{"filename": "id00001.pdf", "content": "LETTRE PREMI\u00c8RE\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie\nCarnay, aux Ursulines de\u2026\nTu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, et que les bonnets et les\npompons ne prennent pas tout mon temps ; il m\u2019en restera toujours pour toi.\nJ\u2019ai pourtant vu plus de parures dans cette seule journ\u00e9e que dans les quatre\nans que nous avons pass\u00e9s ensemble ; et je crois que la superbe Tanville\naura plus de chagrin \u00e0 ma premi\u00e8re visite, o\u00f9 je compte bien la demander,\nqu\u2019elle n\u2019a cru nous en faire toutes les fois qu\u2019elle est venue nous voir in\nfiocchi. Maman m\u2019a consult\u00e9e sur tout ; elle me traite beaucoup moins en\npensionnaire que par le pass\u00e9. J\u2019ai une femme de chambre \u00e0 moi ; j\u2019ai une\nchambre et un cabinet dont je dispose, et je t\u2019\u00e9cris \u00e0 un secr\u00e9taire tr\u00e8s joli,\ndont on m\u2019a remis la clef, et o\u00f9 je peux renfermer tout ce que je veux. Maman\nm\u2019a dit que je la verrais tous les jours \u00e0 son lever ; qu\u2019il suffisait que je\nfusse coiff\u00e9e pour d\u00eener, parce que nous serions toujours seules, et qu\u2019alors\nelle me dirait chaque jour l\u2019heure o\u00f9 je devrais l\u2019aller joindre l\u2019apr\u00e8s-midi.\nLe reste du temps est \u00e0 ma disposition, et j\u2019ai ma harpe, mon dessin et\ndes livres comme au couvent, si ce n\u2019est que la m\u00e8re Perp\u00e9tue n\u2019est pas l\u00e0\npour me gronder, et qu\u2019il ne tiendrait qu\u2019\u00e0 moi d\u2019\u00eatre toujours \u00e0 rien faire ;\nmais comme je n\u2019ai pas ma Sophie pour causer et pour rire, j\u2019aime autant\nm\u2019occuper.\nIl n\u2019est pas encore cinq heures ; je ne dois aller retrouver maman qu\u2019\u00e0\nsept : voil\u00e0 bien du temps si j\u2019avais quelque chose \u00e0 te dire ! Mais on\nne m\u2019a encore parl\u00e9 de rien ; et sans les appr\u00eats que je vois faire et la\nquantit\u00e9 d\u2019ouvri\u00e8res qui viennent toutes pour moi, je croirais qu\u2019on ne songe\npas \u00e0 me marier, et que c\u2019est un radotage de plus de la bonne Jos\u00e9phine.\nCependant maman m\u2019a dit si souvent qu\u2019une demoiselle devait rester au\ncouvent jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle se mari\u00e2t que puisqu\u2019elle m\u2019en fait sortir, il faut\nbien que Jos\u00e9phine ait raison.\nIl vient d\u2019arr\u00eater un carrosse \u00e0 la porte et maman me fait dire de passer\nchez elle tout de suite. Si c\u2019\u00e9tait le monsieur ? Je ne suis pas habill\u00e9e, la main\nme tremble et le c\u0153ur me bat. J\u2019ai demand\u00e9 \u00e0 la femme de chambre si elle\nsavait qui \u00e9tait chez ma m\u00e8re : \u00ab Vraiment, m\u2019a-t-elle dit, c\u2019est M. C ***. \u00bb\nEt elle riait. Oh ! je crois que c\u2019est lui. Je reviendrai s\u00fbrement te raconter ce\nqui se sera pass\u00e9. Voil\u00e0 toujours son nom. Il ne faut pas se faire attendre.\nAdieu, jusqu\u2019\u00e0 un petit moment.\n5Comme tu vas te moquer de la pauvre C\u00e9cile ! Oh ! j\u2019ai \u00e9t\u00e9 bien honteuse.\nMais tu y aurais \u00e9t\u00e9 attrap\u00e9e comme moi. En entrant chez maman, j\u2019ai vu\nun monsieur en noir, debout aupr\u00e8s d\u2019elle. Je l\u2019ai salu\u00e9 du mieux que j\u2019ai\npu et suis rest\u00e9e sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je\nl\u2019examinais ! \u00ab Madame, a-t-il dit \u00e0 ma m\u00e8re, en me saluant, voil\u00e0 une\ncharmante demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bont\u00e9s. \u00bb\n\u00c0 ce propos si positif, il m\u2019a pris un tremblement tel que je ne pouvais me\nsoutenir ; j\u2019ai trouv\u00e9 un fauteuil et je m\u2019y suis assise, bien rouge et bien\nd\u00e9concert\u00e9e. J\u2019y \u00e9tais \u00e0 peine que voil\u00e0 cet homme \u00e0 mes genoux. Ta pauvre\nC\u00e9cile alors a perdu la t\u00eate ; j\u2019\u00e9tais, comme a dit maman, tout effarouch\u00e9e.\nJe me suis lev\u00e9e en jetant un cri per\u00e7ant\u2026 tiens, comme ce jour du tonnerre.\nMaman est partie d\u2019un \u00e9clat de rire, en me disant : \u00ab Eh bien ! qu\u2019avez-\nvous ? Asseyez-vous et donnez votre pied \u00e0 monsieur. \u00bb En effet, ma ch\u00e8re\namie, le monsieur \u00e9tait un cordonnier. Je ne peux te rendre combien j\u2019ai \u00e9t\u00e9\nhonteuse : par bonheur, il n\u2019y avait que maman. Je crois que, quand je serai\nmari\u00e9e, je ne me servirai plus de ce cordonnier-l\u00e0.\nConviens que nous voil\u00e0 bien savantes ! Adieu, il est pr\u00e8s de six heures,\net ma femme de chambre dit qu\u2019il faut que je m\u2019habille. Adieu, ma ch\u00e8re\nSophie ; je t\u2019aime comme si j\u2019\u00e9tais encore au couvent.\nP.-S. \u2013 Je ne sais par qui envoyer ma lettre : ainsi j\u2019attendrai que Jos\u00e9phine\nvienne.\nParis, ce 3 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE II\nLa Marquise de Merteuil au Vicomte\nde Valmont, au ch\u00e2teau de\u2026\nRevenez, mon cher vicomte, revenez : que faites-vous, que pouvez-vous\nfaire chez une vieille tante dont tous les biens vous sont substitu\u00e9s ? Partez\nsur-le-champ ; j\u2019ai besoin de vous. Il m\u2019est venu une excellente id\u00e9e et je\nveux bien vous en confier l\u2019ex\u00e9cution. Ce peu de mots devrait suffire et, trop\nhonor\u00e9 de mon choix, vous devriez venir avec empressement prendre mes\nordres \u00e0 genoux ; mais vous abusez de mes bont\u00e9s, m\u00eame depuis que vous\nn\u2019en usez plus, et dans l\u2019alternative d\u2019une haine \u00e9ternelle ou d\u2019une excessive\nindulgence, votre bonheur veut que ma bont\u00e9 l\u2019emporte. Je veux donc bien\nvous instruire de mes projets : mais jurez-moi qu\u2019en fid\u00e8le chevalier, vous\nne courrez aucune aventure que vous n\u2019ayez mis celle-ci \u00e0 fin. Elle est digne\nd\u2019un h\u00e9ros : vous servirez l\u2019amour et la vengeance ; ce sera enfin une rouerie\nde plus \u00e0 mettre dans vos m\u00e9moires : oui, dans vos m\u00e9moires, car je veux\n6qu\u2019ils soient imprim\u00e9s un jour et je me charge de les \u00e9crire. Mais laissons\ncela et revenons \u00e0 ce qui m\u2019occupe.\nMme de Volanges marie sa fille : c\u2019est encore un secret ; mais elle m\u2019en\na fait part hier. Et qui croyez-vous qu\u2019elle ait choisi pour gendre ? Le comte\nde Gercourt. Qui m\u2019aurait dit que je deviendrais la cousine de Gercourt ?\nJ\u2019en suis dans une fureur\u2026 Eh bien ! vous ne devinez pas encore ? Oh !\nl\u2019esprit lourd ! Lui avez-vous donc pardonn\u00e9 l\u2019aventure de l\u2019intendante ! Et\nmoi, n\u2019ai-je pas encore plus \u00e0 me plaindre de lui, monstre que vous \u00eates ?\nMais je m\u2019apaise, et l\u2019espoir de me venger rass\u00e9r\u00e8ne mon \u00e2me.\nVous avez \u00e9t\u00e9 ennuy\u00e9 cent fois, ainsi que moi, de l\u2019importance que met\nGercourt \u00e0 la femme qu\u2019il aura et de la sotte pr\u00e9somption qui lui fait croire\nqu\u2019il \u00e9vitera le sort in\u00e9vitable. Vous connaissez ses ridicules pr\u00e9ventions\npour les \u00e9ducations clo\u00eetr\u00e9es et son pr\u00e9jug\u00e9, plus ridicule encore, en faveur\nde la retenue des blondes. En effet, je gagerais que, malgr\u00e9 les soixante mille\nlivres de rente de la petite Volanges, il n\u2019aurait jamais fait ce mariage si\nelle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 brune, ou si elle n\u2019e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 au couvent. Prouvons-lui donc\nqu\u2019il n\u2019est qu\u2019un sot : il le sera sans doute un jour ; ce n\u2019est pas l\u00e0 ce qui\nm\u2019embarrasse, mais le plaisant serait qu\u2019il d\u00e9but\u00e2t par l\u00e0. Comme nous nous\namuserions le lendemain en l\u2019entendant se vanter, car il se vantera ; et puis,\nsi une fois vous formez cette petite fille, il y aura bien du malheur si le\nGercourt ne devient pas, comme un autre, la fable de Paris.\nAu reste, l\u2019h\u00e9ro\u00efne de ce nouveau roman m\u00e9rite tous vos soins. Elle est\nvraiment jolie ; cela n\u2019a que quinze ans, c\u2019est le bouton de rose ; gauche, \u00e0\nla v\u00e9rit\u00e9, comme on ne l\u2019est point et nullement mani\u00e9r\u00e9e ; mais, vous autres\nhommes, vous ne craignez pas cela ; de plus, un certain regard langoureux\nqui promet beaucoup en v\u00e9rit\u00e9. Ajoutez-y que je vous la recommande, vous\nn\u2019avez plus qu\u2019\u00e0 me remercier et m\u2019ob\u00e9ir.\nVous recevrez cette lettre demain matin. J\u2019exige que demain, \u00e0 sept\nheures du soir, vous soyez chez moi. Je ne recevrai personne qu\u2019\u00e0 huit, pas\nm\u00eame le r\u00e9gnant chevalier : il n\u2019a pas assez de t\u00eate pour une aussi grande\naffaire. Vous voyez que l\u2019amour ne m\u2019aveugle pas. \u00c0 huit heures je vous\nrendrai votre libert\u00e9, et vous reviendrez \u00e0 dix souper avec le bel objet, car\nla m\u00e8re et la fille souperont chez moi. Adieu, il est midi pass\u00e9, bient\u00f4t je ne\nm\u2019occuperai plus de vous.\nParis, ce 4 ao\u00fbt 17 **.\n7LETTRE III\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nJe ne sais encore, rien, ma bonne amie. Maman avait hier beaucoup\nde monde \u00e0 souper. Malgr\u00e9 l\u2019int\u00e9r\u00eat que j\u2019avais \u00e0 examiner, les hommes\nsurtout, je me suis fort ennuy\u00e9e. Hommes et femmes, tout le monde m\u2019a\nbeaucoup regard\u00e9e, et puis on se parlait \u00e0 l\u2019oreille et je voyais bien qu\u2019on\nparlait de moi : cela me faisait rougir ; je ne pouvais m\u2019en emp\u00eacher. Je\nl\u2019aurais bien voulu, car j\u2019ai remarqu\u00e9 que quand on regardait les autres\nfemmes, elles ne rougissaient pas, ou bien c\u2019\u00e9tait le rouge qu\u2019elles mettent\nqui emp\u00eache de voir celui que l\u2019embarras leur cause, car il doit \u00eatre bien\ndifficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixement.\nCe qui m\u2019inqui\u00e9tait le plus \u00e9tait de ne pas savoir ce qu\u2019on pensait sur\nmon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de\njolie, mais j\u2019ai entendu bien distinctement celui de gauche ; et il faut que\ncela soit bien vrai, car la femme qui le disait est parente et amie de ma m\u00e8re ;\nelle para\u00eet m\u00eame avoir pris tout de suite de l\u2019amiti\u00e9 pour moi. C\u2019est la seule\npersonne qui m\u2019ait un peu parl\u00e9 dans la soir\u00e9e. Nous souperons demain chez\nelle.\nJ\u2019ai encore entendu, apr\u00e8s souper, un homme que je suis s\u00fbre qui parlait\nde moi, et qui disait \u00e0 un autre : \u00ab Il faut laisser m\u00fbrir cela, nous verrons cet\nhiver. \u00bb C\u2019est peut-\u00eatre celui-l\u00e0 qui doit m\u2019\u00e9pouser ; mais alors ce ne serait\ndonc que dans quatre mois ! Je voudrais bien savoir ce qui en est.\nVoil\u00e0 Jos\u00e9phine, et elle me dit qu\u2019elle est press\u00e9e. Je veux pourtant te\nraconter encore une de mes gaucheries. Oh ! je crois que cette dame a\nraison !\nApr\u00e8s le souper on s\u2019est mis \u00e0 jouer. Je me suis plac\u00e9e aupr\u00e8s de maman ;\nje ne sais pas comment cela s\u2019est fait, mais je me suis endormie presque\ntout de suite. Un grand \u00e9clat de rire m\u2019a r\u00e9veill\u00e9e. Je ne sais si l\u2019on riait\nde moi, mais je le crois. Maman m\u2019a permis de me retirer, et elle m\u2019a fait\ngrand plaisir. Figure-toi qu\u2019il \u00e9tait onze heures pass\u00e9es. Adieu, ma ch\u00e8re\nSophie ; aime toujours bien ta C\u00e9cile. Je t\u2019assure que le monde n\u2019est pas\naussi amusant que nous l\u2019imaginions.\nParis, ce 4 ao\u00fbt 17 **.\n8LETTRE IV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0 la\nMarquise de Merteuil, \u00e0 Paris.\nVos ordres sont charmants ; votre fa\u00e7on de les donner est plus aimable\nencore ; vous feriez ch\u00e9rir le despotisme. Ce n\u2019est pas la premi\u00e8re fois,\ncomme vous savez, que je regrette de ne plus \u00eatre votre esclave ; et tout\nmonstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir\nle temps o\u00f9 vous m\u2019honoriez de noms plus doux. Souvent m\u00eame je d\u00e9sire\nde les m\u00e9riter de nouveau et de finir par donner, avec vous, un exemple de\nconstance au monde. Mais de plus grands int\u00e9r\u00eats nous appellent ; conqu\u00e9rir\nest notre destin ; il faut le suivre : peut-\u00eatre au bout de la carri\u00e8re nous\nrencontrerons-nous encore ; car, soit dit sans vous f\u00e2cher, ma tr\u00e8s belle\nmarquise, vous me suivez au moins d\u2019un pas \u00e9gal, et depuis que, nous\ns\u00e9parant pour le bonheur du monde, nous pr\u00eachons la foi chacun de notre\nc\u00f4t\u00e9, il me semble que dans cette mission d\u2019amour vous avez fait plus de\npros\u00e9lytes que moi. Je connais votre z\u00e8le, votre ardente ferveur ; et si ce\ndieu-l\u00e0 nous jugeait sur nos \u0153uvres, vous seriez un jour la patronne de\nquelque grande ville, tandis que votre ami serait au plus un saint de village.\nCe langage vous \u00e9tonne, n\u2019est-il pas vrai ? Mais depuis huit jours je n\u2019en\nentends, je n\u2019en parle pas d\u2019autre ; et c\u2019est pour m\u2019y perfectionner que je me\nvois forc\u00e9 de vous d\u00e9sob\u00e9ir.\nNe vous f\u00e2chez pas et \u00e9coutez-moi. D\u00e9positaire de tous les secrets de mon\nc\u0153ur, je vais vous confier le plus grand projet que j\u2019aie jamais form\u00e9. Que\nme proposez-vous ? de s\u00e9duire une jeune fille qui n\u2019a rien vu, ne conna\u00eet\nrien ; qui, pour ainsi dire, me serait livr\u00e9e sans d\u00e9fense ; qu\u2019un premier\nhommage ne manquera pas d\u2019enivrer et que la curiosit\u00e9 m\u00e8nera peut-\u00eatre\nplus vite que l\u2019amour. Vingt autres peuvent y r\u00e9ussir comme moi. Il n\u2019en est\npas ainsi de l\u2019entreprise qui m\u2019occupe ; son succ\u00e8s m\u2019assure autant de gloire\nque de plaisir. L\u2019amour qui pr\u00e9pare ma couronne h\u00e9site lui-m\u00eame entre le\nmyrte et le laurier, ou plut\u00f4t il les r\u00e9unira pour honorer mon triomphe. Vous-\nm\u00eame, ma belle amie, vous serez saisie d\u2019un saint respect, et vous direz avec\nenthousiasme : \u00ab Voil\u00e0 l\u2019homme selon mon c\u0153ur. \u00bb\nVous connaissez la pr\u00e9sidente Tourvel, sa d\u00e9votion, son amour conjugal,\nses principes aust\u00e8res. Voil\u00e0 ce que j\u2019attaque ; voil\u00e0 l\u2019ennemi digne de moi ;\nvoil\u00e0 le but que je pr\u00e9tends atteindre ;\nEt si de l\u2019obtenir je n\u2019emporte le prix,\nJ\u2019aurai du moins l\u2019honneur de l\u2019avoir entrepris.\nOn peut citer de mauvais vers quand ils sont d\u2019un grand po\u00e8te.\n9Vous saurez donc que le pr\u00e9sident est en Bourgogne, \u00e0 la suite d\u2019un grand\nproc\u00e8s (j\u2019esp\u00e8re lui en faire perdre un plus important). Son inconsolable\nmoiti\u00e9 doit passer ici tout le temps de cet affligeant veuvage. Une messe\nchaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des pri\u00e8res du matin\net du soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille\ntante et quelquefois un triste wisk devaient \u00eatre ses seules distractions. Je\nlui en pr\u00e9pare de plus efficaces. Mon bon ange m\u2019a conduit ici pour son\nbonheur et pour le mien. Insens\u00e9 ! je regrettais vingt-quatre heures que je\nsacrifiais \u00e0 des \u00e9gards d\u2019usage. Combien on me punirait en me for\u00e7ant de\nretourner \u00e0 Paris ! Heureusement il faut \u00eatre quatre pour jouer au wisk, et\ncomme il n\u2019y a ici que le cur\u00e9 du lieu, mon \u00e9ternelle tante m\u2019a beaucoup\npress\u00e9 de lui sacrifier quelques jours. Vous devinez que j\u2019ai consenti. Vous\nn\u2019imaginez pas combien elle me cajole depuis ce moment, combien surtout\nelle est \u00e9difi\u00e9e de me voir r\u00e9guli\u00e8rement \u00e0 ses pri\u00e8res et \u00e0 sa messe. Elle ne\nse doute pas de la divinit\u00e9 que j\u2019y adore.\nMe voil\u00e0 donc, depuis quatre jours, livr\u00e9 \u00e0 une passion forte. Vous savez\nsi je d\u00e9sire vivement, si je d\u00e9vore les obstacles ; mais ce que vous ignorez\nc\u2019est combien la solitude ajoute \u00e0 l\u2019ardeur du d\u00e9sir. Je n\u2019ai plus qu\u2019une id\u00e9e ;\nj\u2019y pense le jour et j\u2019y r\u00eave la nuit. J\u2019ai bien besoin d\u2019avoir cette femme\npour me sauver du ridicule d\u2019en \u00eatre amoureux, car o\u00f9 ne m\u00e8ne pas un\nd\u00e9sir contrari\u00e9 ? \u00d4 d\u00e9licieuse jouissance, je t\u2019implore pour mon bonheur\net surtout pour mon repos. Que nous sommes heureux que les femmes se\nd\u00e9fendent si mal ! Nous ne serions aupr\u00e8s d\u2019elles que de timides esclaves.\nJ\u2019ai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles\nqui m\u2019am\u00e8ne naturellement \u00e0 vos pieds. Je m\u2019y prosterne pour obtenir mon\npardon et j\u2019y finis cette trop longue lettre. Adieu, ma tr\u00e8s belle amie, sans\nrancune.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, 5 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE V\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nSavez-vous, vicomte, que votre lettre est d\u2019une insolence rare, et qu\u2019il ne\ntiendrait qu\u2019\u00e0 moi de m\u2019en f\u00e2cher ? Mais elle m\u2019a prouv\u00e9 clairement que\nvous aviez perdu la t\u00eate, et cela seul vous a sauv\u00e9 de mon indignation. Amie\ng\u00e9n\u00e9reuse et sensible, j\u2019oublie mon injure pour ne m\u2019occuper que de votre\ndanger et quelque ennuyeux qu\u2019il soit de raisonner, je c\u00e8de au besoin que\nvous en avez dans ce moment.\n10Vous, avoir la pr\u00e9sidente Tourvel ! mais quel ridicule caprice ! Je\nreconnais bien l\u00e0 votre mauvaise t\u00eate qui ne fait d\u00e9sirer que ce qu\u2019elle\ncroit ne pas pouvoir obtenir. Qu\u2019est-ce donc que cette femme ? Des traits\nr\u00e9guliers si vous voulez, mais nulle expression ; passablement faite, mais\nsans gr\u00e2ces ; toujours mise \u00e0 faire rire avec ses paquets de fichus sur la gorge\net son corps qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous\nfaudrait pas deux femmes comme celle-l\u00e0 pour vous faire perdre toute votre\nconsid\u00e9ration. Rappelez-vous donc ce jour o\u00f9 elle qu\u00eatait \u00e0 Saint-Roch et\no\u00f9 vous me remerci\u00e2tes tant de vous avoir procur\u00e9 ce spectacle. Je crois la\nvoir encore, donnant la main \u00e0 ce grand \u00e9chalas en cheveux longs, pr\u00eate \u00e0\ntomber \u00e0 chaque pas, ayant toujours son panier de quatre aunes sur la t\u00eate de\nquelqu\u2019un et rougissant \u00e0 chaque r\u00e9v\u00e9rence. Qui vous e\u00fbt dit alors que vous\nd\u00e9sireriez cette femme ? Allons, vicomte, rougissez vous-m\u00eame et revenez\n\u00e0 vous. Je vous promets le secret.\nEt puis, voyez donc les d\u00e9sagr\u00e9ments qui vous attendent ! Quel rival\nvous avez \u00e0 combattre ? Un mari ! Ne vous sentez-vous pas humili\u00e9 \u00e0 ce\nseul mot ? Quelle honte si vous \u00e9chouez ! et m\u00eame combien peu de gloire\ndans le succ\u00e8s ! Je dis plus : n\u2019en esp\u00e9rez aucun plaisir. En est-il avec les\nprudes ? j\u2019entends celles de bonne foi : r\u00e9serv\u00e9es au sein m\u00eame du plaisir,\nelles ne vous offrent que des demi-jouissances. Cet entier abandon de soi-\nm\u00eame, ce d\u00e9lire de la volupt\u00e9 o\u00f9 le plaisir s\u2019\u00e9pure par son exc\u00e8s, ces biens\nde l\u2019amour ne sont pas connus d\u2019elles. Je vous le pr\u00e9dis : dans la plus\nheureuse supposition, votre pr\u00e9sidente croira avoir tout fait pour vous en\nvous traitant comme son mari, et dans le t\u00eate-\u00e0-t\u00eate conjugal le plus tendre\non reste toujours deux. Ici c\u2019est bien pis encore ; votre prude est d\u00e9vote et de\ncette d\u00e9votion de bonne femme qui condamne \u00e0 une \u00e9ternelle enfance. Peut-\n\u00eatre surmonterez-vous cet obstacle, mais ne vous flattez pas de le d\u00e9truire :\nvainqueur de l\u2019amour de Dieu, vous ne le serez pas de la peur du Diable ; et\nquand, tenant votre ma\u00eetresse dans vos bras, vous sentirez palpiter son c\u0153ur,\nce sera de crainte et non d\u2019amour. Peut-\u00eatre, si vous eussiez connu cette\nfemme plus t\u00f4t en eussiez-vous pu faire quelque chose ; mais cela a vingt-\ndeux ans et il y en a pr\u00e8s de deux qu\u2019elle est mari\u00e9e. Croyez-moi, vicomte,\nquand une femme s\u2019est encro\u00fbt\u00e9e \u00e0 ce point, il faut l\u2019abandonner \u00e0 son sort :\nce ne sera jamais qu\u2019une esp\u00e8ce.\nC\u2019est pourtant pour ce bel objet que vous refusez de m\u2019ob\u00e9ir, que vous\nvous enterrez dans le tombeau de votre tante et que vous renoncez \u00e0\nl\u2019aventure la plus d\u00e9licieuse et la plus faite pour vous faire honneur. Par\nquelle fatalit\u00e9 faut-il donc que Gercourt garde toujours quelque avantage\nsur vous ? Tenez, je vous en parle sans humeur mais, dans ce moment, je\nsuis tent\u00e9e de croire que vous ne m\u00e9ritez pas votre r\u00e9putation ; je suis tent\u00e9e\n11surtout de vous retirer ma confiance. Je ne m\u2019accoutumerai jamais \u00e0 dire\nmes secrets \u00e0 l\u2019amant de M me de Tourvel.\nSachez pourtant que la petite Volanges a d\u00e9j\u00e0 fait tourner une t\u00eate. Le\njeune Danceny en raffole. Il a chant\u00e9 avec elle ; et, en effet, elle chante mieux\nqu\u2019\u00e0 une pensionnaire n\u2019appartient. Ils doivent r\u00e9p\u00e9ter beaucoup de duos,\net je crois qu\u2019elle se mettrait volontiers \u00e0 l\u2019unisson : mais ce Danceny est\nun enfant qui perdra son temps \u00e0 faire l\u2019amour et ne finira rien. La petite\npersonne, de son c\u00f4t\u00e9, est assez farouche, et, \u00e0 tout \u00e9v\u00e8nement, cela sera\ntoujours beaucoup moins plaisant que vous n\u2019auriez pu le rendre ; aussi\nj\u2019ai de l\u2019humeur et s\u00fbrement je querellerai le chevalier \u00e0 son arriv\u00e9e. Je lui\nconseille d\u2019\u00eatre doux, car, dans ce moment, il ne m\u2019en co\u00fbterait rien de\nrompre avec lui. Je suis s\u00fbre que si j\u2019avais le bon esprit de le quitter \u00e0 pr\u00e9sent,\nil en serait au d\u00e9sespoir, et rien ne m\u2019amuse comme un d\u00e9sespoir amoureux.\nIl m\u2019appellerait perfide, et ce mot de perfide m\u2019a toujours fait plaisir ; c\u2019est,\napr\u00e8s celui de cruelle, le plus doux \u00e0 l\u2019oreille d\u2019une femme, et il est moins\np\u00e9nible \u00e0 m\u00e9riter. S\u00e9rieusement, je vais m\u2019occuper de cette rupture. Voil\u00e0\npourtant de quoi vous \u00eates cause ! aussi je le mets sur votre conscience.\nAdieu. Recommandez-moi aux pri\u00e8res de votre pr\u00e9sidente.\nParis, ce 7 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE VI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nIl n\u2019est donc point de femme qui n\u2019abuse de l\u2019empire qu\u2019elle a su\nprendre ! Et vous-m\u00eame, vous que je nommai si souvent mon indulgente\namie, vous cessez enfin de l\u2019\u00eatre, et vous ne craignez pas de m\u2019attaquer\ndans l\u2019objet de mes affections ! De quels traits vous osez peindre M me de\nTourvel !\u2026 Quel homme n\u2019e\u00fbt point pay\u00e9 de sa vie cette insolente audace ?\n\u00c0 quelle autre femme qu\u2019\u00e0 vous n\u2019e\u00fbt-elle pas valu au moins une noirceur ?\nDe gr\u00e2ce, ne me mettez plus \u00e0 d\u2019aussi rudes \u00e9preuves, je ne r\u00e9pondrais pas\nde les soutenir. Au nom de l\u2019amiti\u00e9, attendez que j\u2019aie eu cette femme si\nvous voulez en m\u00e9dire. Ne savez-vous pas que la seule volupt\u00e9 a le droit de\nd\u00e9tacher le bandeau de l\u2019amour ?\nMais que dis-je ? M me de Tourvel a-t-elle besoin d\u2019illusion ? non,\npour \u00eatre adorable, il lui suffit d\u2019\u00eatre elle-m\u00eame. Vous lui reprochez de se\nmettre mal, je le crois bien : toute parure lui nuit, tout ce qui la cache la\nd\u00e9pare. C\u2019est dans l\u2019abandon du n\u00e9glig\u00e9 qu\u2019elle est vraiment ravissante.\nGr\u00e2ce aux chaleurs accablantes que nous \u00e9prouvons, un d\u00e9shabill\u00e9 de\nsimple toile me laisse voir une taille ronde et souple. Une seule mousseline\n12couvre sa gorge, et mes regards furtifs, mais p\u00e9n\u00e9trants, en ont d\u00e9j\u00e0 saisi\nles formes enchanteresses. Sa figure, dites-vous, n\u2019a nulle expression. Et\nqu\u2019exprimerait-elle dans les moments o\u00f9 rien ne parle \u00e0 son c\u0153ur ? Non, sans\ndoute, elle n\u2019a point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui\ns\u00e9duit quelquefois et nous trompe toujours. Elle ne sait pas couvrir le vide\nd\u2019une phrase par un sourire \u00e9tudi\u00e9 ; et quoiqu\u2019elle ait les plus belles dents du\nmonde, elle ne rit que de ce qui l\u2019amuse. Mais il faut voir comme, dans les\nfol\u00e2tres jeux, elle offre l\u2019image d\u2019une ga\u00eet\u00e9 na\u00efve et franche ! comme, aupr\u00e8s\nd\u2019un malheureux qu\u2019elle s\u2019empresse de secourir, son regard annonce la joie\npure et la bont\u00e9 compatissante ! Il faut voir, surtout au moindre mot d\u2019\u00e9loge\nou de cajolerie, se peindre, sur sa figure c\u00e9leste, ce touchant embarras d\u2019une\nmodestie qui n\u2019est point jou\u00e9e !\u2026 Elle est prude et d\u00e9vote, et de l\u00e0 vous\nla jugez froide et inanim\u00e9e ? Je pense bien diff\u00e9remment. Quelle \u00e9tonnante\nsensibilit\u00e9 ne faut-il pas avoir pour la r\u00e9pandre jusque sur son mari, et pour\naimer toujours un \u00eatre toujours absent ? Quelle preuve plus forte pourriez-\nvous d\u00e9sirer ? J\u2019ai su pourtant m\u2019en procurer une autre.\nJ\u2019ai dirig\u00e9 sa promenade de mani\u00e8re qu\u2019il s\u2019est trouv\u00e9 un foss\u00e9 \u00e0 franchir ;\net, quoique fort leste, elle est encore plus timide : vous jugez bien qu\u2019une\nprude craint de sauter le foss\u00e9. Il a fallu se confier \u00e0 moi. J\u2019ai tenu dans mes\nbras cette femme modeste. Nos pr\u00e9paratifs et le passage de ma vieille tante\navaient fait rire aux \u00e9clats la fol\u00e2tre d\u00e9vote ; mais, d\u00e8s que je me fus empar\u00e9\nd\u2019elle, par une adroite gaucherie, nos bras s\u2019enlac\u00e8rent mutuellement. Je\npressai son sein contre le mien, et, dans ce court intervalle, je sentis son\nc\u0153ur battre plus vite. L\u2019aimable rougeur vint colorer son visage, et son\nmodeste embarras m\u2019apprit assez que son c\u0153ur avait palpit\u00e9 d\u2019amour et\nnon de crainte. Ma tante cependant s\u2019y trompa comme vous et se mit \u00e0\ndire : \u00ab L\u2019enfant a eu peur \u00bb ; mais la charmante candeur de l\u2019 enfant ne lui\npermit pas le mensonge et elle r\u00e9pondit na\u00efvement : \u00ab Oh ! non, mais\u2026 \u00bb Ce\nseul mot m\u2019a \u00e9clair\u00e9. D\u00e8s ce moment, le doux espoir a remplac\u00e9 la cruelle\ninqui\u00e9tude. J\u2019aurai cette femme ; je l\u2019enl\u00e8verai au mari qui la profane ;\nj\u2019oserai la ravir au Dieu m\u00eame qu\u2019elle adore. Quel d\u00e9lice d\u2019\u00eatre tour \u00e0 tour\nl\u2019objet et le vainqueur de ses remords ! Loin de moi l\u2019id\u00e9e de d\u00e9truire les\npr\u00e9jug\u00e9s qui l\u2019affligent ! ils ajouteront \u00e0 mon bonheur et \u00e0 ma gloire. Qu\u2019elle\ncroie \u00e0 la vertu, mais qu\u2019elle me la sacrifie ; que ses fautes l\u2019\u00e9pouvantent\nsans pouvoir l\u2019arr\u00eater, et qu\u2019agit\u00e9e de mille terreurs elle ne puisse les oublier,\nles vaincre que dans mes bras. Qu\u2019alors, j\u2019y consens, elle me dise : \u00ab Je\nt\u2019adore \u00bb, elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce\nmot. Je serai vraiment le dieu qu\u2019elle aura pr\u00e9f\u00e9r\u00e9.\nSoyons de bonne foi : dans nos arrangements, aussi froids que faciles, ce\nque nous appelons bonheur est \u00e0 peine un plaisir. Vous le dirai-je ? je croyais\nmon c\u0153ur fl\u00e9tri, et ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais d\u2019une\n13vieillesse pr\u00e9matur\u00e9e. M me de Tourvel m\u2019a rendu les charmantes illusions\nde la jeunesse. Aupr\u00e8s d\u2019elle, je n\u2019ai pas besoin de jouir pour \u00eatre heureux.\nLa seule chose qui m\u2019effraye est le temps que va me prendre cette aventure,\ncar je n\u2019ose rien donner au hasard. J\u2019ai beau me rappeler mes heureuses\nt\u00e9m\u00e9rit\u00e9s, je ne puis me r\u00e9soudre \u00e0 les mettre en usage. Pour que je sois\nvraiment heureux, il faut qu\u2019elle se donne, et ce n\u2019est pas une petite affaire.\nJe suis s\u00fbr que vous admireriez ma prudence. Je n\u2019ai pas encore prononc\u00e9\nle mot d\u2019amour, mais d\u00e9j\u00e0 nous en sommes \u00e0 ceux de confiance et d\u2019int\u00e9r\u00eat.\nPour la tromper le moins possible, et surtout pour pr\u00e9venir l\u2019effet des\npropos qui pourraient lui revenir, je lui ai racont\u00e9 moi-m\u00eame, et comme en\nm\u2019accusant, quelques-uns de mes traits les plus connus. Vous ririez de voir\navec quelle candeur elle me pr\u00eache. Elle veut, dit-elle, me convertir. Elle ne\nse doute pas encore de ce qu\u2019il lui en co\u00fbtera pour le tenter. Elle est loin\nde penser qu\u2019en plaidant, pour parler comme elle, pour les infortun\u00e9es que\nj\u2019ai perdues, elle parle d\u2019avance dans sa propre cause. Cette id\u00e9e me vint\nhier au milieu d\u2019un de ses sermons, et je ne pus me refuser au plaisir de\nl\u2019interrompre pour l\u2019assurer qu\u2019elle parlait comme un proph\u00e8te. Adieu, ma\ntr\u00e8s belle amie. Vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressource.\nP.-S. \u2013 \u00c0 propos ce pauvre chevalier s\u2019est-il tu\u00e9 de d\u00e9sespoir ? En v\u00e9rit\u00e9,\nvous \u00eates cent fois plus mauvais sujet que moi, et vous m\u2019humilieriez si\nj\u2019avais de l\u2019amour-propre.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 9 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE VII\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nSi je ne t\u2019ai rien dit de mon mariage, c\u2019est que je ne suis pas plus instruite\nque le premier jour. Je m\u2019accoutume \u00e0 n\u2019y plus penser et je me trouve assez\nbien de mon genre de vie. J\u2019\u00e9tudie beaucoup mon chant et ma harpe ; il me\nsemble que je les aime mieux depuis que je n\u2019ai plus de ma\u00eetre, ou plut\u00f4t\nc\u2019est que j\u2019en ai un meilleur. M. le chevalier Danceny, ce monsieur dont je\nt\u2019ai parl\u00e9 et avec qui j\u2019ai chant\u00e9 chez M me de Merteuil, a la complaisance\nde venir ici tous les jours et de chanter avec moi des heures enti\u00e8res. Il est\nextr\u00eamement aimable. Il chante comme un ange et compose de tr\u00e8s jolis\nairs dont il fait aussi les paroles. C\u2019est bien dommage qu\u2019il soit chevalier\nde Malte ! Il me semble que s\u2019il se mariait sa femme serait bien heureuse\u2026\nIl a une douceur charmante. Il n\u2019a jamais l\u2019air de faire un compliment et,\npourtant, tout ce qu\u2019il dit flatte. Il me reprend sans cesse, tant sur la musique\nque sur autre chose ; mais il m\u00eale \u00e0 ses critiques tant d\u2019int\u00e9r\u00eat et de gaiet\u00e9\nqu\u2019il est impossible de ne pas lui en savoir gr\u00e9. Seulement, quand il vous\n14regarde, il a l\u2019air de vous dire quelque chose d\u2019obligeant. Il joint \u00e0 tout cela\nd\u2019\u00eatre tr\u00e8s complaisant. Par exemple, hier, il \u00e9tait pri\u00e9 d\u2019un grand concert,\nil a pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 de rester toute la soir\u00e9e chez maman. Cela m\u2019a bien fait plaisir,\ncar quand il n\u2019y est pas, personne ne me parle et je m\u2019ennuie ; au lieu que\nquand il y est, nous chantons et nous causons ensemble. Il a toujours quelque\nchose \u00e0 me dire. Lui et M me de Merteuil sont les deux seules personnes que\nje trouve aimables. Mais adieu, ma ch\u00e8re amie, j\u2019ai promis que je saurais\npour aujourd\u2019hui une ariette dont l\u2019accompagnement est tr\u00e8s difficile, et je\nne veux pas manquer de parole. Je vais me remettre \u00e0 l\u2019\u00e9tude jusqu\u2019\u00e0 ce\nqu\u2019il vienne.\nDe\u2026, ce 7 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE VIII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Volanges\nOn ne peut \u00eatre plus sensible que je le suis, madame, \u00e0 la confiance que\nvous me t\u00e9moignez, ni prendre plus d\u2019int\u00e9r\u00eat que moi \u00e0 l\u2019\u00e9tablissement de\nMlle de Volanges. C\u2019est bien de toute mon \u00e2me que je lui souhaite une\nf\u00e9licit\u00e9 dont je ne doute pas qu\u2019elle ne soit digne, et sur laquelle je m\u2019en\nrapporte bien \u00e0 votre prudence. Je ne connais point M. le comte de Gercourt ;\nmais, honor\u00e9 de votre choix, je ne puis prendre de lui qu\u2019une id\u00e9e tr\u00e8s\navantageuse. Je me borne, madame, \u00e0 souhaiter \u00e0 ce mariage un succ\u00e8s\naussi heureux qu\u2019au mien, qui est pareillement votre ouvrage, et pour lequel\nchaque jour ajoute \u00e0 ma reconnaissance. Que le bonheur de M lle votre fille\nsoit la r\u00e9compense de celui que vous m\u2019avez procur\u00e9, et puisse la meilleure\ndes amies \u00eatre aussi la plus heureuse des m\u00e8res !\nJe suis vraiment pein\u00e9e de ne pouvoir vous offrir de vive voix l\u2019hommage\nde ce v\u0153u sinc\u00e8re, et faire, aussi t\u00f4t que je le d\u00e9sirerais, connaissance avec\nMlle de Volanges. Apr\u00e8s avoir \u00e9prouv\u00e9 vos bont\u00e9s vraiment maternelles, j\u2019ai\ndroit d\u2019esp\u00e9rer d\u2019elle l\u2019amiti\u00e9 tendre d\u2019une s\u0153ur. Je vous prie, madame, de\nvouloir bien la lui demander de ma part, en attendant que je me trouve \u00e0\nport\u00e9e de la m\u00e9riter.\nJe compte rester \u00e0 la campagne tout le temps de l\u2019absence de M. de\nTourvel. J\u2019ai pris ce temps pour jouir et profiter de la soci\u00e9t\u00e9 de la\nrespectable M me de Rosemonde. Cette femme est toujours charmante : son\ngrand \u00e2ge ne lui fait rien perdre ; elle conserve toute sa m\u00e9moire et sa gaiet\u00e9.\nSon corps seul a quatre-vingt-quatre ans ; son esprit n\u2019en a que vingt.\nNotre retraite est \u00e9gay\u00e9e par son neveu, le vicomte de Valmont, qui a bien\nvoulu nous sacrifier quelques jours. Je ne le connaissais que de r\u00e9putation,\n15et elle me faisait peu d\u00e9sirer de le conna\u00eetre davantage ; mais il me semble\nqu\u2019il vaut mieux qu\u2019elle. Ici, o\u00f9 le tourbillon du monde ne le g\u00e2te pas, il\nparle raison avec une facilit\u00e9 \u00e9tonnante, et il s\u2019accuse de ses torts avec une\ncandeur rare. Il me parle avec beaucoup de confiance, et je le pr\u00eache avec\nbeaucoup de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9. Vous qui le connaissez, vous conviendrez que ce serait\nune belle conversion \u00e0 faire, mais je ne doute pas, malgr\u00e9 ses promesses,\nque huit jours de Paris ne lui fassent oublier tous mes sermons. Le s\u00e9jour\nqu\u2019il fera ici sera au moins autant de retranch\u00e9 sur sa conduite ordinaire, et\nje crois que, d\u2019apr\u00e8s sa fa\u00e7on de vivre, ce qu\u2019il peut faire de mieux est de ne\nrien faire du tout. Il sait que je suis occup\u00e9e \u00e0 vous \u00e9crire, et il m\u2019a charg\u00e9e\nde vous pr\u00e9senter ses respectueux hommages. Recevez aussi le mien avec la\nbont\u00e9 que je vous connais, et ne doutez jamais des sentiments sinc\u00e8res avec\nlesquels j\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 9 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE IX\nMadame de Volanges \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nJe n\u2019ai jamais dout\u00e9, ma jeune et belle amie, ni de l\u2019amiti\u00e9 que vous avez\npour moi, ni de l\u2019int\u00e9r\u00eat sinc\u00e8re que vous prenez \u00e0 tout ce qui me regarde. Ce\nn\u2019est pas pour \u00e9clairer ce point, que j\u2019esp\u00e8re convenu \u00e0 jamais entre nous,\nque je r\u00e9ponds \u00e0 votre r\u00e9ponse, mais je ne crois pas pouvoir me dispenser\nde causer avec vous au sujet du vicomte de Valmont.\nJe ne m\u2019attendais pas, je l\u2019avoue, \u00e0 trouver jamais ce nom-l\u00e0 dans vos\nlettres. En effet, que peut-il y avoir de commun entre vous et lui ? Vous\nne connaissez pas cet homme ; o\u00f9 auriez-vous pris l\u2019id\u00e9e de l\u2019\u00e2me d\u2019un\nlibertin ? Vous me parlez de sa rare candeur : oh ! oui, la candeur de\nValmont doit \u00eatre en effet tr\u00e8s rare. Encore plus faux et dangereux qu\u2019il\nn\u2019est aimable et s\u00e9duisant, jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il n\u2019a fait\nun pas ou dit une parole sans avoir un projet, et jamais il n\u2019eut un projet\nqui ne f\u00fbt malhonn\u00eate ou criminel. Mon amie, vous me connaissez ; vous\nsavez si des vertus que je t\u00e2che d\u2019acqu\u00e9rir, l\u2019indulgence n\u2019est pas celle que je\nch\u00e9ris le plus. Aussi, si Valmont \u00e9tait entra\u00een\u00e9 par des passions fougueuses,\nsi, comme mille autres, il \u00e9tait s\u00e9duit par les erreurs de son \u00e2ge, bl\u00e2mant sa\nconduite, je plaindrais sa personne et j\u2019attendrais, en silence, le temps o\u00f9 un\nretour heureux lui rendrait l\u2019estime des gens honn\u00eates. Mais Valmont n\u2019est\npas cela : sa conduite est le r\u00e9sultat de ses principes. Il sait calculer tout ce\nqu\u2019un homme peut se permettre d\u2019horreurs sans se compromettre ; et pour\n\u00eatre cruel et m\u00e9chant sans danger, il a choisi les femmes pour victimes. Je\n16ne m\u2019arr\u00eate pas \u00e0 compter celles qu\u2019il a s\u00e9duites : mais combien n\u2019en a-t-\nil pas perdues ?\nDans la vie sage et retir\u00e9e que vous menez, ces scandaleuses aventures ne\nparviennent pas jusqu\u2019\u00e0 vous. Je pourrais vous en raconter qui vous feraient\nfr\u00e9mir ; mais vos regards, purs comme votre \u00e2me, seraient souill\u00e9s par de\nsemblables tableaux : s\u00fbre que Valmont ne sera jamais dangereux pour vous,\nvous n\u2019avez pas besoin de pareilles armes pour vous d\u00e9fendre. La seule\nchose que j\u2019ai \u00e0 vous dire, c\u2019est que, de toutes les femmes auxquelles il a\nrendu des soins, succ\u00e8s ou non, il n\u2019en est point qui n\u2019aient eu \u00e0 s\u2019en plaindre.\nLa seule marquise de Merteuil fait l\u2019exception \u00e0 cette r\u00e8gle g\u00e9n\u00e9rale ; seule\nelle a su lui r\u00e9sister et encha\u00eener sa m\u00e9chancet\u00e9. J\u2019avoue que ce trait de sa\nvie est celui qui lui fait le plus d\u2019honneur \u00e0 mes yeux ; aussi a-t-il suffi pour\nla justifier pleinement aux yeux de tous, de quelques incons\u00e9quences qu\u2019on\navait \u00e0 lui reprocher dans le d\u00e9but de son veuvage.\nQuoi qu\u2019il en soit, ma belle amie, ce que l\u2019\u00e2ge, l\u2019exp\u00e9rience et\nsurtout l\u2019amiti\u00e9 m\u2019autorisent \u00e0 vous repr\u00e9senter, c\u2019est qu\u2019on commence \u00e0\ns\u2019apercevoir dans le monde de l\u2019absence de Valmont, et que si on sait qu\u2019il\nsoit rest\u00e9 quelque temps en tiers entre sa tante et vous, votre r\u00e9putation sera\nentre ses mains ; malheur le plus grand qui puisse arriver \u00e0 une femme.\nJe vous conseille donc d\u2019engager sa tante \u00e0 ne pas le retenir davantage et,\ns\u2019il s\u2019obstine \u00e0 rester, je crois que vous ne devez pas h\u00e9siter \u00e0 lui c\u00e9der la\nplace. Mais pourquoi resterait-il ? Que fait-il donc \u00e0 cette campagne ? Si\nvous faisiez \u00e9pier ses d\u00e9marches, je suis s\u00fbre que vous d\u00e9couvririez qu\u2019il\nn\u2019a fait que prendre un asile plus commode pour quelques noirceurs qu\u2019il\nm\u00e9dite dans les environs. Mais, dans l\u2019impossibilit\u00e9 de rem\u00e9dier au mal,\ncontentons-nous de nous en garantir.\nAdieu, ma belle amie ; voil\u00e0 le mariage de ma fille un peu retard\u00e9. Le\ncomte de Gercourt, que nous attendions d\u2019un jour \u00e0 l\u2019autre, me mande que\nson r\u00e9giment passe en Corse, et comme il y a encore des mouvements de\nguerre, il lui sera impossible de s\u2019absenter avant l\u2019hiver. Cela me contrarie,\nmais cela me fait esp\u00e9rer que nous aurons le plaisir de vous voir \u00e0 la noce,\net j\u2019\u00e9tais f\u00e2ch\u00e9e qu\u2019elle se f\u00eet sans vous. Adieu ; je suis, sans compliment\ncomme sans r\u00e9serve, enti\u00e8rement \u00e0 vous.\nP.-S. \u2013 Rappelez-moi au souvenir de M me de Rosemonde, que j\u2019aime\ntoujours autant qu\u2019elle le m\u00e9rite.\nDe\u2026, ce 11 ao\u00fbt 17 **.\n17LETTRE X\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nMe boudez-vous, vicomte ? ou bien \u00eates-vous mort ? ou, ce qui y\nressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus que pour votre pr\u00e9sidente ?\nCette femme, qui vous a rendu les illusions de la jeunesse, vous en rendra\nbient\u00f4t aussi les ridicules pr\u00e9jug\u00e9s. D\u00e9j\u00e0 vous voil\u00e0 timide et esclave ; autant\nvaudrait \u00eatre amoureux. Vous renoncez \u00e0 vos heureuses t\u00e9m\u00e9rit\u00e9s. Vous\nvoil\u00e0 donc vous conduisant sans principes et donnant tout au hasard ou plut\u00f4t\nau caprice. Ne vous souvient-il plus que l\u2019amour est, comme la m\u00e9decine,\nseulement l\u2019art d\u2019aider \u00e0 la nature ? Vous voyez que je vous bats avec vos\narmes, mais je n\u2019en prendrai pas d\u2019orgueil, car c\u2019est bien battre un homme\n\u00e0 terre. Il faut qu\u2019elle se donne, me dites-vous ; eh ! sans doute, il le faut ;\naussi se donnera-t-elle comme les autres, avec cette diff\u00e9rence que ce sera\nde mauvaise gr\u00e2ce. Mais pour qu\u2019elle finisse par se donner, le vrai moyen\nest de commencer par la prendre. Que cette ridicule distinction est bien un\nvrai d\u00e9raisonnement de l\u2019amour ! Je dis l\u2019amour, car vous \u00eates amoureux.\nVous parler autrement, ce serait vous trahir, ce serait vous cacher votre mal.\nDites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous avez eues, croyez-\nvous les avoir viol\u00e9es ? Mais, quelque envie qu\u2019on ait de se donner, quelque\npress\u00e9e que l\u2019on en soit, encore faut-il un pr\u00e9texte, et y en a-t-il de plus\ncommode pour nous que celui qui nous donne l\u2019air de c\u00e9der \u00e0 la force ?\nPour moi, je l\u2019avoue, une des choses qui me flattent le plus est une attaque\nvive et bien faite, o\u00f9 tout se succ\u00e8de avec ordre, quoique avec rapidit\u00e9, qui\nne nous met jamais dans ce p\u00e9nible embarras de r\u00e9parer nous-m\u00eames une\ngaucherie dont, au contraire, nous aurions d\u00fb profiter ; qui sait garder l\u2019air de\nla violence jusque dans les choses que nous accordons et flatter avec adresse\nnos deux passions favorites : la gloire de la d\u00e9fense et le plaisir de la d\u00e9faite.\nJe conviens que ce talent, plus rare que l\u2019on ne croit, m\u2019a toujours fait plaisir,\nm\u00eame alors qu\u2019il ne m\u2019a pas s\u00e9duite, et que quelquefois il m\u2019est arriv\u00e9 de me\nrendre uniquement comme r\u00e9compense. Telle, dans nos anciens tournois, la\nbeaut\u00e9 donnait le prix de la valeur et de l\u2019adresse.\nMais vous, vous qui n\u2019\u00eates plus vous, vous vous conduisez comme si vous\naviez peur de r\u00e9ussir. Eh ! depuis quand voyagez-vous \u00e0 petites journ\u00e9es et\npar des chemins de traverse ? Mon ami, quand on veut arriver, des chevaux\nde poste et la grande route ! Mais laissons ce sujet, qui me donne d\u2019autant\nplus d\u2019humeur qu\u2019il me prive du plaisir de vous voir. Au moins \u00e9crivez-moi\nplus souvent que vous ne faites et mettez-moi au courant de votre progr\u00e8s.\n18Savez-vous que voil\u00e0 plus de quinze jours que cette ridicule aventure vous\noccupe et que vous n\u00e9gligez tout le monde ?\n\u00c0 propos de n\u00e9gligence, vous ressemblez aux gens qui envoient\nr\u00e9guli\u00e8rement savoir des nouvelles de leurs amis malades, mais qui ne se\nfont jamais rendre la r\u00e9ponse : Vous finissez votre derni\u00e8re lettre par me\ndemander si M. le chevalier est mort. Je ne r\u00e9ponds pas, et vous ne vous en\ninqui\u00e9tez pas davantage. Ne savez-vous plus que mon amant est votre ami-\nn\u00e9 ? Mais rassurez-vous, il n\u2019est point mort ou s\u2019il l\u2019\u00e9tait ce serait de l\u2019exc\u00e8s\nde sa joie. Ce pauvre chevalier, comme il est tendre, comme il est fait pour\nl\u2019amour, comme il sait sentir vivement ! La t\u00eate m\u2019en tourne. S\u00e9rieusement,\nle bonheur parfait qu\u2019il trouve \u00e0 \u00eatre aim\u00e9 de moi m\u2019attache v\u00e9ritablement\n\u00e0 lui.\nCe m\u00eame jour o\u00f9 je vous \u00e9crivais que j\u2019allais travailler \u00e0 notre rupture\ncombien je le rendis heureux ! Je m\u2019occupais pourtant tout de bon des\nmoyens de le d\u00e9sesp\u00e9rer quand on me l\u2019annon\u00e7a. Soit caprice ou raison,\njamais il ne me parut si bien. Je le re\u00e7us cependant avec humeur. Il esp\u00e9rait\npasser deux heures avec moi, avant celle o\u00f9 ma porte serait ouverte \u00e0 tout\nle monde. Je lui dis que j\u2019allais sortir ; il me demanda o\u00f9 j\u2019allais, je refusai\nde le lui apprendre. Il insista : O\u00f9 vous ne serez pas, repris-je avec aigreur.\nHeureusement pour lui, il resta p\u00e9trifi\u00e9 de cette r\u00e9ponse ; car, s\u2019il e\u00fbt dit\nun mot, il s\u2019ensuivait immanquablement une sc\u00e8ne qui e\u00fbt amen\u00e9 la rupture\nque j\u2019avais projet\u00e9e. \u00c9tonn\u00e9e de son silence, je jetai les yeux sur lui sans\nautre projet, je vous jure, que de voir la mine qu\u2019il faisait. Je retrouvai sur\ncette charmante figure cette tristesse \u00e0 la fois profonde et tendre \u00e0 laquelle\nvous-m\u00eame \u00eates convenu qu\u2019il \u00e9tait si difficile de r\u00e9sister. La m\u00eame cause\nproduisit le m\u00eame effet : je fus vaincue une seconde fois. D\u00e8s ce moment, je\nne m\u2019occupai plus que des moyens d\u2019\u00e9viter qu\u2019il p\u00fbt me trouver un tort. \u00ab Je\nsors pour affaire, lui dis-je avec un air un peu plus doux, et m\u00eame cette affaire\nvous regarde, mais ne m\u2019interrogez pas. Je souperai chez moi ; revenez et\nvous serez instruit. \u00bb Alors il retrouva la parole, mais je ne lui permis pas\nd\u2019en faire usage. \u00ab Je suis tr\u00e8s press\u00e9e, continuai-je, laissez-moi ; \u00e0 ce soir. \u00bb\nIl baisa ma main et sortit.\nAussit\u00f4t, pour le d\u00e9dommager, peut-\u00eatre pour me d\u00e9dommager moi-\nm\u00eame, je me d\u00e9cide \u00e0 lui faire conna\u00eetre ma petite maison dont il ne se\ndoutait pas. J\u2019appelle ma fid\u00e8le Victoire. J\u2019ai ma migraine, je me couche\npour tous mes gens et, rest\u00e9e enfin seule avec la v\u00e9ritable, tandis qu\u2019elle\nse travestit en laquais, je fais une toilette de femme de chambre. Elle fait\nensuite venir un fiacre \u00e0 la porte de mon jardin et nous voil\u00e0 parties. Arriv\u00e9e\ndans ce temple de l\u2019amour, je choisis le d\u00e9shabill\u00e9 le plus galant. Celui-ci\nest d\u00e9licieux, il est de mon invention : il ne laisse rien voir et pourtant fait\n19tout deviner. Je vous en promets un mod\u00e8le pour votre pr\u00e9sidente, quand\nvous l\u2019aurez rendue digne de le porter.\nApr\u00e8s ces pr\u00e9paratifs, pendant que Victoire s\u2019occupe des autres d\u00e9tails, je\nlis un chapitre du Sopha, une lettre d\u2019 H\u00e9lo\u00efse et deux contes de La Fontaine,\npour recorder les diff\u00e9rents tons que je voulais prendre. Cependant mon\nchevalier arrive \u00e0 ma porte avec l\u2019empressement qu\u2019il a toujours. Mon suisse\nla lui refuse et lui apprend que je suis malade : premier incident. Il lui remet\nen m\u00eame temps un billet de moi, mais non de mon \u00e9criture, suivant ma\nprudente r\u00e8gle. Il l\u2019ouvre et y trouve de la main de Victoire : \u00ab \u00c0 neuf\nheures pr\u00e9cises, au boulevard, devant les caf\u00e9s \u00bb. Il s\u2019y rend, et l\u00e0 un petit\nlaquais qu\u2019il ne conna\u00eet pas, qu\u2019il croit au moins ne pas conna\u00eetre, car c\u2019\u00e9tait\ntoujours Victoire, vient lui annoncer qu\u2019il faut renvoyer sa voiture et le\nsuivre. Toute cette marche romanesque lui \u00e9chauffait la t\u00eate d\u2019autant, et la\nt\u00eate \u00e9chauff\u00e9e ne nuit \u00e0 rien. Il arrive enfin, et la surprise et l\u2019amour causaient\nen lui un v\u00e9ritable enchantement. Pour lui donner le temps de se remettre,\nnous nous promenons un moment dans le bosquet, puis je le ram\u00e8ne vers la\nmaison. Il voit d\u2019abord deux couverts mis, ensuite un lit fait. Nous passions\njusqu\u2019au boudoir, qui \u00e9tait dans toute sa parure. L\u00e0, moiti\u00e9 r\u00e9flexion, moiti\u00e9\nsentiment, je passai mes bras autour de lui et me laissai tomber \u00e0 ses genoux :\n\u00ab \u00d4 mon ami ! lui dis-je, pour vouloir te m\u00e9nager la surprise de ce moment,\nje me reproche de t\u2019avoir afflig\u00e9 par l\u2019apparence de l\u2019humeur, d\u2019avoir pu un\ninstant voiler mon c\u0153ur \u00e0 tes regards. Pardonne-moi mes torts ; je veux les\nexpier \u00e0 force d\u2019amour \u00bb. Vous jugez de l\u2019effet de ce discours sentimental.\nL\u2019heureux chevalier me releva, et mon pardon fut scell\u00e9 sur cette m\u00eame\nottomane o\u00f9 vous et moi scell\u00e2mes si gaiement et de la m\u00eame mani\u00e8re notre\n\u00e9ternelle rupture.\nComme nous avions six heures \u00e0 passer ensemble, et que j\u2019avais r\u00e9solu\nque tout ce temps f\u00fbt pour lui \u00e9galement d\u00e9licieux, je mod\u00e9rai ses transports\net l\u2019aimable coquetterie vint remplacer la tendresse. Je ne crois pas avoir\njamais mis tant de soin \u00e0 plaire, ni avoir \u00e9t\u00e9 jamais aussi contente de\nmoi. Apr\u00e8s le souper, tour \u00e0 tour enfant et raisonnable, fol\u00e2tre et sensible,\nquelquefois m\u00eame libertine, je me plaisais \u00e0 le consid\u00e9rer comme un sultan\nau milieu de son s\u00e9rail, dont j\u2019\u00e9tais tour \u00e0 tour les favorites diff\u00e9rentes. En\neffet, ses hommages r\u00e9it\u00e9r\u00e9s, quoique toujours re\u00e7us par la m\u00eame femme, le\nfurent toujours par une ma\u00eetresse nouvelle.\nEnfin, au point du jour, il fallut se s\u00e9parer et, quoi qu\u2019il dit, quoi qu\u2019il\nf\u00eet m\u00eame pour me prouver le contraire, il en avait autant besoin que peu\nd\u2019envie. Au moment o\u00f9 nous sort\u00eemes, et pour dernier adieu, je pris la clef\nde cet heureux s\u00e9jour et la lui remettant entre les mains : \u00ab Je ne l\u2019ai eue\nque pour vous, lui dis-je, il est juste que vous en soyez ma\u00eetre ; c\u2019est au\nsacrificateur \u00e0 disposer du temple. \u00bb C\u2019est par cette adresse que j\u2019ai pr\u00e9venu\n20les r\u00e9flexions qu\u2019aurait pu lui faire na\u00eetre la propri\u00e9t\u00e9, toujours suspecte,\nd\u2019une petite maison. Je le connais assez pour \u00eatre s\u00fbre qu\u2019il ne s\u2019en servira\nque pour moi, et si la fantaisie me prenait d\u2019y aller sans lui, il me reste bien\nune double clef. Il voulait \u00e0 toute force prendre jour pour y revenir ; mais je\nl\u2019aime trop encore pour vouloir l\u2019user si vite. Il ne faut se permettre d\u2019exc\u00e8s\nqu\u2019avec les gens qu\u2019on veut quitter bient\u00f4t. Il ne sait pas cela, lui ; mais,\npour son bonheur, je le sais pour deux.\nJe m\u2019aper\u00e7ois qu\u2019il est trois heures du matin et que j\u2019ai \u00e9crit un volume,\nayant le projet de n\u2019\u00e9crire qu\u2019un mot. Tel est le charme de la confiante amiti\u00e9,\nc\u2019est elle qui fait que vous \u00eates toujours ce que j\u2019aime le mieux ; mais, en\nv\u00e9rit\u00e9, le chevalier est ce qui me pla\u00eet davantage.\nDe\u2026, ce 12 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XI\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Volanges\nVotre lettre s\u00e9v\u00e8re m\u2019aurait effray\u00e9e, madame, si par bonheur je n\u2019avais\ntrouv\u00e9 ici plus de motifs de s\u00e9curit\u00e9 que vous ne m\u2019en donnez de crainte.\nCe redoutable M. de Valmont, qui doit \u00eatre la terreur de toutes les femmes,\npara\u00eet avoir d\u00e9pos\u00e9 son arme meurtri\u00e8re avant d\u2019entrer dans ce ch\u00e2teau. Loin\nd\u2019y former des projets, il n\u2019y a pas m\u00eame port\u00e9 de pr\u00e9tentions, et la qualit\u00e9\nd\u2019homme aimable, que ses ennemis m\u00eame lui accordent, dispara\u00eet presque\nici pour ne lui laisser que celle de bon enfant. C\u2019est apparemment l\u2019air de\nla campagne qui a produit ce miracle. Ce que je vous puis assurer, c\u2019est\nqu\u2019\u00e9tant sans cesse avec moi, paraissant m\u00eame s\u2019y plaire, il ne lui est pas\n\u00e9chapp\u00e9 un mot qui ressemble \u00e0 l\u2019amour, pas une de ces phrases que tous\nles hommes se permettent, sans avoir, comme lui, ce qu\u2019il faut pour les\njustifier. Jamais il n\u2019oblige \u00e0 cette r\u00e9serve dans laquelle toute femme qui se\nrespecte est forc\u00e9e de se tenir aujourd\u2019hui, pour contenir les hommes qui\nl\u2019entourent. Il sait ne point abuser de la gaiet\u00e9 qu\u2019il inspire. Il est peut-\u00eatre\nun peu louangeur, mais c\u2019est avec tant de d\u00e9licatesse qu\u2019il accoutumerait\nla modestie m\u00eame \u00e0 l\u2019\u00e9loge. Enfin, si j\u2019avais un fr\u00e8re, je d\u00e9sirerais qu\u2019il\nf\u00fbt tel que M. de Valmont se montre ici. Peut-\u00eatre beaucoup de femmes lui\nd\u00e9sireraient une galanterie plus marqu\u00e9e, et j\u2019avoue que je lui sais un gr\u00e9\ninfini d\u2019avoir su me juger assez bien pour ne pas me confondre avec elles.\nCe portrait diff\u00e8re beaucoup sans doute de celui que vous me faites, et,\nmalgr\u00e9 cela, tous deux peuvent \u00eatre ressemblants en fixant les \u00e9poques. Lui-\nm\u00eame convient d\u2019avoir eu beaucoup de torts et on lui en aura bien aussi\npr\u00eat\u00e9 quelques-uns. Mais j\u2019ai rencontr\u00e9 peu d\u2019hommes qui parlassent des\n21femmes honn\u00eates avec plus de respect, je dirais presque d\u2019enthousiasme.\nVous m\u2019apprenez qu\u2019au moins sur cet objet il ne se trompe pas. Sa conduite\navec M me de Merteuil en est une preuve. Il nous en parle beaucoup, et\nc\u2019est toujours avec tant d\u2019\u00e9loges et l\u2019air d\u2019un attachement vrai, que j\u2019ai cru,\njusqu\u2019\u00e0 la r\u00e9ception de votre lettre, que ce qu\u2019il appelait amiti\u00e9 entre eux\ndeux \u00e9tait bien r\u00e9ellement de l\u2019amour. Je m\u2019accuse de ce jugement t\u00e9m\u00e9raire,\ndans lequel j\u2019ai eu d\u2019autant plus de tort que lui-m\u00eame a pris le soin de la\njustifier. J\u2019avoue que je ne regardais que comme finesse ce qui \u00e9tait de sa\npart une honn\u00eate sinc\u00e9rit\u00e9. Je ne sais, mais il me semble que celui qui est\ncapable d\u2019une amiti\u00e9 aussi suivie pour une femme aussi estimable n\u2019est pas\nun libertin sans retour. J\u2019ignore au reste si nous devons la conduite sage qu\u2019il\ntient ici \u00e0 quelques projets dans les environs, comme vous le supposez. Il\ny a bien quelques femmes aimables \u00e0 la ronde, mais il sort peu, except\u00e9 le\nmatin, et alors il dit qu\u2019il va \u00e0 la chasse. Il est vrai qu\u2019il rapporte rarement du\ngibier, mais il assure qu\u2019il est maladroit \u00e0 cet exercice. D\u2019ailleurs, ce qu\u2019il\npeut faire au dehors m\u2019inqui\u00e8te peu, et si je d\u00e9sirais le savoir, ce ne serait\nque pour avoir une raison de plus de me rapprocher de votre avis ou de vous\nramener au mien.\nSur ce que vous me proposez de travailler \u00e0 abr\u00e9ger le s\u00e9jour que M. de\nValmont compte faire ici, il me para\u00eet bien difficile d\u2019oser demander \u00e0 sa\ntante de ne pas avoir son neveu chez elle, d\u2019autant qu\u2019elle l\u2019aime beaucoup.\nJe vous promets pourtant, mais seulement par d\u00e9f\u00e9rence et non par besoin, de\nsaisir l\u2019occasion de faire cette demande, soit \u00e0 elle, soit \u00e0 lui-m\u00eame. Quant \u00e0\nmoi, M. de Tourvel est instruit de mon projet de rester ici jusqu\u2019\u00e0 son retour,\net il s\u2019\u00e9tonnerait, avec raison, de la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 qui m\u2019en ferait changer.\nVoil\u00e0, madame, de bien longs \u00e9claircissements, mais j\u2019ai cru devoir \u00e0\nla v\u00e9rit\u00e9 un t\u00e9moignage avantageux \u00e0 M. de Valmont, et dont il me para\u00eet\navoir grand besoin aupr\u00e8s de vous. Je n\u2019en suis pas moins sensible \u00e0 l\u2019amiti\u00e9\nqui a dict\u00e9 vos conseils. C\u2019est \u00e0 elle que je dois aussi ce que vous me dites\nd\u2019obligeant \u00e0 l\u2019occasion du retard du mariage de M lle votre fille. Je vous\nen remercie bien sinc\u00e8rement ; mais, quelque plaisir que je me promette \u00e0\npasser ces moments avec vous, je les sacrifierais de bien bon c\u0153ur au d\u00e9sir\nde savoir M lle de Volanges plus t\u00f4t heureuse, si pourtant elle peut jamais\nl\u2019\u00eatre plus qu\u2019aupr\u00e8s d\u2019une m\u00e8re aussi digne de toute sa tendresse et de son\nrespect. Je partage avec elle ces deux sentiments qui m\u2019attachent \u00e0 vous, et\nje vous prie d\u2019en recevoir l\u2019assurance avec bont\u00e9.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nDe\u2026, ce 13 ao\u00fbt 17 **.\n22LETTRE XII\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 la Marquise de Merteuil\nMaman est incommod\u00e9e, madame, elle ne sortira point et il faut que je lui\ntienne compagnie ; ainsi, je n\u2019aurai pas l\u2019honneur de vous accompagner \u00e0\nl\u2019Op\u00e9ra. Je vous assure que je regrette bien plus de ne pas \u00eatre avec vous que\nle spectacle. Je vous prie d\u2019en \u00eatre persuad\u00e9e. Je vous aime tant ! Voudriez-\nvous bien dire \u00e0 M. le chevalier Danceny que je n\u2019ai point le recueil dont il\nm\u2019a parl\u00e9, et que, s\u2019il peut me l\u2019apporter demain, il me fera grand plaisir ?\nS\u2019il vient aujourd\u2019hui, on lui dira que nous n\u2019y sommes pas, mais c\u2019est que\nmaman ne veut recevoir personne. J\u2019esp\u00e8re qu\u2019elle se portera mieux demain.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nDe\u2026, ce 3 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XIII\nLa Marquise de Merteuil \u00e0 C\u00e9cile Volanges\nJe suis tr\u00e8s f\u00e2ch\u00e9e, ma belle, et d\u2019\u00eatre priv\u00e9e du plaisir de vous voir et\nde la cause de cette privation. J\u2019esp\u00e8re que cette occasion se retrouvera. Je\nm\u2019acquitterai de votre commission aupr\u00e8s du chevalier Danceny, qui sera\ns\u00fbrement tr\u00e8s f\u00e2ch\u00e9 de savoir votre maman malade. Si elle veut me recevoir\ndemain, j\u2019irai lui tenir compagnie. Nous attaquerons, elle et moi, le chevalier\nde Belleroche au piquet ; et, en lui gagnant son argent, nous aurons, par\nsurcro\u00eet de plaisir, celui de vous entendre chanter avec votre aimable ma\u00eetre,\n\u00e0 qui je le proposerai. Si cela convient \u00e0 votre maman et \u00e0 vous, je r\u00e9ponds\nde moi et de mes deux chevaliers. Adieu, ma belle ; mes compliments \u00e0 ma\nch\u00e8re M me de Volanges. Je vous embrasse bien tendrement.\nDe\u2026, ce 13 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XIV\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nJe ne t\u2019ai pas \u00e9crit hier, ma ch\u00e8re Sophie, mais ce n\u2019est pas le plaisir qui\nen est cause, je t\u2019en assure bien. Maman \u00e9tait malade et je ne l\u2019ai pas quitt\u00e9e\nde la journ\u00e9e. Le soir, quand je me suis retir\u00e9e, je n\u2019avais c\u0153ur \u00e0 rien du tout,\net je me suis couch\u00e9e bien vite pour m\u2019assurer que la journ\u00e9e \u00e9tait finie ;\njamais je n\u2019en avais pass\u00e9 de si longue. Ce n\u2019est pas que je n\u2019aime bien\nmaman, mais je ne sais pas ce que c\u2019\u00e9tait. Je devais aller \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra avec M me\nde Merteuil ; le chevalier Danceny devait y \u00eatre. Tu sais bien que ce sont\n23les deux personnes que j\u2019aime le mieux. Quand l\u2019heure o\u00f9 j\u2019aurais d\u00fb y \u00eatre\naussi est arriv\u00e9e, mon c\u0153ur s\u2019est serr\u00e9 malgr\u00e9 moi. Je me d\u00e9plaisais \u00e0 tout\net j\u2019ai pleur\u00e9, pleur\u00e9 sans pouvoir m\u2019en emp\u00eacher. Heureusement, maman\n\u00e9tait couch\u00e9e et ne pouvait pas me voir. Je suis bien s\u00fbre que le chevalier\nDanceny aura \u00e9t\u00e9 f\u00e2ch\u00e9 aussi, mais il aura \u00e9t\u00e9 distrait par le spectacle et par\ntout le monde ; c\u2019est bien diff\u00e9rent.\nPar bonheur, maman va mieux aujourd\u2019hui, et M me de Merteuil viendra\navec une autre personne et le chevalier Danceny ; mais elle arrive toujours\nbien tard, M me de Merteuil, et quand on est si longtemps toute seule, c\u2019est\nbien ennuyeux. Il n\u2019est encore que onze heures. Il est vrai qu\u2019il faut que\nje joue de la harpe, et puis ma toilette me prendra un peu de temps, car je\nveux \u00eatre bien coiff\u00e9e aujourd\u2019hui. Je crois que la m\u00e8re Perp\u00e9tue a raison, et\nqu\u2019on devient coquette d\u00e8s qu\u2019on est dans le monde. Je n\u2019ai jamais eu tant\nd\u2019envie d\u2019\u00eatre jolie que depuis quelques jours, et je trouve que je ne le suis\npas autant que je le croyais, et puis, aupr\u00e8s des femmes qui ont du rouge,\non perd beaucoup. M me de Merteuil, par exemple, je vois bien que tous les\nhommes la trouvent plus jolie que moi ; cela ne me f\u00e2che pas beaucoup,\nparce qu\u2019elle m\u2019aime bien, et puis elle assure que le chevalier Danceny me\ntrouve plus jolie qu\u2019elle. C\u2019est bien honn\u00eate \u00e0 elle de me l\u2019avoir dit ! elle\navait m\u00eame l\u2019air d\u2019en \u00eatre bien aise. Par exemple, je ne con\u00e7ois pas \u00e7a. C\u2019est\nqu\u2019elle m\u2019aime tant ! et lui !\u2026 oh ! \u00e7a m\u2019a fait bien plaisir ! aussi, c\u2019est qu\u2019il\nme semble que rien que le regarder suffit pour embellir. Je le regarderais\ntoujours si je ne craignais de rencontrer ses yeux, car, toutes les fois que\ncela m\u2019arrive, cela me d\u00e9contenance et me fait comme de la peine, mais \u00e7a\nne fait rien.\nAdieu, ma ch\u00e8re amie, je vais me mettre \u00e0 ma toilette. Je t\u2019aime toujours\ncomme de coutume.\nParis, ce 14 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nIl est bien honn\u00eate \u00e0 vous de ne pas m\u2019abandonner \u00e0 mon triste sort.\nLa vie que je m\u00e8ne ici est r\u00e9ellement fatigante, par l\u2019exc\u00e8s de son repos et\nson insipide uniformit\u00e9. En lisant votre lettre et le d\u00e9tail de votre charmante\njourn\u00e9e, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 tent\u00e9 vingt fois de pr\u00e9texter une affaire, de voler \u00e0 vos pieds\net de vous y demander, en ma faveur, une infid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 votre chevalier, qui,\napr\u00e8s tout, ne m\u00e9rite pas son bonheur. Savez-vous que vous m\u2019avez rendu\njaloux de lui ? Que me parlez-vous d\u2019\u00e9ternelle rupture ? J\u2019abjure ce serment,\n24prononc\u00e9 dans le d\u00e9lire : nous n\u2019aurions pas \u00e9t\u00e9 dignes de le faire si nous\neussions d\u00fb le garder. Ah ! que je puisse un jour me venger dans vos bras du\nd\u00e9pit involontaire que m\u2019a caus\u00e9 le bonheur du chevalier ! Je suis indigne,\nje l\u2019avoue, quand je songe que cet homme, sans raisonner, sans se donner\nla moindre peine, en suivant tout b\u00eatement l\u2019instinct de son c\u0153ur, trouve\nune f\u00e9licit\u00e9 \u00e0 laquelle je ne puis atteindre. Oh ! je la troublerai\u2026 Promettez-\nmoi que je la troublerai. Vous-m\u00eame n\u2019\u00eates-vous pas humili\u00e9e ? Vous vous\ndonnez la peine de le tromper, et il est plus heureux que vous. Vous le\ncroyez dans vos cha\u00eenes ! c\u2019est bien vous qui \u00eates dans les siennes. Il dort\ntranquillement, tandis que vous veillez pour ses plaisirs. Que ferait de plus\nson esclave ?\nTenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez entre plusieurs, je n\u2019ai\npas la moindre jalousie : je ne vois alors dans vos amants que les successeurs\nd\u2019Alexandre, incapables de conserver entre eux tous cet empire o\u00f9 je r\u00e9gnais\nseul. Mais que vous vous donniez enti\u00e8rement \u00e0 un d\u2019eux ! qu\u2019il existe\nun autre homme aussi heureux que moi, je ne le souffrirai pas ; n\u2019esp\u00e9rez\npas que je le souffre. Ou reprenez-moi, ou au moins prenez-en un autre et\nne trahissez pas, par un caprice exclusif, l\u2019amiti\u00e9 inviolable que nous nous\nsommes jur\u00e9e.\nC\u2019est bien assez, sans doute, que j\u2019aie \u00e0 me plaindre de l\u2019amour. Vous\nvoyez que je me pr\u00eate \u00e0 vos id\u00e9es et que j\u2019avoue mes torts. En effet, si c\u2019est\n\u00eatre amoureux que de ne pouvoir vivre sans poss\u00e9der ce qu\u2019on d\u00e9sire, d\u2019y\nsacrifier son temps, ses plaisirs, sa vie, je suis bien r\u00e9ellement amoureux. Je\nn\u2019en suis gu\u00e8re plus avanc\u00e9. Je n\u2019aurais m\u00eame rien du tout \u00e0 vous apprendre\n\u00e0 ce sujet sans un \u00e9v\u00e8nement qui me donne beaucoup \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir et dont je\nne sais encore si je dois craindre ou esp\u00e9rer.\nVous connaissez mon chasseur, tr\u00e9sor d\u2019intrigue et vrai valet de com\u00e9die :\nvous jugez bien que ses instructions portaient d\u2019\u00eatre amoureux de la femme\nde chambre et d\u2019enivrer les gens. Le coquin est plus heureux que moi, il a\nd\u00e9j\u00e0 r\u00e9ussi. Il vient de d\u00e9couvrir que M me de Tourvel a charg\u00e9 un de ses gens\nde prendre des informations sur ma conduite, et m\u00eame de me suivre dans\nmes courses du matin, autant qu\u2019il le pourrait, sans \u00eatre aper\u00e7u. Que pr\u00e9tend\ncette femme ? Ainsi donc la plus modeste de toutes ose encore risquer des\nchoses qu\u2019\u00e0 peine nous oserions nous permettre ! Je jure bien\u2026 Mais, avant\nde songer \u00e0 me venger de cette ruse f\u00e9minine, occupons-nous des moyens de\nla tourner \u00e0 notre avantage. Jusqu\u2019ici ces courses qu\u2019on suspecte n\u2019avaient\naucun objet ; il faut leur en donner un. Cela m\u00e9rite toute mon attention, et\nje vous quitte pour y r\u00e9fl\u00e9chir. Adieu, ma belle amie.\nToujours du ch\u00e2teau de\u2026, ce 15 ao\u00fbt 17 **.\n25LETTRE XVI\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nAh ! ma Sophie, voici bien des nouvelles ! je ne devrais peut-\u00eatre pas\nte les dire, mais il faut bien que j\u2019en parle \u00e0 quelqu\u2019un ; c\u2019est plus fort que\nmoi. Ce chevalier Danceny\u2026 Je suis dans un trouble que je ne peux pas\n\u00e9crire, je ne sais par o\u00f9 commencer. Depuis que je t\u2019avais racont\u00e9 la jolie\nsoir\u00e9e que j\u2019avais pass\u00e9e chez maman avec lui et M me de Merteuil, je ne\nt\u2019en parlais plus : c\u2019est que je ne voulais plus en parler \u00e0 personne, mais j\u2019y\npensais pourtant toujours. Depuis il \u00e9tait devenu si triste, mais si triste, si\ntriste, que \u00e7a me faisait de la peine ; et quand je lui demandais pourquoi, il\nme disait que non ; mais je voyais bien que si. Enfin hier il l\u2019\u00e9tait encore\nplus que de coutume. \u00c7a n\u2019a pas emp\u00each\u00e9 qu\u2019il n\u2019ait eu la complaisance\nde chanter avec moi comme \u00e0 l\u2019ordinaire ; mais, toutes les fois qu\u2019il me\nregardait cela me serrait le c\u0153ur. Apr\u00e8s que nous e\u00fbmes fini de chanter, il\nalla renfermer ma harpe dans son \u00e9tui, et, en me rapportant la clef, il me pria\nd\u2019en jouer encore le soir, aussit\u00f4t que je serais seule. Je ne me d\u00e9fiais de\nrien du tout ; je ne voulais m\u00eame pas, mais il m\u2019en pria tant que je lui dis\nque oui. Il avait bien ses raisons. Effectivement, quand je fus retir\u00e9e chez\nmoi et que ma femme de chambre fut sortie, j\u2019allai pour prendre ma harpe.\nJe trouvai dans les cordes une lettre, pli\u00e9e seulement et point cachet\u00e9e, et\nqui \u00e9tait de lui. Ah ! si tu savais tout ce qu\u2019il me mande ! Depuis que j\u2019ai\nlu sa lettre, j\u2019ai tant de plaisir que je ne peux plus songer \u00e0 autre chose. Je\nl\u2019ai relue quatre fois tout de suite, et puis je l\u2019ai serr\u00e9e dans mon secr\u00e9taire.\nJe la savais par c\u0153ur, et, quand j\u2019ai \u00e9t\u00e9 couch\u00e9e, je l\u2019ai tant r\u00e9p\u00e9t\u00e9e que je\nne songeais pas \u00e0 dormir. D\u00e8s que je fermais les yeux, je le voyais l\u00e0, qui\nme disait lui-m\u00eame tout ce que je venais de lire. Je ne me suis endormie que\nbien tard et aussit\u00f4t que je me suis r\u00e9veill\u00e9e (il \u00e9tait encore de bien bonne\nheure), j\u2019ai \u00e9t\u00e9 reprendre sa lettre pour la relire \u00e0 mon aise. Je l\u2019ai emport\u00e9e\ndans mon lit, et puis je l\u2019ai bais\u00e9e comme si\u2026 C\u2019est peut-\u00eatre mal fait de\nbaiser une lettre comme \u00e7a, mais je n\u2019ai pas pu m\u2019en emp\u00eacher.\n\u00c0 pr\u00e9sent, ma ch\u00e8re amie, si je suis bien aise, je suis aussi bien\nembarrass\u00e9e ; car s\u00fbrement il ne faut pas que je r\u00e9ponde \u00e0 cette lettre-l\u00e0.\nJe sais bien que cela ne se doit pas et pourtant il me le demande, et, si je\nne r\u00e9ponds pas, je suis s\u00fbre qu\u2019il va encore \u00eatre triste. C\u2019est pourtant bien\nmalheureux pour lui ! Qu\u2019est-ce que tu me conseilles ? Mais tu n\u2019en sais\npas plus que moi. J\u2019ai bien envie d\u2019en parler \u00e0 M me de Merteuil, qui m\u2019aime\nbien. Je voudrais bien le consoler, mais je ne voudrais rien faire qui f\u00fbt mal.\nOn nous recommande tant d\u2019avoir bon c\u0153ur ! puis on nous d\u00e9fend de suivre\nce qu\u2019il inspire, quand c\u2019est pour un homme ! \u00e7a n\u2019est pas juste non plus.\n26Est-ce qu\u2019un homme n\u2019est pas notre prochain comme une femme et plus\nencore ? car enfin n\u2019a-t-on pas son p\u00e8re comme sa m\u00e8re, son fr\u00e8re comme\nsa s\u0153ur ? Il reste toujours le mari de plus. Cependant si j\u2019allais faire quelque\nchose qui ne f\u00fbt pas bien, peut-\u00eatre que M. Danceny lui-m\u00eame n\u2019aurait plus\nbonne id\u00e9e de moi ! Oh ! \u00e7a, par exemple, j\u2019aime encore mieux qu\u2019il soit\ntriste ; et puis, enfin, je serai toujours \u00e0 temps. Parce qu\u2019il a \u00e9crit hier, je ne\nsuis pas oblig\u00e9e d\u2019\u00e9crire aujourd\u2019hui ; aussi bien je verrai M me de Merteuil\nce soir, et si j\u2019en ai le courage je lui conterai tout. En ne faisant que ce qu\u2019elle\nme dira, je n\u2019aurai rien \u00e0 me reprocher. Et puis peut-\u00eatre me dira-t-elle que\nje peux lui r\u00e9pondre un peu, pour qu\u2019il ne soit pas si triste ! Oh ! je suis\nbien en peine.\nAdieu, ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu penses.\nDe\u2026, ce 19 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XVII\nLe Chevalier Danceny \u00e0 C\u00e9cile Volanges\nAvant de me livrer, mademoiselle, dirai-je au plaisir ou au besoin de\nvous \u00e9crire, je commence par vous supplier de m\u2019entendre. Je sens que\npour oser vous d\u00e9clarer mes sentiments, j\u2019ai besoin d\u2019indulgence ; si je ne\nvoulais que les justifier, elle me serait inutile. Que vais-je faire apr\u00e8s tout,\nque vous montrer votre ouvrage ? Et qu\u2019ai-je \u00e0 vous dire que mes regards,\nmon embarras, ma conduite et m\u00eame mon silence, ne vous aient dit avant\nmoi ? Eh ! pourquoi vous f\u00e2cheriez-vous d\u2019un sentiment que vous avez\nfait na\u00eetre ? \u00c9man\u00e9 de vous, sans doute il est digne de vous \u00eatre offert ;\ns\u2019il est br\u00fblant comme mon \u00e2me, il est pur comme la v\u00f4tre. Serait-ce un\ncrime d\u2019avoir su appr\u00e9cier votre charmante figure, vos talents s\u00e9ducteurs,\nvos gr\u00e2ces enchanteresses, et cette touchante candeur qui ajoute un prix\ninestimable \u00e0 des qualit\u00e9s d\u00e9j\u00e0 si pr\u00e9cieuses ? Non, sans doute ; mais sans\n\u00eatre coupable on peut \u00eatre malheureux, et c\u2019est le sort qui m\u2019attend si vous\nrefusez d\u2019agr\u00e9er mon hommage. C\u2019est le premier que mon c\u0153ur ait offert.\nSans vous ; je serais encore, non pas heureux, mais tranquille. Je vous ai\nvue ; le repos a fui loin de moi, et mon bonheur est incertain. Cependant vous\nvous \u00e9tonnez de ma tristesse ; vous m\u2019en demandez la cause, quelquefois\nm\u00eame j\u2019ai cru voir qu\u2019elle vous affligeait. Ah ! dites un mot, et ma f\u00e9licit\u00e9\nsera votre ouvrage. Mais, avant de prononcer, songez qu\u2019un mot peut aussi\ncombler mon malheur. Soyez donc l\u2019arbitre de ma destin\u00e9e. Pour vous je\nvais \u00eatre \u00e9ternellement heureux ou malheureux. En quelles mains plus ch\u00e8res\npuis-je remettre un int\u00e9r\u00eat plus grand ?\n27Je finirai, comme j\u2019ai commenc\u00e9, par implorer votre indulgence. Je vous\nai demand\u00e9 de m\u2019entendre ; j\u2019oserai plus : je vous prierai de me r\u00e9pondre.\nLe refuser, serait me laisser croire que vous vous trouvez offens\u00e9e ; et mon\nc\u0153ur m\u2019est garant que mon respect \u00e9gale mon amour.\nP.-S. \u2013 Vous pouvez vous servir, pour me r\u00e9pondre du m\u00eame moyen dont\nje me sers pour vous faire parvenir cette lettre ; il me para\u00eet \u00e9galement s\u00fbr\net commode.\nDe\u2026, ce 18 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XVIII\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nQuoi ! Sophie, tu bl\u00e2mes d\u2019avance ce que je vais faire ! J\u2019avais d\u00e9j\u00e0 bien\nassez d\u2019inqui\u00e9tudes ; voil\u00e0 que tu les augmentes encore. Il est clair, dis-tu,\nque je ne dois pas r\u00e9pondre. Tu en parles bien \u00e0 ton aise, et d\u2019ailleurs tu ne\nsais pas au juste ce qui en est ; tu n\u2019es pas l\u00e0 pour voir. Je suis s\u00fbre que si\ntu \u00e9tais \u00e0 ma place, tu ferais comme moi. S\u00fbrement, en g\u00e9n\u00e9ral, on ne doit\npas r\u00e9pondre, et tu as bien vu, par ma lettre d\u2019hier, que je ne le voulais pas\nnon plus ; mais c\u2019est que je ne crois pas que personne se soit jamais trouv\u00e9\ndans le cas o\u00f9 je suis.\nEt encore \u00eatre oblig\u00e9e de me d\u00e9cider toute seule ! M me de Merteuil, que\nje comptais voir hier au soir, n\u2019est pas venue. Tout s\u2019arrange contre moi,\nc\u2019est elle qui est cause que je le connais. C\u2019est presque toujours avec elle\nque je l\u2019ai vu, que je lui ai parl\u00e9. Ce n\u2019est pas que je lui en veuille du mal,\nmais elle me laisse l\u00e0 au moment de l\u2019embarras. Oh ! je suis bien \u00e0 plaindre !\nFigure-toi qu\u2019il est venu hier comme \u00e0 l\u2019ordinaire. J\u2019\u00e9tais si troubl\u00e9e que\nje n\u2019osais le regarder. Il ne pouvait pas me parler parce que maman \u00e9tait l\u00e0.\nJe me doutais bien qu\u2019il serait f\u00e2ch\u00e9, quand il verrait que je ne lui avais pas\n\u00e9crit. Je ne savais quelle contenance faire. Un instant apr\u00e8s il me demanda si\nje voulais qu\u2019il all\u00e2t chercher ma harpe. Le c\u0153ur me battait si fort, que ce fut\ntout ce que je pus faire que de r\u00e9pondre que oui. Quand il revint, c\u2019\u00e9tait bien\npis. Je ne le regardai qu\u2019un petit moment. Il ne me regardait pas, lui, mais il\navait un air qu\u2019on aurait dit qu\u2019il \u00e9tait malade. \u00c7a me faisait bien de la peine.\nIl se mit \u00e0 accorder ma harpe, et apr\u00e8s, en me l\u2019apportant, il me dit : \u00ab Ah !\nMademoiselle !\u2026 \u00bb Il ne me dit que ces deux mots-l\u00e0, mais c\u2019\u00e9tait d\u2019un\nton que j\u2019en fus toute boulevers\u00e9e. Je pr\u00e9ludais sur ma harpe sans savoir ce\nque je faisais. Maman demanda si nous ne chanterions pas. Lui s\u2019excusa,\nen disant qu\u2019il \u00e9tait un peu malade, et moi, qui n\u2019avais pas d\u2019excuse, il me\nfallut chanter. J\u2019aurais voulu n\u2019avoir jamais eu de voix. Je choisis expr\u00e8s un\nair que je ne savais pas ; car j\u2019\u00e9tais bien s\u00fbre que je ne pourrais en chanter\n28aucun, et on se serait aper\u00e7u de quelque chose. Heureusement il vint une\nvisite, et, d\u00e8s que j\u2019entendis entrer un carrosse, je cessai et le priai de reporter\nma harpe. J\u2019avais bien peur qu\u2019il ne s\u2019en all\u00e2t en m\u00eame temps, mais il revint.\nPendant que maman et cette dame qui \u00e9tait venue causaient ensemble, je\nvoulus le regarder encore un petit moment. Je rencontrai ses yeux, et il me\nfut impossible de d\u00e9tourner les miens. Un moment apr\u00e8s je vis ses larmes\ncouler, et il fut oblig\u00e9 de se retourner pour ne pas \u00eatre vu. Pour le coup, je\nne pus y tenir, je sentis que j\u2019allais pleurer aussi. Je sortis, et tout de suite\nj\u2019\u00e9crivis avec un crayon, sur un chiffon de papier : \u00ab Ne soyez donc pas si\ntriste, je vous en prie ; je promets de vous r\u00e9pondre \u00bb. S\u00fbrement, tu ne peux\npas dire qu\u2019il y ait du mal \u00e0 cela ; et puis c\u2019\u00e9tait plus fort que moi. Je mis\nmon papier aux cordes de ma harpe, comme sa lettre \u00e9tait, et je revins dans\nle salon. Je me sentais plus tranquille. Il me tardait bien que cette dame s\u2019en\nf\u00fbt. Heureusement, elle \u00e9tait en visite, elle s\u2019en alla bient\u00f4t apr\u00e8s. Aussit\u00f4t\nqu\u2019elle fut sortie, je dis que je voulais reprendre ma harpe, et je le priai de\nl\u2019aller chercher. Je vis bien, \u00e0 son air, qu\u2019il ne se doutait de rien. Mais au\nretour, oh ! comme il \u00e9tait content ! En posant ma harpe vis-\u00e0-vis de moi, il\nse pla\u00e7a de fa\u00e7on que maman ne pouvait voir, et prit ma main qu\u2019il serra\u2026\nmais d\u2019une fa\u00e7on !\u2026 ce ne fut qu\u2019un moment, mais je ne saurais te dire le\nplaisir que \u00e7a m\u2019a fait. Je la retirai pourtant ; ainsi je n\u2019ai rien \u00e0 me reprocher.\n\u00c0 pr\u00e9sent, ma bonne amie, tu vois bien que je ne peux pas me dispenser\nde lui \u00e9crire, puisque je le lui ai promis ; et puis je n\u2019irai pas lui refaire\ndu chagrin, car j\u2019en souffre plus que lui. Si c\u2019\u00e9tait pour quelque chose de\nmal, s\u00fbrement je ne le ferais pas. Mais quel mal peut-il y avoir \u00e0 \u00e9crire,\nsurtout quand c\u2019est pour emp\u00eacher quelqu\u2019un d\u2019\u00eatre malheureux ? Ce qui\nm\u2019embarrasse, c\u2019est que je ne saurai pas bien faire ma lettre ; mais il sentira\nbien que ce n\u2019est pas ma faute, et puis je suis s\u00fbre que rien que de ce qu\u2019elle\nsera de moi, elle lui fera toujours plaisir.\nAdieu, ma ch\u00e8re amie. Si tu trouves que j\u2019ai tort, dis-le-moi ; mais je ne\ncrois pas. \u00c0 mesure que le moment de lui \u00e9crire approche, mon c\u0153ur bat que\n\u00e7a ne se con\u00e7oit pas. Il le faut pourtant bien, puisque je l\u2019ai promis. Adieu.\nDe\u2026, ce 20 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XIX\nC\u00e9cile Volanges au Chevalier Danceny\nVous \u00e9tiez si triste, hier, monsieur, et cela me faisait tant de peine, que\nje me suis laiss\u00e9e aller \u00e0 vous promettre de r\u00e9pondre \u00e0 la lettre que vous\nm\u2019avez \u00e9crite. Je n\u2019en sens pas moins aujourd\u2019hui que je ne le dois pas ;\npourtant, comme je l\u2019ai promis, je ne veux pas manquer \u00e0 ma parole, et cela\n29doit bien vous prouver l\u2019amiti\u00e9 que j\u2019ai pour vous. \u00c0 pr\u00e9sent que vous le\nsavez, j\u2019esp\u00e8re que vous ne me demanderez pas de vous \u00e9crire davantage.\nJ\u2019esp\u00e8re aussi que vous ne direz \u00e0 personne que je vous ai \u00e9crit ; parce que\ns\u00fbrement on m\u2019en bl\u00e2merait, et que cela pourrait me causer bien du chagrin.\nJ\u2019esp\u00e8re surtout que vous-m\u00eame n\u2019en prendrez pas mauvaise id\u00e9e de moi, ce\nqui me ferait plus de peine que tout. Je peux bien vous assurer que je n\u2019aurais\npas eu cette complaisance-l\u00e0 pour tout autre que vous. Je voudrais bien que\nvous eussiez celle de ne plus \u00eatre triste comme vous \u00e9tiez, ce qui m\u2019\u00f4te tout\nle plaisir que j\u2019ai \u00e0 vous voir. Vous voyez, monsieur, que je vous parle bien\nsinc\u00e8rement. Je ne demande pas mieux que notre amiti\u00e9 dure toujours, mais,\nje vous en prie, ne m\u2019\u00e9crivez plus.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre,\nC\u00e9cile VOLANGES.\nDe\u2026, ce 20 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XX\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nAh ! fripon, vous me cajolez de peur que je me moque de vous ? Allons,\nje vous fais gr\u00e2ce, vous m\u2019\u00e9crivez tant de folies qu\u2019il faut bien que je vous\npardonne la sagesse o\u00f9 vous tient votre pr\u00e9sidente. Je ne crois pas que\nmon chevalier e\u00fbt autant d\u2019indulgence que moi, il serait homme \u00e0 ne pas\napprouver notre renouvellement de bail, et \u00e0 ne rien trouver de plaisant dans\nvotre folle id\u00e9e. J\u2019en ai pourtant bien ri, et j\u2019\u00e9tais vraiment f\u00e2ch\u00e9e d\u2019\u00eatre\noblig\u00e9e d\u2019en rire toute seule. Si vous eussiez \u00e9t\u00e9 l\u00e0, je ne sais o\u00f9 m\u2019aurait\nmen\u00e9e cette gaiet\u00e9 ; mais j\u2019ai eu le temps de la r\u00e9flexion et je me suis arm\u00e9e\nde s\u00e9v\u00e9rit\u00e9. Ce n\u2019est pas que je refuse pour toujours, mais je diff\u00e8re et j\u2019ai\nraison. J\u2019y mettrais peut-\u00eatre de la vanit\u00e9, et, une fois piqu\u00e9e au jeu, on ne sait\nplus o\u00f9 l\u2019on s\u2019arr\u00eate. Je serais femme \u00e0 vous encha\u00eener de nouveau, \u00e0 vous\nfaire oublier votre pr\u00e9sidente ; et si j\u2019allais, moi indigne, vous d\u00e9go\u00fbter de\nla vertu, voyez quel scandale ! Pour \u00e9viter ce danger, voici mes conditions.\nAussit\u00f4t que vous aurez eu votre belle d\u00e9vote, que vous pourrez m\u2019en\nfournir une preuve, venez, et je suis \u00e0 vous. Mais vous n\u2019ignorez pas que\ndans les affaires importantes on ne re\u00e7oit de preuves que par \u00e9crit. Par cet\narrangement, d\u2019une part, je deviendrai une r\u00e9compense au lieu d\u2019\u00eatre une\nconsolation, et cette id\u00e9e me pla\u00eet davantage ; de l\u2019autre, votre succ\u00e8s en\nsera plus piquant en devenant lui-m\u00eame un moyen d\u2019infid\u00e9lit\u00e9. Venez donc,\nvenez au plus t\u00f4t m\u2019apporter le gage de votre triomphe : semblable \u00e0 nos\npreux chevaliers qui venaient d\u00e9poser aux pieds de leurs dames les fruits\n30brillants de leur victoire. S\u00e9rieusement, je suis curieuse de savoir ce que peut\n\u00e9crire une prude apr\u00e8s un tel moment, et quel voile elle met sur ses discours,\napr\u00e8s n\u2019en avoir plus laiss\u00e9 sur sa personne. C\u2019est \u00e0 vous de voir si je me\nmets \u00e0 un prix trop haut, mais je vous pr\u00e9viens qu\u2019il n\u2019y a rien \u00e0 rabattre.\nJusque-l\u00e0, mon cher vicomte, vous trouverez bon que je reste fid\u00e8le \u00e0 mon\nchevalier, et que je m\u2019amuse \u00e0 le rendre heureux, malgr\u00e9 le petit chagrin que\ncela vous cause.\nCependant si j\u2019avais moins de m\u0153urs, je crois qu\u2019il aurait dans ce\nmoment un rival dangereux : c\u2019est la petite Volanges. Je raffole de cette\nenfant ; c\u2019est une vraie passion. Ou je me trompe, ou elle deviendra une de\nnos femmes les plus \u00e0 la mode. Je vois son petit c\u0153ur se d\u00e9velopper, et c\u2019est\nun spectacle ravissant. Elle aime d\u00e9j\u00e0 son Danceny avec fureur, mais elle\nn\u2019en sait encore rien. Lui-m\u00eame, quoique tr\u00e8s amoureux, a encore la timidit\u00e9\nde son \u00e2ge, et n\u2019ose pas trop le lui apprendre. Tous deux sont en adoration\nvis-\u00e0-vis de moi. La petite surtout a grande envie de me dire son secret ;\nparticuli\u00e8rement depuis quelques jours je l\u2019en vois vraiment oppress\u00e9e et je\nlui aurais rendu un grand service de l\u2019aider un peu ; mais je n\u2019oublie pas\nque c\u2019est une enfant, et je ne veux pas me compromettre. Danceny m\u2019a parl\u00e9\nun peu plus clairement, mais, pour lui, mon parti est pris, je ne veux pas\nl\u2019entendre. Quant \u00e0 la petite, je suis souvent tent\u00e9e d\u2019en faire mon \u00e9l\u00e8ve ;\nc\u2019est un service que j\u2019ai envie de rendre \u00e0 Gercourt. Il me laisse du temps,\npuisque le voil\u00e0 en Corse jusqu\u2019au mois d\u2019octobre. J\u2019ai dans l\u2019id\u00e9e que\nj\u2019emploierai ce temps-l\u00e0 et que nous lui donnerons une femme toute form\u00e9e,\nau lieu de son innocente pensionnaire. Quelle est donc, en effet, l\u2019insolente\ns\u00e9curit\u00e9 de cet homme qui ose dormir tranquille, tandis qu\u2019une femme qui a\n\u00e0 se plaindre de lui, ne s\u2019est pas encore veng\u00e9e ? Tenez, si la petite \u00e9tait ici\ndans ce moment, je ne sais ce que je ne lui dirais pas.\nAdieu, vicomte, bonsoir et bon succ\u00e8s, mais, pour Dieu, avancez donc.\nSongez que si vous n\u2019avez pas cette femme les autres rougiront de vous\navoir eu.\nDe\u2026, ce 20 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nEnfin, ma belle amie, j\u2019ai fait un pas en avant, mais un grand pas, et qui,\ns\u2019il ne m\u2019a pas conduit jusqu\u2019au but, m\u2019a fait conna\u00eetre au moins que je suis\ndans la route et a dissip\u00e9 la crainte o\u00f9 j\u2019\u00e9tais de m\u2019\u00eatre \u00e9gar\u00e9. J\u2019ai enfin\nd\u00e9clar\u00e9 mon amour, et quoiqu\u2019on ait gard\u00e9 le silence le plus obstin\u00e9, j\u2019ai\n31obtenu la r\u00e9ponse peut-\u00eatre la moins \u00e9quivoque et la plus flatteuse ; mais\nn\u2019anticipons pas sur les \u00e9v\u00e8nements et reprenons plus haut.\nVous vous souvenez qu\u2019on faisait \u00e9pier mes d\u00e9marches. Eh bien ! j\u2019ai\nvoulu que ce moyen scandaleux tourn\u00e2t \u00e0 l\u2019\u00e9dification publique, et voici ce\nque j\u2019ai fait. J\u2019ai charg\u00e9 mon confident de me trouver, dans les environs,\nquelque malheureux qui e\u00fbt besoin de secours. Cette commission n\u2019\u00e9tait\npas difficile \u00e0 remplir. Hier apr\u00e8s-midi, il me rendit compte qu\u2019on devait\nsaisir aujourd\u2019hui, dans la matin\u00e9e, les meubles d\u2019une famille enti\u00e8re qui ne\npouvait payer la taille. Je m\u2019assurai qu\u2019il n\u2019y e\u00fbt dans cette maison aucune\nfille ou femme dont l\u2019\u00e2ge ou la figure pussent rendre mon action suspecte,\net quand je fus bien inform\u00e9, je d\u00e9clarai \u00e0 souper mon projet d\u2019aller \u00e0 la\nchasse le lendemain. Ici je dois rendre justice \u00e0 ma pr\u00e9sidente ; sans doute\nelle eut quelques remords des ordres qu\u2019elle avait donn\u00e9s, et n\u2019ayant pas\nla force de vaincre sa curiosit\u00e9, elle eut au moins celle de contrarier mon\nd\u00e9sir : il devait faire une chaleur excessive, je risquais de me rendre malade,\nje ne tuerais rien et me fatiguerais en vain ; et pendant ce dialogue, ses yeux,\nqui parlaient peut-\u00eatre mieux qu\u2019elle ne voulait, me faisaient assez conna\u00eetre\nqu\u2019elle d\u00e9sirait que je prisse pour bonnes ces mauvaises raisons. Je n\u2019avais\ngarde de m\u2019y rendre, comme vous pouvez croire, et je r\u00e9sistai de m\u00eame \u00e0 une\npetite diatribe contre la chasse et les chasseurs et \u00e0 un petit nuage d\u2019humeur\nqui obscurcit, toute la soir\u00e9e, cette figure c\u00e9leste. Je craignis un moment\nque ses ordres ne fussent r\u00e9voqu\u00e9s et que sa d\u00e9licatesse ne me nuis\u00eet. Je ne\ncalculais pas la curiosit\u00e9 d\u2019une femme ; aussi me trompais-je. Mon chasseur\nme rassura d\u00e8s le soir m\u00eame, et je me couchai satisfait.\nAu point du jour, je me l\u00e8ve et je pars. \u00c0 peine \u00e0 cinquante pas du ch\u00e2teau,\nj\u2019aper\u00e7ois mon espion qui me suit. J\u2019entre en chasse et marche \u00e0 travers\nchamps vers le village o\u00f9 je voulais me rendre, sans autre plaisir, dans ma\nroute, que de faire courir le dr\u00f4le qui me suivait et qui, n\u2019osant pas quitter\nles chemins, parcourait souvent, \u00e0 toute course, un espace triple du mien.\n\u00c0 force de l\u2019exercer, j\u2019ai eu moi-m\u00eame une extr\u00eame chaleur et je me suis\nassis au pied d\u2019un arbre. N\u2019a-t-il pas eu l\u2019insolence de couler derri\u00e8re un\nbuisson qui n\u2019\u00e9tait pas \u00e0 vingt pas de moi et de s\u2019y asseoir aussi ? J\u2019ai \u00e9t\u00e9\ntent\u00e9 un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui, quoique de petit\nplomb seulement, lui aurait donn\u00e9 une le\u00e7on suffisante sur les dangers de la\ncuriosit\u00e9 ; heureusement pour lui, je me suis ressouvenu qu\u2019il \u00e9tait utile et\nm\u00eame n\u00e9cessaire \u00e0 mes projets : cette r\u00e9flexion l\u2019a sauv\u00e9.\nCependant j\u2019arrive au village ; je vois de la rumeur, je m\u2019avance,\nj\u2019interroge : on me raconte le fait. Je fais venir le collecteur, et, c\u00e9dant\n\u00e0 ma g\u00e9n\u00e9reuse compassion, je paie noblement cinquante-six livres pour\nlesquelles on r\u00e9duisait cinq personnes \u00e0 la paille et au d\u00e9sespoir. Apr\u00e8s cette\naction si simple, vous n\u2019imaginez pas quel ch\u0153ur de b\u00e9n\u00e9dictions retentit\n32autour de moi de la part des assistants ? Quelles larmes de reconnaissance\ncoulaient des yeux du vieux chef de cette famille et embellissaient cette\nfigure de patriarche, qu\u2019un moment auparavant l\u2019empreinte farouche du\nd\u00e9sespoir rendait vraiment hideuse. J\u2019examinais ce spectacle lorsqu\u2019un autre\npaysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants et\ns\u2019avan\u00e7ant vers moi \u00e0 pas pr\u00e9cipit\u00e9s, leur dit : \u00ab Tombons tous aux pieds\nde cette image de Dieu \u00bb, et, dans le m\u00eame instant, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 entour\u00e9 de\ncette famille prostern\u00e9e \u00e0 mes genoux. J\u2019avouerai ma faiblesse, mes yeux\nse sont mouill\u00e9s de larmes, et j\u2019ai senti en moi un mouvement involontaire,\nmais d\u00e9licieux. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 \u00e9tonn\u00e9 du plaisir qu\u2019on \u00e9prouve en faisant le bien,\net je serais tent\u00e9 de croire que ce que nous appelons les gens vertueux\nn\u2019ont pas tant de m\u00e9rite qu\u2019on se pla\u00eet \u00e0 nous le dire. Quoi qu\u2019il en soit,\nj\u2019ai trouv\u00e9 juste de payer \u00e0 ces pauvres gens le plaisir qu\u2019ils venaient\nde me faire. J\u2019avais pris dix louis sur moi, je les leur ai donn\u00e9s. Ici ont\nrecommenc\u00e9 les remerciements, mais ils n\u2019avaient plus ce m\u00eame degr\u00e9 de\npath\u00e9tique : le n\u00e9cessaire avait produit le grand, le v\u00e9ritable effet, le reste\nn\u2019\u00e9tait qu\u2019une simple expression de reconnaissance et d\u2019\u00e9tonnement pour\ndes dons superflus.\nCependant, au milieu des b\u00e9n\u00e9dictions bavardes de cette famille, je ne\nressemblais pas mal au h\u00e9ros d\u2019un drame, dans la sc\u00e8ne du d\u00e9nouement.\nVous remarquerez que dans cette foule \u00e9tait surtout le fid\u00e8le espion. Mon but\n\u00e9tait rempli, je me d\u00e9gageai d\u2019eux tous et regagnai le ch\u00e2teau. Tout calcul\u00e9,\nje me f\u00e9licite de mon invention. Cette femme vaut bien sans doute que je\nme donne tant de soins ; ils seront un jour mes titres aupr\u00e8s d\u2019elle et l\u2019ayant,\nen quelque sorte, ainsi pay\u00e9e d\u2019avance, j\u2019aurai le droit d\u2019en disposer \u00e0 ma\nfantaisie, sans avoir de reproche \u00e0 me faire.\nJ\u2019oubliais de vous dire que pour mettre tout \u00e0 profit, j\u2019ai demand\u00e9 \u00e0 ces\nbonnes gens de prier Dieu pour le succ\u00e8s de mes projets. Vous allez voir si\nd\u00e9j\u00e0 leurs pri\u00e8res n\u2019ont pas \u00e9t\u00e9 en partie exauc\u00e9es\u2026 Mais on m\u2019avertit que\nle souper est servi, et il serait trop tard pour que cette lettre part\u00eet si je ne\nla fermais qu\u2019en me retirant. Ainsi le reste \u00e0 l\u2019ordinaire prochain . J\u2019en suis\nf\u00e2ch\u00e9, car le reste est le meilleur. Adieu, ma belle amie. Vous me volez un\nmoment du plaisir de la voir.\nDe\u2026, ce 20 ao\u00fbt 17 **.\n33LETTRE XXII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Volanges\nVous serez sans doute bien aise, Madame, de conna\u00eetre un trait\nde M. de Valmont, qui contraste beaucoup, ce me semble, avec tous\nceux sous lesquels on vous l\u2019a repr\u00e9sent\u00e9. Il est si p\u00e9nible de penser\nd\u00e9savantageusement de qui que ce soit, si f\u00e2cheux de ne trouver que des\nvices chez ceux qui auraient toutes les qualit\u00e9s n\u00e9cessaires pour faire aimer\nla vertu ! Enfin vous aimez tant \u00e0 user d\u2019indulgence que c\u2019est vous obliger\nque de vous donner des motifs de revenir sur un jugement trop rigoureux.\nM. de Valmont me para\u00eet fond\u00e9 \u00e0 esp\u00e9rer cette faveur, je dirais presque cette\njustice ; et voici sur quoi je le pense.\nIl a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire supposer quelque\nprojet de sa part dans les environs, comme l\u2019id\u00e9e vous en \u00e9tait venue, id\u00e9e\nque je m\u2019accuse d\u2019avoir saisie peut-\u00eatre avec trop de vivacit\u00e9. Heureusement\npour lui, et surtout pour nous, puisque cela nous sauve d\u2019\u00eatre injustes, un de\nmes gens devait aller du m\u00eame c\u00f4t\u00e9 que lui, et c\u2019est par l\u00e0 que ma curiosit\u00e9\nr\u00e9pr\u00e9hensible, mais heureuse, a \u00e9t\u00e9 satisfaite. Il nous a rapport\u00e9 que M. de\nValmont, ayant trouv\u00e9 au village de\u2026 une malheureuse famille dont on\nvendait les meubles, faute d\u2019avoir pu payer les impositions, non seulement\ns\u2019\u00e9tait empress\u00e9 d\u2019acquitter la dette de ces pauvres gens, mais m\u00eame leur\navait donn\u00e9 une somme d\u2019argent assez consid\u00e9rable. Mon domestique a\n\u00e9t\u00e9 t\u00e9moin de cette vertueuse action, et il m\u2019a rapport\u00e9 de plus que les\npaysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu\u2019un domestique, qu\u2019ils\nont d\u00e9sign\u00e9 et que le mien croit \u00eatre celui de M. de Valmont, avait pris hier\ndes informations sur ceux des habitants du village qui pouvaient avoir besoin\nde secours. Si cela est ainsi, ce n\u2019est m\u00eame plus seulement une compassion\npassag\u00e8re et que l\u2019occasion d\u00e9termine : c\u2019est le projet form\u00e9 de faire du bien ;\nc\u2019est la sollicitude de la bienfaisance, c\u2019est la plus belle vertu des plus belles\n\u00e2mes ; mais, soit hasard ou projet, c\u2019est toujours une action louable et dont\nle seul r\u00e9cit m\u2019a attendrie jusqu\u2019aux larmes. J\u2019ajouterai de plus, et toujours\npar justice, que quand je lui ai parl\u00e9 de cette action, de laquelle il ne disait\nmot, il a commenc\u00e9 par s\u2019en d\u00e9fendre et a eu l\u2019air d\u2019y mettre si peu de valeur\nlorsqu\u2019il en eut convenu, que sa modestie en doublait le m\u00e9rite.\n\u00c0 pr\u00e9sent, dites-moi, ma respectable amie, si M. de Valmont est en effet\nun libertin sans retour ? S\u2019il n\u2019est que cela et se conduit ainsi, que restera-t-\nil aux gens honn\u00eates ? Quoi ! les m\u00e9chants partageraient-ils avec les bons le\nplaisir sacr\u00e9 de la bienfaisance ? Dieu permettrait-il qu\u2019une famille vertueuse\nre\u00e7\u00fbt, de la main d\u2019un sc\u00e9l\u00e9rat, des secours dont elle rendrait gr\u00e2ces \u00e0 sa\n34divine Providence ? et pourrait-il se plaire \u00e0 entendre des bouches pures\nr\u00e9pandre leurs b\u00e9n\u00e9dictions sur un r\u00e9prouv\u00e9 ? Non. J\u2019aime mieux croire que\nces erreurs, pour \u00eatre longues, ne sont pas \u00e9ternelles, et je ne puis penser que\ncelui qui fait du bien soit l\u2019ennemi de la vertu. M. de Valmont n\u2019est peut-\n\u00eatre qu\u2019un exemple de plus du danger des liaisons. Je m\u2019arr\u00eate \u00e0 cette id\u00e9e\nqui me pla\u00eet. Si, d\u2019une part, elle peut servir \u00e0 le justifier dans votre esprit,\nde l\u2019autre elle me rend de plus en plus pr\u00e9cieuse l\u2019amiti\u00e9 tendre qui m\u2019unit\n\u00e0 vous pour la vie.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nP.-S. \u2013 Mme de Rosemonde et moi nous allons, dans l\u2019instant, voir aussi\nl\u2019honn\u00eate et malheureuse famille, et joindre nos secours tardifs \u00e0 ceux de\nM. de Valmont. Nous le m\u00e8nerons avec nous. Nous donnerons au moins \u00e0\nces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur ; c\u2019est, je crois, tout ce\nqu\u2019il nous a laiss\u00e9 \u00e0 faire.\nDe\u2026, ce 20 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nNous en sommes rest\u00e9s \u00e0 mon retour au ch\u00e2teau : je reprends mon r\u00e9cit.\nJe n\u2019eus que le temps de faire une courte toilette et je me rendis au salon,\no\u00f9 ma belle faisait de la tapisserie, tandis que le cur\u00e9 du lieu lisait la gazette\n\u00e0 ma vieille tante. J\u2019allai m\u2019asseoir aupr\u00e8s du m\u00e9tier. Des regards, plus doux\nencore que de coutume et presque caressants, me firent deviner bient\u00f4t que\nle domestique avait d\u00e9j\u00e0 rendu compte de sa mission. En effet, mon aimable\ncurieuse ne put garder plus longtemps le secret qu\u2019elle m\u2019avait d\u00e9rob\u00e9, et,\nsans crainte d\u2019interrompre un v\u00e9n\u00e9rable pasteur dont le d\u00e9bit ressemblait\npourtant \u00e0 celui d\u2019un pr\u00f4ne : \u00ab J\u2019ai bien aussi ma nouvelle \u00e0 d\u00e9biter \u00bb, dit-\nelle, et tout de suite elle raconta mon aventure, avec une exactitude qui faisait\nhonneur \u00e0 l\u2019intelligence de son historien. Vous jugez comme je d\u00e9ployai\ntoute ma modestie ; mais qui pourrait arr\u00eater une femme qui fait, sans s\u2019en\ndouter, l\u2019\u00e9loge de ce qu\u2019elle aime ? Je pris donc le parti de la laisser aller.\nOn e\u00fbt dit qu\u2019elle pr\u00eachait le pan\u00e9gyrique d\u2019un saint. Pendant ce temps,\nj\u2019observais, non sans espoir, tout ce que promettaient \u00e0 l\u2019amour son regard\nanim\u00e9, son geste devenu plus libre et surtout ce son de voix qui, par son\nalt\u00e9ration d\u00e9j\u00e0 sensible, trahissait l\u2019\u00e9motion de son \u00e2me. \u00c0 peine elle finissait\nde parler : \u00ab Venez, mon neveu, me dit M me de Rosemonde, venez, que\nje vous embrasse \u00bb. Je sentis aussit\u00f4t que la jolie pr\u00eacheuse ne pourrait se\nd\u00e9fendre d\u2019\u00eatre embrass\u00e9e \u00e0 son tour. Cependant elle voulut fuir, mais elle\n35fut bient\u00f4t dans mes bras, et, loin d\u2019avoir la force de r\u00e9sister, \u00e0 peine lui\nrestait-il celle de se soutenir. Plus j\u2019observe cette femme, et plus elle me\npara\u00eet d\u00e9sirable. Elle s\u2019empressa de retourner \u00e0 son m\u00e9tier et eut l\u2019air, pour\ntout le monde, de recommencer sa tapisserie ; mais moi, je m\u2019aper\u00e7us bien\nque sa main tremblante ne lui permettait pas de continuer son ouvrage.\nApr\u00e8s le d\u00eener, les dames voulurent aller voir les infortun\u00e9s que j\u2019avais\nsi pieusement secourus ; je les accompagnai. Je vous sauve l\u2019ennui de\ncette seconde sc\u00e8ne de reconnaissance et d\u2019\u00e9loges. Mon c\u0153ur, press\u00e9 d\u2019un\nsouvenir d\u00e9licieux, h\u00e2te le moment du retour au ch\u00e2teau. Pendant la route,\nma belle pr\u00e9sidente, plus r\u00eaveuse qu\u2019\u00e0 l\u2019ordinaire, ne disait pas un mot.\nTout occup\u00e9 de trouver les moyens de profiter de l\u2019effet qu\u2019avait produit\nl\u2019\u00e9v\u00e8nement du jour, je gardais le m\u00eame silence. M me de Rosemonde seule\nparlait et n\u2019obtenait de nous que des r\u00e9ponses courtes et rares. Nous d\u00fbmes\nl\u2019ennuyer : j\u2019en avais le projet, et il r\u00e9ussit. Aussi, en descendant de voiture,\nelle passa dans son appartement et nous laissa t\u00eate \u00e0 t\u00eate, ma belle et moi,\ndans un salon mal \u00e9clair\u00e9 ; obscurit\u00e9 douce, qui enhardit l\u2019amour timide.\nJe n\u2019eus pas la peine de diriger la conversation o\u00f9 je voulais la conduire.\nLa ferveur de l\u2019aimable pr\u00eacheuse me servit mieux que n\u2019aurait pu faire\nmon adresse. \u00ab Quand on est digne de faire le bien, me dit-elle en arr\u00eatant\nsur moi son doux regard, comment passe-t-on sa vie \u00e0 mal faire ? \u2013 Je\nne m\u00e9rite, lui r\u00e9pondis-je, ni cet \u00e9loge, ni cette censure, et je ne con\u00e7ois\npas qu\u2019avec autant d\u2019esprit que vous en avez, vous ne m\u2019ayez pas encore\ndevin\u00e9. D\u00fbt ma confiance me nuire aupr\u00e8s de vous, vous en \u00eates trop digne\npour qu\u2019il me soit possible de vous la refuser. Vous trouverez la clef de ma\nconduite dans un caract\u00e8re malheureusement trop facile. Entour\u00e9 de gens\nsans m\u0153urs, j\u2019ai imit\u00e9 leurs vices ; j\u2019ai peut-\u00eatre mis de l\u2019amour-propre \u00e0\nles surpasser. S\u00e9duit de m\u00eame ici par l\u2019exemple des vertus, sans esp\u00e9rer de\nvous atteindre, j\u2019ai au moins essay\u00e9 de vous suivre. Et peut-\u00eatre l\u2019action dont\nvous me louez aujourd\u2019hui perdrait-elle tout son prix \u00e0 vos yeux, si vous en\nconnaissiez le v\u00e9ritable motif ! (Vous voyez, ma belle amie, combien j\u2019\u00e9tais\npr\u00e8s de la v\u00e9rit\u00e9.) Ce n\u2019est pas \u00e0 moi, continuai-je, que ces malheureux ont\nd\u00fb mes secours. O\u00f9 vous croyez voir une action louable, je ne cherchais\nqu\u2019un moyen de plaire. Je n\u2019\u00e9tais, puisqu\u2019il faut le dire, que le faible agent\nde la divinit\u00e9 que j\u2019adore (ici elle voulut m\u2019interrompre, mais je ne lui en\ndonnai pas le temps). Dans ce moment m\u00eame, ajoutai-je, mon secret ne\nm\u2019\u00e9chappe que par faiblesse. Je m\u2019\u00e9tais promis de vous le taire ; je me\nfaisais un bonheur de rendre \u00e0 vos vertus comme \u00e0 vos appas un hommage\npur que vous ignoreriez toujours ; mais, incapable de tromper, quand j\u2019ai\nsous les yeux l\u2019exemple de la candeur, je n\u2019aurai point \u00e0 me reprocher avec\nvous une dissimulation coupable. Ne croyez pas que je vous outrage par une\ncriminelle esp\u00e9rance. Je serai malheureux, je le sais ; mais mes souffrances\n36me seront ch\u00e8res ; elles me prouveront l\u2019exc\u00e8s de mon amour ; c\u2019est \u00e0 vos\npieds, c\u2019est dans votre sein que je d\u00e9poserai mes peines. J\u2019y puiserai des\nforces pour souffrir de nouveau ; j\u2019y trouverai la bont\u00e9 compatissante, et\nje me croirai consol\u00e9 parce que vous m\u2019aurez plaint. \u00d4 vous que j\u2019adore\n\u00e9coutez-moi, plaignez-moi, secourez-moi. \u00bb Cependant j\u2019\u00e9tais \u00e0 ses genoux\net je serrais ses mains dans les miennes ; mais elle, les d\u00e9gageant tout \u00e0\ncoup et les croisant sur ses yeux avec l\u2019expression du d\u00e9sespoir : \u00ab Ah !\nmalheureuse ! \u00bb : s\u2019\u00e9cria-t-elle, puis elle fondit en larmes. Par bonheur je\nm\u2019\u00e9tais livr\u00e9 \u00e0 tel point que je pleurais aussi, et, reprenant ses mains, je les\nbaignais de pleurs. Cette pr\u00e9caution \u00e9tait bien n\u00e9cessaire ; car elle \u00e9tait si\noccup\u00e9e de sa douleur qu\u2019elle ne se serait pas aper\u00e7ue de la mienne, si je\nn\u2019avais trouv\u00e9 ce moyen de l\u2019en avertir. J\u2019y gagnai de plus de consid\u00e9rer\n\u00e0 loisir cette charmante figure, embellie encore par l\u2019attrait puissant des\nlarmes. Ma t\u00eate s\u2019\u00e9chauffait et j\u2019\u00e9tais si peu ma\u00eetre de moi, que je fus tent\u00e9\nde profiter de ce moment.\nQuelle est donc notre faiblesse ? Quel est l\u2019empire des circonstances,\nsi moi-m\u00eame, oubliant mes projets, j\u2019ai risqu\u00e9 de perdre par un triomphe\npr\u00e9matur\u00e9, le charme des longs combats et les d\u00e9tails d\u2019une p\u00e9nible d\u00e9faite ;\nsi, s\u00e9duit par un d\u00e9sir de jeune homme, j\u2019ai pens\u00e9 exposer le vainqueur de\nMme de Tourvel \u00e0 ne recueillir, pour fruit de ses travaux, que l\u2019insipide\navantage d\u2019avoir eu une femme de plus ! Ah ! qu\u2019elle se rende, mais qu\u2019elle\ncombatte ; que, sans avoir la force de vaincre, elle ait celle de r\u00e9sister ;\nqu\u2019elle savoure \u00e0 loisir le sentiment de sa faiblesse et soit contrainte d\u2019avouer\nsa d\u00e9faite. Laissons le braconnier obscur tuer \u00e0 l\u2019aff\u00fbt le cerf qu\u2019il a surpris ;\nle vrai chasseur doit le forcer. Ce projet est sublime, n\u2019est-ce pas ? Mais\npeut-\u00eatre serais-je \u00e0 pr\u00e9sent au regret de ne l\u2019avoir pas suivi, si le hasard ne\nf\u00fbt venu au secours de ma prudence.\nNous entend\u00eemes du bruit. On venait au salon. M me de Tourvel, effray\u00e9e,\nse leva pr\u00e9cipitamment, se saisit d\u2019un des flambeaux et sortit. Il fallut bien\nla laisser faire. Ce n\u2019\u00e9tait qu\u2019un domestique. Aussit\u00f4t que j\u2019en fus assur\u00e9, je\nla suivis. \u00c0 peine eus-je fait quelques pas que, soit qu\u2019elle me reconn\u00fbt, soit\nun sentiment vague d\u2019effroi, je l\u2019entendis pr\u00e9cipiter sa marche et se jeter,\nplut\u00f4t qu\u2019entrer, dans son appartement, dont elle ferma la porte sur elle. J\u2019y\nallai ; mais la clef \u00e9tait en dedans. Je me gardai bien de frapper : c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9\nlui fournir l\u2019occasion d\u2019une r\u00e9sistance trop facile. J\u2019eus l\u2019heureuse et simple\nid\u00e9e de tenter de voir \u00e0 travers la serrure, et je vis en effet cette femme\nadorable \u00e0 genoux, baign\u00e9e de larmes et priant avec ferveur. Quel Dieu osait-\nelle invoquer ? En est-il d\u2019assez puissant contre l\u2019amour ? En vain cherche-\nt-elle \u00e0 pr\u00e9sent des secours \u00e9trangers : c\u2019est moi qui r\u00e9glerai son sort.\nCroyant en avoir assez fait pour un jour, je me retirai aussi dans mon\nappartement et me mis \u00e0 vous \u00e9crire. J\u2019esp\u00e9rais la revoir au souper ; mais\n37elle fit dire qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9e indispos\u00e9e et s\u2019\u00e9tait mise au lit. M me de\nRosemonde voulut monter chez elle ; mais la malicieuse malade pr\u00e9texta un\nmal de t\u00eate qui ne lui permettait de voir personne. Vous jugez qu\u2019apr\u00e8s le\nsouper la veill\u00e9e fut courte et que j\u2019eus aussi mon mal de t\u00eate. Retir\u00e9 chez\nmoi, j\u2019\u00e9crivis une longue lettre pour me plaindre de cette rigueur, et je me\ncouchai, avec le projet de la remettre ce matin. J\u2019ai mal dormi, comme vous\npouvez voir, par la date de cette lettre. Je me suis lev\u00e9 et j\u2019ai relu mon \u00e9p\u00eetre.\nJe me suis aper\u00e7u que je ne m\u2019y \u00e9tais pas assez observ\u00e9, que j\u2019y montrais\nplus d\u2019ardeur que d\u2019amour et plus d\u2019humeur que de tristesse. Il faudra la\nrefaire, mais il faudrait \u00eatre plus calme.\nJ\u2019aper\u00e7ois le point du jour, et j\u2019esp\u00e8re que la fra\u00eecheur qui l\u2019accompagne\nm\u2019am\u00e8nera le sommeil. Je vais me remettre au lit, et, quel que soit l\u2019empire\nde cette femme, je vous promets de ne pas m\u2019occuper tellement d\u2019elle qu\u2019il\nne me reste le temps de songer beaucoup \u00e0 vous. Adieu, ma belle amie.\nDe\u2026, ce 21 ao\u00fbt 17 **, 4 heures du matin.\nLETTRE XXIV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nAh ! par piti\u00e9, madame, daignez calmer le trouble de mon \u00e2me ; daignez\nm\u2019apprendre ce que je dois esp\u00e9rer ou craindre. Plac\u00e9 entre l\u2019exc\u00e8s du\nbonheur et celui de l\u2019infortune, l\u2019incertitude est un tourment cruel. Pourquoi\nvous ai-je parl\u00e9 ? Que n\u2019ai-je su r\u00e9sister au charme imp\u00e9rieux qui vous livrait\nmes pens\u00e9es ? Content de vous adorer en silence, je jouissais au moins de\nmon amour, et ce sentiment pur, que ne troublait point alors l\u2019image de\nvotre douleur, suffisait \u00e0 ma f\u00e9licit\u00e9 ; mais cette source de bonheur en est\ndevenue une de d\u00e9sespoir depuis que j\u2019ai vu couler vos larmes, depuis que\nj\u2019ai entendu ce cruel Ah ! malheureuse ! Madame, ces deux mots retentiront\nlongtemps dans mon c\u0153ur. Par quelle fatalit\u00e9 le plus doux des sentiments\nne peut-il vous inspirer que l\u2019effroi ! Quelle est donc cette crainte ? Ah !\nce n\u2019est pas celle de le partager : votre c\u0153ur que j\u2019ai mal connu n\u2019est pas\nfait pour l\u2019amour ; le mien, que vous calomniez sans cesse, est le seul qui\nsoit sensible ; le v\u00f4tre est m\u00eame sans piti\u00e9. S\u2019il n\u2019en \u00e9tait pas ainsi, vous\nn\u2019auriez pas refus\u00e9 un mot de consolation au malheureux qui vous racontait\nses souffrances ; vous ne vous seriez pas soustraite \u00e0 ses regards, quand il\nn\u2019a d\u2019autre plaisir que celui de vous voir ; vous ne vous seriez pas fait un jeu\ncruel de son inqui\u00e9tude, en lui faisant annoncer que vous \u00e9tiez malade, sans\nlui permettre d\u2019aller s\u2019informer de votre \u00e9tat ; vous auriez senti que cette\n38m\u00eame nuit, qui n\u2019\u00e9tait pour vous que douze heures de repos, allait \u00eatre pour\nlui un si\u00e8cle de douleurs.\nPar o\u00f9, dites-moi, ai-je m\u00e9rit\u00e9 cette rigueur d\u00e9solante ? Je ne crains pas\nde vous prendre pour juge. Qu\u2019ai-je donc fait ? Que c\u00e9der \u00e0 un sentiment\ninvolontaire inspir\u00e9 par la beaut\u00e9 et justifi\u00e9 par la vertu ; toujours contenu\npar le respect, et dont l\u2019innocent aveu fut l\u2019effet de la confiance et non de\nl\u2019espoir. La trahirez-vous cette confiance que vous-m\u00eame avez sembl\u00e9 me\npermettre et \u00e0 laquelle je me suis livr\u00e9 sans r\u00e9serve ? Non, je ne puis le\ncroire ; ce serait vous supposer un tort et mon c\u0153ur se r\u00e9volte \u00e0 la seule\nid\u00e9e de vous en trouver un : je d\u00e9savoue mes reproches ; j\u2019ai pu les \u00e9crire,\nmais non pas les penser. Ah ! laissez-moi vous croire parfaite, c\u2019est le seul\nplaisir qui me reste. Prouvez-moi que vous l\u2019\u00eates en m\u2019accordant vos soins\ng\u00e9n\u00e9reux. Quel malheureux avez-vous secouru qui en e\u00fbt autant besoin que\nmoi ? Ne m\u2019abandonnez pas dans le d\u00e9lire o\u00f9 vous m\u2019avez plong\u00e9 ; pr\u00eatez-\nmoi votre raison, puisque vous avez ravi la mienne ; apr\u00e8s m\u2019avoir corrig\u00e9,\n\u00e9clairez-moi pour finir votre ouvrage.\nJe ne veux pas vous tromper : vous ne parviendrez point \u00e0 vaincre mon\namour, mais vous m\u2019apprendrez \u00e0 le r\u00e9gler : en guidant mes d\u00e9marches, en\ndictant mes discours, vous me sauverez au moins du malheur affreux de vous\nd\u00e9plaire. Dissipez surtout cette crainte d\u00e9sesp\u00e9rante ; dites-moi que vous me\npardonnez, que vous me plaignez ; assurez-moi de votre indulgence. Vous\nn\u2019aurez jamais toute celle que je vous d\u00e9sirerais ; mais je r\u00e9clame celle dont\nj\u2019ai besoin : me la refuserez-vous ?\nAdieu, madame ; recevez avec bont\u00e9 l\u2019hommage de mes sentiments ; il\nne nuit point \u00e0 celui de mon respect.\nDe\u2026, ce 20 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nVoici le bulletin d\u2019hier.\n\u00c0 onze heures j\u2019entrai chez M me de Rosemonde, et, sous ses auspices, je\nfus introduit chez la feinte malade, qui \u00e9tait encore couch\u00e9e. Elle avait les\nyeux tr\u00e8s battus ; j\u2019esp\u00e8re qu\u2019elle avait aussi mal dormi que moi. Je saisis\nun moment o\u00f9 M me de Rosemonde s\u2019\u00e9tait \u00e9loign\u00e9e pour remettre ma lettre.\nOn refusa de la prendre ; mais je la laissai sur le lit et allai bien honn\u00eatement\napprocher le fauteuil de ma vieille tante qui voulait \u00eatre aupr\u00e8s de son cher\nenfant. Il fallut bien serrer la lettre pour \u00e9viter le scandale. La malade dit\nmaladroitement qu\u2019elle croyait avoir un peu de fi\u00e8vre. M me de Rosemonde\n39m\u2019engagea \u00e0 lui t\u00e2ter le pouls, en vantant beaucoup mes connaissances en\nm\u00e9decine. Ma belle eut donc le double chagrin d\u2019\u00eatre oblig\u00e9e de me livrer\nson bras et de sentir que son petit mensonge allait \u00eatre d\u00e9couvert. En effet,\nje pris sa main que je serrai dans une des miennes, pendant que de l\u2019autre je\nparcourais son bras frais et potel\u00e9 ; la malicieuse personne ne r\u00e9pondit \u00e0 rien,\nce qui me fit dire en me retirant : \u00ab Il n\u2019y a pas m\u00eame la plus l\u00e9g\u00e8re \u00e9motion. \u00bb\nJe me doutai que ses regards devaient \u00eatre s\u00e9v\u00e8res, et, pour la punir, je ne les\ncherchai pas. Un moment apr\u00e8s, elle dit qu\u2019elle voulait se lever et nous la\nlaiss\u00e2mes seule. Elle parut au d\u00eener qui fut triste ; elle annon\u00e7a qu\u2019elle n\u2019irait\npas se promener, ce qui \u00e9tait me dire que je n\u2019aurais pas occasion de lui\nparler. Je sentis bien qu\u2019il fallait placer l\u00e0 un soupir et un regard douloureux ;\nsans doute elle s\u2019y attendait, car ce fut le seul moment de la journ\u00e9e o\u00f9 je\nparvins \u00e0 rencontrer ses yeux. Toute sage qu\u2019elle est, elle a ses petites ruses\ncomme une autre. Je trouvai le moment de lui demander si elle avait eu la\nbont\u00e9 de m\u2019instruire de mon sort, et je fus un peu \u00e9tonn\u00e9 de l\u2019entendre me\nr\u00e9pondre : Oui, monsieur, je vous ai \u00e9crit. J\u2019\u00e9tais fort empress\u00e9 d\u2019avoir cette\nlettre ; mais soit ruse encore, ou maladresse, ou timidit\u00e9, elle ne me la remit\nque le soir au moment de se retirer chez elle. Je vous l\u2019envoie ainsi que le\nbrouillon de la mienne ; lisez et jugez, voyez avec quelle insigne fausset\u00e9\nelle affirme qu\u2019elle n\u2019a point d\u2019amour, quand je suis s\u00fbre du contraire ; et\npuis elle se plaindra si je la trompe apr\u00e8s, quand elle ne craint pas de me\ntromper avant ! Ma belle amie, l\u2019homme le plus adroit ne peut encore que se\ntenir au niveau de la femme la plus vraie. Il faudra pourtant feindre de croire\n\u00e0 tout ce radotage, et se fatiguer de d\u00e9sespoir, parce qu\u2019il pla\u00eet \u00e0 madame de\njouer la rigueur ! Le moyen de ne pas se venger de ces noirceurs-l\u00e0 !\u2026 Ah !\npatience\u2026 mais adieu. J\u2019ai encore beaucoup \u00e0 \u00e9crire.\n\u00c0 propos, vous me renverrez la lettre de l\u2019inhumaine ; il se pourrait faire\nque par la suite elle voul\u00fbt qu\u2019on mit du prix \u00e0 ces mis\u00e8res-l\u00e0, et il faut \u00eatre\nen r\u00e8gle.\nJe ne vous parle pas de la petite Volanges ; nous en causerons au premier\njour.\nDu ch\u00e2teau, ce 22 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXVI\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\nau Vicomte de Valmont\nS\u00fbrement, monsieur, vous n\u2019auriez eu aucune lettre de moi, si ma sotte\nconduite d\u2019hier au soir ne me for\u00e7ait d\u2019entrer aujourd\u2019hui en explication avec\nvous. Oui, j\u2019ai pleur\u00e9, je l\u2019avoue ; peut-\u00eatre aussi les deux mots que vous me\n40citez avec tant de soin me sont-ils \u00e9chapp\u00e9s ; larmes et paroles, vous avez\ntout remarqu\u00e9 ; il faut donc vous expliquer tout.\nAccoutum\u00e9e \u00e0 n\u2019inspirer que des sentiments honn\u00eates, \u00e0 n\u2019entendre que\ndes discours que je puis \u00e9couter sans rougir, \u00e0 jouir par cons\u00e9quent d\u2019une\ns\u00e9curit\u00e9 que j\u2019ose dire que je m\u00e9rite, je ne sais ni dissimuler ni combattre les\nimpressions que j\u2019\u00e9prouve. L\u2019\u00e9tonnement et l\u2019embarras o\u00f9 m\u2019a jet\u00e9 votre\nproc\u00e9d\u00e9 ; je ne sais quelle crainte, inspir\u00e9e par une situation qui n\u2019e\u00fbt jamais\nd\u00fb \u00eatre faite pour moi ; peut-\u00eatre l\u2019id\u00e9e r\u00e9voltante de me voir confondue avec\nles femmes que vous m\u00e9prisez et trait\u00e9e aussi l\u00e9g\u00e8rement qu\u2019elles ; toutes\nces causes r\u00e9unies ont provoqu\u00e9 mes larmes et ont pu me faire dire, avec\nraison je crois, que j\u2019\u00e9tais malheureuse. Cette expression que vous trouvez\nsi forte serait s\u00fbrement beaucoup trop faible encore si mes pleurs et mes\ndiscours avaient eu un autre motif ; si au lieu de d\u00e9sapprouver des sentiments\nqui doivent m\u2019offenser, j\u2019avais pu craindre de les partager.\nNon, monsieur, je n\u2019ai pas cette crainte ; si je l\u2019avais, je fuirais \u00e0 cent\nlieues de vous ; j\u2019irais pleurer dans un d\u00e9sert le malheur de vous avoir connu.\nPeut-\u00eatre m\u00eame, malgr\u00e9 la certitude o\u00f9 je suis de ne point vous aimer, de ne\nvous aimer jamais, peut-\u00eatre aurais-je mieux fait de suivre les conseils de\nmes amis : de ne pas vous laisser approcher de moi.\nJ\u2019ai cru, et c\u2019est l\u00e0 mon seul tort, j\u2019ai cru que vous respecteriez une femme\nhonn\u00eate, qui ne demandait pas mieux que de vous trouver tel et de vous\nrendre justice ; qui d\u00e9j\u00e0 vous d\u00e9fendait tandis que vous l\u2019outragiez par vos\nv\u0153ux criminels. Vous ne me connaissez pas ; non, monsieur, vous ne me\nconnaissez pas. Sans cela vous n\u2019auriez pas cru vous faire un droit de vos\ntorts ; parce que vous m\u2019avez tenu des discours que je ne devais pas entendre,\nvous ne vous seriez pas cru autoris\u00e9 \u00e0 m\u2019\u00e9crire une lettre que je ne devais pas\nlire, et vous me demandez de guider vos d\u00e9marches, de dicter vos discours !\nEh bien ! monsieur, le silence et l\u2019oubli, voil\u00e0 les conseils qu\u2019il me convient\nde vous donner, comme \u00e0 vous de les suivre ; alors, vous aurez, en effet,\ndes droits \u00e0 mon indulgence ; il ne tiendrait qu\u2019\u00e0 vous d\u2019en obtenir m\u00eame \u00e0\nma reconnaissance\u2026 Mais non, je ne ferai point une demande \u00e0 celui qui ne\nm\u2019a point, respect\u00e9e ; je ne donnerai point une marque de confiance \u00e0 celui\nqui a abus\u00e9 de ma s\u00e9curit\u00e9.\nVous me forcez \u00e0 vous craindre, peut-\u00eatre \u00e0 vous ha\u00efr, je ne le voulais\npas ; je ne voulais voir en vous que le neveu de ma plus respectable amie ;\nj\u2019opposais la voix de l\u2019amiti\u00e9 \u00e0 la voix publique qui vous accusait. Vous\navez tout d\u00e9truit et, je le pr\u00e9vois, vous ne voudrez rien r\u00e9parer.\nJe m\u2019en tiens, monsieur, \u00e0 vous d\u00e9clarer que vos sentiments m\u2019offensent,\nque leur aveu m\u2019outrage, et surtout que, loin d\u2019en venir un jour \u00e0 les partager,\nvous me forceriez \u00e0 ne vous revoir jamais si vous ne vous imposiez sur cet\nobjet un silence qu\u2019il me semble avoir droit d\u2019attendre, et m\u00eame d\u2019exiger\n41de vous. Je joins \u00e0 cette lettre celle que vous m\u2019avez \u00e9crite, et j\u2019esp\u00e8re que\nvous voudrez bien de m\u00eame me remettre celle-ci ; je serais vraiment pein\u00e9e\nqu\u2019il rest\u00e2t aucune trace d\u2019un \u00e9v\u00e8nement qui n\u2019eut jamais d\u00fb exister. J\u2019ai\nl\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nDe\u2026, ce 21 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXVII\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 la Marquise de Merteuil\nMon Dieu, que vous \u00eates bonne, madame ! comme vous avez bien senti\nqu\u2019il me serait plus facile de vous \u00e9crire que de vous parler ! Aussi, c\u2019est que\nce que j\u2019ai \u00e0 vous dire est bien difficile ; mais vous \u00eates mon amie, n\u2019est-il\npas vrai ? Oh ! oui, ma bien bonne amie ! Je vais t\u00e2cher de n\u2019avoir pas peur ;\net puis, j\u2019ai tant besoin de vous, de vos conseils ! J\u2019ai bien du chagrin, il me\nsemble que tout le monde devine ce que je pense, et surtout quand il est l\u00e0,\nje rougis d\u00e8s qu\u2019on me regarde. Hier, quand vous m\u2019avez vue pleurer, c\u2019est\nque je voulais vous parler, et puis je ne sais quoi m\u2019en emp\u00eachait, et quand\nvous m\u2019avez demand\u00e9 ce que j\u2019avais, mes larmes sont venues malgr\u00e9 moi.\nJe n\u2019aurais pas pu dire une parole. Sans vous, maman allait s\u2019en apercevoir,\net qu\u2019est-ce que je serais devenue ? Voil\u00e0 pourtant comme je passe ma vie,\nsurtout depuis quatre jours.\nC\u2019est ce jour-l\u00e0, madame, oui, je vais vous le dire, c\u2019est ce jour-l\u00e0 que\nM. le chevalier Danceny m\u2019a \u00e9crit : oh ! je vous assure que quand j\u2019ai trouv\u00e9\nsa lettre, je ne savais pas du tout ce que c\u2019\u00e9tait ; mais, pour ne pas mentir,\nje ne peux pas dire que je n\u2019aie eu bien du plaisir en la lisant ; voyez-vous,\nj\u2019aimerais mieux avoir du chagrin toute ma vie que s\u2019il ne me l\u2019e\u00fbt pas \u00e9crite.\nMais je savais bien que je ne devais pas le lui dire, et je peux bien vous\nassurer m\u00eame que je lui ai dit que j\u2019en \u00e9tais f\u00e2ch\u00e9e, mais il dit que c\u2019\u00e9tait\nplus fort que lui et je le crois bien ; car j\u2019avais r\u00e9solu de ne pas lui r\u00e9pondre\net pourtant je n\u2019ai pas pu m\u2019en emp\u00eacher. Oh ! je ne lui ai \u00e9crit qu\u2019une fois,\net m\u00eame c\u2019\u00e9tait, en partie, pour lui dire de ne plus m\u2019\u00e9crire ; mais malgr\u00e9\ncela il m\u2019\u00e9crit toujours, et comme je ne lui r\u00e9ponds pas, je vois bien qu\u2019il est\ntriste et \u00e7a m\u2019afflige encore davantage, si bien que je ne sais plus que faire\nni que devenir, et que je suis bien \u00e0 plaindre.\nDites-moi, je vous en prie, madame, est-ce que ce serait bien mal de lui\nr\u00e9pondre de temps en temps ? seulement jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ait pu prendre sur\nlui de ne plus m\u2019\u00e9crire lui-m\u00eame, et de rester comme nous \u00e9tions avant ;\ncar, pour moi, si cela continue, je ne sais pas ce que je deviendrai. Tenez,\nen lisant sa derni\u00e8re lettre, j\u2019ai pleur\u00e9 que \u00e7a ne finissait pas, et je suis bien\ns\u00fbre que si je ne lui r\u00e9ponds pas encore, \u00e7a nous fera bien de la peine.\n42Je vais vous envoyer sa lettre aussi ou bien une copie et vous jugerez ;\nvous verrez bien que ce n\u2019est rien de mal qu\u2019il demande. Cependant, si vous\ntrouvez que \u00e7a ne se doit pas, je vous promets de m\u2019en emp\u00eacher ; mais je\ncrois que vous penserez comme moi, que ce n\u2019est pas l\u00e0 du mal.\nPendant que j\u2019y suis, madame, permettez-moi de vous faire encore une\nquestion : on m\u2019a bien dit que c\u2019\u00e9tait mal d\u2019aimer quelqu\u2019un ; mais pourquoi\ncela ? Ce qui me fait vous le demander c\u2019est que M. le chevalier Danceny\npr\u00e9tend que ce n\u2019est pas mal du tout, et que presque tout le monde aime ; si\ncela \u00e9tait, je ne vois pas pourquoi je serais la seule \u00e0 m\u2019en emp\u00eacher ; ou bien\nest-ce que ce n\u2019est un mal que pour les demoiselles ? car j\u2019ai entendu maman\nelle-m\u00eame dire que M lle D\u2026 aimait M. M\u2026 et elle n\u2019en parlait pas comme\nd\u2019une chose qui serait si mal ; et pourtant je suis s\u00fbre qu\u2019elle se f\u00e2cherait\ncontre moi si elle se doutait seulement de mon amiti\u00e9 pour M. Danceny. Elle\nme traite toujours comme une enfant, maman, et elle ne me dit rien du tout.\nJe croyais, quand elle m\u2019a fait sortir du couvent, que c\u2019\u00e9tait pour me marier,\nmais \u00e0 pr\u00e9sent il me semble que non ; ce n\u2019est pas que je m\u2019en soucie, je\nvous assure, mais vous, qui \u00eates amie avec elle, vous savez peut-\u00eatre ce qui\nen est, et si vous le savez j\u2019esp\u00e8re que vous me le direz.\nVoil\u00e0 une bien longue lettre, madame, mais puisque vous m\u2019avez permis\nde vous \u00e9crire, j\u2019en ai profit\u00e9 pour vous dire tout et je compte sur votre\namiti\u00e9.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nParis, ce 23 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXVIII\nLe Chevalier Danceny \u00e0 C\u00e9cile Volanges\nEh quoi ! mademoiselle, vous refusez toujours de me r\u00e9pondre ! Rien ne\npeut vous fl\u00e9chir, et chaque jour emporte avec lui l\u2019espoir qu\u2019il avait amen\u00e9 !\nQuelle est donc cette amiti\u00e9 que vous consentez qui subsiste entre nous, si\nelle n\u2019est pas m\u00eame assez puissante pour vous rendre sensible \u00e0 ma peine ; si\nelle vous laisse froide et tranquille, tandis que j\u2019\u00e9prouve les tourments d\u2019un\nfeu que je ne puis \u00e9teindre ; si, loin de vous inspirer de la confiance, elle ne\nsuffit pas m\u00eame \u00e0 faire na\u00eetre votre piti\u00e9 ? Quoi ! votre ami souffre et vous\nne faites rien pour le secourir ! Il ne vous demande qu\u2019un mot et vous le lui\nrefusez ! et vous voulez qu\u2019il se contente d\u2019un sentiment si faible, dont vous\ncraignez encore de lui r\u00e9it\u00e9rer les assurances !\nVous ne voudriez pas \u00eatre ingrate, disiez-vous hier ; ah ! croyez-moi,\nmademoiselle, vouloir payer de l\u2019amour avec de l\u2019amiti\u00e9, ce n\u2019est pas\ncraindre l\u2019ingratitude, c\u2019est redouter seulement d\u2019en avoir l\u2019air. Cependant\n43je n\u2019ose plus vous entretenir d\u2019un sentiment qui ne peut que vous \u00eatre \u00e0\ncharge, s\u2019il ne vous int\u00e9resse pas ; il faut au moins le renfermer en moi-m\u00eame\nen attendant que j\u2019apprenne \u00e0 le vaincre. Je sens combien ce travail sera\np\u00e9nible ; je ne me dissimule pas que j\u2019aurai besoin de toutes mes forces ; je\ntenterai tous les moyens ; il en est un qui co\u00fbtera le plus \u00e0 mon c\u0153ur : ce sera\ncelui de me r\u00e9p\u00e9ter souvent que le v\u00f4tre est insensible. J\u2019essayerai m\u00eame de\nvous voir moins, et d\u00e9j\u00e0 je m\u2019occupe d\u2019en trouver un pr\u00e9texte plausible.\nQuoi ! je perdrais donc la douce habitude de vous voir chaque jour ! Ah !\ndu moins je ne cesserai jamais de le regretter. Un malheur \u00e9ternel sera le prix\nde l\u2019amour le plus tendre, et vous l\u2019aurez voulu, et ce sera votre ouvrage !\nJamais, je le sens, je ne retrouverai le bonheur que je perds aujourd\u2019hui ;\nvous seule \u00e9tiez faite pour mon c\u0153ur ; avec quel plaisir je ferais le serment de\nne vivre que pour vous ! Mais vous ne voulez pas le recevoir, votre silence\nm\u2019apprend assez que votre c\u0153ur ne vous dit rien pour moi, il est \u00e0 la fois la\npreuve la plus s\u00fbre de votre indiff\u00e9rence et la mani\u00e8re la plus cruelle de me\nl\u2019annoncer. Adieu, mademoiselle.\nJe n\u2019ose plus me flatter d\u2019une r\u00e9ponse, l\u2019amour l\u2019e\u00fbt \u00e9crit avec\nempressement, l\u2019amiti\u00e9 avec plaisir, la piti\u00e9 m\u00eame avec complaisance ; mais\nla piti\u00e9, l\u2019amiti\u00e9 et l\u2019amour sont \u00e9galement \u00e9trangers \u00e0 votre c\u0153ur.\nParis, ce 23 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXIX\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nJe te le disais bien, Sophie, qu\u2019il y avait des cas o\u00f9 on pouvait \u00e9crire, et\nje t\u2019assure que je me reproche bien d\u2019avoir suivi ton avis qui nous a tant\nfait de peine, au chevalier Danceny et \u00e0 moi. La preuve que j\u2019avais raison,\nc\u2019est que M me de Merteuil, qui est une femme qui s\u00fbrement le sait bien, a\nfini par penser comme moi. Je lui ai tout avou\u00e9. Elle m\u2019a bien dit d\u2019abord\ncomme toi, mais quand je lui ai eu tout expliqu\u00e9, elle a convenu que c\u2019\u00e9tait\nbien diff\u00e9rent ; elle exige seulement que je lui fasse voir toutes mes lettres\net toutes celles du chevalier Danceny, afin d\u2019\u00eatre s\u00fbre que je ne dirai que ce\nqu\u2019il faudra ; ainsi, \u00e0 pr\u00e9sent, me voil\u00e0 tranquille. Mon Dieu, que je l\u2019aime\nde Merteuil ! Elle est si bonne ! et c\u2019est une femme bien respectable. Ainsi\nil n\u2019y a rien \u00e0 dire.\nComme je m\u2019en vais \u00e9crire \u00e0 M. Danceny et comme il va \u00eatre content ! Il\nle sera encore plus qu\u2019il ne le croit, car jusqu\u2019ici je ne lui parlais que de mon\namiti\u00e9, et lui voulait toujours que je dise mon amour. Je crois que c\u2019\u00e9tait bien\nla m\u00eame chose, mais enfin je n\u2019osais pas et il tenait \u00e0 cela. Je l\u2019ai dit \u00e0 M me\nde Merteuil, elle m\u2019a dit que j\u2019avais eu raison, et qu\u2019il ne fallait convenir\n44d\u2019avoir de l\u2019amour que quand on ne pouvait plus s\u2019en emp\u00eacher ; or je suis\nbien s\u00fbre que je ne pourrai pas m\u2019en emp\u00eacher plus longtemps ; apr\u00e8s tout,\nc\u2019est la m\u00eame chose et cela lui plaira davantage.\nMme de Merteuil m\u2019a dit aussi qu\u2019elle me pr\u00eaterait des livres qui parlaient\nde tout cela et qui m\u2019apprendraient bien \u00e0 me conduire et aussi \u00e0 mieux\n\u00e9crire que je ne fais ; car, vois-tu, elle me dit tous mes d\u00e9fauts, ce qui est\nla preuve qu\u2019elle m\u2019aime bien ; elle m\u2019a recommand\u00e9 seulement de ne rien\ndire \u00e0 maman de ces livres-l\u00e0, parce que \u00e7a aurait l\u2019air de trouver qu\u2019elle a\ntrop n\u00e9glig\u00e9 mon \u00e9ducation, et \u00e7a pourrait la f\u00e2cher. Oh ! je ne lui dirai rien.\nC\u2019est pourtant bien extraordinaire qu\u2019une femme qui ne m\u2019est presque\npas parente prenne plus de soin de moi que ma m\u00e8re ! C\u2019est bien heureux\npour moi de l\u2019avoir connue !\nElle a demand\u00e9 aussi \u00e0 maman de me mener apr\u00e8s-demain \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra,\ndans sa loge ; elle m\u2019a dit que nous y serions toutes seules, et nous causerons\ntout le temps sans craindre qu\u2019on nous entende ; j\u2019aime bien mieux cela que\nl\u2019Op\u00e9ra. Nous causerons aussi de mon mariage, car elle m\u2019a dit que c\u2019\u00e9tait\nbien vrai que j\u2019allais me marier, mais nous n\u2019avons pas pu en dire davantage.\nPar exemple, n\u2019est-ce pas encore bien \u00e9tonnant que maman ne m\u2019en dise\nrien du tout ?\nAdieu, ma Sophie, je m\u2019en vais \u00e9crire au chevalier Danceny. Oh ! je suis\nbien contente.\nDe\u2026, ce 24 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXX\nC\u00e9cile Volanges au Chevalier Danceny\nEnfin, monsieur, je consens \u00e0 vous \u00e9crire, \u00e0 vous assurer de mon amiti\u00e9,\nde mon amour, puisque sans cela vous seriez malheureux. Vous dites que je\nn\u2019ai pas bon c\u0153ur ; je vous assure bien que vous vous trompez et j\u2019esp\u00e8re\nqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent vous n\u2019en doutez plus. Si vous avez eu du chagrin de ce que\nje ne vous \u00e9crivais pas, croyez-vous que \u00e7a ne me faisait pas de la peine\naussi ? Mais c\u2019est que, pour toute chose au monde, je ne voudrais pas faire\nquelque chose qui f\u00fbt mal, et m\u00eame je ne serais s\u00fbrement pas convenue de\nmon amour si j\u2019avais pu m\u2019en emp\u00eacher ; mais votre tristesse me faisait trop\nde peine. J\u2019esp\u00e8re qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent vous n\u2019en aurez plus et que nous allons \u00eatre\nbien heureux.\nJe compte avoir le plaisir de vous ce soir, et que vous viendrez de bonne\nheure ; ce ne sera jamais aussi t\u00f4t que je le d\u00e9sire. Maman soupe chez elle\net je crois qu\u2019elle vous proposera d\u2019y rester ; j\u2019esp\u00e8re que vous ne serez\npas engag\u00e9 comme avant-hier. C\u2019\u00e9tait donc bien agr\u00e9able le souper o\u00f9 vous\n45alliez ? car vous y avez \u00e9t\u00e9 de bien bonne heure. Mais enfin ne parlons pas\nde \u00e7a, \u00e0 pr\u00e9sent que vous savez que je vous aime, j\u2019esp\u00e8re que vous resterez\navec moi le plus que vous pourrez ; car je ne suis contente que lorsque je\nsuis avec vous, et je voudrais bien que vous fussiez tout de m\u00eame.\nJe suis bien f\u00e2ch\u00e9e que vous \u00eates encore triste \u00e0 pr\u00e9sent, mais ce n\u2019est pas\nma faute. Je demanderai \u00e0 jouer de la harpe aussit\u00f4t que vous serez arriv\u00e9,\nafin que vous ayez ma lettre tout de suite. Je ne peux mieux faire.\nAdieu, monsieur. Je vous aime bien, de tout mon c\u0153ur ; plus je vous le\ndis, plus je suis contente ; j\u2019esp\u00e8re que vous le serez aussi.\nDe\u2026, ce 24 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXXI\nLe Chevalier Danceny \u00e0 C\u00e9cile Volanges\nOui, sans doute nous serons heureux. Mon bonheur est bien s\u00fbr puisque je\nsuis aim\u00e9 de vous ; le v\u00f4tre ne finira jamais s\u2019il doit durer autant que l\u2019amour\nque vous m\u2019avez inspir\u00e9. Quoi ! vous m\u2019aimez, vous ne craignez plus de\nm\u2019assurer de votre amour ! Plus vous me le dites et plus vous \u00eates contente !\nApr\u00e8s avoir lu ce charmant je vous aime, \u00e9crit de votre main, j\u2019ai entendu\nvotre belle bouche m\u2019en r\u00e9p\u00e9ter l\u2019aveu. J\u2019ai vu se fixer sur moi ces yeux\ncharmants qu\u2019embellissait encore l\u2019expression de la tendresse. J\u2019ai re\u00e7u vos\nserments de vivre toujours pour moi. Ah ! recevez le mien de consacrer ma\nvie enti\u00e8re \u00e0 votre bonheur ; recevez-le, et soyez s\u00fbre que je ne le trahirai pas.\nQuelle heureuse journ\u00e9e nous avons pass\u00e9e hier ! Ah ! pourquoi M me\nde Merteuil n\u2019a-t-elle pas tous les jours des secrets \u00e0 dire \u00e0 votre maman ?\nPourquoi faut-il que l\u2019id\u00e9e de la contrainte qui nous attend vienne se m\u00ealer\nau souvenir d\u00e9licieux qui m\u2019occupe ? Pourquoi ne puis-je sans cesse tenir\ncette jolie main qui m\u2019a \u00e9crit Je vous aime ! la couvrir de baisers et me\nvenger ainsi du refus que vous m\u2019avez fait d\u2019une faveur plus grande !\nDites-moi, ma C\u00e9cile, quand votre maman a \u00e9t\u00e9 rentr\u00e9e, quand nous\navons \u00e9t\u00e9 forc\u00e9s, par sa pr\u00e9sence, de n\u2019avoir plus l\u2019un pour l\u2019autre que\ndes regards indiff\u00e9rents ; quand vous ne pouviez plus me consoler par\nl\u2019assurance de votre amour, du refus que vous faisiez de m\u2019en donner\ndes preuves, n\u2019avez-vous donc senti aucun regret ? ne vous \u00eates-vous pas\ndit : Un baiser l\u2019e\u00fbt rendu plus heureux, et c\u2019est moi qui lui ai ravi ce\nbonheur ? Promettez-moi, mon aimable amie, qu\u2019\u00e0 la premi\u00e8re occasion\nvous serez moins s\u00e9v\u00e8re. \u00c0 l\u2019aide de cette promesse, je trouverai du courage\npour supporter les contrari\u00e9t\u00e9s que les circonstances nous pr\u00e9parent, et les\nprivations cruelles seront au moins adoucies par la certitude que vous en\npartagez le regret.\n46Adieu, ma charmante C\u00e9cile, voici l\u2019heure o\u00f9 je dois me rendre chez\nvous. Il me serait impossible de vous quitter si ce n\u2019\u00e9tait pour aller vous\nrevoir. Adieu, vous que j\u2019aime tant ! vous, que j\u2019aimerai toujours davantage !\nDe\u2026, ce 25 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXXII\nMadame de Volanges \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nVous voulez donc, madame, que je croie \u00e0 la vertu de M. de Valmont ?\nJ\u2019avoue que je ne puis m\u2019y r\u00e9soudre et que j\u2019aurais autant de peine \u00e0 le\njuger honn\u00eate, d\u2019apr\u00e8s le seul fait que vous me racontez, qu\u2019\u00e0 croire vicieux\nun homme de bien reconnu, dont j\u2019apprendrais une faute. L\u2019humanit\u00e9 n\u2019est\nparfaite dans aucun genre, pas plus dans le mal que dans le bien. Le sc\u00e9l\u00e9rat\na ses vertus, comme l\u2019honn\u00eate homme a ses faiblesses. Cette v\u00e9rit\u00e9 me para\u00eet\nd\u2019autant plus n\u00e9cessaire \u00e0 croire que c\u2019est d\u2019elle que d\u00e9rive la n\u00e9cessit\u00e9 de\nl\u2019indulgence pour les m\u00e9chants comme pour les bons, et qu\u2019elle pr\u00e9serve\nceux-ci de l\u2019orgueil et sauve les autres du d\u00e9couragement. Vous trouverez\nsans doute que je pratique bien mal dans ce moment cette indulgence que je\npr\u00eache ; mais je ne vois plus en elle qu\u2019une faiblesse dangereuse, quand elle\nnous m\u00e8ne \u00e0 traiter de m\u00eame le vicieux et l\u2019homme de bien.\nJe ne me permettrai point de scruter les motifs de l\u2019action de M. de\nValmont ; je veux croire qu\u2019ils sont louables comme elle, mais en a-t-il\nmoins pass\u00e9 sa vie \u00e0 porter dans les familles le trouble, le d\u00e9shonneur et le\nscandale ? \u00c9coutez, si vous voulez, la voix du malheureux qu\u2019il a secouru,\nmais qu\u2019elle ne vous emp\u00eache pas d\u2019entendre les cris de cent victimes qu\u2019il a\nimmol\u00e9es. Quand il ne serait, comme vous le dites, qu\u2019un exemple du danger\ndes liaisons, en serait-il moins lui-m\u00eame une liaison dangereuse ? Vous le\nsupposez susceptible d\u2019un retour heureux ? Allons plus loin ; supposons ce\nmiracle arriv\u00e9. Ne resterait-il pas contre lui l\u2019opinion publique, et ne suffit-\nelle pas pour r\u00e9gler votre conduite ? Dieu seul peut absoudre au moment du\nrepentir : il lit dans les c\u0153urs. Mais les hommes ne peuvent juger les pens\u00e9es\nque par les actions, et nul d\u2019entre eux, apr\u00e8s avoir perdu l\u2019estime des autres,\nn\u2019a droit de se plaindre de la m\u00e9fiance n\u00e9cessaire qui rend cette perte si\ndifficile \u00e0 r\u00e9parer. Songez surtout, ma jeune amie, que quelquefois il suffit,\npour perdre cette estime, d\u2019avoir l\u2019air d\u2019y attacher trop peu de prix ; et ne\ntaxez pas cette s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 d\u2019injustice, car outre qu\u2019on est fond\u00e9 \u00e0 croire qu\u2019on\nne renonce pas \u00e0 ce bien pr\u00e9cieux quand on a droit d\u2019y pr\u00e9tendre, celui-l\u00e0 est\nen effet plus pr\u00e8s de mal faire qui n\u2019est plus contenu par ce frein puissant.\n47Tel serait cependant l\u2019aspect sous lequel vous montrerait une liaison intime\navec M. de Valmont, quelque innocente qu\u2019elle p\u00fbt \u00eatre.\nEffray\u00e9e de la chaleur avec laquelle vous le d\u00e9fendez, je me h\u00e2te de\npr\u00e9venir les objections que je pr\u00e9vois. Vous me citerez de Merteuil, \u00e0 qui\non a pardonn\u00e9 cette liaison ; vous me demanderez pourquoi je le re\u00e7ois chez\nmoi ; vous me direz que, loin d\u2019\u00eatre rejet\u00e9 par les gens honn\u00eates, il est admis,\nrecherch\u00e9 m\u00eame dans ce qu\u2019on appelle la bonne compagnie, je peux, je crois,\nr\u00e9pondre \u00e0 tout.\nD\u2019abord M me de Merteuil, en effet tr\u00e8s estimable, n\u2019a peut-\u00eatre d\u2019autre\nd\u00e9faut que trop de confiance en ses forces ; c\u2019est un guide adroit qui se pla\u00eet\n\u00e0 conduire un char entre les rochers et les pr\u00e9cipices, et que le succ\u00e8s seul\njustifie. Il est juste de la louer, il serait imprudent de la suivre ; elle-m\u00eame en\nconvient et s\u2019en accuse. \u00c0 mesure qu\u2019elle a vu davantage, ses principes sont\ndevenus plus s\u00e9v\u00e8res, et je ne crains pas de vous assurer qu\u2019elle penserait\ncomme moi.\nQuant \u00e0 ce qui me regarde, je ne me justifierai pas plus que les autres.\nSans doute je re\u00e7ois M. de Valmont et il est re\u00e7u partout ; c\u2019est une\nincons\u00e9quence de plus \u00e0 ajouter \u00e0 mille autres qui gouvernent la soci\u00e9t\u00e9.\nVous savez, comme moi, qu\u2019on passe sa vie \u00e0 les remarquer, \u00e0 s\u2019en plaindre\net \u00e0 s\u2019y livrer. M. de Valmont, avec un beau nom, une grande fortune,\nbeaucoup de qualit\u00e9s aimables, a reconnu de bonne heure que pour avoir\nl\u2019empire dans la soci\u00e9t\u00e9 il suffisait de manier, avec une \u00e9gale adresse, la\nlouange et le ridicule. Nul ne poss\u00e8de comme lui ce double talent : il s\u00e9duit\navec l\u2019un et se fait craindre avec l\u2019autre. On ne l\u2019estime pas, mais on le flatte.\nTelle est son existence au milieu du monde qui, plus prudent que courageux,\naime mieux le m\u00e9nager que le combattre.\nMais ni M me de Merteuil elle-m\u00eame, ni aucune autre femme, n\u2019oserait\nsans doute aller s\u2019enfermer \u00e0 la campagne, presque en t\u00eate \u00e0 t\u00eate avec un\ntel homme. Il \u00e9tait r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 la plus sage, \u00e0 la plus modeste d\u2019entre elles\nde donner l\u2019exemple de cette incons\u00e9quence ; pardonnez-moi ce mot, il\n\u00e9chappe \u00e0 l\u2019amiti\u00e9. Ma belle amie, votre honn\u00eatet\u00e9 m\u00eame vous trahit par la\ns\u00e9curit\u00e9 qu\u2019elle vous inspire. Songez donc que vous aurez pour juges, d\u2019une\npart, des gens frivoles qui ne croiront pas \u00e0 une vertu dont ils ne trouvent\npas le mod\u00e8le chez eux, et de l\u2019autre, des m\u00e9chants qui feindront de n\u2019y pas\ncroire, pour vous punir de l\u2019avoir eue. Consid\u00e9rez que vous faites, dans ce\nmoment, ce que quelques hommes n\u2019oseraient pas risquer. En effet, parmi\nles jeunes gens dont M. de Valmont ne s\u2019est que trop rendu l\u2019oracle, je vois\nles plus sages craindre de para\u00eetre li\u00e9s trop intimement avec lui ; et vous,\nvous ne le craignez pas ! Ah ! revenez, revenez, je vous en conjure\u2026 Si\nmes raisons ne suffisent pas pour vous persuader, c\u00e9dez \u00e0 mon amiti\u00e9 ; c\u2019est\nelle qui me fait renouveler mes instances, c\u2019est \u00e0 elle \u00e0 les justifier. Vous la\n48trouvez s\u00e9v\u00e8re, et je d\u00e9sire qu\u2019elle soit inutile ; mais j\u2019aime mieux que vous\nayez \u00e0 vous plaindre de sa sollicitude que de sa n\u00e9gligence.\nDe\u2026, ce 24 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXXIII\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nD\u00e8s que vous craignez de r\u00e9ussir, mon cher vicomte, d\u00e8s que votre projet\nest de fournir des armes contre vous et que vous d\u00e9sirez moins de vaincre\nque de combattre, je n\u2019ai plus rien \u00e0 dire. Votre conduite est un chef-d\u2019\u0153uvre\nde prudence. Elle en serait un de sottise dans la supposition contraire ; et\npour vous parler vrai, je crains que vous ne vous fassiez illusion.\nCe que je vous reproche n\u2019est pas de n\u2019avoir point profit\u00e9 du moment.\nD\u2019une part, je ne vois pas clairement qu\u2019il f\u00fbt venu ; de l\u2019autre, je sais assez,\nquoi qu\u2019on en dise, qu\u2019une occasion manqu\u00e9e se retrouve, tandis qu\u2019on ne\nrevient jamais d\u2019une d\u00e9marche pr\u00e9cipit\u00e9e.\nMais la v\u00e9ritable \u00e9cole est de vous \u00eatre laiss\u00e9 aller \u00e0 \u00e9crire. Je vous\nd\u00e9fie \u00e0 pr\u00e9sent de pr\u00e9voir o\u00f9 ceci peut vous mener. Par hasard, esp\u00e9rez-\nvous prouver \u00e0 cette femme qu\u2019elle doit se rendre ? Il me semble que ce\nne peut \u00eatre l\u00e0 qu\u2019une v\u00e9rit\u00e9 de sentiment et non de d\u00e9monstration, et que\npour la faire recevoir, il s\u2019agit d\u2019attendrir et non de raisonner ; mais \u00e0 quoi\nvous servirait d\u2019attendrir par lettres, puisque vous ne seriez pas l\u00e0 pour en\nprofiter ? Quand vos belles phrases produiraient l\u2019ivresse de l\u2019amour, vous\nflattez-vous qu\u2019elle soit assez longue pour que la r\u00e9flexion n\u2019ait pas le temps\nd\u2019en emp\u00eacher l\u2019aveu ? Songez donc \u00e0 celui qu\u2019il faut pour \u00e9crire une lettre,\n\u00e0 celui qui se passe avant qu\u2019on la remette ; et voyez si, surtout une femme\n\u00e0 principes comme votre d\u00e9vote, peut vouloir si longtemps ce qu\u2019elle t\u00e2che\nde ne vouloir jamais. Cette marche peut r\u00e9ussir avec des enfants, qui, quand\nils \u00e9crivent je vous aime, ne savent pas qu\u2019ils disent je me rends. Mais la\nvertu raisonneuse de M me de Tourvel me para\u00eet fort bien conna\u00eetre la valeur\ndes termes. Aussi, malgr\u00e9 l\u2019avantage que vous aviez pris sur elle dans votre\nconversation, elle vous bat dans sa lettre. Et puis, savez-vous ce qui arrive ?\nPar cela seul qu\u2019on dispute, on ne veut pas c\u00e9der. \u00c0 force de chercher de\nbonnes raisons, on en trouve, on les dit, et apr\u00e8s on y tient, non pas tant parce\nqu\u2019elles sont bonnes que pour ne pas se d\u00e9mentir.\nDe plus, une remarque que je m\u2019\u00e9tonne que vous n\u2019ayez pas faite, c\u2019est\nqu\u2019il n\u2019y a rien de si difficile en amour que d\u2019\u00e9crire ce qu\u2019on ne sent pas.\nJe dis \u00e9crire d\u2019une fa\u00e7on vraisemblable, ce n\u2019est pas qu\u2019on ne se serve des\nm\u00eames mots, mais on ne les arrange pas de m\u00eame, ou plut\u00f4t on les arrange, et\n49cela suffit. Relisez votre lettre, il y r\u00e8gne un ordre qui vous d\u00e9c\u00e8le \u00e0 chaque\nphrase. Je veux croire que votre pr\u00e9sidente est assez peu form\u00e9e pour ne\ns\u2019en pas apercevoir, mais qu\u2019importe ? L\u2019effet n\u2019en est pas moins manqu\u00e9.\nC\u2019est le d\u00e9faut des romans ; l\u2019auteur se bat les flancs pour s\u2019\u00e9chauffer, et le\nlecteur reste froid. H\u00e9lo\u00efse est le seul qu\u2019on en puisse excepter ; et malgr\u00e9\nle talent de l\u2019auteur, cette observation m\u2019a toujours fait croire que le fonds\nen \u00e9tait vrai. Il n\u2019en est pas de m\u00eame en parlant. L\u2019habitude de travailler\nson organe y donne de la sensibilit\u00e9 ; la facilit\u00e9 des larmes y ajoute encore ;\nl\u2019expression du d\u00e9sir se confond dans les yeux avec celle de la tendresse ;\nenfin, le discours moins suivi am\u00e8ne plus ais\u00e9ment cet air de trouble et de\nd\u00e9sordre qui est la v\u00e9ritable \u00e9loquence de l\u2019amour ; et surtout la pr\u00e9sence de\nl\u2019objet aim\u00e9 emp\u00eache la r\u00e9flexion et nous fait d\u00e9sirer d\u2019\u00eatre vaincues.\nCroyez-moi, vicomte, on vous commande de ne plus \u00e9crire ; profitez-\nen pour r\u00e9parer votre faute et attendez l\u2019occasion de parler. Savez-vous que\ncette femme a plus de force que je ne croyais ? Sa d\u00e9fense est bonne, et\nsans la longueur de sa lettre et le pr\u00e9texte qu\u2019elle vous donne pour rentrer en\nmati\u00e8re dans sa phrase de reconnaissance, elle ne se serait pas du tout trahie.\nCe qui me para\u00eet encore devoir vous rassurer sur le succ\u00e8s, c\u2019est qu\u2019elle\nuse trop de forces \u00e0 la fois ; je pr\u00e9vois qu\u2019elle les \u00e9puisera pour la d\u00e9fense\ndu mot, et qu\u2019il ne lui en restera plus pour celle de la chose.\nJe vous renvoie vos deux lettres et, si vous \u00eates prudent, ce seront\nles derni\u00e8res jusqu\u2019apr\u00e8s l\u2019heureux moment. S\u2019il \u00e9tait moins tard, je vous\nparlerais de la petite Volanges qui avance assez vite et dont je suis fort\ncontente. Je crois que j\u2019aurai fini avant vous et vous devez en \u00eatre bien\nheureux. Adieu pour aujourd\u2019hui.\nDe\u2026, ce 24 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXXIV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nVous parlez \u00e0 merveille, ma belle amie, mais pourquoi vous tant fatiguer\n\u00e0 prouver ce que personne n\u2019ignore ? Pour aller vite en amour, il vaut mieux\nparler qu\u2019\u00e9crire ; voil\u00e0 ; je crois, toute votre lettre. Eh mais ! ce sont les plus\nsimples \u00e9l\u00e9ments de l\u2019art de s\u00e9duire. Je remarquerai seulement que vous ne\nfaites qu\u2019une exception \u00e0 ce principe et qu\u2019il y en a deux. Aux enfants qui\nsuivent cette marche par timidit\u00e9 et se livrent par ignorance, il faut joindre\nles femmes beaux esprits, qui s\u2019y laissent engager par amour-propre et que\nla vanit\u00e9 conduit dans le pi\u00e8ge. Par exemple, je suis bien s\u00fbr que la comtesse\nde B\u2026, qui r\u00e9pondit sans difficult\u00e9 \u00e0 ma premi\u00e8re lettre, n\u2019avait pas alors\n50plus d\u2019amour pour moi que moi pour elle, et qu\u2019elle ne vit que l\u2019occasion de\ntraiter un sujet qui devait lui faire honneur.\nQuoi qu\u2019il en soit, un avocat vous dirait que le principe ne s\u2019applique\npas \u00e0 la question. En effet, vous supposez que j\u2019ai le choix entre \u00e9crire et\nparler, ce qui n\u2019est pas. Depuis l\u2019affaire du 29, mon inhumaine, qui se tient\nsur la d\u00e9fensive, a mis \u00e0 \u00e9viter les rencontres une adresse qui a d\u00e9concert\u00e9\nla mienne est au point que si cela continue, elle me forcera \u00e0 m\u2019occuper\ns\u00e9rieusement des moyens de reprendre cet avantage ; car assur\u00e9ment je\nne veux \u00eatre vaincu par elle en aucun genre. Mes lettres m\u00eame sont le\nsujet d\u2019une petite guerre. Non contente de n\u2019y pas r\u00e9pondre, elle refuse de\nles recevoir. Il faut pour chacune une ruse nouvelle, et qui ne r\u00e9ussit pas\ntoujours.\nVous vous rappelez par quel moyen simple j\u2019avais remis la premi\u00e8re ; la\nseconde n\u2019offrit pas plus de difficult\u00e9. Elle m\u2019avait demand\u00e9 de lui rendre sa\nlettre, je lui donnai la mienne en place, sans qu\u2019elle e\u00fbt le moindre soup\u00e7on.\nMais, soit d\u00e9pit d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 attrap\u00e9e, soit caprice, ou enfin soit vertu, car elle\nme forcera d\u2019y croire, elle refusa obstin\u00e9ment la troisi\u00e8me. J\u2019esp\u00e8re pourtant\nque l\u2019embarras o\u00f9 a pens\u00e9 la mettre la suite de ce refus la corrigera pour\nl\u2019avenir.\nJe ne fus pas tr\u00e8s \u00e9tonn\u00e9 qu\u2019elle ne voul\u00fbt pas recevoir cette lettre que\nje lui offrais tout simplement : c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 d\u00e9j\u00e0 accorder quelque chose et\nje m\u2019attends \u00e0 une plus longue d\u00e9fense. Apr\u00e8s cette tentative, qui n\u2019\u00e9tait\nqu\u2019un essai fait en passant, je mis une enveloppe \u00e0 ma lettre, et prenant\nle moment de la toilette, o\u00f9 M me de Rosemonde et la femme de chambre\n\u00e9taient pr\u00e9sentes, je la lui envoyai par mon chasseur, avec ordre de lui dire\nque c\u2019\u00e9tait le papier qu\u2019elle m\u2019avait demand\u00e9. J\u2019avais bien devin\u00e9 qu\u2019elle\ncraindrait l\u2019explication scandaleuse que n\u00e9cessiterait un refus. En effet, elle\nprit la lettre, et mon ambassadeur, qui avait ordre d\u2019observer sa figure, et\nqui ne voit pas mal, n\u2019aper\u00e7ut qu\u2019une l\u00e9g\u00e8re rougeur et plus d\u2019embarras que\nde col\u00e8re.\nJe me f\u00e9licitais donc, bien s\u00fbr, ou qu\u2019elle garderait cette lettre, ou que\nsi elle voulait me la rendre, il faudrait qu\u2019elle se trouv\u00e2t seule avec moi, ce\nqui me donnerait une occasion de lui parler. Environ une heure apr\u00e8s, un de\nses gens entre dans ma chambre et me remet, de la part de sa ma\u00eetresse, un\npaquet d\u2019une autre forme que le mien et sur l\u2019enveloppe duquel je reconnais\nl\u2019\u00e9criture tant d\u00e9sir\u00e9e. J\u2019ouvre avec pr\u00e9cipitation\u2026\nC\u2019\u00e9tait ma lettre elle-m\u00eame, non d\u00e9cachet\u00e9e et pli\u00e9e seulement en deux.\nJe soup\u00e7onne que la crainte que je ne fusse moins scrupuleux qu\u2019elle sur le\nscandale lui a fait employer cette ruse diabolique.\n51Vous me connaissez, je n\u2019ai pas besoin de vous peindre ma fureur. Il\nfallut pourtant reprendre son sang-froid et chercher de nouveaux moyens.\nVoici le seul que je trouvai.\nOn va d\u2019ici, tous les matins, chercher les lettres \u00e0 la poste, qui est \u00e0\nenviron trois quarts de lieue. On se sert, pour cet objet, d\u2019une bo\u00eete couverte\n\u00e0 peu pr\u00e8s comme un tronc, dont le ma\u00eetre de la poste a une clef et M me de\nRosemonde l\u2019autre. Chacun y met ses lettres dans la journ\u00e9e, quand bon lui\nsemble, on les porte le soir \u00e0 la poste et le matin on va chercher celles qui\nsont arriv\u00e9es. Tous les gens, \u00e9trangers ou autres, font ce service \u00e9galement :\nCe n\u2019\u00e9tait pas le tour de mon domestique, mais il se chargea d\u2019y aller, sous\nle pr\u00e9texte qu\u2019il avait affaire de ce c\u00f4t\u00e9.\nCependant j\u2019\u00e9crivis ma lettre. Je d\u00e9guisai mon \u00e9criture pour l\u2019adresse et\nje contrefis assez bien, sur l\u2019enveloppe, le timbre de Dijon. Je choisis cette\nville, parce que je trouvai plus gai, puisque je demandais les m\u00eames droits\nque le mari, d\u2019\u00e9crire aussi du m\u00eame lieu et aussi parce que ma belle avait\nparl\u00e9 toute la journ\u00e9e du d\u00e9sir qu\u2019elle avait de recevoir des lettres de Dijon.\nIl me parut juste de lui procurer ce plaisir.\nCes pr\u00e9cautions une fois prises, il \u00e9tait facile de faire joindre cette lettre\naux autres. Je gagnais encore \u00e0 cet exp\u00e9dient d\u2019\u00eatre t\u00e9moin de la r\u00e9ception,\ncar l\u2019usage est ici de se rassembler pour d\u00e9jeuner et d\u2019attendre l\u2019arriv\u00e9e des\nlettres avant de se s\u00e9parer. Enfin elles arriv\u00e8rent.\nMme de Rosemonde ouvrit la bo\u00eete. \u00ab De Dijon, dit-elle, en donnant la\nlettre \u00e0 M me de Tourvel. \u2013 Ce n\u2019est pas l\u2019\u00e9criture de mon mari \u00bb, reprit\ncelle-ci d\u2019une voix inqui\u00e8te, en rompant le cachet avec vivacit\u00e9. Le premier\ncoup d\u2019\u0153il l\u2019instruisit, et il se fit une telle r\u00e9volution sur sa figure que M me\nde Rosemonde s\u2019en aper\u00e7ut et lui dit : \u00ab Qu\u2019avez-vous ? \u00bb Je m\u2019approchai\naussi, en disant : \u00ab Cette lettre est donc bien terrible ? \u00bb La timide d\u00e9vote\nn\u2019osait lever les yeux, ne disait mot, et, pour sauver son embarras, feignait\nde parcourir l\u2019\u00e9p\u00eetre qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re en \u00e9tat de lire. Je jouissais de son\ntrouble et n\u2019\u00e9tant pas f\u00e2ch\u00e9 de la pousser un peu : \u00ab Votre air plus tranquille,\najoutai-je, fait esp\u00e9rer que cette lettre vous a caus\u00e9 plus d\u2019\u00e9tonnement que\nde douleur. \u00bb La col\u00e8re alors l\u2019inspira mieux que n\u2019e\u00fbt pu faire la prudence.\n\u00ab Elle contient, r\u00e9pondit-elle, des choses qui m\u2019offensent et que je suis\n\u00e9tonn\u00e9e qu\u2019on ait os\u00e9 m\u2019\u00e9crire \u00bb. \u2013 Et qui donc ? interrompit M me de\nRosemonde. \u2013 Elle n\u2019est pas sign\u00e9e, r\u00e9pondit la belle courrouc\u00e9e, mais la\nlettre et son auteur m\u2019inspirent un \u00e9gal m\u00e9pris. On m\u2019obligera de n\u2019en plus\nparler. \u00bb En disant ces mots, elle d\u00e9chira l\u2019audacieuse missive, en mit les\nmorceaux dans sa poche, se leva et sortit.\nMalgr\u00e9 cette col\u00e8re, elle n\u2019en a pas moins eu ma lettre et je m\u2019en remets\nbien \u00e0 sa curiosit\u00e9 du soin de l\u2019avoir lue en entier.\n52Le d\u00e9tail de la journ\u00e9e me m\u00e8nerait trop loin. Je joins \u00e0 ce r\u00e9cit le\nbrouillon de mes deux lettres, vous serez aussi instruite que moi. Si vous\nvoulez \u00eatre au courant de cette correspondance, il faut vous accoutumer \u00e0\nd\u00e9chiffrer mes minutes, car pour rien au monde je ne d\u00e9vorerais l\u2019ennui de\nles recopier. Adieu, ma belle amie.\nDe\u2026, ce 25 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXXV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nIl faut vous ob\u00e9ir, madame, il faut vous prouver qu\u2019au milieu des torts que\nvous vous plaisez \u00e0 me croire, il me reste au moins assez de d\u00e9licatesse pour\nne pas me permettre un reproche et assez de courage pour m\u2019imposer les plus\ndouloureux sacrifices. Vous m\u2019ordonnez le silence et l\u2019oubli ! eh bien ! je\nforcerai mon amour \u00e0 se taire et j\u2019oublierai, s\u2019il est possible, la fa\u00e7on cruelle\ndont vous l\u2019avez accueilli. Sans doute le d\u00e9sir de vous plaire n\u2019en donnait\npas le droit, et j\u2019avoue encore que le besoin que j\u2019avais de votre indulgence\nn\u2019\u00e9tait pas un titre pour l\u2019obtenir ; mais vous regardez mon amour comme\nun outrage, vous oubliez que si ce pouvait \u00eatre un tort, vous en seriez \u00e0 la\nfois et la cause et l\u2019excuse. Vous oubliez aussi qu\u2019accoutum\u00e9 \u00e0 vous ouvrir\nmon \u00e2me, lors m\u00eame que cette confiance pouvait me nuire, il ne m\u2019\u00e9tait\nplus possible de vous cacher les sentiments dont je suis p\u00e9n\u00e9tr\u00e9, et ce qui\nfut l\u2019ouvrage de ma bonne foi, vous le regardez comme le fruit de l\u2019audace.\nPour prix de l\u2019amour le plus tendre, le plus respectueux, le plus vrai, vous\nme rejetez loin de vous. Vous me parlez enfin de votre haine\u2026 Quel autre\nne se plaindrait pas d\u2019\u00eatre trait\u00e9 ainsi ? Moi seul je me soumets, je souffre\ntout et ne murmure point, vous frappez et j\u2019adore. L\u2019inconcevable empire\nque vous avez sur moi vous rend ma\u00eetresse absolue de mes sentiments, et si\nmon amour seul vous r\u00e9siste, si vous ne pouvez le d\u00e9truire, c\u2019est qu\u2019il est\nvotre ouvrage et non pas le mien.\nJe ne demande point un retour dont jamais je ne me suis flatt\u00e9. Je\nn\u2019attends pas m\u00eame cette piti\u00e9, que l\u2019int\u00e9r\u00eat que vous m\u2019aviez t\u00e9moign\u00e9\nquelquefois pouvait me faire esp\u00e9rer. Mais je crois, je l\u2019avoue, pouvoir\nr\u00e9clamer votre justice.\nVous m\u2019apprenez, madame, qu\u2019on a cherch\u00e9 \u00e0 me nuire dans votre esprit.\nSi vous en eussiez cru les conseils de vos amis, vous ne m\u2019eussiez pas m\u00eame\nlaiss\u00e9 approcher de vous : ce sont vos termes. Quels sont donc ces amis\nofficieux ? Sans doute ces gens si s\u00e9v\u00e8res et d\u2019une vertu si rigide consentent\n\u00e0 \u00eatre nomm\u00e9s ; sans doute ils ne voudraient pas se couvrir d\u2019une obscurit\u00e9\n53qui les confondrait avec de vils calomniateurs, et je n\u2019ignorerai ni leur nom,\nni leurs reproches. Songez, madame, que j\u2019ai le droit de savoir l\u2019un et l\u2019autre,\npuisque vous me jugez d\u2019apr\u00e8s eux. On ne condamne point un coupable sans\nlui dire son crime, sans lui nommer ses accusateurs. Je ne demande point\nd\u2019autre gr\u00e2ce et je m\u2019engage d\u2019avance \u00e0 me justifier, \u00e0 les forcer \u00e0 se d\u00e9dire.\nSi j\u2019ai trop m\u00e9pris\u00e9, peut-\u00eatre, les vaines clameurs d\u2019un public dont je\nfais peu de cas, il n\u2019en est pas ainsi de votre estime, et quand je consacre\nma vie \u00e0 la m\u00e9riter, je ne me la laisserai pas ravir impun\u00e9ment. Elle me\ndevient d\u2019autant plus pr\u00e9cieuse que je lui devrai sans doute cette demande\nque vous craignez de me faire et qui me donnerait, dites-vous, des droits\n\u00e0 votre reconnaissance. Ah ! loin d\u2019en exiger, je croirai vous en devoir si\nvous me procurez l\u2019occasion de vous \u00eatre agr\u00e9able. Commencez donc \u00e0 me\nrendre plus de justice, en ne me laissant plus ignorer ce que vous d\u00e9sirez\nde moi. Si je pouvais le deviner, je vous \u00e9viterais la peine de le dire. Au\nplaisir de vous voir ajoutez le bonheur de vous servir et je me louerai de\nvotre indulgence. Qui peut donc vous arr\u00eater ? ce n\u2019est pas, je l\u2019esp\u00e8re, la\ncrainte d\u2019un refus ? je sens que je ne pourrais vous la pardonner. Ce n\u2019en\nest pas un que de ne pas vous rendre votre lettre. Je d\u00e9sire plus que vous\nqu\u2019elle ne me soit plus n\u00e9cessaire ; mais accoutum\u00e9 \u00e0 vous croire une \u00e2me si\ndouce, ce n\u2019est que dans cette lettre que je puis vous trouver telle que vous\nvoulez para\u00eetre. Quand je forme le v\u0153u de vous rendre sensible, j\u2019y vois que\nplut\u00f4t que d\u2019y consentir vous fuiriez \u00e0 cent lieues de moi ; quand tout en\nvous augmente et justifie mon amour, c\u2019est encore elle qui me r\u00e9p\u00e8te que\nmon amour vous outrage, et lorsqu\u2019en vous voyant, cet amour me semble\nle bien supr\u00eame, j\u2019ai besoin de vous lire, pour sentir que ce n\u2019est qu\u2019un\naffreux tourment. Vous concevez \u00e0 pr\u00e9sent que mon plus grand bonheur\nserait de pouvoir vous rendre cette lettre fatale ; me la demander encore\nserait m\u2019autoriser \u00e0 ne plus croire ce qu\u2019elle contient ; vous ne doutez pas,\nj\u2019esp\u00e8re, de mon empressement \u00e0 vous la remettre.\nDe\u2026, ce 21 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXXVI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0 la Pr\u00e9sidente\nde Tourvel (Timbr\u00e9e de Dijon)\nVotre s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 augmente chaque jour, madame, et si j\u2019ose le dire, vous\nsemblez craindre moins d\u2019\u00eatre injuste que d\u2019\u00eatre indulgente. Apr\u00e8s m\u2019avoir\ncondamn\u00e9 sans m\u2019entendre, vous avez d\u00fb sentir en effet qu\u2019il vous serait\nplus facile de ne pas lire mes raisons que d\u2019y r\u00e9pondre. Vous refusez mes\nlettres avec obstination, vous me les renvoyez avec m\u00e9pris. Vous me forcez\n54enfin de recourir \u00e0 la ruse, dans le moment m\u00eame o\u00f9 mon unique but est\nde vous convaincre de ma bonne foi. La n\u00e9cessit\u00e9 o\u00f9 vous m\u2019avez mis\nde me d\u00e9fendre suffira sans doute pour en excuser les moyens. Convaincu\nd\u2019ailleurs par la sinc\u00e9rit\u00e9 de mes sentiments, que pour les justifier \u00e0 vos yeux\nil me suffit de vous les faire bien conna\u00eetre, j\u2019ai cru pouvoir me permettre ce\nl\u00e9ger d\u00e9tour. J\u2019ose croire aussi que vous me le pardonnerez et que vous serez\npeu surprise que l\u2019amour soit plus ing\u00e9nieux \u00e0 se produire, que l\u2019indiff\u00e9rence\n\u00e0 l\u2019\u00e9carter.\nPermettez donc, madame, que mon c\u0153ur se d\u00e9voile enti\u00e8rement \u00e0 vous.\nIl vous appartient, il est juste que vous le connaissiez.\nJ\u2019\u00e9tais bien \u00e9loign\u00e9, en arrivant chez M me de Rosemonde, de pr\u00e9voir le\nsort qui m\u2019y attendait. J\u2019ignorais que vous y fussiez et j\u2019ajouterai, avec la\nsinc\u00e9rit\u00e9 qui me caract\u00e9rise, que quand je l\u2019aurais su, ma s\u00e9curit\u00e9 n\u2019en e\u00fbt\npoint \u00e9t\u00e9 troubl\u00e9e ; non que je ne rendisse \u00e0 votre beaut\u00e9 la justice qu\u2019on ne\npeut lui refuser ; mais accoutum\u00e9 \u00e0 n\u2019\u00e9prouver que des d\u00e9sirs, \u00e0 ne me livrer\nqu\u2019\u00e0 ceux que l\u2019espoir encourageait, je ne connaissais pas les tourments de\nl\u2019amour.\nVous f\u00fbtes t\u00e9moin des instances que me fit de Rosemonde pour m\u2019arr\u00eater\nquelque temps. J\u2019avais d\u00e9j\u00e0 pass\u00e9 une journ\u00e9e avec vous, cependant je ne\nme rendis, ou au moins je ne crus me rendre qu\u2019au plaisir, si naturel et si\nl\u00e9gitime, de t\u00e9moigner des \u00e9gards \u00e0 une parente respectable. Le genre de\nvie qu\u2019on menait ici diff\u00e9rait beaucoup sans doute de celui auquel j\u2019\u00e9tais\naccoutum\u00e9, il ne m\u2019en co\u00fbta rien de m\u2019y conformer, et, sans chercher\n\u00e0 p\u00e9n\u00e9trer la cause du changement qui s\u2019op\u00e9rait en moi, je l\u2019attribuais\nuniquement encore \u00e0 cette facilit\u00e9 de caract\u00e8re dont je crois vous avoir d\u00e9j\u00e0\nparl\u00e9.\nMalheureusement (et pourquoi faut-il que ce soit un malheur ?), en vous\nconnaissant mieux je reconnus bient\u00f4t que cette figure enchanteresse, qui\nseule m\u2019avait frapp\u00e9, \u00e9tait le moindre de vos avantages ; votre \u00e2me c\u00e9leste\n\u00e9tonna, s\u00e9duisit la mienne. J\u2019admirais la beaut\u00e9, j\u2019adorai la vertu. Sans\npr\u00e9tendre \u00e0 vous obtenir, je m\u2019occupai de vous m\u00e9riter. En r\u00e9clamant votre\nindulgence pour le pass\u00e9, j\u2019ambitionnai votre suffrage pour l\u2019avenir. Je le\ncherchais dans vos discours, je l\u2019\u00e9piais dans vos regards, dans ces regards\nd\u2019o\u00f9 partait un poison d\u2019autant plus dangereux, qu\u2019il \u00e9tait r\u00e9pandu sans\ndessein et re\u00e7u sans m\u00e9fiance.\nAlors je connus l\u2019amour. Mais que j\u2019\u00e9tais loin de m\u2019en plaindre ! R\u00e9solu\nde l\u2019ensevelir dans un \u00e9ternel silence, je me livrais sans crainte comme\nsans r\u00e9serve \u00e0 ce sentiment d\u00e9licieux. Chaque jour augmentait son empire.\nBient\u00f4t le plaisir de vous voir se changea en besoin. Vous absentiez-vous\nun moment ? mon c\u0153ur se serrait de tristesse ; au bruit qui m\u2019annon\u00e7ait\nvotre retour, il palpitait de joie. Je n\u2019existais plus que par vous et pour vous.\n55Cependant, c\u2019est vous-m\u00eame que j\u2019adjure, jamais dans la gaiet\u00e9 des fol\u00e2tres\njeux, ou dans l\u2019int\u00e9r\u00eat d\u2019une conversation s\u00e9rieuse, m\u2019\u00e9chappa-t-il un mot\nqui p\u00fbt trahir le secret de mon c\u0153ur ?\nEnfin un jour arriva o\u00f9 devait commencer mon infortune, et par une\ninconcevable fatalit\u00e9 une action honn\u00eate en devint le signal. Oui, madame,\nc\u2019est au milieu des malheureux que j\u2019avais secourus que, vous livrant \u00e0 cette\nsensibilit\u00e9 pr\u00e9cieuse qui embellit la beaut\u00e9 m\u00eame et ajoute du prix \u00e0 la vertu,\nvous achev\u00e2tes d\u2019\u00e9garer un c\u0153ur que d\u00e9j\u00e0 trop d\u2019amour enivrait. Vous vous\nrappelez, peut-\u00eatre, quelle pr\u00e9occupation s\u2019empara de moi au retour ! H\u00e9las !\nje cherchais \u00e0 combattre un penchant que je sentais devenir plus fort que\nmoi.\nC\u2019est apr\u00e8s avoir \u00e9puis\u00e9 mes forces dans ce combat in\u00e9gal qu\u2019un hasard,\nque je n\u2019avais pu pr\u00e9voir, me fit trouver seul avec vous. L\u00e0, je succombai,\nje l\u2019avoue. Mon c\u0153ur trop plein ne put retenir ses discours ni ses larmes.\nMais est-ce donc un crime ? et si ce n\u2019est un, n\u2019est-il pas assez puni par les\ntourments affreux auxquels je suis livr\u00e9 ?\nD\u00e9vor\u00e9 par un amour sans espoir, j\u2019implore votre piti\u00e9 et ne trouve que\nvotre haine ; sans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous\ncherchent malgr\u00e9 moi et je tremble de rencontrer vos regards. Dans l\u2019\u00e9tat\ncruel o\u00f9 vous m\u2019avez r\u00e9duit, je passe les jours \u00e0 d\u00e9guiser mes peines et les\nnuits \u00e0 m\u2019y livrer ; tandis que vous, tranquille et paisible, vous ne connaissez\nces tourments que pour les causer et vous en applaudir. Cependant, c\u2019est\nvous qui vous plaignez et c\u2019est moi qui m\u2019excuse.\nVoil\u00e0 pourtant, madame, voil\u00e0 le r\u00e9cit fid\u00e8le de ce que vous nommez\nmes torts et que peut-\u00eatre il serait plus juste d\u2019appeler mes malheurs. Un\namour pur et sinc\u00e8re, un respect qui ne s\u2019est jamais d\u00e9menti, une soumission\nparfaite : tels sont les sentiments que vous m\u2019avez inspir\u00e9s. Je n\u2019eusse pas\ncraint d\u2019en pr\u00e9senter l\u2019hommage \u00e0 la divinit\u00e9 m\u00eame. \u00d4 vous, qui \u00eates son\nplus bel ouvrage, imitez-la dans son indulgence ! Songez \u00e0 mes peines\ncruelles, songez surtout que, plac\u00e9 par vous entre le d\u00e9sespoir et la f\u00e9licit\u00e9\nsupr\u00eame, le premier mot que vous prononcerez d\u00e9cidera pour jamais de mon\nsort.\nDe\u2026, ce 23 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXXVII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Volanges\nJe me soumets, madame, aux conseils que votre amiti\u00e9 me donne.\nAccoutum\u00e9e \u00e0 d\u00e9f\u00e9rer en tout \u00e0 vos avis, je le suis \u00e0 croire qu\u2019ils sont\n56toujours fond\u00e9s en raison. J\u2019avouerai m\u00eame que M. de Valmont doit \u00eatre\nen effet infiniment dangereux, s\u2019il peut \u00e0 la fois feindre d\u2019\u00eatre ce qu\u2019il\npara\u00eet ici et rester tel que vous le d\u00e9peignez. Quoi qu\u2019il en soit, puisque\nvous l\u2019exigez, je l\u2019\u00e9loignerai de moi, au moins j\u2019y ferai mon possible ;\ncar souvent les choses qui dans le fond devraient \u00eatre les plus simples,\ndeviennent embarrassantes par la forme.\nIl me para\u00eet toujours impraticable de faire cette demande \u00e0 sa tante ; elle\ndeviendrait \u00e9galement d\u00e9sobligeante et pour elle et pour lui. Je ne prendrais\npas non plus, sans quelque r\u00e9pugnance, le parti de m\u2019\u00e9loigner moi-m\u00eame,\ncar outre les raisons que je vous ai d\u00e9j\u00e0 mand\u00e9es relatives \u00e0 M. de Tourvel, si\nmon d\u00e9part contrariait M. de Valmont, comme il est possible, n\u2019aurait-il pas\nla facilit\u00e9 de me suivre \u00e0 Paris ? et son retour, dont je serais, dont au moins\nje para\u00eetrais \u00eatre l\u2019objet, ne semblerait-il pas plus \u00e9trange qu\u2019une rencontre\n\u00e0 la campagne, chez une personne qu\u2019on sait \u00eatre sa parente et mon amie ?\nIl ne me reste donc d\u2019autre ressource que d\u2019obtenir de lui-m\u00eame qu\u2019il\nveuille bien s\u2019\u00e9loigner. Je sens que cette proposition est difficile \u00e0 faire ;\ncependant, comme il me para\u00eet avoir \u00e0 c\u0153ur de me prouver qu\u2019il a en effet\nplus d\u2019honn\u00eatet\u00e9 qu\u2019on ne lui en suppose, je ne d\u00e9sesp\u00e8re pas de r\u00e9ussir.\nJe ne serai pas m\u00eame f\u00e2ch\u00e9e de le tenter et d\u2019avoir une occasion de juger\nsi, comme il le dit souvent, les femmes vraiment honn\u00eates n\u2019ont jamais eu,\nn\u2019auront jamais \u00e0 se plaindre de ses proc\u00e9d\u00e9s. S\u2019il part, comme je le d\u00e9sire,\nce sera en effet par \u00e9gard pour moi ; car je ne peux pas douter qu\u2019il n\u2019ait le\nprojet de passer ici une grande partie de l\u2019automne. S\u2019il refuse ma demande\net s\u2019obstine \u00e0 rester, je serai toujours \u00e0 temps de partir moi-m\u00eame et je vous\nle promets.\nVoil\u00e0, je crois, madame, tout ce que votre amiti\u00e9 exigeait de moi, je\nm\u2019empresse d\u2019y satisfaire et de vous prouver que malgr\u00e9 la chaleur que j\u2019ai\npu mettre \u00e0 d\u00e9fendre M. de Valmont, je n\u2019en suis pas moins dispos\u00e9e non\nseulement \u00e0 \u00e9couter, mais m\u00eame \u00e0 suivre les conseils de mes amis.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nDe\u2026, ce 25 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXXVIII\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nVotre \u00e9norme paquet m\u2019arrive \u00e0 l\u2019instant, mon cher vicomte. Si la date\nen est exacte, j\u2019aurais d\u00fb le recevoir vingt-quatre heures plus t\u00f4t ; quoi\nqu\u2019il en soit, si je prenais le temps de le lire, je n\u2019aurais plus celui d\u2019y\nr\u00e9pondre. Je pr\u00e9f\u00e8re donc de vous en accuser seulement r\u00e9ception et nous\n57causerons d\u2019autre chose. Ce n\u2019est pas que j\u2019aie rien \u00e0 vous dire pour mon\ncompte ; l\u2019automne ne laisse \u00e0 Paris presque point d\u2019hommes qui aient figure\nhumaine ; aussi je suis, depuis un mois, d\u2019une sagesse \u00e0 p\u00e9rir, et tout autre\nque mon chevalier serait fatigu\u00e9 des preuves de ma constance. Ne pouvant\nm\u2019occuper, je me distrais avec la petite Volanges, et c\u2019est d\u2019elle que je veux\nparler.\nSavez-vous que vous avez perdu plus que vous ne croyez \u00e0 ne pas vous\ncharger de cette enfant ? elle est vraiment d\u00e9licieuse ! cela n\u2019a ni caract\u00e8re\nni principes ; jugez combien sa soci\u00e9t\u00e9 sera douce et facile. Je ne crois\npas qu\u2019elle brille jamais par le sentiment, mais tout annonce en elle les\nsensations les plus vives. Sans esprit et sans finesse, elle a pourtant une\ncertaine fausset\u00e9 naturelle, si l\u2019on peut parler ainsi, qui quelquefois m\u2019\u00e9tonne\nmoi-m\u00eame et qui r\u00e9ussira d\u2019autant mieux que sa figure offre l\u2019image de la\ncandeur et de l\u2019ing\u00e9nuit\u00e9. Elle est naturellement tr\u00e8s caressante et je m\u2019en\namuse quelquefois ; sa petite t\u00eate se monte avec une facilit\u00e9 incroyable, et\nelle est alors d\u2019autant plus plaisante qu\u2019elle ne sait rien, absolument rien de\nce qu\u2019elle d\u00e9sire tant de savoir. Il lui en prend des impatiences tout \u00e0 fait\ndr\u00f4les : elle rit, elle se d\u00e9pite, elle pleure et puis elle me prie de l\u2019instruire\navec une bonne foi r\u00e9ellement s\u00e9duisante. En v\u00e9rit\u00e9, je suis presque jalouse\nde celui \u00e0 qui ce plaisir est r\u00e9serv\u00e9.\nJe ne sais si je vous ai mand\u00e9 que depuis quatre ou cinq jours j\u2019ai\nl\u2019honneur d\u2019\u00eatre sa confidente. Vous devinez bien que d\u2019abord j\u2019ai fait\nla s\u00e9v\u00e8re, mais aussit\u00f4t que je me suis aper\u00e7ue qu\u2019elle croyait m\u2019avoir\nconvaincue par ses mauvaises raisons, j\u2019ai eu l\u2019air de les prendre pour\nbonnes, et elle est intimement persuad\u00e9e qu\u2019elle doit ce succ\u00e8s \u00e0 son\n\u00e9loquence : il fallait cette pr\u00e9caution pour ne me pas compromettre. Je lui ai\npermis d\u2019\u00e9crire et de dire j\u2019aime, et le m\u00eame jour, sans qu\u2019elle s\u2019en dout\u00e2t,\nje lui ai m\u00e9nag\u00e9 un t\u00eate-\u00e0-t\u00eate avec son Danceny. Mais figurez-vous qu\u2019il\nest si sot encore qu\u2019il n\u2019en a seulement pas obtenu un baiser ! Ce gar\u00e7on-\nl\u00e0 fait pourtant de fort jolis vers ! Mon Dieu ! que ces gens d\u2019esprit sont\nb\u00eates ! celui-ci l\u2019est au point qu\u2019il m\u2019embarrasse, car enfin, pour lui, je ne\npeux pas le conduire.\nC\u2019est \u00e0 pr\u00e9sent que vous me seriez bien utile. Vous \u00eates assez li\u00e9 avec\nDanceny pour avoir sa confidence, et s\u2019il vous la donnait une fois, nous\nirions grand train. D\u00e9p\u00eachez donc votre pr\u00e9sidente, car enfin je ne veux pas\nque Gercourt s\u2019en sauve ; au reste, j\u2019ai parl\u00e9 de lui hier \u00e0 la petite personne\net le lui ai si bien peint que quand elle serait sa femme depuis dix ans, elle\nne le ha\u00efrait pas davantage. Je l\u2019ai pourtant beaucoup pr\u00each\u00e9e sur la fid\u00e9lit\u00e9\nconjugale ; rien n\u2019\u00e9gale ma s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 sur ce point. Par l\u00e0, d\u2019une part, je r\u00e9tablis\naupr\u00e8s d\u2019elle ma r\u00e9putation de vertu, que trop de condescendance pourrait\nd\u00e9truire ; de l\u2019autre, j\u2019augmente en elle la haine dont je veux gratifier son\n58mari. Et enfin j\u2019esp\u00e8re qu\u2019en lui faisant accroire qu\u2019il ne lui est permis de\nse livrer \u00e0 l\u2019amour que pendant le peu de temps qu\u2019elle a \u00e0 rester fille, elle\nse d\u00e9cidera plus vite \u00e0 n\u2019en rien perdre.\nAdieu, vicomte ; je vais me mettre \u00e0 ma toilette o\u00f9 je lirai votre volume.\nDe\u2026, ce 27 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XXXIX\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nJe suis triste et inqui\u00e8te, ma ch\u00e8re Sophie. J\u2019ai pleur\u00e9 presque toute la nuit.\nCe n\u2019est pas que pour le moment je ne sois bien heureuse, mais je pr\u00e9vois\nque cela ne durera pas.\nJ\u2019ai \u00e9t\u00e9 hier \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra avec M me de Merteuil, nous y avons beaucoup\nparl\u00e9 de mon mariage et je n\u2019en ai rien appris de bon. C\u2019est M. le comte de\nGercourt que je dois \u00e9pouser et ce doit \u00eatre au mois d\u2019octobre. Il est riche,\nil est homme de qualit\u00e9, il est colonel du r\u00e9giment de\u2026 Jusque-l\u00e0 tout va\nfort bien. Mais d\u2019abord il est vieux : figure-toi qu\u2019il a au moins trente-six\nans ! et puis M me de Merteuil dit qu\u2019il est triste et s\u00e9v\u00e8re, et qu\u2019elle craint\nque je ne sois pas heureuse avec lui. J\u2019ai m\u00eame bien vu qu\u2019elle en \u00e9tait s\u00fbre\net qu\u2019elle ne voulait pas me le dire, pour ne pas m\u2019affliger. Elle ne m\u2019a\npresque entretenue toute la soir\u00e9e que des devoirs des femmes envers leurs\nmaris ; elle convient que M. de Gercourt n\u2019est pas aimable du tout et elle\ndit pourtant qu\u2019il faudra que je l\u2019aime. Ne m\u2019a-t-elle pas dit aussi qu\u2019une\nfois mari\u00e9e, je ne devais plus aimer le chevalier Danceny ? comme si c\u2019\u00e9tait\npossible ! Oh ! je t\u2019assure bien que je l\u2019aimerai toujours. Vois-tu, j\u2019aimerais\nmieux plut\u00f4t ne pas me marier. Que ce M. de Gercourt s\u2019arrange, je ne l\u2019ai\npas \u00e9t\u00e9 chercher. Il est en Corse \u00e0 pr\u00e9sent, bien loin d\u2019ici ; je voudrais qu\u2019il\ny rest\u00e2t dix ans. Si je n\u2019avais pas peur de rentrer au couvent, je dirais bien\n\u00e0 maman que je ne veux pas de ce mari-l\u00e0 ; mais ce serait encore pis. Je\nsuis bien embarrass\u00e9e. Je sens que je n\u2019ai jamais tant aim\u00e9 M. Danceny qu\u2019\u00e0\npr\u00e9sent, et quand je songe qu\u2019il ne me reste plus qu\u2019un mois \u00e0 \u00eatre comme je\nsuis, les larmes me viennent aux yeux tout de suite ; je n\u2019ai de consolation\nque dans l\u2019amiti\u00e9 de M me de Merteuil ; elle a si bon c\u0153ur ! elle partage tous\nmes chagrins comme moi-m\u00eame et puis elle est si aimable, que quand-je\nsuis avec elle je n\u2019y songe presque plus. D\u2019ailleurs elle m\u2019est bien utile, car\nle peu que je sais c\u2019est elle qui me l\u2019a appris, et elle est si bonne que je lui\ndis tout ce que je pense sans \u00eatre honteuse du tout. Quand elle trouve que\nce n\u2019est pas bien, elle me gronde quelquefois, mais c\u2019est tout doucement, et\npuis je l\u2019embrasse de tout mon c\u0153ur, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle ne soit plus f\u00e2ch\u00e9e.\nAu moins celle-l\u00e0 je peux bien l\u2019aimer tant que je voudrai sans qu\u2019il y ait du\n59mal et \u00e7a me fait bien du plaisir. Nous sommes pourtant convenues que je\nn\u2019aurais pas l\u2019air de l\u2019aimer tant devant le monde et surtout devant maman,\nafin qu\u2019elle ne se m\u00e9fie de rien au sujet du chevalier Danceny. Je t\u2019assure\nque si je pouvais toujours vivre comme je fais \u00e0 pr\u00e9sent, je crois que je serais\nbien heureuse. Il n\u2019y a que ce vilain M. de Gercourt\u2026 Mais je ne veux pas\nt\u2019en parler davantage, car je redeviendrais triste. Au lieu de cela, je vais\n\u00e9crire au chevalier Danceny ; je ne lui parlerai que de mon amour et non de\nmes chagrins, car je ne veux pas l\u2019affliger.\nAdieu, ma bonne amie. Tu vois bien que tu aurais tort de te plaindre et\nque j\u2019ai beau \u00eatre occup\u00e9e, comme tu dis, qu\u2019il ne m\u2019en reste pas moins le\ntemps de t\u2019aimer et de t\u2019\u00e9crire.\nDe\u2026, ce 27 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XL\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nC\u2019est peu pour mon inhumaine de ne pas r\u00e9pondre \u00e0 mes lettres, de\nrefuser de les recevoir ; elle veut me priver de sa vue, elle exige que je\nm\u2019\u00e9loigne. Ce qui vous surprendra davantage, c\u2019est que je me soumette \u00e0\ntant de rigueur. Vous allez me bl\u00e2mer. Cependant, je n\u2019ai pas cru devoir\nperdre l\u2019occasion de me laisser donner un ordre, persuad\u00e9 d\u2019une part que\nqui commande s\u2019engage, et de l\u2019autre que l\u2019autorit\u00e9 illusoire que nous avons\nl\u2019air de laisser prendre aux femmes est un des pi\u00e8ges qu\u2019elles \u00e9vitent le plus\ndifficilement. De plus, l\u2019adresse que celle-ci a su mettre \u00e0 \u00e9viter de se trouver\nseule avec moi me pla\u00e7ait dans une situation dangereuse, dont j\u2019ai cru devoir\nsortir \u00e0 quelque prix que ce f\u00fbt, car \u00e9tant sans cesse avec elle, sans pouvoir\nl\u2019occuper de mon amour, il y avait lieu de craindre qu\u2019elle ne s\u2019accoutum\u00e2t\nenfin \u00e0 me voir sans trouble ; disposition dont vous savez assez combien il\nest difficile de revenir.\nAu reste, vous devinez que je ne me suis pas soumis sans condition. J\u2019ai\nm\u00eame eu le soin d\u2019en mettre une impossible \u00e0 accorder, tant pour rester\ntoujours ma\u00eetre de tenir ma parole, ou d\u2019y manquer, que pour engager une\ndiscussion, soit de bouche ou par \u00e9crit, dans un moment o\u00f9 ma belle est\nplus contente de moi, o\u00f9 elle a besoin que je le sois d\u2019elle, sans compter\nque je serais bien maladroit si je ne trouvais moyen d\u2019obtenir quelque\nd\u00e9dommagement de mon d\u00e9sistement \u00e0 cette pr\u00e9tention, tout insoutenable\nqu\u2019elle est.\nApr\u00e8s vous avoir expos\u00e9 mes raisons dans ce long pr\u00e9ambule, je\ncommence l\u2019historique de ces deux derniers jours. J\u2019y joindrai comme\n60pi\u00e8ces justificatives la lettre de ma belle et ma r\u00e9ponse. Vous conviendrez\nqu\u2019il y a peu d\u2019historiens aussi exacts que moi.\nVous vous rappelez l\u2019effet que fit avant-hier matin ma lettre de Dijon ;\nle reste de la journ\u00e9e fut tr\u00e8s orageux. La jolie prude arriva seulement au\nmoment du d\u00eener et annon\u00e7a une forte migraine, pr\u00e9texte dont elle voulut\ncouvrir un des violents acc\u00e8s d\u2019humeur que femme puisse avoir. Sa figure\nen \u00e9tait vraiment alt\u00e9r\u00e9e ; l\u2019expression de douceur que vous lui connaissez\ns\u2019\u00e9tait chang\u00e9e en un air mutin qui en faisait une beaut\u00e9 nouvelle. Je me\npromets bien de faire usage de cette d\u00e9couverte par la suite et de remplacer\nquelquefois la ma\u00eetresse tendre par la ma\u00eetresse mutine.\nJe pr\u00e9vis que l\u2019apr\u00e8s-d\u00eener serait triste, et pour m\u2019en sauver l\u2019ennui, je\npr\u00e9textai des lettres \u00e0 \u00e9crire et me retirai chez moi. Je revins au salon sur\nles six heures ; M me de Rosemonde proposa la promenade, qui fut accept\u00e9e.\nMais au moment de monter en voiture, la pr\u00e9tendue malade, par une malice\ninfernale, pr\u00e9texta \u00e0 son tour, et peut-\u00eatre pour se venger de mon absence,\nun redoublement de douleurs, et me fit subir sans piti\u00e9 le t\u00eate-\u00e0-t\u00eate de ma\nvieille tante. Je ne sais si les impr\u00e9cations que je fis contre ce d\u00e9mon femelle\nfurent exauc\u00e9es, mais nous la trouv\u00e2mes couch\u00e9e au retour.\nLe lendemain, au d\u00e9jeuner, ce n\u2019\u00e9tait plus la m\u00eame femme. La douceur\nnaturelle \u00e9tait revenue, et j\u2019eus lieu de me croire pardonn\u00e9. Le d\u00e9jeuner \u00e9tait\n\u00e0 peine fini que la douce personne se leva d\u2019un air indolent et entra dans le\nparc ; je la suivis, comme vous pouvez le croire. \u00ab D\u2019o\u00f9 peut na\u00eetre ce d\u00e9sir\nde promenade ? lui dis-je en l\u2019abordant. \u2013 J\u2019ai beaucoup \u00e9crit ce matin, me\nr\u00e9pondit-elle, et ma t\u00eate est un peu fatigu\u00e9e. \u2013 Je ne suis pas assez heureux,\nrepris-je, pour avoir \u00e0 me reprocher cette fatigue-l\u00e0 ? \u2013 Je vous ai bien \u00e9crit,\nr\u00e9pondit-elle encore, mais j\u2019h\u00e9site \u00e0 vous donner ma lettre. Elle contient\nune demande, et vous ne m\u2019avez pas accoutum\u00e9e \u00e0 en esp\u00e9rer le succ\u00e8s.\n\u2013 Ah ! je jure que s\u2019il m\u2019est possible. \u2013 Rien n\u2019est plus facile, interrompit-\nelle, et quoique vous dussiez peut-\u00eatre l\u2019accorder comme justice, je consens\n\u00e0 l\u2019obtenir comme gr\u00e2ce. \u00bb En disant ces mots, elle me pr\u00e9senta sa lettre ;\nen la prenant, je pris aussi sa main, qu\u2019elle retira, mais sans col\u00e8re et avec\nplus d\u2019embarras que de vivacit\u00e9. \u00ab La chaleur est plus vive que je ne croyais,\ndit-elle, il faut rentrer. \u00bb Et elle reprit la route du ch\u00e2teau. Je fis de vains\nefforts pour lui persuader de continuer sa promenade, et j\u2019eus besoin de me\nrappeler que nous pouvions \u00eatre vus pour n\u2019y employer que de l\u2019\u00e9loquence.\nElle rentra sans prof\u00e9rer une parole, et je vis clairement que cette feinte\npromenade n\u2019avait eu d\u2019autre but que de me remettre sa lettre. Elle monta\nchez elle en rentrant, et je me retirai chez moi pour lire l\u2019\u00e9p\u00eetre, que vous\nferez bien de lire aussi, ainsi que ma r\u00e9ponse, avant d\u2019aller plus loin\u2026\n61LETTRE XLI\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\nau Vicomte de Valmont\nIl me semble, monsieur, par votre conduite avec moi, que vous ne\ncherchiez qu\u2019\u00e0 augmenter chaque jour, les sujets de plainte que j\u2019avais\ncontre vous. Votre obstination \u00e0 vouloir m\u2019entretenir sans cesse d\u2019un\nsentiment que je ne veux ni ne dois \u00e9couter ; l\u2019abus que vous n\u2019avez pas\ncraint de faire de ma bonne foi, ou de ma timidit\u00e9, pour me remettre vos\nlettres ; le moyen surtout, j\u2019ose dire peu d\u00e9licat, dont vous vous \u00eates servi\npour me faire parvenir la derni\u00e8re, sans craindre au moins l\u2019effet d\u2019une\nsurprise qui pouvait me compromettre ; tout devrait donner lieu de ma part \u00e0\ndes reproches aussi vifs que justement m\u00e9rit\u00e9s. Cependant, au lieu de revenir\nsur ces griefs, je m\u2019en tiens \u00e0 vous faire une demande aussi simple que juste,\net si je l\u2019obtiens de vous, je consens que tout soit oubli\u00e9.\nVous-m\u00eame m\u2019avez dit, monsieur, que je ne devais pas craindre un refus ;\net quoique, par une incons\u00e9quence qui vous est particuli\u00e8re, cette phrase\nm\u00eame soit suivie du seul refus que vous pouviez me faire, je veux croire que\nvous n\u2019en tiendrez pas moins aujourd\u2019hui cette parole formellement donn\u00e9e\nil y a si peu de jours.\nJe d\u00e9sire donc que vous ayez la complaisance de vous \u00e9loigner de moi,\nde quitter ce ch\u00e2teau, o\u00f9 un plus long s\u00e9jour de votre part ne pourrait que\nm\u2019exposer davantage au jugement d\u2019un public toujours prompt \u00e0 mal penser\nd\u2019autrui, et que vous n\u2019avez que trop accoutum\u00e9 \u00e0 fixer les yeux sur les\nfemmes qui vous admettent dans leur soci\u00e9t\u00e9.\nAvertie d\u00e9j\u00e0 depuis longtemps de ce danger par mes amies, j\u2019ai n\u00e9glig\u00e9,\nj\u2019ai m\u00eame combattu leur avis tant que votre conduite \u00e0 mon \u00e9gard avait pu\nme faire croire que vous aviez bien voulu ne pas me confondre avec cette\nfoule de femmes qui, toutes, ont eu \u00e0 se plaindre de vous. Aujourd\u2019hui que\nvous me traitez comme elles, que je ne peux plus l\u2019ignorer, je dois au public,\n\u00e0 mes amis, \u00e0 moi-m\u00eame, de suivre ce parti n\u00e9cessaire. Je pourrais ajouter\nici que vous ne gagneriez rien \u00e0 refuser ma demande, d\u00e9cid\u00e9e que je suis \u00e0\npartir moi-m\u00eame, si vous vous obstiniez \u00e0 rester, mais je ne cherche point \u00e0\ndiminuer l\u2019obligation que je vous aurai de cette complaisance, et je veux bien\nque vous sachiez qu\u2019en n\u00e9cessitant mon d\u00e9part d\u2019ici, vous contrarieriez mes\narrangements. Prouvez-moi donc, monsieur, que comme vous me l\u2019avez dit\ntant de fois, les femmes honn\u00eates n\u2019auront jamais \u00e0 se plaindre de vous ;\nprouvez-moi au moins que quand vous avez des torts avec elles, vous savez\nles r\u00e9parer.\n62Si je croyais avoir besoin de justifier ma demande vis-\u00e0-vis de vous, il me\nsuffirait de vous dire que vous avez pass\u00e9 votre vie \u00e0 la rendre n\u00e9cessaire,\net que pourtant il n\u2019a pas tenu \u00e0 moi de ne la jamais former. Mais ne\nrappelons pas des \u00e9v\u00e8nements que je veux oublier et qui m\u2019obligeraient \u00e0\nvous juger avec rigueur, dans un moment o\u00f9 je vous offre de m\u00e9riter toute\nma reconnaissance. Adieu, monsieur, votre conduite va m\u2019apprendre avec\nquels sentiments je dois \u00eatre, pour la vie, votre tr\u00e8s humble, etc.\nDe\u2026, ce 25 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XLII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nQuelque dures que soient, madame, les conditions que vous m\u2019imposez,\nje ne me refuse pas de les remplir. Je sens qu\u2019il me serait impossible de\ncontrarier aucun de vos d\u00e9sirs. Une fois d\u2019accord sur ce point, j\u2019ose me flatter\nqu\u2019\u00e0 mon tour vous me permettrez de vous faire quelques demandes, bien\nplus faciles \u00e0 accorder que les v\u00f4tres, et que pourtant je ne veux obtenir que\nde ma soumission parfaite \u00e0 votre volont\u00e9.\nL\u2019une, que j\u2019esp\u00e8re qui sera sollicit\u00e9e par votre justice, est de vouloir bien\nme nommer mes accusateurs aupr\u00e8s de vous ; ils me font, ce me semble,\nassez de mal pour que j\u2019aie le droit de les conna\u00eetre ; l\u2019autre, que j\u2019attends\nde votre indulgence, est de vouloir bien me permettre de vous renouveler\nquelquefois l\u2019hommage d\u2019un amour qui va plus que jamais m\u00e9riter votre\npiti\u00e9.\nSongez, madame, que je m\u2019empresse de vous ob\u00e9ir, lors m\u00eame que je\nne peux le faire qu\u2019aux d\u00e9pens de mon bonheur ; je dirai plus, malgr\u00e9 la\npersuasion o\u00f9 je suis que vous ne d\u00e9sirez mon d\u00e9part que pour vous sauver\nle spectacle, toujours p\u00e9nible, de l\u2019objet de votre injustice.\nConvenez-en, madame, vous craignez moins un public trop accoutum\u00e9\n\u00e0 vous respecter pour oser porter de vous un jugement d\u00e9savantageux, que\nvous n\u2019\u00eates g\u00ean\u00e9e par la pr\u00e9sence d\u2019un homme qu\u2019il vous est plus facile\nde punir que de bl\u00e2mer. Vous m\u2019\u00e9loignez de vous comme on d\u00e9tourne ses\nregards d\u2019un malheureux qu\u2019on ne veut pas secourir.\nMais tandis que l\u2019absence va redoubler mes tourments, \u00e0 quelle autre\nqu\u2019\u00e0 vous puis-je adresser mes plaintes ? de quelle autre puis-je attendre\ndes consolations qui vont me devenir si n\u00e9cessaires ? Me les refuserez-vous,\nquand vous seule causez mes peines ?\nSans doute vous ne serez pas \u00e9tonn\u00e9e non plus qu\u2019avant de partir j\u2019aie \u00e0\nc\u0153ur de justifier aupr\u00e8s de vous, les sentiments que vous m\u2019avez inspir\u00e9s ;\n63comme aussi que je ne trouve le courage de m\u2019\u00e9loigner qu\u2019en en recevant\nl\u2019ordre de votre bouche.\nCette double raison me fait vous demander un moment d\u2019entretien.\nInutilement voudrions-nous y suppl\u00e9er par lettres ; on \u00e9crit des volumes et\non explique mal ce qu\u2019un quart d\u2019heure de conversation suffit pour faire\nbien entendre. Vous trouverez facilement le temps de me l\u2019accorder, car,\nquelque empress\u00e9 que je sois de vous ob\u00e9ir, vous savez que de Rosemonde\nest instruite de mon projet de passer chez elle une partie de l\u2019automne, et il\nfaudra au moins que j\u2019attende une lettre pour pouvoir pr\u00e9texter une affaire\nqui me force \u00e0 partir.\nAdieu, madame, jamais ce mot ne m\u2019a tant co\u00fbt\u00e9 \u00e0 \u00e9crire que dans ce\nmoment o\u00f9 il me ram\u00e8ne \u00e0 l\u2019id\u00e9e de notre s\u00e9paration. Si vous pouviez\nimaginer ce qu\u2019elle me fait souffrir, j\u2019ose croire que vous me sauriez quelque\ngr\u00e9 de ma docilit\u00e9. Recevez au moins, avec plus d\u2019indulgence, l\u2019assurance\net l\u2019hommage de l\u2019amour le plus tendre et le plus respectueux.\nDe.\u2026, ce 26 ao\u00fbt 17 **.\nSuite de la lettre XL\nDu Vicomte de Valmont\n\u00e0 la Marquise de Merteuil\n\u00c0 pr\u00e9sent, raisonnons, ma belle amie. Vous sentez comme moi que la\nscrupuleuse, l\u2019honn\u00eate M me de Tourvel, ne peut pas m\u2019accorder la premi\u00e8re\nde mes demandes et trahir la confiance de ses amies en me nommant mes\naccusateurs ; ainsi, en promettant tout \u00e0 cette condition, je ne m\u2019engage\n\u00e0 rien. Mais vous sentez aussi que ce refus qu\u2019elle me fera deviendra un\ntitre pour obtenir tout le reste, et qu\u2019alors je gagne, en m\u2019\u00e9loignant, d\u2019entrer\nen elle et de son aveu en correspondance r\u00e9gl\u00e9e, car je compte pour peu\nle rendez-vous que je lui demande et qui n\u2019a presque d\u2019autre objet que\nde l\u2019accoutumer d\u2019avance \u00e0 n\u2019en pas refuser d\u2019autres, quand ils me seront\nvraiment n\u00e9cessaires.\nLa seule chose qui me reste \u00e0 faire avant mon d\u00e9part est de savoir quels\nsont les gens qui s\u2019occupent \u00e0 me nuire aupr\u00e8s d\u2019elle. Je pr\u00e9sume que\nc\u2019est son p\u00e9dant de mari ; je le voudrais, outre qu\u2019une d\u00e9fense conjugale\nest un aiguillon au d\u00e9sir, je serais s\u00fbr que du moment que ma belle aura\nconsenti \u00e0 m\u2019\u00e9crire, je n\u2019aurais plus rien \u00e0 craindre de son mari, puisqu\u2019elle\nse trouverait d\u00e9j\u00e0 dans la n\u00e9cessit\u00e9 de le tromper.\nMais si elle a une amie assez intime pour avoir sa confidence et que cette\namie-l\u00e0 soit contre moi, il me para\u00eet n\u00e9cessaire de les brouiller, et je compte\ny r\u00e9ussir ; mais avant tout il faut \u00eatre instruit.\n64J\u2019ai bien cru que j\u2019allais l\u2019\u00eatre hier, mais cette femme ne fait rien comme\nune autre. Nous \u00e9tions chez elle au moment o\u00f9 l\u2019on vint avertir que le d\u00eener\n\u00e9tait servi. Sa toilette se finissait seulement, et tout en se pressant et en faisant\ndes excuses, je m\u2019aper\u00e7us qu\u2019elle laissait la clef \u00e0 son secr\u00e9taire, et je connais\nson usage de ne pas \u00f4ter celle de son appartement. J\u2019y r\u00eavais pendant le\nd\u00eener lorsque j\u2019entendis descendre sa femme de chambre ; je pris mon parti\naussit\u00f4t ; je feignis un saignement de nez et sortis. Je volai au secr\u00e9taire,\nmais je trouvai tous les tiroirs ouverts et pas un papier \u00e9crit. Cependant on\nn\u2019a pas d\u2019occasion de les br\u00fbler dans cette saison. Que fait-elle des lettres\nqu\u2019elle re\u00e7oit ? et elle en re\u00e7oit souvent. Je n\u2019ai rien n\u00e9glig\u00e9, tout \u00e9tait ouvert\net j\u2019ai cherch\u00e9 partout ; mais je n\u2019ai rien gagn\u00e9 que de me convaincre que\nce d\u00e9p\u00f4t pr\u00e9cieux reste dans ses poches.\nComment l\u2019en tirer ? Depuis hier je m\u2019occupe inutilement d\u2019en trouver\nles moyens ; cependant, je ne peux en vaincre le d\u00e9sir. Je regrette de n\u2019avoir\npas le talent des filous. Ne devrait-il pas, en effet, entrer dans l\u2019\u00e9ducation\nd\u2019un homme qui se m\u00eale d\u2019intrigues ? ne serait-il pas plaisant de d\u00e9rober la\nlettre ou le portrait d\u2019un rival, ou de tirer des poches d\u2019une prude de quoi la\nd\u00e9masquer ? Mais nos parents ne songent \u00e0 rien, et moi j\u2019ai beau songer \u00e0\ntout, je ne fais que m\u2019apercevoir que je suis gauche sans pouvoir y rem\u00e9dier.\nQuoi qu\u2019il en soit, je revins me mettre \u00e0 table fort m\u00e9content. Ma belle\ncalma pourtant un peu mon humeur par l\u2019air d\u2019int\u00e9r\u00eat que lui donna ma feinte\nindisposition, et je ne manquai pas de l\u2019assurer que j\u2019avais, depuis quelque\ntemps, de violentes agitations qui alt\u00e9raient ma sant\u00e9. Persuad\u00e9e comme elle\nest que c\u2019est elle qui les cause, ne devait-elle pas en conscience travailler \u00e0\nles calmer ? Mais, quoique d\u00e9vote, elle est peu charitable, elle refuse toute\naum\u00f4ne amoureuse, et ce refus suffit bien, ce me semble, pour en autoriser le\nvol. Mais adieu, car, tout en causant avec vous, je ne songe qu\u2019\u00e0 ces maudites\nlettres.\nDe\u2026, ce 27 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XLIII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\nau Vicomte de Valmont\nPourquoi chercher, monsieur, \u00e0 diminuer ma reconnaissance ? Pourquoi\nne vouloir m\u2019ob\u00e9ir qu\u2019\u00e0 demi et marchander en quelque sorte un proc\u00e9d\u00e9\nhonn\u00eate ? Il ne vous suffit donc pas que j\u2019en sente le prix ? Non seulement\nvous demandez beaucoup, mais vous demandez des choses impossibles.\nSi, en effet, mes amis m\u2019ont parl\u00e9 de vous, ils ne l\u2019ont pu faire que par\nint\u00e9r\u00eat pour moi ; quand m\u00eame ils se seraient tromp\u00e9s, leur intention n\u2019en\n65\u00e9tait pas moins bonne, et vous me proposez de reconna\u00eetre cette marque\nd\u2019attachement de leur part, en vous livrant leur secret ! J\u2019ai d\u00e9j\u00e0 eu tort de\nvous en parler et vous me le faites assez sentir en ce moment. Ce qui n\u2019e\u00fbt\n\u00e9t\u00e9 que de la candeur avec tout autre devient une \u00e9tourderie avec vous, et\nme m\u00e8nerait \u00e0 une noirceur si je c\u00e9dais votre demande. J\u2019en appelle \u00e0 vous-\nm\u00eame, \u00e0 votre honn\u00eatet\u00e9, m\u2019avez-vous cru capable de ce proc\u00e9d\u00e9 ? avez-\nvous d\u00fb me le proposer ? Non sans doute, et je suis s\u00fbre qu\u2019en y r\u00e9fl\u00e9chissant\nmieux, vous ne reviendrez plus sur cette demande.\nCelle que vous me faites de m\u2019\u00e9crire n\u2019est gu\u00e8re plus facile \u00e0 accorder, et\nsi vous voulez \u00eatre juste, ce n\u2019est pas \u00e0 moi que vous vous en prendrez. Je ne\nveux point vous offenser, mais avec la r\u00e9putation que vous vous \u00eates acquise\net que, de votre aveu m\u00eame, vous m\u00e9ritez du moins en partie, quelle femme\npourrait avouer \u00eatre en correspondance avec vous ? et quelle femme honn\u00eate\npeut se d\u00e9terminer \u00e0 faire ce qu\u2019elle sent qu\u2019elle serait oblig\u00e9e de cacher ?\nEncore, si j\u2019\u00e9tais assur\u00e9e que vos lettres fussent telles que je n\u2019eusse\njamais \u00e0 m\u2019en plaindre, que je pusse toujours me justifier \u00e0 mes yeux de les\navoir re\u00e7ues ! peut-\u00eatre alors le d\u00e9sir de vous prouver que c\u2019est la raison et\nnon la haine qui me guide, me ferait passer par-dessus ces consid\u00e9rations\npuissantes, et faire beaucoup plus que je ne devrais en vous permettant de\nm\u2019\u00e9crire quelquefois. Si en effet vous le d\u00e9sirez autant que vous me le dites,\nvous vous soumettrez volontiers \u00e0 la seule condition qui puisse m\u2019y faire\nconsentir, et si vous avez quelque reconnaissance de ce que je fais pour vous\nen ce moment, vous ne diff\u00e9rerez plus de partir.\nPermettez-moi de vous observer \u00e0 ce sujet que vous avez re\u00e7u une lettre\nce matin, et que vous n\u2019en avez pas profit\u00e9 pour annoncer votre d\u00e9part \u00e0\nMme de Rosemonde, comme vous me l\u2019aviez promis. J\u2019esp\u00e8re qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent\nrien ne pourra vous emp\u00eacher de tenir votre parole. Je compte surtout que\nvous n\u2019attendrez pas, pour cela, l\u2019entretien que vous me demandez, auquel\nje ne veux absolument pas me pr\u00eater, et qu\u2019au lieu de l\u2019ordre que vous\npr\u00e9tendez vous \u00eatre n\u00e9cessaire, vous vous contenterez de la pri\u00e8re que je\nvous renouvelle. Adieu, monsieur.\nDe\u2026, ce 27 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XLIV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nPartagez ma joie, ma belle amie : je suis aim\u00e9, j\u2019ai triomph\u00e9 de ce c\u0153ur\nrebelle. C\u2019est en vain qu\u2019il dissimule encore, mon heureuse adresse a surpris\nson secret. Gr\u00e2ce \u00e0 mes soins actifs, je sais tout ce qui m\u2019int\u00e9resse : depuis\n66la nuit, l\u2019heureuse nuit d\u2019hier, je me trouve dans mon \u00e9l\u00e9ment, j\u2019ai repris\ntoute mon existence, j\u2019ai d\u00e9voil\u00e9 un double myst\u00e8re d\u2019amour et d\u2019iniquit\u00e9,\nje jouirai de l\u2019un, je me vengerai de l\u2019autre, je volerai de plaisirs en plaisirs.\nLa seule id\u00e9e que je m\u2019en fais me transporte au point que j\u2019ai quelque peine\n\u00e0 rappeler ma prudence, que j\u2019en aurai peut-\u00eatre \u00e0 mettre de l\u2019ordre dans le\nr\u00e9cit que j\u2019ai \u00e0 vous faire. Essayons cependant.\nHier m\u00eame, apr\u00e8s vous avoir \u00e9crit ma lettre, j\u2019en re\u00e7us une de la\nc\u00e9leste d\u00e9vote. Je vous l\u2019envoie, vous y verrez qu\u2019elle me donne, le moins\nmaladroitement qu\u2019elle peut, la permission de lui \u00e9crire, mais elle y presse\nmon d\u00e9part et je sentais bien que je ne pouvais le diff\u00e9rer trop longtemps\nsans me nuire. Tourment\u00e9 cependant du d\u00e9sir de savoir qui pouvait avoir\n\u00e9crit contre moi, j\u2019\u00e9tais encore incertain du parti que je prendrais. Je tentai\nde gagner la femme de chambre et je voulus obtenir d\u2019elle de me livrer\nles poches de sa ma\u00eetresse, dont elle pouvait s\u2019emparer ais\u00e9ment le soir et\nqu\u2019il lui \u00e9tait facile de replacer le matin, sans donner le moindre soup\u00e7on.\nJ\u2019offris dix louis pour ce l\u00e9ger service, mais je ne trouvai qu\u2019une b\u00e9gueule,\nscrupuleuse ou timide, que mon \u00e9loquence ni mon argent ne purent vaincre.\nJe la pr\u00eachais encore quand le souper sonna. Il fallut la laisser, trop heureux\nqu\u2019elle voul\u00fbt bien me promettre le secret, sur lequel m\u00eame vous jugez que\nje ne comptais gu\u00e8re.\nJamais je n\u2019eus plus d\u2019humeur. Je me sentais compromis et je me\nreprochai, toute la soir\u00e9e, ma d\u00e9marche imprudente.\nRetir\u00e9 chez moi, non sans inqui\u00e9tude, je parlai \u00e0 mon chasseur, qui, en\nsa qualit\u00e9 d\u2019amant heureux, devait avoir quelque cr\u00e9dit. Je voulais, ou qu\u2019il\nobt\u00eent de cette fille de faire ce que je lui avais demand\u00e9, ou au moins qu\u2019il\ns\u2019assur\u00e2t de sa discr\u00e9tion ; mais lui, qui d\u2019ordinaire ne doute de rien, parut\ndouter du succ\u00e8s de cette n\u00e9gociation et me fit \u00e0 ce sujet une r\u00e9flexion qui\nm\u2019\u00e9tonna par sa profondeur.\n\u00ab Monsieur sait s\u00fbrement mieux que moi, me dit-il, que coucher avec une\nfille ce n\u2019est que lui faire faire ce qui lui pla\u00eet ; de l\u00e0 \u00e0 lui faire faire ce que\nnous voulons, il y a souvent bien loin. \u00bb\nLe bon sens du maraud quelquefois m\u2019\u00e9pouvante.\n\u00ab Je r\u00e9ponds d\u2019autant moins de celle-ci, ajouta-t-il, que j\u2019ai lieu de croire\nqu\u2019elle a un amant et que je ne la dois qu\u2019au d\u00e9s\u0153uvrement de la campagne.\nAussi, sans mon z\u00e8le pour le service de monsieur, je n\u2019aurais eu cela qu\u2019une\nfois \u00bb. (C\u2019est un vrai tr\u00e9sor que ce gar\u00e7on !) \u00ab Quant au secret, ajouta-t-il\nencore, \u00e0 quoi servira-t-il de le lui faire promettre, puisqu\u2019elle ne risquera\nrien \u00e0 nous tromper ? Lui en reparler ne ferait que lui mieux apprendre\nqu\u2019il est important, et par l\u00e0 lui donner plus d\u2019envie d\u2019en faire sa cour \u00e0 sa\nma\u00eetresse. \u00bb\n67Plus ces r\u00e9flexions \u00e9taient justes, plus mon embarras augmentait.\nHeureusement le dr\u00f4le \u00e9tait en train de jaser, et comme j\u2019avais besoin de\nlui, je le laissais faire. Tout en me racontant son histoire avec cette fille, il\nm\u2019apprit que comme la chambre qu\u2019elle occupe n\u2019est s\u00e9par\u00e9e de celle de sa\nma\u00eetresse que par une simple cloison, qui pouvait laisser entendre un bruit\nsuspect, c\u2019\u00e9tait dans la sienne qu\u2019ils se rassemblaient chaque nuit. Aussit\u00f4t\nje formai mon plan, je le lui communiquai et nous l\u2019ex\u00e9cut\u00e2mes avec succ\u00e8s.\nJ\u2019attendis deux heures du matin et alors je me rendis, comme nous\nen \u00e9tions convenus, \u00e0 la chambre du rendez-vous, portant de la lumi\u00e8re\navec moi, et sous pr\u00e9texte d\u2019avoir sonn\u00e9 plusieurs fois inutilement. Mon\nconfident, qui joue ses r\u00f4les \u00e0 merveille, donna une petite sc\u00e8ne de surprise,\nde d\u00e9sespoir et d\u2019excuse, que je terminai en l\u2019envoyant me faire chauffer\nde l\u2019eau, dont je feignis avoir besoin, tandis que la scrupuleuse chambri\u00e8re\n\u00e9tait d\u2019autant plus honteuse que le dr\u00f4le, qui avait voulu rench\u00e9rir sur mes\nprojets, l\u2019avait d\u00e9termin\u00e9e \u00e0 une toilette que la saison comportait, mais\nqu\u2019elle n\u2019excusait pas.\nComme je sentais que plus cette fille serait humili\u00e9e, plus j\u2019en disposerais\nfacilement, je ne lui permis de changer ni de situation ni de parure, et apr\u00e8s\navoir ordonn\u00e9 \u00e0 mon valet de m\u2019attendre chez moi, je m\u2019assis \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle\nsur le lit qui \u00e9tait fort en d\u00e9sordre, et je commen\u00e7ai ma conversation. J\u2019avais\nbesoin de garder l\u2019empire que la circonstance me donnait sur elle ; aussi\nconservai-je un sang-froid qui e\u00fbt fait honneur \u00e0 la continence de Scipion,\net sans prendre la plus petite libert\u00e9 avec elle, ce que pourtant sa fra\u00eecheur\net l\u2019occasion semblaient lui donner le droit d\u2019esp\u00e9rer, je lui parlai d\u2019affaires\naussi tranquillement que j\u2019aurais pu faire avec un procureur.\nMes conditions furent que je garderais fid\u00e8lement le secret, pourvu que\nle lendemain, \u00e0 pareille heure \u00e0 peu pr\u00e8s, elle me livr\u00e2t les poches de sa\nma\u00eetresse. \u00ab Au reste, ajoutai-je, je vous avais offert dix louis hier, je vous\nles promets encore aujourd\u2019hui. Je ne veux pas abuser de votre situation \u00bb.\nTout fut accord\u00e9, comme vous pouvez croire ; alors je me retirai et permis\n\u00e0 l\u2019heureux couple de r\u00e9parer le temps perdu.\nJ\u2019employai le mien \u00e0 dormir, et \u00e0 mon r\u00e9veil, voulant avoir un pr\u00e9texte\npour ne pas r\u00e9pondre \u00e0 la lettre de ma belle avant d\u2019avoir visit\u00e9 ses papiers,\nce que je ne pouvais faire que la nuit suivante, je me d\u00e9cidai \u00e0 aller \u00e0 la\nchasse, o\u00f9 je restai presque tout le jour.\n\u00c0 mon retour, je fus re\u00e7u assez froidement. J\u2019ai lieu de croire qu\u2019on fut\nun peu piqu\u00e9 du peu d\u2019empressement que je mettais \u00e0 profiter du temps qui\nme restait, surtout apr\u00e8s la lettre plus douce que l\u2019on m\u2019avait \u00e9crite. J\u2019en\njuge ainsi, sur ce que M me de Rosemonde m\u2019ayant fait quelques reproches\nsur cette longue absence, ma belle reprit avec un peu d\u2019aigreur : \u00ab Ah ! ne\nreprochons pas \u00e0 M. de Valmont de se livrer au seul plaisir qu\u2019il peut trouver\n68ici. \u00bb Je me plaignis de cette injustice, et j\u2019en profitai pour assurer que je\nme plaisais tant avec ces dames que j\u2019y sacrifiais une lettre tr\u00e8s int\u00e9ressante\nque j\u2019avais \u00e0 \u00e9crire. J\u2019ajoutai que, ne pouvant trouver le sommeil depuis\nplusieurs nuits, j\u2019avais voulu essayer si la fatigue me le rendrait, et mes\nregards expliquaient assez le sujet de ma lettre et la cause de mon insomnie.\nJ\u2019eus soin d\u2019avoir toute la soir\u00e9e une douceur m\u00e9lancolique, qui me parut\nr\u00e9ussir assez bien et sous laquelle je masquai l\u2019impatience o\u00f9 j\u2019\u00e9tais de voir\narriver l\u2019heure qui devait me livrer le secret qu\u2019on s\u2019obstinait \u00e0 me cacher.\nEnfin nous nous s\u00e9par\u00e2mes et, quelque temps apr\u00e8s, la fid\u00e8le femme de\nchambre vint m\u2019apporter le prix convenu de ma discr\u00e9tion.\nUne fois ma\u00eetre de ce tr\u00e9sor, je proc\u00e9dai \u00e0 l\u2019inventaire avec la prudence\nque vous me connaissez, car il \u00e9tait important de remettre tout en place.\nJe tombai d\u2019abord sur deux lettres du mari, m\u00e9lange indigeste de d\u00e9tails\nde proc\u00e8s et de tirades d\u2019amour conjugal, que j\u2019eus la patience de lire en\nentier et o\u00f9 je ne trouvai pas un mot qui e\u00fbt rapport \u00e0 moi. Je les repla\u00e7ai\navec humeur, mais elle s\u2019adoucit en trouvant sous ma main les morceaux\nde la fameuse lettre de Dijon, soigneusement rassembl\u00e9s. Heureusement il\nme prit fantaisie de la parcourir. Jugez de ma joie en y apercevant les traces\nbien distinctes des larmes de mon adorable d\u00e9vote. Je l\u2019avoue, je c\u00e9dai \u00e0 un\nmouvement de jeune homme et baisai cette lettre avec un transport dont je\nne me croyais plus susceptible. Je continuai l\u2019heureux examen, je retrouvai\ntoutes mes lettres de suite et par ordre de dates, et ce qui me surprit plus\nagr\u00e9ablement encore fut de retrouver la premi\u00e8re de toutes, celle que je\ncroyais m\u2019avoir \u00e9t\u00e9 rendue par une ingrate, fid\u00e8lement copi\u00e9e de sa main, et\nd\u2019une \u00e9criture alt\u00e9r\u00e9e et tremblante, qui t\u00e9moignait assez la douce agitation\nde son c\u0153ur pendant cette occupation.\nJusque-l\u00e0 j\u2019\u00e9tais tout entier \u00e0 l\u2019amour, bient\u00f4t il fit place \u00e0 la fureur.\nQui croyez-vous qui veuille me perdre aupr\u00e8s de cette femme que j\u2019adore ?\nQuelle furie supposez-vous assez m\u00e9chante pour tramer une pareille\nnoirceur ? Vous la connaissez : c\u2019est votre amie, votre parente, c\u2019est M me\nde Volanges. Vous n\u2019imaginez pas quel tissu d\u2019horreurs l\u2019infernale m\u00e9g\u00e8re\nlui a \u00e9crit sur mon compte. C\u2019est elle, elle seule, qui a troubl\u00e9 la s\u00e9curit\u00e9 de\ncette femme ang\u00e9lique ; c\u2019est par ses conseils, par ses avis pernicieux que\nje me vois forc\u00e9 de m\u2019\u00e9loigner, c\u2019est \u00e0 elle enfin que l\u2019on me sacrifie. Ah !\nsans doute il faut s\u00e9duire sa fille, mais ce n\u2019est pas assez, il faut la perdre, et\npuisque l\u2019\u00e2ge de cette maudite femme la met \u00e0 l\u2019abri de mes coups, il faut\nla frapper dans l\u2019objet de ses affections.\nElle veut donc que je revienne \u00e0 Paris ! elle m\u2019y force ! soit, j\u2019y\nretournerai, mais elle g\u00e9mira de mon retour. Je suis f\u00e2ch\u00e9 que Danceny soit le\nh\u00e9ros de cette aventure, il a un fonds d\u2019honneur qui nous g\u00eanera ; cependant\nil est amoureux et je le vois souvent, on pourra peut-\u00eatre en tirer parti. Je\n69m\u2019oublie dans ma col\u00e8re et je ne songe pas que je vous dois le r\u00e9cit de ce\nqui s\u2019est pass\u00e9 aujourd\u2019hui. Revenons.\nCe matin, j\u2019ai revu ma sensible prude. Jamais je ne l\u2019avais trouv\u00e9e si\nbelle. Cela devait \u00eatre ainsi : le plus beau moment d\u2019une femme, le seul o\u00f9\nelle puisse produire cette ivresse de l\u2019\u00e2me, dont on parle toujours et qu\u2019on\n\u00e9prouve si rarement, est celui o\u00f9, assur\u00e9s de son amour, nous ne le sommes\npas de ses faveurs, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment le cas o\u00f9 je me trouvais. Peut-\u00eatre\naussi l\u2019id\u00e9e que j\u2019allais \u00eatre priv\u00e9 du plaisir de la voir servait-il \u00e0 l\u2019embellir.\nEnfin, \u00e0 l\u2019arriv\u00e9e du courrier on m\u2019a remis votre lettre du 27, et pendant\nque je la lisais j\u2019h\u00e9sitais encore pour savoir si je tiendrais ma parole, mais\nj\u2019ai rencontr\u00e9 les yeux de ma belle et il m\u2019aurait \u00e9t\u00e9 impossible de lui rien\nrefuser.\nJ\u2019ai donc annonc\u00e9 mon d\u00e9part. Un moment apr\u00e8s, M me de Rosemonde\nnous a laiss\u00e9s seuls, mais j\u2019\u00e9tais encore \u00e0 quatre pas de la farouche personne,\nque se levant avec l\u2019air de l\u2019effroi : \u00ab Laissez-moi, laissez-moi, monsieur,\nm\u2019a-t-elle dit, au nom de Dieu, laissez-moi. \u00bb Cette pri\u00e8re fervente, qui\nd\u00e9celait son \u00e9motion, ne pouvait que m\u2019animer davantage. D\u00e9j\u00e0 j\u2019\u00e9tais\naupr\u00e8s d\u2019elle et je tenais ses mains qu\u2019elle avait jointes avec une expression\ntout \u00e0 fait touchante ; l\u00e0 je commen\u00e7ais de tendres plaintes, quand un d\u00e9mon\nennemi ramena de Rosemonde. La timide d\u00e9vote, qui a en effet quelques\nraisons de craindre, en a profit\u00e9 pour se retirer.\nJe lui ai pourtant offert la main qu\u2019elle a accept\u00e9e, et augurant bien\nde cette douceur, qu\u2019elle n\u2019avait pas eue depuis longtemps, tout en\nrecommen\u00e7ant mes plaintes j\u2019ai essay\u00e9 de serrer la sienne. Elle a d\u2019abord\nvoulu la retirer, mais sur une instance plus vive elle s\u2019est livr\u00e9e d\u2019assez\nbonne gr\u00e2ce, quoique sans r\u00e9pondre ni \u00e0 ce geste, ni \u00e0 mes discours. Arriv\u00e9 \u00e0\nla porte de son appartement j\u2019ai voulu baiser cette main, avant de la quitter.\nLa d\u00e9fense a commenc\u00e9 par \u00eatre franche, mais un songez donc que je pars,\nprononc\u00e9 bien tendrement, l\u2019a rendue gauche et insuffisante. \u00c0 peine le\nbaiser a-t-il \u00e9t\u00e9 donn\u00e9, que la main a retrouv\u00e9 sa force pour \u00e9chapper et que\nla belle est entr\u00e9e dans son appartement, o\u00f9 \u00e9tait sa femme de chambre. Ici\nfinit mon histoire.\nComme je pr\u00e9sume que vous serez demain chez la mar\u00e9chale de\u2026, o\u00f9\ns\u00fbrement je n\u2019irai pas vous trouver, comme je me doute bien aussi qu\u2019\u00e0 notre\npremi\u00e8re entrevue nous aurons plus d\u2019une affaire \u00e0 traiter, et notamment\ncelle de la petite Volanges, que je ne perds pas de vue, j\u2019ai pris le parti de me\nfaire pr\u00e9c\u00e9der par cette lettre, et toute longue qu\u2019elle est, je ne la fermerai\nqu\u2019au moment de l\u2019envoyer \u00e0 la poste, car au terme o\u00f9 j\u2019en suis, tout peut\nd\u00e9pendre d\u2019une occasion, et je vous quitte pour aller l\u2019\u00e9pier.\nP.-S.\u00e0 huit heures du soir.\n70Rien de nouveau, pas le plus petit moment de libert\u00e9, du soin m\u00eame pour\nl\u2019\u00e9viter. Cependant, autant de tristesse que la d\u00e9cence en permettait, pour le\nmoins. Un autre \u00e9v\u00e8nement, qui peut ne pas \u00eatre indiff\u00e9rent, c\u2019est que je suis\ncharg\u00e9 d\u2019une invitation de M me de Rosemonde \u00e0 M me de Volanges, pour\nvenir passer quelque temps chez elle \u00e0 la campagne.\nAdieu, ma belle amie, \u00e0 demain ou apr\u00e8s-demain au plus tard.\nDe\u2026, ce 28 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XLV\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Volanges\nM. de Valmont est parti ce matin, madame, vous m\u2019avez paru tant d\u00e9sirer\nce d\u00e9part que j\u2019ai cru devoir vous en instruire. M me de Rosemonde regrette\nbeaucoup son neveu, dont il faut convenir qu\u2019en effet la soci\u00e9t\u00e9 est agr\u00e9able ;\nelle a pass\u00e9 toute la matin\u00e9e \u00e0 m\u2019en parler avec la sensibilit\u00e9 que vous\nlui connaissez, elle ne tarissait pas sur son \u00e9loge. J\u2019ai cru lui devoir la\ncomplaisance de l\u2019\u00e9couter sans la contredire, d\u2019autant qu\u2019il faut avouer\nqu\u2019elle avait raison sur beaucoup de points. Je sentais de plus que j\u2019avais \u00e0\nme reprocher d\u2019\u00eatre la cause de cette s\u00e9paration, et je n\u2019esp\u00e8re pas pouvoir la\nd\u00e9dommager du plaisir dont je l\u2019ai priv\u00e9e. Vous savez que j\u2019ai naturellement\npeu de gaiet\u00e9 et le genre de vie que nous allons mener ici n\u2019est pas fait pour\nl\u2019augmenter.\nSi je ne m\u2019\u00e9tais pas conduite d\u2019apr\u00e8s vos avis, je craindrais d\u2019avoir agi un\npeu l\u00e9g\u00e8rement, car j\u2019ai vraiment \u00e9t\u00e9 pein\u00e9e de la douleur de ma respectable\namie, elle m\u2019a touch\u00e9e au point que j\u2019aurais volontiers m\u00eal\u00e9 mes larmes aux\nsiennes.\nNous vivons \u00e0 pr\u00e9sent dans l\u2019espoir que vous accepterez l\u2019invitation que\nM. de Valmont doit vous faire, de la part de M me de Rosemonde, de venir\npasser quelque temps chez elle. J\u2019esp\u00e8re que vous ne doutez pas du plaisir\nque j\u2019aurai \u00e0 vous y voir, et en v\u00e9rit\u00e9 vous nous devez ce d\u00e9dommagement.\nJe serai fort aise de trouver cette occasion de faire une connaissance plus\nprompte avec M lle Volanges, et d\u2019\u00eatre \u00e0 la port\u00e9e de vous convaincre de plus\nen plus des sentiments respectueux, etc.\nDe\u2026, ce 29 ao\u00fbt 17 **.\n71LETTRE XLVI\nLe Chevalier Danceny \u00e0 C\u00e9cile Volanges\nQue vous est-il donc arriv\u00e9, mon adorable C\u00e9cile ? Qui a pu causer en\nvous un changement si prompt et si cruel ? Que sont devenus vos serments\nde ne jamais changer ? Hier encore, vous les r\u00e9it\u00e9riez avec tant de plaisir !\nQui peut aujourd\u2019hui vous les faire oublier ? J\u2019ai beau m\u2019examiner, je ne\npuis en trouver la cause en moi, et il m\u2019est affreux d\u2019avoir \u00e0 la chercher en\nvous. Ah ! sans doute vous n\u2019\u00eates ni l\u00e9g\u00e8re, ni trompeuse, et m\u00eame dans\nce moment de d\u00e9sespoir, un soup\u00e7on outrageant ne fl\u00e9trira point mon \u00e2me.\nCependant, par quelle fatalit\u00e9 n\u2019\u00eates-vous plus la m\u00eame ? Non, cruelle, vous\nne l\u2019\u00eates plus ! La tendre C\u00e9cile, la C\u00e9cile que j\u2019adore et dont j\u2019ai re\u00e7u les\nserments n\u2019aurait point \u00e9vit\u00e9 mes regards, n\u2019aurait point contrari\u00e9 le hasard\nheureux qui me pla\u00e7ait aupr\u00e8s d\u2019elle ; ou si quelque raison que je ne peux\nconcevoir, l\u2019avait forc\u00e9e \u00e0 me traiter avec tant de rigueur, elle n\u2019e\u00fbt pas au\nmoins d\u00e9daign\u00e9 de m\u2019en instruire.\nAh ! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, ma C\u00e9cile, ce que vous\nm\u2019avez fait souffrir aujourd\u2019hui, ce que je souffre encore en ce moment.\nCroyez-vous donc que je puisse vivre et ne plus \u00eatre aim\u00e9 de vous ?\nCependant, quand je vous ai demand\u00e9 un mot, un seul mot, pour dissiper mes\ncraintes, au lieu de me r\u00e9pondre vous avez feint de craindre d\u2019\u00eatre entendue ;\net cet obstacle, qui n\u2019existait pas alors, vous l\u2019avez fait na\u00eetre aussit\u00f4t par\nla place que vous avez choisie dans le cercle. Quand forc\u00e9 de vous quitter\nje vous ai demand\u00e9 l\u2019heure \u00e0 laquelle je pourrais vous revoir demain, vous\navez feint de l\u2019ignorer et il a fallu que ce f\u00fbt M me de Volanges qui m\u2019en\ninstruis\u00eet. Ainsi ce moment toujours si d\u00e9sir\u00e9 qui doit me rapprocher de vous,\ndemain ne fera na\u00eetre en moi que de l\u2019inqui\u00e9tude, et le plaisir de vous voir,\njusqu\u2019alors si cher \u00e0 mon c\u0153ur, sera remplac\u00e9 par la crainte de vous \u00eatre\nimportun.\nD\u00e9j\u00e0, je le sens, cette crainte m\u2019arr\u00eate et je n\u2019ose vous parler de mon\namour. Ce je vous aime, que j\u2019aimais tant \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter quand je pouvais\nl\u2019entendre \u00e0 mon tour, ce mot si doux qui suffisait \u00e0 ma f\u00e9licit\u00e9, ne m\u2019offre\nplus, si vous \u00eates chang\u00e9e, que l\u2019image d\u2019un d\u00e9sespoir \u00e9ternel. Je ne puis\ncroire pourtant que ce talisman de l\u2019amour ait perdu toute sa puissance\net j\u2019essaie de m\u2019en servir encore. Oui, ma C\u00e9cile, je vous aime. R\u00e9p\u00e9tez\ndonc avec moi cette expression de mon bonheur. Songez que vous m\u2019avez\naccoutum\u00e9 \u00e0 l\u2019entendre et que m\u2019en priver c\u2019est me condamner \u00e0 un\ntourment qui, de m\u00eame que mon amour, ne finira qu\u2019avec ma vie.\nDe\u2026, ce 29 ao\u00fbt 17 **.\n72LETTRE XLVII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nJe ne vous verrai pas encore aujourd\u2019hui, ma belle amie, et voici mes\nraisons, que je vous prie de recevoir avec indulgence.\nAu lieu de revenir hier directement, je me suis arr\u00eat\u00e9 chez la comtesse de\n*** dont le ch\u00e2teau se trouvait presque sur ma route et \u00e0 qui j\u2019ai demand\u00e9\n\u00e0 d\u00eener. Je ne suis arriv\u00e9 \u00e0 Paris que vers les sept heures et je suis descendu\n\u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, o\u00f9 j\u2019esp\u00e9rais que vous pouviez \u00eatre.\nL\u2019Op\u00e9ra fini, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 revoir mes amies au foyer ; j\u2019y ai retrouv\u00e9 mon\nancienne \u00c9milie entour\u00e9e d\u2019une cour nombreuse, tant en femmes qu\u2019en\nhommes, \u00e0 qui elle donnait le soir m\u00eame \u00e0 souper \u00e0 P\u2026 Je ne fus pas plus\nt\u00f4t entr\u00e9 dans ce cercle que je fus pri\u00e9 du souper par acclamation. Je le fus\naussi par une petite figure grosse et courte qui me baragouina une invitation\nen fran\u00e7ais de Hollande, et que je reconnus pour le v\u00e9ritable h\u00e9ros de la f\u00eate.\nJ\u2019acceptai.\nJ\u2019appris, dans ma route, que la maison o\u00f9 nous allions \u00e9tait le prix\nconvenu des bont\u00e9s d\u2019\u00c9milie pour cette figure grotesque, et que ce souper\n\u00e9tait un v\u00e9ritable festin de noce. Le petit homme ne se poss\u00e9dait pas de joie\ndans l\u2019attente du bonheur dont il allait jouir ; il m\u2019en parut si satisfait, qu\u2019il\nme donna envie de le troubler, ce que je fis en effet.\nLa seule difficult\u00e9 que j\u2019\u00e9prouvai fut de d\u00e9cider \u00c9milie, que la richesse\ndu bourgmestre rendait un peu scrupuleuse. Elle se pr\u00eata cependant, apr\u00e8s\nquelques fa\u00e7ons, au projet que je donnai de remplir de vin ce petit tonneau\n\u00e0 bi\u00e8re et de le mettre ainsi hors de combat pour toute la nuit.\nL\u2019id\u00e9e sublime que nous nous \u00e9tions form\u00e9e d\u2019un buveur Hollandais nous\nfit employer tous les moyens connus. Nous r\u00e9uss\u00eemes si bien qu\u2019au dessert\nil n\u2019avait d\u00e9j\u00e0 plus la force de tenir son verre, mais la secourable \u00c9milie et\nmoi l\u2019entonnions \u00e0 qui mieux mieux. Enfin, il tomba sous la table, dans une\nivresse telle qu\u2019elle doit au moins durer huit jours. Nous nous d\u00e9cid\u00e2mes\nalors \u00e0 le renvoyer \u00e0 Paris, et comme il n\u2019avait pas gard\u00e9 sa voiture, je\nle fis charger dans la mienne, et je restai \u00e0 sa place. Je re\u00e7us ensuite les\ncompliments de l\u2019assembl\u00e9e qui se retira bient\u00f4t apr\u00e8s et me laissa ma\u00eetre\ndu champ de bataille. Cette gaiet\u00e9, et peut-\u00eatre ma longue retraite, m\u2019ont fait\ntrouver \u00c9milie si d\u00e9sirable que je lui ai promis de rester avec elle jusqu\u2019\u00e0\nla r\u00e9surrection du Hollandais.\nCette complaisance de ma part est le prix de celle qu\u2019elle vient d\u2019avoir, de\nme servir de pupitre pour \u00e9crire \u00e0 ma belle d\u00e9vote \u00e0 qui j\u2019ai trouv\u00e9 plaisant\nd\u2019envoyer une lettre \u00e9crite du lit et presque d\u2019entre les bras d\u2019une fille,\n73interrompue m\u00eame pour une infid\u00e9lit\u00e9 compl\u00e8te, et dans laquelle je lui rends\nun compte exact de ma situation et de ma conduite. \u00c9milie, qui a lu l\u2019\u00e9p\u00eetre,\nen a ri comme une folle, et j\u2019esp\u00e8re que vous en rirez aussi.\nComme il faut que ma lettre soit timbr\u00e9e de Paris, je vous l\u2019envoie ; je\nla laisse ouverte. Vous voudrez bien la lire, la cacheter et la faire mettre \u00e0\nla poste. Surtout n\u2019allez pas vous servir de votre cachet ni m\u00eame d\u2019aucun\nembl\u00e8me amoureux, une t\u00eate seulement. Adieu, ma belle amie.\nP.-S. \u2013 Je rouvre ma lettre, j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 \u00c9milie \u00e0 aller aux Italiens\u2026 Je\nprofiterai de ce temps pour aller vous voir. Je serai chez vous \u00e0 six heures au\nplus tard et, si cela vous convient, nous irons ensemble, vers les sept heures,\nchez Mme de Volanges. Il sera d\u00e9cent que je ne diff\u00e8re pas l\u2019invitation que\nj\u2019ai \u00e0 lui faire de la part de M me de Rosemonde, de plus, je serai bien aise\nde voir la petite Volanges.\nAdieu, tr\u00e8s belle dame. Je veux avoir tant de plaisir \u00e0 vous embrasser que\nle chevalier puisse en \u00eatre jaloux.\nDe P\u2026, ce 30 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XLVIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0 la Pr\u00e9sidente\nde Tourvel (Timbr\u00e9e de Paris)\nC\u2019est apr\u00e8s une nuit orageuse et pendant laquelle je n\u2019ai pas ferm\u00e9 l\u2019\u0153il,\nc\u2019est apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 sans cesse ou dans l\u2019agitation d\u2019une ardeur d\u00e9vorante,\nou dans l\u2019entier an\u00e9antissement de toutes les facult\u00e9s de mon \u00e2me, que je\nviens chercher aupr\u00e8s de vous, madame, un calme dont j\u2019ai besoin et dont\npourtant je n\u2019esp\u00e8re pas jouir encore. En effet, la situation o\u00f9 je suis en\nvous \u00e9crivant me fait conna\u00eetre plus que jamais la puissance irr\u00e9sistible de\nl\u2019amour ; j\u2019ai peine \u00e0 conserver assez d\u2019empire sur moi pour mettre quelque\nordre dans mes id\u00e9es, et d\u00e9j\u00e0 je pr\u00e9vois que je ne finirai pas cette lettre\nsans \u00eatre oblig\u00e9 de l\u2019interrompre. Quoi ! ne puis-je donc esp\u00e9rer que vous\npartagerez quelque jour le trouble que j\u2019\u00e9prouve en ce moment ? J\u2019ose croire\ncependant que si vous le connaissiez bien vous n\u2019y seriez pas enti\u00e8rement\ninsensible. Croyez-moi, madame, la froide tranquillit\u00e9, le sommeil de l\u2019\u00e2me,\nimage de la mort, ne m\u00e8nent point au bonheur, les passions actives peuvent\nseules y conduire, et malgr\u00e9 les tourments que vous me faites \u00e9prouver, je\ncrois pouvoir assurer sans crainte que, dans ce moment, je suis plus heureux\nque vous. En vain m\u2019accablez-vous de vos rigueurs d\u00e9solantes, elles ne\nm\u2019emp\u00eachent point de m\u2019abandonner enti\u00e8rement \u00e0 l\u2019amour, et d\u2019oublier\ndans le d\u00e9lire qu\u2019il me cause le d\u00e9sespoir auquel vous me livrez. C\u2019est ainsi\nque je veux me venger de l\u2019exil auquel vous me condamnez. Jamais je n\u2019eus\n74tant de plaisir en vous \u00e9crivant ; jamais je ne ressentis dans cette occupation\nune \u00e9motion si douce et cependant si vive. Tout semble augmenter mes\ntransports ; l\u2019air que je respire est plein de volupt\u00e9, la table m\u00eame sur laquelle\nje vous \u00e9cris, consacr\u00e9e pour la premi\u00e8re fois \u00e0 cet usage, devient pour moi\nl\u2019autel sacr\u00e9 de l\u2019amour ; combien elle va s\u2019embellir \u00e0 mes yeux ! j\u2019aurai\ntrac\u00e9 sur elle le serment de vous aimer toujours ! Pardonnez, je vous en\nsupplie, au d\u00e9sordre de mes sens. Je devrais peut-\u00eatre m\u2019abandonner moins\n\u00e0 des transports que vous ne partagez pas ; il faut vous quitter un moment\npour dissiper une ivresse qui s\u2019augmente \u00e0 chaque instant et qui devient plus\nforte que moi.\nJe reviens \u00e0 vous, madame, et sans doute j\u2019y reviens toujours avec le\nm\u00eame empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi,\nil a fait place \u00e0 celui des privations cruelles. \u00c0 quoi me sert-il de vous parler\nde mes sentiments si je cherche eu vain les moyens de vous convaincre ?\nApr\u00e8s tant d\u2019efforts r\u00e9it\u00e9r\u00e9s, la confiance et la force m\u2019abandonnent \u00e0 la\nfois. Si je me retrace encore les plaisirs de l\u2019amour, c\u2019est pour sentir plus\nvivement le regret d\u2019en \u00eatre priv\u00e9. Je ne me vois de ressource que dans votre\nindulgence et je sens trop, dans ce moment, combien j\u2019en ai besoin pour\nesp\u00e9rer de l\u2019obtenir. Cependant, jamais mon amour ne fut plus respectueux,\njamais il ne dut moins vous offenser ; il est tel, j\u2019ose le dire, que la vertu\nla plus s\u00e9v\u00e8re ne devrait pas le craindre ; mais je crains moi-m\u00eame de vous\nentretenir plus longtemps de la peine que j\u2019\u00e9prouve. Assur\u00e9 que l\u2019objet qui\nla cause ne la partage pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bont\u00e9s, et ce\nserait le faire que d\u2019employer plus de temps \u00e0 vous retracer cette douloureuse\nimage. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me r\u00e9pondre, et de\nne jamais douter de la v\u00e9rit\u00e9 de mes sentiments.\n\u00c9crite de P\u2026, dat\u00e9e de Paris, le 30 ao\u00fbt 17 **.\nLETTRE XLIX\nC\u00e9cile Volanges au Chevalier Danceny\nSans \u00eatre ni l\u00e9g\u00e8re ni trompeuse, il me suffit, monsieur, d\u2019\u00eatre \u00e9clair\u00e9e sur\nma conduite pour sentir la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019en changer ; j\u2019en ai promis le sacrifice\n\u00e0 Dieu, jusqu\u2019\u00e0 ce que je puisse lui offrir aussi celui de mes sentiments pour\nvous, que l\u2019\u00e9tat religieux dans lequel vous \u00eates rend plus criminels encore.\nJe sens bien que cela me fera de la peine, et je ne vous cacherai m\u00eame pas\nque depuis avant-hier j\u2019ai pleur\u00e9 toutes les fois que j\u2019ai song\u00e9 \u00e0 vous. Mais\nj\u2019esp\u00e8re que Dieu me fera la gr\u00e2ce de me donner la force n\u00e9cessaire pour\nvous oublier, comme je la lui demande soir et matin. J\u2019attends m\u00eame de\nvotre amiti\u00e9 et de votre honn\u00eatet\u00e9, que vous ne chercherez pas \u00e0 me troubler\n75dans la bonne r\u00e9solution qu\u2019on m\u2019a inspir\u00e9e et dans laquelle je t\u00e2che de me\nmaintenir. En cons\u00e9quence, je vous demande d\u2019avoir la complaisance de ne\nme plus \u00e9crire, d\u2019autant que je vous pr\u00e9viens que je ne vous r\u00e9pondrais plus\net que vous me forceriez d\u2019avertir maman de tout ce qui se passe, ce qui me\npriverait tout \u00e0 fait du plaisir de vous voir.\nJe n\u2019en conserverai pas moins pour vous tout l\u2019attachement qu\u2019on puisse\navoir sans qu\u2019il y ait du mal ; et c\u2019est bien de toute mon \u00e2me que je vous\nsouhaite toute sorte de bonheur. Je sens bien que vous allez ne plus m\u2019aimer\nautant, et que peut-\u00eatre vous en aimerez bient\u00f4t une autre mieux que moi.\nMais ce sera une p\u00e9nitence de plus de la faute que j\u2019ai commise en vous\ndonnant mon c\u0153ur, que je ne devais donner qu\u2019\u00e0 Dieu et \u00e0 mon mari, quand\nj\u2019en aurai un. J\u2019esp\u00e8re que la mis\u00e9ricorde divine aura piti\u00e9 de ma faiblesse\net qu\u2019elle ne me donnera de peine que ce que j\u2019en pourrai supporter.\nAdieu, monsieur ; je peux bien vous assurer que s\u2019il m\u2019\u00e9tait permis\nd\u2019aimer quelqu\u2019un, ce ne serait jamais que vous que j\u2019aimerais. Mais voil\u00e0\ntout ce que je peux vous dire, et c\u2019est peut-\u00eatre m\u00eame plus que je ne devrais.\nDe\u2026, ce 31 ao\u00fbt. 17 **.\nLETTRE L\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\nau Vicomte de Valmont\nEst-ce donc ainsi, monsieur, que vous remplissez des conditions\nauxquelles j\u2019ai consenti \u00e0 recevoir quelquefois de vos lettres ? Et puis-je ne\npas avoir \u00e0 m\u2019en plaindre, quand vous me m\u2019y parlez que d\u2019un sentiment\nauquel je craindrais encore de me livrer, quand m\u00eame je le pourrais sans\nblesser tous mes devoirs ?\nAu reste, si j\u2019avais besoin de nouvelles raisons pour conserver cette\ncrainte salutaire, il me semble que je pourrais les trouver dans votre derni\u00e8re\nlettre. En effet, dans le moment m\u00eame o\u00f9 vous croyez faire l\u2019apologie\nde l\u2019amour, que faites-vous au contraire, que m\u2019en montrer les orages\nredoutables ? Qui peut vouloir d\u2019un bonheur achet\u00e9 au prix de la raison et\ndont les plaisirs peu durables sont au moins suivis des regrets, quand ils ne\nle sont pas des remords ?\nVous-m\u00eame, chez qui l\u2019habitude de ce d\u00e9lire dangereux doit en diminuer\nl\u2019effet, n\u2019\u00eates-vous pas cependant oblig\u00e9 de convenir qu\u2019il devient souvent\nplus fort que vous, et n\u2019\u00eates-vous pas le premier \u00e0 vous plaindre du trouble\ninvolontaire qu\u2019il vous cause ? Quel ravage effrayant ne ferait-il donc pas sur\nun c\u0153ur neuf et sensible, qui ajouterait encore \u00e0 son empire par la grandeur\ndes sacrifices qu\u2019il serait oblig\u00e9 de lui faire ?\n76Vous croyez, monsieur, ou vous feignez de croire que l\u2019amour m\u00e8ne au\nbonheur, et moi je suis si persuad\u00e9e qu\u2019il me rendrait malheureuse que je\nvoudrais n\u2019entendre jamais prononcer son nom. Il me semble que d\u2019en parler\nseulement alt\u00e8re la tranquillit\u00e9, et c\u2019est autant par go\u00fbt que par devoir que\nje vous prie de vouloir bien garder le silence sur ce point.\nApr\u00e8s tout, cette demande doit vous \u00eatre bien facile \u00e0 m\u2019accorder \u00e0\npr\u00e9sent. De retour \u00e0 Paris, vous y trouverez assez d\u2019occasions d\u2019oublier un\nsentiment qui peut-\u00eatre n\u2019a d\u00fb sa naissance qu\u2019\u00e0 l\u2019habitude o\u00f9 vous \u00eates de\nvous occuper de semblables objets, et sa force qu\u2019au d\u00e9s\u0153uvrement de la\ncampagne. N\u2019\u00eates-vous donc pas dans ce m\u00eame lieu o\u00f9 vous m\u2019aviez vue\navec tant d\u2019indiff\u00e9rence ? Y pouvez-vous faire un pas sans y rencontrer un\nexemple de votre facilit\u00e9 \u00e0 changer ? et n\u2019y \u00eates-vous pas entour\u00e9 de femmes\nqui, toutes plus aimables que moi, ont plus de droits \u00e0 vos hommages ? Je\nn\u2019ai pas la vanit\u00e9 qu\u2019on reproche \u00e0 mon sexe ; j\u2019ai encore moins cette fausse\nmodestie qui n\u2019est qu\u2019un raffinement de l\u2019orgueil ; et c\u2019est de bien bonne\nfoi que je vous dis ici que je me connais bien peu de moyens de plaire :\nje les aurais tous que je ne les croirais pas suffisants pour vous fixer. Vous\ndemander de ne plus vous occuper de moi, ce n\u2019est donc que vous prier de\nfaire aujourd\u2019hui ce que d\u00e9j\u00e0 vous aviez fait et ce qu\u2019\u00e0 coup s\u00fbr vous feriez\nencore dans peu de temps, quand m\u00eame je vous demanderais le contraire.\nCette v\u00e9rit\u00e9, que je ne perds pas de vue, serait, \u00e0 elle seule, une raison\nassez forte pour ne pas vouloir vous entendre. J\u2019en ai mille autres encore :\nmais, sans entrer dans cette longue discussion, je m\u2019en tiens \u00e0 vous prier,\ncomme je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 fait, de ne plus m\u2019entretenir d\u2019un sentiment que je ne dois\npas \u00e9couter et auquel je dois encore moins r\u00e9pondre.\nDe\u2026, ce 1erseptembre 17 **.\nLETTRE LI\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nEn v\u00e9rit\u00e9, vicomte, vous \u00eates insupportable. Vous me traitez avec autant\nde l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 que si j\u2019\u00e9tais votre ma\u00eetresse. Savez-vous que je me f\u00e2cherai et\nque j\u2019ai dans ce moment une humeur effroyable ? Comment ! vous devez\nvoir Danceny demain matin ; vous savez combien il est important que je\nvous parle avant cette entrevue, et, sans vous inqui\u00e9ter davantage, vous me\nlaissez vous attendre toute la journ\u00e9e pour aller courir je ne sais o\u00f9 ! Vous\n\u00eates cause que je suis arriv\u00e9e ind\u00e9cemment tard chez M me de Volanges et\nque toutes les vieilles femmes m\u2019ont trouv\u00e9e merveilleuse . Il m\u2019a fallu leur\n77faire des cajoleries toute la soir\u00e9e pour les apaiser, car il ne faut pas f\u00e2cher\nles vieilles femmes : ce sont elles qui font la r\u00e9putation des jeunes.\n\u00c0 pr\u00e9sent, il est une heure du matin et, au lieu de me coucher, comme j\u2019en\nmeurs d\u2019envie, il faut que je vous \u00e9crive une longue lettre, qui va redoubler\nmon sommeil par l\u2019ennui qu\u2019elle me causera. Vous \u00eates bien heureux que\nje n\u2019aie pas le temps de vous gronder davantage. N\u2019allez pas croire pour\ncela que je vous pardonne : c\u2019est seulement que je suis press\u00e9e. \u00c9coutez-\nmoi donc, je me d\u00e9p\u00eache.\nPour peu que vous soyez adroit, vous devez avoir demain la confiance\nde Danceny. Le moment est favorable pour la confiance : c\u2019est celui du\nmalheur. La petite fille a \u00e9t\u00e9 \u00e0 confesse ; elle a tout dit, comme un enfant,\net, depuis, elle est tourment\u00e9e \u00e0 tel point de la peur du diable qu\u2019elle veut\nrompre absolument. Elle m\u2019a racont\u00e9 tous ses petits scrupules avec une\nvivacit\u00e9 qui m\u2019apprenait assez combien sa t\u00eate \u00e9tait mont\u00e9e. Elle m\u2019a montr\u00e9\nsa lettre de rupture, qui est une vraie capucinade. Elle a babill\u00e9 une heure\navec moi sans me dire un mot qui ait le sens commun. Mais elle ne m\u2019en a\npas moins embarrass\u00e9e, car vous jugez que je ne pouvais risquer de m\u2019ouvrir\nvis-\u00e0-vis d\u2019une aussi mauvaise t\u00eate.\nJ\u2019ai vu pourtant, au milieu de tout ce bavardage, qu\u2019elle n\u2019en aime pas\nmoins son Danceny ; j\u2019ai remarqu\u00e9 m\u00eame une de ces ressources qui ne\nmanquent jamais \u00e0 l\u2019amour et dont la petite fille est assez plaisamment la\ndupe. Tourment\u00e9e par le d\u00e9sir de s\u2019occuper de son amant et par la crainte\nde se damner en s\u2019en occupant, elle a imagin\u00e9 de prier Dieu de le lui faire\noublier, et comme elle renouvelle cette pri\u00e8re \u00e0 chaque instant du jour, elle\ntrouve le moyen d\u2019y penser sans cesse.\nAvec quelqu\u2019un de plus usag\u00e9 que Danceny, ce petit \u00e9v\u00e8nement serait\npeut-\u00eatre plus favorable que contraire ; mais le jeune homme est si c\u00e9ladon\nque, si nous ne l\u2019aidons pas, il lui faudra tant de temps pour vaincre les plus\nl\u00e9gers obstacles qu\u2019il ne nous laissera pas celui d\u2019effectuer notre projet.\nVous avez bien raison ; c\u2019est dommage, et je suis aussi f\u00e2ch\u00e9e que vous\nqu\u2019il soit le h\u00e9ros de cette aventure ; mais que voulez-vous ? ce qui est fait\nest fait, et c\u2019est votre faute. J\u2019ai demand\u00e9 \u00e0 voir sa r\u00e9ponse ; elle m\u2019a fait\npiti\u00e9. Il lui fait des raisonnements \u00e0 perte d\u2019haleine pour lui prouver qu\u2019un\nsentiment involontaire ne peut pas \u00eatre un crime : comme s\u2019il ne cessait pas\nd\u2019\u00eatre involontaire, du moment qu\u2019on cesse de le combattre ! Cette id\u00e9e est\nsi simple qu\u2019elle est venue m\u00eame \u00e0 la petite fille. Il se plaint de son malheur\nd\u2019une mani\u00e8re assez touchante, mais sa douleur est si douce et para\u00eet si forte\net sinc\u00e8re, qu\u2019il me semble impossible qu\u2019une femme qui trouve l\u2019occasion\nde d\u00e9sesp\u00e9rer un homme \u00e0 ce point, et avec aussi peu de danger ne soit pas\ntent\u00e9e de s\u2019en passer la fantaisie. Il lui explique enfin qu\u2019il n\u2019est pas moine,\ncomme la petite le croyait, et c\u2019est, sans contredit, ce qu\u2019il fait de mieux ; car\n78pour faire tant que de se livrer \u00e0 l\u2019amour monastique, assur\u00e9ment MM. les\nchevaliers de Malte ne m\u00e9riteraient pas la pr\u00e9f\u00e9rence.\nQuoi qu\u2019il en soit, au lieu de perdre mon temps en raisonnements qui\nm\u2019auraient compromise, et peut-\u00eatre sans persuader, j\u2019ai approuv\u00e9 le projet\nde rupture, mais j\u2019ai dit qu\u2019il \u00e9tait plus honn\u00eate, en pareil cas, de dire ses\nraisons que de les \u00e9crire ; qu\u2019il \u00e9tait d\u2019usage aussi de rendre les lettres et\nles autres bagatelles qu\u2019on pouvait avoir re\u00e7ues, et paraissant entrer ainsi\ndans les vues de la petite personne, je l\u2019ai d\u00e9cid\u00e9e \u00e0 donner un rendez-vous\n\u00e0 Danceny. Nous en avons sur-le-champ concert\u00e9 les moyens, et je me suis\ncharg\u00e9e de d\u00e9cider la m\u00e8re \u00e0 sortir sans sa fille ; c\u2019est demain apr\u00e8s-midi que\nsera cet instant d\u00e9cisif. Danceny en est d\u00e9j\u00e0 instruit, mais, pour Dieu, si vous\nen trouvez l\u2019occasion, d\u00e9cidez donc ce beau berger \u00e0 \u00eatre moins langoureux\net apprenez-lui, puisqu\u2019il faut lui tout dire, que la vraie fa\u00e7on de vaincre les\nscrupules est de ne laisser rien \u00e0 perdre \u00e0 ceux qui en ont.\nAu reste, pour que cette ridicule sc\u00e8ne ne se renouvel\u00e2t pas, je n\u2019ai\npas manqu\u00e9 d\u2019\u00e9lever quelques doutes dans l\u2019esprit de la petite fille sur la\ndiscr\u00e9tion des confesseurs, et je vous assure qu\u2019elle paye \u00e0 pr\u00e9sent la peur\nqu\u2019elle m\u2019a faite par celle qu\u2019elle a que le sien n\u2019aille tout dire \u00e0 sa m\u00e8re.\nJ\u2019esp\u00e8re qu\u2019apr\u00e8s que j\u2019en aurai caus\u00e9 encore une fois ou deux avec elle,\nelle n\u2019ira plus raconter ainsi ses sottises au premier venu.\nAdieu, vicomte ; emparez-vous de Danceny et conduisez-le. Il serait\nhonteux que nous ne fissions pas ce que nous voulons de deux enfants. Si\nnous y trouvons plus de peine que nous ne l\u2019avions cru d\u2019abord, songeons,\npour animer notre z\u00e8le, vous, qu\u2019il s\u2019agit de la fille de M me de Volanges, et\nmoi, qu\u2019elle doit devenir la femme de Gercourt. Adieu.\nDe\u2026, ce 2 septembre 17 **.\nLETTRE LII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nVous me d\u00e9fendez, madame, de vous parler de mon amour, mais o\u00f9\ntrouver le courage n\u00e9cessaire pour vous ob\u00e9ir ? Uniquement occup\u00e9 d\u2019un\nsentiment qui devrait \u00eatre si doux et que vous rendez si cruel, languissant\ndans l\u2019exil o\u00f9 vous m\u2019avez condamn\u00e9, ne vivant que de privations et\nde regrets, en proie \u00e0 des tourments d\u2019autant plus douloureux qu\u2019ils me\nrappellent sans cesse votre indiff\u00e9rence, me faudra-t-il encore perdre la\nseule consolation qui me reste, et puis-je en avoir d\u2019autre que de vous\noffrir quelquefois une \u00e2me que vous remplissez de trouble et d\u2019amertume ?\nD\u00e9tournerez-vous vos regards pour ne pas voir les pleurs que vous faites\n79r\u00e9pandre ? Refuserez-vous jusqu\u2019\u00e0 l\u2019hommage des sacrifices que vous\nexigez ? Ne serait-il donc pas plus digne de vous, de votre \u00e2me honn\u00eate et\ndouce, de plaindre un malheureux, qui ne l\u2019est que par vous, que de vouloir\nencore aggraver ses peines par une d\u00e9fense \u00e0 la fois injuste et rigoureuse ?\nVous feignez de craindre l\u2019amour, et vous ne voulez pas voir que vous\nseule causez les maux que vous lui reprochez. Ah ! sans doute, ce sentiment\nest p\u00e9nible quand l\u2019objet qui l\u2019inspire ne le partage point ; mais o\u00f9 trouver\nle bonheur, si un amour r\u00e9ciproque ne le procure pas ? L\u2019amiti\u00e9 tendre,\nla douce confiance et la seule qui soit sans r\u00e9serve, les peines adoucies,\nles plaisirs augment\u00e9s, l\u2019espoir enchanteur, les souvenirs d\u00e9licieux, o\u00f9 les\ntrouver ailleurs que dans l\u2019amour ? Vous le calomniez, vous qui, pour jouir\nde tous les biens qu\u2019il offre, n\u2019avez qu\u2019\u00e0 ne plus vous y refuser, et moi\nj\u2019oublie les peines que j\u2019\u00e9prouve pour m\u2019occuper \u00e0 le d\u00e9fendre.\nVous me forcez aussi \u00e0 me d\u00e9fendre moi-m\u00eame, car tandis que je\nconsacre ma vie \u00e0 vous adorer, vous passez la v\u00f4tre \u00e0 me chercher des\ntorts : d\u00e9j\u00e0 vous me supposez l\u00e9ger et trompeur, et abusant contre moi de\nquelques erreurs, dont moi-m\u00eame je vous ai fait l\u2019aveu, vous vous plaisez \u00e0\nconfondre ce que j\u2019\u00e9tais alors avec ce que je suis \u00e0 pr\u00e9sent. Non contente de\nm\u2019avoir livr\u00e9 au tourment de vivre loin de vous, vous y joignez un persiflage\ncruel sur des plaisirs auxquels vous savez assez combien vous m\u2019avez rendu\ninsensible. Vous ne croyez ni \u00e0 mes promesses, ni \u00e0 mes serments : eh bien !\nil me reste un garant \u00e0 vous offrir qu\u2019au moins vous ne suspecterez pas ;\nc\u2019est vous-m\u00eame. Je ne vous demande que de vous interroger de bonne\nfoi ; si vous ne croyez pas \u00e0 mon amour, si vous doutez un moment de\nr\u00e9gner seule sur mon \u00e2me, si vous n\u2019\u00eates pas assur\u00e9e d\u2019avoir fix\u00e9 ce c\u0153ur,\nen effet jusqu\u2019ici trop volage, je consens \u00e0 porter la peine de cette erreur ;\nj\u2019en g\u00e9mirai, mais n\u2019en appellerai point ; mais si, au contraire, nous rendant\njustice \u00e0 tous deux, vous \u00eates forc\u00e9e de convenir avec vous-m\u00eame que vous\nn\u2019avez, que vous n\u2019aurez jamais de rivale, ne m\u2019obligez plus, je vous en\nsupplie, \u00e0 combattre des chim\u00e8res, et laissez-moi au moins cette consolation\nde vous voir ne plus douter d\u2019un sentiment qui, en effet, ne finira, ne peut\nfinir qu\u2019avec ma vie. Permettez-moi, madame, de vous prier de r\u00e9pondre\npositivement \u00e0 cet article de ma lettre.\nSi j\u2019abandonne cependant cette \u00e9poque de ma vie, qui para\u00eet me nuire\nsi cruellement aupr\u00e8s de vous, ce n\u2019est pas qu\u2019au besoin les raisons me\nmanquassent pour la d\u00e9fendre.\nQu\u2019ai-je fait, apr\u00e8s tout, que ne pas r\u00e9sister au tourbillon dans lequel\nj\u2019avais \u00e9t\u00e9 jet\u00e9 ? Entr\u00e9 dans le monde jeune et sans exp\u00e9rience, pass\u00e9,\npour ainsi dire, de mains en mains par une foule de femmes qui, toutes,\nse h\u00e2tent de pr\u00e9venir par leur facilit\u00e9 une r\u00e9flexion qu\u2019elles sentent devoir\nleur \u00eatre agr\u00e9able, \u00e9tait-ce donc \u00e0 moi de donner l\u2019exemple d\u2019une r\u00e9sistance\n80qu\u2019on ne m\u2019opposait point, ou devais-je me punir d\u2019un moment d\u2019erreur,\net que souvent on avait provoqu\u00e9, par une constance \u00e0 coup s\u00fbr inutile et\ndans laquelle on n\u2019aurait vu qu\u2019un ridicule ? Eh ! quel autre moyen qu\u2019une\nprompte rupture peut justifier d\u2019un choix honteux !\nMais, je puis le dire, cette ivresse des sens, peut-\u00eatre m\u00eame ce d\u00e9lire de\nla vanit\u00e9, n\u2019a point pass\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 mon c\u0153ur. N\u00e9 pour l\u2019amour, l\u2019intrigue\npouvait le distraire et ne suffisait pas pour l\u2019occuper ; entour\u00e9 d\u2019objets\ns\u00e9duisants, mais m\u00e9prisables, aucun n\u2019allait jusqu\u2019\u00e0 mon \u00e2me : on m\u2019offrait\ndes plaisirs, je cherchais des vertus, et moi-m\u00eame enfin je me crus\ninconstant, parce que j\u2019\u00e9tais d\u00e9licat et sensible.\nC\u2019est en vous voyant que je me suis \u00e9clair\u00e9 : bient\u00f4t j\u2019ai reconnu que le\ncharme de l\u2019amour tenait aux qualit\u00e9s de l\u2019\u00e2me ; qu\u2019elles seules pouvaient\nen causer l\u2019exc\u00e8s et le justifier. Je sentis enfin qu\u2019il m\u2019\u00e9tait \u00e9galement\nimpossible et de ne pas vous aimer, et d\u2019en aimer une autre que vous.\nVoil\u00e0, madame, quel est ce c\u0153ur auquel vous craignez de vous livrer et\nsur le sort de qui vous avez \u00e0 prononcer : mais quel que soit le destin que\nvous lui r\u00e9servez, vous ne changerez rien aux sentiments qui l\u2019attachent \u00e0\nvous : ils sont inalt\u00e9rables comme les vertus qui les ont fait na\u00eetre.\nDe\u2026, ce 3 septembre 17 **.\nLETTRE LIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nJ\u2019ai vu Danceny, mais je n\u2019en ai obtenu qu\u2019une demi-confidence ; il s\u2019est\nobstin\u00e9 surtout \u00e0 me taire le nom de la petite Volanges, dont il ne m\u2019a parl\u00e9\nque comme d\u2019une femme tr\u00e8s sage et m\u00eame un peu d\u00e9vote : \u00e0 cela pr\u00e8s, il m\u2019a\nracont\u00e9 avec assez de v\u00e9rit\u00e9 son aventure, et surtout le dernier \u00e9v\u00e8nement. Je\nl\u2019ai \u00e9chauff\u00e9 autant que j\u2019ai pu et l\u2019ai beaucoup plaisant\u00e9 sur sa d\u00e9licatesse\net ses scrupules, mais il para\u00eet qu\u2019il y tient, et je ne puis pas r\u00e9pondre de lui :\nau reste, je pourrai vous en dire davantage apr\u00e8s-demain. Je le m\u00e8ne demain\n\u00e0 Versailles, et je m\u2019occuperai \u00e0 le scruter pendant la route.\nLe rendez-vous qui doit avoir lieu aujourd\u2019hui me donne aussi quelque\nesp\u00e9rance ; il se pourrait que tout s\u2019y f\u00fbt pass\u00e9 \u00e0 notre satisfaction, et peut-\n\u00eatre ne nous reste-t-il \u00e0 pr\u00e9sent qu\u2019\u00e0 en arracher l\u2019aveu et \u00e0 en recueillir les\npreuves. Cette besogne vous sera plus facile qu\u2019\u00e0 moi, car la petite personne\nest plus confiante, ou, ce qui revient au m\u00eame, plus bavarde que son discret\namoureux. Cependant j\u2019y ferai mon possible.\n81Adieu, ma belle amie, je suis fort press\u00e9 ; je ne vous verrai ni ce soir, ni\ndemain ; si, de votre c\u00f4t\u00e9, vous avez su quelque chose, \u00e9crivez-moi un mot\npour mon retour. Je reviendrai s\u00fbrement coucher \u00e0 Paris.\nDe\u2026, ce 3 septembre 17 **, au soir.\nLETTRE LIV\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nOh ! oui, c\u2019est bien avec Danceny qu\u2019il y a quelque chose \u00e0 savoir ! S\u2019il\nvous l\u2019a dit, il s\u2019est vant\u00e9. Je ne connais personne si b\u00eate en amour, et je me\nreproche de plus en plus les bont\u00e9s que nous avons pour lui. Savez-vous que\nj\u2019ai pens\u00e9 \u00eatre compromise par rapport \u00e0 lui ! et que ce soit en pure perte !\nOh ! je m\u2019en vengerai, je le promets.\nQuand j\u2019arrivai hier pour prendre M me de Volanges, elle ne voulait plus\nsortir, elle se sentait incommod\u00e9e ; il me fallut toute mon \u00e9loquence pour la\nd\u00e9cider, et je vis le moment que Danceny serait arriv\u00e9 avant notre d\u00e9part, ce\nqui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 d\u2019autant plus gauche que M me de Volanges lui avait dit la veille\nqu\u2019elle ne serait pas chez elle. Sa fille et moi nous \u00e9tions sur les \u00e9pines.\nNous sort\u00eemes enfin, et la petite me serra la main si affectueusement en me\ndisant adieu que, malgr\u00e9 son projet de rupture, dont elle croyait de bonne\nfoi s\u2019occuper encore, j\u2019augurai des merveilles de la soir\u00e9e.\nJe n\u2019\u00e9tais pas au bout de mes inqui\u00e9tudes. Il y avait \u00e0 peine une demi-\nheure que nous \u00e9tions chez M me de\u2026 que M me de Volanges se trouva mal en\neffet, mais s\u00e9rieusement mal, et, comme de raison, elle voulait rentrer chez\nelle ; moi je le voulais d\u2019autant moins que j\u2019avais peur, si nous surprenions\nles jeunes gens, comme il y avait tout \u00e0 parier, que mes instances aupr\u00e8s\nde la m\u00e8re, pour la faire sortir, ne lui devinssent suspectes. Je pris le parti\nde l\u2019effrayer sur sa sant\u00e9, ce qui heureusement, n\u2019est pas difficile, et je la\ntins une heure et demie sans consentir \u00e0 la ramener chez elle, dans la crainte\nque je feignis d\u2019avoir, du mouvement dangereux de la voiture. Nous ne\nrentr\u00e2mes enfin qu\u2019\u00e0 l\u2019heure convenue. \u00c0 l\u2019air honteux que je remarquai en\narrivant, j\u2019avoue que j\u2019esp\u00e9rai qu\u2019au moins mes peines n\u2019auraient pas \u00e9t\u00e9\nperdues.\nLe d\u00e9sir que j\u2019avais d\u2019\u00eatre instruite me fit rester aupr\u00e8s de M me de\nVolanges, qui se coucha aussit\u00f4t, et apr\u00e8s avoir soup\u00e9 aupr\u00e8s de son lit, nous\nla laiss\u00e2mes de tr\u00e8s bonne heure, sous le pr\u00e9texte qu\u2019elle avait besoin de\nrepos, et nous pass\u00e2mes dans l\u2019appartement de sa fille. Celle-ci a fait de son\nc\u00f4t\u00e9, tout ce que j\u2019attendais d\u2019elle : scrupules \u00e9vanouis, nouveaux serments\nd\u2019aimer toujours, etc., etc. ; elle s\u2019est enfin ex\u00e9cut\u00e9e de bonne gr\u00e2ce, mais\n82le sot Danceny n\u2019a pas pass\u00e9 d\u2019une ligne le point o\u00f9 il \u00e9tait auparavant.\nOh ! l\u2019on peut se brouiller avec celui-l\u00e0 : les raccommodements ne sont pas\ndangereux.\nLa petite assure pourtant qu\u2019il voulait davantage, mais qu\u2019elle a su se\nd\u00e9fendre. Je parierais bien qu\u2019elle se vante ou qu\u2019elle l\u2019excuse ; je m\u2019en\nsuis m\u00eame presque assur\u00e9e. En effet, il m\u2019a pris fantaisie de savoir \u00e0 quoi\nm\u2019en tenir sur la d\u00e9fense dont elle \u00e9tait capable, et moi, simple femme, de\npropos en propos, j\u2019ai mont\u00e9 sa t\u00eate au point\u2026 Enfin, vous pouvez m\u2019en\ncroire, jamais personne ne fut plus susceptible d\u2019une surprise des sens. Elle\nest vraiment aimable, cette ch\u00e8re petite ! Elle m\u00e9ritait un autre amant ! Elle\naura au moins une bonne amie, car je m\u2019attache sinc\u00e8rement \u00e0 elle. Je lui ai\npromis de la former, et je crois que je lui tiendrai parole. Je me suis souvent\naper\u00e7ue du besoin d\u2019avoir une femme dans ma confidence, et j\u2019aimerais\nmieux celle-l\u00e0 qu\u2019une autre ; mais je ne puis en rien faire tant qu\u2019elle ne\nsera pas\u2026 ce qu\u2019il faut qu\u2019elle soit ; c\u2019est une raison de plus d\u2019en vouloir\n\u00e0 Danceny.\nAdieu, vicomte ; ne venez pas chez moi demain, \u00e0 moins que ce ne soit le\nmatin. J\u2019ai c\u00e9d\u00e9 aux instances du chevalier pour une soir\u00e9e de petite maison.\nDe\u2026, ce 4 septembre 17 **.\nLETTRE LV\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nTu avais raison, ma ch\u00e8re Sophie ; tes proph\u00e9ties r\u00e9ussissent mieux\nque tes conseils. Danceny, comme tu l\u2019avais pr\u00e9dit, a \u00e9t\u00e9 plus fort que le\nconfesseur, que toi, que moi-m\u00eame ; nous voil\u00e0 revenus exactement o\u00f9 nous\n\u00e9tions. Ah ! je ne m\u2019en repens pas, et toi, si tu m\u2019en grondes, ce sera faute de\nsavoir le plaisir qu\u2019il y a \u00e0 aimer Danceny. Il t\u2019est bien ais\u00e9 de dire comment\nil faut faire, rien ne t\u2019en emp\u00eache ; mais si tu avais \u00e9prouv\u00e9 combien le\nchagrin de quelqu\u2019un qu\u2019on aime nous fait mal, comment sa joie devient\nla n\u00f4tre et comme il est difficile de dire non quand c\u2019est oui que l\u2019on veut\ndire, tu ne t\u2019\u00e9tonnerais plus de rien : moi-m\u00eame qui l\u2019ai senti, bien vivement\nsenti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu, par exemple, que je puisse\nvoir pleurer Danceny sans pleurer moi-m\u00eame ? Je t\u2019assure bien que cela\nm\u2019est impossible, et quand il est content, je suis heureuse comme lui. Tu\nauras beau dire ; ce qu\u2019on dit ne change pas ce qui est, et je suis bien s\u00fbre\nque c\u2019est comme \u00e7a.\nJe voudrais te voir \u00e0 ma place\u2026 Non, ce n\u2019est pas l\u00e0 ce que je veux dire,\ncar s\u00fbrement je ne voudrais c\u00e9der ma place \u00e0 personne, mais je voudrais\nque tu aimasses aussi quelqu\u2019un ; ce ne serait pas seulement pour que tu\n83m\u2019entendisses mieux et que tu me grondasses moins, mais c\u2019est qu\u2019aussi tu\nserais plus heureuse ou, pour mieux dire, tu commencerais seulement alors\n\u00e0 le devenir.\nNos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux\nd\u2019enfants ; il n\u2019en reste rien apr\u00e8s qu\u2019ils sont pass\u00e9s. Mais l\u2019amour, ah !\nl\u2019amour !\u2026 un mot, un regard, seulement de le savoir l\u00e0, eh bien ! c\u2019est le\nbonheur. Quand je vois Danceny, je ne d\u00e9sire plus rien ; quand je ne le vois\npas, je ne d\u00e9sire que lui. Je ne sais comment cela se fait ; mais on dirait que\ntout ce qui me pla\u00eet lui ressemble. Quand il n\u2019est pas avec moi, j\u2019y songe ; et\nquand je peux y songer tout \u00e0 fait, sans distraction, quand je suis toute seule,\npar exemple, je suis encore heureuse ; je ferme les yeux et, tout de suite, je\ncrois le voir ; je me rappelle ses discours et je crois l\u2019entendre ; cela me fait\nsoupirer ; et puis je sens un feu, une agitation\u2026 Je ne saurais tenir en place.\nC\u2019est comme un tourment, et ce tourment-l\u00e0 fait un plaisir inexprimable.\nJe crois m\u00eame que quand une fois on a de l\u2019amour, cela se r\u00e9pand\njusque sur l\u2019amiti\u00e9. Celle que j\u2019ai pour toi n\u2019a pourtant pas chang\u00e9 ; c\u2019est\ntoujours comme au couvent : mais ce que je te dis, je l\u2019\u00e9prouve avec M me\nde Merteuil. Il me semble que je l\u2019aime plus comme Danceny que comme\ntoi, et quelquefois je voudrais qu\u2019elle f\u00fbt lui. Cela vient peut-\u00eatre de ce que\nce n\u2019est pas une amiti\u00e9 d\u2019enfant comme la n\u00f4tre, ou bien de ce que je les\nvois si souvent ensemble, ce qui fait que je me trompe. Enfin, ce qu\u2019il y a\nde vrai, c\u2019est qu\u2019\u00e0 eux deux ils me rendent bien heureuse ; et, apr\u00e8s tout, je\nne crois pas qu\u2019il y ait grand mal \u00e0 ce que je fais. Aussi je ne demanderais\nqu\u2019\u00e0 rester comme je suis ; et il n\u2019y a que l\u2019id\u00e9e de mon mariage qui me\nfasse de la peine, car si M. de Gercourt est comme on me l\u2019a dit, et je n\u2019en\ndoute pas, je ne sais pas ce que je deviendrai. Adieu, ma Sophie ; je t\u2019aime\ntoujours bien tendrement.\nDe\u2026, ce 4 septembre 17 **.\nLETTRE LVI\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\nau Vicomte de Valmont\n\u00c0 quoi vous servirait, monsieur, la r\u00e9ponse que vous me demandez ?\nCroire \u00e0 vos sentiments, ne serait-ce pas une raison de plus pour les\ncraindre ? et sans attaquer ni d\u00e9fendre leur sinc\u00e9rit\u00e9, ne me suffit-il pas, ne\ndoit-il pas vous suffire \u00e0 vous-m\u00eame de savoir que je ne veux ni ne dois y\nr\u00e9pondre ?\nSuppos\u00e9 que vous m\u2019aimiez v\u00e9ritablement (et c\u2019est seulement pour ne\nplus revenir sur cet objet que je consens \u00e0 cette supposition), les obstacles\n84qui nous s\u00e9parent en seraient-ils moins insurmontables ? et aurais-je autre\nchose \u00e0 faire qu\u2019\u00e0 souhaiter que vous pussiez bient\u00f4t vaincre cet amour et\nsurtout \u00e0 vous y aider de tout mon pouvoir, en me h\u00e2tant de vous \u00f4ter toute\nesp\u00e9rance ? Vous convenez vous-m\u00eame que ce sentiment est p\u00e9nible quand\nl\u2019objet qui l\u2019inspire ne le partage point. Or vous savez assez qu\u2019il m\u2019est\nimpossible de le partager ; et quand m\u00eame ce malheur m\u2019arriverait, j\u2019en\nserais plus \u00e0 plaindre, sans que vous en fussiez plus heureux. J\u2019esp\u00e8re que\nvous m\u2019estimez assez pour n\u2019en pas douter un instant. Cessez donc, je vous\nen conjure, cessez de vouloir troubler un c\u0153ur \u00e0 qui la tranquillit\u00e9 est si\nn\u00e9cessaire ; ne me forcez pas \u00e0 regretter de vous avoir connu.\nCh\u00e9rie et estim\u00e9e d\u2019un mari que j\u2019aime et respecte, mes devoirs et mes\nplaisirs se rassemblent dans le m\u00eame objet. Je suis heureuse, je dois l\u2019\u00eatre.\nS\u2019il existe des plaisirs plus vifs, je ne les d\u00e9sire pas ; je ne veux point les\nconna\u00eetre. En est-il de plus doux que d\u2019\u00eatre en paix avec soi-m\u00eame, de\nn\u2019avoir que des jours sereins, de s\u2019endormir sans trouble et de s\u2019\u00e9veiller sans\nremords ? Ce que vous appelez le bonheur n\u2019est qu\u2019un tumulte des sens, un\norage des passions dont le spectacle est effrayant, m\u00eame \u00e0 le regarder du\nrivage. Eh ! comment affronter ces temp\u00eates ? comment oser s\u2019embarquer\nsur une mer couverte des d\u00e9bris de mille et mille naufrages ? Et avec qui ?\nNon, monsieur, je reste \u00e0 terre ; je ch\u00e9ris les liens qui m\u2019y attachent. Je\npourrais les rompre que je ne le voudrais pas ; si je ne les avais, je me h\u00e2terais\nde les prendre.\nPourquoi vous attacher \u00e0 mes pas ? pourquoi vous obstiner \u00e0 me suivre ?\nVos lettres, qui devaient \u00eatre rares, se succ\u00e8dent avec rapidit\u00e9. Elles devaient\n\u00eatre sages, et vous ne m\u2019y parlez que de votre fol amour. Vous m\u2019entourez\nde votre id\u00e9e plus que vous ne le faisiez de votre personne. \u00c9cart\u00e9 sous\nune forme, vous vous reproduisez sous une autre. Les choses qu\u2019on vous\ndemande de ne plus dire, vous les redites seulement d\u2019une autre mani\u00e8re.\nVous vous plaisez \u00e0 m\u2019embarrasser par des raisonnements captieux ; vous\n\u00e9chappez aux miens. Je ne veux plus vous r\u00e9pondre, je ne vous r\u00e9pondrai\nplus\u2026 Comme vous traitez les femmes que vous avez s\u00e9duites ! Avec quel\nm\u00e9pris vous en parlez ! Je veux croire que quelques-unes le m\u00e9ritent, mais\ntoutes sont-elles donc si m\u00e9prisables ? Ah ! sans doute, puisqu\u2019elles ont trahi\nleurs devoirs pour se livrer \u00e0 un amour criminel. De ce moment, elles ont tout\nperdu, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019estime de celui \u00e0 qui elles ont tout sacrifi\u00e9. Ce supplice est\njuste, mais l\u2019id\u00e9e seule en fait fr\u00e9mir. Que m\u2019importe, apr\u00e8s tout ? Pourquoi\nm\u2019occuperais-je d\u2019elles ou de vous ? De quel droit venez-vous troubler ma\ntranquillit\u00e9 ? Laissez-moi, ne me voyez plus ; ne m\u2019\u00e9crivez plus, je vous en\nprie ; je l\u2019exige. Cette lettre est la derni\u00e8re que vous recevrez de moi.\nDe\u2026, ce 5 septembre 17 **.\n85LETTRE LVII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nJ\u2019ai trouv\u00e9 votre lettre hier, \u00e0 mon arriv\u00e9e. Votre col\u00e8re m\u2019a tout \u00e0 fait\nr\u00e9joui. Vous ne sentiriez pas plus vivement les torts de Danceny, quand il\nles aurait eus vis-\u00e0-vis de vous. C\u2019est sans doute par vengeance que vous\naccoutumez sa ma\u00eetresse \u00e0 lui faire de petites infid\u00e9lit\u00e9s ; vous \u00eates un bien\nmauvais sujet ! Oui, vous \u00eates charmante, et je ne m\u2019\u00e9tonne pas qu\u2019on vous\nr\u00e9siste moins qu\u2019\u00e0 Danceny.\nEnfin je le sais par c\u0153ur, ce beau h\u00e9ros de roman ! il n\u2019a plus de secrets\npour moi. Je lui ai tant dit que l\u2019amour honn\u00eate \u00e9tait le bien supr\u00eame, qu\u2019un\nsentiment valait mieux que dix intrigues, que j\u2019\u00e9tais moi-m\u00eame, dans ce\nmoment, amoureux et timide ; il m\u2019a trouv\u00e9 enfin une fa\u00e7on de penser si\nconforme \u00e0 la sienne que, dans l\u2019enchantement o\u00f9 il \u00e9tait de ma candeur, il\nm\u2019a tout dit et m\u2019a jur\u00e9 une amiti\u00e9 sans r\u00e9serve. Nous n\u2019en sommes gu\u00e8re\nplus avanc\u00e9s pour notre projet.\nD\u2019abord, il m\u2019a paru que son syst\u00e8me \u00e9tait qu\u2019une demoiselle m\u00e9rite\nbeaucoup plus de m\u00e9nagements qu\u2019une femme, comme ayant plus \u00e0 perdre.\nIl trouve surtout que rien ne peut justifier un homme de mettre une fille dans\nla n\u00e9cessit\u00e9 de l\u2019\u00e9pouser ou de vivre d\u00e9shonor\u00e9e, quand la fille est infiniment\nplus riche que l\u2019homme, comme dans le cas o\u00f9 il se trouve. La s\u00e9curit\u00e9 de la\nm\u00e8re, la candeur de la fille, tout l\u2019intimide et l\u2019arr\u00eate. L\u2019embarras ne serait\npoint de combattre ses raisonnements, quelque vrais qu\u2019ils soient. Avec un\npeu d\u2019adresse et aid\u00e9 par la passion, on les aurait bient\u00f4t d\u00e9truits ; d\u2019autant\nqu\u2019ils pr\u00eatent au ridicule et qu\u2019on aurait pour soi l\u2019autorit\u00e9 de l\u2019usage. Mais\nce qui emp\u00eache qu\u2019il n\u2019y ait de prise sur lui, c\u2019est qu\u2019il se trouve heureux\ncomme il est. En effet, si les premi\u00e8res amours paraissent, en g\u00e9n\u00e9ral, plus\nhonn\u00eates et, comme on dit, plus pures ; si elles sont, au moins, plus lentes\ndans leur marche, ce n\u2019est pas, comme on le pense, d\u00e9licatesse ou timidit\u00e9 :\nc\u2019est que le c\u0153ur, \u00e9tonn\u00e9 par un sentiment inconnu, s\u2019arr\u00eate, pour ainsi dire,\n\u00e0 chaque pas pour jouir du charme qu\u2019il \u00e9prouve et que ce charme est si\npuissant pour un c\u0153ur neuf, qu\u2019il l\u2019occupe au point de lui faire oublier tout\nautre plaisir. Cela est si vrai qu\u2019un libertin amoureux, si un libertin peut\nl\u2019\u00eatre, devient de ce moment m\u00eame moins press\u00e9 de jouir ; et qu\u2019enfin, entre\nla conduite de Danceny avec la petite Volanges et la mienne avec la prude\nMme de Tourvel, il n\u2019y a que la diff\u00e9rence du plus au moins.\nIl aurait fallu, pour \u00e9chauffer notre jeune homme, plus d\u2019obstacles qu\u2019il\nn\u2019en a rencontr\u00e9s ; surtout qu\u2019il e\u00fbt un besoin de plus de myst\u00e8re, car le\nmyst\u00e8re m\u00e8ne \u00e0 l\u2019audace. Je ne suis pas \u00e9loign\u00e9 de croire que vous nous avez\n86nui en le servant si bien ; votre conduite e\u00fbt \u00e9t\u00e9 excellente avec un homme\nusag\u00e9, qui n\u2019e\u00fbt eu que des d\u00e9sirs ; mais vous auriez pu pr\u00e9voir que pour un\nhomme jeune, honn\u00eate et amoureux, le plus grand prix des faveurs est d\u2019\u00eatre\nla preuve de l\u2019amour ; et que par cons\u00e9quent, plus il serait s\u00fbr d\u2019\u00eatre aim\u00e9,\nmoins il serait entreprenant. Que faire, \u00e0 pr\u00e9sent ? Je n\u2019en sais rien ; mais je\nn\u2019esp\u00e8re pas que la petite soit prise avant le mariage, et nous en serons pour\nnos frais ; j\u2019en suis f\u00e2ch\u00e9, mais je n\u2019y vois pas de rem\u00e8de.\nPendant que je disserte ici, vous faites mieux avec votre chevalier. Cela\nme fait songer que vous m\u2019avez promis une infid\u00e9lit\u00e9 en ma faveur, j\u2019en ai\nvotre promesse par \u00e9crit et je ne veux pas en faire un billet de la Ch\u00e2tre. Je\nconviens que l\u2019\u00e9ch\u00e9ance n\u2019est pas encore arriv\u00e9e, mais il serait g\u00e9n\u00e9reux \u00e0\nvous de ne pas l\u2019attendre ; de mon c\u00f4t\u00e9, je vous tiendrais compte des int\u00e9r\u00eats.\nQu\u2019en dites-vous, ma belle amie ? Est-ce que vous n\u2019\u00eates pas fatigu\u00e9e de\nvotre constance ? Ce chevalier est donc bien merveilleux ? Oh ! laissez-moi\nfaire, je veux vous forcer de convenir que si vous lui avez trouv\u00e9 quelque\nm\u00e9rite, c\u2019est que vous m\u2019aviez oubli\u00e9.\nAdieu, ma belle amie, je vous embrasse comme je vous d\u00e9sire ; je d\u00e9fie\ntous les baisers du chevalier d\u2019avoir autant d\u2019ardeur.\nDe\u2026, ce 5 septembre 17 **.\nLETTRE LVIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nPar o\u00f9 ai-je donc m\u00e9rit\u00e9, madame, et les reproches que vous me faites et la\ncol\u00e8re que vous me t\u00e9moignez ? L\u2019attachement le plus vif et pourtant le plus\nrespectueux, la soumission la plus enti\u00e8re \u00e0 vos moindres volont\u00e9s ; voil\u00e0 en\ndeux mots l\u2019histoire de mes sentiments et de ma conduite. Accabl\u00e9 par les\npeines d\u2019un amour malheureux, je n\u2019avais d\u2019autre consolation que celle de\nvous voir ; vous m\u2019avez ordonn\u00e9 de m\u2019en priver, j\u2019ai ob\u00e9i sans me permettre\nun murmure. Pour prix de ce sacrifice vous m\u2019avez permis de vous \u00e9crire,\net aujourd\u2019hui vous voulez m\u2019\u00f4ter cet unique plaisir. Me le laisserai-je ravir\nsans essayer de le d\u00e9fendre ? Non, sans doute ; eh ! comment ne serait-il pas\ncher \u00e0 mon c\u0153ur ? C\u2019est le seul qui me reste et je le tiens de vous.\nMes lettres, dites-vous, sont trop fr\u00e9quentes ! Songez donc, je vous prie,\nque depuis dix jours que dure mon exil je n\u2019ai pass\u00e9 aucun moment sans\nm\u2019occuper de vous et que, cependant, vous n\u2019avez re\u00e7u que deux lettres de\nmoi. Je ne vous y parle que de mon amour ! Eh ! que puis-je dire, que ce\nque je pense ?\n87Tout ce que j\u2019ai pu faire a \u00e9t\u00e9 d\u2019en affaiblir l\u2019expression et vous pouvez\nm\u2019en croire, je ne vous en ai laiss\u00e9 voir que ce qu\u2019il m\u2019a \u00e9t\u00e9 impossible d\u2019en\ncacher. Vous me menacez enfin de ne plus me r\u00e9pondre. Ainsi l\u2019homme\nqui vous pr\u00e9f\u00e8re \u00e0 tout et qui vous respecte encore plus qu\u2019il ne vous aime,\nnon contente de le traiter avec rigueur, vous voulez y joindre le m\u00e9pris ! Et\npourquoi ces menaces et ce courroux ? Qu\u2019en avez-vous besoin ? N\u2019\u00eates-\nvous pas s\u00fbre d\u2019\u00eatre ob\u00e9ie, m\u00eame dans vos ordres injustes ? M\u2019est-il donc\npossible de contrarier aucun de vos d\u00e9sirs et ne l\u2019ai-je pas d\u00e9j\u00e0 prouv\u00e9 ?\nMais abuserez-vous de cet empire que vous avez sur moi ? Apr\u00e8s m\u2019avoir\nrendu malheureux, apr\u00e8s \u00eatre devenue injuste, vous sera-t-il donc bien facile\nde jouir de cette tranquillit\u00e9 que vous assurez vous \u00eatre si n\u00e9cessaire ? Ne\nvous direz-vous jamais : \u00ab Il m\u2019a laiss\u00e9e ma\u00eetresse de son sort et j\u2019ai fait son\nmalheur ; il implorait mes secours et je l\u2019ai regard\u00e9 sans piti\u00e9. \u00bb Savez-vous\njusqu\u2019o\u00f9 peut aller mon d\u00e9sespoir ? Non.\nPour calmer mes maux, il faudrait savoir \u00e0 quel point je vous aime, et\nvous ne connaissez pas mon c\u0153ur.\n\u00c0 quoi me sacrifiez-vous ? \u00c0 des craintes chim\u00e9riques. Et qui vous les\ninspire ? Un homme qui vous adore ; un homme sur qui vous ne cesserez\njamais d\u2019avoir un empire absolu. Que craignez-vous ? Que pouvez-vous\ncraindre d\u2019un sentiment que vous serez toujours ma\u00eetresse de diriger \u00e0 votre\ngr\u00e9 ? Mais votre imagination se cr\u00e9e des monstres et l\u2019effroi qu\u2019ils vous\ncausent vous l\u2019attribuez \u00e0 l\u2019amour. Un peu de confiance et ces fant\u00f4mes\ndispara\u00eetront.\nUn sage a dit que pour dissiper ses craintes il suffisait presque toujours\nd\u2019en approfondir la cause. C\u2019est surtout en amour que cette v\u00e9rit\u00e9 trouve son\napplication. Aimez, et vos craintes s\u2019\u00e9vanouiront. \u00c0 la place des objets qui\nvous effrayent vous trouverez un sentiment d\u00e9licieux, un amant tendre et\nsoumis, et tous vos jours, marqu\u00e9s par le bonheur, ne vous laisseront d\u2019autre\nregret que d\u2019en avoir perdu quelques-uns dans l\u2019indiff\u00e9rence. Moi-m\u00eame,\ndepuis que, revenu de mes erreurs, je n\u2019existe plus que pour l\u2019amour, je\nregrette un temps que je croyais avoir pass\u00e9 dans les plaisirs, et je sens que\nc\u2019est \u00e0 vous seule qu\u2019il appartient de me rendre heureux. Mais, je vous en\nsupplie, que le plaisir que je trouve \u00e0 vous \u00e9crire ne soit plus troubl\u00e9 par la\ncrainte de vous d\u00e9plaire. Je ne veux pas vous d\u00e9sob\u00e9ir, mais je suis \u00e0 vos\ngenoux, j\u2019y r\u00e9clame le bonheur que vous voulez me ravir, le seul que vous\nm\u2019avez laiss\u00e9 ; je vous crie : \u00e9coutez mes pri\u00e8res et voyez mes larmes. Ah !\nmadame, me refuserez-vous ?\nDe\u2026, ce 7 septembre 17 **.\n88LETTRE LIX\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nApprenez-moi, si vous savez, ce que signifie ce radotage de Danceny.\nQu\u2019est-il donc arriv\u00e9 et qu\u2019est-ce qu\u2019il a perdu ? Sa belle s\u2019est peut-\u00eatre\nf\u00e2ch\u00e9e de son respect \u00e9ternel ? Il faut \u00eatre juste, on se f\u00e2cherait \u00e0 moins.\nQue lui dirai-je ce soir au rendez-vous qu\u2019il me demande et que je lui ai\ndonn\u00e9 \u00e0 tout hasard ? Assur\u00e9ment je ne perdrai pas mon temps \u00e0 \u00e9couter ses\ndol\u00e9ances si cela ne doit nous mener \u00e0 rien. Les complaintes amoureuses\nne sont bonnes \u00e0 entendre qu\u2019en r\u00e9citatif oblig\u00e9 ou en grandes ariettes.\nInstruisez-moi donc de ce qui est et de ce que je dois faire, ou bien je d\u00e9serte\npour \u00e9viter l\u2019ennui que je pr\u00e9vois. Pourrai-je causer avec vous, ce matin ? Si\nvous \u00eates occup\u00e9e, au moins \u00e9crivez-moi un mot et donnez-moi les r\u00e9clames\nde mon r\u00f4le.\nO\u00f9 \u00e9tiez-vous donc hier ? Je ne parviens plus \u00e0 vous voir. En v\u00e9rit\u00e9, ce\nn\u2019\u00e9tait pas la peine de me retenir \u00e0 Paris au mois de septembre. D\u00e9cidez-\nvous pourtant, car je viens de recevoir une invitation fort pressante de la\ncomtesse de B\u2026 pour aller la voir \u00e0 la campagne ; et comme elle me le\nmande assez plaisamment, \u00ab son mari a le plus beau bois du monde, qu\u2019il\nconserve soigneusement pour les plaisirs de ses amis \u00bb. Or vous savez que\nj\u2019ai bien quelques droits sur ce bois-l\u00e0, et j\u2019irai le revoir si je ne vous suis\npas utile. Adieu, songez que Danceny sera chez moi sur les quatre heures.\nDe\u2026, ce 8 septembre 17 **.\nLETTRE LX\nLe Chevalier Danceny au Vicomte de\nValmont (Incluse dans la pr\u00e9c\u00e9dente)\nAh ! monsieur, je suis d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, j\u2019ai tout perdu. Je n\u2019ose confier au papier\nle secret de mes peines, mais j\u2019ai besoin de les r\u00e9pandre dans le sein d\u2019un\nami fid\u00e8le et s\u00fbr. \u00c0 quelle heure pourrai-je vous voir et aller chercher aupr\u00e8s\nde vous des consolations et des conseils ? J\u2019\u00e9tais si heureux le jour o\u00f9 je vous\nouvris mon \u00e2me ! \u00c0 pr\u00e9sent, quelle diff\u00e9rence ! tout est chang\u00e9 pour moi. Ce\nque je souffre pour mon compte n\u2019est encore que la moindre partie de mes\ntourments ; mon inqui\u00e9tude sur un objet bien plus cher, voil\u00e0 ce que je ne\npuis supporter. Plus heureux que moi, vous pourrez la voir, et j\u2019attends de\nvotre amiti\u00e9 que vous ne me refuserez pas cette d\u00e9marche ; mais il faut que\n89je vous parle, que je vous instruise. Vous me plaindrez, vous me secourrez ;\nje n\u2019ai d\u2019espoir qu\u2019en vous. Vous \u00eates sensible, vous connaissez l\u2019amour et\nvous \u00eates le seul \u00e0 qui je puisse me confier ; ne me refusez pas vos secours.\nAdieu, monsieur ; le seul soulagement que j\u2019\u00e9prouve dans ma douleur est\nde songer qu\u2019il me reste un ami tel que vous. Faites-moi savoir, je vous prie,\n\u00e0 quelle heure je pourrai vous trouver. Si ce n\u2019est pas ce matin, je d\u00e9sirerais\nque ce f\u00fbt de bonne heure dans l\u2019apr\u00e8s-midi.\nDe\u2026, ce 8 septembre 17 **.\nLETTRE LXI\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nMa ch\u00e8re Sophie, plains ta C\u00e9cile, ta pauvre C\u00e9cile : elle est bien\nmalheureuse ! Maman sait tout. Je ne con\u00e7ois pas comment elle a pu se\ndouter de quelque chose, et pourtant elle a tout d\u00e9couvert. Hier au soir,\nmaman me parut bien avoir un peu d\u2019humeur, mais je n\u2019y fis pas grande\nattention et m\u00eame, en attendant que sa partie f\u00fbt finie, je causai tr\u00e8s gaiement\navec M me de Merteuil, qui avait soup\u00e9 ici, et nous parl\u00e2mes beaucoup de\nDanceny. Je ne crois pourtant pas qu\u2019on ait pu nous entendre. Elle s\u2019en alla\net je me retirai dans mon appartement.\nJe me d\u00e9shabillais quand maman entra et fit sortir ma femme de chambre ;\nelle me demanda la clef de mon secr\u00e9taire. Le ton dont elle me fit cette\ndemande me causa un tremblement si fort que je pouvais \u00e0 peine me soutenir.\nJe faisais semblant de ne la pas trouver, mais enfin il fallut ob\u00e9ir. Le premier\ntiroir qu\u2019elle ouvrit fut justement celui o\u00f9 \u00e9taient les lettres du chevalier\nDanceny. J\u2019\u00e9tais si troubl\u00e9e que, quand elle me demanda ce que c\u2019\u00e9tait, je\nne sus lui r\u00e9pondre autre chose, sinon que ce n\u2019\u00e9tait rien ; mais quand je\nla vis commencer \u00e0 lire celle qui se pr\u00e9sentait la premi\u00e8re, je n\u2019eus que le\ntemps de gagner un fauteuil et je me trouvai mal au point que je perdis\nconnaissance. Aussit\u00f4t que je revins \u00e0 moi, ma m\u00e8re, qui avait appel\u00e9 ma\nfemme de chambre, se retira en me disant de me coucher. Elle a emport\u00e9\ntoutes les lettres de Danceny. Je fr\u00e9mis toutes les fois que je songe qu\u2019il me\nfaudra repara\u00eetre devant elle. Je n\u2019ai fait que pleurer toute la nuit.\nJe t\u2019\u00e9cris au point du jour, dans l\u2019espoir que Jos\u00e9phine viendra. Si je peux\nlui parler seule, je la prierai de remettre chez M me de Merteuil un petit billet\nque je vais lui \u00e9crire ; sinon, je le mettrai dans ta lettre et tu voudras bien\nl\u2019envoyer comme de toi. Ce n\u2019est que d\u2019elle que je puis recevoir quelque\nconsolation. Au moins, nous parlerons de lui, car je n\u2019esp\u00e8re plus le voir.\nJe suis bien malheureuse ! Elle aura peut-\u00eatre la bont\u00e9 de se charger d\u2019une\nlettre pour Danceny. Je n\u2019ose pas me confier \u00e0 Jos\u00e9phine pour cet objet et\n90encore moins \u00e0 ma femme de chambre, car c\u2019est peut-\u00eatre elle qui aura dit\n\u00e0 ma m\u00e8re que j\u2019avais des lettres dans mon secr\u00e9taire.\nJe ne t\u2019\u00e9crirai pas plus longuement, parce que je veux avoir le temps\nd\u2019\u00e9crire \u00e0 M me de Merteuil et aussi \u00e0 Danceny, pour avoir ma lettre toute\npr\u00eate, si elle veut bien s\u2019en charger. Apr\u00e8s cela, je me recoucherai, pour\nqu\u2019on me trouve au lit quand on entrera dans ma chambre. Je dirai que je\nsuis malade, pour me dispenser de passer chez maman. Je ne mentirai pas\nbeaucoup ; s\u00fbrement je souffre plus que si j\u2019avais la fi\u00e8vre. Les yeux me\nbr\u00fblent \u00e0 force d\u2019avoir pleur\u00e9, et j\u2019ai un poids sur l\u2019estomac qui m\u2019emp\u00eache\nde respirer. Quand je songe que je ne verrai plus Danceny, je voudrais \u00eatre\nmorte. Adieu, ma ch\u00e8re Sophie. Je ne peux pas t\u2019en dire davantage, les\nlarmes me suffoquent.\nDe\u2026, ce 7 septembre 17 **.\nNota. \u2013 On a supprim\u00e9 la lettre de C\u00e9cile Volanges \u00e0 la marquise, parce\nqu\u2019elle ne contenait que les m\u00eames faits de la lettre pr\u00e9c\u00e9dente et avec moins\nde d\u00e9tails. Celle au chevalier Danceny ne s\u2019est point retrouv\u00e9e ; on en verra\nla raison dans la lettre LXIII, de M me de Merteuil au Vicomte.\nLETTRE LXII\nMadame de Volanges au Chevalier Danceny\nApr\u00e8s avoir abus\u00e9, monsieur, de la confiance d\u2019une m\u00e8re et de\nl\u2019innocence d\u2019une enfant, vous ne serez pas surpris, sans doute, de ne\nplus \u00eatre re\u00e7u dans une maison o\u00f9 vous n\u2019avez r\u00e9pondu aux preuves de\nl\u2019amiti\u00e9 la plus sinc\u00e8re, que par l\u2019oubli de tous les proc\u00e9d\u00e9s. Je pr\u00e9f\u00e8re de\nvous prier de ne plus venir chez moi, \u00e0 donner des ordres \u00e0 ma porte, qui\nnous compromettraient tous \u00e9galement par les remarques que les valets ne\nmanqueraient pas de faire. J\u2019ai droit d\u2019esp\u00e9rer que vous ne me forcerez pas\nde recourir \u00e0 ce moyen. Je vous pr\u00e9viens aussi que si vous faites \u00e0 l\u2019avenir la\nmoindre tentative pour entretenir ma fille dans l\u2019\u00e9garement o\u00f9 vous l\u2019avez\nplong\u00e9e, une retraite aust\u00e8re et \u00e9ternelle la soustraira \u00e0 vos poursuites. C\u2019est\n\u00e0 vous de voir, monsieur, si vous craindrez aussi peu de causer son infortune\nque vous avez peu craint de tenter son d\u00e9shonneur. Quant \u00e0 moi, mon choix\nest fait et je l\u2019en ai instruite.\nVous trouverez ci-joint le paquet de vos lettres. Je compte que vous me\nrenverrez en \u00e9change toutes celles de ma fille, et que vous vous pr\u00eaterez\n\u00e0 ne laisser aucune trace d\u2019un \u00e9v\u00e8nement dont nous ne pourrions garder le\nsouvenir, moi sans indignation, elle sans honte, et vous sans remords. J\u2019ai\nl\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nDe\u2026 ce 7 septembre 17 **.\n91LETTRE LXIII\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nVraiment oui, je vous expliquerai le billet de Danceny. L\u2019\u00e9v\u00e8nement qui\nle lui a fait \u00e9crire est mon ouvrage, et c\u2019est, je crois, mon chef-d\u2019\u0153uvre.\nJe n\u2019ai pas perdu mon temps depuis votre derni\u00e8re lettre, et j\u2019ai dit comme\nl\u2019architecte ath\u00e9nien : \u00ab Ce qu\u2019il a dit, je le ferai. \u00bb\nIl lui faut donc des obstacles \u00e0 ce beau h\u00e9ros de roman, et il s\u2019endort dans\nla f\u00e9licit\u00e9 ! Oh ! qu\u2019il s\u2019en rapporte \u00e0 moi, je lui donnerai de la besogne,\net je me trompe ou son sommeil ne sera plus tranquille. Il fallait bien lui\napprendre le prix du temps, et je me flatte qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent il regrette celui qu\u2019il\na perdu. Il fallait, dites-vous aussi, qu\u2019il e\u00fbt besoin de plus de myst\u00e8re ; eh\nbien ! ce besoin-l\u00e0 ne lui manquera plus. J\u2019ai cela de bon, moi, c\u2019est qu\u2019il\nne faut que me faire apercevoir de mes fautes : je ne prends point de repos\nque je n\u2019aie tout r\u00e9par\u00e9. Apprenez donc ce que j\u2019ai fait.\nEn rentrant chez moi avant-hier matin, je lus votre lettre ; je la trouvai\nlumineuse. Persuad\u00e9e que vous aviez tr\u00e8s bien indiqu\u00e9 la cause du mal, je ne\nm\u2019occupai plus qu\u2019\u00e0 trouver le moyen de le gu\u00e9rir. Je commen\u00e7ai pourtant\npar me coucher, car l\u2019infatigable chevalier ne m\u2019avait pas laiss\u00e9e dormir\nun moment et je croyais avoir sommeil, mais point du tout : tout enti\u00e8re \u00e0\nDanceny, le d\u00e9sir de le tirer de son indolence ou de l\u2019en punir ne me permit\npas de fermer l\u2019\u0153il, et ce ne fut qu\u2019apr\u00e8s avoir bien concert\u00e9 mon plan que\nje pus trouver deux heures de repos.\nJ\u2019allai le soir m\u00eame chez M me de Volanges et, suivant mon projet, je\nlui fis confidence que je me croyais s\u00fbre qu\u2019il existait, entre sa fille et\nDanceny une liaison dangereuse. Cette femme, si clairvoyante contre vous,\n\u00e9tait aveugl\u00e9e au point qu\u2019elle me r\u00e9pondit d\u2019abord qu\u2019\u00e0 coup s\u00fbr je me\ntrompais ; que sa fille \u00e9tait une enfant, etc., etc. Je ne pouvais pas lui dire\ntout ce que j\u2019en savais, mais je citai des regards, des propos, dont ma vertu\net mon amiti\u00e9 s\u2019alarmaient. Je parlai enfin presque aussi bien qu\u2019aurait pu\nfaire une d\u00e9vote et, pour frapper le coup d\u00e9cisif, j\u2019allai jusqu\u2019\u00e0 dire que je\ncroyais avoir vu donner et recevoir une lettre. \u00ab Cela me rappelle, ajoutai-\nje, qu\u2019un jour elle ouvrit devant moi un tiroir de son secr\u00e9taire, dans lequel\nje vis beaucoup de papiers, que sans doute elle conserve. Lui connaissez-\nvous quelque correspondance fr\u00e9quente ? \u00bb Ici la figure de M me de Volanges\nchangea et je vis quelques larmes rouler dans ses yeux. \u00ab Je vous remercie,\nma digne amie, me dit-elle en me serrant la main, je m\u2019en \u00e9claircirai. \u00bb\nApr\u00e8s cette conversation, trop courte pour \u00eatre suspecte, je me rapprochai\nde la jeune personne. Je la quittai bient\u00f4t apr\u00e8s pour demander \u00e0 la m\u00e8re de\n92ne pas me compromettre vis-\u00e0-vis de sa fille ; ce qu\u2019elle me promit d\u2019autant\nplus volontiers, que je lui fis observer combien il serait heureux que cette\nenfant pr\u00eet assez de confiance en moi pour m\u2019ouvrir son c\u0153ur, et me mettre \u00e0\nport\u00e9e de lui donner mes sages conseils. Ce qui m\u2019assure qu\u2019elle me tiendra\nsa promesse, c\u2019est que je ne doute pas qu\u2019elle ne veuille se faire honneur de\nsa p\u00e9n\u00e9tration aupr\u00e8s de sa fille. Je me trouvais, par l\u00e0, autoris\u00e9e \u00e0 garder\nmon ton d\u2019amiti\u00e9 avec la petite, sans para\u00eetre fausse aux yeux de M me de\nVolanges, ce que je voulais \u00e9viter. J\u2019y gagnais encore d\u2019\u00eatre, par la suite,\naussi longtemps et aussi secr\u00e8tement que je voudrais avec la jeune personne,\nsans que la m\u00e8re en pr\u00eet jamais d\u2019ombrage.\nJ\u2019en profitai d\u00e8s le soir m\u00eame et, apr\u00e8s ma partie finie, je chambrai la\npetite dans un coin et la mis sur le chapitre de Danceny, sur lequel elle ne\ntarit jamais. Je m\u2019amusais \u00e0 lui monter la t\u00eate sur le plaisir qu\u2019elle aurait \u00e0 le\nvoir le lendemain ; il n\u2019est sorte de folies que je ne lui aie fait dire. Il fallait\nbien lui rendre en esp\u00e9rance ce que je lui \u00f4tais en r\u00e9alit\u00e9, et puis tout cela\ndevait lui rendre le coup plus sensible, et je suis persuad\u00e9e que plus elle aura\nsouffert, plus elle sera press\u00e9e de s\u2019en d\u00e9dommager \u00e0 la premi\u00e8re occasion.\nIl est bon, d\u2019ailleurs, d\u2019accoutumer aux grands \u00e9v\u00e8nements quelqu\u2019un qu\u2019on\ndestine aux grandes aventures.\nApr\u00e8s tout, ne peut-elle pas payer de quelques larmes le plaisir d\u2019avoir\nson Danceny ? Elle en raffole. Eh bien ! je lui promets qu\u2019elle l\u2019aura, et\nplut\u00f4t m\u00eame qu\u2019elle ne l\u2019aurait eu sans cet orage. C\u2019est un mauvais r\u00eave\ndont le r\u00e9veil sera d\u00e9licieux, et, \u00e0 tout prendre, il me semble qu\u2019elle me doit\nde la reconnaissance ; au fait, quand j\u2019y aurais mis un peu de malice, il faut\nbien s\u2019amuser :\nLes sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.\nJe me retirai enfin, fort contente de moi. Ou Danceny, me disais-je, anim\u00e9\npar les obstacles, va redoubler d\u2019amour, et alors je le servirai de tout mon\npouvoir, ou si ce n\u2019est qu\u2019un sot, comme je suis tent\u00e9e quelquefois de le\ncroire, il sera d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 et se tiendra pour battu ; or, dans ce cas, au moins\nme serai-je veng\u00e9e de lui autant qu\u2019il \u00e9tait en moi, chemin faisant j\u2019aurai\naugment\u00e9 pour moi l\u2019estime de la m\u00e8re, l\u2019amiti\u00e9 de la fille et la confiance\nde toutes deux. Quant \u00e0 Gercourt, premier objet de mes soins, je serais bien\nmalheureuse ou bien maladroite si, ma\u00eetresse de l\u2019esprit de sa femme comme\nje le suis et vais l\u2019\u00eatre plus encore, je ne trouvais pas mille moyens d\u2019en\nfaire ce que je veux qu\u2019il soit. Je me couchai dans ces douces id\u00e9es ; aussi\nje dormis bien et me r\u00e9veillai fort tard.\n\u00c0 mon r\u00e9veil, je trouvai deux billets, un de la m\u00e8re et un de la fille,\net je ne pus m\u2019emp\u00eacher de rire en trouvant dans tous deux litt\u00e9ralement\ncette m\u00eame phrase : C\u2019est de vous seule que j\u2019attends quelque consolation.\n93N\u2019est-il pas plaisant, en effet, de consoler pour et contre, et d\u2019\u00eatre le seul\nagent de deux int\u00e9r\u00eats directement contraires ? Me voil\u00e0 comme la Divinit\u00e9,\nrecevant les v\u0153ux oppos\u00e9s des aveugles mortels et ne changeant rien \u00e0 mes\nd\u00e9crets immuables. J\u2019ai quitt\u00e9 pourtant ce r\u00f4le auguste pour prendre celui\nd\u2019ange consolateur, et j\u2019ai \u00e9t\u00e9, suivant le pr\u00e9cepte, visiter mes amis dans leur\naffliction.\nJ\u2019ai commenc\u00e9 par la m\u00e8re, je l\u2019ai trouv\u00e9e d\u2019une tristesse qui d\u00e9j\u00e0 vous\nvenge en partie des contrari\u00e9t\u00e9s qu\u2019elle vous a fait \u00e9prouver de la part de\nvotre belle prude. Tout a r\u00e9ussi \u00e0 merveille ; ma seule inqui\u00e9tude \u00e9tait que\nMme de Volanges ne profit\u00e2t de ce moment pour gagner la confiance de sa\nfille, ce qui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 bien facile en n\u2019employant avec elle que le langage de\nla douceur et de l\u2019amiti\u00e9, et en donnant aux conseils de la raison l\u2019air et le\nton de la tendresse indulgente. Par bonheur, elle s\u2019est arm\u00e9e de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9, elle\ns\u2019est enfin si mal conduite que je n\u2019ai eu qu\u2019\u00e0 applaudir. Il est vrai qu\u2019elle a\npens\u00e9 rompre tous nos projets par le parti qu\u2019elle avait pris de faire rentrer sa\nfille au couvent, mais j\u2019ai par\u00e9 ce coup et je l\u2019ai engag\u00e9e \u00e0 en faire seulement\nla menace, dans le cas o\u00f9 Danceny continuerait ses poursuites, afin de les\nforcer tous deux \u00e0 une circonspection que je crois n\u00e9cessaire pour le succ\u00e8s.\nEnsuite j\u2019ai \u00e9t\u00e9 chez la fille. Vous ne sauriez croire combien la douleur\nl\u2019embellit ! Pour peu qu\u2019elle prenne de coquetterie, je vous garantis qu\u2019elle\npleurera souvent ; pour cette fois, elle pleurait sans malice\u2026 Frapp\u00e9e de\nce nouvel agr\u00e9ment que je ne lui connaissais pas et que j\u2019\u00e9tais bien aise\nd\u2019observer, je ne lui donnai d\u2019abord que de ces consolations gauches qui\naugmentent plus les peines qu\u2019elles ne les soulagent ; et, par ce moyen, je\nl\u2019amenai au point d\u2019\u00eatre v\u00e9ritablement suffoqu\u00e9e. Elle ne pleurait plus et\nje craignis un moment les convulsions. Je lui conseillai de se coucher, ce\nqu\u2019elle accepta ; je lui servis de femme de chambre ; elle n\u2019avait point fait\nde toilette, et bient\u00f4t ses cheveux \u00e9pars tomb\u00e8rent sur ses \u00e9paules et sur\nsa gorge enti\u00e8rement d\u00e9couvertes ; je l\u2019embrassai, elle se laissa aller dans\nmes bras et ses larmes recommenc\u00e8rent \u00e0 couler sans effort. Dieu ! qu\u2019elle\n\u00e9tait belle ! Ah ! si Magdeleine \u00e9tait ainsi, elle dut \u00eatre bien plus dangereuse\np\u00e9nitente que p\u00e9cheresse.\nQuand la belle d\u00e9sol\u00e9e fut au lit, je me mis \u00e0 la consoler de bonne foi.\nJe la rassurai d\u2019abord sur la crainte du couvent. Je fis na\u00eetre en elle l\u2019espoir\nde voir Danceny en secret, et m\u2019asseyant sur le lit : \u00ab S\u2019il \u00e9tait l\u00e0 \u00bb, lui dis-\nje, puis brodant sur ce th\u00e8me, je la conduisis, de distraction en distraction,\n\u00e0 ne plus se souvenir de tout ce qu\u2019elle \u00e9tait afflig\u00e9e. Nous nous serions\ns\u00e9par\u00e9es parfaitement contentes l\u2019une de l\u2019autre, si elle n\u2019avait voulu me\ncharger d\u2019une lettre pour Danceny, ce que j\u2019ai constamment refus\u00e9. En voici\nles raisons, que vous approuverez sans doute.\n94D\u2019abord, celle que c\u2019\u00e9tait me compromettre vis-\u00e0-vis de Danceny, et si\nc\u2019\u00e9tait la seule dont je pus me servir avec la petite, il y en avait beaucoup\nd\u2019autres de vous \u00e0 moi. Ne serait-ce pas risquer le fruit de mes travaux, que\nde donner si t\u00f4t \u00e0 nos jeunes gens un moyen si facile d\u2019adoucir leurs peines ?\nEt puis, je ne serais pas f\u00e2ch\u00e9e de les obliger \u00e0 m\u00ealer quelques domestiques\ndans cette aventure, car enfin si elle se conduit \u00e0 bien, comme je l\u2019esp\u00e8re,\nil faudra qu\u2019elle se sache imm\u00e9diatement apr\u00e8s le mariage ; et il y a peu de\nmoyens plus s\u00fbrs pour la r\u00e9pandre, ou, si par miracle ils ne parlaient pas,\nnous parlerions, nous, et il sera plus commode de mettre l\u2019indiscr\u00e9tion sur\nleur compte.\nIl faudra donc que vous donniez aujourd\u2019hui cette id\u00e9e \u00e0 Danceny, et\ncomme je ne suis pas s\u00fbre de la femme de chambre de la petite Volanges,\ndont elle-m\u00eame para\u00eet se d\u00e9fier, indiquez-lui la mienne, ma fid\u00e8le Victoire.\nJ\u2019aurai soin que la d\u00e9marche r\u00e9ussisse. Cette id\u00e9e me pla\u00eet d\u2019autant plus que\nla confidence ne sera utile qu\u2019\u00e0 nous et point \u00e0 eux, car je ne suis point \u00e0\nla fin de mon r\u00e9cit.\nPendant que je me d\u00e9fendais de me charger de la lettre de la petite, je\ncraignais \u00e0 tout moment qu\u2019elle ne me propos\u00e2t de la mettre \u00e0 la petite\nposte, ce que je n\u2019aurais gu\u00e8re pu refuser. Heureusement, soit trouble, soit\nignorance de sa part ou encore qu\u2019elle t\u00eent moins \u00e0 la lettre qu\u2019\u00e0 la r\u00e9ponse,\nqu\u2019elle n\u2019aurait pas pu avoir par ce moyen, elle ne m\u2019en a point parl\u00e9 ;\nmais, pour \u00e9viter que cette id\u00e9e ne lui v\u00eent ou au moins qu\u2019elle ne p\u00fbt s\u2019en\nservir, j\u2019ai pris mon parti sur-le-champ, et en rentrant chez la m\u00e8re, je l\u2019ai\nd\u00e9cid\u00e9e \u00e0 \u00e9loigner sa fille pour quelque temps, \u00e0 la mener \u00e0 la campagne\u2026\nEt o\u00f9 ? Le c\u0153ur ne vous bat pas de joie ?\u2026 Chez votre tante, chez la vieille\nRosemonde. Elle doit l\u2019en pr\u00e9venir aujourd\u2019hui ; ainsi vous voil\u00e0 autoris\u00e9 \u00e0\naller retrouver votre d\u00e9vote qui n\u2019aura plus \u00e0 vous objecter le scandale du\nt\u00eate-\u00e0-t\u00eate, et gr\u00e2ce \u00e0 mes soins, M me de Volanges r\u00e9parera elle-m\u00eame le\ntort qu\u2019elle vous a fait.\nMais \u00e9coutez-moi et ne vous occupez pas si vivement de vos affaires que\nvous perdiez celle-ci de vue ; songez qu\u2019elle m\u2019int\u00e9resse.\nJe veux que vous vous rendiez le correspondant et le conseil des deux\njeunes gens. Apprenez donc ce voyage \u00e0 Danceny et offrez-lui vos services.\nNe trouvez de difficult\u00e9 qu\u2019\u00e0 faire parvenir entre les mains de la belle votre\nlettre de cr\u00e9ance, et levez cet obstacle sur-le-champ en lui indiquant la voie\nde ma femme de chambre. Il n\u2019y a point de doute qu\u2019il n\u2019accepte, et vous\naurez pour prix de vos peines la confidence d\u2019un c\u0153ur neuf, qui est toujours\nint\u00e9ressante. La pauvre petite ! comme elle rougira en vous remettant sa\npremi\u00e8re lettre ! Au vrai, ce r\u00f4le de confident, contre lequel il s\u2019est \u00e9tabli des\npr\u00e9jug\u00e9s, me para\u00eet un tr\u00e8s joli d\u00e9lassement quand on est occup\u00e9 ailleurs, et\nc\u2019est le cas o\u00f9 vous serez.\n95C\u2019est de vos soins que va d\u00e9pendre le d\u00e9nouement de cette intrigue. Jugez\ndu moment o\u00f9 il faudra r\u00e9unir les acteurs. La campagne offre mille moyens,\net Danceny, \u00e0 coup s\u00fbr, sera pr\u00eat \u00e0 s\u2019y rendre \u00e0 votre premier signal. Une\nnuit, un d\u00e9guisement, une fen\u00eatre\u2026 que sais-je, moi ? Mais enfin, si la petite\nfille en revient telle qu\u2019elle y aura \u00e9t\u00e9, je m\u2019en prendrai \u00e0 vous. Si vous jugez\nqu\u2019elle ait besoin de quelque encouragement de ma part, mandez-le-moi.\nJe crois lui avoir donn\u00e9 une assez bonne le\u00e7on sur le danger de garder des\nlettres pour oser lui \u00e9crire \u00e0 pr\u00e9sent, et je suis toujours dans le dessein d\u2019en\nfaire mon \u00e9l\u00e8ve.\nJe crois avoir oubli\u00e9 de vous dire que ses soup\u00e7ons au sujet de sa\ncorrespondance trahie s\u2019\u00e9taient port\u00e9s d\u2019abord sur sa femme de chambre, et\nque je les ai d\u00e9tourn\u00e9s sur le confesseur. C\u2019est faire d\u2019une pierre deux coups.\nAdieu, vicomte, voil\u00e0 bien longtemps que je suis \u00e0 vous \u00e9crire et mon\nd\u00eener en a \u00e9t\u00e9 retard\u00e9 ; mais l\u2019amour-propre et l\u2019amiti\u00e9 dictaient ma lettre, et\ntous deux sont bavards. Au reste, elle sera chez vous \u00e0 trois heures, et c\u2019est\ntout ce qu\u2019il vous faut.\nPlaignez-vous de moi \u00e0 pr\u00e9sent, si vous l\u2019osez, et allez revoir, si vous en\n\u00eates tent\u00e9, le bois du comte de B\u2026 Vous dites qu\u2019il le garde pour le plaisir\nde ses amis ! Cet homme est donc l\u2019ami de tout le monde ? Mais adieu, j\u2019ai\nfaim.\nDe\u2026, ce 9 septembre 17 **.\nLETTRE LXIV\nLe Chevalier Danceny \u00e0 Madame de\nVolanges (Minute jointe \u00e0 la lettre\nLXVI du Vicomte \u00e0 la Marquise)\nSans chercher, madame, \u00e0 justifier ma conduite et sans me plaindre de la\nv\u00f4tre, je ne puis que m\u2019affliger d\u2019un \u00e9v\u00e8nement qui fait le malheur de trois\npersonnes, toutes trois dignes d\u2019un sort plus heureux. Plus sensible encore\nau chagrin d\u2019en \u00eatre la cause qu\u2019\u00e0 celui d\u2019en \u00eatre la victime, j\u2019ai souvent\nessay\u00e9, depuis hier, d\u2019avoir l\u2019honneur de vous r\u00e9pondre sans pouvoir en\ntrouver la force. J\u2019ai cependant tant de choses \u00e0 vous dire qu\u2019il faut bien\nfaire un effort sur moi-m\u00eame, et si cette lettre a peu d\u2019ordre et de suite, vous\ndevez sentir assez combien ma situation est douloureuse, pour m\u2019accorder\nquelque indulgence.\nPermettez-moi d\u2019abord de r\u00e9clamer contre la premi\u00e8re phrase de votre\nlettre. Je n\u2019ai abus\u00e9, j\u2019ose le dire, ni de votre confiance ni de l\u2019innocence de\nMlle de Volanges ; j\u2019ai respect\u00e9 l\u2019une et l\u2019autre dans mes actions. Elles seules\n96d\u00e9pendaient de moi, et quand vous me rendriez responsable d\u2019un sentiment\ninvolontaire, je ne crains pas d\u2019ajouter que celui que m\u2019a inspir\u00e9 M lle votre\nfille est tel qu\u2019il peut vous d\u00e9plaire, mais non vous offenser. Sur cet objet\nqui me touche plus que je ne puis vous dire, je ne veux que vous pour juge\net mes lettres pour t\u00e9moins.\nVous me d\u00e9fendez de me pr\u00e9senter chez vous \u00e0 l\u2019avenir, et sans doute\nje me soumettrai \u00e0 tout ce qu\u2019il vous plaira d\u2019ordonner \u00e0 ce sujet, mais\ncette absence subite et totale ne donnera-t-elle donc pas autant de prise\naux remarques que vous voulez \u00e9viter que l\u2019ordre que, par cette raison\nm\u00eame, vous n\u2019avez point voulu donner \u00e0 votre porte ? J\u2019insisterai d\u2019autant\nplus sur ce point qu\u2019il est bien plus important pour M lle de Volanges que\npour moi. Je vous supplie donc de peser attentivement toutes choses et de\nne pas permettre que votre s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 alt\u00e8re votre prudence. Persuad\u00e9 que\nl\u2019int\u00e9r\u00eat seul de mademoiselle votre fille dictera vos r\u00e9solutions, j\u2019attendrai\nde nouveaux ordres de votre part.\nCependant, dans le cas o\u00f9 vous me permettriez de vous faire ma\ncour quelquefois, je m\u2019engage, madame (et vous pouvez compter sur ma\npromesse), \u00e0 ne point abuser de ces occasions pour tenter de parler en\nparticulier \u00e0 M lle de Volanges ou de lui faire tenir aucune lettre. La crainte\nde ce qui pourrait compromettre sa r\u00e9putation, m\u2019engage \u00e0 ce sacrifice et le\nbonheur de la voir quelquefois m\u2019en d\u00e9dommagera.\nCet article de ma lettre est aussi la seule r\u00e9ponse que je puisse faire \u00e0\nce que vous me dites sur le sort que vous destinez \u00e0 M lle de Volanges, et\nque vous voulez rendre d\u00e9pendant de ma conduite. Ce serait vous tromper\nque de vous promettre davantage. Un vil s\u00e9ducteur peut plier ses projets aux\ncirconstances et calculer avec les \u00e9v\u00e8nements, mais l\u2019amour qui m\u2019anime\nne me permet que deux sentiments : le courage et la constance.\nQuoi ! moi consentir \u00e0 \u00eatre oubli\u00e9 de M lle de Volanges, \u00e0 l\u2019oublier moi-\nm\u00eame ? Non, non, jamais. Je lui serai fid\u00e8le ; elle en a re\u00e7u le serment et je\nle renouvelle en ce jour. Pardon, madame, je m\u2019\u00e9gare, il faut revenir.\nIl me reste un autre objet \u00e0 traiter avec vous : celui des lettres que vous\nme demandez. Je suis vraiment pein\u00e9 d\u2019ajouter un refus aux torts que vous\nme trouvez d\u00e9j\u00e0, mais, je vous en supplie, \u00e9coutez mes raisons et daignez\nvous souvenir pour les appr\u00e9cier que la seule consolation au malheur d\u2019avoir\nperdu votre amiti\u00e9, est l\u2019espoir de conserver votre estime.\nLes lettres de M lle de Volanges, toujours si pr\u00e9cieuses pour moi, me le\ndeviennent bien plus dans ce moment. Elles sont l\u2019unique bien qui me reste,\nelles seules me retracent encore un sentiment qui fait tout le charme de ma\nvie. Cependant, vous pouvez m\u2019en croire, je ne balancerais pas un instant \u00e0\nvous en faire le sacrifice, et le regret d\u2019en \u00eatre priv\u00e9 c\u00e9derait au d\u00e9sir de vous\n97prouver ma d\u00e9f\u00e9rence respectueuse ; mais des consid\u00e9rations puissantes me\nretiennent et je m\u2019assure que vous-m\u00eame ne pourrez les bl\u00e2mer.\nVous avez, il est vrai, le secret de M lle de Volanges, mais permettez-moi\nde le dire, je suis autoris\u00e9 \u00e0 croire que c\u2019est l\u2019effet de la surprise et non de\nla confiance. Je ne pr\u00e9tends pas bl\u00e2mer une d\u00e9marche qu\u2019autorise peut-\u00eatre\nla sollicitude maternelle. Je respecte vos droits, mais ils ne vont pas jusqu\u2019\u00e0\nme dispenser de mes devoirs. Le plus sacr\u00e9 de tous est de ne jamais trahir la\nconfiance qu\u2019on nous accorde. Ce serait y manquer que d\u2019exposer aux yeux\nd\u2019un autre les secrets d\u2019un c\u0153ur qui n\u2019a voulu les d\u00e9voiler qu\u2019aux miens. Si\nmademoiselle votre fille consent \u00e0 vous les confier, qu\u2019elle parle ; ses lettres\nvous sont inutiles. Si elle veut, au contraire, renfermer son secret en elle-\nm\u00eame, vous n\u2019attendez pas sans doute que ce soit moi qui vous en instruise.\nQuant au myst\u00e8re dans lequel vous d\u00e9sirez que cet \u00e9v\u00e8nement reste\nenseveli, soyez tranquille, madame, sur tout ce qui int\u00e9resse M lle de\nVolanges, je peux d\u00e9fier le c\u0153ur m\u00eame d\u2019une m\u00e8re. Pour achever de vous\n\u00f4ter toute inqui\u00e9tude, j\u2019ai tout pr\u00e9vu. Ce d\u00e9p\u00f4t pr\u00e9cieux qui portait jusqu\u2019ici\npour suscription : Papiers \u00e0 briller, porte \u00e0 pr\u00e9sent : Papiers appartenant\n\u00e0 Mlle de Volanges. Ce parti que je prends doit vous prouver aussi que mes\nrefus ne portent pas sur la crainte que vous trouviez dans ces lettres, un seul\nsentiment dont vous ayez personnellement \u00e0 vous plaindre.\nVoil\u00e0, madame, une bien longue lettre. Elle ne le serait pas encore assez\nsi elle vous laissait le moindre doute de l\u2019honn\u00eatet\u00e9 de mes sentiments, du\nregret sinc\u00e8re de vous avoir d\u00e9plu et du plus profond respect avec lequel j\u2019ai\nl\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nDe\u2026, ce 7 septembre 17 **.\nLETTRE LXV\nLe Chevalier Danceny \u00e0 C\u00e9cile Volanges\n(Envoy\u00e9e ouverte \u00e0 la Marquise de\nMerteuil dans la lettre LXVI du Vicomte)\n\u00d4 ma C\u00e9cile, qu\u2019allons-nous devenir ? Quel Dieu nous sauvera des\nmalheurs qui nous menacent ? Que l\u2019amour nous donne au moins le courage\nde les supporter ! Comment vous peindre mon \u00e9tonnement, mon d\u00e9sespoir\n\u00e0 la vue de mes lettres, \u00e0 la lecture du billet de M me de Volanges ? Qui\na pu nous trahir ? Sur qui tombent vos soup\u00e7ons ? Auriez-vous commis\nquelque imprudence ? Que faites-vous \u00e0 pr\u00e9sent ? Que vous a-t-on dit ? Je\nvoudrais tout savoir et j\u2019ignore tout. Peut-\u00eatre vous-m\u00eame n\u2019\u00eates-vous pas\nplus instruite que moi.\n98Je vous envoie le billet de votre maman et la copie de ma r\u00e9ponse.\nJ\u2019esp\u00e8re que vous approuverez ce que je lui dis. J\u2019ai bien besoin que vous\napprouviez aussi les d\u00e9marches que j\u2019ai faites depuis ce fatal \u00e9v\u00e8nement,\nelles ont toutes pour but d\u2019avoir de vos nouvelles, de vous donner des\nmiennes et, que sait-on ? peut-\u00eatre de vous revoir encore et plus librement\nque jamais.\nConcevez-vous, ma C\u00e9cile, quel plaisir de nous retrouver ensemble, de\npouvoir nous jurer de nouveau un amour \u00e9ternel et de voir dans nos yeux, de\nsentir dans nos \u00e2mes que ce serment ne sera pas trompeur ? Quelles peines\nun moment si doux ne ferait-il pas oublier ? Eh bien ! j\u2019ai l\u2019espoir de le voir\nna\u00eetre et je le dois \u00e0 ces m\u00eames d\u00e9marches que je vous supplie d\u2019approuver.\nQue dis-je ? je le dois aux soins consolateurs de l\u2019ami le plus tendre, et mon\nunique demande est que vous permettiez que cet ami soit le v\u00f4tre.\nPeut-\u00eatre ne devais-je pas donner votre confiance sans votre aveu ? Mais\nj\u2019ai pour excuse le malheur et la n\u00e9cessit\u00e9. C\u2019est l\u2019amour qui m\u2019a conduit ;\nc\u2019est lui qui r\u00e9clame votre indulgence, qui vous demande de pardonner\nune confidence n\u00e9cessaire et sans laquelle nous restions peut-\u00eatre \u00e0 jamais\ns\u00e9par\u00e9s. Vous connaissez l\u2019ami dont je vous parle ; il est celui de la femme\nque vous aimez le mieux : c\u2019est le vicomte de Valmont.\nMon projet, en m\u2019adressant \u00e0 lui, \u00e9tait d\u2019abord de le prier d\u2019engager M me\nde Merteuil \u00e0 se charger d\u2019une lettre pour vous. Il n\u2019a pas cru que ce moyen\np\u00fbt r\u00e9ussir ; mais au d\u00e9faut de la ma\u00eetresse, il r\u00e9pond de la femme de chambre\nqui lui a des obligations. Ce sera elle qui remettra cette lettre et vous pourrez\nlui donner votre r\u00e9ponse.\nCe secours ne vous sera gu\u00e8re utile si, comme le croit M. de Valmont,\nvous partez incessamment pour la campagne. Mais alors c\u2019est lui-m\u00eame qui\nveut nous servir. La femme chez qui vous allez est sa parente. Il profitera\nde ce pr\u00e9texte pour s\u2019y rendre dans le m\u00eame temps que vous, et ce sera par\nlui que passera notre correspondance mutuelle. Il assure m\u00eame que, si vous\nvoulez vous laisser conduire, il nous procurera les moyens de nous y voir\nsans risquer de vous compromettre en rien.\n\u00c0 pr\u00e9sent, ma C\u00e9cile, si vous m\u2019aimez, si vous plaignez mon malheur,\nsi, comme je l\u2019esp\u00e8re, vous partagez mes regrets, refuserez-vous votre\nconfiance \u00e0 un homme qui sera notre ange tut\u00e9laire ? Sans lui, je serais\nr\u00e9duit au d\u00e9sespoir de ne pouvoir m\u00eame adoucir les chagrins que je vous\ncause. Ils finiront, je l\u2019esp\u00e8re, mais, ma tendre amie, promettez-moi de\nne pas trop vous y livrer, de ne point vous en laisser abattre. L\u2019id\u00e9e de\nvotre douleur m\u2019est un tourment insupportable. Je donnerais ma vie pour\nvous rendre heureuse ! Vous le savez bien. Puisse la certitude d\u2019\u00eatre ador\u00e9e\nporter quelque consolation dans votre \u00e2me ! La mienne a besoin que vous\nm\u2019assuriez que vous pardonnez \u00e0 l\u2019amour les maux qu\u2019il vous fait souffrir.\n99Adieu, ma C\u00e9cile ; adieu, ma tendre amie.\nDe\u2026, ce 9 septembre 17 **.\nLETTRE LXVI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nVous verrez, ma belle amie, en lisant les deux lettres ci-jointes, si j\u2019ai\nbien rempli votre projet. Quoique toutes deux soient dat\u00e9es d\u2019aujourd\u2019hui,\nelles ont \u00e9t\u00e9 \u00e9crites hier, chez moi et sous mes yeux : celle \u00e0 la petite fille dit\ntout ce que nous voulions. On ne peut que s\u2019humilier devant la profondeur\nde vos vues, si on en juge par le succ\u00e8s de vos d\u00e9marches. Danceny est tout\nde feu ; et s\u00fbrement, \u00e0 la premi\u00e8re occasion, vous n\u2019aurez plus de reproches \u00e0\nlui faire. Si sa belle ing\u00e9nue veut \u00eatre docile, tout sera termin\u00e9 peu de temps\napr\u00e8s son arriv\u00e9e \u00e0 la campagne ; j\u2019ai cent moyens tout pr\u00eats. Gr\u00e2ce \u00e0 vos\nsoins, me voil\u00e0 bien d\u00e9cid\u00e9ment l\u2019ami de Danceny ; il ne lui manque plus\nque d\u2019\u00eatre Prince.\nIl est encore bien jeune, ce Danceny ! Croiriez-vous que je n\u2019ai jamais\npu obtenir de lui qu\u2019il prom\u00eet \u00e0 la m\u00e8re de renoncer \u00e0 son amour ? Comme\ns\u2019il \u00e9tait bien g\u00eanant de promettre quand on est d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 ne pas tenir ! \u00ab Ce\nserait tromper \u00bb, me r\u00e9p\u00e9tait-il sans cesse : ce scrupule n\u2019est-il pas \u00e9difiant,\nsurtout en voulant s\u00e9duire la fille ? Voil\u00e0 bien les hommes ! tous \u00e9galement\nsc\u00e9l\u00e9rats dans leurs projets, ce qu\u2019ils mettent de faiblesse dans l\u2019ex\u00e9cution\nils l\u2019appellent probit\u00e9.\nC\u2019est votre affaire d\u2019emp\u00eacher que M me de Volanges ne s\u2019effarouche\ndes petites \u00e9chapp\u00e9es que notre jeune homme s\u2019est permises dans sa lettre ;\npr\u00e9servez-nous du couvent ; tachez aussi de faire abandonner la demande\ndes lettres de la petite. D\u2019abord il ne les rendra point, il ne le veut pas, et je\nsuis de son avis ; ici, l\u2019amour et la raison sont d\u2019accord. Je les ai lues ces\nlettres, j\u2019en ai d\u00e9vor\u00e9 l\u2019ennui. Elles peuvent devenir utiles. Je m\u2019explique.\nMalgr\u00e9 la prudence que nous y mettrons, il peut arriver un \u00e9clat ; il\nferait manquer le mariage, n\u2019est-il pas vrai, et \u00e9chouer tous nos projets\nGercourt ? Mais comme, pour mon compte, j\u2019ai aussi \u00e0 me venger de la\nm\u00e8re, je me r\u00e9serve en ce cas de d\u00e9shonorer la fille. En choisissant bien dans\ncette correspondance, et n\u2019en produisant qu\u2019une partie, la petite Volanges\npara\u00eetrait avoir fait toutes les premi\u00e8res d\u00e9marches et s\u2019\u00eatre absolument jet\u00e9e\n\u00e0 la t\u00eate. Quelques-unes des lettres pourraient m\u00eame compromettre la m\u00e8re\net l\u2019entacheraient au moins d\u2019une n\u00e9gligence impardonnable. Je sens bien\nque le scrupuleux Danceny se r\u00e9volterait d\u2019abord ; mais comme il serait\n100personnellement attaqu\u00e9, je crois qu\u2019on en viendrait \u00e0 bout. Il y a mille \u00e0\nparier contre un que la chance ne tournera pas ainsi ; mais il faut tout pr\u00e9voir.\nAdieu, ma belle amie ; vous seriez bien aimable de venir souper demain\nchez la mar\u00e9chale de\u2026 : je n\u2019ai pas pu refuser.\nJ\u2019imagine que je n\u2019ai pas besoin de vous recommander le secret, vis-\n\u00e0-vis M me de Volanges, sur mon projet de campagne ; elle aurait bient\u00f4t\ncelui de rester \u00e0 la ville : au lieu qu\u2019une fois arriv\u00e9e, elle ne repartira pas le\nlendemain ; et si elle nous donne seulement huit jours, je r\u00e9ponds de tout.\nDe\u2026, ce 9 septembre 17 **.\nLETTRE LXVII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\nau Vicomte de Valmont\nJe ne voulais plus vous r\u00e9pondre, monsieur, et peut-\u00eatre l\u2019embarras que\nj\u2019\u00e9prouve en ce moment est-il lui-m\u00eame une preuve qu\u2019en effet je ne le\ndevrais pas. Cependant je ne veux vous laisser aucun sujet de plainte contre\nmoi ; je veux vous convaincre que j\u2019ai fait pour vous tout ce que je pouvais\nfaire.\nJe vous ai permis de m\u2019\u00e9crire, dites-vous ? J\u2019en conviens ; mais quand\nvous me rappelez cette permission, croyez-vous que j\u2019oublie \u00e0 quelles\nconditions elle vous fut donn\u00e9e ? Si j\u2019y eusse \u00e9t\u00e9 aussi fid\u00e8le que vous\nl\u2019avez \u00e9t\u00e9 peu, auriez-vous re\u00e7u une seule r\u00e9ponse de moi ? Voil\u00e0 pourtant\nla troisi\u00e8me ; et quand vous faites tout ce qu\u2019il faut pour m\u2019obliger \u00e0 rompre\ncette correspondance, c\u2019est moi qui m\u2019occupe des moyens de l\u2019entretenir. Il\nen est un, mais c\u2019est le seul ; et si vous refusez de le prendre, ce sera, quoique\nvous puissiez dire, me prouver assez combien peu vous y mettez de prix.\nQuittez donc un langage que je ne puis ni ne veux entendre ; renoncez \u00e0 un\nsentiment qui m\u2019offense et m\u2019effraye, et auquel, peut-\u00eatre, vous devriez \u00eatre\nmoins attach\u00e9 en songeant qu\u2019il est l\u2019obstacle qui nous s\u00e9pare. Ce sentiment\nest-il donc le seul que vous puissiez conna\u00eetre et l\u2019amour aura-t-il ce tort\nde plus \u00e0 mes yeux, d\u2019exclure l\u2019amiti\u00e9 ? Vous-m\u00eame auriez-vous celui de\nne pas vouloir pour votre amie celle en qui vous avez d\u00e9sir\u00e9 des sentiments\nplus tendres ? Je ne veux pas le croire : cette id\u00e9e humiliante me r\u00e9volterait,\nm\u2019\u00e9loignerait de vous sans retour.\nEn vous offrant mon amiti\u00e9, monsieur, je vous donne tout ce qui est \u00e0\nmoi, tout ce dont je puis disposer. Que pouvez-vous d\u00e9sirer davantage ? Pour\nme livrer \u00e0 ce sentiment si doux, si bien fait pour mon c\u0153ur, je n\u2019attends\nque votre aveu ; et la parole, que j\u2019exige de vous, que cette amiti\u00e9 suffira \u00e0\n101votre bonheur. J\u2019oublierai tout ce qu\u2019on a pu me dire ; je me reposerai sur\nvous du soin de justifier mon choix.\nVous voyez ma franchise, elle doit vous prouver ma confiance ; il ne\ntiendra qu\u2019\u00e0 vous de l\u2019augmenter encore : mais je vous pr\u00e9viens que le\npremier mot d\u2019amour la d\u00e9truit \u00e0 jamais et me rend toutes mes craintes ; que,\nsurtout, il deviendra pour moi le signal d\u2019un silence \u00e9ternel vis-\u00e0-vis de vous.\nSi, comme vous le dites, vous \u00eates revenu de vos erreurs , n\u2019aimerez-\nvous pas mieux \u00eatre l\u2019objet de l\u2019amiti\u00e9 d\u2019une femme honn\u00eate que celui des\nremords d\u2019une femme coupable ? Adieu, monsieur ; vous sentez qu\u2019apr\u00e8s\navoir parl\u00e9 ainsi je ne puis plus rien dire que vous ne m\u2019ayez r\u00e9pondu.\nDe\u2026, ce 9 septembre 17 **.\nLETTRE LXVIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nComment r\u00e9pondre, madame, \u00e0 votre derni\u00e8re lettre ? Comment oser \u00eatre\nvrai quand ma sinc\u00e9rit\u00e9 peut me perdre aupr\u00e8s de vous ? N\u2019importe, il le\nfaut ; j\u2019en aurai le courage. Je me dis, je me r\u00e9p\u00e8te qu\u2019il vaut mieux vous\nm\u00e9riter que vous obtenir ; et dussiez-vous me refuser toujours un bonheur\nque je d\u00e9sirerai sans cesse, il faut vous prouver au moins que mon c\u0153ur en\nest digne.\nQuel dommage que, comme vous le dites, je sois revenu de mes erreurs !\navec quels transports de joie j\u2019aurais lu cette m\u00eame lettre \u00e0 laquelle je\ntremble de r\u00e9pondre aujourd\u2019hui ! Vous m\u2019y parlez avec franchise, vous me\nt\u00e9moignez de la confiance, vous m\u2019offrez enfin votre amiti\u00e9 : que de biens,\nmadame, et quels regrets de ne pouvoir en profiter ! Pourquoi ne suis-je plus\nle m\u00eame ?\nSi je l\u2019\u00e9tais en effet ; si je n\u2019avais pour vous qu\u2019un go\u00fbt ordinaire, que\nce go\u00fbt l\u00e9ger, enfant de la s\u00e9duction et du plaisir, qu\u2019aujourd\u2019hui pourtant\non nomme amour, je me h\u00e2terais de tirer avantage de tout ce que je pourrais\nobtenir. Peu d\u00e9licat sur les moyens, pourvu qu\u2019ils me procurassent le succ\u00e8s,\nj\u2019encouragerais votre franchise par le besoin de vous deviner ; je d\u00e9sirerais\nvotre confiance dans le dessein de la trahir ; j\u2019accepterais votre amiti\u00e9 dans\nl\u2019espoir de l\u2019\u00e9garer\u2026 Quoi ! madame, ce tableau vous effraye ?\u2026 Eh bien !\nil serait pourtant trac\u00e9 d\u2019apr\u00e8s moi, si je vous disais que je consens \u00e0 n\u2019\u00eatre\nque votre ami\u2026\nOui, moi ! je consentirais \u00e0 partager avec quelqu\u2019un un sentiment \u00e9man\u00e9\nde votre \u00e2me ? Si jamais je vous le dis, ne me croyez plus. De ce moment,\n102je chercherai \u00e0 vous tromper ; je pourrai vous d\u00e9sirer encore, mais, \u00e0 coup\ns\u00fbr, je ne vous aimerai plus.\nCe n\u2019est pas que l\u2019aimable franchise, la douce confiance, la sensible\namiti\u00e9 soient sans prix \u00e0 mes yeux\u2026 Mais l\u2019amour ! l\u2019amour v\u00e9ritable et\ntel que vous l\u2019inspirez en r\u00e9unissant tous ces sentiments, en leur donnant\nplus d\u2019\u00e9nergie, ne saurait se pr\u00eater, comme eux, \u00e0 cette tranquillit\u00e9, \u00e0 cette\nfroideur de l\u2019\u00e2me qui permet des comparaisons, qui souffre m\u00eame des\npr\u00e9f\u00e9rences. Non, madame, je ne serai point votre ami ; je vous aimerai de\nl\u2019amour le plus tendre et m\u00eame le plus ardent, quoique le plus respectueux.\nVous pourrez le d\u00e9sesp\u00e9rer, mais non l\u2019an\u00e9antir.\nDe quel droit pr\u00e9tendez-vous disposer d\u2019un c\u0153ur dont vous refusez\nl\u2019hommage ? Par quel raffinement de cruaut\u00e9 m\u2019enviez-vous jusqu\u2019au\nbonheur de vous aimer ? Celui-l\u00e0 est \u00e0 moi, il est ind\u00e9pendant de vous ; je\nsaurai le d\u00e9fendre. S\u2019il est la source de mes maux, il en est aussi le rem\u00e8de.\nNon, encore une fois, non. Persistez dans vos refus cruels ; mais laissez-\nmoi mon amour. Vous vous plaisez \u00e0 me rendre malheureux ! eh bien, soit ;\nessayez de lasser mon courage, je saurai vous forcer au moins \u00e0 d\u00e9cider\nde mon sort ; et peut-\u00eatre, quelque jour, vous me rendrez plus de justice.\nCe n\u2019est pas que j\u2019esp\u00e8re vous rendre jamais sensible : mais, sans \u00eatre\npersuad\u00e9e, vous serez convaincue, vous vous direz : \u00ab Je l\u2019avais mal jug\u00e9. \u00bb\nDisons mieux, c\u2019est \u00e0 vous que vous faites injustice. Vous conna\u00eetre\nsans vous aimer, vous aimer sans \u00eatre constant, sont tous deux \u00e9galement\nimpossibles ; et malgr\u00e9 la modestie qui vous pare, il doit vous \u00eatre plus facile\nde vous plaindre que de vous \u00e9tonner des sentiments que vous faites na\u00eetre.\nPour moi, dont le seul m\u00e9rite est d\u2019avoir su vous appr\u00e9cier, je ne veux pas\nle perdre ; et loin de consentir \u00e0 vos offres insidieuses, je renouvelle \u00e0 vos\npieds le serment de vous aimer toujours.\nDe\u2026, ce 10 septembre 17 **.\nLETTRE LXIX\nC\u00e9cile Volanges au Chevalier\nDanceny (Billet \u00e9crit au crayon\net recopi\u00e9 par Danceny)\nVous me demandez ce que je fais : je vous aime et je pleure. Ma m\u00e8re ne\nme parle plus ; elle m\u2019a \u00f4t\u00e9 papier, plumes et encre ; je me sers d\u2019un crayon\nqui, par bonheur, m\u2019est rest\u00e9, et je vous \u00e9cris sur un morceau de votre lettre.\nIl faut bien que j\u2019approuve tout ce que vous avez fait ; je vous aime trop pour\nne pas prendre tous les moyens d\u2019avoir de vos nouvelles et de vous donner\n103des miennes. Je n\u2019aimais pas M. de Valmont, et je ne le croyais pas tant\nvotre ami, je t\u00e2cherai de m\u2019accoutumer \u00e0 lui et je l\u2019aimerai \u00e0 cause de vous.\nJe ne sais pas qui nous a trahis ; ce ne peut \u00eatre que ma femme de chambre\nou mon confesseur. Je suis bien malheureuse. Nous partons demain pour la\ncampagne ; j\u2019ignore pour combien de temps. Mon Dieu ! ne plus vous voir !\nJe n\u2019ai plus de place. Adieu ; t\u00e2chez de me lire. Ces mots trac\u00e9s au crayon\ns\u2019effaceront peut-\u00eatre, mais jamais les sentiments grav\u00e9s dans mon c\u0153ur.\nDe\u2026, ce 10 septembre 17 **.\nLETTRE LXX\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nJ\u2019ai un avis important \u00e0 vous donner, ma ch\u00e8re amie. Je soupai hier,\ncomme vous savez, chez la mar\u00e9chale de *** ; on y parla de vous, et j\u2019en\ndis non pas tout le bien que j\u2019en pense, mais tout celui que je n\u2019en pense\npas. Tout le monde paraissait \u00eatre de mon avis et la conversation languissait,\ncomme il arrive toujours quand on ne dit que du bien de son prochain,\nlorsqu\u2019il s\u2019\u00e9leva un contradicteur : c\u2019\u00e9tait Pr\u00e9van.\n\u00ab \u00c0 Dieu ne plaise, dit-il en se levant, que je doute de la sagesse de M me\nde Merteuil ! Mais j\u2019oserais croire qu\u2019elle la doit plus \u00e0 sa l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 qu\u2019\u00e0\nses principes. Il est peut-\u00eatre plus difficile de la suivre que de lui plaire ; et\ncomme on ne manque gu\u00e8re en courant apr\u00e8s une femme d\u2019en rencontrer\nd\u2019autres sur son chemin, comme, \u00e0 tout prendre, ces autres-l\u00e0 peuvent valoir\nautant et plus qu\u2019elle ; les uns sont distraits par un go\u00fbt nouveau, les autres\ns\u2019arr\u00eatent de lassitude ; et c\u2019est peut-\u00eatre la femme de Paris qui a eu le moins\n\u00e0 se d\u00e9fendre. Pour moi, ajouta-t-il (encourag\u00e9 par le sourire de quelques\nfemmes), je ne croirai \u00e0 la vertu de M me de Merteuil qu\u2019apr\u00e8s avoir crev\u00e9\nsix chevaux \u00e0 lui faire ma cour. \u00bb\nCette mauvaise plaisanterie r\u00e9ussit comme toutes celles qui tiennent \u00e0 la\nm\u00e9disance ; et pendant le rire qu\u2019elle excitait, Pr\u00e9van reprit sa place, et la\nconversation g\u00e9n\u00e9rale changea. Mais les deux comtesses de B ***, aupr\u00e8s\nde qui \u00e9tait notre incr\u00e9dule, en firent avec lui leur conversation particuli\u00e8re,\nqu\u2019heureusement je me trouvais \u00e0 port\u00e9e d\u2019entendre.\nLe d\u00e9fi de vous rendre sensible a \u00e9t\u00e9 accept\u00e9 ; la parole de tout dire a \u00e9t\u00e9\ndonn\u00e9e et de toutes celles qui se donneraient dans cette aventure, ce serait\ns\u00fbrement la plus religieusement gard\u00e9e. Mais vous voil\u00e0 bien avertie et vous\nsavez le proverbe.\nIl me reste \u00e0 vous dire que ce Pr\u00e9van, que vous ne connaissez pas, est\ninfiniment aimable et encore plus adroit. Que si quelquefois vous m\u2019avez\n104entendu dire le contraire, c\u2019est seulement que je ne l\u2019aime pas, que je me\nplais \u00e0 contrarier ses succ\u00e8s, et que je n\u2019ignore pas de quel poids est mon\nsuffrage aupr\u00e8s d\u2019une trentaine de nos femmes les plus \u00e0 la mode.\nEn effet, je l\u2019ai emp\u00each\u00e9 longtemps, par ce moyen, de para\u00eetre sur ce\nque nous appelons le grand th\u00e9\u00e2tre ; et il faisait des prodiges, sans en avoir\nplus de r\u00e9putation. Mais l\u2019\u00e9clat de sa triple aventure, en fixant les yeux\nsur lui, lui a donn\u00e9 cette confiance qui lui manquait jusque-l\u00e0 et l\u2019a rendu\nvraiment redoutable. C\u2019est enfin aujourd\u2019hui le seul homme, peut-\u00eatre, que\nje craindrais de rencontrer sur mon chemin ; et votre int\u00e9r\u00eat \u00e0 part, vous me\nrendrez un vrai service de lui donner quelque ridicule chemin faisant. Je le\nlaisse, en bonnes mains, et j\u2019ai l\u2019espoir qu\u2019\u00e0 mon retour, ce sera un homme\nnoy\u00e9.\nJe vous promets en revanche de mener \u00e0 bien l\u2019aventure de votre pupille,\net de m\u2019occuper d\u2019elle autant que de ma belle prude.\nCelle-ci vient de m\u2019envoyer un projet de capitulation. Toute sa lettre\nannonce le d\u00e9sir d\u2019\u00eatre tromp\u00e9e. Il est impossible d\u2019en offrir un moyen plus\ncommode et aussi plus us\u00e9. Elle veut que je sois son ami. Mais moi qui aime\nles m\u00e9thodes nouvelles et difficiles, je ne pr\u00e9tends pas l\u2019en tenir quitte \u00e0 si\nbon march\u00e9, et assur\u00e9ment je n\u2019aurai pas pris tant de peine aupr\u00e8s d\u2019elle\npour terminer par une s\u00e9duction ordinaire.\nMon projet, au contraire, est qu\u2019elle sente, qu\u2019elle sente bien la valeur et\nl\u2019\u00e9tendue de chacun des sacrifices qu\u2019elle me fera ; de ne pas la conduire\nsi vite que le remords ne puisse la suivre ; de faire expirer sa vertu dans\nune lente agonie ; de la fixer sans cesse sur ce d\u00e9solant spectacle, et de ne\nlui accorder le bonheur de m\u2019avoir dans ses bras qu\u2019apr\u00e8s l\u2019avoir forc\u00e9e \u00e0\nn\u2019en plus dissimuler le d\u00e9sir. Au fait, je vaux bien peu si je ne vaux pas la\npeine d\u2019\u00eatre demand\u00e9. Et puis-je me venger moins d\u2019une femme hautaine,\nqui semble rougir d\u2019avouer qu\u2019elle adore ?\nJ\u2019ai donc refus\u00e9 la pr\u00e9cieuse amiti\u00e9 et m\u2019en suis tenu \u00e0 mon titre d\u2019amant.\nComme je ne dissimule point que ce titre, qui ne para\u00eet d\u2019abord qu\u2019une\ndispute de mots, est pourtant d\u2019une importance r\u00e9elle \u00e0 obtenir, j\u2019ai mis\nbeaucoup de soin \u00e0 ma lettre, et j\u2019ai t\u00e2ch\u00e9 d\u2019y r\u00e9pandre ce d\u00e9sordre qui peut\nseul peindre le sentiment. J\u2019ai enfin d\u00e9raisonn\u00e9 le plus qu\u2019il m\u2019a \u00e9t\u00e9 possible,\ncar sans d\u00e9raisonnement, point de tendresse ; et c\u2019est, je crois, par cette\nraison que les femmes nous sont si sup\u00e9rieures dans les lettres d\u2019amour.\nJ\u2019ai fini la mienne par une cajolerie, et c\u2019est encore une suite de mes\nprofondes observations. Apr\u00e8s que le c\u0153ur d\u2019une femme a \u00e9t\u00e9 exerc\u00e9\nquelque temps, il a besoin de repos ; et j\u2019ai remarqu\u00e9 qu\u2019une cajolerie \u00e9tait,\npour toutes, l\u2019oreiller le plus doux \u00e0 leur offrir.\nAdieu, ma belle amie. Je pars demain. Si vous avez des ordres \u00e0 me\ndonner pour la comtesse de ***, je m\u2019arr\u00eaterai chez elle au moins pour\n105d\u00eener. Je suis f\u00e2ch\u00e9 de partir sans vous voir. Faites-moi passer vos sublimes\ninstructions, et aidez-moi de vos sages conseils dans ce moment d\u00e9cisif.\nSurtout, d\u00e9fendez-vous de Pr\u00e9van, et puiss\u00e9-je un jour vous d\u00e9dommager\nde ce sacrifice ! Adieu.\nDe\u2026, ce 11 septembre 17 **.\nLETTRE LXXI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nMon \u00e9tourdi de chasseur n\u2019a-t-il pas laiss\u00e9 mon portefeuille \u00e0 Paris ! Les\nlettres de ma belle, celles de Danceny pour la petite Volanges, tout est rest\u00e9,\net j\u2019ai besoin de tout. Il va partir pour r\u00e9parer sa sottise ; et tandis qu\u2019il selle\nson cheval, je vous raconterai mon histoire de cette nuit, car je vous prie de\ncroire que je ne perds pas mon temps.\nL\u2019aventure, par elle-m\u00eame, est bien peu de chose ; ce n\u2019est qu\u2019un\nr\u00e9chauff\u00e9 avec la vicomtesse de M\u2026 Mais elle m\u2019a int\u00e9ress\u00e9 par les d\u00e9tails.\nJe suis bien aise d\u2019ailleurs de vous faire voir que si j\u2019ai le talent de perdre\nles femmes, je n\u2019ai pas moins, quand je veux, celui de les sauver. Le parti\nle plus difficile ou le plus gai est toujours celui que je prends, et je ne me\nreproche pas une bonne action, pourvu qu\u2019elle m\u2019exerce ou m\u2019amuse.\nJ\u2019ai donc trouv\u00e9 la vicomtesse ici, et comme elle joignait ses instances\naux pers\u00e9cutions qu\u2019on me faisait pour passer la nuit au ch\u00e2teau : \u00ab Eh bien !\nj\u2019y consens, lui dis-je, \u00e0 condition que je la passerai avec vous \u00bb. \u2013 \u00ab Cela\nm\u2019est impossible, me r\u00e9pondit-elle, Vressac est ici. \u00bb Jusque-l\u00e0, je n\u2019avais\ncru que lui dire une honn\u00eatet\u00e9, mais ce mot d\u2019impossible me r\u00e9volta comme\nde coutume. Je me sentis humili\u00e9 d\u2019\u00eatre sacrifi\u00e9 \u00e0 Vressac, et je r\u00e9solus de\nne le pas souffrir : j\u2019insistai donc.\nLes circonstances ne m\u2019\u00e9taient pas favorables. Ce Vressac a eu la\ngaucherie de donner de l\u2019ombrage au vicomte, en sorte que la vicomtesse ne\npeut plus le recevoir chez elle, et ce voyage chez la bonne comtesse avait \u00e9t\u00e9\nconcert\u00e9 entre eux, pour t\u00e2cher d\u2019y d\u00e9rober quelques nuits. Le vicomte avait\nm\u00eame d\u2019abord montr\u00e9 de l\u2019humeur d\u2019y rencontrer Vressac ; mais comme\nil est encore plus chasseur que jaloux, il n\u2019en est pas moins rest\u00e9, et la\ncomtesse, toujours telle que vous la connaissez, apr\u00e8s avoir log\u00e9 la femme\ndans le grand corridor, a mis le mari d\u2019un c\u00f4t\u00e9 et l\u2019amant de l\u2019autre et les\na laiss\u00e9s s\u2019arranger entre eux. Le mauvais destin de tous deux a voulu que\nje fusse log\u00e9 vis-\u00e0-vis.\nCe jour-l\u00e0 m\u00eame, c\u2019est-\u00e0-dire hier, Vressac, qui, comme vous pouvez\ncroire, cajole le vicomte, chassait avec lui, malgr\u00e9 son peu de go\u00fbt pour la\n106chasse, et comptait bien se consoler la nuit entre les bras de la femme, de\nl\u2019ennui que le mari lui causait tout le jour ; mais moi je jugeai qu\u2019il aurait\nbesoin de repos, et je m\u2019occupai des moyens de d\u00e9cider sa ma\u00eetresse \u00e0 lui\nlaisser le temps d\u2019en prendre.\nJe r\u00e9ussis et j\u2019obtins qu\u2019elle lui ferait une querelle de cette m\u00eame partie\nde chasse, \u00e0 laquelle, bien \u00e9videmment, il n\u2019avait consenti que pour elle. On\nne pouvait prendre un plus mauvais pr\u00e9texte, mais nulle femme n\u2019a mieux\nque la vicomtesse ce talent commun \u00e0 toutes, de mettre l\u2019humeur \u00e0 la place\nde la raison et de n\u2019\u00eatre jamais si difficile \u00e0 apaiser que quand elle a tort. Le\nmoment, d\u2019ailleurs, n\u2019\u00e9tait pas commode pour les explications, et ne voulant\nqu\u2019une nuit, je consentais qu\u2019ils se raccommodassent le lendemain.\nVressac fut donc boud\u00e9 \u00e0 son retour. Il voulut en demander la cause, on le\nquerella. Il essaya de se justifier ; le mari qui \u00e9tait pr\u00e9sent, servit de pr\u00e9texte\npour rompre la conversation ; il tenta enfin de profiter d\u2019un moment o\u00f9 le\nmari \u00e9tait absent pour demander qu\u2019on voul\u00fbt bien l\u2019entendre le soir ; ce\nfut alors que la vicomtesse devint sublime. Elle s\u2019indigna contre l\u2019audace\ndes hommes qui, parce qu\u2019ils ont \u00e9prouv\u00e9 les bont\u00e9s d\u2019une femme, croient\navoir le droit d\u2019en abuser encore, m\u00eame alors qu\u2019elle a \u00e0 se plaindre d\u2019eux ;\net ayant chang\u00e9 de th\u00e8se par cette adresse, elle parla si bien d\u00e9licatesse et\nsentiment que Vressac resta muet et confus, et que moi-m\u00eame je fus tent\u00e9\nde croire qu\u2019elle avait raison, car vous saurez que, comme ami de tous deux,\nj\u2019\u00e9tais en tiers dans cette conversation.\nEnfin, elle d\u00e9clara positivement qu\u2019elle n\u2019ajouterait pas les fatigues de\nl\u2019amour \u00e0 celles de la chasse, et qu\u2019elle se reprocherait de troubler d\u2019aussi\ndoux plaisirs. Le mari rentra. Le d\u00e9sol\u00e9 Vressac, qui n\u2019avait plus la libert\u00e9\nde r\u00e9pondre, s\u2019adressa \u00e0 moi, et apr\u00e8s m\u2019avoir fort longuement cont\u00e9 ses\nraisons, que je savais aussi bien que lui, il me pria de parler \u00e0 la vicomtesse,\net je le lui promis. Je lui parlai en effet ; mais ce fut pour la remercier et\nconvenir avec elle de l\u2019heure et des moyens de notre rendez-vous.\nElle me dit que, log\u00e9e entre son mari et son amant, elle avait trouv\u00e9 plus\nprudent d\u2019aller chez Vressac que de le recevoir dans son appartement, et\nque, puisque je logeais vis-\u00e0-vis d\u2019elle, elle croyait plus s\u00fbr aussi de venir\nchez moi ; qu\u2019elle s\u2019y rendrait aussit\u00f4t que sa femme de chambre l\u2019aurait\nlaiss\u00e9e seule, que je n\u2019avais qu\u2019\u00e0 tenir ma porte entrouverte et l\u2019attendre.\nTout s\u2019ex\u00e9cuta comme nous en \u00e9tions convenus, et elle arriva chez moi\nvers une heure du matin.\nDans le simple appareil\nD\u2019une beaut\u00e9 qu\u2019on vient d\u2019arracher au sommeil.\nComme je n\u2019ai point de vanit\u00e9, je ne m\u2019arr\u00eate pas aux d\u00e9tails de la nuit,\nmais vous me connaissez, et j\u2019ai \u00e9t\u00e9 content de moi.\n107Au point du jour, il a fallu se s\u00e9parer. C\u2019est ici que l\u2019int\u00e9r\u00eat commence.\nL\u2019\u00e9tourdie avait cru laisser sa porte entrouverte, nous la trouv\u00e2mes ferm\u00e9e,\net la clef \u00e9tait rest\u00e9e en dedans ; vous n\u2019avez pas l\u2019id\u00e9e de l\u2019expression\nde d\u00e9sespoir avec laquelle la vicomtesse me dit aussit\u00f4t : \u00ab Ah ! je suis\nperdue ! \u00bb Il faut convenir qu\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 plaisant de la laisser dans cette\nsituation ; mais pouvais-je souffrir qu\u2019une femme f\u00fbt perdue pour moi,\nsans l\u2019\u00eatre par moi ? Et devais-je, comme le commun des hommes, me\nlaisser ma\u00eetriser par les circonstances ? Il fallait donc trouver un moyen.\nQu\u2019eussiez-vous fait, ma belle amie ? Voici ma conduite, et elle a r\u00e9ussi.\nJ\u2019eus bient\u00f4t reconnu que la porte en question pouvait s\u2019enfoncer, en se\npermettant de faire beaucoup de bruit. J\u2019obtins donc de la vicomtesse, non\nsans peine, qu\u2019elle jetterait des cris per\u00e7ants et d\u2019effroi, comme Au voleur !\n\u00c0 l\u2019assassin ! etc., etc. Et nous conv\u00eenmes qu\u2019au premier cri j\u2019enfoncerais\nla porte et qu\u2019elle courrait \u00e0 son lit. Vous ne sauriez croire combien il fallut\nde temps pour la d\u00e9cider m\u00eame apr\u00e8s qu\u2019elle eut consenti. Il fallut pourtant\nfinir par l\u00e0, et au premier coup de pied, la porte c\u00e9da.\nLa vicomtesse fit bien de ne pas perdre de temps, car au m\u00eame instant, le\nvicomte et Vressac furent dans le corridor, et la femme de chambre accourut\naussi \u00e0 la chambre de sa ma\u00eetresse.\nJ\u2019\u00e9tais seul de sang-froid, et j\u2019en profitai pour aller \u00e9teindre une veilleuse\nqui br\u00fblait encore et la renverser par terre, car vous jugez combien il e\u00fbt\n\u00e9t\u00e9 ridicule de feindre cette terreur panique en ayant de la lumi\u00e8re dans sa\nchambre. Je querellai ensuite le mari et l\u2019amant sur leur sommeil l\u00e9thargique,\nen les assurant que les cris auxquels j\u2019\u00e9tais accouru, et mes efforts pour\nenfoncer la porte avaient dur\u00e9 au moins cinq minutes.\nLa vicomtesse qui avait retrouv\u00e9 son courage dans son lit, me seconda\nassez bien et jura ses grands dieux qu\u2019il y avait un voleur dans son\nappartement ; elle protesta avec plus de sinc\u00e9rit\u00e9 que de la vie elle n\u2019avait\neu tant peur. Nous cherchions partout et nous ne trouvions rien, lorsque je\nfis apercevoir la veilleuse renvers\u00e9e et conclus que, sans doute, un rat avait\ncaus\u00e9 le dommage et la frayeur ; mon avis passa tout d\u2019une voix, et apr\u00e8s\nquelques plaisanteries rebattues sur les rats, le vicomte s\u2019en alla le premier\nregagner sa chambre et son lit, en priant sa femme d\u2019avoir \u00e0 l\u2019avenir des rats\nplus tranquilles.\nVressac, rest\u00e9 seul avec nous, s\u2019approcha de la vicomtesse pour lui dire\ntendrement que c\u2019\u00e9tait une vengeance de l\u2019amour ; \u00e0 quoi elle r\u00e9pondit en\nme regardant : \u00ab Il \u00e9tait donc bien en col\u00e8re, car il s\u2019est beaucoup veng\u00e9 ;\nmais, ajouta-t-elle, je suis rendue de fatigue, et je veux dormir. \u00bb\nJ\u2019\u00e9tais dans un moment de bont\u00e9 ; en cons\u00e9quence, avant de nous s\u00e9parer,\nje plaidai la cause de Vressac et j\u2019amenai le raccommodement. Les deux\namants s\u2019embrass\u00e8rent, et je fus, \u00e0 mon tour, embrass\u00e9 par tous les deux. Je\n108ne me souciais plus des baisers de la vicomtesse, mais j\u2019avoue que celui de\nVressac me fit plaisir. Nous sort\u00eemes ensemble, et apr\u00e8s avoir re\u00e7u ses longs\nremerciements, nous all\u00e2mes chacun nous remettre au lit.\nSi vous trouvez cette histoire plaisante, je ne vous en demande pas le\nsecret. \u00c0 pr\u00e9sent que je m\u2019en suis amus\u00e9, il est juste que le public ait son tour.\nPour le moment, je ne parle que de l\u2019histoire, peut-\u00eatre bient\u00f4t en dirons-\nnous autant de l\u2019h\u00e9ro\u00efne ?\nAdieu, il y a une heure que mon chasseur attend ; je ne prends plus le\nmoment de vous embrasser et de vous recommander surtout de vous garder\nde Pr\u00e9van.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 15 septembre 17 **.\nLETTRE LXXII\nLe Chevalier Danceny \u00e0 C\u00e9cile\nVolanges (Remise seulement le 14)\n\u00d4 ma C\u00e9cile ! que j\u2019envie le sort de Valmont ! Demain il vous verra.\nC\u2019est lui qui vous remettra cette lettre ; et moi, languissant loin de vous, je\ntra\u00eenerai ma p\u00e9nible existence entre les regrets et le malheur. Mon amie, ma\ntendre amie, plaignez-moi de mes maux ; surtout plaignez-moi des v\u00f4tres ;\nc\u2019est contre eux que le courage m\u2019abandonne.\nQu\u2019il m\u2019est affreux de causer votre malheur ! Sans moi, vous seriez\nheureuse et tranquille. Me pardonnez-vous ? Dites, ah ! dites que vous me\npardonnez ; dites-moi aussi que vous m\u2019aimez, que vous m\u2019aimez toujours.\nJ\u2019ai besoin que vous me le r\u00e9p\u00e9tiez. Ce n\u2019est pas que j\u2019en doute, mais il me\nsemble que plus on en est s\u00fbr et plus il est doux de se l\u2019entendre dire. Vous\nm\u2019aimez, n\u2019est-ce pas ? Oui, vous m\u2019aimez de toute votre \u00e2me. Je n\u2019oublie\npas que c\u2019est la derni\u00e8re parole que je vous ai entendue prononcer. Comme\nje l\u2019ai recueillie dans mon c\u0153ur ! Comme elle s\u2019y est profond\u00e9ment grav\u00e9e !\nEt avec quels transports le mien y a r\u00e9pondu !\nH\u00e9las ! dans ce moment de bonheur, j\u2019\u00e9tais loin de pr\u00e9voir le sort affreux\nqui nous attendait. Occupons-nous, ma C\u00e9cile, des moyens de l\u2019adoucir. Si\nj\u2019en crois mon ami, il suffira, pour y parvenir, que vous preniez en lui une\nconfiance qu\u2019il m\u00e9rite.\nJ\u2019ai \u00e9t\u00e9 pein\u00e9, je l\u2019avoue, de l\u2019id\u00e9e d\u00e9savantageuse que vous paraissez\navoir de lui. J\u2019y ai reconnu les pr\u00e9ventions de votre maman : c\u2019\u00e9tait pour m\u2019y\nsoumettre que j\u2019avais n\u00e9glig\u00e9, depuis quelque temps, cet homme vraiment\naimable, qui aujourd\u2019hui fait tout pour moi, qui enfin travaille \u00e0 nous r\u00e9unir,\nlorsque votre maman nous a s\u00e9par\u00e9s. Je vous en conjure, ma ch\u00e8re amie,\nvoyez-le d\u2019un \u0153il plus favorable. Songez qu\u2019il est mon ami, qu\u2019il veut \u00eatre\n109le v\u00f4tre, qu\u2019il peut me rendre le bonheur de vous voir. Si ces raisons ne vous\nram\u00e8nent pas, ma C\u00e9cile, vous ne m\u2019aimez pas autant que je vous aime,\nvous ne m\u2019aimez plus autant que vous m\u2019aimiez. Ah ! si jamais vous deviez\nm\u2019aimer moins\u2026 Mais non, le c\u0153ur de ma C\u00e9cile est \u00e0 moi, il y est pour la\nvie, et si j\u2019ai \u00e0 craindre les peines d\u2019un amour malheureux, sa constance au\nmoins me sauvera les tourments d\u2019un amour trahi.\nAdieu, ma charmante amie ; n\u2019oubliez pas que je souffre et qu\u2019il ne tient\nqu\u2019\u00e0 vous de me rendre heureux, parfaitement heureux. \u00c9coutez le v\u0153u de\nmon c\u0153ur et recevez les plus tendres baisers de l\u2019amour.\nParis, ce 11 septembre 17 **.\nLETTRE LXXIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0 C\u00e9cile\nVolanges (Jointe \u00e0 la pr\u00e9c\u00e9dente)\nL\u2019ami qui vous sert a su que vous n\u2019aviez rien de ce qu\u2019il vous fallait\npour \u00e9crire, et il y a d\u00e9j\u00e0 pourvu. Vous trouverez dans l\u2019antichambre de\nl\u2019appartement que vous occupez, sous la grande armoire, \u00e0 main gauche,\nune provision de papier, de plumes et d\u2019encre, qu\u2019il renouvellera quand vous\nvoudrez et qu\u2019il lui semble que vous pouvez laisser \u00e0 cette m\u00eame place, si\nvous n\u2019en trouvez pas de plus s\u00fbre.\nIl vous demande de ne pas vous offenser, s\u2019il a l\u2019air de ne faire aucune\nattention \u00e0 vous dans le cercle et de ne vous y regarder que comme une\nenfant. Cette conduite lui para\u00eet n\u00e9cessaire pour inspirer la s\u00e9curit\u00e9 dont il\na besoin et pouvoir travailler plus efficacement au bonheur de son ami et\nau v\u00f4tre. Il t\u00e2chera de faire na\u00eetre les occasions de vous parler quand il aura\nquelque chose \u00e0 vous apprendre ou \u00e0 vous remettre, et il esp\u00e8re y parvenir\nsi vous mettez du z\u00e8le \u00e0 le seconder.\nIl vous conseille aussi de lui rendre \u00e0 mesure les lettres que vous aurez\nre\u00e7ues, afin de risquer moins de vous compromettre.\nIl finit par vous assurer que si vous voulez lui donner votre confiance, il\nmettra tous ses soins \u00e0 adoucir la pers\u00e9cution qu\u2019une m\u00e8re trop cruelle fait\n\u00e9prouver \u00e0 deux personnes, dont l\u2019une est d\u00e9j\u00e0 son meilleur ami et l\u2019autre\nlui para\u00eet m\u00e9riter l\u2019int\u00e9r\u00eat le plus tendre.\nAu ch\u00e2teau de\u2026, ce 14 septembre 17 **.\n110LETTRE LXXIV\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nEh ! depuis quand, mon ami, vous effrayez-vous si facilement ? Ce\nPr\u00e9van est donc bien redoutable ? Mais voyez combien je suis simple et\nmodeste ! Je l\u2019ai rencontr\u00e9 souvent, ce superbe vainqueur ; \u00e0 peine l\u2019avais-je\nregard\u00e9 ! Il ne fallait pas moins que votre lettre pour m\u2019y faire faire attention.\nJ\u2019ai r\u00e9par\u00e9 mon injustice hier. Il \u00e9tait \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, presque vis-\u00e0-vis de moi,\net je m\u2019en suis occup\u00e9e. Il est joli au moins, mais tr\u00e8s joli ; des traits fins et\nd\u00e9licats ! il doit gagner \u00e0 \u00eatre vu de pr\u00e8s. Et vous dites qu\u2019il veut m\u2019avoir !\nAssur\u00e9ment il me fera honneur et plaisir. S\u00e9rieusement, j\u2019en ai fantaisie, et\nje vous confie ici que j\u2019ai fait les premi\u00e8res d\u00e9marches. Je ne sais pas si elles\nr\u00e9ussiront. Voil\u00e0 le fait.\nIl \u00e9tait \u00e0 deux pas de moi, \u00e0 la sortie de l\u2019Op\u00e9ra, et j\u2019ai donn\u00e9 tr\u00e8s haut\nrendez-vous \u00e0 la marquise de\u2026 pour souper le vendredi chez la mar\u00e9chale.\nC\u2019est, je crois, la seule maison o\u00f9 je peux le rencontrer. Je ne doute pas qu\u2019il\nne m\u2019ait entendu\u2026 Si l\u2019ingrat allait n\u2019y pas venir ? Mais, dites-moi donc,\ncroyez-vous qu\u2019il y vienne ? Savez-vous que s\u2019il n\u2019y vient pas, j\u2019aurai de\nl\u2019humeur toute la soir\u00e9e ? Vous voyez qu\u2019il ne trouvera pas tant de difficult\u00e9\n\u00e0 me suivre ; et ce qui vous \u00e9tonnera davantage, c\u2019est qu\u2019il en trouvera moins\nencore \u00e0 me plaire. Il veut, dit-il, crever six chevaux \u00e0 me faire sa cour ! Oh !\nje sauverai la vie \u00e0 ces chevaux-l\u00e0. Je n\u2019aurai jamais la patience d\u2019attendre\nsi longtemps. Vous savez qu\u2019il n\u2019est pas dans mes principes de faire languir\nquand une fois je suis d\u00e9cid\u00e9e, et je le suis pour lui.\nOh ! \u00e7\u00e0, convenez qu\u2019il y a plaisir \u00e0 me parler raison ? Votre avis\nimportant n\u2019a-t-il pas un grand succ\u00e8s ? Mais que voulez-vous ? je v\u00e9g\u00e8te\ndepuis si longtemps ! Il y a plus de six semaines que je ne me suis pas permis\nune ga\u00eet\u00e9. Celle-l\u00e0 se pr\u00e9sente : puis-je me la refuser ? le sujet n\u2019en vaut-il\npas la peine ? en est-il de plus agr\u00e9able, dans quelque sens que vous preniez\nce mot ?\nVous-m\u00eame vous \u00eates forc\u00e9 de lui rendre justice ; vous faites plus que le\nlouer, vous en \u00eates jaloux. Eh bien ! je m\u2019\u00e9tablis juge entre vous deux ; mais\nd\u2019abord il faut s\u2019instruire, et c\u2019est ce que je veux faire. Je serai juge int\u00e8gre\net vous serez pes\u00e9s tous deux dans la m\u00eame balance. Pour vous, j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 vos\nm\u00e9moires, et votre affaire est parfaitement instruite. N\u2019est-il pas juste que\nje m\u2019occupe \u00e0 pr\u00e9sent de votre adversaire ? Allons, ex\u00e9cutez-vous de bonne\ngr\u00e2ce et, pour commencer, apprenez-moi, je vous prie, quelle est cette triple\naventure dont il est le h\u00e9ros. Vous m\u2019en parlez comme si je ne connaissais\nautre chose, et je n\u2019en sais pas le premier mot. Apparemment, elle se sera\n111pass\u00e9e pendant mon voyage \u00e0 Gen\u00e8ve, et votre jalousie vous aura emp\u00each\u00e9\nde me l\u2019\u00e9crire. R\u00e9parez cette faute au plus t\u00f4t ; songez que rien de ce qui\nl\u2019int\u00e9resse ne m\u2019est \u00e9tranger. Il me semble bien qu\u2019on en parlait encore \u00e0\nmon retour, mais j\u2019\u00e9tais occup\u00e9e d\u2019autre chose et j\u2019\u00e9coute rarement, en ce\ngenre, tout ce qui n\u2019est pas du jour ou de la veille.\nQuand ce que je vous demande vous contrarierait un peu, n\u2019est-ce pas le\nmoindre prix que vous deviez aux soins que je me suis donn\u00e9s pour vous ?\nNe sont-ce pas eux qui vous ont rapproch\u00e9 de votre pr\u00e9sidente quand vos\nsottises vous en avaient \u00e9loign\u00e9 ? N\u2019est-ce pas encore moi qui ai remis entre\nvos mains de quoi vous venger du z\u00e8le amer de M me de Volanges ? Vous\nvous \u00eates plaint si souvent du temps que vous perdiez \u00e0 aller chercher vos\naventures ! \u00c0 pr\u00e9sent, vous les avez sous la main. L\u2019amour, la haine, vous\nn\u2019avez qu\u2019\u00e0 choisir, tout couche sous le m\u00eame toit ; et vous pouvez, doublant\nvotre existence, caresser d\u2019une main et frapper de l\u2019autre.\nC\u2019est m\u00eame encore \u00e0 moi que vous devez l\u2019aventure de la vicomtesse.\nJ\u2019en suis assez contente, mais, comme vous dites, il faut qu\u2019on en parle ;\ncar si l\u2019occasion a pu vous engager, comme je le con\u00e7ois, \u00e0 pr\u00e9f\u00e9rer pour le\nmoment le myst\u00e8re \u00e0 l\u2019\u00e9clat, il faut convenir pourtant que cette femme ne\nm\u00e9ritait pas un proc\u00e9d\u00e9 si honn\u00eate.\nJ\u2019ai d\u2019ailleurs \u00e0 m\u2019en plaindre. Le chevalier de Belleroche la trouve plus\njolie que je ne voudrais et, par beaucoup de raisons, je serai bien aise d\u2019avoir\nun pr\u00e9texte pour rompre avec elle : or il n\u2019en est pas de plus commode que\nd\u2019avoir \u00e0 dire : \u00ab On ne peut plus voir cette femme-l\u00e0. \u00bb\nAdieu, vicomte ; songez que, plac\u00e9 o\u00f9 vous \u00eates, le temps est pr\u00e9cieux :\nje vais employer le mien \u00e0 m\u2019occuper du bonheur de Pr\u00e9van.\nParis, ce 15 septembre 17 **.\nLETTRE LXXV\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 Sophie Carnay\nNota. \u2013 Dans cette lettre, C\u00e9cile Volanges rend compte avec le plus grand\nd\u00e9tail de tout ce qui est relatif \u00e0 elle dans les \u00e9v\u00e8nements que le lecteur a\nvus lettres LXI et suivantes. On a cru devoir supprimer cette r\u00e9p\u00e9tition. Elle\nparle enfin du vicomte de Valmont et elle s\u2019exprime ainsi :\n\u2026 Je t\u2019assure que c\u2019est un homme bien extraordinaire. Maman en dit\nbeaucoup de mal, mais le chevalier Danceny en dit beaucoup de bien, et\nje crois que c\u2019est lui qui a raison. Je n\u2019ai jamais vu d\u2019homme aussi adroit.\nQuand il m\u2019a rendu la lettre de Danceny, c\u2019\u00e9tait au milieu de tout le monde,\net personne n\u2019en a rien vu ; il est vrai que j\u2019ai eu bien peur, parce que je\nn\u2019\u00e9tais pr\u00e9venue de rien, mais \u00e0 pr\u00e9sent je m\u2019y attendrai. J\u2019ai d\u00e9j\u00e0 fort bien\n112compris comment il voulait que je fisse pour lui remettre ma r\u00e9ponse. Il est\nbien facile de s\u2019entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu\u2019il veut.\nJe ne sais pas comment il fait ; il me disait, dans le billet dont je t\u2019ai parl\u00e9,\nqu\u2019il n\u2019aurait pas l\u2019air de s\u2019occuper de moi devant maman : en effet, on dirait\ntoujours qu\u2019il n\u2019y songe pas ; et pourtant, toutes les fois que je cherche ses\nyeux, je suis s\u00fbre de les rencontrer tout de suite.\nIl y a ici une bonne amie de maman, que je ne connaissais pas, qui a aussi\nl\u2019air de ne gu\u00e8re aimer M. de Valmont, quoiqu\u2019il ait bien des attentions pour\nelle. J\u2019ai peur qu\u2019il ne s\u2019ennuie bient\u00f4t de la vie qu\u2019on m\u00e8ne ici et qu\u2019il ne\ns\u2019en retourne \u00e0 Paris : cela serait bien f\u00e2cheux. Il faut qu\u2019il ait bien bon c\u0153ur\nd\u2019\u00eatre venu expr\u00e8s pour rendre service \u00e0 son ami et \u00e0 moi ! Je voudrais bien\nlui en t\u00e9moigner ma reconnaissance, mais je ne sais comment faire pour lui\nparler, et quand j\u2019en trouverais l\u2019occasion, je serais si honteuse que je ne\nsaurais peut-\u00eatre que lui dire.\nIl n\u2019y a que M me de Merteuil avec qui je parle librement quand je parle\nde mon amour. Peut-\u00eatre m\u00eame qu\u2019avec toi, \u00e0 qui je dis tout, si c\u2019\u00e9tait en\ncausant, je serais embarrass\u00e9e. Avec Danceny lui-m\u00eame, j\u2019ai souvent senti,\ncomme malgr\u00e9 moi, une certaine crainte qui m\u2019emp\u00eachait de lui dire tout\nce que je pensais. Je me le reproche bien \u00e0 pr\u00e9sent et je donnerais tout au\nmonde pour trouver le moment de lui dire une fois, une seule fois, combien\nje l\u2019aime. M. de Valmont lui a promis que si je me laissais conduire, il nous\nprocurerait l\u2019occasion de nous revoir. Je ferai bien assez ce qu\u2019il voudra,\nmais je ne peux pas concevoir que cela soit possible.\nAdieu, ma bonne amie, je n\u2019ai plus de place.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 14 septembre 17 **.\nLETTRE LXXVI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nOu votre lettre est un persiflage que je n\u2019ai pas compris, ou vous \u00e9tiez, en\nme l\u2019\u00e9crivant, dans un d\u00e9lire tr\u00e8s dangereux. Si je vous connaissais moins,\nma belle amie, je serais vraiment tr\u00e8s effray\u00e9, et, quoique vous en puissiez\ndire, je ne m\u2019effraierais pas trop facilement.\nJ\u2019ai beau vous lire et vous relire, je n\u2019en suis pas plus avanc\u00e9 ; car, de\nprendre votre lettre dans le sens naturel qu\u2019elle pr\u00e9sente, il n\u2019y a pas moyen.\nQu\u2019avez-vous donc voulu dire ?\nEst-ce seulement qu\u2019il \u00e9tait inutile de se donner tant de soins contre un\nennemi si peu redoutable ? Mais, dans ce cas, vous pourriez avoir tort.\nPr\u00e9van est r\u00e9ellement aimable, il l\u2019est plus que vous ne le croyez ; il a surtout\n113le talent tr\u00e8s utile d\u2019occuper beaucoup de son amour par l\u2019adresse qu\u2019il a d\u2019en\nparler dans le cercle et devant tout le monde, en se servant de la premi\u00e8re\nconversation qu\u2019il trouve. Il est peu de femmes qui se sauvent alors du pi\u00e8ge\nd\u2019y r\u00e9pondre, parce que toutes ayant des pr\u00e9tentions \u00e0 la finesse, aucune\nne veut perdre l\u2019occasion d\u2019en montrer. Or vous savez assez que femme\nqui consent \u00e0 parler d\u2019amour finit bient\u00f4t par en prendre ou, au moins par\nse conduire comme si elle en avait. Il gagne encore \u00e0 cette m\u00e9thode, qu\u2019il\na r\u00e9ellement perfectionn\u00e9e, d\u2019appeler souvent les femmes elles-m\u00eames en\nt\u00e9moignage de leur d\u00e9faite, et, cela, je vous en parle pour l\u2019avoir vu.\nJe n\u2019\u00e9tais dans le secret que de la seconde main, car jamais je n\u2019ai \u00e9t\u00e9 li\u00e9\navec Pr\u00e9van, mais enfin nous \u00e9tions six, et la comtesse de P\u2026, tout en se\ncroyant bien fine et ayant l\u2019air en effet, pour tout ce qui n\u2019\u00e9tait pas instruit,\nde tenir une conversation g\u00e9n\u00e9rale, nous raconta dans le plus grand d\u00e9tail et\ncomme quoi elle s\u2019\u00e9tait rendue \u00e0 Pr\u00e9van, et tout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 entre eux.\nElle faisait ce r\u00e9cit avec une telle s\u00e9curit\u00e9 qu\u2019elle ne fut pas m\u00eame troubl\u00e9e\npar un sourire, qui nous prit \u00e0 tous six en m\u00eame temps, et je me souviendrai\ntoujours qu\u2019un de nous ayant voulu, pour s\u2019excuser, feindre de douter de\nce qu\u2019elle disait, ou plut\u00f4t, de ce qu\u2019elle avait l\u2019air de dire, elle r\u00e9pondit\ngravement qu\u2019\u00e0 coup s\u00fbr nous n\u2019\u00e9tions aucun aussi bien instruits qu\u2019elle, et\nelle ne craignit pas m\u00eame de s\u2019adresser \u00e0 Pr\u00e9van pour lui demander si elle\ns\u2019\u00e9tait tromp\u00e9e d\u2019un mot.\nJ\u2019ai donc pu croire cet homme dangereux pour tout le monde ; mais\npour vous, marquise, ne suffisait-il pas qu\u2019il f\u00fbt joli, tr\u00e8s joli, comme\nvous le dites vous-m\u00eame, qu\u2019il vous f\u00eet une de ces attaques que vous vous\nplaisez quelquefois \u00e0 r\u00e9compenser, sans autre motif que de les trouver bien\nfaites, ou que vous eussiez trouv\u00e9 plaisant de vous rendre par une raison\nquelconque, ou\u2026 que sais-je ? puis-je deviner les mille et mille caprices qui\ngouvernent la t\u00eate d\u2019une femme, et par qui seuls vous tenez encore \u00e0 votre\nsexe ? \u00c0 pr\u00e9sent que vous \u00eates avertie du danger, je ne doute pas que vous ne\nvous en sauviez facilement, mais pourtant fallait-il vous avertir. Je reviens\ndonc \u00e0 mon texte : qu\u2019avez-vous voulu dire ?\nSi ce n\u2019est qu\u2019un persiflage sur Pr\u00e9van, outre qu\u2019il est bien long, ce n\u2019\u00e9tait\npas vis-\u00e0-vis de moi qu\u2019il \u00e9tait utile : c\u2019est dans le monde qu\u2019il faut lui donner\nquelque bon ridicule, et je vous renouvelle ma pri\u00e8re \u00e0 ce sujet.\nAh ! je crois tenir le mot de l\u2019\u00e9nigme ! Votre lettre est une proph\u00e9tie, non\nde ce que vous ferez, mais de ce qu\u2019il vous croira pr\u00eate \u00e0 faire au moment de\nla chute que vous lui pr\u00e9parez. J\u2019approuve assez ce projet ; il exige pourtant\nde grands m\u00e9nagements. Vous savez comme moi que, pour l\u2019effet public,\navoir un homme ou recevoir ses soins est absolument la m\u00eame chose, \u00e0\nmoins que cet homme ne soit un sot, et Pr\u00e9van ne l\u2019est pas, \u00e0 beaucoup\npr\u00e8s. S\u2019il peut gagner seulement une apparence, il se vantera, et tout sera\n114dit. Les sots y croiront, les m\u00e9chants auront l\u2019air d\u2019y croire ; quelles seront\nvos ressources ? Tenez, j\u2019ai peur. Ce n\u2019est pas que je doute de votre adresse,\nmais ce sont les bons nageurs qui se noient.\nJe ne me crois pas plus b\u00eate qu\u2019un autre ; des moyens de d\u00e9shonorer\nune femme, j\u2019en ai trouv\u00e9 cent, j\u2019en ai trouv\u00e9 mille, mais quand je me suis\noccup\u00e9 de chercher comment elle pourrait s\u2019en sauver, je n\u2019en ai jamais\nvu la possibilit\u00e9. Vous-m\u00eame, ma belle amie, dont la conduite est un chef-\nd\u2019\u0153uvre, cent fois j\u2019ai cru vous voir plus de bonheur que de bien jou\u00e9.\nMais apr\u00e8s tout, je cherche peut-\u00eatre une raison \u00e0 ce qui n\u2019en a point.\nJ\u2019admire comment, depuis une heure, je traite s\u00e9rieusement ce qui n\u2019est \u00e0\ncoup s\u00fbr, qu\u2019une plaisanterie de votre part. Vous allez vous moquer de moi !\nEh bien ! soit ; mais d\u00e9p\u00eachez-vous, et parlons d\u2019autre chose. D\u2019autre chose !\nJe me trompe, c\u2019est toujours de la m\u00eame ; toujours des femmes \u00e0 avoir ou\n\u00e0 perdre, et souvent tous les deux.\nJ\u2019ai ici, comme vous l\u2019avez fort bien remarqu\u00e9, de quoi m\u2019exercer dans\nles deux genres, mais non pas avec la m\u00eame facilit\u00e9. Je pr\u00e9vois que la\nvengeance ira plus vite que l\u2019amour. La petite Volanges est rendue, j\u2019en\nr\u00e9ponds ; elle ne d\u00e9pend plus que de l\u2019occasion, et je me charge de la faire\nna\u00eetre. Mais il n\u2019en est pas de m\u00eame de M me de Tourvel : cette femme est\nd\u00e9solante, je ne la con\u00e7ois pas ; j\u2019ai cent preuves de son amour, mais j\u2019en ai\nmille de sa r\u00e9sistance, et, en v\u00e9rit\u00e9, je crains qu\u2019elle ne m\u2019\u00e9chappe.\nLe premier effet qu\u2019avait produit mon retour me faisait esp\u00e9rer\ndavantage. Vous devinez que je voulais en juger par moi-m\u00eame, et, pour\nm\u2019assurer de voir les premiers mouvements, je ne m\u2019\u00e9tais fait pr\u00e9c\u00e9der par\npersonne, et j\u2019avais calcul\u00e9 ma route pour arriver pendant qu\u2019on serait \u00e0\ntable. En effet, je tombai des nues, comme une divinit\u00e9 d\u2019op\u00e9ra qui vient\nfaire un d\u00e9nouement.\nAyant fait assez de bruit en entrant pour fixer les regards sur moi, je\npus voir du m\u00eame coup d\u2019\u0153il la joie de ma vieille tante, le d\u00e9pit de M me\nde Volanges et le plaisir d\u00e9contenanc\u00e9 de sa fille. Ma belle, par la place\nqu\u2019elle occupait, tournait le dos \u00e0 la porte. Occup\u00e9e dans ce moment \u00e0 couper\nquelque chose, elle ne tourna seulement pas la t\u00eate, mais j\u2019adressai la parole\n\u00e0 Mme de Rosemonde, et au premier mot, la sensible d\u00e9vote ayant reconnu\nma voix, il lui \u00e9chappa un cri, dans lequel je crus reconna\u00eetre plus d\u2019amour\nque de surprise et d\u2019effroi. Je m\u2019\u00e9tais alors assez avanc\u00e9 pour voir sa figure ;\nle tumulte de son \u00e2me, le combat de ses id\u00e9es et de ses sentiments, s\u2019y\npeignirent de vingt fa\u00e7ons diff\u00e9rentes. Je me mis \u00e0 table \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle ; elle\nne savait exactement rien de ce qu\u2019elle faisait ni de ce qu\u2019elle disait. Elle\nessaya de continuer de manger, il n\u2019y eut pas moyen ; enfin, moins d\u2019un\nquart d\u2019heure apr\u00e8s, son embarras et son plaisir devenant plus forts qu\u2019elle,\nelle n\u2019imagina rien de mieux que de demander permission de sortir de table,\n115et elle se sauva dans le parc, sous le pr\u00e9texte d\u2019avoir besoin de prendre l\u2019air.\nMme de Volanges voulut l\u2019accompagner ; la tendre prude ne le permit pas,\ntrop heureuse sans doute de trouver un pr\u00e9texte pour elle seule et se livrer\nsans contrainte \u00e0 la douce \u00e9motion de son c\u0153ur.\nJ\u2019abr\u00e9geai le d\u00eener le plus qu\u2019il me fut possible. \u00c0 peine avait-on servi\nle dessert que l\u2019infernale Volanges, press\u00e9e apparemment du besoin de me\nnuire, se leva de sa place pour aller trouver la charmante malade ; mais\nj\u2019avais pr\u00e9vu ce projet, et je le traversai. Je feignis donc de prendre ce\nmouvement particulier pour le mouvement g\u00e9n\u00e9ral et, m\u2019\u00e9tant lev\u00e9 en m\u00eame\ntemps, la petite Volanges et le cur\u00e9 du lieu se laiss\u00e8rent entra\u00eener par ce\ndouble exemple, en sorte que de Rosemonde se trouva seule \u00e0 table avec\nle vieux commandeur de T\u2026, et tous deux prirent aussi le parti d\u2019en sortir.\nNous all\u00e2mes donc tous rejoindre ma belle, que nous trouv\u00e2mes dans le\nbosquet pr\u00e8s du ch\u00e2teau, et comme elle avait besoin de solitude et non de\npromenade, elle aima autant revenir avec nous que nous faire rester avec\nelle.\nD\u00e8s que je fus assur\u00e9 que M me de Volanges n\u2019aurait pas l\u2019occasion de lui\nparler seule, je songeai \u00e0 ex\u00e9cuter vos ordres, et je m\u2019occupai des int\u00e9r\u00eats de\nvotre pupille. Aussit\u00f4t apr\u00e8s le caf\u00e9, je montai chez moi et j\u2019entrai aussi chez\nles autres pour reconna\u00eetre le terrain ; je fis mes dispositions pour assurer\nla correspondance de la petite et, apr\u00e8s ce premier bienfait, j\u2019\u00e9crivis un mot\npour l\u2019en instruire et lui demander sa confiance ; je joignis mon billet \u00e0 la\nlettre de Danceny. Je revins au salon. J\u2019y trouvai ma belle \u00e9tablie sur une\nchaise longue et dans un abandon d\u00e9licieux.\nCe spectacle en \u00e9veillant mes d\u00e9sirs, anima mes regards ; je sentis qu\u2019ils\ndevaient \u00eatre tendres et pressants, et je me pla\u00e7ai de mani\u00e8re \u00e0 pouvoir en\nfaire usage. Leur premier effet fut de faire baisser les grands yeux modestes\nde la c\u00e9leste prude. Je consid\u00e9rai quelque temps cette figure ang\u00e9lique,\npuis, parcourant toute sa personne, je m\u2019amusai \u00e0 deviner les contours et\nles formes \u00e0 travers un v\u00eatement l\u00e9ger, mais toujours importun. Apr\u00e8s \u00eatre\ndescendu de la t\u00eate aux pieds, je remontai des pieds \u00e0 la t\u00eate\u2026 Ma belle amie,\nle doux regard \u00e9tait fix\u00e9 sur moi ; sur-le-champ il se baissa de nouveau ;\nmais, voulant en favoriser le retour, je d\u00e9tournai mes yeux. Alors s\u2019\u00e9tablit\nentre nous cette convention tacite, premier trait\u00e9 de l\u2019amour timide, qui, pour\nsatisfaire le besoin mutuel de se voir, permet aux regards de se succ\u00e9der en\nattendant qu\u2019ils se confondent.\nPersuad\u00e9 que ce nouveau plaisir occupait ma belle tout enti\u00e8re, je me\nchargeai de veiller \u00e0 notre commune s\u00fbret\u00e9 ; mais apr\u00e8s m\u2019\u00eatre assur\u00e9\nqu\u2019une conversation assez vive nous sauvait des remarques du cercle, je\nt\u00e2chai d\u2019obtenir de ses yeux qu\u2019ils parlassent franchement leur langage. Pour\ncela je surpris d\u2019abord quelques regards, mais avec tant de r\u00e9serve que la\n116modestie n\u2019en pouvait \u00eatre alarm\u00e9e, et pour mettre la timide personne plus\n\u00e0 son aise je paraissais moi-m\u00eame aussi embarrass\u00e9 qu\u2019elle. Peu \u00e0 peu nos\nyeux, accoutum\u00e9s \u00e0 se rencontrer, se fix\u00e8rent plus longtemps ; enfin ils ne se\nquitt\u00e8rent plus, j\u2019aper\u00e7us dans les siens cette douce langueur, signal heureux\nde l\u2019amour et du d\u00e9sir, mais ce ne fut qu\u2019un moment et bient\u00f4t revenue \u00e0 elle-\nm\u00eame, elle changea, non sans quelque honte, son maintien et son regard.\nNe voulant pas qu\u2019elle p\u00fbt douter que j\u2019eusse remarqu\u00e9 ses divers\nmouvements, je me levai avec vivacit\u00e9, en lui demandant, avec l\u2019air de\nl\u2019effroi, si elle se trouvait mal. Aussit\u00f4t tout le monde vint l\u2019entourer. Je les\nlaissai tous passer devant moi, et comme la petite Volanges, qui travaillait \u00e0\nla tapisserie aupr\u00e8s d\u2019une fen\u00eatre, eut besoin de quelque temps pour quitter\nson m\u00e9tier, je saisis ce moment pour lui remettre la lettre de Danceny.\nJ\u2019\u00e9tais un peu loin d\u2019elle, je jetai l\u2019\u00e9p\u00eetre sur ses genoux. Elle ne savait en\nv\u00e9rit\u00e9 qu\u2019en faire. Vous auriez trop ri de son air de surprise et d\u2019embarras ;\npourtant je ne riais point, car je craignais que tant de gaucherie ne nous\ntrah\u00eet. Mais un coup d\u2019\u0153il et un geste fortement prononc\u00e9s, lui firent enfin\ncomprendre qu\u2019il fallait mettre le paquet dans sa poche.\nLe reste de la journ\u00e9e n\u2019eut rien d\u2019int\u00e9ressant. Ce qui s\u2019est pass\u00e9 depuis\nam\u00e8nera peut-\u00eatre des \u00e9v\u00e8nements dont vous serez contente, au moins pour\nce qui regarde votre pupille ; mais il vaut mieux employer son temps \u00e0\nex\u00e9cuter ses projets qu\u2019\u00e0 les raconter. Voil\u00e0 d\u2019ailleurs la huiti\u00e8me page que\nj\u2019\u00e9cris et j\u2019en suis fatigu\u00e9 ; ainsi, adieu.\nVous vous doutez bien, sans que je vous le dise, que la petite a r\u00e9pondu\n\u00e0 Danceny. J\u2019ai eu aussi une r\u00e9ponse de ma belle, \u00e0 qui j\u2019avais \u00e9crit le\nlendemain de mon arriv\u00e9e. Je vous envoie les deux lettres. Vous les lirez ou\nvous ne les lirez pas, car ce perp\u00e9tuel rab\u00e2chage, qui d\u00e9j\u00e0 ne m\u2019amuse pas\ntrop, doit \u00eatre bien insipide, pour toute personne d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9e.\nEncore une fois, adieu. Je vous aime toujours beaucoup mais je vous en\nprie, si vous me reparlez de Pr\u00e9van, faites en sorte que je vous entende.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 17 septembre 17 **.\nLETTRE LXXVII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nD\u2019o\u00f9 peut venir, madame, le soin cruel que vous mettez \u00e0 me fuir ?\nComment se peut-il que l\u2019empressement le plus tendre de ma part,\nn\u2019obtienne de la v\u00f4tre que des proc\u00e9d\u00e9s qu\u2019on se permettrait \u00e0 peine envers\nl\u2019homme dont on aurait le plus \u00e0 se plaindre ? Quoi ! l\u2019amour me ram\u00e8ne \u00e0\nvos pieds, et quand un heureux hasard me place \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de vous, vous aimez\n117mieux feindre une indisposition, alarmer vos amis, que de consentir \u00e0 rester\npr\u00e8s de moi ! Combien de fois hier n\u2019avez-vous pas d\u00e9tourn\u00e9 vos yeux pour\nme priver de la faveur d\u2019un regard ? et si un seul instant j\u2019ai pu y voir moins\nde s\u00e9v\u00e9rit\u00e9, ce moment a \u00e9t\u00e9 si court qu\u2019il semble que vous ayez voulu moins\nm\u2019en faire jouir, que me faire sentir ce que je perdais \u00e0 en \u00eatre priv\u00e9.\nCe n\u2019est l\u00e0, j\u2019ose le dire, ni le traitement que m\u00e9rite l\u2019amour, ni celui que\npeut se permettre l\u2019amiti\u00e9, et toutefois, de ces deux sentiments, vous savez\nsi l\u2019un m\u2019anime, et j\u2019\u00e9tais, ce me semble, autoris\u00e9 \u00e0 croire que vous ne vous\nrefusiez pas \u00e0 l\u2019autre. Cette amiti\u00e9 pr\u00e9cieuse, dont sans doute vous m\u2019avez\ncru digne, puisque vous avez bien voulu me l\u2019offrir, qu\u2019ai-je donc fait pour\nl\u2019avoir perdue depuis ? me serai-je nui par ma confiance et me punirez-vous\nde ma franchise ? Ne craignez-vous pas au moins d\u2019abuser de l\u2019une et de\nl\u2019autre ? En effet, n\u2019est-ce pas dans le sein de mon amie que j\u2019ai d\u00e9pos\u00e9\nle secret de mon c\u0153ur ? N\u2019est-ce pas vis-\u00e0-vis d\u2019elle seule que j\u2019ai pu me\ncroire oblig\u00e9 de refuser des conditions qu\u2019il me suffisait d\u2019accepter, pour me\ndonner la facilit\u00e9 de ne les pas tenir, et peut-\u00eatre celle d\u2019en abuser utilement ?\nVoudriez-vous enfin, par une rigueur si peu m\u00e9rit\u00e9e, me forcer \u00e0 croire qu\u2019il\nn\u2019e\u00fbt fallu que vous tromper pour obtenir plus d\u2019indulgence ?\nJe ne me repens point d\u2019une conduite que je vous devais, que je me devais\n\u00e0 moi-m\u00eame ; mais par quelle fatalit\u00e9 chaque action louable devient-elle\npour moi le signal d\u2019un malheur nouveau !\nC\u2019est apr\u00e8s avoir donn\u00e9 lieu au seul \u00e9loge que vous ayez encore daign\u00e9\nfaire de ma conduite, que j\u2019ai eu, pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 g\u00e9mir du malheur\nde vous avoir d\u00e9plu. C\u2019est apr\u00e8s vous avoir prouv\u00e9 ma soumission parfaite,\nen me privant du bonheur de vous voir, uniquement pour rassurer votre\nd\u00e9licatesse, que vous avez voulu rompre toute correspondance avec moi,\nm\u2019\u00f4ter ce faible d\u00e9dommagement d\u2019un sacrifice que vous aviez exig\u00e9, et\nme ravir jusqu\u2019\u00e0 l\u2019amour qui seul avait pu vous en donner le droit. C\u2019est\nenfin apr\u00e8s vous avoir parl\u00e9 avec une sinc\u00e9rit\u00e9 que l\u2019int\u00e9r\u00eat m\u00eame de cet\namour n\u2019a pu affaiblir, que vous me fuyez aujourd\u2019hui comme un s\u00e9ducteur\ndangereux, dont vous auriez reconnu la perfidie.\nNe vous lasserez-vous donc jamais d\u2019\u00eatre injuste ? Apprenez-moi du\nmoins quels nouveaux torts ont pu vous porter \u00e0 tant de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9, et ne refusez\npas de me dicter les ordres que vous voulez que je suive ; quand je m\u2019engage\n\u00e0 les ex\u00e9cuter, est-ce trop pr\u00e9tendre que de demander \u00e0 les conna\u00eetre ?\nDe\u2026, ce 15 septembre 17 **.\n118LETTRE LXXVIII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\nau Vicomte de Valmont\nVous paraissez, monsieur, surpris de ma conduite et peu s\u2019en faut m\u00eame\nque vous ne m\u2019en demandiez compte, comme ayant le droit de la bl\u00e2mer.\nJ\u2019avoue que je me serais crue plus autoris\u00e9e que vous \u00e0 m\u2019\u00e9tonner et \u00e0 me\nplaindre ; mais depuis le refus contenu dans votre derni\u00e8re r\u00e9ponse, j\u2019ai\npris le parti de me renfermer dans une indiff\u00e9rence qui ne laisse plus lieu\naux remarques ni aux reproches. Cependant, comme vous me demandez des\n\u00e9claircissements et que, gr\u00e2ce au Ciel, je ne sens rien en moi qui puisse\nm\u2019emp\u00eacher de vous les donner, je veux bien entrer encore une fois en\nexplication avec vous.\nQui lirait vos lettres me croirait injuste ou bizarre. Je crois m\u00e9riter que\npersonne n\u2019ait cette id\u00e9e de moi ; il me semble surtout que vous \u00e9tiez moins\nqu\u2019un autre dans le cas de la prendre. Sans doute, vous avez senti qu\u2019en\nn\u00e9cessitant ma justification, vous me forciez \u00e0 rappeler tout ce qui s\u2019est pass\u00e9\nentre nous. Apparemment vous avez cru n\u2019avoir qu\u2019\u00e0 gagner \u00e0 cet examen :\ncomme, de mon c\u00f4t\u00e9, je ne crois pas avoir \u00e0 y perdre, au moins \u00e0 vos yeux,\nje ne crains pas de m\u2019y livrer. Peut-\u00eatre est-ce, en effet, le seul moyen de\nconna\u00eetre qui de nous deux a le droit de se plaindre de l\u2019autre.\n\u00c0 compter, monsieur, du jour de votre arriv\u00e9e dans ce ch\u00e2teau, vous\navouerez, je crois, qu\u2019au moins votre r\u00e9putation m\u2019autorisait \u00e0 user de\nquelque r\u00e9serve avec vous et que j\u2019aurais pu, sans craindre d\u2019\u00eatre tax\u00e9e d\u2019un\nexc\u00e8s de pruderie, m\u2019en tenir aux seules expressions de la politesse la plus\nfroide. Vous-m\u00eame m\u2019eussiez trait\u00e9e avec indulgence et vous eussiez trouv\u00e9\nsimple qu\u2019une femme aussi peu form\u00e9e, n\u2019eut pas m\u00eame le m\u00e9rite n\u00e9cessaire\npour appr\u00e9cier le v\u00f4tre. C\u2019\u00e9tait s\u00fbrement-l\u00e0 le parti de la prudence, et il m\u2019e\u00fbt\nd\u2019autant moins co\u00fbt\u00e9 \u00e0 suivre que je ne vous cacherai pas que quand de\nRosemonde vint me faire part de votre arriv\u00e9e, j\u2019eus besoin de me rappeler\nmon amiti\u00e9 pour elle et celle qu\u2019elle a pour vous, pour ne pas lui laisser voir\ncombien cette nouvelle me contrariait.\nJe conviens volontiers que vous vous \u00eates montr\u00e9 d\u2019abord sous un aspect\nplus favorable que je ne l\u2019avais imagin\u00e9 ; mais vous conviendrez \u00e0 votre tour\nqu\u2019il a bien peu dur\u00e9 et que vous vous \u00eates bient\u00f4t lass\u00e9 d\u2019une contrainte,\ndont apparemment vous ne vous \u00eates pas cru suffisamment d\u00e9dommag\u00e9 par\nl\u2019id\u00e9e avantageuse qu\u2019elle m\u2019avait fait prendre de vous.\nC\u2019est alors qu\u2019abusant de ma bonne foi, de ma s\u00e9curit\u00e9, vous n\u2019avez pas\ncraint de m\u2019entretenir d\u2019un sentiment dont vous ne pouviez pas douter que\nje ne me trouvasse offens\u00e9e, et moi, tandis que vous ne vous occupiez qu\u2019\u00e0\n119aggraver vos torts en les multipliant, je cherchais un motif pour les oublier,\nen vous offrant l\u2019occasion de les r\u00e9parer, au moins en partie. Ma demande\n\u00e9tait si juste que vous-m\u00eame ne cr\u00fbtes pas devoir vous y refuser, mais vous\nfaisant un droit de mon indulgence, vous en profit\u00e2tes pour me demander une\npermission, que, sans doute, je n\u2019aurais pas d\u00fb accorder et que pourtant vous\navez obtenue. Des conditions qui y furent mises vous n\u2019en avez tenu aucune,\net votre correspondance a \u00e9t\u00e9 telle que chacune de vos lettres me faisait\nun devoir de ne plus vous r\u00e9pondre. C\u2019est dans le moment m\u00eame o\u00f9 votre\nobstination me for\u00e7ait \u00e0 vous \u00e9loigner de moi, que, par une condescendance\npeut-\u00eatre bl\u00e2mable, j\u2019ai tent\u00e9 le seul moyen qui pouvait me permettre de\nvous en rapprocher : mais de quel prix est \u00e0 vos yeux un sentiment honn\u00eate ?\nVous m\u00e9prisez l\u2019amiti\u00e9, et dans votre folle ivresse, comptant pour rien les\nmalheurs et la honte, vous ne cherchez que des plaisirs et des victimes.\nAussi l\u00e9ger dans vos d\u00e9marches qu\u2019incons\u00e9quent dans vos reproches,\nvous oubliez vos promesses, ou plut\u00f4t vous vous faites un jeu de les violer\net apr\u00e8s avoir consenti de vous \u00e9loigner de moi, vous revenez ici sans y\n\u00eatre rappel\u00e9 ; sans \u00e9gard pour mes pri\u00e8res, pour mes raisons, sans avoir\nm\u00eame l\u2019attention de m\u2019en pr\u00e9venir, vous n\u2019avez pas craint de m\u2019exposer\n\u00e0 une surprise dont l\u2019effet, quoique bien simple assur\u00e9ment, aurait pu \u00eatre\ninterpr\u00e9t\u00e9 d\u00e9favorablement pour moi par les personnes qui nous entouraient.\nCe moment d\u2019embarras que vous aviez fait na\u00eetre, loin de chercher \u00e0 m\u2019en\ndistraire ou \u00e0 le dissiper, vous avez paru mettre tous vos soins \u00e0 l\u2019augmenter\nencore. \u00c0 table, vous choisissez pr\u00e9cis\u00e9ment votre place \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la mienne :\nune l\u00e9g\u00e8re indisposition me force d\u2019en sortir avant les autres et au lieu\nde respecter ma solitude, vous engagez tout le monde \u00e0 venir la troubler.\nRentr\u00e9e au salon, si je fais un pas, je vous trouve \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi ; si je dis\nune parole, c\u2019est toujours vous qui me r\u00e9pondez. Le mot le plus indiff\u00e9rent\nvous sert de pr\u00e9texte pour ramener une conversation que je ne voulais pas\nentendre, qui pouvait m\u00eame me compromettre ; car enfin, monsieur, quelque\nadresse que vous y mettiez, ce que je comprends, je crois que les autres\npeuvent aussi le comprendre.\nForc\u00e9e ainsi par vous \u00e0 l\u2019immobilit\u00e9 et au silence, vous n\u2019en continuez\npas moins de me poursuivre ; je ne puis lever les yeux sans rencontrer\nles v\u00f4tres. Je suis sans cesse oblig\u00e9e de d\u00e9tourner mes regards, et par une\nincons\u00e9quence bien incompr\u00e9hensible, vous fixez sur moi ceux du cercle,\ndans un moment o\u00f9 j\u2019aurais voulu pouvoir m\u00eame me d\u00e9rober aux miens.\nEt vous vous plaignez de mes proc\u00e9d\u00e9s ! et vous vous \u00e9tonnez de mon\nempressement \u00e0 vous fuir ! Ah ! bl\u00e2mez-moi plut\u00f4t de mon indulgence,\n\u00e9tonnez-vous que je ne sois pas partie au moment de votre arriv\u00e9e. Je l\u2019aurais\nd\u00fb peut-\u00eatre et vous me forcerez \u00e0 ce parti violent, mais n\u00e9cessaire, si vous ne\ncessez enfin des poursuites offensantes. Non, je n\u2019oublie point, je n\u2019oublierai\n120jamais ce que je me dois, ce que je dois \u00e0 des n\u0153uds que j\u2019ai form\u00e9s, que je\nrespecte et que je ch\u00e9ris, et je vous prie de croire que si jamais je me trouvais\nr\u00e9duite \u00e0 ce choix malheureux, de les sacrifier ou de me sacrifier moi-m\u00eame,\nje ne balancerais pas un instant. Adieu, monsieur.\nDe\u2026, ce 16 septembre 17 **.\nLETTRE LXXIX\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nJe comptais aller \u00e0 la chasse ce matin, mais il fait un temps d\u00e9testable.\nJe n\u2019ai pour toute lecture qu\u2019un roman nouveau, qui ennuierait m\u00eame une\npensionnaire. On d\u00e9jeunera au plus t\u00f4t dans deux heures ; ainsi malgr\u00e9 ma\nlongue lettre d\u2019hier, je vais encore causer avec vous. Je suis bien s\u00fbr de ne\npas vous ennuyer, car je vous parlerai du tr\u00e8s joli Pr\u00e9van. Comment n\u2019avez-\nvous pas su sa fameuse aventure, celle qui a s\u00e9par\u00e9 les ins\u00e9parables ? Je\nparie que vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puisque\nvous la d\u00e9sirez.\nVous vous souvenez que tout Paris s\u2019\u00e9tonnait que trois femmes, toutes\ntrois jolies, ayant toutes trois les m\u00eames talents et pouvant avoir les m\u00eames\npr\u00e9tentions, restassent intimement li\u00e9es entre elles depuis le moment de\nleur entr\u00e9e dans le monde. On crut d\u2019abord en trouver la raison dans leur\nextr\u00eame timidit\u00e9, mais bient\u00f4t, entour\u00e9es d\u2019une cour nombreuse dont elles\npartageaient les hommages, et \u00e9clair\u00e9es sur leur valeur par l\u2019empressement\net les soins dont elles \u00e9taient l\u2019objet, leur union n\u2019en devint pourtant que plus\nforte, et l\u2019on e\u00fbt dit que le triomphe de l\u2019une \u00e9tait toujours celui des deux\nautres. On esp\u00e9rait au moins que le moment de l\u2019amour am\u00e8nerait quelque\nrivalit\u00e9. Nos agr\u00e9ables se disputaient l\u2019honneur d\u2019\u00eatre la pomme de discorde,\net moi-m\u00eame je me serais mis alors sur les rangs, si la grande faveur o\u00f9\nla comtesse de\u2026 m\u2019\u00e9leva dans ce m\u00eame temps, m\u2019e\u00fbt permis de lui \u00eatre\ninfid\u00e8le avant d\u2019avoir obtenu l\u2019agr\u00e9ment que je demandais.\nCependant nos trois beaut\u00e9s, dans le m\u00eame carnaval, firent leur choix\ncomme de concert et loin qu\u2019il excit\u00e2t les orages qu\u2019on s\u2019en \u00e9tait promis, il\nne fit que rendre leur amiti\u00e9 plus int\u00e9ressante par le charme des confidences.\nLa foule des pr\u00e9tendants malheureux se joignit alors \u00e0 celle des femmes\njalouses et la scandaleuse constance fut soumise \u00e0 la censure publique. Les\nuns pr\u00e9tendaient que dans cette soci\u00e9t\u00e9 des ins\u00e9parables (ainsi la nomma-\nt-on alors), la loi fondamentale \u00e9tait la communaut\u00e9 de bien et que l\u2019amour\nm\u00eame y \u00e9tait soumis ; d\u2019autres assuraient que les trois amants, exempts de\n121rivaux, ne l\u2019\u00e9taient pas de rivales ; on alla m\u00eame jusqu\u2019\u00e0 dire qu\u2019ils n\u2019avaient\n\u00e9t\u00e9 admis que par d\u00e9cence et n\u2019avaient obtenu qu\u2019un titre sans fonction.\nCes bruits, vrais ou faux, n\u2019eurent pas l\u2019effet qu\u2019on s\u2019en \u00e9tait promis. Les\ntrois couples, au contraire, sentirent qu\u2019ils \u00e9taient perdus s\u2019ils se s\u00e9paraient\ndans ce moment ; ils prirent le parti de faire t\u00eate \u00e0 l\u2019orage. Le public, qui\nse lasse de tout, se lassa bient\u00f4t d\u2019une satire infructueuse. Emport\u00e9 par sa\nl\u00e9g\u00e8ret\u00e9 naturelle, il s\u2019occupa d\u2019autres objets ; puis, revenant \u00e0 celui-ci avec\nson incons\u00e9quence ordinaire, il changea la critique en \u00e9loge. Comme ici tout\nest de mode, l\u2019enthousiasme gagna ; il devenait un vrai d\u00e9lire lorsque Pr\u00e9van\nentreprit de v\u00e9rifier ces prodiges, et de fixer sur eux l\u2019opinion publique et\nla sienne.\nIl rechercha donc ces mod\u00e8les de perfection. Admis facilement dans leur\nsoci\u00e9t\u00e9, il en tira un favorable augure. Il savait assez que les gens heureux\nne sont pas d\u2019un acc\u00e8s si facile. Il vit bient\u00f4t, en effet, que ce bonheur si\nvant\u00e9 \u00e9tait, comme celui des rois, plus envi\u00e9 que d\u00e9sirable. Il remarqua que,\nparmi ces pr\u00e9tendus ins\u00e9parables, on commen\u00e7ait \u00e0 rechercher les plaisirs\ndu dehors, qu\u2019on s\u2019y occupait m\u00eame de distraction ; et il en conclut que les\nliens d\u2019amour ou d\u2019amiti\u00e9 \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 rel\u00e2ch\u00e9s ou rompus, et que ceux de\nl\u2019amour-propre et de l\u2019habitude conservaient seuls quelque force.\nCependant les femmes, que le besoin rassemblait, conservaient entre elles\nl\u2019apparence de la m\u00eame intimit\u00e9 ; mais les hommes, plus libres dans leurs\nd\u00e9marches, retrouvaient des devoirs \u00e0 remplir ou des affaires \u00e0 suivre ;\nils s\u2019en plaignaient encore, mais ne s\u2019en dispensaient plus et rarement les\nsoir\u00e9es \u00e9taient compl\u00e8tes.\nCette conduite de leur part fut profitable \u00e0 l\u2019assidu Pr\u00e9van, qui, plac\u00e9\nnaturellement aupr\u00e8s de la d\u00e9laiss\u00e9e du jour, trouvait \u00e0 offrir alternativement\net selon les circonstances, le m\u00eame hommage aux trois amies. Il sentit\nfacilement que faire un choix entre elles, c\u2019\u00e9tait se perdre ; que la fausse\nhonte de se trouver la premi\u00e8re infid\u00e8le effaroucherait la pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e ; que la\nvanit\u00e9 bless\u00e9e des deux autres les rendrait ennemies du nouvel amant et\nqu\u2019elles ne manqueraient pas de d\u00e9ployer contre lui la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 des grands\nprincipes ; enfin, que la jalousie ram\u00e8nerait \u00e0 coup s\u00fbr les soins d\u2019un rival\nqui pouvait \u00eatre encore \u00e0 craindre. Tout f\u00fbt devenu obstacle, tout devenait\nfacile dans son triple projet, chaque femme \u00e9tait indulgente, parce qu\u2019elle y\n\u00e9tait int\u00e9ress\u00e9e, chaque homme, parce qu\u2019il croyait ne pas l\u2019\u00eatre.\nPr\u00e9van, qui n\u2019avait alors qu\u2019une seule femme \u00e0 sacrifier, fut assez\nheureux pour qu\u2019elle pr\u00eet de la c\u00e9l\u00e9brit\u00e9. Sa qualit\u00e9 d\u2019\u00e9trang\u00e8re et l\u2019hommage\nd\u2019un grand prince assez adroitement refus\u00e9, avaient fix\u00e9 sur elle l\u2019attention\nde la cour et de la ville ; son amant en partageait l\u2019honneur et en profita\naupr\u00e8s de ses nouvelles ma\u00eetresses. La seule difficult\u00e9 \u00e9tait de mener de\nfront ces trois intrigues, dont la marche devait forc\u00e9ment se r\u00e9gler sur la plus\n122tardive ; en effet, je tiens d\u2019un de ses confidents que sa plus grande peine\nfut d\u2019en arr\u00eater une, qui se trouva pr\u00eate \u00e0 \u00e9clore pr\u00e8s de quinze jours avant\nles autres.\nEnfin le grand jour arriv\u00e9, Pr\u00e9van, qui avait obtenu les trois aveux, se\ntrouvait d\u00e9j\u00e0 ma\u00eetre des d\u00e9marches et les r\u00e9gla comme vous allez voir. Des\ntrois maris, l\u2019un \u00e9tait absent, l\u2019autre partait le lendemain au point du jour,\nle troisi\u00e8me \u00e9tait \u00e0 la ville. Les ins\u00e9parables amies devaient souper chez la\nveuve future ; mais le nouveau ma\u00eetre n\u2019avait pas permis que les anciens\nserviteurs y fussent invit\u00e9s. Le matin m\u00eame de ce jour, il fait trois lots des\nlettres de sa belle, il accompagne l\u2019un du portrait qu\u2019il avait re\u00e7u d\u2019elle, le\nsecond d\u2019un chiffre amoureux qu\u2019elle-m\u00eame avait peint, le troisi\u00e8me d\u2019une\nboucle de ses cheveux ; chacune re\u00e7ut pour complet ce tiers de sacrifice et\nconsentit, en \u00e9change, \u00e0 envoyer \u00e0 l\u2019amant disgraci\u00e9 une lettre \u00e9clatante de\nrupture.\nC\u2019\u00e9tait beaucoup, ce n\u2019\u00e9tait pas assez. Celle dont le mari \u00e9tait \u00e0 la ville ne\npouvait disposer que de la journ\u00e9e ; il fut convenu qu\u2019une feinte indisposition\nla dispenserait d\u2019aller souper chez son amie et que la soir\u00e9e serait toute \u00e0\nPr\u00e9van ; la nuit fut accord\u00e9e par celle dont le mari fut absent, et le point du\njour, moment du d\u00e9part du troisi\u00e8me \u00e9poux, fut marqu\u00e9 par la derni\u00e8re pour\nl\u2019heure du berger.\nPr\u00e9van, qui ne n\u00e9glige rien, court ensuite chez la belle \u00e9trang\u00e8re, y porte\net y fait na\u00eetre l\u2019humeur dont il avait besoin, et n\u2019en sort qu\u2019apr\u00e8s avoir \u00e9tabli\nune querelle qui lui assure vingt-quatre heures de libert\u00e9. Ses dispositions\nainsi faites, il rentra chez lui, comptant prendre quelque repos ; d\u2019autres\naffaires l\u2019y attendaient.\nLes lettres de rupture avaient \u00e9t\u00e9 un coup de lumi\u00e8re pour les amants\ndisgraci\u00e9s ; chacun d\u2019eux ne pouvait douter qu\u2019il n\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 sacrifi\u00e9 \u00e0 Pr\u00e9van,\net le d\u00e9pit d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 jou\u00e9, se joignant \u00e0 l\u2019humeur que donne presque\ntoujours la petite humiliation d\u2019\u00eatre quitt\u00e9, tous trois, sans se communiquer,\nmais comme de concert, avaient r\u00e9solu d\u2019en avoir raison, et pris le parti de\nla demander \u00e0 leur fortun\u00e9 rival.\nCelui-ci trouva chez lui les trois cartels, et il les accepta loyalement ;\nmais, ne voulant perdre ni les plaisirs, ni l\u2019\u00e9clat de cette aventure, il fixa les\nrendez-vous au lendemain matin et les assigna tous les trois au m\u00eame lieu\net \u00e0 la m\u00eame heure. Ce fut \u00e0 une des portes du bois de Boulogne.\nLe soir venu, il courut sa triple carri\u00e8re avec un succ\u00e8s \u00e9gal ; au moins\ns\u2019\u00e9tait-il vant\u00e9 depuis que chacune de ses nouvelles ma\u00eetresses avait re\u00e7u\ntrois fois le gage et le serment de son amour. Ici, comme vous le jugez bien,\nles preuves manquent \u00e0 l\u2019histoire ; tout ce que peut faire l\u2019historien impartial,\nc\u2019est de faire remarquer au lecteur incr\u00e9dule, que la vanit\u00e9 et l\u2019imagination\nexalt\u00e9es peuvent enfanter des prodiges et, de plus, que la matin\u00e9e qui devait\n123suivre une si brillante nuit paraissait devoir dispenser de m\u00e9nagement pour\nl\u2019avenir. Quoi qu\u2019il en soit, les faits suivants ont plus de certitude.\nPr\u00e9van se rendit exactement au rendez-vous qu\u2019il avait indiqu\u00e9 ; il y\ntrouva ses trois rivaux, un peu surpris de leur rencontre, et peut-\u00eatre chacun\nd\u2019eux d\u00e9j\u00e0 consol\u00e9 en partie en se voyant des compagnons d\u2019infortune. Il\nles aborda d\u2019un air affable et cavalier, et leur tint ce discours, qu\u2019on m\u2019a\nrendu fid\u00e8lement :\n\u00ab Messieurs, leur dit-il, en vous trouvant rassembl\u00e9s ici, vous avez devin\u00e9\nsans doute que vous aviez tous trois le m\u00eame sujet de plainte contre moi. Je\nsuis pr\u00eat \u00e0 vous rendre raison. Que le sort d\u00e9cide, entre vous, qui des trois\ntentera le premier une vengeance \u00e0 laquelle vous avez tous un droit \u00e9gal. Je\nn\u2019ai amen\u00e9 ici ni second, ni t\u00e9moins. Je n\u2019en ai point pris pour l\u2019offense, je\nn\u2019en demande point pour la r\u00e9paration. \u00bb Puis, c\u00e9dant \u00e0 son caract\u00e8re joueur :\n\u00ab Je sais, ajouta-t-il, qu\u2019on gagne rarement le sept et le va ; mais, quel que\nsoit le sort qui m\u2019attend, on a toujours assez v\u00e9cu quand on a eu le temps\nd\u2019acqu\u00e9rir l\u2019amour des femmes et l\u2019estime des hommes. \u00bb\nPendant que ses adversaires \u00e9tonn\u00e9s se regardaient en silence, et que\nleur d\u00e9licatesse calculait peut-\u00eatre que ce triple combat ne laissait pas la\npartie \u00e9gale, Pr\u00e9van reprit la parole : \u00ab Je ne vous cache pas, continua-t-il\ndonc, que la nuit que je viens de passer m\u2019a cruellement fatigu\u00e9. Il serait\ng\u00e9n\u00e9reux \u00e0 vous de me permettre de r\u00e9parer mes forces. J\u2019ai donn\u00e9 mes\nordres qu\u2019on t\u00eent ici un d\u00e9jeuner pr\u00eat ; faites-moi l\u2019honneur de l\u2019accepter.\nD\u00e9jeunons ensemble, et surtout d\u00e9jeunons gaiement. On peut se battre pour\nde semblables bagatelles, mais elles ne doivent pas, je crois, alt\u00e9rer notre\nhumeur. \u00bb\nLe d\u00e9jeuner fut accept\u00e9. Jamais, dit-on, Pr\u00e9van ne fut plus aimable. Il\neut l\u2019adresse de n\u2019humilier aucun de ses rivaux, de leur persuader que tous\neussent eu facilement les m\u00eames succ\u00e8s, et surtout de les faire convenir\nqu\u2019ils n\u2019en eussent, pas plus que lui, laiss\u00e9 \u00e9chapper l\u2019occasion. Ces faits\nune fois avou\u00e9s, tout s\u2019arrangeait de soi-m\u00eame. Aussi le d\u00e9jeuner n\u2019\u00e9tait-\nil pas fini qu\u2019on y avait d\u00e9j\u00e0 r\u00e9p\u00e9t\u00e9 dix fois que de pareilles femmes ne\nm\u00e9ritaient pas que d\u2019honn\u00eates gens se battissent pour elles. Cette id\u00e9e amena\nla cordialit\u00e9 ; le vin la fortifia ; si bien que peu de moments apr\u00e8s ce ne fut\npas assez de n\u2019avoir plus de rancune, on se jura amiti\u00e9 sans r\u00e9serve.\nPr\u00e9van, qui, sans doute, aimait bien autant ce d\u00e9nouement que l\u2019autre,\nne voulait pourtant y rien perdre de sa c\u00e9l\u00e9brit\u00e9. En cons\u00e9quence, pliant\nadroitement ses projets aux circonstances : \u00ab En effet, dit-il aux trois\noffens\u00e9s, ce n\u2019est pas de moi, mais de vos infid\u00e8les ma\u00eetresses que vous\navez \u00e0 vous venger. Je vous en offre l\u2019occasion. D\u00e9j\u00e0 je ressens, comme\nvous-m\u00eame, une injure que bient\u00f4t je partagerais ; car si chacun de vous n\u2019a\npu parvenir \u00e0 en fixer une seule, puis-je esp\u00e9rer de les fixer toutes trois ?\n124Votre querelle devient la mienne. Acceptez, pour ce soir, un souper dans ma\npetite maison, et j\u2019esp\u00e8re ne pas diff\u00e9rer plus longtemps votre vengeance. \u00bb\nOn voulut le faire expliquer ; mais lui, avec ce ton de sup\u00e9riorit\u00e9 que la\ncirconstance l\u2019autorisait \u00e0 prendre : \u00ab Messieurs, r\u00e9pondit-il, je crois vous\navoir prouv\u00e9 que j\u2019avais quelque esprit de conduite ; reposez-vous sur moi. \u00bb\nTous consentirent, et apr\u00e8s avoir embrass\u00e9 leur nouvel ami ils se s\u00e9par\u00e8rent\njusqu\u2019au soir, en attendant l\u2019effet de ses promesses.\nCelui-ci, sans perdre de temps, retourne \u00e0 Paris et va, suivant l\u2019usage,\nvisiter ses nouvelles conqu\u00eates. Il obtint de toutes trois qu\u2019elles viendraient\nle soir m\u00eame souper en t\u00eate \u00e0 t\u00eate \u00e0 sa petite maison. Deux d\u2019entre elles\nfirent bien quelques difficult\u00e9s, mais que reste-t-il \u00e0 refuser le lendemain ? Il\ndonna le rendez-vous \u00e0 une heure de distance, temps n\u00e9cessaire \u00e0 ses projets.\nApr\u00e8s ces pr\u00e9paratifs, il se retira, fit avertir les trois autres conjur\u00e9s, et tous\nquatre all\u00e8rent gaiement attendre leurs victimes.\nOn entend arriver la premi\u00e8re. Pr\u00e9van se pr\u00e9sente seul, la re\u00e7oit avec l\u2019air\nde l\u2019empressement, la conduit jusque dans le sanctuaire dont elle se croyait\nla divinit\u00e9, puis, disparaissant sur un l\u00e9ger pr\u00e9texte, il se fait remplacer\naussit\u00f4t par l\u2019amant outrag\u00e9.\nVous jugez que la confusion d\u2019une femme qui n\u2019a point encore l\u2019usage\ndes aventures, rendait, en ce moment, le triomphe bien facile ; tout reproche\nqui ne fut pas fait fut compt\u00e9 pour une gr\u00e2ce, et l\u2019esclave fugitive, livr\u00e9e\nde nouveau \u00e0 son ancien ma\u00eetre, fut trop heureuse de pouvoir esp\u00e9rer son\npardon en reprenant sa premi\u00e8re cha\u00eene. Le trait\u00e9 de paix se ratifia dans un\nlieu plus solitaire, et la sc\u00e8ne, rest\u00e9e vide, fut alternativement remplie par\nles autres acteurs \u00e0 peu pr\u00e8s de la m\u00eame mani\u00e8re et surtout avec le m\u00eame\nd\u00e9nouement.\nChacune des femmes pourtant se croyait encore seule en jeu. Leur\n\u00e9tonnement et leur embarras augment\u00e8rent quand, au moment du souper, les\ntrois couples se r\u00e9unirent ; mais la confusion fut au comble quand Pr\u00e9van,\nqui reparut au milieu de tous, eut la cruaut\u00e9 de faire aux trois infid\u00e8les des\nexcuses qui, en livrant leur secret, leur apprenaient enti\u00e8rement jusqu\u2019\u00e0 quel\npoint elles avaient \u00e9t\u00e9 jou\u00e9es.\nCependant on se mit \u00e0 table, et peu apr\u00e8s la contenance revint ; les\nhommes se livr\u00e8rent, les femmes se soumirent. Tous avaient la haine dans\nle c\u0153ur, mais les propos n\u2019en \u00e9taient pas moins tendres ; la gaiet\u00e9 \u00e9veilla\nle d\u00e9sir qui, \u00e0 son tour, lui pr\u00eata de nouveaux charmes. Cette \u00e9tonnante\norgie dura jusqu\u2019au matin, et quand on se s\u00e9para les femmes durent se croire\npardonn\u00e9es ; mais les hommes, qui avaient conserv\u00e9 leur ressentiment, firent\nd\u00e8s le lendemain une rupture qui n\u2019eut point de retour, et non contents de\nquitter leurs l\u00e9g\u00e8res ma\u00eetresses, ils achev\u00e8rent leur vengeance en publiant\n125leur aventure. Depuis ce temps une d\u2019elles est au couvent, et les deux autres\nlanguissent, exil\u00e9es dans leurs terres.\nVoil\u00e0 l\u2019histoire de Pr\u00e9van ; c\u2019est \u00e0 vous de voir si vous voulez ajouter \u00e0\nsa gloire et vous atteler \u00e0 son char de triomphe. Votre lettre m\u2019a vraiment\ndonn\u00e9 de l\u2019inqui\u00e9tude, et j\u2019attends avec impatience une r\u00e9ponse plus sage et\nplus claire \u00e0 la derni\u00e8re que je vous ai \u00e9crite.\nAdieu, ma belle amie, m\u00e9fiez-vous des id\u00e9es plaisantes ou bizarres qui\nvous s\u00e9duisent toujours trop facilement. Songez que dans la carri\u00e8re que\nvous courez l\u2019esprit ne suffit pas, qu\u2019une seule imprudence y devient un mal\nsans rem\u00e8de. Souffrez enfin que la prudente amiti\u00e9 soit quelquefois le guide\nde vos plaisirs.\nAdieu. Je vous aime pourtant comme si vous \u00e9tiez raisonnable.\nDe\u2026, ce 18 septembre 17 **.\nLETTRE LXXX\nLe Chevalier Danceny \u00e0 C\u00e9cile Volanges\nC\u00e9cile, ma ch\u00e8re C\u00e9cile, quand viendra le temps de nous revoir ? Qui\nm\u2019apprendra \u00e0 vivre loin de vous ? qui m\u2019en donnera la force et le courage ?\nJamais, non jamais je ne pourrai supporter cette fatale absence. Chaque jour\najoute \u00e0 mon malheur, et n\u2019y point voir de terme ! Valmont, qui m\u2019avait\npromis des secours, des consolations, Valmont me n\u00e9glige et peut-\u00eatre\nm\u2019oublie. Il est aupr\u00e8s de ce qu\u2019il aime ; il ne sait plus ce qu\u2019on souffre\nquand on est \u00e9loign\u00e9. En me faisant passer votre derni\u00e8re lettre, il ne m\u2019a\npoint \u00e9crit. C\u2019est lui pourtant qui doit m\u2019apprendre quand je pourrai vous\nvoir et par quel moyen. N\u2019a-t-il donc rien \u00e0 me dire ? Vous-m\u00eame vous ne\nm\u2019en parlez pas ; serait-ce que vous n\u2019en partagez plus le d\u00e9sir ? Ah ! C\u00e9cile,\nC\u00e9cile, je suis bien malheureux. Je vous aime plus que jamais, mais cet\namour, qui fait le charme de ma vie, en devient le tourment.\nNon, je ne peux plus vivre ainsi, il faut que je vous voie, il le faut, ne\nf\u00fbt-ce qu\u2019un moment. Quand je me l\u00e8ve, je me dis : \u00ab Je ne la verrai pas. \u00bb\nJe me couche en disant : \u00ab Je ne l\u2019ai point vue. \u00bb Les journ\u00e9es, si longues,\nn\u2019ont pas un moment pour le bonheur. Tout est privation, tout est regret,\ntout est d\u00e9sespoir, et tous ces mots me viennent d\u2019o\u00f9 j\u2019attendais tous mes\nplaisirs ; ajoutez \u00e0 ces peines mortelles mon inqui\u00e9tude sur les v\u00f4tres, et\nvous aurez une id\u00e9e de ma situation. Je pense \u00e0 vous sans cesse et n\u2019y pense\njamais sans trouble. Si je vous vois afflig\u00e9e, malheureuse, je souffre de tous\nvos chagrins ; si je vous vois tranquille et consol\u00e9e, ce sont les miens qui\nredoublent. Partout je trouve le malheur.\n126Ah ! qu\u2019il n\u2019en \u00e9tait pas ainsi quand vous habitiez les m\u00eames lieux\nque moi ! Tout alors \u00e9tait plaisir. La certitude de vous voir embellissait\nm\u00eame les moments de l\u2019absence ; le temps qu\u2019il fallait passer loin de vous\nm\u2019approchait de vous en s\u2019\u00e9coulant. L\u2019emploi que j\u2019en faisais ne vous \u00e9tait\njamais \u00e9tranger. Si je remplissais des devoirs, ils me rendaient plus digne de\nvous ; si je cultivais quelque talent, j\u2019esp\u00e9rais vous plaire davantage. Lors\nm\u00eame que les distractions du monde m\u2019emportaient loin de vous, je n\u2019en\n\u00e9tais point s\u00e9par\u00e9. Au spectacle, je cherchais \u00e0 deviner ce qui vous aurait\nplu : un concert me rappelait vos talents et nos si douces occupations. Dans\nle cercle, comme aux promenades, je saisissais la plus l\u00e9g\u00e8re ressemblance.\nJe vous comparais \u00e0 tout ; partout vous aviez l\u2019avantage. Chaque moment\ndu jour \u00e9tait marqu\u00e9 par un hommage nouveau, et chaque soir j\u2019en apportais\nle tribut \u00e0 vos pieds.\n\u00c0 pr\u00e9sent, que me reste-t-il ? Des regrets douloureux, des privations\n\u00e9ternelles et un l\u00e9ger espoir que le silence de Valmont diminue, que le v\u00f4tre\nchange en inqui\u00e9tude. Dix lieues seulement nous s\u00e9parent, et cet espace,\nsi facile \u00e0 franchir, devient pour moi seul un obstacle insurmontable ! Et\nquand, pour m\u2019aider \u00e0 le vaincre, j\u2019implore mon ami, ma ma\u00eetresse, tous\ndeux restent froids et tranquilles ! Loin de me secourir, ils ne me r\u00e9pondent\nm\u00eame pas.\nQu\u2019est donc devenue l\u2019amiti\u00e9 active de Valmont ? Que sont devenus\nsurtout vos sentiments si tendres, et qui vous rendaient si ing\u00e9nieuse pour\ntrouver les moyens de nous voir tous les jours ? Quelquefois, je m\u2019en\nsouviens, sans cesser d\u2019en avoir le d\u00e9sir, je me trouvais forc\u00e9 de le sacrifier\n\u00e0 des consid\u00e9rations, \u00e0 des devoirs ; que ne me disiez-vous pas alors ? Par\ncombien de pr\u00e9textes ne combattiez-vous pas mes raisons ! Et qu\u2019il vous\nen souvienne, ma C\u00e9cile, toujours mes raisons c\u00e9daient \u00e0 vos d\u00e9sirs. Je ne\nm\u2019en fais point un m\u00e9rite ; je n\u2019avais pas m\u00eame celui du sacrifice. Ce que\nvous d\u00e9siriez d\u2019obtenir, je br\u00fblais de l\u2019accorder. Mais enfin je demande \u00e0\nmon tour, et quelle est cette demande, de vous voir un moment, de vous\nrenouveler et de recevoir le serment d\u2019un amour \u00e9ternel. N\u2019est-ce donc plus\nvotre bonheur comme le mien ? Je repousse cette id\u00e9e d\u00e9sesp\u00e9rante qui\nmettrait le comble \u00e0 mes maux. Vous m\u2019aimez, vous m\u2019aimerez toujours ;\nje le crois, j\u2019en suis s\u00fbr, je ne veux jamais en douter : mais ma situation est\naffreuse et je ne puis la soutenir plus longtemps. Adieu, C\u00e9cile.\nParis, ce 18 septembre 17 **.\n127LETTRE LXXXI\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nQue vos craintes me causent de piti\u00e9 ! Combien elles me prouvent ma\nsup\u00e9riorit\u00e9 sur vous, et vous voulez m\u2019enseigner, me conduire ! Ah ! mon\npauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous \u00e0 moi ! Non, tout\nl\u2019orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l\u2019intervalle qui nous\ns\u00e9pare. Parce que vous ne pourriez ex\u00e9cuter mes projets, vous les jugez\nimpossibles ! \u00eatre orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer mes\nmoyens et juger de mes ressources ! Au vrai, vicomte, vos conseils m\u2019ont\ndonn\u00e9 de l\u2019humeur, et je ne puis vous le cacher.\nQue pour masquer votre incroyable gaucherie aupr\u00e8s de votre pr\u00e9sidente\nvous m\u2019\u00e9taliez comme un triomphe d\u2019avoir d\u00e9concert\u00e9 un moment cette\nfemme timide et qui vous aime, j\u2019y consens ; d\u2019en avoir obtenu un regard,\nun seul regard, je souris et vous le passe. Que sentant, malgr\u00e9 vous, le peu\nde valeur de votre conduite, vous esp\u00e9riez la d\u00e9rober \u00e0 mon attention en\nme flattant de l\u2019effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux,\nbr\u00fblent de se voir et qui, soit dit en passant, doivent \u00e0 moi seule l\u2019ardeur de\nce d\u00e9sir, je le veux bien encore. Qu\u2019enfin vous vous autorisiez de ces actions\nd\u2019\u00e9clat pour me dire, d\u2019un ton doctoral, qu\u2019 il vaut mieux employer son temps\n\u00e0 ex\u00e9cuter ses projets qu\u2019\u00e0 les raconter ; cette vanit\u00e9 ne me nuit pas et je la\npardonne. Mais que vous puissiez croire que j\u2019aie besoin de votre prudence,\nque je m\u2019\u00e9garerais en ne d\u00e9f\u00e9rant pas \u00e0 vos avis, que je dois leur sacrifier un\nplaisir, une fantaisie, en v\u00e9rit\u00e9, vicomte, c\u2019est aussi vous trop enorgueillir\nde la confiance que je veux bien avoir en vous.\nEt qu\u2019avez-vous donc fait que je n\u2019aie surpass\u00e9 mille fois ? Vous avez\ns\u00e9duit, perdu m\u00eame beaucoup de femmes ; mais quelles difficult\u00e9s avez-\nvous eues \u00e0 vaincre ? Quels obstacles \u00e0 surmonter ? O\u00f9 est l\u00e0 le m\u00e9rite qui\nsoit v\u00e9ritablement \u00e0 vous ? Une belle figure, pur effet du hasard ; des gr\u00e2ces,\nque l\u2019usage donne presque toujours, de l\u2019esprit \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, mais auquel du\njargon suppl\u00e9erait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-\u00eatre\nuniquement due \u00e0 la facilit\u00e9 de vos premiers succ\u00e8s ; si je ne me trompe,\nvoil\u00e0 tous vos moyens ; car pour la c\u00e9l\u00e9brit\u00e9 que vous avez pu acqu\u00e9rir, vous\nn\u2019exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup l\u2019art de faire na\u00eetre ou\nde saisir l\u2019occasion d\u2019un scandale.\nQuant \u00e0 la prudence, \u00e0 la finesse, je ne parle pas de moi : mais quelle\nfemme n\u2019en aurait pas plus que vous ? Eh ! votre pr\u00e9sidente vous m\u00e8ne\ncomme un enfant.\n128Croyez-moi, vicomte, on acquiert rarement les qualit\u00e9s dont on peut se\npasser. Combattant sans risque, vous devez agir sans pr\u00e9caution. Pour vous\nautres hommes, les d\u00e9faites ne sont que des succ\u00e8s de moins. Dans cette\npartie si in\u00e9gale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de\nne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu\u2019\u00e0 nous, de\ncombien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la n\u00e9cessit\u00e9 o\u00f9\nnous sommes d\u2019en faire un continuel usage !\nSupposons, j\u2019y consens, que vous mettiez autant d\u2019adresse \u00e0 nous vaincre\nque nous \u00e0 nous d\u00e9fendre ou \u00e0 c\u00e9der, vous conviendrez au moins qu\u2019elle\nvous devient inutile apr\u00e8s le succ\u00e8s. Uniquement occup\u00e9 de votre nouveau\ngo\u00fbt, vous vous y livrez sans crainte, sans r\u00e9serve : ce n\u2019est pas \u00e0 vous que\nsa dur\u00e9e importe.\nEn effet, ces liens r\u00e9ciproquement donn\u00e9s et re\u00e7us, pour parler le jargon\nde l\u2019amour, vous seul pouvez, \u00e0 votre choix, les resserrer ou les rompre ;\nheureuses encore si, dans votre l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, pr\u00e9f\u00e9rant le myst\u00e8re \u00e0 l\u2019\u00e9clat, vous\nvous contentez d\u2019un abandon humiliant et ne faites pas de l\u2019idole de la veille\nla victime du lendemain !\nMais qu\u2019une femme infortun\u00e9e sente la premi\u00e8re le poids de sa cha\u00eene,\nquels risques n\u2019a-t-elle pas \u00e0 courir si elle tente de s\u2019y soustraire, si elle ose\nseulement la soulever ? Ce n\u2019est qu\u2019en tremblant qu\u2019elle essaie d\u2019\u00e9loigner\nd\u2019elle l\u2019homme que son c\u0153ur repousse avec effort. S\u2019obstine-t-il \u00e0 rester, ce\nqu\u2019elle accordait \u00e0 l\u2019amour il faut le livrer \u00e0 la crainte :\nSes bras s\u2019ouvrent encor quand son c\u0153ur est ferm\u00e9.\nSa prudence doit d\u00e9nouer avec adresse ces m\u00eames liens que vous auriez\nrompus. \u00c0 la merci de son ennemi, elle est sans ressource s\u2019il est sans\ng\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, et comment en esp\u00e9rer en lui, lorsque, si quelquefois on le loue\nd\u2019en avoir, jamais pourtant on ne le bl\u00e2me d\u2019en manquer ?\nSans doute vous ne nierez pas ces v\u00e9rit\u00e9s que leur \u00e9vidence a rendues\ntriviales. Si cependant vous m\u2019avez vue disposant des \u00e9v\u00e8nements et des\nopinions, faire de ces hommes si redoutables le jouet de mes caprices ou de\nmes fantaisies, \u00f4ter aux uns la volont\u00e9, aux autres la puissance de me nuire,\nsi j\u2019ai su tour \u00e0 tour, et suivant mes go\u00fbts mobiles, attacher \u00e0 ma suite ou\nrejeter loin de moi\nCes Tyrans d\u00e9tr\u00f4n\u00e9s devenus mes esclaves :\nsi, au milieu de ces r\u00e9volutions fr\u00e9quentes, ma r\u00e9putation s\u2019est pourtant\nconserv\u00e9e pure, n\u2019avez-vous pas d\u00fb en conclure que, n\u00e9e pour venger mon\nsexe et ma\u00eetriser le v\u00f4tre, j\u2019avais su me cr\u00e9er des moyens inconnus jusqu\u2019\u00e0\nmoi ?\n129Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes \u00e0 d\u00e9lire et qui\nse disent \u00e0 sentiment ; dont l\u2019imagination exalt\u00e9e ferait croire que la nature\na plac\u00e9 leurs sens dans leur t\u00eate ; qui, n\u2019ayant jamais r\u00e9fl\u00e9chi, confondent\nsans cesse l\u2019amour et l\u2019amant ; qui, dans leur folle illusion, croient que celui-\nl\u00e0 seul avec qui elles ont cherch\u00e9 le plaisir en est l\u2019unique d\u00e9positaire, et\nvraies superstitieuses, ont pour le pr\u00eatre le respect et la foi qui n\u2019est d\u00fb qu\u2019\u00e0\nla Divinit\u00e9.\nCraignez encore pour celles qui, plus vaines que prudentes, ne savent pas\nau besoin consentir \u00e0 se faire quitter.\nTremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisivet\u00e9, que vous\nnommez sensibles et dont l\u2019amour s\u2019empare si facilement et avec tant de\npuissance, qui sentent le besoin de s\u2019en occuper encore m\u00eame lorsqu\u2019elles\nn\u2019en jouissent pas et, s\u2019abandonnant sans r\u00e9serve \u00e0 la fermentation de leurs\nid\u00e9es, enfantent par elles ces lettres si douces, mais si dangereuses \u00e0 \u00e9crire,\net ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse \u00e0 l\u2019objet qui\nles cause : imprudentes qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur\nennemi futur.\nMais moi, qu\u2019ai-je de commun avec ces femmes inconsid\u00e9r\u00e9es ? Quand\nm\u2019avez-vous vue m\u2019\u00e9carter des r\u00e8gles que je me suis prescrites et manquer \u00e0\nmes principes ? Je dis mes principes, et je le dis \u00e0 dessein, car ils ne sont pas,\ncomme ceux des autres femmes, abandonn\u00e9s au hasard, re\u00e7us sans examen\net suivis par habitude : ils sont le fruit de mes profondes r\u00e9flexions ; je les\nai cr\u00e9\u00e9s et je puis dire que je suis mon ouvrage.\nEntr\u00e9e dans le monde dans le temps o\u00f9, fille encore, j\u2019\u00e9tais vou\u00e9e par\n\u00e9tat au silence et \u00e0 l\u2019inaction, j\u2019ai su en profiter pour observer et r\u00e9fl\u00e9chir.\nTandis qu\u2019on me croyait \u00e9tourdie ou distraite, \u00e9coutant peu \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, les\ndiscours qu\u2019on s\u2019empressait \u00e0 me tenir, je recueillais avec soin ceux qu\u2019on\ncherchait \u00e0 me cacher.\nCette utile curiosit\u00e9, en servant \u00e0 m\u2019instruire, m\u2019apprit encore \u00e0\ndissimuler ; forc\u00e9e souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux\nde ceux qui m\u2019entouraient, j\u2019essayai de guider les miens \u00e0 mon gr\u00e9 ; j\u2019obtins\nd\u00e8s lors de prendre \u00e0 volont\u00e9 ce regard distrait que vous avez lou\u00e9 si souvent.\nEncourag\u00e9e par ce premier succ\u00e8s, je t\u00e2chai de r\u00e9gler de m\u00eame les divers\nmouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m\u2019\u00e9tudiais\n\u00e0 prendre l\u2019air de la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9, m\u00eame celui de la joie ; j\u2019ai port\u00e9 le z\u00e8le\njusqu\u2019\u00e0 me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps\nl\u2019expression du plaisir. Je me suis travaill\u00e9e avec le m\u00eame soin et plus\nde peine pour r\u00e9primer les sympt\u00f4mes d\u2019une joie inattendue. C\u2019est ainsi\nque j\u2019ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu\nquelquefois si \u00e9tonn\u00e9.\n130J\u2019\u00e9tais bien jeune encore et presque sans int\u00e9r\u00eat, mais je n\u2019avais \u00e0 moi\nque ma pens\u00e9e, et je m\u2019indignais qu\u2019on p\u00fbt me la ravir ou me la surprendre\ncontre ma volont\u00e9. Munie de ces premi\u00e8res armes, j\u2019en essayai l\u2019usage ; non\ncontente de ne plus me laisser p\u00e9n\u00e9trer, je m\u2019amusais \u00e0 me montrer sous des\nformes diff\u00e9rentes ; s\u00fbre de mes gestes, j\u2019observais mes discours ; je r\u00e9glais\nles uns et les autres suivant les circonstances ou m\u00eame seulement suivant\nmes fantaisies : d\u00e8s ce moment, ma fa\u00e7on de penser fut pour moi seule et je\nne montrai plus que celle qu\u2019il m\u2019\u00e9tait utile de laisser voir.\nCe travail sur moi-m\u00eame avait fix\u00e9 mon attention sur l\u2019expression\ndes figures et le caract\u00e8re des physionomies ; et j\u2019y gagnai ce coup\nd\u2019\u0153il p\u00e9n\u00e9trant auquel l\u2019exp\u00e9rience m\u2019a pourtant appris \u00e0 ne pas me fier\nenti\u00e8rement, mais qui, en tout, m\u2019a rarement tromp\u00e9e.\nJe n\u2019avais pas quinze ans, je poss\u00e9dais d\u00e9j\u00e0 les talents auxquels la plus\ngrande partie de nos politiques doivent leur r\u00e9putation, et je ne me trouvais\nencore qu\u2019aux premiers \u00e9l\u00e9ments de la science que je voulais acqu\u00e9rir.\nVous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais \u00e0\ndeviner l\u2019amour et ses plaisirs, mais n\u2019ayant jamais \u00e9t\u00e9 au couvent, n\u2019ayant\npoint de bonne amie et surveill\u00e9e par une m\u00e8re vigilante, je n\u2019avais que des\nid\u00e9es vagues et que je ne pouvais fixer ; la nature m\u00eame, dont assur\u00e9ment\nje n\u2019ai eu qu\u2019\u00e0 me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On\ne\u00fbt dit qu\u2019elle travaillait en silence \u00e0 perfectionner son ouvrage. Ma t\u00eate\nseule fermentait ; je ne d\u00e9sirais pas de jouir, je voulais savoir ; le d\u00e9sir de\nm\u2019instruire m\u2019en sugg\u00e9ra les moyens.\nJe sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet\nsans me compromettre \u00e9tait mon confesseur. Aussit\u00f4t je pris mon parti :\nje surmontai ma petite honte et, me vantant d\u2019une faute que je n\u2019avais pas\ncommise, je m\u2019accusai d\u2019avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut\nmon expression, mais en parlant ainsi, je ne savais en v\u00e9rit\u00e9, quelle id\u00e9e\nj\u2019exprimais. Mon espoir ne fut ni tout \u00e0 fait tromp\u00e9, ni enti\u00e8rement rempli :\nla crainte de me trahir m\u2019emp\u00eachait de m\u2019\u00e9clairer ; mais le bon P\u00e8re me fit\nle mal si grand que j\u2019en conclus que le plaisir devait \u00eatre extr\u00eame et, au d\u00e9sir\nde le conna\u00eetre, succ\u00e9da celui de le go\u00fbter.\nJe ne sais o\u00f9 ce d\u00e9sir m\u2019aurait conduite, et alors d\u00e9nu\u00e9e d\u2019exp\u00e9rience,\npeut-\u00eatre une seule occasion m\u2019e\u00fbt perdue ; heureusement pour moi, ma\nm\u00e8re m\u2019annon\u00e7a peu de jours apr\u00e8s que j\u2019allais me marier ; sur-le-champ\nla certitude de savoir \u00e9teignit ma curiosit\u00e9 et j\u2019arrivai vierge entre les bras\nde M. de Merteuil.\nJ\u2019attendais avec s\u00e9curit\u00e9 le moment qui devait m\u2019instruire, et j\u2019eus besoin\nde r\u00e9flexion pour montrer de l\u2019embarras et de la crainte. Cette premi\u00e8re\nnuit, dont on se fait pour l\u2019ordinaire une id\u00e9e si cruelle ou si douce, ne me\npr\u00e9sentait qu\u2019une occasion d\u2019exp\u00e9rience : douleur et plaisir, j\u2019observai tout\n131exactement et ne voyais dans ces diverses sensations que des faits \u00e0 recueillir\net \u00e0 m\u00e9diter.\nCe genre d\u2019\u00e9tude parvint bient\u00f4t \u00e0 me plaire, mais fid\u00e8le \u00e0 mes principes\net sentant, peut-\u00eatre par instinct, que nul ne devait \u00eatre plus loin de ma\nconfiance que mon mari, je r\u00e9solus, par cela seul que j\u2019\u00e9tais sensible, de\nme montrer impassible \u00e0 ses yeux. Cette froideur apparente fut par la suite\nle fondement in\u00e9branlable de son aveugle confiance ; j\u2019y joignis, par une\nseconde r\u00e9flexion, l\u2019air d\u2019\u00e9tourderie qu\u2019autorisait mon \u00e2ge, et jamais il ne me\njugea plus enfant que dans les moments o\u00f9 je le louais avec plus d\u2019audace.\nCependant, je l\u2019avouerai, je me laissai d\u2019abord entra\u00eener par le tourbillon\ndu monde et je me livrai tout enti\u00e8re \u00e0 ses distractions futiles. Mais, au bout\nde quelques mois, M. de Merteuil m\u2019ayant men\u00e9e \u00e0 sa triste campagne, la\ncrainte de l\u2019ennui fit revenir le go\u00fbt de l\u2019\u00e9tude, et ne m\u2019y trouvant entour\u00e9e\nque de gens dont la distance avec moi me mettait \u00e0 l\u2019abri de tout soup\u00e7on,\nj\u2019en profitai pour donner un champ plus vaste \u00e0 mes exp\u00e9riences. Ce fut l\u00e0\nsurtout que je m\u2019assurai que l\u2019amour, que l\u2019on nous vante comme la cause\nde nos plaisirs, n\u2019en est, au plus que le pr\u00e9texte.\nLa maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si douces occupations ;\nil fallut le suivre \u00e0 la ville o\u00f9 il venait chercher des secours. Il mourut, comme\nvous savez, peu de temps apr\u00e8s, et quoique \u00e0 tout prendre, je n\u2019eusse pas \u00e0\nme plaindre de lui, je n\u2019en sentis pas moins vivement le prix de la libert\u00e9\nqu\u2019allait me donner mon veuvage, et je me promis bien d\u2019en profiter.\nMa m\u00e8re comptait que j\u2019entrerais au couvent ou reviendrais vivre avec\nelle. Je refusai l\u2019un et l\u2019autre parti et tout ce que j\u2019accordai \u00e0 la d\u00e9cence fut de\nretourner dans cette m\u00eame campagne, o\u00f9 il me restait bien encore quelques\nobservations \u00e0 faire.\nJe les fortifiai par le secours de la lecture ; mais ne croyez pas qu\u2019elle f\u00fbt\ntoute du genre que vous la supposez. J\u2019\u00e9tudiai nos m\u0153urs dans les romans,\nnos opinions dans les philosophes ; je cherchai m\u00eame dans les moralistes les\nplus s\u00e9v\u00e8res ce qu\u2019ils exigeaient de nous et je m\u2019assurai ainsi de ce qu\u2019on\npouvait faire, de ce qu\u2019on devait penser et de ce qu\u2019il fallait para\u00eetre. Une\nfois fix\u00e9e sur ces trois objets, le dernier seul pr\u00e9sentait quelques difficult\u00e9s\ndans son ex\u00e9cution : j\u2019esp\u00e9rai les vaincre et j\u2019en m\u00e9ditai les moyens.\nJe commen\u00e7ais \u00e0 m\u2019ennuyer de mes plaisirs rustiques, trop peu vari\u00e9s\npour ma t\u00eate active ; je sentais un besoin de coquetterie qui me raccommoda\navec l\u2019amour, non pour le ressentir \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, mais pour l\u2019inspirer et le\nfeindre. En vain m\u2019avait-on dit et avais-je lu qu\u2019on ne pouvait feindre ce\nsentiment : je voyais pourtant que, pour y parvenir, il suffisait de joindre\n\u00e0 l\u2019esprit d\u2019un auteur le talent d\u2019un com\u00e9dien. Je m\u2019exer\u00e7ai dans les deux\ngenres et peut-\u00eatre avec quelque succ\u00e8s, mais, au lieu de rechercher les vains\n132applaudissements du th\u00e9\u00e2tre, je r\u00e9solus d\u2019employer \u00e0 mon bonheur ce que\ntant d\u2019autres sacrifiaient \u00e0 la vanit\u00e9.\nUn an se passa dans ces occupations diff\u00e9rentes. Mon deuil me permettant\nalors de repara\u00eetre, je revins \u00e0 la ville avec mes grands projets ; je ne\nm\u2019attendais pas au premier obstacle que j\u2019y rencontrai.\nCette longue solitude, cette aust\u00e8re retraite avaient jet\u00e9 sur moi un vernis\nde pruderie qui effrayait nos plus agr\u00e9ables ; ils se tenaient \u00e0 l\u2019\u00e9cart et me\nlaissaient livr\u00e9e \u00e0 une foule d\u2019ennuyeux qui tous pr\u00e9tendaient \u00e0 ma main.\nL\u2019embarras n\u2019\u00e9tait pas de les refuser, mais plusieurs de ces refus d\u00e9plaisaient\n\u00e0 ma famille et je perdais dans ces tracasseries int\u00e9rieures le temps dont je\nm\u2019\u00e9tais promis un si charmant usage. Je fus donc oblig\u00e9e, pour rappeler les\nuns et \u00e9loigner les autres, d\u2019afficher quelques incons\u00e9quences et d\u2019employer\n\u00e0 nuire \u00e0 ma r\u00e9putation, le soin que je comptais mettre \u00e0 la conserver.\nJe r\u00e9ussis facilement, comme vous pouvez croire. Mais n\u2019\u00e9tant emport\u00e9e\npar aucune passion, je ne fis que ce que je jugeai n\u00e9cessaire et mesurai avec\nprudence les doses de mon \u00e9tourderie.\nD\u00e8s que j\u2019eus touch\u00e9 le but que je voulais atteindre, je revins sur mes pas\net fis honneur de mon amendement \u00e0 quelques-unes de ces femmes qui, dans\nl\u2019impuissance d\u2019avoir des pr\u00e9tentions \u00e0 l\u2019agr\u00e9ment, se rejettent sur celles\ndu m\u00e9rite et de la vertu. Ce fut un coup de partie qui me valut plus que je\nn\u2019avais esp\u00e9r\u00e9. Ces reconnaissantes du\u00e8gnes s\u2019\u00e9tablirent mes apologistes, et\nleur z\u00e8le aveugle pour ce qu\u2019elles appelaient leur ouvrage, fut port\u00e9 au point\nqu\u2019au moindre propos qu\u2019on se permettait sur moi, tout le parti prude criait\nau scandale et \u00e0 l\u2019injure. Le m\u00eame moyen me valut encore le suffrage de\nnos femmes \u00e0 pr\u00e9tentions, qui, persuad\u00e9es que je renon\u00e7ais \u00e0 courir la m\u00eame\ncarri\u00e8re qu\u2019elles, me choisirent pour l\u2019objet de leurs \u00e9loges toutes les fois\nqu\u2019elles voulaient prouver qu\u2019elles ne m\u00e9disaient pas de tout le monde.\nCependant ma conduite pr\u00e9c\u00e9dente avait ramen\u00e9 les amants, et pour me\nm\u00e9nager entre eux et mes infid\u00e8les protectrices, je me montrai comme une\nfemme sensible, mais difficile, \u00e0 qui l\u2019exc\u00e8s de sa d\u00e9licatesse fournissait des\narmes contre l\u2019amour\nAlors je commen\u00e7ai \u00e0 d\u00e9ployer sur le grand th\u00e9\u00e2tre les talents que je\nm\u2019\u00e9tais donn\u00e9s. Mon premier soin fut d\u2019acqu\u00e9rir le renom d\u2019invincible. Pour\ny parvenir, les hommes qui ne me plaisaient point furent toujours les seuls\ndont j\u2019eus l\u2019air d\u2019accepter les hommages. Je les employais utilement \u00e0 me\nprocurer les honneurs de la r\u00e9sistance, tandis que je me livrais sans crainte\n\u00e0 l\u2019amant pr\u00e9f\u00e9r\u00e9. Mais celui-l\u00e0, ma feinte timidit\u00e9 ne lui a jamais permis\nde me suivre dans le monde, et les regards du cercle ont \u00e9t\u00e9 ainsi toujours\nfix\u00e9s sur l\u2019amant malheureux.\nVous savez combien je me d\u00e9cide vite : c\u2019est pour avoir observ\u00e9 que ce\nsont presque toujours les soins ant\u00e9rieurs qui livrent le secret des femmes.\n133Quoi qu\u2019on puisse faire, le ton n\u2019est jamais le m\u00eame, avant ou apr\u00e8s le\nsucc\u00e8s. Cette diff\u00e9rence n\u2019\u00e9chappe point \u00e0 l\u2019observateur attentif, et j\u2019ai\ntrouv\u00e9 moins dangereux de me tromper dans le choix que de me laisser\np\u00e9n\u00e9trer. Je gagne encore par l\u00e0 d\u2019\u00f4ter les vraisemblances sur lesquelles\nseules on peut nous juger.\nCes pr\u00e9cautions et celle de ne jamais \u00e9crire, de ne d\u00e9livrer jamais aucune\npreuve de ma d\u00e9faite, pouvaient para\u00eetre excessives et ne m\u2019ont jamais\nparu suffisantes. Descendue dans mon c\u0153ur, j\u2019y ai \u00e9tudi\u00e9 celui des autres.\nJ\u2019y ai vu qu\u2019il n\u2019est personne qui n\u2019y conserve un secret qu\u2019il lui importe\nqui ne soit point d\u00e9voil\u00e9 : v\u00e9rit\u00e9 que l\u2019antiquit\u00e9 para\u00eet avoir mieux connue\nque nous et dont l\u2019histoire de Samson pourrait n\u2019\u00eatre qu\u2019un ing\u00e9nieux\nembl\u00e8me. Nouvelle Dalila, j\u2019ai toujours, comme elle, employ\u00e9 ma puissance\n\u00e0 surprendre ce secret important. Eh ! de combien de nos Samson modernes\nne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau ? et ceux-l\u00e0, j\u2019ai cess\u00e9 de les\ncraindre : ce sont les seuls que je me sois permis d\u2019humilier quelquefois.\nPlus souple avec les autres, l\u2019art de les rendre infid\u00e8les pour \u00e9viter de\nleur para\u00eetre volage, une feinte amiti\u00e9, une apparente confiance, quelques\nproc\u00e9d\u00e9s g\u00e9n\u00e9reux, l\u2019id\u00e9e flatteuse et que chacun conserve d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 mon\nseul amant, m\u2019ont obtenu leur discr\u00e9tion. Enfin, quand ces moyens m\u2019ont\nmanqu\u00e9, j\u2019ai su, pr\u00e9voyant mes ruptures, \u00e9touffer d\u2019avance, sous le ridicule\nou la calomnie, la confiance que ces hommes dangereux auraient pu obtenir.\nCe que je vous dis l\u00e0, vous me le voyez pratiquer sans cesse, et vous\ndoutez de ma prudence ! Eh bien ! rappelez-vous le temps o\u00f9 vous me\nrend\u00eetes vos premiers soins : jamais hommage ne me flatta autant ; je vous\nd\u00e9sirais avant de vous avoir vu. S\u00e9duite par votre r\u00e9putation, il me semblait\nque vous manquiez \u00e0 ma gloire ; je br\u00fblais de vous combattre corps \u00e0 corps.\nC\u2019est le seul de mes go\u00fbts qui ait jamais pris un moment d\u2019empire sur\nmoi. Cependant, si vous eussiez voulu me perdre, quels moyens eussiez-\nvous trouv\u00e9s ? de vains discours qui ne laissent aucune trace apr\u00e8s eux, que\nvotre r\u00e9putation m\u00eame e\u00fbt aid\u00e9 \u00e0 rendre suspects, et une suite de faits sans\nvraisemblance, dont le r\u00e9cit sinc\u00e8re aurait l\u2019air d\u2019un roman mal tissu.\n\u00c0 la v\u00e9rit\u00e9, je vous ai depuis livr\u00e9 tous mes secrets, mais vous savez\nquels int\u00e9r\u00eats nous unissent, et si de nous deux, c\u2019est moi qu\u2019on doit taxer\nd\u2019imprudence.\nPuisque je suis en train de vous rendre compte, je veux le faire\nexactement. Je vous entends d\u2019ici me dire que je suis au moins \u00e0 la merci de\nma femme de chambre ; en effet, si elle n\u2019a pas le secret de mes sentiments,\nelle a celui de mes actions. Quand vous m\u2019en parl\u00e2tes jadis, je vous r\u00e9pondis\nseulement que j\u2019\u00e9tais s\u00fbre d\u2019elle, et la preuve que cette r\u00e9ponse suffit alors\n\u00e0 votre tranquillit\u00e9, c\u2019est que vous lui avez confi\u00e9 depuis, et pour votre\ncompte, des secrets assez dangereux. Mais \u00e0 pr\u00e9sent que Pr\u00e9van vous donne\n134de l\u2019ombrage et que la t\u00eate vous en tourne, je me doute bien que vous ne me\ncroyez plus sur ma parole. Il faut donc vous \u00e9difier.\nPremi\u00e8rement, cette fille est ma s\u0153ur de lait, et ce lien qui ne nous en\npara\u00eet pas un, n\u2019est pas sans force pour les gens de cet \u00e9tat ; de plus, j\u2019ai\nson secret et mieux encore : victime d\u2019une folie de l\u2019amour, elle \u00e9tait perdue\nsi je ne l\u2019eusse sauv\u00e9e. Ses parents, tout h\u00e9riss\u00e9s d\u2019honneur, ne voulaient\npas moins que la faire enfermer. Ils s\u2019adress\u00e8rent \u00e0 moi. Je vis d\u2019un coup\nd\u2019\u0153il, combien leur courroux pouvait m\u2019\u00eatre utile. Je le secondai et sollicitai\nl\u2019ordre, que j\u2019obtins. Puis, passant tout \u00e0 coup au parti de la cl\u00e9mence auquel\nj\u2019amenai ses parents, et profitant de mon cr\u00e9dit aupr\u00e8s du vieux ministre,\nje les fis tous consentir \u00e0 me laisser d\u00e9positaire de cet ordre et ma\u00eetresse\nd\u2019en arr\u00eater ou demander l\u2019ex\u00e9cution, suivant que je jugerais du m\u00e9rite de la\nconduite future de cette fille. Elle sait donc que j\u2019ai son sort entre les mains,\net quand, par impossible, ces moyens puissants ne l\u2019arr\u00eateraient point, n\u2019est-\nil pas \u00e9vident que sa conduite d\u00e9voil\u00e9e et sa punition authentique \u00f4teraient\nbient\u00f4t toute cr\u00e9ance \u00e0 ses discours ?\n\u00c0 ces pr\u00e9cautions, que j\u2019appelle fondamentales, s\u2019en joignent mille\nautres, ou locales, ou d\u2019occasion, que la r\u00e9flexion et l\u2019habitude font trouver\nau besoin ; dont le d\u00e9tail serait minutieux, mais dont la pratique est\nimportante, et qu\u2019il faut vous donner la peine de recueillir dans l\u2019ensemble\nde ma conduite, si vous voulez parvenir \u00e0 les conna\u00eetre.\nMais de pr\u00e9tendre que je me sois donn\u00e9 tant de soins pour n\u2019en pas retirer\nde fruits, qu\u2019apr\u00e8s m\u2019\u00eatre autant \u00e9lev\u00e9e au-dessus des autres femmes par\nmes travaux p\u00e9nibles, je consente \u00e0 ramper comme elles dans ma marche,\nentre l\u2019imprudence et la timidit\u00e9 ; que surtout je pusse redouter un homme\nau point de ne plus voir mon salut que dans la fuite ? Non, vicomte, jamais !\nIl faut vaincre ou p\u00e9rir. Quant \u00e0 Pr\u00e9van, je veux l\u2019avoir et je l\u2019aurai ; il veut\nle dire et il ne le dira pas : en deux mots, voil\u00e0 notre roman. Adieu.\nDe\u2026, ce 20 septembre 17 **.\nLETTRE LXXII\nC\u00e9cile Volanges au Chevalier Danceny\nMon Dieu, que votre lettre m\u2019a fait de peine ! J\u2019avais bien besoin d\u2019avoir\ntant d\u2019impatience de la recevoir ! J\u2019esp\u00e9rais y trouver de la consolation, et\nvoil\u00e0 que je suis plus afflig\u00e9e qu\u2019avant de l\u2019avoir re\u00e7ue. J\u2019ai bien pleur\u00e9 en\nla lisant : ce n\u2019est pas cela que je vous reproche ; j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 bien pleur\u00e9 des\nfois \u00e0 cause de vous sans que \u00e7a me fasse de la peine. Mais, cette fois-ci,\nce n\u2019est pas la m\u00eame chose.\n135Qu\u2019est-ce donc que vous voulez dire, que votre amour devient un\ntourment pour vous, que vous ne pouvez plus vivre ainsi, ni soutenir plus\nlongtemps votre situation ? Est-ce que vous allez cesser de m\u2019aimer, parce\nque cela n\u2019est pas si agr\u00e9able qu\u2019autrefois ? Il me semble que je ne suis pas\nplus heureuse que vous, bien au contraire ; et pourtant je ne vous aime que\ndavantage. Si M. de Valmont ne vous a pas \u00e9crit, ce n\u2019est pas ma faute ; je\nn\u2019ai pas pu l\u2019en prier, parce que je n\u2019ai pas \u00e9t\u00e9 seule avec lui et que nous\nsommes convenus que nous ne nous parlerions jamais devant le monde ; et\n\u00e7a, c\u2019est encore pour nous, afin qu\u2019il puisse faire plus t\u00f4t ce que vous d\u00e9sirez.\nJe ne dis pas que je ne le d\u00e9sire pas aussi, et vous devez en \u00eatre bien s\u00fbr :\nmais comment voulez-vous que je fasse ? Si vous croyez que c\u2019est si facile,\ntrouvez donc le moyen, je ne demande pas mieux.\nCroyez-vous qu\u2019il me soit bien agr\u00e9able d\u2019\u00eatre grond\u00e9e tous les jours par\nmaman, elle qui auparavant ne me disait jamais rien, bien au contraire ? \u00c0\npr\u00e9sent, c\u2019est pis que si j\u2019\u00e9tais au couvent. Je m\u2019en consolais pourtant en\nsongeant que c\u2019\u00e9tait pour vous ; il y avait m\u00eame des moments o\u00f9 je trouvais\nque j\u2019en \u00e9tais bien aise ; mais quand je vois que vous \u00eates f\u00e2ch\u00e9 aussi, et \u00e7a\nsans qu\u2019il y ait du tout de ma faute, je deviens plus chagrine que pour tout\nce qui vient de m\u2019arriver jusqu\u2019ici.\nRien que pour recevoir vos lettres c\u2019est un embarras, que si M. de\nValmont n\u2019\u00e9tait pas aussi complaisant et aussi adroit qu\u2019il l\u2019est, je ne saurais\ncomment faire, et pour vous \u00e9crire c\u2019est plus difficile encore. De toute la\nmatin\u00e9e je n\u2019ose pas, parce que maman est tout pr\u00e8s de moi et qu\u2019elle vient\n\u00e0 tout moment dans ma chambre. Quelquefois je le peux l\u2019apr\u00e8s-midi, sous\npr\u00e9texte de chanter ou de jouer de la harpe ; encore faut-il que j\u2019interrompe\n\u00e0 chaque instant pour qu\u2019on entende que j\u2019\u00e9tudie. Heureusement ma femme\nde chambre s\u2019endort quelquefois le soir, et je lui dis que je me coucherai\nbien toute seule, afin qu\u2019elle s\u2019en aille et me laisse de la lumi\u00e8re. Et puis\nil faut que je me mette sous mon rideau pour qu\u2019on ne puisse pas voir de\nclart\u00e9, et puis que j\u2019\u00e9coute au moindre bruit pour pouvoir tout cacher dans\nmon lit si on venait. Je voudrais que vous y fussiez pour voir ! Vous verriez\nbien qu\u2019il faut bien aimer pour faire \u00e7a. Enfin il est bien vrai que je fais tout\nce que je peux et que je voudrais pouvoir en faire davantage.\nAssur\u00e9ment je ne refuse pas de vous dire que je vous aime et que je vous\naimerai toujours ; jamais je ne l\u2019ai dit de meilleur c\u0153ur, et vous \u00eates f\u00e2ch\u00e9 !\nVous m\u2019aviez pourtant bien assur\u00e9, avant que je vous l\u2019eusse dit, que cela\nsuffisait pour vous rendre heureux. Vous ne pouvez pas le nier : c\u2019est dans\nvos lettres. Quoique je ne les aie plus, je m\u2019en souviens comme quand je les\nlisais tous les jours. Et parce que nous voil\u00e0 absents, vous ne pensez plus de\nm\u00eame ! Mais cette absence ne durera pas toujours, peut-\u00eatre ? Mon Dieu,\nque je suis malheureuse, et c\u2019est bien vous qui en \u00eates cause !\u2026\n136\u00c0 propos de vos lettres, j\u2019esp\u00e8re que vous avez gard\u00e9 celles que maman\nm\u2019a prises et qu\u2019elle vous a renvoy\u00e9es ; il faudra bien qu\u2019il vienne un temps\no\u00f9 je ne serai plus si g\u00ean\u00e9e qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, et vous me les rendrez toutes.\nComme je serai heureuse quand je pourrai les garder toujours sans que\npersonne ait rien \u00e0 y voir ! \u00c0 pr\u00e9sent je les remets \u00e0 M. de Valmont, parce\nqu\u2019il y aurait trop \u00e0 risquer autrement ; malgr\u00e9 cela, je ne lui en rends jamais\nque cela ne me fasse bien de la peine.\nAdieu, mon cher ami. Je vous aime de tout mon c\u0153ur. Je vous aimerai\ntoute ma vie. J\u2019esp\u00e8re qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent vous n\u2019\u00eates plus f\u00e2ch\u00e9, et si j\u2019en \u00e9tais s\u00fbre\nje ne le serais plus moi-m\u00eame. \u00c9crivez-moi le plus t\u00f4t que vous pourrez, car\nje sens que jusque-l\u00e0 je serai toujours triste.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 21 septembre 17 **.\nLETTRE LXXXIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nDe gr\u00e2ce, madame, renouons cet entretien si malheureusement rompu !\nQue je puisse achever de vous prouver combien je diff\u00e8re de l\u2019odieux portrait\nqu\u2019on vous avait fait de moi ; que je puisse, surtout, jouir encore de cette\naimable confiance que vous commenciez \u00e0 me t\u00e9moigner ! Que de charmes\nvous savez pr\u00eater \u00e0 la vertu ! Comme vous embellissez et faites ch\u00e9rir tous\nles sentiments honn\u00eates ! Ah ! c\u2019est l\u00e0 votre s\u00e9duction ; c\u2019est la plus forte ;\nc\u2019est la seule qui soit \u00e0 la fois puissante et respectable.\nSans doute il suffit de vous voir pour d\u00e9sirer de vous plaire ; de vous\nentendre dans le cercle pour que ce d\u00e9sir augmente. Mais celui qui a le\nbonheur de vous conna\u00eetre davantage, qui peut quelquefois lire dans votre\n\u00e2me, c\u00e8de bient\u00f4t \u00e0 un plus noble enthousiasme et, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de v\u00e9n\u00e9ration\ncomme d\u2019amour, adore en vous l\u2019image de toutes les vertus. Plus fait qu\u2019un\nautre, peut-\u00eatre, pour les aimer et les suivre, entra\u00een\u00e9 par quelques erreurs\nqui m\u2019avaient \u00e9loign\u00e9 d\u2019elles, c\u2019est vous qui m\u2019en avez rapproch\u00e9, qui m\u2019en\navez de nouveau fait sentir tout le charme ; me ferez-vous un crime de\nce nouvel amour ? Bl\u00e2merez-vous votre ouvrage ? Vous reprocheriez-vous\nm\u00eame l\u2019int\u00e9r\u00eat que vous pourriez y prendre ? Quel mal peut-on craindre\nd\u2019un sentiment si pur et quelles douceurs n\u2019y aurait pas \u00e0 le go\u00fbter ?\nMon amour vous effraie ? Vous le trouvez violent, effr\u00e9n\u00e9 ? Temp\u00e9rez-\nle par un amour plus doux ; ne refusez pas l\u2019empire que je vous offre,\nauquel je jure de ne jamais me soustraire et qui, j\u2019ose le croire, ne serait pas\nenti\u00e8rement perdu pour la vertu. Quel sacrifice pourrait me para\u00eetre p\u00e9nible,\ns\u00fbr que votre c\u0153ur m\u2019en garderait le prix ? Quel est donc l\u2019homme assez\n137malheureux pour ne pas savoir jouir des privations qu\u2019il s\u2019impose ; pour\nne pas pr\u00e9f\u00e9rer un mot, un regard accord\u00e9s, \u00e0 toutes les jouissances qu\u2019il\npourrait ravir ou surprendre ! Et vous avez cru que j\u2019\u00e9tais cet homme-l\u00e0 et\nvous m\u2019avez craint ! Ah ! pourquoi votre bonheur ne d\u00e9pend-il pas de moi !\nComme je me vengerais de vous en vous rendant heureuse ! Mais ce doux\nempire, la st\u00e9rile amiti\u00e9 ne le produit pas ; il n\u2019est d\u00fb qu\u2019\u00e0 l\u2019amour.\nCe mot vous intimide ? et pourquoi ? Un attachement plus tendre, une\nunion plus forte, une seule pens\u00e9e, le m\u00eame bonheur comme les m\u00eames\npeines, qu\u2019y a-t-il donc l\u00e0 d\u2019\u00e9tranger \u00e0 votre \u00e2me ? Tel est pourtant l\u2019amour,\ntel est au moins celui que vous inspirez et que je ressens. C\u2019est lui surtout\nqui, calculant sans int\u00e9r\u00eat, sait appr\u00e9cier les actions sur leur m\u00e9rite et non\nsur leur valeur ; tr\u00e9sor in\u00e9puisable des \u00e2mes sensibles, tout devient pr\u00e9cieux,\nfait par lui ou pour lui.\nCes v\u00e9rit\u00e9s, si faciles \u00e0 saisir, si douces \u00e0 pratiquer, qu\u2019ont-elles donc\nd\u2019effrayant ? Quelles craintes peut aussi vous causer un homme sensible, \u00e0\nqui l\u2019amour ne permet plus un autre bonheur que le v\u00f4tre ? C\u2019est aujourd\u2019hui\nl\u2019unique v\u0153u que je forme : je sacrifierai tout pour le remplir, except\u00e9 le\nsentiment qui l\u2019inspire, et ce sentiment lui-m\u00eame consentez \u00e0 le partager,\net vous le r\u00e9glerez \u00e0 votre choix. Mais ne souffrons plus qu\u2019il nous divise\nlorsqu\u2019il devrait nous r\u00e9unir. Si l\u2019amiti\u00e9 que vous m\u2019avez offerte n\u2019est pas\nun vain mot, si, comme vous me le disiez hier, c\u2019est le sentiment le plus\ndoux que votre \u00e2me connaisse ; que ce soit elle qui stipule entre nous, je ne\nla r\u00e9cuserai point ; mais juge de l\u2019amour, qu\u2019elle consente \u00e0 l\u2019\u00e9couter ; le\nrefus de l\u2019entendre deviendrait une injustice et l\u2019amiti\u00e9 n\u2019est point injuste.\nUn second entretien n\u2019aura pas plus d\u2019inconv\u00e9nients que le premier :\nle hasard peut encore en fournir l\u2019occasion ; vous pourriez vous-m\u00eame\nen indiquer le moment. Je veux croire que j\u2019ai tort ; n\u2019aimerez-vous pas\nmieux me ramener que me combattre et doutez-vous de ma docilit\u00e9 ? Si\nce tiers importun ne f\u00fbt pas venu nous interrompre, peut-\u00eatre serais-je d\u00e9j\u00e0\nenti\u00e8rement revenu \u00e0 votre avis ; qui sait jusqu\u2019o\u00f9 peut aller votre pouvoir ?\nVous le dirai-je ? cette puissance invincible \u00e0 laquelle je me livre sans\noser la calculer, ce charme irr\u00e9sistible qui vous rend souveraine de mes\npens\u00e9es comme de mes actions, il m\u2019arrive quelquefois de les craindre.\nH\u00e9las ! cet entretien que je vous demande est-ce \u00e0 moi \u00e0 le redouter ? Peut-\n\u00eatre apr\u00e8s, encha\u00een\u00e9 par mes promesses, me verrai-je r\u00e9duit \u00e0 br\u00fbler d\u2019un\namour que je sens bien qui ne pourra s\u2019\u00e9teindre sans oser implorer votre\nsecours ! Ah ! madame, de gr\u00e2ce, n\u2019abusez pas de votre empire ! Mais quoi !\nsi vous devez en \u00eatre plus heureuse, si je dois vous en para\u00eetre plus digne\nde vous, quelles peines ne sont pas adoucies par ces id\u00e9es consolantes !\nOui, je le sens, vous parler encore c\u2019est vous donner contre moi de plus\nfortes armes, c\u2019est me soumettre plus enti\u00e8rement \u00e0 votre volont\u00e9. Il est plus\n138ais\u00e9 de se d\u00e9fendre contre vos lettres ; ce sont bien vos m\u00eames discours,\nmais vous n\u2019\u00eates pas l\u00e0 pour leur pr\u00eater des forces. Cependant le plaisir de\nvous entendre m\u2019en fait braver le danger : au moins aurai-je ce bonheur\nd\u2019avoir tout fait pour vous, m\u00eame contre moi, et mes sacrifices deviendront\nun hommage. Trop heureux de vous prouver de mille mani\u00e8res, comme je le\nsens de mille fa\u00e7ons, que, sans m\u2019en excepter, vous \u00eates, vous serez toujours\nl\u2019objet le plus cher \u00e0 mon c\u0153ur.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 23 septembre 17 **.\nLETTRE LXXXIV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0 C\u00e9cile Volanges\nVous avez vu combien nous avons \u00e9t\u00e9 contrari\u00e9s hier. De toute la journ\u00e9e\nje n\u2019ai pas pu vous remettre la lettre que j\u2019avais pour vous ; j\u2019ignore si\nj\u2019y trouverai plus de facilit\u00e9 aujourd\u2019hui. Je crains de vous compromettre\nen y mettant plus de z\u00e8le que d\u2019adresse, et je ne me pardonnerais pas une\nimprudence qui vous deviendrait si fatale et causerait le d\u00e9sespoir de mon\nami, en vous rendant \u00e9ternellement malheureuse. Cependant je connais les\nimpatiences de l\u2019amour ; je sens combien il doit \u00eatre p\u00e9nible, dans votre\nsituation, d\u2019\u00e9prouver quelque retard \u00e0 la seule consolation que vous puissiez\ngo\u00fbter dans ce moment. \u00c0 force de m\u2019occuper des moyens d\u2019\u00e9carter les\nobstacles, j\u2019en ai trouv\u00e9 un dont l\u2019ex\u00e9cution sera ais\u00e9e si vous y mettez\nquelque soin.\nJe crois avoir remarqu\u00e9 que la clef de la porte de votre chambre, qui\ndonne sur le corridor, est toujours sur la chemin\u00e9e de votre maman. Tout\ndeviendrait facile avec cette clef, vous devez bien le sentir ; mais \u00e0 son d\u00e9faut\nje vous en procurerai une semblable et qui la suppl\u00e9era. Il me suffira, pour\ny parvenir, d\u2019avoir l\u2019autre une heure ou deux \u00e0 ma disposition. Vous devez\ntrouver ais\u00e9ment l\u2019occasion de la prendre, et pour qu\u2019on ne s\u2019aper\u00e7oive pas\nqu\u2019elle manque, j\u2019en joins une ici \u00e0 moi, qui est assez semblable, pour qu\u2019on\nn\u2019en voie pas la diff\u00e9rence, \u00e0 moins qu\u2019on ne l\u2019essaie ; ce qu\u2019on ne tentera\npas. Il faudra seulement que vous ayez soin d\u2019y mettre un ruban, bleu et\npass\u00e9, comme celui qui est \u00e0 la v\u00f4tre.\nIl faudrait t\u00e2cher d\u2019avoir cette clef pour demain ou apr\u00e8s-demain, \u00e0\nl\u2019heure du d\u00e9jeuner ; parce qu\u2019il vous sera plus facile de me la donner alors\net qu\u2019elle pourra \u00eatre remise \u00e0 sa place pour le soir, temps o\u00f9 votre maman\npourrait y faire plus d\u2019attention. Je pourrai vous la rendre au moment du\nd\u00eener, si nous nous entendons bien.\nVous savez que quand on passe du salon \u00e0 la salle \u00e0 manger, c\u2019est toujours\nMme de Rosemonde qui marche la derni\u00e8re. Je lui donnerai la main. Vous\n139n\u2019aurez qu\u2019\u00e0 quitter votre m\u00e9tier de tapisserie lentement, ou bien laisser\ntomber quelque chose de fa\u00e7on \u00e0 rester en arri\u00e8re : vous saurez bien alors\nprendre la clef que j\u2019aurai soin de tenir derri\u00e8re moi. Il ne faudra pas n\u00e9gliger,\naussit\u00f4t apr\u00e8s l\u2019avoir prise, de rejoindre ma vieille tante et de lui faire\nquelques caresses. Si, par hasard, vous laissiez tomber cette clef, n\u2019allez pas\nvous d\u00e9concerter ; je feindrai que c\u2019est moi et je vous r\u00e9ponds de tout.\nLe peu de confiance que vous t\u00e9moigne votre maman et ses proc\u00e9d\u00e9s\nsi durs envers vous, autorisent du reste cette petite supercherie. C\u2019est, au\nsurplus, le seul moyen de continuer \u00e0 recevoir les lettres de Danceny et\n\u00e0 lui faire passer les v\u00f4tres ; tout autre est r\u00e9ellement trop dangereux et\npourrait vous perdre tous deux sans ressource ; aussi ma prudente amiti\u00e9 se\nreprocherait-elle de les employer davantage.\nUne fois ma\u00eetres de la clef, il nous restera quelques pr\u00e9cautions \u00e0 prendre\ncontre le bruit de la porte et de la serrure : mais elles sont bien faciles. Vous\ntrouverez sous la m\u00eame armoire o\u00f9 j\u2019avais mis votre papier, de l\u2019huile et une\nplume. Vous allez quelquefois chez vous \u00e0 des heures o\u00f9 vous y \u00eates seule :\nil faut en profiter pour huiler la serrure et les gonds. La seule attention \u00e0 avoir\nest de prendre garde aux taches qui d\u00e9poseraient contre vous. Il faudra aussi\nattendre que la nuit soit venue, parce que si cela se fait avec l\u2019intelligence\ndont vous \u00eates capable, il n\u2019y para\u00eetra plus le lendemain matin.\nSi pourtant on s\u2019en aper\u00e7oit, n\u2019h\u00e9sitez pas \u00e0 dire que c\u2019est le frotteur du\nch\u00e2teau. Il faudrait, dans ce cas, sp\u00e9cifier le temps, m\u00eame les discours qu\u2019il\nvous aura tenus : comme par exemple, qu\u2019il prend ce soin contre la rouille,\npour toutes les serrures dont on ne fait pas usage. Car vous sentez qu\u2019il ne\nserait pas vraisemblable que vous eussiez \u00e9t\u00e9 t\u00e9moin de ce tracas sans en\ndemander la cause. Ce sont ces petits d\u00e9tails qui donnent la vraisemblance\net la vraisemblance rend les mensonges sans cons\u00e9quence, en \u00f4tant le d\u00e9sir\nde les v\u00e9rifier.\nApr\u00e8s que vous aurez lu cette lettre, je vous prie de la relire et m\u00eame de\nvous en occuper : d\u2019abord, c\u2019est qu\u2019il faut bien savoir ce qu\u2019on veut bien\nfaire ; ensuite, pour vous assurer que je n\u2019ai rien omis. Peu accoutum\u00e9 \u00e0\nemployer la finesse pour mon compte, je n\u2019en ai pas grand usage ; il n\u2019a\npas m\u00eame fallu moins que ma vive amiti\u00e9 pour Danceny et l\u2019int\u00e9r\u00eat que\nvous inspirez pour me d\u00e9terminer \u00e0 me servir de ces moyens, quelques\ninnocents qu\u2019ils soient. Je hais tout ce qui a l\u2019air de la tromperie ; c\u2019est l\u00e0\nmon caract\u00e8re. Mais vos malheurs m\u2019ont touch\u00e9 au point que je tenterai tout\npour les adoucir.\nVous pensez bien que cette communication une fois \u00e9tablie entre nous,\nil me sera bien plus facile de vous procurer avec Danceny l\u2019entretien qu\u2019il\nd\u00e9sire. Cependant, ne lui parlez pas encore de tout ceci ; vous ne feriez\nqu\u2019augmenter son impatience, et le moment de la satisfaire n\u2019est pas encore\n140tout \u00e0 fait venu. Vous lui devez, je crois, de la calmer plut\u00f4t que de l\u2019aigrir.\nJe m\u2019en rapporte l\u00e0-dessus \u00e0 votre d\u00e9licatesse. Adieu, ma belle pupille, car\nvous \u00eates ma pupille. Aimez un peu votre tuteur et surtout ayez avec lui de\nla docilit\u00e9 ; vous vous en trouverez bien. Je m\u2019occupe de votre bonheur et\nsoyez s\u00fbre que j\u2019y trouverai le mien.\nDe\u2026, ce 24 septembre 17 **.\nLETTRE LXXXV\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nEnfin, vous serez tranquille et surtout vous me rendrez justice. \u00c9coutez et\nne me confondez plus avec les autres femmes. J\u2019ai mis \u00e0 la fin mon aventure\navec Pr\u00e9van ; \u00e0 fin ! entendez-vous bien ce que cela veut dire ? \u00c0 pr\u00e9sent\nvous allez juger qui de lui ou de moi pourra se vanter. Le r\u00e9cit ne sera pas si\nplaisant que l\u2019action ; aussi ne serait-il pas juste que, tandis que vous n\u2019avez\nfait que raisonner bien ou mal sur cette affaire, il vous en rev\u00eent autant de\nplaisir qu\u2019\u00e0 moi, qui y donnait mon temps et ma peine.\nCependant, si vous avez quelque grand coup \u00e0 faire, si vous devez\nentreprendre quelque entreprise ou ce rival dangereux vous paraisse \u00e0\ncraindre, arrivez. Il vous laisse le champ libre, au moins pour quelque temps ;\npeut-\u00eatre m\u00eame ne se rel\u00e8vera-t-il jamais du coup que je lui ai port\u00e9.\nQue vous \u00eates heureux de m\u2019avoir pour amie ! Je suis pour vous une\nf\u00e9e bienfaisante. Vous languissez loin de la beaut\u00e9 qui vous engage : je\ndis un mot et vous vous retrouvez aupr\u00e8s d\u2019elle. Vous voulez vous venger\nd\u2019une femme qui vous nuit : je vous marque l\u2019endroit o\u00f9 vous devez frapper\net la livre \u00e0 votre discr\u00e9tion. Enfin, pour \u00e9carter de la lice un concurrent\nredoutable, c\u2019est encore moi que vous invoquez et je vous exauce. En v\u00e9rit\u00e9,\nsi vous ne passez pas votre vie \u00e0 me remercier c\u2019est que vous \u00eates un ingrat.\nJe reviens \u00e0 mon aventure et la reprends d\u2019origine.\nLe rendez-vous, donn\u00e9 si haut, \u00e0 la sortie de l\u2019Op\u00e9ra, fut entendu\ncomme je l\u2019avais esp\u00e9r\u00e9. Pr\u00e9van s\u2019y rendit et quand la mar\u00e9chale lui dit\nobligeamment qu\u2019elle se f\u00e9licitait de le voir deux fois de suite \u00e0 ses jours, il\neut soin de r\u00e9pondre que depuis mardi soir il avait d\u00e9fait mille arrangements\npour pouvoir ainsi disposer de cette soir\u00e9e. \u00c0 bon entendeur, salut ! Comme\nje voulais pourtant savoir, avec plus de certitude, si j\u2019\u00e9tais ou non le v\u00e9ritable\nobjet de cet empressement flatteur, je voulus forcer le soupirant nouveau de\nchoisir entre moi et son go\u00fbt dominant. Je d\u00e9clarai que je ne jouerais point ;\nen effet, il trouva, de son c\u00f4t\u00e9, mille pr\u00e9textes pour ne pas jouer, et mon\npremier triomphe fut sur le lansquenet.\n141Je m\u2019emparai de l\u2019\u00e9v\u00eaque de\u2026 pour ma conversation ; je le choisis \u00e0\ncause de sa liaison avec le h\u00e9ros du jour, \u00e0 qui je voulais donner toute facilit\u00e9\nde m\u2019aborder. J\u2019\u00e9tais bien aise aussi d\u2019avoir un t\u00e9moin respectable qui p\u00fbt au\nbesoin d\u00e9poser de ma conduite et de mes discours. Cet arrangement r\u00e9ussit.\nApr\u00e8s les propos vagues et d\u2019usage, Pr\u00e9van s\u2019\u00e9tant bient\u00f4t rendu ma\u00eetre\nde la conversation prit tour \u00e0 tour diff\u00e9rents tons pour essayer celui qui\npourrait me plaire. Je refusai celui du sentiment, comme n\u2019y croyant pas ;\nj\u2019arr\u00eatai par mon s\u00e9rieux sa gaiet\u00e9, qui me parut trop l\u00e9g\u00e8re pour un d\u00e9but ;\nil se rabattit sur la d\u00e9licate amiti\u00e9, et ce fut sous ce drapeau banal que nous\ncommen\u00e7\u00e2mes notre attaque r\u00e9ciproque.\nAu moment du souper, l\u2019\u00e9v\u00eaque ne descendait pas ; Pr\u00e9van me donna\ndonc la main et se trouva naturellement plac\u00e9 \u00e0 table \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi. Il faut\n\u00eatre juste ; il soutint avec beaucoup d\u2019adresse notre conversation particuli\u00e8re\nen ne paraissant s\u2019occuper que de la conversation g\u00e9n\u00e9rale, dont il eut l\u2019air\nde faire tous les frais. Au dessert, on parla d\u2019une pi\u00e8ce nouvelle qu\u2019on\ndevait donner le lundi suivant au Fran\u00e7ais. Je t\u00e9moignai quelques regrets de\nn\u2019avoir pas ma loge ; il m\u2019offrit la sienne, que je refusai d\u2019abord, comme\ncela se pratique ; \u00e0 quoi il r\u00e9pondit assez plaisamment que je ne l\u2019entendais\npas ; qu\u2019\u00e0 coup s\u00fbr il ne ferait pas le sacrifice de sa loge \u00e0 quelqu\u2019un qu\u2019il\nne connaissait pas, mais qu\u2019il m\u2019avertissait seulement que la mar\u00e9chale en\ndisposerait. Elle se pr\u00eata \u00e0 cette plaisanterie et j\u2019acceptai.\nRemont\u00e9 au salon, il demanda, comme vous pouvez croire, une place\ndans cette loge ; et comme la mar\u00e9chale, qui le traite avec beaucoup\nde bont\u00e9, la lui promit s\u2019il \u00e9tait sage, il en prit l\u2019occasion d\u2019une de ces\nconversations \u00e0 double entente, pour lesquelles vous m\u2019avez vant\u00e9 son\ntalent. En effet, s\u2019\u00e9tant mis \u00e0 ses genoux, comme un enfant soumis, disait-\nil, sous pr\u00e9texte de lui demander ses avis et d\u2019implorer sa raison, il dit\nbeaucoup de choses flatteuses et assez tendres, dont il m\u2019\u00e9tait facile de me\nfaire l\u2019application. Plusieurs personnes ne s\u2019\u00e9tant pas remises au jeu l\u2019apr\u00e8s-\nsouper, la conversation fut plus g\u00e9n\u00e9rale et moins int\u00e9ressante ; mais nos\nyeux parl\u00e8rent beaucoup. Je dis nos yeux : je devrais dire les siens, car\nles miens n\u2019eurent qu\u2019un langage, celui de la surprise. Il dut penser que je\nm\u2019\u00e9tonnais et m\u2019occupais excessivement de l\u2019effet prodigieux qu\u2019il faisait\nsur moi. Je crois que je le laissai fort satisfait ; je n\u2019\u00e9tais pas moins contente.\nLe lundi suivant, je fus au Fran\u00e7ais, comme nous en \u00e9tions convenus.\nMalgr\u00e9 votre curiosit\u00e9 litt\u00e9raire, je ne puis vous rien dire du spectacle, sinon\nque Pr\u00e9van a un talent merveilleux pour la cajolerie et que la pi\u00e8ce est\ntomb\u00e9e ; voil\u00e0 tout ce que j\u2019y ai appris. Je voyais avec peine finir cette\nsoir\u00e9e qui r\u00e9ellement me plaisait beaucoup, et, pour la prolonger, j\u2019offris \u00e0\nla mar\u00e9chale de venir souper chez moi ; ce qui me fournit le pr\u00e9texte de le\nproposer \u00e0 l\u2019aimable cajoleur, qui ne demanda que le temps de courir, pour\n142se d\u00e9gager, jusque chez les comtesses de P ***. Ce nom me rendit toute\nma col\u00e8re ; je vis clairement qu\u2019il allait commencer les confidences ; je me\nrappelai vos sages conseils et me promis bien\u2026 de poursuivre l\u2019aventure ;\ns\u00fbre que je le gu\u00e9rirais de cette dangereuse indiscr\u00e9tion.\n\u00c9tranger dans ma soci\u00e9t\u00e9, qui ce soir-l\u00e0 \u00e9tait peu nombreuse, il me devait\nles soins d\u2019usage, aussi, quand on alla souper, m\u2019offrit-il la main. J\u2019eus la\nmalice, en l\u2019acceptant, de mettre dans la mienne un l\u00e9ger fr\u00e9missement et\nd\u2019avoir, pendant la marche, les yeux baiss\u00e9s et la respiration haute. J\u2019avais\nl\u2019air de pressentir ma d\u00e9faite et de redouter mon vainqueur. Il le remarqua\n\u00e0 merveille, aussi le tra\u00eetre changea-t-il sur-le-champ de ton et de maintien.\nIl \u00e9tait galant, il devint tendre. Ce n\u2019est pas que les propos ne fussent \u00e0 peu\npr\u00e8s les m\u00eames, la circonstance y for\u00e7ait, mais son regard, devenu moins vif,\n\u00e9tait plus caressant, l\u2019inflexion de sa voix plus douce, son sourire n\u2019\u00e9tait plus\ncelui de la finesse, mais du contentement. Enfin, dans ses discours, \u00e9teignant\npeu \u00e0 peu le feu de la saillie, l\u2019esprit fit place \u00e0 la d\u00e9licatesse. Je vous le\ndemande, qu\u2019eussiez-vous fait de mieux ?\nDe mon c\u00f4t\u00e9, je devins r\u00eaveuse, \u00e0 tel point qu\u2019on fut forc\u00e9 de s\u2019en\napercevoir, et quand on m\u2019en fit le reproche, j\u2019eus l\u2019adresse de m\u2019en\nd\u00e9fendre maladroitement et de jeter sur Pr\u00e9van un coup d\u2019\u0153il prompt, mais\ntimide et d\u00e9concert\u00e9 et propre \u00e0 lui faire croire que toute ma crainte \u00e9tait\nqu\u2019il ne devin\u00e2t la cause de mon trouble.\nApr\u00e8s souper, je profitai du temps o\u00f9 la bonne mar\u00e9chale contait une\nde ces histoires qu\u2019elle conte toujours pour me placer sur mon ottomane,\ndans cet abandon que donne une tendre r\u00eaverie. Je n\u2019\u00e9tais pas f\u00e2ch\u00e9e que\nPr\u00e9van me v\u00eet ainsi ; il m\u2019honora, en effet, d\u2019une attention toute particuli\u00e8re.\nVous jugez bien que mes timides regards n\u2019osaient chercher les yeux de mon\nvainqueur ; mais dirig\u00e9s vers lui d\u2019une mani\u00e8re plus humble, ils m\u2019apprirent\nbient\u00f4t que j\u2019obtenais l\u2019effet que je voulais produire. Il fallait encore lui\npersuader que je le partageais ; aussi quand la mar\u00e9chale annon\u00e7a qu\u2019elle\nallait se retirer, je m\u2019\u00e9criai d\u2019une voix molle et tendre : \u00ab Ah Dieu ! j\u2019\u00e9tais\nsi bien l\u00e0 ! \u00bb Je me levai pourtant ; mais avant de me s\u00e9parer d\u2019elle, je lui\ndemandai ses projets, pour avoir un pr\u00e9texte de dire les miens et de faire\nsavoir que je resterais chez moi le surlendemain. L\u00e0-dessus, tout le monde\nse s\u00e9para.\nAlors je me mis \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir. Je ne doutais pas que Pr\u00e9van ne profit\u00e2t de\nl\u2019esp\u00e8ce de rendez-vous que je venais de lui donner ; qu\u2019il n\u2019y v\u00eent d\u2019assez\nbonne heure pour me trouver seule et que l\u2019attaque ne f\u00fbt vive ; mais j\u2019\u00e9tais\nbien s\u00fbre aussi, d\u2019apr\u00e8s ma r\u00e9putation, qu\u2019il ne me traiterait pas avec cette\nl\u00e9g\u00e8ret\u00e9 que, pour peu qu\u2019on ait d\u2019usage, on n\u2019emploie qu\u2019avec les femmes\n\u00e0 aventures ou celles qui n\u2019ont aucune exp\u00e9rience, et je voyais mon succ\u00e8s\n143certain s\u2019il pronon\u00e7ait le mot d\u2019amour, s\u2019il avait la pr\u00e9tention, surtout, de\nl\u2019obtenir de moi.\nQu\u2019il est commode d\u2019avoir affaire \u00e0 vous autres, gens \u00e0 principes !\nquelquefois un brouillon d\u2019amoureux vous d\u00e9concerte par sa timidit\u00e9, ou\nvous embarrasse par ses fougueux transports, c\u2019est une fi\u00e8vre qui, comme\nl\u2019autre, a ses frissons et son ardeur et quelquefois varie dans ses sympt\u00f4mes.\nMais votre marche r\u00e9gl\u00e9e se devine si facilement ! L\u2019arriv\u00e9e, le maintien,\nle ton, les discours, je savais tout d\u00e8s la veille. Je ne vous rendrai donc pas\nnotre conversation que vous suppl\u00e9erez ais\u00e9ment. Observez seulement que,\ndans ma feinte d\u00e9fense, je l\u2019aidais de tout mon pouvoir : embarras pour lui\ndonner le temps de parler, mauvaises raisons pour \u00eatre combattue, crainte et\nm\u00e9fiance pour ramener les protestations, et ce refrain perp\u00e9tuel de sa part,\nje ne vous demande qu\u2019un mot, et ce silence de la mienne qui semble ne\nle laisser attendre que pour le faire d\u00e9sirer davantage ; au travers de tout\ncela, une main cent fois prise qui se retire toujours et ne se refuse jamais.\nOn passerait ainsi tout un jour, nous y pass\u00e2mes une mortelle heure ; nous y\nserions peut-\u00eatre encore si nous n\u2019avions entendu entrer un carrosse dans ma\ncour. Cet heureux contretemps rendit, comme de raison, ses instances plus\nvives, et moi, voyant le moment arriv\u00e9 o\u00f9 j\u2019\u00e9tais \u00e0 l\u2019abri de toute surprise,\napr\u00e8s m\u2019\u00eatre pr\u00e9par\u00e9e par un long soupir, j\u2019accordai le mot pr\u00e9cieux. On\nannon\u00e7a, et peu de temps apr\u00e8s j\u2019eus un cercle assez nombreux.\nPr\u00e9van me demanda de venir le lendemain matin, et j\u2019y consentis ; mais,\nsoigneuse de me d\u00e9fendre, j\u2019ordonnai \u00e0 ma femme de chambre de rester tout\nle temps de cette visite dans ma chambre \u00e0 coucher, d\u2019o\u00f9 vous savez qu\u2019on\nvoit tout ce qui se passe dans mon cabinet de toilette, et ce fut l\u00e0 que je le\nre\u00e7us. Libres dans notre conversation et ayant tous deux le m\u00eame d\u00e9sir, nous\nf\u00fbmes bient\u00f4t d\u2019accord, mais il fallait se d\u00e9faire de ce spectateur importun ;\nc\u2019\u00e9tait o\u00f9 je l\u2019attendais.\nAlors, lui faisant \u00e0 mon gr\u00e9 le tableau de ma vie int\u00e9rieure, je lui persuadai\nais\u00e9ment que nous ne trouverions jamais un moment de libert\u00e9 et qu\u2019il\nfallait regarder comme une esp\u00e8ce de miracle celle dont nous avions joui\nhier, qui m\u00eame laisserait encore des dangers trop grands pour m\u2019y exposer,\npuisqu\u2019\u00e0 tout moment on pouvait entrer dans mon salon. Je ne manquai\npas d\u2019ajouter que tous ces usages s\u2019\u00e9taient \u00e9tablis parce que, jusqu\u2019\u00e0 ce\njour, ils ne m\u2019avaient jamais contrari\u00e9e, et j\u2019insistai en m\u00eame temps sur\nl\u2019impossibilit\u00e9 de les changer sans me compromettre aux yeux de mes gens.\nIl essaya de s\u2019attrister, de prendre de l\u2019humeur, de me dire que j\u2019avais\npeu d\u2019amour, et vous devinez combien tout cela me touchait. Mais voulant\nfrapper le coup d\u00e9cisif, j\u2019appelai les larmes \u00e0 mon secours. Ce fut exactement\nle Za\u00efre, vous pleurez. Cet empire qu\u2019il se crut sur moi et l\u2019espoir qu\u2019il en\ncon\u00e7ut de me perdre \u00e0 son gr\u00e9 lui tinrent lieu de tout l\u2019amour d\u2019Orosmane.\n144Ce coup de th\u00e9\u00e2tre pass\u00e9, nous rev\u00eenmes aux arrangements. Au d\u00e9faut\ndu jour, nous nous occup\u00e2mes de la nuit ; mais mon suisse devenait un\nobstacle insurmontable et je ne permettais pas qu\u2019on essay\u00e2t de le gagner.\nIl me proposa la petite porte de mon jardin ; mais je l\u2019avais pr\u00e9vu, et j\u2019y\ncr\u00e9ai un chien qui, tranquille et silencieux le jour, \u00e9tait un vrai d\u00e9mon la\nnuit. La facilit\u00e9 avec laquelle j\u2019entrai dans tous ces d\u00e9tails \u00e9tait bien propre\n\u00e0 l\u2019enhardir, aussi vint-il \u00e0 me proposer l\u2019exp\u00e9dient le plus ridicule, et ce fut\ncelui que j\u2019acceptai.\nD\u2019abord son domestique \u00e9tait s\u00fbr comme lui-m\u00eame ; en cela, il ne\ntrompait gu\u00e8re, l\u2019un l\u2019\u00e9tait bien autant que l\u2019autre. J\u2019aurais un grand souper\nchez moi, il y serait, il prendrait son temps pour sortir seul. L\u2019adroit confiant\nappellerait la voiture, ouvrirait la porti\u00e8re et lui, Pr\u00e9van, au lieu de monter,\ns\u2019esquiverait adroitement. Son cocher ne pouvait s\u2019en apercevoir en aucune\nfa\u00e7on ; ainsi sorti pour tout le monde et cependant rest\u00e9 chez moi, il s\u2019agissait\nde savoir s\u2019il pourrait parvenir \u00e0 mon appartement. J\u2019avoue que d\u2019abord mon\nembarras fut de trouver contre ce projet d\u2019assez mauvaises raisons pour qu\u2019il\np\u00fbt avoir l\u2019air de les d\u00e9truire ; il y r\u00e9pondit par des exemples. \u00c0 l\u2019entendre,\nrien n\u2019\u00e9tait plus ordinaire que ce moyen ; lui-m\u00eame s\u2019en \u00e9tait beaucoup\nservi ; c\u2019\u00e9tait m\u00eame celui dont il faisait le plus d\u2019usage, comme le moins\ndangereux.\nSubjugu\u00e9e par ces autorit\u00e9s irr\u00e9cusables, je convins, avec candeur, que\nj\u2019avais bien un escalier d\u00e9rob\u00e9 qui conduisait tr\u00e8s pr\u00e8s de mon boudoir,\nque je pouvais y laisser la cl\u00e9 et qu\u2019il lui serait facile de s\u2019y enfermer et\nd\u2019attendre, sans beaucoup de risques, que mes femmes fussent retir\u00e9es, et\npuis, pour donner plus de vraisemblance \u00e0 mon consentement, le moment\nd\u2019apr\u00e8s je ne voulais plus, je ne revenais \u00e0 consentir qu\u2019\u00e0 condition d\u2019une\nsoumission parfaite, d\u2019une sagesse\u2026 Ah ! quelle sagesse ! Enfin je voulais\nbien lui prouver mon amour, mais non pas satisfaire le sien.\nLa sortie, dont j\u2019oubliais de vous parler, devait se faire par la petite porte\ndu jardin ; il ne s\u2019agissait que d\u2019attendre le point du jour, le cerb\u00e8re ne dirait\nplus mot. Pas une \u00e2me ne passe \u00e0 cette heure-l\u00e0 et les gens sont dans le plus\nfort du sommeil. Si vous vous \u00e9tonnez de ce tas de mauvais raisonnements,\nc\u2019est que vous oubliez notre situation r\u00e9ciproque. Qu\u2019avions-nous besoin\nd\u2019en faire de meilleurs ? Il ne demandait pas mieux que tout cela se\ns\u00fbt, et moi, j\u2019\u00e9tais bien s\u00fbre qu\u2019on ne le saurait pas. Le jour fut fix\u00e9 au\nsurlendemain.\nRemarquez que voil\u00e0 une affaire arrang\u00e9e et que personne n\u2019a encore vu\nPr\u00e9van dans ma soci\u00e9t\u00e9. Je le rencontre \u00e0 souper chez une de mes amies ;\nil lui offre sa loge pour une pi\u00e8ce nouvelle et j\u2019y accepte une place. J\u2019invite\ncette femme \u00e0 souper pendant le spectacle et devant Pr\u00e9van, je ne puis\npresque pas me dispenser de lui proposer d\u2019en \u00eatre. Il accepte et me fait,\n145deux jours apr\u00e8s, une visite que l\u2019usage exige. Il vient, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, me voir le\nlendemain matin ; mais, outre que les visites du matin ne marquent plus, il\nne tient qu\u2019\u00e0 moi de trouver celle-ci trop leste, et je le remets en effet dans la\nclasse des gens moins li\u00e9s avec moi, par une invitation \u00e9crite pour un souper\nde c\u00e9r\u00e9monie. Je puis bien dire comme Annette : Mais voil\u00e0 tout, pourtant !\nLe jour fatal arriv\u00e9, ce jour o\u00f9 je devais perdre ma vertu et ma r\u00e9putation,\nje donnai mes instructions \u00e0 ma fid\u00e8le Victoire et elle les ex\u00e9cuta comme\nvous le verrez bient\u00f4t.\nCependant le soir vint. J\u2019avais d\u00e9j\u00e0 beaucoup de monde chez moi quand\non y annon\u00e7a Pr\u00e9van. Je le re\u00e7us avec une politesse marqu\u00e9e qui constatait\nmon peu de liaison avec lui, et je le mis \u00e0 la partie de la mar\u00e9chale, comme\n\u00e9tant celle par qui j\u2019avais fait cette connaissance. La soir\u00e9e ne produisit\nrien qu\u2019un tr\u00e8s petit billet que le discret amoureux trouva moyen de me\nremettre et que j\u2019ai br\u00fbl\u00e9 suivant ma coutume. Il m\u2019y annon\u00e7ait que je\npouvais compter sur lui, et ce mot essentiel \u00e9tait entour\u00e9 de tous les mots\nparasites d\u2019amour, de bonheur, etc., qui ne manquent jamais de se trouver\n\u00e0 pareille f\u00eate.\n\u00c0 minuit, les parties \u00e9tant finies, je proposai une courte mac\u00e9doine.\nJ\u2019avais le double projet de favoriser l\u2019\u00e9vasion de Pr\u00e9van et en m\u00eame temps\nde la faire remarquer, ce qui ne pouvait manquer d\u2019arriver, vu sa r\u00e9putation\nde joueur. J\u2019\u00e9tais bien aise aussi qu\u2019on p\u00fbt se rappeler au besoin que je\nn\u2019avais pas \u00e9t\u00e9 press\u00e9e de rester seule.\nLe jeu dura plus que je n\u2019avais pens\u00e9. Le diable me tentait et je succombai\nau d\u00e9sir d\u2019aller consoler l\u2019impatient prisonnier. Je m\u2019acheminais ainsi \u00e0 ma\nperte, quand je r\u00e9fl\u00e9chis qu\u2019une fois rendue tout \u00e0 fait je n\u2019aurais plus sur\nlui l\u2019empire de le tenir dans le costume de d\u00e9cence n\u00e9cessaire \u00e0 mes projets.\nJ\u2019eus la force de r\u00e9sister. Je rebroussai chemin et revins, non sans humeur,\nreprendre ma place \u00e0 ce jeu \u00e9ternel. Il finit pourtant et chacun s\u2019en alla. Pour\nmoi, je sonnai mes femmes, je me d\u00e9shabillai fort vite et les renvoyai de\nm\u00eame.\nMe voyez-vous, vicomte, dans ma toilette l\u00e9g\u00e8re, marchant d\u2019un pas\ntimide et circonspect, et d\u2019une main mal assur\u00e9e ouvrir la porte \u00e0 mon\nvainqueur ? Il m\u2019aper\u00e7ut : l\u2019\u00e9clair n\u2019est pas plus prompt. Que vous dirai-\nje ? je fus vaincue, tout \u00e0 fait vaincue, avant d\u2019avoir pu dire un mot pour\nl\u2019arr\u00eater ou pour me d\u00e9fendre. Il voulut ensuite prendre une situation plus\ncommode et plus convenable aux circonstances. Il maudissait sa parure qui,\ndisait-il, l\u2019\u00e9loignait de moi ; il voulait me combattre \u00e0 armes \u00e9gales, mais\nmon extr\u00eame timidit\u00e9 s\u2019opposa \u00e0 ce projet et mes tendres caresses ne lui en\nlaiss\u00e8rent pas le temps. Il s\u2019occupa d\u2019autre chose.\nSes droits \u00e9taient doubl\u00e9s et ses pr\u00e9tentions revinrent ; mais alors :\n\u00ab \u00c9coutez-moi, lui dis-je, vous aurez jusqu\u2019ici un assez agr\u00e9able r\u00e9cit \u00e0 faire\n146aux deux comtesses de P *** et \u00e0 mille autres ; mais je suis curieuse de\nsavoir comment vous raconterez la fin de l\u2019aventure. \u00bb En parlant ainsi, je\nsonnais de toutes mes forces. Pour le coup, j\u2019eus mon tour et mon action\nfut plus vive que sa parole. Il n\u2019avait encore que balbuti\u00e9 quand j\u2019entendis\nVictoire accourir et appeler les gens qu\u2019elle avait gard\u00e9s chez elle, comme\nje le lui avais ordonn\u00e9. L\u00e0, prenant mon ton de reine et \u00e9levant la voix :\n\u00ab Sortez, monsieur, continuai-je, et ne reparaissez jamais devant moi. \u00bb L\u00e0-\ndessus, la foule de mes gens entra.\nLe pauvre Pr\u00e9van perdit la t\u00eate, et croyant voir un guet-apens dans ce\nqui n\u2019\u00e9tait au fond qu\u2019une plaisanterie, il se jeta sur son \u00e9p\u00e9e. Mal lui en\nprit, car mon valet de chambre, brave et vigoureux, le saisit au corps et\nle terrassa. J\u2019eus, je l\u2019avoue, une frayeur mortelle. Je criai qu\u2019on arr\u00eat\u00e2t et\nordonnai qu\u2019on laiss\u00e2t sa retraite libre, en s\u2019assurant seulement qu\u2019il sort\u00eet\nde chez moi. Mes gens m\u2019ob\u00e9irent, mais la rumeur \u00e9tait grande parmi eux ;\nils s\u2019indignaient qu\u2019on e\u00fbt os\u00e9 manquer \u00e0 leur vertueuse ma\u00eetresse. Tous\naccompagn\u00e8rent le malheureux chevalier, avec bruit et scandale, comme je\nle souhaitais. La seule Victoire resta et nous nous occup\u00e2mes pendant ce\ntemps \u00e0 r\u00e9parer le d\u00e9sordre de mon lit.\nMes gens remont\u00e8rent toujours en tumulte, et moi, encore toute \u00e9mue, je\nleur demandai par quel bonheur ils s\u2019\u00e9taient encore trouv\u00e9s lev\u00e9s, et Victoire\nme raconta qu\u2019elle avait donn\u00e9 \u00e0 souper \u00e0 deux de ses amies, qu\u2019on avait\nveill\u00e9 chez elle et enfin tout ce dont nous \u00e9tions convenues ensemble. Je les\nremerciai tous et les fis retirer en ordonnant pourtant \u00e0 l\u2019un d\u2019eux d\u2019aller sur-\nle-champ chercher un m\u00e9decin. Il me parut que j\u2019\u00e9tais autoris\u00e9e \u00e0 craindre\nl\u2019effet de mon saisissement mortel, et c\u2019\u00e9tait un moyen s\u00fbr de donner du\ncours et de la c\u00e9l\u00e9brit\u00e9 \u00e0 cette nouvelle.\nIl vint en effet, me plaignit beaucoup et ne m\u2019ordonna que du repos. Moi,\nj\u2019ordonnai de plus \u00e0 Victoire d\u2019aller le matin de bonne heure bavarder dans\nle voisinage.\nTout a si bien r\u00e9ussi qu\u2019avant midi, et aussit\u00f4t qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 jour chez moi,\nma d\u00e9vote voisine \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 au chevet de mon lit pour savoir la v\u00e9rit\u00e9 et les\nd\u00e9tails de cette horrible aventure. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9e de me d\u00e9soler avec elle,\npendant une heure, sur la corruption du si\u00e8cle. Un moment apr\u00e8s, j\u2019ai re\u00e7u\nde la mar\u00e9chale le billet que je joins ici. Enfin, avant cinq heures, j\u2019ai vu\narriver, \u00e0 mon grand \u00e9tonnement, M\u2026. Il venait, m\u2019a-t-il dit, me faire ses\nexcuses de ce qu\u2019un officier de son corps avait pu me manquer \u00e0 ce point. Il\nne l\u2019avait appris qu\u2019\u00e0 d\u00eener chez la mar\u00e9chale et avait sur-le-champ envoy\u00e9\nordre \u00e0 Pr\u00e9van de se rendre en prison. J\u2019ai demand\u00e9 gr\u00e2ce et il me l\u2019a refus\u00e9e.\nAlors j\u2019ai pens\u00e9 que, comme complice, il fallait m\u2019ex\u00e9cuter de mon c\u00f4t\u00e9 et\ngarder au moins de rigides arr\u00eats. J\u2019ai fait fermer ma porte et dire que j\u2019\u00e9tais\nincommod\u00e9e.\n147C\u2019est \u00e0 ma solitude que vous devez cette longue lettre. J\u2019en \u00e9crirai une \u00e0\nMme de Volanges dont s\u00fbrement elle fera lecture publique et o\u00f9 vous verrez\ncette histoire telle qu\u2019il faut la raconter.\nJ\u2019oubliais de vous dire que Belleroche est outr\u00e9 et veut absolument se\nbattre avec Pr\u00e9van. Le pauvre gar\u00e7on ! Heureusement, j\u2019aurai le temps de\ncalmer sa t\u00eate. En attendant, je vais reposer la mienne, qui est fatigu\u00e9e\nd\u2019\u00e9crire. Adieu, vicomte.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 25 septembre 17 **, au soir.\nLETTRE LXXXVI\nLa Mar\u00e9chale de\u2026 \u00e0 la Marquise de\nMerteuil (Billet inclus dans la pr\u00e9c\u00e9dente)\nMon Dieu ! qu\u2019est-ce donc que j\u2019apprends, ma ch\u00e8re madame ? Est-il\npossible que ce petit Pr\u00e9van fasse de pareilles abominations, et encore vis-\u00e0-\nvis de vous ! \u00c0 quoi on est expos\u00e9 ! On ne sera donc plus en s\u00fbret\u00e9 chez soi !\nEn v\u00e9rit\u00e9, ces \u00e9v\u00e8nements-l\u00e0 consolent d\u2019\u00eatre vieille. Mais de quoi je ne me\nconsolerai jamais, c\u2019est d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 en partie cause de ce que vous avez re\u00e7u\nun pareil monstre chez vous. Je vous promets bien que si ce qu\u2019on m\u2019en a\ndit est vrai, il ne remettra plus les pieds chez moi, c\u2019est le parti que tous les\ngens honn\u00eates prendront avec lui s\u2019ils font ce qu\u2019ils doivent.\nOn m\u2019a dit que vous vous \u00e9tiez trouv\u00e9e bien mal et je suis inqui\u00e8te de\nvotre sant\u00e9. Donnez-moi, je vous prie, de vos ch\u00e8res nouvelles, ou faites\nm\u2019en donner par une de vos femmes si vous ne le pouvez pas vous-m\u00eame.\nJe ne vous demande qu\u2019un mot pour me tranquilliser. Je serais accourue\nchez vous ce matin sans mes bains que mon docteur ne me permet pas\nd\u2019interrompre, et il faut que j\u2019aille cet apr\u00e8s-midi \u00e0 Versailles, toujours pour\nl\u2019affaire de mon neveu.\nAdieu, ma ch\u00e8re madame, comptez pour la vie sur ma sinc\u00e8re amiti\u00e9.\nParis, ce 25 septembre 17 **.\nLETTRE LXXXVII\nLa Marquise de Merteuil\n\u00e0 Madame de Volanges\nJe vous \u00e9cris de mon lit, ma ch\u00e8re bonne amie. L\u2019\u00e9v\u00e8nement le\nplus d\u00e9sagr\u00e9able et le plus impossible \u00e0 pr\u00e9voir m\u2019a rendue malade de\nsaisissement et de chagrin. Ce n\u2019est pas qu\u2019assur\u00e9ment j\u2019aie rien \u00e0 me\nreprocher, mais il est toujours si p\u00e9nible pour une femme honn\u00eate et qui\n148conserve la modestie convenable \u00e0 son sexe, de fixer sur elle l\u2019attention\npublique, que je donnerais tout au monde pour avoir pu \u00e9viter cette\nmalheureuse aventure, et que je ne sais pas encore si je ne prendrai pas le\nparti d\u2019aller \u00e0 la campagne attendre qu\u2019elle soit oubli\u00e9e. Voici ce dont il\ns\u2019agit.\nJ\u2019ai rencontr\u00e9 chez la mar\u00e9chale de\u2026 un M. de Pr\u00e9van que vous\nconnaissez s\u00fbrement de nom, et que je ne connaissais pas autrement. Mais\nen le trouvant dans cette maison, j\u2019\u00e9tais bien autoris\u00e9e, ce me semble, \u00e0 le\ncroire en bonne compagnie. Il est assez bien fait de sa personne et m\u2019a paru\nne pas manquer d\u2019esprit. Le hasard et l\u2019ennui du jeu me laiss\u00e8rent seule de\nfemme entre lui et l\u2019\u00e9v\u00eaque de\u2026, tandis que tout le monde \u00e9tait occup\u00e9\nau lansquenet. Nous caus\u00e2mes tous trois jusqu\u2019au moment du souper. \u00c0\ntable, une nouveaut\u00e9 dont on parla lui donna occasion d\u2019offrir sa loge \u00e0 la\nmar\u00e9chale, qui accepta, et il fut convenu que j\u2019y aurais une place. C\u2019\u00e9tait\npour lundi dernier, au Fran\u00e7ais. Comme la mar\u00e9chale venait souper chez\nmoi au sortir du spectacle, je proposai \u00e0 ce monsieur de l\u2019accompagner, et il\ny vint. Le surlendemain, il me fit une visite qui se passa en propos d\u2019usage\net sans qu\u2019il y e\u00fbt du tout rien de marqu\u00e9. Le lendemain, il vint me voir\nle matin, ce qui me parut bien un peu leste ; mais je crus qu\u2019au lieu de le\nlui faire sentir par ma fa\u00e7on de le recevoir, il valait mieux l\u2019avertir par une\npolitesse que nous n\u2019\u00e9tions pas encore aussi intimement li\u00e9s qu\u2019il paraissait\nle croire. Pour cela, je lui envoyai, le jour m\u00eame, une invitation bien s\u00e8che\net bien c\u00e9r\u00e9monieuse pour un souper que je donnais avant-hier. Je ne lui\nadressai pas la parole quatre fois dans toute la soir\u00e9e, et lui, de son c\u00f4t\u00e9, se\nretira aussit\u00f4t sa partie finie. Vous conviendrez que jusque-l\u00e0 rien n\u2019a moins\nl\u2019air de conduire \u00e0 une aventure ; on fit, apr\u00e8s les parties, une mac\u00e9doine qui\nnous mena jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e8s de deux heures, et enfin je me mis au lit.\nIl y avait au moins une mortelle demi-heure que mes femmes \u00e9taient\nretir\u00e9es, quand j\u2019entendis du bruit dans mon appartement. J\u2019ouvris mon\nrideau avec beaucoup de frayeur et vis un homme entrer par la porte qui\nconduit \u00e0 mon boudoir. Je jetai un cri per\u00e7ant et je reconnus, \u00e0 la clart\u00e9 de ma\nveilleuse ce M. de Pr\u00e9van, qui, avec une effronterie inconcevable, me dit de\nne pas m\u2019alarmer ; qu\u2019il allait m\u2019\u00e9claircir le myst\u00e8re de sa conduite et qu\u2019il\nme suppliait de ne faire aucun bruit. En parlant ainsi, il allumait une bougie ;\nj\u2019\u00e9tais saisie au point que je ne pouvais parler. Son air ais\u00e9 et tranquille me\np\u00e9trifiait, je crois encore davantage. Mais il n\u2019eut pas dit deux mots que je\nvis quel \u00e9tait ce pr\u00e9tendu myst\u00e8re, et ma seule r\u00e9ponse fut, comme vous\npouvez croire, de me pendre \u00e0 ma sonnette.\nPar un bonheur incroyable, tous les gens de l\u2019office avaient veill\u00e9 chez\nune de mes femmes et n\u2019\u00e9taient pas encore couch\u00e9s. Ma femme de chambre\nqui en venant chez moi, m\u2019entendit parler avec beaucoup de chaleur, fut\n149effray\u00e9e et appela tout ce monde-l\u00e0. Vous jugez quel scandale ! Mes gens\n\u00e9taient furieux : je vis le moment o\u00f9 mon valet de chambre tuait Pr\u00e9van.\nJ\u2019avoue que pour l\u2019instant, je fus fort aise de me voir en force ; en y\nr\u00e9fl\u00e9chissant aujourd\u2019hui, j\u2019aimerais mieux qu\u2019il ne f\u00fbt venu que ma femme\nde chambre ; elle aurait suffi et j\u2019aurais peut-\u00eatre \u00e9vit\u00e9 cet \u00e9clat qui m\u2019afflige.\nAu lieu de cela, le tumulte a r\u00e9veill\u00e9 les voisins, les gens ont parl\u00e9, et\nc\u2019est depuis hier la nouvelle de tout Paris. M. de Pr\u00e9van est en prison par\nordre du commandant de son corps, qui a eu l\u2019honn\u00eatet\u00e9 de passer chez moi,\npour me faire des excuses, m\u2019a-t-il dit. Cette prison va encore augmenter\nle bruit, mais je n\u2019ai jamais pu obtenir que cela f\u00fbt autrement. La ville et\nla cour se sont fait \u00e9crire \u00e0 ma porte, que j\u2019ai ferm\u00e9e \u00e0 tout le monde. Le\npeu de personnes que j\u2019ai vues m\u2019ont dit qu\u2019on me rendrait justice et que\nl\u2019indignation publique \u00e9tait au comble contre M. de Pr\u00e9van : assur\u00e9ment il\nle m\u00e9rite bien, mais cela n\u2019\u00f4te pas le d\u00e9sagr\u00e9ment de cette aventure.\nDe plus, cet homme a s\u00fbrement quelques amis, et ses amis doivent \u00eatre\nm\u00e9chants : qui sait, qui peut savoir ce qu\u2019ils inventeront pour me nuire ?\nMon Dieu, qu\u2019une jeune femme est malheureuse ! elle n\u2019a rien fait encore,\nquand elle s\u2019est mise \u00e0 l\u2019abri de la m\u00e9disance ; il faut qu\u2019elle en impose\nm\u00eame \u00e0 la calomnie.\nMandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait, ce que vous feriez \u00e0\nma place ; enfin, tout ce que vous pensez. C\u2019est toujours de vous que j\u2019ai\nre\u00e7u les consolations les plus douces et les aveux les plus sages ; c\u2019est de\nvous aussi que j\u2019aime le mieux \u00e0 en recevoir.\nAdieu, ma ch\u00e8re et bonne amie ; vous connaissez les sentiments qui\nm\u2019attachent \u00e0 vous pour jamais. J\u2019embrasse votre aimable fille.\nParis, ce 26 septembre 17 **.\nLETTRE LXXXVIII\nC\u00e9cile de Volanges au Vicomte de Valmont\nMalgr\u00e9 tout le plaisir que j\u2019ai, monsieur, \u00e0 recevoir les lettres de M. le\nchevalier Danceny, et quoique je ne d\u00e9sire pas moins que lui que nous\npuissions nous voir encore, sans qu\u2019on puisse nous en emp\u00eacher, je n\u2019ai\npas os\u00e9 cependant faire ce que vous me proposez. Premi\u00e8rement, c\u2019est trop\ndangereux ; cette clef que vous voulez que je mette \u00e0 la place de l\u2019autre lui\nressemble bien assez \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 ; mais pourtant, il ne laisse pas d\u2019y avoir\nencore de la diff\u00e9rence, et maman regarde \u00e0 tout et s\u2019aper\u00e7oit de tout. De\nplus, quoiqu\u2019on ne s\u2019en soit pas encore servi depuis que nous sommes ici,\nil ne faut qu\u2019un malheur, et si on s\u2019en apercevait, je serais perdue pour\ntoujours. Et puis, il me semble aussi que ce serait bien mal ; faire comme\n150cela une double clef, c\u2019est bien fort ! Il est vrai que c\u2019est vous qui auriez la\nbont\u00e9 de vous en charger ; mais, malgr\u00e9 cela si on le savait, je n\u2019en porterais\npas moins le bl\u00e2me et la faute, puisque ce serait pour moi que vous l\u2019auriez\nfaite. Enfin, j\u2019ai voulu essayer deux fois de la prendre, certainement cela\nserait bien facile, si c\u2019\u00e9tait toute autre chose, mais je ne sais pas pourquoi\nje me suis toujours mise \u00e0 trembler et n\u2019en ai jamais eu le courage. Je crois\ndonc qu\u2019il vaut mieux rester comme nous sommes.\nSi vous avez toujours la bont\u00e9 d\u2019\u00eatre aussi complaisant que jusqu\u2019ici,\nvous trouverez toujours bien le moyen de me remettre une lettre. M\u00eame pour\nla derni\u00e8re, sans le malheur qui a voulu que vous vous retourniez tout de\nsuite dans un certain moment, nous aurions eu bien ais\u00e9. Je sens bien que\nvous ne pouvez pas, comme moi ne songer qu\u2019\u00e0 \u00e7a ; mais j\u2019aime mieux avoir\nplus de patience et ne pas tant risquer. Je suis s\u00fbre que M. Danceny dirait\ncomme moi, car toutes les fois qu\u2019il voulait quelque chose qui me faisait\ntrop de peine, il consentait toujours que cela ne f\u00fbt pas.\nJe vous remettrai, monsieur, en m\u00eame temps que cette lettre, la v\u00f4tre,\ncelle de M. Danceny et votre clef. Je n\u2019en suis pas moins reconnaissante de\ntoutes vos bont\u00e9s, je vous prie bien de me les continuer. Il est bien vrai que\nje suis bien malheureuse et que sans vous je le serais encore bien davantage ;\nmais, apr\u00e8s tout c\u2019est ma m\u00e8re, il faut bien prendre patience. Et pourvu que\nM. Danceny m\u2019aime toujours et que vous ne m\u2019abandonniez pas, il viendra\npeut-\u00eatre un temps plus heureux.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, monsieur, avec bien de la reconnaissance, votre tr\u00e8s\nhumble et tr\u00e8s ob\u00e9issante servante.\nDe\u2026, ce 26 septembre 17 **.\nLETTRE LXXXIX\nLe Vicomte de Valmont\nau Chevalier Danceny\nSi vos affaires ne vont pas toujours aussi vite que vous le voudriez, mon\nami, ce n\u2019est pas tout \u00e0 fait \u00e0 moi qu\u2019il faut vous en prendre. J\u2019ai ici plus\nd\u2019un obstacle \u00e0 vaincre. La vigilance et la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 de M me de Volanges ne\nsont pas les seuls ; votre jeune amie m\u2019en oppose aussi quelques-uns. Soit\nfroideur ou timidit\u00e9, elle ne fait pas toujours ce que je lui conseille, et je\ncrois cependant savoir mieux qu\u2019elle ce qu\u2019il faut faire.\nJ\u2019avais trouv\u00e9 un moyen simple, commode et s\u00fbr de lui remettre vos\nlettres, et m\u00eame de faciliter par la suite, les entrevues que vous d\u00e9sirez,\nmais je n\u2019ai pu la d\u00e9cider \u00e0 s\u2019en servir. J\u2019en suis d\u2019autant plus afflig\u00e9 que je\nn\u2019en vois pas d\u2019autre pour vous rapprocher d\u2019elle et que, m\u00eame pour votre\n151correspondance, je crains sans cesse de nous compromettre tous trois. Or\nvous jugez que je ne veux ni courir ce risque-l\u00e0, ni vous exposer l\u2019un et\nl\u2019autre.\nJe serais pourtant vraiment pein\u00e9 que le peu de confiance de votre petite\namie m\u2019emp\u00each\u00e2t de vous \u00eatre utile ; peut-\u00eatre feriez-vous bien de lui en\n\u00e9crire. Voyez ce que vous voulez faire, c\u2019est \u00e0 vous seul \u00e0 d\u00e9cider, car ce\nn\u2019est pas assez de servir ses amis, il faut encore les servir \u00e0 leur mani\u00e8re. Ce\npourrait \u00eatre aussi une fa\u00e7on de plus de vous assurer de ses sentiments pour\nvous, car la femme qui garde une volont\u00e9 \u00e0 elle n\u2019aime pas autant qu\u2019elle\nle dit.\nCe n\u2019est pas que je soup\u00e7onne votre ma\u00eetresse d\u2019inconstance, mais elle\nest bien jeune, elle a grand-peur de sa maman qui, comme vous le savez,\nne cherche qu\u2019\u00e0 vous nuire, et peut-\u00eatre serait-il dangereux de rester trop\nlongtemps sans l\u2019occuper de vous. N\u2019allez pas cependant vous inqui\u00e9ter \u00e0\nun certain point de ce que je vous dis l\u00e0. Je n\u2019ai dans le fond nulle raison de\nm\u00e9fiance, c\u2019est uniquement la sollicitude de l\u2019amiti\u00e9.\nJe ne vous \u00e9cris pas plus longuement, parce que j\u2019ai bien aussi quelques\naffaires pour mon compte. Je ne suis pas aussi avanc\u00e9 que vous, mais j\u2019aime\nautant ; et cela console et quand je ne r\u00e9ussirais pas pour moi, si je parviens\n\u00e0 vous \u00eatre utile, je trouverai que j\u2019ai bien employ\u00e9 mon temps.\nAu ch\u00e2teau de\u2026, ce 26 septembre 17 **.\nLETTRE XC\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\nau Vicomte de Valmont\nJe d\u00e9sire beaucoup, monsieur, que cette lettre ne vous fasse aucune peine,\nou, si elle doit vous en causer, qu\u2019au moins elle puisse \u00eatre adoucie par celle\nque j\u2019\u00e9prouve, en vous l\u2019\u00e9crivant. Vous devez me conna\u00eetre assez \u00e0 pr\u00e9sent\npour \u00eatre bien s\u00fbr que ma volont\u00e9 n\u2019est pas de vous affliger ; mais vous sans\ndoute, vous ne voudriez pas non plus me plonger dans un d\u00e9sespoir \u00e9ternel.\nJe vous conjure donc, au nom de l\u2019amiti\u00e9 tendre que je vous ai promise,\nau nom m\u00eame des sentiments peut-\u00eatre plus vifs, mais \u00e0 coup s\u00fbr pas plus\nsinc\u00e8res, que vous avez pour moi, ne nous voyons plus ; partez et jusque-\nl\u00e0, fuyons surtout ces entretiens particuliers et trop dangereux o\u00f9, par une\ninconcevable puissance, sans jamais parvenir \u00e0 vous dire ce que je veux, je\npasse mon temps \u00e0 \u00e9couter ce que je ne devrais pas entendre.\nHier encore, quand vous v\u00eentes me joindre dans le parc, j\u2019avais bien pour\nunique objet de vous dire ce que je vous \u00e9cris aujourd\u2019hui, et cependant\n152qu\u2019ai-je fait ? que m\u2019occuper de votre amour\u2026 de votre amour, auquel\njamais je ne dois r\u00e9pondre ! Ah ! de gr\u00e2ce, \u00e9loignez-vous de moi.\nNe craignez pas que mon absence alt\u00e8re jamais mes sentiments pour\nvous ; comment parviendrais-je \u00e0 les vaincre, quand je n\u2019ai plus le courage\nde les combattre ? Vous le voyez, je vous dis tout ; je crains moins d\u2019avouer\nma faiblesse que d\u2019y succomber ; mais cet empire que j\u2019ai perdu sur mes\nsentiments, je le conserverai sur mes actions ; oui, je le conserverai, j\u2019y suis\nr\u00e9solue, f\u00fbt-ce aux d\u00e9pens de ma vie.\nH\u00e9las ! le temps n\u2019est pas loin o\u00f9 je me croyais bien s\u00fbre de n\u2019avoir jamais\nde pareils combats \u00e0 soutenir. Je m\u2019en f\u00e9licitais, je m\u2019en glorifiais peut-\u00eatre\ntrop. Le Ciel a puni, cruellement puni cet orgueil ; mais plein de mis\u00e9ricorde\nau moment m\u00eame qu\u2019il nous frappe, il m\u2019avertit encore avant la chute, et\nje serais doublement coupable si je continuais \u00e0 manquer de prudence, d\u00e9j\u00e0\npr\u00e9venue que je n\u2019ai plus de force.\nVous m\u2019avez dit cent fois que vous ne voudriez pas d\u2019un bonheur achet\u00e9\npar mes larmes. Ah ! ne parlons plus de bonheur, mais laissez-moi reprendre\nquelque tranquillit\u00e9.\nEn accordant ma demande, quels nouveaux droits n\u2019acquerrez-vous pas\nsur mon c\u0153ur ? Et ceux-l\u00e0 fond\u00e9s sur la vertu, je n\u2019aurai point \u00e0 m\u2019en\nd\u00e9fendre. Combien je me plairai dans ma reconnaissance ! Je vous devrai\nla douceur de go\u00fbter sans remords un sentiment d\u00e9licieux. \u00c0 pr\u00e9sent, au\ncontraire, effray\u00e9e de mes sentiments, de mes pens\u00e9es, je crains \u00e9galement\nde m\u2019occuper de vous et de moi ; votre id\u00e9e m\u00eame m\u2019\u00e9pouvante : quand je\nne peux la fuir, je la combats ; je ne l\u2019\u00e9loigne pas, mais je la repousse.\nNe vaut-il pas mieux pour tous deux faire cesser cet \u00e9tat de trouble\net d\u2019anxi\u00e9t\u00e9 ? \u00d4 vous, dont l\u2019\u00e2me toujours sensible, m\u00eame au milieu de\nses erreurs, est rest\u00e9e amie de la vertu, vous aurez \u00e9gard \u00e0 ma situation\ndouloureuse, vous ne rejetterez pas ma pri\u00e8re ! Un int\u00e9r\u00eat plus doux, mais\nnon moins tendre, succ\u00e9dera \u00e0 ces agitations violentes ; alors, respirant par\nvos bienfaits, je ch\u00e9rirai mon existence et je dirai dans la joie de mon c\u0153ur :\n\u00ab Ce calme que je ressens, je le dois \u00e0 mon ami. \u00bb\nEn vous soumettant \u00e0 quelques privations l\u00e9g\u00e8res, que je ne vous impose\npoint, mais que je vous demande, croirez-vous donc acheter trop cher la\nfin de mes tourments ? Ah ! si pour vous rendre heureux il ne fallait que\nconsentir \u00e0 \u00eatre malheureuse, vous pouvez m\u2019en croire je n\u2019h\u00e9siterais pas\nun moment\u2026 Mais devenir coupable !\u2026, non mon ami, non, plut\u00f4t mourir\nmille fois.\nD\u00e9j\u00e0 assaillie par la honte \u00e0 la veille des remords, je redoute et les autres\net moi-m\u00eame ; je rougis dans le cercle et fr\u00e9mis dans la solitude : je n\u2019ai plus\nqu\u2019une vie de douleur ; je n\u2019aurai de tranquillit\u00e9 que par votre consentement.\n153Mes r\u00e9solutions les plus louables ne suffisent pas pour me rassurer ; j\u2019ai\nform\u00e9 celle-ci d\u00e8s hier et cependant j\u2019ai pass\u00e9 cette nuit dans les larmes.\nVoyez votre amie, celle que vous aimez, confuse et suppliante, vous\ndemander le repos et l\u2019innocence. Ah Dieu ! sans vous e\u00fbt-elle jamais \u00e9t\u00e9\nr\u00e9duite \u00e0 cette humiliante demande ? Je ne vous reproche rien ; je sens trop\npar moi-m\u00eame combien il est difficile de r\u00e9sister \u00e0 un sentiment imp\u00e9rieux.\nUne plainte n\u2019est pas un murmure. Faites par g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 ce que je fais par\ndevoir, et \u00e0 tous les sentiments que vous m\u2019avez inspir\u00e9s je joindrai celui\nd\u2019une \u00e9ternelle reconnaissance. Adieu, adieu, monsieur.\nDe\u2026, ce 27 septembre 17 **.\nLETTRE XCI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nConstern\u00e9 par votre lettre, j\u2019ignore encore, madame, comment je pourrai\ny r\u00e9pondre. Sans doute, s\u2019il faut choisir entre votre malheur et le mien, c\u2019est\n\u00e0 moi \u00e0 me sacrifier et je ne balance pas ; mais de si grands int\u00e9r\u00eats m\u00e9ritent\nbien, ce me semble, d\u2019\u00eatre avant tout discut\u00e9s et \u00e9claircis, et comment y\nparvenir si nous ne devons plus nous parler ni nous voir ?\nQuoi ! tandis que les sentiments les plus doux nous unissent, une vaine\nterreur suffira pour nous s\u00e9parer peut-\u00eatre sans retour ! En vain l\u2019amiti\u00e9\ntendre, l\u2019ardent amour r\u00e9clameront leurs droits ; leurs voix ne seront point\nentendues, et pourquoi ? Quel est donc ce danger pressant qui vous menace ?\nAh ! croyez-moi, de pareilles craintes et si l\u00e9g\u00e8rement con\u00e7ues sont d\u00e9j\u00e0, ce\nme semble, d\u2019assez puissants motifs de s\u00e9curit\u00e9.\nPermettez-moi de vous le dire, je retrouve ici la trace des impressions\nd\u00e9favorables qu\u2019on vous a donn\u00e9es sur moi. On ne tremble point aupr\u00e8s de\nl\u2019homme qu\u2019on estime ; on n\u2019\u00e9loigne pas surtout celui qu\u2019on a jug\u00e9 digne\nde quelque amiti\u00e9 : c\u2019est l\u2019homme dangereux qu\u2019on redoute et qu\u2019on fuit.\nCependant, qui fut jamais plus respectueux et plus soumis que moi ? D\u00e9j\u00e0\nvous le voyez, je m\u2019observe dans mon langage ; je ne me permets plus ces\nnoms si doux, si chers \u00e0 mon c\u0153ur, et qu\u2019il ne cesse de vous donner en\nsecret. Ce n\u2019est plus l\u2019amant fid\u00e8le et malheureux, recevant les conseils et les\nconsolations d\u2019une amie tendre et sensible, c\u2019est l\u2019accus\u00e9 devant son juge,\nl\u2019esclave devant son ma\u00eetre. Ces nouveaux titres imposent sans doute de\nnouveaux devoirs, je m\u2019engage \u00e0 les remplir tous. \u00c9coutez-moi et si vous\nme condamnez, j\u2019y souscris et je pars. Je promets davantage : pr\u00e9f\u00e9rez-vous\nce despotisme qui juge sans entendre ? Vous sentez-vous le courage d\u2019\u00eatre\ninjuste ? Ordonnez et j\u2019ob\u00e9is encore.\n154Mais ce jugement, ou cet ordre, que je l\u2019entende de votre bouche. Et\npourquoi ? m\u2019allez-vous dire \u00e0 votre tour. Ah ! que si vous faites cette\nquestion vous connaissez peu l\u2019amour et mon c\u0153ur ! N\u2019est-ce donc rien que\nde vous voir encore une fois ? Eh ! quand vous porterez le d\u00e9sespoir dans\nmon \u00e2me, peut-\u00eatre un regard consolateur l\u2019emp\u00eachera d\u2019y succomber.\nEnfin, s\u2019il me faut renoncer \u00e0 l\u2019amour, \u00e0 l\u2019amiti\u00e9, pour qui seuls j\u2019existe,\nau moins vous verrez votre ouvrage et votre piti\u00e9 me restera ; cette faveur\nl\u00e9g\u00e8re quand m\u00eame je ne la m\u00e9riterais pas, je me soumets, ce me semble, \u00e0\nla payer assez cher pour esp\u00e9rer de l\u2019obtenir.\nQuoi ! vous allez m\u2019\u00e9loigner de vous ! Vous consentez donc \u00e0 ce que nous\ndevenions \u00e9trangers l\u2019un \u00e0 l\u2019autre ? que dis-je ? vous le d\u00e9sirez, et tandis que\nvous m\u2019assurez que mon absence n\u2019alt\u00e9rera point vos sentiments, vous ne\npressez mon d\u00e9part que pour travailler plus facilement \u00e0 les d\u00e9truire.\nD\u00e9j\u00e0 vous me parlez de les remplacer par de la reconnaissance. Ainsi\nle sentiment qu\u2019obtiendrait de vous un inconnu pour le plus l\u00e9ger service,\nvotre ennemi m\u00eame en cessant de vous nuire, voil\u00e0 ce que vous m\u2019offrez !\net vous voulez que mon c\u0153ur s\u2019en contente ! Interrogez le v\u00f4tre : si votre\namant, si votre ami venaient un jour vous parler de leur reconnaissance, ne\nleur diriez-vous pas avec indignation : Retirez-vous, vous \u00eates des ingrats !\nJe m\u2019arr\u00eate et r\u00e9clame votre indulgence. Pardonnez l\u2019expression d\u2019une\ndouleur que vous faites na\u00eetre, elle ne nuira pas \u00e0 ma soumission parfaite.\nMais je vous en conjure \u00e0 mon tour, au nom de ces sentiments si doux que\nvous-m\u00eame vous r\u00e9clamez, ne refusez pas de m\u2019entendre, et par piti\u00e9 du\nmoins pour le trouble mortel o\u00f9 vous m\u2019avez plong\u00e9, n\u2019en \u00e9loignez pas le\nmoment. Adieu, madame.\nDe\u2026, ce 7 septembre 17 **, au soir.\nLETTRE XCII\nLe Chevalier Danceny\nau Vicomte de Valmont\n\u00d4 mon ami ! votre lettre m\u2019a glac\u00e9 d\u2019effroi. C\u00e9cile\u2026 \u00d4 Dieu ! est-il\npossible ? C\u00e9cile ne m\u2019aime plus. Oui, je vois cette affreuse v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 travers\nle voile dont votre amiti\u00e9 l\u2019entoure. Vous avez voulu me pr\u00e9parer \u00e0 recevoir\nun coup mortel je vous remercie de vos soins, mais peut-on en imposer \u00e0\nl\u2019amour ? Il court au-devant de ce qui l\u2019int\u00e9resse ; il n\u2019apprend pas son sort, il\nle devine. Je ne doute plus du mien ; parlez-moi sans d\u00e9tour, vous le pouvez\net je vous en prie. Mandez-moi tout ; ce qui a fait na\u00eetre vos soup\u00e7ons, ce qui\nles a confirm\u00e9s. Les moindres d\u00e9tails sont pr\u00e9cieux. T\u00e2chez surtout de vous\nrappeler ses paroles. Un mot pour l\u2019autre peut changer toute une phrase ; le\n155m\u00eame a quelquefois deux sens\u2026 Vous pouvez vous \u00eatre tromp\u00e9 : h\u00e9las !\nje cherche \u00e0 me flatter encore. Que vous a-t-elle dit ? me fait-elle quelque\nreproche ? au moins ne se d\u00e9fend-elle pas de ses torts ? J\u2019aurais d\u00fb pr\u00e9voir\nce changement par les difficult\u00e9s que depuis un temps, elle trouve \u00e0 tout.\nL\u2019amour ne conna\u00eet pas tant d\u2019obstacles.\nQuel parti dois-je prendre ? que me conseillez-vous ? Si je tentais de la\nvoir ? Cela est-il donc impossible ? L\u2019absence est si cruelle, si funeste\u2026 et\nelle a refus\u00e9 un moyen de me voir ! Vous ne me dites pas quel il \u00e9tait ; s\u2019il\ny avait en effet trop de danger, elle sait bien que je ne veux pas qu\u2019elle se\nrisque trop. Mais aussi je connais votre prudence et, pour mon malheur je\nne peux pas y croire.\nQue vais-je faire \u00e0 pr\u00e9sent ? Comment lui \u00e9crire ? Si je lui laisse voir mes\nsoup\u00e7ons, ils la chagrineront peut-\u00eatre, et s\u2019ils sont injustes, me pardonnerai-\nje de l\u2019avoir afflig\u00e9e ? Si je les lui cache c\u2019est la tromper et je ne sais point\ndissimuler avec elle.\nOh ! si elle pouvait savoir ce que je souffre, ma peine la toucherait. Je la\nconnais sensible ; elle a le c\u0153ur excellent et j\u2019ai mille preuves de son amour.\nTrop de timidit\u00e9, quelque embarras, elle est si jeune ! et sa m\u00e8re la traite\navec tant de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 ! Je vais lui \u00e9crire ; je me contiendrai ; je lui demanderai\nseulement de s\u2019en remettre enti\u00e8rement \u00e0 vous. Quand m\u00eame elle refuserait\nencore, elle ne pourra pas au moins se f\u00e2cher de ma pri\u00e8re et peut-\u00eatre elle\nconsentira.\nVous, mon ami, je vous fais mille excuses et pour elle et pour moi. Je vous\nassure qu\u2019elle sent le prix de vos soins, qu\u2019elle en est reconnaissante. Ce\nn\u2019est pas m\u00e9fiance, c\u2019est timidit\u00e9. Ayez de l\u2019indulgence, c\u2019est le plus beau\ncaract\u00e8re de l\u2019amiti\u00e9. La v\u00f4tre m\u2019est bien pr\u00e9cieuse et je ne sais comment\nreconna\u00eetre tout ce que vous faites pour moi. Adieu, je vais \u00e9crire tout de\nsuite.\nJe sens toutes mes craintes revenir ; qui m\u2019e\u00fbt dit que jamais il m\u2019en\nco\u00fbterait de lui \u00e9crire ? H\u00e9las ! hier encore c\u2019\u00e9tait mon plaisir le plus doux.\nAdieu, mon ami ; continuez-moi vos soins et plaignez-moi beaucoup.\nParis, ce 27 septembre 17 **.\nLETTRE XCIII\nLe Chevalier Danceny \u00e0 C\u00e9cile\nVolanges (Jointe \u00e0 la pr\u00e9c\u00e9dente)\nJe ne puis vous dissimuler combien j\u2019ai \u00e9t\u00e9 afflig\u00e9 en apprenant de\nValmont, le peu de confiance que vous continuez \u00e0 avoir en lui. Vous\nn\u2019ignorez pas qu\u2019il est mon ami, qu\u2019il est la seule personne qui puisse nous\n156rapprocher l\u2019un de l\u2019autre ; j\u2019avais cru que ces titres seraient suffisants\naupr\u00e8s de vous ; je vois avec peine que je me suis tromp\u00e9. Puis-je esp\u00e9rer\nqu\u2019au moins vous m\u2019instruirez de vos raisons ? Ne trouvez-vous pas encore\nquelques difficult\u00e9s qui vous en emp\u00eacheront ? Je ne puis cependant deviner\nsans vous, le myst\u00e8re de cette conduite. Je n\u2019ose soup\u00e7onner votre amour,\nsans doute aussi vous n\u2019oseriez trahir le mien. Ah ! C\u00e9cile !\u2026\nIl est donc vrai que vous avez refus\u00e9 un moyen de me voir ? un\nmoyen simple, commode et s\u00fbr ? Et c\u2019est ainsi que vous m\u2019aimez ! Une si\ncourte absence a bien chang\u00e9 vos sentiments. Mais pourquoi me tromper ?\nPourquoi me dire que vous m\u2019aimez toujours, que vous m\u2019aimez davantage ?\nVotre maman en d\u00e9truisant votre amour, a-t-elle aussi d\u00e9truit votre candeur ?\nSi au moins elle vous a laiss\u00e9 quelque piti\u00e9, vous n\u2019apprendrez pas sans\npeine les tourments affreux que vous me causez. Ah ! je souffrirais moins\npour mourir.\nDites-moi donc, votre c\u0153ur m\u2019est-il ferm\u00e9 sans retour ? m\u2019avez-vous\nenti\u00e8rement oubli\u00e9 ? Gr\u00e2ce \u00e0 vos refus, je ne sais ni quand vous entendrez\nmes plaintes, ni quand vous y r\u00e9pondrez. L\u2019amiti\u00e9 de Valmont avait assur\u00e9\nnotre correspondance ; mais vous, vous n\u2019avez pas voulu ; vous la trouviez\np\u00e9nible, vous avez pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 qu\u2019elle f\u00fbt rare. Non, je ne croirai plus \u00e0 l\u2019amour,\n\u00e0 la bonne foi. Eh ! qui peut-on croire si C\u00e9cile m\u2019a tromp\u00e9 ?\nR\u00e9pondez-moi donc : est-il vrai que vous ne m\u2019aimez plus ? Non, cela\nn\u2019est pas possible ; vous vous faites illusion ; vous calomniez votre c\u0153ur.\nUne crainte passag\u00e8re, un moment de d\u00e9couragement, mais que l\u2019amour a\nbient\u00f4t fait dispara\u00eetre, n\u2019est-il pas vrai, ma C\u00e9cile ? Ah ! sans doute et j\u2019ai\ntort de vous accuser. Que je serais heureux d\u2019avoir tort ! Que j\u2019aimerais\n\u00e0 vous faire de tendres excuses, \u00e0 r\u00e9parer ce moment d\u2019injustice par une\n\u00e9ternit\u00e9 d\u2019amour !\nC\u00e9cile, C\u00e9cile, ayez piti\u00e9 de moi ! Consentez \u00e0 me voir, prenez-en tous\nles moyens ! Voyez ce que produit l\u2019absence des craintes, soup\u00e7ons, peut-\n\u00eatre de la froideur ! Un seul regard, un seul mot et nous serons heureux.\nMais quoi ! puis-je encore parler de bonheur ? peut-\u00eatre est-il perdu pour\nmoi, perdu pour jamais. Tourment\u00e9 par la crainte, cruellement press\u00e9 entre\nles soup\u00e7ons injustes et la v\u00e9rit\u00e9 plus cruelle, je ne puis m\u2019arr\u00eater \u00e0 aucune\npens\u00e9e ; je ne conserve d\u2019existence que pour souffrir et vous aimer. Ah !\nC\u00e9cile, vous seule avez le droit de me la rendre ch\u00e8re, et j\u2019attends du\npremier mot que vous prononcerez le retour du bonheur ou la certitude d\u2019un\nd\u00e9sespoir \u00e9ternel.\nParis ce 27 septembre 17 **.\n157LETTRE XCIV\nC\u00e9cile Volanges au Chevalier Danceny\nJe ne con\u00e7ois rien \u00e0 votre lettre, sinon la peine qu\u2019elle me cause. Qu\u2019est-\nce que M. de Valmont vous a donc mand\u00e9 et qu\u2019est-ce qui a pu vous faire\ncroire que je ne vous aimais plus ? Cela serait peut-\u00eatre bien heureux pour\nmoi, car s\u00fbrement j\u2019en serais moins tourment\u00e9e, et il est bien dur quand je\nvous aime comme je fais, de voir que vous croyez toujours que j\u2019ai tort,\net qu\u2019au lieu de me consoler, ce soit de vous que me viennent toujours les\npeines qui me font le plus de chagrin. Vous croyez que je vous trompe et\nque je vous dis ce qui n\u2019est pas ! vous avez l\u00e0 une jolie id\u00e9e de moi ! Quand\nje serais menteuse comme vous me le reprochez, quel int\u00e9r\u00eat y aurais-je ?\nAssur\u00e9ment, si je ne vous aimais plus je n\u2019aurais qu\u2019\u00e0 le dire et tout le monde\nm\u2019en louerait ; mais par malheur c\u2019est plus fort que moi, et il faut que ce soit\npour quelqu\u2019un qui ne m\u2019en a pas d\u2019obligation du tout !\nQu\u2019est-ce que j\u2019ai donc fait pour vous tant f\u00e2cher ? Je n\u2019ai pas os\u00e9 prendre\nune clef, parce que je craignais que maman ne s\u2019en aper\u00e7\u00fbt, et que cela ne\nme caus\u00e2t encore du chagrin et \u00e0 vous aussi \u00e0 cause de moi, et puis encore,\nparce qu\u2019il me semble que c\u2019est mal fait. Mais ce n\u2019\u00e9tait que M. de Valmont\nqui m\u2019en avait parl\u00e9 ; je ne pouvais pas savoir si vous le vouliez ou non,\npuisque vous n\u2019en saviez rien. \u00c0 pr\u00e9sent que je sais que vous le d\u00e9sirez, est-\nce que je refuse de la prendre cette clef ? Je la prendrai d\u00e8s demain, et puis\nnous verrons ce que vous aurez encore \u00e0 dire.\nM. de Valmont a beau \u00eatre votre ami, je crois que je vous aime bien autant\nqu\u2019il peut vous aimer, pour le moins, et cependant c\u2019est toujours lui qui a\nraison et moi j\u2019ai toujours tort. Je vous assure que je suis bien f\u00e2ch\u00e9e. \u00c7a\nvous est bien \u00e9gal parce que vous savez que je m\u2019apaise tout de suite ; mais\n\u00e0 pr\u00e9sent que j\u2019aurai la clef je pourrai vous voir quand je voudrai, et je vous\nassure que je ne voudrai pas quand vous agirez comme \u00e7a. J\u2019aime mieux\navoir du chagrin qui me vienne de moi que s\u2019il me venait de vous : voyez\nce que vous voulez faire.\nSi vous vouliez, nous nous aimerions tant ! et au moins n\u2019aurions-nous\nde peines que celles qu\u2019on nous fait ! Je vous assure bien que si j\u2019\u00e9tais\nma\u00eetresse, vous n\u2019auriez jamais \u00e0 vous plaindre de moi ; mais si vous ne me\ncroyez pas nous serons toujours bien malheureux, et ce ne sera pas ma faute.\nJ\u2019esp\u00e8re que bient\u00f4t nous pourrons nous voir et qu\u2019alors nous n\u2019aurons plus\nd\u2019occasions de nous chagriner comme \u00e0 pr\u00e9sent.\nSi j\u2019avais pu pr\u00e9voir \u00e7a, j\u2019aurais pris cette clef tout de suite ; mais en\nv\u00e9rit\u00e9 je croyais bien faire. Ne m\u2019en voulez donc pas, je vous en prie. Ne\n158soyez plus triste et aimez-moi toujours autant que je vous aime ; alors je\nserai bien contente. Adieu, mon cher ami.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 28 septembre 17 **.\nLETTRE XCV\nC\u00e9cile Volanges au Vicomte de Valmont\nJe vous prie, monsieur, de vouloir bien avoir la bont\u00e9 de me remettre cette\nclef que vous m\u2019aviez donn\u00e9e pour mettre \u00e0 la place de l\u2019autre ; puisque tout\nle monde le veut, il faut bien que j\u2019y consente aussi.\nJe ne sais pas pourquoi vous avez mand\u00e9 \u00e0 M. Danceny que je ne l\u2019aimais\nplus ; je ne crois pas vous avoir jamais donn\u00e9 lieu de le penser, et cela lui a\nfait bien de la peine et \u00e0 moi aussi. Je sais bien que vous \u00eates son ami, mais ce\nn\u2019est pas une raison pour le chagriner, ni moi non plus. Vous me feriez bien\nplaisir de lui mander le contraire la premi\u00e8re fois que vous lui \u00e9crirez et que\nvous en \u00eates s\u00fbr, car c\u2019est en vous qu\u2019il a le plus de confiance, et moi quand\nj\u2019ai dit une chose et qu\u2019on ne la croit pas, je ne sais plus comment faire.\nPour ce qui est de la clef, vous pouvez \u00eatre tranquille ; j\u2019ai bien retenu tout\nce que vous me recommandiez dans votre lettre. Cependant, si vous l\u2019avez\nencore et que vous vouliez me la donner en m\u00eame temps, je vous promets\nque j\u2019y ferai bien attention. Si ce pouvait \u00eatre demain en allant d\u00eener, je vous\ndonnerais l\u2019autre clef apr\u00e8s-demain \u00e0 d\u00e9jeuner et vous me la remettriez de\nla m\u00eame fa\u00e7on que la premi\u00e8re. Je voudrais bien que cela ne f\u00fbt pas long,\nparce qu\u2019il y aurait moins de temps \u00e0 risquer que maman ne s\u2019en aper\u00e7\u00fbt.\nEt puis, quand une fois vous aurez cette clef-l\u00e0, vous aurez bien la\nbont\u00e9 de vous en servir aussi pour prendre mes lettres, et comme cela,\nM. Danceny aura plus souvent de mes nouvelles. Il est vrai que ce sera\nbien plus commode qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent ; mais c\u2019est que d\u2019abord cela m\u2019a fait trop\npeur ; je vous prie de m\u2019excuser et j\u2019esp\u00e8re que vous n\u2019en continuerez pas\nmoins d\u2019\u00eatre aussi complaisant que par le pass\u00e9. J\u2019en serai aussi toujours\nbien reconnaissante.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, monsieur, votre tr\u00e8s humble et tr\u00e8s ob\u00e9issante\nservante.\nDe\u2026, ce 28 septembre 17 **.\n159LETTRE XCVI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nJe parie bien que depuis votre aventure, vous attendez chaque jour mes\ncompliments et mes \u00e9loges ; je ne doute m\u00eame pas que vous n\u2019ayez pris\nun peu d\u2019humeur de mon long silence, mais que voulez-vous ? j\u2019ai toujours\npens\u00e9 que quand il n\u2019y avait plus que des louanges \u00e0 donner \u00e0 une femme,\non pouvait s\u2019en reposer sur elle et s\u2019occuper d\u2019autre chose. Cependant, je\nvous remercie pour mon compte et vous f\u00e9licite pour le v\u00f4tre. Je veux bien\nm\u00eame, pour vous rendre parfaitement heureuse, convenir que pour cette fois,\nvous avez surpass\u00e9 mon attente. Apr\u00e8s cela, voyons si de mon c\u00f4t\u00e9 j\u2019aurai\ndu moins rempli la v\u00f4tre en partie.\nCe n\u2019est pas de M me de Tourvel dont je veux vous parler, sa marche trop\nlente vous d\u00e9pla\u00eet ; vous n\u2019aimez que les affaires faites. Les sc\u00e8nes fil\u00e9es\nvous ennuient, et pour moi je n\u2019ai jamais go\u00fbt\u00e9 le plaisir que j\u2019\u00e9prouve dans\nces lenteurs pr\u00e9tendues.\nOui, j\u2019aime \u00e0 voir, \u00e0 consid\u00e9rer cette femme prudente, engag\u00e9e sans s\u2019en\n\u00eatre aper\u00e7ue, dans un sentier qui ne permet plus de retour et dont la pente\nrapide et dangereuse l\u2019attire malgr\u00e9 elle, et la force \u00e0 me suivre. L\u00e0, effray\u00e9e\ndu p\u00e9ril qu\u2019elle court, elle voudrait s\u2019arr\u00eater et ne peut se retenir. Ses soins\net son adresse peuvent bien rendre ses pas moins grands, mais il faut qu\u2019ils\nse succ\u00e8dent. Quelquefois n\u2019osant fixer le danger, elle ferme les yeux et se\nlaissant aller, s\u2019abandonne \u00e0 mes soins. Plus souvent, une nouvelle crainte\nqui ranime ses efforts ; dans son effroi mortel elle veut tenter encore de\nretourner en arri\u00e8re ; elle \u00e9puise ses forces pour gravir p\u00e9niblement un court\nespace, et bient\u00f4t un magique pouvoir la replace plus pr\u00e8s de ce danger, que\nvainement elle avait voulu fuir. Alors n\u2019ayant plus que moi pour guide et\npour appui, sans songer \u00e0 me reprocher davantage une chute in\u00e9vitable, elle\nm\u2019implore pour la retarder. Les ferventes pri\u00e8res, les humbles supplications,\ntout ce que les mortels dans leur crainte, offrent \u00e0 la Divinit\u00e9, c\u2019est moi qui\nle re\u00e7ois d\u2019elle, et vous voulez que, sourd \u00e0 ses v\u0153ux et d\u00e9truisant moi-\nm\u00eame le culte qu\u2019elle me rend, j\u2019emploie \u00e0 la pr\u00e9cipiter la puissance qu\u2019elle\ninvoque pour la soutenir. Ah ! laissez-moi du moins le temps d\u2019observer ces\ntouchants combats entre l\u2019amour et la vertu.\nEh quoi ! ce m\u00eame spectacle qui vous fait courir au th\u00e9\u00e2tre avec\nempressement, que vous y applaudissez avec fureur, le croyez-vous moins\nattachant dans la r\u00e9alit\u00e9 ? Ces sentiments d\u2019une \u00e2me pure et tendre, qui\nredoute le bonheur qu\u2019elle d\u00e9sire et ne cesse pas de se d\u00e9fendre, m\u00eame alors\nqu\u2019elle cesse de r\u00e9sister, vous les \u00e9coutez avec enthousiasme ; ne seraient-\n160ils sans prix que pour celui qui les fait na\u00eetre ? Voil\u00e0 pourtant, voil\u00e0 les\nd\u00e9licieuses jouissances que cette femme c\u00e9leste m\u2019offre chaque jour, et vous\nme reprochez d\u2019en savourer les douceurs. Ah ! le temps ne viendra que trop\nt\u00f4t o\u00f9, d\u00e9grad\u00e9e par sa chute, elle ne sera plus pour moi qu\u2019une femme\nordinaire.\nMais j\u2019oublie, en vous parlant d\u2019elle, que je ne voulais pas vous en parler.\nJe ne sais quelle puissance m\u2019y attache, m\u2019y ram\u00e8ne sans cesse, alors m\u00eame\nque je l\u2019outrage. \u00c9cartons sa dangereuse id\u00e9e ; que je redevienne moi-m\u00eame\npour traiter un sujet plus gai. Il s\u2019agit de votre pupille, \u00e0 pr\u00e9sent devenue la\nmienne, et j\u2019esp\u00e8re qu\u2019ici vous allez me reconna\u00eetre.\nDepuis quelques jours, mieux trait\u00e9 par ma tendre d\u00e9vote, et par\ncons\u00e9quent moins occup\u00e9 d\u2019elle, j\u2019avais remarqu\u00e9 que la petite Volanges\n\u00e9tait en effet fort jolie, et que s\u2019il y avait de la sottise \u00e0 en \u00eatre amoureux\ncomme Danceny, peut-\u00eatre n\u2019y en avait-il pas moins de ma part \u00e0 ne pas\nchercher aupr\u00e8s d\u2019elle une distraction que ma solitude me rendait n\u00e9cessaire.\nIl me parut juste aussi de me payer des soins que je me donnais pour elle ; je\nme rappelais, en outre, que vous me l\u2019aviez offerte avant que Danceny e\u00fbt\nrien \u00e0 y pr\u00e9tendre, et je me trouvais fond\u00e9 \u00e0 r\u00e9clamer quelques droits sur un\nbien qu\u2019il ne poss\u00e9dait qu\u2019\u00e0 mon refus et par mon abandon. La jolie mine\nde la petite personne, sa bouche si fra\u00eeche, son air enfantin, sa gaucherie\nm\u00eame fortifiaient ces sages r\u00e9solutions ; je r\u00e9solus d\u2019agir en cons\u00e9quence,\net le succ\u00e8s a couronn\u00e9 l\u2019entreprise.\nD\u00e9j\u00e0 vous cherchez par quel moyen j\u2019ai supplant\u00e9 l\u2019amant ch\u00e9ri ; quelle\ns\u00e9duction convient \u00e0 cet \u00e2ge, \u00e0 cette inexp\u00e9rience. \u00c9pargnez-vous tant de\npeine, je n\u2019en ai employ\u00e9e aucune. Tandis que maniant avec adresse les\narmes de votre sexe, vous triomphez par la finesse ; moi, rendant \u00e0 l\u2019homme\ndes droits imprescriptibles, je subjuguais par l\u2019autorit\u00e9. S\u00fbr de saisir ma\nproie, si je pouvais la joindre, je n\u2019avais besoin de ruse que pour m\u2019en\napprocher, et m\u00eame celle dont je me suis servi ne m\u00e9rite pas ce nom.\nJe profitai de la premi\u00e8re lettre que je re\u00e7us de Danceny pour sa belle,\net apr\u00e8s l\u2019en avoir avertie par le signal convenu entre nous, au lieu de mon\nadresse \u00e0 la lui rendre, je la mis \u00e0 n\u2019en pas trouver le moyen ; cette impatience\nque je faisais na\u00eetre, je feignais de la partager, et apr\u00e8s avoir caus\u00e9 le mal,\nj\u2019indiquai le rem\u00e8de.\nLa jeune personne habite une chambre dont une porte donne sur le\ncorridor ; mais, comme de raison, la m\u00e8re en avait pris la clef. Il ne s\u2019agissait\nque de s\u2019en rendre ma\u00eetre. Rien de plus facile dans l\u2019ex\u00e9cution ; je ne\ndemandais que d\u2019en disposer deux heures et je r\u00e9pondais d\u2019en avoir une\nsemblable. Alors correspondances, entrevues, rendez-vous nocturnes, tout\ndevenait commode et s\u00fbr ; cependant, le croiriez-vous ? l\u2019enfant timide prit\npeur et refusa. Un autre s\u2019en serait d\u00e9sol\u00e9 ; moi, je n\u2019y vis que l\u2019occasion\n161d\u2019un plaisir plus piquant. J\u2019\u00e9crivis \u00e0 Danceny pour me plaindre de ce refus,\net je fis si bien que notre \u00e9tourdi n\u2019eut de cesse qu\u2019il n\u2019e\u00fbt obtenu, exig\u00e9\nm\u00eame de sa craintive ma\u00eetresse, qu\u2019elle accord\u00e2t ma demande et se livr\u00e2t\ntoute \u00e0 ma discr\u00e9tion.\nJ\u2019\u00e9tais bien aise, je l\u2019avoue, d\u2019avoir ainsi chang\u00e9 de r\u00f4le, et que le jeune\nhomme fit pour moi ce qu\u2019il comptait que je ferais pour lui. Cette id\u00e9e\ndoublait \u00e0 mes yeux, le prix de l\u2019aventure ; aussi, d\u00e8s que j\u2019ai eu la pr\u00e9cieuse\nclef, me suis-je h\u00e2t\u00e9 d\u2019en faire usage : c\u2019\u00e9tait la nuit derni\u00e8re.\nApr\u00e8s m\u2019\u00eatre assur\u00e9 que tout \u00e9tait tranquille dans le ch\u00e2teau, arm\u00e9 de ma\nlanterne sourde et dans la toilette que comportait l\u2019heure et qu\u2019exigeait la\ncirconstance, j\u2019ai rendu ma premi\u00e8re visite \u00e0 votre pupille. J\u2019avais fait tout\npr\u00e9parer (et cela par elle-m\u00eame), pour pouvoir entrer sans bruit. Elle \u00e9tait\ndans son premier sommeil et dans celui de son \u00e2ge, de fa\u00e7on que je suis arriv\u00e9\njusqu\u2019\u00e0 son lit sans qu\u2019elle se soit r\u00e9veill\u00e9e. J\u2019ai d\u2019abord \u00e9t\u00e9 tent\u00e9 d\u2019aller\nplus avant et d\u2019essayer de passer pour un songe ; mais, craignant l\u2019effet de\nla surprise et le bruit qu\u2019elle entra\u00eene, j\u2019ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 d\u2019\u00e9veiller avec pr\u00e9caution\nla jolie dormeuse, et suis en effet parvenu \u00e0 pr\u00e9venir le cri que je redoutais.\nApr\u00e8s avoir calm\u00e9 ses premi\u00e8res craintes, comme je n\u2019\u00e9tais pas venu l\u00e0\npour causer, j\u2019ai risqu\u00e9 quelques libert\u00e9s. Sans doute on ne lui avait pas bien\nappris dans son couvent \u00e0 combien de p\u00e9rils divers est expos\u00e9e la timide\ninnocence et tout ce qu\u2019elle a \u00e0 garder pour n\u2019\u00eatre pas surprise ; car, portant\ntoute son attention, toutes ses forces \u00e0 se d\u00e9fendre d\u2019un baiser, qui n\u2019\u00e9tait\nqu\u2019une fausse attaque, tout le reste \u00e9tait sans d\u00e9fense ; le moyen de n\u2019en pas\nprofiter ! J\u2019ai donc chang\u00e9 ma marche, et sur-le-champ j\u2019ai pris poste. Ici\nnous avons pens\u00e9 \u00eatre perdus tous deux : la petite fille, toute effarouch\u00e9e, a\nvoulu crier de bonne foi ; heureusement, sa voix s\u2019est \u00e9teinte dans les pleurs.\nElle s\u2019\u00e9tait jet\u00e9e aussi au cordon de sa sonnette, mais mon adresse a retenu\nson bras \u00e0 temps.\n\u00ab Que voulez-vous faire (lui ai-je dit alors), vous perdre pour toujours ?\nQu\u2019on vienne et que m\u2019importe ? \u00c0 qui persuaderez-vous que je ne sois\npas ici de votre aveu ? Quel autre que vous m\u2019aura fourni le moyen de m\u2019y\nintroduire ? Et cette clef que je tiens de vous, que je n\u2019ai pu avoir que par\nvous, vous chargerez-vous d\u2019en indiquer l\u2019usage ? \u00bb Cette courte harangue\nn\u2019a calm\u00e9 ni la douleur, ni la col\u00e8re, mais elle a amen\u00e9 la soumission. Je ne\nsais si j\u2019avais le ton de l\u2019\u00e9loquence, au moins est-il vrai que je n\u2019en avais pas\nle geste. Une main occup\u00e9e pour la force, l\u2019autre pour l\u2019amour, quel orateur\npourrait pr\u00e9tendre \u00e0 la gr\u00e2ce en pareille situation ? Si vous vous la peignez\nbien, vous conviendrez qu\u2019au moins elle \u00e9tait favorable \u00e0 l\u2019attaque ; mais\nmoi, je n\u2019entends rien \u00e0 rien et, comme vous dites, la femme la plus simple,\nune pensionnaire, me m\u00e8ne comme un enfant.\n162Celle-ci, tout en se d\u00e9solant, sentait qu\u2019il fallait prendre un parti et entrer\nen composition. Les pri\u00e8res me trouvant inexorable, il a fallu passer aux\noffres. Vous croyez que j\u2019ai vendu bien cher ce poste important ; non,\nj\u2019ai tout promis pour un baiser. Il est vrai que le baiser pris, je n\u2019ai pas\ntenu ma promesse ; mais j\u2019avais de bonnes raisons. \u00c9tions-nous convenus\nqu\u2019il serait pris ou donn\u00e9 ? \u00c0 force de marchander, nous sommes tomb\u00e9s\nd\u2019accord pour un second, et celui-l\u00e0, il \u00e9tait dit qu\u2019il serait re\u00e7u. Alors ayant\nguid\u00e9 les bras timides autour de mon corps, et la pressant de l\u2019un des miens\nplus amoureusement, le doux baiser a \u00e9t\u00e9 re\u00e7u en effet ; mais bien, mais\nparfaitement re\u00e7u : tellement enfin que l\u2019Amour n\u2019aurait pas pu mieux faire.\nTant de bonne foi m\u00e9ritait r\u00e9compense, aussi ai-je aussit\u00f4t accord\u00e9 la\ndemande. La main s\u2019est retir\u00e9e, mais je ne sais par quel hasard je me suis\ntrouv\u00e9 moi-m\u00eame \u00e0 sa place. Vous me supposez l\u00e0 bien empress\u00e9, bien actif,\nn\u2019est-il pas vrai ? Point du tout. J\u2019ai pris go\u00fbt aux lenteurs vous dis-je. Une\nfois s\u00fbr d\u2019arriver, pourquoi tant presser le voyage ?\nS\u00e9rieusement, j\u2019\u00e9tais bien aise d\u2019observer une fois la puissance de\nl\u2019occasion, et je la trouvais ici d\u00e9nu\u00e9e de tout secours \u00e9tranger. Elle avait\npourtant \u00e0 combattre l\u2019amour, et l\u2019amour soutenu par la pudeur ou la honte,\net fortifi\u00e9 surtout par l\u2019humeur que j\u2019avais donn\u00e9e et dont on avait beaucoup\npris. L\u2019occasion \u00e9tait seule, mais elle \u00e9tait l\u00e0, toujours offerte, toujours\npr\u00e9sente, et l\u2019amour \u00e9tait absent.\nPour assurer mes observations, j\u2019avais la malice de n\u2019employer de force\nque ce qu\u2019on en pouvait combattre. Seulement si ma charmante ennemie\nabusant de ma facilit\u00e9, se trouvait pr\u00eate \u00e0 m\u2019\u00e9chapper, je la contenais par\ncette m\u00eame crainte dont j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 \u00e9prouv\u00e9 les heureux effets. Eh bien !\nsans autre soin, la tendre amoureuse, oubliant ses serments a c\u00e9d\u00e9 d\u2019abord\net fini par consentir ; non pas qu\u2019apr\u00e8s ce premier moment les reproches et\nles larmes ne soient revenus de concert ; j\u2019ignore s\u2019ils \u00e9taient vrais ou feints,\nmais, comme il arrive toujours, ils ont cess\u00e9 d\u00e8s que je me suis occup\u00e9 \u00e0\ny donner lieu de nouveau. Enfin, de faiblesse en reproche et de reproche\nen faiblesse, nous ne nous sommes s\u00e9par\u00e9s que satisfaits l\u2019un de l\u2019autre et\n\u00e9galement d\u2019accord pour le rendez-vous de ce soir.\nJe ne me suis retir\u00e9 chez moi qu\u2019au point du jour et j\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 rendu de\nfatigue et de sommeil ; cependant j\u2019ai sacrifi\u00e9 l\u2019un et l\u2019autre au d\u00e9sir de me\ntrouver ce matin au d\u00e9jeuner : j\u2019aime de passion, les mines de lendemain.\nVous n\u2019avez pas d\u2019id\u00e9e de celle-ci. C\u2019\u00e9tait un embarras dans le maintien !\nune difficult\u00e9 dans la marche ! des yeux toujours baiss\u00e9s et si gros, et si\nbattus ! Cette figure si ronde s\u2019\u00e9tait tant allong\u00e9e ! Rien n\u2019\u00e9tait si plaisant.\nEt pour la premi\u00e8re fois, sa m\u00e8re alarm\u00e9e de ce changement extr\u00eame, lui\nt\u00e9moignait un int\u00e9r\u00eat assez tendre, et la pr\u00e9sidente aussi qui s\u2019empressait\n163autour d\u2019elle ! Oh ! pour ces soins-l\u00e0, ils ne sont que pr\u00eat\u00e9s ; un jour viendra\no\u00f9 on pourra les lui rendre, et ce jour-l\u00e0 n\u2019est pas loin. Adieu, ma belle amie.\nDu ch\u00e2teau, ce 1 eroctobre 17 **.\nLETTRE XCVII\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 la Marquise de Merteuil\nAh ! mon Dieu, madame, que je suis malheureuse ! Qui me consolera\ndans mes peines ? Qui me conseillera dans l\u2019embarras o\u00f9 je me trouve ?\nCe M. de Valmont\u2026 et Danceny ! non, l\u2019id\u00e9e de Danceny me met au\nd\u00e9sespoir\u2026 Comment vous raconter ? Comment vous dire ?\u2026 Je ne sais\ncomment faire. Cependant mon c\u0153ur est plein\u2026 Il faut que je parle \u00e0\nquelqu\u2019un, et vous \u00eates la seule \u00e0 qui je puisse, \u00e0 qui j\u2019ose me confier. Vous\navez tant de bont\u00e9 pour moi ! Mais n\u2019en ayez pas dans ce moment-ci, je n\u2019en\nsuis pas digne ; que vous dirai-je ? je ne le d\u00e9sire point. Tout le monde ici\nm\u2019a t\u00e9moign\u00e9 de l\u2019int\u00e9r\u00eat aujourd\u2019hui\u2026 ils ont tous augment\u00e9 ma peine. Je\nsentais tant que je ne le m\u00e9ritais pas ! Grondez-moi au contraire ; grondez-\nmoi bien, car je suis bien coupable, mais apr\u00e8s sauvez-moi si vous n\u2019avez\npas la bont\u00e9 de me conseiller, je mourrai de chagrin.\nApprenez donc\u2026 ma main tremble, comme vous voyez je ne peux\npresque pas \u00e9crire, je me sens le visage tout en feu\u2026 Ah ! c\u2019est bien le rouge\nde la honte. Eh bien ! je la souffrirai ; ce sera la premi\u00e8re punition de ma\nfaute. Oui, je vous dirai tout.\nVous saurez donc que M. de Valmont, qui m\u2019a remis jusqu\u2019ici les lettres\nde M. Danceny, a trouv\u00e9 tout d\u2019un coup que c\u2019\u00e9tait trop difficile ; il a voulu\navoir une clef de ma chambre. Je puis bien vous assurer que je ne voulais\npas ; mais il a \u00e9t\u00e9 en \u00e9crire \u00e0 Danceny, et Danceny l\u2019a voulu aussi ; et moi,\n\u00e7a me fait tant de peine quand je lui refuse quelque chose, surtout depuis\nmon absence qui le rend si malheureux, que j\u2019ai fini par y consentir. Je ne\npr\u00e9voyais pas le malheur qui en arriverait.\nHier, M. de Valmont s\u2019est servi de cette clef pour venir dans ma chambre\ncomme j\u2019\u00e9tais endormie ; je m\u2019y attendais si peu qu\u2019il m\u2019a fait bien peur en\nme r\u00e9veillant, mais comme il m\u2019a parl\u00e9 tout de suite je l\u2019ai reconnu et je n\u2019ai\npas cri\u00e9 ; et puis l\u2019id\u00e9e m\u2019est venue d\u2019abord qu\u2019il venait peut-\u00eatre m\u2019apporter\nune lettre de Danceny. C\u2019en \u00e9tait bien loin. Un petit moment apr\u00e8s, il a voulu\nm\u2019embrasser et, pendant que je me d\u00e9fendais comme c\u2019est naturel, il a si\nbien fait, que je n\u2019aurais pas voulu pour toute chose au monde\u2026 mais lui\nvoulait un baiser auparavant. Il a bien fallu, car comment faire ? d\u2019autant\nque j\u2019avais essay\u00e9 d\u2019appeler, mais outre que je n\u2019ai pas pu, il a bien su me\ndire que s\u2019il venait quelqu\u2019un il saurait bien rejeter toute la faute sur moi ; et,\n164en effet c\u2019\u00e9tait bien facile \u00e0 cause de cette clef. Ensuite il ne s\u2019est pas retir\u00e9\ndavantage. Il en a voulu un second, et celui-l\u00e0 je ne savais pas ce qui en \u00e9tait,\nmais il m\u2019a toute troubl\u00e9e ; et apr\u00e8s, c\u2019\u00e9tait encore pis qu\u2019auparavant. Oh !\npar exemple, c\u2019est bien mal \u00e7a. Enfin apr\u00e8s\u2026, vous m\u2019exempterez bien de\ndire le reste ; mais je suis malheureuse autant qu\u2019on peut l\u2019\u00eatre.\nCe que je me reproche le plus et dont pourtant il faut que je vous parle,\nc\u2019est que j\u2019ai peur de ne pas m\u2019\u00eatre d\u00e9fendue autant que je le pouvais. Je ne\nsais pas comment cela se faisait ; s\u00fbrement je n\u2019aime pas M. de Valmont,\nbien au contraire, et il y avait des moments o\u00f9 j\u2019\u00e9tais comme si je l\u2019aimais\u2026\nVous jugez bien que \u00e7a ne m\u2019emp\u00eachait pas de lui dire toujours que non ;\nmais je sentais bien que je ne faisais pas comme je disais ; et \u00e7a, c\u2019\u00e9tait\ncomme malgr\u00e9 moi ; et puis aussi j\u2019\u00e9tais bien troubl\u00e9e ! S\u2019il est toujours\naussi difficile que \u00e7a de se d\u00e9fendre, il faut y \u00eatre bien accoutum\u00e9e ! Il est\nvrai que M. de Valmont a des fa\u00e7ons de dire qu\u2019on ne sait pas comment faire\npour lui r\u00e9pondre. Enfin, croiriez-vous que quand il s\u2019en est all\u00e9, j\u2019en \u00e9tais\ncomme f\u00e2ch\u00e9e, et que j\u2019ai eu la faiblesse de consentir qu\u2019il rev\u00eent ce soir :\n\u00e7a me d\u00e9sole encore plus que tout le reste.\nOh ! malgr\u00e9 \u00e7a, je vous promets bien que je l\u2019emp\u00eacherai d\u2019y venir. Il\nn\u2019a pas \u00e9t\u00e9 sorti, que j\u2019ai bien senti que j\u2019avais eu bien tort de lui promettre.\nAussi, j\u2019ai pleur\u00e9 tout le reste du temps. C\u2019est surtout Danceny qui me faisait\nde la peine ! toutes les fois que je songeais \u00e0 lui mes pleurs redoublaient que\nj\u2019en \u00e9tais suffoqu\u00e9e, et j\u2019y songeais toujours\u2026, et \u00e0 pr\u00e9sent encore, vous\nen voyez l\u2019effet, voil\u00e0 mon papier tout tremp\u00e9. Non, je ne me consolerai\njamais, ne f\u00fbt-ce qu\u2019\u00e0 cause de lui\u2026 Enfin, je n\u2019en pouvais plus, et pourtant\nje n\u2019ai pas pu dormir une minute. Et ce matin en me levant quand je me suis\nregard\u00e9e au miroir, je faisais peur tant j\u2019\u00e9tais chang\u00e9e.\nMaman s\u2019en est aper\u00e7ue d\u00e8s qu\u2019elle m\u2019a vue et elle m\u2019a demand\u00e9 ce\nque j\u2019avais. Moi, je me suis mise \u00e0 pleurer tout de suite. Je croyais qu\u2019elle\nm\u2019allait gronder, et peut-\u00eatre \u00e7a m\u2019aurait fait moins de peine, mais au\ncontraire. Elle m\u2019a parl\u00e9 avec douceur. Je ne le m\u00e9ritais gu\u00e8re. Elle m\u2019a dit\nde ne pas m\u2019affliger comme \u00e7a. Elle ne savait pas le sujet de mon affliction.\nQue je me rendais malade ! Il y a des moments o\u00f9 je voudrais \u00eatre morte.\nJe n\u2019ai pas pu y tenir. Je me suis jet\u00e9e dans ses bras en sanglotant et en\nlui disant : \u00ab Ah ! maman, votre fille est bien malheureuse ! \u00bb Maman n\u2019a\npas pu s\u2019emp\u00eacher de pleurer un peu et tout cela n\u2019a fait qu\u2019augmenter\nmon chagrin ; heureusement elle ne m\u2019a pas demand\u00e9 pourquoi j\u2019\u00e9tais si\nmalheureuse, car je n\u2019aurais su que lui dire.\nJe vous en supplie, madame, \u00e9crivez-moi le plus t\u00f4t que vous pourrez et\ndites-moi ce que je dois faire, car je n\u2019ai pas le courage de songer \u00e0 rien et je\nne sais que m\u2019affliger. Vous voudrez bien m\u2019adresser votre lettre par M. de\n165Valmont, mais, je vous en prie, si vous lui \u00e9crivez en m\u00eame temps, ne lui\nparlez pas que je vous aie rien dit.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, madame, avec toujours bien de l\u2019amiti\u00e9, votre tr\u00e8s\nhumble et tr\u00e8s ob\u00e9issante servante\u2026\nJe n\u2019ose pas signer cette lettre.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 1eroctobre 17 **.\nLETTRE XCVIII\nMadame de Volanges \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nIl y a bien peu de jours ma charmante amie, que c\u2019\u00e9tait vous qui me\ndemandiez des consolations et des conseils ; aujourd\u2019hui c\u2019est mon tour et je\nvous fais pour moi la m\u00eame demande que vous me faisiez pour vous. Je suis\nbien r\u00e9ellement afflig\u00e9e et je crains de n\u2019avoir pas pris les meilleurs moyens\npour \u00e9viter les chagrins que j\u2019\u00e9prouve.\nC\u2019est ma fille qui cause mon inqui\u00e9tude. Depuis mon d\u00e9part, je l\u2019avais\nbien vue toujours triste et chagrine, mais je m\u2019y attendais et j\u2019avais arm\u00e9\nmon c\u0153ur d\u2019une s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 que je jugeais n\u00e9cessaire. J\u2019esp\u00e9rais que l\u2019absence,\nles distractions d\u00e9truiraient bient\u00f4t un amour que je regardais plut\u00f4t comme\nune erreur de l\u2019enfance que comme une v\u00e9ritable passion. Cependant, loin\nd\u2019avoir rien gagn\u00e9 depuis mon s\u00e9jour ici, je m\u2019aper\u00e7ois que cette enfant se\nlivre de plus en plus \u00e0 une m\u00e9lancolie dangereuse et je crains, tout de bon,\nque sa sant\u00e9 ne s\u2019alt\u00e8re. Particuli\u00e8rement depuis quelques jours, elle change\n\u00e0 vue d\u2019\u0153il. Hier, surtout, elle me frappa, et tout le monde ici en fut vraiment\nalarm\u00e9.\nCe qui me prouve encore combien elle est affect\u00e9e vivement, c\u2019est que\nje la vois pr\u00eate \u00e0 surmonter la timidit\u00e9 qu\u2019elle a toujours eue avec moi.\nHier matin, sur la simple demande que je lui fis si elle \u00e9tait malade, elle\nse pr\u00e9cipita dans mes bras en me disant qu\u2019elle \u00e9tait bien malheureuse ; et\nelle pleura aux sanglots. Je ne puis vous rendre la peine qu\u2019elle m\u2019a faite ;\nles larmes me sont venues aux yeux tout de suite et je n\u2019ai eu que le temps\nde me d\u00e9tourner pour emp\u00eacher qu\u2019elle ne me v\u00eet. Heureusement, j\u2019ai eu\nla prudence de ne lui faire aucune question et elle n\u2019a pas os\u00e9 m\u2019en dire\ndavantage : mais il n\u2019en est pas moins clair que c\u2019est cette malheureuse\npassion qui la tourmente.\nQuel parti prendre pourtant, si cela dure ? ferai-je le malheur de ma fille ?\ntournerai-je contre elle les qualit\u00e9s les plus pr\u00e9cieuses de l\u2019\u00e2me, la sensibilit\u00e9\net la constance ? est-ce pour cela que je suis sa m\u00e8re ? et quand j\u2019\u00e9toufferais\nce sentiment si naturel qui nous fait vouloir le bonheur de nos enfants ;\n166quand je regarderais comme une faiblesse ce que je crois, au contraire, le\npremier, le plus sacr\u00e9 de nos devoirs ; si je force son choix, n\u2019aurai-je pas\n\u00e0 r\u00e9pondre des suites funestes qu\u2019il peut y avoir ? Quel usage \u00e0 faire de\nl\u2019autorit\u00e9 maternelle que de placer sa fille entre le crime et le malheur !\nMon amie, je n\u2019imiterai pas ce que j\u2019ai bl\u00e2m\u00e9 si souvent. J\u2019ai pu sans\ndoute, tenter de faire un choix pour ma fille ; je ne faisais en cela que l\u2019aider\nde mon exp\u00e9rience : ce n\u2019\u00e9tait pas un droit que j\u2019exer\u00e7ais, je remplissais\nun devoir. J\u2019en trahirais un, au contraire, en disposant d\u2019elle au m\u00e9pris\nd\u2019un penchant que je n\u2019ai pas su emp\u00eacher de na\u00eetre et dont ni elle ni moi\nne pouvons conna\u00eetre ni l\u2019\u00e9tendue, ni la dur\u00e9e. Non, je ne souffrirai point\nqu\u2019elle \u00e9pouse celui-ci pour aimer celui-l\u00e0, et j\u2019aime mieux compromettre\nmon autorit\u00e9 que sa vertu.\nJe crois donc que je vais prendre le parti le plus sage, de retirer la parole\nque j\u2019ai donn\u00e9e \u00e0 M. de Gercourt. Vous venez d\u2019en voir les raisons ; elles me\nparaissent devoir l\u2019emporter sur mes promesses. Je dis plus : dans l\u2019\u00e9tat o\u00f9\nsont les choses, remplir mon engagement, ce serait v\u00e9ritablement le violer.\nCar enfin, si je dois \u00e0 ma fille de ne pas livrer son secret \u00e0 M. de Gercourt, je\ndois au moins \u00e0 celui-ci de ne pas abuser de l\u2019ignorance o\u00f9 je le laisse et de\nfaire pour lui tout ce que je crois qu\u2019il ferait lui-m\u00eame, s\u2019il \u00e9tait instruit. Irai-\nje, au contraire, le trahir indignement quand il se livre \u00e0 ma foi, et, tandis\nqu\u2019il m\u2019honore en me choisissant pour sa seconde m\u00e8re, le tromper dans le\nchoix qu\u2019il veut faire de la m\u00e8re de ses enfants ? Ces r\u00e9flexions si vraies et\nauxquelles je ne peux me refuser, m\u2019alarment plus que je ne puis vous dire.\nAux malheurs qu\u2019elles me font redouter, je compare ma fille, heureuse\navec l\u2019\u00e9poux que son c\u0153ur a choisi, ne connaissant ses devoirs que par la\ndouceur qu\u2019elle trouve \u00e0 les remplir ; mon gendre \u00e9galement satisfait et se\nf\u00e9licitant chaque jour, de son choix ; chacun d\u2019eux ne trouvant de bonheur\nque dans le bonheur de l\u2019autre, et celui de tous deux se r\u00e9unissant pour\naugmenter le mien. L\u2019espoir d\u2019un avenir si doux doit-il \u00eatre sacrifi\u00e9 \u00e0 de\nvaines consid\u00e9rations ? Et quelles sont celles qui me retiennent ? uniquement\ndes vues d\u2019int\u00e9r\u00eat. De quel avantage sera-t-il donc pour ma fille d\u2019\u00eatre n\u00e9e\nriche, si elle n\u2019en doit pas moins \u00eatre esclave de la fortune ?\nJe conviens que M. de Gercourt est un parti meilleur, peut-\u00eatre, que je\nne devais l\u2019esp\u00e9rer pour ma fille ; j\u2019avoue m\u00eame que j\u2019ai \u00e9t\u00e9 extr\u00eamement\nflatt\u00e9e du choix qu\u2019il a fait d\u2019elle. Mais enfin, Danceny est d\u2019une aussi bonne\nmaison que lui ; il ne lui c\u00e8de en rien pour les qualit\u00e9s personnelles ; il a\nsur M. de Gercourt l\u2019avantage d\u2019aimer et d\u2019\u00eatre aim\u00e9 : il n\u2019est pas riche \u00e0 la\nv\u00e9rit\u00e9 ; mais ma fille ne l\u2019est-elle pas assez pour eux deux ? Ah ! pourquoi\nlui ravir la satisfaction si douce d\u2019enrichir ce qu\u2019elle aime !\nCes mariages qu\u2019on calcule au lieu de les assortir, qu\u2019on appelle de\nconvenances et o\u00f9 tout se convient en effet, hors les go\u00fbts et les caract\u00e8res,\n167ne sont-ils pas la source la plus f\u00e9conde de ces \u00e9clats scandaleux qui\ndeviennent tous les jours plus fr\u00e9quents ? J\u2019aime mieux diff\u00e9rer : au moins\nj\u2019aurai le temps d\u2019\u00e9tudier ma fille que je ne connais pas. Je me sens bien le\ncourage de lui causer un chagrin passager si elle en doit recueillir un bonheur\nplus solide : mais de risquer de la livrer \u00e0 un d\u00e9sespoir \u00e9ternel, cela n\u2019est\npas dans mon c\u0153ur.\nVoil\u00e0, ma ch\u00e8re amie, les id\u00e9es qui me tourmentent et sur quoi je r\u00e9clame\nvos conseils. Ces objets s\u00e9v\u00e8res contrastent beaucoup avec votre aimable\ngaiet\u00e9 et ne paraissent gu\u00e8re de votre \u00e2ge ; mais votre raison l\u2019a tant devanc\u00e9 !\nVotre amiti\u00e9 d\u2019ailleurs aidera votre prudence ; et je ne crains point que l\u2019une\nou l\u2019autre se refusent \u00e0 la sollicitude maternelle qui les implore.\nAdieu, ma charmante amie ; ne doutez jamais de la sinc\u00e9rit\u00e9 de mes\nsentiments.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 2 octobre 17 **.\nLETTRE XCIX\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nEncore de petits \u00e9v\u00e8nements, ma belle amie ; mais des sc\u00e8nes seulement,\npoint d\u2019actions. Ainsi, armez-vous de patience ; prenez-en m\u00eame beaucoup,\ncar tandis que ma pr\u00e9sidente marche \u00e0 si petits pas, votre pupille recule, et\nc\u2019est bien pis encore. Eh bien, j\u2019ai le bon esprit de m\u2019amuser de ces mis\u00e8res-\nl\u00e0. V\u00e9ritablement, je m\u2019accoutume fort bien \u00e0 mon s\u00e9jour ici et je puis dire\nque dans le triste ch\u00e2teau de ma vieille tante, je n\u2019ai pas \u00e9prouv\u00e9 un moment\nd\u2019ennui. Au fait, n\u2019y ai-je pas jouissances, privations, espoir, incertitude ?\nQu\u2019a-t-on de plus sur un plus grand th\u00e9\u00e2tre ? des spectateurs ? Eh ! laissez\nfaire, ils ne manqueront pas. S\u2019ils ne me voient pas \u00e0 l\u2019ouvrage, je leur\nmontrerai ma besogne faite ; ils n\u2019auront plus qu\u2019\u00e0 admirer et applaudir.\nOui, ils applaudiront ; car je puis enfin pr\u00e9dire avec certitude le moment de\nla chute de mon aust\u00e8re d\u00e9vote. J\u2019ai assist\u00e9 ce soir \u00e0 l\u2019agonie de la vertu.\nLa douce faiblesse va r\u00e9gner \u00e0 sa place. Je n\u2019en fixe pas l\u2019\u00e9poque plus tard\nqu\u2019\u00e0 notre premi\u00e8re entrevue : mais d\u00e9j\u00e0 je vous entends crier \u00e0 l\u2019orgueil.\nAnnoncer sa victoire, se vanter \u00e0 l\u2019avance ! Eh ! l\u00e0, l\u00e0, calmez-vous ! Pour\nvous prouver ma modestie, je vais commencer par l\u2019histoire de ma d\u00e9faite.\nEn v\u00e9rit\u00e9, votre pupille est une petite personne bien ridicule ! C\u2019est\nbien un enfant qu\u2019il faudrait traiter comme tel, et \u00e0 qui on ferait gr\u00e2ce en\nne la mettant qu\u2019en p\u00e9nitence ! Croiriez-vous qu\u2019apr\u00e8s ce qui s\u2019est pass\u00e9\navant-hier entre elle et moi, apr\u00e8s la fa\u00e7on amicale dont nous nous sommes\nquitt\u00e9s hier matin ; lorsque j\u2019ai voulu y retourner le soir, comme elle en \u00e9tait\n168convenue, j\u2019ai trouv\u00e9 sa porte ferm\u00e9e en dedans ? Qu\u2019en dites-vous ? on\n\u00e9prouve quelquefois de ces enfantillages-l\u00e0 la veille, mais le lendemain !\ncela n\u2019est-il pas plaisant ?\nJe n\u2019en ai pourtant pas ri d\u2019abord ; jamais je n\u2019avais autant senti l\u2019empire\nde mon caract\u00e8re. Assur\u00e9ment, j\u2019allais \u00e0 ce rendez-vous sans plaisir et\nuniquement par proc\u00e9d\u00e9. Mon lit, dont j\u2019avais grand besoin, me semblait\npour le moment, pr\u00e9f\u00e9rable \u00e0 celui de tout autre et je ne m\u2019en \u00e9tais \u00e9loign\u00e9\nqu\u2019\u00e0 regret. Cependant, je n\u2019ai pas eu plut\u00f4t trouv\u00e9 un obstacle que je br\u00fblais\nde le franchir ; j\u2019\u00e9tais humili\u00e9, surtout qu\u2019un enfant m\u2019e\u00fbt jou\u00e9. Je me retirai\ndonc avec beaucoup d\u2019humeur ; et dans le projet de ne plus me m\u00ealer de ce\nsot enfant, ni de ses affaires, je lui avais \u00e9crit sur-le-champ, un billet que je\ncomptais lui remettre aujourd\u2019hui et o\u00f9 je l\u2019\u00e9valuais \u00e0 son juste prix. Mais,\ncomme on dit, la nuit porte conseil ; j\u2019ai trouv\u00e9 ce matin que, n\u2019ayant pas\nici le choix des distractions, il fallait garder celle-l\u00e0 : j\u2019ai donc supprim\u00e9 le\ns\u00e9v\u00e8re billet. Depuis que j\u2019y ai r\u00e9fl\u00e9chi, je ne reviens pas d\u2019avoir eu l\u2019id\u00e9e\nde finir une aventure avant d\u2019avoir en main de quoi en perdre l\u2019h\u00e9ro\u00efne. O\u00f9\nnous m\u00e8ne pourtant un premier mouvement ! Heureux, ma belle amie, qui\na su comme vous s\u2019accoutumer \u00e0 n\u2019y jamais c\u00e9der ! Enfin, j\u2019ai diff\u00e9r\u00e9 ma\nvengeance ; j\u2019ai fait ce sacrifice \u00e0 vos vues sur Gercourt.\n\u00c0 pr\u00e9sent que je ne suis plus en col\u00e8re, je ne vois plus que du ridicule\ndans la conduite de votre pupille. En effet, je voudrais bien savoir ce qu\u2019elle\nesp\u00e8re gagner par l\u00e0 ! pour moi je m\u2019y perds : si ce n\u2019est que pour se d\u00e9fendre,\nil faut convenir qu\u2019elle s\u2019y prend un peu tard. Il faudra bien qu\u2019un jour elle\nme dise le mot de cette \u00e9nigme ! j\u2019ai grande envie de le savoir. C\u2019est peut-\n\u00eatre seulement qu\u2019elle se trouvait fatigu\u00e9e ? franchement cela se pourrait ;\ncar sans doute elle ignore encore que les fl\u00e8ches de l\u2019amour, comme la lance\nd\u2019Achille, portent avec elles le rem\u00e8de aux blessures qu\u2019elles font. Mais\nnon, \u00e0 sa petite grimace de toute la journ\u00e9e, je parierais qu\u2019il entre l\u00e0-dedans\ndu repentir\u2026 l\u00e0\u2026 quelque chose\u2026 comme de la vertu\u2026 De la vertu !\u2026\nc\u2019est bien \u00e0 elle qu\u2019il convient d\u2019en avoir ? Ah ! qu\u2019elle la laisse \u00e0 la femme\nv\u00e9ritablement n\u00e9e pour elle, la seule qui sache l\u2019embellir, qui la ferait aimer !\n\u2026 Pardon, ma belle amie, mais c\u2019est ce soir m\u00eame que s\u2019est pass\u00e9, entre M me\nde Tourvel et moi, la sc\u00e8ne dont j\u2019ai \u00e0 vous rendre compte et j\u2019en conserve\nencore quelque \u00e9motion. J\u2019ai besoin de me faire violence pour me distraire\nde l\u2019impression qu\u2019elle m\u2019a faite ; c\u2019est m\u00eame pour m\u2019y aider que je me suis\nmis \u00e0 vous \u00e9crire. Il faut pardonner quelque chose \u00e0 ce premier moment.\nIl y a d\u00e9j\u00e0 quelques jours que nous sommes d\u2019accord, M me de Tourvel\net moi sur nos sentiments ; nous ne disputons plus que sur les mots. C\u2019\u00e9tait\ntoujours, \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, son amiti\u00e9 qui r\u00e9pondait \u00e0 mon amour : mais ce\nlangage de convention ne changeait pas le fond des choses, et quand nous\nserions rest\u00e9s ainsi j\u2019en aurais peut-\u00eatre \u00e9t\u00e9 moins vite, mais non pas moins\n169s\u00fbrement. D\u00e9j\u00e0 m\u00eame il n\u2019\u00e9tait plus question de m\u2019\u00e9loigner, comme elle le\nvoulait d\u2019abord ; et pour les entretiens que nous avons journellement, si je\nmets mes soins \u00e0 lui en offrir l\u2019occasion, elle met les siens \u00e0 la saisir.\nComme c\u2019est ordinairement \u00e0 la promenade que se passent nos petits\nrendez-vous, le temps affreux qu\u2019il a fait tout aujourd\u2019hui ne me laissait rien\nesp\u00e9rer : j\u2019en \u00e9tais m\u00eame vraiment contrari\u00e9 ; je ne pr\u00e9voyais pas combien\nje devais gagner \u00e0 ce contretemps.\nNe pouvant se promener, on s\u2019est mis \u00e0 jouer en sortant de table ; et\ncomme je joue peu et que je ne suis plus n\u00e9cessaire, j\u2019ai pris ce temps pour\nmonter chez moi, sans autre projet que d\u2019y attendre, \u00e0 peu pr\u00e8s, la fin de\nla partie.\nJe retournais joindre le cercle quand j\u2019ai trouv\u00e9 la charmante femme qui\nentrait dans son appartement, et qui, soit imprudence ou faiblesse, m\u2019a dit\nde sa douce voix : \u00ab O\u00f9 allez-vous donc ? Il n\u2019y a personne au salon \u00bb.\nIl ne m\u2019en a pas fallu davantage, comme vous pouvez croire, pour essayer\nd\u2019entrer chez elle ; j\u2019y ai trouv\u00e9 moins de r\u00e9sistance que je ne m\u2019y attendais.\nIl est vrai que j\u2019avais eu la pr\u00e9caution de commencer la conversation \u00e0 la\nporte et de la commencer indiff\u00e9rente ; mais \u00e0 peine avons-nous \u00e9t\u00e9 \u00e9tablis\nque j\u2019ai ramen\u00e9 la v\u00e9ritable et que j\u2019ai parl\u00e9 de mon amour \u00e0 mon amie.\nSa premi\u00e8re r\u00e9ponse, quoique simple, m\u2019a paru assez expressive : \u00ab Oh !\ntenez, m\u2019a-t-elle dit, ne parlons pas de cela ici \u00bb ; et elle tremblait. La pauvre\nfemme ! elle se voit mourir.\nPourtant elle avait tort de craindre. Depuis quelque temps, assur\u00e9 du\nsucc\u00e8s un jour ou l\u2019autre et la voyant user tant de force dans d\u2019inutiles\ncombats, j\u2019avais r\u00e9solu de m\u00e9nager les miennes et d\u2019attendre sans effort\nqu\u2019elle se rend\u00eet de lassitude. Vous sentez bien qu\u2019ici il faut un triomphe\ncomplet et que je ne veux rien devoir \u00e0 l\u2019occasion. C\u2019\u00e9tait m\u00eame d\u2019apr\u00e8s\nce plan form\u00e9 et pour pouvoir \u00eatre pressant, sans m\u2019engager trop, que je\nsuis revenu \u00e0 ce mot d\u2019amour si obstin\u00e9ment refus\u00e9 ; s\u00fbr qu\u2019on me croyait\nassez d\u2019ardeur, j\u2019ai essay\u00e9 un ton plus tendre. Ce refus ne me f\u00e2chait plus, il\nm\u2019affligeait ; ma sensible amie ne me devait-elle pas quelques consolations ?\nTout en me consolant, une main \u00e9tait rest\u00e9e dans la mienne ; le joli\ncorps \u00e9tait appuy\u00e9 sur mon bras et nous \u00e9tions extr\u00eamement rapproch\u00e9s.\nVous avez s\u00fbrement remarqu\u00e9 combien dans cette situation, \u00e0 mesure que\nla d\u00e9fense mollit, les demandes et les refus se passent de plus pr\u00e8s ;\ncomment la t\u00eate se d\u00e9tourne et les regards se baissent, tandis que les discours\ntoujours prononc\u00e9s d\u2019une voix faible, deviennent rares et entrecoup\u00e9s.\nCes sympt\u00f4mes pr\u00e9cieux annoncent, d\u2019une mani\u00e8re non \u00e9quivoque, le\nconsentement de l\u2019\u00e2me ; mais rarement a-t-il encore pass\u00e9 jusqu\u2019aux sens ;\nje crois m\u00eame qu\u2019il est toujours dangereux de tenter alors quelque entreprise\ntrop marqu\u00e9e ; parce que cet \u00e9tat d\u2019abandon n\u2019\u00e9tant jamais sans un plaisir\n170tr\u00e8s doux, on ne saurait forcer d\u2019en sortir sans causer une humeur qui tourne\ninfailliblement au profit de la d\u00e9fense.\nMais, dans le cas pr\u00e9sent, la prudence m\u2019\u00e9tait d\u2019autant plus n\u00e9cessaire que\nj\u2019avais surtout \u00e0 redouter l\u2019effroi que cet oubli d\u2019elle-m\u00eame ne manquerait\npas de causer \u00e0 ma tendre r\u00eaveuse. Aussi, cet aveu que je demandais, je\nn\u2019exigeais pas m\u00eame qu\u2019il f\u00fbt prononc\u00e9 ; un regard pouvait suffire ; un seul\nregard et j\u2019\u00e9tais heureux.\nMa belle amie, les beaux yeux se sont en effet lev\u00e9s sur moi, la bouche\nc\u00e9leste a m\u00eame prononc\u00e9 : \u00ab Eh bien ! oui, je\u2026 \u00bb Mais, tout \u00e0 coup le\nregard s\u2019est \u00e9teint, la voix a manqu\u00e9 et cette femme adorable est tomb\u00e9e\ndans mes bras. \u00c0 peine avais-je eu le temps de l\u2019y recevoir que, se d\u00e9gageant\navec une force convulsive, la vue \u00e9gar\u00e9e et les mains \u00e9lev\u00e9es vers le ciel\u2026\n\u00ab Dieu\u2026 \u00f4 mon Dieu, sauvez-moi \u00bb, s\u2019est-elle \u00e9cri\u00e9e ; et sur-le-champ, plus\nprompte que l\u2019\u00e9clair, elle \u00e9tait \u00e0 genoux \u00e0 dix pas de moi. Je l\u2019entendais\npr\u00eate \u00e0 suffoquer. Je me suis avanc\u00e9 pour la secourir ; mais elle prenant\nmes mains qu\u2019elle baignait de pleurs, quelquefois m\u00eame embrassant mes\ngenoux : \u00ab Oui, ce sera vous, disait-elle, ce sera vous qui me sauverez !\nVous ne voulez pas ma mort, laissez-moi ; sauvez-moi, laissez-moi ; au nom\nde Dieu, laissez-moi ! \u00bb Et ces discours peu suivis s\u2019\u00e9chappaient \u00e0 peine\n\u00e0 travers des sanglots redoubl\u00e9s. Cependant elle me tenait avec une force\nqui ne m\u2019aurait pas permis de m\u2019\u00e9loigner ; alors rassemblant les miennes,\nje l\u2019ai soulev\u00e9e dans mes bras. Au m\u00eame instant les pleurs ont cess\u00e9 ; elle\nne parlait plus : tous ses membres se sont raidis et de violentes convulsions\nont succ\u00e9d\u00e9 \u00e0 cet orage.\nJ\u2019\u00e9tais, je l\u2019avoue, vivement \u00e9mu, et je crois que j\u2019aurais consenti \u00e0 sa\ndemande quand les circonstances ne m\u2019y auraient pas forc\u00e9. Ce qu\u2019il y a de\nvrai, c\u2019est qu\u2019apr\u00e8s lui avoir donn\u00e9 quelques secours, je l\u2019ai laiss\u00e9e comme\nelle m\u2019en priait, et que je m\u2019en f\u00e9licite. D\u00e9j\u00e0 j\u2019en ai presque re\u00e7u le prix.\nJe m\u2019attendais qu\u2019ainsi que le jour de ma premi\u00e8re d\u00e9claration elle ne se\nmontrerait pas de la soir\u00e9e. Mais, vers les huit heures, elle est descendue\nau salon et a seulement annonc\u00e9 au cercle qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9e fort\nincommod\u00e9e. Sa figure \u00e9tait abattue, sa voix faible et son maintien compos\u00e9 ;\nmais son regard \u00e9tait doux et souvent il s\u2019est fix\u00e9 sur moi. Son refus de jouer\nm\u2019ayant m\u00eame oblig\u00e9 de prendre sa place, elle a pris la sienne \u00e0 mes c\u00f4t\u00e9s.\nPendant le souper elle est rest\u00e9e seule dans le salon. Quand on y est revenu,\nj\u2019ai cru m\u2019apercevoir qu\u2019elle avait pleur\u00e9 ; pour m\u2019en \u00e9claircir, je lui ai dit\nqu\u2019il me semblait qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait encore ressentie de son incommodit\u00e9 ; \u00e0\nquoi elle m\u2019a obligeamment r\u00e9pondu : \u00ab Ce mal-l\u00e0 ne s\u2019en va pas si vite\nqu\u2019il vient ! \u00bb Enfin, quand on s\u2019est retir\u00e9, je lui ai donn\u00e9 la main et \u00e0 la\nporte de son appartement elle a serr\u00e9 la mienne avec force. Il est vrai que ce\n171mouvement m\u2019a paru avoir quelque chose d\u2019involontaire : mais tant mieux ;\nc\u2019est une preuve de plus de mon empire.\nJe parierais qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent elle est enchant\u00e9e d\u2019en \u00eatre l\u00e0 : tous les frais\nsont faits ; il ne reste plus qu\u2019\u00e0 jouir. Peut-\u00eatre, pendant que je vous \u00e9cris,\ns\u2019occupe-t-elle d\u00e9j\u00e0 de cette douce id\u00e9e ! et quand m\u00eame elle s\u2019occuperait,\nau contraire, d\u2019un nouveau projet de d\u00e9fense, ne savons-nous pas bien ce que\ndeviennent tous ces projets-l\u00e0 ? Je vous le demande, cela peut-il aller plus\nloin que notre prochaine entrevue ? Je m\u2019attends bien par exemple, qu\u2019il y\naura quelques fa\u00e7ons pour l\u2019accorder ; mais bon ! le premier pas franchi,\nces prudes aust\u00e8res savent-elles s\u2019arr\u00eater ? Leur amour est une v\u00e9ritable\nexplosion ; la r\u00e9sistance y donne plus de force. Ma farouche d\u00e9vote courrait\napr\u00e8s moi, si je cessais de courir apr\u00e8s elle.\nEnfin, ma belle amie, incessamment j\u2019arriverai chez vous, pour vous\nsommer de votre parole. Vous n\u2019avez pas oubli\u00e9, sans doute, ce que vous\nm\u2019avez promis apr\u00e8s le succ\u00e8s ; cette infid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 votre chevalier ? \u00eates-vous\npr\u00eate ? pour moi je d\u00e9sire comme si nous ne nous \u00e9tions jamais connus. Au\nreste, vous conna\u00eetre est peut-\u00eatre une raison pour le d\u00e9sirer davantage :\nJe suis juste et ne suis point galant.\nAussi ce sera la premi\u00e8re infid\u00e9lit\u00e9 que je ferai \u00e0 ma grave conqu\u00eate ; et je\nvous promets de profiter du premier pr\u00e9texte pour m\u2019absenter vingt-quatre\nheures d\u2019aupr\u00e8s d\u2019elle. Ce sera sa punition de m\u2019avoir tenu si longtemps\n\u00e9loign\u00e9 de vous. Savez-vous que voil\u00e0 plus de deux mois que cette aventure\nm\u2019occupe ? oui, deux mois et trois jours ; il est vrai que je compte demain,\npuisqu\u2019elle ne sera v\u00e9ritablement consomm\u00e9e qu\u2019alors. Cela me rappelle\nque Mlle de B *** a r\u00e9sist\u00e9 les trois mois complets. Je suis bien aise de voir\nque la franche coquetterie a plus de d\u00e9fense que l\u2019aust\u00e8re vertu.\nAdieu, ma belle amie ; il faut vous quitter car il est fort tard. Cette lettre\nm\u2019a men\u00e9 plus loin que je ne comptais ; mais comme j\u2019envoie demain matin\n\u00e0 Paris, j\u2019ai voulu en profiter pour vous faire partager un jour plus t\u00f4t la joie\nde votre ami.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 2 octobre 17 **, au soir.\nLETTRE C\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nMon amie, je suis jou\u00e9, trahi, perdu ; je suis au d\u00e9sespoir : M me de\nTourvel est partie. Elle est partie et je ne l\u2019ai pas su ! et je n\u2019\u00e9tais pas\nl\u00e0 pour m\u2019opposer \u00e0 son d\u00e9part, pour lui reprocher son indigne trahison !\nAh ! ne croyez pas que je l\u2019eusse laiss\u00e9e partir ; elle serait rest\u00e9e ; oui, elle\n172serait rest\u00e9e, euss\u00e9-je d\u00fb employer la violence. Mais quoi ! dans ma cr\u00e9dule\ns\u00e9curit\u00e9, je dormais tranquillement ; je dormais et la foudre est tomb\u00e9e sur\nmoi. Non, je ne con\u00e7ois rien \u00e0 ce d\u00e9part : il faut renoncer \u00e0 conna\u00eetre les\nfemmes.\nQuand je me rappelle la journ\u00e9e d\u2019hier ! que dis-je ? la soir\u00e9e m\u00eame !\nCe regard si doux, cette voix si tendre ! et cette main serr\u00e9e ! et pendant ce\ntemps elle projetait de me fuir ! \u00d4 femmes, femmes ! plaignez-vous donc si\nl\u2019on vous trompe ! Mais oui, toute perfidie qu\u2019on emploie est un vol qu\u2019on\nvous fait.\nQuel plaisir j\u2019aurai \u00e0 me venger ! Je la retrouverai cette femme perfide ;\nje reprendrai mon empire sur elle. Si l\u2019amour m\u2019a suffi pour en trouver les\nmoyens, que ne sera-t-il pas, aid\u00e9 de la vengeance ? Je la verrai encore \u00e0 mes\ngenoux, tremblante et baign\u00e9e de pleurs, me criant merci de sa trompeuse\nvoix ; et moi je serai sans piti\u00e9.\nQue fait-elle, \u00e0 pr\u00e9sent ? que pense-t-elle ? Peut-\u00eatre elle s\u2019applaudit de\nm\u2019avoir tromp\u00e9 et, fid\u00e8le aux go\u00fbts de son sexe, ce plaisir lui para\u00eet le plus\ndoux. Ce que n\u2019a pu la vertu tant vant\u00e9e, l\u2019esprit de ruse l\u2019a produit sans\neffort. Insens\u00e9 ! je redoutais sa sagesse : c\u2019\u00e9tait sa mauvaise foi que je devais\ncraindre.\nEt \u00eatre oblig\u00e9 de d\u00e9vorer mon ressentiment ! n\u2019oser montrer qu\u2019une\ntendre douleur quand j\u2019ai le c\u0153ur rempli de rage ! me voir r\u00e9duit \u00e0 supplier\nencore une femme rebelle qui s\u2019est soustraite \u00e0 mon empire ! Devais-je donc\n\u00eatre humili\u00e9 \u00e0 ce point ? Et par qui ? par une femme timide et qui jamais ne\ns\u2019est exerc\u00e9e \u00e0 combattre. \u00c0 quoi me sert de m\u2019\u00eatre \u00e9tabli dans son c\u0153ur,\nde l\u2019avoir embras\u00e9 de tous les feux de l\u2019amour, d\u2019avoir port\u00e9 jusqu\u2019au d\u00e9lire\nle trouble de ses sens, si, tranquille dans sa retraite, elle peut aujourd\u2019hui\ns\u2019enorgueillir de sa fuite plus que moi de mes victoires ? Et je le souffrirais ?\nMon amie, vous ne le croyez pas ; vous n\u2019avez pas de moi cette humiliante\nid\u00e9e !\nMais quelle fatalit\u00e9 m\u2019attache \u00e0 cette femme ? Cent autres ne d\u00e9sirent-\nelles pas mes soins ? ne s\u2019empresseront-elles pas d\u2019y r\u00e9pondre ? Quand\nm\u00eame aucune ne vaudrait celle-ci, l\u2019attrait de la vari\u00e9t\u00e9, le charme des\nnouvelles conqu\u00eates, l\u2019\u00e9clat de leur nombre n\u2019offrent-ils pas des plaisirs\nassez doux ? Pourquoi courir apr\u00e8s celui qui nous fuit et n\u00e9gliger ceux qui\nse pr\u00e9sentent ? Ah ! pourquoi ?\u2026 Je l\u2019ignore, mais je l\u2019\u00e9prouve fortement.\nIl n\u2019est plus pour moi de bonheur, de repos que par la possession de cette\nfemme que je hais et que j\u2019aime avec une \u00e9gale fureur. Je ne supporterai mon\nsort que du moment o\u00f9 je disposerai du sien. Alors, tranquille et satisfait,\nje la verrai \u00e0 son tour, livr\u00e9e aux orages que j\u2019\u00e9prouve en ce moment, j\u2019en\nexciterai mille autres encore. L\u2019espoir et la crainte, la m\u00e9fiance et la s\u00e9curit\u00e9,\ntous les maux invent\u00e9s par la haine, tous les biens accord\u00e9s par l\u2019amour,\n173je veux qu\u2019ils remplissent son c\u0153ur, qu\u2019ils s\u2019y succ\u00e8dent \u00e0 ma volont\u00e9. Ce\ntemps viendra\u2026 Mais que de travaux encore ! que j\u2019en \u00e9tais pr\u00e8s hier ! et\nqu\u2019aujourd\u2019hui je m\u2019en vois \u00e9loign\u00e9 ! Comment m\u2019en rapprocher ? Je n\u2019ose\ntenter aucune d\u00e9marche ; je sens que pour prendre un parti il faudrait \u00eatre\nplus calme, et mon sang bout dans mes veines.\nCe qui redouble mon tourment, c\u2019est le sang-froid avec lequel chacun\nr\u00e9pond ici \u00e0 mes questions sur cet \u00e9v\u00e8nement, sur sa cause, sur tout ce qu\u2019il\noffre d\u2019extraordinaire\u2026 Personne ne sait rien, personne ne d\u00e9sire de rien\nsavoir ; \u00e0 peine en aurait-on parl\u00e9 si j\u2019avais consenti qu\u2019on parl\u00e2t d\u2019autre\nchose. M me de Rosemonde chez qui j\u2019ai couru ce matin quand j\u2019ai appris\ncette nouvelle, m\u2019a r\u00e9pondu avec le froid de son \u00e2ge que c\u2019\u00e9tait la suite\nnaturelle de l\u2019indisposition que Tourvel avait eue hier, qu\u2019elle avait craint\nune maladie et qu\u2019elle avait pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 d\u2019\u00eatre chez elle : elle trouve cela tout\nsimple ; elle en aurait fait autant, m\u2019a-t-elle dit ; comme s\u2019il pouvait y avoir\nquelque chose de commun entre elles deux ! entre elle, qui n\u2019a plus qu\u2019\u00e0\nmourir, et l\u2019autre, qui fait le charme et le tourment de ma vie !\nMme de Volanges, que d\u2019abord j\u2019avais soup\u00e7onn\u00e9e d\u2019\u00eatre complice, ne\npara\u00eet affect\u00e9e que de n\u2019avoir pas \u00e9t\u00e9 consult\u00e9e sur cette d\u00e9marche. Je suis\nbien aise je l\u2019avoue, qu\u2019elle n\u2019ait pas eu le plaisir de me nuire. Cela me\nprouve encore qu\u2019elle n\u2019a pas autant que je le craignais, la confiance de cette\nfemme ; c\u2019est toujours une ennemie de moins. Comme elle se f\u00e9liciterait si\nelle savait que c\u2019est moi qu\u2019on a fui ! comme elle se serait gonfl\u00e9e d\u2019orgueil\nsi c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 par ses conseils ! comme son importance en aurait redoubl\u00e9 !\nMon Dieu ! que je la hais ! Oh ! je renouerai avec sa fille ; je veux la travailler\n\u00e0 ma fantaisie ; aussi bien, je crois que je resterai ici quelque temps ; au\nmoins le peu de r\u00e9flexions que j\u2019ai pu faire me porte \u00e0 ce parti.\nNe croyez-vous pas en effet, qu\u2019apr\u00e8s une d\u00e9marche aussi marqu\u00e9e, mon\ningrate doit redouter ma pr\u00e9sence ? Si donc l\u2019id\u00e9e lui est venue que je\npourrais la suivre, elle n\u2019aura pas manqu\u00e9 de me fermer sa porte, et je ne\nveux pas plus l\u2019accoutumer \u00e0 ce moyen qu\u2019en souffrir l\u2019humiliation. J\u2019aime\nmieux lui annoncer, au contraire, que je reste ici ; je lui ferai m\u00eame des\ninstances pour qu\u2019elle y revienne, et quand elle sera bien persuad\u00e9e de mon\nabsence, j\u2019arriverai chez elle : nous verrons comment elle supportera cette\naventure. Mais il faut la diff\u00e9rer pour en augmenter l\u2019effet et je ne sais encore\nsi j\u2019en aurai la patience ; j\u2019ai eu vingt fois dans la journ\u00e9e, la bouche ouverte\npour demander mes chevaux. Cependant je prendrai sur moi ; je m\u2019engage\n\u00e0 recevoir votre r\u00e9ponse ici ; je vous demande seulement, ma belle amie, de\nne pas me la faire attendre.\nCe qui me contrarierait le plus serait de ne pas savoir ce qui se passe,\nmais mon chasseur qui est \u00e0 Paris, a des droits \u00e0 quelque acc\u00e8s aupr\u00e8s de\nla femme de chambre : il pourra me servir. Je lui envoie une instruction et\n174de l\u2019argent. Je vous prie de trouver bon que je joigne l\u2019un et l\u2019autre \u00e0 cette\nlettre et aussi d\u2019avoir soin de les lui envoyer par un de vos gens, avec ordre\nde les lui remettre \u00e0 lui-m\u00eame. Je prends cette pr\u00e9caution parce que le dr\u00f4le\na l\u2019habitude de n\u2019avoir jamais re\u00e7u les lettres que je lui \u00e9cris quand elles lui\nprescrivent quelque chose qui le g\u00eane et que, pour le moment, il ne me para\u00eet\npas aussi \u00e9pris de sa conqu\u00eate que je voudrais qu\u2019il le f\u00fbt.\nAdieu, ma belle amie ; s\u2019il vous vient quelque id\u00e9e heureuse, quelque\nmoyen de h\u00e2ter ma marche, faites m\u2019en part. J\u2019ai \u00e9prouv\u00e9 plus d\u2019une fois\ncombien votre amiti\u00e9 pouvait \u00eatre utile ; je l\u2019\u00e9prouve encore en ce moment,\ncar je me sens plus calme depuis que je vous \u00e9cris ; au moins, je parle \u00e0\nquelqu\u2019un qui m\u2019entend et non aux automates pr\u00e8s de qui je v\u00e9g\u00e8te depuis\nce matin. En v\u00e9rit\u00e9, plus je vais et plus je suis tent\u00e9 de croire qu\u2019il n\u2019y a que\nvous et moi dans le monde qui valions quelque chose.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 3 octobre 17 **.\nLETTRE CI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0 Azolan, son\nchasseur (Jointe \u00e0 la pr\u00e9c\u00e9dente)\nIl faut que vous soyez bien imb\u00e9cile, vous qui \u00eates parti d\u2019ici ce matin,\nde n\u2019avoir pas su que M me de Tourvel en partait aussi, ou, si vous l\u2019avez\nsu, de n\u2019\u00eatre pas venu m\u2019en avertir. \u00c0 quoi sert-il donc que vous d\u00e9pensiez\nmon argent \u00e0 vous enivrer avec les valets ? que le temps que vous devriez\nemployer \u00e0 me servir vous le passiez \u00e0 faire l\u2019agr\u00e9able aupr\u00e8s des femmes\nde chambre, si je n\u2019en suis pas mieux inform\u00e9 de ce qui se passe ? Voil\u00e0\npourtant de vos n\u00e9gligences ! Mais je vous pr\u00e9viens que s\u2019il vous en arrive\nune seule dans cette affaire-ci, ce sera la derni\u00e8re que vous aurez \u00e0 mon\nservice.\nIl faut que vous m\u2019instruisiez de tout ce qui se passe chez M me de\nTourvel : de sa sant\u00e9 ; si elle dort ; si elle est triste ou gaie ; si elle sort souvent\net chez qui elle va ; si elle re\u00e7oit du monde chez elle et qui y vient ; \u00e0 quoi elle\npasse son temps ; si elle a de l\u2019humeur avec ses femmes, particuli\u00e8rement\navec celle qu\u2019elle avait amen\u00e9e ici ; ce qu\u2019elle fait quand elle est seule ; si,\nquand elle lit, elle lit de suite ou si elle interrompt sa lecture pour r\u00eaver ; de\nm\u00eame quand elle \u00e9crit. Songez aussi \u00e0 vous rendre l\u2019ami de celui qui porte\nses lettres \u00e0 la poste. Offrez-vous souvent \u00e0 lui pour faire cette commission \u00e0\nsa place, et quand il acceptera, ne faites partir que celles qui vous para\u00eetront\nindiff\u00e9rentes et envoyez-moi les autres, surtout celles \u00e0 M me de Volanges,\nsi vous en rencontrez.\n175Arrangez-vous pour \u00eatre encore quelque temps l\u2019amant heureux de votre\nJulie. Si elle en a un autre, comme vous l\u2019avez cru, faites-la consentir \u00e0 se\npartager et n\u2019allez pas vous piquer d\u2019une ridicule d\u00e9licatesse : vous serez\ndans le cas de bien d\u2019autres qui valent mieux que vous. Si pourtant votre\nsecond se rendait trop importun, si vous vous aperceviez par exemple, qu\u2019il\noccup\u00e2t trop Julie pendant la journ\u00e9e et qu\u2019elle en f\u00fbt moins souvent aupr\u00e8s\nde sa ma\u00eetresse, \u00e9cartez-le par quelques moyens ou cherchez-lui querelle ;\nn\u2019en craignez pas les suites, je vous soutiendrai. Surtout ne quittez pas\ncette maison. C\u2019est par l\u2019assiduit\u00e9 qu\u2019on voit tout et qu\u2019on voit bien. Si\nm\u00eame le hasard faisait renvoyer quelqu\u2019un des gens, pr\u00e9sentez-vous pour le\nremplacer, comme n\u2019\u00e9tant plus \u00e0 moi. Dites, dans ce cas, que vous m\u2019avez\nquitt\u00e9 pour chercher une maison plus tranquille et plus r\u00e9gl\u00e9e. T\u00e2chez enfin\nde vous faire accepter. Je ne vous en garderai pas moins \u00e0 mon service\npendant ce temps ; ce sera comme chez la duchesse de *** et, par la suite\nMme de Tourvel vous en r\u00e9compensera de m\u00eame.\nSi vous aviez assez d\u2019adresse et de z\u00e8le, cette instruction devrait suffire ;\nmais, pour suppl\u00e9er \u00e0 l\u2019un et \u00e0 l\u2019autre, je vous envoie de l\u2019argent. Le billet\nci-joint vous autorise, comme vous verrez, \u00e0 toucher vingt-cinq louis chez\nmon homme d\u2019affaires, car je ne doute pas que vous ne soyez sans le sou.\nVous emploierez de cette somme, ce qui sera n\u00e9cessaire pour d\u00e9cider Julie \u00e0\n\u00e9tablir une correspondance avec moi. Le reste servira \u00e0 faire boire les gens.\nAyez soin, autant que cela se pourra, que ce soit chez le suisse de la maison,\nafin qu\u2019il aime \u00e0 vous y voir venir. Mais n\u2019oubliez pas que ce ne sont pas\nvos plaisirs que je veux payer, mais vos services.\nAccoutumez Julie \u00e0 observer tout et \u00e0 tout rapporter, m\u00eame ce qui lui\npara\u00eetrait minutieux. Il vaut mieux qu\u2019elle \u00e9crive dix phrases inutiles que\nd\u2019en omettre une int\u00e9ressante, et souvent ce qui para\u00eet indiff\u00e9rent ne l\u2019est\npas. Comme il faut que je puisse \u00eatre instruit sur-le-champ s\u2019il arrivait\nquelque chose qui vous par\u00fbt m\u00e9riter attention, aussit\u00f4t cette lettre re\u00e7ue,\nvous enverrez Philippe sur le cheval de commission, s\u2019\u00e9tablir \u00e0 *** ; il y\nrestera jusqu\u2019\u00e0 nouvel ordre ; ce sera un relais en cas de besoin. Pour la\ncorrespondance courante la poste suffira.\nPrenez garde de perdre cette lettre. Relisez-la tous les jours, tant pour\nvous assurer de ne rien oublier que pour \u00eatre s\u00fbr de l\u2019avoir encore. Faites\nenfin tout ce qu\u2019il faut faire quand on est honor\u00e9 de ma confiance. Vous\nsavez que si je suis content de vous, vous le serez de moi.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 3 octobre 17 **.\n176LETTRE CII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Rosemonde\nVous serez bien \u00e9tonn\u00e9e, madame, en apprenant que je pars de chez vous\naussi pr\u00e9cipitamment. Cette d\u00e9marche va vous para\u00eetre extraordinaire, mais\nque votre surprise va redoubler encore quand vous en saurez les raisons !\nPeut-\u00eatre trouverez-vous qu\u2019en vous les confiant je ne respecte pas assez la\ntranquillit\u00e9 n\u00e9cessaire \u00e0 votre \u00e2ge, que je m\u2019\u00e9carte m\u00eame des sentiments de\nv\u00e9n\u00e9ration qui vous sont dus \u00e0 tant de titres ? Ah ! madame, pardon ; mais\nmon c\u0153ur est oppress\u00e9, il a besoin d\u2019\u00e9pancher sa douleur dans le sein d\u2019une\namie \u00e9galement douce et prudente : quelle autre que vous pouvait-il choisir ?\nRegardez-moi comme votre enfant. Ayez pour moi les bont\u00e9s maternelles ;\nje les implore. J\u2019y ai peut-\u00eatre quelques droits par mes sentiments pour vous.\nO\u00f9 est le temps o\u00f9, tout enti\u00e8re \u00e0 ces sentiments louables, je ne\nconnaissais point ceux qui, portant dans l\u2019\u00e2me le trouble mortel que\nj\u2019\u00e9prouve, \u00f4tent la force de les combattre en m\u00eame temps qu\u2019ils en imposent\nle devoir ? Ah ! ce fatal voyage m\u2019a perdue\u2026\nQue vous dirai-je enfin ? J\u2019aime, oui, j\u2019aime \u00e9perdument. H\u00e9las ! ce\nmot que j\u2019\u00e9cris pour la premi\u00e8re fois, ce mot si souvent demand\u00e9 sans \u00eatre\nobtenu, je paierais de ma vie la douceur de pouvoir une fois seulement le\nfaire entendre \u00e0 celui qui l\u2019inspire, et pourtant il faut le refuser sans cesse !\nIl va douter de mes sentiments ; il croira avoir \u00e0 s\u2019en plaindre. Je suis bien\nmalheureuse ! Que ne lui est-il aussi facile de lire dans mon c\u0153ur que d\u2019y\nr\u00e9gner ? Oui, je souffrirais moins s\u2019il savait que je souffre ; mais vous-m\u00eame,\n\u00e0 qui je le dis, vous n\u2019en aurez encore qu\u2019une faible id\u00e9e.\nDans peu de moments, je vais le fuir et l\u2019affliger. Tandis qu\u2019il se croira\nencore pr\u00e8s de moi, je serai d\u00e9j\u00e0 loin de lui ; \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 j\u2019avais coutume de\nle voir chaque jour, je serai dans des lieux o\u00f9 il n\u2019est jamais venu, o\u00f9 je ne\ndois pas permettre qu\u2019il vienne. D\u00e9j\u00e0 tous mes pr\u00e9paratifs sont faits ; tout est\nl\u00e0 sous mes yeux ; je ne puis les reposer sur rien qui ne m\u2019annonce ce cruel\nd\u00e9part. Tout est pr\u00eat, except\u00e9 moi !\u2026 et plus mon c\u0153ur s\u2019y refuse, plus il\nme prouve la n\u00e9cessit\u00e9 de m\u2019y soumettre.\nJe m\u2019y soumettrai sans doute, il vaut mieux mourir que de vivre coupable.\nD\u00e9j\u00e0, je le sens, je ne le suis que trop ; je n\u2019ai sauv\u00e9 que ma sagesse, la vertu\ns\u2019est \u00e9vanouie. Faut-il vous l\u2019avouer, ce qui me reste encore je le dois \u00e0 sa\ng\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. Enivr\u00e9e du plaisir de le voir, de l\u2019entendre, de la douceur de le\nsentir aupr\u00e8s de moi, du bonheur plus grand de pouvoir faire le sien, j\u2019\u00e9tais\nsans puissance et sans force ; \u00e0 peine m\u2019en restait-il pour combattre, je n\u2019en\navais plus pour r\u00e9sister ; je fr\u00e9missais de mon danger, sans pouvoir le fuir.\n177Eh bien ! il a vu ma peine et il a eu piti\u00e9 de moi. Comment ne le ch\u00e9rirais-\nje pas ? je lui dois bien plus que la vie.\nAh ! si en restant aupr\u00e8s de lui je n\u2019avais \u00e0 trembler que pour elle, ne\ncroyez pas que jamais je consentisse \u00e0 m\u2019\u00e9loigner. Que m\u2019est-elle sans lui,\nne serais-je pas trop heureuse de la perdre ? Condamn\u00e9e \u00e0 faire \u00e9ternellement\nson malheur et le mien ; \u00e0 n\u2019oser ni me plaindre, ni le consoler ; \u00e0 me\nd\u00e9fendre chaque jour contre lui, contre moi-m\u00eame ; \u00e0 mettre mes soins \u00e0\ncauser sa peine, quand je voudrais les consacrer tous \u00e0 son bonheur : vivre\nainsi n\u2019est-ce pas mourir mille fois ? voil\u00e0 pourtant quel va \u00eatre mon sort.\nJe le supporterai cependant, j\u2019en aurai le courage. Oh ! vous, que je choisis\npour ma m\u00e8re, recevez-en le serment !\nRecevez aussi celui que je fais de ne vous d\u00e9rober aucune de mes actions ;\nrecevez-le, je vous en conjure ; je vous le demande comme un secours dont\nj\u2019ai besoin : ainsi engag\u00e9e \u00e0 vous dire tout, je m\u2019accoutumerai \u00e0 me croire\ntoujours en votre pr\u00e9sence. Votre vertu remplacera la mienne. Jamais, sans\ndoute, je ne consentirai \u00e0 rougir \u00e0 vos yeux et, retenue par ce frein puissant,\ntandis que je ch\u00e9rirai en vous l\u2019indulgente amie confidente de ma faiblesse,\nj\u2019y honorerai encore l\u2019ange tut\u00e9laire qui me sauvera de la honte.\nC\u2019est bien en \u00e9prouver assez que d\u2019avoir \u00e0 faire cette demande. Fatal effet\nd\u2019une pr\u00e9somptueuse confiance ! Pourquoi n\u2019ai-je pas redout\u00e9 plus t\u00f4t ce\npenchant que j\u2019ai senti na\u00eetre ? Pourquoi me suis-je flatt\u00e9e de pouvoir \u00e0 mon\ngr\u00e9, le ma\u00eetriser ou le vaincre ? Insens\u00e9e ! je connaissais bien peu l\u2019amour !\nAh ! si je l\u2019avais combattu avec plus de soin, peut-\u00eatre e\u00fbt-il pris moins\nd\u2019empire ! peut-\u00eatre alors ce d\u00e9part n\u2019e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 n\u00e9cessaire, ou m\u00eame, en\nme soumettant \u00e0 ce parti douloureux, j\u2019aurais pu ne pas rompre enti\u00e8rement\nune liaison qu\u2019il e\u00fbt suffi de rendre moins fr\u00e9quente ! Mais tout perdre \u00e0 la\nfois ! et pour jamais ! Oh ! mon amie !\u2026 Mais quoi ! m\u00eame en vous \u00e9crivant,\nje m\u2019\u00e9gare encore dans des v\u0153ux criminels ? Ah ! partons, partons, et que\ndu moins ces torts involontaires soient expi\u00e9s par mes sacrifices.\nAdieu, ma respectable amie ; aimez-moi comme votre fille, adoptez-moi\npour telle et soyez s\u00fbre que malgr\u00e9 ma faiblesse, j\u2019aimerais mieux mourir\nque de me rendre indigne de votre choix.\nDe\u2026, ce 3 octobre 17 **, \u00e0 une heure du matin.\nLETTRE CIII\nMadame de Rosemonde\n\u00e0 la Pr\u00e9sidente de Tourvel\nJ\u2019ai \u00e9t\u00e9, ma ch\u00e8re belle, plus afflig\u00e9e de votre d\u00e9part que surprise de sa\ncause ; une longue exp\u00e9rience et l\u2019int\u00e9r\u00eat que vous inspirez avaient suffi\n178pour m\u2019\u00e9clairer sur l\u2019\u00e9tat de votre c\u0153ur, et s\u2019il faut tout vous dire, vous ne\nm\u2019avez rien ou presque rien appris par votre lettre. Si je n\u2019avais \u00e9t\u00e9 instruite\nque par elle, j\u2019ignorerais encore quel est celui que vous aimez ; car, en me\nparlant de lui tout le temps, vous n\u2019avez pas \u00e9crit son nom une seule fois. Je\nn\u2019en avais pas besoin ; je sais bien qui c\u2019est. Mais je le remarque, parce que\nje me suis rappel\u00e9e que c\u2019est toujours l\u00e0 le style de l\u2019amour. Je vois qu\u2019il en\nest encore comme au temps pass\u00e9.\nJe ne croyais gu\u00e8re \u00eatre jamais dans le cas de revenir sur des souvenirs\nsi \u00e9loign\u00e9s de moi et si \u00e9trangers \u00e0 mon \u00e2ge. Pourtant depuis hier, je m\u2019en\nsuis vraiment beaucoup occup\u00e9e, par le d\u00e9sir que j\u2019avais d\u2019y trouver quelque\nchose qui p\u00fbt vous \u00eatre utile. Mais que puis-je faire, que vous admirer et\nvous plaindre ? Je loue le parti sage que vous avez pris, mais il m\u2019effraie,\nparce que j\u2019en conclus que vous l\u2019avez jug\u00e9 n\u00e9cessaire et, quand on en est\nl\u00e0, il est bien difficile de se tenir toujours \u00e9loign\u00e9e de celui dont notre c\u0153ur\nnous rapproche sans cesse.\nCependant ne vous d\u00e9couragez pas. Rien ne doit \u00eatre impossible \u00e0 votre\nbelle \u00e2me, et quand vous devriez un jour avoir le malheur de succomber (ce\nqu\u2019\u00e0 Dieu ne plaise !), croyez-moi, ma ch\u00e8re belle, r\u00e9servez-vous au moins\nla consolation d\u2019avoir combattu de toute votre puissance. Et puis ce que\nne peut la sagesse humaine, la gr\u00e2ce divine l\u2019op\u00e8re quand il lui pla\u00eet. Peut-\n\u00eatre \u00eates-vous \u00e0 la veille de ces secours, et votre vertu, \u00e9prouv\u00e9e dans ces\ncombats terribles, en sortira plus pure et plus brillante. La force que vous\nn\u2019avez pas aujourd\u2019hui, esp\u00e9rez que vous la recevrez demain. N\u2019y comptez\npas pour vous en reposer sur elle, mais pour vous encourager \u00e0 user de toutes\nles v\u00f4tres.\nEn laissant \u00e0 la Providence le soin de vous secourir dans un danger contre\nlequel je ne peux rien, je me r\u00e9serve de vous soutenir et vous consoler autant\nqu\u2019il serait en moi. Je ne soulagerai pas vos peines, mais je les partagerai.\nC\u2019est \u00e0 ce titre que je recevrai volontiers vos confidences. Je sens que votre\nc\u0153ur doit avoir besoin de s\u2019\u00e9pancher. Je vous ouvre le mien ; l\u2019\u00e2ge ne l\u2019a\npas encore refroidi au point d\u2019\u00eatre insensible \u00e0 l\u2019amiti\u00e9. Vous le trouverez\ntoujours pr\u00eat \u00e0 vous recevoir. Ce sera un faible soulagement \u00e0 vos douleurs,\nmais au moins vous ne pleurerez pas seule, et quand ce malheureux amour,\nprenant trop d\u2019empire sur vous vous forcera d\u2019en parler, il vaut mieux que\nce soit avec moi qu\u2019avec lui. Voil\u00e0 que je parle comme vous, et je crois\nqu\u2019\u00e0 nous deux nous ne parviendrons pas \u00e0 le nommer ; au reste, nous nous\nentendons.\nJe ne sais si je fais bien de vous dire qu\u2019il m\u2019a paru vivement affect\u00e9 de\nvotre d\u00e9part ; il serait peut-\u00eatre plus sage de ne vous en pas parler ; mais\nje n\u2019aime pas cette sagesse qui afflige ses amis. Je suis pourtant forc\u00e9e de\n179n\u2019en pas parler plus longtemps. Ma vue d\u00e9bile et ma main tremblante ne me\npermettent pas de longues lettres, quand il faut les \u00e9crire moi-m\u00eame.\nAdieu donc, ma ch\u00e8re belle, adieu, mon aimable enfant ; oui, je vous\nadopte volontiers pour ma fille, et vous avez bien tout ce qu\u2019il faut pour faire\nl\u2019orgueil et le plaisir d\u2019une m\u00e8re.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 3 octobre 17 **.\nLETTRE CIV\nLa Marquise de Merteuil\n\u00e0 Madame de Volanges\nEn v\u00e9rit\u00e9, ma ch\u00e8re et bonne amie, j\u2019ai eu peine \u00e0 me d\u00e9fendre d\u2019un\nmouvement d\u2019orgueil, en lisant votre lettre. Quoi ! vous m\u2019honorez de votre\nenti\u00e8re confiance ! vous allez m\u00eame jusqu\u2019\u00e0 me demander des conseils !\nAh ! je suis heureuse, si je m\u00e9rite cette opinion favorable de votre part ; si je\nne la dois pas seulement \u00e0 la pr\u00e9vention de l\u2019amiti\u00e9. Au reste, quel qu\u2019en soit\nle motif, elle n\u2019en est pas moins pr\u00e9cieuse \u00e0 mon c\u0153ur, et l\u2019avoir obtenue\nn\u2019est \u00e0 mes yeux qu\u2019une raison de plus pour travailler davantage \u00e0 la m\u00e9riter.\nJe vais donc (mais sans pr\u00e9tendre vous donner un avis) vous dire librement\nma fa\u00e7on de penser. Je m\u2019en m\u00e9fie, parce qu\u2019elle diff\u00e8re de la v\u00f4tre ; mais\nquand je vous aurai expos\u00e9 mes raisons, vous les jugerez ; et si vous les\ncondamnez, je souscris d\u2019avance \u00e0 votre jugement. J\u2019aurai au moins cette\nsagesse de ne pas me croire plus sage que vous.\nSi pourtant, et pour cette seule fois, mon avis se trouvait pr\u00e9f\u00e9rable, il\nfaudrait en chercher la cause dans les illusions de l\u2019amour maternel. Puisque\nce sentiment est louable, il doit se trouver en vous. Qu\u2019il se reconna\u00eet bien\nen effet, dans le parti que vous \u00eates tent\u00e9e de prendre ! c\u2019est ainsi que s\u2019il\nvous arrive d\u2019errer quelquefois, ce n\u2019est jamais que dans le choix des vertus.\nLa prudence est \u00e0 ce qu\u2019il me semble, celle qu\u2019il faut pr\u00e9f\u00e9rer quand\non dispose du sort des autres, et surtout quand il s\u2019agit de le fixer par un\nlien indissoluble et sacr\u00e9, tel que celui du mariage. C\u2019est alors qu\u2019une m\u00e8re,\n\u00e9galement sage et tendre, doit, comme vous le dites bien, aider sa fille de\nson exp\u00e9rience. Or, je vous le demande qu\u2019a-t-elle \u00e0 faire pour y parvenir ?\nsinon de distinguer pour elle, entre ce qui pla\u00eet et ce qui convient.\nNe serait-ce donc pas avilir l\u2019autorit\u00e9 maternelle, ne serait-ce pas\nl\u2019an\u00e9antir que de la subordonner \u00e0 un go\u00fbt frivole, dont la puissance illusoire\nne se fait sentir qu\u2019\u00e0 ceux qui la redoutent et dispara\u00eet sit\u00f4t qu\u2019on la m\u00e9prise ?\nPour moi, je l\u2019avoue, je n\u2019ai jamais cru \u00e0 ces passions entra\u00eenantes et\nirr\u00e9sistibles dont il semble qu\u2019on soit convenu de faire l\u2019excuse g\u00e9n\u00e9rale de\nnos d\u00e9r\u00e8glements. Je ne con\u00e7ois pas comment un go\u00fbt, qu\u2019un moment voit\n180na\u00eetre et qu\u2019un autre voit mourir, peut avoir plus de force que les principes\ninalt\u00e9rables de pudeur, d\u2019honn\u00eatet\u00e9 et de modestie, et je n\u2019entends pas plus\nqu\u2019une femme qui les trahit puisse \u00eatre justifi\u00e9e par la passion pr\u00e9tendue,\nqu\u2019un voleur ne le serait par la passion de l\u2019argent, ou un assassin par celle\nde la vengeance.\nEh ! qui peut dire n\u2019avoir jamais eu \u00e0 combattre ? Mais j\u2019ai toujours\ncherch\u00e9 \u00e0 me persuader que, pour r\u00e9sister, il suffisait de le vouloir, et\njusqu\u2019alors au moins mon exp\u00e9rience a confirm\u00e9 mon opinion. Que serait\nla vertu sans les devoirs qu\u2019elle impose ? son culte est dans nos sacrifices,\nsa r\u00e9compense dans nos c\u0153urs. Ces v\u00e9rit\u00e9s ne peuvent \u00eatre ni\u00e9es que par\nceux qui ont int\u00e9r\u00eat de les m\u00e9conna\u00eetre et qui, d\u00e9j\u00e0 d\u00e9prav\u00e9s esp\u00e8rent faire\nun moment d\u2019illusion, en essayant de justifier leur mauvaise conduite par\nde mauvaises raisons.\nMais pourrait-on le craindre d\u2019un enfant simple et timide d\u2019un enfant n\u00e9\nde vous et dont l\u2019\u00e9ducation modeste et pure n\u2019a pu que fortifier l\u2019heureux\nnaturel ? C\u2019est pourtant \u00e0 cette crainte, que j\u2019ose dire humiliante pour votre\nfille, que vous voulez sacrifier le mariage avantageux que votre prudence\navait m\u00e9nag\u00e9 pour elle ! J\u2019aime beaucoup Danceny, et, depuis longtemps\ncomme vous savez, je vois peu M. de Gercourt ; mais mon amiti\u00e9 pour l\u2019un,\nmon indiff\u00e9rence pour l\u2019autre, ne m\u2019emp\u00eachent point de sentir l\u2019\u00e9norme\ndiff\u00e9rence qui se trouve entre ces deux partis.\nLeur naissance est \u00e9gale, j\u2019en conviens ; mais l\u2019un est sans fortune et\ncelle de l\u2019autre est telle que, m\u00eame sans naissance, elle aurait suffi pour le\nmener \u00e0 tout. J\u2019avoue bien que l\u2019argent ne fait pas le bonheur, mais il faut\navouer aussi qu\u2019il le facilite beaucoup. M lle de Volanges est, comme vous\ndites, assez riche pour deux ; cependant, soixante mille livres de rente dont\nelle va jouir ne sont pas d\u00e9j\u00e0 tant quand on porte le nom de Danceny, quand\nil faut monter et soutenir une maison qui y r\u00e9ponde. Nous ne sommes plus\nau temps de M me de S\u00e9vign\u00e9. Le luxe absorbe tout ; on le bl\u00e2me, mais il faut\nl\u2019imiter, et le superflu finit par priver du n\u00e9cessaire.\nQuant aux qualit\u00e9s personnelles que vous comptez pour beaucoup, et\navec beaucoup de raison, assur\u00e9ment M. de Gercourt est sans reproches de\nce c\u00f4t\u00e9, et \u00e0 lui, les preuves sont faites. J\u2019aime \u00e0 croire, et je crois qu\u2019en effet\nDanceny ne lui c\u00e8de en rien ; mais en sommes-nous s\u00fbres ? Il est vrai qu\u2019il a\nparu jusqu\u2019ici exempt des d\u00e9fauts de son \u00e2ge, et que malgr\u00e9 le ton du jour il\nmontre un go\u00fbt pour la bonne compagnie qui fait augurer favorablement de\nlui ; mais qui sait si cette sagesse apparente il ne la doit pas \u00e0 la m\u00e9diocrit\u00e9\nde sa fortune ? Pour peu qu\u2019on craigne d\u2019\u00eatre fripon ou crapuleux, il faut\nde l\u2019argent pour \u00eatre joueur et libertin, et l\u2019on peut encore aimer les d\u00e9fauts\ndont on redoute les exc\u00e8s. Enfin il ne serait pas le milli\u00e8me qui aurait vu la\nbonne compagnie uniquement faute de pouvoir mieux faire.\n181Je ne dis pas (\u00e0 Dieu ne plaise !) que je croie cela de lui, mais ce serait\ntoujours un risque \u00e0 courir ; et quels reproches n\u2019auriez-vous pas \u00e0 vous\nfaire si l\u2019\u00e9v\u00e8nement n\u2019\u00e9tait pas heureux ! Que r\u00e9pondriez-vous \u00e0 votre fille\nqui vous dirait : \u00ab Ma m\u00e8re, j\u2019\u00e9tais jeune et sans exp\u00e9rience, j\u2019\u00e9tais m\u00eame\ns\u00e9duite par une erreur pardonnable \u00e0 mon \u00e2ge ; mais le Ciel qui avait\npr\u00e9vu ma faiblesse, m\u2019avait accord\u00e9 une m\u00e8re sage pour y rem\u00e9dier et m\u2019en\ngarantir. Pourquoi donc, oubliant votre prudence, avez-vous consenti \u00e0 mon\nmalheur ? \u00c9tait-ce \u00e0 moi \u00e0 me choisir un \u00e9poux quand je ne connaissais\nrien de l\u2019\u00e9tat du mariage ? Quand je l\u2019aurais voulu, n\u2019\u00e9tait-ce pas \u00e0 vous de\nvous y opposer ? Mais je n\u2019ai jamais eu cette folle volont\u00e9. D\u00e9cid\u00e9e \u00e0 vous\nob\u00e9ir, j\u2019ai attendu votre choix avec une respectueuse r\u00e9signation ; jamais\nje ne me suis \u00e9cart\u00e9e de la soumission que je vous devais, et cependant je\nporte aujourd\u2019hui la peine qui n\u2019est due qu\u2019aux enfants rebelles. Ah ! votre\nfaiblesse m\u2019a perdue\u2026 \u00bb Peut-\u00eatre son respect \u00e9toufferait-il ces plaintes,\nmais l\u2019amour maternel les devinerait ; et les larmes de votre fille, pour \u00eatre\nd\u00e9rob\u00e9es, n\u2019en couleraient pas moins sur votre c\u0153ur. Ou chercherez-vous\nalors vos consolations ? Sera-ce dans ce fol amour, contre lequel vous auriez\nd\u00fb l\u2019armer et par qui au contraire, vous vous seriez laiss\u00e9e s\u00e9duire ?\nJ\u2019ignore, ma ch\u00e8re amie, si j\u2019ai contre cette passion une pr\u00e9vention trop\nforte, mais je la crois redoutable, m\u00eame dans le mariage. Ce n\u2019est pas que\nje d\u00e9sapprouve qu\u2019un sentiment honn\u00eate et doux vienne embellir le lien\nconjugal et adoucir en quelque sorte les devoirs qu\u2019il impose, mais ce n\u2019est\npas \u00e0 lui qu\u2019il appartient de le former, ce n\u2019est pas \u00e0 l\u2019illusion d\u2019un moment\n\u00e0 r\u00e9gler le choix de notre vie. En effet, pour choisir, il faut comparer, et\ncomment le pouvoir, quand un seul objet nous occupe, quand celui-l\u00e0 m\u00eame\non ne peut le conna\u00eetre, plong\u00e9 que l\u2019on est dans l\u2019ivresse et l\u2019aveuglement ?\nJ\u2019ai rencontr\u00e9, comme vous pouvez croire plusieurs femmes atteintes\nde ce mal dangereux ; j\u2019ai re\u00e7u les confidences de quelques-unes. \u00c0 les\nentendre, il n\u2019en est point dont l\u2019amant ne soit un \u00eatre parfait ; mais ces\nperfections chim\u00e9riques n\u2019existent que dans leur imagination. Leur t\u00eate\nexalt\u00e9e ne r\u00eave qu\u2019agr\u00e9ments et vertus, elles en parent \u00e0 loisir celui qu\u2019elles\npr\u00e9f\u00e8rent ; c\u2019est la draperie d\u2019un dieu, port\u00e9e souvent par un mod\u00e8le abject,\nmais quel qu\u2019il soit, \u00e0 peine l\u2019ont-elles rev\u00eatu que, dupes de leur propre\nouvrage elles se prosternent pour l\u2019adorer.\nOu votre fille n\u2019aime pas Danceny, ou elle \u00e9prouve cette m\u00eame illusion ;\nelle est commune \u00e0 tous deux si leur amour est r\u00e9ciproque. Ainsi votre\nraison pour les unir \u00e0 jamais se r\u00e9duit \u00e0 la certitude qu\u2019ils ne se connaissent\npas, qu\u2019ils ne peuvent se conna\u00eetre. Mais, me direz-vous, M. de Gercourt et\nma fille se connaissent-ils davantage ? Non, sans doute, mais au moins ne\ns\u2019abusent-ils pas, ils s\u2019ignorent seulement. Qu\u2019arrive-t-il dans ce cas, entre\nles deux \u00e9poux que je suppose honn\u00eates ? c\u2019est que chacun d\u2019eux \u00e9tudie\n182l\u2019autre, s\u2019observe vis-\u00e0-vis de lui, cherche et reconna\u00eet bient\u00f4t ce qu\u2019il faut\nqu\u2019il c\u00e8de de ses go\u00fbts et de ses volont\u00e9s pour la tranquillit\u00e9 commune. Ces\nl\u00e9gers sacrifices se font sans peine, parce qu\u2019ils sont r\u00e9ciproques et qu\u2019on\nles a pr\u00e9vus ; bient\u00f4t ils font na\u00eetre une bienveillance mutuelle, et l\u2019habitude,\nqui fortifie tous les penchants qu\u2019elle ne d\u00e9truit pas, am\u00e8ne peu \u00e0 peu cette\ndouble amiti\u00e9, cette tendre confiance qui, jointes \u00e0 l\u2019estime forment, ce me\nsemble, le v\u00e9ritable, le solide bonheur des mariages.\nLes illusions de l\u2019amour peuvent \u00eatre plus douces, mais qui ne sait aussi\nqu\u2019elles sont moins durables ? et quels dangers n\u2019am\u00e8nent pas le moment\nqui les d\u00e9truit ! C\u2019est alors que les moindres d\u00e9fauts paraissent choquants\net insupportables, par le contraste qu\u2019ils forment avec l\u2019id\u00e9e de perfection\nqui nous avait s\u00e9duits. Chacun des deux \u00e9poux croit cependant que l\u2019autre\nseul a chang\u00e9 et que lui vaut toujours ce qu\u2019un moment d\u2019erreur l\u2019avait fait\nappr\u00e9cier. Le charme qu\u2019il n\u2019\u00e9prouve plus, il s\u2019\u00e9tonne de ne le plus faire\nna\u00eetre, il en est humili\u00e9 ; la vanit\u00e9 bless\u00e9e aigrit les esprits, augmente les\ntorts, produit l\u2019humeur, enfante la haine, et de frivoles plaisirs sont pay\u00e9s\nenfin par de longues infortunes.\nVoil\u00e0, ma ch\u00e8re amie, ma fa\u00e7on de penser sur l\u2019objet qui nous occupe ;\nje ne la d\u00e9fends pas, je l\u2019expose seulement, c\u2019est \u00e0 vous \u00e0 d\u00e9cider. Mais si\nvous persistez dans votre avis, je vous demande de me faire conna\u00eetre les\nraisons qui auront combattu les miennes ; je serai bien aise de m\u2019\u00e9clairer\naupr\u00e8s de vous et surtout d\u2019\u00eatre rassur\u00e9e sur le sort de votre aimable enfant,\ndont je d\u00e9sire bien ardemment le bonheur, et par mon amiti\u00e9 pour elle, et\npar celle qui m\u2019unit \u00e0 vous pour la vie.\nParis, ce 4 octobre 17 **.\nLETTRE CV\nLa Marquise de Merteuil \u00e0 C\u00e9cile Volanges\nEh bien ! petite, vous voil\u00e0 donc bien f\u00e2ch\u00e9e, bien honteuse, et ce M. de\nValmont est un m\u00e9chant homme, n\u2019est-ce pas ? Comment ! il ose vous\ntraiter comme la femme qu\u2019il aimerait le mieux. Il vous apprend ce que vous\nmouriez d\u2019envie de savoir ! En v\u00e9rit\u00e9, ces proc\u00e9d\u00e9s sont impardonnables.\nEt vous, de votre c\u00f4t\u00e9, vous voulez garder votre sagesse pour votre amant\n(qui n\u2019en abuse pas) ; vous ne ch\u00e9rissez de l\u2019amour que les peines et non les\nplaisirs ! Rien de mieux, et vous figurerez \u00e0 merveille dans un roman. De\nla passion, de l\u2019infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses !\nAu milieu de ce brillant cort\u00e8ge, on s\u2019ennuie quelquefois \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, mais\non le rend bien.\n183Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est \u00e0 plaindre ! Elle avait les\nyeux battus le lendemain ! Et que direz-vous donc quand ce seront ceux de\nvotre amant ? Allez, mon bel ange, vous ne les aurez pas toujours ainsi, tous\nles hommes ne sont pas des Valmont. Et puis, ne plus oser lever ces yeux-l\u00e0 !\nOh ! par exemple, vous avez eu bien raison, tout le monde y aurait lu votre\naventure. Croyez-moi cependant, s\u2019il en \u00e9tait ainsi, nos femmes et m\u00eame\nnos demoiselles auraient le regard plus modeste.\nMalgr\u00e9 les louanges que je suis forc\u00e9e de vous donner, comme vous\nvoyez, il faut convenir pourtant que vous avez manqu\u00e9 votre chef-d\u2019\u0153uvre :\nc\u2019\u00e9tait de tout dire \u00e0 votre maman. Vous aviez si bien commenc\u00e9 ! d\u00e9j\u00e0\nvous vous \u00e9tiez jet\u00e9e dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi ;\nquelle sc\u00e8ne path\u00e9tique ! et quel dommage de ne l\u2019avoir pas achev\u00e9e ! Votre\ntendre m\u00e8re toute ravie d\u2019aise, et pour aider \u00e0 votre vertu, vous aurait clo\u00eetr\u00e9e\npour toute votre vie, et l\u00e0 vous auriez aim\u00e9 Danceny tant que vous auriez\nvoulu, sans rivaux et sans p\u00e9ch\u00e9 ; vous vous seriez d\u00e9sol\u00e9e tout \u00e0 votre\naise, et Valmont \u00e0 coup s\u00fbr, n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 troubler votre douleur par de\ncontrariants plaisirs.\nS\u00e9rieusement, peut-on \u00e0 quinze ans pass\u00e9s, \u00eatre enfant comme vous\nl\u2019\u00eates ? Vous avez bien raison de dire que vous ne m\u00e9ritez pas mes bont\u00e9s.\nJe voulais pourtant \u00eatre votre amie, vous en avez besoin peut-\u00eatre avec la\nm\u00e8re que vous avez et le mari qu\u2019elle veut vous donner ! Mais si vous ne\nvous formez pas davantage, que voulez-vous qu\u2019on fasse de vous ? Que peut\nesp\u00e9rer si ce qui fait venir l\u2019esprit aux filles, semble au contraire vous l\u2019\u00f4ter ?\nSi vous pouviez prendre sur vous de raisonner un moment, vous\ntrouveriez bient\u00f4t que vous devez vous f\u00e9liciter au lieu de vous plaindre.\nMais vous \u00eates honteuse et cela vous g\u00eane ! Eh ! tranquillisez-vous, la honte\nque cause l\u2019amour est comme la douleur : on ne l\u2019\u00e9prouve qu\u2019une fois. On\npeut encore la feindre apr\u00e8s, mais on ne la sent plus. Cependant le plaisir\nreste, et c\u2019est bien quelque chose. Je crois m\u00eame avoir d\u00e9m\u00eal\u00e9 \u00e0 travers votre\npetit bavardage, que vous pourriez le compter pour beaucoup. Allons, un peu\nde bonne foi. L\u00e0, ce trouble qui vous emp\u00eachait de faire comme vous disiez,\nqui vous faisait trouver si difficile de se d\u00e9fendre, qui vous rendait comme\nf\u00e2ch\u00e9e quand Valmont s\u2019en est all\u00e9, \u00e9tait-ce bien la honte qui la causait ?\nou si c\u2019\u00e9tait le plaisir ? et ses fa\u00e7ons de dire auxquelles on ne sait comment\nr\u00e9pondre, cela ne viendrait-il pas de ses fa\u00e7ons de faire ? Ah ! petite fille\nvous mentez, et vous mentez \u00e0 votre amie ! Cela n\u2019est pas bien. Mais brisons\nl\u00e0.\nCe qui pour tout le monde serait un plaisir, et pourrait n\u2019\u00eatre que cela,\ndevient dans votre situation un v\u00e9ritable bonheur. En effet, plac\u00e9e entre une\nm\u00e8re dont il vous importe d\u2019\u00eatre aim\u00e9e et un amant dont vous d\u00e9sirez de\nl\u2019\u00eatre toujours, comment ne voyez-vous pas que le seul moyen d\u2019obtenir ces\n184succ\u00e8s oppos\u00e9s est de vous occuper d\u2019un tiers ? Distraite par cette nouvelle\naventure, tandis que vis-\u00e0-vis de votre maman vous aurez l\u2019air de sacrifier\n\u00e0 votre soumission pour elle un go\u00fbt qui lui d\u00e9pla\u00eet, vous acquerrez vis-\u00e0-\nvis de votre amant l\u2019honneur d\u2019une belle d\u00e9fense. En l\u2019assurant sans cesse\nde votre amour, vous ne lui en accorderez pas les derni\u00e8res preuves. Ces\nrefus, si peu p\u00e9nibles dans le cas o\u00f9 vous serez, il ne manquera pas de les\nmettre sur le compte de votre vertu ; il s\u2019en plaindra peut-\u00eatre, mais il vous\nen aimera davantage, et pour avoir le double m\u00e9rite aux yeux de l\u2019un de\nsacrifier l\u2019amour, \u00e0 ceux de l\u2019autre d\u2019y r\u00e9sister, il ne vous en co\u00fbtera que\nd\u2019en go\u00fbter les plaisirs. \u00d4 combien de femmes ont perdu leur r\u00e9putation, qui\nl\u2019eussent conserv\u00e9e avec soin, si elles avaient pu la soutenir par de pareils\nmoyens !\nCe parti que je vous propose ne vous parait-il pas le plus raisonnable,\ncomme le plus doux ? Savez-vous ce que vous avez gagn\u00e9 \u00e0 celui que\nvous avez pris ? C\u2019est que votre maman a attribu\u00e9 votre redoublement de\ntristesse \u00e0 un redoublement d\u2019amour, qu\u2019elle en est outr\u00e9e et que pour vous\nen punir elle n\u2019attend que d\u2019en \u00eatre plus s\u00fbre. Elle vient de m\u2019en \u00e9crire ;\nelle tentera tout pour obtenir cet aveu de vous-m\u00eame. Elle ira, peut-\u00eatre,\nme dit-elle, jusqu\u2019\u00e0 vous proposer Danceny pour \u00e9poux, et cela pour vous\nengager \u00e0 parler. Et si, vous laissant s\u00e9duire par cette trompeuse tendresse,\nvous r\u00e9pondiez selon votre c\u0153ur, bient\u00f4t renferm\u00e9e pour longtemps, peut-\n\u00eatre pour toujours, vous pleureriez \u00e0 loisir votre aveugle cr\u00e9dulit\u00e9.\nCette ruse qu\u2019elle veut employer contre vous, il faut la combattre par\nune autre. Commencez donc, en lui montrant moins de tristesse, \u00e0 lui faire\ncroire que vous songez moins \u00e0 Danceny. Elle se le persuadera d\u2019autant\nplus facilement que c\u2019est l\u2019effet ordinaire de l\u2019absence, et elle vous en saura\nd\u2019autant plus de gr\u00e9 qu\u2019elle y trouvera une occasion de s\u2019applaudir de sa\nprudence, qui lui a sugg\u00e9r\u00e9 ce moyen. Mais si, conservant quelque doute, elle\npersistait pourtant \u00e0 vous \u00e9prouver et qu\u2019elle vint \u00e0 vous parler de mariage,\nrenfermez-vous, en fille bien n\u00e9e, dans une parfaite soumission. Au fait,\nqu\u2019y risquez-vous ? Pour ce qu\u2019on fait d\u2019un mari, l\u2019un vaut toujours bien\nl\u2019autre, et le plus incommode est encore moins g\u00eanant qu\u2019une m\u00e8re.\nUne fois plus contente de vous, votre maman vous mariera enfin, et alors,\nplus libre dans vos d\u00e9marches, vous pourrez \u00e0 votre choix, quitter Valmont\npour prendre Danceny, ou m\u00eame les garder tous deux. Car, prenez-y garde,\nvotre Danceny est gentil, mais c\u2019est un de ces hommes qu\u2019on a quand on veut\net tant qu\u2019on veut ; on peut donc se mettre \u00e0 l\u2019aise avec lui. Il n\u2019en est pas de\nm\u00eame de Valmont : on le garde difficilement, et il est dangereux de le quitter.\nIl faut avec lui beaucoup d\u2019adresse, ou, quand on n\u2019en a pas, beaucoup de\ndocilit\u00e9. Mais, aussi si vous pouviez parvenir \u00e0 vous l\u2019attacher comme ami,\nce serait l\u00e0 le bonheur ! il vous mettrait tout de suite au premier rang de nos\n185femmes \u00e0 la mode. C\u2019est comme cela qu\u2019on acquiert une consistance dans le\nmonde, et non pas \u00e0 rougir et \u00e0 pleurer, comme quand vos religieuses vous\nfaisaient d\u00eener \u00e0 genoux.\nVous t\u00e2cherez donc, si vous \u00eates sage de vous raccommoder avec\nValmont, qui doit \u00eatre tr\u00e8s en col\u00e8re contre vous ; et comme il faut savoir\nr\u00e9parer ses sottises, ne craignez pas de lui faire quelques avances ; aussi\nbien apprendrez-vous bient\u00f4t que si les hommes nous font les premi\u00e8res,\nnous sommes presque toujours oblig\u00e9es de faire les secondes. Vous avez\nun pr\u00e9texte pour celles-ci, car il ne faut pas que vous gardiez cette lettre,\net j\u2019exige de vous de la remettre \u00e0 Valmont aussit\u00f4t que vous l\u2019aurez lue.\nN\u2019oubliez pas pourtant de la recacheter auparavant. D\u2019abord, c\u2019est qu\u2019il faut\nvous laisser le m\u00e9rite de la d\u00e9marche que vous ferez vis-\u00e0-vis de lui et qu\u2019elle\nn\u2019ait pas l\u2019air de vous avoir \u00e9t\u00e9 conseill\u00e9e ; et puis, c\u2019est qu\u2019il n\u2019y a que vous\nau monde dont je sois assez l\u2019amie pour vous parler comme je fais.\nAdieu, bel ange, suivez mes conseils, et vous me manderez si vous vous\nen trouvez bien.\nP.-S. \u2013 \u00c0 propos, j\u2019oubliais\u2026 un mot encore. Voyez donc \u00e0 soigner\ndavantage votre style. Vous \u00e9crivez toujours comme une enfant. Je vois bien\nd\u2019o\u00f9 cela vient ; c\u2019est que vous dites tout ce que vous pensez et rien de ce\nque vous ne pensez pas. Cela peut passer ainsi de vous \u00e0 moi qui n\u2019avons\nrien de cach\u00e9 l\u2019une pour l\u2019autre, mais avec tout le monde, avec votre amant\nsurtout, vous auriez toujours l\u2019air d\u2019une petite sotte. Vous voyez bien que\nquand vous \u00e9crivez \u00e0 quelqu\u2019un, c\u2019est pour lui et non pas pour vous : vous\ndevez donc moins chercher \u00e0 lui dire ce que vous pensez que ce qui lui pla\u00eet\ndavantage.\nAdieu, mon c\u0153ur, je vous embrasse au lieu de vous gronder, dans\nl\u2019esp\u00e9rance que vous serez plus raisonnable.\nParis, ce 4 octobre 17 **.\nLETTRE CVI\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\n\u00c0 merveille, vicomte, et, pour le coup, je vous aime \u00e0 la fureur. Au reste,\napr\u00e8s la premi\u00e8re de vos deux lettres, on pouvait s\u2019attendre \u00e0 la seconde :\naussi ne m\u2019a-t-elle point \u00e9tonn\u00e9e ; et tandis que d\u00e9j\u00e0 fier de vos succ\u00e8s \u00e0\nvenir, vous en sollicitiez la r\u00e9compense et que vous me demandiez si j\u2019\u00e9tais\npr\u00eate, je voyais bien que je n\u2019avais pas tant besoin de me presser. Oui,\nd\u2019honneur, en lisant le beau r\u00e9cit de cette sc\u00e8ne tendre et qui vous avait si\n186vivement \u00e9mu ; en voyant votre retenue, digne des plus beaux temps de notre\nchevalerie, j\u2019ai dit vingt fois : Voil\u00e0 une affaire manqu\u00e9e !\nMais c\u2019est que cela ne pouvait pas \u00eatre autrement. Que voulez-vous\nque fasse une pauvre femme qui se rend et qu\u2019on ne prend pas ? Ma foi,\ndans ce cas-l\u00e0, il faut au moins sauver l\u2019honneur, et c\u2019est ce qu\u2019a fait votre\npr\u00e9sidente. Je sais bien que, pour moi, qui ai senti que la marche qu\u2019elle a\nprise n\u2019est vraiment pas sans quelque effet, je me propose d\u2019en faire usage\npour mon compte, \u00e0 la premi\u00e8re occasion un peu s\u00e9rieuse qui se pr\u00e9sentera ;\nmais je promets bien que si celui pour qui j\u2019en ferai les frais n\u2019en profite pas\nmieux que vous, il peut assur\u00e9ment renoncer \u00e0 moi pour toujours.\nVous voil\u00e0 donc absolument r\u00e9duit \u00e0 rien, et cela entre deux femmes,\ndont l\u2019une \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 au lendemain, et l\u2019autre ne demandait pas mieux que\nd\u2019y \u00eatre. Eh bien ! vous allez croire que je me vante et dire qu\u2019il est facile de\nproph\u00e9tiser apr\u00e8s l\u2019\u00e9v\u00e8nement, mais je peux vous jurer que je m\u2019y attendais.\nC\u2019est que, r\u00e9ellement vous n\u2019avez pas le g\u00e9nie de votre \u00e9tat ; vous n\u2019en savez\nque ce que vous en avez appris et vous n\u2019inventez rien. Aussi, d\u00e8s que les\ncirconstances ne se pr\u00eatent plus \u00e0 vos formules d\u2019usage et qu\u2019il vous faut\nsortir de la route ordinaire, vous restez court comme un \u00e9colier. Enfin un\nenfantillage d\u2019une part ; de l\u2019autre, un retour de pruderie, parce qu\u2019on ne les\n\u00e9prouve pas tous les jours, suffisent pour vous d\u00e9concerter, et vous ne savez\nni les pr\u00e9venir, ni y rem\u00e9dier. Ah ! vicomte ! vicomte ! vous m\u2019apprenez \u00e0\nne pas juger les hommes par leur succ\u00e8s, et bient\u00f4t il faudra dire de vous : Il\nfut brave tel jour. Et quand vous avez fait sottises sur sottises, vous recourez\n\u00e0 moi ! Il semble que je n\u2019aie rien autre chose \u00e0 faire que de les r\u00e9parer. Il\nest vrai que ce serait bien assez d\u2019ouvrage.\nQuoi qu\u2019il en soit, de ces deux aventures l\u2019une est entreprise contre mon\ngr\u00e9, et je ne m\u2019en m\u00eale point ; pour l\u2019autre, comme vous y avez mis quelque\ncomplaisance pour moi, j\u2019en fais mon affaire. La lettre que je joins ici, que\nvous lirez d\u2019abord et que vous remettrez ensuite \u00e0 la petite Volanges, est plus\nque suffisante pour vous la ramener : mais je vous en prie, donnez quelques\nsoins \u00e0 cette enfant et faisons-en de concert, le d\u00e9sespoir de sa m\u00e8re et de\nGercourt. Il n\u2019y a pas \u00e0 craindre de forcer les doses. Je vois clairement que la\npetite personne n\u2019en sera point effray\u00e9e, et nos vues sur elle une fois remplies\nelle deviendra ce qu\u2019elle pourra.\nJe me d\u00e9sint\u00e9resse enti\u00e8rement sur son compte. J\u2019avais eu quelque envie\nd\u2019en faire au moins une intrigante subalterne et de la prendre pour jouer les\nseconds sous moi, mais je vois qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019\u00e9toffe ; elle a une sotte\ning\u00e9nuit\u00e9 qui n\u2019a pas c\u00e9d\u00e9 m\u00eame au sp\u00e9cifique que vous avez employ\u00e9,\nlequel pourtant n\u2019en manque gu\u00e8re, et c\u2019est selon moi, la maladie la plus\ndangereuse que femme puisse avoir. Elle d\u00e9note surtout une faiblesse de\ncaract\u00e8re presque toujours incurable et qui s\u2019oppose \u00e0 tout ; de sorte que,\n187tandis que nous nous occuperions \u00e0 former cette petite fille pour l\u2019intrigue,\nnous n\u2019en ferions qu\u2019une femme facile. Or je ne connais rien de si plat que\ncette facilit\u00e9 de b\u00eatise, qui se rend sans savoir ni comment, ni pourquoi,\nuniquement parce qu\u2019on l\u2019attaque et qu\u2019elle ne sait pas r\u00e9sister. Ces sortes\nde femmes ne sont absolument que des machines \u00e0 plaisir.\nVous me direz qu\u2019il n\u2019y a qu\u2019\u00e0 n\u2019en faire que cela et que c\u2019est assez pour\nnos projets. \u00c0 la bonne heure ! mais n\u2019oublions pas que, de ces machines-l\u00e0,\ntout le monde parvient bient\u00f4t \u00e0 en conna\u00eetre les ressorts et les moteurs ; ainsi\nque pour se servir de celle-ci sans danger, il faut se d\u00e9p\u00eacher, s\u2019arr\u00eater de\nbonne heure et la briser ensuite. \u00c0 la v\u00e9rit\u00e9, les moyens ne nous manqueront\npas pour nous en d\u00e9faire, et Gercourt la fera toujours bien enfermer quand\nnous voudrons. Au fait, quand il ne pourra plus douter de sa d\u00e9convenue,\nquand elle sera bien publique et bien notoire, que nous importe qu\u2019il se\nvenge, pourvu qu\u2019il ne se console pas ? Ce que je dis du mari, vous le pensez\nsans doute de la m\u00e8re ; ainsi cela vaut fait.\nCe parti que je crois le meilleur et auquel je me suis arr\u00eat\u00e9e, m\u2019a d\u00e9cid\u00e9e\n\u00e0 mener la jeune personne un peu vite, comme vous verrez par ma lettre ;\ncela rend aussi tr\u00e8s important de ne rien laisser entre ses mains qui puisse\nnous compromettre, et je vous prie d\u2019y avoir attention. Cette pr\u00e9caution une\nfois prise, je me charge du moral, le reste vous regarde. Si pourtant nous\nvoyons par la suite que l\u2019ing\u00e9nuit\u00e9 se corrige, nous serons toujours \u00e0 temps\nde changer de projet. Il n\u2019en aurait pas moins fallu, un jour ou l\u2019autre, nous\noccuper de ce que nous allons faire : dans aucun cas nos soins ne seront\nperdus.\nSavez-vous que les miens ont risqu\u00e9 de l\u2019\u00eatre et que l\u2019\u00e9toile de Gercourt\na pens\u00e9 l\u2019emporter sur ma prudence ? M me de Volanges n\u2019a-t-elle pas eu\nun moment de faiblesse maternelle ? Ne voulait-elle pas donner sa fille \u00e0\nDanceny ? C\u2019\u00e9tait l\u00e0 ce qu\u2019annon\u00e7ait cet int\u00e9r\u00eat plus tendre que vous aviez\nremarqu\u00e9 le lendemain . C\u2019est encore vous qui auriez \u00e9t\u00e9 cause de ce beau\nchef-d\u2019\u0153uvre ! Heureusement la tendre m\u00e8re m\u2019en a \u00e9crit, et j\u2019esp\u00e8re que\nma r\u00e9ponse l\u2019en d\u00e9go\u00fbtera. J\u2019y parle tant vertu, et surtout je la cajole tant,\nqu\u2019elle doit trouver que j\u2019ai raison.\nJe suis f\u00e2ch\u00e9e de n\u2019avoir pas eu le temps de prendre copie de ma lettre\npour vous \u00e9difier sur l\u2019aust\u00e9rit\u00e9 de ma morale. Vous verriez comme je\nm\u00e9prise les femmes assez d\u00e9prav\u00e9es pour avoir un amant ! Il est si commode\nd\u2019\u00eatre rigoriste dans ses discours ! cela ne nuit jamais qu\u2019aux autres et ne\nnous g\u00eane aucunement\u2026 Et puis je n\u2019ignore pas que la bonne dame a eu\nses petites faiblesses comme une autre dans son jeune temps et je n\u2019\u00e9tais\npas f\u00e2ch\u00e9e de l\u2019humilier au moins dans sa conscience ; cela me consolait\nun peu des louanges que je lui donnais contre la mienne. C\u2019est ainsi que,\n188dans la m\u00eame lettre, l\u2019id\u00e9e de nuire \u00e0 Gercourt m\u2019a donn\u00e9 le courage d\u2019en\ndire du bien.\nAdieu, vicomte, j\u2019approuve beaucoup le parti que vous prenez de rester\nquelque temps o\u00f9 vous \u00eates. Je n\u2019ai point de moyens pour h\u00e2ter votre marche,\nmais je vous invite \u00e0 vous d\u00e9sennuyer avec notre commune pupille. Pour ce\nqui est de moi, malgr\u00e9 votre citation polie, vous voyez bien qu\u2019il faut encore\nattendre, et vous conviendrez sans doute que ce n\u2019est pas ma faute.\nParis, ce 4 octobre 17 **.\nLETTRE CVII\nAzolan au Vicomte de Valmont\nMonsieur,\nConform\u00e9ment \u00e0 vos ordres, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 aussit\u00f4t la r\u00e9ception de votre lettre,\nchez M. Bertrand, qui m\u2019a remis les vingt-cinq louis, comme vous lui aviez\nordonn\u00e9. Je lui en avais demand\u00e9 deux de plus pour Philippe, \u00e0 qui j\u2019avais\ndit de partir sur-le-champ, comme monsieur me l\u2019avait mand\u00e9, et qui n\u2019avait\npas d\u2019argent ; mais monsieur votre homme d\u2019affaires n\u2019a pas voulu, en disant\nqu\u2019il n\u2019avait pas d\u2019ordre de \u00e7a de vous. J\u2019ai donc \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de les donner de\nmoi et monsieur m\u2019en tiendra compte si c\u2019est sa bont\u00e9.\nPhilippe est parti hier au soir. Je lui ai bien recommand\u00e9 de ne pas quitter\nle cabaret, afin qu\u2019on puisse \u00eatre s\u00fbr de le trouver si on en a besoin.\nJ\u2019ai \u00e9t\u00e9 tout de suite apr\u00e8s chez M me la pr\u00e9sidente pour voir M lle Julie ;\nmais elle \u00e9tait sortie et je n\u2019ai parl\u00e9 qu\u2019\u00e0 La Fleur, de qui je n\u2019ai pu rien\nsavoir, parce que depuis son arriv\u00e9e il n\u2019avait \u00e9t\u00e9 \u00e0 l\u2019h\u00f4tel qu\u2019\u00e0 l\u2019heure des\nrepas. C\u2019est le second qui a fait tout le service et monsieur sait bien que je\nne connaissais pas celui-l\u00e0. Mais j\u2019ai commenc\u00e9 aujourd\u2019hui.\nJe suis retourn\u00e9 ce matin chez M lle Julie et elle a paru bien aise de me\nvoir. Je l\u2019ai interrog\u00e9e sur la cause du retour de sa ma\u00eetresse ; mais elle m\u2019a\ndit n\u2019en rien savoir, et je crois qu\u2019elle a dit vrai. Je lui ai reproch\u00e9 de ne pas\nm\u2019avoir averti de son d\u00e9part, et elle m\u2019a assur\u00e9 qu\u2019elle ne l\u2019avait su que le\nsoir m\u00eame en allant coucher madame, si bien qu\u2019elle a pass\u00e9 toute la nuit\n\u00e0 ranger et que la pauvre fille n\u2019a pas dormi deux heures. Elle n\u2019est sortie\nce soir-l\u00e0 de la chambre de sa ma\u00eetresse qu\u2019\u00e0 une heure pass\u00e9e, et elle l\u2019a\nlaiss\u00e9e qui se mettait seulement \u00e0 \u00e9crire.\nLe matin, M me de Tourvel, en partant, a remis une lettre au concierge du\nch\u00e2teau. M lle Julie ne sait pas pour qui, elle dit que c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pour\nmonsieur, mais monsieur ne m\u2019en parle pas.\nPendant tout le voyage, madame a eu un grand capuchon sur sa figure,\nce qui faisait qu\u2019on ne pouvait la voir ; mais M lle Julie croit \u00eatre s\u00fbre qu\u2019elle\n189a pleur\u00e9 souvent. Elle n\u2019a pas dit une parole pendant la route et elle n\u2019a pas\nvoulu s\u2019arr\u00eater \u00e0 *** comme elle avait fait en allant ; ce qui n\u2019a pas fait trop\nde plaisir \u00e0 M lle Julie, qui n\u2019avait pas d\u00e9jeun\u00e9. Mais, comme je lui ai dit, les\nma\u00eetres sont les ma\u00eetres.\nEn arrivant, madame s\u2019est couch\u00e9e, mais elle n\u2019est rest\u00e9e au lit que deux\nheures. En se levant, elle a fait venir son suisse et lui a donn\u00e9 ordre de ne\nlaisser entrer personne. Elle n\u2019a point fait de toilette du tout. Elle s\u2019est mise\n\u00e0 table pour d\u00eener, mais elle n\u2019a mang\u00e9 qu\u2019un peu de potage et elle en est\nsortie tout de suite. On lui a port\u00e9 son caf\u00e9 chez elle, et M lle Julie est entr\u00e9e\nen m\u00eame temps. Elle a trouv\u00e9 sa ma\u00eetresse qui rangeait des papiers dans son\nsecr\u00e9taire et elle a vu que c\u2019\u00e9tait des lettres. Je parierais bien que ce sont\ncelles de monsieur, et des trois qui lui sont arriv\u00e9es dans l\u2019apr\u00e8s-midi, il y en\na une qu\u2019elle avait encore devant elle tout au soir ! Je suis bien s\u00fbr que c\u2019est\nencore une de monsieur. Mais pourquoi donc est-ce qu\u2019elle s\u2019en est all\u00e9e\ncomme \u00e7a ? \u00e7a m\u2019\u00e9tonne, moi ! au reste, s\u00fbrement monsieur le sait bien ?\nEt ce ne sont pas mes affaires.\nMme la pr\u00e9sidente est all\u00e9e l\u2019apr\u00e8s-midi dans la biblioth\u00e8que, et elle y a\npris deux livres qu\u2019elle a emport\u00e9s dans son boudoir ; mais M lle Julie assure\nqu\u2019elle n\u2019a pas lu dedans un quart d\u2019heure dans toute la journ\u00e9e, et qu\u2019elle\nn\u2019a fait que lire cette lettre, r\u00eaver et \u00eatre appuy\u00e9e sur sa main. Comme j\u2019ai\nimagin\u00e9 que monsieur serait bien aise de savoir quels sont ces livres-l\u00e0, et\nque Mlle Julie ne le savait pas, je me suis fait mener aujourd\u2019hui dans la\nbiblioth\u00e8que, sous pr\u00e9texte de la voir. Il n\u2019y a de vide que pour deux livres :\nl\u2019un est le second volume des Pens\u00e9es chr\u00e9tiennes, et l\u2019autre, le premier\nd\u2019un livre qui a pour titre Clarisse. J\u2019\u00e9cris bien comme il y a, monsieur saura\npeut-\u00eatre ce que c\u2019est.\nHier au soir, madame n\u2019a pas soup\u00e9, elle n\u2019a pris que du th\u00e9.\nElle a sonn\u00e9 de bonne heure ce matin, elle a demand\u00e9 ses chevaux tout\nde suite et elle a \u00e9t\u00e9 avant neuf heures du matin aux Feuillants, o\u00f9 elle a\nentendu la messe. Elle a voulu se confesser, mais son confesseur \u00e9tait absent\net il ne reviendra pas de huit \u00e0 dix jours. J\u2019ai cru qu\u2019il \u00e9tait bon de mander\ncela \u00e0 monsieur.\nElle est rentr\u00e9e ensuite, elle a d\u00e9jeun\u00e9 et puis s\u2019est mise \u00e0 \u00e9crire, et elle\ny est rest\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e8s d\u2019une heure. J\u2019ai trouv\u00e9 occasion de faire bient\u00f4t\nce que monsieur d\u00e9sirait le plus : car c\u2019est moi qui ai port\u00e9 les lettres\n\u00e0 la poste. Il n\u2019y en avait pas pour M me de Volanges, mais j\u2019en envoie\nune \u00e0 monsieur, qui \u00e9tait pour M. le pr\u00e9sident ; il m\u2019a paru que \u00e7a devait\n\u00eatre la plus int\u00e9ressante. Il y en avait une aussi pour M me de Rosemonde,\nmais j\u2019ai imagin\u00e9 que monsieur la verrait toujours bien quand il voudrait\net je l\u2019ai laiss\u00e9e partir. Au reste, monsieur saura bien tout, puisque M me la\npr\u00e9sidente lui \u00e9crit aussi. J\u2019aurai par la suite toutes celles qu\u2019il voudra, car\n190c\u2019est presque toujours M lle Julie qui les remet aux gens, et elle m\u2019a assur\u00e9\nque, par amiti\u00e9 pour moi et puis aussi pour monsieur, elle ferait volontiers\nce que je voudrais.\nElle n\u2019a m\u00eame pas voulu de l\u2019argent que je lui ai offert, mais je pense bien\nque monsieur voudra lui faire quelque petit pr\u00e9sent, et si c\u2019est sa volont\u00e9 et\nqu\u2019il veuille m\u2019en charger, je saurai ais\u00e9ment ce qui lui fera plaisir.\nJ\u2019esp\u00e8re que monsieur ne trouvera pas que j\u2019aie mis de la n\u00e9gligence \u00e0\nle servir, et j\u2019ai bien \u00e0 c\u0153ur de me justifier des reproches qu\u2019il me fait. Si\nje n\u2019ai pas su le d\u00e9part de la pr\u00e9sidente, c\u2019est au contraire mon z\u00e8le pour le\nservice de monsieur qui en est cause, puisque c\u2019est lui qui m\u2019a fait partir \u00e0\ntrois heures du matin, ce qui fait que je n\u2019ai pas vu M lle Julie la veille au soir,\ncomme de coutume, ayant \u00e9t\u00e9 coucher au Tournebride pour ne pas r\u00e9veiller\ndans le ch\u00e2teau.\nQuant \u00e0 ce que monsieur me reproche d\u2019\u00eatre souvent sans argent, d\u2019abord\nc\u2019est que j\u2019aime \u00e0 me tenir proprement, comme monsieur peut voir, et puis, il\nfaut bien soutenir l\u2019honneur de l\u2019habit qu\u2019on porte ; je sais bien que je devrais\npeut-\u00eatre un peu \u00e9pargner pour la suite, mais je me confie enti\u00e8rement dans\nla g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 de monsieur, qui est si bon ma\u00eetre.\nPour ce qui est d\u2019entrer au service de M me de Tourvel, en restant \u00e0 celui\nde monsieur, j\u2019esp\u00e8re que monsieur ne l\u2019exigera pas de moi. C\u2019\u00e9tait bien\ndiff\u00e9rent chez la duchesse, mais assur\u00e9ment je n\u2019irai pas porter la livr\u00e9e\net encore une livr\u00e9e de robe, apr\u00e8s avoir eu l\u2019honneur d\u2019\u00eatre chasseur de\nmonsieur. Pour tout ce qui est du reste, monsieur peut disposer de celui qui\na l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, avec autant de respect que d\u2019affection, son tr\u00e8s humble\nserviteur.\nRoux Azolan. Chasseur\nParis, ce 5 octobre 17 **, \u00e0 onze heures du soir.\nLETTRE CVIII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Rosemonde\n\u00d4 mon indulgente m\u00e8re ! que j\u2019ai de gr\u00e2ces \u00e0 vous rendre et que j\u2019avais\nbesoin de votre lettre ! Je l\u2019ai lue et relue sans cesse ; je ne pouvais pas\nm\u2019en d\u00e9tacher. Je lui dois les seuls moments moins p\u00e9nibles que j\u2019aie pass\u00e9s\ndepuis mon d\u00e9part. Comme vous \u00eates bonne ! La sagesse, la vertu savent\ndonc compatir \u00e0 la faiblesse ! Vous avez piti\u00e9 de mes maux ! ah ! si vous\nles connaissiez !\u2026 ils sont affreux. Je croyais avoir \u00e9prouv\u00e9 les peines de\nl\u2019amour, mais le tourment inexprimable, celui qu\u2019il faut avoir senti pour\nen avoir l\u2019id\u00e9e, c\u2019est de se s\u00e9parer de ce qu\u2019on aime, de s\u2019en s\u00e9parer pour\n191toujours !\u2026 Oui, la peine qui m\u2019accable aujourd\u2019hui reviendra demain,\napr\u00e8s-demain, toute ma vie ! Mon Dieu, que je suis jeune encore et qu\u2019il me\nreste de temps \u00e0 souffrir !\n\u00catre soi-m\u00eame l\u2019artisan de son malheur, se d\u00e9chirer le c\u0153ur de ses propres\nmains, et tandis qu\u2019on souffre ces douleurs insupportables, sentir \u00e0 chaque\ninstant qu\u2019on peut les faire cesser d\u2019un mot et que ce mot soit un crime !\nAh ! mon amie !\u2026\nQuand j\u2019ai pris ce parti si p\u00e9nible de m\u2019\u00e9loigner de lui, j\u2019esp\u00e9rais que\nl\u2019absence augmenterait mon courage et mes forces. Combien je me suis\ntromp\u00e9e ! Il me semble au contraire qu\u2019elle ait achev\u00e9 de les d\u00e9truire. J\u2019avais\nplus \u00e0 combattre, il est vrai ; mais, m\u00eame en r\u00e9sistant, tout n\u2019\u00e9tait pas\nprivation ; au moins je le voyais quelquefois, souvent m\u00eame, sans oser porter\nmes regards sur lui, je sentais les siens fix\u00e9s sur moi ; oui, mon amie, je les\nsentais, il semblait qu\u2019ils r\u00e9chauffassent mon \u00e2me, et sans passer par mes\nyeux ils n\u2019en arrivaient pas moins \u00e0 mon c\u0153ur. \u00c0 pr\u00e9sent, dans ma p\u00e9nible\nsolitude, isol\u00e9e de tout ce qui m\u2019est cher, t\u00eate \u00e0 t\u00eate avec mon infortune, tous\nles moments de ma triste existence sont marqu\u00e9s par mes larmes, et rien n\u2019en\nadoucit l\u2019amertume, nulle consolation ne se m\u00eale \u00e0 mes sacrifices, et ceux\nque j\u2019ai faits jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent n\u2019ont servi qu\u2019\u00e0 me rendre plus douloureux\nceux qui me restent \u00e0 faire.\nHier encore je l\u2019ai bien vivement senti. Dans les lettres qu\u2019on m\u2019a remises\nil y en avait une de lui ; on \u00e9tait encore \u00e0 deux pas de moi que je l\u2019avais\nreconnue entre les autres. Je me suis lev\u00e9e involontairement, je tremblais,\nj\u2019avais peine \u00e0 cacher mon \u00e9motion ; et cet \u00e9tat n\u2019\u00e9tait pas sans plaisir.\nRest\u00e9e seule le moment d\u2019apr\u00e8s, cette trompeuse douceur s\u2019\u00e9tait \u00e9vanouie\net ne m\u2019a laiss\u00e9 qu\u2019un sacrifice de plus \u00e0 faire. En effet, pouvais-je ouvrir\ncette lettre, que pourtant je br\u00fblais de lire ? Par la fatalit\u00e9 qui me poursuit,\nles consolations qui paraissent se pr\u00e9senter \u00e0 moi ne font au contraire, que\nm\u2019imposer de nouvelles privations, et celles-ci deviennent plus cruelles\nencore par l\u2019id\u00e9e que M. de Valmont les partage.\nLe voil\u00e0 enfin ce nom qui m\u2019occupe sans cesse et que j\u2019ai eu tant de\npeine \u00e0 \u00e9crire ; l\u2019esp\u00e8ce de reproche que vous m\u2019en faites m\u2019a v\u00e9ritablement\nalarm\u00e9e. Je vous supplie de croire qu\u2019une fausse honte n\u2019a point alt\u00e9r\u00e9 ma\nconfiance en vous, et pourquoi craindrais-je de le nommer ? Ah ! je rougis\nde mes sentiments et non de l\u2019objet qui les cause. Quel autre que lui est plus\ndigne de les inspirer ? Cependant je ne sais pourquoi ce nom ne se pr\u00e9sente\npoint naturellement sous ma plume, et cette fois encore j\u2019ai eu besoin de\nr\u00e9flexion pour le placer. Je reviens \u00e0 lui.\nVous me mandez qu\u2019il vous a paru vivement affect\u00e9 de mon d\u00e9part Qu\u2019a-\nt-il donc fait ? qu\u2019a-t-il dit ? a-t-il parl\u00e9 de revenir \u00e0 Paris ? Je vous en prie\nde l\u2019en d\u00e9tourner autant que vous pourrez. S\u2019il m\u2019a bien jug\u00e9e, il ne doit pas\n192m\u2019en vouloir de cette d\u00e9marche ; mais il doit sentir aussi que c\u2019est un parti\npris sans retour. Un de mes plus grands tourments est de ne pas savoir ce\nqu\u2019il pense. J\u2019ai bien encore l\u00e0 sa lettre\u2026, mais vous \u00eates s\u00fbrement de mon\navis, je ne dois pas l\u2019ouvrir.\nCe n\u2019est que par vous, mon indulgente amie, que je puis ne pas \u00eatre\nenti\u00e8rement s\u00e9par\u00e9e de lui. Je ne veux pas abuser de vos bont\u00e9s ; je sens \u00e0\nmerveille que vos lettres ne peuvent pas \u00eatre longues ; mais vous ne refuserez\npas deux mots \u00e0 votre enfant : un pour soutenir son courage et l\u2019autre pour\nl\u2019en consoler. Adieu, ma respectable amie.\nParis, ce 5 octobre 17 **.\nLETTRE CIX\nC\u00e9cile Volanges \u00e0 la Marquise de Merteuil\nCe n\u2019est que d\u2019aujourd\u2019hui, madame, que j\u2019ai remis \u00e0 M. de Valmont\nla lettre que vous m\u2019avez fait l\u2019honneur de m\u2019\u00e9crire. Je l\u2019ai gard\u00e9e quatre\njours, malgr\u00e9 les frayeurs que j\u2019avais souvent qu\u2019on ne la trouv\u00e2t, mais je la\ncachais avec bien du soin, et quand le chagrin me reprenait, je m\u2019enfermais\npour la relire.\nJe vois bien que ce que je croyais un si grand malheur n\u2019en est presque\npas un, et il faut avouer qu\u2019il y a bien du plaisir, de fa\u00e7on que je ne m\u2019afflige\npresque plus. Il n\u2019y a que l\u2019id\u00e9e de Danceny qui me tourmente toujours\nquelquefois. Mais il y a d\u00e9j\u00e0 tout plein de moments o\u00f9 je n\u2019y songe pas du\ntout ! aussi c\u2019est que M. de Valmont est bien aimable !\nJe me suis raccommod\u00e9e avec lui depuis deux jours : \u00e7a m\u2019a \u00e9t\u00e9 bien\nfacile, car je ne lui avais encore dit que deux paroles qu\u2019il m\u2019a dit que si\nj\u2019avais quelque chose \u00e0 lui dire, il viendrait le soir dans ma chambre, et je\nn\u2019ai eu qu\u2019\u00e0 r\u00e9pondre que je le voulais bien. Et puis, d\u00e8s qu\u2019il y a \u00e9t\u00e9, il n\u2019a\npas paru plus f\u00e2ch\u00e9 que si je ne lui avais jamais rien fait. Il ne m\u2019a grond\u00e9e\nqu\u2019apr\u00e8s, et encore bien doucement, et c\u2019\u00e9tait d\u2019une mani\u00e8re\u2026 Tout comme\nvous, ce qui m\u2019a prouv\u00e9 qu\u2019il avait aussi bien de l\u2019amiti\u00e9 pour moi.\nJe ne saurais vous dire combien il m\u2019a racont\u00e9 de dr\u00f4les de choses et\nque je n\u2019aurais jamais crues, particuli\u00e8rement sur maman. Vous me feriez\nbien plaisir de me mander si tout \u00e7a est vrai. Ce qui est bien s\u00fbr, c\u2019est que\nje ne pouvais pas me retenir de rire ; si bien qu\u2019une fois j\u2019ai ri aux \u00e9clats,\nce qui nous a fait bien peur, car maman aurait pu entendre, et si elle \u00e9tait\nvenue voir, qu\u2019est-ce que je serais devenue ? C\u2019est bien pour le coup qu\u2019elle\nm\u2019aurait remise au couvent !\nComme il faut \u00eatre prudent, et que, comme M. de Valmont m\u2019a dit lui-\nm\u00eame, pour rien au monde il ne voudrait risquer de me compromettre, nous\n193sommes convenus que dor\u00e9navant il viendrait seulement ouvrir la porte et\nque nous irions dans sa chambre. Pour l\u00e0, il n\u2019y a rien \u00e0 craindre ; j\u2019y ai d\u00e9j\u00e0\n\u00e9t\u00e9 hier, et actuellement que je vous \u00e9cris, j\u2019attends encore qu\u2019il vienne. \u00c0\npr\u00e9sent, madame, j\u2019esp\u00e8re que vous ne me gronderez plus.\nIl y a pourtant une chose qui m\u2019a bien surprise dans votre lettre, c\u2019est\nce que vous me mandez pour quand je serai mari\u00e9e, au sujet de Danceny\net de M. de Valmont. Il me semble qu\u2019un jour \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra vous me disiez\nau contraire qu\u2019une fois mari\u00e9e, je ne pourrais plus aimer que mon mari et\nqu\u2019il me faudrait m\u00eame oublier Danceny ; au reste, peut-\u00eatre que j\u2019avais mal\nentendu, et j\u2019aime bien mieux que cela soit autrement, parce qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent je\nne craindrai plus tant le moment de mon mariage. Je le d\u00e9sire m\u00eame, puisque\nj\u2019aurai plus de libert\u00e9 ; j\u2019esp\u00e8re qu\u2019alors je pourrai m\u2019arranger de fa\u00e7on \u00e0\nne plus songer qu\u2019\u00e0 Danceny. Je sens bien que je ne serai v\u00e9ritablement\nheureuse qu\u2019avec lui, car \u00e0 pr\u00e9sent son id\u00e9e me tourmente toujours et je n\u2019ai\nde bonheur que quand je peux ne pas penser \u00e0 lui, ce qui est bien difficile,\net d\u00e8s que j\u2019y pense, je redeviens chagrine tout de suite.\nCe qui me console un peu c\u2019est que vous m\u2019assurez que Danceny m\u2019en\naimera davantage ; mais en \u00eates-vous bien s\u00fbre ?\u2026 Oh ! oui, vous ne\nvoudriez pas me tromper. C\u2019est pourtant plaisant que ce soit Danceny que\nj\u2019aime et que M. de Valmont\u2026 Mais, comme vous dites, c\u2019est peut-\u00eatre un\nbonheur ! Enfin, nous verrons.\nJe n\u2019ai pas trop entendu ce que vous me marquez au sujet de ma fa\u00e7on\nd\u2019\u00e9crire. Il me semble que Danceny trouve mes lettres bien comme elles\nsont. Je sens pourtant bien que je ne dois rien lui dire de tout ce qui se passe\navec M. de Valmont ; ainsi vous n\u2019avez que faire de craindre.\nMaman ne m\u2019a point encore parl\u00e9 de mon mariage ; mais laissez faire ;\nquand elle m\u2019en parlera, puisque c\u2019est pour m\u2019attraper, je vous promets que\nje saurai mentir.\nAdieu, ma bonne amie ; je vous remercie bien et je vous promets que je\nn\u2019oublierai jamais toutes vos bont\u00e9s pour moi. Il faut que je finisse, car il\nest pr\u00e8s d\u2019une heure ; ainsi M. de Valmont ne doit pas tarder.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 10 octobre 17 **.\nLETTRE CX\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nPuissances du Ciel, j\u2019avais une \u00e2me pour la douleur, donnez-m\u2019en une\npour la f\u00e9licit\u00e9 ! C\u2019est, je crois, le tendre Saint-Preux qui s\u2019exprime ainsi.\nMieux partag\u00e9 que lui, je poss\u00e8de \u00e0 la fois les deux existences. Oui, mon\n194amie, je suis en m\u00eame temps, tr\u00e8s heureux et tr\u00e8s malheureux, et puisque\nvous avez mon enti\u00e8re confiance, je vous dois le double r\u00e9cit de mes peines\net de mes plaisirs.\nSachez donc que mon ingrate d\u00e9vote me tient toujours rigueur. J\u2019en suis\n\u00e0 ma quatri\u00e8me lettre renvoy\u00e9e. J\u2019ai peut-\u00eatre tort de dire la quatri\u00e8me,\ncar ayant bien devin\u00e9 d\u00e8s le premier renvoi, qu\u2019il serait suivi de beaucoup\nd\u2019autre, et ne voulant pas perdre ainsi mon temps, j\u2019ai pris le parti de mettre\nmes dol\u00e9ances en lieux communs, de ne point dater, et depuis le second\ncourrier, c\u2019est toujours la m\u00eame lettre qui va et vient ; je ne fais que changer\nd\u2019enveloppe. Si ma belle finit comme finissent ordinairement les belles et\ns\u2019attendrit un jour, au moins de lassitude, elle gardera enfin la missive et il\nsera temps alors de me remettre au courant. Vous voyez qu\u2019avec ce nouveau\ngenre de correspondance, je ne peux pas \u00eatre parfaitement instruit.\nJ\u2019ai d\u00e9couvert pourtant que la l\u00e9g\u00e8re personne a chang\u00e9 de confidente ;\nau moins me suis-je assur\u00e9 que, depuis son d\u00e9part du ch\u00e2teau, il n\u2019est venu\naucune lettre d\u2019elle pour M me de Volanges, tandis qu\u2019il en est venu deux\npour la vieille Rosemonde, et comme celle-ci ne nous en a rien dit, comme\nelle n\u2019ouvre plus la bouche de sa ch\u00e8re belle, dont auparavant elle parlait\nsans cesse, j\u2019en ai conclu que c\u2019\u00e9tait elle qui avait la confidence. Je pr\u00e9sume\nque d\u2019une part, le besoin de parler de moi, et de l\u2019autre la petite honte\nde revenir vis-\u00e0-vis de M me de Volanges sur un sentiment si longtemps\nd\u00e9savou\u00e9, ont produit cette grande r\u00e9volution. Je crains encore d\u2019avoir perdu\nau change, car plus les femmes vieillissent et plus elles deviennent rev\u00eaches\net s\u00e9v\u00e8res. La premi\u00e8re lui aurait bien dit plus de mal de moi ; mais celle-\nci lui en dira plus de l\u2019amour, et la sensible prude a bien plus de frayeur du\nsentiment que de la personne.\nLe seul moyen de me mettre au fait est, comme vous voyez, d\u2019intercepter\nle commerce clandestin. J\u2019en ai d\u00e9j\u00e0 envoy\u00e9 l\u2019ordre \u00e0 mon chasseur, et j\u2019en\nattends l\u2019ex\u00e9cution de jour en jour. Jusque-l\u00e0, je ne puis rien faire qu\u2019au\nhasard ; aussi, depuis huit jours, je repasse inutilement tous les moyens\nconnus, tous ceux des romans et de mes m\u00e9moires secrets ; je n\u2019en trouve\naucun qui convienne, ni aux circonstances de l\u2019aventure, ni au caract\u00e8re de\nl\u2019h\u00e9ro\u00efne. La difficult\u00e9 ne serait pas de m\u2019introduire chez elle, m\u00eame la nuit,\nm\u00eame encore de l\u2019endormir et d\u2019en faire une nouvelle Clarisse ; mais apr\u00e8s\nplus de deux mois de soins et de peines, recourir \u00e0 des moyens qui me soient\n\u00e9trangers, me tra\u00eener servilement sur la trace des autres, et triompher sans\ngloire !\u2026 Non elle n\u2019aura pas les plaisirs du vice et les honneurs de la vertu .\nCe n\u2019est pas assez pour moi de la poss\u00e9der, je veux qu\u2019elle se livre. Or, il faut\npour cela non seulement p\u00e9n\u00e9trer jusqu\u2019\u00e0 elle, mais y arriver de son aveu ; la\ntrouver seule et dans l\u2019intention de m\u2019\u00e9couter, surtout lui fermer les yeux sur\nle danger, car si elle le voit, elle saura le surmonter ou mourir. Mais mieux je\n195sais ce qu\u2019il faut faire, plus j\u2019en trouve l\u2019ex\u00e9cution difficile, et dussiez-vous\nencore vous moquer de moi, je vous avouerai que mon embarras redouble\n\u00e0 mesure que je m\u2019en occupe davantage.\nLa t\u00eate m\u2019en tournerait, je crois, sans les heureuses distractions que me\ndonne notre commune pupille ; c\u2019est \u00e0 elle que je dois d\u2019avoir encore \u00e0 faire\nautre chose que des \u00e9l\u00e9gies.\nCroiriez-vous que cette petite fille \u00e9tait tellement effarouch\u00e9e, qu\u2019il s\u2019est\npass\u00e9 trois grands jours avant que votre lettre ait produit tout son effet ?\nVoil\u00e0 comme une seule id\u00e9e fausse peut g\u00e2ter le plus heureux naturel !\nEnfin, ce n\u2019est que samedi qu\u2019on est venu tourner autour de moi et me\nbalbutier quelques mots ; encore prononc\u00e9s si bas et tellement \u00e9touff\u00e9s\npar la honte, qu\u2019il \u00e9tait impossible de les entendre. Mais la rougeur qu\u2019ils\ncaus\u00e8rent m\u2019en fit deviner le sens. Jusque-l\u00e0, je m\u2019\u00e9tais tenu fier ; mais fl\u00e9chi\npar un si plaisant repentir je voulus bien promettre d\u2019aller trouver, le soir\nm\u00eame la jolie p\u00e9nitente ; et cette gr\u00e2ce de ma part fut re\u00e7ue avec toute la\nreconnaissance due \u00e0 un si grand bienfait.\nComme je ne perds jamais de vue ni vos projets ni les miens, j\u2019ai r\u00e9solu\nde profiter de cette occasion pour conna\u00eetre au juste la valeur de cette enfant,\net aussi pour acc\u00e9l\u00e9rer son \u00e9ducation. Mais pour suivre ce travail avec plus\nde libert\u00e9 j\u2019avais besoin de changer le lieu de nos rendez-vous, car un simple\ncabinet, qui s\u00e9pare la chambre de votre pupille de celle de sa m\u00e8re ne pouvait\nlui inspirer assez de s\u00e9curit\u00e9 pour la laisser se d\u00e9ployer \u00e0 l\u2019aise. Je m\u2019\u00e9tais\ndonc promis de faire innocemment quelque bruit, qui p\u00fbt lui causer assez\nde crainte pour la d\u00e9cider \u00e0 prendre \u00e0 l\u2019avenir, un asile plus s\u00fbr ; elle m\u2019a\nencore \u00e9pargn\u00e9 ce soin.\nLa petite personne est rieuse, et, pour favoriser sa gaiet\u00e9, je m\u2019avisai\ndans nos entractes, de lui raconter toutes les aventures scandaleuses qui me\npassaient par la t\u00eate, et pour les rendre plus piquantes et fixer davantage son\nattention, je les mettais toutes sur le compte de sa maman, que je me plaisais\n\u00e0 chamarrer ainsi de vices et de ridicules.\nCe n\u2019\u00e9tait pas sans motif que j\u2019avais fait ce choix ; il encourageait mieux\nque tout autre ma timide \u00e9coli\u00e8re, et je lui inspirais en m\u00eame temps le plus\nprofond m\u00e9pris pour sa m\u00e8re. J\u2019ai remarqu\u00e9 depuis longtemps, que si ce\nmoyen n\u2019est pas toujours n\u00e9cessaire \u00e0 employer pour s\u00e9duire une jeune\nfille, il est indispensable et souvent m\u00eame le plus efficace, quand on veut\nla d\u00e9praver ; car celle qui ne respecte pas sa m\u00e8re ne se respectera pas elle-\nm\u00eame : v\u00e9rit\u00e9 morale que je crois si utile que j\u2019ai \u00e9t\u00e9 bien aise de fournir un\nexemple \u00e0 l\u2019appui du pr\u00e9cepte.\nCependant votre pupille, qui ne songeait pas \u00e0 la morale, \u00e9touffait de rire\n\u00e0 chaque instant, et enfin, une fois elle pensa \u00e9clater. Je n\u2019eus pas de peine\n\u00e0 lui faire croire qu\u2019elle avait fait un bruit affreux . Je feignis une grande\n196frayeur, qu\u2019elle partagea facilement. Pour qu\u2019elle s\u2019en ressouv\u00eent mieux, je\nne permis plus au plaisir de repara\u00eetre, et la laissai seule trois heures plus\nt\u00f4t que de coutume ; aussi conv\u00eenmes-nous, en nous s\u00e9parant, que d\u00e8s le\nlendemain ce serait dans ma chambre que nous nous rassemblerions.\nJe l\u2019y ai d\u00e9j\u00e0 re\u00e7ue deux fois, et dans ce court intervalle l\u2019\u00e9coli\u00e8re est\ndevenue presque aussi savante que le ma\u00eetre. Oui, en v\u00e9rit\u00e9, je lui ai tout\nappris, jusqu\u2019aux complaisances ! je n\u2019ai except\u00e9 que les pr\u00e9cautions.\nAinsi occup\u00e9 toute la nuit, j\u2019y gagne de dormir une grande partie du jour,\net comme la soci\u00e9t\u00e9 actuelle du ch\u00e2teau n\u2019a rien qui m\u2019attire, \u00e0 peine parais-\nje une heure au salon dans la journ\u00e9e. J\u2019ai m\u00eame d\u2019aujourd\u2019hui, pris le parti\nde manger dans ma chambre et je ne compte plus la quitter que pour de\ncourtes promenades. Ces bizarreries passent sur le compte de ma sant\u00e9. J\u2019ai\nd\u00e9clar\u00e9 que j\u2019\u00e9tais perdu de vapeurs ; j\u2019ai annonc\u00e9 aussi un peu de fi\u00e8vre. Il\nne m\u2019en co\u00fbte que de parler d\u2019une voix lente et \u00e9teinte. Quant au changement\nde ma figure, fiez-vous-en \u00e0 votre pupille. L\u2019amour y pourvoira .\nJ\u2019occupe mon loisir en r\u00eavant aux moyens de reprendre sur mon ingrate\nles avantages que j\u2019ai perdus, et aussi \u00e0 composer une esp\u00e8ce de cat\u00e9chisme\nde d\u00e9bauche, \u00e0 l\u2019usage de mon \u00e9coli\u00e8re. Je m\u2019amuse \u00e0 n\u2019y rien nommer\nque par le mot technique, et je ris d\u2019avance de l\u2019int\u00e9ressante conversation\nque cela doit fournir entre elle et Gercourt la premi\u00e8re nuit de leur mariage.\nRien n\u2019est plus plaisant que l\u2019ing\u00e9nuit\u00e9 avec laquelle elle se sert d\u00e9j\u00e0 du\npeu qu\u2019elle sait de cette langue ! elle n\u2019imagine pas qu\u2019on puisse parler\nautrement. Cet enfant est r\u00e9ellement s\u00e9duisant. Ce contraste de la candeur\nna\u00efve avec le langage de l\u2019effronterie, ne laisse pas de faire de l\u2019effet ; et, je\nne sais pourquoi, il n\u2019y a plus que les choses bizarres qui me plaisent.\nPeut-\u00eatre je me livre trop \u00e0 celle-ci, puisque j\u2019y compromets mon temps\net ma sant\u00e9 ; mais j\u2019esp\u00e8re que ma feinte maladie, outre qu\u2019elle me sauvera\nl\u2019ennui du salon, pourra m\u2019\u00eatre encore de quelque utilit\u00e9 aupr\u00e8s de l\u2019aust\u00e8re\nd\u00e9vote, dont la vertu tigresse s\u2019allie pourtant avec la douce sensibilit\u00e9 !\nJe ne doute pas qu\u2019elle ne soit d\u00e9j\u00e0 instruite de ce grand \u00e9v\u00e8nement et\nj\u2019ai beaucoup d\u2019envie de savoir ce qu\u2019elle en pense ; d\u2019autant plus que\nje parierais bien qu\u2019elle ne manquera pas de s\u2019en attribuer l\u2019honneur. Je\nr\u00e9glerai l\u2019\u00e9tat de ma sant\u00e9 sur l\u2019impression qu\u2019il fera sur elle.\nVous voil\u00e0, ma belle amie, au courant de mes affaires comme moi-m\u00eame.\nJe d\u00e9sire avoir bient\u00f4t des nouvelles plus int\u00e9ressantes \u00e0 vous apprendre, et\nje vous prie de croire que, dans le plaisir que je m\u2019en promets, je compte\npour beaucoup la r\u00e9compense que j\u2019attends de vous.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 11 octobre 17 **.\n197LETTRE CXI\nLe Comte de Gercourt\n\u00e0 Madame de Volanges\nTout para\u00eet, madame, devoir \u00eatre tranquille dans ce pays, et nous\nattendons de jour en jour, la permission de rentrer en France. J\u2019esp\u00e8re que\nvous ne douterez pas que je n\u2019aie toujours le m\u00eame empressement \u00e0 m\u2019y\nrendre et \u00e0 y former les n\u0153uds qui doivent m\u2019unir \u00e0 vous et \u00e0 M lle de\nVolanges. Cependant M. le duc de\u2026, mon cousin, et \u00e0 qui vous savez que\nj\u2019ai tant d\u2019obligations, vient de me faire part de son rappel de Naples. Il me\nmande qu\u2019il compte passer par Rome et voir, dans sa route, la partie d\u2019Italie\nqui lui reste \u00e0 conna\u00eetre. Il m\u2019engage \u00e0 l\u2019accompagner dans ce voyage, qui\nsera environ de six semaines ou deux mois. Je ne vous cache pas qu\u2019il me\nserait agr\u00e9able de profiter de cette occasion, sentant bien qu\u2019une fois mari\u00e9,\nje prendrai difficilement le temps de faire d\u2019autres absences que celles que\nmon service exigera. Peut-\u00eatre aussi serait-il plus convenable d\u2019attendre\nl\u2019hiver pour ce mariage, puisque ce ne peut \u00eatre qu\u2019alors que tous mes\nparents seront rassembl\u00e9s \u00e0 Paris, et nomm\u00e9ment M. le marquis de\u2026, \u00e0 qui\nje dois l\u2019espoir de vous appartenir. Malgr\u00e9 ces consid\u00e9rations, mes projets \u00e0\ncet \u00e9gard seront absolument subordonn\u00e9s aux v\u00f4tres, et pour peu que vous\npr\u00e9f\u00e9riez vos premiers arrangements, je suis pr\u00eat \u00e0 renoncer aux miens. Je\nvous prie seulement de me faire savoir le plus t\u00f4t possible vos intentions \u00e0\nce sujet. J\u2019attendrai votre r\u00e9ponse ici et elle seule r\u00e9glera ma conduite.\nJe suis avec respect, madame, et avec tous les sentiments qui conviennent\n\u00e0 un fils, votre tr\u00e8s humble, etc.\nLe comte De Gercourt.\nBastia, ce 10 octobre 17 **.\nLETTRE CXII\nMadame de Rosemonde \u00e0 la Pr\u00e9sidente\nde Tourvel (Dict\u00e9e seulement)\nJe ne re\u00e7ois qu\u2019\u00e0 l\u2019instant m\u00eame, ma ch\u00e8re belle, votre lettre du II, et\nles doux reproches qu\u2019elle contient. Convenez que vous aviez bien envie\nde m\u2019en faire davantage, et que si vous ne vous \u00e9tiez pas ressouvenue\nque vous \u00e9tiez ma fille, vous m\u2019auriez r\u00e9ellement grond\u00e9e. Vous auriez\n\u00e9t\u00e9 pourtant bien injuste ! C\u2019\u00e9tait le d\u00e9sir et l\u2019espoir de pouvoir vous\nr\u00e9pondre moi-m\u00eame qui me faisaient diff\u00e9rer chaque jour, et vous voyez\nencore qu\u2019aujourd\u2019hui je suis oblig\u00e9e d\u2019emprunter la main de ma femme de\n198chambre. Mon malheureux rhumatisme m\u2019a repris, il s\u2019est nich\u00e9 cette fois\nsur le bras droit, et je suis absolument manchote. Voil\u00e0 ce que c\u2019est, jeune\net fra\u00eeche comme vous \u00eates, d\u2019avoir une si vieille amie ! on souffre de ses\nincommodit\u00e9s.\nAussit\u00f4t que mes douleurs me donneront un peu de rel\u00e2che, je me\npromets bien de causer longuement avec vous. En attendant, sachez\nseulement que j\u2019ai re\u00e7u vos deux lettres ; qu\u2019elles auraient redoubl\u00e9, s\u2019il \u00e9tait\npossible, ma tendre amiti\u00e9 pour vous, et que je ne cesserai jamais de prendre\npart, bien vivement, \u00e0 tout ce qui vous int\u00e9resse.\nMon neveu est aussi un peu indispos\u00e9, mais sans aucun danger et sans\nqu\u2019il faille en prendre aucune inqui\u00e9tude ; c\u2019est une incommodit\u00e9 l\u00e9g\u00e8re\nqui, \u00e0 ce qu\u2019il me semble, affecte plus son humeur que sa sant\u00e9. Nous ne\nle voyons presque plus.\nSa retraite et votre d\u00e9part ne rendent pas notre petit cercle plus gai. La\npetite Volanges, surtout, vous trouve furieusement \u00e0 dire et b\u00e2ille, tant que\nla journ\u00e9e dure, \u00e0 avaler ses poings. Particuli\u00e8rement depuis quelques jours,\nelle nous fait l\u2019honneur de s\u2019endormir profond\u00e9ment toutes les apr\u00e8s-d\u00een\u00e9es.\nAdieu, ma ch\u00e8re belle, je suis toujours votre bien bonne amie, votre\nmaman, votre s\u0153ur m\u00eame, si mon grand \u00e2ge me permettait ce titre. Enfin je\nvous suis attach\u00e9e par tous les plus tendres sentiments.\nSign\u00e9 : Ad\u00e9la\u00efde pour M me De Rosemonde.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 14 octobre 17 **.\nLETTRE CXIII\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nJe crois devoir vous pr\u00e9venir, vicomte, qu\u2019on commence \u00e0 s\u2019occuper de\nvous \u00e0 Paris, qu\u2019on y remarque votre absence et que d\u00e9j\u00e0 on en devine la\ncause. J\u2019\u00e9tais hier, \u00e0 un souper fort nombreux ; il y fut dit positivement\nque vous \u00e9tiez retenu au village par un amour romanesque et malheureux ;\naussit\u00f4t la joie se peignit sur le visage de tous les envieux de vos succ\u00e8s et\nde toutes les femmes que vous avez n\u00e9glig\u00e9es. Si vous m\u2019en croyez, vous\nne laisserez pas prendre consistance \u00e0 ces bruits dangereux et vous viendrez\nsur-le-champ les d\u00e9truire par votre pr\u00e9sence.\nSongez que si une fois vous laissez perdre l\u2019id\u00e9e qu\u2019on ne vous r\u00e9siste\npas, vous \u00e9prouverez bient\u00f4t qu\u2019on vous r\u00e9sistera en effet plus facilement,\nque vos rivaux vont aussi perdre de leur respect pour vous et oser vous\ncombattre, car lequel d\u2019entre eux ne se croit pas plus fort que la vertu ?\nSongez surtout que dans la multitude des femmes que vous avez affich\u00e9es,\n199toutes celles que vous n\u2019avez pas eues vont tenter de d\u00e9tromper le public,\ntandis que les autres s\u2019efforceront de l\u2019abuser. Enfin, il faut vous attendre\n\u00e0 \u00eatre appr\u00e9ci\u00e9 peut-\u00eatre autant au-dessous de votre valeur que vous l\u2019avez\n\u00e9t\u00e9 au-dessus jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent.\nRevenez donc, vicomte, et ne sacrifiez pas votre r\u00e9putation \u00e0 un caprice\npu\u00e9ril. Vous avez fait tout ce que nous voulions de la petite Volanges, et,\npour votre pr\u00e9sidente, ce ne sera pas apparemment en restant \u00e0 dix lieues\nd\u2019elle que vous vous en passerez la fantaisie. Croyez-vous qu\u2019elle ira vous\nchercher ? Peut-\u00eatre ne songe-t-elle d\u00e9j\u00e0 plus \u00e0 vous ou ne s\u2019en occupe-t-elle\nencore que pour se f\u00e9liciter de vous avoir humili\u00e9. Au moins ici, pourrez-\nvous trouver quelque occasion de repara\u00eetre avec \u00e9clat, et vous en avez\nbesoin ; et quand vous vous obstineriez \u00e0 votre ridicule aventure, je ne vois\npas que votre retour y puisse rien\u2026, au contraire.\nEn effet, si votre pr\u00e9sidente vous adore, comme vous me l\u2019avez tant dit\net si peu prouv\u00e9, son unique consolation, son seul plaisir, doivent \u00eatre \u00e0\npr\u00e9sent de parler de vous et de savoir ce que vous faites, ce que vous dites, ce\nque vous pensez et jusqu\u2019\u00e0 la moindre des choses qui vous int\u00e9ressent. Ces\nmis\u00e8res-l\u00e0 prennent du prix en raison des privations qu\u2019on \u00e9prouve. Ce sont\nles miettes de pain tombantes de la table du riche : celui-ci les d\u00e9daigne, mais\nle pauvre les recueille avidement et s\u2019en nourrit. Or, la pauvre pr\u00e9sidente\nre\u00e7oit \u00e0 pr\u00e9sent toutes ces miettes-l\u00e0, et plus elle en aura, moins elle sera\npress\u00e9e de se livrer \u00e0 l\u2019app\u00e9tit du reste.\nDe plus, depuis que vous connaissez sa confidente vous ne doutez pas\nque chaque lettre d\u2019elle ne contienne au moins un petit sermon, et tout ce\nqu\u2019elle croit propre \u00e0 corroborer sa sagesse et fortifier sa vertu . Pourquoi\ndonc laisser \u00e0 l\u2019une des ressources pour se d\u00e9fendre et \u00e0 l\u2019autre pour vous\nnuire ?\nCe n\u2019est pas que je sois du tout de votre avis sur la perte que vous croyez\navoir faite au changement de confidente. D\u2019abord, M me de Volanges vous\nhait, et la haine est toujours plus clairvoyante et plus ing\u00e9nieuse que l\u2019amiti\u00e9.\nToute la vertu de votre vieille tante ne l\u2019engagera pas \u00e0 m\u00e9dire un seul instant\nde son cher neveu, car la vertu a aussi ses faiblesses. Ensuite vos craintes\nportent sur une remarque absolument fausse.\nIl n\u2019est pas vrai que plus les femmes vieillissent et plus elles deviennent\nr\u00eaches et s\u00e9v\u00e8res. C\u2019est de quarante \u00e0 cinquante ans que le d\u00e9sespoir de\nvoir leur figure se fl\u00e9trir, la rage de se sentir oblig\u00e9es d\u2019abandonner des\npr\u00e9tentions et des plaisirs auxquels elles tiennent encore, rendent presque\ntoutes les femmes b\u00e9gueules et acari\u00e2tres. Il leur faut ce long intervalle pour\nfaire en entier ce grand-sacrifice, mais d\u00e8s qu\u2019il est consomm\u00e9, toutes se\npartagent en deux classes.\n200La plus nombreuse, celle de femmes qui n\u2019ont eu pour elles que leur\nfigure et leur jeunesse, tombe dans une imb\u00e9cile apathie et n\u2019en sort\nplus que pour le jeu et pour quelques pratiques de d\u00e9votion ; celle-l\u00e0 est\ntoujours ennuyeuse, souvent grondeuse, quelquefois un peu tracassi\u00e8re,\nmais rarement m\u00e9chante. On ne peut pas dire non plus que ces femmes soient\nou ne soient pas s\u00e9v\u00e8res : sans id\u00e9es et sans existence, elles r\u00e9p\u00e8tent sans le\ncomprendre et indiff\u00e9remment, tout ce qu\u2019elles entendent dire et restent par\nelles-m\u00eames absolument nulles.\nL\u2019autre classe, beaucoup plus rare, mais v\u00e9ritablement pr\u00e9cieuse, est celle\ndes femmes qui, ayant eu un caract\u00e8re et n\u2019ayant pas n\u00e9glig\u00e9 de nourrir leur\nraison, savent se cr\u00e9er une existence quand celle de la nature leur manque\net prennent le parti de mettre \u00e0 leur esprit les parures qu\u2019elles remplacent\navant pour leur figure. Celles-ci ont pour l\u2019ordinaire le jugement tr\u00e8s sain\net l\u2019esprit \u00e0 la fois solide, gai et gracieux. Elles remplacent les charmes\ns\u00e9duisants par l\u2019attachante bont\u00e9 et encore l\u2019enjouement dont le charme\naugmente en proportion de l\u2019\u00e2ge ; c\u2019est ainsi qu\u2019elles parviennent en quelque\nsorte \u00e0 se rapprocher de la jeunesse en s\u2019en faisant aimer. Mais alors, loin\nd\u2019\u00eatre comme vous le dites, r\u00eaches et s\u00e9v\u00e8res, l\u2019habitude de l\u2019indulgence,\nleurs longues r\u00e9flexions sur la faiblesse humaine et surtout les souvenirs de\nleur jeunesse, par lesquels seuls elles tiennent encore \u00e0 la vie, les placeraient\nplut\u00f4t, peut-\u00eatre trop pr\u00e8s de la facilit\u00e9.\nCe que je peux vous dire enfin, c\u2019est qu\u2019ayant toujours recherch\u00e9 les\nvieilles femmes dont j\u2019ai reconnu de bonne heure l\u2019utilit\u00e9 des suffrages,\nj\u2019ai rencontr\u00e9 plusieurs d\u2019entre elles aupr\u00e8s de qui l\u2019inclination me ramenait\nautant que l\u2019int\u00e9r\u00eat. Je m\u2019arr\u00eate l\u00e0, car \u00e0 pr\u00e9sent que vous vous enflammez\nsi vite et si moralement, j\u2019aurais peur que vous ne devinssiez subitement\namoureux de votre vieille tante, et que vous ne vous enterrassiez avec elle\ndans le tombeau o\u00f9 vous vivez d\u00e9j\u00e0 depuis si longtemps. Je reviens donc.\nMalgr\u00e9 l\u2019enchantement o\u00f9 vous me paraissez \u00eatre de votre petite \u00e9coli\u00e8re,\nje ne peux pas croire qu\u2019elle entre pour quelque chose dans vos projets. Vous\nl\u2019avez prise : \u00e0 la bonne heure ! mais ce ne peut pas \u00eatre l\u00e0 un go\u00fbt. Ce n\u2019est\nm\u00eame pas, \u00e0 vrai dire, une enti\u00e8re jouissance ; vous ne poss\u00e9dez absolument\nque sa personne. Je ne parle pas de son c\u0153ur, dont je me doute bien que vous\nne vous souciez gu\u00e8re, mais vous n\u2019occupez seulement pas sa t\u00eate. Je ne sais\npas si vous vous en \u00eates aper\u00e7u, mais moi j\u2019en ai la preuve dans la derni\u00e8re\nlettre qu\u2019elle m\u2019a \u00e9crite ; je vous l\u2019envoie pour que vous en jugiez. Voyez\ndonc que quand elle parle de vous, c\u2019est toujours M. de Valmont ; que toutes\nses id\u00e9es, m\u00eame celles que vous lui faites na\u00eetre, n\u2019aboutissent jamais qu\u2019\u00e0\nDanceny ; et lui, elle ne l\u2019appelle pas monsieur, c\u2019est bien toujours Danceny\nseulement. Par l\u00e0, elle le distingue de tous les autres et m\u00eame en se livrant\n\u00e0 vous, elle ne se familiarise qu\u2019avec lui. Si une telle conqu\u00eate vous para\u00eet\n201s\u00e9duisante, si les plaisirs qu\u2019elle donne vous attachent, assur\u00e9ment vous \u00eates\nmodeste et peu difficile. Que vous la gardiez, j\u2019y consens ; cela entre m\u00eame\ndans mes projets. Mais il me semble que cela ne vaut pas de se d\u00e9ranger\nun quart d\u2019heure ; il faudrait aussi avoir quelque empire et ne lui permettre,\npar exemple, de se rapprocher de Danceny qu\u2019apr\u00e8s le lui avoir fait un peu\nplus oublier.\nAvant de cesser de m\u2019occuper de vous pour venir \u00e0 moi, je veux encore\nvous dire que ce moyen de maladie que vous m\u2019annoncez vouloir prendre\nest bien connu et bien us\u00e9. En v\u00e9rit\u00e9, vicomte, vous n\u2019\u00eates pas inventif ! Moi,\nje me r\u00e9p\u00e8te quelquefois, comme vous allez voir, mais je t\u00e2che de me sauver\npar les d\u00e9tails et surtout le succ\u00e8s me justifie. Je vais encore en tenter un et\ncourir une nouvelle aventure. Je conviens qu\u2019elle n\u2019aura pas le m\u00e9rite de la\ndifficult\u00e9, mais au moins sera-ce une distraction et je m\u2019ennuie \u00e0 p\u00e9rir.\nJe ne sais pourquoi, depuis l\u2019aventure de Pr\u00e9van, Belleroche m\u2019est\ndevenu insupportable. Il a tellement redoubl\u00e9 d\u2019attention, de tendresse, de\nv\u00e9n\u00e9ration, que je n\u2019y peux plus tenir. Sa col\u00e8re, dans le premier moment,\nm\u2019avait paru plaisante ; il a pourtant bien fallu la calmer, car c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 me\ncompromettre que de le laisser faire : et il n\u2019y avait pas moyen de lui faire\nentendre raison. J\u2019ai donc pris le parti de lui montrer plus d\u2019amour pour\nen venir \u00e0 bout plus facilement : mais lui a pris cela au s\u00e9rieux ; et depuis\nce temps il m\u2019exc\u00e8de par son enchantement \u00e9ternel. Je remarque surtout\nl\u2019insultante confiance qu\u2019il prend en moi et la s\u00e9curit\u00e9 avec laquelle il me\nregarde comme \u00e0 lui pour toujours. J\u2019en suis vraiment humili\u00e9e. Il me prise\ndonc bien peu, s\u2019il croit valoir assez pour me fixer. Ne me disait-il pas\nderni\u00e8rement que je n\u2019aurais jamais aim\u00e9 un autre que lui ? Oh ! pour le\ncoup, j\u2019ai eu besoin de toute ma prudence, pour ne pas le d\u00e9tromper sur-\nle-champ, en lui disant ce qui en \u00e9tait. Voil\u00e0, certes, un plaisant monsieur,\npour avoir un droit exclusif ! Je conviens qu\u2019il est bien fait et d\u2019une assez\nbelle figure : mais, \u00e0 tout prendre, ce n\u2019est au fait qu\u2019un man\u0153uvre d\u2019amour.\nEnfin le moment est venu, il faut nous s\u00e9parer.\nJ\u2019essaie d\u00e9j\u00e0 depuis quinze jours, et j\u2019ai employ\u00e9 tour \u00e0 tour, la froideur,\nle caprice, l\u2019humeur, les querelles ; mais le tenace personnage ne quitte pas\nprise ainsi : il faut donc prendre un parti plus violent, en cons\u00e9quence je\nl\u2019emm\u00e8ne \u00e0 ma campagne, nous partons apr\u00e8s-demain. Il n\u2019y aura avec nous\nque quelques personnes d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9es et peu clairvoyantes, et nous y aurons\npresque autant de libert\u00e9 que si nous y \u00e9tions seuls. L\u00e0, je le surchargerai\n\u00e0 tel point d\u2019amour et de caresses, nous y vivrons si bien l\u2019un pour l\u2019autre\nuniquement, que je parie bien qu\u2019il d\u00e9sirera plus que moi la fin de ce voyage,\ndont il se fait un si grand bonheur ; et s\u2019il n\u2019en revient pas plus ennuy\u00e9 de moi\nque je ne le suis de lui, dites, j\u2019y consens, que je n\u2019en sais pas plus que vous.\n202Le pr\u00e9texte de cette esp\u00e8ce de retraite est de m\u2019occuper s\u00e9rieusement de\nmon grand proc\u00e8s, qui, en effet se jugera enfin au commencement de l\u2019hiver.\nJ\u2019en suis bien aise ; car il est vraiment d\u00e9sagr\u00e9able d\u2019avoir ainsi toute sa\nfortune en l\u2019air. Ce n\u2019est pas que je sois inqui\u00e8te de l\u2019\u00e9v\u00e8nement ; d\u2019abord\nj\u2019ai raison, tous mes avocats me l\u2019assurent ; et quand je ne l\u2019aurais pas, je\nserais donc bien maladroite si je ne savais pas gagner un proc\u00e8s, o\u00f9 je n\u2019ai\npour adversaires que des mineurs encore en bas \u00e2ge et leur vieux tuteur !\nComme il ne faut pourtant rien n\u00e9gliger dans une affaire si importante,\nj\u2019aurai effectivement avec moi deux avocats. Ce voyage ne vous para\u00eet-il\npas gai ? cependant s\u2019il me fait gagner mon proc\u00e8s et perdre Belleroche, je\nne regretterai pas mon temps.\n\u00c0 pr\u00e9sent, vicomte, devinez le successeur ; je vous le donne en cent. Mais\nbon ! ne sais-je pas que vous ne devinez jamais rien ? eh bien, c\u2019est Danceny.\nVous \u00eates \u00e9tonn\u00e9, n\u2019est-ce pas ? car enfin je ne suis pas encore r\u00e9duite \u00e0\nl\u2019\u00e9ducation des enfants ! Mais celui-ci m\u00e9rite d\u2019\u00eatre except\u00e9 ; il n\u2019a que les\ngr\u00e2ces de la jeunesse et non la frivolit\u00e9. Sa grande r\u00e9serve dans le cercle\nest tr\u00e8s propre \u00e0 \u00e9loigner tous les soup\u00e7ons, et on ne l\u2019en trouve que plus\naimable quand il se livre dans le t\u00eate-\u00e0-t\u00eate. Ce n\u2019est pas que j\u2019en aie d\u00e9j\u00e0 eu\navec lui pour mon compte, je ne suis encore que sa confidente ; mais sous ce\nvoile de l\u2019amiti\u00e9 je crois lui voir un go\u00fbt tr\u00e8s vif pour moi, et je sens que j\u2019en\nprends beaucoup pour lui. Ce serait bien dommage que tant d\u2019esprit et de\nd\u00e9licatesse allassent se sacrifier et s\u2019abrutir aupr\u00e8s de cette petite imb\u00e9cile\nde Volanges ! J\u2019esp\u00e8re qu\u2019il se trompe en croyant l\u2019aimer : elle est si loin de\nle m\u00e9riter ! Ce n\u2019est pas que je sois jalouse d\u2019elle ; mais c\u2019est que ce serait\nun meurtre, et je veux en sauver Danceny. Je vous prie donc, vicomte, de\nmettre vos soins \u00e0 ce qu\u2019il ne puisse se rapprocher de sa C\u00e9cile (comme il\na encore la mauvaise habitude de la nommer). Un premier go\u00fbt a toujours\nplus d\u2019empire qu\u2019on ne croit, et je ne serais s\u00fbre de rien s\u2019il la revoyait \u00e0\npr\u00e9sent, surtout pendant mon absence. \u00c0 mon retour je me charge de tout\net j\u2019en r\u00e9ponds.\nJ\u2019ai bien song\u00e9 \u00e0 emmener le jeune homme avec moi : mais j\u2019en ai fait le\nsacrifice \u00e0 ma prudence ordinaire ; et puis, j\u2019aurais craint qu\u2019il ne s\u2019aper\u00e7\u00fbt\nde quelque chose entre Belleroche et moi, et je serais au d\u00e9sespoir qu\u2019il e\u00fbt la\nmoindre id\u00e9e de ce qui se passe. Je veux au moins m\u2019offrir \u00e0 son imagination\npure et sans tache ; telle enfin qu\u2019il faudrait \u00eatre pour \u00eatre vraiment digne\nde lui.\nParis, ce 15 octobre 17 **.\n203LETTRE CXIV\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Rosemonde\nMa ch\u00e8re amie, je c\u00e8de \u00e0 ma vive inqui\u00e9tude et, sans savoir si vous serez\nen \u00e9tat de r\u00e9pondre, je ne puis m\u2019emp\u00eacher de vous interroger. L\u2019\u00e9tat de\nM. de Valmont que vous me dites sans danger, ne me laisse pas autant de\ns\u00e9curit\u00e9 que vous paraissez en avoir. Il n\u2019est pas rare que la m\u00e9lancolie\net le d\u00e9go\u00fbt du monde soient des sympt\u00f4mes avant-coureurs de quelque\nmaladie grave ; les souffrances du corps, comme celles de l\u2019esprit, font\nd\u00e9sirer la solitude ; et souvent on reproche de l\u2019humeur \u00e0 celui dont on\ndevrait seulement plaindre les maux.\nIl me semble qu\u2019il devrait au moins consulter quelqu\u2019un. Comment,\n\u00e9tant malade vous-m\u00eame, n\u2019avez-vous pas un m\u00e9decin aupr\u00e8s de vous ? Le\nmien que j\u2019ai vu ce matin, et que je ne vous cache pas que j\u2019ai consult\u00e9\nindirectement, est d\u2019avis que, dans les personnes naturellement actives, cette\nesp\u00e8ce d\u2019apathie subite n\u2019est jamais \u00e0 n\u00e9gliger ; et, comme il me disait\nencore, les maladies ne c\u00e8dent plus au traitement, quand elles n\u2019ont pas \u00e9t\u00e9\nprises \u00e0 temps. Pourquoi faire courir ce risque \u00e0 quelqu\u2019un qui vous est cher ?\nCe qui redouble mon inqui\u00e9tude, c\u2019est que, depuis quatre jours je ne\nre\u00e7ois plus de nouvelles de lui. Mon Dieu ! ne me trompez-vous point sur son\n\u00e9tat ? Pourquoi aurait-il cess\u00e9 de m\u2019\u00e9crire tout \u00e0 coup ? Si c\u2019\u00e9tait seulement\nl\u2019effet de mon obstination \u00e0 lui renvoyer ses lettres, je crois qu\u2019il aurait\npris ce parti plus t\u00f4t. Enfin, sans croire aux pressentiments, je suis depuis\nquelques jours d\u2019une tristesse qui m\u2019effraie. Ah ! peut-\u00eatre suis-je \u00e0 la veille\ndu plus grand des malheurs !\nVous ne sauriez croire, et j\u2019ai honte de vous dire combien je suis pein\u00e9e\nde ne plus recevoir ces m\u00eames lettres, que pourtant je refuserais encore de\nlire. J\u2019\u00e9tais s\u00fbre au moins qu\u2019il s\u2019\u00e9tait occup\u00e9 de moi ! et je voyais quelque\nchose qui venait de lui. Je ne les ouvrais pas ces lettres, mais je pleurais en\nles regardant : mes larmes \u00e9taient plus douces et plus faciles ; et celles-l\u00e0\nseules dissipaient en partie l\u2019oppression habituelle que j\u2019\u00e9prouve depuis mon\nretour. Je vous en conjure, mon indulgente amie, \u00e9crivez-moi vous-m\u00eame\naussit\u00f4t que vous le pourrez, et, en attendant, faites-moi donner chaque jour\nde vos nouvelles et des siennes.\nJe m\u2019aper\u00e7ois qu\u2019\u00e0 peine je vous ai dit un mot pour vous, mais vous\nconnaissez mes sentiments, mon attachement sans r\u00e9serve, ma tendre\nreconnaissance pour votre sensible amiti\u00e9 ; vous pardonnerez au trouble o\u00f9\nje suis, \u00e0 mes peines mortelles, au tourment affreux d\u2019avoir \u00e0 redouter des\nmaux dont peut-\u00eatre je suis la cause. Grand Dieu ! cette id\u00e9e d\u00e9sesp\u00e9rante\n204me poursuit et d\u00e9chire mon c\u0153ur ; ce malheur me manquait, et je sens que\nje suis n\u00e9e pour les \u00e9prouver tous.\nAdieu, ma ch\u00e8re amie ; aimez-moi, plaignez-moi. Aurai-je une lettre de\nvous aujourd\u2019hui ?\nParis, ce 16 octobre 17 **.\nLETTRE CXV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nC\u2019est une chose inconcevable ma belle amie, comme aussit\u00f4t qu\u2019on\ns\u2019\u00e9loigne on cesse facilement de s\u2019entendre. Tant que j\u2019\u00e9tais aupr\u00e8s de vous,\nnous n\u2019avions jamais qu\u2019un m\u00eame sentiment, une m\u00eame fa\u00e7on de voir ; et\nparce que, depuis pr\u00e8s de trois mois je ne vous vois plus, nous ne sommes\nplus de m\u00eame avis sur rien. Qui de nous deux a tort ? s\u00fbrement vous\nn\u2019h\u00e9siteriez pas sur la r\u00e9ponse : mais moi plus sage, ou plus poli je ne d\u00e9cide\npas. Je vais seulement r\u00e9pondre \u00e0 votre lettre et continuer de vous exposer\nma conduite.\nD\u2019abord, je vous remercie de l\u2019avis que vous me donnez des bruits qui\ncourent sur mon compte ; mais je ne m\u2019en inqui\u00e8te pas encore : je me crois\ns\u00fbr d\u2019avoir bient\u00f4t de quoi les faire cesser. Soyez tranquille, je ne repara\u00eetrai\ndans le monde que plus c\u00e9l\u00e8bre que jamais, et toujours plus digne de vous.\nJ\u2019esp\u00e8re qu\u2019on me comptera m\u00eame pour quelque chose l\u2019aventure de la\npetite Volanges, dont vous paraissez faire si peu de cas : comme si ce n\u2019\u00e9tait\nrien que d\u2019enlever en une soir\u00e9e, une jeune fille \u00e0 son amant aim\u00e9, d\u2019en user\nensuite tant qu\u2019on le veut et absolument comme de son bien, et sans plus\nd\u2019embarras d\u2019en obtenir ce qu\u2019on n\u2019ose pas m\u00eame exiger de toutes les filles\ndont c\u2019est le m\u00e9tier ; et cela sans la d\u00e9ranger en rien de son tendre amour ;\nsans la rendre inconstante, pas m\u00eame infid\u00e8le : car, en effet je n\u2019occupe\nseulement pas sa t\u00eate ! en sorte qu\u2019apr\u00e8s ma fantaisie pass\u00e9e, je la remettrai\nentre les bras de son amant, pour ainsi dire sans qu\u2019elle se soit aper\u00e7ue de\nrien. Est-ce donc l\u00e0 une marche si ordinaire ? et puis croyez-moi, une fois\nsortie de mes mains, les principes que je lui donne ne s\u2019en d\u00e9velopperont pas\nmoins ; et je pr\u00e9dis que la timide \u00e9coli\u00e8re prendra bient\u00f4t un essor propre\n\u00e0 faire honneur \u00e0 son ma\u00eetre.\nSi pourtant on aime mieux le genre h\u00e9ro\u00efque, je montrerai la pr\u00e9sidente,\nce mod\u00e8le cit\u00e9 de toutes les vertus, respect\u00e9e m\u00eame de nos plus libertins,\ntelle enfin qu\u2019on avait perdu jusqu\u2019\u00e0 l\u2019id\u00e9e de l\u2019attaquer, je la montrerai, dis-\nje, oubliant ses devoirs et sa vertu, sacrifiant sa r\u00e9putation et deux ans de\nsagesse pour courir apr\u00e8s le bonheur de me plaire, pour s\u2019enivrer de celui\n205de m\u2019aimer, se trouvant suffisamment d\u00e9dommag\u00e9e de tant de sacrifices\npar un mot, par un regard qu\u2019encore elle n\u2019obtiendra pas toujours. Je ferai\nplus, je la quitterai, et je ne connais pas cette femme, ou je n\u2019aurai point de\nsuccesseur. Elle r\u00e9sistera au besoin de consolation, \u00e0 l\u2019habitude du plaisir,\nau d\u00e9sir m\u00eame de la vengeance. Enfin elle n\u2019aura exist\u00e9 que pour moi, et\nque sa carri\u00e8re soit plus ou moins longue, j\u2019en aurai seul ouvert et ferm\u00e9 la\nbarri\u00e8re. Une fois parvenu \u00e0 ce triomphe, je dirai \u00e0 mes rivaux : \u00ab Voyez\nmon ouvrage et cherchez-en dans le si\u00e8cle un second exemple ! \u00bb\nVous allez me demander aujourd\u2019hui d\u2019o\u00f9 vient cet exc\u00e8s de confiance ?\nC\u2019est que depuis huit jours, je suis dans la confidence de ma belle ; elle ne\nme dit pas ses secrets, mais je les surprends. Deux lettres d\u2019elle \u00e0 M me de\nRosemonde m\u2019ont suffisamment instruit, et je ne lirai plus les autres que par\ncuriosit\u00e9. Je n\u2019ai absolument besoin pour r\u00e9ussir, que de m\u2019approcher d\u2019elle,\net mes moyens sont trouv\u00e9s. Je vais incessamment les mettre en usage.\nVous-\u00eates curieuse, je crois ?\u2026 Mais non, pour vous punir de ne pas\ncroire \u00e0 mes intentions, vous ne les saurez pas. Tout de bon, vous m\u00e9riteriez\nque je vous retirasse ma confiance, au moins pour cette aventure ; en effet,\nsans le doux prix attach\u00e9 par vous \u00e0 ce succ\u00e8s, je ne vous en parlerais\nplus. Vous voyez que je suis f\u00e2ch\u00e9. Cependant, dans l\u2019espoir que vous vous\ncorrigerez, je veux bien m\u2019en tenir \u00e0 cette punition l\u00e9g\u00e8re, et revenant \u00e0\nl\u2019indulgence, j\u2019oublie un moment mes grands projets, pour raisonner des\nv\u00f4tres avec vous.\nVous voil\u00e0 donc \u00e0 la campagne, ennuyeuse comme le sentiment et triste\ncomme la fid\u00e9lit\u00e9 ! Et ce pauvre Belleroche ! vous ne vous contentez pas\nde lui faire boire l\u2019eau d\u2019oubli, vous lui en donnez la question ! Comment\ns\u2019en trouve-t-il ? supporte-t-il bien les naus\u00e9es de l\u2019amour ? Je voudrais pour\nbeaucoup qu\u2019il ne vous en dev\u00eent que plus attach\u00e9 ; je suis curieux de voir\nquel rem\u00e8de plus efficace vous parviendriez \u00e0 employer. Je vous plains en\nv\u00e9rit\u00e9, d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9e de recourir \u00e0 celui-l\u00e0. Je n\u2019ai fait qu\u2019une fois dans\nma vie l\u2019amour par proc\u00e9d\u00e9. J\u2019avais certainement un grand motif, puisque\nc\u2019\u00e9tait \u00e0 la comtesse de\u2026, et vingt fois entre ses bras, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 tent\u00e9 de lui\ndire : \u00ab Madame, je renonce \u00e0 la place que je sollicite et permettez-moi de\nquitter celle que j\u2019occupe. \u00bb Aussi, de toutes les femmes que j\u2019ai eues, c\u2019est\nla seule dont j\u2019ai vraiment plaisir \u00e0 dire du mal.\nPour votre motif \u00e0 vous, je le trouve \u00e0 vrai dire, d\u2019un ridicule rare ; et\nvous aviez raison de croire que je ne deviendrais pas le successeur. Quoi !\nc\u2019est pour Danceny que vous vous donnez toute cette peine-l\u00e0 ? Eh ! ma\nch\u00e8re amie, laissez-le adorer sa vertueuse C\u00e9cile et ne vous compromettez\npas dans ces jeux d\u2019enfants. Laissez les \u00e9coliers se former aupr\u00e8s des bonnes\nou jouer avec les pensionnaires \u00e0 de petits jeux innocents. Comment allez-\nvous vous charger d\u2019un novice qui ne saura ni vous prendre, ni vous quitter,\n206et avec qui il vous faudra tout faire ? Je vous le dis s\u00e9rieusement, je\nd\u00e9sapprouve ce choix et quelque secret qu\u2019il rest\u00e2t, il vous humilierait au\nmoins \u00e0 mes yeux et dans votre conscience.\nVous prenez, dites-vous, beaucoup de go\u00fbt pour lui : allons donc, vous\nvous trompez s\u00fbrement, et je crois m\u00eame avoir trouv\u00e9 la cause de votre\nerreur. Ce beau d\u00e9go\u00fbt de Belleroche vous est venu dans un temps de disette,\net Paris ne vous offrant pas le choix, vos id\u00e9es toujours trop vives, se sont\nport\u00e9es sur le premier objet que vous avez rencontr\u00e9. Mais songez qu\u2019\u00e0 votre\nretour vous pourrez choisir entre mille, et si enfin vous redoutez l\u2019inaction\ndans laquelle vous risquez de tomber en diff\u00e9rant, je m\u2019offre \u00e0 vous pour\namuser vos loisirs.\nD\u2019ici \u00e0 votre arriv\u00e9e, mes grandes affaires seront termin\u00e9es de mani\u00e8re\nou d\u2019autre, et s\u00fbrement, ni la petite Volanges, ni la pr\u00e9sidente elle-m\u00eame\nne m\u2019occuperont pas assez alors pour que je ne sois pas \u00e0 vous autant que\nvous le d\u00e9sirez. Peut-\u00eatre m\u00eame d\u2019ici l\u00e0, aurai-je d\u00e9j\u00e0 remis la petite fille\naux mains de son discret amant. Sans convenir, quoique vous en disiez, que\nce ne soit pas une jouissance attachante, comme j\u2019ai le projet qu\u2019elle garde\nde moi toute sa vie une id\u00e9e sup\u00e9rieure \u00e0 celle de tous les autres hommes,\nje me suis mis avec elle, sur un ton que je ne pourrais soutenir longtemps\nsans alt\u00e9rer ma sant\u00e9, et, d\u00e8s ce moment, je ne tiens plus \u00e0 elle que par le\nsoin qu\u2019on doit aux affaires de famille\u2026\nVous ne m\u2019entendez pas ?\u2026 C\u2019est que j\u2019attends une seconde \u00e9poque\npour confirmer mon espoir et m\u2019assurer que j\u2019ai pleinement r\u00e9ussi dans mes\nprojets. Oui, ma belle amie, j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 un premier indice que le mari de mon\n\u00e9coli\u00e8re ne courra pas le risque de mourir sans post\u00e9rit\u00e9, et que le chef de la\nmaison de Gercourt ne sera \u00e0 l\u2019avenir qu\u2019un cadet de celle de Valmont. Mais\nlaissez-moi finir \u00e0 ma fantaisie cette aventure, que je n\u2019ai entreprise qu\u2019\u00e0\nvotre pri\u00e8re. Songez que si vous rendez Danceny inconstant, vous \u00f4tez tout\nle piquant de cette histoire. Consid\u00e9rez enfin que, m\u2019offrant pour repr\u00e9senter\naupr\u00e8s de vous, j\u2019ai ce me semble, quelques droits \u00e0 la pr\u00e9f\u00e9rence.\nJ\u2019y compte si bien que je n\u2019ai pas craint de contrarier vos vues en\nencourant moi-m\u00eame \u00e0 augmenter la tendre passion du discret amoureux,\npour le premier et digne objet de son choix. Ayant donc trouv\u00e9 hier votre\npupille occup\u00e9e \u00e0 lui \u00e9crire et l\u2019ayant d\u00e9rang\u00e9e d\u2019abord de cette douce\noccupation pour une autre plus douce encore, je lui ai demand\u00e9 apr\u00e8s, de\nvoir sa lettre, et comme je l\u2019ai trouv\u00e9e froide et contrainte, je lui ai fait\nsentir que ce n\u2019\u00e9tait pas ainsi qu\u2019elle consolerait son amant, et je l\u2019ai d\u00e9cid\u00e9e\n\u00e0 en \u00e9crire une autre sous ma dict\u00e9e, o\u00f9, en imitant du mieux que j\u2019ai pu\nson petit radotage, j\u2019ai t\u00e2ch\u00e9 de nourrir l\u2019amour du jeune homme par un\nespoir plus certain. La petite personne \u00e9tait, toute ravie, me disait-elle, de se\ntrouver parler si bien ; et dor\u00e9navant je serai charg\u00e9 de la correspondance.\n207Que n\u2019aurai-je pas fait pour ce Danceny ? J\u2019aurai \u00e9t\u00e9 \u00e0 la fois son ami, son\nconfident, son rival et sa ma\u00eetresse ! Encore en ce moment, je lui rends le\nservice de le sauver de vos liens dangereux. Oui, sans doute, dangereux ;\ncar vous poss\u00e9der et vous perdre, c\u2019est acheter un moment de bonheur par\nune \u00e9ternit\u00e9 de regrets.\nAdieu, ma belle amie ; ayez le courage de d\u00e9p\u00eacher Belleroche le plus\nque vous pourrez. Laissez l\u00e0 Danceny et pr\u00e9parez-vous \u00e0 retrouver et \u00e0 me\nrendre les d\u00e9licieux plaisirs de notre premi\u00e8re liaison.\nP.-S. \u2013 Je vous fais compliment sur le jugement prochain du grand proc\u00e8s.\nJe serai fort aise que cet heureux \u00e9v\u00e8nement arrive sous mon r\u00e8gne.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 19 octobre 17 **.\nLETTRE CXVI\nLe Chevalier Danceny \u00e0 C\u00e9cile Volanges\nMme de Merteuil est partie ce matin pour la campagne ; ainsi, ma\ncharmante C\u00e9cile, me voil\u00e0 priv\u00e9 du seul plaisir qui me restait en votre\nabsence, celui de parler de vous \u00e0 votre amie et \u00e0 la mienne. Depuis quelque\ntemps, elle m\u2019a permis de lui donner ce titre, et j\u2019en ai profit\u00e9 avec d\u2019autant\nplus d\u2019empressement qu\u2019il me semblait par l\u00e0, me rapprocher de vous\ndavantage. Mon Dieu ! que cette femme est aimable ! et quel charme flatteur\nelle sait donner \u00e0 l\u2019amiti\u00e9 ! Il semble que ce doux sentiment s\u2019embellisse\net se fortifie chez elle de tout ce qu\u2019elle refuse \u00e0 l\u2019amour. Si vous saviez\ncomme elle vous aime, comme elle se pla\u00eet \u00e0 m\u2019entendre lui parler de vous !\n\u2026 C\u2019est l\u00e0 sans doute ce qui m\u2019attache autant \u00e0 elle. Quel bonheur de\npouvoir vivre uniquement pour vous deux, de passer sans cesse des d\u00e9lices\nde l\u2019amour aux douceurs de l\u2019amiti\u00e9, d\u2019y consacrer toute mon existence,\nd\u2019\u00eatre en quelque sorte, le point de r\u00e9union de votre attachement r\u00e9ciproque\net de sentir toujours que, m\u2019occupant du bonheur de l\u2019une, je travaillerais\n\u00e9galement \u00e0 celui de l\u2019autre ! Aimez, aimez beaucoup, ma charmante amie,\ncette femme adorable. L\u2019attachement que j\u2019ai pour elle, donnez-y plus de\nprix encore en le partageant. Depuis que j\u2019ai go\u00fbt\u00e9 le charme de l\u2019amiti\u00e9, je\nd\u00e9sire que vous l\u2019\u00e9prouviez \u00e0 votre tour. Les plaisirs que je ne partage pas\navec vous, il me semble n\u2019en jouir qu\u2019\u00e0 moiti\u00e9. Oui ma C\u00e9cile, je voudrais\nentourer votre c\u0153ur de tous les sentiments les plus doux ; que chacun de\nses mouvements vous f\u00eet \u00e9prouver une sensation de bonheur, et je croirais\nencore ne pouvoir jamais vous rendre qu\u2019une partie de la f\u00e9licit\u00e9 que je\ntiendrais de vous.\nPourquoi faut-il que ces projets charmants ne soient qu\u2019une chim\u00e8re de\nmon imagination, et que la r\u00e9alit\u00e9 ne m\u2019offre au contraire que des privations\n208douloureuses et infinies ? L\u2019espoir que vous m\u2019aviez donn\u00e9 de vous voir\n\u00e0 cette campagne, je m\u2019aper\u00e7ois bien qu\u2019il faut y renoncer. Je n\u2019ai plus\nde consolation que celle de me persuader qu\u2019en effet cela ne vous est pas\npossible. Et vous n\u00e9gligez de me le dire, de vous en affliger avec moi ! D\u00e9j\u00e0,\ndeux fois, mes plaintes \u00e0 ce sujet sont rest\u00e9es sans r\u00e9ponse. Ah ! C\u00e9cile !\nC\u00e9cile ! je crois bien que vous m\u2019aimez de toutes les facult\u00e9s de votre \u00e2me,\nmais votre \u00e2me n\u2019est pas br\u00fblante comme la mienne ! Que n\u2019est-ce \u00e0 moi\n\u00e0 lever les obstacles ? Pourquoi ne sont-ce pas mes int\u00e9r\u00eats qu\u2019il me faille\nm\u00e9nager au lieu des v\u00f4tres ? Je saurais bient\u00f4t vous prouver que rien n\u2019est\nimpossible \u00e0 l\u2019amour.\nVous ne me mandez pas non plus quand doit finir cette absence cruelle :\nau moins ici, peut-\u00eatre vous verrais-je. Vos charmants regards ranimeraient\nmon \u00e2me abattue ; leur touchante expression ranimerait mon c\u0153ur, qui,\nquelquefois en a besoin. Pardon, ma C\u00e9cile ; cette crainte n\u2019est pas un\nsoup\u00e7on. Je crois \u00e0 votre amour, \u00e0 votre constance. Ah ! je serais trop\nmalheureux si j\u2019en doutais. Mais tant d\u2019obstacles ! et toujours renouvel\u00e9s !\nMon amie, je suis triste, bien triste. Il semble que ce d\u00e9part de M me de\nMerteuil ait renouvel\u00e9 en moi le sentiment de tous mes malheurs.\nAdieu, ma C\u00e9cile ; adieu, ma bien-aim\u00e9e. Songez que votre amant\ns\u2019afflige et que vous pouvez seule lui rendre le bonheur.\nParis, ce 17 octobre 17 **.\nLETTRE CXVII\nC\u00e9cile Volanges au Chevalier\nDanceny (Dict\u00e9e par Valmont)\nCroyez-vous donc, mon bon ami, que j\u2019aie besoin d\u2019\u00eatre grond\u00e9e pour\n\u00eatre triste, quand je sais que vous vous affligez ? et doutez-vous que je ne\nsouffre autant que vous de toutes vos peines ? Je partage m\u00eame celles que\nje vous cause involontairement, et j\u2019ai, de plus que vous, de voir que vous\nne me rendez pas justice. Oh ! cela n\u2019est pas bien. Je vois bien ce qui vous\nf\u00e2che : c\u2019est que les deux derni\u00e8res fois que vous m\u2019avez demand\u00e9 de venir\nici je ne vous ai pas r\u00e9pondu \u00e0 cela ; mais cette r\u00e9ponse est-elle donc si ais\u00e9e\n\u00e0 faire ? Croyez-vous que je ne sache pas que ce que vous voulez est bien\nmal ? Et pourtant, si j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 tant de peine \u00e0 vous refuser de loin, que serait-\nce donc si vous \u00e9tiez l\u00e0 ? Et puis, pour avoir voulu vous consoler un moment,\nje serais afflig\u00e9e toute ma vie.\nTenez, je n\u2019ai rien de cach\u00e9 pour vous, moi ; voil\u00e0 mes raisons, jugez\nvous-m\u00eame. J\u2019aurais peut-\u00eatre fait ce que vous voulez sans ce que je vous\nai mand\u00e9, que ce M. de Gercourt, qui cause tout notre chagrin, n\u2019arrivera\n209pas encore de sit\u00f4t, et comme depuis quelque temps maman me t\u00e9moigne\nbeaucoup plus d\u2019amiti\u00e9, comme de mon c\u00f4t\u00e9, je la caresse le plus que je\npeux, qui sait ce que je pourrai obtenir d\u2019elle ? Et si nous pouvions \u00eatre\nheureux sans que j\u2019aie rien \u00e0 me reprocher, est-ce que cela ne vaudrait pas\nbien mieux ? Si j\u2019en crois ce qu\u2019on m\u2019a dit souvent, les hommes m\u00eame\nn\u2019aiment plus tant leurs femmes quand elles les ont trop aim\u00e9s avant de\nl\u2019\u00eatre. Cette crainte-l\u00e0 me retient encore plus que tout le reste. Mon ami,\nn\u2019\u00eates-vous pas s\u00fbr de mon c\u0153ur et ne sera-t-il pas toujours temps ?\n\u00c9coutez, je vous promets que si je ne peux pas \u00e9viter le malheur d\u2019\u00e9pouser\nM. de Gercourt, que je hais d\u00e9j\u00e0 tant avant de le conna\u00eetre, rien ne me\nretiendra plus pour \u00eatre \u00e0 vous autant que je pourrai et m\u00eame avant tout.\nComme je ne me soucie d\u2019\u00eatre aim\u00e9e que de vous et que vous verrez bien\nque si je fais mal il n\u2019y aura pas de ma faute, le reste me sera bien \u00e9gal ;\npourvu que vous me promettiez de m\u2019aimer toujours autant que vous faites.\nMais, mon ami, jusque-l\u00e0, laissez-moi continuer comme je fais, et ne me\ndemandez plus une chose que j\u2019ai de bonnes raisons pour ne pas faire et que\npourtant il me f\u00e2che de vous refuser.\nJe voudrais bien aussi que M. de Valmont ne f\u00fbt pas si pressant pour\nvous ; cela ne sert qu\u2019\u00e0 me rendre plus chagrine encore. Oh ! vous avez l\u00e0\nun bon ami, je vous l\u2019assure ! Il fait tout comme vous feriez vous-m\u00eame.\nMais, adieu, mon cher ami ; j\u2019ai commenc\u00e9 bien tard \u00e0 vous \u00e9crire et j\u2019y ai\npass\u00e9 une partie de la nuit. Je vais me coucher et r\u00e9parer le temps perdu. Je\nvous embrasse, mais ne me grondez plus.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 18 octobre 17 **.\nLETTRE CXVIII\nLe Chevalier Danceny \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nSi j\u2019en crois mon almanach, il n\u2019y a, mon adorable amie que deux jours\nque vous \u00eates absente ; mais si j\u2019en crois mon c\u0153ur il y a deux si\u00e8cles. Or,\nje le tiens de vous-m\u00eame, c\u2019est toujours son c\u0153ur qu\u2019il faut croire ; il est\ndonc bien temps que vous reveniez, et toutes vos affaires doivent \u00eatre plus\nque finies. Comment voulez-vous que je m\u2019int\u00e9resse \u00e0 votre proc\u00e8s si, perte\nou gain, j\u2019en dois \u00e9galement payer les frais par l\u2019ennui de votre absence ?\nOh ! que j\u2019aurais envie de quereller ! et qu\u2019il est triste, avec un si beau sujet\nd\u2019avoir de l\u2019humeur, de n\u2019avoir pas le droit d\u2019en montrer !\nN\u2019est-ce pas cependant une v\u00e9ritable infid\u00e9lit\u00e9, une noire trahison, que de\nlaisser votre ami loin de vous apr\u00e8s l\u2019avoir accoutum\u00e9 \u00e0 ne pouvoir plus se\npasser de votre pr\u00e9sence ? Vous aurez beau consulter vos avocats, ils ne vous\n210trouveront pas de justification pour ce mauvais proc\u00e9d\u00e9, et puis ces gens-\nl\u00e0 ne disent que des raisons, et des raisons ne suffisent pas pour r\u00e9pondre\n\u00e0 des sentiments.\nPour moi, vous m\u2019avez tant dit que c\u2019\u00e9tait par raison que vous faisiez ce\nvoyage, que vous m\u2019avez tout \u00e0 fait brouill\u00e9 avec elle. Je ne veux plus du\ntout l\u2019entendre, pas m\u00eame quand elle me dit de vous oublier. Cette raison-\nl\u00e0 est pourtant bien raisonnable, et au fait, cela ne serait pas si difficile que\nvous pourriez le croire. Il suffirait seulement de perdre l\u2019habitude de penser\ntoujours \u00e0 vous, et rien ici, je vous assure, ne vous rappellerait \u00e0 moi.\nNos plus jolies femmes, celles qu\u2019on dit les plus aimables, sont encore\nsi loin de vous qu\u2019elles ne pourraient en donner qu\u2019une bien faible id\u00e9e. Je\ncrois m\u00eame qu\u2019avec des yeux exerc\u00e9s, plus on a cru d\u2019abord qu\u2019elles vous\nressemblaient, plus on y trouve apr\u00e8s de diff\u00e9rence : elles ont beau faire, beau\ny mettre tout ce qu\u2019elles savent, il leur manque toujours d\u2019\u00eatre vous, et c\u2019est\npositivement l\u00e0 qu\u2019est le charme. Malheureusement, quand les journ\u00e9es sont\nsi longues et qu\u2019on est d\u00e9soccup\u00e9, on r\u00eave, on fait des ch\u00e2teaux en Espagne,\non se cr\u00e9e sa chim\u00e8re ; peu \u00e0 peu l\u2019imagination s\u2019exalte : on veut embellir son\nouvrage, on rassemble tout ce qui peut plaire, on arrive enfin \u00e0 la perfection,\net, d\u00e8s qu\u2019on en est l\u00e0, le portrait ram\u00e8ne au mod\u00e8le, et on est tout \u00e9tonn\u00e9\nde voir qu\u2019on n\u2019a fait que songer \u00e0 vous.\nDans ce moment m\u00eame, je suis encore la dupe d\u2019une erreur \u00e0 peu pr\u00e8s\nsemblable. Vous croyez peut-\u00eatre que c\u2019\u00e9tait pour m\u2019occuper de vous que je\nme suis mis \u00e0 vous \u00e9crire ? Point du tout : c\u2019\u00e9tait pour me distraire. J\u2019avais\ncent choses \u00e0 vous dire, dont vous n\u2019\u00e9tiez pas l\u2019objet, qui, comme vous\nsavez, m\u2019int\u00e9ressent bien vivement, et ce sont celles-l\u00e0 pourtant dont j\u2019ai\n\u00e9t\u00e9 distrait. Et depuis quand le charme de l\u2019amiti\u00e9 distrait-il donc de celui\nde l\u2019amour ? Ah ! si j\u2019y regardais de bien pr\u00e8s, peut-\u00eatre aurais-je un petit\nreproche \u00e0 me faire ! Mais, chut ! oublions cette l\u00e9g\u00e8re faute, de peur d\u2019y\nretomber, et que mon amie elle-m\u00eame l\u2019ignore.\nAussi pourquoi n\u2019\u00eates-vous pas l\u00e0 pour me r\u00e9pondre, pour me ramener si\nje m\u2019\u00e9gare, pour me parler de ma C\u00e9cile, pour augmenter s\u2019il est possible,\nle bonheur que je go\u00fbte \u00e0 l\u2019aimer, par l\u2019id\u00e9e si douce que c\u2019est votre amie\nque j\u2019aime ? Oui, je l\u2019avoue, l\u2019amour qu\u2019elle m\u2019inspire m\u2019est devenu plus\npr\u00e9cieux encore, depuis que vous avez bien voulu en recevoir la confidence.\nJ\u2019aime tant \u00e0 vous ouvrir mon c\u0153ur, \u00e0 occuper le v\u00f4tre de mes sentiments,\n\u00e0 les y d\u00e9poser sans r\u00e9serve ! Il me semble que je les ch\u00e9ris davantage \u00e0\nmesure que vous daignez les recueillir, et puis je vous regarde et je me dis :\nC\u2019est en elle qu\u2019est renferm\u00e9 tout mon bonheur.\nJe n\u2019ai rien de nouveau \u00e0 vous apprendre sur ma situation. La derni\u00e8re\nlettre que j\u2019ai re\u00e7u d\u2019elle augmente et assure mon espoir, mais le retarde\nencore. Cependant ses motifs sont si tendres et si honn\u00eates que je ne puis\n211l\u2019en bl\u00e2mer ni m\u2019en plaindre. Peut-\u00eatre n\u2019entendez-vous pas trop bien ce\nque je vous dis l\u00e0, mais pourquoi n\u2019\u00eates-vous pas ici ? Quoiqu\u2019on dise tout\n\u00e0 son amie, on n\u2019ose pas tout \u00e9crire. Les secrets de l\u2019amour, surtout sont si\nd\u00e9licats, qu\u2019on ne peut les laisser aller ainsi sur leur bonne foi. Si quelquefois\non leur permet de sortir, il ne faut pas au moins les perdre de vue ; il faut en\nquelque sorte, les voir entrer dans leur nouvel asile. Ah ! revenez donc, mon\nadorable amie ; vous voyez bien que votre retour est n\u00e9cessaire. Oubliez\nenfin les mille raisons qui vous retiennent o\u00f9 vous \u00eates, ou apprenez-moi \u00e0\nvivre o\u00f9 vous n\u2019\u00eates pas.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nParis, ce 16 octobre 17 **.\nLETTRE CXIX\nMadame de Rosemonde\n\u00e0 la Pr\u00e9sidente de Tourvel\nQuoique je souffre encore beaucoup, ma ch\u00e8re belle, j\u2019essaie de vous\n\u00e9crire moi-m\u00eame, afin de pouvoir vous parler de ce qui vous int\u00e9resse. Mon\nneveu garde toujours sa misanthropie. Il envoie fort r\u00e9guli\u00e8rement savoir de\nmes nouvelles tous les jours ; mais il n\u2019est pas venu une fois s\u2019en informer\nlui-m\u00eame, quoique je l\u2019en ai fait prier : en sorte que je ne le vois pas plus\nque s\u2019il \u00e9tait \u00e0 Paris. Je l\u2019ai pourtant rencontr\u00e9 ce matin, o\u00f9 je ne l\u2019attendais\ngu\u00e8re. C\u2019est dans ma chapelle, ou je suis descendue pour la premi\u00e8re fois\ndepuis ma douloureuse incommodit\u00e9. J\u2019ai appris aujourd\u2019hui que depuis\nquatre jours il y va r\u00e9guli\u00e8rement entendre la messe. Dieu veuille que cela\ndure !\nQuand je suis entr\u00e9e, il est venu \u00e0 moi, et m\u2019a f\u00e9licit\u00e9e fort\naffectueusement sur le meilleur \u00e9tat de ma sant\u00e9. Comme la messe\ncommen\u00e7ait, j\u2019ai abr\u00e9g\u00e9 la conversation, que je comptais bien reprendre\napr\u00e8s ; mais il a disparu avant que j\u2019aie pu le joindre. Je ne vous cacherai\npas que je l\u2019ai trouv\u00e9 un peu chang\u00e9. Mais ma ch\u00e8re belle, ne me faites pas\nrepentir de ma confiance en votre raison, par des inqui\u00e9tudes trop vives ;\net surtout soyez s\u00fbre que j\u2019aimerais encore mieux vous affliger que vous\ntromper.\nSi mon neveu continue \u00e0 me tenir rigueur, je prendrai le parti, aussit\u00f4t\nque je serai mieux, de l\u2019aller voir dans sa chambre, et je t\u00e2cherai de p\u00e9n\u00e9trer\nla cause de cette singuli\u00e8re manie, dans laquelle je crois bien que vous \u00eates\npour quelque chose. Je vous manderai ce que j\u2019aurai appris. Je vous quitte\n212ne pouvant plus remuer les doigts : et puis, si Ad\u00e9la\u00efde savait que j\u2019ai \u00e9crit,\nelle me gronderait toute la soir\u00e9e. Adieu, ma belle.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 20 octobre 17 **.\nLETTRE CXX\nLe Vicomte de Valmont au P\u00e8re Anselme\n(Feuillant du couvent de la rue Saint-Honor\u00e9)\nJe n\u2019ai pas l\u2019honneur d\u2019\u00eatre connu de vous, monsieur, mais je sais la\nconfiance enti\u00e8re qu\u2019a en vous M me la Pr\u00e9sidente de Tourvel, et sais de plus\ncombien cette confiance est dignement plac\u00e9e. Je crois donc pouvoir sans\nindiscr\u00e9tion m\u2019adresser \u00e0 vous pour en obtenir un service bien essentiel,\nvraiment digne de votre saint minist\u00e8re, et o\u00f9 l\u2019int\u00e9r\u00eat de M me de Tourvel\nse trouve joint au mien.\nJ\u2019ai entre les mains des papiers importants qui la concernent, qui ne\npeuvent \u00eatre confi\u00e9s \u00e0 personne, et que je ne dois ni ne veux remettre\nqu\u2019entre ses mains. Je n\u2019ai aucun moyen de l\u2019en instruire, parce que des\nraisons, que peut-\u00eatre vous aurez sues d\u2019elle, mais dont je ne crois pas qu\u2019il\nme soit permis de vous instruire, lui ont fait prendre le parti de refuser\ntoute correspondance avec moi : parti que j\u2019avoue volontiers aujourd\u2019hui,\nne pouvoir bl\u00e2mer, puisqu\u2019elle ne pouvait pr\u00e9voir des \u00e9v\u00e8nements auxquels\nj\u2019\u00e9tais moi-m\u00eame bien loin de m\u2019attendre, et qui n\u2019\u00e9taient possibles qu\u2019\u00e0 la\nforce plus qu\u2019humaine qu\u2019on est forc\u00e9 d\u2019y reconna\u00eetre.\nJe vous prie donc, monsieur, de vouloir bien l\u2019informer de mes nouvelles\nr\u00e9solutions, et de lui demander, pour moi une entrevue particuli\u00e8re o\u00f9 je\npuisse au moins r\u00e9parer, en partie, mes torts par mes excuses ; et, pour\ndernier sacrifice, an\u00e9antir \u00e0 ses yeux les seules traces existantes d\u2019une erreur\nou d\u2019une faute qui m\u2019avait rendu coupable envers elle.\nCe ne sera qu\u2019apr\u00e8s cette expiation pr\u00e9liminaire que j\u2019oserai d\u00e9poser\n\u00e0 vos pieds l\u2019humiliant aveu de mes longs \u00e9garements, et implorer\nvotre m\u00e9diation pour une r\u00e9conciliation bien plus importante encore, et\nmalheureusement plus difficile. Puis-je esp\u00e9rer, monsieur, que vous ne me\nrefuserez pas des soins si n\u00e9cessaires et si pr\u00e9cieux ? et que vous daignerez\nsoutenir ma faiblesse et guider mes pas dans un sentier nouveau, que je\nd\u00e9sire bien ardemment de suivre, mais que j\u2019avoue, en rougissant, ne pas\nconna\u00eetre encore.\nJ\u2019attends votre r\u00e9ponse avec l\u2019impatience du repentir qui d\u00e9sire de\nr\u00e9parer, et je vous prie de me croire, avec autant de reconnaissance que de\nv\u00e9n\u00e9ration,\nVotre tr\u00e8s humble, etc.\n213P.-S. \u2013 Je vous autorise, monsieur, au cas que vous le jugiez convenable,\n\u00e0 communiquer cette lettre en entier \u00e0 M me de Tourvel, que je me ferai toute\nma vie un devoir de respecter, et en qui je ne cesserai jamais d\u2019honorer celle\ndont le Ciel s\u2019est servi pour ramener mon \u00e2me \u00e0 la vertu, par le touchant\nspectacle de la sienne.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 22 octobre 17 **.\nLETTRE CXXI\nLa Marquise de Merteuil\nau Chevalier Danceny\nJ\u2019ai re\u00e7u votre lettre, mon trop jeune ami, mais avant de vous remercier\nil faut que je vous gronde, et je vous pr\u00e9viens que si vous ne vous corrigez\npas, vous n\u2019aurez plus de r\u00e9ponse de moi. Quittez donc, si vous m\u2019en\ncroyez, ce ton de cajolerie, qui n\u2019est plus que du jargon, d\u00e8s qu\u2019il n\u2019est pas\nl\u2019expression de l\u2019amour. Est-ce donc l\u00e0 le style de l\u2019amiti\u00e9 ? non, mon ami,\nchaque sentiment a son langage qui lui convient ; \u00e0 se servir d\u2019un autre,\nc\u2019est d\u00e9guiser la pens\u00e9e qu\u2019on exprime. Je sais bien que nos petites femmes\nn\u2019entendent rien de ce qu\u2019on peut leur dire, s\u2019il n\u2019est traduit, en quelque\nsorte, dans ce jargon d\u2019usage ; mais je croyais m\u00e9riter, je l\u2019avoue, que vous\nme distinguassiez d\u2019elles. Je suis vraiment f\u00e2ch\u00e9e et peut-\u00eatre plus que je ne\ndevrais l\u2019\u00eatre, que vous m\u2019avez si mal jug\u00e9e.\nVous ne trouverez donc dans ma lettre que ce qui manque \u00e0 la v\u00f4tre,\nfranchise et simplesse. Je vous dirai bien, par exemple, que j\u2019aurais grand\nplaisir \u00e0 vous voir et que je suis contrari\u00e9e de n\u2019avoir aupr\u00e8s de moi que des\ngens qui m\u2019ennuient, au lieu de gens qui me plaisent ; mais vous, cette m\u00eame\nphrase, vous la traduirez ainsi : Apprenez-moi \u00e0 vivre o\u00f9 vous n\u2019\u00eates pas ;\nen sorte que quand vous serez, je suppose, aupr\u00e8s de votre ma\u00eetresse, vous\nne sauriez pas y vivre que je n\u2019y sois en tiers. Quelle piti\u00e9 ! et ces femmes,\n\u00e0 qui il manque toujours d\u2019\u00eatre moi, vous trouvez peut-\u00eatre aussi que cela\nmanque \u00e0 votre C\u00e9cile ! voil\u00e0 pourtant o\u00f9 conduit un langage qui, par l\u2019abus\nqu\u2019on en fait aujourd\u2019hui, est encore au-dessous du jargon des compliments,\net ne devient plus qu\u2019un simple protocole auquel on ne croit pas davantage,\nqu\u2019au tr\u00e8s humble serviteur !\nMon ami, quand vous m\u2019\u00e9crivez, que ce soit pour me dire votre fa\u00e7on\nde penser et de sentir, et non pour m\u2019envoyer des phrases que je trouverai\nsans vous, plus ou moins bien dites dans le premier roman du jour. J\u2019esp\u00e8re\nque vous ne vous f\u00e2cherez pas de ce que je vous dis l\u00e0, quand m\u00eame vous\ny verriez un peu d\u2019humeur ; car je ne nie pas d\u2019en avoir : mais pour \u00e9viter\njusqu\u2019\u00e0 l\u2019air du d\u00e9faut que je vous reproche, je ne vous dirai pas que cette\n214humeur est peut-\u00eatre un peu augment\u00e9e par l\u2019\u00e9loignement o\u00f9 je suis de vous.\nIl me semble qu\u2019\u00e0 tout prendre, vous valez mieux qu\u2019un proc\u00e8s et deux\navocats, et peut-\u00eatre m\u00eame encore que l\u2019attentif Belleroche.\nVous voyez qu\u2019au lieu de vous d\u00e9soler de mon absence, vous devriez\nvous en f\u00e9liciter ; car jamais je ne vous avais fait un si beau compliment. Je\ncrois que l\u2019exemple me gagne et que je veux vous dire aussi des cajoleries :\nmais non, j\u2019aime mieux m\u2019en tenir \u00e0 ma franchise ; c\u2019est donc elle seule\nqui vous assure de ma tendre amiti\u00e9 et de l\u2019int\u00e9r\u00eat qu\u2019elle m\u2019inspire. Il est\nfort doux d\u2019avoir un jeune ami dont le c\u0153ur est occup\u00e9 ailleurs. Ce n\u2019est\npas l\u00e0 le syst\u00e8me de toutes les femmes ; mais c\u2019est le mien. Il me semble\nqu\u2019on se livre avec plus de plaisir, \u00e0 un sentiment dont on ne peut rien\navoir \u00e0 craindre : aussi j\u2019ai pass\u00e9 pour vous, d\u2019assez bonne heure peut-\u00eatre,\nau r\u00f4le de confidente. Mais vous choisissez vos ma\u00eetresses si jeunes, que\nvous m\u2019avez fait apercevoir pour la premi\u00e8re fois, que je commence \u00e0 \u00eatre\nvieille ! C\u2019est bien fait \u00e0 vous de vous pr\u00e9parer ainsi une longue carri\u00e8re de\nconstance, et je vous souhaite de tout mon c\u0153ur qu\u2019elle soit r\u00e9ciproque.\nVous avez raison de vous rendre aux motifs tendres et honn\u00eates qui, \u00e0 ce\nque vous me mandez, retardent votre bonheur. La longue d\u00e9fense est le seul\nm\u00e9rite qui reste \u00e0 celles qui ne r\u00e9sistent pas toujours ; et ce que je trouverais\nimpardonnable \u00e0 toute autre qu\u2019\u00e0 une enfant comme la petite Volanges,\nserait de ne pas savoir fuir un danger dont elle a \u00e9t\u00e9 suffisamment avertie\npar l\u2019aveu qu\u2019elle a fait de son amour. Vous autres hommes vous n\u2019avez pas\nd\u2019id\u00e9es de ce qu\u2019est la vertu et de ce qu\u2019il en co\u00fbte pour la sacrifier ! Mais\npour peu qu\u2019une femme raisonne, elle doit savoir qu\u2019ind\u00e9pendamment de la\nfaute qu\u2019elle commet, une faiblesse est pour elle le plus grand des malheurs,\net je ne con\u00e7ois pas qu\u2019aucune s\u2019y laisse jamais prendre, quand elle peut\navoir un moment pour y r\u00e9fl\u00e9chir.\nN\u2019allez pas combattre cette id\u00e9e, car c\u2019est elle qui m\u2019attache\nprincipalement \u00e0 vous. Vous me sauverez des dangers de l\u2019amour, et quoique\nj\u2019aie bien su sans vous m\u2019en d\u00e9fendre jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, je consens \u00e0 en avoir\nde la reconnaissance et je vous en aimerai mieux et davantage.\nSur ce, mon cher chevalier, je prie Dieu qu\u2019il vous ait en sa sainte et\ndigne garde.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 22 octobre 17 **.\n215LETTRE CXXII\nMadame de Rosemonde\n\u00e0 la Pr\u00e9sidente de Tourvel\nJ\u2019esp\u00e9rais, mon aimable fille, pouvoir enfin calmer vos inqui\u00e9tudes, et je\nvois au contraire avec chagrin, que je vais les augmenter encore. Calmez-\nvous cependant : mon neveu n\u2019est pas en danger ; on ne peut pas m\u00eame dire\nqu\u2019il soit r\u00e9ellement malade. Mais il se passe s\u00fbrement en lui quelque chose\nd\u2019extraordinaire. Je n\u2019y comprends rien ; mais je suis sortie de sa chambre\navec un sentiment de tristesse, peut-\u00eatre m\u00eame d\u2019effroi, que je me reproche\nde vous faire partager et dont cependant je ne puis m\u2019emp\u00eacher de causer\navec vous. Voici le r\u00e9cit de ce qui s\u2019est pass\u00e9 ; vous pouvez \u00eatre s\u00fbre qu\u2019il\nest fid\u00e8le, car je vivrais quatre-vingts autres ann\u00e9es que je n\u2019oublierais pas\nl\u2019impression que m\u2019a faite cette triste sc\u00e8ne.\nJ\u2019ai donc \u00e9t\u00e9 ce matin chez mon neveu ; je l\u2019ai trouv\u00e9 \u00e9crivant et entour\u00e9\nde diff\u00e9rents tas de papiers qui avaient l\u2019air d\u2019\u00eatre l\u2019objet de son travail. Il\ns\u2019en occupait au point que j\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 au milieu de sa chambre qu\u2019il n\u2019avait\npas encore tourn\u00e9 la t\u00eate pour savoir qui entrait. Aussit\u00f4t qu\u2019il m\u2019a aper\u00e7ue,\nj\u2019ai tr\u00e8s bien remarqu\u00e9 qu\u2019en se levant il s\u2019effor\u00e7ait de composer sa figure,\net peut-\u00eatre m\u00eame est-ce l\u00e0 ce qui m\u2019y a fait faire plus d\u2019attention. Il \u00e9tait, \u00e0\nla v\u00e9rit\u00e9 sans toilette et sans poudre, mais je l\u2019ai trouv\u00e9 p\u00e2le et d\u00e9fait et ayant\nsurtout la physionomie alt\u00e9r\u00e9e. Son regard, que nous avons vu si vif et si gai,\n\u00e9tait triste et abattu ; enfin, soit dit entre nous, je n\u2019aurais pas voulu que vous\nle vissiez ainsi, car il avait l\u2019air tr\u00e8s touchant et tr\u00e8s propre \u00e0 ce que je crois,\n\u00e0 inspirer cette tendre piti\u00e9 qui est un des plus dangereux pi\u00e8ges de l\u2019amour.\nQuoique frapp\u00e9e de mes remarques, j\u2019ai pourtant commenc\u00e9 la\nconversation comme si je ne m\u2019\u00e9tais aper\u00e7ue de rien. Je lui ai d\u2019abord parl\u00e9\nde sa sant\u00e9 et, sans me dire qu\u2019elle soit bonne, il ne m\u2019a point articul\u00e9\npourtant qu\u2019elle f\u00fbt mauvaise. Alors je me suis plainte de sa retraite qui avait\nun peu l\u2019air d\u2019une manie, et je t\u00e2chais de m\u00ealer un peu de gaiet\u00e9 \u00e0 ma petite\nr\u00e9primande ; mais lui m\u2019a r\u00e9pondu seulement, et d\u2019un ton p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 : \u00ab C\u2019est\nun tort de plus, je l\u2019avoue, mais il sera r\u00e9par\u00e9 avec les autres. \u00bb Son air,\nplus encore que ses discours, a un peu d\u00e9rang\u00e9 mon enjouement et je me\nsuis h\u00e2t\u00e9e de lui dire qu\u2019il mettait trop d\u2019importance \u00e0 un simple reproche\nde l\u2019amiti\u00e9.\nNous nous sommes donc remis \u00e0 causer tranquillement. Il m\u2019a dit peu de\ntemps apr\u00e8s, que peut-\u00eatre une affaire, la plus grande affaire de sa vie, le\nrappellerait bient\u00f4t \u00e0 Paris ; mais comme j\u2019avais peur de la deviner, ma ch\u00e8re\nbelle, et que ce d\u00e9but ne me men\u00e2t \u00e0 une confidence dont je ne voulais pas,\nje ne lui ai fait aucune question et je me suis content\u00e9e de lui r\u00e9pondre que\n216plus de dissipation serait utile \u00e0 sa sant\u00e9. J\u2019ai ajout\u00e9 que pour cette fois je ne\nlui ferais aucune instance, aimant mes amis pour eux-m\u00eames ; c\u2019est \u00e0 cette\nphrase si simple que, serrant mes mains et parlant avec une v\u00e9h\u00e9mence que\nje ne puis vous rendre : \u00ab Oui, ma tante, m\u2019a-t-il dit, aimez, aimez beaucoup\nun neveu qui vous respecte et vous ch\u00e9rit, et, comme vous dites, aimez-\nle pour lui-m\u00eame. Ne vous affligez pas de son bonheur et ne troublez par\naucun regret l\u2019\u00e9ternelle tranquillit\u00e9 dont il esp\u00e8re jouir bient\u00f4t. R\u00e9p\u00e9tez-moi\nque vous m\u2019aimez, que vous me pardonnez ; oui, vous me pardonnerez ;\nje connais votre bont\u00e9, mais comment esp\u00e9rer la m\u00eame indulgence de ceux\nque j\u2019ai tant offens\u00e9s \u00bb Alors il s\u2019est baiss\u00e9 sur moi pour me cacher, je crois,\ndes marques de douleur que le son de sa voix me d\u00e9celait malgr\u00e9 lui.\n\u00c9mue plus que je ne puis vous dire, je me suis lev\u00e9e pr\u00e9cipitamment\net sans doute il a remarqu\u00e9 mon effroi, car sur-le-champ se composant\ndavantage : \u00ab Pardon, a-t-il repris, pardon, madame, je sens que je m\u2019\u00e9gare\nmalgr\u00e9 moi. Je vous prie d\u2019oublier mes discours et de vous souvenir\nseulement de mon profond respect. Je ne manquerai pas, a-t-il ajout\u00e9, d\u2019aller\nvous en renouveler l\u2019hommage avant mon d\u00e9part. \u00bb Il m\u2019a sembl\u00e9 que cette\nderni\u00e8re phrase m\u2019engageait \u00e0 terminer ma visite, et je me suis en all\u00e9e en\neffet.\nMais plus j\u2019y r\u00e9fl\u00e9chis et moins je devine ce qu\u2019il a voulu dire. Quelle\nest cette affaire : la plus grande de sa vie ? \u00c0 quel sujet me demande-t-il\npardon ? D\u2019o\u00f9 lui est venu cet attendrissement involontaire en me parlant ?\nJe me suis d\u00e9j\u00e0 fait ces questions mille fois sans pouvoir y r\u00e9pondre. Je\nne vois m\u00eame rien l\u00e0 qui ait rapport \u00e0 vous ; cependant, comme les yeux\nde l\u2019amour sont plus clairvoyants que ceux de l\u2019amiti\u00e9, je n\u2019ai voulu vous\nlaisser rien ignorer de ce qui s\u2019est pass\u00e9 entre mon neveu et moi.\nJe me suis reprise \u00e0 quatre fois pour \u00e9crire cette longue lettre, que je ferais\nplus longue encore sans la fatigue que je ressens. Adieu, ma ch\u00e8re belle.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 25 octobre 17 **.\nLETTRE CXXIII\nLe P\u00e8re Anselme au Vicomte de Valmont\nJ\u2019ai re\u00e7u, monsieur le vicomte, la lettre dont vous m\u2019avez honor\u00e9, et d\u00e8s\nhier je me suis transport\u00e9 suivant vos d\u00e9sirs, chez la personne en question.\nJe lui ai expos\u00e9 l\u2019objet et les motifs de la d\u00e9marche que vous demandiez de\nfaire aupr\u00e8s d\u2019elle. Quelque attach\u00e9e que je l\u2019aie trouv\u00e9e au parti sage qu\u2019elle\navait pris d\u2019abord, sur ce que je lui ai remontr\u00e9 qu\u2019elle risquait peut-\u00eatre par\nson refus de mettre obstacle \u00e0 votre heureux retour et de s\u2019opposer ainsi, en\nquelque sorte, aux vues mis\u00e9ricordieuses de la Providence, elle a consenti \u00e0\n217recevoir votre visite, \u00e0 condition, toutefois, que ce sera la derni\u00e8re, et m\u2019a\ncharg\u00e9 de vous annoncer qu\u2019elle serait chez elle jeudi prochain, 28. Si ce\njour ne pouvait pas vous convenir, vous voudrez bien l\u2019en informer et lui en\nindiquer un autre. Votre lettre sera re\u00e7ue.\nCependant, monsieur le vicomte, permettez-moi de vous inviter \u00e0 ne pas\ndiff\u00e9rer sans de fortes raisons, afin de pouvoir vous livrer plus t\u00f4t et plus\nenti\u00e8rement aux dispositions louables que vous me t\u00e9moignez. Songez que\ncelui qui tarde \u00e0 profiter du moment de la gr\u00e2ce s\u2019expose \u00e0 ce qu\u2019elle lui\nsoit retir\u00e9e ; que si la bont\u00e9 divine est infinie, l\u2019usage en est pourtant r\u00e9gl\u00e9\npar la justice, et qu\u2019il peut venir un moment o\u00f9 le Dieu de mis\u00e9ricorde se\nchange en un Dieu de vengeance.\nSi vous continuez \u00e0 m\u2019honorer de votre confiance, je vous prie de croire\nque tous mes soins vous seront acquis aussit\u00f4t que vous le d\u00e9sirerez :\nquelque grandes que soient mes occupations, mon affaire la plus importante\nsera toujours de remplir les devoirs du saint minist\u00e8re auquel je me suis\nparticuli\u00e8rement d\u00e9vou\u00e9 ; et le moment le plus beau de ma vie celui o\u00f9 je\nverrai mes efforts prosp\u00e9rer par la b\u00e9n\u00e9diction du Tout-Puissant. Faibles\np\u00e9cheurs que nous sommes, nous ne pouvons rien par nous-m\u00eames ! Mais\nle Dieu qui vous rappelle peut tout, et nous devrons \u00e9galement \u00e0 sa bont\u00e9,\nvous le d\u00e9sir constant de vous rejoindre \u00e0 lui, et moi les moyens de vous\ny conduire. C\u2019est avec son secours que j\u2019esp\u00e8re vous convaincre bient\u00f4t\nque la Religion sainte peut donner seule, m\u00eame en ce monde, le bonheur\nsolide et durable qu\u2019on cherche vainement dans l\u2019aveuglement des passions\nhumaines.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, avec une respectueuse consid\u00e9ration, etc.\nParis, ce 25 octobre 17 **.\nLETTRE CXXIV\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Rosemonde\nAu milieu de l\u2019\u00e9tonnement o\u00f9 m\u2019a jet\u00e9e, madame, la nouvelle que j\u2019ai\napprise hier, je n\u2019oublie pas la satisfaction qu\u2019elle doit vous causer, et je me\nh\u00e2te de vous en faire part. M. de Valmont ne s\u2019occupe plus ni de moi ni de\nson amour, et ne veut plus que r\u00e9parer par une vie plus \u00e9difiante, les fautes,\nou plut\u00f4t les erreurs de sa jeunesse. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 inform\u00e9e de ce grand \u00e9v\u00e8nement\npar le P\u00e8re Anselme, auquel il s\u2019est adress\u00e9 pour le diriger \u00e0 l\u2019avenir et aussi\npour lui m\u00e9nager une entrevue avec moi, dont je juge que l\u2019objet principal\nest de me rendre mes lettres, qu\u2019il avait gard\u00e9es jusqu\u2019ici malgr\u00e9 la demande\ncontraire que je lui en avais faite.\n218Je ne puis sans doute, qu\u2019applaudir \u00e0 cet heureux changement et m\u2019en\nf\u00e9liciter si, comme il le dit, j\u2019ai pu y concourir en quelque chose. Mais\npourquoi fallait-il que j\u2019en fusse l\u2019instrument et qu\u2019il m\u2019en cout\u00e2t le repos de\nma vie ? Le bonheur de M. de Valmont ne pouvait-il arriver jamais que par\nmon infortune ? Oh ! mon indulgente amie, pardonnez-moi cette plainte. Je\nsais qu\u2019il ne m\u2019appartient pas de sonder les d\u00e9crets de Dieu, mais tandis que\nje lui demande sans cesse, et toujours vainement, la force de vaincre mon\nmalheureux amour, il la prodigue \u00e0 celui qui ne la lui demandait pas et me\nlaisse sans secours, enti\u00e8rement livr\u00e9e \u00e0 ma faiblesse.\nMais \u00e9touffons ce coupable murmure. Ne sais-je pas que l\u2019enfant\nprodigue \u00e0 son retour, obtint plus de gr\u00e2ces de son p\u00e8re que le fils qui ne\ns\u2019\u00e9tait jamais absent\u00e9 ? Quel compte avons-nous \u00e0 demander \u00e0 celui qui ne\nnous doit rien ? Et quand il serait possible que nous eussions quelques droits\naupr\u00e8s de lui, quels pourraient \u00eatre les miens ? Me vanterais-je d\u2019une sagesse\nque d\u00e9j\u00e0 je ne dois qu\u2019\u00e0 Valmont ? Il m\u2019a sauv\u00e9e, et j\u2019oserais me plaindre en\nsouffrant pour lui ! Non, mes souffrances me seront ch\u00e8res si son bonheur\nen est le prix. Sans doute il fallait qu\u2019il revint \u00e0 son tour au P\u00e8re commun.\nLe Dieu qui l\u2019a form\u00e9 devait ch\u00e9rir son ouvrage. Il n\u2019avait point cr\u00e9\u00e9 cet \u00eatre\ncharmant pour n\u2019en faire qu\u2019un r\u00e9prouv\u00e9. C\u2019est \u00e0 moi de porter la peine de\nmon audacieuse imprudence ; ne devais-je pas sentir que, puisqu\u2019il m\u2019\u00e9tait\nd\u00e9fendu de l\u2019aimer, je ne devais pas me permettre de le voir.\nMa faute ou mon malheur est de m\u2019\u00eatre refus\u00e9e trop longtemps \u00e0 cette\nv\u00e9rit\u00e9. Vous m\u2019\u00eates t\u00e9moin, ma ch\u00e8re et digne amie, que je me suis soumise\n\u00e0 ce sacrifice aussit\u00f4t que j\u2019en ai reconnu la n\u00e9cessit\u00e9 ; mais, pour qu\u2019il\nf\u00fbt entier, il y manquait que M. de Valmont ne la partage\u00e2t point. Vous\navouerai-je que cette id\u00e9e est \u00e0 pr\u00e9sent ce qui me tourmente le plus ?\nInsupportable orgueil qui adoucit les maux que nous \u00e9prouvons par ceux que\nnous faisons souffrir ! Ah ! je vaincrai ce c\u0153ur rebelle, je l\u2019accoutumerai\naux humiliations.\nC\u2019est surtout pour y parvenir que j\u2019ai enfin consenti \u00e0 recevoir jeudi\nprochain, la p\u00e9nible visite de M. de Valmont. L\u00e0, je l\u2019entendrai me dire\nlui-m\u00eame que je ne suis plus rien, que l\u2019impression faible et passag\u00e8re que\nj\u2019avais faite sur lui est enti\u00e8rement effac\u00e9e ! Je verrai ses regards se porter sur\nmoi sans \u00e9motion, tandis que la crainte de d\u00e9celer la mienne me fera baisser\nles yeux. Ces m\u00eames lettres qu\u2019il refusa si longtemps \u00e0 mes demandes\nr\u00e9it\u00e9r\u00e9es, je les recevrai de son indiff\u00e9rence, il me les remettra comme des\nobjets inutiles et qui ne l\u2019int\u00e9ressent plus, et mes mains tremblantes, en\nrecevant ce d\u00e9p\u00f4t honteux, sentiront qu\u2019il leur est remis d\u2019une main ferme\net tranquille ! Enfin, je le verrai s\u2019\u00e9loigner\u2026 s\u2019\u00e9loigner, pour jamais, et mes\nregards qui le suivront ne verront pas les siens se retourner sur moi !\n219Et j\u2019\u00e9tais r\u00e9serv\u00e9e \u00e0 tant d\u2019humiliation ! Ah ! que du moins je me la\nrende utile en me p\u00e9n\u00e9trant par elle du sentiment de ma faiblesse\u2026 Oui, ces\nlettres qu\u2019il ne se soucie plus de garder, je les conserverai pr\u00e9cieusement. Je\nm\u2019imposerai la honte de les relire chaque jour, jusqu\u2019\u00e0 ce que mes larmes en\naient effac\u00e9 les derni\u00e8res traces, et les siennes je les br\u00fblerai comme infect\u00e9es\ndu poison dangereux qui a corrompu mon \u00e2me. Oh ! qu\u2019est-ce donc que\nl\u2019amour, s\u2019il nous fait regretter jusqu\u2019aux dangers auxquels il nous expose ;\nsi, surtout on peut craindre de le ressentir encore, m\u00eame alors qu\u2019on ne\nl\u2019inspire plus ! Fuyons cette passion funeste qui ne laisse de choix qu\u2019entre\nla honte et le malheur, et souvent m\u00eame les r\u00e9unit tous deux, et qu\u2019au moins\nla prudence remplace la vertu.\nQue ce jeudi est encore loin ! que ne puis-je consommer \u00e0 l\u2019instant ce\ndouloureux sacrifice et en oublier \u00e0 la fois et la cause et l\u2019objet ! Cette visite\nm\u2019importune ; je me repens d\u2019avoir promis. Eh ! qu\u2019a-t-il besoin de me\nrevoir encore ? que sommes-nous \u00e0 pr\u00e9sent l\u2019un \u00e0 l\u2019autre ? S\u2019il m\u2019a offens\u00e9e,\nje le lui pardonne. Je le f\u00e9licite m\u00eame de vouloir r\u00e9parer ses torts, je l\u2019en loue.\nJe ferai plus, je l\u2019imiterai ; et s\u00e9duite par les m\u00eames erreurs, son exemple\nme ram\u00e8nera. Mais quand son projet est de me fuir, pourquoi commencer\npar me chercher ? Le plus press\u00e9 pour chacun de nous n\u2019est-il pas d\u2019oublier\nl\u2019autre ? Ah ! sans doute, et ce sera dor\u00e9navant mon unique soin.\nSi vous le permettez, mon aimable amie, ce sera aupr\u00e8s de vous que j\u2019irai\nm\u2019occuper de ce travail difficile. Si j\u2019ai besoin de secours, peut-\u00eatre m\u00eame de\nconsolation, je n\u2019en veux recevoir que de vous. Vous seule savez m\u2019entendre\net parler \u00e0 mon c\u0153ur. Votre pr\u00e9cieuse amiti\u00e9 remplira toute mon existence.\nRien ne me para\u00eetra difficile pour seconder les soins que vous voudrez bien\nvous donner. Je vous devrai ma tranquillit\u00e9, mon bonheur, ma vertu, et le\nfruit de vos bont\u00e9s pour moi sera de m\u2019en avoir enfin rendue digne.\nJe me suis, je crois, beaucoup \u00e9gar\u00e9e dans cette lettre, je le pr\u00e9sume\nau moins par le trouble o\u00f9 je n\u2019ai pas cess\u00e9e d\u2019\u00eatre en vous \u00e9crivant. S\u2019il\ns\u2019y trouvait quelques sentiments dont j\u2019aie \u00e0 rougir, couvrez-les de votre\nindulgente amiti\u00e9. Je m\u2019en remets enti\u00e8rement \u00e0 elle. Ce n\u2019est pas \u00e0 vous\nque je veux d\u00e9rober aucun des mouvements de mon c\u0153ur.\nAdieu, ma respectable amie. J\u2019esp\u00e8re sous peu de jours, vous annoncer\ncelui de mon arriv\u00e9e.\nParis, ce 25 octobre 17 **.\n220LETTRE CXXV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nLa voil\u00e0 donc vaincue cette femme superbe qui avait os\u00e9 croire qu\u2019elle\npourrait me r\u00e9sister ! Oui, mon amie, elle est \u00e0 moi, enti\u00e8rement \u00e0 moi, et\ndepuis hier elle n\u2019a plus rien \u00e0 m\u2019accorder.\nJe suis encore trop plein de mon bonheur pour pouvoir l\u2019appr\u00e9cier, mais\nje m\u2019\u00e9tonne du charme inconnu que j\u2019ai ressenti. Serait-il donc vrai que\nla vertu augment\u00e2t le prix d\u2019une femme jusque dans le moment m\u00eame de\nsa faiblesse ? Mais rel\u00e9guons cette id\u00e9e pu\u00e9rile avec les contes de bonnes\nfemmes. Ne rencontre-t-on pas presque partout une r\u00e9sistance plus ou moins\nbien feinte au premier triomphe ? et ai-je trouv\u00e9 nulle part le charme dont\nje parle ? ce n\u2019est pourtant pas non plus celui de l\u2019amour ; car enfin, si j\u2019ai\neu quelquefois aupr\u00e8s de cette femme \u00e9tonnante des moments de faiblesse\nqui ressemblaient \u00e0 cette passion pusillanime, j\u2019ai toujours su les vaincre\net revenir \u00e0 mes principes. Quand m\u00eame la sc\u00e8ne d\u2019hier m\u2019aurait, comme\nje le crois, emport\u00e9 un peu plus loin que je ne comptais ; quand j\u2019aurais\nun moment partag\u00e9 le trouble et l\u2019ivresse que je faisais na\u00eetre, cette illusion\npassag\u00e8re serait dissip\u00e9e \u00e0 pr\u00e9sent, et cependant le m\u00eame charme subsiste.\nJ\u2019aurais m\u00eame, je l\u2019avoue, un plaisir assez doux \u00e0 m\u2019y livrer, s\u2019il ne me\ncausait quelque inqui\u00e9tude. Serai-je donc, \u00e0 mon \u00e2ge, ma\u00eetris\u00e9 comme un\n\u00e9colier par un sentiment involontaire et inconnu ? Non, il faut, avant tout le\ncombattre et l\u2019approfondir.\nPeut-\u00eatre, au reste, en ai-je d\u00e9j\u00e0 entrevu la cause ! Je me plais au moins\ndans cette id\u00e9e et je voudrais qu\u2019elle f\u00fbt vraie.\nDans la foule des femmes aupr\u00e8s desquelles j\u2019ai rempli jusqu\u2019\u00e0 ce jour\nle r\u00f4le et les fonctions d\u2019amant, je n\u2019en avais encore rencontr\u00e9 aucune qui\nn\u2019e\u00fbt, au moins, autant d\u2019envie de se rendre que j\u2019en avais de l\u2019y d\u00e9terminer ;\nje m\u2019\u00e9tais m\u00eame accoutum\u00e9 \u00e0 appeler prudes celles qui ne faisaient que la\nmoiti\u00e9 du chemin, par opposition \u00e0 tant d\u2019autres, dont la d\u00e9fense provocante\nne couvre jamais qu\u2019imparfaitement les premi\u00e8res avances qu\u2019elles ont\nfaites.\nIci, au contraire, j\u2019ai trouv\u00e9 une premi\u00e8re pr\u00e9vention d\u00e9favorable et\nfond\u00e9e depuis sur les conseils et les rapports d\u2019une femme haineuse, mais\nclairvoyante ; une timidit\u00e9 naturelle et extr\u00eame, que fortifiait une pudeur\n\u00e9clair\u00e9e ; un attachement \u00e0 la vertu que la religion dirigeait, et qui comptait\nd\u00e9j\u00e0 deux ann\u00e9es de triomphe, enfin des d\u00e9marches \u00e9clatantes inspir\u00e9es par\nces diff\u00e9rents motifs, et qui toutes n\u2019avaient pour but que de se soustraire\n\u00e0 mes poursuites.\n221Ce n\u2019est donc pas comme dans mes autres aventures, une simple\ncapitulation plus ou moins avantageuse et dont il est plus facile de profiter\nque de s\u2019enorgueillir ; c\u2019est une victoire compl\u00e8te, achet\u00e9e par une campagne\np\u00e9nible et d\u00e9cid\u00e9e par de savantes man\u0153uvres. Il n\u2019est donc pas surprenant\nque ce succ\u00e8s d\u00fb \u00e0 moi seul, m\u2019en devienne plus pr\u00e9cieux, et le surcro\u00eet de\nplaisir que j\u2019ai \u00e9prouv\u00e9 dans mon triomphe et que je ressens encore n\u2019est\nque la douce impression du sentiment de la gloire. Je ch\u00e9ris cette fa\u00e7on de\nvoir qui me sauve l\u2019humiliation de penser que je puisse d\u00e9pendre en quelque\nmani\u00e8re de l\u2019esclave m\u00eame que je me serais asservie, que je n\u2019aie pas en\nmoi seul la pl\u00e9nitude de mon bonheur, et que la facult\u00e9 de m\u2019en faire jouir\ndans toute son \u00e9nergie soit r\u00e9serv\u00e9e \u00e0 telle ou telle femme, exclusivement\n\u00e0 toute autre.\nCes r\u00e9flexions sens\u00e9es r\u00e9gleront ma conduite dans cette importante\noccasion, et vous pouvez \u00eatre s\u00fbre que je ne me laisserai pas tellement\nencha\u00eener, que je ne puisse toujours briser ces nouveaux liens, en me jouant\net \u00e0 ma volont\u00e9. Mais je vous parle de ma rupture, et vous ignorez encore\npar quels moyens j\u2019en ai acquis le droit ; lisez donc, et voyez \u00e0 quoi s\u2019expose\nla sagesse en essayant de secourir la folie. J\u2019\u00e9tudiais si attentivement mes\ndiscours et les r\u00e9ponses que j\u2019obtenais, que j\u2019esp\u00e8re vous rendre les uns et\nles autres avec une exactitude dont vous serez contente.\nVous verrez, par les deux copies des lettres ci-jointes, quel m\u00e9diateur\nj\u2019avais choisi pour me rapprocher de ma belle et avec quel z\u00e8le le saint\npersonnage s\u2019est employ\u00e9 pour nous r\u00e9unir. Ce qu\u2019il faut vous dire encore\net que j\u2019avais appris par une lettre intercept\u00e9e suivant l\u2019usage, c\u2019est que\nla crainte et la petite humiliation d\u2019\u00eatre quitt\u00e9e avaient un peu d\u00e9rang\u00e9\nla prudence de l\u2019aust\u00e8re d\u00e9vote et avaient rempli son c\u0153ur et sa t\u00eate de\nsentiments et d\u2019id\u00e9es qui, pour n\u2019avoir pas le sens commun, n\u2019en \u00e9taient\npas moins int\u00e9ressants. C\u2019est apr\u00e8s ces pr\u00e9liminaires n\u00e9cessaires \u00e0 savoir,\nqu\u2019hier jeudi 28, jour pr\u00e9fix et donn\u00e9 par l\u2019ingrate, je me suis pr\u00e9sent\u00e9 chez\nelle en esclave timide et repentant, pour en sortir en vainqueur couronn\u00e9.\nIl \u00e9tait six heures du soir quand j\u2019arrivai chez la belle recluse, car depuis\nson retour sa porte \u00e9tait rest\u00e9e ferm\u00e9e \u00e0 tout le monde. Elle essaya de se lever\nquand on m\u2019annon\u00e7a, mais ses genoux tremblants ne lui permirent pas de\nrester dans cette situation : elle se rassit sur-le-champ. Comme le domestique\nqui m\u2019avait introduit eut \u00e0 faire quelque service dans l\u2019appartement, elle\nen parut impatient\u00e9e. Nous rempl\u00eemes cet intervalle par les compliments\nd\u2019usage. Mais pour ne rien perdre d\u2019un temps dont tous les moments \u00e9taient\npr\u00e9cieux, j\u2019examinais soigneusement le local et, d\u00e8s lors, je marquai de l\u2019\u0153il\nle th\u00e9\u00e2tre de ma victoire. J\u2019aurais pu en choisir un plus commode, car, dans\ncette m\u00eame chambre il se trouvait une ottomane. Mais je remarquai qu\u2019en\nface d\u2019elle \u00e9tait un portrait du mari et j\u2019eus peur je l\u2019avoue, qu\u2019avec une\n222femme si singuli\u00e8re un seul regard que le hasard dirigerait de ce c\u00f4t\u00e9 ne\nd\u00e9truisit en un moment l\u2019ouvrage de tant de soins. Enfin, nous rest\u00e2mes seuls\net j\u2019entrai en mati\u00e8re.\nApr\u00e8s avoir expos\u00e9 en peu de mots que le P\u00e8re Anselme avait d\u00fb informer\ndes motifs de ma visite, je me suis plaint du traitement rigoureux que\nj\u2019avais \u00e9prouv\u00e9 et j\u2019ai particuli\u00e8rement appuy\u00e9 sur le m\u00e9pris qu\u2019on m\u2019avait\nt\u00e9moign\u00e9. On s\u2019en est d\u00e9fendu comme je m\u2019y attendais et comme vous vous\ny attendiez bien aussi, j\u2019en ai fond\u00e9 la preuve sur la m\u00e9fiance et l\u2019effroi\nque j\u2019avais inspir\u00e9s, sur la suite scandaleuse qui s\u2019en \u00e9tait suivie, le refus\nde r\u00e9pondre \u00e0 mes lettres, celui m\u00eame de les recevoir, etc., etc. Comme\non commen\u00e7ait une justification qui aurait \u00e9t\u00e9 bien facile, j\u2019ai cru devoir\nl\u2019interrompre et pour me faire pardonner cette mani\u00e8re brusque, je l\u2019ai\ncouverte aussit\u00f4t par une cajolerie : \u00ab Si tant de charmes, ai-je donc repris,\nont fait sur mon c\u0153ur une impression si profonde, tant de vertus n\u2019en ont pas\nmoins fait sur mon \u00e2me. S\u00e9duit, sans doute, par le d\u00e9sir de m\u2019en rapprocher,\nj\u2019avais os\u00e9 m\u2019en croire digne. Je ne vous reproche point d\u2019en avoir jug\u00e9\nautrement, mais je me punis de mon erreur. \u00bb Comme on gardait le silence\nde l\u2019embarras, j\u2019ai continu\u00e9 : \u00ab J\u2019ai d\u00e9sir\u00e9, madame, ou de me justifier \u00e0 vos\nyeux ou d\u2019obtenir de vous le pardon des torts que vous me supposez, afin\nde pouvoir au moins terminer avec quelque tranquillit\u00e9 des jours auxquels\nje n\u2019attache plus de prix depuis que vous avez refus\u00e9 de les embellir. \u00bb\nIci, on a pourtant essay\u00e9 de r\u00e9pondre : \u00ab Mon devoir ne me permettait\npas\u2026 \u00bb Et la difficult\u00e9 d\u2019achever le mensonge que le devoir exigeait n\u2019a pas\npermis de finir la phrase. J\u2019ai donc repris du ton le plus tendre : \u00ab Il est donc\nvrai que c\u2019est moi que vous avez fui ? \u2013 Ce d\u00e9part \u00e9tait n\u00e9cessaire. \u2013 Et que\nvous m\u2019\u00e9loignez de vous ? \u2013 Il le faut. \u2013 Et pour toujours ? \u2013 Je le dois. \u00bb\nJe n\u2019ai pas besoin de vous dire que pendant ce court dialogue la voix de la\ntendre prude \u00e9tait oppress\u00e9e et que ses yeux ne s\u2019\u00e9levaient pas jusqu\u2019\u00e0 moi.\nJe jugeai devoir animer un peu cette sc\u00e8ne languissante ; ainsi, me levant\navec l\u2019air du d\u00e9pit : \u00ab Votre fermet\u00e9, dis-je alors, me rend toute la mienne.\nEh bien ! oui, madame, nous serons s\u00e9par\u00e9s, s\u00e9par\u00e9s m\u00eame plus que vous ne\npensez, et vous vous f\u00e9liciterez \u00e0 loisir de votre ouvrage. \u00bb Un peu surprise\nde ce ton de reproche, elle voulut r\u00e9pliquer : \u00ab La r\u00e9solution que vous\navez prise\u2026, dit-elle. \u2013 N\u2019est que l\u2019effet de mon d\u00e9sespoir, repris-je avec\nemportement. Vous avez voulu que je sois malheureux ; je vous prouverai\nque vous avez r\u00e9ussi au-del\u00e0 m\u00eame de vos souhaits. \u2013 Je d\u00e9sire votre\nbonheur \u00bb, r\u00e9pondit-elle. Et le son de sa voix commen\u00e7ait \u00e0 annoncer une\n\u00e9motion assez forte. Aussi, me pr\u00e9cipitant \u00e0 ses genoux et du ton dramatique\nque vous me connaissez : \u00ab Ah ! cruelle, me suis-je \u00e9cri\u00e9, peut-il exister\npour moi un bonheur que vous ne partagiez pas ? O\u00f9 donc le trouver loin de\nvous ? Ah ! jamais ! jamais ! \u00bb J\u2019avoue qu\u2019en me livrant \u00e0 ce point, j\u2019avais\n223beaucoup compt\u00e9 sur le secours des larmes ; mais soit mauvaise disposition,\nsoit peut-\u00eatre seulement l\u2019effet de l\u2019attention p\u00e9nible et continuelle que je\nmettais \u00e0 tout, il me fut impossible de pleurer.\nPar bonheur, je me ressouvins que pour subjuguer une femme tout moyen\n\u00e9tait \u00e9galement bon et qu\u2019il suffisait de l\u2019\u00e9tonner par un grand mouvement\npour que l\u2019impression en rest\u00e2t profonde et favorable. Je suppl\u00e9ai donc par\nla terreur \u00e0 la sensibilit\u00e9 qui se trouvait en d\u00e9faut, et pour cela, changeant\nseulement l\u2019inflexion de ma voix et gardant la m\u00eame posture : \u00ab Oui,\ncontinuai-je, j\u2019en fais le serment \u00e0 vos pieds, vous poss\u00e9der ou mourir. \u00bb\nEn pronon\u00e7ant ces derni\u00e8res paroles, nos regards se rencontr\u00e8rent. Je ne sais\nce que la timide personne vit ou crut voir dans les miens, mais elle se leva\nd\u2019un air effray\u00e9 et s\u2019\u00e9chappa de mes bras, dont je l\u2019avais entour\u00e9e. Il est vrai\nque je ne fis rien pour la retenir, car j\u2019avais remarqu\u00e9 plusieurs fois que les\nsc\u00e8nes de d\u00e9sespoir men\u00e9es trop vivement, tombaient dans le ridicule d\u00e8s\nqu\u2019elles devenaient longues, ou ne laissaient que des ressources vraiment\ntragiques et que j\u2019\u00e9tais fort \u00e9loign\u00e9 de vouloir prendre. Cependant, tandis\nqu\u2019elle se d\u00e9robait \u00e0 moi, j\u2019ajoutai d\u2019un ton bas et sinistre, mais de fa\u00e7on\nqu\u2019elle p\u00fbt m\u2019entendre : \u00ab Eh bien ! la mort ! \u00bb\nJe me relevai alors, et gardant un moment le silence, je jetai sur elle\ncomme au hasard, des regards farouches qui, pour avoir l\u2019air d\u2019\u00eatre \u00e9gar\u00e9s,\nn\u2019en \u00e9taient pas moins clairvoyants et observateurs. Le maintien mal assur\u00e9,\nla respiration haute, la contraction de tous les muscles, les bras tremblants\net \u00e0 demi \u00e9lev\u00e9s, tout me prouvait assez que l\u2019effet \u00e9tait tel que j\u2019avais voulu\nle produire ; mais comme en amour rien ne se finit que de tr\u00e8s pr\u00e8s et que\nnous \u00e9tions alors assez loin l\u2019un de l\u2019autre, il fallait avant tout se rapprocher.\nCe fut pour y parvenir que je passai le plus t\u00f4t possible \u00e0 une apparente\ntranquillit\u00e9, propre \u00e0 calmer les effets de cet \u00e9tat violent sans en affaiblir\nl\u2019impression.\nMa transition fut : \u00ab Je suis bien malheureux. J\u2019ai voulu vivre pour votre\nbonheur et je l\u2019ai troubl\u00e9. Je me d\u00e9voue pour votre tranquillit\u00e9 et je la trouble\nencore. \u00bb Ensuite, d\u2019un air compos\u00e9, mais contraint : \u00ab Pardon, madame ; peu\naccoutum\u00e9 aux orages des passions, je sais mal en r\u00e9primer les mouvements.\nSi j\u2019ai eu tort de m\u2019y livrer, songez au moins que c\u2019est pour la derni\u00e8re\nfois. Ah ! calmez-vous, calmez-vous, je vous en conjure. \u00bb Et, pendant ce\nlong discours, je me rapprochais insensiblement. \u00ab Si vous voulez que je me\ncalme, r\u00e9pondit la belle effarouch\u00e9e, vous-m\u00eame soyez donc plus tranquille.\n\u2013 Eh bien ! oui, je vous le promets \u00bb, lui dis-je. J\u2019ajoutai d\u2019une voix plus\nfaible : \u00ab Si l\u2019effort est grand, au moins ne doit-il pas \u00eatre long. Mais, repris-\nje aussit\u00f4t d\u2019un air \u00e9gar\u00e9, je suis venu, n\u2019est-il pas vrai pour vous rendre\nvos lettres ? De gr\u00e2ce, daignez les reprendre. Ce douloureux sacrifice me\nreste \u00e0 faire : ne me laissez rien qui puisse affaiblir mon courage. \u00bb Et tirant\n224de ma poche le pr\u00e9cieux recueil : \u00ab Le voil\u00e0, dis-je, ce d\u00e9p\u00f4t trompeur des\nassurances de votre amiti\u00e9 ! Il m\u2019attachait \u00e0 la vie, reprenez-le. Donnez ainsi\nvous-m\u00eame le signal qui doit me s\u00e9parer de vous pour jamais. \u00bb\nIci, l\u2019amante craintive c\u00e9da enti\u00e8rement \u00e0 sa tendre inqui\u00e9tude : \u00ab Mais,\nmonsieur de Valmont, qu\u2019avez-vous et que voulez-vous dire ? La d\u00e9marche\nque vous faites aujourd\u2019hui n\u2019est-elle pas volontaire ? N\u2019est-ce pas le fruit\nde vos propres r\u00e9flexions et ne sont-ce pas elles qui vous ont fait approuver\nvous-m\u00eame le parti n\u00e9cessaire que j\u2019ai suivi par devoir ? \u2013 Eh bien ! ai-je\nrepris, ce parti a d\u00e9cid\u00e9 le mien. \u2013 Et quel est-il ? \u2013 Le seul qui puisse en me\ns\u00e9parant de vous, mettre un terme \u00e0 mes peines. \u2013 Mais, r\u00e9pondez-moi, quel\nest-il ? \u00bb L\u00e0, je la pressai de mes bras sans qu\u2019elle se d\u00e9fend\u00eet aucunement,\net jugeant par cet oubli des biens\u00e9ances combien l\u2019\u00e9motion \u00e9tait forte et\npuissante : \u00ab Femme adorable, lui dis-je en risquant l\u2019enthousiasme, vous\nn\u2019avez pas d\u2019id\u00e9e de l\u2019amour que vous inspirez ; vous ne saurez jamais\njusqu\u2019\u00e0 quel point vous f\u00fbtes ador\u00e9e et de combien ce sentiment m\u2019\u00e9tait plus\ncher que mon existence ! Puissent tous vos jours \u00eatre fortun\u00e9s et tranquilles !\npuissent-ils s\u2019embellir de tout le bonheur dont vous m\u2019avez priv\u00e9 ! Payez au\nmoins ce v\u0153u sinc\u00e8re par un regret, par une larme, et croyez que le dernier\nde mes sacrifices ne sera pas le plus p\u00e9nible \u00e0 mon c\u0153ur. Adieu. \u00bb\nTandis que je parlais ainsi, je sentais son c\u0153ur palpiter avec violence,\nj\u2019observais l\u2019alt\u00e9ration de la figure, je voyais surtout les larmes la suffoquer\net ne couler cependant que rares et p\u00e9nibles. Ce ne fut qu\u2019alors que je\npris le parti de feindre de m\u2019\u00e9loigner ; aussi, me retenant avec force :\n\u00ab Non, \u00e9coutez-moi, dit-elle vivement. \u2013 Laissez-moi, r\u00e9pondis-je. \u2013 Vous\nm\u2019\u00e9couterez, je le veux. \u2013 Il faut vous fuir, il le faut ! \u2013 Non !\u2026 \u00bb s\u2019\u00e9cria-t-\nelle. \u00c0 ce dernier mot, elle se pr\u00e9cipita ou plut\u00f4t tomba \u00e9vanouie entre mes\nbras. Comme je doutais encore d\u2019un si heureux succ\u00e8s, je feignis un grand\neffroi, mais tout en m\u2019effrayant, je la conduisais, ou la portais vers le lieu\npr\u00e9c\u00e9demment d\u00e9sign\u00e9 pour le champ de ma gloire ; et en effet, elle ne revint\n\u00e0 elle que soumise et d\u00e9j\u00e0 livr\u00e9e \u00e0 son heureux vainqueur.\nJusque-l\u00e0, ma belle amie, vous me trouverez, je crois, une puret\u00e9 de\nm\u00e9thode qui vous fera plaisir, et vous verrez que je ne me suis \u00e9cart\u00e9 en rien\ndes vrais principes de cette guerre que nous avons remarqu\u00e9 souvent \u00eatre si\nsemblable \u00e0 l\u2019autre. Jugez-moi donc comme Turenne ou Fr\u00e9d\u00e9ric. J\u2019ai forc\u00e9\n\u00e0 combattre l\u2019ennemi, qui ne voulait que temporiser ; je me suis donn\u00e9 par\nde savantes man\u0153uvres, le choix du terrain et celui des dispositions ; j\u2019ai\nsu inspirer la s\u00e9curit\u00e9 \u00e0 l\u2019ennemi, pour le joindre plus facilement dans sa\nretraite ; j\u2019ai su y faire succ\u00e9der la terreur avant d\u2019en venir au combat ; je n\u2019ai\nrien mis au hasard que par la consid\u00e9ration d\u2019un grand avantage en cas de\nsucc\u00e8s et la certitude des ressources en cas de d\u00e9faite ; enfin je n\u2019ai engag\u00e9\nl\u2019action qu\u2019avec une retraite assur\u00e9e par o\u00f9 je pusse couvrir et conserver\n225tout ce que j\u2019avais conquis pr\u00e9c\u00e9demment. C\u2019est, je crois, tout ce qu\u2019on peut\nfaire ; mais je crains \u00e0 pr\u00e9sent, de m\u2019\u00eatre amolli, comme Annibal, dans les\nd\u00e9lices de Capoue. Voil\u00e0 ce qui s\u2019est pass\u00e9 depuis.\nJe m\u2019attendais bien qu\u2019un si grand \u00e9v\u00e8nement ne se passerait pas sans\nles larmes et le d\u00e9sespoir d\u2019usage ; et si je remarquai d\u2019abord un peu plus\nde confusion et une sorte de recueillement, j\u2019attribuai l\u2019un et l\u2019autre \u00e0 l\u2019\u00e9tat\nde prude : aussi, sans m\u2019occuper de ces l\u00e9g\u00e8res diff\u00e9rences que je croyais\npurement locales, je suivais simplement la grande route des consolations,\nbien persuad\u00e9 que, comme il arrive d\u2019ordinaire, les sensations aideraient\nle sentiment, et qu\u2019une seule action ferait plus que tous les discours, que\npourtant je ne n\u00e9gligeais pas. Mais je trouvai une r\u00e9sistance vraiment\neffrayante, moins encore par son exc\u00e8s que par la forme sous laquelle elle\nse montrait.\nFigurez-vous une femme assise, d\u2019une raideur immobile et d\u2019une figure\ninvariable ; n\u2019ayant l\u2019air ni de penser, ni d\u2019\u00e9couter, ni d\u2019entendre ; dont les\nyeux fixes laissent \u00e9chapper des larmes assez contenues, mais qui coulent\nsans effort. Telle \u00e9tait M me de Tourvel pendant mes discours ; mais si\nj\u2019essayais de ramener son attention vers moi par une caresse, par le geste\nm\u00eame le plus innocent, \u00e0 cette apparente apathie succ\u00e9daient aussit\u00f4t la\nterreur, la suffocation, les convulsions, les sanglots et quelques cris par\nintervalle, mais sans un mot articul\u00e9.\nCes crises revinrent plusieurs fois et toujours plus fortes ; la derni\u00e8re\nm\u00eame fut si violente que j\u2019en fus enti\u00e8rement d\u00e9courag\u00e9 et craignis un\nmoment d\u2019avoir remport\u00e9 une victoire inutile. Je me rabattis sur les lieux\ncommuns d\u2019usage et dans le nombre se trouva celui-ci : \u00ab Et vous \u00eates dans\nle d\u00e9sespoir, parce que vous avez fait mon bonheur ? \u00bb \u00c0 ce mot, l\u2019adorable\nfemme se tourna vers moi, et sa figure, quoique encore un peu \u00e9gar\u00e9e, avait\npourtant d\u00e9j\u00e0 repris son expression c\u00e9leste. \u2013 \u00ab Votre bonheur ! me dit-elle. \u00bb\nVous devinez ma r\u00e9ponse. \u2013 \u00ab Vous \u00eates donc heureux ? \u00bb Je redoublai les\nprotestations. \u2013 \u00ab Et heureux par moi ! \u00bb J\u2019ajoutai les louanges et les tendres\npropos. Tandis que je parlais, tous ses membres s\u2019assoupirent ; elle retomba\navec mollesse, appuy\u00e9e sur son fauteuil, et m\u2019abandonnant une main que\nj\u2019avais os\u00e9 prendre : \u00ab Je sens, dit-elle, que cette id\u00e9e me console et me\nsoulage. \u00bb\nVous jugez qu\u2019ainsi remis sur la voie, je ne la quittai plus ; c\u2019\u00e9tait\nr\u00e9ellement la bonne et peut-\u00eatre la seule. Aussi quand je voulus tenter un\nsecond succ\u00e8s, j\u2019\u00e9prouvai d\u2019abord quelque r\u00e9sistance, et ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9\nauparavant me rendait circonspect : mais ayant appel\u00e9 \u00e0 mon secours cette\nm\u00eame id\u00e9e de mon bonheur, j\u2019en ressentis bient\u00f4t les favorables effets :\n\u00ab Vous avez raison, me dit la tendre personne ; je ne puis plus supporter mon\nexistence qu\u2019autant qu\u2019elle servira \u00e0 vous rendre heureux. Je m\u2019y consacre\n226tout enti\u00e8re : d\u00e8s ce moment je me donne \u00e0 vous et vous n\u2019\u00e9prouverez de ma\npart ni refus, ni regrets \u00bb. Ce fut avec cette candeur na\u00efve ou sublime qu\u2019elle\nme livra sa personne et ses charmes et qu\u2019elle augmenta mon bonheur en le\npartageant. L\u2019ivresse fut compl\u00e8te et r\u00e9ciproque ; et, pour la premi\u00e8re fois\nla mienne surv\u00e9cut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber \u00e0 ses\ngenoux, pour lui jurer un amour \u00e9ternel ; et, il faut tout avouer, je pensais ce\nque je disais. Enfin, m\u00eame apr\u00e8s nous \u00eatre s\u00e9par\u00e9s, son id\u00e9e ne me quittait\npoint et j\u2019ai eu besoin de me travailler pour m\u2019en distraire.\nAh ! pourquoi n\u2019\u00eates-vous pas ici pour balancer au moins le charme de\nl\u2019action par celui de la r\u00e9compense ? Mais je ne perdrai rien pour attendre,\nn\u2019est-il pas vrai ? et j\u2019esp\u00e8re pouvoir regarder comme convenu entre nous,\nl\u2019heureux arrangement que je vous ai propos\u00e9 dans ma derni\u00e8re lettre. Vous\nvoyez que je m\u2019ex\u00e9cute, et que, comme je vous l\u2019ai promis, mes affaires\nseront assez avanc\u00e9es pour pouvoir vous donner une partie de mon temps.\nD\u00e9p\u00eachez-vous donc de renvoyer votre pesant Belleroche et laissez l\u00e0 le\ndoucereux Danceny, pour ne vous occuper que de moi. Mais que faites-\nvous donc tant \u00e0 cette campagne que vous ne me r\u00e9pondez seulement pas ?\nSavez-vous que je vous gronderais volontiers ? Mais le bonheur porte \u00e0\nl\u2019indulgence. Et puis je n\u2019oublie pas qu\u2019en me repla\u00e7ant au nombre de\nvos soupirants je dois me soumettre, de nouveau \u00e0 vos petites fantaisies.\nSouvenez-vous cependant, que le nouvel amant ne veut rien perdre des\nanciens droits de l\u2019ami.\nAdieu, comme autrefois\u2026 Oui, adieu, mon ange ! je t\u2019envoie tous les\nbaisers de l\u2019amour.\nP.-S. \u2013 Savez-vous que Pr\u00e9van, au bout de son mois de prison, a \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9\nde quitter son corps ? C\u2019est aujourd\u2019hui la nouvelle de tout Paris. En v\u00e9rit\u00e9, le\nvoil\u00e0 cruellement puni d\u2019un tort qu\u2019il n\u2019a pas eu, et votre succ\u00e8s est complet !\nParis, ce 29 octobre 17 **.\nLETTRE CXXVI\nMadame de Rosemonde\n\u00e0 la Pr\u00e9sidente de Tourvel\nJe vous aurais r\u00e9pondu plus t\u00f4t, mon aimable enfant, si la fatigue de ma\nderni\u00e8re lettre ne m\u2019avait rendu mes douleurs, ce qui m\u2019a encore priv\u00e9e tous\nces jours-ci de l\u2019usage de mon bras. J\u2019\u00e9tais bien press\u00e9e de vous remercier\ndes bonnes nouvelles que vous m\u2019avez donn\u00e9es de mon neveu, et je ne l\u2019\u00e9tais\npas moins de vous en faire pour votre compte, de sinc\u00e8res f\u00e9licitations.\nOn est forc\u00e9 de reconna\u00eetre v\u00e9ritablement l\u00e0 un coup de la Providence qui,\nen touchant l\u2019un, a aussi sauv\u00e9 l\u2019autre. Oui, ma ch\u00e8re belle, Dieu qui ne\n227voulait que vous \u00e9prouver, vous a secourue au moment o\u00f9 vos forces \u00e9taient\n\u00e9puis\u00e9es ; et malgr\u00e9 votre petit murmure, vous avez je crois, quelques actions\nde gr\u00e2ces \u00e0 lui rendre. Ce n\u2019est pas que je ne sente fort bien qu\u2019il vous e\u00fbt\n\u00e9t\u00e9 plus agr\u00e9able que cette r\u00e9solution vous f\u00fbt venue la premi\u00e8re, et que\ncelle de Valmont n\u2019en e\u00fbt \u00e9t\u00e9 que la suite ; il semble m\u00eame, humainement\nparlant, que les droits de notre sexe en eussent \u00e9t\u00e9 mieux conserv\u00e9s, et nous\nne voulons en perdre aucun ! Mais qu\u2019est-ce que ces consid\u00e9rations l\u00e9g\u00e8res,\naupr\u00e8s des objets importants qui se trouvent remplis ? Voit-on celui qui se\nsauve du naufrage se plaindre de n\u2019avoir pas eu le choix des moyens ?\nVous \u00e9prouverez bient\u00f4t, ma ch\u00e8re fille, que les peines que vous redoutez\ns\u2019all\u00e9geront d\u2019elles-m\u00eames et quand elles devraient subsister toujours et\ndans leur entier, vous n\u2019en sentirez pas moins qu\u2019elles seraient encore plus\nfaciles \u00e0 supporter que les remords du crime et le m\u00e9pris de soi-m\u00eame.\nInutilement vous aurais-je parl\u00e9 plus t\u00f4t avec cette apparente s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 :\nl\u2019amour est un sentiment ind\u00e9pendant que la prudence peut faire \u00e9viter, mais\nqu\u2019elle ne saurait vaincre, et qui, une fois n\u00e9, ne meurt que de sa belle\nmort ou du d\u00e9faut absolu d\u2019espoir. C\u2019est ce dernier cas, dans lequel vous\n\u00eates, qui me rend le courage et le droit de vous dire librement mon avis. Il\nest cruel d\u2019effrayer un malade d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 qui n\u2019est plus susceptible que de\nconsolations et de palliatifs ; mais il est sage d\u2019\u00e9clairer un convalescent sur\nles dangers qu\u2019il a courus, pour lui inspirer la prudence dont il a besoin, et\nla soumission aux conseils qui peuvent encore lui \u00eatre n\u00e9cessaires.\nPuisque vous me choisissez pour votre m\u00e9decin, c\u2019est comme tel que je\nvous parle et que je vous dis que les petites incommodit\u00e9s que vous ressentez\n\u00e0 pr\u00e9sent, et qui, peut-\u00eatre exigent quelques rem\u00e8des, ne sont pourtant rien\nen comparaison de la maladie effrayante dont voil\u00e0 la gu\u00e9rison assur\u00e9e.\nEnsuite, comme votre amie, comme l\u2019amie d\u2019une femme raisonnable et\nvertueuse, je me permettrai d\u2019ajouter que cette passion qui vous avait\nsubjugu\u00e9e, d\u00e9j\u00e0 si malheureuse par elle-m\u00eame, le devenait encore plus par\nson objet. Si j\u2019en crois ce qu\u2019on m\u2019en dit, mon neveu, que j\u2019avoue aimer\npeut-\u00eatre avec faiblesse et qui r\u00e9unit en effet beaucoup de qualit\u00e9s louables\n\u00e0 beaucoup d\u2019agr\u00e9ments, n\u2019est ni sans danger pour les femmes, ni sans torts\nvis-\u00e0-vis d\u2019elles et met presque un prix \u00e9gal \u00e0 les s\u00e9duire et \u00e0 les perdre.\nJe crois bien que vous l\u2019auriez converti. Jamais personne, sans doute, n\u2019en\nfut plus digne : mais tant d\u2019autres s\u2019en sont flatt\u00e9es de m\u00eame, dont l\u2019espoir\na \u00e9t\u00e9 d\u00e9\u00e7u, que j\u2019aime bien mieux que vous n\u2019en soyez pas r\u00e9duite \u00e0 cette\nressource.\nConsid\u00e9rez \u00e0 pr\u00e9sent, ma ch\u00e8re belle, qu\u2019au lieu de tant de dangers que\nvous auriez eu \u00e0 courir, vous aurez, outre le repos de votre conscience et\nvotre propre tranquillit\u00e9, la satisfaction d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 la principale cause de\nl\u2019heureux retour de Valmont. Pour moi, je ne doute pas que ce ne soit en\n228grande partie, l\u2019ouvrage de votre courageuse r\u00e9sistance, et qu\u2019un moment de\nfaiblesse de votre part n\u2019e\u00fbt peut-\u00eatre laiss\u00e9 mon neveu dans un \u00e9garement\n\u00e9ternel. J\u2019aime \u00e0 penser ainsi, et d\u00e9sire vous voir penser de m\u00eame ; vous y\ntrouverez vos premi\u00e8res consolations, et moi, de nouvelles raisons de vous\naimer davantage.\nJe vous attends ici sous peu de jours, mon aimable fille, comme vous me\nl\u2019annoncez. Venez retrouver le calme et le bonheur dans les m\u00eames lieux\no\u00f9 vous l\u2019aviez perdu ; venez surtout vous r\u00e9jouir avec votre tendre m\u00e8re\nd\u2019avoir si heureusement tenu la parole que vous lui aviez donn\u00e9e de ne rien\nfaire qui ne f\u00fbt digne d\u2019elle et de vous !\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 30 octobre 17 **.\nLETTRE CXXVII\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nSi je n\u2019ai pas r\u00e9pondu, vicomte, \u00e0 votre lettre du 19, ce n\u2019est pas que\nje n\u2019en aie pas eu le temps ; c\u2019est tout simplement qu\u2019elle m\u2019a donn\u00e9 de\nl\u2019humeur, et que je ne lui ai pas trouv\u00e9 le sens commun. J\u2019avais donc cru\nn\u2019avoir rien de mieux \u00e0 faire que de la laisser dans l\u2019oubli ; mais puisque vous\nrevenez sur elle, que vous paraissez tenir aux id\u00e9es qu\u2019elle contient, et que\nvous prenez mon silence pour un consentement, il faut vous dire clairement\nmon avis.\nJ\u2019ai pu avoir quelquefois la pr\u00e9tention de remplacer \u00e0 moi seule tout un\ns\u00e9rail ; mais il ne m\u2019a jamais convenu d\u2019en faire partie. Je croyais que vous\nsaviez cela. Au moins, \u00e0 pr\u00e9sent que vous ne pouvez plus l\u2019ignorer, vous\njugerez facilement combien votre proposition a d\u00fb me para\u00eetre ridicule. Qui,\nmoi ! je sacrifierais un go\u00fbt, et encore un go\u00fbt nouveau, pour m\u2019occuper\nde vous ? Et pour m\u2019en occuper comment ? en attendant \u00e0 mon tour, et\nen esclave soumise, les sublimes faveurs de votre Hautesse. Quand, par\nexemple, vous voudrez vous distraire un moment de ce charme inconnu\nque l\u2019adorable, la c\u00e9leste Mme de Tourvel, vous a fait seule \u00e9prouver,\nou quand vous craindrez de compromettre, aupr\u00e8s de l\u2019 attachante C\u00e9cile,\nl\u2019id\u00e9e sup\u00e9rieure que vous \u00eates bien aise qu\u2019elle conserve de vous ; alors\ndescendant jusqu\u2019\u00e0 moi, vous y viendrez chercher des plaisirs moins vifs \u00e0\nla v\u00e9rit\u00e9, mais sans cons\u00e9quence ; et vos pr\u00e9cieuses bont\u00e9s, quoique un peu\nrares, suffiront de reste \u00e0 mon bonheur.\nCertes, vous \u00eates riche, en bonne opinion de vous-m\u00eame ; mais\napparemment je ne le suis pas en modestie ; car j\u2019ai beau me regarder, je ne\n229peux pas me trouver d\u00e9chue jusque-l\u00e0. C\u2019est peut-\u00eatre un tort que j\u2019ai ; mais\nje vous pr\u00e9viens que j\u2019en ai beaucoup d\u2019autres encore.\nJ\u2019ai surtout celui de croire que l\u2019\u00e9colier, le doucereux Danceny,\nuniquement occup\u00e9 de moi, me sacrifiant, sans s\u2019en faire un m\u00e9rite, une\npremi\u00e8re passion, avant m\u00eame qu\u2019elle ait \u00e9t\u00e9 satisfaite, et m\u2019aimant enfin\ncomme on aime \u00e0 son \u00e2ge, pourrait malgr\u00e9 ses vingt ans, travailler plus\nefficacement que vous \u00e0 mon bonheur et \u00e0 mes plaisirs. Je me permettrai\nm\u00eame d\u2019ajouter que, s\u2019il me venait en fantaisie de lui donner un adjoint, ce\nne serait pas vous, au moins pour le moment.\nEt par quelles raisons, m\u2019allez-vous demander ? Mais d\u2019abord il pourrait\nfort bien n\u2019y en avoir aucune, car le caprice qui vous ferait pr\u00e9f\u00e9rer, peut\n\u00e9galement vous faire exclure. Je veux pourtant bien, par politesse, vous\nmotiver mon avis. Il me semble que vous auriez trop de sacrifices \u00e0 me faire ;\net moi, au lieu d\u2019en avoir la reconnaissance que vous ne manqueriez pas\nd\u2019en attendre, je serais capable de croire que vous m\u2019en devriez encore !\nVous voyez bien qu\u2019aussi \u00e9loign\u00e9s l\u2019un de l\u2019autre par notre fa\u00e7on de penser,\nnous ne pouvons nous rapprocher d\u2019aucune mani\u00e8re ; et je crains qu\u2019il ne me\nfaille beaucoup de temps, mais beaucoup, avant de changer de sentiment.\nQuand je serai corrig\u00e9e, je vous promets de vous avertir. Jusque-l\u00e0, croyez-\nmoi, faites d\u2019autres arrangements, et gardez vos baisers, vous avez tant \u00e0 les\nplacer mieux !\u2026\nAdieu, comme autrefois, dites-vous ? Mais autrefois, ce me semble, vous\nfaisiez un peu plus de cas de moi ; vous ne m\u2019aviez pas destin\u00e9e tout \u00e0 fait\naux troisi\u00e8mes r\u00f4les, et surtout vous vouliez bien attendre que j\u2019eusse dit oui\navant d\u2019\u00eatre s\u00fbr de mon consentement. Trouvez donc bon qu\u2019au lieu de vous\ndire aussi, adieu comme autrefois, je vous dise, adieu comme \u00e0 pr\u00e9sent.\nVotre servante, monsieur le vicomte.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 31 octobre 17 **.\nLETTRE CXXVIII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Rosemonde\nJe n\u2019ai re\u00e7u qu\u2019hier, madame, votre tardive r\u00e9ponse. Elle m\u2019aurait tu\u00e9e\nsur-le-champ, si j\u2019avais eu encore mon existence en moi ; mais un autre en\nest possesseur, et cet autre est M. de Valmont. Vous voyez que je ne vous\ncache rien. Si vous devez ne me plus trouver digne de votre amiti\u00e9, je crains\nmoins encore de la perdre que de la surprendre. Tout ce que je puis vous\ndire, c\u2019est que, plac\u00e9e par M. de Valmont entre sa mort ou son bonheur, je\n230me suis d\u00e9cid\u00e9e pour ce dernier parti. Je ne m\u2019en vante, ni ne m\u2019en accuse ;\nje dis simplement ce qui est.\nVous sentirez ais\u00e9ment, d\u2019apr\u00e8s cela, quelle impression a d\u00fb me faire\nvotre lettre, et les v\u00e9rit\u00e9s s\u00e9v\u00e8res qu\u2019elle contient. Ne croyez pas cependant\nqu\u2019elle ait pu faire na\u00eetre un regret en moi, ni qu\u2019elle puisse jamais me faire\nchanger de sentiment ni de conduite. Ce n\u2019est pas que je n\u2019aie des moments\ncruels ; mais quand mon c\u0153ur est le plus d\u00e9chir\u00e9, quand je crains de ne\npouvoir plus supporter mes tourments, je me dis : Valmont est heureux ; et\ntout dispara\u00eet devant cette id\u00e9e, ou plut\u00f4t elle change tout en plaisirs.\nC\u2019est donc \u00e0 votre neveu que je me suis consacr\u00e9e ; c\u2019est pour lui que\nje me suis perdue. Il est devenu le centre unique de mes pens\u00e9es, de mes\nsentiments, de mes actions. Tant que ma vie sera n\u00e9cessaire \u00e0 son bonheur,\nelle me sera pr\u00e9cieuse, et je la trouverai fortun\u00e9e. Si quelque jour il en juge\nautrement,\u2026 il n\u2019entendra de ma part ni plainte ni reproche. J\u2019ai d\u00e9j\u00e0 os\u00e9\nfixer les yeux sur ce moment fatal et mon parti est pris.\nVous voyez \u00e0 pr\u00e9sent combien peu doit m\u2019affecter la crainte que vous\nparaissez avoir qu\u2019un jour M. de Valmont ne me perde ; car, avant de le\nvouloir, il aura donc cess\u00e9 de m\u2019aimer, et que me feront alors de vains\nreproches que je n\u2019entendrai pas ? Seul, il sera mon juge. Comme je n\u2019aurai\nv\u00e9cu que pour lui, ce sera en lui que reposera ma m\u00e9moire ; et s\u2019il est forc\u00e9\nde reconna\u00eetre que je l\u2019aimais, je serai suffisamment justifi\u00e9e.\nVous venez, madame, de lire dans mon c\u0153ur. J\u2019ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 le malheur de\nperdre votre estime par ma franchise \u00e0 celui de m\u2019en rendre indigne par\nl\u2019avilissement du mensonge. J\u2019ai cru devoir cette enti\u00e8re confiance \u00e0 vos\nanciennes bont\u00e9s pour moi.\nAjouter un mot de plus, pourrait vous faire soup\u00e7onner que j\u2019ai l\u2019orgueil\nd\u2019y compter encore, quand au contraire, je me rends justice en cessant d\u2019y\npr\u00e9tendre. Je suis, avec respect, madame, votre tr\u00e8s humble et tr\u00e8s ob\u00e9issante\nservante.\nParis, ce 1ernovembre 17 **.\nLETTRE CXXIX\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nDites-moi donc, ma belle amie, d\u2019o\u00f9 peut venir ce ton d\u2019aigreur et\nde persiflage qui r\u00e8gne dans votre derni\u00e8re lettre ? Quel est donc ce\ncrime que j\u2019ai commis, apparemment sans m\u2019en douter, et qui vous donne\ntant d\u2019humeur ? J\u2019ai eu l\u2019air, me reprochez-vous, de compter sur votre\nconsentement avant de l\u2019avoir obtenu ; mais je croyais que ce qui pourrait\n231para\u00eetre de la pr\u00e9somption pour tout le monde, ne pouvait jamais \u00eatre pris, de\nvous \u00e0 moi, que pour de la confiance, et depuis quand ce sentiment nuit-il \u00e0\nl\u2019amiti\u00e9 ou \u00e0 l\u2019amour ? En r\u00e9unissant l\u2019espoir au d\u00e9sir, je n\u2019ai fait que c\u00e9der \u00e0\nl\u2019impulsion naturelle, qui nous fait nous placer toujours le plus pr\u00e8s possible\ndu bonheur que nous cherchons ; et vous avez pris pour l\u2019effet de l\u2019orgueil\nce qui ne l\u2019\u00e9tait que de mon empressement. Je sais fort bien que l\u2019usage a\nintroduit, dans ce cas, un doute respectueux ; mais vous savez aussi que ce\nn\u2019est qu\u2019une forme, un simple protocole ; et j\u2019\u00e9tais, ce me semble, autoris\u00e9 \u00e0\ncroire que ces pr\u00e9cautions minutieuses n\u2019\u00e9taient plus n\u00e9cessaires entre nous.\nIl me semble m\u00eame que cette marche franche et libre, quand elle est\nfond\u00e9e sur une ancienne liaison, est bien pr\u00e9f\u00e9rable \u00e0 l\u2019insipide cajolerie,\nqui affadit si souvent l\u2019amour. Peut-\u00eatre, au reste, le prix que je trouve \u00e0\ncette mani\u00e8re, ne vient-il que de celui que j\u2019attache au bonheur qu\u2019elle me\nrappelle ; mais par l\u00e0 m\u00eame, il me serait plus p\u00e9nible encore de vous voir\nen juger autrement.\nVoil\u00e0 pourtant le seul tort que je me connaisse, car je n\u2019imagine pas que\nvous ayez pu penser s\u00e9rieusement qu\u2019il exist\u00e2t une femme dans le monde\nqui me par\u00fbt pr\u00e9f\u00e9rable \u00e0 vous, et encore moins, que j\u2019aie pu vous appr\u00e9cier\naussi mal que vous feignez de le croire. Vous vous \u00eates regard\u00e9e, me dites-\nvous \u00e0 ce sujet, et vous ne vous \u00eates pas trouv\u00e9e d\u00e9chue \u00e0 ce point. Je le crois\nbien, et cela prouve seulement que votre miroir est fid\u00e8le. Mais n\u2019auriez-\nvous pas pu en conclure avec plus de facilit\u00e9 et de justice, qu\u2019\u00e0 coup s\u00fbr je\nn\u2019avais pas jug\u00e9 ainsi de vous ?\nJe cherche vainement une cause \u00e0 cette \u00e9trange id\u00e9e. Il me semble\npourtant qu\u2019elle tient, de plus ou moins pr\u00e8s, aux \u00e9loges que je me suis\npermis de donner \u00e0 d\u2019autres femmes. Je l\u2019inf\u00e8re au moins de votre affectation\n\u00e0 relever les \u00e9pith\u00e8tes d\u2019adorable, de c\u00e9leste, d\u2019attachante, dont je me suis\nservi en vous parlant de M me de Tourvel ou de la petite Volanges. Mais ne\nsavez-vous pas que ces mots, plus souvent pris au hasard que par r\u00e9flexion,\nexpriment moins le cas que l\u2019on fait de la personne, que la situation dans\nlaquelle on se trouve quand on parle ? Et si, dans le moment m\u00eame o\u00f9\nj\u2019\u00e9tais si vivement affect\u00e9 ou par l\u2019une ou par l\u2019autre, je ne vous en d\u00e9sirais\npourtant pas moins ; si je vous donnais une pr\u00e9f\u00e9rence marqu\u00e9e sur toutes\ndeux, puisque enfin je ne pouvais renouveler notre premi\u00e8re liaison qu\u2019au\npr\u00e9judice des deux autres, je ne crois pas qu\u2019il y ait l\u00e0 si grand sujet de\nreproche.\nIl ne me sera pas plus difficile de me justifier sur le charme inconnu\ndont vous me paraissez aussi un peu choqu\u00e9e ; car, d\u2019abord, de ce qu\u2019il est\ninconnu, il ne s\u2019ensuit pas qu\u2019il soit plus fort. Eh ! qui pourrait l\u2019emporter sur\nles d\u00e9licieux plaisirs que vous seule savez rendre toujours nouveaux, comme\ntoujours plus vifs ? J\u2019ai donc voulu dire seulement que celui-l\u00e0 \u00e9tait d\u2019un\n232genre que je n\u2019avais pas encore \u00e9prouv\u00e9, mais sans pr\u00e9tendre lui assigner de\nclasse ; et j\u2019avais ajout\u00e9, ce que je r\u00e9p\u00e8te aujourd\u2019hui, que, quel qu\u2019il soit, je\nsaurai le combattre et le vaincre. J\u2019y mettrai bien plus de z\u00e8le encore, si je\npeux voir dans ce l\u00e9ger travail un hommage \u00e0 vous offrir.\nPour la petite C\u00e9cile, je crois bien inutile de vous en parler. Vous n\u2019avez\npas oubli\u00e9 que c\u2019est \u00e0 votre demande que je me suis charg\u00e9 de cette enfant,\net je n\u2019attends que votre cong\u00e9 pour m\u2019en d\u00e9faire. J\u2019ai pu remarquer son\ning\u00e9nuit\u00e9 et sa fra\u00eecheur ; j\u2019ai pu m\u00eame la croire un moment attachante,\nparce que, plus ou moins, on se compla\u00eet toujours un peu dans son ouvrage ;\nmais assur\u00e9ment, elle n\u2019a pas assez de confiance en aucun genre pour fixer\nen rien l\u2019attention.\n\u00c0 pr\u00e9sent, ma belle amie, j\u2019en appelle \u00e0 votre justice, \u00e0 vos premi\u00e8res\nbont\u00e9s pour moi ; \u00e0 la longue et parfaite amiti\u00e9, \u00e0 l\u2019enti\u00e8re confiance qui\ndepuis ont resserr\u00e9 nos liens : ai-je m\u00e9rit\u00e9 le ton rigoureux que vous prenez\navec moi ? Mais qu\u2019il vous sera facile de m\u2019en d\u00e9dommager quand vous\nvoudrez ! Dites seulement un mot, et vous verrez si tous les charmes et tous\nles attachements me retiendront ici, non pas un jour, mais une minute. Je\nvolerai \u00e0 vos pieds et dans vos bras, je vous prouverai, mille fois et de mille\nmani\u00e8res, que vous \u00eates, que vous serez toujours, la v\u00e9ritable souveraine de\nmon c\u0153ur.\nAdieu, ma belle amie ; j\u2019attends votre r\u00e9ponse avec beaucoup\nd\u2019empressement.\nParis, ce 3 novembre 17 **.\nLETTRE CXXX\nMadame de Rosemonde\n\u00e0 la Pr\u00e9sidente de Tourvel\nEt pourquoi, ma ch\u00e8re belle, ne voulez-vous plus \u00eatre ma fille ? Pourquoi\nsemblez-vous m\u2019annoncer que toute correspondance va \u00eatre rompue entre\nnous ? Est-ce pour me punir de n\u2019avoir pas devin\u00e9 ce qui \u00e9tait contre\ntoute vraisemblance ? ou me soup\u00e7onnez-vous de vous avoir afflig\u00e9e\nvolontairement ? Non, je connais trop bien votre c\u0153ur, pour croire qu\u2019il\npense ainsi du mien. Aussi la peine que m\u2019a faite votre lettre est-elle bien\nmoins relative \u00e0 moi qu\u2019\u00e0 vous-m\u00eame !\n\u00d4 ma jeune amie ! je vous le dis avec douleur ; mais vous \u00eates bien\ntrop digne d\u2019\u00eatre aim\u00e9e, pour que jamais l\u2019amour vous rende heureuse. Eh !\nquelle femme vraiment d\u00e9licate et sensible, n\u2019a pas trouv\u00e9 l\u2019infortune dans\nce m\u00eame sentiment qui lui promettait tant de bonheur ! Les hommes savent-\nils appr\u00e9cier la femme qu\u2019ils poss\u00e8dent ?\n233Ce n\u2019est pas que plusieurs ne soient honn\u00eates dans leurs proc\u00e9d\u00e9s et\nconstants dans leur affection ; mais, parmi ceux-l\u00e0 m\u00eame, combien peu\nsavent encore se mettre \u00e0 l\u2019unisson de notre c\u0153ur ! Ne croyez pas, ma\nch\u00e8re enfant, que leur amour soit semblable au n\u00f4tre. Ils \u00e9prouvent bien\nla m\u00eame ivresse ; souvent m\u00eame ils y mettent plus d\u2019emportement, mais\nils ne connaissent pas cet empressement inquiet, cette sollicitude d\u00e9licate,\nqui produit en nous ces soins tendres et continus, et dont l\u2019unique objet est\ntoujours l\u2019objet aim\u00e9. L\u2019homme jouit du bonheur qu\u2019il ressent, et la femme\nde celui qu\u2019elle procure. Cette diff\u00e9rence, si essentielle et si peu remarqu\u00e9e,\ninflue pourtant d\u2019une mani\u00e8re bien sensible, sur la totalit\u00e9 de leur conduite\nrespective. Le plaisir de l\u2019un est de satisfaire des d\u00e9sirs, celui de l\u2019autre est\nsurtout de les faire na\u00eetre. Plaire, n\u2019est pour lui qu\u2019un moyen de succ\u00e8s ;\ntandis que pour elle, c\u2019est le succ\u00e8s lui-m\u00eame. Et la coquetterie, si souvent\nreproch\u00e9e aux femmes, n\u2019est autre chose que l\u2019abus de cette fa\u00e7on de sentir,\net par l\u00e0 m\u00eame en prouve la r\u00e9alit\u00e9. Enfin, ce go\u00fbt exclusif, qui caract\u00e9rise\nparticuli\u00e8rement l\u2019amour, n\u2019est dans l\u2019homme qu\u2019une pr\u00e9f\u00e9rence, qui sert,\nau plus, \u00e0 augmenter un plaisir, qu\u2019un autre objet affaiblirait peut-\u00eatre, mais\nne d\u00e9truirait pas ; tandis que dans les femmes, c\u2019est un sentiment profond,\nqui non seulement an\u00e9antit tout d\u00e9sir \u00e9tranger, mais qui, plus fort que la\nnature, et soustrait \u00e0 son empire, ne leur laisse \u00e9prouver que r\u00e9pugnance et\nd\u00e9go\u00fbt, l\u00e0 m\u00eame o\u00f9 semble devoir na\u00eetre la volupt\u00e9.\nEt n\u2019allez pas croire que des exceptions plus ou moins nombreuses, et\nqu\u2019on peut citer, puissent s\u2019opposer avec succ\u00e8s \u00e0 ces v\u00e9rit\u00e9s g\u00e9n\u00e9rales !\nElles ont pour garant la voix publique qui, pour les hommes seulement,\na distingu\u00e9 l\u2019infid\u00e9lit\u00e9 de l\u2019inconstance : distinction dont ils se pr\u00e9valent,\nquand ils devraient en \u00eatre humili\u00e9s ; et qui, pour notre sexe, n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9\nadopt\u00e9e que par ces femmes d\u00e9prav\u00e9es qui en font la honte, et \u00e0 qui tout\nmoyen para\u00eet bon, qu\u2019elles esp\u00e8rent pouvoir les sauver du sentiment p\u00e9nible\nde leur bassesse.\nJ\u2019ai cru, ma ch\u00e8re belle, qu\u2019il pourrait vous \u00eatre utile d\u2019avoir ces\nr\u00e9flexions \u00e0 opposer aux id\u00e9es chim\u00e9riques d\u2019un bonheur parfait dont\nl\u2019amour ne manque jamais d\u2019abuser notre imagination : espoir trompeur,\nauquel on tient encore, m\u00eame alors qu\u2019on se voit forc\u00e9 de l\u2019abandonner, et\ndont la perte irrite et multiplie les chagrins d\u00e9j\u00e0 trop r\u00e9els, ins\u00e9parables d\u2019une\npassion vive ! Cet emploi d\u2019adoucir vos peines ou d\u2019en diminuer le nombre,\nest le seul que je veuille, que je puisse remplir en ce moment. Dans les maux\nsans rem\u00e8des, les conseils ne peuvent plus porter que sur le r\u00e9gime. Ce que\nje vous demande seulement, c\u2019est de vous souvenir que plaindre un malade,\nce n\u2019est pas le bl\u00e2mer. Eh ! qui sommes-nous, pour nous bl\u00e2mer les uns les\nautres ? Laissons le droit de juger a celui-l\u00e0 seul qui lit dans les c\u0153urs, et\n234j\u2019ose m\u00eame croire qu\u2019\u00e0 ses yeux paternels, une foule de vertus peut racheter\nune faiblesse.\nMais, je vous en conjure, ma ch\u00e8re amie, d\u00e9fendez-vous surtout de\nces r\u00e9solutions violentes, qui annoncent moins la force qu\u2019un entier\nd\u00e9couragement ; n\u2019oubliez pas qu\u2019en rendant un autre possesseur de votre\nexistence, pour me servir de votre expression, vous n\u2019avez pas pu cependant\nfrustrer vos amis de ce qu\u2019ils en poss\u00e9daient \u00e0 l\u2019avance, et qu\u2019ils ne cesseront\njamais de r\u00e9clamer.\nAdieu, ma ch\u00e8re fille ; songez quelquefois \u00e0 votre tendre m\u00e8re, et croyez\nque vous serez toujours, et par-dessus tout, l\u2019objet de ses plus ch\u00e8res\npens\u00e9es.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 4 novembre 17 **.\nLETTRE CXXXI\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\n\u00c0 la bonne heure, vicomte, et je suis plus contente de vous cette\nfois-ci que l\u2019autre ; mais \u00e0 pr\u00e9sent, causons de bonne amiti\u00e9 et j\u2019esp\u00e8re\nvous convaincre que, pour vous comme pour moi, l\u2019arrangement que vous\nparaissez d\u00e9sirer serait une v\u00e9ritable folie.\nN\u2019avez-vous pas encore remarqu\u00e9 que le plaisir, qui est bien en effet\nl\u2019unique mobile de la r\u00e9union des deux sexes, ne suffit pourtant pas pour\nformer une liaison entre eux ? et que, s\u2019il est pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 du d\u00e9sir qui rapproche,\nil n\u2019est pas moins suivi du d\u00e9go\u00fbt qui repousse ? C\u2019est une loi de la nature,\nque l\u2019amour seul peut changer ; et de l\u2019amour en a-t-on quand on veut ?\nIl en faut pourtant toujours, et cela serait vraiment fort embarrassant, si on\nne s\u2019\u00e9tait pas aper\u00e7u qu\u2019heureusement il suffisait qu\u2019il en exist\u00e2t d\u2019un c\u00f4t\u00e9.\nLa difficult\u00e9 est devenue par l\u00e0 de moiti\u00e9 moindre, et m\u00eame sans qu\u2019il y ait\neu beaucoup \u00e0 perdre ; en effet, l\u2019un jouit du bonheur d\u2019aimer, l\u2019autre de\ncelui de plaire, un peu moins vif \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, mais auquel je joins le plaisir\nde tromper, ce qui fait \u00e9quilibre, et tout s\u2019arrange.\nMais dites-moi, vicomte, qui de nous deux se chargera de tromper\nl\u2019autre ! Vous savez l\u2019histoire de ces deux fripons qui se reconnurent en\njouant : \u00ab Nous ne nous serons rien, se dirent-ils, payons les cartes par\nmoiti\u00e9 \u00bb ; et ils quitt\u00e8rent la partie. Suivons, croyez-moi, ce prudent exemple,\net ne perdons pas ensemble un temps que nous pouvons si bien employer\nailleurs.\nPour vous prouver qu\u2019ici votre int\u00e9r\u00eat me d\u00e9cide autant que le mien, et\nque je n\u2019agis ni par humeur, ni par caprice, je ne vous refuse pas le prix\n235convenu entre nous : je sens \u00e0 merveille que pour une seule soir\u00e9e nous\nnous suffirons de reste ; et je ne doute m\u00eame pas que nous ne sachions assez\nl\u2019embellir pour ne la voir finir qu\u2019\u00e0 regret. Mais n\u2019oublions pas que ce regret\nest n\u00e9cessaire au bonheur, et quelque douce que soit notre illusion, n\u2019allons\npas croire qu\u2019elle puisse \u00eatre durable.\nVous voyez que je m\u2019ex\u00e9cute \u00e0 mon tour, et cela sans que vous vous\nsoyez encore mis en r\u00e8gle avec moi : car, enfin, je devais avoir la premi\u00e8re\nlettre de la c\u00e9leste prude ; et pourtant, soit que vous y teniez encore, soit que\nvous ayez oubli\u00e9 les conditions d\u2019un march\u00e9 qui vous int\u00e9resse peut-\u00eatre\nmoins que vous ne voulez me le faire croire, je n\u2019ai rien re\u00e7u, absolument\nrien. Cependant, ou je me trompe, ou la tendre d\u00e9vote doit beaucoup \u00e9crire :\ncar que ferait-elle quand elle est seule ? elle n\u2019a s\u00fbrement pas le bon esprit\nde se distraire. J\u2019aurais donc, si je voulais, quelques petits reproches \u00e0 vous\nfaire ; mais je les passe sous silence, en compensation d\u2019un peu d\u2019humeur\nque j\u2019ai eu peut-\u00eatre dans ma derni\u00e8re lettre.\n\u00c0 pr\u00e9sent, vicomte, il ne me reste plus qu\u2019\u00e0 vous faire une demande et\nelle est encore autant pour vous que pour moi : c\u2019est de diff\u00e9rer un moment,\nque je d\u00e9sire peut-\u00eatre autant que vous, mais dont il me semble que l\u2019\u00e9poque\ndoit \u00eatre retard\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 mon retour \u00e0 la ville. D\u2019une part, nous n\u2019aurions\npas ici la libert\u00e9 n\u00e9cessaire ; et, de l\u2019autre, j\u2019y aurais quelque risque \u00e0 courir :\ncar il ne faudrait qu\u2019un peu de jalousie pour me rattacher de plus belle ce\ntriste Belleroche, qui pourtant ne tient plus qu\u2019\u00e0 un fil. Il en est d\u00e9j\u00e0 \u00e0 se\nbattre les flancs pour m\u2019aimer ; c\u2019est au point qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent je mets autant\nde malice que de prudence dans les caresses dont je le surcharge. Mais, en\nm\u00eame temps, vous voyez bien que ce ne serait pas l\u00e0 un sacrifice \u00e0 vous\nfaire ! une infid\u00e9lit\u00e9 r\u00e9ciproque rendra le charme bien plus puissant.\nSavez-vous que je regrette quelquefois que nous en soyons r\u00e9duits \u00e0 ces\nressources ! Dans le temps o\u00f9 nous nous aimions, car je crois que c\u2019\u00e9tait\nde l\u2019amour, j\u2019\u00e9tais heureuse ; et vous, vicomte !\u2026 Mais pourquoi s\u2019occuper\nencore d\u2019un bonheur qui ne peut revenir ? Non, quoique vous en disiez, c\u2019est\nun retour impossible. D\u2019abord j\u2019exigerais des sacrifices que s\u00fbrement vous\nne pourriez ou ne voudriez pas me faire, et qu\u2019il se peut bien que je ne m\u00e9rite\npas ; et puis, comment vous fixer ? Oh ! non, non, je ne veux seulement pas\nm\u2019occuper de cette id\u00e9e ; et malgr\u00e9 le plaisir que je trouve en ce moment \u00e0\nvous \u00e9crire, j\u2019aime bien mieux vous quitter brusquement.\nAdieu, vicomte.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 6 novembre 17 **.\n236LETTRE CXXXII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Rosemonde\nP\u00e9n\u00e9tr\u00e9e, madame, de vos bont\u00e9s pour moi, je m\u2019y livrerais tout enti\u00e8re\nsi je n\u2019\u00e9tais retenue, en quelque sorte, par la crainte de les profaner en les\nacceptant. Pourquoi faut-il, quand je les vois si pr\u00e9cieuses, que je sente en\nm\u00eame temps que je n\u2019en suis plus digne ? Ah ! j\u2019oserai du moins vous en\nt\u00e9moigner ma reconnaissance ; j\u2019admirerai surtout cette indulgence de la\nvertu, qui ne conna\u00eet nos faiblesses que pour y compatir et dont le charme\npuissant conserve sur les c\u0153urs un empire si doux et si fort, m\u00eame \u00e0 c\u00f4t\u00e9\ndu charme de l\u2019amour.\nMais puis-je m\u00e9riter encore une amiti\u00e9 qui ne suffit plus \u00e0 mon bonheur ?\nJe dis de m\u00eame de vos conseils ; j\u2019en sens le prix et ne puis les suivre. Et\ncomment ne croirais-je pas \u00e0 un bonheur parfait, quand je l\u2019\u00e9prouve en ce\nmoment ? Oui, si les hommes sont tels que vous le dites, il faut les fuir, ils\nsont ha\u00efssables ; mais qu\u2019alors Valmont est loin de leur ressembler ! S\u2019il\na comme eux cette violence de passion que vous nommez emportement,\ncombien n\u2019est-elle pas surpass\u00e9e en lui par l\u2019exc\u00e8s de la d\u00e9licatesse ! \u00d4\nmon amie ! vous me parlez de partager mes peines, jouissez donc de mon\nbonheur ; je le dois \u00e0 l\u2019amour, et de combien encore l\u2019objet en augmente le\nprix ! Vous aimez votre neveu, dites-vous, peut-\u00eatre avec faiblesse ? Ah !\nsi vous le connaissiez comme moi ! je l\u2019aime avec idol\u00e2trie et bien moins\nencore qu\u2019il ne le m\u00e9rite. Il a pu sans doute \u00eatre entra\u00een\u00e9 dans quelques\nerreurs, il en convient lui-m\u00eame ; mais qui jamais connut comme lui le\nv\u00e9ritable amour ? Que puis-je vous dire de plus ? il le ressent tel qu\u2019il\nl\u2019inspire.\nVous allez croire que c\u2019est l\u00e0 une de ces id\u00e9es chim\u00e9riques dont l\u2019amour\nne manque jamais d\u2019abuser notre imagination : mais dans ce cas, pourquoi\nserait-il devenu plus tendre, plus empress\u00e9, depuis qu\u2019il n\u2019a plus rien \u00e0\nobtenir ? Je l\u2019avouerai, je lui trouvais auparavant un air de r\u00e9flexion, de\nr\u00e9serve, qui l\u2019abandonnait rarement et qui souvent me ramenait, malgr\u00e9\nmoi, aux fausses et cruelles impressions qu\u2019on m\u2019avait donn\u00e9es de lui. Mais\ndepuis qu\u2019il peut se livrer sans contrainte aux mouvements de son c\u0153ur, il\nsemble deviner tous les d\u00e9sirs du mien. Qui sait si nous n\u2019\u00e9tions pas n\u00e9s\nl\u2019un pour l\u2019autre ! si ce bonheur ne m\u2019\u00e9tait pas r\u00e9serv\u00e9 d\u2019\u00eatre n\u00e9cessaire au\nsien ! Ah ! si c\u2019est une illusion, que je meure donc avant qu\u2019elle finisse.\nMais non ; je peux vivre pour le ch\u00e9rir, pour l\u2019adorer. Pourquoi cesserait-il\nde m\u2019aimer ? Quelle autre femme rendrait-il plus heureuse que moi ? Et, je\nle sens par moi-m\u00eame ; ce bonheur qu\u2019on fait na\u00eetre est le plus fort lien, le\n237seul qui attache v\u00e9ritablement. Oui, c\u2019est ce sentiment d\u00e9licieux qui anoblit\nl\u2019amour, qui le purifie en quelque sorte et le rend vraiment digne d\u2019une \u00e2me\ntendre et g\u00e9n\u00e9reuse, telle que celle de Valmont.\nAdieu, ma ch\u00e8re, ma respectable, mon indulgente amie. Je voudrais en\nvain vous \u00e9crire plus longtemps : voici l\u2019heure o\u00f9 il a promis de venir et\ntoute autre id\u00e9e m\u2019abandonne. Pardon ! mais vous voulez mon bonheur, et\nil est si grand dans ce moment que je suffis \u00e0 peine \u00e0 le sentir.\nParis, ce 7 novembre 17 **.\nLETTRE CXXXIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nQuels sont donc, ma belle amie, ces sacrifices que vous jugez que je\nne ferais pas, et dont pourtant le prix serait de vous plaire ? Faites-les-moi\nconna\u00eetre seulement et si je balance \u00e0 vous les offrir, je vous permets d\u2019en\nrefuser l\u2019hommage. Eh ! comment me jugez-vous depuis quelque temps,\nsi, m\u00eame dans votre indulgence, vous doutez de mon sentiment ou de mon\n\u00e9nergie ? Des sacrifices que je ne voudrais ou ne pourrais pas faire ! Ainsi,\nvous me croyez amoureux, subjugu\u00e9 ? et le prix que j\u2019ai mis au succ\u00e8s, vous\nme soup\u00e7onnez de l\u2019attacher \u00e0 la personne ? Ah ! gr\u00e2ce au Ciel, je n\u2019en\nsuis pas encore r\u00e9duit l\u00e0, et je m\u2019offre \u00e0 vous le prouver. Oui, je vous le\nprouverai, quand m\u00eame ce devrait \u00eatre envers M me de Tourvel. Assur\u00e9ment,\napr\u00e8s cela, il ne doit pas vous rester de doute.\nJ\u2019ai pu, je crois sans me compromettre, donner quelque temps \u00e0 une\nfemme qui a au moins le m\u00e9rite d\u2019\u00eatre d\u2019un genre qu\u2019on rencontre rarement.\nPeut-\u00eatre aussi la saison morte dans laquelle est venue cette aventure, m\u2019a\nfait m\u2019y livrer davantage ; et encore \u00e0 pr\u00e9sent, qu\u2019\u00e0 peine le grand courant\ncommence \u00e0 reprendre, il n\u2019est pas \u00e9tonnant qu\u2019elle m\u2019occupe presque en\nentier. Mais songez donc qu\u2019il n\u2019y a gu\u00e8re que huit jours que je jouis du fruit\nde trois mois de soins. Je me suis si souvent arr\u00eat\u00e9 davantage \u00e0 ce qui valait\nbien moins et ne m\u2019avait pas tant co\u00fbt\u00e9 !\u2026 et jamais vous n\u2019en avez rien\nconclu contre moi.\nEt puis, voulez-vous savoir la v\u00e9ritable cause de l\u2019empressement que j\u2019y\nmets ? la voici. Cette femme est naturellement timide ; dans les premiers\ntemps elle doutait sans cesse de son bonheur, et ce doute suffisait pour le\ntroubler : en sorte que je commence \u00e0 peine \u00e0 pouvoir remarquer jusqu\u2019o\u00f9\nva ma puissance en ce genre. C\u2019est une chose que j\u2019\u00e9tais pourtant curieux\nde savoir, et l\u2019occasion ne s\u2019en trouve pas si facilement qu\u2019on le croit.\n238D\u2019abord, pour beaucoup de femmes, le plaisir est toujours le plaisir,\net n\u2019est jamais que cela ; et aupr\u00e8s de celles-l\u00e0, de quelque titre qu\u2019on\nnous d\u00e9core, nous ne sommes jamais que des facteurs, de simples\ncommissionnaires, dont l\u2019activit\u00e9 fait tout le m\u00e9rite et parmi lesquels celui\nqui fait le plus est toujours celui qui fait le mieux.\nDans une autre classe, peut-\u00eatre la plus nombreuse aujourd\u2019hui, la\nc\u00e9l\u00e9brit\u00e9 de l\u2019amant, le plaisir de l\u2019avoir enlev\u00e9 \u00e0 une rivale, la crainte de se\nle voir enlever \u00e0 son tour, occupent les femmes presque tout enti\u00e8res ; nous\nentrons bien, plus ou moins, pour quelque chose dans l\u2019esp\u00e8ce de bonheur\ndont elles jouissent ; mais il tient plus aux circonstances qu\u2019\u00e0 la personne.\nIl leur vient par nous et non de nous.\nIl fallait donc trouver pour mon observation, une femme d\u00e9licate et\nsensible, qui fit son unique affaire de l\u2019amour, et qui, dans l\u2019amour m\u00eame ne\nv\u00eet que son amant ; dont l\u2019\u00e9motion, loin de suivre la route ordinaire, part\u00eet\ntoujours du c\u0153ur pour arriver aux sens ; que j\u2019ai vue, par exemple (et je\nne parle pas du premier jour), sortir du plaisir toute \u00e9plor\u00e9e et, le moment\nd\u2019apr\u00e8s, retrouver la volupt\u00e9 dans un mot qui r\u00e9pondait \u00e0 son \u00e2me. Enfin il\nfallait qu\u2019elle r\u00e9un\u00eet encore cette candeur naturelle, devenue insurmontable\npar l\u2019habitude de s\u2019y livrer, et qui ne lui permet de dissimuler aucun des\nsentiments de son c\u0153ur. Or, vous en conviendrez, de telles femmes sont rares\net je puis croire que, sans celle-ci je n\u2019en aurais peut-\u00eatre jamais rencontr\u00e9.\nIl ne serait donc pas \u00e9tonnant qu\u2019elle me fix\u00e2t plus longtemps qu\u2019une\nautre, et si le travail que je veux faire sur elle exige que je la rende heureuse,\nparfaitement heureuse, pourquoi m\u2019y refuserais-je, surtout quand cela me\nsert, au lieu de me contrarier ? Mais, de ce que l\u2019esprit est occup\u00e9, s\u2019ensuit-il\nque le c\u0153ur soit esclave ? Non, sans doute. Aussi le prix que je ne me d\u00e9fends\npas de mettre \u00e0 cette aventure ne m\u2019emp\u00eachera pas d\u2019en courir d\u2019autres, ou\nm\u00eame de la sacrifier \u00e0 de plus agr\u00e9ables.\nJe suis tellement libre que je n\u2019ai seulement pas n\u00e9glig\u00e9 la petite\nVolanges, \u00e0 laquelle pourtant je tiens si peu. Sa m\u00e8re la ram\u00e8ne \u00e0 la ville dans\ntrois jours, et moi, depuis hier j\u2019ai su assurer mes communications : quelque\nargent au portier et quelques fleurettes \u00e0 sa femme en ont fait l\u2019affaire.\nConcevez-vous que Danceny n\u2019ait pas su trouver ce moyen si simple ? et\npuis, qu\u2019on dise que l\u2019amour rend ing\u00e9nieux ! il abrutit, au contraire ceux\nqu\u2019il domine. Et je ne saurais pas m\u2019en d\u00e9fendre ! Ah ! soyez tranquille.\nD\u00e9j\u00e0 je vais sous peu de jours, affaiblir en la partageant, l\u2019impression peut-\n\u00eatre trop vive que j\u2019ai \u00e9prouv\u00e9e, et si un simple partage ne suffit pas, je les\nmultiplierai.\nJe n\u2019en serai pas moins pr\u00eat \u00e0 remettre la jeune pensionnaire \u00e0 son discret\namant d\u00e8s que vous le jugerez \u00e0 propos. Il me semble que vous n\u2019avez plus\nde raison pour l\u2019en emp\u00eacher, et moi je consens \u00e0 rendre ce service signal\u00e9\n239au pauvre Danceny. C\u2019est en v\u00e9rit\u00e9, le moins que je lui doive pour tous ceux\nqu\u2019il m\u2019a rendus. Il est actuellement dans la grande inqui\u00e9tude de savoir\ns\u2019il sera re\u00e7u chez M me de Volanges ; je le calme le plus que je peux, en\nl\u2019assurant que, de fa\u00e7on ou d\u2019autre je ferai son bonheur au premier jour,\net, en attendant, je continue \u00e0 me charger de la correspondance, qu\u2019il veut\nreprendre \u00e0 l\u2019arriv\u00e9e de sa C\u00e9cile. J\u2019ai d\u00e9j\u00e0 six lettres de lui, et j\u2019en aurai\nbien encore une ou deux avant l\u2019heureux jour. Il faut que ce gar\u00e7on-l\u00e0 soit\nbien d\u00e9s\u0153uvr\u00e9 !\nMais laissons ce couple enfantin et revenons \u00e0 nous ; que je puisse\nm\u2019occuper uniquement de l\u2019espoir si doux que m\u2019a donn\u00e9 votre lettre. Oui,\nsans doute vous me fixerez, et je ne vous pardonnerais pas d\u2019en douter. Ai-\nje donc jamais cess\u00e9 d\u2019\u00eatre constant pour vous ? Nos liens ont \u00e9t\u00e9 d\u00e9nou\u00e9s\net non pas rompus ; notre pr\u00e9tendue rupture ne fut qu\u2019une erreur de notre\nimagination : nos sentiments, nos int\u00e9r\u00eats n\u2019en sont pas moins rest\u00e9s unis.\nSemblable au voyageur qui revient d\u00e9tromp\u00e9, je reconna\u00eetrai, comme lui,\nque j\u2019avais laiss\u00e9 le bonheur pour courir apr\u00e8s l\u2019esp\u00e9rance, et je dirai comme\nd\u2019Harcourt :\nPlus je vis d\u2019\u00e9trangers, plus j\u2019aimai ma patrie.\nNe combattez donc plus l\u2019id\u00e9e ou plut\u00f4t le sentiment qui vous ram\u00e8ne \u00e0\nmoi, et apr\u00e8s avoir essay\u00e9 de tous les plaisirs dans nos courses diff\u00e9rentes,\njouissons du bonheur de sentir qu\u2019aucun d\u2019eux n\u2019est comparable \u00e0 celui que\nnous avions \u00e9prouv\u00e9, et que nous retrouverons plus d\u00e9licieux encore.\nAdieu, ma charmante amie. Je consens \u00e0 attendre votre retour : mais\npressez-le donc et n\u2019oubliez pas combien je le d\u00e9sire.\nParis, ce 8 novembre 17 **.\nLETTRE CXXXIV\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nEn v\u00e9rit\u00e9 vicomte, vous \u00eates bien comme les enfants, devant qui il ne\nfaut rien dire et \u00e0 qui on ne peut rien montrer qu\u2019ils ne veuillent s\u2019en\nemparer aussit\u00f4t ! Une simple id\u00e9e qui me vient, \u00e0 laquelle m\u00eame je vous\navertis que je ne veux pas m\u2019arr\u00eater, parce que je vous en parle, vous en\nabusez pour y ramener mon intention, pour m\u2019y fixer quand je cherche \u00e0\nm\u2019en distraire, et me faire, en quelque sorte, partager malgr\u00e9 moi vos d\u00e9sirs\n\u00e9tourdis. Est-il donc g\u00e9n\u00e9reux, \u00e0 vous, de me laisser supporter seule tout le\nfardeau de la prudence ? Je vous le redis, et me le r\u00e9p\u00e8te plus souvent encore,\nl\u2019arrangement que vous me proposez est r\u00e9ellement impossible. Quand vous\n240y mettriez toute la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 que vous me montrez en ce moment, croyez-\nvous donc que je n\u2019aie pas aussi ma d\u00e9licatesse et que je veuille accepter\ndes sacrifices qui nuiraient \u00e0 votre bonheur ?\nOr est-il vrai, vicomte, que vous vous faites illusion sur le sentiment qui\nvous attache \u00e0 M me de Tourvel ? C\u2019est de l\u2019amour, ou il n\u2019en exista jamais :\nvous le niez bien de cent fa\u00e7ons, mais vous le prouvez de mille. Qu\u2019est-ce\npar exemple, que ce subterfuge dont vous vous servez vis-\u00e0-vis de vous-\nm\u00eame (car je vous crois sinc\u00e8re avec moi), qui vous fait rapporter \u00e0 l\u2019envie\nd\u2019observer le d\u00e9sir que vous ne pouvez ni cacher, ni combattre, de garder\ncette femme ? Ne dirait-on pas que jamais vous n\u2019en avez rendu une autre\nheureuse, parfaitement heureuse ? Ah ! si vous en doutez, vous avez bien\npeu de m\u00e9moire ! Mais non, ce n\u2019est pas cela. Tout simplement votre c\u0153ur\nabuse votre esprit et le fait se payer de mauvaises raisons ; mais moi, qui ai\nun grand int\u00e9r\u00eat \u00e0 ne pas m\u2019y tromper, je ne suis pas si facile \u00e0 contenter.\nC\u2019est ainsi qu\u2019en remarquant votre politesse, qui vous a fait supprimer\nsoigneusement tous les mots que vous vous \u00eates imagin\u00e9 m\u2019avoir d\u00e9plu, j\u2019ai\nvu cependant que peut-\u00eatre sans vous en apercevoir, vous n\u2019en conserviez\npas moins les m\u00eames id\u00e9es. En effet, ce n\u2019est plus l\u2019adorable, la c\u00e9leste M me\nde Tourvel, mais c\u2019est une femme \u00e9tonnante, une femme d\u00e9licate et sensible,\net cela \u00e0 l\u2019exclusion de toutes les autres ; une femme rare enfin et telle qu\u2019on\nn\u2019en rencontrerait pas une seconde. Il en est de m\u00eame de ce charme inconnu\nqui n\u2019est pas le plus fort. Eh bien ! soit : mais puisque vous ne l\u2019aviez jamais\ntrouv\u00e9 jusque-l\u00e0, il est bien \u00e0 croire que vous ne la trouveriez pas davantage\n\u00e0 l\u2019avenir, et la perte que vous feriez n\u2019en serait pas moins irr\u00e9parable. Ou\nce sont l\u00e0, vicomte, des sympt\u00f4mes assur\u00e9s d\u2019amour, ou il faut renoncer \u00e0\nen trouver aucun.\nSoyez assur\u00e9 que pour cette fois, je vous parle sans humeur. Je me\nsuis promis de n\u2019en plus prendre ; j\u2019ai trop bien reconnu qu\u2019elle pouvait\nrevenir un pi\u00e8ge dangereux. Croyez-moi, ne soyons qu\u2019amis et restons-en\nl\u00e0. Sachez-moi gr\u00e9 seulement de mon courage \u00e0 me d\u00e9fendre ; oui, de mon\ncourage, car il en faut quelquefois, m\u00eame pour ne pas prendre un parti qu\u2019on\nsent \u00eatre mauvais.\nCe n\u2019est donc plus que pour vous ramener \u00e0 mon avis par persuasion\nque je vais r\u00e9pondre \u00e0 la demande que vous me faites sur les sacrifices que\nj\u2019exigerais et que vous ne pourriez pas faire. Je me sers \u00e0 dessein de ce mot\nexiger, parce que je suis bien s\u00fbre que, dans un moment, vous m\u2019allez en\neffet trouver trop exigeante : mais tant mieux ! Loin de me f\u00e2cher de vos\nrefus, je vous en remercierai. Tenez, ce n\u2019est pas avec vous que je veux\ndissimuler, j\u2019en ai peut-\u00eatre besoin.\nJ\u2019exigerais donc, voyez la cruaut\u00e9 ! que cette rare, cette \u00e9tonnante M me\nde Tourvel ne f\u00fbt plus pour vous qu\u2019une femme ordinaire, une femme telle\n241qu\u2019elle est seulement : car il ne faut pas s\u2019y tromper, ce charme qu\u2019on croit\ntrouver chez les autres, c\u2019est en nous qu\u2019il existe, et c\u2019est l\u2019amour seul qui\nembellit tant l\u2019objet aim\u00e9. Ce que je vous demande l\u00e0, tout impossible que\ncela soit, vous feriez peut-\u00eatre bien l\u2019effort de me le promettre, de me le\njurer m\u00eame ; mais, je l\u2019avoue, je n\u2019en croirais pas de vains discours. Je ne\npourrais \u00eatre persuad\u00e9e que par l\u2019ensemble de votre conduite.\nCe n\u2019est pas tout encore, je serais capricieuse. Ce sacrifice de la petite\nC\u00e9cile que vous m\u2019offrez de si bonne gr\u00e2ce, je ne m\u2019en soucierais pas\ndu tout. Je vous demanderais au contraire de continuer ce p\u00e9nible service\njusqu\u2019\u00e0 nouvel ordre de ma part ; soit que j\u2019aimasse \u00e0 abuser ainsi de mon\nempire ; soit que, plus indulgente ou plus juste, il me suff\u00eet de disposer de\nvos sentiments, sans vouloir contrarier vos plaisirs. Quoi qu\u2019il en soit, je\nvoudrais \u00eatre ob\u00e9ie, et mes ordres seraient bien rigoureux !\nIl est vrai qu\u2019alors je me croirais oblig\u00e9e de vous remercier ; que sait-on,\npeut-\u00eatre m\u00eame de vous r\u00e9compenser. S\u00fbrement, par exemple, j\u2019abr\u00e9gerais\nune absence qui me deviendrait insupportable. Je vous reverrais enfin,\nvicomte, et je vous reverrais\u2026 comment ?\u2026 Mais vous vous souvenez que\nceci n\u2019est plus qu\u2019une conversation, un simple r\u00e9cit d\u2019un projet impossible,\net je ne veux pas l\u2019oublier toute seule\u2026\nSavez-vous que mon proc\u00e8s m\u2019inqui\u00e8te un peu ? J\u2019ai voulu enfin\nconna\u00eetre au juste quels \u00e9taient mes moyens ; mes avocats me citent bien\nquelques lois, et surtout beaucoup d\u2019autorit\u00e9s, comme ils les appellent : mais\nje n\u2019y vois pas autant de raison et de justice. J\u2019en suis presque \u00e0 redouter\nd\u2019avoir refus\u00e9 l\u2019accommodement. Cependant je me rassure, en songeant que\nle procureur est adroit, l\u2019avocat \u00e9loquent, et la plaideuse jolie. Si ces trois\nmoyens devaient ne plus valoir, il faudrait changer tout le train des affaires,\net que deviendrait le respect pour les anciens usages !\nCe proc\u00e8s est actuellement la seule chose qui me retienne ici. Celui de\nBelleroche est fini : hors de Cour, d\u00e9pens compens\u00e9s. Il en est \u00e0 regretter le\nbal de ce soir ; c\u2019est bien le regret d\u2019un d\u00e9s\u0153uvr\u00e9 ! Je lui rendrai sa libert\u00e9\nenti\u00e8re \u00e0 mon retour \u00e0 la ville. Je lui fais ce douloureux sacrifice, et je m\u2019en\nconsole par la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 qu\u2019il y trouve.\nAdieu, vicomte, \u00e9crivez-moi souvent : le d\u00e9tail de vos plaisirs me\nd\u00e9dommagera au moins en partie des ennuis que j\u2019\u00e9prouve.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 11 novembre 17 **.\n242LETTRE CXXXV\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Rosemonde\nJ\u2019essaie de vous \u00e9crire, sans savoir encore si je le pourrai. Ah ! Dieu,\nquand je songe qu\u2019\u00e0 ma derni\u00e8re lettre c\u2019\u00e9tait l\u2019exc\u00e8s de mon bonheur qui\nm\u2019emp\u00eachait de la continuer ! C\u2019est celui de mon d\u00e9sespoir qui m\u2019accable\n\u00e0 pr\u00e9sent ; qui ne me laisse de force que pour sentir mes douleurs, et m\u2019\u00f4te\ncelle de les exprimer.\nValmont\u2026 Valmont ne m\u2019aime plus, il ne m\u2019a jamais aim\u00e9e. L\u2019amour ne\ns\u2019en va pas ainsi. Il me trompe, il me trahit, il m\u2019outrage. Tout ce qu\u2019on peut\nr\u00e9unir d\u2019infortunes, d\u2019humiliations, je les \u00e9prouve, et c\u2019est de lui qu\u2019elles\nme viennent.\nEt ne croyez pas que ce soit un simple soup\u00e7on : j\u2019\u00e9tais si loin d\u2019en avoir !\nJe n\u2019ai pas le bonheur de pouvoir douter. Je l\u2019ai vu : que pourrait-il me dire\npour se justifier ?\u2026 Mais que lui importe ! il ne le tentera seulement pas\u2026\nMalheureuse ! que lui feront tes reproches et tes larmes ? c\u2019est bien de toi\nqu\u2019il s\u2019occupe !\u2026\nIl est donc vrai qu\u2019il m\u2019a sacrifi\u00e9e, livr\u00e9e m\u00eame\u2026 et \u00e0 qui ?\u2026 une vile\ncr\u00e9ature\u2026 Mais que dis-je ? Ah ! j\u2019ai perdu jusqu\u2019au droit de la m\u00e9priser.\nElle a trahi moins de devoirs, elle est moins coupable que moi. Oh ! que\nla peine est douloureuse, quand elle s\u2019appuie sur le remords ! Je sens mes\ntourments qui redoublent. Adieu, ma ch\u00e8re amie ; quelque indigne que je\nme sois rendue de votre piti\u00e9, vous en aurez cependant pour moi, si vous\npouvez vous former l\u2019id\u00e9e de ce que je souffre.\nJe viens de relire ma lettre, et je m\u2019aper\u00e7ois qu\u2019elle ne peut vous instruire\nde rien ; je vais donc t\u00e2cher d\u2019avoir le courage de vous raconter ce cruel\n\u00e9v\u00e8nement. C\u2019\u00e9tait hier ; je devais pour la premi\u00e8re fois depuis mon retour,\nsouper hors de chez moi. Valmont vint me voir \u00e0 cinq heures ; jamais\nil ne m\u2019avait paru si tendre. Il me fit conna\u00eetre que mon projet de sortir\nle contrariait, et vous jugez que j\u2019eus bient\u00f4t celui de rester chez moi.\nCependant, deux heures apr\u00e8s, et tout \u00e0 coup, son air et son ton chang\u00e8rent\nsensiblement. Je ne sais s\u2019il me sera \u00e9chapp\u00e9 quelque chose qui aura pu lui\nd\u00e9plaire ; quoi qu\u2019il en soit, peu de temps apr\u00e8s, il pr\u00e9tendit se rappeler une\naffaire qui l\u2019obligeait de me quitter, et il s\u2019en alla : ce ne fut pourtant pas sans\nm\u2019avoir t\u00e9moign\u00e9 des regrets tr\u00e8s vifs, qui me parurent tendres, et qu\u2019alors\nje crus sinc\u00e8res.\nRendue \u00e0 moi-m\u00eame, je jugeai plus convenable de ne pas me dispenser\nde mes premiers engagements, puisque j\u2019\u00e9tais libre de les remplir. Je finis\nma toilette et montai en voiture. Malheureusement mon cocher me fit passer\n243devant l\u2019Op\u00e9ra, et je me trouvai dans l\u2019embarras de la sortie ; j\u2019aper\u00e7us \u00e0\nquatre pas devant moi, et dans la file \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la mienne, la voiture de\nValmont. Le c\u0153ur me battit aussit\u00f4t, mais ce n\u2019\u00e9tait pas de crainte ; et la\nseule id\u00e9e qui m\u2019occupait \u00e9tait le d\u00e9sir que ma voiture avan\u00e7\u00e2t. Au lieu de\ncela, ce fut la sienne qui fut forc\u00e9e de reculer et qui se trouva \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la\nmienne. Je m\u2019avan\u00e7ai sur-le-champ : quel fut mon \u00e9tonnement de trouver\n\u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s une fille, bien connue pour telle ! Je me retirai, comme vous\npouvez penser, et c\u2019en \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 bien assez pour navrer mon c\u0153ur : mais\nce que vous aurez peine \u00e0 croire c\u2019est que cette m\u00eame fille, apparemment\ninstruite par une odieuse confidence, n\u2019a pas quitt\u00e9 la porti\u00e8re de la voiture,\nni cess\u00e9 de me regarder, avec des \u00e9clats de rire \u00e0 faire sc\u00e8ne.\nDans l\u2019an\u00e9antissement o\u00f9 j\u2019en fus, je me laissai pourtant conduire dans\nla maison o\u00f9 je devais souper : mais il me fut impossible d\u2019y rester ; je me\nsentais \u00e0 chaque instant, pr\u00eate \u00e0 m\u2019\u00e9vanouir, et surtout je ne pouvais retenir\nmes larmes.\nEn rentrant, j\u2019\u00e9crivis \u00e0 M. de Valmont, et lui envoyai ma lettre aussit\u00f4t ;\nil n\u2019\u00e9tait pas chez lui. Voulant \u00e0 quelque prix que ce f\u00fbt, sortir de cet \u00e9tat de\nmort, ou le confirmer \u00e0 jamais, je renvoyai avec ordre de l\u2019attendre : mais\navant minuit mon domestique revint en me disant que le cocher, qui \u00e9tait\nde retour, lui avait dit que son ma\u00eetre ne rentrerait pas de la nuit. J\u2019ai cru\nce matin n\u2019avoir plus autre chose \u00e0 faire qu\u2019\u00e0 lui redemander mes lettres\net le prier de ne plus revenir chez moi. J\u2019ai en effet donn\u00e9 des ordres en\ncons\u00e9quence ; mais, sans doute, ils \u00e9taient inutiles. Il est pr\u00e8s de midi ; il ne\ns\u2019est point encore pr\u00e9sent\u00e9, et je n\u2019ai pas m\u00eame re\u00e7u un mot de lui.\n\u00c0 pr\u00e9sent, ma ch\u00e8re amie, je n\u2019ai plus rien \u00e0 ajouter : vous voil\u00e0 instruite,\net vous connaissez mon c\u0153ur. Mon seul espoir est de n\u2019avoir pas longtemps\nencore \u00e0 affliger votre sensible amiti\u00e9.\nParis, ce 15 novembre 17 **.\nLETTRE CXXXVI\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\nau Vicomte de Valmont\nSans doute, monsieur, apr\u00e8s ce qui s\u2019est pass\u00e9 hier, vous ne vous attendez\nplus \u00e0 \u00eatre re\u00e7u chez moi, et sans doute aussi vous le d\u00e9sirez fort peu ! Ce\nbillet a donc moins pour objet de vous prier de n\u2019y plus venir, que de vous\nredemander des lettres qui n\u2019auraient jamais d\u00fb exister et qui, si elles ont pu\nvous int\u00e9resser un moment, comme des preuves de l\u2019aveuglement que vous\naviez fait na\u00eetre, ne peuvent que vous \u00eatre indiff\u00e9rentes \u00e0 pr\u00e9sent qu\u2019il est\ndissip\u00e9, et qu\u2019elles n\u2019expriment plus qu\u2019un sentiment que vous avez d\u00e9truit.\n244Je reconnais et j\u2019avoue que j\u2019ai eu tort de prendre en vous une confiance\ndont tant d\u2019autres avant moi avaient \u00e9t\u00e9 les victimes ; en cela je n\u2019accuse\nque moi seule : mais je croyais au moins n\u2019avoir pas m\u00e9rit\u00e9 d\u2019\u00eatre livr\u00e9e\npar vous, au m\u00e9pris et \u00e0 l\u2019insulte. Je croyais qu\u2019en vous sacrifiant tout, et\nperdant pour vous seul mes droits \u00e0 l\u2019estime des autres et \u00e0 la mienne, je\npouvais m\u2019attendre cependant \u00e0 ne pas \u00eatre jug\u00e9e par vous plus s\u00e9v\u00e8rement\nque par le public, dont l\u2019opinion s\u00e9pare encore par un immense intervalle,\nla femme faible de la femme d\u00e9prav\u00e9e. Ces torts, qui seraient ceux de tout\nle monde, sont les seuls dont je vous parle. Je me tais sur ceux de l\u2019amour ;\nvotre c\u0153ur n\u2019entendrait pas le mien. Adieu, monsieur.\nParis, ce 15 novembre 17 **.\nLETTRE CXXXVII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Pr\u00e9sidente de Tourvel\nOn vient seulement, madame, de me rendre votre lettre ; j\u2019ai fr\u00e9mi en la\nlisant, et elle me laisse \u00e0 peine la force d\u2019y r\u00e9pondre. Quelle affreuse id\u00e9e\navez-vous donc de moi ! Ah ! sans doute, j\u2019ai des torts ; et tels que je ne\nme les pardonnerai de ma vie, quand m\u00eame vous les couvririez de votre\nindulgence. Mais que ceux que vous me reprochez ont toujours \u00e9t\u00e9 loin de\nmon \u00e2me ! Qui, moi ! vous humilier ! vous avilir ! quand je vous respecte\nautant que je vous ch\u00e9ris ; quand je n\u2019ai connu l\u2019orgueil que du moment\no\u00f9 vous m\u2019avez jug\u00e9 digne de vous ! Les apparences vous ont d\u00e9\u00e7ue ; et je\nconviens qu\u2019elles ont pu \u00eatre contre moi : mais n\u2019aviez-vous donc pas dans\nvotre c\u0153ur ce qu\u2019il fallait pour les combattre ? et ne s\u2019est-il pas r\u00e9volt\u00e9 \u00e0\nla seule id\u00e9e qu\u2019il pouvait avoir \u00e0 se plaindre du mien ? Vous l\u2019avez cru\ncependant ! Ainsi, non seulement vous m\u2019avez jug\u00e9 capable de ce d\u00e9lire\natroce, mais vous avez m\u00eame craint de vous y \u00eatre expos\u00e9e par vos bont\u00e9s\npour moi. Ah ! si vous vous trouvez d\u00e9grad\u00e9e \u00e0 ce point par votre amour, je\nsuis donc moi-m\u00eame bien vil \u00e0 vos yeux ?\nOppress\u00e9 par le sentiment douloureux que cette id\u00e9e me cause, je perds \u00e0\nla repousser le temps que je devrais employer \u00e0 la d\u00e9truire. J\u2019avouerai tout :\nune autre consid\u00e9ration me retient encore. Faut-il donc retracer des faits que\nje voudrais an\u00e9antir, et fixer votre attention et la mienne sur un moment\nd\u2019erreur que je voudrais racheter du reste de ma vie, dont je suis encore \u00e0\nconcevoir la cause, et dont le souvenir doit faire \u00e0 jamais mon humiliation\net mon d\u00e9sespoir ? Ah ! si en m\u2019accusant, je dois exciter votre col\u00e8re, vous\nn\u2019aurez pas au moins \u00e0 chercher loin votre vengeance ; il vous suffira de me\nlivrer \u00e0 mes remords.\n245Cependant, qui le croirait ? cet \u00e9v\u00e8nement a pour premi\u00e8re cause le\ncharme tout-puissant que j\u2019\u00e9prouve aupr\u00e8s de vous. Ce fut lui qui me\nfit oublier trop longtemps une affaire importante, et qui ne pouvait se\nremettre. Je vous quittai trop tard, et ne trouvai plus la personne que j\u2019allais\nchercher. J\u2019esp\u00e9rais la rejoindre \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra, et ma d\u00e9marche fut pareillement\ninfructueuse. \u00c9milie que j\u2019y trouvai, que j\u2019ai connue dans un temps o\u00f9 j\u2019\u00e9tais\nbien loin de conna\u00eetre ni vous ni l\u2019amour, \u00c9milie n\u2019avait pas sa voiture et\nme demanda \u00e0 la remettre chez elle \u00e0 quatre pas de l\u00e0. Je n\u2019y vis aucune\ncons\u00e9quence, et j\u2019y consentis. Mais ce fut alors que je vous rencontrai ; et\nje sentis sur-le-champ que vous seriez port\u00e9e \u00e0 me juger coupable.\nLa crainte de vous d\u00e9plaire ou de vous affliger est si puissante sur moi\nqu\u2019elle dut \u00eatre et fut en effet bient\u00f4t remarqu\u00e9e. J\u2019avoue m\u00eame qu\u2019elle me\nfit tenter d\u2019engager cette fille \u00e0 ne pas se montrer ; cette pr\u00e9caution de la\nd\u00e9licatesse a tourn\u00e9 contre l\u2019amour. Accoutum\u00e9e, comme toutes celles de\nson \u00e9tat, \u00e0 n\u2019\u00eatre s\u00fbre d\u2019un empire toujours usurp\u00e9 que par l\u2019abus qu\u2019elles\nse permettent d\u2019en faire, \u00c9milie se garda bien d\u2019en laisser \u00e9chapper une\noccasion si \u00e9clatante. Plus elle voyait mon embarras s\u2019accro\u00eetre, plus elle\naffectait de se montrer ; et sa folle ga\u00eet\u00e9, dont je rougis que vous ayez pu\nun moment vous croire l\u2019objet, n\u2019avait de cause que la peine cruelle que je\nressentais, qui elle-m\u00eame venait encore de mon respect et de mon amour.\nJusque-l\u00e0, sans doute, je suis plus malheureux que coupable ; et ces torts,\nqui seraient ceux de tout le monde, et les seuls dont vous me parlez, ces torts\nn\u2019existant pas, ne peuvent m\u2019\u00eatre reproch\u00e9s. Mais vous vous taisez en vain\nsur ceux de l\u2019amour : je ne garderai pas sur eux le m\u00eame silence ; un trop\ngrand int\u00e9r\u00eat m\u2019oblige \u00e0 le rompre.\nCe n\u2019est pas que, dans la confusion o\u00f9 je suis de cet inconcevable\n\u00e9garement, je puisse sans une extr\u00eame douleur, prendre sur moi d\u2019en\nrappeler le souvenir. P\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de mes torts, je consentirais \u00e0 en porter la peine,\nou j\u2019attendrais mon pardon du temps, de mon \u00e9ternelle tendresse et de mon\nrepentir. Mais comment pouvoir me taire, quand ce qui me reste \u00e0 vous dire\nimporte \u00e0 votre d\u00e9licatesse ?\nNe croyez pas que je cherche un d\u00e9tour pour excuser ou pallier ma faute ;\nje m\u2019avoue coupable. Mais je n\u2019avoue point, je n\u2019avouerai jamais que cette\nerreur humiliante puisse \u00eatre regard\u00e9e comme un tort de l\u2019amour. Eh ! que\npeut-il y avoir de commun entre une surprise des sens, entre un moment\nd\u2019oubli de soi-m\u00eame, que suivent bient\u00f4t la honte et le regret, et un sentiment\npur, qui ne peut na\u00eetre que dans une \u00e2me d\u00e9licate, et s\u2019y soutenir que par\nl\u2019estime, et dont enfin le bonheur est le fruit ! Ah ! ne profanez pas ainsi\nl\u2019amour. Craignez surtout de vous profaner vous-m\u00eame, en r\u00e9unissant, sous\nun m\u00eame point de vue ce qui jamais ne peut se confondre. Laissez les\nfemmes viles et d\u00e9grad\u00e9es redouter une rivalit\u00e9 qu\u2019elles sentent malgr\u00e9 elles\n246pouvoir s\u2019\u00e9tablir, \u00e9prouver les tourments d\u2019une jalousie \u00e9galement cruelle et\nhumiliante : mais vous d\u00e9tournez vos yeux de ces objets qui souilleraient vos\nregards ; et, pure comme la Divinit\u00e9, comme elle aussi punissez l\u2019offense\nsans la ressentir.\nMais quelle peine m\u2019imposerez-vous, qui me soit plus douloureuse que\ncelle que je ressens ? qui puisse \u00eatre compar\u00e9e au regret de vous avoir\nd\u00e9plu, au d\u00e9sespoir de vous avoir afflig\u00e9e, \u00e0 l\u2019id\u00e9e accablante de m\u2019\u00eatre\nrendu moins digne de vous ? Vous vous occupez de punir ! et moi, je vous\ndemande des consolations : non que je les m\u00e9rite ; mais parce qu\u2019elles me\nsont n\u00e9cessaires, et qu\u2019elles ne peuvent me venir que de vous.\nSi, tout \u00e0 coup, oubliant mon amour et le v\u00f4tre, et ne mettant plus de prix\n\u00e0 mon bonheur, vous voulez au contraire me livrer \u00e0 une douleur \u00e9ternelle,\nvous en avez le droit ; frappez : mais si plus indulgente, ou plus sensible,\nvous vous rappelez encore ces sentiments si tendres qui unissaient nos\nc\u0153urs ; cette volupt\u00e9 de l\u2019\u00e2me toujours renaissante et toujours plus vivement\nsentie ; ces jours si doux, si fortun\u00e9s, que chacun de nous devait \u00e0 l\u2019autre ;\ntous ces biens de l\u2019amour et que lui seul procure peut-\u00eatre pr\u00e9f\u00e9rerez-vous le\npouvoir de les faire rena\u00eetre \u00e0 celui de les d\u00e9truire. Que vous dirai-je enfin ?\nj\u2019ai tout perdu, et tout perdu par ma faute ; mais je puis tout recouvrer par vos\nbienfaits. C\u2019est \u00e0 vous \u00e0 d\u00e9cider maintenant. Je n\u2019ajoute plus qu\u2019un mot. Hier\nencore vous me juriez que mon bonheur \u00e9tait bien s\u00fbr tant qu\u2019il d\u00e9pendrait\nde vous ! Ah ! madame, me livrez-vous aujourd\u2019hui \u00e0 un d\u00e9sespoir \u00e9ternel !\nParis, ce 15 novembre 17 **.\nLETTRE CXXXVIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nJe persiste, ma belle amie : non, je ne suis point amoureux ; et ce n\u2019est\npoint ma faute si les circonstances me forcent d\u2019en jouer le r\u00f4le. Consentez\nseulement et revenez ; vous verrez bient\u00f4t par vous-m\u00eame, combien je suis\nsinc\u00e8re. J\u2019ai fait mes preuves hier, et elles ne peuvent \u00eatre d\u00e9truites par ce\nqui se passe aujourd\u2019hui.\nJ\u2019\u00e9tais donc chez la tendre prude, et j\u2019y \u00e9tais bien sans aucune autre\naffaire : car la petite Volanges, malgr\u00e9 son \u00e9tat, devait passer toute la nuit au\nbal pr\u00e9coce de M me V\u2026 Le d\u00e9s\u0153uvrement m\u2019avait fait d\u00e9sirer d\u2019abord de\nprolonger cette soir\u00e9e, et j\u2019avais m\u00eame \u00e0 ce sujet, exig\u00e9 un petit sacrifice ;\nmais \u00e0 peine fut-il accord\u00e9, que le plaisir que je me promettais fut troubl\u00e9\npar l\u2019id\u00e9e de cet amour que vous vous obstinez \u00e0 me croire, ou au moins\n\u00e0 me reprocher ; en sorte que je n\u2019\u00e9prouvai plus d\u2019autre d\u00e9sir que celui de\n247pouvoir \u00e0 la fois m\u2019assurer et vous convaincre que c\u2019\u00e9tait, de votre part, pure\ncalomnie.\nJe pris donc un parti violent et sous un pr\u00e9texte assez l\u00e9ger, je laissai\nl\u00e0 ma belle, toute surprise et sans doute encore plus afflig\u00e9e. Mais moi,\nj\u2019allai tranquillement joindre \u00c9milie \u00e0 l\u2019Op\u00e9ra ; et elle pourrait vous rendre\ncompte que jusqu\u2019\u00e0 ce matin que nous nous sommes s\u00e9par\u00e9s, aucun regret\nn\u2019a troubl\u00e9 nos plaisirs.\nJ\u2019avais pourtant un assez beau sujet d\u2019inqui\u00e9tude si ma parfaite\nindiff\u00e9rence ne m\u2019en avait sauv\u00e9 : car vous saurez que j\u2019\u00e9tais \u00e0 peine \u00e0 quatre\nmaisons de l\u2019Op\u00e9ra, et ayant \u00c9milie dans ma voiture, que celle de l\u2019aust\u00e8re\nd\u00e9vote vint exactement ranger la mienne, et qu\u2019un embarras survenu nous\nlaissa pr\u00e8s d\u2019un demi-quart d\u2019heure \u00e0 c\u00f4t\u00e9 l\u2019un de l\u2019autre. On se voyait\ncomme \u00e0 midi et il n\u2019y avait pas moyen d\u2019\u00e9chapper.\nMais ce n\u2019est pas tout ; je m\u2019avisai de confier \u00e0 \u00c9milie que c\u2019\u00e9tait\nla femme \u00e0 la lettre. (Vous vous rappellerez peut-\u00eatre cette folie-l\u00e0, et\nqu\u2019\u00c9milie \u00e9tait le pupitre.) Elle qui ne l\u2019avait pas oubli\u00e9e, et qui est rieuse,\nn\u2019eut de cesse qu\u2019elle n\u2019e\u00fbt consid\u00e9r\u00e9 tout \u00e0 son aise cette vertu, disait-elle,\net cela avec des \u00e9clats de rire d\u2019un scandale \u00e0 en donner de l\u2019humeur.\nCe n\u2019est pas tout encore : la jalouse femme n\u2019envoya-t-elle pas chez\nmoi d\u00e8s le soir m\u00eame ? Je n\u2019y \u00e9tais pas : mais, dans son obstination, elle\ny envoya une seconde fois avec ordre de m\u2019attendre. Moi, d\u00e8s que j\u2019avais\n\u00e9t\u00e9 d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 rester chez \u00c9milie, j\u2019avais renvoy\u00e9 ma voiture, sans autre ordre\nau cocher que de venir me reprendre ce matin ; et comme en arrivant chez\nmoi il y trouva l\u2019amoureux messager, il crut tout simple de lui dire que je\nne rentrerais pas de la nuit. Vous devinez bien l\u2019effet de cette nouvelle, et\nqu\u2019\u00e0 mon retour j\u2019ai trouv\u00e9 mon cong\u00e9 signifi\u00e9 avec toute la dignit\u00e9 que\ncomportait la circonstance.\nAinsi cette aventure, interminable selon vous, aurait pu, comme vous\nvoyez, \u00eatre finie de ce matin ; si m\u00eame elle ne l\u2019est pas, ce n\u2019est point, comme\nvous l\u2019allez croire, que je mette du prix \u00e0 la continuer, c\u2019est que, d\u2019une part,\nje n\u2019ai pas trouv\u00e9 d\u00e9cent de me laisser quitter ; et, de l\u2019autre, que j\u2019ai voulu\nvous r\u00e9server l\u2019honneur de ce sacrifice.\nJ\u2019ai donc r\u00e9pondu au s\u00e9v\u00e8re billet par une grande \u00e9p\u00eetre de sentiments ;\nj\u2019ai donn\u00e9 de longues raisons et je me suis repos\u00e9 sur l\u2019amour du soin de\nles faire trouver bonnes. J\u2019ai d\u00e9j\u00e0 r\u00e9ussi. Je viens de recevoir un second\nbillet, toujours bien rigoureux et qui confirme l\u2019\u00e9ternelle rupture, comme\ncela devait \u00eatre, mais dont le ton n\u2019est pourtant plus le m\u00eame. Surtout on ne\nveut plus me voir : ce parti pris y est annonc\u00e9 quatre fois de la mani\u00e8re la plus\nirr\u00e9vocable. J\u2019en ai conclu qu\u2019il n\u2019y avait pas un moment \u00e0 perdre pour me\npr\u00e9senter. J\u2019ai d\u00e9j\u00e0 envoy\u00e9 mon chasseur pour s\u2019emparer du suisse, et, dans\nun moment, j\u2019irai moi-m\u00eame faire signer mon pardon : car dans les torts de\n248cette esp\u00e8ce, il n\u2019y a qu\u2019une seule formule qui porte absolution g\u00e9n\u00e9rale, et\ncelle-l\u00e0 ne s\u2019exp\u00e9die qu\u2019en pr\u00e9sence.\nAdieu ma charmante amie, je cours tenter ce grand \u00e9v\u00e8nement.\nParis, ce 15 novembre 17 **.\nLETTRE CXXXIX\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Rosemonde\nQue je me reproche, ma sensible amie, de vous avoir parl\u00e9 trop et trop t\u00f4t\nde mes peines passag\u00e8res ! Je suis cause que vous vous affligez \u00e0 pr\u00e9sent ; ces\nchagrins qui vous viennent de moi, durent encore, et moi je suis heureuse.\nOui, tout est oubli\u00e9, pardonn\u00e9 ; disons mieux, tout est r\u00e9par\u00e9. \u00c0 cet \u00e9tat\nde douleur et d\u2019angoisses ont succ\u00e9d\u00e9 le calme et les d\u00e9lices. Oh ! joie\nde mon c\u0153ur, comment vous exprimer ! Valmont est innocent, on n\u2019est\npoint coupable avec autant d\u2019amour. Ces torts graves, offensants, que je\nlui reprochais avec tant d\u2019amertume, il ne les avait pas, et si, sur un seul\npoint j\u2019ai eu besoin d\u2019indulgence, n\u2019avais-je donc pas aussi mes injustices\n\u00e0 r\u00e9parer ?\nJe ne vous ferai point le d\u00e9tail des faits ou des raisons qui le justifient ;\npeut-\u00eatre m\u00eame l\u2019esprit les appr\u00e9cierait mal : c\u2019est au c\u0153ur seul qu\u2019il\nappartient de les sentir. Si pourtant vous deviez me soup\u00e7onner de faiblesse,\nj\u2019appellerais votre jugement \u00e0 l\u2019appui du mien. Pour les hommes, dites-vous\nvous-m\u00eame, l\u2019infid\u00e9lit\u00e9 n\u2019est pas l\u2019inconstance.\nCe n\u2019est pas que je ne sente que cette distinction, qu\u2019en vain l\u2019opinion\nautorise, n\u2019en blesse pas moins la d\u00e9licatesse : mais de quoi se plaindrait\nla mienne, quand celle de Valmont en souffre plus encore ? Ce m\u00eame tort\nque j\u2019oublie, ne croyez pas qu\u2019il se le pardonne ou s\u2019en console, et pourtant\ncombien n\u2019a-t-il pas r\u00e9par\u00e9 cette l\u00e9g\u00e8re faute par l\u2019exc\u00e8s de son amour et\ncelui de mon bonheur !\nOu ma f\u00e9licit\u00e9 est plus grande, ou j\u2019en sens mieux le prix depuis que\nj\u2019ai craint de l\u2019avoir perdue : mais ce que je puis vous dire, c\u2019est que, si je\nme sentais la force de supporter encore des chagrins aussi cruels que ceux\nque je viens d\u2019\u00e9prouver, je ne croirais pas en acheter trop cher le surcro\u00eet\nde bonheur que j\u2019ai go\u00fbt\u00e9 depuis. \u00d4 ! ma tendre m\u00e8re, grondez votre fille\ninconsid\u00e9r\u00e9e, de vous avoir afflig\u00e9e par trop de pr\u00e9cipitation ; grondez-la\nd\u2019avoir jug\u00e9 t\u00e9m\u00e9rairement et calomni\u00e9 celui qu\u2019elle ne devait pas cesser\nd\u2019adorer ; mais, en la reconnaissant imprudente, voyez-la heureuse et\naugmentez sa joie en la partageant.\nParis, ce 15 novembre 17 **, au soir.\n249LETTRE CXL\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nComment donc se fait-il, ma belle amie, que je ne re\u00e7oive point de\nr\u00e9ponse de vous ? Ma derni\u00e8re lettre pourtant me paraissait en m\u00e9riter une,\net depuis trois jours que je devrais l\u2019avoir re\u00e7ue, je l\u2019attends encore ! Je suis\nf\u00e2ch\u00e9 au moins ; aussi ne vous parlerai-je pas du tout de mes grandes affaires.\nQue le raccommodement ait eu son plein effet ; qu\u2019au lieu de reproches\net de m\u00e9fiance, il n\u2019ait produit que de nouvelles tendresses ; que ce soit moi\nactuellement qui re\u00e7oive les excuses et les r\u00e9parations dues \u00e0 ma candeur\nsoup\u00e7onn\u00e9e, je ne vous en dirai mot, et sans l\u2019\u00e9v\u00e8nement impr\u00e9vu de la nuit\nderni\u00e8re, je ne vous \u00e9crirais pas du tout. Mais comme celui-l\u00e0 regarde votre\npupille et que vraisemblablement elle ne sera pas dans le cas de vous en\ninformer elle-m\u00eame, au moins de quelque temps, je me charge de ce soin.\nPar des raisons que vous devinerez ou que vous ne devinerez pas, M me\nde Tourvel ne m\u2019occupait plus depuis quelques jours, et comme ces raisons-\nl\u00e0 ne pouvaient exister chez la petite Volanges, j\u2019en \u00e9tais devenu plus assidu\naupr\u00e8s d\u2019elle. Gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019obligeant portier, je n\u2019avais aucun obstacle \u00e0 vaincre,\net nous menions, votre pupille et moi, une vie commode et r\u00e9gl\u00e9e. Mais\nl\u2019habitude am\u00e8ne la n\u00e9gligence : les premiers jours nous n\u2019avions jamais\npris assez de pr\u00e9cautions pour notre s\u00fbret\u00e9 ; nous tremblions encore derri\u00e8re\nles verrous. Hier, une incroyable distraction a caus\u00e9 l\u2019incident dont j\u2019ai \u00e0\nvous instruire, et si, pour mon compte, j\u2019en ai \u00e9t\u00e9 quitte pour la peur, il en\nco\u00fbte plus cher \u00e0 la petite fille.\nNous ne dormions pas, mais nous \u00e9tions dans le repos et l\u2019abandon qui\nsuivent la volupt\u00e9, quand nous avons entendu la porte de la chambre s\u2019ouvrir\ntout \u00e0 coup. Aussit\u00f4t je saute sur mon \u00e9p\u00e9e, tant pour ma d\u00e9fense que pour\ncelle de notre commune pupille ; je m\u2019avance et ne vois personne ; mais,\nen effet, la porte \u00e9tait ouverte. Comme nous avions de la lumi\u00e8re, j\u2019ai \u00e9t\u00e9\n\u00e0 la recherche et n\u2019ai trouv\u00e9 \u00e2me qui vive. Alors je me suis rappel\u00e9 que\nnous avions oubli\u00e9 nos pr\u00e9cautions ordinaires, et sans doute la porte, pouss\u00e9e\nseulement ou mal ferm\u00e9e, s\u2019\u00e9tait rouverte d\u2019elle-m\u00eame.\nEn allant rejoindre ma timide compagne pour la tranquilliser, je ne l\u2019ai\nplus trouv\u00e9e dans son lit ; elle \u00e9tait tomb\u00e9e ou s\u2019\u00e9tait sauv\u00e9e dans sa ruelle :\nenfin elle y \u00e9tait \u00e9tendue sans connaissance et sans autre mouvement que\nd\u2019assez fortes convulsions. Jugez de mon embarras ! Je parvins pourtant \u00e0\nla remettre dans son lit et m\u00eame \u00e0 la faire revenir ; mais elle s\u2019\u00e9tait bless\u00e9e\ndans sa chute, et elle ne tarda pas \u00e0 en ressentir les effets.\n250Des maux de reins, de violentes coliques, des sympt\u00f4mes moins\n\u00e9quivoques encore m\u2019ont eu bient\u00f4t \u00e9clair\u00e9 sur son \u00e9tat : mais, pour le lui\napprendre, il a fallu lui dire d\u2019abord celui o\u00f9 elle \u00e9tait auparavant, car elle\nne s\u2019en doutait pas. Jamais peut-\u00eatre, jusqu\u2019\u00e0 elle, on n\u2019avait conserv\u00e9 tant\nd\u2019innocence en faisant si bien tout ce qu\u2019il fallait pour s\u2019en d\u00e9faire. Oh !\ncelle-l\u00e0 ne perd pas son temps \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir !\nMais elle en perdait beaucoup \u00e0 se d\u00e9soler, et je sentais qu\u2019il fallait\nprendre un parti. Je suis donc convenu avec elle que j\u2019irais sur-le-champ\nchez le m\u00e9decin et le chirurgien de la maison, et qu\u2019en les pr\u00e9venant qu\u2019on\nallait venir les chercher, je leur confierais le tout, sous le secret ; qu\u2019elle de\nson c\u00f4t\u00e9, sonnerait la femme de chambre ; qu\u2019elle lui ferait ou ne lui ferait\npas la confidence, comme elle voudrait, mais qu\u2019elle enverrait chercher du\nsecours et d\u00e9fendrait surtout qu\u2019on r\u00e9veill\u00e2t M me de Volanges, attention\nd\u00e9licate et naturelle d\u2019une fille qui craint d\u2019inqui\u00e9ter sa m\u00e8re.\nJ\u2019ai fait mes deux courses et mes deux confessions le plus lestement que\nj\u2019ai pu, et de l\u00e0 je suis rentr\u00e9 chez moi, d\u2019o\u00f9 je ne suis pas encore sorti ;\nmais le chirurgien, que je connaissais d\u2019ailleurs, est venu \u00e0 midi me rendre\ncompte de l\u2019\u00e9tat de la malade. Je ne m\u2019\u00e9tais pas tromp\u00e9 ; mais il esp\u00e8re que,\ns\u2019il ne survient pas d\u2019accident, on ne s\u2019apercevra de rien dans la maison. La\nfemme de chambre est du secret ; le m\u00e9decin a donn\u00e9 un nom \u00e0 la maladie,\net cette affaire s\u2019arrangera comme mille autres, \u00e0 moins que, par la suite, il\nne nous soit utile qu\u2019on en parle.\nMais y a-t-il encore quelque int\u00e9r\u00eat commun entre vous et moi ? Votre\nsilence m\u2019en ferait douter ; je n\u2019y croirais m\u00eame plus du tout, si le d\u00e9sir que\nj\u2019en ai ne me faisait chercher tous les moyens d\u2019en conserver l\u2019espoir.\nAdieu, ma belle amie ; je vous embrasse, rancune tenante.\nParis, ce 21 novembre 17 **.\nLETTRE CXLI\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nMon Dieu, vicomte, que vous me g\u00eanez par votre obstination ! Que vous\nimporte mon silence ? Croyez-vous, si je le garde, que ce soit faute de raisons\npour me d\u00e9fendre ? Ah ! pl\u00fbt \u00e0 Dieu ! Mais non, c\u2019est seulement qu\u2019il m\u2019en\nco\u00fbte de vous les dire.\nParlez-moi vrai ; vous faites-vous illusion \u00e0 vous-m\u00eame ou cherchez-\nvous \u00e0 me tromper ? La diff\u00e9rence entre vos discours et vos actions ne me\nlaisse de choix qu\u2019entre ces deux sentiments : lequel est le v\u00e9ritable ? Que\nvoulez-vous donc que je vous dise, quand moi-m\u00eame je ne sais que penser ?\n251Vous paraissez vous faire un grand m\u00e9rite de votre derni\u00e8re sc\u00e8ne avec la\npr\u00e9sidente, mais qu\u2019est-ce donc qu\u2019elle prouve pour votre syst\u00e8me ou contre\nle mien ? Assur\u00e9ment je ne vous ai jamais dit que vous aimiez assez cette\nfemme pour ne la pas tromper, pour n\u2019en pas saisir toutes les occasions qui\nvous para\u00eetraient agr\u00e9ables ou faciles ; je ne doutais m\u00eame pas qu\u2019il ne vous\nf\u00fbt \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9gal de satisfaire avec une autre, avec la premi\u00e8re venue,\njusqu\u2019aux d\u00e9sirs que celle-ci seule aurait fait na\u00eetre, et je ne suis pas surprise\nque, pour un libertinage d\u2019esprit qu\u2019on aurait tort de vous disputer, vous ayez\nfait une fois par projet ce que vous aviez fait mille autres fois par occasion.\nQui ne sait que c\u2019est l\u00e0 le simple courant du monde et votre usage \u00e0 tous tant\nque vous \u00eates depuis le sc\u00e9l\u00e9rat jusqu\u2019aux esp\u00e8ces ! Celui qui s\u2019en abstient\naujourd\u2019hui passe pour romanesque, et ce n\u2019est pas l\u00e0, je crois, le d\u00e9faut que\nje vous reproche.\nMais ce que j\u2019ai dit, ce que j\u2019ai pens\u00e9, ce que je pense encore, c\u2019est que\nvous n\u2019en avez pas moins de l\u2019amour pour votre pr\u00e9sidente ; non pas, \u00e0 la\nv\u00e9rit\u00e9, de l\u2019amour bien pur ni bien tendre, mais de celui que vous pouvez\navoir ; de celui, par exemple, qui fait trouver \u00e0 une femme les agr\u00e9ments ou\nles qualit\u00e9s qu\u2019elle n\u2019a pas ; qui la place dans une classe \u00e0 part et met toutes\nles autres en second ordre ; qui vous tient encore attach\u00e9 \u00e0 elle, m\u00eame alors\nque vous l\u2019outragez ; tel enfin que je con\u00e7ois qu\u2019un sultan peut le ressentir\npour sa sultane favorite, ce qui ne l\u2019emp\u00eache pas de lui pr\u00e9f\u00e9rer souvent une\nsimple odalisque. Ma comparaison me para\u00eet d\u2019autant plus juste que, comme\nlui, jamais vous n\u2019\u00eates ni l\u2019amant, ni l\u2019ami d\u2019une femme, mais toujours son\ntyran ou son esclave. Aussi suis-je bien s\u00fbre que vous vous \u00eates bien humili\u00e9,\nbien avili, pour rentrer en gr\u00e2ce avec ce bel objet, et, trop heureux d\u2019y \u00eatre\nparvenu, d\u00e8s que vous croyez le moment arriv\u00e9 d\u2019obtenir votre pardon, vous\nme quittez pour ce grand \u00e9v\u00e8nement .\nEncore dans votre derni\u00e8re lettre, si vous ne m\u2019y parlez pas de cette\nfemme uniquement, c\u2019est que vous ne voulez m\u2019y rien dire de vos grandes\naffaires ; elles vous semblent si importantes que le silence que vous\ngardez \u00e0 ce sujet vous semble une punition pour moi. Et c\u2019est apr\u00e8s\nces mille preuves de votre pr\u00e9f\u00e9rence d\u00e9cid\u00e9e pour une autre que vous\ndemandez tranquillement s\u2019il y a encore quelque int\u00e9r\u00eat commun entre vous\net moi ? Prenez-y garde, vicomte ! si une fois je r\u00e9ponds, ma r\u00e9ponse sera\nirr\u00e9vocable, et craindre de la faire en ce moment, c\u2019est peut-\u00eatre d\u00e9j\u00e0 en dire\ntrop. Aussi je n\u2019en veux absolument plus parler.\nTout ce que je peux faire, c\u2019est de vous raconter une histoire. Peut-\u00eatre\nn\u2019aurez-vous pas le temps de la lire ou celui d\u2019y faire assez attention pour\nla bien entendre ? libre \u00e0 vous. Ce ne sera, au pis aller, qu\u2019une histoire de\nperdue.\n252Un homme de ma connaissance s\u2019\u00e9tait emp\u00eatr\u00e9, comme vous, d\u2019une\nfemme qui lui faisait peu d\u2019honneur. Il avait bien par intervalle, le bon esprit\nde sentir que t\u00f4t ou tard, cette aventure lui ferait tort, mais quoiqu\u2019il en\nroug\u00eet, il n\u2019avait pas le courage de rompre. Son embarras \u00e9tait d\u2019autant plus\ngrand qu\u2019il s\u2019\u00e9tait vant\u00e9 \u00e0 ses amis d\u2019\u00eatre enti\u00e8rement libre et qu\u2019il n\u2019ignorait\npas que le ridicule qu\u2019on a augmente toujours en proportion qu\u2019on s\u2019en\nd\u00e9fend. Il passait ainsi sa vie, ne cessant de faire des sottises et ne cessant de\ndire apr\u00e8s : Ce n\u2019est pas ma faute. Cet homme avait une amie qui fut tent\u00e9e\nun moment de le livrer au public en cet \u00e9tat d\u2019ivresse et de rendre ainsi son\nridicule ineffa\u00e7able ; mais pourtant, plus g\u00e9n\u00e9reuse que maligne, ou peut-\n\u00eatre encore par quelque autre motif, elle voulut tenter un dernier moyen pour\n\u00eatre, \u00e0 tout \u00e9v\u00e8nement, dans le cas de dire comme son ami : Ce n\u2019est pas\nma faute. Elle lui fit donc parvenir sans aucun autre avis la lettre qui suit,\ncomme un rem\u00e8de dont l\u2019usage pourrait \u00eatre utile \u00e0 son mal.\n\u00ab On s\u2019ennuie de tout, mon ange, c\u2019est une loi de la nature ; ce n\u2019est pas\nma faute.\n\u00ab Si donc je m\u2019ennuie aujourd\u2019hui d\u2019une aventure qui m\u2019a occup\u00e9e\nenti\u00e8rement depuis quatre mortels mois, ce n\u2019est pas ma faute.\n\u00ab Si, par exemple, j\u2019ai eu juste autant d\u2019amour que toi de vertu, et c\u2019est\ns\u00fbrement beaucoup dire, il n\u2019est pas \u00e9tonnant que l\u2019un ait fini en m\u00eame temps\nque l\u2019autre. Ce n\u2019est pas ma faute.\n\u00ab Il suit de l\u00e0 que depuis quelque temps je t\u2019ai tromp\u00e9, mais aussi ton\nimpitoyable tendresse m\u2019y for\u00e7ait en quelque sorte. Ce n\u2019est pas ma faute.\n\u00ab Aujourd\u2019hui, une femme que j\u2019aime \u00e9perdument exige que je te sacrifie.\nCe n\u2019est pas ma faute.\n\u00ab Je sens bien que voil\u00e0 une belle occasion de crier au parjure ; mais si\nla nature n\u2019a accord\u00e9 aux hommes que la confiance, tandis qu\u2019elle donnait\naux femmes l\u2019obstination, ce n\u2019est pas ma faute.\n\u00ab Crois-moi, choisis un autre amant, comme j\u2019ai fait une autre ma\u00eetresse.\nCe conseil est bon, tr\u00e8s bon ; si tu le trouves mauvais, ce n\u2019est pas ma faute.\n\u00ab Adieu, mon ange, je t\u2019ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret ; je te\nreviendrai peut-\u00eatre. Ainsi va le monde. Ce n\u2019est pas ma faute. \u00bb\nDe vous dire, vicomte, l\u2019effet de cette derni\u00e8re tentative et ce qui s\u2019en est\nsuivi, ce n\u2019est pas le moment, mais je vous promets de vous le dire dans ma\npremi\u00e8re lettre. Vous y trouverez aussi mon ultimatum sur le renouvellement\ndu trait\u00e9 que vous me proposez. Jusque-l\u00e0, adieu tout simplement\u2026\n\u00c0 propos je vous remercie de vos d\u00e9tails sur la petite Volanges ; c\u2019est\nun article \u00e0 r\u00e9server jusqu\u2019au lendemain du mariage pour la Gazette de\nm\u00e9disance. En attendant, je vous fais mon compliment de condol\u00e9ance sur\nla perte de votre post\u00e9rit\u00e9. Bonsoir, vicomte.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 24 novembre 17 **.\n253LETTRE CXLII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nMa foi, ma belle amie, je ne sais si j\u2019ai mal lu ou mal entendu, et votre\nlettre, et l\u2019histoire que vous m\u2019y faites, et le petit mod\u00e8le \u00e9pistolaire qui\ny \u00e9tait compris. Ce que je puis vous dire, c\u2019est que ce dernier m\u2019a paru\noriginal et propre \u00e0 faire de l\u2019effet ; aussi je l\u2019ai copi\u00e9 tout simplement, et\ntout simplement encore je l\u2019ai envoy\u00e9 \u00e0 la c\u00e9leste pr\u00e9sidente. Je n\u2019ai pas\nperdu un moment, car la tendre missive a \u00e9t\u00e9 exp\u00e9di\u00e9e d\u00e8s hier au soir. Je\nl\u2019ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 ainsi, parce que d\u2019abord je lui avais promis de lui \u00e9crire, et puis\naussi parce que j\u2019ai pens\u00e9 qu\u2019elle n\u2019aurait pas trop de toute la nuit pour se\nrecueillir et m\u00e9diter sur ce grand \u00e9v\u00e8nement, dussiez-vous une seconde fois\nme reprocher l\u2019expression.\nJ\u2019esp\u00e9rais pouvoir vous renvoyer ce matin la r\u00e9ponse de ma bien-aim\u00e9e,\nmais il est pr\u00e8s de midi, et je n\u2019ai encore rien re\u00e7u. J\u2019attendrai jusqu\u2019\u00e0 cinq\nheures, et si alors je n\u2019ai pas eu de nouvelles, j\u2019irai en chercher moi-m\u00eame,\ncar, surtout en proc\u00e9d\u00e9s, il n\u2019y a que le premier pas qui co\u00fbte.\n\u00c0 pr\u00e9sent, comme vous pouvez le croire, je suis fort empress\u00e9\nd\u2019apprendre la fin de l\u2019histoire de cet homme de votre connaissance si\nv\u00e9h\u00e9mentement soup\u00e7onn\u00e9 de ne savoir pas, au besoin, sacrifier une femme.\nNe se sera-t-il pas corrig\u00e9 ? et sa g\u00e9n\u00e9reuse amie ne lui aura-t-elle pas fait\ngr\u00e2ce ?\nJe ne d\u00e9sire pas moins de recevoir votre ultimatum, comme vous dites\nsi politiquement ! Je suis curieux, surtout, de savoir si, dans cette derni\u00e8re\nd\u00e9marche, vous trouverez encore de l\u2019amour ! Ah ! sans doute il y en a, et\nbeaucoup ! Mais pour qui ? Cependant, je ne pr\u00e9tends rien faire valoir, et\nj\u2019attends tout de vos bont\u00e9s.\nAdieu, ma charmante amie ; je ne fermerai cette lettre qu\u2019\u00e0 deux heures,\ndans l\u2019espoir de pouvoir y joindre la r\u00e9ponse d\u00e9sir\u00e9e.\n\u00c0 deux heures apr\u00e8s midi.\nToujours rien, l\u2019heure me presse beaucoup ; je n\u2019ai pas le temps d\u2019ajouter\nun mot, mais cette fois, refuserez-vous encore les plus tendres baisers\nd\u2019amour ?\nParis, ce 27 novembre 17 **.\n254LETTRE CXLIII\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel\n\u00e0 Madame de Rosemonde\nLe voile est d\u00e9chir\u00e9, madame, sur lequel \u00e9tait peinte l\u2019illusion de mon\nbonheur. La funeste v\u00e9rit\u00e9 m\u2019\u00e9claire et ne me laisse voir qu\u2019une mort assur\u00e9e\net prochaine, dont la route m\u2019est trac\u00e9e entre la honte et le remords. Je la\nsuivrai\u2026 je ch\u00e9rirai mes tourments s\u2019ils abr\u00e8gent mon existence. Je vous\nenvoie la lettre que j\u2019ai re\u00e7ue hier, je n\u2019y joindrai aucune r\u00e9flexion, elle les\nporte avec elle. Ce n\u2019est plus le temps de se plaindre, il n\u2019y a plus qu\u2019\u00e0\nsouffrir. Ce n\u2019est pas de piti\u00e9 que j\u2019ai besoin, c\u2019est de force.\nRecevez, madame, le seul adieu que je ferai et excusez ma derni\u00e8re\npri\u00e8re ; c\u2019est de me laisser \u00e0 mon sort, de m\u2019oublier enti\u00e8rement, de ne\nplus me compter sur la terre. Il est un terme dans le malheur o\u00f9 l\u2019amiti\u00e9\nm\u00eame augmente nos souffrances et ne peut les gu\u00e9rir. Quand les blessures\nsont mortelles, tout secours devient inhumain. Tout autre sentiment m\u2019est\n\u00e9tranger que celui du d\u00e9sespoir. Rien ne peut plus me convenir que la nuit\nprofonde o\u00f9 je vais ensevelir ma honte. J\u2019y pleurerai mes fautes, si je puis\npleurer encore ! car, depuis hier, je n\u2019ai pas vers\u00e9 une larme. Mon c\u0153ur fl\u00e9tri\nn\u2019en fournit plus.\nAdieu, madame. Ne me r\u00e9pondez point. J\u2019ai fait le serment sur cette lettre\ncruelle de n\u2019en plus recevoir aucune.\nParis, ce 27 novembre 17 **.\nLETTRE CXLIV\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nHier, \u00e0 trois heures du soir, ma belle amie, impatient\u00e9 de n\u2019avoir pas de\nnouvelles, je me suis pr\u00e9sent\u00e9 chez la belle d\u00e9laiss\u00e9e ; on m\u2019a dit qu\u2019elle\n\u00e9tait sortie. Je n\u2019ai vu dans cette phrase, qu\u2019un refus de me recevoir qui\nne m\u2019a ni f\u00e2ch\u00e9 ni surpris, et je me suis retir\u00e9 dans l\u2019esp\u00e9rance que cette\nd\u00e9marche engagerait au moins une femme si polie, \u00e0 m\u2019honorer d\u2019un mot de\nr\u00e9ponse. L\u2019envie que j\u2019avais de la recevoir m\u2019a fait passer expr\u00e8s chez moi\nvers les neuf heures, et je n\u2019y ai rien trouv\u00e9. \u00c9tonn\u00e9 de ce silence, auquel je\nne m\u2019attendais pas, j\u2019ai charg\u00e9 mon chasseur d\u2019aller aux informations et de\nsavoir si la sensible personne \u00e9tait morte ou mourante. Enfin, quand je suis\nrentr\u00e9, il m\u2019a appris que M me de Tourvel \u00e9tait sortie, en effet \u00e0 onze heures\n255du matin avec sa femme de chambre ; qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait fait conduire au couvent\nde\u2026 et qu\u2019\u00e0 sept heures du soir elle avait renvoy\u00e9 sa voiture et ses gens, en\nfaisant dire qu\u2019on ne l\u2019attendit pas chez elle. Assur\u00e9ment, c\u2019est se mettre en\nr\u00e8gle. Le couvent est le v\u00e9ritable asile d\u2019une veuve ; et si elle persiste dans\nune r\u00e9solution si louable, je joindrai \u00e0 toutes les obligations que je lui ai d\u00e9j\u00e0\ncelle de la c\u00e9l\u00e9brit\u00e9 que va prendre cette aventure.\nJe vous le disais bien, il y a quelque temps, que malgr\u00e9 vos inqui\u00e9tudes,\nje ne repara\u00eetrais sur la sc\u00e8ne du monde que brillant d\u2019un nouvel \u00e9clat.\nQu\u2019ils se montrent donc ces critiques s\u00e9v\u00e8res qui m\u2019accusaient d\u2019un amour\nromanesque et malheureux ; qu\u2019ils fassent des ruptures plus promptes et\nplus brillantes, mais non, qu\u2019ils fassent mieux : qu\u2019ils se pr\u00e9sentent comme\nconsolateurs, la route leur est trac\u00e9e. Eh bien ! qu\u2019ils osent seulement tenter\ncette carri\u00e8re que j\u2019ai parcourue en entier, et si l\u2019un d\u2019eux obtient le moindre\nsucc\u00e8s, je lui c\u00e8de la premi\u00e8re place. Mais ils \u00e9prouveront tous que quand\nj\u2019y mets du soin, l\u2019impression que je laisse est ineffa\u00e7able. Ah ! sans doute,\ncelle-ci le sera, et je compterais pour rien tous mes autres triomphes si jamais\nje devais avoir aupr\u00e8s de cette femme un rival pr\u00e9f\u00e9r\u00e9.\nCe parti qu\u2019elle a pris flatte mon amour-propre, j\u2019en conviens, mais je suis\nf\u00e2ch\u00e9 qu\u2019elle ait trouv\u00e9 en elle une force suffisante pour se s\u00e9parer autant de\nmoi. Il n\u2019y aura donc entre nous deux d\u2019autres obstacles que ceux que j\u2019aurai\nmis moi-m\u00eame ! Quoi ! si je voulais me rapprocher d\u2019elle, elle pourrait ne\nle plus vouloir ? que dis-je ? ne le pas d\u00e9sirer ? n\u2019en plus faire son supr\u00eame\nbonheur ? Est-ce donc ainsi qu\u2019on aime ? et croyez-vous, ma belle amie, que\nje doive le souffrir ? Ne pourrais-je pas, par exemple, et ne vaudrait-il pas\nmieux tenter de ramener cette femme au point de pr\u00e9voir la possibilit\u00e9 d\u2019un\nraccommodement qu\u2019on d\u00e9sire toujours tant qu\u2019on l\u2019esp\u00e8re ? Je pourrais\nessayer cette d\u00e9marche sans y mettre d\u2019importance et, par cons\u00e9quent, sans\nqu\u2019elle vous donn\u00e2t d\u2019ombrage. Au contraire ! ce serait un simple essai que\nnous ferions de concert, et quand m\u00eame je r\u00e9ussirais, ce ne serait qu\u2019un\nmoyen de plus de renouveler \u00e0 votre volont\u00e9 un sacrifice qui a paru vous \u00eatre\nagr\u00e9able. \u00c0 pr\u00e9sent, ma belle amie, il me reste \u00e0 en recevoir le prix et tous\nmes v\u0153ux sont pour votre retour. Venez donc vite retrouver votre amant,\nvos plaisirs, vos amies et le courant des aventures.\nCelle de la petite Volanges a tourn\u00e9 \u00e0 merveille. Hier, que mon inqui\u00e9tude\nne me permettait pas de rester en place, j\u2019ai \u00e9t\u00e9, dans mes courses diff\u00e9rentes,\njusque chez M me de Volanges. J\u2019ai trouv\u00e9 votre pupille d\u00e9j\u00e0 dans le salon,\nencore dans le costume de malade, mais en pleine convalescence et n\u2019en\n\u00e9tant que plus fra\u00eeche et plus int\u00e9ressante. Vous autres femmes, en pareil\ncas, vous seriez rest\u00e9es un mois sur votre chaise longue ; ma foi, vivent les\ndemoiselles ! Celle-ci m\u2019a en v\u00e9rit\u00e9, donn\u00e9 envie de savoir si la gu\u00e9rison\n\u00e9tait parfaite.\n256J\u2019ai encore \u00e0 vous dire que cet accident de la petite fille a pens\u00e9 rendre\nfou votre sentimentaire Danceny. D\u2019abord c\u2019\u00e9tait de chagrin ; aujourd\u2019hui\nc\u2019est de joie. Sa C\u00e9cile \u00e9tait malade ! Vous jugez que la t\u00eate tourne dans\nun tel malheur. Trois fois par jour il envoyait savoir des nouvelles et n\u2019en\npassait aucun sans s\u2019y pr\u00e9senter lui-m\u00eame ; enfin il a demand\u00e9, par une belle\n\u00e9p\u00eetre \u00e0 la maman, la permission d\u2019aller la f\u00e9liciter sur la convalescence d\u2019un\nobjet si cher ; M me de Volanges y a consenti ; si bien que j\u2019ai trouv\u00e9 le jeune\nhomme \u00e9tabli comme par le pass\u00e9, \u00e0 un peu de familiarit\u00e9 pr\u00e8s qu\u2019il n\u2019osait\nencore se permettre.\nC\u2019est de lui-m\u00eame que j\u2019ai su ces d\u00e9tails, car je suis sorti en m\u00eame temps\nque lui et je l\u2019ai fait jaser. Vous n\u2019avez pas l\u2019id\u00e9e de l\u2019effet que cette visite\nlui a caus\u00e9. C\u2019est une joie, ce sont des d\u00e9sirs, des transports impossibles \u00e0\nrendre. Moi qui aime les grands mouvements, j\u2019ai achev\u00e9 de lui faire perdre\nla t\u00eate en l\u2019assurant que sous tr\u00e8s peu de jours je le mettrais \u00e0 m\u00eame de voir\nsa belle de plus pr\u00e8s encore.\nEn effet, je suis d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 la lui remettre aussit\u00f4t apr\u00e8s mon exp\u00e9rience\nfaite. Je veux me consacrer \u00e0 vous tout entier ; et puis, vaudrait-il la peine\nque votre pupille f\u00fbt aussi mon \u00e9l\u00e8ve si elle ne devait tromper que son mari ?\nLe chef-d\u2019\u0153uvre est de tromper son amant, et surtout son premier amant !\ncar, pour moi, je n\u2019ai pas \u00e0 me reprocher d\u2019avoir prononc\u00e9 le mot d\u2019amour.\nAdieu, ma belle amie ; revenez donc au plus t\u00f4t jouir de votre empire sur\nmoi, en recevoir l\u2019hommage et m\u2019en payer le prix.\nParis, ce 28 novembre 17 **.\nLETTRE CXLV\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nS\u00e9rieusement, vicomte, vous avez quitt\u00e9 la pr\u00e9sidente ? vous lui avez\nenvoy\u00e9 la lettre que je vous avais faite pour elle ? En v\u00e9rit\u00e9, vous \u00eates\ncharmant et vous avez surpass\u00e9 mon attente ! J\u2019avoue de bonne foi que ce\ntriomphe me flatte plus que tous ceux que j\u2019ai pu obtenir jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent.\nVous allez trouver peut-\u00eatre que j\u2019\u00e9value bien haut cette femme que nagu\u00e8re\nj\u2019appr\u00e9ciais si peu : point du tout ; mais c\u2019est que ce n\u2019est pas sur elle que\nj\u2019ai remport\u00e9 cet avantage : c\u2019est sur vous ; voil\u00e0 le plaisant et ce qui est\nvraiment d\u00e9licieux.\nOui, vicomte, vous aimiez beaucoup M me de Tourvel et m\u00eame vous\nl\u2019aimez encore, vous l\u2019aimez comme un fou ; mais, parce que je m\u2019amusais \u00e0\nvous en faire honte, vous l\u2019avez bravement sacrifi\u00e9e. Vous en auriez sacrifi\u00e9\n257mille plut\u00f4t que de souffrir une plaisanterie. O\u00f9 nous conduit pourtant la\nvanit\u00e9 ! Le Sage a bien raison quand il dit qu\u2019elle est l\u2019ennemie du bonheur.\nO\u00f9 en seriez-vous \u00e0 pr\u00e9sent, si je n\u2019avais voulu que vous faire une\nmalice ? Mais je suis incapable de tromper, vous le savez bien ; et dussiez-\nvous, \u00e0 mon tour, me r\u00e9duire au d\u00e9sespoir et au couvent, j\u2019en cours les\nrisques et je me rends \u00e0 mon vainqueur.\nCependant si je capitule, c\u2019est en v\u00e9rit\u00e9 pure faiblesse, car si je voulais,\nque de chicanes n\u2019aurais-je pas encore \u00e0 faire ! et peut-\u00eatre le m\u00e9riteriez-\nvous. J\u2019admire par exemple, avec quelle finesse ou quelle gaucherie vous\nme proposez en douceur de vous laisser renouer avec la pr\u00e9sidente. Il\nvous conviendrait beaucoup, n\u2019est-ce pas, de vous donner le m\u00e9rite de\ncette rupture sans y perdre les plaisirs de la jouissance ? Et comme alors,\ncet apparent sacrifice n\u2019en serait plus un pour vous, vous m\u2019offrez de le\nrenouveler \u00e0 ma volont\u00e9 ! Par cet arrangement, la c\u00e9leste d\u00e9vote se croirait\ntoujours l\u2019unique choix de votre c\u0153ur, tandis que je m\u2019enorgueillirais d\u2019\u00eatre\nla rivale pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e : nous serions tromp\u00e9es toutes deux, mais vous seriez\ncontent, et qu\u2019importe le reste ?\nC\u2019est dommage qu\u2019avec tant de talent pour les projets, vous en ayez si\npeu pour l\u2019ex\u00e9cution et que par une seule d\u00e9marche inconsid\u00e9r\u00e9e vous ayez\nmis vous-m\u00eame un obstacle invincible \u00e0 ce que vous d\u00e9sirez le plus.\nQuoi ! vous aviez l\u2019id\u00e9e de renouer et vous avez pu \u00e9crire ma lettre !\nVous m\u2019avez donc crue bien gauche \u00e0 mon tour ! Ah ! croyez-moi, vicomte,\nquand une femme frappe dans le c\u0153ur d\u2019une autre, elle manque rarement de\ntrouver l\u2019endroit sensible, et la blessure est incurable. Tandis que je frappais\ncelle-ci, ou plut\u00f4t que je dirigeais vos coups, je n\u2019ai pas oubli\u00e9 que cette\nfemme \u00e9tait ma rivale, que vous l\u2019aviez trouv\u00e9e un moment pr\u00e9f\u00e9rable \u00e0 moi\net qu\u2019enfin vous m\u2019aviez plac\u00e9e au-dessous d\u2019elle. Si je me suis tromp\u00e9e\ndans ma vengeance, je consens \u00e0 en porter la faute. Ainsi, je trouve bon que\nvous tentiez tous les moyens, je vous y invite m\u00eame et vous promets de ne\npas me f\u00e2cher de vos succ\u00e8s, si vous parvenez \u00e0 en avoir. Je suis si tranquille\nsur cet objet que je ne veux plus m\u2019en occuper. Parlons d\u2019autre chose.\nPar exemple, de la sant\u00e9 de la petite Volanges. Vous m\u2019en direz des\nnouvelles positives \u00e0 mon retour, n\u2019est-il pas vrai ? Je serai bien aise d\u2019en\navoir. Apr\u00e8s cela, ce sera \u00e0 vous de juger s\u2019il vous conviendra mieux de\nremettre la petite fille \u00e0 son amant, ou de tenter de devenir une seconde fois\nle fondateur d\u2019une nouvelle branche des Valmont, sous le nom de Gercourt.\nCette id\u00e9e m\u2019avait paru assez plaisante, et en vous laissant le choix, je vous\ndemande pourtant de ne pas prendre de parti d\u00e9finitif sans que nous en ayons\ncaus\u00e9 ensemble. Ce n\u2019est pas vous remettre \u00e0 un temps \u00e9loign\u00e9, car je serai\n\u00e0 Paris incessamment. Je ne peux pas vous dire positivement le jour, mais\n258vous ne doutez pas que d\u00e8s que je serai arriv\u00e9e, vous n\u2019en soyez le premier\ninform\u00e9.\nAdieu, vicomte ; malgr\u00e9 mes querelles, mes malices et mes reproches, je\nvous aime toujours beaucoup et je me pr\u00e9pare \u00e0 vous le prouver. Au revoir,\nmon ami.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 29 novembre 17 **.\nLETTRE CXLVI\nLa Marquise de Merteuil\nau Chevalier Danceny\nEnfin je pars, mon jeune ami, et demain au soir je serai de retour \u00e0 Paris.\nAu milieu de tous les embarras qu\u2019entra\u00eene un d\u00e9placement, je ne recevrai\npersonne. Cependant, si vous avez quelque confidence bien press\u00e9e \u00e0 me\nfaire, je veux bien vous excepter de la r\u00e8gle g\u00e9n\u00e9rale, mais je n\u2019excepterai\nque vous ; ainsi, je vous demande le secret de mon arriv\u00e9e. Valmont m\u00eame\nn\u2019en sera pas instruit.\nQui m\u2019aurait dit, il y a quelque temps, que bient\u00f4t vous auriez ma\nconfiance exclusive, je ne l\u2019aurais pas cru. Mais la v\u00f4tre a entrain\u00e9 la mienne.\nJe serais tent\u00e9e de croire que vous y avez mis de l\u2019adresse, peut-\u00eatre m\u00eame\nde la s\u00e9duction. Cela serait bien mal au moins ! Au reste, elle ne serait pas\ndangereuse \u00e0 pr\u00e9sent : vous avez vraiment bien autre chose \u00e0 faire ! Quand\nl\u2019h\u00e9ro\u00efne est en sc\u00e8ne on ne s\u2019occupe gu\u00e8re de la confidente.\nAussi n\u2019avez-vous seulement pas eu le temps de me faire part de vos\nnouveaux succ\u00e8s. Quand votre C\u00e9cile \u00e9tait absente, les jours n\u2019\u00e9taient pas\nassez longs pour \u00e9couter vos tendres plaintes. Vous les auriez faites aux\n\u00e9chos si je n\u2019avais pas \u00e9t\u00e9 l\u00e0 pour les entendre. Quand, depuis, elle a \u00e9t\u00e9\nmalade, vous m\u2019avez m\u00eame encore honor\u00e9e du r\u00e9cit de vos inqui\u00e9tudes ;\nvous aviez besoin de quelqu\u2019un \u00e0 qui les dire. Mais \u00e0 pr\u00e9sent que celle que\nvous aimez est \u00e0 Paris, qu\u2019elle se porte bien et surtout que vous la voyez\nquelquefois, elle suffit \u00e0 tout et vos amis ne vous sont plus rien.\nJe ne vous en bl\u00e2me pas : c\u2019est la faute de vos vingt ans. Depuis Alcibiade\njusqu\u2019\u00e0 vous, ne sait-on pas que les jeunes gens n\u2019ont jamais connu l\u2019amiti\u00e9\nque dans leurs chagrins ? Le bonheur les rend quelquefois indiscrets, mais\njamais confiants. Je dirais bien, comme Socrate : J\u2019aime que mes amis\nviennent \u00e0 moi quand ils sont malheureux , mais, en sa qualit\u00e9 de philosophe,\nil se passait bien d\u2019eux quand ils ne venaient pas. En cela, je ne suis pas\ntout \u00e0 fait si sage que lui et j\u2019ai senti votre silence avec toute la faiblesse\nd\u2019une femme.\n259N\u2019allez pourtant pas me croire exigeante : il s\u2019en faut bien que je le\nsois ! Le m\u00eame sentiment qui me fait remarquer ces privations me les fait\nsupporter avec courage quand elles sont la preuve ou la cause du bonheur\nde mes amis. Je ne compte donc sur vous, pour demain au soir qu\u2019autant\nque l\u2019amour vous laissera libre et d\u00e9soccup\u00e9 et je vous d\u00e9fends de me faire\nle moindre sacrifice.\nAdieu, chevalier ; je me fais une vraie f\u00eate de vous revoir : viendrez-\nvous ?\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 29 novembre 17 **.\nLETTRE CXLVII\nMadame de Volanges \u00e0\nMadame de Rosemonde\nVous serez s\u00fbrement aussi afflig\u00e9e que je la suis, ma digne amie, en\napprenant l\u2019\u00e9tat o\u00f9 se trouve M me de Tourvel : elle est malade depuis hier ;\nsa maladie a pris si vivement et se montre avec des sympt\u00f4mes si graves\nque j\u2019en suis vraiment alarm\u00e9e.\nUne fi\u00e8vre ardente, un transport violent et presque continuel, une soif\nqu\u2019on ne peut apaiser, voil\u00e0 tout ce qu\u2019on remarque. Les m\u00e9decins disent ne\npouvoir rien pronostiquer encore et le traitement sera d\u2019autant plus difficile\nque la malade refuse avec obstination toute esp\u00e8ce de rem\u00e8des : c\u2019est au\npoint qu\u2019il a fallu la tenir de force pour la saigner et il a fallu depuis en user\nde m\u00eame deux autres fois pour lui remettre sa bande, que, dans son transport,\nelle veut toujours arracher.\nVous qui l\u2019avez vue, comme moi, si peu forte, si timide et si douce,\nconcevez-vous donc que quatre personnes puissent \u00e0 peine la contenir et\nque, pour peu qu\u2019on veuille lui repr\u00e9senter quelque chose, elle entre dans des\nfureurs inexprimables ? Pour moi, je crains qu\u2019il n\u2019y ait plus que du d\u00e9lire\net que ce ne soit une vraie ali\u00e9nation d\u2019esprit.\nCe qui augmente ma crainte \u00e0 ce sujet, c\u2019est ce qui s\u2019est pass\u00e9 avant-hier.\nCe jour-l\u00e0, elle arriva vers les onze heures du matin, avec la femme\nde chambre, au couvent de\u2026 Comme elle a \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9e dans cette maison\net qu\u2019elle a conserv\u00e9 l\u2019habitude d\u2019y entrer quelquefois, elle y fut re\u00e7ue\ncomme \u00e0 l\u2019ordinaire et elle parut \u00e0 tout le monde tranquille et bien portante.\nEnviron deux heures apr\u00e8s, elle s\u2019informa si la chambre qu\u2019elle occupait\n\u00e9tant pensionnaire \u00e9tait vacante, et sur ce qu\u2019on lui r\u00e9pondit que oui, elle\ndemanda d\u2019aller la revoir ; la prieure l\u2019y accompagna avec quelques autres\nreligieuses. Ce fut alors qu\u2019elle d\u00e9clara qu\u2019elle revenait s\u2019\u00e9tablir dans cette\n260chambre, que, disait-elle, elle n\u2019aurait jamais d\u00fb quitter, et qu\u2019elle ajouta\nqu\u2019elle n\u2019en sortirait qu\u2019\u00e0 la mort : ce fut son expression.\nD\u2019abord on ne sut que dire, mais, le premier \u00e9tonnement pass\u00e9, on lui\nrepr\u00e9senta que sa qualit\u00e9 de femme mari\u00e9e ne permettait pas de la recevoir\nsans une permission particuli\u00e8re. Cette raison ni mille autres n\u2019y firent rien,\net d\u00e8s ce moment, elle s\u2019obstina non seulement \u00e0 ne pas sortir du couvent,\nmais m\u00eame de sa chambre. Enfin, de guerre lasse, \u00e0 sept heures du soir, on\nconsentit qu\u2019elle y pass\u00e2t la nuit. On renvoya sa voiture et ses gens et on\nremit au lendemain \u00e0 prendre un parti.\nOn assure que pendant toute la soir\u00e9e, loin que son air ou son maintien\neussent rien d\u2019\u00e9gar\u00e9, l\u2019un et l\u2019autre \u00e9taient compos\u00e9s et r\u00e9fl\u00e9chis, que\nseulement elle tomba quatre ou cinq fois dans une r\u00eaverie si profonde qu\u2019on\nne parvenait pas \u00e0 l\u2019en tirer en lui parlant et que chaque fois, avant d\u2019en\nsortir, elle portait les deux mains \u00e0 son front, qu\u2019elle avait l\u2019air de serrer avec\nforce ; sur quoi une des religieuses qui \u00e9taient pr\u00e9sentes lui ayant demand\u00e9\nsi elle souffrait de la t\u00eate, elle la fixa longtemps avant de r\u00e9pondre et lui dit\nenfin : \u00ab Ce n\u2019est pas l\u00e0 qu\u2019est le mal ! \u00bb Un moment apr\u00e8s, elle demanda\nqu\u2019on la laiss\u00e2t seule et pria qu\u2019\u00e0 l\u2019avenir on ne lui f\u00eet plus de questions.\nTout le monde se retira, hors sa femme de chambre, qui devait\nheureusement coucher dans la m\u00eame chambre qu\u2019elle, faute d\u2019autre place.\nSuivant le rapport de cette fille, sa ma\u00eetresse a \u00e9t\u00e9 assez tranquille\njusqu\u2019\u00e0 onze heures du soir. Elle a dit alors pouvoir se coucher, mais, avant\nd\u2019\u00eatre enti\u00e8rement d\u00e9shabill\u00e9e, elle se mit \u00e0 marcher dans sa chambre avec\nbeaucoup d\u2019action et des gestes fr\u00e9quents. Julie, qui avait \u00e9t\u00e9 t\u00e9moin de ce\nqui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 dans la journ\u00e9e, n\u2019osa lui rien dire et attendit en silence\npendant pr\u00e8s d\u2019une heure. Enfin, M me de Tourvel l\u2019appela deux fois coup\nsur coup ; elle n\u2019eut que le temps d\u2019accourir et sa ma\u00eetresse tomba dans ses\nbras en disant : \u00ab Je n\u2019en peux plus. \u00bb Elle se laissa conduire \u00e0 son lit et ne\nvoulut rien prendre, ni qu\u2019on all\u00e2t chercher aucun secours. Elle se fit mettre\nseulement de l\u2019eau aupr\u00e8s d\u2019elle et elle ordonna \u00e0 Julie de se coucher.\nCelle-ci assure \u00eatre rest\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 deux heures du matin sans dormir et\nn\u2019avoir entendu pendant ce temps ni mouvements, ni plaintes. Mais elle dit\navoir \u00e9t\u00e9 r\u00e9veill\u00e9e \u00e0 cinq heures par les discours de sa ma\u00eetresse, qui parlait\nd\u2019une voix forte et \u00e9lev\u00e9e, et qu\u2019alors lui ayant demand\u00e9 si elle n\u2019avait besoin\nde rien et n\u2019obtenant point de r\u00e9ponse, elle prit de la lumi\u00e8re et alla au lit\nde Mme de Tourvel, qui ne la reconnut point, mais qui, interrompant tout\n\u00e0 coup les propos sans suite qu\u2019elle tenait, s\u2019\u00e9cria vivement : \u00ab Qu\u2019on me\nlaisse seule, qu\u2019on me laisse dans les t\u00e9n\u00e8bres ; ce sont les t\u00e9n\u00e8bres qui me\nconviennent. \u00bb J\u2019ai remarqu\u00e9 hier par moi-m\u00eame que cette phrase lui revient\nsouvent.\n261Enfin, Julie profita de cette esp\u00e8ce d\u2019ordre pour sortir et aller chercher\ndu monde et des secours, mais M me de Tourvel a refus\u00e9 l\u2019un et l\u2019autre avec\nles fureurs et les transports qui sont revenus si souvent depuis.\nL\u2019embarras o\u00f9 cela a mis tout le couvent a d\u00e9cid\u00e9 la prieure \u00e0 m\u2019envoyer\nchercher hier, \u00e0 sept heures du matin. Il ne faisait pas jour. Je suis accourue\nsur-le-champ. Quand on m\u2019a annonc\u00e9e \u00e0 M me de Tourvel, elle a paru\nreprendre sa connaissance et a r\u00e9pondu : \u00ab Ah ! oui, qu\u2019elle entre. \u00bb Mais\nquand j\u2019ai \u00e9t\u00e9 pr\u00e8s de son lit, elle m\u2019a regard\u00e9e fixement, a pris vivement\nma main, qu\u2019elle a serr\u00e9e, et m\u2019a dit d\u2019une voix forte, mais sombre : \u00ab Je\nmeurs pour ne vous avoir pas crue. \u00bb Aussit\u00f4t apr\u00e8s se cachant les yeux, elle\nest revenue \u00e0 son discours le plus fr\u00e9quent : \u00ab Qu\u2019on me laisse seule, etc. \u00bb,\net toute connaissance s\u2019est perdue.\nCe propos qu\u2019elle m\u2019a tenu et quelques autres \u00e9chapp\u00e9s dans son d\u00e9lire\nme font craindre que cette cruelle maladie n\u2019ait une cause plus cruelle\nencore. Mais respectons les secrets de notre amie et contentons-nous de\nplaindre son malheur.\nToute la journ\u00e9e d\u2019hier a \u00e9t\u00e9 \u00e9galement orageuse et partag\u00e9e entre des\nacc\u00e8s de transports effrayants et des moments d\u2019un abattement l\u00e9thargique,\nles seuls o\u00f9 elle prend et donne quelque repos. Je n\u2019ai quitt\u00e9 le chevet de\nson lit qu\u2019\u00e0 neuf heures du soir et je vais y retourner ce matin pour toute la\njourn\u00e9e. S\u00fbrement je n\u2019abandonnerai pas ma malheureuse amie, mais ce qui\nest d\u00e9solant, c\u2019est son obstination \u00e0 refuser tous les soins et tous les secours.\nJe vous envoie le bulletin de cette nuit, que je viens de recevoir et qui,\ncomme vous le verrez, n\u2019est rien moins que consolant. J\u2019aurai soin de vous\nles faire passer tous exactement.\nAdieu, ma digne amie, je vais retrouver la malade. Ma fille, qui est\nheureusement presque r\u00e9tablie, vous pr\u00e9sente son respect.\nParis, 29 novembre 17 **.\nLETTRE CXLVIII\nLe Chevalier Danceny\n\u00e0 Madame de Merteuil\n\u00d4 vous que j\u2019aime ! \u00f4 toi que j\u2019adore ! \u00f4 vous qui avez commenc\u00e9 mon\nbonheur ! \u00f4 toi qui l\u2019as combl\u00e9 ! Amie sensible, tendre amante, pourquoi\nle souvenir de ta douleur vient-il troubler le charme que j\u2019\u00e9prouve ? Ah !\nmadame, calmez-vous, c\u2019est l\u2019amiti\u00e9 qui vous le demande. \u00d4 ! mon amie !\nsois heureuse, c\u2019est la pri\u00e8re de l\u2019amour.\nEh ! quels reproches avez-vous donc \u00e0 vous faire ? croyez-moi, votre\nd\u00e9licatesse vous abuse. Les regrets qu\u2019elle vous cause, les torts dont elle\n262m\u2019accuse sont \u00e9galement illusoires, et je sens dans mon c\u0153ur qu\u2019il y a\neu entre nous deux, d\u2019autre s\u00e9ducteur que l\u2019amour. Ne crains donc plus\nde te livrer aux sentiments que tu inspires, de te laisser p\u00e9n\u00e9trer de tous\nles feux que tu fais na\u00eetre. Quoi ! pour avoir \u00e9t\u00e9 \u00e9clair\u00e9s plus tard, nos\nc\u0153urs en seraient-ils moins purs ? non, sans doute. C\u2019est, au contraire, la\ns\u00e9duction qui, n\u2019agissant jamais que par projets, peut combiner sa marche\net ses moyens et pr\u00e9voir au loin les \u00e9v\u00e8nements. Mais l\u2019amour v\u00e9ritable ne\npermet pas ainsi de m\u00e9diter et de r\u00e9fl\u00e9chir ; il nous distrait de nos pens\u00e9es par\nnos serments, son empire n\u2019est jamais plus fort que quand il est inconnu, et\nc\u2019est dans l\u2019ombre et le silence qu\u2019il nous entoure de liens qu\u2019il est \u00e9galement\nimpossible d\u2019apercevoir et de rompre.\nC\u2019est ainsi qu\u2019hier m\u00eame, malgr\u00e9 la vive \u00e9motion que me causait l\u2019id\u00e9e\nde votre retour, malgr\u00e9 le plaisir extr\u00eame que je sentis en vous voyant, je\ncroyais pourtant n\u2019\u00eatre encore appel\u00e9 ni conduit que par la paisible amiti\u00e9, ou\nplut\u00f4t, enti\u00e8rement livr\u00e9 aux doux sentiments de mon c\u0153ur, je m\u2019occupais\nbien peu d\u2019en d\u00e9m\u00ealer l\u2019origine ou la cause. Ainsi que moi, ma tendre amie\ntu \u00e9prouvais sans le m\u00e9conna\u00eetre, ce charme imp\u00e9rieux qui livrait nos \u00e2mes\naux douces impressions de la tendresse, et tous deux nous n\u2019avons reconnu\nl\u2019amour qu\u2019en sortant de l\u2019ivresse o\u00f9 ce Dieu nous avait plong\u00e9s.\nMais cela m\u00eame nous justifie au lieu de nous condamner. Non, tu n\u2019as pas\ntrahi l\u2019amiti\u00e9 et je n\u2019ai pas davantage abus\u00e9 de ta confiance. Tous deux, il est\nvrai, nous ignorions nos sentiments, mais cette illusion, nous l\u2019\u00e9prouvions\nseulement sans chercher \u00e0 la faire na\u00eetre. Ah ! loin de nous en plaindre,\nne songeons qu\u2019au bonheur qu\u2019elle nous a procur\u00e9 ; et sans le troubler\npar d\u2019injustes reproches, ne nous occupons qu\u2019\u00e0 l\u2019augmenter encore par le\ncharme de la confiance et de la s\u00e9curit\u00e9. \u00d4 ! mon amie ! que cet espoir est\ncher \u00e0 mon c\u0153ur ! Oui, d\u00e9sormais d\u00e9livr\u00e9e de toute crainte et tout enti\u00e8re\n\u00e0 l\u2019amour, tu partageras mes d\u00e9sirs, mes transports, le d\u00e9lire de mes sens,\nl\u2019ivresse de mon \u00e2me, et chaque instant de nos jours fortun\u00e9s sera marqu\u00e9\npar une volupt\u00e9 nouvelle.\nAdieu, toi que j\u2019adore ! Je te verrai ce soir, mais te trouverai-je seule ? Je\nn\u2019ose l\u2019esp\u00e9rer. Ah ! tu ne le d\u00e9sires pas autant que moi.\nParis, ce 1er d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CXLIX\nMadame de Volanges \u00e0\nMadame de Rosemonde\nJ\u2019ai esp\u00e9r\u00e9 hier presque toute la journ\u00e9e, ma digne amie, pouvoir vous\ndonner ce matin des nouvelles plus favorables de la sant\u00e9 de notre ch\u00e8re\n263malade, mais depuis hier au soir cet espoir est d\u00e9truit et il ne me reste que le\nregret de l\u2019avoir perdu. Un \u00e9v\u00e8nement, bien indiff\u00e9rent en apparence, mais\nbien cruel par les suites qu\u2019il a eues, a rendu l\u2019\u00e9tat de la malade au moins\naussi f\u00e2cheux qu\u2019il \u00e9tait auparavant, si m\u00eame il n\u2019a pas empir\u00e9.\nJe n\u2019aurais rien compris \u00e0 cette r\u00e9volution subite si je n\u2019avais re\u00e7u hier\nl\u2019enti\u00e8re confidence de notre malheureuse amie. Comme elle ne m\u2019a pas\nlaiss\u00e9 ignorer que vous \u00e9tiez instruite aussi de toutes ses infortunes, je puis\nvous parler sans r\u00e9serve sur sa triste situation.\nHier matin, quand je suis arriv\u00e9e au couvent, on me dit que la malade\ndormait depuis plus de trois heures, et son sommeil \u00e9tait si profond et si\ntranquille, que j\u2019eus peur un moment qu\u2019il ne f\u00fbt l\u00e9thargique. Quelque temps\napr\u00e8s, elle se r\u00e9veilla et ouvrit elle-m\u00eame les rideaux de son lit. Elle nous\nregarda tous avec l\u2019air de la surprise, et comme je me levais pour aller \u00e0\nelle, elle me reconnut, me nomma et me pria d\u2019approcher. Elle ne me laissa\nle temps de lui faire aucune question et me demanda o\u00f9 elle \u00e9tait, ce que\nnous faisions l\u00e0, si elle \u00e9tait malade et pourquoi elle n\u2019\u00e9tait pas chez elle. Je\ncrus d\u2019abord que c\u2019\u00e9tait un nouveau d\u00e9lire, seulement plus tranquille que le\npr\u00e9c\u00e9dent, mais je m\u2019aper\u00e7us qu\u2019elle entendait fort bien mes r\u00e9ponses. Elle\navait en effet, retrouv\u00e9 sa t\u00eate, mais non pas sa m\u00e9moire.\nElle me questionna, avec beaucoup de d\u00e9tail, sur tout ce qui lui \u00e9tait arriv\u00e9\ndepuis qu\u2019elle \u00e9tait au couvent, o\u00f9 elle ne se souvenait pas d\u2019\u00eatre venue. Je\nlui r\u00e9pondis exactement, en supprimant seulement ce qui aurait pu la trop\neffrayer ; et lorsqu\u2019\u00e0 mon tour je lui demandai comment elle se trouvait,\nelle me r\u00e9pondit qu\u2019elle ne souffrait pas dans ce moment, mais qu\u2019elle avait\n\u00e9t\u00e9 bien tourment\u00e9e pendant son sommeil et qu\u2019elle se sentait fatigu\u00e9e. Je\nl\u2019engageai \u00e0 se tranquilliser et \u00e0 parler peu, apr\u00e8s quoi, je refermai en partie\nses rideaux, que je laissai entrouverts, et je m\u2019assis pr\u00e8s de son lit. Dans le\nm\u00eame temps, on lui proposa un bouillon qu\u2019elle prit et qu\u2019elle trouva bon.\nElle resta ainsi environ une demi-heure, durant laquelle elle ne parla que\npour me remercier des soins que je lui avais donn\u00e9s, et elle mit dans ses\nremerciements l\u2019agr\u00e9ment et la gr\u00e2ce que vous lui connaissez. Ensuite elle\ngarda pendant quelque temps un silence absolu, qu\u2019elle ne rompit que pour\ndire : \u00ab Ah ! oui, je me ressouviens d\u2019\u00eatre venue ici \u00bb, et un moment apr\u00e8s elle\ns\u2019\u00e9cria douloureusement : \u00ab Mon amie, mon amie, plaignez-moi, je retrouve\ntous mes malheurs. \u00bb Comme alors je m\u2019avan\u00e7ai vers elle, elle saisit ma\nmain, et s\u2019y appuyant la t\u00eate : \u00ab Grand Dieu ! continua-t-elle, ne puis-je\ndonc mourir ? \u00bb Son expression, plus encore que ses discours, m\u2019attendrit\njusqu\u2019aux larmes, elle s\u2019en aper\u00e7ut \u00e0 ma voix et me dit : \u00ab Vous me plaignez !\nAh ! si vous connaissiez !\u2026 \u00bb Et puis s\u2019interrompant : \u00ab Faites qu\u2019on nous\nlaisse seules, je vous dirai tout. \u00bb\n264Ainsi que je crois vous l\u2019avoir marqu\u00e9, j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 des soup\u00e7ons sur\nce qui devait faire le sujet de cette confidence ; et craignant que cette\nconversation, que je pr\u00e9voyais devoir \u00eatre longue et triste, ne nuis\u00eet peut-\n\u00eatre \u00e0 l\u2019\u00e9tat de notre malheureuse amie, je m\u2019y refusai d\u2019abord, sous pr\u00e9texte\nqu\u2019elle avait besoin de repos, mais elle insista et je me rendis \u00e0 ses instances.\nD\u00e8s que nous f\u00fbmes seules, elle m\u2019apprit tout ce que d\u00e9j\u00e0 vous avez su d\u2019elle\net que par cette raison je ne vous r\u00e9p\u00e9terai point.\nEnfin, en me parlant de la fa\u00e7on cruelle dont elle avait \u00e9t\u00e9 sacrifi\u00e9e, elle\najouta : \u00ab Je me croyais bien s\u00fbre d\u2019en mourir et j\u2019en avais le courage ; mais\nde survivre \u00e0 mon malheur et \u00e0 ma honte, c\u2019est ce qui m\u2019est impossible. \u00bb\nJe tentai de combattre ce d\u00e9couragement, ou plut\u00f4t ce d\u00e9sespoir, avec les\narmes de la religion jusqu\u2019alors si puissantes sur elle, mais je sentis bient\u00f4t\nque je n\u2019avais pas assez de force pour ces fonctions augustes et je m\u2019en tins \u00e0\nlui proposer d\u2019appeler le P\u00e8re Anselme, que je sais avoir toute sa confiance.\nElle y consentit et parut m\u00eame le d\u00e9sirer beaucoup. On l\u2019envoya chercher en\neffet, et il vint sur-le-champ. Il resta fort longtemps avec la malade et dit en\nsortant que si les m\u00e9decins en jugeaient comme lui, il croyait qu\u2019on pouvait\ndiff\u00e9rer la c\u00e9r\u00e9monie des sacrements, qu\u2019il reviendrait le lendemain.\nIl \u00e9tait environ trois heures apr\u00e8s midi, et jusqu\u2019\u00e0 cinq, notre amie\nfut assez tranquille, en sorte que nous avions tous repris de l\u2019espoir. Par\nmalheur, on apporta alors une lettre pour elle. Quand on voulut la lui\nremettre, elle r\u00e9pondit d\u2019abord n\u2019en vouloir recevoir aucune et personne\nn\u2019insista. Mais de ce moment, elle parut plus agit\u00e9e. Bient\u00f4t apr\u00e8s, elle\ndemanda d\u2019o\u00f9 venait cette lettre ; elle n\u2019\u00e9tait pas timbr\u00e9e ; qui l\u2019avait\napport\u00e9e ? on l\u2019ignorait ; de quelle part on l\u2019avait remise ? on ne l\u2019avait pas\ndit aux touri\u00e8res. Ensuite elle garda quelque temps le silence ; apr\u00e8s quoi elle\nrecommen\u00e7a \u00e0 parler, mais ses propos sans suite nous apprirent seulement\nque le d\u00e9lire \u00e9tait revenu.\nCependant il y eut un intervalle tranquille, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019enfin elle\ndemanda qu\u2019on lui rem\u00eet la lettre qu\u2019on avait apport\u00e9e pour elle. D\u00e8s qu\u2019elle\neut jet\u00e9 les yeux dessus, elle s\u2019\u00e9cria : \u00ab De lui ! grand Dieu ! \u00bb et puis d\u2019une\nvoix forte, mais oppress\u00e9e : \u00ab Reprenez-la, reprenez-la \u00bb. Elle fit sur-le-\nchamp fermer les rideaux de son lit et d\u00e9fendit que personne approch\u00e2t ;\nmais presque aussit\u00f4t nous f\u00fbmes bien oblig\u00e9es de revenir aupr\u00e8s d\u2019elle.\nLe transport avait repris plus violent que jamais, et il s\u2019y \u00e9tait joint des\nconvulsions vraiment effrayantes. Ces accidents n\u2019ont plus cess\u00e9 de la\nsoir\u00e9e, et le bulletin de ce matin m\u2019apprend que la nuit n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 moins\norageuse. Enfin, son \u00e9tat est tel, que je m\u2019\u00e9tonne qu\u2019elle n\u2019y ait pas d\u00e9j\u00e0\nsuccomb\u00e9, et je ne vous cache pas qu\u2019il ne me reste que bien peu d\u2019espoir.\nJe suppose que cette malheureuse lettre est de M. de Valmont ; mais\nque peut-il encore oser lui dire ? Pardon, ma ch\u00e8re amie, je m\u2019interdis toute\n265r\u00e9flexion ; mais il est bien cruel de voir p\u00e9rir si malheureusement une femme\njusqu\u2019alors si heureuse et si digne de l\u2019\u00eatre.\nParis, ce 2 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CL\nLe Chevalier Danceny \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nEn attendant le bonheur de te voir, je me livre, ma tendre amie, au plaisir\nde t\u2019\u00e9crire, et c\u2019est en m\u2019occupant de toi que je charme le regret d\u2019en \u00eatre\n\u00e9loign\u00e9. Te tracer mes sentiments, me rappeler les tiens est pour mon c\u0153ur\nune vraie jouissance, et c\u2019est par elle que le temps m\u00eame des privations\nm\u2019offre encore mille biens pr\u00e9cieux \u00e0 mon amour. Cependant, s\u2019il faut t\u2019en\ncroire, je n\u2019obtiendrai point de r\u00e9ponse de toi : cette lettre m\u00eame sera la\nderni\u00e8re et nous nous priverons d\u2019un commerce qui, selon toi, est dangereux\net dont nous n\u2019avons pas besoin. S\u00fbrement je t\u2019en croirai si tu persistes, car\nque peux-tu vouloir, que par cette raison m\u00eame je ne le veuille aussi ? Mais\navant de te d\u00e9cider enti\u00e8rement, ne permettras-tu pas que nous en causions\nensemble ?\nSur l\u2019article des dangers, tu dois juger seule, je ne puis rien calculer et\nje m\u2019en tiens \u00e0 te prier de veiller \u00e0 ta s\u00fbret\u00e9, car je ne puis \u00eatre tranquille\nquand tu seras inqui\u00e8te. Pour cet objet, ce n\u2019est pas nous deux qui ne sommes\nqu\u2019un, c\u2019est toi qui es nous deux.\nIl n\u2019en est pas de m\u00eame sur le besoin ; ici nous ne pouvons avoir qu\u2019une\nm\u00eame pens\u00e9e, et si nous diff\u00e9rons d\u2019avis, ce ne peut \u00eatre que faute de nous\nexpliquer ou de nous entendre. Voici donc ce que je crois sentir.\nSans doute, une lettre para\u00eet bien peu n\u00e9cessaire quand on peut se\nvoir librement. Que dirait-elle, qu\u2019un mot, un regard ou m\u00eame le silence\nn\u2019exprimassent cent fois mieux encore ? Cela me para\u00eet si vrai que dans le\nmoment o\u00f9 tu me parlas de ne plus nous \u00e9crire, cette id\u00e9e glissa facilement\nsur mon \u00e2me ; elle la g\u00eana peut-\u00eatre, mais ne l\u2019affecta point. Tel \u00e0 peu pr\u00e8s,\nquand voulant donner un baiser sur ton c\u0153ur je rencontre un ruban ou une\ngaze, je l\u2019\u00e9carte seulement, et n\u2019ai cependant pas le sentiment d\u2019un obstacle.\nMais depuis, nous nous sommes s\u00e9par\u00e9s, et d\u00e8s que tu n\u2019as plus \u00e9t\u00e9 l\u00e0,\ncette id\u00e9e de lettre est revenue me tourmenter. Pourquoi, me suis-je dit,\ncette privation de plus ? Quoi ! pour \u00eatre \u00e9loign\u00e9s, n\u2019a-t-on plus rien \u00e0 se\ndire ? Je suppose que favoris\u00e9 par les circonstances, on passe ensemble une\njourn\u00e9e enti\u00e8re ; faudra-t-il prendre le temps de causer sur celui de jouir ?\nOui, de jouir, ma tendre amie ; car aupr\u00e8s de toi, les moments m\u00eame du repos\nfournissent encore une jouissance d\u00e9licieuse. Enfin, quel que soit le temps,\n266on finit par se s\u00e9parer, et puis, on est si seul ! C\u2019est alors qu\u2019une lettre est\npr\u00e9cieuse, si on ne la lit pas, du moins on la regarde\u2026 Ah ! sans doute, on\npeut regarder une lettre sans la lire, comme il me semble que la nuit j\u2019aurais\nencore quelque plaisir \u00e0 toucher ton portrait\u2026\nTon portrait, ai-je dit ? Mais une lettre est le portrait de l\u2019\u00e2me. Elle n\u2019a\npas, comme une froide image, cette stagnance si \u00e9loign\u00e9e de l\u2019amour ; elle\nse pr\u00eate \u00e0 tous nos mouvements ; tour \u00e0 tour elle s\u2019anime, elle jouit, elle\nse repose\u2026 Tes sentiments me sont tous si pr\u00e9cieux, me priveras-tu d\u2019un\nmoyen de les recueillir ?\nEs-tu donc s\u00fbre que le besoin de m\u2019\u00e9crire ne te tourmentera jamais ?\nSi dans la solitude ton c\u0153ur se dilate ou s\u2019oppresse, si un mouvement de\njoie passe jusqu\u2019\u00e0 ton \u00e2me, si une tristesse involontaire vient la troubler un\nmoment ce ne sera donc pas dans le sein de ton ami que tu r\u00e9pandras ton\nbonheur ou ta peine ? tu auras donc un sentiment qu\u2019il ne partagera pas ? tu le\nlaisseras donc r\u00eaveur et solitaire s\u2019\u00e9garer loin de toi ? Mon amie\u2026 ma tendre\namie ! Mais c\u2019est \u00e0 toi qu\u2019il appartient de prononcer. J\u2019ai voulu discuter\nseulement et non pas te s\u00e9duire ; je ne t\u2019ai dit que des raisons, j\u2019ose croire\nque j\u2019eusse \u00e9t\u00e9 plus fort par des pri\u00e8res. Je t\u00e2cherai donc, si tu persistes, de\nne pas m\u2019affliger ; je ferai mes efforts pour me dire ce que tu m\u2019aurais \u00e9crit ;\nmais tiens, tu le dirais mieux que moi et j\u2019aurais surtout plus de plaisir \u00e0\nl\u2019entendre.\nAdieu, ma charmante amie ; l\u2019heure approche enfin o\u00f9 je pourrai te voir ;\nje te quitte bien vite, pour t\u2019aller retrouver plus t\u00f4t.\nParis, ce 3 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLI\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nSans doute, marquise, que vous ne me croyez pas assez peu d\u2019usage pour\npenser que j\u2019aie pu prendre le change sur le t\u00eate-\u00e0-t\u00eate o\u00f9 je vous ai trouv\u00e9e\nce soir et sur l\u2019\u00e9tonnant hasard qui avait conduit Danceny chez vous !\nCe n\u2019est pas que votre physionomie exerc\u00e9e n\u2019ait su prendre \u00e0 merveille\nl\u2019expression du calme et de la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9, ni que vous vous soyez trahie par\naucune de ces phrases qui quelquefois \u00e9chappent au trouble et au repentir. Je\nconviens m\u00eame encore que vos regards dociles vous ont parfaitement servie\net que s\u2019ils avaient su se faire croire aussi bien que se faire entendre, loin\nque j\u2019eusse pris ou conserv\u00e9 le moindre soup\u00e7on, je n\u2019aurais pas dout\u00e9 un\nmoment du chagrin extr\u00eame que vous causait ce tiers importun. Mais, pour\nne pas d\u00e9ployer en vain d\u2019aussi grands talents, pour en obtenir le succ\u00e8s que\n267vous vous en promettiez pour produire enfin l\u2019illusion que vous cherchiez \u00e0\nfaire na\u00eetre, il fallait donc auparavant former votre amant novice avec plus\nde soin.\nPuisque vous commencez \u00e0 faire des \u00e9ducations, apprenez \u00e0 vos \u00e9l\u00e8ves\n\u00e0 ne pas rougir et se d\u00e9concerter \u00e0 la moindre plaisanterie, \u00e0 ne pas nier si\nvivement, pour une seule femme, les m\u00eames choses dont ils se d\u00e9fendent\navec tant de mollesse pour toutes les autres. Apprenez-leur encore \u00e0 savoir\nentendre l\u2019\u00e9loge de leur ma\u00eetresse sans se croire oblig\u00e9s d\u2019en faire les\nhonneurs, et si vous leur permettez de vous regarder dans le cercle, qu\u2019ils\nsachent au moins auparavant d\u00e9guiser ce regard de possession si facile \u00e0\nreconna\u00eetre et qu\u2019ils confondent si maladroitement avec celui de l\u2019amour.\nAlors vous pourrez les faire para\u00eetre dans vos exercices publics sans que\nleur conduite fasse tort \u00e0 leur sage institutrice ; et moi-m\u00eame, trop heureux\nde concourir \u00e0 votre c\u00e9l\u00e9brit\u00e9, je vous promets de faire et de publier les\nprogrammes de ce nouveau coll\u00e8ge.\nMais jusque-l\u00e0 je m\u2019\u00e9tonne, je l\u2019avoue, que ce soit moi que vous ayez\nentrepris de traiter comme un \u00e9colier. Oh ! qu\u2019avec toute autre femme je\nserais bient\u00f4t veng\u00e9 ! que je m\u2019en ferais de plaisir ! et qu\u2019il surpasserait\nais\u00e9ment celui qu\u2019elle aurait cru me faire perdre ! Oui, c\u2019est bien pour vous\nseule que je peux pr\u00e9f\u00e9rer la r\u00e9paration \u00e0 la vengeance, et ne croyez pas que\nje sois retenu par le moindre doute, par la moindre incertitude ; je sais tout.\nVous \u00eates \u00e0 Paris depuis quatre jours, et chaque jour vous avez vu\nDanceny, et vous n\u2019avez vu que lui seul. Aujourd\u2019hui m\u00eame votre porte \u00e9tait\nencore ferm\u00e9e, et il n\u2019a manqu\u00e9 \u00e0 votre suisse, pour m\u2019emp\u00eacher d\u2019arriver\njusqu\u2019\u00e0 vous, qu\u2019une assurance \u00e9gale \u00e0 la v\u00f4tre. Cependant je ne devais pas\ndouter, me mandiez-vous, d\u2019\u00eatre le premier inform\u00e9 de votre arriv\u00e9e, de cette\narriv\u00e9e dont vous ne pouviez pas encore me dire le jour, tandis que vous\nm\u2019\u00e9criviez la veille de votre d\u00e9part. Nierez-vous ces faits, ou tenterez-vous\nde vous en excuser ? L\u2019un et l\u2019autre sont \u00e9galement impossibles, et pourtant\nje me contiens encore ! Reconnaissez l\u00e0 votre empire ; mais croyez-moi,\ncontente de l\u2019avoir \u00e9prouv\u00e9, n\u2019en abusez pas plus longtemps. Nous nous\nconnaissons tous deux, marquise ; ce mot doit vous suffire.\nVous sortez demain toute la journ\u00e9e, m\u2019avez-vous dit ? \u00c0 la bonne heure,\nsi vous sortez en effet, et vous jugez que je le saurai. Mais enfin, vous\nrentrerez le soir, et pour notre difficile r\u00e9conciliation, nous n\u2019aurons pas trop\nde temps jusqu\u2019au lendemain. Faites-moi donc savoir si ce sera chez vous,\nou l\u00e0-bas que se feront nos expiations nombreuses et r\u00e9ciproques. Surtout,\nplus de Danceny. Votre mauvaise t\u00eate s\u2019\u00e9tait remplie de son id\u00e9e, et je peux\nn\u2019\u00eatre pas jaloux de ce d\u00e9lire de votre imagination ; mais songez que de ce\nmoment, ce qui n\u2019\u00e9tait qu\u2019une fantaisie deviendrait une pr\u00e9f\u00e9rence marqu\u00e9e.\n268Je ne me crois pas fait pour cette humiliation et je ne m\u2019attends pas \u00e0 la\nrecevoir de vous.\nJ\u2019esp\u00e8re m\u00eame que ce sacrifice ne vous en para\u00eetra pas un. Mais quand il\nvous co\u00fbterait quelque chose, il me semble que je vous ai donn\u00e9 un assez bel\nexemple ! qu\u2019une femme sensible et belle, qui n\u2019existait que pour moi, qui\ndans ce moment m\u00eame meurt peut-\u00eatre d\u2019amour et de regret, peut bien valoir\nun jeune \u00e9colier, qui, si vous voulez, ne manque ni de figure ni d\u2019esprit, mais\nqui n\u2019a encore ni usage ni consistance.\nAdieu, marquise, je ne vous dis rien de mes sentiments pour vous. Tout ce\nque je puis faire en ce moment, c\u2019est de ne pas scruter mon c\u0153ur. J\u2019attends\nvotre r\u00e9ponse. Songez en la faisant, songez bien que plus il vous est facile\nde me faire oublier l\u2019offense que vous m\u2019avez faite, plus un refus de votre\npart, un simple d\u00e9lai, la graverait dans mon c\u0153ur en traits ineffa\u00e7ables.\nParis, ce 3 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLII\nLa Marquise de Merteuil\nau Vicomte de Valmont\nPrenez donc garde, vicomte, et m\u00e9nagez davantage mon extr\u00eame\ntimidit\u00e9 ! Comment voulez-vous que je supporte l\u2019id\u00e9e accablante\nd\u2019encourir votre indignation et surtout que je ne succombe pas \u00e0 la crainte de\nvotre vengeance ? d\u2019autant que, comme vous savez, si vous me faisiez une\nnoirceur, il me serait impossible de vous la rendre. J\u2019aurais beau parler, votre\nexistence n\u2019en sera ni moins brillante ni moins paisible. Au fait, qu\u2019auriez-\nvous \u00e0 redouter ? D\u2019\u00eatre oblig\u00e9 de partir si on vous en laissait le temps. Mais\nne vit-on pas chez l\u2019\u00e9tranger comme ici ? Et, \u00e0 tout prendre, pourvu que la\ncour de France vous laiss\u00e2t tranquille \u00e0 celle o\u00f9 vous vous fixeriez, ce ne\nserait pour vous que changer le lieu de vos triomphes. Apr\u00e8s avoir tent\u00e9 de\nvous rendre votre sang-froid par ces consid\u00e9rations morales, revenons \u00e0 nos\naffaires.\nSavez-vous, vicomte, pourquoi je ne me suis jamais remari\u00e9e ? Ce\nn\u2019est assur\u00e9ment pas faute d\u2019avoir trouv\u00e9 assez de partis avantageux, c\u2019est\nuniquement pour que personne n\u2019ait le droit de trouver \u00e0 redire \u00e0 mes actions.\nCe n\u2019est m\u00eame pas que j\u2019aie craint de ne pouvoir plus faire mes volont\u00e9s,\ncar j\u2019aurais bien toujours fini par l\u00e0 ; mais c\u2019est qu\u2019il m\u2019aurait g\u00ean\u00e9 que\nquelqu\u2019un e\u00fbt eu seulement le droit de s\u2019en plaindre ; c\u2019est qu\u2019enfin je ne\nvoulais tromper que pour mon plaisir et non par n\u00e9cessit\u00e9. Et voil\u00e0 que vous\nm\u2019\u00e9crivez la lettre la plus maritale qu\u2019il soit possible de voir ! Vous ne m\u2019y\n269parlez que de torts de mon c\u00f4t\u00e9 et de gr\u00e2ces du v\u00f4tre ! Mais comment donc\npeut-on manquer \u00e0 celui \u00e0 qui on ne doit rien ? Je ne saurais le concevoir !\nVoyons, de quoi s\u2019agit-il tant ? Vous avez trouv\u00e9 Danceny chez moi, et\ncela vous a d\u00e9plu ? \u00c0 la bonne heure ; mais qu\u2019avez-vous pu en conclure ?\nOu que c\u2019\u00e9tait l\u2019effet du hasard, comme je vous le disais, ou celui de ma\nvolont\u00e9, comme je ne vous le disais pas. Dans le premier cas votre lettre est\ninjuste ; dans le second, elle est ridicule : c\u2019\u00e9tait bien la peine d\u2019\u00e9crire ! Mais\nvous \u00eates jaloux et la jalousie ne raisonne pas. Eh bien ! je vais raisonner\npour vous.\nOu vous avez un rival, ou vous n\u2019en avez pas. Si vous en avez un, il faut\nplaire pour lui \u00eatre pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 ; si vous n\u2019en avez pas, il faut encore plaire pour\n\u00e9viter d\u2019en avoir. Dans tous les cas, c\u2019est la m\u00eame conduite \u00e0 tenir ; ainsi,\npourquoi vous tourmenter ? Pourquoi, surtout, me tourmenter moi-m\u00eame ?\nNe savez-vous donc plus \u00eatre le plus aimable ? Et n\u2019\u00eates-vous plus s\u00fbr de\nvos succ\u00e8s ? Allons donc, vicomte, vous vous faites tort. Mais ce n\u2019est pas\ncela, c\u2019est qu\u2019\u00e0 vos yeux je ne veux pas que vous vous donniez tant de peine.\nVous d\u00e9sirez moins mes bont\u00e9s que vous ne voulez abuser de votre empire.\nAllez, vous \u00eates un ingrat. Voil\u00e0 bien, je crois, du sentiment ! Et pour peu\nque je continuasse, cette lettre pourrait devenir fort tendre, mais vous ne le\nm\u00e9ritez pas.\nVous ne m\u00e9ritez pas davantage que je me justifie. Pour vous punir de vos\nsoup\u00e7ons, vous les garderez ; ainsi, sur l\u2019\u00e9poque de mon retour, comme sur\nles visites de Danceny, je ne vous dirai rien. Vous vous \u00eates donn\u00e9 bien de\nla peine pour vous en instruire, n\u2019est-il pas vrai ? Eh bien ! en \u00eates-vous plus\navanc\u00e9 ? Je souhaite que vous y ayez trouv\u00e9 beaucoup de plaisir ; quant \u00e0\nmoi, cela n\u2019a pas nui au mien.\nTout ce que je peux donc r\u00e9pondre \u00e0 votre mena\u00e7ante lettre, c\u2019est qu\u2019elle\nn\u2019a eu ni le don de me plaire, ni le pouvoir de m\u2019intimider, et que pour\nle moment je suis on ne peut pas moins dispos\u00e9e \u00e0 vous accorder vos\ndemandes.\nAu vrai, vous accepter tel que vous vous montrez aujourd\u2019hui, ce serait\nvous faire une infid\u00e9lit\u00e9 r\u00e9elle. Ce ne serait pas l\u00e0 renouer avec mon ancien\namant, ce serait en prendre un nouveau, et qui ne vaut pas l\u2019autre \u00e0 beaucoup\npr\u00e8s. Je n\u2019ai pas assez oubli\u00e9 le premier pour m\u2019y tromper ainsi. Le Valmont\nque j\u2019aimais \u00e9tait charmant. Je veux bien convenir m\u00eame que je n\u2019ai pas\nrencontr\u00e9 d\u2019homme plus aimable. Ah ! je vous en prie, vicomte, si vous le\nretrouvez, amenez-le-moi ; celui-l\u00e0 sera toujours bien re\u00e7u.\nPr\u00e9venez-le cependant que, dans aucun cas, ce ne serait ni pour\naujourd\u2019hui ni pour demain. Son Menechme lui a fait un peu tort ; et en me\npressant trop, je craindrais de m\u2019y tromper, ou bien, peut-\u00eatre ai-je donn\u00e9\nparole \u00e0 Danceny pour ces deux jours-l\u00e0 ? Et votre lettre m\u2019a appris que\n270vous ne plaisantiez pas quand on manquait \u00e0 sa parole. Vous voyez donc\nqu\u2019il faut attendre.\nMais que vous importe ? Vous vous vengerez toujours bien de votre rival.\nIl ne fera pas pis \u00e0 votre ma\u00eetresse que vous ferez \u00e0 la sienne, et, apr\u00e8s tout,\nune femme n\u2019en vaut-elle pas une autre ? Ce sont vos principes. Celle m\u00eame\nqui serait tendre et sensible, qui n\u2019existerait que pour vous et qui mourrait\nenfin d\u2019amour et de regret n\u2019en serait pas moins sacrifi\u00e9e \u00e0 la premi\u00e8re\nfantaisie, \u00e0 la crainte d\u2019\u00eatre plaisant\u00e9 un moment ; et vous voulez qu\u2019on se\ng\u00eane ? Ah ! cela n\u2019est pas juste.\nAdieu, vicomte, redevenez donc aimable. Tenez, je ne demande pas\nmieux que de vous trouver charmant, et d\u00e8s que j\u2019en serai s\u00fbre, je m\u2019engage\n\u00e0 vous le prouver. En v\u00e9rit\u00e9, je suis trop bonne.\nParis, ce 4 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0\nla Marquise de Merteuil\nJe r\u00e9ponds sur-le-champ \u00e0 votre lettre et je t\u00e2cherai d\u2019\u00eatre clair, ce qui\nn\u2019est pas facile avec vous quand une fois vous avez pris le parti de ne pas\nentendre.\nDe longs discours n\u2019\u00e9taient pas n\u00e9cessaires pour \u00e9tablir que chacun de\nnous ayant en main tout ce qu\u2019il faut pour perdre l\u2019autre, nous avons un \u00e9gal\nint\u00e9r\u00eat \u00e0 nous m\u00e9nager mutuellement ; aussi, ce n\u2019est pas de cela dont il\ns\u2019agit. Mais encore le parti violent de se perdre et celui, sans doute meilleur,\nde rester unis comme nous l\u2019avons \u00e9t\u00e9, de le devenir davantage encore en\nreprenant notre premi\u00e8re liaison ; entre ces deux partis, dis-je, il y en a mille\nautres \u00e0 prendre. Il n\u2019\u00e9tait donc pas ridicule de vous dire et il ne l\u2019est pas de\nvous r\u00e9p\u00e9ter que, de ce jour m\u00eame, je serai ou votre amant ou votre ennemi.\nJe sens \u00e0 merveille que ce choix vous g\u00eane, qu\u2019il conviendrait mieux de\ntergiverser, et je n\u2019ignore pas que vous n\u2019avez jamais aim\u00e9 \u00e0 \u00eatre plac\u00e9e ainsi\nentre le oui et le non ; mais vous devez sentir aussi que je ne puis vous laisser\nsortir de ce cercle \u00e9troit sans risquer d\u2019\u00eatre jou\u00e9, et vous avez d\u00fb pr\u00e9voir que\nje ne le souffrirais pas. C\u2019est maintenant \u00e0 vous de d\u00e9cider ; je peux vous\nlaisser le choix, mais non pas rester dans l\u2019incertitude.\nJe vous pr\u00e9viens seulement que vous ne m\u2019abuserez pas par vos\nraisonnements, bons ou mauvais ; que vous ne me s\u00e9duirez pas davantage\npar quelques cajoleries dont vous chercheriez \u00e0 parer vos refus, et qu\u2019enfin,\nle moment de la franchise est arriv\u00e9. Je ne demande pas mieux que de vous\ndonner l\u2019exemple, et je vous d\u00e9clare avec plaisir que je pr\u00e9f\u00e8re la paix et\n271l\u2019union ; mais s\u2019il faut rompre l\u2019une ou l\u2019autre, je crois en avoir le droit et\nles moyens.\nJ\u2019ajoute donc que le moindre obstacle mis de votre part sera pris de\nla mienne pour une v\u00e9ritable d\u00e9claration de guerre ; vous voyez que la\nr\u00e9ponse que je vous demande n\u2019exige ni longues ni belles phrases. Deux\nmots suffisent.\nParis, ce 4 d\u00e9cembre 17 **.\nR\u00e9ponse de la Marquise De Merteuil \u00e9crite au bas de la\nm\u00eame lettre.\nEh bien ! la guerre.\nLETTRE CLIV\nMadame de Volanges \u00e0\nMadame de Rosemonde\nLes bulletins vous instruisent mieux que je ne pourrais le faire, ma\nch\u00e8re amie, du f\u00e2cheux \u00e9tat de notre malade. Tout enti\u00e8re aux soins que\nje lui donne, je ne prends sur eux le temps de vous \u00e9crire qu\u2019autant qu\u2019il\ny a d\u2019autres \u00e9v\u00e8nements que ceux de la maladie. En voici un auquel\ncertainement je ne m\u2019attendais pas. C\u2019est une lettre que j\u2019ai re\u00e7ue de M. de\nValmont, \u00e0 qui il a plu de me choisir pour sa confidente et m\u00eame pour sa\nm\u00e9diatrice aupr\u00e8s de M me de Tourvel, pour qui il avait aussi joint une lettre\n\u00e0 la mienne. J\u2019ai renvoy\u00e9 l\u2019une en r\u00e9pondant \u00e0 l\u2019autre. Je vous fais passer\ncette derni\u00e8re et je crois que vous jugerez comme moi, que je ne pouvais\nni ne devais rien faire de ce qu\u2019il me demande. Quand je l\u2019aurais voulu,\nnotre malheureuse amie n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 en \u00e9tat de m\u2019entendre. Son d\u00e9lire est\ncontinuel. Mais que direz-vous de ce d\u00e9sespoir de M. de Valmont ? D\u2019abord,\nfaut-il y croire, ou veut-il seulement tromper tout le monde et jusqu\u2019\u00e0 la fin ?\nSi pour cette fois il est sinc\u00e8re, il peut bien dire qu\u2019il a lui-m\u00eame fait son\nbonheur. Je crois qu\u2019il sera peu content de ma r\u00e9ponse, mais j\u2019avoue que\ntout ce qui me fixe sur cette malheureuse aventure me soul\u00e8ve de plus en\nplus contre son auteur.\nAdieu, ma ch\u00e8re amie, je retourne \u00e0 mes tristes soins, qui le deviennent\nbien davantage encore par le peu d\u2019espoir que j\u2019ai de les voir r\u00e9ussir. Vous\nconnaissez mes sentiments pour vous.\nParis, ce 5 d\u00e9cembre 17 **.\n272LETTRE CLV\nLe Vicomte de Valmont\nau Chevalier Danceny\nJ\u2019ai pass\u00e9 deux fois chez vous, mon cher chevalier, mais depuis que vous\navez quitt\u00e9 le r\u00f4le d\u2019amant pour celui d\u2019homme \u00e0 bonnes fortunes, vous \u00eates\ncomme de raison, devenu introuvable. Votre valet de chambre m\u2019a assur\u00e9\ncependant que vous rentreriez ce soir, qu\u2019il avait ordre de vous attendre ;\nmais moi qui suis instruit de vos projets, j\u2019ai tr\u00e8s bien compris que vous ne\nrentreriez que pour un moment, pour prendre le costume de la chose et que\nsur-le-champ vous recommenceriez vos courses victorieuses. \u00c0 la bonne\nheure, et je ne puis qu\u2019y applaudir ; mais peut-\u00eatre, pour ce soir, allez-vous\n\u00eatre tent\u00e9 de changer leur direction. Vous ne savez encore que la moiti\u00e9 de\nvos affaires ; il faut vous mettre au courant de l\u2019autre, et puis, vous vous\nd\u00e9ciderez. Prenez donc le temps de lire ma lettre.\nCe ne sera pas pour vous distraire de vos plaisirs puisqu\u2019au contraire elle\nn\u2019a d\u2019autre objet que de vous donner le choix entre eux.\nSi j\u2019avais eu votre confiance enti\u00e8re, si j\u2019avais su par vous la partie de\nvos secrets que vous m\u2019avez laiss\u00e9e \u00e0 deviner, j\u2019aurais \u00e9t\u00e9 instruit \u00e0 temps,\net mon z\u00e8le, moins gauche, ne g\u00eanerait pas aujourd\u2019hui votre marche. Mais\npartons du point o\u00f9 nous sommes. Quelque parti que vous preniez, votre pis-\naller ferait toujours bien le bonheur d\u2019un autre.\nVous avez un rendez-vous pour cette nuit, n\u2019est-il pas vrai ? avec une\nfemme charmante et que vous adorez ? car, \u00e0 votre \u00e2ge, quelle femme\nn\u2019adore-t-on pas, au moins les huit premiers jours ? Le lieu de la sc\u00e8ne doit\nencore ajouter \u00e0 vos plaisirs. Une petite maison d\u00e9licieuse, et qu\u2019on n\u2019a prise\nque pour vous, doit embellir la volupt\u00e9 des charmes de la libert\u00e9 et de ceux\ndu myst\u00e8re. Tout est convenu ; on vous attend, et vous br\u00fblez de vous y\nrendre ! Voil\u00e0 ce que nous savons tous deux, quoique vous ne m\u2019en ayez rien\ndit. Maintenant, voici ce que vous ne savez pas et qu\u2019il faut que je vous dise.\nDepuis mon retour \u00e0 Paris, je m\u2019occupais des moyens de vous rapprocher\nde Mlle de Volanges ; je vous l\u2019avais promis, et encore la derni\u00e8re fois que\nje vous en parlai, j\u2019eus lieu de juger par vos r\u00e9ponses je pourrais dire par\nvos transports, que c\u2019\u00e9tait m\u2019occuper de votre bonheur. Je ne pouvais pas\nr\u00e9ussir \u00e0 moi seul dans cette entreprise difficile, mais apr\u00e8s avoir pr\u00e9par\u00e9 les\nmoyens, j\u2019ai remis le reste au z\u00e8le de votre jeune ma\u00eetresse. Elle a trouv\u00e9\ndans son amour des ressources qui avaient manqu\u00e9 \u00e0 mon exp\u00e9rience ; enfin,\nvotre malheur veut qu\u2019elle ait r\u00e9ussi. \u00ab Depuis deux jours, m\u2019a-t-elle dit ce\nsoir, tous les obstacles sont surmont\u00e9s \u00bb, et votre bonheur ne d\u00e9pend plus\nque de vous.\n273Depuis deux jours aussi, elle se flattait de vous apprendre cette nouvelle\nelle-m\u00eame, et malgr\u00e9 l\u2019absence de sa maman, vous auriez \u00e9t\u00e9 re\u00e7u : mais\nvous ne vous \u00eates seulement pas pr\u00e9sent\u00e9 ! et pour vous dire tout, soit\ncaprice ou raison, la petite personne m\u2019a paru un peu f\u00e2ch\u00e9e de ce manque\nd\u2019empressement de votre part. Enfin, elle a trouv\u00e9 le moyen de me faire aussi\nparvenir jusqu\u2019\u00e0 elle et m\u2019a fait promettre de vous rendre le plus t\u00f4t possible\nla lettre que je joins ici. \u00c0 l\u2019empressement qu\u2019elle y a mis, je parierais bien\nqu\u2019il y est question d\u2019un rendez-vous pour ce soir. Quoi qu\u2019il en soit, j\u2019ai\npromis, sur l\u2019honneur et sur l\u2019amiti\u00e9, que vous auriez la tendre missive dans\nla journ\u00e9e, et je ne puis ni ne veux manquer \u00e0 ma parole.\n\u00c0 pr\u00e9sent, jeune homme, quelle conduite allez-vous tenir ? Plac\u00e9 entre\nla coquetterie et l\u2019amour, entre le plaisir et le bonheur, quel va \u00eatre votre\nchoix ? Si je parlais au Danceny d\u2019il y a trois mois, seulement \u00e0 celui d\u2019il\ny a huit jours, bien s\u00fbr de son c\u0153ur, je le serais de ses d\u00e9marches ; mais\nle Danceny d\u2019aujourd\u2019hui, arrach\u00e9 par les femmes, courant les aventures et\ndevenu, suivant l\u2019usage, un peu sc\u00e9l\u00e9rat, pr\u00e9f\u00e9rera-t-il une jeune fille bien\ntimide, qui n\u2019a pour elle que sa beaut\u00e9, son innocence et son amour, aux\nagr\u00e9ments d\u2019une femme parfaitement usag\u00e9e ?\nPour moi, mon cher ami, il me semble que, m\u00eame dans vos nouveaux\nprincipes, que j\u2019avoue bien \u00eatre aussi un peu les miens, les circonstances me\nd\u00e9cideraient pour la jeune amante. D\u2019abord c\u2019en est une de plus, et puis la\nnouveaut\u00e9, et encore la crainte de perdre le fruit de vos soins en n\u00e9gligeant\nde le cueillir ; car enfin, de ce c\u00f4t\u00e9, ce serait v\u00e9ritablement l\u2019occasion\nmanqu\u00e9e, et elle ne revient pas toujours, surtout pour une premi\u00e8re faiblesse ;\nsouvent dans ce cas, il ne faut qu\u2019un moment d\u2019humeur, un soup\u00e7on jaloux,\nmoins encore, pour emp\u00eacher le plus beau triomphe. La vertu qui se noie se\nraccroche quelquefois aux branches, et une fois r\u00e9chapp\u00e9e, elle se tient sur\nses gardes et n\u2019est plus facile \u00e0 surprendre.\nAu contraire, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, que risquez-vous ? pas m\u00eame une rupture,\nune brouillerie tout au plus, o\u00f9 l\u2019on ach\u00e8te de quelques soins le plaisir d\u2019un\nraccommodement. Quel autre parti reste-t-il \u00e0 une femme d\u00e9j\u00e0 rendue que\ncelui de l\u2019indulgence ? Que gagnerait-elle \u00e0 la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 ? la perte de ses\nplaisirs, sans profit pour sa gloire.\nSi, comme je le suppose, vous prenez le parti de l\u2019amour, qui me para\u00eet\naussi celui de la raison, je crois qu\u2019il est de la prudence de ne point vous faire\nexcuser au rendez-vous manqu\u00e9 ; laissez-vous attendre tout simplement ;\nsi vous risquez de donner une raison, on sera peut-\u00eatre tent\u00e9 de la v\u00e9rifier.\nLes femmes sont curieuses et obstin\u00e9es ; tout peut se d\u00e9couvrir ; je viens,\ncomme vous savez, d\u2019en \u00eatre moi-m\u00eame un exemple. Mais si vous laissez\nl\u2019espoir, comme il sera soutenu par la vanit\u00e9, il ne sera perdu que longtemps\napr\u00e8s l\u2019heure propre aux informations ; alors demain vous aurez \u00e0 choisir\n274l\u2019obstacle insurmontable qui vous aura retenu : vous aurez \u00e9t\u00e9 malade ; mort\ns\u2019il le faut, ou toute autre chose dont vous serez \u00e9galement d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, et tout\nse raccommodera.\nAu reste, pour quelque c\u00f4t\u00e9 que vous vous d\u00e9cidiez, je vous prie\nseulement de m\u2019en instruire, et comme je n\u2019y ai pas d\u2019int\u00e9r\u00eat, je trouverai\ntoujours que vous avez bien fait. Adieu, mon cher ami.\nCe que j\u2019ajoute encore, c\u2019est que je regrette M me de Tourvel ; c\u2019est que je\nsuis au d\u00e9sespoir d\u2019\u00eatre s\u00e9par\u00e9 d\u2019elle, c\u2019est que je paierais de la moiti\u00e9 de ma\nvie le bonheur de lui consacrer l\u2019autre. Ah ! croyez-moi, on n\u2019est heureux\nque par l\u2019amour.\nParis, ce 5 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLVI\nC\u00e9cile Volanges au Chevalier\nDanceny (Jointe \u00e0 la pr\u00e9c\u00e9dente)\nComment se fait-il, mon cher ami, que je cesse de vous voir quand je\nne cesse pas de le d\u00e9sirer ? n\u2019en avez-vous plus autant d\u2019envie que moi ?\nAh ! c\u2019est bien \u00e0 pr\u00e9sent que je suis triste ! plus triste que quand nous \u00e9tions\ns\u00e9par\u00e9s tout \u00e0 fait. Le chagrin que j\u2019\u00e9prouvais par les autres, c\u2019est \u00e0 pr\u00e9sent\nde vous qu\u2019il me vient, et cela fait bien plus de mal.\nDepuis quelques jours, maman n\u2019est jamais chez elle, vous le savez bien,\net j\u2019esp\u00e9rais que vous essaieriez de profiter de ce temps de libert\u00e9 ; mais\nvous ne songez seulement pas \u00e0 moi ; je suis bien malheureuse ! Vous me\ndisiez tant que c\u2019\u00e9tait moi qui aimais le moins ! je savais bien le contraire,\net en voil\u00e0 bien la preuve. Si vous \u00e9tiez venu pour me voir, vous m\u2019auriez\nvue en effet, car moi, je ne suis pas comme vous, je ne songe qu\u2019\u00e0 tout ce\nqui peut nous r\u00e9unir. Vous m\u00e9riteriez bien que je ne vous dise rien du tout\nce que j\u2019ai fait pour \u00e7a et qui m\u2019a donn\u00e9 tant de peine ; mais je vous aime\ntrop et j\u2019ai tant d\u2019envie de vous voir que je ne peux m\u2019emp\u00eacher de vous le\ndire. Et puis, je verrai bien apr\u00e8s si vous m\u2019aimez r\u00e9ellement.\nJ\u2019ai si bien fait que le portier est dans nos int\u00e9r\u00eats et qu\u2019il m\u2019a promis que\ntoutes les fois que vous viendriez, il vous laisserait toujours entrer comme\ns\u2019il ne vous voyait pas, et nous pouvons bien nous fier \u00e0 lui, car c\u2019est un bien\nhonn\u00eate homme. Il ne s\u2019agit donc plus que d\u2019emp\u00eacher qu\u2019on ne vous voie\ndans la maison, et \u00e7a, c\u2019est bien ais\u00e9, en n\u2019y venant que le soir et quand il\nn\u2019y aura plus rien \u00e0 craindre du tout. Par exemple, depuis que maman sort\ntous les jours, elle se couche tous les jours \u00e0 onze heures, ainsi nous aurions\nbien du temps.\n275Le portier m\u2019a dit que, quand vous voudriez venir comme \u00e7a, au lieu\nde frapper \u00e0 sa porte, vous n\u2019auriez qu\u2019\u00e0 frapper \u00e0 la fen\u00eatre et qu\u2019il vous\nr\u00e9pondrait tout de suite, et puis, vous trouverez bien le petit escalier, et\ncomme vous ne pourrez pas avoir de la lumi\u00e8re, je laisserai la porte de ma\nchambre entrouverte, ce qui vous \u00e9clairera toujours un peu. Vous prendrez\nbien garde de ne pas faire de bruit, surtout en passant aupr\u00e8s de la petite porte\nde maman. Pour celle de ma femme de chambre, c\u2019est \u00e9gal, parce qu\u2019elle\nm\u2019a promis qu\u2019elle ne se r\u00e9veillerait pas ; c\u2019est aussi une bien bonne fille !\nEt pour vous en aller, \u00e7a sera tout de m\u00eame. \u00c0 pr\u00e9sent nous verrons si vous\nviendrez.\nMon Dieu, pourquoi donc le c\u0153ur me bat-il si fort en vous \u00e9crivant ! Est-\nce qu\u2019il doit m\u2019arriver quelque malheur, ou si c\u2019est l\u2019esp\u00e9rance de vous voir\nqui me trouble comme \u00e7a ! Ce que je sens bien, c\u2019est que je ne vous ai jamais\ntant aim\u00e9 et que jamais je n\u2019ai tant d\u00e9sir\u00e9 de vous le dire. Venez donc, mon\nami, mon cher ami, que je puisse vous r\u00e9p\u00e9ter cent fois que je vous aime,\nque je vous adore, que je n\u2019aimerai jamais que vous.\nJ\u2019ai trouv\u00e9 moyen de faire dire \u00e0 M. de Valmont que j\u2019avais quelque chose\n\u00e0 lui dire, et lui, comme il est bien bon ami, il viendra s\u00fbrement demain, et\nje le prierai de vous remettre ma lettre tout de suite. Ainsi je vous attendrai\ndemain au soir, et vous viendrez, sans faute, si vous ne voulez pas que votre\nC\u00e9cile soit bien malheureuse.\nAdieu, mon cher ami, je vous embrasse de tout mon c\u0153ur.\nParis, ce 4 d\u00e9cembre 17 **, au soir.\nLETTRE CLVII\nLe Chevalier Danceny\nau Vicomte de Valmont\nNe doutez, mon cher vicomte, ni de mon c\u0153ur, ni de mes d\u00e9marches ;\ncomment r\u00e9sisterais-je \u00e0 un d\u00e9sir de ma C\u00e9cile ? Ah ! c\u2019est bien elle, elle\nseule que j\u2019aime, que j\u2019aimerai toujours ! son ing\u00e9nuit\u00e9, sa tendresse ont\nun charme pour moi, dont j\u2019ai pu avoir la faiblesse de me laisser distraire,\nmais que rien n\u2019effacera jamais. Engag\u00e9 dans une autre aventure, pour ainsi\ndire sans m\u2019en \u00eatre aper\u00e7u, souvent le souvenir de C\u00e9cile est venu me\ntroubler jusque dans les plus doux plaisirs, et peut-\u00eatre mon c\u0153ur ne lui a-\nt-il jamais rendu d\u2019hommage plus vrai que dans le moment m\u00eame o\u00f9 je lui\n\u00e9tais infid\u00e8le. Cependant, mon ami, m\u00e9nageons sa d\u00e9licatesse et cachons-lui\nmes torts ; non pour la surprendre, mais pour ne pas l\u2019affliger. Le bonheur de\nC\u00e9cile est le v\u0153u le plus ardent que je forme ; jamais je ne me pardonnerais\nune faute qui lui aurait co\u00fbt\u00e9 une larme.\n276J\u2019ai m\u00e9rit\u00e9, je le sens, la plaisanterie que vous me faites sur ce que vous\nappelez mes nouveaux principes ; mais vous pouvez m\u2019en croire, ce n\u2019est\npoint par eux que je me conduis dans ce moment, et d\u00e8s demain je suis d\u00e9cid\u00e9\n\u00e0 le prouver. J\u2019irai m\u2019accuser \u00e0 celle m\u00eame qui a caus\u00e9 mon \u00e9garement et\nqui l\u2019a partag\u00e9 : je lui dirai : \u00ab Lisez dans mon c\u0153ur, il a pour vous l\u2019amiti\u00e9\nla plus tendre ; l\u2019amiti\u00e9 unie au d\u00e9sir ressemble tant \u00e0 l\u2019amour !\u2026 Tous\ndeux nous nous sommes tromp\u00e9s ; mais susceptible d\u2019erreur, je ne suis point\ncapable de mauvaise foi \u00bb. Je connais mon amie, elle est honn\u00eate autant\nqu\u2019indulgente, elle fera plus que me pardonner, elle m\u2019approuvera. Elle-\nm\u00eame se reprochait souvent d\u2019avoir trahi l\u2019amiti\u00e9 ; souvent sa d\u00e9licatesse\neffrayait son amour ; plus sage que moi, elle fortifiera dans mon \u00e2me ces\ncraintes utiles que je cherchais t\u00e9m\u00e9rairement \u00e0 \u00e9touffer dans la sienne.\nJe lui devrai d\u2019\u00eatre meilleur, comme \u00e0 vous d\u2019\u00eatre plus heureux. \u00d4 ! mes\namis, partagez ma reconnaissance. L\u2019id\u00e9e de vous devoir mon bonheur en\naugmente le prix.\nAdieu, mon cher vicomte. L\u2019exc\u00e8s de ma joie ne m\u2019emp\u00eache point de\nsonger \u00e0 vos peines et d\u2019y prendre part. Que ne puis-je vous \u00eatre utile !\nMme de Tourvel reste donc inexorable ? On la dit aussi bien malade. Mon\nDieu, que je vous plains ! Puisse-t-elle reprendre \u00e0 la fois de la sant\u00e9 et de\nl\u2019indulgence et faire \u00e0 jamais votre bonheur ! Ce sont les v\u0153ux de l\u2019amiti\u00e9 ;\nj\u2019ose esp\u00e9rer qu\u2019ils seront exauc\u00e9s par l\u2019amour.\nJe voudrais causer plus longtemps avec vous, mais l\u2019heure me presse et\npeut-\u00eatre C\u00e9cile m\u2019attend d\u00e9j\u00e0.\nParis, ce 5 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLVIII\nLe Vicomte de Valmont \u00e0 la\nMarquise de Merteuil (\u00c0 son r\u00e9veil)\nEh bien, marquise, comment vous trouvez-vous des plaisirs de la nuit\nderni\u00e8re ? n\u2019en \u00eates-vous pas un peu fatigu\u00e9e ? Convenez donc que Danceny\nest charmant ! il fait des prodiges, ce gar\u00e7on-l\u00e0 ! Vous n\u2019attendiez pas cela\nde lui, n\u2019est-il pas vrai ? Allons, je me rends justice : un pareil rival m\u00e9ritait\nbien que je lui fusse sacrifi\u00e9. S\u00e9rieusement, il est plein de bonnes qualit\u00e9s !\nMais surtout, que d\u2019amour, de constance, de d\u00e9licatesse ! Ah ! si jamais\nvous \u00eates aim\u00e9e de lui comme l\u2019est sa C\u00e9cile, vous n\u2019aurez point de rivales\n\u00e0 craindre : il vous l\u2019a prouv\u00e9 cette nuit. Peut-\u00eatre \u00e0 force de coquetterie,\nune autre femme pourra vous l\u2019enlever un moment ; un jeune homme ne sait\ngu\u00e8re se refuser \u00e0 des agaceries provocantes, mais un seul mot de l\u2019objet\n277aim\u00e9 suffit, comme vous voyez, pour dissiper cette illusion ; ainsi il ne vous\nmanque plus que d\u2019\u00eatre cet objet-l\u00e0, pour \u00eatre parfaitement heureuse.\nS\u00fbrement vous ne vous y tromperez pas, vous avez le tact trop s\u00fbr pour\nqu\u2019on puisse le craindre. Cependant l\u2019amiti\u00e9 qui nous unit, aussi sinc\u00e8re de\nma part que bien reconnue de la v\u00f4tre, m\u2019a fait d\u00e9sirer pour vous l\u2019\u00e9preuve\nde cette nuit ; c\u2019est l\u2019ouvrage de mon z\u00e8le ; il a r\u00e9ussi, mais point de\nremerciements, cela n\u2019en vaut pas la peine, rien n\u2019\u00e9tait plus facile.\nAu fait, que m\u2019en a-t-il co\u00fbt\u00e9 ? un l\u00e9ger sacrifice et quelque peu d\u2019adresse.\nJ\u2019ai consenti \u00e0 partager avec le jeune homme les faveurs de sa ma\u00eetresse ;\nmais enfin, il y avait bien autant de droit que moi, et je m\u2019en souciais si\npeu ! La lettre que la jeune personne lui a \u00e9crite, c\u2019est bien moi qui l\u2019ai\ndict\u00e9e ; mais c\u2019\u00e9tait seulement pour gagner du temps, parce que nous avions\n\u00e0 l\u2019employer mieux. Celle que j\u2019y ai jointe, oh ! ce n\u2019\u00e9tait rien, presque rien,\nquelques r\u00e9flexions de l\u2019amiti\u00e9 pour guider le choix du nouvel amant ; mais\nen honneur, elles \u00e9taient inutiles ; il faut dire la v\u00e9rit\u00e9, il n\u2019a pas balanc\u00e9\nun moment.\nEt puis, dans sa candeur, il doit aller chez vous aujourd\u2019hui vous raconter\ntout, et s\u00fbrement ce r\u00e9cit-l\u00e0 vous fera grand plaisir ! il vous dira : Lisez dans\nmon c\u0153ur ; il me le mande, et vous voyez bien que cela raccommode tout.\nJ\u2019esp\u00e8re qu\u2019en y lisant ce qu\u2019il voudra, vous y lirez peut-\u00eatre aussi que les\namants si jeunes ont leurs dangers, et encore qu\u2019il vaut mieux m\u2019avoir pour\nami que pour ennemi.\nAdieu, marquise, jusqu\u2019\u00e0 la premi\u00e8re occasion.\nParis, ce 6 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLIX\nLa Marquise de Merteuil au\nVicomte de Valmont (Billet)\nJe n\u2019aime pas qu\u2019on ajoute de mauvaises plaisanteries \u00e0 de mauvais\nproc\u00e9d\u00e9s ; ce n\u2019est pas plus ma mani\u00e8re que mon go\u00fbt. Quand j\u2019ai \u00e0 me\nplaindre de quelqu\u2019un, je ne le persifle pas, je fais mieux : je me venge.\nQuelque content de vous que vous puissiez \u00eatre en ce moment, n\u2019oubliez\npoint que ce ne serait pas la premi\u00e8re fois que vous vous seriez applaudi\nd\u2019avance, et tout seul dans l\u2019espoir d\u2019un triomphe qui vous serait \u00e9chapp\u00e9 \u00e0\nl\u2019instant m\u00eame o\u00f9 vous vous en f\u00e9licitiez. Adieu.\nParis, ce 6 d\u00e9cembre 17 **.\n278LETTRE CLX\nMadame de Volanges \u00e0\nMadame de Rosemonde\nJe vous \u00e9cris de la chambre de votre malheureuse amie, dont l\u2019\u00e9tat est \u00e0\npeu pr\u00e8s toujours le m\u00eame. Il doit y avoir cet apr\u00e8s-midi une consultation\nde quatre m\u00e9decins. Malheureusement c\u2019est, comme vous le savez, plus\nsouvent une preuve de danger qu\u2019un moyen de secours.\nIl para\u00eet cependant que la t\u00eate est un peu revenue la nuit derni\u00e8re.\nLa femme de chambre m\u2019a inform\u00e9e ce matin qu\u2019environ vers minuit sa\nma\u00eetresse l\u2019a fait appeler, qu\u2019elle a voulu \u00eatre seule avec elle et qu\u2019elle lui a\ndict\u00e9 une assez longue lettre. Julie a ajout\u00e9 que, tandis qu\u2019elle \u00e9tait occup\u00e9e\n\u00e0 en faire l\u2019enveloppe, M me de Tourvel avait repris le transport, en sorte\nque cette fille n\u2019a pas su \u00e0 qui il fallait mettre l\u2019adresse. Je me suis \u00e9tonn\u00e9e\nd\u2019abord que la lettre elle-m\u00eame n\u2019ait pas suffi pour le lui apprendre ; mais\nsur ce qu\u2019elle m\u2019a r\u00e9pondu qu\u2019elle craignait de se tromper, et que cependant\nsa ma\u00eetresse lui avait bien recommand\u00e9 de la faire partir sur-le-champ, j\u2019ai\npris sur moi d\u2019ouvrir le paquet.\nJ\u2019y ai trouv\u00e9 l\u2019\u00e9crit que je vous envoie, qui en effet ne s\u2019adresse \u00e0\npersonne pour s\u2019adresser \u00e0 trop de monde. Je croirais cependant que c\u2019est\n\u00e0 M. de Valmont que notre malheureuse amie a voulu \u00e9crire d\u2019abord, mais\nqu\u2019elle a c\u00e9d\u00e9, sans s\u2019en apercevoir, au d\u00e9sordre de ses id\u00e9es. Quoi qu\u2019il\nen soit, j\u2019ai jug\u00e9 que cette lettre ne devait \u00eatre rendue \u00e0 personne. Je vous\nl\u2019envoie, parce que vous y verrez mieux que je ne pourrais vous le dire\nquelles sont les pens\u00e9es qui occupent la t\u00eate de notre malade. Tant qu\u2019elle\nrestera aussi vivement affect\u00e9e, je n\u2019aurai gu\u00e8re d\u2019esp\u00e9rance. Le corps se\nr\u00e9tablit difficilement, quand l\u2019esprit est si peu tranquille.\nAdieu, ma ch\u00e8re et digne amie. Je vous f\u00e9licite d\u2019\u00eatre \u00e9loign\u00e9 du triste\nspectacle que j\u2019ai continuellement sous les yeux.\nParis, ce 6 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXI\nLa Pr\u00e9sidente de Tourvel \u00e0\u2026 (Dict\u00e9e par\nelle et \u00e9crite par sa femme de chambre)\n\u00catre cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu point de me pers\u00e9cuter ?\nNe te suffit-il pas de m\u2019avoir tourment\u00e9e, d\u00e9grad\u00e9e, avilie, veux-tu me\nravir jusqu\u2019\u00e0 la paix du tombeau ? Quoi ! dans ce s\u00e9jour de t\u00e9n\u00e8bres o\u00f9\n279l\u2019ignominie m\u2019a forc\u00e9e de m\u2019ensevelir, les peines sont-elles sans rel\u00e2che,\nl\u2019esp\u00e9rance est-elle m\u00e9connue ? Je n\u2019implore point une gr\u00e2ce que je ne\nm\u00e9rite point ; pour souffrir sans me plaindre, il me suffira que mes\nsouffrances n\u2019exc\u00e8dent pas mes forces. Mais ne rends pas mes tourments\ninsupportables. En me laissant mes douleurs, \u00f4te-moi le cruel souvenir des\nbiens que j\u2019ai perdus. Quand tu me les as ravis, n\u2019en retrace plus \u00e0 mes yeux\nla d\u00e9solante image. J\u2019\u00e9tais innocente et tranquille, c\u2019est pour t\u2019avoir vu que\nj\u2019ai perdu le repos, c\u2019est en t\u2019\u00e9coutant que je suis devenue criminelle. Auteur\nde mes fautes, quel droit as-tu de les punir ?\nO\u00f9 sont les amis qui me ch\u00e9rissaient, o\u00f9 sont-ils ? mon infortune les\n\u00e9pouvante. Aucun n\u2019ose m\u2019approcher. Je suis opprim\u00e9e et ils me laissent\nsans secours ! Je meurs et personne ne pleure sur moi. Toute consolation\nm\u2019est refus\u00e9e. La piti\u00e9 s\u2019arr\u00eate sur les bords de l\u2019ab\u00eeme o\u00f9 le criminel se\nplonge. Les remords le d\u00e9chirent et ses cris ne sont pas entendus !\nEt toi, que j\u2019ai outrag\u00e9 ; toi, dont l\u2019estime ajoute \u00e0 mon supplice ; toi, qui\nseul enfin aurais le droit de te venger, que fais-tu loin de moi ? Viens punir\nune femme infid\u00e8le. Que je souffre enfin des tourments m\u00e9rit\u00e9s. D\u00e9j\u00e0 je me\nserais soumise \u00e0 ta vengeance, mais le courage m\u2019a manqu\u00e9 pour t\u2019apprendre\nta honte. Ce n\u2019\u00e9tait point dissimulation, c\u2019\u00e9tait respect. Que cette lettre au\nmoins t\u2019apprenne mon repentir. Le Ciel a pris ta cause ; il te venge d\u2019une\ninjure que tu as ignor\u00e9e. C\u2019est lui qui a li\u00e9 ma langue et retenu mes paroles ; il\na craint que tu ne me remisses une faute qu\u2019il voulait punir. Il m\u2019a soustraite\n\u00e0 ton indulgence, qui aurait bless\u00e9 sa justice.\nImpitoyable dans sa vengeance, il m\u2019a livr\u00e9e \u00e0 celui-l\u00e0 m\u00eame qui m\u2019a\nperdue. C\u2019est \u00e0 la fois pour lui et par lui que je souffre. Je veux le fuir, en\nvain, il me suit, il est l\u00e0, il m\u2019obs\u00e8de sans cesse. Mais qu\u2019il est diff\u00e9rent de\nlui-m\u00eame ! Ses yeux n\u2019expriment plus que la haine et le m\u00e9pris. Sa bouche\nne prof\u00e8re que l\u2019insulte et le reproche. Ses bras ne m\u2019entourent que pour me\nd\u00e9chirer. Qui me sauvera de sa barbare fureur ?\nMais quoi ! c\u2019est lui\u2026 Je ne me trompe pas, c\u2019est lui que je revois. O !\nmon aimable ami ! re\u00e7ois-moi dans tes bras, cache-moi dans ton sein ; oui,\nc\u2019est toi, c\u2019est bien toi ! Quelle illusion funeste m\u2019avait fait te m\u00e9conna\u00eetre !\nCombien j\u2019ai souffert dans ton absence ! Ne nous s\u00e9parons plus, ne nous\ns\u00e9parons jamais. Laisse-moi respirer. Sens mon c\u0153ur, comme il palpite !\nAh ! ce n\u2019est plus de crainte, c\u2019est la douce \u00e9motion de l\u2019amour. Pourquoi\nte refuser \u00e0 mes tendres caresses ? Tourne vers moi tes doux regards ! Quels\nsont ces liens que tu cherches \u00e0 rompre ? pourquoi pr\u00e9pares-tu cet appareil\nde mort ? qui peut alt\u00e9rer ainsi tes traits ? que fais-tu ? Laisse-moi, je fr\u00e9mis !\nDieu ! c\u2019est ce monstre encore ! Mes amies, ne m\u2019abandonnez pas. Vous qui\nm\u2019invitiez \u00e0 le fuir, aidez-moi \u00e0 le combattre, et vous qui, plus indulgente,\nme promettiez de diminuer mes peines, venez donc aupr\u00e8s de moi. O\u00f9 \u00eates-\n280vous toutes deux ? S\u2019il ne m\u2019est plus permis de vous revoir, r\u00e9pondez au\nmoins \u00e0 cette lettre ; que je sache que vous m\u2019aimez encore.\nLaisse-moi donc, cruel ! quelle nouvelle fureur t\u2019anime ? Crains-tu qu\u2019un\nsentiment doux ne p\u00e9n\u00e8tre jusqu\u2019\u00e0 mon \u00e2me ? Tu redoubles mes tourments,\ntu me forces de te ha\u00efr. Oh ! que la haine est douloureuse ! comme elle\ncorrode le c\u0153ur qui la distille ! Pourquoi me pers\u00e9cutez-vous ? que pouvez-\nvous encore avoir \u00e0 me dire ? ne m\u2019avez-vous pas mis dans l\u2019impossibilit\u00e9\nde vous \u00e9couter comme de vous r\u00e9pondre ? N\u2019attendez plus rien de moi.\nAdieu, monsieur.\nParis, ce 5 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXII\nLe Chevalier Danceny\nau Vicomte de Valmont\nJe suis instruit, monsieur, de vos proc\u00e9d\u00e9s envers moi. Je sais aussi que,\nnon content de m\u2019avoir indignement jou\u00e9, vous ne craignez pas de vous en\nvanter, de vous en applaudir. J\u2019ai vu la preuve de votre trahison \u00e9crite de\nvotre main. J\u2019avoue que mon c\u0153ur en a \u00e9t\u00e9 navr\u00e9 et que j\u2019ai ressenti quelque\nhonte d\u2019avoir autant aid\u00e9 moi-m\u00eame \u00e0 l\u2019odieux abus que vous avez fait de\nmon aveugle confiance ; pourtant je ne vous envie pas ce honteux avantage,\nje suis seulement curieux de savoir si vous les conserverez tous \u00e9galement\nsur moi. J\u2019en serai instruit, si, comme je l\u2019esp\u00e8re, vous voulez bien vous\ntrouver demain, entre huit et neuf heures du matin, \u00e0 la porte du bois de\nVincennes, village de Saint-Mand\u00e9. J\u2019aurai soin d\u2019y faire trouver tout ce qui\nsera n\u00e9cessaire pour les \u00e9claircissements qui me restent \u00e0 prendre avec vous.\nLe chevalier Danceny\nParis, ce 6 d\u00e9cembre 17 **, au soir.\nLETTRE CLXIII\nMonsieur Bertrand \u00e0\nMadame de Rosemonde\nMadame,\nC\u2019est avec bien du regret que je remplis le triste devoir de vous annoncer\nune nouvelle qui va vous causer un si cruel chagrin. Permettez-moi de vous\ninviter d\u2019abord \u00e0 cette pieuse r\u00e9signation que chacun a si souvent admir\u00e9e\nen vous et qui peut seule nous faire supporter les maux dont est sem\u00e9e notre\nmis\u00e9rable vie.\n281M. votre neveu\u2026 Mon Dieu ! faut-il que j\u2019afflige tant une si respectable\ndame ! M. votre neveu a eu le malheur de succomber dans un combat\nsingulier qu\u2019il a eu ce matin avec M. le chevalier Danceny. J\u2019ignore\nenti\u00e8rement le sujet de la querelle, mais il para\u00eet, par le billet que j\u2019ai trouv\u00e9\nencore dans la poche de M. le vicomte et que j\u2019ai l\u2019honneur de vous envoyer,\nil para\u00eet, dis-je, qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas l\u2019agresseur. Et il faut que ce soit lui que le\nCiel ait permis qui succomb\u00e2t.\nJ\u2019\u00e9tais chez M. le vicomte, \u00e0 l\u2019attendre, \u00e0 l\u2019heure m\u00eame o\u00f9 on l\u2019a ramen\u00e9\n\u00e0 l\u2019h\u00f4tel. Figurez-vous mon effroi en voyant M. votre neveu port\u00e9 par deux\nde ses gens et tout baign\u00e9 dans son sang. Il avait deux coups d\u2019\u00e9p\u00e9e dans\nle corps, et il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 bien faible. M. Danceny \u00e9tait aussi l\u00e0, et m\u00eame il\npleurait. Ah ! sans doute, il doit pleurer : mais il est bien temps de r\u00e9pandre\ndes larmes quand on a caus\u00e9 un malheur irr\u00e9parable !\nPour moi, je ne me poss\u00e9dais pas, et malgr\u00e9 le peu que je suis, je ne lui en\ndisais pas moins ma fa\u00e7on de penser. Mais c\u2019est l\u00e0 que M. le vicomte s\u2019est\nmontr\u00e9 v\u00e9ritablement grand. Il m\u2019a ordonn\u00e9 de me taire, et celui-l\u00e0 m\u00eame\nqui \u00e9tait son meurtrier, il lui a pris la main, l\u2019a appel\u00e9 son ami, l\u2019a embrass\u00e9\ndevant nous trois et nous a dit : \u00ab Je vous ordonne d\u2019avoir pour monsieur\ntous les \u00e9gards qu\u2019on doit \u00e0 un brave et galant homme. \u00bb Il lui a, de plus,\nfait remettre devant moi des papiers fort volumineux, que je ne connais pas,\nmais auxquels je sais bien qu\u2019il attachait beaucoup d\u2019importance. Ensuite\nil a voulu qu\u2019on les laiss\u00e2t seuls pendant un moment. Cependant j\u2019avais\nenvoy\u00e9 chercher tout de suite tous les secours, tant spirituels que temporels :\nmais, h\u00e9las ! le mal \u00e9tait sans rem\u00e8de. Moins d\u2019une demi-heure apr\u00e8s, M. le\nvicomte \u00e9tait sans connaissance. Il n\u2019a pu recevoir que l\u2019extr\u00eame-onction,\net la c\u00e9r\u00e9monie \u00e9tait \u00e0 peine achev\u00e9e qu\u2019il a rendu son dernier soupir.\nBon Dieu ! quand j\u2019ai re\u00e7u dans mes bras, \u00e0 sa naissance, ce pr\u00e9cieux\nappui d\u2019une maison si illustre, aurais-je pu pr\u00e9voir que ce serait dans mes\nbras qu\u2019il expirerait et que j\u2019aurais \u00e0 pleurer sa mort ? Une mort si pr\u00e9coce et\nsi malheureuse ! Mes larmes coulent malgr\u00e9 moi. Je vous demande pardon,\nmadame, d\u2019oser ainsi m\u00ealer mes douleurs aux v\u00f4tres : mais, dans tous les\n\u00e9tats, on a un c\u0153ur et de la sensibilit\u00e9, et je serais bien ingrat si je ne\npleurais pas toute ma vie un seigneur qui avait tant de bont\u00e9s pour moi, qui\nm\u2019honorait de tant de confiance.\nDemain, apr\u00e8s l\u2019enl\u00e8vement du corps, je ferai mettre les scell\u00e9s partout,\net vous pouvez vous en reposer enti\u00e8rement sur mes soins. Vous n\u2019ignorez\npas, madame, que ce malheureux \u00e9v\u00e8nement finit la substitution et rend vos\ndispositions enti\u00e8rement libres. Si je puis vous \u00eatre de quelque utilit\u00e9, je vous\nprie de vouloir bien me faire passer vos ordres : je mettrai tout mon z\u00e8le \u00e0\nles ex\u00e9cuter ponctuellement.\n282Je suis, avec le plus profond respect, madame, votre tr\u00e8s humble, etc., etc.\nBertrand.\nParis, ce 7 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXIV\nMadame de Rosemonde\n\u00e0 Monsieur Bertrand\nJe re\u00e7ois votre lettre \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, mon cher Bertrand, et j\u2019apprends\npar elle l\u2019affreux \u00e9v\u00e8nement dont mon neveu a \u00e9t\u00e9 la malheureuse victime.\nOui, sans doute, j\u2019aurai des ordres \u00e0 vous donner, et ce n\u2019est que pour eux\nque je peux m\u2019occuper d\u2019autre chose que de ma mortelle affliction.\nLe billet de M. Danceny, que vous m\u2019avez envoy\u00e9, est une preuve bien\nconvaincante que c\u2019est lui qui a provoqu\u00e9 le duel, et mon intention est que\nvous en rendiez plainte sur-le-champ et en mon nom. En pardonnant \u00e0 son\nennemi, \u00e0 son meurtrier, mon neveu a pu satisfaire \u00e0 sa g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 naturelle ;\nmais moi, je dois venger \u00e0 la fois sa mort, l\u2019humanit\u00e9 et la religion. On ne\nsaurait trop exciter la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 des lois contre ce reste de barbarie, qui infecte\nencore nos m\u0153urs, et je ne crois pas que ce puisse \u00eatre dans ce cas que le\npardon des injures nous soit prescrit. J\u2019entends donc que vous suiviez cette\naffaire avec tout le z\u00e8le et toute l\u2019activit\u00e9 dont je vous connais capable et\nque vous devez \u00e0 la m\u00e9moire de mon neveu.\nVous aurez soin, avant tout, de voir M. le pr\u00e9sident de\u2026 de ma part et\nd\u2019en conf\u00e9rer avec lui. Je ne lui \u00e9cris pas, press\u00e9e que je suis de me livrer\ntout enti\u00e8re \u00e0 ma douleur. Vous lui ferez mes excuses et lui communiquerez\ncette lettre.\nAdieu, mon cher Bertrand ; je vous loue et vous remercie de vos bons\nsentiments, et suis pour la vie toute \u00e0 vous.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 8 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXV\nMadame de Volanges \u00e0\nMadame de Rosemonde\nJe vous sais d\u00e9j\u00e0 instruite, ma ch\u00e8re et digne amie, de la perte que vous\nvenez de faire ; je connaissais votre tendresse pour M. de Valmont, et\nje partage bien sinc\u00e8rement l\u2019affliction que vous devez ressentir. Je suis\nvraiment pein\u00e9e d\u2019avoir \u00e0 ajouter de nouveaux regrets \u00e0 ceux que vous\n\u00e9prouvez d\u00e9j\u00e0 : mais, h\u00e9las il ne vous reste non plus que des larmes \u00e0 donner\n283\u00e0 notre malheureuse amie. Nous l\u2019avons perdue, hier, \u00e0 onze heures du soir.\nPar une fatalit\u00e9 attach\u00e9e \u00e0 son sort et qui semblait se jouer de toute prudence\nhumaine, ce court intervalle qu\u2019elle a surv\u00e9cu \u00e0 M. de Valmont lui a suffi\npour en apprendre la mort, et, comme elle a dit elle-m\u00eame, pour n\u2019avoir pu\nsuccomber sous le poids de ses malheurs qu\u2019apr\u00e8s que la mesure en a \u00e9t\u00e9\ncombl\u00e9e.\nEn effet, vous avez su que depuis plus de deux jours elle \u00e9tait sans\nconnaissance et, encore hier matin, quand son m\u00e9decin arriva et que nous\nnous approch\u00e2mes de son lit, elle ne nous reconnut ni l\u2019un ni l\u2019autre, et nous\nne p\u00fbmes obtenir ni une parole, ni le moindre signe. Eh bien ! \u00e0 peine \u00e9tions-\nnous revenus \u00e0 la chemin\u00e9e et pendant que le m\u00e9decin m\u2019apprenait le triste\n\u00e9v\u00e8nement de la mort de M. de Valmont, cette femme infortun\u00e9e a retrouv\u00e9\ntoute sa t\u00eate, soit que la nature seule ait produit cette r\u00e9volution, soit qu\u2019elle\nait \u00e9t\u00e9 caus\u00e9e par ces mots r\u00e9p\u00e9t\u00e9s de M. de Valmont et de mort, qui ont pu\nrappeler \u00e0 la malade les seules id\u00e9es dont elle s\u2019occupait depuis longtemps.\nQuoi qu\u2019il en soit, elle ouvrit pr\u00e9cipitamment les rideaux de son lit en\ns\u2019\u00e9criant : \u00ab Quoi ! que dites-vous ? M. de Valmont est mort ! \u00bb J\u2019esp\u00e9rais\nlui faire croire qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait tromp\u00e9e, et je l\u2019assurai d\u2019abord qu\u2019elle avait\nmal entendu : mais loin de se laisser persuader ainsi, elle exigea du m\u00e9decin\nqu\u2019il recommen\u00e7\u00e2t ce cruel r\u00e9cit, et sur ce que je voulus essayer encore de\nla dissuader, elle m\u2019appela et me dit \u00e0 voix basse : \u00ab Pourquoi vouloir me\ntromper ? n\u2019\u00e9tait-il pas d\u00e9j\u00e0 mort pour moi ! \u00bb Il a donc fallu c\u00e9der.\nNotre malheureuse amie a \u00e9cout\u00e9 d\u2019abord d\u2019un air assez tranquille, mais\nbient\u00f4t apr\u00e8s elle a interrompu le r\u00e9cit en disant : \u00ab Assez, j\u2019en ai assez. \u00bb Elle\na demand\u00e9 sur-le-champ qu\u2019on ferm\u00e2t ses rideaux, et lorsque le m\u00e9decin a\nvoulu s\u2019occuper ensuite des soins de son \u00e9tat, elle n\u2019a jamais voulu souffrir\nqu\u2019il approch\u00e2t d\u2019elle.\nD\u00e8s qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 sorti, elle a pareillement renvoy\u00e9 sa garde et sa femme\nde chambre, et, quand nous avons \u00e9t\u00e9 seules, elle m\u2019a pri\u00e9e de l\u2019aider \u00e0 se\nmettre \u00e0 genoux sur son lit et de l\u2019y soutenir. L\u00e0 elle est rest\u00e9e quelque temps\nen silence et sans autre expression que celle de ses larmes, qui coulaient\nabondamment. Enfin, joignant ses mains et les levant vers le ciel ; \u00ab Dieu\ntout-puissant, a-t-elle dit d\u2019une voix faible, mais fervente, je me soumets \u00e0 ta\njustice ; mais pardonne \u00e0 Valmont. Que mes malheurs, que je reconnais avoir\nm\u00e9rit\u00e9s, ne lui soient pas un sujet de reproche, et je b\u00e9nirai ta mis\u00e9ricorde ! \u00bb\nJe me suis permis, ma ch\u00e8re et digne amie, d\u2019entrer dans ces d\u00e9tails sur un\nsujet que je sens bien devoir renouveler et aggraver vos douleurs, parce que\nje ne doute pas que cette pri\u00e8re de M me de Tourvel ne porte cependant une\ngrande consolation dans votre \u00e2me.\nApr\u00e8s que notre amie eut prof\u00e9r\u00e9 ce peu de mots, elle se laissa retomber\ndans mes bras, et elle \u00e9tait \u00e0 peine replac\u00e9e dans son lit qu\u2019il lui prit une\n284faiblesse qui fut longue, mais qui c\u00e9da pourtant aux secours ordinaires.\nAussit\u00f4t qu\u2019elle eut repris connaissance, elle me demanda d\u2019envoyer\nchercher le P\u00e8re Anselme, et elle ajouta : \u00ab C\u2019est \u00e0 pr\u00e9sent le seul m\u00e9decin\ndont j\u2019aie besoin ; je sens que mes maux vont bient\u00f4t finir. \u00bb Elle se plaignait\nbeaucoup d\u2019oppression et elle parlait difficilement.\nPeu de temps apr\u00e8s, elle me fit remettre par sa femme de chambre une\ncassette, que je vous envoie, qu\u2019elle me dit contenir des papiers \u00e0 elle, et\nqu\u2019elle me chargea de vous faire passer aussit\u00f4t apr\u00e8s sa mort. Ensuite elle\nme parla de vous et de votre amiti\u00e9 pour elle, autant que sa situation le lui\npermettait, et avec beaucoup d\u2019attendrissement.\nLe P\u00e8re Anselme arriva vers les quatre heures et resta pr\u00e8s d\u2019une heure\nseul avec elle. Quand nous rentr\u00e2mes, la figure de la malade \u00e9tait calme et\nsereine ; mais il \u00e9tait facile de voir que le P\u00e8re Anselme avait beaucoup\npleur\u00e9. Il resta pour assister aux derni\u00e8res c\u00e9r\u00e9monies de l\u2019\u00c9glise. Ce\nspectacle, toujours si imposant et si douloureux, le devenait encore plus\npar le contraste que formait la tranquille r\u00e9signation de la malade, avec la\ndouleur profonde de son v\u00e9n\u00e9rable confesseur, qui fondait en larmes \u00e0 c\u00f4t\u00e9\nd\u2019elle. L\u2019attendrissement devint g\u00e9n\u00e9ral, et celle que tout le monde pleurait\nfut la seule qui ne se pleura point.\nLe reste de la journ\u00e9e se passa dans les pri\u00e8res usit\u00e9es, qui ne furent\ninterrompues que par les fr\u00e9quentes faiblesses de la malade. Enfin, vers\nles onze heures du soir, elle me parut plus oppress\u00e9e et plus souffrante.\nJ\u2019avan\u00e7ai ma main pour chercher son bras ; elle eut encore la force de la\nprendre, et la posa sur son c\u0153ur. Je n\u2019en sentis plus le battement et, en effet,\nnotre malheureuse amie expira dans le moment m\u00eame.\nVous rappelez-vous, ma ch\u00e8re amie, qu\u2019\u00e0 votre dernier voyage ici,\nil y a moins d\u2019un an, causant ensemble de quelques personnes dont le\nbonheur nous paraissait plus ou moins assur\u00e9, nous nous arr\u00eat\u00e2mes avec\ncomplaisance sur le sort de cette m\u00eame femme, dont aujourd\u2019hui nous\npleurons \u00e0 la fois les malheurs et la mort ! Tant de vertus, de qualit\u00e9s louables\net d\u2019agr\u00e9ments ; un caract\u00e8re si doux et si facile ; un mari qu\u2019elle aimait\net dont elle \u00e9tait ador\u00e9e ; une soci\u00e9t\u00e9 o\u00f9 elle se plaisait et dont elle faisait\nles d\u00e9lices ; de la figure, de la jeunesse, de la fortune ; tant d\u2019avantages\nr\u00e9unis ont donc \u00e9t\u00e9 perdus par une seule imprudence ! Oh ! Providence ; sans\ndoute il faut adorer tes d\u00e9crets ; mais combien ils sont incompr\u00e9hensibles !\nJe m\u2019arr\u00eate, je crains d\u2019augmenter votre tristesse en me livrant \u00e0 la mienne.\nJe vous quitte et vais passer chez ma fille, qui est un peu indispos\u00e9e. En\napprenant de moi, ce matin, cette mort si prompte de deux personnes de\nsa connaissance, elle s\u2019est trouv\u00e9e mal, et je l\u2019ai fait mettre au lit. J\u2019esp\u00e8re\ncependant que cette l\u00e9g\u00e8re incommodit\u00e9 n\u2019aura pas de suite. \u00c0 cet \u00e2ge-l\u00e0,\non n\u2019a pas encore l\u2019habitude des chagrins, et leur impression en devient\n285plus vive et plus forte. Cette sensibilit\u00e9 si active est, sans doute une qualit\u00e9\nlouable ; mais combien tout ce qu\u2019on voit chaque jour nous apprend \u00e0 la\ncraindre ! Adieu, ma ch\u00e8re et digne amie.\nParis, ce 9 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXVI\nMonsieur Bertrand \u00e0\nMadame de Rosemonde\nMadame,\nEn cons\u00e9quence des ordres que nous m\u2019avez fait l\u2019honneur de m\u2019adresser,\nj\u2019ai eu celui de voir M. le pr\u00e9sident de\u2026, et je lui ai communiqu\u00e9 votre\nlettre, en le pr\u00e9venant que, suivant vos d\u00e9sirs, je ne ferais rien que par\nses conseils. Ce respectable magistrat m\u2019a charg\u00e9 de vous observer que\nla plainte que vous \u00eates dans l\u2019intention de rendre contre M. le chevalier\nDanceny, compromettrait \u00e9galement la m\u00e9moire de M. votre neveu et que\nson honneur se trouverait n\u00e9cessairement entach\u00e9 par l\u2019arr\u00eat de la Cour,\nce qui serait sans doute un grand malheur. Son avis est donc qu\u2019il faut\nbien se garder de faire aucune d\u00e9marche, et que s\u2019il y en avait \u00e0 faire, ce\nserait, au contraire, pour t\u00e2cher de pr\u00e9venir que le minist\u00e8re public ne prit\nconnaissance de cette malheureuse aventure, qui n\u2019a d\u00e9j\u00e0 que trop \u00e9clat\u00e9.\nCes observations m\u2019ont paru pleines de sagesse, et je prends le parti\nd\u2019attendre de nouveaux ordres de votre part.\nPermettez-moi de vous prier, madame, de vouloir bien, en me les\nfaisant passer, y joindre un mot sur l\u2019\u00e9tat de votre sant\u00e9, pour laquelle je\nredoute extr\u00eamement le triste effet de tant de chagrins. J\u2019esp\u00e8re que vous\npardonnerez cette libert\u00e9 \u00e0 mon attachement et \u00e0 mon z\u00e8le.\nJe suis avec respect, madame, votre, etc.\nParis, ce 10 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXVII\nAnonyme \u00e0 Monsieur le Chevalier Danceny\nMonsieur,\nJ\u2019ai l\u2019honneur de vous pr\u00e9venir que ce matin, au parquet de la Cour, il a\n\u00e9t\u00e9 question, parmi MM. les gens du roi, de l\u2019affaire que vous avez eue avec\nM. le vicomte de Valmont, et qu\u2019il est \u00e0 craindre que le minist\u00e8re public\nn\u2019en rende plainte. J\u2019ai cru que cet avertissement pourrait vous \u00eatre utile,\nsoit que vous fassiez agir vos protections pour arr\u00eater ces suites f\u00e2cheuses,\n286soit, au cas que vous n\u2019y puissiez parvenir, pour vous mettre dans le cas de\nprendre vos s\u00fbret\u00e9s personnelles.\nSi m\u00eame vous me permettez un conseil, je crois que vous feriez bien,\npendant quelque temps, de vous montrer moins que vous ne l\u2019avez fait\ndepuis quelques jours. Quoique ordinairement on ait de l\u2019indulgence pour\nces sortes d\u2019affaires, on doit n\u00e9anmoins toujours ce respect \u00e0 la loi.\nCette pr\u00e9caution devient d\u2019autant plus n\u00e9cessaire, qu\u2019il m\u2019est revenu\nqu\u2019une M me de Rosemonde, qu\u2019on m\u2019a dit tante de M. de Valmont, voulait\nrendre plainte contre vous, et qu\u2019alors la partie publique ne pourrait pas se\nrefuser \u00e0 sa r\u00e9quisition. Il serait peut-\u00eatre \u00e0 propos que vous puissiez faire\nparler \u00e0 cette dame.\nDes raisons particuli\u00e8res m\u2019emp\u00eachent de signer cette lettre. Mais je\ncompte que, pour ne pas savoir de qui elle vous vient, vous n\u2019en rendrez pas\nmoins justice au sentiment qui l\u2019a dict\u00e9e.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nParis, ce 10 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXVIII\nMadame de Volanges \u00e0\nMadame de Rosemonde\nIl se r\u00e9pand ici, ma ch\u00e8re et digne amie, sur le compte de M me de Merteuil,\ndes bruits bien \u00e9tonnants et bien f\u00e2cheux. Assur\u00e9ment, je suis loin d\u2019y croire\net je parierais bien que ce n\u2019est qu\u2019une affreuse calomnie ; mais je sais\ntrop combien les m\u00e9chancet\u00e9s, m\u00eame les moins vraisemblables, prennent\nais\u00e9ment consistance et combien l\u2019impression qu\u2019elles laissent s\u2019efface\ndifficilement, pour ne pas \u00eatre tr\u00e8s alarm\u00e9e de celles-ci, toutes faciles que\nje les crois \u00e0 d\u00e9truire. Je d\u00e9sirerais surtout qu\u2019elles pussent \u00eatre arr\u00eat\u00e9es de\nbonne heure et avant d\u2019\u00eatre plus r\u00e9pandues. Mais je n\u2019ai su qu\u2019hier, fort tard,\nces horreurs qu\u2019on commence seulement \u00e0 d\u00e9biter ; et quand j\u2019ai envoy\u00e9 ce\nmatin chez M me de Merteuil, elle venait de partir pour la campagne o\u00f9 elle\ndoit passer deux jours. On n\u2019a pas pu me dire chez qui elle \u00e9tait all\u00e9e. Sa\nseconde femme, que j\u2019ai fait venir me parler, m\u2019a dit que sa ma\u00eetresse lui\navait seulement donn\u00e9 ordre de l\u2019attendre jeudi prochain, et aucun des gens\nqu\u2019elle a laiss\u00e9s ici n\u2019en sait davantage. Moi-m\u00eame je ne pr\u00e9sume pas o\u00f9\nelle peut \u00eatre ; je ne me rappelle personne de sa connaissance qui reste aussi\ntard \u00e0 la campagne.\nQuoi qu\u2019il en soit, vous pourrez, \u00e0 ce que j\u2019esp\u00e8re, me procurer d\u2019ici \u00e0\nson retour, des \u00e9claircissements qui peuvent lui \u00eatre utiles, car on fonde ces\nodieuses histoires sur des circonstances de la mort de M. de Valmont, dont\n287apparemment vous aurez \u00e9t\u00e9 instruite si elles sont vraies, ou du moins il vous\nsera facile de vous faire informer, ce que je vous demande en gr\u00e2ce. Voici\nce qu\u2019on publie, ou, pour mieux dire, ce qu\u2019on murmure encore, mais qui\nne tardera s\u00fbrement pas \u00e0 \u00e9clater davantage.\nOn dit donc que la querelle survenue entre M. de Valmont et le chevalier\nDanceny est l\u2019ouvrage de M me de Merteuil, qui les trompait \u00e9galement tous\ndeux ; que, comme il arrive presque toujours, les deux rivaux ont commenc\u00e9\npar se battre et ne sont venus qu\u2019apr\u00e8s aux \u00e9claircissements ; que ceux-ci ont\nproduit une r\u00e9conciliation sinc\u00e8re, et que, pour achever de faire conna\u00eetre\nMme de Merteuil au chevalier Danceny et aussi pour se justifier enti\u00e8rement,\nM. de Valmont a joint \u00e0 tous ses discours une foule de lettres formant une\ncorrespondance r\u00e9guli\u00e8re qu\u2019il entretenait avec elle, et o\u00f9 celle-ci raconte\nelle-m\u00eame, et dans le style le plus libre, les anecdotes les plus scandaleuses.\nOn ajoute que Danceny, dans sa premi\u00e8re indignation, a livr\u00e9 ces lettres\n\u00e0 qui a voulu les voir et qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent elles courent Paris. On en cite\nparticuli\u00e8rement deux : l\u2019une o\u00f9 elle fait l\u2019histoire enti\u00e8re de sa vie et\nde ses principes, et qu\u2019on dit le comble de l\u2019horreur ; l\u2019autre, qui justifie\nenti\u00e8rement M. de Pr\u00e9van, dont vous vous rappelez l\u2019histoire, par la preuve\nqui s\u2019y trouve qu\u2019il n\u2019a fait au contraire que c\u00e9der aux avances les plus\nmarqu\u00e9es de M me de Merteuil et que le rendez-vous \u00e9tait convenu avec elle.\nJ\u2019ai heureusement les plus fortes raisons de croire que ces imputations\nsont aussi fausses qu\u2019odieuses. D\u2019abord, nous savons toutes deux que M. de\nValmont n\u2019\u00e9tait s\u00fbrement pas occup\u00e9 de M me de Merteuil, et j\u2019ai tout lieu\nde croire que Danceny ne s\u2019en occupait pas davantage ; ainsi, il me para\u00eet\nd\u00e9montr\u00e9 qu\u2019elle n\u2019a pu \u00eatre ni le sujet, ni l\u2019auteur de la querelle. Je ne\ncomprends pas non plus quel int\u00e9r\u00eat aurait eu M me de Merteuil, que l\u2019on\nsuppose d\u2019accord avec M. de Pr\u00e9van, \u00e0 faire une sc\u00e8ne qui ne pouvait jamais\n\u00eatre que d\u00e9sagr\u00e9able par son \u00e9clat et qui pouvait devenir tr\u00e8s dangereuse\npour elle, puisqu\u2019elle se faisait par l\u00e0 un ennemi irr\u00e9conciliable d\u2019un homme\nqui se trouvait ma\u00eetre d\u2019une partie de son secret et qui avait alors beaucoup\nde partisans. Cependant, il est \u00e0 remarquer que, depuis cette aventure, il ne\ns\u2019est pas \u00e9lev\u00e9 une seule voix en faveur de Pr\u00e9van, et que, m\u00eame de sa part,\nil n\u2019y a eu aucune r\u00e9clamation.\nCes r\u00e9flexions me porteraient \u00e0 le soup\u00e7onner l\u2019auteur des bruits qui\ncourent aujourd\u2019hui, et \u00e0 regarder ces noirceurs comme l\u2019ouvrage de la\nhaine et de la vengeance d\u2019un homme qui, se voyant perdu, esp\u00e8re par ce\nmoyen r\u00e9pandre au moins des doutes et causer peut-\u00eatre une diversion utile.\nMais de quelque part que viennent ces m\u00e9chancet\u00e9s, le plus press\u00e9 est de\nles d\u00e9truire. Elles tomberaient d\u2019elles-m\u00eames, s\u2019il se trouvait, comme il est\nvraisemblable, que MM. de Valmont et Danceny ne se fussent point parl\u00e9\ndepuis leur malheureuse affaire et qu\u2019il n\u2019y e\u00fbt pas eu de papiers remis.\n288Dans mon impatience de v\u00e9rifier ces faits, j\u2019ai envoy\u00e9 ce matin chez\nM. Danceny ; il n\u2019est pas non plus \u00e0 Paris. Ses gens ont dit \u00e0 mon valet de\nchambre qu\u2019il \u00e9tait parti cette nuit, sur un avis qu\u2019il avait re\u00e7u hier et que\nle lieu de son s\u00e9jour \u00e9tait un secret. Apparemment il craint les suites de son\naffaire. Ce n\u2019est donc que par vous, ma ch\u00e8re et digne amie, que je puis avoir\nles d\u00e9tails qui m\u2019int\u00e9ressent et qui peuvent devenir si n\u00e9cessaires \u00e0 M me de\nMerteuil. Je vous renouvelle ma pri\u00e8re de me les faire parvenir le plus t\u00f4t\npossible.\nP.-S. \u2013 L\u2019indisposition de ma fille n\u2019a eu aucune suite ; elle vous pr\u00e9sente\nson respect.\nParis, ce 11 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXIX\nLe Chevalier Danceny \u00e0\nMadame de Rosemonde\nMadame,\nPeut-\u00eatre trouverez-vous la d\u00e9marche que je fais aujourd\u2019hui bien\n\u00e9trange, mais je vous en supplie, \u00e9coutez-moi avant de me juger, et ne voyez\nni audace ni t\u00e9m\u00e9rit\u00e9 o\u00f9 il n\u2019y a que respect et confiance. Je ne me dissimule\npas les torts que j\u2019ai vis-\u00e0-vis de vous, et je ne me les pardonnerais de ma\nvie si je pouvais penser un moment qu\u2019il m\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 possible d\u2019\u00e9viter de les\navoir. Soyez m\u00eame bien persuad\u00e9e, madame, que pour me trouver exempt\nde reproches, je ne le suis pas de regrets, et je peux ajouter encore avec\nsinc\u00e9rit\u00e9 que ceux que je vous cause entrent pour beaucoup dans ceux que\nje ressens. Pour croire \u00e0 ces sentiments dont j\u2019ose vous assurer, il doit vous\nsuffire de vous rendre justice et de savoir que, sans avoir l\u2019honneur d\u2019\u00eatre\nconnu de vous, j\u2019ai pourtant celui de vous conna\u00eetre.\nCependant, quand je g\u00e9mis de la fatalit\u00e9 qui a caus\u00e9 \u00e0 la fois vos\nchagrins et mes malheurs, on veut me faire craindre que, tout enti\u00e8re \u00e0 votre\nvengeance, vous ne cherchiez les moyens de la satisfaire jusque dans la\ns\u00e9v\u00e9rit\u00e9 des lois.\nPermettez-moi d\u2019abord de vous observer \u00e0 ce sujet qu\u2019ici votre douleur\nvous abuse, puisque mon int\u00e9r\u00eat sur ce point est essentiellement li\u00e9 \u00e0\ncelui de M. de Valmont et qu\u2019il se trouverait envelopp\u00e9 lui-m\u00eame dans\nla condamnation que vous auriez provoqu\u00e9e contre moi. Je croirais donc,\nmadame, pouvoir au contraire compter plut\u00f4t de votre part sur des secours\nque sur des obstacles, dans les soins que je pourrais \u00eatre oblig\u00e9 de prendre\npour que ce malheureux \u00e9v\u00e8nement rest\u00e2t enseveli dans le silence.\n289Mais cette ressource de complicit\u00e9, qui convient \u00e9galement au coupable\net \u00e0 l\u2019innocent, ne peut suffire \u00e0 ma d\u00e9licatesse : en d\u00e9sirant de vous \u00e9carter\ncomme partie, je vous r\u00e9clame comme mon juge. L\u2019estime des personnes\nqu\u2019on respecte est trop pr\u00e9cieuse pour que je me laisse ravir la v\u00f4tre sans la\nd\u00e9fendre, et je crois en avoir les moyens.\nEn effet, si vous convenez que la vengeance est permise, disons mieux,\nqu\u2019on se la doit, quand on a \u00e9t\u00e9 trahi dans son amour, dans son amiti\u00e9 et\nsurtout dans sa confiance ; si vous en convenez, mes torts vont dispara\u00eetre\n\u00e0 vos yeux. N\u2019en croyez pas mes discours, mais lisez si vous en avez le\ncourage, la correspondance que je d\u00e9pose entre vos mains. La quantit\u00e9 de\nlettres qui s\u2019y trouvent en original para\u00eet rendre authentiques celles dont il\nn\u2019existe que des copies. Au reste, j\u2019ai re\u00e7u ces papiers, tels que j\u2019ai l\u2019honneur\nde vous les adresser, de M. de Valmont lui-m\u00eame. Je n\u2019y ai rien ajout\u00e9 et je\nn\u2019en ai distrait que deux lettres que je me suis permis de publier.\nL\u2019une \u00e9tait n\u00e9cessaire \u00e0 la vengeance commune de M. de Valmont\net de moi, \u00e0 laquelle nous avions droit tous deux, et dont il m\u2019avait\nexpress\u00e9ment charg\u00e9. J\u2019ai cru de plus, que c\u2019\u00e9tait rendre service \u00e0 la soci\u00e9t\u00e9\nque de d\u00e9masquer une femme aussi r\u00e9ellement dangereuse que l\u2019est M me de\nMerteuil, et qui, comme vous pouvez le voir, est la seule, la v\u00e9ritable cause\nde tout ce qui s\u2019est pass\u00e9 entre M. de Valmont et moi.\nUn sentiment de justice m\u2019a port\u00e9 aussi \u00e0 publier la seconde pour la\njustification de M. de Pr\u00e9van, que je connais \u00e0 peine, mais qui n\u2019avait\naucunement m\u00e9rit\u00e9 le traitement rigoureux qu\u2019il vient d\u2019\u00e9prouver, ni la\ns\u00e9v\u00e9rit\u00e9 des jugements du public, plus redoutable encore, et sous laquelle il\ng\u00e9mit depuis ce temps, sans avoir rien pour s\u2019en d\u00e9fendre.\nVous ne trouverez donc que la copie de ces deux lettres, dont je me dois\nde garder les originaux. Pour tout le reste, je ne crois pas pouvoir remettre\nen de plus s\u00fbres mains un d\u00e9p\u00f4t qu\u2019il m\u2019importe peut-\u00eatre qui ne soit pas\nd\u00e9truit, mais dont je rougirais d\u2019abuser. Je crois, madame, en vous confiant\nces papiers, servir aussi bien les personnes qu\u2019ils int\u00e9ressent, qu\u2019en les leur\nremettant \u00e0 elles-m\u00eames, et je leur sauve l\u2019embarras de les recevoir de moi,\net de me savoir instruit d\u2019aventures, que sans doute elles d\u00e9sirent que tout\nle monde ignore.\nJe crois devoir vous pr\u00e9venir \u00e0 ce sujet que cette correspondance ci-\njointe n\u2019est qu\u2019une partie d\u2019une collection bien plus volumineuse, dont M. de\nValmont l\u2019a tir\u00e9e en ma pr\u00e9sence et que vous devez retrouver \u00e0 la lev\u00e9e des\nscell\u00e9s, sous le titre, que j\u2019ai vu, de Compte ouvert entre la marquise de\nMerteuil et le vicomte de Valmont. Vous prendrez, sur cet objet, le parti que\nvous sugg\u00e9rera votre prudence.\nJe suis avec respect, madame, etc.\n290P.-S. \u2013 Quelques avis que j\u2019ai re\u00e7us et les conseils de mes amis m\u2019ont\nd\u00e9cid\u00e9 \u00e0 m\u2019absenter de Paris pour quelque temps ; mais le lieu de ma retraite,\ntenu secret pour tout le monde, ne le sera pas pour vous. Si vous m\u2019honorez\nd\u2019une r\u00e9ponse, je vous prie de l\u2019adresser \u00e0 la commanderie de\u2026, par P\u2026,\net sous le couvert de M. le commandeur de\u2026 C\u2019est de chez lui que j\u2019ai\nl\u2019honneur de vous \u00e9crire.\nParis, ce 12 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXX\nMadame de Volanges \u00e0\nMadame de Rosemonde\nJe marche, ma ch\u00e8re amie, de surprise en surprise et de chagrin en\nchagrin. Il faut \u00eatre m\u00e8re pour avoir l\u2019id\u00e9e de ce que j\u2019ai souffert hier toute\nla matin\u00e9e ; et si mes plus cruelles inqui\u00e9tudes ont \u00e9t\u00e9 calm\u00e9es depuis, il me\nreste encore une vive affliction et dont je ne pr\u00e9vois pas la fin.\nHier, vers dix heures du matin, \u00e9tonn\u00e9e de ne pas avoir encore vu ma fille,\nj\u2019envoyai ma femme de chambre pour savoir ce qui pouvait occasionner\nce retard. Elle revint le moment d\u2019apr\u00e8s fort effray\u00e9e et m\u2019effraya bien\ndavantage en m\u2019annon\u00e7ant que ma fille n\u2019\u00e9tait pas dans son appartement et\nque depuis le matin sa femme de chambre ne l\u2019y avait pas trouv\u00e9e. Jugez\nde ma situation ! Je fis venir tous mes gens et surtout mon portier : tous me\njur\u00e8rent ne rien savoir et ne pouvoir rien m\u2019apprendre sur cet \u00e9v\u00e8nement.\nJe passai aussit\u00f4t dans la chambre de ma fille. Le d\u00e9sordre qui y r\u00e9gnait\nm\u2019apprit bien qu\u2019apparemment elle n\u2019\u00e9tait sortie que le matin : mais je\nn\u2019y trouvai d\u2019ailleurs aucun \u00e9claircissement. Je visitai ses armoires, son\nsecr\u00e9taire ; je trouvai tout \u00e0 sa place et toutes ses hardes \u00e0 la r\u00e9serve de la\nrobe avec laquelle elle \u00e9tait sortie. Elle n\u2019avait seulement pas pris le peu\nd\u2019argent qu\u2019elle avait chez elle.\nComme elle n\u2019avait appris qu\u2019hier tout ce qu\u2019on dit de M me de Merteuil,\nqu\u2019elle lui est fort attach\u00e9e, et au point m\u00eame qu\u2019elle n\u2019avait fait que pleurer\ntoute la soir\u00e9e ; comme je me rappelais aussi qu\u2019elle ne savait pas que M me\nde Merteuil \u00e9tait \u00e0 la campagne, ma premi\u00e8re id\u00e9e fut qu\u2019elle avait voulu\nvoir son amie et qu\u2019elle avait fait l\u2019\u00e9tourderie d\u2019y aller seule. Mais le temps\nqui s\u2019\u00e9coulait sans qu\u2019elle rev\u00eent me rendit toutes mes inqui\u00e9tudes. Chaque\nmoment augmentait ma peine, et tout en br\u00fblant de m\u2019instruire, je n\u2019osais\npourtant prendre aucune information dans la crainte de donner de l\u2019\u00e9clat\n\u00e0 une d\u00e9marche que peut-\u00eatre je voudrais apr\u00e8s pouvoir cacher \u00e0 tout le\nmonde. Non, de ma vie je n\u2019ai tant souffert !\n291Enfin, ce ne fut qu\u2019\u00e0 deux heures pass\u00e9es que je re\u00e7us \u00e0 la fois une lettre\nde ma fille et une de la sup\u00e9rieure du couvent de\u2026 La lettre de ma fille disait\nseulement qu\u2019elle avait craint que je ne m\u2019opposasse \u00e0 la vocation qu\u2019elle\navait de se faire religieuse et qu\u2019elle n\u2019avait os\u00e9 m\u2019en parler : le reste n\u2019\u00e9tait\nque des excuses sur ce qu\u2019elle avait pris sans ma permission, ce parti, que je\nne d\u00e9sapprouverais s\u00fbrement pas, ajoutait-elle, si je connaissais ses motifs,\nque pourtant elle me priait de ne pas lui demander.\nLa sup\u00e9rieure me mandait qu\u2019ayant vu arriver une jeune personne seule,\nelle avait d\u2019abord refus\u00e9 de la recevoir ; mais que l\u2019ayant interrog\u00e9e et\nayant appris qui elle \u00e9tait, elle avait cru me rendre service en commen\u00e7ant\npar donner asile \u00e0 ma fille, pour ne pas l\u2019exposer \u00e0 de nouvelles courses,\nauxquelles elle paraissait d\u00e9termin\u00e9e. La sup\u00e9rieure, en m\u2019offrant comme de\nraison de me remettre ma fille, m\u2019invite, suivant son \u00e9tat, \u00e0 ne pas m\u2019opposer\n\u00e0 une vocation qu\u2019elle appelle si d\u00e9cid\u00e9e ; elle me disait encore n\u2019avoir pas\npu m\u2019informer plus t\u00f4t de cet \u00e9v\u00e8nement, par la peine qu\u2019elle avait eue \u00e0 me\nfaire \u00e9crire par ma fille, dont le projet \u00e9tait que tout le monde ignor\u00e2t o\u00f9 elle\ns\u2019\u00e9tait retir\u00e9e. C\u2019est une cruelle chose que la d\u00e9raison des enfants !\nJ\u2019ai \u00e9t\u00e9 sur-le-champ \u00e0 ce couvent ; et apr\u00e8s avoir vu la sup\u00e9rieure, je\nlui ai demand\u00e9 de voir ma fille : celle-ci n\u2019est venue qu\u2019avec peine et bien\ntremblante. Je lui ai parl\u00e9 devant les religieuses et je lui ai parl\u00e9 seule ; tout\nce que j\u2019en ai pu tirer au milieu de beaucoup de larmes est qu\u2019elle ne pouvait\n\u00eatre heureuse qu\u2019au couvent ; j\u2019ai pris le parti de lui permettre d\u2019y rester,\nmais sans \u00eatre encore au rang des postulantes, comme elle le demandait. Je\ncrains que la mort de M me de Tourvel et celle de M. de Valmont n\u2019aient trop\naffect\u00e9 cette jeune t\u00eate. Quelque respect que j\u2019aie pour la vocation religieuse,\nje ne verrais pas sans peine et m\u00eame sans crainte ma fille embrasser cet \u00e9tat.\nIl me semble que nous avons d\u00e9j\u00e0 assez de devoirs \u00e0 remplir, sans nous en\ncr\u00e9er de nouveaux ; et encore que ce n\u2019est gu\u00e8re \u00e0 cet \u00e2ge que nous savons\nce qui nous convient.\nCe qui redouble mon embarras, c\u2019est le retour tr\u00e8s prochain de M. de\nGercourt ; faudra-t-il rompre ce mariage si avantageux ? Comment donc\nfaire le bonheur de ses enfants, s\u2019il ne suffit pas d\u2019en avoir-le d\u00e9sir et d\u2019y\ndonner tous ses soins ? Vous m\u2019obligerez beaucoup de me dire ce que vous\nferiez \u00e0 ma place ; je ne peux m\u2019arr\u00eater \u00e0 aucun parti : je ne trouve rien de\nsi effrayant que d\u2019avoir \u00e0 d\u00e9cider du sort des autres, et je crains \u00e9galement\nde mettre dans cette occasion-ci la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 d\u2019un juge ou la faiblesse d\u2019une\nm\u00e8re.\nJe me reproche sans cesse d\u2019augmenter vos chagrins en vous parlant des\nmiens ; mais je connais votre c\u0153ur : la consolation que vous pourriez donner\naux autres deviendrait pour vous la plus grande que vous puissiez recevoir.\n292Adieu, ma ch\u00e8re et digne amie ; j\u2019attends vos deux r\u00e9ponses avec bien\nde l\u2019impatience.\nParis, ce 13 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXXI\nMadame de Rosemonde\nau Chevalier Danceny\nApr\u00e8s ce que vous m\u2019avez fait conna\u00eetre, monsieur, il ne reste qu\u2019\u00e0\npleurer et qu\u2019\u00e0 se taire. On regrette de vivre encore quand on apprend de\npareilles horreurs ; on rougit d\u2019\u00eatre femme quand on en voit une capable de\nsemblables exc\u00e8s.\nJe me pr\u00eaterai volontiers, monsieur, pour ce qui me concerne, de laisser\ndans le silence et l\u2019oubli tout ce qui pourrait avoir trait et donner suite \u00e0 ces\ntristes \u00e9v\u00e8nements. Je souhaite m\u00eame qu\u2019ils ne vous causent jamais d\u2019autres\nchagrins que ceux ins\u00e9parables du malheureux avantage que vous avez\nremport\u00e9 sur mon neveu. Malgr\u00e9 ses torts, que je suis forc\u00e9e de reconna\u00eetre,\nje sens que je ne me consolerai jamais de sa perte : mais mon \u00e9ternelle\naffliction sera la seule vengeance que je me permettrai de tirer de vous ; c\u2019est\n\u00e0 votre c\u0153ur \u00e0 en appr\u00e9cier l\u2019\u00e9tendue.\nSi vous permettez \u00e0 mon \u00e2ge une r\u00e9flexion qu\u2019on ne fait gu\u00e8re au v\u00f4tre,\nc\u2019est que si on \u00e9tait \u00e9clair\u00e9 sur son v\u00e9ritable bonheur, on ne le chercherait\njamais hors des bornes prescrites par les lois et la religion.\nVous pouvez \u00eatre s\u00fbr que je garderai fid\u00e8lement et volontiers le d\u00e9p\u00f4t que\nvous m\u2019avez confi\u00e9 ; mais je vous demande de m\u2019autoriser \u00e0 ne le remettre \u00e0\npersonne, pas m\u00eame \u00e0 vous, monsieur, \u00e0 moins qu\u2019il ne devienne n\u00e9cessaire\n\u00e0 votre justification. J\u2019ose croire que vous ne vous refuserez pas \u00e0 cette pri\u00e8re\net que vous n\u2019\u00eates plus \u00e0 sentir qu\u2019on g\u00e9mit souvent de s\u2019\u00eatre livr\u00e9 m\u00eame\n\u00e0 la plus juste vengeance.\nJe ne m\u2019arr\u00eate pas dans mes demandes, persuad\u00e9e que je suis de\nvotre g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 et de votre d\u00e9licatesse ; il serait bien digne de toutes\ndeux, de remettre aussi entre mes mains les lettres de M lle de Volanges,\nqu\u2019apparemment vous avez conserv\u00e9es et qui sans doute ne vous int\u00e9ressent\nplus. Je sais que cette jeune personne a de grands torts avec vous : mais je\nne pense pas que vous songiez \u00e0 l\u2019en punir ; et ne f\u00fbt-ce que par respect\npour vous-m\u00eame, vous n\u2019avilirez pas l\u2019objet que vous avez tant aim\u00e9. Je n\u2019ai\ndonc pas besoin d\u2019ajouter que les \u00e9gards que la fille ne m\u00e9rite pas sont au\nmoins bien dus \u00e0 la m\u00e8re, \u00e0 cette femme respectable, vis-\u00e0-vis de qui vous\nn\u2019\u00eates pas sans avoir beaucoup \u00e0 r\u00e9parer : car, enfin, quelque illusion qu\u2019on\ncherche \u00e0 se faire par une pr\u00e9tendue d\u00e9licatesse de sentiments, celui qui le\n293premier tente de s\u00e9duire un c\u0153ur encore honn\u00eate et simple se rend par l\u00e0\nm\u00eame le premier fauteur de sa corruption et doit \u00eatre \u00e0 jamais comptable des\nexc\u00e8s et des \u00e9garements qui la suivent.\nNe vous \u00e9tonnez pas, monsieur, de tant de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 de ma part ; elle est la\nplus grande preuve que je puisse vous donner de ma parfaite estime. Vous y\nacquerrez de nouveaux droits encore en vous pr\u00eatant, comme je le d\u00e9sire, \u00e0 la\ns\u00fbret\u00e9 d\u2019un secret dont la publicit\u00e9 vous ferait tort \u00e0 vous-m\u00eame et porterait\nla mort dans un c\u0153ur maternel que d\u00e9j\u00e0 vous avez bless\u00e9. Enfin, monsieur,\nje d\u00e9sire de rendre ce service \u00e0 mon amie ; et si je pouvais craindre que vous\nme refusassiez cette consolation, je vous demanderais de songer auparavant\nque c\u2019est la seule que vous m\u2019ayez laiss\u00e9e.\nJ\u2019ai l\u2019honneur d\u2019\u00eatre, etc.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 15 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXXII\nMadame de Rosemonde\n\u00e0 Madame de Volanges\nSi j\u2019avais \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9e, ma ch\u00e8re amie, de faire venir et d\u2019attendre de Paris\nles \u00e9claircissements que vous me demandez concernant M me de Merteuil,\nil ne me serait pas possible de vous les donner encore ; et, sans doute, je\nn\u2019en aurais re\u00e7u que de vagues et d\u2019incertains : mais il m\u2019en est venu que je\nn\u2019attendais pas, que je n\u2019avais pas lieu d\u2019attendre ; et ceux-l\u00e0 n\u2019ont que trop\nde certitude. \u00d4 ! mon amie, combien cette femme vous a tromp\u00e9e !\nJe r\u00e9pugne \u00e0 entrer dans aucun d\u00e9tail sur cet amas d\u2019horreurs ; mais\nquelque chose qu\u2019on en d\u00e9bite, assurez-vous qu\u2019on est encore au-dessous de\nla v\u00e9rit\u00e9. J\u2019esp\u00e8re, ma ch\u00e8re amie, que vous me connaissez assez pour me\ncroire sur ma parole, et que vous n\u2019exigerez de moi aucune preuve. Qu\u2019il\nvous suffise de savoir qu\u2019il en existe une foule que j\u2019ai dans ce moment\nm\u00eame entre les mains.\nCe n\u2019est pas sans une peine extr\u00eame que je vous fais la m\u00eame pri\u00e8re de\nne pas m\u2019obliger \u00e0 motiver le conseil que vous me demandez relativement \u00e0\nMlle de Volanges. Je vous invite \u00e0 ne pas vous opposer \u00e0 la vocation qu\u2019elle\nmontre. S\u00fbrement nulle raison ne peut autoriser \u00e0 forcer de prendre cet \u00e9tat\nquand le sujet n\u2019y est pas appel\u00e9 ; mais quelquefois c\u2019est un grand bonheur\nqu\u2019il le soit ; et vous voyez que votre fille elle-m\u00eame vous dit que vous ne la\nd\u00e9sapprouveriez pas si vous connaissiez ses motifs. Celui qui nous inspire\nnos sentiments sait mieux que notre vaine sagesse ce qui convient \u00e0 chacun\net, souvent ce qui para\u00eet un acte de sa s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 en est au contraire un de sa\ncl\u00e9mence.\n294Enfin, mon avis, que je sens bien qui vous affligera, et que par l\u00e0 m\u00eame\nvous devez croire que je ne vous donne pas sans y avoir beaucoup r\u00e9fl\u00e9chi,\nest que vous laissiez M lle de Volanges au couvent, puisque ce parti est de\nson choix ; que vous encouragiez, plut\u00f4t que de contrarier, le projet qu\u2019elle\npara\u00eet avoir form\u00e9 et que, dans l\u2019attente de son ex\u00e9cution, vous n\u2019h\u00e9sitiez\npas \u00e0 rompre le mariage que vous aviez arr\u00eat\u00e9.\nApr\u00e8s avoir rempli ces p\u00e9nibles devoirs de l\u2019amiti\u00e9, et dans l\u2019impuissance\no\u00f9 je suis d\u2019y joindre aucune consolation, la gr\u00e2ce qui me reste \u00e0 vous\ndemander, ma ch\u00e8re amie, est de ne plus m\u2019interroger sur rien qui ait rapport\n\u00e0 ces tristes \u00e9v\u00e8nements : laissons-les dans l\u2019oubli qui leur convient ; et sans\nchercher d\u2019inutiles et d\u2019affligeantes lumi\u00e8res, soumettons-nous aux d\u00e9crets\nde la Providence, et croyons \u00e0 la sagesse de ses vues, lors m\u00eame qu\u2019elle ne\nnous permet pas de les comprendre. Adieu, ma ch\u00e8re amie.\nDu ch\u00e2teau de\u2026, ce 15 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXXIII\nMadame de Volanges \u00e0\nMadame de Rosemonde\n\u00d4 ! mon amie ! de quel voile effrayant vous enveloppez le sort de ma\nfille ! et vous paraissez craindre que je ne tente de le soulever ! Que me\ncache-t-il donc qui puisse affliger davantage le c\u0153ur d\u2019une m\u00e8re que les\naffreux soup\u00e7ons auxquels vous me livrez ? Plus je connais votre amiti\u00e9,\nvotre indulgence, et plus mes tourments redoublent : vingt fois, depuis hier,\nj\u2019ai voulu sortir de ces cruelles incertitudes et vous demander de m\u2019instruire\nsans m\u00e9nagement et sans d\u00e9tour ; et chaque fois j\u2019ai fr\u00e9mi de crainte en\nsongeant \u00e0 la pri\u00e8re que vous me faites de ne pas vous interroger. Enfin,\nje m\u2019arr\u00eate \u00e0 un parti qui me laisse encore quelque espoir ; et j\u2019attends de\nvotre amiti\u00e9 que vous ne vous refuserez pas \u00e0 ce que je d\u00e9sire : c\u2019est de me\nr\u00e9pondre si j\u2019ai \u00e0 peu pr\u00e8s compris ce que vous pouviez avoir \u00e0 me dire ;\nde ne pas craindre de m\u2019apprendre tout ce que l\u2019indulgence maternelle peut\ncouvrir et qui n\u2019est pas impossible \u00e0 r\u00e9parer. Si mes malheurs exc\u00e8dent cette\nmesure, alors je consens \u00e0 vous laisser, en effet, ne vous expliquer que par\nvotre silence : voici donc ce que j\u2019ai su d\u00e9j\u00e0 et jusqu\u2019o\u00f9 mes craintes peuvent\ns\u2019\u00e9tendre.\nMa fille a montr\u00e9 quelque go\u00fbt pour le chevalier Danceny, et j\u2019ai \u00e9t\u00e9\ninform\u00e9e qu\u2019elle a \u00e9t\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 recevoir des lettres de lui et m\u00eame jusqu\u2019\u00e0\nlui r\u00e9pondre ; mais je croyais \u00eatre parvenue \u00e0 emp\u00eacher que cette erreur\nd\u2019une enfant n\u2019e\u00fbt aucune suite dangereuse : aujourd\u2019hui que je crains tout,\n295je con\u00e7ois qu\u2019il serait possible que ma surveillance e\u00fbt \u00e9t\u00e9 tromp\u00e9e, et je\nredoute que ma fille, s\u00e9duite, n\u2019ait mis le comble \u00e0 ses \u00e9garements.\nJe me rappelle encore plusieurs circonstances qui peuvent fortifier cette\ncrainte. Je vous ai mand\u00e9 que ma fille s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9e mal \u00e0 la nouvelle\ndu malheur arriv\u00e9 \u00e0 M. de Valmont ; peut-\u00eatre cette sensibilit\u00e9 avait-elle\nseulement pour objet l\u2019id\u00e9e des risques que M. Danceny avait courus dans\nce combat. Quand depuis elle a tant pleur\u00e9 en apprenant tout ce qu\u2019on disait\nde Mme de Merteuil, peut-\u00eatre ce que j\u2019ai cru la douleur de l\u2019amiti\u00e9, n\u2019\u00e9tait\nque l\u2019effet de la jalousie ou du regret de trouver son amant infid\u00e8le. Sa\nderni\u00e8re d\u00e9marche peut encore, ce me semble, s\u2019expliquer par le m\u00eame\nmotif. Souvent on se croit appel\u00e9e \u00e0 Dieu, par cela seul qu\u2019on se sent r\u00e9volt\u00e9e\ncontre les hommes. Enfin, en supposant que ces faits soient vrais et que\nvous en soyez instruite, vous aurez pu, sans doute, les trouver suffisants pour\nautoriser le conseil rigoureux que vous me donnez.\nCependant, s\u2019il \u00e9tait ainsi, en bl\u00e2mant ma fille, je croirais pourtant lui\ndevoir encore de tenter tous les moyens de lui sauver les tourments et les\ndangers d\u2019une vocation illusoire et passag\u00e8re. Si M. Danceny n\u2019a pas perdu\ntout sentiment d\u2019honn\u00eatet\u00e9, il ne se refusera pas \u00e0 r\u00e9parer un tort dont lui\nseul est l\u2019auteur, et je peux croire enfin que le mariage de ma fille est assez\navantageux pour qu\u2019il puisse en \u00eatre flatt\u00e9 ainsi que sa famille.\nVoil\u00e0, ma ch\u00e8re et digne amie, le seul espoir qui me reste ; h\u00e2tez-vous\nde le confirmer, si cela vous est possible. Vous jugez combien je d\u00e9sire que\nvous me r\u00e9pondiez et quel coup affreux me porterait votre silence.\nJ\u2019allais fermer ma lettre quand un homme de ma connaissance est venu,\nme voir et m\u2019a racont\u00e9 la cruelle sc\u00e8ne que M me de Merteuil a essuy\u00e9e avant-\nhier. Comme je n\u2019ai vu personne tous ces derniers jours, je n\u2019avais rien su\nde cette aventure ; en voil\u00e0 le r\u00e9cit, tel que je le tiens d\u2019un t\u00e9moin oculaire.\nMme de Merteuil, en arrivant de la campagne, avant-hier jeudi, s\u2019est fait\ndescendre \u00e0 la Com\u00e9die-Italienne, o\u00f9 elle avait sa loge ; elle y \u00e9tait seule, et,\nce qui dut lui para\u00eetre extraordinaire, aucun homme ne s\u2019y pr\u00e9senta pendant\ntout le spectacle. \u00c0 la sortie elle entra, suivant son usage, au petit salon qui\n\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 rempli de monde ; sur-le-champ il s\u2019\u00e9leva une rumeur, mais dont\napparemment elle ne se crut pas l\u2019objet. Elle aper\u00e7ut une place vide sur l\u2019une\ndes banquettes et elle alla s\u2019y asseoir ; mais aussit\u00f4t, toutes les femmes qui\ny \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 se lev\u00e8rent, comme de concert, et l\u2019y laiss\u00e8rent absolument\nseule. Ce mouvement marqu\u00e9 d\u2019indignation g\u00e9n\u00e9rale fut applaudi de tous les\nhommes et fit redoubler les murmures qui, dit-on, all\u00e8rent jusqu\u2019aux hu\u00e9es.\nPour que rien ne manqu\u00e2t \u00e0 son humiliation, son malheur voulut que\nM. de Pr\u00e9van, qui ne s\u2019\u00e9tait montr\u00e9 nulle part depuis son aventure, entr\u00e2t\ndans le m\u00eame moment dans le petit salon. D\u00e8s qu\u2019on l\u2019aper\u00e7ut, tout le\nmonde, hommes et femmes, l\u2019entoura et l\u2019applaudit ; et il se trouva, pour\n296ainsi dire, port\u00e9 devant M me de Merteuil par le public qui faisait cercle\nautour d\u2019eux. On assure que celle-ci a conserv\u00e9 l\u2019air de ne rien voir et de\nne rien entendre et qu\u2019elle n\u2019a pas chang\u00e9 de figure ; mais je crois ce fait\nexag\u00e9r\u00e9. Quoi qu\u2019il en soit, cette situation vraiment ignominieuse pour elle,\na dur\u00e9 jusqu\u2019au moment o\u00f9 on a annonc\u00e9 sa voiture, et \u00e0 son d\u00e9part les hu\u00e9es\nscandaleuses ont encore redoubl\u00e9. Il est affreux de se trouver parente de\ncette femme. M. de Pr\u00e9van a \u00e9t\u00e9 le m\u00eame soir, fort accueilli de tous ceux\ndes officiers de son corps qui se trouvaient l\u00e0, et on ne doute pas qu\u2019on ne\nlui rende bient\u00f4t son emploi et son rang.\nLa m\u00eame personne qui m\u2019a fait ce d\u00e9tail m\u2019a dit que M me de Merteuil\navait pris la nuit suivante une tr\u00e8s forte fi\u00e8vre, qu\u2019on avait cru d\u2019abord\n\u00eatre l\u2019effet de la situation violente o\u00f9 elle s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9e ; mais qu\u2019on sait,\ndepuis hier au soir, que la petite v\u00e9role s\u2019est d\u00e9clar\u00e9e confluente et d\u2019un tr\u00e8s\nmauvais caract\u00e8re. En v\u00e9rit\u00e9, ce serait, je crois, un bonheur pour elle d\u2019en\nmourir. On dit encore que toute cette aventure lui fera peut-\u00eatre beaucoup\nde tort pour son proc\u00e8s, qui est pr\u00e8s d\u2019\u00eatre jug\u00e9 et dans lequel on pr\u00e9tend\nqu\u2019elle avait besoin de beaucoup de faveur.\nAdieu, ma ch\u00e8re et digne amie. Je vois bien dans tout cela les m\u00e9chants\npunis ; mais je n\u2019y trouve nulle consolation pour leurs malheureuses\nvictimes.\nParis, ce 18 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXXIV\nLe Chevalier Danceny \u00e0\nMadame de Rosemonde\nVous avez raison, madame, et s\u00fbrement je ne vous refuserai rien de ce qui\nd\u00e9pendra de moi et \u00e0 quoi vous para\u00eetrez attacher quelque prix. Le paquet\nque j\u2019ai l\u2019honneur de vous adresser contient toutes les lettres de M lle de\nVolanges. Si vous les lisez, vous ne verrez peut-\u00eatre pas sans \u00e9tonnement\nqu\u2019on puisse r\u00e9unir tant d\u2019ing\u00e9nuit\u00e9 et tant de perfidie. C\u2019est, au moins, ce\nqui m\u2019a frapp\u00e9 le plus dans la derni\u00e8re lecture que je viens d\u2019en faire.\nMais surtout peut-on se d\u00e9fendre de la plus vive indignation contre M me\nde Merteuil, quand on se rappelle avec quel affreux plaisir elle a mis tous\nses soins \u00e0 abuser de tant d\u2019innocence et de candeur ?\nNon, je n\u2019ai plus d\u2019amour. Je ne conserve rien d\u2019un sentiment si\nindignement trahi, et ce n\u2019est pas lui qui me fait chercher \u00e0 justifier\nMlle de Volanges. Mais, cependant, ce c\u0153ur si simple, ce caract\u00e8re si\ndoux et si facile, ne seraient-ils pas port\u00e9s au bien plus ais\u00e9ment encore\nqu\u2019ils ne se sont laiss\u00e9s entra\u00eener vers le mal ? Quelle jeune personne,\n297sortant de m\u00eame du couvent, sans exp\u00e9rience et presque sans id\u00e9es, et\nne portant dans le monde, comme il arrive presque toujours alors, qu\u2019une\n\u00e9gale ignorance du bien et du mal ; quelle jeune personne, dis-je, aurait pu\nr\u00e9sister davantage \u00e0 de si coupables artifices ? Ah ! pour \u00eatre indulgent,\nil suffit de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 combien de circonstances ind\u00e9pendantes de nous\ntient l\u2019alternative effrayante de la d\u00e9licatesse, ou de la d\u00e9pravation de nos\nsentiments. Vous me rendiez donc justice, madame, en pensant que les torts\nde Mlle de Volanges, que j\u2019ai senti bien vivement, ne m\u2019inspirent pourtant\naucune id\u00e9e de vengeance. C\u2019est bien assez d\u2019\u00eatre oblig\u00e9 de renoncer \u00e0\nl\u2019aimer ! il m\u2019en co\u00fbterait trop de la ha\u00efr.\nJe n\u2019ai eu besoin d\u2019aucune r\u00e9flexion pour d\u00e9sirer que tout ce qui la\nconcerne, et qui pourrait lui nuire, rest\u00e2t \u00e0 jamais ignor\u00e9 de tout le monde.\nSi j\u2019ai paru diff\u00e9rer quelque temps de remplir vos d\u00e9sirs \u00e0 cet \u00e9gard, je crois\npouvoir ne pas vous en cacher le motif ; j\u2019ai voulu auparavant \u00eatre s\u00fbr que\nje ne serais point inqui\u00e9t\u00e9 sur les suites de ma malheureuse affaire. Dans\nun temps o\u00f9 je demandais votre indulgence, o\u00f9 j\u2019osais m\u00eame croire y avoir\nquelques droits, j\u2019aurais craint d\u2019avoir l\u2019air de l\u2019acheter en quelque sorte, par\ncette condescendance de ma part ; et, s\u00fbr de la puret\u00e9 de mes motifs, j\u2019ai eu\nje l\u2019avoue, l\u2019orgueil de vouloir que vous ne puissiez en douter. J\u2019esp\u00e8re que\nvous pardonnerez cette d\u00e9licatesse, peut-\u00eatre trop susceptible \u00e0 la v\u00e9n\u00e9ration\nque vous m\u2019inspirez, au cas que je fais de votre estime.\nLe m\u00eame sentiment me fait vous demander, pour derni\u00e8re gr\u00e2ce, de\nvouloir bien me faire savoir si vous jugez que j\u2019ai rempli tous les devoirs\nqu\u2019ont pu m\u2019imposer les malheureuses circonstances dans lesquelles je me\nsuis trouv\u00e9. Une fois tranquille sur ce point, mon parti est pris : je pars pour\nMalte ; j\u2019irai y faire avec plaisir et y garder religieusement des v\u0153ux qui me\ns\u00e9pareront d\u2019un monde dont, jeune encore, j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 eu tant \u00e0 me plaindre ;\nj\u2019irai enfin chercher \u00e0 perdre, sous un ciel \u00e9tranger, l\u2019id\u00e9e de tant d\u2019horreurs\naccumul\u00e9es, et dont le souvenir ne pourrait qu\u2019attrister et fl\u00e9trir mon \u00e2me.\nJe suis, avec respect, madame, votre tr\u00e8s humble, etc.\nParis, ce 26 d\u00e9cembre 17 **.\nLETTRE CLXXV\nMadame de Volanges \u00e0\nMadame de Rosemonde\nLe sort de M me de Merteuil para\u00eet enfin rempli, ma ch\u00e8re et digne amie,\net il est tel que ses plus grands ennemis sont partag\u00e9s entre l\u2019indignation\nqu\u2019elle m\u00e9rite et la piti\u00e9 qu\u2019elle inspire. J\u2019avais bien raison de dire que ce\nserait peut-\u00eatre un bonheur pour elle de mourir de sa petite v\u00e9role. Elle en est\n298revenue il est vrai, mais affreusement d\u00e9figur\u00e9e, et elle y a particuli\u00e8rement\nperdu un \u0153il. Vous jugez bien que je ne l\u2019ai pas revue, mais on m\u2019a dit\nqu\u2019elle \u00e9tait vraiment hideuse.\nLe marquis de\u2026, qui ne perd pas l\u2019occasion de dire une m\u00e9chancet\u00e9,\ndisait hier, en parlant d\u2019elle, que la maladie l\u2019avait retourn\u00e9e et qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent\nson \u00e2me \u00e9tait sur sa figure. Malheureusement tout le monde trouva que\nl\u2019expression \u00e9tait juste.\nUn autre \u00e9v\u00e8nement vient d\u2019ajouter encore \u00e0 ses disgr\u00e2ces et \u00e0 ses torts.\nSon proc\u00e8s a \u00e9t\u00e9 jug\u00e9 avant-hier, et elle l\u2019a perdu tout d\u2019une voix. D\u00e9pens,\ndommages et int\u00e9r\u00eats, restitution des fruits, tout a \u00e9t\u00e9 adjug\u00e9 aux mineurs,\nen sorte que le peu de fortune qui n\u2019\u00e9tait pas compromis dans ce proc\u00e8s est\nabsorb\u00e9, et au-del\u00e0 par les frais.\nAussit\u00f4t qu\u2019elle a appris cette nouvelle, quoique malade encore, elle a\nfait ses arrangements et est partie seule dans la nuit et en poste. Ses gens\ndisent aujourd\u2019hui qu\u2019aucun d\u2019eux n\u2019a voulu la suivre. On croit qu\u2019elle a\npris la route de la Hollande.\nCe d\u00e9part fait plus crier encore que tout le reste, en ce qu\u2019elle a emport\u00e9\nses diamants, objet tr\u00e8s consid\u00e9rable et qui devait rentrer dans la succession\nde son mari ; son argenterie, ses bijoux, enfin, tout ce qu\u2019elle a pu, et qu\u2019elle\nlaisse apr\u00e8s elle pour pr\u00e8s de 50 000 livres de dettes. C\u2019est une v\u00e9ritable\nbanqueroute.\nLa famille doit s\u2019assembler demain pour voir \u00e0 prendre des arrangements\navec les cr\u00e9anciers. Quoique parente bien \u00e9loign\u00e9e, j\u2019ai offert d\u2019y concourir ;\nmais je ne me trouverai pas \u00e0 cette assembl\u00e9e, devant assister \u00e0 une\nc\u00e9r\u00e9monie plus triste encore. Ma fille prend demain l\u2019habit de postulante.\nJ\u2019esp\u00e8re que vous n\u2019oublierez pas, ma ch\u00e8re bonne amie, que dans ce grand\nsacrifice que je fais, je n\u2019ai d\u2019autre motif, pour m\u2019y croire oblig\u00e9e, que le\nsilence que vous avez gard\u00e9 vis-\u00e0-vis de moi.\nM. Danceny a quitt\u00e9 Paris il y a pr\u00e8s de quinze jours. On dit qu\u2019il va passer\n\u00e0 Malte et qu\u2019il a le projet de s\u2019y fixer. Il serait peut-\u00eatre encore temps de le\nretenir ?\u2026 Mon amie ! ma fille est donc bien coupable ! Vous pardonnerez\npeut-\u00eatre \u00e0 une m\u00e8re de ne c\u00e9der que difficilement \u00e0 cette affreuse certitude.\nQuelle fatalit\u00e9 s\u2019est donc r\u00e9pandue autour de moi depuis quelque temps\net m\u2019a frapp\u00e9e dans les objets les plus chers ! Ma fille et mon amie !\nQui pourrait ne pas fr\u00e9mir en songeant aux malheurs que peut causer\nune seule liaison dangereuse ! et quelles peines ne s\u2019\u00e9viterait-on point en\ny r\u00e9fl\u00e9chissant davantage ! Quelle femme ne fuirait pas au premier propos\nd\u2019un s\u00e9ducteur ? Quelle m\u00e8re pourrait sans trembler, voir une autre personne\nqu\u2019elle parler \u00e0 sa fille ? Mais ces r\u00e9flexions tardives n\u2019arrivent jamais\nqu\u2019apr\u00e8s l\u2019\u00e9v\u00e8nement ; et l\u2019une des plus importantes v\u00e9rit\u00e9s, comme aussi\n299peut-\u00eatre des plus g\u00e9n\u00e9ralement reconnues, reste \u00e9touff\u00e9e et sans usage dans\nle tourbillon de nos m\u0153urs incons\u00e9quentes.\nAdieu, ma ch\u00e8re et digne amie ; j\u2019\u00e9prouve en ce moment que notre raison,\nd\u00e9j\u00e0 si insuffisante pour pr\u00e9venir nos malheurs, l\u2019est encore davantage pour\nnous en consoler.\nParis, ce 14 janvier 17 **.\n300\u00a9 Sercib-Ligaran 2021"}