nreins et \u00e0 la t\u00eate, en glissant jusqu\u2019 au bas. Il se releva avec assez de \npeine et sortit, en se plaignant et en murmurant contre le ma\u00eetre de la \nmaison, qui ne fit que rire de sa chute. \n \n Comme il sortait du logis, deux aveugles de ses camarades, qui \npassaient, le reconnurent \u00e0 sa voix. Ils s\u2019arr\u00eat\u00e8rent pour lui demander \nce qu\u2019il avait. Il leur conta ce qui lui \u00e9tait arriv\u00e9 ; et apr\u00e8s leur avoir dit que, toute la journ\u00e9e, il n\u2019avait rien re\u00e7u : \u00ab Je vous conjure, \najouta-t-il, de m\u2019accompagner jusque chez moi, afin que je prenne \ndevant vous quelque chose de l\u2019ar gent que nous avons tous trois en \ncommun, pour m\u2019acheter de quoi souper. \u00bb Les deux aveugles y \nconsentirent ; il les mena chez lui. \n \nIl faut remarquer que le ma\u00eetre de la maison o\u00f9 mon fr\u00e8re avait \u00e9t\u00e9 si \nmaltrait\u00e9, \u00e9tait un voleur, homme natu rellement adroit et malicieux. Il \nentendit, par sa fen\u00eatre, ce que Bakbac avait dit \u00e0 ses camarades ; c\u2019est \npourquoi il descendit, les suivit et entra avec eux dans une m\u00e9chante \nmaison o\u00f9 logeait mon fr\u00e8 re. Les aveugles s\u2019\u00e9tant assis, Bakbac dit : \n\u00ab Fr\u00e8res, il faut, s\u2019il vous pla\u00eet, fe rmer la porte, et prendre garde s\u2019il \nn\u2019y a pas ici quelque \u00e9tranger avec nous . \u00bb A ces paroles, le voleur fut \nfort embarrass\u00e9 ; mais, apercevant une corde qui se trouva par hasard \nattach\u00e9e au plancher, il s\u2019y prit et se soutint en l\u2019air, pendant que les \naveugles ferm\u00e8rent la porte et firent le tour de la chambre, en t\u00e2tant \npartout avec leurs b\u00e2tons. Lorsque cel a fut fait, et qu\u2019ils eurent repris \nleurs places, il quitta la corde et alla s\u2019asseoir doucement pr\u00e8s de mon \nfr\u00e8re, qui, se croyant seul avec les av eugles, leur dit : \u00ab Fr\u00e8res, comme \nvous m\u2019avez fait d\u00e9positaire de l\u2019 argent que nous recevons depuis \nlongtemps tous trois, je veux vous fa ire voir que je ne suis pas indigne \nde la confiance que vous avez en moi. La derni\u00e8re fois que nous \ncompt\u00e2mes, vous savez que nous av ions dix mille dragmes, et que \nnous les m\u00eemes en dix sacs : je vais vous montrer que je n\u2019y ai pas Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 439 \n \n \n \ntouch\u00e9. \u00bb En disant cela, il mit la ma in \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, sous de vieilles \nhardes, tira les sacs l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autr e, et, les donnant \u00e0 ses camarades : \n\u00ab Les voil\u00e0, poursuivit-il ; vous pouv ez juger, par leur pesanteur, \nqu\u2019ils sont encore en leur entier ; ou bien nous allons les compter, si \nvous le souhaitez. \u00bb Ses camarades lui ayant r\u00e9pondu qu\u2019ils se fiaient \nbien \u00e0 lui, il ouvrit un des sacs et en tira dix dragmes ; les deux autres \naveugles en tir\u00e8rent chacun autant. \n \nMon fr\u00e8re remit ensuite les dix sacs \u00e0 leur place ; apr\u00e8s quoi un des \naveugles lui dit qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas besoin qu\u2019il d\u00e9pens\u00e2t rien ce jour-l\u00e0 pour son souper, qu\u2019il av ait assez de provisions pour eux trois, gr\u00e2ce \u00e0 \nla charit\u00e9 des bonnes gens. En m\u00ea me temps il tira de son bissac du \npain, du fromage et quelques fruits, m it tout cela sur une table, et puis \nils commenc\u00e8rent \u00e0 manger. Le voleur, qui \u00e9tait \u00e0 la droite de mon \nfr\u00e8re, choisissait ce qu\u2019il y avait de meilleur et mangeait avec eux ; \nmais, quelque pr\u00e9caution qu\u2019il p\u00fbt prendre pour ne pas faire de bruit, Bakbac l\u2019entendit m\u00e2cher et s\u2019\u00e9cria aussit\u00f4t : \u00ab Nous sommes perdus : \nil y a un \u00e9tranger avec nous ! \u00bb En parl ant de la sorte, il \u00e9tendit la \nmain et saisit le voleur par le bras ; il se jeta sur lui, en criant au \nvoleur et en lui donnant de grands coups de poing. Les autres aveugles \nse mirent \u00e0 crier aussi et \u00e0 frappe r le voleur, qui, de son c\u00f4t\u00e9, se \nd\u00e9fendit le mieux qu\u2019il put. Comme il \u00e9tait fort et vigoureux, et qu\u2019il \navait l\u2019avantage de voir o\u00f9 il adressait ses coups, il en portait de furieux tant\u00f4t \u00e0 l\u2019un tant\u00f4t \u00e0 l\u2019 autre, quand il pouvait en avoir la \nlibert\u00e9 ; et il criait au voleur encore plus fort que ses ennemis. Les \nvoisins accoururent bient\u00f4t au bruit, enfonc\u00e8rent la porte, et eurent \nbien de la peine \u00e0 s\u00e9parer les combat tants ; mais enfin, en \u00e9tant venus \n\u00e0 bout, ils leur demand\u00e8rent le sujet de leur diff\u00e9rend. \u00ab Seigneurs ! \ns\u2019\u00e9cria mon fr\u00e8re, qui n\u2019avait pas qu itt\u00e9 le voleur, cet homme, que je \ntiens, est un voleur, qui est entr\u00e9 ic i avec nous, pour nous enlever le \npeu d\u2019argent que nous a vons. \u00bb Le voleur, qui av ait ferm\u00e9 les yeux d\u00e8s \nqu\u2019il avait vu les voisins, feignit d\u2019\u00eatre aveugle et dit alors : \u00ab Seigneurs, c\u2019est un menteur ; je vou s jure par le nom de Dieu et par \nla vie du calife, que je suis leur a ssoci\u00e9 et qu\u2019ils refusent de me donner \nma part l\u00e9gitime. Ils se sont mis t ous trois contre moi, et je demande \njustice. \u00bb Les voisins ne voulurent pas se m\u00ealer de leur contestation, et \nles men\u00e8rent tous quatr e au juge de police. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 440 \n \n \n \n \nQuand ils furent devant ce magistra t, le voleur, sans attendre qu\u2019on \nl\u2019interroge\u00e2t, dit, en contrefaisant toujours l\u2019aveugle \u00ab Seigneur, puisque vous \u00eates commis pour administrer la justice de la part du calife, dont Dieu veuille faire pr osp\u00e9rer la puissance, je vous \nd\u00e9clarerai que nous sommes \u00e9galemen t criminels, mes trois camarades \net moi. Mais, comme nous nous sommes engag\u00e9s par serment \u00e0 ne \nrien avouer que sous la bastonnade, si vous voulez savoir notre crime \nvous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 commander qu\u2019on nous la donne, et qu\u2019on commence par moi. \u00bb Mon fr\u00e8re voul ut parler ; mais on lui imposa \nsilence. On mit le voleur sous le b\u00e2 ton, et il eut la constance de s\u2019en \nlaisser donner jusqu\u2019\u00e0 vingt ou trente coups ; mais, faisant semblant de se laisser vaincre pa r la douleur, il ouvrit un \u0153il premi\u00e8rement, et \nbient\u00f4t apr\u00e8s il ouvrit l\u2019autre, en cria nt mis\u00e9ricorde et en suppliant le \njuge de police de faire cesser les coups. Le juge, voyant que le voleur \nle regardait avec les yeux ouverts, en fut fort \u00e9tonn\u00e9. \u00ab M\u00e9chant, lui \ndit-il, que signifie ce mi racle ? \u2014 Seigneur, r\u00e9pondit le voleur, je vais \nvous d\u00e9couvrir un secret important, si vous voulez me faire gr\u00e2ce et \nme donner, pour gage que vous me tiendrez parole, l\u2019anneau que vous \navez au doigt, et qui vous sert de cachet. Je suis pr\u00eat \u00e0 vous r\u00e9v\u00e9ler \ntout le myst\u00e8re. \u00bb \n \nLe juge fit cesser les c oups de b\u00e2ton, lui remit son anneau et promit de \nlui faire gr\u00e2ce. \u00ab Sur la foi de cette promesse, reprit le voleur, je vous \navouerai, seigneur, que mes camarades et moi nous voyons fort clair \ntous quatre. Nous feignons d\u2019\u00eatre aveugles pour entrer librement dans \nles maisons et p\u00e9n\u00e9trer jusqu\u2019aux appartements des femmes, o\u00f9 nous \nabusons de leur faiblesse. Je vous c onfesse encore que, par cet artifice, \nnous avons gagn\u00e9 dix mille dragmes en soci\u00e9t\u00e9 ; j\u2019en ai demand\u00e9 \naujourd\u2019hui \u00e0 mes confr\u00e8res deux m ille cinq cent, qui m\u2019appartiennent \npour ma part ; ils me les ont refus\u00e9es, parce que je leur ai d\u00e9clar\u00e9 que \nje voulais me retirer, et qu\u2019ils ont eu peur que je ne les accusasse ; et, \nsur mes instances \u00e0 leur demander ma part, ils se sont jet\u00e9s sur moi et \nm\u2019ont maltrait\u00e9 de la mani\u00e8re dont je prends \u00e0 t\u00e9moin les personnes \nqui nous ont amen\u00e9es devant vous. J\u2019a ttends de votre justice, seigneur, \nque vous me ferez livrer vous-m \u00eame les deux mille cinq cents \ndragmes qui me sont dues. Si vous voulez que mes camarades Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 441 \n \n \n \nconfessent la v\u00e9rit\u00e9 de ce que j\u2019avance, faites-leur donner trois fois \nautant de coups que j\u2019en ai re\u00e7u ; vous verrez qu\u2019ils ouvriront les yeux \ncomme moi. \u00bb \n \nMon fr\u00e8re et les deux autres ave ugles voulurent se justifier d\u2019une \nimposture si horrible ; mais le juge ne daigna pas les \u00e9couter. \u00ab Sc\u00e9l\u00e9rats, leur dit-il, c\u2019est donc ainsi que vous contrefaites les \naveugles, que vous trompez les gens , sous pr\u00e9texte d\u2019exciter leur \ncharit\u00e9, et que vous commettez de si m\u00e9chantes actions ? \u2014 C\u2019est une \nimposture, s\u2019\u00e9cria mon fr\u00e8re ; il es t faux qu\u2019aucun de nous voie clair. \nNous en prenons Dieu \u00e0 t\u00e9moin ! \u00bb \n \nTout ce que put dire mon fr\u00e8re fu t inutile ; ses camarades et lui \nre\u00e7urent chacun deux cents coups de b\u00e2ton. Le juge attendait toujours \nqu\u2019ils ouvrissent les yeux, et attribuait \u00e0 une grande obstination ce qui n\u2019\u00e9tait que l\u2019effet d\u2019une impuissance absolue. Pendant ce temps-l\u00e0, le voleur disait aux aveugles : \u00ab Pauvres gens que vous \u00eates, ouvrez les \nyeux, et n\u2019attendez pas qu\u2019 on vous fasse mourir so us le b\u00e2ton. \u00bb Puis, \ns\u2019adressant au juge de police : \u00ab Seigneur, lui dit-il, je vois bien qu\u2019ils pousseront leur malice jusqu\u2019au bout, et que jamais ils n\u2019ouvriront les \nyeux : ils veulent, sans doute, \u00e9vite r la honte qu\u2019ils auraient de lire \nleur condamnation dans les regards de ceux qui les verraient. Il vaut \nmieux leur faire gr\u00e2ce et envoyer quelqu\u2019un avec moi prendre les dix \nmille dragmes qu\u2019ils ont cach\u00e9es. \u00bb \n \nLe juge n\u2019eut garde d\u2019y manquer ; il fit accompagner le voleur par un de ses gens, qui lui apporta les dix sacs. Il fit compter deux mille cinq \ncents dragmes au voleur, et retint le reste pour lui. A l\u2019\u00e9gard de mon \nfr\u00e8re et de ses compagnons, il en eut piti\u00e9 et se contenta de les bannir. Je n\u2019eus pas plus t\u00f4t appris ce qui \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 mon fr\u00e8re, que je \ncourus apr\u00e8s lui. Il me raconta son malheur, et je le ramenai secr\u00e8tement dans la ville. J\u2019aurais bien pu le justifier aupr\u00e8s du juge de police, et faire punir le voleur co mme il le m\u00e9ritait ; mais je n\u2019osai \nl\u2019entreprendre, de peur de m\u2019a ttirer \u00e0 moi-m\u00eame quelque mauvaise \naffaire. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 442 \n \n \n \nCe fut ainsi que j\u2019achevai la tr iste aventure de mon bon fr\u00e8re \nl\u2019aveugle. Le calife n\u2019en rit pas mo ins que de celles qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 \nentendues. Il ordonna de nouveau qu\u2019on me donn\u00e2t quelque chose ; \nmais, sans attendre qu\u2019on ex\u00e9cut\u00e2t son ordre, je commen\u00e7ai l\u2019histoire \nde mon quatri\u00e8me fr\u00e8re. \n \n \n \nHistoire du quatri\u00e8me Fr\u00e8re du Barbier \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nAlcouz \u00e9tait le nom de mon quatri\u00e8me fr\u00e8re. Il devint borgne \u00e0 \nl\u2019occasion que j\u2019aurai l\u2019honneur de dire \u00e0 Votre Majest\u00e9. Il \u00e9tait \nboucher de profession ; il avait un talent particulier pour \u00e9lever et \ndresser des b\u00e9liers \u00e0 se battre, et , par ce moyen, il s\u2019\u00e9tait acquis la \nconnaissance et l\u2019amiti\u00e9 des principaux seigneurs, qui se plaisent \u00e0 \nvoir ces sortes de combat, et qui ont pour cet effet des b\u00e9liers chez eux \nIl \u00e9tait d\u2019ailleurs fort achaland\u00e9 ; il avait toujours dans sa boutique la \nplus belle viande qu\u2019il y e\u00fbt \u00e0 la bouc herie, parce qu\u2019il \u00e9tait fort riche \net qu\u2019il n\u2019\u00e9pargnait rien pour avoir la meilleure. \n \nUn jour qu\u2019il \u00e9tait dans sa boutique, un vieillard, qui avait une longue barbe blanche, vint acheter six livre s de viande, lui en donna l\u2019argent, \net s\u2019en alla. Mon fr\u00e8re trouva cet arge nt si beau, si blanc et si bien \nmonnay\u00e9, qu\u2019il le mit \u00e0 part dans un coffre, dans un endroit s\u00e9par\u00e9.Le \nm\u00eame vieillard ne manqua pas, dur ant cinq mois, de venir prendre \nchaque jour la m\u00eame qua ntit\u00e9 de viande, et de la payer de pareille \nmonnaie, que mon fr\u00e8re con tinua de mettre \u00e0 part. \n \nAu bout de cinq mois, Alcouz voulant acheter une quantit\u00e9 de moutons et les payer avec cette belle monnaie, ouvrit le coffre ; mais \nau lieu de la trouver, il fut dans un \u00e9tonnement extr\u00eame de ne voir que \ndes feuilles coup\u00e9es en rond, \u00e0 la place o\u00f9 il l\u2019avait mise. Il se donna \nde grands coups \u00e0 la t\u00eate, en faisan t des cris qui attir\u00e8rent bient\u00f4t les Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 443 \n \n \n \nvoisins, dont la surprise \u00e9gala la si enne lorsqu\u2019ils eurent appris de \nquoi il s\u2019agissait. \u00ab Pl\u00fbt \u00e0 Dieu, s\u2019 \u00e9cria mon fr\u00e8re en pleurant, que ce \ntra\u00eetre de vieillard arriv\u00e2t pr\u00e9sen tement, avec son air hypocrite ! \u00bb Il \nn\u2019eut pas plus t\u00f4t achev\u00e9 ces parole s qu\u2019il le vit venir de loin ; il \ncourut au-devant de lui avec pr\u00e9cipita tion, et, mettant la main sur lui : \n\u00ab Musulmans, s\u2019\u00e9cria-t-il de toute sa force, \u00e0 l\u2019aide ! \u00c9coutez la friponnerie que ce m\u00e9chant homme m\u2019a faite. \u00bb En m\u00eame temps il \nraconta \u00e0 une assez grande foule de peuple, qui s\u2019\u00e9tait assembl\u00e9e \nautour de lui, ce qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 cont\u00e9 \u00e0 ses voisins. Lorsqu\u2019il eut achev\u00e9, le vieillard, sans s\u2019\u00e9mouvoir, lui dit froi dement : \u00ab Vous feriez \nfort bien de me laisser aller et de r\u00e9parer par cette action l\u2019affront que \nvous me faites devant tant de monde , de crainte que je ne vous en \nfasse un plus sanglant, dont je serais f\u00e2ch\u00e9.\u2014 H\u00e9 ! qu\u2019avez-vous \u00e0 dire contre moi ? lui r\u00e9pliqua m on fr\u00e8re. Je suis un honn\u00eate homme \ndans ma profession, et je ne vous crains pas. \u2014 Vous voulez donc que \nje le publie ? reprit le vieillard du m\u00eame ton. Sachez, ajouta-t-il en \ns\u2019adressant au peuple, qu\u2019au lieu de vendre de la chair de mouton, \ncomme il le doit, il vend de la chair humaine ! \u2014 Vous \u00eates un \nimposteur, lui repartit mon fr\u00e8re. \u2014 Non, non, dit alors le vieillard \u00e0 \nl\u2019heure que je vous parle, il y a un homme \u00e9gorg\u00e9 et attach\u00e9 au dehors \nde votre boutique, comme un mouton ; qu \u2019on y aille, et l\u2019on verra si je \ndis la v\u00e9rit\u00e9. \u00bb \n \nAvant que d\u2019ouvrir le coffre o\u00f9 \u00e9taien t les feuilles, m on fr\u00e8re avait tu\u00e9 \nun mouton ce jour-l\u00e0, l\u2019avait ac commod\u00e9 et expos\u00e9 hors de sa \nboutique, selon sa coutume. Il protesta que ce que disait le vieillard \u00e9tait faux ; mais, malgr\u00e9 ses prot estations, la populace cr\u00e9dule, se \nlaissant pr\u00e9venir contre un homme accus\u00e9 d\u2019un fait si atroce, voulut en \n\u00eatre \u00e9claircie sur-le-champ. Elle obligea mon fr\u00e8re \u00e0 l\u00e2cher le \nvieillard, s\u2019assura de lui-m\u00eame, et courut en fureur jusqu\u2019\u00e0 sa \nboutique, o\u00f9 elle vit l\u2019homme \u00e9gorg\u00e9 et attach\u00e9 comme l\u2019accusateur l\u2019avait dit, car ce vieillard, qui \u00e9ta it magicien, avait fascin\u00e9 les yeux de \ntout le monde, comme il les avait fa scin\u00e9s \u00e0 mon fr\u00e8re, pour lui faire \nprendre pour de bon argent les feuilles qu\u2019il lui avait donn\u00e9es. \n \nA ce spectacle, un de ceux qui tena ient Alcouz lui dit, en lui \nappliquant un grand coup de poi ng : \u00ab Comment, m\u00e9chant homme, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 444 \n \n \n \nc\u2019est donc ainsi que tu nous fait mange r de la chair humaine ? \u00bb Et le \nvieillard, qui ne l\u2019avait pas aban donn\u00e9, lui en d\u00e9chargea un autre dont \nil lui creva un \u0153il. Toutes les pe rsonnes m\u00eame qui purent approcher \nde lui ne l\u2019\u00e9pargn\u00e8rent pas. On ne se contenta pas de le maltraiter ; on \nle conduisit devant le juge de police, \u00e0 qui l\u2019on pr\u00e9senta le pr\u00e9tendu \ncadavre, que l\u2019on avait d\u00e9tach\u00e9 et apport\u00e9, pour servir de t\u00e9moin \ncontre l\u2019accus\u00e9. \u00ab Seigneur, lui dit le vieillard magicien, vous voyez un homme qui est assez barbare pour massacrer les gens et qui vend \nleur chair pour de la viande de mouton. Le public attend que vous \nfassiez un ch\u00e2timent exemplaire. \u00bb Le juge de police entendit mon \nfr\u00e8re avec patience ; mais l\u2019argent ch ang\u00e9 en feuilles lui parut si peu \ndigne de foi, qu\u2019il traita mon fr\u00e8re d\u2019imposteur ; et, s\u2019en rapportant au \nt\u00e9moignage de ses yeux, il lui fi t donner cinq cents coups de b\u00e2ton. \n \nEnsuite, l\u2019ayant oblig\u00e9 de lui dire o\u00f9 \u00e9tait son argent, il lui enleva tout ce qu\u2019il avait et le bannit \u00e0 perp\u00e9tu it\u00e9, apr\u00e8s l\u2019avoir expos\u00e9 aux yeux \nde toute la ville, trois jours de suite, mont\u00e9 sur un chameau. \n \nJe n\u2019\u00e9tais pas \u00e0 Bagdad lorsqu\u2019une av enture si tragique arriva \u00e0 mon \nquatri\u00e8me fr\u00e8re. Il se retira dans un lieu \u00e9cart\u00e9, o\u00f9 il demeura cach\u00e9 \njusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il f\u00fbt gu\u00e9ri des coups de b\u00e2ton dont il avait le dos \nmeurtri ; car c\u2019\u00e9tait sur le dos qu\u2019 on l\u2019avait frapp\u00e9. Lorsqu\u2019il fut en \n\u00e9tat de marcher, il se rendit, la nu it, par des chemins d\u00e9tourn\u00e9s, \u00e0 une \nville o\u00f9 il n\u2019\u00e9tait connu de personne, et il y prit un logement d\u2019o\u00f9 il ne \nsortait presque pas. A la fin, ennuy\u00e9 de vivre toujours enferm\u00e9, il alla \nse promener dans un faubourg, o\u00f9 il entendit tout \u00e0 coup un grand \nbruit de cavaliers qui venaient derri\u00e8re lui. Il \u00e9tait alors, par hasard, pr\u00e8s de la porte d\u2019une grande maison ; et, comme, apr\u00e8s ce qui lui \u00e9tait \narriv\u00e9, il appr\u00e9hendait tout, il cr aignit que ces cavaliers ne le \nsuivissent pour l\u2019arr\u00eate r : c\u2019est pourquoi il ouv rit la porte pour se \ncacher ; et, apr\u00e8s l\u2019avoir referm\u00e9e, il entra dans une grande cour, o\u00f9 il \nn\u2019eut pas plus t\u00f4t paru que deux domestiques vinrent \u00e0 lui, et, le \nprenant au collet : \u00ab Dieu soit lou\u00e9, lui dirent-ils, de ce que vous venez \nvous-m\u00eame vous livrer \u00e0 nous ! Vous nous avez donn\u00e9 tant de peine \nces trois derni\u00e8res nuits, que nous n\u2019en avons pas dormi ; et vous \nn\u2019avez \u00e9pargn\u00e9 notre vie que parce que nous avons su nous garantir de \nvotre mauvais dessein. \u00bb Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 445 \n \n \n \n \nVous pouvez bien penser que mon fr\u00e8re fut fort surpris de ce \ncompliment. \u00ab Bonnes gens, leur di t-il, je ne sais ce que vous me \nvoulez, et vous me prenez sans dout e pour un autre. \u2014 Non, non, \nr\u00e9pliqu\u00e8rent-ils, nous n\u2019ignorons pas que vous et vos camarades vous \n\u00eates de francs voleurs. Vous ne vous contentez pas d\u2019avoir d\u00e9rob\u00e9 \u00e0 \nnotre ma\u00eetre tout ce qu\u2019il avait et de l\u2019avoir r\u00e9duit \u00e0 la mendicit\u00e9, vous \nen voulez encore \u00e0 sa vie. Voyons un peu si vous n\u2019avez pas le \ncouteau que vous aviez \u00e0 la main lo rsque vous nous poursuiviez hier \npendant la nuit. \u00bb En disant cela, ils le fouill\u00e8rent, et trouv\u00e8rent qu\u2019il \navait un couteau sur lui. \u00ab Oh ! oh ! s\u2019\u00e9cri\u00e8rent-ils en le prenant, oserez-vous dire encore que vous n\u2019 \u00eates pas un voleur ? \u2014 Eh quoi ! \nleur r\u00e9pondit mon fr\u00e8re, est-ce qu\u2019 on ne peut pas porter un couteau \nsans \u00eatre voleur ? \u00c9coutez mon histoire, ajouta-t-il : au lieu d\u2019avoir une mauvaise opinion de moi, vous se rez touch\u00e9s de mes malheurs. \u00bb \nBien \u00e9loign\u00e9s de l\u2019\u00e9couter, ils se jet\u00e8rent sur lui, le foul\u00e8rent aux \npieds, lui arrach\u00e8rent son habit et lui d\u00e9chir\u00e8rent sa chemise. Alors, \nvoyant les cicatrices qu\u2019il avait au dos : \u00ab Ah ! chien, dirent-ils en redoublant leurs coups, tu veux nous faire accroire que tu es un \nhonn\u00eate homme, et ton dos nous fait voir le contraire ! \u2014 H\u00e9las ! s\u2019\u00e9cria mon fr\u00e8re, il faut que mes p\u00e9ch\u00e9s soient bien grands, puisque, \napr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 d\u00e9j\u00e0 maltrait\u00e9 si in justement, je le suis une seconde \nfois sans \u00eatre plus coupable ! \u00bb \n \nLes deux domestiques ne furent nulleme nt attendris de ses plaintes ; \nils le men\u00e8rent au juge de police, qui lui dit : \u00ab Par qu elle hardiesse es-\ntu entr\u00e9 chez eux pour les poursuivre le couteau \u00e0 la main ? Seigneur, \nr\u00e9pondit le pauvre Alcouz, je su is l\u2019homme du monde le plus \ninnocent, et je suis perdu si vous ne me faites la gr\u00e2ce de m\u2019\u00e9couter \npatiemment : personne n\u2019est plus digne de compassion que moi. \u2014 \nSeigneur, interrompit alors un des domestiques, voulez-vous \u00e9couter \nun voleur qui entre dans les mais ons pour piller et assassiner les \ngens ? Si vous refusez de nous croire, vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 regarder son dos. \u00bb En parlant ainsi, il d\u00e9couvrit le dos de mon fr\u00e8re et le fit voir au \njuge, qui, sans autre information, commanda sur-le-champ qu\u2019on lui \ndonn\u00e2t cent coups de nerf de b\u0153uf sur les \u00e9paules, et ensuite le fit \npromener par la ville, sur un cham eau, tandis qu\u2019on criait devant lui : Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 446 \n \n \n \n\u00ab Voil\u00e0 de quelle mani\u00e8re on ch\u00e2tie ceux qui entrent par force dans les \nmaisons. \u00bb \n \nCette promenade achev\u00e9e, on le mit hors de la ville, avec d\u00e9fense d\u2019y \nrentrer jamais. Quelques personnes, qui le renc ontr\u00e8rent apr\u00e8s cette \nseconde disgr\u00e2ce, m\u2019avertirent du lieu o\u00f9 il \u00e9tait. J\u2019allai l\u2019y trouver, et \nle ramenai \u00e0 Bagdad secr\u00e8tement, o\u00f9 je l\u2019assistai de tout mon petit \npouvoir. \n \nLe calife Mostanser Billah, poursuivit le barbier, ne rit pas tant de \ncette histoire que des autres. Il eu t la bont\u00e9 de plaindre le malheureux \nAlcouz. Il voulut encore me fa ire donner quelque chose et me \nrenvoyer ; mais, sans donner le temps d\u2019ex\u00e9cuter son ordre, je repris la \nparole et lui dis : \u00ab Mon souverain seigneur et ma\u00eetre, vous voyez bien \nque je parle peu ; et puisque Vo tre Majest\u00e9 m\u2019a fait la gr\u00e2ce de \nm\u2019\u00e9couter jusqu\u2019ici, qu\u2019elle ait la bont\u00e9 de vouloir encore entendre les \naventures de mes deux autres fr\u00e8 res ; j\u2019esp\u00e8re qu\u2019elles ne vous \ndivertiront pas moins que les pr\u00e9c\u00e9d entes. Vous en pourrez faire faire \nune histoire compl\u00e8te, qui ne sera pas indigne de votre biblioth\u00e8que. \n \n \n \nHistoire du cinqui\u00e8me Fr\u00e8re du Barbier \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nJ\u2019aurai donc l\u2019honneur de vous di re que mon cinqui\u00e8me fr\u00e8re se \nnommait Alnaschar. \n \nAlnaschar, tant que v\u00e9cut notre p\u00e8 re, fut tr\u00e8s paresseux. Au lieu de \ntravailler pour gagner sa vie, il n\u2019 avait pas honte de la demander le \nsoir, et de vivre, le lendemain, de ce qu\u2019il avait re\u00e7u. Notre p\u00e8re \nmourut, accabl\u00e9 de vieillesse, et nous laissa pour tout bien sept cents \ndragmes d\u2019argent. Nous partage\u00e2me s \u00e9galement ; de sorte que chacun \nen eut cent pour sa part. Alnaschar, qui n\u2019avait jamais poss\u00e9d\u00e9 tant Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 447 \n \n \n \nd\u2019argent \u00e0 la fois, se trouva fort embarrass\u00e9 sur l\u2019usage qu\u2019il en ferait. \nIl se consulta longtemps lui-m\u00eame l\u00e0 -dessus, et il se d\u00e9termina enfin \u00e0 \nles employer en verres, en bouteilles et autres pi\u00e8ces de verrerie, qu\u2019il alla chercher chez un gros marchand. Il mit le tout dans un panier \u00e0 \njour, et choisit une fort petite boutique , o\u00f9 il s\u2019assit, le panier devant \nlui, et le dos appuy\u00e9 cont re le mur, en attendant qu\u2019on vint acheter sa \nmarchandise. Dans cette attitude, les yeux attach\u00e9s sur son panier, il se \nmit \u00e0 r\u00eaver, et dans sa r\u00eaverie il pronon\u00e7a les paroles suivantes, assez \nhaut pour \u00eatre entendu d\u2019un taille ur qu\u2019il avait pour voisin : \u00ab Ce \npanier, dit-il, me co\u00fbte cent dragmes, et c\u2019est tout ce que j\u2019ai au \nmonde. J\u2019en ferai bien deux cents drag mes en le vendant en d\u00e9tail, et \nde ces deux cents dragmes, que j\u2019em ploierai encore en verrerie, j\u2019en \nferai quatre cents. Ainsi j\u2019amassera i, par la suite du temps, quatre \nmille dragmes. De quatre mille drag mes, j\u2019irai ais\u00e9ment jusqu\u2019\u00e0 huit. \nQuand j\u2019en aurai dix mille, je lai sserai aussit\u00f4t la verrerie pour me \nfaire joaillier. Je ferai commerce de diamants, de perles et de toutes \nsortes de pierreries. Poss\u00e9dant alors des richesses \u00e0 souh ait, j\u2019ach\u00e8terai \nune belle maison, de grandes terres, des esclav es, des eunuques, des \nchevaux : je ferai bonne ch\u00e8re et du br uit dans le monde . Je ferai venir \nchez moi tout ce qui se trouvera dans la ville de joueurs d\u2019instruments, \nde danseurs et de danseuses. Je n\u2019en demeurerai pas l\u00e0, et j\u2019amasserai, \ns\u2019il pla\u00eet \u00e0 Dieu, jusqu\u2019\u00e0 cent mill e dragmes. Lorsque je me verrai \nriche de cent mille dragmes, je m\u2019 estimerai autant qu\u2019un prince, et \nj\u2019enverrai demander en mariage la fille du grand vizir, en faisant \nrepr\u00e9senter \u00e0 ce ministre que j\u2019aurai entendu dire des merveilles de la beaut\u00e9, de la sagesse, de l\u2019esprit et de toutes les autres qualit\u00e9s de sa \nfille, et enfin, que je lui donnerai mille pi\u00e8ces d\u2019or pour la premi\u00e8re \nnuit de nos noces. Si le vizir \u00e9tait assez malhonn\u00eate pour me refuser sa \nfille, ce qui ne saurait arriver, j\u2019 irais l\u2019enlever \u00e0 sa barbe, et \nl\u2019am\u00e8nerais, malgr\u00e9 lui, chez moi. D\u00e8s que j\u2019aurai \u00e9pous\u00e9 la fille du \ngrand vizir, je lui ach\u00e8terai dix e unuques noirs, des plus jeunes et des \nmieux faits. Je m\u2019habillerai comme un prince, et, mont\u00e9 sur un beau \ncheval, qui aura une selle de fin or avec une housse d\u2019\u00e9toffe d\u2019or \nrelev\u00e9e de diamants et de perles, je marcherai par la ville, accompagn\u00e9 \nd\u2019esclaves devant et derri\u00e8re moi, et me rendrai \u00e0 l\u2019h\u00f4tel du vizir, aux \nyeux des grands et des petits, qui me feront de profondes r\u00e9v\u00e9rences. \nEn descendant chez le vizir, au pied de son escalier, je monterai au Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 448 \n \n \n \nmilieu de mes gens rang\u00e9 s en deux files \u00e0 droite et \u00e0 gauche, et le \ngrand vizir, en me recevant comme son gendre, me c\u00e9dera sa place et \nse mettra au-dessous de moi pour me faire plus d\u2019honneur. Si cela arrive, comme je l\u2019esp\u00e8re, deux de mes gens auront chacun une bourse \nde mille pi\u00e8ces d\u2019or, que je leur au rai fait apporter. J\u2019en prendrai une, \net, la lui pr\u00e9sentant : \u00ab Voil\u00e0, lui di rai-je, les mille pi\u00e8ces d\u2019or que j\u2019ai \npromises pour la premi\u00e8re nuit de mon mariage. \u00bb Et, lui offrant \nl\u2019autre \u00ab Tenez, ajouterai-je, je vous en donne encore autant pour vous \nmarquer que je suis homme de parole et que je donne plus que je ne \npromets. \u00bb Apr\u00e8s une action comme celle-l\u00e0, on ne parlera dans le \nmonde que de ma g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. Je reviendrai chez moi avec la m\u00eame \npompe. Ma femme m\u2019enverra complime nter de sa part, par quelque \nofficier, sur la visite que j\u2019aurai faite au vizir son p\u00e8re ; j\u2019honorerai \nl\u2019officier d\u2019une belle robe et le re nverrai avec un riche pr\u00e9sent. Si elle \ns\u2019avise de m\u2019en envoyer un, je ne l\u2019accepterai pas et je cong\u00e9dierai le \nporteur. Je ne permettrai pas qu\u2019e lle sorte de son appartement, pour \nquelque cause que ce soit, que je n\u2019 en sois averti, et quand je voudrai \nbien y entrer, ce sera d\u2019une mani\u00e8re qui lui imprimera du respect pour \nmoi. Enfin, il n\u2019y aura pas de ma ison mieux r\u00e9gl\u00e9e que la mienne. Je \nserai toujours habill\u00e9 richement. Lo rsque je me retirerai avec elle, le \nsoir, je serai assis \u00e0 la table d\u2019hon neur, o\u00f9 j\u2019affecterai un air grave, \nsans tourner la t\u00eate \u00e0 dr oite ou \u00e0 gauche. Je pa rlerai peu ; et, pendant \nque ma femme, belle comme la pleine lune, demeurera debout devant \nmoi, avec tous ses atours, je ne ferai pas semblant de la voir. Ses \nfemmes, qui seront autour d\u2019elle, me diront : \u00ab Notre cher seigneur et ma\u00eetre, voil\u00e0 votre \u00e9pouse, votre hu mble servante devant vous : elle \nattend que vous la caressiez, et elle est bien mortifi\u00e9e de ce que vous \nne daignez pas seulement la regard er ; elle est fatigu\u00e9e d\u2019\u00eatre si \nlongtemps debout ; dites-lui au moin s de s\u2019asseoir. \u00bb Je ne r\u00e9pondrai \nrien \u00e0 ce discours, ce qui augmentera leur surprise et leur douleur. \nElles se jetteront \u00e0 mes pieds, et, apr\u00e8s qu\u2019elles y auront demeur\u00e9 un \ntemps consid\u00e9rable \u00e0 me supplier de me laisser fl\u00e9chir, je l\u00e8verai enfin \nla t\u00eate et jetterai sur e lle un regard distrait ; pui s je me remettrai dans \nla m\u00eame attitude. Dans la pens\u00e9e qu\u2019elles auront que ma femme ne sera pas assez bien ni assez propr ement habill\u00e9e, e lles la m\u00e8neront \ndans son cabinet pour la faire change r d\u2019habit, et, moi, cependant, je \nme l\u00e8verai de mon c\u00f4t\u00e9, et prendrai un habit plus magnifique que celui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 449 \n \n \n \nd\u2019auparavant. Elles revie ndront une seconde fois \u00e0 la charge ; elles me \ntiendront le m\u00eame discours, et je me donnerai le plaisir de ne regarder \nma femme qu\u2019apr\u00e8s m\u2019\u00eatre laiss\u00e9 prier et solliciter avec autant \nd\u2019instances et aussi longtemps que la premi\u00e8re fois. Je commencerai, d\u00e8s le premier jour de mes noces, \u00e0 lui apprendre de quelle mani\u00e8re je \npr\u00e9tends en user avec elle le reste de sa vie. \n \nApr\u00e8s les c\u00e9r\u00e9monies de nos noces, con tinua Alnaschar, je prendrai de \nla main d\u2019un de mes gens , qui sera pr\u00e8s de mo i, une bourse de cinq \ncents pi\u00e8ces d\u2019or, que je donnerai aux coiffeuses, afin qu\u2019elles me laissent seul avec mon \u00e9pouse. Qu and elles se seront retir\u00e9es, ma \nfemme se couchera la premi\u00e8re. Je me couche rai ensuite aupr\u00e8s d\u2019elle, \nle dos tourn\u00e9 de son c\u00f4t\u00e9, et je pa sserai la nuit sans lui dire un seul \nmot. Le lendemain, elle ne manquera pas de se plaindre de mes m\u00e9pris \net de mon orgueil \u00e0 sa m\u00e8re, femme du gr and vizir, et j\u2019en aurai la joie \nau c\u0153ur. Sa m\u00e8re viendra me tr ouver, me baisera les mains avec \nrespect et me dira : \u00ab Seigneur (car elle n\u2019osera m\u2019appeler son gendre, \nde peur de me d\u00e9plai re en me parlant si famili\u00e8rement), je vous \nsupplie de ne pas d\u00e9daigner de regarder ma f ille et de vous approcher \nd\u2019elle : je vous assure qu\u2019elle ne cherche qu\u2019\u00e0 vous plaire et qu\u2019elle \nvous aime de toute son \u00e2me. \u00bb Mais ma belle-m\u00e8re aura beau parler, je \nne lui r\u00e9pondrai pas une syllabe et je demeurerai ferme dans ma \ngravit\u00e9. Alors elle se jettera \u00e0 mes pi eds, me les baisera plusieurs fois \net me dira : \u00ab Seigneur, serait- il possible que vous soup\u00e7onnassiez la \nsagesse de ma fille ? Je vous assure que je l\u2019ai toujours eue devant les \nyeux et que vous \u00eates le premier homme qui l\u2019ait jamais vue en face. Cessez de lui causer une si grande mo rtification ; faites-lui la gr\u00e2ce de \nla regarder, de lui parler et de la fortifier dans la bonne intention \nqu\u2019elle a de vous satisfaire en toute c hose. \u00bb Tout cela ne me touchera \npoint ; ce que voyant, ma belle m\u00e8re prendra un verre de vin, et, le \nmettant \u00e0 la main de sa fille, m on \u00e9pouse : \u00ab Allez, lui dira-t-elle, \npr\u00e9sentez-lui vous-m\u00eame ce verre de vin ; il n\u2019aura peut-\u00eatre pas la \ncruaut\u00e9 de le refuser d\u2019une si belle main. \u00bb Ma femme viendra avec le \nverre, demeurera debout et toute trem blante devant moi. Lorsqu\u2019elle \nverra que je ne tournerai point la vue de son c\u00f4t\u00e9 et que je persisterai \u00e0 la d\u00e9daigner, elle me dira, les larmes aux yeux : \u00ab Mon c\u0153ur, ma \nch\u00e8re \u00e2me, mon aimable seigneur, je vous conjure, par les faveurs Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 450 \n \n \n \ndont le ciel vous comble, de me faire la gr\u00e2ce de recevoir ce verre de \nvin de la main de votre tr\u00e8s humble servante. \u00bb Je me garderai bien de \nla regarder encore et de lu i r\u00e9pondre. \u00ab Mon charmant \u00e9poux, \ncontinuera-t-elle en redoublant ses pleu rs et en m\u2019approchant le verre \nde la bouche, je ne ce sserai pas que je n\u2019aie obtenu que vous buviez. \u00bb \nAlors, fatigu\u00e9 de ses pri\u00e8res, je lui lancerai un regard terrible et lui donnerai un bon soufflet sur la joue, en la repoussant du pied si vigoureusement qu\u2019elle ira tomber bien loin au del\u00e0 du sofa. \u00bb \n \nMon fr\u00e8re \u00e9tait tellement absorb\u00e9 da ns ses visions chim\u00e9riques, qu\u2019il \nrepr\u00e9senta l\u2019action avec son pied comme si elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 r\u00e9elle, et, par \nmalheur, il en frappa si rudement son panier plein de verrerie, qu\u2019il le jeta du haut de sa bout ique dans la rue, de mani\u00e8re que toute la \nverrerie fut bris\u00e9e en mille morceaux. \n \nLe tailleur son voisin, qui ava it entendu l\u2019extravagance de son \ndiscours, fit un grand \u00e9clat de rire lo rsqu\u2019il vit tomber le panier. \u00ab Oh ! \nque tu es un indigne homme ! dit-il \u00e0 mon fr\u00e8re. Ne devrais-tu pas mourir de honte de maltraiter ains i une jeune \u00e9pouse qui ne t\u2019a donn\u00e9 \naucun sujet de te plaindre d\u2019elle ? Il faut que tu sois bien brutal pour \nm\u00e9priser les pleurs et les charmes d\u2019une si aimable personne. Si j\u2019\u00e9tais \n\u00e0 la place du grand vizir ton beau-p\u00e8re, je te ferais donner cent coups de nerf de b\u0153uf et te ferais promener par la ville avec l\u2019\u00e9loge que tu m\u00e9rites. \u00bb \n \nMon fr\u00e8re, \u00e0 cet accident, si funeste pour lui, rentra en lui-m\u00eame ; et, voyant que c\u2019\u00e9tait par son orgueil insu pportable qu\u2019il lui \u00e9tait arriv\u00e9, il \nse frappa le visage, d\u00e9ch ira ses habits et se m it \u00e0 pleurer, en poussant \ndes cris qui firent bient\u00f4t assemble r les voisins et a rr\u00eater les passants \nqui allaient \u00e0 la le de midi. Comme c\u2019\u00e9tait un vendredi , il y allait plus \nde monde que les autres jours. Les uns eurent piti\u00e9 d\u2019Alnaschar, et les \nautres ne firent que rire de son ex travagance. Cependant la vanit\u00e9 qu\u2019il \ns\u2019\u00e9tait mise en t\u00eate s\u2019\u00e9tait dissip\u00e9e avec son bien ; et il pleurait encore son sort am\u00e8rement, lorsqu\u2019une dame de consid\u00e9ration, mont\u00e9e sur \nune mule richement capara\u00e7onn\u00e9e, vint \u00e0 passer par l\u00e0. L\u2019\u00e9tat o\u00f9 elle \nvit mon fr\u00e8re excita sa compassion. Elle demanda qui il \u00e9tait et ce \nqu\u2019il avait \u00e0 pleurer. On lui d it seulement que c\u2019\u00e9tait un pauvre Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 451 \n \n \n \nhomme qui avait employ\u00e9 le peu d\u2019 argent qu\u2019il poss\u00e9dait \u00e0 l\u2019achat \nd\u2019un panier de verrerie ; que ce pani er \u00e9tait tomb\u00e9, et que toute la \nverrerie s\u2019\u00e9tait cass\u00e9e. Aussit\u00f4t la dame se tourna du c\u00f4t\u00e9 d\u2019un \neunuque qui l\u2019accompagnait \u00ab Donnez- lui, dit-elle, ce que vous avez \nsur vous. \u00bb L\u2019eunuque ob\u00e9it et mit entre les mains de mon fr\u00e8re une \nbourse de cinq cents pi\u00e8ces d\u2019or. Alnasc har pensa mourir de joie en la \nrecevant. Il donna mille b\u00e9n\u00e9dictions \u00e0 la dame ; et, apr\u00e8s avoir ferm\u00e9 \nsa boutique, o\u00f9 sa pr\u00e9sence n\u2019\u00e9tait plus n\u00e9cessaire, il s\u2019en alla chez \nlui. \n \nIl faisait de profondes r\u00e9flexions su r le grand bonheur qui venait de lui \narriver, lorsqu\u2019il entendit frapper \u00e0 sa porte. Avant que d\u2019ouvrir, il \ndemanda qui frappait ; et ayant rec onnu, \u00e0 la voix, que c\u2019\u00e9tait une \nfemme, il ouvrit. \u00ab Mon fils, lui dit-elle, j\u2019ai une gr\u00e2ce \u00e0 vous demander : voil\u00e0 le temps de la pri\u00e8 re : je voudrais bien me laver pour \n\u00eatre en \u00e9tat de la faire. Laissez-mo i, s\u2019il vous pla\u00eet, entrer chez vous, et \nme donnez un vase d\u2019eau. \u00bb Mon fr\u00e8re envisagea cette femme et vit \nque c\u2019\u00e9tait une personne d\u00e9j\u00e0 fort avanc\u00e9e en \u00e2ge. Quoiqu\u2019il ne la \nconn\u00fbt point, il ne laissa pas de lu i accorder ce qu\u2019elle demandait. Il \nlui donna un vase plein d\u2019eau ; ensuite il reprit sa place, et, toujours \noccup\u00e9 de sa derni\u00e8re aventure, il mit son or dans une esp\u00e8ce de \nbourse longue et \u00e9troite, propre \u00e0 porter \u00e0 sa ceinture. La vieille, \npendant ce temps-l\u00e0, fit sa pri\u00e8re ; et, lorsqu\u2019elle eut achev\u00e9, elle vint \ntrouver mon fr\u00e8re, se prosterna deux fo is en frappant la terre de son \nfront, comme si elle e\u00fbt voulu prier Di eu ; puis, s\u2019\u00e9tant relev\u00e9e, elle \nlui souhaita toute sorte de biens, en le remerciant de son honn\u00eatet\u00e9. \nComme elle \u00e9tait habill\u00e9e assez pa uvrement et qu\u2019elle s\u2019humiliait fort \ndevant lui, il crut qu\u2019elle lui dema ndait l\u2019aum\u00f4ne et lui pr\u00e9senta deux \npi\u00e8ces d\u2019or. La vieille se retira en arri\u00e8re avec surpri se, comme si mon \nfr\u00e8re lui e\u00fbt fait une injure. \u00ab Grand Dieu ! lui dit-elle, que veut dire \nceci ? Serait-il possible, seigneur , que vous me prissiez pour une de \nces mis\u00e9rables qui font profession d\u2019entrer hardiment chez les gens \npour demander l\u2019aum\u00f4ne ? Reprenez vo tre argent : je n\u2019en ai pas \nbesoin, Dieu merci ; j\u2019appartiens \u00e0 une jeune dame de cette ville, qui \nest pourvue d\u2019une beaut\u00e9 charmante, et qui est avec cela tr\u00e8s riche ; \nelle ne me laisse manquer de rien. \u00bb \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 452 \n \n \n \nMon fr\u00e8re ne fut pas assez fin pour s\u2019apercevoir de l\u2019adresse de la \nvieille, qui n\u2019avait refu s\u00e9 les deux pi\u00e8ces d\u2019or que pour en attraper \ndavantage. Il lui demanda si elle ne pourrait pas lui procurer l\u2019honneur \nde voir cette dame : \u00ab Tr\u00e8s volontiers , lui r\u00e9pondit-elle ; elle sera bien \naise de vous \u00e9pouser et de vous mettre en possession de tous ses biens, \nen vous faisant ma\u00eetre de sa person ne : prenez votre argent et suivez-\nmoi. \u00bb Ravi d\u2019avoir trouv\u00e9 une grosse somme d\u2019argent et presque aussit\u00f4t une femme belle et riche, il ferma les yeux \u00e0 toute autre \nconsid\u00e9ration. Il prit les cinq cents pi\u00e8ces d\u2019or et se laissa conduire par \nla vieille. \n \nElle marcha devant lui, et il la suivit de loin, jusqu\u2019\u00e0 la porte d\u2019une \ngrande maison o\u00f9 elle frappa. Il la rejoignit dans le temps qu\u2019une \njeune esclave grecque ouvrait. La vie ille le fit entrer le premier et \npasser au travers d\u2019une cour bien pa v\u00e9e, et l\u2019introduisit dans une salle \ndont l\u2019ameublement le confirma dans la bonne opinion qu\u2019on lui avait fait concevoir de la ma\u00eetr esse de la maison. Penda nt que la vieille alla \navertir la jeune dame, il s\u2019assit ; et, comme il avait chaud, il \u00f4ta son turban et le mit pr\u00e8s de lui. Il v it bient\u00f4t entrer la jeune dame, qui le \nsurprit bien plus par sa beaut\u00e9 que par la richesse de son habillement. \nIl se leva d\u00e8s qu\u2019il l\u2019aper\u00e7ut. La dame le pria d\u2019un air gracieux de \nprendre sa place, en s\u2019asseyant pr\u00e8s de lui. Elle lui marqua bien de la joie de le voir, et, apr\u00e8s lui avoi r dit quelques douceurs : \u00ab Nous ne \nsommes pas ici assez commod\u00e9ment, ajouta-t-elle ; venez, donnez-\nmoi la main. \u00bb A ces mots, elle lui pr \u00e9senta la sienne et le mena dans \nune chambre \u00e9cart\u00e9e, o\u00f9 elle s\u2019entretint encore quelque temps avec lui ; puis elle le quitta en lui disant : \u00ab Demeurez, je suis \u00e0 vous dans \nun moment. \u00bb Il attendit ; mais, au lieu de la dame, un grand esclave \nnoir arriva, le sabre \u00e0 la main, et regardant mon fr\u00e8re d\u2019un \u0153il \nterrible : \u00ab Que fais-tu ici ? \u00bb lui dit-il fi\u00e8rement. Alnaschar, \u00e0 cet \naspect, fut tellement saisi de fra yeur, qu\u2019il n\u2019eut pas la force de \nr\u00e9pondre. L\u2019esclave le d\u00e9pouilla, lui enleva l\u2019or qu\u2019il portait et lui \nd\u00e9chargea plusieurs coups de sabre dans les chairs seulement. Le \nmalheureux en tomba par terre, o\u00f9 il resta sans mouvement, quoiqu\u2019il \ne\u00fbt encore l\u2019usage de ses sens. Le noir, le croyant mort, demanda du \nsel ; l\u2019esclave grecque en apporta plein un grand bassin. Ils en frott\u00e8rent les plaies de mon fr\u00e8re, qui eut la pr\u00e9sence d\u2019esprit, malgr\u00e9 Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 453 \n \n \n \nla douleur cuisante qu\u2019il s ouffrait, de ne donner au cun signe de vie. Le \nnoir et l\u2019esclave grecque s\u2019\u00e9tant retir \u00e9s, la vieille, qui avait fait tomber \nmon fr\u00e8re dans le pi\u00e8ge, vint le prendre par les pieds et le tra\u00eena \njusqu\u2019\u00e0 une trappe, qu\u2019elle ouvrit. E lle le jeta dedans, et il se trouva \ndans un lieu souterrain, avec plusieurs corps de gens qui avaient \u00e9t\u00e9 \nassassin\u00e9s. Il s\u2019en aper\u00e7ut d\u00e8s qu\u2019il fut revenu \u00e0 lui, car la violence de \nsa chute lui avait \u00f4t\u00e9 le sentiment. Le sel dont ses plaies avaient \u00e9t\u00e9 \nfrott\u00e9es lui conserva la vie. Il re prit peu \u00e0 peu assez de force pour se \nsoutenir ; et, au bout de deux jours, ayant ouvert la trappe durant la nuit et remarqu\u00e9 dans la cour un endroit propre \u00e0 se cacher, il y \ndemeura jusqu\u2019\u00e0 la pointe du jour. Al ors il vit para\u00eetre la d\u00e9testable \nvieille, qui ouvrit la por te de la rue et partit pour aller chercher une \nautre proie. Afin qu\u2019elle le ne v\u00eet pas, il ne sortit de ce coupe-gorge \nque quelques moments apr\u00e8s elle, et il vint se r\u00e9fugier chez moi, o\u00f9 il \nm\u2019apprit toutes les aventures qui lui \u00e9taient arriv\u00e9es en si peu de \ntemps. \n \nAu bout d\u2019un mois, il fut parfaitement gu\u00e9ri de ses blessures par les \nrem\u00e8des souverains que je lu i fis prendre. Il r\u00e9solut de se venger de la \nvieille qui l\u2019avait tromp\u00e9 si crue llement. Pour cet effet, il fit une \nbourse assez grande pour contenir ci nq cents pi\u00e8ces d\u2019or ; et, au lieu \nd\u2019or, il la remplit de morceaux de ve rre, attacha le sac autour de lui \navec sa ceinture, se d\u00e9guisa en vie ille et prit un sabre, qu\u2019il cacha sous \nsa robe. Un matin, il rencontra la vi eille qui se promen ait d\u00e9j\u00e0 par la \nville, en cherchant l\u2019occasion de j ouer un mauvais tour \u00e0 quelqu\u2019un. Il \nl\u2019aborda, et, contrefaisant la voix d\u2019une femme : \u00ab N\u2019auriez-vous pas, \nlui dit-il, un tr\u00e9buchet \u00e0 me pr\u00eater ? Je suis une femme de Perse, \nnouvellement arriv\u00e9e. J\u2019ai apport\u00e9 de mon pays cinq cents pi\u00e8ces \nd\u2019or ; je voudrais bien voir si elle s sont de poids. \u2014 Bonne femme, lui \nr\u00e9pondit la vieille, vous ne pouvi ez mieux vous adresser qu\u2019\u00e0 moi. \nVenez ; vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 me suivre, je vous m\u00e8nerai chez mon fils, \nqui est changeur ; il se fera un plai sir de vous les peser lui-m\u00eame, pour \nvous en \u00e9pargner la peine. Ne perdons pas de temps, afin de le trouver \navant qu\u2019il aille \u00e0 sa boutique. \u00bb M on fr\u00e8re la suivit jusqu\u2019\u00e0 la maison \no\u00f9 elle l\u2019avait introduit la premi\u00e8re fois, et la porte fut ouverte par l\u2019esclave grecque. \n Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 454 \n \n \n \nLa vieille mena mon fr\u00e8re dans la salle, o\u00f9 elle lui dit d\u2019attendre un \nmoment, qu\u2019elle allait faire venir son fils. Le pr\u00e9tendu fils parut, sous \nla forme du vilain esclave noir : \u00ab Maudite vieille dit-il \u00e0 mon fr\u00e8re, \nl\u00e8ve-toi et me suis. \u00bb En disant ces mots, il marcha devant, pour le \nmener au lieu o\u00f9 il voulait le massacr er. Alnaschar se leva, le suivit ; \net, tirant son sabre de dessous sa r obe, il le lui d\u00e9chargea sur le cou \npar derri\u00e8re, si adroitement qu\u2019il lui abattit la t\u00eate. Il la prit aussit\u00f4t d\u2019une main, et de l\u2019autre il tra\u00eena le cadavre jusqu\u2019au lieu souterrain, \no\u00f9 il le jeta avec la t\u00eate. L\u2019escl ave grecque, accoutum\u00e9e \u00e0 ce man\u00e8ge, \nse fit bient\u00f4t voir avec le bassin plein de sel ; mais quand elle vit \nAlnaschar le sabre \u00e0 la main, et qui avait quitt\u00e9 le voile dont il s\u2019\u00e9tait \ncouvert le visage, elle laissa tomber le bassin et s\u2019enfuit ; mais mon \nfr\u00e8re, courant plus fort qu\u2019elle, la jo ignit et lui fit voler la t\u00eate de \ndessus les \u00e9paules. La m\u00e9ch ante vieille accourut au bruit, et il se saisit \nd\u2019elle avant qu\u2019elle e\u00fbt le temps de lui \u00e9chapper. \u00ab Perfide ! s\u2019\u00e9cria-t-\nil, me reconnais-tu ? H\u00e9las ! seigne ur, r\u00e9pondit-elle en tremblant, qui \n\u00eates-vous ? Je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu. \u2014Je suis, \ndit-il, celui chez qui tu entras, l\u2019autr e jour, pour te laver et faire ta \npri\u00e8re d\u2019hypocrite t\u2019en souvient-il ? \u00bb Alors elle se mit \u00e0 genoux pour \nlui demander pardon ; mais il la coupa en quatre pi\u00e8ces. \n \nIl ne restait plus que la dame, qui ne savait rien de ce qui venait de se \npasser chez elle. Il la chercha, et la trouva dans une chambre, o\u00f9 elle \npensa s\u2019\u00e9vanouir quand elle le vit para\u00eetre. Elle lu i demanda la vie, et \nil eut la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 de la lui acco rder. \u00ab Madame, lui dit-il, comment \npouvez-vous \u00eatre avec des gens aussi m\u00e9chants que ceux dont je viens \nde me venger si justement ? \u2014 J\u2019\u00e9t ais, lui r\u00e9pondit-elle, la femme \nd\u2019un honn\u00eate marchand, et la maudite vieille, dont je ne connaissais \npas la m\u00e9chancet\u00e9, me venait voir quelquefois. \u00ab Madame, me dit-elle \nun jour, nous avons de belles no ces chez nous ; vous y prendriez \nbeaucoup de plaisir, si vous vou liez nous faire l\u2019honneur de vous y \ntrouver. \u00bb Je me laissai persuader. Je pris mon plus bel habit avec une \nbourse de cent pi\u00e8ces d\u2019or. Je la suivis ; elle me mena dans cette maison, o\u00f9 je trouvai ce noir, qui me retint par force, et il y a trois ans \nque j\u2019y suis, avec bien de la douleur. \u2014 De la mani\u00e8re dont ce \nd\u00e9testable noir se gouve rnait, reprit mon fr\u00e8re, il faut qu\u2019il ait amass\u00e9 \nbien des richesses. \u2014 Il y en a ta nt, repartit-elle, que vous serez riche Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 455 \n \n \n \n\u00e0 jamais si vous pouvez les emporter : suivez-moi, et vous le verrez. \u00bb \nElle conduisit Alnaschar dans une chambre o\u00f9 elle lui fit voir \neffectivement plusieurs coffres plei ns d\u2019or, qu\u2019il consid\u00e9ra avec une \nadmiration dont il ne pouvait revenir. \u00ab Allez, dit-elle, et amenez \nassez de monde pour emporter tout cel a. \u00bb Mon fr\u00e8re ne se le fit pas \ndire deux fois ; il sortit, et ne fu t dehors qu\u2019autant de temps qu\u2019il lui \nen fallut pour assembler dix hommes. Il les amena avec lui, et, en \narrivant \u00e0 la maison, il fut fort \u00e9tonn\u00e9 de trouver la porte ouverte ; \nmais il le fut bien davantage lorsque \u00e9tant entr\u00e9 dans la chambre o\u00f9 il avait vu les coffres, il n\u2019en trouva pa s un seul. La dame, plus rus\u00e9e et \nplus diligente que lui, les avait fait enlever et avait disparu elle-m\u00eame. \nAu d\u00e9faut des coffres, et pour ne pas s\u2019en retourner les mains vides, il \nfit emporter tout ce qu\u2019il put trouver de meubles dans les chambres et \ndans les garde-meubles, o\u00f9 il y en avait beaucoup plus qu\u2019il ne lui en \nfallait pour le d\u00e9dommager des cinq ce nts pi\u00e8ces d\u2019or qui lui avaient \n\u00e9t\u00e9 vol\u00e9es. Mais, en sortant de la ma ison, il oublia de fermer la porte. \nLes voisins, qui avaient reconnu mon fr\u00e8re et vu les por teurs aller et \nvenir, coururent avertir le juge de police de ce d\u00e9m\u00e9nagement, qui \nleur avait paru suspect. Alnaschar passa la nuit assez tranquillement ; \nmais le lendemain matin, comme il so rtait du logis, il rencontra \u00e0 sa \nporte vingt hommes des gens du juge de police, qui se saisirent de lui. \n\u00ab Venez avec nous, lui dirent-ils ; notre ma\u00eetre veut vous parler. \u00bb \nMon fr\u00e8re les pria de se donner un moment de pa tience et leur offrit \nune somme d\u2019argent, pour qu\u2019ils le laissassent \u00e9chapper ; mais, au lieu de l\u2019\u00e9couter, ils le li\u00e8rent et le forc\u00e8rent de marche r avec eux. Ils \nrencontr\u00e8rent dans une rue un ancien ami de mon fr\u00e8re , qui les arr\u00eata \net s\u2019informa d\u2019eux pour quelle ra ison ils l\u2019emmenaient ; il leur \nproposa m\u00eame une somme consid\u00e9rable , pour le l\u00e2cher et rapporter au \njuge de police qu\u2019ils ne l\u2019avaient pas trouv\u00e9 ; mais il ne put rien \nobtenir d\u2019eux, et ils men\u00e8rent Alnaschar au juge de police. \n \nQuand les gardes eurent conduit mon fr\u00e8 re devant le juge de police, ce \nmagistrat lui dit : \u00ab Je vous dema nde o\u00f9 vous avez pris tous les \nmeubles que vous f\u00eetes porter hier chez vous ? \u2014 Seigneur, r\u00e9pondit \nAlnaschar, je suis pr\u00eat \u00e0 vous dire la v\u00e9rit\u00e9 ; mais permettez-moi \nauparavant d\u2019avoir recours \u00e0 votre cl\u00e9mence et de vous supplier de me \ndonner votre parole qu\u2019il ne me sera rien fa it. \u2014 Je vous la donne, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 456 \n \n \n \nr\u00e9pliqua le juge. \u00bb Alors mon fr\u00e8re lui raconta sans d\u00e9guisement tout \nce qui lui \u00e9tait arriv\u00e9 et tout ce qu\u2019il avait fait depuis que la vieille \n\u00e9tait venue faire sa pri\u00e8re chez lui ju squ\u2019\u00e0 l\u2019instant o\u00f9 il ne trouva plus \nla jeune dame dans la chambre o\u00f9 il l\u2019avait laiss\u00e9e, apr\u00e8s avoir tu\u00e9 le \nnoir, l\u2019esclave grecque et la vie ille. A l\u2019\u00e9gard de ce qu\u2019il avait fait \nemporter chez lui, il supplia le juge de lui en laisser au moins une \npartie, pour le r\u00e9compenser des cinq cents pi\u00e8ces d\u2019or qu\u2019on lui avait vol\u00e9es. \n \nLe juge, sans rien promettre \u00e0 mon fr\u00e8re, envoya chez lui quelques-\nuns de ses gens pour enlever tout ce qu\u2019il y avait ; et, lorsqu\u2019on lui eut \nrapport\u00e9 qu\u2019il n\u2019y restait plus rien et que tout avait \u00e9t\u00e9 mis dans son garde-meuble, il commanda aussit\u00f4t \u00e0 mon fr\u00e8re de sortir de la ville et \nde n\u2019y revenir de sa vie, parce qu\u2019 il craignait que, s\u2019il y demeurait, il \nn\u2019all\u00e2t se plaindre de son injusti ce au calife. Cependant Alnaschar \nob\u00e9it \u00e0 l\u2019ordre sans murmurer et sortit de la ville pour se r\u00e9fugier dans \nune autre. En chemin il fut re ncontr\u00e9 par des voleurs, qui le \nd\u00e9pouill\u00e8rent et le mirent nu comme la main. Je n\u2019eus pas plus t\u00f4t appris cette f\u00e2cheuse nouve lle que je pris un hab it et allai le trouver o\u00f9 \nil \u00e9tait. Apr\u00e8s l\u2019avoir consol\u00e9 le mi eux qu\u2019il me fut possible, je le \nramenai et le fis entrer secr\u00e8tement da ns la ville, o\u00f9 j\u2019en eus autant de \nsoin que de mes autres fr\u00e8res. \n \n \n \nHistoire du sixi\u00e8me Fr\u00e8re du Barbier \n \n \n \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nIl ne me reste plus \u00e0 vous raconter que l\u2019histoire de mon sixi\u00e8me fr\u00e8re, \nappel\u00e9 Schacabac a ux l\u00e8vres fendues. Il avait eu d\u2019abord l\u2019industrie de \nbien faire valoir les cent drachme s d\u2019argent qu\u2019il avait eues en \npartage, de m\u00eame que ses autres fr\u00e8 res, de sorte qu\u2019il s\u2019\u00e9tait vu fort \u00e0 \nson aise ; mais un revers de fortune le r\u00e9duisit \u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9 de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 457 \n \n \n \ndemander sa vie. Il s\u2019en acquittait av ec adresse et il s\u2019\u00e9tudiait surtout \u00e0 \nse procurer l\u2019entr\u00e9e des grandes ma isons, par l\u2019entremise des officiers \net des domestiques, pour avoir un lib re acc\u00e8s aupr\u00e8s des ma\u00eetres et \ns\u2019attirer leur compassion. \n \nUn jour qu\u2019il passait devant un h\u00f4tel magnifique, dont la porte \u00e9lev\u00e9e laissait voir une cour tr\u00e8s spacieu se o\u00f9 il y avait une foule de \ndomestiques, il s\u2019approcha de l\u2019un d\u2019entre eux et lui demanda \u00e0 qui \nappartenait cet h\u00f4tel. \u00ab Bon homme , lui r\u00e9pondit le domestique, d\u2019o\u00f9 \nvenez-vous, pour me faire cette dema nde ? Tout ce que vous voyez ne \nvous fait-il pas conna\u00eetre que c\u2019es t l\u2019h\u00f4tel d\u2019un Barmecide ? \u00bb Mon \nfr\u00e8re, \u00e0 qui la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 et la lib\u00e9ralit\u00e9 des Barmecides \u00e9taient \nconnues, s\u2019adressa aux portiers, car il y en avait plus d\u2019un, et les pria \nde lui donner l\u2019aum\u00f4ne. \u00ab Entrez, lui dirent-ils ; personne ne vous en \nemp\u00eache, et adressez-vous vous-m\u00eame au ma\u00eetre de la maison ; il \nvous renverra content. \u00bb \n \nMon fr\u00e8re ne s\u2019attendait pas \u00e0 tant d\u2019honn\u00eatet\u00e9 ; il en remercia les \nportiers et entra, avec leur permi ssion dans l\u2019h\u00f4tel, qui \u00e9tait si vaste \nqu\u2019il mit beaucoup de temps \u00e0 gagne r l\u2019appartement du Barmecide. Il \np\u00e9n\u00e9tra enfin jusqu\u2019\u00e0 un grand b\u00e2tim ent en carr\u00e9, d\u2019une tr\u00e8s belle \narchitecture, et entra par un vestibul e, qui lui fit d\u00e9couvrir un jardin \ndes plus propres, avec des all\u00e9es de cailloux de diff\u00e9rentes couleurs, \nqui r\u00e9jouissaient la vue . Les appartements d\u2019en bas, qui r\u00e9gnaient \u00e0 \nl\u2019entour, \u00e9taient presque tous \u00e0 jour . Ils se fermaient avec de grands \nrideaux pour garantir du soleil, et on les ouvrait pour prendre le frais \nquand la chaleur \u00e9tait pass\u00e9e. \n \nUn lieu si agr\u00e9able aurait caus\u00e9 de l\u2019admiration \u00e0 mon fr\u00e8re s\u2019il e\u00fbt eu \nl\u2019esprit plus content qu\u2019il ne l\u2019avait. Il avan\u00e7a et entra dans une salle \nrichement meubl\u00e9e et orn\u00e9e de peintu res \u00e0 feuillages d\u2019or et d\u2019azur, o\u00f9 \nil aper\u00e7ut un homme v\u00e9n\u00e9rable, avec une longue barbe blanche, assis \nsur un sofa, \u00e0 la place d\u2019honneur ; ce qui lui fit juger que c\u2019\u00e9tait le \nma\u00eetre de la maison. En effet c\u2019\u00e9ta it le seigneur Barmecide lui-m\u00eame, \nqui lui dit d\u2019une mani\u00e8re obligeante qu\u2019il \u00e9tait le bienvenu et lui demanda ce qu\u2019il souhaitait. \u00ab Seigne ur, lui r\u00e9pondit mon fr\u00e8re d\u2019un \nair \u00e0 lui faire piti\u00e9, je suis un pauvre homme qui a besoin de Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 458 \n \n \n \nl\u2019assistance des personnes puissantes et g\u00e9n\u00e9reuses comme vous. \u00bb Il \nne pouvait mieux s\u2019adresser qu\u2019 \u00e0 ce seigneur, qui \u00e9tait \nrecommandable par mille belles qualit\u00e9s. \n \nLe Barmecide parut \u00e9tonn\u00e9 de la r\u00e9 ponse de mon fr\u00e8re ; et, portant ses \ndeux mains \u00e0 son estomac, comme pour d\u00e9chirer son habit en signe de \ndouleur : \u00ab Est-il possible, s\u2019\u00e9cria-t-il, que je sois \u00e0 Bagdad, et qu\u2019un \nhomme tel que vous soit da ns la n\u00e9cessit\u00e9 que vous dites ? Voil\u00e0 ce \nque je ne puis souffrir. \u00bb A ces d\u00e9 monstrations, mon fr\u00e8re, pr\u00e9venu \nqu\u2019il allait lui donne r une marque singuli\u00e8re de sa lib\u00e9ralit\u00e9, lui donna \nmille b\u00e9n\u00e9dictions et lui souhaita tout e sorte de biens. \u00ab Il ne sera pas \ndit, reprit le Barmecide, que je vous abandonne, et je ne pr\u00e9tends pas \nnon plus que vous m\u2019abandonniez. \u2014 Se igneur, r\u00e9pliqua mon fr\u00e8re, je \nvous jure que je n\u2019ai rien mang\u00e9 d\u2019aujourd\u2019hui. Est-il bien vrai, \nrepartit le Barmecide, que vous s oyez \u00e0 jeun \u00e0 l\u2019heure qu\u2019il est ? \nH\u00e9las ! le pauvre homme, il meurt de faim ! Hol\u00e0, gar\u00e7on, ajouta-t-il \nen \u00e9levant la voix, qu\u2019on apporte v ite le bassin et l\u2019eau, que nous nous \nlavions les mains. \u00bb Quoique aucun gar\u00e7on ne par\u00fbt et que mon fr\u00e8re \nne v\u00eet ni bassin ni eau, le Barmecide n\u00e9anmoins ne laissa pas de se \nfrotter les mains, comme si quelqu\u2019un e\u00fbt vers\u00e9 de l\u2019eau dessus ; et en \nfaisant cela, il disait \u00e0 mon fr\u00e8re : \u00ab Approchez donc, lavez-vous avec \nmoi. \u00bb Schacabac jugea bien par l\u00e0 que le seigneur Barmecide aimait \u00e0 \nrire ; et, comme il entendait lui-m\u00ea me la raillerie et qu\u2019il n\u2019ignorait \npas la complaisance que les pauvres doi vent avoir pour les riches s\u2019ils \nen veulent tirer bon parti, il s\u2019approcha et fit comme lui. \n \n\u00ab Allons, dit alors le Barmecide, qu\u2019on apporte \u00e0 manger, et qu\u2019on ne \nfasse point attendre. \u00bb En achevant ces paroles, quoiqu\u2019on n\u2019e\u00fbt rien \napport\u00e9, il commen\u00e7a de faire comme s\u2019il e\u00fbt pris quelque chose dans \nun plat, de porter \u00e0 sa bouche et de m\u00e2cher \u00e0 vide, en disant \u00e0 mon \nfr\u00e8re : \u00ab Mangez, mon h\u00f4te, je vous en prie ; agissez aussi librement \nque si vous \u00e9tiez chez vous ; mangez donc : pour un homme affam\u00e9, il \nme semble que vous faites la petite bouche. \u2014 Pardonnez-moi, \nseigneur, lui r\u00e9pondit Schacabac en imitant parfaitement ses gestes : \nvous voyez que je ne perds pas de te mps et que je fais assez bien mon \ndevoir.\u2014 Que dites-vous de ce pain ? reprit le Barmecide ; ne le \ntrouvez-vous pas excellent ? \u2014 Ah se igneur, repartit mon fr\u00e8re, qui ne Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 459 \n \n \n \nvoyait pas plus de pain que de viande, je n\u2019en ai mang\u00e9 de si blanc ni \nde si d\u00e9licat. \u2014 Mangez-en donc tout votre so\u00fbl, r\u00e9pliqua le seigneur \nBarmecide ; je vous assure que j\u2019ai achet\u00e9 cinq cents pi\u00e8ces d\u2019or la \nboulang\u00e8re qui me fait de si bon pain. \u00bb \n \nLe Barmecide, apr\u00e8s avoir parl\u00e9 de l\u2019esclave sa boulang\u00e8re et vant\u00e9 \nson pain, que mon fr\u00e8re ne mangea it qu\u2019en id\u00e9e, s\u2019\u00e9cria : \u00ab Gar\u00e7on, \napporte-nous un autre plat ! Mon brav e h\u00f4te, dit-il \u00e0 mon fr\u00e8re (encore \nqu\u2019aucun gar\u00e7on n\u2019e\u00fbt paru), go\u00fbtez de ce nouveau mets et me dites si \njamais vous avez mang\u00e9 du mouton , cuit avec du bl\u00e9 mond\u00e9, qui f\u00fbt \nmieux accommod\u00e9 que celui-l\u00e0. \u2014 Il est admirable, lui r\u00e9pondit mon \nfr\u00e8re ; aussi je m\u2019en donne comme il faut. \u2014 Que vous me faites \nplaisir ! reprit le seigneur Barmecide. Je vous conjure, par la satisfaction que j\u2019ai de vous voir si bien manger, de ne rien laisser de \nce mets, puisque vous le trouvez si fort \u00e0 votre go\u00fbt. \u00bb Peu de temps \napr\u00e8s, il demanda une oie \u00e0 la sa uce douce, accommod\u00e9e avec du \nvinaigre, du miel, des raisins secs , des pois chiches et des figues \ns\u00e8ches ; ce qui fut apport\u00e9 comme le plat de viande de mouton. \n\u00ab L\u2019oie est bien grasse, dit le Bar mecide ; mangez-en seulement une \ncuisse et une aile. Il faut m\u00e9nager votre app\u00e9tit, car il nous revient \nencore beaucoup d\u2019autres chos es. \u00bb Effectivement il demanda \nplusieurs autres plats de diff\u00e9rentes sortes, dont mon fr\u00e8re, en mourant \nde faim, continua de fa ire semblant de manger. Mais ce qu\u2019il vanta \nplus que tout le reste fut un agneau nourri de pistaches, qu\u2019il ordonna \nqu\u2019on serv\u00eet, et qui fut servi de m\u00ea me que les plats pr\u00e9c\u00e9dents. \u00ab Oh ! \npour ce mets, dit le seigneur Bar mecide, c\u2019est un mets dont on ne \nmange point ailleurs que chez moi : je veux que vous vous en \nrassasiiez. \u00bb En disant cela, il fit comme s\u2019il e\u00fbt eu un morceau \u00e0 la \nmain, et, l\u2019approchant de la bouche de mon fr\u00e8re : \u00ab Tenez, lui dit-il, \navalez cela : vous allez juger si j\u2019ai tort de vous vanter ce plat. \u00bb Mon \nfr\u00e8re allongea la t\u00eate, ouvrit la bouche, feignit de prendre le morceau, \nde le m\u00e2cher et de l\u2019avaler avec un extr\u00eame plaisir. \u00ab Je savais bien, reprit le Barmecide, que vous le trouveriez bon. \u2014Rien au monde \nn\u2019est plus exquis, repa rtit mon fr\u00e8re : franchement, c\u2019est une chose \nd\u00e9licieuse que votre table. \u2014Qu\u2019 on apporte \u00e0 pr\u00e9sent le rago\u00fbt ! \ns\u2019\u00e9cria le Barmecide. Je crois que vous n\u2019en serez pas moins content que de l\u2019agneau. Eh bien, qu\u2019en pensez-vous ? \u2014Il est merveilleux, Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 460 \n \n \n \n r\u00e9pondit Schacabac : on y se nt tout \u00e0 la fois l\u2019ambre, le clou de \ngirofle, la muscade, le gingembre, le poivre et les herbes les plus \nodorantes ; et toutes ces odeurs sont si bien m\u00e9nag\u00e9es, que l\u2019une n\u2019emp\u00eache pas qu\u2019on ne sente l\u2019au tre. Quelle volupt\u00e9 ! \u2014Faites \nhonneur \u00e0 ce rago\u00fbt, r\u00e9pliqua le Bar mecide ; mangez-en donc, je vous \nprie. Hol\u00e0 ! gar\u00e7on, ajouta-t-il en ha ussant la voix, qu\u2019on nous donne \nun nouveau rago\u00fbt. \u2014Non pas, s\u2019il vous pla\u00eet, interrompit mon fr\u00e8re : \nen v\u00e9rit\u00e9, seigneur, il n\u2019est pas po ssible que je mange davantage ; je \nn\u2019en puis plus. \n \n\u2014 Qu\u2019on desserve donc, dit alors le Barmecide, et qu\u2019on apporte les \nfruits. \u00bb Il attendit un moment, comme pour donner le temps aux \nofficiers de desservir ; apr\u00e8s quoi, reprenant la parole : \u00ab Go\u00fbtez de ces amandes, poursuivit-il elles sont bonnes et fra\u00eechement cueillies. \u00bb \nIls firent l\u2019un et l\u2019autre de m\u00eame que s\u2019ils eussent \u00f4t\u00e9 la peau des amandes et qu\u2019ils les eussent ma ng\u00e9es. Apr\u00e8s cela, le Barmecide, \ninvitant mon fr\u00e8re \u00e0 prendre d\u2019autres choses : \u00ab Voil\u00e0, lui dit-il, de \ntoutes sortes de fruits, des g\u00e2teaux, des confitures s\u00e8ches, des compotes. Choisissez ce qui vous pl aira. \u00bb Puis, avan\u00e7ant la main, \ncomme s\u2019il e\u00fbt pr\u00e9sent\u00e9 quelque chos e : \u00ab Tenez, continua-t-il, voici \nune tablette excellente pour aider \u00e0 faire la digestion. \u00bb Schacabac fit \nsemblant de prendre et de manger. \u00ab Seigneur, dit-il, le musc n\u2019y \nmanque pas. \u2014 Ces sortes de tablettes se font chez moi, r\u00e9pondit le \nBarmecide ; et en cela, comme en t out ce qui se fait dans ma maison, \nrien n\u2019est \u00e9pargn\u00e9. \u00bb Il excita en core mon fr\u00e8re \u00e0 manger : \u00ab Pour un \nhomme, poursuivit-il, qui \u00e9tiez enco re \u00e0 jeun lorsque vous \u00eates entr\u00e9 \nici, il me para\u00eet que vous n\u2019avez gu\u00e8 re mang\u00e9. \u2014 Seigneur, lui repartit \nmon fr\u00e8re qui avait mal aux m\u00e2choire s \u00e0 force de m\u00e2cher \u00e0 vide, je \nvous assure que je suis tellement rempli, que je ne saurais manger un \nseul morceau de plus. \n \n\u2014 Mon h\u00f4te, reprit le Barmecide, apr\u00e8s avoir si bien mang\u00e9, il faut \nque nous buvions 65 Vous boirez bien du vin ? \u2014 Seigneur, lui dit \nmon fr\u00e8re, je ne boirai pas de vin, s\u2019il vous pl a\u00eet, puisque cela m\u2019est \n \n65 Les Orientaux, et particuli\u00e8rement les mahom\u00e9tans, ne boivent qu\u2019apr\u00e8s le \nrepas. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 461 \n \n \n \nd\u00e9fendu. Vous \u00eates trop scrupuleux, r\u00e9pliqua le Barmecide : faites \ncomme moi. \u2014 J\u2019en boirai donc pa r complaisance, repartit Schacabac. \nA ce que je vois, vous voulez que ri en ne manque \u00e0 votre festin. Mais, \ncomme je ne suis point accoutum\u00e9 \u00e0 boire du vin, je crains de \ncommettre quelque faute contre la biens\u00e9ance et m\u00eame contre le \nrespect qui vous est d\u00fb ; c\u2019est pourq uoi je vous prie encore de me \ndispenser de boire du vin ; je me contenterai de boire de l\u2019eau. \u2014 \nNon, non, dit le Barmecide, vous boi rez du vin. \u00bb En m\u00eame temps, il \ncommanda qu\u2019on en apport\u00e2t ; mais le vin ne fut pas plus r\u00e9el que la \nviande et les fruits. Il fit semblant de se verser \u00e0 boire et de boire le \npremier ; puis, faisant semblant de verser \u00e0 boire pour mon fr\u00e8re et de \nlui pr\u00e9senter le verre : \u00ab Buvez \u00e0 ma sant\u00e9, lui dit-il ; sachons un peu \nsi vous trouverez ce vin bon. \u00bb Mon fr\u00e8re feignit de prendre le verre, \nde le regarder de pr\u00e8s, comme pour voir si la couleur du vin \u00e9tait \nbelle, et de se le porter au nez, pour juger si l\u2019odeur en \u00e9tait agr\u00e9able ; \npuis il fit une profonde inclination de t\u00eate au Barmecide, pour lui \nmarquer qu\u2019il prenait la libert\u00e9 de boi re \u00e0 sa sant\u00e9, et, enfin, il fit \nsemblant de boire, avec toutes les d\u00e9monstrations d\u2019un homme qui \nboit avec plaisir. \u00ab Seigneur, dit-il, je trouve ce vin excellent ; mais il \nn\u2019est pas assez fort, ce me semble. \u2014 Si vous en souhaitez qui ait plus \nde force, r\u00e9pondit le Barmecide, vous n\u2019avez qu\u2019\u00e0 parler il y en a dans \nma cave de plusieurs sortes. Voyez si vous serez content de celui-ci. \u00bb \nA ces mots, il fit semblant de se ve rser d\u2019un autre vin \u00e0 lui-m\u00eame, et \npuis \u00e0 mon fr\u00e8re. Il fit cela tant de fois, que Schacabac, feignant que le vin l\u2019avait \u00e9chauff\u00e9, contrefit l\u2019homme ivre, leva la main et frappa le \nBarmecide \u00e0 la t\u00eate, si rudement qu\u2019 il le renversa par terre. Il voulut \nm\u00eame le frapper encore ; mais le Barmecide, pr \u00e9sentant la main pour \n\u00e9viter le coup, lui cria \u00ab \u00cates- vous fou ? \u00bb Alors mon fr\u00e8re, se \nretenant, lui dit : \u00ab Seigneur, vous avez eu la bont\u00e9 de recevoir chez vous votre esclave et de lui donner un grand festin : vous deviez vous \ncontenter de m\u2019avoir fait manger ; il ne fallait pas me faire boire de \nvin, car je vous avais bien dit que je pourrais vous manquer de \nrespect. J\u2019en suis tr\u00e8s f\u00e2ch\u00e9, et je vous en demande mille pardons. \u00bb \n \nA peine eut-il achev\u00e9 ces paroles, que le Barmecide, au lieu de se \nmettre en col\u00e8re, se mit \u00e0 rire de toute sa force. \u00ab Il y a longtemps que je cherche un homme de votre caract\u00e8re dit-il \u00e0 Schacabac en lui Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 462 \n \n \n \n faisant mille caresses ; non seulem ent je vous pard onne le coup que \nvous m\u2019avez donn\u00e9, mais je veux m\u00ea me d\u00e9sormais que nous soyons \namis et que vous n\u2019ayez pas d\u2019autre maison que la mienne. Vous avez \neu la complaisance de vous accommoder \u00e0 mon humeur et la patience \nde soutenir la plaisanterie jusqu\u2019 au bout ; mais nous allons manger \nr\u00e9ellement. \u00bb En achevant ces paroles, il frappa des mains et \ncommanda \u00e0 plusieurs domestiques, qui parurent, d\u2019apporter la table et de servir. Il fut ob\u00e9i promptem ent, et mon fr\u00e8r e fut r\u00e9gal\u00e9 des \nm\u00eames mets dont il n\u2019avait go\u00fbt\u00e9 qu\u2019 en id\u00e9e. Lorsqu\u2019on eut desservi, \non apporta du vin ; et en m\u00eame temp s, un nombre d\u2019esclaves, belles et \nrichement habill\u00e9es, entr\u00e8r ent, et chant\u00e8rent, au son des instruments, \nquelques airs agr\u00e9ables. Enfin Schaca bac eut tout sujet d\u2019\u00eatre content \ndes bont\u00e9s et des honn\u00eatet\u00e9s du Barme cide, qui le go\u00fbta, en usa avec \nlui famili\u00e8rement et lui fit donn er un habit de sa garde-robe. \n \nLe Barmecide trouva dans mon fr\u00e8re tant d\u2019esprit et une si grande intelligence en toutes choses, que, peu de jours apr\u00e8s, il lui confia le \nsoin de toute sa maison et de tout es ses affaires. Mon fr\u00e8re s\u2019acquitta \nfort bien de son emploi durant vi ngt ann\u00e9es. Au bout de ce temps-l\u00e0, \nle g\u00e9n\u00e9reux Barmecide, accabl\u00e9 de vieillesse, mourut ; et comme il \nn\u2019avait pas laiss\u00e9 d\u2019h\u00e9ritiers, on confisqua tous ses biens au profit du \nprince. On d\u00e9pouilla mon fr\u00e8re de tous ceux qu\u2019il ava it amass\u00e9s ; de \nsorte que, se voyant r\u00e9duit \u00e0 son premier \u00e9tat, il se joignit \u00e0 une \ncaravane de p\u00e8lerins de la Mec que, dans le dessein de faire ce \np\u00e8lerinage \u00e0 la faveur de leurs char it\u00e9s. Par malheur, la caravane fut \nattaqu\u00e9e et pill\u00e9e par un nombre de B\u00e9douins \n66 sup\u00e9rieur \u00e0 celui des \np\u00e8lerins. Mon fr\u00e8re se trouva escl ave d\u2019un B\u00e9douin, qui lui donna la \nbastonnade pendant plusieurs jours, pour l\u2019obliger \u00e0 se racheter. \nSchacabac lui protesta qu\u2019il le maltra itait inutilement. \u00ab Je suis votre \nesclave, lui disait-il, vous pouvez disposer de moi \u00e0 votre volont\u00e9 ; \nmais je vous d\u00e9clare que je suis da ns la derni\u00e8re pauvret\u00e9, et qu\u2019il \nn\u2019est pas en mon pouvoir de me rach eter. \u00bb Enfin, mon fr\u00e8re eut beau \n \n66 Les B\u00e9douins sont des tribus nomades qui vivent dans le s d\u00e9serts, camp\u00e9es \nsous des tentes, o\u00f9 elles m\u00e8nent une vie toute conforme aux traditions re\u00e7ues \nde leurs anc\u00eatres. Ils sont tous p\u00e2tres et soldats, et pr\u00e9f\u00e8rent leur libert\u00e9, quelque p\u00e9rilleuse qu\u2019elle soit, \u00e0 l\u2019aisan ce qu\u2019ils trouveraient dans les grandes \nvilles. Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 463 \n \n \n \nlui exposer toute sa mis\u00e8re et t\u00e2cher de le fl\u00e9chir par ses larmes, le \nB\u00e9douin fut impitoyable, et, de d\u00e9p it de se voir frustr\u00e9 d\u2019une somme \nconsid\u00e9rable, sur laquelle il avait compt\u00e9, il prit son couteau et lui fendit les l\u00e8vres, pour se venger, par cette inhumanit\u00e9, de la perte qu\u2019il croyait avoir faite. \n \nLe B\u00e9douin avait une femme assez jo lie ; et souvent, quand il allait \nfaire ses courses, il la issait mon fr\u00e8re seul avec elle. Alors la femme \nn\u2019oubliait rien pour consoler mon fr\u00e8 re de la rigueur de l\u2019esclavage. \nElle lui faisait assez conna\u00eetre qu\u2019elle l\u2019aima it ; mais il n\u2019osait \nr\u00e9pondre \u00e0 sa passion, de peur de s\u2019en repentir, et il \u00e9vitait de se \ntrouver seul avec elle, autant qu\u2019elle cherchait l\u2019occasion d\u2019\u00eatre seule \navec lui. Elle avait une si grande ha bitude de badiner et de jouer avec \nle cruel Schacabac, toutes les fois qu\u2019elle le voyait, que cela lui arriva \nun jour en pr\u00e9sence de son mari. Mon fr\u00e8re, sans prendre garde qu\u2019il les observait, s\u2019avisa, pour ses p\u00e9ch \u00e9s, de badiner aussi avec elle. Le \nB\u00e9douin s\u2019imagina aussit\u00f4t qu\u2019ils vi vaient tous de ux dans une \nintelligence criminelle ; ce soup\u00e7on le mettant en fureur, il se jeta sur \nmon fr\u00e8re, et, apr\u00e8s l\u2019avoir mutil\u00e9 d\u2019une mani\u00e8re barbare, il le \nconduisit, sur un chameau, au haut d\u2019une montagne d\u00e9serte, o\u00f9 il le \nlaissa. La montagne \u00e9tait sur le ch emin de Bagdad ; de sorte que les \npassants qui l\u2019avaient rencontr\u00e9 me donn\u00e8rent avis du lieu o\u00f9 il \u00e9tait. \nJe m\u2019y rendis en diligence. Je trou vai l\u2019infortun\u00e9 Sc hacabac dans un \n\u00e9tat d\u00e9plorable. Je lui donnai le secours dont il avait besoin et le \nramenai dans la ville. \n \nVoil\u00e0 ce que je racontai au calife Mo stanser Billah, ajouta le barbier. \nCe prince m\u2019applaudit par de nouveaux \u00e9clats de rire. \u00ab C\u2019est \npr\u00e9sentement, me dit-il, que je ne puis douter qu\u2019on ne vous ait donn\u00e9 \n\u00e0 juste titre le surnom de silenc ieux : personne ne peut dire le \ncontraire. Pour certaines causes n\u00e9anmoins, je vous commande de \nsortir au plus t\u00f4t de la ville. Allez, et que je n\u2019entende plus parler de \nvous. \u00bb Je c\u00e9dai \u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9 et voyageai, plusieurs ann\u00e9es, dans des \npays \u00e9loign\u00e9s. J\u2019appris enfin que le calife \u00e9tait mort ; je retournai \u00e0 \nBagdad, o\u00f9 je ne trouvai pas un seul de mes fr\u00e8 res en vie. Ce fut \u00e0 \nmon retour en cette ville que je rendis au jeune boiteux le service \nimportant que vous avez entendu. Vous \u00eates pourtant t\u00e9moins de son Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 464 \n \n \n \ningratitude et de la mani\u00e8re injurieu se dont il m\u2019a trait\u00e9. Au lieu de me \nt\u00e9moigner de la reconnaissance, il a mieux aim\u00e9 me fuir et s\u2019\u00e9loigner \nde son pays. Quand j\u2019eus appris qu\u2019il n\u2019\u00e9tait plus \u00e0 Bagdad, quoique \npersonne ne me s\u00fbt dire au vrai de quel c\u00f4t\u00e9 il avait tourn\u00e9 ses pas, je \nne laissai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. Il y a \nlongtemps que je cours de province en province ; et, lorsque j\u2019y pensais le moins, je l\u2019ai rencontr\u00e9 aujourd\u2019hui. Je ne m\u2019attendais pas \u00e0 \nle voir si irrit\u00e9 contre moi. \n \nQuand le barbier eut fini son hi stoire, nous trouv\u00e2mes que le jeune \nhomme n\u2019avait pas eu tort de l\u2019 accuser d\u2019\u00eatre un grand parleur. \nN\u00e9anmoins, nous voul\u00fbmes qu\u2019il demeur\u00e2t avec nous et qu\u2019il f\u00fbt du r\u00e9gal que le ma\u00eetre de la maison nous avait pr\u00e9par\u00e9. Nous nous m\u00eemes \ndonc \u00e0 table et nous nous r\u00e9jou\u00eemes jusqu\u2019\u00e0 la pri\u00e8re d\u2019entre le midi et \nle coucher du soleil. Alors toute la compagnie se s\u00e9pa ra, et je vins \ntravailler \u00e0 ma boutique, en atte ndant qu\u2019il f\u00fbt temps de m\u2019en \nretourner chez moi. \n \nCe fut dans cet intervalle que le pe tit bossu, \u00e0 demi ivre, se pr\u00e9senta \ndevant ma boutique, qu\u2019il chanta et j oua de son tambour de basque. Je \ncrus qu\u2019en l\u2019emmenant au logis av ec moi, je ne manquerais pas de \ndivertir ma femme ; c\u2019est pourquoi je l\u2019emmenai. Ma femme nous \ndonna un plat de poisson et j\u2019en servis un morceau au bossu, qui le \nmangea sans prendre garde qu\u2019il y av ait une ar\u00eate. Il tomba devant \nnous, sans sentiment. Apr\u00e8s avoir en vain essay\u00e9 de le secourir, dans \nl\u2019embarras o\u00f9 nous mit un accident si funeste, et dans la crainte qu\u2019il \nnous causa, nous n\u2019h\u00e9sit\u00e2mes point \u00e0 porter le corps hors de chez \nnous, et nous le f\u00eemes adroitement recevoir chez le m\u00e9decin juif. Le \nm\u00e9decin juif le descendit dans la chambre du pourvoyeur, et le \npourvoyeur le porta dans la rue, o\u00f9 l\u2019on a cru que le marchand l\u2019avait \ntu\u00e9. Voil\u00e0, sire, ajouta le tailleur, ce que j\u2019avais \u00e0 dire pour satisfaire Votre Majest\u00e9. C\u2019est \u00e0 elle \u00e0 prono ncer si nous sommes dignes de sa \ncl\u00e9mence ou de sa col\u00e8re, de la vie ou de la mort. \n \n Le sultan de Casgar laissa voir su r son visage un air content, qui \nredonna la vie au tailleur et \u00e0 ses camarades. \u00ab Je ne puis disconvenir, \ndit-il, que je ne sois plus frapp\u00e9 de l\u2019histoire du jeune boiteux, de celle Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 465 \n \n \n \ndu barbier et des aventures de ses fr\u00e8res, que de l\u2019 histoire de mon \nbouffon. Mais, avant de vous renvoyer chez vous tous quatre et qu\u2019on \nenterre le corps du bossu, je voudrai s voir ce barbier, qui est cause que \nje vous pardonne. Puisqu\u2019il se trouve dans ma capitale, il est ais\u00e9 de \ncontenter ma curiosit\u00e9. \u00bb En m\u00eame temps, il d\u00e9p\u00eacha un huissier pour \nl\u2019aller chercher avec le tailleur , qui savait o\u00f9 il pourrait \u00eatre. \n \nL\u2019huissier et le tailleur revinrent bien t\u00f4t et amen\u00e8rent le barbier, qu\u2019ils \npr\u00e9sent\u00e8rent au sultan. Le barbie r \u00e9tait un vieillard qui pouvait avoir \nquatre-vingt-dix ans. Il avait la ba rbe et les sourcils blancs comme \nneige, les oreilles penda ntes et le nez fort long. Le sultan ne put \ns\u2019emp\u00eacher de rire en le voyant. \u00ab Homme silencieux, lui dit-il, j\u2019ai \nappris que vous saviez des histoire s merveilleuses, voudriez-vous bien \nm\u2019en raconter quelques-unes ? \u2014 Sire, lui r\u00e9pondit le barbier, laissons \nl\u00e0, s\u2019il vous pla\u00eet, pour le pr\u00e9sent, les histoires que je puis savoir. Je \nsupplie tr\u00e8s humblement Votre Ma jest\u00e9 de me permettre de lui \ndemander ce que font ici devant elle ce chr\u00e9tien, ce juif, ce musulman \net ce bossu mort, que je vois l\u00e0 \u00e9t endu par terre. \u00bb Le sultan sourit de \nla libert\u00e9 du barbier et lui r\u00e9p liqua : \u00ab Qu\u2019est-ce que cela vous \nimporte ? \u2014 Sire, repartit le barbier, il m\u2019importe de faire la demande \nque je fais, afin que Votre Majest\u00e9 sache que je ne suis pas un grand \nparleur, comme quelques-uns le pr\u00e9tendent, mais un homme justement \nappel\u00e9 le s ilencieux. \u00bb \n \nLe sultan de Casgar eut la complais ance de satisfaire la curiosit\u00e9 du \nbarbier. Il commanda qu\u2019on lui r acont\u00e2t l\u2019histoire du petit bossu, \npuisqu\u2019il paraissait le souhaiter av ec ardeur. Lorsque le barbier l\u2019eut \nentendue, il branla la t\u00eate comme s\u2019 il e\u00fbt voulu dire qu\u2019il y avait l\u00e0-\ndessous quelque chose de cach \u00e9 qu\u2019il ne comprenait pas. \n\u00ab V\u00e9ritablement, s\u2019\u00e9cria-t-il, cette histoire est surprenante ; mais je \nsuis bien aise d\u2019examiner de pr\u00e8s ce bossu. \u00bb Il s\u2019en approcha, s\u2019assit \npar terre, prit la t\u00eate sur ses genoux ; et, apr\u00e8s l\u2019avoir attentivement \nregard\u00e9e, il fit tout \u00e0 coup un si gran d \u00e9clat de rire, et avec si peu de \nretenue, qu\u2019il se laissa aller sur le dos \u00e0 la renve rse, sans consid\u00e9rer \nqu\u2019il \u00e9tait devant le su ltan de Casgar. Puis, se relevant sans cesser de \nrire : \u00ab On le dit bien, et avec raison, s\u2019\u00e9cria-t-il encore, qu\u2019on ne Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 466 \n \n \n \nmeurt pas sans cause. Si jamais histoire a m\u00e9rit\u00e9 d\u2019\u00eatre \u00e9crite en lettres \nd\u2019or, c\u2019est celle de ce bossu. \u00bb \n \nA ces paroles, tout le monde rega rda le barbier comme un bouffon, ou \ncomme un vieillard qui avait l\u2019esprit \u00e9gar\u00e9. \u00ab Homme silencieux, lui \ndit le sultan, parlez-moi : qu\u2019avez-vous donc \u00e0 rire si fort ? \u2014 Sire, \nr\u00e9pondit le barbier, je jure par l\u2019hum eur bienfaisante de Votre Majest\u00e9 \nque ce bossu n\u2019est pas mort ; il est en core en vie et je veux passer pour \nun extravagant si je ne vous le fais voir \u00e0 l\u2019heure m\u00eame. \u00bb En \nachevant ces mots, il prit une bo\u00eete o\u00f9 il y avait plusieurs rem\u00e8des, qu\u2019il portait sur lui pour s\u2019en servir dans l\u2019o ccasion, et il en tira une \npetite fiole balsamique, dont il fro tta longtemps le cou du bossu. \nEnsuite, il prit dans son \u00e9tui un ferre ment fort propre, qu\u2019il lui mit \nentre les dents ; et, apr\u00e8s lui avoir ouvert la bouche, il lui enfon\u00e7a dans \nle gosier de petites pince ttes, avec quoi il tira le morceau de poisson et \nl\u2019ar\u00eate, qu\u2019il fit voir \u00e0 tout le monde. Aussit\u00f4t le bossu \u00e9ternua, \u00e9tendit les bras et les pieds, ouvrit les yeux et donna plusieurs autres signes de \nvie. \n \nLe sultan de Casgar et tous ceux qui furent t\u00e9moins d\u2019une si belle \nop\u00e9ration furent moins surpris de voir revivre le bossu, apr\u00e8s avoir \npass\u00e9 une nuit enti\u00e8re et la plus grande partie du jour sans donner \naucun signe de vie, que du m\u00e9rite et de la capacit\u00e9 du barbier, qu\u2019on \ncommen\u00e7a, malgr\u00e9 ses d\u00e9fauts, \u00e0 regarder comme un grand \npersonnage. Le sultan, ravi de joie et d\u2019admiration, ordonna que l\u2019histoire du bossu f\u00fbt mise par \u00e9crit avec celle du barbier, afin que la \nm\u00e9moire, qui m\u00e9ritait si bien d\u2019\u00eatre conserv\u00e9e, ne s\u2019en \u00e9teign\u00eet jamais. \nIl n\u2019en demeura pas l\u00e0 : pour que le tailleur, le m\u00e9decin juif, le \npourvoyeur et le marchand chr\u00e9tien ne se ressouvi nssent plus qu\u2019avec \nplaisir de l\u2019aventure que l\u2019accident du bossu leur avait caus\u00e9e, il ne les \nrenvoya chez eux qu\u2019apr\u00e8s leur avoi r donn\u00e9 \u00e0 chacun une robe fort \nriche, dont il les fit rev\u00eatir en sa pr\u00e9sence. A l\u2019\u00e9gard du barbier, il \nl\u2019honora d\u2019une grosse pension et le retint aupr\u00e8s de sa personne. \n \nRetour \u00e0 la Table des Mati\u00e8res \n \nFin du Tome Premier Les Mille et une nuits, tra duction de Galland \u2013 Tome I 467 \n \n \n \n "}