{"filename": "Dumas_LesTroisMousquetaires.pdf", "content": " \nAlexandre Dumas \nLES TROIS \nMOUSQUETAIRES \n(1844) \n \u00c9dition du groupe \u00ab Ebooks libres et gratuits \u00bb \u2013 2 \u2013 Table des mati\u00e8res \nINTRODUCTION ...................................................................... 6 \nCHAPITRE PREMIER LES TROIS PR\u00c9SENTS DE \nM. D\u2019ARTAGN AN P\u00c8RE ........................................................... 9 \nCHAPITRE II L\u2019ANTICHAMBRE DE M. DE TR\u00c9VILLE ...... 28 \nCHAPITRE III L\u2019AUDIENCE .................................................40 \nCHAPITRE IV L\u2019\u00c9PAULE D\u2019ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D\u2019ARAMIS ........................... 54\n \nCHAPITRE V LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES \nGARDES DE M. LE CARDINAL ............................................. 64 \nCHAPITRE VI SA MAJEST\u00c9 LE ROI LOUIS TREIZI\u00c8ME ... 78 \nCHAPITRE VII L\u2019INT\u00c9RIEUR DES MOUSQUETAIRES .... 102 \nCHAPITRE VIII UNE INTRIGUE DE C\u0152UR ...................... 112 \nCHAPITRE IX D\u2019ARTAGNAN SE DESSINE ....................... 123 \nCHAPITRE X UNE SOURICI\u00c8RE AU XVIIe SI\u00c8CL E ......... 134 \nCHAPITRE XI L\u2019INTRIGUE SE NOUE ............................... 147 \nCHAPITRE XII GEORGES VILLIERS, DUC DE \nBUCKINGHAM ..................................................................... 170 \nCHAPITRE XIII MONSIEUR BONACIEUX ........................ 180 \nCHAPITRE XIV L\u2019HOMME DE MEUNG ............................ 192 \nCHAPITRE XV GENS DE ROBE ET GENS D\u2019\u00c9P\u00c9E ........... 207 \nCHAPITRE XVI O\u00d9 M. LE GARDE DES SCEAUX \nS\u00c9GUIER CHERCHA PLUS D\u2019UNE FOIS LA CLOCHE \nPOUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS 217 \nCHAPITRE XVII LE M\u00c9NAGE BONACIEUX ..................... 232 \u2013 3 \u2013 CHAPITRE XVIII L\u2019AMANT ET LE MARI .......................... 249 \nCHAPITRE XIX PLAN DE CAMPAGNE .............................. 259 \nCHAPITRE XX VOYAGE ...................................................... 271 \nCHAPITRE XXI LA COMTESSE DE WINTER .................... 287 \nCHAPITRE XXII LE BALLET DE LA MERLAISON........... 300 \nCHAPITRE XXIII LE RENDEZ -VOUS ............................... 309 \nCHAPITRE XXIV LE PAVILLON ......................................... 323 \nCHAPITRE XXV PORTHOS ................................................. 336 \nCHAPITRE XXVI LA TH\u00c8SE D\u2019ARAMIS ........................... 360 \nCHAPITRE XXVII LA FEMME D\u2019ATHOS ........................... 381 \nCHAPITRE XXVIII RETOUR .............................................. 406 \nCHAPITRE XXIX LA CHASSE \u00c0 L\u2019\u00c9QUIPEMENT ............ 425 \nCHAPITRE XXX MILADY .................................................... 436 \nCHAPITRE XXXI ANGLAIS ET FRAN\u00c7AIS ........................ 446 \nCHAPITRE XXXII UN D\u00ceNER DE PROCUREUR ............... 456 \nCHAPITRE XXXIII SOUBRETTE ET MA\u00ceTRESSE ........... 468 \nCHAPITRE XXXIV O\u00d9 IL EST TRAIT\u00c9 DE \nL\u2019\u00c9QUIPEMENT D\u2019ARAMIS ET DE PORTHOS ................. 481 \nCHAPITRE XXXV LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS 492 \nCHAPITRE XXXVI R\u00caVE DE VENGEANCE .......................502 \nCHAPITRE XXXVII LE SECRET DE MILADY .................... 513 \nCHAPITRE XXXVIII COMMENT, SANS SE D\u00c9RANGER, \nATHOS TROUVA SON \u00c9QUIPEMENT ............................... 522 \nCHAP ITRE XXXIX UNE VISION ........................................ 535 \u2013 4 \u2013 CHAPITRE XL LE CARDINAL ............................................. 546 \nCHAPITRE XLI LE SI\u00c8GE DE LA ROCHELLE ................... 556 \nCHAPITRE XLII LE VIN D\u2019ANJOU ..................................... 572 \nCHAPITRE XLIII L\u2019AUBERGE DU COLOMBIER -ROUGE 583 \nCHAPITRE XLIV DE L\u2019UTILIT\u00c9 DES TUYAUX DE PO\u00caLE594 \nCHAPITRE XLV SC\u00c8NE CONJUGALE ...............................605 \nCHAPITRE XLVI LE BASTION SAINT -GERVAIS .............. 613 \nCHAPITRE XLVII LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES . 623 \nCHAPITRE XLVIII AFFAIRE DE FAMILLE ....................... 646 \nCHAPITRE XLIX FATALIT\u00c9 ............................................... 664 \nCHAPITRE L CAUSERIE D\u2019UN FR\u00c8RE AVEC SA S\u0152UR .. 675 \nCHAPITRE LI OFFICIER ..................................................... 685 \nCHAPITRE LII PREMIERE JOURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 ... 698 \nCHAPITRE LIII DEUXI\u00c8ME JOURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 .. 707 \nCHAPITRE LIV TROISI\u00c8ME JOURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 ...717 \nCHAPITRE LV QUATRI\u00c8ME JOURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 .. 728 \nCHAPITRE LVI CINQUI\u00c8ME J OURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 . 739 \nCHAPITRE LVII UN MOYEN DE TRAG\u00c9DIE CLASSIQUE 757 \nCHAPITRE LVIII \u00c9VASION ................................................. 766 \nCHAPITRE LIX CE QUI SE PASSAIT \u00c0 PORTSMOUTH LE \n23 AO\u00dbT 1628 ....................................................................... 778 \nCHAPITRE LX EN FRANCE ................................................ 792 \nCHAPITRE LXI LE COUVENT DES CARM\u00c9LITES DE \nB\u00c9THUNE ............................................................................. 799 \u2013 5 \u2013 CHAPITRE LXII DEUX VARI\u00c9T\u00c9S DE D\u00c9MONS ............. 817 \nCHAPITRE LXIII UNE GOUTTE D\u2019EAU .............................826 \nCHAPITRE LXIV L\u2019HOMME AU MANTEAU ROUGE ....... 845 \nCHAPITRE LXV LE JUGEMENT ......................................... 852 \nCHAPITRE LXVI L\u2019EX\u00c9CUTION ........................................863 \nCHAPITRE LXVII CONCLUSION .......................................870 \n\u00c9PILOGUE ........................................................................... 882 \nBibliographie \u2013 \u0152uvres compl\u00e8tes ...................................... 884 \n\u00c0 propos de cette \u00e9dition \u00e9lectronique ................................. 914 \n \u2013 6 \u2013 INTRODUCTION \n \nIl y a un an \u00e0 peu pr\u00e8s, qu\u2019en faisant \u00e0 la Bi blioth\u00e8que \nroyale des recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai \npar hasard sur les M\u00e9moires de M. d\u2019Artagnan, imprim\u00e9s \u2013\n comme la plus grande partie des ouvrages de cette \u00e9poque, o\u00f9 \nles a uteurs tenaient \u00e0 dire la v\u00e9rit\u00e9 sans aller faire un tour plus \nou moins long \u00e0 la Bastille \u2013 \u00e0 Amsterdam, chez Pierre Rouge. \nLe titre me s\u00e9duisit : je les emportai chez moi, avec la permi s-\nsion de M. le conservateur ; bien entendu, je les d\u00e9vorai. \nMon intention n\u2019est pas de faire ici une analyse de ce c u-\nrieux ouvr age, et je me contenterai d\u2019y renvoyer ceux de mes \nlecteurs qui appr\u00e9cient les tableaux d\u2019\u00e9poques. Ils y trouveront \ndes portraits crayonn\u00e9s de main de ma\u00eetre ; et, quoique les es-\nquisses soient, pour la plupart du temps, trac\u00e9es sur des portes de caserne et sur des murs de cabaret, ils n\u2019y reconna\u00eetront pas \nmoins, aussi ressemblantes que dans l\u2019histoire de M. Anquetil, \nles images de Louis XIII, d\u2019Anne d\u2019Autriche, de Richelieu, de \nMazarin et de la plupart des courtisans de l\u2019\u00e9poque. \nMais, comme on le sait, ce qui frappe l\u2019esprit capricieux du \npo\u00e8te n\u2019est pas toujours ce qui impressionne la masse des le c-\nteurs. Or, tout en admirant, comme les autres admireront sans \ndoute, les d\u00e9tails que nous avons signal\u00e9s, la chose qui nous \npr\u00e9occupa le plus est une chose \u00e0 la quelle bien certainement \npersonne avant nous n\u2019avait fait la moindre attention. \nD\u2019Artagnan raconte qu\u2019\u00e0 sa premi\u00e8re visite \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, \nle capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son a n-\ntichambre trois jeunes gens servant dans l\u2019illustre corps o\u00f9 il sollicitait l\u2019honneur d\u2019\u00eatre re\u00e7u, et ayant nom Athos, Porthos et \nAramis. \u2013 7 \u2013 Nous l\u2019avouons, ces trois noms \u00e9trangers nous frapp\u00e8rent, \net il nous vint aussit\u00f4t \u00e0 l\u2019esprit qu\u2019ils n\u2019\u00e9taient que des pseud o-\nnymes \u00e0 l\u2019aide desquels d\u2019Artagnan avait d\u00e9gu is\u00e9 des noms \npeut -\u00eatre illustres, si toutefois les porteurs de ces noms \nd\u2019emprunt ne les avaient pas choisis eux -m\u00eames le jour o\u00f9, par \ncaprice, par m\u00e9contentement ou par d\u00e9faut de fortune, ils \navaient endoss\u00e9 la simple casaque de mousquetaire. \nD\u00e8s lors nou s n\u2019e\u00fbmes plus de repos que nous n\u2019eussions \nretrouv\u00e9, dans les ouvrages contemporains, une trace que l-\nconque de ces noms extraordinaires qui avaient fort \u00e9veill\u00e9 \nnotre curi osit\u00e9. \nLe seul catalogue des livres que nous l\u00fbmes pour arriver \u00e0 \nce but remplirait u n feuilleton tout entier, ce qui serait peut -\u00eatre \nfort instructif, mais \u00e0 coups s\u00fbr peu amusant pour nos lecteurs. \nNous nous contenterons donc de leur dire qu\u2019au moment o\u00f9, \nd\u00e9courag\u00e9 de tant d\u2019investigations infructueuses, nous allions \nabandonner notre recherche, nous trouv\u00e2mes enfin, guid\u00e9 par \nles conseils de notre illustre et savant ami Paulin Paris, un m a-\nnuscrit in -folio, cot\u00e9 le n\u00b0 4772 ou 4773, nous ne nous le rapp e-\nlons plus bien, ayant pour titre : \n\u00ab M\u00e9moires de M. le comte de La F\u00e8re, concernant \nquel ques -uns des \u00e9v\u00e9nements qui se pass\u00e8rent en France vers la \nfin du r\u00e8gne du roi Louis XIII et le commencement du r\u00e8gne du \nroi Louis XIV. \u00bb \nOn devine si notre joie fut grande, lorsqu\u2019en feuilletant ce \nmanuscrit, notre dernier espoir, nous trouv\u00e2mes \u00e0 la ving ti\u00e8me \npage le nom d\u2019Athos, \u00e0 la vingt -septi\u00e8me le nom de Porthos, et \u00e0 \nla trente et uni\u00e8me le nom d\u2019Aramis. \nLa d\u00e9couverte d\u2019un manuscrit compl\u00e8tement inconnu, dans \nune \u00e9poque o\u00f9 la science historique est pouss\u00e9e \u00e0 un si haut d e-\ngr\u00e9, nous parut presque mirac uleuse. Aussi nous h\u00e2t\u00e2mes -nous \nde solliciter la permission de le faire imprimer, dans le but de \nnous pr\u00e9senter un jour avec le bagage des autres \u00e0 l\u2019Acad\u00e9mie \ndes inscriptions et belles -lettres, si nous n\u2019arrivions, chose fort \u2013 8 \u2013 probable, \u00e0 entr er \u00e0 l\u2019Acad\u00e9m ie fran\u00e7aise avec notre propre b a-\ngage. Cette permission, nous devons le dire, nous fut gracie u-\nsement accord\u00e9e ; ce que nous consignons ici pour donner un \nd\u00e9menti public aux malveillants qui pr\u00e9tendent que nous vivons \nsous un gouvernement assez m\u00e9diocrement dispos\u00e9 \u00e0 l\u2019endroit \ndes gens de lettres. \nOr, c\u2019est la premi\u00e8re partie de ce pr\u00e9cieux manuscrit que \nnous offrons aujourd\u2019hui \u00e0 nos lecteurs, en lui restituant le titre \nqui lui convient, prenant l\u2019engagement, si, comme nous n\u2019en \ndoutons pas, cette premi\u00e8re partie obtient le succ\u00e8s qu\u2019elle m \u00e9-\nrite, de publier incessamment la seconde. \nEn attendant, comme le parrain est un second p\u00e8re, nous \ninvitons le lecteur \u00e0 s\u2019en prendre \u00e0 nous, et non au comte de La \nF\u00e8re, de son plaisir ou de son ennui. \nCela pos\u00e9, passons \u00e0 notre histoire. \u2013 9 \u2013 CHAPITRE PREMIER \nLES TROIS PR\u00c9SENTS DE \nM. D\u2019ARTAGNAN P\u00c8RE \n \nLe premier lundi du mois d\u2019avril 1625, le bourg de Meung, \no\u00f9 naquit l\u2019auteur du Roman de la Rose , semblait \u00eatre dans une \nr\u00e9volution aussi enti\u00e8re que si les huguenots en fussent ve nus \nfaire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s\u2019enfuir \nles femmes du c\u00f4t\u00e9 de la Grande -Rue, entendant les enfants \ncrier sur le seuil des portes, se h\u00e2taient d\u2019endosser la cuirasse et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine d\u2019un mou s-\nquet ou d\u2019une pertuisane, se dirigeaient vers l\u2019h\u00f4tellerie du \nFranc Meunier, devant laquelle s\u2019empressait, en grossissant de \nminute en minute, un groupe compact, bruyant et plein de c u-\nriosit\u00e9. \nEn ce temps -l\u00e0 les paniques \u00e9taient fr\u00e9quentes, et peu de \njours se passaient sans qu\u2019une ville ou l\u2019autre enregistr\u00e2t sur ses \narchives quelque \u00e9v\u00e9nement de ce genre. Il y avait les seigneurs \nqui guerroyaient entre eux ; il y avait le roi qui faisait la guerre \nau cardinal ; il y avait l\u2019Espagnol qui faisait la guerre au roi. \nPuis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secr\u00e8tes ou p a-\ntentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les hugu e-\nnots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre \u00e0 tout le \nmonde. Les bourgeois s\u2019armaient toujours contre les voleurs, \ncontre les loups, contre les laquais, \u2013 souvent contre les se i-\ngneurs et les huguenots, \u2013 quelquefois contre le roi, \u2013 mais j a-\nmais contre le cardinal et l\u2019Espagnol. Il r\u00e9sulta donc de cette \nhabitude prise, que, ce susdit premier lundi du mois d\u2019avril \n1625, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le gu i-\ndon jaune et rouge, ni la livr\u00e9e du duc de Richelieu, se pr\u00e9cipit \u00e8-\nrent du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019h\u00f4tel du Franc Meunier. \u2013 10 \u2013 Arriv\u00e9 l\u00e0, chacun put voir et reconna\u00eetre la cause de cette \nrumeur. \nUn jeune homme\u2026 \u2013 tra\u00e7o ns son portrait d\u2019un seul trait de \nplume : figurez -vous don Quichotte \u00e0 dix -huit ans, don Qu i-\nchotte d\u00e9corcel\u00e9, sans haubert et sans cuissards, don Quichotte \nrev\u00eatu d\u2019un pourpoint de laine dont la couleur bleue s\u2019\u00e9tait \ntransform\u00e9e en une nuance insaisissabl e de lie- de-vin et d\u2019azur \nc\u00e9leste. Visage long et brun ; la pommette des joues saillante, \nsigne d\u2019astuce ; les muscles maxillaires \u00e9norm\u00e9ment d\u00e9velo p-\np\u00e9s, indice infaillible auquel on reconna\u00eet le Gascon, m\u00eame sans \nb\u00e9ret, et notre jeune homme portait un b\u00e9r et orn\u00e9 d\u2019une esp\u00e8ce \nde plume ; l\u2019\u0153il ouvert et intelligent ; le nez crochu, mais fine-\nment dessin\u00e9 ; trop grand pour un adolescent, trop petit pour \nun homme fait, et qu\u2019un \u0153il peu exerc\u00e9 e\u00fbt pris pour un fils de \nfermier en voyage, sans sa longue \u00e9p\u00e9e qui, pendue \u00e0 un ba u-\ndrier de peau, battait les mollets de son propri\u00e9taire quand il \n\u00e9tait \u00e0 pied, et le poil h\u00e9riss\u00e9 de sa monture quand il \u00e9tait \u00e0 ch e-\nval. \nCar notre jeune homme avait une monture, et cette mo n-\nture \u00e9tait m\u00eame si remarquable, qu\u2019elle fut remarqu\u00e9e : c\u2019\u00e9tait \nun bidet du B\u00e9arn, \u00e2g\u00e9 de douze ou quatorze ans, jaune de robe, \nsans crins \u00e0 la queue, mais non pas sans javarts aux jambes, et \nqui, tout en marchant la t\u00eate plus bas que les genoux, ce qui \nrendait inutile l\u2019application de la martingale, faisai t encore \u00e9g a-\nlement ses huit lieues par jour. Malheureusement les qualit\u00e9s de ce cheval \u00e9taient si bien cach\u00e9es sous son poil \u00e9trange et son \nallure incongrue, que dans un temps o\u00f9 tout le monde se co n-\nnaissait en chevaux, l\u2019apparition du susdit bidet \u00e0 Meung , o\u00f9 il \n\u00e9tait entr\u00e9 il y avait un quart d\u2019heure \u00e0 peu pr\u00e8s par la porte de \nBeaugency, produisit une sensation dont la d\u00e9faveur rejaillit \njusqu\u2019\u00e0 son cavalier. \nEt cette sensation avait \u00e9t\u00e9 d\u2019autant plus p\u00e9nible au jeune \nd\u2019Artagnan (ainsi s\u2019appelait le don Q uichotte de cette autre Ro s-\nsinante), qu\u2019il ne se cachait pas le c\u00f4t\u00e9 ridicule que lui donnait, \nsi bon cavalier qu\u2019il f\u00fbt, une pareille monture ; aussi avait -il fort \nsoupir\u00e9 en acceptant le don que lui en avait fait M. d\u2019Artagnan \u2013 11 \u2013 p\u00e8re. Il n\u2019ignorait pas qu\u2019 une pareille b\u00eate valait au moins vingt \nlivres : il est vrai que les paroles dont le pr\u00e9sent avait \u00e9t\u00e9 a c-\ncompagn\u00e9 n\u2019avaient pas de prix. \n\u00ab Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon \u2013 dans ce pur \npatois de B\u00e9arn dont Henri IV n\u2019avait jamais pu parvenir \u00e0 se \nd\u00e9faire \u2013, mon fils, ce cheval est n\u00e9 dans la maison de votre \np\u00e8re, il y a tant\u00f4t treize ans, et y est rest\u00e9 depuis ce temps -l\u00e0, ce \nqui doit vous porter \u00e0 l\u2019aimer. Ne le vendez jamais, laissez -le \nmourir tranquillement et honorablement de vieillesse, et si vous \nfaites campagne avec lui, m\u00e9nagez -le comme vous m\u00e9nageriez \nun vieux serviteur. \u00c0 la cour, continua M. d\u2019Artagnan p\u00e8re, si \ntoutefois vous avez l\u2019honneur d\u2019y aller, honneur auquel, du \nreste, votre vieille noblesse vous donne des droits, soutenez di-\ngnem ent votre nom de gentilhomme, qui a \u00e9t\u00e9 port\u00e9 dignement \npar vos anc\u00eatres depuis plus de cinq cents ans. Pour vous et \npour les v\u00f4tres \u2013 par les v\u00f4tres, j\u2019entends vos parents et vos \namis \u2013, ne supportez jamais rien que de M. le cardinal et du roi. \nC\u2019est par son courage, entendez -vous bien, par son courage seul, \nqu\u2019un gentilhomme fait son chemin aujourd\u2019hui. Quiconque tremble une seconde laisse peut -\u00eatre \u00e9chapper l\u2019app\u00e2t que, pe n-\ndant cette seconde justement, la fortune lui tendait. Vous \u00eates jeune, vous devez \u00eatre brave par deux raisons : la premi\u00e8re, c\u2019est \nque vous \u00eates Gascon, et la seconde, c\u2019est que vous \u00eates mon fils. Ne craignez pas les occasions et cherchez les aventures. Je vous \nai fait apprendre \u00e0 manier l\u2019\u00e9p\u00e9e ; vous avez un jarret de fer, un \npoignet d\u2019acier ; battez -vous \u00e0 tout propos ; battez -vous d\u2019autant \nplus que les duels sont d\u00e9fendus, et que, par cons\u00e9quent, il y a \ndeux fois du courage \u00e0 se battre. Je n\u2019ai, mon fils, \u00e0 vous donner \nque quinze \u00e9cus, mon cheval et les conseils que vous venez \nd\u2019entendre. Votre m\u00e8re y ajoutera la recette d\u2019un certain baume \nqu\u2019elle tient d\u2019une boh\u00e9mienne, et qui a une vertu miraculeuse \npour gu\u00e9rir toute blessure qui n\u2019atteint pas le c\u0153ur. Faites votre \nprofit du tout, et vivez heureusement et longtemps. \u2013 Je n\u2019ai \nplus q u\u2019un mot \u00e0 ajouter, et c\u2019est un exemple que je vous pr o-\npose, non pas le mien, car je n\u2019ai, moi, jamais paru \u00e0 la cour et \nn\u2019ai fait que les guerres de religion en volontaire ; je veux parler \nde M. de Tr\u00e9ville, qui \u00e9tait mon voisin autrefois, et qui a eu \u2013 12 \u2013 l\u2019honneur de jouer tout enfant avec notre roi Louis treizi\u00e8me, \nque Dieu conserve ! Quelquefois leurs jeux d\u00e9g\u00e9n\u00e9raient en b a-\ntaille et dans ces batailles le roi n\u2019\u00e9tait pas toujours le plus fort. \nLes coups qu\u2019il en re\u00e7ut lui donn\u00e8rent beaucoup d\u2019estime et \nd\u2019am iti\u00e9 pour M. de Tr\u00e9ville. Plus tard, M. de Tr\u00e9ville se battit \ncontre d\u2019autres dans son premier voyage \u00e0 Paris, cinq fois ; de-\npuis la mort du feu roi jusqu\u2019\u00e0 la majorit\u00e9 du jeune sans com p-\nter les guerres et les si\u00e8ges, sept fois ; et depuis cette majorit\u00e9 \njusqu\u2019aujourd\u2019hui, cent fois peut -\u00eatre ! \u2013 Aussi, malgr\u00e9 les \u00e9dits, \nles ordonnances et les arr\u00eats, le voil\u00e0 capitaine des mousqu e-\ntaires, c\u2019est -\u00e0-dire chef d\u2019une l\u00e9gion de C\u00e9sars, dont le roi fait un \ntr\u00e8s grand cas, et que M. le cardinal redoute, lui qui ne redoute \npas grand -chose, comme chacun sait. De plus, M. de Tr\u00e9ville \ngagne dix mille \u00e9cus par an ; c\u2019est donc un fort grand seigneur. \u2013\n Il a commenc\u00e9 comme vous, allez le voir avec cette lettre, et \nr\u00e9glez -vous sur lui, afin de faire comme lui. \u00bb \nSur quoi, M . d\u2019Artagnan p\u00e8re ceignit \u00e0 son fils sa propre \n\u00e9p\u00e9e, l\u2019embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa \nb\u00e9n\u00e9diction. \nEn sortant de la chambre paternelle, le jeune homme tro u-\nva sa m\u00e8re qui l\u2019attendait avec la fameuse recette dont les co n-\nseils que nous venons de rapporter devaient n\u00e9cessiter un assez \nfr\u00e9quent emploi. Les adieux furent de ce c\u00f4t\u00e9 plus longs et plus \ntendres qu\u2019ils ne l\u2019avaient \u00e9t\u00e9 de l\u2019autre, non pas que \nM. d\u2019Artagnan n\u2019aim\u00e2t son fils, qui \u00e9tait sa seule prog\u00e9niture, \nmais M. d\u2019Artagnan \u00e9t ait un homme, et il e\u00fbt regard\u00e9 comme \nindigne d\u2019un homme de se laisser aller \u00e0 son \u00e9motion, tandis \nque Mme d\u2019Artagnan \u00e9tait femme et, de plus, \u00e9tait m\u00e8re. \u2013 Elle \npleura abondamment, et, disons -le \u00e0 la louange de \nM. d\u2019Artagnan fils, quelques efforts qu\u2019il t ent\u00e2t pour rester \nferme comme le devait \u00eatre un futur mousquetaire, la nature \nl\u2019emporta et il versa force larmes, dont il parvint \u00e0 grand -peine \u00e0 \ncacher la moiti\u00e9. \nLe m\u00eame jour le jeune homme se mit en route, muni des \ntrois pr\u00e9sents paternels et qui se com posaient, comme nous \nl\u2019avons dit, de quinze \u00e9cus, du cheval et de la lettre pour \u2013 13 \u2013 M. de Tr\u00e9ville ; comme on le pense bien, les conseils avaient \u00e9t\u00e9 \ndonn\u00e9s par -dessus le march\u00e9. \nAvec un pareil vade -mecum , d\u2019Artagnan se trouva, au m o-\nral comme au physique, une copie exacte du h\u00e9ros de Cervantes, \nauquel nous l\u2019avons si heureusement compar\u00e9 lorsque nos d e-\nvoirs d\u2019historien nous ont fait une n\u00e9cessit\u00e9 de tracer son po r-\ntrait. Don Quichotte prenait les moulins \u00e0 vent pour des g\u00e9ants \net les moutons pour des arm\u00e9es, d\u2019 Artagnan prit chaque sourire \npour une insulte et chaque regard pour une provocation. Il en r\u00e9sulta qu\u2019il eut toujours le poing ferm\u00e9 depuis Tarbes jusqu\u2019\u00e0 \nMeung, et que l\u2019un dans l\u2019autre il porta la main au pommeau de \nson \u00e9p\u00e9e dix fois par jour ; toutefois le poing ne descendit sur \naucune m\u00e2choire, et l\u2019\u00e9p\u00e9e ne sortit point de son fourreau. Ce \nn\u2019est pas que la vue du malencontreux bidet jaune n\u2019\u00e9panou\u00eet \nbien des sourires sur les visages des passants ; mais, comme au -\ndessus du bidet sonnait une \u00e9p\u00e9e de taill e respectable et qu\u2019au -\ndessus de cette \u00e9p\u00e9e brillait un \u0153il plut\u00f4t f\u00e9roce que fier, les \npassants r\u00e9primaient leur hilarit\u00e9, ou, si l\u2019hilarit\u00e9 l\u2019emportait sur \nla prudence, ils t\u00e2chaient au moins de ne rire que d\u2019un seul c\u00f4t\u00e9, \ncomme les masques antiques. D\u2019A rtagnan demeura donc maje s-\ntueux et intact dans sa susceptibilit\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 cette malheureuse ville de Meung. \nMais l\u00e0, comme il descendait de cheval \u00e0 la porte du Franc \nMeunier sans que personne, h\u00f4te, gar\u00e7on ou palefrenier, f\u00fbt v e-\nnu prendre l\u2019\u00e9trier au monto ir, d\u2019Artagnan avisa \u00e0 une fen\u00eatre \nentrouverte du rez -de-chauss\u00e9e un gentilhomme de belle taille \net de haute mine, quoique au visage l\u00e9g\u00e8rement renfrogn\u00e9, l e-\nquel causait avec deux personnes qui paraissaient l\u2019\u00e9couter avec \nd\u00e9f\u00e9rence. D\u2019Artagnan crut tout na turellement, selon son hab i-\ntude, \u00eatre l\u2019objet de la conversation et \u00e9couta. Cette fois, \nd\u2019Artagnan ne s\u2019\u00e9tait tromp\u00e9 qu\u2019\u00e0 moiti\u00e9 : ce n\u2019\u00e9tait pas de lui \nqu\u2019il \u00e9tait question, mais de son cheval. Le gentilhomme parai s-\nsait \u00e9num\u00e9rer \u00e0 ses auditeurs toutes ses qualit\u00e9s, et comme, ai n-\nsi que je l\u2019ai dit, les auditeurs paraissaient avoir une grande d \u00e9-\nf\u00e9rence pour le narrateur, ils \u00e9clataient de rire \u00e0 tout moment. \nOr, comme un demi -sourire suffisait pour \u00e9veiller l\u2019irascibilit\u00e9 \u2013 14 \u2013 du jeune homme, on comprend quel eff et produisit sur lui tant \nde bruyante hilarit\u00e9. \nCependant d\u2019Artagnan voulut d\u2019abord se rendre compte de \nla physionomie de l\u2019impertinent qui se moquait de lui. Il fixa \nson regard fier sur l\u2019\u00e9tranger et reconnut un homme \nde quarante \u00e0 quarante -cinq ans, aux yeux noirs et per\u00e7ants, au \nteint p\u00e2le, au nez fortement accentu\u00e9, \u00e0 la moustache noire et \nparfaitement taill\u00e9e ; il \u00e9tait v\u00eatu d\u2019un pourpoint et d\u2019un haut -\nde-chausses violet avec des aiguillettes de m\u00eame couleur, sans \naucun ornement que les crev\u00e9s habituel s par lesquels passait la \nchemise. Ce haut -de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, \nparaissaient froiss\u00e9s comme des habits de voyage longtemps \nrenferm\u00e9s dans un portemanteau. D\u2019Artagnan fit toutes ces r e-\nmarques avec la rapidit\u00e9 de l\u2019observateur le plus minutieux, et \nsans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que cet i n-\nconnu devait avoir une grande influence sur sa vie \u00e0 venir. \nOr, comme au moment o\u00f9 d\u2019Artagnan fixait son regard sur \nle gentilhomme au pourpoint violet, le gentilhomme faisait \u00e0 l\u2019endroit du bidet b\u00e9arnais une de ses plus savantes et de ses \nplus profondes d\u00e9monstrations, ses deux auditeurs \u00e9clat\u00e8rent \nde rire, et lui -m\u00eame laissa visiblement, contre son habitude, \nerrer, si l\u2019on peut parler ainsi, un p\u00e2le sourire sur son visage. \nCette fois, il n\u2019y avait plus de doute, d\u2019Artagnan \u00e9tait r\u00e9ellement \ninsult\u00e9. Aussi, plein de cette conviction, enfon\u00e7a -t-il son b\u00e9ret \nsur ses yeux, et, t\u00e2chant de copier quelques -uns des airs de cour \nqu\u2019il avait surpris en Gascogne chez des seigneurs en voyage, il \ns\u2019avan\u00e7a, une main sur la garde de son \u00e9p\u00e9e et l\u2019autre appuy\u00e9e \nsur la hanche. Malheureusement, au fur et \u00e0 mesure qu\u2019il ava n-\n\u00e7ait, la col\u00e8re l\u2019aveuglant de plus en plus, au lieu du discours digne et hautain qu\u2019il avait pr\u00e9par\u00e9 pour formuler sa provoc a-\ntion, il ne trouva plus au bout de sa langue qu\u2019une personnalit\u00e9 \ngrossi\u00e8re qu\u2019il accompagna d\u2019un geste furieux. \n\u00ab Eh ! Monsieur, s\u2019\u00e9cria -t-il, monsieur, qui vous cachez \nderri\u00e8re ce volet ! oui, vous, dites -moi donc un peu de quoi vous \nriez, et nous rirons ensemble. \u00bb \u2013 15 \u2013 Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture \nau cavalier, comme s\u2019il lui e\u00fbt fallu un certain temps pour co m-\nprendre que c\u2019\u00e9tait \u00e0 lui que s\u2019adressaient de si \u00e9tranges r e-\nproches ; puis, lorsqu\u2019il ne put plus conserver aucun doute, ses \nsourcils se fronc\u00e8rent l\u00e9g\u00e8rement, et apr\u00e8s une assez longue \npause, avec un accent d\u2019ironie et d\u2019insolence impossible \u00e0 d \u00e9-\ncrire, il r\u00e9pondit \u00e0 d\u2019Artagnan : \n\u00ab Je ne vous parle pas, monsieur. \n\u2013 Mais je vous parle, moi ! \u00bb s\u2019\u00e9cria le jeune homme exa s-\np\u00e9r\u00e9 de ce m\u00e9lange d\u2019insolence et de bonnes mani\u00e8res, de co n-\nvenances et de d\u00e9dains. \nL\u2019inconnu le regarda encore un instant avec son l\u00e9ger so u-\nrire, et, se retirant de la fen\u00eatre, sortit lentement de l\u2019h\u00f4tellerie \npour venir \u00e0 deux pas de d\u2019Artagnan se planter en face d u ch e-\nval. Sa contenance tranquille et sa physionomie railleuse \navaient redoubl\u00e9 l\u2019hilarit\u00e9 de ceux avec lesquels il causait et qui, \neux, \u00e9taient rest\u00e9s \u00e0 la fen\u00eatre. \nD\u2019Artagnan, le voyant arriver, tira son \u00e9p\u00e9e d\u2019un pied hors \ndu fourreau. \n\u00ab Ce cheval est d \u00e9cid\u00e9ment ou plut\u00f4t a \u00e9t\u00e9 dans sa jeunesse \nbouton d\u2019or, reprit l\u2019inconnu continuant les investigations commenc\u00e9es et s\u2019adressant \u00e0 ses auditeurs de la fen\u00eatre, sans \npara\u00eetre aucunement remarquer l\u2019exasp\u00e9ration de d\u2019Artagnan, \nqui cependant se redressait ent re lui et eux. C\u2019est une couleur \nfort connue en botanique, mais jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent fort rare chez les \nchevaux. \n\u2013 Tel rit du cheval qui n\u2019oserait pas rire du ma\u00eetre ! s\u2019\u00e9cria \nl\u2019\u00e9mule de Tr\u00e9ville, furieux. \n\u2013 Je ne ris pas souvent, monsieur, reprit l\u2019inconnu, ai nsi \nque vous pouvez le voir vous -m\u00eame \u00e0 l\u2019air de mon visage ; mais \nje tiens cependant \u00e0 conserver le privil\u00e8ge de rire quand il me \npla\u00eet. \u2013 16 \u2013 \u2013 Et moi, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, je ne veux pas qu\u2019on rie quand \nil me d\u00e9pla\u00eet ! \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9, monsieur ? continua l\u2019inconn u plus calme que \njamais, eh bien, c\u2019est parfaitement juste. \u00bb Et tournant sur ses \ntalons, il s\u2019appr\u00eata \u00e0 rentrer dans l\u2019h\u00f4tellerie par la grande \nporte, sous laquelle d\u2019Artagnan en arrivant avait remarqu\u00e9 un \ncheval tout sell\u00e9. \nMais d\u2019Artagnan n\u2019\u00e9tait pas de caract\u00e8re \u00e0 l\u00e2cher ainsi un \nhomme qui avait eu l\u2019insolence de se moquer de lui. Il tira son \n\u00e9p\u00e9e enti\u00e8rement du fourreau et se mit \u00e0 sa poursuite en criant : \n\u00ab Tournez, tournez donc, monsieur le railleur, que je ne \nvous frappe point par -derri\u00e8re. \n\u2013 Me fra pper, moi ! dit l\u2019autre en pivotant sur ses talons et \nen regardant le jeune homme avec autant d\u2019\u00e9tonnement que de \nm\u00e9pris. Allons, allons donc, mon cher, vous \u00eates fou ! \u00bb \nPuis, \u00e0 demi -voix, et comme s\u2019il se f\u00fbt parl\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame : \n\u00ab C\u2019est f\u00e2cheux, continua -t-il, quelle trouvaille pour \nSa Majest\u00e9, qui cherche des braves de tous c\u00f4t\u00e9s pour recruter \nses mousquetaires ! \u00bb \nIl achevait \u00e0 peine, que d\u2019Artagnan lui allongea un si f u-\nrieux coup de pointe, que, s\u2019il n\u2019e\u00fbt fait vivement un bond en \narri\u00e8re, il est probab le qu\u2019il e\u00fbt plaisant\u00e9 pour la derni\u00e8re fois. \nL\u2019inconnu vit alors que la chose passait la raillerie, tira son \u00e9p\u00e9e, salua son adversaire et se mit gravement en garde. Mais au \nm\u00eame moment ses deux auditeurs, accompagn\u00e9s de l\u2019h\u00f4te, \ntomb\u00e8rent sur d\u2019Artagnan \u00e0 grands coups de b\u00e2tons, de pelles et \nde pincettes. Cela fit une diversion si rapide et si compl\u00e8te \u00e0 l\u2019attaque, que l\u2019adversaire de d\u2019Artagnan, pendant que celui -ci \nse retournait pour faire face \u00e0 cette gr\u00eale de coups, rengainait avec la m\u00eame pr\u00e9cision, et, d\u2019acteur qu\u2019il avait manqu\u00e9 d\u2019\u00eatre, \nredevenait spectateur du combat, r\u00f4le dont il s\u2019acquitta avec son \nimpassibilit\u00e9 ordinaire, tout en marmottant n\u00e9anmoins : \u2013 17 \u2013 \u00ab La peste soit des Gascons ! Remettez -le sur son cheval \norange, et qu\u2019il s\u2019en aille ! \n\u2013 Pas av ant de t\u2019avoir tu\u00e9, l\u00e2che ! \u00bb criait d\u2019Artagnan tout \nen faisant face du mieux qu\u2019il pouvait et sans reculer d\u2019un pas \u00e0 \nses trois ennemis, qui le moulaient de coups. \n\u00ab Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Sur \nmon honneur, ces Gascons sont incorrig ibles ! Continuez donc \nla danse, puisqu\u2019il le veut absolument. Quand il sera las, il dira \nqu\u2019il en a assez. \u00bb \nMais l\u2019inconnu ne savait pas encore \u00e0 quel genre d\u2019ent\u00eat\u00e9 il \navait affaire ; d\u2019Artagnan n\u2019\u00e9tait pas homme \u00e0 jamais demander \nmerci. Le combat conti nua donc quelques secondes encore ; \nenfin d\u2019Artagnan, \u00e9puis\u00e9, laissa \u00e9chapper son \u00e9p\u00e9e qu\u2019un coup de b\u00e2ton brisa en deux morceaux. Un autre coup, qui lui entama \nle front, le renversa presque en m\u00eame temps tout sanglant et \npresque \u00e9vanoui. \nC\u2019est \u00e0 ce moment que de tous c\u00f4t\u00e9s on accourut sur le lieu \nde la sc\u00e8ne. L\u2019h\u00f4te, craignant du scandale, emporta, avec l\u2019aide \nde ses gar\u00e7ons, le bless\u00e9 dans la cuisine o\u00f9 quelques soins lui \nfurent accord\u00e9s. \nQuant au gentilhomme, il \u00e9tait revenu prendre sa place \u00e0 la \nfen\u00eatre et regardait avec une certaine impatience toute cette \nfoule, qui semblait en demeurant l\u00e0 lui causer une vive contr a-\nri\u00e9t\u00e9. \n\u00ab Eh bien, comment va cet enrag\u00e9 ? reprit -il en se retou r-\nnant au bruit de la porte qui s\u2019ouvrit et en s\u2019adressant \u00e0 l\u2019h\u00f4te qui venai t s\u2019informer de sa sant\u00e9. \n\u2013 Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l\u2019h\u00f4te. \n\u2013 Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher h\u00f4telier, et \nc\u2019est moi qui vous demande ce qu\u2019est devenu notre jeune \nhomme. \n\u2013 Il va mieux, dit l\u2019h\u00f4te : il s\u2019est \u00e9vanoui tout \u00e0 f ait. \u2013 18 \u2013 \u2013 Vraiment ? fit le gentilhomme. \n\u2013 Mais avant de s\u2019\u00e9vanouir il a rassembl\u00e9 toutes ses forces \npour vous appeler et vous d\u00e9fier en vous appelant. \n\u2013 Mais c\u2019est donc le diable en personne que ce gaillard -l\u00e0 ! \ns\u2019\u00e9cria l\u2019inconnu. \n\u2013 Oh ! non, Votre Excellenc e, ce n\u2019est pas le diable, reprit \nl\u2019h\u00f4te avec une grimace de m\u00e9pris, car pendant son \u00e9vanoui s-\nsement nous l\u2019avons fouill\u00e9, et il n\u2019a dans son paquet qu\u2019une \nchemise et dans sa bourse que onze \u00e9cus, ce qui ne l\u2019a pas emp \u00ea-\nch\u00e9 de dire en s\u2019\u00e9vanouissant que si p areille chose \u00e9tait arriv\u00e9e \u00e0 \nParis, vous vous en repentiriez tout de suite, tandis qu\u2019ici vous \nne vous en repentirez que plus tard. \n\u2013 Alors, dit froidement l\u2019inconnu, c\u2019est quelque prince du \nsang d\u00e9guis\u00e9. \n\u2013 Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l\u2019h\u00f4te , afin que \nvous vous teniez sur vos gardes. \n\u2013 Et il n\u2019a nomm\u00e9 personne dans sa col\u00e8re ? \n\u2013 Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : \u00ab Nous ve r-\nrons ce que M. de Tr\u00e9ville pensera de cette insulte faite \u00e0 son \nprot\u00e9g\u00e9. \n\u2013 M. de Tr\u00e9ville ? dit l\u2019inconnu en devenant attentif ; il \nfrappait sur sa poche en pronon\u00e7ant le nom de M. de Tr\u00e9ville ?\u2026 \nVoyons, mon cher h\u00f4te, pendant que votre jeune homme \u00e9tait \n\u00e9vanoui, vous n\u2019avez pas \u00e9t\u00e9, j\u2019en suis bien s\u00fbr, sans regarder \naussi cette poche -l\u00e0. Qu\u2019y avait -il ? \n\u2013 Une lettre adress\u00e9e \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, capitaine des mou s-\nquetaires. \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9 ! \n\u2013 C\u2019est comme j\u2019ai l\u2019honneur de vous le dire, Excellence. \u00bb \u2013 19 \u2013 L\u2019h\u00f4te, qui n\u2019\u00e9tait pas dou\u00e9 d\u2019une grande perspicacit\u00e9, ne \nremarqua point l\u2019expression que ses paroles avaient donn\u00e9e \u00e0 la \nphysionomie de l\u2019inconnu. Celui -ci quitta le rebord de la crois\u00e9e \nsur lequel il \u00e9tait toujours rest\u00e9 appuy\u00e9 du bout du coude, et \nfron\u00e7a le sourcil en homme inquiet. \n\u00ab Diable ! murmura -t-il entre ses dents, Tr\u00e9ville m\u2019aurait -il \nenvoy\u00e9 ce Gascon ? il es t bien jeune ! Mais un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e est \nun coup d\u2019\u00e9p\u00e9e, quel que soit l\u2019\u00e2ge de celui qui le donne, et l\u2019on \nse d\u00e9fie moins d\u2019un enfant que de tout autre ; il suffit parfois \nd\u2019un faible obstacle pour contrarier un grand dessein. \u00bb \nEt l\u2019inconnu tomba dans une r\u00e9flexion qui dura quelques \nminutes. \n\u00ab Voyons, l\u2019h\u00f4te, dit -il, est -ce que vous ne me d\u00e9barrass e-\nrez pas de ce fr\u00e9n\u00e9tique ? En conscience, je ne puis le tuer, et \ncependant, ajouta- t-il avec une expression froidement men a-\n\u00e7ante, cependant il me g\u00eane. O\u00f9 est -il ? \n\u2013 Dans la chambre de ma femme, o\u00f9 on le panse, au pr e-\nmier \u00e9tage. \n\u2013 Ses hardes et son sac sont avec lui ? il n\u2019a pas quitt\u00e9 son \npourpoint ? \n\u2013 Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Mais \npuisqu\u2019il vous g\u00eane, ce jeune fou\u2026 \n\u2013 Sans doute. Il ca use dans votre h\u00f4tellerie un scandale \nauquel d\u2019honn\u00eates gens ne sauraient r\u00e9sister. Montez chez vous, faites mon compte et avertissez mon laquais. \n\u2013 Quoi ! Monsieur nous quitte d\u00e9j\u00e0 ? \n\u2013 Vous le savez bien, puisque je vous avais donn\u00e9 l\u2019ordre de \nseller mon cheval. Ne m\u2019a -t-on point ob\u00e9i ? \n\u2013 Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval \nest sous la grande porte, tout appareill\u00e9 pour partir. \u2013 20 \u2013 \u2013 C\u2019est bien, faites ce que je vous ai dit alors. \u00bb \n\u00ab Ouais ! se dit l\u2019h\u00f4te, aurait -il peur du petit gar\u00e7o n ? \u00bb \nMais un coup d\u2019\u0153il imp\u00e9ratif de l\u2019inconnu vint l\u2019arr\u00eater \ncourt. Il salua humblement et sortit. \n\u00ab Il ne faut pas que Milady soit aper\u00e7ue de ce dr\u00f4le, cont i-\nnua l\u2019\u00e9tranger : elle ne doit pas tarder \u00e0 passer : d\u00e9j\u00e0 m\u00eame elle \nest en retard. D\u00e9cid\u00e9ment, mi eux vaut que je monte \u00e0 cheval et \nque j\u2019aille au -devant d\u2019elle\u2026 Si seulement je pouvais savoir ce \nque contient cette lettre adress\u00e9e \u00e0 Tr\u00e9ville ! \u00bb \nEt l\u2019inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine. \nPendant ce temps, l\u2019h\u00f4te, qui ne doutait pas q ue ce ne f\u00fbt la \npr\u00e9sence du jeune gar\u00e7on qui chass\u00e2t l\u2019inconnu de son h\u00f4tell e-\nrie, \u00e9tait remont\u00e9 chez sa femme et avait trouv\u00e9 d\u2019Artagnan \nma\u00eetre enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant comprendre \nque la police pourrait bien lui faire un mauvais par ti pour avoir \n\u00e9t\u00e9 chercher querelle \u00e0 un grand seigneur \u2013 car, \u00e0 l\u2019avis de \nl\u2019h\u00f4te, l\u2019inconnu ne pouvait \u00eatre qu\u2019un grand seigneur \u2013, il le \nd\u00e9termina, malgr\u00e9 sa faiblesse, \u00e0 se lever et \u00e0 continuer son chemin. D\u2019Artagnan \u00e0 moiti\u00e9 abasourdi, sans pourpoint e t la \nt\u00eate tout emmaillot\u00e9e de linges, se leva donc et, pouss\u00e9 par \nl\u2019h\u00f4te, commen\u00e7a de descendre ; mais, en arrivant \u00e0 la cuisine, \nla premi\u00e8re chose qu\u2019il aper\u00e7ut fut son provocateur qui causait \ntranquillement au marchepied d\u2019un lourd carrosse attel\u00e9 de \ndeux gros chevaux normands. \nSon interlocutrice, dont la t\u00eate apparaissait encadr\u00e9e par la \nporti\u00e8re, \u00e9tait une femme de vingt \u00e0 vingt -deux ans. Nous avons \nd\u00e9j\u00e0 dit avec quelle rapidit\u00e9 d\u2019investigation d\u2019Artagnan embra s-\nsait toute une physionomie ; il vit donc d u premier coup d\u2019\u0153il \nque la femme \u00e9tait jeune et belle. Or cette beaut\u00e9 le frappa \nd\u2019autant plus qu\u2019elle \u00e9tait parfaitement \u00e9trang\u00e8re aux pays m \u00e9-\nridionaux que jusque -l\u00e0 d\u2019Artagnan avait habit\u00e9s. C\u2019\u00e9tait une \np\u00e2le et blonde personne, aux longs cheveux boucl\u00e9s tombant sur \nses \u00e9paules, aux grands yeux bleus languissants, aux l\u00e8vres r o-\u2013 21 \u2013 s\u00e9es et aux mains d\u2019alb\u00e2tre. Elle causait tr\u00e8s vivement avec \nl\u2019inconnu. \n\u00ab Ainsi, Son \u00c9minence m\u2019ordonne\u2026, disait la dame. \n\u2013 De retourner \u00e0 l\u2019instant m\u00eame en Angleterre, et de la \npr\u00e9venir directement si le duc quittait Londres. \n\u2013 Et quant \u00e0 mes autres instructions ? demanda la belle \nvoyageuse. \n\u2013 Elles sont renferm\u00e9es dans cette bo\u00eete, que vous \nn\u2019ouvrirez que de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la Manche. \n\u2013 Tr\u00e8s bien ; et vous, que faites -vous ? \n\u2013 Moi, je retourne \u00e0 Paris. \n\u2013 Sans ch\u00e2tier cet insolent petit gar\u00e7on ? \u00bb demanda la \ndame. \nL\u2019inconnu allait r\u00e9pondre : mais, au moment o\u00f9 il ouvrait \nla bouche, d\u2019Artagnan, qui avait tout entendu, s\u2019\u00e9lan\u00e7a sur le \nseuil de la porte. \n\u00ab C\u2019est cet insolent petit gar\u00e7o n qui ch\u00e2tie les autres, \ns\u2019\u00e9cria -t-il, et j\u2019esp\u00e8re bien que cette fois -ci celui qu\u2019il doit ch \u00e2-\ntier ne lui \u00e9chappera pas comme la premi\u00e8re. \n\u2013 Ne lui \u00e9chappera pas ? reprit l\u2019inconnu en fron\u00e7ant le \nsourcil. \n\u2013 Non, devant une femme, vous n\u2019oseriez pas fuir, j e pr \u00e9-\nsume. \n\u2013 Songez, s\u2019\u00e9cria Milady en voyant le gentilhomme porter \nla main \u00e0 son \u00e9p\u00e9e, songez que le moindre retard peut tout \nperdre. \n\u2013 Vous avez raison, s\u2019\u00e9cria le gentilhomme ; partez donc de \nvotre c\u00f4t\u00e9, moi, je pars du mien. \u00bb \u2013 22 \u2013 Et, saluant la dame d\u2019un signe de t\u00eate, il s\u2019\u00e9lan\u00e7a sur son \ncheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureus e-\nment son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au \ngalop, s\u2019\u00e9loignant chacun par un c\u00f4t\u00e9 oppos\u00e9 de la rue. \n\u00ab Eh ! votre d\u00e9pense \u00bb, vocif\u00e9ra l\u2019h\u00f4te, do nt l\u2019affection pour \nson voyageur se changeait en un profond d\u00e9dain en voyant qu\u2019il s\u2019\u00e9loignait sans solder ses comptes. \n\u00ab Paie, maroufle \u00bb, s\u2019\u00e9cria le voyageur toujours galopant \u00e0 \nson laquais, lequel jeta aux pieds de l\u2019h\u00f4te deux ou trois pi\u00e8ces \nd\u2019argent e t se mit \u00e0 galoper apr\u00e8s son ma\u00eetre. \n\u00ab Ah ! l\u00e2che, ah ! mis\u00e9rable, ah ! faux gentilhomme ! \u00bb cria \nd\u2019Artagnan s\u2019\u00e9lan\u00e7ant \u00e0 son tour apr\u00e8s le laquais. \nMais le bless\u00e9 \u00e9tait trop faible encore pour supporter une \npareille secousse. \u00c0 peine eut -il fait dix pas, que ses oreilles ti n-\nt\u00e8rent, qu\u2019un \u00e9blouissement le prit, qu\u2019un nuage de sang passa sur ses yeux et qu\u2019il tomba au milieu de la rue, en criant encore : \n\u00ab L\u00e2che ! l\u00e2che ! l\u00e2che ! \n\u2013 Il est en effet bien l\u00e2che \u00bb, murmura l\u2019h\u00f4te en \ns\u2019approchant de d\u2019Artagnan, e t essayant par cette flatterie de se \nraccommoder avec le pauvre gar\u00e7on, comme le h\u00e9ron de la fable avec son lima\u00e7on du soir. \n\u00ab Oui, bien l\u00e2che, murmura d\u2019Artagnan ; mais elle, bien \nbelle ! \n\u2013 Qui, elle ? demanda l\u2019h\u00f4te. \n\u2013 Milady \u00bb, balbutia d\u2019Artagnan. \nEt il s\u2019\u00e9vanouit une seconde fois. \n\u00ab C\u2019est \u00e9gal, dit l\u2019h\u00f4te, j\u2019en perds deux, mais il me reste c e-\nlui-l\u00e0, que je suis s\u00fbr de conserver au moins quelques jours. \nC\u2019est toujours onze \u00e9cus de gagn\u00e9s. \u00bb \u2013 23 \u2013 On sait que onze \u00e9cus faisaient juste la somme qui restait \ndans la bourse de d\u2019Artagnan. \nL\u2019h\u00f4te avait compt\u00e9 sur onze jours de maladie \u00e0 un \u00e9cu par \njour ; mais il avait compt\u00e9 sans son voyageur. Le lendemain, d\u00e8s \ncinq heures du matin, d\u2019Artagnan se leva, descendit lui -m\u00eame \u00e0 \nla cuisine, demanda, outre quelques autres ingr\u00e9dients dont la \nliste n\u2019est pas parvenue jusqu\u2019\u00e0 nous, du vin, de l\u2019huile, du r o-\nmarin, et, la recette de sa m\u00e8re \u00e0 la main, se composa un baume \ndont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses co m-\npresses lui -m\u00eame et ne voulant admettre l\u2019adjonc tion d\u2019aucun \nm\u00e9decin. Gr\u00e2ce sans doute \u00e0 l\u2019efficacit\u00e9 du baume de Boh\u00eame, \net peut -\u00eatre aussi gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019absence de tout docteur, d\u2019Artagnan \nse trouva sur pied d\u00e8s le soir m\u00eame, et \u00e0 peu pr\u00e8s gu\u00e9ri le len-\ndemain. \nMais, au moment de payer ce romarin, cette hui le et ce vin, \nseule d\u00e9pense du ma\u00eetre qui avait gard\u00e9 une di\u00e8te absolue, ta n-\ndis qu\u2019au contraire le cheval jaune, au dire de l\u2019h\u00f4telier du \nmoins, avait mang\u00e9 trois fois plus qu\u2019on n\u2019e\u00fbt raisonnablement \npu le supposer pour sa taille, d\u2019Artagnan ne trouva dan s sa \npoche que sa petite bourse de velours r\u00e2p\u00e9 ainsi que les onze \n\u00e9cus qu\u2019elle contenait ; mais quant \u00e0 la lettre adress\u00e9e \u00e0 \nM. de Tr\u00e9ville, elle avait disparu. \nLe jeune homme commen\u00e7a par chercher cette lettre avec \nune grande patience, tournant et retour nant vingt fois ses \npoches et ses goussets, fouillant et refouillant dans son sac, o u-\nvrant et refermant sa bourse ; mais lorsqu\u2019il eut acquis la co n-\nviction que la lettre \u00e9tait introuvable, il entra dans un tro isi\u00e8me \nacc\u00e8s de rage, qui faillit lui occasionn er une nouvelle conso m-\nmation de vin et d\u2019huile aromatis\u00e9s : car, en voyant cette jeune \nmauvaise t\u00eate s\u2019\u00e9chauffer et menacer de tout casser dans \nl\u2019\u00e9tablissement si l\u2019on ne retrouvait pas sa lettre, l\u2019h\u00f4te s\u2019\u00e9tait \nd\u00e9j\u00e0 saisi d\u2019un \u00e9pieu, sa femme d\u2019un manche \u00e0 balai, et ses gar-\n\u00e7ons des m\u00eames b\u00e2tons qui avaient servi la surveille. \u2013 24 \u2013 \u00ab Ma lettre de recommandation ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, ma \nlettre de recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous \ncomme des ortolans ! \u00bb \nMalheureusement une circonstance s\u2019opposait \u00e0 ce que le \njeune homme accompl\u00eet sa menace : c\u2019est que, comme nous \nl\u2019avons dit, son \u00e9p\u00e9e avait \u00e9t\u00e9, dans sa premi\u00e8re lutte, bris\u00e9e en \ndeux morceaux, ce qu\u2019il avait parfaitement oubli\u00e9. Il en r\u00e9sulta \nque, lorsque d\u2019Artagnan voulut en effet d\u00e9gainer, il se trouva \npurement et simplement arm\u00e9 d\u2019un tron\u00e7on d\u2019\u00e9p\u00e9e de huit ou dix pouces \u00e0 peu pr\u00e8s, que l\u2019h\u00f4te avait soigneusement renfonc\u00e9 \ndans le fourreau. Quant au reste de la lame, le chef l\u2019avait adro i-\ntement d\u00e9tourn\u00e9 pour s\u2019en faire une lardoire. \nCependant cett e d\u00e9ception n\u2019e\u00fbt probablement pas arr\u00eat\u00e9 \nnotre fougueux jeune homme, si l\u2019h\u00f4te n\u2019avait r\u00e9fl\u00e9chi que la \nr\u00e9clamation que lui adressait son voyageur \u00e9tait parfaitement \njuste. \n\u00ab Mais, au fait, dit -il en abaissant son \u00e9pieu, o\u00f9 est cette \nlettre ? \n\u2013 Oui, o\u00f9 est cette lettre ? cria d\u2019Artagnan. D\u2019abord, je vous \nen pr\u00e9viens, cette lettre est pour M. de Tr\u00e9ville, et il faut qu\u2019elle \nse retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire \nretrouver, lui ! \u00bb \nCette menace acheva d\u2019intimider l\u2019h\u00f4te. Apr\u00e8s le roi et M. le \ncardinal, M. de Tr\u00e9ville \u00e9tait l\u2019homme dont le nom peut -\u00eatre \n\u00e9tait le plus souvent r\u00e9p\u00e9t\u00e9 par les militaires et m\u00eame par les \nbourgeois. Il y avait bien le p\u00e8re Joseph, c\u2019est vrai ; mais son \nnom \u00e0 lui n\u2019\u00e9tait jamais prononc\u00e9 que tout bas, tant \u00e9tait grande \nla terreur qu\u2019inspirait l\u2019 \u00c9minence grise, comme on appelait le \nfamilier du cardinal. \nAussi, jetant son \u00e9pieu loin de lui, et ordonnant \u00e0 sa femme \nd\u2019en faire autant de son manche \u00e0 balai et \u00e0 ses valets de leurs \nb\u00e2tons, il donna le premier l\u2019ex emple en se mettant lui -m\u00eame \u00e0 \nla recherche de la lettre perdue. \u2013 25 \u2013 \u00ab Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de pr \u00e9-\ncieux ? demanda l\u2019h\u00f4te au bout d\u2019un instant d\u2019investigations \ninutiles. \n\u2013 Sandis ! je le crois bien ! s\u2019\u00e9cria le Gascon qui comptait \nsur cette lettre pour faire son chemin \u00e0 la cour ; elle contenait \nma fortune. \n\u2013 Des bons sur l\u2019\u00e9pargne ? demanda l\u2019h\u00f4te inquiet. \n\u2013 Des bons sur la tr\u00e9sorerie particuli\u00e8re de Sa Majest\u00e9 \u00bb, \nr\u00e9pondit d\u2019Artagnan, qui, comptant entrer au service du roi \ngr\u00e2ce \u00e0 ce tte recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir \ncette r\u00e9ponse quelque peu hasard\u00e9e. \n\u00ab Diable ! fit l\u2019h\u00f4te tout \u00e0 fait d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. \n\u2013 Mais il n\u2019importe, continua d\u2019Artagnan avec l\u2019aplomb n a-\ntional, il n\u2019importe, et l\u2019argent n\u2019est rien : \u2013 cette lettre \u00e9t ait \ntout. J\u2019eusse mieux aim\u00e9 perdre mille pistoles que de la \nperdre. \u00bb \nIl ne risquait pas davantage \u00e0 dire vingt mille, mais une \ncertaine pudeur juv\u00e9nile le retint. \nUn trait de lumi\u00e8re frappa tout \u00e0 coup l\u2019esprit de l\u2019h\u00f4te qui \nse donnait au diable en ne tr ouvant rien. \n\u00ab Cette lettre n\u2019est point perdue, s\u2019\u00e9cria -t-il. \n\u2013 Ah ! fit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Non ; elle vous a \u00e9t\u00e9 prise. \n\u2013 Prise ! et par qui ? \n\u2013 Par le gentilhomme d\u2019hier. Il est descendu \u00e0 la cuisine, o\u00f9 \n\u00e9tait votre pourpoint. Il y est rest\u00e9 seul. Je gagerais que c\u2019est lui \nqui l\u2019a vol\u00e9e. \n\u2013 Vous croyez ? \u00bb r\u00e9pondit d\u2019Artagnan peu convaincu ; car \nil savait mieux que personne l\u2019importance toute personnelle de \u2013 26 \u2013 cette lettre, et n\u2019y voyait rien qui p\u00fbt tenter la cupidit\u00e9. Le fait \nest qu\u2019aucun des valets, aucun des v oyageurs pr\u00e9sents n\u2019e\u00fbt rien \ngagn\u00e9 \u00e0 poss\u00e9der ce papier. \n\u00ab Vous dites donc, reprit d\u2019Artagnan, que vous soup\u00e7onnez \ncet impertinent gentilhomme. \n\u2013 Je vous dis que j\u2019en suis s\u00fbr, continua l\u2019h\u00f4te ; lorsque je \nlui ai annonc\u00e9 que Votre Seigneurie \u00e9tait le prot\u00e9g\u00e9 de \nM. de Tr\u00e9ville, et que vous aviez m\u00eame une lettre pour cet i l-\nlustre gentilhomme, il a paru fort inquiet, m\u2019a demand\u00e9 o\u00f9 \u00e9tait cette lettre, et est descendu imm\u00e9diatement \u00e0 la cuisine o\u00f9 il \nsavait qu\u2019\u00e9tait votre pourpoint. \n\u2013 Alors c\u2019est mon voleur, r\u00e9 pondit d\u2019Artagnan ; je m\u2019en \nplaindrai \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, et M. de Tr\u00e9ville s\u2019en plaindra au \nroi. \u00bb Puis il tira majestueusement deux \u00e9cus de sa poche, les \ndonna \u00e0 l\u2019h\u00f4te, qui l\u2019accompagna, le chapeau \u00e0 la main, jusqu\u2019\u00e0 la porte, remonta sur son cheval jaune , qui le conduisit sans \nautre incident jusqu\u2019\u00e0 la porte Saint -Antoine \u00e0 Paris, o\u00f9 son \npropri\u00e9taire le vendit trois \u00e9cus, ce qui \u00e9tait fort bien pay\u00e9, a t-\ntendu que d\u2019Artagnan l\u2019avait fort surmen\u00e9 pendant la derni\u00e8re \u00e9tape. Aussi le maquignon auquel d\u2019Artagna n le c\u00e9da moyen-\nnant les neuf livres susdites ne cacha -t-il point au jeune homme \nqu\u2019il n\u2019en donnait cette somme exorbitante qu\u2019\u00e0 cause de \nl\u2019originalit\u00e9 de sa couleur. \nD\u2019Artagnan entra donc dans Paris \u00e0 pied, portant son petit \npaquet sous son bras, et marcha tant qu\u2019il trouv\u00e2t \u00e0 louer une \nchambre qui conv\u00eent \u00e0 l\u2019exigu\u00eft\u00e9 de ses ressources. Cette \nchambre fut une esp\u00e8ce de mansarde, sise rue des Fossoyeurs, \npr\u00e8s du Luxembourg. \nAussit\u00f4t le denier \u00e0 Dieu donn\u00e9, d\u2019Artagnan prit possession \nde son logement, passa le reste de la journ\u00e9e \u00e0 coudre \u00e0 son \npourpoint et \u00e0 ses chausses des passementeries que sa m\u00e8re avait d\u00e9tach\u00e9es d\u2019un pourpoint presque neuf de M. d\u2019Artagnan \np\u00e8re, et qu\u2019elle lui avait donn\u00e9es en cachette ; puis il alla quai de \nla Ferraille, faire remettre u ne lame \u00e0 son \u00e9p\u00e9e ; puis il revint au \u2013 27 \u2013 Louvre s\u2019informer, au premier mousquetaire qu\u2019il rencontra, de \nla situation de l\u2019h\u00f4tel de M. de Tr\u00e9ville, lequel \u00e9tait situ\u00e9 rue du \nVieux -Colombier, c\u2019est -\u00e0-dire justement dans le voisinage de la \nchambre arr\u00eat\u00e9e par d \u2019Artagnan : circonstance qui lui parut \nd\u2019un heureux augure pour le succ\u00e8s de son voyage. \nApr\u00e8s quoi, content de la fa\u00e7on dont il s\u2019\u00e9tait conduit \u00e0 \nMeung, sans remords dans le pass\u00e9, confiant dans le pr\u00e9sent et \nplein d\u2019esp\u00e9rance dans l\u2019avenir, il se coucha et s\u2019endormit du \nsommeil du brave. \nCe sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu\u2019\u00e0 \nneuf heures du matin, heure \u00e0 laquelle il se leva pour se rendre chez ce fameux M. de Tr\u00e9ville, le troisi\u00e8me personnage du \nroyaume d\u2019apr\u00e8s l\u2019estimation paternelle. \u2013 28 \u2013 CHAPITRE II \nL\u2019ANTICHAMBRE DE M. DE TR\u00c9VILLE \n \nM. de Troisvilles, comme s\u2019appelait encore sa famille en \nGascogne, ou M. de Tr\u00e9ville, comme il avait fini par s\u2019appeler \nlui-m\u00eame \u00e0 Paris, avait r\u00e9ellement commenc\u00e9 comme \nd\u2019Artagnan, c\u2019est -\u00e0-dire sans un sou vail lant, mais avec ce fonds \nd\u2019audace, d\u2019esprit et d\u2019entendement qui fait que le plus pauvre \ngentill\u00e2tre gascon re\u00e7oit souvent plus en ses esp\u00e9rances de \nl\u2019h\u00e9ritage paternel que le plus riche gentilhomme p\u00e9rigourdin \nou berrichon ne re\u00e7oit en r\u00e9alit\u00e9. Sa bravour e insolente, son \nbonheur plus insolent encore dans un temps o\u00f9 les coups ple u-\nvaient comme gr\u00eale, l\u2019avaient hiss\u00e9 au sommet de cette \u00e9chelle \ndifficile qu\u2019on appelle la faveur de cour, et dont il avait escalad\u00e9 \nquatre \u00e0 quatre les \u00e9chelons. \nIl \u00e9tait l\u2019ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun \nsait, la m\u00e9moire de son p\u00e8re Henri IV. Le p\u00e8re de M. de Tr\u00e9ville \nl\u2019avait si fid\u00e8lement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu\u2019\u00e0 d\u00e9faut d\u2019argent comptant \u2013 chose qui toute la vie manqua au \nB\u00e9arnais, lequel paya c onstamment ses dettes avec la seule \nchose qu\u2019il n\u2019e\u00fbt jamais besoin d\u2019emprunter, c\u2019est -\u00e0-dire avec de \nl\u2019esprit \u2013, qu\u2019\u00e0 d\u00e9faut d\u2019argent comptant, disons -nous, il l\u2019avait \nautoris\u00e9, apr\u00e8s la reddition de Paris, \u00e0 prendre pour armes un \nlion d\u2019or passant sur gu eules avec cette devise : Fidelis et fortis . \nC\u2019\u00e9tait beaucoup pour l\u2019honneur, mais c\u2019\u00e9tait m\u00e9diocre pour le \nbien -\u00eatre. Aussi, quand l\u2019illustre compagnon du grand Henri \nmourut, il laissa pour seul h\u00e9ritage \u00e0 monsieur son fils son \u00e9p\u00e9e \net sa devise. Gr\u00e2ce \u00e0 ce double don et au nom sans tache qui \nl\u2019accompagnait, M. de Tr\u00e9ville fut admis dans la maison du \njeune prince, o\u00f9 il servit si bien de son \u00e9p\u00e9e et fut si fid\u00e8le \u00e0 sa devise, que Louis XIII, une des bonnes lames du royaume, avait \nl\u2019habitude de dire que, s\u2019 il avait un ami qui se batt\u00eet, il lui do n-\u2013 29 \u2013 nerait le conseil de prendre pour second, lui d\u2019abord, et Tr\u00e9ville \napr\u00e8s, et peut -\u00eatre m\u00eame avant lui. \nAussi Louis XIII avait -il un attachement r\u00e9el pour Tr\u00e9ville, \nattachement royal, attachement \u00e9go\u00efste, c\u2019est vrai, mais qui n\u2019en \n\u00e9tait pas moins un attachement. C\u2019est que, dans ces temps ma l-\nheureux, on cherchait fort \u00e0 s\u2019entourer d\u2019hommes de la trempe \nde Tr\u00e9ville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise l\u2019\u00e9pith\u00e8te \nde fort, qui faisait la seconde partie de son exergue ; mais peu de \ngentilshommes pouvaient r\u00e9clamer l\u2019\u00e9pith\u00e8te de fid\u00e8le, qui en formait la premi\u00e8re. Tr\u00e9ville \u00e9tait un de ces derniers ; c\u2019\u00e9tait une \nde ces rares organisations, \u00e0 l\u2019intelligence ob\u00e9issante comme celle du dogue, \u00e0 la valeur aveugle, \u00e0 l\u2019\u0153il rapid e, \u00e0 la main \nprompte, \u00e0 qui l\u2019\u0153il n\u2019avait \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 que pour voir si le roi \u00e9tait \nm\u00e9content de quelqu\u2019un et la main que pour frapper ce d\u00e9pla i-\nsant quelqu\u2019un, un Besme, un Maurevers, un Poltrot de M\u00e9r\u00e9, \nun Vitry. Enfin \u00e0 Tr\u00e9ville, il n\u2019avait manqu\u00e9 jusque -l\u00e0 que \nl\u2019occasion ; mais il la guettait, et il se promettait bien de la saisir \npar ses trois cheveux si jamais elle passait \u00e0 la port\u00e9e de sa \nmain. Aussi Louis XIII fit -il de Tr\u00e9ville le capitaine de ses \nmousquetaires, lesquels \u00e9taient \u00e0 Louis XIII, pour le d\u00e9vou e-\nment ou plut\u00f4t pour le fanatisme, ce que ses ordinaires \u00e9taient \u00e0 \nHenri III et ce que sa garde \u00e9cossaise \u00e9tait \u00e0 Louis XI. \nDe son c\u00f4t\u00e9, et sous ce rapport, le cardinal n\u2019\u00e9tait pas en \nreste avec le roi. Quand il avait vu la formidable \u00e9lite dont \nLoui s XIII s\u2019entourait, ce second ou plut\u00f4t ce premier roi de \nFrance avait voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses \nmousquetaires comme Louis XIII avait les siens et l\u2019on voyait \nces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes \nles prov inces de France et m\u00eame dans tous les \u00c9tats \u00e9trangers, \nles hommes c\u00e9l\u00e8bres pour les grands coups d\u2019\u00e9p\u00e9e. Aussi Rich e-\nlieu et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie \nd\u2019\u00e9checs, le soir, au sujet du m\u00e9rite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens, et tout en se pronon\u00e7ant \ntout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient \ntout bas \u00e0 en venir aux mains, et concevaient un v\u00e9ritable ch a-\ngrin ou une joie immod\u00e9r\u00e9e de la d\u00e9faite ou de la victoire des \u2013 30 \u2013 leurs . Ainsi, du moins, le disent les m\u00e9moires d\u2019un homme qui \nfut dans quelques -unes de ces d\u00e9faites et dans beaucoup de ces \nvictoires. \nTr\u00e9ville avait pris le c\u00f4t\u00e9 faible de son ma\u00eetre, et c\u2019est \u00e0 \ncette adresse qu\u2019il devait la longue et constante faveur d\u2019un ro i \nqui n\u2019a pas laiss\u00e9 la r\u00e9putation d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s fid\u00e8le \u00e0 ses am i-\nti\u00e9s. Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal A r-\nmand Duplessis avec un air narquois qui h\u00e9rissait de col\u00e8re la \nmoustache grise de Son \u00c9minence . Tr\u00e9ville entendait admir a-\nblement bien la guerre de cette \u00e9poque, o\u00f9, quand on ne vivait \npas aux d\u00e9pens de l\u2019ennemi, on vivait aux d\u00e9pens de ses comp a-\ntriotes : ses soldats formaient une l\u00e9gion de diables \u00e0 quatre, \nindiscipl in\u00e9e pour tout autre que pour lui. \nD\u00e9braill\u00e9s, avin\u00e9s, \u00e9corch\u00e9 s, les mousquetaires du roi, ou \nplut\u00f4t ceux de M. de Tr\u00e9ville, s\u2019\u00e9pandaient dans les cabarets, \ndans les promenades, dans les jeux publics, criant fort et r e-\ntroussant leurs moustaches, faisant sonner leurs \u00e9p\u00e9es, heurtant \navec volupt\u00e9 les gardes de M. le ca rdinal quand ils les renco n-\ntraient ; puis d\u00e9gainant en pleine rue, avec mille plaisant eries ; \ntu\u00e9s quelquefois, mais s\u00fbrs en ce cas d\u2019\u00eatre pleur\u00e9s et ven g\u00e9s ; \ntuant souvent, et s\u00fbrs alors de ne pas moisir en prison, M. de Tr\u00e9ville \u00e9tant l\u00e0 pour les r\u00e9clamer. Aussi M. de Tr\u00e9ville \n\u00e9tait- il lou\u00e9 sur tous les tons, chant\u00e9 sur toutes les gammes par \nces hommes qui l\u2019adoraient, et qui, tout gens de sac et de corde \nqu\u2019ils \u00e9taient, tremblaient devant lui comme des \u00e9coliers devant \nleur ma\u00eetre, ob\u00e9issant au moindre mo t, et pr\u00eats \u00e0 se faire tuer \npour laver le moindre reproche. \nM. de Tr\u00e9ville avait us\u00e9 de ce levier puissant, pour le roi \nd\u2019abord et les amis du roi, \u2013 puis pour lui -m\u00eame et pour ses \namis. Au reste, dans aucun des m\u00e9moires de ce temps, qui a laiss\u00e9 tant de m \u00e9moires, on ne voit que ce digne gentilhomme \nait \u00e9t\u00e9 accus\u00e9, m\u00eame par ses ennemis \u2013 et il en avait autant \nparmi les gens de plume que chez les gens d\u2019\u00e9p\u00e9e \u2013, nulle part \non ne voit, disons -nous, que ce digne gentilhomme ait \u00e9t\u00e9 acc u-\ns\u00e9 de se faire payer la c oop\u00e9ration de ses s\u00e9ides. Avec un rare \ng\u00e9nie d\u2019intrigue, qui le rendait l\u2019\u00e9gal des plus forts intrigants, il \u2013 31 \u2013 \u00e9tait rest\u00e9 honn\u00eate homme. Bien plus, en d\u00e9pit des grandes es-\ntocades qui d\u00e9hanchent et des exercices p\u00e9nibles qui fatiguent, \nil \u00e9tait devenu un des plus galants coureurs de ruelles, un des \nplus fins damerets, un des plus alambiqu\u00e9s diseurs de Ph\u00e9bus \nde son \u00e9poque ; on parlait des bonnes fortunes de Tr\u00e9ville \ncomme on avait parl\u00e9 vingt ans auparavant de celles de Bas-sompierre \u2013 et ce n\u2019\u00e9tait pas peu di re. Le capitaine des mou s-\nquetaires \u00e9tait donc admir\u00e9, craint et aim\u00e9, ce qui constitue l\u2019apog\u00e9e des fortunes humaines. \nLouis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son \nvaste rayonnement ; mais son p\u00e8re, soleil pluribus impar , laissa \nsa splendeu r personnelle \u00e0 chacun de ses favoris, sa valeur ind i-\nviduelle \u00e0 chacun de ses courtisans. Outre le lever du roi et celui \ndu cardinal, on comptait alors \u00e0 Paris plus de deux cents petits \nlevers, un peu recherch\u00e9s. Parmi les deux cents petits levers c e-\nlui de Tr\u00e9ville \u00e9tait un des plus courus. \nLa cour de son h\u00f4tel, situ\u00e9 rue du Vieux -Colombier, re s-\nsemblait \u00e0 un camp, et cela d\u00e8s six heures du matin en \u00e9t\u00e9 et d\u00e8s huit heures en hiver. Cinquante \u00e0 soixante mousquetaires, qui \nsemblaient s\u2019y relayer pour pr\u00e9senter un nombre toujours i m-\nposant, s\u2019y promenaient sans cesse, arm\u00e9s en guerre et pr\u00eats \u00e0 tout. Le long d\u2019un de ses grands escaliers sur l\u2019emplacement \ndesquels notre civilisation b\u00e2tirait une maison tout enti\u00e8re, \nmontaient et descendaient les solliciteurs de Pa ris qui couraient \napr\u00e8s une faveur quelconque, les gentilshommes de province avides d\u2019\u00eatre enr\u00f4l\u00e9s, et les laquais chamarr\u00e9s de toutes co u-\nleurs, qui venaient apporter \u00e0 M. de Tr\u00e9ville les messages de \nleurs ma\u00eetres. Dans l\u2019antichambre, sur de longues banque ttes \ncirculaires, reposaient les \u00e9lus, c\u2019est -\u00e0-dire ceux qui \u00e9taient co n-\nvoqu\u00e9s. Un bourdonnement durait l\u00e0 depuis le matin ju squ\u2019au \nsoir, tandis que M. de Tr\u00e9ville, dans son cabinet contigu \u00e0 cette \nantichambre, recevait les visites, \u00e9coutait les plaintes, donnait \nses ordres et, comme le roi \u00e0 son balcon du Louvre, n\u2019avait qu\u2019\u00e0 \nse mettre \u00e0 sa fen\u00eatre pour passer la revue des hommes et des \narmes. \u2013 32 \u2013 Le jour o\u00f9 d\u2019Artagnan se pr\u00e9senta, l\u2019assembl\u00e9e \u00e9tait imp o-\nsante, surtout pour un provincial arrivant de sa province : il est \nvrai que ce provincial \u00e9tait Gascon, et que surtout \u00e0 cette \u00e9poque \nles compatriotes de d\u2019Artagnan avaient la r\u00e9putation de ne point \nfacilement se laisser intimider. En effet, une fois qu\u2019on avait \nfranchi la porte massive, chevill\u00e9e de longs clous \u00e0 t\u00eate qu a-\ndrangulaire, on tombait au milieu d\u2019une troupe de gens d\u2019\u00e9p\u00e9e \nqui se croisaient dans la cour, s\u2019interpellant, se querellant et \njouant entre eux. Pour se frayer un passage au milieu de toutes \nces vagues tourbillonnantes, il e\u00fbt fallu \u00eatre officie r, grand se i-\ngneur ou jolie femme. \nCe fut donc au milieu de cette cohue et de ce d\u00e9sordre que \nnotre jeune homme s\u2019avan\u00e7a, le c\u0153ur palpitant, rangeant sa \nlongue rapi\u00e8re le long de ses jambes maigres, et tenant une \nmain au rebord de son feutre avec ce demi -sourire du provincial \nembarrass\u00e9 qui veut faire bonne contenance. Avait -il d\u00e9pass\u00e9 \nun groupe, alors il respirait plus librement, mais il comprenait \nqu\u2019on se retournait pour le regarder, et pour la premi\u00e8re fois de \nsa vie, d\u2019Artagnan, qui jusqu\u2019\u00e0 ce jour avai t une assez bonne \nopinion de lui -m\u00eame, se trouva ridicule. \nArriv\u00e9 \u00e0 l\u2019escalier, ce fut pis encore : il y avait sur les pr e-\nmi\u00e8res marches quatre mousquetaires qui se divertissaient \u00e0 l\u2019exercice suivant, tandis que dix ou douze de leurs camarades \nattendaient sur le palier que leur tour v\u00eent de prendre place \u00e0 la \npartie. \nUn d\u2019eux, plac\u00e9 sur le degr\u00e9 sup\u00e9rieur, l\u2019\u00e9p\u00e9e nue \u00e0 la main, \nemp\u00eachait ou du moins s\u2019effor\u00e7ait d\u2019emp\u00eacher les trois autres de \nmonter. \nCes trois autres s\u2019escrimaient contre lui de leurs \u00e9p\u00e9es fort \nagiles. D\u2019Artagnan prit d\u2019abord ces fers pour des fleurets \nd\u2019escrime, il les crut boutonn\u00e9s : mais il reconnut bient\u00f4t \u00e0 ce r-\ntaines \u00e9gratignures que chaque arme, au contraire, \u00e9tait affil\u00e9e \net aiguis\u00e9e \u00e0 souhait, et \u00e0 chacune de ces \u00e9gratignures, non s eu-\nlement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient comme des fous. \u2013 33 \u2013 Celui qui occupait le degr\u00e9 en ce moment tenait mervei l-\nleusement ses adversaires en respect. On faisait cercle autour \nd\u2019eux : la condition portait qu\u2019\u00e0 chaque coup le touch\u00e9 quitterait \nla partie, en perdant son tour d\u2019audience au profit du toucheur. En cinq minutes trois furent effleur\u00e9s, l\u2019un au poignet, l\u2019autre au \nmenton, l\u2019autre \u00e0 l\u2019oreille par le d\u00e9fenseur du degr\u00e9, qui lui -\nm\u00eame ne fut pas atteint : adresse qui lui valut, selon le s conve n-\ntions arr\u00eat\u00e9es, trois tours de faveur. \nSi difficile non pas qu\u2019il f\u00fbt, mais qu\u2019il voul\u00fbt \u00eatre \u00e0 \u00e9to n-\nner, ce passe -temps \u00e9tonna notre jeune voyageur ; il avait vu \ndans sa province, cette terre o\u00f9 s\u2019\u00e9chauffent cependant si \npromptement les t\u00eates, un p eu plus de pr\u00e9liminaires aux duels, \net la gasco nnade de ces quatre joueurs lui parut la plus forte de \ntoutes celles qu\u2019il avait ou\u00efes jusqu\u2019alors, m\u00eame en Gascogne. Il \nse crut transport\u00e9 dans ce fameux pays des g\u00e9ants o\u00f9 Gulliver \nalla d epuis et eut si gran d-peur ; et cependant il n\u2019\u00e9tait pas au \nbout : restaient le palier et l\u2019antichambre. \nSur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires \nde femmes, et dans l\u2019antichambre des histoires de cour. Sur le palier, d\u2019Artagnan rougit ; dans l\u2019antichamb re, il frissonna. Son \nimagination \u00e9veill\u00e9e et vagabonde, qui en Gascogne le rendait redoutable aux jeunes femmes de chambre et m\u00eame quelquefois \naux jeunes ma\u00eetresses, n\u2019avait jamais r\u00eav\u00e9, m\u00eame dans ces m o-\nments de d\u00e9lire, la moiti\u00e9 de ces merveilles amoureu ses et le \nquart de ces prouesses galantes, rehauss\u00e9es des noms les plus \nconnus et des d\u00e9tails les moins voil\u00e9s. Mais si son amour pour \nles bonnes m\u0153urs fut choqu\u00e9 sur le palier, son respect pour le \ncardinal fut scandalis\u00e9 dans l\u2019antichambre. L\u00e0, \u00e0 son gran d \n\u00e9tonnement, d\u2019Artagnan entendait critiquer tout haut la pol i-\ntique qui faisait trembler l\u2019Europe, et la vie priv\u00e9e du cardinal, \nque tant de hauts et puissants seigneurs avaient \u00e9t\u00e9 punis \nd\u2019avoir tent\u00e9 d\u2019approfondir : ce grand homme, r\u00e9v\u00e9r\u00e9 par \nM. d\u2019Artagn an p\u00e8re, servait de ris\u00e9e aux mousquetaires de \nM. de Tr\u00e9ville, qui raillaient ses jambes cagneuses et son dos \nvo\u00fbt\u00e9 ; quelques -uns chantaient des No\u00ebls sur Mme d\u2019Aiguillon, \nsa ma\u00eetresse, et Mme de Combalet, sa ni\u00e8ce, tandis que les \u2013 34 \u2013 autres liaient des parti es contre les pages et les gardes du card i-\nnal-duc, toutes choses qui paraissaient \u00e0 d\u2019Artagnan de mon s-\ntrue uses impossibilit\u00e9s. \nCependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout \u00e0 \ncoup \u00e0 l\u2019improviste au milieu de tous ces quolibets cardin a-\nlesques, une esp\u00e8ce de b\u00e2illon calfeutrait pour un moment \ntoutes ces bouches moqueuses ; on regardait avec h\u00e9sitation \nautour de soi, et l\u2019on semblait craindre l\u2019indiscr\u00e9tion de la clo i-\nson du cabinet de M. de Tr\u00e9ville ; mais bient\u00f4t une allusion r a-\nmenait la conversatio n sur Son \u00c9minence , et alors les \u00e9clats r e-\nprenaient de plus belle, et la lumi\u00e8re n\u2019\u00e9tait m\u00e9nag\u00e9e sur aucune \nde ses actions. \n\u00ab Certes, voil\u00e0 des gens qui vont \u00eatre embastill\u00e9s et pendus, \npensa d\u2019Artagnan avec terreur, et moi sans aucun doute avec \neux, car d u moment o\u00f9 je les ai \u00e9cout\u00e9s et entendus, je serai t e-\nnu pour leur complice. Que dirait monsieur mon p\u00e8re, qui m\u2019a si \nfort recommand\u00e9 le respect du cardinal, s\u2019il me savait dans la \nsoci\u00e9t\u00e9 de pareils pa\u00efens ? \u00bb \nAussi comme on s\u2019en doute sans que je le dise, d\u2019Artagnan \nn\u2019osait se livrer \u00e0 la conversation ; seulement il regardait de tous \nses yeux, \u00e9coutant de toutes ses oreilles, tendant avidement ses \ncinq sens pour ne rien perdre, et malgr\u00e9 sa confiance dans les \nrecommandations paternelles, il se sentait por t\u00e9 par ses go\u00fbts et \nentra\u00een\u00e9 par ses instincts \u00e0 louer plut\u00f4t qu\u2019\u00e0 bl\u00e2mer les choses inou\u00efes qui se passaient l\u00e0. \nCependant, comme il \u00e9tait absolument \u00e9tranger \u00e0 la foule \ndes courtisans de M. de Tr\u00e9ville, et que c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois \nqu\u2019on l\u2019apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce qu\u2019il d\u00e9s i-\nrait. \u00c0 cette demande, d\u2019Artagnan se nomma fort humblement, \ns\u2019appuya du titre de compatriote, et pria le valet de chambre qui \n\u00e9tait venu lui faire cette question de demander pour lui \u00e0 \nM. de Tr\u00e9ville un moment d\u2019audience, demande que celui -ci \npromit d\u2019un ton protecteur de transmettre en temps et lieu. \u2013 35 \u2013 D\u2019Artagnan, un peu revenu de sa surprise premi\u00e8re, eut \ndonc le loisir d\u2019\u00e9tudier un peu les costumes et les physionomies. \nAu centre du groupe le plus anim\u00e9 \u00e9tait un mousquetaire \nde grande taille, d\u2019une figure hautaine et d\u2019une bizarrerie de \ncostume qui attirait sur lui l\u2019attention g\u00e9n\u00e9rale. Il ne portait pas, \npour le moment, la casaque d\u2019uniforme, qui, au reste, n\u2019\u00e9tait pas absolument obligatoire dans cette \u00e9poque de libert\u00e9 moindre \nmais d\u2019ind\u00e9pendance plus grande, mais un justaucorps bleu de ciel, tant soit peu fan\u00e9 et r\u00e2p\u00e9, et sur cet habit un baudrier m a-\ngnifique, en broderies d\u2019or, et qui reluisait comme les \u00e9cailles \ndont l\u2019eau se couvre au grand soleil. Un manteau long de velours \ncramoisi tombait avec gr\u00e2ce sur ses \u00e9paules d\u00e9couvrant par -\ndevant seulement le splendide baudrier auquel pendait une g i-\ngantesque rapi\u00e8re. \nCe mousquetaire venait de descendre de garde \u00e0 l\u2019instant \nm\u00eame, se plaignait d\u2019\u00eatre enrhum\u00e9 et toussai t de temps en \ntemps avec affectation. Aussi avait -il pris le manteau, \u00e0 ce qu\u2019il \ndisait autour de lui, et tandis qu\u2019il parlait du haut de sa t\u00eate, en \nfrisant d\u00e9daigneusement sa moustache, on admirait avec e n-\nthousiasme le baudrier brod\u00e9, et d\u2019Artagnan plus que tout autre. \n\u00ab Que voulez -vous, disait le mousquetaire, la mode en \nvient ; c\u2019est une folie, je le sais bien, mais c\u2019est la mode. \nD\u2019ailleurs, il faut bien employer \u00e0 quelque chose l\u2019argent de sa l\u00e9gitime. \n\u2013 Ah ! Porthos ! s\u2019\u00e9cria un des assistants, n\u2019ess aie pas de \nnous faire croire que ce baudrier te vient de la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 pate r-\nnelle : il t\u2019aura \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 par la dame voil\u00e9e avec laquelle je t\u2019ai \nrencontr\u00e9 l\u2019autre dimanche vers la porte Saint -Honor\u00e9. \n\u2013 Non, sur mon honneur et foi de gentilhomme, je l\u2019ai \nachet\u00e9 moi -m\u00eame, et de mes propres deniers, r\u00e9pondit celui \nqu\u2019on venait de d\u00e9signer sous le nom de Porthos. \n\u2013 Oui, comme j\u2019ai achet\u00e9, moi, dit un autre mousquetaire, \ncette bourse neuve, avec ce que ma ma\u00eetresse avait mis dans la \nvieille. \u2013 36 \u2013 \u2013 Vrai, dit Porthos, et la preuve c\u2019est que je l\u2019ai pay\u00e9 douze \npistoles. \u00bb \nL\u2019admiration redoubla, quoique le doute continu\u00e2t \nd\u2019exister. \n\u00ab N\u2019est -ce pas, Aramis ? \u00bb dit Porthos se tournant vers un \nautre mousquetaire. \nCet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec \ncelui qui l\u2019interrogeait et qui venait de le d\u00e9signer sous le nom \nd\u2019Aramis : c\u2019\u00e9tait un jeune homme de vingt -deux \u00e0 vingt -trois \nans \u00e0 peine, \u00e0 la figure na\u00efve et doucereuse, \u00e0 l\u2019\u0153il noir et doux \net aux joues roses et velout\u00e9es comme une p\u00eache en automne ; \nsa m oustache fine dessinait sur sa l\u00e8vre sup\u00e9rieure une ligne \nd\u2019une rectitude parfaite ; ses mains semblaient craindre de \ns\u2019abaisser, de peur que leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps il se pin\u00e7ait le bout des oreilles pour les mai n-\ntenir d\u2019un in carnat tendre et transparent. D\u2019habitude il parlait \npeu et lentement, saluait beaucoup, riait sans bruit en montrant \nses dents, qu\u2019il avait belles et dont, comme du reste de sa per-\nsonne, il semblait prendre le plus grand soin. Il r\u00e9pondit par un \nsigne de t \u00eate affirmatif \u00e0 l\u2019interpellation de son ami. \nCette affirmation parut avoir fix\u00e9 tous les doutes \u00e0 l\u2019endroit \ndu baudrier ; on continua donc de l\u2019admirer, mais on n\u2019en parla \nplus ; et par un de ces revirements rapides de la pens\u00e9e, la co n-\nversation passa tou t \u00e0 coup \u00e0 un autre sujet. \n\u00ab Que pensez -vous de ce que raconte l\u2019\u00e9cuyer de Chalais ? \u00bb \ndemanda un autre mousquetaire sans interpeller directement personne, mais s\u2019adressant au contraire \u00e0 tout le monde. \n\u00ab Et que raconte -t-il ? demanda Porthos d\u2019un ton suff isant. \n\u2013 Il raconte qu\u2019il a trouv\u00e9 \u00e0 Bruxelles Rochefort, l\u2019\u00e2me \ndamn\u00e9e du cardinal, d\u00e9guis\u00e9 en capucin ; ce Rochefort maudit, \ngr\u00e2ce \u00e0 ce d\u00e9guisement, avait jou\u00e9 M. de Laigues comme un \nniais qu\u2019il est. \u2013 37 \u2013 \u2013 Comme un vrai niais, dit Porthos ; mais la chose est -elle \ns\u00fbre ? \n\u2013 Je la tiens d\u2019Aramis, r\u00e9pondit le mousquetaire. \n\u2013 Vraiment ? \n\u2013 Eh ! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis ; je vous l\u2019ai \nracont\u00e9e \u00e0 vous -m\u00eame hier, n\u2019en parlons donc plus. \n\u2013 N\u2019en parlons plus, voil\u00e0 votre opinion \u00e0 vous, reprit Po r-\nthos. N\u2019e n parlons plus ! peste ! comme vous concluez vite. \nComment ! le cardinal fait espionner un gentilhomme, fait voler \nsa correspondance par un tra\u00eetre, un brigand, un pendard ; fait, \navec l\u2019aide de cet espion et gr\u00e2ce \u00e0 cette correspondance, couper \nle cou \u00e0 Chalais, sous le stupide pr\u00e9texte qu\u2019il a voulu tuer le roi \net marier Monsieur avec la reine ! Personne ne savait un mot de \ncette \u00e9nigme, vous nous l\u2019apprenez hier, \u00e0 la grande satisfaction \nde tous, et quand nous sommes encore tout \u00e9bahis de cette no u-\nvelle, vous venez nous dire aujourd\u2019hui : N\u2019en parlons plus ! \n\u2013 Parlons -en donc, voyons, puisque vous le d\u00e9sirez, reprit \nAramis avec patience. \n\u2013 Ce Rochefort, s\u2019\u00e9cria Porthos, si j\u2019\u00e9tais l\u2019\u00e9cuyer du pauvre \nChalais, passerait avec moi un vilain moment. \n\u2013 Et vous, vous passeriez un triste quart d\u2019heure avec le duc \nRouge, reprit Aramis. \n\u2013 Ah ! le duc Rouge ! bravo, bravo, le duc Rouge ! r\u00e9pondit \nPorthos en battant des mains et en approuvant de la t\u00eate. Le \n\u00ab duc Rouge \u00bb est charmant. Je r\u00e9pandrai le mot, mon cher, \nsoyez tranquille. A -t-il de l\u2019esprit, cet Aramis ! Quel malheur \nque vous n\u2019ayez pas pu suivre votre vocation, mon cher ! quel \nd\u00e9licieux abb\u00e9 vous eussiez fait ! \n\u2013 Oh ! ce n\u2019est qu\u2019un retard momentan\u00e9, reprit Aramis ; un \njour, je le serai. Vous savez bien, Po rthos, que je continue \nd\u2019\u00e9tudier la th\u00e9ologie pour cela. \u2013 38 \u2013 \u2013 Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera t\u00f4t ou \ntard. \n\u2013 T\u00f4t, dit Aramis. \n\u2013 Il n\u2019attend qu\u2019une chose pour le d\u00e9cider tout \u00e0 fait et pour \nreprendre sa soutane, qui est pendue derri\u00e8re s on uniforme, \nreprit un mousquetaire. \n\u2013 Et quelle chose attend- il ? demanda un autre. \n\u2013 Il attend que la reine ait donn\u00e9 un h\u00e9ritier \u00e0 la couronne \nde France. \n\u2013 Ne plaisantons pas l\u00e0 -dessus, messieurs, dit Porthos ; \ngr\u00e2ce \u00e0 Dieu, la reine est encore d\u2019\u00e2ge \u00e0 le donner. \n\u2013 On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Ar a-\nmis avec un rire narquois qui donnait \u00e0 cette phrase, si simple \nen apparence, une signification passablement scandaleuse. \n\u2013 Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, inte r-\nrompit Porth os, et votre manie d\u2019esprit vous entra\u00eene toujours \nau-del\u00e0 des bornes ; si M. de Tr\u00e9ville vous entendait, vous seriez \nmal venu de parler ainsi. \n\u2013 Allez -vous me faire la le\u00e7on, Porthos ? s\u2019\u00e9cria Aramis, \ndans l\u2019\u0153il doux duquel on vit passer comme un \u00e9clair. \n\u2013 Mon cher, soyez mousquetaire ou abb\u00e9. Soyez l\u2019un ou \nl\u2019autre, mais pas l\u2019un et l\u2019autre, reprit Porthos. Tenez, Athos \nvous l\u2019a dit encore l\u2019autre jour : vous mangez \u00e0 tous les r\u00e2teliers. \nAh ! ne nous f\u00e2chons pas, je vous prie, ce serait inutile, vous s a-\nvez bien ce qui est convenu entre vous, Athos et moi. Vous allez \nchez Mme d\u2019Aiguillon, et vous lui faites la cour ; vous allez chez \nMme de Bois -Tracy, la cousine de Mme de Chevreuse, et vous \npassez pour \u00eatre fort en avant dans les bonnes gr\u00e2ces de la dame. Oh ! mon Dieu, n\u2019avouez pas votre bonheur, on ne vous \ndemande pas votre secret, on conna\u00eet votre discr\u00e9tion. Mais puisque vous poss\u00e9dez cette vertu, que diable ! Faites -en usage \n\u00e0 l\u2019endroit de Sa Majest\u00e9. S\u2019occupe qui voudra et comme on \u2013 39 \u2013 voudra du roi et du c ardinal ; mais la reine est sacr\u00e9e, et si l\u2019on \nen parle, que ce soit en bien. \n\u2013 Porthos, vous \u00eates pr\u00e9tentieux comme Narcisse, je vous \nen pr\u00e9viens, r\u00e9pondit Aramis ; vous savez que je hais la morale, \nexcept\u00e9 quand elle est faite par Athos. Quant \u00e0 vous, mo n cher, \nvous avez un trop magnifique baudrier pour \u00eatre bien fort l\u00e0 -\ndessus. Je serai abb\u00e9 s\u2019il me convient ; en attendant, je suis \nmousquetaire : en cette qualit\u00e9, je dis ce qu\u2019il me pla\u00eet, et en ce \nmoment il me pla\u00eet de vous dire que vous m\u2019impatientez. \n\u2013 Aramis ! \n\u2013 Porthos ! \n\u2013 Eh ! messieurs ! messieurs ! s\u2019\u00e9cria -t-on autour d\u2019eux. \n\u2013 M. de Tr\u00e9ville attend M. d\u2019Artagnan \u00bb, interrompit le l a-\nquais en ouvrant la porte du cabinet. \n\u00c0 cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait o u-\nverte, chacun se tut, et au milieu du silence g\u00e9n\u00e9ral le jeune \nGascon traversa l\u2019antichambre dans une partie de sa longueur et \nentra chez le capitaine des mousquetaires, se f\u00e9licitant de tout \nson c\u0153ur d\u2019\u00e9chapper aussi \u00e0 point \u00e0 la fin de cette bizarre qu e-\nrelle. \u2013 40 \u2013 CHAPITRE III \nL\u2019AUD IENCE \n \nM. de Tr\u00e9ville \u00e9tait pour le moment de fort m\u00e9chante h u-\nmeur ; n\u00e9anmoins il salua poliment le jeune homme, qui \ns\u2019inclina jusqu\u2019\u00e0 terre, et il sourit en recevant son compliment, \ndont l\u2019accent b\u00e9arnais lui rappela \u00e0 la fois sa jeunesse et son \npays, dou ble souvenir qui fait sourire l\u2019homme \u00e0 tous les \u00e2ges. \nMais, se rapprochant presque aussit\u00f4t de l\u2019antichambre et fa i-\nsant \u00e0 d\u2019Artagnan un signe de la main, comme pour lui dema n-\nder la permission d\u2019en finir avec les autres avant de commencer \navec lui, il appe la trois fois, en grossissant la voix \u00e0 chaque fois, \nde sorte qu\u2019il parcourut tous les tons intervallaires entre l\u2019accent \nimp\u00e9ratif et l\u2019accent irrit\u00e9 : \n\u00ab Athos ! Porthos ! Aramis ! \u00bb \nLes deux mousquetaires avec lesquels nous avons d\u00e9j\u00e0 fait \nconnaissance, et qui r\u00e9pondaient aux deux derniers de ces trois \nnoms, quitt\u00e8rent aussit\u00f4t les groupes dont ils faisaient partie et s\u2019avanc\u00e8rent vers le cabinet, dont la porte se referma derri\u00e8re \neux d\u00e8s qu\u2019ils en eurent franchi le seuil. Leur contenance, bien \nqu\u2019elle ne f\u00fbt pas tout \u00e0 fait tranquille, excita cependant par son \nlaisser -aller \u00e0 la fois plein de dignit\u00e9 et de soumission, \nl\u2019admiration de d\u2019Artagnan, qui voyait dans ces hommes des \ndemi -dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien arm\u00e9 de tous \nses foudres. \nQuan d les deux mousquetaires furent entr\u00e9s, quand la \nporte fut referm\u00e9e derri\u00e8re eux, quand le murmure bourdo n-\nnant de l\u2019antichambre, auquel l\u2019appel qui venait d\u2019\u00eatre fait avait sans doute donn\u00e9 un nouvel aliment eut recommenc\u00e9 ; quand \nenfin M. de Tr\u00e9ville eut trois ou quatre fois arpent\u00e9, silencieux \net le sourcil fronc\u00e9, toute la longueur de son cabinet, passant \u2013 41 \u2013 chaque fois devant Porthos et Aramis, roides et muets comme \u00e0 \nla parade, il s\u2019arr\u00eata tout \u00e0 coup en face d\u2019eux, et les couvrant \ndes pieds \u00e0 la t\u00eate d\u2019u n regard irrit\u00e9 : \n\u00ab Savez -vous ce que m\u2019a dit le roi, s\u2019\u00e9cria -t-il, et cela pas \nplus tard qu\u2019hier au soir ? le savez -vous, messieurs ? \n\u2013 Non, r\u00e9pondirent apr\u00e8s un instant de silence les deux \nmousquetaires ; non, monsieur, nous l\u2019ignorons. \n\u2013 Mais j\u2019esp\u00e8re q ue vous nous ferez l\u2019honneur de nous le \ndire, ajouta Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gr a-\ncieuse r\u00e9v\u00e9rence. \n\u2013 Il m\u2019a dit qu\u2019il recruterait d\u00e9sormais ses mousquetaires \nparmi les gardes de M. le cardinal ! \n\u2013 Parmi les gardes de M. le cardinal ! et pourquoi cela ? \ndemanda vivement Porthos. \n\u2013 Parce qu\u2019il voyait bien que sa piquette avait besoin d\u2019\u00eatre \nragaillardie par un m\u00e9lange de bon vin. \u00bb \nLes deux mousquetaires rougirent jusqu\u2019au blanc des yeux. \nD\u2019Artagnan ne savait o\u00f9 il en \u00e9tait et e\u00fbt voulu \u00eatre \u00e0 cent pieds \nsous terre. \n\u00ab Oui, oui, continua M. de Tr\u00e9ville en s\u2019animant, oui, et \nSa Majest\u00e9 avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que les \nmousquetaires font triste figure \u00e0 la cour. M. le cardinal raco n-\ntait hier au jeu du roi, avec un air de condol\u00e9ance qui me d\u00e9plut \nfort, qu\u2019avant- hier ces damn\u00e9s mousquetaires, ces diables \u00e0 \nquatre \u2013 il appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui me \nd\u00e9plut encore davantage \u2013, ces pourfendeurs, ajoutait -il en me \nregardant de son \u0153il de chat -tigre, s\u2019\u00e9 taient attard\u00e9s rue F\u00e9rou, \ndans un cabaret, et qu\u2019une ronde de ses gardes \u2013 j\u2019ai cru qu\u2019il \nallait me rire au nez \u2013 avait \u00e9t\u00e9 forc\u00e9e d\u2019arr\u00eater les perturb a-\nteurs. Morbleu ! vous devez en savoir quelque chose ! Arr\u00eater \ndes mousquetaires ! Vous en \u00e9tiez, vous autres, ne vous en d \u00e9-\nfendez pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous a nomm\u00e9s. \u2013 42 \u2013 Voil\u00e0 bien ma faute, oui, ma faute, puisque c\u2019est moi qui choisis \nmes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable m\u2019avez -\nvous demand\u00e9 la casaque quand vous alliez \u00eatre si bien sous la \nsoutane ? Voyons, vous, Porthos, n\u2019avez -vous un si beau ba u-\ndrier d\u2019or que pour y suspendre une \u00e9p\u00e9e de paille ? Et Athos ! \nje ne vois pas Athos. O\u00f9 est -il ? \n\u2013 Monsieur, r\u00e9pondit tristement Aramis, il est malade, fort \nmalade. \n\u2013 Malade, fort mal ade, dites -vous ? et de quelle maladie ? \n\u2013 On craint que ce ne soit de la petite v\u00e9role, monsieur, r \u00e9-\npondit Porthos voulant m\u00ealer \u00e0 son tour un mot \u00e0 la convers a-\ntion, et ce qui serait f\u00e2cheux en ce que tr\u00e8s certainement cela \ng\u00e2terait son visage. \n\u2013 De la petite v\u00e9role ! Voil\u00e0 encore une glorieuse histoire \nque vous me contez l\u00e0, Porthos !\u2026 Malade de la petite v\u00e9role, \u00e0 \nson \u00e2ge ?\u2026 Non pas !\u2026 mais bless\u00e9 sans doute, tu\u00e9 peut -\u00eatre\u2026 \nAh ! si je le savais !\u2026 Sangdieu ! messieurs les mousquetaires, je \nn\u2019entends pas que l\u2019on hante ainsi les mauvais lieux, qu\u2019on se \nprenne de querelle dans la rue et qu\u2019on joue de l\u2019\u00e9p\u00e9e dans les \ncarrefours. Je ne veux pas enfin qu\u2019on pr\u00eate \u00e0 rire aux gardes de \nM. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles, adroits, qui \nne se mett ent jamais dans le cas d\u2019\u00eatre arr\u00eat\u00e9s, et qui d\u2019ailleurs \nne se laisseraient pas arr\u00eater, eux !\u2026 j\u2019en suis s\u00fbr\u2026 Ils aim e-\nraient mieux mourir sur la place que de faire un pas en arri\u00e8re\u2026 Se sauver, d\u00e9taler, fuir, c\u2019est bon pour les mousquetaires du roi, \ncela ! \u00bb \nPorthos et Aramis fr\u00e9missaient de rage. Ils auraient volo n-\ntiers \u00e9trangl\u00e9 M. de Tr\u00e9ville, si au fond de tout cela ils n\u2019avaient \npas senti que c\u2019\u00e9tait le grand amour qu\u2019il leur portait qui le fai-\nsait leur parler ainsi. Ils frappaient le tapis du pied, se mor-\ndaient les l\u00e8vres jusqu\u2019au sang et serraient de toute leur force la \ngarde de leur \u00e9p\u00e9e. Au -dehors on avait entendu appeler, comme \nnous l\u2019avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l\u2019on avait devin\u00e9, \u00e0 \nl\u2019accent de la voix de M. de Tr\u00e9ville, qu\u2019il \u00e9tait par faitement en \u2013 43 \u2013 col\u00e8re. Dix t\u00eates curieuses \u00e9taient appuy\u00e9es \u00e0 la tapisserie et \np\u00e2lissaient de fureur, car leurs oreilles coll\u00e9es \u00e0 la porte ne per-\ndaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs \nbouches r\u00e9p\u00e9taient au fur et \u00e0 mesure les paroles i nsultantes du \ncapitaine \u00e0 toute la population de l\u2019antichambre. En un instant \ndepuis la porte du cabinet jusqu\u2019\u00e0 la porte de la rue, tout l\u2019h\u00f4tel \nfut en \u00e9bullition. \n\u00ab Ah ! les mousquetaires du roi se font arr\u00eater par les \ngardes de M. le cardinal \u00bb, continu a M. de Tr\u00e9ville aussi furieux \n\u00e0 l\u2019int\u00e9rieur que ses soldats, mais saccadant ses paroles et les \nplongeant une \u00e0 une pour ainsi dire et comme autant de coups \nde stylet dans la poitrine de ses auditeurs. \u00ab Ah ! six gardes de \nSon \u00c9minence arr\u00eatent six mousque taires de Sa Majest\u00e9 ! Mo r-\nbleu ! j\u2019ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre ; je donne \nma d\u00e9mission de capitaine des mousquetaires du roi pour de-mander une lieutenance dans les gardes du cardinal, et s\u2019il me \nrefuse, morbleu ! je me fais abb\u00e9. \u00bb \n\u00c0 ces paroles, le murmure de l\u2019ext\u00e9rieur devint une expl o-\nsion : partout on n\u2019entendait que jurons et blasph\u00e8mes. Les \nmorbleu ! les sangdieu ! les morts de tous les diables ! se cro i-\nsaient dans l\u2019air. D\u2019Artagnan cherchait une tapisserie derri\u00e8re \nlaquelle se cach er, et se sentait une envie d\u00e9mesur\u00e9e de se fou r-\nrer sous la table. \n\u00ab Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la v\u00e9rit\u00e9 \nest que nous \u00e9tions six contre six, mais nous avons \u00e9t\u00e9 pris en \ntra\u00eetre, et avant que nous eussions eu le temps de tirer nos \n\u00e9p\u00e9es, deux d\u2019entre nous \u00e9taient tomb\u00e9s morts, et Athos, bless\u00e9 \ngri\u00e8vement, ne valait gu\u00e8re mieux. Car vous le connaissez, Athos ; eh bien, capitaine, il a essay\u00e9 de se relever deux fois, et il \nest retomb\u00e9 deux fois. Cependant nous ne nous sommes pas rendus, non ! l\u2019on nous a entra\u00een\u00e9s de force. En chemin, nous \nnous sommes sauv\u00e9s. Quant \u00e0 Athos, on l\u2019avait cru mort, et on l\u2019a laiss\u00e9 bien tranquillement sur le champ de bataille, ne pe n-\nsant pas qu\u2019il val\u00fbt la peine d\u2019\u00eatre emport\u00e9. Voil\u00e0 l\u2019histoire. Que diable, c apitaine ! on ne gagne pas toutes les batailles. Le grand \nPomp\u00e9e a perdu celle de Pharsale, et le roi Fran\u00e7ois Ier, qui, \u00e0 ce \u2013 44 \u2013 que j\u2019ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu cependant \ncelle de Pavie. \n\u2013 Et j\u2019ai l\u2019honneur de vous assurer que j\u2019en ai tu\u00e9 un avec sa \npropre \u00e9p\u00e9e, dit Aramis, car la mienne s\u2019est bris\u00e9e \u00e0 la premi\u00e8re \nparade\u2026 Tu\u00e9 ou poignard\u00e9, monsieur, comme il vous sera \nagr\u00e9able. \n\u2013 Je ne savais pas cela, reprit M. de Tr\u00e9ville d\u2019un ton un \npeu radouci. M. le cardinal avait exag\u00e9r\u00e9, \u00e0 ce que je vois. \n\u2013 Mais de gr\u00e2ce, monsieur, continua Aramis, qui, voyant \nson capitaine s\u2019apaiser, osait hasarder une pri\u00e8re, de gr\u00e2ce, \nmonsieur, ne dites pas qu\u2019Athos lui -m\u00eame est bless\u00e9 : il serait \nau d\u00e9sespoir que cela parvint aux oreilles du roi, et comme la blessure est des plus graves, attendu qu\u2019apr\u00e8s avoir travers\u00e9 \nl\u2019\u00e9paule elle p\u00e9n\u00e8tre dans la poitrine, il serait \u00e0 craindre\u2026 \u00bb \nAu m\u00eame instant la porti\u00e8re se souleva, et une t\u00eate noble et \nbelle, mais affreusement p\u00e2le, parut sous la frange. \n\u00ab Athos ! s\u2019\u00e9cri\u00e8 rent les deux mousquetaires. \n\u2013 Athos ! r\u00e9p\u00e9ta M. de Tr\u00e9ville lui -m\u00eame. \n\u2013 Vous m\u2019avez mand\u00e9, monsieur, dit Athos \u00e0 M. de Tr\u00e9ville \nd\u2019une voix affaiblie mais parfaitement calme, vous m\u2019avez d e-\nmand\u00e9, \u00e0 ce que m\u2019ont dit nos camarades, et je m\u2019empresse de me ren dre \u00e0 vos ordres ; voil\u00e0, monsieur, que me voulez -\nvous ? \u00bb \nEt \u00e0 ces mots le mousquetaire, en tenue irr\u00e9prochable, sa n-\ngl\u00e9 comme de coutume, entra d\u2019un pas ferme dans le cabinet. \nM. de Tr\u00e9ville, \u00e9mu jusqu\u2019au fond du c\u0153ur de cette preuve de \ncourage, se pr\u00e9cip ita vers lui. \n\u00ab J\u2019\u00e9tais en train de dire \u00e0 ces messieurs, ajouta -t-il, que je \nd\u00e9fends \u00e0 mes mousquetaires d\u2019exposer leurs jours sans n\u00e9ces-\nsit\u00e9, car les braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait que \nses mousquetaires sont les plus braves gens de la terre. Votre \nmain, Athos. \u00bb \u2013 45 \u2013 Et sans attendre que le nouveau venu r\u00e9pond\u00eet de lui -\nm\u00eame \u00e0 cette preuve d\u2019affection, M. de Tr\u00e9ville saisissait sa \nmain droite et la lui serrait de toutes ses forces, sans \ns\u2019apercevoir qu\u2019Athos, quel que f\u00fbt son empire sur lui -m\u00eame, \nlaissait \u00e9cha pper un mouvement de douleur et p\u00e2lissait encore, \nce que l\u2019on aurait pu croire impossible. \nLa porte \u00e9tait rest\u00e9e entrouverte, tant l\u2019arriv\u00e9e d\u2019Athos, \ndont, malgr\u00e9 le secret gard\u00e9, la blessure \u00e9tait connue de tous, avait produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accuei l-\nlit les derniers mots du capitaine et deux ou trois t\u00eates, entra\u00ee-\nn\u00e9es par l\u2019enthousiasme, apparurent par les ouvertures de la \ntapisserie. Sans doute, M. de Tr\u00e9ville allait r\u00e9primer par de vives \nparoles cette infracti on aux lois de l\u2019\u00e9tiquette, lorsqu\u2019il sentit \ntout \u00e0 coup la main d\u2019Athos se crisper dans la sienne, et qu\u2019en \nportant les yeux sur lui il s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il allait s\u2019\u00e9vanouir. Au \nm\u00eame instant Athos, qui avait rassembl\u00e9 toutes ses forces pour \nlutter contre la d ouleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le pa r-\nquet comme s\u2019il f\u00fbt mort. \n\u00ab Un chirurgien ! cria M. de Tr\u00e9ville. Le mien, celui du roi, \nle meilleur ! Un chirurgien ! ou, sangdieu ! mon brave Athos va \ntr\u00e9passer. \u00bb \nAux cris de M. de Tr\u00e9ville, tout le monde se pr\u00e9cipita dans \nson cabinet sans qu\u2019il songe\u00e2t \u00e0 en fermer la porte \u00e0 personne, \nchacun s\u2019empressant autour du bless\u00e9. Mais tout cet empress e-\nment e\u00fbt \u00e9t\u00e9 inutile, si le docteur demand\u00e9 ne se f\u00fbt trouv\u00e9 dans \nl\u2019h\u00f4tel m\u00eame ; il fendit la foule, s\u2019approcha d\u2019At hos toujours \n\u00e9vanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce mouvement le g\u00eanait \nfort, il demanda comme premi\u00e8re chose et comme la plus u r-\ngente que le mousquetaire f\u00fbt emport\u00e9 dans une chambre vo i-\nsine. Aussit\u00f4t M. de Tr\u00e9ville ouvrit une porte et montra le ch e-\nmin \u00e0 Porthos et \u00e0 Aramis, qui emport\u00e8rent leur camarade dans \nleurs bras. Derri\u00e8re ce groupe marchait le chirurgien, et derri\u00e8re \nle chirurgien, la porte se referma. \nAlors le cabinet de M. de Tr\u00e9ville, ce lieu ordinairement si \nrespect\u00e9, devint momentan\u00e9ment une succursale de \u2013 46 \u2013 l\u2019antichambre. Chacun discourait, p\u00e9rorait, parlait haut, jurant, \nsacrant, donnant le cardinal et ses gardes \u00e0 tous les diables. \nUn instant apr\u00e8s, Porthos et Aramis rentr\u00e8rent ; le chiru r-\ngien et M. de Tr\u00e9ville seuls \u00e9taient rest\u00e9s pr\u00e8s du bless\u00e9. \nEnfin M. de Tr\u00e9ville rentra \u00e0 son tour. Le bless\u00e9 avait repris \nconnaissance ; le chirurgien d\u00e9clarait que l\u2019\u00e9tat du mousqu e-\ntaire n\u2019avait rien qui p\u00fbt inqui\u00e9ter ses amis, sa faiblesse ayant \n\u00e9t\u00e9 purement et simplement occasionn\u00e9e par la perte de son \nsang. \nPuis M. de Tr\u00e9ville fit un signe de la main, et chacun se r e-\ntira, except\u00e9 d\u2019Artagnan, qui n\u2019oubliait point qu\u2019il avait audience \net qui, avec sa t\u00e9nacit\u00e9 de Gascon, \u00e9tait demeur\u00e9 \u00e0 la m\u00eame \nplace. \nLorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut re ferm\u00e9e, \nM. de Tr\u00e9ville se retourna et se trouva seul avec le jeune \nhomme. L\u2019\u00e9v\u00e9nement qui venait d\u2019arriver lui avait quelque peu \nfait perdre le fil de ses id\u00e9es. Il s\u2019informa de ce que lui voulait \nl\u2019obstin\u00e9 solliciteur. D\u2019Artagnan alors se nomma, et \nM. de Tr\u00e9ville, se rappelant d\u2019un seul coup tous ses souvenirs du \npr\u00e9sent et du pass\u00e9, se trouva au courant de sa situation. \n\u00ab Pardon lui dit -il en souriant, pardon, mon cher comp a-\ntriote, mais je vous avais parfaitement oubli\u00e9. Que voulez -vous ! \nun capitaine n\u2019e st rien qu\u2019un p\u00e8re de famille charg\u00e9 d\u2019une plus \ngrande responsabilit\u00e9 qu\u2019un p\u00e8re de famille ordinaire. Les so l-\ndats sont de grands enfants ; mais comme je tiens \u00e0 ce que les \nordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal, soient ex\u00e9c u-\nt\u00e9s\u2026 \u00bb \nD\u2019Artagnan ne put dissimuler un sourire. \u00c0 ce sourire, \nM. de Tr\u00e9ville jugea qu\u2019il n\u2019avait point affaire \u00e0 un sot, et venant \ndroit au fait, tout en changeant de conversation : \n\u00ab J\u2019ai beaucoup aim\u00e9 monsieur votre p\u00e8re, dit -il. Que puis -\nje faire pour son fils ? h\u00e2tez -vous, mon temps n\u2019est pas \u00e0 moi. \u2013 47 \u2013 \u2013 Monsieur, dit d\u2019Artagnan, en quittant Tarbes et en v e-\nnant ici, je me proposais de vous demander, en souvenir de \ncette amiti\u00e9 dont vous n\u2019avez pas perdu m\u00e9moire, une casaque \nde mousquetaire ; mais, apr\u00e8s tout ce que je vois dep uis deux \nheures, je comprends qu\u2019une telle faveur serait \u00e9norme, et je \ntremble de ne point la m\u00e9riter. \n\u2013 C\u2019est une faveur en effet, jeune homme, r\u00e9pondit \nM. de Tr\u00e9ville ; mais elle peut ne pas \u00eatre si fort au -dessus de \nvous que vous le croyez ou que vous a vez l\u2019air de le croire. To u-\ntefois une d\u00e9cision de Sa Majest\u00e9 a pr\u00e9vu ce cas, et je vous a n-\nnonce avec regret qu\u2019on ne re\u00e7oit personne mousquetaire avant \nl\u2019\u00e9preuve pr\u00e9alable de quelques campagnes, de certaines actions \nd\u2019\u00e9clat, ou d\u2019un service de deux ans dan s quelque autre r\u00e9giment \nmoins favoris\u00e9 que le n\u00f4tre. \u00bb \nD\u2019Artagnan s\u2019inclina sans rien r\u00e9pondre. Il se sentait e n-\ncore plus avide d\u2019endosser l\u2019uniforme de mousquetaire depuis \nqu\u2019il y avait de si grandes difficult\u00e9s \u00e0 l\u2019obtenir. \n\u00ab Mais, continua Tr\u00e9ville en fixant sur son compatriote un \nregard si per\u00e7ant qu\u2019on e\u00fbt dit qu\u2019il voulait lire jusqu\u2019au fond de \nson c\u0153ur, mais, en faveur de votre p\u00e8re, mon ancien comp a-\ngnon, comme je vous l\u2019ai dit, je veux faire quelque chose pour \nvous, jeune homme. Nos cadets de B\u00e9arn ne sont ordinairement \npas riches, et je doute que les choses aient fort chang\u00e9 de face \ndepuis mon d\u00e9part de la province. Vous ne devez donc pas avoir \nde trop, pour vivre, de l\u2019argent que vous avez apport\u00e9 avec \nvous. \u00bb \nD\u2019Artagnan se redressa d\u2019un air fier qui voulait dire qu\u2019il ne \ndemandait l\u2019aum\u00f4ne \u00e0 personne. \n\u00ab C\u2019est bien, jeune homme, c\u2019est bien, continua Tr\u00e9ville, je \nconnais ces airs -l\u00e0, je suis venu \u00e0 Paris avec quatre \u00e9cus dans \nma poche, et je me serais battu avec quiconque m\u2019aurait dit que \nje n\u2019\u00e9tais pas en \u00e9tat d\u2019acheter le Louvre. \u00bb \u2013 48 \u2013 D\u2019Artagnan se redressa de plus en plus ; gr\u00e2ce \u00e0 la vente de \nson cheval, il commen\u00e7ait sa carri\u00e8re avec quatre \u00e9cus de plus \nque M. de Tr\u00e9ville n\u2019avait commenc\u00e9 la sienne. \n\u00ab Vous devez donc, disais -je, avoir besoin de con server ce \nque vous avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez \navoir besoin aussi de vous perfectionner dans les exercices qui \nconviennent \u00e0 un gentilhomme. J\u2019\u00e9crirai d\u00e8s aujourd\u2019hui une \nlettre au directeur de l\u2019acad\u00e9mie royale, et d\u00e8s demain il vous \nrecevra sans r\u00e9tribution aucune. Ne refusez pas cette petite douceur. Nos gentilshommes les mieux n\u00e9s et les plus riches la \nsollicitent quelquefois, sans pouvoir l\u2019obtenir. Vous apprendrez \nle man\u00e8ge du cheval, l\u2019escrime et la danse ; vous y ferez de \nbonnes connaissances, et de temps en temps vous reviendrez \nme voir pour me dire o\u00f9 vous en \u00eates et si je puis faire quelque \nchose pour vous. \u00bb \nD\u2019Artagnan, tout \u00e9tranger qu\u2019il f\u00fbt encore aux fa\u00e7ons de \ncour, s\u2019aper\u00e7ut de la froideur de cet accueil. \n\u00ab H\u00e9las, m onsieur, dit -il, je vois combien la lettre de r e-\ncommandation que mon p\u00e8re m\u2019avait remise pour vous me fait d\u00e9faut aujourd\u2019hui ! \n\u2013 En effet, r\u00e9pondit M. de Tr\u00e9ville, je m\u2019\u00e9tonne que vous \nayez entrepris un aussi long voyage sans ce viatique oblig\u00e9, notre seu le ressource \u00e0 nous autres B\u00e9arnais. \n\u2013 Je l\u2019avais, monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, \ns\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan ; mais on me l\u2019a perfidement d\u00e9rob\u00e9. \u00bb \nEt il raconta toute la sc\u00e8ne de Meung, d\u00e9peignit le genti l-\nhomme inconnu dans ses moindres d\u00e9tails, le tou t avec une ch a-\nleur, une v\u00e9rit\u00e9 qui charm\u00e8rent M. de Tr\u00e9ville. \n\u00ab Voil\u00e0 qui est \u00e9trange, dit ce dernier en m\u00e9ditant ; vous \naviez donc parl\u00e9 de moi tout haut ? \n\u2013 Oui, monsieur, sans doute j\u2019avais commis cette impr u-\ndence ; que voulez -vous, un nom comme le v\u00f4tr e devait me ser-\u2013 49 \u2013 vir de bouclier en route : jugez si je me suis mis souvent \u00e0 co u-\nvert ! \u00bb \nLa flatterie \u00e9tait fort de mise alors, et M. de Tr\u00e9ville aimait \nl\u2019encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc \ns\u2019emp\u00eacher de sourire avec une visible satisf action, mais ce so u-\nrire s\u2019effa\u00e7a bient\u00f4t, et revenant de lui -m\u00eame \u00e0 l\u2019aventure de \nMeung : \n\u00ab Dites -moi, continua -t-il, ce gentilhomme n\u2019avait -il pas \nune l\u00e9g\u00e8re cicatrice \u00e0 la tempe ? \n\u2013 Oui, comme le ferait l\u2019\u00e9raflure d\u2019une balle. \n\u2013 N\u2019\u00e9tait -ce pas un homme d e belle mine ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 De haute taille ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 P\u00e2le de teint et brun de poil ? \n\u2013 Oui, oui, c\u2019est cela. Comment se fait -il, monsieur, que \nvous connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je \nle retrouverai, je vous le jure, f\u00fbt -ce en enfer\u2026 \n\u2013 Il attendait une femme ? continua Tr\u00e9ville. \n\u2013 Il est du moins parti apr\u00e8s avoir caus\u00e9 un instant avec \ncelle qu\u2019il attendait. \n\u2013 Vous ne savez pas quel \u00e9tait le sujet de leur convers a-\ntion ? \n\u2013 Il lui remettait une bo\u00eete, lui disait que cette bo\u00eete cont e-\nnait ses instructions, et lui recommandait de ne l\u2019ouvrir qu\u2019\u00e0 \nLondres. \n\u2013 Cette femme \u00e9tait anglaise ? \n\u2013 Il l\u2019appelait Milady. \u2013 50 \u2013 \u2013 C\u2019est lui ! murmura Tr\u00e9ville, c\u2019est lui ! je le croyais encore \n\u00e0 Bruxelles ! \n\u2013 Oh ! monsieur, si vous savez quel est cet homme, s\u2019\u00e9cria \nd\u2019Artagnan, indiquez -moi qui il est et d\u2019o\u00f9 il est, puis je vous \ntiens quitte de tout, m\u00eame de votre promesse de me faire entrer \ndans les mousquetaires ; car avant toute chose je veux me ven-\nger. \n\u2013 Gardez -vous -en bien, jeune homme, s\u2019\u00e9cria Tr\u00e9ville ; si \nvous le voyez venir, au contraire, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 de la rue, passez de \nl\u2019autre ! Ne vous heurtez pas \u00e0 un pareil rocher : il vous briserait \ncomme un verre. \n\u2013 Cela n\u2019emp\u00eache pas, dit d\u2019Artagnan, que si jamais je le r e-\ntrouve\u2026 \n\u2013 En attendant, reprit Tr\u00e9ville, n e le cherchez pas, si j\u2019ai un \nconseil \u00e0 vous donner. \u00bb \nTout \u00e0 coup Tr\u00e9ville s\u2019arr\u00eata, frapp\u00e9 d\u2019un soup\u00e7on subit. \nCette grande haine que manifestait si hautement le jeune voy a-\ngeur pour cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui \navait d\u00e9rob\u00e9 la lettr e de son p\u00e8re, cette haine ne cachait -elle pas \nquelque perfidie ? ce jeune homme n\u2019\u00e9tait -il pas envoy\u00e9 par Son \n\u00c9minence ? ne venait -il pas pour lui tendre quelque pi\u00e8ge ? ce \npr\u00e9tendu d\u2019Artagnan n\u2019\u00e9tait -il pas un \u00e9missaire du cardinal \nqu\u2019on cherchait \u00e0 intr oduire dans sa maison, et qu\u2019on avait plac\u00e9 \npr\u00e8s de lui pour surprendre sa confiance et pour le perdre plus \ntard, comme cela s\u2019\u00e9tait mille fois pratiqu\u00e9 ? Il regarda \nd\u2019Artagnan plus fixement encore cette seconde fois que la pr e-\nmi\u00e8re. Il fut m\u00e9diocrement ra ssur\u00e9 par l\u2019aspect de cette physi o-\nnomie p\u00e9tillante d\u2019esprit astucieux et d\u2019humilit\u00e9 affect\u00e9e. \n\u00ab Je sais bien qu\u2019il est Gascon, pensa -t-il ; mais il peut \nl\u2019\u00eatre aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, \u00e9pro u-\nvons- le. \u00bb \n\u00ab Mon ami, lui dit -il lentemen t, je veux, comme au fils de \nmon ancien ami, car je tiens pour vraie l\u2019histoire de cette lettre \u2013 51 \u2013 perdue, je veux, dis -je, pour r\u00e9parer la froideur que vous avez \nd\u2019abord remarqu\u00e9e dans mon accueil, vous d\u00e9couvrir les secrets \nde notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleurs amis ; \nleurs apparents d\u00e9m\u00eal\u00e9s ne sont que pour tromper les sots. Je ne pr\u00e9tends pas qu\u2019un compatriote, un joli cavalier, un brave \ngar\u00e7on, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces feintises et \ndonne comme un niais dans le p anneau, \u00e0 la suite de tant \nd\u2019autres qui s\u2019y sont perdus. Songez bien que je suis d\u00e9vou\u00e9 \u00e0 ces deux ma\u00eetres tout -puissants, et que jamais mes d\u00e9marches \ns\u00e9rieuses n\u2019auront d\u2019autre but que le service du roi et celui de M. le cardinal, un des plus illustres g\u00e9 nies que la France ait pr o-\nduits. Maintenant, jeune homme, r\u00e9glez -vous l\u00e0 -dessus, et si \nvous avez, soit de famille, soit par relations, soit d\u2019instinct \nm\u00eame, quelqu\u2019une de ces inimiti\u00e9s contre le cardinal telles que \nnous les voyons \u00e9clater chez les gentilsh ommes, dites -moi \nadieu, et quittons -nous. Je vous aiderai en mille circonstances, \nmais sans vous attacher \u00e0 ma personne. J\u2019esp\u00e8re que ma fra n-\nchise, en tout cas, vous fera mon ami ; car vous \u00eates jusqu\u2019\u00e0 pr \u00e9-\nsent le seul jeune homme \u00e0 qui j\u2019aie parl\u00e9 comme j e le fais. \u00bb \nTr\u00e9ville se disait \u00e0 part lui : \n\u00ab Si le cardinal m\u2019a d\u00e9p\u00each\u00e9 ce jeune renard, il n\u2019aura \ncertes pas manqu\u00e9, lui qui sait \u00e0 quel point je l\u2019ex\u00e8cre, de dire \u00e0 \nson espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me \ndire pis que pendre de l ui ; aussi, malgr\u00e9 mes protestations, le \nrus\u00e9 comp\u00e8re va -t-il me r\u00e9pondre bien certainement qu\u2019il a \nl\u2019\u00c9minence en horreur. \u00bb \nIl en fut tout autrement que s\u2019y attendait Tr\u00e9ville ; \nd\u2019Artagnan r\u00e9pondit avec la plus grande simplicit\u00e9 : \n\u00ab Monsieur, j\u2019arrive \u00e0 P aris avec des intentions toutes se m-\nblables. Mon p\u00e8re m\u2019a recommand\u00e9 de ne souffrir rien du roi, \nde M. le cardinal et de vous, qu\u2019il tient pour les trois premiers de \nFrance. \u00bb \u2013 52 \u2013 D\u2019Artagnan ajoutait M. de Tr\u00e9ville aux deux autres, comme \non peut s\u2019en apercevoir , mais il pensait que cette adjonction ne \ndevait rien g\u00e2ter. \n\u00ab J\u2019ai donc la plus grande v\u00e9n\u00e9ration pour M. le cardinal, \ncontinua -t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant \nmieux pour moi, monsieur, si vous me parlez, comme vous le \ndites, avec fr anchise ; car alors vous me ferez l\u2019honneur \nd\u2019estimer cette ressemblance de go\u00fbt ; mais si vous avez eu \nquelque d\u00e9fiance, bien naturelle d\u2019ailleurs, je sens que je me \nperds en disant la v\u00e9rit\u00e9 ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas \nque de m\u2019estimer, et c\u2019 est \u00e0 quoi je tiens plus qu\u2019\u00e0 toute chose au \nmonde. \u00bb \nM. de Tr\u00e9ville fut surpris au dernier point. Tant de p\u00e9n\u00e9tr a-\ntion, tant de franchise enfin, lui causait de l\u2019admiration, mais ne \nlevait pas enti\u00e8rement ses doutes : plus ce jeune homme \u00e9tait \nsup\u00e9rieur au x autres jeunes gens, plus il \u00e9tait \u00e0 redouter s\u2019il se \ntrompait. N\u00e9anmoins il serra la main \u00e0 d\u2019Artagnan, et lui dit : \n\u00ab Vous \u00eates un honn\u00eate gar\u00e7on, mais dans ce moment je ne \npuis faire que ce que je vous ai offert tout \u00e0 l\u2019heure. Mon h\u00f4tel vous sera touj ours ouvert. Plus tard, pouvant me demander \u00e0 \ntoute heure et par cons\u00e9quent saisir toutes les occasions, vous \nobtiendrez probablement ce que vous d\u00e9sirez obtenir. \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire, monsieur, reprit d\u2019Artagnan, que vous a t-\ntendez que je m\u2019en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille, \najouta -t-il avec la familiarit\u00e9 du Gascon, vous n\u2019attendrez pas \nlongtemps. \u00bb \nEt il salua pour se retirer, comme si d\u00e9sormais le reste le \nregardait. \n\u00ab Mais attendez donc, dit M. de Tr\u00e9ville en l\u2019arr\u00eatant, je \nvous ai promis une let tre pour le directeur de l\u2019acad\u00e9mie. \u00ca tes-\nvous trop fier pour l\u2019accepter, mon jeune gentilhomme ? \n\u2013 Non, monsieur, dit d\u2019Artagnan ; je vous r\u00e9ponds qu\u2019il \nn\u2019en sera pas de celle -ci comme de l\u2019autre. Je la garderai si bien \u2013 53 \u2013 qu\u2019elle arrivera, je vous le jure, \u00e0 son adresse, et malheur \u00e0 celui \nqui tenterait de me l\u2019enlever ! \u00bb \nM. de Tr\u00e9ville sourit \u00e0 cette fanfaronnade, et, laissant son \njeune compatriote dans l\u2019embrasure de la fen\u00eatre o\u00f9 ils se tro u-\nvaient et o\u00f9 ils avaient caus\u00e9 ensemble, il alla s\u2019asseoir \u00e0 une \ntable et se mit \u00e0 \u00e9crire la lettre de recommandation promise. \nPendant ce temps, d\u2019Artagnan, qui n\u2019avait rien de mieux \u00e0 faire, \nse mit \u00e0 battre une marche contre les carreaux, regardant les \nmousquetaires qui s\u2019en allaient les uns apr\u00e8s les autres, et les \nsuivant du regard jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019ils eussent disparu au tournant \nde la rue. \nM. de Tr\u00e9ville, apr\u00e8s avoir \u00e9crit la lettre, la cacheta et, se l e-\nvant, s\u2019approcha du jeune homme pour la lui donner ; mais au \nmoment m\u00eame o\u00f9 d\u2019Artagnan \u00e9tendait la main pour la recev oir, \nM. de Tr\u00e9ville fut bien \u00e9tonn\u00e9 de voir son prot\u00e9g\u00e9 faire un so u-\nbresaut, rougir de col\u00e8re et s\u2019\u00e9lancer hors du cabinet en criant : \n\u00ab Ah ! sangdieu ! il ne m\u2019\u00e9chappera pas, cette fois. \n\u2013 Et qui cela ? demanda M. de Tr\u00e9ville. \n\u2013 Lui, mon voleur ! r\u00e9pondit d\u2019Artagnan. Ah ! tra\u00eetre ! \u00bb \nEt il disparut. \n\u00ab Diable de fou ! murmura M. de Tr\u00e9ville. \u00c0 moins tout e-\nfois, ajouta -t-il, que ce ne soit une mani\u00e8re adroite de \ns\u2019esquiver, en voyant qu\u2019il a manqu\u00e9 son coup. \u00bb \u2013 54 \u2013 CHAPITRE IV \nL\u2019\u00c9PAULE D\u2019ATHOS, LE BAUDRIER DE \nPORT HOS ET LE MOUCHOIR \nD\u2019ARAMIS \n \nD\u2019Artagnan, furieux, avait travers\u00e9 l\u2019antichambre en trois \nbonds et s\u2019\u00e9lan\u00e7ait sur l\u2019escalier, dont il comptait descendre les \ndegr\u00e9s quatre \u00e0 quatre, lorsque, emport\u00e9 par sa course, il alla \ndonner t\u00eate baiss\u00e9e dans un mousqueta ire qui sortait de chez \nM. de Tr\u00e9ville par une porte de d\u00e9gagement, et, le heurtant du \nfront \u00e0 l\u2019\u00e9paule, lui fit pousser un cri ou plut\u00f4t un hurlement. \n\u00ab Excusez -moi, dit d\u2019Artagnan, essayant de reprendre sa \ncourse, excusez -moi, mais je suis press\u00e9. \u00bb \n\u00c0 peine avait -il descendu le premier escalier, qu\u2019un poignet \nde fer le saisit par son \u00e9charpe et l\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Vous \u00eates press\u00e9 ! s\u2019\u00e9cria le mousquetaire, p\u00e2le comme \nun linceul ; sous ce pr\u00e9texte, vous me heurtez, vous dites : \u201cEx-\ncusez -moi\u201d, et vous croyez que c ela suffit ? Pas tout \u00e0 fait, mon \njeune homme. Croyez -vous, parce que vous avez entendu \nM. de Tr\u00e9ville nous parler un peu cavali\u00e8rement aujourd\u2019hui, \nque l\u2019on peut nous traiter comme il nous parle ? D\u00e9trompez -\nvous, compagnon, vous n\u2019\u00eates pas M. de Tr\u00e9ville, vous. \n\u2013 Ma foi, r\u00e9pliqua d\u2019Artagnan, qui reconnut Athos, lequel, \napr\u00e8s le pansement op\u00e9r\u00e9 par le docteur, regagnait son appa r-\ntement, ma foi, je ne l\u2019ai pas fait expr\u00e8s, j\u2019ai dit : \u201cExcusez -moi.\u201d \nIl me semble donc que c\u2019est assez. Je vous r\u00e9p\u00e8te cependant, et \ncette fois c\u2019est trop peut -\u00eatre, parole d\u2019honneur ! je suis press\u00e9, \ntr\u00e8s press\u00e9. L\u00e2chez -moi donc, je vous prie, et laissez -moi aller \no\u00f9 j\u2019ai affaire. \u2013 55 \u2013 \u2013 Monsieur, dit Athos en le l\u00e2chant, vous n\u2019\u00eates pas poli. \nOn voit que vous venez de loin. \u00bb \nD\u2019Artagna n avait d\u00e9j\u00e0 enjamb\u00e9 trois ou quatre degr\u00e9s, mais \n\u00e0 la remarque d\u2019Athos il s\u2019arr\u00eata court. \n\u00ab Morbleu, monsieur ! dit -il, de si loin que je vienne, ce \nn\u2019est pas vous qui me donnerez une le\u00e7on de belles mani\u00e8res, je \nvous pr\u00e9viens. \n\u2013 Peut -\u00eatre, dit Athos. \n\u2013 Ah ! si je n\u2019\u00e9tais pas si press\u00e9, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, et si je \nne courais pas apr\u00e8s quelqu\u2019un\u2026 \n\u2013 Monsieur l\u2019homme press\u00e9, vous me trouverez sans co u-\nrir, moi, entendez -vous ? \n\u2013 Et o\u00f9 cela, s\u2019il vous pla\u00eet ? \n\u2013 Pr\u00e8s des Carmes -Deschaux. \n\u2013 \u00c0 quelle heure ? \n\u2013 Vers midi. \n\u2013 Vers midi, c\u2019est bien, j\u2019y serai. \n\u2013 T\u00e2chez de ne pas me faire attendre, car \u00e0 midi un quart je \nvous pr\u00e9viens que c\u2019est moi qui courrai apr\u00e8s vous et vous co u-\nperai les oreilles \u00e0 la course. \n\u2013 Bon ! lui cria d\u2019Artagnan ; on y sera \u00e0 midi moins dix mi-\nnutes. \u00bb \nEt il se mit \u00e0 courir comme si le diable l\u2019emportait, esp \u00e9-\nrant retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne \ndevait pas avoir conduit bien loin. \nMais, \u00e0 la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat \naux gardes. Entre les deux cau seurs, il y avait juste l\u2019espace d\u2019un \nhomme. D\u2019Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il \u2013 56 \u2013 s\u2019\u00e9lan\u00e7a pour passer comme une fl\u00e8che entre eux deux. Mais \nd\u2019Artagnan avait compt\u00e9 sans le vent. Comme il allait passer, le \nvent s\u2019engouffra dans le long mante au de Porthos, et d\u2019Artagnan \nvint donner droit dans le manteau. Sans doute, Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son \nv\u00eatement car, au lieu de laisser aller le pan qu\u2019il tenait, il tira \u00e0 \nlui, de sorte que d\u2019Artagnan s\u2019 enroula dans le velours par un \nmouvement de rotation qu\u2019explique la r\u00e9sistance de l\u2019obstin\u00e9 Porthos. \nD\u2019Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir \nde dessous le manteau qui l\u2019aveuglait, et chercha son chemin dans le pli. Il redoutait surtout d \u2019avoir port\u00e9 atteinte \u00e0 la fra\u00ee-\ncheur du magnifique baudrier que nous connaissons ; mais, en \nouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez coll\u00e9 entre les \ndeux \u00e9paules de Porthos c\u2019est -\u00e0-dire pr\u00e9cis\u00e9ment sur le ba u-\ndrier. \nH\u00e9las ! comme la plupart des chos es de ce monde qui n\u2019ont \npour elles que l\u2019apparence, le baudrier \u00e9tait d\u2019or par -devant et \nde simple buffle par -derri\u00e8re. Porthos, en vrai glorieux qu\u2019il \n\u00e9tait, ne pouvant avoir un baudrier d\u2019or tout entier, en avait au \nmoins la moiti\u00e9 : on comprenait d\u00e8s l ors la n\u00e9cessit\u00e9 du rhume \net l\u2019urgence du manteau. \n\u00ab Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se \nd\u00e9barrasser de d\u2019Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous \n\u00eates donc enrag\u00e9 de vous jeter comme cela sur les gens ! \n\u2013 Excusez -moi, dit d\u2019Arta gnan reparaissant sous l\u2019\u00e9paule \ndu g\u00e9ant, mais je suis tr\u00e8s press\u00e9, je cours apr\u00e8s quelqu\u2019un, et\u2026 \n\u2013 Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par \nhasard ? demanda Porthos. \n\u2013 Non, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan piqu\u00e9, non, et gr\u00e2ce \u00e0 mes \nyeux je vois m\u00eame ce que ne voient pas les autres. \u00bb \nPorthos comprit ou ne comprit pas, toujours est -il que, se \nlaissant aller \u00e0 sa col\u00e8re : \u2013 57 \u2013 \u00ab Monsieur, dit -il, vous vous ferez \u00e9triller, je vous en pr \u00e9-\nviens, si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires. \n\u2013 \u00c9triller , monsieur ! dit d\u2019Artagnan, le mot est dur. \n\u2013 C\u2019est celui qui convient \u00e0 un homme habitu\u00e9 \u00e0 regarder \nen face ses ennemis. \n\u2013 Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le dos \naux v\u00f4tres, vous. \u00bb \nEt le jeune homme, enchant\u00e9 de son espi\u00e8glerie, s\u2019\u00e9loigna \nen ria nt \u00e0 gorge d\u00e9ploy\u00e9e. \nPorthos \u00e9cuma de rage et fit un mouvement pour se pr\u00e9c i-\npiter sur d\u2019Artagnan. \n\u00ab Plus tard, plus tard, lui cria celui -ci, quand vous n\u2019aurez \nplus votre manteau. \n\u2013 \u00c0 une heure donc, derri\u00e8re le Luxembourg. \n\u2013 Tr\u00e8s bien, \u00e0 une heure \u00bb, r\u00e9po ndit d\u2019Artagnan en tou r-\nnant l\u2019angle de la rue. \nMais ni dans la rue qu\u2019il venait de parcourir, ni dans celle \nqu\u2019il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si \ndoucement qu\u2019e\u00fbt march\u00e9 l\u2019inconnu, il avait gagn\u00e9 du chemin ; \npeut -\u00eatre aussi \u00e9tait- il entr\u00e9 dans quelque maison. D\u2019Artagnan \ns\u2019informa de lui \u00e0 tous ceux qu\u2019il rencontra, descendit jusqu\u2019au \nbac, remonta par la rue de Seine et la Croix -Rouge ; mais rien, \nabsolument rien. Cependant cette course lui fut profitable en ce \nsens qu\u2019\u00e0 mesure que la sueur inondait son front, son c\u0153ur se \nrefroidissait. \nIl se mit alors \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir sur les \u00e9v\u00e9nements qui venaient \nde se passer ; ils \u00e9taient nombreux et n\u00e9fastes : il \u00e9tait onze \nheures du matin \u00e0 peine, et d\u00e9j\u00e0 la matin\u00e9e lui avait apport\u00e9 la \ndisgr\u00e2ce de M. de Tr\u00e9ville, qui ne pouvait manquer de trouver \nun peu cavali\u00e8re la fa\u00e7on dont d\u2019Artagnan l\u2019avait quitt\u00e9. \u2013 58 \u2013 En outre, il avait ramass\u00e9 deux bons duels avec deux \nhommes capables de tuer chacun trois d\u2019Artagnan, avec deux \nmou squetaires enfin, c\u2019est -\u00e0-dire avec deux de ces \u00eatres qu\u2019il \nestimait si fort qu\u2019il les mettait, dans sa pens\u00e9e et dans son c\u0153ur, au- dessus de tous les autres hommes. \nLa conjecture \u00e9tait triste. S\u00fbr d\u2019\u00eatre tu\u00e9 par Athos, on co m-\nprend que le jeune homme ne s\u2019inqui\u00e9tait pas beaucoup de Po r-\nthos . Pourtant, comme l\u2019esp\u00e9rance est la derni\u00e8re chose qui \ns\u2019\u00e9teint dans le c\u0153ur de l\u2019homme, il en arriva \u00e0 esp\u00e9rer qu\u2019il pourrait survivre, avec des blessures terribles, bien entendu, \u00e0 \nces deux duels, et, en cas de survivance, il se fit pour l\u2019avenir les \nr\u00e9primandes suivantes : \n\u00ab Quel \u00e9cervel\u00e9 je fais, et quel butor je suis ! Ce brave et \nmalheureux Athos \u00e9tait bless\u00e9 juste \u00e0 l\u2019\u00e9paule contre laquelle je \nm\u2019en vais, moi, donner de la t\u00eate comme un b\u00e9lier. La seule \nchose qui m\u2019\u00e9tonne, c\u2019est qu\u2019il ne m\u2019ait pas tu \u00e9 roide ; il en avait \nle droit, et la douleur que je lui ai caus\u00e9e a d\u00fb \u00eatre atroce. Quant \u00e0 Porthos ! Oh ! quant \u00e0 Porthos, ma foi, c\u2019est plus dr\u00f4le. \u00bb \nEt malgr\u00e9 lui le jeune homme se mit \u00e0 rire, tout en rega r-\ndant n\u00e9anmoins si ce rire isol\u00e9, et sans cause aux yeux de ceux \nqui le voyaient rire, n\u2019allait pas blesser quelque passant. \n\u00ab Quant \u00e0 Porthos, c\u2019est plus dr\u00f4le ; mais je n\u2019en suis pas \nmoins un mis\u00e9rable \u00e9tourdi. Se jette -t-on ainsi sur les gens sans \ndire gare ! non ! et va -t-on leur regarder sous le m anteau pour y \nvoir ce qui n\u2019y est pas ! Il m\u2019e\u00fbt pardonn\u00e9 bien certainement ; il \nm\u2019e\u00fbt pardonn\u00e9 si je n\u2019eusse pas \u00e9t\u00e9 lui parler de ce maudit \nbaudrier, \u00e0 mots couverts, c\u2019est vrai ; oui, couverts joliment ! \nAh ! maudit Gascon que je suis, je ferais de l\u2019es prit dans la po\u00eale \n\u00e0 frire. Allons, d\u2019Artagnan mon ami, continua -t-il, se parlant \u00e0 \nlui-m\u00eame avec toute l\u2019am\u00e9nit\u00e9 qu\u2019il croyait se devoir, si tu en \nr\u00e9chappes, ce qui n\u2019est pas probable, il s\u2019agit d\u2019\u00eatre \u00e0 l\u2019avenir \nd\u2019une politesse parfaite. D\u00e9sormais il fau t qu\u2019on t\u2019admire, qu\u2019on \nte cite comme mod\u00e8le. \u00catre pr\u00e9venant et poli, ce n\u2019est pas \u00eatre \nl\u00e2che. Regardez plut\u00f4t Aramis : Aramis, c\u2019est la douceur, c\u2019est la \ngr\u00e2ce en personne. Eh bien, personne s\u2019est -il jamais avis\u00e9 de \u2013 59 \u2013 dire qu\u2019Aramis \u00e9tait un l\u00e2che ? Non, bi en certainement, et d \u00e9-\nsormais je veux en tout point me modeler sur lui. Ah ! justement \nle voici. \u00bb \nD\u2019Artagnan, tout en marchant et en monologuant, \u00e9tait ar-\nriv\u00e9 \u00e0 quelques pas de l\u2019h\u00f4tel d\u2019Aiguillon, et devant cet h\u00f4tel il \navait aper\u00e7u Aramis causant gaieme nt avec trois gentilshommes \ndes gardes du roi. De son c\u00f4t\u00e9, Aramis aper\u00e7ut d\u2019Artagnan ; \nmais comme il n\u2019oubliait point que c\u2019\u00e9tait devant ce jeune \nhomme que M. de Tr\u00e9ville s\u2019\u00e9tait si fort emport\u00e9 le matin, et \nqu\u2019un t\u00e9moin des reproches que les mousquetaire s avaient re\u00e7us \nne lui \u00e9tait d\u2019aucune fa\u00e7on agr\u00e9able, il fit semblant de ne pas le \nvoir. D\u2019Artagnan, tout entier au contraire \u00e0 ses plans de conc i-\nliation et de courtoisie, s\u2019approcha des quatre jeunes gens en \nleur faisant un grand salut accompagn\u00e9 du plus gracieux so u-\nrire. Aramis inclina l\u00e9g\u00e8rement la t\u00eate, mais ne sourit point. \nTous quatre, au reste, interrompirent \u00e0 l\u2019instant m\u00eame leur co n-\nversation. \nD\u2019Artagnan n\u2019\u00e9tait pas assez niais pour ne point \ns\u2019apercevoir qu\u2019il \u00e9tait de trop ; mais il n\u2019\u00e9tait pas enc ore assez \nrompu aux fa\u00e7ons du beau monde pour se tirer galamment \nd\u2019une situation fausse comme l\u2019est, en g\u00e9n\u00e9ral, celle d\u2019un \nhomme qui est venu se m\u00ealer \u00e0 des gens qu\u2019il conna\u00eet \u00e0 peine et \n\u00e0 une conversation qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en \nlui-m\u00eame un moyen de faire sa retraite le moins gauchement \npossible, lorsqu\u2019il r emarqua qu\u2019Aramis avait laiss\u00e9 tomber son \nmouchoir et, par m \u00e9garde sans doute, avait mis le pied dessus ; \nle moment lui parut arriv\u00e9 de r\u00e9parer son inconvenance : il se \nbaissa, et d e l\u2019air le plus gracieux qu\u2019il p\u00fbt trouver, il tira le \nmouchoir de dessous le pied du mousquetaire, quelques efforts que celui -ci f\u00eet pour le retenir, et lui dit en le lui remettant : \n\u00ab Je crois, monsieur que voici un mouchoir que vous seriez \nf\u00e2ch\u00e9 de perd re. \u00bb \nLe mouchoir \u00e9tait en effet richement brod\u00e9 et portait une \ncouronne et des armes \u00e0 l\u2019un de ses coins. Aramis rougit exce s-\u2013 60 \u2013 sivement et arracha plut\u00f4t qu\u2019il ne prit le mouchoir des mains \ndu Gascon. \n\u00ab Ah ! Ah ! s\u2019\u00e9cria un des gardes, diras -tu encore, disc ret \nAramis, que tu es mal avec Mme de Bois -Tracy, quand cette \ngracieuse dame a l\u2019obligeance de te pr\u00eater ses mouchoirs ? \u00bb \nAramis lan\u00e7a \u00e0 d\u2019Artagnan un de ces regards qui font co m-\nprendre \u00e0 un homme qu\u2019il vient de s\u2019acqu\u00e9rir un ennemi mo r-\ntel ; puis, reprena nt son air doucereux : \n\u00ab Vous vous trompez, messieurs, dit -il, ce mouchoir n\u2019est \npas \u00e0 moi, et je ne sais pourquoi monsieur a eu la fantaisie de \nme le remettre plut\u00f4t qu\u2019\u00e0 l\u2019un de vous, et la preuve de ce que je \ndis, c\u2019est que voici le mien dans ma poche. \u00bb \n\u00c0 ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort \u00e9l \u00e9-\ngant aussi, et de fine batiste, quoique la batiste f\u00fbt ch\u00e8re \u00e0 cette \n\u00e9poque, mais mouchoir sans broderie, sans armes et orn\u00e9 d\u2019un \nseul chiffre, celui de son propri\u00e9taire. \nCette fois, d\u2019Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu \nsa b\u00e9vue ; mais les amis d\u2019Aramis ne se laiss\u00e8rent pas co n-\nvaincre par ses d\u00e9n\u00e9gations, et l\u2019un d\u2019eux, s\u2019adressant au jeune mou squetaire avec un s\u00e9rieux affect\u00e9 : \n\u00ab Si cela \u00e9tait, dit -il, ainsi que tu le pr\u00e9tends, je serai s forc\u00e9, \nmon cher Aramis, de te le redemander ; car, comme tu le sais, \nBois -Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu\u2019on fasse tr o-\nph\u00e9e des effets de sa femme. \n\u2013 Tu demandes cela mal, r\u00e9pondit Aramis, et tout en r e-\nconnaissant la justesse de ta r\u00e9clamation quant au fond, je ref u-\nserais \u00e0 cause de la forme. \n\u2013 Le fait est, hasarda timidement d\u2019Artagnan, que je n\u2019ai \npas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le \npied dessus, voil\u00e0 tout, et j\u2019ai pens\u00e9 que, puisqu\u2019il avait le pied \ndessus, le m ouchoir \u00e9tait \u00e0 lui. \u2013 61 \u2013 \u2013 Et vous vous \u00eates tromp\u00e9, mon cher monsieur \u00bb, r\u00e9pondit \nfroidement Aramis, peu sensible \u00e0 la r\u00e9paration. \nPuis, se retournant vers celui des gardes qui s\u2019\u00e9tait d\u00e9clar\u00e9 \nl\u2019ami de Bois -Tracy : \n\u00ab D\u2019ailleurs, continua -t-il, je r\u00e9fl\u00e9chis, m on cher intime de \nBois -Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux \nl\u2019\u00eatre toi -m\u00eame ; de sorte qu\u2019\u00e0 la rigueur ce mouchoir peut aussi \nbien \u00eatre sorti de ta poche que de la mienne. \n\u2013 Non, sur mon honneur ! s\u2019\u00e9cria le garde de Sa Majest\u00e9. \n\u2013 Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole et \nalors il y aura \u00e9videmment un de nous deux qui mentira. Tiens, \nfaisons mieux, Montaran, prenons -en chacun la moiti\u00e9. \n\u2013 Du mouchoir ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Parfaitement, s\u2019\u00e9cri\u00e8rent les deux autres gardes, le jug e-\nment du ro i Salomon. D\u00e9cid\u00e9ment, Aramis, tu es plein de s a-\ngesse. \u00bb \nLes jeunes gens \u00e9clat\u00e8rent de rire, et comme on le pense \nbien, l\u2019affaire n\u2019eut pas d\u2019autre suite. Au bout d\u2019un instant, la conversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, apr\u00e8s \ns\u2019\u00eatre cor dialement serr\u00e9 la main, tir\u00e8rent, les trois gardes de \nleur c\u00f4t\u00e9 et Aramis du sien. \n\u00ab Voil\u00e0 le moment de faire ma paix avec ce galant \nhomme \u00bb, se dit \u00e0 part lui d\u2019Artagnan, qui s\u2019\u00e9tait tenu un peu \u00e0 \nl\u2019\u00e9cart pe ndant toute la derni\u00e8re partie de cette convers ation. Et, \nsur ce bon sentiment, se rapprochant d\u2019Aramis, qui s\u2019\u00e9loignait \nsans faire autrement attention \u00e0 lui : \n\u00ab Monsieur, lui dit -il, vous m\u2019excuserez, je l\u2019esp\u00e8re. \u2013 62 \u2013 \u2013 Ah ! monsieur, interrompit Aramis, permettez -moi de \nvous faire observer que vous n\u2019ave z point agi en cette circons-\ntance comme un galant homme le devait faire. \n\u2013 Quoi, monsieur ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, vous supposez\u2026 \n\u2013 Je suppose, monsieur, que vous n\u2019\u00eates pas un sot, et que \nvous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu\u2019on ne \nmarche pas sans cause sur les mouchoirs de poche. Que diable ! \nParis n\u2019est point pav\u00e9 en batiste. \n\u2013 Monsieur, vous avez tort de chercher \u00e0 m\u2019humilier, dit \nd\u2019Artagnan, chez qui le naturel querelleur commen\u00e7ait \u00e0 parler \nplus haut que les r\u00e9solutions pacifiques. Je suis de Gascogne, \nc\u2019est vrai, et puisque vous le savez, je n\u2019aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants ; de sorte que, lor s-\nqu\u2019ils se sont excus\u00e9s une fois, f\u00fbt -ce d\u2019une sottise, ils sont co n-\nvaincus qu\u2019ils ont d\u00e9j\u00e0 fait moiti\u00e9 plus qu\u2019ils ne devaient faire. \n\u2013 Monsieur, ce que je vous en dis, r\u00e9pondit Aramis, n\u2019est \npoint pour vous chercher une querelle. Dieu merci ! je ne suis \npas un spadassin, et n\u2019\u00e9tant mousquetaire que par int\u00e9rim, je ne \nme bats que lorsque j\u2019y suis forc\u00e9, et toujours avec une grande \nr\u00e9pugnance ; mais cette fois l\u2019affaire est grave, car voici une \ndame compromise par vous. \n\u2013 Par nous, c\u2019est -\u00e0-dire, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \n\u2013 Pourquoi avez -vous eu la maladresse de me rendre le \nmouchoir ? \n\u2013 Pourquoi avez -vous eu celle de le laisser tomber ? \n\u2013 J\u2019ai dit et je r\u00e9p\u00e8te, monsieur, que ce mouchoir n\u2019est \npoint sorti de ma poche. \n\u2013 Eh bien, vous en avez menti deux fois, monsieur, car je \nl\u2019en ai vu sortir, moi ! \n\u2013 Ah ! vous le prenez sur ce ton, monsieur le Gascon ! eh \nbien, je vous apprendrai \u00e0 vivre. \u2013 63 \u2013 \u2013 Et moi je vous renverrai \u00e0 votre messe, monsieur l\u2019abb\u00e9 ! \nD\u00e9gainez, s\u2019il vous pla\u00eet, et \u00e0 l\u2019instant m\u00eame. \n\u2013 Non pas, s\u2019il vous pla\u00eet, mon bel ami ; non, pas ici, du \nmoins. Ne voyez -vous pas que nous sommes en face de l\u2019h\u00f4tel \nd\u2019Aiguillon, lequel est plein de cr\u00e9atures du cardinal ? Qui me \ndit que ce n\u2019est pas Son \u00c9minence qui vous a charg\u00e9 de lui pr o-\ncurer ma t\u00eate ? Or j\u2019y tiens ridiculement, \u00e0 ma t\u00eate, attendu \nqu\u2019elle me semble aller assez correctement \u00e0 mes \u00e9paules. Je \nveux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout do u-\ncement, dans un endroit clos et couvert, l\u00e0 o\u00f9 vous ne puissiez \nvous vanter de votre mort \u00e0 personne. \n\u2013 Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre \nmouchoir, qu\u2019il vous appartienne ou non ; peut -\u00eatre aurez -vous \nl\u2019occasion de vous en servir. \n\u2013 Monsieur est Gascon ? demanda Aramis. \n\u2013 Oui. Monsieur ne remet pas un rendez -vous par pr u-\ndence ? \n\u2013 La prudence, monsieur, est une vertu assez inutile aux \nmousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d\u2019\u00c9glise , \net comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens \u00e0 \nrester prudent. \u00c0 deux heures, j\u2019aurai l\u2019honneur de vous a t-\ntendre \u00e0 l\u2019h\u00f4tel de M. de Tr\u00e9ville. L\u00e0 je vous indiquerai les bons \nendroits. \u00bb \nLes deux jeunes gens se salu\u00e8rent, puis Aramis s\u2019\u00e9lo igna en \nremontant la rue qui remontait au Luxembourg, tandis que \nd\u2019Artagnan, voyant que l\u2019heure s\u2019avan\u00e7ait, prenait le chemin des \nCarmes -Deschaux, tout en disant \u00e0 part soi : \n\u00ab D\u00e9cid\u00e9ment, je n\u2019en puis pas revenir ; mais au moins, si \nje suis tu\u00e9, je serai tu\u00e9 par un mousquetaire. \u00bb \u2013 64 \u2013 CHAPITRE V \nLES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES \nGARDES DE M. LE CARDINAL \n \nD\u2019Artagnan ne connaissait personne \u00e0 Paris. Il alla donc au \nrendez -vous d\u2019Athos sans amener de second, r\u00e9solu de se co n-\ntenter de ceux qu\u2019aurait choisis son adve rsaire. D\u2019ailleurs son \nintention \u00e9tait formelle de faire au brave mousquetaire to utes \nles excuses convenables, mais sans faiblesse, craignant qu\u2019il ne \nr\u00e9sult\u00e2t de ce duel ce qui r\u00e9sulte toujours de f\u00e2cheux, dans une \naffaire de ce genre, quand un homme jeun e et vigoureux se bat \ncontre un adversaire bless\u00e9 et affaibli : vaincu, il double le \ntriomphe de son antagoniste ; vainqueur, il est accus\u00e9 de forfa i-\nture et de facile audace. \nAu reste, ou nous avons mal expos\u00e9 le caract\u00e8re de notre \nchercheur d\u2019aventures, o u notre lecteur a d\u00e9j\u00e0 d\u00fb remarquer \nque d\u2019Artagnan n\u2019\u00e9tait point un homme ordinaire. Aussi, tout en \nse r\u00e9p\u00e9tant \u00e0 lui -m\u00eame que sa mort \u00e9tait in\u00e9vitable, il ne se r\u00e9s i-\ngna point \u00e0 mourir tout doucettement, comme un autre moins \ncourageux et moins mod\u00e9r\u00e9 que l ui e\u00fbt fait \u00e0 sa place. Il r\u00e9fl \u00e9-\nchit aux diff\u00e9rents caract\u00e8res de ceux avec lesquels il allait se \nbattre, et commen\u00e7a \u00e0 voir plus clair dans sa situation. Il esp \u00e9-\nrait, gr\u00e2ce aux excuses loyales qu\u2019il lui r\u00e9servait, se faire un ami \nd\u2019Athos, dont l\u2019air grand seigneur et la mine aust\u00e8re lui \nagr\u00e9aient fort. Il se flattait de faire peur \u00e0 Porthos avec l\u2019aventure du baudrier, qu\u2019il pouvait, s\u2019il n\u2019\u00e9tait pas tu\u00e9 sur le \ncoup, raconter \u00e0 tout le monde, r\u00e9cit qui, pouss\u00e9 adroitement \u00e0 \nl\u2019effet, devait couvrir Porthos de ridicule ; enfin, quant au sou r-\nnois Aramis, il n\u2019en avait pas tr\u00e8s grand -peur, et en supposant \nqu\u2019il arriv\u00e2t jusqu\u2019\u00e0 lui, il se chargeait de l\u2019exp\u00e9dier bel et bien, \nou du moins en le frappant au visage, comme C\u00e9sar avait r e-\u2013 65 \u2013 command\u00e9 de faire aux soldats de Pomp\u00e9e, d\u2019endommager \u00e0 \ntout jamais cette beaut\u00e9 dont il \u00e9tait si fier. \nEnsuite il y avait chez d\u2019Artagnan ce fonds in\u00e9branlable de \nr\u00e9solution qu\u2019avaient d\u00e9pos\u00e9 dans son c\u0153ur les conseils de son \np\u00e8re, conseils dont la substance \u00e9tait : \u00ab Ne rien souffrir de per-\nsonne que du roi, du cardinal et de M. de Tr\u00e9ville. \u00bb Il vola donc \nplut\u00f4t qu\u2019il ne marcha vers le couvent des Carmes D\u00e9chauss\u00e9s, \nou plut\u00f4t Deschaux, comme on disait \u00e0 cette \u00e9poque, sorte de \nb\u00e2timent sans fen\u00eatres, bord\u00e9 de pr\u00e9s arides, succursale du Pr\u00e9-\naux-Clercs, et qui servait d\u2019ordinaire aux rencontres des gens \nqui n\u2019avaient pas de temps \u00e0 perdre. \nLorsque d\u2019Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui \ns\u2019\u00e9tendait au pied de ce monast\u00e8re, Athos attendait depuis cinq \nminutes seulement, et midi sonnait. Il \u00e9tait donc ponctuel \ncomme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste \u00e0 l\u2019\u00e9gard des \nduels n\u2019avait rien a dire. \nAthos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure, \nquoiqu\u2019elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 pans\u00e9e \u00e0 neuf par le chirurgien de M. de Tr\u00e9ville, s\u2019 \u00e9tait assis sur une borne et attendait son adve r-\nsaire avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l\u2019abandonnaient jamais. \u00c0 l\u2019aspect de d\u2019Artagnan, il se leva et fit \npoliment quelques pas au -devant de lui. Celui -ci, de son c\u00f4t\u00e9, \nn\u2019aborda son adv ersaire que le chapeau \u00e0 la main et sa plume \ntra\u00eenant jusqu\u2019\u00e0 terre. \n\u00ab Monsieur, dit Athos, j\u2019ai fait pr\u00e9venir deux de mes amis \nqui me serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point \nencore arriv\u00e9s. Je m\u2019\u00e9tonne qu\u2019ils tardent : ce n\u2019est pas leur h a-\nbitude. \n\u2013 Je n\u2019ai pas de seconds, moi, monsieur, dit d\u2019Artagnan, \ncar arriv\u00e9 d\u2019hier seulement \u00e0 Paris, je n\u2019y connais encore per-\nsonne que M. de Tr\u00e9ville, auquel j\u2019ai \u00e9t\u00e9 recommand\u00e9 par mon \np\u00e8re qui a l\u2019honneur d\u2019\u00eatre quelque peu de ses amis. \u00bb \nAthos r\u00e9fl\u00e9chi t un instant. \u2013 66 \u2013 \u00ab Vous ne connaissez que M. de Tr\u00e9ville ? demanda -t-il. \n\u2013 Oui, monsieur, je ne connais que lui. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, mais\u2026, continua Athos parlant moiti\u00e9 \u00e0 lui -m\u00eame, \nmoiti\u00e9 \u00e0 d\u2019Artagnan, ah\u2026 \u00e7\u00e0, mais si je vous tue, j\u2019aurai l\u2019air \nd\u2019un mangeur d\u2019enfants, moi ! \n\u2013 Pas trop, monsieur, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan avec un salut \nqui ne manquait pas de dignit\u00e9 ; pas trop, puisque vous me \nfaites l\u2019honneur de tirer l\u2019\u00e9p\u00e9e contre moi avec une blessure \ndont vous devez \u00eatre fort incommod\u00e9. \n\u2013 Tr\u00e8s incommod\u00e9, sur ma parole, et vous m\u2019avez fait un \nmal du diable, je dois le dire ; mais je prendrai la main gauche, \nc\u2019est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez donc pas \nque je vous fasse une gr\u00e2ce, je tire proprement des deux mains ; \net il y aura m\u00eame d\u00e9savantage pour vous : un gaucher est tr\u00e8s \ng\u00eanant pour les gens qui ne sont pas pr\u00e9venus. Je regrette de ne \npas vous avoir fait part plus t\u00f4t de cette circonstance. \n\u2013 Vous \u00eates vraiment, monsieur, dit d\u2019Artagnan en \ns\u2019inclinant de nouveau, d\u2019une courtoisie dont je vous suis on ne \npeut plus reconnaissant. \n\u2013 Vous me rendez confus, r\u00e9pondit Athos avec son air de \ngentilhomme ; causons donc d\u2019autre chose, je vous prie, \u00e0 moins \nque cela ne vous soit d\u00e9sagr\u00e9able. Ah ! sangbleu ! que vous \nm\u2019avez fait mal ! l\u2019\u00e9paule me br\u00fble. \n\u2013 Si vous vo uliez permettre\u2026, dit d\u2019Artagnan avec timidit\u00e9. \n\u2013 Quoi, monsieur ? \n\u2013 J\u2019ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume \nqui me vient de ma m\u00e8re, et dont j\u2019ai fait l\u2019\u00e9preuve sur moi -\nm\u00eame. \n\u2013 Eh bien ? \u2013 67 \u2013 \u2013 Eh bien, je suis s\u00fbr qu\u2019en moins de trois jours ce b aume \nvous gu\u00e9rirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez gu \u00e9-\nri : eh bien, monsieur, ce me serait toujours un grand honneur \nd\u2019\u00eatre votre homme. \u00bb \nD\u2019Artagnan dit ces mots avec une simplicit\u00e9 qui faisait \nhonneur \u00e0 sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte \u00e0 son \ncourage. \n\u00ab Pardieu, monsieur, dit Athos, voici une proposition qui \nme pla\u00eet, non pas que je l\u2019accepte, mais elle sent son genti l-\nhomme d\u2019une lieue. C\u2019est ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit \nchercher \u00e0 se modeler. Malheureusement, nous ne sommes plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de M. le \ncardinal, et d\u2019ici \u00e0 trois jours on saurait, si bien gard\u00e9 que soit le secret, on saurait, dis -je, que nous devons nous batt re, et l\u2019on \ns\u2019opposerait \u00e0 notre combat. Ah \u00e7\u00e0, mais ! ces fl\u00e2neurs ne vie n-\ndront donc pas ? \n\u2013 Si vous \u00eates press\u00e9, monsieur, dit d\u2019Artagnan \u00e0 Athos \navec la m\u00eame simplicit\u00e9 qu\u2019un instant auparavant il lui avait propos\u00e9 de remettre le duel \u00e0 trois jours, si vous \u00eates press\u00e9 et \nqu\u2019il vous plaise de m\u2019exp\u00e9dier tout de suite, ne vous g\u00eanez pas, \nje vous en prie. \n\u2013 Voil\u00e0 encore un mot qui me pla\u00eet, dit Athos en faisant un \ngracieux signe de t\u00eate \u00e0 d\u2019Artagnan, il n\u2019est point d\u2019un homme \nsans cervelle, et il est \u00e0 cou p s\u00fbr d\u2019un homme de c\u0153ur. Mo n-\nsieur, j\u2019aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nous \nne nous tuons pas l\u2019un l\u2019autre, j\u2019aurai plus tard un vrai plaisir \ndans votre conversation. Attendons ces messieurs, je vous prie, \nj\u2019ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah ! en voici un, je \ncrois. \u00bb \nEn effet, au bout de la rue de Vaugirard commen\u00e7ait \u00e0 a p-\npara\u00eetre le gigantesque Porthos. \n\u00ab Quoi ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, votre premier t\u00e9moin est \nM. Porthos ? \u2013 68 \u2013 \u2013 Oui, cela vous contrarie -t-il ? \n\u2013 Non, aucunement. \n\u2013 Et voici le second. \u00bb \nD\u2019Artagnan se retourna du c\u00f4t\u00e9 indiqu\u00e9 par Athos, et r e-\nconnut Aramis. \n\u00ab Quoi ! s\u2019\u00e9cria -t-il d\u2019un accent plus \u00e9tonn\u00e9 que la premi\u00e8re \nfois, votre second t\u00e9moin est M. Aramis ? \n\u2013 Sans doute, ne savez -vous pas qu\u2019on ne nous voit jamais \nl\u2019un sans l\u2019autre, et qu\u2019on nous appelle, dans les mousquetaires \net dans les gardes, \u00e0 la cour et \u00e0 la ville, Athos, Porthos et Ar a-\nmis ou les trois ins\u00e9parables ? Apr\u00e8s cela, comme vous arrivez \nde Dax ou de Pau\u2026 \n\u2013 De Tarbes, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013\u2026 Il vous est pe rmis d\u2019ignorer ce d\u00e9tail, dit Athos. \n\u2013 Ma foi, dit d\u2019Artagnan, vous \u00eates bien nomm\u00e9s, me s-\nsieurs, et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du \nmoins que votre union n\u2019est point fond\u00e9e sur les contrastes. \u00bb \nPendant ce temps, Porthos s\u2019\u00e9tait rappr och\u00e9, avait salu\u00e9 de \nla main Athos ; puis, se retournant vers d\u2019Artagnan, il \u00e9tait rest\u00e9 \ntout \u00e9tonn\u00e9. \nDisons, en passant, qu\u2019il avait chang\u00e9 de baudrier et quitt\u00e9 \nson manteau. \n\u00ab Ah ! ah ! fit-il, qu\u2019est -ce que cela ? \n\u2013 C\u2019est avec monsieur que je me bats, d it Athos en mo n-\ntrant de la main d\u2019Artagnan, et en le saluant du m\u00eame geste. \n\u2013 C\u2019est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos. \n\u2013 Mais \u00e0 une heure seulement, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan. \u2013 69 \u2013 \u2013 Et moi aussi, c\u2019est avec monsieur que je me bats, dit \nAramis en arrivant \u00e0 son tour sur le terrain. \n\u2013 Mais \u00e0 deux heures seulement, fit d\u2019Artagnan avec le \nm\u00eame calme. \n\u2013 Mais \u00e0 propos de quoi te bats -tu, toi, Athos ? demanda \nAramis. \n\u2013 Ma foi, je ne sais pas trop, il m\u2019a fait mal \u00e0 l\u2019\u00e9paule ; et \ntoi, Porthos ? \n\u2013 Ma foi, je me bats parce que je me bats \u00bb, r\u00e9pondit Po r-\nthos en rougissant. \nAthos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les \nl\u00e8vres du Gascon. \n\u00ab Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune \nhomme. \n\u2013 Et toi, Aramis ? demanda Athos. \n\u2013 Moi, je me bats pour cause de th\u00e9ologie \u00bb, r\u00e9pondit Ar a-\nmis tout en faisant signe \u00e0 d\u2019Artagnan qu\u2019il le priait de tenir s e-\ncr\u00e8te la cause de son duel. \nAthos vit passer un second sourire sur les l\u00e8vres de \nd\u2019Artagnan. \n\u00ab Vraiment, dit Athos. \n\u2013 Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne \nsommes pas d\u2019accord, dit le Gascon. \n\u2013 D\u00e9cid\u00e9ment c\u2019est un homme d\u2019esprit, murmura Athos. \n\u2013 Et maintenant que vous \u00eates rassembl\u00e9s, messieurs, dit \nd\u2019Artagnan, permettez -moi de vous faire mes excuses. \u00bb \u2013 70 \u2013 \u00c0 ce mot d\u2019excuses, un nuage passa su r le front d\u2019Athos, un \nsourire hautain glissa sur les l\u00e8vres de Porthos, et un signe n\u00e9-\ngatif fut la r\u00e9ponse d\u2019Aramis. \n\u00ab Vous ne me comprenez pas, messieurs, dit d\u2019Artagnan en \nrelevant sa t\u00eate, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de \nsoleil qui en dora it les lignes fines et hardies : je vous demande \nexcuse dans le cas o\u00f9 je ne pourrais vous payer ma dette \u00e0 tous \ntrois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui \u00f4te \nbeaucoup de sa valeur \u00e0 votre cr\u00e9ance, monsieur Porthos, et ce qui rend la v\u00f4t re \u00e0 peu pr\u00e8s nulle, monsieur Aramis. Et maint e-\nnant, messieurs, je vous le r\u00e9p\u00e8te, excusez -moi, mais de cela \nseulement, et en garde ! \u00bb \n\u00c0 ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, \nd\u2019Artagnan tira son \u00e9p\u00e9e. \nLe sang \u00e9tait mont\u00e9 \u00e0 la t\u00eate de d\u2019A rtagnan, et dans ce m o-\nment il e\u00fbt tir\u00e9 son \u00e9p\u00e9e contre tous les mousquetaires du royaume, comme il venait de faire contre Athos, Porthos et \nAramis. \nIl \u00e9tait midi et un quart. Le soleil \u00e9tait \u00e0 son z\u00e9nith et \nl\u2019emplacement choisi pour \u00eatre le th\u00e9\u00e2tre du duel se trouvait \nexpos\u00e9 \u00e0 toute son ardeur. \n\u00ab Il fait tr\u00e8s chaud, dit Athos en tirant son \u00e9p\u00e9e \u00e0 son tour, \net cependant je ne saurais \u00f4ter mon pourpoint ; car, tout \u00e0 \nl\u2019heure encore, j\u2019ai senti que ma blessure saignait, et je crai n-\ndrais de g\u00eaner monsieur en lu i montrant du sang qu\u2019il ne \nm\u2019aurait pas tir\u00e9 lui -m\u00eame. \n\u2013 C\u2019est vrai, monsieur, dit d\u2019Artagnan, et tir\u00e9 par un autre \nou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du \nregret le sang d\u2019un aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc \nen pourpoin t comme vous. \n\u2013 Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments \ncomme cela, et songez que nous attendons notre tour. \u2013 71 \u2013 \u2013 Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez \u00e0 dire \nde pareilles incongruit\u00e9s, interrompit Aramis. Quant \u00e0 moi, je \ntrouve les choses que ces messieurs se disent fort bien dites et \ntout \u00e0 fait dignes de deux gentilshommes. \n\u2013 Quand vous voudrez, monsieur, dit Athos en se mettant \nen garde. \n\u2013 J\u2019attendais vos ordres \u00bb, dit d\u2019Artagnan en croisant le fer. \nMais les deux rapi\u00e8res avaient \u00e0 pei ne r\u00e9sonn\u00e9 en se to u-\nchant, qu\u2019une escouade des gardes de Son \u00c9minence , comma n-\nd\u00e9e par M. de Jussac, se montra \u00e0 l\u2019angle du couvent. \n\u00ab Les gardes du cardinal ! s\u2019\u00e9cri\u00e8rent \u00e0 la fois Porthos et \nAramis. L\u2019\u00e9p\u00e9e au fourreau, messieurs ! l\u2019\u00e9p\u00e9e au fourreau ! \nMais il \u00e9tait trop tard. Les deux combattants avaient \u00e9t\u00e9 \nvus dans une pose qui ne permettait pas de douter de leurs i n-\ntentions. \n\u00ab Hol\u00e0 ! cria Jussac en s\u2019avan\u00e7ant vers eux et en faisant \nsigne \u00e0 ses hommes d\u2019en faire autant, hol\u00e0 ! mousquetaires, on \nse bat don c ici ? Et les \u00e9dits, qu\u2019en faisons -nous ? \n\u2013 Vous \u00eates bien g\u00e9n\u00e9reux, messieurs les gardes, dit Athos \nplein de rancune, car Jussac \u00e9tait l\u2019un des agresseurs de l\u2019avant -\nveille. Si nous vous voyions battre, je vous r\u00e9ponds, moi, que \nnous nous garderions bien de vous en emp\u00eacher. Laissez -nous \ndonc faire, et vous allez avoir du plaisir sans prendre aucune peine. \n\u2013 Messieurs, dit Jussac, c\u2019est avec grand regret que je vous \nd\u00e9clare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout. \nRengainez donc, s\u2019il vous pl a\u00eet, et nous suivez. \n\u2013 Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un \ngrand plaisir que nous ob\u00e9irions \u00e0 votre gracieuse invitation, si \ncela d\u00e9pendait de nous ; mais malheureusement la chose est \nimpossible : M. de Tr\u00e9ville nous l\u2019a d\u00e9fendu. Passe z donc votre \nchemin, c\u2019est ce que vous avez de mieux \u00e0 faire. \u00bb \u2013 72 \u2013 Cette raillerie exasp\u00e9ra Jussac. \n\u00ab Nous vous chargerons donc, dit -il, si vous d\u00e9sob\u00e9issez. \n\u2013 Ils sont cinq, dit Athos \u00e0 demi -voix, et nous ne sommes \nque trois ; nous serons encore battus, et i l nous faudra mourir \nici, car je le d\u00e9clare, je ne reparais pas vaincu devant le cap i-\ntaine. \u00bb \nAlors Porthos et Aramis se rapproch\u00e8rent \u00e0 l\u2019instant les uns \ndes autres, pendant que Jussac alignait ses soldats. \nCe seul moment suffit \u00e0 d\u2019Artagnan pour prendre son pa r-\nti : c\u2019\u00e9tait l\u00e0 un de ces \u00e9v\u00e9nements qui d\u00e9cident de la vie d\u2019un \nhomme, c\u2019\u00e9tait un choix \u00e0 faire entre le roi et le cardinal ; ce \nchoix fait, il allait y pers\u00e9v\u00e9rer. Se battre, c\u2019est- \u00e0-dire d\u00e9sob\u00e9ir \u00e0 \nla loi, c\u2019est -\u00e0-dire risquer sa t\u00eate, c\u2019est -\u00e0-dire se faire d\u2019un seul \ncoup l\u2019ennemi d\u2019un ministre plus puissant que le roi lui -m\u00eame : \nvoil\u00e0 ce qu\u2019entrevit le jeune homme, et, disons -le \u00e0 sa louange, il \nn\u2019h\u00e9sita point une seconde. Se tournant donc vers Athos et ses \namis : \n\u00ab Messieurs, dit -il, je reprendr ai, s\u2019il vous pla\u00eet, quelque \nchose \u00e0 vos paroles. Vous avez dit que vous n\u2019\u00e9tiez que trois, \nmais il me semble, \u00e0 moi, que nous sommes quatre. \n\u2013 Mais vous n\u2019\u00eates pas des n\u00f4tres, dit Porthos. \n\u2013 C\u2019est vrai, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan ; je n\u2019ai pas l\u2019habit, mais \nj\u2019ai l\u2019\u00e2me. Mon c\u0153ur est mousquetaire, je le sens bien, mo n-\nsieur, et cela m\u2019entra\u00eene. \n\u2013 \u00c9cartez -vous, jeune homme, cria Jussac, qui sans doute \u00e0 \nses gestes et \u00e0 l\u2019expression de son visage avait devin\u00e9 le dessein \nde d\u2019Artagnan. Vous pouvez vous retirer, nous y consentons. \nSauvez votre peau ; allez vite. \u00bb \nD\u2019Artagnan ne bougea point. \n\u00ab D\u00e9cid\u00e9ment vous \u00eates un joli gar\u00e7on, dit Athos en serrant \nla main du jeune homme. \u2013 73 \u2013 \u2013 Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac. \n\u2013 Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons q uelque chose. \n\u2013 Monsieur est plein de g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 \u00bb, dit Athos. \nMais tous trois pensaient \u00e0 la jeunesse de d\u2019Artagnan et r e-\ndoutaient son inexp\u00e9rience. \n\u00ab Nous ne serons que trois, dont un bless\u00e9, plus un enfant, \nreprit Athos, et l\u2019on n\u2019en dira pas moins que nous \u00e9tions quatre \nhommes. \n\u2013 Oui, mais reculer ! dit Porthos. \n\u2013 C\u2019est difficile \u00bb, reprit Athos. \nD\u2019Artagnan comprit leur irr\u00e9solution. \n\u00ab Messieurs, essayez -moi toujours, dit -il, et je vous jure sur \nl\u2019honneur que je ne veux pas m\u2019en aller d\u2019ici si nous somm es \nvaincus. \n\u2013 Comment vous appelle -t-on, mon brave ? dit Athos. \n\u2013 D\u2019Artagnan, monsieur. \n\u2013 Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et d\u2019Artagnan, en avant ! \ncria Athos. \n\u2013 Eh bien, voyons, messieurs, vous d\u00e9cidez -vous \u00e0 vous d \u00e9-\ncider ? cria pour la troisi\u00e8me fois Jus sac. \n\u2013 C\u2019est fait, messieurs, dit Athos. \n\u2013 Et quel parti prenez -vous ? demanda Jussac. \nNous allons avoir l\u2019honneur de vous charger, r\u00e9pondit \nAramis en levant son chapeau d\u2019une main et tirant son \u00e9p\u00e9e de \nl\u2019autre. \n\u2013 Ah ! vous r\u00e9sistez ! s\u2019\u00e9cria Jussac. \u2013 74 \u2013 \u2013 Sangdieu ! cela vous \u00e9tonne ? \u00bb \nEt les neuf combattants se pr\u00e9cipit\u00e8rent les uns sur les \nautres avec une furie qui n\u2019excluait pas une certaine m\u00e9thode. \nAthos prit un certain Cahusac, favori du cardinal ; Porthos \neut Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires. \nQuant \u00e0 d\u2019Artagnan, il se trouva lanc\u00e9 contre Jussac lui -\nm\u00eame. \nLe c\u0153ur du jeune Gascon battait \u00e0 lui briser la poitrine, \nnon pas de peur, Dieu merci ! il n\u2019en avait pas l\u2019ombre, mais \nd\u2019\u00e9mulation ; il se battait comme un tigre en fureur, tourna nt \ndix fois autour de son adversaire, changeant vingt fois ses \ngardes et son terrain. Jussac \u00e9tait, comme on le disait alors, \nfriand de la lame, et avait fort pratiqu\u00e9 ; cependant il avait \ntoutes les peines du monde \u00e0 se d\u00e9fendre contre un adversaire \nqui, agile et bondissant, s\u2019\u00e9cartait \u00e0 tout moment des r\u00e8gles r e-\n\u00e7ues, att aquant de tous c\u00f4t\u00e9s \u00e0 la fois, et tout cela en parant en \nhomme qui a le plus grand respect pour son \u00e9piderme. \nEnfin cette lutte finit par faire perdre patience \u00e0 Jussac. \nFurieux d\u2019\u00eatre tenu en \u00e9chec par celui qu\u2019il avait regard\u00e9 comme \nun enfant, il s\u2019\u00e9chauffa et commen\u00e7a \u00e0 faire des fautes. \nD\u2019Artagnan, qui, \u00e0 d\u00e9faut de la pratique, avait une profonde \nth\u00e9orie, redoubla d\u2019agilit\u00e9. Jussac, voulant en finir, porta un \ncoup terrible \u00e0 son advers aire en se fendant \u00e0 fond ; mais celui -\nci para prime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant \ncomme un serpent sous son fer, il lui passa son \u00e9p\u00e9e au travers \ndu corps. Jussac tomba comme une masse. \nD\u2019Artagnan jeta alors un coup d\u2019\u0153il inquiet et rapid e sur le \nchamp de bataille. \nAramis avait d\u00e9j\u00e0 tu\u00e9 un de ses adversaires ; mais l\u2019autre le \npressait vivement. Cependant Aramis \u00e9tait en bonne situation et \npouvait encore se d\u00e9fendre. \u2013 75 \u2013 Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourr\u00e9 : Porthos \navait re\u00e7u un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e au travers du bras, et Biscarat au tr a-\nvers de la cuisse. Mais comme ni l\u2019une ni l\u2019autre des deux bles-\nsures n\u2019\u00e9tait grave, ils ne s\u2019en escrimaient qu\u2019avec plus \nd\u2019acharnement. \nAthos, bless\u00e9 de nouveau par Cahusac, p\u00e2lissait \u00e0 vue d\u2019\u0153il, \nmais il n e reculait pas d\u2019une semelle : il avait seulement chang\u00e9 \nson \u00e9p\u00e9e de main, et se battait de la main gauche. \nD\u2019Artagnan, selon les lois du duel de cette \u00e9poque, pouvait \nsecourir quelqu\u2019un ; pendant qu\u2019il cherchait du regard celui de \nses compagnons qui avait besoin de son aide, il surprit un coup \nd\u2019\u0153il d\u2019Athos. Ce coup d\u2019\u0153il \u00e9tait d\u2019une \u00e9loquence sublime. \nAthos serait mort plut\u00f4t que d\u2019appeler au secours ; mais il po u-\nvait regarder, et du regard demander un appui. D\u2019Artagnan le devina, fit un bond terrible et tomba sur le flanc de Cahusac en \ncriant : \n\u00ab \u00c0 moi, monsieur le garde, je vous tue ! \u00bb \nCahusac se retourna ; il \u00e9tait temps. Athos, que son e x-\ntr\u00eame courage soutenait seul, tomba sur un genou. \n\u00ab Sangdieu ! criait- il \u00e0 d\u2019Artagnan, ne le tuez pas, jeune \nhomme, je vous en prie ; j\u2019ai une vieille affaire \u00e0 terminer avec \nlui, quand je serai gu\u00e9ri et bien portant. D\u00e9sarmez -le seulement, \nliez-lui l\u2019\u00e9p\u00e9e. C\u2019est cela. Bien ! tr\u00e8s bien ! \u00bb \nCette exclamation \u00e9tait arrach\u00e9e \u00e0 Athos par l\u2019\u00e9p\u00e9e de C a-\nhusac qui sautait \u00e0 vin gt pas de lui. D\u2019Artagnan et Cahusac \ns\u2019\u00e9lanc\u00e8rent ensemble, l\u2019un pour la ressaisir, l\u2019autre pour s\u2019en emparer ; mais d\u2019Artagnan, plus leste, arriva le premier et mit le \npied dessus. \nCahusac courut \u00e0 celui des gardes qu\u2019avait tu\u00e9 Aramis, \ns\u2019empara de sa rapi \u00e8re, et voulut revenir \u00e0 d\u2019Artagnan ; mais sur \nson chemin il rencontra Athos, qui, pendant cette pause d\u2019un instant que lui avait procur\u00e9e d\u2019Artagnan, avait repris haleine, \u2013 76 \u2013 et qui, de crainte que d\u2019Artagnan ne lui tu\u00e2t son ennemi, voulait \nrecommencer le co mbat. \nD\u2019Artagnan comprit que ce serait d\u00e9sobliger Athos que de \nne pas le laisser faire. En effet, quelques secondes apr\u00e8s, C a-\nhusac tomba la gorge travers\u00e9e d\u2019un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e. \nAu m\u00eame instant, Aramis appuyait son \u00e9p\u00e9e contre la po i-\ntrine de son adversaire ren vers\u00e9, et le for\u00e7ait \u00e0 demander merci. \nRestaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait mille fanf a-\nronnades, demandant \u00e0 Biscarat quelle heure il pouvait bien \u00eatre, et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait \nd\u2019obtenir son fr\u00e8re dans le r\u00e9giment de Navarre ; mais tout en \nraillant, il ne gagnait rien. Biscarat \u00e9tait un de ces hommes de fer qui ne tombent que morts. \nCependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et \nprendre tous les combattants, bless\u00e9s ou non, royalistes ou ca r-\ndinalistes. Athos, Aramis et d\u2019Artagnan entour\u00e8rent Biscarat et \nle somm\u00e8rent de se rendre. Quoique seul contre tous, et avec un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e qui lui traversait la cuisse, Biscarat voulait tenir ; \nmais Jussac, qui s\u2019\u00e9tait \u00e9lev\u00e9 sur son coude, lui cria de se rendre. Bis carat \u00e9tait un Gascon comme d\u2019Artagnan ; il fit la \nsourde oreille et se contenta de rire, et entre deux parades, \ntrouvant le temps de d\u00e9signer, du bout de son \u00e9p\u00e9e, une place \u00e0 \nterre : \n\u00ab Ici, dit -il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra Bi s-\ncarat, se ul de ceux qui sont avec lui. \n\u2013 Mais ils sont quatre contre toi ; finis -en, je te l\u2019ordonne. \n\u2013 Ah ! si tu l\u2019ordonnes, c\u2019est autre chose, dit Biscarat, \ncomme tu es mon brigadier, je dois ob\u00e9ir. \u00bb \nEt, faisant un bond en arri\u00e8re, il cassa son \u00e9p\u00e9e sur son g e-\nnou pour ne pas la rendre, en jeta les morceaux pardessus le \nmur du couvent et se croisa les bras en sifflant un air cardina-\nliste. \u2013 77 \u2013 La bravoure est toujours respect\u00e9e, m\u00eame dans un ennemi. \nLes mousquetaires salu\u00e8rent Biscarat de leurs \u00e9p\u00e9es et les rem i-\nrent a u fourreau. D\u2019Artagnan en fit autant, puis, aid\u00e9 de Bisc a-\nrat, le seul qui fut rest\u00e9 debout, il porta sous le porche du co u-\nvent Jussac, Cahusac et celui des adversaires d\u2019Aramis qui \nn\u2019\u00e9tait que bless\u00e9. Le quatri\u00e8me, comme nous l\u2019avons dit, \u00e9tait \nmort. Puis ils sonn\u00e8rent la cloche, et, emportant quatre \u00e9p\u00e9es \nsur cinq, ils s\u2019achemin\u00e8rent ivres de joie vers l\u2019h\u00f4tel de \nM. de Tr\u00e9ville. On les voyait entrelac\u00e9s, tenant toute la largeur \nde la rue, et accostant chaque mousquetaire qu\u2019ils renco n-\ntraient, si bien qu\u2019\u00e0 la fin ce fut une marche triomphale. Le c\u0153ur \nde d\u2019Artagnan nageait dans l\u2019ivresse, il marchait entre Athos et \nPorthos en les \u00e9treignant tendrement. \n\u00ab Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit -il \u00e0 ses no u-\nveaux amis en franchissant la porte de l\u2019h\u00f4tel de M . de Tr\u00e9ville, \nau moins me voil\u00e0 re\u00e7u apprenti, n\u2019est -ce pas ? \u00bb \u2013 78 \u2013 CHAPITRE VI \nSA MAJEST\u00c9 LE ROI LOUIS \nTREIZI\u00c8ME \n \nL\u2019affaire fit grand bruit. M. de Tr\u00e9ville gronda beaucoup \ntout haut contre ses mousquetaires, et les f\u00e9licita tout bas ; mais \ncomme il n\u2019y avait pas de temps \u00e0 perdre pour pr\u00e9venir le roi, \nM. de Tr\u00e9ville s\u2019empressa de se rendre au Louvre. Il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \ntrop tard, le roi \u00e9tait enferm\u00e9 avec le cardinal, et l\u2019on dit \u00e0 \nM. de Tr\u00e9ville que le roi travaillait et ne pouvait recevoir en ce \nmoment. Le soir, M. de Tr\u00e9ville vint au jeu du roi. Le roi g a-\ngnait, et comme Sa Majest\u00e9 \u00e9tait fort avare, elle \u00e9tait \nd\u2019excellente humeur ; aussi, du plus loin que le roi aper\u00e7ut Tr \u00e9-\nville : \n\u00ab Venez ici, monsieur le capitaine, dit -il, venez que je vous \ngronde ; savez -vous q ue Son \u00c9minence est venue me faire des \nplaintes sur vos mousquetaires, et cela avec une telle \u00e9motion, \nque ce soir Son \u00c9minence en est malade ? Ah \u00e7\u00e0, mais ce sont \ndes diables \u00e0 quatre, des gens \u00e0 pendre, que vos mousquetaires ! \n\u2013 Non, Sire, r\u00e9pondit Tr\u00e9vi lle, qui vit du premier coup \nd\u2019\u0153il comment la chose allait tourner ; non, tout au contraire, ce \nsont de bonnes cr\u00e9atures, douces comme des agneaux, et qui n\u2019ont qu\u2019un d\u00e9sir, je m\u2019en ferais garant : c\u2019est que leur \u00e9p\u00e9e ne \nsorte du fourreau que pour le servi ce de Votre Majest\u00e9. Mais, \nque voulez -vous, les gardes de M. le cardinal sont sans cesse \u00e0 \nleur chercher querelle, et, pour l\u2019honneur m\u00eame du corps, les pauvres jeunes gens sont oblig\u00e9s de se d\u00e9fendre. \n\u2013 \u00c9coutez M. de Tr\u00e9ville ! dit le roi, \u00e9coutez -le ! ne dirait -\non pas qu\u2019il parle d\u2019une communaut\u00e9 religieuse ! En v\u00e9rit\u00e9, mon \ncher capitaine, j\u2019ai envie de vous \u00f4ter votre brevet et de le do n-\u2013 79 \u2013 ner \u00e0 Mlle de Ch\u00e9merault, \u00e0 laquelle j\u2019ai promis une abbaye. \nMais ne pensez pas que je vous croirai ainsi sur parole. O n \nm\u2019appelle Louis le Juste , monsieur de Tr\u00e9ville, et tout \u00e0 l\u2019heure, \ntout \u00e0 l\u2019heure nous verrons. \n\u2013 Ah ! c\u2019est parce que je me fie \u00e0 cette justice, Sire, que \nj\u2019attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de \nVotre Majest\u00e9. \n\u2013 Attendez donc, monsieu r, attendez donc, dit le roi, je ne \nvous ferai pas longtemps attendre. \u00bb \nEn effet, la chance tournait, et comme le roi commen\u00e7ait \u00e0 \nperdre ce qu\u2019il avait gagn\u00e9, il n\u2019\u00e9tait pas f\u00e2ch\u00e9 de trouver un pr \u00e9-\ntexte pour faire \u2013 qu\u2019on nous passe cette expression de j oueur, \ndont, nous l\u2019avouons, nous ne connaissons pas l\u2019origine \u2013, pour \nfaire charlemagne. Le roi se leva donc au bout d\u2019un instant, et \nmettant dans sa poche l\u2019argent qui \u00e9tait devant lui et dont la \nmajeure partie venait de son gain : \n\u00ab La Vieuville, dit -il, prenez ma place, il faut que je parle \u00e0 \nM. de Tr\u00e9ville pour affaire d\u2019importance. Ah !\u2026 j\u2019avais quatre -\nvingts louis devant moi ; mettez la m\u00eame somme, afin que ceux \nqui ont perdu n\u2019aient point \u00e0 se plaindre. La justice avant tout. \u00bb \nPuis, se retournant v ers M. de Tr\u00e9ville et marchant avec lui \nvers l\u2019embrasure d\u2019une fen\u00eatre : \n\u00ab Eh bien, monsieur, continua -t-il, vous dites que ce sont \nles gardes de l\u2019 \u00c9minentissime qui ont \u00e9t\u00e9 chercher querelle \u00e0 \nvos mousquetaires ? \n\u2013 Oui, Sire, comme toujours. \n\u2013 Et comment la chose est -elle venue, voyons ? car, vous le \nsavez, mon cher capitaine, il faut qu\u2019un juge \u00e9coute les deux pa r-\nties. \n\u2013 Ah ! mon Dieu ! de la fa\u00e7on la plus simple et la plus nat u-\nrelle. Trois de mes meilleurs soldats, que Votre Majest\u00e9 conna\u00eet \nde nom et don t elle a plus d\u2019une fois appr\u00e9ci\u00e9 le d\u00e9vouement, et \u2013 80 \u2013 qui ont, je puis l\u2019affirmer au roi, son service fort \u00e0 c\u0153ur ; \u2013 trois \nde mes meilleurs soldats, dis -je, M M. Athos, Porthos et Aramis, \navaient fait une partie de plaisir avec un jeune cadet de Ga s-\ncogne que je leur avais recommand\u00e9 le matin m\u00eame. La partie \nallait avoir lieu \u00e0 Saint -Germain, je crois, et ils s\u2019\u00e9taient donn\u00e9 \nrendez -vous aux Carmes -Deschaux, lorsqu\u2019elle fut troubl\u00e9e par \nM. de Jussac et M M. Cahusac, Biscarat, et deux autres gardes \nqui ne venaien t certes pas l\u00e0 en si nombreuse compagnie sans \nmauvaise intention contre les \u00e9dits. \n\u2013 Ah ! ah ! vous m\u2019y faites penser, dit le roi : sans doute, ils \nvenaient pour se battre eux -m\u00eames. \n\u2013 Je ne les accuse pas, Sire, mais je laisse Votre Majest\u00e9 \nappr\u00e9cier ce que peuvent aller faire cinq hommes arm\u00e9s dans \nun lieu aussi d\u00e9sert que le sont les environs du couvent des \nCarmes. \n\u2013 Oui, vous avez raison, Tr\u00e9ville, vous avez raison. \n\u2013 Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont chang\u00e9 \nd\u2019id\u00e9e et ils ont oubli\u00e9 le ur haine particuli\u00e8re pour la haine de \ncorps ; car Votre Majest\u00e9 n\u2019ignore pas que les mousquetaires, \nqui sont au roi et rien qu\u2019au roi, sont les ennemis naturels des gardes, qui sont \u00e0 M. le cardinal. \n\u2013 Oui, Tr\u00e9ville, oui, dit le roi m\u00e9lancoliquement, et c \u2019est \nbien triste, croyez -moi, de voir ainsi deux partis en France, deux \nt\u00eates \u00e0 la royaut\u00e9 ; mais tout cela finira, Tr\u00e9ville, tout cela finira. \nVous dites donc que les gardes ont cherch\u00e9 querelle aux mou s-\nquetaires ? \n\u2013 Je dis qu\u2019il est probable que les chos es se sont pass\u00e9es \nainsi, mais je n\u2019en jure pas, Sire. Vous savez combien la v\u00e9rit\u00e9 \nest difficile \u00e0 conna\u00eetre, et \u00e0 moins d\u2019\u00eatre dou\u00e9 de cet instinct \nadmirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste \u2026 \n\u2013 Et vous avez raison, Tr\u00e9ville ; mais ils n\u2019\u00e9taient pas seuls, \nvos mousquetaires, il y avait avec eux un enfant ? \u2013 81 \u2013 \u2013 Oui, Sire, et un homme bless\u00e9, de sorte que trois mou s-\nquetaires du roi, dont un bless\u00e9, et un enfant, non seulement \nont tenu t\u00eate \u00e0 cinq des plus terribles gardes de M. le cardinal, \nmais encore en ont port\u00e9 quatre \u00e0 terre. \n\u2013 Mais c\u2019est une victoire, cela ! s\u2019\u00e9cria le roi tout rayo n-\nnant ; une victoire compl\u00e8te ! \n\u2013 Oui, Sire, aussi compl\u00e8te que celle du pont de C\u00e9. \n\u2013 Quatre hommes, dont un bless\u00e9, et un enfant, dites -\nvous ? \n\u2013 Un jeune homme \u00e0 peine ; lequel s\u2019est m\u00eame si parfait e-\nment conduit en cette occasion, que je prendrai la libert\u00e9 de le recommander \u00e0 Votre Majest\u00e9. \n\u2013 Comment s\u2019appelle- t-il ? \n\u2013 D\u2019Artagnan, Sire. C\u2019est le fils d\u2019un de mes plus anciens \namis ; le fils d\u2019un homme qui a fait avec le r oi votre p\u00e8re, de gl o-\nrieuse m\u00e9moire, la guerre de partisan. \n\u2013 Et vous dites qu\u2019il s\u2019est bien conduit, ce jeune homme ? \nRacontez -moi cela, Tr\u00e9ville ; vous savez que j\u2019aime les r\u00e9cits de \nguerre et de combat. \u00bb \nEt le roi Louis XIII releva fi\u00e8rement sa moustac he en se p o-\nsant sur la hanche. \n\u00ab Sire, reprit Tr\u00e9ville, comme je vous l\u2019ai dit M. d\u2019Artagnan \nest presque un enfant, et comme il n\u2019a pas l\u2019honneur d\u2019\u00eatre \nmousquetaire, il \u00e9tait en habit bourgeois ; les gardes de M. le \ncardinal, reconnaissant sa grande jeune sse et, de plus, qu\u2019il \u00e9tait \n\u00e9tranger au corps, l\u2019invit\u00e8rent donc \u00e0 se retirer avant qu\u2019ils atta-\nquassent. \n\u2013 Alors, vous voyez bien, Tr\u00e9ville, interrompit le roi, que ce \nsont eux qui ont attaqu\u00e9. \u2013 82 \u2013 \u2013 C\u2019est juste, Sire : ainsi, plus de doute ; ils le somm\u00e8rent \ndonc de se retirer ; mais il r\u00e9pondit qu\u2019il \u00e9tait mousquetaire de \nc\u0153ur et tout \u00e0 Sa Majest\u00e9, qu\u2019ainsi donc il resterait avec mes-\nsieurs les mousquetaires. \n\u2013 Brave jeune homme ! murmura le roi. \n\u2013 En effet, il demeura avec eux ; et Votre Majest\u00e9 a l\u00e0 un si \nferme champion, que ce fut lui qui donna \u00e0 Jussac ce terrible \ncoup d\u2019\u00e9p\u00e9e qui met si fort en col\u00e8re M. le cardinal. \n\u2013 C\u2019est lui qui a bless\u00e9 Jussac ? s\u2019\u00e9cria le roi ; lui, un e n-\nfant ! Ceci, Tr\u00e9ville, c\u2019est impossible. \n\u2013 C\u2019est comme j\u2019ai l\u2019honneur de le dire \u00e0 Votre Majest\u00e9. \n\u2013 Jussac, une des premi\u00e8res lames du royaume ! \n\u2013 Eh bien, Sire ! il a trouv\u00e9 son ma\u00eetre. \n\u2013 Je veux voir ce jeune homme, Tr\u00e9ville, je veux le voir, et \nsi l\u2019on peut faire quelque chose, eh bien, nous nous en occup e-\nrons. \n\u2013 Quand Votre Majest \u00e9 daignera -t-elle le recevoir ? \n\u2013 Demain \u00e0 midi, Tr\u00e9ville. \n\u2013 L\u2019am\u00e8nerai -je seul ? \n\u2013 Non, amenez -les-moi tous les quatre ensemble. Je veux \nles remercier tous \u00e0 la fois ; les hommes d\u00e9vou\u00e9s sont rares, \nTr\u00e9ville, et il faut r\u00e9compenser le d\u00e9vouement. \n\u2013 \u00c0 midi , Sire, nous serons au Louvre. \n\u2013 Ah ! par le petit escalier, Tr\u00e9ville, par le petit escalier. Il \nest inutile que le cardinal sache\u2026 \n\u2013 Oui, Sire. \n\u2013 Vous comprenez, Tr\u00e9ville, un \u00e9dit est toujours un \u00e9dit ; il \nest d\u00e9fendu de se battre, au bout du compte. \u2013 83 \u2013 \u2013 Mais cette rencontre, Sire, sort tout \u00e0 fait des conditions \nordinaires d\u2019un duel : c\u2019est une rixe, et la preuve, c\u2019est qu\u2019ils \n\u00e9taient cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires \net M. d\u2019Artagnan. \n\u2013 C\u2019est juste, dit le roi ; mais n\u2019importe, Tr\u00e9vill e, venez to u-\njours par le petit escalier. \u00bb \nTr\u00e9ville sourit. Mais comme c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 beaucoup pour lui \nd\u2019avoir obtenu de cet enfant qu\u2019il se r\u00e9volt\u00e2t contre son ma\u00eetre, \nil salua respectueusement le roi, et avec son agr\u00e9ment prit cong\u00e9 \nde lui. \nD\u00e8s le soir m\u00eame, les trois mousquetaires furent pr\u00e9venus \nde l\u2019honneur qui leur \u00e9tait accord\u00e9. Comme ils connaissaient depuis longtemps le roi, ils n\u2019en furent pas trop \u00e9chauff\u00e9s : mais \nd\u2019Artagnan, avec son imagination gasconne, y vit sa fortune \u00e0 venir, et passa la nui t \u00e0 faire des r\u00eaves d\u2019or. Aussi, d\u00e8s huit \nheures du matin, \u00e9tait- il chez Athos. \nD\u2019Artagnan trouva le mousquetaire tout habill\u00e9 et pr\u00eat \u00e0 \nsortir. Comme on n\u2019avait rendez -vous chez le roi qu\u2019\u00e0 midi, il \navait form\u00e9 le projet, avec Porthos et Aramis, d\u2019aller f aire une \npartie de paume dans un tripot situ\u00e9 tout pr\u00e8s des \u00e9curies du \nLuxembourg. Athos invita d\u2019Artagnan \u00e0 les suivre, et malgr\u00e9 son \nignorance de ce jeu, auquel il n\u2019avait jamais jou\u00e9, celui -ci acce p-\nta, ne sachant que faire de son temps, depuis neuf heur es du \nmatin qu\u2019il \u00e9tait \u00e0 peine jusqu\u2019\u00e0 midi. \nLes deux mousquetaires \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9s et pelotaient \nensemble. Athos, qui \u00e9tait tr\u00e8s fort \u00e0 tous les exercices du corps, \npassa avec d\u2019Artagnan du c\u00f4t\u00e9 oppos\u00e9, et leur fit d\u00e9fi. Mais au \npremier mouvement qu \u2019il essaya, quoiqu\u2019il jou\u00e2t de la main \ngauche, il comprit que sa blessure \u00e9tait encore trop r\u00e9cente pour \nlui permettre un pareil exercice. D\u2019Artagnan resta donc seul, et \ncomme il d\u00e9clara qu\u2019il \u00e9tait trop maladroit pour soutenir une \npartie en r\u00e8gle, on cont inua seulement \u00e0 s\u2019envoyer des balles \nsans compter le jeu. Mais une de ces balles, lanc\u00e9e par le po i-\ngnet hercul\u00e9en de Porthos, passa si pr\u00e8s du visage de \u2013 84 \u2013 d\u2019Artagnan, qu\u2019il pensa que si, au lieu de passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9, elle e\u00fbt \ndonn\u00e9 dedans, son audience \u00e9tait pr obablement perdue, atte n-\ndu qu\u2019il lui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 de toute impossibilit\u00e9 de se pr\u00e9senter chez le \nroi. Or, comme de cette audience, dans son imagination ga s-\nconne, d\u00e9pendait tout son avenir, il salua poliment Porthos et \nAramis, d\u00e9clarant qu\u2019il ne reprendrait la p artie que lorsqu\u2019il s e-\nrait en \u00e9tat de leur tenir t\u00eate, et il s\u2019en revint prendre place pr\u00e8s \nde la corde et dans la galerie. \nMalheureusement pour d\u2019Artagnan, parmi les spectateurs \nse trouvait un garde de Son \u00c9minence , lequel, tout \u00e9chauff\u00e9 en-\ncore de la d\u00e9fa ite de ses compagnons, arriv\u00e9e la veille seul e-\nment, s\u2019\u00e9tait promis de saisir la premi\u00e8re occasion de la venger. Il crut donc que cette occasion \u00e9tait venue, et s\u2019adressant \u00e0 son \nvoisin : \n\u00ab Il n\u2019est pas \u00e9tonnant, dit -il, que ce jeune homme ait eu \npeur d\u2019une balle, c\u2019est sans doute un apprenti mousquetaire. \u00bb \nD\u2019Artagnan se retourna comme si un serpent l\u2019e\u00fbt mordu, \net regarda fixement le garde qui venait de tenir cet insolent pr o-\npos. \n\u00ab Pardieu ! reprit celui -ci en frisant insolemment, sa mou s-\ntache, regardez -moi tant que vous voudrez, mon petit monsieur, \nj\u2019ai dit ce que j\u2019ai dit. \n\u2013 Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos \nparoles aient besoin d\u2019explication, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan \u00e0 voix \nbasse, je vous prierai de me suivre. \n\u2013 Et quand cela ? demanda le garde avec le m\u00eame air rai l-\nleur. \n\u2013 Tout de suite, s\u2019il vous pla\u00eet. \n\u2013 Et vous savez qui je suis, sans doute ? \n\u2013Moi, je l\u2019ignore compl\u00e8tement, et je ne m\u2019en inqui\u00e8te \ngu\u00e8re. \u2013 85 \u2013 \u2013 Et vous avez tort, car, si vous saviez mon nom, peut -\u00eatre \nseriez -vous moins pre ss\u00e9. \n\u2013 Comment vous appelez -vous ? \n\u2013 Bernajoux, pour vous servir. \n\u2013 Eh bien, monsieur Bernajoux, dit tranquillement \nd\u2019Artagnan, je vais vous attendre sur la porte. \n\u2013 Allez, monsieur, je vous suis. \n\u2013 Ne vous pressez pas trop, monsieur, qu\u2019on ne s\u2019aper\u00e7oive \npas que nous sortons ensemble ; vous comprenez que pour ce \nque nous allons faire, trop de monde nous g\u00eanerait. \n\u2013 C\u2019est bien \u00bb, r\u00e9pondit le garde, \u00e9tonn\u00e9 que son nom n\u2019e\u00fbt \npas produit plus d\u2019effet sur le jeune homme. \nEn effet, le nom de Bernajoux \u00e9tait conn u de tout le monde, \nde d\u2019Artagnan seul except\u00e9, peut -\u00eatre ; car c\u2019\u00e9tait un de ceux qui \nfiguraient le plus souvent dans les rixes journali\u00e8res que tous les \n\u00e9dits du roi et du cardinal n\u2019avaient pu r\u00e9primer. \nPorthos et Aramis \u00e9taient si occup\u00e9s de leur parti e, et \nAthos les regardait avec tant d\u2019attention, qu\u2019ils ne virent pas \nm\u00eame sortir leur jeune compagnon, lequel, ainsi qu\u2019il l\u2019avait dit \nau garde de Son \u00c9minence , s\u2019arr\u00eata sur la porte ; un instant \napr\u00e8s, celui -ci descendit \u00e0 son tour. Comme d\u2019Artagnan n\u2019av ait \npas de temps \u00e0 perdre, vu l\u2019audience du roi qui \u00e9tait fix\u00e9e \u00e0 m i-\ndi, il jeta les yeux autour de lui, et voyant que la rue \u00e9tait d \u00e9-\nserte : \n\u00ab Ma foi, dit -il \u00e0 son adversaire, il est bien heureux pour \nvous, quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n\u2019avoir affaire \nqu\u2019\u00e0 un apprenti mousquetaire ; cependant, soyez tranquille, je \nferai de mon mieux. En garde ! \n\u2013 Mais, dit celui que d\u2019Artagnan provoquait ainsi, il me \nsemble que le lieu est assez mal choisi, et que nous serions \u2013 86 \u2013 mieux derri\u00e8re l\u2019abbaye de Saint -Germain ou dans le Pr\u00e9- aux-\nClercs. \n\u2013 Ce que vous dites est plein de sens, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan ; \nmalheureusement j\u2019ai peu de temps \u00e0 moi, ayant un rendez -\nvous \u00e0 midi juste. En garde donc, monsieur, en garde ! \u00bb \nBernajoux n\u2019\u00e9tait pas homme \u00e0 se faire r\u00e9p\u00e9ter d eux fois un \npareil compliment. Au m\u00eame instant son \u00e9p\u00e9e brilla \u00e0 sa main, \net il fondit sur son adversaire que, gr\u00e2ce \u00e0 sa grande jeunesse, il \nesp\u00e9rait intimider. \nMais d\u2019Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et \ntout frais \u00e9moulu de sa victoire, tout gonfl\u00e9 de sa future faveur, \nil \u00e9tait r\u00e9solu \u00e0 ne pas reculer d\u2019un pas : aussi les deux fers se \ntrouv\u00e8rent -ils engag\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 la garde, et comme d\u2019Artagnan \ntenait ferme \u00e0 sa place, ce fut son adversaire qui fit un pas de \nretraite. Mais d\u2019Artagnan saisi t le moment o\u00f9, dans ce mouv e-\nment, le fer de Bernajoux d\u00e9viait de la ligne, il d\u00e9gagea, se fendit et toucha son adversaire \u00e0 l\u2019\u00e9paule. Aussit\u00f4t d\u2019Artagnan, \u00e0 son \ntour, fit un pas de retraite et releva son \u00e9p\u00e9e ; mais Bernajoux \nlui cria que ce n\u2019\u00e9tait rien, et se fendant aveugl\u00e9ment sur lui, il \ns\u2019enferra de lui -m\u00eame. Cependant, comme il ne tombait pas, \ncomme il ne se d\u00e9clarait pas vaincu, mais que seulement il ro m-\npait du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019h\u00f4tel de M. de La Tr\u00e9mouille au service duquel \nil avait un parent, d\u2019Artagnan, ignorant lui -m\u00eame la gravit\u00e9 de \nla derni\u00e8re blessure que son adversaire avait re\u00e7ue, le pressait \nvivement, et sans doute allait l\u2019achever d\u2019un troisi\u00e8me coup, \nlorsque la rumeur qui s\u2019\u00e9levait de la rue s\u2019\u00e9tant \u00e9tendue jusqu\u2019au \njeu de paume, deux des amis d u garde, qui l\u2019avaient entendu \n\u00e9changer quelques paroles avec d\u2019Artagnan et qui l\u2019avaient vu sortir \u00e0 la suite de ces paroles, se pr\u00e9cipit\u00e8rent l\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 la main \nhors du tripot et tomb\u00e8rent sur le vainqueur. Mais aussit\u00f4t \nAthos, Porthos et Aramis parurent \u00e0 leur tour et au moment o\u00f9 \nles deux gardes attaquaient leur jeune camarade, les forc\u00e8rent \u00e0 se retourner. En ce moment Bernajoux tomba ; et comme les \ngardes \u00e9taient seulement deux contre quatre, ils se mirent \u00e0 crier : \u00ab \u00c0 nous, l\u2019h\u00f4tel de La Tr\u00e9mouille ! \u00bb \u00c0 ces cris, tout ce \u2013 87 \u2013 qui \u00e9tait dans l\u2019h\u00f4tel sortit, se ruant sur les quatre compagnons, \nqui de leur c\u00f4t\u00e9 se mirent \u00e0 crier : \u00ab \u00c0 nous, mousquetaires ! \u00bb \nCe cri \u00e9tait ordinairement entendu ; car on savait les \nmousquetaires ennemis de Son \u00c9minence , et on les aimait pour \nla haine qu\u2019ils portaient au cardinal. Aussi les gardes des autres \ncompagnies que celles appartenant au duc Rouge, comme l\u2019avait \nappel\u00e9 Aramis, prenaient -ils en g\u00e9n\u00e9ral parti dans ces sortes de \nquerelles pour les mousquetaires du roi. De troi s gardes de la \ncompagnie de M. des Essarts qui passaient, deux vinrent donc \nen aide aux quatre compagnons, tandis que l\u2019autre courait \u00e0 \nl\u2019h\u00f4tel de M. de Tr\u00e9ville, criant : \u00ab \u00c0 nous, mousquetaires, \u00e0 \nnous ! \u00bb Comme d\u2019habitude, l\u2019h\u00f4tel de M. de Tr\u00e9ville \u00e9tai t plein \nde soldats de cette arme, qui accoururent au secours de leurs \ncamarades ; la m\u00eal\u00e9e devint g\u00e9n\u00e9rale, mais la force \u00e9tait aux \nmousquetaires : les gardes du cardinal et les gens de \nM. de La Tr\u00e9mouille se retir\u00e8rent dans l\u2019h\u00f4tel, dont ils ferm \u00e8-\nrent les portes assez \u00e0 temps pour emp\u00eacher que leurs ennemis \nn\u2019y fissent irruption en m\u00eame temps qu\u2019eux. Quant au bless\u00e9, il \ny avait \u00e9t\u00e9 tout d\u2019abord transport\u00e9 et, comme nous l\u2019avons dit, \nen fort mauvais \u00e9tat. \nL\u2019agitation \u00e9tait \u00e0 son comble parmi les mousquetair es et \nleurs alli\u00e9s, et l\u2019on d\u00e9lib\u00e9rait d\u00e9j\u00e0 si, pour punir l\u2019insolence \nqu\u2019avaient eue les domestiques de M. de La Tr\u00e9mouille de faire \nune sortie sur les mousquetaires du roi, on ne mettrait pas le feu \n\u00e0 son h\u00f4tel. La proposition en avait \u00e9t\u00e9 faite et accue illie avec \nenthousiasme, lorsque heureusement onze heures sonn\u00e8rent ; \nd\u2019Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience, \net comme ils eussent regrett\u00e9 que l\u2019on f\u00eet un si beau coup sans \neux, ils parvinrent \u00e0 calmer les t\u00eates. On se contenta donc d e \njeter quelques pav\u00e9s dans les portes, mais les portes r\u00e9sist\u00e8rent : \nalors on se lassa ; d\u2019ailleurs ceux qui devaient \u00eatre regard\u00e9s \ncomme les chefs de l\u2019entreprise avaient depuis un instant quitt\u00e9 le groupe et s\u2019acheminaient vers l\u2019h\u00f4tel de M. de Tr\u00e9ville , qui les \nattendait, d\u00e9j\u00e0 au courant de cette algarade. \n\u00ab Vite, au Louvre, dit -il, au Louvre sans perdre un instant, \net t\u00e2chons de voir le roi avant qu\u2019il soit pr\u00e9venu par le cardinal ; \u2013 88 \u2013 nous lui raconterons la chose comme une suite de l\u2019affaire \nd\u2019hier, et les deux passeront ensemble. \u00bb \nM. de Tr\u00e9ville, accompagn\u00e9 des quatre jeunes gens, \ns\u2019achemina donc vers le Louvre ; mais, au grand \u00e9tonnement du \ncapitaine des mousquetaires, on lui annon\u00e7a que le roi \u00e9tait all\u00e9 \ncourre le cerf dans la for\u00eat de Saint -Germain. M. de Tr\u00e9ville se \nfit r\u00e9p\u00e9ter deux fois cette nouvelle, et \u00e0 chaque fois ses comp a-\ngnons virent son visage se rembrunir. \n\u00ab Est-ce que Sa Majest\u00e9, demanda -t-il, avait d\u00e8s hier le \nprojet de faire cette chasse ? \n\u2013 Non, Votre Excellence, r\u00e9pondit le valet de c hambre, c\u2019est \nle grand veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu\u2019on avait \nd\u00e9tourn\u00e9 cette nuit un cerf \u00e0 son intention. Il a d\u2019abord r\u00e9pondu \nqu\u2019il n\u2019irait pas, puis il n\u2019a pas su r\u00e9sister au plaisir que lui pr o-\nmettait cette chasse, et apr\u00e8s le d\u00eener il est parti. \n\u2013 Et le roi a -t-il vu le cardinal ? demanda M. de Tr\u00e9ville. \n\u2013 Selon toute probabilit\u00e9, r\u00e9pondit le valet de chambre, car \nj\u2019ai vu ce matin les chevaux au carrosse de Son \u00c9minence , j\u2019ai \ndemand\u00e9 o\u00f9 elle allait, et l\u2019on m\u2019a r\u00e9pondu : \u201c\u00c0 Saint- Germain .\u201d \n\u2013 Nous sommes pr\u00e9venus, dit M. de Tr\u00e9ville, messieurs, je \nverrai le roi ce soir ; mais quant \u00e0 vous, je ne vous conseille pas \nde vous y hasarder. \u00bb \nL\u2019avis \u00e9tait trop raisonnable et surtout venait d\u2019un homme \nqui connaissait trop bien le roi, pour que les quatre jeunes gens \nessayassent de le combattre. M. de Tr\u00e9ville les invita donc \u00e0 ren-\ntrer chacun chez eux et \u00e0 attendre de ses nouvelles. \nEn entrant \u00e0 son h\u00f4tel, M. de Tr\u00e9ville songea qu\u2019il fallait \nprendre date en portant plainte le premier. Il envoya un d e ses \ndomestiques chez M. de La Tr\u00e9mouille avec une lettre dans l a-\nquelle il le priait de mettre hors de chez lui le garde de M. le \ncardinal, et de r\u00e9primander ses gens de l\u2019audace qu\u2019ils avaient \neue de faire leur sortie contre les mousquetaires. Mais \u2013 89 \u2013 M. de La Tr\u00e9mouille, d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9venu par son \u00e9cuyer dont, comme \non le sait, Bernajoux \u00e9tait le parent, lui fit r\u00e9pondre que ce \nn\u2019\u00e9tait ni \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, ni \u00e0 ses mousquetaires de se plaindre, \nmais bien au contraire \u00e0 lui dont les mousquetaires avaient charg\u00e9 le s gens et voulu br\u00fbler l\u2019h\u00f4tel. Or, comme le d\u00e9bat entre \nces deux seigneurs e\u00fbt pu durer longtemps, chacun devant n a-\nturellement s\u2019ent\u00eater dans son opinion, M. de Tr\u00e9ville avisa un \nexp\u00e9dient qui avait pour but de tout terminer : c\u2019\u00e9tait d\u2019aller \ntrouver lui -m\u00eame M. de La Tr\u00e9mouille. \nIl se rendit donc aussit\u00f4t \u00e0 son h\u00f4tel et se fit annoncer. \nLes deux seigneurs se salu\u00e8rent poliment, car, s\u2019il n\u2019y avait \npas amiti\u00e9 entre eux, il y avait du moins estime. Tous deux \n\u00e9taient gens de c\u0153ur et d\u2019honneur ; et comme \nM. de La Tr\u00e9mouille, protestant, et voyant rarement le roi, \nn\u2019\u00e9tait d\u2019aucun parti, il n\u2019apportait en g\u00e9n\u00e9ral dans ses relations \nsociales aucune pr\u00e9vention. Cette fois, n\u00e9anmoins, son accueil \nquoique poli fut plus froid que d\u2019habitude. \n\u00ab Monsieur, dit M. de Tr\u00e9ville, nous croyons avoir \u00e0 nous \nplaindre chacun l\u2019un de l\u2019autre, et je suis venu moi -m\u00eame pour \nque nous tirions de compagnie cette affaire au clair. \n\u2013 Volontiers, r\u00e9pondit M. de La Tr\u00e9mouille ; mais je vous \npr\u00e9viens que je suis bien renseign\u00e9, et tout le tort est \u00e0 vos \nmousquetaires. \n\u2013 Vous \u00eates un homme trop juste et trop raisonnable, mo n-\nsieur, dit M. de Tr\u00e9ville, pour ne pas accepter la proposition que \nje vais faire. \n\u2013 Faites, monsieur, j\u2019\u00e9coute. \n\u2013 Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre \n\u00e9cuye r ? \n\u2013 Mais, monsieur, fort mal. Outre le coup d\u2019\u00e9p\u00e9e qu\u2019il a r e-\n\u00e7u dans le bras, et qui n\u2019est pas autrement dangereux, il en a \u2013 90 \u2013 encore ramass\u00e9 un autre qui lui a travers\u00e9 le poumon, de sorte \nque le m\u00e9decin en dit de pauvres choses. \n\u2013 Mais le bless\u00e9 a -t-il co nserv\u00e9 sa connaissance ? \n\u2013 Parfaitement. \n\u2013 Parle -t-il ? \n\u2013 Avec difficult\u00e9, mais il parle. \n\u2013 Eh bien, monsieur ! rendons -nous pr\u00e8s de lui ; adjurons -\nle, au nom du Dieu devant lequel il va \u00eatre appel\u00e9 peut -\u00eatre, de \ndire la v\u00e9rit\u00e9. Je le prends pour juge dans sa propre cause, mo n-\nsieur, et ce qu\u2019il dira je le croirai. \u00bb \nM. de La Tr\u00e9mouille r\u00e9fl\u00e9chit un instant, puis, comme il \n\u00e9tait difficile de faire une proposition plus raisonnable, il acce p-\nta. \nTous deux descendirent dans la chambre o\u00f9 \u00e9tait le bless\u00e9. \nCelui -ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui v e-\nnaient lui faire visite, essaya de se relever sur son lit, mais il \n\u00e9tait trop faible, et, \u00e9puis\u00e9 par l\u2019effort qu\u2019il avait fait, il retomba \npresque sans connaissance. \nM. de La Tr\u00e9mouille s\u2019approcha de lui et lui fit respirer des \nsels qui le rappel\u00e8rent \u00e0 la vie. Alors M. de Tr\u00e9ville, ne voulant \npas qu\u2019on p\u00fbt l\u2019accuser d\u2019avoir influenc\u00e9 le malade, invita M. de La Tr\u00e9mouille \u00e0 l\u2019interroger lui -m\u00eame. \nCe qu\u2019avait pr\u00e9vu M. de Tr\u00e9ville arriva. Plac\u00e9 entre la vie et \nla mort comme l\u2019\u00e9tait Bernajoux, il n\u2019eut pas m\u00eame l\u2019id\u00e9e de taire un instant la v\u00e9rit\u00e9, et il raconta aux deux seigneurs les \nchoses exactement, telles qu\u2019elles s\u2019\u00e9taient pass\u00e9es. \nC\u2019\u00e9tait tout ce que voulait M. de Tr\u00e9ville ; il souhaita \u00e0 Be r-\nnajoux une prompte convalescence, prit cong\u00e9 de \nM. de La Tr\u00e9mouille, rentra \u00e0 son h\u00f4tel et fit aussit\u00f4t pr\u00e9venir \nles quatre amis qu\u2019il les attendait \u00e0 d\u00eener. \u2013 91 \u2013 M. de Tr\u00e9ville recevait fort bonne compagnie, toute ant i-\ncardinaliste d\u2019ailleurs. On comprend donc que la conv ersation \nroula pendant tout le d\u00eener sur les deux \u00e9checs que venaient \nd\u2019\u00e9prouver les gardes de Son \u00c9minence . Or, comme d\u2019Artagnan \navait \u00e9t\u00e9 le h\u00e9ros de ces deux journ\u00e9es, ce fut sur lui que tomb \u00e8-\nrent toutes les f\u00e9licitations, qu\u2019Athos, Porthos et Aramis lu i \nabandonn\u00e8rent non seulement en bons camarades, mais en \nhommes qui avaient eu assez souvent leur tour pour qu\u2019ils lui \nlaissassent le sien. \nVers six heures, M. de Tr\u00e9ville annon\u00e7a qu\u2019il \u00e9tait tenu \nd\u2019aller au Louvre ; mais comme l\u2019heure de l\u2019audience accord \u00e9e \npar Sa Majest\u00e9 \u00e9tait pass\u00e9e, au lieu de r\u00e9clamer l\u2019entr\u00e9e par le \npetit escalier, il se pla\u00e7a avec les quatre jeunes gens dans \nl\u2019antichambre. Le roi n\u2019\u00e9tait pas encore revenu de la chasse. Nos \njeunes gens attendaient depuis une demi -heure \u00e0 peine, m\u00eal\u00e9s \u00e0 \nla foule des courtisans, lorsque toutes les portes s\u2019ouvrirent et \nqu\u2019on annon\u00e7a Sa Majest\u00e9. \n\u00c0 cette annonce, d\u2019Artagnan se sentit fr\u00e9mir jusqu\u2019\u00e0 la \nmoelle des os. L\u2019instant qui allait suivre devait, selon toute pr o-\nbabilit\u00e9, d\u00e9cider du reste de sa vie. Au ssi ses yeux se fix\u00e8rent -ils \navec angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi. \nLouis XIII parut, marchant le premier ; il \u00e9tait en costume \nde chasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et t e-\nnant un fouet \u00e0 la main. Au premier coup d\u2019 \u0153il, d\u2019Artagnan j u-\ngea que l\u2019esprit du roi \u00e9tait \u00e0 l\u2019orage. \nCette disposition, toute visible qu\u2019elle \u00e9tait chez Sa Majest\u00e9, \nn\u2019emp\u00eacha pas les courtisans de se ranger sur son passage : \ndans les antichambres royales, mieux vaut encore \u00eatre vu d\u2019un \n\u0153il irrit\u00e9 que de n\u2019\u00eatre pas vu du tout. Les trois mousquetaires \nn\u2019h\u00e9sit\u00e8rent donc pas, et firent un pas en avant, tandis que \nd\u2019Artagnan au contraire restait cach\u00e9 derri\u00e8re eux ; mais \nquoique le roi conn\u00fbt personnellement Athos, Porthos et Ar a-\nmis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler et \ncomme s\u2019il ne les avait jamais vus. Quant \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, lor s-\nque les yeux du roi s\u2019arr\u00eat\u00e8rent un instant sur lui, il soutint ce \u2013 92 \u2013 regard avec tant de fermet\u00e9, que ce fut le roi qui d\u00e9tourna la \nvue ; apr\u00e8s quoi, tout en grommelant, Sa Majest\u00e9 rentra dans \nson appart ement. \n\u00ab Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne \nserons pas encore fait chevaliers de l\u2019ordre cette fois -ci. \n\u2013 Attendez ici dix minutes, dit M. de Tr\u00e9ville ; et si au bout \nde dix minutes vou s ne me voyez pas sortir, retournez \u00e0 mon \nh\u00f4tel : car il sera inutile que vous m\u2019attendiez plus longtemps. \u00bb \nLes quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart \nd\u2019heure, vingt minutes ; et voyant que M. de Tr\u00e9ville ne rep a-\nraissait point, ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver. \nM. de Tr\u00e9ville \u00e9tait entr\u00e9 hardiment dans le cabinet du roi, \net avait trouv\u00e9 Sa Majest\u00e9 de tr\u00e8s m\u00e9chante humeur, assise sur \nun fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne l\u2019avait pas emp\u00each\u00e9 de lui demander avec le plus grand \nflegme des nouvelles de sa sant\u00e9. \n\u00ab Mauvaise, monsieur, mauvaise, r\u00e9pondit le roi, je \nm\u2019ennuie. \u00bb \nC\u2019\u00e9tait en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent \nprenait un de ses courtisans, l\u2019attirait \u00e0 une fen\u00eatre et lui disait : \n\u00ab Monsieur un tel, ennuyons- nous ensemble. \u00bb \n\u00ab Comment ! Votre Majest\u00e9 s\u2019ennuie ! dit M. de Tr\u00e9ville. \nN\u2019a-t-elle donc pas pris aujourd\u2019hui le plaisir de la chasse ? \n\u2013 Beau plaisir, monsieur ! Tout d\u00e9g\u00e9n\u00e8re, sur mon \u00e2me, et \nje ne sais si c\u2019est le gibie r qui n\u2019a plus de voie ou les chiens qui \nn\u2019ont plus de nez. Nous lan\u00e7ons un cerf dix cors, nous le co u-\nrons six heures, et quand il est pr\u00eat \u00e0 tenir, quand Saint -Simon \nmet d\u00e9j\u00e0 le cor \u00e0 sa bouche pour sonner l\u2019hallali, crac ! toute la \nmeute prend le change et s\u2019emporte sur un daguet. Vous verrez que je serai oblig\u00e9 de renoncer \u00e0 la chasse \u00e0 courre comme j\u2019ai \nrenonc\u00e9 \u00e0 la chasse au vol. Ah ! je suis un roi bien malheureux, \u2013 93 \u2013 monsieur de Tr\u00e9ville ! je n\u2019avais plus qu\u2019un gerfaut, et il est mort \navant -hier. \n\u2013 En e ffet, Sire, je comprends votre d\u00e9sespoir, et le ma l-\nheur est grand ; mais il vous reste encore, ce me semble, bon \nnombre de faucons, d\u2019\u00e9perviers et de tiercelets. \n\u2013 Et pas un homme pour les instruire, les fauconniers s\u2019en \nvont, il n\u2019y a plus que moi qui con naisse l\u2019art de la v\u00e9nerie. \nApr\u00e8s moi tout sera dit, et l\u2019on chassera avec des traquenards, \ndes pi\u00e8ges, des trappes. Si j\u2019avais le temps encore de former des \n\u00e9l\u00e8ves ! mais oui, M. le cardinal est l\u00e0 qui ne me laisse pas un \ninstant de repos, qui me parle de l\u2019Espagne, qui me parle de \nl\u2019Autriche, qui me parle de l\u2019Angleterre ! Ah ! \u00e0 propos de M. le \ncardinal, monsieur de Tr\u00e9ville, je suis m\u00e9content de vous. \u00bb \nM. de Tr\u00e9ville attendait le roi \u00e0 cette chute. Il connaissait le \nroi de longue main ; il avait compri s que toutes ses plaintes \nn\u2019\u00e9taient qu\u2019une pr\u00e9face, une esp\u00e8ce d\u2019excitation pour s\u2019encourager lui -m\u00eame, et que c\u2019\u00e9tait o\u00f9 il \u00e9tait arriv\u00e9 enfin qu\u2019il \nen voulait venir. \n\u00ab Et en quoi ai -je \u00e9t\u00e9 assez malheureux pour d\u00e9plaire \u00e0 \nVotre Majest\u00e9 ? demanda M. de Tr\u00e9ville en feignant le plus pr o-\nfond \u00e9tonnement. \n\u2013 Est-ce ainsi que vous faites votre charge, monsieur ? con-\ntinua le roi sans r\u00e9pondre directement \u00e0 la question de M. de Tr\u00e9ville ; est-ce pour cela que je vous ai nomm\u00e9 capitaine \nde mes mousquetaires, que ceu x-ci assassinent un homme, \n\u00e9meuvent tout un quartier et veulent br\u00fbler Paris sans que vous \nen disiez un mot ? Mais, au reste, continua le roi, sans doute que \nje me h\u00e2te de vous accuser, sans doute que les perturbateurs sont en prison et que vous venez m\u2019annoncer que justice est \nfaite. \n\u2013 Sire, r\u00e9pondit tranquillement M. de Tr\u00e9ville, je viens \nvous la demander au contraire. \n\u2013 Et contre qui ? s\u2019\u00e9cria le roi. \u2013 94 \u2013 \u2013 Contre les calomniateurs, dit M. de Tr\u00e9ville. \n\u2013 Ah ! voil\u00e0 qui est nouveau, reprit le roi. N\u2019allez -vous pas \ndire que vos trois mousquetaires damn\u00e9s, Athos, Porthos et \nAramis et votre cadet de B\u00e9arn, ne se sont pas jet\u00e9s comme des \nfurieux sur le pauvre Bernajoux, et ne l\u2019ont pas maltrait\u00e9 de telle \nfa\u00e7on qu\u2019il est probable qu\u2019il est en train de tr\u00e9passer \u00e0 c ette \nheure ! N\u2019allez -vous pas dire qu\u2019ensuite ils n\u2019ont pas fait le si\u00e8ge \nde l\u2019h\u00f4tel du duc de La Tr\u00e9mouille, et qu\u2019ils n\u2019ont point voulu le \nbr\u00fbler ! ce qui n\u2019aurait peut -\u00eatre pas \u00e9t\u00e9 un tr\u00e8s grand malheur \nen temps de guerre, vu que c\u2019est un nid de hugueno ts, mais ce \nqui, en temps de paix, est un f\u00e2cheux exemple. Dites, n\u2019allez -\nvous pas nier tout cela ? \n\u2013 Et qui vous a fait ce beau r\u00e9cit, Sire ? demanda tranqui l-\nlement M. de Tr\u00e9ville. \n\u2013 Qui m\u2019a fait ce beau r\u00e9cit, monsieur ! et qui voulez -vous \nque ce soit, s i ce n\u2019est celui qui veille quand je dors qui travaille \nquand je m\u2019amuse, qui m\u00e8ne tout au -dedans et au -dehors du \nroyaume, en France comme en Europe ? \n\u2013 Sa Majest\u00e9 veut parler de Dieu, sans doute, dit \nM. de Tr\u00e9ville, car je ne connais que Dieu qui soit si fort au-\ndessus de Sa Majest\u00e9. \n\u2013 Non monsieur ; je veux parler du soutien de l\u2019 \u00c9tat, de \nmon seul serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal. \n\u2013 Son \u00c9minence n\u2019est pas Sa Saintet\u00e9, Sire. \n\u2013 Qu\u2019entendez -vous par l\u00e0, monsieur ? \n\u2013 Qu\u2019il n\u2019y a que le pape qui s oit infaillible, et que cette i n-\nfaillibilit\u00e9 ne s\u2019\u00e9tend pas aux cardinaux. \n\u2013 Vous voulez dire qu\u2019il me trompe, vous voulez dire qu\u2019il \nme trahit. Vous l\u2019accusez alors. Voyons, dites, avouez franch e-\nment que vous l\u2019accusez. \u2013 95 \u2013 \u2013 Non, Sire ; mais je dis qu\u2019il se trompe lui -m\u00eame, je dis \nqu\u2019il a \u00e9t\u00e9 mal renseign\u00e9 ; je dis qu\u2019il a eu h\u00e2te d\u2019accuser les \nmousquetaires de Votre Majest\u00e9, pour lesquels il est injuste, et \nqu\u2019il n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 puiser ses renseignements aux bonnes sources. \n\u2013 L\u2019accusation vient de M. de La Tr\u00e9mo uille, du duc lui -\nm\u00eame. Que r\u00e9pondrez -vous \u00e0 cela ? \n\u2013 Je pourrais r\u00e9pondre, Sire, qu\u2019il est trop int\u00e9ress\u00e9 dans la \nquestion pour \u00eatre un t\u00e9moin bien impartial ; mais loin de l\u00e0, \nSire, je connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m\u2019en \nrapporterai \u00e0 lu i, mais \u00e0 une condition, Sire. \n\u2013 Laquelle ? \n\u2013 C\u2019est que Votre Majest\u00e9 le fera venir, l\u2019interrogera, mais \nelle-m\u00eame, en t\u00eate -\u00e0-t\u00eate, sans t\u00e9moins, et que je reverrai \nVotre Majest\u00e9 aussit\u00f4t qu\u2019elle aura re\u00e7u le duc. \n\u2013 Oui-da ! fit le roi, et vous vous en rap porterez \u00e0 ce que di-\nra M. de La Tr\u00e9mouille ? \n\u2013 Oui, Sire. \n\u2013 Vous accepterez son jugement ? \n\u2013 Sans doute. \n\u2013 Et vous vous soumettrez aux r\u00e9parations qu\u2019il exigera ? \n\u2013 Parfaitement. \n\u2013 La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! \u00bb \nLe valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se t e-\nnait toujours \u00e0 la porte, entra. \n\u00ab La Chesnaye, dit le roi, qu\u2019on aille \u00e0 l\u2019instant m\u00eame me \nqu\u00e9rir M. de La Tr\u00e9mouille ; je veux lui parler ce soir. \n\u2013 Votre Majest\u00e9 me donne sa parole qu\u2019elle ne verra pe r-\nsonne entre M. de La Tr\u00e9moui lle et moi ? \u2013 96 \u2013 \u2013 Personne, foi de gentilhomme. \n\u2013 \u00c0 demain, Sire, alors. \n\u2013 \u00c0 demain, monsieur. \n\u2013 \u00c0 quelle heure, s\u2019il pla\u00eet \u00e0 Votre Majest\u00e9 ? \n\u2013 \u00c0 l\u2019heure que vous voudrez. \n\u2013 Mais, en venant par trop matin, je crains de r\u00e9veiller \nvotre Majest\u00e9. \n\u2013 Me r\u00e9veiller ? Est -ce que je dors ? Je ne dors plus, mo n-\nsieur ; je r\u00eave quelquefois, voil\u00e0 tout. Venez donc d\u2019aussi bon \nmatin que vous voudrez, \u00e0 sept heures ; mais gare \u00e0 vous, si vos \nmousquetaires sont coupables ! \n\u2013 Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coup ables \nseront remis aux mains de Votre Majest\u00e9, qui ordonnera d\u2019eux \nselon son bon plaisir. Votre Majest\u00e9 exige -t-elle quelque chose \nde plus ? qu\u2019elle parle, je suis pr\u00eat \u00e0 lui ob\u00e9ir. \n\u2013 Non, monsieur, non, et ce n\u2019est pas sans raison qu\u2019on m\u2019a \nappel\u00e9 Louis le Juste . \u00c0 demain donc, monsieur, \u00e0 demain. \n\u2013 Dieu garde jusque -l\u00e0 Votre Majest\u00e9 ! \u00bb \nSi peu que dormit le roi, M. de Tr\u00e9ville dormit plus mal en-\ncore ; il avait fait pr\u00e9venir d\u00e8s le soir m\u00eame ses trois mousqu e-\ntaires et leur compagnon de se trouver chez lui \u00e0 six heures et \ndemie du matin. Il les emmena avec lui sans rien leur affirmer, \nsans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur \net m\u00eame la sienne tenaient \u00e0 un coup de d\u00e9s. \nArriv\u00e9 au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi \n\u00e9tait toujours irrit\u00e9 contre eux, ils s\u2019\u00e9loigneraient sans \u00eatre vus ; \nsi le roi consentait \u00e0 les recevoir, on n\u2019aurait qu\u2019\u00e0 les faire app e-\nler. \nEn arrivant dans l\u2019antichambre particuli\u00e8re du roi, \nM. de Tr\u00e9ville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu\u2019on n\u2019avait \u2013 97 \u2013 pas rencontr\u00e9 le duc de La Tr\u00e9mouille la veille au soir \u00e0 son h\u00f4-\ntel, qu\u2019il \u00e9tait rentr\u00e9 trop tard pour se pr\u00e9senter au Louvre, qu\u2019il \nvenait seulement d\u2019arriver, et qu\u2019il \u00e9tait \u00e0 cette heure chez le roi. \nCette circonstance plut beaucoup \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, q ui, de \ncette fa\u00e7on, fut certain qu\u2019aucune suggestion \u00e9trang\u00e8re ne se \nglisserait entre la d\u00e9position de M. de La Tr\u00e9mouille et lui. \nEn effet, dix minutes s\u2019\u00e9taient \u00e0 peine \u00e9coul\u00e9es, que la \nporte du cabinet s\u2019ouvrit et que M. de Tr\u00e9ville en vit sortir le duc \nde La Tr\u00e9mouille, lequel vint \u00e0 lui et lui dit : \n\u00ab Monsieur de Tr\u00e9ville, Sa Majest\u00e9 vient de m\u2019envoyer qu \u00e9-\nrir pour savoir comment les choses s\u2019\u00e9taient pass\u00e9es hier matin \n\u00e0 mon h\u00f4tel. Je lui ai dit la v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est -\u00e0-dire que la faute \u00e9tait \u00e0 \nmes gens, et que j\u2019\u00e9tais pr\u00eat \u00e0 vous en faire mes excuses. \nPuisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et me tenir to u-\njours pour un de vos amis. \n\u2013 Monsieur le duc, dit M. de Tr\u00e9ville, j\u2019\u00e9tais si plein de co n-\nfiance dans votre loyaut\u00e9, que je n\u2019avais pas voulu pr\u00e8s de \nSa Majest\u00e9 d\u2019autre d\u00e9fenseur que vous -m\u00eame. Je vois que je ne \nm\u2019\u00e9tais pas abus\u00e9, et je vous remercie de ce qu\u2019il y a encore en \nFrance un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que \nj\u2019ai dit de vous. \n\u2013 C\u2019est bien, c\u2019est bien ! dit le roi qui avai t \u00e9cout\u00e9 tous ces \ncompliments entre les deux portes ; seulement, dites -lui, Tr \u00e9-\nville, puisqu\u2019il se pr\u00e9tend un de vos amis, que moi aussi je vo u-\ndrais \u00eatre des siens, mais qu\u2019il me n\u00e9glige ; qu\u2019il y a tant\u00f4t trois \nans que je ne l\u2019ai vu, et que je ne le vois que quand je l\u2019envoie \nchercher. Dites -lui tout cela de ma part, car ce sont de ces \nchoses qu\u2019un roi ne peut dire lui -m\u00eame. \n\u2013 Merci, Sire, merci, dit le duc ; mais que Votre Majest\u00e9 \ncroie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de Tr\u00e9vill e, que ce ne sont point ceux qu\u2019elle voit \u00e0 toute \nheure du jour qui lui sont le plus d\u00e9vou\u00e9s. \u2013 98 \u2013 \u2013 Ah ! vous avez entendu ce que j\u2019ai dit ; tant mieux, duc, \ntant mieux, dit le roi en s\u2019avan\u00e7ant jusque sur la porte. Ah ! c\u2019est \nvous, Tr\u00e9ville ! o\u00f9 sont vos mous quetaires ? Je vous avais dit \navant -hier de me les amener, pourquoi ne l\u2019avez -vous pas fait ? \n\u2013 Ils sont en bas, Sire, et avec votre cong\u00e9 La Chesnaye va \nleur dire de monter. \n\u2013 Oui, oui, qu\u2019ils viennent tout de suite ; il va \u00eatre huit \nheures, et \u00e0 neuf heu res j\u2019attends une visite. Allez, monsieur le \nduc, et revenez surtout. Entrez, Tr\u00e9ville. \u00bb \nLe duc salua et sortit. Au moment o\u00f9 il ouvrait la porte, les \ntrois mousquetaires et d\u2019Artagnan, conduits par La Chesnaye, \napparaissaient au haut de l\u2019escalier. \n\u00ab Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j\u2019ai \u00e0 vous gronder. \u00bb \nLes mousquetaires s\u2019approch\u00e8rent en s\u2019inclinant ; \nd\u2019Artagnan les suivait par -derri\u00e8re. \n\u00ab Comment diable ! continua le roi ; \u00e0 vous quatre, sept \ngardes de Son \u00c9minence mis hors de combat en deux jou rs ! \nC\u2019est trop, messieurs, c\u2019est trop. \u00c0 ce compte- l\u00e0, Son \u00c9minence \nserait forc\u00e9e de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et moi de faire appliquer les \u00e9dits dans toute leur rigueur. Un par \nhasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le r\u00e9 p\u00e8te, c\u2019est \ntrop, c\u2019est beaucoup trop. \n\u2013 Aussi, Sire, Votre Majest\u00e9 voit qu\u2019ils viennent tout co n-\ntrits et tout repentants lui faire leurs excuses. \n\u2013 Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne \nme fie point \u00e0 leurs faces hypocrites ; il y a s urtout l\u00e0- bas une \nfigure de Gascon. Venez ici, monsieur. \u00bb \nD\u2019Artagnan, qui comprit que c\u2019\u00e9tait \u00e0 lui que le compliment \ns\u2019adressait, s\u2019approcha en prenant son air le plus d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. \u2013 99 \u2013 \u00ab Eh bien, que me disiez -vous donc que c\u2019\u00e9tait un jeune \nhomme ? c\u2019est un en fant, monsieur de Tr\u00e9ville, un v\u00e9ritable e n-\nfant ! Et c\u2019est celui -l\u00e0 qui a donn\u00e9 ce rude coup d\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 Jussac ? \n\u2013 Et ces deux beaux coups d\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 Bernajoux. \n\u2013 V\u00e9ritablement ! \n\u2013 Sans compter, dit Athos, que s\u2019il ne m\u2019avait pas tir\u00e9 des \nmains de Biscarat, je n\u2019aurais tr\u00e8s certainement pas l\u2019honneur \nde faire en ce moment -ci ma tr\u00e8s humble r\u00e9v\u00e9rence \u00e0 \nVotre Majest\u00e9. \n\u2013 Mais c\u2019est donc un v\u00e9ritable d\u00e9mon que ce B\u00e9arnais, \nventre- saint- gris ! monsieur de Tr\u00e9ville comme e\u00fbt dit le roi \nmon p\u00e8re. \u00c0 ce m\u00e9tier -l\u00e0, on do it trouer force pourpoints et br i-\nser force \u00e9p\u00e9es. Or les Gascons sont toujours pauvres, n\u2019est -ce \npas ? \n\u2013 Sire, je dois dire qu\u2019on n\u2019a pas encore trouv\u00e9 des mines \nd\u2019or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur d\u00fbt bien ce m i-\nracle en r\u00e9compense de la mani\u00e8re dont ils ont soutenu les pr \u00e9-\ntentions du roi votre p\u00e8re. \n\u2013 Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m\u2019ont fait roi \nmoi-m\u00eame, n\u2019est -ce pas, Tr\u00e9ville, puisque je suis le fils de mon \np\u00e8re ? Eh bien, \u00e0 la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye, \nallez voir si, en fouillant dans toutes mes poches, vous trouverez \nquarante pistoles ; et si vous les trouvez, apportez -les-moi. Et \nmaintenant, voyons, jeune homme, la main sur la conscience, \ncomment cela s\u2019est -il pass\u00e9 ? \u00bb \nD\u2019Artagnan raconta l\u2019aventure de la ve ille dans tous ses d \u00e9-\ntails : comment, n\u2019ayant pas pu dormir de la joie qu\u2019il \u00e9prouvait \n\u00e0 voir Sa Majest\u00e9, il \u00e9tait arriv\u00e9 chez ses amis trois heures avant \nl\u2019heure de l\u2019audience ; comment ils \u00e9taient all\u00e9s ensemble au \ntripot, et comment, sur la crainte qu\u2019i l avait manifest\u00e9e de rec e-\nvoir une balle au visage, il avait \u00e9t\u00e9 raill\u00e9 par Bernajoux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie, et \u2013 100 \u2013 M. de La Tr\u00e9mouille, qui n\u2019y \u00e9tait pour rien, de la perte de son \nh\u00f4tel. \n\u00ab C\u2019est bien cela, murmurait le roi ; oui, c\u2019est ainsi que le \nduc m\u2019a racont\u00e9 la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en \ndeux jours, et de ses plus chers ; mais c\u2019est assez comme cela, \nmessieurs, entendez -vous ! c\u2019est assez : vous avez pris votre r e-\nvanche de la rue F\u00e9rou, et au -del\u00e0 ; vous devez \u00eatre satisfaits. \n\u2013 Si Votre Majest\u00e9 l\u2019est, dit Tr\u00e9ville, nous le sommes. \n\u2013 Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poign\u00e9e d\u2019or \nde la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de \nd\u2019Artagnan. Voici, dit -il, une preuve de ma satisfactio n. \u00bb \n\u00c0 cette \u00e9poque, les id\u00e9es de fiert\u00e9 qui sont de mise de nos \njours n\u2019\u00e9taient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main \u00e0 la main de l\u2019argent du roi, et n\u2019en \u00e9tait pas le moins \ndu monde humili\u00e9. D\u2019Artagnan mit donc les quarante pistoles \ndans sa poche sans faire aucune fa\u00e7on, et en remerciant tout au \ncontraire grandement Sa Majest\u00e9. \n\u00ab L\u00e0, dit le roi en regardant sa pendule, l\u00e0, et maintenant \nqu\u2019il est huit heures et demie, retirez -vous ; car, je vous l\u2019ai dit, \nj\u2019attends quelqu\u2019un \u00e0 neuf heures. Merci de votre d\u00e9vouement, \nmessieurs. J\u2019y puis compter, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Oh ! Sire, s\u2019\u00e9cri\u00e8rent d\u2019une m\u00eame voix les quatre comp a-\ngnons, nous nous ferions couper en morceaux pour Votre Majest\u00e9. \n\u2013 Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vo us \nme serez plus utiles. Tr\u00e9ville, ajouta le roi \u00e0 demi -voix pendant \nque les autres se retiraient, comme vous n\u2019avez pas de place \ndans les mousquetaires et que d\u2019ailleurs pour entrer dans ce \ncorps nous avons d\u00e9cid\u00e9 qu\u2019il fallait faire un noviciat, placez ce \njeune homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts, \nvotre beau -fr\u00e8re. Ah ! pardieu ! Tr\u00e9ville, je me r\u00e9jouis de la gr i-\nmace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais cela m\u2019est \n\u00e9gal ; je suis dans mon droit. \u00bb \u2013 101 \u2013 Et le roi salua de la main Tr\u00e9 ville, qui sortit et s\u2019en vint r e-\njoindre ses mousquetaires, qu\u2019il trouva partageant avec \nd\u2019Artagnan les quarante pistoles. \nEt le cardinal, comme l\u2019avait dit Sa Majest\u00e9, fut effectiv e-\nment furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le \njeu du roi , ce qui n\u2019emp\u00eachait pas le roi de lui faire la plus \ncharmante mine du monde, et toutes les fois qu\u2019il le rencontrait \nde lui demander de sa voix la plus caressante : \n\u00ab Eh bien, monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre \nBernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont \u00e0 vous ? \u00bb \u2013 102 \u2013 CHAPITRE VII \nL\u2019INT\u00c9RIEUR DES MOUSQUETAIRES \n \nLorsque d\u2019Artagnan fut hors du Louvre, et qu\u2019il consulta \nses amis sur l\u2019emploi qu\u2019il devait faire de sa part des quarante \npistoles, Athos lui conseilla de commander un bon repas \u00e0 la \nPomme de Pin, Porthos de prendre un laquais, et Aramis de se \nfaire une ma\u00eetresse convenable. \nLe repas fut ex\u00e9cut\u00e9 le jour m\u00eame, et le laquais y servit \u00e0 \ntable. Le repas avait \u00e9t\u00e9 command\u00e9 par Athos, et le laquais \nfourni par Porthos. C\u2019\u00e9tait un Picard que le glorieux m ousque-\ntaire avait embauch\u00e9 le jour m\u00eame et \u00e0 cette occasion sur le \npont de la Tournelle, pendant qu\u2019il faisait des ronds en crachant \ndans l\u2019eau. \nPorthos avait pr\u00e9tendu que cette occupation \u00e9tait la preuve \nd\u2019une organisation r\u00e9fl\u00e9chie et contemplative, et i l l\u2019avait e m-\nmen\u00e9 sans autre recommandation. La grande mine de ce genti l-\nhomme, pour le compte duquel il se crut engag\u00e9, avait s\u00e9duit Planchet \u2013 c\u2019\u00e9tait le nom du Picard \u2013 ; il y eut chez lui un l\u00e9ger \nd\u00e9sappointement lorsqu\u2019il vit que la place \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 pri se par un \nconfr\u00e8re nomm\u00e9 Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifi\u00e9 \nque son \u00e9tat de maison, quoi que grand, ne comportait pas deux \ndomestiques, et qu\u2019il lui fallait entrer au service de d\u2019Artagnan. \nCependant, lorsqu\u2019il assista au d\u00eener que donnait son ma\u00eetre et \nqu\u2019il vit celui -ci tirer en payant une poign\u00e9e d\u2019or de sa poche, il \ncrut sa fortune faite et remercia le Ciel d\u2019\u00eatre tomb\u00e9 en la po s-\nsession d\u2019un pareil Cr\u00e9sus ; il pers\u00e9v\u00e9ra dans cette opinion \njusqu\u2019apr\u00e8s le festin, des reliefs duquel il r\u00e9para de longues ab s-\ntinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son ma\u00eetre, les ch i-\nm\u00e8res de Planchet s\u2019\u00e9vanouirent. Le lit \u00e9tait le seul de \nl\u2019appartement, qui se composait d\u2019une antichambre et d\u2019une \u2013 103 \u2013 chambre \u00e0 co ucher. Planchet coucha dans l\u2019antichambre sur une \ncouverture tir\u00e9e du lit de d\u2019Artagnan, et dont d\u2019Artagnan se pa s-\nsa depuis. \nAthos, de son c\u00f4t\u00e9, avait un valet qu\u2019il avait dress\u00e9 \u00e0 son \nservice d\u2019une fa\u00e7on toute particuli\u00e8re, et que l\u2019on appelait Gr i-\nmaud. Il \u00e9tait fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons \nd\u2019Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu\u2019il vivait dans la \nplus profonde intimit\u00e9 avec ses compagnons Porthos et Aramis, \nceux -ci se rappelaient l\u2019avoir vu sourire souvent, mais jamais ils \nne l\u2019avaient entendu rire. Ses paroles \u00e9taient br\u00e8ves et expre s-\nsives, disant toujours ce qu\u2019elles voulaient dire, rien de plus : \npas d\u2019enjolivements, pas de broderies, pas d\u2019arabesques. Sa conve rsation \u00e9tait un fait sans aucun \u00e9pisode. \nQuoique Athos e\u00fbt \u00e0 peine trente ans et f\u00fbt d\u2019une grande \nbeaut\u00e9 de corps et d\u2019esprit, personne ne lui connaissait de ma \u00ee-\ntresse. Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n\u2019emp\u00eachait \npas qu\u2019on en parl\u00e2t devant lui, quoiqu\u2019il f\u00fbt facile de voir que ce \ngenre de conversation, auquel il ne se m\u00ealait que par des mots \namers et des aper\u00e7us misanthropiques, lui \u00e9tait parfaitement \nd\u00e9sagr\u00e9able. Sa r\u00e9serve, sa sauvagerie et son mutisme en fa i-\nsaient presque un vieillard ; il avait donc, pour ne point d\u00e9roger \n\u00e0 ses habitudes, habitu\u00e9 Grimaud \u00e0 lui ob\u00e9ir sur un simple geste ou sur un simpl e mouvement des l\u00e8vres. Il ne lui parlait que \ndans des circonstances supr\u00eames. \nQuelquefois Grimaud, qui craignait son ma\u00eetre comme le \nfeu, tout en ayant pour sa personne un grand attachement et \npour son g\u00e9nie une grande v\u00e9n\u00e9ration, croyait avoir parfaite-\nment compris ce qu\u2019il d\u00e9sirait, s\u2019\u00e9lan\u00e7ait pour ex\u00e9cuter l\u2019ordre \nre\u00e7u, et faisait pr\u00e9cis\u00e9ment le contraire. Alors Athos haussait les \n\u00e9paules et, sans se mettre en col\u00e8re, rossait Grimaud. Ces jours -\nl\u00e0, il parlait un peu. \nPorthos, comme on a pu le voir, avait un caract\u00e8re tout o p-\npos\u00e9 \u00e0 celui d\u2019Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il \nparlait haut ; peu lui importait au reste, il faut lui rendre cette \njustice, qu\u2019on l\u2019\u00e9cout\u00e2t ou non ; il parlait pour le plaisir de parler \u2013 104 \u2013 et pour le plaisir de s\u2019entend re ; il parlait de toutes choses e x-\ncept\u00e9 de sciences, excipant \u00e0 cet endroit de la haine inv\u00e9t\u00e9r\u00e9e \nque depuis son enfance il portait, disait -il, aux savants. Il avait \nmoins grand air qu\u2019Athos, et le sentiment de son inf\u00e9riorit\u00e9 \u00e0 ce sujet l\u2019avait, dans le commencement de leur liaison, rendu so u-\nvent injuste pour ce gentilhomme, qu\u2019il s\u2019\u00e9tait alors efforc\u00e9 de d\u00e9passer par ses splendides toilettes. Mais, avec sa simple c a-\nsaque de mousquetaire et rien que par la fa\u00e7on dont il rejetait la t\u00eate en arri\u00e8re et avan \u00e7ait le pied, Athos prenait \u00e0 l\u2019instant \nm\u00eame la place qui lui \u00e9tait due et rel\u00e9guait le fastueux Porthos au second rang. Porthos s\u2019en consolait en remplissant \nl\u2019antichambre de M. de Tr\u00e9ville et les corps de garde du Louvre \ndu bruit de ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, apr\u00e8s avoir pass\u00e9 de la noblesse de robe \u00e0 la \nnoblesse d\u2019\u00e9p\u00e9e, de la robine \u00e0 la baronne, il n\u2019\u00e9tait question de \nrien de moins pour Porthos que d\u2019une princesse \u00e9trang\u00e8re qui \nlui voulait un bien \u00e9norme. \nUn vi eux proverbe dit : \u00ab Tel ma\u00eetre, tel valet. \u00bb Passons \ndonc du valet d\u2019Athos au valet de Porthos, de Grimaud \u00e0 Mou s-\nqueton. \nMousqueton \u00e9tait un Normand dont son ma\u00eetre avait chan-\ng\u00e9 le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore \net plus bellique ux de Mousqueton. Il \u00e9tait entr\u00e9 au service de \nPorthos \u00e0 la condition qu\u2019il serait habill\u00e9 et log\u00e9 seulement, \nmais d\u2019une fa\u00e7on magnifique ; il ne r\u00e9clamait que deux heures \npar jour pour les consacrer \u00e0 une industrie qui devait suffire \u00e0 \npourvoir \u00e0 ses autr es besoins. Porthos avait accept\u00e9 le march\u00e9 ; \nla chose lui allait \u00e0 merveille. Il faisait tailler \u00e0 Mousqueton des \npourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteaux de r e-\nchange, et, gr\u00e2ce \u00e0 un tailleur fort intelligent qui lui remettait \nses hardes \u00e0 ne uf en les retournant, et dont la femme \u00e9tait sou p-\n\u00e7onn\u00e9e de vouloir faire descendre Porthos de ses habitudes ari s-\ntocratiques, Mousqueton faisait \u00e0 la suite de son ma\u00eetre fort \nbonne figure. \nQuant \u00e0 Aramis, dont nous croyons avoir suffisamment e x-\npos\u00e9 le carac t\u00e8re, caract\u00e8re du reste que, comme celui de ses \u2013 105 \u2013 compagnons, nous pourrons suivre dans son d\u00e9veloppement, \nson laquais s\u2019appelait Bazin. Gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019esp\u00e9rance qu\u2019avait son \nma\u00eetre d\u2019entrer un jour dans les ordres, il \u00e9tait toujours v\u00eatu de \nnoir, comme doit l\u2019\u00ea tre le serviteur d\u2019un homme d\u2019 \u00c9glise . C\u2019\u00e9tait \nun Berrichon de trente -cinq \u00e0 quarante ans, doux, paisible, \ngrassouillet, occupant \u00e0 lire de pieux ouvrages les loisirs que lui \nlaissait son ma\u00eetre, faisant \u00e0 la rigueur pour deux un d\u00eener de \npeu de plats, mais excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et \nd\u2019une fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 toute \u00e9preuve. \nMaintenant que nous connaissons, superficiellement du \nmoins, les ma\u00eetres et les valets, passons aux demeures occup\u00e9es \npar chacun d\u2019eux. \nAthos habitait rue F\u00e9rou, \u00e0 deux pas du Lu xembourg ; son \nappartement se composait de deux petites chambres, fort pr o-\nprement meubl\u00e9es, dans une maison garnie dont l\u2019h\u00f4tesse en-core jeune et v\u00e9ritablement encore belle lui faisait inutilement \nles doux yeux. Quelques fragments d\u2019une grande splendeur pa s-\ns\u00e9e \u00e9clataient \u00e7\u00e0 et l\u00e0 aux murailles de ce modeste logement : \nc\u2019\u00e9tait une \u00e9p\u00e9e, par exemple, richement damasquin\u00e9e, qui r e-\nmontait pour la fa\u00e7on \u00e0 l\u2019\u00e9poque de Fran\u00e7ois Ier, et dont la po i-\ngn\u00e9e seule, incrust\u00e9e de pierres pr\u00e9cieuses, pouvait valoir deux \ncents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus \ngrande d\u00e9tresse, Athos n\u2019avait jamais consenti \u00e0 engager ni \u00e0 vendre. Cette \u00e9p\u00e9e avait longtemps fait l\u2019ambition de Porthos. \nPorthos aurait donn\u00e9 dix ann\u00e9es de sa vie pour poss\u00e9der cette \n\u00e9p\u00e9e. \nUn jour qu\u2019il avait rendez -vous avec une duchesse, il essaya \nm\u00eame de l\u2019emprunter \u00e0 Athos. Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa tous ses bijoux : bourses, aiguillettes et cha\u00eenes \nd\u2019or, il offrit tout \u00e0 Porthos ; mais quant \u00e0 l\u2019\u00e9p\u00e9e, lui dit- il, elle \n\u00e9tait scell\u00e9e \u00e0 sa place et ne devait la quitter que lorsque son \nma\u00eetre quitterait lui -m\u00eame son logement. Outre son \u00e9p\u00e9e, il y \navait encore un portrait repr\u00e9sentant un seigneur du temps de \nHenri III v\u00eatu avec la plus grande \u00e9l\u00e9gance, et qui portait l\u2019ordre \ndu Saint -Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines re s-\nsemblances de lignes, certaines similitudes de famille, qui indi-\u2013 106 \u2013 quaient que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, \u00e9tait \nson anc\u00eatre. \nEnfin, un coffre de magnifique orf\u00e8vrerie, aux m\u00eames \narmes que l\u2019\u00e9p\u00e9e et le portrait, faisait un milieu de chemin\u00e9e qui \njurait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait \ntoujours la clef de ce coffre sur lui. Mais un jour il l\u2019avait ouvert \ndevant Porthos, et Porthos avait pu s\u2019assurer que ce coffre ne \ncontenait que des lettres et des papiers : des lettres d\u2019amour et \ndes papiers de famille, sans doute. \nPorthos habitait un appartement tr\u00e8s vaste et d\u2019une tr\u00e8s \nsomptueuse apparence, rue du Vieux -Colombier. Chaque fois \nqu\u2019il passait avec quelque a mi devant ses fen\u00eatres, \u00e0 l\u2019une des-\nquelles Mousqueton se tenait toujours en grande livr\u00e9e, Porthos levait la t\u00eate et la main, et disait : Voil\u00e0 ma demeure ! Mais j a-\nmais on ne le trouvait chez lui, jamais il n\u2019invitait personne \u00e0 y \nmonter, et nul ne pouvait se faire une id\u00e9e de ce que cette som p-\ntueuse apparence renfermait de richesses r\u00e9elles. \nQuant \u00e0 Aramis, il habitait un petit logement compos\u00e9 d\u2019un \nboudoir, d\u2019une salle \u00e0 manger et d\u2019une chambre \u00e0 coucher, l a-\nquelle chambre, situ\u00e9e comme le reste de l\u2019appar tement au rez -\nde-chauss\u00e9e, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et \nimp\u00e9n\u00e9trable aux yeux du voisinage. \nQuant \u00e0 d\u2019Artagnan, nous savons comment il \u00e9tait log\u00e9, et \nnous avons d\u00e9j\u00e0 fait connaissance avec son laquais, ma\u00eetre Pla n-\nchet. \nD\u2019Artagnan, qu i \u00e9tait fort curieux de sa nature, comme sont \nles gens, du reste, qui ont le g\u00e9nie de l\u2019intrigue, fit tous ses ef-forts pour savoir ce qu\u2019\u00e9taient au juste Athos, Porthos et Ar a-\nmis ; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens c a-\nchait son nom de gen tilhomme, Athos surtout, qui sentait son \ngrand seigneur d\u2019une lieue. Il s\u2019adressa donc \u00e0 Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et \u00e0 Aramis pour \nconna\u00eetre Porthos. \u2013 107 \u2013 Malheureusement, Porthos lui -m\u00eame ne savait de la vie de \nson silencieux camarade que ce qui en avait transpir\u00e9. On disait \nqu\u2019il avait eu de grands malheurs dans ses affaires amoureuses, \net qu\u2019une affreuse trahison avait empoisonn\u00e9 \u00e0 jamais la vie de \nce galant homme. Quelle \u00e9tait cette trahison ? Tout le monde \nl\u2019ignorait. \nQuant \u00e0 Porthos, except\u00e9 son v\u00e9ritable nom, que \nM. de Tr\u00e9ville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, \nsa vie \u00e9tait facile \u00e0 conna\u00eetre. Vaniteux et indiscret, on voyait \u00e0 travers lui comme \u00e0 travers un cristal. La seule chose qui e\u00fbt pu \n\u00e9garer l\u2019inv estigateur e\u00fbt \u00e9t\u00e9 que l\u2019on e\u00fbt cru tout le bien qu\u2019il \ndisait de lui. \nQuant \u00e0 Aramis, tout en ayant l\u2019air de n\u2019avoir aucun secret, \nc\u2019\u00e9tait un gar\u00e7on tout confit de myst\u00e8res, r\u00e9pondant peu aux \nquestions qu\u2019on lui faisait sur les autres, et \u00e9ludant celles qu e \nl\u2019on faisait sur lui -m\u00eame. Un jour, d\u2019Artagnan, apr\u00e8s l\u2019avoir \nlongtemps interrog\u00e9 sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui \ncourait de la bonne fortune du mousquetaire avec une pri n-\ncesse, voulut savoir aussi \u00e0 quoi s\u2019en tenir sur les aventures amoureus es de son interlocuteur. \n\u00ab Et vous, mon cher compagnon, lui dit -il, vous qui parlez \ndes baronnes, des comtesses et des princesses des autres ? \n\u2013 Pardon, interrompit Aramis, j\u2019ai parl\u00e9 parce que Porthos \nen parle lui -m\u00eame, parce qu\u2019il a cri\u00e9 toutes ces belle s choses d e-\nvant moi. Mais croyez bien, mon cher monsieur d\u2019Artagnan, que si je les tenais d\u2019une autre source ou qu\u2019il me les e\u00fbt confi\u00e9es, il \nn\u2019y aurait pas eu de confesseur plus discret que moi. \n\u2013 Je n\u2019en doute pas, reprit d\u2019Artagnan ; mais enfin, il me \nsemble que vous -m\u00eame vous \u00eates assez familier avec les armo i-\nries, t\u00e9moin certain mouchoir brod\u00e9 auquel je dois l\u2019honneur de \nvotre connaissance. \u00bb \nAramis, cette fois, ne se f\u00e2cha point, mais il prit son air le \nplus modeste et r\u00e9pondit affectueusement : \u2013 108 \u2013 \u00ab Mon cher, n\u2019oubliez pas que je veux \u00eatre \u00c9glise , et que je \nfuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez \nvu ne m\u2019avait point \u00e9t\u00e9 confi\u00e9, mais il avait \u00e9t\u00e9 oubli\u00e9 chez moi \npar un de mes amis. J\u2019ai d\u00fb le recueillir pour ne pas les co m-\npromettre, lui et la dame qu\u2019il aime. Quant \u00e0 moi, je n\u2019ai point et \nne veux point avoir de ma\u00eetresse, suivant en cela l\u2019exemple tr\u00e8s \njudicieux d\u2019Athos, qui n\u2019en a pas plus que moi. \n\u2013 Mais, que diable ! vous n\u2019\u00eates pas abb\u00e9, puisque vous \u00eates \nmousquetaire. \n\u2013 Mousquet aire par int\u00e9rim, mon cher, comme dit le ca r-\ndinal, mousquetaire contre mon gr\u00e9, mais homme \u00c9glise dans le \nc\u0153ur, croyez -moi. Athos et Porthos m\u2019ont fourr\u00e9 l\u00e0 -dedans pour \nm\u2019occuper : j\u2019ai eu, au moment d\u2019\u00eatre ordonn\u00e9, une petite diff i-\ncult\u00e9 avec\u2026 Mais cela ne vous int\u00e9resse gu\u00e8re, et je vous prends \nun temps pr\u00e9cieux. \n\u2013 Point du tout, cela m\u2019int\u00e9resse fort, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, et \nje n\u2019ai pour le moment absolument rien \u00e0 faire. \n\u2013 Oui, mais moi j\u2019ai mon br\u00e9viaire \u00e0 dire, r\u00e9pondit Aramis, \npuis quelques vers \u00e0 comp oser que m\u2019a demand\u00e9s \nMme d\u2019Aiguillon ; ensuite je dois passer rue Saint -Honor\u00e9 afin \nd\u2019acheter du rouge pour Mme de Chevreuse. Vous voyez, mon \ncher ami, que si rien ne vous presse, je suis tr\u00e8s press\u00e9, moi. \u00bb \nEt Aramis tendit affectueusement la main \u00e0 son comp a-\ngnon, et prit cong\u00e9 de lui. \nD\u2019Artagnan ne put, quelque peine qu\u2019il se donn\u00e2t, en savoir \ndavantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire dans le pr\u00e9sent tout ce qu\u2019on disait de leur pass\u00e9, esp \u00e9-\nrant des r\u00e9v\u00e9lations plus s\u00fbres et plus \u00e9tendues de l\u2019avenir. En \nattendant, il consid\u00e9ra Athos comme un Achille, Porthos comme \nun Ajax, et Aramis comme un Joseph. \nAu reste, la vie des quatre jeunes gens \u00e9tait joyeuse : Athos \njouait, et toujours malheureusement. Cependant il n\u2019empruntait \njamais un sou \u00e0 ses amis, quoique sa bourse f\u00fbt sans cesse \u00e0 leur \u2013 109 \u2013 service, et lorsqu\u2019il avait jou\u00e9 sur parole, il faisait toujours r \u00e9-\nveiller son cr\u00e9ancier \u00e0 six heures du matin pour lui payer sa \ndette de la veille. \nPorthos avait des fougues : ces jours -l\u00e0, s\u2019 il gagnait, on le \nvoyait insolent et splendide ; s\u2019il perdait, il disparaissait compl \u00e8-\ntement pendant quelques jours, apr\u00e8s lesquels il reparaissait le \nvisage bl\u00eame et la mine allong\u00e9e, mais avec de l\u2019argent dans ses \npoches. \nQuant \u00e0 Aramis, il ne jouait jam ais. C\u2019\u00e9tait bien le plus \nmauvais mousquetaire et le plus m\u00e9chant convive qui se p\u00fbt \nvoir\u2026 Il avait toujours besoin de travailler. Quelquefois au m i-\nlieu d\u2019un d\u00eener, quand chacun, dans l\u2019entra\u00eenement du vin et dans la chaleur de la conversation, croyait que l\u2019on en avait e n-\ncore pour deux ou trois heures \u00e0 rester \u00e0 table, Aramis regardait sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait cong\u00e9 de \nla soci\u00e9t\u00e9, pour aller, disait -il, consulter un casuiste avec lequel \nil avait rendez -vous. D\u2019autres fois, i l retournait \u00e0 son logis pour \n\u00e9crire une th\u00e8se, et priait ses amis de ne pas le distraire. \nCependant Athos souriait de ce charmant sourire m\u00e9lanc o-\nlique, si bien s\u00e9ant \u00e0 sa noble figure, et Porthos buvait en jurant qu\u2019Aramis ne serait jamais qu\u2019un cur\u00e9 de v illage. \nPlanchet, le valet de d\u2019Artagnan, supporta noblement la \nbonne fortune ; il recevait trente sous par jour, et pendant un \nmois il revenait au logis gai comme pinson et affable envers son \nma\u00eetre. Quand le vent de l\u2019adversit\u00e9 commen\u00e7a \u00e0 souffler sur le \nm\u00e9nage de la rue des Fossoyeurs, c\u2019est -\u00e0-dire quand les qu a-\nrante pistoles du roi Louis XIII furent mang\u00e9es ou \u00e0 peu pr\u00e8s, il \ncommen\u00e7a des plaintes qu\u2019Athos trouva naus\u00e9abondes, Porthos ind\u00e9centes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc \u00e0 \nd\u2019Artagnan de cong\u00e9dier le dr\u00f4le, Porthos voulait qu\u2019on le b \u00e2-\ntonn\u00e2t auparavant, et Aramis pr\u00e9tendit qu\u2019un ma\u00eetre ne devait entendre que les compliments qu\u2019on fait de lui. \n\u00ab Cela vous est bien ais\u00e9 \u00e0 dire, reprit d\u2019Artagnan : \u00e0 vous, \nAthos, qui vivez muet avec Grimaud, q ui lui d\u00e9fendez de parler, \u2013 110 \u2013 et qui, par cons\u00e9quent, n\u2019avez jamais de mauvaises paroles avec \nlui ; \u00e0 vous, Porthos, qui menez un train magnifique et qui \u00eates \nun dieu pour votre valet Mousqueton ; \u00e0 vous enfin, Aramis, \nqui, toujours distrait par vos \u00e9tudes th \u00e9ologiques, inspirez un \nprofond respect \u00e0 votre serviteur Bazin, homme doux et rel i-\ngieux ; mais moi qui suis sans consistance et sans ressources, \nmoi qui ne suis pas mousquetaire ni m\u00eame garde, moi, que f e-\nrai-je pour inspirer de l\u2019affection, de la terreur ou du respect \u00e0 \nPlanchet ? \n\u2013 La chose est grave, r\u00e9pondirent les trois amis, c\u2019est une \naffaire d\u2019int\u00e9rieur ; il en est des valets comme des femmes, il \nfaut les mettre tout de suite sur le pied o\u00f9 l\u2019on d\u00e9sire qu\u2019ils res-\ntent. R\u00e9fl\u00e9chissez donc. \u00bb \nD\u2019Artagnan r\u00e9fl\u00e9chit et se r\u00e9solut \u00e0 rouer Planchet par pr o-\nvision, ce qui fut ex\u00e9cut\u00e9 avec la conscience que d\u2019Artagnan \nmettait en toutes choses ; puis, apr\u00e8s l\u2019avoir bien ross\u00e9, il lui \nd\u00e9fendit de quitter son service sans sa permission. \u00ab Car, ajo u-\nta-t-il, l\u2019avenir ne peut me faire faute ; j\u2019attends in\u00e9vitablement \ndes temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes pr\u00e8s de moi, et je suis trop bon ma\u00eetre pour te faire manquer ta fo r-\ntune en t\u2019accordant le cong\u00e9 que tu me demandes. \u00bb \nCette mani\u00e8re d\u2019agir donna beaucoup de respect aux \nmousquetaires pour la politique de d\u2019Artagnan. Planchet fut \n\u00e9galement saisi d\u2019admiration et ne parla plus de s\u2019en aller. \nLa vie des quatre jeunes gens \u00e9tait devenue commune ; \nd\u2019Artagnan, qui n\u2019avait aucune habitude, puisqu\u2019il arriva it de sa \nprovince et tombait au milieu d\u2019un monde tout nouveau pour \nlui, prit aussit\u00f4t les habitudes de ses amis. \nOn se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en \n\u00e9t\u00e9, et l\u2019on allait prendre le mot d\u2019ordre et l\u2019air des affaires chez \nM. de Tr\u00e9vill e. D\u2019Artagnan, bien qu\u2019il ne f\u00fbt pas mousquetaire, \nen faisait le service avec une ponctualit\u00e9 touchante : il \u00e9tait to u-\njours de garde, parce qu\u2019il tenait toujours compagnie \u00e0 celui de \nses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait \u00e0 l\u2019h\u00f4tel \u2013 111 \u2013 des mou squetaires, et chacun le tenait pour un bon camarade ; \nM. de Tr\u00e9ville, qui l\u2019avait appr\u00e9ci\u00e9 du premier coup d\u2019\u0153il, et qui \nlui portait une v\u00e9ritable affection, ne cessait de le recommander \nau roi. \nDe leur c\u00f4t\u00e9, les trois mousquetaires aimaient fort leur \njeune camarade. L\u2019amiti\u00e9 qui unissait ces quatre hommes, et le \nbesoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, \nsoit pour affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans cesse courir \nl\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre comme des ombres ; et l\u2019on rencontrait to u-\njours les ins\u00e9parables se cherchant du Luxembourg \u00e0 la place \nSaint -Sulpice, ou de la rue du Vieux -Colombier au Luxembourg. \nEn attendant, les promesses de M. de Tr\u00e9ville allaient leur \ntrain. Un beau jour, le roi commanda \u00e0 M. le chevalier des E s-\nsarts de pr endre d\u2019Artagnan comme cadet dans sa compagnie \ndes gardes. D\u2019Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu\u2019il e\u00fbt \nvoulu, au prix de dix ann\u00e9es de son existence, troquer contre la \ncasaque de mousquetaire. Mais M. de Tr\u00e9ville promit cette f a-\nveur apr\u00e8s un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait \u00eatre \nabr\u00e9g\u00e9 au reste, si l\u2019occasion se pr\u00e9sentait pour d\u2019Artagnan de \nrendre quelque service au roi ou de faire quelque action d\u2019\u00e9clat. \nD\u2019Artagnan se retira sur cette promesse et, d\u00e8s le lendemain, \ncommen\u00e7a son service. \nAlors ce fut le tour d\u2019Athos, de Porthos et d\u2019Aramis de \nmonter la garde avec d\u2019Artagnan quand il \u00e9tait de garde. La compagnie de M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre \nhommes au lieu d\u2019un, le jour o\u00f9 elle prit d\u2019Artagnan. \u2013 112 \u2013 CHAPITRE VIII \nUNE INTRIGUE DE C\u0152UR \n \nCependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi \nque toutes les choses de ce monde, apr\u00e8s avoir eu un commen-\ncement avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre comp a-\ngnons \u00e9taient tomb\u00e9s dans la g\u00eane. D\u2019abord Athos avait soutenu \npendant quelque temps l\u2019association de ses propres deniers. \nPorthos lui avait succ\u00e9d\u00e9, et, gr\u00e2ce \u00e0 une de ces disparitions \nauxquelles on \u00e9tait habitu\u00e9, il avait pendant pr\u00e8s de quinze jours \nencore subvenu aux besoins de tout le monde ; enfin \u00e9tait arriv\u00e9 \nle to ur d\u2019Aramis, qui s\u2019\u00e9tait ex\u00e9cut\u00e9 de bonne gr\u00e2ce, et qui \u00e9tait \nparvenu, disait -il, en vendant ses livres de th\u00e9ologie, \u00e0 se proc u-\nrer quelques pistoles. \nOn eut alors, comme d\u2019habitude, recours \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, \nqui fit quelques avances sur la solde ; mais ce s avances ne po u-\nvaient conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient d\u00e9j\u00e0 \nforce comptes arri\u00e9r\u00e9s, et un garde qui n\u2019en avait pas encore. \nEnfin, quand on vit qu\u2019on allait manquer tout \u00e0 fait, on ras-\nsembla par un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos \njoua. Malheureusement, il \u00e9tait dans une mauvaise veine : il \nperdit tout, plus vingt -cinq pistoles sur parole. \nAlors la g\u00eane devint de la d\u00e9tresse, on vit les affam\u00e9s suivis \nde leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant \nchez le urs amis du dehors tous les d\u00eeners qu\u2019ils purent trouver ; \ncar, suivant l\u2019avis d\u2019Aramis, on devait dans la prosp\u00e9rit\u00e9 semer des repas \u00e0 droite et \u00e0 gauche pour en r\u00e9colter quelques -uns \ndans la disgr\u00e2ce. \nAthos fut invit\u00e9 quatre fois et mena chaque fois ses amis \navec leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit \u00e9galement \u2013 113 \u2013 jouir ses camarades ; Aramis en eut huit. C\u2019\u00e9tait un homme, \ncomme on a d\u00e9j\u00e0 pu s\u2019en apercevoir, qui faisait peu de bruit et \nbeaucoup de besogne. \nQuant \u00e0 d\u2019Artagnan, qui ne connaissait e ncore personne \ndans la capitale, il ne trouva qu\u2019un d\u00e9jeuner de chocolat chez un \npr\u00eatre de son pays, et un d\u00eener chez un cornette des gardes. Il \nmena son arm\u00e9e chez le pr\u00eatre, auquel on d\u00e9vora sa provision \nde deux mois, et chez le cornette, qui fit des mer veilles ; mais, \ncomme le disait Planchet, on ne mange toujours qu\u2019une fois, m\u00eame quand on mange beaucoup. \nD\u2019Artagnan se trouva donc assez humili\u00e9 de n\u2019avoir eu \nqu\u2019un repas et demi, car le d\u00e9jeuner chez le pr\u00eatre ne pouvait \ncompter que pour un demi -repas, \u00e0 offrir \u00e0 ses compagnons en \n\u00e9change des festins que s\u2019\u00e9taient procur\u00e9s Athos, Porthos et Aramis. Il se croyait \u00e0 charge \u00e0 la soci\u00e9t\u00e9, oubliant dans sa \nbonne foi toute juv\u00e9nile qu\u2019il avait nourri cette soci\u00e9t\u00e9 pendant \nun mois, et son esprit pr\u00e9occup\u00e9 se mit \u00e0 travailler activement. \nIl r\u00e9fl\u00e9chit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves, \nentreprenants et actifs devait avoir un autre but que des prom e-\nnades d\u00e9hanch\u00e9es, des le\u00e7ons d\u2019escrime et des lazzi plus ou \nmoins spirituels. \nEn effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes d \u00e9-\nvou\u00e9s les uns aux autres depuis la bourse jusqu\u2019\u00e0 la vie, quatre \nhommes se soutenant toujours, ne reculant jamais, ex\u00e9cutant \nisol\u00e9ment ou ensemble les r\u00e9solutions prises en commun ; \nquatre bras mena\u00e7ant les quatre points cardina ux ou se tour-\nnant vers un seul point, devaient in\u00e9vitablement, soit souterrai-\nnement, soit au jour, soit par la mine, soit par la tranch\u00e9e, soit \npar la ruse, soit par la force, s\u2019ouvrir un chemin vers le but qu\u2019ils \nvoulaient atteindre, si bien d\u00e9fendu ou si \u00e9loign\u00e9 qu\u2019il f\u00fbt. La \nseule chose qui \u00e9tonn\u00e2t d\u2019Artagnan, c\u2019est que ses compagnons \nn\u2019eussent point song\u00e9 \u00e0 cela. \nIl y songeait, lui, et s\u00e9rieusement m\u00eame, se creusant la ce r-\nvelle pour trouver une direction \u00e0 cette force unique quatre fois multipli\u00e9e avec laquelle il ne doutait pas que, comme avec le \u2013 114 \u2013 levier que cherchait Archim\u00e8de, on ne parv\u00eent \u00e0 soulever le \nmonde, \u2013 lorsque l\u2019on frappa doucement \u00e0 la porte. D\u2019Artagnan \nr\u00e9veilla Planchet et lui ordonna d\u2019aller ouvrir. \nQue de cette phrase : d\u2019Artagnan r\u00e9veil la Planchet, le le c-\nteur n\u2019aille pas augurer qu\u2019il faisait nuit ou que le jour n\u2019\u00e9tait \npoint encore venu. Non ! quatre heures venaient de sonner. \nPlanchet, deux heures auparavant, \u00e9tait venu demander \u00e0 d\u00eener \n\u00e0 son ma\u00eetre, lequel lui avait r\u00e9pondu par le pro verbe : \u00ab Qui \ndort d\u00eene. \u00bb Et Planchet d\u00eenait en dormant. \nUn homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait \nl\u2019air d\u2019un bourgeois. \nPlanchet, pour son dessert, e\u00fbt bien voulu entendre la co n-\nversation ; mais le bourgeois d\u00e9clara \u00e0 d\u2019Artagnan que ce qu \u2019il \navait \u00e0 lui dire \u00e9tant important et confidentiel, il d\u00e9sirait d e-\nmeurer en t\u00eate -\u00e0-t\u00eate avec lui. \nD\u2019Artagnan cong\u00e9dia Planchet et fit asseoir son visiteur. \nIl y eut un moment de silence pendant lequel les deux \nhommes se regard\u00e8rent comme pour faire une c onnaissance \npr\u00e9alable, apr\u00e8s quoi d\u2019Artagnan s\u2019inclina en signe qu\u2019il \u00e9co u-\ntait. \n\u00ab J\u2019ai entendu parler de M. d\u2019Artagnan comme d\u2019un jeune \nhomme fort brave, dit le bourgeois, et cette r\u00e9putation dont il \njouit \u00e0 juste titre m\u2019a d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 lui confier un secret. \n\u2013 Parlez, monsieur, parlez \u00bb, dit d\u2019Artagnan, qui d\u2019instinct \nflaira quelque chose d\u2019avantageux. \nLe bourgeois fit une nouvelle pause et continua : \n\u00ab J\u2019ai ma femme qui est ling\u00e8re chez la reine, monsieur, et \nqui ne manque ni de sagesse, ni de beaut\u00e9. On me l \u2019a fait \u00e9po u-\nser voil\u00e0 bient\u00f4t trois ans, quoiqu\u2019elle n\u2019e\u00fbt qu\u2019un petit avoir, \nparce que M. de La Porte, le portemanteau de la reine, est son \nparrain et la prot\u00e8ge\u2026 \u2013 115 \u2013 \u2013 Eh bien, monsieur ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Eh bien, reprit le bourgeois, eh bien, monsieur, ma \nfemme a \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9e hier matin, comme elle sortait de sa \nchambre de travail. \n\u2013 Et par qui votre femme a -t-elle \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9e ? \n\u2013 Je n\u2019en sais rien s\u00fbrement, monsieur, mais je soup\u00e7onne \nquelqu\u2019un. \n\u2013 Et quelle est cette personne que vous soup\u00e7onnez ? \n\u2013 Un homme qui la poursuivait depuis longtemps. \n\u2013 Diable ! \n\u2013 Mais voulez -vous que je vous dise, monsieur, continua le \nbourgeois, je suis convaincu, moi, qu\u2019il y a moins d\u2019amour que \nde politique dans tout cela. \n\u2013 Moins d\u2019amour que de politique, reprit d\u2019Artagnan d\u2019un \nair fort r\u00e9fl\u00e9chi, et que soup\u00e7onnez -vous ? \n\u2013 Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je sou p-\n\u00e7onne\u2026 \n\u2013 Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande \nabsolument rien, moi. C\u2019est vous qui \u00eates venu. C\u2019est vous qui \nm\u2019avez dit que vous avi ez un secret \u00e0 me confier. Faites donc \u00e0 \nvotre guise, il est encore temps de vous retirer. \n\u2013 Non, monsieur, non ; vous m\u2019avez l\u2019air d\u2019un honn\u00eate \njeune homme, et j\u2019aurai confiance en vous. Je crois donc que ce \nn\u2019est pas \u00e0 cause de ses amours que ma femme a \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e, \nmais \u00e0 cause de celles d\u2019une plus grande dame qu\u2019elle. \n\u2013 Ah ! ah ! serait -ce \u00e0 cause des amours de Mme de Bois -\nTracy ? fit d\u2019Artagnan, qui voulut avoir l\u2019air, vis -\u00e0-vis de son \nbourgeois, d\u2019\u00eatre au courant des affaires de la cour. \n\u2013 Plus haut, monsieur, plus haut. \u2013 116 \u2013 \u2013 De Mme d\u2019Aiguillon ? \n\u2013 Plus haut encore. \n\u2013 De Mme de Chevreuse ? \n\u2013 Plus haut, beaucoup plus haut ! \n\u2013 De la\u2026 d\u2019Artagnan s\u2019arr\u00eata. \n\u2013 Oui, monsieur, r\u00e9pondit si bas, qu\u2019\u00e0 peine si on put \nl\u2019entendre, le bourgeois \u00e9pouvant\u00e9. \n\u2013 Et avec qui ? \n\u2013 Avec qui cela peut -il \u00eatre, si ce n\u2019est avec le duc de\u2026 \n\u2013 Le duc de\u2026 \n\u2013 Oui, monsieur ! r\u00e9pondit le bourgeois, en donnant \u00e0 sa \nvoix une intonation plus sourde encore. \n\u2013 Mais comment savez -vous tout cela, vous ? \n\u2013 Ah ! comment je le sais ? \n\u2013 Oui, commen t le savez -vous ? Pas de demi -confidence, \nou\u2026 vous comprenez. \n\u2013 Je le sais par ma femme, monsieur, par ma femme elle -\nm\u00eame. \n\u2013 Qui le sait, elle, par qui ? \n\u2013 Par M. de La Porte. Ne vous ai -je pas dit qu\u2019elle \u00e9tait la \nfilleule de M. de La Porte, l\u2019homme de confiance de la reine ? Eh \nbien, M. de La Porte l\u2019avait mise pr\u00e8s de Sa Majest\u00e9 pour que \nnotre pauvre reine au moins e\u00fbt quelqu\u2019un \u00e0 qui se fier, aba n-\ndonn\u00e9e comme elle l\u2019est par le roi, espionn\u00e9e comme elle l\u2019est \npar le cardinal, trahie comme elle l\u2019est par tous. \n\u2013 Ah ! ah ! voil\u00e0 qui se dessine, dit d\u2019Artagnan. \u2013 117 \u2013 \u2013 Or ma femme est venue il y a quatre jours, monsieur ; \nune de ses conditions \u00e9tait qu\u2019elle devait me venir voir deux fois \nla semaine ; car, ainsi que j\u2019ai eu l\u2019honneur de vous le dire, ma \nfemme m\u2019aim e beaucoup ; ma femme est donc venue, et m\u2019a \nconfi\u00e9 que la reine, en ce moment -ci, avait de grandes craintes. \n\u2013 Vraiment ? \n\u2013 Oui, M. le cardinal, \u00e0 ce qu\u2019il para\u00eet, la poursuit et la pe r-\ns\u00e9cute plus que jamais. Il ne peut pas lui pardonner l\u2019histoire de \nla sarabande. Vous savez l\u2019histoire de la sarabande ? \n\u2013 Pardieu, si je la sais ! r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, qui ne savait \nrien du tout, mais qui voulait avoir l\u2019air d\u2019\u00eatre au courant. \n\u2013 De sorte que, maintenant, ce n\u2019est plus de la haine, c\u2019est \nde la vengeance. \n\u2013 Vraiment ? \n\u2013 Et la reine croit\u2026 \n\u2013 Eh bien, que croit la reine ? \n\u2013 Elle croit qu\u2019on a \u00e9crit \u00e0 M. le duc de Buckingham en son \nnom. \n\u2013 Au nom de la reine ? \n\u2013 Oui, pour le faire venir \u00e0 Paris, et une fois venu \u00e0 Paris, \npour l\u2019attirer dans quelque pi\u00e8ge. \n\u2013 Diable ! mais votre femme, mon cher monsieur, qu\u2019a -t-\nelle \u00e0 faire dans tout cela ? \n\u2013 On conna\u00eet son d\u00e9vouement pour la reine, et l\u2019on veut ou \nl\u2019\u00e9loigner de sa ma\u00eetresse, ou l\u2019intimider pour avoir les secrets \nde Sa Majest\u00e9, ou la s\u00e9duire pour se servir d\u2019elle com me d\u2019un \nespion. \n\u2013 C\u2019est probable, dit d\u2019Artagnan ; mais l\u2019homme qui l\u2019a e n-\nlev\u00e9e, le connaissez -vous ? \u2013 118 \u2013 \u2013 Je vous ai dit que je croyais le conna\u00eetre. \n\u2013 Son nom ? \n\u2013 Je ne le sais pas ; ce que je sais seulement, c\u2019est que c\u2019est \nune cr\u00e9ature du cardinal, son \u00e2m e damn\u00e9e. \n\u2013 Mais vous l\u2019avez vu ? \n\u2013 Oui, ma femme me l\u2019a montr\u00e9 un jour. \n\u2013 A-t-il un signalement auquel on puisse le reconna\u00eetre ? \n\u2013 Oh ! certainement, c\u2019est un seigneur de haute mine, poil \nnoir, teint basan\u00e9, \u0153il per\u00e7ant, dents blanches et une cicatrice \u00e0 \nla tempe. \n\u2013 Une cicatrice \u00e0 la tempe ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, et avec cela \ndents blanches, \u0153il per\u00e7ant, teint basan\u00e9, poil noir, et haute \nmine ; c\u2019est mon homme de Meung ! \n\u2013 C\u2019est votre homme, dites -vous ? \n\u2013 Oui, oui ; mais cela ne fait rien \u00e0 la chose. Non, je me \ntrompe, cela la simplifie beaucoup, au contraire : si votre \nhomme est le mien, je ferai d\u2019un coup deux vengeances, voil\u00e0 tout ; mais o\u00f9 rejoindre cet homme ? \n\u2013 Je n\u2019en sais rien. \n\u2013 Vous n\u2019avez aucun renseignement sur sa demeure ? \n\u2013 Aucun ; un jour q ue je reconduisais ma femme au \nLouvre, il en sortait comme elle allait y entrer, et elle me l\u2019a fait \nvoir. \n\u2013 Diable ! diable ! murmura d\u2019Artagnan, tout ceci est bien \nvague ; par qui avez -vous su l\u2019enl\u00e8vement de votre femme ? \n\u2013 Par M. de La Porte. \n\u2013 Vous a -t-il donn\u00e9 quelque d\u00e9tail ? \u2013 119 \u2013 \u2013 Il n\u2019en avait aucun. \n\u2013 Et vous n\u2019avez rien appris d\u2019un autre c\u00f4t\u00e9 ? \n\u2013 Si fait, j\u2019ai re\u00e7u\u2026 \n\u2013 Quoi ? \n\u2013 Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande i m-\nprudence ? \n\u2013 Vous revenez encore l\u00e0 -dessus ; cependant je vous ferai \nobserver que, cette fois, il est un peu tard pour reculer. \n\u2013 Aussi je ne recule pas, mordieu ! s\u2019\u00e9cria le bourgeois en \njurant pour se monter la t\u00eate. D\u2019ailleurs, foi de Bonacieux\u2026 \n\u2013 Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oui, c\u2019est mon nom. \n\u2013 Vous disiez donc : foi de Bonacieux ! pardon si je vous ai \ninterrompu ; mais il me semblait que ce nom ne m\u2019\u00e9tait pas i n-\nconnu. \n\u2013 C\u2019est possible, monsieur. Je suis votre propri\u00e9taire. \n\u2013 Ah ! ah ! fit d\u2019Artagnan en se soulevant \u00e0 demi et en s a-\nluant, vous \u00ea tes mon propri\u00e9taire ? \n\u2013 Oui, monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous \n\u00eates chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes occ u-\npations vous avez oubli\u00e9 de me payer mon loyer ; comme, dis -je, \nje ne vous ai pas tourment\u00e9 un seul instant, j\u2019ai pens\u00e9 que vous \nauriez \u00e9gard \u00e0 ma d\u00e9licatesse. \n\u2013 Comment donc ! mon cher monsieur Bonacieux, reprit \nd\u2019Artagnan, croyez que je suis plein de reconnaissance pour un \npareil proc\u00e9d\u00e9, et que, comme je vous l\u2019ai dit, si je puis vous \u00eatre \nbon \u00e0 quelque chose\u2026 \u2013 120 \u2013 \u2013 Je vous crois, monsieur, je vous crois, et comme j\u2019allais \nvous le dire, foi de Bonacieux, j\u2019ai confiance en vous. \n\u2013 Achevez donc ce que vous avez commenc\u00e9 \u00e0 me dire. \u00bb \nLe bourgeois tira un papier de sa poche, et le pr\u00e9senta \u00e0 \nd\u2019Artagnan. \n\u00ab Une lettre ! fit le jeune homme. \n\u2013 Que j\u2019ai re\u00e7ue ce matin. \u00bb \nD\u2019Artagnan l\u2019ouvrit, et comme le jour commen\u00e7ait \u00e0 bai s-\nser, il s\u2019approcha de la fen\u00eatre. Le bourgeois le suivit. \n\u00ab Ne cherchez pas votre femme, lut d\u2019Artagnan, elle vous \nsera rendue quand on n\u2019aura plus besoin d\u2019elle. Si vous faites \nune seule d\u00e9marche pour la retrouver, vous \u00eates perdu. \u00bb \n\u00ab Voil\u00e0 qui est positif, continua d\u2019Artagnan ; mais apr\u00e8s \ntout, ce n\u2019est qu\u2019une menace. \n\u2013 Oui, mais cette menace m\u2019\u00e9pouvante ; moi, monsieur, je \nne suis pas homme d\u2019\u00e9p\u00e9e du tout , et j\u2019ai peur de la Bastille. \n\u2013 Hum ! fit d\u2019Artagnan ; mais c\u2019est que je ne me soucie pas \nplus de la Bastille que vous, moi. S\u2019il ne s\u2019agissait que d\u2019un coup \nd\u2019\u00e9p\u00e9e, passe encore. \n\u2013 Cependant, monsieur, j\u2019avais bien compt\u00e9 sur vous dans \ncette occasion. \n\u2013 Oui ? \n\u2013 Vous voyant sans cesse entour\u00e9 de mousquetaires \u00e0 l\u2019air \nfort superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires \u00e9taient ceux de M. de Tr\u00e9ville, et par cons\u00e9quent des ennemis du cardi-\nnal, j\u2019avais pens\u00e9 que vous et vos amis, tout en rendant justice \u00e0 notre pauvre reine, seriez enchant\u00e9s de jouer un mauvais tour \u00e0 \nSon \u00c9minence . \n\u2013 Sans doute. \u2013 121 \u2013 \u2013 Et puis j\u2019avais pens\u00e9 que, me devant trois mois de loyer \ndont je ne vous ai jamais parl\u00e9\u2026 \n\u2013 Oui, oui, vous m\u2019avez d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9 cette raison, et je la \ntrouve excellent e. \n\u2013 Comptant de plus, tant que vous me ferez l\u2019honneur de \nrester chez moi, ne jamais vous parler de votre loyer \u00e0 venir\u2026 \n\u2013 Tr\u00e8s bien. \n\u2013 Et ajoutez \u00e0 cela, si besoin est, comptant vous offrir une \ncinquantaine de pistoles si, contre toute probabilit\u00e9, vous vous \ntrouviez g\u00ean\u00e9 en ce moment. \n\u2013 \u00c0 merveille ; mais vous \u00eates donc riche, mon cher mo n-\nsieur Bonacieux ? \n\u2013 Je suis \u00e0 mon aise, monsieur, c\u2019est le mot ; j\u2019ai amass\u00e9 \nquelque chose comme deux ou trois mille \u00e9cus de rente dans le \ncommerce de la mercerie, et s urtout en pla\u00e7ant quelques fonds \nsur le dernier voyage du c\u00e9l\u00e8bre navigateur Jean Mocquet ; de \nsorte que, vous comprenez, monsieur\u2026 Ah ! mais\u2026 s\u2019\u00e9cria le \nbourgeois. \n\u2013 Quoi ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Que vois -je l\u00e0 ? \n\u2013 O\u00f9 ? \n\u2013 Dans la rue, en face de vos fen\u00eatr es, dans l\u2019embrasure de \ncette porte : un homme envelopp\u00e9 dans un manteau. \n\u2013 C\u2019est lui ! s\u2019\u00e9cri\u00e8rent \u00e0 la fois d\u2019Artagnan et le bourgeois, \nchacun d\u2019eux en m\u00eame temps ayant reconnu son homme. \n\u2013 Ah ! cette fois -ci, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan en sautant sur son \n\u00e9p\u00e9e, cette fois -ci, il ne m\u2019\u00e9chappera pas. \u00bb \nEt tirant son \u00e9p\u00e9e du fourreau, il se pr\u00e9cipita hors de \nl\u2019appartement. \u2013 122 \u2013 Sur l\u2019escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient \nvoir. Ils s\u2019\u00e9cart\u00e8rent, d\u2019Artagnan passa entre eux comme un \ntrait. \n\u00ab Ah \u00e7\u00e0, o\u00f9 cour s-tu ainsi ? lui cri\u00e8rent \u00e0 la fois les deux \nmousquetaires. \n\u2013 L\u2019homme de Meung ! \u00bb r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, et il disp a-\nrut. \nD\u2019Artagnan avait plus d\u2019une fois racont\u00e9 \u00e0 ses amis son \naventure avec l\u2019inconnu, ainsi que l\u2019apparition de la belle voy a-\ngeuse \u00e0 laquelle cet homme avait paru confier une si importante \nmissive. \nL\u2019avis d\u2019Athos avait \u00e9t\u00e9 que d\u2019Artagnan avait perdu sa lettre \ndans la bagarre. Un gentilhomme, selon lui \u2013 et, au portrait que \nd\u2019Artagnan avait fait de l\u2019inconnu, ce ne pouvait \u00eatre qu\u2019un ge n-\ntilhomme \u2013, un gentilhomme devait \u00eatre incapable de cette ba s-\nsesse, de voler une lettre. \nPorthos n\u2019avait vu dans tout cela qu\u2019un rendez -vous amo u-\nreux donn\u00e9 par une dame \u00e0 un cavalier ou par un cavalier \u00e0 une \ndame, et qu\u2019\u00e9tait venu troubler la pr\u00e9sence de d\u2019Artagna n et de \nson cheval jaune. \nAramis avait dit que ces sortes de choses \u00e9tant myst \u00e9-\nrieuses, mieux valait ne les point approfondir. \nIls comprirent donc, sur les quelques mots \u00e9chapp\u00e9s \u00e0 \nd\u2019Artagnan, de quelle affaire il \u00e9tait question, et comme ils pen-\ns\u00e8rent qu\u2019apr\u00e8s avoir rejoint son homme ou l\u2019avoir perdu de \nvue, d\u2019Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils co n-\ntinu\u00e8rent leur chemin. \nLorsqu\u2019ils entr\u00e8rent dans la chambre de d\u2019Artagnan, la \nchambre \u00e9tait vide : le propri\u00e9taire, craignant les suites de la \nrencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune homme \net l\u2019inconnu, avait, par suite de l\u2019exposition qu\u2019il avait faite lui -\nm\u00eame de son caract\u00e8re, jug\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait prudent de d\u00e9camper. \u2013 123 \u2013 CHAPITRE IX \nD\u2019ARTAGNAN SE DESSINE \n \nComme l\u2019avaient pr\u00e9vu Atho s et Porthos, au bout d\u2019une \ndemi -heure d\u2019Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manqu\u00e9 \nson homme, qui avait disparu comme par enchantement. \nD\u2019Artagnan avait couru, l\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 la main, toutes les rues env i-\nronnantes, mais il n\u2019avait rien trouv\u00e9 qui ressem bl\u00e2t \u00e0 celui qu\u2019il \ncherchait, puis enfin il en \u00e9tait revenu \u00e0 la chose par laquelle il \naurait d\u00fb commencer peut -\u00eatre, et qui \u00e9tait de frapper \u00e0 la porte \ncontre laquelle l\u2019inconnu \u00e9tait appuy\u00e9 ; mais c\u2019\u00e9tait inutilement \nqu\u2019il avait dix ou douze fois de suit e fait r\u00e9sonner le marteau, \npersonne n\u2019avait r\u00e9pondu, et des voisins qui, attir\u00e9s par le bruit, \n\u00e9taient accourus sur le seuil de leur porte ou avaient mis le nez \u00e0 \nleurs fen\u00eatres, lui avaient assur\u00e9 que cette maison, dont au reste \ntoutes les ouvertures \u00e9ta ient closes, \u00e9tait depuis six mois co m-\npl\u00e8tement inhabit\u00e9e. \nPendant que d\u2019Artagnan courait les rues et frappait aux \nportes, Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sorte qu\u2019en revenant chez lui, d\u2019Artagnan trouva la r\u00e9union au grand \ncomplet. \n\u00ab Eh bien ? dirent ensemble les trois mousquetaires en \nvoyant entrer d\u2019Artagnan, la sueur sur le front et la figure bo u-\nlevers\u00e9e par la col\u00e8re. \n\u2013 Eh bien, s\u2019\u00e9cria celui -ci en jetant son \u00e9p\u00e9e sur le lit, il faut \nque cet homme soit le diable en personne ; il a disparu comme \nun fant\u00f4me, comme une ombre, comme un spectre. \n\u2013 Croyez -vous aux apparitions ? demanda Athos \u00e0 Porthos. \u2013 124 \u2013 \u2013 Moi, je ne crois que ce que j\u2019ai vu, et comme je n\u2019ai jamais \nvu d\u2019apparitions, je n\u2019y crois pas. \n\u2013 La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d\u2019y c roire : l\u2019ombre \nde Samuel apparut \u00e0 Sa\u00fcl, et c\u2019est un article de foi que je serais \nf\u00e2ch\u00e9 de voir mettre en doute, Porthos. \n\u2013 Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre, i l-\nlusion ou r\u00e9alit\u00e9, cet homme est n\u00e9 pour ma damnation, car sa \nfuite nous fait manquer une affaire superbe, messieurs, une a f-\nfaire dans laquelle il y avait cent pistoles et peut -\u00eatre plus \u00e0 g a-\ngner. \n\u2013 Comment cela ? \u00bb dirent \u00e0 la fois Porthos et Aramis. \nQuant \u00e0 Athos, fid\u00e8le \u00e0 son syst\u00e8me de mutisme, il se co n-\ntenta d\u2019interroger d\u2019Art agnan du regard. \n\u00ab Planchet, dit d\u2019Artagnan \u00e0 son domestique, qui passait en \nce moment la t\u00eate par la porte entreb\u00e2ill\u00e9e pour t\u00e2cher de su r-\nprendre quelques bribes de la conversation, descendez chez \nmon propri\u00e9taire, M. Bonacieux, et dites -lui de nous envoy er \nune demi -douzaine de bouteilles de vin de Beaugency : c\u2019est c e-\nlui que je pr\u00e9f\u00e8re. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, mais vous avez donc cr\u00e9dit ouvert chez votre pr o-\npri\u00e9taire ? demanda Porthos. \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, \u00e0 compter d\u2019aujourd\u2019hui, et \nsoyez tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons \nqu\u00e9rir d\u2019autre. \n\u2013 Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis. \n\u2013 J\u2019ai toujours dit que d\u2019Artagnan \u00e9tait la forte t\u00eate de nous \nquatre, fit Athos, qui, apr\u00e8s avoir \u00e9mis cette opinion \u00e0 laquelle \nd\u2019Artagnan r\u00e9pon dit par un salut, retomba aussit\u00f4t dans son \nsilence accoutum\u00e9. \n\u2013 Mais enfin, voyons, qu\u2019y a -t-il ? demanda Porthos. \u2013 125 \u2013 \u2013 Oui, dit Aramis, confiez -nous cela, mon cher ami, \u00e0 \nmoins que l\u2019honneur de quelque dame ne se trouve int\u00e9ress\u00e9 \u00e0 \ncette confidence, \u00e0 ce qu el cas vous feriez mieux de la garder \npour vous. \n\u2013 Soyez tranquilles, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, l\u2019honneur de per-\nsonne n\u2019aura \u00e0 se plaindre de ce que j\u2019ai \u00e0 vous dire. \u00bb \nEt alors il raconta mot \u00e0 mot \u00e0 ses amis ce qui venait de se \npasser entre lui et son h\u00f4te, et comment l\u2019homme qui avait e n-\nlev\u00e9 la femme du digne propri\u00e9taire \u00e9tait le m\u00eame avec lequel il avait eu maille \u00e0 partir \u00e0 l\u2019h\u00f4tellerie du Franc Meunier. \n\u00ab Votre affaire n\u2019est pas mauvaise, dit Athos apr\u00e8s avoir \ngo\u00fbt\u00e9 le vin en connaisseur et indiqu\u00e9 d\u2019un s igne de t\u00eate qu\u2019il le \ntrouvait bon, et l\u2019on pourra tirer de ce brave homme cinquante \u00e0 \nsoixante pistoles. Maintenant, reste \u00e0 savoir si cinquante \u00e0 \nsoixante pistoles valent la peine de risquer quatre t\u00eates. \n\u2013 Mais faites attention, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan qu\u2019il y a une \nfemme dans cette affaire, une femme enlev\u00e9e, une femme qu\u2019on menace sans doute, qu\u2019on torture peut -\u00eatre, et tout cela parce \nqu\u2019elle est fid\u00e8le \u00e0 sa ma\u00eetresse ! \n\u2013 Prenez garde, d\u2019Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous \nvous \u00e9chauffez un peu trop, \u00e0 mon avis, sur le sort de \nMme Bonacieux. La femme a \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9e pour notre perte, et c\u2019est \nd\u2019elle que nous viennent toutes nos mis\u00e8res. \u00bb \nAthos, \u00e0 cette sentence d\u2019Aramis, fron\u00e7a le sourcil et se \nmordit les l\u00e8vres. \n\u00ab Ce n\u2019est point de Mme Bonacieux que je m \u2019inqui\u00e8te, \ns\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne, que le cardinal pers\u00e9cute, et qui voit tomber, les unes apr\u00e8s les \nautres, les t\u00eates de tous ses amis. \n\u2013 Pourquoi aime -t-elle ce que nous d\u00e9testons le plus au \nmonde, les Espagnols et les Anglais ? \u2013 126 \u2013 \u2013 L\u2019Espagne est sa patrie, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, et il est tout \nsimple qu\u2019elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la m\u00eame \nterre qu\u2019elle. Quant au second reproche que vous lui faites, j\u2019ai \nentendu dire qu\u2019elle aimait non pas les Anglais, mais un A n-\nglais. \n\u2013 Eh ! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais \u00e9tait \nbien digne d\u2019\u00eatre aim\u00e9. Je n\u2019ai jamais vu un plus grand air que le \nsien. \n\u2013 Sans compter qu\u2019il s\u2019habille comme personne, dit Po r-\nthos. J\u2019\u00e9tais au Louvre le jour o\u00f9 il a sem\u00e9 ses perl es, et pa r-\ndieu ! j\u2019en ai ramass\u00e9 deux que j\u2019ai bien vendues dix pistoles \npi\u00e8ce. Et toi, Aramis, le connais -tu ? \n\u2013 Aussi bien que vous, messieurs, car j\u2019\u00e9tais de ceux qui \nl\u2019ont arr\u00eat\u00e9 dans le jardin d\u2019Amiens, o\u00f9 m\u2019avait introduit M. de Putange, l\u2019\u00e9cuyer de la reine. J\u2019\u00e9tais au s\u00e9minaire \u00e0 cette \n\u00e9poque, et l\u2019aventure me parut cruelle pour le roi. \n\u2013 Ce qui ne m\u2019emp\u00eacherait pas, dit d\u2019Artagnan, si je savais \no\u00f9 est le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de le \nconduire pr\u00e8s de la reine, ne f\u00fbt -ce que pour faire engager M. le \ncardinal ; car notre v\u00e9ritable, notre seul, notre \u00e9ternel ennemi, \nmessieurs, c\u2019est le cardinal, et si nous pouvions trouver moyen \nde lui jouer quelque tour bien cruel, j\u2019avoue que j\u2019y engagerais \nvolontiers ma t\u00eate. \n\u2013 Et, reprit Ath os, le mercier vous a dit, d\u2019Artagnan, que la \nreine pensait qu\u2019on avait fait venir Buckingham sur un faux \navis ? \n\u2013 Elle en a peur. \n\u2013 Attendez donc, dit Aramis. \n\u2013 Quoi ? demanda Porthos. \n\u2013 Allez toujours, je cherche \u00e0 me rappeler des circon s-\ntances. \u2013 127 \u2013 \u2013 Et mai ntenant je suis convaincu, dit d\u2019Artagnan, que \nl\u2019enl\u00e8vement de cette femme de la reine se rattache aux \u00e9v\u00e9n e-\nments dont nous parlons, et peut -\u00eatre \u00e0 la pr\u00e9sence de \nM. de Buckingham \u00e0 Paris. \n\u2013 Le Gascon est plein d\u2019id\u00e9es, dit Porthos avec admiration. \n\u2013 J\u2019aim e beaucoup l\u2019entendre parler, dit Athos, son patois \nm\u2019amuse. \n\u2013 Messieurs, reprit Aramis, \u00e9coutez ceci. \n\u2013 \u00c9coutons Aramis, dirent les trois amis. \n\u2013 Hier je me trouvais chez un savant docteur en th\u00e9ologie \nque je consulte quelquefois pour mes \u00e9tudes\u2026 \u00bb \nAthos sourit. \n\u00ab Il habite un quartier d\u00e9sert, continua Aramis : ses go\u00fbts, \nsa profession l\u2019exigent. Or, au moment o\u00f9 je sortais de chez \nlui\u2026 \u00bb \nIci Aramis s\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Eh bien ? demand\u00e8rent ses auditeurs, au moment o\u00f9 \nvous sortiez de chez lui ? \u00bb \nAramis parut fair e un effort sur lui -m\u00eame, comme un \nhomme qui, en plein courant de mensonge, se voit arr\u00eater par quelque obstacle impr\u00e9vu ; mais les yeux de ses trois comp a-\ngnons \u00e9taient fix\u00e9s sur lui, leurs oreilles attendaient b\u00e9antes, il \nn\u2019y avait pas moyen de reculer. \n\u00ab Ce docteur a une ni\u00e8ce, continua Aramis. \n\u2013 Ah ! il a une ni\u00e8ce ! interrompit Porthos. \n\u2013 Dame fort respectable \u00bb, dit Aramis. \nLes trois amis se mirent \u00e0 rire. \u2013 128 \u2013 \u00ab Ah ! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous ne \nsaurez rien. \n\u2013 Nous sommes croyants comme des mahom\u00e9tistes et \nmuets comme des catafalques, dit Athos. \n\u2013 Je continue donc, reprit Aramis. Cette ni\u00e8ce vient quel-\nquefois voir son oncle ; or elle s\u2019y trouvait hier en m\u00eame temps \nque moi, par hasard, et je dus m\u2019offrir pour la conduire \u00e0 son \ncarrosse. \n\u2013 Ah ! elle a un carrosse, la ni\u00e8ce du docteur ? interrompit \nPorthos, dont un des d\u00e9fauts \u00e9tait une grande incontinence de langue ; belle connaissance, mon ami. \n\u2013 Porthos, reprit Aramis, je vous ai d\u00e9j\u00e0 fait observer plus \nd\u2019une fois que vous \u00eates for t indiscret, et que cela vous nuit pr\u00e8s \ndes femmes. \n\u2013 Messieurs, messieurs, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, qui entrevoyait \nle fond de l\u2019aventure, la chose est s\u00e9rieuse ; t\u00e2chons donc de ne \npas plaisanter si nous pouvons. Allez, Aramis, allez. \n\u2013 Tout \u00e0 coup, un homme grand, brun, aux mani\u00e8res de \ngentilhomme\u2026, tenez, dans le genre du v\u00f4tre, d\u2019Artagnan. \n\u2013 Le m\u00eame peut -\u00eatre, dit celui -ci. \n\u2013 C\u2019est possible, continua Aramis, \u2026 s\u2019approcha de moi, a c-\ncompagn\u00e9 de cinq ou six hommes qui le suivaient \u00e0 dix pas en \narri\u00e8re, et du to n le plus poli : \u201cMonsieur le duc, me dit -il, et \nvous, madame\u201d, continua -t-il en s\u2019adressant \u00e0 la dame que \nj\u2019avais sous le bras\u2026 \n\u2013 \u00c0 la ni\u00e8ce du docteur ? \n\u2013 Silence donc, Porthos ! dit Athos, vous \u00eates insuppo r-\ntable. \n\u2013 Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans essayer la \nmoindre r\u00e9sistance, sans faire le moindre bruit. \u00bb \u2013 129 \u2013 \u2013 Il vous avait pris pour Buckingham ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \n\u2013 Je le crois, r\u00e9pondit Aramis. \n\u2013 Mais cette dame ? demanda Porthos. \n\u2013 Il l\u2019avait prise pour la reine ! dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Justement, r\u00e9pondit Aramis. \n\u2013 Le Gascon est le diable ! s\u2019\u00e9cria Athos, rien ne lui \n\u00e9chappe. \n\u2013 Le fait est, dit Porthos, qu\u2019Aramis est de la taille et a \nquelque chose de la tournure du beau duc ; mais cependant, il \nme semble que l\u2019habit de mousquetaire\u2026 \n\u2013 J\u2019avais un manteau \u00e9norme, dit Aramis. \n\u2013 Au mois de juillet, diable ! fit Porthos, est -ce que le do c-\nteur craint que tu ne sois reconnu ? \n\u2013 Je comprends encore, dit Athos, que l\u2019espion se soit lai s-\ns\u00e9 prendre par la tournure ; mais le visage\u2026 \n\u2013 J\u2019avais un grand chapeau, dit Aramis. \n\u2013 Oh ! mon Dieu, s\u2019\u00e9cria Porthos, que de pr\u00e9cautions pour \n\u00e9tudier la th\u00e9ologie ! \n\u2013 Messieurs, messieurs, dit d\u2019Artagnan, ne perdons pas \nnotre temps \u00e0 badiner ; \u00e9parpillons -nous et cherchons la femme \ndu mercier, c\u2019est la clef de l\u2019intri gue. \n\u2013 Une femme de condition si inf\u00e9rieure ! vous croyez, \nd\u2019Artagnan ? fit Porthos en allongeant les l\u00e8vres avec m\u00e9pris. \n\u2013 C\u2019est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la \nreine. Ne vous l\u2019ai -je pas dit, messieurs ? Et d\u2019ailleurs, c\u2019est \npeut -\u00eatre un calcul de Sa Majest\u00e9 d\u2019avoir \u00e9t\u00e9, cette fois, chercher \nses appuis si bas. Les hautes t\u00eates se voient de loin, et le cardi-\nnal a bonne vue. \u2013 130 \u2013 \u2013 Eh bien, dit Porthos, faites d\u2019abord prix avec le mercier, \net bon prix. \n\u2013 C\u2019est inutile, dit d\u2019Artagnan, car je crois que s\u2019il ne nous \npaie pas, nous serons assez pay\u00e9s d\u2019un autre c\u00f4t\u00e9. \u00bb \nEn ce moment, un bruit pr\u00e9cipit\u00e9 de pas retentit dans \nl\u2019escalier, la porte s\u2019ouvrit avec fracas, et le malheureux mercier \ns\u2019\u00e9lan\u00e7a dans la chambre o\u00f9 se tenait le conseil. \n\u00ab Ah ! messieurs, s\u2019\u00e9cria -t-il, sauvez -moi, au nom du Ciel, \nsauvez -moi ! Il y a quatre hommes qui viennent pour m\u2019arr\u00eater ; \nsauvez -moi, sauvez -moi ! \u00bb \nPorthos et Aramis se lev\u00e8rent. \n\u00ab Un moment, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan en leur faisant signe de \nrepousser au fourreau le urs \u00e9p\u00e9es \u00e0 demi tir\u00e9es ; un moment, ce \nn\u2019est pas du courage qu\u2019il faut ici, c\u2019est de la prudence. \n\u2013 Cependant, s\u2019\u00e9cria Porthos, nous ne laisserons pas\u2026 \n\u2013 Vous laisserez faire d\u2019Artagnan, dit Athos, c\u2019est, je le r \u00e9-\np\u00e8te, la forte t\u00eate de nous tous, et moi, pour mon compte, je d \u00e9-\nclare que je lui ob\u00e9is. Fais ce que tu voudras, d\u2019Artagnan. \u00bb \nEn ce moment, les quatre gardes apparurent \u00e0 la porte de \nl\u2019antichambre, et voyant quatre mousquetaires debout et l\u2019\u00e9p\u00e9e au c\u00f4t\u00e9, h\u00e9sit\u00e8rent \u00e0 aller plus loin. \n\u00ab Entrez, mes sieurs, entrez, cria d\u2019Artagnan ; vous \u00eates ici \nchez moi, et nous sommes tous de fid\u00e8les serviteurs du roi et de \nM. le cardinal. \n\u2013 Alors, messieurs, vous ne vous opposerez pas \u00e0 ce que \nnous ex\u00e9cutions les ordres que nous avons re\u00e7us ? demanda c e-\nlui qui par aissait le chef de l\u2019escouade. \n\u2013 Au contraire, messieurs, et nous vous pr\u00eaterions main -\nforte, si besoin \u00e9tait. \n\u2013 Mais que dit -il donc ? marmotta Porthos. \u2013 131 \u2013 \u2013 Tu es un niais, dit Athos, silence ! \n\u2013 Mais vous m\u2019avez promis\u2026, dit tout bas le pauvre me r-\ncier. \n\u2013 Nous ne pouvons vous sauver qu\u2019en restant libres, r \u00e9-\npondit rapidement et tout bas d\u2019Artagnan, et si nous faisons \nmine de vous d\u00e9fendre, on nous arr\u00eate avec vous. \n\u2013 Il me semble, cependant\u2026 \n\u2013 Venez, messieurs, venez, dit tout haut d\u2019Artagnan ; je n\u2019ai \naucun motif de d\u00e9fendre monsieur. Je l\u2019ai vu aujourd\u2019hui pour \nla premi\u00e8re fois, et encore \u00e0 quelle occasion, il vous le dira lui -\nm\u00eame, pour me venir r\u00e9clamer le prix de mon loyer. Est -ce vrai, \nmonsieur Bonacieux ? R\u00e9pondez ! \n\u2013 C\u2019est la v\u00e9rit\u00e9 pure, s\u2019\u00e9cria le mercier, mais monsieur ne \nvous dit pas\u2026 \n\u2013 Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine \nsurtout, ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Allez, \nallez, messieurs, emmenez cet homme ! \u00bb \nEt d\u2019Artagnan poussa le mercier tout \u00e9tourdi aux mains des \ngardes, en lui disant : \n\u00ab Vous \u00eates un maraud, mon cher ; vous venez me dema n-\nder de l\u2019argent, \u00e0 moi ! \u00e0 un mousquetaire ! En prison, me s-\nsieurs, encore une fois, emmenez -le en prison et gardez -le sous \nclef le plus longtemps possible, cela me donnera du temps pour \npayer. \u00bb \nLes sbires se confondirent en remerciements et emmen \u00e8-\nrent leur proie. \nAu moment o\u00f9 ils descendaient, d\u2019Artagnan frappa sur \nl\u2019\u00e9paule du chef : \u2013 132 \u2013 \u00ab Ne boirai -je pas \u00e0 votre sant\u00e9 et vous \u00e0 la mienne ? dit -il, \nen remplissant deux verres du vin de Beaugency qu\u2019il tenait de \nla lib\u00e9ralit\u00e9 de M. Bonacieux. \n\u2013 Ce sera bien de l\u2019honneur pour moi, dit le chef des sbires, \net j\u2019accepte avec reconnaissance. \n\u2013 Donc, \u00e0 la v\u00f4tre, monsieur\u2026 comment vous nommez -\nvous ? \n\u2013 Boisrenard. \n\u2013 Monsieur Boisrenard ! \n\u2013 \u00c0 la v\u00f4tre, mon gentilhomme : comment vous nommez -\nvous, \u00e0 votre tour, s\u2019il vous pla\u00eet ? \n\u2013 D\u2019Artagnan. \n\u2013 \u00c0 la v\u00f4tre, monsieur d\u2019Artagnan ! \n\u2013 Et par -dessus toutes celles -l\u00e0, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan comme \nemport\u00e9 par son enthousiasme, \u00e0 celle du roi et du cardinal. \u00bb \nLe chef des sbires e\u00fbt peut -\u00eatre dout\u00e9 de la sinc\u00e9rit\u00e9 de \nd\u2019Artagnan, si le vin e\u00fbt \u00e9t\u00e9 mauvais ; mais le vin \u00e9tait bon, il fut \nconvaincu. \n\u00ab Mais quelle diable de vilenie avez -vous donc faite l\u00e0 ? dit \nPorthos lorsque l\u2019alguazil en chef eut rejoint ses compagnons, et \nque les quatre amis se retrouv\u00e8rent seuls. Fi donc ! quatre \nmousquetaires laisser arr\u00eater au milieu d\u2019eux un malheureux \nqui crie \u00e0 l\u2019aide ! Un gentilhomme trinquer avec un recors ! \n\u2013 Porthos, dit Aramis, Athos t\u2019a d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9venu que tu \u00e9tais \nun niais, et je me range de son avis. D\u2019Artagnan, tu es un grand \nhomme, et quand tu seras \u00e0 la place de M. de Tr\u00e9ville, je te d e-\nmande ta protection pour me faire avoir une abbaye. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, je m\u2019y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que \nd\u2019Artagnan vien t de faire ? \u2013 133 \u2013 \u2013 Je le crois parbleu bien, dit Athos ; non seulement \nj\u2019approuve ce qu\u2019il vient de faire, mais encore je l\u2019en f\u00e9licite. \n\u2013 Et maintenant, messieurs, dit d\u2019Artagnan sans se donner \nla peine d\u2019expliquer sa conduite \u00e0 Porthos, tous pour un, un \npour tous, c\u2019est notre devise, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Cependant\u2026 dit Porthos. \n\u2013 \u00c9tends la main et jure ! \u00bb s\u2019\u00e9cri\u00e8rent \u00e0 la fois Athos et \nAramis. \nVaincu par l\u2019exemple, maugr\u00e9ant tout bas, Porthos \u00e9tendit \nla main, et les quatre amis r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent d\u2019une seule voix la fo r-\nmule dict\u00e9e par d\u2019Artagnan : \n\u00ab Tous pour un, un pour tous. \u00bb \n\u00ab C\u2019est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit \nd\u2019Artagnan comme s\u2019il n\u2019avait fait autre chose que de comman-\nder toute sa vie, et attention, car \u00e0 partir de ce moment, nous \nvoil\u00e0 aux p rises avec le cardinal. \u00bb \u2013 134 \u2013 CHAPITRE X \nUNE SOURICI\u00c8RE AU XVIIe SI\u00c8CLE \n \nL\u2019invention de la sourici\u00e8re ne date pas de nos jours ; d\u00e8s \nque les soci\u00e9t\u00e9s, en se formant, eurent invent\u00e9 une police quel-\nconque, cette police, \u00e0 son tour, inventa les sourici\u00e8res. \nComme peut -\u00eatre nos lecteurs ne sont pas familiaris\u00e9s e n-\ncore avec l\u2019argot de la rue de J\u00e9rusalem, et que c\u2019est, depuis que \nnous \u00e9crivons \u2013 et il y a quelque quinze ans de cela \u2013, la pr e-\nmi\u00e8re fois que nous employons ce mot appliqu\u00e9 \u00e0 cette chose, \nexpliquons -leur ce que c\u2019est qu\u2019une sourici\u00e8re. \nQuand, dans une maison quelle qu\u2019elle soit, on a arr\u00eat\u00e9 un \nindividu soup\u00e7onn\u00e9 d\u2019un crime quelconque, on tient secr\u00e8te \nl\u2019arrestation ; on place quatre ou cinq hommes en embuscade \ndans la premi\u00e8re pi\u00e8ce, on ouvre la porte \u00e0 t ous ceux qui fra p-\npent, on la referme sur eux et on les arr\u00eate ; de cette fa\u00e7on, au \nbout de deux ou trois jours, on tient \u00e0 peu pr\u00e8s tous les familiers de l\u2019\u00e9tablissement. \nVoil\u00e0 ce que c\u2019est qu\u2019une sourici\u00e8re. \nOn fit donc une sourici\u00e8re de l\u2019appartement de ma\u00eetre B o-\nnacieux, et quiconque y apparut fut pris et interrog\u00e9 par les gens \nde M. le cardinal. Il va sans dire que, comme une all\u00e9e partic u-\nli\u00e8re conduisait au premier \u00e9tage qu\u2019habitait d\u2019Artagnan, ceux qui venaient chez lui \u00e9taient exempt\u00e9s de toutes visit es. \nD\u2019ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls ; ils \ns\u2019\u00e9taient mis en qu\u00eate chacun de son c\u00f4t\u00e9, et n\u2019avaient rien \ntrouv\u00e9, rien d\u00e9couvert. Athos avait \u00e9t\u00e9 m\u00eame jusqu\u2019\u00e0 questio n-\nner M. de Tr\u00e9ville, chose qui, vu le mutisme habituel du digne \nmousqueta ire, avait fort \u00e9tonn\u00e9 son capitaine. Mais \u2013 135 \u2013 M. de Tr\u00e9ville ne savait rien, sinon que, la derni\u00e8re fois qu\u2019il \navait vu le cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l\u2019air fort \nsoucieux, que le roi \u00e9tait inquiet, et que les yeux rouges de la \nreine indiqu aient qu\u2019elle avait veill\u00e9 ou pleur\u00e9. Mais cette de r-\nni\u00e8re circonstance l\u2019avait peu frapp\u00e9, la reine, depuis son m a-\nriage, veillant et pleurant beaucoup. \nM. de Tr\u00e9ville recommanda en tout cas \u00e0 Athos le service \ndu roi et surtout celui de la reine, le priant de faire la m\u00eame r e-\ncommandation \u00e0 ses camarades. \nQuant \u00e0 d\u2019Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avait \nconverti sa chambre en observatoire. Des fen\u00eatres il voyait arr i-\nver ceux qui venaient se faire prendre ; puis, comme il avait \u00f4t\u00e9 \nles carreaux du plancher, qu\u2019il avait creus\u00e9 le parquet et qu\u2019un \nsimple plafond le s\u00e9parait de la chambre au -dessous, o\u00f9 se fa i-\nsaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se passait \nentre les inquisiteurs et les accus\u00e9s. \nLes interrogatoires, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s d\u2019une perqui sition min u-\ntieuse op\u00e9r\u00e9e sur la personne arr\u00eat\u00e9e, \u00e9taient presque toujours ainsi con\u00e7us : \n\u00ab Mme Bonacieux vous a -t-elle remis quelque chose pour \nson mari ou pour quelque autre personne ? \n\u2013 M. Bonacieux vous a -t-il remis quelque chose pour sa \nfemme ou pour quelque autre personne ? \n\u2013 L\u2019un et l\u2019autre vous ont -ils fait quelque confidence de vive \nvoix ? \u00bb \n\u00ab S\u2019ils savaient quelque chose, ils ne questionneraient pas \nainsi, se dit \u00e0 lui -m\u00eame d\u2019Artagnan. Maintenant, que cherchent-\nils \u00e0 savoir ? Si le duc de Buckingh am ne se trouve point \u00e0 Paris \net s\u2019il n\u2019a pas eu ou s\u2019il ne doit point avoir quelque entrevue avec la reine. \u00bb \nD\u2019Artagnan s\u2019arr\u00eata \u00e0 cette id\u00e9e, qui, d\u2019apr\u00e8s tout ce qu\u2019il \navait entendu, ne manquait pas de probabilit\u00e9. \u2013 136 \u2013 En attendant, la sourici\u00e8re \u00e9tait en permanence, et la vig i-\nlance de d\u2019Artagnan aussi. \nLe soir du lendemain de l\u2019arrestation du pauvre Bonacieux, \ncomme Athos venait de quitter d\u2019Artagnan pour se rendre chez \nM. de Tr\u00e9ville, comme neuf heures venaient de sonner, et \ncomme Planchet, qui n\u2019avait pas encore fait le lit, commen\u00e7ait sa besogne, on entendit frapper \u00e0 la porte de la rue ; aussit\u00f4t \ncette porte s\u2019ouvrit et se referma : quelqu\u2019un venait de se pre n-\ndre \u00e0 la sourici\u00e8re. \nD\u2019Artagnan s\u2019\u00e9lan\u00e7a vers l\u2019endroit d\u00e9carrel\u00e9, se coucha \nventre \u00e0 terre et \u00e9couta. \nDes cris retentirent bient\u00f4t, puis des g\u00e9missements qu\u2019on \ncherchait \u00e0 \u00e9touffer. D\u2019interrogatoire, il n\u2019en \u00e9tait pas question. \n\u00ab Diable ! se dit d\u2019Artagnan, il me semble que c\u2019est une \nfemme : on la fouille, elle r\u00e9siste, \u2013 on la violente, \u2013 les mis \u00e9-\nrables ! \u00bb \nEt d\u2019Artagnan, malgr\u00e9 sa prudence, se tenait \u00e0 quatre pour \nne pas se m\u00ealer \u00e0 la sc\u00e8ne qui se passait au -dessous de lui. \n\u00ab Mais je vous dis que je suis la ma\u00eetresse de la maison, \nmessieurs ; je vous dis que je suis Mme Bonacieux, je vous dis \nque j\u2019appartiens \u00e0 la reine ! \u00bb s\u2019\u00e9criait la malheureuse femme. \n\u00ab Mme Bonacieux ! murmura d\u2019Artagnan ; serais -je assez \nheureux pour avoir trouv\u00e9 ce que tout le monde cherche ? \u00bb \n\u00ab C\u2019est justement vous que nous attendions \u00bb, reprirent les \ninterrogateurs. \nLa voi x devint de plus en plus \u00e9touff\u00e9e : un mouvement \ntumultueux fit retentir les boiseries. La victime r\u00e9sistait autant \nqu\u2019une femme peut r\u00e9sister \u00e0 quatre hommes. \n\u00ab Pardon, messieurs, par\u2026 \u00bb, murmura la voix, qui ne fit \nplus entendre que des sons inarticul\u00e9s. \u2013 137 \u2013 \u00ab Ils la b\u00e2illonnent, ils vont l\u2019entra\u00eener, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan \nen se redressant comme par un ressort. Mon \u00e9p\u00e9e ; bon, elle est \n\u00e0 mon c\u00f4t\u00e9. Planchet ! \n\u2013 Monsieur ? \n\u2013 Cours chercher Athos, Porthos et Aramis. L\u2019un des trois \nsera s\u00fbrement chez lui, peut -\u00eatre tous les trois seront -ils re n-\ntr\u00e9s. Qu\u2019ils prennent des armes, qu\u2019ils viennent, qu\u2019ils acco u-\nrent. Ah ! je me souviens, Athos est chez M. de Tr\u00e9ville. \n\u2013 Mais o\u00f9 allez -vous, monsieur, o\u00f9 allez -vous ? \n\u2013 Je descends par la fen\u00eatre, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, afin d\u2019\u00eat re \nplus t\u00f4t arriv\u00e9 ; toi, remets les carreaux, balaie le plancher, sors \npar la porte et cours o\u00f9 je te dis. \n\u2013 Oh ! monsieur, monsieur, vous allez vous tuer, s\u2019\u00e9cria \nPlanchet. \n\u2013 Tais -toi, imb\u00e9cile \u00bb, dit d\u2019Artagnan. Et s\u2019accrochant de la \nmain au rebord de s a fen\u00eatre, il se laissa tomber du premier \n\u00e9tage, qui heureusement n\u2019\u00e9tait pas \u00e9lev\u00e9, sans se faire une \n\u00e9corchure. \nPuis il alla aussit\u00f4t frapper \u00e0 la porte en murmurant : \n\u00ab Je vais me faire prendre \u00e0 mon tour dans la sourici\u00e8re, et \nmalheur aux chats qui se frotteront \u00e0 pareille souris. \u00bb \n\u00c0 peine le marteau eut -il r\u00e9sonn\u00e9 sous la main du jeune \nhomme, que le tumulte cessa, que des pas s\u2019approch\u00e8rent, que \nla porte s\u2019ouvrit, et que d\u2019Artagnan, l\u2019\u00e9p\u00e9e nue, s\u2019\u00e9lan\u00e7a dans \nl\u2019appartement de ma\u00eetre Bonacieux, dont la porte, sans doute \nmue par un ressort, se referma d\u2019elle -m\u00eame sur lui. \nAlors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de \nBonacieux et les voisins les plus proches entendirent de grands cris, des tr\u00e9pignements, un cliquetis d\u2019\u00e9p\u00e9es et un bruit prolo n-\ng\u00e9 de meubles. Puis, un moment apr\u00e8s, ceux qui, surpris par ce bruit, s\u2019\u00e9taient mis aux fen\u00eatres pour en conna\u00eetre la cause, p u-\u2013 138 \u2013 rent voir la porte se rouvrir et quatre hommes v\u00eatus de noir non \npas en sortir, mais s\u2019envoler comme des corbeaux effarouch\u00e9s, \nlaissant par terre et aux angles des tables des plumes de leurs \nailes, c\u2019est -\u00e0-dire des loques de leurs habits et des bribes de \nleurs manteaux. \nD\u2019Artagnan \u00e9tait vainqueur sans beaucoup de peine, il faut \nle dire, car un seul des alguazils \u00e9tait arm\u00e9, encore s e d\u00e9fendit -il \npour la forme. Il est vrai que les trois autres avaient essay\u00e9 \nd\u2019assommer le jeune homme avec les chaises, les tabourets et \nles poteries ; mais deux ou trois \u00e9gratignures faites par la flam-\nberge du Gascon les avaient \u00e9pouvant\u00e9s. Dix minutes a vaient \nsuffi \u00e0 leur d\u00e9faite et d\u2019Artagnan \u00e9tait rest\u00e9 ma\u00eetre du champ de \nbataille. \nLes voisins, qui avaient ouvert leurs fen\u00eatres avec le sang -\nfroid particulier aux habitants de Paris dans ces temps \nd\u2019\u00e9meutes et de rixes perp\u00e9tuelles, les referm\u00e8rent d\u00e8s q u\u2019ils \neurent vu s\u2019enfuir les quatre hommes noirs : leur instinct leur \ndisait que, pour le moment, tout \u00e9tait fini. \nD\u2019ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd\u2019hui on \nse couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg. \nD\u2019Artagnan, rest\u00e9 seu l avec Mme Bonacieux, se retourna \nvers elle : la pauvre femme \u00e9tait renvers\u00e9e sur un fauteuil et \u00e0 \ndemi \u00e9vanouie. D\u2019Artagnan l\u2019examina d\u2019un coup d\u2019\u0153il rapide. \nC\u2019\u00e9tait une charmante femme de vingt -cinq \u00e0 vingt -six ans, \nbrune avec des yeux bleus, ayant un ne z l\u00e9g\u00e8rement retrouss\u00e9, \ndes dents admirables, un teint marbr\u00e9 de rose et d\u2019opale. L\u00e0 c e-\npendant s\u2019arr\u00eataient les signes qui pouvaient la faire confondre avec une grande dame. Les mains \u00e9taient blanches, mais sans \nfinesse : les pieds n\u2019annon\u00e7aient pas la fem me de qualit\u00e9. He u-\nreusement d\u2019Artagnan n\u2019en \u00e9tait pas encore \u00e0 se pr\u00e9occuper de ces d\u00e9tails. \nTandis que d\u2019Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en \n\u00e9tait aux pieds, comme nous l\u2019avons dit, il vit \u00e0 terre un fin \nmouchoir de batiste, qu\u2019il ramassa selon son ha bitude, et au \u2013 139 \u2013 coin duquel il reconnut le m\u00eame chiffre qu\u2019il avait vu au mo u-\nchoir qui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis. \nDepuis ce temps, d\u2019Artagnan se m\u00e9fiait des mouchoirs a r-\nmori\u00e9s ; il remit donc sans rien dire celui qu\u2019il avait ramass\u00e9 \ndans la poche de Mme Bonacieux. En ce moment, \nMme Bonacieux reprenait ses sens. Elle ouvrit les yeux, regarda \navec terreur autour d\u2019elle, vit que l\u2019appartement \u00e9tait vide, et \nqu\u2019elle \u00e9tait seule avec son lib\u00e9rateur. Elle lui tendit aussit\u00f4t les \nmains en so uriant. Mme Bonacieux avait le plus charmant so u-\nrire du monde. \n\u00ab Ah ! monsieur ! dit -elle, c\u2019est vous qui m\u2019avez sauv\u00e9e ; \npermettez -moi que je vous remercie. \n\u2013 Madame, dit d\u2019Artagnan, je n\u2019ai fait que ce que tout ge n-\ntilhomme e\u00fbt fait \u00e0 ma place, vous ne me devez donc aucun r e-\nmerciement. \n\u2013 Si fait, monsieur, si fait, et j\u2019esp\u00e8re vous prouver que vous \nn\u2019avez pas rendu service \u00e0 une ingrate. Mais que me voulaient \ndonc ces hommes, que j\u2019ai pris d\u2019abord pour des voleurs, et \npourquoi M. Bonacieux n\u2019est -il point i ci ? \n\u2013 Madame, ces hommes \u00e9taient bien autrement dangereux \nque ne pourraient \u00eatre des voleurs, car ce sont des agents de \nM. le cardinal, et quant \u00e0 votre mari, M. Bonacieux, il n\u2019est point \nici parce qu\u2019hier on est venu le prendre pour le conduire \u00e0 la Bastille. \n\u2013 Mon mari \u00e0 la Bastille ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux, oh ! mon \nDieu ! qu\u2019a -t-il donc fait ? pauvre cher homme ! lui, l\u2019innocence \nm\u00eame ! \u00bb \nEt quelque chose comme un sourire per\u00e7ait sur la figure \nencore tout effray\u00e9e de la jeune femme. \n\u00ab Ce qu\u2019il a fait, m adame ? dit d\u2019Artagnan. Je crois que son \nseul crime est d\u2019avoir \u00e0 la fois le bonheur et le malheur d\u2019\u00eatre votre mari. \u2013 140 \u2013 \u2013 Mais, monsieur, vous savez donc\u2026 \n\u2013 Je sais que vous avez \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9e, madame. \n\u2013 Et par qui ? Le savez -vous ? Oh ! si vous le savez, dite s-le-\nmoi. \n\u2013 Par un homme de quarante \u00e0 quarante -cinq ans, aux \ncheveux noirs, au teint basan\u00e9, avec une cicatrice \u00e0 la tempe \ngauche. \n\u2013 C\u2019est cela, c\u2019est cela ; mais son nom ? \n\u2013 Ah ! son nom ? c\u2019est ce que j\u2019ignore. \n\u2013 Et mon mari savait -il que j\u2019avais \u00e9t\u00e9 en lev\u00e9e ? \n\u2013 Il en avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu par une lettre que lui avait \u00e9crite \nle ravisseur lui -m\u00eame. \n\u2013 Et soup\u00e7onne -t-il, demanda Mme Bonacieux avec e m-\nbarras, la cause de cet \u00e9v\u00e9nement ? \n\u2013 Il l\u2019attribuait, je crois, \u00e0 une cause politique. \n\u2013 J\u2019en ai dout\u00e9 d\u2019abord, et maintenant je le pense comme \nlui. Ainsi donc, ce cher M. Bonacieux ne m\u2019a pas soup\u00e7onn\u00e9e un \nseul instant\u2026? \n\u2013 Ah ! loin de l\u00e0, madame, il \u00e9tait trop fier de votre sagesse \net surtout de votre amour. \u00bb \nUn second sourire presque imperceptible effleura les l \u00e8vres \nros\u00e9es de la belle jeune femme. \n\u00ab Mais, continua d\u2019Artagnan, comment vous \u00eates -vous e n-\nfuie ? \n\u2013 J\u2019ai profit\u00e9 d\u2019un moment o\u00f9 l\u2019on m\u2019a laiss\u00e9e seule, et \ncomme je savais depuis ce matin \u00e0 quoi m\u2019en tenir sur mon e n-\nl\u00e8vement, \u00e0 l\u2019aide de mes draps je suis descendue par la fen\u00eatre ; \nalors, comme je croyais mon mari ici, je suis accourue. \u2013 141 \u2013 \u2013 Pour vous mettre sous sa protection ? \n\u2013 Oh ! non, pauvre cher homme, je savais bien qu\u2019il \u00e9tait \nincapable de me d\u00e9fendre ; mais comme il pouvait nous servir \u00e0 \nautre chose, je voulais le pr\u00e9venir. \n\u2013 De quoi ? \n\u2013 Oh ! ceci n\u2019est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le \ndire. \n\u2013 D\u2019ailleurs, dit d\u2019Artagnan (pardon, madame, si, tout \ngarde que je suis, je vous rappelle \u00e0 la prudence), d\u2019ailleurs je \ncrois que nous ne sommes pas i ci en lieu opportun pour faire \ndes confidences. Les hommes que j\u2019ai mis en fuite vont revenir avec main -forte ; s\u2019ils nous retrouvent ici nous sommes perdus. \nJ\u2019ai bien fait pr\u00e9venir trois de mes amis, mais qui sait si on les aura trouv\u00e9s chez eux ! \n\u2013 Oui, oui, vous avez raison, s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux e f-\nfray\u00e9e ; fuyons, sauvons -nous. \u00bb \n\u00c0 ces mots, elle passa son bras sous celui de d\u2019Artagnan et \nl\u2019entra\u00eena vivement. \n\u00ab Mais o\u00f9 fuir ? dit d\u2019Artagnan, o\u00f9 nous sauver ? \n\u2013 \u00c9loignons -nous d\u2019abord de cette maison, pui s apr\u00e8s nous \nverrons. \u00bb \nEt la jeune femme et le jeune homme, sans se donner la \npeine de refermer la porte, descendirent rapidement la rue des \nFossoyeurs, s\u2019engag\u00e8rent dans la rue des Foss\u00e9s -Monsieur -le-\nPrince et ne s\u2019arr\u00eat\u00e8rent qu\u2019\u00e0 la place Saint- Sulpice. \n\u00ab Et maintenant, qu\u2019allons -nous faire, demanda \nd\u2019Artagnan, et o\u00f9 voulez -vous que je vous conduise ? \n\u2013 Je suis fort embarrass\u00e9e de vous r\u00e9pondre, je vous \nl\u2019avoue, dit Mme Bonacieux ; mon intention \u00e9tait de faire pr \u00e9-\nvenir M. de La Porte par mon mari, afin q ue M. de La Porte p\u00fbt \u2013 142 \u2013 nous dire pr\u00e9cis\u00e9ment ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 au Louvre depuis trois \njours, et s\u2019il n\u2019y avait pas danger pour moi de m\u2019y pr\u00e9senter. \n\u2013 Mais moi, dit d\u2019Artagnan, je puis aller pr\u00e9venir M. de La \nPorte. \n\u2013 Sans doute ; seulement il n\u2019y a qu\u2019u n malheur : c\u2019est \nqu\u2019on conna\u00eet M. Bonacieux au Louvre et qu\u2019on le laisserait pa s-\nser, lui, tandis qu\u2019on ne vous conna\u00eet pas, vous, et que l\u2019on vous \nfermera la porte. \n\u2013 Ah ! bah, dit d\u2019Artagnan, vous avez bien \u00e0 quelque gu i-\nchet du Louvre un concierge qui vo us est d\u00e9vou\u00e9, et qui gr\u00e2ce \u00e0 \nun mot d\u2019ordre\u2026 \u00bb \nMme Bonacieux regarda fixement le jeune homme. \n\u00ab Et si je vous donnais ce mot d\u2019ordre, dit -elle, l\u2019oublieriez -\nvous aussit\u00f4t que vous vous en seriez servi ? \n\u2013 Parole d\u2019honneur, foi de gentilhomme ! dit d\u2019Artag nan \navec un accent \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 duquel il n\u2019y avait pas \u00e0 se tromper. \n\u2013 Tenez, je vous crois ; vous avez l\u2019air d\u2019un brave jeune \nhomme, d\u2019ailleurs votre fortune est peut -\u00eatre au bout de votre \nd\u00e9vouement. \n\u2013 Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je \npourrai pour servir le roi et \u00eatre agr\u00e9able \u00e0 la reine, dit d\u2019Artagnan ; disposez donc de moi comme d\u2019un ami. \n\u2013 Mais moi, o\u00f9 me mettrez -vous pendant ce temps -l\u00e0 ? \n\u2013 N\u2019avez -vous pas une personne chez laquelle M. de La \nPorte puisse revenir vous prendre ? \n\u2013 Non, je ne veux me fier \u00e0 personne. \n\u2013 Attendez, dit d\u2019Artagnan ; nous sommes \u00e0 la porte \nd\u2019Athos. Oui, c\u2019est cela. \n\u2013 Qu\u2019est -ce qu\u2019Athos ? \u2013 143 \u2013 \u2013 Un de mes amis. \n\u2013 Mais s\u2019il est chez lui et qu\u2019il me voie ? \n\u2013 Il n\u2019y est pas, et j\u2019emporterai la clef apr\u00e8s vous av oir fait \nentrer dans son appartement. \n\u2013 Mais s\u2019il revient ? \n\u2013 Il ne reviendra pas ; d\u2019ailleurs on lui dirait que j\u2019ai amen\u00e9 \nune femme, et que cette femme est chez lui. \n\u2013 Mais cela me compromettra tr\u00e8s fort, savez -vous ! \n\u2013 Que vous importe ! on ne vous conna\u00eet pas ; d\u2019ailleurs \nnous sommes dans une situation \u00e0 passer par -dessus quelques \nconvenances ! \n\u2013 Allons donc chez votre ami. O\u00f9 demeure -t-il ? \n\u2013 Rue F\u00e9rou, \u00e0 deux pas d\u2019ici. \n\u2013 Allons. \u00bb \nEt tous deux reprirent leur course. Comme l\u2019avait pr\u00e9vu \nd\u2019Artagnan, Athos n\u2019\u00e9tait pas chez lui : il prit la clef, qu\u2019on avait \nl\u2019habitude de lui donner comme \u00e0 un ami de la maison, monta \nl\u2019escalier et introduisit Mme Bonacieux dans le petit appart e-\nment dont nous avons d\u00e9j\u00e0 fait la description. \n\u00ab Vous \u00eates chez vous, dit -il ; attendez, fermez la porte en \ndedans et n\u2019ouvrez \u00e0 personne, \u00e0 moins que vous n\u2019entendiez frapper trois coups ainsi : tenez ; et il frappa trois fois : deux \ncoups rapproch\u00e9s l\u2019un de l\u2019autre et assez forts, un coup plus di s-\ntant et plus l\u00e9ger. \n\u2013 C\u2019est bien, dit Mme Bonacieux ; maintenant, \u00e0 mon tour \nde vous donner mes instructions. \n\u2013 J\u2019\u00e9coute. \u2013 144 \u2013 \u2013 Pr\u00e9sentez -vous au guichet du Louvre, du c\u00f4t\u00e9 de la rue de \nl\u2019\u00c9chelle , et demandez Germain. \n\u2013 C\u2019est bien. Apr\u00e8s ? \n\u2013 Il vous demandera ce que vous voulez, et alors vous l ui \nr\u00e9pondrez par ces deux mots : Tours et Bruxelles. Aussit\u00f4t il se \nmettra \u00e0 vos ordres. \n\u2013 Et que lui ordonnerai -je ? \n\u2013 D\u2019aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la \nreine. \n\u2013 Et quand il l\u2019aura \u00e9t\u00e9 chercher et que M. de La Porte sera \nvenu ? \n\u2013 Vous me l\u2019enverrez. \n\u2013 C\u2019est bien, mais o\u00f9 et comment vous reverrai -je ? \n\u2013 Y tenez -vous beaucoup \u00e0 me revoir ? \n\u2013 Certainement. \n\u2013 Eh bien, reposez -vous sur moi de ce soin, et soyez tra n-\nquille. \n\u2013 Je compte sur votre parole. \n\u2013 Comptez -y. \u00bb \nD\u2019Artagnan salua Mme Bonacieux en lui lan\u00e7ant le coup \nd\u2019\u0153il le plus amoureux qu\u2019il lui f\u00fbt possible de concentrer sur sa \ncharmante petite personne, et tandis qu\u2019il descendait l\u2019escalier, \nil entendit la porte se fermer derri\u00e8re lui \u00e0 double tour. En deux \nbonds il fut au Louvre : comme il entrait au guichet de \u00c9chelle , \ndix heures sonnaient. Tous les \u00e9v\u00e9nements que nous venons de raconter s\u2019\u00e9taient succ\u00e9d\u00e9 en une demi -heure. \nTout s\u2019ex\u00e9cuta comme l\u2019avait annonc\u00e9 Mme Bonacieux. Au \nmot d\u2019ordre convenu, Germain s\u2019inclina ; dix minute s apr\u00e8s, La \u2013 145 \u2013 Porte \u00e9tait dans la loge ; en deux mots, d\u2019Artagnan le mit au fait \net lui indiqua o\u00f9 \u00e9tait Mme Bonacieux. La Porte s\u2019assura par \ndeux fois de l\u2019exactitude de l\u2019adresse, et partit en courant. C e-\npendant, \u00e0 peine eut -il fait dix pas, qu\u2019il revint. \n\u00ab Jeune homme, dit -il \u00e0 d\u2019Artagnan, un conseil. \n\u2013 Lequel ? \n\u2013 Vous pourriez \u00eatre inqui\u00e9t\u00e9 pour ce qui vient de se pa s-\nser. \n\u2013 Vous croyez ? \n\u2013 Oui. Avez -vous quelque ami dont la pendule retarde ? \n\u2013 Eh bien ? \n\u2013 Allez le voir pour qu\u2019il puisse t\u00e9moigner que vous \u00e9tiez \nchez lui \u00e0 neuf heures et demie. En justice, cela s\u2019appelle un al i-\nbi. \u00bb \nD\u2019Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes \u00e0 \nson cou, il arriva chez M. de Tr\u00e9ville, mais, au lieu de passer au \nsalon avec tout le monde, il demanda \u00e0 entrer dans son cabinet. \nComme d\u2019Artagnan \u00e9tait un des habitu\u00e9s de l\u2019h\u00f4tel, on ne fit \naucune difficult\u00e9 d\u2019acc\u00e9der \u00e0 sa demande ; et l\u2019on alla pr\u00e9venir \nM. de Tr\u00e9ville que son jeune compatriote, ayant quelque chose \nd\u2019important \u00e0 lui dire, sollicitait une audience parti culi\u00e8re. Cinq \nminutes apr\u00e8s, M. de Tr\u00e9ville demandait \u00e0 d\u2019Artagnan ce qu\u2019il \npouvait faire pour son service et ce qui lui valait sa visite \u00e0 une \nheure si avanc\u00e9e. \n\u00ab Pardon, monsieur ! dit d\u2019Artagnan, qui avait profit\u00e9 du \nmoment o\u00f9 il \u00e9tait rest\u00e9 seul pour r etarder l\u2019horloge de trois \nquarts d\u2019heure ; j\u2019ai pens\u00e9 que, comme il n\u2019\u00e9tait que neuf heures \nvingt -cinq minutes, il \u00e9tait encore temps de me pr\u00e9senter chez \nvous. \n\u2013 Neuf heures vingt -cinq minutes ! s\u2019\u00e9cria M. de Tr\u00e9ville en \nregardant sa pendule ; mais c\u2019est impossible ! \u2013 146 \u2013 \u2013 Voyez plut\u00f4t, monsieur, dit d\u2019Artagnan, voil\u00e0 qui fait foi. \n\u2013 C\u2019est juste, dit M. de Tr\u00e9ville, j\u2019aurais cru qu\u2019il \u00e9tait plus \ntard. Mais voyons, que me voulez -vous ? \u00bb \nAlors d\u2019Artagnan fit \u00e0 M. de Tr\u00e9ville une longue histoire sur \nla reine. I l lui exposa les craintes qu\u2019il avait con\u00e7ues \u00e0 l\u2019\u00e9gard de \nSa Majest\u00e9 ; il lui raconta ce qu\u2019il avait entendu dire des projets \ndu cardinal \u00e0 l\u2019endroit de Buckingham, et tout cela avec une \ntranquillit\u00e9 et un aplomb dont M. de Tr\u00e9ville fut d\u2019autant mieux \nla dupe, que lui -m\u00eame, comme nous l\u2019avons dit, avait remarqu\u00e9 \nquelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et la reine. \n\u00c0 dix heures sonnant, d\u2019Artagnan quitta M. de Tr\u00e9ville, qui \nle remercia de ses renseignements, lui recommanda d\u2019avoir to u-\njours \u00e0 c\u0153ur le service du roi et de la reine, et qui rentra dans le \nsalon. Mais, au bas de l\u2019escalier, d\u2019Artagnan se souvint qu\u2019il avait oubli\u00e9 sa canne : en cons\u00e9quence, il remonta pr\u00e9cipita m-\nment, rentra dans le cabinet, d\u2019un tour de doigt remit la pendule \u00e0 son heu re, pour qu\u2019on ne p\u00fbt pas s\u2019apercevoir, le lendemain, \nqu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9rang\u00e9e, et s\u00fbr d\u00e9sormais qu\u2019il y avait un t \u00e9-\nmoin pour prouver son alibi, il descendit l\u2019escalier et se trouva \nbient\u00f4t dans la rue. \u2013 147 \u2013 CHAPITRE XI \nL\u2019INTRIGUE SE NOUE \n \nSa visite faite \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, d\u2019Artagnan prit, tout pensif, \nle plus long pour rentrer chez lui. \n\u00c0 quoi pensait d\u2019Artagnan, qu\u2019il s\u2019\u00e9cartait ainsi de sa route, \nregardant les \u00e9toiles du ciel, et tant\u00f4t soupirant tant\u00f4t souriant ? \nIl pensait \u00e0 Mme Bonacieux. Pour un apprent i mousqu e-\ntaire, la jeune femme \u00e9tait presque une id\u00e9alit\u00e9 amoureuse. J o-\nlie, myst\u00e9rieuse, initi\u00e9e \u00e0 presque tous les secrets de cour, qui \nrefl\u00e9taient tant de charmante gravit\u00e9 sur ses traits gracieux, elle \n\u00e9tait soup\u00e7onn\u00e9e de n\u2019\u00eatre pas insensible, ce qui e st un attrait \nirr\u00e9sistible pour les amants novices ; de plus, d\u2019Artagnan l\u2019avait \nd\u00e9livr\u00e9e des mains de ces d\u00e9mons qui voulaient la fouiller et la \nmaltraiter, et cet important service avait \u00e9tabli entre elle et lui \nun de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facil e-\nment un plus tendre caract\u00e8re. \nD\u2019Artagnan se voyait d\u00e9j\u00e0, tant les r\u00eaves marchent vite sur \nles ailes de l\u2019imagination, accost\u00e9 par un messager de la jeune \nfemme qui lui remettait quelque billet de rendez -vous, une \ncha\u00eene d\u2019or ou un diama nt. Nous avons dit que les jeunes cav a-\nliers recevaient sans honte de leur roi ; ajoutons qu\u2019en ce temps \nde facile morale, ils n\u2019avaient pas plus de vergogne \u00e0 l\u2019endroit de \nleurs ma\u00eetresses, et que celles -ci leur laissaient presque toujours \nde pr\u00e9cieux et d urables souvenirs, comme si elles eussent essay\u00e9 \nde conqu\u00e9rir la fragilit\u00e9 de leurs sentiments par la solidit\u00e9 de \nleurs dons. \nOn faisait alors son chemin par les femmes, sans en rougir. \nCelles qui n\u2019\u00e9taient que belles donnaient leur beaut\u00e9, et de l\u00e0 \nvient sans doute le proverbe, que la plus belle fille du monde ne \u2013 148 \u2013 peut donner que ce qu\u2019elle a. Celles qui \u00e9taient riches donnaient \nen outre une partie de leur argent, et l\u2019on pourrait citer bon \nnombre de h\u00e9ros de cette galante \u00e9poque qui n\u2019eussent gagn\u00e9 ni \nleurs \u00e9perons d\u2019abord, ni leurs batailles ensuite, sans la bourse \nplus ou moins garnie que leur ma\u00eetresse attachait \u00e0 l\u2019ar\u00e7on de \nleur selle. \nD\u2019Artagnan ne poss\u00e9dait rien ; l\u2019h\u00e9sitation du provincial, \nvernis l\u00e9ger, fleur \u00e9ph\u00e9m\u00e8re, duvet de la p\u00eache, s\u2019\u00e9tait \u00e9va por\u00e9e \nau vent des conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires \ndonnaient \u00e0 leur ami. D\u2019Artagnan, suivant l\u2019\u00e9trange coutume du \ntemps, se regardait \u00e0 Paris comme en campagne, et cela ni plus \nni moins que dans les Flandres : l\u2019Espagnol l\u00e0 -bas, la femme ici. \nC\u2019\u00e9tait partout un ennemi \u00e0 combattre, des contributions \u00e0 \nfrapper. \nMais, disons -le, pour le moment d\u2019Artagnan \u00e9tait m\u00fb d\u2019un \nsentiment plus noble et plus d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9. Le mercier lui avait \ndit qu\u2019il \u00e9tait riche ; le jeune homme avait pu deviner qu\u2019av ec un \nniais comme l\u2019\u00e9tait M. Bonacieux, ce devait \u00eatre la femme qui \ntenait la clef de la bourse. Mais tout cela n\u2019avait influ\u00e9 en rien \nsur le sentiment produit par la vue de Mme Bonacieux, et \nl\u2019int\u00e9r\u00eat \u00e9tait rest\u00e9 \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9tranger \u00e0 ce commencement d\u2019am our qui en avait \u00e9t\u00e9 la suite. Nous disons : \u00e0 peu pr\u00e8s, car \nl\u2019id\u00e9e qu\u2019une jeune femme, belle, gracieuse, spirituelle, est riche en m\u00eame temps, n\u2019\u00f4te rien \u00e0 ce commencement d\u2019amour, et tout \nau contraire le corrobore. \nIl y a dans l\u2019aisance une foule de soins et de caprices arist o-\ncratiques qui vont bien \u00e0 la beaut\u00e9. Un bas fin et blanc, une robe \nde soie, une guimpe de dentelle, un joli soulier au pied, un frais \nruban sur la t\u00eate, ne font point jolie une femme laide, mais font \nbelle une femme jolie, sans compt er les mains qui gagnent \u00e0 \ntout cela ; les mains, chez les femmes surtout, ont besoin de re s-\nter oisives pour rester belles. \nPuis d\u2019Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous \nn\u2019avons pas cach\u00e9 l\u2019\u00e9tat de sa fortune, d\u2019Artagnan n\u2019\u00e9tait pas un \nmillio nnaire ; il esp\u00e9rait bien le devenir un jour, mais le temps \u2013 149 \u2013 qu\u2019il se fixait lui -m\u00eame pour cet heureux changement \u00e9tait assez \n\u00e9loign\u00e9. En attendant, quel d\u00e9sespoir que de voir une femme \nqu\u2019on aime d\u00e9sirer ces mille riens dont les femmes composent \nleur bonhe ur, et de ne pouvoir lui donner ces mille riens ! Au \nmoins, quand la femme est riche et que l\u2019amant ne l\u2019est pas, ce \nqu\u2019il ne peut lui offrir elle se l\u2019offre elle -m\u00eame ; et quoique ce \nsoit ordinairement avec l\u2019argent du mari qu\u2019elle se passe cette \njouissance, il est rare que ce soit \u00e0 lui qu\u2019en revienne la reco n-\nnaissance. \nPuis d\u2019Artagnan, dispos\u00e9 \u00e0 \u00eatre l\u2019amant le plus tendre, \u00e9tait \nen attendant un ami tr\u00e8s d\u00e9vou\u00e9. Au milieu de ses projets \namoureux sur la femme du mercier, il n\u2019oubliait pas les siens. La \njolie Mme Bonacieux \u00e9tait femme \u00e0 promener dans la plaine \nSaint -Denis ou dans la foire Saint- Germain en compagnie \nd\u2019Athos, de Porthos et d\u2019Aramis, auxquels d\u2019Artagnan serait fier \nde montrer une telle conqu\u00eate. Puis, quand on a march\u00e9 lon g-\ntemps, la faim arriv e ; d\u2019Artagnan depuis quelque temps avait \nremarqu\u00e9 cela. On ferait de ces petits d\u00eeners charmants o\u00f9 l\u2019on \ntouche d\u2019un c\u00f4t\u00e9 la main d\u2019un ami, et de l\u2019autre le pied d\u2019une \nma\u00eetresse. Enfin, dans les moments pressants, dans les posi-\ntions extr\u00eames, d\u2019Artagnan s erait le sauveur de ses amis. \nEt M. Bonacieux, que d\u2019Artagnan avait pouss\u00e9 dans les \nmains des sbires en le reniant bien haut et \u00e0 qui il avait promis \ntout bas de le sauver ? Nous devons avouer \u00e0 nos lecteurs que \nd\u2019Artagnan n\u2019y songeait en aucune fa\u00e7on, ou que, s\u2019il y songeait, c\u2019\u00e9tait pour se dire qu\u2019il \u00e9tait bien o\u00f9 il \u00e9tait, quelque part qu\u2019il \nf\u00fbt. L\u2019amour est la plus \u00e9go\u00efste de toutes les passions. \nCependant, que nos lecteurs se rassurent : si d\u2019Artagnan \noublie son h\u00f4te ou fait semblant de l\u2019oublier, sou s pr\u00e9texte qu\u2019il \nne sait pas o\u00f9 on l\u2019a conduit, nous ne l\u2019oublions pas, nous, et \nnous savons o\u00f9 il est. Mais pour le moment faisons comme le \nGascon amoureux. Quant au digne mercier, nous reviendrons \u00e0 \nlui plus tard. \nD\u2019Artagnan, tout en r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 ses futures amours, tout \nen parlant \u00e0 la nuit, tout en souriant aux \u00e9toiles, remontait la \u2013 150 \u2013 rue du Cherche -Midi ou Chasse -Midi, ainsi qu\u2019on l\u2019appelait \nalors. Comme il se trouvait dans le quartier d\u2019Aramis, l\u2019id\u00e9e lui \n\u00e9tait venue d\u2019aller faire une visite \u00e0 son am i, pour lui donner \nquelques explications sur les motifs qui lui avaient fait envoyer Planchet avec invitation de se rendre imm\u00e9diatement \u00e0 la sour i-\nci\u00e8re. Or, si Aramis s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9 chez lui lorsque Planchet y \u00e9tait venu, il avait sans aucun doute couru r ue des Fossoyeurs, \net n\u2019y trouvant personne que ses deux autres compagnons peut -\n\u00eatre, ils n\u2019avaient d\u00fb savoir, ni les uns ni les autres, ce que cela \nvoulait dire. Ce d\u00e9rangement m\u00e9ritait donc une explication, vo i-\nl\u00e0 ce que disait tout haut d\u2019Artagnan. \nPuis, tout bas, il pensait que c\u2019\u00e9tait pour lui une occasion \nde parler de la jolie petite Mme Bonacieux, dont son esprit, si-\nnon son c\u0153ur, \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 tout plein. Ce n\u2019est pas \u00e0 propos d\u2019un \npremier amour qu\u2019il faut demander de la discr\u00e9tion. Ce premier \namour est accompagn\u00e9 d\u2019une si grande joie, qu\u2019il faut que cette \njoie d\u00e9borde, sans cela elle vous \u00e9toufferait. \nParis depuis deux heures \u00e9tait sombre et commen\u00e7ait \u00e0 se \nfaire d\u00e9sert. Onze heures sonnaient \u00e0 toutes les horloges du fa u-\nbourg Saint -Germain, il faisait un temps doux. D\u2019Artagnan su i-\nvait une ruelle situ\u00e9e sur l\u2019emplacement o\u00f9 passe aujourd\u2019hui la \nrue d\u2019Assas, respirant les \u00e9manations embaum\u00e9es qui venaient \navec le vent de la rue de Vaugirard et qu\u2019envoyaient les jardins \nrafra\u00eechis par la ros\u00e9e du soir et par la brise de la nuit. Au loin \nr\u00e9sonnaient, assourdis cependant par de bons volets, les chants des buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine. Arr i-\nv\u00e9 au bout de la ruelle, d\u2019Artagnan tourna \u00e0 gauche. La maison qu\u2019habitait Aramis se trouvait situ\u00e9e entre la rue Cassette et la \nrue Servandoni. \nD\u2019Artagnan venait de d\u00e9passer la rue Cassette et reconnai s-\nsait d\u00e9j\u00e0 la porte de la maison de son ami, enfouie sous un ma s-\nsif de sycomores et de cl\u00e9matites qui formaient un vaste bourr e-\nlet au -dessus d\u2019elle lorsqu \u2019il aper\u00e7ut quelque chose comme une \nombre qui sortait de la rue Servandoni. Ce quelque chose \u00e9tait envelopp\u00e9 d\u2019un manteau, et d\u2019Artagnan crut d\u2019abord que c\u2019\u00e9tait \nun homme ; mais, \u00e0 la petitesse de la taille, \u00e0 l\u2019incertitude de la \u2013 151 \u2013 d\u00e9marche, \u00e0 l\u2019embarras du pas, il reconnut bient\u00f4t une femme. \nDe plus, cette femme, comme si elle n\u2019e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 bien s\u00fbre de la \nmaison qu\u2019elle cherchait, levait les yeux pour se reconna\u00eetre, \ns\u2019arr\u00eatait, retournait en arri\u00e8re, puis revenait encore. \nD\u2019Artagnan fut intrigu\u00e9. \n\u00ab Si j\u2019al lais lui offrir mes services ! pensa -t-il. \u00c0 son allure, \non voit qu\u2019elle est jeune ; peut -\u00eatre jolie. Oh ! oui. Mais une \nfemme qui court les rues \u00e0 cette heure ne sort gu\u00e8re que pour \naller rejoindre son amant. Peste ! si j\u2019allais troubler les rendez -\nvous, ce serait une mauvaise porte pour entrer en relations. \u00bb \nCependant, la jeune femme s\u2019avan\u00e7ait toujours, comptant \nles maisons et les fen\u00eatres. Ce n\u2019\u00e9tait, au reste, chose ni longue, ni difficile. Il n\u2019y avait que trois h\u00f4tels dans cette partie de la \nrue, et deux fen\u00eatres ayant vue sur cette rue ; l\u2019une \u00e9tait celle \nd\u2019un pavillon parall\u00e8le \u00e0 celui qu\u2019occupait Aramis, l\u2019autre \u00e9tait \ncelle d\u2019Aramis lui -m\u00eame. \n\u00ab Pardieu ! se dit d\u2019Artagnan, auquel la ni\u00e8ce du th\u00e9ologien \nrevenait \u00e0 l\u2019esprit ; pardieu ! il serait dr\u00f4 le que cette colombe \nattard\u00e9e cherch\u00e2t la maison de notre ami. Mais sur mon \u00e2me, \ncela y ressemble fort. Ah ! mon cher Aramis, pour cette fois, j\u2019en \nveux avoir le c\u0153ur net. \u00bb \nEt d\u2019Artagnan, se faisant le plus mince qu\u2019il put, s\u2019abrita \ndans le c\u00f4t\u00e9 le plus o bscur de la rue, pr\u00e8s d\u2019un banc de pierre \nsitu\u00e9 au fond d\u2019une niche. \nLa jeune femme continua de s\u2019avancer, car outre la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 \nde son allure, qui l\u2019avait trahie, elle venait de faire entendre une petite toux qui d\u00e9non\u00e7ait une voix des plus fra\u00eeches. D\u2019Ar tagnan \npensa que cette toux \u00e9tait un signal. \nCependant, soit qu\u2019on e\u00fbt r\u00e9pondu \u00e0 cette toux par un \nsigne \u00e9quivalent qui avait fix\u00e9 les irr\u00e9solutions de la nocturne \nchercheuse, soit que sans secours \u00e9tranger elle e\u00fbt reconnu \nqu\u2019elle \u00e9tait arriv\u00e9e au bout de sa course, elle s\u2019approcha r\u00e9s o-\nlument du volet d\u2019Aramis et frappa \u00e0 trois intervalles \u00e9gaux avec \nson doigt recourb\u00e9. \u2013 152 \u2013 \u00ab C\u2019est bien chez Aramis, murmura d\u2019Artagnan. Ah ! mon-\nsieur l\u2019hypocrite ! je vous y prends \u00e0 faire de la th\u00e9ologie ! \u00bb \nLes trois coups \u00e9ta ient \u00e0 peine frapp\u00e9s, que la crois\u00e9e int \u00e9-\nrieure s\u2019ouvrit et qu\u2019une lumi\u00e8re parut \u00e0 travers les vitres du \nvolet. \n\u00ab Ah ! ah ! fit l\u2019\u00e9couteur non pas aux portes, mais aux f e-\nn\u00eatres, ah ! la visite \u00e9tait attendue. Allons, le volet va s\u2019ouvrir et \nla dame entrera par escalade. Tr\u00e8s bien ! \u00bb \nMais, au grand \u00e9tonnement de d\u2019Artagnan, le volet resta \nferm\u00e9. De plus, la lumi\u00e8re qui avait flamboy\u00e9 un instant, disp a-\nrut, et tout rentra dans l\u2019obscurit\u00e9. \nD\u2019Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et cont i-\nnua de regar der de tous ses yeux et d\u2019\u00e9couter de toutes ses \noreilles. \nIl avait raison : au bout de quelques secondes, deux coups \nsecs retentirent dans l\u2019int\u00e9rieur. \nLa jeune femme de la rue r\u00e9pondit par un seul coup, et le \nvolet s\u2019entrouvrit. \nOn juge si d\u2019Artagnan rega rdait et \u00e9coutait avec avidit\u00e9. \nMalheureusement, la lumi\u00e8re avait \u00e9t\u00e9 transport\u00e9e dans un \nautre appartement. Mais les yeux du jeune homme s\u2019\u00e9taient h a-\nbitu\u00e9s \u00e0 la nuit. D\u2019ailleurs les yeux des Gascons ont, \u00e0 ce qu\u2019on \nassure, comme ceux des chats, la propri\u00e9 t\u00e9 de voir pendant la \nnuit. \nD\u2019Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche \nun objet blanc qu\u2019elle d\u00e9ploya vivement et qui prit la forme d\u2019un \nmouchoir. Cet objet d\u00e9ploy\u00e9, elle en fit remarquer le coin \u00e0 son \ninterlocuteur. \nCela rappela \u00e0 d\u2019Artagnan ce mouchoir qu\u2019il avait trouv\u00e9 \naux pieds de Mme Bonacieux, lequel lui avait rappel\u00e9 celui qu\u2019il \navait trouv\u00e9 aux pieds d\u2019Aramis. \u2013 153 \u2013 \u00ab Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? \u00bb \nPlac\u00e9 o\u00f9 il \u00e9tait, d\u2019Artagnan ne pouvait voir le visage \nd\u2019Aramis, nous di sons d\u2019Aramis, parce que le jeune homme ne \nfaisait aucun doute que ce f\u00fbt son ami qui dialogu\u00e2t de \nl\u2019int\u00e9rieur avec la dame de l\u2019ext\u00e9rieur ; la curiosit\u00e9 l\u2019emporta \ndonc sur la prudence, et, profitant de la pr\u00e9occupation dans l a-\nquelle la vue du mouchoir par aissait plonger les deux perso n-\nnages que nous avons mis en sc\u00e8ne, il sortit de sa cachette, et prompt comme l\u2019\u00e9clair, mais \u00e9touffant le bruit de ses pas, il alla \nse coller \u00e0 un angle de la muraille, d\u2019o\u00f9 son \u0153il pouvait parfa i-\ntement plonger dans l\u2019int\u00e9rieu r de l\u2019appartement d\u2019Aramis. \nArriv\u00e9 l\u00e0, d\u2019Artagnan pensa jeter un cri de surprise : ce \nn\u2019\u00e9tait pas Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c\u2019\u00e9tait \nune femme. Seulement, d\u2019Artagnan y voyait assez pour reco n-\nna\u00eetre la forme de ses v\u00eatements, mais pas assez pour distinguer \nses traits. \nAu m\u00eame instant, la femme de l\u2019appartement tira un s e-\ncond mouchoir de sa poche, et l\u2019\u00e9changea avec celui qu\u2019on v e-\nnait de lui montrer. Puis, quelques mots furent prononc\u00e9s entre \nles deux femmes. Enfin le volet se referma ; la femme qui se \ntrouvait \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur de la fen\u00eatre se retourna, et vint passer \u00e0 \nquatre pas de d\u2019Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante ; \nmais la pr\u00e9caution avait \u00e9t\u00e9 prise trop tard, d\u2019Artagnan avait \nd\u00e9j\u00e0 r econnu Mme Bonacieux. \nMme Bonacieux ! Le so up\u00e7on que c\u2019\u00e9tait elle lui avait d\u00e9j\u00e0 \ntravers\u00e9 l\u2019esprit quand elle avait tir\u00e9 le mouchoir de sa poche ; \nmais quelle probabilit\u00e9 que Mme Bonacieux qui avait envoy\u00e9 \nchercher M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au \nLouvre, cour\u00fbt les rues de Paris seule \u00e0 onze heures et demie du \nsoir, au risque de se faire enlever une seconde fois ? \nIl fallait donc que ce f\u00fbt pour une affaire bien importante ; \net quelle est l\u2019affaire importante d\u2019une femme de vingt -cinq \nans ? L\u2019amour. \u2013 154 \u2013 Mais \u00e9tait -ce pour son compte o u pour le compte d\u2019une \nautre personne qu\u2019elle s\u2019exposait \u00e0 de semblables hasards ? Vo i-\nl\u00e0 ce que se demandait \u00e0 lui -m\u00eame le jeune homme, que le d\u00e9-\nmon de la jalousie mordait au c\u0153ur ni plus ni moins qu\u2019un \namant en titre. \nIl y avait, au reste, un moyen bien s imple de s\u2019assurer o\u00f9 \nallait Mme Bonacieux : c\u2019\u00e9tait de la suivre. Ce moyen \u00e9tait si \nsimple, que d\u2019Artagnan l\u2019employa tout naturellement et \nd\u2019instinct. \nMais, \u00e0 la vue du jeune homme qui se d\u00e9tachait de la m u-\nraille comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu\u2019elle \nentendit retentir derri\u00e8re elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri \net s\u2019enfuit. \nD\u2019Artagnan courut apr\u00e8s elle. Ce n\u2019\u00e9tait pas une chose diff i-\ncile pour lui que de rejoindre une femme embarrass\u00e9e dans son manteau. Il la rejoignit donc au tiers d e la rue dans laquelle elle \ns\u2019\u00e9tait engag\u00e9e. La malheureuse \u00e9tait \u00e9puis\u00e9e, non pas de f a-\ntigue, mais de terreur, et quand d\u2019Artagnan lui posa la main sur \nl\u2019\u00e9paule, elle tomba sur un genou en criant d\u2019une voix \u00e9tra n-\ngl\u00e9e : \n\u00ab Tuez -moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. \u00bb \nD\u2019Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la \ntaille ; mais comme il sentait \u00e0 son poids qu\u2019elle \u00e9tait sur le \npoint de se trouver mal, il s\u2019empressa de la rassurer par des pr o-\ntestations de d\u00e9vouement. Ces protestations n\u2019\u00e9taie nt rien pour \nMme Bonacieux ; car de pareilles protestations peuvent se faire \navec les plus mauvaises intentions du monde ; mais la voix \u00e9tait \ntout. La jeune femme crut reconna\u00eetre le son de cette voix : elle \nrouvrit les yeux, jeta un regard sur l\u2019homme qui lui avait fait si \ngrand -peur, et, reconnaissant d\u2019Artagnan, elle poussa un cri de \njoie. \n\u00ab Oh ! c\u2019est vous, c\u2019est vous ! dit -elle ; merci, mon Dieu ! \u2013 155 \u2013 \u2013 Oui, c\u2019est moi, dit d\u2019Artagnan, moi que Dieu a envoy\u00e9 \npour veiller sur vous. \n\u2013 \u00c9tait -ce dans cette inten tion que vous me suiviez ? \u00bb de-\nmanda avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme, \ndont le caract\u00e8re un peu railleur reprenait le dessus, et chez l a-\nquelle toute crainte avait disparu du moment o\u00f9 elle avait r e-\nconnu un ami dans celui qu\u2019elle avait pr is pour un ennemi. \n\u00ab Non, dit d\u2019Artagnan, non, je l\u2019avoue ; c\u2019est le hasard qui \nm\u2019a mis sur votre route ; j\u2019ai vu une femme frapper \u00e0 la fen\u00eatre \nd\u2019un de mes amis\u2026 \n\u2013 D\u2019un de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux. \n\u2013 Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs am is. \n\u2013 Aramis ! qu\u2019est -ce que cela ? \n\u2013 Allons donc ! allez -vous me dire que vous ne connaissez \npas Aramis ? \n\u2013 C\u2019est la premi\u00e8re fois que j\u2019entends prononcer ce nom. \n\u2013 C\u2019est donc la premi\u00e8re fois que vous venez \u00e0 cette ma i-\nson ? \n\u2013 Sans doute. \n\u2013 Et vous ne sav iez pas qu\u2019elle f\u00fbt habit\u00e9e par un jeune \nhomme ? \n\u2013 Non. \n\u2013 Par un mousquetaire ? \n\u2013 Nullement. \n\u2013 Ce n\u2019est donc pas lui que vous veniez chercher ? \n\u2013 Pas le moins du monde. D\u2019ailleurs, vous l\u2019avez bien vu, la \npersonne \u00e0 qui j\u2019ai parl\u00e9 est une femme. \u2013 156 \u2013 \u2013 C\u2019est vr ai ; mais cette femme est des amies d\u2019Aramis. \n\u2013 Je n\u2019en sais rien. \n\u2013 Puisqu\u2019elle loge chez lui. \n\u2013 Cela ne me regarde pas. \n\u2013 Mais qui est -elle ? \n\u2013 Oh ! cela n\u2019est point mon secret. \n\u2013 Ch\u00e8re madame Bonacieux, vous \u00eates charmante ; mais en \nm\u00eame temps vous \u00eates la femme la plus myst\u00e9rieuse\u2026 \n\u2013 Est-ce que je perds \u00e0 cela ? \n\u2013 Non ; vous \u00eates, au contraire, adorable. Alors, donnez -\nmoi le bras. \n\u2013 Bien volontiers. Et maintenant ? \n\u2013 Maintenant, conduisez -moi. \n\u2013 O\u00f9 cela ? \n\u2013 O\u00f9 je vais. \n\u2013 Mais o\u00f9 allez -vous ? \n\u2013 Vous le v errez, puisque vous me laisserez \u00e0 la porte. \n\u2013 Faudra -t-il vous attendre ? \n\u2013 Ce sera inutile. \n\u2013 Vous reviendrez donc seule ? Peut -\u00eatre oui, peut -\u00eatre \nnon. \n\u2013 Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera -t-\nelle un homme, sera -t-elle une femme ? \n\u2013 Je n \u2019en sais rien encore. \u2013 157 \u2013 \u2013 Je le saurai bien, moi ! \n\u2013 Comment cela ? \n\u2013 Je vous attendrai pour vous voir sortir. \n\u2013 En ce cas, adieu ! \n\u2013 Comment cela ? \n\u2013 Je n\u2019ai pas besoin de vous. \n\u2013 Mais vous aviez r\u00e9clam\u00e9\u2026 \n\u2013 L\u2019aide d\u2019un gentilhomme, et non la surveillance d\u2019 un e s-\npion. \n\u2013 Le mot est un peu dur ! \n\u2013 Comment appelle -t-on ceux qui suivent les gens malgr\u00e9 \neux ? \n\u2013 Des indiscrets. \n\u2013 Le mot est trop doux. \n\u2013 Allons, madame, je vois bien qu\u2019il faut faire tout ce que \nvous voulez. \n\u2013 Pourquoi vous \u00eatre priv\u00e9 du m\u00e9rite de le faire tout de \nsuite ? \n\u2013 N\u2019y en a -t-il donc aucun \u00e0 se repentir ? \n\u2013 Et vous repentez -vous r\u00e9ellement ? \n\u2013 Je n\u2019en sais rien moi -m\u00eame. Mais ce que je sais, c\u2019est que \nje vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me \nlaissez vous accompagner jusqu\u2019o\u00f9 vous allez. \n\u2013 Et vous me quitterez apr\u00e8s ? \n\u2013 Oui. \u2013 158 \u2013 \u2013 Sans m\u2019\u00e9pier \u00e0 ma sortie ? \n\u2013 Non. \n\u2013 Parole d\u2019honneur ? \n\u2013 Foi de gentilhomme ! \n\u2013 Prenez mon bras et marchons alors. \u00bb \nD\u2019Artagnan offrit son bras \u00e0 Mme Bonacieux, qui s\u2019y su s-\npendit, moiti\u00e9 rieuse, moiti\u00e9 tremblante, et tous deux gagn\u00e8rent \nle haut de la rue de La Harpe. Arriv\u00e9e l\u00e0, la jeune femme parut \nh\u00e9siter, comme elle avait d\u00e9j\u00e0 fait dans la rue de Vaugirard. C e-\npendant, \u00e0 de certains signes, elle sembla reconna\u00eetre une \nporte ; et s\u2019approchant de cette porte : \n\u00ab Et maintenant, monsieur, dit -elle, c\u2019est ici que j\u2019ai a f-\nfaire ; mille fois merci de votre honorable compagnie, qui m\u2019a \nsauv\u00e9e de tous les dangers auxquels, seule, j\u2019eusse \u00e9t\u00e9 expos\u00e9e. \nMais le moment est venu de tenir votre parole : je suis arriv\u00e9 e \u00e0 \nma des tination. \n\u2013 Et vous n\u2019aurez plus rien \u00e0 craindre en revenant ? \n\u2013 Je n\u2019aurai \u00e0 craindre que les voleurs. \n\u2013 N\u2019est -ce donc rien ? \n\u2013 Que pourraient -ils me prendre ? je n\u2019ai pas un denier sur \nmoi. \n\u2013 Vous oubliez ce beau mouchoir brod\u00e9, armori\u00e9. \n\u2013 Lequ el ? \n\u2013 Celui que j\u2019ai trouv\u00e9 \u00e0 vos pieds et que j\u2019ai remis dans \nvotre poche. \n\u2013 Taisez -vous, taisez -vous, malheureux ! s\u2019\u00e9cria la jeune \nfemme, voulez -vous me perdre ? \u2013 159 \u2013 \u2013 Vous voyez bien qu\u2019il y a encore du danger pour vous, \npuisqu\u2019un seul mot vous fait tremb ler, et que vous avouez que, \nsi on entendait ce mot, vous seriez perdue. Ah ! tenez, madame, \ns\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant d\u2019un \nardent regard, tenez ! soyez plus g\u00e9n\u00e9reuse, confiez -vous \u00e0 moi ; \nn\u2019avez -vous donc pas lu dans mes yeux qu\u2019il n\u2019y a que d\u00e9voue-\nment et sympathie dans mon c\u0153ur ? \n\u2013 Si fait, r\u00e9pondit Mme Bonacieux ; aussi demandez -moi \nmes secrets, et je vous les dirai ; mais ceux des autres, c\u2019est \nautre chose. \n\u2013 C\u2019est bien, dit d\u2019Artagnan, je les d\u00e9couvrirai ; puisque ces \nsecrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces \nsecrets deviennent les miens. \n\u2013 Gardez -vous -en bien, s\u2019\u00e9cria la jeune femme avec un s\u00e9-\nrieux qui fit frissonner d\u2019Artagnan malgr\u00e9 lui. Oh ! ne vous m \u00ea-\nlez en rien de ce qui me regarde, ne ch erchez point \u00e0 m\u2019aider \ndans ce que j\u2019accomplis ; et cela, je vous le demande au nom de \nl\u2019int\u00e9r\u00eat que je vous inspire, au nom du service que vous m\u2019avez \nrendu ! et que je n\u2019oublierai de ma vie. Croyez bien plut\u00f4t \u00e0 ce \nque je vous dis. Ne vous occupez plus d e moi, je n\u2019existe plus \npour vous, que ce soit comme si vous ne m\u2019aviez jamais vue. \n\u2013 Aramis doit -il en faire autant que moi, madame ? dit \nd\u2019Artagnan piqu\u00e9. \n\u2013 Voil\u00e0 deux ou trois fois que vous avez prononc\u00e9 ce nom, \nmonsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais \npas. \n\u2013 Vous ne connaissez pas l\u2019homme au volet duquel vous \navez \u00e9t\u00e9 frapper. Allons donc, madame ! vous me croyez par \ntrop cr\u00e9dule, aussi ! \n\u2013 Avouez que c\u2019est pour me faire parler que vous inventez \ncette histoire, et que vous cr\u00e9ez ce personnage. \u2013 160 \u2013 \u2013 Je n\u2019invente rien, madame, je ne cr\u00e9e rien, je dis l\u2019exacte \nv\u00e9rit\u00e9. \n\u2013 Et vous dites qu\u2019un de vos amis demeure dans cette ma i-\nson ? \n\u2013 Je le dis et je le r\u00e9p\u00e8te pour la troisi\u00e8me fois, cette ma i-\nson est celle qu\u2019habite mon ami, et cet ami est Ar amis. \n\u2013 Tout cela s\u2019\u00e9claircira plus tard, murmura la jeune \nfemme : maintenant, monsieur, taisez -vous. \n\u2013 Si vous pouviez voir mon c\u0153ur tout \u00e0 d\u00e9couvert, dit \nd\u2019Artagnan, vous y liriez tant de curiosit\u00e9, que vous auriez piti\u00e9 \nde moi, et tant d\u2019amour, que vous satisferiez \u00e0 l\u2019instant m\u00eame \nma curiosit\u00e9. On n\u2019a rien \u00e0 craindre de ceux qui vous aiment. \n\u2013 Vous parlez bien vite d\u2019amour, monsieur ! dit la jeune \nfemme en secouant la t\u00eate. \n\u2013 C\u2019est que l\u2019amour m\u2019est venu vite et pour la premi\u00e8re fois, \net que je n\u2019ai pas vingt ans. \u00bb \nLa jeune femme le regarda \u00e0 la d\u00e9rob\u00e9e. \n\u00ab \u00c9coutez , je suis d\u00e9j\u00e0 sur la trace, dit d\u2019Artagnan. Il y a \ntrois mois, j\u2019ai manqu\u00e9 avoir un duel avec Aramis pour un mo u-\nchoir pareil \u00e0 celui que vous avez montr\u00e9 \u00e0 cette femme qui \u00e9tait \nchez lui, pour un mouchoir marqu\u00e9 de la m\u00eame mani\u00e8re, j\u2019en \nsuis s\u00fbr. \n\u2013 Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je \nvous le jure, avec ces questions. \n\u2013 Mais vous, si prudente, madame, songez -y, si vous \u00e9tiez \narr\u00eat\u00e9e avec ce mouchoir, et que ce mouchoir f\u00fbt saisi, ne seriez -\nvous pas compromise ? \n\u2013 Pourquoi cela, les initiales ne sont -elles pas les miennes : \nC.B., Constance Bonacieux ? \n\u2013 Ou Camille de Bois -Tracy. \u2013 161 \u2013 \u2013 Silence, monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque \nles dangers que je cours pour moi -m\u00eame n e vous arr\u00eatent pas, \nsongez \u00e0 ceux que vous pouvez courir, vous ! \n\u2013 Moi ? \n\u2013 Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie \n\u00e0 me conna\u00eetre. \n\u2013 Alors, je ne vous quitte plus. \n\u2013 Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les \nmains, mons ieur, au nom du Ciel, au nom de l\u2019honneur d\u2019un \nmilitaire, au nom de la courtoisie d\u2019un gentilhomme, \u00e9loignez -\nvous ; tenez, voil\u00e0 minuit qui sonne, c\u2019est l\u2019heure o\u00f9 l\u2019on \nm\u2019attend. \n\u2013 Madame, dit le jeune homme en s\u2019inclinant, je ne sais \nrien refuser \u00e0 qui me demande ainsi ; soyez contente, je \nm\u2019\u00e9loigne. \n\u2013 Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m\u2019\u00e9pierez pas ? \n\u2013 Je rentre chez moi \u00e0 l\u2019instant. \n\u2013 Ah ! je le savais bien, que vous \u00e9tiez un brave jeune \nhomme ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux en lui tendant une main et en \nposant l\u2019autre sur le marteau d\u2019une petite porte presque perdue \ndans la muraille. \n\u2013 D\u2019Artagnan saisit la main qu\u2019on lui tendait et la baisa ar-\ndemment. \n\u00ab Ah ! j\u2019aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s\u2019\u00e9cria \nd\u2019Artagnan avec cette brutalit\u00e9 na\u00efve que les fem mes pr\u00e9f\u00e8rent \nsouvent aux aff\u00e9teries de la politesse, parce qu\u2019elle d\u00e9couvre le \nfond de la pens\u00e9e et qu\u2019elle prouve que le sentiment l\u2019emporte \nsur la raison. \n\u2013 Eh bien, reprit Mme Bonacieux d\u2019une voix presque cares-\nsante, et en serrant la main de d\u2019Artagnan qui n\u2019avait pas aban-\u2013 162 \u2013 donn\u00e9 la sienne ; eh bien, je n\u2019en dirai pas autant que vous : ce \nqui est perdu pour aujourd\u2019hui n\u2019est pas perdu pour l\u2019avenir. \nQui sait, si lorsque je serai d\u00e9li\u00e9e un jour, je ne satisferai pas \nvotre curiosit\u00e9 ? \n\u2013 Et faites -vous la m\u00ea me promesse \u00e0 mon amour ? s\u2019\u00e9cria \nd\u2019Artagnan au comble de la joie. \n\u2013 Oh ! de ce c\u00f4t\u00e9, je ne veux point m\u2019engager, cela d\u00e9pen-\ndra des sentiments que vous saurez m\u2019inspirer. \n\u2013 Ainsi, aujourd\u2019hui, madame\u2026 \n\u2013 Aujourd\u2019hui, monsieur, je n\u2019en suis encore qu\u2019\u00e0 la re con-\nnaissance. \n\u2013 Ah ! vous \u00eates trop charmante, dit d\u2019Artagnan avec tri s-\ntesse, et vous abusez de mon amour. \n\u2013 Non, j\u2019use de votre g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, voil\u00e0 tout. Mais croyez -le \nbien, avec certaines gens tout se retrouve. \n\u2013 Oh ! vous me rendez le plus heureux des ho mmes. \nN\u2019oubliez pas cette soir\u00e9e, n\u2019oubliez pas cette promesse. \n\u2013 Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de \ntout. Eh bien, partez donc, partez, au nom du Ciel ! On \nm\u2019attendait \u00e0 minuit juste, et je suis en retard. \n\u2013 De cinq minutes. \n\u2013 Oui ; mais dans certaines circonstances, cinq minutes \nsont cinq si\u00e8cles. \n\u2013 Quand on aime. \n\u2013 Eh bien, qui vous dit que je n\u2019ai pas affaire \u00e0 un amo u-\nreux ? \n\u2013 C\u2019est un homme qui vous attend ? s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, un \nhomme ! \u2013 163 \u2013 \u2013 Allons, voil\u00e0 la discussion qui va recomm encer, fit \nMme Bonacieux avec un demi -sourire qui n\u2019\u00e9tait pas exempt \nd\u2019une certaine teinte d\u2019impatience. \n\u2013 Non, non, je m\u2019en vais, je pars ; je crois en vous, je veux \navoir tout le m\u00e9rite de mon d\u00e9vouement, ce d\u00e9vouement d\u00fbt -il \n\u00eatre une stupidit\u00e9. Adieu, m adame, adieu ! \u00bb \nEt comme s\u2019il ne se f\u00fbt senti la force de se d\u00e9tacher de la \nmain qu\u2019il tenait que par une secousse, il s\u2019\u00e9loigna tout courant, \ntandis que Mme Bonacieux frappait, comme au volet, trois \ncoups lents et r\u00e9guliers ; puis, arriv\u00e9 \u00e0 l\u2019angle de la rue, il se r e-\ntourna : la porte s\u2019\u00e9tait ouverte et referm\u00e9e, la jolie merci\u00e8re \navait disparu. \nD\u2019Artagnan continua son chemin, il avait donn\u00e9 sa parole \nde ne pas \u00e9pier Mme Bonacieux, et sa vie e\u00fbt -elle d\u00e9pendu de \nl\u2019endroit o\u00f9 elle allait se rendre, ou de la personne qui devait \nl\u2019accompagner, d\u2019Artagnan serait rentr\u00e9 chez lui, puisqu\u2019il avait \ndit qu\u2019il y rentrait. Cinq minutes apr\u00e8s, il \u00e9tait dans la rue des \nFossoyeurs. \n\u00ab Pauvre Athos, disait -il, il ne saura pas ce que cela veut \ndire. Il se sera endormi en m\u2019 attendant, ou il sera retourn\u00e9 chez \nlui, et en rentrant il aura appris qu\u2019une femme y \u00e9tait venue. \nUne femme chez Athos ! Apr\u00e8s tout, continua d\u2019Artagnan, il y en \navait bien une chez Aramis. Tout cela est fort \u00e9trange, et je s e-\nrais bien curieux de savoir c omment cela finira. \n\u2013 Mal, monsieur, mal \u00bb, r\u00e9pondit une voix que le jeune \nhomme reconnut pour celle de Planchet ; car tout en monol o-\nguant tout haut, \u00e0 la mani\u00e8re des gens tr\u00e8s pr\u00e9occup\u00e9s, il s\u2019\u00e9tait \nengag\u00e9 dans l\u2019all\u00e9e au fond de laquelle \u00e9tait l\u2019escalier qui co n-\nduisait \u00e0 sa chambre. \n\u00ab Comment, mal ? que veux -tu dire, imb\u00e9cile ? demanda \nd\u2019Artagnan, qu\u2019est -il donc arriv\u00e9 ? \n\u2013 Toutes sortes de malheurs. \u2013 164 \u2013 \u2013 Lesquels ? \n\u2013 D\u2019abord M. Athos est arr\u00eat\u00e9. \n\u2013 Arr\u00eat\u00e9 ! Athos ! arr\u00eat\u00e9 ! pourquoi ? \n\u2013 On l\u2019a trouv\u00e9 chez vou s ; on l\u2019a pris pour vous. \n\u2013 Et par qui a- t-il \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9 ? \n\u2013 Par la garde qu\u2019ont \u00e9t\u00e9 chercher les hommes noirs que \nvous avez mis en fuite. \n\u2013 Pourquoi ne s\u2019est -il pas nomm\u00e9 ? pourquoi n\u2019a -t-il pas \ndit qu\u2019il \u00e9tait \u00e9tranger \u00e0 cette affaire ? \n\u2013 Il s\u2019en est bi en gard\u00e9, monsieur ; il s\u2019est au contraire ap-\nproch\u00e9 de moi et m\u2019a dit : \u00ab C\u2019est ton ma\u00eetre qui a besoin de sa \nlibert\u00e9 en ce moment, et non pas moi, puisqu\u2019il sait tout et que \nje ne sais rien. On le croira arr\u00eat\u00e9, et cela lui donnera du temps ; \ndans trois j ours je dirai qui je suis, et il faudra bien qu\u2019on me \nfasse sortir. \u00bb \n\u2013 Bravo, Athos ! noble c\u0153ur, murmura d\u2019Artagnan, je le r e-\nconnais bien l\u00e0 ! Et qu\u2019ont fait les sbires ? \n\u2013 Quatre l\u2019ont emmen\u00e9 je ne sais o\u00f9, \u00e0 la Bastille ou au For -\nl\u2019\u00c9v\u00eaque ; deux sont r est\u00e9s avec les hommes noirs, qui ont foui l-\nl\u00e9 partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux de r-\nniers, pendant cette exp\u00e9dition, montaient la garde \u00e0 la porte ; \npuis, quand tout a \u00e9t\u00e9 fini, ils sont partis, laissant la maison vide \net tout ouvert. \n\u2013 Et Porthos et Aramis ? \n\u2013 Je ne les avais pas trouv\u00e9s, ils ne sont pas venus. \n\u2013 Mais ils peuvent venir d\u2019un moment \u00e0 l\u2019autre, car tu leur \nas fait dire que je les attendais ? \n\u2013 Oui, monsieur. \u2013 165 \u2013 \u2013 Eh bien, ne bouge pas d\u2019ici ; s\u2019ils viennent, pr\u00e9viens -les \nde ce qui m\u2019est arriv\u00e9, qu\u2019ils m\u2019attendent au cabaret de la \nPomme de Pin ; ici il y aurait danger, la maison peut \u00eatre e s-\npionn\u00e9e. Je cours chez M. de Tr\u00e9ville pour lui annoncer tout \ncela, et je les y rejoins. \n\u2013 C\u2019est bien, monsieur, dit Planchet. \n\u2013 Mais tu re steras, tu n\u2019auras pas peur ! dit d\u2019Artagnan en \nrevenant sur ses pas pour recommander le courage \u00e0 son l a-\nquais. \n\u2013 Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous ne me \nconnaissez pas encore ; je suis brave quand je m\u2019y mets, allez ; \nc\u2019est le tout de m\u2019y met tre ; d\u2019ailleurs je suis Picard. \n\u2013 Alors, c\u2019est convenu, dit d\u2019Artagnan, tu te fais tuer plut\u00f4t \nque de quitter ton poste. \n\u2013 Oui, monsieur, et il n\u2019y a rien que je ne fasse pour pro u-\nver \u00e0 monsieur que je lui suis attach\u00e9. \u00bb \n\u00ab Bon, dit en lui -m\u00eame d\u2019Artagnan , il para\u00eet que la m \u00e9-\nthode que j\u2019ai employ\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9gard de ce gar\u00e7on est d\u00e9cid\u00e9ment la \nbonne : j\u2019en userai dans l\u2019occasion. \u00bb \nEt de toute la vitesse de ses jambes, d\u00e9j\u00e0 quelque peu fat i-\ngu\u00e9es cependant par les courses de la journ\u00e9e, d\u2019Artagnan se \ndirigea ver s la rue du Colombier. \nM. de Tr\u00e9ville n\u2019\u00e9tait point \u00e0 son h\u00f4tel ; sa compagnie \u00e9tait \nde garde au Louvre ; il \u00e9tait au Louvre avec sa compagnie. \nIl fallait arriver jusqu\u2019\u00e0 M. de Tr\u00e9ville ; il \u00e9tait important \nqu\u2019il f\u00fbt pr\u00e9venu de ce qui se passait. D\u2019Artagna n r\u00e9solut \nd\u2019essayer d\u2019entrer au Louvre. Son costume de garde dans la \ncompagnie de M. des Essarts lui devait \u00eatre un passeport. \nIl descendit donc la rue des Petits -Augustins, et remonta le \nquai pour prendre le Pont -Neuf. Il avait eu un instant l\u2019id\u00e9e de \npasser le bac ; mais en arrivant au bord de l\u2019eau, il avait mach i-\u2013 166 \u2013 nalement introduit sa main dans sa poche et s\u2019\u00e9tait aper\u00e7u qu\u2019il \nn\u2019avait pas de quoi payer le passeur. \nComme il arrivait \u00e0 la hauteur de la rue Gu\u00e9n\u00e9gaud, il vit \nd\u00e9boucher de la rue Dauphine un groupe compos\u00e9 de deux per-\nsonnes et dont l\u2019allure le frappa. \nLes deux personnes qui composaient le groupe \u00e9taient : \nl\u2019un, un homme ; l\u2019autre, une femme. \nLa femme avait la tournure de Mme Bonacieux, et l\u2019homme \nressemblait \u00e0 s\u2019y m\u00e9prendre \u00e0 Aramis. \nEn outre, la femme avait cette mante noire que d\u2019Artagnan \nvoyait encore se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et \nsur la porte de la rue de La Harpe. \nDe plus, l\u2019homme portait l\u2019uniforme des mousquetaires. \nLe capuchon de la femme \u00e9tait rabattu, l\u2019homme tenait son \nmouchoir sur son visage ; tous deux, cette double pr\u00e9caution \nl\u2019indiquait, tous deux avaient donc int\u00e9r\u00eat \u00e0 n\u2019\u00eatre point reco n-\nnus. \nIls prirent le pont : c\u2019\u00e9tait le chemin de d\u2019Artagnan, puisque \nd\u2019Artagnan se rendait au Louvre ; d\u2019Artagnan les suivit. \nD\u2019Artagnan n\u2019avait pas fait vingt pas, qu\u2019il fut convaincu \nque cette femme, c\u2019\u00e9tait Mme Bonacieux, et que cet homme, \nc\u2019\u00e9tait Aramis. \nIl sentit \u00e0 l\u2019instant m\u00eame tous les soup\u00e7ons de la jalousie \nqui s\u2019agitaient dans son c\u0153ur. \nIl \u00e9tait doublement trahi et pa r son ami et par celle qu\u2019il \naimait d\u00e9j\u00e0 comme une ma\u00eetresse. Mme Bonacieux lui avait jur\u00e9 \nses grands dieux qu\u2019elle ne connaissait pas Aramis, et un quart \nd\u2019heure apr\u00e8s qu\u2019elle lui avait fait ce serment, il la retrouvait au \nbras d\u2019Aramis. \u2013 167 \u2013 D\u2019Artagnan ne r\u00e9f l\u00e9chit pas seulement qu\u2019il connaissait la \njolie merci\u00e8re depuis trois heures seulement, qu\u2019elle ne lui de-\nvait rien qu\u2019un peu de reconnaissance pour l\u2019avoir d\u00e9livr\u00e9e des \nhommes noirs qui voulaient l\u2019enlever, et qu\u2019elle ne lui avait rien \npromis. Il se regard a comme un amant outrag\u00e9, trahi, bafou\u00e9 ; \nle sang et la col\u00e8re lui mont\u00e8rent au visage, il r\u00e9solut de tout \u00e9claircir. \nLa jeune femme et le jeune homme s\u2019\u00e9taient aper\u00e7us qu\u2019ils \n\u00e9taient suivis, et ils avaient doubl\u00e9 le pas. D\u2019Artagnan prit sa course, les d\u00e9p assa, puis revint sur eux au moment o\u00f9 ils se \ntrouvaient devant la Samaritaine, \u00e9clair\u00e9e par un r\u00e9verb\u00e8re qui projetait sa lueur sur toute cette partie du pont. \nD\u2019Artagnan s\u2019arr\u00eata devant eux, et ils s\u2019arr\u00eat\u00e8rent devant \nlui. \n\u00ab Que voulez -vous, monsieur ? demanda le mousquetaire \nen reculant d\u2019un pas et avec un accent \u00e9tranger qui prouvait \u00e0 d\u2019Artagnan qu\u2019il s\u2019\u00e9tait tromp\u00e9 dans une partie de ses conje c-\ntures. \n\u2013 Ce n\u2019est pas Aramis ! s\u2019\u00e9cria -t-il. \n\u2013 Non, monsieur, ce n\u2019est point Aramis, et \u00e0 votre exclam a-\ntion j e vois que vous m\u2019avez pris pour un autre, et je vous pa r-\ndonne. \n\u2013 Vous me pardonnez ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit l\u2019inconnu. Laissez -moi donc passer, \npuisque ce n\u2019est pas \u00e0 moi que vous avez affaire. \n\u2013 Vous avez raison, monsieur, dit d\u2019Artagnan, ce n\u2019est pas \u00e0 \nvous que j\u2019ai affaire, c\u2019est \u00e0 madame. \n\u2013 \u00c0 madame ! vous ne la connaissez pas, dit l\u2019\u00e9tranger. \n\u2013 Vous vous trompez, monsieur, je la connais. \u2013 168 \u2013 \u2013 Ah ! fit Mme Bonacieux d\u2019un ton de reproche, ah mo n-\nsieur ! j\u2019avais votre parole de militaire et votr e foi de genti l-\nhomme ; j\u2019esp\u00e9rais pouvoir compter dessus. \n\u2013 Et moi, madame, dit d\u2019Artagnan embarrass\u00e9, vous \nm\u2019aviez promis\u2026 \n\u2013 Prenez mon bras, madame, dit l\u2019\u00e9tranger, et continuons \nnotre chemin. \u00bb \nCependant d\u2019Artagnan, \u00e9tourdi, atterr\u00e9, an\u00e9anti par tout ce \nqui lui arrivait, restait debout et les bras crois\u00e9s devant le \nmousquetaire et Mme Bonacieux. \nLe mousquetaire fit deux pas en avant et \u00e9carta d\u2019Artagnan \navec la main. \nD\u2019Artagnan fit un bond en arri\u00e8re et tira son \u00e9p\u00e9e. \nEn m\u00eame temps et avec la rapidit\u00e9 de l\u2019\u00e9clair, l\u2019inconnu tira \nla sienne. \n\u00ab Au nom du Ciel, Milord ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux en se j e-\ntant entre les combattants et prenant les \u00e9p\u00e9es \u00e0 pleines mains. \n\u2013 Milord ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan illumin\u00e9 d\u2019une id\u00e9e subite, \nMilord ! pardon, monsieur ; mais est -ce que vous seriez\u2026 \n\u2013 Milord duc de Buckingham, dit Mme Bonacieux \u00e0 demi -\nvoix ; et maintenant vous pouvez nous perdre tous. \n\u2013 Milord, madame, pardon, cent fois pardon ; mais je \nl\u2019aimais, Milord, et j\u2019\u00e9tais jaloux ; vous savez ce que c\u2019est que \nd\u2019aimer, Milord ; pardonnez -moi, et dites -moi comment je puis \nme faire tuer pour Votre Gr\u00e2ce. \n\u2013 Vous \u00eates un brave jeune homme, dit Buckingham en \ntendant \u00e0 d\u2019Artagnan une main que celui -ci serra respectueu-\nsement ; vous m\u2019offrez vos services, je les accepte ; suivez -nous \n\u00e0 vingt pas jusqu\u2019au Louvre ; et si quelqu\u2019un nous \u00e9pie, tuez -\nle ! \u00bb \u2013 169 \u2013 D\u2019Artagnan mit son \u00e9p\u00e9e nue sous son bras, laissa prendre \n\u00e0 Mme Bonacieux et au duc vingt pas d\u2019avance et les suivit, pr\u00eat \n\u00e0 ex\u00e9cuter \u00e0 la lettre les instructions du noble et \u00e9l\u00e9gant m i-\nnistre de Charles Ier. \nMais heureusement le jeune s\u00e9ide n\u2019eut aucune occasion de \ndonner au duc cette preuve de son d\u00e9vouement, et la jeune \nfemme et le beau mousquetaire rentr\u00e8rent au Louvre par le gu i-\nchet de l\u2019 \u00c9chelle sans avoir \u00e9t\u00e9 inqui\u00e9t\u00e9s\u2026 \nQuant \u00e0 d\u2019Arta gnan, il se rendit aussit\u00f4t au cabaret de la \nPomme de Pin, o\u00f9 il trouva Porthos et Aramis qui l\u2019attendaient. \nMais, sans leur donner d\u2019autre explication sur le d\u00e9rang e-\nment qu\u2019il leur avait caus\u00e9, il leur dit qu\u2019il avait termin\u00e9 seul \nl\u2019affaire pour laquelle il avait cru un instant avoir besoin de leur \nintervention. Et maintenant, emport\u00e9s que nous sommes par \nnotre r\u00e9cit, laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi, et \nsuivons, dans les d\u00e9tours du Louvre, le duc de Buckingham et \nson guide. \u2013 170 \u2013 CHAPITRE XII \nGEO RGES VILLIERS, DUC DE \nBUCKINGHAM \n \nMadame Bonacieux et le duc entr\u00e8rent au Louvre sans di f-\nficult\u00e9 ; Mme Bonacieux \u00e9tait connue pour appartenir \u00e0 la \nreine ; le duc portait l\u2019uniforme des mousquetaires de \nM. de Tr\u00e9ville, qui, comme nous l\u2019avons dit, \u00e9tait de garde ce \nsoir-l\u00e0. D\u2019ailleurs Germain \u00e9tait dans les int\u00e9r\u00eats de la reine, et \nsi quelque chose arrivait, Mme Bonacieux serait accus\u00e9e d\u2019avoir \nintroduit son amant au Louvre, voil\u00e0 tout ; elle prenait sur elle \nle crime : sa r\u00e9putation \u00e9tait perdue, il est vrai, mais de quelle \nvaleur \u00e9tait dans le monde la r\u00e9putation d\u2019une petite merci\u00e8re ? \nUne fois entr\u00e9s dans l\u2019int\u00e9rieur de la cour, le duc et la jeune \nfemme suivirent le pied de la muraille pendant l\u2019espace \nd\u2019environ vingt -cinq pas ; cet espace parcouru, Mme Bonacieux \npoussa une petite porte de service, ouverte le jour, mais ordina i-\nrement ferm\u00e9e la nuit ; la porte c\u00e9da ; tous deux entr\u00e8rent et se \ntrouv\u00e8rent dans l\u2019obscurit\u00e9, mais Mme Bonacieux connaissait \ntous les tours et d\u00e9tours de cette partie du Louvre, des tin\u00e9e aux \ngens de la suite. Elle referma les portes derri\u00e8re elle, prit le duc \npar la main, fit quelques pas en t\u00e2tonnant, saisit une rampe, \ntoucha du pied un degr\u00e9, et commen\u00e7a de monter un escalier : \nle duc compta deux \u00e9tages. Alors elle prit \u00e0 droite, s uivit un long \ncorridor, redescendit un \u00e9tage, fit quelques pas encore, intr o-\nduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte et poussa le \nduc dans un appartement \u00e9clair\u00e9 seulement par une lampe de \nnuit, en disant : \u00ab Restez ici, Milord duc, on va venir. \u00bb Puis elle \nsortit par la m\u00eame porte, qu\u2019elle ferma \u00e0 la clef, de sorte que le duc se trouva litt\u00e9ralement prisonnier. \u2013 171 \u2013 Cependant, tout isol\u00e9 qu\u2019il se trouvait, il faut le dire, le duc \nde Buckingham n\u2019\u00e9prouva pas un instant de crainte ; un des c \u00f4-\nt\u00e9s saillan ts de son caract\u00e8re \u00e9tait la recherche de l\u2019aventure et \nl\u2019amour du romanesque. Brave, hardi, entreprenant, ce n\u2019\u00e9tait \npas la premi\u00e8re fois qu\u2019il risquait sa vie dans de pareilles tent a-\ntives ; il avait appris que ce pr\u00e9tendu message d\u2019Anne \nd\u2019Autriche, sur l a foi duquel il \u00e9tait venu \u00e0 Paris, \u00e9tait un pi\u00e8ge, \net au lieu de regagner l\u2019Angleterre, il avait, abusant de la pos i-\ntion qu\u2019on lui avait faite, d\u00e9clar\u00e9 \u00e0 la reine qu\u2019il ne partirait pas \nsans l\u2019avoir vue. La reine avait positivement refus\u00e9 d\u2019abord, puis \nenfin elle avait craint que le duc, exasp\u00e9r\u00e9, ne f\u00eet quelque folie. \nD\u00e9j\u00e0 elle \u00e9tait d\u00e9cid\u00e9e \u00e0 le recevoir et \u00e0 le supplier de partir au s-\nsit\u00f4t, lorsque, le soir m\u00eame de cette d\u00e9cision, Mme Bonacieux, \nqui \u00e9tait charg\u00e9e d\u2019aller chercher le duc et de le conduire au \nLouvre, fut enlev\u00e9e. Pendant deux jours on ignora compl\u00e8t e-\nment ce qu\u2019elle \u00e9tait devenue, et tout resta en suspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport avec La Porte, les choses \navaient repris leur cours, et elle venait d\u2019accomplir la p\u00e9rill euse \nentreprise que, sans son arrestation, elle e\u00fbt ex\u00e9cut\u00e9e trois jours \nplus t\u00f4t. \nBuckingham, rest\u00e9 seul, s\u2019approcha d\u2019une glace. Cet habit \nde mousquetaire lui allait \u00e0 merveille. \n\u00c0 trente -cinq ans qu\u2019il avait alors, il passait \u00e0 juste titre \npour le plus beau gentilhomme et pour le plus \u00e9l\u00e9gant cavalier \nde France et d\u2019Angleterre. \nFavori de deux rois, riche \u00e0 millions, tout -puissant dans un \nroyaume qu\u2019il bouleversait \u00e0 sa fantaisie et calmait \u00e0 son c a-\nprice, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepr is une \nde ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des si\u00e8cles comme un \u00e9tonnement pour la post\u00e9rit\u00e9. \nAussi, s\u00fbr de lui -m\u00eame, convaincu de sa puissance, certain \nque les lois qui r\u00e9gissent les autres hommes ne pouvaient \nl\u2019atteindre, allait -il dro it au but qu\u2019il s\u2019\u00e9tait fix\u00e9, ce but f\u00fbt -il si \n\u00e9lev\u00e9 et si \u00e9blouissant que c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 folie pour un autre que de l\u2019envisager seulement. C\u2019est ainsi qu\u2019il \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 s\u2019approcher \u2013 172 \u2013 plusieurs fois de la belle et fi\u00e8re Anne d\u2019Autriche et \u00e0 s\u2019en faire \naimer, \u00e0 force d\u2019\u00e9blouissement. \nGeorges Villiers se pla\u00e7a donc devant une glace, comme \nnous l\u2019avons dit, rendit \u00e0 sa belle chevelure blonde les ondul a-\ntions que le poids de son chapeau lui avait fait perdre, retroussa \nsa moustache, et le c\u0153ur tout gonfl\u00e9 de joie, h eureux et fier de \ntoucher au moment qu\u2019il avait si longtemps d\u00e9sir\u00e9, se sourit \u00e0 \nlui-m\u00eame d\u2019orgueil et d\u2019espoir. \nEn ce moment, une porte cach\u00e9e dans la tapisserie s\u2019ouvrit \net une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la \nglace ; il jeta un cri , c\u2019\u00e9tait la reine ! \nAnne d\u2019Autriche avait alors vingt- six ou vingt -sept ans, \nc\u2019est -\u00e0-dire qu\u2019elle se trouvait dans tout l\u2019\u00e9clat de sa beaut\u00e9. \nSa d\u00e9marche \u00e9tait celle d\u2019une reine ou d\u2019une d\u00e9esse ; ses \nyeux, qui jetaient des reflets d\u2019\u00e9meraude, \u00e9taient parf aitement \nbeaux, et tout \u00e0 la fois pleins de douceur et de majest\u00e9. \nSa bouche \u00e9tait petite et vermeille, et quoique sa l\u00e8vre inf \u00e9-\nrieure, comme celle des princes de la maison d\u2019Autriche, ava n-\n\u00e7\u00e2t l\u00e9g\u00e8rement sur l\u2019autre, elle \u00e9tait \u00e9minemment gracieuse \ndans le sourire, mais aussi profond\u00e9ment d\u00e9daigneuse dans le \nm\u00e9pris. \nSa peau \u00e9tait cit\u00e9e pour sa douceur et son velout\u00e9, sa main \net ses bras \u00e9taient d\u2019une beaut\u00e9 surprenante, et tous les po\u00e8tes \ndu temps les chantaient comme incomparables. \nEnfin ses cheveux, qui, de blonds qu\u2019ils \u00e9taient dans sa je u-\nnesse, \u00e9taient devenus ch\u00e2tains, et qu\u2019elle portait fris\u00e9s tr\u00e8s clair \net avec beaucoup de poudre, encadraient admirablement son \nvisage, auquel le censeur le plus rigide n\u2019e\u00fbt pu souhaiter qu\u2019un \npeu moins de rouge, et le statuaire le plus exigeant qu\u2019un peu \nplus de finesse dans le nez. \nBuckingham resta un instant \u00e9bloui ; jamais Anne \nd\u2019Autriche ne lui \u00e9tait apparue aussi belle, au milieu des bals, \u2013 173 \u2013 des f\u00eates, des carrousels, qu\u2019elle lui apparut en ce moment, v \u00ea-\ntue d\u2019une sim ple robe de satin blanc et accompagn\u00e9e de do\u00f1a \nEstefania, la seule de ses femmes espagnoles qui n\u2019e\u00fbt pas \u00e9t\u00e9 \nchass\u00e9e par la jalousie du roi et par les pers\u00e9cutions de Rich e-\nlieu. \nAnne d\u2019Autriche fit deux pas en avant ; Buckingham se pr \u00e9-\ncipita \u00e0 ses genoux, et avant que la reine e\u00fbt pu l\u2019en emp\u00eacher, il \nbaisa le bas de sa robe. \n\u00ab Duc, vous savez d\u00e9j\u00e0 que ce n\u2019est pas moi qui vous ai fait \n\u00e9crire. \n\u2013 Oh ! oui, madame, oui, Votre Majest\u00e9, s\u2019\u00e9cria le duc ; je \nsais que j\u2019ai \u00e9t\u00e9 un fou, un insens\u00e9 de croire que la neige \ns\u2019animerait, que le marbre s\u2019\u00e9chaufferait ; mais, que voulez -\nvous, quand on aime, on croit facilement \u00e0 l\u2019amour ; d\u2019ailleurs je \nn\u2019ai pas tout perdu \u00e0 ce voyage, puisque je vous vois. \n\u2013 Oui, r\u00e9pondit Anne, mais vous savez pourquoi et co m-\nment je vous v ois, Milord. Je vous vois par piti\u00e9 pour vous -\nm\u00eame ; je vous vois parce qu\u2019insensible \u00e0 toutes mes peines, \nvous vous \u00eates obstin\u00e9 \u00e0 rester dans une ville o\u00f9, en restant, vous courez risque de la vie et me faites courir risque de mon \nhonneur ; je vous vois pour vous dire que tout nous s\u00e9pare, les \nprofondeurs de la mer, l\u2019inimiti\u00e9 des royaumes, la saintet\u00e9 des serments. Il est sacril\u00e8ge de lutter contre tant de choses, Milord. \nJe vous vois enfin pour vous dire qu\u2019il ne faut plus nous voir. \n\u2013 Parlez, madame ; parlez, reine, dit Buckingham ; la do u-\nceur de votre voix couvre la duret\u00e9 de vos paroles. Vous parlez \nde sacril\u00e8ge ! mais le sacril\u00e8ge est dans la s\u00e9paration des c\u0153urs \nque Dieu avait form\u00e9s l\u2019un pour l\u2019autre. \n\u2013 Milord, s\u2019\u00e9cria la reine, vous oubliez que je ne vous ai j a-\nmais dit que je vous aimais. \n\u2013 Mais vous ne m\u2019avez jamais dit non plus que vous ne \nm\u2019aimiez point ; et vraiment, me dire de semblables paroles, ce \nserait de la part de Votre Majest\u00e9 une trop grande ingratitude. \u2013 174 \u2013 Car, dites -moi, o\u00f9 trouvez -vous un amour pareil au mien, un \namour que ni le temps, ni l\u2019absence, ni le d\u00e9sespoir ne peuvent \n\u00e9teindre ; un amour qui se contente d\u2019un ruban \u00e9gar\u00e9, d\u2019un r e-\ngard perdu, d\u2019une parole \u00e9chapp\u00e9e ? \n\u00ab Il y a trois ans, madame, que je vous ai vue pour la pr e-\nmi\u00e8re fo is, et depuis trois ans je vous aime ainsi. \n\u00ab Voulez -vous que je vous dise comment vous \u00e9tiez v\u00eatue la \npremi\u00e8re fois que je vous vis ? voulez -vous que je d\u00e9taille ch a-\ncun des ornements de votre toilette ? Tenez, je vous vois e n-\ncore : vous \u00e9tiez assise sur d es carreaux, \u00e0 la mode d\u2019Espagne ; \nvous aviez une robe de satin vert avec des broderies d\u2019or et d\u2019argent ; des manches pendantes et renou\u00e9es sur vos beaux \nbras, sur ces bras admirables, avec de gros diamants ; vous aviez \nune fraise ferm\u00e9e, un petit bonnet sur votre t\u00eate, de la couleur \nde votre robe, et sur ce bonnet une plume de h\u00e9ron. \n\u00ab Oh ! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle \nque vous \u00e9tiez alors ; je les rouvre, et je vous vois telle que vous \n\u00eates maintenant, c\u2019est -\u00e0-dire cent fois plu s belle encore ! \n\u2013 Quelle folie ! murmura Anne d\u2019Autriche, qui n\u2019avait pas \nle courage d\u2019en vouloir au duc d\u2019avoir si bien conserv\u00e9 son po r-\ntrait dans son c\u0153ur ; quelle folie de nourrir une passion inutile \navec de pareils souvenirs ! \n\u2013 Et avec quoi voulez -vous donc que je vive ? je n\u2019ai que des \nsouvenirs, moi. C\u2019est mon bonheur, mon tr\u00e9sor, mon esp\u00e9rance. \nChaque fois que je vous vois, c\u2019est un diamant de plus que je \nrenferme dans l\u2019\u00e9crin de mon c\u0153ur. Celui -ci est le quatri\u00e8me \nque vous laissez tomber et que je ramasse ; car en trois ans, m a-\ndame, je ne vous ai vue que quatre fois : cette premi\u00e8re que je \nviens de vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse, la tro i-\nsi\u00e8me dans les jardins d\u2019Amiens. \n\u2013 Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette so i-\nr\u00e9e. \u2013 175 \u2013 \u2013 Oh ! parlons -en, au contraire, madame, parlons -en : c\u2019est \nla soir\u00e9e heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez -vous \nla belle nuit qu\u2019il faisait ? Comme l\u2019air \u00e9tait doux et parfum\u00e9, \ncomme le ciel \u00e9tait bleu et tout \u00e9maill\u00e9 d\u2019\u00e9toiles ! Ah ! cette fois, \nmadame, j\u2019avais pu \u00eatre un instant seul avec vous ; cette fois, \nvous \u00e9tiez pr\u00eate \u00e0 tout me dire, l\u2019isolement de votre vie, les ch a-\ngrins de votre c\u0153ur. Vous \u00e9tiez appuy\u00e9e \u00e0 mon bras, tenez, \u00e0 \ncelui -ci. Je sentais, en inclinant ma t\u00eate \u00e0 votre c\u00f4t\u00e9, vos bea ux \ncheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu\u2019ils l\u2019effleuraient \nje frissonnais de la t\u00eate aux pieds. Oh ! reine, reine ! oh ! vous ne \nsavez pas tout ce qu\u2019il y a de f\u00e9licit\u00e9s du ciel, de joies du paradis \nenferm\u00e9es dans un moment pareil. Tenez, mes bi ens, ma fo r-\ntune, ma gloire, tout ce qu\u2019il me reste de jours \u00e0 vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit ! car cette nuit -l\u00e0, m a-\ndame, cette nuit -l\u00e0 vous m\u2019aimiez, je vous le jure. \n\u2013 Milord, il est possible, oui, que l\u2019influence du lieu, que l e \ncharme de cette belle soir\u00e9e, que la fascination de votre regard, \nque ces mille circonstances enfin qui se r\u00e9unissent parfois pour \nperdre une femme se soient group\u00e9es autour de moi dans cette \nfatale soir\u00e9e ; mais vous l\u2019avez vu, Milord, la reine est venu e au \nsecours de la femme qui faiblissait : au premier mot que vous \navez os\u00e9 dire, \u00e0 la premi\u00e8re hardiesse \u00e0 laquelle j\u2019ai eu \u00e0 r \u00e9-\npondre, j\u2019ai appel\u00e9. \n\u2013 Oh ! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien \naurait succomb\u00e9 \u00e0 cette \u00e9preuve ; mais mon a mour, \u00e0 moi, en \nest sorti plus ardent et plus \u00e9ternel. Vous avez cru me fuir en \nrevenant \u00e0 Paris, vous avez cru que je n\u2019oserais quitter le tr\u00e9sor \nsur lequel mon ma\u00eetre m\u2019avait charg\u00e9 de veiller. Ah ! que \nm\u2019importent \u00e0 moi tous les tr\u00e9sors du monde et tous les rois de \nla terre ! Huit jours apr\u00e8s, j\u2019\u00e9tais de retour, madame. Cette fois, \nvous n\u2019avez rien eu \u00e0 me dire : j\u2019avais risqu\u00e9 ma faveur, ma vie, \npour vous voir une seconde, je n\u2019ai pas m\u00eame touch\u00e9 votre \nmain, et vous m\u2019avez pardonn\u00e9 en me voyant si soumi s et si r e-\npentant. \n\u2013 Oui, mais la calomnie s\u2019est empar\u00e9e de toutes ces folies \ndans lesquelles je n\u2019\u00e9tais pour rien, vous le savez bien, Milord. \u2013 176 \u2013 Le roi, excit\u00e9 par M. le cardinal, a fait un \u00e9clat terrible : \nMme de Vernet a \u00e9t\u00e9 chass\u00e9e, Putange exil\u00e9, Mme de Chevreuse \nest tomb\u00e9e en d\u00e9faveur, et lorsque vous avez voulu revenir \ncomme ambassadeur en France, le roi lui -m\u00eame, souvenez -\nvous -en, Milord, le roi lui -m\u00eame s\u2019y est oppos\u00e9. \n\u2013 Oui, et la France va payer d\u2019une guerre le refus de son \nroi. Je ne puis plus vou s voir, madame ; eh bien, je veux chaque \njour que vous entendiez parler de moi. \n\u00ab Quel but pensez -vous qu\u2019aient eu cette exp\u00e9dition de R\u00e9 \net cette ligue avec les protestants de La Rochelle que je pr o-\njette ? Le plaisir de vous voir ! \n\u00ab Je n\u2019ai pas l\u2019espoir de p\u00e9n\u00e9trer \u00e0 main arm\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 P a-\nris, je le sais bien : mais cette guerre pourra amener une paix, \ncette paix n\u00e9cessitera un n\u00e9gociateur, ce n\u00e9gociateur ce sera \nmoi. On n\u2019osera plus me refuser alors, et je reviendrai \u00e0 Paris, et \nje vous reverrai, et je se rai heureux un instant. Des milliers \nd\u2019hommes, il est vrai, auront pay\u00e9 mon bonheur de leur vie ; \nmais que m\u2019importera, \u00e0 moi, pourvu que je vous revoie ! Tout \ncela est peut -\u00eatre bien fou, peut -\u00eatre bien insens\u00e9 ; mais, dites -\nmoi, quelle femme a un amant p lus amoureux ? quelle reine a \neu un serviteur plus ardent ? \n\u2013 Milord, Milord, vous invoquez pour votre d\u00e9fense des \nchoses qui vous accusent encore ; Milord, toutes ces preuves \nd\u2019amour que vous voulez me donner sont presque des crimes. \n\u2013 Parce que vous ne m \u2019aimez pas, madame : si vous \nm\u2019aimiez, vous verriez tout cela autrement, si vous m\u2019aimiez, oh ! mais, si vous m\u2019aimiez, ce serait trop de bonheur et je d e-\nviendrais fou. Ah ! Mme de Chevreuse dont vous parliez tout \u00e0 \nl\u2019heure, Mme de Chevreuse a \u00e9t\u00e9 moins cr uelle que vous ; Hol-\nland l\u2019a aim\u00e9e, et elle a r\u00e9pondu \u00e0 son amour. \n\u2013 Mme de Chevreuse n\u2019\u00e9tait pas reine, murmura Anne \nd\u2019Autriche, vaincue malgr\u00e9 elle par l\u2019expression d\u2019un amour si \nprofond. \u2013 177 \u2013 \u2013 Vous m\u2019aimeriez donc si vous ne l\u2019\u00e9tiez pas, vous, m a-\ndame, dites , vous m\u2019aimeriez donc ? Je puis donc croire que \nc\u2019est la dignit\u00e9 seule de votre rang qui vous fait cruelle pour \nmoi ; je puis donc croire que si vous eussiez \u00e9t\u00e9 \nMme de Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu esp\u00e9rer ? \nMerci de ces douces paroles, \u00f4 ma belle Majest\u00e9, cent fois merci. \n\u2013 Ah ! Milord, vous avez mal entendu, mal interpr\u00e9t\u00e9 ; je \nn\u2019ai pas voulu dire\u2026 \n\u2013 Silence ! Silence ! dit le duc, si je suis heureux d\u2019une e r-\nreur, n\u2019ayez pas la cruaut\u00e9 de me l\u2019enlever. Vous l\u2019avez dit vous -\nm\u00eame, on m\u2019a attir \u00e9 dans un pi\u00e8ge, j\u2019y laisserai ma vie peut -\u00eatre, \ncar, tenez, c\u2019est \u00e9trange, depuis quelque temps j\u2019ai des pressen-timents que je vais mourir. \u00bb Et le duc sourit d\u2019un sourire triste \net charmant \u00e0 la fois. \n\u00ab Oh ! mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria Anne d\u2019Autriche avec un acc ent \nd\u2019effroi qui prouvait quel int\u00e9r\u00eat plus grand qu\u2019elle ne le voulait \ndire elle prenait au duc. \n\u2013 Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, madame, \nnon ; c\u2019est m\u00eame ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne \nme pr\u00e9occupe point de pareils r\u00eaves. Mais ce mot que vous v e-\nnez de dire, cette esp\u00e9rance que vous m\u2019avez presque donn\u00e9e, \naura tout pay\u00e9, f\u00fbt -ce m\u00eame ma vie. \n\u2013 Eh bien, dit Anne d\u2019Autriche, moi aussi, duc, moi, j\u2019ai des \npressentiments, moi aussi j\u2019ai des r\u00eaves. J\u2019ai song\u00e9 que je vous \nvoyais c ouch\u00e9 sanglant, frapp\u00e9 d\u2019une blessure. \n\u2013 Au c\u00f4t\u00e9 gauche, n\u2019est -ce pas, avec un couteau ? inte r-\nrompit Buckingham. \n\u2013 Oui, c\u2019est cela, Milord, c\u2019est cela, au c\u00f4t\u00e9 gauche avec un \ncouteau. Qui a pu vous dire que j\u2019avais fait ce r\u00eave ? Je ne l\u2019ai \nconfi\u00e9 qu\u2019\u00e0 Die u, et encore dans mes pri\u00e8res. \n\u2013 Je n\u2019en veux pas davantage, et vous m\u2019aimez, madame, \nc\u2019est bien. \u2013 178 \u2013 \u2013 Je vous aime, moi ? \n\u2013 Oui, vous. Dieu vous enverrait -il les m\u00eames r\u00eaves qu\u2019\u00e0 \nmoi, si vous ne m\u2019aimiez pas ? Aurions -nous les m\u00eames pre s-\nsentiments, si nos de ux existences ne se touchaient pas par le \nc\u0153ur ? Vous m\u2019aimez, \u00f4 reine, et vous me pleurerez ? \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria Anne d\u2019Autriche, c\u2019est \nplus que je n\u2019en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel, \npartez, retirez -vous ; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous \naime pas ; mais ce que je sais, c\u2019est que je ne serai point parjure. \nPrenez donc piti\u00e9 de moi, et partez. Oh ! si vous \u00eates frapp\u00e9 en \nFrance, si vous mourez en France, si je pouvais supposer que votre amour pour moi f\u00fbt cause de votre mort, je ne me consol e-\nrais jamais, j\u2019en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en \nsupplie. \n\u2013 Oh ! que vous \u00eates belle ainsi ! Oh ! que je vous aime ! dit \nBuckingham. \n\u2013 Partez ! partez ! je vous en supplie, et revenez plus tard ; \nrevenez com me ambassadeur, revenez comme ministre, revenez \nentour\u00e9 de gardes qui vous d\u00e9fendront, de serviteurs qui veill e-\nront sur vous, et alors je ne craindrai plus pour vos jours, et \nj\u2019aurai du bonheur \u00e0 vous revoir. \n\u2013 Oh ! est -ce bien vrai ce que vous me dites ? \n\u2013 Oui\u2026 \n\u2013 Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne \nde vous et qui me rappelle que je n\u2019ai point fait un r\u00eave ; \nquelque chose que vous ayez port\u00e9 et que je puisse porter \u00e0 mon \ntour, une bague, un collier, une cha\u00eene. \n\u2013 Et partirez -vous, part irez-vous, si je vous donne ce que \nvous me demandez ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 \u00c0 l\u2019instant m\u00eame ? \u2013 179 \u2013 \u2013 Oui. \n\u2013 Vous quitterez la France, vous retournerez en Angl e-\nterre ? \n\u2013 Oui, je vous le jure ! \n\u2013 Attendez, alors, attendez. \u00bb \nEt Anne d\u2019Autriche rentra dans son appartement et en so r-\ntit presque aussit\u00f4t, tenant \u00e0 la main un petit coffret en bois de \nrose \u00e0 son chiffre, tout incrust\u00e9 d\u2019or. \n\u00ab Tenez, Milord duc, tenez, dit -elle, gardez cela en m \u00e9-\nmoire de moi. \u00bb \nBuckingham prit le coffret et tomba une seconde fois \u00e0 g e-\nnoux. \n\u00ab Vous m\u2019 avez promis de partir, dit la reine. \n\u2013 Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, madame, \net je pars. \u00bb \nAnne d\u2019Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en \ns\u2019appuyant de l\u2019autre sur Estefania, car elle sentait que les forces \nallaient lui manquer. \nBuckingham appuya avec passion ses l\u00e8vres sur cette belle \nmain, puis se relevant : \n\u00ab Avant six mois, dit -il, si je ne suis pas mort, je vous aurai \nrevue, madame, duss\u00e9 -je bouleverser le monde pour cela. \u00bb \nEt, fid\u00e8le \u00e0 la promesse qu\u2019il avait faite, il s\u2019\u00e9l an\u00e7a hors de \nl\u2019appartement. \nDans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui \nl\u2019attendait, et qui, avec les m\u00eames pr\u00e9cautions et le m\u00eame bo n-\nheur, le reconduisit hors du Louvre. \u2013 180 \u2013 CHAPITRE XIII \nMONSIEUR BONACIEUX \n \nIl y avait dans tout cela, comme on a pu le re marquer, un \npersonnage dont, malgr\u00e9 sa position pr\u00e9caire, on n\u2019avait paru \ns\u2019inqui\u00e9ter que fort m\u00e9diocrement ; ce personnage \u00e9tait \nM. Bonacieux, respectable martyr des intrigues politiques et \namoureuses qui s\u2019enchev\u00eatraient si bien les unes aux autres, \ndans cette \u00e9poque \u00e0 la fois si chevaleresque et si galante. \nHeureusement \u2013 le lecteur se le rappelle ou ne se le ra p-\npelle pas \u2013 heureusement que nous avons promis de ne pas le \nperdre de vue. \nLes estafiers qui l\u2019avaient arr\u00eat\u00e9 le conduisirent droit \u00e0 la \nBastill e, o\u00f9 on le fit passer tout tremblant devant un peloton de \nsoldats qui chargeaient leurs mousquets. \nDe l\u00e0, introduit dans une galerie demi -souterraine, il fut, \nde la part de ceux qui l\u2019avaient amen\u00e9, l\u2019objet des plus grossi\u00e8res \ninjures et des plus farouche s traitements. Les sbires voyaient \nqu\u2019ils n\u2019avaient pas affaire \u00e0 un gentilhomme, et ils le traitaient \nen v\u00e9ritable croquant. \nAu bout d\u2019une demi -heure \u00e0 peu pr\u00e8s, un greffier vint \nmettre fin \u00e0 ses tortures, mais non pas \u00e0 ses inqui\u00e9tudes, en \ndonnant l\u2019ordr e de conduire M. Bonacieux dans la chambre des \ninterrogatoires. Ordinairement on interrogeait les prisonniers \nchez eux, mais avec M. Bonacieux on n\u2019y faisait pas tant de f a-\n\u00e7ons. \nDeux gardes s\u2019empar\u00e8rent du mercier, lui firent traverser \nune cour, le firent entrer dans un corridor o\u00f9 il y avait trois se n-\ntinelles, ouvrirent une porte et le pouss\u00e8rent dans une chambre \u2013 181 \u2013 basse, o\u00f9 il n\u2019y avait pour tous meubles qu\u2019une table, une chaise \net un commissaire. Le commissaire \u00e9tait assis sur la chaise et \noccup\u00e9 \u00e0 \u00e9crire sur la table. \nLes deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table \net, sur un signe du commissaire, s\u2019\u00e9loign\u00e8rent hors de la port\u00e9e \nde la voix. \nLe commissaire, qui jusque -l\u00e0 avait tenu sa t\u00eate baiss\u00e9e sur \nses papiers, la releva pour voir \u00e0 qui il ava it affaire. Ce commi s-\nsaire \u00e9tait un homme \u00e0 la mine r\u00e9barbative, au nez pointu, aux \npommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits mais investig a-\nteurs et vifs, \u00e0 la physionomie tenant \u00e0 la fois de la fouine et du renard. Sa t\u00eate, support\u00e9e par un cou long et mobile, sortait de \nsa large robe noire en se balan\u00e7ant avec un mouvement \u00e0 peu \npr\u00e8s pareil \u00e0 celui de la tortue tirant sa t\u00eate hors de sa carapace. \nIl commen\u00e7a par demander \u00e0 M. Bonacieux ses nom et \npr\u00e9noms, son \u00e2ge, son \u00e9tat et son domicile. \nL\u2019accus\u00e9 r\u00e9pondit qu\u2019il s\u2019appelait Jacques -Michel Bon a-\ncieux, qu\u2019il \u00e9tait \u00e2g\u00e9 de cinquante et un ans, mercier retir\u00e9 et \nqu\u2019il demeurait rue des Fossoyeurs, n\u00b0 11. \nLe commissaire alors, au lieu de continuer \u00e0 l\u2019interroger, \nlui fit un grand discours sur le danger qu\u2019i l y a pour un bour-\ngeois obscur \u00e0 se m\u00ealer des choses publiques. \nIl compliqua cet exorde d\u2019une exposition dans laquelle il \nraconta la puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre \nincomparable, ce vainqueur des ministres pass\u00e9s, cet exemple \ndes mini stres \u00e0 venir : actes et puissance que nul ne contreca r-\nrait impun\u00e9ment. \nApr\u00e8s cette deuxi\u00e8me partie de son discours, fixant son r e-\ngard d\u2019\u00e9pervier sur le pauvre Bonacieux, il l\u2019invita \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 la \ngravit\u00e9 de sa situation. \nLes r\u00e9flexions du mercier \u00e9taient toutes faites : il donnait \nau diable l\u2019instant o\u00f9 M. de La Porte avait eu l\u2019id\u00e9e de le marier \u2013 182 \u2013 avec sa filleule, et l\u2019instant surtout o\u00f9 cette filleule avait \u00e9t\u00e9 r e-\n\u00e7ue dame de la lingerie chez la reine. \nLe fond du caract\u00e8re de ma\u00eetre Bonacieux \u00e9tait un p rofond \n\u00e9go\u00efsme m\u00eal\u00e9 \u00e0 une avarice sordide, le tout assaisonn\u00e9 d\u2019une \npoltronnerie extr\u00eame. L\u2019amour que lui avait inspir\u00e9 sa jeune \nfemme, \u00e9tant un sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter \navec les sentiments primitifs que nous venons d\u2019\u00e9num\u00e9rer. \nBonacieu x r\u00e9fl\u00e9chit, en effet, sur ce qu\u2019on venait de lui dire. \n\u00ab Mais, monsieur le commissaire, dit -il timidement, croyez \nbien que je connais et que j\u2019appr\u00e9cie plus que personne le m \u00e9-\nrite de l\u2019incomparable \u00c9minence par laquelle nous avons \nl\u2019honneur d\u2019\u00eatre gouvern \u00e9s. \n\u2013 Vraiment ? demanda le commissaire d\u2019un air de doute ; \nmais s\u2019il en \u00e9tait v\u00e9ritablement ainsi, comment seriez -vous \u00e0 la \nBastille ? \n\u2013 Comment j\u2019y suis, ou plut\u00f4t pourquoi j\u2019y suis, r\u00e9pliqua \nM. Bonacieux, voil\u00e0 ce qu\u2019il m\u2019est parfaitement impossible de \nvous dire, vu que je l\u2019ignore moi -m\u00eame ; mais, \u00e0 coup s\u00fbr, ce \nn\u2019est pas pour avoir d\u00e9soblig\u00e9, sciemment du moins, M. le ca r-\ndinal. \n\u2013 Il faut cependant que vous ayez commis un crime, \npuisque vous \u00eates ici accus\u00e9 de haute trahison. \n\u2013 De haute trahison ! s\u2019\u00e9cr ia Bonacieux \u00e9pouvant\u00e9, de \nhaute trahison ! et comment voulez -vous qu\u2019un pauvre mercier \nqui d\u00e9teste les huguenots et qui abhorre les Espagnols soit acc u-\ns\u00e9 de haute trahison ? R\u00e9fl\u00e9chissez, monsieur, la chose est m a-\nt\u00e9riellement impossible. \n\u2013 Monsieur Bonaci eux, dit le commissaire en regardant \nl\u2019accus\u00e9 comme si ses petits yeux avaient la facult\u00e9 de lire \njusqu\u2019au plus profond des c\u0153urs, monsieur Bonacieux, vous \navez une femme ? \u2013 183 \u2013 \u2013 Oui, monsieur, r\u00e9pondit le mercier tout tremblant, se n-\ntant que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 o\u00f9 les affaires allaient s\u2019embrouiller ; c\u2019est -\u00e0-\ndire, j\u2019en avais une. \n\u2013 Comment ? vous en aviez une ! qu\u2019en avez -vous fait, si \nvous ne l\u2019avez plus ? \n\u2013 On me l\u2019a enlev\u00e9e, monsieur. \n\u2013 On vous l\u2019a enlev\u00e9e ? dit le commissaire. Ah ! \u00bb \nBonacieux sentit \u00e0 ce \u00ab ah ! \u00bb que l\u2019affaire s\u2019embrouillait de \nplus en plus. \n\u00ab On vous l\u2019a enlev\u00e9e ! reprit le commissaire, et savez -vous \nquel est l\u2019homme qui a commis ce rapt ? \n\u2013 Je crois le conna\u00eetre. \n\u2013 Quel est -il ? \n\u2013 Songez que je n\u2019affirme rien, monsieur le commissaire, et \nque je s oup\u00e7onne seulement. \n\u2013 Qui soup\u00e7onnez -vous ? Voyons, r\u00e9pondez franchement. \u00bb \nM. Bonacieux \u00e9tait dans la plus grande perplexit\u00e9 : devait -il \ntout nier ou tout dire ? En niant tout, on pouvait croire qu\u2019il en \nsavait trop long pour avouer ; en disant tout, il f aisait preuve de \nbonne volont\u00e9. Il se d\u00e9cida donc \u00e0 tout dire. \n\u00ab Je soup\u00e7onne, dit -il, un grand brun, de haute mine, l e-\nquel a tout \u00e0 fait l\u2019air d\u2019un grand seigneur ; il nous a suivis pl u-\nsieurs fois, \u00e0 ce qu\u2019il m\u2019a sembl\u00e9, quand j\u2019attendais ma femme \ndevant le guichet du Louvre pour la ramener chez moi. \u00bb \nLe commissaire parut \u00e9prouver quelque inqui\u00e9tude. \n\u00ab Et son nom ? dit -il. \u2013 184 \u2013 \u2013 Oh ! quant \u00e0 son nom, je n\u2019en sais rien, mais si je le re n-\ncontre jamais, je le reconna\u00eetrai \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, je vous en \nr\u00e9ponds, f\u00fb t-il entre mille personnes. \u00bb \nLe front du commissaire se rembrunit. \n\u00ab Vous le reconna\u00eetriez entre mille, dites -vous ? continua -t-\nil\u2026 \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu\u2019il avait fait \nfausse route, c\u2019est -\u00e0-dire\u2026 \n\u2013 Vous avez r\u00e9pondu que vous le reco nna\u00eetriez, dit le co m-\nmissaire ; c\u2019est bien, en voici assez pour aujourd\u2019hui ; il faut, \navant que nous allions plus loin, que quelqu\u2019un soit pr\u00e9venu que vous connaissez le ravisseur de votre femme. \n\u2013 Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais ! s\u2019\u00e9cri a \nBonacieux au d\u00e9sespoir. Je vous ai dit au contraire\u2026 \n\u2013 Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux \ngardes. \n\u2013 Et o\u00f9 faut -il le conduire ? demanda le greffier. \n\u2013 Dans un cachot. \n\u2013 Dans lequel ? \n\u2013 Oh ! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu\u2019il fer me \nbien \u00bb, r\u00e9pondit le commissaire avec une indiff\u00e9rence qui p\u00e9n \u00e9-\ntra d\u2019horreur le pauvre Bonacieux. \n\u00ab H\u00e9las ! h\u00e9las ! se dit -il, le malheur est sur ma t\u00eate ; ma \nfemme aura commis quelque crime effroyable ; on me croit son \ncomplice, et l\u2019on me punira avec e lle : elle en aura parl\u00e9, elle \naura avou\u00e9 qu\u2019elle m\u2019avait tout dit ; une femme, c\u2019est si faible ! \nUn cachot, le premier venu ! c\u2019est cela ! une nuit est bient\u00f4t pa s-\ns\u00e9e ; et demain, \u00e0 la roue, \u00e0 la potence ! Oh ! mon Dieu ! mon \nDieu ! ayez piti\u00e9 de moi ! \u00bb \u2013 185 \u2013 Sans \u00e9couter le moins du monde les lamentations de \nma\u00eetre Bonacieux, lamentations auxquelles d\u2019ailleurs ils d e-\nvaient \u00eatre habitu\u00e9s, les deux gardes prirent le prisonnier par un \nbras, et l\u2019emmen\u00e8rent, tandis que le commissaire \u00e9crivait en \nh\u00e2te une lettre qu e son greffier attendait. \nBonacieux ne ferma pas l\u2019\u0153il, non pas que son cachot f\u00fbt \npar trop d\u00e9sagr\u00e9able, mais parce que ses inqui\u00e9tudes \u00e9taient trop grandes. Il resta toute la nuit sur son escabeau, tressaillant \nau moindre bruit ; et quand les premiers ray ons du jour se gli s-\ns\u00e8rent dans sa chambre, l\u2019aurore lui parut avoir pris des teintes \nfun\u00e8bres. \nTout \u00e0 coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un soubr e-\nsaut terrible. Il croyait qu\u2019on venait le chercher pour le conduire \n\u00e0 l\u2019\u00e9chafaud ; aussi, lorsqu\u2019i l vit purement et simplement p a-\nra\u00eetre, au lieu de l\u2019ex\u00e9cuteur qu\u2019il attendait, son commissaire et \nson greffier de la veille, il fut tout pr\u00e8s de leur sauter au cou. \n\u00ab Votre affaire s\u2019est fort compliqu\u00e9e depuis hier au soir, \nmon brave homme, lui dit le comm issaire, et je vous conseille de \ndire toute la v\u00e9rit\u00e9 ; car votre repentir peut seul conjurer la c o-\nl\u00e8re du cardinal. \n\u2013 Mais je suis pr\u00eat \u00e0 tout dire, s\u2019\u00e9cria Bonacieux, du moins \ntout ce que je sais. Interrogez, je vous prie. \n\u2013 O\u00f9 est votre femme, d\u2019abord ? \n\u2013 Mais puisque je vous ai dit qu\u2019on me l\u2019avait enlev\u00e9e. \n\u2013 Oui, mais depuis hier cinq heures de l\u2019apr\u00e8s -midi, gr\u00e2ce \u00e0 \nvous, elle s\u2019est \u00e9chapp\u00e9e. \n\u2013 Ma femme s\u2019est \u00e9chapp\u00e9e ! s\u2019\u00e9cria Bonacieux. Oh ! la \nmalheureuse ! monsieur, si elle s\u2019est \u00e9chapp\u00e9e, ce n\u2019est pas ma \nfaute, je vous le jure. \n\u2013 Qu\u2019alliez -vous donc alors faire chez M. d\u2019Artagnan votre \nvoisin, avec lequel vous avez eu une longue conf\u00e9rence dans la \njourn\u00e9e ? \u2013 186 \u2013 \u2013 Ah ! oui, monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et \nj\u2019avoue que j\u2019ai eu tort. J\u2019ai \u00e9 t\u00e9 chez M. d\u2019Artagnan. \n\u2013 Quel \u00e9tait le but de cette visite ? \n\u2013 De le prier de m\u2019aider \u00e0 retrouver ma femme. Je croyais \nque j\u2019avais droit de la r\u00e9clamer ; je me trompais, \u00e0 ce qu\u2019il p a-\nra\u00eet, et je vous en demande bien pardon. \n\u2013 Et qu\u2019a r\u00e9pondu M. d\u2019Artagnan ? \n\u2013 M. d\u2019Artagnan m\u2019a promis son aide ; mais je me suis \nbient\u00f4t aper\u00e7u qu\u2019il me trahissait. \n\u2013 Vous en imposez \u00e0 la justice ! M. d\u2019Artagnan a fait un \npacte avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les \nhommes de police qui avaient arr\u00eat\u00e9 votre femme, et l\u2019a sou s-\ntraite \u00e0 toutes les recherches. \n\u2013 M. d\u2019Artagnan a enlev\u00e9 ma femme ! Ah \u00e7\u00e0, mais que me \ndites -vous l\u00e0 ? \n\u2013 Heureusement M. d\u2019Artagnan est entre nos mains, et \nvous allez lui \u00eatre confront\u00e9. \n\u2013 Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux, s\u2019\u00e9cria Bonac ieux ; \nje ne serais pas f\u00e2ch\u00e9 de voir une figure de connaissance. \n\u2013 Faites entrer M. d\u2019Artagnan \u00bb, dit le commissaire aux \ndeux gardes. \nLes deux gardes firent entrer Athos. \n\u00ab Monsieur d\u2019Artagnan, dit le commissaire en s\u2019adressant \u00e0 \nAthos, d\u00e9clarez ce qui s\u2019 est pass\u00e9 entre vous et monsieur. \n\u2013 Mais ! s\u2019\u00e9cria Bonacieux, ce n\u2019est pas M. d\u2019Artagnan que \nvous me montrez l\u00e0 ! \n\u2013 Comment ! ce n\u2019est pas M. d\u2019Artagnan ? s\u2019\u00e9cria le co m-\nmissaire. \u2013 187 \u2013 \u2013 Pas le moins du monde, r\u00e9pondit Bonacieux. \n\u2013 Comment se nomme monsieur ? demanda le commi s-\nsaire. \n\u2013 Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas. \n\u2013 Comment ! vous ne le connaissez pas ? \n\u2013 Non. \n\u2013 Vous ne l\u2019avez jamais vu ? \n\u2013 Si fait ; mais je ne sais comment il s\u2019appelle. \n\u2013 Votre nom ? demanda le commissaire. \n\u2013 Athos, r\u00e9pondit le mousquetaire. \n\u2013 Mais ce n\u2019est pas un nom d\u2019homme, \u00e7a, c\u2019est un nom de \nmontagne ! s\u2019\u00e9cria le pauvre interrogateur qui commen\u00e7ait \u00e0 \nperdre la t\u00eate. \n\u2013 C\u2019est mon nom, dit tranquillement Athos. \n\u2013 Mais vous avez dit que vous vous nommiez d\u2019Artagnan. \n\u2013 Moi ? \n\u2013 Oui, vous. \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire que c\u2019est \u00e0 moi qu\u2019on a dit : \u00ab Vous \u00eates \nM. d\u2019Artagnan ? \u00bb J\u2019ai r\u00e9pondu : \u00ab Vous croyez ? \u00bb Mes gardes \nse sont \u00e9cri\u00e9s qu\u2019ils en \u00e9taient s\u00fbrs. Je n\u2019ai pas voulu les contr a-\nrier. D\u2019ailleurs je pouvais me tromper. \n\u2013 Monsieur, vous insu ltez \u00e0 la majest\u00e9 de la justice. \n\u2013 Aucunement, fit tranquillement Athos. \n\u2013 Vous \u00eates M. d\u2019Artagnan. \n\u2013 Vous voyez bien que vous me le dites encore. \u2013 188 \u2013 \u2013 Mais, s\u2019\u00e9cria \u00e0 son tour M. Bonacieux, je vous dis, mo n-\nsieur le commissaire, qu\u2019il n\u2019y a pas un instant de doute \u00e0 avoir. \nM. d\u2019Artagnan est mon h\u00f4te, et par cons\u00e9quent, quoiqu\u2019il ne me \npaie pas mes loyers, et justement m\u00eame \u00e0 cause de cela, je dois le conna\u00eetre. M. d\u2019Artagnan est un jeune homme de dix-neuf \u00e0 \nvingt ans \u00e0 peine, et monsieur en a trente au moins. M. d\u2019Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et mo n-\nsieur est dans la compagnie des mousquetaires de M. de Tr\u00e9ville : regardez l\u2019uniforme, monsieur le commissaire, \nregardez l\u2019uniforme. \n\u2013 C\u2019est vrai, murmura le commissaire ; c\u2019est pardieu vrai. \u00bb \nEn ce moment la porte s\u2019ouvrit vivement, et un messager, \nintroduit par un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre \nau commissaire. \n\u00ab Oh ! la malheureuse ! s\u2019\u00e9cria le commissaire. \n\u2013 Comment ? que dites -vous ? de qui parlez -vous ? Ce n\u2019est \npas de ma fem me, j\u2019esp\u00e8re ! \n\u2013 Au contraire, c\u2019est d\u2019elle. Votre affaire est bonne, allez. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, s\u2019\u00e9cria le mercier exasp\u00e9r\u00e9, faites -moi le plaisir de \nme dire, monsieur, comment mon affaire \u00e0 moi peut s\u2019empirer \nde ce que fait ma femme pendant que je suis en prison ! \n\u2013 Parce que ce qu\u2019elle fait est la suite d\u2019un plan arr\u00eat\u00e9 entre \nvous, plan infernal ! \n\u2013 Je vous jure, monsieur le commissaire, que vous \u00eates \ndans la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma femme, que je suis enti\u00e8rement \u00e9tranger \u00e0 \nce qu\u2019elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie, je la d\u00e9mens, je la maudis. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, dit Athos au commissaire, si vous n\u2019avez plus b e-\nsoin de moi ici, renvoyez -moi quelque part, il est tr\u00e8s ennuyeux, \nvotre monsieur Bonacieux . \u2013 189 \u2013 \u2013 Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le \ncommissaire en d\u00e9signant d\u2019un m\u00eame geste Athos et Bonacieux, \net qu\u2019ils soient gard\u00e9s plus s\u00e9v\u00e8rement que jamais. \n\u2013 Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c\u2019est \u00e0 \nM. d\u2019Artagnan que vous av ez affaire, je ne vois pas trop en quoi \nje puis le remplacer. \n\u2013 Faites ce que j\u2019ai dit ! s\u2019\u00e9cria le commissaire, et le secret \nle plus absolu ! Vous entendez ! \u00bb \nAthos suivit ses gardes en levant les \u00e9paules, et \nM. Bonacieux en poussant des lamentations \u00e0 f endre le c\u0153ur \nd\u2019un tigre. \nOn ramena le mercier dans le m\u00eame cachot o\u00f9 il avait pas-\ns\u00e9 la nuit, et l\u2019on l\u2019y laissa toute la journ\u00e9e. Toute la journ\u00e9e B o-\nnacieux pleura comme un v\u00e9ritable mercier, n\u2019\u00e9tant pas du tout \nhomme d\u2019\u00e9p\u00e9e, il nous l\u2019a dit lui -m\u00eame. \nLe soir, vers les neuf heures, au moment o\u00f9 il allait se d\u00e9c i-\nder \u00e0 se mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor. Ces \npas se rapproch\u00e8rent de son cachot, sa porte s\u2019ouvrit, des gardes \nparurent. \n\u00ab Suivez -moi, dit un exempt qui venait \u00e0 la suite des \ngardes. \n\u2013 Vous suivre ! s\u2019\u00e9cria Bonacieux ; vous suivre \u00e0 cette \nheure -ci ! et o\u00f9 cela, mon Dieu ? \n\u2013 O\u00f9 nous avons l\u2019ordre de vous conduire. \n\u2013 Mais ce n\u2019est pas une r\u00e9ponse, cela. \n\u2013 C\u2019est cependant la seule que nous puissions vous faire. \n\u2013 Ah ! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, \npour cette fois je suis perdu ! \u00bb \nEt il suivit machinalement et sans r\u00e9sistance les gardes qui \nvenaient le qu\u00e9rir. \u2013 190 \u2013 Il prit le m\u00eame corridor qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 pris, traversa une \npremi\u00e8re cour, puis un second corps de logis ; enfin, \u00e0 la porte \nde la cour d\u2019entr\u00e9e, il trouva une voiture entour\u00e9e de quatre \ngardes \u00e0 cheval. On le fit monter dans cette voiture, l\u2019exempt se \npla\u00e7a pr\u00e8s de lui, on ferma la porti\u00e8re \u00e0 clef, et tous deux se \ntrouv\u00e8rent dans une prison roulante. \nLa voitu re se mit en mouvement, lente comme un char f u-\nn\u00e8bre. \u00c0 travers la grille cadenass\u00e9e, le prisonnier apercevait les \nmaisons et le pav\u00e9, voil\u00e0 tout ; mais, en v\u00e9ritable Parisien qu\u2019il \n\u00e9tait, Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, aux e n-\nseignes, aux r\u00e9 verb\u00e8res. Au moment d\u2019arriver \u00e0 Saint -Paul, lieu \no\u00f9 l\u2019on ex\u00e9cutait les condamn\u00e9s de la Bastille, il faillit s\u2019\u00e9vanouir \net se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait s\u2019arr\u00eater \nl\u00e0. La voiture passa cependant. \nPlus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en c \u00f4-\ntoyant le cimeti\u00e8re Saint- Jean o\u00f9 on enterrait les criminels \nd\u2019\u00c9tat. Une seule chose le rassura un peu, c\u2019est qu\u2019avant de les \nenterrer on leur coupait g\u00e9n\u00e9ralement la t\u00eate, et que sa t\u00eate \u00e0 lui \n\u00e9tait encore sur ses \u00e9paules. Mais lorsqu \u2019il vit que la voiture \nprenait la route de la Gr\u00e8ve, qu\u2019il aper\u00e7ut les toits aigus de \nl\u2019h\u00f4tel de ville, que la voiture s\u2019engagea sous l\u2019arcade, il crut que \ntout \u00e9tait fini pour lui, voulut se confesser \u00e0 l\u2019exempt, et, sur son \nrefus, poussa des cris si pito yables que l\u2019exempt annon\u00e7a que, \ns\u2019il continuait \u00e0 l\u2019assourdir ainsi, il lui mettrait un b\u00e2illon. \nCette menace rassura quelque peu Bonacieux : si l\u2019on e\u00fbt \nd\u00fb l\u2019ex\u00e9cuter en Gr\u00e8ve, ce n\u2019\u00e9tait pas la peine de le b\u00e2illonner, \npuisqu\u2019on \u00e9tait presque arriv\u00e9 au l ieu de l\u2019ex\u00e9cution. En effet, la \nvoiture traversa la place fatale sans s\u2019arr\u00eater. Il ne restait plus \u00e0 craindre que la Croix -du-Trahoir : la voiture en prit justement le \nchemin. \nCette fois, il n\u2019y avait plus de doute, c\u2019\u00e9tait \u00e0 la Croix -du-\nTrahoir qu\u2019on ex \u00e9cutait les criminels subalternes. Bonacieux \ns\u2019\u00e9tait flatt\u00e9 en se croyant digne de Saint -Paul ou de la place de \nGr\u00e8ve : c\u2019\u00e9tait \u00e0 la Croix -du-Trahoir qu\u2019allaient finir son voyage \net sa destin\u00e9e ! Il ne pouvait voir encore cette malheureuse \u2013 191 \u2013 croix, mais il l a sentait en quelque sorte venir au -devant de lui. \nLorsqu\u2019il n\u2019en fut plus qu\u2019\u00e0 une vingtaine de pas, il entendit une \nrumeur, et la voiture s\u2019arr\u00eata. C\u2019\u00e9tait plus que n\u2019en pouvait su p-\nporter le pauvre Bonacieux, d\u00e9j\u00e0 \u00e9cras\u00e9 par les \u00e9motions succes-sives qu\u2019i l avait \u00e9prouv\u00e9es ; il poussa un faible g\u00e9missement, \nqu\u2019on e\u00fbt pu prendre pour le dernier soupir d\u2019un moribond, et il s\u2019\u00e9vanouit. \u2013 192 \u2013 CHAPITRE XIV \nL\u2019HOMME DE MEUNG \n \nCe rassemblement \u00e9tait produit non point par l\u2019attente \nd\u2019un homme qu\u2019on devait pendre, mais par la contemplation \nd\u2019un pendu. \nLa voiture, arr\u00eat\u00e9e un instant, reprit donc sa marche, tr a-\nversa la foule, continua son chemin, enfila la rue Saint -Honor\u00e9, \ntourna la rue des Bons -Enfants et s\u2019arr\u00eata devant une porte \nbasse. \nLa porte s\u2019ouvrit, deux gardes re\u00e7ur ent dans leurs bras B o-\nnacieux, soutenu par l\u2019exempt ; on le poussa dans une all\u00e9e, on \nlui fit monter un escalier, et on le d\u00e9posa dans une antichambre. \nTous ces mouvements s\u2019\u00e9taient op\u00e9r\u00e9s pour lui d\u2019une fa\u00e7on \nmachinale. \nIl avait march\u00e9 comme on marche en r\u00eave ; il avait entrevu \nles objets \u00e0 travers un brouillard ; ses oreilles avaient per\u00e7u des \nsons sans les comprendre ; on e\u00fbt pu l\u2019ex\u00e9cuter dans ce moment \nqu\u2019il n\u2019e\u00fbt pas fait un geste pour entreprendre sa d\u00e9fense, qu\u2019il \nn\u2019e\u00fbt pas pouss\u00e9 un cri pour implor er la piti\u00e9. \nIl resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuy\u00e9 au mur et \nles bras pendants, \u00e0 l\u2019endroit m\u00eame o\u00f9 les gardes l\u2019avaient d\u00e9-\npos\u00e9. \nCependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait \naucun objet mena\u00e7ant, comme rien n\u2019indiquait qu\u2019il cou r\u00fbt un \ndanger r\u00e9el, comme la banquette \u00e9tait convenablement re m-\nbourr\u00e9e, comme la muraille \u00e9tait recouverte d\u2019un beau cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge flottaient \ndevant la fen\u00eatre, retenus par des embrasses d\u2019or, il comprit peu \u2013 193 \u2013 \u00e0 peu que sa frayeur \u00e9tait exag\u00e9r\u00e9e, et il commen\u00e7a de remuer la \nt\u00eate \u00e0 droite et \u00e0 gauche et de bas en haut. \n\u00c0 ce mouvement, auquel personne ne s\u2019opposa, il reprit un \npeu de courage et se risqua \u00e0 ramener une jambe, puis l\u2019autre ; \nenfin, en s\u2019aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa ba n-\nquette et se trouva sur ses pieds. \nEn ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une po r-\nti\u00e8re, continua d\u2019\u00e9changer encore quelques paroles avec une personne qui se trouvait dans la pi\u00e8ce voisine, et se retournant \nvers le pr isonnier : \n\u00ab C\u2019est vous qui vous nommez Bonacieux ? dit -il. \n\u2013 Oui, monsieur l\u2019officier, balbutia le mercier, plus mort \nque vif, pour vous servir. \n\u2013 Entrez \u00bb, dit l\u2019officier. \nEt il s\u2019effa\u00e7a pour que le mercier p\u00fbt passer. Celui -ci ob\u00e9it \nsans r\u00e9plique, et entra dans la chambre o\u00f9 il paraissait \u00eatre a t-\ntendu. \nC\u2019\u00e9tait un grand cabinet, aux murailles garnies d\u2019armes o f-\nfensives et d\u00e9fensives, clos et \u00e9touff\u00e9, et dans lequel il y avait d\u00e9j\u00e0 du feu, quoique l\u2019on f\u00fbt \u00e0 peine \u00e0 la fin du mois de se p-\ntembre. Une table c arr\u00e9e, couverte de livres et de papiers sur \nlesquels \u00e9tait d\u00e9roul\u00e9 un plan immense de la ville de La R o-\nchelle, tenait le milieu de l\u2019appartement. \nDebout devant la chemin\u00e9e \u00e9tait un homme de moyenne \ntaille, \u00e0 la mine haute et fi\u00e8re, aux yeux per\u00e7ants, au fr ont large, \n\u00e0 la figure amaigrie qu\u2019allongeait encore une royale surmont\u00e9e \nd\u2019une paire de moustaches. Quoique cet homme e\u00fbt trente -six \u00e0 \ntrente -sept ans \u00e0 peine, cheveux, moustache et royale s\u2019en a l-\nlaient grisonnant. Cet homme, moins l\u2019\u00e9p\u00e9e, avait toute la mine \nd\u2019un homme de guerre, et ses bottes de buffle encore l\u00e9g\u00e8r e-\nment couvertes de poussi\u00e8re indiquaient qu\u2019il avait mont\u00e9 \u00e0 cheval dans la journ\u00e9e. \u2013 194 \u2013 Cet homme, c\u2019\u00e9tait Armand -Jean Duplessis, cardinal de R i-\nchelieu, non point tel qu\u2019on nous le repr\u00e9sente, cas s\u00e9 comme un \nvieillard, souffrant comme un martyr, le corps bris\u00e9, la voix \n\u00e9teinte, enterr\u00e9 dans un grand fauteuil comme dans une tombe \nanticip\u00e9e, ne vivant plus que par la force de son g\u00e9nie, et ne so u-\ntenant plus la lutte avec l\u2019Europe que par l\u2019\u00e9ternelle application de sa pens\u00e9e, mais tel qu\u2019il \u00e9tait r\u00e9ellement \u00e0 cette \u00e9poque, c\u2019est -\n\u00e0-dire adroit et galant cavalier, faible de corps d\u00e9j\u00e0, mais sout e-\nnu par cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes \nles plus extraordinaires qui aient exist\u00e9 ; se p r\u00e9parant enfin, \napr\u00e8s avoir soutenu le duc de Nevers dans son duch\u00e9 de Ma n-\ntoue, apr\u00e8s avoir pris N\u00eemes, Castres et Uz\u00e8s, \u00e0 chasser les A n-\nglais de l\u2019\u00eele de R\u00e9 et \u00e0 faire le si\u00e8ge de La Rochelle. \n\u00c0 la premi\u00e8re vue, rien ne d\u00e9notait donc le cardinal, et il \n\u00e9tait impossible \u00e0 ceux -l\u00e0 qui ne connaissaient point son visage \nde deviner devant qui ils se trouvaient. \nLe pauvre mercier demeura debout \u00e0 la porte, tandis que \nles yeux du personnage que nous venons de d\u00e9crire se fixaient \nsur lui, et semblaient vouloir p\u00e9n \u00e9trer jusqu\u2019au fond du pass\u00e9. \n\u00ab C\u2019est l\u00e0 ce Bonacieux ? demanda -t-il apr\u00e8s un moment de \nsilence. \n\u2013 Oui, Monseigneur, reprit l\u2019officier. \n\u2013 C\u2019est bien, donnez -moi ces papiers et laissez -nous. \u00bb \nL\u2019officier prit sur la table les papiers d\u00e9sign\u00e9s, les remit \u00e0 \ncelui qui les demandait, s\u2019inclina jusqu\u2019\u00e0 terre, et sortit. \nBonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de \nla Bastille. De temps en temps, l\u2019homme de la chemin\u00e9e levait \nles yeux de dessus les \u00e9critures, et les plongeait comme deux poignards jus qu\u2019au fond du c\u0153ur du pauvre mercier. \nAu bout de dix minutes de lecture et dix secondes \nd\u2019examen, le cardinal \u00e9tait fix\u00e9. \u2013 195 \u2013 \u00ab Cette t\u00eate- l\u00e0 n\u2019a jamais conspir\u00e9 \u00bb, murmura -t-il ; mais \nn\u2019importe, voyons toujours. \n\u2013 Vous \u00eates accus\u00e9 de haute trahison, dit lente ment le ca r-\ndinal. \n\u2013 C\u2019est ce qu\u2019on m\u2019a d\u00e9j\u00e0 appris, Monseigneur, s\u2019\u00e9cria B o-\nnacieux, donnant \u00e0 son interrogateur le titre qu\u2019il avait entendu \nl\u2019officier lui donner ; mais je vous jure que je n\u2019en savais rien. \u00bb \nLe cardinal r\u00e9prima un sourire. \n\u00ab Vous avez co nspir\u00e9 avec votre femme, avec \nMme de Chevreuse et avec Milord duc de Buckingham. \n\u2013 En effet, Monseigneur, r\u00e9pondit le mercier, je l\u2019ai enten-\ndue prononcer tous ces noms- l\u00e0. \n\u2013 Et \u00e0 quelle occasion ? \n\u2013 Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attir\u00e9 le duc \nde Buckingham \u00e0 Paris pour le perdre et pour perdre la reine \navec lui. \n\u2013 Elle disait cela ? s\u2019\u00e9cria le cardinal avec violence. \n\u2013 Oui, Monseigneur ; mais moi je lui ai dit qu\u2019elle avait tort \nde tenir de pareils propos, et que Son \u00c9minence \u00e9tait inc a-\npabl e\u2026 \n\u2013 Taisez -vous, vous \u00eates un imb\u00e9cile, reprit le cardinal. \n\u2013 C\u2019est justement ce que ma femme m\u2019a r\u00e9pondu, Monsei-\ngneur. \n\u2013 Savez -vous qui a enlev\u00e9 votre femme ? \n\u2013 Non, Monseigneur. \n\u2013 Vous avez des soup\u00e7ons, cependant ? \n\u2013 Oui, Monseigneur ; mais ces soup\u00e7ons ont paru contr a-\nrier M. le commissaire, et je ne les ai plus. \u2013 196 \u2013 \u2013 Votre femme s\u2019est \u00e9chapp\u00e9e, le saviez -vous ? \n\u2013 Non, Monseigneur, je l\u2019ai appris depuis que je suis en \nprison, et toujours par l\u2019entremise de M. le commissaire, un \nhomme bien aimable ! \u00bb \nLe ca rdinal r\u00e9prima un second sourire. \n\u00ab Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue d e-\npuis sa fuite ? \n\u2013 Absolument, Monseigneur ; mais elle a d\u00fb rentrer au \nLouvre. \n\u2013 \u00c0 une heure du matin elle n\u2019y \u00e9tait pas rentr\u00e9e encore. \n\u2013 Ah ! mon Dieu ! mais qu\u2019est -elle devenue alors ? \n\u2013 On le saura, soyez tranquille ; on ne cache rien au card i-\nnal ; le cardinal sait tout. \n\u2013 En ce cas, Monseigneur, est -ce que vous croyez que le \ncardinal consentira \u00e0 me dire ce qu\u2019est devenue ma femme ? \n\u2013 Peut -\u00eatre ; mais il faut d\u2019abord que vous avouiez tout ce \nque vous savez relativement aux relations de votre femme avec \nMme de Chevreuse. \n\u2013 Mais, Monseigneur, je n\u2019en sais rien ; je ne l\u2019ai jamais \nvue. \n\u2013 Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, r e-\nvenait -elle directement chez vou s ? \n\u2013 Presque jamais : elle avait affaire \u00e0 des marchands de \ntoile, chez lesquels je la conduisais. \n\u2013 Et combien y en avait -il de marchands de toile ? \n\u2013 Deux, Monseigneur. \n\u2013 O\u00f9 demeurent -ils ? \u2013 197 \u2013 \u2013 Un, rue de Vaugirard ; l\u2019autre, rue de La Harpe. \n\u2013 Entriez -vous chez eux avec elle ? \n\u2013 Jamais, Monseigneur ; je l\u2019attendais \u00e0 la porte. \n\u2013 Et quel pr\u00e9texte vous donnait -elle pour entrer ainsi toute \nseule ? \n\u2013 Elle ne m\u2019en donnait pas ; elle me disait d\u2019attendre, et \nj\u2019attendais. \n\u2013 Vous \u00eates un mari complaisant, mon che r monsieur B o-\nnacieux ! \u00bb dit le cardinal \n\u00ab Il m\u2019appelle son cher monsieur ! dit en lui -m\u00eame le me r-\ncier. Peste ! les affaires vont bien ! \u00bb \n\u00ab Reconna\u00eetriez -vous ces portes ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Savez -vous les num\u00e9ros ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Quels sont -ils ? \n\u2013 N\u00b0 25, dans la rue de Vaugirard ; n\u00b0 75, dans la rue de La \nHarpe. \n\u2013 C\u2019est bien \u00bb, dit le cardinal. \n\u00c0 ces mots, il prit une sonnette d\u2019argent, et sonna ; l\u2019officier \nrentra. \n\u00ab Allez, dit -il \u00e0 demi -voix, me chercher Rochefort ; et qu\u2019il \nvienne \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, s\u2019il est rentr\u00e9. \n\u2013 Le comte est l\u00e0, dit l\u2019officier, il demande instamment \u00e0 \nparler \u00e0 Votre \u00c9minence ! \u00bb \u2013 198 \u2013 \u00ab \u00c0 Votre \u00c9minence ! murmura Bonacieux, qui savait que \ntel \u00e9tait le titre qu\u2019on donnait d\u2019ordinaire \u00e0 M. le cardinal ;\u2026 \u00e0 \nVotre \u00c9minence ! \u00bb \n\u00ab Qu\u2019il vienne alors, qu\u2019il vienne ! \u00bb dit vivement Richelieu. \nL\u2019officier s\u2019\u00e9lan\u00e7a hors de l\u2019appartement, avec cette rapidit\u00e9 \nque mettaient d\u2019ordinaire tous les serviteurs du cardinal \u00e0 lui \nob\u00e9ir. \n\u00ab \u00c0 Votre \u00c9minence ! \u00bb murmurait Bonacieux en roulant \ndes yeux \u00e9gar\u00e9s. \nCinq secondes ne s\u2019\u00e9taient pas \u00e9coul\u00e9es depuis la dispar i-\ntion de l\u2019officier, que la porte s\u2019ouvrit et qu\u2019un nouveau perso n-\nnage entra. \n\u00ab C\u2019est lui, s\u2019\u00e9cria Bonacieux. \n\u2013 Qui lui ? demanda le cardinal. \n\u2013 Celui qui m\u2019a enlev\u00e9 ma femme. \u00bb \nLe cardinal sonna une seconde fois. L\u2019o fficier reparut. \n\u00ab Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et \nqu\u2019il attende que je le rappelle devant moi. \n\u2013 Non, Monseigneur ! non, ce n\u2019est pas lui ! s\u2019\u00e9cria Bon a-\ncieux ; non, je m\u2019\u00e9tais tromp\u00e9 : c\u2019est un autre qui ne lui re s-\nsemble pas du tout ! Monsieur est un honn\u00eate homme. \n\u2013 Emmenez cet imb\u00e9cile ! \u00bb dit le cardinal. \nL\u2019officier prit Bonacieux sous le bras, et le reconduisit dans \nl\u2019antichambre o\u00f9 il trouva ses deux gardes. \nLe nouveau personnage qu\u2019on venait d\u2019introduire suivit des \nyeux avec impatience Bonacieux jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il f\u00fbt sorti, et d\u00e8s que la porte se fut referm\u00e9e sur lui : \u2013 199 \u2013 \u00ab Ils se sont vus, dit -il en s\u2019approchant vivement du card i-\nnal. \n\u2013 Qui ? demanda Son \u00c9minence . \n\u2013 Elle et lui. \n\u2013 La reine et le duc ? s\u2019\u00e9cria Richelieu. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Et o\u00f9 cela ? \n\u2013 Au Louvre. \n\u2013 Vous en \u00eates s\u00fbr ? \n\u2013 Parfaitement s\u00fbr. \n\u2013 Qui vous l\u2019a dit ? \n\u2013 Mme de Lannoy, qui est toute \u00e0 Votre \u00c9minence , comme \nvous le savez. \n\u2013 Pourquoi ne l\u2019a -t-elle pas dit plus t\u00f4t ? \n\u2013 Soit hasard, soit d\u00e9fiance, la reine a fait coucher \nMme de Fargis dans sa chambre, et l\u2019a gard\u00e9e toute la journ\u00e9e. \n\u2013 C\u2019est bien, nous sommes battus. T\u00e2chons de prendre \nnotre revanche. \n\u2013 Je vous y aiderai de toute mon \u00e2me, Monseigneur, soyez \ntranquille. \n\u2013 Comment cela s\u2019est -il pass\u00e9 ? \n\u2013 \u00c0 minuit et demi, la reine \u00e9tait avec ses femmes\u2026 \n\u2013 O\u00f9 cela ? \n\u2013 Dans sa chambre \u00e0 coucher\u2026 \n\u2013 Bien. \u2013 200 \u2013 \u2013 Lorsqu\u2019on est venu lui remettre un mouchoir de la part \nde sa dame de lingerie\u2026 \n\u2013 Apr\u00e8s ? \n\u2013 Aussit\u00f4t la reine a manifest\u00e9 une grande \u00e9motion, et, \nmalgr\u00e9 le rouge dont elle avait le vi sage couvert, elle a p\u00e2li. \n\u2013 Apr\u00e8s ! apr\u00e8s ! \n\u2013 Cependant, elle s\u2019est lev\u00e9e, et d\u2019une voix alt\u00e9r\u00e9e : \u00ab Mes-\ndames, a -t-elle dit, attendez -moi dix minutes, puis je reviens. \u00bb \nEt elle a ouvert la porte de son alc\u00f4ve, puis elle est sortie. \n\u2013 Pourquoi Mme de Lannoy n\u2019est -elle pas venue vous pr \u00e9-\nvenir \u00e0 l\u2019instant m\u00eame ? \n\u2013 Rien n\u2019\u00e9tait bien certain encore ; d\u2019ailleurs, la reine avait \ndit : \u00ab Mesdames, attendez -moi \u00bb ; et elle n\u2019osait d\u00e9sob\u00e9ir \u00e0 la \nreine. \n\u2013 Et combien de temps la reine est -elle rest\u00e9e hors de la \nchamb re ? \n\u2013 Trois quarts d\u2019heure. \n\u2013 Aucune de ses femmes ne l\u2019accompagnait ? \n\u2013 Do\u00f1a Estefania seulement. \n\u2013 Et elle est rentr\u00e9e ensuite ? \n\u2013 Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose \u00e0 \nson chiffre, et sortir aussit\u00f4t. \n\u2013 Et quand elle est rentr\u00e9e, pl us tard, a- t-elle rapport\u00e9 le \ncoffret ? \n\u2013 Non. \n\u2013 Mme de Lannoy savait- elle ce qu\u2019il y avait dans ce co f-\nfret ? \u2013 201 \u2013 \u2013 Oui : les ferrets en diamants que Sa Majest\u00e9 a donn\u00e9s \u00e0 la \nreine. \n\u2013 Et elle est rentr\u00e9e sans ce coffret ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 L\u2019opinion de Mme de Lannoy est qu\u2019elle les a remis alors \n\u00e0 Buckingham ? \n\u2013 Elle en est s\u00fbre. \n\u2013 Comment cela ? \n\u2013 Pendant la journ\u00e9e, Mme de Lannoy, en sa qualit\u00e9 de \ndame d\u2019atour de la reine, a cherch\u00e9 ce coffret, a paru inqui\u00e8te de \nne pas le trouver et a fini par en demander des nouvell es \u00e0 la \nreine. \n\u2013 Et alors, la reine\u2026? \n\u2013 La reine est devenue fort rouge et a r\u00e9pondu qu\u2019ayant \nbris\u00e9 la veille un de ses ferrets, elle l\u2019avait envoy\u00e9 raccommoder \nchez son orf\u00e8vre. \n\u2013 Il faut y passer et s\u2019assurer si la chose est vraie ou non. \n\u2013 J\u2019y suis pass\u00e9. \n\u2013 Eh bien, l\u2019orf\u00e8vre ? \n\u2013 L\u2019orf\u00e8vre n\u2019a entendu parler de rien. \n\u2013 Bien ! bien ! Rochefort, tout n\u2019est pas perdu, et peut -\n\u00eatre\u2026 peut -\u00eatre tout est -il pour le mieux ! \n\u2013 Le fait est que je ne doute pas que le g\u00e9nie de Votre \u00c9m i-\nnence \u2026 \n\u2013 Ne r\u00e9pare les b\u00eatises de mon agent, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 C\u2019est justement ce que j\u2019allais dire, si Votre \u00c9minence \nm\u2019avait laiss\u00e9 achever ma phrase. \u2013 202 \u2013 \u2013 Maintenant, savez -vous o\u00f9 se cachaient la duchesse de \nChevreuse et le duc de Buckingham ? \n\u2013 Non, Monseigneur, mes gens n\u2019ont pu rien me dire de \npositif l\u00e0 -dessus. \n\u2013 Je le sais, moi. \n\u2013 Vous, Monseigneur ? \n\u2013 Oui, ou du moins je m\u2019en doute. Ils se tenaient, l\u2019un rue \nde Vaugirard, n\u00b0 25, et l\u2019autre rue de La Harpe, n\u00b0 75. \n\u2013 Votre \u00c9minence veut -elle que je les fasse arr\u00eater tous \ndeux ? \n\u2013 Il sera trop tard, ils seront partis. \n\u2013 N\u2019importe, on peut s\u2019en assurer. \n\u2013 Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux \nmaisons. \n\u2013 J\u2019y vais, Monseigneur. \u00bb \nEt Rochefort s\u2019\u00e9lan\u00e7a hors de l\u2019appartement. \nLe cardinal, rest\u00e9 seul, r\u00e9fl\u00e9chit un instant et sonna une \ntroisi\u00e8me fois. \nLe m\u00eame officier reparut. \n\u00ab Faites entrer le prisonnier \u00bb, dit le cardinal. \nMa\u00eetre Bonacieux fut introduit de nouveau, et, sur un signe \ndu cardinal, l\u2019officier se retira. \n\u00ab Vous m\u2019avez tromp\u00e9, dit s\u00e9v\u00e8rement le cardinal. \n\u2013 Moi, s \u2019\u00e9cria Bonacieux, moi, tromper Votre \u00c9minence ! \n\u2013 Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La \nHarpe, n\u2019allait pas chez des marchands de toile. \u2013 203 \u2013 \u2013 Et o\u00f9 allait -elle, juste Dieu ? \n\u2013 Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de \nBuckingh am. \n\u2013 Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs ; oui, \nc\u2019est cela, Votre \u00c9minence a raison. J\u2019ai dit plusieurs fois \u00e0 ma \nfemme qu\u2019il \u00e9tait \u00e9tonnant que des marchands de toile demeu-\nrassent dans des maisons pareilles, dans des maisons qui \nn\u2019avaient pas d\u2019enseignes, et chaque fois ma femme s\u2019est mise \u00e0 \nrire. Ah ! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant aux \npieds de l\u2019 \u00c9minence , ah ! que vous \u00eates bien le cardinal, le grand \ncardinal, l\u2019homme de g\u00e9nie que tout le monde r\u00e9v\u00e8re. \u00bb \nLe cardinal, tout m\u00e9dio cre qu\u2019\u00e9tait le triomphe remport\u00e9 \nsur un \u00eatre aussi vulgaire que l\u2019\u00e9tait Bonacieux, n\u2019en jouit pas \nmoins un instant ; puis, presque aussit\u00f4t, comme si une no u-\nvelle pens\u00e9e se pr\u00e9sentait \u00e0 son esprit, un sourire plissa ses \nl\u00e8vres, et tendant la main au merci er : \n\u00ab Relevez -vous, mon ami, lui dit -il, vous \u00eates un brave \nhomme. \n\u2013 Le cardinal m\u2019a touch\u00e9 la main ! j\u2019ai touch\u00e9 la main du \ngrand homme ! s\u2019\u00e9cria Bonacieux ; le grand homme m\u2019a appel\u00e9 \nson ami ! \n\u2013 Oui, mon ami ; oui ! dit le cardinal avec ce ton paterne \nqu\u2019il savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les \ngens qui ne le connaissaient pas ; et comme on vous a soup\u00e7o n-\nn\u00e9 injustement, eh bien, il vous faut une indemnit\u00e9 : tenez ! \nprenez ce sac de cent pistoles, et pardonnez -moi. \n\u2013 Que je vous pardonn e, Monseigneur ! dit Bonacieux h\u00e9s i-\ntant \u00e0 prendre le sac, craignant sans doute que ce pr\u00e9tendu don ne f\u00fbt qu\u2019une plaisanterie. Mais vous \u00e9tiez bien libre de me faire \narr\u00eater, vous \u00eates bien libre de me faire torturer, vous \u00eates bien \nlibre de me faire pendr e : vous \u00eates le ma\u00eetre, et je n\u2019aurais pas \neu le plus petit mot \u00e0 dire. Vous pardonner, Monseigneur ! Al-\nlons donc, vous n\u2019y pensez pas ! \u2013 204 \u2013 \u2013 Ah ! mon cher monsieur Bonacieux ! vous y mettez de la \ng\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, je le vois, et je vous en remercie. Ainsi donc, v ous \nprenez ce sac, et vous vous en allez sans \u00eatre trop m\u00e9content ? \n\u2013 Je m\u2019en vais enchant\u00e9, Monseigneur. \n\u2013 Adieu donc, ou plut\u00f4t \u00e0 revoir, car j\u2019esp\u00e8re que nous nous \nreverrons. \n\u2013 Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres \nde Son \u00c9minence . \n\u2013 Ce sera souvent, soyez tranquille, car j\u2019ai trouv\u00e9 un \ncharme extr\u00eame \u00e0 votre conversation. \n\u2013 Oh ! Monseigneur ! \n\u2013 Au revoir, monsieur Bonacieux, au revoir. \nEt le cardinal lui fit un signe de la main, auquel Bonacieux \nr\u00e9pondit en s\u2019inclinant jusqu\u2019\u00e0 terre ; puis il sortit \u00e0 reculons, et \nquand il fut dans l\u2019antichambre, le cardinal l\u2019entendit qui, dans \nson enthousiasme, criait \u00e0 tue -t\u00eate : \u00ab Vive Monseigneur ! vive \nSon \u00c9minence ! vive le grand cardinal ! \u00bb Le cardinal \u00e9couta en \nsouriant cette brillante manifes tation des sentiments entho u-\nsiastes de ma\u00eetre Bonacieux ; puis, quand les cris de Bonacieux \nse furent perdus dans l\u2019\u00e9loignement : \n\u00ab Bien, dit -il, voici d\u00e9sormais un homme qui se fera tuer \npour moi. \u00bb \nEt le cardinal se mit \u00e0 examiner avec la plus grande att en-\ntion la carte de La Rochelle qui, ainsi que nous l\u2019avons dit, \u00e9tait \u00e9tendue sur son bureau, tra\u00e7ant avec un crayon la ligne o\u00f9 d e-\nvait passer la fameuse digue qui, dix -huit mois plus tard, fe r-\nmait le port de la cit\u00e9 assi\u00e9g\u00e9e. \nComme il en \u00e9tait au plus pro fond de ses m\u00e9ditations str a-\nt\u00e9giques, la porte se rouvrit, et Rochefort rentra. \u2013 205 \u2013 \u00ab Eh bien ? dit vivement le cardinal en se levant avec une \npromptitude qui prouvait le degr\u00e9 d\u2019importance qu\u2019il attachait \u00e0 \nla commission dont il avait charg\u00e9 le comte. \n\u2013 Eh bi en, dit celui -ci, une jeune femme de vingt -six \u00e0 \nvingt -huit ans et un homme de trente -cinq \u00e0 quarante ans ont \nlog\u00e9 effectivement, l\u2019un quatre jours et l\u2019autre cinq, dans les \nmaisons indiqu\u00e9es par Votre \u00c9minence : mais la femme est pa r-\ntie cette nuit, et l\u2019h omme ce matin. \n\u2013 C\u2019\u00e9taient eux ! s\u2019\u00e9cria le cardinal, qui regardait \u00e0 la pe n-\ndule ; et maintenant, continua -t-il, il est trop tard pour faire \ncourir apr\u00e8s : la duchesse est \u00e0 Tours, et le duc \u00e0 Boulogne. C\u2019est \n\u00e0 Londres qu\u2019il faut les rejoindre. \n\u2013 Quels son t les ordres de Votre \u00c9minence ? \n\u2013 Pas un mot de ce qui s\u2019est pass\u00e9 ; que la reine reste dans \nune s\u00e9curit\u00e9 parfaite ; qu\u2019elle ignore que nous savons son se-\ncret ; qu\u2019elle croie que nous sommes \u00e0 la recherche d\u2019une con s-\npiration quelconque. Envoyez -moi le gar de des sceaux S\u00e9guier. \n\u2013 Et cet homme, qu\u2019en a fait Votre \u00c9minence ? \n\u2013 Quel homme ? demanda le cardinal. \n\u2013 Ce Bonacieux ? \n\u2013 J\u2019en ai fait tout ce qu\u2019on pouvait en faire. J\u2019en ai fait \nl\u2019espion de sa femme. \u00bb \nLe comte de Rochefort s\u2019inclina en homme qui reconna\u00eet la \ngrande sup\u00e9riorit\u00e9 du ma\u00eetre, et se retira. \nRest\u00e9 seul, le cardinal s\u2019assit de nouveau, \u00e9crivit une lettre \nqu\u2019il cacheta de son sceau particulier, puis il sonna. L\u2019officier entra pour la quatri\u00e8me fois. \n\u00ab Faites -moi venir Vitray, dit -il, et dites -lui de s\u2019appr\u00eater \npour un voyage. \u00bb \u2013 206 \u2013 Un instant apr\u00e8s, l\u2019homme qu\u2019il avait demand\u00e9 \u00e9tait debout \ndevant lui, tout bott\u00e9 et tout \u00e9peronn\u00e9. \n\u00ab Vitray, dit -il, vous allez partir tout courant pour Londres. \nVous ne vous arr\u00eaterez pas un instant en route. Vous remet trez \ncette lettre \u00e0 Milady. Voici un bon de deux cents pistoles, passez \nchez mon tr\u00e9sorier et faites -vous payer. Il y en a autant \u00e0 to u-\ncher si vous \u00eates ici de retour dans six jours et si vous avez bien \nfait ma commission. \u00bb \nLe messager, sans r\u00e9pondre un s eul mot, s\u2019inclina, prit la \nlettre, le bon de deux cents pistoles, et sortit. \nVoici ce que contenait la lettre : \n\u00ab Milady, \n\u00ab Trouvez -vous au premier bal o\u00f9 se trouvera le duc de \nBuckingham. Il aura \u00e0 son pourpoint douze ferrets de diamants, \napprochez -vous de lui et coupez -en deux. \n\u00ab Aussit\u00f4t que ces ferrets seront en votre possession, pr \u00e9-\nvenez -moi. \u00bb \u2013 207 \u2013 CHAPITRE XV \nGENS DE ROBE ET GENS D\u2019\u00c9P\u00c9E \n \nLe lendemain du jour o\u00f9 ces \u00e9v\u00e9nements \u00e9taient arriv\u00e9s, \nAthos n\u2019ayant point reparu, M. de Tr\u00e9ville avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu p ar \nd\u2019Artagnan et par Porthos de sa disparition. \nQuant \u00e0 Aramis, il avait demand\u00e9 un cong\u00e9 de cinq jours, \net il \u00e9tait \u00e0 Rouen, disait -on, pour affaires de famille. \nM. de Tr\u00e9ville \u00e9tait le p\u00e8re de ses soldats. Le moindre et le \nplus inconnu d\u2019entre eux, d\u00e8s q u\u2019il portait l\u2019uniforme de la co m-\npagnie, \u00e9tait aussi certain de son aide et de son appui qu\u2019aurait \npu l\u2019\u00eatre son fr\u00e8re lui -m\u00eame. \nIl se rendit donc \u00e0 l\u2019instant chez le lieutenant criminel. On \nfit venir l\u2019officier qui commandait le poste de la Croix -Rouge, e t \nles renseignements successifs apprirent qu\u2019Athos \u00e9tait mome n-\ntan\u00e9ment log\u00e9 au For -l\u2019\u00c9v\u00eaque . \nAthos avait pass\u00e9 par toutes les \u00e9preuves que nous avons \nvu Bonacieux subir. \nNous avons assist\u00e9 \u00e0 la sc\u00e8ne de confrontation entre les \ndeux captifs. Athos, qui n\u2019av ait rien dit jusque -l\u00e0 de peur que \nd\u2019Artagnan, inqui\u00e9t\u00e9 \u00e0 son tour, n\u2019e\u00fbt point le temps qu\u2019il lui fallait, Athos d\u00e9clara, \u00e0 partir de ce moment, qu\u2019il se nommait \nAthos et non d\u2019Artagnan. \nIl ajouta qu\u2019il ne connaissait ni monsieur, ni madame B o-\nnacieux, qu\u2019 il n\u2019avait jamais parl\u00e9 ni \u00e0 l\u2019un, ni \u00e0 l\u2019autre ; qu\u2019il \n\u00e9tait venu vers les dix heures du soir pour faire visite \u00e0 \nM. d\u2019Artagnan, son ami, mais que jusqu\u2019\u00e0 cette heure il \u00e9tait \nrest\u00e9 chez M. de Tr\u00e9ville, o\u00f9 il avait d\u00een\u00e9 ; vingt t\u00e9moins, ajouta -\u2013 208 \u2013 t-il, pouva ient attester le fait, et il nomma plusieurs ge n-\ntilshommes distingu\u00e9s, entre autres M. le duc de La Tr\u00e9mouille. \nLe second commissaire fut aussi \u00e9tourdi que le premier de \nla d\u00e9claration simple et ferme de ce mousquetaire, sur lequel il \naurait bien voulu pre ndre la revanche que les gens de robe a i-\nment tant \u00e0 gagner sur les gens d\u2019\u00e9p\u00e9e ; mais le nom de \nM. de Tr\u00e9ville et celui de M. le duc de La Tr\u00e9mouille m\u00e9ritaient \nr\u00e9flexion. \nAthos fut aussi envoy\u00e9 au cardinal, mais malheureusement \nle cardinal \u00e9tait au Louvre chez le roi. \nC\u2019\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment le moment o\u00f9 M. de Tr\u00e9ville, sortant de \nchez le lieutenant criminel et de chez le gouverneur du For -\nl\u2019\u00c9v\u00eaque , sans avoir pu trouver Athos, arriva chez Sa Majest\u00e9. \nComme capitaine des mousquetaires, M. de Tr\u00e9ville avait \u00e0 \ntoute heure ses entr\u00e9es chez le roi. \nOn sait quelles \u00e9taient les pr\u00e9ventions du roi contre la \nreine, pr\u00e9ventions habilement entretenues par le cardinal, qui, \nen fait d\u2019intrigues, se d\u00e9fiait infiniment plus des femmes que des \nhommes. Une des grandes causes s urtout de cette pr\u00e9vention \n\u00e9tait l\u2019amiti\u00e9 d\u2019Anne d\u2019Autriche pour Mme de Chevreuse. Ces \ndeux femmes l\u2019inqui\u00e9taient plus que les guerres avec l\u2019Espagne, \nles d\u00e9m\u00eal\u00e9s avec l\u2019Angleterre et l\u2019embarras des finances. \u00c0 ses \nyeux et dans sa conviction, Mme de Chevre use servait la reine \nnon seulement dans ses intrigues politiques, mais, ce qui le \ntourmentait bien plus encore, dans ses intrigues amoureuses. \nAu premier mot de ce qu\u2019avait dit M. le cardinal, que \nMme de Chevreuse, exil\u00e9e \u00e0 Tours et qu\u2019on croyait dans cett e \nville, \u00e9tait venue \u00e0 Paris et, pendant cinq jours qu\u2019elle y \u00e9tait \nrest\u00e9e, avait d\u00e9pist\u00e9 la police, le roi \u00e9tait entr\u00e9 dans une furieuse \ncol\u00e8re. Capricieux et infid\u00e8le, le roi voulait \u00eatre appel\u00e9 \nLouis le Juste et Louis le Chaste. La post\u00e9rit\u00e9 comprendra diffi-\ncilement ce caract\u00e8re, que l\u2019histoire n\u2019explique que par des faits et jamais par des raisonnements. \u2013 209 \u2013 Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement \nMme de Chevreuse \u00e9tait venue \u00e0 Paris, mais encore que la reine \navait renou\u00e9 avec elle \u00e0 l\u2019aide d\u2019une de ces correspondances \nmyst\u00e9rieuses qu\u2019\u00e0 cette \u00e9poque on nommait une cabale ; lors-\nqu\u2019il affirma que lui, le cardinal, allait d\u00e9m\u00ealer les fils les plus \nobscurs de cette intrigue, quand, au moment d\u2019arr\u00eater sur le \nfait, en flagrant d\u00e9lit, nanti de toutes les preuves, l\u2019\u00e9missaire de \nla reine pr\u00e8s de l\u2019exil\u00e9e, un mousquetaire avait os\u00e9 interrompre violemment le cours de la justice en tombant, l\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 la main, \nsur d\u2019honn\u00eates gens de loi charg\u00e9s d\u2019examiner avec impartialit\u00e9 \ntoute l\u2019affaire pour la mettre sous le s yeux du roi, \u2013 Louis XIII \nne se contint plus, il fit un pas vers l\u2019appartement de la reine \navec cette p\u00e2le et muette indignation qui, lorsqu\u2019elle \u00e9clatait, \nconduisait ce prince jusqu\u2019\u00e0 la plus froide cruaut\u00e9. \nEt cependant, dans tout cela, le cardinal n\u2019avait pas encore \ndit un mot du duc de Buckingham. \nCe fut alors que M. de Tr\u00e9ville entra, froid, poli et dans une \ntenue irr\u00e9prochable. \nAverti de ce qui venait de se passer par la pr\u00e9sence du ca r-\ndinal et par l\u2019alt\u00e9ration de la figure du roi, M. de Tr\u00e9ville se sen-\ntit fort comme Samson devant les Philistins. \nLouis XIII mettait d\u00e9j\u00e0 la main sur le bouton de la porte ; \nau bruit que fit M. de Tr\u00e9ville en entrant, il se retourna. \n\u00ab Vous arrivez bien, monsieur, dit le roi, qui, lorsque ses \npassions \u00e9taient mont\u00e9es \u00e0 un certain point, ne savait pas di s-\nsimuler, et j\u2019en apprends de belles sur le compte de vos mou s-\nquetaires. \n\u2013 Et moi, dit froidement M. de Tr\u00e9ville, j\u2019en ai de belles \u00e0 \napprendre \u00e0 Votre Majest\u00e9 sur ses gens de robe. \n\u2013 Pla\u00eet- il ? dit le roi avec hauteur. \n\u2013 J\u2019ai l\u2019honneur d\u2019apprendre \u00e0 Votre Majest\u00e9, continua \nM. de Tr\u00e9ville du m\u00eame ton, qu\u2019un parti de procureurs, de \u2013 210 \u2013 commissaires et de gens de police, gens fort estimables mais \nfort acharn\u00e9s, \u00e0 ce qu\u2019il para\u00eet, contre l\u2019uniforme, s\u2019est permis \nd\u2019arr\u00eater dans une maison, d\u2019emmener en pleine rue et de jeter \nau For-l\u2019\u00c9v\u00eaque , tout cela sur un ordre que l\u2019on a refus\u00e9 de me \nrepr\u00e9senter, un de mes mousquetaires, ou plut\u00f4t des v\u00f4tres, \nSire, d\u2019une conduite irr\u00e9prochable, d\u2019une r\u00e9putation presque \nillustre, et que Votre Majest\u00e9 conna\u00eet favorablement, M. Athos. \n\u2013 Athos, dit le roi machinalement ; oui, au fait, je connais \nce nom. \n\u2013 Que Votre Majest\u00e9 se le rappelle, dit M. de Tr\u00e9ville ; \nM. Athos est ce mousquetaire qui, dans le f\u00e2cheux duel que vous \nsavez, a eu le malheur de bl esser gri\u00e8vement M. de Cahusac. \u2013 \u00e0 \npropos, Monseigneur, continua Tr\u00e9ville en s\u2019adressant au card i-\nnal, M. de Cahusac est tout \u00e0 fait r\u00e9tabli, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Merci ! dit le cardinal en se pin\u00e7ant les l\u00e8vres de col\u00e8re. \n\u2013 M. Athos \u00e9tait donc all\u00e9 rendre vis ite \u00e0 l\u2019un de ses amis \nalors absent, continua M. de Tr\u00e9ville, \u00e0 un jeune B\u00e9arnais, cadet \naux gardes de Sa Majest\u00e9, compagnie des Essarts ; mais \u00e0 peine \nvenait -il de s\u2019installer chez son ami et de prendre un livre en \nl\u2019attendant, qu\u2019une nu\u00e9e de recors et de soldats m\u00eal\u00e9s ensemble \nvint faire le si\u00e8ge de la maison, enfon\u00e7a plusieurs portes\u2026 \u00bb \nLe cardinal fit au roi un signe qui signifiait : \u00ab C\u2019est pour \nl\u2019affaire dont je vous ai parl\u00e9. \u00bb \n\u00ab Nous savons tout cela, r\u00e9pliqua le roi, car tout cela s\u2019est \nfait pour n otre service. \n\u2013 Alors, dit Tr\u00e9ville, c\u2019est aussi pour le service de \nVotre Majest\u00e9 qu\u2019on a saisi un de mes mousquetaires innocent, \nqu\u2019on l\u2019a plac\u00e9 entre deux gardes comme un malfaiteur, et qu\u2019on \na promen\u00e9 au milieu d\u2019une populace insolente ce galant homme, \nqui a vers\u00e9 dix fois son sang pour le service de Votre Majest\u00e9 et \nqui est pr\u00eat \u00e0 le r\u00e9pandre encore. \n\u2013 Bah ! dit le roi \u00e9branl\u00e9, les choses se sont pass\u00e9es ainsi ? \u2013 211 \u2013 \u2013 M. de Tr\u00e9ville ne dit pas, reprit le cardinal avec le plus \ngrand flegme, que ce mousquetai re innocent, que ce galant \nhomme venait, une heure auparavant, de frapper \u00e0 coups d\u2019\u00e9p\u00e9e \nquatre commissaires instructeurs d\u00e9l\u00e9gu\u00e9s par moi afin \nd\u2019instruire une affaire de la plus haute importance. \n\u2013 Je d\u00e9fie Votre \u00c9minence de le prouver, s\u2019\u00e9cria \nM. de Tr\u00e9v ille avec sa franchise toute gasconne et sa rudesse \ntoute militaire, car, une heure auparavant M. Athos, qui, je le \nconfierai \u00e0 Votre Majest\u00e9, est un homme de la plus haute quali-\nt\u00e9, me faisait l\u2019honneur, apr\u00e8s avoir d\u00een\u00e9 chez moi, de causer \ndans le salon d e mon h\u00f4tel avec M. le duc de La Tr\u00e9mouille et \nM. le comte de Ch\u00e2lus, qui s\u2019y trouvaient. \u00bb \nLe roi regarda le cardinal. \n\u00ab Un proc\u00e8s -verbal fait foi, dit le cardinal r\u00e9pondant tout \nhaut \u00e0 l\u2019interrogation muette de Sa Majest\u00e9, et les gens maltrai-\nt\u00e9s ont dres s\u00e9 le suivant, que j\u2019ai l\u2019honneur de pr\u00e9senter \u00e0 \nVotre Majest\u00e9. \n\u2013 Proc\u00e8s -verbal de gens de robe vaut -il la parole \nd\u2019honneur, r\u00e9pondit fi\u00e8rement Tr\u00e9ville, d\u2019homme d\u2019\u00e9p\u00e9e ? \n\u2013 Allons, allons, Tr\u00e9ville, taisez -vous, dit le roi. \n\u2013 Si Son \u00c9minence a quelque soup \u00e7on contre un de mes \nmousquetaires, dit Tr\u00e9ville, la justice de M. le cardinal est assez \nconnue pour que je demande moi -m\u00eame une enqu\u00eate. \n\u2013 Dans la maison o\u00f9 cette descente de justice a \u00e9t\u00e9 faite, \ncontinua le cardinal impassible, loge, je crois, un B\u00e9arnai s ami \ndu mousquetaire. \n\u2013 Votre \u00c9minence veut parler de M. d\u2019Artagnan ? \n\u2013 Je veux parler d\u2019un jeune homme que vous prot\u00e9gez, \nMonsieur de Tr\u00e9ville. \n\u2013 Oui, Votre \u00c9minence , c\u2019est cela m\u00eame. \u2013 212 \u2013 \u2013 Ne soup\u00e7onnez -vous pas ce jeune homme d\u2019avoir donn\u00e9 \nde mauvais conse ils\u2026 \n\u2013 \u00c0 M. Athos, \u00e0 un homme qui a le double de son \u00e2ge ? in-\nterrompit M. de Tr\u00e9ville ; non, Monseigneur. D\u2019ailleurs, \nM. d\u2019Artagnan a pass\u00e9 la soir\u00e9e chez moi. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, dit le cardinal, tout le monde a donc pass\u00e9 la so i-\nr\u00e9e chez vous ? \n\u2013 Son \u00c9minence douter ait-elle de ma parole ? dit Tr\u00e9ville, \nle rouge de la col\u00e8re au front. \n\u2013 Non, Dieu m\u2019en garde ! dit le cardinal ; mais, seulement, \n\u00e0 quelle heure \u00e9tait -il chez vous ? \n\u2013 Oh ! cela je puis le dire sciemment \u00e0 Votre \u00c9minence , \ncar, comme il entrait, je remarquai qu\u2019il \u00e9tait neuf heures et \ndemie \u00e0 la pendule, quoique j\u2019eusse cru qu\u2019il \u00e9tait plus tard. \n\u2013 Et \u00e0 quelle heure est -il sorti de votre h\u00f4tel ? \n\u2013 \u00c0 dix heures et demie : une heure apr\u00e8s l\u2019\u00e9v\u00e9nement. \n\u2013 Mais, enfin, r\u00e9pondit le cardinal, qui ne soup\u00e7onnait pas \nun instant la loyaut\u00e9 de Tr\u00e9ville, et qui sentait que la victoire lui \n\u00e9chappait, mais, enfin, Athos a \u00e9t\u00e9 pris dans cette maison de la \nrue des Fossoyeurs. \n\u2013 Est-il d\u00e9fendu \u00e0 un ami de visiter un ami ? \u00e0 un mou s-\nquetaire de ma compagnie de fraterniser avec un garde de la \ncompagnie de M. des Essarts ? \n\u2013 Oui, quand la maison o\u00f9 il fraternise avec cet ami est \nsuspecte. \n\u2013 C\u2019est que cette maison est suspecte, Tr\u00e9ville, dit le roi ; \npeut -\u00eatre ne le saviez -vous pas ? \n\u2013 En effet, Sire, je l\u2019ignorais. En tout cas, el le peut \u00eatre su s-\npecte partout ; mais je nie qu\u2019elle le soit dans la partie qu\u2019habite \nM. d\u2019Artagnan ; car je puis vous affirmer, Sire, que, si j\u2019en crois \u2013 213 \u2013 ce qu\u2019il a dit, il n\u2019existe pas un plus d\u00e9vou\u00e9 serviteur de \nSa Majest\u00e9, un admirateur plus profond de M . le cardinal. \n\u2013 N\u2019est -ce pas ce d\u2019Artagnan qui a bless\u00e9 un jour Jussac \ndans cette malheureuse rencontre qui a eu lieu pr\u00e8s du couvent \ndes Carmes -D\u00e9chauss\u00e9s ? demanda le roi en regardant le card i-\nnal, qui rougit de d\u00e9pit. \n\u2013 Et le lendemain, Bernajoux. Oui S ire, oui, c\u2019est bien cela, \net Votre Majest\u00e9 a bonne m\u00e9moire. \n\u2013 Allons, que r\u00e9solvons -nous ? dit le roi. \n\u2013 Cela regarde Votre Majest\u00e9 plus que moi, dit le cardinal. \nJ\u2019affirmerais la culpabilit\u00e9. \n\u2013 Et moi je la nie, dit Tr\u00e9ville. Mais Sa Majest\u00e9 a des juges, \net ses juges d\u00e9cideront. \n\u2013 C\u2019est cela, dit le roi, renvoyons la cause devant les juges : \nc\u2019est leur affaire de juger, et ils jugeront. \n\u2013 Seulement, reprit Tr\u00e9ville, il est bien triste qu\u2019en ce \ntemps malheureux o\u00f9 nous sommes, la vie la plus pure, la vertu \nla plus incontestable n\u2019exemptent pas un homme de l\u2019infamie et \nde la pers\u00e9cution. Aussi l\u2019arm\u00e9e sera -t-elle peu contente, je puis \nen r\u00e9pondre, d\u2019\u00eatre en butte \u00e0 des traitements rigoureux \u00e0 pr o-\npos d\u2019affaires de police. \u00bb \nLe mot \u00e9tait imprudent ; mais M. de Tr\u00e9ville l\u2019avait lanc\u00e9 \navec connaissance de cause. Il voulait une explosion, parce \nqu\u2019en cela la mine fait du feu, et que le feu \u00e9claire. \n\u00ab Affaires de police ! s\u2019\u00e9cria le roi, relevant les paroles de \nM. de Tr\u00e9ville : affaires de police ! et qu\u2019en savez -vous, mon-\nsieur ? M\u00ealez -vous de vos mousquetaires, et ne me rompez pas \nla t\u00eate. Il semble, \u00e0 vous entendre, que, si par malheur on arr\u00eate un mousquetaire, la France est en danger. Eh ! que de bruit \npour un mousquetaire ! j\u2019en ferai arr\u00eater dix, ventrebleu ! cent, \nm\u00eame ; toute la compagnie ! et je ne veux pas que l\u2019on souffle \nmot. \u2013 214 \u2013 \u2013 Du moment o\u00f9 ils sont suspects \u00e0 Votre Majest\u00e9, dit Tr \u00e9-\nville, les mousquetaires sont coupables ; aussi, me voyez -vous, \nSire, pr\u00eat \u00e0 vous rendre mon \u00e9p\u00e9e ; car apr\u00e8s avoir accus\u00e9 me s \nsoldats, M. le cardinal, je n\u2019en doute pas, finira par m\u2019accuser \nmoi-m\u00eame ; ainsi mieux vaut que je me constitue prisonnier \navec M. Athos, qui est arr\u00eat\u00e9 d\u00e9j\u00e0, et M. d\u2019Artagnan, qu\u2019on va \narr\u00eater sans doute. \n\u2013 T\u00eate gasconne, en finirez -vous ? dit le roi. \n\u2013 Sire, r\u00e9pondit Tr\u00e9ville sans baisser le moindrement la \nvoix, ordonnez qu\u2019on me rende mon mousquetaire, ou qu\u2019il soit \njug\u00e9. \n\u2013 On le jugera, dit le cardinal. \n\u2013 Eh bien, tant mieux ; car, dans ce cas, je demanderai \u00e0 \nSa Majest\u00e9 la permission de plaider pour lui. \u00bb \nLe roi craignit un \u00e9clat. \n\u00ab Si Son \u00c9minence , dit -il, n\u2019avait pas personnellement des \nmotifs\u2026 \u00bb \nLe cardinal vit venir le roi, et alla au -devant de lui : \n\u00ab Pardon, dit -il, mais du moment o\u00f9 Votre Majest\u00e9 voit en \nmoi un juge pr\u00e9venu, je me retire. \n\u2013 Voyons, dit le roi, me jurez -vous, par mon p\u00e8re, que \nM. Athos \u00e9tait chez vous pendant l\u2019\u00e9v\u00e9nement, et qu\u2019il n\u2019y a \npoint pris part ? \n\u2013 Par votre glorieux p\u00e8re et par vous -m\u00eame, qui \u00eates ce que \nj\u2019aime et ce que je v\u00e9n\u00e8re le plus au monde, je le jure ! \n\u2013 Veuil lez r\u00e9fl\u00e9chir, Sire, dit le cardinal. Si nous rel\u00e2chons \nainsi le prisonnier, on ne pourra plus conna\u00eetre la v\u00e9rit\u00e9. \n\u2013 M. Athos sera toujours l\u00e0, reprit M. de Tr\u00e9ville, pr\u00eat \u00e0 r \u00e9-\npondre quand il plaira aux gens de robe de l\u2019interroger. Il ne \u2013 215 \u2013 d\u00e9sertera pas, m onsieur le cardinal ; soyez tranquille, je r\u00e9ponds \nde lui, moi. \n\u2013 Au fait, il ne d\u00e9sertera pas, dit le roi ; on le retrouvera \ntoujours, comme dit M. de Tr\u00e9ville. D\u2019ailleurs, ajouta -t-il en \nbaissant la voix et en regardant d\u2019un air suppliant Son \u00c9mi-\nnence , donnons- leur de la s\u00e9curit\u00e9 : cela est politique. \u00bb \nCette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu. \n\u00ab Ordonnez, Sire, dit -il, vous avez le droit de gr\u00e2ce. \n\u2013 Le droit de gr\u00e2ce ne s\u2019applique qu\u2019aux coupables, dit Tr \u00e9-\nville, qui voulait avoir le dernier mo t, et mon mousquetaire est \ninnocent. Ce n\u2019est donc pas gr\u00e2ce que vous allez faire, Sire, c\u2019est \njustice. \n\u2013 Et il est au For -l\u2019\u00c9v\u00eaque ? dit le roi. \n\u2013 Oui, Sire, et au secret, dans un cachot, comme le dernier \ndes criminels. \n\u2013 Diable ! diable ! murmura le roi, que faut -il faire ? \n\u2013 Signer l\u2019ordre de mise en libert\u00e9, et tout sera dit, reprit le \ncardinal ; je crois, comme Votre Majest\u00e9, que la garantie de \nM. de Tr\u00e9ville est plus que suffisante. \u00bb \nTr\u00e9ville s\u2019inclina respectueusement avec une joie qui n\u2019\u00e9tait \npas s ans m\u00e9lange de crainte ; il e\u00fbt pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 une r\u00e9sistance op i-\nni\u00e2tre du cardinal \u00e0 cette soudaine facilit\u00e9. \nLe roi signa l\u2019ordre d\u2019\u00e9largissement, et Tr\u00e9ville l\u2019emporta \nsans retard. \nAu moment o\u00f9 il allait sortir, le cardinal lui fit un sourire \namical, et dit au roi : \n\u00ab Une bonne harmonie r\u00e8gne entre les chefs et les soldats, \ndans vos mousquetaires, Sire ; voil\u00e0 qui est bien profitable au \nservice et bien honorable pour tous. \u00bb \u2013 216 \u2013 \u00ab Il me jouera quelque mauvais tour incessamment, se di-\nsait Tr\u00e9ville ; on n\u2019a jamais le dernier mot avec un pareil \nhomme. Mais h\u00e2tons -nous, car le roi peut changer d\u2019avis tout \u00e0 \nl\u2019heure ; et au bout du compte, il est plus difficile de remettre \u00e0 \nla Bastille ou au For -l\u2019\u00c9v\u00eaque un homme qui en est sorti, que d\u2019y \ngarder un prisonnier qu\u2019on y ti ent. \u00bb \nM. de Tr\u00e9ville fit triomphalement son entr\u00e9e au For -\nl\u2019\u00c9v\u00eaque , o\u00f9 il d\u00e9livra le mousquetaire, que sa paisible indiff \u00e9-\nrence n\u2019avait pas abandonn\u00e9. \nPuis, la premi\u00e8re fois qu\u2019il revit d\u2019Artagnan : \n\u00ab Vous l\u2019\u00e9chappez belle, lui dit -il ; voil\u00e0 votre coup d \u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 \nJussac pay\u00e9. Reste bien encore celui de Bernajoux, mais il ne \nfaudrait pas trop vous y fier. \u00bb \nAu reste, M. de Tr\u00e9ville avait raison de se d\u00e9fier du cardinal \net de penser que tout n\u2019\u00e9tait pas fini, car \u00e0 peine le capitaine des mousquetaires eut -il ferm\u00e9 la porte derri\u00e8re lui, que Son \u00c9mi-\nnence dit au roi : \n\u00ab Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, \nnous allons causer s\u00e9rieusement, s\u2019il pla\u00eet \u00e0 Votre Majest\u00e9. Sire, \nM. de Buckingham \u00e9tait \u00e0 Paris depuis cinq jours et n\u2019en est \nparti que ce mati n. \u00bb \u2013 217 \u2013 CHAPITRE XVI \nO\u00d9 M. LE GARDE DES SCEAUX \nS\u00c9GUIER CHERCHA PLUS D\u2019UNE FOIS \nLA CLOCHE POUR LA SONNER, \nCOMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS \n \nIl est impossible de se faire une id\u00e9e de l\u2019impression que \nces quelques mots produisirent sur Louis XIII. Il rougit et p\u00e2li t \nsuccessivement ; et le cardinal vit tout d\u2019abord qu\u2019il venait de \nconqu\u00e9rir d\u2019un seul coup tout le terrain qu\u2019il avait perdu. \n\u00ab M. de Buckingham \u00e0 Paris ! s\u2019\u00e9cria -t-il, et qu\u2019y vient -il \nfaire ? \n\u2013 Sans doute conspirer avec nos ennemis les huguenots et \nles Espagnols. \n\u2013 Non, pardieu, non ! conspirer contre mon honneur avec \nMme de Chevreuse, Mme de Longueville et les Cond\u00e9 ! \n\u2013 Oh ! Sire, quelle id\u00e9e ! La reine est trop sage, et surtout \naime trop Votre Majest\u00e9. \n\u2013 La femme est faible, monsieur le cardinal, dit l e roi ; et \nquant \u00e0 m\u2019aimer beaucoup, j\u2019ai mon opinion faite sur cet amour. \n\u2013 Je n\u2019en maintiens pas moins, dit le cardinal, que le duc \nde Buckingham est venu \u00e0 Paris pour un projet tout politique. \n\u2013 Et moi je suis s\u00fbr qu\u2019il est venu pour autre chose, mo n-\nsieur le cardinal ; mais si la reine est coupable, qu\u2019elle tremble ! \n\u2013 Au fait, dit le cardinal, quelque r\u00e9pugnance que j\u2019aie \u00e0 a r-\nr\u00eater mon esprit sur une pareille trahison, Votre Majest\u00e9 m\u2019y \u2013 218 \u2013 fait penser : Mme de Lannoy, que, d\u2019apr\u00e8s l\u2019ordre de \nVotre Majest\u00e9, j\u2019ai interrog\u00e9e plusieurs fois, m\u2019a dit ce matin \nque la nuit avant celle -ci Sa Majest\u00e9 avait veill\u00e9 fort tard, que ce \nmatin elle avait beaucoup pleur\u00e9 et que toute la journ\u00e9e elle \navait \u00e9crit. \n\u2013 C\u2019est cela, dit le roi ; \u00e0 lui sans doute, Cardinal, il me f aut \nles papiers de la reine. \n\u2013 Mais comment les prendre, Sire ? Il me semble que ce \nn\u2019est ni moi, ni Votre Majest\u00e9 qui pouvons nous charger d\u2019une \npareille mission. \n\u2013 Comment s\u2019y est -on pris pour la mar\u00e9chale d\u2019Ancre ? \ns\u2019\u00e9cria le roi au plus haut degr\u00e9 de l a col\u00e8re ; on a fouill\u00e9 ses a r-\nmoires, et enfin on l\u2019a fouill\u00e9e elle -m\u00eame. \n\u2013 La mar\u00e9chale d\u2019Ancre n\u2019\u00e9tait que la mar\u00e9chale d\u2019Ancre, \nune aventuri\u00e8re florentine, Sire, voil\u00e0 tout ; tandis que l\u2019auguste \n\u00e9pouse de Votre Majest\u00e9 est Anne d\u2019Autriche, reine de Fra nce, \nc\u2019est -\u00e0-dire une des plus grandes princesses du monde. \n\u2013 Elle n\u2019en est que plus coupable, monsieur le duc ! Plus \nelle a oubli\u00e9 la haute position o\u00f9 elle \u00e9tait plac\u00e9e, plus elle est bas descendue. Il y a longtemps d\u2019ailleurs que je suis d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 en \nfinir avec toutes ces petites intrigues de politique et d\u2019amour. \nElle a aussi pr\u00e8s d\u2019elle un certain La Porte\u2026 \n\u2013 Que je crois la cheville ouvri\u00e8re de tout cela, je l\u2019avoue, \ndit le cardinal. \n\u2013 Vous pensez donc, comme moi, qu\u2019elle me trompe ? dit le \nroi. \n\u2013 Je c rois, et je le r\u00e9p\u00e8te \u00e0 Votre Majest\u00e9, que la reine \nconspire contre la puissance de son roi, mais je n\u2019ai point dit contre son honneur. \n\u2013 Et moi je vous dis contre tous deux ; moi je vous dis que \nla reine ne m\u2019aime pas ; je vous dis qu\u2019elle en aime un autr e ; je \u2013 219 \u2013 vous dis qu\u2019elle aime cet inf\u00e2me duc de Buckingham ! Pourquoi \nne l\u2019avez -vous pas fait arr\u00eater pendant qu\u2019il \u00e9tait \u00e0 Paris ? \n\u2013 Arr\u00eater le duc ! arr\u00eater le premier ministre du roi \nCharles Ier ! Y pensez -vous, Sire ? Quel \u00e9clat ! et si alors les \nsoup\u00e7o ns de Votre Majest\u00e9, ce dont je continue \u00e0 douter, avaient \nquelque consistance, quel \u00e9clat terrible ! quel scandale d\u00e9sesp \u00e9-\nrant ! \n\u2013 Mais puisqu\u2019il s\u2019exposait comme un vagabond et un la r-\nronneur, il fallait\u2026 \u00bb \nLouis XIII s\u2019arr\u00eata lui -m\u00eame, effray\u00e9 de ce qu\u2019i l allait dire, \ntandis que Richelieu, allongeant le cou, attendait inutilement la \nparole qui \u00e9tait rest\u00e9e sur les l\u00e8vres du roi. \n\u00ab Il fallait ? \n\u2013 Rien, dit le roi, rien. Mais, pendant tout le temps qu\u2019il a \n\u00e9t\u00e9 \u00e0 Paris, vous ne l\u2019avez pas perdu de vue ? \n\u2013 Non, Sire. \n\u2013 O\u00f9 logeait -il ? \n\u2013 Rue de La Harpe, n\u00b0 75. \n\u2013 O\u00f9 est -ce, cela ? \n\u2013 Du c\u00f4t\u00e9 du Luxembourg. \n\u2013 Et vous \u00eates s\u00fbr que la reine et lui ne se sont pas vus ? \n\u2013 Je crois la reine trop attach\u00e9e \u00e0 ses devoirs, Sire. \n\u2013 Mais ils ont correspondu, c\u2019est \u00e0 lui que la reine a \u00e9crit \ntoute la journ\u00e9e ; monsieur le duc, il me faut ces lettres ! \n\u2013 Sire, cependant\u2026 \n\u2013 Monsieur le duc, \u00e0 quelque prix que ce soit, je les veux. \n\u2013 Je ferai pourtant observer \u00e0 Votre Majest\u00e9\u2026 \u2013 220 \u2013 \u2013 Me trahissez -vous donc aussi, monsieur le cardinal , pour \nvous opposer toujours ainsi \u00e0 mes volont\u00e9s ? \u00eates -vous aussi \nd\u2019accord avec l\u2019Espagnol et avec l\u2019Anglais, avec \nMme de Chevreuse et avec la reine ? \n\u2013 Sire, r\u00e9pondit en soupirant le cardinal, je croyais \u00eatre \u00e0 \nl\u2019abri d\u2019un pareil soup\u00e7on. \n\u2013 Monsieur le cardinal, vous m\u2019avez entendu ; je veux ces \nlettres. \n\u2013 Il n\u2019y aurait qu\u2019un moyen. \n\u2013 Lequel ? \n\u2013 Ce serait de charger de cette mission M. le garde des \nsceaux S\u00e9guier. La chose rentre compl\u00e8tement dans les devoirs de sa charge. \n\u2013 Qu\u2019on l\u2019envoie chercher \u00e0 l\u2019i nstant m\u00eame ! \n\u2013 Il doit \u00eatre chez moi, Sire ; je l\u2019avais fait prier de passer, \net lorsque je suis venu au Louvre, j\u2019ai laiss\u00e9 l\u2019ordre, s\u2019il se pr \u00e9-\nsentait, de le faire attendre. \n\u2013 Qu\u2019on aille le chercher \u00e0 l\u2019instant m\u00eame ! \n\u2013 Les ordres de Votre Majest\u00e9 sero nt ex\u00e9cut\u00e9s ; mais\u2026 \n\u2013 Mais quoi ? \n\u2013 Mais la reine se refusera peut -\u00eatre \u00e0 ob\u00e9ir. \n\u2013 \u00c0 mes ordres ? \n\u2013 Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi. \n\u2013 Eh bien, pour qu\u2019elle n\u2019en doute pas, je vais la pr\u00e9venir \nmoi-m\u00eame. \n\u2013 Votre Majest\u00e9 n\u2019oubliera pas que j\u2019ai fait tout ce que j\u2019ai \npu pour pr\u00e9venir une rupture. \u2013 221 \u2013 \u2013 Oui, duc, je sais que vous \u00eates fort indulgent pour la \nreine, trop indulgent peut -\u00eatre ; et nous aurons, je vous en pr \u00e9-\nviens, \u00e0 parler plus tard de cela. \n\u2013 Quand il plaira \u00e0 Votre Majest\u00e9 ; mais j e serai toujours \nheureux et fier, Sire, de me sacrifier \u00e0 la bonne harmonie que je \nd\u00e9sire voir r\u00e9gner entre vous et la reine de France. \n\u2013 Bien, cardinal, bien ; mais en attendant envoyez chercher \nM. le garde des sceaux ; moi, j\u2019entre chez la reine. \nEt Loui s XIII, ouvrant la porte de communication, \ns\u2019engagea dans le corridor qui conduisait de chez lui chez Anne \nd\u2019Autriche. \nLa reine \u00e9tait au milieu de ses femmes, Mme de Guitaut, \nMme de Sabl\u00e9, Mme de Montbazon et Mme de Gu\u00e9m\u00e9n\u00e9e. Dans \nun coin \u00e9tait cette cam\u00e9r iste espagnole do\u00f1a Estefania, qui \nl\u2019avait suivie de Madrid. Mme de Gu\u00e9m\u00e9n\u00e9e faisait la lecture, et \ntout le monde \u00e9coutait avec attention la lectrice, \u00e0 l\u2019exception de \nla reine, qui, au contraire, avait provoqu\u00e9 cette lecture afin de \npouvoir, tout en feign ant d\u2019\u00e9couter, suivre le fil de ses propres \npens\u00e9es. \nCes pens\u00e9es, toutes dor\u00e9es qu\u2019elles \u00e9taient par un dernier \nreflet d\u2019amour, n\u2019en \u00e9taient pas moins tristes. Anne d\u2019Autriche, priv\u00e9e de la confiance de son mari, poursuivie par la haine du \ncardinal, qui ne pouvait lui pardonner d\u2019avoir repouss\u00e9 un se n-\ntiment plus doux, ayant sous les yeux l\u2019exemple de la reine \nm\u00e8re, que cette haine avait tourment\u00e9e toute sa vie \u2013 quoique \nMarie de M\u00e9dicis, s\u2019il faut en croire les m\u00e9moires du temps, e\u00fbt commenc\u00e9 par accorder a u cardinal le sentiment qu\u2019Anne \nd\u2019Autriche finit toujours par lui refuser \u2013, Anne d\u2019Autriche avait \nvu tomber autour d\u2019elle ses serviteurs les plus d\u00e9vou\u00e9s, ses co n-\nfidents les plus intimes, ses favoris les plus chers. Comme ces malheureux dou\u00e9s d\u2019un don fun este, elle portait malheur \u00e0 tout \nce qu\u2019elle touchait, son amiti\u00e9 \u00e9tait un signe fatal qui app elait la \npers\u00e9cution. Mme de Chevreuse et Mme de Vernel \u00e9taient ex i-\u2013 222 \u2013 l\u00e9es ; enfin La Porte ne cachait pas \u00e0 sa ma\u00eetresse qu\u2019il \ns\u2019attendait \u00e0 \u00eatre arr\u00eat\u00e9 d\u2019un instan t \u00e0 l\u2019autre. \nC\u2019est au moment o\u00f9 elle \u00e9tait plong\u00e9e au plus profond et au \nplus sombre de ces r\u00e9flexions, que la porte de la chambre \ns\u2019ouvrit et que le roi entra. \nLa lectrice se tut \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, toutes les dames se lev \u00e8-\nrent, et il se fit un profond sile nce. \nQuant au roi, il ne fit aucune d\u00e9monstration de politesse ; \nseulement, s\u2019arr\u00eatant devant la reine : \n\u00ab Madame, dit -il d\u2019une voix alt\u00e9r\u00e9e, vous allez recevoir la \nvisite de M. le chancelier, qui vous communiquera certaines a f-\nfaires dont je l\u2019ai charg\u00e9. \u00bb \nLa malheureuse reine, qu\u2019on mena\u00e7ait sans cesse de d i-\nvorce, d\u2019exil et de jugement m\u00eame, p\u00e2lit sous son rouge et ne \nput s\u2019emp\u00eacher de dire : \n\u00ab Mais pourquoi cette visite, Sire ? Que me dira M. le cha n-\ncelier que Votre Majest\u00e9 ne puisse me dire elle -m\u00eame ? \u00bb \nLe roi tourna sur ses talons sans r\u00e9pondre, et presque au \nm\u00eame instant le capitaine des gardes, M. de Guitaut, annon\u00e7a la \nvisite de M. le chancelier. \nLorsque le chancelier parut, le roi \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 sorti par une \nautre porte. \nLe chancelier entra demi -souria nt, demi -rougissant. \nComme nous le retrouverons probablement dans le cours de \ncette histoire, il n\u2019y a pas de mal \u00e0 ce que nos lecteurs fassent \nd\u00e8s \u00e0 pr\u00e9sent connaissance avec lui. \nCe chancelier \u00e9tait un plaisant homme. Ce fut Des Roches \nle Masle, chanoine \u00e0 Notre -Dame, et qui avait \u00e9t\u00e9 autrefois valet \nde chambre du cardinal, qui le proposa \u00e0 Son \u00c9minence comme \nun homme tout d\u00e9vou\u00e9. Le cardinal s\u2019y fia et s\u2019en trouva bien. \u2013 223 \u2013 On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle -\nci : \nApr\u00e8s une jeunesse o rageuse, il s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 dans un co u-\nvent pour y expier au moins pendant quelque temps les folies de \nl\u2019adolescence. \nMais, en entrant dans ce saint lieu, le pauvre p\u00e9nitent \nn\u2019avait pu refermer si vite la porte, que les passions qu\u2019il fuyait \nn\u2019y entrassent avec lui. Il en \u00e9tait obs\u00e9d\u00e9 sans rel\u00e2che, et le s u-\np\u00e9rieur, auquel il avait confi\u00e9 cette disgr\u00e2ce, voulant autant qu\u2019il \u00e9tait en lui l\u2019en garantir, lui avait recommand\u00e9 pour conjurer le \nd\u00e9mon tentateur de recourir \u00e0 la corde de la cloche et de sonner \n\u00e0 tou te vol\u00e9e. Au bruit d\u00e9nonciateur, les moines seraient pr\u00e9v e-\nnus que la tentation assi\u00e9geait un fr\u00e8re, et toute la communaut\u00e9 \nse mettrait en pri\u00e8res. \nLe conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura l\u2019esprit \nmalin \u00e0 grand renfort de pri\u00e8res faites par les moines ; mais le \ndiable ne se laisse pas d\u00e9poss\u00e9der facilement d\u2019une place o\u00f9 il a \nmis garnison ; \u00e0 mesure qu\u2019on redoublait les exorcismes, il r e-\ndoublait les tentations, de sorte que jour et nuit la cloche so n-\nnait \u00e0 toute vol\u00e9e, annon\u00e7ant l\u2019extr\u00eame d\u00e9sir de mortification \nqu\u2019\u00e9prouvait le p\u00e9nitent. \nLes moines n\u2019avaient plus un instant de repos. Le jour, ils \nne faisaient que monter et descendre les escaliers qui condu i-\nsaient \u00e0 la chapelle ; la nuit, outre complies et matines, ils \n\u00e9taient e ncore oblig\u00e9s de sau ter vingt fois \u00e0 bas de leurs lits et \nde se pro sterner sur le carreau de leurs cellules. \nOn ignore si ce fut le diable qui l\u00e2cha prise ou les moines \nqui se lass\u00e8rent ; mais, au bout de trois mois, le p\u00e9nitent reparut \ndans le monde avec la r\u00e9putation du plu s terrible poss\u00e9d\u00e9 qui \ne\u00fbt jamais exist\u00e9. \nEn sortant du couvent, il entra dans la magistrature, devint \npr\u00e9sident \u00e0 mortier \u00e0 la place de son oncle, embrassa le parti du cardinal, ce qui ne prouvait pas peu de sagacit\u00e9 ; devint chance-\nlier, servit Son \u00c9minen ce avec z\u00e8le dans sa haine contre la reine \u2013 224 \u2013 m\u00e8re et sa vengeance contre Anne d\u2019Autriche ; stimula les juges \ndans l\u2019affaire de Chalais, encouragea les essais de \nM. de Laffemas, grand gibecier de France ; puis enfin, investi de \ntoute la confiance du cardinal, confiance qu\u2019il avait si bien g a-\ngn\u00e9e, il en vint \u00e0 recevoir la singuli\u00e8re commission pour \nl\u2019ex\u00e9cution de laquelle il se pr\u00e9sentait chez la reine. \nLa reine \u00e9tait encore debout quand il entra, mais \u00e0 peine \nl\u2019eut -elle aper\u00e7u, qu\u2019elle se rassit sur son fauteuil et fit signe \u00e0 \nses femmes de se rasseoir sur leurs coussins et leurs tabourets, \net, d\u2019un ton de supr\u00eame hauteur : \n\u00ab Que d\u00e9sirez -vous, monsieur, demanda Anne d\u2019Autriche, \net dans quel but vous pr\u00e9sentez -vous ici ? \n\u2013 Pour y faire au nom du roi, madame, et sauf tout le re s-\npect que j\u2019ai l\u2019honneur de devoir \u00e0 Votre Majest\u00e9, une perquis i-\ntion exacte dans vos papiers. \n\u2013 Comment, monsieur ! une perquisition dans mes p a-\npiers\u2026 \u00e0 moi ! mais voil\u00e0 une chose indigne ! \n\u2013 Veuillez me le pardonner, madame, mais, dans cett e cir-\nconstance, je ne suis que l\u2019instrument dont le roi se sert. Sa Majest\u00e9 ne sort -elle pas d\u2019ici, et ne vous a -t-elle pas invit\u00e9e \nelle-m\u00eame \u00e0 vous pr\u00e9parer \u00e0 cette visite ? \n\u2013 Fouillez donc, monsieur ; je suis une criminelle, \u00e0 ce qu\u2019il \npara\u00eet : Estefania, donnez les clefs de mes tables et de mes s e-\ncr\u00e9taires. \u00bb \nLe chancelier fit pour la forme une visite dans les meubles, \nmais il savait bien que ce n\u2019\u00e9tait pas dans un meuble que la \nreine avait d\u00fb serrer la lettre importante qu\u2019elle avait \u00e9crite dans \nla jour n\u00e9e. \nQuand le chancelier eut rouvert et referm\u00e9 vingt fois les t i-\nroirs du secr\u00e9taire, il fallut bien, quelque h\u00e9sitation qu\u2019il \u00e9pro u-\nv\u00e2t, il fallut bien, dis -je, en venir \u00e0 la conclusion de l\u2019affaire, \nc\u2019est -\u00e0-dire \u00e0 fouiller la reine elle -m\u00eame. Le chancelier s\u2019avan\u00e7a \u2013 225 \u2013 donc vers Anne d\u2019Autriche, et d\u2019un ton tr\u00e8s perplexe et d\u2019un air \nfort embarrass\u00e9 : \n\u00ab Et maintenant, dit -il, il me reste \u00e0 faire la perquisition \nprincipale. \n\u2013 Laquelle ? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou \nplut\u00f4t qui ne voulait pas compren dre. \n\u2013 Sa Majest\u00e9 est certaine qu\u2019une lettre a \u00e9t\u00e9 \u00e9crite par vous \ndans la journ\u00e9e ; elle sait qu\u2019elle n\u2019a pas encore \u00e9t\u00e9 envoy\u00e9e \u00e0 \nson adresse. Cette lettre ne se trouve ni dans votre table, ni dans votre secr\u00e9taire, et cependant cette lettre est quelque part. \n\u2013 Oserez -vous porter la main sur votre reine ? dit Anne \nd\u2019Autriche en se dressant de toute sa hauteur et en fixant sur le \nchancelier ses yeux, dont l\u2019expression \u00e9tait devenue presque \nmena\u00e7ante. \n\u2013 Je suis un fid\u00e8le sujet du roi, madame ; et tout ce qu e \nSa Majest\u00e9 ordonnera, je le ferai. \n\u2013 Eh bien, c\u2019est vrai, dit Anne d\u2019Autriche, et les espions de \nM. le cardinal l\u2019ont bien servi. J\u2019ai \u00e9crit aujourd\u2019hui une lettre, \ncette lettre n\u2019est point partie. La lettre est l\u00e0. \u00bb \nEt la reine ramena sa belle main \u00e0 s on corsage. \n\u00ab Alors donnez -moi cette lettre, madame, dit le chancelier. \n\u2013 Je ne la donnerai qu\u2019au roi, monsieur, dit Anne. \n\u2013 Si le roi e\u00fbt voulu que cette lettre lui f\u00fbt remise, madame, \nil vous l\u2019e\u00fbt demand\u00e9e lui -m\u00eame. Mais, je vous le r\u00e9p\u00e8te, c\u2019est \nmoi qu \u2019il a charg\u00e9 de vous la r\u00e9clamer, et si vous ne la rendiez \npas\u2026 \n\u2013 Eh bien ? \n\u2013 C\u2019est encore moi qu\u2019il a charg\u00e9 de vous la prendre. \n\u2013 Comment, que voulez -vous dire ? \u2013 226 \u2013 \u2013 Que mes ordres vont loin, madame, et que je suis autor i-\ns\u00e9 \u00e0 chercher le papier suspect sur la personne m\u00eame de \nVotre Majest\u00e9. \n\u2013 Quelle horreur ! s\u2019\u00e9cria la reine. \n\u2013 Veuillez donc, madame, agir plus facilement. \n\u2013 Cette conduite est d\u2019une violence inf\u00e2me ; savez -vous c e-\nla, monsieur ? \n\u2013 Le roi commande, madame, excusez -moi. \n\u2013 Je ne le souffrirai p as ; non, non, plut\u00f4t mourir ! \u00bb s\u2019\u00e9cria \nla reine, chez laquelle se r\u00e9voltait le sang imp\u00e9rieux de \nl\u2019Espagnole et de l\u2019Autrichienne. \nLe chancelier fit une profonde r\u00e9v\u00e9rence, puis avec \nl\u2019intention bien patente de ne pas reculer d\u2019une semelle dans \nl\u2019accompl issement de la commission dont il s\u2019\u00e9tait charg\u00e9, et \ncomme e\u00fbt pu le faire un valet de bourreau dans la chambre de la question, il s\u2019approcha d\u2019Anne d\u2019Autriche des yeux de laquelle \non vit \u00e0 l\u2019instant m\u00eame jaillir des pleurs de rage. \nLa reine \u00e9tait, comme n ous l\u2019avons dit, d\u2019une grande beau-\nt\u00e9. \nLa commission pouvait donc passer pour d\u00e9licate, et le roi \nen \u00e9tait arriv\u00e9, \u00e0 force de jalousie contre Buckingham, \u00e0 n\u2019\u00eatre plus jaloux de personne. \nSans doute le chancelier S\u00e9guier chercha des yeux \u00e0 ce \nmoment le cord on de la fameuse cloche ; mais, ne le trouvant \npas, il en prit son parti et tendit la main vers l\u2019endroit o\u00f9 la \nreine avait avou\u00e9 que se trouvait le papier. \nAnne d\u2019Autriche fit un pas en arri\u00e8re, si p\u00e2le qu\u2019on e\u00fbt dit \nqu\u2019elle allait mourir ; et, s\u2019appuyant de la main gauche, pour ne \npas tomber, \u00e0 une table qui se trouvait derri\u00e8re elle, elle tira de \nla droite un papier de sa poitrine et le tendit au garde des \nsceaux. \u2013 227 \u2013 \u00ab Tenez, monsieur, la voil\u00e0, cette lettre, s\u2019\u00e9cria la reine \nd\u2019une voix entrecoup\u00e9e et fr\u00e9mi ssante, prenez -la, et me d\u00e9livrez \nde votre odieuse pr\u00e9sence. \u00bb \nLe chancelier, qui de son c\u00f4t\u00e9 tremblait d\u2019une \u00e9motion f a-\ncile \u00e0 concevoir, prit la lettre, salua jusqu\u2019\u00e0 terre et se retira. \n\u00c0 peine la porte se fut -elle referm\u00e9e sur lui, que la reine \ntomba \u00e0 demi \u00e9vanouie dans les bras de ses femmes. \nLe chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu un \nseul mot. Le roi la prit d\u2019une main tremblante, chercha \nl\u2019adresse, qui manquait, devint tr\u00e8s p\u00e2le, l\u2019ouvrit lentement, \npuis, voyant par les premiers m ots qu\u2019elle \u00e9tait adress\u00e9e au roi \nd\u2019Espagne, il lut tr\u00e8s rapidement. \nC\u2019\u00e9tait tout un plan d\u2019attaque contre le cardinal. La reine \ninvitait son fr\u00e8re et l\u2019empereur d\u2019Autriche \u00e0 faire semblant, ble s-\ns\u00e9s qu\u2019ils \u00e9taient par la politique de Richelieu, dont l\u2019\u00e9ter nelle \npr\u00e9occupation fut l\u2019abaissement de la maison d\u2019Autriche, de d\u00e9-\nclarer la guerre \u00e0 la France et d\u2019imposer comme condition de la \npaix le renvoi du cardinal : mais d\u2019amour, il n\u2019y en avait pas un \nseul mot dans toute cette lettre. \nLe roi, tout joyeux, s\u2019i nforma si le cardinal \u00e9tait encore au \nLouvre. On lui dit que Son \u00c9minence attendait, dans le cabinet \nde travail, les ordres de Sa Majest\u00e9. \nLe roi se rendit aussit\u00f4t pr\u00e8s de lui. \n\u00ab Tenez, duc, lui dit -il, vous aviez raison, et c\u2019est moi qui \navais tort ; toute l\u2019intrigue est politique, et il n\u2019\u00e9tait aucunement \nquestion d\u2019amour dans cette lettre, que voici. En \u00e9change, il y \nest fort question de vous. \u00bb \nLe cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande atte n-\ntion ; puis, lorsqu\u2019il fut arriv\u00e9 au bout, il l a relut une seconde \nfois. \n\u00ab Eh bien, Votre Majest\u00e9, dit -il, vous voyez jusqu\u2019o\u00f9 vont \nmes ennemis : on vous menace de deux guerres, si vous ne me \u2013 228 \u2013 renvoyez pas. \u00c0 votre place, en v\u00e9rit\u00e9, Sire, je c\u00e9derais \u00e0 de si \npuissantes instances, et ce serait de mon c\u00f4t \u00e9 avec un v\u00e9ritable \nbonheur que je me retirerais des affaires. \n\u2013 Que dites -vous l\u00e0, duc ? \n\u2013 Je dis, Sire, que ma sant\u00e9 se perd dans ces luttes exce s-\nsives et dans ces travaux \u00e9ternels. Je dis que, selon toute prob a-\nbilit\u00e9, je ne pourrai pas soutenir les fati gues du si\u00e8ge de La R o-\nchelle, et que mieux vaut que vous nommiez l\u00e0 ou M. de Cond\u00e9, \nou M. de Bassompierre, ou enfin quelque vaillant homme dont \nc\u2019est l\u2019\u00e9tat de mener la guerre, et non pas moi qui suis homme \nd\u2019\u00c9glise et qu\u2019on d\u00e9tourne sans cesse de ma vocat ion pour \nm\u2019appliquer \u00e0 des choses auxquelles je n\u2019ai aucune aptitude. Vous en serez plus heureux \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, Sire, et je ne doute pas \nque vous n\u2019en soyez plus grand \u00e0 l\u2019\u00e9tranger. \n\u2013 Monsieur le duc, dit le roi, je comprends, soyez tra n-\nquille ; tous ceux qui sont nomm\u00e9s dans cette lettre seront punis \ncomme ils le m\u00e9ritent, et la reine elle -m\u00eame. \n\u2013 Que dites -vous l\u00e0, Sire ? Dieu me garde que, pour moi, la \nreine \u00e9prouve la moindre contrari\u00e9t\u00e9 ! elle m\u2019a toujours cru son \nennemi, Sire, quoique Votre Majest\u00e9 pu isse attester que j\u2019ai to u-\njours pris chaudement son parti, m\u00eame contre vous. Oh ! si elle \ntrahissait Votre Majest\u00e9 \u00e0 l\u2019endroit de son honneur, ce serait \nautre chose, et je serais le premier \u00e0 dire : \u00ab Pas de gr\u00e2ce, Sire, \npas de gr\u00e2ce pour la coupable ! \u00bb Heureusement il n\u2019en est rien, \net Votre Majest\u00e9 vient d\u2019en acqu\u00e9rir une nouvelle preuve. \n\u2013 C\u2019est vrai, monsieur le cardinal, dit le roi, et vous aviez \nraison, comme toujours ; mais la reine n\u2019en m\u00e9rite pas moins \ntoute ma col\u00e8re. \n\u2013 C\u2019est vous, Sire, qui avez encouru la sienne ; et v\u00e9rit a-\nblement, quand elle bouderait s\u00e9rieusement Votre Majest\u00e9, je le \ncomprendrais ; Votre Majest\u00e9 l\u2019a trait\u00e9e avec une s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 !\u2026 \u2013 229 \u2013 \u2013 C\u2019est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les \nv\u00f4tres, duc, si haut plac\u00e9s qu\u2019ils soient et quelque p\u00e9ril que je \ncoure \u00e0 agir s\u00e9v\u00e8rement avec eux. \n\u2013 La reine est mon ennemie, mais n\u2019est pas la v\u00f4tre, Sire ; \nau contraire, elle est \u00e9pouse d\u00e9vou\u00e9e, soumise et irr\u00e9prochable ; \nlaissez -moi donc, Sire, interc\u00e9der pour elle pr\u00e8s de \nVotre Majest\u00e9. \n\u2013 Qu\u2019elle s\u2019humilie alors, et qu\u2019elle revienne \u00e0 moi la pr e-\nmi\u00e8re ! \n\u2013 Au contraire, Sire, donnez l\u2019exemple ; vous avez eu le \npremier tort, puisque c\u2019est vous qui avez soup\u00e7onn\u00e9 la reine. \n\u2013 Moi, revenir le premier ? dit le roi ; jamais ! \n\u2013 Sire, je vous en supp lie. \n\u2013 D\u2019ailleurs, comment reviendrais -je le premier ? \n\u2013 En faisant une chose que vous sauriez lui \u00eatre agr\u00e9able. \n\u2013 Laquelle ? \n\u2013 Donnez un bal ; vous savez combien la reine aime la \ndanse ; je vous r\u00e9ponds que sa rancune ne tiendra point \u00e0 une \npareille atte ntion. \n\u2013 Monsieur le cardinal, vous savez que je n\u2019aime pas tous \nles plaisirs mondains. \n\u2013 La reine ne vous en sera que plus reconnaissante, \npuisqu\u2019elle sait votre antipathie pour ce plaisir ; d\u2019ailleurs ce \nsera une occasion pour elle de mettre ces beaux fe rrets de di a-\nmants que vous lui avez donn\u00e9s l\u2019autre jour \u00e0 sa f\u00eate, et dont elle \nn\u2019a pas encore eu le temps de se parer. \n\u2013 Nous verrons, monsieur le cardinal, nous verrons, dit le \nroi, qui, dans sa joie de trouver la reine coupable d\u2019un crime dont il se sou ciait peu, et innocente d\u2019une faute qu\u2019il redoutait \u2013 230 \u2013 fort, \u00e9tait tout pr\u00eat \u00e0 se raccommoder avec elle ; nous verrons, \nmais, sur mon honneur, vous \u00eates trop indulgent. \n\u2013 Sire, dit le cardinal, laissez la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 aux ministres, \nl\u2019indulgence est la vertu roya le ; usez -en, et vous verrez que vous \nvous en trouverez bien. \u00bb \nSur quoi le cardinal, entendant la pendule sonner onze \nheures, s\u2019inclina profond\u00e9ment, demandant cong\u00e9 au roi pour \nse retirer, et le suppliant de se raccommoder avec la reine. \nAnne d\u2019Autriche, qui, \u00e0 la suite de la saisie de sa lettre, \ns\u2019attendait \u00e0 quelque reproche, fut fort \u00e9tonn\u00e9e de voir le len-demain le roi faire pr\u00e8s d\u2019elle des tentatives de rapprochement. \nSon premier mouvement fut r\u00e9pulsif, son orgueil de femme et sa \ndignit\u00e9 de reine avai ent \u00e9t\u00e9 tous deux si cruellement offens\u00e9s, \nqu\u2019elle ne pouvait revenir ainsi du premier coup ; mais, vaincue \npar le conseil de ses femmes, elle eut enfin l\u2019air de commencer \u00e0 \noublier. Le roi profita de ce premier moment de retour pour lui \ndire qu\u2019incessamme nt il comptait donner une f\u00eate. \nC\u2019\u00e9tait une chose si rare qu\u2019une f\u00eate pour la pauvre Anne \nd\u2019Autriche, qu\u2019\u00e0 cette annonce, ainsi que l\u2019avait pens\u00e9 le card i-\nnal, la derni\u00e8re trace de ses ressentiments disparut sinon dans \nson c\u0153ur, du moins sur son visage. Ell e demanda quel jour cette \nf\u00eate devait avoir lieu, mais le roi r\u00e9pondit qu\u2019il fallait qu\u2019il s\u2019entend\u00eet sur ce point avec le cardinal. \nEn effet, chaque jour le roi demandait au cardinal \u00e0 quelle \n\u00e9poque cette f\u00eate aurait lieu, et chaque jour le cardinal, sous un \npr\u00e9texte quelconque, diff\u00e9rait de la fixer. \nDix jours s\u2019\u00e9coul\u00e8rent ainsi. \nLe huiti\u00e8me jour apr\u00e8s la sc\u00e8ne que nous avons racont\u00e9e, le \ncardinal re\u00e7ut une lettre, au timbre de Londres, qui contenait \nseulement ces quelques lignes : \u2013 231 \u2013 \u00ab Je les ai ; mais je n e puis quitter Londres, attendu que je \nmanque d\u2019argent ; envoyez -moi cinq cents pistoles, et quatre ou \ncinq jours apr\u00e8s les avoir re\u00e7ues, je serai \u00e0 Paris. \u00bb \nLe jour m\u00eame o\u00f9 le cardinal avait re\u00e7u cette lettre, le roi lui \nadressa sa question habituelle. \nRichelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas : \n\u00ab Elle arrivera, dit -elle, quatre ou cinq jours apr\u00e8s avoir r e-\n\u00e7u l\u2019argent ; il faut quatre ou cinq jours \u00e0 l\u2019argent pour aller, \nquatre ou cinq jours \u00e0 elle pour revenir, cela fait dix jours ; \nmaintenant fa isons la part des vents contraires, des mauvais \nhasards, des faiblesses de femme, et mettons cela \u00e0 douze jours. \n\u2013 Eh bien, monsieur le duc, dit le roi, vous avez calcul\u00e9 ? \n\u2013 Oui, Sire : nous sommes aujourd\u2019hui le 20 septembre ; \nles \u00e9chevins de la ville do nnent une f\u00eate le 3 octobre. Cela \ns\u2019arrangera \u00e0 merveille, car vous n\u2019aurez pas l\u2019air de faire un \nretour vers la reine. \u00bb \nPuis le cardinal ajouta : \n\u00ab \u00c0 propos, Sire, n\u2019oubliez pas de dire \u00e0 Sa Majest\u00e9, la \nveille de cette f\u00eate, que vous d\u00e9sirez voir comment lui vont ses \nferrets de diamants. \u00bb \u2013 232 \u2013 CHAPITRE XVII \nLE M\u00c9NAGE BONACIEUX \n \nC\u2019\u00e9tait la seconde fois que le cardinal revenait sur ce point \ndes ferrets de diamants avec le roi. Louis XIII fut donc frapp\u00e9 de \ncette insistance, et pensa que cette recommandation cac hait un \nmyst\u00e8re. \nPlus d\u2019une fois le roi avait \u00e9t\u00e9 humili\u00e9 que le cardinal, dont \nla police, sans avoir atteint encore la perfection de la police m o-\nderne, \u00e9tait excellente, f\u00fbt mieux instruit que lui -m\u00eame de ce \nqui se passait dans son propre m\u00e9nage. Il esp\u00e9r a donc, dans une \nconversation avec Anne d\u2019Autriche, tirer quelque lumi\u00e8re de \ncette conversation et revenir ensuite pr\u00e8s de Son \u00c9minence avec \nquelque secret que le cardinal s\u00fbt ou ne s\u00fbt pas, ce qui, dans l\u2019un ou l\u2019autre cas, le rehaussait infiniment aux ye ux de son m i-\nnistre. \nIl alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l\u2019aborda \navec de nouvelles menaces contre ceux qui l\u2019entouraient. Anne \nd\u2019Autriche baissa la t\u00eate, laissa s\u2019\u00e9couler le torrent sans r \u00e9-\npondre et esp\u00e9rant qu\u2019il finirait par s\u2019arr\u00eater ; mais ce n\u2019\u00e9tait pas \ncela que voulait Louis XIII ; Louis XIII voulait une discussion \nde laquelle jaill\u00eet une lumi\u00e8re quelconque, convaincu qu\u2019il \u00e9tait que le cardinal avait quelque arri\u00e8re- pens\u00e9e et lui machinait une \nsurprise terrible comme en savait fair e Son \u00c9minence . Il arriva \n\u00e0 ce but par sa persistance \u00e0 accuser. \n\u00ab Mais, s\u2019\u00e9cria Anne d\u2019Autriche, lass\u00e9e de ces vagues a t-\ntaques ; mais, Sire, vous ne me dites pas tout ce que vous avez \ndans le c\u0153ur. Qu\u2019ai -je donc fait ? Voyons, quel crime ai -je donc \ncommis ? Il est impossible que Votre Majest\u00e9 fasse tout ce bruit \npour une lettre \u00e9crite \u00e0 mon fr\u00e8re. \u00bb \u2013 233 \u2013 Le roi, attaqu\u00e9 \u00e0 son tour d\u2019une mani\u00e8re si directe, ne sut \nque r\u00e9pondre ; il pensa que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 le moment de placer la r e-\ncommandation qu\u2019il ne devait faire que la veille de la f\u00eate. \n\u00ab Madame, dit -il avec majest\u00e9, il y aura incessamment bal \u00e0 \nl\u2019h\u00f4tel de ville ; j\u2019entends que, pour faire honneur \u00e0 nos braves \n\u00e9chevins, vous y paraissiez en habit de c\u00e9r\u00e9monie, et surtout \npar\u00e9e des ferrets de diamants que je vous ai donn\u00e9s pour votre \nf\u00eate. Voici ma r\u00e9ponse. \u00bb \nLa r\u00e9ponse \u00e9tait terrible. Anne d\u2019Autriche crut que \nLouis XIII savait tout, et que le cardinal avait obtenu de lui cette \nlongue dissimulation de sept ou huit jours, qui \u00e9tait au reste dans son caract\u00e8re. Elle devint excessivement p\u00e2le, appuya sur \nune console sa main d\u2019une admirable beaut\u00e9, et qui semblait \nalors une main de cire, et regardant le roi avec des yeux \u00e9po u-\nvant\u00e9s, elle ne r\u00e9pondit pas une seule syllabe. \n\u00ab Vous entendez, madame, dit le roi, qui jouissa it de cet \nembarras dans toute son \u00e9tendue, mais sans en deviner la cause, \nvous entendez ? \n\u2013 Oui, Sire, j\u2019entends, balbutia la reine. \n\u2013 Vous para\u00eetrez \u00e0 ce bal ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Avec vos ferrets ? \n\u2013 Oui. \u00bb \nLa p\u00e2leur de la reine augmenta encore, s\u2019il \u00e9tait possible ; le \nroi s\u2019en aper\u00e7ut, et en jouit avec cette froide cruaut\u00e9 qui \u00e9tait un \ndes mauvais c\u00f4t\u00e9s de son caract\u00e8re. \n\u00ab Alors, c\u2019est convenu, dit le roi, et voil\u00e0 tout ce que j\u2019avais \n\u00e0 vous dire. \n\u2013 Mais quel jour ce bal aura- t-il lieu ? \u00bb demanda Anne \nd\u2019Autriche. \u2013 234 \u2013 Louis XIII sentit instinctivement qu\u2019il ne devait pas r \u00e9-\npondre \u00e0 cette question, la reine l\u2019ayant faite d\u2019une voix presque \nmourante. \n\u00ab Mais tr\u00e8s incessamment, madame, dit -il ; mais je ne me \nrappelle plus pr\u00e9cis\u00e9ment la date du jour, je la demanderai au \ncardinal. \n\u2013 C\u2019est donc le cardinal qui vous a annonc\u00e9 cette f\u00eate ? \ns\u2019\u00e9cria la reine. \n\u2013 Oui, madame, r\u00e9pondit le roi \u00e9tonn\u00e9 ; mais pourquoi c e-\nla ? \n\u2013 C\u2019est lui, qui vous a dit de m\u2019inviter \u00e0 y para\u00eetre avec ces \nferrets ? \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire, madame\u2026 \n\u2013 C\u2019est lui, Si re, c\u2019est lui ! \n\u2013 Eh bien qu\u2019importe que ce soit lui ou moi ? y a -t-il un \ncrime \u00e0 cette invitation ? \n\u2013 Non, Sire. \n\u2013 Alors vous para\u00eetrez ? \n\u2013 Oui, Sire. \n\u2013 C\u2019est bien, dit le roi en se retirant, c\u2019est bien, j\u2019y \ncompte. \u00bb \nLa reine fit une r\u00e9v\u00e9rence, moins par \u00e9tiquette que parce \nque ses genoux se d\u00e9robaient sous elle. \nLe roi partit enchant\u00e9. \n\u00ab Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car le cardinal \nsait tout, et c\u2019est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore, \nmais qui saura tout bient\u00f4t. Je suis perdue ! Mon Dieu ! mon \nDieu ! mon Dieu ! \u00bb \u2013 235 \u2013 Elle s\u2019agenouilla sur un coussin et pria, la t\u00eate enfonc\u00e9e \nentre ses bras palpitants. \nEn effet, la position \u00e9tait terrible. Buckingham \u00e9tait retou r-\nn\u00e9 \u00e0 Londres, Mme de Chevreuse \u00e9tait \u00e0 Tours. Plus surveill\u00e9e \nque jamai s, la reine sentait sourdement qu\u2019une de ses femmes la \ntrahissait, sans savoir dire laquelle. La Porte ne pouvait pas \nquitter le Louvre. Elle n\u2019avait pas une \u00e2me au monde \u00e0 qui se \nfier. \nAussi, en pr\u00e9sence du malheur qui la mena\u00e7ait et de \nl\u2019abandon qui \u00e9tai t le sien, \u00e9clata -t-elle en sanglots. \n\u00ab Ne puis -je donc \u00eatre bonne \u00e0 rien \u00e0 Votre Majest\u00e9 ? \u00bb dit \ntout \u00e0 coup une voix pleine de douceur et de piti\u00e9. \nLa reine se retourna vivement, car il n\u2019y avait pas \u00e0 se \ntromper \u00e0 l\u2019expression de cette voix : c\u2019\u00e9tait un e amie qui parlait \nainsi. \nEn effet, \u00e0 l\u2019une des portes qui donnaient dans \nl\u2019appartement de la reine apparut la jolie Mme Bonacieux ; elle \n\u00e9tait occup\u00e9e \u00e0 ranger les robes et le linge dans un cabinet, lor s-\nque le roi \u00e9tait entr\u00e9 ; elle n\u2019avait pas pu sortir, et avait tout e n-\ntendu. \nLa reine poussa un cri per\u00e7ant en se voyant surprise, car \ndans son trouble elle ne reconnut pas d\u2019abord la jeune femme \nqui lui avait \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e par La Porte. \n\u00ab Oh ! ne craignez rien, madame, dit la jeune femme en \njoignant les mains et en pleurant elle -m\u00eame des angoisses de la \nreine ; je suis \u00e0 Votre Majest\u00e9 corps et \u00e2me, et si loin que je sois \nd\u2019elle, si inf\u00e9rieure que soit ma position, je crois que j\u2019ai trouv\u00e9 \nun moyen de tirer Votre Majest\u00e9 de peine. \n\u2013 Vous ! \u00f4 Ciel ! vous ! s\u2019\u00e9cri a la reine ; mais voyons rega r-\ndez-moi en face. Je suis trahie de tous c\u00f4t\u00e9s, puis -je me fier \u00e0 \nvous ? \u2013 236 \u2013 \u2013 Oh ! madame ! s\u2019\u00e9cria la jeune femme en tombant \u00e0 g e-\nnoux : sur mon \u00e2me, je suis pr\u00eate \u00e0 mourir pour \nVotre Majest\u00e9 ! \u00bb \nCe cri \u00e9tait sorti du plus profond du c\u0153ur, et, comme le \npremier, il n\u2019y avait pas \u00e0 se tromper. \n\u00ab Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des tra\u00eetres ici ; \nmais, par le saint nom de la Vierge, je vous jure que personne \nn\u2019est plus d\u00e9vou\u00e9 que moi \u00e0 Votre Majest\u00e9. Ces ferrets que le roi \nredemande, vous les avez donn\u00e9s au duc de Buckingham, n\u2019est -\nce pas ? Ces ferrets \u00e9taient enferm\u00e9s dans une petite bo\u00eete en \nbois de rose qu\u2019il tenait sous son bras ? Est -ce que je me \ntrompe ? Est -ce que ce n\u2019est pas cela ? \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la reine dont les \ndents claquaient d\u2019effroi. \n\u2013 Eh bien, ces ferrets, continua Mme Bonacieux, il faut les \nravoir. \n\u2013 Oui, sans doute, il le faut, s\u2019\u00e9cria la reine ; mais comment \nfaire, comment y arriver ? \n\u2013 Il faut envoyer quelqu\u2019un au duc. \n\u2013 Mais qui ?\u2026 qu i ?\u2026 \u00e0 qui me fier ? \n\u2013 Ayez confiance en moi, madame ; faites -moi cet honneur, \nma reine, et je trouverai le messager, moi ! \n\u2013 Mais il faudra \u00e9crire ! \n\u2013 Oh ! oui. C\u2019est indispensable. Deux mots de la main de \nVotre Majest\u00e9 et votre cachet particulier. \n\u2013 Mais ces deux mots, c\u2019est ma condamnation. C\u2019est le d i-\nvorce, l\u2019exil ! \n\u2013 Oui, s\u2019ils tombent entre des mains inf\u00e2mes ! Mais je r \u00e9-\nponds que ces deux mots seront remis \u00e0 leur adresse. \u2013 237 \u2013 \u2013 Oh ! mon Dieu ! il faut donc que je remette ma vie, mon \nhonneur, ma r\u00e9putation entre vos mains ! \n\u2013 Oui ! oui, madame, il le faut, et je sauverai tout cela, \nmoi ! \n\u2013 Mais comment ? dites -le-moi au moins. \n\u2013 Mon mari a \u00e9t\u00e9 remis en libert\u00e9 il y a deux ou trois jours ; \nje n\u2019ai pas encore eu le temps de le revoir. C\u2019est un brave et \nhonn\u00eat e homme qui n\u2019a ni haine, ni amour pour personne. Il \nfera ce que je voudrai : il partira sur un ordre de moi, sans s a-\nvoir ce qu\u2019il porte, et il remettra la lettre de Votre Majest\u00e9, sans \nm\u00eame savoir qu\u2019elle est de Votre Majest\u00e9, \u00e0 l\u2019adresse qu\u2019elle i n-\ndiquer a. \u00bb \nLa reine prit les deux mains de la jeune femme avec un \u00e9lan \npassionn\u00e9, la regarda comme pour lire au fond de son c\u0153ur, et \nne voyant que sinc\u00e9rit\u00e9 dans ses beaux yeux, elle l\u2019embrassa \ntendrement. \n\u00ab Fais cela, s\u2019\u00e9cria -t-elle, et tu m\u2019auras sauv\u00e9 la vie, tu \nm\u2019auras sauv\u00e9 l\u2019honneur ! \n\u2013 Oh ! n\u2019exag\u00e9rez pas le service que j\u2019ai le bonheur de vous \nrendre ; je n\u2019ai rien \u00e0 sauver \u00e0 Votre Majest\u00e9, qui est seulement \nvictime de perfides complots. \n\u2013 C\u2019est vrai, c\u2019est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as rai-\nson. \n\u2013 Donnez -moi donc cette lettre, madame, le temps \npresse. \u00bb \nLa reine courut \u00e0 une petite table sur laquelle se trouvaient \nencre, papier et plumes : elle \u00e9crivit deux lignes, cacheta la lettre \nde son cachet et la remit \u00e0 Mme Bonacieux. \n\u00ab Et maintenant, dit l a reine, nous oublions une chose n \u00e9-\ncessaire. \u2013 238 \u2013 \u2013 Laquelle ? \n\u2013 L\u2019argent. \u00bb \nMme Bonacieux rougit. \n\u00ab Oui, c\u2019est vrai, dit -elle, et j\u2019avouerai \u00e0 Votre Majest\u00e9 que \nmon mari\u2026 \n\u2013 Ton mari n\u2019en a pas, c\u2019est cela que tu veux dire. \n\u2013 Si fait, il en a, mais il est fort avare, c\u2019est l\u00e0 son d\u00e9faut. \nCependant, que Votre Majest\u00e9 ne s\u2019inqui\u00e8te pas, nous trouv e-\nrons moyen\u2026 \n\u2013 C\u2019est que je n\u2019en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui l i-\nront les M\u00e9moires de Mme de Motteville ne s\u2019\u00e9tonneront pas de \ncette r\u00e9ponse) ; mais, attends. \u00bb \nAnne d\u2019Autriche courut \u00e0 son \u00e9crin. \n\u00ab Tiens, dit -elle, voici une bague d\u2019un grand prix \u00e0 ce qu\u2019on \nassure ; elle vient de mon fr\u00e8re le roi d\u2019Espagne, elle est \u00e0 moi et \nj\u2019en puis disposer. Prends cette bague et fais -en de l\u2019argent, et \nque ton mari parte. \n\u2013 Dans une heure vous serez ob\u00e9ie. \n\u2013 Tu vois l\u2019adresse, ajouta la reine, parlant si bas qu\u2019\u00e0 peine \npouvait -on entendre ce qu\u2019elle disait : \u00e0 Milord duc de Buc k-\ningham, \u00e0 Londres. \n\u2013 La lettre sera remise \u00e0 lui -m\u00eame. \n\u2013 G\u00e9n\u00e9reuse enfant ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Anne d\u2019Autric he. \nMme Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha le papier \ndans son corsage et disparut avec la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 d\u2019un oiseau. \nDix minutes apr\u00e8s, elle \u00e9tait chez elle ; comme elle l\u2019avait \ndit \u00e0 la reine, elle n\u2019avait pas revu son mari depuis sa mise en \nlibert\u00e9 ; elle ignorait donc le changement qui s\u2019\u00e9tait fait en lui \u00e0 \u2013 239 \u2013 l\u2019endroit du cardinal, changement qu\u2019avaient op\u00e9r\u00e9 la flatterie et \nl\u2019argent de Son \u00c9minence et qu\u2019avaient corrobor\u00e9, depuis, deux \nou trois visites du comte de Rochefort, devenu le meilleur ami \nde Bonacieux, auquel il avait fait croire sans beaucoup de peine \nqu\u2019aucun sentiment coupable n\u2019avait amen\u00e9 l\u2019enl\u00e8vement de sa \nfemme, mais que c\u2019\u00e9tait seulement une pr\u00e9caution politique. \nElle trouva M. Bonacieux seul : le pauvre homme remettait \n\u00e0 grand -peine de l\u2019ordre dans la maison, dont il avait trouv\u00e9 les \nmeubles \u00e0 peu pr\u00e8s bris\u00e9s et les armoires \u00e0 peu pr\u00e8s vides, la \njustice n\u2019\u00e9tant pas une des trois choses que le roi Salomon i n-\ndique comme ne laissant point de traces de leur passage. Quant \u00e0 la servante, e lle s\u2019\u00e9tait enfuie lors de l\u2019arrestation de son \nma\u00eetre. La terreur avait gagn\u00e9 la pauvre fille au point qu\u2019elle \nn\u2019avait ce ss\u00e9 de marcher de Paris jusqu\u2019en Bourgogne, son pays \nnatal. \nLe digne mercier avait, aussit\u00f4t sa rentr\u00e9e dans sa maison, \nfait part \u00e0 sa femme de son heureux retour, et sa femme lui avait \nr\u00e9pondu pour le f\u00e9liciter et pour lui dire que le premier moment \nqu\u2019elle pourrait d\u00e9rober \u00e0 ses devoirs serait consacr\u00e9 tout entier \n\u00e0 lui rendre visite. \nCe premier moment s\u2019\u00e9tait fait attendre cinq jours, ce qui, \ndans toute autre circonstance, e\u00fbt paru un peu bien long \u00e0 ma\u00eetre Bonacieux ; mais il avait, dans la visite qu\u2019il avait faite au \ncardinal et dans les visites que lui faisait Rochefort, ample sujet \u00e0 r\u00e9flexion, et, comme on sait, rien ne fait passe r le temps \ncomme de r\u00e9fl\u00e9chir. \nD\u2019autant plus que les r\u00e9flexions de Bonacieux \u00e9taient toutes \ncouleur de rose. Rochefort l\u2019appelait son ami, son cher Bon a-\ncieux, et ne cessait de lui dire que le cardinal faisait le plus grand cas de lui. Le mercier se voyait d\u00e9j\u00e0 sur le chemin des \nhonneurs et de la fortune. \nDe son c\u00f4t\u00e9, Mme Bonacieux avait r\u00e9fl\u00e9chi, mais, il faut le \ndire, \u00e0 tout autre chose que l\u2019ambition ; malgr\u00e9 elle, ses pens\u00e9es \navaient eu pour mobile constant ce beau jeune homme si brave \u2013 240 \u2013 et qui paraissait si amoureux. Mari\u00e9e \u00e0 dix -huit ans \u00e0 \nM. Bonacieux, ayant toujours v\u00e9cu au milieu des amis de son \nmari, peu susceptibles d\u2019inspirer un sentiment quelconque \u00e0 \nune jeune femme dont le c\u0153ur \u00e9tait plus \u00e9lev\u00e9 que sa position, \nMme Bonacieux \u00e9tait rest\u00e9e insensibl e aux s\u00e9ductions vu l-\ngaires ; mais, \u00e0 cette \u00e9poque surtout, le titre de gentilhomme \navait une grande influence sur la bourgeoisie, et d\u2019Artagnan \n\u00e9tait ge ntilhomme ; de plus, il portait l\u2019uniforme des gardes, qui, \napr\u00e8s l\u2019uniforme des mousquetaires, \u00e9tait le plus appr\u00e9ci\u00e9 des \ndames. Il \u00e9tait, nous le r\u00e9p\u00e9tons, beau, jeune, aventureux ; il \nparlait d\u2019amour en homme qui aime et qui a soif d\u2019\u00eatre aim\u00e9 ; il \ny en avait l\u00e0 plus qu\u2019il n\u2019en fallait pour tourner une t\u00eate de vingt -\ntrois ans, et Mme Bonacieux en \u00e9tait ar riv\u00e9e juste \u00e0 cet \u00e2ge he u-\nreux de la vie. \nLes deux \u00e9poux, quoiqu\u2019ils ne se fussent pas vus depuis \nplus de huit jours, et que pendant cette semaine de graves \u00e9v \u00e9-\nnements eussent pass\u00e9 entre eux, s\u2019abord\u00e8rent donc avec une \ncertaine pr\u00e9occupation ; n\u00e9anmoins, M. Bonacieux manifesta \nune joie r\u00e9elle et s\u2019avan\u00e7a vers sa femme \u00e0 bras ouverts. \nMme Bonacieux lui pr\u00e9senta le front. \n\u00ab Causons un peu, dit -elle. \n\u2013 Comment ? dit Bonacieux \u00e9tonn\u00e9. \n\u2013 Oui, sans doute, j\u2019ai une chose de la plus haute impo r-\ntance \u00e0 vous dire. \n\u2013 Au fait, et moi aussi, j\u2019ai quelques questions assez s\u00e9-\nrieuses \u00e0 vous adresser. Expliquez -moi un peu votre enl\u00e8v e-\nment, je vous prie. \n\u2013 Il ne s\u2019agit point de cela pour le moment, dit \nMme Bonacieux. \n\u2013 Et de quoi s\u2019agit -il donc ? de ma captivit\u00e9 ? \n\u2013 Je l\u2019ai a pprise le jour m\u00eame ; mais comme vous n\u2019\u00e9tiez \ncoupable d\u2019aucun crime, comme vous n\u2019\u00e9tiez complice d\u2019aucune \u2013 241 \u2013 intrigue, comme vous ne saviez rien enfin qui p\u00fbt vous co m-\npromettre, ni vous, ni personne, je n\u2019ai attach\u00e9 \u00e0 cet \u00e9v\u00e9nement \nque l\u2019importance qu\u2019il m\u00e9r itait. \n\u2013 Vous en parlez bien \u00e0 votre aise, madame ! reprit Bon a-\ncieux bless\u00e9 du peu d\u2019int\u00e9r\u00eat que lui t\u00e9moignait sa femme ; sa-\nvez-vous que j\u2019ai \u00e9t\u00e9 plong\u00e9 un jour et une nuit dans un cachot \nde la Bastille ? \n\u2013 Un jour et une nuit sont bient\u00f4t pass\u00e9s ; laisso ns donc \nvotre captivit\u00e9, et revenons \u00e0 ce qui m\u2019am\u00e8ne pr\u00e8s de vous. \n\u2013 Comment ? ce qui vous am\u00e8ne pr\u00e8s de moi ! N\u2019est -ce \ndonc pas le d\u00e9sir de revoir un mari dont vous \u00eates s\u00e9par\u00e9e de-\npuis huit jours ? demanda le mercier piqu\u00e9 au vif. \n\u2013 C\u2019est cela d\u2019abord, et autre chose ensuite. \n\u2013 Parlez ! \n\u2013 Une chose du plus haut int\u00e9r\u00eat et de laquelle d\u00e9pend \nnotre fortune \u00e0 venir peut -\u00eatre. \n\u2013 Notre fortune a fort chang\u00e9 de face depuis que je vous ai \nvue, madame Bonacieux, et je ne serais pas \u00e9tonn\u00e9 que d\u2019ici \u00e0 \nquelques moi s elle ne f\u00eet envie \u00e0 beaucoup de gens. \n\u2013 Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je \nvais vous donner. \n\u2013 \u00c0 moi ? \n\u2013 Oui, \u00e0 vous. Il y a une bonne et sainte action \u00e0 faire, \nmonsieur, et beaucoup d\u2019argent \u00e0 gagner en m\u00eame temps. \u00bb \nMme Bonacieu x savait qu\u2019en parlant d\u2019argent \u00e0 son mari, \nelle le prenait par son faible. \nMais un homme, f\u00fbt -ce un mercier, lorsqu\u2019il a caus\u00e9 dix \nminutes avec le cardinal de Richelieu, n\u2019est plus le m\u00eame \nhomme. \u2013 242 \u2013 \u00ab Beaucoup d\u2019argent \u00e0 gagner ! dit Bonacieux en allongeant \nles l\u00e8vres. \n\u2013 Oui, beaucoup. \n\u2013 Combien, \u00e0 peu pr\u00e8s ? \n\u2013 Mille pistoles peut -\u00eatre. \n\u2013 Ce que vous avez \u00e0 me demander est donc bien grave ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Que faut -il faire ? \n\u2013 Vous partirez sur -le-champ, je vous remettrai un papier \ndont vous ne vous dessaisirez sou s aucun pr\u00e9texte, et que vous \nremettrez en main propre. \n\u2013 Et pour o\u00f9 partirai -je ? \n\u2013 Pour Londres. \n\u2013 Moi, pour Londres ! Allons donc, vous raillez, je n\u2019ai pas \naffaire \u00e0 Londres. \n\u2013 Mais d\u2019autres ont besoin que vous y alliez. \n\u2013 Quels sont ces autres ? Je vo us avertis, je ne fais plus rien \nen aveugle, et je veux savoir non seulement \u00e0 quoi je m\u2019expose, \nmais encore pour qui je m\u2019expose. \n\u2013 Une personne illustre vous envoie, une personne illustre \nvous attend : la r\u00e9compense d\u00e9passera vos d\u00e9sirs, voil\u00e0 tout ce \nque je puis vous promettre. \n\u2013 Des intrigues encore, toujours des intrigues ! merci, je \nm\u2019en d\u00e9fie maintenant, et M. le cardinal m\u2019a \u00e9clair\u00e9 l\u00e0- dessus. \n\u2013 Le cardinal ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux, vous avez vu le ca r-\ndinal ? \n\u2013 Il m\u2019a fait appeler, r\u00e9pondit fi\u00e8rement le mercier. \u2013 243 \u2013 \u2013 Et vous vous \u00eates rendu \u00e0 son invitation, imprudent que \nvous \u00eates. \n\u2013 Je dois dire que je n\u2019avais pas le choix de m\u2019y rendre ou \nde ne pas m\u2019y rendre, car j\u2019\u00e9tais entre deux gardes. Il est vrai \nencore de dire que, comme alors je ne connaissais pas Son \u00c9m i-\nnence , si j\u2019avais pu me dispenser de cette visite, j\u2019en eusse \u00e9t\u00e9 \nfort enchant\u00e9. \n\u2013 Il vous a donc maltrait\u00e9 ? il vous a donc fait des m e-\nnaces ? \n\u2013 Il m\u2019a tendu la main et m\u2019a appel\u00e9 son ami, \u2013 son ami ! \nentendez -vous, madame ? \u2013 je suis l\u2019ami du grand cardinal ! \n\u2013 Du grand cardinal ! \n\u2013 Lui contesteriez -vous ce titre, par hasard, madame ? \n\u2013 Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que la faveur d\u2019un \nministre est \u00e9ph\u00e9m\u00e8re, et qu\u2019il faut \u00eatre fou pour s\u2019attacher \u00e0 un ministre ; il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent \npas sur le caprice d\u2019un homme ou l\u2019issue d\u2019un \u00e9v\u00e9nement ; c\u2019est \n\u00e0 ces pouvoirs qu\u2019il faut se rallier. \n\u2013 J\u2019en suis f\u00e2ch\u00e9, madame, mais je ne connais pas d\u2019autre \npouvoir que celui du grand homme que j\u2019ai l\u2019honneur de servir . \n\u2013 Vous servez le cardinal ? \n\u2013 Oui, madame, et comme son serviteur je ne permettrai \npas que vous vous livriez \u00e0 des complots contre la s\u00fbret\u00e9 de \nl\u2019\u00c9tat, et que vous serviez, vous, les intrigues d\u2019une femme qui \nn\u2019est pas fran\u00e7aise et qui a le c\u0153ur espagnol . Heureusement, le \ngrand cardinal est l\u00e0, son regard vigilant surveille et p\u00e9n\u00e8tre \njusqu\u2019au fond du c\u0153ur. \u00bb \nBonacieux r\u00e9p\u00e9tait mot pour mot une phrase qu\u2019il avait e n-\ntendu dire au comte de Rochefort ; mais la pauvre femme, qui \navait compt\u00e9 sur son mari et q ui, dans cet espoir, avait r\u00e9pondu \nde lui \u00e0 la reine, n\u2019en fr\u00e9mit pas moins, et du danger dans lequel \u2013 244 \u2013 elle avait failli se jeter, et de l\u2019impuissance dans laquelle elle se \ntrouvait. Cependant connaissant la faiblesse et surtout la cupid i-\nt\u00e9 de son mari elle ne d\u00e9sesp\u00e9rait pas de l\u2019amener \u00e0 ses fins. \n\u00ab Ah ! vous \u00eates cardinaliste, monsieur, s\u2019\u00e9cria -t-elle ah ! \nvous servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et qui \ninsultent votre reine ! \n\u2013 Les int\u00e9r\u00eats particuliers ne sont rien devant les int\u00e9r\u00eats \nde tous. Je suis pour ceux qui sauvent \u00c9tat \u00bb, dit avec emphase \nBonacieux. \nC\u2019\u00e9tait une autre phrase du comte de Rochefort, qu\u2019il avait \nretenue et qu\u2019il trouvait l\u2019occasion de placer. \n\u00ab Et savez -vous ce que c\u2019est que l\u2019 \u00c9tat dont vous parlez ? dit \nMme Bonacieu x en haussant les \u00e9paules. Contentez -vous d\u2019\u00eatre \nun bourgeois sans finesse aucune, et tournez -vous du c\u00f4t\u00e9 qui \nvous offre le plus d\u2019avantages. \n\u2013 Eh ! eh ! dit Bonacieux en frappant sur un sac \u00e0 la panse \narrondie et qui rendit un son argentin ; que dites -vous de ceci, \nmadame la pr\u00eacheuse ? \n\u2013 D\u2019o\u00f9 vient cet argent ? \n\u2013 Vous ne devinez pas ? \n\u2013 Du cardinal ? \n\u2013 De lui et de mon ami le comte de Rochefort. \n\u2013 Le comte de Rochefort ! mais c\u2019est lui qui m\u2019a enlev\u00e9e ! \n\u2013 Cela se peut, madame. \n\u2013 Et vous recevez de l\u2019arge nt de cet homme ? \n\u2013 Ne m\u2019avez -vous pas dit que cet enl\u00e8vement \u00e9tait tout p o-\nlitique ? \u2013 245 \u2013 \u2013 Oui ; mais cet enl\u00e8vement avait pour but de me faire tr a-\nhir ma ma\u00eetresse, de m\u2019arracher par des tortures des aveux qui \npussent compromettre l\u2019honneur et peut -\u00eatre la vie de mon a u-\nguste ma\u00eetresse. \n\u2013 Madame, reprit Bonacieux, votre auguste ma\u00eetresse est \nune perfide Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait. \n\u2013 Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais l\u00e2che, avare \net imb\u00e9cile, mais je ne vous savais pas inf\u00e2me ! \n\u2013 Madame, dit Bonacieux, qui n\u2019avait jamais vu sa femme \nen col\u00e8re, et qui reculait devant le courroux conjugal ; madame, \nque dites -vous donc ? \n\u2013 Je dis que vous \u00eates un mis\u00e9rable ! continua \nMme Bonacieux, qui vit qu\u2019elle reprenait quelque influence sur \nson mari. Ah ! vous faites de la politique, vous ! et de la pol i-\ntique cardinaliste encore ! Ah ! vous vous vendez, corps et \u00e2me, \nau d\u00e9mon pour de l\u2019argent. \n\u2013 Non, mais au cardinal. \n\u2013 C\u2019est la m\u00eame chose ! s\u2019\u00e9cria la jeune femme. Qui dit R i-\nchelieu, dit Satan. \n\u2013 Taisez -vous, madame, taisez -vous, on pourrait vous e n-\ntendre ! \n\u2013 Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous de \nvotre l\u00e2chet\u00e9. \n\u2013 Mais qu\u2019exigez -vous donc de moi ? voyons ! \n\u2013 Je vous l\u2019ai dit : que vous partiez \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, mo n-\nsieur, que v ous accomplissiez loyalement la commission dont je \ndaigne vous charger, et \u00e0 cette condition j\u2019oublie tout, je par-\ndonne, et il y a plus -elle lui tendit la main \u2013 je vous rends mon \namiti\u00e9. \u00bb \u2013 246 \u2013 Bonacieux \u00e9tait poltron et avare ; mais il aimait sa femme : \nil fut attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas long-\ntemps rancune \u00e0 une femme de vingt -trois. Mme Bonacieux vit \nqu\u2019il h\u00e9sitait : \n\u00ab Allons, \u00eates -vous d\u00e9cid\u00e9 ? dit -elle. \n\u2013 Mais, ma ch\u00e8re amie, r\u00e9fl\u00e9chissez donc un peu \u00e0 ce que \nvous exigez de moi ; Londres est loin de Paris, fort loin, et peut -\n\u00eatre la commission dont vous me chargez n\u2019est -elle pas sans \ndangers. \n\u2013 Qu\u2019importe, si vous les \u00e9vitez ! \n\u2013 Tenez, madame Bonacieux, dit le mercier, tenez, d\u00e9cid\u00e9-\nment, je refuse : les intrigues me font peur. J\u2019ai vu la Bastille, \nmoi. Brrrrou ! c\u2019est affreux, la Bastille ! Rien que d\u2019y penser, j\u2019en \nai la chair de poule. On m\u2019a menac\u00e9 de la torture. Savez -vous ce \nque c\u2019est que la torture ? Des coins de bois qu\u2019on vous enfonce \nentre les jambes jusqu\u2019\u00e0 ce que les os \u00e9clatent ! Non, d\u00e9cid \u00e9-\nment, je n\u2019irai pas. Et morbleu ! que n\u2019y allez -vous vous -m\u00eame ? \ncar, en v\u00e9rit\u00e9, je crois que je me suis tromp\u00e9 sur votre compte \njusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent : je crois que vous \u00eates un homme, et des plus \nenrag\u00e9s encore ! \n\u2013 Et vous, vous \u00eates une femme, u ne mis\u00e9rable femme, \nstupide et abrutie. Ah ! vous avez peur ! Eh bien, si vous ne pa r-\ntez pas \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, je vous fais arr\u00eater par l\u2019ordre de la \nreine, et je vous fais mettre \u00e0 cette Bastille que vous craignez \ntant. \u00bb \nBonacieux tomba dans une r\u00e9flexio n profonde, il pesa m \u00fb-\nrement les deux col\u00e8res dans son cerveau, celle du cardinal et celle de la reine : celle du cardinal l\u2019emporta \u00e9norm\u00e9ment. \n\u00ab Faites -moi arr\u00eater de la part de la reine, dit -il, et moi je \nme r\u00e9clamerai de Son \u00c9minence . \u00bb \nPour le coup, Mme Bonacieux vit qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 trop loin, \net elle fut \u00e9pouvant\u00e9e de s\u2019\u00eatre si fort avanc\u00e9e. Elle contempla \u2013 247 \u2013 un instant avec effroi cette figure stupide, d\u2019une r\u00e9solution i n-\nvincible, comme celle des sots qui ont peur. \n\u00ab Eh bien, soit ! dit -elle. Peut -\u00eatre, au bout du compte, \navez -vous raison : un homme en sait plus long que les femmes \nen politique, et vous surtout, monsieur Bonacieux, qui avez ca u-\ns\u00e9 avec le cardinal. Et cependant, il est bien dur, ajouta -t-elle, \nque mon mari, un homme sur l\u2019affection duqu el je croyais po u-\nvoir compter, me traite aussi disgracieusement et ne satisfasse \npoint \u00e0 ma fantaisie. \n\u2013 C\u2019est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit \nBonacieux triomphant, et je m\u2019en d\u00e9fie. \n\u2013 J\u2019y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant ; \nc\u2019est bien, n\u2019en parlons plus. \n\u2013 Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire \u00e0 \nLondres, reprit Bonacieux, qui se rappelait un peu tard que R o-\nchefort lui avait recommand\u00e9 d\u2019essayer de surprendre les s e-\ncrets de sa femme. \n\u2013 Il est inutile que v ous le sachiez, dit la jeune femme, \nqu\u2019une d\u00e9fiance instinctive repoussait maintenant en arri\u00e8re : il \ns\u2019agissait d\u2019une bagatelle comme en d\u00e9sirent les femmes, d\u2019une emplette sur laquelle il y avait beaucoup \u00e0 gagner. \u00bb \nMais plus la jeune femme se d\u00e9fendait , plus au contraire \nBonacieux pensa que le secret qu\u2019elle refusait de lui confier \u00e9tait important. Il r\u00e9solut donc de courir \u00e0 l\u2019instant m\u00eame chez le \ncomte de Rochefort, et de lui dire que la reine cherchait un me s-\nsager pour l\u2019envoyer \u00e0 Londres. \n\u00ab Pardon, si je vous quitte, ma ch\u00e8re madame Bonacieux, \ndit-il ; mais, ne sachant pas que vous me viendriez voir, j\u2019avais \npris rendez -vous avec un de mes amis, je reviens \u00e0 l\u2019instant \nm\u00eame, et si vous voulez m\u2019attendre seulement une demi -\nminute, aussit\u00f4t que j\u2019en aur ai fini avec cet ami, je reviens vous \nprendre, et, comme il commence \u00e0 se faire tard, je vous reco n-\nduis au Louvre. \u2013 248 \u2013 \u2013 Merci, monsieur, r\u00e9pondit Mme Bonacieux : vous n\u2019\u00eates \npoint assez brave pour m\u2019\u00eatre d\u2019une utilit\u00e9 quelconque, et je \nm\u2019en retournerai bien a u Louvre toute seule. \n\u2013 Comme il vous plaira, madame Bonacieux, reprit l\u2019ex -\nmercier. Vous reverrai -je bient\u00f4t ? \n\u2013 Sans doute ; la semaine prochaine, je l\u2019esp\u00e8re, mon ser-\nvice me laissera quelque libert\u00e9, et j\u2019en profiterai pour revenir mettre de l\u2019ordre dan s nos affaires, qui doivent \u00eatre quelque peu \nd\u00e9rang\u00e9es. \n\u2013 C\u2019est bien ; je vous attendrai. Vous ne m\u2019en voulez pas ? \n\u2013 Moi ! pas le moins du monde. \n\u2013 \u00c0 bient\u00f4t, alors ? \n\u2013 \u00c0 bient\u00f4t. \u00bb \nBonacieux baisa la main de sa femme, et s\u2019\u00e9loigna rapid e-\nment. \n\u00ab Allons, d it Mme Bonacieux, lorsque son mari eut referm\u00e9 \nla porte de la rue, et qu\u2019elle se trouva seule, il ne manquait plus \u00e0 cet imb\u00e9cile que d\u2019\u00eatre cardinaliste ! Et moi qui avais r\u00e9pondu \n\u00e0 la reine, moi qui avais promis \u00e0 ma pauvre ma\u00eetresse\u2026 Ah ! \nmon Dieu, mon Dieu ! elle va me prendre pour quelqu\u2019une de \nces mis\u00e9rables dont fourmille le palais, et qu\u2019on a plac\u00e9es pr\u00e8s d\u2019elle pour l\u2019espionner ! Ah ! monsieur Bonacieux ! je ne vous ai \njamais beaucoup aim\u00e9 ; maintenant, c\u2019est bien pis : je vous \nhais ! et, sur ma parole, vous me le paierez ! \u00bb \nAu moment o\u00f9 elle disait ces mots, un coup frapp\u00e9 au pl a-\nfond lui fit lever la t\u00eate, et une voix, qui parvint \u00e0 elle \u00e0 travers le plancher, lui cria : \n\u00ab Ch\u00e8re madame Bonacieux, ouvrez -moi la petite porte de \nl\u2019all\u00e9e, et je vais descendre pr\u00e8s de vous. \u00bb \u2013 249 \u2013 CHAPITRE XVIII \nL\u2019AMANT ET LE MARI \n \n\u00ab Ah ! madame, dit d\u2019Artagnan en entrant par la porte que \nlui ouvrait la jeune femme, permettez -moi de vous le dire, vous \navez l\u00e0 un triste mari. \n\u2013 Vous avez donc entendu notre conversation ? dema nda \nvivement Mme Bonacieux en regardant d\u2019Artagnan avec inqui \u00e9-\ntude. \n\u2013 Tout enti\u00e8re. \n\u2013 Mais comment cela ? mon Dieu ! \n\u2013 Par un proc\u00e9d\u00e9 \u00e0 moi connu, et par lequel j\u2019ai entendu \naussi la conversation plus anim\u00e9e que vous avez eue avec les \nsbires du cardinal. \n\u2013 Et qu\u2019avez -vous compris dans ce que nous disions ? \n\u2013 Mille choses : d\u2019abord, que votre mari est un niais et un \nsot, heureusement ; puis, que vous \u00e9tiez embarrass\u00e9e, ce dont \nj\u2019ai \u00e9t\u00e9 fort aise, et que cela me donne une occasion de me \nmettre \u00e0 votre service, et Dieu sait si je suis pr\u00eat \u00e0 me jeter dans \nle feu pour vous ; enfin que la reine a besoin qu\u2019un homme \nbrave, intelligent et d\u00e9vou\u00e9 fasse pour elle un voyage \u00e0 Londres. \nJ\u2019ai au moins deux des trois qualit\u00e9s qu\u2019il vous faut, et me vo i-\nl\u00e0. \u00bb \nMme Bonacieux ne r\u00e9pondit pas, mais son c\u0153ur battait de \njoie, et une secr\u00e8te esp\u00e9rance brilla \u00e0 ses yeux. \n\u00ab Et quelle garantie me donnerez -vous, demanda -t-elle, si \nje consens \u00e0 vous confier cette mission ? \u2013 250 \u2013 \u2013 Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez : que \nfaut-il fai re ? \n\u2013 Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la jeune femme, dois -je \nvous confier un pareil secret, monsieur ? Vous \u00eates presque un \nenfant ! \n\u2013 Allons, je vois qu\u2019il vous faut quelqu\u2019un qui vous r\u00e9ponde \nde moi. \n\u2013 J\u2019avoue que cela me rassurerait fort. \n\u2013 Connaissez -vous Athos ? \n\u2013 Non. \n\u2013 Porthos ? \n\u2013 Non. \n\u2013 Aramis ? \n\u2013 Non. Quels sont ces messieurs ? \n\u2013 Des mousquetaires du roi. Connaissez -vous \nM. de Tr\u00e9ville, leur capitaine ? \n\u2013 Oh ! oui, celui -l\u00e0, je le connais, non pas personnellement, \nmais pour en avoir entendu plus d\u2019 une fois parler \u00e0 la reine \ncomme d\u2019un brave et loyal gentilhomme. \n\u2013 Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le card i-\nnal, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Oh ! non, certainement. \n\u2013 Eh bien, r\u00e9v\u00e9lez -lui votre secret, et demandez -lui, si i m-\nportant, si pr\u00e9cieux, si te rrible qu\u2019il soit, si vous pouvez me le \nconfier. \n\u2013 Mais ce secret ne m\u2019appartient pas, et je ne puis le r\u00e9v\u00e9ler \nainsi. \u2013 251 \u2013 \u2013 Vous l\u2019alliez bien confier \u00e0 M. Bonacieux, dit d\u2019Artagnan \navec d\u00e9pit. \n\u2013 Comme on confie une lettre au creux d\u2019un arbre, \u00e0 l\u2019aile \nd\u2019un p igeon, au collier d\u2019un chien. \n\u2013 Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime. \n\u2013 Vous le dites. \n\u2013 Je suis un galant homme ! \n\u2013 Je le crois. \n\u2013 Je suis brave ! \n\u2013 Oh ! cela, j\u2019en suis s\u00fbre. \n\u2013 Alors, mettez -moi donc \u00e0 l\u2019\u00e9preuve. \u00bb \nMme Bonacieux regarda le jeune homme, retenue par une \nderni\u00e8re h\u00e9sitation. Mais il y avait une telle ardeur dans ses \nyeux, une telle persuasion dans sa voix, qu\u2019elle se sentit entra \u00ee-\nn\u00e9e \u00e0 se fier \u00e0 lui. D\u2019ailleurs elle se trouvait dans une de ces ci r-\nconstances o\u00f9 il faut risquer le tout pour le tout. La reine \u00e9tait \naussi bien perdue par une trop grande retenue que par une trop \ngrande confiance. Puis, avouons- le, le sentiment involontaire \nqu\u2019elle \u00e9prouvait pour ce jeune protecteur la d\u00e9cida \u00e0 parler. \n\u00ab \u00c9coutez , lui dit -elle, je me rends \u00e0 vos protestations et je \nc\u00e8de \u00e0 vos assurances. Mais je vous jure devant Dieu qui nous \nentend, que si vous me trahissez et que mes ennemis me pa r-\ndonnent, je me tuerai en vous accusant de ma mort. \n\u2013 Et moi, je vous jure devant Dieu, madame, dit \nd\u2019Art agnan, que si je suis pris en accomplissant les ordres que \nvous me donnez, je mourrai avant de rien faire ou dire qui co m-\npromette quelqu\u2019un. \u00bb \nAlors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le h a-\nsard lui avait d\u00e9j\u00e0 r\u00e9v\u00e9l\u00e9 une partie en face de la Samaritaine. Ce \nfut leur mutuelle d\u00e9claration d\u2019amour. \u2013 252 \u2013 D\u2019Artagnan rayonnait de joie et d\u2019orgueil. Ce secret qu\u2019il \nposs\u00e9dait, cette femme qu\u2019il aimait, la confiance et l\u2019amour, fai-\nsaient de lui un g\u00e9ant. \n\u00ab Je pars, dit -il, je pars sur -le-champ. \n\u2013 Comment ! vous partez ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux, et votre \nr\u00e9giment, votre capitaine ? \n\u2013 Sur mon \u00e2me, vous m\u2019aviez fait oublier tout cela, ch\u00e8re \nConstance ! oui, vous avez raison, il me faut un cong\u00e9. \n\u2013 Encore un obstacle, murmura Mme Bonacieux avec do u-\nleur. \n\u2013 Oh ! cel ui-l\u00e0, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan apr\u00e8s un moment de r \u00e9-\nflexion, je le surmonterai, soyez tranquille. \n\u2013 Comment cela ? \n\u2013 J\u2019irai trouver ce soir m\u00eame M. de Tr\u00e9ville, que je charg e-\nrai de demander pour moi cette faveur \u00e0 son beau -fr\u00e8re, M. des \nEssarts. \n\u2013 Maintenant, a utre chose. \n\u2013 Quoi ? demanda d\u2019Artagnan, voyant que Mme Bonacieux \nh\u00e9sitait \u00e0 continuer. \n\u2013 Vous n\u2019avez peut -\u00eatre pas d\u2019argent ? \n\u2013 Peut -\u00eatre est de trop, dit d\u2019Artagnan en souriant. \n\u2013 Alors, reprit Mme Bonacieux en ouvrant une armoire et \nen tirant de cette armoire le sac qu\u2019une demi -heure auparavant \ncaressait si amoureusement son mari, prenez ce sac. \n\u2013 Celui du cardinal ! s\u2019\u00e9cria en \u00e9clatant de rire d\u2019Artagnan \nqui, comme on s\u2019en souvient, gr\u00e2ce \u00e0 ses carreaux enlev\u00e9s, \nn\u2019avait pas perdu une syllabe de la conve rsation du mercier et \nde sa femme. \u2013 253 \u2013 \u2013 Celui du cardinal, r\u00e9pondit Mme Bonacieux ; vous voyez \nqu\u2019il se pr\u00e9sente sous un aspect assez respectable. \n\u2013 Pardieu ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, ce sera une chose doubl e-\nment divertissante que de sauver la reine avec l\u2019argent de Son \n\u00c9minence ! \n\u2013 Vous \u00eates un aimable et charmant jeune homme, dit \nMme Bonacieux. Croyez que Sa Majest\u00e9 ne sera point ingrate. \n\u2013 Oh ! je suis d\u00e9j\u00e0 grandement r\u00e9compens\u00e9 ! s\u2019\u00e9cria \nd\u2019Artagnan. Je vous aime, vous me permettez de vous le dire ; \nc\u2019est d\u00e9j\u00e0 p lus de bonheur que je n\u2019en osais esp\u00e9rer. \n\u2013 Silence ! dit Mme Bonacieux en tressaillant. \n\u2013 Quoi ? \n\u2013 On parle dans la rue. \n\u2013 C\u2019est la voix\u2026 \n\u2013 De mon mari. Oui, je l\u2019ai reconnue ! \u00bb \nD\u2019Artagnan courut \u00e0 la porte et poussa le verrou. \n\u00ab Il n\u2019entrera pas que je ne sois parti, dit -il, et quand je s e-\nrai parti, vous lui ouvrirez. \n\u2013 Mais je devrais \u00eatre partie aussi, moi. Et la disparition de \ncet argent, comment la justifier si je suis l\u00e0 ? \n\u2013 Vous avez raison, il faut sortir. \n\u2013 Sortir, comment ? On nous verra si nous sortons. \n\u2013 Alors il faut monter chez moi. \n\u2013 Ah ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux, vous me dites cela d\u2019un ton \nqui me fait peur. \u00bb \u2013 254 \u2013 Mme Bonacieux pronon\u00e7a ces paroles avec une larme dans \nles yeux. D\u2019Artagnan vit cette larme, et, troubl\u00e9, attendri, il se \njeta \u00e0 ses ge noux. \n\u00ab Chez moi, dit -il, vous serez en s\u00fbret\u00e9 comme dans un \ntemple, je vous en donne ma parole de gentilhomme. \n\u2013 Partons, dit -elle, je me fie \u00e0 vous, mon ami. \u00bb \nD\u2019Artagnan rouvrit avec pr\u00e9caution le verrou, et tous deux, \nl\u00e9gers comme des ombres, se gliss\u00e8 rent par la porte int\u00e9rieure \ndans l\u2019all\u00e9e, mont\u00e8rent sans bruit l\u2019escalier et rentr\u00e8rent dans la \nchambre de d\u2019Artagnan. \nUne fois chez lui, pour plus de s\u00fbret\u00e9, le jeune homme ba r-\nricada la porte ; ils s\u2019approch\u00e8rent tous deux de la fen\u00eatre, et par \nune fente du volet ils virent M. Bonacieux qui causait avec un \nhomme en manteau. \n\u00c0 la vue de l\u2019homme en manteau, d\u2019Artagnan bondit, et, t i-\nrant son \u00e9p\u00e9e \u00e0 demi, s\u2019\u00e9lan\u00e7a vers la porte. \nC\u2019\u00e9tait l\u2019homme de Meung. \n\u00ab Qu\u2019allez -vous faire ? s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux ; vous no us \nperdez. \n\u2013 Mais j\u2019ai jur\u00e9 de tuer cet homme ! dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Votre vie est vou\u00e9e en ce moment et ne vous appartient \npas. Au nom de la reine, je vous d\u00e9fends de vous jeter dans a u-\ncun p\u00e9ril \u00e9tranger \u00e0 celui du voyage. \n\u2013 Et en votre nom, n\u2019ordonnez -vous rien ? \n\u2013 En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une vive \u00e9m o-\ntion ; en mon nom, je vous en prie. Mais \u00e9coutons, il me semble \nqu\u2019ils parlent de moi. \u00bb \nD\u2019Artagnan se rapprocha de la fen\u00eatre et pr\u00eata l\u2019oreille. \u2013 255 \u2013 M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant \nl\u2019appa rtement vide, il \u00e9tait revenu \u00e0 l\u2019homme au manteau qu\u2019un \ninstant il avait laiss\u00e9 seul. \n\u00ab Elle est partie, dit -il, elle sera retourn\u00e9e au Louvre. \n\u2013 Vous \u00eates s\u00fbr, r\u00e9pondit l\u2019\u00e9tranger, qu\u2019elle ne s\u2019est pas \ndout\u00e9e dans quelles intentions vous \u00eates sorti ? \n\u2013 Non, r\u00e9pondit Bonacieux avec suffisance ; c\u2019est une \nfemme trop superficielle. \n\u2013 Le cadet aux gardes est -il chez lui ? \n\u2013 Je ne le crois pas ; comme vous le voyez, son volet est \nferm\u00e9, et l\u2019on ne voit aucune lumi\u00e8re briller \u00e0 travers les fentes. \n\u2013 C\u2019est \u00e9gal, il faudrait s\u2019en assurer. \n\u2013 Comment cela ? \n\u2013 En allant frapper \u00e0 sa porte. \n\u2013 Je demanderai \u00e0 son valet. \n\u2013 Allez. \u00bb \nBonacieux rentra chez lui, passa par la m\u00eame porte qui v e-\nnait de donner passage aux deux fugitifs, monta jusqu\u2019au palier \nde d\u2019Artagnan et fr appa. \nPersonne ne r\u00e9pondit. Porthos, pour faire plus grande f i-\ngure, avait emprunt\u00e9 ce soir -l\u00e0 Planchet. Quant \u00e0 d\u2019Artagnan, il \nn\u2019avait garde de donner signe d\u2019existence. \nAu moment o\u00f9 le doigt de Bonacieux r\u00e9sonna sur la porte, \nles deux jeunes gens sentirent bondir leurs c\u0153urs. \n\u00ab Il n\u2019y a personne chez lui, dit Bonacieux. \n\u2013 N\u2019importe, rentrons toujours chez vous, nous serons plus \nen s\u00fbret\u00e9 que sur le seuil d\u2019une porte. \u2013 256 \u2013 \u2013 Ah ! mon Dieu ! murmura Mme Bonacieux, nous n\u2019allons \nplus rien entendre. \n\u2013 Au contraire, dit d\u2019Artagnan, nous n\u2019entendrons que \nmieux. \u00bb \nD\u2019Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient \nde sa chambre une autre oreille de Denys, \u00e9tendit un tapis \u00e0 \nterre, se mit \u00e0 genoux, et fit signe \u00e0 Mme Bonacieux de se pe n-\ncher, comme il le faisai t vers l\u2019ouverture. \n\u00ab Vous \u00eates s\u00fbr qu\u2019il n\u2019y a personne ? dit l\u2019inconnu. \n\u2013 J\u2019en r\u00e9ponds, dit Bonacieux. \n\u2013 Et vous pensez que votre femme ?\u2026 \n\u2013 Est retourn\u00e9e au Louvre. \n\u2013 Sans parler \u00e0 aucune personne qu\u2019\u00e0 vous ? \n\u2013 J\u2019en suis s\u00fbr. \n\u2013 C\u2019est un point important, comprenez -vous ? \n\u2013 Ainsi, la nouvelle que je vous ai apport\u00e9e a donc une v a-\nleur\u2026? \n\u2013 Tr\u00e8s grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache \npas. \n\u2013 Alors le cardinal sera content de moi ? \n\u2013 Je n\u2019en doute pas. \n\u2013 Le grand cardinal ! \n\u2013 Vous \u00eates s\u00fbr que, dans sa conversation avec vous, votre \nfemme n\u2019a pas prononc\u00e9 de noms propres ? \n\u2013 Je ne crois pas. \u2013 257 \u2013 \u2013 Elle n\u2019a nomm\u00e9 ni Mme de Chevreuse, ni \nM. de Buckingham, ni Mme de Vernet ? \n\u2013 Non, elle m\u2019a dit seulement qu\u2019elle voulait m\u2019envoyer \u00e0 \nLondres pour servir les int\u00e9r \u00eats d\u2019une personne illustre. \u00bb \n\u00ab Le tra\u00eetre ! murmura Mme Bonacieux. \n\u2013 Silence ! \u00bb dit d\u2019Artagnan en lui prenant une main qu\u2019elle \nlui abandonna sans y penser. \n\u00ab N\u2019importe, continua l\u2019homme au manteau, vous \u00eates un \nniais de n\u2019avoir pas feint d\u2019accepter la c ommission, vous auriez \nla lettre \u00e0 pr\u00e9sent ; \u00c9tat qu\u2019on menace \u00e9tait sauv\u00e9, et vous\u2026 \n\u2013 Et moi ? \n\u2013 Eh bien, vous ! le cardinal vous donnait des lettres de \nnoblesse\u2026 \n\u2013 Il vous l\u2019a dit ? \n\u2013 Oui, je sais qu\u2019il voulait vous faire cette surprise. \n\u2013 Soyez tranquil le, reprit Bonacieux ; ma femme m\u2019adore, \net il est encore temps. \u00bb \n\u00ab Le niais ! murmura Mme Bonacieux. \n\u2013 Silence ! \u00bb dit d\u2019Artagnan en lui serrant plus fortement la \nmain. \n\u00ab Comment est -il encore temps ? reprit l\u2019homme au ma n-\nteau. \n\u2013 Je retourne au Louvre, j e demande Mme Bonacieux, je \ndis que j\u2019ai r\u00e9fl\u00e9chi, je renoue l\u2019affaire, j\u2019obtiens la lettre, et je \ncours chez le cardinal. \n\u2013 Eh bien, allez vite ; je reviendrai bient\u00f4t savoir le r\u00e9sultat \nde votre d\u00e9marche. \u00bb \nL\u2019inconnu sortit. \u2013 258 \u2013 \u00ab L\u2019inf\u00e2me ! dit Mme Bonacieu x en adressant encore cette \n\u00e9pith\u00e8te \u00e0 son mari. \n\u2013 Silence ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta d\u2019Artagnan en lui serrant la main plus \nfortement encore. \nUn hurlement terrible interrompit alors les r\u00e9flexions de \nd\u2019Artagnan et de Mme Bonacieux. C\u2019\u00e9tait son mari, qui s\u2019\u00e9tait \naper\u00e7u de la disparition de son sac et qui criait au voleur. \n\u00ab Oh ! mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux, il va ameuter \ntout le quartier. \u00bb \nBonacieux cria longtemps ; mais comme de pareils cris, a t-\ntendu leur fr\u00e9quence, n\u2019attiraient personne dans la rue des Fo s-\nsoyeurs, et que d\u2019ailleurs la maison du mercier \u00e9tait depuis \nquelque temps assez mal fam\u00e9e, voyant que personne ne venait, \nil sortit en continuant de crier, et l\u2019on entendit sa voix qui \ns\u2019\u00e9loignait dans la direction de la rue du Bac. \n\u00ab Et maintenant qu\u2019il est parti , \u00e0 votre tour de vous \u00e9lo i-\ngner, dit Mme Bonacieux ; du courage, mais surtout de la pr u-\ndence, et songez que vous vous devez \u00e0 la reine. \n\u2013 \u00c0 elle et \u00e0 vous ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. Soyez tranquille, \nbelle Constance, je reviendrai digne de sa reconnaissance ; mais \nreviendrai -je aussi digne de votre amour ? \u00bb \nLa jeune femme ne r\u00e9pondit que par la vive rougeur qui c o-\nlora ses joues. Quelques instants apr\u00e8s, d\u2019Artagnan sortit \u00e0 son \ntour, envelopp\u00e9, lui aussi, d\u2019un grand manteau que retroussait \ncavali\u00e8rement le fourr eau d\u2019une longue \u00e9p\u00e9e. \nMme Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regard \nd\u2019amour dont la femme accompagne l\u2019homme qu\u2019elle se sent \naimer ; mais lorsqu\u2019il eut disparu \u00e0 l\u2019angle de la rue, elle tomba \u00e0 \ngenoux, et joignant les mains : \n\u00ab O mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria -t-elle, prot\u00e9gez la reine, prot\u00e9gez -\nmoi ! \u00bb \u2013 259 \u2013 CHAPITRE XIX \nPLAN DE CAMPAGNE \n \nD\u2019Artagnan se rendit droit chez M. de Tr\u00e9ville. Il avait r \u00e9-\nfl\u00e9chi que, dans quelques minutes, le cardinal serait averti par \nce damn\u00e9 inconnu, qui paraissait \u00eatre son agent, et il p ensait \navec raison qu\u2019il n\u2019y avait pas un instant \u00e0 perdre. \nLe c\u0153ur du jeune homme d\u00e9bordait de joie. Une occasion \no\u00f9 il y avait \u00e0 la fois gloire \u00e0 acqu\u00e9rir et argent \u00e0 gagner se pr \u00e9-\nsentait \u00e0 lui, et, comme premier encouragement, venait de le \nrapprocher d\u2019 une femme qu\u2019il adorait. Ce hasard faisait donc \npresque du premier coup, pour lui, plus qu\u2019il n\u2019e\u00fbt os\u00e9 dema n-\nder \u00e0 la Providence. \nM. de Tr\u00e9ville \u00e9tait dans son salon avec sa cour habituelle \nde gentilshommes. D\u2019Artagnan, que l\u2019on connaissait comme un \nfamili er de la maison, alla droit \u00e0 son cabinet et le fit pr\u00e9venir \nqu\u2019il l\u2019attendait pour chose d\u2019importance. \nD\u2019Artagnan \u00e9tait l\u00e0 depuis cinq minutes \u00e0 peine, lorsque \nM. de Tr\u00e9ville entra. Au premier coup d\u2019\u0153il et \u00e0 la joie qui se \npeignait sur son visage, le dig ne capitaine comprit qu\u2019il se pa s-\nsait effectivement quelque chose de nouveau. \nTout le long de la route, d\u2019Artagnan s\u2019\u00e9tait demand\u00e9 s\u2019il se \nconfierait \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, ou si seulement il lui demanderait de \nlui accorder carte blanche pour une affaire secr\u00e8t e. Mais \nM. de Tr\u00e9ville avait toujours \u00e9t\u00e9 si parfait pour lui, il \u00e9tait si fort \nd\u00e9vou\u00e9 au roi et \u00e0 la reine, il ha\u00efssait si cordialement le cardinal, \nque le jeune homme r\u00e9solut de tout lui dire. \n\u00ab Vous m\u2019avez fait demander, mon jeune ami ? dit \nM. de Tr\u00e9vil le. \u2013 260 \u2013 \u2013 Oui, monsieur, dit d\u2019Artagnan, et vous me pardonnerez, \nje l\u2019esp\u00e8re, de vous avoir d\u00e9rang\u00e9, quand vous saurez de quelle \nchose importante il est question. \n\u2013 Dites alors, je vous \u00e9coute. \n\u2013 Il ne s\u2019agit de rien de moins, dit d\u2019Artagnan, en baissant \nla vo ix, que de l\u2019honneur et peut -\u00eatre de la vie de la reine. \n\u2013 Que dites -vous l\u00e0 ? demanda M. de Tr\u00e9ville en regardant \ntout autour de lui s\u2019ils \u00e9taient bien seuls, et en ramenant son regard interrogateur sur d\u2019Artagnan. \n\u2013 Je dis, monsieur, que le hasard m\u2019a rendu ma\u00eetre d\u2019un \nsecret\u2026 \n\u2013 Que vous garderez, j\u2019esp\u00e8re, jeune homme, sur votre vie. \n\u2013 Mais que je dois vous confier, \u00e0 vous, Monsieur, car vous \nseul pouvez m\u2019aider dans la mission que je viens de recevoir de \nSa Majest\u00e9. \n\u2013 Ce secret est -il \u00e0 vous ? \n\u2013 Non, monsieur, c\u2019est celui de la reine. \n\u2013 \u00cates -vous autoris\u00e9 par Sa Majest\u00e9 \u00e0 me le confier ? \n\u2013 Non, monsieur, car au contraire le plus profond myst\u00e8re \nm\u2019est recommand\u00e9. \n\u2013 Et pourquoi donc allez -vous le trahir vis -\u00e0-vis de moi ? \n\u2013 Parce que, je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et que \nj\u2019ai peur que vous ne me refusiez la gr\u00e2ce que je viens vous de-\nmander, si vous ne savez pas dans quel but je vous la demande. \n\u2013 Gardez votre secret, jeune homme, et dites -moi ce que \nvous d\u00e9sirez. \n\u2013 Je d\u00e9sire que vous obteniez p our moi, de M. des Essarts, \nun cong\u00e9 de quinze jours. \u2013 261 \u2013 \u2013 Quand cela ? \n\u2013 Cette nuit m\u00eame. \n\u2013 Vous quittez Paris ? \n\u2013 Je vais en mission. \n\u2013 Pouvez -vous me dire o\u00f9 ? \n\u2013 \u00c0 Londres. \n\u2013 Quelqu\u2019un a -t-il int\u00e9r\u00eat \u00e0 ce que vous n\u2019arriviez pas \u00e0 \nvotre but ? \n\u2013 Le cardinal , je le crois, donnerait tout au monde pour \nm\u2019emp\u00eacher de r\u00e9ussir. \n\u2013 Et vous partez seul ? \n\u2013 Je pars seul. \n\u2013 En ce cas, vous ne passerez pas Bondy ; c\u2019est moi qui \nvous le dis, foi de Tr\u00e9ville. \n\u2013 Comment cela ? \n\u2013 On vous fera assassiner. \n\u2013 Je serai mort en faisant mon devoir. \n\u2013 Mais votre mission ne sera pas remplie. \n\u2013 C\u2019est vrai, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Croyez -moi, continua Tr\u00e9ville, dans les entreprises de ce \ngenre, il faut \u00eatre quatre pour arriver un. \n\u2013 Ah ! vous avez raison, Monsieur, dit d\u2019Artagnan ; mais \nvous connaissez Athos, Porthos et Aramis, et vous savez si je \npuis disposer d\u2019eux. \n\u2013 Sans leur confier le secret que je n\u2019ai pas voulu savoir ? \u2013 262 \u2013 \u2013 Nous nous sommes jur\u00e9, une fois pour toutes, confiance \naveugle et d\u00e9vouement \u00e0 toute \u00e9preuve ; d\u2019ailleurs vous po uvez \nleur dire que vous avez toute confiance en moi, et ils ne seront \npas plus incr\u00e9dules que vous. \n\u2013 Je puis leur envoyer \u00e0 chacun un cong\u00e9 de quinze jours, \nvoil\u00e0 tout : \u00e0 Athos, que sa blessure fait toujours souffrir, pour \naller aux eaux de Forges ! \u00e0 Po rthos et \u00e0 Aramis, pour suivre \nleur ami, qu\u2019ils ne veulent pas abandonner dans une si doulo u-\nreuse position. L\u2019envoi de leur cong\u00e9 sera la preuve que \nj\u2019autorise leur voyage. \n\u2013 Merci, monsieur, et vous \u00eates cent fois bon. \n\u2013 Allez donc les trouver \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, et que tout \ns\u2019ex\u00e9cute cette nuit. Ah ! et d\u2019abord \u00e9crivez -moi votre requ\u00eate \u00e0 \nM. des Essarts. Peut -\u00eatre aviez -vous un espion \u00e0 vos trousses, et \nvotre visite, qui dans ce cas est d\u00e9j\u00e0 connue du cardinal, sera \nl\u00e9gitim\u00e9e ainsi. \u00bb \nD\u2019Artagnan formula cet te demande, et M. de Tr\u00e9ville, en la \nrecevant de ses mains, assura qu\u2019avant deux heures du matin les \nquatre cong\u00e9s seraient au domicile respectif des voyageurs. \n\u00ab Ayez la bont\u00e9 d\u2019envoyer le mien chez Athos, dit \nd\u2019Artagnan. Je craindrais, en rentrant chez m oi, d\u2019y faire \nquelque mauvaise rencontre. \n\u2013 Soyez tranquille. Adieu et bon voyage ! \u00c0 propos ! \u00bb dit \nM. de Tr\u00e9ville en le rappelant. \nD\u2019Artagnan revint sur ses pas. \n\u00ab Avez -vous de l\u2019argent ? \u00bb \nD\u2019Artagnan fit sonner le sac qu\u2019il avait dans sa poche. \n\u00ab Assez ? demanda M. de Tr\u00e9ville. \n\u2013 Trois cents pistoles. \u2013 263 \u2013 \u2013 C\u2019est bien, on va au bout du monde avec cela ; allez \ndonc. \u00bb \nD\u2019Artagnan salua M. de Tr\u00e9ville, qui lui tendit la main ; \nd\u2019Artagnan la lui serra avec un respect m\u00eal\u00e9 de reconnaissance. \nDepuis qu\u2019il \u00e9tait ar riv\u00e9 \u00e0 Paris, il n\u2019avait eu qu\u2019\u00e0 se louer de cet \nexcellent homme, qu\u2019il avait toujours trouv\u00e9 digne, loyal et grand. \nSa premi\u00e8re visite fut pour Aramis ; il n\u2019\u00e9tait pas revenu \nchez son ami depuis la fameuse soir\u00e9e o\u00f9 il avait suivi \nMme Bonacieux. Il y a pl us : \u00e0 peine avait -il vu le jeune mou s-\nquetaire, et \u00e0 chaque fois qu\u2019il l\u2019avait revu, il avait cru remar-quer une profonde tristesse empreinte sur son visage. \nCe soir encore, Aramis veillait sombre et r\u00eaveur ; \nd\u2019Artagnan lui fit quelques questions sur cette m\u00e9lancolie pr o-\nfonde ; Aramis s\u2019excusa sur un commentaire du dix -huiti\u00e8me \nchapitre de saint Augustin qu\u2019il \u00e9tait forc\u00e9 d\u2019\u00e9crire en latin pour la semaine suivante, et qui le pr\u00e9occupait beaucoup. \nComme les deux amis causaient depuis quelques instants, \nun ser viteur de M. de Tr\u00e9ville entra porteur d\u2019un paquet cach e-\nt\u00e9. \n\u00ab Qu\u2019est -ce l\u00e0 ? demanda Aramis. \n\u2013 Le cong\u00e9 que monsieur a demand\u00e9, r\u00e9pondit le laquais. \n\u2013 Moi, je n\u2019ai pas demand\u00e9 de cong\u00e9. \n\u2013 Taisez -vous et prenez, dit d\u2019Artagnan. Et vous, mon ami, \nvoici une d emi-pistole pour votre peine ; vous direz \u00e0 \nM. de Tr\u00e9ville que M. Aramis le remercie bien sinc\u00e8rement. A l-\nlez. \u00bb \nLe laquais salua jusqu\u2019\u00e0 terre et sortit. \n\u00ab Que signifie cela ? demanda Aramis. \u2013 264 \u2013 \u2013 Prenez ce qu\u2019il vous faut pour un voyage de quinze jours, \net suivez -moi. \n\u2013 Mais je ne puis quitter Paris en ce moment, sans sa-\nvoir\u2026 \u00bb \nAramis s\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Ce qu\u2019elle est devenue, n\u2019est -ce pas ? continua \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Qui ? reprit Aramis. \n\u2013 La femme qui \u00e9tait ici, la femme au mouchoir brod\u00e9. \n\u2013 Qui vous a dit qu\u2019il y ava it une femme ici ? r\u00e9pliqua Ar a-\nmis en devenant p\u00e2le comme la mort. \n\u2013 Je l\u2019ai vue. \n\u2013 Et vous savez qui elle est ? \n\u2013 Je crois m\u2019en douter, du moins. \n\u2013 \u00c9coutez , dit Aramis, puisque vous savez tant de choses, \nsavez -vous ce qu\u2019est devenue cette femme ? \n\u2013 Je pr\u00e9sume qu\u2019elle est retourn\u00e9e \u00e0 Tours. \n\u2013 \u00c0 Tours ? oui, c\u2019est bien cela, vous la connaissez. Mais \ncomment est -elle retourn\u00e9e \u00e0 Tours sans me rien dire ? \n\u2013 Parce qu\u2019elle a craint d\u2019\u00eatre arr\u00eat\u00e9e. \n\u2013 Comment ne m\u2019a -t-elle pas \u00e9crit ? \n\u2013 Parce qu\u2019elle craint de vou s compromettre. \n\u2013 D\u2019Artagnan, vous me rendez la vie ! s\u2019\u00e9cria Aramis. Je me \ncroyais m\u00e9pris\u00e9, trahi. J\u2019\u00e9tais si heureux de la revoir ! Je ne \npouvais croire qu\u2019elle risqu\u00e2t sa libert\u00e9 pour moi, et cependant \npour quelle cause serait -elle revenue \u00e0 Paris ? \u2013 265 \u2013 \u2013 Pour la cause qui aujourd\u2019hui nous fait aller en Angl e-\nterre. \n\u2013 Et quelle est cette cause ? demanda Aramis. \n\u2013 Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour le moment, \nj\u2019imiterai la retenue de la ni\u00e8ce du docteur. \u00bb \nAramis sourit, car il se rappelait le conte q u\u2019il avait fait ce r-\ntain soir \u00e0 ses amis. \n\u00ab Eh bien, donc, puisqu\u2019elle a quitt\u00e9 Paris et que vous en \n\u00eates s\u00fbr, d\u2019Artagnan, rien ne m\u2019y arr\u00eate plus, et je suis pr\u00eat \u00e0 \nvous suivre. Vous dites que nous allons ?\u2026 \n\u2013 Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je \nvous invite m\u00eame \u00e0 vous h\u00e2ter, car nous avons d\u00e9j\u00e0 perdu bea u-\ncoup de temps. \u00c0 propos, pr\u00e9venez Bazin. \n\u2013 Bazin vient avec nous ? demanda Aramis. \n\u2013 Peut -\u00eatre. En tout cas, il est bon qu\u2019il nous suive pour le \nmoment chez Athos. \u00bb \nAramis appela Bazin , et apr\u00e8s lui avoir ordonn\u00e9 de le venir \njoindre chez Athos : \n\u00ab Partons donc \u00bb, dit -il en prenant son manteau, son \u00e9p\u00e9e \net ses trois pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs pour voir s\u2019il n\u2019y trouverait pas quelque pistole \u00e9gar\u00e9e. \nPuis , quand il se fut bien assur\u00e9 que cette recherche \u00e9tait super-\nflue, il suivit d\u2019Artagnan en se demandant comment il se faisait \nque le jeune cadet aux gardes s\u00fbt aussi bien que lui quelle \u00e9tait \nla femme \u00e0 laquelle il avait donn\u00e9 l\u2019hospitalit\u00e9, et s\u00fbt mieux q ue \nlui ce qu\u2019elle \u00e9tait devenue. \nSeulement, en sortant, Aramis posa sa main sur le bras de \nd\u2019Artagnan, et le regardant fixement : \n\u00ab Vous n\u2019avez parl\u00e9 de cette femme \u00e0 personne ? dit -il. \n\u2013 \u00c0 personne au monde. \u2013 266 \u2013 \u2013 Pas m\u00eame \u00e0 Athos et \u00e0 Porthos ? \n\u2013 Je ne leur en ai pas souffl\u00e9 le moindre mot. \n\u2013 \u00c0 la bonne heure. \u00bb \nEt, tranquille sur ce point important, Aramis continua son \nchemin avec d\u2019Artagnan, et tous deux arriv\u00e8rent bien t\u00f4t chez \nAthos. \nIls le trouv\u00e8rent tenant son cong\u00e9 d\u2019une main et la lettre de \nM. de Tr\u00e9v ille de l\u2019autre. \n\u00ab Pouvez -vous m\u2019expliquer ce que signifient ce cong\u00e9 et \ncette lettre que je viens de recevoir ? \u00bb dit Athos \u00e9tonn\u00e9. \n\u00ab Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre sant\u00e9 l\u2019exige \nabsolument, que vous vous reposiez quinze jours. Allez donc \nprendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous convien-\ndront, et r\u00e9tablissez -vous promptement. \n\u00ab Votre affectionn\u00e9 \n\u00ab Tr\u00e9ville \u00bb \n\u00ab Eh bien, ce cong\u00e9 et cette lettre signifient qu\u2019il faut me \nsuivre, Athos. \n\u2013 Aux eaux de Forges ? \n\u2013 L\u00e0 ou ailleurs. \n\u2013 Pour le service du roi ? \n\u2013 Du roi ou de la reine : ne sommes -nous pas serviteurs de \nLeurs Majest\u00e9s ? \u00bb \nEn ce moment, Porthos entra. \n\u00ab Pardieu, dit -il, voici une chose \u00e9trange : depuis quand, \ndans les mousquetaires, accorde -t-on aux gens des cong\u00e9s sans \nqu\u2019ils les demandent ? \u2013 267 \u2013 \u2013 Depuis, dit d\u2019Artagnan, qu\u2019ils ont des amis qui les d e-\nmandent pour eux. \n\u2013 Ah ! ah ! dit Porthos, il para\u00eet qu\u2019il y a du nouveau ici ? \n\u2013 Oui, nous partons, dit Aramis. \n\u2013 Pour quel pays ? demanda Porthos. \n\u2013 Ma foi, je n\u2019en sais trop rien, dit Athos ; demande cela \u00e0 \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Pour Londres, messieurs, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Pour Londres ! s\u2019\u00e9cria Porthos ; et qu\u2019allons -nous faire \u00e0 \nLondres ? \n\u2013 Voil\u00e0 ce que je ne puis vous dire, messieurs, et il faut \nvous fier \u00e0 moi. \n\u2013 Mais pour aller \u00e0 Londres, aj outa Porthos, il faut de \nl\u2019argent, et je n\u2019en ai pas. \n\u2013 Ni moi, dit Aramis. \n\u2013 Ni moi, dit Athos. \n\u2013 J\u2019en ai, moi, reprit d\u2019Artagnan en tirant son tr\u00e9sor de sa \npoche et en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois cents \npistoles ; prenons -en chacun so ixante -quinze ; c\u2019est autant qu\u2019il \nen faut pour aller \u00e0 Londres et pour en revenir. D\u2019ailleurs, soyez tranquilles, nous n\u2019y arriverons pas tous, \u00e0 Londres. \n\u2013 Et pourquoi cela ? \n\u2013 Parce que, selon toute probabilit\u00e9, il y en aura quelques -\nuns d\u2019entre nous qu i resteront en route. \n\u2013 Mais est -ce donc une campagne que nous entreprenons ? \n\u2013 Et des plus dangereuses, je vous en avertis. \u2013 268 \u2013 \u2013 Ah \u00e7\u00e0, mais, puisque nous risquons de nous faire tuer, dit \nPorthos, je voudrais bien savoir pourquoi, au moins ? \n\u2013 Tu en seras bi en plus avanc\u00e9 ! dit Athos. \n\u2013 Cependant, dit Aramis, je suis de l\u2019avis de Porthos. \n\u2013 Le roi a -t-il l\u2019habitude de vous rendre des comptes ? \nNon ; il vous dit tout bonnement : \u201cMessieurs, on se bat en Ga s-\ncogne ou dans les Flandres ; allez vous battre\u201d, et vo us y allez. \nPourquoi ? vous ne vous en inqui\u00e9tez m\u00eame pas. \n\u2013 D\u2019Artagnan a raison, dit Athos, voil\u00e0 nos trois cong\u00e9s qui \nviennent de M. de Tr\u00e9ville, et voil\u00e0 trois cents pistoles qui vie n-\nnent je ne sais d\u2019o\u00f9. Allons nous faire tuer o\u00f9 l\u2019on nous dit \nd\u2019aller. La vie vaut -elle la peine de faire autant de questions ? \nD\u2019Artagnan, je suis pr\u00eat \u00e0 te suivre. \n\u2013 Et moi aussi, dit Porthos. \n\u2013 Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien, je ne suis pas f\u00e2ch\u00e9 \nde quitter Paris. J\u2019ai besoin de distractions. \n\u2013 Eh bien, vous en aure z, des distractions, messieurs, soyez \ntranquilles, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Et maintenant, quand partons -nous ? dit Athos. \n\u2013 Tout de suite, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, il n\u2019y a pas une m i-\nnute \u00e0 perdre. \n\u2013 Hol\u00e0 ! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin ! cri\u00e8rent \nles quatre jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos \nbottes et ramenez les chevaux de l\u2019h\u00f4tel. \u00bb \nEn effet, chaque mousquetaire laissait \u00e0 l\u2019h\u00f4tel g\u00e9n\u00e9ral \ncomme \u00e0 une caserne son cheval et celui de son laquais. \nPlanchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent e n \ntoute h\u00e2te. \u2013 269 \u2013 \u00ab Maintenant, dressons le plan de campagne, dit Porthos. \nO\u00f9 allons -nous d\u2019abord ? \n\u2013 \u00c0 Calais, dit d\u2019Artagnan ; c\u2019est la ligne la plus directe \npour arriver \u00e0 Londres. \n\u2013 Eh bien, dit Porthos, voici mon avis. \n\u2013 Parle. \n\u2013 Quatre hommes voyageant e nsemble seraient suspects : \nd\u2019Artagnan nous donnera \u00e0 chacun ses instructions, je partirai \nen avant par la route de Boulogne pour \u00e9clairer le chemin ; \nAthos partira deux heures apr\u00e8s par celle d\u2019Amiens ; Aramis \nnous suivra par celle de Noyon ; quant \u00e0 d\u2019Ar tagnan, il partira \npar celle qu\u2019il voudra, avec les habits de Planchet, tandis que Planchet nous suivra en d\u2019Artagnan et avec l\u2019uniforme des \ngardes. \n\u2013 Messieurs, dit Athos, mon avis est qu\u2019il ne convient pas \nde mettre en rien des laquais dans une pareille affaire : un s e-\ncret peut par hasard \u00eatre trahi par des gentilshommes, mais il est presque toujours vendu par des laquais. \n\u2013 Le plan de Porthos me semble impraticable, dit \nd\u2019Artagnan, en ce que j\u2019ignore moi -m\u00eame quelles instructions je \npuis vous donner. Je suis porteur d\u2019une lettre, voil\u00e0 tout. Je n\u2019ai \npas et ne puis faire trois copies de cette lettre, puisqu\u2019elle est \nscell\u00e9e ; il faut donc, \u00e0 mon avis, voyager de compagnie. Cette \nlettre est l\u00e0, dans cette poche. Et il montra la poche o\u00f9 \u00e9tait la \nlettre. Si je suis tu\u00e9, l\u2019un de vous la prendra et vous continuerez \nla route ; s\u2019il est tu\u00e9, ce sera le tour d\u2019un autre, et ainsi de suite ; \npourvu qu\u2019un seul arrive, c\u2019est tout ce qu\u2019il faut. \n\u2013 Bravo, d\u2019Artagnan ! ton avis est le mien, dit Athos. Il faut \n\u00eatre cons\u00e9q uent, d\u2019ailleurs : je vais prendre les eaux, vous \nm\u2019accompagnerez ; au lieu des eaux de Forges, je vais prendre \nles eaux de mer ; je suis libre. On veut nous arr\u00eater, je montre la \nlettre de M. de Tr\u00e9ville, et vous montrez vos cong\u00e9s ; on nous \nattaque, nous nous d\u00e9fendons ; on nous juge, nous soutenons \u2013 270 \u2013 mordicus que nous n\u2019avions d\u2019autre intention que de nous \ntremper un certain nombre de fois dans la mer ; on aurait trop \nbon march\u00e9 de quatre hommes isol\u00e9s, tandis que quatre \nhommes r\u00e9unis font une troupe. Nous armerons les quatre l a-\nquais de pistolets et de mousquetons ; si l\u2019on envoie une arm\u00e9e \ncontre nous, nous livrerons bataille, et le survivant, comme l\u2019a \ndit d\u2019Artagnan, portera la lettre. \n\u2013 Bien dit, s\u2019\u00e9cria Aramis ; tu ne parles pas souvent, Athos, \nmais qu and tu parles, c\u2019est comme saint Jean Bouche d\u2019or. \nJ\u2019adopte le plan d\u2019Athos. Et toi, Porthos ? \n\u2013 Moi aussi, dit Porthos, s\u2019il convient \u00e0 d\u2019Artagnan. \nD\u2019Artagnan, porteur de la lettre, est naturellement le chef de \nl\u2019entreprise ; qu\u2019il d\u00e9cide, et nous ex\u00e9cuterons. \n\u2013 Eh bien, dit d\u2019Artagnan, je d\u00e9cide que nous adoptions le \nplan d\u2019Athos et que nous partions dans une demi -heure. \n\u2013 Adopt\u00e9 ! \u00bb reprirent en ch\u0153ur les trois mousquetaires. \nEt chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante -\nquinze pistoles et fit ses pr\u00e9paratifs pour partir \u00e0 l\u2019heure conv e-\nnue. \u2013 271 \u2013 CHAPITRE XX \nVOYAGE \n \n\u00c0 deux heures du matin, nos quatre aventuriers sortirent \nde Paris par la barri\u00e8re Saint -Denis ; tant qu\u2019il fit nuit, ils rest \u00e8-\nrent muets ; malgr\u00e9 eux, ils subissaient l\u2019influence de l\u2019obscurit\u00e9 \net voyaient des emb\u00fbches partout. \nAux premiers rayons du jour, leurs langues se d\u00e9li\u00e8rent ; \navec le soleil, la gaiet\u00e9 revint : c\u2019\u00e9tait comme \u00e0 la veille d\u2019un \ncombat, le c\u0153ur battait, les yeux riaient ; on sentait que la vie \nqu\u2019on allait peut -\u00eatre qu itter \u00e9tait, au bout du compte, une \nbonne chose. \nL\u2019aspect de la caravane, au reste, \u00e9tait des plus form i-\ndables : les chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure \nmartiale, cette habitude de l\u2019escadron qui fait marcher r\u00e9guli \u00e8-\nrement ces nobles compagnons du soldat, eussent trahi le plus \nstrict inco gnito. \nLes valets suivaient, arm\u00e9s jusqu\u2019aux dents. \nTout alla bien jusqu\u2019\u00e0 Chantilly, o\u00f9 l\u2019on arriva vers les huit \nheures du matin. Il fallait d\u00e9jeuner. On descendit devant une \nauberge que recommandait une enseig ne repr\u00e9sentant saint \nMartin donnant la moiti\u00e9 de son manteau \u00e0 un pauvre. On e n-\njoignit aux laquais de ne pas desseller les chevaux et de se tenir \npr\u00eats \u00e0 repartir imm\u00e9diatement. \nOn entra dans la salle commune, et l\u2019on se mit \u00e0 table. Un \ngentilhomme, qui v enait d\u2019arriver par la route de Dammartin, \n\u00e9tait assis \u00e0 cette m\u00eame table et d\u00e9jeunait. Il entama la conve r-\nsation sur la pluie et le beau temps ; les voyageurs r\u00e9pondirent : \nil but \u00e0 leur sant\u00e9 ; les voyageurs lui rendirent sa politesse. \u2013 272 \u2013 Mais au moment o\u00f9 Mousqueton venait annoncer que les \nchevaux \u00e9taient pr\u00eats et o\u00f9 l\u2019on se levait de table l\u2019\u00e9tranger pr o-\nposa \u00e0 Porthos la sant\u00e9 du cardinal. Porthos r\u00e9pondit qu\u2019il ne \ndemandait pas mieux, si l\u2019\u00e9tranger \u00e0 son tour voulait boire \u00e0 la \nsant\u00e9 du roi. L\u2019\u00e9tranger s\u2019 \u00e9cria qu\u2019il ne connaissait d\u2019autre roi \nque Son \u00c9minence . Porthos l\u2019appela ivrogne ; l\u2019\u00e9tranger tira son \n\u00e9p\u00e9e. \n\u00ab Vous avez fait une sottise, dit Athos ; n\u2019importe, il n\u2019y a \nplus \u00e0 reculer maintenant : tuez cet homme et venez nous r e-\njoindre le plus vite que vous pourrez. \u00bb \nEt tous trois remont\u00e8rent \u00e0 cheval et repartirent \u00e0 toute \nbride, tandis que Porthos promettait \u00e0 son adversaire de le per-\nforer de tous les coups connus dans l\u2019escrime. \n\u00ab Et d\u2019un ! dit Athos au bout de cinq cents pas. \n\u2013 Mais pourquoi cet hom me s\u2019est -il attaqu\u00e9 \u00e0 Porthos pl u-\nt\u00f4t qu\u2019\u00e0 tout autre ? demanda Aramis. \n\u2013 Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous il l\u2019a \npris pour le chef, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 J\u2019ai toujours dit que ce cadet de Gascogne \u00e9tait un puits \nde sagesse \u00bb, murmura Athos. \nEt les voyageurs continu\u00e8rent leur route. \n\u00c0 Beauvais, on s\u2019arr\u00eata deux heures, tant pour faire souffler \nles chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures, \ncomme Porthos n\u2019arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se \nremit en chemin. \n\u00c0 une lieu e de Beauvais, \u00e0 un endroit o\u00f9 le chemin se tro u-\nvait resserr\u00e9 entre deux talus, on rencontra huit ou dix hommes \nqui, profitant de ce que la route \u00e9tait d\u00e9pav\u00e9e en cet endroit, \navaient l\u2019air d\u2019y travailler en y creusant des trous et en prati-\nquant des orni\u00e8r es boueuses. \u2013 273 \u2013 Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce mortier artif i-\nciel, les apostropha durement. Athos voulut le retenir, il \u00e9tait \ntrop tard. Les ouvriers se mirent \u00e0 railler les voyageurs, et firent \nperdre par leur insolence la t\u00eate m\u00eame au froid A thos qui pou s-\nsa son cheval contre l\u2019un d\u2019eux. \nAlors chacun de ces hommes recula jusqu\u2019au foss\u00e9 et y prit \nun mousquet cach\u00e9 ; il en r\u00e9sulta que nos sept voyageurs furent \nlitt\u00e9ralement pass\u00e9s par les armes. Aramis re\u00e7ut une balle qui lui traversa l\u2019\u00e9paule, et Mousqueton une autre balle qui se logea \ndans les parties charnues qui prolongent le bas des reins. C e-\npendant Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu\u2019il f\u00fbt gri\u00e8vement bless\u00e9, mais, comme il ne pouvait voir sa blessure, \nsans doute il crut \u00eatre plus da ngereusement bless\u00e9 qu\u2019il ne \nl\u2019\u00e9tait. \n\u00ab C\u2019est une embuscade, dit d\u2019Artagnan, ne br\u00fblons pas une \namorce, et en route. \u00bb \nAramis, tout bless\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait, saisit la crini\u00e8re de son ch e-\nval, qui l\u2019emporta avec les autres. Celui de Mousqueton les avait \nrejoints, et galopait tout seul \u00e0 son rang. \n\u00ab Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos. \n\u2013 J\u2019aimerais mieux un chapeau, dit d\u2019Artagnan, le mien a \n\u00e9t\u00e9 emport\u00e9 par une balle. C\u2019est bien heureux, ma foi, que la \nlettre que je porte n\u2019ait pas \u00e9t\u00e9 dedans. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il pa s-\nsera, dit Aramis. \n\u2013 Si Porthos \u00e9tait sur ses jambes, il nous aurait rejoints \nmaintenant, dit Athos. M\u2019est avis que, sur le terrain, l\u2019ivrogne se \nsera d\u00e9gris\u00e9. \u00bb \nEt l\u2019on galopa encore pendant deux heures, quo ique les \nchevaux fussent si fatigu\u00e9s, qu\u2019il \u00e9tait \u00e0 craindre qu\u2019ils ne ref u-\nsassent bient\u00f4t le service. \u2013 274 \u2013 Les voyageurs avaient pris la traverse, esp\u00e9rant de cette f a-\n\u00e7on \u00eatre moins inqui\u00e9t\u00e9s, mais, \u00e0 Cr\u00e8ve -c\u0153ur, Aramis d\u00e9clara \nqu\u2019il ne pouvait aller plus loin . En effet, il avait fallu tout le co u-\nrage qu\u2019il cachait sous sa forme \u00e9l\u00e9gante et sous ses fa\u00e7ons p o-\nlies pour arriver jusque -l\u00e0. \u00c0 tout moment il p\u00e2lissait, et l\u2019on \n\u00e9tait oblig\u00e9 de le soutenir sur son cheval ; on le descendit \u00e0 la \nporte d\u2019un cabaret, on l ui laissa Bazin qui, au reste, dans une \nescarmouche, \u00e9tait plus embarrassant qu\u2019utile, et l\u2019on repartit \ndans l\u2019esp\u00e9rance d\u2019aller coucher \u00e0 Amiens. \n\u00ab Morbleu ! dit Athos, quand ils se retrouv\u00e8rent en route, \nr\u00e9duits \u00e0 deux ma\u00eetres et \u00e0 Grimaud et Planchet, m orbleu ! je ne \nserai plus leur dupe, et je vous r\u00e9ponds qu\u2019ils ne me feront pas \nouvrir la bouche ni tirer l\u2019\u00e9p\u00e9e d\u2019ici \u00e0 Calais. J\u2019en jure\u2026 \n\u2013 Ne jurons pas, dit d\u2019Artagnan, galopons, si toutefois nos \nchevaux y consentent. \u00bb \nEt les voyageurs enfonc\u00e8rent leu rs \u00e9perons dans le ventre \nde leurs chevaux, qui, vigoureusement stimul\u00e9s, retrouv\u00e8rent \ndes forces. On arriva \u00e0 Amiens \u00e0 minuit, et l\u2019on descendit \u00e0 \nl\u2019auberge du Lis d\u2019Or. \nL\u2019h\u00f4telier avait l\u2019air du plus honn\u00eate homme de la terre, il \nre\u00e7ut les voyageurs son bougeoir d\u2019une main et son bonnet de \ncoton de l\u2019autre ; il voulut loger les deux voyageurs chacun dans \nune charmante chambre, malheureusement chacune de ces chambres \u00e9tait \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de l\u2019h\u00f4tel. D\u2019Artagnan et Athos r e-\nfus\u00e8rent ; l\u2019h\u00f4te r\u00e9pondit qu\u2019il n\u2019y en avait cependant pas \nd\u2019autres dignes de Leurs Excellences ; mais les voyageurs d\u00e9cl a-\nr\u00e8rent qu\u2019ils coucheraient dans la chambre commune, chacun sur un matelas qu\u2019on leur jetterait \u00e0 terre. L\u2019h\u00f4te insista, les \nvoyageurs tinrent bon ; il fallut faire ce qu\u2019ils voulurent. \nIls venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte \nen dedans, lorsqu\u2019on frappa au volet de la cour ; ils demand\u00e8-\nrent qui \u00e9tait l\u00e0, reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent. \nEn effet, c\u2019\u00e9taient Planchet et Grimaud. \u2013 275 \u2013 \u00ab Grima ud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet ; si \nces messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte ; de \ncette fa\u00e7on -l\u00e0, ils seront s\u00fbrs qu\u2019on n\u2019arrivera pas jusqu\u2019\u00e0 eux. \n\u2013 Et sur quoi coucheras -tu ? dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Voici mon lit \u00bb, r\u00e9pondit Planchet. \nEt il montra une botte de paille. \n\u00ab Viens donc, dit d\u2019Artagnan, tu as raison : la figure de \nl\u2019h\u00f4te ne me convient pas, elle est trop gracieuse. \n\u2013 Ni \u00e0 moi non plus \u00bb, dit Athos. \nPlanchet monta par la fen\u00eatre, s\u2019installa en travers de la \nporte, tandis que Grimaud allait s\u2019enfermer dans l\u2019\u00e9curie, r \u00e9-\npondant qu\u2019\u00e0 cinq heures du matin lui et les quatre chevaux s e-\nraient pr\u00eats. \nLa nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux \nheures du matin d\u2019ouvrir la porte, mais comme Planchet se r \u00e9-\nveilla en sursaut et cria : Qui va l\u00e0 ? on r\u00e9pondit qu\u2019on se tro m-\npait, et on s\u2019\u00e9loigna. \n\u00c0 quatre heures du matin, on entendit un grand bruit dans \nles \u00e9curies. Grimaud avait voulu r\u00e9veiller les gar\u00e7ons d\u2019\u00e9curie, et \nles gar\u00e7ons d\u2019\u00e9curie le battaient. Quand on ouvr it la fen\u00eatre, on \nvit le pauvre gar\u00e7on sans connaissance, la t\u00eate fendue d\u2019un coup de manche \u00e0 fourche. \nPlanchet descendit dans la cour et voulut seller les ch e-\nvaux ; les chevaux \u00e9taient fourbus. Celui de Mousqueton seul, \nqui avait voyag\u00e9 sans ma\u00eetre pendant cinq ou six heures la \nveille, aurait pu continuer la route ; mais, par une erreur inco n-\ncevable, le chirurgien v\u00e9t\u00e9rinaire qu\u2019on avait envoy\u00e9 cher cher, \u00e0 \nce qu\u2019il para\u00eet, pour saigner le cheval de l\u2019h\u00f4te, avait sai gn\u00e9 celui \nde Mousqueton. \nCela commen\u00e7ait \u00e0 devenir inqui\u00e9tant : tous ces accidents \nsuccessifs \u00e9taient peut -\u00eatre le r\u00e9sultat du hasard, mais ils po u-\u2013 276 \u2013 vaient tout aussi bien \u00eatre le fruit d\u2019un complot. Athos et \nd\u2019Artagnan sortirent, tandis que Planchet allait s\u2019informer s\u2019il \nn\u2019y avait pas trois chev aux \u00e0 vendre dans les environs. \u00c0 la porte \n\u00e9taient deux chevaux tout \u00e9quip\u00e9s, frais et vigoureux. Cela fa i-\nsait bien l\u2019affaire. Il demanda o\u00f9 \u00e9taient les ma\u00eetres ; on lui dit \nque les ma\u00eetres avaient pass\u00e9 la nuit dans l\u2019auberge et r\u00e9glaient leur compte \u00e0 cette heure avec le ma\u00eetre. \nAthos descendit pour payer la d\u00e9pense, tandis que \nd\u2019Artagnan et Planchet se tenaient sur la porte de la rue ; \nl\u2019h\u00f4telier \u00e9tait dans une chambre basse et recul\u00e9e, on pria Athos \nd\u2019y passer. \nAthos entra sans d\u00e9fiance et tira deux pis toles pour payer : \nl\u2019h\u00f4te \u00e9tait seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs \n\u00e9tait entrouvert. Il prit l\u2019argent que lui pr\u00e9senta Athos, le tourna \net le retourna dans ses mains, et tout \u00e0 coup, s\u2019\u00e9criant que la \npi\u00e8ce \u00e9tait fausse, il d\u00e9clara qu\u2019il a llait le faire arr\u00eater, lui et son \ncompagnon, comme faux -monnayeurs. \n\u00ab Dr\u00f4le ! dit Athos, en marchant sur lui, je vais te couper \nles oreilles ! \u00bb \nAu m\u00eame moment, quatre hommes arm\u00e9s jusqu\u2019aux dents \nentr\u00e8rent par les portes lat\u00e9rales et se jet\u00e8rent sur Atho s. \n\u00ab Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses po u-\nmons ; au large, d\u2019Artagnan ! pique, pique ! \u00bb et il l\u00e2cha deux \ncoups de pistolet. \nD\u2019Artagnan et Planchet ne se le firent pas r\u00e9p\u00e9ter \u00e0 deux \nfois, ils d\u00e9tach\u00e8rent les deux chevaux qui attendaient \u00e0 la porte, \nsaut\u00e8rent dessus, leur enfonc\u00e8rent leurs \u00e9perons dans le ventre \net partirent au triple galop. \n\u00ab Sais-tu ce qu\u2019est devenu Athos ? demanda d\u2019Artagnan \u00e0 \nPlanchet en courant. \u2013 277 \u2013 \u2013 Ah ! monsieur, dit Planchet, j\u2019en ai vu tomber deux \u00e0 ses \ndeux coups, et il m\u2019a sembl\u00e9, \u00e0 travers la porte vitr\u00e9e, qu\u2019il fer-\nraillait avec les autres. \n\u2013 Brave Athos ! murmura d\u2019Artagnan. Et quand on pense \nqu\u2019il faut l\u2019abandonner ! Au reste, autant nous attend peut -\u00eatre \n\u00e0 deux pas d\u2019ici. En avant, Planchet, en avant ! tu es un brave \nhomme. \n\u2013 Je vous l\u2019ai dit, monsieur, r\u00e9pondit Planchet, les Picards, \n\u00e7a se reconna\u00eet \u00e0 l\u2019user ; d\u2019ailleurs je suis ici dans mon pays, \u00e7a \nm\u2019excite. \u00bb \nEt tous deux, piquant de plus belle, arriv\u00e8rent \u00e0 Saint -\nOmer d\u2019une seule traite. \u00c0 Saint -Omer, ils f irent souffler les \nchevaux la bride pass\u00e9e \u00e0 leurs bras, de peur d\u2019accident, et ma n-\ng\u00e8rent un morceau sur le pouce tout debout dans la rue ; apr\u00e8s \nquoi ils repartirent. \n\u00c0 cent pas des portes de Calais, le cheval de d\u2019Artagnan \ns\u2019abattit, et il n\u2019y eut pas mo yen de le faire se relever : le sang lui \nsortait par le nez et par les yeux, restait celui de Planchet, mais \ncelui -l\u00e0 s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9, et il n\u2019y eut plus moyen de le faire repartir. \nHeureusement, comme nous l\u2019avons dit, ils \u00e9taient \u00e0 cent \npas de la ville ; ils laiss\u00e8rent les deux montures sur le grand \nchemin et coururent au port. Planchet fit remarquer \u00e0 son ma\u00eetre un gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne les \npr\u00e9c\u00e9dait que d\u2019une cinquantaine de pas. \nIls s\u2019approch\u00e8rent vivement de ce gentilhomme, qui parai s-\nsait fort affair\u00e9. Il avait ses bottes couvertes de poussi\u00e8re, et s\u2019informait s\u2019il ne pourrait point passer \u00e0 l\u2019instant m\u00eame en A n-\ngleterre. \n\u00ab Rien ne serait plus facile, r\u00e9pondit le patron d\u2019un b\u00e2t i-\nment pr\u00eat \u00e0 mettre \u00e0 la voile ; mais, ce matin, est arriv\u00e9 l\u2019ordre \nde ne laisser partir personne sans une permission expresse de M. le cardinal. \u2013 278 \u2013 \u2013 J\u2019ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant un p a-\npier de sa poche ; la voici. \n\u2013 Faites -la viser par le gouverneur du port, dit le patron, et \ndonnez -moi la pr\u00e9f\u00e9rence. \n\u2013 O\u00f9 trouverai -je le gouverneur ? \n\u2013 \u00c0 sa campagne. \n\u2013 Et cette campagne est situ\u00e9e ? \n\u00c0 un quart de lieue de la ville ; tenez, vous la voyez d\u2019ici, au \npied de cette petite \u00c9minence , ce toit en ardoises. \n\u2013 Tr\u00e8s bien ! \u00bb dit le gentilhomme. \nEt, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de \ncampagne du gouverneur. \nD\u2019Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme \u00e0 cinq \ncents pas de distance. \nUne fois hors de la ville, d\u2019Artagnan pressa le pas et rejo i-\ngnit le gentilhomme comme il entrai t dans un petit bois. \n\u00ab Monsieur, lui dit d\u2019Artagnan, vous me paraissez fort \npress\u00e9 ? \n\u2013 On ne peut plus press\u00e9, monsieur. \n\u2013 J\u2019en suis d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, dit d\u2019Artagnan, car, comme je suis \ntr\u00e8s press\u00e9 aussi, je voulais vous prier de me rendre un service. \n\u2013 Lequel ? \n\u2013 De me laisser passer le premier. \n\u2013 Impossible, dit le gentilhomme, j\u2019ai fait soixante lieues en \nquarante -quatre heures, et il faut que demain \u00e0 midi je sois \u00e0 \nLondres. \u2013 279 \u2013 \u2013 J\u2019ai fait le m\u00eame chemin en quarante heures, et il faut \nque demain \u00e0 dix heures du matin je sois \u00e0 Londres. \n\u2013 D\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, monsieur ; mais je suis arriv\u00e9 le premier et je \nne passerai pas le second. \n\u2013 D\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, monsieur ; mais je suis arriv\u00e9 le second et je \npasserai le premier. \n\u2013 Service du roi ! dit le gentilhomme. \n\u2013 Service de moi ! dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Mais c\u2019est une mauvaise querelle que vous me cherchez \nl\u00e0, ce me semble. \n\u2013 Parbleu ! que voulez -vous que ce soit ? \n\u2013 Que d\u00e9sirez -vous ? \n\u2013 Vous voulez le savoir ? \n\u2013 Certainement. \n\u2013 Eh bien, je veux l\u2019ordre dont vous \u00eates porteur, attendu \nque je n\u2019en ai pas, moi, et qu\u2019il m\u2019en faut un. \n\u2013 Vous plaisantez, je pr\u00e9sume. \n\u2013 Je ne plaisante jamais. \n\u2013 Laissez -moi passer ! \n\u2013 Vous ne passerez pas. \n\u2013 Mon brave jeune homme, je vais vous casser la t\u00eate. H o-\nl\u00e0, Lubin ! mes pistolets. \n\u2013 Planchet, dit d\u2019Artagnan, charge -toi du valet, je me \ncharge du ma\u00eetre. \u00bb \u2013 280 \u2013 Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, \net comme il \u00e9tait fort et vigoureux, il le renversa les reins contre \nterre et lui mit le genou sur la poitrine. \n\u00ab Faites votre affaire, monsieur, dit Planchet ; moi, j\u2019ai fait \nla mienne. \u00bb \nVoyant cela, le gentilhomme tira son \u00e9p\u00e9e et fondit sur \nd\u2019Artagnan ; mais il avait affaire \u00e0 forte partie. \nEn trois secondes d\u2019Artagnan lui fournit trois coups d\u2019\u00e9p\u00e9e \nen disant \u00e0 chaque coup : \n\u00ab Un pour Athos, un pou r Porthos, un pour Aramis. \u00bb \nAu troisi\u00e8me coup, le gentilhomme tomba comme une \nmasse. \nD\u2019Artagnan le crut mort, ou tout au moins \u00e9vanoui, et \ns\u2019approcha pour lui prendre l\u2019ordre ; mais au moment o\u00f9 il \n\u00e9tendait le bras afin de le fouiller, le bless\u00e9 qui n\u2019ava it pas l\u00e2ch\u00e9 \nson \u00e9p\u00e9e, lui porta un coup de pointe dans la poitrine en disant : \n\u00ab Un pour vous. \n\u2013 Et un pour moi ! au dernier les bons ! \u00bb s\u2019\u00e9cria \nd\u2019Artagnan furieux, en le clouant par terre d\u2019un quatri\u00e8me coup d\u2019\u00e9p\u00e9e dans le ventre. \nCette fois, le gentilh omme ferma les yeux et s\u2019\u00e9vanouit. \nD\u2019Artagnan fouilla dans la poche o\u00f9 il l\u2019avait vu remettre \nl\u2019ordre de passage, et le prit. Il \u00e9tait au nom du comte \nde Wardes . \nPuis, jetant un dernier coup d\u2019\u0153il sur le beau jeune \nhomme, qui avait vingt -cinq ans \u00e0 peine e t qu\u2019il laissait l\u00e0, g i-\nsant, priv\u00e9 de sentiment et peut -\u00eatre mort, il poussa un soupir \nsur cette \u00e9trange destin\u00e9e qui porte les hommes \u00e0 se d\u00e9truire les \nuns les autres pour les int\u00e9r\u00eats de gens qui leur sont \u00e9trangers et \nqui souvent ne savent pas m\u00eame qu\u2019i ls existent. \u2013 281 \u2013 Mais il fut bient\u00f4t tir\u00e9 de ces r\u00e9flexions par Lubin, qui \npoussait des hurlements et criait de toutes ses forces au secours. \nPlanchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes \nses forces. \n\u00ab Monsieur, dit -il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne criera \npas, j\u2019en suis bien s\u00fbr ; mais aussit\u00f4t que je le l\u00e2cherai, il va se \nremettre \u00e0 crier. Je le reconnais pour un Normand et les No r-\nmands sont ent\u00eat\u00e9s. \u00bb \nEn effet, tout comprim\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait, Lubin essayait encore \nde filer des sons. \n\u00ab Atten ds ! \u00bb dit d\u2019Artagnan. \nEt prenant son mouchoir, il le b\u00e2illonna. \n\u00ab Maintenant, dit Planchet, lions -le \u00e0 un arbre. \u00bb \nLa chose fut faite en conscience, puis on tira le comte \nde Wardes pr\u00e8s de son domestique ; et comme la nuit comme n-\n\u00e7ait \u00e0 tomber et que le garrott\u00e9 et le bless\u00e9 \u00e9taient tous deux \u00e0 \nquelques pas dans le bois, il \u00e9tait \u00e9vident qu\u2019ils devaient rester \njusqu\u2019au lendemain. \n\u00ab Et maintenant, dit d\u2019Artagnan, chez le gouverneur ! \n\u2013 Mais vous \u00eates bless\u00e9, ce me semble ? dit Planchet. \n\u2013 Ce n\u2019est rien, occu pons -nous du plus press\u00e9 ; puis nous \nreviendrons \u00e0 ma blessure, qui, au reste, ne me para\u00eet pas tr\u00e8s \ndangereuse. \u00bb \nEt tous deux s\u2019achemin\u00e8rent \u00e0 grands pas vers la campagne \ndu digne fonctionnaire. \nOn annon\u00e7a M. le comte de Wardes . \nD\u2019Artagnan fut introduit. \n\u00ab Vous avez un ordre sign\u00e9 du cardinal ? dit le gouverneur. \u2013 282 \u2013 \u2013 Oui, monsieur, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, le voici. \n\u2013 Ah ! ah ! il est en r\u00e8gle et bien recommand\u00e9, dit le go u-\nverneur. \n\u2013 C\u2019est tout simple, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, je suis de ses plus \nfid\u00e8les. \n\u2013 Il para \u00eet que Son \u00c9minence veut emp\u00eacher quelqu\u2019un de \nparvenir en Angleterre. \n\u2013 Oui, un certain d\u2019Artagnan, un gentilhomme b\u00e9arnais qui \nest parti de Paris avec trois de ses amis dans l\u2019intention de g a-\ngner Londres. \n\u2013 Le connaissez -vous personnellement ? demanda le gou-\nverneur. \n\u2013 Qui cela ? \n\u2013 Ce d\u2019Artagnan ? \n\u2013 \u00c0 merveille. \n\u2013 Donnez -moi son signalement alors. \n\u2013 Rien de plus facile. \u00bb \nEt d\u2019Artagnan donna trait pour trait le signalement du \ncomte de Wardes . \n\u00ab Est-il accompagn\u00e9 ? demanda le gouverneur. \n\u2013 Oui, d\u2019un valet n omm\u00e9 Lubin. \n\u2013 On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus, Son \n\u00c9minence peut \u00eatre tranquille, ils seront reconduits \u00e0 Paris sous \nbonne escorte. \n\u2013 Et ce faisant, monsieur le gouverneur, dit d\u2019Artagnan, \nvous aurez bien m\u00e9rit\u00e9 du cardinal. \n\u2013 Vous le reverrez \u00e0 votre retour, monsieur le comte ? \u2013 283 \u2013 \u2013 Sans aucun doute. \n\u2013 Dites -lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur. \n\u2013 Je n\u2019y manquerai pas. \u00bb \nEt joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez -\npasser et le remit \u00e0 d\u2019Artagnan. \nD\u2019Artagnan n e perdit pas son temps en compliments in u-\ntiles, il salua le gouverneur, le remercia et partit. \nUne fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et fa i-\nsant un long d\u00e9tour, ils \u00e9vit\u00e8rent le bois et rentr\u00e8rent par une \nautre porte. \nLe b\u00e2timent \u00e9tait toujo urs pr\u00eat \u00e0 partir, le patron attendait \nsur le port. \n\u00ab Eh bien ? dit -il en apercevant d\u2019Artagnan. \n\u2013 Voici ma passe vis\u00e9e, dit celui -ci. \n\u2013 Et cet autre gentilhomme ? \n\u2013 Il ne partira pas aujourd\u2019hui, dit d\u2019Artagnan, mais soyez \ntranquille, je paierai le passag e pour nous deux. \n\u2013 En ce cas, partons, dit le patron. \n\u2013 Partons ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta d\u2019Artagnan. \nEt il sauta avec Planchet dans le canot ; cinq minutes apr\u00e8s, \nils \u00e9taient \u00e0 bord. \nIl \u00e9tait temps : \u00e0 une demi -lieue en mer, d\u2019Artagnan vit \nbriller une lumi\u00e8re et entendit une d\u00e9tonation. \nC\u2019\u00e9tait le coup de canon qui annon\u00e7ait la fermeture du port. \nIl \u00e9tait temps de s\u2019occuper de sa blessure ; heureusement, \ncomme l\u2019avait pens\u00e9 d\u2019Artagnan, elle n\u2019\u00e9tait pas des plus dang e-\nreuses : la pointe de l\u2019\u00e9p\u00e9e avait rencontr\u00e9 une c\u00f4te et avait gli s-\u2013 284 \u2013 s\u00e9 le long de l\u2019os ; de plus, la chemise s\u2019\u00e9tait coll\u00e9e aussit\u00f4t \u00e0 la \nplaie, et \u00e0 peine avait -elle r\u00e9pandu quelques gouttes de sang. \nD\u2019Artagnan \u00e9tait bris\u00e9 de fatigue : on lui \u00e9tendit un matelas \nsur le pont, il se jeta dessus et s\u2019endormit. \nLe lendemain, au point du jour, il se trouva \u00e0 trois ou \nquatre lieues seulement des c\u00f4tes d\u2019Angleterre ; la brise avait \n\u00e9t\u00e9 faible toute la nuit, et l\u2019on avait peu march\u00e9. \n\u00c0 dix heures, le b\u00e2timent jetait l\u2019ancre dans le port de \nDouvres. \n\u00c0 dix heures et demi e, d\u2019Artagnan mettait le pied sur la \nterre d\u2019Angleterre, en s\u2019\u00e9criant : \n\u00ab Enfin, m\u2019y voil\u00e0 ! \u00bb \nMais ce n\u2019\u00e9tait pas tout : il fallait gagner Londres. En A n-\ngleterre, la poste \u00e9tait assez bien servie. D\u2019Artagnan et Planchet \nprirent chacun un bidet, un postill on courut devant eux ; en \nquatre heures ils arriv\u00e8rent aux portes de la capitale. \nD\u2019Artagnan ne connaissait pas Londres, d\u2019Artagnan ne sa-\nvait pas un mot d\u2019anglais ; mais il \u00e9crivit le nom de Buckingham \nsur un papier, et chacun lui indiqua l\u2019h\u00f4tel du duc. \nLe duc \u00e9tait \u00e0 la chasse \u00e0 Windsor, avec le roi. \nD\u2019Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du \nduc, qui, l\u2019ayant accompagn\u00e9 dans tous ses voyages, parlait par-\nfaitement fran\u00e7ais ; il lui dit qu\u2019il arrivait de Paris pour affaire \nde vie et de mort, et qu\u2019il fallait qu\u2019il parl\u00e2t \u00e0 son ma\u00eetre \u00e0 \nl\u2019instant m\u00eame. \nLa confiance avec laquelle parlait d\u2019Artagnan convainquit \nPatrice ; c\u2019\u00e9tait le nom de ce ministre du ministre. Il fit seller \ndeux chevaux et se chargea de conduire le jeune garde. Quant \u00e0 \nPlanchet, on l\u2019avait descendu de sa monture, raide comme un \njonc : le pauvre gar\u00e7on \u00e9tait au bout de ses forces ; d\u2019Artagnan \nsemblait de fer. \u2013 285 \u2013 On arriva au ch\u00e2teau ; l\u00e0 on se renseigna : le roi et Buc k-\ningham chassaient \u00e0 l\u2019oiseau dans des marais situ\u00e9s \u00e0 deux ou \ntrois lieues de l\u00e0. \nEn vingt minutes on fut au lieu indiqu\u00e9. Bient\u00f4t Patrice e n-\ntendit la voix de son ma\u00eetre, qui appelait son faucon. \n\u00ab Qui faut -il que j\u2019annonce \u00e0 Milord duc ? demanda P a-\ntrice. \n\u2013 Le jeune homme qui, un soir, lui a cherch\u00e9 une querelle \nsur le Pont -Neuf, en face de la Samaritaine. \n\u2013 Singuli\u00e8re recommandation ! \n\u2013 Vous verrez qu\u2019elle en vaut bien une autre. \u00bb \nPatrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui an-\nnon\u00e7a dans les termes que nous avons dits qu\u2019un messager \nl\u2019attendait. \nBuckingham reconnut d\u2019Artagnan \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, et se \ndoutant que quelque chose se passait en France dont on lui fa i-\nsait parvenir la nouvelle, il ne prit que le temps de demander o\u00f9 \n\u00e9tait celui qui la lui apportait ; et ayant reconnu de loin \nl\u2019uniforme des gardes, i l mit son cheval au galop et vint droit \u00e0 \nd\u2019Artagnan. Patrice, par discr\u00e9tion, se tint \u00e0 l\u2019\u00e9cart. \n\u00ab Il n\u2019est point arriv\u00e9 malheur \u00e0 la reine ? s\u2019\u00e9cria Buc k-\ningham, r\u00e9pandant toute sa pens\u00e9e et tout son amour dans cette \ninterrogation. \n\u2013 Je ne crois pas ; cependant je crois qu\u2019elle court quelque \ngrand p\u00e9ril dont Votre Gr\u00e2ce seule peut la tirer. \n\u2013 Moi ? s\u2019\u00e9cria Buckingham. Eh quoi ! je serais assez heu-\nreux pour lui \u00eatre bon \u00e0 quelque chose ! Parlez ! parlez ! \n\u2013 Prenez cette lettre, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Cette lettr e ! de qui vient cette lettre ? \u2013 286 \u2013 \u2013 De Sa Majest\u00e9, \u00e0 ce que je pense. \n\u2013 De Sa Majest\u00e9 ! \u00bb dit Buckingham, p\u00e2lissant si fort que \nd\u2019Artagnan crut qu\u2019il allait se trouver mal. \nEt il brisa le cachet. \n\u00ab Quelle est cette d\u00e9chirure ? dit -il en montrant \u00e0 \nd\u2019Artagnan un endroit o\u00f9 elle \u00e9tait perc\u00e9e \u00e0 jour. \n\u2013 Ah ! ah ! dit d\u2019Artagnan, je n\u2019avais pas vu cela ; c\u2019est \nl\u2019\u00e9p\u00e9e du comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me \ntrouant la poitrine. \n\u2013 Vous \u00eates bless\u00e9 ? demanda Buckingham en rompant le \ncachet. \n\u2013 Oh ! rien ! dit d\u2019Artagnan, une \u00e9gratignure. \n\u2013 Juste Ciel ! qu\u2019ai -je lu ! s\u2019\u00e9cria le duc. Patrice, reste ici, ou \nplut\u00f4t rejoins le roi partout o\u00f9 il sera, et dis \u00e0 Sa Majest\u00e9 que je \nla supplie bien humblement de m\u2019excuser, mais qu\u2019une affaire \nde la plus haute importan ce me rappelle \u00e0 Londres. Venez, \nmonsieur, venez. \u00bb \nEt tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale. \u2013 287 \u2013 CHAPITRE XXI \nLA COMTESSE DE WINTER \n \nTout le long de la route, le duc se fit mettre au courant par \nd\u2019Artagnan non pas de tout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9, mais de ce que \nd\u2019Artagnan savait. En rapprochant ce qu\u2019il avait entendu sortir \nde la bouche du jeune homme de ses souvenirs \u00e0 lui, il put donc \nse faire une id\u00e9e assez exacte d\u2019une position de la gravit\u00e9 de l a-\nquelle, au reste, la lettre de la reine, si cou rte et si peu explicite \nqu\u2019elle f\u00fbt, lui donnait la mesure. Mais ce qui l\u2019\u00e9tonnait surtout, \nc\u2019est que le cardinal, int\u00e9ress\u00e9 comme il l\u2019\u00e9tait \u00e0 ce que le jeune \nhomme ne m\u00eet pas le pied en Angleterre, ne f\u00fbt point parvenu \u00e0 \nl\u2019arr\u00eater en route. Ce fut alors, et sur la manifestation de cet \n\u00e9tonnement, que d\u2019Artagnan lui raconta les pr\u00e9cautions prises, et comment, gr\u00e2ce au d\u00e9vouement de ses trois amis qu\u2019il avait \n\u00e9parpill\u00e9s tout sanglants sur la route, il \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 en \u00eatre \nquitte pour le coup d\u2019\u00e9p\u00e9e qui av ait travers\u00e9 le billet de la reine, \net qu\u2019il avait rendu \u00e0 M. de Wardes en si terrible monnaie. Tout \nen \u00e9coutant ce r\u00e9cit, fait avec la plus grande simplicit\u00e9, le duc \nregardait de temps en temps le jeune homme d\u2019un air \u00e9tonn\u00e9, \ncomme s\u2019il n\u2019e\u00fbt pas pu compr endre que tant de prudence, de \ncourage et de d\u00e9vouement s\u2019alli\u00e2t avec un visage qui n\u2019indiquait pas encore vingt ans. \nLes chevaux allaient comme le vent, et en quelques m i-\nnutes ils furent aux portes de Londres. D\u2019Artagnan avait cru \nqu\u2019en arrivant dans la v ille le duc allait ralentir l\u2019allure du sien, \nmais il n\u2019en fut pas ainsi : il continua sa route \u00e0 fond de train, \ns\u2019inqui\u00e9tant peu de renverser ceux qui \u00e9taient sur son chemin. \nEn effet, en traversant la Cit\u00e9 deux ou trois accidents de ce \ngenre arriv\u00e8rent ; mais Buckingham ne d\u00e9tourna pas m\u00eame la \nt\u00eate pour regarder ce qu\u2019\u00e9taient devenus ceux qu\u2019il avait culb u-\u2013 288 \u2013 t\u00e9s. D\u2019Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient \nfort \u00e0 des mal\u00e9dictions. \nEn entrant dans la cour de l\u2019h\u00f4tel, Buckingham sauta \u00e0 bas \nde so n cheval, et, sans s\u2019inqui\u00e9ter de ce qu\u2019il deviendrait, il lui \njeta la bride sur le cou et s\u2019\u00e9lan\u00e7a vers le perron. D\u2019Artagnan en \nfit autant, avec un peu plus d\u2019inqui\u00e9tude, cependant, pour ces \nnobles animaux dont il avait pu appr\u00e9cier le m\u00e9rite ; mais il e ut \nla consolation de voir que trois ou quatre valets s\u2019\u00e9taient d\u00e9j\u00e0 \u00e9lanc\u00e9s des cuisines et des \u00e9curies, et s\u2019emparaient aussit\u00f4t de \nleurs montures. \nLe duc marchait si rapidement, que d\u2019Artagnan avait peine \n\u00e0 le suivre. Il traversa successivement plusieurs salons d\u2019une \n\u00e9l\u00e9gance dont les plus grands seigneurs de France n\u2019avaient pas \nm\u00eame l\u2019id\u00e9e, et il parvint enfin dans une chambre \u00e0 coucher qui \n\u00e9tait \u00e0 la fois un miracle de go\u00fbt et de richesse. Dans l\u2019alc\u00f4ve de \ncette chambre \u00e9tait une porte, prise dans la tapisserie, que le \nduc ouvrit avec une petite clef d\u2019or qu\u2019il portait suspendue \u00e0 son \ncou par une cha\u00eene du m\u00eame m\u00e9tal. Par discr\u00e9tion, d\u2019Artagnan \n\u00e9tait rest\u00e9 en arri\u00e8re ; mais au moment o\u00f9 Buckingham fra n-\nchissait le seuil de cette porte, il se retourna, et voyant \nl\u2019h\u00e9sitation du jeune homme : \n\u00ab Venez, lui dit -il, et si vous avez le bonheur d\u2019\u00eatre admis \nen la pr\u00e9sence de Sa Majest\u00e9, dites -lui ce que vous avez vu. \u00bb \nEncourag\u00e9 par cette invitation, d\u2019Artagnan suivit le duc, \nqui referma la porte derri\u00e8re lui. \nTous deux se trouv\u00e8rent alors dans une petite chapelle \ntoute tapiss\u00e9e de soie de Perse et broch\u00e9e d\u2019or, ardemment \n\u00e9clair\u00e9e par un grand nombre de bougies. Au -dessus d\u2019une es-\np\u00e8ce d\u2019autel, et au -dessous d\u2019un dais de velours bleu surmont\u00e9 \nde plumes blanches et rouges, \u00e9tait un portrait de grandeur n a-\nturelle repr\u00e9sentant Anne d\u2019Autriche, si parfaitement ressem-blant, que d\u2019Artagnan poussa un cri de surprise : on e\u00fbt cru que \nla reine allait parler. \u2013 289 \u2013 Sur l\u2019autel, et au -dessous du portrait, \u00e9tait le coffret qui \nrenfermait les ferrets de diamants. \nLe duc s\u2019approcha de l\u2019autel, s\u2019agenouilla comme e\u00fbt pu \nfaire un pr\u00eatre devant le Christ ; puis il ouvrit le coffret. \n\u00ab Tenez, lui dit -il en tirant du coffre un gros n\u0153ud de r u-\nban bleu tout \u00e9tincelant de diamants ; tenez, voi ci ces pr\u00e9cieux \nferrets avec lesquels j\u2019avais fait le serment d\u2019\u00eatre enterr\u00e9. La \nreine me les avait donn\u00e9s, la reine me les reprend : sa volont\u00e9, \ncomme celle de Dieu, soit faite en toutes choses. \u00bb \nPuis il se mit \u00e0 baiser les uns apr\u00e8s les autres ces ferre ts \ndont il fallait se s\u00e9parer. Tout \u00e0 coup, il poussa un cri terrible. \n\u00ab Qu\u2019y a -t-il ? demanda d\u2019Artagnan avec inqui\u00e9tude, et que \nvous arrive -t-il, Milord ? \n\u2013 Il y a que tout est perdu, s\u2019\u00e9cria Buckingham en devenant \np\u00e2le comme un tr\u00e9pass\u00e9 ; deux de ces fe rrets manquent, il n\u2019y en \na plus que dix. \n\u2013 Milord les a -t-il perdus, ou croit -il qu\u2019on les lui ait vol\u00e9s ? \n\u2013 On me les a vol\u00e9s, reprit le duc, et c\u2019est le cardinal qui a \nfait le coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient ont \u00e9t\u00e9 coup\u00e9s avec des ci seaux. \n\u2013 Si Milord pouvait se douter qui a commis le vol\u2026 Peut -\n\u00eatre la personne les a -t-elle encore entre les mains. \n\u2013 Attendez, attendez ! s\u2019\u00e9cria le duc. La seule fois que j\u2019ai \nmis ces ferrets, c\u2019\u00e9tait au bal du roi, il y a huit jours, \u00e0 Windsor. La comt esse de Winter, avec laquelle j\u2019\u00e9tais brouill\u00e9, s\u2019est ra p-\nproch\u00e9e de moi \u00e0 ce bal. Ce raccommodement, c\u2019\u00e9tait une ven-geance de femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l\u2019ai pas revue. \nCette femme est un agent du cardinal. \n\u2013 Mais il en a donc dans le monde entier ! s\u2019\u00e9cria \nd\u2019Artagnan. \u2013 290 \u2013 \u2013 Oh ! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de c o-\nl\u00e8re ; oui, c\u2019est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit \navoir lieu ce bal ? \n\u2013 Lundi prochain. \n\u2013 Lundi prochain ! cinq jours encore, c\u2019est plus de temps \nqu\u2019il ne nou s en faut. Patrice ! s\u2019\u00e9cria le duc en ouvrant la porte \nde la chapelle, Patrice ! \u00bb \nSon valet de chambre de confiance parut. \n\u00ab Mon joaillier et mon secr\u00e9taire ! \u00bb \nLe valet de chambre sortit avec une promptitude et un m u-\ntisme qui prouvaient l\u2019habitude qu\u2019il avait contract\u00e9e d\u2019ob\u00e9ir \naveugl\u00e9ment et sans r\u00e9plique. \nMais, quoique ce f\u00fbt le joaillier qui e\u00fbt \u00e9t\u00e9 appel\u00e9 le pr e-\nmier, ce fut le secr\u00e9taire qui parut d\u2019abord. C\u2019\u00e9tait tout simple, il \nhabitait l\u2019h\u00f4tel. Il trouva Buckingham assis devant une table \ndans sa c hambre \u00e0 coucher, et \u00e9crivant quelques ordres de sa \npropre main. \n\u00ab Monsieur Jackson, lui dit -il, vous allez vous rendre de ce \npas chez le lord -chancelier, et lui dire que je le charge de \nl\u2019ex\u00e9cution de ces ordres. Je d\u00e9sire qu\u2019ils soient promulgu\u00e9s \u00e0 l\u2019instant m\u00eame. \n\u2013 Mais, Monseigneur, si le lord -chancelier m\u2019interroge sur \nles motifs qui ont pu porter Votre Gr\u00e2ce \u00e0 une mesure si ex-\ntraordinaire, que r\u00e9pondrai -je ? \n\u2013 Que tel a \u00e9t\u00e9 mon bon plaisir, et que je n\u2019ai de compte \u00e0 \nrendre \u00e0 personne de ma volont\u00e9. \n\u2013 Sera -ce la r\u00e9ponse qu\u2019il devra transmettre \u00e0 Sa Majest\u00e9, \nreprit en souriant le secr\u00e9taire, si par hasard Sa Majest\u00e9 avait la \ncuriosit\u00e9 de savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des ports de la Grande -Bretagne ? \u2013 291 \u2013 \u2013 Vous avez raison, monsieur, r\u00e9pondi t Buckingham ; il di-\nrait en ce cas au roi que j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 la guerre, et que cette mesure \nest mon premier acte d\u2019hostilit\u00e9 contre la France. \u00bb \nLe secr\u00e9taire s\u2019inclina et sortit. \n\u00ab Nous voil\u00e0 tranquilles de ce c\u00f4t\u00e9, dit Buckingham en se \nretournant vers d\u2019Art agnan. Si les ferrets ne sont point d\u00e9j\u00e0 pa r-\ntis pour la France, ils n\u2019y arriveront qu\u2019apr\u00e8s vous. \n\u2013 Comment cela ? \n\u2013 Je viens de mettre un embargo sur tous les b\u00e2timents qui \nse trouvent \u00e0 cette heure dans les ports de Sa Majest\u00e9, et, \u00e0 \nmoins de permission particuli\u00e8re, pas un seul n\u2019osera lever l\u2019ancre. \u00bb \nD\u2019Artagnan regarda avec stup\u00e9faction cet homme qui me t-\ntait le pouvoir illimit\u00e9 dont il \u00e9tait rev\u00eatu par la confiance d\u2019un \nroi au service de ses amours. Buckingham vit, \u00e0 l\u2019expression du \nvisage du jeune hom me, ce qui se passait dans sa pens\u00e9e, et il \nsourit. \n\u00ab Oui, dit -il, oui, c\u2019est qu\u2019Anne d\u2019Autriche est ma v\u00e9ritable \nreine ; sur un mot d\u2019elle, je trahirais mon pays, je trahirais mon \nroi, je trahirais mon Dieu. Elle m\u2019a demand\u00e9 de ne point en-voyer aux protes tants de La Rochelle le secours que je leur avais \npromis, et je l\u2019ai fait. Je manquais \u00e0 ma parole, mais \nqu\u2019importe ! j\u2019ob\u00e9issais \u00e0 son d\u00e9sir ; n\u2019ai-je point \u00e9t\u00e9 grande-\nment pay\u00e9 de mon ob\u00e9issance, dites ? car c\u2019est \u00e0 cette ob\u00e9i s-\nsance que je dois son portra it. \u00bb \nD\u2019Artagnan admira \u00e0 quels fils fragiles et inconnus sont \nparfois suspendues les destin\u00e9es d\u2019un peuple et la vie des \nhommes. \nIl en \u00e9tait au plus profond de ses r\u00e9flexions, lorsque \nl\u2019orf\u00e8vre entra : c\u2019\u00e9tait un Irlandais des plus habiles dans son \nart, e t qui avouait lui -m\u00eame qu\u2019il gagnait cent mille livres par an \navec le duc de Buckingham. \u2013 292 \u2013 \u00ab Monsieur O\u2019Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans la \nchapelle, voyez ces ferrets de diamants, et dites -moi ce qu\u2019ils \nvalent la pi\u00e8ce. \u00bb \nL\u2019orf\u00e8vre jeta un seul coup d\u2019\u0153il sur la fa\u00e7on \u00e9l\u00e9gante dont \nils \u00e9taient mont\u00e9s, calcula l\u2019un dans l\u2019autre la valeur des di a-\nmants, et sans h\u00e9sitation aucune : \n\u00ab Quinze cents pistoles la pi\u00e8ce, Milord, r\u00e9pondit -il. \n\u2013 Combien faudrait -il de jours pour faire deux ferrets \ncomme ceux -l\u00e0 ? Vous voyez qu\u2019il en manque deux. \n\u2013 Huit jours, Milord. \n\u2013 Je les paierai trois mille pistoles la pi\u00e8ce, il me les faut \napr\u00e8s -demain. \n\u2013 Milord les aura. \n\u2013 Vous \u00eates un homme pr\u00e9cieux, monsieur O\u2019Reilly, mais \nce n\u2019est pas le tout : ces ferrets ne peuven t \u00eatre confi\u00e9s \u00e0 per-\nsonne, il faut qu\u2019ils soient faits dans ce palais. \n\u2013 Impossible, Milord, il n\u2019y a que moi qui puisse les ex\u00e9c u-\nter pour qu\u2019on ne voie pas la diff\u00e9rence entre les nouveaux et les \nanciens. \n\u2013 Aussi, mon cher monsieur O\u2019Reilly, vous \u00eates mon pri-\nsonnier, et vous voudriez sortir \u00e0 cette heure de mon palais que \nvous ne le pourriez pas ; prenez -en donc votre parti. Nommez -\nmoi ceux de vos gar\u00e7ons dont vous aurez besoin, et d\u00e9signez -\nmoi les ustensiles qu\u2019ils doivent apporter. \u00bb \nL\u2019orf\u00e8vre connaissai t le duc, il savait que toute observation \n\u00e9tait inutile, il en prit donc \u00e0 l\u2019instant m\u00eame son parti. \n\u00ab Il me sera permis de pr\u00e9venir ma femme ? demanda -t-il. \n\u2013 Oh ! il vous sera m\u00eame permis de la voir, mon cher mon-\nsieur O\u2019Reilly : votre captivit\u00e9 sera douc e, soyez tranquille ; et \ncomme tout d\u00e9rangement vaut un d\u00e9dommagement, voici, en \u2013 293 \u2013 dehors du prix des deux ferrets, un bon de mille pistoles pour \nvous faire oublier l\u2019ennui que je vous cause. \u00bb \nD\u2019Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce \nministre, qui remuait \u00e0 pleines mains les hommes et les mi l-\nlions. \nQuant \u00e0 l\u2019orf\u00e8vre, il \u00e9crivit \u00e0 sa femme en lui envoyant le \nbon de mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner en \n\u00e9change son plus habile apprenti, un assortiment de diamants \ndont il lu i donnait le poids et le titre, et une liste des outils qui \nlui \u00e9taient n\u00e9cessaires. \nBuckingham conduisit l\u2019orf\u00e8vre dans la chambre qui lui \n\u00e9tait destin\u00e9e, et qui, au bout d\u2019une demi -heure, fut transform\u00e9e \nen atelier. Puis il mit une sentinelle \u00e0 chaque po rte, avec d\u00e9fense \nde laisser entrer qui que ce f\u00fbt, \u00e0 l\u2019exception de son valet de \nchambre Patrice. Il est inutile d\u2019ajouter qu\u2019il \u00e9tait absolument \nd\u00e9fendu \u00e0 l\u2019orf\u00e8vre O\u2019Reilly et \u00e0 son aide de sortir sous quelque \npr\u00e9texte que ce f\u00fbt. Ce point r\u00e9gl\u00e9, le duc revint \u00e0 d\u2019Artagnan. \n\u00ab Maintenant, mon jeune ami, dit- il, l\u2019Angleterre est \u00e0 nous \ndeux ; que voulez -vous, que d\u00e9sirez -vous ? \n\u2013 Un lit, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan ; c\u2019est, pour le moment, je \nl\u2019avoue, la chose dont j\u2019ai le plus besoin. \u00bb \nBuckingham donna \u00e0 d\u2019Artag nan une chambre qui touchait \n\u00e0 la sienne. Il voulait garder le jeune homme sous sa main, non \npas qu\u2019il se d\u00e9fi\u00e2t de lui, mais pour avoir quelqu\u2019un \u00e0 qui parler \nconstamment de la reine. \nUne heure apr\u00e8s fut promulgu\u00e9e dans Londres \nl\u2019ordonnance de ne laisser sortir des ports aucun b\u00e2timent cha r-\ng\u00e9 pour la France, pas m\u00eame le paquebot des lettres. Aux yeux \nde tous, c\u2019\u00e9tait une d\u00e9claration de guerre entre les deux \nroyaumes. \nLe surlendemain, \u00e0 onze heures, les deux ferrets en di a-\nmants \u00e9taient achev\u00e9s, mais si exac tement imit\u00e9s, mais si pa r-\u2013 294 \u2013 faitement pareils, que Buckingham ne put reconna\u00eetre les no u-\nveaux des anciens, et que les plus exerc\u00e9s en pareille mati\u00e8re y \nauraient \u00e9t\u00e9 tromp\u00e9s comme lui. \nAussit\u00f4t il fit appeler d\u2019Artagnan. \n\u00ab Tenez, lui dit -il, voici les ferret s de diamants que vous \n\u00eates venu chercher, et soyez mon t\u00e9moin que tout ce que la pui s-\nsance humaine pouvait faire, je l\u2019ai fait. \n\u2013 Soyez tranquille, Milord : je dirai ce que j\u2019ai vu ; mais \nVotre Gr\u00e2ce me remet les ferrets sans la bo\u00eete ? \n\u2013 La bo\u00eete vous em barrasserait. D\u2019ailleurs la bo\u00eete m\u2019est \nd\u2019autant plus pr\u00e9cieuse, qu\u2019elle me reste seule. Vous direz que je la garde. \n\u2013 Je ferai votre commission mot \u00e0 mot, Milord. \n\u2013 Et maintenant, reprit Buckingham en regardant fixement \nle jeune homme, comment m\u2019acquitter ai-je jamais envers \nvous ? \u00bb \nD\u2019Artagnan rougit jusqu\u2019au blanc des yeux. Il vit que le duc \ncherchait un moyen de lui faire accepter quelque chose, et cette \nid\u00e9e que le sang de ses compagnons et le sien lui allait \u00eatre pay\u00e9 \npar de l\u2019or anglais lui r\u00e9pugnait \u00e9trangement. \n\u00ab Entendons- nous, Milord, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, et pesons \nbien les faits d\u2019avance, afin qu\u2019il n\u2019y ait point de m\u00e9prise. Je suis \nau service du roi et de la reine de France, et fais partie de la \ncompagnie des gardes de M. des Essarts, lequel, ainsi que son \nbeau -fr\u00e8re M. de Tr\u00e9ville, est tout particuli\u00e8rement attach\u00e9 \u00e0 \nLeurs Majest\u00e9s. J\u2019ai donc tout fait pour la reine et rien pour \nVotre Gr\u00e2ce. Il y a plus, c\u2019est que peut -\u00eatre n\u2019euss\u00e9- je rien fait de \ntout cela, s\u2019il ne se f\u00fbt agi d\u2019\u00eatre agr\u00e9able \u00e0 q uelqu\u2019un qui est ma \ndame \u00e0 moi, comme la reine est la v\u00f4tre. \n\u2013 Oui, dit le duc en souriant, et je crois m\u00eame conna\u00eetre \ncette autre personne, c\u2019est\u2026 \u2013 295 \u2013 \u2013 Milord, je ne l\u2019ai point nomm\u00e9e, interrompit vivement le \njeune homme. \n\u2013 C\u2019est juste, dit le duc ; c\u2019est do nc \u00e0 cette personne que je \ndois \u00eatre reconnaissant de votre d\u00e9vouement. \n\u2013 Vous l\u2019avez dit, Milord, car justement \u00e0 cette heure qu\u2019il \nest question de guerre, je vous avoue que je ne vois dans votre \nGr\u00e2ce qu\u2019un Anglais, et par cons\u00e9quent qu\u2019un ennemi que je \nserais encore plus enchant\u00e9 de rencontrer sur le champ de b a-\ntaille que dans le parc de Windsor ou dans les corridors du Louvre ; ce qui, au reste, ne m\u2019emp\u00eachera pas d\u2019ex\u00e9cuter de \npoint en point ma mission et de me faire tuer, si besoin est, pour l\u2019accompl ir ; mais, je le r\u00e9p\u00e8te \u00e0 Votre Gr\u00e2ce, sans qu\u2019elle ait \npersonnellement pour cela plus \u00e0 me remercier de ce que je fais \npour moi dans cette seconde entrevue, que de ce que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 \nfait pour elle dans la premi\u00e8re. \n\u2013 Nous disons, nous : \u201cFier comme un \u00c9cossais \u201d, murmura \nBuckingham. \n\u2013 Et nous disons, nous : \u201cFier comme un Gascon\u201d, r\u00e9pondit \nd\u2019Artagnan. Les Gascons sont les \u00c9cossais de la France. \u00bb \nD\u2019Artagnan salua le duc et s\u2019appr\u00eata \u00e0 partir. \n\u00ab Eh bien, vous vous en allez comme cela ? Par o\u00f9 ? Co m-\nment ? \n\u2013 C\u2019est vrai. \n\u2013 Dieu me damne ! les Fran\u00e7ais ne doutent de rien ! \n\u2013 J\u2019avais oubli\u00e9 que l\u2019Angleterre \u00e9tait une \u00eele, et que vous \nen \u00e9tiez le roi. \n\u2013 Allez au port, demandez le brick le Sund, remettez cette \nlettre au capitaine ; il vous conduira \u00e0 un petit port o\u00f9 certes on \nne vous attend pas, et o\u00f9 n\u2019abordent ordinairement que des b \u00e2-\ntiments p\u00eacheurs. \u2013 296 \u2013 \u2013 Ce port s\u2019appelle ? \n\u2013 Saint -Valery ; mais, attendez donc : arriv\u00e9 l\u00e0, vous entr e-\nrez dans une mauvaise auberge sans nom et sans enseigne, un \nv\u00e9ritable bouge \u00e0 matelo ts ; il n\u2019y a pas \u00e0 vous tromper, il n\u2019y en \na qu\u2019une. \n\u2013 Apr\u00e8s ? \n\u2013 Vous demanderez l\u2019h\u00f4te, et vous lui direz : Forward. \n\u2013 Ce qui veut dire ? \n\u2013 En avant : c\u2019est le mot d\u2019ordre. Il vous donnera un cheval \ntout sell\u00e9 et vous indiquera le chemin que vous devez s uivre ; \nvous trouverez ainsi quatre relais sur votre route. Si vous voulez, \u00e0 chacun d\u2019eux, donner votre adresse \u00e0 Paris, les quatre chevaux \nvous y suivront ; vous en connaissez d\u00e9j\u00e0 deux, et vous m\u2019avez \nparu les appr\u00e9cier en amateur : ce sont ceux que nou s mon-\ntions ; rapportez -vous en \u00e0 moi, les autres ne leur sont point \ninf\u00e9rieurs. Ces quatre chevaux sont \u00e9quip\u00e9s pour la campagne. Si fier que vous soyez, vous ne refuserez pas d\u2019en accepter un et \nde faire accepter les trois autres \u00e0 vos compagnons : c\u2019est pour \nnous faire la guerre, d\u2019ailleurs. La fin excuse les moyens, comme vous dites, vous autres Fran\u00e7ais, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Oui, Milord, j\u2019accepte, dit d\u2019Artagnan ; et s\u2019il pla\u00eet \u00e0 Dieu, \nnous ferons bon usage de vos pr\u00e9sents. \n\u2013 Maintenant, votre main, jeune homme ; peut -\u00eatre nous \nrencontrerons -nous bient\u00f4t sur le champ de bataille ; mais, en \nattendant, nous nous quitterons bons amis, je l\u2019esp\u00e8re. \n\u2013 Oui, Milord, mais avec l\u2019esp\u00e9rance de devenir ennemis \nbient\u00f4t. \n\u2013 Soyez tranquille, je vous le promets. \n\u2013 Je comp te sur votre parole, Milord. \u00bb \nD\u2019Artagnan salua le duc et s\u2019avan\u00e7a vivement vers le port. \u2013 297 \u2013 En face la Tour de Londres, il trouva le b\u00e2timent d\u00e9sign\u00e9, \nremit sa lettre au capitaine, qui la fit viser par le gouverneur du \nport, et appareilla aussit\u00f4t. \nCinquante b\u00e2timents \u00e9taient en partance et attendaient. \nEn passant bord \u00e0 bord de l\u2019un d\u2019eux, d\u2019Artagnan crut r e-\nconna\u00eetre la femme de Meung, la m\u00eame que le gentilhomme \ninconnu avait appel\u00e9e \u00ab Milady \u00bb, et que lui, d\u2019Artagnan, avait \ntrouv\u00e9e si belle ; mais gr\u00e2ce au courant du fleuve et au bon vent \nqui soufflait, son navire allait si vite qu\u2019au bout d\u2019un instant on fut hors de vue. \nLe lendemain, vers neuf heures du matin, on aborda \u00e0 \nSaint -Valery. \nD\u2019Artagnan se dirigea \u00e0 l\u2019instant m\u00eame vers l\u2019auberge ind i-\nqu\u00e9e, et la r econnut aux cris qui s\u2019en \u00e9chappaient : on parlait de \nguerre entre l\u2019Angleterre et la France comme de chose pr o-\nchaine et indubitable, et les matelots joyeux faisaient bombance. \nD\u2019Artagnan fendit la foule, s\u2019avan\u00e7a vers l\u2019h\u00f4te, et pronon\u00e7a \nle mot Forward . \u00c0 l\u2019instant m\u00eame, l\u2019h\u00f4te lui fit signe de le \nsuivre, sortit avec lui par une porte qui donnait dans la cour, le conduisit \u00e0 l\u2019\u00e9curie o\u00f9 l\u2019attendait un cheval tout sell\u00e9, et lui d e-\nmanda s\u2019il avait besoin de quelque autre chose. \n\u00ab J\u2019ai besoin de conna\u00eetre la route que je dois suivre, dit \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Allez d\u2019ici \u00e0 Blangy, et de Blangy \u00e0 Neufch\u00e2tel. \u00c0 Neu f-\nch\u00e2tel, entrez \u00e0 l\u2019auberge de la Herse d\u2019Or, donnez le mot d\u2019ordre \u00e0 l\u2019h\u00f4telier, et vous trouverez comme ici un cheval tout \nsell\u00e9. \n\u2013 Dois -je quelque chose ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Tout est pay\u00e9, dit l\u2019h\u00f4te, et largement. Allez donc, et que \nDieu vous conduise ! \n\u2013 Amen ! \u00bb r\u00e9pondit le jeune homme en partant au galop. \u2013 298 \u2013 Quatre heures apr\u00e8s, il \u00e9tait \u00e0 Neufch\u00e2tel. \nIl suivit strictement les instructions re\u00e7ues ; \u00e0 Neu fch\u00e2tel, \ncomme \u00e0 Saint -Valery, il trouva une monture toute sell\u00e9e et qui \nl\u2019attendait ; il voulut transporter les pistolets de la selle qu\u2019il \nvenait de quitter \u00e0 la selle qu\u2019il allait prendre : les fontes \u00e9taient \ngarnies de pistolets pareils. \n\u00ab Votre adress e \u00e0 Paris ? \n\u2013 H\u00f4tel des Gardes, compagnie des Essarts. \n\u2013 Bien, r\u00e9pondit celui -ci. \n\u2013 Quelle route faut -il prendre ? demanda \u00e0 son tour \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Celle de Rouen ; mais vous laisserez la ville \u00e0 votre \ndroite. Au petit village d\u2019 \u00c9couis, vous vous arr\u00eaterez , il n\u2019y a \nqu\u2019une a uberge, l\u2019 \u00c9cu de France. Ne la jugez pas d\u2019apr\u00e8s son \napparence ; elle aura dans ses \u00e9curies un cheval qui vaudra c e-\nlui-ci. \n\u2013 M\u00eame mot d\u2019ordre ? \n\u2013 Exactement. \n\u2013 Adieu, ma\u00eetre ! \n\u2013 Bon voyage, gentilhomme ! avez -vous besoin de quelque \nchose ? \u00bb \nD\u2019Artagnan fit signe de la t\u00eate que non, et repartit \u00e0 fond de \ntrain. \u00c0 \u00c9couis , la m\u00eame sc\u00e8ne se r\u00e9p\u00e9ta : il trouva un h\u00f4te aussi \npr\u00e9venant, un cheval frais et repos\u00e9 ; il laissa son adresse \ncomme il l\u2019avait fait, et repartit du m\u00eame train pour Pontoi se. \u00c0 \nPontoise, il changea une derni\u00e8re fois de monture, et \u00e0 neuf \nheures il entrait au grand galop dans la cour de l\u2019h\u00f4tel de \nM. de Tr\u00e9ville. \nIl avait fait pr\u00e8s de soixante lieues en douze heures. \u2013 299 \u2013 M. de Tr\u00e9ville le re\u00e7ut comme s\u2019il l\u2019avait vu le matin m\u00eam e ; \nseulement, en lui serrant la main un peu plus vivement que de \ncoutume, il lui annon\u00e7a que la compagnie de M. des Essarts \n\u00e9tait de garde au Louvre et qu\u2019il pouvait se rendre \u00e0 son poste. \u2013 300 \u2013 CHAPITRE XXII \nLE BALLET DE LA MERLAISON \n \nLe lendemain, il n\u2019\u00e9tait bruit dans tout Paris que du bal que \nMM. les \u00e9chevins de la ville donnaient au roi et \u00e0 la reine, et \ndans lequel Leurs Majest\u00e9s devaient danser le fameux ballet de \nla Merlaison, qui \u00e9tait le ballet favori du roi. \nDepuis huit jours on pr\u00e9parait, en effet, t outes choses \u00e0 \nl\u2019H\u00f4tel de Ville pour cette solennelle soir\u00e9e. Le menuisier de la \nville avait dress\u00e9 des \u00e9chafauds sur lesquels devaient se tenir les \ndames invit\u00e9es ; l\u2019\u00e9picier de la ville avait garni les salles de deux \ncents flambeaux de cire blanche, ce q ui \u00e9tait un luxe inou\u00ef pour \ncette \u00e9poque ; enfin vingt violons avaient \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venus, et le prix \nqu\u2019on leur accordait avait \u00e9t\u00e9 fix\u00e9 au double du prix ordinaire, \nattendu, dit ce rapport, qu\u2019ils devaient sonner toute la nuit. \n\u00c0 dix heures du matin, le sieur de La Coste, enseigne des \ngardes du roi, suivi de deux exempts et de plusieurs archers du corps, vint demander au greffier de la ville, nomm\u00e9 Cl\u00e9ment, \ntoutes les clefs des portes, des chambres et bureaux de l\u2019H\u00f4tel. \nCes clefs lui furent remises \u00e0 l\u2019instant m\u00eame ; chacune d\u2019elles \nportait un billet qui devait servir \u00e0 la faire reconna\u00eetre, et \u00e0 par-tir de ce moment le sieur de La Coste fut charg\u00e9 de la garde de \ntoutes les portes et de toutes les avenues. \n\u00c0 onze heures vint \u00e0 son tour Duhallier, capitaine des \ngardes, amenant avec lui cinquante archers qui se r\u00e9partirent \naussit\u00f4t dans l\u2019H\u00f4tel de Ville, aux portes qui leur avaient \u00e9t\u00e9 \nassign\u00e9es. \n\u00c0 trois heures arriv\u00e8rent deux compagnies des gardes, \nl\u2019une fran\u00e7aise l\u2019autre suisse. La compagnie des gardes fra n-\u2013 301 \u2013 \u00e7aises \u00e9tait compos\u00e9e moiti\u00e9 des hommes de M. Duhallier, mo i-\nti\u00e9 des hommes de M. des Essarts. \n\u00c0 six heures du soir les invit\u00e9s commenc\u00e8rent \u00e0 entrer. \u00c0 \nmesure qu\u2019ils entraient, ils \u00e9taient plac\u00e9s dans la grande salle, \nsur les \u00e9chafauds pr\u00e9par\u00e9s. \n\u00c0 neuf heures ar riva Mme la Premi\u00e8re pr\u00e9sidente. Comme \nc\u2019\u00e9tait, apr\u00e8s la reine, la personne la plus consid\u00e9rable de la f\u00eate, \nelle fut re\u00e7ue par messieurs de la ville et plac\u00e9e dans la loge en \nface de celle que devait occuper la reine. \n\u00c0 dix heures on dressa la collation d es confitures pour le \nroi, dans la petite salle du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019\u00e9glise Saint -Jean, et cela en \nface du buffet d\u2019argent de la ville, qui \u00e9tait gard\u00e9 par quatre a r-\nchers. \n\u00c0 minuit on entendit de grands cris et de nombreuses a c-\nclamations : c\u2019\u00e9tait le roi qui s\u2019avan\u00e7ait \u00e0 travers les rues qui \nconduisent du Louvre \u00e0 l\u2019H\u00f4tel de Ville, et qui \u00e9taient toutes \nillumin\u00e9es avec des lanternes de couleur. \nAussit\u00f4t M M. les \u00e9chevins, v\u00eatus de leurs robes de drap et \npr\u00e9c\u00e9d\u00e9s de six sergents tenant chacun un flambeau \u00e0 la main, \nall\u00e8rent au -devant du roi, qu\u2019ils rencontr\u00e8rent sur les degr\u00e9s, o\u00f9 \nle pr\u00e9v\u00f4t des marchands lui fit compliment sur sa bienvenue, compliment auquel Sa Majest\u00e9 r\u00e9pondit en s\u2019excusant d\u2019\u00eatre \nvenue si tard, mais en rejetant la faute sur M. le cardinal, lequel \nl\u2019avait retenue jusqu\u2019\u00e0 onze heures pour parler des affaires de \nl\u2019\u00c9tat. \nSa Majest\u00e9, en habit de c\u00e9r\u00e9monie, \u00e9tait accompagn\u00e9e de \nS.A.R. Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur, du duc \nde Longueville, du duc d\u2019Elbeuf, du comte d\u2019Harcourt, du comte \nde L a Roche -Guyon, de M. de Liancourt, de M. de Baradas, du \ncomte de Cramail et du chevalier de Souveray. \nChacun remarqua que le roi avait l\u2019air triste et pr\u00e9occup\u00e9. \u2013 302 \u2013 Un cabinet avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9par\u00e9 pour le roi, et un autre pour \nMonsieur. Dans chacun de ces cabine ts \u00e9taient d\u00e9pos\u00e9s des h a-\nbits de masques. Autant avait \u00e9t\u00e9 fait pour la reine et pour \nMme la pr\u00e9sidente. Les seigneurs et les dames de la suite de \nLeurs Majest\u00e9s devaient s\u2019habiller deux par deux dans des \nchambres pr\u00e9par\u00e9es \u00e0 cet effet. \nAvant d\u2019entrer dans le cabinet, le roi recommanda qu\u2019on le \nv\u00eent pr\u00e9venir aussit\u00f4t que para\u00eetrait le cardinal. \nUne demi -heure apr\u00e8s l\u2019entr\u00e9e du roi, de nouvelles accl a-\nmations retentirent : celles -l\u00e0 annon\u00e7aient l\u2019arriv\u00e9e de la reine : \nles \u00e9chevins firent ainsi qu\u2019ils avaient fait d\u00e9j\u00e0 et, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s des \nsergents, ils s\u2019avanc\u00e8rent au devant de leur illustre convive. \nLa reine entra dans la salle : on remarqua que, comme le \nroi, elle avait l\u2019air triste et surtout fatigu\u00e9. \nAu moment o\u00f9 elle entrait, le rideau d\u2019une petite tribune \nqui jusque -l\u00e0 \u00e9tait rest\u00e9 ferm\u00e9 s\u2019ouvrit, et l\u2019on vit appara\u00eetre la \nt\u00eate p\u00e2le du cardinal v\u00eatu en cavalier espagnol. Ses yeux se fix \u00e8-\nrent sur ceux de la reine, et un sourire de joie terrible passa sur ses l\u00e8vres : la reine n\u2019avait pas ses ferrets de diamants . \nLa reine resta quelque temps \u00e0 recevoir les compliments de \nmessieurs de la ville et \u00e0 r\u00e9pondre aux saluts des dames. \nTout \u00e0 coup, le roi apparut avec le cardinal \u00e0 l\u2019une des \nportes de la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi \u00e9tait \ntr\u00e8s p\u00e2le. \nLe roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son \npourpoint \u00e0 peine nou\u00e9s, il s\u2019approcha de la reine, et d\u2019une voix \nalt\u00e9r\u00e9e : \n\u00ab Madame, lui dit -il, pourquoi donc, s\u2019il vous pla\u00eet, n\u2019avez -\nvous point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu\u2019il m \u2019e\u00fbt \n\u00e9t\u00e9 agr\u00e9able de les voir ? \u00bb \nLa reine \u00e9tendit son regard autour d\u2019elle, et vit derri\u00e8re le \nroi le cardinal qui souriait d\u2019un sourire diabolique. \u2013 303 \u2013 \u00ab Sire, r\u00e9pondit la reine d\u2019une voix alt\u00e9r\u00e9e, parce qu\u2019au m i-\nlieu de cette grande foule j\u2019ai craint qu\u2019il n e leur arriv\u00e2t ma l-\nheur. \n\u2013 Et vous avez eu tort, madame ! Si je vous ai fait ce c a-\ndeau, c\u2019\u00e9tait pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous \navez eu tort. \u00bb \nEt la voix du roi \u00e9tait tremblante de col\u00e8re ; chacun rega r-\ndait et \u00e9coutait avec \u00e9tonnement, n e comprenant rien \u00e0 ce qui se \npassait. \n\u00ab Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre, \no\u00f9 ils sont, et ainsi les d\u00e9sirs de Votre Majest\u00e9 seront accomplis. \n\u2013 Faites, madame, faites, et cela au plus t\u00f4t : car dans une \nheure le ballet va commenc er. \u00bb \nLa reine salua en signe de soumission et suivit les dames \nqui devaient la conduire \u00e0 son cabinet. \nDe son c\u00f4t\u00e9, le roi regagna le sien. \nIl y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion. \nTout le monde avait pu remarquer qu\u2019il s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 \nquelque chose entre le roi et la reine ; mais tous deux avaient \nparl\u00e9 si bas, que, chacun par respect s\u2019\u00e9tant \u00e9loign\u00e9 de quelques \npas, personne n\u2019avait rien entendu. Les violons sonnaient de \ntoutes leurs forces, mais on ne les \u00e9coutait pas. \nLe roi sortit le premier de son cabinet ; il \u00e9tait en costume \nde chasse des plus \u00e9l\u00e9gants, et Monsieur et les autres seigneurs \u00e9taient habill\u00e9s comme lui. C\u2019\u00e9tait le costume que le roi portait \nle mieux, et v\u00eatu ainsi il semblait v\u00e9ritablement le premier gen-\ntilhomme de son royaume. \nLe cardinal s\u2019approcha du roi et lui remit une bo\u00eete. Le roi \nl\u2019ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants. \n\u00ab Que veut dire cela ? demanda -t-il au cardinal. \u2013 304 \u2013 \u2013 Rien, r\u00e9pondit celui -ci ; seulement si la reine a les ferrets, \nce dont je doute, comptez -les, Sire, et si vous n\u2019en trouvez que \ndix, demandez \u00e0 Sa Majest\u00e9 qui peut lui avoir d\u00e9rob\u00e9 les deux \nferrets que voici. \u00bb \nLe roi regarda le cardinal comme pour l\u2019interroger ; mais il \nn\u2019eut le temps de lui adresser aucune question : un cri \nd\u2019admiration so rtit de toutes les bouches. Si le roi semblait le \npremier gentilhomme de son royaume, la reine \u00e9tait \u00e0 coup s\u00fbr \nla plus belle femme de France. \nIl est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait \u00e0 me r-\nveille ; elle avait un chapeau de feutre avec des plum es bleues, \nun surtout en velours gris perle rattach\u00e9 avec des agrafes de \ndiamants, et une jupe de satin bleu toute brod\u00e9e d\u2019argent. Sur \nson \u00e9paule gauche \u00e9tincelaient les ferrets soutenus par un n\u0153ud \nde m\u00eame couleur que les plumes et la jupe. \nLe roi tressa illit de joie et le cardinal de col\u00e8re ; cependant, \ndistants comme ils l\u2019\u00e9taient de la reine, ils ne pouvaient compter \nles ferrets ; la reine les avait, seulement en avait- elle dix ou en \navait -elle douze ? \nEn ce moment, les violons sonn\u00e8rent le signal du b allet. Le \nroi s\u2019avan\u00e7a vers Mme la pr\u00e9sidente, avec laquelle il devait da n-\nser, et S.A.R. Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le \nballet commen\u00e7a. \nLe roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu\u2019il pa s-\nsait pr\u00e8s d\u2019elle, il d\u00e9vorait du regard ces ferrets, dont il ne po u-\nvait savoir le compte. Une sueur froide couvrait le front du ca r-\ndinal. \nLe ballet dura une heure ; il avait seize entr\u00e9es. \nLe ballet finit au milieu des applaudissements de toute la \nsalle, chacun reconduisit sa dame \u00e0 sa place ; mais le roi profita \ndu privil\u00e8ge qu\u2019il avait de laisser la sienne o\u00f9 il se trouvait, pour \ns\u2019avancer vivement vers la reine. \u2013 305 \u2013 \u00ab Je vous remercie, madame, lui dit -il, de la d\u00e9f\u00e9rence que \nvous avez montr\u00e9e pour mes d\u00e9sirs, mais je crois qu\u2019il vous \nmanque deux ferrets, et je vous les rapporte. \u00bb \n\u00c0 ces mots, il tendit \u00e0 la reine les deux ferrets que lui avait \nremis le cardinal. \n\u00ab Comment, Sire ! s\u2019\u00e9cria la jeune reine jouant la surprise, \nvous m\u2019en donnez encore deux autres ; mais alors cela m\u2019en fera \ndonc quatorz e ? \u00bb \nEn effet, le roi compta, et les douze ferrets se trouv\u00e8rent \nsur l\u2019\u00e9paule de Sa Majest\u00e9. \nLe roi appela le cardinal : \n\u00ab Eh bien, que signifie cela, monsieur le cardinal ? dema n-\nda le roi d\u2019un ton s\u00e9v\u00e8re. \n\u2013 Cela signifie, Sire, r\u00e9pondit le cardinal, que je d\u00e9sirais \nfaire accepter ces deux ferrets \u00e0 Sa Majest\u00e9, et que n\u2019osant les lui \noffrir moi -m\u00eame, j\u2019ai adopt\u00e9 ce moyen. \n\u2013 Et j\u2019en suis d\u2019autant plus reconnaissante \u00e0 Votre \u00c9mi-\nnence , r\u00e9pondit Anne d\u2019Autriche avec un sourire qui prouvait \nqu\u2019elle n\u2019\u00e9tait pas dupe de cette ing\u00e9nieuse galanterie, que je \nsuis certaine que ces deux ferrets vous co\u00fbtent aussi cher \u00e0 eux \nseuls que les douze autres ont co\u00fbt\u00e9 \u00e0 Sa Majest\u00e9. \u00bb \nPuis, ayant salu\u00e9 le roi et le cardinal, la reine reprit le ch e-\nmin de la chambre o\u00f9 elle s\u2019\u00e9ta it habill\u00e9e et o\u00f9 elle devait se d \u00e9-\nv\u00eatir. \nL\u2019attention que nous avons \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9s de donner pendant \nle commencement de ce chapitre aux personnages illustres que \nnous y avons introduits nous a \u00e9cart\u00e9s un instant de celui \u00e0 qui \nAnne d\u2019Autriche devait le triom phe inou\u00ef qu\u2019elle venait de rem-\nporter sur le cardinal, et qui, confondu, ignor\u00e9, perdu dans la \nfoule entass\u00e9e \u00e0 l\u2019une des portes, regardait de l\u00e0 cette sc\u00e8ne \ncompr\u00e9hensible seulement pour quatre personnes : le roi, la \nreine, Son \u00c9minence et lui. \u2013 306 \u2013 La reine v enait de regagner sa chambre, et d\u2019Artagnan \ns\u2019appr\u00eatait \u00e0 se retirer, lorsqu\u2019il sentit qu\u2019on lui touchait l\u00e9g\u00e8r e-\nment l\u2019\u00e9paule ; il se retourna, et vit une jeune femme qui lui fa i-\nsait signe de la suivre. Cette jeune femme avait le visage couvert \nd\u2019un loup d e velours noir, mais malgr\u00e9 cette pr\u00e9caution, qui, au \nreste, \u00e9tait bien plut\u00f4t prise pour les autres que pour lui, il r e-\nconnut \u00e0 l\u2019instant m\u00eame son guide ordinaire, la l\u00e9g\u00e8re et spir i-\ntuelle Mme Bonacieux. \nLa veille ils s\u2019\u00e9taient vus \u00e0 peine chez le suisse Germain, o\u00f9 \nd\u2019Artagnan l\u2019avait fait demander. La h\u00e2te qu\u2019avait la jeune \nfemme de porter \u00e0 la reine cette excellente nouvelle de l\u2019heureux \nretour de son messager fit que les deux amants \u00e9chang\u00e8rent \u00e0 \npeine quelques paroles. D\u2019Artagnan suivit donc \nMme Bonaci eux, m\u00fb par un double sentiment, l\u2019amour et la c u-\nriosit\u00e9. Pendant toute la route, et \u00e0 mesure que les corridors \ndevenaient plus d\u00e9serts, d\u2019Artagnan voulait arr\u00eater la jeune \nfemme, la saisir, la contempler, ne f\u00fbt -ce qu\u2019un instant ; mais, \nvive comme un oise au, elle glissait toujours entre ses mains, et \nlorsqu\u2019il voulait parler, son doigt ramen\u00e9 sur sa bouche avec un \npetit geste imp\u00e9ratif plein de charme lui rappelait qu\u2019il \u00e9tait \nsous l\u2019empire d\u2019une puissance \u00e0 laquelle il devait aveugl\u00e9ment \nob\u00e9ir, et qui lui interdisait jusqu\u2019\u00e0 la plus l\u00e9g\u00e8re plainte ; enfin, \napr\u00e8s une minute ou deux de tours et de d\u00e9tours, Mme Bonacieux ouvrit une porte et introduisit le jeune homme \ndans un cabinet tout \u00e0 fait obscur. L\u00e0 elle lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant u ne seconde porte cach\u00e9e par une \ntapisserie dont les ouvertures r\u00e9pandirent tout \u00e0 coup une vive lumi\u00e8re, elle disparut. \nD\u2019Artagnan demeura un instant immobile et se demandant \no\u00f9 il \u00e9tait, mais bient\u00f4t un rayon de lumi\u00e8re qui p\u00e9n\u00e9trait par \ncette chambre, l\u2019 air chaud et parfum\u00e9 qui arrivait jusqu\u2019\u00e0 lui, la \nconversation de deux ou trois femmes, au langage \u00e0 la fois re s-\npectueux et \u00e9l\u00e9gant, le mot de Majest\u00e9 plusieurs fois r\u00e9p\u00e9t\u00e9, lui \nindiqu\u00e8rent clairement qu\u2019il \u00e9tait dans un cabinet attenant \u00e0 la \nchambre de la reine. \nLe jeune homme se tint dans l\u2019ombre et attendit. \u2013 307 \u2013 La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort \n\u00e9tonner les personnes qui l\u2019entouraient, et qui avaient au co n-\ntraire l\u2019habitude de la voir presque toujours soucieuse. La reine \nrejetait ce sentiment joyeux sur la beaut\u00e9 de la f\u00eate, sur le plaisir \nque lui avait fait \u00e9prouver le ballet, et comme il n\u2019est pas permis \nde contredire une reine, qu\u2019elle sourie ou qu\u2019elle pleure, chacun \nrench\u00e9rissait sur la galanterie de M M. les \u00e9chevins de la ville de \nParis. \nQuoique d\u2019Artagnan ne conn\u00fbt point la reine, il distingua \nsa voix des autres voix, d\u2019abord \u00e0 un l\u00e9ger accent \u00e9tranger, puis \n\u00e0 ce sentiment de domination naturellement empreint dans \ntoutes les paroles souveraines. Il l\u2019entendait s\u2019approcher et \ns\u2019\u00e9loigner de cette porte ouverte, et deux ou trois fois il vit \nm\u00eame l\u2019ombre d\u2019un corps intercepter la lumi\u00e8re. \nEnfin, tout \u00e0 coup une main et un bras adorables de forme \net de blancheur pass\u00e8rent \u00e0 travers la tapisserie ; d\u2019Artagnan \ncomprit que c\u2019\u00e9tait sa r\u00e9c ompense : il se jeta \u00e0 genoux, saisit \ncette main et appuya respectueusement ses l\u00e8vres ; puis cette \nmain se retira laissant dans les siennes un objet qu\u2019il reconnut \npour \u00eatre une bague ; aussit\u00f4t la porte se referma, et d\u2019Artagnan \nse retrouva dans la plus compl\u00e8te obscurit\u00e9. \nD\u2019Artagnan mit la bague \u00e0 son doigt et attendit de no u-\nveau ; il \u00e9tait \u00e9vident que tout n\u2019\u00e9tait pas fini encore. \nApr\u00e8s la r\u00e9compense de son d\u00e9vouement venait la r\u00e9co m-\npense de son amour. D\u2019ailleurs, le ballet \u00e9tait dans\u00e9, mais la so i-\nr\u00e9e \u00e9 tait \u00e0 peine commenc\u00e9e : on soupait \u00e0 trois heures, et \nl\u2019horloge Saint -Jean, depuis quelque temps d\u00e9j\u00e0, avait sonn\u00e9 \ndeux heures trois quarts. \nEn effet, peu \u00e0 peu le bruit des voix diminua dans la \nchambre voisine ; puis on l\u2019entendit s\u2019\u00e9loigner ; puis la po rte du \ncabinet o\u00f9 \u00e9tait d\u2019Artagnan se rouvrit, et Mme Bonacieux s\u2019y \n\u00e9lan\u00e7a. \n\u00ab Vous, enfin ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \u2013 308 \u2013 \u2013 Silence ! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les \nl\u00e8vres du jeune homme : silence ! et allez -vous -en par o\u00f9 vous \n\u00eates venu. \n\u2013 Mais o\u00f9 e t quand vous reverrai -je ? s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \n\u2013 Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. \nPartez, partez ! \u00bb \nEt \u00e0 ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa \nd\u2019Artagnan hors du cabinet. \nD\u2019Artagnan ob\u00e9it comme un enfant, sans r\u00e9sistanc e et sans \nobjection aucune, ce qui prouve qu\u2019il \u00e9tait bien r\u00e9ellement \namoureux. \u2013 309 \u2013 CHAPITRE XXIII \nLE RENDEZ -VOUS \n \nD\u2019Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu\u2019il f\u00fbt \nplus de trois heures du matin, et qu\u2019il e\u00fbt les plus m\u00e9chants \nquartiers de Paris \u00e0 trav erser, il ne fit aucune mauvaise re n-\ncontre. On sait qu\u2019il y a un dieu pour les ivrognes et les amo u-\nreux. \nIl trouva la porte de son all\u00e9e entrouverte, monta son esc a-\nlier, et frappa doucement et d\u2019une fa\u00e7on convenue entre lui et \nson laquais. Planchet, qu\u2019il avait renvoy\u00e9 deux heures aupar a-\nvant de l\u2019H\u00f4tel de Ville en lui recommandant de l\u2019attendre, vint \nlui ouvrir la porte. \n\u00ab Quelqu\u2019un a -t-il apport\u00e9 une lettre pour moi ? demanda \nvivement d\u2019Artagnan. \n\u2013 Personne n\u2019a apport\u00e9 de lettre, monsieur, r\u00e9pondit Pla n-\nchet ; mais il y en a une qui est venue toute seule. \n\u2013 Que veux -tu dire, imb\u00e9cile ? \n\u2013 Je veux dire qu\u2019en rentrant, quoique j\u2019eusse la clef de \nvotre appartement dans ma poche et que cette clef ne m\u2019e\u00fbt \npoint quitt\u00e9, j\u2019ai trouv\u00e9 une lettre sur le tapis vert de la table, \ndans votre chambre \u00e0 coucher. \n\u2013 Et o\u00f9 est cette lettre ? \n\u2013 Je l\u2019ai laiss\u00e9e o\u00f9 elle \u00e9tait, monsieur. Il n\u2019est pas naturel \nque les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fen\u00eatre \u00e9tait o u-\nverte encore, ou seulement entreb\u00e2ill\u00e9e je ne dis pas ; mais non, \ntout \u00e9tait herm\u00e9tiquement ferm\u00e9. Monsieur, prenez garde, car il \ny a tr\u00e8s certainement quelque magie l\u00e0 -dessous. \u00bb \u2013 310 \u2013 Pendant ce temps, le jeune homme s\u2019\u00e9lan\u00e7ait dans la \nchambre et ouvrait la lettre ; elle \u00e9tait de Mme Bonacieux, et \ncon\u00e7ue en ces terme s : \n\u00ab On a de vifs remerciements \u00e0 vous faire et \u00e0 vous tran s-\nmettre. Trouvez -vous ce soir vers dix heures \u00e0 Saint -Cloud, en \nface du pavillon qui s\u2019\u00e9l\u00e8ve \u00e0 l\u2019angle de la maison de \nM. d\u2019Estr\u00e9es. \n\u00ab C. B. \u00bb \nEn lisant cette lettre, d\u2019Artagnan sentait son c\u0153ur s e dilater \net s\u2019\u00e9treindre de ce doux spasme qui torture et caresse le c\u0153ur \ndes amants. \nC\u2019\u00e9tait le premier billet qu\u2019il recevait, c\u2019\u00e9tait le premier \nrendez -vous qui lui \u00e9tait accord\u00e9. Son c\u0153ur, gonfl\u00e9 par l\u2019ivresse \nde la joie, se sentait pr\u00eat \u00e0 d\u00e9faillir sur le seuil de ce paradis ter-\nrestre qu\u2019on appelait l\u2019amour. \n\u00ab Eh bien ! monsieur, dit Planchet, qui avait vu son ma\u00eetre \nrougir et p\u00e2lir successivement ; eh bien ! n\u2019est -ce pas que j\u2019avais \ndevin\u00e9 juste et que c\u2019est quelque m\u00e9chante affaire ? \n\u2013 Tu te trompes, Planchet, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, et la \npreuve, c\u2019est que voici un \u00e9cu pour que tu boives \u00e0 ma sant\u00e9. \n\u2013 Je remercie monsieur de l\u2019\u00e9cu qu\u2019il me donne, et je lui \npromets de suivre exactement ses instructions ; mais il n\u2019en est \npas moins vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les maisons \nferm\u00e9es\u2026 \n\u2013 Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel. \n\u2013 Alors, monsieur est content ? demanda Planchet. \n\u2013 Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes ! \n\u2013 Et je puis profiter du bonheur de monsieur pour aller me \ncoucher ? \n\u2013 Oui, va. \u2013 311 \u2013 \u2013 Que toutes les b\u00e9n\u00e9dictions du Ciel tombent sur mo n-\nsieur, mais il n\u2019en est pas moins vrai que cette lettre\u2026 \u00bb \nEt Planchet se retira en secouant la t\u00eate avec un air de \ndoute que n\u2019\u00e9tait point parvenu \u00e0 effacer enti\u00e8rement la lib\u00e9ral i-\nt\u00e9 de d\u2019Artagnan. \nRest\u00e9 seul, d\u2019Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa et \nrebaisa vingt fois ces lignes trac\u00e9es par la main de sa belle ma\u00ee-\ntresse. Enfin il se coucha, s\u2019endormit et fit des r\u00eaves d\u2019or. \n\u00c0 sept heures du matin, il se leva et appela Planc het, qui, \nau second appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoy\u00e9 des inqui\u00e9tudes de la veille. \n\u00ab Planchet, lui dit d\u2019Artagnan, je sors pour toute la journ\u00e9e \npeut -\u00eatre ; tu es donc libre jusqu\u2019\u00e0 sept heures du soir ; mais, \u00e0 \nsept heures du soir, tie ns-toi pr\u00eat avec deux chevaux. \n\u2013 Allons ! dit Planchet, il para\u00eet que nous allons encore \nnous faire traverser la peau en plusieurs endroits. \n\u2013 Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets. \n\u2013 Eh bien, que disais -je ? s\u2019\u00e9cria Planchet. L\u00e0, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr, \nmau dite lettre ! \n\u2013 Mais rassure -toi donc, imb\u00e9cile, il s\u2019agit tout simplement \nd\u2019une partie de plaisir. \n\u2013 Oui ! comme les voyages d\u2019agr\u00e9ment de l\u2019autre jour, o\u00f9 il \npleuvait des balles et o\u00f9 il poussait des chausse -trapes. \n\u2013 Au reste, si vous avez peur, monsieu r Planchet, reprit \nd\u2019Artagnan, j\u2019irai sans vous ; j\u2019aime mieux voyager seul que \nd\u2019avoir un compagnon qui tremble. \n\u2013 Monsieur me fait injure, dit Planchet ; il me semblait c e-\npendant qu\u2019il m\u2019avait vu \u00e0 l\u2019\u0153uvre. \n\u2013 Oui, mais j\u2019ai cru que tu avais us\u00e9 tout ton courage d\u2019une \nseule fois. \u2013 312 \u2013 \u2013 Monsieur verra que dans l\u2019occasion il m\u2019en reste encore ; \nseulement je prie monsieur de ne pas trop le prodiguer, s\u2019il veut \nqu\u2019il m\u2019en reste longtemps. \n\u2013 Crois -tu en avoir encore une certaine somme \u00e0 d\u00e9penser \nce soir ? \n\u2013 Je l\u2019es p\u00e8re. \n\u2013 Eh bien, je compte sur toi. \n\u2013 \u00c0 l\u2019heure dite, je serai pr\u00eat ; seulement je croyais que \nmonsieur n\u2019avait qu\u2019un cheval \u00e0 l\u2019\u00e9curie des gardes. \n\u2013 Peut -\u00eatre n\u2019y en a -t-il qu\u2019un encore dans ce moment -ci, \nmais ce soir il y en aura quatre. \n\u2013 Il para\u00eet que notre voyage \u00e9tait un voyage de remonte ? \n\u2013 Justement \u00bb, dit d\u2019Artagnan. \nEt ayant fait \u00e0 Planchet un dernier geste de recommand a-\ntion, il sortit. \nM. Bonacieux \u00e9tait sur sa porte. L\u2019intention de d\u2019Artagnan \n\u00e9tait de passer outre, sans parler au digne mercier ; mais celui -ci \nfit un salut si doux et si b\u00e9nin, que force fut \u00e0 son locataire non seulement de le lui rendre, mais encore de lier conversation \navec lui. \nComment d\u2019ailleurs ne pas avoir un peu de condescen-\ndance pour un mari dont la femme vous a donn\u00e9 un r endez -\nvous le soir m\u00eame \u00e0 Saint -Cloud, en face du pavillon de \nM. d\u2019Estr\u00e9es ! D\u2019Artagnan s\u2019approcha de l\u2019air le plus aimable \nqu\u2019il put prendre. \nLa conversation tomba tout naturellement sur \nl\u2019incarc\u00e9ration du pauvre homme. M. Bonacieux, qui ignorait \nque d\u2019Ar tagnan e\u00fbt entendu sa conversation avec l\u2019inconnu de \nMeung, raconta \u00e0 son jeune locataire les pers\u00e9cutions de ce \nmonstre de M. de Laffemas, qu\u2019il ne cessa de qualifier pendant \u2013 313 \u2013 tout son r\u00e9cit du titre de bourreau du cardinal et s\u2019\u00e9tendit lo n-\nguement sur la B astille, les verrous, les guichets, les soupiraux, \nles grilles et les instruments de torture. \nD\u2019Artagnan l\u2019\u00e9couta avec une complaisance exemplaire \npuis, lorsqu\u2019il eut fini : \n\u00ab Et Mme Bonacieux, dit -il enfin, savez -vous qui l\u2019avait e n-\nlev\u00e9e ? car je n\u2019oublie pas que c\u2019est \u00e0 cette circonstance f\u00e2cheuse \nque je dois le bonheur d\u2019avoir fait votre connaissance. \n\u2013 Ah ! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gard\u00e9s de me le \ndire, et ma femme de son c\u00f4t\u00e9 m\u2019a jur\u00e9 ses grands dieux qu\u2019elle \nne le savait pas. Mais vous -m\u00eame, continua M. Bonacieux d\u2019un \nton de bonhomie parfaite, qu\u2019\u00eates -vous devenu tous ces jours \npass\u00e9s ? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce n\u2019est pas sur \nle pav\u00e9 de Paris, je pense, que vous avez ramass\u00e9 toute la pou s-\nsi\u00e8re que Planchet \u00e9poussetait hier sur vos bottes. \n\u2013 Vous avez raison, mon cher monsieur Bonacieux, mes \namis et moi nous avons fait un petit voyage. \n\u2013 Loin d\u2019ici ? \n\u2013 Oh ! mon Dieu non, \u00e0 une quarantaine de lieues seul e-\nment ; nous avons \u00e9t\u00e9 conduire M. Athos aux eaux de Forges, o\u00f9 \nmes amis sont rest\u00e9s. \n\u2013 Et vous \u00eates revenu, vous, n\u2019est -ce pas ? reprit \nM. Bonacieux en donnant \u00e0 sa physionomie son air le plus m a-\nlin. Un beau gar\u00e7on comme vous n\u2019obtient pas de longs cong\u00e9s \nde sa ma\u00eetresse, et nous \u00e9tions impatiemment attendu \u00e0 Paris, \nn\u2019est -ce pa s ? \n\u2013 Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l\u2019avoue, \nd\u2019autant mieux, mon cher monsieur Bonacieux, que je vois \nqu\u2019on ne peut rien vous cacher. Oui, j\u2019\u00e9tais attendu, et bien i m-\npatiemment, je vous en r\u00e9ponds. \u00bb \nUn l\u00e9ger nuage passa sur le front de Bona cieux, mais si l \u00e9-\nger, que d\u2019Artagnan ne s\u2019en aper\u00e7ut pas. \u2013 314 \u2013 \u00ab Et nous allons \u00eatre r\u00e9compens\u00e9 de notre diligence ? con-\ntinua le mercier avec une l\u00e9g\u00e8re alt\u00e9ration dans la voix, alt\u00e9r a-\ntion que d\u2019Artagnan ne remarqua pas plus qu\u2019il n\u2019avait fait du \nnuage momentan \u00e9 qui, un instant auparavant, avait assombri la \nfigure du digne homme. \n\u2013 Ah ! faites donc le bon ap\u00f4tre ! dit en riant d\u2019Artagnan. \n\u2013 Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c\u2019est seul e-\nment pour savoir si nous rentrons tard. \n\u2013 Pourquoi cette question, mon cher h\u00f4te ? demanda \nd\u2019Artagnan ; est-ce que vous comptez m\u2019attendre ? \n\u2013 Non, c\u2019est que depuis mon arrestation et le vol qui a \u00e9t\u00e9 \ncommis chez moi, je m\u2019effraie chaque fois que j\u2019entends ouvrir une porte, et surtout la nuit. Dame, que voulez -vous ! je ne suis \npoint homme d\u2019\u00e9p\u00e9e, moi ! \n\u2013 Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre \u00e0 une heure, \u00e0 \ndeux ou trois heures du matin ; si je ne rentre pas du tout, ne \nvous effrayez pas encore. \u00bb \nCette fois, Bonacieux devint si p\u00e2le, que d\u2019Artagnan ne put \nfaire autr ement que de s\u2019en apercevoir, et lui demanda ce qu\u2019il \navait. \n\u00ab Rien, r\u00e9pondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs \nseulement, je suis sujet \u00e0 des faiblesses qui me prennent tout \u00e0 \ncoup, et je viens de me sentir passer un frisson. Ne faites pas \nattention \u00e0 cela, vous qui n\u2019avez \u00e0 vous occuper que d\u2019\u00eatre he u-\nreux. \n\u2013 Alors j\u2019ai de l\u2019occupation, car je le suis. \n\u2013 Pas encore, attendez donc, vous avez dit : \u00e0 ce soir. \n\u2013 Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci ! et peut -\u00eatre \nl\u2019attendez -vous avec autant d\u2019impatience q ue moi. Peut -\u00eatre, ce \nsoir, Mme Bonacieux visitera -t-elle le domicile conjugal. \u2013 315 \u2013 \u2013 Mme Bonacieux n\u2019est pas libre ce soir, r\u00e9pondit grav e-\nment le mari ; elle est retenue au Louvre par son service. \n\u2013 Tant pis pour vous, mon cher h\u00f4te, tant pis ; quand je \nsuis heureux, moi, je voudrais que tout le monde le f\u00fbt ; mais il \npara\u00eet que ce n\u2019est pas possible. \u00bb \nEt le jeune homme s\u2019\u00e9loigna en riant aux \u00e9clats de la plai-\nsanterie que lui seul, pensait -il, pouvait comprendre. \n\u00ab Amusez -vous bien ! \u00bb r\u00e9pondit Bonacieux d\u2019un air s\u00e9pu l-\ncral. \nMais d\u2019Artagnan \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 trop loin pour l\u2019entendre, et \nl\u2019eut -il entendu, dans la disposition d\u2019esprit o\u00f9 il \u00e9tait, il ne l\u2019e\u00fbt \ncertes pas remarqu\u00e9. \nIl se dirigea vers l\u2019h\u00f4tel de M. de Tr\u00e9ville ; sa visite de la \nveille avait \u00e9t\u00e9, on se le rappelle, tr\u00e8s courte et tr\u00e8s peu explic a-\ntive. \nIl trouva M. de Tr\u00e9ville dans la joie de son \u00e2me. Le roi et la \nreine avaient \u00e9t\u00e9 charmants pour lui au bal. Il est vrai que le \ncardinal avait \u00e9t\u00e9 parfaitement maussade. \n\u00c0 une heure du matin, il s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 sous pr\u00e9texte qu\u2019il \n\u00e9tait indispos\u00e9. Quant \u00e0 Leurs Majest\u00e9s, elles n\u2019\u00e9taient rentr\u00e9es au Louvre qu\u2019\u00e0 six heures du matin. \n\u00ab Maintenant, dit M. de Tr\u00e9ville en baissant la voix et en \ninterrogeant du regard tous les angles de l\u2019appartement pour \nvoir s\u2019ils \u00e9ta ient bien seuls, maintenant parlons de vous, mon \njeune ami, car il est \u00e9vident que votre heureux retour est pour quelque chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la reine et \ndans l\u2019humiliation de Son \u00c9minence . Il s\u2019agit de bien vous tenir. \n\u2013 Qu\u2019ai -je \u00e0 craindre, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, tant que j\u2019aurai \nle bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majest\u00e9s ? \n\u2013 Tout, croyez -moi. Le cardinal n\u2019est point homme \u00e0 ou-\nblier une mystification tant qu\u2019il n\u2019aura pas r\u00e9gl\u00e9 ses comptes \u2013 316 \u2013 avec le mystificateur, et le mysti ficateur m\u2019a bien l\u2019air d\u2019\u00eatre cer-\ntain Gascon de ma connaissance. \n\u2013 Croyez -vous que le cardinal soit aussi avanc\u00e9 que vous et \nsache que c\u2019est moi qui ai \u00e9t\u00e9 \u00e0 Londres ? \n\u2013 Diable ! vous avez \u00e9t\u00e9 \u00e0 Londres. Est -ce de Londres que \nvous avez rapport\u00e9 ce beau di amant qui brille \u00e0 votre doigt ? \nPrenez garde, mon cher d\u2019Artagnan, ce n\u2019est pas une bonne \nchose que le pr\u00e9sent d\u2019un ennemi ; n\u2019y a -t-il pas l\u00e0 -dessus ce r-\ntain vers latin\u2026 Attendez donc\u2026 \n\u2013 Oui, sans doute, reprit d\u2019Artagnan, qui n\u2019avait jamais pu \nse fourrer la premi\u00e8re r\u00e8gle du rudiment dans la t\u00eate, et qui, par \nignorance, avait fait le d\u00e9sespoir de son pr\u00e9cepteur ; oui, sans \ndoute, il doit y en avoir un. \n\u2013 Il y en a un certainement, dit M. de Tr\u00e9ville, qui avait une \nteinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l\u2019autre jour\u2026 \nAttendez donc\u2026 Ah ! m\u2019y voici : \n\u2026 timeo Danaos et dona\u00f1a ferentes \n\u00ab Ce qui veut dire : \u201cD\u00e9fiez -vous de l\u2019ennemi qui vous fait \ndes pr\u00e9sents.\u201d \n\u2013 Ce diamant ne vient pas d\u2019un ennemi, monsieur, reprit \nd\u2019Artagnan, il vient de la reine. \n\u2013 De la reine ! oh ! oh ! dit M. de Tr\u00e9ville. Effectivement, \nc\u2019est un v\u00e9ritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme un denier. Par qui la reine vous a -t-elle fait remettre ce cadeau ? \n\u2013 Elle me l\u2019a remis elle -m\u00eame. \n\u2013 O\u00f9 cela ? \n\u2013 Dans le cabinet atten ant \u00e0 la chambre o\u00f9 elle a chang\u00e9 de \ntoilette. \n\u2013 Comment ? \u2013 317 \u2013 \u2013 En me donnant sa main \u00e0 baiser. \n\u2013 Vous avez bais\u00e9 la main de la reine ! s\u2019\u00e9cria M. de Tr\u00e9ville \nen regardant d\u2019Artagnan. \n\u2013 Sa Majest\u00e9 m\u2019a fait l\u2019honneur de m\u2019accorder cette gr\u00e2ce ! \n\u2013 Et cela en pr \u00e9sence de t\u00e9moins ? Imprudente, trois fois \nimprudente ! \n\u2013 Non, monsieur, rassurez -vous, personne ne l\u2019a vue \u00bb, re-\nprit d\u2019Artagnan. Et il raconta \u00e0 M. de Tr\u00e9ville comment les \nchoses s\u2019\u00e9taient pass\u00e9es. \n\u00ab Oh ! les femmes, les femmes ! s\u2019\u00e9cria le vieux soldat, je les \nreconnais bien \u00e0 leur imagination romanesque ; tout ce qui sent \nle myst\u00e9rieux les charme ; ainsi vous avez vu le bras, voil\u00e0 tout ; \nvous rencontreriez la reine, que vous ne la reconna\u00eetriez pas ; \nelle vous rencontrerait, qu\u2019elle ne saurait pas qui v ous \u00eates. \n\u2013 Non, mais gr\u00e2ce \u00e0 ce diamant\u2026, reprit le jeune homme. \n\u2013 \u00c9coutez , dit M. de Tr\u00e9ville, voulez -vous que je vous \ndonne un conseil, un bon conseil, un conseil d\u2019ami ? \n\u2013 Vous me ferez honneur, monsieur, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Eh bien, allez chez le premier orf\u00e8vre venu et vendez -lui \nce diamant pour le prix qu\u2019il vous en donnera ; si juif qu\u2019il soit, \nvous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles \nn\u2019ont pas de nom, jeune homme, et cette bague en a un terrible, \nce qui peut trahir celui qui la porte. \n\u2013 Vendre cette bague ! une bague qui vient de ma souv e-\nraine ! jamais, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Alors tournez -en le chaton en dedans, pauvre fou, car on \nsait qu\u2019un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux \ndans l\u2019\u00e9crin de sa m\u00e8re. \n\u2013 Vous croyez d onc que j\u2019ai quelque chose \u00e0 craindre ? de-\nmanda d\u2019Artagnan. \u2013 318 \u2013 \u2013 C\u2019est -\u00e0-dire, jeune homme, que celui qui s\u2019endort sur une \nmine dont la m\u00e8che est allum\u00e9e doit se regarder comme en s \u00fb-\nret\u00e9 en comparaison de vous. \n\u2013 Diable ! dit d\u2019Artagnan, que le ton d\u2019assuranc e de \nM. de Tr\u00e9ville commen\u00e7ait \u00e0 inqui\u00e9ter : diable, que faut -il faire ? \n\u2013 Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. \nLe cardinal a la m\u00e9moire tenace et la main longue ; croyez -moi, \nil vous jouera quelque tour. \n\u2013 Mais lequel ? \n\u2013 Eh ! le sais -je, moi ! est -ce qu\u2019il n\u2019a pas \u00e0 son service \ntoutes les ruses du d\u00e9mon ? Le moins qui puisse vous arriver est \nqu\u2019on vous arr\u00eate. \n\u2013 Comment ! on oserait arr\u00eater un homme au service de \nSa Majest\u00e9 ? \n\u2013 Pardieu ! on s\u2019est bien g\u00ean\u00e9 pour Athos ! En tout cas, \njeune homme, croyez -en un homme qui est depuis trente ans \u00e0 \nla cour : ne vous endormez pas dans votre s\u00e9curit\u00e9, ou vous \u00eates \nperdu. Bien au contraire, et c\u2019est moi qui vous le dis, voyez des \nennemis partout. Si l\u2019on vous cherche querelle, \u00e9vitez -la, f\u00fbt -ce \nun enfant de dix ans qui vous la cherche ; si l\u2019on vous attaque de \nnuit ou de jour, battez en retraite et sans honte ; si vous trave r-\nsez un pont, t\u00e2tez les planches, de peur qu\u2019une planche ne vous manque sous le pied ; si vous passez devant une maison qu\u2019on \nb\u00e2tit, regardez en l\u2019air de peur qu\u2019une pierre ne vous tombe sur \nla t\u00eate ; si vous rentrez tard, faites -vous suivre par votre laquais, \net que votre laquais soit arm\u00e9, si toutefois vous \u00eates s\u00fbr de votre laquais. D\u00e9fiez -vous de tout le monde, de votre ami, de votre \nfr\u00e8re, de votre ma\u00eetresse, de votre ma\u00eetresse surtout. \u00bb \nD\u2019Artagnan rougit. \n\u00ab De ma ma\u00eetresse, r\u00e9p\u00e9ta -t-il machinalement ; et pourquoi \nplut\u00f4t d\u2019elle que d\u2019un autre ? \u2013 319 \u2013 \u2013 C\u2019est que la ma\u00eetresse est un des moyens favoris du ca r-\ndinal, il n\u2019en a pas de plus exp\u00e9ditif : une femme vous vend pour \ndix pistoles, t\u00e9moin Dalila. Vous savez les \u00c9critures , hein ? \u00bb \nD\u2019Artagnan pensa au rendez -vous que lui avait donn\u00e9 \nMme Bonacieux pour le soir m\u00eame ; mais nous devons dire, \u00e0 la \nlouange de notre h\u00e9ros, que la mauva ise opinion que \nM. de Tr\u00e9ville avait des femmes en g\u00e9n\u00e9ral ne lui inspira pas le \nmoindre petit soup\u00e7on contre sa jolie h\u00f4tesse. \n\u00ab Mais, \u00e0 propos, reprit M. de Tr\u00e9ville, que sont devenus \nvos trois compagnons ? \n\u2013 J\u2019allais vous demander si vous n\u2019en aviez pas appris \nquelques nouvelles. \n\u2013 Aucune, monsieur. \n\u2013 Eh bien, je les ai laiss\u00e9s sur ma route : Porthos \u00e0 Chanti l-\nly, avec un duel sur les bras ; Aramis \u00e0 Cr\u00e8vec\u0153ur, avec une \nballe dans l\u2019\u00e9paule ; et Athos \u00e0 Amiens, avec une accusation de \nfaux -monnayeur sur le corps. \n\u2013 Voyez -vous ! dit M. de Tr\u00e9ville ; et comment vous \u00eates -\nvous \u00e9chapp\u00e9, vous ? \n\u2013 Par miracle, monsieur, je dois le dire, avec un coup \nd\u2019\u00e9p\u00e9e dans la poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur \nle revers de la route de Calais, comme un papillon \u00e0 une tapiss e-\nrie. \n\u2013 Voyez -vous encore ! de Wardes , un homme au cardinal, \nun cousin de Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une \nid\u00e9e. \n\u2013 Dites, monsieur. \n\u2013 \u00c0 votre place, je ferais une chose. \n\u2013 Laquelle ? \u2013 320 \u2013 \u2013 Tandis que Son \u00c9minence me ferait chercher \u00e0 Paris, je \nreprendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de Pica r-\ndie, et je m\u2019en irais savoir des nouvelles de mes trois comp a-\ngnons. Que diable ! ils m\u00e9ritent bien cette petite attention de \nvotre part. \n\u2013 Le conseil est bon, monsieur, et demain je p artirai. \n\u2013 Demain ! et pourquoi pas ce soir ? \n\u2013 Ce soir, monsieur, je suis retenu \u00e0 Paris par une affaire \nindispensable. \n\u2013 Ah ! jeune homme ! jeune homme ! quelque amourette ? \nPrenez garde, je vous le r\u00e9p\u00e8te : c\u2019est la femme qui nous a pe r-\ndus, tous tant qu e nous sommes. Croyez -moi, partez ce soir. \n\u2013 Impossible ! monsieur. \n\u2013 Vous avez donc donn\u00e9 votre parole ? \n\u2013 Oui, monsieur. \n\u2013 Alors c\u2019est autre chose ; mais promettez -moi que si vous \nn\u2019\u00eates pas tu\u00e9 cette nuit, vous partirez demain. \n\u2013 Je vous le promets. \n\u2013 Avez-vous besoin d\u2019argent ? \n\u2013 J\u2019ai encore cinquante pistoles. C\u2019est autant qu\u2019il m\u2019en \nfaut, je le pense. \n\u2013 Mais vos compagnons ? \n\u2013 Je pense qu\u2019ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes \nsortis de Paris chacun avec soixante -quinze pistoles dans nos \npoches. \n\u2013 Vous reverrai -je avant votre d\u00e9part ? \n\u2013 Non, pas que je pense, monsieur, \u00e0 moins qu\u2019il n\u2019y ait du \nnouveau. \u2013 321 \u2013 \u2013 Allons, bon voyage ! \n\u2013 Merci, monsieur. \u00bb \nEt d\u2019Artagnan prit cong\u00e9 de M. de Tr\u00e9ville, touch\u00e9 plus que \njamais de sa sollicitude toute paternelle po ur ses mousquetaires. \nIl passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez \nAramis. Aucun d\u2019eux n\u2019\u00e9tait rentr\u00e9. Leurs laquais aussi \u00e9taient \nabsents, et l\u2019on n\u2019avait des nouvelles ni des uns, ni des autres. \nIl se serait bien inform\u00e9 d\u2019eux \u00e0 leurs ma\u00eetres ses, mais il ne \nconnaissait ni celle de Porthos, ni celle d\u2019Aramis ; quant \u00e0 \nAthos, il n\u2019en avait pas. \nEn passant devant l\u2019h\u00f4tel des Gardes, il jeta un coup d\u2019\u0153il \ndans l\u2019\u00e9curie : trois chevaux \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 rentr\u00e9s sur quatre. \nPlanchet, tout \u00e9bahi, \u00e9tait en train de les \u00e9triller, et avait d\u00e9j\u00e0 \nfini avec deux d\u2019entre eux. \n\u00ab Ah ! monsieur, dit Planchet en apercevant d\u2019Artagnan, \nque je suis aise de vous voir ! \n\u2013 Et pourquoi cela, Planchet ? demanda le jeune homme. \n\u2013 Auriez -vous confiance en M. Bonacieux, notre h\u00f4te ? \n\u2013 Moi ? pas le moins du monde. \n\u2013 Oh ! que vous faites bien, monsieur. \n\u2013 Mais d\u2019o\u00f9 vient cette question ? \n\u2013 De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous o b-\nservais sans vous \u00e9couter ; monsieur, sa figure a chang\u00e9 deux ou \ntrois fois de couleur. \n\u2013 Bah ! \n\u2013 Monsieur n\u2019a pas remarqu\u00e9 cela, pr\u00e9occup\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait de \nla lettre qu\u2019il venait de recevoir ; mais moi, au contraire, que \nl\u2019\u00e9trange fa\u00e7on dont cette lettre \u00e9tait parvenue \u00e0 la maison avait \u2013 322 \u2013 mis sur mes gardes, je n\u2019ai pas perdu un mouvement de sa phy-\nsionomie. \n\u2013 Et tu l\u2019as trouv\u00e9e\u2026? \n\u2013 Tra\u00eetreuse, monsieur. \n\u2013 Vraiment ! \n\u2013 De plus, aussit\u00f4t que monsieur l\u2019a eu quitt\u00e9 et qu\u2019il a di s-\nparu au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a ferm\u00e9 \nsa porte et s\u2019est mis \u00e0 courir par la rue oppos\u00e9e. \n\u2013 En effet, tu as raison, Planchet tout cela me para\u00eet fort \nlouche, et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer \nque la chose ne nous ait \u00e9t\u00e9 cat\u00e9goriquement expliqu\u00e9e. \n\u2013 Monsieur plaisante, mais monsieur verra. \n\u2013 Que veux -tu, Planchet, ce qui doit arriver est \u00e9crit ! \n\u2013 Monsieur ne renonce donc pas \u00e0 sa promenade de ce \nsoir ? \n\u2013 Bien au contraire, Planchet, plus j\u2019en voudrai \u00e0 \nM. Bonacieux, et plus j\u2019irai au rendez -vous que m\u2019a donn\u00e9 cette \nlettre qui t\u2019inqui\u00e8te tant. \n\u2013 Alors, si c\u2019est la r\u00e9solution d e monsieur\u2026 \n\u2013 In\u00e9branlable, mon ami ; ainsi donc, \u00e0 neuf heures tiens -\ntoi pr\u00eat ici, \u00e0 l\u2019h\u00f4tel ; je viendrai te prendre. \u00bb \nPlanchet, voyant qu\u2019il n\u2019y avait plus aucun espoir de faire \nrenoncer son ma\u00eetre \u00e0 son projet, poussa un profond soupir, et se mit \u00e0 \u00e9triller le troisi\u00e8me cheval. \nQuant \u00e0 d\u2019Artagnan, comme c\u2019\u00e9tait au fond un gar\u00e7on plein \nde prudence, au lieu de rentrer chez lui, il s\u2019en alla d\u00eener chez ce \npr\u00eatre gascon qui, au moment de la d\u00e9tresse des quatre amis, \nleur avait donn\u00e9 un d\u00e9jeuner de chocolat . \u2013 323 \u2013 CHAPITRE XXIV \nLE PAVILLON \n \n\u00c0 neuf heures, d\u2019Artagnan \u00e9tait \u00e0 l\u2019h\u00f4tel des Gardes ; il \ntrouva Planchet sous les armes. Le quatri\u00e8me cheval \u00e9tait arriv\u00e9. \nPlanchet \u00e9tait arm\u00e9 de son mousqueton et d\u2019un pistolet. \nD\u2019Artagnan avait son \u00e9p\u00e9e et passa deux pistole ts \u00e0 sa ceinture, \npuis tous deux enfourch\u00e8rent chacun un cheval et s\u2019\u00e9loign\u00e8rent \nsans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les vit sortir. \nPlanchet se mit \u00e0 la suite de son ma\u00eetre, et marcha par -derri\u00e8re \n\u00e0 dix pas. \nD\u2019Artagnan traversa les quais, so rtit par la porte de la Co n-\nf\u00e9rence et suivit alors le chemin, bien plus beau alors \nqu\u2019aujourd\u2019hui, qui m\u00e8ne \u00e0 Saint -Cloud. \nTant qu\u2019on fut dans la ville, Planchet garda respectueus e-\nment la distance qu\u2019il s\u2019\u00e9tait impos\u00e9e ; mais d\u00e8s que le chemin \ncommen\u00e7a \u00e0 d evenir plus d\u00e9sert et plus obscurs il se rapprocha \ntout doucement : si bien que, lorsqu\u2019on entra dans le bois de \nBoulogne, il se trouva tout naturellement marcher c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te \navec son ma\u00eetre. En effet, nous ne devons pas dissimuler que \nl\u2019oscillation des gr ands arbres et le reflet de la lune dans les tai l-\nlis sombres lui causaient une vive inqui\u00e9tude. D\u2019Artagnan \ns\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il se passait chez son laquais quelque chose \nd\u2019extraordinaire. \n\u00ab Eh bien, monsieur Planchet, lui demanda -t-il, qu\u2019avons -\nnous donc ? \n\u2013 Ne trouvez -vous pas, monsieur, que les bois sont comme \nles \u00e9glises ? \n\u2013 Pourquoi cela, Planchet ? \u2013 324 \u2013 \u2013 Parce qu\u2019on n\u2019ose point parler haut dans ceux -ci comme \ndans celles -l\u00e0. \n\u2013 Pourquoi n\u2019oses -tu parler haut, Planchet ? parce que tu \nas peur ? \n\u2013 Peur d\u2019\u00eatre entend u, oui, monsieur. \n\u2013 Peur d\u2019\u00eatre entendu ! Notre conversation est cependant \nmorale, mon cher Planchet, et nul n\u2019y trouverait \u00e0 redire. \n\u2013 Ah ! monsieur ! reprit Planchet en revenant \u00e0 son id\u00e9e \nm\u00e8re, que ce M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans \nses so urcils et de d\u00e9plaisant dans le jeu de ses l\u00e8vres ! \n\u2013 Qui diable te fait penser \u00e0 Bonacieux ? \n\u2013 Monsieur, l\u2019on pense \u00e0 ce que l\u2019on peut et non pas \u00e0 ce \nque l\u2019on veut. \n\u2013 Parce que tu es un poltron, Planchet. \n\u2013 Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la pol-\ntronnerie ; la prudence est une vertu. \n\u2013 Et tu es vertueux, n\u2019est -ce pas, Planchet ? \n\u2013 Monsieur, n\u2019est -ce point le canon d\u2019un mousquet qui \nbrille l\u00e0 -bas ? Si nous baissions la t\u00eate ? \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9, murmura d\u2019Artagnan, \u00e0 qui les recommand a-\ntions de M. de Tr\u00e9ville revenaient en m\u00e9moire ; en v\u00e9rit\u00e9, cet \nanimal finirait par me faire peur. \u00bb \nEt il mit son cheval au trot. \nPlanchet suivit le mouvement de son ma\u00eetre, exactement \ncomme s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 son ombre, et se retrouva trottant pr\u00e8s de lui. \n\u00ab Est-ce que nous al lons marcher comme cela toute la nuit, \nmonsieur ? demanda -t-il. \n\u2013 Non, Planchet, car tu es arriv\u00e9, toi. \u2013 325 \u2013 \u2013 Comment, je suis arriv\u00e9 ? et monsieur ? \n\u2013 Moi, je vais encore \u00e0 quelques pas. \n\u2013 Et monsieur me laisse seul ici ? \n\u2013 Tu as peur, Planchet ? \n\u2013 Non, mais je fais seulement observer \u00e0 monsieur que la \nnuit sera tr\u00e8s froide, que les fra\u00eecheurs donnent des rhum a-\ntismes, et qu\u2019un laquais qui a des rhumatismes est un triste se r-\nviteur, surtout pour un ma\u00eetre alerte comme monsieur. \n\u2013 Eh bien, si tu as froid, Planche t, tu entreras dans un de \nces cabarets que tu vois l\u00e0 -bas, et tu m\u2019attendras demain matin \n\u00e0 six heures devant la porte. \n\u2013 Monsieur, j\u2019ai bu et mang\u00e9 respectueusement l\u2019\u00e9cu que \nvous m\u2019avez donn\u00e9 ce matin ; de sorte qu\u2019il ne me reste pas un \ntra\u00eetre sou dans le cas o\u00f9 j\u2019aurais froid. \n\u2013 Voici une demi -pistole. \u00c0 demain. \u00bb \nD\u2019Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de \nPlanchet et s\u2019\u00e9loigna rapidement en s\u2019enveloppant dans son \nmanteau. \n\u00ab Dieu que j\u2019ai froid ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Planchet d\u00e8s qu\u2019il eut perdu \nson ma\u00eetre de vue ; \u2013 et press\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait de se r\u00e9chauffer, il se \nh\u00e2ta d\u2019aller frapper \u00e0 la porte d\u2019une maison par\u00e9e de tous les \nattributs d\u2019un cabaret de banlieue. \nCependant d\u2019Artagnan, qui s\u2019\u00e9tait jet\u00e9 dans un petit chemin \nde traverse, continuait sa ro ute et atteignait Saint -Cloud ; mais, \nau lieu de suivre la grande rue, il tourna derri\u00e8re le ch\u00e2teau, g a-\ngna une esp\u00e8ce de ruelle fort \u00e9cart\u00e9e, et se trouva bient\u00f4t en face du pavillon indiqu\u00e9. Il \u00e9tait situ\u00e9 dans un lieu tout \u00e0 fait d\u00e9sert. \nUn grand mur, \u00e0 l\u2019angle duquel \u00e9tait ce pavillon, r\u00e9gnait d\u2019un \nc\u00f4t\u00e9 de cette ruelle, et de l\u2019autre une haie d\u00e9fendait contre les \npassants un petit jardin au fond duquel s\u2019\u00e9levait une maigre c a-\nbane. \u2013 326 \u2013 Il \u00e9tait arriv\u00e9 au rendez -vous, et comme on ne lui avait pas \ndit d\u2019annonc er sa pr\u00e9sence par aucun signal, il attendit. \nNul bruit ne se faisait entendre, on e\u00fbt dit qu\u2019on \u00e9tait \u00e0 cent \nlieues de la capitale. D\u2019Artagnan s\u2019adossa \u00e0 la haie apr\u00e8s avoir \njet\u00e9 un coup d\u2019\u0153il derri\u00e8re lui. Par -del\u00e0 cette haie, ce jardin et \ncette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis cette \nimmensit\u00e9 o\u00f9 dort Paris, vide, b\u00e9ant, immensit\u00e9 o\u00f9 brillaient \nquelques points lumineux, \u00e9toiles fun\u00e8bres de cet enfer. \nMais pour d\u2019Artagnan tous les aspects rev\u00eataient une forme \nheureuse, toutes les id\u00e9es avaient un sourire, toutes les t\u00e9n\u00e8bres \n\u00e9taient diaphanes. L\u2019heure du rendez -vous allait sonner. \nEn effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint -\nCloud laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule m u-\ngissante. \nIl y avait quelque chose de lugubre \u00e0 cette voix de bronze \nqui se lamentait ainsi au milieu de la nuit. \nMais chacune de ces heures qui composaient l\u2019heure atte n-\ndue vibrait harmonieusement au c\u0153ur du jeune homme. \nSes yeux \u00e9taient fix\u00e9s sur le petit pavillon situ\u00e9 \u00e0 l\u2019angle de \nla rue e t dont toutes les fen\u00eatres \u00e9taient ferm\u00e9es par des volets, \nexcept\u00e9 une seule du premier \u00e9tage. \n\u00c0 travers cette fen\u00eatre brillait une lumi\u00e8re douce qui argen-\ntait le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s\u2019\u00e9levaient \nformant groupe en dehors du par c. \u00c9videmment derri\u00e8re cette \npetite fen\u00eatre, si gracieusement \u00e9clair\u00e9e, la jolie Mme Bonacieux \nl\u2019attendait. \nBerc\u00e9 par cette douce id\u00e9e, d\u2019Artagnan attendit de son c\u00f4t\u00e9 \nune demi -heure sans impatience aucune, les yeux fix\u00e9s sur ce \ncharmant petit s\u00e9jour dont d\u2019Artagnan apercevait une partie de plafond aux moulures dor\u00e9es, attestant l\u2019\u00e9l\u00e9gance du reste de \nl\u2019appartement. \nLe beffroi de Saint -Cloud sonna dix heures et demie. \u2013 327 \u2013 Cette fois -ci, sans que d\u2019Artagnan compr\u00eet pourquoi, un \nfrisson courut dans ses veines. Pe ut-\u00eatre aussi le froid comme n-\n\u00e7ait-il \u00e0 le gagner et prenait -il pour une impression morale une \nsensation tout \u00e0 fait physique. \nPuis l\u2019id\u00e9e lui vint qu\u2019il avait mal lu et que le rendez -vous \n\u00e9tait pour onze heures seulement. \nIl s\u2019approcha de la fen\u00eatre, se pl a\u00e7a dans un rayon de l u-\nmi\u00e8re, tira sa lettre de sa poche et la relut ; il ne s\u2019\u00e9tait point \ntromp\u00e9 : le rendez -vous \u00e9tait bien pour dix heures. \nIl alla reprendre son poste, commen\u00e7ant \u00e0 \u00eatre assez i n-\nquiet de ce silence et de cette solitude. \nOnze heures sonn \u00e8rent. \nD\u2019Artagnan commen\u00e7a \u00e0 craindre v\u00e9ritablement qu\u2019il ne f\u00fbt \narriv\u00e9 quelque chose \u00e0 Mme Bonacieux. \nIl frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des \namoureux ; mais personne ne lui r\u00e9pondit : pas m\u00eame l\u2019\u00e9cho. \nAlors il pensa avec un certain d\u00e9p it que peut -\u00eatre la jeune \nfemme s\u2019\u00e9tait endormie en l\u2019attendant. \nIl s\u2019approcha du mur et essaya d\u2019y monter ; mais le mur \n\u00e9tait nouvellement cr\u00e9pi, et d\u2019Artagnan se retourna inutilement \nles ongles. \nEn ce moment il avisa les arbres, dont la lumi\u00e8re continuai t \nd\u2019argenter les feuilles, et comme l\u2019un d\u2019eux faisait saillie sur le \nchemin, il pensa que du milieu de ses branches son regard pou r-\nrait p\u00e9n\u00e9trer dans le pavillon. \nL\u2019arbre \u00e9tait facile. D\u2019ailleurs d\u2019Artagnan avait vingt ans \u00e0 \npeine, et par cons\u00e9quent se so uvenait de son m\u00e9tier d\u2019\u00e9colier. \nEn un instant il fut au milieu des branches, et par les vitres \ntransparentes ses yeux plong\u00e8rent dans l\u2019int\u00e9rieur du pavillon. \u2013 328 \u2013 Chose \u00e9trange et qui fit frissonner d\u2019Artagnan de la plante \ndes pieds \u00e0 la racine des cheveux, c ette douce lumi\u00e8re, cette \ncalme lampe \u00e9clairait une sc\u00e8ne de d\u00e9sordre \u00e9pouvantable ; une \ndes vitres de la fen\u00eatre \u00e9tait cass\u00e9e, la porte de la chambre avait \n\u00e9t\u00e9 enfonc\u00e9e et, \u00e0 demi bris\u00e9e pendait \u00e0 ses gonds ; une table qui \navait d\u00fb \u00eatre couverte d\u2019un \u00e9l\u00e9g ant souper gisait \u00e0 terre ; les fl a-\ncons en \u00e9clats, les fruits \u00e9cras\u00e9s jonchaient le parquet ; tout t \u00e9-\nmoignait dans cette chambre d\u2019une lutte violente et d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e ; \nd\u2019Artagnan crut m\u00eame reconna\u00eetre au milieu de ce p\u00eale- m\u00eale \n\u00e9trange des lambeaux de v\u00eatemen ts et quelques taches san-\nglantes maculant la nappe et les rideaux. \nIl se h\u00e2ta de redescendre dans la rue avec un horrible ba t-\ntement de c\u0153ur, il voulait voir s\u2019il ne trouverait pas d\u2019autres \ntraces de violence. \nLa petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la \nnuit. D\u2019Artagnan s\u2019aper\u00e7ut alors, chose qu\u2019il n\u2019avait pas rema r-\nqu\u00e9e d\u2019abord, car rien ne le poussait \u00e0 cet examen, que le sol, \nbattu ici, trou\u00e9 l\u00e0, pr\u00e9sentait des traces confuses de pas \nd\u2019hommes, et de pieds de chevaux. En outre, les roues d\u2019u ne \nvoiture, qui paraissait venir de Paris, avaient creus\u00e9 dans la \nterre molle une profonde empreinte qui ne d\u00e9passait pas la ha u-\nteur du pavillon et qui retournait vers Paris. \nEnfin d\u2019Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva \npr\u00e8s du mur un gant de fe mme d\u00e9chir\u00e9. Cependant ce gant, par \ntous les points o\u00f9 il n\u2019avait pas touch\u00e9 la terre boueuse, \u00e9tait d\u2019une fra\u00eecheur irr\u00e9prochable. C\u2019\u00e9tait un de ces gants parfum\u00e9s \ncomme les amants aiment \u00e0 les arracher d\u2019une jolie main. \n\u00c0 mesure que d\u2019Artagnan poursuivai t ses investigations, \nune sueur plus abondante et plus glac\u00e9e perlait sur son front, son c\u0153ur \u00e9tait serr\u00e9 par une horrible angoisse, sa respiration \n\u00e9tait haletante ; et cependant il se disait, pour se rassurer, que \nce pavillon n\u2019avait peut -\u00eatre rien de com mun avec \nMme Bonacieux ; que la jeune femme lui avait donn\u00e9 rendez -\nvous devant ce pavillon, et non dans ce pavillon ; qu\u2019elle avait \u2013 329 \u2013 pu \u00eatre retenue \u00e0 Paris par son service, par la jalousie de son \nmari peut -\u00eatre. \nMais tous ces raisonnements \u00e9taient battus e n br\u00e8che, d \u00e9-\ntruits, renvers\u00e9s par ce sentiment de douleur intime, qui dans \ncertaines occasions, s\u2019empare de tout notre \u00eatre et nous crie, par \ntout ce qui est destin\u00e9 chez nous \u00e0 entendre, qu\u2019un grand ma l-\nheur plane sur nous. \nAlors d\u2019Artagnan devint presque insens\u00e9 : il courut sur la \ngrande route, prit le m\u00eame chemin qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 fait, s\u2019avan\u00e7a \njusqu\u2019au bac, et interrogea le passeur. \nVers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser \nla rivi\u00e8re \u00e0 une femme envelopp\u00e9e d\u2019une mante noire, qui p a-\nraissait avoir le plus grand int\u00e9r\u00eat \u00e0 ne pas \u00eatre reconnue ; mais, \njustement \u00e0 cause des pr\u00e9cautions qu\u2019elle prenait, le passeur avait pr\u00eat\u00e9 une attention plus grande, et il avait reconnu que la \nfemme \u00e9tait jeune et jolie. \nIl y avait alors, comme aujourd\u2019hu i, une foule de jeunes et \njolies femmes qui venaient \u00e0 Saint -Cloud et qui avaient int\u00e9r\u00eat \u00e0 \nne pas \u00eatre vues, et cependant d\u2019Artagnan ne douta point un \ninstant que ce ne f\u00fbt Mme Bonacieux qu\u2019avait remarqu\u00e9e le pa s-\nseur. \nD\u2019Artagnan profita de la lampe qui br illait dans la cabane \ndu passeur pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et s\u2019assurer qu\u2019il ne s\u2019\u00e9tait pas tromp\u00e9, que le \nrendez -vous \u00e9tait bien \u00e0 Saint -Cloud et non ailleurs, devant le \npavillon de M. d\u2019Estr\u00e9es et non dans une autre rue. \nTout concourait \u00e0 prouver \u00e0 d\u2019Artagnan que ses pressent i-\nments ne le trompaient point et qu\u2019un grand malheur \u00e9tait arr i-\nv\u00e9. \nIl reprit le chemin du ch\u00e2teau tout courant ; il lui semblait \nqu\u2019en son absence quelque chose de nouveau s\u2019\u00e9tait peut -\u00eatre \npass\u00e9 au pavil lon et que des renseignements l\u2019attendaient l\u00e0. \u2013 330 \u2013 La ruelle \u00e9tait toujours d\u00e9serte, et la m\u00eame lueur calme et \ndouce s\u2019\u00e9panchait de la fen\u00eatre. \nD\u2019Artagnan songea alors \u00e0 cette masure muette et aveugle \nmais qui sans doute avait vu et qui peut- \u00eatre pouvait parl er. \nLa porte de cl\u00f4ture \u00e9tait ferm\u00e9e, mais il sauta par -dessus la \nhaie, et malgr\u00e9 les aboiements du chien \u00e0 la cha\u00eene, il \ns\u2019approcha de la cabane. \nAux premiers coups qu\u2019il frappa, rien ne r\u00e9pondit. \nUn silence de mort r\u00e9gnait dans la cabane comme dans le \npavillon ; cependant, comme cette cabane \u00e9tait sa derni\u00e8re res-\nsource, il s\u2019obstina. \nBient\u00f4t il lui sembla entendre un l\u00e9ger bruit int\u00e9rieur, bruit \ncraintif, et qui semblait trembler lui -m\u00eame d\u2019\u00eatre entendu. \nAlors d\u2019Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent si \nplein d\u2019inqui\u00e9tude et de promesses, d\u2019effroi et de cajolerie, que sa voix \u00e9tait de nature \u00e0 rassurer de plus peureux. Enfin un \nvieux volet vermoulu s\u2019ouvrit, ou plut\u00f4t s\u2019entreb\u00e2illa, et se r e-\nferma d\u00e8s que la lueur d\u2019une mis\u00e9rable lampe qui br\u00fblai t dans \nun coin eut \u00e9clair\u00e9 le baudrier, la poign\u00e9e de l\u2019\u00e9p\u00e9e et le po m-\nmeau des pistolets de d\u2019Artagnan. Cependant, si rapide qu\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 le mouvement, d\u2019Artagnan avait eu le temps d\u2019entrevoir une \nt\u00eate de vieillard. \n\u00ab Au nom du Ciel ! dit -il, \u00e9coutez -moi : j\u2019attendais \nquelqu\u2019un qui ne vient pas, je meurs d\u2019inqui\u00e9tude. Serait -il arri-\nv\u00e9 quelque malheur aux environs ? Parlez. \u00bb \nLa fen\u00eatre se rouvrit lentement, et la m\u00eame figure apparut \nde nouveau : seulement elle \u00e9tait plus p\u00e2le encore que la pr e-\nmi\u00e8re fois. \nD\u2019Ar tagnan raconta na\u00efvement son histoire, aux noms \npr\u00e8s ; il dit comment il avait rendez -vous avec une jeune femme \ndevant ce pavillon, et comment, ne la voyant pas venir, il \u00e9tait \u2013 331 \u2013 mont\u00e9 sur le tilleul et, \u00e0 la lueur de la lampe, il avait vu le d \u00e9-\nsordre de la chambre. \nLe vieillard l\u2019\u00e9couta attentivement, tout en faisant signe \nque c\u2019\u00e9tait bien cela : puis, lorsque d\u2019Artagnan eut fini, il hocha \nla t\u00eate d\u2019un air qui n\u2019annon\u00e7ait rien de bon. \n\u00ab Que voulez -vous dire ? s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. Au nom du \nCiel ! voyons, expl iquez -vous. \n\u2013 Oh ! monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien ; car \nsi je vous disais ce que j\u2019ai vu, bien certainement il ne \nm\u2019arriverait rien de bon. \n\u2013 Vous avez donc vu quelque chose ? reprit d\u2019Artagnan. En \nce cas, au nom du Ciel ! continua -t-il en lui jetant une pistole, \ndites, dites ce que vous avez vu, et je vous donne ma foi de gen-\ntilhomme que pas une de vos paroles ne sortira de mon c\u0153ur. \u00bb \nLe vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage \nde d\u2019Artagnan, qu\u2019il lui fit signe d\u2019\u00e9cout er et qu\u2019il lui dit \u00e0 voix \nbasse : \n\u00ab Il \u00e9tait neuf heures \u00e0 peu pr\u00e8s, j\u2019avais entendu quelque \nbruit dans la rue et je d\u00e9sirais savoir ce que ce pouvait \u00eatre, \nlorsqu\u2019en m\u2019approchant de ma porte je m\u2019aper\u00e7us qu\u2019on che r-\nchait \u00e0 entrer. Comme je suis pauvre et que je n\u2019ai pas peur qu\u2019on me vole, j\u2019allai ouvrir et je vis trois hommes \u00e0 quelques \npas de l\u00e0. Dans l\u2019ombre \u00e9tait un carrosse avec des chevaux atte-\nl\u00e9s et des chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient \n\u00e9videmment aux trois hommes qui \u00e9taient v\u00eatus en cavaliers. \n\u00ab \u2013 Ah, mes bons messieurs ! m\u2019\u00e9criai -je, que demandez -\nvous ? \n\u00ab \u2013 Tu dois avoir une \u00e9chelle ? me dit celui qui paraissait le \nchef de l\u2019escorte. \n\u00ab \u2013 Oui, monsieur ; celle avec laquelle je cueille mes fruits. \u2013 332 \u2013 \u00ab \u2013 Donne -nous la, et rentre chez t oi, voil\u00e0 un \u00e9cu pour le \nd\u00e9rangement que nous te causons. Souviens- toi seulement que \nsi tu dis un mot de ce que tu vas voir et de ce que tu vas en-\ntendre (car tu regarderas et tu \u00e9couteras, quelque menace que \nnous te fassions, j\u2019en suis s\u00fbr), tu es perdu. \n\u00ab \u00c0 ces mots, il me jeta un \u00e9cu, que je ramassai, et il prit \nmon \u00e9chelle. \n\u00ab Effectivement, apr\u00e8s avoir referm\u00e9 la porte de la haie \nderri\u00e8re eux, je fis semblant de rentrer \u00e0 la maison ; mais j\u2019en \nsortis aussit\u00f4t par la porte de derri\u00e8re, et, me glissant dan s \nl\u2019ombre, je parvins jusqu\u2019\u00e0 cette touffe de sureau, du milieu de laquelle je pouvais tout voir sans \u00eatre vu. \n\u00ab Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans a u-\ncun bruit, ils en tir\u00e8rent un petit homme, gros, court, griso n-\nnant, mesquinement v\u00eatu d e couleur sombre, lequel monta avec \npr\u00e9caution \u00e0 l\u2019\u00e9chelle, regarda sournoisement dans l\u2019int\u00e9rieur de la chambre, redescendit \u00e0 pas de loup et murmura \u00e0 voix basse : \n\u00ab \u2013 C\u2019est elle ! \n\u00ab Aussit\u00f4t celui qui m\u2019avait parl\u00e9 s\u2019approcha de la porte du \npavillon, l\u2019 ouvrit avec une clef qu\u2019il portait sur lui, referma la \nporte et disparut, en m\u00eame temps les deux autres hommes mont\u00e8rent \u00e0 l\u2019\u00e9chelle. Le petit vieux demeurait \u00e0 la porti\u00e8re, le \ncocher maintenait les chevaux de la voiture, et un laquais les \nchevaux de selle. \nTout \u00e0 coup de grands cris retentirent dans le pavillon, une \nfemme accourut \u00e0 la fen\u00eatre et l\u2019ouvrit comme pour se pr\u00e9cip i-\nter. Mais aussit\u00f4t qu\u2019elle aper\u00e7ut les deux hommes, elle se rejeta \nen arri\u00e8re ; les deux hommes s\u2019\u00e9lanc\u00e8rent apr\u00e8s elle dans la \ncham bre. \nAlors je ne vis plus rien ; mais j\u2019entendis le bruit des \nmeubles que l\u2019on brise. La femme criait et appelait au secours. \nMais bient\u00f4t ses cris furent \u00e9touff\u00e9s ; les trois hommes se ra p-\nproch \u00e8rent de la fen\u00eatre, emportant la femme dans leurs bras ; \u2013 333 \u2013 deux descendirent par l\u2019\u00e9chelle et la transport\u00e8rent dans la vo i-\nture, o\u00f9 le petit vieux entra apr\u00e8s elle. Celui qui \u00e9tait rest\u00e9 dans \nle pavillon referma la crois\u00e9e, sortit un instant apr\u00e8s par la porte \net s\u2019assura que la femme \u00e9tait bien dans la voiture : ses deux \ncompagnons l\u2019attendaient d\u00e9j\u00e0 \u00e0 cheval, il sauta \u00e0 son tour en \nselle, le laquais reprit sa place pr\u00e8s du cocher ; le carrosse \ns\u2019\u00e9loigna au galop escort\u00e9 par les trois cavaliers, et tout fut fini. \n\u00c0 partir de ce moment -l\u00e0, je n\u2019ai plus rien vu, rien entendu. \u00bb \nD\u2019Artagnan, \u00e9cras\u00e9 par une si terrible nouvelle, resta i m-\nmobile et muet, tandis que tous les d\u00e9mons de la col\u00e8re et de la \njalousie hurlaient dans son c\u0153ur. \n\u00ab Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel ce \nmuet d\u00e9sespoir causait certes p lus d\u2019effet que n\u2019en eussent pr o-\nduit des cris et des larmes ; allons, ne vous d\u00e9solez pas, ils ne \nvous l\u2019ont pas tu\u00e9e, voil\u00e0 l\u2019essentiel. \n\u2013 Savez -vous \u00e0 peu pr\u00e8s, dit d\u2019Artagnan, quel est l\u2019homme \nqui conduisait cette infernale exp\u00e9dition ? \n\u2013 Je ne le conna is pas. \n\u2013 Mais puisqu\u2019il vous a parl\u00e9, vous avez pu le voir. \n\u2013 Ah ! c\u2019est son signalement que vous me demandez ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Un grand sec, basan\u00e9, moustaches noires, \u0153il noir, l\u2019air \nd\u2019un gentilhomme. \n\u2013 C\u2019est cela, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan ; encore lui ! toujours lui ! \nC\u2019est mon d\u00e9mon, \u00e0 ce qu\u2019il para\u00eet ! Et l\u2019autre ? \n\u2013 Lequel ? \n\u2013 Le petit. \n\u2013 Oh ! celui -l\u00e0 n\u2019est pas un seigneur, j\u2019en r\u00e9ponds : \nd\u2019ailleurs il ne portait pas l\u2019\u00e9p\u00e9e, et les autres le traitaient sans \naucune consid\u00e9ration. \u2013 334 \u2013 \u2013 Quelque laquais, murmura d\u2019Arta gnan. Ah ! pauvre \nfemme ! pauvre femme ! qu\u2019en ont -ils fait ? \n\u2013 Vous m\u2019avez promis le secret, dit le vieillard. \n\u2013 Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je \nsuis gentilhomme. Un gentilhomme n\u2019a que sa parole, et je vous \nai donn\u00e9 la mienne. \u00bb \nD\u2019Artagnan reprit, l\u2019\u00e2me navr\u00e9e, le chemin du bac. Tant\u00f4t il \nne pouvait croire que ce f\u00fbt Mme Bonacieux, et il esp\u00e9rait le \nlendemain la retrouver au Louvre ; tant\u00f4t il craignait qu\u2019elle \nn\u2019e\u00fbt eu une intrigue avec quelque autre et qu\u2019un jaloux ne l\u2019e\u00fbt \nsurpr ise et fait enlever. Il flottait, il se d\u00e9solait, il se d\u00e9sesp\u00e9rait. \n\u00ab Oh ! si j\u2019avais l\u00e0 mes amis ! s\u2019\u00e9criait -il, j\u2019aurais au moins \nquelque esp\u00e9rance de la retrouver ; mais qui sait ce qu\u2019ils sont \ndevenus eux -m\u00eames ! \u00bb \nIl \u00e9tait minuit \u00e0 peu pr\u00e8s ; il s\u2019ag issait de retrouver Pla n-\nchet. D\u2019Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets \ndans lesquels il aper\u00e7ut un peu de lumi\u00e8re ; dans aucun d\u2019eux il \nne retrouva Planchet. \nAu sixi\u00e8me, il commen\u00e7a de r\u00e9fl\u00e9chir que la recherche \u00e9tait \nun peu hasard\u00e9e. D\u2019Ar tagnan n\u2019avait donn\u00e9 rendez -vous \u00e0 son \nlaquais qu\u2019\u00e0 six heures du matin, et quelque part qu\u2019il f\u00fbt, il \u00e9tait dans son droit. \nD\u2019ailleurs, il vint au jeune homme cette id\u00e9e, qu\u2019en restant \naux environs du lieu o\u00f9 l\u2019\u00e9v\u00e9nement s\u2019\u00e9tait pass\u00e9, il obtiendrait peut -\u00eatre quelque \u00e9claircissement sur cette myst\u00e9rieuse affaire. \nAu sixi\u00e8me cabaret, comme nous l\u2019avons dit, d\u2019Artagnan s\u2019arr\u00eata \ndonc, demanda une bouteille de vin de premi\u00e8re qualit\u00e9, \ns\u2019accouda dans l\u2019angle le plus obscur et se d\u00e9cida \u00e0 attendre ai n-\nsi le jour ; mais cette fois encore son esp\u00e9rance fut tromp\u00e9e, et \nquoiqu\u2019il \u00e9cout\u00e2t de toutes ses oreilles, il n\u2019entendit, au milieu \ndes jurons, des lazzi et des injures qu\u2019\u00e9changeaient entre eux les \nouvriers, les laquais et les rouliers qui composaient l\u2019honorable \nsoci\u00e9t\u00e9 dont il faisait partie, rien qui p\u00fbt le mettre sur la trace de \u2013 335 \u2013 la pauvre femme enlev\u00e9e. Force lui fut donc, apr\u00e8s avoir aval\u00e9 sa \nbouteille par d\u00e9s\u0153uvrement et pour ne pas \u00e9veiller des sou p-\n\u00e7ons, de chercher dans son coin la posture la plus satisfais ante \npossible et de s\u2019endormir tant bien que mal. D\u2019Artagnan avait \nvingt ans, on se le rappelle, et \u00e0 cet \u00e2ge le sommeil a des droits \nimprescriptibles qu\u2019il r\u00e9clame imp\u00e9rieusement, m\u00eame sur les \nc\u0153urs les plus d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s. \nVers six heures du matin, d\u2019Artagna n se r\u00e9veilla avec ce \nmalaise qui accompagne ordinairement le point du jour apr\u00e8s une mauvaise nuit. Sa toilette n\u2019\u00e9tait pas longue \u00e0 faire ; il se \nt\u00e2ta pour savoir si on n\u2019avait pas profit\u00e9 de son sommeil pour le voler, et ayant retrouv\u00e9 son diamant \u00e0 son doigt, sa bourse dans \nsa poche et ses pistolets \u00e0 sa ceinture, il se leva, paya sa bouteille \net sortit pour voir s\u2019il n\u2019aurait pas plus de bonheur dans la r e-\ncherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, la premi\u00e8re \nchose qu\u2019il aper\u00e7ut \u00e0 travers l e brouillard humide et gris\u00e2tre fut \nl\u2019honn\u00eate Planchet qui, les deux chevaux en main, l\u2019attendait \u00e0 la porte d\u2019un petit cabaret borgne devant lequel d\u2019Artagnan \u00e9tait \npass\u00e9 sans m\u00eame soup\u00e7onner son existence. \u2013 336 \u2013 CHAPITRE XXV \nPORTHOS \n \nAu lieu de rentrer chez lu i directement, d\u2019Artagnan mit \npied \u00e0 terre \u00e0 la porte de M. de Tr\u00e9ville, et monta rapidement \nl\u2019escalier. Cette fois, il \u00e9tait d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 lui raconter tout ce qui v e-\nnait de se passer. Sans doute il lui donnerait de bons conseils \ndans toute cette affaire ; puis, comme M. de Tr\u00e9ville voyait \npresque journellement la reine, il pourrait peut -\u00eatre tirer de \nSa Majest\u00e9 quelque renseignement sur la pauvre femme \u00e0 qui \nl\u2019on faisait sans doute payer son d\u00e9vouement \u00e0 sa ma\u00eetresse. \nM. de Tr\u00e9ville \u00e9couta le r\u00e9cit du jeune ho mme avec une \ngravit\u00e9 qui prouvait qu\u2019il voyait autre chose, dans toute cette aventure, qu\u2019une intrigue d\u2019amour ; puis, quand d\u2019Artagnan eut \nachev\u00e9 : \n\u00ab Hum ! dit-il, tout ceci sent Son \u00c9minence d\u2019une lieue. \n\u2013 Mais, que faire ? dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Rien, absolu ment rien, \u00e0 cette heure, que quitter Paris, \ncomme je vous l\u2019ai dit, le plus t\u00f4t possible. Je verrai la reine, je \nlui raconterai les d\u00e9tails de la disparition de cette pauvre \nfemme, qu\u2019elle ignore sans doute ; ces d\u00e9tails la guideront de \nson c\u00f4t\u00e9, et, \u00e0 vo tre retour, peut -\u00eatre aurai -je quelque bonne \nnouvelle \u00e0 vous dire. Reposez vous en sur moi. \u00bb \nD\u2019Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de Tr\u00e9ville \nn\u2019avait pas l\u2019habitude de promettre, et que lorsque par hasard il promettait, il tenait plus qu\u2019il n\u2019avait p romis. Il le salua donc, \nplein de reconnaissance pour le pass\u00e9 et pour l\u2019avenir, et le digne capitaine, qui de son c\u00f4t\u00e9 \u00e9prouvait un vif int\u00e9r\u00eat pour ce \u2013 337 \u2013 jeune homme si brave et si r\u00e9solu, lui serra affectueusement la \nmain en lui souhaitant un bon voyage. \nD\u00e9cid\u00e9 \u00e0 mettre les conseils de M. de Tr\u00e9ville en pratique \u00e0 \nl\u2019instant m\u00eame, d\u2019Artagnan s\u2019achemina vers la rue des Fo s-\nsoyeurs, afin de veiller \u00e0 la confection de son portemanteau. En \ns\u2019approchant de sa maison, il reconnut M. Bonacieux en co s-\ntume du matin, d ebout sur le seuil de sa porte. Tout ce que lui \navait dit, la veille, le prudent Planchet sur le caract\u00e8re sinistre \nde son h\u00f4te revint alors \u00e0 l\u2019esprit de d\u2019Artagnan, qui le regarda \nplus attentivement qu\u2019il n\u2019avait fait encore. En effet, outre cette \np\u00e2leur jaun\u00e2tre et maladive qui indique l\u2019infiltration de la bile \ndans le sang et qui pouvait d\u2019ailleurs n\u2019\u00eatre qu\u2019accidentelle, \nd\u2019Artagnan remarqua quelque chose de sournoisement perfide \ndans l\u2019habitude des rides de sa face. Un fripon ne rit pas de la \nm\u00eame fa\u00e7on qu\u2019un honn\u00eate homme, un hypocrite ne pleure pas \nles m\u00eames larmes qu\u2019un homme de bonne foi. Toute fausset\u00e9 est \nun masque, et si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d\u2019attention, \u00e0 le distinguer du visage. \nIl sembla donc \u00e0 d\u2019Artagn an que M. Bonacieux portait un \nmasque, et m\u00eame que ce masque \u00e9tait des plus d\u00e9sagr\u00e9ables \u00e0 \nvoir. \nEn cons\u00e9quence il allait, vaincu par sa r\u00e9pugnance pour cet \nhomme, passer devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la \nveille, M. Bonacieux l\u2019interpella. \n\u00ab Eh bien, jeune homme, lui dit -il, il para\u00eet que nous fai-\nsons de grasses nuits ? Sept heures du matin, peste ! Il me \nsemble que vous retournez tant soit peu les habitudes re\u00e7ues, et \nque vous rentrez \u00e0 l\u2019heure o\u00f9 les autres sortent. \n\u2013 On ne vous fera pas le m\u00eame reproche, ma\u00eetre Bonacieux, \ndit le jeune homme, et vous \u00eates le mod\u00e8le des gens rang\u00e9s. Il \nest vrai que lorsque l\u2019on poss\u00e8de une jeune et jolie femme, on \nn\u2019a pas besoin de courir apr\u00e8s le bonheur : c\u2019est le bonheur qui \nvient vous trouver ; n\u2019est -ce pa s, monsieur Bonacieux ? \u00bb \u2013 338 \u2013 Bonacieux devint p\u00e2le comme la mort et grima\u00e7a un so u-\nrire. \n\u00ab Ah ! ah ! dit Bonacieux, vous \u00eates un plaisant comp a-\ngnon. Mais o\u00f9 diable avez -vous \u00e9t\u00e9 courir cette nuit, mon jeune \nma\u00eetre ? Il para\u00eet qu\u2019il ne faisait pas bon dans les chemins de \ntraverse. \u00bb \nD\u2019Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes \nde boue ; mais dans ce mouvement ses regards se port\u00e8rent en \nm\u00eame temps sur les souliers et les bas du mercier ; on e\u00fbt dit \nqu\u2019on les avait tremp\u00e9s dans le m\u00eame bourbier ; les uns et les \nautres \u00e9taient macul\u00e9s de taches absolument pareilles. \nAlors une id\u00e9e subite traversa l\u2019esprit de d\u2019Artagnan. Ce p e-\ntit homme gros, court, grisonnant, cette esp\u00e8ce de laquais v\u00eatu \nd\u2019un habit sombre, trait\u00e9 sans consid\u00e9ration par les gens d\u2019\u00e9p\u00e9 e \nqui composaient l\u2019escorte, c\u2019\u00e9tait Bonacieux lui -m\u00eame. Le mari \navait pr\u00e9sid\u00e9 \u00e0 l\u2019enl\u00e8vement de sa femme. \nIl prit \u00e0 d\u2019Artagnan une terrible envie de sauter \u00e0 la gorge \ndu mercier et de l\u2019\u00e9trangler ; mais, nous l\u2019avons dit, c\u2019\u00e9tait un \ngar\u00e7on fort prudent, e t il se contint. Cependant la r\u00e9volution qui \ns\u2019\u00e9tait faite sur son visage \u00e9tait si visible, que Bonacieux en fut \neffray\u00e9 et essaya de reculer d\u2019un pas ; mais justement il se tro u-\nvait devant le battant de la porte, qui \u00e9tait ferm\u00e9e, et l\u2019obstacle qu\u2019il renc ontra le for\u00e7a de se tenir \u00e0 la m\u00eame place. \n\u00ab Ah \u00e7\u00e0 ! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit \nd\u2019Artagnan, il me semble que si mes bottes ont besoin d\u2019un coup \nd\u2019\u00e9ponge, vos bas et vos souliers r\u00e9clament aussi un coup de \nbrosse. Est -ce que de votre c\u00f4 t\u00e9 vous auriez couru la pr\u00e9tan-\ntaine, ma\u00eetre Bonacieux ? Ah ! diable, ceci ne serait point pa r-\ndonnable \u00e0 un homme de votre \u00e2ge et qui, de plus, a une jeune \net jolie femme comme la v\u00f4tre. \n\u2013 Oh ! mon Dieu, non, dit Bonacieux ; mais hier j\u2019ai \u00e9t\u00e9 \u00e0 \nSaint -Mand\u00e9 pour prendre des renseignements sur une ser-\nvante dont je ne puis absolument me passer, et comme les ch e-\u2013 339 \u2013 mins \u00e9taient mauvais, j\u2019en ai rapport\u00e9 toute cette fange, que je \nn\u2019ai pas encore eu le temps de faire dispara\u00eetre. \u00bb \nLe lieu que d\u00e9signait Bonacieux com me celui qui avait \u00e9t\u00e9 \nle but de sa course fut une nouvelle preuve \u00e0 l\u2019appui des sou p-\n\u00e7ons qu\u2019avait con\u00e7us d\u2019Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-\nMand\u00e9, parce que Saint -Mand\u00e9 est le point absolument oppos\u00e9 \n\u00e0 Saint -Cloud. \nCette probabilit\u00e9 lui fut une premi\u00e8r e consolation. Si Bona-\ncieux savait o\u00f9 \u00e9tait sa femme, on pourrait toujours, en e m-\nployant des moyens extr\u00eames, forcer le mercier \u00e0 desserrer les \ndents et \u00e0 laisser \u00e9chapper son secret. Il s\u2019agissait seulement de \nchanger cette probabilit\u00e9 en certitude. \n\u00ab Pardon, mon cher monsieur Bonacieux, si j\u2019en use avec \nvous sans fa\u00e7on, dit d\u2019Artagnan ; mais rien n\u2019alt\u00e8re comme \nde ne pas dormir, j\u2019ai donc une soif d\u2019enrag\u00e9 ; permettez -moi de \nprendre un verre d\u2019eau chez vous ; vous le savez, cela ne se r e-\nfuse pas entre voi sins. \u00bb \nEt sans attendre la permission de son h\u00f4te, d\u2019Artagnan e n-\ntra vivement dans la maison, et jeta un coup d\u2019\u0153il rapide sur le lit. Le lit n\u2019\u00e9tait pas d\u00e9fait. Bonacieux ne s\u2019\u00e9tait pas couch\u00e9. Il \nrentrait donc seulement il y avait une heure ou deux ; il avait \naccompagn\u00e9 sa femme jusqu\u2019\u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 on l\u2019avait conduite, ou tout au moins jusqu\u2019au premier relais. \n\u00ab Merci, ma\u00eetre Bonacieux, dit d\u2019Artagnan en vidant son \nverre, voil\u00e0 tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre \nchez moi, je vais faire brosser mes bottes par Planchet, et quand \nil aura fini, je vous l\u2019enverrai si vous voulez pour brosser vos \nsouliers. \u00bb \nEt il quitta le mercier tout \u00e9bahi de ce singulier adieu et se \ndemandant s\u2019il ne s\u2019\u00e9tait pas enferr\u00e9 lui -m\u00eame. \nSur le haut de l\u2019escalier il trouva Planchet tout effar\u00e9. \u2013 340 \u2013 \u00ab Ah ! monsieur, s\u2019\u00e9cria Planchet d\u00e8s qu\u2019il eut aper\u00e7u son \nma\u00eetre, en voil\u00e0 bien d\u2019une autre, et il me tardait bien que vous \nrentrassiez. \n\u2013 Qu\u2019y a -t-il donc ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oh ! je vous le donne en cent, monsieur, je vous le donne \nen mille de deviner la visite que j\u2019ai re\u00e7ue pour vous en votre \nabsence. \n\u2013 Quand cela ? \n\u2013 Il y a une demi -heure, tandis que vous \u00e9tiez chez \nM. de Tr\u00e9ville. \n\u2013 Et qui donc est venu ? Voyons, parle. \n\u2013 M. de Cavois. \n\u2013 M. de Cavois ? \n\u2013 En personn e. \n\u2013 Le capitaine des gardes de Son \u00c9minence ? \n\u2013 Lui-m\u00eame. \n\u2013 Il venait m\u2019arr\u00eater ? \n\u2013 Je m\u2019en suis dout\u00e9, monsieur, et cela malgr\u00e9 son air pat e-\nlin. \n\u2013 Il avait l\u2019air patelin, dis -tu ? \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire qu\u2019il \u00e9tait tout miel, monsieur. \n\u2013 Vraiment ? \n\u2013 Il venait, disait -il, de la part de Son \u00c9minence , qui vous \nvoulait beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais -\nRoyal. \n\u2013 Et tu lui as r\u00e9pondu ? \u2013 341 \u2013 \u2013 Que la chose \u00e9tait impossible, attendu que vous \u00e9tiez \nhors de la maison, comme il le pouvait voir. \n\u2013 Alors qu\u2019a -t-il dit ? \n\u2013 Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la \njourn\u00e9e ; puis il a ajout\u00e9 tout bas : \u00ab Dis \u00e0 ton ma\u00eetre que Son \n\u00c9minence est parfaitement dispos\u00e9e pour lui, et que sa fortune \nd\u00e9pend peut -\u00eatre de cette entrevue. \u00bb \n\u2013 Le pi\u00e8ge est assez maladr oit pour le cardinal, reprit en \nsouriant le jeune homme. \n\u2013 Aussi, je l\u2019ai vu, le pi\u00e8ge, et j\u2019ai r\u00e9pondu que vous seriez \nd\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 \u00e0 votre retour. \n\u2013 O\u00f9 est -il all\u00e9 ? a demand\u00e9 M. de Cavois. \u00c0 Troyes en \nChampagne, ai -je r\u00e9pondu. Et quand est -il parti ? \n\u2013 Hier soir. \u00bb \n\u2013 Planchet, mon ami, interrompit d\u2019Artagnan, tu es v\u00e9rit a-\nblement un homme pr\u00e9cieux. \n\u2013 Vous comprenez, monsieur, j\u2019ai pens\u00e9 qu\u2019il serait to u-\njours temps, si vous d\u00e9sirez voir M. de Cavois, de me d\u00e9mentir \nen di sant que vous n\u2019\u00e9tiez point parti ; ce serait moi, dans ce cas, \nqui aurais fait le mensonge, et comme je ne suis pas genti l-\nhomme, moi, je puis mentir. \n\u2013 Rassure -toi, Planchet, tu conserveras ta r\u00e9putation \nd\u2019homme v\u00e9ridique : dans un quart d\u2019heure nous partons. \n\u2013 C\u2019est le conseil que j\u2019allais do nner \u00e0 monsieur ; et o\u00f9 a l-\nlons- nous, sans \u00eatre trop curieux ? \n\u2013 Pardieu ! du c\u00f4t\u00e9 oppos\u00e9 \u00e0 celui vers lequel tu as dit que \nj\u2019\u00e9tais all\u00e9. D\u2019ailleurs, n\u2019as -tu pas autant de h\u00e2te d\u2019avoir des \nnouvelles de Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j\u2019en ai, \nmoi, de savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et Aramis ? \u2013 342 \u2013 \u2013 Si fait, monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous \nvoudrez ; l\u2019air de la province vaut mieux pour nous, \u00e0 ce que je \ncrois, en ce moment, que l\u2019air de Paris. Ainsi donc\u2026 \n\u2013 Ainsi donc, fais not re paquet, Planchet, et partons ; moi, \nje m\u2019en vais devant, les mains dans mes poches, pour qu\u2019on ne \nse doute de rien. Tu me rejoindras \u00e0 l\u2019h\u00f4tel des Gardes. \u00c0 pro-\npos, Planchet, je crois que tu as raison \u00e0 l\u2019endroit de notre h\u00f4te, \net que c\u2019est d\u00e9cid\u00e9ment u ne affreuse canaille. \n\u2013 Ah ! croyez -moi, monsieur, quand je vous dis quelque \nchose ; je suis physionomiste, moi, allez ! \u00bb \nD\u2019Artagnan descendit le premier, comme la chose avait \u00e9t\u00e9 \nconvenue ; puis, pour n\u2019avoir rien \u00e0 se reprocher, il se dirigea \nune derni\u00e8re fois vers la demeure de ses trois amis : on n\u2019avait \nre\u00e7u aucune nouvelle d\u2019eux, seulement une lettre toute parf u-\nm\u00e9e et d\u2019une \u00e9criture \u00e9l\u00e9gante et menue \u00e9tait arriv\u00e9e pour Ar a-\nmis. D\u2019Artagnan s\u2019en chargea. Dix minutes apr\u00e8s, Planchet le rejoignait dans le s \u00e9curies de l\u2019h\u00f4tel des Gardes. D\u2019Artagnan, \npour qu\u2019il n\u2019y e\u00fbt pas de temps perdu, avait d\u00e9j\u00e0 sell\u00e9 son cheval lui-m\u00eame. \n\u00ab C\u2019est bien, dit -il \u00e0 Planchet, lorsque celui -ci eut joint le \nportemanteau \u00e0 l\u2019\u00e9quipement ; maintenant selle les trois autres, \net par tons. \n\u2013 Croyez -vous que nous irons plus vite avec chacun deux \nchevaux ? demanda Planchet avec son air narquois. \n\u2013 Non, monsieur le mauvais plaisant, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, \nmais avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si toutefois nous l es retrouvons vivants. \n\u2013 Ce qui serait une grande chance, r\u00e9pondit Planchet, mais \nenfin il ne faut pas d\u00e9sesp\u00e9rer de la mis\u00e9ricorde de Dieu. \n\u2013 Amen \u00bb, dit d\u2019Artagnan en enfourchant son cheval. \nEt tous deux sortirent de l\u2019h\u00f4tel des Gardes, s\u2019\u00e9loign\u00e8rent \nchacun par un bout de la rue, l\u2019un devant quitter Paris par la \u2013 343 \u2013 barri\u00e8re de la Villette et l\u2019autre par la barri\u00e8re de Montmartre, \npour se rejoindre au -del\u00e0 de Saint -Denis, man\u0153uvre strat\u00e9gique \nqui, ayant \u00e9t\u00e9 ex\u00e9cut\u00e9e avec une \u00e9gale ponctualit\u00e9, fut couro n-\nn\u00e9e des plus heureux r\u00e9sultats. D\u2019Artagnan et Planchet entr \u00e8-\nrent ensemble \u00e0 Pierrefitte. \nPlanchet \u00e9tait plus courageux, il faut le dire, le jour que la \nnuit. \nCependant sa prudence naturelle ne l\u2019abandonnait pas un \nseul instant ; il n\u2019avait oubli\u00e9 aucun des inci dents du premier \nvoyage, et il tenait pour ennemis tous ceux qu\u2019il rencontrait sur \nla route. Il en r\u00e9sultait qu\u2019il avait sans cesse le chapeau \u00e0 la \nmain, ce qui lui valait de s\u00e9v\u00e8res mercuriales de la part de \nd\u2019Artagnan, qui craignait que, gr\u00e2ce \u00e0 cet exc\u00e8 s de politesse, on \nne le pr\u00eet pour le valet d\u2019un homme de peu. \nCependant, soit qu\u2019effectivement les passants fussent to u-\nch\u00e9s de l\u2019urbanit\u00e9 de Planchet, soit que cette fois personne ne \nf\u00fbt apost\u00e9 sur la route du jeune homme, nos deux voyageurs \narriv\u00e8rent \u00e0 Chantilly sans accident aucun et descendirent \u00e0 \nl\u2019h\u00f4tel du Grand Saint Martin , le m\u00eame dans lequel ils s\u2019\u00e9taient \narr\u00eat\u00e9s lors de leur premier voyage. \nL\u2019h\u00f4te, en voyant un jeune homme suivi d\u2019un laquais et de \ndeux chevaux de main, s\u2019avan\u00e7a respectueusement sur le seuil \nde la porte. Or, comme il avait d\u00e9j\u00e0 fait onze lieues, d\u2019Artagnan \njugea \u00e0 propos de s\u2019arr\u00eater, que Porthos f\u00fbt ou ne f\u00fbt pas dans \nl\u2019h\u00f4tel. Puis peut -\u00eatre n\u2019\u00e9tait -il pas prudent de s\u2019informer du \npremier coup de ce qu\u2019\u00e9tait devenu le mousquetair e. Il r\u00e9sulta \nde ces r\u00e9flexions que d\u2019Artagnan, sans demander aucune no u-\nvelle de qui que ce f\u00fbt, descendit, recommanda les chevaux \u00e0 son laquais, entra dans une petite chambre destin\u00e9e \u00e0 recevoir \nceux qui d\u00e9siraient \u00eatre seuls, et demanda \u00e0 son h\u00f4te une bo u-\nteille de son meilleur vin et un d\u00e9jeuner aussi bon que possible, demande qui corrobora encore la bonne opinion que \nl\u2019aubergiste avait prise de son voyageur \u00e0 la premi\u00e8re vue. \nAussi d\u2019Artagnan fut -il servi avec une c\u00e9l\u00e9rit\u00e9 miraculeuse. \u2013 344 \u2013 Le r\u00e9giment des ga rdes se recrutait parmi les premiers gen-\ntilshommes du royaume, et d\u2019Artagnan, suivi d\u2019un laquais et \nvoyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait, malgr\u00e9 \nla simplicit\u00e9 de son uniforme, manquer de faire sensation. \nL\u2019h\u00f4te voulut le servir lui -m\u00eame ; ce que voyant, d\u2019Artagnan fit \napporter deux verres et entama la conversation suivante : \n\u00ab Ma foi, mon cher h\u00f4te, dit d\u2019Artagnan en remplissant les \ndeux verres, je vous ai demand\u00e9 de votre meilleur vin et si vous \nm\u2019avez tromp\u00e9, vous allez \u00eatre puni par o\u00f9 v ous avez p\u00e9ch\u00e9, a t-\ntendu que, comme je d\u00e9teste boire seul, vous allez boire avec \nmoi. Prenez donc ce verre, et buvons. \u00c0 quoi boirons -nous, \nvoyons, pour ne blesser aucune susceptibilit\u00e9 ? Buvons \u00e0 la \nprosp\u00e9rit\u00e9 de votre \u00e9tablissement ! \n\u2013 Votre Seigneurie me fait honneur, dit l\u2019h\u00f4te, et je la r e-\nmercie bien sinc\u00e8rement de son bon souhait. \n\u2013 Mais ne vous y trompez pas, dit d\u2019Artagnan, il y a plus \nd\u2019\u00e9go\u00efsme peut -\u00eatre que vous ne le pensez dans mon toast : il \nn\u2019y a que les \u00e9tablissements qui prosp\u00e8rent dans lesqu els on soit \nbien re\u00e7u ; dans les h\u00f4tels qui p\u00e9riclitent, tout va \u00e0 la d\u00e9ban-\ndade, et le voyageur est victime des embarras de son h\u00f4te ; or, \nmoi qui voyage beaucoup et surtout sur cette route, je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune. \n\u2013 En effet, dit l\u2019h\u00f4te, il me semble que ce n\u2019est pas la pr e-\nmi\u00e8re fois que j\u2019ai l\u2019honneur de voir monsieur. \n\u2013 Bah ? je suis pass\u00e9 dix fois peut -\u00eatre \u00e0 Chantilly, et sur les \ndix fois je me suis arr\u00eat\u00e9 au moins trois ou quatre fois chez vous. \nTenez, j\u2019y \u00e9tais encore il y a dix ou douze jours \u00e0 peu pr\u00e8s ; je \nfaisais la conduite \u00e0 des amis, \u00e0 des mousquetaires, \u00e0 telle e n-\nseigne que l\u2019un d\u2019eux s\u2019est pris de dispute avec un \u00e9tranger, un \ninconnu, un homme qui lui a cherch\u00e9 je ne sais quelle querelle. \n\u2013 Ah ! oui vraiment ! dit l\u2019h\u00f4te, et je me le rappelle parfa i-\ntement. N\u2019est -ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut \nme parler ? \u2013 345 \u2013 \u2013 C\u2019est justement le nom de mon compagnon de voyage. \n\u00ab Mon Dieu ! mon cher h\u00f4te, dites -moi, lui serait -il arriv\u00e9 \nmalheur ? \n\u2013 Mais Votre Seigneurie a d\u00fb remarquer qu\u2019il n\u2019a pas pu \ncontinuer sa route. \n\u2013 En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous \nne l\u2019avons pas revu. \n\u2013 Il nous a fait l\u2019honneur de rester ici. \n\u2013 Comment ! il vous a fait l\u2019honneur de rester ici ? \n\u2013 Oui, monsieur, dans cet h\u00f4 tel ; nous sommes m\u00eame bien \ninquiets. \n\u2013 Et de quoi ? \n\u2013 De certaines d\u00e9penses qu\u2019il a faites. \n\u2013 Eh bien, mais les d\u00e9penses qu\u2019il a faites, il les paiera. \n\u2013 Ah ! monsieur, vous me mettez v\u00e9ritablement du baume \ndans le sang ! Nous avons fait de fort grandes avances, et ce m a-\ntin encore le chirurgien nous d\u00e9clarait que si M. Porthos ne le \npayait pas, c\u2019\u00e9tait \u00e0 moi qu\u2019il s\u2019en prendrait, attendu que c\u2019\u00e9tait \nmoi qui l\u2019avais envoy\u00e9 chercher. \n\u2013 Mais Porthos est donc bless\u00e9 ? \n\u2013 Je ne saurais vous le dire, monsieur. \n\u2013 Comment, vous ne sauriez me le dire ? vous devriez c e-\npendant \u00eatre mieux inform\u00e9 que personne. \n\u2013 Oui, mais dans notre \u00e9tat nous ne disons pas tout ce que \nnous savons, monsieur, surtout quand on nous a pr\u00e9venus que \nnos oreilles r\u00e9pondraient pour notre langue . \n\u2013 Eh bien, puis -je voir Porthos ? \u2013 346 \u2013 \u2013 Certainement, monsieur. Prenez l\u2019escalier, montez au \npremier et frappez au n\u00b0 1. Seulement, pr\u00e9venez que c\u2019est vous. \n\u2013 Comment ! que je pr\u00e9vienne que c\u2019est moi ? \n\u2013 Oui, car il pourrait vous arriver malheur. \n\u2013 Et quel m alheur voulez -vous qu\u2019il m\u2019arrive ? \n\u2013 M. Porthos peut vous prendre pour quelqu\u2019un de la ma i-\nson et, dans un mouvement de col\u00e8re, vous passer son \u00e9p\u00e9e \u00e0 \ntravers le corps ou vous br\u00fbler la cervelle. \n\u2013 Que lui avez -vous donc fait ? \n\u2013 Nous lui avons demand\u00e9 de l\u2019argent. \n\u2013 Ah ! diable, je comprends cela ; c\u2019est une demande que \nPorthos re\u00e7oit tr\u00e8s mal quand il n\u2019est pas en fonds ; mais je sais \nqu\u2019il devait y \u00eatre. \n\u2013 C\u2019est ce que nous avions pens\u00e9 aussi, monsieur ; comme \nla maison est fort r\u00e9guli\u00e8re et que nous fai sons nos comptes \ntoutes les semaines, au bout de huit jours nous lui avons pr\u00e9se n-\nt\u00e9 notre note ; mais il para\u00eet que nous sommes tomb\u00e9s dans un \nmauvais moment, car, au premier mot que nous avons prono n-\nc\u00e9 sur la chose, il nous a envoy\u00e9s \u00e0 tous les diables ; il est vrai \nqu\u2019il avait jou\u00e9 la veille. \n\u2013 Comment, il avait jou\u00e9 la veille ! et avec qui ? \n\u2013 Oh ! mon Dieu, qui sait cela ? avec un seigneur qui pa s-\nsait et auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet. \n\u2013 C\u2019est cela, le malheureux aura tout perdu. \n\u2013 Jusqu\u2019\u00e0 son cheval, monsieur, car lorsque l\u2019\u00e9tranger a \u00e9t\u00e9 \npour partir, nous nous sommes aper\u00e7us que son laquais sellait le cheval de M. Porthos. Alors nous lui en avons fait \nl\u2019observation, mais il nous a r\u00e9pondu que nous nous m\u00ealions de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval \u00e9tait \u00e0 lui. Nous \navons aussit\u00f4t fait pr\u00e9venir M. Porthos de ce qui se passait, mais \u2013 347 \u2013 il nous \u00e0 fait dire que nous \u00e9tions des faquins de douter de la \nparole d\u2019un gentilhomme, et que, puisque celui -l\u00e0 avait dit que \nle cheval \u00e9t ait \u00e0 lui, il fallait bien que cela f\u00fbt. \n\u2013 Je le reconnais bien l\u00e0, murmura d\u2019Artagnan. \n\u2013 Alors, continua l\u2019h\u00f4te, je lui fis r\u00e9pondre que du moment \no\u00f9 nous paraissions destin\u00e9s \u00e0 ne pas nous entendre \u00e0 l\u2019endroit \ndu paiement, j\u2019esp\u00e9rais qu\u2019il aurait au moin s la bont\u00e9 d\u2019accorder \nla faveur de sa pratique \u00e0 mon confr\u00e8re le ma\u00eetre de l\u2019Aigle \nd\u2019Or ; mais M. Porthos me r\u00e9pondit que mon h\u00f4tel \u00e9tant le mei l-\nleur, il d\u00e9sirait y rester. \n\u00ab Cette r\u00e9ponse \u00e9tait trop flatteuse pour que j\u2019insistasse sur \nson d\u00e9part. Je me bo rnai donc \u00e0 le prier de me rendre sa \nchambre, qui est la plus belle de l\u2019h\u00f4tel, et de se contenter d\u2019un joli petit cabinet au troisi\u00e8me. Mais \u00e0 ceci M. Porthos r\u00e9pondit \nque, comme il attendait d\u2019un moment \u00e0 l\u2019autre sa ma\u00eetresse, qui \n\u00e9tait une des plus gran des dames de la cour, je devais co m-\nprendre que la chambre qu\u2019il me faisait l\u2019honneur d\u2019habiter chez \nmoi \u00e9tait encore bien m\u00e9diocre pour une pareille personne. \n\u00ab Cependant, tout en reconnaissant la v\u00e9rit\u00e9 de ce qu\u2019il d i-\nsait, je crus devoir insister ; mais, sans m\u00eame se donner la peine \nd\u2019entrer en discussion avec moi, il prit son pistolet, le mit sur sa \ntable de nuit et d\u00e9clara qu\u2019au premier mot qu\u2019on lui dirait d\u2019un \nd\u00e9m\u00e9nagement quelconque \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur ou \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, il br \u00fb-\nlerait la cervelle \u00e0 celui qui serait assez imprudent pour se m\u00ealer d\u2019une chose qui ne regardait que lui. Aussi, depuis ce temps -l\u00e0, \nmonsieur, personne n\u2019entre plus dans sa chambre, si ce n\u2019est \nson domestique. \n\u2013 Mousqueton est donc ici ? \n\u2013 Oui, monsieur ; cinq jours apr\u00e8s son d\u00e9part, il est revenu \nde fort mauvaise humeur de son c\u00f4t\u00e9 ; il para\u00eet que lui aussi a eu \ndu d\u00e9sagr\u00e9ment dans son voyage. Malheureusement, il est plus \ningambe que son ma\u00eetre, ce qui fait que pour son ma\u00eetre il met \ntout sens dessus dessous, attendu que, comme il pense qu\u2019on \u2013 348 \u2013 pourrait lui refuser ce qu\u2019il demande, il prend tout ce dont il a \nbesoin sans demander. \n\u2013 Le fait est, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, que j\u2019ai toujours rema r-\nqu\u00e9 dans Mousqueton un d\u00e9vouement et une intelligence tr\u00e8s \nsup\u00e9rieurs. \n\u2013 Cela est possible, monsieur ; mais supposez qu\u2019il m\u2019arrive \nseulement quatre fois par an de me trouver en contact avec une \nintelligence et un d\u00e9vouement semblables, et je suis un homme \nruin\u00e9. \n\u2013 Non, car Porthos vous paiera. \n\u2013 Hum ! fit l\u2019h\u00f4telier d\u2019un ton de doute. \n\u2013 C\u2019est le favori d\u2019 une tr\u00e8s grande dame qui ne le laissera \npas dans l\u2019embarras pour une mis\u00e8re comme celle qu\u2019il vous \ndoit. \n\u2013 Si j\u2019ose dire ce que je crois l\u00e0 -dessus\u2026 \n\u2013 Ce que vous croyez ? \n\u2013 Je dirai plus : ce que je sais. \n\u2013 Ce que vous savez ? \n\u2013 Et m\u00eame ce dont je suis s\u00fbr . \n\u2013 Et de quoi \u00eates -vous s\u00fbr, voyons ? \n\u2013 Je dirai que je connais cette grande dame. \n\u2013 Vous ? \n\u2013 Oui, moi. \n\u2013 Et comment la connaissez -vous ? \n\u2013 Oh ! monsieur, si je croyais pouvoir me fier \u00e0 votre di s-\ncr\u00e9tion\u2026 \u2013 349 \u2013 \u2013 Parlez, et foi de gentilhomme, vous n\u2019aurez pas \u00e0 vous \nrepentir de votre confiance. \n\u2013 Eh bien, monsieur, vous concevez, l\u2019inqui\u00e9tude fait faire \nbien des choses. \n\u2013 Qu\u2019avez -vous fait ? \n\u2013 Oh ! d\u2019ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d\u2019un cr\u00e9a n-\ncier. \n\u2013 Enfin ? \n\u2013 M. Porthos nous a remis un billet pour cett e duchesse, en \nnous recommandant de le jeter \u00e0 la poste. Son domestique \nn\u2019\u00e9tait pas encore arriv\u00e9. Comme il ne pouvait pas quitter sa \nchambre, il fallait bien qu\u2019il nous charge\u00e2t de ses commissions. \n\u2013 Ensuite ? \n\u2013 Au lieu de mettre la lettre \u00e0 la poste, ce qui n\u2019est jamais \nbien s\u00fbr, j\u2019ai profit\u00e9 de l\u2019occasion de l\u2019un de mes gar\u00e7ons qui allait \u00e0 Paris, et je lui ai ordonn\u00e9 de la remettre \u00e0 cette duchesse \nelle-m\u00eame. C\u2019\u00e9tait remplir les intentions de M. Porthos, qui \nnous avait si fort recommand\u00e9 cette lettre, n \u2019est-ce pas ? \n\u2013 \u00c0 peu pr\u00e8s. \n\u2013 Eh bien, monsieur, savez -vous ce que c\u2019est que cette \ngrande dame ? \n\u2013 Non ; j\u2019en ai entendu parler \u00e0 Porthos, voil\u00e0 tout. \n\u2013 Savez -vous ce que c\u2019est que cette pr\u00e9tendue duchesse ? \n\u2013 Je vous le r\u00e9p\u00e8te, je ne la connais pas. \n\u2013 C\u2019est une vieille procureuse au Ch\u00e2telet, monsieur, \nnomm\u00e9e Mme Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et \nse donne encore des airs d\u2019\u00eatre jalouse. Cela me paraissait aussi \nfort singulier, une princesse qui demeure rue aux Ours. \u2013 350 \u2013 \u2013 Comment savez -vous cela ? \n\u2013 Parce qu\u2019elle s\u2019est mise dans une grande col\u00e8re en rec e-\nvant la lettre, disant que M. Porthos \u00e9tait un volage, et que \nc\u2019\u00e9tait encore pour quelque femme qu\u2019il avait re\u00e7u ce coup \nd\u2019\u00e9p\u00e9e. \n\u2013 Mais il a donc re\u00e7u un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e ? \n\u2013 Ah ! mon Dieu ! qu\u2019ai -je dit l\u00e0 ? \n\u2013 Vous avez dit que Porthos avait re\u00e7u un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e. \n\u2013 Oui ; mais il m\u2019avait si fort d\u00e9fendu de le dire ! \n\u2013 Pourquoi cela ? \n\u2013 Dame ! monsieur, parce qu\u2019il s\u2019\u00e9tait vant\u00e9 de perforer cet \n\u00e9tranger avec lequel vous l\u2019avez laisse en dispute, et que c\u2019 est cet \n\u00e9tranger, au contraire, qui, malgr\u00e9 toutes ses rodomontades, l\u2019a \ncouch\u00e9 sur le carreau. Or, comme M. Porthos est un homme fort \nglorieux, except\u00e9 envers la duchesse, qu\u2019il avait cru int\u00e9resser en lui faisant le r\u00e9cit de son aventure, il ne veut avou er \u00e0 personne \nque c\u2019est un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e qu\u2019il a re\u00e7u. \n\u2013 Ainsi c\u2019est donc un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e qui le retient dans son \nlit ? \n\u2013 Et un ma\u00eetre coup d\u2019\u00e9p\u00e9e, je vous l\u2019assure. Il faut que \nvotre ami ait l\u2019\u00e2me chevill\u00e9e dans le corps. \n\u2013 Vous \u00e9tiez donc l\u00e0 ? \n\u2013 Monsieur, j e les avais suivis par curiosit\u00e9, de sorte que \nj\u2019ai vu le combat sans que les combattants me vissent. \n\u2013 Et comment cela s\u2019est -il pass\u00e9 ? \n\u2013 Oh ! la chose n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 longue, je vous en r\u00e9ponds. Ils se \nsont mis en garde ; l\u2019\u00e9tranger a fait une feinte et s\u2019es t fendu ; \ntout cela si rapidement, que lorsque M. Porthos est arriv\u00e9 \u00e0 la \nparade, il avait d\u00e9j\u00e0 trois pouces de fer dans la poitrine. Il est \u2013 351 \u2013 tomb\u00e9 en arri\u00e8re. L\u2019\u00e9tranger lui a mis aussit\u00f4t la pointe de son \n\u00e9p\u00e9e \u00e0 la gorge ; et M. Porthos, se voyant \u00e0 la me rci de son a d-\nversaire, s\u2019est avou\u00e9 vaincu. Sur quoi, l\u2019\u00e9tranger lui a demand\u00e9 \nson nom et apprenant qu\u2019il s\u2019appelait M. Porthos, et non \nM. d\u2019Artagnan, lui a offert son bras, l\u2019a ramen\u00e9 \u00e0 l\u2019h\u00f4tel, est \nmont\u00e9 \u00e0 cheval et a disparu. \n\u2013 Ainsi c\u2019est \u00e0 M. d\u2019Artagna n qu\u2019en voulait cet \u00e9tranger ? \n\u2013 Il para\u00eet que oui. \n\u2013 Et savez -vous ce qu\u2019il est devenu ? \n\u2013 Non ; je ne l\u2019avais jamais vu jusqu\u2019\u00e0 ce moment et nous \nne l\u2019avons pas revu depuis. \n\u2013 Tr\u00e8s bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, \nvous dites que la ch ambre de Porthos est au premier, n\u00b0 1 ? \n\u2013 Oui, monsieur, la plus belle de l\u2019auberge ; une chambre \nque j\u2019aurais d\u00e9j\u00e0 eu dix fois l\u2019occasion de louer. \n\u2013 Bah ! tranquillisez vous, dit d\u2019Artagnan en riant ; Porthos \nvous paiera avec l\u2019argent de la duchesse Coqu enard. \n\u2013 Oh ! monsieur, procureuse ou duchesse, si elle l\u00e2chait les \ncordons de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a positivement \nr\u00e9pondu qu\u2019elle \u00e9tait lasse des exigences et des infid\u00e9lit\u00e9s de M. Porthos, et qu\u2019elle ne lui enverrait pas un denier. \n\u2013 Et avez -vous rendu cette r\u00e9ponse \u00e0 votre h\u00f4te ? \n\u2013 Nous nous en sommes bien gard\u00e9s : il aurait vu de quelle \nmani\u00e8re nous avions fait la commission. \n\u2013 Si bien qu\u2019il attend toujours son argent ? \n\u2013 Oh ! mon Dieu, oui ! Hier encore, il a \u00e9crit ; mais, cette \nfois, c\u2019est son domestique qui a mis la lettre \u00e0 la poste. \n\u2013 Et vous dites que la procureuse est vieille et laide. \u2013 352 \u2013 \u2013 Cinquante ans au moins, monsieur, et pas belle du tout, \u00e0 \nce qu\u2019a dit Pathaud. \n\u2013 En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir ; \nd\u2019ailleurs Porthos ne peut pas vous devoir grand -chose. \n\u2013 Comment, pas grand -chose ! Une vingtaine de pistoles \nd\u00e9j\u00e0, sans compter le m\u00e9decin. Oh ! il ne se refuse rien, allez ! \non voit qu\u2019il est habitu\u00e9 \u00e0 bien vivre. \n\u2013 Eh bien, si sa ma\u00eetresse l\u2019abandonne, il trouvera des \namis, je vous le certifie. Ainsi, mon cher h\u00f4te, n\u2019ayez aucune \ninqui \u00e9tude, et continuez d\u2019avoir pour lui tous les soins qu\u2019exige \nson \u00e9tat. \n\u2013 Monsieur m\u2019a promis de ne pas parler de la procureuse et \nde ne pas dire un mot de la blessure. \n\u2013 C\u2019est chose convenue ; vous avez ma parole. \n\u2013 Oh ! c\u2019est qu\u2019il me tuerait, voyez -vous ! \n\u2013 N\u2019ayez pas peur ; il n\u2019est pas si diable qu\u2019il en a l\u2019air. \nEn disant ces mots, d\u2019Artagnan monta l\u2019escalier, laissant \nson h\u00f4te un peu plus rassur\u00e9 \u00e0 l\u2019endroit de deux chos es au x-\nquelles il paraissait beaucoup tenir : sa cr\u00e9ance et sa vie. \nAu haut de l\u2019escalier, sur la porte la plus apparente du co r-\nridor \u00e9tait trac\u00e9, \u00e0 l\u2019encre noire, un n\u00b0 1 gigantesque ; \nd\u2019Artagnan frappa un coup, et, sur l\u2019invitation de passer outre \nqui lui vint de l\u2019int\u00e9rieur, il entra. \nPorthos \u00e9tait couch\u00e9, et faisait une partie de lansquenet \navec Mousqueton, pour s\u2019entretenir la main, tandis qu\u2019une broche charg\u00e9e de perdrix tournait devant le feu, et qu\u2019\u00e0 chaque \ncoin d\u2019une grande chemin\u00e9e bouillaient sur deux r\u00e9chauds deux \ncasseroles, d\u2019o\u00f9 s\u2019exhalait une double odeur de gibelotte et de \nmatelote qui r\u00e9jouissait l\u2019odorat. En outre, le haut d\u2019un secr \u00e9-\ntaire et le marbre d\u2019une commode \u00e9taient couverts de bouteilles vides. \u2013 353 \u2013 \u00c0 la vue de son ami, Porthos jeta un gr and cri de joie ; et \nMousqueton, se levant respectueusement, lui c\u00e9da la place et \ns\u2019en alla donner un coup d\u2019\u0153il aux deux casseroles, dont il p a-\nraissait avoir l\u2019inspection particuli\u00e8re. \n\u00ab Ah ! pardieu ! c\u2019est vous, dit Porthos \u00e0 d\u2019Artagnan, soyez \nle bienvenu, et excusez -moi si je ne vais pas au -devant de vous. \nMais, ajouta- t-il en regardant d\u2019Artagnan avec une certaine i n-\nqui\u00e9tude, vous savez ce qui m\u2019est arriv\u00e9 ? \n\u2013 Non. \n\u2013 L\u2019h\u00f4te ne vous a rien dit ? \n\u2013 J\u2019ai demand\u00e9 apr\u00e8s vous, et je suis mont\u00e9 tout droit. \u00bb \n\u2013 Porthos parut respirer plus librement. \n\u00ab Et que vous est -il donc arriv\u00e9, mon cher Porthos ? cont i-\nnua d\u2019Artagnan. \n\u2013 Il m\u2019est arriv\u00e9 qu\u2019en me fendant sur mon adversaire, \u00e0 \nqui j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 allong\u00e9 trois coups d\u2019\u00e9p\u00e9e, et avec lequel je vo u-\nlais en finir d\u2019un quatri\u00e8me, mon pied a port\u00e9 sur une pierre, et \nje me suis foul\u00e9 le genou. \n\u2013 Vraiment ? \n\u2013 D\u2019honneur ! Heureusement pour le maraud, car je ne \nl\u2019aurais laiss\u00e9 que mort sur la place, je vous en r\u00e9ponds. \n\u2013 Et qu\u2019est -il devenu ? \n\u2013 Oh ! je n\u2019en sais rien ; il en a eu assez, et il est parti sans \ndemander son reste ; mais vous, mon cher d\u2019Artagnan, que vous \nest-il arriv\u00e9 ? \n\u2013 De sorte, continua d\u2019Artagnan, que cette foulure, mon \ncher Porthos, vous retient au lit ? \n\u2013 Ah ! mon Dieu, oui, voil\u00e0 tout ; du reste, dans qu elques \njours je serai sur pied. \u2013 354 \u2013 \u2013 Pourquoi alors ne vous \u00eates -vous pas fait transporter \u00e0 \nParis ? Vous devez vous ennuyer cruellement ici. \n\u2013 C\u2019\u00e9tait mon intention ; mais, mon cher ami, il faut que je \nvous avoue une chose. \n\u2013 Laquelle ? \n\u2013 C\u2019est que, comme je m\u2019ennuyais cruellement, ainsi que \nvous le dites, et que j\u2019avais dans ma poche les soixante -quinze \npistoles que vous m\u2019aviez distribu\u00e9es j\u2019ai, pour me distraire, fait \nmonter pr\u00e8s de moi un gentilhomme qui \u00e9tait de passage, et \nauquel j\u2019ai propos\u00e9 de faire u ne partie de d\u00e9s. Il a accept\u00e9, et, \nma foi, mes soixante -quinze pistoles sont pass\u00e9es de ma poche \ndans la sienne, sans compter mon cheval, qu\u2019il a encore emport\u00e9 \npar dessus le march\u00e9. Mais vous, mon cher d\u2019Artagnan ? \n\u2013 Que voulez -vous, mon cher Porthos, on ne peut pas \u00eatre \nprivil\u00e9gi\u00e9 de toutes fa\u00e7ons, dit d\u2019Artagnan ; vous savez le pr o-\nverbe : \u201cMalheureux au jeu, heureux en amour.\u201d Vous \u00eates trop \nheureux en amour pour que le jeu ne se venge pas ; mais que \nvous importent, \u00e0 vous, les revers de la fortune ! n\u2019avez -vous \npas, heureux coquin que vous \u00eates, n\u2019avez -vous pas votre d u-\nchesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide ? \n\u2013 Eh bien, voyez, mon cher d\u2019Artagnan, comme je joue de \nguignon, r\u00e9pondit Porthos de l\u2019air le plus d\u00e9gag\u00e9 du monde ! je \nlui ai \u00e9crit de m\u2019envoyer quelque cinquante louis dont j\u2019avais \nabsolument besoin, vu la position o\u00f9 je me trouvais\u2026 \n\u2013 Eh bien ? \n\u2013 Eh bien, il faut qu\u2019elle soit dans ses terres, car elle ne m a \npas r\u00e9pondu. \n\u2013 Vraiment ? \n\u2013 Non. Aussi je lui ai adress\u00e9 hier une seconde \u00e9p\u00eet re plus \npressante encore que la premi\u00e8re ; mais vous voil\u00e0, mon tr\u00e8s \ncher, parlons de vous. Je commen\u00e7ais, je vous l\u2019avoue, \u00e0 \u00eatre \ndans une certaine inqui\u00e9tude sur votre compte. \u2013 355 \u2013 \u2013 Mais votre h\u00f4te se conduit bien envers vous, \u00e0 ce qu\u2019il p a-\nra\u00eet, mon cher Por thos, dit d\u2019Artagnan, montrant au malade les \ncasseroles pleines et les bouteilles vides. \n\u2013 Couci -couci ! r\u00e9pondit Porthos. Il y a d\u00e9j\u00e0 trois ou quatre \njours que l\u2019impertinent m\u2019a mont\u00e9 son compte, et que je les ai \nmis \u00e0 la porte, son compte et lui ; de sor te que je suis ici comme \nune fa\u00e7on de vainqueur, comme une mani\u00e8re de conqu\u00e9rant. \nAussi, vous le voyez, craignant toujours d\u2019\u00eatre forc\u00e9 dans la p o-\nsition, je suis arm\u00e9 jusqu\u2019aux dents. \n\u2013 Cependant, dit en riant d\u2019Artagnan, il me semble que de \ntemps en temps vous faites des sorties. \u00bb \nEt il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles. \n\u00ab Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette m i-\ns\u00e9rable foulure me retient au lit, mais Mousqueton bat la cam-\npagne, et il rapporte des vivres. Mousqueton, mon ami, cont i-\nnua Porthos, vous voyez qu\u2019il nous arrive du renfort, il nous \nfaudra un suppl\u00e9ment de victuailles. \n\u2013 Mousqueton, dit d\u2019Artagnan, il faudra que vous me ren-\ndiez un service. \n\u2013 Lequel, monsieur ? \n\u2013 C\u2019est de donner votre recette \u00e0 Planchet ; je pourrais m e \ntrouver assi\u00e9g\u00e9 \u00e0 mon tour, et je ne serais pas f\u00e2ch\u00e9 qu\u2019il me f\u00eet \njouir des m\u00eames avantages dont vous gratifiez votre ma\u00eetre. \n\u2013 Eh ! mon Dieu ! monsieur, dit Mousqueton d\u2019un air m o-\ndeste, rien de plus facile. Il s\u2019agit d\u2019\u00eatre adroit, voil\u00e0 tout. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 \n\u00e9lev\u00e9 \u00e0 la campagne, et mon p\u00e8re, dans ses moments perdus, \u00e9tait quelque peu braconnier. \n\u2013 Et le reste du temps, que faisait -il ? \n\u2013 Monsieur, il pratiquait une industrie que j\u2019ai toujours \ntrouv\u00e9e assez heureuse. \u2013 356 \u2013 \u2013 Laquelle ? \n\u2013 Comme c\u2019\u00e9tait au temps des g uerres des catholiques et \ndes huguenots, et qu\u2019il voyait les catholiques exterminer les h u-\nguenots, et les huguenots exterminer les catholiques, le tout au \nnom de la religion, il s\u2019\u00e9tait fait une croyance mixte, ce qui lui \npermettait d\u2019\u00eatre tant\u00f4t catholiqu e, tant\u00f4t huguenot. Or il se \npromenait habituellement, son escopette sur l\u2019\u00e9paule, derri\u00e8re \nles haies qui bordent les chemins, et quand il voyait venir un \ncatholique seul, la religion protestante l\u2019emportait aussit\u00f4t dans \nson esprit. Il abaissait son escop ette dans la direction du voy a-\ngeur ; puis, lorsqu\u2019il \u00e9tait \u00e0 dix pas de lui, il entamait un di a-\nlogue qui finissait presque toujours par l\u2019abandon que le voy a-\ngeur faisait de sa bourse pour sauver sa vie. Il va sans dire que \nlorsqu\u2019il voyait venir un hugueno t, il se sentait pris d\u2019un z\u00e8le \ncath olique si ardent, qu\u2019il ne comprenait pas comment, un quart \nd\u2019heure auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la sup\u00e9rior i-\nt\u00e9 de notre sainte religion. Car, moi, monsieur, je suis cath o-\nlique, mon p\u00e8re, fid\u00e8le \u00e0 ses pri ncipes, ayant fait mon fr\u00e8re a\u00een\u00e9 \nhuguenot. \n\u2013 Et comment a fini ce digne homme ? demanda \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Oh ! de la fa\u00e7on la plus malheureuse, monsieur. Un jour, \nil s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9 pris dans un chemin creux entre un huguenot et \nun catholique \u00e0 qui il avait d\u00e9 j\u00e0 eu affaire, et qui le reconnurent \ntous deux ; de sorte qu\u2019ils se r\u00e9unirent contre lui et le pendirent \n\u00e0 un arbre ; puis ils vinrent se vanter de la belle \u00e9quip\u00e9e qu\u2019ils \navaient faite dans le cabaret du premier village, o\u00f9 nous \u00e9tions \u00e0 boire, mon fr\u00e8re et moi. \n\u2013 Et que f\u00eetes -vous ? dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Nous les laiss\u00e2mes dire, reprit Mousqueton. Puis comme, \nen sortant de ce cabaret, ils prenaient chacun une route opp o-\ns\u00e9e, mon fr\u00e8re alla s\u2019embusquer sur le chemin du catholique, et moi sur celui du protestant . Deux heures apr\u00e8s, tout \u00e9tait fini, \nnous leur avions fait \u00e0 chacun son affaire, tout en admirant la \u2013 357 \u2013 pr\u00e9voyance de notre pauvre p\u00e8re qui avait pris la pr\u00e9caution de \nnous \u00e9lever chacun dans une religion diff\u00e9rente. \n\u2013 En effet, comme vous le dites, Mousquet on, votre p\u00e8re \nme para\u00eet avoir \u00e9t\u00e9 un gaillard fort intelligent. Et vous dites \ndonc que, dans ses moments perdus, le brave homme \u00e9tait br a-\nconnier ? \n\u2013 Oui, monsieur, et c\u2019est lui qui m\u2019a appris \u00e0 nouer un co l-\nlet et \u00e0 placer une ligne de fond. Il en r\u00e9sulte que lorsque j\u2019ai vu \nque notre gredin d\u2019h\u00f4te nous nourrissait d\u2019un tas de grosses \nviandes bonnes pour des manants, et qui n\u2019allaient point \u00e0 deux \nestomacs aussi d\u00e9bilit\u00e9s que les n\u00f4tres, je me suis remis quelque \npeu \u00e0 mon ancien m\u00e9tier. Tout en me promenant dans le bois de \nM. le Prince, j\u2019ai tendu des collets dans les pass\u00e9es ; tout en me \ncouchant au bord des pi\u00e8ces d\u2019eau de Son Altesse, j\u2019ai gliss\u00e9 des lignes dans les \u00e9tangs. De sorte que maintenant, gr\u00e2ce \u00e0 Dieu, \nnous ne manquons pas, comme monsieur peut s\u2019en assurer, de \nperdrix et de lapins, de carpes et d\u2019anguilles, tous aliments l \u00e9-\ngers et sains, convenables pour des malades. \n\u2013 Mais le vin, dit d\u2019Artagnan, qui fournit le vin ? c\u2019est votre \nh\u00f4te ? \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire, oui et non. \n\u2013 Comment, oui et non ? \n\u2013 Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu\u2019il a cet honneur. \n\u2013 Expliquez -vous, Mousqueton, votre conversation est \npleine de choses instructives. \n\u2013 Voici, monsieur. Le hasard a fait que j\u2019ai rencontr\u00e9 dans \nmes p\u00e9r\u00e9grinations un Espagnol qui avait vu beaucoup d e pays, \net entre autres le Nouveau Monde. \n\u2013 Quel rapport le Nouveau Monde peut -il avoir avec les \nbouteilles qui sont sur ce secr\u00e9taire et sur cette commode ? \n\u2013 Patience, monsieur, chaque chose viendra \u00e0 son tour. \u2013 358 \u2013 \u2013 C\u2019est juste, Mousqueton ; je m\u2019en rapport e \u00e0 vous, et \nj\u2019\u00e9coute. \n\u2013 Cet Espagnol avait \u00e0 son service un laquais qui l\u2019avait ac-\ncompagn\u00e9 dans son voyage au Mexique. Ce laquais \u00e9tait mon \ncompatriote, de sorte que nous nous li\u00e2mes d\u2019autant plus rap i-\ndement qu\u2019il y avait entre nous de grands rapports de caract\u00e8re. Nous aimions tous deux la chasse par -dessus tout, de sorte qu\u2019il \nme racontait comment, dans les plaines de pampas, les naturels du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples n\u0153uds \ncoulants qu\u2019ils jettent au cou de ces terribles anima ux. D\u2019abord, \nje ne voulais pas croire qu\u2019on p\u00fbt en arriver \u00e0 ce degr\u00e9 d\u2019adresse, de jeter \u00e0 vingt ou trente pas l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 d\u2019une corde o\u00f9 l\u2019on \nveut ; mais devant la preuve il fallait bien reconna\u00eetre la v\u00e9rit\u00e9 \ndu r\u00e9cit. Mon ami pla\u00e7ait une bouteille \u00e0 tre nte pas, et \u00e0 chaque \ncoup il lui prenait le goulot dans un n\u0153ud coulant. Je me livrai \u00e0 \ncet exercice, et comme la nature m\u2019a dou\u00e9 de quelques facult\u00e9s, \naujourd\u2019hui je jette le lasso aussi bien qu\u2019aucun homme du \nmonde. Eh bien, comprenez -vous ? Notre h\u00f4te a une cave tr\u00e8s \nbien garnie, mais dont la clef ne le quitte pas ; seulement, cette \ncave a un soupirail. Or, par ce soupirail, je jette le lasso ; et \ncomme je sais maintenant o\u00f9 est le bon coin, j\u2019y puise. Voici, monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve \u00eatre en ra p-\nport avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secr\u00e9taire. Maintenant, voulez -vous go\u00fbter notre vin, et, sans \npr\u00e9vention, vous nous direz ce que vous en pensez. \n\u2013 Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de \nd\u00e9jeuner. \n\u2013 Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis \nque nous d\u00e9jeunerons, nous, d\u2019Artagnan nous racontera ce qu\u2019il \nest devenu lui -m\u00eame, depuis dix jours qu\u2019il nous a quitt\u00e9s. \n\u2013 Volontiers \u00bb, dit d\u2019Artagnan. \nTandis que Porthos et Mousqueton d\u00e9jeunaient avec des \napp\u00e9tits de convalescents et cette cordialit\u00e9 de fr\u00e8res qui ra p-\nproche les hommes dans le malheur, d\u2019Artagnan raconta co m-\u2013 359 \u2013 ment Aramis bless\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 forc\u00e9 de s\u2019arr\u00eater \u00e0 Cr\u00e8vec\u0153ur, \ncomment il avait laiss\u00e9 Athos se d\u00e9battre \u00e0 Amiens entre les \nmain s de quatre hommes qui l\u2019accusaient d\u2019\u00eatre un faux -\nmonnayeur, et comment, lui, d\u2019Artagnan, avait \u00e9t\u00e9 forc\u00e9 de pa s-\nser sur le ventre du comte de Wardes pour arriver jusqu\u2019en A n-\ngleterre. \nMais l\u00e0 s\u2019arr\u00eata la confidence de d\u2019Artagnan ; il annon\u00e7a \nseulement qu\u2019\u00e0 son retour de la Grande -Bretagne il avait ram e-\nn\u00e9 quatre chevaux magnifiques, dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons, puis il termina en annon\u00e7ant \u00e0 \nPorthos que celui qui lui \u00e9tait destin\u00e9 \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 install\u00e9 dans \nl\u2019\u00e9curie de l\u2019h\u00f4tel. \nEn ce moment Planchet entra ; il pr\u00e9venait son ma\u00eetre que \nles chevaux \u00e9taient suffisamment repos\u00e9s, et qu\u2019il serait possible \nd\u2019aller coucher \u00e0 Clermont. \u2013 360 \u2013 CHAPITRE XXVI \nLA TH\u00c8SE D\u2019ARAMIS \n \nD\u2019Artagnan n\u2019avait rien dit \u00e0 Porthos de sa blessure ni de sa \nprocureus e. C\u2019\u00e9tait un gar\u00e7on fort sage que notre B\u00e9arnais, si \njeune qu\u2019il f\u00fbt. En cons\u00e9quence, il avait fait semblant de croire \ntout ce que lui avait racont\u00e9 le glorieux mousquetaire, convai n-\ncu qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019amiti\u00e9 qui tienne \u00e0 un secret surpris, surtout quand ce secret int\u00e9resse l\u2019orgueil ; puis on a toujours une ce r-\ntaine sup\u00e9riorit\u00e9 morale sur ceux dont on sait la vie. \nOr d\u2019Artagnan, dans ses projets d\u2019intrigue \u00e0 venir, et d\u00e9cid\u00e9 \nqu\u2019il \u00e9tait \u00e0 faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune, d\u2019Art agnan n\u2019\u00e9tait pas f\u00e2ch\u00e9 de r\u00e9unir d\u2019avance dans sa \nmain les fils invisibles \u00e0 l\u2019aide desquels il comptait les mener. \nCependant, tout le long de la route, une profonde tristesse \nlui serrait le c\u0153ur : il pensait \u00e0 cette jeune et jolie \nMme Bonacieux qui devai t lui donner le prix de son d\u00e9vou e-\nment ; mais, h\u00e2tons -nous de le dire, cette tristesse venait moins \nchez le jeune homme du regret de son bonheur perdu que de la crainte qu\u2019il \u00e9prouvait qu\u2019il n\u2019arriv\u00e2t malheur \u00e0 cette pauvre \nfemme. Pour lui, il n\u2019y avait pa s de doute, elle \u00e9tait victime \nd\u2019une vengeance du cardinal et comme on le sait, les vengeances \nde Son \u00c9minence \u00e9taient terribles. Comment avait- il trouv\u00e9 \ngr\u00e2ce devant les yeux du ministre, c\u2019est ce qu\u2019il ignorait lui -\nm\u00eame et sans doute ce que lui e\u00fbt r\u00e9v\u00e9l \u00e9 M. de Cavois, si le cap i-\ntaine des gardes l\u2019e\u00fbt trouv\u00e9 chez lui. \nRien ne fait marcher le temps et n\u2019abr\u00e8ge la route comme \nune pens\u00e9e qui absorbe en elle- m\u00eame toutes les facult\u00e9s de \nl\u2019organisation de celui qui pense. L\u2019existence ext\u00e9rieure res-\nsemble alors \u00e0 un sommeil dont cette pens\u00e9e est le r\u00eave. Par son \ninfluence, le temps n\u2019a plus de mesure, l\u2019espace n\u2019a plus de di s-\u2013 361 \u2013 tance. On part d\u2019un lieu, et l\u2019on arrive \u00e0 un autre, voil\u00e0 tout. De \nl\u2019intervalle parcouru, rien ne reste pr\u00e9sent \u00e0 votre souvenir \nqu\u2019un brouillard vague dans lequel s\u2019effacent mille images co n-\nfuses d\u2019arbres, de montagnes et de paysages. Ce fut en proie \u00e0 cette hallucination que d\u2019Artagnan franchit, \u00e0 l\u2019allure que vo ulut \nprendre son cheval, les six ou huit lieues qui s\u00e9parent Cha ntilly \nde Cr\u00e8vec\u0153ur, sans qu\u2019en arrivant dans ce village il se so uv\u00eent \nd\u2019aucune des choses qu\u2019il avait rencontr\u00e9es sur sa route. \nL\u00e0 seulement la m\u00e9moire lui revint, il secoua la t\u00eate ape r-\n\u00e7ut le cabaret o\u00f9 il avait laiss\u00e9 Aramis, et, mettant son cheval au \ntrot, il s\u2019arr\u00eata \u00e0 la porte. \nCette fois ce ne fut pas un h\u00f4te, mais une h\u00f4tesse qui le r e-\n\u00e7ut ; d\u2019Artagnan \u00e9tait physionomiste, il enveloppa d\u2019un coup \nd\u2019\u0153il la grosse figure r\u00e9jouie de la ma\u00eetresse du lieu, et comprit \nqu\u2019il n\u2019avait pas besoin de dissimuler avec elle et qu \u2019il n\u2019avait \nrien \u00e0 craindre de la part d\u2019une si joyeuse physionomie. \n\u00ab Ma bonne dame, lui demanda d\u2019Artagnan, pourriez -vous \nme dire ce qu\u2019est devenu un de mes amis, que nous avons \u00e9t\u00e9 \nforc\u00e9s de laisser ici il y a une douzaine de jours ? \n\u2013 Un beau jeune hom me de vingt -trois \u00e0 vingt -quatre ans, \ndoux, aimable, bien fait ? \n\u2013 De plus, bless\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9paule. \n\u2013 C\u2019est cela ! \n\u2013 Justement. \n\u2013 Eh bien, monsieur, il est toujours ici. \n\u2013 Ah ! pardieu, ma ch\u00e8re dame, dit d\u2019Artagnan en mettant \npied \u00e0 terre et en jetant la bride de son cheval au bras de Pla n-\nchet, vous me rendez la vie ; o\u00f9 est -il, ce cher Aramis, que je \nl\u2019embrasse ? car, je l\u2019avoue, j\u2019ai h\u00e2te de le revoir. \n\u2013 Pardon, monsieur, mais je doute qu\u2019il puisse vous rec e-\nvoir en ce moment. \u2013 362 \u2013 \u2013 Pourquoi cela ? est -ce qu\u2019il es t avec une femme ? \n\u2013 J\u00e9sus ! que dites -vous l\u00e0 ! le pauvre gar\u00e7on ! Non, mon-\nsieur, il n\u2019est pas avec une femme. \n\u2013 Et avec qui est -il donc ? \n\u2013 Avec le cur\u00e9 de Montdidier et le sup\u00e9rieur des j\u00e9suites \nd\u2019Amiens. \n\u2013 Mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, le pauvre gar\u00e7o n irait -il \nplus mal ? \n\u2013 Non, monsieur, au contraire ; mais, \u00e0 la suite de sa mal a-\ndie, la gr\u00e2ce l\u2019a touch\u00e9 et il s\u2019est d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 entrer dans les ordres. \n\u2013 C\u2019est juste, dit d\u2019Artagnan, j\u2019avais oubli\u00e9 qu\u2019il n\u2019\u00e9tait \nmousquetaire que par int\u00e9rim. \n\u2013 Monsieur insi ste-t-il toujours pour le voir ? \n\u2013 Plus que jamais. \n\u2013 Eh bien, monsieur n\u2019a qu\u2019\u00e0 prendre l\u2019escalier \u00e0 droite \ndans la cour, au second, n\u00b0 5. \u00bb \nD\u2019Artagnan s\u2019\u00e9lan\u00e7a dans la direction indiqu\u00e9e et trouva un \nde ces escaliers ext\u00e9rieurs comme nous en voyons encor e au-\njourd\u2019hui dans les cours des anciennes auberges. Mais on \nn\u2019arrivait pas ainsi chez le futur abb\u00e9 ; les d\u00e9fil\u00e9s de la chambre \nd\u2019Aramis \u00e9taient gard\u00e9s ni plus ni moins que les jardins d\u2019Aramis ; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le pas-\nsage avec d\u2019autant plus d\u2019intr\u00e9pidit\u00e9 qu\u2019apr\u00e8s bien des ann\u00e9es \nd\u2019\u00e9preuve, Bazin se voyait enfin pr\u00e8s d\u2019arriver au r\u00e9sultat qu\u2019il \navait \u00e9ternellement ambitionn\u00e9. \nEn effet, le r\u00eave du pauvre Bazin avait toujours \u00e9t\u00e9 de servir \nun homme d\u2019 \u00c9glise , et il attendait av ec impatience le moment \nsans cesse entrevu dans l\u2019avenir o\u00f9 Aramis jetterait enfin la c a-\nsaque aux orties pour prendre la soutane. La promesse renouv e-\nl\u00e9e chaque jour par le jeune homme que le moment ne pouvait \u2013 363 \u2013 tarder l\u2019avait seule retenu au service d\u2019un mou squetaire, service \ndans lequel, disait -il, il ne pouvait manquer de perdre son \u00e2me. \nBazin \u00e9tait donc au comble de la joie. Selon toute probabil i-\nt\u00e9, cette fois son ma\u00eetre ne se d\u00e9dirait pas. La r\u00e9union de la do u-\nleur physique \u00e0 la douleur morale avait produi t l\u2019effet si lon g-\ntemps d\u00e9sir\u00e9 : Aramis, souffrant \u00e0 la fois du corps et de l\u2019\u00e2me, \navait enfin arr\u00eat\u00e9 sur la religion ses yeux et sa pens\u00e9e, et il avait \nregard\u00e9 comme un avertissement du Ciel le double accident qui \nlui \u00e9tait arriv\u00e9, c\u2019est -\u00e0-dire la disparit ion subite de sa ma\u00eetresse \net sa blessure \u00e0 l\u2019\u00e9paule. \nOn comprend que rien ne pouvait, dans la disposition o\u00f9 il \nse trouvait, \u00eatre plus d\u00e9sagr\u00e9able \u00e0 Bazin que l\u2019arriv\u00e9e de d\u2019Artagnan, laquelle pouvait rejeter son ma\u00eetre dans le tourbi l-\nlon des id\u00e9es mondai nes qui l\u2019avaient si longtemps entra\u00een\u00e9. Il \nr\u00e9solut donc de d\u00e9fendre bravement la porte ; et comme, trahi \npar la ma\u00eetresse de l\u2019auberge, il ne pouvait dire qu\u2019Aramis \u00e9tait \nabsent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le \ncomble de l\u2019indiscr \u00e9tion que de d\u00e9ranger son ma\u00eetre dans la \npieuse conf\u00e9rence qu\u2019il avait entam\u00e9e depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne pouvait \u00eatre termin\u00e9e avant le soir. \nMais d\u2019Artagnan ne tint aucun compte de l\u2019\u00e9loquent di s-\ncours de ma\u00eetre Bazin, et comme il ne se souciait pas d\u2019entamer \nune pol\u00e9mique avec le valet de son ami, il l\u2019\u00e9carta tout simpl e-\nment d\u2019une main, et de l\u2019autre il tourna le bouton de la porte n\u00b0 5. \nLa porte s\u2019ouvrit, et d\u2019Artagnan p\u00e9n\u00e9tra dans la chambre. \nAramis, en surtout noir, le chef accommod\u00e9 d\u2019une esp\u00e8ce \nde coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal \u00e0 une c a-\nlotte, \u00e9tait assis devant une table oblongue couverte de rouleaux \nde papier et d\u2019\u00e9normes in -folio ; \u00e0 sa droite \u00e9tait assis le sup \u00e9-\nrieur des j\u00e9suites, et \u00e0 sa gauche le cur\u00e9 de Mon tdidier. Les r i-\ndeaux \u00e9taient \u00e0 demi clos et ne laissaient p\u00e9n\u00e9trer qu\u2019un jour \nmyst\u00e9rieux, m\u00e9nag\u00e9 pour une b\u00e9ate r\u00eaverie. Tous les objets \nmondains qui peuvent frapper l\u2019\u0153il quand on entre dans la \u2013 364 \u2013 chambre d\u2019un jeune homme, et surtout lorsque ce jeune homme \nest mousqu etaire, avaient disparu comme par enchantement ; \net, de peur sans doute que leur vue ne ramen\u00e2t son ma\u00eetre aux \nid\u00e9es de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l\u2019\u00e9p\u00e9e, les \npistolets, le chapeau \u00e0 plume, les broderies et les dentelles de \ntout gen re et de toute esp\u00e8ce. \nMais, en leur lieu et place, d\u2019Artagnan crut apercevoir dans \nun coin obscur comme une forme de discipline suspendue par \nun clou \u00e0 la muraille. \nAu bruit que fit d\u2019Artagnan en ouvrant la porte, Aramis l e-\nva la t\u00eate et reconnut son ami. Mais, au grand \u00e9tonnement du \njeune homme, sa vue ne parut pas produire une grande impres-sion sur le mousquetaire, tant son esprit \u00e9tait d\u00e9tach\u00e9 des \nchoses de la terre. \n\u00ab Bonjour, cher d\u2019Artagnan, dit Aramis ; croyez que je suis \nheureux de vous voir. \n\u2013 Et m oi aussi, dit d\u2019Artagnan, quoique je ne sois pas e n-\ncore bien s\u00fbr que ce soit \u00e0 Aramis que je parle. \n\u2013 \u00c0 lui-m\u00eame, mon ami, \u00e0 lui -m\u00eame ; mais qui a pu vous \nfaire douter ? \n\u2013 J\u2019avais peur de me tromper de chambre, et j\u2019ai cru \nd\u2019abord entrer dans l\u2019appartement de quelque homme \u00c9glise ; \npuis une autre erreur m\u2019a pris en vous trouvant en compagnie \nde ces messieurs : c\u2019est que vous ne fussiez gravement malade. \u00bb \nLes deux hommes noirs lanc\u00e8rent sur d\u2019Artagnan, dont ils \ncomprirent l\u2019intention, un regard presque mena \u00e7ant ; mais \nd\u2019Artagnan ne s\u2019en inqui\u00e9ta pas. \n\u00ab Je vous trouble peut -\u00eatre, mon cher Aramis, continua \nd\u2019Artagnan ; car, d\u2019apr\u00e8s ce que je vois, je suis port\u00e9 \u00e0 croire que \nvous vous confessez \u00e0 ces messieurs. \u00bb \nAramis rougit imperceptiblement. \u2013 365 \u2013 \u00ab Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je \nvous le jure ; et comme preuve de ce que je dis, permettez -moi \nde me r\u00e9jouir en vous voyant sain et sauf. \n\u2013 Ah ! il y vient enfin ! pensa d\u2019Artagnan, ce n\u2019est pas ma l-\nheureux. \n\u2013 Car, monsieur, qui est mon ami, vie nt d\u2019\u00e9chapper \u00e0 un \nrude danger, continua Aramis avec onction, en montrant de la \nmain d\u2019Artagnan aux deux eccl\u00e9siastiques. \n\u2013 Louez Dieu, monsieur, r\u00e9pondirent ceux -ci en s\u2019inclinant \n\u00e0 l\u2019unisson. \n\u2013 Je n\u2019y ai pas manqu\u00e9, mes r\u00e9v\u00e9rends, r\u00e9pondit le jeune \nhomme en leur rendant leur salut \u00e0 son tour. \n\u2013 Vous arrivez \u00e0 propos, cher d\u2019Artagnan, dit Aramis, et \nvous allez, en prenant part \u00e0 la discussion, l\u2019\u00e9clairer de vos l u-\nmi\u00e8res. M. le principal d\u2019Amiens, M. le cur\u00e9 de Montdidier et \nmoi, nous argumentons sur certai nes questions th\u00e9ologiques \ndont l\u2019int\u00e9r\u00eat nous captive depuis longtemps ; je serais charm\u00e9 \nd\u2019avoir votre avis. \n\u2013 L\u2019avis d\u2019un homme d\u2019\u00e9p\u00e9e est bien d\u00e9nu\u00e9 de poids, r \u00e9-\npondit d\u2019Artagnan, qui commen\u00e7ait \u00e0 s\u2019inqui\u00e9ter de la tournure que prenaient les choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez -\nmoi, \u00e0 la science de ces messieurs. \u00bb \nLes deux hommes noirs salu\u00e8rent \u00e0 leur tour. \n\u00ab Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera pr \u00e9-\ncieux ; voici de quoi il s\u2019agit : M. le principal croit que ma th\u00e8se \ndoit \u00eatre s urtout dogmatique et didactique. \n\u2013 Votre th\u00e8se ! vous faites donc une th\u00e8se ? \n\u2013 Sans doute, r\u00e9pondit le j\u00e9suite ; pour l\u2019examen qui pr \u00e9-\nc\u00e8de l\u2019ordination, une th\u00e8se est de rigueur. \u2013 366 \u2013 \u2013 L\u2019ordination ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, qui ne pouvait croire \u00e0 \nce que lui avai ent dit successivement l\u2019h\u00f4tesse et B a-\nzin,\u2026 l\u2019ordination ! \u00bb \nEt il promenait ses yeux stup\u00e9faits sur les trois perso n-\nnages qu\u2019il avait devant lui. \n\u00ab Or \u00bb, continua Aramis en prenant sur son fauteuil la \nm\u00eame pose gracieuse que s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 dans une ruelle et en ex a-\nminant avec complaisance sa main blanche et potel\u00e9e comme \nune main de femme, qu\u2019il tenait en l\u2019air pour en faire descendre \nle sang : \u00ab or, comme vous l\u2019avez entendu, d\u2019Artagnan, M. le \nprincipal voudrait que ma th\u00e8se f\u00fbt dogmatique, tandis que je voudrais, moi, qu\u2019elle f\u00fbt id\u00e9ale. C\u2019est donc pourquoi M. le pri n-\ncipal me proposait ce sujet qui n\u2019a point encore \u00e9t\u00e9 trait\u00e9, dans \nlequel je reconnais qu\u2019il y a mati\u00e8re \u00e0 de magnifiques d\u00e9velo p-\npements. \n\u00ab Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus \nnecessaria est. \u00bb \nD\u2019Artagnan, dont nous connaissons l\u2019\u00e9rudition, ne sourcilla \npas plus \u00e0 cette citation qu\u2019\u00e0 celle que lui avait faite \nM. de Tr\u00e9ville \u00e0 propos des pr\u00e9sents qu\u2019il pr\u00e9tendait que \nd\u2019Artagnan avait re\u00e7us de M. de Buckingham. \n\u00ab Ce qui veut dire, re prit Aramis pour lui donner toute fac i-\nlit\u00e9 : les deux mains sont indispensables aux pr\u00eatres des ordres \ninf\u00e9rieurs, quand ils donnent la b\u00e9n\u00e9diction. \n\u2013 Admirable sujet ! s\u2019\u00e9cria le j\u00e9suite. \n\u2013 Admirable et dogmatique ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta le cur\u00e9 qui, de la \nforce de d\u2019 Artagnan \u00e0 peu pr\u00e8s sur le latin, surveillait soigne u-\nsement le j\u00e9suite pour embo\u00eeter le pas avec lui et r\u00e9p\u00e9ter ses \nparoles comme un \u00e9cho. \nQuant \u00e0 d\u2019Artagnan, il demeura parfaitement indiff\u00e9rent \u00e0 \nl\u2019enthousiasme des deux hommes noirs. \u2013 367 \u2013 \u00ab Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis, \nmais qui exige une \u00e9tude approfondie des P\u00e8res et des \u00c9critures . \nOr j\u2019ai avou\u00e9 \u00e0 ces savants eccl\u00e9siastiques, et cela en toute hum i-\nlit\u00e9, que les veilles des corps de garde et le service du roi \nm\u2019avaient fait un peu n\u00e9gli ger l\u2019\u00e9tude. Je me trouverai donc plus \n\u00e0 mon aise, facilius natans, dans un sujet de mon choix, qui se-rait \u00e0 ces rudes questions th\u00e9ologiques ce que la morale est \u00e0 la \nm\u00e9taphysique en philosophie. \u00bb \nD\u2019Artagnan s\u2019ennuyait profond\u00e9ment, le cur\u00e9 aussi. \n\u00ab Voye z quel exorde ! s\u2019\u00e9cria le j\u00e9suite. \n\u2013 Exordium , r\u00e9p\u00e9ta le cur\u00e9 pour dire quelque chose. \n\u2013 Quemadmodum minter c\u0153lorum immensitatem. \u00bb \nAramis jeta un coup d\u2019\u0153il de c\u00f4t\u00e9 sur d\u2019Artagnan, et il vit \nque son ami b\u00e2illait \u00e0 se d\u00e9monter la m\u00e2choire. \n\u00ab Parlons fran\u00e7 ais, mon p\u00e8re, dit -il au j\u00e9suite, \nM. d\u2019Artagnan go\u00fbtera plus vivement nos paroles. \n\u2013 Oui, je suis fatigu\u00e9 de la route, dit d\u2019Artagnan, et tout ce \nlatin m\u2019\u00e9chappe. \n\u2013 D\u2019accord, dit le j\u00e9suite un peu d\u00e9pit\u00e9, tandis que le cur\u00e9, \ntransport\u00e9 d\u2019aise, tournait sur d\u2019Artagnan un regard plein de \nreconnaissance ; eh bien, voyez le parti qu\u2019on tirerait de cette \nglose. \n\u2013 Mo\u00efse, serviteur de Dieu\u2026 il n\u2019est que serviteur, ente n-\ndez-vous bien ! Mo\u00efse b\u00e9nit avec les mains ; il se fait tenir les \ndeux bras, tandis que les H\u00e9br eux battent leurs ennemis ; donc \nil b\u00e9nit avec les deux mains. D\u2019ailleurs, que dit l\u2019\u00c9vangile : im-\nponite manus, et non pas manum . Imposez les mains, et non \npas la main. \n\u2013 Imposez les mains, r\u00e9p\u00e9ta le cur\u00e9 en faisant un geste. \u2013 \u00c0 \nsaint Pierre, au contraire , de qui les papes sont successeurs, \u2013 368 \u2013 continua le j\u00e9suite : Ponite digitos . Pr\u00e9sentez les doigts ; y \u00eates -\nvous maintenant ? \n\u2013 Certes, r\u00e9pondit Aramis en se d\u00e9lectant, mais la chose est \nsubtile. \n\u2013 Les doigts ! reprit le j\u00e9suite ; saint Pierre b\u00e9nit avec les \ndoigts. Le pape b\u00e9nit donc aussi avec les doigts. Et avec combien \nde doigts b\u00e9nit -il ? Avec trois doigts, un pour le P\u00e8re, un pour le \nFils, et un pour le Saint -Esprit. \u00bb \nTout le monde se signa ; d\u2019Artagnan crut devoir imiter cet \nexemple. \n\u00ab Le pape est succ esseur de saint Pierre et repr\u00e9sente les \ntrois pouvoirs divins ; le reste, ordines inferiores de la hi\u00e9ra r-\nchie eccl\u00e9siastique, b\u00e9nit par le nom des saints archanges et des \nanges. Les plus humbles clercs, tels que nos diacres et sacri s-\ntains, b\u00e9nissent avec les goupillons, qui simulent un nombre ind\u00e9fini de doigts b\u00e9nissants. Voil\u00e0 le sujet simplifi\u00e9, argume n-\ntum omni denudatum ornamento . Je ferais avec cela, continua \nle j\u00e9suite, deux volumes de la taille de celui -ci. \u00bb \nEt, dans son enthousiasme, il frappait s ur le saint Chryso s-\ntome in -folio qui faisait plier la table sous son poids. \nD\u2019Artagnan fr\u00e9mit. \n\u00ab Certes, dit Aramis, je rends justice aux beaut\u00e9s de cette \nth\u00e8se, mais en m\u00eame temps je la reconnais \u00e9crasante pour moi. J\u2019avais choisi ce texte ; dites -moi, ch er d\u2019Artagnan, s\u2019il n\u2019est \npoint de votre go\u00fbt : Non inutile est desiderium in oblatione , ou \nmieux encore : un peu de regret ne messied pas dans une o f-\nfrande au Seigneur. \n\u2013 Halte -l\u00e0 ! s\u2019\u00e9cria le j\u00e9suite, car cette th\u00e8se frise l\u2019h\u00e9r\u00e9sie ; \nil y a une proposit ion presque semblable dans l\u2019Augustinus de \nl\u2019h\u00e9r\u00e9siarque Jans\u00e9nius, dont t\u00f4t ou tard le livre sera br\u00fbl\u00e9 par \nles mains du bourreau. Prenez garde ! mon jeune ami ; vous \u2013 369 \u2013 penchez vers les fausses doctrines, mon jeune ami ; vous vous \nperdrez ! \n\u2013 Vous vous perd rez, dit le cur\u00e9 en secouant douloureus e-\nment la t\u00eate. \n\u2013 Vous touchez \u00e0 ce fameux point du libre arbitre, qui est \nun \u00e9cueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des p \u00e9-\nlagiens et des demi -p\u00e9lagiens. \n\u2013 Mais, mon r\u00e9v\u00e9rend\u2026, reprit Aramis quelque peu ab a-\nsourdi de la gr\u00eale d\u2019arguments qui lui tombait sur la t\u00eate. \n\u2013 Comment prouverez -vous, continua le j\u00e9suite sans lui \ndonner le temps de parler, que l\u2019on doit regretter le monde lor s-\nqu\u2019on s\u2019offre \u00e0 Dieu ? \u00e9coutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le \nmonde est le diable. Regretter le monde, c\u2019est regretter le \ndiable : voil\u00e0 ma conclusion. \n\u2013 C\u2019est la mienne aussi, dit le cur\u00e9. \n\u2013 Mais de gr\u00e2ce !\u2026 dit Aramis. \n\u2013 Desideras diabolum , infortun\u00e9 ! s\u2019\u00e9cria le j\u00e9suite. \n\u2013 Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le cur\u00e9 en \ng\u00e9missant, ne regrettez pas le diable, c\u2019est moi qui vous en su p-\nplie. \u00bb \nD\u2019Artagnan tournait \u00e0 l\u2019idiotisme ; il lui semblait \u00eatre dans \nune maison de fous, et qu\u2019il allait devenir fou comme ceux qu\u2019il \nvoyait. Seulement il \u00e9tait forc\u00e9 de se taire, ne comprenant point \nla langue qui se parlait devant lui. \n\u00ab Mais \u00e9coutez -moi donc, reprit Aramis avec une politesse \nsous laquelle commen\u00e7ait \u00e0 percer un peu d\u2019impatience, je ne \ndis pas que je regrette ; non, je ne prononcerai jamais cette \nphrase qui ne ser ait pas orthodoxe\u2026 \u00bb \nLe j\u00e9suite leva les bras au ciel, et le cur\u00e9 en fit autant. \u2013 370 \u2013 \u00ab Non, mais convenez au moins qu\u2019on a mauvaise gr\u00e2ce de \nn\u2019offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement d\u00e9go\u00fbt\u00e9. \nAi-je raison, d\u2019Artagnan ? \n\u2013 Je le crois pardieu bien ! \u00bb s\u2019\u00e9cria celui -ci. \nLe cur\u00e9 et le j\u00e9suite firent un bond sur leur chaise. \n\u00ab Voici mon point de d\u00e9part, c\u2019est un syllogisme : le monde \nne manque pas d\u2019attraits, je quitte le monde, donc je fais un s a-\ncrifice ; or l\u2019 \u00c9criture dit positivement : Faites un sacrif ice au \nSeigneur. \n\u2013 Cela est vrai, dirent les antagonistes. \n\u2013 Et puis, continua Aramis en se pin\u00e7ant l\u2019oreille pour la \nrendre rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre \nblanches, et puis j\u2019ai fait certain rondeau l\u00e0 -dessus que je co m-\nmuniquai \u00e0 M. Voiture l\u2019an pass\u00e9, et duquel ce grand homme \nm\u2019a fait mille compliments. \n\u2013 Un rondeau ! fit d\u00e9daigneusement le j\u00e9suite. \n\u2013 Un rondeau ! dit machinalement le cur\u00e9. \n\u2013 Dites, dites, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, cela nous changera \nquelque peu. \n\u2013 Non, car il est religie ux, r\u00e9pondit Aramis, et c\u2019est de la \nth\u00e9ologie en vers. \n\u2013 Diable ! fit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Le voici, dit Aramis d\u2019un petit air modeste qui n\u2019\u00e9tait pas \nexempt d\u2019une certaine teinte d\u2019hypocrisie : \nVous qui pleurez un pass\u00e9 plein de charmes, \nEt qui tra\u00eenez des jours infortun\u00e9s, \nTous vos malheurs se verront termin\u00e9s, \nQuand \u00e0 Dieu seul vous offrirez vos larmes, \u2013 371 \u2013 Vous qui pleurez. \nD\u2019Artagnan et le cur\u00e9 parurent flatt\u00e9s. Le j\u00e9suite persista \ndans son opinion. \n\u00ab Gardez -vous du go\u00fbt profane dans le style th\u00e9ologique. \nQue dit en effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo . \n\u2013 Oui, que le sermon soit clair ! dit le cur\u00e9. \n\u2013 Or, se h\u00e2ta d\u2019interrompre le j\u00e9suite en voyant que son \nacolyte se fourvoyait, or votre th\u00e8se plaira aux dames, voil\u00e0 \ntout ; elle aura le succ\u00e8s d\u2019une plaidoirie de ma\u00eetre Patru. \n\u2013 Plaise \u00e0 Dieu ! s\u2019\u00e9cria Aramis transport\u00e9. \n\u2013 Vous le voyez, s\u2019\u00e9cria le j\u00e9suite, le monde parle encore en \nvous \u00e0 haute voix, altissima voce . Vous suivez le monde, mon \njeune ami, et je tremble que la gr\u00e2ce ne soit point efficace . \n\u2013 Rassurez -vous, mon r\u00e9v\u00e9rend, je r\u00e9ponds de moi. \n\u2013 Pr\u00e9somption mondaine ! \n\u2013 Je me connais, mon p\u00e8re, ma r\u00e9solution est irr\u00e9vocable. \n\u2013 Alors vous vous obstinez \u00e0 poursuivre cette th\u00e8se ? \n\u2013 Je me sens appel\u00e9 \u00e0 traiter celle -l\u00e0, et non pas une autre ; \nje vais donc la continuer, et demain j\u2019esp\u00e8re que vous serez s a-\ntisfait des corrections que j\u2019y aurai faites d\u2019apr\u00e8s vos avis. \n\u2013 Travaillez lentement, dit le cur\u00e9, nous vous laissons dans \ndes dispositions excellentes. \n\u2013 Oui, le terrain est tout ensemenc\u00e9, dit l e j\u00e9suite, et nous \nn\u2019avons pas \u00e0 craindre qu\u2019une partie du grain soit tomb\u00e9e sur la \npierre, l\u2019autre le long du chemin, et que les oiseaux du ciel aient \nmang\u00e9 le reste, aves c\u0153li coznederunt illam . \n\u2013 Que la peste t\u2019\u00e9touffe avec ton latin ! dit d\u2019Artagnan, q ui \nse sentait au bout de ses forces. \u2013 372 \u2013 \u2013 Adieu, mon fils, dit le cur\u00e9, \u00e0 demain. \n\u2013 \u00c0 demain, jeune t\u00e9m\u00e9raire, dit le j\u00e9suite ; vous promettez \nd\u2019\u00eatre une des lumi\u00e8res de l\u2019 \u00c9glise ; veuille le Ciel que cette l u-\nmi\u00e8re ne soit pas un feu d\u00e9vorant. \u00bb \nD\u2019Artagnan, q ui pendant une heure s\u2019\u00e9tait rong\u00e9 les ongles \nd\u2019impatience, commen\u00e7ait \u00e0 attaquer la chair. \nLes deux hommes noirs se lev\u00e8rent, salu\u00e8rent Aramis et \nd\u2019Artagnan, et s\u2019avanc\u00e8rent vers la porte. Bazin, qui s\u2019\u00e9tait tenu \ndebout et qui avait \u00e9cout\u00e9 toute cette con troverse avec une \npieuse jubilation, s\u2019\u00e9lan\u00e7a vers eux, prit le br\u00e9viaire du cur\u00e9, le missel du j\u00e9suite, et marcha respectueusement devant eux pour \nleur frayer le chemin. \nAramis les conduisit jusqu\u2019au bas de l\u2019escalier et remonta \naussit\u00f4t pr\u00e8s de d\u2019Artagnan qui r\u00eavait encore. \nRest\u00e9s seuls, les deux amis gard\u00e8rent d\u2019abord un silence \nembarrass\u00e9 ; cependant il fallait que l\u2019un des deux le romp \u00eet le \npremier, et comme d\u2019Artagnan paraissait d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 laisser cet \nhonneur \u00e0 son ami : \n\u00ab Vous le voyez, dit Aramis, vou s me trouvez revenu \u00e0 mes \nid\u00e9es fondamentales. \n\u2013 Oui, la gr\u00e2ce efficace vous a touch\u00e9, comme disait ce \nmonsieur tout \u00e0 l\u2019heure. \n\u2013 Oh ! ces plans de retraite sont form\u00e9s depuis longtemps ; \net vous m\u2019en avez d\u00e9j\u00e0 ou\u00ef parler, n\u2019est -ce pas, mon ami ? \n\u2013 Sans do ute, mais je vous avoue que j\u2019ai cru que vous pla i-\nsantiez. \n\u2013 Avec ces sortes de choses ! Oh ! d\u2019Artagnan ! \n\u2013 Dame ! on plaisante bien avec la mort. \n\u2013 Et l\u2019on a tort, d\u2019Artagnan : car la mort, c\u2019est la porte qui \nconduit \u00e0 la perdition ou au salut. \u2013 373 \u2013 \u2013 D\u2019accor d ; mais, s\u2019il vous pla\u00eet, ne th\u00e9ologisons pas, Ar a-\nmis ; vous devez en avoir assez pour le reste de la journ\u00e9e : \nquant \u00e0 moi, j\u2019ai \u00e0 peu pr\u00e8s oubli\u00e9 le peu de latin que je n\u2019ai j a-\nmais su ; puis, je vous l\u2019avouerai, je n\u2019ai rien mang\u00e9 depuis ce \nmatin dix he ures, et j\u2019ai une faim de tous les diables. \n\u2013 Nous d\u00eenerons tout \u00e0 l\u2019heure, cher ami ; seulement, vous \nvous rappellerez que c\u2019est aujourd\u2019hui vendredi ; or, dans un \npareil jour, je ne puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous vo u-\nlez vous contenter de mo n d\u00eener, il se compose de t\u00e9tragones \ncuits et de fruits. \n\u2013 Qu\u2019entendez -vous par t\u00e9tragones ? demanda d\u2019Artagnan \navec inqui\u00e9tude. \n\u2013 J\u2019entends des \u00e9pinards, reprit Aramis, mais pour vous \nj\u2019ajouterai des \u0153ufs, et c\u2019est une grave infraction \u00e0 la r\u00e8gle, car \nles \u0153ufs sont viande, puisqu\u2019ils engendrent le poulet. \n\u2013 Ce festin n\u2019est pas succulent, mais n\u2019importe ; pour rester \navec vous, je le subirai. \n\u2013 Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; mais \ns\u2019il ne profite pas \u00e0 votre corps, il profitera, soyez -en certain, \u00e0 \nvotre \u00e2me. \n\u2013 Ainsi, d\u00e9cid\u00e9ment, Aramis, vous entrez en religion. Que \nvont dire nos amis, que va dire M. de Tr\u00e9ville ? Ils vous traite-\nront de d\u00e9serteur, je vous en pr\u00e9viens. \n\u2013 Je n\u2019entre pas en religion, j\u2019y rentre. C\u2019est \u00c9glise que \nj\u2019avais d\u00e9 sert\u00e9e pour le monde, car vous savez que je me suis fait \nviolence pour prendre la casaque de mousquetaire. \n\u2013 Moi, je n\u2019en sais rien. \n\u2013 Vous ignorez comment j\u2019ai quitt\u00e9 le s\u00e9minaire ? \n\u2013 Tout \u00e0 fait. \u2013 374 \u2013 \u2013 Voici mon histoire ; d\u2019ailleurs les \u00c9critures disent : \n\u00ab Confessez -vous les uns aux autres \u00bb, et je me confesse \u00e0 vous, \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Et moi, je vous donne l\u2019absolution d\u2019avance, vous voyez \nque je suis bon homme. \n\u2013 Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami. \n\u2013 Alors, dites, je vous \u00e9coute. \n\u2013 J\u2019\u00e9tais don c au s\u00e9minaire depuis l\u2019\u00e2ge de neuf ans, j\u2019en \navais vingt dans trois jours, j\u2019allais \u00eatre abb\u00e9, et tout \u00e9tait dit. \nUn soir que je me rendais, selon mon habitude, dans une ma i-\nson que je fr\u00e9quentais avec plaisir \u2013 on est jeune que voulez -\nvous ! on est faible \u2013 un officier qui me voyait d\u2019un \u0153il jaloux \nlire les vies des saints \u00e0 la ma\u00eetresse de la maison, entra tout \u00e0 coup et sans \u00eatre annonc\u00e9. Justement, ce soir -l\u00e0, j\u2019avais traduit \nun \u00e9pisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers \u00e0 la dame qui me fa isait toutes sortes de compliments, et, pench\u00e9e \nsur mon \u00e9paule, les relisait avec moi. La pose, qui \u00e9tait quelque peu abandonn\u00e9e, je l\u2019avoue, blessa cet officier ; il ne dit rien, \nmais lorsque je sortis, il sortit derri\u00e8re moi, et me rejoignant : \n\u00ab \u2013 Monsi eur l\u2019abb\u00e9, dit -il, aimez -vous les coups de canne ? \n\u00ab \u2013 Je ne puis le dire, monsieur, r\u00e9pondis -je, personne \nn\u2019ayant jamais os\u00e9 m\u2019en donner. \n\u00ab \u2013 Eh bien, \u00e9coutez -moi, monsieur l\u2019abb\u00e9, si vous retou r-\nnez dans la maison o\u00f9 je vous ai rencontr\u00e9 ce soir, j\u2019osera i, \nmoi. \u00bb \n\u00ab Je crois que j\u2019eus peur, je devins fort p\u00e2le, je sentis les \njambes qui me manquaient, je cherchai une r\u00e9ponse que je ne trouvai pas, je me tus. \n\u00ab L\u2019officier attendait cette r\u00e9ponse, et voyant qu\u2019elle tar-\ndait, il se mit \u00e0 rire, me tourna le dos et rentra dans la maison. \nJe rentrai au s\u00e9minaire. \u2013 375 \u2013 \u00ab Je suis bon gentilhomme et j\u2019ai le sang vif, comme vous \navez pu le remarquer, mon cher d\u2019Artagnan ; l\u2019insulte \u00e9tait te r-\nrible, et, tout inconnue qu\u2019elle \u00e9tait rest\u00e9e au monde, je la sen-\ntais vivre et remue r au fond de mon c\u0153ur. Je d\u00e9clarai \u00e0 mes s u-\np\u00e9rieurs que je ne me sentais pas suffisamment pr\u00e9par\u00e9 pour \nl\u2019ordination, et, sur ma demande, on remit la c\u00e9r\u00e9monie \u00e0 un \nan. \n\u00ab J\u2019allai trouver le meilleur ma\u00eetre d\u2019armes de Paris, je fis \ncondition avec lui pour pr endre une le\u00e7on d\u2019escrime chaque \njour, et chaque jour, pendant une ann\u00e9e, je pris cette le\u00e7on. \nPuis, le jour anniversaire de celui o\u00f9 j\u2019avais \u00e9t\u00e9 insult\u00e9, \nj\u2019accrochai ma soutane \u00e0 un clou, je pris un costume complet de \ncavalier, et je me rendis \u00e0 un bal qu e donnait une dame de mes \namies, et o\u00f9 je savais que devait se trouver mon homme. C\u2019\u00e9tait rue des Francs -Bourgeois, tout pr\u00e8s de la Force. \n\u00ab En effet, mon officier y \u00e9tait ; je m\u2019approchai de lui, \ncomme il chantait un lai d\u2019amour en regardant tendrement un e \nfemme, et je l\u2019interrompis au beau milieu du second couplet. \n\u00ab \u2013 Monsieur, lui dis -je, vous d\u00e9pla\u00eet -il toujours que je r e-\ntourne dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez -\nvous encore des coups de carme, s\u2019il me prend fantaisie de vous \nd\u00e9sob\u00e9i r ? \u00bb \n\u00ab L\u2019officier me regarda avec \u00e9tonnement, puis il dit : \n\u00ab \u2013 Que me voulez -vous, monsieur ? Je ne vous connais \npas. \n\u00ab \u2013 Je suis, r\u00e9pondis -je, le petit abb\u00e9 qui lit les vies des \nsaints et qui traduit Judith en vers. \n\u00ab \u2013 Ah ! ah ! je me rappelle, dit l\u2019o fficier en goguenardant ; \nque me voulez -vous ? \n\u00ab \u2013 Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un \ntour de promenade avec moi. \u2013 376 \u2013 \u00ab \u2013 Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le \nplus grand plaisir. \n\u00ab \u2013 Non, pas demain matin, s\u2019il vous pl a\u00eet, tout de suite. \n\u00ab \u2013 Si vous l\u2019exigez absolument\u2026 \n\u00ab \u2013 Mais oui, je l\u2019exige. \n\u00ab \u2013 Alors, sortons. Mesdames, dit l\u2019officier, ne vous d\u00e9ra n-\ngez pas. Le temps de tuer monsieur seulement, et je reviens \nvous achever le dernier couplet. \u00bb \n\u00ab Nous sort\u00eemes. \n\u00ab Je le menai rue Payenne, juste \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 un an aup a-\nravant, heure pour heure, il m\u2019avait fait le compliment que je \nvous ai rapport\u00e9. Il faisait un clair de lune superbe. Nous m\u00eemes \nl\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 la main, et \u00e0 la premi\u00e8re passe, je le tuai roide. \n\u2013 Diable ! fit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas r e-\nvenir leur chanteur, et qu\u2019on le trouva rue Payenne avec un \ngrand coup d\u2019\u00e9p\u00e9e au travers du corps, on pensa que c\u2019\u00e9tait moi \nqui l\u2019avait accommod\u00e9 ainsi, et la chose fit scandale. Je fus don c \npour quelque temps forc\u00e9 de renoncer \u00e0 la soutane. Athos, dont je fis la connaissance \u00e0 cette \u00e9poque, et Porthos, qui m\u2019avait, en \ndehors de mes le\u00e7ons d\u2019escrime, appris quelques bottes gai l-\nlardes, me d\u00e9cid\u00e8rent \u00e0 demander une casaque de mousqu e-\ntaire. Le roi avait fort aim\u00e9 mon p\u00e8re, tu\u00e9 au si\u00e8ge d\u2019Arras, et \nl\u2019on m\u2019accorda cette casaque. Vous comprenez donc \nqu\u2019aujourd\u2019hui le moment est venu pour moi de rentrer dans le \nsein de \u00c9glise \n\u2013 Et pourquoi aujourd\u2019hui plut\u00f4t qu\u2019hier et que demain ? \nQue vous est -il donc arriv\u00e9 aujourd\u2019hui, qui vous donne de si \nm\u00e9chantes id\u00e9es ? \n\u2013 Cette blessure, mon cher d\u2019Artagnan, m\u2019a \u00e9t\u00e9 un averti s-\nsement du Ciel. \u2013 377 \u2013 \u2013 Cette blessure ? bah ! elle est \u00e0 peu pr\u00e8s gu\u00e9rie, et je suis \ns\u00fbr qu\u2019aujourd\u2019hui ce n\u2019est pas celle -l\u00e0 qui vous fait l e plus sou f-\nfrir. \n\u2013 Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant. \n\u2013 Vous en avez une au c\u0153ur, Aramis, une plus vive et plus \nsanglante, une blessure faite par une femme. \u00bb \nL\u2019\u0153il d\u2019Aramis \u00e9tincela malgr\u00e9 lui. \n\u00ab Ah ! dit -il en dissimulant son \u00e9motion sous une fe inte \nn\u00e9gligence, ne parlez pas de ces choses -l\u00e0 ; moi, penser \u00e0 ces \nchoses-l\u00e0 ! avoir des chagrins d\u2019amour ? Vanitas vanitatum ! \nMe serais -je donc, \u00e0 votre avis, retourn\u00e9 la cervelle, et pour qui ? \npour quelque grisette, pour quelque fille de chambre, \u00e0 qu i \nj\u2019aurais fait la cour dans une garnison, fi ! \n\u2013 Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous po r-\ntiez vos vis\u00e9es plus haut. \n\u2013 Plus haut ? et que suis -je pour avoir tant d\u2019ambition ? un \npauvre mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les serv i-\ntudes et se trouve grandement d\u00e9plac\u00e9 dans le monde ! \n\u2013 Aramis, Aramis ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan en regardant son ami \navec un air de doute. \n\u2013 Poussi\u00e8re, je rentre dans la poussi\u00e8re. La vie est pleine \nd\u2019humiliations et de douleurs, continua -t-il en s\u2019assombrissa nt ; \ntous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour \u00e0 tour \ndans la main de l\u2019homme, surtout les fils d\u2019or. O mon cher \nd\u2019Artagnan ! reprit Aramis en donnant \u00e0 sa voix une l\u00e9g\u00e8re \nteinte d\u2019amertume, croyez -moi, cachez bien vos plaies quand \nvous en aurez. Le silence est la derni\u00e8re joie des malheureux ; \ngardez -vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos do u-\nleurs, les curieux pompent nos larmes comme les mouches font \ndu sang d\u2019un daim bless\u00e9. \u2013 378 \u2013 \u2013 H\u00e9las, mon cher Aramis, dit d\u2019Artagnan en poussant \u00e0 \nson tour un profond soupir, c\u2019est mon histoire \u00e0 moi -m\u00eame que \nvous faites l\u00e0. \n\u2013 Comment ? \n\u2013 Oui, une femme que j\u2019aimais, que j\u2019adorais, vient de \nm\u2019\u00eatre enlev\u00e9e de force. Je ne sais pas o\u00f9 elle est, o\u00f9 on l\u2019a co n-\nduite ; elle est peut -\u00eatre prisonni\u00e8re, elle est peut -\u00eatre morte. \n\u2013 Mais vous avez au moins la consolation de vous dire \nqu\u2019elle ne vous a pas quitt\u00e9 volontairement ; que si vous n\u2019avez \npoint de ses nouvelles, c\u2019est que toute communication avec vous \nlui est interdite, tandis que\u2026 \n\u2013 Tandis que\u2026 \n\u2013 Rien, reprit Aramis, rien. \n\u2013 Ainsi, vous renoncez \u00e0 jamais au monde, c\u2019est un parti \npris, une r\u00e9solution arr\u00eat\u00e9e ? \n\u2013 \u00c0 tout jamais. Vous \u00eates mon ami aujourd\u2019hui demain \nvous ne serez plus pour moi qu\u2019une ombre ; o\u00f9 plut\u00f4t m\u00eame, \nvous n\u2019existerez plus. Quant au monde, c\u2019est un s\u00e9pulcre et pas \nautre chose. \n\u2013 Diable ! c\u2019est fort triste ce que vous me dites l\u00e0. \n\u2013 Que voulez -vous ! ma vocation m\u2019attire, elle m\u2019enl\u00e8ve. \nD\u2019Artagnan sourit et ne r\u00e9pondit point. Aramis continua : \n\u00ab Et cependant, tandis que je tiens enc ore \u00e0 la terre j\u2019eusse \nvoulu vous parler de vous, de nos amis. \n\u2013 Et moi, dit d\u2019Artagnan, j\u2019eusse voulu vous parler de vous -\nm\u00eame, mais je vous vois si d\u00e9tach\u00e9 de tout ; les amours, vous en \nfaites fi ; les amis sont des ombres, le monde est un s\u00e9pulcre. \n\u2013 H\u00e9las ! vous le verrez par vous -m\u00eame, dit Aramis avec un \nsoupir. \u2013 379 \u2013 \u2013 N\u2019en parlons donc plus, dit d\u2019Artagnan, et br\u00fblons cette \nlettre qui, sans doute, vous annon\u00e7ait quelque nouvelle infid\u00e9l i-\nt\u00e9 de votre grisette ou de votre fille de chambre. \n\u2013 Quelle lettre ? s\u2019\u00e9cria vivement Aramis. \n\u2013 Une lettre qui \u00e9tait venue chez vous en votre absence et \nqu\u2019on m\u2019a remise pour vous. \n\u2013 Mais de qui cette lettre ? \n\u2013 Ah ! de quelque suivante \u00e9plor\u00e9e, de quelque grisette au \nd\u00e9sespoir ; la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut -\u00eatre, \nqui aura \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9e de retourner \u00e0 Tours avec sa ma\u00eetresse, et \nqui, pour se faire pimpante, aura pris du papier parfum\u00e9 et aura \ncachet\u00e9 sa lettre avec une couronne de duchesse. \n\u2013 Que dites -vous l\u00e0 ? \n\u2013 Tiens, je l\u2019aurai perdue ! dit sournoisement le jeune \nhomme en faisant semblant de chercher. Heureusement que le \nmonde est un s\u00e9pulcre, que les hommes et par cons\u00e9quent les \nfemmes sont des ombres, que l\u2019amour est un sentiment dont \nvous faites fi ! \n\u2013 Ah ! d\u2019Artagnan, d\u2019Artagnan ! s\u2019\u00e9cria Aramis, tu me fais \nmourir ! \n\u2013 Enfin, la voici ! \u00bb dit d\u2019Artagnan. \nEt il tira la lettre de sa poche. \nAramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plut\u00f4t la d\u00e9v o-\nra, son visage rayonnait. \n\u00ab Il para\u00eet que la suivante \u00e0 un beau style, dit nonchalam-\nment le messager. \n\u2013 Merci, d\u2019Artagnan ! s\u2019\u00e9cria Aramis presque en d\u00e9lire. Elle \na \u00e9t\u00e9 forc\u00e9e de retourner \u00e0 Tours ; elle ne m\u2019est pas infid\u00e8le, elle \nm\u2019aime toujours. Viens, mon ami, viens que je t\u2019embrasse, le bonheur m\u2019\u00e9touffe ! \u00bb \u2013 380 \u2013 Et les deux amis se mirent \u00e0 danser autour du v\u00e9n\u00e9r able \nsaint Chrysostome, pi\u00e9tinant bravement les feuillets de la th\u00e8se \nqui avaient roul\u00e9 sur le parquet. \nEn ce moment, Bazin entrait avec les \u00e9pinards et \nl\u2019omelette. \n\u00ab Fuis, malheureux ! s\u2019\u00e9cria Aramis en lui jetant sa calotte \nau visage ; retourne d\u2019o\u00f9 tu v iens, remporte ces horribles l \u00e9-\ngumes et cet affreux entremets ! demande un li\u00e8vre piqu\u00e9, un \nchapon gras, un gigot \u00e0 l\u2019ail et quatre bouteilles de vieux bou r-\ngogne. \u00bb \nBazin, qui regardait son ma\u00eetre et qui ne comprenait rien \u00e0 \nce changement, laissa m\u00e9lancoli quement glisser l\u2019omelette dans \nles \u00e9pinards, et les \u00e9pinards sur le parquet. \n\u00ab Voil\u00e0 le moment de consacrer votre existence au Roi des \nRois, dit d\u2019Artagnan, si vous tenez \u00e0 lui faire une politesse : Non \ninutile desiderium in oblatione . \n\u2013 Allez -vous -en au diable avec votre latin ! Mon cher \nd\u2019Artagnan, buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et \nracontez -moi un peu ce qu\u2019on fait l\u00e0 -bas. \u00bb \u2013 381 \u2013 CHAPITRE XXVII \nLA FEMME D\u2019ATHOS \n \n\u00ab Il reste maintenant \u00e0 savoir des nouvelles d\u2019Athos, dit \nd\u2019Artagnan au fringant Aramis, quand il l\u2019eut mis au courant de \nce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 dans la capitale depuis leur d\u00e9part, et qu\u2019un \nexcellent d\u00eener leur eut fait oublier \u00e0 l\u2019un sa th\u00e8se, \u00e0 l\u2019autre sa \nfatigue. \n\u2013 Croyez -vous donc qu\u2019il lui soit arriv\u00e9 malheur ? demanda \nAramis. Atho s est si froid, si brave et manie si habilement son \n\u00e9p\u00e9e. \n\u2013 Oui, sans doute, et personne ne reconna\u00eet mieux que moi \nle courage et l\u2019adresse d\u2019Athos, mais j\u2019aime mieux sur mon \u00e9p\u00e9e \nle choc des lances que celui des b\u00e2tons, je crains qu\u2019Athos n\u2019ait \n\u00e9t\u00e9 \u00e9trill \u00e9 par de la valetaille, les valets sont gens qui frappent \nfort et ne finissent pas t\u00f4t. Voil\u00e0 pourquoi, je vous l\u2019avoue, je \nvoudrais repartir le plus t\u00f4t possible. \n\u2013 Je t\u00e2cherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je \nne me sente gu\u00e8re en \u00e9tat de monte r \u00e0 cheval. Hier, j\u2019essayai de \nla discipline que vous voyez sur ce mur et la douleur m\u2019emp\u00eacha \nde continuer ce pieux exercice. \n\u2013 C\u2019est qu\u2019aussi, mon cher ami, on n\u2019a jamais vu essayer de \ngu\u00e9rir un coup d\u2019escopette avec des coups de martinet ; mais \nvous \u00e9ti ez malade, et la maladie rend la t\u00eate faible, ce qui fait \nque je vous excuse. \n\u2013 Et quand partez -vous ? \n\u2013 Demain, au point du jour ; reposez -vous de votre mieux \ncette nuit, et demain, si vous le pouvez, nous partirons e n-\nsemble. \u2013 382 \u2013 \u2013 \u00c0 demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous \u00eates, \nvous devez avoir besoin de repos. \u00bb \nLe lendemain, lorsque d\u2019Artagnan entra chez Aramis, il le \ntrouva \u00e0 sa fen\u00eatre. \n\u00ab Que regardez -vous donc l\u00e0 ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Ma foi ! J\u2019admire ces trois magnifiques chevaux que les \ngar\u00e7ons d\u2019\u00e9curie tiennent en bride ; c\u2019est un plaisir de prince \nque de voyager sur de pareilles montures. \n\u2013 Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir -\nl\u00e0, car l\u2019un de ces chevaux est \u00e0 vous. \n\u2013 Ah ! bah, et lequel ? \n\u2013 Celui des trois que vous vo udrez : je n\u2019ai pas de pr\u00e9f \u00e9-\nrence. \n\u2013 Et le riche capara\u00e7on qui le couvre est \u00e0 moi aussi ? \n\u2013 Sans doute. \n\u2013 Vous voulez rire, d\u2019Artagnan. \n\u2013 Je ne ris plus depuis que vous parlez fran\u00e7ais. \n\u2013 C\u2019est pour moi, ces fontes dor\u00e9es, cette housse de v e-\nlours, cette s elle chevill\u00e9e d\u2019argent ? \n\u2013 \u00c0 vous -m\u00eame, comme le cheval qui piaffe est \u00e0 moi, \ncomme cet autre cheval qui caracole est \u00e0 Athos. \n\u2013 Peste ! ce sont trois b\u00eates superbes. \n\u2013 Je suis flatt\u00e9 qu\u2019elles soient de votre go\u00fbt. \n\u2013 C\u2019est donc le roi qui vous a fait ce c adeau -l\u00e0 ? \n\u2013 \u00c0 coup s\u00fbr, ce n\u2019est point le cardinal, mais ne vous i n-\nqui\u00e9tez pas d\u2019o\u00f9 ils viennent, et songez seulement qu\u2019un des \ntrois est votre propri\u00e9t\u00e9. \u2013 383 \u2013 \u2013 Je prends celui que tient le valet roux. \n\u2013 \u00c0 merveille ! \n\u2013 Vive Dieu ! s\u2019\u00e9cria Aramis, voil\u00e0 qui m e fait passer le \nreste de ma douleur ; je monterais l\u00e0 -dessus avec trente balles \ndans le corps. Ah ! sur mon \u00e2me, les beaux \u00e9triers ! Hol\u00e0 ! Bazin, \nvenez \u00e7\u00e0, et \u00e0 l\u2019instant m\u00eame. \u00bb \nBazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la \nporte. \n\u00ab Fourbissez mon \u00e9p\u00e9e, redressez mon feutre, brossez mon \nmanteau, et chargez mes pistolets ! dit Aramis. \n\u2013 Cette derni\u00e8re recommandation est inutile, interrompit \nd\u2019Artagnan : il y a des pistolets charg\u00e9s dans vos fontes. \u00bb \nBazin soupira. \n\u00ab Allons, ma\u00eetre Bazin, tranqu illisez -vous, dit d\u2019Artagnan ; \non gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions. \n\u2013 Monsieur \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 si bon th\u00e9ologien ! dit Bazin presque \nlarmoyant ; il f\u00fbt devenu \u00e9v\u00eaque et peut -\u00eatre cardinal. \n\u2013 Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, r\u00e9fl\u00e9chis un p eu ; \u00e0 \nquoi sert d\u2019\u00eatre homme d\u2019 \u00c9glise , je te prie ? on n\u2019\u00e9vite pas pour \ncela d\u2019aller faire la guerre ; tu vois bien que le cardinal va faire la \npremi\u00e8re campagne avec le pot en t\u00eate et la pertuisane au \npoing ; et M. de Nogaret de La Valette, qu\u2019en dis -tu ? il est ca r-\ndinal aussi, demande \u00e0 son laquais combien de fois il lui a fait \nde la charpie. \n\u2013 H\u00e9las ! soupira Bazin, je le sais, monsieur, tout est boul e-\nvers\u00e9 dans le monde aujourd\u2019hui. \u00bb \nPendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais \n\u00e9taient descendus. \n\u00ab Tiens -moi l\u2019\u00e9trier, Bazin \u00bb, dit Aramis. \u2013 384 \u2013 Et Aramis s\u2019\u00e9lan\u00e7a en selle avec sa gr\u00e2ce et sa l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 o r-\ndinaire ; mais apr\u00e8s quelques voltes et quelques courbettes du \nnoble animal, son cavalier ressentit des douleurs tellement i n-\nsupportables, qu\u2019i l p\u00e2lit et chancela. D\u2019Artagnan qui, dans la \npr\u00e9vision de cet accident, ne l\u2019avait pas perdu des yeux, s\u2019\u00e9lan\u00e7a \nvers lui, le retint dans ses bras et le conduisit \u00e0 sa chambre. \n\u00ab C\u2019est bien, mon cher Aramis, soignez -vous, dit -il, j\u2019irai \nseul \u00e0 la recherche d\u2019Athos. \n\u2013 Vous \u00eates un homme d\u2019airain, lui dit Aramis. \n\u2013 Non, j\u2019ai du bonheur, voil\u00e0 tout, mais comment allez -\nvous vivre en m\u2019attendant ? plus de th\u00e8se, plus de glose sur les \ndoigts et les b\u00e9n\u00e9dictions, hein ? \u00bb \nAramis sourit. \n\u00ab Je ferai des vers, dit -il. \n\u2013 Oui, des vers parfum\u00e9s \u00e0 l\u2019odeur du billet de la suivante \nde Mme de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie \u00e0 Bazin, cela \nle consolera. Quant au cheval, montez -le tous les jours un peu, \net cela vous habituera aux man\u0153uvres. \n\u2013 Oh ! pour cela, soyez tranqui lle, dit Aramis, vous me r e-\ntrouverez pr\u00eat \u00e0 vous suivre. \u00bb \nIls se dirent adieu et, dix minutes apr\u00e8s, d\u2019Artagnan, apr\u00e8s \navoir recommand\u00e9 son ami \u00e0 Bazin et \u00e0 l\u2019h\u00f4tesse, trottait dans la direction d\u2019Amiens. \nComment allait -il retrouver Athos, et m\u00eame le retr ouverait -\nil ? \nLa position dans laquelle il l\u2019avait laiss\u00e9 \u00e9tait critique ; il \npouvait bien avoir succomb\u00e9. Cette id\u00e9e, en assombrissant son \nfront, lui arracha quelques soupirs et lui fit formuler tout bas \nquelques serments de vengeance. De tous ses amis, A thos \u00e9tait \nle plus \u00e2g\u00e9, et partant le moins rapproch\u00e9 en apparence de ses go\u00fbts et de ses sympathies. \u2013 385 \u2013 Cependant il avait pour ce gentilhomme une pr\u00e9f\u00e9rence \nmarqu\u00e9e. L\u2019air noble et distingu\u00e9 d\u2019Athos, ces \u00e9clairs de gra n-\ndeur qui jaillissaient de temps en tem ps de l\u2019ombre o\u00f9 il se t e-\nnait volontairement enferm\u00e9, cette inalt\u00e9rable \u00e9galit\u00e9 d\u2019humeur \nqui en faisait le plus facile compagnon de la terre, cette gaiet\u00e9 \nforc\u00e9e et mordante, cette bravoure qu\u2019on e\u00fbt appel\u00e9e aveugle si \nelle n\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 le r\u00e9sultat du plus ra re sang -froid, tant de qualit\u00e9s \nattiraient plus que l\u2019estime, plus que l\u2019amiti\u00e9 de d\u2019Artagnan, elles attiraient son admiration. \nEn effet, consid\u00e9r\u00e9 m\u00eame aupr\u00e8s de M. de Tr\u00e9ville, \nl\u2019\u00e9l\u00e9gant et noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle h u-\nmeur, po uvait soutenir avantageusement la comparaison ; il \n\u00e9tait de taille moyenne, mais cette taille \u00e9tait si admirablement \nprise et si bien proportionn\u00e9e, que, plus d\u2019une fois, dans ses \nluttes avec Porthos, il avait fait plier le g\u00e9ant dont la force ph y-\nsique \u00e9tait dev enue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa \nt\u00eate, aux yeux per \u00e7ants, au nez droit, au menton dessin\u00e9 comme \ncelui de Brutus, avait un caract\u00e8re ind\u00e9finissable de grandeur et de gr\u00e2ce ; ses mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le \nd\u00e9sespoir d\u2019Ara mis, qui cultivait les siennes \u00e0 grand renfort de \np\u00e2te d\u2019amandes et d\u2019huile parfum\u00e9e ; le son de sa voix \u00e9tait p \u00e9-\nn\u00e9trant et m\u00e9lodieux tout \u00e0 la fois, et puis, ce qu\u2019il y avait d\u2019ind\u00e9finissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et \npetit, c\u2019\u00e9tait ce tte science d\u00e9licate du monde et des usages de la \nplus brillante soci\u00e9t\u00e9, cette habitude de bonne maison qui per-\u00e7ait comme \u00e0 son insu dans ses moindres actions. \nS\u2019agissait -il d\u2019un repas, Athos l\u2019ordonnait mieux qu\u2019aucun \nhomme du monde, pla\u00e7ant chaque convi ve \u00e0 la place et au rang \nque lui avaient faits ses anc\u00eatres ou qu\u2019il s\u2019\u00e9tait faits lui -m\u00eame. \nS\u2019agissait -il de science h\u00e9raldique, Athos connaissait toutes les \nfamilles nobles du royaume, leur g\u00e9n\u00e9alogie, leurs alliances, leurs armes et l\u2019origine de leurs a rmes. L\u2019\u00e9tiquette n\u2019avait pas de \nminuties qui lui fussent \u00e9trang\u00e8res, il savait quels \u00e9taient les droits des grands propri\u00e9taires, il connaissait \u00e0 fond la v\u00e9nerie \net la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art, \u2013 386 \u2013 \u00e9tonn\u00e9 le roi Louis XIII lui-m\u00eame, qui cependant y \u00e9tait pass\u00e9 \nma\u00eetre. \nComme tous les grands seigneurs de cette \u00e9poque, il mo n-\ntait \u00e0 cheval et faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : \nson \u00e9ducation avait \u00e9t\u00e9 si peu n\u00e9glig\u00e9e, m\u00eame sous le rapport \ndes \u00e9tudes scolastiques, si rares \u00e0 cette \u00e9poque chez les gen-\ntilshommes, qu\u2019il souriait aux bribes de latin que d\u00e9tachait \nAramis, et qu\u2019avait l\u2019air de comprendre Porthos ; deux ou trois \nfois m\u00eame, au grand \u00e9tonnement de ses amis, il lui \u00e9tait arriv\u00e9, lorsque Aramis laissait \u00e9cha pper quelque erreur de rudiment, \nde remettre un verbe \u00e0 son temps et un nom \u00e0 son cas. En outre, sa probit\u00e9 \u00e9tait inattaquable, dans ce si\u00e8cle o\u00f9 les hommes de \nguerre transigeaient si facilement avec leur religion et leur con s-\ncience, les amants avec la d\u00e9l icatesse rigoureuse de nos jours, et \nles pauvres avec le septi\u00e8me commandement de Dieu. C\u2019\u00e9tait \ndonc un homme fort extraordinaire qu\u2019Athos. \nEt cependant, on voyait cette nature si distingu\u00e9e, cette \ncr\u00e9ature si belle, cette essence si fine, tourner insensib lement \nvers la vie mat\u00e9rielle, comme les vieillards tournent vers l\u2019imb\u00e9cillit\u00e9 physique et morale. Athos, dans ses heures de pr i-\nvation, et ces heures \u00e9taient fr\u00e9quentes, s\u2019\u00e9teignait dans toute sa partie lumineuse, et son c\u00f4t\u00e9 brillant disparaissait comme dans \nune profonde nuit. \nAlors, le demi -dieu \u00e9vanoui, il restait \u00e0 peine un homme. \nLa t\u00eate basse, l\u2019\u0153il terne, la parole lourde et p\u00e9nible, Athos r e-\ngardait pendant de longues heures soit sa bouteille et son verre, \nsoit Grimaud, qui, habitu\u00e9 \u00e0 lui ob\u00e9ir par signes, lisait dans le \nregard atone de son ma\u00eetre jusqu\u2019\u00e0 son moindre d\u00e9sir, qu\u2019il s a-\ntisfaisait aussit\u00f4t. La r\u00e9union des quatre amis avait- elle lieu \ndans un de ces moments -l\u00e0, un mot, \u00e9chapp\u00e9 avec un violent \neffort, \u00e9tait tout le contingent qu\u2019Athos fourni ssait \u00e0 la conve r-\nsation. En \u00e9change, Athos \u00e0 lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu\u2019il y par\u00fbt autrement que par un froncement de \nsourcil plus indiqu\u00e9 et par une tristesse plus profonde. \u2013 387 \u2013 D\u2019Artagnan, dont nous connaissons l\u2019esprit investigateur et \np\u00e9n\u00e9trant, n\u2019avait, quelque int\u00e9r\u00eat qu\u2019il e\u00fbt \u00e0 satisfaire sa curi o-\nsit\u00e9 sur ce sujet, pu encore assigner aucune cause \u00e0 ce marasme, \nni en noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait de lettres, \njamais Athos ne faisait aucune d\u00e9marche qui ne f\u00fbt connue de \ntous ses amis. \nOn ne pouvait dire que ce f\u00fbt le vin qui lui donn\u00e2t cette \ntristesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre cette \ntristesse, que ce rem\u00e8de, comme nous l\u2019avons dit, rendait plus \nsombre encore. On ne pouvait attribuer cet exc\u00e8s d\u2019hu meur \nnoire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui accompagnait de \nses chants ou de ses jurons toutes les variations de la chance, \nAthos, lorsqu\u2019il avait gagn\u00e9, demeurait aussi impassible que \nlorsqu\u2019il avait perdu. On l\u2019avait vu, au cercle des mousquetai res, \ngagner un soir trois mille pistoles, les perdre jusqu\u2019au ceinturon \nbrod\u00e9 d\u2019or des jours de gala ; regagner tout cela, plus cent louis, \nsans que son beau sourcil noir e\u00fbt hauss\u00e9 ou baiss\u00e9 d\u2019une demi -\nligne, sans que ses mains eussent perdu leur nuance n acr\u00e9e, \nsans que sa conversation, qui \u00e9tait agr\u00e9able ce soir -l\u00e0, e\u00fbt cess\u00e9 \nd\u2019\u00eatre calme et agr\u00e9able. \nCe n\u2019\u00e9tait pas non plus, comme chez nos voisins les A n-\nglais, une influence atmosph\u00e9rique qui assombrissait son v i-\nsage, car cette tristesse devenait plus int ense en g\u00e9n\u00e9ral vers les \nbeaux jours de l\u2019ann\u00e9e ; juin et juillet \u00e9taient les mois terribles \nd\u2019Athos. \nPour le pr\u00e9sent, il n\u2019avait pas de chagrin, il haussait les \n\u00e9paules quand on lui parlait de l\u2019avenir ; son secret \u00e9tait donc \ndans le pass\u00e9, comme on l\u2019ava it dit vaguement \u00e0 d\u2019Artagnan. \nCette teinte myst\u00e9rieuse r\u00e9pandue sur toute sa personne \nrendait encore plus int\u00e9ressant l\u2019homme dont jamais les yeux ni \nla bouche, dans l\u2019ivresse la plus compl\u00e8te, n\u2019avaient rien r\u00e9v\u00e9l\u00e9, \nquelle que f\u00fbt l\u2019adresse des questions dirig\u00e9es contre lui. \n\u00ab Eh bien, pensait d\u2019Artagnan, le pauvre Athos est peut -\n\u00eatre mort \u00e0 cette heure, et mort par ma faute, car c\u2019est moi qui \u2013 388 \u2013 l\u2019ai entra\u00een\u00e9 dans cette affaire, dont il ignorait l\u2019origine, dont il \nignorera le r\u00e9sultat et dont il ne devait tirer aucun profit. \n\u2013 Sans compter, monsieur, r\u00e9pondait Planchet, que nous \nlui devons probablement la vie. Vous rappelez -vous comme il a \ncri\u00e9 : \u201cAu large, d\u2019Artagnan ! je suis pris.\u201d Et apr\u00e8s avoir d\u00e9cha r-\ng\u00e9 ses deux pistolets, quel bruit terrible il faisait avec son \u00e9p\u00e9e ! \nOn e\u00fbt dit vingt hommes, ou plut\u00f4t vingt diables enrag\u00e9s ! \u00bb \nEt ces mots redoublaient l\u2019ardeur de d\u2019Artagnan, qui exc i-\ntait son cheval, lequel n\u2019ayant pas besoin d\u2019\u00eatre excit\u00e9 emportait \nson cavalier au galop. \nVers onze heures du matin, on a per\u00e7ut Amiens ; \u00e0 onze \nheures et demie, on \u00e9tait \u00e0 la porte de l\u2019auberge maudite. \nD\u2019Artagnan avait souvent m\u00e9dit\u00e9 contre l\u2019h\u00f4te perfide une \nde ces bonnes vengeances qui consolent, rien qu\u2019en esp\u00e9rance. \nIl entra donc dans l\u2019h\u00f4tellerie, le feutre sur les yeu x, la main \ngauche sur le pommeau de l\u2019\u00e9p\u00e9e et faisant siffler sa cravache de \nla main droite. \n\u00ab Me reconnaissez -vous ? dit -il \u00e0 l\u2019h\u00f4te, qui s\u2019avan\u00e7ait pour \nle saluer. \n\u2013 Je n\u2019ai pas cet honneur, Monseigneur, r\u00e9pondit celui -ci \nles yeux encore \u00e9blouis du brill ant \u00e9quipage avec lequel \nd\u2019Artagnan se pr\u00e9sentait. \n\u2013 Ah ! vous ne me connaissez pas ! \n\u2013 Non, Monseigneur. \n\u2013 Eh bien, deux mots vont vous rendre la m\u00e9moire. \nQu\u2019avez -vous fait de ce gentilhomme \u00e0 qui vous e\u00fbtes l\u2019audace, \nvoici quinze jours pass\u00e9s \u00e0 peu pr\u00e8s, d\u2019intenter une accusation \nde fausse monnaie ? \u00bb \nL\u2019h\u00f4te p\u00e2lit, car d\u2019Artagnan avait pris l\u2019attitude la plus m e-\nna\u00e7ante, et Planchet se modelait sur son ma\u00eetre . \u2013 389 \u2013 \u00ab Ah ! Monseigneur, ne m\u2019en parlez pas, s\u2019\u00e9cria l\u2019h\u00f4te de \nson ton de voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j\u2019ai \npay\u00e9 cette faute ! Ah ! malheureux que je suis ! \n\u2013 Ce gentilhomme, vous dis -je, qu\u2019est -il devenu ? \n\u2013 Daignez m\u2019\u00e9couter, Monseigneur, et soyez cl\u00e9ment. \nVoyons, asseyez -vous, par gr\u00e2ce ! \u00bb \nD\u2019Artagnan, muet de col\u00e8re et d\u2019inqui\u00e9tude, s\u2019assit, men a-\n\u00e7ant comme un juge. Planchet s\u2019adossa fi\u00e8rement \u00e0 son fauteuil. \n\u00ab Voici l\u2019histoire, Monseigneur, reprit l\u2019h\u00f4te tout tre m-\nblant, car je vous reconnais \u00e0 cette heure ; c\u2019est vous qui \u00eates \nparti quand j\u2019eus ce malheureux d\u00e9m\u00eal\u00e9 avec ce gentilhomme \ndont vous parlez. \n\u2013 Oui, c\u2019est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n\u2019avez pas \nde gr\u00e2ce \u00e0 attendre si vous ne dites pas toute la v\u00e9rit\u00e9. \n\u2013 Aussi veuillez m\u2019\u00e9couter, et vous la saurez tout enti\u00e8re. \n\u2013 J\u2019\u00e9coute. \n\u2013 J\u2019avais \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu par les autorit\u00e9s qu\u2019un faux -\nmonnayeur c\u00e9l\u00e8bre arriverait \u00e0 mon auberge avec plusieurs de \nses compagnons, tous d\u00e9guis\u00e9s sous le costume de gardes ou de \nmousquetaires. Vos chevaux, vos laquais, votre figure, Messe i-\ngneurs, tout m\u2019avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9peint. \n\u2013 Apr\u00e8s, apr\u00e8s ? dit d\u2019Artagnan, qui reconnut bien vite d\u2019o\u00f9 \nvenait le signalement si exactement donn\u00e9. \n\u2013 Je pris donc, d\u2019apr\u00e8s les ordres de l\u2019autorit\u00e9, qui \nm\u2019envoya un renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m\u2019assurer de la personne des pr\u00e9tendus faux -\nmonnayeu rs. \n\u2013 Encore ! dit d\u2019Artagnan, \u00e0 qui ce mot de faux -monnayeur \n\u00e9chauffait terriblement les oreilles. \u2013 390 \u2013 \u2013 Pardonnez -moi, Monseigneur, de dire de telles choses, \nmais elles sont justement mon excuse. L\u2019autorit\u00e9 m\u2019avait fait \npeur, et vous savez qu\u2019un aubergiste doit m\u00e9nager l\u2019autorit\u00e9. \n\u2013 Mais encore une fois, ce gentilhomme, o\u00f9 est -il ? qu\u2019est -il \ndevenu ? Est -il mort ? est -il vivant ? \n\u2013 Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que \nvous savez, et dont votre d\u00e9part pr\u00e9cipit\u00e9, ajouta l\u2019h\u00f4te avec une finesse qui n\u2019\u00e9chappa point \u00e0 d\u2019Artagnan, semblait autoriser \nl\u2019issue. Ce gentilhomme votre ami se d\u00e9fendit en d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. Son valet, qui, par un malheur impr\u00e9vu, avait cherch\u00e9 querelle aux \ngens de l\u2019autorit\u00e9, d\u00e9guis\u00e9s en gar\u00e7ons d\u2019\u00e9curie\u2026 \n\u2013 Ah ! mis\u00e9rable ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, vous \u00e9tiez tous \nd\u2019accord, et je ne sais \u00e0 quoi tient que je ne vous extermine \ntous ! \n\u2013 H\u00e9las ! non, Monseigneur, nous n\u2019\u00e9tions pas tous \nd\u2019accord, et vous l\u2019allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon \nde ne point l\u2019appeler par le nom honor able qu\u2019il porte sans \ndoute, mais nous ignorons ce nom), monsieur votre ami, apr\u00e8s \navoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de \npistolet, battit en retraite en se d\u00e9fendant avec son \u00e9p\u00e9e dont il \nestropia encore un de mes hommes, et d\u2019un coup d u plat de l a-\nquelle il m\u2019\u00e9tourdit. \n\u2013 Mais, bourreau, finiras -tu ? dit d\u2019Artagnan. Athos, que \ndevient Athos ? \n\u2013 En battant en retraite, comme j\u2019ai dit \u00e0 Monseigneur, il \ntrouva derri\u00e8re lui l\u2019escalier de la cave, et comme la porte \u00e9tait \nouverte, il tira la cl ef \u00e0 lui et se barricada en dedans. Comme on \n\u00e9tait s\u00fbr de le retrouver l\u00e0, on le laissa libre. \n\u2013 Oui, dit d\u2019Artagnan, on ne tenait pas tout \u00e0 fait \u00e0 le tuer, \non ne cherchait qu\u2019\u00e0 l\u2019emprisonner. \n\u2013 Juste Dieu ! \u00e0 l\u2019emprisonner, Monseigneur ? il \ns\u2019emprisonna bien lui -m\u00eame, je vous le jure. D\u2019abord il avait fait \u2013 391 \u2013 de rude besogne, un homme \u00e9tait tu\u00e9 sur le coup et deux autres \n\u00e9taient bless\u00e9s gri\u00e8vement. Le mort et les deux bless\u00e9s furent \nemport\u00e9s par leurs camarades, et jamais je n\u2019ai plus entendu \nparler ni des u ns, ni des autres. Moi -m\u00eame, quand je repris mes \nsens, j\u2019allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce \nqui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9, et auquel je demandai ce que je devais faire du \nprisonnier. Mais M. le gouverneur eut l\u2019air de tomber des nues ; \nil me di t qu\u2019il ignorait compl\u00e8tement ce que je voulais dire, que \nles ordres qui m\u2019\u00e9taient parvenus n\u2019\u00e9manaient pas de lui et que \nsi j\u2019avais le malheur de dire \u00e0 qui que ce f\u00fbt qu\u2019il \u00e9tait pour \nquelque chose dans toute cette \u00e9chauffour\u00e9e, il me ferait \npendre. Il p ara\u00eet que je m\u2019\u00e9tais tromp\u00e9, monsieur, que j\u2019avais \narr\u00eat\u00e9 l\u2019un pour l\u2019autre, et que celui qu\u2019on devait arr\u00eater \u00e9tait sauv\u00e9. \n\u2013 Mais Athos ? s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, dont l\u2019impatience se \ndoublait de l\u2019abandon o\u00f9 l\u2019autorit\u00e9 laissait la chose ; Athos, \nqu\u2019est -il dev enu ? \n\u2013 Comme j\u2019avais h\u00e2te de r\u00e9parer mes torts envers le pr i-\nsonnier, reprit l\u2019aubergiste, je m\u2019acheminai vers la cave afin de \nlui rendre sa libert\u00e9. Ah ! monsieur, ce n\u2019\u00e9tait plus un homme, \nc\u2019\u00e9tait un diable. \u00c0 cette proposition de libert\u00e9, il d\u00e9clara que \nc\u2019\u00e9tait un pi\u00e8ge qu\u2019on lui tendait et qu\u2019avant de sortir il ente n-\ndait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car je ne me dissimulais pas la mauvaise position o\u00f9 je m\u2019\u00e9tais mis en \nportant la main sur un mousquetaire de Sa Majest\u00e9, je lui dis \nque j\u2019\u00e9tais pr\u00eat \u00e0 me soumettre \u00e0 ses conditions. \n\u00ab \u2013 D\u2019abord, dit -il, je veux qu\u2019on me rende mon valet tout \narm\u00e9. \u00bb \n\u00ab On s\u2019empressa d\u2019ob\u00e9ir \u00e0 cet ordre ; car vous comprenez \nbien, monsieur, que nous \u00e9tions dispos\u00e9s \u00e0 faire tout ce que voudrait votre ami. M . Grimaud (il a dit ce nom, celui -l\u00e0, \nquoiqu\u2019il ne parle pas beaucoup), M. Grimaud fut donc descen-\ndu \u00e0 la cave, tout bless\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait ; alors, son ma\u00eetre l\u2019ayant r e-\n\u00e7u, rebarricada la porte et nous ordonna de rester dans notre \nbout ique. \u2013 392 \u2013 \u2013 Mais enfin, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, o\u00f9 est -il ? o\u00f9 est Athos ? \n\u2013 Dans la cave, monsieur. \n\u2013 Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave d e-\npuis ce temps -l\u00e0 ? \n\u2013 Bont\u00e9 divine ! Non, monsieur. Nous, le retenir dans la \ncave ! vous ne savez donc pas ce qu\u2019il y fait, dans la ca ve ! Ah ! si \nvous pouviez l\u2019en faire sortir, monsieur, je vous en serais reco n-\nnaissant toute ma vie, vous adorerais comme mon patron. \n\u2013 Alors il est l\u00e0, je le retrouverai l\u00e0 ? \n\u2013 Sans doute, monsieur, il s\u2019est obstin\u00e9 \u00e0 y rester. Tous les \njours, on lui pass e par le soupirail du pain au bout d\u2019une \nfourche, et de la viande quand il en demande ; mais, h\u00e9las ! ce \nn\u2019est pas de pain et de viande qu\u2019il fait la plus grande conso m-\nmation. Une fois, j\u2019ai essay\u00e9 de descendre avec deux de mes ga r-\n\u00e7ons, mais il est entr\u00e9 d ans une terrible fureur. J\u2019ai entendu le \nbruit de ses pistolets qu\u2019il armait et de son mousqueton \nqu\u2019armait son domestique. Puis, comme nous leur demandions \nquelles \u00e9taient leurs intentions, le ma\u00eetre a r\u00e9pondu qu\u2019ils \navaient quarante coups \u00e0 tirer lui et son laquais, et qu\u2019ils les t i-\nreraient jusqu\u2019au dernier plut\u00f4t que de permettre qu\u2019un seul de \nnous m\u00eet le pied dans la cave. Alors, monsieur, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 me \nplaindre au gouver neur, lequel m\u2019a r\u00e9pondu que je n\u2019avais que \nce que je m\u00e9ritais, et que cela m\u2019apprendrait \u00e0 insulter les hon o-\nrables seigneurs qui prenaient g\u00eete chez moi. \n\u2013 De sorte que, depuis ce temps ?\u2026 reprit d\u2019Artagnan ne \npouvant s\u2019emp\u00eacher de rire de la figure piteuse de son h\u00f4te. \n\u2013 De sorte que, depuis ce temps, monsieur, continua celui -\nci, nous me nons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, mo n-\nsieur, il faut que vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave ; il y a notre vin en bouteilles et notre vin en pi\u00e8ce, \nla bi\u00e8re, l\u2019huile et les \u00e9pices, le lard et les saucissons ; et comm e \nil nous est d\u00e9fendu d\u2019y descendre, nous sommes forc\u00e9s de ref u-\nser le boire et le manger aux voyageurs qui nous arrivent, de \u2013 393 \u2013 sorte que tous les jours notre h\u00f4tellerie se perd. Encore une s e-\nmaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruin\u00e9s. \n\u2013 Et ce s era justice, dr\u00f4le. Ne voyait -on pas bien, \u00e0 notre \nmine, que nous \u00e9tions gens de qualit\u00e9 et non faussaires, dites ? \n\u2013 Oui, monsieur, oui, vous avez raison, dit l\u2019h\u00f4te. Mais t e-\nnez, tenez, le voil\u00e0 qui s\u2019emporte. \n\u2013 Sans doute qu\u2019on l\u2019aura troubl\u00e9, dit d\u2019Arta gnan. \n\u2013 Mais il faut bien qu\u2019on le trouble, s\u2019\u00e9cria l\u2019h\u00f4te ; il vient \nde nous arriver deux gentilshommes anglais. \n\u2013 Eh bien ? \n\u2013 Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous sa-\nvez, monsieur ; ceux -ci ont demand\u00e9 du meilleur. Ma femme \nalors aura sollic it\u00e9 de M. Athos la permission d\u2019entrer pour s a-\ntisfaire ces messieurs ; et il aura refus\u00e9 comme de coutume. Ah ! \nbont\u00e9 divine ! voil\u00e0 le sabbat qui redouble ! \u00bb \nD\u2019Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du c \u00f4-\nt\u00e9 de la cave ; il se leva et, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de l\u2019h\u00f4te qui se tordait les \nmains, et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout ar-\nm\u00e9, il s\u2019approcha du lieu de la sc\u00e8ne. \nLes deux gentilshommes \u00e9taient exasp\u00e9r\u00e9s, ils avaient fait \nune longue course et mouraient de faim et de soif. \n\u00ab Mais c\u2019est une tyrannie, s\u2019\u00e9criaient -ils en tr\u00e8s bon fra n-\n\u00e7ais, quoique avec un accent \u00e9tranger, que ce ma\u00eetre fou ne veuille pas laisser \u00e0 ces bonnes gens l\u2019usage de leur vin. \u00c7a, nous \nallons enfoncer la porte, et s\u2019il est trop enrag\u00e9, eh bien ! nous le \ntuerons. \n\u2013 Tout b eau, messieurs ! dit d\u2019Artagnan en tirant ses pisto-\nlets de sa ceinture ; vous ne tuerez personne, s\u2019il vous pla\u00eet. \u2013 394 \u2013 \u2013 Bon, bon, disait derri\u00e8re la porte la voix calme d\u2019Athos, \nqu\u2019on les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et \nnous allons vo ir. \u00bb \nTout braves qu\u2019ils paraissaient \u00eatre, les deux ge n-\ntilshommes anglais se regard\u00e8rent en h\u00e9sitant ; on e\u00fbt dit qu\u2019il y \navait dans cette cave un de ces ogres fam\u00e9liques, gigantesques \nh\u00e9ros des l\u00e9gendes populaires, et dont nul ne force impun\u00e9ment \nla caverne. \nIl y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais \neurent honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit \nles cinq ou six marches dont se composait l\u2019escalier et donna \ndans la porte un coup de pied \u00e0 fendre une muraille. \n\u00ab Planchet, dit d\u2019Artagnan en armant ses pistolets, je me \ncharge de celui qui est en haut, charge- toi de celui qui est en \nbas. Ah ! messieurs ! vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va \nvous en donner ! \n\u2013 Mon Dieu, s\u2019\u00e9cria la voix creuse d\u2019Athos, j\u2019entends \nd\u2019Artagn an, ce me semble. \n\u2013 En effet, dit d\u2019Artagnan en haussant la voix \u00e0 son tour, \nc\u2019est moi -m\u00eame, mon ami. \n\u2013 Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces \nenfonceurs de portes. \u00bb \nLes gentilshommes avaient mis l\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 la main, mais ils se \ntrouvai ent pris entre deux feux ; ils h\u00e9sit\u00e8rent un instant e n-\ncore ; mais, comme la premi\u00e8re fois, l\u2019orgueil l\u2019emporta, et un \nsecond coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur. \n\u00ab Range -toi, d\u2019Artagnan, range -toi, cria Athos, range -toi, je \nvais tirer. \n\u2013 Messieurs, dit d\u2019Artagnan, que la r\u00e9flexion n\u2019abandonnait \njamais, messieurs, songez -y ! De la patience, Athos. Vous vous \nengagez l\u00e0 dans une mauvaise affaire, et vous allez \u00eatre cribl\u00e9s. \nVoici mon valet et moi qui vous l\u00e2cherons trois coups de feu, \u2013 395 \u2013 auta nt vous arriveront de la cave ; puis nous aurons encore nos \n\u00e9p\u00e9es, dont, je vous assure, mon ami et moi nous jouons pass a-\nblement. Laissez -moi faire vos affaires et les miennes. Tout \u00e0 \nl\u2019heure vous aurez \u00e0 boire, je vous en donne ma parole. \n\u2013 S\u2019il en reste \u00bb, grogna la voix railleuse d\u2019Athos. \nL\u2019h\u00f4telier sentit une sueur froide couler le long de son \n\u00e9chine. \n\u00ab Comment, s\u2019il en reste ! murmura -t-il. \n\u2013 Que diable ! il en restera, reprit d\u2019Artagnan ; soyez donc \ntranquille, \u00e0 eux deux ils n\u2019auront pas bu toute la cave. Me s-\nsieurs, remettez vos \u00e9p\u00e9es au fourreau. \n\u2013 Eh bien, vous, remettez vos pistolets \u00e0 votre ceinture. \n\u2013 Volontiers. \u00bb \nEt d\u2019Artagnan donna l\u2019exemple. Puis, se retournant vers \nPlanchet, il lui fit signe de d\u00e9sarmer son mousqueton. \nLes Anglais, convaincu s, remirent en grommelant leurs \n\u00e9p\u00e9es au fourreau. On leur raconta l\u2019histoire de \nl\u2019emprisonnement d\u2019Athos. Et comme ils \u00e9taient bons ge n-\ntilshommes, ils donn\u00e8rent tort \u00e0 l\u2019h\u00f4telier. \n\u00ab Maintenant, messieurs, dit d\u2019Artagnan, remontez chez \nvous, et, dans dix m inutes, je vous r\u00e9ponds qu\u2019on vous y portera \ntout ce que vous pourrez d\u00e9sirer. \u00bb \nLes Anglais salu\u00e8rent et sortirent. \n\u00ab Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit \nd\u2019Artagnan, ouvrez -moi la porte, je vous en prie. \n\u2013 \u00c0 l\u2019instant m\u00eame \u00bb, dit Athos. \nAlors on entendit un grand bruit de fagots entrechoqu\u00e9s et \nde poutres g\u00e9missantes : c\u2019\u00e9taient les contrescarpes et les ba s-\ntions d\u2019Athos, que l\u2019assi\u00e9g\u00e9 d\u00e9molissait lui -m\u00eame. \u2013 396 \u2013 Un instant apr\u00e8s, la porte s\u2019\u00e9branla, et l\u2019on vit para\u00eetre la \nt\u00eate p\u00e2le d\u2019Athos qui, d\u2019u n coup d\u2019\u0153il rapide, explorait les env i-\nrons. \nD\u2019Artagnan se jeta \u00e0 son cou et l\u2019embrassa tendrement puis \nil voulut l\u2019entra\u00eener hors de ce s\u00e9jour humide, alors il s\u2019aper\u00e7ut \nqu\u2019Athos chancelait. \n\u00ab Vous \u00eates bless\u00e9 ? lui dit -il. \n\u2013 Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voil\u00e0 \ntout, et jamais homme n\u2019a mieux fait ce qu\u2019il fallait pour cela. \nVive Dieu ! mon h\u00f4te, il faut que j\u2019en aie bu au moins pour ma \npart cent cinquante bouteilles. \n\u2013 Mis\u00e9ricorde ! s\u2019\u00e9cria l\u2019h\u00f4te, si le valet en a bu la moiti\u00e9 du \nma\u00eetr e seulement, je suis ruin\u00e9. \n\u2013 Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait \npas permis le m\u00eame ordinaire que moi ; il a bu \u00e0 la pi\u00e8ce seul e-\nment ; tenez, je crois qu\u2019il a oubli\u00e9 de remettre le fosset. Ente n-\ndez-vous ? cela coule. \u00bb \nD\u2019Artagnan partit d\u2019un \u00e9clat de rire qui changea le frisson \nde l\u2019h\u00f4te en fi\u00e8vre chaude. \nEn m\u00eame temps, Grimaud parut \u00e0 son tour derri\u00e8re son \nma\u00eetre, le mousqueton sur l\u2019\u00e9paule, la t\u00eate tremblante, comme \nces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il \u00e9tait arros\u00e9 par -\ndevant et par -derri\u00e8re d\u2019une liqueur grasse que l\u2019h\u00f4te reconnut \npour \u00eatre sa meilleure huile d\u2019olive. \nLe cort\u00e8ge traversa la grande salle et alla s\u2019installer dans la \nmeilleure chambre de l\u2019auberge, que d\u2019Artagnan occupa \nd\u2019autorit\u00e9. \nPendant ce temps, l\u2019h\u00f4te et sa femme se pr\u00e9cipit\u00e8rent avec \ndes lampes dans la cave, qui leur avait \u00e9t\u00e9 si longtemps interdite \net o\u00f9 un affreux spectacle les attendait. \u2013 397 \u2013 Au-del\u00e0 des fortifications auxquelles Athos avait fait br\u00e8che \npour sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de \nfutailles vides entass\u00e9es selon toutes les r\u00e8gles de l\u2019art strat \u00e9-\ngique, on voyait \u00e7\u00e0 et l\u00e0, nageant dans les mares d\u2019huile et de \nvin, les ossements de tous les jambons mang\u00e9s, tandis qu\u2019un \namas de bouteilles cass\u00e9es jonchait tout l\u2019angle gauche de l a \ncave et qu\u2019un tonneau, dont le robinet \u00e9tait rest\u00e9 ouvert, perdait \npar cette ouverture les derni\u00e8res gouttes de son sang. L\u2019image \nde la d\u00e9vastation et de la mort, comme dit le po\u00e8te de \nl\u2019Antiquit\u00e9, r \u00e9gnait l\u00e0 comme sur un champ de bataille. \nSur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient \n\u00e0 peine. \nAlors les hurlements de l\u2019h\u00f4te et de l\u2019h\u00f4tesse perc\u00e8rent la \nvo\u00fbte de la cave, d\u2019Artagnan lui -m\u00eame en fut \u00e9mu. Athos ne \ntourna pas m\u00eame la t\u00eate. \nMais \u00e0 la douleur succ\u00e9da la rage. L\u2019h\u00f4te s\u2019arma d\u2019une \nbroche et, dans son d\u00e9sespoir, s\u2019\u00e9lan\u00e7a dans la chambre o\u00f9 les \ndeux amis s\u2019\u00e9taient retir\u00e9s. \n\u00ab Du vin ! dit Athos en apercevant l\u2019h\u00f4te. \n\u2013 Du vin ! s\u2019\u00e9cria l\u2019h\u00f4te stup\u00e9fait, du vin ! mais vous m\u2019en \navez bu pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ru i-\nn\u00e9, perdu, an\u00e9anti ! \n\u2013 Bah ! dit Athos, nous sommes constamment rest\u00e9s sur \nnotre soif. \n\u2013 Si vous vous \u00e9tiez content\u00e9s de boire, encore ; mais vous \navez cass\u00e9 toutes les bouteilles. \n\u2013 Vous m\u2019avez pouss\u00e9 sur un tas qui a d\u00e9gringol\u00e9. C\u2019est \nvotre faute. \n\u2013 Toute mon huile est perdue ! \u2013 398 \u2013 \u2013 L\u2019huile est un baume souverain pour les blessures, et il \nfallait bien que ce pauvre Grimaud pans\u00e2t celles que vous lui \navez faites. \n\u2013 Tous mes saucissons rong\u00e9s ! \n\u2013 Il y a \u00e9norm\u00e9ment de rats dans cette cave. \n\u2013 Vous allez me payer tout cela, cria l\u2019h\u00f4te exasp\u00e9r\u00e9. \n\u2013 Triple dr\u00f4le ! \u00bb dit Athos en se soulevant. Mais il retomba \naussit\u00f4t ; il venait de donner la mesure de ses forces. \nD\u2019Artagnan vint \u00e0 son secours en levant sa cravache. \nL\u2019h\u00f4te recula d\u2019un pas et se mit \u00e0 fondre en larmes. \n\u00ab Cela vous apprendra, dit d\u2019Artagnan, \u00e0 traiter d\u2019une fa\u00e7on \nplus courtoise les h\u00f4tes que Dieu vous envoie. \n\u2013 Dieu\u2026, dites le diable ! \n\u2013 Mon cher ami, dit d\u2019Artagnan, si vous nous rompez e n-\ncore les oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et nous verrons si v\u00e9ritablement le d\u00e9g\u00e2t est \naussi grand que vous le dites. \n\u2013 Eh bien, oui, messieurs, dit l\u2019h\u00f4te, j\u2019ai tort, je l\u2019avoue ; \nmais \u00e0 tout p\u00e9ch\u00e9 mis\u00e9ricorde ; vous \u00eates des seigneurs et je suis \nun pauvre aubergiste, vous aurez p iti\u00e9 de moi. \n\u2013 Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre \nle c\u0153ur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin \ncoulait de tes futailles. On n\u2019est pas si diable qu\u2019on en a l\u2019air. \nVoyons, viens ici et causons. \u00bb \nL\u2019h\u00f4te s\u2019approcha avec i nqui\u00e9tude. \n\u00ab Viens, te dis -je, et n\u2019aie pas peur, continua Athos. Au \nmoment o\u00f9 j\u2019allais te payer, j\u2019avais pos\u00e9 ma bourse sur la table. \n\u2013 Oui, Monseigneur. \u2013 399 \u2013 \u2013 Cette bourse contenait soixante pistoles, o\u00f9 est -elle ? \n\u2013 D\u00e9pos\u00e9e au greffe, Monseigneur : on avait dit que c\u2019\u00e9tait \nde la fausse monnaie. \n\u2013 Eh bien, fais -toi rendre ma bourse, et garde les soixante \npistoles. \n\u2013 Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne l\u00e2che pas ce \nqu\u2019il tient. Si c\u2019\u00e9tait de la fausse monnaie, il y aurait encore de \nl\u2019espoir ; mais malh eureusement ce sont de bonnes pi\u00e8ces. \n\u2013 Arrange -toi avec lui, mon brave homme, cela ne me r e-\ngarde pas, d\u2019autant plus qu\u2019il ne me reste pas une livre. \n\u2013 Voyons, dit d\u2019Artagnan, l\u2019ancien cheval d\u2019Athos, o\u00f9 est -\nil ? \n\u2013 \u00c0 l\u2019\u00e9curie. \n\u2013 Combien vaut -il ? \n\u2013 Cinquan te pistoles tout au plus. \n\u2013 Il en vaut quatre -vingts ; prends -le, et que tout soit dit. \n\u2013 Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon \nBajazet ? et sur quoi ferai -je la campagne ? sur Grimaud ? \n\u2013 Je t\u2019en am\u00e8ne un autre, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Un autre ? \n\u2013 Et magnifique ! s\u2019\u00e9cria l\u2019h\u00f4te. \n\u2013 Alors, s\u2019il y en a un autre plus beau et plus jeune, prends \nle vieux, et \u00e0 boire ! \n\u2013 Duquel ? demanda l\u2019h\u00f4te tout \u00e0 fait rass\u00e9r\u00e9n\u00e9. \n\u2013 De celui qui est au fond, pr\u00e8s des lattes ; il en reste en-\ncore vingt -cinq bouteille s, toutes les autres ont \u00e9t\u00e9 cass\u00e9es dans \nma chute. Montez -en six. \u2013 400 \u2013 \u2013 Mais c\u2019est un foudre que cet homme ! dit l\u2019h\u00f4te \u00e0 part \nlui ; s\u2019il reste seulement quinze jours ici, et qu\u2019il paie ce qu\u2019il \nboira, je r\u00e9tablirai mes affaires. \n\u2013 Et n\u2019oublie pas, continua d \u2019Artagnan, de monter quatre \nbouteilles du pareil aux deux seigneurs anglais. \n\u2013 Maintenant, dit Athos, en attendant qu\u2019on nous apporte \ndu vin, conte -moi, d\u2019Artagnan, ce que sont devenus les autres ; \nvoyons. \u00bb \nD\u2019Artagnan lui raconta comment il avait trouv\u00e9 P orthos \ndans son lit avec une foulure, et Aramis \u00e0 une table entre les \ndeux th\u00e9ologiens. Comme il achevait, l\u2019h\u00f4te rentra avec les bo u-\nteilles demand\u00e9es et un jambon qui, heureusement pour lui, \u00e9tait rest\u00e9 hors de la cave. \n\u00ab C\u2019est bien, dit Athos en rempliss ant son verre et celui de \nd\u2019Artagnan, voil\u00e0 pour Porthos et pour Aramis ; mais vous, mon \nami, qu\u2019avez -vous et que vous est -il arriv\u00e9 personnellement ? Je \nvous trouve un air sinistre. \n\u2013 H\u00e9las ! dit d\u2019Artagnan, c\u2019est que je suis le plus malhe u-\nreux de nous to us, moi ! \n\u2013 Toi malheureux, d\u2019Artagnan ! dit Athos. Voyons, co m-\nment es -tu malheureux ? Dis -moi cela. \n\u2013 Plus tard, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Plus tard ! et pourquoi plus tard ? parce que tu crois que \nje suis ivre, d\u2019Artagnan ? Retiens bien ceci : je n\u2019ai jamais les \nid\u00e9es plus nettes que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles. \u00bb \nD\u2019Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux. \nAthos l\u2019\u00e9couta sans sourciller ; puis, lorsqu\u2019il eut fini : \n\u00ab Mis\u00e8res que tout cela, dit Athos, mis\u00e8res ! \u00bb \nC\u2019\u00e9tait le mot d\u2019Athos. \u2013 401 \u2013 \u00ab Vous dites toujours mis\u00e8res ! mon cher Athos, dit \nd\u2019Artagnan ; cela vous sied bien mal, \u00e0 vous qui n\u2019avez jamais \naim\u00e9. \u00bb \nL\u2019\u0153il mort d\u2019Athos s\u2019enflamma soudain, mais ce ne fut \nqu\u2019un \u00e9clair, il redevint terne et vague comme auparavant. \n\u00ab C\u2019est vrai, dit -il tranquillement, je n\u2019ai jamais aim\u00e9, moi. \n\u2013 Vous voyez bien alors, c\u0153ur de pierre, dit d\u2019Artagnan, \nque vous avez tort d\u2019\u00eatre dur pour nous autres c\u0153urs tendres. \n\u2013 C\u0153urs tendres, c\u0153urs perc\u00e9s, dit Athos. \n\u2013 Que dites -vous ? \n\u2013 Je dis que l\u2019amour est une lot erie o\u00f9 celui qui gagne, \ngagne la mort ! Vous \u00eates bien heureux d\u2019avoir perdu, croyez -\nmoi, mon cher d\u2019Artagnan. Et si j\u2019ai un conseil \u00e0 vous donner, \nc\u2019est de perdre toujours. \n\u2013 Elle avait l\u2019air de si bien m\u2019aimer ! \n\u2013 Elle en avait l\u2019air. \n\u2013 Oh ! elle m\u2019aima it. \n\u2013 Enfant ! il n\u2019y a pas un homme qui n\u2019ait cru comme vous \nque sa ma\u00eetresse l\u2019aimait, et il n\u2019y a pas un homme qui n\u2019ait \u00e9t\u00e9 \ntromp\u00e9 par sa ma\u00eetresse. \n\u2013 Except\u00e9 vous, Athos, qui n\u2019en avez jamais eu. \n\u2013 C\u2019est vrai, dit Athos apr\u00e8s un moment de silence, je n\u2019en \nai jamais eu, moi. Buvons ! \n\u2013 Mais alors, philosophe que vous \u00eates, dit d\u2019Artagnan, in s-\ntruisez -moi, soutenez -moi ; j\u2019ai besoin de savoir et d\u2019\u00eatre cons o-\nl\u00e9. \n\u2013 Consol\u00e9 de quoi ? \n\u2013 De mon malheur. \u2013 402 \u2013 \u2013 Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les \n\u00e9pau les ; je serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous \nracontais une histoire d\u2019amour. \n\u2013 Arriv\u00e9e \u00e0 vous ? \n\u2013 Ou \u00e0 un de mes amis, qu\u2019importe ! \n\u2013 Dites, Athos, dites. \n\u2013 Buvons, nous ferons mieux. \n\u2013 Buvez et racontez. \n\u2013 Au fait, cela se peut, dit Ath os en vidant et remplissant \nson verre, les deux choses vont \u00e0 merveille ensemble. \n\u2013 J\u2019\u00e9coute \u00bb, dit d\u2019Artagnan. \nAthos se recueillit, et, \u00e0 mesure qu\u2019il se recueillait, \nd\u2019Artagnan le voyait p\u00e2lir ; il en \u00e9tait \u00e0 cette p\u00e9riode de l\u2019ivresse \no\u00f9 les buveurs vul gaires tombent et dorment. Lui, il r\u00eavait tout \nhaut sans dormir. Ce somnambulisme de l\u2019ivresse avait quelque \nchose d\u2019effrayant. \n\u00ab Vous le voulez absolument ? demanda -t-il. \n\u2013 Je vous en prie, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Qu\u2019il soit fait donc comme vous le d\u00e9sirez. Un de mes \namis, un de mes amis, entendez -vous bien ! pas moi, dit Athos \nen s\u2019interrompant avec un sourire sombre ; un des comtes de \nma province, c\u2019est -\u00e0-dire du Berry, noble comme un Dandolo ou \nun Montmorency, devint amoureux \u00e0 vingt -cinq ans d\u2019une jeune \nfille de seize, belle comme les amours. \u00c0 travers la na\u00efvet\u00e9 de \nson \u00e2ge per\u00e7ait un esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de po\u00e8te ; elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans \nun petit bourg, pr\u00e8s de son fr\u00e8re qui \u00e9tait cur\u00e9. Tous deux \n\u00e9taient arriv\u00e9s dans le pays : ils venaient on ne savait d\u2019o\u00f9 ; mais \nen la voyant si belle et en voyant son fr\u00e8re si pieux, on ne so n-\ngeait pas \u00e0 leur demander d\u2019o\u00f9 ils venaient. Du reste, on les di-\u2013 403 \u2013 sait de bonne extraction. Mon ami, qui \u00e9tait le seigneur du pa ys, \naurait pu la s\u00e9duire ou la prendre de force, \u00e0 son gr\u00e9, il \u00e9tait le \nma\u00eetre ; qui serait venu \u00e0 l\u2019aide de deux \u00e9trangers, de deux i n-\nconnus ? Malheureusement il \u00e9tait honn\u00eate homme, il l\u2019\u00e9pousa. \nLe sot, le niais, l\u2019imb\u00e9cile ! \n\u2013 Mais pourquoi cela, puisqu \u2019il l\u2019aimait ? demanda \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Attendez donc, dit Athos. Il l\u2019emmena dans son ch\u00e2teau, \net en fit la premi\u00e8re dame de sa province ; et il faut lui rendre \njustice, elle tenait parfaitement son rang. \n\u2013 Eh bien ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Eh bien, un jour qu\u2019elle \u00e9tait \u00e0 la chasse avec son mari, \ncontinua Athos \u00e0 voix basse et en parlant fort vite, elle tomba de cheval et s\u2019\u00e9vanouit ; le comte s\u2019\u00e9lan\u00e7a \u00e0 son secours, et comme \nelle \u00e9touffait dans ses habits, il les fendit avec son poignard et lui d\u00e9couvrit l\u2019\u00e9p aule. Devinez ce qu\u2019elle avait sur l\u2019\u00e9paule, \nd\u2019Artagnan ? dit Athos avec un grand \u00e9clat de rire. \n\u2013 Puis -je le savoir ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Une fleur de lis, dit Athos. Elle \u00e9tait marqu\u00e9e ! \u00bb \nEt Athos vida d\u2019un seul trait le verre qu\u2019il tenait \u00e0 la main. \n\u00ab Horreur ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, que me dites -vous l\u00e0 ? \n\u2013 La v\u00e9rit\u00e9. Mon cher, l\u2019ange \u00e9tait un d\u00e9mon. La pauvre \nfille avait vol\u00e9. \n\u2013 Et que fit le comte ? \n\u2013 Le comte \u00e9tait un grand seigneur, il avait sur ses terres \ndroit de justice basse et haute : il acheva de d\u00e9chirer les habits \nde la comtesse, il lui lia les mains derri\u00e8re le dos et la pendit \u00e0 \nun arbre. \n\u2013 Ciel ! Athos ! un meurtre ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \u2013 404 \u2013 \u2013 Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos p\u00e2le comme la \nmort. Mais on me laisse manquer de vin, ce me semble. \u00bb \nEt Athos saisit au goulot la derni\u00e8re bouteille qui restait, \nl\u2019approcha de sa bouche et la vida d\u2019un seul trait, comme il e\u00fbt \nfait d\u2019un verre ordinaire. \nPuis il laissa tomber sa t\u00eate sur ses deux mains ; \nd\u2019Artagnan demeura devant lui, saisi d\u2019\u00e9po uvante. \n\u00ab Cela m\u2019a gu\u00e9ri des femmes belles, po\u00e9tiques et amo u-\nreuses, dit Athos en se relevant et sans songer \u00e0 continuer \nl\u2019apologue du comte. Dieu vous en accorde autant ! Buvons ! \n\u2013 Ainsi elle est morte ? balbutia d\u2019Artagnan. \n\u2013 Parbleu ! dit Athos. Mais t endez votre verre. Du jambon, \ndr\u00f4le, cria Athos, nous ne pouvons plus boire ! \n\u2013 Et son fr\u00e8re ? ajouta timidement d\u2019Artagnan. \n\u2013 Son fr\u00e8re ? reprit Athos. \n\u2013 Oui, le pr\u00eatre ? \n\u2013 Ah ! je m\u2019en informai pour le faire pendre \u00e0 son tour ; \nmais il avait pris les devants, il avait quitt\u00e9 sa cure depuis la \nveille. \n\u2013 A-t-on su au moins ce que c\u2019\u00e9tait que ce mis\u00e9rable ? \n\u2013 C\u2019\u00e9tait sans doute le premier amant et le complice de la \nbelle, un digne homme qui avait fait semblant d\u2019\u00eatre cur\u00e9 peut -\n\u00eatre pour marier sa ma\u00eetresse e t lui assurer un sort. Il aura \u00e9t\u00e9 \n\u00e9cartel\u00e9, je l\u2019esp\u00e8re. \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d\u2019Artagnan, tout \u00e9tourdi \nde cette horrible aventure. \n\u2013 Mangez donc de ce jambon, d\u2019Artagnan, il est exquis, dit \nAthos en coupant une tranche qu\u2019il mit sur l\u2019assiette du jeune \nhomme. Quel malheur qu\u2019il n\u2019y en ait pas eu seulement quatre \u2013 405 \u2013 comme celui -l\u00e0 dans la cave ! j\u2019aurais bu cinquante bouteilles de \nplus. \u00bb \nD\u2019Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, \nqui l\u2019e\u00fbt rendu fou ; il laissa tomber sa t\u00eate sur ses deux mains \net fit semblant de s\u2019endormir. \n\u00ab Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le r e-\ngardant en piti\u00e9, et pourtant celui -l\u00e0 est des meilleurs !\u2026 \u00bb \u2013 406 \u2013 CHAPITRE XXVIII \nRETOUR \n \nD\u2019Artagnan \u00e9tait rest\u00e9 \u00e9tourdi de la terrible confidence \nd\u2019Athos ; cependant bien des choses lui paraissaient encore ob s-\ncures dans cette demi -r\u00e9v\u00e9lation ; d\u2019abord elle avait \u00e9t\u00e9 faite par \nun homme tout \u00e0 fait ivre \u00e0 un homme qui l\u2019\u00e9tait \u00e0 moiti\u00e9, et \ncependant, malgr\u00e9 ce vague que fait monter au cerveau la fum\u00e9e \nde deux ou t rois bouteilles de bourgogne, d\u2019Artagnan, en se r \u00e9-\nveillant le lendemain matin, avait chaque parole d\u2019Athos aussi \npr\u00e9sente \u00e0 son esprit que si, \u00e0 mesure qu\u2019elles \u00e9taient tomb\u00e9es \nde sa bouche, elles s\u2019\u00e9taient imprim\u00e9es dans son esprit. Tout ce \ndoute ne lui donna qu\u2019un plus vif d\u00e9sir d\u2019arriver \u00e0 une certitude, \net il passa chez son ami avec l\u2019intention bien arr\u00eat\u00e9e de renouer \nsa conversation de la veille mais il trouva Athos de sens tout \u00e0 \nfait rassis, c\u2019est -\u00e0-dire le plus fin et le plus imp\u00e9n\u00e9trable des \nhommes . \nAu reste, le mousquetaire, apr\u00e8s avoir \u00e9chang\u00e9 avec lui une \npoign\u00e9e de main, alla le premier au -devant de sa pens\u00e9e. \n\u00ab J\u2019\u00e9tais bien ivre hier, mon cher d\u2019Artagnan, dit -il, j\u2019ai se n-\nti cela ce matin \u00e0 ma langue, qui \u00e9tait encore fort \u00e9paisse, et \u00e0 \nmon poul s qui \u00e9tait encore fort agit\u00e9 ; je parie que j\u2019ai dit mille \nextravagances. \u00bb \nEt, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixit\u00e9 \nqui l\u2019embarrassa. \n\u00ab Mais non pas, r\u00e9pliqua d\u2019Artagnan, et, si je me le rappelle \nbien, vous n\u2019avez rien dit que de fort o rdinaire. \n\u2013 Ah ! vous m\u2019\u00e9tonnez ! Je croyais vous avoir racont\u00e9 une \nhistoire des plus lamentables. \u00bb \u2013 407 \u2013 Et il regardait le jeune homme comme s\u2019il e\u00fbt voulu lire au \nplus profond de son c\u0153ur. \n\u00ab Ma foi ! dit d\u2019Artagnan, il para\u00eet que j\u2019\u00e9tais encore plus \nivre que vous, puisque je ne me souviens de rien. \u00bb \nAthos ne se paya point de cette parole, et il reprit : \n\u00ab Vous n\u2019\u00eates pas sans avoir remarqu\u00e9, mon cher ami, que \nchacun a son genre d\u2019ivresse, triste ou gaie, moi j\u2019ai l\u2019ivresse \ntriste, et, quand une fois je suis gris, ma mani\u00e8re est de raconter \ntoutes les histoires lugubres que ma sotte nourrice m\u2019a incu l-\nqu\u00e9es dans le cerveau. C\u2019est mon d\u00e9faut ; d\u00e9faut capital, j\u2019en \nconviens ; mais, \u00e0 cela pr\u00e8s, je suis bon buveur. \u00bb \nAthos disait cela d\u2019une fa\u00e7on si naturelle, que d\u2019Artagnan \nfut \u00e9branl\u00e9 dans sa conviction. \n\u00ab Oh ! c\u2019est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en \nessayant de ressaisir la v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est donc cela que je me so u-\nviens, comme, au reste, on se souvient d\u2019un r\u00eave, que nous \navons parl\u00e9 de pendus. \n\u2013 Ah ! vous voyez bien, dit Athos en p\u00e2lissant et cependant \nen essayant de rire, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr, les pendus sont mon cauch e-\nmar, \u00e0 moi. \n\u2013 Oui, oui, reprit d\u2019Artagnan, et voil\u00e0 la m\u00e9moire qui me \nrevient ; oui, il s\u2019agissait\u2026 attendez donc\u2026 il s\u2019agissait d\u2019une \nfemme. \n\u2013 Voyez, r\u00e9pondit Athos en devenant presque livide, c\u2019est \nma grande histoire de la femme blonde, et quand je raconte \ncelle -l\u00e0, c\u2019est que je suis ivre mort. \n\u2013 Oui, c\u2019est cela, dit d\u2019Artagnan, l\u2019histoire de la femme \nblonde, grande et belle, aux yeux bleus. \n\u2013 Oui, et pendue. \u2013 408 \u2013 \u2013 Par son mari, qui \u00e9tait un seigneur de votre connai s-\nsance, continua d\u2019Artagnan en regardant fixement Athos. \n\u2013 Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un \nhomme quand on ne sait plus ce que l\u2019on dit, reprit Athos en \nhaussant les \u00e9 paules, comme s\u2019il se f\u00fbt pris lui -m\u00eame en piti\u00e9. \nD\u00e9cid\u00e9ment, je ne veux plus me griser, d\u2019Artagnan, c\u2019est une trop mauvaise habitude. \u00bb \nD\u2019Artagnan garda le silence. \nPuis Athos, changeant tout \u00e0 coup de conversation : \n\u00ab \u00c0 propos, dit -il, je vous remercie du cheval que vous \nm\u2019avez amen\u00e9. \n\u2013 Est-il de votre go\u00fbt ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oui, mais ce n\u2019\u00e9tait pas un cheval de fatigue. \n\u2013 Vous vous trompez ; j\u2019ai fait avec lui dix lieues en moins \nd\u2019une heure et demie, et il n\u2019y paraissait pas plus que s\u2019il e\u00fbt fait \nle tour de la place Saint -Sulpice. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, vous allez me donner des regrets. \n\u2013 Des regrets ? \n\u2013 Oui, je m\u2019en suis d\u00e9fait. \n\u2013 Comment cela ? \n\u2013 Voici le fait : ce matin, je me suis r\u00e9veill\u00e9 \u00e0 six heures, \nvous dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire ; j\u2019\u00e9tais \nencore tout h\u00e9b\u00e9t\u00e9 de notre d\u00e9bauche d\u2019hier ; je descendis dans \nla grande salle, et j\u2019avisai un de nos Anglais qui marchandait un \ncheval \u00e0 un maquignon, le sien \u00e9tant mort hier d\u2019un coup de \nsang. Je m\u2019approchai de lui, et comme je vis qu\u2019il offr ait cent \npistoles d\u2019un alezan br\u00fbl\u00e9 : \u00ab Par Dieu, lui dis -je, mon genti l-\nhomme, moi aussi j\u2019ai un cheval \u00e0 vendre. \u2013 409 \u2013 \u00ab \u2013 Et tr\u00e8s beau m\u00eame, dit -il, je l\u2019ai vu hier, le valet de \nvotre ami le tenait en main. \n\u00ab \u2013 Trouvez -vous qu\u2019il vaille cent pistoles ? \n\u00ab \u2013 Oui, et voulez -vous me le donner pour ce prix -l\u00e0 ? \n\u00ab \u2013 Non, mais je vous le joue. \n\u00ab \u2013 Vous me le jouez ? \n\u00ab \u2013 Oui. \n\u00ab \u2013 \u00c0 quoi ? \n\u00ab \u2013 Aux d\u00e9s. \u00bb \n\u00ab Ce qui fut dit fut fait ; et j\u2019ai perdu le cheval. Ah ! mais \npar exemple, continua Athos, j\u2019ai regagn\u00e9 le capara\u00e7on . \u00bb \nD\u2019Artagnan fit une mine assez maussade. \n\u00ab Cela vous contrarie ? dit Athos. \n\u2013 Mais oui, je vous l\u2019avoue, reprit d\u2019Artagnan ; ce cheval \ndevait servir \u00e0 nous faire reconna\u00eetre un jour de bataille ; c\u2019\u00e9tait \nun gage, un souvenir. Athos, vous avez eu tort. \n\u2013 Eh ! mon cher ami, mettez -vous \u00e0 ma place, reprit le \nmousquetaire ; je m\u2019ennuyais \u00e0 p\u00e9rir, moi, et puis, d\u2019honneur, je \nn\u2019aime pas les chevaux anglais. Voyons, s\u2019il ne s\u2019agit que d\u2019\u00eatre \nreconnu par quelqu\u2019un, eh bien, la selle suffira ; elle est assez \nrema rquable. Quant au cheval, nous trouverons quelque excuse \npour motiver sa disparition. Que diable ! un cheval est mortel ; \nmettons que le mien a eu la morve ou le farcin. \u00bb \nD\u2019Artagnan ne se d\u00e9ridait pas. \n\u00ab Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez \ntant tenir \u00e0 ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon hi s-\ntoire. \n\u2013 Qu\u2019avez -vous donc fait encore ? \u2013 410 \u2013 \u2013 Apr\u00e8s avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le \ncoup, l\u2019id\u00e9e me vint de jouer le v\u00f4tre. \n\u2013 Oui, mais vous vous en t\u00eentes, j\u2019esp\u00e8re, \u00e0 l\u2019id\u00e9 e ? \n\u2013 Non pas, je la mis \u00e0 ex\u00e9cution \u00e0 l\u2019instant m\u00eame. \n\u2013 Ah ! par exemple ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan inquiet. \n\u2013 Je jouai, et je perdis. \n\u2013 Mon cheval ? \n\u2013 Votre cheval ; sept contre huit ; faute d\u2019un point\u2026, vous \nconnaissez le proverbe. \n\u2013 Athos, vous n\u2019\u00eates pas da ns votre bon sens, je vous jure ! \n\u2013 Mon cher, c\u2019\u00e9tait hier, quand je vous contais mes sottes \nhistoires, qu\u2019il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le \nperdis donc avec tous les \u00e9quipages et harnais possibles. \n\u2013 Mais c\u2019est affreux ! \n\u2013 Attendez donc, vous n\u2019y \u00eates point, je ferais un joueur e x-\ncellent, si je ne m\u2019ent\u00eatais pas ; mais je m\u2019ent\u00eate, c\u2019est comme \nquand je bois ; je m\u2019ent\u00eatai donc\u2026 \n\u2013 Mais que p\u00fbtes -vous jouer, il ne vous restait plus rien ? \n\u2013 Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce dia mant qui \nbrille \u00e0 votre doigt, et que j\u2019avais remarqu\u00e9 hier. \n\u2013 Ce diamant ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, en portant vivement la \nmain \u00e0 sa bague. \n\u2013 Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques -uns \npour mon propre compte, je l\u2019avais estim\u00e9 mille pistoles. \n\u2013 J\u2019esp\u00e8re, dit s\u00e9rieusement d\u2019Artagnan \u00e0 demi mort de \nfrayeur, que vous n\u2019avez aucunement fait mention de mon di a-\nmant ? \u2013 411 \u2013 \u2013 Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce diamant de-\nvenait notre seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos \nharnais et nos chev aux, et, de plus, l\u2019argent pour faire la route. \n\u2013 Athos, vous me faites fr\u00e9mir ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \n\u2013 Je parlai donc de votre diamant \u00e0 mon partenaire, lequel \nl\u2019avait aussi remarqu\u00e9. Que diable aussi, mon cher, vous portez \n\u00e0 votre doigt une \u00e9toile du ciel , et vous ne voulez pas qu\u2019on y \nfasse attention ! Impossible ! \n\u2013 Achevez, mon cher ; achevez ! dit d\u2019Artagnan, car, \nd\u2019honneur ! avec votre sang -froid, vous me faites mourir ! \n\u2013 Nous divis\u00e2mes donc ce diamant en dix parties de cent \npistoles chacune. \n\u2013 Ah ! vous voulez rire et m\u2019\u00e9prouver ? dit d\u2019Artagnan que \nla col\u00e8re commen\u00e7ait \u00e0 prendre aux cheveux comme Minerve \nprend Achille, dans l\u2019Iliade. \n\u2013 Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j\u2019aurais bien voulu \nvous y voir, vous ! il y avait quinze jours que je n\u2019avais envisag\u00e9 \nface humaine et que j\u2019\u00e9tais l\u00e0 \u00e0 m\u2019abrutir en m\u2019abouchant avec \ndes bouteilles. \n\u2013 Ce n\u2019est point une raison pour jouer mon diamant, cela ? \nr\u00e9pondit d\u2019Artagnan en serrant sa main avec une crispation \nnerveuse. \n\u2013 \u00c9coutez donc la fin ; dix parties de c ent pistoles chacune \nen dix coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. En \ntreize coups ! Le nombre 13 m\u2019a toujours \u00e9t\u00e9 fatal, c\u2019\u00e9tait le 13 \ndu mois de juillet que\u2026 \n\u2013 Ventrebleu ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan en se levant de table, \nl\u2019histoire du jour lui fa isant oublier celle de la veille. \n\u2013 Patience, dit Athos, j\u2019avais un plan. L\u2019Anglais \u00e9tait un \noriginal, je l\u2019avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaud m\u2019avait averti qu\u2019il lui avait fait des propositions pour entrer \u00e0 \u2013 412 \u2013 son service. Je lui joue Grimau d, le silencieux Grimaud, divis\u00e9 \nen dix portions. \n\u2013 Ah ! pour le coup ! dit d\u2019Artagnan \u00e9clatant de rire malgr\u00e9 \nlui. \n\u2013 Grimaud lui -m\u00eame, entendez -vous cela ! et avec les dix \nparts de Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je r e-\ngagne le diamant. Dites maintenant que la persistance n\u2019est pas \nune vertu. \n\u2013 Ma foi, c\u2019est tr\u00e8s dr\u00f4le ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan consol\u00e9 et se \ntenant les c\u00f4tes de rire. \n\u2013 Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis \naussit\u00f4t \u00e0 jouer sur le diamant. \n\u2013 Ah ! diable, dit d\u2019Artagnan assombri de nouveau. \n\u2013 J\u2019ai regagn\u00e9 vos harnais, puis votre cheval, puis mes ha r-\nnais, puis mon cheval, puis reperdu. Bref, j\u2019ai rattrap\u00e9 votre \nharnais, puis le mien. Voil\u00e0 o\u00f9 nous en sommes. C\u2019est un coup \nsuperbe ; aussi je m\u2019en suis tenu l\u00e0. \u00bb \nD\u2019Artagnan respira comme si on lui e\u00fbt enlev\u00e9 l\u2019h\u00f4tellerie \nde dessus la poitrine. \n\u00ab Enfin, le diamant me reste ? dit -il timidement. \n\u2013 Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre Buc\u00e9phale et \ndu mien. \n\u2013 Mais que ferons -nous de nos harnais sans chevaux ? \n\u2013 J\u2019ai une id\u00e9e sur eux. \n\u2013 Athos, vous me faites fr\u00e9mir. \n\u2013 \u00c9coutez , vous n\u2019avez pas jou\u00e9 depuis longtemps, vous, \nd\u2019Artagnan ? \n\u2013 Et je n\u2019ai point l\u2019envie de jouer. \u2013 413 \u2013 \u2013 Ne jurons de rien. Vous n\u2019avez pas jou\u00e9 depuis lon g-\ntemps, disais -je, vous devez donc avoir la main bon ne. \n\u2013 Eh bien, apr\u00e8s ? \n\u2013 Eh bien, l\u2019Anglais et son compagnon sont encore l\u00e0. J\u2019ai \nremarqu\u00e9 qu\u2019ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous \nparaissez tenir \u00e0 votre cheval. A votre place, je jouerais vos har-\nnais contre votre cheval. \n\u2013 Mais il ne voudra pas un seul harnais. \n\u2013 Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un \u00e9go\u00efste \ncomme vous, moi. \n\u2013 Vous feriez cela ? dit d\u2019Artagnan ind\u00e9cis, tant la co n-\nfiance d\u2019Athos commen\u00e7ait \u00e0 le gagner \u00e0 son insu. \n\u2013 Parole d\u2019honneur, en un seul coup. \n\u2013 Mais c\u2019est qu\u2019ayant perdu les chevaux, je tenais \u00e9norm \u00e9-\nment \u00e0 conserver les harnais. \n\u2013 Jouez votre diamant, alors. \n\u2013 Oh ! ceci, c\u2019est autre chose ; jamais, jamais. \n\u2013 Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer \nPlanchet ; mais comme cela a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 fait, l\u2019Anglais ne voudrait \npeut -\u00eatre plus. \n\u2013 D\u00e9cid\u00e9ment, mon cher Athos, dit d\u2019Artagnan, j\u2019aime \nmieux ne rien risquer. \n\u2013 C\u2019est dommage, dit froidement Athos, l\u2019Anglais est cousu \nde pistoles. Eh ! mon Dieu, essayez un coup, un coup est bient\u00f4t \njou\u00e9. \n\u2013 Et si je perds ? \n\u2013 Vous gagnerez. \n\u2013 Mais si je perds ? \u2013 414 \u2013 \u2013 Eh bien, vous donnerez les harnais. \n\u2013 Va pour un coup \u00bb, dit d\u2019Artagnan. \nAthos se mit en qu\u00eate de l\u2019Anglais et le trouva dans l\u2019\u00e9curie, \no\u00f9 il examinait les harnais d\u2019un \u0153il de convoitise. L\u2019occasion \n\u00e9tait bonne. Il fit ses conditions : les deux harnais contre un \ncheval ou cent pistoles, \u00e0 choisir. L\u2019Anglais calcula vite : les deux \nharnais valaient trois cents pistoles \u00e0 eux deux ; il topa. \nD\u2019Artagnan jeta les d\u00e9s en tremblant et amena le nombre \ntrois ; sa p\u00e2leur effraya Athos, qui se contenta de dire : \n\u00ab Voil\u00e0 un triste coup, compagnon ; vous aurez les chevaux \ntout harnach\u00e9s, monsieur. \u00bb \nL\u2019Anglais, triomphant, ne se donna m\u00eame la peine de ro u-\nler les d\u00e9s, il les jeta sur la table sans regarder, tant il \u00e9tait s\u00fbr \nde la vic toire ; d\u2019Artagnan s\u2019\u00e9tait d\u00e9tourn\u00e9 pour cacher sa mau-\nvaise humeur. \n\u00ab Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce \ncoup de d\u00e9s est extraordinaire, et je ne l\u2019ai vu que quatre fois \ndans ma vie : deux as ! \u00bb \nL\u2019Anglais regarda et fut saisi d\u2019\u00e9to nnement, d\u2019Artagnan r e-\ngarda et fut saisi de plaisir. \n\u00ab Oui, continua Athos, quatre fois seulement : une fois chez \nM. de Cr\u00e9quy ; une autre fois chez moi, \u00e0 la campagne, dans \nmon ch\u00e2teau de\u2026 quand j\u2019avais un ch\u00e2teau ; une troisi\u00e8me fois \nchez M. de Tr\u00e9ville, o\u00f9 il nous surprit tous ; enfin une quatri\u00e8me \nfois au cabaret, o\u00f9 il \u00e9chut \u00e0 moi et o\u00f9 je perdis sur lui cent louis \net un souper. \n\u2013 Alors, monsieur reprend son cheval, dit l\u2019Anglais. \n\u2013 Certes, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Alors il n\u2019y a pas de revanche ? \u2013 415 \u2013 \u2013 Nos condi tions disaient : pas de revanche, vous vous le \nrappelez ? \n\u2013 C\u2019est vrai ; le cheval va \u00eatre rendu \u00e0 votre valet, mo n-\nsieur. \n\u2013 Un moment, dit Athos ; avec votre permission, monsieur, \nje demande \u00e0 dire un mot \u00e0 mon ami. \n\u2013 Dites. \u00bb \nAthos tira d\u2019Artagnan \u00e0 part. \n\u00ab Eh bien, lui dit d\u2019Artagnan, que me veux -tu encore, tent a-\nteur, tu veux que je joue, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Non, je veux que vous r\u00e9fl\u00e9chissiez. \n\u2013 \u00c0 quoi ? \n\u2013 Vous allez reprendre le cheval, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Sans doute. \n\u2013 Vous avez tort, je prendrais les cent p istoles ; vous savez \nque vous avez jou\u00e9 les harnais contre le cheval ou cent pistoles, \n\u00e0 votre choix. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Je prendrais les cent pistoles. \n\u2013 Eh bien, moi, je prends le cheval. \n\u2013 Et vous avez tort, je vous le r\u00e9p\u00e8te ; que ferons -nous d\u2019un \ncheval pour no us deux, je ne puis pas monter en croupe nous \naurions l\u2019air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs fr\u00e8res ; \nvous ne pouvez pas m\u2019humilier en chevauchant pr\u00e8s de moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi, sans balancer un \nseul instant, je prendra is les cent pistoles, nous avons besoin \nd\u2019argent pour revenir \u00e0 Paris. \n\u2013 Je tiens \u00e0 ce cheval, Athos. \u2013 416 \u2013 \u2013 Et vous avez tort, mon ami ; un cheval prend un \u00e9cart, un \ncheval bute et se couronne, un cheval mange dans un r\u00e2telier o\u00f9 \na mang\u00e9 un cheval morveux : voil\u00e0 un cheval ou plut\u00f4t cent pi s-\ntoles perdues ; il faut que le ma\u00eetre nourrisse son cheval, tandis \nqu\u2019au contraire cent pistoles nourrissent leur ma\u00eetre. \n\u2013 Mais comment reviendrons- nous ? \n\u2013 Sur les chevaux de nos laquais, pardieu ! on verra to u-\njours bien \u00e0 l\u2019air de nos figures que nous sommes gens de cond i-\ntion. \n\u2013 La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis \nqu\u2019Aramis et Porthos caracoleront sur leurs chevaux ! \n\u2013 Aramis ! Porthos ! s\u2019\u00e9cria Athos, et il se mit \u00e0 rire. \n\u2013 Quoi ? demanda d\u2019Artagnan, qui ne comprenait rien \u00e0 \nl\u2019hilarit\u00e9 de son ami. \n\u2013 Bien, bien, continuons, dit Athos. \n\u2013 Ainsi, votre avis\u2026? \n\u2013 Est de prendre les cent pistoles, d\u2019Artagnan ; avec les \ncent pistoles nous allons festiner jusqu\u2019\u00e0 la fin du mois ; nous \navons essuy\u00e9 des fatigues, voy ez-vous, et il sera bon de nous \nreposer un peu. \n\u2013 Me reposer ! oh ! non, Athos, aussit\u00f4t \u00e0 Paris je me mets \n\u00e0 la recherche de cette pauvre femme. \n\u2013 Eh bien, croyez -vous que votre cheval vous sera aussi \nutile pour cela que de bons louis d\u2019or ? Prenez les cent pistoles, \nmon ami, prenez les cent pistoles. \u00bb \nD\u2019Artagnan n\u2019avait besoin que d\u2019une raison pour se rendre. \nCelle -l\u00e0 lui parut excellente. D\u2019ailleurs, en r\u00e9sistant plus lon g-\ntemps, il craignait de para\u00eetre \u00e9go\u00efste aux yeux d\u2019Athos ; il ac-\nquies\u00e7a donc et ch oisit les cent pistoles, que l\u2019Anglais lui compta \nsur-le-champ. \u2013 417 \u2013 Puis l\u2019on ne songea plus qu\u2019\u00e0 partir. La paix sign\u00e9e avec \nl\u2019aubergiste, outre le vieux cheval d\u2019Athos, co\u00fbta six pistoles ; \nd\u2019Artagnan et Athos prirent les chevaux de Planchet et de Gr i-\nmaud, l es deux valets se mirent en route \u00e0 pied, portant les \nselles sur leurs t\u00eates. \nSi mal mont\u00e9s que fussent les deux amis, ils prirent bient\u00f4t \nles devants sur leurs valets et arriv\u00e8rent \u00e0 Cr\u00e8vec\u0153ur. De loin ils \naper\u00e7urent Aramis m\u00e9lancoliquement appuy\u00e9 sur sa fen\u00eatre et \nregardant, comme ma s\u0153ur Anne , poudroyer l\u2019horizon. \n\u00ab Hol\u00e0, eh ! Aramis ! que diable faites -vous donc l\u00e0 ? cri \u00e8-\nrent les deux amis. \n\u2013 Ah ! c\u2019est vous, d\u2019Artagnan, c\u2019est vous Athos, dit le jeune \nhomme ; je songeais avec quelle rapidit\u00e9 s\u2019en vont l es biens de \nce monde, et mon cheval anglais, qui s\u2019\u00e9loignait et qui vient de dispara\u00eetre au milieu d\u2019un tourbillon de poussi\u00e8re, m\u2019\u00e9tait une \nvivante image de la fragilit\u00e9 des choses de la terre. La vie elle-\nm\u00eame peut se r\u00e9soudre en trois mots : Erat, est, fuit. \n\u2013 Cela veut dire au fond ? demanda d\u2019Artagnan, qui co m-\nmen\u00e7ait \u00e0 se douter de la v\u00e9rit\u00e9. \n\u2013 Cela veut dire que je viens de faire un march\u00e9 de dupe : \nsoixante louis, un cheval qui, \u00e0 la mani\u00e8re dont il file, peut faire au trot cinq lieues \u00e0 l\u2019heure. \u00bb \nD\u2019Artagnan et Athos \u00e9clat\u00e8rent de rire. \n\u00ab Mon cher d\u2019Artagnan, dit Aramis, ne m\u2019en veuillez pas \ntrop, je vous prie : n\u00e9cessit\u00e9 n\u2019a pas de loi ; d\u2019ailleurs je suis le \npremier puni, puisque cet inf\u00e2me maquignon m\u2019a vol\u00e9 ci n-\nquante louis au moins. Ah ! vous \u00eate s bons m\u00e9nagers, vous \nautres ! vous venez sur les chevaux de vos laquais et vous faites \nmener vos chevaux de luxe en main, doucement et \u00e0 petites journ\u00e9es. \u00bb \nAu m\u00eame instant un fourgon, qui depuis quelques instants \npointait sur la route d\u2019Amiens, s\u2019arr\u00eata, et l\u2019on vit sortir Gr i-\u2013 418 \u2013 maud et Planchet leurs selles sur la t\u00eate. Le fourgon retournait \u00e0 \nvide vers Paris, et les deux laquais s\u2019\u00e9taient engag\u00e9s, moyennant \nleur transport, \u00e0 d\u00e9salt\u00e9rer le voiturier tout le long de la route. \n\u00ab Qu\u2019est -ce que cela ? dit Arami s en voyant ce qui se pa s-\nsait ; rien que les selles ? \n\u2013 Comprenez -vous maintenant ? dit Athos. \n\u2013 Mes amis, c\u2019est exactement comme moi. J\u2019ai conserv\u00e9 le \nharnais, par instinct. Hol\u00e0, Bazin ! portez mon harnais neuf a u-\npr\u00e8s de celui de ces messieurs. \n\u2013 Et qu\u2019a vez-vous fait de vos cur\u00e9s ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Mon cher, je les ai invit\u00e9s \u00e0 d\u00eener le lendemain, dit Ar a-\nmis : il y a ici du vin exquis, cela soit dit en passant ; je les ai \ngris\u00e9s de mon mieux ; alors le cur\u00e9 m\u2019a d\u00e9fendu de quitter la \ncasaque, et le j\u00e9 suite m\u2019a pri\u00e9 de le faire recevoir mousquetaire. \n\u2013 Sans th\u00e8se ! cria d\u2019Artagnan, sans th\u00e8se ! je demande la \nsuppression de la th\u00e8se, moi ! \n\u2013 Depuis lors, continua Aramis, je vis agr\u00e9ablement. J\u2019ai \ncommenc\u00e9 un po\u00e8me en vers d\u2019une syllabe ; c\u2019est assez diff icile, \nmais le m\u00e9rite en toutes choses est dans la difficult\u00e9. La mati\u00e8re est galante, je vous lirai le premier chant, il a quatre cents vers \net dure une minute. \n\u2013 Ma foi, mon cher Aramis, dit d\u2019Artagnan, qui d\u00e9testait \npresque autant les vers que le latin, ajoutez au m\u00e9rite de la diff i-\ncult\u00e9 celui de la bri\u00e8vet\u00e9, et vous \u00eates s\u00fbr au moins que votre po\u00e8me aura deux m\u00e9rites. \n\u2013 Puis, continua Aramis, il respire des passions honn\u00eates, \nvous verrez. Ah \u00e7\u00e0, mes amis, nous retournons donc \u00e0 Paris ? \nBravo, je suis pr \u00eat ; nous allons donc revoir ce bon Porthos, tant \nmieux. Vous ne croyez pas qu\u2019il me manquait, ce grand niais -\nl\u00e0 ? Ce n\u2019est pas lui qui aurait vendu son cheval, f\u00fbt -ce contre un \nroyaume. Je voudrais d\u00e9j\u00e0 le voir sur sa b\u00eate et sur sa selle. Il \naura, j\u2019en s uis s\u00fbr, l\u2019air du grand mogol. \u00bb \u2013 419 \u2013 On fit une halte d\u2019une heure pour faire souffler les ch e-\nvaux ; Aramis solda son compte, pla\u00e7a Bazin dans le fourgon \navec ses camarades, et l\u2019on se mit en route pour aller retrouver \nPorthos. \nOn le trouva debout, moins p\u00e2le q ue ne l\u2019avait vu \nd\u2019Artagnan \u00e0 sa premi\u00e8re visite, et assis \u00e0 une table o\u00f9, quoiqu\u2019il f\u00fbt seul, figurait un d\u00eener de quatre personnes ; ce d\u00eener se \ncomposait de viandes galamment trouss\u00e9es, de vins choisis et de fruits superbes. \n\u00ab Ah ! pardieu ! dit -il en s e levant, vous arrivez \u00e0 merveille, \nmessieurs, j\u2019en \u00e9tais justement au potage, et vous allez d\u00eener \navec moi. \n\u2013 Oh ! oh ! fit d\u2019Artagnan, ce n\u2019est pas Mousqueton qui a \npris au lasso de pareilles bouteilles, puis voil\u00e0 un fricandeau piqu\u00e9 et un filet de b\u0153uf \u2026 \n\u2013 Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n\u2019affaiblit \ncomme ces diables de foulures ; avez -vous eu des foulures, \nAthos ? \n\u2013 Jamais ; seulement je me rappelle que dans notre \u00e9chau f-\nfour\u00e9e de la rue F\u00e9rou je re\u00e7us un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e qui, au bout de \nquinze ou dix -huit jours, m\u2019avait produit exactement le m\u00eame \neffet. \n\u2013 Mais ce d\u00eener n\u2019\u00e9tait pas pour vous seul, mon cher Po r-\nthos ? dit Aramis. \n\u2013 Non, dit Porthos ; j\u2019attendais quelques gentilshommes du \nvoisinage qui viennent de me faire dire qu\u2019ils ne viendraient \npas ; vous les remplacerez et je ne perdrai pas au change. Hol\u00e0, \nMousqueton ! des si\u00e8ges, et que l\u2019on double les bouteilles ! \n\u2013 Savez -vous ce que nous mangeons ici ? dit Athos au bout \nde dix minutes. \n\u2013 Pardieu ! r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, moi je mange du veau p i-\nqu\u00e9 aux cardons et \u00e0 la moelle. \u2013 420 \u2013 \u2013 Et moi des filets d\u2019agneau, dit Porthos. \n\u2013 Et moi un blanc de volaille, dit Aramis. \n\u2013 Vous vous trompez tous, messieurs, r\u00e9pondit Athos, vous \nmangez du cheval. \n\u2013 Allons donc ! dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Du cheval ! \u00bb fit Aramis av ec une grimace de d\u00e9go\u00fbt. \nPorthos seul ne r\u00e9pondit pas. \n\u00ab Oui, du cheval ; n\u2019est -ce pas, Porthos, que nous ma n-\ngeons du cheval ? Peut -\u00eatre m\u00eame les capara\u00e7ons avec ! \n\u2013 Non, messieurs, j\u2019ai gard\u00e9 le harnais, dit Porthos. \n\u2013 Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis : on dirait que \nnous nous sommes donn\u00e9 le mot. \n\u2013 Que voulez -vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte \u00e0 \nmes visiteurs, et je n\u2019ai pas voulu les humilier ! \n\u2013 Puis, votre duchesse est toujours aux eaux, n\u2019est -ce pas ? \nreprit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Toujours, r \u00e9pondit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de \nla province, un des gentilshommes que j\u2019attendais aujourd\u2019hui \u00e0 \nd\u00eener, m\u2019a paru le d\u00e9sirer si fort que je le lui ai donn\u00e9. \n\u2013 Donn\u00e9 ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! oui, donn\u00e9 ! c\u2019est le mot, dit Porthos ; \ncar il valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n\u2019a voulu me le payer que quatre -vingts. \n\u2013 Sans la selle ? dit Aramis. \n\u2013 Oui, sans la selle. \n\u2013 Vous remarquerez, messieurs, dit Athos, que c\u2019est encore \nPorthos qui a fait le meilleur march\u00e9 de nous tous. \u00bb \u2013 421 \u2013 Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos fut \ntout saisi ; mais on lui expliqua bient\u00f4t la raison de cette hilar i-\nt\u00e9, qu\u2019il partagea bruyamment selon sa coutume. \n\u00ab De sorte que nous sommes tous en fonds ? dit \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Mais pas pour mon compte, dit Athos ; j\u2019ai trouv\u00e9 le vin \nd\u2019Espagne d\u2019Aramis si bon, que j\u2019en ai fait charger une soixa n-\ntaine de bouteilles dans le fourgon des laquais : ce qui m\u2019a fort \nd\u00e9sargent\u00e9. \n\u2013 Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j\u2019avais donn\u00e9 \njusqu\u2019\u00e0 mon d ernier sou \u00e0 l\u2019\u00e9glise de Montdidier et aux j\u00e9suites \nd\u2019Amiens ; que j\u2019avais pris en outre des engagements qu\u2019il m\u2019a \nfallu tenir, des messes command\u00e9es pour moi et pour vous, \nmessieurs, que l\u2019on dira, messieurs, et dont je ne doute pas que \nnous ne nous trouv ions \u00e0 merveille. \n\u2013 Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez -vous qu\u2019elle ne \nm\u2019a rien co\u00fbt\u00e9 ? sans compter la blessure de Mousqueton, pour \nlaquelle j\u2019ai \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de faire venir le chirurgien deux fois par \njour, lequel m\u2019a fait payer ses visites double sou s pr\u00e9texte que \ncet imb\u00e9cile de Mousqueton avait \u00e9t\u00e9 se faire donner une balle \ndans un endroit qu\u2019on ne montre ordinairement qu\u2019aux apoth i-\ncaires ; aussi je lui ai bien recommand\u00e9 de ne plus se faire bles-\nser l\u00e0. \n\u2013 Allons, allons, dit Athos, en \u00e9changeant un sourire avec \nd\u2019Artagnan et Aramis, je vois que vous vous \u00eates conduit gra n-\ndement \u00e0 l\u2019\u00e9gard du pauvre gar\u00e7on : c\u2019est d\u2019un bon ma\u00eetre. \n\u2013 Bref, continua Porthos, ma d\u00e9pense pay\u00e9e, il me restera \nbien une trentaine d\u2019\u00e9cus. \n\u2013 Et \u00e0 moi une dizaine de pistoles, di t Aramis. \n\u2013 Allons, allons, dit Athos, il para\u00eet que nous sommes les \nCr\u00e9sus de la soci\u00e9t\u00e9. Combien vous reste- t-il sur vos cent pi s-\ntoles, d\u2019Artagnan ? \u2013 422 \u2013 \u2013 Sur mes cent pistoles ? D\u2019abord, je vous en ai donn\u00e9 ci n-\nquante. \n\u2013 Vous croyez ? \n\u2013 Pardieu ! \u2013 Ah ! c\u2019es t vrai, je me rappelle. \n\u2013 Puis, j\u2019en ai pay\u00e9 six \u00e0 l\u2019h\u00f4te. \n\u2013 Quel animal que cet h\u00f4te ! pourquoi lui avez -vous donn\u00e9 \nsix pistoles ? \n\u2013 C\u2019est vous qui m\u2019avez dit de les lui donner. \n\u2013 C\u2019est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat ? \n\u2013 Vingt -cinq pistoles, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa \npoche, moi\u2026 \n\u2013 Vous, rien. \n\u2013 Ma foi, ou si peu de chose, que ce n\u2019est pas la peine de \nrapporter \u00e0 la masse. \n\u2013 Maintenant, calculons combien nous poss\u00e9dons en tout : \nPorthos ? \n\u2013 Trent e \u00e9cus. \n\u2013 Aramis ? \n\u2013 Dix pistoles. \n\u2013 Et vous, d\u2019Artagnan ? \n\u2013 Vingt -cinq. \n\u2013 Cela fait en tout ? dit Athos. \n\u2013 Quatre cent soixante -quinze livres ! dit d\u2019Artagnan, qui \ncomptait comme Archim\u00e8de. \u2013 423 \u2013 \u2013 Arriv\u00e9s \u00e0 Paris, nous en aurons bien encore quatre cents, \ndit P orthos, plus les harnais. \n\u2013 Mais nos chevaux d\u2019escadron ? dit Aramis. \n\u2013 Eh bien, des quatre chevaux des laquais nous en ferons \ndeux de ma\u00eetre que nous tirerons au sort ; avec les quatre cents \nlivres, on en fera un demi pour un des d\u00e9mont\u00e9s, puis nous \ndonne rons les grattures de nos poches \u00e0 d\u2019Artagnan, qui a la \nmain bonne, et qui ira les jouer dans le premier tripot venu, vo i-\nl\u00e0. \n\u2013 D\u00eenons donc, dit Porthos, cela refroidit. \u00bb \nLes quatre amis, plus tranquilles d\u00e9sormais sur leur avenir, \nfirent honneur au repas, dont les restes furent abandonn\u00e9s \u00e0 \nMM. Mousqueton, Bazin, Planchet et Grimaud. \nEn arrivant \u00e0 Paris, d\u2019Artagnan trouva une lettre de \nM. de Tr\u00e9ville qui le pr\u00e9venait que, sur sa demande, le roi venait \nde lui accorder la faveur d\u2019entrer dans les mousquetair es. \nComme c\u2019\u00e9tait tout ce que d\u2019Artagnan ambitionnait au \nmonde, \u00e0 part bien entendu le d\u00e9sir de retrouver \nMme Bonacieux, il courut tout joyeux chez ses camarades, qu\u2019il \nvenait de quitter il y avait une demi -heure, et qu\u2019il trouva fort \ntristes et fort pr\u00e9oc cup\u00e9s. Ils \u00e9taient r\u00e9unis en conseil chez \nAthos : ce qui indiquait toujours des circonstances d\u2019une ce r-\ntaine gravit\u00e9. \nM. de Tr\u00e9ville venait de les faire pr\u00e9venir que l\u2019intention \nbien arr\u00eat\u00e9e de Sa Majest\u00e9 \u00e9tant d\u2019ouvrir la campagne le 1ermai, \nils eussent \u00e0 pr\u00e9parer incontinent leurs \u00e9quipages. \nLes quatre philosophes se regard\u00e8rent tout \u00e9bahis : \nM. de Tr\u00e9ville ne plaisantait pas sous le rapport de la discipline. \n\u00ab Et \u00e0 combien estimez -vous ces \u00e9quipages ? dit \nd\u2019Artagnan. \u2013 424 \u2013 \u2013 Oh ! il n\u2019y a pas \u00e0 dire, reprit Ar amis, nous venons de \nfaire nos comptes avec une l\u00e9sinerie de Spartiates, et il nous faut \n\u00e0 chacun quinze cents livres. \n\u2013 Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit \nAthos. \n\u2013 Moi, dit d\u2019Artagnan, il me semble qu\u2019avec mille livres \nchacun, il est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en pr o-\ncureur\u2026 \u00bb \nCe mot de procureur r\u00e9veilla Porthos. \n\u00ab Tiens, j\u2019ai une id\u00e9e ! dit -il. \n\u2013 C\u2019est d\u00e9j\u00e0 quelque chose : moi, je n\u2019en ai pas m\u00eame \nl\u2019ombre, fit froidement Athos, mais quant \u00e0 d\u2019Artagnan, me s-\nsieurs, le bonheur d\u2019\u00eatre d\u00e9sormais des n\u00f4tres l\u2019a rendu fou ; \nmille livres ! je d\u00e9clare que pour moi seul il m\u2019en faut deux \nmille. \n\u2013 Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis : c\u2019est donc \nhuit mille livres qu\u2019il nous faut pour nos \u00e9quipages, sur lesquels \n\u00e9qui pages, il est vrai, nous avons d\u00e9j\u00e0 les selles. \n\u2013 Plus, dit Athos, en attendant que d\u2019Artagnan qui allait \nremercier M. de Tr\u00e9ville e\u00fbt ferm\u00e9 la porte, plus ce beau di a-\nmant qui brille au doigt de notre ami. Que diable ! d\u2019Artagnan \nest trop bon camarade pour laisser des fr\u00e8res dans l\u2019embarras, \nquand il porte \u00e0 son m\u00e9dius la ran\u00e7on d\u2019un roi. \u00bb \u2013 425 \u2013 CHAPITRE XXIX \nLA CHASSE \u00c0 L\u2019\u00c9QUIPEMENT \n \nLe plus pr\u00e9occup\u00e9 des quatre amis \u00e9tait bien certainement \nd\u2019Artagnan, quoique d\u2019Artagnan, en sa qualit\u00e9 de garde, f\u00fbt bien \nplus facile \u00e0 \u00e9quiper que messieurs les mousquetaires, qui \n\u00e9taient des seigneurs ; mais notre cadet de Gascogne \u00e9tait, \ncomme on a pu le voir, d\u2019un caract\u00e8re pr\u00e9voyant et presque avare, et avec cela (expliquez les contraires) glorieux presque \u00e0 \nrendre des points \u00e0 Porthos . \u00c0 cette pr\u00e9occupation de sa vanit\u00e9, \nd\u2019Artagnan joignait en ce moment une inqui\u00e9tude moins \u00e9go\u00efste. Quelques informations qu\u2019il e\u00fbt pu prendre sur \nMme Bonacieux, il ne lui en \u00e9tait venu aucune nouvelle. \nM. de Tr\u00e9ville en avait parl\u00e9 \u00e0 la reine ; la reine ignorait o\u00f9 \u00e9tait \nla jeune merci\u00e8re et avait promis de la faire chercher. \nMais cette promesse \u00e9tait bien vague et ne rassurait gu\u00e8re \nd\u2019Artagnan. \nAthos ne sortait pas de sa chambre ; il \u00e9tait r\u00e9solu \u00e0 ne pas \nrisquer une enjamb\u00e9e pour s\u2019\u00e9quiper. \n\u00ab Il nous reste quinze jours, disait -il \u00e0 ses amis ; eh bien, si \nau bout de ces quinze jours je n\u2019ai rien trouv\u00e9, ou plut\u00f4t si rien \nn\u2019est venu me trouver, comme je suis trop bon catholique pour \nme casser la t\u00eate d\u2019un coup de pistolet, je chercherai une bonne \nquerelle \u00e0 quatre gardes de Son \u00c9minence ou \u00e0 huit Anglais, et \nje me battrai jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il y en ait un qui me tue, ce qui, sur la \nquantit\u00e9, ne peut manquer de m\u2019arriver. On dira alors que je \nsuis mort pour le roi, de sorte que j\u2019aurai fait mon service s ans \navoir eu besoin de m\u2019\u00e9quiper. \u00bb \nPorthos continuait \u00e0 se promener, les mains derri\u00e8re le \ndos, en hochant la t\u00eate de haut en bas et disant : \u2013 426 \u2013 \u00ab Je poursuivrai mon id\u00e9e. \u00bb \nAramis, soucieux et mal fris\u00e9, ne disait rien. \nOn peut voir par ces d\u00e9tails d\u00e9sastre ux que la d\u00e9solation \nr\u00e9gnait dans la communaut\u00e9. \nLes laquais, de leur c\u00f4t\u00e9, comme les coursiers d\u2019Hippolyte, \npartageaient la triste peine de leurs ma\u00eetres. Mousqueton faisait \ndes provisions de cro\u00fbtes ; Bazin, qui avait toujours donn\u00e9 dans \nla d\u00e9votion, ne quittait plus les \u00e9glises ; Planchet regardait voler \nles mouches ; et Grimaud, que la d\u00e9tresse g\u00e9n\u00e9rale ne pouvait \nd\u00e9terminer \u00e0 rompre le silence impos\u00e9 par son ma\u00eetre, poussait \ndes soupirs \u00e0 attendrir des pierres. \nLes trois amis \u2013 car, ainsi que nous l\u2019av ons dit, Athos avait \njur\u00e9 de ne pas faire un pas pour s\u2019\u00e9quiper \u2013 les trois amis so r-\ntaient donc de grand matin et rentraient fort tard. Ils erraient \npar les rues, regardant sur chaque pav\u00e9 pour savoir si les pe r-\nsonnes qui y \u00e9taient pass\u00e9es avant eux n\u2019y av aient pas laiss\u00e9 \nquelque bourse. On e\u00fbt dit qu\u2019ils suivaient des pistes, tant ils \n\u00e9taient attentifs partout o\u00f9 ils allaient. Quand ils se renco n-\ntraient, ils avaient des regards d\u00e9sol\u00e9s qui voulaient dire : As-tu \ntrouv\u00e9 quelque chose ? \nCependant, comme Port hos avait trouv\u00e9 le premier son \nid\u00e9e, et comme il l\u2019avait poursuivie avec persistance, il fut le \npremier \u00e0 agir. C\u2019\u00e9tait un homme d\u2019ex\u00e9cution que ce digne Po r-\nthos. D\u2019Artagnan l\u2019aper\u00e7ut un jour qu\u2019il s\u2019acheminait vers \nl\u2019\u00e9glise Saint -Leu, et le suivit instin ctivement : il entra au lieu \nsaint apr\u00e8s avoir relev\u00e9 sa moustache et allong\u00e9 sa royale, ce qui annon\u00e7ait toujours de sa part les intentions les plus conqu \u00e9-\nrantes. Comme d\u2019Artagnan prenait quelques pr\u00e9cautions pour se dissimuler, Porthos crut n\u2019avoir pas \u00e9 t\u00e9 vu. D\u2019Artagnan entra \nderri\u00e8re lui. Porthos alla s\u2019adosser au c\u00f4t\u00e9 d\u2019un pilier ; \nd\u2019Artagnan, toujours inaper\u00e7u, s\u2019appuya de l\u2019autre. \nJustement il y avait un sermon, ce qui faisait que l\u2019\u00e9glise \n\u00e9tait fort peupl\u00e9e. Porthos profita de la circonstance pour l or-\ngner les femmes : gr\u00e2ce aux bons soins de Mousqueton \u2013 427 \u2013 l\u2019ext\u00e9rieur \u00e9tait loin d\u2019annoncer la d\u00e9tresse de l\u2019int\u00e9rieur ; son \nfeutre \u00e9tait bien un peu r\u00e2p\u00e9, sa plume \u00e9tait bien un peu d\u00e9-\nteinte, ses broderies \u00e9taient bien un peu ternies, ses dentelles \n\u00e9taient b ien \u00e9raill\u00e9es ; mais dans la demi -teinte toutes ces bag a-\ntelles disparaissaient, et Porthos \u00e9tait toujours le beau Porthos. \nD\u2019Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapproch\u00e9 du p i-\nlier o\u00f9 Porthos et lui \u00e9taient adoss\u00e9s, une esp\u00e8ce de beaut\u00e9 \nm\u00fbre, un peu jaune, un peu s\u00e8che, mais raide et hautaine sous \nses coiffes noires. Les yeux de Porthos s\u2019abaissaient furtivement \nsur cette dame, puis papillonnaient au loin dans la nef. \nDe son c\u00f4t\u00e9, la dame, qui de temps en temps rougissait, \nlan\u00e7ait avec la rapidit\u00e9 de l\u2019\u00e9 clair un coup d\u2019\u0153il sur le volage \nPorthos, et aussit\u00f4t les yeux de Porthos de papillonner avec f u-\nreur. Il \u00e9tait clair que c\u2019\u00e9tait un man\u00e8ge qui piquait au vif la \ndame aux coiffes noires, car elle se mordait les l\u00e8vres jusqu\u2019au \nsang, se grattait le bout du nez, et se d\u00e9menait d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment \nsur son si\u00e8ge. \nCe que voyant, Porthos retroussa de nouveau sa mou s-\ntache, allongea une seconde fois sa royale, et se mit \u00e0 faire des \nsignaux \u00e0 une belle dame qui \u00e9tait pr\u00e8s du ch\u0153ur, et qui non \nseulement \u00e9tait une belle dam e, mais encore une grande dame \nsans doute, car elle avait derri\u00e8re elle un n\u00e9grillon qui avait ap-port\u00e9 le cou ssin sur lequel elle \u00e9tait agenouill\u00e9e, et une suivante \nqui tenait le sac armori\u00e9 dans lequel on renfermait le livre o\u00f9 elle lisait sa messe. \nLa da me aux coiffes noires suivit \u00e0 travers tous ses d\u00e9tours \nle regard de Porthos, et reconnut qu\u2019il s\u2019arr\u00eatait sur la dame au coussin de velours, au n\u00e9grillon et \u00e0 la suivante. \nPendant ce temps, Porthos jouait serr\u00e9 : c\u2019\u00e9tait des clign e-\nments d\u2019yeux, des doigts pos\u00e9s sur les l\u00e8vres, de petits sourires \nassassins qui r\u00e9ellement assassinaient la belle d\u00e9daign\u00e9e. \nAussi poussa -t-elle, en forme de mea culpa et en se fra p-\npant la poitrine, un hum ! tellement vigoureux que tout le \nmonde, m\u00eame la dame au coussin rouge, se retourna de son c \u00f4-\u2013 428 \u2013 t\u00e9 ; Porthos tint bon : pourtant il avait bien compris, mais il fit \nle sourd. \nLa dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle \u00e9tait \nfort belle, sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une r i-\nvale v\u00e9ritablement \u00e0 craindre ; un grand effet sur Porthos, qui la \ntrouva plus jolie que la dame aux coiffes noires ; un grand effet \nsur d\u2019Artagnan, qui reconnut la dame de Meung, de Calais et de \nDouvres, que son pers\u00e9cuteur, l\u2019homme \u00e0 la cicatrice, avait s a-\nlu\u00e9e du nom de Milady. \nD\u2019Artagn an, sans perdre de vue la dame au coussin rouge, \ncontinua de suivre le man\u00e8ge de Porthos, qui l\u2019amusait fort ; il \ncrut deviner que la dame aux coiffes noires \u00e9tait la procureuse \nde la rue aux Ours, d\u2019autant mieux que l\u2019\u00e9glise Saint -Leu n\u2019\u00e9tait \npas tr\u00e8s \u00e9lo ign\u00e9e de ladite rue. \nIl devina alors par induction que Porthos cherchait \u00e0 pre n-\ndre sa revanche de sa d\u00e9faite de Chantilly, alors que la proc u-\nreuse s\u2019\u00e9tait montr\u00e9e si r\u00e9calcitrante \u00e0 l\u2019endroit de la bourse. \nMais, au milieu de tout cela, d\u2019Artagnan remarqua aussi \nque pas une figure ne correspondait aux galanteries de Porthos. \nCe n\u2019\u00e9taient que chim\u00e8res et illusions ; mais pour un amour r \u00e9-\nel, pour une jalousie v\u00e9ritable, y a -t-il d\u2019autre r\u00e9alit\u00e9 que les illu-\nsions et les chim\u00e8res ? \nLe sermon finit : la procureus e s\u2019avan\u00e7a vers le b\u00e9nitier ; \nPorthos l\u2019y devan\u00e7a, et, au lieu d\u2019un doigt, y mit toute la main. \nLa procureuse sourit, croyant que c\u2019\u00e9tait pour elle que Porthos \nse mettait en frais : mais elle fut promptement et cruellement \nd\u00e9tromp\u00e9e : lorsqu\u2019elle ne fut plus qu\u2019\u00e0 trois pas de lui, il d \u00e9-\ntourna la t\u00eate, fixant invariablement les yeux sur la dame au \ncoussin rouge, qui s\u2019\u00e9tait lev\u00e9e et qui s\u2019approchait suivie de son \nn\u00e9grillon et de sa fille de chambre. \nLorsque la dame au coussin rouge fut pr\u00e8s de Porthos, Po r-\nthos tira sa main toute ruisselante du b\u00e9nitier ; la belle d\u00e9vote \ntoucha de sa main effil\u00e9e la grosse main de Porthos, fit en so u-\nriant le signe de la croix et sortit de l\u2019\u00e9glise. \u2013 429 \u2013 C\u2019en fut trop pour la procureuse : elle ne douta plus que \ncette dame et Porthos fussent en galanterie. Si elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 une \ngrande dame, elle se serait \u00e9vanouie, mais comme elle n\u2019\u00e9tait \nqu\u2019une procureuse, elle se contenta de dire au mousquetaire \navec une fureur concentr\u00e9e : \n\u00ab Eh ! monsieur Porthos, vous ne m\u2019en offrez pas \u00e0 moi, \nd\u2019eau b\u00e9nite ? \u00bb \nPorthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme f e-\nrait un homme qui se r\u00e9veillerait apr\u00e8s un somme de cent ans. \n\u00ab Ma\u2026 madame ! s\u2019\u00e9cria -t-il, est -ce bien vous ? Comment \nse porte votre mari, ce cher monsieur Coquenard ? Est -il to u-\njours aus si ladre qu\u2019il \u00e9tait ? O\u00f9 avais -je donc les yeux, que je ne \nvous ai pas m\u00eame aper\u00e7ue pendant les deux heures qu\u2019a dur\u00e9 ce \nsermon ? \n\u2013 J\u2019\u00e9tais \u00e0 deux pas de vous, monsieur, r\u00e9pondit la proc u-\nreuse ; mais vous ne m\u2019avez pas aper\u00e7ue parce que vous n\u2019aviez \nd\u2019yeu x que pour la belle dame \u00e0 qui vous venez de donner de \nl\u2019eau b\u00e9nite. \u00bb \nPorthos feignit d\u2019\u00eatre embarrass\u00e9. \n\u00ab Ah ! dit-il, vous avez remarqu\u00e9\u2026 \n\u2013 Il e\u00fbt fallu \u00eatre aveugle pour ne pas le voir. \n\u2013 Oui, dit n\u00e9gligemment Porthos, c\u2019est une duchesse de \nmes amies a vec laquelle j\u2019ai grand -peine \u00e0 me rencontrer \u00e0 \ncause de la jalousie de son mari, et qui m\u2019avait fait pr\u00e9venir \nqu\u2019elle vie ndrait aujourd\u2019hui, rien que pour me voir, dans cette \nch\u00e9tive \u00e9glise, au fond de ce quartier perdu. \n\u2013 Monsieur Porthos, dit la procure use, auriez -vous la bont\u00e9 \nde m\u2019offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volontiers \navec vous ? \u2013 430 \u2013 \u2013 Comment donc, madame \u00bb, dit Porthos en se clignant de \nl\u2019\u0153il \u00e0 lui -m\u00eame comme un joueur qui rit de la dupe qu\u2019il va \nfaire. \nDans ce moment, d\u2019Artagnan p assait poursuivant Milady ; \nil jeta un regard de c\u00f4t\u00e9 sur Porthos, et vit ce coup d\u2019\u0153il trio m-\nphant. \n\u00ab Eh ! eh ! se dit -il \u00e0 lui m\u00eame en raisonnant dans le sens \nde la morale \u00e9trangement facile de cette \u00e9poque galante, en vo i-\nci un qui pourrait bien \u00eatre \u00e9qui p\u00e9 pour le terme voulu. \u00bb \nPorthos, c\u00e9dant \u00e0 la pression du bras de sa procureuse \ncomme une barque c\u00e8de au gouvernail, arriva au clo\u00eetre Saint -\nMagloire, passage peu fr\u00e9quent\u00e9, enferm\u00e9 d\u2019un tourniquet \u00e0 ses \ndeux bouts. On n\u2019y voyait, le jour, que mendiants q ui ma n-\ngeaient ou enfants qui jouaient. \n\u00ab Ah ! monsieur Porthos ! s\u2019\u00e9cria la procureuse, quand elle \nse fut assur\u00e9e qu\u2019aucune personne \u00e9trang\u00e8re \u00e0 la population \nhabituelle de la localit\u00e9 ne pouvait les voir ni les entendre ; ah ! \nmonsieur Porthos ! vous \u00eates un grand vainqueur, \u00e0 ce qu\u2019il p a-\nra\u00eet ! \n\u2013 Moi, madame ! dit Porthos en se rengorgeant, et pou r-\nquoi cela ? \n\u2013 Et les signes de tant\u00f4t, et l\u2019eau b\u00e9nite ? Mais c\u2019est une \nprincesse pour le moins, que cette dame avec son n\u00e9grillon et sa \nfille de chambre ! \n\u2013 Vous vous trompez ; mon Dieu, non, r\u00e9pondit Porthos, \nc\u2019est tout bonnement une duchesse. \n\u2013 Et ce coureur qui attendait \u00e0 la porte, et ce carrosse avec \nun cocher \u00e0 grande livr\u00e9e qui attendait sur son si\u00e8ge ? \u00bb \nPorthos n\u2019avait vu ni le coureur, ni le carrosse ; mais, de \nson regard de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu. \u2013 431 \u2013 Porthos regretta de n\u2019avoir pas, du premier coup, fait la \ndame au coussin rouge princesse. \n\u00ab Ah ! vous \u00eates l\u2019enfant ch\u00e9ri des belles, monsieur Po r-\nthos ! reprit en soupirant la procureuse. \n\u2013 Mais, r\u00e9pondit Porthos, vous comprenez qu\u2019avec un ph y-\nsique comme celui dont la nature m\u2019a dou\u00e9, je ne manque pas \nde bonnes fortunes. \n\u2013 Mon Dieu ! comme les hommes oublient vite ! s\u2019\u00e9cria la \nprocureuse en levant les yeux au ciel. \n\u2013 Moins vite encore que l es femmes, ce me semble, r\u00e9po n-\ndit Porthos ; car enfin, moi, madame, je puis dire que j\u2019ai \u00e9t\u00e9 \nvotre victime, lorsque bless\u00e9, mourant, je me suis vu abandonn\u00e9 des chirurgiens ; moi, le rejeton d\u2019une famille illustre, qui \nm\u2019\u00e9tais fi\u00e9 \u00e0 votre amiti\u00e9, j\u2019ai man qu\u00e9 mourir de mes blessures \nd\u2019abord, et de faim ensuite dans une mauvaise auberge de \nChantilly, et cela sans que vous ayez daign\u00e9 r\u00e9pondre une seule \nfois aux lettres br\u00fblantes que je vous ai \u00e9crites. \n\u2013 Mais, monsieur Porthos\u2026, murmura la procureuse, qui \nsentait qu\u2019\u00e0 en juger par la conduite des plus grandes dames de \nce temps -l\u00e0, elle \u00e9tait dans son tort. \n\u2013 Moi qui avais sacrifi\u00e9 pour vous la comtesse de Pena-\nflor\u2026 \n\u2013 Je le sais bien. \n\u2013 La baronne de\u2026 \n\u2013 Monsieur Porthos, ne m\u2019accablez pas. \n\u2013 La duchesse de\u2026 \n\u2013 Monsieur Porthos, soyez g\u00e9n\u00e9reux ! \n\u2013 Vous avez raison, madame, et je n\u2019ach\u00e8verai pas. \u2013 432 \u2013 \u2013 Mais c\u2019est mon mari qui ne veut pas entendre parler de \npr\u00eater. \n\u2013 Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez -vous la pr e-\nmi\u00e8re lettre que vous m\u2019avez \u00e9crite et que je conser ve grav\u00e9e \ndans ma m\u00e9moire. \u00bb \nLa procureuse poussa un g\u00e9missement. \n\u00ab Mais c\u2019est qu\u2019aussi, dit -elle, la somme que vous dema n-\ndiez \u00e0 emprunter \u00e9tait un peu bien forte. \n\u2013 Madame Coquenard, je vous donnais la pr\u00e9f\u00e9rence. Je \nn\u2019ai eu qu\u2019\u00e0 \u00e9crire \u00e0 la duchesse de\u2026 Je ne veux pas dire son \nnom, car je ne sais pas ce que c\u2019est que de compromettre une \nfemme ; mais ce que je sais, c\u2019est que je n\u2019ai eu qu\u2019\u00e0 lui \u00e9crire \npour qu\u2019elle m\u2019en envoy\u00e2t quinze cents. \u00bb \nLa procureuse versa une larme. \n\u00ab Monsieur Porthos, dit -elle, je vous jure que vous m\u2019avez \ngrandement punie, et que si dans l\u2019avenir vous vous retrouviez en pareille passe, vous n\u2019auriez qu\u2019\u00e0 vous adresser \u00e0 moi. \n\u2013 Fi donc, madame ! dit Porthos comme r\u00e9volt\u00e9, ne parlons \npas argent, s\u2019il vous pla\u00eet, c\u2019est humiliant. \n\u2013 Ainsi, vous ne m\u2019aimez plus ! \u00bb dit lentement et triste-\nment la procureuse. \nPorthos garda un majestueux silence. \n\u00ab C\u2019est ainsi que vous me r\u00e9pondez ? H\u00e9las ! je comprends. \n\u2013 Songez \u00e0 l\u2019offense que vous m\u2019avez faite, madame : elle \nest rest\u00e9e l\u00e0, dit Porthos, en posant la main \u00e0 son c\u0153ur et en l\u2019y appuyant avec force. \n\u2013 Je la r\u00e9parerai ; voyons, mon cher Porthos ! \n\u2013 D\u2019ailleurs, que vous demandais -je, moi ? reprit Porthos \navec un mouvement d\u2019\u00e9paules plein de bonhomie ; un pr\u00eat, pas \u2013 433 \u2013 autre chose. Apr\u00e8s tout, je ne suis pas un homme d\u00e9raisonnable. \nJe sais que vous n\u2019\u00eates pas riche, madame Coquenard, et que \nvotre mari est oblig\u00e9 de sangsurer les pauvres plaideurs pour en \ntirer quelques pauvres \u00e9cus. Oh ! si vous \u00e9tiez comtesse, ma r-\nquise ou duchesse, ce serait autre c hose, et vous seriez impa r-\ndonnable. \u00bb \nLa procureuse fut piqu\u00e9e. \n\u00ab Apprenez, monsieur Porthos, dit -elle, que mon coffre -\nfort, tout coffre -fort de procureuse qu\u2019il est, est peut -\u00eatre mieux \ngarni que celui de toutes vos mijaur\u00e9es ruin\u00e9es. \n\u2013 Double offense que vous m\u2019avez faite alors, dit Porthos \nen d\u00e9gageant le bras de la procureuse de dessous le sien ; car si \nvous \u00eates riche, madame Coquenard, alors votre refus n\u2019a plus \nd\u2019excuse. \n\u2013 Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu\u2019elle \ns\u2019\u00e9tait laiss\u00e9 entra \u00eener trop loin, il ne faut pas prendre le mot au \npied de la lettre. Je ne suis pas pr\u00e9cis\u00e9ment riche, je suis \u00e0 mon \naise. \n\u2013 Tenez, madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, \nje vous en prie. Vous m\u2019avez m\u00e9connu ; toute sympathie est \n\u00e9teinte entre n ous. \n\u2013 Ingrat que vous \u00eates ! \n\u2013 Ah ! je vous conseille de vous plaindre ! dit Porthos. \n\u2013 Allez donc avec votre belle duchesse ! je ne vous retiens \nplus. \n\u2013 Eh ! elle n\u2019est d\u00e9j\u00e0 point si d\u00e9charn\u00e9e, que je crois ! \n\u2013 Voyons, monsieur Porthos, encore une fois, c\u2019est la de r-\nni\u00e8re : m\u2019aimez -vous encore ? \n\u2013 H\u00e9las ! madame, dit Porthos du ton le plus m\u00e9lancolique \nqu\u2019il put prendre, quand nous allons entrer en campagne, dans \u2013 434 \u2013 une campagne o\u00f9 mes pressentiments me disent que je serai \ntu\u00e9\u2026 \n\u2013 Oh ! ne dites pas de pareilles choses ! s\u2019\u00e9cria la proc u-\nreuse en \u00e9clatant en sanglots. \n\u2013 Quelque chose me le dit, continua Porthos en m\u00e9lancol i-\nsant de plus en plus. \n\u2013 Dites plut\u00f4t que vous avez un nouvel amour. \n\u2013 Non pas, je vous parle franc. Nul objet nouveau ne me \ntouche, et m\u00eame je sens l\u00e0, au fond de mon c\u0153ur, quelque chose \nqui parle pour vous. Mais, dans quinze jours, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, cette fatale campagne \ns\u2019ouvre ; je vais \u00eatre affreusement pr\u00e9occup\u00e9 de mon \u00e9quip e-\nment. Puis je vais faire un voyag e dans ma famille, au fond de la \nBretagne, pour r\u00e9aliser la somme n\u00e9cessaire \u00e0 mon d\u00e9part. \u00bb \nPorthos remarqua un dernier combat entre l\u2019amour et \nl\u2019avarice. \n\u00ab Et comme, continua -t-il, la duchesse que vous venez de \nvoir \u00e0 l\u2019\u00e9glise a ses terres pr\u00e8s des mienn es, nous ferons le \nvoyage ensemble. Les voyages, vous le savez, paraissent bea u-\ncoup moins longs quand on les fait \u00e0 deux. \n\u2013 Vous n\u2019avez donc point d\u2019amis \u00e0 Paris, monsieur Po r-\nthos ? dit la procureuse. \n\u2013 J\u2019ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air m\u00e9l anco-\nlique, mais j\u2019ai bien vu que je me trompais. \n\u2013 Vous en avez, monsieur Porthos, vous en avez, reprit la \nprocureuse dans un transport qui la surprit elle -m\u00eame ; revenez \ndemain \u00e0 la maison. Vous \u00eates le fils de ma tante, mon cousin \npar cons\u00e9quent ; vous v enez de Noyon en Picardie, vous avez \nplusieurs proc\u00e8s \u00e0 Paris, et pas de procureur. Retiendrez -vous \nbien tout cela ? \n\u2013 Parfaitement, madame. \u2013 435 \u2013 \u2013 Venez \u00e0 l\u2019heure du d\u00eener. \n\u2013 Fort bien. \n\u2013 Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgr\u00e9 \nses soixante -seize ans. \n\u2013 Soixante -seize ans ! peste ! le bel \u00e2ge ! reprit Porthos. \n\u2013 Le grand \u00e2ge, vous voulez dire, monsieur Porthos. Aussi \nle pauvre cher homme peut me laisser veuve d\u2019un moment \u00e0 \nl\u2019autre, continua la procureuse en jetant un regard significatif \u00e0 \nPorthos . Heureusement que, par contrat de mariage, nous nous \nsommes tout pass\u00e9 au dernier vivant. \n\u2013 Tout ? dit Porthos. \n\u2013 Tout. \n\u2013 Vous \u00eates femme de pr\u00e9caution, je le vois, ma ch\u00e8re m a-\ndame Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la main de \nla procureuse. \n\u2013 Nous sommes donc r\u00e9concili\u00e9s, cher monsieur Porthos ? \ndit-elle en minaudant. \n\u2013 Pour la vie, r\u00e9pliqua Porthos sur le m\u00eame air. \n\u2013 Au revoir donc, mon tra\u00eetre. \n\u2013 Au revoir, mon oublieuse. \n\u2013 \u00c0 demain, mon ange ! \n\u2013 \u00c0 demain, flamme de ma vie ! \u00bb \u2013 436 \u2013 CHAPITRE XXX \nMIL ADY \n \nD\u2019Artagnan avait suivi Milady sans \u00eatre aper\u00e7u par elle : il \nla vit monter dans son carrosse, et il l\u2019entendit donner \u00e0 son co-\ncher l\u2019ordre d\u2019aller \u00e0 Saint -Germain. \nIl \u00e9tait inutile d\u2019essayer de suivre \u00e0 pied une voiture empo r-\nt\u00e9e au trot de deux vigour eux chevaux. D\u2019Artagnan revint donc \nrue F\u00e9rou. \nDans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui \u00e9tait arr\u00eat\u00e9 \ndevant la boutique d\u2019un p\u00e2tissier, et qui semblait en extase de-\nvant une brioche de la forme la plus app\u00e9tissante. \nIl lui donna l\u2019ordre d\u2019aller sell er deux chevaux dans les \u00e9c u-\nries de M. de Tr\u00e9ville, un pour lui d\u2019Artagnan, l\u2019autre pour lui \nPlanchet, et de venir le joindre chez Athos, \u2013 M. de Tr\u00e9ville, une \nfois pour toutes, ayant mis ses \u00e9curies au service de d\u2019Artagnan. \nPlanchet s\u2019achemina vers la ru e du Colombier, et \nd\u2019Artagnan vers la rue F\u00e9rou. Athos \u00e9tait chez lui, vidant trist e-\nment une des bouteilles de ce fameux vin d\u2019Espagne qu\u2019il avait \nrapport\u00e9 de son voyage en Picardie. Il fit signe \u00e0 Grimaud \nd\u2019apporter un verre pour d\u2019Artagnan, et Grimaud ob \u00e9it comme \nd\u2019habitude. \nD\u2019Artagnan raconta alors \u00e0 Athos tout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 \u00e0 \nl\u2019\u00e9glise entre Porthos et la procureuse, et comment leur cam a-\nrade \u00e9tait probablement, \u00e0 cette heure, en voie de s\u2019\u00e9quiper. \n\u00ab Quant \u00e0 moi, r\u00e9pondit Athos \u00e0 tout ce r\u00e9cit, je suis bien \ntranquille, ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de \nmon harnais. \u2013 437 \u2013 \u2013 Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous \nl\u2019\u00eates, mon cher Athos, il n\u2019y aurait ni princesses, ni reines \u00e0 \nl\u2019abri de vos traits amoureux. \n\u2013 Que ce d\u2019Artagnan est jeune ! \u00bb dit Athos en haussant les \n\u00e9paules. \nEt il fit signe \u00e0 Grimaud d\u2019apporter une seconde bouteille. \nEn ce moment, Planchet passa modestement la t\u00eate par la \nporte entreb\u00e2ill\u00e9e, et annon\u00e7a \u00e0 son ma\u00eetre que les deux ch e-\nvaux \u00e9taient l\u00e0. \n\u00ab Quels cheva ux ? demanda Athos. \n\u2013 Deux que M. de Tr\u00e9ville me pr\u00eate pour la promenade, et \navec lesquels je vais aller faire un tour \u00e0 Saint -Germain. \n\u2013 Et qu\u2019allez -vous faire \u00e0 Saint -Germain ? \u00bb demanda e n-\ncore Athos. \nAlors d\u2019Artagnan lui raconta la rencontre qu\u2019il avait faite \ndans l\u2019\u00e9glise, et comment il avait retrouv\u00e9 cette femme qui, avec \nle seigneur au manteau noir et \u00e0 la cicatrice pr\u00e8s de la tempe, \n\u00e9tait sa pr\u00e9occupation \u00e9ternelle. \n\u00ab C\u2019est -\u00e0-dire que vous \u00eates amoureux de celle- l\u00e0, comme \nvous l\u2019\u00e9tiez de Mme Bonacieu x, dit Athos en haussant d\u00e9da i-\ngneusement les \u00e9paules, comme s\u2019il e\u00fbt pris en piti\u00e9 la faiblesse humaine. \n\u2013 Moi, point du tout ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. Je suis seulement \ncurieux d\u2019\u00e9claircir le myst\u00e8re auquel elle se rattache. Je ne sais pourquoi, je me figure que cette femme, tout inconnue qu\u2019elle \nm\u2019est et tout inconnu que je lui suis, a une action sur ma vie. \n\u2013 Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne connais pas une \nfemme qui vaille la peine qu\u2019on la cherche quand elle est per-due. Mme Bonacieux est perdue, tant pis pour elle ! qu\u2019elle se \nretrouve ! \u2013 438 \u2013 \u2013 Non, Athos, non, vous vous trompez, dit d\u2019Artagnan ; \nj\u2019aime ma pauvre Constance plus que jamais, et si je savais le \nlieu o\u00f9 elle est, f\u00fbt -elle au bout du monde, je partirais pour la \ntirer des mains de ses ennem is ; mais je l\u2019ignore, toutes mes r e-\ncherches ont \u00e9t\u00e9 inutiles. Que voulez -vous, il faut bien se di s-\ntraire. \n\u2013 Distrayez -vous donc avec Milady, mon cher d\u2019Artagnan ; \nje le souhaite de tout mon c\u0153ur, si cela peut vous amuser. \n\u2013 \u00c9coutez , Athos, dit d\u2019Artagnan, au lieu de vous tenir en-\nferm\u00e9 ici comme si vous \u00e9tiez aux arr\u00eats, montez \u00e0 cheval et v e-\nnez vous promener avec moi \u00e0 Saint -Germain. \n\u2013 Mon cher, r\u00e9pliqua Athos, je monte mes chevaux quand \nj\u2019en ai, sinon je vais \u00e0 pied. \n\u2013 Eh bien, moi, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan en souriant de la m i-\nsanthropie d\u2019Athos, qui dans un autre l\u2019e\u00fbt certainement bless\u00e9, moi, je suis moins fier que vous, je monte ce que je trouve. Ai n-\nsi, au revoir, mon cher Athos. \n\u2013 Au revoir \u00bb, dit le mousquetaire en faisant signe \u00e0 Gr i-\nmaud de d\u00e9boucher la bouteille qu\u2019il venait d\u2019apporter. \nD\u2019Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le \nchemin de Saint -Germain. \nTout le long de la route, ce qu\u2019Athos avait dit au jeune \nhomme de Mme Bonacieux lui revenait \u00e0 l\u2019esprit. Quoique \nd\u2019Artagnan ne f\u00fbt pas d\u2019un caract\u00e8re fort sentimental, la jolie \nmerci\u00e8re avait fait une impression r\u00e9elle sur son c\u0153ur : comme \nil le disait, il \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 aller au bout du monde pour la che r-\ncher. Mais le monde a bien des bouts, par cela m\u00eame qu\u2019il est \nrond ; de sorte qu\u2019il ne sava it de quel c\u00f4t\u00e9 se tourner. \nEn attendant, il allait t\u00e2cher de savoir ce que c\u2019\u00e9tait que M i-\nlady. Milady avait parl\u00e9 \u00e0 l\u2019homme au manteau noir, donc elle le \nconnaissait. Or, dans l\u2019esprit de d\u2019Artagnan, c\u2019\u00e9tait l\u2019homme au \nmanteau noir qui avait enlev\u00e9 Mme Bonacieux une seconde fois, \u2013 439 \u2013 comme il l\u2019avait enlev\u00e9e une premi\u00e8re. D\u2019Artagnan ne mentait \ndonc qu\u2019\u00e0 moiti\u00e9, ce qui est bien peu mentir, quand il disait \nqu\u2019en se mettant \u00e0 la recherche de Milady, il se mettait en m\u00eame \ntemps \u00e0 la recherche de Constance. \nTout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps \nun coup d\u2019\u00e9peron \u00e0 son cheval, d\u2019Artagnan avait fait la route et \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 Saint- Germain. Il venait de longer le pavillon o\u00f9, \ndix ans plus tard, devait na\u00eetre Louis XIV. Il traversait une rue \nfort d\u00e9sert e, regardant \u00e0 droite et \u00e0 gauche s\u2019il ne reconna\u00eetrait \npas quelque vestige de sa belle Anglaise, lorsque au rez -de-\nchauss\u00e9e d\u2019une jolie maison qui, selon l\u2019usage du temps, n\u2019avait \naucune fen\u00eatre sur la rue, il vit appara\u00eetre une figure de connai s-\nsance. Ce tte figure se promenait sur une sorte de terrasse garnie \nde fleurs. Planchet la reconnut le premier. \u00ab Eh ! monsieur dit -il \ns\u2019adressant \u00e0 d\u2019Artagnan, ne vous remettez -vous pas ce visage \nqui baye aux corneilles ? \n\u2013 Non, dit d\u2019Artagnan ; et cependant je suis certain que ce \nn\u2019est point la premi\u00e8re fois que je le vois, ce visage. \n\u2013 Je le crois pardieu bien, dit Planchet : c\u2019est ce pauvre L u-\nbin, le laquais du comte de Wardes , celui que vous avez si bien \naccommod\u00e9 il y a un mois, \u00e0 Calais, sur la route de la mais on de \ncampagne du gouverneur. \n\u2013 Ah ! oui bien, dit d\u2019Artagnan, et je le reconnais \u00e0 cette \nheure. Crois -tu qu\u2019il te reconnaisse, toi ? \n\u2013 Ma foi, monsieur, il \u00e9tait si fort troubl\u00e9 que je doute qu\u2019il \nait gard\u00e9 de moi une m\u00e9moire bien nette. \n\u2013 Eh bien, va don c causer avec ce gar\u00e7on, dit d\u2019Artagnan, et \ninforme -toi dans la conversation si son ma\u00eetre est mort. \u00bb \nPlanchet descendit de cheval, marcha droit \u00e0 Lubin, qui en \neffet ne le reconnut pas, et les deux laquais se mirent \u00e0 causer \ndans la meilleure intelligenc e du monde, tandis que d\u2019Artagnan \npoussait les deux chevaux dans une ruelle et, faisant le tour \u2013 440 \u2013 d\u2019une maison, s\u2019en revenait assister \u00e0 la conf\u00e9rence derri\u00e8re une \nhaie de coudriers. \nAu bout d\u2019un instant d\u2019observation derri\u00e8re la haie, il en-\ntendit le bruit d\u2019une voiture, et il vit s\u2019arr\u00eater en face de lui le \ncarrosse de Milady. Il n\u2019y avait pas \u00e0 s\u2019y tromper. Milady \u00e9tait \ndedans. D\u2019Artagnan se coucha sur le cou de son cheval, afin de \ntout voir sans \u00eatre vu. \nMilady sortit sa charmante t\u00eate blonde par la porti\u00e8 re, et \ndonna des ordres \u00e0 sa femme de chambre. \nCette derni\u00e8re, jolie fille de vingt \u00e0 vingt -deux ans, alerte et \nvive, v\u00e9ritable soubrette de grande dame, sauta en bas du ma r-\nchepied, sur lequel elle \u00e9tait assise selon l\u2019usage du temps, et se \ndirigea vers la terrasse o\u00f9 d\u2019Artagnan avait aper\u00e7u Lubin. \nD\u2019Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la vit \ns\u2019acheminer vers la terrasse. Mais, par hasard, un ordre de l\u2019int\u00e9rieur avait appel\u00e9 Lubin, de sorte que Planchet \u00e9tait rest\u00e9 \nseul, regardant de tous c\u00f4t\u00e9s par q uel chemin avait disparu \nd\u2019Artagnan. \nLa femme de chambre s\u2019approcha de Planchet, qu\u2019elle prit \npour Lubin, et lui tendant un petit billet : \n\u00ab Pour votre ma\u00eetre, dit -elle. \n\u2013 Pour mon ma\u00eetre ? reprit Planchet \u00e9tonn\u00e9. \n\u2013 Oui, et tr\u00e8s press\u00e9. Prenez donc vite. \u00bb \nL\u00e0-dessus elle s\u2019enfuit vers le carrosse, retourn\u00e9 \u00e0 l\u2019avance \ndu c\u00f4t\u00e9 par lequel il \u00e9tait venu ; elle s\u2019\u00e9lan\u00e7a sur le marchepied, \net le carrosse repartit. \nPlanchet tourna et retourna le billet, puis, accoutum\u00e9 \u00e0 \nl\u2019ob\u00e9issance passive, il sauta \u00e0 bas de la terrasse, enfila la ruelle et rencontra au bout de vingt pas d\u2019Artagnan qui, ayant tout vu, \nallait au -devant de lui. \u2013 441 \u2013 \u00ab Pour vous, monsieur, dit Planchet, pr\u00e9sentant le billet au \njeune homme. \n\u2013 Pour moi ? dit d\u2019Artagnan ; en es -tu bien s\u00fbr ? \n\u2013 Pardieu ! si j\u2019en suis s\u00fbr ; la soubrette a dit : \u201cPour ton \nma\u00eetre.\u201d Je n\u2019ai d\u2019autre ma\u00eetre que vous ; ainsi\u2026 Un joli brin de \nfille, ma foi, que cette soubrette ! \u00bb \nD\u2019Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots : \n\u00ab Une personne qui s\u2019int\u00e9resse \u00e0 vous plus qu\u2019elle ne peu t \nle dire voudrait savoir quel jour vous serez en \u00e9tat de vous pr o-\nmener dans la for\u00eat. Demain, \u00e0 l\u2019h\u00f4tel du Champ du Drap d\u2019Or , \nun laquais noir et rouge attendra votre r\u00e9ponse. \u00bb \n\u00ab Oh ! oh ! se dit d\u2019Artagnan, voil\u00e0 qui est un peu vif. Il p a-\nra\u00eet que Milady et moi nous sommes en peine de la sant\u00e9 de la \nm\u00eame personne. Eh bien, Planchet, comment se porte ce bon \nM. de Wardes ? il n\u2019est donc pas mort ? \n\u2013 Non, monsieur, il va aussi bien qu\u2019on peut aller avec \nquatre coups d\u2019\u00e9p\u00e9e dans le corps, car vous lui en avez , sans r e-\nproche, allong\u00e9 quatre, \u00e0 ce cher gentilhomme, et il est encore \nbien faible, ayant perdu presque tout son sang. Comme je l\u2019avais \ndit \u00e0 monsieur, Lubin ne m\u2019a pas reconnu, et m\u2019a racont\u00e9 d\u2019un \nbout \u00e0 l\u2019autre notre aventure. \n\u2013 Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais ; maintenant, \nremonte \u00e0 cheval et rattrapons le carrosse. \u00bb \nCe ne fut pas long ; au bout de cinq minutes on aper\u00e7ut le \ncarrosse arr\u00eat\u00e9 sur le revers de la route, un cavalier richement v\u00eatu se tenait \u00e0 la porti\u00e8re. \nLa conversation ent re Milady et le cavalier \u00e9tait tellement \nanim\u00e9e, que d\u2019Artagnan s\u2019arr\u00eata de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du carrosse sans que personne autre que la jolie soubrette s\u2019aper\u00e7\u00fbt de sa pr \u00e9-\nsence. \u2013 442 \u2013 La conversation avait lieu en anglais, langue que \nd\u2019Artagnan ne comprenait pas ; mais, \u00e0 l\u2019accent, le jeune \nhomme crut dev iner que la belle Anglaise \u00e9tait fort en col\u00e8re ; \nelle termina par un geste qui ne lui laissa point de doute sur la \nnature de cette conversation : c\u2019\u00e9tait un coup d\u2019\u00e9ventail appliqu\u00e9 \nde telle force, que le petit meub le f\u00e9minin vola en mille mo r-\nceaux. \nLe cavalier poussa un \u00e9clat de rire qui parut exasp\u00e9rer M i-\nlady. \nD\u2019Artagnan pensa que c\u2019\u00e9tait le moment d\u2019intervenir ; il \ns\u2019approcha de l\u2019autre porti\u00e8re, et se d\u00e9couvrant respectueus e-\nment : \n\u00ab Madame, dit -il, me permettez -vous de vous offrir mes \nservices ? Il me semble que ce cavalier vous a mise en col\u00e8re. \nDites un mot, madame, et je me charge de le punir de son \nmanque de courtoisie. \u00bb \nAux premi\u00e8res paroles, Milady s\u2019\u00e9tait retourn\u00e9e, regardant \nle jeune homme avec \u00e9tonnement , et lorsqu\u2019il eut fini : \n\u00ab Monsieur, dit -elle en tr\u00e8s bon fran\u00e7ais, ce serait de grand \nc\u0153ur que je me mettrais sous votre protection si la personne qui me querelle n\u2019\u00e9tait point mon fr\u00e8re. \n\u2013 Ah ! excusez -moi, alors, dit d\u2019Artagnan, vous comprenez \nque j\u2019ig norais cela, madame. \n\u2013 De quoi donc se m\u00eale cet \u00e9tourneau, s\u2019\u00e9cria en s\u2019abaissant \n\u00e0 la hauteur de la porti\u00e8re le cavalier que Milady avait d\u00e9sign\u00e9 \ncomme son parent, et pourquoi ne passe -t-il pas son chemin ? \n\u2013 \u00c9tourneau vous -m\u00eame, dit d\u2019Artagnan en se bais sant \u00e0 \nson tour sur le cou de son cheval, et en r\u00e9pondant de son c\u00f4t\u00e9 \npar la porti\u00e8re ; je ne passe pas mon chemin parce qu\u2019il me pla\u00eet \nde m\u2019arr\u00eater ici. \u00bb \nLe cavalier adressa quelques mots en anglais \u00e0 sa s\u0153ur. \u2013 443 \u2013 \u00ab Je vous parle fran\u00e7ais, moi, dit d\u2019Artagnan ; faites -moi \ndonc, je vous prie, le plaisir de me r\u00e9pondre dans la m\u00eame \nlangue. Vous \u00eates le fr\u00e8re de madame, soit, mais vous n\u2019\u00eates pas \nle mien, heureusement. \u00bb \nOn e\u00fbt pu croire que Milady, craintive comme l\u2019est ordina i-\nrement une femme, allait s\u2019interpo ser dans ce commencement \nde provocation, afin d\u2019emp\u00eacher que la querelle n\u2019all\u00e2t plus \nloin ; mais, tout au contraire, elle se rejeta au fond de son ca r-\nrosse, et cria froidement au cocher : \n\u00ab Touche \u00e0 l\u2019h\u00f4tel ! \u00bb \nLa jolie soubrette jeta un regard d\u2019inqui\u00e9tu de sur \nd\u2019Artagnan, dont la bonne mine paraissait avoir produit son effet sur elle. \nLe carrosse partit et laissa les deux hommes en face l\u2019un de \nl\u2019autre, aucun obstacle mat\u00e9riel ne les s\u00e9parant plus. \nLe cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture ; mais \nd\u2019Artagnan, dont la col\u00e8re d\u00e9j\u00e0 bouillante s\u2019\u00e9tait encore au g-\nment\u00e9e en reconnaissant en lui l\u2019Anglais qui, \u00e0 Amiens, lui avait \ngagn\u00e9 son cheval et avait failli gagner \u00e0 Athos son diamant, sa u-\nta \u00e0 la bride et l\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Eh ! Monsieur, dit -il, vous me sem blez encore plus \n\u00e9tourneau que moi, car vous me faites l\u2019effet d\u2019oublier qu\u2019il y a \nentre nous une petite querelle engag\u00e9e. \n\u2013 Ah ! ah ! dit l\u2019Anglais, c\u2019est vous, mon ma\u00eetre. Il faut donc \ntoujours que vous jouiez un jeu ou un autre ? \n\u2013 Oui, et cela me rappelle que j\u2019ai une revanche \u00e0 prendre. \nNous verrons, mon cher monsieur, si vous maniez aussi adro i-\ntement la rapi\u00e8re que le cornet. \n\u2013 Vous voyez bien que je n\u2019ai pas d\u2019\u00e9p\u00e9e, dit l\u2019Anglais ; vou-\nlez-vous faire le brave contre un homme sans armes ? \u2013 444 \u2013 \u2013 J\u2019esp\u00e8re bi en que vous en avez chez vous, r\u00e9pondit \nd\u2019Artagnan. En tout cas, j\u2019en ai deux, et si vous le voulez, je vous \nen jouerai une. \n\u2013 Inutile, dit l\u2019Anglais, je suis muni suffisamment de ces \nsortes d\u2019ustensiles. \n\u2013 Eh bien, mon digne gentilhomme, reprit d\u2019Artagnan \nchoisissez la plus longue et venez me la montrer ce soir. \n\u2013 O\u00f9 cela, s\u2019il vous pla\u00eet ? \n\u2013 Derri\u00e8re le Luxembourg, c\u2019est un charmant quartier pour \nles promenades dans le genre de celle que je vous propose. \n\u2013 C\u2019est bien, on y sera. \n\u2013 Votre heure ? \n\u2013 Six heur es. \n\u2013 \u00c0 propos, vous avez aussi probablement un ou deux \namis ? \n\u2013 Mais j\u2019en ai trois qui seront fort honor\u00e9s de jouer la \nm\u00eame partie que moi. \n\u2013 Trois ? \u00e0 merveille ! comme cela se rencontre ! dit \nd\u2019Artagnan, c\u2019est juste mon compte. \n\u2013 Maintenant, qui \u00eates -vous ? demanda l\u2019Anglais. \n\u2013 Je suis M. d\u2019Artagnan, gentilhomme gascon, servant aux \ngardes, compagnie de M. des Essarts. Et vous ? \n\u2013 Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield. \n\u2013 Eh bien, je suis votre serviteur, monsieur le baron, dit \nd\u2019Artagnan, quoiqu e vous ayez des noms bien difficiles \u00e0 ret e-\nnir. \u00bb \nEt piquant son cheval, il le mit au galop, et reprit le chemin \nde Paris. \u2013 445 \u2013 Comme il avait l\u2019habitude de le faire en pareille occasion, \nd\u2019Artagnan descendit droit chez Athos. \nIl trouva Athos couch\u00e9 sur un gran d canap\u00e9, o\u00f9 il attendait, \ncomme il l\u2019avait dit, que son \u00e9quipement le v\u00eent trouver. \nIl raconta \u00e0 Athos tout ce qui venait de se passer, moins la \nlettre de M. de Wardes . \nAthos fut enchant\u00e9 lorsqu\u2019il sut qu\u2019il allait se battre contre \nun Anglais. Nous avons dit que c\u2019\u00e9tait son r\u00eave. \nOn envoya chercher \u00e0 l\u2019instant m\u00eame Porthos et Aramis \npar les laquais, et on les mit au courant de la situation. \nPorthos tira son \u00e9p\u00e9e hors du fourreau et se mit \u00e0 esp a-\ndonner contre le mur en se reculant de temps en temps et en \nfaisant des pli\u00e9s comme un danseur. Aramis, qui travaillait to u-\njours \u00e0 son po\u00e8me, s\u2019enferma dans le cabinet d\u2019Athos et pria \nqu\u2019on ne le d\u00e9range\u00e2t plus qu\u2019au moment de d\u00e9gainer. \nAthos demanda par signe \u00e0 Grimaud une bouteille. \nQuant \u00e0 d\u2019Artagnan, il arrangea en lui -m\u00eame un petit plan \ndont nous verrons plus tard l\u2019ex\u00e9cution, et qui lui promettait quelque gracieuse aventure, comme on pouvait le voir aux so u-\nrires qui, de temps en temps, passaient sur son visage dont ils \n\u00e9clairaient la r\u00eaverie. \u2013 446 \u2013 CHAPITRE XXXI \nANGLAIS ET FRAN\u00c7AIS \n \nL\u2019heure venue, on se rendit avec les quatre laquais, derri\u00e8re \nle Luxembourg, dans un enclos abandonn\u00e9 aux ch\u00e8vres. Athos \ndonna une pi\u00e8ce de monnaie au chevrier pour qu\u2019il s\u2019\u00e9cart\u00e2t. Les \nlaquais furent charg\u00e9s de faire sentinelle. \nBient\u00f4t un e troupe silencieuse s\u2019approcha du m\u00eame enclos, \ny p\u00e9n\u00e9tra et joignit les mousquetaires ; puis, selon les habitudes \nd\u2019outre -mer, les pr\u00e9sentations eurent lieu. \nLes Anglais \u00e9taient tous gens de la plus haute qualit\u00e9, les \nnoms bizarres de leurs adversaires fu rent donc pour eux un s u-\njet non seulement de surprise, mais encore d\u2019inqui\u00e9tude. \n\u00ab Mais, avec tout cela, dit Lord de Winter quand les trois \namis eurent \u00e9t\u00e9 nomm\u00e9s, nous ne savons pas qui vous \u00eates, et \nnous ne nous battrons pas avec des noms pareils ; ce so nt des \nnoms de bergers, cela. \n\u2013 Aussi, comme vous le supposez bien, Milord, ce sont de \nfaux noms, dit Athos. \n\u2013 Ce qui ne nous donne qu\u2019un plus grand d\u00e9sir de co n-\nna\u00eetre les noms v\u00e9ritables, r\u00e9pondit l\u2019Anglais. \n\u2013 Vous avez bien jou\u00e9 contre nous sans les conn a\u00eetre, dit \nAthos, \u00e0 telles enseignes que vous nous avez gagn\u00e9 nos deux chevaux ? \n\u2013 C\u2019est vrai, mais nous ne risquions que nos pistoles ; cette \nfois nous risquons notre sang : on joue avec tout le monde, on \nne se bat qu\u2019avec ses \u00e9gaux. \u2013 447 \u2013 \u2013 C\u2019est juste \u00bb, dit Athos. Et il prit \u00e0 l\u2019\u00e9cart celui des quatre \nAnglais avec lequel il devait se battre, et lui dit son nom tout \nbas. \nPorthos et Aramis en firent autant de leur c\u00f4t\u00e9. \n\u00ab Cela vous suffit -il, dit Athos \u00e0 son adversaire, et me tro u-\nvez-vous assez grand seigneur p our me faire la gr\u00e2ce de croiser \nl\u2019\u00e9p\u00e9e avec moi ? \n\u2013 Oui, monsieur, dit l\u2019Anglais en s\u2019inclinant. \n\u2013 Eh bien, maintenant, voulez -vous que je vous dise une \nchose ? reprit froidement Athos. \n\u2013 Laquelle ? demanda l\u2019Anglais. \n\u2013 C\u2019est que vous auriez aussi bien fa it de ne pas exiger que \nje me fisse conna\u00eetre. \n\u2013 Pourquoi cela ? \n\u2013 Parce qu\u2019on me croit mort, que j\u2019ai des raisons pour d\u00e9si-\nrer qu\u2019on ne sache pas que je vis, et que je vais \u00eatre oblig\u00e9 de \nvous tuer, pour que mon secret ne coure pas les champs. \u00bb \nL\u2019Anglais regarda Athos, croyant que celui -ci plaisantait ; \nmais Athos ne plaisantait pas le moins du monde. \n\u00ab Messieurs, dit -il en s\u2019adressant \u00e0 la fois \u00e0 ses comp a-\ngnons et \u00e0 leurs adversaires, y sommes -nous ? \n\u2013 Oui, r\u00e9pondirent tout d\u2019une voix Anglais et Fran\u00e7ais . \n\u2013 Alors, en garde \u00bb, dit Athos. \nEt aussit\u00f4t huit \u00e9p\u00e9es brill\u00e8rent aux rayons du soleil co u-\nchant, et le combat commen\u00e7a avec un acharnement bien nat u-\nrel entre gens deux fois ennemis. \nAthos s\u2019escrimait avec autant de calme et de m\u00e9thode que \ns\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 da ns une salle d\u2019armes. \u2013 448 \u2013 Porthos, corrig\u00e9 sans doute de sa trop grande confiance par \nson aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de \nprudence. \nAramis, qui avait le troisi\u00e8me chant de son po\u00e8me \u00e0 finir, \nse d\u00e9p\u00eachait en homme tr\u00e8s press\u00e9. \nAthos, le premier, tua son adversaire : il ne lui avait port\u00e9 \nqu\u2019un coup, mais, comme il l\u2019en avait pr\u00e9venu, le coup avait \u00e9t\u00e9 mortel. L\u2019\u00e9p\u00e9e lui traversa le c\u0153ur. \nPorthos, le second, \u00e9tendit le sien sur l\u2019herbe : il lui avait \nperc\u00e9 la cuisse. Alors, comme l\u2019Ang lais, sans faire plus longue \nr\u00e9sistance, lui avait rendu son \u00e9p\u00e9e, Porthos le prit dans ses bras \net le porta dans son carrosse. \nAramis poussa le sien si vigoureusement, qu\u2019apr\u00e8s avoir \nrompu une cinquantaine de pas, il finit par prendre la fuite \u00e0 \ntoutes ja mbes et disparut aux hu\u00e9es des laquais. \nQuant \u00e0 d\u2019Artagnan, il avait jou\u00e9 purement et simplement \nun jeu d\u00e9fensif ; puis, lorsqu\u2019il avait vu son adversaire bien fat i-\ngu\u00e9, il lui avait, d\u2019une vigoureuse flanconade, fait sauter son \u00e9p\u00e9e. Le baron, se voyant d\u00e9sarm\u00e9, fit deux ou trois pas en a r-\nri\u00e8re ; mais, dans ce mouvement, son pied glissa, et il tomba \u00e0 la \nrenverse. \nD\u2019Artagnan fut sur lui d\u2019un seul bond, et lui portant l\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 \nla gorge : \n\u00ab Je pourrais vous tuer, monsieur, dit -il \u00e0 l\u2019Anglais, et vous \n\u00eates bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour \nl\u2019amour de votre s\u0153ur. \u00bb \nD\u2019Artagnan \u00e9tait au comble de la joie ; il venait de r\u00e9aliser \nle plan qu\u2019il avait arr\u00eat\u00e9 d\u2019avance, et dont le d\u00e9veloppement \navait fait \u00e9clore sur son visage les sourires dont nous a vons pa r-\nl\u00e9. \nL\u2019Anglais, enchant\u00e9 d\u2019avoir affaire \u00e0 un gentilhomme \nd\u2019aussi bonne composition, serra d\u2019Artagnan entre ses bras, fit \u2013 449 \u2013 mille caresses aux trois mousquetaires, et, comme l\u2019adversaire \nde Porthos \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 install\u00e9 dans la voiture et que celui \nd\u2019Ar amis avait pis la poudre d\u2019escampette, on ne songea plus \nqu\u2019au d \u00e9funt. \nComme Porthos et Aramis le d\u00e9shabillaient dans \nl\u2019esp\u00e9rance que sa blessure n\u2019\u00e9tait pas mortelle, une grosse \nbourse s\u2019\u00e9chappa de sa ceinture. D\u2019Artagnan la ramassa et la \ntendit \u00e0 Lord de Winter. \n\u00ab Et que diable voulez -vous que je fasse de cela ? dit \nl\u2019Anglais. \n\u2013 Vous la rendrez \u00e0 sa famille, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Sa famille se soucie bien de cette mis\u00e8re : elle h\u00e9rite de \nquinze mille louis de rente : gardez cette bourse pour vos l a-\nquais. \u00bb \nD\u2019Artagnan mit la bourse dans sa poche. \n\u00ab Et maintenant. mon jeune ami, car vous me permettrez, \nje l\u2019esp\u00e8re, de vous donner ce nom, dit Lord de Winter, d\u00e8s ce \nsoir, si vous le voulez bien, je vous pr\u00e9senterai \u00e0 ma s\u0153ur, Lady \nClarick ; car je veux qu\u2019elle vou s prenne \u00e0 son tour dans ses \nbonnes gr\u00e2ces, et, comme elle n\u2019est point tout \u00e0 fait mal en cour, \npeut -\u00eatre dans l\u2019avenir un mot dit par elle ne vous serait -il point \ninutile. \u00bb \nD\u2019Artagnan rougit de plaisir, et s\u2019inclina en signe \nd\u2019assentiment. \nPendant ce tem ps, Athos s\u2019\u00e9tait approch\u00e9 de d\u2019Artagnan. \n\u00ab Que voulez -vous faire de cette bourse ? lui dit -il tout bas \n\u00e0 l\u2019oreille. \n\u2013 Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos. \n\u2013 \u00c0 moi ? et pourquoi cela ? \n\u2013 Dame, vous l\u2019avez tu\u00e9 : ce sont les d\u00e9pouilles opimes. \u2013 450 \u2013 \u2013 Moi, h\u00e9ritier d\u2019un ennemi ! dit Athos, pour qui donc me \nprenez -vous ? \n\u2013 C\u2019est l\u2019habitude \u00e0 la guerre, dit d\u2019Artagnan ; pourquoi ne \nserait -ce pas l\u2019habitude dans un duel ? \n\u2013 M\u00eame sur le champ de bataille, dit Athos, je n\u2019ai jamais \nfait cela. \u00bb \nPorthos lev a les \u00e9paules. Aramis, d\u2019un mouvement de \nl\u00e8vres, approuva Athos. \n\u00ab Alors, dit d\u2019Artagnan, donnons cet argent aux laquais, \ncomme Lord de Winter nous a dit de le faire. \n\u2013 Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non \u00e0 nos laquais, \nmais aux laquais anglais. \u00bb \nAthos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher : \n\u00ab Pour vous et vos camarades. \u00bb \nCette grandeur de mani\u00e8res dans un homme enti\u00e8rement \nd\u00e9nu\u00e9 frappa Porthos lui -m\u00eame, et cette g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 fran\u00e7aise, \nredite par Lord de Winter et son ami, eut partout un grand su c-\nc\u00e8s, except\u00e9 aupr\u00e8s de M M. Grimaud, Mousqueton, Planchet et \nBazin. \nLord de Winter, en quittant d\u2019Artagnan, lui donna l\u2019adresse \nde sa s\u0153ur ; elle demeurait place Royale, qui \u00e9tait alors le qua r-\ntier \u00e0 la mode, au n\u00b0 6. D\u2019ailleurs, il s\u2019engageait \u00e0 l e venir pren-\ndre pour le pr\u00e9senter. D\u2019Artagnan lui donna rendez -vous \u00e0 huit \nheures, chez Athos. \nCette pr\u00e9sentation \u00e0 Milady occupait fort la t\u00eate de notre \nGascon. Il se rappelait de quelle fa\u00e7on \u00e9trange cette femme avait \n\u00e9t\u00e9 m\u00eal\u00e9e jusque -l\u00e0 dans sa destin\u00e9e . Selon sa conviction, c\u2019\u00e9tait \nquelque cr\u00e9ature du cardinal, et cependant il se sentait invinc i-\nblement entra\u00een\u00e9 vers elle, par un de ces sentiments dont on ne \nse rend pas compte. Sa seule crainte \u00e9tait que Milady ne reco n-\nn\u00fbt en lui l\u2019homme de Meung et de D ouvres. Alors, elle saurait \u2013 451 \u2013 qu\u2019il \u00e9tait des amis de M. de Tr\u00e9ville, et par cons\u00e9quent qu\u2019il \nappartenait corps et \u00e2me au roi, ce qui, d\u00e8s lors, lui ferait perdre \nune partie de ses avantages, puisque, connu de Milady comme il \nla connaissait, il jouerait avec elle \u00e0 jeu \u00e9gal. Quant \u00e0 ce co m-\nmencement d\u2019intrigue entre elle et le comte de Wardes , notre \npr\u00e9somptueux ne s\u2019en pr\u00e9occupait que m\u00e9diocrement, bien que \nle marquis f\u00fbt jeune, beau, riche et fort avant dans la faveur du \ncardinal. Ce n\u2019est pas pour rien que l\u2019on a vingt ans, et surtout \nque l\u2019on est n\u00e9 \u00e0 Tarbes. \nD\u2019Artagnan commen\u00e7a par aller faire chez lui une toilette \nflamboyante ; puis, il s\u2019en revint chez Athos, et, selon son hab i-\ntude, lui raconta tout. Athos \u00e9couta ses projets ; puis il secoua la \nt\u00eate, et lui recommanda la prudence avec une sorte d\u2019amertume. \n\u00ab Quoi ! lui dit -il, vous venez de perdre une femme que \nvous disiez bonne, charmante, parfaite, et voil\u00e0 que vous courez d\u00e9j\u00e0 apr\u00e8s une autre ! \u00bb \nD\u2019Artagnan sentit la v\u00e9rit\u00e9 de ce reproche. \n\u00ab J\u2019aimais Mme Bonacieux avec le c\u0153ur, tandis que j\u2019aime \nMilady avec la t\u00eate, dit -il ; en me faisant conduire chez elle, je \ncherche surtout \u00e0 m\u2019\u00e9clairer sur le r\u00f4le qu\u2019elle joue \u00e0 la cour. \n\u2013 Le r\u00f4le qu\u2019elle joue, pardieu ! il n\u2019est pas difficile \u00e0 dev i-\nner d\u2019apr\u00e8s tout ce que vous m\u2019avez dit. C\u2019est quelque \u00e9missaire \ndu cardinal : une femme qui vous attirera dans un pi\u00e8ge, o\u00f9 \nvous laisserez votre t\u00eate tout bonnement. \n\u2013 Diable ! mon cher Athos, vous voyez les choses bien en \nnoir, ce me semble. \n\u2013 Mon cher, je me d\u00e9fie des femmes ; que voulez -vous ! je \nsuis pay\u00e9 pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady est \nblonde, m\u2019avez -vous dit ? \n\u2013 Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir. \n\u2013 Ah ! mon pauvre d\u2019Artagnan, fit Athos. \u2013 452 \u2013 \u2013 \u00c9coutez , je veux m\u2019\u00e9clairer ; puis , quand je saurai ce que \nje d\u00e9sire savoir, je m\u2019\u00e9loignerai. \n\u2013 \u00c9clairez -vous \u00bb, dit flegmatiquement Athos. \nLord de Winter arriva \u00e0 l\u2019heure dite, mais Athos, pr\u00e9venu \u00e0 \ntemps, passa dans la seconde pi\u00e8ce. Il trouva donc d\u2019Artagnan \nseul, et, comme il \u00e9tait pr\u00e8s de huit heures, il emmena le jeune \nhomme. \nUn \u00e9l\u00e9gant carrosse attendait en bas, et comme il \u00e9tait atte-\nl\u00e9 de deux excellents chevaux, en un instant on fut place Royale. \nMilady Clarick re\u00e7ut gracieusement d\u2019Artagnan. Son h\u00f4tel \n\u00e9tait d\u2019une somptuosit\u00e9 remar quable ; et, bien que la plupart \ndes Anglais, chass\u00e9s par la guerre, quittassent la France, ou fu s-\nsent sur le point de la quitter, Milady venait de faire faire chez \nelle de nouvelles d\u00e9penses : ce qui prouvait que la mesure g\u00e9n \u00e9-\nrale qui renvoyait les Angla is ne la regardait pas. \n\u00ab Vous voyez, dit Lord de Winter en pr\u00e9sentant d\u2019Artagnan \n\u00e0 sa s\u0153ur, un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses mains, et qui n\u2019a point voulu abuser de ses avantages, quoique \nnous fussions deux fois ennemis, puisque c\u2019est moi qui l\u2019ai i n-\nsult\u00e9, et que je suis anglais. Remerciez -le donc, madame, si vous \navez quelque amiti\u00e9 pour moi. \u00bb \nMilady fron\u00e7a l\u00e9g\u00e8rement le sourcil ; un nuage \u00e0 peine v i-\nsible passa sur son front, et un sourire tellement \u00e9trange app a-\nrut sur ses l\u00e8vres, que le jeune homme, qui vit cette triple \nnuance, en eut comme un frisson. \nLe fr\u00e8re ne vit rien ; il s\u2019\u00e9tait retourn\u00e9 pour jouer avec le \nsinge favori de Milady, qui l\u2019avait tir\u00e9 par son pourpoint. \n\u00ab Soyez le bienvenu, monsieur, dit Milady d\u2019une voix dont \nla douceu r singuli\u00e8re contrastait avec les sympt\u00f4mes de ma u-\nvaise humeur que venait de remarquer d\u2019Artagnan, vous avez \nacquis aujourd\u2019hui des droits \u00e9ternels \u00e0 ma reconnaissance. \u00bb \u2013 453 \u2013 L\u2019Anglais alors se retourna et raconta le combat sans \nomettre un d\u00e9tail. Milady l\u2019\u00e9co uta avec la plus grande attention ; \ncependant on voyait facilement, quelque effort qu\u2019elle f\u00eet pour \ncacher ses impressions, que ce r\u00e9cit ne lui \u00e9tait point agr\u00e9able. \nLe sang lui montait \u00e0 la t\u00eate, et son petit pied s\u2019agitait imp a-\ntiemment sous sa robe. \nLord de Winter ne s\u2019aper\u00e7ut de rien. Puis, lorsqu\u2019il eut fini, \nil s\u2019approcha d\u2019une table o\u00f9 \u00e9taient servis sur un plateau une bouteille de vin d\u2019Espagne et des verres. Il emplit deux verres et \nd\u2019un signe invita d\u2019Artagnan \u00e0 boire. \nD\u2019Artagnan savait que c\u2019\u00e9tait fort d\u00e9sobliger un Anglais que \nde refuser de toaster avec lui. Il s\u2019approcha donc de la table, et \nprit le second verre. Cependant il n\u2019avait point perdu de vue M i-\nlady, et dans la glace il s\u2019aper\u00e7ut du changement qui venait de s\u2019op\u00e9rer sur son visage. Maintenant qu\u2019elle croyait n\u2019\u00eatre plus \nregard\u00e9e, un sentiment qui ressemblait \u00e0 de la f\u00e9rocit\u00e9 animait \nsa physionomie. Elle mordait son mouchoir \u00e0 belles dents. \nCette jolie petite soubrette, que d\u2019Artagnan avait d\u00e9j\u00e0 r e-\nmarqu\u00e9e, entra alors ; elle dit en anglai s quelques mots \u00e0 Lord \nde Winter, qui demanda aussit\u00f4t \u00e0 d\u2019Artagnan la permission de \nse retirer, s\u2019excusant sur l\u2019urgence de l\u2019affaire qui l\u2019appelait, et \nchargeant sa s\u0153ur d\u2019obtenir son pardon. \nD\u2019Artagnan \u00e9changea une poign\u00e9e de main avec Lord de \nWinter et revint pr\u00e8s de Milady. Le visage de cette femme, avec \nune mobilit\u00e9 surprenante, avait repris son expression gracieuse, \nseulement quelques petites taches rouges diss\u00e9min\u00e9es sur son \nmouchoir indiquaient qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait mordu les l\u00e8vres jusqu\u2019au \nsang. \nSes l\u00e8vres \u00e9taient magnifiques, on e\u00fbt dit du corail. \nLa conversation prit une tournure enjou\u00e9e. Milady parai s-\nsait s\u2019\u00eatre enti\u00e8rement remise. Elle raconta que Lord de Winter \nn\u2019\u00e9tait que son beau -fr\u00e8re et non son fr\u00e8re : elle avait \u00e9pous\u00e9 un \ncadet de famille qui l\u2019avait laiss\u00e9e veuve avec un enfant. Cet e n-\nfant \u00e9tait le seul h\u00e9ritier de Lord de Winter, si Lord de Winter \u2013 454 \u2013 ne se mariait point. Tout cela laissait voir \u00e0 d\u2019Artagnan un voile \nqui enveloppait quelque chose, mais il ne distinguait pas encore \nsous ce voile. \nAu reste, au bout d\u2019une demi -heure de conversation, \nd\u2019Artagnan \u00e9tait convaincu que Milady \u00e9tait sa compatriote : \nelle parlait le fran\u00e7ais avec une puret\u00e9 et une \u00e9l\u00e9gance qui ne \nlaissaient aucun doute \u00e0 cet \u00e9gard. \nD\u2019Artagnan se r\u00e9pandit en propos galants et en protest a-\ntions de d\u00e9vouement . \u00c0 toutes les fadaises qui \u00e9chapp\u00e8rent \u00e0 \nnotre Gascon, Milady sourit avec bienveillance. L\u2019heure de se retirer arriva. D\u2019Artagnan prit cong\u00e9 de Milady et sortit du salon \nle plus heureux des hommes. \nSur l\u2019escalier il rencontr a la jolie soubrette, laquelle le fr\u00f4la \ndoucement en passant, et, tout en rougissant jusqu\u2019aux yeux, lui demanda pardon de l\u2019avoir touch\u00e9, d\u2019une voix si douce, que le \npardon lui fut accord\u00e9 \u00e0 l\u2019instant m\u00eame. \nD\u2019Artagnan revint le lendemain et fut re\u00e7u encor e mieux \nque la veille. Lord de Winter n\u2019y \u00e9tait point, et ce fut Milady qui \nlui fit cette fois tous les honneurs de la soir\u00e9e. Elle parut pre n-\ndre un grand int\u00e9r\u00eat \u00e0 lui, lui demanda d\u2019o\u00f9 il \u00e9tait, quels \n\u00e9taient ses amis, et s\u2019il n\u2019avait pas pens\u00e9 quelquefo is \u00e0 s\u2019attacher \nau service de M. le cardinal. \nD\u2019Artagnan, qui, comme on le sait, \u00e9tait fort prudent pour \nun gar\u00e7on de vingt ans, se souvint alors de ses soup\u00e7ons sur M i-\nlady ; il lui fit un grand \u00e9loge de Son \u00c9minence , lui dit qu\u2019il n\u2019e\u00fbt \npoint manqu\u00e9 d\u2019ent rer dans les gardes du cardinal au lieu \nd\u2019entrer dans les gardes du roi, s\u2019il e\u00fbt connu par exemple \nM. de Cavois au lieu de conna\u00eetre M. de Tr\u00e9ville. \nMilady changea de conversation sans affectation aucune, et \ndemanda \u00e0 d\u2019Artagnan de la fa\u00e7on la plus n\u00e9glig \u00e9e du monde s\u2019il \nn\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 en Angleterre. \u2013 455 \u2013 D\u2019Artagnan r\u00e9pondit qu\u2019il y avait \u00e9t\u00e9 envoy\u00e9 par \nM. de Tr\u00e9ville pour traiter d\u2019une remonte de chevaux et qu\u2019il en \navait m\u00eame ramen\u00e9 quatre comme \u00e9chantillon. \nMilady, dans le cours de la conversation, se pi n\u00e7a deux ou \ntrois fois les l\u00e8vres : elle avait affaire a un Gascon qui jouait se r-\nr\u00e9. \n\u00c0 la m\u00eame heure que la veille d\u2019Artagnan se retira. Dans le \ncorridor il rencontra encore la jolie Ketty ; c\u2019\u00e9tait le nom de la \nsoubrette. Celle- ci le regarda avec une expr ession de myst \u00e9-\nrieuse bienveillance \u00e0 laquelle il n\u2019y avait point \u00e0 se tromper. \nMais d\u2019Artagnan \u00e9tait si pr\u00e9occup\u00e9 de la ma\u00eetresse, qu\u2019il ne r e-\nmarquait absolument que ce qui venait d\u2019elle. \nD\u2019Artagnan revint chez Milady le lendemain et le surle n-\ndemain, et c haque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux. \nChaque fois aussi, soit dans l\u2019antichambre, soit dans le co r-\nridor, soit sur l\u2019escalier, il rencontrait la jolie soubrette. \nMais, comme nous l\u2019avons dit, d\u2019Artagnan ne faisait aucune \nattention \u00e0 cette pers istance de la pauvre Ketty. \u2013 456 \u2013 CHAPITRE XXXII \nUN D\u00ceNER DE PROCUREUR \n \nCependant le duel dans lequel Porthos avait jou\u00e9 un r\u00f4le si \nbrillant ne lui avait pas fait oublier le d\u00eener auquel l\u2019avait invit\u00e9 \nla femme du procureur. Le lendemain, vers une heure, il se f it \ndonner le dernier coup de brosse par Mousqueton, et \ns\u2019achemina vers la rue aux Ours, du pas d\u2019un homme qui est en \ndouble bonne fortune. \nSon c\u0153ur battait, mais ce n\u2019\u00e9tait pas, comme celui de \nd\u2019Artagnan, d\u2019un jeune et impatient amour. Non, un int\u00e9r\u00eat plus \nmat\u00e9riel lui fouettait le sang, il allait enfin franchir ce seuil my s-\nt\u00e9rieux, gravir cet escalier inconnu qu\u2019avaient mont\u00e9, un \u00e0 un, \nles vieux \u00e9cus de ma\u00eetre Coquenard. \nIl allait voir en r\u00e9alit\u00e9 certain bahut dont vingt fois il avait \nvu l\u2019image dans ses r \u00eaves ; bahut de forme longue et profonde, \ncadenass\u00e9, verrouill\u00e9, scell\u00e9 au sol ; bahut dont il avait si so u-\nvent entendu parler, et que les mains un peu s\u00e8ches, il est vrai, mais non pas sans \u00e9l\u00e9gance de la procureuse, allaient ouvrir \u00e0 \nses regards admirate urs. \nEt puis lui, l\u2019homme errant sur la terre, l\u2019homme sans for-\ntune, l\u2019homme sans famille, le soldat habitu\u00e9 aux auberges, aux \ncabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forc\u00e9 pour la \nplupart du temps de s\u2019en tenir aux lipp\u00e9es de rencontre, il allait \nt\u00e2ter des repas de m\u00e9nage, savourer un int\u00e9rieur confortable, et \nse laisser faire \u00e0 ces petits soins, qui, plus on est dur, plus ils \nplaisent, comme disent les vieux soudards. \nVenir en qualit\u00e9 de cousin s\u2019asseoir tous les jours \u00e0 une \nbonne table, d\u00e9rider l e front jaune et pliss\u00e9 du vieux procureur, \nplumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant la ba s-\u2013 457 \u2013 sette, le passe -dix et le lansquenet dans leurs plus fines pr a-\ntiques, et en leur gagnant par mani\u00e8re d\u2019honoraires, pour la l e-\n\u00e7on qu\u2019il leur donnerait en une heure, leurs \u00e9conomies d\u2019un \nmois, tout cela souriait \u00e9norm\u00e9ment \u00e0 Porthos. \nLe mousquetaire se retra\u00e7ait bien, de -ci, de -l\u00e0, les mauvais \npropos qui couraient d\u00e8s ce temps -l\u00e0 sur les procureurs et qui \nleur ont surv\u00e9cu : la l\u00e9sine, la rognure, les jours de je\u00fbne, mais \ncomme, apr\u00e8s tout, sauf quelques acc\u00e8s d\u2019\u00e9conomie que Porthos avait toujours trouv\u00e9s fort intempestifs, il avait vu la procureuse \nassez lib\u00e9rale, pour une procureuse, bien entendu, il esp\u00e9ra ren-\ncontrer une maison mont\u00e9e sur un pied flatteur . \nCependant, \u00e0 la porte, le mousquetaire eut quelques \ndoutes, l\u2019abord n\u2019\u00e9tait point fait pour engager les gens : all\u00e9e \npuante et noire, escalier mal \u00e9clair\u00e9 par des barreaux au travers \ndesquels filtrait le jour gris d\u2019une cour voisine ; au premier une \nport e basse et ferr\u00e9e d\u2019\u00e9norme clous comme la porte principale \ndu Grand -Ch\u00e2telet. \nPorthos heurta du doigt ; un grand clerc p\u00e2le et enfoui sous \nune for\u00eat de cheveux vierges vint ouvrir et salua de l\u2019air d\u2019un homme forc\u00e9 de respecter \u00e0 la fois dans un autre la h aute taille \nqui indique la force, l\u2019habit militaire qui indique l\u2019\u00e9tat, et la \nmine vermeille qui indique l\u2019habitude de bien vivre. \nAutre clerc plus petit derri\u00e8re le premier, autre clerc plus \ngrand derri\u00e8re le second, saute- ruisseau de douze ans derri\u00e8re \nle troisi\u00e8me. \nEn tout, trois clercs et demi ; ce qui, pour le temps, anno n-\n\u00e7ait une \u00e9tude des plus achaland\u00e9es. \nQuoique le mousquetaire ne d\u00fbt arriver qu\u2019\u00e0 une heure, \ndepuis midi la procureuse avait l\u2019\u0153il au guet et comptait sur le c\u0153ur et peut -\u00eatre aussi su r l\u2019estomac de son adorateur pour lui \nfaire devancer l\u2019heure. \nMme Coquenard arriva donc par la porte de l\u2019appartement, \npresque en m\u00eame temps que son convive arrivait par la porte de \u2013 458 \u2013 l\u2019escalier, et l\u2019apparition de la digne dame le tira d\u2019un grand em-\nbarras. Les clercs avaient l\u2019\u0153il curieux, et lui, ne sachant trop \nque dire \u00e0 cette gamme ascendante et descendante, demeurait la \nlangue muette. \n\u00ab C\u2019est mon cousin, s\u2019\u00e9cria la procureuse ; entrez donc, e n-\ntrez donc, monsieur Porthos. \u00bb \nLe nom de Porthos fit son effe t sur les clercs, qui se mirent \n\u00e0 rire ; mais Porthos se retourna, et tous les visages rentr\u00e8rent \ndans leur gravit\u00e9. \nOn arriva dans le cabinet du procureur apr\u00e8s avoir travers\u00e9 \nl\u2019antichambre o\u00f9 \u00e9taient les clercs, et l\u2019\u00e9tude o\u00f9 ils auraient d\u00fb \u00eatre : cette derni\u00e8re chambre \u00e9tait une sorte de salle noire et \nmeubl\u00e9e de paperasses. En sortant de l\u2019\u00e9tude on laissa la cuisine \n\u00e0 droite, et l\u2019on entra dans la salle de r\u00e9ception. \nToutes ces pi\u00e8ces qui se commandaient n\u2019inspir\u00e8rent point \n\u00e0 Porthos de bonnes id\u00e9es. L es paroles devaient s\u2019entendre de \nloin par toutes ces portes ouvertes ; puis, en passant, il avait jet\u00e9 \nun regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il s\u2019avouait \u00e0 lui-m\u00eame, \u00e0 la honte de la procureuse et \u00e0 son grand regret, \u00e0 \nlui, qu\u2019il n\u2019y avait pas vu ce feu, cette animation, ce mouvement \nqui, au moment d\u2019un bon repas, r\u00e8gnent ordinairement dans ce \nsanctuaire de la gourmandise. \nLe procureur avait sans doute \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu de cette visite, \ncar il ne t\u00e9moigna aucune surprise \u00e0 la vue de Porthos, qui \ns\u2019avan\u00e7a jusqu\u2019\u00e0 lui d\u2019un air assez d\u00e9gag\u00e9 et le salua courtois e-\nment. \n\u00ab Nous sommes cousins, \u00e0 ce qu\u2019il para\u00eet, monsieur Po r-\nthos ? \u00bb dit le procureur en se soulevant \u00e0 la force des bras sur \nson fauteuil de canne. \nLe vieillard, envelopp\u00e9 dans un grand pourpo int noir o\u00f9 se \nperdait son corps fluet, \u00e9tait vert et sec ; ses petits yeux gris bri l-\nlaient comme des escarboucles, et semblaient, avec sa bouche grima\u00e7ante, la seule partie de son visage o\u00f9 la vie f\u00fbt demeur\u00e9e. \u2013 459 \u2013 Malheureusement les jambes commen\u00e7aient \u00e0 re fuser le service \n\u00e0 toute cette machine osseuse ; depuis cinq ou six mois que cet \naffaiblissement s\u2019\u00e9tait fait sentir, le digne procureur \u00e9tait \u00e0 peu \npr\u00e8s devenu l\u2019esclave de sa femme. \nLe cousin fut accept\u00e9 avec r\u00e9signation, voil\u00e0 tout. Ma\u00eetre \nCoquenard ing ambe e\u00fbt d\u00e9clin\u00e9 toute parent\u00e9 avec M. Porthos. \n\u00ab Oui, monsieur, nous sommes cousins, dit sans se d\u00e9co n-\ncerter Porthos, qui, d\u2019ailleurs, n\u2019avait jamais compt\u00e9 \u00eatre re\u00e7u \npar le mari avec enthousiasme. \n\u2013 Par les femmes, je crois ? \u00bb dit malicieusement le proc u-\nreur. \nPorthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une \nna\u00efvet\u00e9 dont il rit dans sa grosse moustache. Mme Coquenard, \nqui savait que le procureur na\u00eff \u00e9tait une vari\u00e9t\u00e9 for rare dans l\u2019esp\u00e8ce, sourit un peu et rougit beaucoup. \nMa\u00eetre Coquenard av ait, d\u00e8s l\u2019arriv\u00e9e de Porthos, jet\u00e9 les \nyeux avec inqui\u00e9tude sur une grande armoire plac\u00e9e en face de \nson bureau de ch\u00eane. Porthos comprit que cette armoire, \nquoiqu\u2019elle ne r\u00e9pond\u00eet point par la forme \u00e0 celle qu\u2019il avait vue \ndans ses songes, devait \u00eatre le bienheureux bahut, et il \ns\u2019applaudit de ce que la r\u00e9alit\u00e9 avait six pieds de plus en hauteur que le r\u00eave. \nMa\u00eetre Coquenard ne poussa pas plus loin ses investig a-\ntions g\u00e9n\u00e9alogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l\u2019armoire sur Porthos, il se conten ta de dire : \n\u00ab Monsieur notre cousin, avant son d\u00e9part pour la ca m-\npagne, nous fera bien la gr\u00e2ce de d\u00eener une fois avec nous, n\u2019est -\nce pas, madame Coquenard ! \u00bb \nCette fois, Porthos re\u00e7ut le coup en plein estomac et le se n-\ntit ; il para\u00eet que de son c\u00f4t\u00e9 Mme Coquenard non plus n\u2019y fut \npas insensible, car elle ajouta : \u2013 460 \u2013 \u00ab Mon cousin ne reviendra pas s\u2019il trouve que nous le tra i-\ntons mal ; mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps \u00e0 \npasser \u00e0 Paris, et par cons\u00e9quent \u00e0 nous voir, pour que nous ne \nlui dem andions pas presque tous les instants dont il peut disp o-\nser jusqu\u2019\u00e0 son d\u00e9part. \n\u2013 Oh ! mes jambes, mes pauvres jambes ! o\u00f9 \u00eates -vous ? \u00bb \nmurmura Coquenard. Et il essaya de sourire. \nCe secours qui \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 Porthos au moment o\u00f9 il \u00e9tait \nattaqu\u00e9 dans se s esp\u00e9rances gastronomiques inspira au mou s-\nquetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse. \nBient\u00f4t l\u2019heure du d\u00eener arriva. On passa dans la salle \u00e0 \nmanger, grande pi\u00e8ce noire qui \u00e9tait situ\u00e9e en face de la cuisine. \nLes clercs, qui, \u00e0 ce qu\u2019il para \u00eet, avaient senti dans la mai-\nson des parfums inaccoutum\u00e9s, \u00e9taient d\u2019une exactitude mil i-\ntaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout pr\u00eats qu\u2019ils \n\u00e9taient \u00e0 s\u2019asseoir. On les voyait d\u2019avance remuer les m\u00e2choires \navec des dispositions effrayantes. \n\u00ab Tudi eu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois \naffam\u00e9s, car le saute -ruisseau n\u2019\u00e9tait pas, comme on le pense \nbien, admis aux honneurs de la table magistrale ; tudieu ! \u00e0 la \nplace de mon cousin, je ne garderais pas de pareils gourmands. \nOn dirait des naufrag\u00e9s qui n\u2019ont pas mang\u00e9 depuis six se-\nmaines. \u00bb \nMa\u00eetre Coquenard entra, pouss\u00e9 sur son fauteuil \u00e0 roulettes \npar Mme Coquenard, \u00e0 qui Porthos, \u00e0 son tour, vint en aide \npour rouler son mari jusqu\u2019\u00e0 la table. \n\u00c0 peine entr\u00e9, il remua le nez et les m\u00e2choir es \u00e0 l\u2019exemple \nde ses clercs. \n\u00ab Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! \u00bb \n\u00ab Que diable sentent -ils donc d\u2019extraordinaire dans ce p o-\ntage ? \u00bb dit Porthos \u00e0 l\u2019aspect d\u2019un bouillon p\u00e2le, abondant, \u2013 461 \u2013 mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques cro\u00fbtes n a-\ngeaient rares comme les \u00eeles d\u2019un archipel. \nMme Coquenard sourit, et, sur un signe d\u2019elle, tout le \nmonde s\u2019assit avec empressement. \nMa\u00eetre Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; en-\nsuite Mme Coquenard emplit son assiette, et distribua les \ncro\u00fbtes sans bouillon aux clercs impatients. \nEn ce moment la porte de la salle \u00e0 manger s\u2019ouvrit d\u2019elle -\nm\u00eame en criant, et Porthos, \u00e0 travers les battants entreb\u00e2ill\u00e9s, \naper\u00e7ut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, \nmangeait son pain \u00e0 la double odeur de la cuisine et de la salle \u00e0 \nmanger. \nApr\u00e8s le potage la servante apporta une poule bouillie ; \nmagnificence qui fit dilater les paupi\u00e8res des convives, de telle \nfa\u00e7on qu\u2019elles semblaient pr\u00eates \u00e0 se fendre. \n\u00ab On voit que vous aimez votre fam ille, madame Coqu e-\nnard, dit le procureur avec un sourire presque tragique ; voil\u00e0 \ncertes une galanterie que vous faites \u00e0 votre cousin. \u00bb \nLa pauvre poule \u00e9tait maigre et rev\u00eatue d\u2019une de ces \ngrosses peaux h\u00e9riss\u00e9es que les os ne percent jamais malgr\u00e9 \nleurs efforts ; il fallait qu\u2019on l\u2019e\u00fbt cherch\u00e9e bien longtemps avant \nde la trouver sur le perchoir o\u00f9 elle s\u2019\u00e9tait retir\u00e9e pour mourir \nde vieillesse. \n\u00ab Diable ! pensa Porthos, voil\u00e0 qui est fort triste ; je re s-\npecte la vieillesse, mais j\u2019en fais peu de cas boui llie ou r\u00f4tie. \u00bb \nEt il regarda \u00e0 la ronde pour voir si son opinion \u00e9tait part a-\ng\u00e9e ; mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flam-\nboyants, qui d\u00e9voraient d\u2019avance cette sublime poule, objet de \nses m\u00e9pris. \nMme Coquenard tira le plat \u00e0 elle, d\u00e9ta cha adroitement les \ndeux grandes pattes noires, qu\u2019elle pla\u00e7a sur l\u2019assiette de son \nmari ; trancha le cou, qu\u2019elle mit avec la t\u00eate \u00e0 part pour elle -\u2013 462 \u2013 m\u00eame ; leva l\u2019aile pour Porthos, et remit \u00e0 la servante, qui venait \nde l\u2019apporter, l\u2019animal qui s\u2019en retour na presque intact, et qui \navait disparu avant que le mousquetaire e\u00fbt eu le temps \nd\u2019examiner les variations que le d\u00e9sappointement am\u00e8ne sur les \nvisages, selon les caract\u00e8res et les temp\u00e9raments de ceux qui \nl\u2019\u00e9prouvent. \nAu lieu de poulet, un plat de f\u00e8ves fit son entr\u00e9e, plat \n\u00e9norme, dans lequel quelques os de mouton, qu\u2019on e\u00fbt pu, au \npremier abord, croire accompagn\u00e9s de viande, faisaient sem-\nblant de se montrer. \nMais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et \nles mines lugubres devinrent des vi sages r\u00e9sign\u00e9s. \nMme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la \nmod\u00e9ration d\u2019une bonne m\u00e9nag\u00e8re. \nLe tour du vin \u00e9tait venu. Ma\u00eetre Coquenard versa d\u2019une \nbouteille de gr\u00e8s fort exigu\u00eb le tiers d\u2019un verre \u00e0 chacun des \njeunes gens, s\u2019en versa \u00e0 lui -m\u00eame dans des proportions \u00e0 peu \npr\u00e8s \u00e9gales, et la bouteille passa aussit\u00f4t du c\u00f4t\u00e9 de Porthos et \nde Mme Coquenard. \nLes jeunes gens remplissaient d\u2019eau ce tiers de vin, puis, \nlorsqu\u2019ils avaient bu la moiti\u00e9 du verre, ils le remplissaient e n-\ncore, et ils faisa ient toujours ainsi ; ce qui les amenait \u00e0 la fin du \nrepas \u00e0 avaler une boisson qui de la couleur du rubis \u00e9tait pa s-\ns\u00e9e \u00e0 celle de la topaze br\u00fbl\u00e9e. \nPorthos mangea timidement son aile de poule, et fr\u00e9mit \nlorsqu\u2019il sentit sous la table le genou de la procur euse qui venait \ntrouver le sien. Il but aussi un demi -verre de ce vin fort m\u00e9nag\u00e9, \net qu\u2019il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur \ndes palais exerc\u00e9s. \nMa\u00eetre Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soup i-\nra. \u2013 463 \u2013 \u00ab Mangerez -vous bien de ces f\u00e8ves, mon cousin Porthos ? \u00bb \ndit Mme Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez -moi, n\u2019en \nmangez pas. \n\u00ab Du diable si j\u2019en go\u00fbte ! \u00bb murmura tout bas Porthos\u2026 \nPuis tout haut : \n\u00ab Merci, ma cousine, dit -il, je n\u2019ai plus faim. \u00bb \nIl se fit un silence : Porthos ne savait quelle contenance t e-\nnir. Le procureur r\u00e9p\u00e9ta plusieurs fois : \n\u00ab Ah ! madame Coquenard ! je vous en fais mon compl i-\nment, votre d\u00eener \u00e9tait un v\u00e9ritable festin ; Dieu ! ai-je ma n-\ng\u00e9 ! \u00bb \nMa\u00eetre Coquenard avait mang\u00e9 son potage, les pattes \nnoires de la poule et le seul os de mouton o\u00f9 il y e\u00fbt un peu de \nviande. \nPorthos crut qu\u2019on le mystifiait, et commen\u00e7a \u00e0 relever sa \nmoustache et \u00e0 froncer le sourcil ; mais le genou de \nMme Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience. \nCe silence et cett e interruption de service, qui \u00e9taient rest\u00e9s \ninintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signific a-\ntion terrible pour les clercs : sur un regard du procureur, a c-\ncompagn\u00e9 d\u2019un sourire de Mme Coquenard, ils se lev\u00e8rent len-\ntement de table, pli\u00e8rent leurs serviettes plus lentement encore, \npuis ils salu\u00e8rent et partirent. \n\u00ab Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant \u00bb, \ndit gravement le procureur. \nLes clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d\u2019un buffet \nun morceau de fromage, des c onfitures de coings et un g\u00e2teau \nqu\u2019elle avait fait elle -m\u00eame avec des amandes et du miel. \u2013 464 \u2013 Ma\u00eetre Coquenard fron\u00e7a le sourcil, parce qu\u2019il voyait trop \nde mets ; Porthos se pin\u00e7a les l\u00e8vres, parce qu\u2019il voyait qu\u2019il n\u2019y \navait pas de quoi d\u00eener. \nIl regarda s i le plat de f\u00e8ves \u00e9tait encore l\u00e0, le plat de f\u00e8ves \navait disparu. \n\u00ab Festin d\u00e9cid\u00e9ment, s\u2019\u00e9cria ma\u00eetre Coquenard en s\u2019agitant \nsur sa chaise, v\u00e9ritable festin, epulae epularum ; Lucullus d\u00eene \nchez Lucullus. \u00bb \nPorthos regarda la bouteille qui \u00e9tait pr\u00e8s de lui, et il esp\u00e9ra \nqu\u2019avec du vin, du pain et du fromage il d\u00eenerait ; mais le vin \nmanquait, la bouteille \u00e9tait vide ; M. et Mme Coquenard \nn\u2019eurent point l\u2019air de s\u2019en apercevoir. \n\u00ab C\u2019est bien, se dit Porthos \u00e0 lui -m\u00eame, me voil\u00e0 pr\u00e9venu. \u00bb \nIl passa la lang ue sur une petite cuiller\u00e9e de confitures, et \ns\u2019englua les dents dans la p\u00e2te collante de Mme Coquenard. \n\u00ab Maintenant, se dit -il, le sacrifice est consomm\u00e9. Ah ! si je \nn\u2019avais pas l\u2019espoir de regarder avec Mme Coquenard dans \nl\u2019armoire de son mari ! \u00bb \nMa\u00eetr e Coquenard, apr\u00e8s les d\u00e9lices d\u2019un pareil repas, qu\u2019il \nappelait un exc\u00e8s, \u00e9prouva le besoin de faire sa sieste. Porthos \nesp\u00e9rait que la chose aurait lieu s\u00e9ance tenante et dans la local i-\nt\u00e9 m\u00eame ; mais le procureur maudit ne voulut entendre \u00e0 rien : \nil fal lut le conduire dans sa chambre et il cria tant qu\u2019il ne fut \npas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus de pr\u00e9caution encore, il posa ses pieds. \nLa procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine \net l\u2019on commen\u00e7a de poser les bases de la r\u00e9conciliation. \n\u00ab Vous pourrez venir d\u00eener trois fois la semaine, dit \nMme Coquenard. \n\u2013 Merci, dit Porthos, je n\u2019aime pas \u00e0 abuser ; d\u2019ailleurs, il \nfaut que je songe \u00e0 mon \u00e9quipement. \u2013 465 \u2013 \u2013 C\u2019est vrai, dit la procureuse en g\u00e9missant\u2026 c\u2019est ce ma l-\nheureux \u00e9qui pement. \n\u2013 H\u00e9las ! oui, dit Porthos, c\u2019est lui. \n\u2013 Mais de quoi donc se compose l\u2019\u00e9quipement de votre \ncorps, monsieur Porthos ? \n\u2013 Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, \ncomme vous savez, sont soldats d\u2019\u00e9lite, et il leur faut beaucoup \nd\u2019obj ets inutiles aux gardes ou aux Suisses. \n\u2013 Mais encore, d\u00e9taillez -le-moi. \n\u2013 Mais cela peut aller \u00e0\u2026 \u00bb, dit Porthos, qui aimait mieux \ndiscuter le total que le menu. \nLa procureuse attendait fr\u00e9missante. \n\u00ab \u00c0 combien ? dit -elle, j\u2019esp\u00e8re bien que cela ne passe \npoint\u2026 \u00bb \nElle s\u2019arr\u00eata, la parole lui manquait. \n\u00ab Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq \ncents livres ; je crois m\u00eame qu\u2019en y mettant de l\u2019\u00e9conomie, avec \ndeux mille livres je m\u2019en tirerai. \n\u2013 Bon Dieu, deux mille livres ! s\u2019\u00e9cria -t-elle, mais c\u2019est une \nfortune. \u00bb \nPorthos fit une grimace des plus significatives, \nMme Coquenard la comprit. \n\u00ab Je demandais le d\u00e9tail, dit -elle, parce qu\u2019ayant beaucoup \nde parents et de pratiques dans le commerce, j\u2019\u00e9tais presque \ns\u00fbre d\u2019obtenir les choses \u00e0 cent pour cent au -dessous du prix o\u00f9 \nvous les payeriez vous -m\u00eame. \n\u2013 Ah ! ah ! fit Porthos, si c\u2019est cela que vous avez voulu \ndire ! \u2013 466 \u2013 \u2013 Oui, cher monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut -il pas \nd\u2019abord un cheval ? \n\u2013 Oui, un cheval. \n\u2013 Eh bien, justement j\u2019ai votre af faire. \n\u2013 Ah ! dit Porthos rayonnant, voil\u00e0 donc qui va bien quant \n\u00e0 mon cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui \nse compose d\u2019objets qu\u2019un mousquetaire seul peut acheter, et \nqui ne montera pas, d\u2019ailleurs, \u00e0 plus de trois cents livres. \n\u2013 Trois cents livres : alors mettons trois cents livres \u00bb dit la \nprocureuse avec un soupir. \nPorthos sourit : on se souvient qu\u2019il avait la selle qui lui v e-\nnait de Buckingham, c\u2019\u00e9tait donc trois cents livres qu\u2019il comptait mettre sournoisement dans sa poche. \n\u00ab Puis, continua -t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma \nvalise ; quant aux armes, il est inutile que vous vous en pr\u00e9o c-\ncupiez, je les ai. \n\u2013 Un cheval pour votre laquais ? reprit en h\u00e9sitant la pr o-\ncureuse ; mais c\u2019est bien grand seigneur, mon ami. \n\u2013 Eh ! madame ! dit fi\u00e8rement Porthos, est -ce que je suis \nun croquant, par hasard ? \n\u2013 Non ; je vous disais seulement qu\u2019un joli mulet avait \nquelquefois aussi bon air qu\u2019un cheval, et qu\u2019il me semble qu\u2019en \nvous procurant un joli mulet pour Mousqueton\u2026 \n\u2013 Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison, j\u2019ai \nvu de tr\u00e8s grands seigneurs espagnols dont toute la suite \u00e9tait \u00e0 mulets. Mais alors, vous comprenez, madame Coquenard, un \nmulet avec des panaches et des grelots ? \n\u2013 Soyez tranquille, dit la procureuse. \n\u2013 Reste la valise, reprit Porthos. \u2013 467 \u2013 \u2013 Oh ! que cela ne vous inqui\u00e8te point, s\u2019\u00e9cria \nMme Coquenard : mon mari a cinq ou six valises, vous choisirez \nla meilleure ; il y en a une surtout qu\u2019il affectionnait dans ses \nvoyages, et qui est grande \u00e0 tenir un monde. \n\u2013 Elle est donc vide, votre valise ? demanda na\u00efvement \nPorthos. \n\u2013 Assur\u00e9ment qu\u2019elle est vide, r\u00e9pondit na\u00efvement de son \nc\u00f4t\u00e9 la procureuse. \n\u2013 Ah ! mais la valise dont j\u2019ai besoin est une valise bien \ngarnie, ma ch\u00e8re. \u00bb \nMme Coquenard poussa de nouveaux soup irs. Moli\u00e8re \nn\u2019avait pas encore \u00e9crit sa sc\u00e8ne de l\u2019Avare. Mme Coquenard a \ndonc le pas sur Harpagon. \nEnfin le reste de l\u2019\u00e9quipement fut successivement d\u00e9battu \nde la m\u00eame mani\u00e8re ; et le r\u00e9sultat de la sc\u00e8ne fut que la proc u-\nreuse demanderait \u00e0 son mari un p r\u00eat de huit cents livres en \nargent, et fournirait le cheval et le mulet qui auraient l\u2019honneur \nde porter \u00e0 la gloire Porthos et Mousqueton. \nCes conditions arr\u00eat\u00e9es, et les int\u00e9r\u00eats stipul\u00e9s ainsi que \nl\u2019\u00e9poque du remboursement, Porthos prit cong\u00e9 de Mme Coquenard. Celle -ci voulait bien le retenir en lui faisant les \nyeux doux ; mais Porthos pr\u00e9texta les exigences du service, et il \nfallut que la procureuse c\u00e9d\u00e2t le pas au roi. \nLe mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort ma u-\nvaise humeur. \u2013 468 \u2013 CHAPITRE XXXI II \nSOUBRETTE ET MA\u00ceTRESSE \n \nCependant, comme nous l\u2019avons dit, malgr\u00e9 les cris de sa \nconscience et les sages conseils d\u2019Athos, d\u2019Artagnan devenait \nd\u2019heure en heure plus amoureux de Milady ; aussi ne manquait -\nil pas tous les jours d\u2019aller lui faire une cour \u00e0 laquelle \nl\u2019aventureux Gascon \u00e9tait convaincu qu\u2019elle ne pouvait, t\u00f4t ou \ntard, manquer de r\u00e9pondre. \nUn soir qu\u2019il arrivait le nez au vent, l\u00e9ger comme un \nhomme qui attend une pluie d\u2019or, il rencontra la soubrette sous \nla porte coch\u00e8re ; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta \npoint de lui sourire en passant, elle lui prit doucement la main. \n\u00ab Bon ! fit d\u2019Artagnan, elle est charg\u00e9e de quelque message \npour moi de la part de sa ma\u00eetresse ; elle va m\u2019assigner quelque \nrendez -vous qu\u2019on n\u2019aura pas os\u00e9 me d onner de vive voix. \u00bb \nEt il regarda la belle enfant de l\u2019air le plus vainqueur qu\u2019il \nput prendre. \n\u00ab Je voudrais bien vous dire deux mots, monsieur le chev a-\nlier\u2026, balbutia la soubrette. \n\u2013 Parle, mon enfant, parle, dit d\u2019Artagnan, j\u2019\u00e9coute. \n\u2013 Ici, impossible : ce que j\u2019ai \u00e0 vous dire est trop long et \nsurtout trop secret. \n\u2013 Eh bien, mais comment faire alors ? \n\u2013 Si monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timid e-\nment Ketty. \n\u2013 O\u00f9 tu voudras, ma belle enfant. \u2013 469 \u2013 \u2013 Alors, venez. \u00bb \nEt Ketty, qui n\u2019avait point l\u00e2ch\u00e9 la main de d\u2019Artagnan, \nl\u2019entra\u00eena par un petit escalier sombre et tournant, et, apr\u00e8s lui \navoir fait monter une quinzaine de marches, ouvrit une porte. \n\u00ab Entrez, monsieur le chevalier, dit -elle, ici nous serons \nseuls et nous pourrons causer. \n\u2013 Et quelle e st donc cette chambre, ma belle enfant ? de-\nmanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 C\u2019est la mienne, monsieur le chevalier ; elle communique \navec celle de ma ma\u00eetresse par cette porte. Mais soyez tra n-\nquille, elle ne pourra entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche qu\u2019\u00e0 minuit. \u00bb \nD\u2019Artagnan jeta un coup d\u2019\u0153il autour de lui. La petite \nchambre \u00e9tait charmante de go\u00fbt et de propret\u00e9 ; mais, malgr\u00e9 \nlui, ses yeux se fix\u00e8rent sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire \u00e0 la chambre de Milady. \nKetty devina ce qui se pa ssait dans l\u2019\u00e2me du jeune homme \net poussa un soupir. \n\u00ab Vous aimez donc bien ma ma\u00eetresse, monsieur le chev a-\nlier, dit -elle. \n\u2013 Oh ! plus que je ne puis dire ! j\u2019en suis fou ! \u00bb \nKetty poussa un second soupir. \n\u00ab H\u00e9las ! monsieur, dit -elle, c\u2019est bien dommage ! \n\u2013 Et que diable vois -tu donc l\u00e0 de si f\u00e2cheux ? demanda \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 C\u2019est que, monsieur, reprit Ketty, ma ma\u00eetresse ne vous \naime pas du tout. \n\u2013 Hein ! fit d\u2019Artagnan, t\u2019aurait- elle charg\u00e9e de me le dire ? \u2013 470 \u2013 \u2013 Oh ! non pas, monsieur ! mais c\u2019est moi qui, p ar int\u00e9r\u00eat \npour vous, ai pris la r\u00e9solution de vous en pr\u00e9venir. \n\u2013 Merci, ma bonne Ketty, mais de l\u2019intention seulement, \ncar la confidence, tu en conviendras, n\u2019est point agr\u00e9able. \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire que vous ne croyez point \u00e0 ce que je vous ai \ndit, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 On a toujours peine \u00e0 croire de pareilles choses, ma belle \nenfant, ne f\u00fbt -ce que par amour -propre. \n\u2013 Donc vous ne me croyez pas ? \n\u2013 J\u2019avoue que jusqu\u2019\u00e0 ce que tu daignes me donner \nquelques preuves de ce que tu avances\u2026 \n\u2013 Que dites -vous de celle -ci ? \u00bb \nEt Ketty tira de sa poitrine un petit billet. \n\u00ab Pour moi ? dit d\u2019Artagnan en s\u2019emparant vivement de la \nlettre. \n\u2013 Non, pour un autre. \n\u2013 Pour un autre ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Son nom, son nom ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \n\u2013 Voyez l\u2019adresse. \n\u2013 M. le comte de Wardes . \u00bb \nLe souve nir de la sc\u00e8ne de Saint -Germain se pr\u00e9senta au s-\nsit\u00f4t \u00e0 l\u2019esprit du pr\u00e9somptueux Gascon ; par un mouvement \nrapide comme la pens\u00e9e, il d\u00e9chira l\u2019enveloppe malgr\u00e9 le cri que \npoussa Ketty en voyant ce qu\u2019il allait faire, ou plut\u00f4t ce qu\u2019il fai-\nsait. \u2013 471 \u2013 \u00ab Oh ! mon Dieu ! monsieur le chevalier, dit -elle, que \nfaites -vous ? \n\u2013 Moi, rien ! \u00bb dit d\u2019Artagnan, et il lut : \n\u00ab Vous n\u2019avez pas r\u00e9pondu \u00e0 mon premier billet ; \u00eates-vous \ndonc souffrant, ou bien auriez -vous oubli\u00e9 quels yeux vous me \nf\u00eetes au bal de Mme de Guise ? Voici l\u2019occasion, comte ! ne la \nlaissez pas \u00e9chapper. \u00bb \nD\u2019Artagnan p\u00e2lit ; il \u00e9tait bless\u00e9 dans son amour -propre, il \nse crut bless\u00e9 dans son amour. \n\u00ab Pauvre cher monsieur d\u2019Artagnan ! dit Ketty d\u2019une voix \npleine de compassion et en serrant de nouveau la mai n du jeune \nhomme. \n\u2013 Tu me plains, bonne petite ! dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oh ! oui, de tout mon c\u0153ur ! car je sais ce que c\u2019est que \nl\u2019amour, moi ! \n\u2013 Tu sais ce que c\u2019est que l\u2019amour ? dit d\u2019Artagnan la r e-\ngardant pour la premi\u00e8re fois avec une certaine attention. \n\u2013 H\u00e9las ! oui. \n\u2013 Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien \nmieux de m\u2019aider \u00e0 me venger de ta ma\u00eetresse. \n\u2013 Et quelle sorte de vengeance voudriez -vous en tirer ? Je \nvoudrais triompher d\u2019elle, supplanter mon rival. \n\u2013 Je ne vous aiderai jamais \u00e0 cela, monsieur le chevalier ! \ndit vivement Ketty. \n\u2013 Et pourquoi cela ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Pour deux raisons. \n\u2013 Lesquelles ? \u2013 472 \u2013 \u2013 La premi\u00e8re, c\u2019est que jamais ma ma\u00eetresse ne vous a ai-\nm\u00e9. \n\u2013 Qu\u2019en sais -tu ? \n\u2013 Vous l\u2019avez bless\u00e9e au c\u0153ur. \n\u2013 Moi ! en quoi pui s-je l\u2019avoir bless\u00e9e, moi qui, depuis que \nje la connais, vis \u00e0 ses pieds comme un esclave ! parle, je t\u2019en \nprie. \n\u2013 Je n\u2019avouerais jamais cela qu\u2019\u00e0 l\u2019homme\u2026 qui lirait \njusqu\u2019au fond de mon \u00e2me ! \u00bb \nD\u2019Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune \nfille \u00e9tait d\u2019une fra\u00eecheur et d\u2019une beaut\u00e9 que bien des duchesses \neussent achet\u00e9es de leur couronne. \n\u00ab Ketty, dit -il, je lirai jusqu\u2019au fond de ton \u00e2me quand tu \nvoudras ; qu\u2019\u00e0 cela ne tienne, ma ch\u00e8re enfant. \u00bb \nEt il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint \nrouge comme une cerise. \n\u00ab Oh ! non, s\u2019\u00e9cria Ketty, vous ne m\u2019aimez pas ! C\u2019est ma \nma\u00eetresse que vous aimez, vous me l\u2019avez dit tout \u00e0 l\u2019heure. \n\u2013 Et cela t\u2019emp\u00eache -t-il de me faire conna\u00eetre la seconde \nraison ? \n\u2013 La seconde raison, monsieur le chevalier, reprit Ketty \nenhardie par le baiser d\u2019abord et ensuite par l\u2019expression des \nyeux du jeune homme, c\u2019est qu\u2019en amour chacun pour soi. \u00bb \nAlors seulement d\u2019Artagnan se rappela les coups d\u2019\u0153il la n-\nguissants de Ketty, ses rencontres dans l\u2019antichambre , sur \nl\u2019escalier, dans le corridor, ses fr\u00f4lements de main chaque fois qu\u2019elle le rencontrait, et ses soupirs \u00e9touff\u00e9s ; mais, absorb\u00e9 par \nle d\u00e9sir de plaire \u00e0 la grande dame, il avait d\u00e9daign\u00e9 la so u-\nbrette : qui chasse l\u2019aigle ne s\u2019inqui\u00e8te pas du passereau. \u2013 473 \u2013 Mais cette fois notre Gascon vit d\u2019un seul coup d\u2019\u0153il tout le \nparti qu\u2019on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d\u2019avouer \nd\u2019une fa\u00e7on si na\u00efve ou si effront\u00e9e : interception des lettres \nadress\u00e9es au comte de Wardes , intelligences dans la place, e n-\ntr\u00e9e \u00e0 toute heure dans la chambre de Ketty, contigu\u00eb \u00e0 celle de \nsa ma\u00eetresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiait d\u00e9j\u00e0 en id\u00e9e \nla pauvre fille pour obtenir Milady de gr\u00e9 ou de force. \n\u00ab Eh bien, dit -il \u00e0 la jeune fille, veux -tu, ma ch\u00e8re Ketty, \nque je te donne une preuve de cet amour dont tu doutes ? \n\u2013 De quel amour ? demanda la jeune fille. \n\u2013 De celui que je suis tout pr\u00eat \u00e0 ressentir pour toi. \n\u2013 Et quelle est cette preuve ? \n\u2013 Veux -tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe \nordinairement a vec ta ma\u00eetresse ? \n\u2013 Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers. \n\u2013 Eh bien, ma ch\u00e8re enfant, dit d\u2019Artagnan en s\u2019\u00e9tablissant \ndans un fauteuil, viens \u00e7\u00e0 que je te dise que tu es la plus jolie soubrette que j\u2019aie jamais vue ! \u00bb \nEt il le lui di t tant et si bien, que la pauvre enfant, qui ne \ndemandait pas mieux que de le croire, le crut\u2026 Cependant, au \ngrand \u00e9tonnement de d\u2019Artagnan, la jolie Ketty se d\u00e9fendait \navec une certaine r\u00e9solution. \nLe temps passe vite, lorsqu\u2019il se passe en attaques et en d\u00e9-\nfenses. \nMinuit sonna, et l\u2019on entendit presque en m\u00eame temps r e-\ntentir la sonnette dans la chambre de Milady. \n\u00ab Grand Dieu ! s\u2019\u00e9cria Ketty, voici ma ma\u00eetresse qui \nm\u2019appelle ! Partez, partez vite ! \u00bb \nD\u2019Artagnan se leva, prit son chapeau comme s\u2019il avait \nl\u2019intention d\u2019ob\u00e9ir ; puis, ouvrant vivement la porte d\u2019une \u2013 474 \u2013 grande armoire au lieu d\u2019ouvrir celle de l\u2019escalier, il se blottit \ndedans au milieu des robes et des peignoirs de Milady. \n\u00ab Que faites -vous donc ? \u00bb s\u2019\u00e9cria Ketty. \nD\u2019Artagnan, qui d\u2019avance avait pr is la clef, s\u2019enferma dans \nson armoire sans r\u00e9pondre. \n\u00ab Eh bien, cria Milady d\u2019une voix aigre, dormez -vous donc \nque vous ne venez pas quand je sonne ? \u00bb \nEt d\u2019Artagnan entendit qu\u2019on ouvrit violemment la porte de \ncommunication. \n\u00ab Me voici, Milady, me voici \u00bb, s\u2019\u00e9cria Ketty en s\u2019\u00e9lan\u00e7ant \u00e0 \nla rencontre de sa ma\u00eetresse. \nToutes deux rentr\u00e8rent dans la chambre \u00e0 coucher et \ncomme la porte de communication resta ouverte, d\u2019Artagnan \nput entendre quelque temps encore Milady gronder sa suivante, \npuis enfin elle s\u2019apa isa, et la conversation tomba sur lui tandis \nque Ketty accommodait sa ma\u00eetresse. \n\u00ab Eh bien, dit Milady, je n\u2019ai pas vu notre Gascon ce soir ? \n\u2013 Comment, madame, dit Ketty, il n\u2019est pas venu ! Serait -il \nvolage avant d\u2019\u00eatre heureux ? \n\u2013 Oh non ! il faut qu\u2019il ait \u00e9t\u00e9 emp\u00each\u00e9 par M. de Tr\u00e9ville \nou par M. des Essarts. Je m\u2019y connais, Ketty, et je le tiens, celui -\nl\u00e0. \n\u2013 Qu\u2019en fera madame ? \n\u2013 Ce que j\u2019en ferai !\u2026 Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet \nhomme et moi une chose qu\u2019il ignore\u2026 il a manqu\u00e9 me faire \nperdre mon cr\u00e9dit pr\u00e8s de Son \u00c9minence \u2026 Oh ! je me vengerai ! \n\u2013 Je croyais que madame l\u2019aimait ? \u2013 475 \u2013 \u2013 Moi, l\u2019aimer ! je le d\u00e9teste ! Un niais, qui tient la vie de \nLord de Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me \nfait perdre trois cent mille livres d e rente ! \n\u2013 C\u2019est vrai, dit Ketty, votre fils \u00e9tait le seul h\u00e9ritier de son \noncle, et jusqu\u2019\u00e0 sa majorit\u00e9 vous auriez eu la jouissance de sa \nfortune. \u00bb \nD\u2019Artagnan frissonna jusqu\u2019\u00e0 la moelle des os en entendant \ncette suave cr\u00e9ature lui reprocher, avec cett e voix stridente \nqu\u2019elle avait tant de peine \u00e0 cacher dans la conversation, de \nn\u2019avoir pas tu\u00e9 un homme qu\u2019il l\u2019avait vue combler d\u2019amiti\u00e9. \n\u00ab Aussi, continua Milady, je me serais d\u00e9j\u00e0 veng\u00e9e sur lui -\nm\u00eame, si, je ne sais pourquoi, le cardinal ne m\u2019avait rec omma n-\nd\u00e9 de le m\u00e9nager. \n\u2013 Oh ! oui, mais madame n\u2019a point m\u00e9nag\u00e9 cette petite \nfemme qu\u2019il aimait. \n\u2013 Oh ! la merci\u00e8re de la rue des Fossoyeurs : est -ce qu\u2019il n\u2019a \npas d\u00e9j\u00e0 oubli\u00e9 qu\u2019elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! \u00bb \nUne sueur froide coulait sur l e front de d\u2019Artagnan : c\u2019\u00e9tait \ndonc un monstre que cette femme. \nIl se remit \u00e0 \u00e9couter, mais malheureusement la toilette \u00e9tait \nfinie. \n\u00ab C\u2019est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain t\u00e2chez \nenfin d\u2019avoir une r\u00e9ponse \u00e0 cette lettre que je vous ai donn\u00e9 e. \n\u2013 Pour M. de Wardes ? dit Ketty. \n\u2013 Sans doute, pour M. de Wardes . \n\u2013 En voil\u00e0 un, dit Ketty, qui m\u2019a bien l\u2019air d\u2019\u00eatre tout le co n-\ntraire de ce pauvre M. d\u2019Artagnan. \n\u2013 Sortez, mademoiselle, dit Milady, je n\u2019aime pas les co m-\nmentaires. \u00bb \u2013 476 \u2013 D\u2019Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit \nde deux verrous que mettait Milady afin de s\u2019enfermer chez \nelle ; de son c\u00f4t\u00e9, mais le plus doucement qu\u2019elle put, Ketty \ndonna \u00e0 la serrure un tour de clef ; d\u2019Artagnan alors poussa la \nporte de l\u2019armoire. \n\u00ab O mon D ieu ! dit tout bas Ketty, qu\u2019avez -vous ? et comme \nvous \u00eates p\u00e2le ! \n\u2013 L\u2019abominable cr\u00e9ature ! murmura d\u2019Artagnan. \n\u2013 Silence ! silence ! sortez, dit Ketty ; il n\u2019y a qu\u2019une cloison \nentre ma chambre et celle de Milady, on entend de l\u2019une tout ce qui se dit da ns l\u2019autre ! \n\u2013 C\u2019est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Comment ? fit Ketty en rougissant. \n\u2013 Ou du moins que je sortirai\u2026 plus tard. \u00bb \nEt il attira Ketty \u00e0 lui ; il n\u2019y avait plus moyen de r\u00e9sister, la \nr\u00e9sistance fait tant de bru it ! aussi Ketty c\u00e9da. \nC\u2019\u00e9tait un mouvement de vengeance contre Milady. \nD\u2019Artagnan trouva qu\u2019on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi, avec un peu de c\u0153ur, se serait -il \ncontent\u00e9 de cette nouvelle conqu\u00eate ; mais d\u2019Artagnan n\u2019avait \nque de l\u2019ambition et de l\u2019orgueil. \nCependant, il faut le dire \u00e0 sa louange, le premier emploi \nqu\u2019il avait fait de son influence sur Ketty avait \u00e9t\u00e9 d\u2019essayer de savoir d\u2019elle ce qu\u2019\u00e9tait devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre \nfille jura sur le crucifix \u00e0 d\u2019Artagnan qu\u2019elle l\u2019ignorait compl \u00e8-\ntement, sa ma\u00eetresse ne laissant jamais p\u00e9n\u00e9trer que la moiti\u00e9 \nde ses secrets ; seulement, elle croyait pouvoir r\u00e9pondre qu\u2019elle \nn\u2019\u00e9tait pas morte. \nQuant \u00e0 la cause qui avait manqu\u00e9 faire perdre \u00e0 Milady \nson cr\u00e9dit pr\u00e8s du cardinal, Ketty n\u2019en savait pas davantage ; \u2013 477 \u2013 mais cette fois, d\u2019Artagnan \u00e9tait plus avanc\u00e9 qu\u2019elle : comme il \navait aper\u00e7u Milady sur un b\u00e2timent consign\u00e9 au moment o\u00f9 \nlui-m\u00eame quittait l\u2019Angleterre, il se douta qu\u2019il \u00e9tait question \ncette fois des f errets de diamants. \nMais ce qu\u2019il y avait de plus clair dans tout cela, c\u2019est que la \nhaine v\u00e9ritable, la haine profonde, la haine inv\u00e9t\u00e9r\u00e9e de Milady \nlui venait de ce qu\u2019il n\u2019avait pas tu\u00e9 son beau -fr\u00e8re. \nD\u2019Artagnan retourna le lendemain chez Milady. Elle \u00e9tait \nde fort m\u00e9chante humeur, d\u2019Artagnan se douta que c\u2019\u00e9tait le \nd\u00e9faut de r\u00e9ponse de M. de Wardes qui l\u2019aga\u00e7ait ainsi. Ketty e n-\ntra ; mais Milady la re\u00e7ut fort durement. Un coup d\u2019\u0153il qu\u2019elle \nlan\u00e7a \u00e0 d\u2019Artagnan voulait dire : Vous voyez ce que je souffre \npour vous. \nCependant vers la fin de la soir\u00e9e, la belle lionne s\u2019adoucit, \nelle \u00e9couta en souriant les doux propos de d\u2019Artagnan, elle lui \ndonna m\u00eame sa main \u00e0 baiser. \nD\u2019Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais \ncomme c\u2019\u00e9tait un gar\u00e7on \u00e0 qui on ne f aisait pas facilement \nperdre la t\u00eate, tout en faisant sa cour \u00e0 Milady il avait b\u00e2ti dans \nson esprit un petit plan. \nIl trouva Ketty \u00e0 la porte, et comme la veille il monta chez \nelle pour avoir des nouvelles. Ketty avait \u00e9t\u00e9 fort grond\u00e9e, on \nl\u2019avait accus\u00e9e de n\u00e9gligence. Milady ne comprenait rien au s i-\nlence du comte de Wardes , et elle lui avait ordonn\u00e9 d\u2019entrer \nchez elle \u00e0 neuf heures du matin pour y prendre une troisi\u00e8me \nlettre. \nD\u2019Artagnan fit promettre \u00e0 Ketty de lui apporter chez lui \ncette lettre le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ce \nque voulut son amant : elle \u00e9tait folle. \nLes choses se pass\u00e8rent comme la veille : d\u2019Artagnan \ns\u2019enferma dans son armoire, Milady appela, fit sa toilette, re n-\nvoya Ketty et referma sa porte. Comme la veille d\u2019Arta gnan ne \nrentra chez lui qu\u2019\u00e0 cinq heures du matin. \u2013 478 \u2013 \u00c0 onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait \u00e0 la main un \nnouveau billet de Milady. Cette fois, la pauvre enfant n\u2019essaya \npas m\u00eame de le disputer \u00e0 d\u2019Artagnan ; elle le laissa faire ; elle \nappartenait corps et \u00e2me \u00e0 son beau soldat. \nD\u2019Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit : \n\u00ab Voil\u00e0 la troisi\u00e8me fois que je vous \u00e9cris pour vous dire \nque je vous aime. Prenez garde que je ne vous \u00e9crive une qu a-\ntri\u00e8me pour vous dire que je vous d\u00e9teste. \n\u00ab Si vous vo us repentez de la fa\u00e7on dont vous avez agi avec \nmoi, la jeune fille qui vous remettra ce billet vous dira de quelle mani\u00e8re un galant homme peut obtenir son pardon. \u00bb \nD\u2019Artagnan rougit et p\u00e2lit plusieurs fois en lisant ce billet. \n\u00ab Oh ! vous l\u2019aimez toujou rs ! dit Ketty, qui n\u2019avait pas d \u00e9-\ntourn\u00e9 un instant les yeux du visage du jeune homme. \n\u2013 Non, Ketty, tu te trompes, je ne l\u2019aime plus ; mais je veux \nme venger de ses m\u00e9pris. \n\u2013 Oui, je connais votre vengeance ; vous me l\u2019avez dite. \n\u2013 Que t\u2019importe, Ketty ! tu sais bien que c\u2019est toi seule que \nj\u2019aime. \n\u2013 Comment peut -on savoir cela ? \n\u2013 Par le m\u00e9pris que je ferai d\u2019elle. \u00bb \nKetty soupira. \nD\u2019Artagnan prit une plume et \u00e9crivit : \n\u00ab Madame, jusqu\u2019ici j\u2019avais dout\u00e9 que ce f\u00fbt bien \u00e0 moi que \nvos deux premiers billets eussent \u00e9t\u00e9 adress\u00e9s, tant je me \ncroyais indigne d\u2019un pareil honneur ; d\u2019ailleurs j\u2019\u00e9tais si sou f-\nfrant, que j\u2019eusse en tout cas h\u00e9sit\u00e9 \u00e0 y r\u00e9pondre. \u2013 479 \u2013 \u00ab Mais aujourd\u2019hui il faut bien que je croie \u00e0 l\u2019exc\u00e8s de vos \nbont\u00e9s, puisque non seulement votre lettre, m ais encore votre \nsuivante, m\u2019affirme que j\u2019ai le bonheur d\u2019\u00eatre aim\u00e9 de vous. \n\u00ab Elle n\u2019a pas besoin de me dire de quelle mani\u00e8re un g a-\nlant homme peut obtenir son pardon. J\u2019irai donc vous dema n-\nder le mien ce soir \u00e0 onze heures. Tarder d\u2019un jour serait \u00e0 mes \nyeux, maintenant, vous faire une nouvelle offense. \n\u00ab Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes. \n\u00ab Comte DE WARDES. \u00bb \nCe billet \u00e9tait d\u2019abord un faux, c\u2019\u00e9tait ensuite une ind\u00e9lic a-\ntesse ; c\u2019\u00e9tait m\u00eame, au point de vue de nos m\u0153urs actuelles, \nquel que chose comme une infamie ; mais on se m\u00e9nageait \nmoins \u00e0 cette \u00e9poque qu\u2019on ne le fait aujourd\u2019hui. D\u2019ailleurs \nd\u2019Artagnan, par ses propres aveux, savait Milady coupable de \ntrahison \u00e0 des chefs plus importants, et il n\u2019avait pour elle \nqu\u2019une estime fort m ince. Et cependant malgr\u00e9 ce peu d\u2019estime, \nil sentait qu\u2019une passion insens\u00e9e le br\u00fblait pour cette femme. Passion ivre de m\u00e9pris, mais passion ou soif, comme on voudra. \nL\u2019intention de d\u2019Artagnan \u00e9tait bien simple : par la \nchambre de Ketty il arrivait \u00e0 ce lle de sa ma\u00eetresse ; il profitait \ndu premier moment de surprise, de honte, de terreur pour triompher d\u2019elle ; peut -\u00eatre aussi \u00e9chouerait -il, mais il fallait \nbien donner quelque chose au hasard. Dans huit jours la ca m-\npagne s\u2019ouvrait, et il fallait partir ; d\u2019Artagnan n\u2019avait pas le \ntemps de filer le pa rfait amour. \n\u00ab Tiens, dit le jeune homme en remettant \u00e0 Ketty le billet \ntout cachet\u00e9, donne cette lettre \u00e0 Milady ; c\u2019est la r\u00e9ponse de \nM. de Wardes . \u00bb \nLa pauvre Ketty devint p\u00e2le comme la mort, elle se doutai t \nde ce que contenait le billet. \n\u00ab \u00c9coute , ma ch\u00e8re enfant, lui dit d\u2019Artagnan, tu co m-\nprends qu\u2019il faut que tout cela finisse d\u2019une fa\u00e7on ou de l\u2019autre ; \u2013 480 \u2013 Milady peut d\u00e9couvrir que tu as remis le premier billet \u00e0 mon \nvalet, au lieu de le remettre au valet du comte ; que c\u2019est moi qui \nai d\u00e9cachet\u00e9 les autres qui devaient \u00eatre d\u00e9cachet\u00e9s par \nM. de Wardes ; alors Milady te chasse, et, tu la connais, ce n\u2019est \npas une femme \u00e0 borner l\u00e0 sa vengeance. \n\u2013 H\u00e9las ! dit Ketty, pour qui me suis -je expos\u00e9e \u00e0 tout c e-\nla ? \n\u2013 Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune \nhomme, aussi je t\u2019en suis bien reconnaissant, je te le jure. \n\u2013 Mais enfin, que contient votre billet ? \n\u2013 Milady te le dira. \n\u2013 Ah ! vous ne m\u2019aimez pas ! s\u2019\u00e9cria Ketty, et je suis bien \nmalheureuse ! \u00bb \n\u00c0 ce reproche il y a une r\u00e9ponse \u00e0 laquelle les femmes se \ntrompent toujours ; d\u2019Artagnan r\u00e9pondit de mani\u00e8re que Ketty \ndemeur\u00e2t dans la plus grande erreur. \nCependant elle pleura beaucoup avant de se d\u00e9cider \u00e0 r e-\nmettre cette lettre \u00e0 Milady, mais enfin ell e se d\u00e9cida, c\u2019est tout \nce que voulait d\u2019Artagnan. \nD\u2019ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne \nheure de chez sa ma\u00eetresse, et qu\u2019en sortant de chez sa ma\u00eetresse \nil monterait chez elle. \nCette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty. \u2013 481 \u2013 CHAPI TRE XXXIV \nO\u00d9 IL EST TRAIT\u00c9 DE L\u2019\u00c9QUIPEMENT \nD\u2019ARAMIS ET DE PORTHOS \n \nDepuis que les quatre amis \u00e9taient chacun \u00e0 la chasse de \nson \u00e9quipement, il n\u2019y avait plus entre eux de r\u00e9union arr\u00eat\u00e9e. \nOn d\u00eenait les uns sans les autres, o\u00f9 l\u2019on se trouvait, ou plut\u00f4t \no\u00f9 l\u2019on pouvait. Le service, de son c\u00f4t\u00e9, prenait aussi sa part de \nce temps pr\u00e9cieux, qui s\u2019\u00e9coulait si vite. Seulement on \u00e9tait co n-\nvenu de se trouver une fois la semaine, vers une heure, au logis \nd\u2019Athos, attendu que ce dernier, selon le serment qu\u2019il avait fait, \nne passait plus le seuil de sa porte. \nC\u2019\u00e9tait le jour m\u00eame o\u00f9 Ketty \u00e9tait venue trouver \nd\u2019Artagnan chez lui, jour de r\u00e9union. \n\u00c0 peine Ketty fut -elle sortie, que d\u2019Artagnan se dirigea vers \nla rue F\u00e9rou. \nIl trouva Athos et Aramis qui philosophaient. A ramis avait \nquelques vell\u00e9it\u00e9s de revenir \u00e0 la soutane. Athos, selon ses hab i-\ntudes, ne le dissuadait ni ne l\u2019encourageait. Athos \u00e9tait pour \nqu\u2019on laiss\u00e2t \u00e0 chacun son libre arbitre. Il ne donnait jamais de \nconseils qu\u2019on ne les lui demand\u00e2t. Encore fallait -il les lui d e-\nmander deux fois. \n\u00ab En g\u00e9n\u00e9ral, on ne demande de conseils, disait -il, que \npour ne les pas suivre ; ou, si on les a suivis, que pour avoir \nquelqu\u2019un \u00e0 qui l\u2019on puisse faire le reproche de les avoir do n-\nn\u00e9s. \u00bb \nPorthos arriva un instant apr\u00e8s d\u2019A rtagnan. Les quatre \namis se trouvaient donc r\u00e9unis. \u2013 482 \u2013 Les quatre visages exprimaient quatre sentiments diff \u00e9-\nrents : celui de Porthos la tranquillit\u00e9, celui de d\u2019Artagnan \nl\u2019espoir, celui d\u2019Aramis l\u2019inqui\u00e9tude, celui d\u2019Athos l\u2019insouciance. \nAu bout d\u2019un instant de conversation dans laquelle Porthos \nlaissa entrevoir qu\u2019une personne haut plac\u00e9e avait bien voulu se \ncharger de le tirer d\u2019embarras, Mousqueton entra. \nIl venait prier Porthos de passer \u00e0 son logis, o\u00f9, disait -il \nd\u2019un air fort piteux, sa pr\u00e9sence \u00e9tait u rgente. \n\u00ab Sont -ce mes \u00e9quipages ? demanda Porthos. \n\u2013 Oui et non, r\u00e9pondit Mousqueton. \n\u2013 Mais enfin que veux -tu dire ?\u2026 \n\u2013 Venez, monsieur. \u00bb \nPorthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton. \nUn instant apr\u00e8s, Bazin apparut au seuil de la porte. \n\u00ab Que me voulez -vous, mon ami ? dit Aramis avec cette \ndouceur de langage que l\u2019on remarquait en lui chaque fois que \nses id\u00e9es le ramenaient vers l\u2019\u00e9glise\u2026 \n\u2013 Un homme attend monsieur \u00e0 la maison, r\u00e9pondit Bazin. \n\u2013 Un homme ! quel homme ? \n\u2013 Un mendiant. \n\u2013 Faites -lui l\u2019aum\u00f4ne, Bazin, et dites -lui de prier pour un \npauvre p\u00e9cheur. \n\u2013 Ce mendiant veut \u00e0 toute force vous parler, et pr\u00e9tend \nque vous serez bien aise de le voir. \n\u2013 N\u2019a-t-il rien dit de particulier pour moi ? \n\u2013 Si fait. \u201cSi M. Aramis, a -t-il dit, h\u00e9site \u00e0 me ve nir trouver, \nvous lui annoncerez que j\u2019arrive de Tours.\u201d \u2013 483 \u2013 \u2013 De Tours ? s\u2019\u00e9cria Aramis ; messieurs, mille pardons, \nmais sans doute cet homme m\u2019apporte des nouvelles que \nj\u2019attendais. \u00bb \nEt, se levant aussit\u00f4t, il s\u2019\u00e9loigna rapidement. \nRest\u00e8rent Athos et d\u2019Arta gnan. \n\u00ab Je crois que ces gaillards- l\u00e0 ont trouv\u00e9 leur affaire. Qu\u2019en \npensez -vous, d\u2019Artagnan ? dit Athos. \n\u2013 Je sais que Porthos \u00e9tait en bon train, dit d\u2019Artagnan ; et \nquant \u00e0 Aramis, \u00e0 vrai dire, je n\u2019en ai jamais \u00e9t\u00e9 s\u00e9rieusement inquiet : mais vous, mon cher Athos, vous qui avez si g\u00e9n\u00e9re u-\nsement distribu\u00e9 les pistoles de l\u2019Anglais qui \u00e9taient votre bien l\u00e9gitime, qu\u2019allez -vous faire ? \n\u2013 Je suis fort content d\u2019avoir tu\u00e9 ce dr\u00f4le, mon enfant, vu \nque c\u2019est pain b\u00e9nit que de tuer un Anglais : mais si j\u2019avais em-\npoch\u00e9 ses pistoles, elles me p\u00e8seraient comme un remords. \n\u2013 Allons donc, mon cher Athos ! vous avez vraiment des \nid\u00e9es inconcevables. \n\u2013 Passons, passons ! Que me disait donc M. de Tr\u00e9ville, qui \nme fit l\u2019honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces An-\nglais suspects que prot\u00e8ge le cardinal ? \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire que je rends visite \u00e0 une Anglaise, celle dont \nje vous ai parl\u00e9. \n\u2013 Ah ! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai \ndonn\u00e9 des conseils que naturellement vous vous \u00eates bien gard\u00e9 de suivre. \n\u2013 Je vous ai donn\u00e9 mes raisons. \n\u2013 Oui ; vous voyez l\u00e0 votre \u00e9quipement, je crois, \u00e0 ce que \nvous m\u2019avez dit. \n\u2013 Point du tout ! j\u2019ai acquis la certitude que cette femme \n\u00e9tait pour quelque chose dans l\u2019enl\u00e8vement de Mme Bonacieux. \u2013 484 \u2013 \u2013 Oui, et je comprends ; pour retrouver une femme, vous \nfaites la cour \u00e0 une autre : c\u2019est le chemin le plus long, mais le \nplus amusant. \nD\u2019Artagnan fut sur le point de tout raconter \u00e0 Athos ; mais \nun point l\u2019arr\u00eata : Athos \u00e9tait un gentilhomme s\u00e9v\u00e8re sur le \npoint d\u2019honneur, et il y avait, dans tout ce petit plan que notre \namoureux avait arr\u00eat\u00e9 \u00e0 l\u2019endroit de Milady, certaines choses \nqui, d\u2019avance, il en \u00e9tait s\u00fbr, n\u2019obtiendraient pas l\u2019assentiment \ndu puritain ; il pr\u00e9f\u00e9ra donc garder le silence, et comme Athos \n\u00e9tait l\u2019homme le moins curieux de la terre, les confidences de \nd\u2019Artagnan en \u00e9taient rest\u00e9es l\u00e0. \nNous quitterons donc les deux amis, qui n\u2019avaient rien de \nbien important \u00e0 se dire, pour suivre Aramis. \n\u00c0 cette nouvelle, que l\u2019homme qui voulait lui parler arrivait \nde Tours, nous avons vu avec quelle rapidit\u00e9 le jeune homme avait suivi ou plut\u00f4t devanc\u00e9 Bazin ; il ne fit donc qu\u2019un saut de \nla rue F\u00e9rou \u00e0 la rue de Vaugirard. \nEn entrant chez lui, il trouva effectivement un homme \nde petite taille, aux yeux intelligents, mais couvert de haillons. \n\u00ab C\u2019est vous qui me demandez ? dit le mousquetaire. \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire que je demande M. Aramis : est -ce vous qui \nvous appelez ainsi ? \n\u2013 Moi-m\u00eame : vous avez quelque chose \u00e0 me remettre ? \n\u2013 Oui, si vous me montrez certain mouchoir brod\u00e9. \n\u2013 Le voic i, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et en \nouvrant un petit coffret de bois d\u2019\u00e9b\u00e8ne incrust\u00e9 de nacre, le \nvoici, tenez. \n\u2013 C\u2019est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais. \u00bb \nEn effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant vo u-\nlait \u00e0 son ma\u00eetre, avait r\u00e9gl\u00e9 son pas sur le sien, et \u00e9tait arriv\u00e9 \u2013 485 \u2013 presque en m\u00eame temps que lui ; mais cette c\u00e9l\u00e9rit\u00e9 ne lui servit \npas \u00e0 grand -chose ; sur l\u2019invitation du mendiant, son ma\u00eetre lui \nfit signe de se retirer, et force lui fut d\u2019ob\u00e9ir. \nBazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de \nlui, afin d\u2019\u00eatre s\u00fbr que personne ne pouvait ni le voir ni \nl\u2019entendre, et ouvrant sa veste en haillons mal serr\u00e9e par une \nceinture de cuir, il se mit \u00e0 d\u00e9coudre le haut de son pourpoint, \nd\u2019o\u00f9 il tira une lettre. \nAramis jeta un cri de joie \u00e0 la vue du cachet, baisa \nl\u2019\u00e9criture, et avec un respect presque religieux, il ouvrit l\u2019\u00e9p\u00eetre \nqui cont enait ce qui suit : \n\u00ab Ami, le sort veut que nous soyons s\u00e9par\u00e9s quelque temps \nencore ; mais les beaux jours de la jeunesse ne son t pas perdus \nsans retour. Faites votre devoir au camp ; je fais le mien autre \npart. Prenez ce que le porteur vous remettra ; faites la campagne \nen beau et bon gentilhomme, et pensez \u00e0 moi, qui baise tendr e-\nment vos yeux noirs. \n\u00ab Adieu, ou plut\u00f4t au revoir ! \u00bb \nLe mendiant d\u00e9cousait toujours ; il tira une \u00e0 une de ses \nsales habits cent cinquante doubles pistoles d\u2019Espagne, qu\u2019il aligna sur la table ; puis, il ouvrit la porte, salua et partit avant \nque le jeune homme, stup\u00e9fait, e\u00fbt os\u00e9 lui adresser une parole. \nAramis alors relut la lettre, et s\u2019aper\u00e7ut que cette lettre \navait un post -scriptum. \n\u00ab P.-S. \u2013 Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est \ncomte et grand d\u2019Espagne. \u00bb \n\u00ab R\u00eaves dor\u00e9s ! s\u2019\u00e9cria Aramis. Oh ! la belle vie ! oui, nous \nsommes jeunes ! oui, nous aurons encore des jours heureux ! \nOh ! \u00e0 toi, mon amour, mon sang, ma vie ! tout, tout, tout, ma \nbelle ma\u00eetresse ! \u00bb \nEt il baisait la lettre avec passion, sans m\u00eame regarder l\u2019or \nqui \u00e9tincelait sur la table. \u2013 486 \u2013 Bazin gratta \u00e0 la porte ; Aramis n\u2019avait plus d e raison pour \nle tenir \u00e0 distance ; il lui permit d\u2019entrer. \nBazin resta stup\u00e9fait \u00e0 la vue de cet or, et oublia qu\u2019il venait \nannoncer d\u2019Artagnan, qui, curieux de savoir ce que c\u2019\u00e9tait que le \nmendiant, venait chez Aramis en sortant de chez Athos. \nOr, comme d\u2019Artagnan ne se g\u00eanait pas avec Aramis, \nvoyant que Bazin oubliait de l\u2019annoncer, il s\u2019annon\u00e7a lui -m\u00eame. \n\u00ab Ah ! diable, mon cher Aramis, dit d\u2019Artagnan, si ce sont l\u00e0 \nles pruneaux qu\u2019on nous envoie de Tours, vous en ferez mon \ncompliment au jardinier qui les r\u00e9colte. \n\u2013 Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours di s-\ncret : c\u2019est mon libraire qui vient de m\u2019envoyer le prix de ce \npo\u00e8me en vers d\u2019une syllabe que j\u2019avais commenc\u00e9 l\u00e0 -bas. \n\u2013 Ah ! vraiment ! dit d\u2019Artagnan ; eh bien, votre libraire est \ng\u00e9n\u00e9reux , mon cher Aramis, voil\u00e0 tout ce que je puis vous dire. \n\u2013 Comment, monsieur ! s\u2019\u00e9cria Bazin, un po\u00e8me se vend si \ncher ! c\u2019est incroyable ! Oh ! monsieur ! vous faites tout ce que \nvous voulez, vous pouvez devenir l\u2019\u00e9gal de M. de Voiture et de \nM. de Benserad e. J\u2019aime encore cela, moi. Un po\u00e8te, c\u2019est \npresque un abb\u00e9. Ah ! monsieur Aramis, mettez -vous donc \npo\u00e8te, je vous en prie. \n\u2013 Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous m\u00ealez \n\u00e0 la conversation. \u00bb \nBazin comprit qu\u2019il \u00e9tait dans son tort ; il baissa la t\u00eate, et \nsortit. \n\u00ab Ah ! dit d\u2019Artagnan avec un sourire, vous vendez vos pr o-\nductions au poids de l\u2019or : vous \u00eates bien heureux, mon ami ; \nmais prenez garde, vous allez perdre cette lettre qui sort de \nvotre casaque, et qui est sans doute aussi de votre li braire. \u00bb \nAramis rougit jusqu\u2019au blanc des yeux, renfon\u00e7a sa lettre, \net reboutonna son pourpoint. \u2013 487 \u2013 \u00ab Mon cher d\u2019Artagnan, dit -il, nous allons, si vous le voulez \nbien, aller trouver nos amis ; et puisque je suis riche, nous r e-\ncommencerons aujourd\u2019hui \u00e0 d\u00eener ensemble en attendant que \nvous soyez riches \u00e0 votre tour. \n\u2013 Ma foi ! dit d\u2019Artagnan, avec grand plaisir. Il y a lon g-\ntemps que nous n\u2019avons fait un d\u00eener convenable ; et comme j\u2019ai \npour mon compte une exp\u00e9dition quelque peu hasardeuse \u00e0 \nfaire ce soir, je n e serais pas f\u00e2ch\u00e9, je l\u2019avoue, de me monter un \npeu la t\u00eate avec quelques bouteilles de vieux bourgogne. \n\u2013 Va pour le vieux bourgogne ; je ne le d\u00e9teste pas non \nplus \u00bb, dit Aramis, auquel la vue de l\u2019or avait enlev\u00e9 comme avec \nla main ses id\u00e9es de retraite. \nEt ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche \npour r\u00e9pondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans le coffre d\u2019\u00e9b\u00e8ne incrust\u00e9 de nacre, o\u00f9 \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 le fameux \nmouchoir qui lui avait servi de talisman. \nLes deux amis se rendirent d\u2019abord chez Athos, qui, fid\u00e8le \nau serment qu\u2019il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire \napporter \u00e0 d\u00eener chez lui : comme il entendait \u00e0 merveille les \nd\u00e9tails gastronomiques, d\u2019Artagnan et Aramis ne firent aucune \ndifficult\u00e9 de lui abandonner ce s oin important. \nIls se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue du \nBac, ils rencontr\u00e8rent Mousqueton, qui, d\u2019un air piteux, chassait \ndevant lui un mulet et un cheval. \nD\u2019Artagnan poussa un cri de surprise, qui n\u2019\u00e9tait pas \nexempt d\u2019un m\u00e9lange de joi e. \n\u00ab Ah ! mon cheval jaune ! s\u2019\u00e9cria -t-il. Aramis, regardez ce \ncheval ! \n\u2013 Oh ! l\u2019affreux roussin ! dit Aramis. \n\u2013 Eh bien, mon cher, reprit d\u2019Artagnan, c\u2019est le cheval sur \nlequel je suis venu \u00e0 Paris. \u2013 488 \u2013 \u2013 Comment, monsieur conna\u00eet ce cheval ? dit Mousqueton. \n\u2013 Il est d\u2019une couleur originale, fit Aramis ; c\u2019est le seul que \nj\u2019aie jamais vu de ce poil -l\u00e0. \n\u2013 Je le crois bien, reprit d\u2019Artagnan, aussi je l\u2019ai vendu trois \n\u00e9cus, et il faut bien que ce soit pour le poil, car la carcasse ne \nvaut certes pas dix -huit livres. Mais comment ce cheval se \ntrouve -t-il entre tes mains, Mousqueton ? \n\u2013 Ah ! dit le valet, ne m\u2019en parlez pas, monsieur, c\u2019est un \naffreux tour du mari de notre duchesse ! \n\u2013 Comment cela, Mousqueton ? \n\u2013 Oui nous sommes vus d\u2019un tr\u00e8s bon \u0153il par une femme \nde qualit\u00e9, la duchesse de\u2026 ; mais pardon ! mon ma\u00eetre m\u2019a r e-\ncommand\u00e9 d\u2019\u00eatre discret : elle nous avait forc\u00e9s d\u2019accepter un \npetit souvenir, un magnifique genet d\u2019Espagne et un mulet a n-\ndalou, que c\u2019\u00e9tait merveilleux \u00e0 voir ; le mari a appris la chose, il \na confisqu\u00e9 au passage les deux magnifiques b\u00eates qu\u2019on nous \nenvoyait, et il leur a substitu\u00e9 ces horribles animaux ! \n\u2013 Que tu lui ram\u00e8nes ? dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Justement ! reprit Mousqueton ; vous comprenez que \nnous ne pouvons point accepter de pareilles montures en \n\u00e9change de celles que l\u2019on nous avait promises. \n\u2013 Non, pardieu, quoique j\u2019eusse voulu voir Porthos sur \nmon Bouton -d\u2019Or ; cela m\u2019aurait donn\u00e9 une id\u00e9e de ce que \nj\u2019\u00e9tais moi -m\u00eame, quand je suis arriv\u00e9 \u00e0 Paris. Mais que nous ne \nt\u2019arr\u00eations pas, Mousq ueton ; va faire la commission de ton \nma\u00eetre, va. Est -il chez lui ? \n\u2013 Oui, monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, a l-\nlez ! \u00bb \nEt il continua son chemin vers le quai des Grands-\nAugustins, tandis que les deux amis allaient sonner \u00e0 la porte de \u2013 489 \u2013 l\u2019infortun\u00e9 Porthos. Celui -ci les avait vus traversant la cour, et il \nn\u2019avait garde d\u2019ouvrir. Ils sonn\u00e8rent donc inutilement. \nCependant, Mousqueton continuait sa route, et, traversant \nle Pont -Neuf, toujours chassant devant lui ses deux haridelles, il \natteignit la r ue aux Ours. Arriv\u00e9 l\u00e0, il attacha, selon les ordres de \nson ma\u00eetre, cheval et mulet au marteau de la porte du proc u-\nreur ; puis, sans s\u2019inqui\u00e9ter de leur sort futur, il s\u2019en revint tro u-\nver Porthos et lui annon\u00e7a que sa commission \u00e9tait faite. \nAu bout d\u2019un c ertain temps, les deux malheureuses b\u00eates, \nqui n\u2019avaient pas mang\u00e9 depuis le matin, firent un tel bruit en \nsoulevant et en laissant retomber le marteau de la porte, que le \nprocureur ordonna \u00e0 son saute -ruisseau d\u2019aller s\u2019informer dans \nle voisinage \u00e0 qui ap partenaient ce cheval et ce mulet. \nMme Coquenard reconnut son pr\u00e9sent, et ne comprit rien \nd\u2019abord \u00e0 cette restitution ; mais bient\u00f4t la visite de Porthos \nl\u2019\u00e9claira. Le courroux qui brillait dans les yeux du mousquetaire, malgr\u00e9 la contrainte qu\u2019il s\u2019imposa it, \u00e9pouvanta la sensible \namante. En effet, Mousqueton n\u2019avait point cach\u00e9 \u00e0 son ma\u00eetre qu\u2019il avait rencontr\u00e9 d\u2019Artagnan et Aramis, et que d\u2019Artagnan, \ndans le cheval jaune, avait reconnu le bidet b\u00e9arnais sur lequel il \n\u00e9tait venu \u00e0 Paris, et qu\u2019il avait ve ndu trois \u00e9cus. \nPorthos sortit apr\u00e8s avoir donn\u00e9 rendez -vous \u00e0 la proc u-\nreuse dans le clo\u00eetre Saint -Magloire. Le procureur, voyant que \nPorthos partait, l\u2019invita \u00e0 d\u00eener, invitation que le mousquetaire \nrefusa avec un air plein de majest\u00e9. \nMme Coquenard se rendit toute tremblante au clo\u00eetre \nSaint -Magloire, car elle devinait les reproches qui l\u2019y atten-\ndaient ; mais elle \u00e9tait fascin\u00e9e par les grandes fa\u00e7ons de Po r-\nthos. \nTout ce qu\u2019un homme bless\u00e9 dans son amour -propre peut \nlaisser tomber d\u2019impr\u00e9cations et de rep roches sur la t\u00eate d\u2019une \nfemme, Porthos le laissa tomber sur la t\u00eate courb\u00e9e de la proc u-\nreuse. \u2013 490 \u2013 \u00ab H\u00e9las ! dit -elle, j\u2019ai fait pour le mieux. Un de nos clients \nest marchand de chevaux, il devait de l\u2019argent \u00e0 l\u2019\u00e9tude, et s\u2019est \nmontr\u00e9 r\u00e9calcitrant. J\u2019ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu\u2019il \nnous devait ; il m\u2019avait promis deux montures royales. \n\u2013 Eh bien, madame, dit Porthos, s\u2019il vous devait plus de \ncinq \u00e9cus, votre maquignon est un voleur. \n\u2013 Il n\u2019est pas d\u00e9fendu de chercher le bon march\u00e9, monsieur \nPorthos , dit la procureuse cherchant \u00e0 s\u2019excuser. \n\u2013 Non, madame, mais ceux qui cherchent le bon march\u00e9 \ndoivent permettre aux autres de chercher des amis plus g\u00e9n \u00e9-\nreux. \u00bb \nEt Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se ret i-\nrer. \n\u00ab Monsieur Porthos ! monsieu r Porthos ! s\u2019\u00e9cria la proc u-\nreuse, j\u2019ai tort, je le reconnais, je n\u2019aurais pas d\u00fb marchander quand il s\u2019agissait d\u2019\u00e9quiper un cavalier comme vous ! \u00bb \nPorthos, sans r\u00e9pondre, fit un second pas de retraite. \nLa procureuse crut le voir dans un nuage \u00e9tincelant tout \nentour\u00e9 de duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs d\u2019or sous les pieds. \n\u00ab Arr\u00eatez, au nom du Ciel ! monsieur Porthos, s\u2019\u00e9cria -t-elle, \narr\u00eatez et causons. \n\u2013 Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos. \n\u2013 Mais, dites -moi, que demandez -vous ? \n\u2013 Rien, car cela revient au m\u00eame que si je vous demandais \nquelque chose. \u00bb \nLa procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l\u2019\u00e9lan \nde sa douleur, elle s\u2019\u00e9cria : \u2013 491 \u2013 \u00ab Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi ; \nsais-je ce que c\u2019est qu\u2019un cheval ? sais -je ce que c\u2019est que des \nharnais ? \n\u2013 Il fallait vous en rapporter \u00e0 moi, qui m\u2019y connais, m a-\ndame ; mais vous avez voulu m\u00e9nager, et, par cons\u00e9quent, pr \u00ea-\nter \u00e0 usure. \n\u2013 C\u2019est un tort, monsieur Porthos, et je le r\u00e9parerai sur ma \nparole d\u2019honneur. \n\u2013 Et comment cela ? demanda le mousquetaire. \n\u2013 \u00c9coutez . Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de \nChaulnes, qui l\u2019a mand\u00e9. C\u2019est pour une consultation qui durera \ndeux heures au moins, venez, nous serons seuls, et nous ferons \nnos comptes. \n\u2013 \u00c0 la bonne heure ! voil\u00e0 qui est parler, ma ch\u00e8re ! \n\u2013 Vous me pardonnez ? \n\u2013 Nous verrons \u00bb, dit majestueusement Porthos. \nEt tous deux se s\u00e9par\u00e8rent en se disant : \u00ab \u00c0 ce soir. \u00bb \n\u00ab Diable ! pensa Porthos en s\u2019\u00e9loignant, il me semble que je \nme rapproche enfin du bahut de ma \u00eetre Coquenard. \u00bb \u2013 492 \u2013 CHAPITRE XXXV \nLA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS \n \nCe soir, attendu si impatiemment par Porthos et par \nd\u2019Artagnan, arriva enfin. \nD\u2019Artagnan, comme d\u2019habitude, se pr\u00e9senta vers les neuf \nheures chez Milady. Il la trouva d\u2019une humeur charmante ; ja-\nmais elle ne l\u2019avait si bien re\u00e7u. Notre Gascon vit du premier \ncoup d\u2019\u0153il que son billet avait \u00e9t\u00e9 remis, et ce billet faisait son \neffet. \nKetty entra pour apporter des sorbets. Sa ma\u00eetresse lui fit \nune mine charmante, lui sourit de son plus gracieux so urire ; \nmais, h\u00e9las ! la pauvre fille \u00e9tait si triste, qu\u2019elle ne s\u2019aper\u00e7ut \nm\u00eame pas de la bienveillance de Milady. \nD\u2019Artagnan regardait l\u2019une apr\u00e8s l\u2019autre ces deux femmes, \net il \u00e9tait forc\u00e9 de s\u2019avouer que la nature s\u2019\u00e9tait tromp\u00e9e en les \nformant ; \u00e0 la grande dame elle avait donn\u00e9 une \u00e2me v\u00e9nale et \nvile, \u00e0 la soubrette elle avait donn\u00e9 le c\u0153ur d\u2019une duchesse. \n\u00c0 dix heures Milady commen\u00e7a \u00e0 para\u00eetre inqui\u00e8te, \nd\u2019Artagnan comprit ce que cela voulait dire ; elle regardait la \npendule, se levait, se rasseyait, souriait \u00e0 d\u2019Artagnan d\u2019un air qui \nvoulait dire : Vous \u00eates fort aimable sans doute, mais vous seriez \ncharmant si vous partiez ! \nD\u2019Artagnan se leva et prit son chapeau ; Milady lui donna \nsa main \u00e0 baiser ; le jeune homme sentit qu\u2019elle la lui serrait et \ncomprit que c\u2019\u00e9tait par un sentiment non pas de coquetterie, \nmais de reconnaissance \u00e0 cause de son d\u00e9part. \n\u00ab Elle l\u2019aime diablement \u00bb, murmura -t-il. Puis il sortit. \u2013 493 \u2013 Cette fois Ketty ne l\u2019attendait aucunement, ni dans \nl\u2019antichambre, ni dans le corridor, ni sous la grande porte. Il \nfallut que d\u2019Artagnan trouv\u00e2t tout seul l\u2019escalier et la petite \nchambre. \nKetty \u00e9tait assise la t\u00eate cach\u00e9e dans ses mains, et pleurait. \nElle entendit entrer d\u2019Artagnan, mais elle ne releva point la \nt\u00eate ; le jeune homme alla \u00e0 elle et lui prit les mains, alors elle \n\u00e9clata en sanglots. \nComme l\u2019avait pr\u00e9sum\u00e9 d\u2019Artagnan, Milady, en recevant la \nlettre, avait, dans le d\u00e9lire de sa joie, tout dit \u00e0 sa suivante ; puis, \nen r\u00e9compense de la mani\u00e8re dont cette fois elle avait fait la commissio n, elle lui avait donn\u00e9 une bourse. Ketty, en rentrant \nchez elle, avait jet\u00e9 la bourse dans un coin, o\u00f9 elle \u00e9tait rest\u00e9e \ntout ouverte, d\u00e9gorgeant trois ou quatre pi\u00e8ces d\u2019or sur le tapis. \nLa pauvre fille, \u00e0 la voix de d\u2019Artagnan, releva la t\u00eate. \nD\u2019Artagna n lui -m\u00eame fut effray\u00e9 du bouleversement de son v i-\nsage ; elle joignit les mains d\u2019un air suppliant, mais sans oser \ndire une parole. \nSi peu sensible que f\u00fbt le c\u0153ur de d\u2019Artagnan, il se sentit \nattendri par cette douleur muette ; mais il tenait trop \u00e0 ses pr o-\njets et surtout \u00e0 celui -ci, pour rien changer au programme qu\u2019il \navait fait d\u2019avance. Il ne laissa donc \u00e0 Ketty aucun espoir de le fl\u00e9chir, seulement il lui pr\u00e9senta son action comme une simple \nvengeance. \nCette vengeance, au reste, devenait d\u2019autant plus facile, que \nMilady, sans doute pour cacher sa rougeur \u00e0 son amant, avait recommand\u00e9 \u00e0 Ketty d\u2019\u00e9teindre toutes les lumi\u00e8res dans \nl\u2019appartement, et m\u00eame dans sa chambre, \u00e0 elle. Avant le jour, \nM. de Wardes devait sortir, toujours dans l\u2019obscurit\u00e9. \nAu bout d\u2019 un instant on entendit Milady qui rentrait dans \nsa chambre. D\u2019Artagnan s\u2019\u00e9lan\u00e7a aussit\u00f4t dans son armoire . \u00c0 \npeine y \u00e9tait -il blotti que la sonnette se fit entendre. \u2013 494 \u2013 Ketty entra chez sa ma\u00eetresse, et ne laissa point la porte o u-\nverte ; mais la cloison \u00e9tait si mince, que l\u2019on entendait \u00e0 peu \npr\u00e8s tout ce qui se disait entre les deux femmes. \nMilady semblait ivre de joie, elle se faisait r\u00e9p\u00e9ter par Ketty \nles moindres d\u00e9tails de la pr\u00e9tendue entrevue de la soubrette \navec de Wardes , comment il avait re\u00e7u sa lettre, comment il \navait r\u00e9pondu, quelle \u00e9tait l\u2019expression de son visage, s\u2019il parai s-\nsait bien amoureux ; et \u00e0 toutes ces questions la pauvre Ketty, \nforc\u00e9e de faire bonne contenance, r\u00e9pondait d\u2019une voix \u00e9touff\u00e9e \ndont sa ma\u00eetresse ne remarquait m\u00eame pas l\u2019ac cent douloureux, \ntant le bonheur est \u00e9go\u00efste. \nEnfin, comme l\u2019heure de son entretien avec le comte a p-\nprochait, Milady fit en effet tout \u00e9teindre chez elle, et ordonna \u00e0 \nKetty de rentrer dans sa chambre, et d\u2019introduire de Wardes \naussit\u00f4t qu\u2019il se pr\u00e9sentera it. \nL\u2019attente de Ketty ne fut pas longue . \u00c0 peine d\u2019Artagnan \neut-il vu par le trou de la serrure de son armoire que tout \nl\u2019appartement \u00e9tait dans l\u2019obscurit\u00e9, qu\u2019il s\u2019\u00e9lan\u00e7a de sa cachette \nau moment m\u00eame o\u00f9 Ketty refermait la porte de communic a-\ntion. \n\u00ab Qu\u2019e st-ce que ce bruit ? demanda Milady. \n\u2013 C\u2019est moi, dit d\u2019Artagnan \u00e0 demi -voix ; moi, le comte \nde Wardes . \n\u2013 Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty, il n\u2019a pas \nm\u00eame pu attendre l\u2019heure qu\u2019il avait fix\u00e9e lui -m\u00eame ! \n\u2013 Eh bien, dit Milady d\u2019une voix tremblante, pourquoi \nn\u2019entre -t-il pas ? Comte, comte, ajouta -t-elle, vous savez bien \nque je vous attends ! \u00bb \n\u00c0 cet appel, d\u2019Artagnan \u00e9loigna doucement Ketty et \ns\u2019\u00e9lan\u00e7a dans la chambre de Milady. \u2013 495 \u2013 Si la rage et la douleur doivent torturer une \u00e2me, c\u2019est celle \nde l\u2019ama nt qui re\u00e7oit sous un nom qui n\u2019est pas le sien des pr o-\ntestations d\u2019amour qui s\u2019adressent \u00e0 son heureux rival. \nD\u2019Artagnan \u00e9tait dans une situation douloureuse qu\u2019il \nn\u2019avait pas pr\u00e9vue, la jalousie le mordait au c\u0153ur, et il souffrait \npresque autant que la p auvre Ketty, qui pleurait en ce m\u00eame \nmoment dans la chambre voisine. \n\u00ab Oui, comte, disait Milady de sa plus douce voix en lui se r-\nrant tendrement la main dans les siennes ; oui, je suis heureuse \nde l\u2019amour que vos regards et vos paroles m\u2019ont exprim\u00e9 chaque \nfois que nous nous sommes rencontr\u00e9s. Moi aussi, je vous aime. \nOh ! demain, demain, je veux quelque gage de vous qui me \nprouve que vous pensez \u00e0 moi, et comme vous pourriez \nm\u2019oublier, tenez. \u00bb \nEt elle passa une bague de son doigt \u00e0 celui de d\u2019Artagnan. \nD\u2019Artagnan se rappela avoir vu cette bague \u00e0 la main de \nMilady : c\u2019\u00e9tait un magnifique saphir entour\u00e9 de brillants. \nLe premier mouvement de d\u2019Artagnan fut de le lui rendre, \nmais Milady ajouta : \n\u00ab Non, non ; gardez cette bague pour l\u2019amour de moi. Vous \nme ren dez d\u2019ailleurs, en l\u2019acceptant, ajouta -t-elle d\u2019une voix \n\u00e9mue, un service bien plus grand que vous ne sauriez l\u2019imaginer. \u00bb \n\u00ab Cette femme est pleine de myst\u00e8res \u00bb, murmura en lui -\nm\u00eame d\u2019Artagnan. \nEn ce moment il se sentit pr\u00eat \u00e0 tout r\u00e9v\u00e9ler. Il ouvrit la \nbouche pour dire \u00e0 Milady qui il \u00e9tait, et dans quel but de ve n-\ngeance il \u00e9tait venu, mais elle ajouta : \n\u00ab Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer ! \u00bb \nLe monstre, c\u2019\u00e9tait lui. \u2013 496 \u2013 \u00ab Oh ! continua Milady, est -ce que vos blessures vous font \nencore sou ffrir ? \n\u2013 Oui, beaucoup, dit d\u2019Artagnan, qui ne savait trop que r \u00e9-\npondre. \n\u2013 Soyez tranquille, murmura Milady, je vous vengerai, moi \net cruellement ! \u00bb \n\u00ab Peste ! se dit d\u2019Artagnan, le moment des confidences \nn\u2019est pas encore venu. \u00bb \nIl fallut quelque temps \u00e0 d\u2019Artagnan pour se remettre de ce \npetit dialogue : mais toutes les id\u00e9es de vengeance qu\u2019il avait \napport\u00e9es s\u2019\u00e9taient compl\u00e8tement \u00e9vanouies. Cette femme exer-\n\u00e7ait sur lui une incroyable puissance, il la ha\u00efssait et l\u2019adorait \u00e0 \nla fois, il n\u2019avait jamais c ru que deux sentiments si contraires \npussent habiter dans le m\u00eame c\u0153ur, et en se r\u00e9unissant, former \nun amour \u00e9trange et en quelque sorte diabolique. \nCependant une heure venait de sonner ; il fallut se s\u00e9parer ; \nd\u2019Artagnan, au moment de quitter Milady, ne s entit plus qu\u2019un \nvif regret de s\u2019\u00e9loigner, et, dans l\u2019adieu passionn\u00e9 qu\u2019ils s\u2019adress\u00e8rent r\u00e9ciproquement, une nouvelle entrevue fut conv e-\nnue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty esp\u00e9rait pouvoir \nadresser quelques mots \u00e0 d\u2019Artagnan lorsqu\u2019il passerait dans sa \nchambre ; mais Milady le reconduisit elle -m\u00eame dans \nl\u2019obscurit\u00e9 et ne le quitta que sur l\u2019escalier. \nLe lendemain au matin, d\u2019Artagnan courut chez Athos. Il \n\u00e9tait engag\u00e9 dans une si singuli\u00e8re aventure qu\u2019il voulait lui d e-\nmander conseil. Il lui rac onta tout : Athos fron\u00e7a plusieurs fois \nle sourcil. \n\u00ab Votre Milady, lui dit -il, me para\u00eet une cr\u00e9ature inf\u00e2me, \nmais vous n\u2019en avez pas moins eu tort de la tromper : vous voil\u00e0 \nd\u2019une fa\u00e7on ou d\u2019une autre une ennemie terrible sur les bras. \u00bb \nEt tout en lui p arlant, Athos regardait avec attention le s a-\nphir entour\u00e9 de diamants qui avait pris au doigt de d\u2019Artagnan \u2013 497 \u2013 la place de la bague de la reine, soigneusement remise dans un \n\u00e9crin. \n\u00ab Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieux \nd\u2019\u00e9taler aux regards de ses amis un si riche pr\u00e9sent. \n\u2013 Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille. \n\u2013 Elle est belle, n\u2019est -ce pas ? dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Magnifique ! r\u00e9pondit Athos ; je ne croyais pas qu\u2019il exi s-\nt\u00e2t deux saphirs d\u2019une si belle eau. L\u2019avez -vous donc troq u\u00e9e \ncontre votre diamant ? \n\u2013 Non, dit d\u2019Artagnan ; c\u2019est un cadeau de ma belle A n-\nglaise, ou plut\u00f4t de ma belle Fran\u00e7aise : car, quoique je ne le lui \naie point demand\u00e9, je suis convaincu qu\u2019elle est n\u00e9e en France. \n\u2013 Cette bague vous vient de Milady ? s\u2019\u00e9cri a Athos avec une \nvoix dans laquelle il \u00e9tait facile de distinguer une grande \u00e9m o-\ntion. \n\u2013 D\u2019elle -m\u00eame ; elle me l\u2019a donn\u00e9e cette nuit. \n\u2013 Montrez -moi donc cette bague, dit Athos. \n\u2013 La voici \u00bb, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan en la tirant de son doigt. \nAthos l\u2019examina et devint tr\u00e8s p\u00e2le, puis il l\u2019essaya \u00e0 \nl\u2019annulaire de sa main gauche ; elle allait \u00e0 ce doigt comme si \nelle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 faite pour lui. Un nuage de col\u00e8re et de vengeance \npassa sur le front ordinairement calme du gentilhomme. \n\u00ab Il est impossible que ce soit la m \u00eame, dit -il ; comment \ncette bague se trouverait -elle entre les mains de Milady Clarick ? \nEt cependant il est bien difficile qu\u2019il y ait entre deux bijoux une pareille ressemblance. \n\u2013 Connaissez -vous cette bague ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 J\u2019avais cru la reconna\u00eetre, dit Athos, mais sans doute que \nje me trompais. \u00bb \u2013 498 \u2013 Et il la rendit \u00e0 d\u2019Artagnan, sans cesser cependant de la r e-\ngarder. \n\u00ab Tenez, dit -il au bout d\u2019un instant, d\u2019Artagnan, \u00f4tez cette \nbague de votre doigt ou tournez -en le chaton en dedans ; elle me \nrappel le de si cruels souvenirs, que je n\u2019aurais pas ma t\u00eate pour \ncauser avec vous. Ne veniez -vous pas me demander des co n-\nseils, ne me disiez -vous point que vous \u00e9tiez embarrass\u00e9 sur ce \nque vous deviez faire ?\u2026 Mais attendez\u2026 rendez -moi ce s aphir : \ncelui dont je voulais parler doit avoir une de ses faces \u00e9raill\u00e9e \npar suite d\u2019un accident. \u00bb \nD\u2019Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la re n-\ndit \u00e0 Athos. \nAthos tressaillit : \n\u00ab Tenez, dit -il, voyez, n\u2019est -ce pas \u00e9trange ? \u00bb \nEt il montrait \u00e0 d\u2019Artagnan cette \u00e9g ratignure qu\u2019il se rapp e-\nlait devoir exister. \n\u00ab Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ? \n\u2013 De ma m\u00e8re, qui le tenait de sa m\u00e8re \u00e0 elle. Comme je \nvous le dis, c\u2019est un vieux bijou\u2026 qui ne devait jamais sortir de \nla famille. \n\u2013 Et vous l\u2019avez\u2026 vendu ? demanda avec h\u00e9sitation \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Non, reprit Athos avec un singulier sourire ; je l\u2019ai donn\u00e9 \npendant une nuit d\u2019amour, comme il vous a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 \u00e0 vous. \u00bb \nD\u2019Artagnan resta pensif \u00e0 son tour, il lui semblait voir dans \nl\u2019\u00e2me de Milady des ab\u00eemes dont les prof ondeurs \u00e9taient \nsombres et inconnues. \nIl remit la bague non pas \u00e0 son doigt, mais dans sa poche. \n\u00ab \u00c9coutez , lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez \nsi je vous aime, d\u2019Artagnan ; j\u2019aurais un fils que je ne l\u2019aimerais \u2013 499 \u2013 pas plus que vous. Eh bien, cro yez-moi, renoncez \u00e0 cette femme. \nJe ne la connais pas, mais une esp\u00e8ce d\u2019intuition me dit que \nc\u2019est une cr\u00e9ature perdue, et qu\u2019il y a quelque chose de fatal en \nelle. \n\u2013 Et vous avez raison, dit d\u2019Artagnan. Aussi, je m\u2019en s\u00e9-\npare ; je vous avoue que cette fem me m\u2019effraie moi -m\u00eame. \n\u2013 Aurez -vous ce courage ? dit Athos. \n\u2013 Je l\u2019aurai, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, et \u00e0 l\u2019instant m\u00eame. \n\u2013 Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le genti l-\nhomme en serrant la main du Gascon avec une affection \npresque paternelle ; que D ieu veuille que cette femme, qui est \u00e0 \npeine entr\u00e9e dans votre vie, n\u2019y laisse pas une trace funeste ! \u00bb \nEt Athos salua d\u2019Artagnan de la t\u00eate, en homme qui veut \nfaire comprendre qu\u2019il n\u2019est pas f\u00e2ch\u00e9 de rester seul avec ses pens\u00e9es. \nEn rentrant chez lui d\u2019 Artagnan trouva Ketty, qui \nl\u2019attendait. Un mois de fi\u00e8vre n\u2019e\u00fbt pas plus chang\u00e9 la pauvre \nenfant qu\u2019elle ne l\u2019\u00e9tait pour cette nuit d\u2019insomnie et de douleur. \nElle \u00e9tait envoy\u00e9e par sa ma\u00eetresse au faux de Wardes . Sa \nma\u00eetresse \u00e9tait folle d\u2019amour, ivre de j oie : elle voulait savoir \nquand le comte lui donnerait une seconde entrevue. \nEt la pauvre Ketty, p\u00e2le et tremblante, attendait la r\u00e9ponse \nde d\u2019Artagnan. \nAthos avait une grande influence sur le jeune homme : les \nconseils de son ami joints aux cris de son pr opre c\u0153ur l\u2019avaient \nd\u00e9termin\u00e9, maintenant que son orgueil \u00e9tait sauv\u00e9 et sa ven-\ngeance satisfaite, \u00e0 ne plus revoir Milady. Pour toute r\u00e9ponse il \nprit donc une plume et \u00e9crivit la lettre suivante : \n\u00ab Ne comptez pas sur moi, madame, pour le prochain re n-\ndez-vous : depuis ma convalescence j\u2019ai tant d\u2019occupations de ce \u2013 500 \u2013 genre qu\u2019il m\u2019a fallu y mettre un certain ordre. Quand votre tour \nviendra, j\u2019aurai l\u2019honneur de vous en faire part. \n\u00ab Je vous baise les mains. \n\u00ab Comte de Wardes . \u00bb \nDu saphir pas un mot : le Gascon voulait -il garder une \narme contre Milady ? ou bien, soyons franc, ne conservait -il pas \nce saphir comme une derni\u00e8re ressource pour l\u2019\u00e9quipement ? \nOn aurait tort au reste de juger les actions d\u2019une \u00e9poque au \npoint de vue d\u2019une autre \u00e9poque. Ce qui aujourd\u2019 hui serait r e-\ngard\u00e9 comme une honte pour un galant homme \u00e9tait dans ce temps une chose toute simple et toute naturelle, et les cadets \ndes meilleures familles se faisaient en g\u00e9n\u00e9ral entretenir par \nleurs ma\u00eetresses. \nD\u2019Artagnan passa sa lettre tout ouverte \u00e0 Ketty, qui la lut \nd\u2019abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en \nla relisant une seconde fois. \nKetty ne pouvait croire \u00e0 ce bonheur : d\u2019Artagnan fut forc\u00e9 \nde lui renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui \ndonnait par \u00e9crit ; et quel que f\u00fbt, avec le caract\u00e8re emport\u00e9 de \nMilady, le danger que cour\u00fbt la pauvre enfant \u00e0 remettre ce bi l-\nlet \u00e0 sa ma\u00eetresse, elle n\u2019en revint pas moins place Royale de \ntoute la vitesse de ses jambes. \nLe c\u0153ur de la meilleure femme est impitoyable pou r les \ndouleurs d\u2019une rivale. \nMilady ouvrit la lettre avec un empressement \u00e9gal \u00e0 celui \nque Ketty avait mis \u00e0 l\u2019apporter, mais au premier mot qu\u2019elle \nlut, elle devint livide ; puis elle froissa le papier ; puis elle se r e-\ntourna avec un \u00e9clair dans les yeux du c\u00f4t\u00e9 de Ketty. \n\u00ab Qu\u2019est -ce que cette lettre ? dit -elle. \n\u2013 Mais c\u2019est la r\u00e9ponse \u00e0 celle de madame, r\u00e9pondit Ketty \ntoute tremblante. \u2013 501 \u2013 \u2013 Impossible ! s\u2019\u00e9cria Milady ; impossible qu\u2019un genti l-\nhomme ait \u00e9crit \u00e0 une femme une pareille lettre ! \u00bb \nPuis tout \u00e0 co up tressaillant : \n\u00ab Mon Dieu ! dit -elle, saurait -il\u2026 \u00bb Et elle s\u2019arr\u00eata. \nSes dents grin\u00e7aient, elle \u00e9tait couleur de cendre : elle vo u-\nlut faire un pas vers la fen\u00eatre pour aller chercher de l\u2019air ; mais \nelle ne put qu\u2019\u00e9tendre les bras, les jambes lui manqu \u00e8rent, et \nelle tomba sur un fauteuil. \nKetty crut qu\u2019elle se trouvait mal et se pr\u00e9cipita pour ouvrir \nson corsage. Mais Milady se releva vivement : \n\u00ab Que me voulez -vous ? dit -elle, et pourquoi portez -vous la \nmain sur moi ? \n\u2013 J\u2019ai pens\u00e9 que madame se trouvai t mal et j\u2019ai voulu lui \nporter secours, r\u00e9pondit la suivante tout \u00e9pouvant\u00e9e de \nl\u2019expression terrible qu\u2019avait prise la figure de sa ma\u00eetresse. \n\u2013 Me trouver mal, moi ? moi ? me prenez -vous pour une \nfemmelette ? Quand on m\u2019insulte, je ne me trouve pas mal, je \nme venge, entendez -vous ! \u00bb \nEt de la main elle fit signe \u00e0 Ketty de sortir. \u2013 502 \u2013 CHAPITRE XXXVI \nR\u00caVE DE VENGEANCE \n \nLe soir Milady donna l\u2019ordre d\u2019introduire M. d\u2019Artagnan \naussit\u00f4t qu\u2019il viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas. \nLe lendemain Ketty v int voir de nouveau le jeune homme et \nlui raconta tout ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 la veille : d\u2019Artagnan sourit ; \ncette jalouse col\u00e8re de Milady, c\u2019\u00e9tait sa vengeance. \nLe soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle \nrenouvela l\u2019ordre relatif au Gas con ; mais comme la veille elle \nl\u2019attendit inutilement. \nLe lendemain Ketty se pr\u00e9senta chez d\u2019Artagnan, non plus \njoyeuse et alerte comme les deux jours pr\u00e9c\u00e9dents, mais au co n-\ntraire triste \u00e0 mourir. \nD\u2019Artagnan demanda \u00e0 la pauvre fille ce qu\u2019elle avait ; mais \ncelle -ci, pour toute r\u00e9ponse, tira une lettre de sa poche et la lui \nremit. \nCette lettre \u00e9tait de l\u2019\u00e9criture de Milady : seulement cette \nfois elle \u00e9tait bien \u00e0 l\u2019adresse de d\u2019Artagnan et non \u00e0 celle de \nM. de Wardes . \nIl l\u2019ouvrit et lut ce qui suit : \n\u00ab Cher monsieur d\u2019Artagnan, c\u2019est mal de n\u00e9gliger ainsi ses \namis, surtout au moment o\u00f9 l\u2019on va les quitter pour si lon g-\ntemps. Mon beau -fr\u00e8re et moi nous avons attendu hier et avant -\nhier inutilement. En sera -t-il de m\u00eame ce soir ? \n\u00ab Votre bien reconnaissante, \n\u00ab Lady Clarick. \u00bb \u2013 503 \u2013 \u00ab C\u2019est tout simple, dit d\u2019Artagnan, et je m\u2019attendais \u00e0 cette \nlettre. Mon cr\u00e9dit hausse de la baisse du comte de Wardes . \n\u2013 Est-ce que vous irez ? demanda Ketty. \n\u2013 \u00c9coute , ma ch\u00e8re enfant, dit le Gascon, qui cherchait \u00e0 \ns\u2019excuser \u00e0 ses pro pres yeux de manquer \u00e0 la promesse qu\u2019il \navait faite \u00e0 Athos, tu comprends qu\u2019il serait impolitique de ne \npas se rendre \u00e0 une invitation si positive. Milady, en ne me \nvoyant pas revenir, ne comprendrait rien \u00e0 l\u2019interruption de mes \nvisites, elle pourrait s e douter de quelque chose, et qui peut dire \njusqu\u2019o\u00f9 irait la vengeance d\u2019une femme de cette trempe ? \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez pr\u00e9senter les choses \nde fa\u00e7on que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore \nlui faire la cour ; et si cett e fois vous alliez lui plaire sous votre \nv\u00e9ritable nom et votre vrai visage, ce serait bien pis que la pr e-\nmi\u00e8re fois ! \u00bb \nL\u2019instinct faisait deviner \u00e0 la pauvre fille une partie de ce \nqui allait arriver. \nD\u2019Artagnan la rassura du mieux qu\u2019il put et lui promi t de \nrester insensible aux s\u00e9ductions de Milady. \nIl lui fit r\u00e9pondre qu\u2019il \u00e9tait on ne peut plus reconnaissant \nde ses bont\u00e9s et qu\u2019il se rendrait \u00e0 ses ordres ; mais il n\u2019osa lui \n\u00e9crire de peur de ne pouvoir, \u00e0 des yeux aussi exerc\u00e9s que ceux \nde Milady, d\u00e9 guiser suffisamment son \u00e9criture. \n\u00c0 neuf heures sonnant, d\u2019Artagnan \u00e9tait place Royale. Il \n\u00e9tait \u00e9vident que les domestiques qui attendaient dans \nl\u2019antichambre \u00e9taient pr\u00e9venus, car aussit\u00f4t que d\u2019Artagnan p a-\nrut, avant m\u00eame qu\u2019il e\u00fbt demand\u00e9 si Milady \u00e9tai t visible, un \nd\u2019eux courut l\u2019annoncer. \n\u00ab Faites entrer \u00bb, dit Milady d\u2019une voix br\u00e8ve, mais si pe r-\n\u00e7ante que d\u2019Artagnan l\u2019entendit de l\u2019antichambre. \nOn l\u2019introduisit. \u2013 504 \u2013 \u00ab Je n\u2019y suis pour personne, dit Milady ; entendez -vous, \npour personne. \u00bb \nLe laquais sorti t. \nD\u2019Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle \u00e9tait \np\u00e2le et avait les yeux fatigu\u00e9s, soit par les larmes, soit par \nl\u2019insomnie. On avait avec intention diminu\u00e9 le nombre habituel \ndes lumi\u00e8res, et cependant la jeune femme ne pouvait arriver \u00e0 \ncacher les traces de la fi\u00e8vre qui l\u2019avait d\u00e9vor\u00e9e depuis deux \njours. \nD\u2019Artagnan s\u2019approcha d\u2019elle avec sa galanterie ordinaire ; \nelle fit alors un effort supr\u00eame pour le recevoir, mais jamais \nphysionomie plus boulevers\u00e9e ne d\u00e9mentit sourire plus aimable. \nAux questions que d\u2019Artagnan lui fit sur sa sant\u00e9 : \n\u00ab Mauvaise, r\u00e9pondit -elle, tr\u00e8s mauvaise. \n\u2013 Mais alors, dit d\u2019Artagnan, je suis indiscret, vous avez b e-\nsoin de repos sans doute et je vais me retirer. \n\u2013 Non pas, dit Milady ; au contraire, restez, monsieur \nd\u2019Ar tagnan, votre aimable compagnie me distraira. \u00bb \n\u00ab Oh ! oh ! pensa d\u2019Artagnan, elle n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 si cha r-\nmante, d\u00e9fions -nous. \u00bb \nMilady prit l\u2019air le plus affectueux qu\u2019elle put prendre, et \ndonna tout l\u2019\u00e9clat possible \u00e0 sa conversation. En m\u00eame temps \ncette fi\u00e8vre qui l\u2019avait abandonn\u00e9e un instant revenait rendre \nl\u2019\u00e9clat \u00e0 ses yeux, le coloris \u00e0 ses joues, le carmin \u00e0 ses l\u00e8vres. D\u2019Artagnan retrouva la Circ\u00e9 qui l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 envelopp\u00e9 de ses \nenchantements. Son amour, qu\u2019il croyait \u00e9teint et qui n\u2019\u00e9tait \nqu\u2019ass oupi, se r\u00e9veilla dans son c\u0153ur. Milady souriait et \nd\u2019Artagnan sentait qu\u2019il se damnerait pour ce sourire. \nIl y eut un moment o\u00f9 il sentit quelque chose comme un \nremords de ce qu\u2019il avait fait contre elle. \u2013 505 \u2013 Peu \u00e0 peu Milady devint plus communicative. Elle d ema n-\nda \u00e0 d\u2019Artagnan s\u2019il avait une ma\u00eetresse. \n\u00ab H\u00e9las ! dit d\u2019Artagnan de l\u2019air le plus sentimental qu\u2019il \nput prendre, pouvez -vous \u00eatre assez cruelle pour me faire une \npareille question, \u00e0 moi qui, depuis que je vous ai vue, ne re s-\npire et ne soupire que pa r vous et pour vous ! \u00bb \nMilady sourit d\u2019un \u00e9trange sourire. \n\u00ab Ainsi vous m\u2019aimez ? dit -elle. \n\u2013 Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en \u00eates -vous point \naper\u00e7ue ? \n\u2013 Si fait ; mais, vous le savez, plus les c\u0153urs sont fiers, plus \nils sont difficiles \u00e0 pren dre. \n\u2013 Oh ! les difficult\u00e9s ne m\u2019effraient pas, dit d\u2019Artagnan ; il \nn\u2019y a que les impossibilit\u00e9s qui m\u2019\u00e9pouvantent. \n\u2013 Rien n\u2019est impossible, dit Milady, \u00e0 un v\u00e9ritable amour. \n\u2013 Rien, madame ? \n\u2013 Rien \u00bb, reprit Milady. \n\u00ab Diable ! reprit d\u2019Artagnan \u00e0 part lui , la note est chang\u00e9e. \nDeviendrait -elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse, \net serait -elle dispos\u00e9e \u00e0 me donner \u00e0 moi -m\u00eame quelque autre \nsaphir pareil \u00e0 celui qu\u2019elle m\u2019a donn\u00e9 me prenant pour \nde Wardes ? \u00bb \nD\u2019Artagnan rapprocha vivement son si\u00e8ge de celui de Mil a-\ndy. \n\u00ab Voyons, dit -elle, que feriez -vous bien pour prouver cet \namour dont vous parlez ? \n\u2013 Tout ce qu\u2019on exigerait de moi. Qu\u2019on ordonne, et je suis \npr\u00eat. \u2013 506 \u2013 \u2013 \u00c0 tout ? \n\u2013 \u00c0 tout ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan qui savait d\u2019avance qu\u2019il \nn\u2019avait pas grand -chose \u00e0 risquer en s\u2019engageant ainsi. \n\u2013 Eh bien, causons un peu, dit \u00e0 son tour Milady en ra p-\nprochant son fauteuil de la chaise de d\u2019Artagnan. \n\u2013 Je vous \u00e9coute, madame \u00bb, dit celui -ci. \nMilady resta un instant soucieuse et comme ind\u00e9cise puis \nparaissant pren dre une r\u00e9solution : \n\u00ab J\u2019ai un ennemi, dit -elle. \n\u2013 Vous, madame ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan jouant la surprise, \nest-ce possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l\u2019\u00eates ! \n\u2013 Un ennemi mortel. \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9 ? \n\u2013 Un ennemi qui m\u2019a insult\u00e9e si cruellement que c\u2019est entre \nlui et moi une guerre \u00e0 mort. Puis -je compter sur vous comme \nauxiliaire ? \u00bb \nD\u2019Artagnan comprit sur -le-champ o\u00f9 la vindicative cr\u00e9 a-\nture en voulait venir. \n\u00ab Vous le pouvez, madame, dit -il avec emphase, mon bras \net ma vie vous appartiennent comme mon am our. \nAlors, dit Milady, puisque vous \u00eates aussi g\u00e9n\u00e9reux \nqu\u2019amoureux\u2026 \nElle s\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Eh bien ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Eh bien, reprit Milady apr\u00e8s un moment de silence, ces-\nsez d\u00e8s aujourd\u2019hui de parler d\u2019impossibilit\u00e9s. \u2013 507 \u2013 \u2013 Ne m\u2019accablez pas de mon bonheur \u00bb, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan \nen se pr\u00e9cipitant \u00e0 genoux et en couvrant de baisers les mains \nqu\u2019on lui abandonnait. \n\u2013 Venge -moi de cet inf\u00e2me de Wardes , murmura Milady \nentre ses dents, et je saurai bien me d\u00e9barrasser de toi ensuite, \ndouble sot, lame d\u2019\u00e9p\u00e9e vivant e ! \n\u2013 Tombe volontairement entre mes bras apr\u00e8s m\u2019avoir rai l-\nl\u00e9 si effront\u00e9ment, hypocrite et dangereuse femme, pensait \nd\u2019Artagnan de son c\u00f4t\u00e9, et ensuite je rirai de toi avec celui que tu \nveux tuer par ma main. \u00bb \nD\u2019Artagnan releva la t\u00eate. \n\u00ab Je suis pr\u00eat, dit -il. \n\u2013 Vous m\u2019avez donc comprise, cher monsieur d\u2019Artagnan ! \ndit Milady. \n\u2013 Je devinerais un de vos regards. \n\u2013 Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s\u2019est d\u00e9j\u00e0 \nacquis tant de renomm\u00e9e ? \n\u00c0 l\u2019instant m\u00eame. \nMais moi, dit Milady, comment paierai -je un pareil se r-\nvice ; je connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien \npour rien ? \n\u2013 Vous savez la seule r\u00e9ponse que je d\u00e9sire, dit d\u2019Artagnan, \nla seule qui soit digne de vous et de moi ! \u00bb \nEt il l\u2019attira doucement vers lui. \nElle r\u00e9sista \u00e0 peine. \n\u00ab Int\u00e9ress\u00e9 ! dit-elle en souriant. \n\u2013 Ah ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan v\u00e9ritablement emport\u00e9 par la pa s-\nsion que cette femme avait le don d\u2019allumer dans son c\u0153ur, ah ! \u2013 508 \u2013 c\u2019est que mon bonheur me para\u00eet invraisemblable, et qu\u2019ayant \ntoujours peur de le voir s\u2019envoler co mme un r\u00eave, j\u2019ai h\u00e2te d\u2019en \nfaire une r\u00e9alit\u00e9. \n\u2013 Eh bien, m\u00e9ritez donc ce pr\u00e9tendu bonheur. \n\u2013 Je suis \u00e0 vos ordres, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Bien s\u00fbr ? fit Milady avec un dernier doute. \n\u2013 Nommez -moi l\u2019inf\u00e2me qui a pu faire pleurer vos beaux \nyeux. \n\u2013 Qui vous dit q ue j\u2019ai pleur\u00e9 ? dit -elle. \n\u2013 Il me semblait\u2026 \n\u2013 Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady. \n\u2013 Tant mieux ! Voyons, dites -moi comment il s\u2019appelle. \n\u2013 Songez que son nom c\u2019est tout mon secret. \n\u2013 Il faut cependant que je sache son nom. \n\u2013 Oui, il le faut ; voyez si j\u2019ai confiance en vous ! \n\u2013 Vous me comblez de joie. Comment s\u2019appelle- t-il ? \n\u2013 Vous le connaissez. \n\u2013 Vraiment ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Ce n\u2019est pas un de mes amis ? reprit d\u2019Artagnan en jouant \nl\u2019h\u00e9sitation pour faire croire \u00e0 son ignorance. \n\u2013 Si c\u2019\u00e9tait un de vos amis, vous h\u00e9siteriez donc ? \u00bb s\u2019\u00e9cria \nMilady. Et un \u00e9clair de menace passa dans ses yeux. \n\u00ab Non, f\u00fbt -ce mon fr\u00e8re ! \u00bb s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan comme e m-\nport\u00e9 par l\u2019enthousiasme. \u2013 509 \u2013 Notre Gascon s\u2019avan\u00e7ait sans risque ; car il savait o\u00f9 il al-\nlait. \n\u00ab J\u2019aime votr e d\u00e9vouement, dit Milady. \n\u2013 H\u00e9las ! n\u2019aimez -vous que cela en moi ? demanda \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Je vous aime aussi, vous \u00bb, dit -elle en lui prenant la \nmain. \nEt l\u2019ardente pression fit frissonner d\u2019Artagnan, comme si, \npar le toucher, cette fi\u00e8vre qui br\u00fblait Milady le gagnait lui -\nm\u00eame. \n\u00ab Vous m\u2019aimez, vous ! s\u2019\u00e9cria -t-il. Oh ! si cela \u00e9tait, ce s e-\nrait \u00e0 en perdre la raison. \u00bb \nEt il l\u2019enveloppa de ses deux bras. Elle n\u2019essaya point \nd\u2019\u00e9carter ses l\u00e8vres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit \npas. \nSes l\u00e8vres \u00e9t aient froides : il sembla \u00e0 d\u2019Artagnan qu\u2019il v e-\nnait d\u2019embrasser une statue. \nIl n\u2019en \u00e9tait pas moins ivre de joie, \u00e9lectris\u00e9 d\u2019amour, il \ncroyait presque \u00e0 la tendresse de Milady ; il croyait presque au \ncrime de de Wardes . Si de Wardes e\u00fbt \u00e9t\u00e9 en ce moment s ous sa \nmain, il l\u2019e\u00fbt tu\u00e9. \nMilady saisit l\u2019occasion. \n\u00ab Il s\u2019appelle\u2026, dit -elle \u00e0 son tour. \n\u2013 De Wardes, je le sais, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \n\u2013 Et comment le savez -vous ? \u00bb demanda Milady en lui sa i-\nsissant les deux mains et en essayant de lire par ses yeux \njusqu\u2019au fond de son \u00e2me. \nD\u2019Artagnan sentit qu\u2019il s\u2019\u00e9tait laiss\u00e9 emporter, et qu\u2019il avait \nfait une faute. \u2013 510 \u2013 \u00ab Dites, dites, mais dites donc ! r\u00e9p\u00e9tait Milady, comment \nle savez -vous ? \n\u2013 Comment je le sais ? dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Je le sais, parce que, hier, de Wardes , dans un salon o\u00f9 \nj\u2019\u00e9tais, a montr\u00e9 une bague qu\u2019il a dit tenir de vous. \n\u2013 Le mis\u00e9rable ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Milady. \nL\u2019\u00e9pith\u00e8te, comme on le comprend bien, retentit jusqu\u2019au \nfond du c\u0153ur de d\u2019Artagnan. \n\u00ab Eh bien ? continua -t-elle. \n\u2013 Eh bien, je vous vengerai de ce mis\u00e9rable, reprit \nd\u2019Artagnan en se donnant des airs de don Japhet d\u2019Arm\u00e9nie. \n\u2013 Merci, mon brave ami ! s\u2019\u00e9cria Milady ; et quand serai -je \nveng\u00e9e ? \n\u2013 Demain, tout de suite, quand vous voudrez. \u00bb \nMilady allait s\u2019\u00e9crier : \u00ab Tout de suite \u00bb ; mais elle r \u00e9fl\u00e9chit \nqu\u2019une pareille pr\u00e9cipitation serait peu gracieuse pour \nd\u2019Artagnan. \nD\u2019ailleurs, elle avait mille pr\u00e9cautions \u00e0 prendre, mille co n-\nseils \u00e0 donner \u00e0 son d\u00e9fenseur, pour qu\u2019il \u00e9vit\u00e2t les explic ations \ndevant t\u00e9moins avec le comte. Tout cela se trouva p r\u00e9vu par un \nmot de d\u2019Artagnan. \n\u00ab Demain, dit -il, vous serez veng\u00e9e ou je serai mort. \n\u2013 Non ! dit -elle, vous me vengerez ; mais vous ne mourrez \npas. C\u2019est un l\u00e2che. \n\u2013 Avec les femmes peut -\u00eatre, mais pas avec les hommes. \nJ\u2019en sais quelque chose, moi. \u2013 511 \u2013 \u2013 Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous \nn\u2019avez pas eu \u00e0 vous plaindre de la fortune. \n\u2013 La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut \nme trahir demain. \n\u2013 Ce qui veut dire que vous h\u00e9sitez maintenant. \n\u2013 Non, je n\u2019h\u00e9site pas, Dieu m\u2019en ga rde ; mais serait -il juste \nde me laisser aller \u00e0 une mort possible sans m\u2019avoir donn\u00e9 au \nmoins un peu plus que de l\u2019espoir ? \u00bb \nMilady r\u00e9pondit par un coup d\u2019\u0153il qui voulait dire : \n\u00ab N\u2019est -ce que cela ? parlez donc. \u00bb \nPuis, accompagnant le coup d\u2019\u0153il de par oles explicatives. \n\u00ab C\u2019est trop juste, dit -elle tendrement. \n\u2013 Oh ! vous \u00eates un ange, dit le jeune homme. \n\u2013 Ainsi, tout est convenu ? dit -elle. \n\u2013 Sauf ce que je vous demande, ch\u00e8re \u00e2me ! \n\u2013 Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier \u00e0 ma \ntendresse ? \n\u2013 Je n\u2019ai pas de lendemain pour attendre. \n\u2013 Silence ; j\u2019entends mon fr\u00e8re : il est inutile qu\u2019il vous \ntrouve ici. \u00bb \nElle sonna ; Ketty parut. \n\u00ab Sortez par cette porte, dit -elle en poussant une petit porte \nd\u00e9rob\u00e9e, et revenez \u00e0 onze heures ; nous ach\u00e8vero ns cet entr e-\ntien : Ketty vous introduira chez moi. \u00bb \nLa pauvre enfant pensa tomber \u00e0 la renverse en entendant \nces paroles. \u2013 512 \u2013 \u00ab Eh bien, que faites -vous, mademoiselle, \u00e0 demeurer i m-\nmobile comme une statue ? Allons, reconduisez le chevalier ; et \nce soir, \u00e0 onz e heures, vous avez entendu ! \u00bb \n\u00ab Il para\u00eet que ses rendez -vous sont \u00e0 onze heures, pensa \nd\u2019Artagnan : c\u2019est une habitude prise. \u00bb \nMilady lui tendit une main qu\u2019il baisa tendrement. \n\u00ab Voyons, dit -il en se retirant et en r\u00e9pondant \u00e0 peine aux \nreproches de K etty, voyons, ne soyons pas un sot ; d\u00e9cid\u00e9ment \ncette femme est une grande sc\u00e9l\u00e9rate : prenons garde. \u00bb \u2013 513 \u2013 CHAPITRE XXXVII \nLE SECRET DE MILADY \n \nD\u2019Artagnan \u00e9tait sorti de l\u2019h\u00f4tel au lieu de monter tout de \nsuite chez Ketty, malgr\u00e9 les instances que lui avait fa ites la jeune \nfille, et cela pour deux raisons : la premi\u00e8re parce que de cette \nfa\u00e7on il \u00e9vitait les reproches, les r\u00e9criminations, les pri\u00e8res ; la \nseconde, parce qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas f\u00e2ch\u00e9 de lire un peu dans sa pen-\ns\u00e9e, et, s\u2019il \u00e9tait possible, dans celle de cette femme. \nTout ce qu\u2019il y avait de plus clair l\u00e0 -dedans, c\u2019est que \nd\u2019Artagnan aimait Milady comme un fou et qu\u2019elle ne l\u2019aimait \npas le moins du monde. Un instant d\u2019Artagnan comprit que ce \nqu\u2019il aurait de mieux \u00e0 faire serait de rentrer chez lui et d\u2019\u00e9crire \n\u00e0 Milady une longue lettre dans laquelle il lui avouerait que lui \net de Wardes \u00e9taient jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent absolument le m\u00eame, que \npar cons\u00e9quent il ne pouvait s\u2019engager, sous peine de suicide, \u00e0 tuer de Wardes . Mais lui aussi \u00e9tait \u00e9peronn\u00e9 d\u2019un f\u00e9roce d\u00e9sir \nde vengeance ; il voulait poss\u00e9der \u00e0 son tour cette femme sous \nson propre nom ; et comme cette vengeance lui paraissait avoir \nune certaine douceur, il ne voulait point y renoncer. \nIl fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retou r-\nnant de d ix pas en dix pas pour regarder la lumi\u00e8re de \nl\u2019appartement de Milady, qu\u2019on apercevait \u00e0 travers les jalo u-\nsies ; il \u00e9tait \u00e9v ident que cette fois la jeune femme \u00e9tait moins \npress\u00e9e que la premi\u00e8re de rentrer dans sa chambre. \nEnfin la lumi\u00e8re disparut. \nAvec cette lueur s\u2019\u00e9teignit la derni\u00e8re irr\u00e9solution dans le \nc\u0153ur de d\u2019Artagnan ; il se rappela les d\u00e9tails de la premi\u00e8re nuit, \net, le c\u0153ur bondissant, la t\u00eate en feu, il rentra dans l\u2019h\u00f4tel et se \npr\u00e9cipita dans la chambre de Ketty. \u2013 514 \u2013 La jeune fille, p\u00e2le comme la mort, tremblant de tous ses \nmembres, voulut arr\u00eater son amant ; mais Milady, l\u2019oreille au \nguet, avait entendu le bruit qu\u2019avait fait d\u2019Artagnan : elle ouvrit \nla porte. \n\u00ab Venez \u00bb, dit -elle. \nTout cela \u00e9tait d\u2019une si incroyable imprudence, d\u2019une si \nmonstr ueuse effronterie, qu\u2019\u00e0 peine si d\u2019Artagnan pouvait croire \n\u00e0 ce qu\u2019il voyait et \u00e0 ce qu\u2019il entendait. Il croyait \u00eatre entra\u00een\u00e9 \ndans quelqu\u2019une de ces intrigues fantastiques comme on en a c-\ncomplit en r\u00eave. \nIl ne s\u2019\u00e9lan\u00e7a pas moins vers Milady, c\u00e9dant \u00e0 cette attra c-\ntion que l\u2019aimant exerce sur le fer. La porte se referma derri\u00e8re \neux. \nKetty s\u2019\u00e9lan\u00e7a \u00e0 son tour contre la porte. \nLa jalousie, la fureur, l\u2019orgueil offens\u00e9, toutes les passions \nenfin qui se disputent le c\u0153ur d\u2019une femme amoureuse la pou s-\nsaient \u00e0 une r\u00e9v\u00e9lation ; mais elle \u00e9tait perdue si elle avouait \navoir donn\u00e9 les mains \u00e0 une pareille machination ; et, par -\ndessus tout, d\u2019Artagnan \u00e9tait perdu pour elle. Cette derni\u00e8re pens\u00e9e d\u2019amour lui conseilla encore ce dernier sacrifice. \nD\u2019Artagnan, de son c\u00f4t\u00e9, \u00e9tait arriv\u00e9 au comble de tous ses \nv\u0153ux : ce n\u2019\u00e9tait plus un rival qu\u2019on aimait en lui, c\u2019\u00e9tait lui -\nm\u00eame qu\u2019on avait l\u2019air d\u2019aimer. Une voix secr\u00e8te lui disait bien \nau fond du c\u0153ur qu\u2019il n\u2019\u00e9tait qu\u2019un instrument de vengeance \nque l\u2019on caressait en attendan t qu\u2019il donn\u00e2t la mort, mais \nl\u2019orgueil, mais l\u2019amour -propre, mais la folie faisaient taire cette \nvoix, \u00e9touffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose \nde confiance que nous lui connaissons, se comparait \u00e0 \nde Wardes et se demandait pourquoi, au bout du compte, on ne \nl\u2019aimerait pas, lui aussi, pour lui -m\u00eame. \nIl s\u2019abandonna donc tout entier aux sensations du moment. \nMilady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales \nqui l\u2019avait un instant \u00e9pouvant\u00e9, ce fut une ma\u00eetresse ardente et \u2013 515 \u2013 passionn\u00e9 e s\u2019abandonnant tout enti\u00e8re \u00e0 un amour qu\u2019elle se m-\nblait \u00e9prouver elle -m\u00eame. Deux heures \u00e0 peu pr\u00e8s s\u2019\u00e9coul\u00e8rent \nainsi. \nCependant les transports des deux amants se calm\u00e8rent ; \nMilady, qui n\u2019avait point les m\u00eames motifs que d\u2019Artagnan pour \noublier, revint l a premi\u00e8re \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 et demanda au jeune \nhomme si les mesures qui devaient amener le lendemain entre \nlui et de Wardes une rencontre \u00e9taient bien arr\u00eat\u00e9es d\u2019avance \ndans son esprit. \nMais d\u2019Artagnan, dont les id\u00e9es avaient pris un tout autre \ncours, s\u2019oubli a comme un sot et r\u00e9pondit galamment qu\u2019il \u00e9tait \nbien tard pour s\u2019occuper de duels \u00e0 coups d\u2019\u00e9p\u00e9e. \nCette froideur pour les seuls int\u00e9r\u00eats qui l\u2019occupassent ef-\nfraya Milady, dont les questions devinrent plus pressantes. \nAlors d\u2019Artagnan, qui n\u2019avait jamais s \u00e9rieusement pens\u00e9 \u00e0 \nce duel impossible, voulut d\u00e9tourner la conversation, mais il \nn\u2019\u00e9tait plus de force. \nMilady le contint dans les limites qu\u2019elle avait trac\u00e9es \nd\u2019avance avec son esprit irr\u00e9sistible et sa volont\u00e9 de fer. \nD\u2019Artagnan se crut fort spirituel en conseillant \u00e0 Milady de \nrenoncer, en pardonnant \u00e0 de Wardes , aux projets furieux \nqu\u2019elle avait form\u00e9s. \nMais aux premiers mots qu\u2019il dit, la jeune femme tressaillit \net s\u2019\u00e9loigna. \n\u00ab Auriez -vous peur, cher d\u2019Artagnan ? dit -elle d\u2019une voix \naigu\u00eb et railleus e qui r\u00e9sonna \u00e9trangement dans l\u2019obscurit\u00e9. \n\u2013 Vous ne le pensez pas, ch\u00e8re \u00e2me ! r\u00e9pondit d\u2019Artagnan ; \nmais enfin, si ce pauvre comte de Wardes \u00e9tait moins coupable \nque vous ne le pensez ? \n\u2013 En tout cas dit gravement Milady, il m\u2019a tromp\u00e9e, et du \nmoment o\u00f9 il m\u2019a tromp\u00e9e il a m\u00e9rit\u00e9 la mort. \u2013 516 \u2013 \u2013 Il mourra donc, puisque vous le condamnez ! \u00bb dit \nd\u2019Artagnan d\u2019un ton si ferme, qu\u2019il parut \u00e0 Milady l\u2019expression \nd\u2019un d\u00e9vouement \u00e0 toute \u00e9preuve. \nAussit\u00f4t elle se rapprocha de lui. \nNous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour M i-\nlady ; mais d\u2019Artagnan croyait \u00eatre pr\u00e8s d\u2019elle depuis deux \nheures \u00e0 peine lorsque le jour parut aux fentes des jalousies et bient\u00f4t envahit la chambre de sa lueur blafarde. \nAlors Milady, voyant que d\u2019Artagnan allait la quitter, lui \nrappela la promesse qu\u2019il lui avait faite de la venger de \nde Wardes . \n\u00ab Je suis tout pr\u00eat, dit d\u2019Artagnan, mais auparavant je vo u-\ndrais \u00eatre certain d\u2019une chose. \n\u2013 De laquelle ? demanda Milady. \n\u2013 C\u2019est que vous m\u2019aimez. \n\u2013 Je vous en ai donn\u00e9 la preuve, ce me s emble. \n\u2013 Oui, aussi je suis \u00e0 vous corps et \u00e2me. \n\u2013 Merci, mon brave amant ! mais de m\u00eame que je vous ai \nprouv\u00e9 mon amour, vous me prouverez le v\u00f4tre \u00e0 votre tour, \nn\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Certainement. Mais si vous m\u2019aimez comme vous me le \ndites, reprit d\u2019Artagnan , ne craignez -vous pas un peu pour moi ? \n\u2013 Que puis -je craindre ? \n\u2013 Mais enfin, que je sois bless\u00e9 dangereusement, tu\u00e9 \nm\u00eame. \n\u2013 Impossible, dit Milady, vous \u00eates un homme si vaillant et \nune si fine \u00e9p\u00e9e. \u2013 517 \u2013 \u2013 Vous ne pr\u00e9f\u00e9reriez donc point, reprit d\u2019Artagnan, un \nmoyen qui vous vengerait de m\u00eame tout en rendant inutile le \ncombat. \u00bb \nMilady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde \ndes premiers rayons du jour donnait \u00e0 ses yeux clairs une e x-\npression \u00e9trangement funeste. \n\u00ab Vraiment, dit -elle, je crois que voil\u00e0 que vous h\u00e9sitez \nmaintenant. \n\u2013 Non, je n\u2019h\u00e9site pas ; mais c\u2019est que ce pauvre comte \nde Wardes me fait vraiment peine depuis que vous ne l\u2019aimez \nplus, et il me semble qu\u2019un homme doit \u00eatre si cruellement puni \npar la perte seule de votre amour, qu\u2019il n\u2019a pas besoin d\u2019autre \nch\u00e2timent : \n\u2013 Qui vous dit que je l\u2019aie aim\u00e9 ? demanda Milady. \n\u2013 Au moins puis -je croire maintenant sans trop de fatuit\u00e9 \nque vous en aimez un autre, dit le jeune homme d\u2019un ton cares-sant, et je vous le r\u00e9p\u00e8te, je m\u2019int\u00e9resse au comt e. \n\u2013 Vous ? demanda Milady. \n\u2013 Oui moi. \n\u2013 Et pourquoi vous ? \n\u2013 Parce que seul je sais\u2026 \n\u2013 Quoi ? \n\u2013 Qu\u2019il est loin d\u2019\u00eatre ou plut\u00f4t d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 aussi coupable \nenvers vous qu\u2019il le para\u00eet. \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9 ! dit Milady d\u2019un air inquiet ; expliquez -vous, \ncar je ne s ais vraiment ce que vous voulez dire. \u00bb \nEt elle regardait d\u2019Artagnan, qui la tenait embrass\u00e9e avec \ndes yeux qui semblaient s\u2019enflammer peu \u00e0 peu. \u2013 518 \u2013 \u00ab Oui, je suis galant homme, moi ! dit d\u2019Artagnan d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 \nen finir ; et depuis que votre amour est \u00e0 moi, que je suis bien \ns\u00fbr de le poss\u00e9der, car je le poss\u00e8de, n\u2019est -ce pas ?\u2026 \n\u2013 Tout entier, continuez. \n\u2013 Eh bien, je me sens comme transport\u00e9, un aveu me p\u00e8se. \n\u2013 Un aveu ? \n\u2013 Si j\u2019eusse dout\u00e9 de votre amour je ne l\u2019eusse pas fait ; \nmais vous m\u2019aimez, ma belle ma\u00eetr esse ? n\u2019est -ce pas, vous \nm\u2019aimez ? \n\u2013 Sans doute. \n\u2013 Alors si par exc\u00e8s d\u2019amour je me suis rendu coupable e n-\nvers vous, vous me pardonnerez ? \n\u2013 Peut -\u00eatre ! \u00bb \nD\u2019Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu\u2019il p\u00fbt \nprendre, de rapprocher ses l\u00e8vres des l\u00e8vres de Milady, mais \ncelle -ci l\u2019\u00e9carta. \n\u00ab Cet aveu, dit -elle en p\u00e2lissant, quel est cet aveu ? \n\u2013 Vous aviez donn\u00e9 rendez -vous \u00e0 de Wardes , jeudi de r-\nnier, dans cette m\u00eame chambre, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Moi, non ! cela n\u2019est pas, dit Milady d\u2019un ton de voix si \nferme et d\u2019un visage si impassible, que si d\u2019Artagnan n\u2019e\u00fbt pas \neu une certitude si parfaite, il e\u00fbt dout\u00e9. \n\u2013 Ne mentez pas, mon bel ange, dit d\u2019Artagnan en souriant, \nce serait inutile. \n\u2013 Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir ! \n\u2013 Oh ! rassurez -vous, vous n\u2019\u00eates point coupable envers \nmoi, et je vous ai d\u00e9j\u00e0 pardonn\u00e9 ! \n\u2013 Apr\u00e8s, apr\u00e8s ? \u2013 519 \u2013 \u2013 De Wardes ne peut se glorifier de rien. \n\u2013 Pourquoi ? Vous m\u2019avez dit vous -m\u00eame que cette bague\u2026 \n\u2013 Cette bague, mon amour, c\u2019est moi qui l\u2019ai. Le comte \nde Wardes de jeud i et le d\u2019Artagnan d\u2019aujourd\u2019hui sont la m\u00eame \npersonne. \u00bb \nL\u2019imprudent s\u2019attendait \u00e0 une surprise m\u00eal\u00e9e de pudeur, \u00e0 \nun petit orage qui se r\u00e9soudrait en larmes ; mais il se trompait \n\u00e9trangement, et son erreur ne fut pas longue. \nP\u00e2le et terrible, Milady se r edressa, et, repoussant \nd\u2019Artagnan d\u2019un violent coup dans la poitrine, elle s\u2019\u00e9lan\u00e7a hors \ndu lit. \nIl faisait alors presque grand jour. \nD\u2019Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes \npour implorer son pardon ; mais elle, d\u2019un mouvement puissa nt \net r\u00e9solu, elle essaya de fuir. Alors la batiste se d\u00e9chira en lai s-\nsant \u00e0 nu les \u00e9paules et sur l\u2019une de ces belles \u00e9paules rondes et \nblanches, d\u2019Artagnan avec un saisissement inexprimable, r e-\nconnut la fleur de lis, cette marque ind\u00e9l\u00e9bile qu\u2019imprime la \nmain infamante du bourreau. \n\u00ab Grand Dieu ! \u00bb s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan en l\u00e2chant le peignoir. \nEt il demeura muet, immobile et glac\u00e9 sur le lit. \nMais Milady se sentait d\u00e9nonc\u00e9e par l\u2019effroi m\u00eame de \nd\u2019Artagnan. Sans doute il avait tout vu : le jeune homme mai n-\ntenant savait son secret, secret terrible, que tout le monde ign o-\nrait, except\u00e9 lui. \nElle se retourna, non plus comme une femme furieuse mais \ncomme une panth\u00e8re bless\u00e9e. \n\u00ab Ah ! mis\u00e9rable, dit -elle, tu m\u2019as l\u00e2chement trahie, et de \nplus tu as mon secret ! Tu mou rras ! \u00bb \u2013 520 \u2013 Et elle courut \u00e0 un coffret de marqueterie pos\u00e9 sur la to i-\nlette, l\u2019ouvrit d\u2019une main fi\u00e9vreuse et tremblante, en tira un petit \npoignard \u00e0 manche d\u2019or, \u00e0 la lame aigu\u00eb et mince et revint d\u2019un \nbond sur d\u2019Artagnan \u00e0 demi nu. \nQuoique le jeune homme f\u00fb t brave, on le sait, il fut \u00e9po u-\nvant\u00e9 de cette figure boulevers\u00e9e, de ces pupilles dilat\u00e9es horr i-\nblement, de ces joues p\u00e2les et de ces l\u00e8vres sanglantes ; il recula \njusqu\u2019\u00e0 la ruelle, comme il e\u00fbt fait \u00e0 l\u2019approche d\u2019un serpent qui e\u00fbt ramp\u00e9 vers lui, et s on \u00e9p\u00e9e se rencontrant sous sa main \nsouill\u00e9e de sueur, il la tira du fourreau. \nMais sans s\u2019inqui\u00e9ter de l\u2019\u00e9p\u00e9e, Milady essaya de remonter \nsur le lit pour le frapper, et elle ne s\u2019arr\u00eata que lorsqu\u2019elle sentit la pointe aigu\u00eb sur sa gorge. \nAlors elle essaya de saisir cette \u00e9p\u00e9e avec les mains mais \nd\u2019Artagnan l\u2019\u00e9carta toujours de ses \u00e9treintes et, la lui pr\u00e9sentant tant\u00f4t aux yeux, tant\u00f4t \u00e0 la poitrine, il se laissa glisser \u00e0 bas du \nlit, cherchant pour faire retraite la porte qui conduisait chez \nKetty. \nMilady , pendant ce temps, se ruait sur lui avec d\u2019horribles \ntransports, rugissant d\u2019une fa\u00e7on formidable. \nCependant cela ressemblait \u00e0 un duel, aussi d\u2019Artagnan se \nremettait petit \u00e0 petit. \n\u00ab Bien, belle dame, bien ! disait -il, mais, de par Dieu, ca l-\nmez -vous, ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l\u2019autre \n\u00e9paule. \n\u2013 Inf\u00e2me ! inf\u00e2me ! \u00bb hurlait Milady. \nMais d\u2019Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur \nla d\u00e9fensive. \nAu bruit qu\u2019ils faisaient, elle renversant les meubles pour \naller \u00e0 lui, lui s\u2019abri tant derri\u00e8re les meubles pour se garantir \nd\u2019elle, Ketty ouvrit la porte. D\u2019Artagnan, qui avait sans cesse man\u0153uvr\u00e9 pour se rapprocher de cette porte, n\u2019en \u00e9tait plus \u2013 521 \u2013 qu\u2019\u00e0 trois pas. D\u2019un seul \u00e9lan il s\u2019\u00e9lan\u00e7a de la chambre de Milady \ndans celle de la suiva nte, et, rapide comme l\u2019\u00e9clair, il referma la \nporte, contre laquelle il s\u2019appuya de tout son poids tandis que \nKetty poussait les verrous. \nAlors Milady essaya de renverser l\u2019arc -boutant qui \nl\u2019enfermait dans sa chambre, avec des forces bien au -dessus de \ncelles d\u2019une femme ; puis, lorsqu\u2019elle sentit que c\u2019\u00e9tait chose \nimpossible, elle cribla la porte de coups de poignard, dont quelques -uns travers\u00e8rent l\u2019\u00e9paisseur du bois. \nChaque coup \u00e9tait accompagn\u00e9 d\u2019une impr\u00e9cation terrible. \n\u00ab Vite, vite, Ketty, dit d\u2019Artag nan \u00e0 demi -voix lorsque les \nverrous furent mis, fais -moi sortir de l\u2019h\u00f4tel, ou si nous lui lai s-\nsons le temps de se retourner, elle me fera tuer par les laquais. \n\u2013 Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous \u00eates \ntout nu. \n\u2013 C\u2019est vrai, dit d\u2019Artag nan, qui s\u2019aper\u00e7ut alors seulement \ndu costume dans lequel il se trouvait, c\u2019est vrai ; habille -moi \ncomme tu pourras, mais h\u00e2tons -nous ; comprends -tu, il y va de \nla vie et de la mort ! \u00bb \nKetty ne comprenait que trop ; en un tour de main elle \nl\u2019affubla d\u2019une robe \u00e0 fleurs, d\u2019une large coiffe et d\u2019un mantelet ; \nelle lui donna des pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds \nnus, puis elle l\u2019entra\u00eena par les degr\u00e9s. Il \u00e9tait temps, Milady \navait d\u00e9j\u00e0 sonn\u00e9 et r\u00e9veill\u00e9 tout l\u2019h\u00f4tel. Le portier tira le cordon \n\u00e0 la voix de Ketty au moment m\u00eame o\u00f9 Milady, \u00e0 demi nue de \nson c\u00f4t\u00e9, criait par la fen\u00eatre : \n\u00ab N\u2019ouvrez pas ! \u00bb \u2013 522 \u2013 CHAPITRE XXXVIII \nCOMMENT, SANS SE D\u00c9RANGER, \nATHOS TROUVA SON \u00c9QUIPEMENT \n \nLe jeune homme s\u2019enfuit tandis qu\u2019elle le mena\u00e7ait encore \nd\u2019un geste impu issant. Au moment o\u00f9 elle le perdit de vue, M i-\nlady tomba \u00e9vanouie dans sa chambre. \nD\u2019Artagnan \u00e9tait tellement boulevers\u00e9, que, sans \ns\u2019inqui\u00e9ter de ce que deviendrait Ketty, il traversa la moiti\u00e9 de \nParis tout en courant, et ne s\u2019arr\u00eata que devant la porte d\u2019Athos. \nL\u2019\u00e9garement de son esprit, la terreur qui l\u2019\u00e9peronnait, les cris de \nquelques patrouilles qui se mirent \u00e0 sa poursuite, et les hu\u00e9es de \nquelques passants qui, malgr\u00e9 l\u2019heure peu avanc\u00e9e, se rendaient \n\u00e0 leurs affaires, ne firent que pr\u00e9cipiter sa co urse. \nIl traversa la cour, monta les deux \u00e9tages d\u2019Athos et frappa \n\u00e0 la porte \u00e0 tout rompre. \nGrimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. \nD\u2019Artagnan s\u2019\u00e9lan\u00e7a avec tant de force dans l\u2019antichambre qu\u2019il \nfaillit le culbuter en entrant. \nMalgr\u00e9 le mutisme habituel du pauvre gar\u00e7on, cette fois la \nparole lui revint. \n\u00ab H\u00e9, l\u00e0, l\u00e0 ! s\u2019\u00e9cria -t-il, que voulez -vous, coureuse ? que \ndemandez -vous, dr\u00f4lesse ? \u00bb \nD\u2019Artagnan releva ses coiffes et d\u00e9gagea ses mains de de s-\nsous son mantelet ; \u00e0 la vue de ses moustaches et de son \u00e9p\u00e9e \nnue, le pauvre diable s\u2019aper\u00e7ut qu\u2019il avait affaire \u00e0 un homme. \nIl crut alors que c\u2019\u00e9tait quelque assassin. \u2013 523 \u2013 \u00ab Au secours ! \u00e0 l\u2019aide ! au secours ! s\u2019\u00e9cria -t-il. \n\u2013 Tais -toi, malheureux ! dit le jeune homme, je suis \nd\u2019Artagnan, ne me reconnais -tu pas ? O\u00f9 est ton ma\u00eetre ? \n\u2013 Vous, monsieur d\u2019Artagnan ! s\u2019\u00e9cria Grimaud \u00e9pouvant\u00e9. \nImpossible. \n\u2013 Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe \nde chambre, je crois que vous vous permettez de parler. \n\u2013 Ah ! monsieur ! c\u2019est que\u2026 \n\u2013 Silence. \u00bb \nGrimau d se contenta de montrer du doigt d\u2019Artagnan \u00e0 son \nma\u00eetre. \nAthos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu\u2019il \n\u00e9tait, il partit d\u2019un \u00e9clat de rire que motivait bien la mascarade \n\u00e9trange qu\u2019il avait sous les yeux : coiffes de travers, jupes to m-\nbantes su r les souliers ; manches retrouss\u00e9es et moustaches \nraides d\u2019\u00e9motion. \n\u00ab Ne riez pas, mon ami, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan ; de par le Ciel \nne riez pas, car, sur mon \u00e2me, je vous le dis, il n\u2019y a point de \nquoi rire. \u00bb \nEt il pronon\u00e7a ces mots d\u2019un air si solennel et a vec une \n\u00e9pouvante si vraie qu\u2019Athos lui prit aussit\u00f4t les mains en \ns\u2019\u00e9criant : \n\u00ab Seriez -vous bless\u00e9, mon ami ? vous \u00eates bien p\u00e2le ! \n\u2013 Non, mais il vient de m\u2019arriver un terrible \u00e9v\u00e9nement. \n\u00cates -vous seul, Athos ? \n\u2013 Pardieu ! qui voulez -vous donc qui soit chez moi \u00e0 cette \nheure ? \n\u2013 Bien, bien. \u00bb \u2013 524 \u2013 Et d\u2019Artagnan se pr\u00e9cipita dans la chambre d\u2019Athos. \n\u00ab H\u00e9, parlez ! dit celui -ci en refermant la porte et en pou s-\nsant les verrous pour n\u2019\u00eatre pas d\u00e9rang\u00e9s. Le roi est -il mort ? \navez -vous tu\u00e9 M. le cardinal ? vous \u00eate s tout renvers\u00e9 ; voyons, \nvoyons, dites, car je meurs v\u00e9ritablement d\u2019inqui\u00e9tude. \n\u2013 Athos, dit d\u2019Artagnan se d\u00e9barrassant de ses v\u00eatements \nde femme et apparaissant en chemise, pr\u00e9parez -vous \u00e0 entendre \nune histoire incroyable, inou\u00efe. \n\u2013 Prenez d\u2019abord cette robe de chambre \u00bb, dit le mousqu e-\ntaire \u00e0 son ami. \nD\u2019Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche \npour une autre tant il \u00e9tait encore \u00e9mu. \n\u00ab Eh bien ? dit Athos. \n\u2013 Eh bien, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan en se courbant vers l\u2019oreille \nd\u2019Athos et en baissant l a voix, Milady est marqu\u00e9e d\u2019une fleur de \nlis \u00e0 l\u2019\u00e9paule. \n\u2013 Ah ! cria le mousquetaire comme s\u2019il e\u00fbt re\u00e7u une balle \ndans le c\u0153ur. \n\u2013 Voyons, dit d\u2019Artagnan, \u00eates -vous s\u00fbr que l\u2019autre soit \nbien morte ? \n\u2013 L\u2019autre ? dit Athos d\u2019une voix si sourde, qu\u2019\u00e0 peine s i \nd\u2019Artagnan l\u2019entendit. \n\u2013 Oui, celle dont vous m\u2019avez parl\u00e9 un jour \u00e0 Amiens. \u00bb \nAthos poussa un g\u00e9missement et laissa tomber sa t\u00eate dans \nses mains. \n\u00ab Celle- ci, continua d\u2019Artagnan, est une femme de vingt -six \n\u00e0 vingt -huit ans. \n\u2013 Blonde, dit Athos, n\u2019est -ce pas ? \u2013 525 \u2013 \u2013 Oui. \n\u2013 Des yeux clair s, d\u2019une clart\u00e9 \u00e9trange, avec des cils et \nsourcils noirs ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Grande, bien faite ? Il lui manque une dent pr\u00e8s de \nl\u2019\u0153ill\u00e8re gauche. \n\u2013 Oui. \n\u2013 La fleur de lis est petite, rousse de couleur et comme ef-\nfac\u00e9e par les couches de p\u00e2te qu\u2019on y applique. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Cependant vous dites qu\u2019elle est anglaise ! \n\u2013 On l\u2019appelle Milady, mais elle peut \u00eatre fran\u00e7aise. Malgr\u00e9 \ncela, Lord de Winter n\u2019est que son beau -fr\u00e8re. \n\u2013 Je veux la voir, d\u2019Artagnan. \n\u2013 Prenez garde, Athos, prenez garde ; vous avez voulu la \ntuer, elle est femme \u00e0 vous rendre la pareille et \u00e0 ne pas vous \nmanquer. \n\u2013 Elle n\u2019osera rien dire, car ce serait se d\u00e9noncer elle -\nm\u00eame. \n\u2013 Elle est capable de tout ! L\u2019avez -vous jamais vue f u-\nrieuse ? \n\u2013 Non, dit Athos. \n\u2013 Une tigresse, une panth\u00e8re ! Ah ! mon cher Athos ! j\u2019ai \nbien peur d\u2019avoir attir\u00e9 sur nous deux une vengeance terrible ! \u00bb \nD\u2019Artagnan raconta tout alors : la col\u00e8re insens\u00e9e de Mil a-\ndy et ses menaces de mort. \u2013 526 \u2013 \u00ab Vous avez raison, et, sur mon \u00e2me, je donnerais ma vie \npour un c heveu, dit Athos. Heureusement, c\u2019est apr\u00e8s -demain \nque nous quittons Paris ; nous allons, selon toute probabilit\u00e9, \u00e0 \nLa Rochelle, et une fois partis\u2026 \n\u2013 Elle vous suivra jusqu\u2019au bout du monde, Athos, si elle \nvous reconna\u00eet ; laissez donc sa haine s\u2019exercer sur moi seul. \n\u2013 Ah ! mon cher ! que m\u2019importe qu\u2019elle me tue ! dit Athos ; \nest-ce que par hasard vous croyez que je tiens \u00e0 la vie ? \n\u2013 Il y a quelque horrible myst\u00e8re sous tout cela, Athos ! \ncette femme est l\u2019espion du cardinal, j\u2019en suis s\u00fbr ! \n\u2013 En ce ca s, prenez garde \u00e0 vous. Si le cardinal ne vous a \npas dans une haute admiration pour l\u2019affaire de Londres, il vous \na en grande haine ; mais comme, au bout du compte, il ne peut \nrien vous reprocher ostensiblement, et qu\u2019il faut que haine se \nsatisfasse, surto ut quand c\u2019est une haine de cardinal, prenez \ngarde \u00e0 vous ! Si vous sortez, ne sortez pas seul ; si vous mangez, \nprenez vos pr\u00e9cautions : m\u00e9fiez -vous de tout enfin, m\u00eame de \nvotre ombre. \n\u2013 Heureusement, dit d\u2019Artagnan, qu\u2019il s\u2019agit seulement \nd\u2019aller jusqu\u2019\u00e0 apr\u00e8s -demain soir sans encombre, car une fois \u00e0 \nl\u2019arm\u00e9e nous n\u2019aurons plus, je l\u2019esp\u00e8re, que des hommes \u00e0 \ncraindre. \n\u2013 En attendant, dit Athos, je renonce \u00e0 mes projets de r \u00e9-\nclusion, et je vais partout avec vous : il faut que vous retourniez \nrue des Fossoy eurs, je vous accompagne. \n\u2013 Mais si pr\u00e8s que ce soit d\u2019ici, reprit d\u2019Artagnan, je ne puis \ny retourner comme cela. \n\u2013 C\u2019est juste \u00bb, dit Athos. Et il tira la sonnette. \nGrimaud entra. \nAthos lui fit signe d\u2019aller chez d\u2019Artagnan, et d\u2019en rapporter \ndes habits. \u2013 527 \u2013 Grimaud r\u00e9pondit par un autre signe qu\u2019il comprenait pa r-\nfaitement et partit. \n\u00ab Ah \u00e7\u00e0 ! mais voil\u00e0 qui ne nous avance pas pour \nl\u2019\u00e9quipement cher ami, dit Athos ; car, si je ne m\u2019abuse, vous \navez laiss\u00e9 toute votre d\u00e9froque chez Milady, qui n\u2019aura sans \ndoute pas l\u2019attention de vous la retourner. Heureusement que \nvous avez le saphir. \n\u2013 Le saphir est \u00e0 vous, mon cher Athos ! ne m\u2019avez -vous \npas dit que c\u2019\u00e9tait une bague de famille ? \n\u2013 Oui, mon p\u00e8re l\u2019acheta deux mille \u00e9cus, \u00e0 ce qu\u2019il me dit \nautrefois ; il faisa it partie des cadeaux de noces qu\u2019il fit \u00e0 ma \nm\u00e8re ; et il est magnifique. Ma m\u00e8re me le donna, et moi, fou \nque j\u2019\u00e9tais, plut\u00f4t que de garder cette bague comme une relique \nsainte, je la donnai \u00e0 mon tour \u00e0 cette mis\u00e9rable. \n\u2013 Alors, mon cher, reprenez cette bague, \u00e0 laquelle je co m-\nprends que vous devez tenir. \n\u2013 Moi, reprendre cette bague, apr\u00e8s qu\u2019elle a pass\u00e9 par les \nmains de l\u2019inf\u00e2me ! jamais : cette bague est souill\u00e9e, d\u2019Artagnan. \n\u2013 Vendez -la donc. \n\u2013 Vendre un diamant qui vient de ma m\u00e8re ! je vous avoue \nque je regarderais cela comme une profanation. \n\u2013 Alors engagez -la, on vous pr\u00eatera bien dessus un millier \nd\u2019\u00e9cus. Avec cette somme vous serez au -dessus de vos affaires, \npuis, au premier argent qui vous rentrera, vous la d\u00e9gagerez, et \nvous la reprendrez lav \u00e9e de ses anciennes taches, car elle aura \npass\u00e9 par les mains des usuriers. \u00bb \nAthos sourit. \n\u00ab Vous \u00eates un charmant compagnon, dit -il, mon cher \nd\u2019Artagnan ; vous relevez par votre \u00e9ternelle gaiet\u00e9 les pauvres \nesprits dans l\u2019affliction. Eh bien, oui, engage ons cette bague, \nmais \u00e0 une condition ! \u2013 528 \u2013 \u2013 Laquelle ? \n\u2013 C\u2019est qu\u2019il y aura cinq cents \u00e9cus pour vous et cinq cents \n\u00e9cus pour moi. \n\u2013 Y songez -vous, Athos ? je n\u2019ai pas besoin du quart de \ncette somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma \nselle je me la procurerai. Que me faut -il ? Un cheval pour Pla n-\nchet, vo il\u00e0 tout. Puis vous oubliez que j\u2019ai une bague aussi. \n\u2013 \u00c0 laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je \nne tiens, moi, \u00e0 la mienne ; du moins j\u2019ai cru m\u2019en apercevoir. \n\u2013 Oui, car dans une circonstance extr\u00eame elle peut nous t i-\nrer non seulement de quelque grand embarras mais encore de \nquelque grand danger ; c\u2019est non seulement un diamant pr \u00e9-\ncieux, mais c\u2019est encore un talisman enchant\u00e9. \nJe ne vous comprends pas, mais je crois \u00e0 ce que vous m e \ndites. Revenons donc \u00e0 ma bague, ou plut\u00f4t \u00e0 la v\u00f4tre, vous to u-\ncherez la moiti\u00e9 de la somme qu\u2019on nous donnera sur elle ou je \nla jette dans la Seine, et je doute que, comme \u00e0 Polycrate, \nquelque poisson soit assez complaisant pour nous la rapporter. \n\u2013 Eh bien, donc, j\u2019accepte ! \u00bb dit d\u2019Artagnan. \nEn ce moment Grimaud rentra accompagn\u00e9 de Planchet ; \ncelui -ci, inquiet de son ma\u00eetre et curieux de savoir ce qui lui \n\u00e9tait arriv\u00e9, avait profit\u00e9 de la circonstance et apportait les h a-\nbits lui -m\u00eame. \nD\u2019Artagnan s\u2019hab illa, Athos en fit autant : puis quand tous \ndeux furent pr\u00eats \u00e0 sortir, ce dernier fit \u00e0 Grimaud le signe d\u2019un homme qui met en joue ; celui -ci d\u00e9crocha aussit\u00f4t son mou s-\nqueton et s\u2019appr\u00eata \u00e0 accompagner son ma\u00eetre. \nAthos et d\u2019Artagnan suivis de leurs vale ts arriv\u00e8rent sans \nincident \u00e0 la rue des Fossoyeurs. Bonacieux \u00e9tait sur la porte, il \nregarda d\u2019Artagnan d\u2019un air goguenard. \u2013 529 \u2013 \u00ab Eh, mon cher locataire ! dit -il, h\u00e2tez -vous donc, vous avez \nune belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, \nvous le savez, n\u2019aiment pas qu\u2019on les fasse attendre ! \n\u2013 C\u2019est Ketty ! \u00bb s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \nEt il s\u2019\u00e9lan\u00e7a dans l\u2019all\u00e9e. \nEffectivement, sur le carr\u00e9 conduisant \u00e0 sa chambre, et t a-\npie contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante. \nD\u00e8s qu\u2019elle l\u2019a per\u00e7ut : \n\u00ab Vous m\u2019avez promis votre protection, vous m\u2019avez promis \nde me sauver de sa col\u00e8re, dit -elle ; souvenez -vous que c\u2019est \nvous qui m\u2019avez perdue ! \n\u2013 Oui, sans doute, dit d\u2019Artagnan, sois tranquille, Ketty. \nMais qu\u2019est -il arriv\u00e9 apr\u00e8s mon d\u00e9part ? \n\u2013 Le sais -je ? dit Ketty. Aux cris qu\u2019elle a pouss\u00e9s les l a-\nquais sont accourus elle \u00e9tait folle de col\u00e8re ; tout ce qu\u2019il existe \nd\u2019impr\u00e9cations elle les a vomies contre vous. Alors j\u2019ai pens\u00e9 \nqu\u2019elle se rappellerait que c\u2019\u00e9tait par ma chambre que vous aviez \np\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans la sienne, et qu\u2019alors elle songerait que j\u2019\u00e9tais votre \ncomplice ; j\u2019ai pris le peu d\u2019argent que j\u2019avais, mes hardes les \nplus pr\u00e9cieuses, et je me suis sauv\u00e9e. \n\u2013 Pauvre enfant ! Mais que vais -je faire de toi ? Je pars \napr\u00e8s -demain. \n\u2013 Tout ce q ue vous voudrez, Monsieur le chevalier, faites -\nmoi quitter Paris, faites -moi quitter la France. \n\u2013 Je ne puis cependant pas t\u2019emmener avec moi au si\u00e8ge de \nLa Rochelle, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Non ; mais vous pouvez me placer en province, chez \nquelque dame de votr e connaissance : dans votre pays, par \nexemple. \u2013 530 \u2013 \u2013 Ah ! ma ch\u00e8re amie ! dans mon pays les dames n\u2019ont \npoint de femmes de chambre. Mais, attends, j\u2019ai ton affaire. \nPlanchet, va me chercher Aramis : qu\u2019il vienne tout de suite. \nNous avons quelque chose de tr\u00e8s important \u00e0 lui dire. \n\u2013 Je comprends, dit Athos ; mais pourquoi pas Porthos ? Il \nme semble que sa marquise\u2026 \n\u2013 La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de \nson mari, dit d\u2019Artagnan en riant. D\u2019ailleurs Ketty ne voudrait \npas demeurer rue aux Our s, n\u2019est -ce pas, Ketty ? \n\u2013 Je demeurerai o\u00f9 l\u2019on voudra, dit Ketty, pourvu que je \nsois bien cach\u00e9e et que l\u2019on ne sache pas o\u00f9 je suis. \n\u2013 Maintenant, Ketty, que nous allons nous s\u00e9parer, et par \ncons\u00e9quent que tu n\u2019es plus jalouse de moi\u2026 \n\u2013 Monsieur le chev alier, de loin ou de pr\u00e8s, dit Ketty, je \nvous aimerai toujours. \u00bb \n\u00ab O\u00f9 diable la constance va -t-elle se nicher ? \u00bb murmura \nAthos. \n\u00ab Moi aussi, dit d\u2019Artagnan, moi aussi, je t\u2019aimerai to u-\njours, sois tranquille. Mais voyons, r\u00e9ponds- moi. Maintenant \nj\u2019attache une grande importance \u00e0 la question que je te fais : \nn\u2019aurais -tu jamais entendu parler d\u2019une jeune dame qu\u2019on a u-\nrait enlev\u00e9e pendant une nuit. \n\u2013 Attendez donc\u2026 Oh ! mon Dieu ! monsieur le chevalier, \nest-ce que vous aimez encore cette femme ? \n\u2013 Non, c\u2019est un de mes amis qui l\u2019aime. Tiens, c\u2019est Athos \nque voil\u00e0. \n\u2013 Moi ! s\u2019\u00e9cria Athos avec un accent pareil \u00e0 celui d\u2019un \nhomme qui s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019il va marcher sur une couleuvre. \n\u2013 Sans doute, vous ! fit d\u2019Artagnan en serrant la main \nd\u2019Athos. Vous savez bien l\u2019int \u00e9r\u00eat que nous prenons tous \u00e0 cette \u2013 531 \u2013 pauvre petite Mme Bonacieux. D\u2019ailleurs Ketty ne dira rien : \nn\u2019est -ce pas, Ketty ? Tu comprends, mon enfant, continua \nd\u2019Artagnan, c\u2019est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur \nle pas de la porte en entrant ici. \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria Ketty, vous me rappelez ma peur ; \npourvu qu\u2019il ne m\u2019ait pas reconnue ! \n\u2013 Comment, reconnue ! tu as donc d\u00e9j\u00e0 vu cet homme ? \n\u2013 Il est venu deux fois chez Milady. \n\u2013 C\u2019est cela. Vers quelle \u00e9poque ? \n\u2013 Mais il y a quinze ou dix -huit jour s \u00e0 peu pr\u00e8s. \n\u2013 Justement. \n\u2013 Et hier soir il est revenu. \n\u2013 Hier soir. \n\u2013 Oui, un instant avant que vous vinssiez vous -m\u00eame. \n\u2013 Mon cher Athos, nous sommes envelopp\u00e9s dans un r \u00e9-\nseau d\u2019espions ! Et tu crois qu\u2019il t\u2019a reconnue, Ketty ? \n\u2013 J\u2019ai baiss\u00e9 ma coiffe e n l\u2019apercevant, mais peut -\u00eatre \u00e9tait -\nil trop tard. \n\u2013 Descendez, Athos, vous dont il se m\u00e9fie moins que de \nmoi, et voyez s\u2019il est toujours sur sa porte. \u00bb \nAthos descendit et remonta bient\u00f4t. \n\u00ab Il est parti, dit -il, et la maison est ferm\u00e9e. \n\u2013 Il est all\u00e9 fai re son rapport, et dire que tous les pigeons \nsont en ce moment au colombier. \n\u2013 Eh bien, mais, envolons -nous, dit Athos, et ne laissons ici \nque Planchet pour nous rapporter les nouvelles. \u2013 532 \u2013 \u2013 Un instant ! Et Aramis que nous avons envoy\u00e9 chercher ! \n\u2013 C\u2019est jus te, dit Athos, attendons Aramis. \nEn ce moment Aramis entra. \nOn lui exposa l\u2019affaire, et on lui dit comment il \u00e9tait urgent \nque parmi toutes ses hautes connaissances il trouv\u00e2t une place \u00e0 \nKetty. \nAramis r\u00e9fl\u00e9chit un instant, et dit en rougissant : \n\u00ab Cela vo us rendra -t-il bien r\u00e9ellement service, d\u2019Artagnan. \n\u2013 Je vous en serai reconnaissant toute ma vie. \n\u2013 Eh bien, Mme de Bois -Tracy m\u2019a demand\u00e9, pour une de \nses amies qui habite la province, je crois, une femme \nde chambre s\u00fbre ; et si vous pouvez, mon cher d\u2019A rtagnan, me \nr\u00e9pondre de mademoiselle\u2026 \n\u2013 Oh ! monsieur, s\u2019\u00e9cria Ketty, je serai toute d\u00e9vou\u00e9e, \nsoyez -en certain, \u00e0 la personne qui me donnera les moyens de \nquitter Paris. \n\u2013 Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux. \u00bb \nIl se mit \u00e0 une table et \u00e9crivit un peti t mot qu\u2019il cacheta \navec une bague, et donna le billet \u00e0 Ketty. \n\u00ab Maintenant, mon enfant, dit d\u2019Artagnan, tu sais qu\u2019il ne \nfait pas meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi s\u00e9parons-\nnous. Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs. \n\u2013 Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et \ndans quelque lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant encore comme je vous aime aujourd\u2019hui. \u00bb \n\u00ab Serment de joueur \u00bb, dit Athos pendant que d\u2019Artagnan \nallait reconduire Ketty sur l\u2019escalier. \u2013 533 \u2013 Un instant apr\u00e8s, les trois jeunes gens se s\u00e9par\u00e8rent en \nprenant rendez -vous \u00e0 quatre heures chez Athos et en laissant \nPlanchet pour garder la maison. \nAramis rentra chez lui, et Athos et d\u2019Artagnan \ns\u2019inqui\u00e9t\u00e8rent du placement du saphir. \nComme l\u2019avait pr\u00e9vu notre Ga scon, on trouva facilement \ntrois cents pistoles sur la bague. De plus, le juif annon\u00e7a que si \non voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magn i-\nfique pour des boucles d\u2019oreilles, il en donnerait jusqu\u2019\u00e0 cinq cents pistoles. \nAthos et d\u2019Artagnan, avec l\u2019activit\u00e9 de deux soldats et la \nscience de deux connaisseurs, mirent trois heures \u00e0 peine \u00e0 acheter tout l\u2019\u00e9quipement du mousquetaire. D\u2019ailleurs Athos \n\u00e9tait de bonne composition et grand seigneur jusqu\u2019au bout des \nongles. Chaque fois qu\u2019une chose lui convenait, il payait le prix \ndemand\u00e9 sans essayer m\u00eame d\u2019en rabattre. D\u2019Artagnan voulait bien l\u00e0 -dessus faire ses observations, mais Athos lui posait la \nmain sur l\u2019\u00e9paule en souriant, et d\u2019Artagnan comprenait que c\u2019\u00e9tait bon pour lui, petit gentilhomm e gascon, de marchander, \nmais non pour un homme qui avait les airs d\u2019un prince. \nLe mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir \ncomme du jais, aux narines de feu, aux jambes fines et \u00e9l \u00e9-\ngantes, qui prenait six ans. Il l\u2019examina et le trouva sans d\u00e9f aut. \nOn le lui fit mille livres. \nPeut -\u00eatre l\u2019e\u00fbt -il eu pour moins ; mais tandis que \nd\u2019Artagnan discutait sur le prix avec le maquignon, Athos com p-\ntait les cent pistoles sur la table. \nGrimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui co\u00fbta trois \ncents livres. \nMais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud \nachet\u00e9es, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles d\u2019Athos. D\u2019Artagnan offrit \u00e0 son ami de mordre une bouch\u00e9e \u2013 534 \u2013 dans la part qui lui revenait, quitte \u00e0 lui rendre plus tard ce qu\u2019il \nlui aurait emprunt\u00e9. \nMais Athos, pour toute r\u00e9ponse, se contenta de hausser les \n\u00e9paules. \n\u00ab Combien le juif donnait -il du saphir pour l\u2019avoir en toute \npropri\u00e9t\u00e9 ? demanda Athos. \n\u2013 Cinq cents pistoles. \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire, deux cents pistoles de plus ; cent pistole s \npour vous, cent pistoles pour moi. Mais c\u2019est une v\u00e9ritable fo r-\ntune, cela, mon ami, retournez chez le juif. \n\u2013 Comment, vous voulez\u2026 \n\u2013 Cette bague, d\u00e9cid\u00e9ment, me rappellerait de trop tristes \nsouvenirs ; puis nous n\u2019aurons jamais trois cents pistoles \u00e0 lu i \nrendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres \u00e0 ce ma r-\nch\u00e9. Allez lui dire que la bague est \u00e0 lui, d\u2019Artagnan, et revenez \navec les deux cents pistoles. \n\u2013 R\u00e9fl\u00e9chissez, Athos. \n\u2013 L\u2019argent comptant est cher par le temps qui court, et il \nfaut savoir f aire des sacrifices. Allez, d\u2019Artagnan, allez ; Gri-\nmaud vous accompagnera avec son mousqueton. \u00bb \nUne demi -heure apr\u00e8s, d\u2019Artagnan revint avec les deux \nmille livres et sans qu\u2019il lui f\u00fbt arriv\u00e9 aucun accident. \nCe fut ainsi qu\u2019Athos trouva dans son m\u00e9nage de s re s-\nsources auxquelles il ne s\u2019attendait pas. \u2013 535 \u2013 CHAPITRE XXXIX \nUNE VISION \n \n\u00c0 quatre heures, les quatre amis \u00e9taient donc r\u00e9unis chez \nAthos. Leurs pr\u00e9occupations sur l\u2019\u00e9quipement avaient tout \u00e0 fait \ndisparu, et chaque visage ne conservait plus l\u2019expression q ue de \nses propres et secr\u00e8tes inqui\u00e9tudes ; car derri\u00e8re tout bonheur \npr\u00e9sent est cach\u00e9e une crainte \u00e0 venir. \nTout \u00e0 coup Planchet entra apportant deux lettres \u00e0 \nl\u2019adresse de d\u2019Artagnan. \nL\u2019une \u00e9tait un petit billet gentiment pli\u00e9 en long avec un j o-\nli cache t de cire verte sur lequel \u00e9tait empreinte une colombe \nrapportant un rameau vert. \nL\u2019autre \u00e9tait une grande \u00e9p\u00eetre carr\u00e9e et resplendissante \ndes armes terribles de Son \u00c9minence le cardinal -duc. \n\u00c0 la vue de la petite lettre, le c\u0153ur de d\u2019Artagnan bondit, \ncar il avait cru reconna\u00eetre l\u2019\u00e9criture ; et quoiqu\u2019il n\u2019e\u00fbt vu cette \n\u00e9criture qu\u2019une fois, la m\u00e9moire en \u00e9tait rest\u00e9e au plus profond \nde son c\u0153ur. \nIl prit donc la petite \u00e9p\u00eetre et la d\u00e9cacheta vivement. \n\u00ab Promenez -vous, lui disait -on, mercredi prochain, de s ix \nheures \u00e0 sept heures du soir, sur la route de Chaillot, et regardez \navec soin dans les carrosses qui passeront, mais si vous tenez \u00e0 \nvotre vie et \u00e0 celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un \nmot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire q ue \nvous avez reconnu celle qui s\u2019expose \u00e0 tout pour vous apercevoir un instant. \u00bb \nPas de signature. \u2013 536 \u2013 \u00ab C\u2019est un pi\u00e8ge, dit Athos, n\u2019y allez pas, d\u2019Artagnan. \n\u2013 Cependant, dit d\u2019Artagnan, il me semble bien reconna\u00eetre \nl\u2019\u00e9criture. \n\u2013 Elle est peut -\u00eatre contrefa ite, reprit Athos ; \u00e0 six ou sept \nheures, dans ce temps -ci, la route de Chaillot est tout \u00e0 fait d \u00e9-\nserte : autant que vous alliez vous promener dans la for\u00eat de \nBondy. \n\u2013 Mais si nous y allions tous ! dit d\u2019Artagnan ; que diable ! \non ne nous d\u00e9vorera point tous les quatre ; plus, quatre laquais ; \nplus, les chevaux ; plus, les armes. \n\u2013 Puis ce sera une occasion de montrer nos \u00e9quipages, dit \nPorthos. \n\u2013 Mais si c\u2019est une femme qui \u00e9crit, dit Aramis, et que cette \nfemme d\u00e9sire ne pas \u00eatre vue, songez que vous la comprome t-\ntez, d\u2019Artagnan : ce qui est mal de la part d\u2019un gentilhomme. \n\u2013 Nous resterons en arri\u00e8re, dit Porthos, et lui seul \ns\u2019avancera. \n\u2013 Oui, mais un coup de pistolet est bient\u00f4t tir\u00e9 d\u2019un ca r-\nrosse qui marche au galop. \n\u2013 Bah ! dit d\u2019Artagnan, on me manqu era. Nous rejoindrons \nalors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouvent \ndedans. Ce sera toujours autant d\u2019ennemis de moins. \n\u2013 Il a raison, dit Porthos ; bataille ; il faut bien essayer nos \narmes d\u2019ailleurs. \n\u2013 Bah ! donnons -nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux \net nonchalant. \n\u2013 Comme vous voudrez, dit Athos. \n\u2013 Messieurs, dit d\u2019Artagnan, il est quatre heures et demie, \net nous avons le temps \u00e0 peine d\u2019\u00eatre \u00e0 six heures sur la route de \nChaillot. \u2013 537 \u2013 \u2013 Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous \nverrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous appr\u00eater, \nmessieurs. \n\u2013 Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l\u2019oubliez ; il me \nsemble que le cachet indique cependant qu\u2019elle m\u00e9rite bien \nd\u2019\u00eatre ouverte : quant \u00e0 moi, je vous d\u00e9clare, m on cher \nd\u2019Artagnan, que je m\u2019en soucie bien plus que du petit brimb o-\nrion que vous venez tout doucement de glisser sur votre c\u0153ur. \u00bb \nD\u2019Artagnan rougit. \n\u00ab Eh bien, dit le jeune homme, voyons, messieurs, ce que \nme veut Son \u00c9minence . \u00bb \nEt d\u2019Artagnan d\u00e9cacheta la lettre et lut : \n\u00ab M. d\u2019Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est \nattendu au Palais -Cardinal ce soir \u00e0 huit heures. \n\u00ab La Houdini\u00e8re, \n\u00ab Capitaine des gardes. \u00bb \n\u00ab Diable ! dit Athos, voici un rendez -vous bien autrement \ninqui\u00e9tant que l\u2019autre. \n\u2013 J\u2019irai au second en sortant du premier, dit d\u2019Artagnan : \nl\u2019un est pour sept heures, l\u2019autre pour huit ; il y aura temps pour \ntout. \n\u2013 Hum ! je n\u2019irais pas, dit Aramis : un galant chevalier ne \npeut manquer \u00e0 un rendez -vous donn\u00e9 par une dame ; mais un \ngentilho mme prudent peut s\u2019excuser de ne pas se rendre chez \nSon \u00c9minence , surtout lorsqu\u2019il a quelque raison de croire que \nce n\u2019est pas pour y recevoir des compliments. \n\u2013 Je suis de l\u2019avis d\u2019Aramis, dit Porthos. \n\u2013 Messieurs, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 re\u00e7u par \nM. de Cavois pareille invitation de Son \u00c9minence , je l\u2019ai n\u00e9gl i-\u2013 538 \u2013 g\u00e9e, et le lendemain il m\u2019est arriv\u00e9 un grand malheur ! Con s-\ntance a disparu ; quelque chose qui puisse advenir, j\u2019irai. \n\u2013 Si c\u2019est un parti pris, dit Athos, faites. \n\u2013 Mais la Bastille ? dit Ar amis. \n\u2013 Bah ! vous m\u2019en tirerez, reprit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb \nadmirable et comme si c\u2019\u00e9tait la chose la plus simple, sans doute \nnous vous en tirerons ; mais, en attendant, comme nous devons \npartir apr\u00e8s -demain , vous feriez mieux de ne pas risquer cette \nBastille. \n\u2013 Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soir\u00e9e, \nattendons -le chacun \u00e0 une porte du palais avec trois mousqu e-\ntaires derri\u00e8re nous ; si nous voyons sortir quelque voiture \u00e0 \nporti\u00e8re ferm\u00e9e et \u00e0 demi suspecte, nous tomberons dessus. Il y \na longtemps que nous n\u2019avons eu maille \u00e0 partir avec les gardes de M. le cardinal, et M. de Tr\u00e9ville doit nous croire morts. \n\u2013 D\u00e9cid\u00e9ment, Athos, dit Aramis, vous \u00e9tiez fait pour \u00eatre \ng\u00e9n\u00e9ral d\u2019arm\u00e9e ; que dite s-vous du plan, messieurs ? \n\u2013 Admirable ! r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent en ch\u0153ur les jeunes gens. \n\u2013 Eh bien, dit Porthos, je cours \u00e0 l\u2019h\u00f4tel, je pr\u00e9viens nos \ncamarades de se tenir pr\u00eats pour huit heures, le rendez -vous \nsera sur la place du Palais -Cardinal ; vous, pendant ce temps, \nfaites seller les chevaux par les laquais. \n\u2013 Mais moi, je n\u2019ai pas de cheval, dit d\u2019Artagnan ; mais je \nvais en faire prendre un chez M. de Tr\u00e9ville. \n\u2013 C\u2019est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens. \n\u2013 Combien en avez -vous donc ? demanda d\u2019Art agnan. \n\u2013 Trois, r\u00e9pondit en souriant Aramis. \u2013 539 \u2013 \u2013 Mon cher ! dit Athos, vous \u00eates certainement le po\u00e8te le \nmieux mont\u00e9 de France et de Navarre. \n\u2013 \u00c9coutez , mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de \ntrois chevaux, n\u2019est -ce pas ? je ne comprends pas m\u00eame que \nvous ayez achet\u00e9 trois chevaux. \n\u2013 Aussi, je n\u2019en ai achet\u00e9 que deux, dit Aramis. \n\u2013 Le troisi\u00e8me vous est donc tomb\u00e9 du ciel ? \n\u2013 Non, le troisi\u00e8me m\u2019a \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 ce matin m\u00eame par un \ndomestique sans livr\u00e9e qui n\u2019a pas voulu me dire \u00e0 qui il appa r-\ntenait et qu i m\u2019a affirm\u00e9 avoir re\u00e7u l\u2019ordre de son ma\u00eetre\u2026 \n\u2013 Ou de sa ma\u00eetresse, interrompit d\u2019Artagnan. \n\u2013 La chose n\u2019y fait rien, dit Aramis en rougissant\u2026 et qui \nm\u2019a affirm\u00e9, dis -je, avoir re\u00e7u l\u2019ordre de sa ma\u00eetresse de mettre \nce cheval dans mon \u00e9curie sans me dir e de quelle part il venait. \n\u2013 Il n\u2019y a qu\u2019aux po\u00e8tes que ces choses -l\u00e0 arrivent, reprit \ngravement Athos. \n\u2013 Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d\u2019Artagnan ; lequel \ndes deux chevaux monterez -vous : celui que vous avez achet\u00e9, \nou celui qu\u2019on vous a donn\u00e9 ? \n\u2013 Celui que l\u2019on m\u2019a donn\u00e9 sans contredit ; vous compr e-\nnez, d\u2019Artagnan, que je ne puis faire cette injure\u2026 \n\u2013 Au donateur inconnu, reprit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Ou \u00e0 la donatrice myst\u00e9rieuse, dit Athos. \n\u2013 Celui que vous avez achet\u00e9 vous devient donc inutile ? \n\u2013 \u00c0 peu pr\u00e8s. \n\u2013 Et vous l\u2019avez choisi vous -m\u00eame ? \n\u2013 Et avec le plus grand soin ; la s\u00fbret\u00e9 du cavalier, vous le \nsavez, d\u00e9pend presque toujours de son cheval ! \u2013 540 \u2013 \u2013 Eh bien, c\u00e9dez -le-moi pour le prix qu\u2019il vous a co\u00fbt\u00e9 ! \n\u2013 J\u2019allais vous l\u2019offrir, mon cher d\u2019Artagna n, en vous do n-\nnant tout le temps qui vous sera n\u00e9cessaire pour me rendre \ncette bagatelle. \n\u2013 Et combien vous co\u00fbte -t-il ? \n\u2013 Huit cents livres. \n\u2013 Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit \nd\u2019Artagnan en tirant la somme de sa poche ; je sais que c\u2019est la \nmonnaie avec laquelle on vous paie vos po\u00e8mes. \n\u2013 Vous \u00eates donc en fonds ? dit Aramis. \n\u2013 Riche, richissime, mon cher ! \u00bb \nEt d\u2019Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pi s-\ntoles. \n\u00ab Envoyez votre selle \u00e0 l\u2019H\u00f4tel des Mousquetaires, et l\u2019on \nvous am \u00e8nera votre cheval ici avec les n\u00f4tres. \n\u2013 Tr\u00e8s bien ; mais il est bient\u00f4t cinq heures, h\u00e2tons -nous. \u00bb \nUn quart d\u2019heure apr\u00e8s, Porthos apparut \u00e0 un bout de la \nrue F\u00e9rou sur un genet magnifique ; Mousqueton le suivait sur \nun cheval d\u2019Auvergne, petit, mais so lide. Porthos resplendissait \nde joie et d\u2019orgueil. \nEn m\u00eame temps Aramis apparut \u00e0 l\u2019autre bout de la rue \nmont\u00e9 sur un superbe coursier anglais ; Bazin le suivait sur un \ncheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois : \nc\u2019\u00e9tait la monture de d\u2019 Artagnan. \nLes deux mousquetaires se rencontr\u00e8rent \u00e0 la porte : Athos \net d\u2019Artagnan les regardaient par la fen\u00eatre. \n\u00ab Diable ! dit Aramis, vous avez l\u00e0 un superbe cheval, mon \ncher Porthos. \u2013 541 \u2013 \u2013 Oui, r\u00e9pondit Porthos ; c\u2019est celui qu\u2019on devait m\u2019envoyer \ntout d\u2019 abord : une mauvaise plaisanterie du mari lui a substitu\u00e9 \nl\u2019autre ; mais le mari a \u00e9t\u00e9 puni depuis et j\u2019ai obtenu toute sati s-\nfaction. \u00bb \nPlanchet et Grimaud parurent alors \u00e0 leur tour, tenant en \nmain les montures de leurs ma\u00eetres ; d\u2019Artagnan et Athos de s-\ncendirent, se mirent en selle pr\u00e8s de leurs compagnons, et tous \nquatre se mirent en marche : Athos sur le cheval qu\u2019il devait \u00e0 sa \nfemme, Aramis sur le cheval qu\u2019il devait \u00e0 sa ma\u00eetresse, Porthos \nsur le cheval qu\u2019il devait \u00e0 sa procureuse, et d\u2019Artagnan sur le \ncheval qu\u2019il devait \u00e0 sa bonne fortune, la meilleure ma\u00eetresse qui \nsoit. \nLes valets suivirent. \nComme l\u2019avait pens\u00e9 Porthos, la cavalcade fit bon effet ; et \nsi Mme Coquenard s\u2019\u00e9tait trouv\u00e9e sur le chemin de Porthos et \ne\u00fbt pu voir quel grand air il avait sur son beau genet d\u2019Espagne, elle n\u2019aurait pas regrett\u00e9 la saign\u00e9e qu\u2019elle avait faite au coffre -\nfort de son mari. \nPr\u00e8s du Louvre les quatre amis rencontr\u00e8rent \nM. de Tr\u00e9ville qui revenait de Saint -Germain ; il les arr\u00eata pour \nleur faire compliment sur leu r \u00e9quipage, ce qui en un instant \namena au tour d\u2019eux quelques centaines de badauds. \nD\u2019Artagnan profita de la circonstance pour parler \u00e0 \nM. de Tr\u00e9ville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes \nducales ; il est bien entendu que de l\u2019autre il n\u2019en souff la point \nmot. \nM. de Tr\u00e9ville approuva la r\u00e9solution qu\u2019il avait prise, et \nl\u2019assura que, si le lendemain il n\u2019avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui, partout o\u00f9 il serait. \nEn ce moment, l\u2019horloge de la Samaritaine sonna six \nheures ; les quatre amis s\u2019excus\u00e8rent sur un rendez -vous, et pr i-\nrent cong\u00e9 de M. de Tr\u00e9ville. \u2013 542 \u2013 Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot ; le \njour commen\u00e7ait \u00e0 baisser, les voitures passaient et repa s-\nsaient ; d\u2019Artagnan, gard\u00e9 \u00e0 quelques pas par ses amis, plonge ait \nses regards jusqu\u2019au fond des carrosses, et n\u2019y apercevait aucune \nfigure de connaissance. \nEnfin, apr\u00e8s, un quart d\u2019heure d\u2019attente et comme le cr \u00e9-\npuscule tombait tout \u00e0 fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de S\u00e8vres ; un pres sentiment dit \nd\u2019avance \u00e0 d\u2019Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donn\u00e9 rendez -vous : le jeune homme fut tout \u00e9to n-\nn\u00e9 lui -m\u00eame de sentir son c\u0153ur battre si violemment. Presque \naussit\u00f4t une t\u00eate de femme sortit par la porti\u00e8re, deux doigts sur \nla bouche, comme pour recommander le silence, ou comme \npour envoyer un baiser ; d\u2019Artagnan poussa un l\u00e9ger cri de joie, \ncette femme, ou plut\u00f4t cette apparition, car la voiture \u00e9tait pas-\ns\u00e9e avec la r apidit\u00e9 d\u2019une vision, \u00e9tait Mme Bonacieux. \nPar un mouvement involontaire, et malgr\u00e9 la recommand a-\ntion faite, d\u2019Artagnan lan\u00e7a son cheval au galop et en quelques \nbonds rejoignit la voiture ; mais la glace de la porti\u00e8re \u00e9tait \nherm\u00e9tiquement ferm\u00e9e : la vision avait disparu. \nD\u2019Artagnan se rappela alors c ette recommandation : \u00ab Si \nvous tenez \u00e0 votre vie et \u00e0 celle des personnes qui vous aiment, \ndemeurez immobile et comme si vous n\u2019aviez rien vu. \u00bb \nIl s\u2019arr\u00eata donc, tremblant non pour lui, mais pour la \npauvre femme qui \u00e9videmment s\u2019\u00e9tait expos\u00e9e \u00e0 un grand p\u00e9ril en lui donnant ce rendez -vous. \nLa voiture continua sa route toujours marchant \u00e0 fond de \ntrain, s\u2019enfon\u00e7a dans Paris et disparut. \nD\u2019Artagnan \u00e9tait rest\u00e9 interdit \u00e0 la m\u00eame place et ne s a-\nchant que penser. Si c\u2019\u00e9tait Mme Bonacieux et si elle revenait \u00e0 \nParis, pourquoi ce rendez -vous fugitif, pourquoi ce simple \n\u00e9change d\u2019un coup d\u2019\u0153il, pourquoi ce baiser perdu ? Si d\u2019un \nautre c\u00f4t\u00e9 ce n\u2019\u00e9tait pas elle, ce qui \u00e9tait encore bien possible, \ncar le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si ce \u2013 543 \u2013 n\u2019\u00e9tai t pas elle, ne serait -ce pas le commencement d\u2019un coup de \nmain mont\u00e9 contre lui avec l\u2019app\u00e2t de cette femme pour laquelle \non connaissait son amour ? \nLes trois compagnons se rapproch\u00e8rent de lui. Tous trois \navaient parfaitement vu une t\u00eate de femme appara\u00eetre \u00e0 la po r-\nti\u00e8re, mais aucun d\u2019eux, except\u00e9 Athos, ne connaissait \nMme Bonacieux. L\u2019avis d\u2019Athos, au reste, fut que c\u2019\u00e9tait bien \nelle ; mais moins pr\u00e9occup\u00e9 que d\u2019Artagnan de ce joli visage, il \navait cru voir une seconde t\u00eate, une t\u00eate d\u2019homme au fond de la \nvoiture. \n\u00ab S\u2019il en est ainsi, dit d\u2019Artagnan, ils la transportent sans \ndoute d\u2019une prison dans une autre. Mais que veulent -ils donc \nfaire de cette pauvre cr\u00e9ature, et comment la rejoindrai -je ja-\nmais ? \n\u2013 Ami, dit gravement Athos, rappelez -vous que les mort s \nsont les seuls qu\u2019on ne soit pas expos\u00e9 \u00e0 rencontrer sur la terre. \nVous en savez quelque chose ainsi que moi, n\u2019est -ce pas ? Or, si \nvotre ma\u00eetresse n\u2019est pas morte, si c\u2019est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez un jour ou l\u2019autre. Et peut -\u00eatre, mon \nDieu, ajouta -t-il avec un accent misanthropique qui lui \u00e9tait \npropre, peut \u00eatre plus t\u00f4t que vous ne voudrez. \u00bb \nSept heures et demie sonn\u00e8rent, la voiture \u00e9tait en retard \nd\u2019une vingtaine de minutes sur le rendez -vous donn\u00e9. Les amis \nde d\u2019Artagnan l ui rappel\u00e8rent qu\u2019il avait une visite \u00e0 faire, tout \nen lui faisant observer qu\u2019il \u00e9tait encore temps de s\u2019en d\u00e9dire. \nMais d\u2019Artagnan \u00e9tait \u00e0 la fois ent\u00eat\u00e9 et curieux. Il avait mis \ndans sa t\u00eate qu\u2019il irait au Palais -Cardinal, et qu\u2019il saurait ce que \nvoulai t lui dire Son \u00c9minence . Rien ne put le faire changer de \nr\u00e9solution. \nOn arriva rue Saint- Honor\u00e9, et place du Palais -Cardinal on \ntrouva les douze mousquetaires convoqu\u00e9s qui se promenaient \nen attendant leurs camarades. L\u00e0 seulement, on leur expliqua ce \ndont il \u00e9tait question. \u2013 544 \u2013 D\u2019Artagnan \u00e9tait fort connu dans l\u2019honorable corps des \nmousquetaires du roi, o\u00f9 l\u2019on savait qu\u2019il prendrait un jour sa \nplace ; on le regardait donc d\u2019avance comme un camarade. Il \nr\u00e9sulta de ces ant\u00e9c\u00e9dents que chacun accepta de grand c\u0153 ur la \nmission pour laquelle il \u00e9tait convi\u00e9 ; d\u2019ailleurs il s\u2019agissait, s e-\nlon toute probabilit\u00e9, de jouer un mauvais tour \u00e0 M. le cardinal \net \u00e0 ses gens, et pour de pareilles exp\u00e9ditions, ces dignes gen-\ntilshommes \u00e9taient toujours pr\u00eats. \nAthos les partagea donc en trois groupes, prit le comma n-\ndement de l\u2019un, donna le second \u00e0 Aramis et le troisi\u00e8me \u00e0 Po r-\nthos, puis chaque groupe alla s\u2019embusquer en face d\u2019une sortie. \nD\u2019Artagnan, de son c\u00f4t\u00e9, entra bravement par la porte \nprincipale. \nQuoiqu\u2019il se sent\u00eet vigoure usement appuy\u00e9, le jeune \nhomme n\u2019\u00e9tait pas sans inqui\u00e9tude en montant pas \u00e0 pas le grand esc alier. Sa conduite avec Milady ressemblait tant soit \npeu \u00e0 une trahison, et il se doutait des relations politiques qui \nexistaient entre cette femme et le cardinal ; de plus, de Wardes , \nqu\u2019il avait si mal accommod\u00e9, \u00e9tait des fid\u00e8les de Son \u00c9minence , \net d\u2019Artagnan savait que si Son \u00c9minence \u00e9tait terrible \u00e0 ses e n-\nnemis, elle \u00e9tait fort attach\u00e9e \u00e0 ses amis. \n\u00ab Si de Wardes a racont\u00e9 toute notre affaire au cardinal, ce \nqui n\u2019est pas douteux, et s\u2019il m\u2019a reconnu, ce qui est probable, je \ndois me regarder \u00e0 peu pr\u00e8s comme un homme condamn\u00e9, di-\nsait d\u2019Artagnan en secouant la t\u00eate. Mais pourquoi a -t-il attendu \njusqu\u2019aujourd\u2019hui ? C\u2019est tout simple, Milady aura port\u00e9 plainte \ncontre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si int\u00e9res-\nsante, et ce dernier crime aura fait d\u00e9border le vase. \n\u00ab Heureusement, ajouta -t-il, mes bons amis sont en bas, et \nils ne me laisseront pas emmener sans me d\u00e9fendre. Cependant \nla compagnie des mousq uetaires de M. de Tr\u00e9ville ne peut pas \nfaire \u00e0 elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel la reine est sans pouvoir et le \u2013 545 \u2013 roi sans volont\u00e9. D\u2019Artagnan, mon ami, tu es brave, tu as \nd\u2019excellentes qualit\u00e9s, m ais les femmes te perdront ! \u00bb \nIl en \u00e9tait \u00e0 cette triste conclusion lorsqu\u2019il entra dans \nl\u2019antichambre. Il remit sa lettre \u00e0 l\u2019huissier de service qui le fit \npasser dans la salle d\u2019attente et s\u2019enfon\u00e7a dans l\u2019int\u00e9rieur du \npalais. \nDans cette salle d\u2019attent e \u00e9taient cinq ou six gardes de M. le \ncardinal, qui, reconnaissant d\u2019Artagnan et sachant que c\u2019\u00e9tait lui \nqui avait bless\u00e9 Jussac, le regard\u00e8rent en souriant d\u2019un singulier \nsourire. \nCe sourire parut \u00e0 d\u2019Artagnan d\u2019un mauvais augure ; seu-\nlement, comme notre Gascon n\u2019\u00e9tait pas facile \u00e0 intimider, ou que plut\u00f4t, gr\u00e2ce \u00e0 un grand orgueil naturel aux gens de son \npays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son \n\u00e2me, quand ce qui s\u2019y passait ressemblait \u00e0 de la crainte, il se \ncampa fi\u00e8rement deva nt M M. les gardes et attendit la main sur \nla ha nche, dans une attitude qui ne manquait pas de majest\u00e9. \nL\u2019huissier rentra et fit signe \u00e0 d\u2019Artagnan de le suivre. Il \nsembla au jeune homme que les gardes, en le regardant \ns\u2019\u00e9loigner, chuchotaient entre eux. \nIl suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans \nune biblioth\u00e8que, et se trouva en face d\u2019un homme assis devant \nun bureau et qui \u00e9crivait. \nL\u2019huissier l\u2019introduisit et se retira sans dire une parole. \nD\u2019Artagnan crut d\u2019abord qu\u2019il avait affaire \u00e0 que lque juge ex a-\nminant son dossier, mais il s\u2019aper\u00e7ut que l\u2019homme de bureau \n\u00e9crivait ou plut\u00f4t corrigeait des lignes d\u2019in\u00e9gales longueurs, en \nscandant des mots sur ses doigts ; il vit qu\u2019il \u00e9tait en face d\u2019un \npo\u00e8te. Au bout d\u2019un instant, le po\u00e8te ferma son ma nuscrit sur la \ncouverture duquel \u00e9tait \u00e9crit : Mirame , trag\u00e9die en cinq actes, et \nleva la t\u00eate. \nD\u2019Artagnan reconnut le cardinal. \u2013 546 \u2013 CHAPITRE XL \nLE CARDINAL \n \nLe cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue \nsur sa main, et regarda un instant le jeune ho mme. Nul n\u2019avait \nl\u2019\u0153il plus profond\u00e9ment scrutateur que le cardinal de Richelieu, \net d\u2019Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une \nfi\u00e8vre. \nCependant il fit bonne contenance, tenant son feutre \u00e0 la \nmain, et attendant le bon plaisir de Son \u00c9min ence, sans trop \nd\u2019orgueil, mais aussi sans trop d\u2019humilit\u00e9. \n\u00ab Monsieur, lui dit le cardinal, \u00eates -vous un d\u2019Artagnan du \nB\u00e9arn ? \n\u2013 Oui, Monseigneur, r\u00e9pondit le jeune homme. \n\u2013 Il y a plusieurs branches de d\u2019Artagnan \u00e0 Tarbes et dans \nles environs, dit le car dinal, \u00e0 laquelle appartenez -vous ? \n\u2013 Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion \navec le grand roi Henri, p\u00e8re de Sa Gracieuse Majest\u00e9. \n\u2013 C\u2019est bien cela. C\u2019est vous qui \u00eates parti, il y a sept \u00e0 huit \nmois \u00e0 peu pr\u00e8s, de votre pays, pour v enir chercher fortune dans \nla capitale ? \n\u2013 Oui, Monseigneur. \n\u2013 Vous \u00eates venu par Meung, o\u00f9 il vous est arriv\u00e9 quelque \nchose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose. \nMonseigneur, dit d\u2019Artagnan, voici ce qui m\u2019est arriv\u00e9\u2026 \u2013 547 \u2013 \u2013 Inutile, inutile, r eprit le cardinal avec un sourire qui i n-\ndiquait qu\u2019il connaissait l\u2019histoire aussi bien que celui qui vo u-\nlait la lui raconter ; vous \u00e9tiez recommand\u00e9 \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, \nn\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Oui, Monseigneur ; mais justement, dans cette malhe u-\nreuse affaire de Me ung\u2026 \n\u2013 La lettre avait \u00e9t\u00e9 perdue, reprit l\u2019 \u00c9minence ; oui, je sais \ncela ; mais M. de Tr\u00e9ville est un habile physionomiste qui co n-\nna\u00eet les hommes \u00e0 la premi\u00e8re vue, et il vous a plac\u00e9 dans la \ncompagnie de son beau -fr\u00e8re, M. des Essarts, en vous laissant \nesp\u00e9rer qu\u2019un jour ou l\u2019autre vous entreriez dans les mousqu e-\ntaires. \n\u2013 Monseigneur est parfaitement renseign\u00e9, dit d\u2019Artagnan. \nDepuis ce temps -l\u00e0, il vous est arriv\u00e9 bien des choses : vous \nvous \u00eates promen\u00e9 derri\u00e8re les Chartreux, un jour qu\u2019il e\u00fbt mieux val u que vous fussiez ailleurs ; puis, vous avez fait avec \nvos amis un voyage aux eaux de Forges ; eux se sont arr\u00eat\u00e9s en \nroute ; mais vous, vous avez continu\u00e9 votre chemin. C\u2019est tout \nsimple, vous aviez des affaires en Angleterre. \n\u2013 Monseigneur, dit d\u2019Artagn an tout interdit, j\u2019allais. \n\u2013 \u00c0 la chasse, \u00e0 Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde per-\nsonne. Je sais cela, moi, parce que mon \u00e9tat est de tout savoir . \u00c0 \nvotre retour, vous avez \u00e9t\u00e9 re\u00e7u par une auguste personne, et je \nvois avec plaisir que vous avez conser v\u00e9 le souvenir qu\u2019elle vous \na donn\u00e9. \u00bb \n\u2013 D\u2019Artagnan porta la main au diamant qu\u2019il tenait de la \nreine, et en tourna vivement le chaton en dedans ; mais il \u00e9tait \ntrop tard. \n\u00ab Le lendemain de ce jour vous avez re\u00e7u la visite de Ca-\nvois, reprit le cardinal ; il allait vous prier de passer au palais ; \ncette visite vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort. \u2013 548 \u2013 \u2013 Monseigneur, je craignais d\u2019avoir encouru la disgr\u00e2ce de \nVotre \u00c9minence . \n\u2013 Eh ! pourquoi cela, monsieur ? pour avoir suivi les ordres \nde vos sup\u00e9rieurs avec plus d\u2019intelligence et de courage que ne \nl\u2019e\u00fbt fait un autre, encourir ma disgr\u00e2ce quand vous m\u00e9ritiez des \n\u00e9loges ! Ce sont les gens qui n\u2019ob\u00e9issent pas que je punis, et non \npas ceux qui, comme vous, ob\u00e9issent\u2026 trop bien\u2026 Et, la preuve, \nrappelez -vous la date du jour o\u00f9 je vous avais fait dire de me \nvenir voir, et cherchez dans votre m\u00e9moire ce qui est arriv\u00e9 le soir m\u00eame. \u00bb \nC\u2019\u00e9tait le soir m\u00eame qu\u2019avait eu lieu l\u2019enl\u00e8vement de \nMme Bonacieux. D\u2019Artagnan frissonna ; et il se rappela qu\u2019une \ndemi -heure auparavant la pauvre femme \u00e9tait pass\u00e9e pr\u00e8s de \nlui, sans doute encore emport\u00e9e par la m\u00eame puissance qui \nl\u2019avait fait dispara\u00eetre. \n\u00ab Enfin, continua le cardinal, comme je n\u2019entendais pas \nparler de vous depuis quelque temps, j\u2019ai voulu savoir ce que \nvous faisiez. D\u2019ailleurs, vous me devez bien quelque remerci e-\nment : vous avez remarqu\u00e9 vous -m\u00eame combien vous avez \u00e9t\u00e9 \nm\u00e9nag\u00e9 dans toutes les circonstances. \nD\u2019Artagnan s\u2019inclina avec respect. \n\u00ab Cela, continua le cardinal, partait non seulement d\u2019un \nsentiment d\u2019\u00e9quit\u00e9 naturelle, mais encore d\u2019un plan que je \nm\u2019\u00e9tais trac\u00e9 \u00e0 votre \u00e9gard. \nD\u2019Artagnan \u00e9tait de plus en plus \u00e9tonn\u00e9. \n\u00ab Je voulais vous exposer ce plan le jour o\u00f9 vous re\u00e7\u00fbtes \nma premi\u00e8re invitation ; mais vous n\u2019\u00eates pas venu. Heureuse-\nment, rien n\u2019est p erdu pour ce retard, et aujourd\u2019hui vous allez \nl\u2019entendre. Asseyez -vous l\u00e0, devant moi, monsieur d\u2019Artagnan : \nvous \u00eates assez bon gentilhomme pour ne pas \u00e9couter debout. \u00bb \u2013 549 \u2013 Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, \nqui \u00e9tait si \u00e9tonn\u00e9 de ce qui se passait, que, pour ob\u00e9ir, il atte n-\ndit un second signe de son interlocuteur. \n\u00ab Vous \u00eates brave, monsieur d\u2019Artagnan, continua \nl\u2019\u00c9minence ; vous \u00eates prudent, ce qui vaut mieux. J\u2019aime les \nhommes de t\u00eate et de c\u0153ur, moi ; ne vous effrayez pas, dit -il en \nsouriant, par les hommes de c\u0153ur, j\u2019entends les hommes de \ncourage ; mais, tout jeune que vous \u00eates, et \u00e0 peine entrant dans \nle monde, vous avez des ennemis puissants : si vous n\u2019y prenez \ngarde, ils vous perdront ! \n\u2013 H\u00e9las ! Monseigneur, r\u00e9pondit le jeu ne homme, ils le f e-\nront bien facilement, sans doute ; car ils sont forts et bien a p-\npuy\u00e9s, tandis que moi je suis seul ! \n\u2013 Oui, c\u2019est vrai ; mais, tout seul que vous \u00eates, vous avez \nd\u00e9j\u00e0 fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n\u2019en doute pas. \nCependant , vous avez, je le crois, besoin d\u2019\u00eatre guid\u00e9 dans \nl\u2019aventureuse carri\u00e8re que vous avez entreprise ; car, si je ne me \ntrompe, vous \u00eates venu \u00e0 Paris avec l\u2019ambitieuse id\u00e9e de faire \nfortune. \n\u2013 Je suis dans l\u2019\u00e2ge des folles esp\u00e9rances, Monseigneur, dit \nd\u2019Art agnan. \n\u2013 Il n\u2019y a de folles esp\u00e9rances que pour les sots, monsieur, \net vous \u00eates homme d\u2019esprit. Voyons, que diriez -vous d\u2019une e n-\nseigne dans mes gardes, et d\u2019une compagnie apr\u00e8s la ca m-\npagne ? \n\u2013 Ah ! Monseigneur ! \n\u2013 Vous acceptez, n\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Monseigne ur, reprit d\u2019Artagnan d\u2019un air embarrass\u00e9. \n\u2013 Comment, vous refusez ? s\u2019\u00e9cria le cardinal avec \u00e9tonn e-\nment. \u2013 550 \u2013 \u2013 Je suis dans les gardes de Sa Majest\u00e9, Monseigneur, et je \nn\u2019ai point de raisons d\u2019\u00eatre m\u00e9content. \n\u2013 Mais il me semble, dit l\u2019 \u00c9minence , que mes gardes, \u00e0 \nmoi, sont aussi les gardes de Sa Majest\u00e9, et que, pourvu qu\u2019on \nserve dans un corps fran\u00e7ais, on sert le roi. \n\u2013 Monseigneur, Votre \u00c9minence a mal compris mes p a-\nroles. \n\u2013 Vous voulez un pr\u00e9texte, n\u2019est -ce pas ? Je comprends. Eh \nbien, ce pr\u00e9texte, vous l\u2019 avez. L\u2019avancement, la campagne qui \ns\u2019ouvre, l\u2019occasion que je vous offre, voil\u00e0 pour le monde ; pour \nvous, le besoin de protections s\u00fbres ; car il est bon que vous s a-\nchiez, monsieur d\u2019Artagnan, que j\u2019ai re\u00e7u des plaintes graves \ncontre vous, vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et \nvos nuits au service du roi. \u00bb \nD\u2019Artagnan rougit. \n\u00ab Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une \nliasse de papiers, j\u2019ai l\u00e0 tout un dossier qui vous concerne ; mais \navant de le lire, j\u2019ai voulu causer avec vou s. Je vous sais homme \nde r\u00e9solution et vos services bien dirig\u00e9s, au lieu de vous mener \n\u00e0 mal pourraient vous rapporter beaucoup. Allons, r\u00e9fl\u00e9chissez, \net d\u00e9cidez -vous. \n\u2013 Votre bont\u00e9 me confond, Monseigneur, r\u00e9pondit \nd\u2019Artagnan, et je reconnais dans Votre \u00c9minence une grandeur \nd\u2019\u00e2me qui me fait petit comme un ver de terre ; mais enfin, \npuisque Monseigneur me permet de lui parler franchement\u2026 \u00bb \nD\u2019Artagnan s\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Oui, parlez. \n\u2013 Eh bien, je dirai \u00e0 Votre \u00c9minence que tous mes amis \nsont aux mousquetaires e t aux gardes du roi, et que mes enn e-\nmis, par une fatalit\u00e9 inconcevable, sont \u00e0 Votre \u00c9minence ; je \nserais donc mal venu ici et mal regard\u00e9 l\u00e0 -bas, si j\u2019acceptais ce \nque m\u2019offre Monseigneur. \u2013 551 \u2013 \u2013 Auriez -vous d\u00e9j\u00e0 cette orgueilleuse id\u00e9e que je ne vous \noffre pa s ce que vous valez, monsieur ? dit le cardinal avec un \nsourire de d\u00e9dain. \n\u2013 Monseigneur, Votre \u00c9minence est cent fois trop bonne \npour moi, et au contraire je pense n\u2019avoir point encore fait assez \npour \u00eatre digne de ses bont\u00e9s. Le si\u00e8ge de La Rochelle va \ns\u2019ouvrir, Monseigneur ; je servirai sous les yeux de Votre \u00c9mi-\nnence , et si j\u2019ai le bonheur de me conduire \u00e0 ce si\u00e8ge de telle f a-\n\u00e7on que je m\u00e9rite d\u2019attirer ses regards, eh bien, apr\u00e8s j\u2019aurai au \nmoins derri\u00e8re moi quelque action d\u2019\u00e9clat pour justifier la pr o-\ntection dont elle voudra bien m\u2019honorer. Toute chose doit se faire \u00e0 son temps, Monseigneur ; peut -\u00eatre plus tard aurai -je le \ndroit de me donner, \u00e0 cette heure j\u2019aurais l\u2019air de me vendre. \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire que vous refusez de me servir, monsieur, dit \nle car dinal avec un ton de d\u00e9pit dans lequel per\u00e7ait cependant \nune sorte d\u2019estime ; demeurez donc libre et gardez vos haines et \nvos sympathies. \n\u2013 Monseigneur\u2026 \nBien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas, mais vous \ncomprenez, on a assez de d\u00e9fendre ses am is et de les r\u00e9compe n-\nser, on ne doit rien \u00e0 ses ennemis, et cependant je vous donnerai \nun conseil : tenez -vous bien, monsieur d\u2019Artagnan, car, du m o-\nment que j\u2019aurai retir\u00e9 ma main de dessus vous, je n\u2019ach\u00e8terai \npas votre vie pour une obole. \n\u2013 J\u2019y t\u00e2cherai, Monseigneur, r\u00e9pondit le Gascon avec une \nnoble assurance. \n\u2013 Songez plus tard, et \u00e0 un certain moment, s\u2019il vous arrive \nmalheur, dit Richelieu avec intention, que c\u2019est moi qui ai \u00e9t\u00e9 vous chercher, et que j\u2019ai fait ce que j\u2019ai pu pour que ce malheur \nne vo us arriv\u00e2t pas. \n\u2013 J\u2019aurai, quoi qu\u2019il arrive, dit d\u2019Artagnan en mettant la \nmain sur sa poitrine et en s\u2019inclinant, une \u00e9ternelle reconnai s-\u2013 552 \u2013 sance \u00e0 Votre \u00c9minence de ce qu\u2019elle fait pour moi en ce m o-\nment. \n\u2013 Eh bien donc ! comme vous l\u2019avez dit, monsieur \nd\u2019Ar tagnan, nous nous reverrons apr\u00e8s la campagne ; je vous \nsuivrai des yeux ; car je serai l\u00e0 -bas, reprit le cardinal en mo n-\ntrant du doigt \u00e0 d\u2019Artagnan une magnifique armure qu\u2019il devait \nendosser, et \u00e0 notre retour, eh bien, nous compterons ! \n\u2013 Ah ! Monseigne ur, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, \u00e9pargnez -moi le \npoids de votre disgr\u00e2ce ; restez neutre, Monseigneur, si vous \ntrouvez que j\u2019agis en galant homme. \n\u2013 Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore \nune fois ce que je vous ai dit aujourd\u2019hui, je vous promets de \nvous le dire. \u00bb \nCette derni\u00e8re parole de Richelieu exprimait un doute ter-\nrible ; elle consterna d\u2019Artagnan plus que n\u2019e\u00fbt fait une menace, \ncar c\u2019\u00e9tait un avertissement. Le cardinal cherchait donc \u00e0 le pr \u00e9-\nserver de quelque malheur qui le mena\u00e7ait. Il ouv rit la bouche \npour r\u00e9pondre, mais d\u2019un geste hautain, le cardinal le cong\u00e9dia. \nD\u2019Artagnan sortit ; mais \u00e0 la porte le c\u0153ur fut pr\u00eat \u00e0 lui \nmanquer, et peu s\u2019en fallut qu\u2019il ne rentr\u00e2t. Cependant la figure grave et s\u00e9v\u00e8re d\u2019Athos lui apparut : s\u2019il faisait avec le cardinal le \npacte que celui -ci lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la \nmain, Athos le renierait. \nCe fut cette crainte qui le retint, tant est puissante \nl\u2019influence d\u2019un caract\u00e8re vraiment grand sur tout ce qui \nl\u2019entoure. \nD\u2019Artagnan descendit p ar le m\u00eame escalier qu\u2019il \u00e9tait entr\u00e9, \net trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui \nattendaient son retour et qui commen\u00e7aient \u00e0 s\u2019inqui\u00e9ter. D\u2019un \nmot d\u2019Artagnan les rassura, et Planchet courut pr\u00e9venir les \nautres postes qu\u2019il \u00e9tait inutile de monter une plus longue garde, \nattendu que son ma\u00eetre \u00e9tait sorti sain et sauf du Palais -\nCardinal. \u2013 553 \u2013 Rentr\u00e9s chez Athos, Aramis et Porthos s\u2019inform\u00e8rent des \ncauses de cet \u00e9trange rendez -vous ; mais d\u2019Artagnan se contenta \nde leur dire que M. de Richelie u l\u2019avait fait venir pour lui prop o-\nser d\u2019entrer dans ses gardes avec le grade d\u2019enseigne, et qu\u2019il \navait refus\u00e9. \n\u00ab Et vous avez eu raison \u00bb, s\u2019\u00e9cri\u00e8rent d\u2019une seule voix Po r-\nthos et Aramis. \nAthos tomba dans une profonde r\u00eaverie et ne r\u00e9pondit rien. \nMais lor squ\u2019il fut seul avec d\u2019Artagnan : \n\u00ab Vous avez fait ce que vous deviez faire, d\u2019Artagnan, dit \nAthos, mais peut -\u00eatre avez -vous eu tort. \u00bb \nD\u2019Artagnan poussa un soupir ; car cette voix r\u00e9pondait \u00e0 \nune voix secr\u00e8te de son \u00e2me, qui lui disait que de grands ma l-\nheurs l\u2019attendaient. \nLa journ\u00e9e du lendemain se passa en pr\u00e9paratifs de d \u00e9-\npart ; d\u2019Artagnan alla faire ses adieux \u00e0 M. de Tr\u00e9ville . \u00c0 cette \nheure on croyait encore que la s\u00e9paration des gardes et des mousqu etaires serait momentan\u00e9e, le roi tenant son parleme nt \nle jour m\u00eame et devant partir le lendemain. M. de Tr\u00e9ville se \ncontenta donc de demander \u00e0 d\u2019Artagnan s\u2019il avait besoin de lui, \nmais d\u2019Artagnan r\u00e9pondit fi\u00e8rement qu\u2019il avait tout ce qu\u2019il lui \nfallait. \nLa nuit r\u00e9unit tous les camarades de la compagnie de s \ngardes de M. des Essarts et de la compagnie des mousquetaires \nde M. de Tr\u00e9ville, qui avaient fait amiti\u00e9 ensemble. On se qui t-\ntait pour se revoir quand il plairait \u00e0 Dieu et s\u2019il plaisait \u00e0 Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut le pense r, \ncar, en pareil cas, on ne peut combattre l\u2019extr\u00eame pr\u00e9occupation que par l\u2019extr\u00eame insouciance. \nLe lendemain, au premier son des trompettes, les amis se \nquitt\u00e8rent : les mousquetaires coururent \u00e0 l\u2019h\u00f4tel de \nM. de Tr\u00e9ville, les gardes \u00e0 celui de M. des E ssarts. Chacun des \u2013 554 \u2013 capitaines conduisit aussit\u00f4t sa compagnie au Louvre, o\u00f9 le roi \npassait sa revue. \nLe roi \u00e9tait triste et paraissait malade, ce qui lui \u00f4tait un \npeu de sa haute mine. En effet, la veille, la fi\u00e8vre l\u2019avait pris au \nmilieu du parlement et t andis qu\u2019il tenait son lit de justice. Il \nn\u2019en \u00e9tait pas moins d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 partir le soir m\u00eame ; et, malgr\u00e9 les \nobservations qu\u2019on lui avait faites, il avait voulu passer sa revue, \nesp\u00e9rant, par le premier coup de vigueur, vaincre la maladie qui commen\u00e7ait \u00e0 s\u2019emparer de lui. \nLa revue pass\u00e9e, les gardes se mirent seuls en marche, les \nmousquetaires ne devant partir qu\u2019avec le roi, ce qui permit \u00e0 \nPorthos d\u2019aller faire, dans son superbe \u00e9quipage, un tour dans la \nrue aux Ours. \nLa procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur \nson beau cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi ; elle lui fit signe de descendre et de venir aupr\u00e8s d\u2019elle. \nPorthos \u00e9tait magnifique ; ses \u00e9perons r\u00e9sonnaient, sa cuirasse \nbrillait, son \u00e9p\u00e9e lui battait fi\u00e8reme nt les jambes. Cette fois les \nclercs n\u2019eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait l\u2019air d\u2019un coupeur d\u2019oreilles. \nLe mousquetaire fut introduit pr\u00e8s de M. Coquenard, dont \nle petit \u0153il gris brilla de col\u00e8re en voyant son cousin tout fla m-\nbant neuf. Cepen dant une chose le consola int\u00e9rieurement ; \nc\u2019est qu\u2019on disait partout que la campagne serait rude : il esp \u00e9-\nrait tout doucement, au fond du c\u0153ur, que Porthos y serait tu\u00e9. \nPorthos pr\u00e9senta ses compliments \u00e0 ma\u00eetre Coquenard et \nlui fit ses adieux ; ma\u00eetre Co quenard lui souhaita toutes sortes \nde prosp\u00e9rit\u00e9s. Quant \u00e0 Mme Coquenard, elle ne pouvait retenir \nses larmes ; mais on ne tira aucune mauvaise cons\u00e9quence de sa \ndouleur, on la savait fort attach\u00e9e \u00e0 ses parents, pour lesquels elle avait toujours eu de cruelles disputes avec son mari. \nMais les v\u00e9ritables adieux se firent dans la chambre de \nMme Coquenard : ils furent d\u00e9chirants. \u2013 555 \u2013 Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle \nagita un mouchoir en se penchant hors de la fen\u00eatre, \u00e0 croire \nqu\u2019elle vou lait se pr\u00e9cipiter. Porthos re\u00e7ut toutes ces marques de \ntendresse en homme habitu\u00e9 \u00e0 de pareilles d\u00e9monstrations. Seulement, en tournant le coin de la rue, il souleva son feutre et \nl\u2019agita en signe d\u2019adieu. \nDe son c\u00f4t\u00e9, Aramis \u00e9crivait une longue lettre. \u00c0 qui ? Pe r-\nsonne n\u2019en savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui d e-\nvait partir le soir m\u00eame pour Tours, attendait cette lettre myst\u00e9-\nrieuse. \nAthos buvait \u00e0 petits coups la derni\u00e8re bouteille de son vin \nd\u2019Espagne. \nPendant ce temps, d\u2019Artagnan d\u00e9filait avec sa compagnie. \nEn arrivant au faubourg Saint -Antoine, il se retourna pour \nregarder gaiement la Bastille ; mais, comme c\u2019\u00e9tait la Bastille \nseulement qu\u2019il regardait, il ne vit point Milady, qui, mont\u00e9e sur \nun cheval isabelle, le d\u00e9signait du doigt \u00e0 deux hommes de \nmauvaise mine qui s\u2019approch\u00e8rent aussit\u00f4t des rangs pour le \nreconna\u00eetre. Sur une interrogation qu\u2019ils firent du regard, Mil a-\ndy r\u00e9pondit par un signe que c\u2019\u00e9tait bien lui. Puis, certaine qu\u2019il \nne pouvait plus y avoir de m\u00e9prise dans l\u2019ex\u00e9cution de ses \nordres, elle piqua son cheval et disparut. \nLes deux hommes suivirent alors la compagnie, et, \u00e0 la so r-\ntie du faubourg Saint -Antoine, mont\u00e8rent sur des chevaux tout \npr\u00e9par\u00e9s qu\u2019un domestique sans livr\u00e9e tenait en les attendant. \u2013 556 \u2013 CHAPITRE XLI \nLE SI\u00c8GE DE LA ROCHELLE \n \nLe si\u00e8ge de La Rochelle fut un des grands \u00e9v\u00e9nements pol i-\ntiques du r\u00e8gne de Louis XIII, et une des grandes entreprises \nmilitaires du cardinal. Il est donc int\u00e9ressant, et m\u00eame n\u00e9ce s-\nsaire, que nous en disions quelques mots ; plusieurs d\u00e9tails de \nce si\u00e8ge se liant d\u2019ailleurs d\u2019une mani\u00e8re trop importante \u00e0 \nl\u2019histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nous \nles passions sous silence. \nLes vues politiques du cardinal, lorsqu\u2019il entreprit ce si\u00e8ge, \n\u00e9taient consid\u00e9rables. Exposons -les d\u2019a bord, puis nous pass e-\nrons aux vues particuli\u00e8res qui n\u2019eurent peut -\u00eatre pas sur Son \n\u00c9minence moins d\u2019influence que les premi\u00e8res. \nDes villes importantes donn\u00e9es par Henri IV aux hugue-\nnots comme places de s\u00fbret\u00e9, il ne restait plus que La Rochelle. Il s\u2019agi ssait donc de d\u00e9truire ce dernier boulevard du calv i-\nnisme, levain dangereux, auquel se venaient incessamment m \u00ea-\nler des ferments de r\u00e9volte civile ou de guerre \u00e9trang\u00e8re. \nEspagnols, Anglais, Italiens m\u00e9contents, aventuriers de \ntoute nation, soldats de fortu ne de toute secte accouraient au \npremier appel sous les drapeaux des protestants et \ns\u2019organisaient comme une vaste association dont les branches \ndivergeaient \u00e0 loisir sur tous les points de l\u2019Europe. \nLa Rochelle, qui avait pris une nouvelle importance de l a \nruine des autres villes calvinistes, \u00e9tait donc le foyer des disse n-\nsions et des ambitions. Il y avait plus, son port \u00e9tait la derni\u00e8re porte ouverte aux Anglais dans le royaume de France ; et en la \nfermant \u00e0 l\u2019Angleterre, notre \u00e9ternelle ennemie, le cardinal achevait l\u2019\u0153uvre de Jeanne d\u2019Arc et du duc de Guise. \u2013 557 \u2013 Aussi Bassompierre, qui \u00e9tait \u00e0 la fois protestant et cath o-\nlique, protestant de conviction et catholique comme comma n-\ndeur du Saint -Esprit ; Bassompierre, qui \u00e9tait allemand de nai s-\nsance et fran\u00e7ais de c\u0153ur ; Bassompierre, enfin, qui avait un \ncommandement particulier au si\u00e8ge de La Rochelle, disait -il, en \nchargeant \u00e0 la t\u00eate de plusieurs autres seigneurs protestants \ncomme lui : \n\u00ab Vous verrez, messieurs, que nous serons assez b\u00eates pour \nprendre La Roch elle ! \u00bb \nEt Bassompierre avait raison : la canonnade de l\u2019\u00eele de R\u00e9 \nlui pr\u00e9sageait les dragonnades des C\u00e9vennes ; la prise de La R o-\nchelle \u00e9tait la pr\u00e9face de la r\u00e9vocation de l\u2019\u00e9dit de Nantes. \nMais nous l\u2019avons dit, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de ces vues du ministre niv e-\nleur et simplificateur, et qui appartiennent \u00e0 l\u2019histoire, le chr o-\nniqueur est bien forc\u00e9 de reconna\u00eetre les petites vis\u00e9es de \nl\u2019homme amoureux et du rival jaloux. \nRichelieu, comme chacun sait, avait \u00e9t\u00e9 amoureux de la \nreine ; cet amour avait -il chez lui un simp le but politique ou \n\u00e9tait- ce tout naturellement une de ces profondes passions \ncomme en inspira Anne d\u2019Autriche \u00e0 ceux qui l\u2019entouraient, c\u2019est ce que nous ne saurions dire ; mais en tout cas on a vu, par \nles d\u00e9veloppements ant\u00e9rieurs de cette histoire, que Buck-\ningham l\u2019avait emport\u00e9 sur lui, et que, dans deux ou trois ci r-\nconstances et particuli\u00e8rement dans celles des ferrets, il l\u2019avait, gr\u00e2ce au d\u00e9vouement des trois mousquetaires et au courage de \nd\u2019Artagnan, cruellement mystifi\u00e9. \nIl s\u2019agissait donc pour Ri chelieu, non seulement de d\u00e9ba r-\nrasser la France d\u2019un ennemi, mais de se venger d\u2019un rival ; au \nreste, la vengeance devait \u00eatre grande et \u00e9clatante, et digne en \ntout d\u2019un homme qui tient dans sa main, pour \u00e9p\u00e9e de combat, \nles forces de tout un royaume. \nRich elieu savait qu\u2019en combattant l\u2019Angleterre il combattait \nBuckingham, qu\u2019en triomphant de l\u2019Angleterre il triomphait de \u2013 558 \u2013 Buckingham, enfin qu\u2019en humiliant l\u2019Angleterre aux yeux de \nl\u2019Europe il humiliait Buckingham aux yeux de la reine. \nDe son c\u00f4t\u00e9 Buckingham, tout en mettant en avant \nl\u2019honneur de l\u2019Angleterre, \u00e9tait m\u00fb par des int\u00e9r\u00eats absolument \nsemblables \u00e0 ceux du cardinal ; Buckingham aussi poursuivait \nune vengeance particuli\u00e8re : sous aucun pr\u00e9texte, Buckingham \nn\u2019avait pu rentrer en France comme ambassade ur, il voulait y \nrentrer comme conqu\u00e9rant. \nIl en r\u00e9sulte que le v\u00e9ritable enjeu de cette partie, que les \ndeux plus puissants royaumes jouaient pour le bon plaisir de deux hommes amoureux, \u00e9tait un simple regard d\u2019Anne \nd\u2019Autriche. \nLe premier avantage avait \u00e9t\u00e9 au duc de Buckingham : arr i-\nv\u00e9 inopin\u00e9ment en vue de l\u2019\u00eele de R\u00e9 avec quatre -vingt -dix vai s-\nseaux et vingt mille hommes \u00e0 peu pr\u00e8s, il avait surpris le comte \nde Toiras, qui commandait pour le roi dans l\u2019\u00eele ; il avait, apr\u00e8s \nun combat sanglant, op\u00e9r\u00e9 son d\u00e9barquement. \nRelatons en passant que dans ce combat avait p\u00e9ri le baron \nde Chantal ; le baron de Chantal laissait orpheline une petite \nfille de dix -huit mois. \nCette petite fille fut depuis Mme de S\u00e9vign\u00e9. \nLe comte de Toiras se retira dans la citadelle Sa int-Martin \navec la garnison, et jeta une centaine d\u2019hommes dans un petit fort qu\u2019on appelait le fort de La Pr\u00e9e. \nCet \u00e9v\u00e9nement avait h\u00e2t\u00e9 les r\u00e9solutions du cardinal ; et en \nattendant que le roi et lui pussent aller prendre le command e-\nment du si\u00e8ge de La R ochelle, qui \u00e9tait r\u00e9solu, il avait fait partir \nMonsieur pour diriger les premi\u00e8res op\u00e9rations, et avait fait f i-\nler vers le th\u00e9\u00e2tre de la guerre toutes les troupes dont il avait pu \ndisposer. \nC\u2019\u00e9tait de ce d\u00e9tachement envoy\u00e9 en avant -garde que fa i-\nsait parti e notre ami d\u2019Artagnan. \u2013 559 \u2013 Le roi, comme nous l\u2019avons dit, devait suivre, aussit\u00f4t son \nlit de justice tenu, mais en se levant de ce lit de justice, le 28 \njuin, il s\u2019\u00e9tait senti pris par la fi\u00e8vre ; il n\u2019en avait pas moins \nvoulu partir, mais, son \u00e9tat empirant, il avait \u00e9t\u00e9 forc\u00e9 de \ns\u2019arr\u00eater \u00e0 Vill eroi. \nOr, o\u00f9 s\u2019arr\u00eatait le roi s\u2019arr\u00eataient les mousquetaires ; il en \nr\u00e9sultait que d\u2019Artagnan, qui \u00e9tait purement et simplement dans les gardes, se trouvait s\u00e9par\u00e9, momentan\u00e9ment du moins, de ses \nbons amis Athos, Po rthos et Aramis ; cette s\u00e9paration, qui \nn\u2019\u00e9tait pour lui qu\u2019une contrari\u00e9t\u00e9, f\u00fbt certes devenue une i n-\nqui\u00e9tude s\u00e9rieuse s\u2019il e\u00fbt pu deviner de quels dangers inconnus \nil \u00e9tait entour\u00e9. \nIl n\u2019en arriva pas moins sans accident au camp \u00e9tabli d e-\nvant La Rochelle , vers le 10 du mois de septembre de l\u2019ann\u00e9e \n1627. \nTout \u00e9tait dans le m\u00eame \u00e9tat : le duc de Buckingham et ses \nAnglais, ma\u00eetres de l\u2019\u00eele de R\u00e9, continuaient d\u2019assi\u00e9ger mais sans \nsucc\u00e8s, la citadelle de Saint -Martin et le fort de La Pr\u00e9e, et les \nhostilit\u00e9s avec La Rochelle \u00e9taient commenc\u00e9es depuis deux ou \ntrois jours \u00e0 propos d\u2019un fort que le duc d\u2019Angoul\u00eame venait de \nfaire construire pr\u00e8s de la ville. \nLes gardes, sous le commandement de M. des Essarts, \navaient leur logement aux Minimes. \nMais nous le savons, d\u2019Artagnan, pr\u00e9occup\u00e9 de l\u2019ambition \nde passer aux mousquetaires, avait rarement fait amiti\u00e9 avec ses \ncamarades ; il se trouvait donc isol\u00e9 et livr\u00e9 \u00e0 ses propres r \u00e9-\nflexions. \nSes r\u00e9flexions n\u2019\u00e9taient pas riantes : depuis un an qu\u2019il \u00e9tait \narriv\u00e9 \u00e0 Paris, i l s\u2019\u00e9tait m\u00eal\u00e9 aux affaires publiques ; ses affaires \npriv\u00e9es n\u2019avaient pas fait grand chemin comme amour et \ncomme fortune. \u2013 560 \u2013 Comme amour, la seule femme qu\u2019il e\u00fbt aim\u00e9e \u00e9tait \nMme Bonacieux, et Mme Bonacieux avait disparu sans qu\u2019il p\u00fbt \nd\u00e9couvrir encore ce qu \u2019elle \u00e9tait devenue. \nComme fortunes il s\u2019\u00e9tait fait, lui ch\u00e9tif, ennemi du card i-\nnal, c\u2019est -\u00e0-dire d\u2019un homme devant lequel tremblaient les plus \ngrands du royaume, \u00e0 commencer par le roi. \nCet homme pouvait l\u2019\u00e9craser, et cependant il ne l\u2019avait pas \nfait : pour un esprit aussi perspicace que l\u2019\u00e9tait d\u2019Artagnan, cette \nindulgence \u00e9tait un jour par lequel il voyait dans un meilleur \navenir. \nPuis, il s\u2019\u00e9tait fait encore un autre ennemi moins \u00e0 \ncraindre, pensait -il, mais que cependant il sentait instinctiv e-\nment n\u2019\u00eat re pas \u00e0 m\u00e9priser : cet ennemi, c\u2019\u00e9tait Milady. \nEn \u00e9change de tout cela il avait acquis la protection et la \nbienveillance de la reine, mais la bienveillance de la reine \u00e9tait, par le temps qui courait, une cause de plus de pers\u00e9cution ; et sa \nprotection, o n le sait, prot\u00e9geait fort mal : t\u00e9moins Chalais et \nMme Bonacieux. \nCe qu\u2019il avait donc gagn\u00e9 de plus clair dans tout cela c\u2019\u00e9tait \nle diamant de cinq ou six mille livres qu\u2019il portait au doigt ; et \nencore ce diamant, en supposant que d\u2019Artagnan dans ses pr o-\njets d\u2019ambition, voul\u00fbt le garder pour s\u2019en faire un jour un signe \nde reconnaissance pr\u00e8s de la reine n\u2019avait en attendant, \npuisqu\u2019il ne pouvait s\u2019en d\u00e9faire, pas plus de valeur que les cai l-\nloux qu\u2019il foulait \u00e0 ses pieds. \nNous disons \u00ab que les cailloux qu\u2019 il foulait \u00e0 ses pieds \u00bb, car \nd\u2019Artagnan faisait ces r\u00e9flexions en se promenant solitairement \nsur un joli petit chemin qui conduisait du camp au village \nd\u2019Angoutin ; or ces r\u00e9flexions l\u2019avaient conduit plus loin qu\u2019il ne \ncroyait, et le jour commen\u00e7ait \u00e0 baisser, lorsqu\u2019au dernier rayon du soleil couchant il lui sembla voir briller derri\u00e8re une haie le \ncanon d\u2019un mousquet. \u2013 561 \u2013 D\u2019Artagnan avait l\u2019\u0153il vif et l\u2019esprit prompt, il comprit que \nle mousquet n\u2019\u00e9tait pas venu l\u00e0 tout seul et que celui qui le po r-\ntait ne s\u2019 \u00e9tait pas cach\u00e9 derri\u00e8re une haie dans des intentions \namicales. Il r\u00e9solut donc de gagner au large, lorsque de l\u2019autre \nc\u00f4t\u00e9 de la route, derri\u00e8re un rocher, il aper\u00e7ut l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 d\u2019un \nsecond mousquet. \nC\u2019\u00e9tait \u00e9videmment une embuscade. \nLe jeune homme jeta un coup d\u2019\u0153il sur le premier mou s-\nquet et vit avec une certaine inqui\u00e9tude qu\u2019il s\u2019abaissait dans sa \ndirection, mais aussit\u00f4t qu\u2019il vit l\u2019orifice du canon immobile il se \njeta ventre \u00e0 terre. En m\u00eame temps le coup partit, il entendit le sifflement d\u2019une ball e qui passait au -dessus de sa t\u00eate. \nIl n\u2019y avait pas de temps \u00e0 perdre, d\u2019Artagnan se redressa \nd\u2019un bond, et au m\u00eame moment la balle de l\u2019autre mousquet fit voler les cailloux \u00e0 l\u2019endroit m\u00eame du chemin o\u00f9 il s\u2019\u00e9tait jet\u00e9 la \nface contre terre. \nD\u2019Artagnan n\u2019\u00e9tait pas un de ces hommes inutilement \nbraves qui cherchent une mort ridicule pour qu\u2019on dise d\u2019eux \nqu\u2019ils n\u2019ont pas recul\u00e9 d\u2019un pas, d\u2019ailleurs il ne s\u2019agissait plus de \ncourage ici, d\u2019Artagnan \u00e9tait tomb\u00e9 dans un guet -apens. \n\u00ab S\u2019il y a un troisi\u00e8me coup, se dit -il, je suis un homme \nperdu ! \u00bb \nEt aussit\u00f4t prenant ses jambes \u00e0 son cou, il s\u2019enfuit dans la \ndirection du camp, avec la vitesse des gens de son pays si r e-\nnomm\u00e9s pour leur agilit\u00e9 ; mais, quelle que f\u00fbt la rapidit\u00e9 de sa \ncourse, le premier qui avait tir\u00e9, ayant eu le temps de recharger \nson arme, lui tira un second coup si bien ajust\u00e9, cette fois, que la \nballe traversa son feutre et le fit voler \u00e0 dix pas de lui. \nCependant, comme d\u2019Artagnan n\u2019avait pas d\u2019autre chapeau, \nil ramassa le sien tout en coura nt, arriva fort essouffl\u00e9 et fort \np\u00e2le, dans son logis, s\u2019assit sans rien dire \u00e0 personne et se mit \u00e0 \nr\u00e9fl\u00e9chir. \u2013 562 \u2013 Cet \u00e9v\u00e9nement pouvait avoir trois causes : \nLa premi\u00e8re et la plus naturelle pouvait \u00eatre une embu s-\ncade des Rochelois, qui n\u2019eussent pas \u00e9t\u00e9 f\u00e2c h\u00e9s de tuer un des \ngardes de Sa Majest\u00e9, d\u2019abord parce que c\u2019\u00e9tait un ennemi de \nmoins, et que cet ennemi pouvait avoir une bourse bien garnie \ndans sa poche. \nD\u2019Artagnan prit son chapeau, examina le trou de la balle, et \nsecoua la t\u00eate. La balle n\u2019\u00e9tait pas u ne balle de mousquet, c\u2019\u00e9tait \nune balle d\u2019arquebuse ; la justesse du coup lui avait d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9 \nl\u2019id\u00e9e qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 tir\u00e9 par une arme particuli\u00e8re : ce n\u2019\u00e9tait \ndonc pas une embuscade militaire, puisque la balle n\u2019\u00e9tait pas \nde calibre. \nCe pouvait \u00eatre un bon souvenir de M. le cardinal. On se \nrappelle qu\u2019au moment m\u00eame o\u00f9 il avait, gr\u00e2ce \u00e0 ce bienheureux rayon de soleil, aper\u00e7u le canon du fusil, il s\u2019\u00e9tonnait de la lo n-\nganimit\u00e9 de Son \u00c9minence \u00e0 son \u00e9gard. \nMais d\u2019Artagnan secoua la t\u00eate. Pour les gens vers lesquels \nelle n\u2019avait qu\u2019\u00e0 \u00e9tendre la main, Son \u00c9minence recourait rar e-\nment \u00e0 de pareils moyens. \nCe pouvait \u00eatre une vengeance de Milady. \nCeci, c\u2019\u00e9tait plus probable. \nIl chercha inutilement \u00e0 se rappeler ou les traits ou le co s-\ntume des assassins ; il s\u2019\u00e9ta it \u00e9loign\u00e9 d\u2019eux si rapidement, qu\u2019il \nn\u2019avait eu le loisir de rien remarquer. \n\u00ab Ah ! mes pauvres amis, murmura d\u2019Artagnan, o\u00f9 \u00eates -\nvous ? et que vous me faites faute ! \u00bb \nD\u2019Artagnan passa une fort mauvaise nuit. Trois ou quatre \nfois il se r\u00e9veilla en sursau t, se figurant qu\u2019un homme \ns\u2019approchait de son lit pour le poignarder. Cependant le jour \nparut sans que l\u2019obscurit\u00e9 e\u00fbt amen\u00e9 aucun incident. \u2013 563 \u2013 Mais d\u2019Artagnan se douta bien que ce qui \u00e9tait diff\u00e9r\u00e9 \nn\u2019\u00e9tait pas perdu. \nD\u2019Artagnan resta toute la journ\u00e9e dans s on logis ; il se do n-\nna pour excuse, vis -\u00e0-vis de lui -m\u00eame, que le temps \u00e9tait ma u-\nvais. \nLe surlendemain, \u00e0 neuf heures, on battit aux champs. Le \nduc d\u2019Orl\u00e9ans visitait les postes. Les gardes coururent aux \narmes, d\u2019Artagnan prit son rang au milieu de ses cam arades. \nMonsieur passa sur le front de bataille ; puis tous les off i-\nciers sup\u00e9rieurs s\u2019approch\u00e8rent de lui pour lui faire leur cour, M. des Essarts, le capitaine des gardes, comme les autres. \nAu bout d\u2019un instant il parut \u00e0 d\u2019Artagnan que M. des E s-\nsarts lu i faisait signe de s\u2019approcher de lui : il attendit un no u-\nveau geste de son sup\u00e9rieur, craignant de se tromper, mais ce \ngeste s\u2019\u00e9tant renouvel\u00e9, il quitta les rangs et s\u2019avan\u00e7a pour pre n-\ndre l\u2019ordre. \n\u00ab Monsieur va demander des hommes de bonne volont\u00e9 \npour u ne mission dangereuse, mais qui fera honneur \u00e0 ceux qui \nl\u2019auront accomplie, et je vous ai fait signe afin que vous vous \ntinssiez pr\u00eat. \n\u2013 Merci, mon capitaine ! \u00bb r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, qui ne \ndemandait pas mieux que de se distinguer sous les yeux du lieu-\ntena nt g\u00e9n\u00e9ral. \nEn effet, les Rochelois avaient fait une sortie pendant la \nnuit et avaient repris un bastion dont l\u2019arm\u00e9e royaliste s\u2019\u00e9tait \nemp ar\u00e9e deux jours auparavant ; il s\u2019agissait de pousser une \nreco nnaissance perdue pour voir comment l\u2019arm\u00e9e gardait ce \nbastion. \nEffectivement, au bout de quelques instants, Monsieur \u00e9l e-\nva la voix et dit : \n\u00ab Il me faudrait, pour cette mission, trois ou quatre volo n-\ntaires conduits par un homme s\u00fbr. \u2013 564 \u2013 \u2013 Quant \u00e0 l\u2019homme s\u00fbr, je l\u2019ai sous la main, Monseigneur, \ndit M. des Essarts en montrant d\u2019Artagnan ; et quant aux quatre \nou cinq volontaires, Monseigneur n\u2019a qu\u2019\u00e0 faire conna\u00eetre ses \nintentions, et les hommes ne lui manqueront pas. \n\u2013 Quatre hommes de bonne volont\u00e9 pour venir se faire tuer \navec moi ! \u00bb dit d\u2019Artagnan en levant son \u00e9p\u00e9e. \nDeux de ses camarades aux gardes s\u2019\u00e9lanc\u00e8rent aussit\u00f4t, et \ndeux soldats s\u2019\u00e9tant joints \u00e0 eux, il se trouva que le nombre d e-\nmand\u00e9 \u00e9tait suffisant ; d\u2019Artagnan refusa donc tous les autres, \nne voulant pas faire de passe -droit \u00e0 ceux qui avaient la prior it\u00e9. \nOn ignorait si, apr\u00e8s la prise du bastion, les Rochelois \nl\u2019avaient \u00e9vacu\u00e9 ou s\u2019ils y avaient laiss\u00e9 garnison ; il fallait donc \nexaminer le lieu indiqu\u00e9 d\u2019assez pr\u00e8s pour v\u00e9rifier la chose. \nD\u2019Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit la \ntran ch\u00e9e : les deux gardes marchaient au m\u00eame rang que lui et \nles soldats venaient par -derri\u00e8re. \nIls arriv\u00e8rent ainsi, en se couvrant de rev\u00eatements, jusqu\u2019\u00e0 \nune centaine de pas du bastion ! L\u00e0, d\u2019Artagnan, en se retou r-\nnant, s\u2019aper\u00e7ut que les deux soldats avai ent disparu. \nIl crut qu\u2019ayant eu peur ils \u00e9taient rest\u00e9s en arri\u00e8re et co n-\ntinua d\u2019avancer. \nAu d\u00e9tour de la contrescarpe, ils se trouv\u00e8rent \u00e0 soixante \npas \u00e0 peu pr\u00e8s du bastion. \nOn ne voyait personne, et le bastion semblait abandonn\u00e9. \nLes trois enfants perd us d\u00e9lib\u00e9raient s\u2019ils iraient plus \navant, lorsque tout \u00e0 coup une ceinture de fum\u00e9e ceignit le \ng\u00e9ant de pierre, et une douzaine de balles vinrent siffler autour \nde d\u2019Artagnan et de ses deux compagnons. \nIls savaient ce qu\u2019ils voulaient savoir : le bastion \u00e9 tait gar-\nd\u00e9. Une plus longue station dans cet endroit dangereux e\u00fbt donc \n\u00e9t\u00e9 une imprudence inutile ; d\u2019Artagnan et les deux gardes tou r-\u2013 565 \u2013 n\u00e8rent le dos et commenc\u00e8rent une retraite qui ressemblait \u00e0 \nune fuite. \nEn arrivant \u00e0 l\u2019angle de la tranch\u00e9e qui allait l eur servir de \nrempart, un des gardes tomba : une balle lui avait travers\u00e9 la \npoitrine. L\u2019autre, qui \u00e9tait sain et sauf, continua sa course vers le \ncamp. \nD\u2019Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son comp a-\ngnon, et s\u2019inclina vers lui pour le relever et l\u2019aid er \u00e0 rejoindre les \nlignes ; mais en ce moment deux coups de fusil partirent : une \nballe cassa la t\u00eate du garde d\u00e9j\u00e0 bless\u00e9, et l\u2019autre vint s\u2019aplatir \nsur le roc apr\u00e8s avoir pass\u00e9 \u00e0 deux pouces de d\u2019Artagnan. \nLe jeune homme se retourna vivement, car cette a ttaque ne \npouvait venir du bastion, qui \u00e9tait masqu\u00e9 par l\u2019angle de la tran-\nch\u00e9e. L\u2019id\u00e9e des deux soldats qui l\u2019avaient abandonn\u00e9 lui revint \n\u00e0 l\u2019esprit et lui rappela ses assassins de la surveille ; il r\u00e9solut \ndonc cette fois de savoir \u00e0 quoi s\u2019en tenir, et tomba sur le corps \nde son camarade comme s\u2019il \u00e9tait mort. \nIl vit aussit\u00f4t deux t\u00eates qui s\u2019\u00e9levaient au -dessus d\u2019un o u-\nvrage abandonn\u00e9 qui \u00e9tait \u00e0 trente pas de l\u00e0 : c\u2019\u00e9taient celles de \nnos deux soldats. D\u2019Artagnan ne s\u2019\u00e9tait pas tromp\u00e9 : ces deux \nhommes n e l\u2019avaient suivi que pour l\u2019assassiner, esp\u00e9rant que la \nmort du jeune homme serait mise sur le compte de l\u2019ennemi. \nSeulement, comme il pouvait n\u2019\u00eatre que bless\u00e9 et d\u00e9noncer \nleur crime, ils s\u2019approch\u00e8rent pour l\u2019achever ; heureusement, \ntromp\u00e9s par la ruse de d\u2019Artagnan, ils n\u00e9glig\u00e8rent de recharger \nleurs fusils. \nLorsqu\u2019ils furent \u00e0 dix pas de lui, d\u2019Artagnan, qui en to m-\nbant avait eu grand soin de ne pas l\u00e2cher son \u00e9p\u00e9e, se releva \ntout \u00e0 coup et d\u2019un bond se trouva pr\u00e8s d\u2019eux. \nLes assassins comprirent que s\u2019ils s\u2019enfuyaient du c\u00f4t\u00e9 du \ncamp sans avoir tu\u00e9 leur homme, ils seraient accus\u00e9s par lui ; \naussi leur premi\u00e8re id\u00e9e fut -elle de passer \u00e0 l\u2019ennemi. L\u2019un d\u2019eux \nprit son fusil par le canon, et s\u2019en servit comme d\u2019une massue : il \u2013 566 \u2013 en porta un coup terrible \u00e0 d\u2019 Artagnan, qui l\u2019\u00e9vita en se jetant de \nc\u00f4t\u00e9, mais par ce mouvement il livra passage au bandit, qui \ns\u2019\u00e9lan\u00e7a aussit\u00f4t vers le bastion. Comme les Rochelois qui le \ngardaient ignoraient dans quelle intention cet homme venait \u00e0 \neux, ils firent feu sur lui et il tomba frapp\u00e9 d\u2019une balle qui lui \nbrisa l\u2019\u00e9paule. \nPendant ce temps, d\u2019Artagnan s\u2019\u00e9tait jet\u00e9 sur le second so l-\ndat, l\u2019attaquant avec son \u00e9p\u00e9e ; la lutte ne fut pas longue, ce m i-\ns\u00e9rable n\u2019avait pour se d\u00e9fendre que son arquebuse d\u00e9charg\u00e9e ; \nl\u2019\u00e9p\u00e9e du garde gli ssa contre le canon de l\u2019arme devenue inutile \net alla traverser la cuisse de l\u2019assassin, qui tomba. D\u2019Artagnan \nlui mit aussit\u00f4t la pointe du fer sur la gorge. \n\u00ab Oh ! ne me tuez pas ! s\u2019\u00e9cria le bandit ; gr\u00e2ce, gr\u00e2ce, mon \nofficier ! et je vous dirai tout. \n\u2013 Ton secret vaut -il la peine que je te garde la vie au \nmoins ? demanda le jeune homme en retenant son bras. \n\u2013 Oui ; si vous estimez que l\u2019existence soit quelque chose \nquand on a vingt- deux ans comme vous et qu\u2019on peut arriver \u00e0 \ntout, \u00e9tant beau et brave co mme vous l\u2019\u00eates. \n\u2013 Mis\u00e9rable ! dit d\u2019Artagnan, voyons, parle vite, qui t\u2019a \ncharg\u00e9 de m\u2019assassiner ? \n\u2013 Une femme que je ne connais pas, mais qu\u2019on appelle M i-\nlady. \n\u2013 Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais- tu \nson nom ? \n\u2013 Mon camarade la connaissait et l\u2019appelait ainsi, c\u2019est \u00e0 lui \nqu\u2019elle a eu affaire et non pas \u00e0 moi ; il a m\u00eame dans sa poche \nune lettre de cette personne qui doit avoir pour vous une grande \nimportance, \u00e0 ce que je lui ai entendu dire. \n\u2013 Mais comment te trouves -tu de moiti\u00e9 dans ce guet -\napens ? \u2013 567 \u2013 \u2013 Il m\u2019a propos\u00e9 de faire le coup \u00e0 nous deux et j\u2019ai accept\u00e9. \n\u2013 Et combien vous a -t-elle donn\u00e9 pour cette belle exp\u00e9di-\ntion ? \n\u2013 Cent louis. \n\u2013 Eh bien, \u00e0 la bonne heure, dit le jeune homme en riant, \nelle estime que je vaux quelque chose ; cent louis ! c\u2019est une \nsomme pour deux mis\u00e9rables comme vous : aussi je comprends \nque tu aies accept\u00e9, et je te fais gr\u00e2ce, mais \u00e0 une condition ! \n\u2013 Laquelle ? demanda le soldat inquiet en voyant que tout \nn\u2019\u00e9tait pas fini. \n\u2013 C\u2019est que tu vas aller me chercher la lettre que ton cam a-\nrade a dans sa poche. \n\u2013 Mais, s\u2019\u00e9cria le bandit, c\u2019est une autre mani\u00e8re de me \ntuer ; comment voulez -vous que j\u2019aille chercher cette lettre sous \nle feu du bastion ? \n\u2013 Il faut pourtant que tu te d\u00e9cides \u00e0 l\u2019aller chercher, ou je \nte jur e que tu vas mourir de ma main. \n\u2013 Gr\u00e2ce, monsieur, piti\u00e9 ! au nom de cette jeune dame que \nvous aimez, que vous croyez morte peut -\u00eatre, et qui ne l\u2019est pas ! \ns\u2019\u00e9cria le bandit en se mettant \u00e0 genoux et s\u2019appuyant sur sa \nmain, car il commen\u00e7ait \u00e0 perdre ses forces avec son sang. \n\u2013 Et d\u2019o\u00f9 sais -tu qu\u2019il y a une jeune femme que j\u2019aime, et \nque j\u2019ai cru cette femme morte ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche. \n\u2013 Tu vois bien alors qu\u2019il faut que j\u2019aie cette lettre, dit \nd\u2019Artagna n ; ainsi donc plus de retard, plus d\u2019h\u00e9sitation, ou \nquelle que soit ma r\u00e9pugnance \u00e0 tremper une seconde fois mon \n\u00e9p\u00e9e dans le sang d\u2019un mis\u00e9rable comme toi, je le jure par ma \nfoi d\u2019honn\u00eate homme\u2026 \u00bb \u2013 568 \u2013 Et \u00e0 ces mots d\u2019Artagnan fit un geste si mena\u00e7ant, que le \nbless\u00e9 se releva. \n\u00ab Arr\u00eatez ! arr\u00eatez ! s\u2019\u00e9cria -t-il reprenant courage \u00e0 force de \nterreur, j\u2019irai\u2026 j\u2019irai !\u2026 \u00bb \nD\u2019Artagnan prit l\u2019arquebuse du soldat, le fit passer devant \nlui et le poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de \nla pointe de son \u00e9p\u00e9 e. \nC\u2019\u00e9tait une chose affreuse que de voir ce malheureux, lai s-\nsant sur le chemin qu\u2019il parcourait une longue trace de sang, \np\u00e2le de sa mort prochaine, essayant de se tra\u00eener sans \u00eatre vu \njusqu\u2019au corps de son complice qui gisait \u00e0 vingt pas de l\u00e0 ! \nLa terre ur \u00e9tait tellement peinte sur son visage couvert \nd\u2019une froide sueur, que d\u2019Artagnan en eut piti\u00e9 ; et que, le r e-\ngardant avec m\u00e9pris : \n\u00ab Eh bien, lui dit -il, je vais te montrer la diff\u00e9rence qu\u2019il y a \nentre un homme de c\u0153ur et un l\u00e2che comme toi ; reste, j\u2019 irai. \u00bb \nEt d\u2019un pas agile, l\u2019\u0153il au guet, observant les mouvements \nde l\u2019ennemi, s\u2019aidant de tous les accidents de terrain, \nd\u2019Artagnan parvint jusqu\u2019au second soldat. \nIl y avait deux moyens d\u2019arriver \u00e0 son but : le fouiller sur la \nplace, ou l\u2019emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le \nfouiller dans la tranch\u00e9e. \nD\u2019Artagnan pr\u00e9f\u00e9ra le second moyen et chargea l\u2019assassin \nsur ses \u00e9paules au moment m\u00eame o\u00f9 l\u2019ennemi faisait feu. \nUne l\u00e9g\u00e8re secousse, le bruit mat de trois balles qui \ntrouaient les chairs, un dernier cri, un fr\u00e9missement d\u2019agonie \nprouv\u00e8rent \u00e0 d\u2019Artagnan que celui qui avait voulu l\u2019assassiner \nvenait de lui sauver la vie. \nD\u2019Artagnan regagna la tranch\u00e9e et jeta le cadavre aupr\u00e8s du \nbless\u00e9 aussi p\u00e2le qu\u2019un mort. \u2013 569 \u2013 Aussit\u00f4t il commen\u00e7a l\u2019inventair e : un portefeuille de cuir, \nune bourse o\u00f9 se trouvait \u00e9videmment une partie de la somme \nque le bandit avait re\u00e7ue, un cornet et des d\u00e9s formaient \nl\u2019h\u00e9ritage du mort. \nIl laissa le cornet et les d\u00e9s o\u00f9 ils \u00e9taient tomb\u00e9s, jeta la \nbourse au bless\u00e9 et ouvrit avidement le portefeuille. \nAu milieu de quelques papiers sans importance, il trouva la \nlettre suivante : c\u2019\u00e9tait celle qu\u2019il \u00e9tait all\u00e9 chercher au risque de \nsa vie : \n\u00ab Puisque vous avez perdu la trace de cette femme et \nqu\u2019elle est maintenant en s\u00fbret\u00e9 dan s ce couvent o\u00f9 vous \nn\u2019auriez j amais d\u00fb la laisser arriver, t\u00e2chez au moins de ne pas \nmanquer l\u2019homme ; sinon, vous savez que j\u2019ai la main longue et \nque vous payeriez cher les cent louis que vous avez \u00e0 moi. \u00bb \nPas de signature. N\u00e9anmoins il \u00e9tait \u00e9vident q ue la lettre \nvenait de Milady. En cons\u00e9quence, il la garda comme pi\u00e8ce \u00e0 conviction, et, en s\u00fbret\u00e9 derri\u00e8re l\u2019angle de la tranch\u00e9e, il se mit \n\u00e0 interroger le bless\u00e9. Celui -ci confessa qu\u2019il s\u2019\u00e9tait charg\u00e9 avec \nson camarade, le m\u00eame qui venait d\u2019\u00eatre tu\u00e9, d\u2019enlever une jeune femme qui devait sortir de Paris par la barri\u00e8re de La Vi l-\nlette, mais que, s\u2019\u00e9tant arr\u00eat\u00e9s \u00e0 boire dans un cabaret, ils \navaient manqu\u00e9 la voiture de dix minutes. \n\u00ab Mais qu\u2019eussiez -vous fait de cette femme ? demanda \nd\u2019Artagnan avec angois se. \n\u2013 Nous devions la remettre dans un h\u00f4tel de la place \nRoyale, dit le bless\u00e9. \n\u2013 Oui ! oui ! murmura d\u2019Artagnan, c\u2019est bien cela, chez M i-\nlady elle -m\u00eame. \u00bb \nAlors le jeune homme comprit en fr\u00e9missant quelle terrible \nsoif de vengeance poussait cette femme \u00e0 le perdre, ainsi que \nceux qui l\u2019aimaient, et combien elle en savait sur les affaires de \u2013 570 \u2013 la cour, puisqu\u2019elle avait tout d\u00e9couvert. Sans doute elle devait \nces renseignements au cardinal. \nMais, au milieu de tout cela, il comprit, avec un sentiment \nde joie bi en r\u00e9el, que la reine avait fini par d\u00e9couvrir la prison \no\u00f9 la pauvre Mme Bonacieux expiait son d\u00e9vouement, et qu\u2019elle \nl\u2019avait tir\u00e9e de cette prison. Alors la lettre qu\u2019il avait re\u00e7ue de la \njeune femme et son passage sur la route de Chaillot, passage \nparei l \u00e0 une apparition, lui furent expliqu\u00e9s. \nD\u00e8s lors, ainsi qu\u2019Athos l\u2019avait pr\u00e9dit, il \u00e9tait possible de r e-\ntrouver Mme Bonacieux, et un couvent n\u2019\u00e9tait pas imprenable. \nCette id\u00e9e acheva de lui remettre la cl\u00e9mence au c\u0153ur. Il se \nretourna vers le bless\u00e9 qui suivait avec anxi\u00e9t\u00e9 toutes les expres-sions diverses de son visage, et lui tendant le bras : \n\u00ab Allons, lui dit -il, je ne veux pas t\u2019abandonner ainsi. A p-\npuie -toi sur moi et retournons au camp. \n\u2013 Oui, dit le bless\u00e9, qui avait peine \u00e0 croire \u00e0 tant de m a-\ngnani mit\u00e9, mais n\u2019est -ce point pour me faire pendre ? \n\u2013 Tu as ma parole, dit -il, et pour la seconde fois je te donne \nla vie. \u00bb \nLe bless\u00e9 se laissa glisser \u00e0 genoux et baisa de nouveau les \npieds de son sauveur ; mais d\u2019Artagnan, qui n\u2019avait plus aucun \nmotif de r ester si pr\u00e8s de l\u2019ennemi, abr\u00e9gea lui -m\u00eame les t\u00e9mo i-\ngnages de sa reconnaissance. \nLe garde qui \u00e9tait revenu \u00e0 la premi\u00e8re d\u00e9charge des R o-\nchelois avait annonc\u00e9 la mort de ses quatre compagnons. On fut donc \u00e0 la fois fort \u00e9tonn\u00e9 et fort joyeux dans le r\u00e9gime nt, quand \non vit repara\u00eetre le jeune homme sain et sauf. \nD\u2019Artagnan expliqua le coup d\u2019\u00e9p\u00e9e de son compagnon par \nune sortie qu\u2019il improvisa. Il raconta la mort de l\u2019autre soldat et \nles p\u00e9rils qu\u2019ils avaient courus. Ce r\u00e9cit fut pour lui l\u2019occasion \nd\u2019un v\u00e9r itable triomphe. Toute l\u2019arm\u00e9e parla de cette exp\u00e9dition \npendant un jour, et Monsieur lui en fit faire ses compliments. \u2013 571 \u2013 Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa r \u00e9-\ncompense, la belle action de d\u2019Artagnan eut pour r\u00e9sultat de lui \nrendre la tranq uillit\u00e9 qu\u2019il avait perdue. En effet, d\u2019Artagnan \ncroyait pouvoir \u00eatre tranquille, puisque, de ses deux ennemis, l\u2019un \u00e9tait tu\u00e9 et l\u2019autre d\u00e9vou\u00e9 \u00e0 ses int\u00e9r\u00eats. \nCette tranquillit\u00e9 prouvait une chose, c\u2019est que d\u2019Artagnan \nne connaissait pas encore Milady. \u2013 572 \u2013 CHAPITRE XLII \nLE VIN D\u2019ANJOU \n \nApr\u00e8s des nouvelles presque d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9es du roi, le bruit de \nsa convalescence commen\u00e7ait \u00e0 se r\u00e9pandre dans le camp ; et \ncomme il avait grande h\u00e2te d\u2019arriver en personne au si\u00e8ge, on \ndisait qu\u2019aussit\u00f4t qu\u2019il pourrait remonter \u00e0 cheval, il se remet-\ntrait en route. \nPendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d\u2019un jour \u00e0 \nl\u2019autre, il allait \u00eatre remplac\u00e9 dans son commandement, soit par \nle duc d\u2019Angoul\u00eame, soit par Bassompierre ou par Schomberg, \nqui se disputaient le commandement, fais ait peu de choses, \nperdait ses journ\u00e9es en t\u00e2tonnements, et n\u2019osait risquer quelque \ngrande entreprise pour chasser les Anglais de l\u2019\u00eele de R\u00e9, o\u00f9 ils \nassi\u00e9geaient toujours la citadelle Saint -Martin et le fort de La \nPr\u00e9e, tandis que, de leur c\u00f4t\u00e9, les Fran\u00e7 ais assi\u00e9geaient La R o-\nchelle. \nD\u2019Artagnan, comme nous l\u2019avons dit, \u00e9tait redevenu plus \ntranquille, comme il arrive toujours apr\u00e8s un danger pass\u00e9, et quand le danger semble \u00e9vanoui ; il ne lui restait qu\u2019une inqui \u00e9-\ntude, c\u2019\u00e9tait de n\u2019apprendre aucune nouvell e de ses amis. \nMais, un matin du commencement du mois de novembre, \ntout lui fut expliqu\u00e9 par cette lettre, dat\u00e9e de Villeroi : \n\u00ab Monsieur d\u2019Artagnan, \n\u00ab MM. Athos, Porthos et Aramis, apr\u00e8s avoir fait une \nbonne partie chez moi, et s\u2019\u00eatre \u00e9gay\u00e9s beaucoup, ont men\u00e9 si \ngrand bruit, que le pr\u00e9v\u00f4t du ch\u00e2teau, homme tr\u00e8s rigide, les a consign\u00e9s pour quelques jours ; mais j\u2019accomplis les ordres \nqu\u2019ils m\u2019ont donn\u00e9s, de vous envoyer douze bouteilles de mon \u2013 573 \u2013 vin d\u2019Anjou, dont ils ont fait grand cas : ils veulent que vou s bu-\nviez \u00e0 leur sant\u00e9 avec leur vin favori. \n\u00ab Je l\u2019ai fait, et suis, monsieur, avec un grand respect, \n\u00ab Votre serviteur tr\u00e8s humble et tr\u00e8s ob\u00e9issant, \n\u00ab Godeau, \n\u00ab H\u00f4telier de messieurs les mousquetaires. \u00bb \n\u00ab \u00c0 la bonne heure ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, ils pense nt \u00e0 moi \ndans leurs plaisirs comme je pensais \u00e0 eux dans mon ennui ; \nbien certainement que je boirai \u00e0 leur sant\u00e9 et de grand c\u0153ur ; \nmais je n\u2019y boirai pas seul. \u00bb \nEt d\u2019Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il \navait fait plus amiti\u00e9 qu\u2019avec les a utres, afin de les inviter \u00e0 \nboire avec lui le d\u00e9licieux petit vin d\u2019Anjou qui venait d\u2019arriver \nde Villeroi. L\u2019un des deux gardes \u00e9tait invit\u00e9 pour le soir m\u00eame, \net l\u2019autre invit\u00e9 pour le lendemain ; la r\u00e9union fut donc fix\u00e9e au \nsurle ndemain. \nD\u2019Artagnan, e n rentrant, envoya les douze bouteilles de vin \n\u00e0 la buvette des gardes, en recommandant qu\u2019on les lui gard\u00e2t \navec soin ; puis, le jour de la solennit\u00e9, comme le d\u00eener \u00e9tait fix\u00e9 \npour l\u2019heure de midi, d\u2019Artagnan envoya, d\u00e8s neuf heures, Pla n-\nchet pour tout p r\u00e9parer. \nPlanchet, tout fier d\u2019\u00eatre \u00e9lev\u00e9 \u00e0 la dignit\u00e9 de ma\u00eetre \nd\u2019h\u00f4tel, songea \u00e0 tout appr\u00eater en homme intelligent ; \u00e0 cet effet \nil s\u2019adjoignit le valet d\u2019un des convives de son ma\u00eetre, nomm\u00e9 \nFourreau, et ce faux soldat qui avait voulu tuer d\u2019Artagnan, et \nqui, n\u2019appartenant \u00e0 aucun corps, \u00e9tait entr\u00e9 \u00e0 son service ou \nplut\u00f4t \u00e0 celui de Planchet, depuis que d\u2019Artagnan lui avait sauv\u00e9 \nla vie. \nL\u2019heure du festin venue, les deux convives arriv\u00e8rent, pr i-\nrent place et les mets s\u2019align\u00e8rent sur la table. Planchet servait \nla serviette au bras, Fourreau d\u00e9bouchait les bouteilles, et Br i-\nsemont, c\u2019\u00e9tait le nom du convalescent, transvasait dans des \u2013 574 \u2013 carafons de verre le vin qui paraissait avoir d\u00e9pos\u00e9 par effet des \nsecousses de la route. De ce vin, la premi\u00e8re bouteille \u00e9tait un \npeu trouble vers la fin, Brisemont versa cette lie dans un verre, \net d\u2019Artagnan lui permit de la boire ; car le pauvre diable n\u2019avait \npas encore beaucoup de forces. \nLes convives, apr\u00e8s avoir mang\u00e9 le potage, allaient porter le \npremier verre \u00e0 leu rs l\u00e8vres, lorsque tout \u00e0 coup le canon rete n-\ntit au fort Louis et au fort Neuf ; aussit\u00f4t les gardes, croyant \nqu\u2019il s\u2019agissait de quelque attaque impr\u00e9vue, soit des assi\u00e9g\u00e9s, \nsoit des Anglais, saut\u00e8rent sur leurs \u00e9p\u00e9es ; d\u2019Artagnan, non \nmoins leste, fit co mme eux, et tous trois sortirent en courant, \nafin de se rendre \u00e0 leurs postes. \nMais \u00e0 peine furent -ils hors de la buvette, qu\u2019ils se trouv \u00e8-\nrent fix\u00e9s sur la cause de ce grand bruit ; les cris de Vive le roi ! \nVive M. le cardinal ! retentissaient de tous c\u00f4 t\u00e9s, et les tambours \nbattaient dans toutes les directions. \nEn effet, le roi, impatient comme on l\u2019avait dit, venait de \ndoubler deux \u00e9tapes, et arrivait \u00e0 l\u2019instant m\u00eame avec toute sa maison et un renfort de dix mille hommes de troupe ; ses mou s-\nquetaires le pr\u00e9c\u00e9daient et le suivaient. D\u2019Artagnan, plac\u00e9 en \nhaie avec sa compagnie, salua d\u2019un geste expressif ses amis, qui \nlui r\u00e9pondirent des yeux, et M. de Tr\u00e9ville, qui le reconnut tout \nd\u2019abord. \nLa c\u00e9r\u00e9monie de r\u00e9ception achev\u00e9e, les quatre amis furent \nbient\u00f4t dans les bras l\u2019un de l\u2019autre. \n\u00ab Pardieu ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, il n\u2019est pas possible de \nmieux arriver, et les viandes n\u2019auront pas encore eu le temps de \nrefro idir ! n\u2019est -ce pas, messieurs ? ajouta le jeune homme en se \ntournant vers les deux gardes, qu\u2019il pr\u00e9senta \u00e0 ses amis. \n\u2013 Ah ! ah ! il para\u00eet que nous banquetions, dit Porthos. \n\u2013 J\u2019esp\u00e8re, dit Aramis, qu\u2019il n\u2019y a pas de femmes \u00e0 votre d \u00ee-\nner ! \u2013 575 \u2013 \u2013 Est-ce qu\u2019il y a du vin potable dans votre bicoque ? de-\nmanda Athos. \n\u2013 Mais, pardieu ! il y a le v\u00f4tre, cher a mi, r\u00e9pondit \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Notre vin ? fit Athos \u00e9tonn\u00e9. \n\u2013 Oui, celui que vous m\u2019avez envoy\u00e9. \n\u2013 Nous vous avons envoy\u00e9 du vin ? \n\u2013 Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux \nd\u2019Anjou ? \n\u2013 Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler. \n\u2013 Le vin que v ous pr\u00e9f\u00e9rez. \n\u2013 Sans doute, quand je n\u2019ai ni champagne ni chambertin. \n\u2013 Eh bien, \u00e0 d\u00e9faut de champagne et de chambertin, vous \nvous contenterez de celui -l\u00e0. \n\u2013 Nous avons donc fait venir du vin d\u2019Anjou, gourmet que \nnous sommes ? dit Porthos. \n\u2013 Mais non, c\u2019est le vin qu\u2019on m\u2019a envoy\u00e9 de votre part. \n\u2013 De notre part ? firent les trois mousquetaires. \n\u2013 Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoy\u00e9 du vin ? \n\u2013 Non, et vous, Porthos ? \n\u2013 Non, et vous, Athos ? \n\u2013 Non. \n\u2013 Si ce n\u2019est pas vous, dit d\u2019Artagnan, c\u2019est vot re h\u00f4telier. \n\u2013 Notre h\u00f4telier ? \u2013 576 \u2013 \u2013 Eh oui ! votre h\u00f4telier, Godeau, h\u00f4telier des mousqu e-\ntaires. \n\u2013 Ma foi, qu\u2019il vienne d\u2019o\u00f9 il voudra, n\u2019importe, dit Porthos, \ngo\u00fbtons -le, et, s\u2019il est bon, buvons -le. \n\u2013 Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une sour ce \ninconnue. \n\u2013 Vous avez raison, Athos, dit d\u2019Artagnan. Personne de \nvous n\u2019a charg\u00e9 l\u2019h\u00f4telier Godeau de m\u2019envoyer du vin ? \n\u2013 Non ! et cependant il vous en a envoy\u00e9 de notre part ? \n\u2013 Voici la lettre ! \u00bb dit d\u2019Artagnan. \nEt il pr\u00e9senta le billet \u00e0 ses camara des. \n\u00ab Ce n\u2019est pas son \u00e9criture ! s\u2019\u00e9cria Athos, je la connais, \nc\u2019est moi qui, avant de partir, ai r\u00e9gl\u00e9 les comptes de la comm u-\nnaut\u00e9. \n\u2013 Fausse lettre, dit Porthos ; nous n\u2019avons pas \u00e9t\u00e9 consi-\ngn\u00e9s. \n\u2013 D\u2019Artagnan, demanda Aramis d\u2019un ton de reproche, \ncommen t avez -vous pu croire que nous avions fait du bruit ?\u2026 \u00bb \nD\u2019Artagnan p\u00e2lit, et un tremblement convulsif secoua tous \nses membres. \n\u00ab Tu m\u2019effraies, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans les \ngrandes occasions, qu\u2019est -il donc arriv\u00e9 ? \n\u2013 Courons, courons, mes a mis ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, un ho r-\nrible soup\u00e7on me traverse l\u2019esprit ! serait -ce encore une ven-\ngeance de cette femme ? \u00bb \nCe fut Athos qui p\u00e2lit \u00e0 son tour. \nD\u2019Artagnan s\u2019\u00e9lan\u00e7a vers la buvette, les trois mousquetaires \net les deux gardes l\u2019y suivirent. \u2013 577 \u2013 Le prem ier objet qui frappa la vue de d\u2019Artagnan en en-\ntrant dans la salle \u00e0 manger, fut Brisemont \u00e9tendu par terre et \nse ro ulant dans d\u2019atroces convulsions. \nPlanchet et Fourreau, p\u00e2les comme des morts, essayaient \nde lui porter secours ; mais il \u00e9tait \u00e9vident que tout secours \u00e9tait \ninutile : tous les traits du moribond \u00e9taient crisp\u00e9s par l\u2019agonie. \n\u00ab Ah ! s\u2019\u00e9cria -t-il en apercevant d\u2019Artagnan, ah ! c\u2019est a f-\nfreux, vous avez l\u2019air de me faire gr\u00e2ce et vous m\u2019empoisonnez ! \n\u2013 Moi ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, moi, malheureux ! moi ! que \ndis-tu donc l\u00e0 ? \n\u2013 Je dis que c\u2019est vous qui m\u2019avez donn\u00e9 ce vin, je dis que \nc\u2019est vous qui m\u2019avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu \nvous venger de moi, je dis que c\u2019est affreux ! \n\u2013 N\u2019en croyez rien, Brisemont, dit d\u2019Artagnan, n\u2019en cro yez \nrien ; je vous jure, je vous proteste\u2026 \n\u2013 Oh ! mais Dieu est l\u00e0 ! Dieu vous punira ! Mon Dieu ! \nqu\u2019il souffre un jour ce que je souffre ! \n\u2013 Sur l\u2019\u00e9vangile, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan en se pr\u00e9cipitant vers le \nmoribond, je vous jure que j\u2019ignorais que ce vin f\u00fbt empoisonn\u00e9 \net que j\u2019allais en boire comme vous. \n\u2013 Je ne vous crois pas \u00bb, dit le soldat. \nEt il expira dans un redoublement de tortures. \n\u00ab Affreux ! affreux ! murmurait Athos, tandis que Porthos \nbrisait les bouteilles et qu\u2019Aramis donnait des ordres un peu \ntardifs pour qu\u2019on all\u00e2t chercher un confesseur. \n\u2013 O mes amis ! dit d\u2019Artagnan, vous venez encore une fois \nde me sauver la vie, non seulement \u00e0 moi, mais \u00e0 ces messieurs. \nMessieurs, continua -t-il en s\u2019adressant aux gardes, je vous d e-\nmanderai le silence su r toute cette aventure ; de grands perso n-\u2013 578 \u2013 nages pourraient avoir tremp\u00e9 dans ce que vous avez vu, et le \nmal de tout cela retomberait sur nous. \n\u2013 Ah ! monsieur ! balbutiait Planchet plus mort que vif ; \nah ! monsieur ! que je l\u2019ai \u00e9chapp\u00e9 belle ! \n\u2013 Comment, d r\u00f4le, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, tu allais donc boire \nmon vin ? \n\u2013 \u00c0 la sant\u00e9 du roi, monsieur, j\u2019allais en boire un pauvre \nverre, si Fourreau ne m\u2019avait pas dit qu\u2019on m\u2019appelait. \n\u2013 H\u00e9las ! dit Fourreau, dont les dents claquaient de terreur, \nje voulais l\u2019\u00e9loigner pour boire tout seul ! \n\u2013 Messieurs, dit d\u2019Artagnan en s\u2019adressant aux gardes, \nvous comprenez qu\u2019un pareil festin ne pourrait \u00eatre que fort \ntriste apr\u00e8s ce qui vient de se passer ; ainsi recevez toutes mes \nexcuses et remettez la partie \u00e0 un autre jour, je v ous prie. \u00bb \nLes deux gardes accept\u00e8rent courtoisement les excuses de \nd\u2019Artagnan, et, comprenant que les quatre amis d\u00e9siraient d e-\nmeurer seuls, ils se retir\u00e8rent. \nLorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent \nsans t\u00e9moins, ils se regard\u00e8rent d\u2019un air qui voulait dire que \nchacun comprenait la gravit\u00e9 de la situation. \n\u00ab D\u2019abord, dit Athos, sortons de cette chambre ; c\u2019est une \nmauvaise compagnie qu\u2019un mort, mort de mort violente. \n\u2013 Planchet, dit d\u2019Artagnan, je vous recommande le cadavre \nde ce pauvre diable. Qu\u2019il soit enterr\u00e9 en terre sainte. Il avait \ncommis un crime, c\u2019est vrai, mais il s\u2019en \u00e9tait repenti. \u00bb \nEt les quatre amis sortirent de la chambre, laissant \u00e0 Plan-\nchet et \u00e0 Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires \u00e0 \nBrisemont. \nL\u2019h\u00f4te leur donna une autre chambre dans laquelle il leur \nservit des \u0153ufs \u00e0 la coque et de l\u2019eau, qu\u2019Athos alla puiser lui -\u2013 579 \u2013 m\u00eame \u00e0 la fontaine. En quelques paroles Porthos et Aramis f u-\nrent mis au courant de la situation. \n\u00ab Eh bien, dit d\u2019Artagnan \u00e0 Athos, vous le voye z, cher ami, \nc\u2019est une guerre \u00e0 mort. \u00bb \nAthos secoua la t\u00eate. \n\u00ab Oui, oui, dit -il, je le vois bien ; mais croyez -vous que ce \nsoit elle ? \n\u2013 J\u2019en suis s\u00fbr. \n\u2013 Cependant je vous avoue que je doute encore. \n\u2013 Mais cette fleur de lis sur l\u2019\u00e9paule ? \n\u2013 C\u2019est une Ang laise qui aura commis quelque m\u00e9fait en \nFrance, et qu\u2019on aura fl\u00e9trie \u00e0 la suite de son crime. \n\u2013 Athos, c\u2019est votre femme, vous dis -je, r\u00e9p\u00e9tait \nd\u2019Artagnan, ne vous rappelez -vous donc pas comme les deux \nsignalements se ressemblent ? \n\u2013 J\u2019aurais cependant cr u que l\u2019autre \u00e9tait morte, je l\u2019avais si \nbien pendue. \u00bb \nCe fut d\u2019Artagnan qui secoua la t\u00eate \u00e0 son tour. \n\u00ab Mais enfin, que faire ? dit le jeune homme. \n\u2013 Le fait est qu\u2019on ne peut rester ainsi avec une \u00e9p\u00e9e \u00e9ter-\nnellement suspendue au -dessus de sa t\u00eate, dit Athos, et qu\u2019il \nfaut sortir de cette situation. \n\u2013 Mais comment ? \n\u2013 \u00c9coutez , t\u00e2chez de la rejoindre et d\u2019avoir une explication \navec elle ; dites -lui : La paix ou la guerre ! ma parole de genti l-\nhomme de ne jamais rien dire de vous, de ne jamais rien faire \ncontre vous ; de votre c\u00f4t\u00e9 serment solennel de rester neutre \u00e0 \nmon \u00e9gard : sinon, je vais trouver le chancelier, je vais trouver le \u2013 580 \u2013 roi, je vais trouver le bourreau, j\u2019ameute la cour contre vous, je \nvous d\u00e9nonce comme fl\u00e9trie, je vous fais mettre en jugemen t, et \nsi l\u2019on vous absout, eh bien, je vous tue, foi de gentilhomme ! au \ncoin de quelque borne, comme je tuerais un chien enrag\u00e9. \n\u2013 J\u2019aime assez ce moyen, dit d\u2019Artagnan, mais comment la \njoindre ? \n\u2013 Le temps, cher ami, le temps am\u00e8ne l\u2019occasion, l\u2019occasion \nc\u2019est la martingale de l\u2019homme : plus on a engag\u00e9, plus l\u2019on \ngagne quand on sait attendre. \n\u2013 Oui, mais attendre entour\u00e9 d\u2019assassins et \nd\u2019empoisonneurs\u2026 \n\u2013 Bah ! dit Athos, Dieu nous a gard\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, Dieu \nnous gardera encore. \n\u2013 Oui, nous ; nous d\u2019a illeurs, nous sommes des hommes, \net, \u00e0 tout prendre, c\u2019est notre \u00e9tat de risquer notre vie : mais \nelle ! ajouta -t-il \u00e0 demi -voix. \n\u2013 Qui elle ? demanda Athos. \n\u2013 Constance. \n\u2013 Mme Bonacieux ! ah ! c\u2019est juste, fit Athos ; pauvre ami ! \nj\u2019oubliais que vous \u00e9tie z amoureux. \n\u2013 Eh bien, mais, dit Aramis, n\u2019avez -vous pas vu par la lettre \nm\u00eame que vous avez trouv\u00e9e sur le mis\u00e9rable mort qu\u2019elle \u00e9tait \ndans un couvent ? On est tr\u00e8s bien dans un couvent, et aussit\u00f4t \nle si\u00e8ge de La Rochelle termin\u00e9, je vous promets que po ur mon \ncompte\u2026 \n\u2013 Bon ! dit Athos, bon ! oui, mon cher Aramis ! nous sa-\nvons que vos v\u0153ux tendent \u00e0 la religion. \n\u2013 Je ne suis mousquetaire que par int\u00e9rim, dit humbl e-\nment Aramis. \u2013 581 \u2013 \u2013 Il para\u00eet qu\u2019il y a longtemps qu\u2019il n\u2019a re\u00e7u des nouvelles \nde sa ma\u00eetresse, dit tout bas Athos ; mais ne faites pas attention, \nnous connaissons cela. \n\u2013 Eh bien, dit Porthos, il me semble qu\u2019il y aurait un moyen \nbien simple. \n\u2013 Lequel ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Elle est dans un couvent, dites -vous ? reprit Porthos. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Eh bien, aus sit\u00f4t le si\u00e8ge fini, nous l\u2019enlevons de ce co u-\nvent. \n\u2013 Mais encore faut -il savoir dans quel couvent elle est. \n\u2013 C\u2019est juste, dit Porthos. \n\u2013 Mais, j\u2019y pense, dit Athos, ne pr\u00e9tendez -vous pas, cher \nd\u2019Artagnan, que c\u2019est la reine qui a fait choix de ce couvent pour \nelle ? \n\u2013 Oui, je le crois du moins. \n\u2013 Eh bien, mais Porthos nous aidera l\u00e0 -dedans. \n\u2013 Et comment cela, s\u2019il vous pla\u00eet ? \n\u2013 Mais par votre marquise, votre duchesse, votre pri n-\ncesse ; elle doit avoir le bras long. \n\u2013 Chut ! dit Porthos en mettant un doig t sur ses l\u00e8vres, je la \ncrois cardinaliste et elle ne doit rien savoir. \n\u2013 Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d\u2019en avoir des no u-\nvelles. \n\u2013 Vous, Aramis, s\u2019\u00e9cri\u00e8rent les trois amis, vous, et co m-\nment cela ? \u2013 582 \u2013 \u2013 Par l\u2019aum\u00f4nier de la reine, avec lequel je suis fort li\u00e9\u2026 \u00bb, \ndit Aramis en rougissant. \nEt sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achev\u00e9 \nleur modeste repas, se s\u00e9par\u00e8rent avec promesse de se revoir le \nsoir m\u00eame : d\u2019Artagnan retourna aux Minimes, et les trois \nmousquetaires rejoignirent le quart ier du roi, o\u00f9 ils avaient \u00e0 \nfaire pr\u00e9parer leur logis. \u2013 583 \u2013 CHAPITRE XLIII \nL\u2019AUBERGE DU COLOMBIER -ROUGE \n \n\u00c0 peine arriv\u00e9 au camp, le roi, qui avait si grande h\u00e2te de se \ntrouver en face de l\u2019ennemi, et qui, \u00e0 meilleur droit que le cardi-\nnal, partageait sa haine c ontre Buckingham, voulut faire toutes \nles dispositions, d\u2019abord pour chasser les Anglais de l\u2019\u00eele de R\u00e9, \nensuite pour presser le si\u00e8ge de La Rochelle ; mais, malgr\u00e9 lui, il \nfut retard\u00e9 par les dissensions qui \u00e9clat\u00e8rent entre \nMM. de Bassompierre et Schombe rg, contre le duc \nd\u2019Angoul\u00eame. \nMM. de Bassompierre et Schomberg \u00e9taient mar\u00e9chaux de \nFrance, et r\u00e9clamaient leur droit de commander l\u2019arm\u00e9e sous les \nordres du roi ; mais le cardinal, qui craignait que Bassompierre, \nhuguenot au fond du c\u0153ur, ne press\u00e2t faib lement les Anglais et \nles Rochelois, ses fr\u00e8res en religion, poussait au contraire le duc \nd\u2019Angoul\u00eame, que le roi, \u00e0 son instigation, avait nomm\u00e9 lieut e-\nnant g\u00e9n\u00e9ral. Il en r\u00e9sulta que, sous peine de voir MM. de Bassompierre et Schomberg d\u00e9serter l\u2019arm\u00e9e, o n fut \noblig\u00e9 de faire \u00e0 chacun un commandement particulier : Ba s-\nsompierre prit ses quartiers au nord de la ville, depuis La Leu \njusqu\u2019\u00e0 Dompierre ; le duc d\u2019Angoul\u00eame \u00e0 l\u2019est, depuis Do m-\npierre jusqu\u2019\u00e0 P\u00e9rigny ; et M. de Schomberg au midi, depuis P \u00e9-\nrigny ju squ\u2019\u00e0 Angoutin. \nLe logis de Monsieur \u00e9tait \u00e0 Dompierre. \nLe logis du roi \u00e9tait tant\u00f4t \u00e0 \u00c9 tr\u00e9, tant\u00f4t \u00e0 La Jarrie. \nEnfin le logis du cardinal \u00e9tait sur les dunes, au pont de La \nPierre, dans une simple maison sans aucun retranchement. \u2013 584 \u2013 De cette fa\u00e7on, Monsieur surveillait Bassompierre ; le roi, \nle duc d\u2019Angoul\u00eame, et le cardinal, M. de Schomberg. \nAussit\u00f4t cette organisation \u00e9tablie, on s\u2019\u00e9tait occup\u00e9 de \nchasser les Anglais de l\u2019\u00eele. \nLa conjoncture \u00e9tait favorable : les Anglais, qui ont, avant \ntoute chose, besoi n de bons vivres pour \u00eatre de bons soldats, ne \nmangeant que des viandes sal\u00e9es et de mauvais biscuits, avaient \nforce malades dans leur camp ; de plus, la mer, fort mauvaise \u00e0 \ncette \u00e9poque de l\u2019ann\u00e9e sur toutes les c\u00f4tes de l\u2019oc\u00e9an, mettait tous les jours q uelque petit b\u00e2timent \u00e0 mal ; et la plage, depuis \nla pointe de l\u2019Aiguillon jusqu\u2019\u00e0 la tranch\u00e9e, \u00e9tait litt\u00e9ralement, \u00e0 chaque mar\u00e9e, couverte des d\u00e9bris de pinasses, de roberges et \nde felouques ; il en r\u00e9sultait que, m\u00eame les gens du roi se tin s-\nsent -ils da ns leur camp, il \u00e9tait \u00e9vident qu\u2019un jour ou l\u2019autre \nBuckingham, qui ne demeurait dans l\u2019\u00eele de R\u00e9 que par ent\u00eat e-\nment, serait oblig\u00e9 de lever le si\u00e8ge. \nMais, comme M. de Toiras fit dire que tout se pr\u00e9parait \ndans le camp ennemi pour un nouvel assaut, le ro i jugea qu\u2019il \nfallait en finir et donna les ordres n\u00e9cessaires pour une affaire d\u00e9cisive. \nNotre intention n\u2019\u00e9tant pas de faire un journal de si\u00e8ge, \nmais au contraire de n\u2019en rapporter que les \u00e9v\u00e9nements qui ont trait \u00e0 l\u2019histoire que nous racontons, nous nous contenterons de \ndire en deux mots que l\u2019entreprise r\u00e9ussit au grand \u00e9tonnement \ndu roi et \u00e0 la grande gloire de M. le cardinal. Les Anglais, r e-\npouss\u00e9s pied \u00e0 pied, battus dans toutes les rencontres, \u00e9cras\u00e9s \nau passage de l\u2019\u00eele de Loix, furent oblig\u00e9s de se rembarquer, \nlaissant sur le champ de bataille deux mille hommes parmi le s-\nquels cinq colonels, trois lieutenant -colonels, deux cent ci n-\nquante capitaines et vingt gentilshommes de qualit\u00e9, quatre pi\u00e8ces de canon et soixante drapeaux qui furent apport\u00e9s \u00e0 Paris \npar Claude de Saint -Simon, et suspendus en grande pompe aux \nvo\u00fbtes de Notre -Dame. \u2013 585 \u2013 Des Te Deum furent chant\u00e9s au camp, et de l\u00e0 se r\u00e9pandi-\nrent par toute la France. \nLe cardinal resta donc ma\u00eetre de poursuivre le si\u00e8ge sans \navoir, du moins momentan\u00e9men t, rien \u00e0 craindre de la part des \nAnglais. \nMais, comme nous venons de le dire, le repos n\u2019\u00e9tait que \nmomentan\u00e9. \nUn envoy\u00e9 du duc de Buckingham, nomm\u00e9 Montaigu, avait \n\u00e9t\u00e9 pris, et l\u2019on avait acquis la preuve d\u2019une ligue entre l\u2019Empir\u00e9, \nl\u2019Espagne, l\u2019Angleterr e et la Lorraine. \nCette ligue \u00e9tait dirig\u00e9e contre la France. \nDe plus, dans le logis de Buckingham, qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 forc\u00e9 \nd\u2019abandonner plus pr\u00e9cipitamment qu\u2019il ne l\u2019avait cru, on avait \ntrouv\u00e9 des papiers qui confirmaient cette ligue, et qui, \u00e0 ce \nqu\u2019assur e M. le cardinal dans ses m\u00e9moires, compromettaient \nfort Mme de Chevreuse, et par cons\u00e9quent la reine. \nC\u2019\u00e9tait sur le cardinal que pesait toute la responsabilit\u00e9, car \non n\u2019est pas ministre absolu sans \u00eatre responsable ; aussi toutes \nles ressources de son v aste g\u00e9nie \u00e9taient -elles tendues nuit et \njour, et occup\u00e9es \u00e0 \u00e9couter le moindre bruit qui s\u2019\u00e9levait dans un \ndes grands royaumes de l\u2019Europe. \nLe cardinal connaissait l\u2019activit\u00e9 et surtout la haine de \nBuckingham ; si la ligue qui mena\u00e7ait la France triomphai t, \ntoute son influence \u00e9tait perdue : la politique espagnole et la \npolitique autrichienne avaient leurs repr\u00e9sentants dans le cab i-\nnet du Louvre, o\u00f9 elles n\u2019avaient encore que des partisans ; lui \nRichelieu, le ministre fran\u00e7ais, le ministre national par exc el-\nlence, \u00e9tait perdu. Le roi, qui, tout en lui ob\u00e9issant comme un \nenfant, le ha\u00efssait comme un enfant hait son ma\u00eetre, \nl\u2019abandonnait aux vengeances r\u00e9unies de Monsieur et de la \nreine ; il \u00e9tait donc perdu, et peut -\u00eatre la France avec lui. Il fa l-\nlait parer \u00e0 tout cela. \u2013 586 \u2013 Aussi vit -on les courriers, devenus \u00e0 chaque instant plus \nnombreux, se succ\u00e9der nuit et jour dans cette petite maison du \npont de La Pierre, o\u00f9 le cardinal avait \u00e9tabli sa r\u00e9sidence. \nC\u2019\u00e9taient des moines qui portaient si mal le froc, qu\u2019il \u00e9tai t \nfacile de reconna\u00eetre qu\u2019ils appartenaient surtout \u00e0 l\u2019\u00e9glise mil i-\ntante ; des femmes un peu g\u00ean\u00e9es dans leurs costumes de pages, \net dont les larges trousses ne pouvaient enti\u00e8rement dissimuler les formes arrondies ; enfin des paysans aux mains noircies, \nmais \u00e0 la jambe fine, et qui sentaient l\u2019homme de qualit\u00e9 \u00e0 une \nlieue \u00e0 la ronde. \nPuis encore d\u2019autres visites moins agr\u00e9ables, car deux ou \ntrois fois le bruit se r\u00e9pandit que le cardinal avait failli \u00eatre as-\nsassin\u00e9. \nIl est vrai que les ennemis de Son \u00c9min ence disaient que \nc\u2019\u00e9tait elle -m\u00eame qui mettait en campagne les assassins mal a-\ndroits, afin d\u2019avoir le cas \u00e9ch\u00e9ant le droit d\u2019user de repr\u00e9sailles ; \nmais il ne faut croire ni \u00e0 ce que disent les ministres, ni \u00e0 ce que \ndisent leurs ennemis. \nCe qui n\u2019emp\u00eachai t pas, au reste, le cardinal, \u00e0 qui ses plus \nacharn\u00e9s d\u00e9tracteurs n\u2019ont jamais contest\u00e9 la bravoure perso n-\nnelle, de faire force courses nocturnes tant\u00f4t pour communi-\nquer au duc d\u2019Angoul\u00eame des ordres importants, tant\u00f4t pour \naller se concerter avec le roi, tant\u00f4t pour aller conf\u00e9rer avec \nquelque messager qu\u2019il ne voulait pas qu\u2019on laiss\u00e2t entrer chez \nlui. \nDe leur c\u00f4t\u00e9 les mousquetaires qui n\u2019avaient pas grand -\nchose \u00e0 faire au si\u00e8ge n\u2019\u00e9taient pas tenus s\u00e9v\u00e8rement et m e-\nnaient joyeuse vie. Cela leur \u00e9tait d\u2019aut ant plus facile, \u00e0 nos trois \ncompagnons surtout, qu\u2019\u00e9tant des amis de M. de Tr\u00e9ville, ils \nobtenaient facilement de lui de s\u2019attarder et de rester apr\u00e8s la fermeture du camp avec des permissions particuli\u00e8res. \nOr, un soir que d\u2019Artagnan, qui \u00e9tait de tranch \u00e9e, n\u2019avait pu \nles accompagner, Athos, Porthos et Aramis, mont\u00e9s sur leurs \nchevaux de bataille, envelopp\u00e9s de manteaux de guerre, une \u2013 587 \u2013 main sur la crosse de leurs pistolets, revenaient tous trois d\u2019une \nbuvette qu\u2019Athos avait d\u00e9couverte deux jours auparavant sur la \nroute de La Jarrie, et qu\u2019on appelait le Colombier -Rouge, su i-\nvant le chemin qui conduisait au camp, tout en se tenant sur \nleurs gardes, comme nous l\u2019avons dit, de peur d\u2019embuscade, \nlorsqu\u2019\u00e0 un quart de lieue \u00e0 peu pr\u00e8s du village de Boisnar ils \ncrurent entendre le pas d\u2019une cavalcade qui venait \u00e0 eux ; auss i-\nt\u00f4t tous trois s\u2019arr\u00eat\u00e8rent, serr\u00e9s l\u2019un contre l\u2019autre, et attend i-\nrent, tenant le milieu de la route : au bout d\u2019un instant, et \ncomme la lune sortait justement d\u2019un nuage, ils virent app a-\nra\u00eetre au d\u00e9tour d\u2019un chemin deux cavaliers qui, en les aperc e-\nvant, s\u2019arr\u00eat\u00e8rent \u00e0 leur tour, paraissant d\u00e9lib\u00e9rer s\u2019ils devaient \ncont inuer leur route ou retourner en arri\u00e8re. Cette h\u00e9sitation \ndonna quelques soup\u00e7ons aux trois amis, et Athos, faisant \nquelques pas en avant, cria de sa voix ferme : \n\u00ab Qui vive ? \n\u2013 Qui vive vous -m\u00eame ? r\u00e9pondit un de ces deux cavaliers. \n\u2013 Ce n\u2019est pas r\u00e9pondre, cela ! dit Athos. Qui vive ? R\u00e9po n-\ndez, ou nous chargeons. \n\u2013 Prenez garde \u00e0 ce que vous allez faire, messieurs ! dit \nalors une voix vibrante qui paraissait avoir l\u2019habitude du co m-\nmandement. \n\u2013 C\u2019est quelque officier sup\u00e9rieur qui fait sa ronde de nuit, \ndit Athos, que voulez -vous faire, messieurs ? \n\u2013 Qui \u00eates -vous ? dit la m\u00eame voix du m\u00eame ton de co m-\nmandement ; r\u00e9pondez \u00e0 votre to ur, ou vous pourriez vous mal \ntrouver de votre d\u00e9sob\u00e9issance. \n\u2013 Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convai n-\ncu que celui qui les interrogeait en avait le droit. \n\u2013 Quelle compagnie ? \n\u2013 Compagnie de Tr\u00e9ville. \u2013 588 \u2013 \u2013 Avancez \u00e0 l\u2019ordre, et venez me rendre compte de ce que \nvous faites ici, \u00e0 cette heure. \u00bb \nLes trois compagnons s\u2019avanc\u00e8rent, l\u2019oreille un peu basse, \ncar tous trois maintenant \u00e9taient convaincus qu\u2019ils avaient af-\nfaire \u00e0 plus fort qu\u2019eux ; on laissa, au reste, \u00e0 Athos le soin de \nporter la paro le. \nUn des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en s e-\ncond lieu, \u00e9tait \u00e0 dix pas en avant de son compagnon ; Athos fit \nsigne \u00e0 Porthos et \u00e0 Aramis de rester de leur c\u00f4t\u00e9 en arri\u00e8re, et \ns\u2019avan\u00e7a seul. \n\u00ab Pardon, mon officier ! dit Athos ; mais nous ignorions \u00e0 \nqui nous avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde. \n\u2013 Votre nom ? dit l\u2019officier, qui se couvrait une partie du v i-\nsage avec son manteau. \n\u2013 Mais vous -m\u00eame, monsieur, dit Athos qui commen\u00e7ait \u00e0 \nse r\u00e9volter contre cette inq uisition ; donnez -moi, je vous prie, la \npreuve que vous avez le droit de m\u2019interroger. \n\u2013 Votre nom ? reprit une seconde fois le cavalier en laissant \ntomber son manteau de mani\u00e8re \u00e0 avoir le visage d\u00e9couvert. \n\u2013 Monsieur le cardinal ! s\u2019\u00e9cria le mousquetaire stup\u00e9fait. \n\u2013 Votre nom ? reprit pour la troisi\u00e8me fois Son \u00c9minence . \n\u2013 Athos \u00bb, dit le mousquetaire. \nLe cardinal fit un signe \u00e0 l\u2019\u00e9cuyer, qui se rapprocha. \n\u00ab Ces trois mousquetaires nous suivront, dit -il \u00e0 voix basse, \nje ne veux pas qu\u2019on sache que je sui s sorti du camp, et, en nous \nsuivant, nous serons s\u00fbrs qu\u2019ils ne le diront \u00e0 personne. \n\u2013 Nous sommes gentilshommes, Monseigneur, dit Athos ; \ndemandez -nous donc notre parole et ne vous inqui\u00e9tez de rien. \nDieu merci, nous savons garder un secret. \u00bb \u2013 589 \u2013 Le cardin al fixa ses yeux per\u00e7ants sur ce hardi interloc u-\nteur. \n\u00ab Vous avez l\u2019oreille fine, monsieur Athos, dit le cardinal ; \nmais maintenant, \u00e9coutez ceci : ce n\u2019est point par d\u00e9fiance que \nje vous prie de me suivre, c\u2019est pour ma s\u00fbret\u00e9 : sans doute vos \ndeux compag nons sont M M. Porthos et Aramis ? \n\u2013 Oui, Votre \u00c9minence , dit Athos, tandis que les deux \nmousquetaires rest\u00e9s en arri\u00e8re s\u2019approchaient, le chapeau \u00e0 la \nmain. \n\u2013 Je vous connais, messieurs, dit le cardinal, je vous co n-\nnais : je sais que vous n\u2019\u00eates pas tout \u00e0 fait de mes amis, et j\u2019en \nsuis f\u00e2ch\u00e9, mais je sais que vous \u00eates de braves et loyaux gen-\ntilshommes, et qu\u2019on peut se fier \u00e0 vous. Monsieur Athos, faites -\nmoi donc l\u2019honneur de m\u2019accompagner, vous et vos deux amis, et alors j\u2019aurai une escorte \u00e0 faire envi e \u00e0 Sa Majest\u00e9, si nous la \nrencontrons. \u00bb \nLes trois mousquetaires s\u2019inclin\u00e8rent jusque sur le cou de \nleurs chevaux. \n\u00ab Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre \u00c9minence a \nraison de nous emmener avec elle : nous avons rencontr\u00e9 sur la \nroute des visages aff reux, et nous avons m\u00eame eu avec quatre de \nces visages une querelle au Colombier -Rouge. \n\u2013 Une querelle, et pourquoi, messieurs ? dit le cardinal, je \nn\u2019aime pas les querelleurs, vous le savez ! \n\u2013 C\u2019est justement pour cela que j\u2019ai l\u2019honneur de pr\u00e9venir \nVotr e \u00c9minence de ce qui vient d\u2019arriver ; car elle pourrait \nl\u2019apprendre par d\u2019autres que par nous, et, sur un faux rapport, croire que nous sommes en faute. \n\u2013 Et quels ont \u00e9t\u00e9 les r\u00e9sultats de cette querelle ? demanda \nle cardinal en fron\u00e7ant le sourcil. \n\u2013 Mais mon ami Aramis, que voici, a re\u00e7u un petit coup \nd\u2019\u00e9p\u00e9e dans le bras, ce qui ne l\u2019emp\u00eachera pas, comme Votre \u2013 590 \u2013 \u00c9minence peut le voir, de monter \u00e0 l\u2019assaut demain, si Votre \n\u00c9minence ordonne l\u2019escalade. \n\u2013 Mais vous n\u2019\u00eates pas hommes \u00e0 vous laisser donner des \ncoups d\u2019\u00e9p\u00e9e ainsi, dit le cardinal : voyons, soyez francs, me s-\nsieurs, vous en avez bien rendu quelques -uns ; confessez -vous, \nvous savez que j\u2019ai le droit de donner l\u2019absolution. \n\u2013 Moi, Monseigneur, dit Athos, je n\u2019ai pas m\u00eame mis l\u2019\u00e9p\u00e9e \n\u00e0 la main, mais j\u2019 ai pris celui \u00e0 qui j\u2019avais affaire \u00e0 bras -le-corps \net je l\u2019ai jet\u00e9 par la fen\u00eatre ; il para\u00eet qu\u2019en tombant, continua \nAthos avec quelque h\u00e9sitation, il s\u2019est cass\u00e9 la cuisse. \n\u2013 Ah ! ah ! fit le cardinal ; et vous, monsieur Porthos ? \n\u2013 Moi, Monseigneur, sa chant que le duel est d\u00e9fendu, j\u2019ai \nsaisi un banc, et j\u2019en ai donn\u00e9 \u00e0 l\u2019un de ces brigands un coup \nqui, je crois, lui a bris\u00e9 l\u2019\u00e9paule. \n\u2013 Bien, dit le cardinal ; et vous, monsieur Aramis ? \n\u2013 Moi, Monseigneur, comme je suis d\u2019un naturel tr\u00e8s doux \net que, d\u2019 ailleurs, ce que Monseigneur ne sait peut -\u00eatre pas, je \nsuis sur le point de rentrer dans les ordres, je voulais s\u00e9parer \nmes camarades, quand un de ces mis\u00e9rables m\u2019a donn\u00e9 tra\u00eetre u-\nsement un coup d\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 travers le bras gauche : alors la p a-\ntience m\u2019a manqu \u00e9, j\u2019ai tir\u00e9 mon \u00e9p\u00e9e \u00e0 mon tour, et comme il \nrevenait \u00e0 la charge, je crois avoir senti qu\u2019en se jetant sur moi il se l\u2019\u00e9tait pass\u00e9e au travers du corps : je sais bien qu\u2019il est tomb\u00e9 \nseulement, et il m\u2019a sembl\u00e9 qu\u2019on l\u2019emportait avec ses deux \ncompagnons. \n\u2013 Diable, messieurs ! dit le cardinal, trois hommes hors de \ncombat pour une dispute de cabaret, vous n\u2019y allez pas de main morte ; et \u00e0 propos de quoi \u00e9tait venue la querelle ? \n\u2013 Ces mis\u00e9rables \u00e9taient ivres, dit Athos, et sachant qu\u2019il y \navait une femme qui \u00e9tait arriv\u00e9e le soir dans le cabaret, ils vo u-\nlaient forcer la porte. \n\u2013 Forcer la porte ! dit le cardinal, et pour quoi faire ? \u2013 591 \u2013 \u2013 Pour lui faire violence sans doute, dit Athos ; j\u2019ai eu \nl\u2019honneur de dire \u00e0 Votre \u00c9minence que ces mis\u00e9rables \u00e9taient \nivres. \n\u2013 Et cette femme \u00e9tait jeune et jolie ? demanda le cardinal \navec une certaine inqui\u00e9tude. \n\u2013 Nous ne l\u2019avons pas vue, Monseigneur, dit Athos. \n\u2013 Vous ne l\u2019avez pas vue ; ah ! tr\u00e8s bien, reprit vivement le \ncardinal ; vous avez bien fait de d\u00e9fendre l\u2019honne ur d\u2019une \nfemme, et, comme c\u2019est \u00e0 l\u2019auberge du Colombier -Rouge que je \nvais moi -m\u00eame, je saurai si vous m\u2019avez dit la v\u00e9rit\u00e9. \n\u2013 Monseigneur, dit fi\u00e8rement Athos, nous sommes ge n-\ntilshommes, et pour sauver notre t\u00eate, nous ne ferions pas un \nmensonge. \n\u2013 Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites, monsieur \nAthos, je n\u2019en doute pas un seul instant ; mais, ajouta -t-il pour \nchanger la conversation, cette dame \u00e9tait donc seule ? \n\u2013 Cette dame avait un cavalier enferm\u00e9 avec elle, dit \nAthos ; mais, comme malgr\u00e9 le b ruit ce cavalier ne s\u2019est pas \nmontr\u00e9, il est \u00e0 pr\u00e9sumer que c\u2019est un l\u00e2che. \n\u2013 Ne jugez pas t\u00e9m\u00e9rairement, dit l\u2019\u00e9vangile \u00bb, r\u00e9pliqua le \ncardinal. \nAthos s\u2019inclina. \n\u00ab Et maintenant, messieurs, c\u2019est bien, continua Son \u00c9m i-\nnence , je sais ce que je voulais savo ir ; suivez -moi. \u00bb \nLes trois mousquetaires pass\u00e8rent derri\u00e8re le cardinal, qui \ns\u2019enveloppa de nouveau le visage de son manteau et remit son cheval en marche, se tenant \u00e0 huit ou dix pas en avant de ses \nquatre compagnons. \u2013 592 \u2013 On arriva bient\u00f4t \u00e0 l\u2019auberge silen cieuse et solitaire ; sans \ndoute l\u2019h\u00f4te savait quel illustre visiteur il attendait, et en cons \u00e9-\nquence il avait renvoy\u00e9 les importuns. \nDix pas avant d\u2019arriver \u00e0 la porte, le cardinal fit signe \u00e0 son \n\u00e9cuyer et aux trois mousquetaires de faire halte, un cheva l tout \nsell\u00e9 \u00e9tait attach\u00e9 au contrevent, le cardinal frappa trois coups et \nde certaine fa\u00e7on. \nUn homme envelopp\u00e9 d\u2019un manteau sortit aussit\u00f4t et \n\u00e9changea quelques rapides paroles avec le cardinal ; apr\u00e8s quoi \nil remonta \u00e0 cheval et repartit dans la direction de Surg\u00e8res, qui \u00e9tait aussi celle de Paris. \n\u00ab Avancez, messieurs, dit le cardinal. \n\u2013 Vous m\u2019avez dit la v\u00e9rit\u00e9, mes gentilshommes, dit -il en \ns\u2019adressant aux trois mousquetaires, il ne tiendra pas \u00e0 moi que \nnotre rencontre de ce soir ne vous soit avant ageuse ; en atte n-\ndant, suivez -moi. \u00bb \nLe cardinal mit pied \u00e0 terre, les trois mousquetaires en f i-\nrent autant ; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de \nson \u00e9cuyer, les trois mousquetaires attach\u00e8rent les brides des \nleurs aux contrevents. \nL\u2019h\u00f4te se tenait sur le seuil de la porte ; pour lui, le cardinal \nn\u2019\u00e9tait qu\u2019un officier venant visiter une dame. \n\u00ab Avez -vous quelque chambre au rez -de-chauss\u00e9e o\u00f9 ces \nmessieurs puissent m\u2019attendre pr\u00e8s d\u2019un bon feu ? \u00bb dit le ca r-\ndinal. \nL\u2019h\u00f4te ouvrit la porte d\u2019u ne grande salle, dans laquelle ju s-\ntement on venait de remplacer un mauvais po\u00eale par une grande et excellente chemin\u00e9e. \n\u00ab J\u2019ai celle -ci, r\u00e9pondit -il. \n\u2013 C\u2019est bien, dit le cardinal ; entrez l\u00e0, messieurs, et veuillez \nm\u2019attendre ; je ne serai pas plus d\u2019une demi -heure. \u00bb \u2013 593 \u2013 Et tandis que les trois mousquetaires entraient dans la \nchambre du rez -de-chauss\u00e9e, le cardinal, sans demander plus \namples renseignements, monta l\u2019escalier en homme qui n\u2019a pas \nbesoin qu\u2019on lui indique son chemin. \u2013 594 \u2013 CHAPITRE XLIV \nDE L\u2019UTILIT\u00c9 D ES TUYAUX DE PO\u00caLE \n \nIl \u00e9tait \u00e9vident que, sans s\u2019en douter, et mus seulement par \nleur caract\u00e8re chevaleresque et aventureux, nos trois amis v e-\nnaient de rendre service \u00e0 quelqu\u2019un que le cardinal honorait de \nsa protection particuli\u00e8re. \nMaintenant quel \u00e9tait ce quelqu\u2019un ? C\u2019est la question que \nse firent d\u2019abord les trois mousquetaires ; puis, voyant \nqu\u2019aucune des r\u00e9ponses que pouvait leur faire leur intelligence \nn\u2019\u00e9tait satisfaisante, Porthos appela l\u2019h\u00f4te et demanda des d\u00e9s. \nPorthos et Aramis se plac\u00e8rent \u00e0 une table et se mirent \u00e0 \njouer. Athos se promena en r\u00e9fl\u00e9chissant. \nEn r\u00e9fl\u00e9chissant et en se promenant, Athos passait et r e-\npassait devant le tuyau du po\u00eale rompu par la moiti\u00e9 et dont \nl\u2019autre extr\u00e9mit\u00e9 donnait dans la chambre sup\u00e9rieure, et \u00e0 \nchaque fois qu\u2019il passait et repassait, il entendait un murmure \nde paroles qui finit par fixer son attention. Athos s\u2019approcha, et il distingua quelques mots qui lui parurent sans doute m\u00e9riter \nun si grand int\u00e9r\u00eat qu\u2019il fit signe \u00e0 ses compagnons de se taire, \nrestant lui-m\u00eame courb\u00e9 l\u2019oreille tendue \u00e0 la hauteur de l\u2019orifice \ninf\u00e9rieur. \n\u00ab \u00c9coutez , Milady, disait le cardinal, l\u2019affaire est impo r-\ntante : asseyez -vous l\u00e0 et causons. \n\u2013 Milady ! murmura Athos. \n\u2013 J\u2019\u00e9coute Votre \u00c9minence avec la plus grande attention, \nr\u00e9pondit une voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire. \u2013 595 \u2013 \u2013 Un petit b\u00e2timent avec \u00e9quipage anglais, dont le cap i-\ntaine est \u00e0 moi, vous attend \u00e0 l\u2019embouchure de la Charente, au \nfort de La Pointe ; il mettra \u00e0 la voile demain matin. \n\u2013 Il faut alors que je m\u2019y r ende cette nuit ? \n\u2013 \u00c0 l\u2019instant m\u00eame, c\u2019est -\u00e0-dire lorsque vous aurez re\u00e7u \nmes instructions. Deux hommes que vous trouverez \u00e0 la porte \nen sortant vous serviront d\u2019escorte ; vous me laisserez sortir le \npremier, puis une demi -heure apr\u00e8s moi, vous sortirez \u00e0 votre \ntour. \n\u2013 Oui, Monseigneur. Maintenant revenons \u00e0 la mission \ndont vous voulez bien me charger ; et comme je tiens \u00e0 cont i-\nnuer de m\u00e9riter la confiance de Votre \u00c9minence , daignez me \nl\u2019exposer en termes clairs et pr\u00e9cis, afin que je ne commette a u-\ncune e rreur. \u00bb \nIl y eut un instant de profond silence entre les deux interl o-\ncuteurs ; il \u00e9tait \u00e9vident que le cardinal mesurait d\u2019avance les \ntermes dans lesquels il allait parler, et que Milady recueillait \ntoutes ses facult\u00e9s intellectuelles pour comprendre les c hoses \nqu\u2019il allait dire et les graver dans sa m\u00e9moire quand elles s e-\nraient dites. \nAthos profita de ce moment pour dire \u00e0 ses deux comp a-\ngnons de fermer la porte en dedans et pour leur faire signe de \nvenir \u00e9couter avec lui. \nLes deux mousquetaires, qui aimaie nt leurs aises, apport \u00e8-\nrent une chaise pour chacun d\u2019eux, et une chaise pour Athos. Tous trois s\u2019assirent alors, leurs t\u00eates rapproch\u00e9es et l\u2019oreille au \nguet. \n\u00ab Vous allez partir pour Londres, continua le cardinal. A r-\nriv\u00e9e \u00e0 Londres, vous irez trouver Buck ingham. \n\u2013 Je ferai observer \u00e0 Son \u00c9minence , dit Milady, que depuis \nl\u2019affaire des ferrets de diamants, pour laquelle le duc m\u2019a to u-\njours soup\u00e7onn\u00e9e, Sa Gr\u00e2ce se d\u00e9fie de moi. \u2013 596 \u2013 \u2013 Aussi cette fois- ci, dit le cardinal, ne s\u2019agit -il plus de ca p-\nter sa confiance, mais de se pr\u00e9senter franchement et loyal e-\nment \u00e0 lui comme n\u00e9gociatrice. \n\u2013 Franchement et loyalement, r\u00e9p\u00e9ta Milady avec une ind i-\ncible expression de duplicit\u00e9. \n\u2013 Oui, franchement et loyalement, reprit le cardinal du \nm\u00eame ton ; toute cette n\u00e9gociation doit \u00eatre faite \u00e0 d\u00e9couvert. \n\u2013 Je suivrai \u00e0 la lettre les instructions de Son \u00c9minence , et \nj\u2019attends qu\u2019elle me les donne. \n\u2013 Vous irez trouver Buckingham de ma part, et vous lui d i-\nrez que je sais tous les pr\u00e9paratifs qu\u2019il fait mais que je ne m\u2019en \ninqui\u00e8te gu\u00e8r e, attendu qu\u2019au premier mouvement qu\u2019il risqu e-\nra, je perds la reine. \n\u2013 Croira -t-il que Votre \u00c9minence est en mesure \nd\u2019accomplir la menace qu\u2019elle lui fait ? \n\u2013 Oui, car j\u2019ai des preuves. \n\u2013 Il faut que je puisse pr\u00e9senter ces preuves \u00e0 son appr\u00e9ci a-\ntion. \n\u2013 Sans doute, et vous lui direz que je publie le rapport de \nBois -Robert et du marquis de Beautru sur l\u2019entrevue que le duc \na eu chez Mme la conn\u00e9table avec la reine, le soir que Mme la \nconn\u00e9table a donn\u00e9 une f\u00eate masqu\u00e9e ; vous lui direz, afin qu\u2019il \nne doute de rien, qu\u2019il y est venu sous le costume du grand m o-\ngol que devait porter le chevalier de Guise, et qu\u2019il a achet\u00e9 \u00e0 ce \ndernier moyennant la somme de trois mille pistoles. \n\u2013 Bien, Monseigneur. \n\u2013 Tous les d\u00e9tails de son entr\u00e9e au Louvre et de sa sortie \npendant la nuit o\u00f9 il s\u2019est introduit au palais sous le costume \nd\u2019un diseur de bonne aventure italien me sont connus ; vous lui \ndirez, pour qu\u2019il ne doute pas encore de l\u2019authenticit\u00e9 de mes renseignements, qu\u2019il avait sous son manteau une grande robe \u2013 597 \u2013 blanche sem\u00e9e de larmes noires, de t\u00eates de mort et d\u2019os en sa u-\ntoir : car, en cas de surprise, il devait se faire passer pour le fa n-\nt\u00f4me de la Dame blanche qui, comme chacun le sait, revient au \nLouvre chaque fois que quelque grand \u00e9v\u00e9nement va \ns\u2019accomplir. \n\u2013 Est-ce tout, Monseigneur ? \n\u2013 Dites -lui que je sais encore tous les d\u00e9tails de l\u2019aventure \nd\u2019Amiens, que j\u2019en ferai faire un petit roman, spirituellement \ntourn\u00e9, avec un plan du jardin et les portraits des principaux \nacteurs de cette sc\u00e8ne nocturne. \n\u2013 Je lui dir ai cela. \n\u2013 Dites -lui encore que je tiens Montaigu, que Montaigu est \n\u00e0 la Bastille, qu\u2019on n\u2019a surpris aucune lettre sur lui, c\u2019est vrai, mais que la torture peut lui faire dire ce qu\u2019il sait, et m\u00eame\u2026 ce \nqu\u2019il ne sait pas. \n\u2013 \u00c0 merveille. \n\u2013 Enfin ajoutez que Sa Gr\u00e2ce, dans la pr\u00e9cipitation qu\u2019elle a \nmise \u00e0 quitter l\u2019\u00eele de R\u00e9, oublia dans son logis certaine lettre de \nMme de Chevreuse qui compromet singuli\u00e8rement la reine, en \nce qu\u2019elle prouve non seulement que Sa Majest\u00e9 peut aimer les \nennemis du roi, mais encore qu\u2019elle conspire avec ceux de la \nFrance. Vous avez bien retenu tout ce que je vous ai dit, n\u2019est -ce \npas ? \n\u2013 Votre \u00c9minence va en juger : le bal de Mme la conn\u00e9-\ntable ; la nuit du Louvre ; la soir\u00e9e d\u2019Amiens ; l\u2019arrestation de \nMontaigu ; la lettre de Mme de Chevreuse. \n\u2013 C\u2019est cela, dit le cardinal, c\u2019est cela : vous avez une bien \nheureuse m\u00e9moire, Milady. \n\u2013 Mais, reprit celle \u00e0 qui le cardinal venait d\u2019adresser ce \ncompliment flatteur, si malgr\u00e9 toutes ces raisons le duc ne se \nrend pas et continue de mena cer la France ? \u2013 598 \u2013 \u2013 Le duc est amoureux comme un fou, ou plut\u00f4t comme un \nniais, reprit Richelieu avec une profonde amertume ; comme les \nanciens paladins, il n\u2019a entrepris cette guerre que pour obtenir \nun regard de sa belle. S\u2019il sait que cette guerre peut co \u00fbter \nl\u2019honneur et peut -\u00eatre la libert\u00e9 \u00e0 la dame de ses pens\u00e9es, \ncomme il dit, je vous r\u00e9ponds qu\u2019il y regardera \u00e0 deux fois. \n\u2013 Et cependant, dit Milady avec une persistance qui pro u-\nvait qu\u2019elle voulait voir clair jusqu\u2019au bout, dans la mission dont elle a llait \u00eatre charg\u00e9e, cependant s\u2019il persiste ? \n\u2013 S\u2019il persiste, dit le cardinal\u2026, ce n\u2019est pas probable. \n\u2013 C\u2019est possible, dit Milady. \n\u2013 S\u2019il persiste\u2026 \u00bb Son \u00c9minence fit une pause et r e-\nprit \u00ab S\u2019il persiste, eh bien, j\u2019esp\u00e9rerai dans un de ces \u00e9v\u00e9n e-\nments qu i changent la face des \u00c9tats . \n\u2013 Si Son \u00c9minence voulait me citer dans l\u2019histoire \nquelques -uns de ces \u00e9v\u00e9nements, dit Milady, peut -\u00eatre partag e-\nrais-je sa confiance dans l\u2019avenir. \n\u2013 Eh bien, tenez ! par exemple, dit Richelieu, lorsqu\u2019en \n1610, pour une cause \u00e0 peu pr\u00e8s pareille \u00e0 celle qui fait mouvoir \nle duc, le roi Henri IV, de glorieuse m\u00e9moire, allait \u00e0 la fois e n-\nvahir les Flandres et l\u2019Italie pour frapper \u00e0 la fois l\u2019Autriche des deux c\u00f4t\u00e9s, eh bien, n\u2019est -il pas arriv\u00e9 un \u00e9v\u00e9nement qui a sauv\u00e9 \nl\u2019Autriche ? Pourquoi le roi de France n\u2019aurait -il pas la m\u00eame \nchance que l\u2019empereur ? \n\u2013 Votre \u00c9minence veut parler du coup de couteau de la rue \nde la Ferronnerie ? \n\u2013 Justement, dit le cardinal. \n\u2013 Votre \u00c9minence ne craint -elle pas que le supplice de R a-\nvaillac \u00e9pouva nte ceux qui auraient un instant l\u2019id\u00e9e de l\u2019imiter ? \n\u2013 Il y aura en tout temps et dans tous les pays, surtout si \nces pays sont divis\u00e9s de religion, des fanatiques qui ne dema n-\u2013 599 \u2013 deront pas mieux que de se faire martyrs. Et tenez, justement il \nme revient \u00e0 cette heure que les puritains sont furieux contre le \nduc de Buckingham et que leurs pr\u00e9dicateurs le d\u00e9signent \ncomme l\u2019Ant\u00e9christ. \n\u2013 Eh bien ? fit Milady. \n\u2013 Eh bien, continua le cardinal d\u2019un air indiff\u00e9rent, il ne \ns\u2019agirait, pour le moment, par exemple, que de trouver une \nfemme, belle, jeune, adroite, qui e\u00fbt \u00e0 se venger elle- m\u00eame du \nduc. Une pareille femme peut se rencontrer : le duc est homme \n\u00e0 bonnes fortunes, et, s\u2019il a sem\u00e9 bien des amours par ses pr o-\nmesses de constance \u00e9ternelle, il a d\u00fb semer bien des haines aussi par ses \u00e9ternelles infid\u00e9lit\u00e9s. \n\u2013 Sans doute, dit froidement Milady, une pareille femme \npeut se rencontrer. \n\u2013 Eh bien, une pareille femme, qui mettrait le couteau de \nJacques Cl\u00e9ment ou de Ravaillac aux mains d\u2019un fanatique, sa u-\nverait la France . \n\u2013 Oui, mais elle serait complice d\u2019un assassinat. \n\u2013 A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de \nJacques Cl\u00e9ment ? \n\u2013 Non, car peut -\u00eatre \u00e9taient -ils plac\u00e9s trop haut pour qu\u2019on \nos\u00e2t les aller chercher l\u00e0 o\u00f9 ils \u00e9taient : on ne br\u00fblerait pas le \nPalais de Justice pour tout le monde, Monseigneur. \n\u2013 Vous croyez donc que l\u2019incendie du Palais de Justice a \nune cause autre que celle du hasard ? demanda Richelieu du ton \ndont il e\u00fbt fait une question sans aucune importance. \n\u2013 Moi, Monseigneur, r\u00e9pondit Milad y, je ne crois rien, je \ncite un fait, voil\u00e0 tout, seulement, je dis que si je m\u2019appelais Mlle de Monpensier ou la reine Marie de M\u00e9dicis, je prendrais \nmoins de pr\u00e9cautions que j\u2019en prends, m\u2019appelant tout simpl e-\nment Lady Clarick. \u2013 600 \u2013 \u2013 C\u2019est juste, dit Richeli eu, et que voudriez -vous donc ? \n\u2013 Je voudrais un ordre qui ratifi\u00e2t d\u2019avance tout ce que je \ncroirai devoir faire pour le plus grand bien de la France. \n\u2013 Mais il faudrait d\u2019abord trouver la femme que j\u2019ai dit, et \nqui aurait \u00e0 se venger du duc. \n\u2013 Elle est tr ouv\u00e9e, dit Milady. \n\u2013 Puis il faudrait trouver ce mis\u00e9rable fanatique qui servira \nd\u2019instrument \u00e0 la justice de Dieu. \n\u2013 On le trouvera. \n\u2013 Eh bien, dit le duc, alors il sera temps de r\u00e9clamer l\u2019ordre \nque vous demandiez tout \u00e0 l\u2019heure. \n\u2013 Votre \u00c9minence a raiso n, dit Milady, et c\u2019est moi qui ai \neu tort de voir dans la mission dont elle m\u2019honore autre chose \nque ce qui est r\u00e9ellement, c\u2019est -\u00e0-dire d\u2019annoncer \u00e0 Sa Gr\u00e2ce, de \nla part de Son \u00c9minence , que vous connaissez les diff\u00e9rents d \u00e9-\nguisements \u00e0 l\u2019aide desquels i l est parvenu \u00e0 se rapprocher de la \nreine pendant la f\u00eate donn\u00e9e par Mme la conn\u00e9table ; que vous \navez les preuves de l\u2019entrevue accord\u00e9e au Louvre par la reine \u00e0 \ncertain astrologue italien qui n\u2019est autre que le duc de Buck-\ningham ; que vous avez command\u00e9 un petit roman, des plus sp i-\nrituels, sur l\u2019aventure d\u2019Amiens, avec plan du jardin o\u00f9 cette aventure s\u2019est pass\u00e9e et portraits des acteurs qui y ont figur\u00e9 ; \nque Montaigu est \u00e0 la Bastille, et que la torture peut lui faire dire des choses dont il se souvien t et m\u00eame des choses qu\u2019il a u-\nrait oubli\u00e9es ; enfin, que vous poss\u00e9dez certaine lettre de \nMme de Chevreuse, trouv\u00e9e dans le logis de Sa Gr\u00e2ce, qui co m-\npromet singuli\u00e8rement, non seulement celle qui l\u2019a \u00e9crite, mais encore celle au nom de qui elle a \u00e9t\u00e9 \u00e9crit e. Puis, s\u2019il persiste \nmalgr\u00e9 tout cela, comme c\u2019est \u00e0 ce que je viens de dire que se borne ma mission, je n\u2019aurai plus qu\u2019\u00e0 prier Dieu de faire un \nmiracle pour sauver la France. C\u2019est bien cela, n\u2019est -ce pas, \nMonseigneur, et je n\u2019ai pas autre chose \u00e0 fair e ? \u2013 601 \u2013 \u2013 C\u2019est bien cela, reprit s\u00e8chement le cardinal. \n\u2013 Et maintenant, dit Milady sans para\u00eetre remarquer le \nchangement de ton du duc \u00e0 son \u00e9gard, maintenant que j\u2019ai re\u00e7u \nles instructions de Votre \u00c9minence \u00e0 propos de ses ennemis, \nMonseigneur me permettra -t-il de lui dire deux mots des \nmiens ? \n\u2013 Vous avez donc des ennemis ? demanda Richelieu. \n\u2013 Oui, Monseigneur ; des ennemis contre lesquels vous me \ndevez tout votre appui, car je me les suis faits en servant Votre \n\u00c9minence . \n\u2013 Et lesquels ? r\u00e9pliqua le duc. \n\u2013 D\u2019abord une petite intrigante du nom de Bonacieux. \n\u2013 Elle est dans la prison de Mantes. \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire qu\u2019elle y \u00e9tait, reprit Milady, mais la reine a \nsurpris un ordre du roi, \u00e0 l\u2019aide duquel elle l\u2019a fait transporter \ndans un couvent. \n\u2013 Dans un couvent ? dit le duc. \n\u2013 Oui, dans un couvent. \n\u2013 Et dans lequel ? \n\u2013 Je l\u2019ignore, le secret a \u00e9t\u00e9 bien gard\u00e9\u2026 \n\u2013 Je le saurai, moi ! \n\u2013 Et Votre \u00c9minence me dira dans quel couvent est cette \nfemme ? \n\u2013 Je n\u2019y vois pas d\u2019inconv\u00e9nient, dit le cardinal. \n\u2013 Bien ; maintenant j \u2019ai un autre ennemi bien autrement \u00e0 \ncraindre pour moi que cette petite Mme Bonacieux. \n\u2013 Et lequel ? \u2013 602 \u2013 \u2013 Son amant. \n\u2013 Comment s\u2019appelle- t-il ? \n\u2013 Oh ! Votre \u00c9minence le conna\u00eet bien, s\u2019\u00e9cria Milady e m-\nport\u00e9e par la col\u00e8re, c\u2019est notre mauvais g\u00e9nie \u00e0 tous deux ; c\u2019est \ncelui qui, dans une rencontre avec les gardes de Votre \u00c9m i-\nnence , a d\u00e9cid\u00e9 la victoire en faveur des mousquetaires du roi ; \nc\u2019est celui qui a donn\u00e9 trois coups d\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 de Wardes , votre \n\u00e9missaire, et qui a fait \u00e9chouer l\u2019affaire des ferrets ; c\u2019est celui \nenfin qui, sachant que c\u2019\u00e9tait moi qui lui avais enlev\u00e9 \nMme Bonacieux, a jur\u00e9 ma mort. \n\u2013 Ah ! ah ! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler. \n\u2013 Je veux parler de ce mis\u00e9rable d\u2019Artagnan. \n\u2013 C\u2019est un hardi compagnon, dit le cardinal. \n\u2013 Et c\u2019e st justement parce que c\u2019est un hardi compagnon \nqu\u2019il n\u2019en est que plus \u00e0 craindre. \n\u2013 Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intell i-\ngences avec Buckingham. \n\u2013 Une preuve, s\u2019\u00e9cria Milady, j\u2019en aurai dix. \n\u2013 Eh bien, alors ! c\u2019est la chose la plus si mple du monde, \nayez -moi cette preuve et je l\u2019envoie \u00e0 la Bastille. \n\u2013 Bien, Monseigneur ! mais ensuite ? \n\u2013 Quand on est \u00e0 la Bastille, il n\u2019y a pas d\u2019ensuite, dit le \ncardinal d\u2019une voix sourde. Ah ! pardieu, continua -t-il, s\u2019il \nm\u2019\u00e9tait aussi facile de me d\u00e9 barrasser de mon ennemi qu\u2019il \nm\u2019est facile de me d\u00e9barrasser des v\u00f4tres, et si c\u2019\u00e9tait contre de pareilles gens que vous me demandiez l\u2019impunit\u00e9 !\u2026 \n\u2013 Monseigneur, reprit Milady, troc pour troc, existence \npour existence, homme pour homme ; donnez -moi celui -l\u00e0, je \nvous donne l\u2019autre. \u2013 603 \u2013 \u2013 Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit le cardinal, \net ne veux m\u00eame pas le savoir, mais j\u2019ai le d\u00e9sir de vous \u00eatre \nagr\u00e9able et ne vois aucun inconv\u00e9nient \u00e0 vous donner ce que \nvous demandez \u00e0 l\u2019\u00e9gard d\u2019une si infime cr\u00e9a ture ; d\u2019autant plus, \ncomme vous me le dites, que ce petit d\u2019Artagnan est un libertin, \nun duelliste, un tra\u00eetre. \n\u2013 Un inf\u00e2me, Monseigneur, un inf\u00e2me ! \n\u2013 Donnez -moi donc du papier, une plume et de l\u2019encre, dit \nle cardinal. \n\u2013 En voici, Monseigneur. \u00bb \nIl se f it un instant de silence qui prouvait que le cardinal \n\u00e9tait occup\u00e9 \u00e0 chercher les termes dans lesquels devait \u00eatre \u00e9crit \nle billet, ou m\u00eame \u00e0 l\u2019\u00e9crire. Athos, qui n\u2019avait pas perdu un mot \nde la conversation, prit ses deux compagnons chacun par une \nmain et les conduisit \u00e0 l\u2019autre bout de la chambre. \n\u00ab Eh bien, dit Porthos, que veux -tu, et pourquoi ne nous \nlaisses -tu pas \u00e9couter la fin de la conversation ? \n\u2013 Chut ! dit Athos parlant \u00e0 voix basse, nous en avons e n-\ntendu tout ce qu\u2019il est n\u00e9cessaire que nous ent endions ; \nd\u2019ailleurs je ne vous emp\u00eache pas d\u2019\u00e9couter le reste, mais il faut \nque je sorte. \n\u2013 Il faut que tu sortes ! dit Porthos ; mais si le cardinal te \ndemande, que r\u00e9pondrons -nous ? \n\u2013 Vous n\u2019attendrez pas qu\u2019il me demande, vous lui direz les \npremiers qu e je suis parti en \u00e9claireur parce que certaines p a-\nroles de notre h\u00f4te m\u2019ont donn\u00e9 \u00e0 penser que le chemin n\u2019\u00e9tait \npas s\u00fbr ; j\u2019en toucherai d\u2019abord deux mots \u00e0 l\u2019\u00e9cuyer du cardi-\nnal ; le reste me regarde, ne vous en inqui\u00e9tez pas. \n\u2013 Soyez prudent, Athos ! dit Aramis. \n\u2013 Soyez tranquille, r\u00e9pondit Athos, vous le savez, j\u2019ai du \nsang -froid. \u00bb \u2013 604 \u2013 Porthos et Aramis all\u00e8rent reprendre leur place pr\u00e8s du \ntuyau de po\u00eale. \nQuant \u00e0 Athos, il sortit sans aucun myst\u00e8re, alla prendre \nson cheval attach\u00e9 avec ceux de ses deux am is aux tourniquets \ndes contrevents, convainquit en quatre mots l\u2019\u00e9cuyer de la n \u00e9-\ncessit\u00e9 d\u2019une avant -garde pour le retour, visita avec affectation \nl\u2019amorce de ses pistolets, mit l\u2019\u00e9p\u00e9e aux dents et suivit, en enfant \nperdu, la route qui conduisait au camp. \u2013 605 \u2013 CHAPITRE XLV \nSC\u00c8NE CONJUGALE \n \nComme l\u2019avait pr\u00e9vu Athos, le cardinal ne tarda point \u00e0 \ndescendre ; il ouvrit la porte de la chambre o\u00f9 \u00e9taient entr\u00e9s les \nmousquetaires, et trouva Porthos faisant une partie de d\u00e9s \nacharn\u00e9e avec Aramis. D\u2019un coup d\u2019\u0153il rapide, il fouilla tous les \ncoins de la salle, et vit qu\u2019un de ses hommes lui manquait. \n\u00ab Qu\u2019est devenu M. Athos ? demanda -t-il. \n\u2013 Monseigneur, r\u00e9pondit Porthos, il est parti en \u00e9claireur \nsur quelques propos de notre h\u00f4te, qui lui ont fait croire que la route n\u2019\u00e9 tait pas s\u00fbre. \n\u2013 Et vous, qu\u2019avez -vous fait, monsieur Porthos ? \n\u2013 J\u2019ai gagn\u00e9 cinq pistoles \u00e0 Aramis. \n\u2013 Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi ? \n\u2013 Nous sommes aux ordres de Votre \u00c9minence . \n\u2013 \u00c0 cheval donc, messieurs, car il se fait tard. \u00bb \nL\u2019\u00e9cuyer \u00e9ta it \u00e0 la porte, et tenait en bride le cheval du ca r-\ndinal. Un peu plus loin, un groupe de deux hommes et de trois chevaux apparaissait dans l\u2019ombre ; ces deux hommes \u00e9taient \nceux qui devaient conduire Milady au fort de La Pointe, et vei l-\nler \u00e0 son embarquemen t. \nL\u2019\u00e9cuyer confirma au cardinal ce que les deux mousqu e-\ntaires lui avaient d\u00e9j\u00e0 dit \u00e0 propos d\u2019Athos. Le cardinal fit un geste approbateur, et reprit la route, s\u2019entourant au retour des \nm\u00eames pr\u00e9cautions qu\u2019il avait prises au d\u00e9part. \u2013 606 \u2013 Laissons -le suivre le chemin du camp, prot\u00e9g\u00e9 par l\u2019\u00e9cuyer \net les deux mousquetaires, et revenons \u00e0 Athos. \nPendant une centaine de pas, il avait march\u00e9 de la m\u00eame \nallure ; mais, une fois hors de vue, il avait lanc\u00e9 son cheval \u00e0 \ndroite, avait fait un d\u00e9tour, et \u00e9tait revenu \u00e0 un e vingtaine de \npas, dans le taillis, guetter le passage de la petite troupe ; ayant \nreconnu les chapeaux bord\u00e9s de ses compagnons et la frange \ndor\u00e9e du manteau de M. le cardinal, il attendit que les cavaliers \neussent tourn\u00e9 l\u2019angle de la route, et, les aya nt perdus de vue, il \nrevint au galop \u00e0 l\u2019auberge, qu\u2019on lui ouvrit sans difficult\u00e9. \nL\u2019h\u00f4te le reconnut. \n\u00ab Mon officier, dit Athos, a oubli\u00e9 de faire \u00e0 la dame du \npremier une recommandation importante, il m\u2019envoie pour r \u00e9-\nparer son oubli. \n\u2013 Montez, dit l\u2019h\u00f4t e, elle est encore dans sa chambre. \u00bb \nAthos profita de la permission, monta l\u2019escalier de son pas \nle plus l\u00e9ger, arriva sur le carr\u00e9, et, \u00e0 travers la porte entro u-\nverte, il vit Milady qui attachait son chapeau. \nIl entra dans la chambre, et referma la porte derri\u00e8re lui. \nAu bruit qu\u2019il fit en repoussant le verrou, Milady se retour-\nna. \nAthos \u00e9tait debout devant la porte, envelopp\u00e9 dans son \nmanteau, son chapeau rabattu sur ses yeux. \nEn voyant cette figure muette et immobile comme une st a-\ntue, Milady eut peur. \n\u00ab Qui \u00eates -vous ? et que demandez -vous ? \u00bb s\u2019\u00e9cria -t-elle. \n\u00ab Allons, c\u2019est bien elle ! \u00bb murmura Athos. \nEt, laissant tomber son manteau, et relevant son feutre, il \ns\u2019avan\u00e7a vers Milady. \n\u00ab Me reconnaissez -vous, madame ? \u00bb dit -il. \u2013 607 \u2013 Milady fit un pas en avant, p uis recula comme \u00e0 la vue d\u2019un \nserpent. \n\u00ab Allons, dit Athos, c\u2019est bien, je vois que vous me reco n-\nnaissez. \n\u2013 Le comte de La F\u00e8re ! murmura Milady en p\u00e2lissant et en \nreculant jusqu\u2019\u00e0 ce que la muraille l\u2019emp\u00each\u00e2t d\u2019aller plus loin. \n\u2013 Oui, Milady, r\u00e9pondit A thos, le comte de La F\u00e8re en per-\nsonne, qui revient tout expr\u00e8s de l\u2019autre monde pour avoir le \nplaisir de vous voir. Asseyons -nous donc, et causons, comme dit \nMonseigneur le cardinal. \u00bb \nMilady, domin\u00e9e par une terreur inexprimable, s\u2019assit sans \nprof\u00e9rer une seule parole. \n\u00ab Vous \u00eates donc un d\u00e9mon envoy\u00e9 sur la terre ? dit Athos. \nVotre puissance est grande, je le sais ; mais vous savez aussi \nqu\u2019avec l\u2019aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les d \u00e9-\nmons les plus terribles. Vous vous \u00eates d\u00e9j\u00e0 trouv\u00e9e sur mon \nchemin, je croyais vous avoir terrass\u00e9e, madame ; mais, ou je \nme trompai, ou l\u2019enfer vous a ressuscit\u00e9e. \u00bb \nMilady, \u00e0 ces paroles qui lui rappelaient des souvenirs e f-\nfroyables, baissa la t\u00eate avec un g\u00e9missement sourd. \n\u00ab Oui, l\u2019enfer vous a ressuscit\u00e9e, re prit Athos, l\u2019enfer vous a \nfaite riche, l\u2019enfer vous a donn\u00e9 un autre nom l\u2019enfer vous a \npresque refait m\u00eame un autre visage ; mais il n\u2019a effac\u00e9 ni les \nsouillures de votre \u00e2me, ni la fl\u00e9trissure de votre corps. \u00bb \nMilady se leva comme mue par un ressort, e t ses yeux la n-\nc\u00e8rent des \u00e9clairs. Athos resta assis. \n\u00ab Vous me croyiez mort, n\u2019est -ce pas, comme je vous \ncroyais morte ? et ce nom d\u2019Athos avait cach\u00e9 le comte de La \nF\u00e8re, comme le nom de Milady Clarick avait cach\u00e9 Anne de \nBreuil ! N\u2019\u00e9tait- ce pas ainsi que vous vous appeliez quand votre \nhonor\u00e9 fr\u00e8re nous a mari\u00e9s ? Notre position est vraiment \n\u00e9trange, pou rsuivit Athos en riant ; nous n\u2019avons v\u00e9cu jusqu\u2019\u00e0 \u2013 608 \u2013 pr\u00e9sent l\u2019un et l\u2019autre que parce que nous nous croyions morts, \net qu\u2019un souv enir g\u00eane moins qu\u2019une cr\u00e9a ture, quoique ce soit \nchose d\u00e9vorante parfois qu\u2019un souvenir ! \n\u2013 Mais enfin, dit Milady d\u2019une voix sourde, qui vous r a-\nm\u00e8ne vers moi ? et que me voulez -vous ? \n\u2013 Je veux vous dire que, tout en restant invisible \u00e0 vos \nyeux, je ne vous ai pas perdue de vue, mo i ! \n\u2013 Vous savez ce que j\u2019ai fait ? \n\u2013 Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis \nvotre entr\u00e9e au service du cardinal jusqu\u2019\u00e0 ce soir. \u00bb \nUn sourire d\u2019incr\u00e9dulit\u00e9 passa sur les l\u00e8vres p\u00e2les de Mil a-\ndy. \n\u00ab \u00c9coutez : c\u2019est vous qui avez coup\u00e9 les de ux ferrets de \ndiamants sur l\u2019\u00e9paule du duc de Buckingham ; c\u2019est vous qui \navez fait enlever Mme Bonacieux ; c\u2019est vous qui, amoureuse de \nde Wardes , et croyant passer la nuit avec lui, avez ouvert votre \nporte \u00e0 M. d\u2019Artagnan ; c\u2019est vous qui, croyant que de Wardes \nvous avait tromp\u00e9e, avez voulu le faire tuer par son rival ; c\u2019est \nvous qui, lorsque ce rival eut d\u00e9couvert votre inf\u00e2me secret, avez \nvoulu le faire tuer \u00e0 son tour par deux assassins que vous avez \nenvoy\u00e9s \u00e0 sa poursuite ; c\u2019est vous qui, voyant qu e les balles \navaient manqu\u00e9 leur coup, avez envoy\u00e9 du vin empoisonn\u00e9 avec \nune fausse lettre, pour faire croire \u00e0 votre victime que ce vin v e-\nnait de ses amis ; c\u2019est vous, enfin, qui venez l\u00e0, dans cette \nchambre, assise sur cette chaise o\u00f9 je suis, de prend re avec le \ncardinal de Richelieu l\u2019engagement de faire assassiner le duc de \nBuckingham, en \u00e9change de la promesse qu\u2019il vous a faite de \nvous laisser assassiner d\u2019Artagnan. \u00bb \nMilady \u00e9tait livide. \n\u00ab Mais vous \u00eates donc Satan ? dit -elle. \n\u2013 Peut -\u00eatre, dit Atho s ; mais, en tout cas, \u00e9coutez bien ceci : \nAssassinez ou faites assassiner le duc de Buckingham, peu \u2013 609 \u2013 m\u2019importe ! je ne le connais pas : d\u2019ailleurs c\u2019est un Anglais ; \nmais ne touchez pas du bout du doigt \u00e0 un seul cheveu de \nd\u2019Artagnan, qui est un fid\u00e8le ami que j\u2019aime et que je d\u00e9fends, \nou, je vous le jure par la t\u00eate de mon p\u00e8re, le crime que vous a u-\nrez commis sera le dernier. \n\u2013 M. d\u2019Artagnan m\u2019a cruellement offens\u00e9e, dit Milady \nd\u2019une voix sourde, M. d\u2019Artagnan mourra. \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9, cela est -il possible qu\u2019o n vous offense, m a-\ndame ? dit en riant Athos ; il vous a offens\u00e9e, et il mourra ? \n\u2013 Il mourra, reprit Milady ; elle d\u2019abord, lui ensuite. \u00bb \nAthos fut saisi comme d\u2019un vertige : la vue de cette cr\u00e9 a-\nture, qui n\u2019avait rien d\u2019une femme, lui rappelait des souven irs \nterribles ; il pensa qu\u2019un jour, dans une situation moins dang e-\nreuse que celle o\u00f9 il se trouvait, il avait d\u00e9j\u00e0 voulu la sacrifier \u00e0 \nson honneur ; son d\u00e9sir de meurtre lui revint br\u00fblant et \nl\u2019envahit comme une fi\u00e8vre ardente : il se leva \u00e0 son tour, po rta \nla main \u00e0 sa ceinture, en tira un pistolet et l\u2019arma. \nMilady, p\u00e2le comme un cadavre, voulut crier, mais sa \nlangue glac\u00e9e ne put prof\u00e9rer qu\u2019un son rauque qui n\u2019avait rien \nde la parole humaine et qui semblait le r\u00e2le d\u2019une b\u00eate fauve ; \ncoll\u00e9e contre la sombre tapisserie, elle apparaissait, les cheveux \n\u00e9pars, comme l\u2019image effrayante de la terreur. \nAthos leva lentement son pistolet, \u00e9tendit le bras de m a-\nni\u00e8re que l\u2019arme touch\u00e2t presque le front de Milady puis, d\u2019une voix d\u2019autant plus terrible qu\u2019elle ava it le calme supr\u00eame d\u2019une \ninflexible r\u00e9solution : \n\u00ab Madame, dit -il, vous allez \u00e0 l\u2019instant m\u00eame me remettre \nle papier que vous a sign\u00e9 le cardinal, ou, sur mon \u00e2me, je vous \nfais sauter la cervelle. \u00bb \nAvec un autre homme Milady aurait pu conserver quelque \ndoute, mais elle connaissait Athos ; cependant elle resta imm o-\nbile. \u2013 610 \u2013 \u00ab Vous avez une seconde pour vous d\u00e9cider \u00bb, dit -il. \nMilady vit \u00e0 la contraction de son visage que le coup allait \npartir ; elle porta vivement la main \u00e0 sa poitrine, en tira un p a-\npier et le tendit \u00e0 Athos. \n\u00ab Tenez, dit -elle, et soyez maudit ! \u00bb \nAthos prit le papier, repassa le pistolet \u00e0 sa ceinture, \ns\u2019approcha de la lampe pour s\u2019assurer que c\u2019\u00e9tait bien celui -l\u00e0, le \nd\u00e9plia et lut : \n\u00ab C\u2019est par mon ordre et pour le bien de l\u2019 \u00c9tat que le po r-\nteur du pr\u00e9sent a fait ce qu\u2019il a fait. \n3 d\u00e9cembre 1627. \n\u00ab Richelieu \u00bb \n\u00ab Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en \nrepla\u00e7ant son feutre sur sa t\u00eate, maintenant que je t\u2019ai arrach\u00e9 \nles dents, vip\u00e8re, mords si tu peux. \u00bb \nEt il sortit de la chamb re sans m\u00eame regarder en arri\u00e8re. \n\u00c0 la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu\u2019ils t e-\nnaient en main. \n\u00ab Messieurs, dit -il, l\u2019ordre de Monseigneur, vous le savez, \nest de conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de La Pointe et de ne la qui tter que lorsqu\u2019elle sera \u00e0 bord. \u00bb \nComme ces paroles s\u2019accordaient effectivement avec l\u2019ordre \nqu\u2019ils avaient re\u00e7u, ils inclin\u00e8rent la t\u00eate en signe d\u2019assentiment. \nQuant \u00e0 Athos, il se mit l\u00e9g\u00e8rement en selle et partit au g a-\nlop ; seulement, au lieu de suiv re la route, il prit \u00e0 travers \nchamps, piquant avec vigueur son cheval et de temps en temps \ns\u2019arr\u00eatant pour \u00e9couter. \nDans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de \nplusieurs chevaux. Il ne douta point que ce ne f\u00fbt le cardinal et \u2013 611 \u2013 son escorte. A ussit\u00f4t il fit une nouvelle pointe en avant, bo u-\nchonna son cheval avec de la bruy\u00e8re et des feuilles d\u2019arbres, et \nvint se mettre en travers de la route \u00e0 deux cents pas du camp \u00e0 \npeu pr\u00e8s. \n\u00ab Qui vive ? cria -t-il de loin quand il aper\u00e7ut les cavaliers. \n\u2013 C\u2019est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal. \n\u2013 Oui, Monseigneur, r\u00e9pondit Athos. C\u2019est lui -m\u00eame. \n\u2013 Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous mes reme r-\nciements pour la bonne garde que vous nous avez faite ; mes-\nsieurs, nous voici arriv\u00e9s : pren ez la porte \u00e0 gauche, le mot \nd\u2019ordre est Roi et R\u00e9. \u00bb \nEn disant ces mots, le cardinal salua de la t\u00eate les trois \namis, et prit \u00e0 droite suivi de son \u00e9cuyer ; car, cette nuit -l\u00e0, lui -\nm\u00eame couchait au camp. \n\u00ab Eh bien ! dirent ensemble Porthos et Aramis lorsq ue le \ncardinal fut hors de la port\u00e9e de la voix, eh bien il a sign\u00e9 le p a-\npier qu\u2019elle demandait. \n\u2013 Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici. \u00bb \nEt les trois amis n\u2019\u00e9chang\u00e8rent plus une seule parole \njusqu\u2019\u00e0 leur quartier, except\u00e9 pour donner le mot d\u2019ordre aux \nsentine lles. \nSeulement, on envoya Mousqueton dire \u00e0 Planchet que son \nma\u00eetre \u00e9tait pri\u00e9, en relevant de tranch\u00e9e, de se rendre \u00e0 \nl\u2019instant m\u00eame au logis des mousquetaires. \nD\u2019un autre c\u00f4t\u00e9, comme l\u2019avait pr\u00e9vu Athos, Milady, en r e-\ntrouvant \u00e0 la porte les hommes qui l\u2019attendaient, ne fit aucune \ndifficult\u00e9 de les suivre ; elle avait bien eu l\u2019envie un instant de se \nfaire reconduire devant le cardinal et de lui tout raconter, mais \nune r\u00e9v\u00e9lation de sa part amenait une r\u00e9v\u00e9lation de la part \nd\u2019Atho s : elle dirait bien qu\u2019Athos l\u2019avait pendue, mais Athos \ndirait qu\u2019elle \u00e9tait marqu\u00e9e ; elle pensa qu\u2019il valait donc encore \u2013 612 \u2013 mieux garder le silence, partir discr\u00e8tement, accomplir avec son \nhabilet\u00e9 ordinaire la mission difficile dont elle s\u2019\u00e9tait charg\u00e9e, \npuis, toutes les choses accomplies \u00e0 la satisfaction du cardinal, \nvenir lui r\u00e9clamer sa vengeance. \nEn cons\u00e9quence, apr\u00e8s avoir voyag\u00e9 toute la nuit, \u00e0 sept \nheures du matin elle \u00e9tait au fort de La Pointe, \u00e0 huit heures elle \u00e9tait embarqu\u00e9e, et \u00e0 neuf heure s le b\u00e2timent, qui, avec des \nlettres de marque du cardinal, \u00e9tait cens\u00e9 \u00eatre en partance pour Bayonne, levait l\u2019ancre et faisait voile pour l\u2019Angleterre. \u2013 613 \u2013 CHAPITRE XLVI \nLE BASTION SAINT -GERVAIS \n \nEn arrivant chez ses trois amis, d\u2019Artagnan les trouva r\u00e9 u-\nnis dans la m\u00eame chambre : Athos r\u00e9fl\u00e9chissait, Porthos frisait \nsa moustache, Aramis disait ses pri\u00e8res dans un charmant petit \nlivre d\u2019heures reli\u00e9 en velours bleu. \n\u00ab Pardieu, messieurs ! dit -il, j\u2019esp\u00e8re que ce que vous avez \u00e0 \nme dire en vaut la peine, sans c ela je vous pr\u00e9viens que je ne \nvous pardonnerai pas de m\u2019avoir fait venir, au lieu de me laisser \nreposer apr\u00e8s une nuit pass\u00e9e \u00e0 prendre et \u00e0 d\u00e9manteler un ba s-\ntion. Ah ! que n\u2019\u00e9tiez -vous l\u00e0, messieurs ! il y a fait chaud ! \n\u2013 Nous \u00e9tions ailleurs, o\u00f9 il ne faisait pas froid non plus ! \nr\u00e9pondit Porthos tout en faisant prendre \u00e0 sa moustache un pli \nqui lui \u00e9tait particulier. \n\u2013 Chut ! dit Athos. \n\u2013 Oh ! oh ! fit d\u2019Artagnan comprenant le l\u00e9ger froncement \nde sourcils du mousquetaire, il para\u00eet qu\u2019il y a du nouveau ici. \n\u2013 Aramis, dit Athos, vous avez \u00e9t\u00e9 d\u00e9jeuner avant -hier \u00e0 \nl\u2019auberge du Parpaillot, je crois ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Comment est -on l\u00e0 ? \n\u2013 Mais, j\u2019y ai fort mal mang\u00e9 pour mon compte, avant -hier \n\u00e9tait un jour maigre, et ils n\u2019avaient que du gras. \n\u2013 Comment ! dit At hos, dans un port de mer ils n\u2019ont pas \nde poisson ? \u2013 614 \u2013 \u2013 Ils disent, reprit Aramis en se remettant \u00e0 sa pieuse le c-\nture, que la digue que fait b\u00e2tir M. le cardinal le chasse en pleine \nmer. \n\u2013 Mais, ce n\u2019est pas cela que je vous demandais, Aramis, \nreprit Athos ; je vous demandais si vous aviez \u00e9t\u00e9 bien libre, et si \npersonne ne vous avait d\u00e9rang\u00e9 ? \n\u2013 Mais il me semble que nous n\u2019avons pas eu trop \nd\u2019importuns ; oui, au fait, pour ce que vous voulez dire, Athos, \nnous serons assez bien au Parpaillot. \n\u2013 Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici les murailles \nsont comme des feuilles de papier. \u00bb \nD\u2019Artagnan, qui \u00e9tait habitu\u00e9 aux mani\u00e8res de faire de son \nami, et qui reconnaissait tout de suite \u00e0 une parole, \u00e0 un geste, \u00e0 \nun signe de lui, que les circonstances \u00e9taient graves, prit le bras \nd\u2019Athos et sortit avec lui sans rien dire ; Porthos suivit en dev i-\nsant avec Aramis. \nEn route, on rencontra Grimaud, Athos lui fit signe de \nsuivre ; Grimaud, selon son habitude, ob\u00e9it en silence ; le \npauvre gar\u00e7on avait \u00e0 peu pr\u00e8s fini par d\u00e9sapprendre de parler. \nOn arriva \u00e0 la buvette du Parpaillot : il \u00e9tait sept heures du \nmatin, le jour commen\u00e7ait \u00e0 para\u00eetre ; les trois amis command \u00e8-\nrent \u00e0 d\u00e9jeuner, et entr\u00e8rent dans une salle o\u00f9 au dire de l\u2019h\u00f4te, \nils ne devaient pas \u00eatre d\u00e9rang\u00e9s. \nMalheureusement l\u2019heure \u00e9tait mal choisie pour un conci-\nliabule ; on venait de battre la diane, chacun secouait le so m-\nmeil de la nuit, et, pour chasser l\u2019air humide du matin, venait \nboire la goutte \u00e0 la buvette : dragons, Suisses, gardes, mousqu e-\ntaires, che vau-l\u00e9gers se succ\u00e9daient avec une rapidit\u00e9 qui devait \ntr\u00e8s bien faire les affaires de l\u2019h\u00f4te, mais qui remplissait fort mal \nles vues des quatre amis. Aussi r\u00e9pondaient -ils d\u2019une mani\u00e8re \nfort maussade aux saluts, aux toasts et aux lazzi de leurs co m-\npagnons. \u2013 615 \u2013 \u00ab Allons ! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne \nquerelle, et nous n\u2019avons pas besoin de cela en ce moment. \nD\u2019Artagnan, racontez -nous votre nuit ; nous vous raconterons la \nn\u00f4tre apr\u00e8s. \n\u2013 En effet, dit un chevau -l\u00e9ger qui se dandinait en tenant \u00e0 \nla main un verre d\u2019eau -de-vie qu\u2019il d\u00e9gustait lentement ; en ef-\nfet, vous \u00e9tiez de tranch\u00e9e cette nuit, messieurs les gardes, et il me semble que vous avez eu maille \u00e0 partir avec les Roch e-\nlois ? \u00bb \nD\u2019Artagnan regarda Athos pour savoir s\u2019il devait r\u00e9pondre \n\u00e0 cet intrus qui se m\u00ealait \u00e0 la conversation. \n\u00ab Eh bien, dit Athos, n\u2019entends -tu pas M. de Busigny qui te \nfait l\u2019honneur de t\u2019adresser la parole ? Raconte ce qui s\u2019est pass\u00e9 \ncette nuit, puisque ces messieurs d\u00e9sirent le savoir. \n\u2013 N\u2019avre -bous bas bris un p astion ? demanda un Suisse qui \nbuvait du rhum dans un verre \u00e0 bi\u00e8re. \n\u2013 Oui, monsieur, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan en s\u2019inclinant, nous \navons eu cet honneur, nous avons m\u00eame, comme vous avez pu \nl\u2019entendre, introduit sous un des angles un baril de poudre qui, \nen \u00e9cl atant, a fait une fort jolie br\u00e8che ; sans compter que, \ncomme le bastion n\u2019\u00e9tait pas d\u2019hier, tout le reste de la b\u00e2tisse s\u2019en est trouv\u00e9 fort \u00e9branl\u00e9. \n\u2013 Et quel bastion est -ce ? demanda un dragon qui tenait \nenfil\u00e9e \u00e0 son sabre une oie qu\u2019il apportait pour qu\u2019on la f\u00eet cuire. \n\u2013 Le bastion Saint -Gervais, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, derri\u00e8re \nlequel les Rochelois inqui\u00e9taient nos travailleurs. \n\u2013 Et l\u2019affaire a \u00e9t\u00e9 chaude ? \n\u2013 Mais, oui ; nous y avons perdu cinq hommes, et les R o-\nchelois huit ou dix. \u2013 616 \u2013 \u2013 Balzampleu ! fit l e Suisse, qui, malgr\u00e9 l\u2019admirable colle c-\ntion de jurons que poss\u00e8de la langue allemande, avait pris \nl\u2019habitude de jurer en fran\u00e7ais. \n\u2013 Mais il est probable, dit le chevau -l\u00e9ger, qu\u2019ils vont, ce \nmatin, envoyer des pionniers pour remettre le bastion en \u00e9tat. \n\u2013 Oui, c\u2019est probable, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Messieurs, dit Athos, un pari ! \n\u2013 Ah ! woui ! un bari ! dit le Suisse. \n\u2013 Lequel ? demanda le chevau -l\u00e9ger. \n\u2013 Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une \nbroche sur les deux grands chenets de fer qui souten aient le feu \nde la chemin\u00e9e, j\u2019en suis. H\u00f4telier de malheur ! une l\u00e8chefrite \ntout de suite, que je ne perde pas une goutte de la graisse de \ncette estimable volaille. \n\u2013 Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t\u2019oie, il est tr\u00e8s \nponne avec des gonfitures. \n\u2013 L\u00e0 ! dit le dragon. Maintenant, voyons le pari ! Nous \n\u00e9coutons, monsieur Athos ! \n\u2013 Oui, le pari ! dit le chevau -l\u00e9ger. \n\u2013 Eh bien, monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit \nAthos, que mes trois compagnons, M M. Porthos, Aramis, \nd\u2019Artagnan et moi, nous allons d\u00e9jeuner dans le bastion Saint -\nGervais et que nous y tenons une heure, montre \u00e0 la main, \nquelque chose que l\u2019ennemi fasse pour nous d\u00e9loger. \u00bb \nPorthos et Aramis se regard\u00e8rent, ils commen\u00e7aient \u00e0 \ncomprendre. \n\u00ab Mais, dit d\u2019Artagnan en se penchant \u00e0 l\u2019oreille d\u2019Athos, tu \nvas nous faire tuer sans mis\u00e9ricorde. \u2013 617 \u2013 \u2013 Nous sommes bien plus tu\u00e9s, r\u00e9pondit Athos, si nous n\u2019y \nallons pas. \n\u2013 Ah ! ma foi ! messieurs, dit Porthos en se renversant sur \nsa chaise et frisant sa moustache, voici un beau pari, j\u2019esp\u00e8re. \n\u2013 Aussi je l\u2019accepte, dit M. de Busigny ; maintenant il s\u2019agit \nde fixer l\u2019enjeu. \n\u2013 Mais vous \u00eates quatre, messieurs, dit Athos, nous \nsommes quatre ; un d\u00eener \u00e0 discr\u00e9tion pour huit, cela vous va -t-\nil ? \n\u2013 \u00c0 merveille, reprit M. de Busigny. \n\u2013 Parfaitement, dit le dragon. \n\u2013 \u00c7a me fa \u00bb, dit le Suisse. \nLe quatri\u00e8me auditeur, qui, dans toute cette conversation, \navait jou\u00e9 un r\u00f4le muet, fit un signe de la t\u00eate en signe qu\u2019il a c-\nquies\u00e7ait \u00e0 la proposition. \n\u00ab Le d\u00e9jeuner de ces messieurs est pr\u00eat, dit l\u2019h\u00f4te. \n\u2013 Eh bien, apportez -le \u00bb, dit Athos. \nL\u2019h\u00f4te ob\u00e9it. Athos appela Grimaud, lui montra un grand \npanier qui gisait dans un coin et fit le geste d\u2019envelopper dans \nles serviettes les viandes apport\u00e9es. \nGrimaud comprit \u00e0 l\u2019instant m\u00eame qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019un d \u00e9-\njeuner sur l\u2019 herbe, prit le panier, empaqueta les viandes, y jo i-\ngnit les bouteilles et prit le panier \u00e0 son bras. \n\u00ab Mais o\u00f9 allez -vous manger mon d\u00e9jeuner ? dit l\u2019h\u00f4te. \n\u2013 Que vous importe, dit Athos, pourvu qu\u2019on vous le \npaie ? \u00bb \nEt il jeta majestueusement deux pistole s sur la table. \n\u00ab Faut -il vous rendre, mon officier ? dit l\u2019h\u00f4te. \u2013 618 \u2013 \u2013 Non ; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Cha m-\npagne et la diff\u00e9rence sera pour les serviettes. \u00bb \nL\u2019h\u00f4te ne faisait pas une aussi bonne affaire qu\u2019il l\u2019avait cru \nd\u2019abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives deux \nbouteilles de vin d\u2019Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de \nChampagne. \n\u00ab Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez -vous bien r\u00e9gler \nvotre montre sur la mienne, ou me permettre de r\u00e9gler la \nmienne sur la v\u00f4tre ? \n\u2013 \u00c0 merveille, monsieur ! dit le chevau -l\u00e9ger en tirant de \nson gousset une fort belle montre entour\u00e9e de diamants ; sept \nheures et demie, dit -il. \n\u2013 Sept heures trente- cinq minutes, dit Athos ; nous sa u-\nrons que j\u2019avance de cinq minutes sur vous, monsieur. \u00bb \nEt, saluant les assistants \u00e9bahis, les quatre jeunes gens pr i-\nrent le chemin du bastion Saint -Gervais, suivis de Grimaud, qui \nportait le panier, ignorant o\u00f9 il allait, mais, dans l\u2019ob\u00e9issance \npassive dont il avait pris l\u2019habitude avec Athos, ne songeait p as \nm\u00eame \u00e0 le demander. \nTant qu\u2019ils furent dans l\u2019enceinte du camp, les quatre amis \nn\u2019\u00e9chang\u00e8rent pas une parole ; d\u2019ailleurs ils \u00e9taient suivis par les \ncurieux, qui, connaissant le pari engag\u00e9, voulaient savoir co m-\nment ils s\u2019en tireraient. \nMais une fois qu\u2019ils eurent franchi la ligne de circonvall a-\ntion et qu\u2019ils se trouv\u00e8rent en plein air, d\u2019Artagnan, qui ignorait compl\u00e8tement ce dont il s\u2019agissait, crut qu\u2019il \u00e9tait temps de d e-\nmander une explication. \n\u00ab Et maintenant, mon cher Athos, dit- il, faites -moi l\u2019ami ti\u00e9 \nde m\u2019apprendre o\u00f9 nous allons ? \n\u2013 Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion. \n\u2013 Mais qu\u2019y allons -nous faire ? \u2013 619 \u2013 \u2013 Vous le savez bien, nous y allons d\u00e9jeuner. \n\u2013 Mais pourquoi n\u2019avons -nous pas d\u00e9jeun\u00e9 au Parpaillat ? \nParce que nous avons des cho ses fort importantes \u00e0 nous \ndire, et qu\u2019il \u00e9tait impossible de causer cinq minutes dans cette \nauberge avec tous ces importuns qui vont, qui viennent, qui sa-\nluent, qui accostent ; ici, du moins, continua Athos en montrant \nle bastion, on ne viendra pas nous d\u00e9ranger. \n\u2013 Il me semble, dit d\u2019Artagnan avec cette prudence qui \ns\u2019alliait si bien et si naturellement chez lui \u00e0 une excessive br a-\nvoure, il me semble que nous aurions pu trouver quelque en-\ndroit \u00e9cart\u00e9 dans les dunes, au bord de la mer. \n\u2013 O\u00f9 l\u2019on nous aura it vus conf\u00e9rer tous les quatre e n-\nsemble, de sorte qu\u2019au bout d\u2019un quart d\u2019heure le cardinal e\u00fbt \u00e9t\u00e9 pr\u00e9v enu par ses espions que nous tenions conseil. \nOui, dit Aramis, Athos a raison : Animadvertuntur in de-\nsertis . \nUn d\u00e9sert n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 mal, dit Portho s, mais il \ns\u2019agissait de le trouver. \n\u2013 Il n\u2019y a pas de d\u00e9sert o\u00f9 un oiseau ne puisse passer au -\ndessus de la t\u00eate, o\u00f9 un poisson ne puisse sauter au -dessus de \nl\u2019eau, o\u00f9 un lapin ne puisse partir de son g\u00eete, et je crois qu\u2019oiseau, poisson, lapin, tout s\u2019est fait espion du cardinal. \nMieux vaut donc poursuivre notre entreprise, devant laquelle d\u2019ailleurs nous ne pouvons plus reculer sans honte ; nous avons \nfait un pari, un pari qui ne pouvait \u00eatre pr\u00e9vu, et dont je d\u00e9fie qui que ce soit de deviner la v\u00e9ritable cause : nous allons, pour \nle gagner, tenir une heure dans le bastion. Ou nous serons att a-\nqu\u00e9s, ou nous ne le serons pas. Si nous ne le sommes pas, nous \naurons tout le temps de causer et personne ne nous entendra, \ncar je r\u00e9ponds que les murs de ce bastion n\u2019ont pas d\u2019oreilles ; si \nnous le sommes, nous causerons de nos affaires tout de m\u00eame, et de plus, tout en nous d\u00e9fendant, nous nous couvrons de \ngloire. Vous voyez bien que tout est b\u00e9n\u00e9fice. \u2013 620 \u2013 \u2013 Oui, dit d\u2019Artagnan, mais nous attraperons indubitabl e-\nment une balle. \n\u2013 Eh ! mon cher, dit Athos, vous savez bien que les balles \nles plus \u00e0 craindre ne sont pas celles de l\u2019ennemi. \n\u2013 Mais il me semble que pour une pareille exp\u00e9dition, nous \naurions d\u00fb au moins emporter nos mousquets. \n\u2013 Vous \u00eates un niais, ami Porthos ; pourquoi nous charger \nd\u2019un fardeau inutile ? \n\u2013 Je ne trouve pas inutile en face de l\u2019ennemi un bon \nmousquet de calibre, douze cartouches et une poire \u00e0 poudre. \n\u2013 Oh ! bien, dit Athos, n\u2019avez -vous pas entendu ce qu\u2019a dit \nd\u2019Artagnan ? \n\u2013 Qu\u2019a dit d\u2019Artagnan ? demanda Porthos. \n\u2013 D\u2019Artagnan a dit que dans l\u2019attaque de cette nuit il y avait \neu huit ou dix Fran\u00e7ais de tu\u00e9s et autant de Rochelois. \n\u2013 Apr\u00e8s ? \n\u2013 On n\u2019a pas eu le temps de les d\u00e9pouiller, n\u2019est -ce pas ? at-\ntendu qu\u2019on avait autre chose pour le moment d e plus press\u00e9 \u00e0 \nfaire. \n\u2013 Eh bien ? \n\u2013 Eh bien, nous allons trouver leurs mousquets, leurs \npoires \u00e0 poudre et leurs cartouches, et au lieu de quatre mou s-\nquetons et de douze balles, nous allons avoir une quinzaine de \nfusils et une centaine de coups \u00e0 tirer. \n\u2013 O Athos ! dit Aramis, tu es v\u00e9ritablement un grand \nhomme ! \u00bb \nPorthos inclina la t\u00eate en signe d\u2019adh\u00e9sion. \nD\u2019Artagnan seul ne paraissait pas convaincu. \u2013 621 \u2013 Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune \nhomme ; car, voyant que l\u2019on continuait de marcher ver s le ba s-\ntion, chose dont il avait dout\u00e9 jusqu\u2019alors, il tira son ma\u00eetre par \nle pan de son habit. \n\u00ab O\u00f9 allons -nous ? \u00bb demanda -t-il par geste. \nAthos lui montra le bastion. \n\u00ab Mais, dit toujours dans le m\u00eame dialecte le silencieux \nGrimaud, nous y laisserons notre peau. \u00bb \nAthos leva les yeux et le doigt vers le ciel. \nGrimaud posa son panier \u00e0 terre et s\u2019assit en secouant la \nt\u00eate. \nAthos prit \u00e0 sa ceinture un pistolet, regarda s\u2019il \u00e9tait bien \namorc\u00e9, l\u2019arma et approcha le canon de l\u2019oreille de Grimaud. \nGrimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort. \nAthos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher \ndevant. \nGrimaud ob\u00e9it. \nTout ce qu\u2019avait gagn\u00e9 le pauvre gar\u00e7on \u00e0 cette pantomime \nd\u2019un instant, c\u2019est qu\u2019il \u00e9tait pass\u00e9 de l\u2019arri\u00e8re -garde \u00e0 l\u2019avant -\ngarde. \nArriv\u00e9s au bastion, les quatre amis se retourn\u00e8rent. \nPlus de trois cents soldats de toutes armes \u00e9taient asse m-\nbl\u00e9s \u00e0 la porte du camp, et dans un groupe s\u00e9par\u00e9 on pouvait \ndistinguer M. de Busigny, le dragon, le Suisse et le quatri\u00e8me \nparieur. \nAthos \u00f4ta son chapeau, le mit au bout de son \u00e9p\u00e9e et l\u2019agita \nen l\u2019air. \u2013 622 \u2013 Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnant \ncette politesse d\u2019un grand hourra qui arriva jusqu\u2019\u00e0 eux. \nApr\u00e8s quoi, ils disparurent tous quatre dans le bastion, o\u00f9 \nles avait d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s Grimaud. \u2013 623 \u2013 CHAPITRE XLVII \nLE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES \n \nComme l\u2019avait pr\u00e9vu Athos, le bastion n\u2019\u00e9tait occup\u00e9 que \npar une douzaine de morts tant Fran\u00e7ais que Rochelois. \n\u00ab Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de \nl\u2019exp\u00e9dition, tandis q ue Grimaud va mettre la table, commen-\n\u00e7ons par recueillir les fusils et les cartouches ; nous pouvons \nd\u2019ailleurs causer tout en accomplissant cette besogne. Ces me s-\nsieurs, ajouta -t-il en montrant les morts, ne nous \u00e9coutent pas. \n\u2013 Mais nous pourrions toujou rs les jeter dans le foss\u00e9, dit \nPorthos, apr\u00e8s toutefois nous \u00eatre assur\u00e9s qu\u2019ils n\u2019ont rien dans \nleurs poches. \n\u2013 Oui, dit Aramis, c\u2019est l\u2019affaire de Grimaud. \n\u2013 Ah ! bien alors, dit d\u2019Artagnan, que Grimaud les fouille et \nles jette par -dessus les murailles. \n\u2013 Gardons -nous- en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir. \n\u2013 Ces morts peuvent nous servir ? dit Porthos. Ah \u00e7\u00e0, vous \ndevenez fou, cher ami. \n\u2013 Ne jugez pas t\u00e9m\u00e9rairement, disent l\u2019\u00e9vangile et M. le \ncardinal, r\u00e9pondit Athos ; combien de fusils, messieurs ? \n\u2013 Douze, r\u00e9pondit Aramis. \n\u2013 Combien de coups \u00e0 tirer ? \n\u2013 Une centaine. \u2013 624 \u2013 \u2013 C\u2019est tout autant qu\u2019il nous en faut ; chargeons les \narmes. \u00bb \nLes quatre mousquetaires se mirent \u00e0 la besogne. Comme \nils achevaient de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe qu e \nle d\u00e9jeuner \u00e9tait servi. \nAthos r\u00e9pondit, toujours par geste, que c\u2019\u00e9tait bien, et ind i-\nqua \u00e0 Grimaud une esp\u00e8ce de poivri\u00e8re o\u00f9 celui -ci comprit qu\u2019il \nse devait tenir en sentinelle. Seulement, pour adoucir l\u2019ennui de \nla faction, Athos lui permit d\u2019emporte r un pain, deux c\u00f4telettes \net une bouteille de vin. \n\u00ab Et maintenant, \u00e0 table \u00bb, dit Athos. \nLes quatre amis s\u2019assirent \u00e0 terre, les jambes crois\u00e9es, \ncomme les Turcs ou comme les tailleurs. \n\u00ab Ah ! maintenant, dit d\u2019Artagnan, que tu n\u2019as plus la \ncrainte d\u2019\u00eatr e entendu, j\u2019esp\u00e8re que tu vas nous faire part de ton \nsecret, Athos. \n\u2013 J\u2019esp\u00e8re que je vous procure \u00e0 la fois de l\u2019agr\u00e9ment et de \nla gloire, messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une prom e-\nnade charmante ; voici un d\u00e9jeuner des plus succulents, et cinq \ncents personnes l\u00e0 -bas, comme vous pouvez les voir \u00e0 travers les \nmeurtri\u00e8res, qui nous prennent pour des fous ou pour des h \u00e9-\nros, deux classes d\u2019imb\u00e9ciles qui se ressemblent assez. \n\u2013 Mais ce secret ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Le secret, dit Athos, c\u2019est que j \u2019ai vu Milady hier soir. \u00bb \nD\u2019Artagnan portait son verre \u00e0 ses l\u00e8vres ; mais \u00e0 ce nom de \nMilady, la main lui trembla si fort, qu\u2019il le posa \u00e0 terre pour ne \npas en r\u00e9pandre le contenu. \n\u00ab Tu as vu ta fem\u2026 \u2013 625 \u2013 \u2013 Chut donc ! interrompit Athos : vous oubliez, mon ch er, \nque ces messieurs ne sont pas initi\u00e9s comme vous dans le secret \nde mes affaires de m\u00e9nage ; j\u2019ai vu Milady. \n\u2013 Et o\u00f9 cela ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 \u00c0 deux lieues d\u2019ici \u00e0 peu pr\u00e8s, \u00e0 l\u2019auberge du Colombier -\nRouge. \n\u2013 En ce cas je suis perdu, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Non, pas tout \u00e0 fait encore, reprit Athos ; car, \u00e0 cette \nheure, elle doit avoir quitt\u00e9 les c\u00f4tes de France. \u00bb \nD\u2019Artagnan respira. \n\u00ab Mais au bout du compte, demanda Porthos, qu\u2019est -ce \ndonc que cette Milady ? \n\u2013 Une femme charmante, dit Athos en d\u00e9gustant u n verre \nde vin mousseux. Canaille d\u2019h\u00f4telier ! s\u2019\u00e9cria -t-il, qui nous \ndonne du vin d\u2019Anjou pour du vin de Champagne, et qui croit que nous nous y laisserons prendre ! Oui, continua -t-il, une \nfemme charmante qui a eu des bont\u00e9s pour notre ami d\u2019Artagnan, qu i lui a fait je ne sais quelle noirceur dont elle a \nessay\u00e9 de se venger, il y a un mois en voulant le faire tuer \u00e0 coups de mousquet, il y a huit jours en essayant de \nl\u2019empoisonner, et hier en demandant sa t\u00eate au cardinal. \n\u2013 Comment ! en demandant ma t\u00eate au cardinal ? s\u2019\u00e9cria \nd\u2019Artagnan, p\u00e2le de terreur. \n\u2013 \u00c7a, dit Porthos, c\u2019est vrai comme l\u2019\u00e9vangile ; je l\u2019ai enten-\ndu de mes deux oreilles. \n\u2013 Moi aussi, dit Aramis. \n\u2013 Alors, dit d\u2019Artagnan en laissant tomber son bras avec \nd\u00e9couragement, il est inutile de lu tter plus longtemps ; autant \nque je me br\u00fble la cervelle et que tout soit fini ! \u2013 626 \u2013 \u2013 C\u2019est la derni\u00e8re sottise qu\u2019il faut faire, dit Athos, attendu \nque c\u2019est la seule \u00e0 laquelle il n\u2019y ait pas de rem\u00e8de. \n\u2013 Mais je n\u2019en r\u00e9chapperai jamais, dit d\u2019Artagnan, ave c des \nennemis pareils. D\u2019abord mon inconnu de Meung ; ensuite \nde Wardes , \u00e0 qui j\u2019ai donn\u00e9 trois coups d\u2019\u00e9p\u00e9e ; puis Milady, \ndont j\u2019ai surpris le secret ; enfin, le cardinal, dont j\u2019ai fait \n\u00e9chouer la vengeance. \n\u2013 Eh bien, dit Athos, tout cela ne fait que q uatre, et nous \nsommes quatre, un contre un. Pardieu ! si nous en croyons les \nsignes que nous fait Grimaud, nous allons avoir affaire \u00e0 un bien \nplus grand nombre de gens. Qu\u2019y a -t-il, Grimaud ? Consid\u00e9rant \nla gravit\u00e9 de la circonstance, je vous permets de p arler, mon \nami, mais soyez laconique je vous prie. Que voyez -vous ? \n\u2013 Une troupe. \n\u2013 De combien de personnes ? \n\u2013 De vingt hommes. \n\u2013 Quels hommes ? \n\u2013 Seize pionniers, quatre soldats. \n\u2013 \u00c0 combien de pas sont -ils ? \n\u2013 \u00c0 cinq cents pas ; \n\u2013 Bon, nous avons encore le temps d\u2019achever cette volaille \net de boire un verre de vin \u00e0 ta sant\u00e9, d\u2019Artagnan ! \n\u2013 \u00c0 ta sant\u00e9 ! r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent Porthos et Aramis. \n\u2013 Eh bien donc, \u00e0 ma sant\u00e9 ! quoique je ne croie pas que \nvos souhaits me servent \u00e0 grand -chose. \n\u2013 Bah ! dit Athos, Dieu est grand, comme disent les sect a-\nteurs de Mahomet, et l\u2019avenir est dans ses mains. \u00bb \u2013 627 \u2013 Puis, avalant le contenu de son verre, qu\u2019il posa pr\u00e8s de lui, \nAthos se leva nonchalamment, prit le premier fusil venu et \ns\u2019approcha d\u2019une meurtri\u00e8re. \nPorthos, Aramis et d\u2019Ar tagnan en firent autant. Quant \u00e0 \nGrimaud, il re\u00e7ut l\u2019ordre de se placer derri\u00e8re les quatre amis \nafin de recharger les armes. \nAu bout d\u2019un instant on vit para\u00eetre la troupe ; elle suivait \nune esp\u00e8ce de boyau de tranch\u00e9e qui \u00e9tablissait une commun i-\ncation en tre le bastion et la ville. \n\u00ab Pardieu ! dit Athos, c\u2019est bien la peine de nous d\u00e9ranger \npour une vingtaine de dr\u00f4les arm\u00e9s de pioches, de hoyaux et de \npelles ! Grimaud n\u2019aurait eu qu\u2019\u00e0 leur faire signe de s\u2019en aller, et \nje suis convaincu qu\u2019ils nous eussen t laiss\u00e9s tranquilles. \n\u2013 J\u2019en doute, observa d\u2019Artagnan, car ils avancent fort r \u00e9-\nsolument de ce c\u00f4t\u00e9. D\u2019ailleurs, il y a avec les travailleurs quatre \nsoldats et un brigadier arm\u00e9s de mousquets. \n\u2013 C\u2019est qu\u2019ils ne nous ont pas vus, reprit Athos. \n\u2013 Ma foi ! dit Aramis, j\u2019avoue que j\u2019ai r\u00e9pugnance \u00e0 tirer sur \nces pauvres diables de bourgeois. \n\u2013 Mauvais pr\u00eatre, r\u00e9pondit Porthos, qui a piti\u00e9 des h\u00e9r \u00e9-\ntiques ! \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9, dit Athos, Aramis a raison, je vais les pr\u00e9venir. \n\u2013 Que diable faites -vous donc ? s\u2019\u00e9cria d\u2019A rtagnan, vous al-\nlez vous faire fusiller, mon cher. \u00bb \nMais Athos ne tint aucun compte de l\u2019avis, et, montant sur \nla br\u00e8che, son fusil d\u2019une main et son chapeau de l\u2019autre : \n\u00ab Messieurs, dit -il en s\u2019adressant aux soldats et aux travai l-\nleurs, qui, \u00e9tonn\u00e9s de son apparition, s\u2019arr\u00eataient \u00e0 cinquante \npas environ du bastion, et en les saluant courtoisement, me s-\nsieurs, nous sommes, quelques amis et moi, en train de d\u00e9je u-\u2013 628 \u2013 ner dans ce bastion. Or, vous savez que rien n\u2019est d\u00e9sagr\u00e9able \ncomme d\u2019\u00eatre d\u00e9rang\u00e9 quand on d\u00e9jeune ; nous vous prions \ndonc, si vous avez absolument affaire ici, d\u2019attendre que nous \nayons fini notre repas, ou de repasser plus tard, \u00e0 moins qu\u2019il ne \nvous prenne la salutaire envie de quitter le parti de la r\u00e9bellion \net de venir boire avec nous \u00e0 la s ant\u00e9 du roi de France. \n\u2013 Prends garde, Athos ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan ; ne vois -tu pas \nqu\u2019ils te mettent en joue ? \n\u2013 Si fait, si fait, dit Athos, mais ce sont des bourgeois qui ti-\nrent fort mal, et qui n\u2019ont garde de me toucher. \u00bb \nEn effet, au m\u00eame instant quatre coups de fusil partirent, \net les balles vinrent s\u2019aplatir autour d\u2019Athos, mais sans qu\u2019une \nseule le touch\u00e2t. \nQuatre coups de fusil leur r\u00e9pondirent presque en m\u00eame \ntemps, mais ils \u00e9taient mieux dirig\u00e9s que ceux des agresseurs, trois soldats tomb\u00e8rent tu \u00e9s raide, et un des travailleurs fut \nbless\u00e9. \n\u00ab Grimaud, un autre mousquet ! \u00bb dit Athos toujours sur la \nbr\u00e8che. \nGrimaud ob\u00e9it aussit\u00f4t. De leur c\u00f4t\u00e9, les trois amis avaient \ncharg\u00e9 leurs armes ; une seconde d\u00e9charge suivit la premi\u00e8re : le \nbrigadier et deux pionniers tomb\u00e8rent morts, le reste de la \ntroupe prit la fuite. \n\u00ab Allons, messieurs, une sortie \u00bb, dit Athos. \nEt les quatre amis, s\u2019\u00e9lan\u00e7ant hors du fort, parvinrent \njusqu\u2019au champ de bataille, ramass\u00e8rent les quatre mousquets \ndes soldats et la demi -pique du brigadier ; et, convaincus que les \nfuyards ne s\u2019arr\u00eateraient qu\u2019\u00e0 la ville, reprirent le chemin du \nbastion, rapportant les troph\u00e9es de leur victoire. \n\u00ab Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et nous, mes-\nsieurs, reprenons notre d\u00e9jeuner et continuons notre convers a-\ntion. O\u00f9 en \u00e9tions -nous ? \u2013 629 \u2013 \u2013 Je me le rappelle, dit d\u2019Artagnan, qui se pr\u00e9occupait fort \nde l\u2019itin\u00e9raire que devait suivre Milady. \n\u2013 Elle va en Angleterre, r\u00e9pondit Athos. \n\u2013 Et dans quel but ? \n\u2013 Dans le but d\u2019assassiner ou de faire assassiner B uck-\ningham. \u00bb \nD\u2019Artagnan poussa une exclamation de surprise et \nd\u2019indignation. \n\u00ab Mais c\u2019est inf\u00e2me ! s\u2019\u00e9cria -t-il. \n\u2013 Oh ! quant \u00e0 cela, dit Athos, je vous prie de croire que je \nm\u2019en inqui\u00e8te fort peu. Maintenant que vous avez fini, Grimaud, \ncontinua Athos, p renez la demi -pique de notre brigadier, att a-\nchez -y une serviette et plantez -la au haut de notre bastion, afin \nque ces rebelles de Rochelois voient qu\u2019ils ont affaire \u00e0 de braves \net loyaux soldats du roi. \u00bb \nGrimaud ob\u00e9it sans r\u00e9pondre. Un instant apr\u00e8s le d rapeau \nblanc flottait au -dessus de la t\u00eate des quatre amis ; un tonnerre \nd\u2019applaudissements salua son apparition ; la moiti\u00e9 du camp \n\u00e9tait aux barri\u00e8res. \n\u00ab Comment ! reprit d\u2019Artagnan, tu t\u2019inqui\u00e8tes fort peu \nqu\u2019elle tue ou qu\u2019elle fasse tuer Buckingham ? Mais le duc est \nnotre ami. \n\u2013 Le duc est Anglais, le duc combat contre nous ; qu\u2019elle \nfasse du duc ce qu\u2019elle voudra, je m\u2019en soucie comme d\u2019une bo u-\nteille vide. \u00bb \nEt Athos envoya \u00e0 quinze pas de lui une bouteille qu\u2019il t e-\nnait, et dont il venait de transvase r jusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re goutte \ndans son verre. \n\u00ab Un instant, dit d\u2019Artagnan, je n\u2019abandonne pas Buc k-\ningham ainsi ; il nous avait donn\u00e9 de fort beaux chevaux. \u2013 630 \u2013 \u2013 Et surtout de fort belles selles, ajouta Porthos, qui, \u00e0 ce \nmoment m\u00eame, portait \u00e0 son manteau le galon de la sienne. \n\u2013 Puis, observa Aramis, Dieu veut la conversion et non la \nmort du p\u00e9cheur. \n\u2013 Amen, dit Athos, et nous reviendrons l\u00e0 -dessus plus tard, \nsi tel est votre plaisir ; mais ce qui, pour le moment, me pr\u00e9o c-\ncupait le plus, et je suis s\u00fbr que tu me comprendras, d\u2019Artagnan, \nc\u2019\u00e9tait de reprendre \u00e0 cette femme une esp\u00e8ce de blanc -seing \nqu\u2019elle avait extorqu\u00e9 au cardinal, et \u00e0 l\u2019aide duquel elle devait \nimpun\u00e9ment se d\u00e9barrasser de toi et peut -\u00eatre de nous. \n\u2013 Mais c\u2019est donc un d\u00e9mon que cette cr\u00e9atur e ? dit Po r-\nthos en tendant son assiette \u00e0 Aramis, qui d\u00e9coupait une v o-\nlaille. \n\u2013 Et ce blanc -seing, dit d\u2019Artagnan, ce blanc -seing est -il \nrest\u00e9 entre ses mains ? \n\u2013 Non, il est pass\u00e9 dans les miennes ; je ne dirai pas que ce \nfut sans peine, par exemple, car je mentirais. \n\u2013 Mon cher Athos, dit d\u2019Artagnan, je ne compte plus les \nfois que je vous dois la vie. \n\u2013 Alors c\u2019\u00e9tait donc pour venir pr\u00e8s d\u2019elle que vous nous \navez quitt\u00e9s ? demanda Aramis. \n\u2013 Justement. Et tu as cette lettre du cardinal ? dit \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 La voici \u00bb, dit Athos. \nEt il tira le pr\u00e9cieux papier de la poche de sa casaque. \nD\u2019Artagnan le d\u00e9plia d\u2019une main dont il n\u2019essayait pas \nm\u00eame de dissimuler le tremblement et lut : \n\u00ab C\u2019est par mon ordre et pour le bien de l\u2019 \u00c9tat que le po r-\nteur du pr\u00e9sent a fa it ce qu\u2019il a fait. \u2013 631 \u2013 \u00ab 5 d\u00e9cembre 1627 \n\u00ab Richelieu \u00bb \n\u00ab En effet, dit Aramis, c\u2019est une absolution dans toutes les \nr\u00e8gles. \n\u2013 Il faut d\u00e9chirer ce papier, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, qui semblait \nlire sa sentence de mort. \n\u2013 Bien au contraire, dit Athos, il faut le con server pr\u00e9cie u-\nsement, et je ne donnerais pas ce papier quand on le couvrirait \nde pi\u00e8ces d\u2019or. \n\u2013 Et que va -t-elle faire maintenant ? demanda le jeune \nhomme. \n\u2013 Mais, dit n\u00e9gligemment Athos, elle va probablement \n\u00e9crire au cardinal qu\u2019un damn\u00e9 mousquetaire, no mm\u00e9 Athos, \nlui a arrach\u00e9 son sauf -conduit ; elle lui donnera dans la m\u00eame \nlettre le conseil de se d\u00e9barrasser, en m\u00eame temps que de lui, de ses deux amis, Porthos et Aramis ; le cardinal se rappellera que \nce sont les m\u00eames hommes qu\u2019il rencontre toujours s ur son \nchemin ; alors, un beau matin il fera arr\u00eater d\u2019Artagnan, et, pour \nqu\u2019il ne s\u2019ennuie pas tout seul, il nous enverra lui tenir comp a-\ngnie \u00e0 la Bastille. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, mais, dit Porthos, il me semble que vous faites l\u00e0 \nde tristes plaisanteries, mon cher. \n\u2013 Je ne plaisante pas, r\u00e9pondit Athos. \n\u2013 Savez -vous, dit Porthos, que tordre le cou \u00e0 cette damn\u00e9e \nMilady serait un p\u00e9ch\u00e9 moins grand que de le tordre \u00e0 ces pauvres diables de huguenots, qui n\u2019ont jamais commis d\u2019autres \ncrimes que de chanter en fran\u00e7ais des psaumes que nous cha n-\ntons en latin ? \n\u2013 Qu\u2019en dit l\u2019abb\u00e9 ? demanda tranquillement Athos. \n\u2013 Je dis que je suis de l\u2019avis de Porthos, r\u00e9pondit Aramis. \u2013 632 \u2013 \u2013 Et moi donc ! fit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Heureusement qu\u2019elle est loin, observa Porthos ; car \nj\u2019avoue qu\u2019elle me g\u00ea nerait fort ici. \n\u2013 Elle me g\u00eane en Angleterre aussi bien qu\u2019en France, dit \nAthos. \n\u2013 Elle me g\u00eane partout, continua d\u2019Artagnan. \n\u2013 Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que ne l\u2019avez -\nvous noy\u00e9e, \u00e9trangl\u00e9e, pendue ? il n\u2019y a que les morts qui ne r e-\nviennen t pas. \n\u2013 Vous croyez cela, Porthos ? r\u00e9pondit le mousquetaire \navec un sombre sourire que d\u2019Artagnan comprit seul. \n\u2013 J\u2019ai une id\u00e9e, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Voyons, dirent les mousquetaires. \n\u2013 Aux armes ! \u00bb cria Grimaud. \nLes jeunes gens se lev\u00e8rent vivement et cou rurent aux f u-\nsils. \nCette fois, une petite troupe s\u2019avan\u00e7ait compos\u00e9e de vingt \nou vingt -cinq hommes ; mais ce n\u2019\u00e9taient plus des travailleurs, \nc\u2019\u00e9taient des soldats de la garnison. \n\u00ab Si nous retournions au camp ? dit Porthos, il me semble \nque la partie n\u2019es t pas \u00e9gale. \n\u2013 Impossible pour trois raisons, r\u00e9pondit Athos : la pr e-\nmi\u00e8re, c\u2019est que nous n\u2019avons pas fini de d\u00e9jeuner ; la seconde, \nc\u2019est que nous avons encore des choses d\u2019importance \u00e0 dire ; la \ntroisi\u00e8me, c\u2019est qu\u2019il s\u2019en manque encore de dix minutes q ue \nl\u2019heure ne soit \u00e9coul\u00e9e. \n\u2013 Voyons, dit Aramis, il faut cependant arr\u00eater un plan de \nbataille. \u2013 633 \u2013 \u2013 Il est bien simple, r\u00e9pondit Athos : aussit\u00f4t que l\u2019ennemi \nest \u00e0 port\u00e9e de mousquet, nous faisons feu ; s\u2019il continue \nd\u2019avancer, nous faisons feu encore, nou s faisons feu tant que \nnous avons des fusils charg\u00e9s ; si ce qui reste de la troupe veut \nencore monter \u00e0 l\u2019assaut, nous laissons les assi\u00e9geants de s-\ncendre jusque dans le foss\u00e9, et alors nous leur poussons sur la \nt\u00eate ce pan de mur qui ne tient plus que par un miracle \nd\u2019\u00e9quilibre. \n\u2013 Bravo ! s\u2019\u00e9cria Porthos ; d\u00e9cid\u00e9ment, Athos, vous \u00e9tiez n\u00e9 \npour \u00eatre g\u00e9n\u00e9ral, et le cardinal, qui se croit un grand homme \nde guerre, est bien peu de chose aupr\u00e8s de vous. \n\u2013 Messieurs, dit Athos, pas de double emploi, je vous prie ; \nvisez bien chacun votre homme. \n\u2013 Je tiens le mien, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Et moi le mien dit Porthos. \n\u2013 Et moi idem, dit Aramis. \n\u2013 Alors feu ! \u00bb dit Athos. \nLes quatre coups de fusil ne firent qu\u2019une d\u00e9tonation, et \nquatre hommes tomb\u00e8rent. \nAussit\u00f4t le tambour battit, et la petite troupe s\u2019avan\u00e7a au \npas de charge. \nAlors les coups de fusil se succ\u00e9d\u00e8rent sans r\u00e9gularit\u00e9, mais \ntoujours envoy\u00e9s avec la m\u00eame justesse. Cependant, comme s\u2019ils eussent connu la faiblesse num\u00e9rique des amis, les Rochelois \ncontinuaient d \u2019avancer au pas de course. \nSur trois autres coups de fusil, deux hommes tomb\u00e8rent ; \nmais cependant la marche de ceux qui restaient debout ne se \nralentissait pas. \nArriv\u00e9s au bas du bastion, les ennemis \u00e9taient encore douze \nou quinze ; une derni\u00e8re d\u00e9charge les accueillit, mais ne les a r-\u2013 634 \u2013 r\u00eata point : ils saut\u00e8rent dans le foss\u00e9 et s\u2019appr\u00eat\u00e8rent \u00e0 escal a-\nder la br\u00e8che. \n\u00ab Allons, mes amis, dit Athos, finissons- en d\u2019un coup : \u00e0 la \nmuraille ! \u00e0 la muraille ! \u00bb \nEt les quatre amis, second\u00e9s par Grimaud, se mirent \u00e0 \npousser avec le canon de leurs fusils un \u00e9norme pan de mur, qui \ns\u2019inclina comme si le vent le poussait, et, se d\u00e9tachant de sa \nbase, tomba avec un bruit horrible dans le foss\u00e9 : puis on ente n-\ndit un grand cri, un nuage de poussi\u00e8re monta vers le ciel, et tout fut dit. \n\u00ab Les aurions -nous \u00e9cras\u00e9s depuis le premier jusqu\u2019au de r-\nnier ? demanda Athos. \n\u2013 Ma foi, cela m\u2019en a l\u2019air, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Non, dit Porthos, en voil\u00e0 deux ou trois qui se sauvent \ntout \u00e9clop\u00e9s. \u00bb \nEn effet, trois ou quatre de ces malheureux, co uverts de \nboue et de sang, fuyaient dans le chemin creux et regagnaient la \nville : c\u2019\u00e9tait tout ce qui restait de la petite troupe. \nAthos regarda \u00e0 sa montre. \n\u00ab Messieurs, dit -il, il y a une heure que nous sommes ici, et \nmaintenant le pari est gagn\u00e9, mais il faut \u00eatre beaux joueurs : \nd\u2019ailleurs d\u2019Artagnan ne nous a pas dit son id\u00e9e. \u00bb \nEt le mousquetaire, avec son sang -froid habituel, alla \ns\u2019asseoir devant les restes du d\u00e9jeuner. \n\u00ab Mon id\u00e9e ? dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oui, vous disiez que vous aviez une id\u00e9e, r\u00e9pliq ua Athos. \n\u2013 Ah ! j\u2019y suis, reprit d\u2019Artagnan : je passe en Angleterre \nune seconde fois, je vais trouver M. de Buckingham et je \nl\u2019avertis du complot tram\u00e9 contre sa vie. \u2013 635 \u2013 \u2013 Vous ne ferez pas cela, d\u2019Artagnan, dit froidement Athos. \n\u2013 Et pourquoi cela ? ne l\u2019a i-je pas fait d\u00e9j\u00e0 ? \n\u2013 Oui, mais \u00e0 cette \u00e9poque nous n\u2019\u00e9tions pas en guerre ; \u00e0 \ncette \u00e9poque, M. de Buckingham \u00e9tait un alli\u00e9 et non un enne-\nmi : ce que vous voulez faire serait tax\u00e9 de trahison. \u00bb \nD\u2019Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut. \n\u00ab Mais, dit Porthos, il me semble que j\u2019ai une id\u00e9e \u00e0 mon \ntour. \n\u2013 Silence pour l\u2019id\u00e9e de M. Porthos ! dit Aramis. \n\u2013 Je demande un cong\u00e9 \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, sous un pr\u00e9texte \nquelconque que vous trouverez : je ne suis pas fort sur les pr \u00e9-\ntextes, moi. Milady ne me conna\u00eet pas, je m\u2019approche d\u2019elle sans \nqu\u2019elle me redoute, et lorsque je trouve ma belle, je l\u2019\u00e9trangle. \n\u2013 Eh bien, dit Athos, je ne suis pas tr\u00e8s \u00e9loign\u00e9 d\u2019adopter \nl\u2019id\u00e9e de Porthos. \n\u2013 Fi donc ! dit Aramis, tuer une femme ! Non, tenez, moi, \nj\u2019ai la v\u00e9r itable id\u00e9e. \n\u2013 Voyons votre id\u00e9e, Aramis ! demanda Athos, qui avait \nbeaucoup de d\u00e9f\u00e9rence pour le jeune mousquetaire. \n\u2013 Il faut pr\u00e9venir la reine. \n\u2013 Ah ! ma foi, oui, s\u2019\u00e9cri\u00e8rent ensemble Porthos et \nd\u2019Artagnan ; je crois que nous touchons au moyen. \n\u2013 Pr\u00e9venir la reine ! dit Athos, et comment cela ? Avons-\nnous des relations \u00e0 la cour ? Pouvons -nous envoyer quelqu\u2019un \n\u00e0 Paris sans qu\u2019on le sache au camp ? D\u2019ici \u00e0 Paris il y a cent \nquarante lieues ; notre lettre ne sera pas \u00e0 Angers que nous s e-\nrons au cachot, n ous. \u2013 636 \u2013 \u2013 Quant \u00e0 ce qui est de faire remettre s\u00fbrement une lettre \u00e0 \nSa Majest\u00e9, proposa Aramis en rougissant, moi, je m\u2019en charge ; \nje connais \u00e0 Tours une personne adroite\u2026 \u00bb \nAramis s\u2019arr\u00eata en voyant sourire Athos. \n\u00ab Eh bien, vous n\u2019adoptez pas ce moyen, At hos ? dit \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Je ne le repousse pas tout \u00e0 fait, dit Athos, mais je voulais \nseulement faire observer \u00e0 Aramis qu\u2019il ne peut quitter le camp ; \nque tout autre qu\u2019un de nous n\u2019est pas s\u00fbr ; que, deux heures \napr\u00e8s que le messager sera parti, tous les capucins, tous les a l-\nguazils, tous les bonnets noirs du cardinal sauront votre lettre \npar c\u0153ur, et qu\u2019on arr\u00eatera vous et votre adroite personne. \n\u2013 Sans compter, objecta Porthos, que la reine sauvera \nM. de Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nou s \nautres. \n\u2013 Messieurs, dit d\u2019Artagnan, ce qu\u2019objecte Porthos est plein \nde sens. \n\u2013 Ah ! ah ! que se passe -t-il donc dans la ville ? dit Athos. \n\u2013 On bat la g\u00e9n\u00e9rale. \u00bb \nLes quatre amis \u00e9cout\u00e8rent, et le bruit du tambour parvint \neffectivement jusqu\u2019\u00e0 eux. \n\u00ab Vous allez voir qu\u2019ils vont nous envoyer un r\u00e9giment tout \nentier, dit Athos. \n\u2013 Vous ne comptez pas tenir contre un r\u00e9giment tout e n-\ntier ? dit Porthos. \n\u2013 Pourquoi pas ? dit le mousquetaire, je me sens en train ; \net je tiendrais devant une arm\u00e9e, si nous avion s seulement eu la \npr\u00e9caution de prendre une douzaine de bouteilles en plus. \n\u2013 Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d\u2019Artagnan. \u2013 637 \u2013 \u2013 Laissez -le se rapprocher, dit Athos ; il y a pour un quart \nd\u2019heure de chemin d\u2019ici \u00e0 la ville, et par cons\u00e9quent de la v ille \nici. C\u2019est plus de temps qu\u2019il ne nous en faut pour arr\u00eater notre \nplan ; si nous nous en allons d\u2019ici, nous ne retrouverons jamais \nun endroit aussi convenable. Et tenez, justement, messieurs, \nvoil\u00e0 la vraie id\u00e9e qui me vient. \n\u2013 Dites alors. \n\u2013 Permettez que je donne \u00e0 Grimaud quelques ordres i n-\ndispensables. \u00bb \nAthos fit signe \u00e0 son valet d\u2019approcher. \n\u00ab Grimaud, dit Athos, en montrant les morts qui gisaient \ndans le bastion, vous allez prendre ces messieurs, vous allez les \ndresser contre la muraille vous l eur mettrez leur chapeau sur la \nt\u00eate et leur fusil \u00e0 la main. \n\u2013 O grand homme ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, je te comprends. \n\u2013 Vous comprenez ? dit Porthos. \n\u2013 Et toi, comprends -tu, Grimaud ? \u00bb demanda Aramis. \nGrimaud fit signe que oui. \n\u00ab C\u2019est tout ce qu\u2019il faut, dit Athos, revenons \u00e0 mon id\u00e9e. \n\u2013 Je voudrais pourtant bien comprendre, observa Porthos. \n\u2013 C\u2019est inutile. \n\u2013 Oui, oui, l\u2019id\u00e9e d\u2019Athos, dirent en m\u00eame temps \nd\u2019Artagnan et Aramis. \n\u2013 Cette Milady, cette femme, cette cr\u00e9ature, ce d\u00e9mon, a un \nbeau -fr\u00e8re, \u00e0 ce qu e vous m\u2019avez dit, je crois, d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oui, je le connais beaucoup m\u00eame, et je crois aussi qu\u2019il \nn\u2019a pas une grande sympathie pour sa belle -s\u0153ur. \u2013 638 \u2013 \u2013 Il n\u2019y a pas de mal \u00e0 cela, r\u00e9pondit Athos, et il la d\u00e9test e-\nrait que cela n\u2019en vaudrait que mieux. \n\u2013 En ce cas nous sommes servis \u00e0 souhait. \n\u2013 Cependant, dit Porthos, je voudrais bien comprendre ce \nque fait Grimaud. \n\u2013 Silence, Porthos ! dit Aramis. \n\u2013 Comment se nomme ce beau -fr\u00e8re ? \n\u2013 Lord de Winter. \n\u2013 O\u00f9 est -il maintenant ? \n\u2013 Il est retourn\u00e9 \u00e0 Londres au pr emier bruit de guerre. \n\u2013 Eh bien, voil\u00e0 justement l\u2019homme qu\u2019il nous faut, dit \nAthos, c\u2019est celui qu\u2019il nous convient de pr\u00e9venir ; nous lui f e-\nrons savoir que sa belle -s\u0153ur est sur le point d\u2019assassiner \nquelqu\u2019un, et nous le prierons de ne pas la perdre de vue. Il y a \nbien \u00e0 Londres, je l\u2019esp\u00e8re, quelque \u00e9tablissement dans le genre \ndes Madelonnettes ou des Filles repenties ; il y fait mettre sa \nbelle -s\u0153ur, et nous sommes tranquilles. \n\u2013 Oui, dit d\u2019Artagnan, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle en sorte. \n\u2013 Ah ! ma foi, reprit Athos, vous en demandez trop, \nd\u2019Artagnan, je vous ai donn\u00e9 tout ce que j\u2019avais et je vous pr \u00e9-\nviens que c\u2019est le fond de mon sac. \n\u2013 Moi, je trouve que c\u2019est ce qu\u2019il y a de mieux, dit Aramis ; \nnous pr\u00e9venons \u00e0 la fois la reine et Lord de Winter. \n\u2013 Oui, mais par qui ferons -nous porter la lettre \u00e0 Tours et \nla lettre \u00e0 Londres ? \n\u2013 Je r\u00e9ponds de Bazin, dit Aramis. \n\u2013 Et moi de Planchet, continua d\u2019Artagnan. \u2013 639 \u2013 \u2013 En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons nous absenter \ndu camp, nos laquais peuvent le quitter. \n\u2013 Sans d oute, dit Aramis, et d\u00e8s aujourd\u2019hui nous \u00e9crivons \nles lettres, nous leur donnons de l\u2019argent, et ils partent. \n\u2013 Nous leur donnons de l\u2019argent ? reprit Athos, vous en \navez donc, de l\u2019argent ? \u00bb \nLes quatre amis se regard\u00e8rent, et un nuage passa sur les \nfron ts qui s\u2019\u00e9taient un instant \u00e9claircis. \n\u00ab Alerte ! cria d\u2019Artagnan, je vois des points noirs et des \npoints rouges qui s\u2019agitent l\u00e0 -bas ; que disiez -vous donc d\u2019un \nr\u00e9giment, Athos ? c\u2019est une v\u00e9ritable arm\u00e9e. \n\u2013 Ma foi, oui, dit Athos, les voil\u00e0. Voyez -vous l es sournois \nqui venaient sans tambours ni trompettes. Ah ! ah ! tu as fini, \nGrimaud ? \u00bb \nGrimaud fit signe que oui, et montra une douzaine de \nmorts qu\u2019il avait plac\u00e9s dans les attitudes les plus pittoresques : \nles uns au port d\u2019armes, les autres ayant l\u2019air de mettre en joue, \nles a utres l\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 la main. \n\u00ab Bravo ! reprit Athos, voil\u00e0 qui fait honneur \u00e0 ton imag i-\nnation. \n\u2013 C\u2019est \u00e9gal, dit Porthos, je voudrais cependant bien co m-\nprendre. \n\u2013 D\u00e9campons d\u2019abord, interrompit d\u2019Artagnan, tu co m-\nprendras apr\u00e8s. \n\u2013 Un ins tant, messieurs, un instant ! donnons le temps \u00e0 \nGrimaud de desservir. \n\u2013 Ah ! dit Aramis, voici les points noirs et les points rouges \nqui grandissent fort visiblement et je suis de l\u2019avis de \nd\u2019Artagnan ; je crois que nous n\u2019avons pas de temps \u00e0 perdre \npour regagner notre camp. \u2013 640 \u2013 \u2013 Ma foi, dit Athos, je n\u2019ai plus rien contre la retraite : nous \navions pari\u00e9 pour une heure, nous sommes rest\u00e9s une heure et \ndemie ; il n\u2019y a rien \u00e0 dire ; partons, messieurs, partons. \u00bb \nGrimaud avait d\u00e9j\u00e0 pris les devants avec le panier et la de s-\nserte. \nLes quatre amis sortirent derri\u00e8re lui et firent une dizaine \nde pas. \n\u00ab Eh ! s\u2019\u00e9cria Athos, que diable faisons -nous, messieurs ? \n\u2013 Avez -vous oubli\u00e9 quelque chose ? demanda Aramis. \n\u2013 Et le drapeau, morbleu ! Il ne faut pas laisser un dra peau \naux mains de l\u2019ennemi, m\u00eame quand ce drapeau ne serait qu\u2019une serviette. \u00bb \nEt Athos s\u2019\u00e9lan\u00e7a dans le bastion, monta sur la plate -forme, \net enleva le drapeau ; seulement comme les Rochelois \u00e9taient \narriv\u00e9s \u00e0 port\u00e9e de mousquet, ils firent un feu terrib le sur cet \nhomme, qui, comme par plaisir, allait s\u2019exposer aux coups. \nMais on e\u00fbt dit qu\u2019Athos avait un charme attach\u00e9 \u00e0 sa pe r-\nsonne, les balles pass\u00e8rent en sifflant tout autour de lui, pas une \nne le toucha. \nAthos agita son \u00e9tendard en tournant le dos aux gens de la \nville et en saluant ceux du camp. Des deux c\u00f4t\u00e9s de grands cris \nretentirent, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 des cris de col\u00e8re, de l\u2019autre des cris \nd\u2019enthousiasme. \nUne seconde d\u00e9charge suivit la premi\u00e8re, et trois balles, en \nla trouant, firent r\u00e9ellement de la serv iette un drapeau. On e n-\ntendit les clameurs de tout le camp qui criait : \n\u2013 Descendez, descendez ! \u00bb \nAthos descendit ; ses camarades, qui l\u2019attendaient avec a n-\nxi\u00e9t\u00e9, le virent para\u00eetre avec joie. \u2013 641 \u2013 \u2013 Allons, Athos, allons, dit d\u2019Artagnan, allongeons, allo n-\ngeon s ; maintenant que nous avons tout trouv\u00e9, except\u00e9 \nl\u2019argent, il serait stupide d\u2019\u00eatre tu\u00e9s. \u00bb \nMais Athos continua de marcher majestueusement, \nquelque observation que pussent lui faire ses compagnons, qui, \nvoyant toute observation inutile, r\u00e9gl\u00e8rent leur pas sur le sien. \nGrimaud et son panier avaient pris les devants et se tro u-\nvaient tous deux hors d\u2019atteinte. \nAu bout d\u2019un instant on entendit le bruit d\u2019une fusillade \nenrag\u00e9e. \n\u00ab Qu\u2019est -ce que cela ? demanda Porthos, et sur quoi tirent-\nils ? je n\u2019entends pas siffler les balles et je ne vois personne. \n\u2013 Ils tirent sur nos morts, r\u00e9pondit Athos. \n\u2013 Mais nos morts ne r\u00e9pondront pas. \n\u2013 Justement ; alors ils croiront \u00e0 une embuscade, ils d\u00e9l i-\nb\u00e9reront ; ils enverront un parlementaire, et quand ils \ns\u2019apercevront de la plaisanterie, nous serons hors de la port\u00e9e \ndes balles. Voil\u00e0 pourquoi il est inutile de gagner une pleur\u00e9sie \nen nous pressant. \n\u2013 Oh ! je comprends, s\u2019\u00e9cria Porthos \u00e9merveill\u00e9. \n\u2013 C\u2019est bien heureux ! \u00bb dit Athos en haussant les \u00e9paules. \nDe leur c\u00f4t\u00e9, les F ran\u00e7ais, en voyant revenir les quatre amis \nau pas, poussaient des cris d\u2019enthousiasme. \nEnfin une nouvelle mousquetade se fit entendre, et cette \nfois les balles vinrent s\u2019aplatir sur les cailloux autour des quatre \namis et siffler lugubrement \u00e0 leurs oreille s. Les Rochelois v e-\nnaient enfin de s\u2019emparer du bastion. \n\u00ab Voici des gens bien maladroits, dit Athos ; combien en \navons -nous tu\u00e9 ? douze ? \u2013 642 \u2013 \u2013 Ou quinze. \n\u2013 Combien en avons -nous \u00e9cras\u00e9 ? \n\u2013 Huit ou dix. \n\u2013 Et en \u00e9change de tout cela pas une \u00e9gratignure ? Ah ! si \nfait ! Qu\u2019avez -vous donc l\u00e0 \u00e0 la main, d\u2019Artagnan ? du sang, ce \nme semble ? \n\u2013 Ce n\u2019est rien, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Une balle perdue ? \n\u2013 Pas m\u00eame. \n\u2013 Qu\u2019est -ce donc alors ? \u00bb \nNous l\u2019avons dit, Athos aimait d\u2019Artagnan comme son e n-\nfant, et ce caract\u00e8re sombre e t inflexible avait parfois pour le \njeune homme des sollicitudes de p\u00e8re. \n\u00ab Une \u00e9corchure, reprit d\u2019Artagnan ; mes doigts ont \u00e9t\u00e9 pris \nentre deux pierres, celle du mur et celle de ma bague ; alors la \npeau s\u2019est ouverte. \n\u2013 Voil\u00e0 ce que c\u2019est que d\u2019avoir des diamants, mon ma\u00eetre, \ndit d\u00e9daigneusement Athos. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, mais, s\u2019\u00e9cria Porthos, il y a un diamant en effet, et \npourquoi diable alors, puisqu\u2019il y a un diamant, nous plaignons-\nnous de ne pas avoir d\u2019argent ? \n\u2013 Tiens, au fait ! dit Aramis. \n\u2013 \u00c0 la bonne heur e, Porthos ; cette fois -ci voil\u00e0 une id\u00e9e. \n\u2013 Sans doute, dit Porthos, en se rengorgeant sur le co m-\npliment d\u2019Athos, puisqu\u2019il y a un diamant, vendons -le. \n\u2013 Mais, dit d\u2019Artagnan, c\u2019est le diamant de la reine. \u2013 643 \u2013 \u2013 Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant \nM. de Buckingham son amant, rien de plus juste ; la reine nous \nsauvant, nous ses amis, rien de plus moral : vendons le diamant. \nQu\u2019en pense monsieur l\u2019abb\u00e9 ? Je ne demande pas l\u2019avis de Po r-\nthos, il est donn\u00e9. \n\u2013 Mais je pense, dit Aramis en rougissant, que sa bague ne \nvenant pas d\u2019une ma\u00eetresse, et par cons\u00e9quent n\u2019\u00e9tant pas un \ngage d\u2019amour, d\u2019Artagnan peut la vendre. \n\u2013 Mon cher, vous parlez comme la th\u00e9ologie en personne. \nAinsi votre avis est ?\u2026 \n\u2013 De vendre le diamant, r\u00e9pondit Aramis. \n\u2013 Eh bien, dit gaiement d\u2019Artagnan, vendons le diamant et \nn\u2019en parlons plus. \u00bb \nLa fusillade continuait, mais les amis \u00e9taient hors de po r-\nt\u00e9e, et les Rochelois ne tiraient plus que pour l\u2019acquit de leur conscience. \n\u00ab Ma foi, dit Athos, il \u00e9tait temps que cette id\u00e9e v\u00eent \u00e0 Po r-\nthos ; nous voici au camp. Ainsi, messieurs, pas un mot de plus \nsur cette affaire. On nous observe, on vient \u00e0 notre rencontre, \nnous allons \u00eatre port\u00e9s en triomphe. \u00bb \nEn effet, comme nous l\u2019avons dit, tout le camp \u00e9tait en \n\u00e9moi ; plus de deux mille personnes avaient assist\u00e9, comme \u00e0 un \nspectacle, \u00e0 l\u2019heureuse forfanterie des quatre amis, forfanterie \ndont on \u00e9tait bien loin de soup\u00e7onner le v\u00e9ritable motif. On \nn\u2019entendait que le cri de : Vivent les gardes ! Vivent les mou s-\nquetaires ! M. de Busigny \u00e9tait venu l e premier serrer la main \u00e0 \nAthos et reconna\u00eetre que le pari \u00e9tait perdu. Le dragon et le \nSuisse l\u2019avaient suivi, tous les camarades avaient suivi le dragon \net le Suisse. C\u2019\u00e9taient des f\u00e9licitations, des poign\u00e9es de main, \ndes embrassades \u00e0 n\u2019en plus finir, des rires inextinguibles \u00e0 \nl\u2019endroit des Rochelois ; enfin, un tumulte si grand, que M. Le \ncardinal crut qu\u2019il y avait \u00e9meute et envoya La Houdini\u00e8re, son \ncapitaine des gardes, s\u2019informer de ce qui se passait. \u2013 644 \u2013 La chose fut racont\u00e9e au messager avec toute \nl\u2019efflorescence de l\u2019enthousiasme. \n\u00ab Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La Houdini\u00e8re. \n\u2013 Eh bien, Monseigneur, dit celui -ci, ce sont trois mou s-\nquetaires et un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny \nd\u2019aller d\u00e9jeuner au bastion Saint -Gervais, et q ui, tout en d\u00e9je u-\nnant, ont tenu l\u00e0 deux heures contre l\u2019ennemi, et ont tu\u00e9 je ne \nsais co mbien de Rochelois. \n\u2013 Vous \u00eates -vous inform\u00e9 du nom de ces trois mousqu e-\ntaires ? \n\u2013 Oui, Monseigneur. \n\u2013 Comment les appelle- t-on ? \n\u2013 Ce sont M M. Athos, Porthos et Aramis . \n\u2013 Toujours mes trois braves ! murmura le cardinal. Et le \ngarde ? \n\u2013 M. d\u2019Artagnan. \n\u2013 Toujours mon jeune dr\u00f4le ! D\u00e9cid\u00e9ment il faut que ces \nquatre hommes soient \u00e0 moi. \u00bb \nLe soir m\u00eame, le cardinal parla \u00e0 M. de Tr\u00e9ville de l\u2019exploit \ndu matin, qui faisait la conversation de tout le camp. \nM. de Tr\u00e9ville, qui tenait le r\u00e9cit de l\u2019aventure de la bouche \nm\u00eame de ceux qui en \u00e9taient les h\u00e9ros, la raconta dans tous ses \nd\u00e9tails \u00e0 Son \u00c9minence , sans oublier l\u2019\u00e9pisode de la serviette. \n\u00ab C\u2019est bien, monsieur de Tr\u00e9ville, dit le cardinal, faites -\nmoi tenir cette serviette, je vous prie. J\u2019y ferai broder trois fleurs \nde lis d\u2019or, et je la donnerai pour guidon \u00e0 votre compagnie. \n\u2013 Monseigneur, dit M. de Tr\u00e9ville, il y aura injustice pour \nles gardes : M. d\u2019Artagnan n\u2019est pas \u00e0 moi, mais \u00e0 M. des E s-\nsarts. \u2013 645 \u2013 \u2013 Eh bien, prenez -le, dit le cardinal ; il n\u2019est pas juste que, \npuisque ces quatre braves militaires s\u2019aiment tant, ils ne servent \npas dans la m\u00eame compagnie. \u00bb \nLe m\u00eame soir, M. de Tr\u00e9ville annon\u00e7a cette bonne nouvelle \naux tro is mousquetaires et \u00e0 d\u2019Artagnan, en les invitant tous les \nquatre \u00e0 d\u00e9jeuner le lendemain. \nD\u2019Artagnan ne se poss\u00e9dait pas de joie. On le sait, le r\u00eave \nde toute sa vie avait \u00e9t\u00e9 d\u2019\u00eatre mousquetaire. \nLes trois amis \u00e9taient fort joyeux. \n\u00ab Ma foi ! dit d\u2019Artag nan \u00e0 Athos, tu as eu une triomphante \nid\u00e9e, et, comme tu l\u2019as dit, nous y avons acquis de la gloire, et nous avons pu lier une conversation de la plus haute impo r-\ntance. \n\u2013 Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que pe r-\nsonne nous soup\u00e7onne ; car, avec l\u2019aide de Dieu, nous allons \npasser d\u00e9sormais pour des cardinalistes. \u00bb \nLe m\u00eame soir, d\u2019Artagnan alla pr\u00e9senter ses hommages \u00e0 \nM. des Essarts, et lui faire part de l\u2019avancement qu\u2019il avait obte-\nnu. \nM. des Essarts, qui aimait beaucoup d\u2019Artagnan, lui fit \nalors ses offres de service : ce changement de corps amenant des \nd\u00e9penses d\u2019\u00e9quipement. \nD\u2019Artagnan refusa ; mais, trouvant l\u2019occasion bonne, il le \npria de faire estimer le diamant qu\u2019il lui remit, et dont il d\u00e9sirait \nfaire de l\u2019argent. \nLe lendemain \u00e0 huit heur es du matin, le valet de M. des E s-\nsarts entra chez d\u2019Artagnan, et lui remit un sac d\u2019or contenant \nsept mille livres. \nC\u2019\u00e9tait le prix du diamant de la reine. \u2013 646 \u2013 CHAPITRE XLVIII \nAFFAIRE DE FAMILLE \n \nAthos avait trouv\u00e9 le mot : affaire de famille. Une affaire de \nfamille n\u2019\u00e9tait point soumise \u00e0 l\u2019investigation du cardinal ; une \naffaire de famille ne regardait personne ; on pouvait s\u2019occuper \ndevant tout le monde d\u2019une affaire de famille. \nAinsi, Athos avait trouv\u00e9 le mot : affaire de famille. \nAramis avait trouv\u00e9 l\u2019id \u00e9e : les laquais. \nPorthos avait trouv\u00e9 le moyen : le diamant. \nD\u2019Artagnan seul n\u2019avait rien trouv\u00e9, lui ordinairement le \nplus inventif des quatre ; mais il faut dire aussi que le nom seul \nde Milady le paralysait. \nAh ! si ; nous nous trompons : il avait trou v\u00e9 un acheteur \npour le diamant. \nLe d\u00e9jeuner chez M. de Tr\u00e9ville fut d\u2019une gaiet\u00e9 charmante. \nD\u2019Artagnan avait d\u00e9j\u00e0 son uniforme ; comme il \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s \nde la m\u00eame taille qu\u2019Aramis, et qu\u2019Aramis, largement pay\u00e9, \ncomme on se le rappelle, par le libraire q ui lui avait achet\u00e9 son \npo\u00e8me, avait fait tout en double, il avait c\u00e9d\u00e9 \u00e0 son ami un \u00e9qu i-\npement complet. \nD\u2019Artagnan e\u00fbt \u00e9t\u00e9 au comble de ses v\u0153ux, s\u2019il n\u2019e\u00fbt point \nvu pointer Milady, comme un nuage sombre \u00e0 l\u2019horizon. \nApr\u00e8s d\u00e9jeuner, on convint qu\u2019on se r\u00e9 unirait le soir au l o-\ngis d\u2019Athos, et que l\u00e0 on terminerait l\u2019affaire. \nD\u2019Artagnan passa la journ\u00e9e \u00e0 montrer son habit de mou s-\nquetaire dans toutes les rues du camp. \u2013 647 \u2013 Le soir, \u00e0 l\u2019heure dite, les quatre amis se r\u00e9unirent : il ne \nrestait plus que trois choses \u00e0 d\u00e9cider : \nCe qu\u2019on \u00e9crirait au fr\u00e8re de Milady ; \nCe qu\u2019on \u00e9crirait \u00e0 la personne adroite de Tours ; \nEt quels seraient les laquais qui porteraient les lettres. \nChacun offrait le sien : Athos parlait de la discr\u00e9tion de \nGrimaud, qui ne parlait que lorsque son ma\u00eetre lui d\u00e9cousait la \nbouche ; Porthos vantait la force de Mousqueton, qui \u00e9tait de \ntaille \u00e0 rosser quatre hommes de complexion ordinaire ; Aramis, \nconfiant dans l\u2019adresse de Bazin, faisait un \u00e9loge pompeux de \nson candidat ; enfin, d\u2019Artagnan avait f oi enti\u00e8re dans la br a-\nvoure de Planchet, et rappelait de quelle fa\u00e7on il s\u2019\u00e9tait conduit \ndans l\u2019affaire \u00e9pineuse de Boulogne. \nCes quatre vertus disput\u00e8rent longtemps le prix, et donn \u00e8-\nrent lieu \u00e0 de magnifiques discours, que nous ne rapporterons \npas ici, de peur qu\u2019ils ne fassent longueur. \n\u00ab Malheureusement, dit Athos, il faudrait que celui qu\u2019on \nenverra poss\u00e9d\u00e2t en lui seul les quatre qualit\u00e9s r\u00e9unies. \n\u2013 Mais o\u00f9 rencontrer un pareil laquais ? \n\u2013 Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien : prenez donc \nGrimaud . \n\u2013 Prenez Mousqueton. \n\u2013 Prenez Bazin. \n\u2013 Prenez Planchet ; Planchet est brave et adroit : c\u2019est d\u00e9j\u00e0 \ndeux qualit\u00e9s sur quatre. \n\u2013 Messieurs, dit Aramis, le principal n\u2019est pas de savoir l e-\nquel de nos quatre laquais est le plus discret, le plus fort, le plus \nadroit ou le plus brave ; le principal est de savoir lequel aime le \nplus l\u2019argent. \u2013 648 \u2013 \u2013 Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos ; il faut \nsp\u00e9culer sur les d\u00e9fauts des gens et non sur leurs vertus : Mo n-\nsieur l\u2019abb\u00e9, vous \u00eates un grand moraliste ! \n\u2013 Sans doute, r\u00e9pliqua Aramis ; car non seulement nous \navons besoin d\u2019\u00eatre bien servis pour r\u00e9ussir, mais encore pour \nne pas \u00e9chouer ; car, en cas d\u2019\u00e9chec, il y va de la t\u00eate, non pas \npour les laquais\u2026 \n\u2013 Plus bas, Aramis ! dit Athos. \n\u2013 C\u2019est juste, non pas p our les laquais, reprit Aramis, mais \npour le ma\u00eetre, et m\u00eame pour les ma\u00eetres ! Nos valets nous sont -\nils assez d\u00e9vou\u00e9s pour risquer leur vie pour nous ? Non. \n\u2013 Ma foi, dit d\u2019Artagnan, je r\u00e9pondrais presque de Pla n-\nchet, moi. \n\u2013 Eh bien, mon cher ami, ajoutez \u00e0 son d\u00e9vouement nat u-\nrel une bonne somme qui lui donne quelque aisance, et alors, au \nlieu d\u2019en r\u00e9pondre une fois, r\u00e9pondez -en deux. \n\u2013 Eh ! bon Dieu ! vous serez tromp\u00e9s tout de m\u00eame, dit \nAthos, qui \u00e9tait optimiste quand il s\u2019agissait des choses, et pe s-\nsimiste quand il s\u2019agissait des hommes. Ils promettront tout \npour avoir de l\u2019argent, et en chemin la peur les emp\u00eachera d\u2019agir. Une fois pris, on les serrera ; serr\u00e9s, ils avoueront. Que \ndiable ! nous ne sommes pas des enfants ! Pour aller en Angl e-\nterre (Atho s baissa la voix), il faut traverser toute la France, s e-\nm\u00e9e d\u2019espions et de cr\u00e9atures du cardinal ; il faut une passe \npour s\u2019embarquer ; il faut savoir l\u2019anglais pour demander son \nchemin \u00e0 Londres. Tenez, je vois la chose bien difficile. \n\u2013 Mais point du to ut, dit d\u2019Artagnan, qui tenait fort \u00e0 ce \nque la chose s\u2019accompl\u00eet ; je la vois facile, au contraire, moi. Il va \nsans dire, parbleu ! que si l\u2019on \u00e9crit \u00e0 Lord de Winter des choses \npar-dessus les maisons, des horreurs du cardinal\u2026 \n\u2013 Plus bas ! dit Athos. \u2013 649 \u2013 \u2013 Des intrigues et des secrets \u00c9tat, continua d\u2019Artagnan en \nse conformant \u00e0 la recommandation, il va sans dire que nous \nserons tous rou\u00e9s vifs ; mais, pour Dieu, n\u2019oubliez pas, comme \nvous l\u2019avez dit vous -m\u00eame, Athos, que nous lui \u00e9crivons pour \naffaire de fami lle ; que nous lui \u00e9crivons \u00e0 cette seule fin qu\u2019il \nmette Milady, d\u00e8s son arriv\u00e9e \u00e0 Londres, hors d\u2019\u00e9tat de nous nuire. Je lui \u00e9crirai donc une lettre \u00e0 peu pr\u00e8s en ces termes : \n\u2013 Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de \ncritique. \n\u2013 \u00ab Monsieu r et cher ami\u2026 \u00bb \n\u2013 Ah ! oui ; cher ami, \u00e0 un Anglais, interrompit Athos ; bien \ncommenc\u00e9 ! bravo, d\u2019Artagnan ! Rien qu\u2019avec ce mot -l\u00e0 vous \nserez \u00e9cartel\u00e9, au lieu d\u2019\u00eatre rou\u00e9 vif. \n\u2013 Eh bien, soit ; je dirai donc, monsieur, tout court. \n\u2013 Vous pouvez m\u00eame dir e, Milord, reprit Athos, qui tenait \nfort aux convenances. \n\u2013 \u00ab Milord, vous souvient -il du petit enclos aux ch\u00e8vres du \nLuxembourg ? \u00bb \n\u2013 Bon ! le Luxembourg \u00e0 pr\u00e9sent ! On croira que c\u2019est une \nallusion \u00e0 la reine m\u00e8re ! Voil\u00e0 qui est ing\u00e9nieux, dit Athos. \n\u2013 Eh bien, nous mettrons tout simplement : \u00ab Milord, vous \nsouvient -il de certain petit enclos o\u00f9 l\u2019on vous sauva la vie ? \u00bb \n\u2013 Mon cher d\u2019Artagnan, dit Athos, vous ne serez jamais \nqu\u2019un fort mauvais r\u00e9dacteur : \u00ab O\u00f9 l\u2019on vous sauva la vie ! \u00bb Fi \ndonc ! ce n\u2019e st pas digne. On ne rappelle pas ces services -l\u00e0 \u00e0 un \ngalant homme. Bienfait reproch\u00e9, offense faite. \n\u2013 Ah ! mon cher, dit d\u2019Artagnan, vous \u00eates insupportable, \net s\u2019il faut \u00e9crire sous votre censure, ma foi, j\u2019y renonce. \u2013 650 \u2013 \u2013 Et vous faites bien. Maniez le mo usquet et l\u2019\u00e9p\u00e9e, mon \ncher, vous vous tirez galamment des deux exercices ; mais pa s-\nsez la plume \u00e0 M. l\u2019abb\u00e9, cela le regarde. \n\u2013 Ah ! oui, au fait, dit Porthos, passez la plume \u00e0 Aramis, \nqui \u00e9crit des th\u00e8ses en latin, lui. \n\u2013 Eh bien, soit dit d\u2019Artagnan, r\u00e9 digez -nous cette note, \nAramis ; mais, de par notre Saint- P\u00e8re le pape ! tenez -vous se r-\nr\u00e9, car je vous \u00e9pluche \u00e0 mon tour, je vous en pr\u00e9viens. \n\u2013 Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette na\u00efve \nconfiance que tout po\u00e8te a en lui -m\u00eame ; mais qu\u2019on me met te \nau courant : j\u2019ai bien ou\u00ef dire, de -ci de -l\u00e0, que cette belle- s\u0153ur \n\u00e9tait une coquine, j\u2019en ai m\u00eame acquis la preuve en \u00e9coutant sa \nconversation avec le cardinal. \n\u2013 Plus bas donc, sacrebleu ! dit Athos. \n\u2013 Mais, continua Aramis, le d\u00e9tail m\u2019\u00e9chappe. \n\u2013 Et \u00e0 moi aussi \u00bb, dit Porthos. \nD\u2019Artagnan et Athos se regard\u00e8rent quelque temps en s i-\nlence. Enfin Athos, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre recueilli, et en devenant plus \np\u00e2le encore qu\u2019il n\u2019\u00e9tait de coutume, fit un signe d\u2019adh\u00e9sion, \nd\u2019Artagnan comprit qu\u2019il pouvait parler. \n\u00ab Eh b ien, voici ce qu\u2019il y a \u00e0 dire, reprit d\u2019Artagnan : Mi-\nlord, votre belle -s\u0153ur est une sc\u00e9l\u00e9rate, qui a voulu vous faire \ntuer pour h\u00e9riter de vous. Mais elle ne pouvait \u00e9pouser votre fr\u00e8re, \u00e9tant d\u00e9j\u00e0 mari\u00e9e en France, et ayant \u00e9t\u00e9\u2026 \u00bb \nD\u2019Artagnan s\u2019arr\u00eata com me s\u2019il cherchait le mot, en rega r-\ndant Athos. \n\u00ab Chass\u00e9e par son mari, dit Athos. \n\u2013 Parce qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 marqu\u00e9e, continua d\u2019Artagnan. \n\u2013 Bah ! s\u2019\u00e9cria Porthos, impossible ! elle a voulu faire tuer \nson beau -fr\u00e8re ? \u2013 651 \u2013 \u2013 Oui. \n\u2013 Elle \u00e9tait mari\u00e9e ? demanda Ara mis. \n\u2013 Oui. \n\u2013 Et son mari s\u2019est aper\u00e7u qu\u2019elle avait une fleur de lis sur \nl\u2019\u00e9paule ? s\u2019\u00e9cria Porthos. \n\u2013 Oui. \u00bb \nCes trois oui avaient \u00e9t\u00e9 dits par Athos, chacun avec une i n-\ntonation plus sombre. \n\u00ab Et qui l\u2019a vue, cette fleur de lis ? demanda Aramis. \n\u2013 D\u2019Arta gnan et moi, ou plut\u00f4t, pour observer l\u2019ordre chr o-\nnologique, moi et d\u2019Artagnan, r\u00e9pondit Athos. \n\u2013 Et le mari de cette affreuse cr\u00e9ature vit encore ? dit Ar a-\nmis. \n\u2013 Il vit encore. \n\u2013 Vous en \u00eates s\u00fbr ? \n\u2013 J\u2019en suis s\u00fbr. \u00bb \nIl y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun \nse sentit impressionn\u00e9 selon sa nature. \n\u00ab Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le s i-\nlence, d\u2019Artagnan nous a donn\u00e9 un excellent programme, et \nc\u2019est cela qu\u2019il faut \u00e9crire d\u2019abord. \n\u2013 Diable ! vous avez raison, Athos, repri t Aramis, et la r \u00e9-\ndaction est \u00e9pineuse. M. le chancelier lui -m\u00eame serait emba r-\nrass\u00e9 pour r\u00e9diger une \u00e9p\u00eetre de cette force, et cependant M. le \nchancelier r\u00e9dige tr\u00e8s agr\u00e9ablement un proc\u00e8s -verbal. \nN\u2019importe ! taisez -vous, j\u2019\u00e9cris. \u00bb \nAramis en effet prit la plume, r\u00e9fl\u00e9chit quelques instants, se \nmit \u00e0 \u00e9crire huit ou dix lignes d\u2019une charmante petite \u00e9criture de \u2013 652 \u2013 femme, puis, d\u2019une voix douce et lente, comme si chaque mot \ne\u00fbt \u00e9t\u00e9 scrupuleusement pes\u00e9, il lut ce qui suit : \n\u00ab Milord, \n\u00ab La personne qui vous \u00e9crit ces quelques lignes a eu \nl\u2019honneur de croiser l\u2019\u00e9p\u00e9e avec vous dans un petit enclos de la \nrue d\u2019Enfer. Comme vous avez bien voulu, depuis, vous dire pl u-\nsieurs fois l\u2019ami de cette personne, elle vous doit de reconna\u00eetre \ncette amiti\u00e9 par un bon avis. Deux f ois vous avez failli \u00eatre vi c-\ntime d\u2019une proche parente que vous croyez votre h\u00e9riti\u00e8re, parce que vous ignorez qu\u2019avant de contracter mariage en Angleterre, \nelle \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 mari\u00e9e en France. Mais, la troisi\u00e8me fois, qui est \ncelle -ci, vous pouvez y succombe r. Votre parente est partie de \nLa Rochelle pour l\u2019Angleterre pendant la nuit. Surveillez son \narriv\u00e9e car elle a de grands et terribles projets. Si vous tenez \nabsolument \u00e0 savoir ce dont elle est capable, lisez son pass\u00e9 sur \nson \u00e9paule gauche. \u00bb \n\u00ab Eh bien, voil\u00e0 qui est \u00e0 merveille, dit Athos, et vous avez \nune plume de secr\u00e9taire \u00c9tat, mon cher Aramis. Lord de Winter fera bonne garde maintenant, si toutefois l\u2019avis lui arrive ; et \ntomb\u00e2t -il aux mains de Son \u00c9minence elle-m\u00eame, nous ne sa u-\nrions \u00eatre compromis . Mais comme le valet qui partira pourrait \nnous faire accroire qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 \u00e0 Londres et s\u2019arr\u00eater \u00e0 Ch\u00e2tell e-\nraut, ne lui donnons avec la lettre que la moiti\u00e9 de la somme en \nlui promettant l\u2019autre moiti\u00e9 en \u00e9change de la r\u00e9ponse. Avez -\nvous le diamant ? cont inua Athos. \n\u00ab J\u2019ai mieux que cela, j\u2019ai la somme. \u00bb \nEt d\u2019Artagnan jeta le sac sur la table : au son de l\u2019or, Aramis \nleva les yeux. Porthos tressaillit ; quant \u00e0 Athos, il resta impas-\nsible. \n\u00ab Combien dans ce petit sac ? dit -il. \n\u2013 Sept mille livres en louis de douze francs. \u2013 653 \u2013 \u2013 Sept mille livres ! s\u2019\u00e9cria Porthos, ce mauvais petit di a-\nmant valait sept mille livres ? \n\u2013 Il para\u00eet, dit Athos, puisque les voil\u00e0 ; je ne pr\u00e9sume pas \nque notre ami d\u2019Artagnan y ait mis du sien. \n\u2013 Mais, messieurs, dans tout cela, dit d\u2019A rtagnan, nous ne \npensons pas \u00e0 la reine. Soignons un peu la sant\u00e9 de son cher \nBuckingham. C\u2019est le moins que nous lui devions. \n\u2013 C\u2019est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis. \n\u2013 Eh bien, r\u00e9pondit celui -ci en rougissant, que faut -il que je \nfasse ? \n\u2013 Mais , r\u00e9pliqua Athos, c\u2019est tout simple : r\u00e9diger une s e-\nconde lettre pour cette adroite personne qui habite Tours. \u00bb \nAramis reprit la plume, se mit \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir de nouveau, et \n\u00e9crivit les lignes suivantes, qu\u2019il soumit \u00e0 l\u2019instant m\u00eame \u00e0 \nl\u2019approbation de ses am is : \n\u00ab Ma ch\u00e8re cousine\u2026 \u00bb \n\u00ab Ah ! dit Athos, cette personne adroite est votre parente ! \n\u2013 Cousine germaine, dit Aramis. \n\u2013 Va donc pour cousine ! \u00bb \nAramis continua : \n\u00ab Ma ch\u00e8re cousine, Son \u00c9minence le cardinal, que Dieu \nconserve pour le bonheur de la Franc e et la confusion des e n-\nnemis du royaume, est sur le point d\u2019en finir avec les rebelles \nh\u00e9r\u00e9tiques de La Rochelle : il est probable que le secours de la \nflotte anglaise n\u2019arrivera pas m\u00eame en vue de la place ; j\u2019oserai \nm\u00eame dire que je suis certain que M. de Buckingham sera e m-\np\u00each\u00e9 de partir par quelque grand \u00e9v\u00e9nement. Son \u00c9minence \nest le plus illustre politique des temps pass\u00e9s, du temps pr\u00e9sent \net probablement des temps \u00e0 venir. Il \u00e9teindrait le soleil si le \nsoleil le g\u00eanait. Donnez ces heureuses nouvell es \u00e0 votre s\u0153ur, \u2013 654 \u2013 ma ch\u00e8re cousine. J\u2019ai r\u00eav\u00e9 que cet Anglais maudit \u00e9tait mort. Je \nne puis me rappeler si c\u2019\u00e9tait par le fer ou par le poison ; seule-\nment ce dont je suis s\u00fbr, c\u2019est que j\u2019ai r\u00eav\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait mort, et, \nvous le savez, mes r\u00eaves ne me trompent jamais. Assurez -vous \ndonc de me voir revenir bient\u00f4t. \u00bb \n\u00ab \u00c0 merveille ! s\u2019\u00e9cria Athos, vous \u00eates le roi des po\u00e8tes ; \nmon cher Aramis, vous parlez comme l\u2019Apocalypse et vous \u00eates \nvrai comme l\u2019\u00e9vangile. Il ne vous reste maintenant que l\u2019adresse \n\u00e0 mettre sur cette lettre. \n\u2013 C\u2019est bien facile \u00bb, dit Aramis. \nIl plia coquettement la lettre, la reprit et \u00e9crivit : \n\u00ab \u00c0 Mademoiselle Marie Michon, ling\u00e8re \u00e0 Tours. \nLes trois amis se regard\u00e8rent en riant : ils \u00e9taient pris. \n\u00ab Maintenant, dit Aramis, vous comprenez, me ssieurs, que \nBazin seul peut porter cette lettre \u00e0 Tours ; ma cousine ne co n-\nna\u00eet que Bazin et n\u2019a confiance qu\u2019en lui : tout autre ferait \n\u00e9chouer l\u2019affaire. D\u2019ailleurs Bazin est ambitieux et savant ; Bazin \na lu l\u2019histoire, messieurs, il sait que Sixte Quin t est devenu pape \napr\u00e8s avoir gard\u00e9 les pourceaux ; eh bien, comme il compte se \nmettre d\u2019\u00e9glise en m\u00eame temps que moi, il ne d\u00e9sesp\u00e8re pas \u00e0 \nson tour de devenir pape ou tout au moins cardinal : vous co m-\nprenez qu\u2019un homme qui a de pareilles vis\u00e9es ne se lai ssera pas \nprendre, ou, s\u2019il est pris, subira le martyre plut\u00f4t que de parler. \n\u2013 Bien, bien, dit d\u2019Artagnan, je vous passe de grand c\u0153ur \nBazin ; mais passez -moi Planchet : Milady l\u2019a fait jeter \u00e0 la \nporte, certain jour, avec force coups de b\u00e2ton ; or Planch et a \nbonne m\u00e9moire, et, je vous en r\u00e9ponds, s\u2019il peut supposer une vengeance possible, il se fera plut\u00f4t \u00e9chiner que d\u2019y renoncer. Si \nvos affaires de Tours sont vos affaires, Aramis, celles de Londres \nsont les miennes. Je prie donc qu\u2019on choisisse Planchet , lequel \nd\u2019ailleurs a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 \u00e0 Londres avec moi et sait dire tr\u00e8s correc-tement : London, sir, if you please et my master lord \u2013 655 \u2013 d\u2019Artagnan ; avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin en \nallant et en revenant. \n\u2013 En ce cas, dit Athos, il faut que Planc het re\u00e7oive sept \ncents livres pour aller et sept cents livres pour revenir, et Bazin, \ntrois cents livres pour aller et trois cents livres pour revenir ; \ncela r \u00e9duira la somme \u00e0 cinq mille livres ; nous prendrons mille \nlivres chacun pour les employer comme bon nous semblera, et \nnous laisserons un fond de mille livres que gardera l\u2019abb\u00e9 pour les cas extraordinaires ou les besoins communs. Cela vous va -t-\nil ? \n\u2013 Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez comme Nestor, \nqui \u00e9tait, comme chacun sait, le plus sage des Grecs. \n\u2013 Eh bien, c\u2019est dit, reprit Athos, Planchet et Bazin parti-\nront ; \u00e0 tout prendre, je ne suis pas f\u00e2ch\u00e9 de conserver Gr i-\nmaud : il est accoutum\u00e9 \u00e0 mes fa\u00e7ons et j\u2019y tiens ; la journ\u00e9e \nd\u2019hier a d\u00e9j\u00e0 d\u00fb l\u2019\u00e9branler, ce voyage le perdrait. \u00bb \nOn fit venir Planchet, et on lui donna des instructions ; il \navait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu d\u00e9j\u00e0 par d\u2019Artagnan, qui, du premier coup, lui \navait annonc\u00e9 la gloire, ensuite l\u2019argent, puis le danger. \n\u00ab Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, dit \nPlanchet, et je l\u2019avaler ai si l\u2019on me prend. \n\u2013 Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, dit \nd\u2019Artagnan. \n\u2013 Vous m\u2019en donnerez ce soir une copie que je saurai par \nc\u0153ur demain. \u00bb \nD\u2019Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire : \n\u00ab Eh bien, que vous avais -je promis ? \u00bb \n\u00ab Maintenant, continua -t-il en s\u2019adressant \u00e0 Planchet, tu as \nhuit jours pour arriver pr\u00e8s de Lord de Winter, tu as huit autres \njours pour revenir ici, en tout seize jours ; si le seizi\u00e8me jour de \u2013 656 \u2013 ton d\u00e9part, \u00e0 huit heures du soir, tu n\u2019es pas arriv\u00e9, pas d\u2019arg ent, \nf\u00fbt-il huit heures cinq minutes. \nAlors, monsieur, dit Planchet, achetez -moi une montre. \nPrends celle -ci, dit Athos, en lui donnant la sienne avec une \ninsouciante g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, et sois brave gar\u00e7on. Songe que, si tu \nparles, si tu bavardes, si tu fl\u00e2nes, tu fais couper le cou \u00e0 ton \nma\u00eetre, qui a si grande confiance dans ta fid\u00e9lit\u00e9 qu\u2019il nous a \nr\u00e9pondu de toi. Mais songe aussi que s\u2019il arrive, par ta faute, \nmalheur \u00e0 d\u2019Artagnan, je te retrouverai partout, et ce sera pour \nt\u2019ouvrir le ventre. \n\u2013 Oh ! monsieur ! dit Planchet, humili\u00e9 du soup\u00e7on et su r-\ntout effray\u00e9 de l\u2019air calme du mousquetaire. \n\u2013 Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que je \nt\u2019\u00e9corche vif. \n\u2013 Ah ! monsieur ! \n\u2013 Et moi, continua Aramis de sa voix douce et m\u00e9lodieuse, \nsonge que je te b r\u00fble \u00e0 petit feu comme un sauvage. \n\u2013 Ah ! monsieur ! \u00bb \nEt Planchet se mit \u00e0 pleurer ; nous n\u2019oserions dire si ce fut \nde terreur, \u00e0 cause des menaces qui lui \u00e9taient faites, ou \nd\u2019attendrissement de voir quatre amis si \u00e9troitement unis. \nD\u2019Artagnan lui prit l a main, et l\u2019embrassa. \n\u00ab Vois -tu, Planchet, lui dit -il, ces messieurs te disent tout \ncela par tendresse pour moi, mais au fond ils t\u2019aiment. \n\u2013 Ah ! monsieur ! dit Planchet, ou je r\u00e9ussirai, ou l\u2019on me \ncoupera en quatre ; me coup\u00e2t -on en quatre, soyez conva incu \nqu\u2019il n\u2019y a pas un morceau qui parlera. \u00bb \nIl fut d\u00e9cid\u00e9 que Planchet partirait le lendemain \u00e0 huit \nheures du matin, afin, comme il l\u2019avait dit, qu\u2019il p\u00fbt, pendant la nuit, apprendre la lettre par c\u0153ur. Il gagna juste douze heures \u00e0 \u2013 657 \u2013 cet arrangement ; il devait \u00eatre revenu le seizi\u00e8me jour, \u00e0 huit \nheures du soir. \nLe matin, au moment o\u00f9 il allait monter \u00e0 cheval, \nd\u2019Artagnan, qui se sentait au fond du c\u0153ur un faible pour le duc, \nprit Planchet \u00e0 part. \n\u00ab \u00c9coute , lui dit -il, quand tu auras remis la lettre \u00e0 L ord de \nWinter et qu\u2019il l\u2019aura lue, tu lui diras encore : \u201cVeillez sur Sa \nGr\u00e2ce Lord Buckingham, car on veut l\u2019assassiner.\u201d Mais ceci, \nPlanchet, vois -tu, c\u2019est si grave et si important, que je n\u2019ai pas \nm\u00eame voulu avouer \u00e0 mes amis que je te confierais ce secret, et \nque pour une commission de capitaine je ne voudrais pas te \nl\u2019\u00e9crire. \n\u2013 Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous verrez si \nl\u2019on peut compter sur moi. \nEt mont\u00e9 sur un excellent cheval, qu\u2019il devait quitter \u00e0 vingt \nlieues de l\u00e0 pour prendre la poste, Planchet partit au galop, le \nc\u0153ur un peu serr\u00e9 par la triple promesse que lui avaient faite les mousquetaires, mais du reste dans les meilleures dispositions \ndu monde. \nBazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit \njours pour faire sa commi ssion. \nLes quatre amis, pendant toute la dur\u00e9e de ces deux a b-\nsences, avaient, comme on le comprend bien, plus que jamais \nl\u2019\u0153il au guet, le nez au vent et l\u2019oreille aux \u00e9coutes. Leurs jou r-\nn\u00e9es se passaient \u00e0 essayer de surprendre ce qu\u2019on disait, \u00e0 \nguetter les allures du cardinal et \u00e0 flairer les courriers qui arri-\nvaient. Plus d\u2019une fois un tremblement insurmontable les prit, \nlorsqu\u2019on les appela pour quelque service inattendu. Ils avaient \nd\u2019ailleurs \u00e0 se garder pour leur propre s\u00fbret\u00e9 ; Milady \u00e9tait un \nfant\u00f4me qui, lorsqu\u2019il \u00e9tait apparu une fois aux gens, ne les lai s-\nsait pas do rmir tranquillement. \nLe matin du huiti\u00e8me jour, Bazin, frais comme toujours et \nsouriant selon son habitude, entra dans le cabaret de Parpaillot, \u2013 658 \u2013 comme les quatre amis \u00e9taient en train de d\u00e9jeuner, en disant, \nselon la convention arr\u00eat\u00e9e : \n\u00ab Monsieur Aramis, voici la r\u00e9ponse de votre cousine. \u00bb \nLes quatre amis \u00e9chang\u00e8rent un coup d\u2019\u0153il joyeux : la moi-\nti\u00e9 de la besogne \u00e9tait faite ; il est vrai que c\u2019\u00e9tait la plus courte \net la plus facile . \nAramis prit, en rougissant malgr\u00e9 lui, la lettre, qui \u00e9tait \nd\u2019une \u00e9criture grossi\u00e8re et sans orthographe. \n\u00ab Bon Dieu ! s\u2019\u00e9cria -t-il en riant, d\u00e9cid\u00e9ment j\u2019en d\u00e9ses-\np\u00e8re ; jamais cette pauvre Michon n\u2019\u00e9crira comme \nM. de Voiture. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela feut dire, cette baufre Migeon ? de-\nmanda le Suisse, qui \u00e9tait en train de causer avec les quatre \namis quand la lettre \u00e9tait arriv\u00e9e. \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! moins que rien, dit Aramis, une petite \nling\u00e8re charmante que j\u2019aimais fort et \u00e0 qui j\u2019ai demand\u00e9 quelques ligne s de sa main en mani\u00e8re de souvenir. \n\u2013 Dutieu ! dit le Suisse ; zi zella il \u00eatre auzi grante tame que \nson l\u2019\u00e9gridure, fous l\u2019\u00eatre en ponne fordune, mon gamarate ! \nAramis lut la lettre et la passa \u00e0 Athos. \n\u00ab Voyez donc ce qu\u2019elle m\u2019\u00e9crit, Athos \u00bb, dit -il. \nAthos jeta un coup d\u2019\u0153il sur l\u2019\u00e9p\u00eetre, et, pour faire \u00e9vanouir \ntous les soup\u00e7ons qui auraient pu na\u00eetre, lut tout haut : \n\u00ab Mon cousin, ma s\u0153ur et moi devinons tr\u00e8s bien les r\u00eaves, \net nous en avons m\u00eame une peur affreuse ; mais du v\u00f4tre, on \npourra dire, je l \u2019esp\u00e8re, tout songe est mensonge. Adieu ! po r-\ntez-vous bien, et faites que de temps en temps nous entendions \nparler de vous. \n\u00ab Agla\u00e9 Michon. \u2013 659 \u2013 \u00ab Et de quel r\u00eave parle- t-elle ? demanda le dragon, qui \ns\u2019\u00e9tait approch\u00e9 pendant la lecture. \n\u2013 Foui, te quel r\u00eafe ? dit le Suisse. \n\u2013 Eh ! pardieu ! dit Aramis, c\u2019est tout simple, d\u2019un r\u00eave que \nj\u2019ai fait et que je lui ai racont\u00e9. \n\u2013 Oh ! foui, par Tieu ! c\u2019\u00eatre tout simple de ragonter son \nr\u00eafe ; mais moi je ne r\u00eafe jamais. \n\u2013 Vous \u00eates fort heureux, dit Athos en se levant, et je vo u-\ndrais bien pouvoir en dire autant que vous ! \n\u2013 Chamais ! reprit le Suisse, enchant\u00e9 qu\u2019un homme \ncomme Athos lui envi\u00e2t quelque chose, chamais ! chamais ! \u00bb \nD\u2019Artagnan, voyant qu\u2019Athos se levait, en fit autant, prit \nson bras, et sortit. \nPorthos et Aramis rest\u00e8rent pour faire face aux quolibets \ndu dragon et du Suisse. \nQuant \u00e0 Bazin, il s\u2019alla coucher sur une botte de paille ; et \ncomme il avait plus d\u2019imagination que le Suisse, il r\u00eava que \nM. Aramis, devenu pape, le coiffait d\u2019un chapeau de cardinal. \nMais, comme nous l\u2019avons dit, Bazin n\u2019avait, par son he u-\nreux retour, enlev\u00e9 qu\u2019une partie de l\u2019inqui\u00e9tude qui aiguillo n-\nnait les quatre amis. Les jours de l\u2019attente sont longs, et \nd\u2019Artagnan surtout aurait pari\u00e9 que les jours avaient mainte-\nnant quarante -huit heures. Il oubliait les lenteurs oblig\u00e9es de la \nnavigation, il s\u2019exag\u00e9rait la puissance de Milady. Il pr\u00eatait \u00e0 cette femme, qui lui apparaissait pareille \u00e0 un d\u00e9mon, des aux i-\nliaires surnaturels comme elle ; il s\u2019imaginait, au moindre bruit, \nqu\u2019on venai t l\u2019arr\u00eater, et qu\u2019on ramenait Planchet pour le co n-\nfronter avec lui et ses amis. Il y a plus : sa confiance autr efois si \ngrande dans le digne Picard, diminuait de jour en jour. Cette \ninqui\u00e9tude \u00e9tait si grande, qu\u2019elle gagnait Porthos et Ar amis. Il \nn\u2019y avait qu\u2019Athos qui demeur\u00e2t impassible, comme si aucun \u2013 660 \u2013 danger ne s\u2019agitait autour de lui, et qu\u2019il respir\u00e2t son atmo s-\nph\u00e8re quotidienne. \nLe seizi\u00e8me jour surtout, ces signes d\u2019agitation \u00e9taient si v i-\nsibles chez d\u2019Artagnan et ses deux amis, qu\u2019ils ne pouvaient re s-\nter en place, et qu\u2019ils erraient comme des ombres sur le chemin \npar lequel devait revenir Planchet. \n\u00ab Vraiment, leur disait Athos, vous n\u2019\u00eates pas des hommes, \nmais des enfants, pour qu\u2019une femme vous fasse si grand -peur ! \nEt de quoi s\u2019agit- il, apr\u00e8s tou t ? D\u2019\u00eatre emprisonn\u00e9s ! Eh bien, \nmais on nous tirera de prison : on en a bien retir\u00e9 \nMme Bonacieux. D\u2019\u00eatre d\u00e9capit\u00e9s ? Mais tous les jours, dans la \ntranch\u00e9e, nous allons joyeusement nous exposer \u00e0 pis que cela, \ncar un boulet peut nous casser la jambe, et je suis convaincu \nqu\u2019un chirurgien nous fait plus souffrir en nous coupant la \ncuisse qu\u2019un bourreau en nous coupant la t\u00eate. Demeurez donc \ntranquilles ; dans deux heures, dans quatre, dans six heures, au \nplus tard, Planchet sera ici : il a promis d\u2019y \u00eatre, et moi j\u2019ai tr\u00e8s \ngrande foi aux promesses de Planchet, qui m\u2019a l\u2019air d\u2019un fort \nbrave gar\u00e7on. \n\u2013 Mais s\u2019il n\u2019arrive pas ? dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Eh bien, s\u2019il n\u2019arrive pas, c\u2019est qu\u2019il aura \u00e9t\u00e9 retard\u00e9, voil\u00e0 \ntout. Il peut \u00eatre tomb\u00e9 de cheval, il peut avoir fai t une cabriole \npar-dessus le pont, il peut avoir couru si vite qu\u2019il en ait attrap\u00e9 \nune fluxion de poitrine. Eh ! messieurs ! faisons donc la part des \n\u00e9v\u00e9nements. La vie est un chapelet de petites mis\u00e8res que le ph i-\nlosophe \u00e9gr\u00e8ne en riant. Soyez philosophe s comme moi, me s-\nsieurs, mettez -vous \u00e0 table et buvons ; rien ne fait para\u00eetre \nl\u2019avenir couleur de rose comme de le regarder \u00e0 travers un verre \nde chambertin. \n\u2013 C\u2019est fort bien, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan ; mais je suis las \nd\u2019avoir \u00e0 craindre, en buvant frais, que le vin ne sorte de la cave \nde Milady. \n\u2013 Vous \u00eates bien difficile, dit Athos, une si belle femme ! \u2013 661 \u2013 \u2013 Une femme de marque ! \u00bb dit Porthos avec son gros rire. \nAthos tressaillit, passa la main sur son front pour en e s-\nsuyer la sueur, et se leva \u00e0 son tour avec un mouvement nerveux \nqu\u2019il ne put r\u00e9primer. \nLe jour s\u2019\u00e9coula cependant, et le soir vint plus lentement, \nmais enfin il vint ; les buvettes s\u2019emplirent de chalands ; Athos, \nqui avait empoch\u00e9 sa part du diamant, ne quittait plus le Par-\npaillot. Il avait trouv \u00e9 dans M. de Busigny, qui, au reste, leur \navait donn\u00e9 un d\u00eener magnifique, un partner digne de lui. Ils \njouaient donc ensemble, comme d\u2019habitude, quand sept heures \nsonn\u00e8rent : on entendit passer les patrouilles qui allaient do u-\nbler les postes ; \u00e0 sept heur es et demie la retraite sonna. \n\u00ab Nous sommes perdus, dit d\u2019Artagnan \u00e0 l\u2019oreille d\u2019Athos. \n\u2013 Vous voulez dire que nous avons perdu, dit tranquill e-\nment Athos en tirant quatre pistoles de sa poche et en les jetant \nsur la table. Allons, messieurs, continua -t-il, on bat la retraite, \nallons nous coucher. \u00bb \nEt Athos sortit du Parpaillot suivi de d\u2019Artagnan. Aramis \nvenait derri\u00e8re donnant le bras \u00e0 Porthos. Aramis m\u00e2chonnait des vers, et Porthos s\u2019arrachait de temps en temps quelques \npoils de moustache en signe de d\u00e9sespoir. \nMais voil\u00e0 que tout \u00e0 coup, dans l\u2019obscurit\u00e9, une ombre se \ndessine, dont la forme est famili\u00e8re \u00e0 d\u2019Artagnan, et qu\u2019une voix bien connue lui dit : \n\u00ab Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais \nce soir. \n\u2013 Planchet ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagn an, ivre de joie. \n\u2013 Planchet ! r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent Porthos et Aramis. \n\u2013 Eh bien, oui, Planchet, dit Athos, qu\u2019y a -t-il d\u2019\u00e9tonnant \u00e0 \ncela ? Il avait promis d\u2019\u00eatre de retour \u00e0 huit heures, et voil\u00e0 les \nhuit heures qui sonnent. Bravo ! Planchet, vous \u00eates un gar\u00e7on \u2013 662 \u2013 de parole, et si jamais vous quittez votre ma\u00eetre, je vous garde \nune place \u00e0 mon service. \n\u2013 Oh ! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne quitterai \nM. d\u2019Artagnan. \u00bb \nEn m\u00eame temps d\u2019Artagnan sentit que Planchet lui glissait \nun billet dans la main. \nD\u2019Artagnan a vait grande envie d\u2019embrasser Planchet au r e-\ntour comme il l\u2019avait embrass\u00e9 au d\u00e9part ; mais il eut peur que \ncette marque d\u2019effusion, donn\u00e9e \u00e0 son laquais en pleine rue, ne \npar\u00fbt extraordinaire \u00e0 quelque passant, et il se contint. \n\u00ab J\u2019ai le billet, dit -il \u00e0 Athos et \u00e0 ses amis. \n\u2013 C\u2019est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons. \nLe billet br\u00fblait la main de d\u2019Artagnan : il voulait h\u00e2ter le \npas ; mais Athos lui prit le bras et le passa sous le sien, et force \nfut au jeune homme de r\u00e9gler sa course s ur celle de son ami. \nEnfin on entra dans la tente, on alluma une lampe, et ta n-\ndis que Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis \nne fussent pas surpris, d\u2019Artagnan, d\u2019une main tremblante, br i-\nsa le cachet et ouvrit la lettre tant attendue. \nElle contenait une demi -ligne, d\u2019une \u00e9criture toute brita n-\nnique et d\u2019une concision toute spartiate : \n\u00ab Thank you, be easy. \u00bb \nCe qui voulait dire : \n\u00ab Merci, soyez tranquille. \u00bb \nAthos prit la lettre des mains de d\u2019Artagnan, l\u2019approcha de \nla lampe, y mit le feu, et ne la l\u00e2cha point qu\u2019elle ne f\u00fbt r\u00e9duite \nen cendres. \nPuis appelant Planchet : \u2013 663 \u2013 \u00ab Maintenant, mon gar\u00e7on, lui dit -il, tu peux r\u00e9clamer tes \nsept cents livres, mais tu ne risquais pas grand -chose avec un \nbillet comme celui -l\u00e0. \n\u2013 Ce n\u2019est pas faute que j\u2019ai e invent\u00e9 bien des moyens de le \nserrer, dit Planchet. \n\u2013 Eh bien, dit d\u2019Artagnan, conte -nous cela. \n\u2013 Dame ! c\u2019est bien long, monsieur. \n\u2013 Tu as raison, Planchet, dit Athos ; d\u2019ailleurs la retraite est \nbattue, et nous serions remarqu\u00e9s en gardant de la lumi\u00e8r e plus \nlongtemps que les autres. \n\u2013 Soit, dit d\u2019Artagnan, couchons -nous. Dors bien, Pla n-\nchet ! \n\u2013 Ma foi, monsieur ! ce sera la premi\u00e8re fois depuis seize \njours. \n\u2013 Et moi aussi ! dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Et moi aussi ! r\u00e9p\u00e9ta Porthos. \n\u2013 Et moi aussi ! r\u00e9p\u00e9ta Aramis . \n\u2013 Eh bien, voulez -vous que je vous avoue la v\u00e9rit\u00e9 ? et moi \naussi ! \u00bb dit Athos. \u2013 664 \u2013 CHAPITRE XLIX \nFATALIT\u00c9 \n \nCependant Milady, ivre de col\u00e8re, rugissant sur le pont du \nb\u00e2timent comme une lionne qu\u2019on embarque, avait \u00e9t\u00e9 tent\u00e9e de \nse jeter \u00e0 la mer pour regag ner la c\u00f4te, car elle ne pouvait se \nfaire \u00e0 l\u2019id\u00e9e qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 insult\u00e9e par d\u2019Artagnan, menac\u00e9e \npar Athos, et qu\u2019elle quittait la France sans se venger d\u2019eux. \nBient\u00f4t, cette id\u00e9e \u00e9tait devenue pour elle tellement insuppo r-\ntable, qu\u2019au risque de ce qui pouvait arriver de terrible pour \nelle-m\u00eame, elle avait suppli\u00e9 le capitaine de la jeter sur la c\u00f4te ; \nmais le capitaine, press\u00e9 d\u2019\u00e9chapper \u00e0 sa fausse position, plac\u00e9 entre les croiseurs fran\u00e7ais et anglais, comme la chauve -souris \nentre les rats et les oi seaux, avait grande h\u00e2te de regagner \nl\u2019Angleterre, et refusa obstin\u00e9ment d\u2019ob\u00e9ir \u00e0 ce qu\u2019il prenait \npour un caprice de femme, promettant \u00e0 sa passag\u00e8re, qui au \nreste lui \u00e9tait particuli\u00e8rement recommand\u00e9e par le cardinal, de \nla jeter, si la mer et les Fran \u00e7ais le permettaient, dans un des \nports de la Bretagne, soit \u00e0 Lorient, soit \u00e0 Brest ; mais en atte n-\ndant, le vent \u00e9tait contraire, la mer mauvaise, on louvoyait et \nl\u2019on courait des bord\u00e9es. Neuf jours apr\u00e8s la sortie de la Ch a-\nrente, Milady, toute p\u00e2le de s es chagrins et de sa rage, voyait \nappara\u00eetre seulement les c\u00f4tes bleu\u00e2tres du Finist\u00e8re. \nElle calcula que pour traverser ce coin de la France et rev e-\nnir pr\u00e8s du cardinal il lui fallait au moins trois jours ; ajoutez un \njour pour le d\u00e9barquement et cela fai sait quatre ; ajoutez ces \nquatre jours aux neuf autres, c\u2019\u00e9tait treize jours de perdus, treize \njours pendant lesquels tant d\u2019\u00e9v\u00e9nements importants se po u-\nvaient passer \u00e0 Londres. Elle songea que sans aucun doute le \ncardinal serait furieux de son retour, et que par cons\u00e9quent il \nserait plus dispos\u00e9 \u00e0 \u00e9couter les plaintes qu\u2019on porterait contre \nelle que les accusations qu\u2019elle porterait contre les autres. Elle \u2013 665 \u2013 laissa donc passer Lorient et Brest sans insister pr\u00e8s du cap i-\ntaine, qui, de son c\u00f4t\u00e9, se garda bien de lui donner l\u2019\u00e9veil. Mil a-\ndy continua donc sa route, et le jour m\u00eame o\u00f9 Planchet \ns\u2019embarquait de Portsmouth pour la France, la messag\u00e8re de \nson \u00c9minence entrait triomphante dans le port. \nToute la ville \u00e9tait agit\u00e9e d\u2019un mouvement extraordinaire : \n\u2013 quatre grands vaisseaux r\u00e9cemment achev\u00e9s venaient d\u2019\u00eatre \nlanc\u00e9s \u00e0 la mer ; \u2013 debout sur la jet\u00e9e, chamarr\u00e9 d\u2019or, \u00e9bloui s-\nsant, selon son habitude de diamants et de pierreries, le feutre orn\u00e9 d\u2019une plume blanche qui retombait sur son \u00e9paule, on \nvoyait Buckingham entour\u00e9 d\u2019un \u00e9tat -major presque aussi bri l-\nlant que lui. \nC\u2019\u00e9tait une de ces belles et rares journ\u00e9es d\u2019hiver o\u00f9 \nl\u2019Angleterre se souvient qu\u2019il y a un soleil. L\u2019astre p\u00e2li, mais c e-\npendant splendide encore, se couchait \u00e0 l\u2019horizon, empourprant \n\u00e0 la fois le ci el et la mer de bandes de feu et jetant sur les tours \net les vieilles maisons de la ville un dernier rayon d\u2019or qui faisait \u00e9tinceler les vitres comme le reflet d\u2019un incendie. Milady, en \nrespirant cet air de l\u2019Oc\u00e9an plus vif et plus balsamique \u00e0 \nl\u2019approche de la terre, en contemplant toute la puissance de ces \npr\u00e9paratifs qu\u2019elle \u00e9tait charg\u00e9e de d\u00e9truire, toute la puissance de cette arm\u00e9e qu\u2019elle devait combattre \u00e0 elle seule \u2013 elle \nfemme \u2013 avec quelques sacs d\u2019or, se compara mentalement \u00e0 \nJudith, la terrib le Juive, lorsqu\u2019elle p\u00e9n\u00e9tra dans le camp des \nAssyriens et qu\u2019elle vit la masse \u00e9norme de chars, de chevaux, d\u2019hommes et d\u2019armes qu\u2019un geste de sa main devait dissiper \ncomme un nuage de fum\u00e9e. \nOn entra dans la rade ; mais comme on s\u2019appr\u00eatait \u00e0 y jeter \nl\u2019ancre, un petit cutter formidablement arm\u00e9 s\u2019approcha du b \u00e2-\ntiment marchand, se donnant comme garde- c\u00f4te, et fit mettre \u00e0 \nla mer son canot, qui se dirigea vers l\u2019\u00e9chelle. Ce canot renfer-mait un officier, un contrema\u00eetre et huit rameurs ; l\u2019officier seul \nmon ta \u00e0 bord, o\u00f9 il fut re\u00e7u avec toute la d\u00e9f\u00e9rence qu\u2019inspire \nl\u2019uniforme. \u2013 666 \u2013 L\u2019officier s\u2019entretint quelques instants avec le patron, lui fit \nlire un papier dont il \u00e9tait porteur, et, sur l\u2019ordre du capitaine \nmarchand, tout l\u2019\u00e9quipage du b\u00e2timent, matelots et passagers, \nfut appel\u00e9 sur le pont. \nLorsque cette esp\u00e8ce d\u2019appel fut fait, l\u2019officier s\u2019enquit tout \nhaut du point de d\u00e9part du brik, de sa route, de ses atterriss e-\nments, et \u00e0 toutes les questions le capitaine satisfit sans h\u00e9sit a-\ntion et sans difficult\u00e9. Alo rs l\u2019officier commen\u00e7a de passer la \nrevue de toutes les personnes les unes apr\u00e8s les autres, et, \ns\u2019arr\u00eatant \u00e0 Milady, la consid\u00e9ra avec un grand soin, mais sans \nlui adresser une seule parole. \nPuis il revint au capitaine, lui dit encore quelques mots ; et, \ncomme si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \u00e0 lui d\u00e9sormais que le b\u00e2timent d\u00fbt ob\u00e9ir, il \ncommanda une man\u0153uvre que l\u2019\u00e9quipage ex\u00e9cuta aussit\u00f4t. \nAlors le b\u00e2timent se remit en route, toujours escort\u00e9 du petit \ncutter, qui voguait bord \u00e0 bord avec lui, mena\u00e7ant son flanc de \nla bouche de ses six canons tandis que la barque suivait dans le \nsillage du navire, faible point pr\u00e8s de l\u2019\u00e9norme masse. \nPendant l\u2019examen que l\u2019officier avait fait de Milady, Milady, \ncomme on le pense bien, l\u2019avait de son c\u00f4t\u00e9 d\u00e9vor\u00e9 du regard. \nMais, quelque habitu de que cette femme aux yeux de flamme \ne\u00fbt de lire dans le c\u0153ur de ceux dont elle avait besoin de deviner les secrets, elle trouva cette fois un visage d\u2019une impassibilit\u00e9 \ntelle qu\u2019aucune d\u00e9couverte ne suivit son investigation. L\u2019officier \nqui s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 devant elle et qui l\u2019avait silencieusement \u00e9t u-\ndi\u00e9e avec tant de soin pouvait \u00eatre \u00e2g\u00e9 de vingt -cinq \u00e0 vingt -six \nans, \u00e9tait blanc de visage avec des yeux bleu clair un peu enfo n-\nc\u00e9s ; sa bouche, fine et bien dessin\u00e9e, demeurait immobile dans \nses lignes corr ectes ; son menton, vigoureusement accus\u00e9, d\u00e9no-\ntait cette force de volont\u00e9 qui, dans le type vulgaire britannique, n\u2019est ordinairement que de l\u2019ent\u00eatement ; un front un peu \nfuyant, comme il convient aux po\u00e8tes, aux enthousiastes et aux soldats, \u00e9tait \u00e0 pei ne ombrag\u00e9 d\u2019une chevelure courte et clai r-\nsem\u00e9e, qui, comme la barbe qui couvrait le bas de son visage, \u00e9tait d\u2019une belle couleur ch\u00e2tain fonc\u00e9. \u2013 667 \u2013 Lorsqu\u2019on entra dans le port, il faisait d\u00e9j\u00e0 nuit. La brume \n\u00e9paississait encore l\u2019obscurit\u00e9 et formait autour des fanaux et \ndes lanternes des jet\u00e9es un cercle pareil \u00e0 celui qui entoure la \nlune quand le temps menace de devenir pluvieux. L\u2019air qu\u2019on \nrespirait \u00e9tait triste, humide et froid. \nMilady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgr\u00e9 \nelle. \nL\u2019officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter \nson bagage dans le canot ; et lorsque cette op\u00e9ration fut faite, il \nl\u2019invita \u00e0 y descendre elle- m\u00eame en lui tendant sa main. \nMilady regarda cet homme et h\u00e9sita. \n\u00ab Qui \u00eates -vous, monsieur, demanda -t-elle, qu i avez la \nbont\u00e9 de vous occuper si particuli\u00e8rement de moi ? \n\u2013 Vous devez le voir, madame, \u00e0 mon uniforme ; je suis o f-\nficier de la marine anglaise, r\u00e9pondit le jeune homme. \n\u2013 Mais enfin, est -ce l\u2019habitude que les officiers de la marine \nanglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lorsqu\u2019ils \nabordent dans un port de la Grande -Bretagne, et poussent la \ngalanterie jusqu\u2019\u00e0 les conduire \u00e0 terre ? \n\u2013 Oui, Milady, c\u2019est l\u2019habitude, non point par galanterie, \nmais par prudence, qu\u2019en temps de guerre les \u00e9trang ers soient \nconduits \u00e0 une h\u00f4tellerie d\u00e9sign\u00e9e, afin que jusqu\u2019\u00e0 parfaite i n-\nformation sur eux ils restent sous la surveillance du gouvern e-\nment. \u00bb \nCes mots furent prononc\u00e9s avec la politesse la plus exacte \net le calme le plus parfait. Cependant ils n\u2019eurent point le don de \nconvaincre Milady. \n\u00ab Mais je ne suis pas \u00e9trang\u00e8re, monsieur, dit -elle avec \nl\u2019accent le plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth \u00e0 Ma n-\nchester, je me nomme Lady Clarick, et cette mesure\u2026 \u2013 668 \u2013 \u2013 Cette mesure est g\u00e9n\u00e9rale, Milady, et vous tent eriez in u-\ntilement de vous y soustraire. \n\u2013 Je vous suivrai donc, monsieur. \u00bb \nEt acceptant la main de l\u2019officier, elle commen\u00e7a de des-\ncendre l\u2019\u00e9chelle au bas de laquelle l\u2019attendait le canot. L\u2019officier \nla suivit ; un grand manteau \u00e9tait \u00e9tendu \u00e0 la poupe, l \u2019officier la \nfit asseoir sur le manteau et s\u2019assit pr\u00e8s d\u2019elle. \n\u00ab Nagez \u00bb, dit -il aux matelots. \nLes huit rames retomb\u00e8rent dans la mer, ne formant qu\u2019un \nseul bruit, ne frappant qu\u2019un seul coup, et le canot sembla voler \nsur la surface de l\u2019eau. \nAu bout de c inq minutes on touchait \u00e0 terre. \nL\u2019officier sauta sur le quai et offrit la main \u00e0 Milady. \nUne voiture attendait. \n\u00ab Cette voiture est -elle pour nous ? demanda Milady. \n\u2013 Oui, madame, r\u00e9pondit l\u2019officier. \n\u2013 L\u2019h\u00f4tellerie est donc bien loin ? \n\u2013 \u00c0 l\u2019autre bout d e la ville. \n\u2013 Allons \u00bb, dit Milady. \nEt elle monta r\u00e9solument dans la voiture. \nL\u2019officier veilla \u00e0 ce que les paquets fussent soigneusement \nattach\u00e9s derri\u00e8re la caisse, et cette op\u00e9ration termin\u00e9e, prit sa \nplace pr\u00e8s de Milady et referma la porti\u00e8re. \nAussit \u00f4t, sans qu\u2019aucun ordre f\u00fbt donn\u00e9 et sans qu\u2019on e\u00fbt \nbesoin de lui indiquer sa destination, le cocher partit au galop et s\u2019enfon\u00e7a dans les rues de la ville. \u2013 669 \u2013 Une r\u00e9ception si \u00e9trange devait \u00eatre pour Milady une ample \nmati\u00e8re \u00e0 r\u00e9flexion ; aussi, voyant que le jeune officier ne p a-\nraissait nullement dispos\u00e9 \u00e0 lier conversation, elle s\u2019accouda \ndans un angle de la voiture et passa les unes apr\u00e8s les autres en \nrevue toutes les suppositions qui se pr\u00e9sentaient \u00e0 son esprit. \nCependant, au bout d\u2019un quart d\u2019heure, \u00e9 tonn\u00e9e de la lo n-\ngueur du chemin, elle se pencha vers la porti\u00e8re pour voir o\u00f9 on la conduisait. On n\u2019apercevait plus de maisons ; des arbres a p-\nparaissaient dans les t\u00e9n\u00e8bres comme de grands fant\u00f4mes noirs \ncourant les uns apr\u00e8s les autres. \nMilady frissonna. \n\u00ab Mais nous ne sommes plus dans la ville, monsieur \u00bb, dit -\nelle. \nLe jeune officier garda le silence. \n\u00ab Je n\u2019irai pas plus loin, si vous ne me dites pas o\u00f9 vous me \nconduisez ; je vous en pr\u00e9viens, monsieur ! \u00bb \nCette menace n\u2019obtint aucune r\u00e9ponse. \n\u00ab Oh ! c\u2019est trop fort ! s\u2019\u00e9cria Milady, au secours ! au s e-\ncours ! \u00bb \nPas une voix ne r\u00e9pondit \u00e0 la sienne, la voiture continua de \nrouler avec rapidit\u00e9 ; l\u2019officier semblait une statue. \nMilady regarda l\u2019officier avec une de ces expressions te r-\nribles, particuli\u00e8res \u00e0 son visage et qui manquaient si rarement \nleur effet ; la col\u00e8re faisait \u00e9tinceler ses yeux dans l\u2019ombre. \nLe jeune homme resta impassible. \nMilady voulut ouvrir la porti\u00e8re et se pr\u00e9cipiter. \n\u00ab Prenez garde, madame, dit froidement le jeune homme, \nvous vous t uerez en sautant. \u00bb \u2013 670 \u2013 Milady se rassit \u00e9cumante ; l\u2019officier se pencha, la regarda \u00e0 \nson tour et parut surpris de voir cette figure, si belle nagu\u00e8re, \nboulevers\u00e9e par la rage et devenue presque hideuse. \nL\u2019astucieuse cr\u00e9ature comprit qu\u2019elle se perdait en lai ssant voir \nainsi dans son \u00e2me ; elle rass\u00e9r\u00e9na ses traits, et d\u2019une voix g \u00e9-\nmissante : \n\u00ab Au nom du Ciel, monsieur ! dites -moi si c\u2019est \u00e0 vous, si \nc\u2019est \u00e0 votre gouvernement, si c\u2019est \u00e0 un ennemi que je dois a t-\ntribuer la violence que l\u2019on me fait ? \n\u2013 On ne v ous fait aucune violence, madame, et ce qui vous \narrive est le r\u00e9sultat d\u2019une mesure toute simple que nous \nsommes forc\u00e9s de prendre avec tous ceux qui d\u00e9barquent en \nAngl eterre. \n\u2013 Alors vous ne me connaissez pas, monsieur ? \n\u2013 C\u2019est la premi\u00e8re fois que j\u2019ai l\u2019honneur de vous voir. \n\u2013 Et, sur votre honneur, vous n\u2019avez aucun sujet de haine \ncontre moi ? \n\u2013 Aucun, je vous le jure. \u00bb \nII y avait tant de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9, de sang -froid, de douceur m\u00eame \ndans la voix du jeune homme, que Milady fut rassur\u00e9e. \nEnfin, apr\u00e8s une h eure de marche \u00e0 peu pr\u00e8s, la voiture \ns\u2019arr\u00eata devant une grille de fer qui fermait un chemin creux \nconduisant \u00e0 un ch\u00e2teau s\u00e9v\u00e8re de forme, massif et isol\u00e9. Alors, \ncomme les roues tournaient sur un sable fin, Milady entendit un \nvaste mugissement, qu\u2019elle reconnut pour le bruit de la mer qui \nvient se briser sur une c\u00f4te escarp\u00e9e. \nLa voiture passa sous deux vo\u00fbtes, et enfin s\u2019arr\u00eata dans \nune cour sombre et carr\u00e9e ; presque aussit\u00f4t la porti\u00e8re de la \nvoiture s\u2019ouvrit, le jeune homme sauta l\u00e9g\u00e8rement \u00e0 terre e t \npr\u00e9senta sa main \u00e0 Milady, qui s\u2019appuya dessus, et descendit \u00e0 son tour avec assez de calme. \u2013 671 \u2013 \u00ab Toujours est -il, dit Milady en regardant autour d\u2019elle et \nen ramenant ses yeux sur le jeune officier avec le plus gracieux \nsourire, que je suis prisonni\u00e8re ; mais ce ne sera pas pour lon g-\ntemps, j\u2019en suis s\u00fbre, ajouta -t-elle, ma conscience et votre pol i-\ntesse, monsieur, m\u2019en sont garants. \u00bb \nSi flatteur que f\u00fbt le compliment, l\u2019officier ne r\u00e9pondit \nrien ; mais, tirant de sa ceinture un petit sifflet d\u2019argent pareil \u00e0 \ncelui dont se servent les contrema\u00eetres sur les b\u00e2timents de \nguerre, il siffla trois fois, sur trois modulations diff\u00e9rentes : \nalors plusieurs hommes parurent, d\u00e9tel\u00e8rent les chevaux f u-\nmants et emmen\u00e8rent la voiture sous une remise. \nPuis l\u2019officier, tou jours avec la m\u00eame politesse calme, invita \nsa prisonni\u00e8re \u00e0 entrer dans la maison. Celle -ci, toujours avec \nson m\u00eame visage souriant, lui prit le bras, et entra avec lui sous une porte basse et cintr\u00e9e qui, par une vo\u00fbte \u00e9clair\u00e9e seulement \nau fond, conduisa it \u00e0 un escalier de pierre tournant autour \nd\u2019une ar\u00eate de pierre ; puis on s\u2019arr\u00eata devant une porte massive \nqui, apr\u00e8s l\u2019introduction dans la serrure d\u2019une clef que le jeune \nhomme portait sur lui, roula lourdement sur ses gonds et donna \nouverture \u00e0 la chambre destin\u00e9e \u00e0 Milady. \nD\u2019un seul regard, la prisonni\u00e8re embrassa l\u2019appartement \ndans ses moindres d\u00e9tails. \nC\u2019\u00e9tait une chambre dont l\u2019ameublement \u00e9tait \u00e0 la fois bien \npropre pour une prison et bien s\u00e9v\u00e8re pour une habitation \nd\u2019homme libre ; cependant, des barreaux aux fen\u00eatres et des \nverrous ext\u00e9rieurs \u00e0 la porte d\u00e9cidaient le proc\u00e8s en faveur de la \nprison. \nUn instant toute la force d\u2019\u00e2me de cette cr\u00e9ature, tremp\u00e9e \ncependant aux sources les plus vigoureuses, l\u2019abandonna ; elle \ntomba sur un fauteuil, croisan t les bras, baissant la t\u00eate, et \ns\u2019attendant \u00e0 chaque instant \u00e0 voir entrer un juge pour \nl\u2019interroger. \u2013 672 \u2013 Mais personne n\u2019entra, que deux ou trois soldats de marine \nqui apport\u00e8rent les malles et les caisses, les d\u00e9pos\u00e8rent dans un \ncoin et se retir\u00e8rent sans r ien dire. \nL\u2019officier pr\u00e9sidait \u00e0 tous ces d\u00e9tails avec le m\u00eame calme \nque Milady lui avait constamment vu, ne pronon\u00e7ant pas une \nparole lui -m\u00eame, et se faisant ob\u00e9ir d\u2019un geste de sa main ou \nd\u2019un coup de son sifflet. \nOn e\u00fbt dit qu\u2019entre cet homme et ses inf \u00e9rieurs la langue \nparl\u00e9e n\u2019existait pas ou devenait inutile. \nEnfin Milady n\u2019y put tenir plus longtemps, elle rompit le si-\nlence : \n\u00ab Au nom du Ciel, monsieur ! s\u2019\u00e9cria -t-elle, que veut dire \ntout ce qui se passe ? Fixez mes irr\u00e9solutions ; j\u2019ai du courage \npour tout danger que je pr\u00e9vois, pour tout malheur que je co m-\nprends. O\u00f9 suis -je et que suis -je ici ? suis -je libre, pourquoi ces \nbarreaux et ces portes ? suis -je prisonni\u00e8re, quel crime ai -je \ncommis ? \n\u2013 Vous \u00eates ici dans l\u2019appartement qui vous est destin\u00e9, \nmadame. J\u2019ai re\u00e7u l\u2019ordre d\u2019aller vous prendre en mer et de vous \nconduire en ce ch\u00e2teau : cet ordre, je l\u2019ai accompli, je crois, avec \ntoute la rigidit\u00e9 d\u2019un soldat, mais aussi avec toute la courtoisie \nd\u2019un gentilhomme. L\u00e0 se termine, du moins jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sen t, la \ncharge que j\u2019avais \u00e0 remplir pr\u00e8s de vous, le reste regarde une autre personne. \n\u2013 Et cette autre personne, quelle est -elle ? demanda Mil a-\ndy ; ne pouvez -vous me dire son nom ?\u2026 \u00bb \nEn ce moment on entendit par les escaliers un grand bruit \nd\u2019\u00e9perons ; quelques voix pass\u00e8rent et s\u2019\u00e9teignirent, et le bruit \nd\u2019un pas isol\u00e9 se rapprocha de la porte. \n\u00ab Cette personne, la voici, madame \u00bb, dit l\u2019officier en d \u00e9-\nmasquant le passage, et en se rangeant dans l\u2019attitude du re s-\npect et de la soumission. \u2013 673 \u2013 En m\u00eame temps, la porte s\u2019ouvrit ; un homme parut sur le \nseuil. \nIl \u00e9tait sans chapeau, portait l\u2019\u00e9p\u00e9e au c\u00f4t\u00e9, et froissait un \nmouchoir entre ses doigts. \nMilady crut reconna\u00eetre cette ombre dans l\u2019ombre, elle \ns\u2019appuya d\u2019une main sur le bras de son fauteuil, et avan\u00e7a la t\u00eat e \ncomme pour aller au -devant d\u2019une certitude. \nAlors l\u2019\u00e9tranger s\u2019avan\u00e7a lentement ; et, \u00e0 mesure qu\u2019il \ns\u2019avan\u00e7ait en entrant dans le cercle de lumi\u00e8re projet\u00e9 par la \nlampe, Milady se reculait involontairement. \nPuis, lorsqu\u2019elle n\u2019eut plus aucun doute : \n\u00ab Eh quoi ! mon fr\u00e8re ! s\u2019\u00e9cria -t-elle au comble de la st u-\npeur, c\u2019est vous vous ? \n\u2013 Oui, belle dame ! r\u00e9pondit Lord de Winter en faisant un \nsalut moiti\u00e9 courtois, moiti\u00e9 ironique, moi -m\u00eame. \n\u2013 Mais alors, ce ch\u00e2teau ? \n\u2013 Est \u00e0 moi. \n\u2013 Cette chambre ? \n\u2013 C\u2019est la v\u00f4tre. \n\u2013 Je suis donc votre prisonni\u00e8re ? \n\u2013 \u00c0 peu pr\u00e8s. \n\u2013 Mais c\u2019est un affreux abus de la force ! \n\u2013 Pas de grands mots ; asseyons -nous, et causons tranqui l-\nlement, comme il convient de faire entre un fr\u00e8re et une s\u0153ur. \u00bb \nPuis, se retournant vers la porte, et voyant que le jeune o f-\nficier attendait ses derniers ordres : \u2013 674 \u2013 \u00ab C\u2019est bien, dit -il, je vous remercie ; maintenant, laissez -\nnous, monsieur Felton. \u00bb \u2013 675 \u2013 CHAPITRE L \nCAUSERIE D\u2019UN FR\u00c8RE AVEC SA \nS\u0152UR \n \nPendant le temps que Lord de Winter mit \u00e0 fermer la porte, \n\u00e0 pousser un volet et \u00e0 approcher un si\u00e8ge du fauteuil de sa \nbelle -s\u0153ur, Milady, r\u00eaveuse, plongea son regard dans les pr o-\nfondeurs de la possibilit\u00e9, et d\u00e9couvrit toute la trame qu\u2019elle \nn\u2019avait pas m\u00eame pu entrevoir, tant qu\u2019elle ignorait en quelles \nmains ell e \u00e9tait tomb\u00e9e. Elle connaissait son beau -fr\u00e8re pour un \nbon gentilhomme, franc -chasseur, joueur intr\u00e9pide, entrepr e-\nnant pr\u00e8s des femmes, mais d\u2019une force inf\u00e9rieure \u00e0 la sienne \u00e0 \nl\u2019endroit de l\u2019intrigue. Comment avait -il pu d\u00e9couvrir son arr i-\nv\u00e9e ? la faire saisir ? Pourquoi la retenait -il ? \nAthos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que la \nconversation qu\u2019elle avait eue avec le cardinal \u00e9tait tomb\u00e9e dans des oreilles \u00e9trang\u00e8res ; mais elle ne pouvait admettre qu\u2019il e\u00fbt \npu creuser une contre -mine si prompte et si hardie. \nElle craignit bien plut\u00f4t que ses pr\u00e9c\u00e9dentes op\u00e9rations en \nAngleterre n\u2019eussent \u00e9t\u00e9 d\u00e9couvertes. Buckingham pouvait avoir \ndevin\u00e9 que c\u2019\u00e9tait elle qui avait coup\u00e9 les deux ferrets, et se ven-\nger de cette petite trahison ; mais Bucki ngham \u00e9tait incapable \nde se porter \u00e0 aucun exc\u00e8s contre une femme, surtout si cette femme \u00e9tait cens\u00e9e avoir agi par un sentiment de jalousie. \nCette supposition lui parut la plus probable ; il lui sembla \nqu\u2019on voulait se venger du pass\u00e9, et non aller au -devant de \nl\u2019avenir. Toutefois, et en tout cas, elle s\u2019applaudit d\u2019\u00eatre tomb\u00e9e \nentre les mains de son beau -fr\u00e8re, dont elle comptait avoir bon \nmarch\u00e9, plut\u00f4t qu\u2019entre celles d\u2019un ennemi direct et intelligent. \u2013 676 \u2013 \u00ab Oui, causons, mon fr\u00e8re, dit -elle avec une esp\u00e8c e \nd\u2019enjouement, d\u00e9cid\u00e9e qu\u2019elle \u00e9tait \u00e0 tirer de la conversation, \nmalgr\u00e9 toute la dissimulation que pourrait y apporter Lord de \nWinter, les \u00e9claircissements dont elle avait besoin pour r\u00e9gler sa \nconduite \u00e0 venir. \n\u2013 Vous vous \u00eates donc d\u00e9cid\u00e9e \u00e0 revenir en Angleterre, dit \nLord de Winter, malgr\u00e9 la r\u00e9solution que vous m\u2019aviez si so u-\nvent manifest\u00e9e \u00e0 Paris de ne jamais remettre les pieds sur le \nterritoire de la Grande -Bretagne ? \u00bb \nMilady r\u00e9pondit \u00e0 une question par une autre question. \n\u00ab Avant tout, dit -elle, a pprenez -moi donc comment vous \nm\u2019avez fait guetter assez s\u00e9v\u00e8rement pour \u00eatre d\u2019avance pr\u00e9venu \nnon seulement de mon arriv\u00e9e, mais encore du jour, de l\u2019heure \net du port o\u00f9 j\u2019arrivais. \u00bb \nLord de Winter adopta la m\u00eame tactique que Milady, pe n-\nsant que, puisque sa belle -s\u0153ur l\u2019employait, ce devait \u00eatre la \nbonne. \n\u00ab Mais, dites -moi vous -m\u00eame, ma ch\u00e8re s\u0153ur, reprit -il, ce \nque vous venez faire en Angleterre. \n\u2013 Mais je viens vous voir, reprit Milady, sans savoir co m-\nbien elle aggravait, par cette r\u00e9ponse, les soup\u00e7ons qu\u2019avait fait \nna\u00eetre dans l\u2019esprit de son beau -fr\u00e8re la lettre de d\u2019Artagnan, et \nvoulant seulement capter la bienveillance de son auditeur par \nun mensonge. \n\u2013 Ah ! me voir ? dit sournoisement Lord de Winter. \n\u2013 Sans doute, vous voir. Qu\u2019y a -t-il d\u2019\u00e9tonnant \u00e0 cela ? \n\u2013 Et vous n\u2019avez pas, en venant en Angleterre, d\u2019autre but \nque de me voir ? \n\u2013 Non. \u2013 677 \u2013 \u2013 Ainsi, c\u2019est pour moi seul que vous vous \u00eates donne la \npeine de traverser la Manche ? \n\u2013 Pour vous seul. \n\u2013 Peste ! quelle tendresse, ma s\u0153ur ! \n\u2013 Mais ne suis- je pas votre plus proche parente ? demanda \nMilady du ton de la plus touchante na\u00efvet\u00e9. \n\u2013 Et m\u00eame ma seule h\u00e9riti\u00e8re, n\u2019est -ce pas ? \u00bb dit \u00e0 son \ntour Lord de Winter, en fixant ses yeux sur ceux de Milady. \nQuelque puissance qu\u2019elle e\u00fbt sur elle -m\u00eame, Milady ne \nput s\u2019emp\u00eacher de tressaillir, et comme, en pronon\u00e7ant les der-\nni\u00e8res paroles qu\u2019il avait dites, Lord de Winter avait pos\u00e9 la \nmain sur le bras de sa s\u0153ur, ce tressaillement ne lui \u00e9chappa \npoint. \nEn effet, le coup \u00e9tait direct et profond. La premi\u00e8re id\u00e9e \nqui v int \u00e0 l\u2019esprit de Milady fut qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 trahie par Ketty, \net que celle -ci avait racont\u00e9 au baron cette aversion int\u00e9ress\u00e9e \ndont elle avait imprudemment laiss\u00e9 \u00e9chapper des marques de-vant sa suivante ; elle se rappela aussi la sortie furieuse et i m-\nprudente qu\u2019elle avait faite contre d\u2019Artagnan, lorsqu\u2019il avait \nsauv\u00e9 la vie de son beau -fr\u00e8re. \n\u00ab Je ne comprends pas, Milord, dit -elle pour gagner du \ntemps et faire parler son adversaire. Que voulez -vous dire ? et y \na-t-il quelque sens inconnu cach\u00e9 sous vo s paroles ? \n\u2013 Oh ! mon Dieu, non, dit Lord de Winter avec une app a-\nrente bonhomie ; vous avez le d\u00e9sir de me voir, et vous venez en \nAngleterre. J\u2019apprends ce d\u00e9sir, ou plut\u00f4t je me doute que vous \nl\u2019\u00e9prouvez, et afin de vous \u00e9pargner tous les ennuis d\u2019une ar ri-\nv\u00e9e nocturne dans un port, toutes les fatigues d\u2019un d\u00e9barqu e-\nment, j\u2019envoie un de mes officiers au -devant de vous ; je mets \nune voiture \u00e0 ses ordres, et il vous am\u00e8ne ici dans ce ch\u00e2teau, dont je suis gouverneur, o\u00f9 je viens tous les jours, et o\u00f9, pour \nque notre double d\u00e9sir de nous voir soit satisfait, je vous fais \u2013 678 \u2013 pr\u00e9parer une chambre. Qu\u2019y a -t-il dans tout ce que je dis l\u00e0 de \nplus \u00e9tonnant que dans ce que vous m\u2019avez dit ? \n\u2013 Non, ce que je trouve d\u2019\u00e9tonnant, c\u2019est que vous ayez \u00e9t\u00e9 \npr\u00e9venu de mon arriv\u00e9 e. \n\u2013 C\u2019est cependant la chose la plus simple, ma ch\u00e8re s\u0153ur : \nn\u2019avez -vous pas vu que le capitaine de votre petit b\u00e2timent \navait, en entrant dans la rade, envoy\u00e9 en avant et afin d\u2019obtenir \nson entr\u00e9e dans le port, un petit canot porteur de son livre de \nloch et de son registre d\u2019\u00e9quipage ? Je suis commandant du \nport, on m\u2019a apport\u00e9 ce livre, j\u2019y ai reconnu votre nom. Mon \nc\u0153ur m\u2019a dit ce que vient de me confier votre bouche, c\u2019est -\u00e0-\ndire dans quel but vous vous exposiez aux dangers d\u2019une mer si p\u00e9rilleuse ou t out au moins si fatigante en ce moment, et j\u2019ai \nenvoy\u00e9 mon cutter au -devant de vous. Vous savez le reste. \u00bb \nMilady comprit que Lord de Winter mentait et n\u2019en fut que \nplus effray\u00e9e. \n\u00ab Mon fr\u00e8re, continua -t-elle, n\u2019est -ce pas Milord Buc k-\ningham que je vis sur la jet\u00e9e, le soir, en arrivant ? \n\u2013 Lui-m\u00eame. Ah ! je comprends que sa vue vous ait fra p-\np\u00e9e, reprit Lord de Winter : vous venez d\u2019un pays o\u00f9 l\u2019on doit \nbeaucoup s\u2019occuper de lui, et je sais que ses armements contre \nla France pr\u00e9occupent fort votre ami le cardinal. \n\u2013 Mon ami le cardinal ! s\u2019\u00e9cria Milady, voyant que, sur ce \npoint comme sur l\u2019autre, Lord de Winter paraissait instruit de \ntout. \n\u2013 N\u2019est -il donc point votre ami ? reprit n\u00e9gligemment le \nbaron ; ah ! pardon, je le croyais ; mais nous reviendrons \u00e0 M i-\nlord duc plus tard, ne nous \u00e9cartons point du tour sentimental \nque la conversation avait pris : vous veniez, disiez -vous, pour \nme voir ? \n\u2013 Oui. \u2013 679 \u2013 \u2013 Eh bien, je vous ai r\u00e9pondu que vous seriez servie \u00e0 so u-\nhait et que nous nous verrions tous les jours. \n\u2013 Dois -je donc demeurer \u00e9ternellement ici ? demanda M i-\nlady avec un certain effroi. \n\u2013 Vous trouveriez -vous mal log\u00e9e, ma s\u0153ur ? demandez ce \nqui vous manque, et je m\u2019empresserai de vous le faire donner. \n\u2013 Mais je n\u2019ai ni mes femmes ni mes gens\u2026 \n\u2013 Vous aurez tout ce la, madame ; dites -moi sur quel pied \nvotre premier mari avait mont\u00e9 votre maison ; quoique je ne \nsois que votre beau -fr\u00e8re, je vous la monterai sur un pied pareil. \n\u2013 Mon premier mari ! s\u2019\u00e9cria Milady en regardant Lord de \nWinter avec des yeux effar\u00e9s. \n\u2013 Oui, votre mari fran\u00e7ais ; je ne parle pas de mon fr\u00e8re. Au \nreste, si vous l\u2019avez oubli\u00e9, comme il vit encore, je pourrais lui \n\u00e9crire et il me ferait passer des renseignements \u00e0 ce sujet. \u00bb \nUne sueur froide perla sur le front de Milady. \n\u00ab Vous raillez, dit -elle d\u2019une voix sourde. \n\u2013 En ai -je l\u2019air ? demanda le baron en se relevant et en fa i-\nsant un pas en arri\u00e8re. \n\u2013 Ou plut\u00f4t vous m\u2019insultez, continua -t-elle en pressant de \nses mains crisp\u00e9es les deux bras du fauteuil et en se soulevant \nsur ses poignets. \n\u2013 Vous i nsulter, moi ! dit Lord de Winter avec m\u00e9pris ; en \nv\u00e9rit\u00e9, madame, croyez -vous que ce soit possible ? \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9, monsieur, dit Milady, vous \u00eates ou ivre ou i n-\nsens\u00e9 ; sortez et envoyez -moi une femme. \n\u2013 Des femmes sont bien indiscr\u00e8tes, ma s\u0153ur ! ne pou r-\nrais-je pas vous servir de suivante ? de cette fa\u00e7on tous nos s e-\ncrets resteraient en famille. \u2013 680 \u2013 \u2013 Insolent ! s\u2019\u00e9cria Milady, et, comme mue par un ressort, \nelle bondit sur le baron, qui l\u2019attendait avec impassibilit\u00e9, mais \nune main cependant sur la garde de son \u00e9p\u00e9e. \n\u2013 Eh ! eh ! dit -il, je sais que vous avez l\u2019habitude \nd\u2019assassiner les gens, mais je me d\u00e9fendrai, moi, je vous en pr \u00e9-\nviens, f\u00fbt -ce contre vous. \n\u2013 Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites l\u2019effet \nd\u2019\u00eatre assez l\u00e2che pour porter la main sur une femme. \n\u2013 Peut -\u00eatre que oui, d\u2019ailleurs j\u2019aurais mon excuse : ma \nmain ne serait pas la premi\u00e8re main d\u2019homme qui se serait p o-\ns\u00e9e sur vous, j\u2019imagine. \u00bb \nEt le baron indiqua d\u2019un geste lent et accusateur l\u2019\u00e9paule \ngauche de Milady, qu\u2019il toucha presque du doigt. \nMilady poussa un rugissement sourd, et se recula jusque \ndans l\u2019angle de la chambre, comme une panth\u00e8re qui veut s\u2019acculer pour s\u2019\u00e9lancer. \n\u00ab Oh ! rugissez tant que vous voudrez, s\u2019\u00e9cria Lord de Wi n-\nter, mais n\u2019essayez pas de mordre, car, je vous en p r\u00e9viens, la \nchose tournerait \u00e0 votre pr\u00e9judice : il n\u2019y a pas ici de procureurs \nqui r\u00e8glent d\u2019avance les successions, il n\u2019y a pas de chevalier e r-\nrant qui vienne me chercher querelle pour la belle dame que je \nretiens prisonni\u00e8re ; mais je tiens tout pr\u00eats des juges qui disp o-\nseront d\u2019une femme assez \u00e9hont\u00e9e pour venir se glisser, bigame, dans le lit de Lord de Winter, mon fr\u00e8re a\u00een\u00e9, et ces juges, je \nvous en pr\u00e9viens, vous enverront \u00e0 un bourreau qui vous fera les \ndeux \u00e9paules pareilles. \u00bb \nLes yeux de Milady lan\u00e7aient de tels \u00e9clairs, que quoiqu\u2019il \nf\u00fbt homme et arm\u00e9 devant une femme d\u00e9sarm\u00e9e il sentit le froid \nde la peur se glisser jusqu\u2019au fond de son \u00e2me ; il n\u2019en continua \npas moins, mais avec une fureur croissante : \n\u00ab Oui, je comprends, apr\u00e8s avoir h\u00e9rit\u00e9 de mon fr\u00e8re, il \nvous e\u00fbt \u00e9t\u00e9 doux d\u2019h\u00e9riter de moi ; mais, sachez -le d\u2019avance, \u2013 681 \u2013 vous pouvez me tuer ou me faire tuer, mes pr\u00e9cautions sont \nprises, pas un penny de ce que je poss\u00e8de ne passera dans vos \nmains. N\u2019\u00eates -vous pas d\u00e9j\u00e0 assez riche, vous qui poss\u00e9 dez pr\u00e8s \nd\u2019un million, et ne pouviez -vous vous arr\u00eater dans votre route \nfatale, si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et \nsupr\u00eame de le faire ? Oh ! tenez, je vous le dis, si la m\u00e9moire de \nmon fr\u00e8re ne m\u2019\u00e9tait sacr\u00e9e, vous iriez pourrir d ans un cachot \nd\u2019\u00c9tat ou rassasier \u00e0 Tyburn la curiosit\u00e9 des matelots ; je me \ntairai, mais vous, supportez tranquillement votre captivit\u00e9 ; \ndans quinze ou vingt jours je pars pour La Rochelle avec \nl\u2019arm\u00e9e ; mais la veille de mon d\u00e9part, un vaisseau viendra vous \nprendre, que je verrai partir et qui vous conduira dans nos col o-\nnies du Sud ; et, soyez tranquille, je vous adjoindrai un comp a-\ngnon qui vous br\u00fblera la cervelle \u00e0 la premi\u00e8re tentative que vous risquerez pour revenir en Angleterre ou sur le continent. \u00bb \nMilady \u00e9coutait avec une attention qui dilatait ses yeux e n-\nflamm\u00e9s. \n\u00ab Oui, mais \u00e0 cette heure, continua Lord de Winter, vous \ndemeurerez dans ce ch\u00e2teau : les murailles en sont \u00e9paisses, les \nportes en sont fortes, les barreaux en sont solides ; d\u2019ailleur s \nvotre fen\u00eatre donne \u00e0 pic sur la mer : les hommes de mon \u00e9qu i-\npage, qui me sont d\u00e9vou\u00e9s \u00e0 la vie et \u00e0 la mort, montent la garde \nautour de cet appartement, et surveillent tous les passages qui \nconduisent \u00e0 la cour ; puis arriv\u00e9e \u00e0 la cour, il vous resterai t en-\ncore trois grilles \u00e0 traverser. La consigne est pr\u00e9cise : un pas, un \ngeste, un mot qui simule une \u00e9vasion, et l\u2019on fait feu sur vous ; si \nl\u2019on vous tue, la justice anglaise m\u2019aura, je l\u2019esp\u00e8re, quelque obligation de lui avoir \u00e9pargn\u00e9 de la besogne. Ah ! vos traits r e-\nprennent leur calme, votre visage retrouve son assurance : \nQuinze jours, vingt jours dites -vous, bah ! d\u2019ici l\u00e0, j\u2019ai l\u2019esprit \ninventif, il me viendra quelque id\u00e9e ; j\u2019ai l\u2019esprit infernal, et je \ntrouverai quelque victime. D\u2019ici \u00e0 quinze jou rs, vous dites -vous, \nje serai hors d\u2019ici. Ah ! ah ! essayez ! \u00bb \nMilady se voyant devin\u00e9e s\u2019enfon\u00e7a les ongles dans la chair \npour dompter tout mouvement qui e\u00fbt pu donner \u00e0 sa physi o-\u2013 682 \u2013 nomie une signification quelconque, autre que celle de \nl\u2019angoisse. \nLord de Winter continua : \n\u00ab L\u2019officier qui commande seul ici en mon absence, vous \nl\u2019avez vu, donc vous le connaissez d\u00e9j\u00e0, sait, comme vous voyez, \nobserver une consigne, car vous n\u2019\u00eates pas, je vous connais, v e-\nnue de Portsmouth ici sans avoir essay\u00e9 de le faire pa rler. Qu\u2019en \ndites -vous ? une statue de marbre e\u00fbt -elle \u00e9t\u00e9 plus impassible et \nplus muette ? Vous avez d\u00e9j\u00e0 essay\u00e9 le pouvoir de vos s\u00e9du c-\ntions sur bien des hommes, et malheureusement vous avez to u-\njours r\u00e9ussi ; mais essayez sur celui -l\u00e0, pardieu ! si vous en v e-\nnez \u00e0 bout, je vous d\u00e9clare le d\u00e9mon lui -m\u00eame. \u00bb \nIl alla vers la porte et l\u2019ouvrit brusquement. \n\u00ab Qu\u2019on appelle M. Felton, dit -il. Attendez encore un in s-\ntant, et je vais vous recommander \u00e0 lui. \u00bb \nIl se fit entre ces deux personnages un silence \u00e9trange , \npendant lequel on entendit le bruit d\u2019un pas lent et r\u00e9gulier qui \nse rapprochait ; bient\u00f4t, dans l\u2019ombre du corridor, on vit se de s-\nsiner une forme humaine, et le jeune lieutenant avec lequel nous avons d\u00e9j\u00e0 fait connaissance s\u2019arr\u00eata sur le seuil, attend ant \nles ordres du baron. \n\u00ab Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et \nfermez la porte. \u00bb \nLe jeune officier entra. \n\u00ab Maintenant, dit le baron, regardez cette femme : elle est \njeune, elle est belle, elle a toutes les s\u00e9ductions de la terre, eh \nbien , c\u2019est un monstre qui, \u00e0 vingt -cinq ans, s\u2019est rendu co u-\npable d\u2019autant de crimes que vous pouvez en lire en un an dans \nles archives de nos tribunaux ; sa voix pr\u00e9vient en sa faveur, sa \nbeaut\u00e9 sert d\u2019app\u00e2t aux victimes, son corps m\u00eame paye ce \nqu\u2019elle a pro mis, c\u2019est une justice \u00e0 lui rendre ; elle essayera de \nvous s\u00e9duire, peut -\u00eatre m\u00eame essayera -t-elle de vous tuer. Je \u2013 683 \u2013 vous ai tir\u00e9 de la mis\u00e8re, Felton, je vous ai fait nommer lieut e-\nnant, je vous ai sauv\u00e9 la vie une fois, vous savez \u00e0 quelle occ a-\nsion ; je suis pour vous non seulement un protecteur, mais un \nami ; non seulement un bienfaiteur, mais un p\u00e8re ; cette femme \nest revenue en Angleterre afin de conspirer contre ma vie ; je \ntiens ce serpent entre mes mains ; eh bien, je vous fais appeler \net vous dis : Ami Felton, John, mon enfant, garde -moi et surtout \ngarde -toi de cette femme ; jure sur ton salut de la conserver \npour le ch\u00e2timent qu\u2019elle a m\u00e9rit\u00e9. John Felton, je me fie \u00e0 ta \nparole ; John Felton, je crois \u00e0 ta loyaut\u00e9. \n\u2013 Milord, dit le jeune officier en chargeant son regard pur \nde toute la haine qu\u2019il put trouver dans son c\u0153ur, Milord, je \nvous jure qu\u2019il sera fait comme vous d\u00e9sirez. \u00bb \nMilady re\u00e7ut ce regard en victime r\u00e9sign\u00e9e : il \u00e9tait impo s-\nsible de voir une expression plus soumise et plus douce que c elle \nqui r\u00e9gnait alors sur son beau visage . \u00c0 peine si Lord de Winter \nlui-m\u00eame reconnut la tigresse qu\u2019un instant auparavant il \ns\u2019appr\u00eatait \u00e0 combattre. \n\u00ab Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez -vous, \nJohn, continua le baron ; elle ne correspondr a avec personne, \nelle ne parlera qu\u2019\u00e0 vous, si toutefois vous voulez bien lui faire \nl\u2019honneur de lui adresser la parole. \n\u2013 Il suffit, Milord, j\u2019ai jur\u00e9. \n\u2013 Et maintenant, madame, t\u00e2chez de faire la paix avec \nDieu, car vous \u00eates jug\u00e9e par les hommes. \u00bb \nMilad y laissa tomber sa t\u00eate comme si elle se f\u00fbt sentie \n\u00e9cras\u00e9e par ce jugement. Lord de Winter sortit en faisant un \ngeste \u00e0 Felton, qui sortit derri\u00e8re lui et ferma la porte. \nUn instant apr\u00e8s on entendait dans le corridor le pas p e-\nsant d\u2019un soldat de marine q ui faisait sentinelle, sa hache \u00e0 la \nceinture et son mousquet \u00e0 la main. \u2013 684 \u2013 Milady demeura pendant quelques minutes dans la m\u00eame \nposition, car elle songea qu\u2019on l\u2019examinait peut- \u00eatre par la ser-\nrure ; puis lentement elle releva sa t\u00eate, qui avait repris une e x-\npression formidable de menace et de d\u00e9fi, courut \u00e9couter \u00e0 la \nporte, regarda par la fen\u00eatre, et revenant s\u2019enterrer dans un \nvaste fauteuil, elle songea. \u2013 685 \u2013 CHAPITRE LI \nOFFICIER \n \nCependant le cardinal attendait des nouvelles d\u2019Angleterre, \nmais aucune nouvelle n\u2019arrivait, si ce n\u2019est f\u00e2cheuse et men a-\n\u00e7ante. \nSi bien que La Rochelle f\u00fbt investie, si certain que p\u00fbt p a-\nra\u00eetre le succ\u00e8s, gr\u00e2ce aux pr\u00e9cautions prises et surtout \u00e0 la \ndigue qui ne laissait plus p\u00e9n\u00e9trer aucune barque dans la ville \nassi\u00e9g\u00e9e, cependant le blocus pouvait durer longtemps encore ; \net c\u2019\u00e9tait un grand affront pour les armes du roi et une grande g\u00eane pour M. le cardinal, qui n\u2019avait plus, il est vrai, \u00e0 brouiller \nLouis XIII avec Anne d\u2019Autriche, la chose \u00e9tait faite, mais \u00e0 rac-\ncommoder M. de Bassompierre, qui \u00e9tait brouill\u00e9 avec le duc \nd\u2019Angoul\u00eame. \nQuant \u00e0 Monsieur, qui avait commenc\u00e9 le si\u00e8ge, il laissait \nau cardinal le soin de l\u2019achever. \nLa ville, malgr\u00e9 l\u2019incroyable pers\u00e9v\u00e9rance de son maire, \navait tent\u00e9 une esp\u00e8ce de mutinerie pour se rendre ; le maire \navait fait pendre les \u00e9meutiers. Cette ex\u00e9cution calma les plus \nmauvaises t\u00eates, qui se d\u00e9cid\u00e8rent alors \u00e0 se laisser mourir de \nfaim. Cette mort leur paraissait toujours plus lente et moins \ns\u00fbre que le tr\u00e9pas par strangulation. \nDe leur c\u00f4t\u00e9, de temps en temps, les assi\u00e9geants prenaient \ndes messagers que les Rochelois envoyaient \u00e0 Buckingham ou \ndes espions que Buckingham envoyait aux Rochelois. Dans l\u2019un \net l\u2019autre cas le proc\u00e8s \u00e9tait vite fait. M. le cardinal disait ce seul \nmot : Pendu ! On invit ait le roi \u00e0 venir voir la pendaison. Le roi \nvenait languissamment, se mettait en bonne place pour voir \nl\u2019op\u00e9ration dans tous ses d\u00e9tails : cela le distrayait toujours un \u2013 686 \u2013 peu et lui faisait prendre le si\u00e8ge en patience, mais cela ne \nl\u2019emp\u00eachait pas de s\u2019en nuyer fort, de parler \u00e0 tout moment de \nretourner \u00e0 Paris ; de sorte que si les messagers et les espions \neussent fait d\u00e9faut, Son \u00c9minence , malgr\u00e9 toute son imagin a-\ntion, se f\u00fbt trouv\u00e9e fort embarrass\u00e9e. \nN\u00e9anmoins le temps passait, les Rochelois ne se rendai ent \npas : le dernier espion que l\u2019on avait pris \u00e9tait porteur d\u2019une \nlettre. Cette lettre disait bien \u00e0 Buckingham que la ville \u00e9tait \u00e0 \ntoute extr\u00e9mit\u00e9 ; mais, au lieu d\u2019ajouter : \u00ab Si votre secours \nn\u2019arrive pas avant quinze jours, nous nous rendrons \u00bb, ell e ajo u-\ntait tout simplement : \u00ab Si votre secours n\u2019arrive pas avant \nquinze jours, nous serons tous morts de faim quand il arriv e-\nra. \u00bb \nLes Rochelois n\u2019avaient donc espoir qu\u2019en Buckingham. \nBuckingham \u00e9tait leur Messie. Il \u00e9tait \u00e9vident que si un jour ils \napprenaient d\u2019une mani\u00e8re certaine qu\u2019il ne fallait plus compter \nsur Buckingham, avec l\u2019espoir leur courage tomberait. \nLe cardinal attendait donc avec grande impatience des \nnouvelles d\u2019Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham \nne viendrait pas. \nLa quest ion d\u2019emporter la ville de vive force, d\u00e9battue so u-\nvent dans le conseil du roi, avait toujours \u00e9t\u00e9 \u00e9cart\u00e9e ; d\u2019abord \nLa Rochelle semblait imprenable, puis le cardinal, quoi qu\u2019il e\u00fbt \ndit, savait bien que l\u2019horreur du sang r\u00e9pandu en cette re n-\ncontre, o\u00f9 Fra n\u00e7ais devaient combattre contre Fran\u00e7ais, \u00e9tait un \nmouvement r\u00e9trograde de soixante ans imprim\u00e9 \u00e0 la politique, \net le cardinal \u00e9tait, \u00e0 cette \u00e9poque, ce qu\u2019on appelle aujourd\u2019hui \nun homme de progr\u00e8s. En effet, le sac de La Rochelle, \nl\u2019assassinat de trois o u quatre mille huguenots qui se fussent fait \ntuer ressemblaient trop, en 1628, au massacre de la Saint -\nBarth\u00e9l\u00e9my, en 1572 ; et puis, par -dessus tout cela, ce moyen \nextr\u00eame, auquel le roi, bon catholique, ne r\u00e9pugnait aucun e-\nment, venait toujours \u00e9chouer co ntre cet argument des g\u00e9n \u00e9-\nraux assi\u00e9geants : La Rochelle est imprenable autrement que \npar la famine. \u2013 687 \u2013 Le cardinal ne pouvait \u00e9carter de son esprit la crainte o\u00f9 le \njetait sa terrible \u00e9missaire, car il avait compris, lui aussi, les \nproportions \u00e9tranges de ce tte femme, tant\u00f4t serpent, tant\u00f4t lion. \nL\u2019avait -elle trahi ? \u00e9tait- elle morte ? Il la connaissait assez, en \ntout cas, pour savoir qu\u2019en agissant pour lui ou contre lui, amie \nou ennemie, elle ne demeurait pas immobile sans de grands \nemp\u00eachements. C\u2019\u00e9tait ce qu\u2019il ne pouvait savoir. \nAu reste, il comptait, et avec raison, sur Milady : il avait \ndevin\u00e9 dans le pass\u00e9 de cette femme de ces choses terribles que \nson manteau rouge pouvait seul couvrir ; et il sentait que, pour \nune cause ou pour une autre, cette femme lui \u00e9tait acquise, ne \npouvant trouver qu\u2019en lui un appui sup\u00e9rieur au danger qui la \nmena\u00e7ait. \nIl r\u00e9solut donc de faire la guerre tout seul et de n\u2019attendre \ntout succ\u00e8s \u00e9tranger que comme on attend une chance he u-\nreuse. Il continua de faire \u00e9lever la fameus e digue qui devait \naffamer La Rochelle ; en attendant, il jeta les yeux sur cette \nmalheureuse ville, qui renfermait tant de mis\u00e8re profonde et tant d\u2019h\u00e9ro\u00efques vertus, et, se rappelant le mot de Louis XI, son \npr\u00e9d\u00e9cesseur politique, comme lui -m\u00eame \u00e9tait le pr\u00e9d\u00e9cesseur \nde Robespierre, il murmura cette maxime du comp\u00e8re de Tri s-\ntan : \u00ab Diviser pour r\u00e9gner. \u00bb \nHenri IV, assi\u00e9geant Paris, faisait jeter par -dessus les m u-\nrailles du pain et des vivres ; le cardinal fit jeter des petits billets \npar lesquels il repr\u00e9sentait aux Rochelois combien la conduite \nde leurs chefs \u00e9tait injuste, \u00e9go\u00efste et barbare ; ces chefs avaient \ndu bl\u00e9 en abondance, et ne le partageaient pas ; ils adoptaient \ncette maxime, car eux aussi avaient des maximes, que peu i m-\nportait que les femmes , les enfants et les vieillards mourussent, \npourvu que les hommes qui devaient d\u00e9fendre leurs murailles \nrestassent forts et bien portants. Jusque -l\u00e0, soit d\u00e9vouement, \nsoit impuissance de r\u00e9agir contre elle, cette maxime, sans \u00eatre g\u00e9n\u00e9ralement adopt\u00e9e, \u00e9ta it cependant pass\u00e9e de la th\u00e9orie \u00e0 la \npratique ; mais les billets vinrent y porter atteinte. Les billets \nrappelaient aux hommes que ces enfants, ces femmes, ces viei l-\nlards qu\u2019on laissait mourir \u00e9taient leurs fils, leurs \u00e9pouses et \u2013 688 \u2013 leurs p\u00e8res ; qu\u2019il sera it plus juste que chacun f\u00fbt r\u00e9duit \u00e0 la m i-\ns\u00e8re commune, afin qu\u2019une m\u00eame position fit prendre des r\u00e9s o-\nlutions unanimes. \nCes billets firent tout l\u2019effet qu\u2019en pouvait attendre celui qui \nles avait \u00e9crits, en ce qu\u2019ils d\u00e9termin\u00e8rent un grand nombre \nd\u2019habitan ts \u00e0 ouvrir des n\u00e9gociations particuli\u00e8res avec l\u2019arm\u00e9e \nroyale. \nMais au moment o\u00f9 le cardinal voyait d\u00e9j\u00e0 fructifier son \nmoyen et s\u2019applaudissait de l\u2019avoir mis en usage, un habitant de \nLa Rochelle, qui avait pu passer \u00e0 travers les lignes royales, Dieu \nsait comment, tant \u00e9tait grande la surveillance de Bassompierre, \nde Schomberg et du duc d\u2019Angoul\u00eame, surveill\u00e9s eux -m\u00eames \npar le cardinal, un habitant de La Rochelle, disons -nous, entra \ndans la ville, venant de Portsmouth et disant qu\u2019il avait vu une flotte magnifique pr\u00eate \u00e0 mettre \u00e0 la voile avant huit jours. De \nplus, Buckingham annon\u00e7ait au maire qu\u2019enfin la grande ligue \ncontre la France allait se d\u00e9clarer, et que le royaume allait \u00eatre \nenvahi \u00e0 la fois par les arm\u00e9es anglaises, imp\u00e9riales et esp a-\ngnoles. C ette lettre fut lue publiquement sur toutes les places, \non en afficha des copies aux angles des rues, et ceux -l\u00e0 m\u00eames \nqui avaient commenc\u00e9 d\u2019ouvrir des n\u00e9gociations les interromp i-\nrent, r\u00e9solus d\u2019attendre ce secours si pompeusement annonc\u00e9. \nCette circonsta nce inattendue rendit \u00e0 Richelieu ses inqui \u00e9-\ntudes premi\u00e8res, et le for\u00e7a malgr\u00e9 lui \u00e0 tourner de nouveau les yeux de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la mer. \nPendant ce temps, exempte des inqui\u00e9tudes de son seul et \nv\u00e9ritable chef, l\u2019arm\u00e9e royale menait joyeuse vie ; les vi vres ne \nmanquaient pas au camp, ni l\u2019argent non plus ; tous les corps \nrivalisaient d\u2019audace et de gaiet\u00e9. Prendre des espions et les pendre, faire des exp\u00e9ditions hasardeuses sur la digue ou sur la \nmer, imaginer des folies, les ex\u00e9cuter froidement, tel \u00e9ta it le \npasse -temps qui faisait trouver courts \u00e0 l\u2019arm\u00e9e ces jours si \nlongs, non seulement pour les Rochelois, rong\u00e9s par la famine et \nl\u2019anxi\u00e9t\u00e9, mais encore pour le cardinal qui les bloquait si vive-\nment. \u2013 689 \u2013 Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant \ncomme le dernier gendarme de l\u2019arm\u00e9e, promenait son regard \npensif sur ces ouvrages, si lents au gr\u00e9 de son d\u00e9sir, qu\u2019\u00e9levaient \nsous son ordre les ing\u00e9nieurs qu\u2019il faisait venir de tous les coins \ndu royaume de France, s\u2019il rencontrait un mousquetaire de la \ncompagnie de Tr\u00e9ville, il s\u2019approchait de lui, le regardait d\u2019une \nfa\u00e7on singuli\u00e8re, et ne le reconnaissant pas pour un de nos \nquatre compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profond \net sa vaste pens\u00e9e. \nUn jour o\u00f9, rong\u00e9 d\u2019un mortel ennui, sans esp \u00e9rance dans \nles n\u00e9gociations avec la ville, sans nouvelles d\u2019Angleterre, le cardinal \u00e9tait sorti sans autre but que de sortir, accompagn\u00e9 \nseulement de Cahusac et de La Houdini\u00e8re, longeant les gr\u00e8ves \net m\u00ealant l\u2019immensit\u00e9 de ses r\u00eaves \u00e0 l\u2019immensit\u00e9 de l\u2019oc \u00e9an, il \narriva au petit pas de son cheval sur une colline du haut de l a-\nquelle il aper\u00e7ut derri\u00e8re une haie, couch\u00e9s sur le sable et pr e-\nnant au passage un de ces rayons de soleil si rares \u00e0 cette \n\u00e9poque de l\u2019ann\u00e9e, sept hommes entour\u00e9s de bouteilles vides. \nQuatre de ces hommes \u00e9taient nos mousquetaires s\u2019appr\u00eatant \u00e0 \n\u00e9couter la lecture d\u2019une lettre que l\u2019un d\u2019eux venait de recevoir. \nCette lettre \u00e9tait si importante, qu\u2019elle avait fait abandonner sur \nun tambour des cartes et des d\u00e9s. \nLes trois autres s\u2019occupai ent \u00e0 d\u00e9coiffer une \u00e9norme dame -\njeanne de vin de Collioure ; c\u2019\u00e9taient les laquais de ces mes-\nsieurs. \nLe cardinal, comme nous l\u2019avons dit, \u00e9tait de sombre h u-\nmeur, et rien, quand il \u00e9tait dans cette situation d\u2019esprit, ne r e-\ndoublait sa maussaderie comme la g aiet\u00e9 des autres. D\u2019ailleurs, \nil avait une pr\u00e9occupation \u00e9trange, c\u2019\u00e9tait de croire toujours que \nles causes m\u00eames de sa tristesse excitaient la gaiet\u00e9 des \u00e9tra n-\ngers. Faisant signe \u00e0 La Houdini\u00e8re et \u00e0 Cahusac de s\u2019arr\u00eater, il \ndescendit de cheval et s\u2019appro cha de ces rieurs suspects, esp \u00e9-\nrant qu\u2019\u00e0 l\u2019aide du sable qui assourdissait ses pas, et de la haie \nqui voilait sa marche, il pourrait entendre quelques mots de \ncette conversation qui lui paraissait si int\u00e9ressante ; \u00e0 dix pas de \nla haie seulement il reconn ut le babil gascon de d\u2019Artagnan, et \u2013 690 \u2013 comme il savait d\u00e9j\u00e0 que ces hommes \u00e9taient des mousqu e-\ntaires, il ne douta pas que les trois autres ne fussent ceux qu\u2019on \nappelait les ins\u00e9parables, c\u2019est- \u00e0-dire Athos, Porthos et Aramis. \nOn juge si son d\u00e9sir d\u2019entendre la conversation s\u2019augmenta \nde cette d\u00e9couverte ; ses yeux prirent une expression \u00e9trange, et \nd\u2019un pas de chat -tigre il s\u2019avan\u00e7a vers la haie ; mais il n\u2019avait pu \nsaisir encore que des syllabes vagues et sans aucun sens positif, lorsqu\u2019un cri sonore et bre f le fit tressaillir et attira l\u2019attention \ndes mousquetaires. \n\u00ab Officier ! cria Grimaud. \n\u2013 Vous parlez, je crois, dr\u00f4le \u00bb, dit Athos se soulevant sur \nun coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant. \nAussi Grimaud n\u2019ajouta -t-il point une parole, se c ontentant \nde tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et d \u00e9-\nnon\u00e7ant par ce geste le cardinal et son escorte. \nD\u2019un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et \nsalu\u00e8rent avec respect. \nLe cardinal semblait furieux. \n\u00ab Il para\u00eet qu\u2019on se fait garder chez messieurs les mousqu e-\ntaires ! dit -il. Est -ce que l\u2019Anglais vient par terre, ou serait -ce \nque les mousquetaires se regardent comme des officiers sup \u00e9-\nrieurs ? \n\u2013 Monseigneur, r\u00e9pondit Athos, car au milieu de l\u2019effroi \ng\u00e9n\u00e9ral lui seul avait c onserv\u00e9 ce calme et ce sang -froid de \ngrand seigneur qui ne le quittaient jamais, Monseigneur, les mousqu etaires, lorsqu\u2019ils ne sont pas de service, ou que leur \nservice est fini, boivent et jouent aux d\u00e9s, et ils sont des officiers tr\u00e8s sup \u00e9rieurs pour leur s laquais. \n\u2013 Des laquais ! grommela le cardinal, des laquais qui ont la \nconsigne d\u2019avertir leurs ma\u00eetres quand passe quelqu\u2019un, ce ne sont point des laquais, ce sont des sentinelles. \u2013 691 \u2013 \u2013 Son \u00c9minence voit bien cependant que si nous n\u2019avions \npoint pris cette pr\u00e9caution, nous \u00e9tions expos\u00e9s \u00e0 la laisser pa s-\nser sans lui pr\u00e9senter nos respects et lui offrir nos remerci e-\nments pour la gr\u00e2ce qu\u2019elle nous a faite de nous r\u00e9unir. \nD\u2019Artagnan, continua Athos, vous qui tout \u00e0 l\u2019heure demandiez \ncette occasion d\u2019exprimer v otre reconnaissance \u00e0 Monseigneur, \nla voici venue, profitez -en. \nCes mots furent prononc\u00e9s avec ce flegme imperturbable \nqui distinguait Athos dans les heures du danger, et cette exces-\nsive politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi \nplus majest ueux que les rois de naissance. \nD\u2019Artagnan s\u2019approcha et balbutia quelques paroles de r e-\nmerciements, qui bient\u00f4t expir\u00e8rent sous le regard assombri du \ncardinal. \n\u00ab N\u2019importe, messieurs, continua le cardinal sans para\u00eetre \nle moins du monde d\u00e9tourn\u00e9 de son in tention premi\u00e8re par \nl\u2019incident qu\u2019Athos avait soulev\u00e9 ; n\u2019importe, messieurs, je \nn\u2019aime pas que de simples soldats, parce qu\u2019ils ont l\u2019avantage de \nservir dans un corps privil\u00e9gi\u00e9, fassent ainsi les grands se i-\ngneurs, et la discipline est la m\u00eame pour eux q ue pour tout le \nmonde. \u00bb \nAthos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase et, \ns\u2019inclinant en signe d\u2019assentiment, il reprit \u00e0 son tour : \n\u00ab La discipline, Monseigneur, n\u2019a en aucune fa\u00e7on, je \nl\u2019esp\u00e8re, \u00e9t\u00e9 oubli\u00e9e par nous. Nous ne sommes pas de serv ice, \net nous avons cru que, n\u2019\u00e9tant pas de service, nous pouvions \ndisposer de notre temps comme bon nous semblait. Si nous \nsommes assez heureux pour que Son \u00c9minence ait quelque \nordre particulier \u00e0 nous donner, nous sommes pr\u00eats \u00e0 lui ob\u00e9ir. \nMonseigneur vo it, continua Athos en fron\u00e7ant le sourcil, car \ncette esp\u00e8ce d\u2019interrogatoire commen\u00e7ait \u00e0 l\u2019impatienter, que, \npour \u00eatre pr\u00eats \u00e0 la moindre alerte, nous sommes sortis avec nos \narmes. \u00bb \u2013 692 \u2013 Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en \nfaisceau pr\u00e8s du tambour sur lequel \u00e9taient les cartes et les d\u00e9s. \n\u00ab Que Votre \u00c9minence veuille croire, ajouta d\u2019Artagnan, \nque nous nous serions port\u00e9s au -devant d\u2019elle si nous eussions \npu supposer que c\u2019\u00e9tait elle qui venait vers nous en si petite \ncompagnie. \u00bb \nLe cardi nal se mordait les moustaches et un peu les l\u00e8vres. \n\u00ab Savez -vous de quoi vous avez l\u2019air, toujours ensemble, \ncomme vous voil\u00e0, arm\u00e9s comme vous \u00eates, et gard\u00e9s par vos \nlaquais ? dit le cardinal, vous avez l\u2019air de quatre conspirateurs. \n\u2013 Oh ! quant \u00e0 ceci, Monseigneur, c\u2019est vrai, dit Athos, et \nnous conspirons, comme Votre \u00c9minence a pu le voir l\u2019autre \nmatin, seulement c\u2019est contre les Rochelois. \n\u2013 Eh ! messieurs les politiques, reprit le cardinal en fro n-\n\u00e7ant le sourcil \u00e0 son tour, on trouverait peut -\u00eatre d ans vos ce r-\nvelles le secret de bien des choses qui sont ignor\u00e9es, si on po u-\nvait y lire comme vous lisiez dans cette lettre que vous avez c a-\nch\u00e9e quand vous m\u2019avez vu venir. \u00bb \nLe rouge monta \u00e0 la figure d\u2019Athos, il fit un pas vers Son \n\u00c9minence . \n\u00ab On dirait q ue vous nous soup\u00e7onnez r\u00e9ellement, Monse i-\ngneur, et que nous subissons un v\u00e9ritable interrogatoire ; s\u2019il en \nest ainsi, que Votre \u00c9minence daigne s\u2019expliquer, et nous sa u-\nrons du moins \u00e0 quoi nous en tenir. \n\u2013 Et quand cela serait un interrogatoire, reprit l e cardinal, \nd\u2019autres que vous en ont subi, monsieur Athos, et y ont r\u00e9po n-\ndu. \n\u2013 Aussi, Monseigneur, ai -je dit \u00e0 Votre \u00c9minence qu\u2019elle \nn\u2019avait qu\u2019\u00e0 questionner, et que nous \u00e9tions pr\u00eats \u00e0 r\u00e9pondre. \n\u2013 Quelle \u00e9tait cette lettre que vous alliez lire, monsieur \nAramis, et que vous avez cach\u00e9e ? \u2013 693 \u2013 \u2013 Une lettre de femme, Monseigneur. \n\u2013 Oh ! je con\u00e7ois, dit le cardinal, il faut \u00eatre discret pour ces \nsortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer \u00e0 un co n-\nfesseur, et, vous le savez, j\u2019ai re\u00e7u les ordres. \n\u2013 Monse igneur, dit Athos avec un calme d\u2019autant plus te r-\nrible qu\u2019il jouait sa t\u00eate en faisant cette r\u00e9ponse, la lettre est \nd\u2019une femme, mais elle n\u2019est sign\u00e9e ni Marion de Lorme, ni \nMme d\u2019Aiguillon. \u00bb \nLe cardinal devint p\u00e2le comme la mort, un \u00e9clair fauve so r-\ntit de ses yeux ; il se retourna comme pour donner un ordre \u00e0 \nCahusac et \u00e0 La Houdini\u00e8re. Athos vit le mouvement ; il fit un \npas vers les mousquetons, sur lesquels les trois amis avaient les yeux fix\u00e9s en hommes mal dispos\u00e9s \u00e0 se laisser arr\u00eater. Le ca r-\ndinal \u00e9tait, lui, troisi\u00e8me ; les mousquetaires, y compris les l a-\nquais, \u00e9taient sept : il jugea que la partie serait d\u2019autant moins \n\u00e9gale, qu\u2019Athos et ses compagnons conspiraient r\u00e9ellement ; et, \npar un de ces retours rapides qu\u2019il tenait toujours \u00e0 sa dispos i-\ntion, toute sa col\u00e8re se fondit dans un sourire. \n\u00ab Allons, allons ! dit -il, vous \u00eates de braves jeunes gens, \nfiers au soleil, fid\u00e8les dans l\u2019obscurit\u00e9 ; il n\u2019y a pas de mal \u00e0 vei l-\nler sur soi quand on veille si bien sur les autres ; messieurs, je \nn\u2019ai point ou bli\u00e9 la nuit o\u00f9 vous m\u2019avez servi d\u2019escorte pour aller \nau Colombier -Rouge ; s\u2019il y avait quelque danger \u00e0 craindre sur \nla route que je vais suivre, je vous prierais de m\u2019accompagner ; \nmais, comme il n\u2019y en a pas, restez o\u00f9 vous \u00eates, achevez vos bouteilles , votre partie et votre lettre. Adieu, messieurs. \u00bb \nEt, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amen\u00e9, \nil les salua de la main et s\u2019\u00e9loigna. \nLes quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent \ndes yeux sans dire un seul mot jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il e \u00fbt disparu. \nPuis ils se regard\u00e8rent. \u2013 694 \u2013 Tous avaient la figure constern\u00e9e, car malgr\u00e9 l\u2019adieu amical \nde Son \u00c9minence , ils comprenaient que le cardinal s\u2019en allait la \nrage dans le c\u0153ur. \nAthos seul souriait d\u2019un sourire puissant et d\u00e9daigneux. \nQuand le cardinal fut hors de la port\u00e9e de la voix et de la vue : \n\u00ab Ce Grimaud a cri\u00e9 bien tard ! \u00bb dit Porthos, qui avait \ngrande envie de faire tomber sa mauvaise humeur sur \nquelqu\u2019un. \nGrimaud allait r\u00e9pondre pour s\u2019excuser. Athos leva le doigt \net Grimaud se tut. \n\u00ab Auriez -vous rendu la lettre, Aramis ? dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Moi, dit Aramis de sa voix la plus fl\u00fbt\u00e9e, j\u2019\u00e9tais d\u00e9cid\u00e9 : \ns\u2019il avait exig\u00e9 que la lettre lui f\u00fbt remise, je lui pr\u00e9sentais la lettre d\u2019une main, et de l\u2019autre je lui passais mon \u00e9p\u00e9e au travers \ndu corps. \n\u2013 Je m\u2019y attendais bien, dit Athos ; voil\u00e0 pourquoi je me \nsuis jet\u00e9 entre vous et lui. En v\u00e9rit\u00e9, cet homme est bien impr u-\ndent de parler ainsi \u00e0 d\u2019autres hommes ; on dirait qu\u2019il n\u2019a j a-\nmais eu affaire qu\u2019\u00e0 des femmes et \u00e0 des enfants. \n\u2013 Mon cher Athos, dit d\u2019Artagnan, je vous admire, mais c e-\npendant nous \u00e9tions dans notre tort, apr\u00e8s tout. \n\u2013 Comment, dans notre tort ! reprit Athos . \u00c0 qui donc cet \nair que nous respirons ? \u00e0 qui cet oc\u00e9an sur lequel s\u2019\u00e9tendent \nnos regards ? \u00e0 qui ce sable sur lequel nous \u00e9tion s couch\u00e9s ? \u00e0 \nqui cette lettre de votre ma\u00eetresse ? Est -ce au cardinal ? Sur mon \nhonneur, cet homme se figure que le monde lui appartient : \nvous \u00e9tiez l\u00e0, balbutiant, stup\u00e9fait, an\u00e9anti ; on e\u00fbt dit que la \nBastille se dressait devant vous et que la gigante sque M\u00e9duse \nvous changeait en pierre. Est -ce que c\u2019est conspirer, voyons, que \nd\u2019\u00eatre amoureux ? Vous \u00eates amoureux d\u2019une femme que le ca r-\ndinal a fait enfermer, vous voulez la tirer des mains du cardinal ; \nc\u2019est une partie que vous jouez avec Son \u00c9minence : cette lettre \u2013 695 \u2013 c\u2019est votre jeu ; pourquoi montreriez -vous votre jeu \u00e0 votre a d-\nversaire ? cela ne se fait pas. Qu\u2019il le devine, \u00e0 la bonne heure ! \nnous devinons bien le sien, nous ! \n\u2013 Au fait, dit d\u2019Artagnan, c\u2019est plein de sens, ce que vous \ndites l\u00e0, Athos. \n\u2013 En ce cas, qu\u2019il ne soit plus question de ce qui vient de se \npasser, et qu\u2019Aramis reprenne la lettre de sa cousine o\u00f9 M. le \ncardinal l\u2019a interrompue. \u00bb \nAramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se rappr o-\nch\u00e8rent de lui, et les trois laquais se gr oup\u00e8rent de nouveau a u-\npr\u00e8s de la dame -jeanne. \n\u00ab Vous n\u2019aviez lu qu\u2019une ligne ou deux, dit d\u2019Artagnan, r e-\nprenez donc la lettre \u00e0 partir du commencement. \n\u00ab Volontiers \u00bb, dit Aramis. \n\u00ab Mon cher cousin, je crois bien que je me d\u00e9ciderai \u00e0 pa r-\ntir pour Stenay, o \u00f9 ma s\u0153ur a fait entrer notre petite servante \ndans le couvent des Carm\u00e9lites ; cette pauvre enfant s\u2019est r\u00e9s i-\ngn\u00e9e, elle sait qu\u2019elle ne peut vivre autre part sans que le salut \nde son \u00e2me soit en danger. Cependant, si les affaires de notre \nfamille s\u2019arrange nt comme nous le d\u00e9sirons, je crois qu\u2019elle \ncourra le risque de se damner, et qu\u2019elle reviendra pr\u00e8s de ceux qu\u2019elle regrette, d\u2019autant plus qu\u2019elle sait qu\u2019on pense toujours \u00e0 \nelle. En attendant, elle n\u2019est pas trop malheureuse : tout ce \nqu\u2019elle d\u00e9sire c\u2019 est une lettre de son pr\u00e9tendu. Je sais bien que \nces so rtes de denr\u00e9es passent difficilement par les grilles ; mais, \napr\u00e8s tout, comme je vous en ai donn\u00e9 des preuves, mon cher \ncousin, je ne suis pas trop maladroite et je me chargerai de cette \ncommission. Ma s\u0153ur vous remercie de votre bon et \u00e9ternel \nsouv enir. Elle a eu un instant de grande inqui\u00e9tude ; mais enfin \nelle est quelque peu rassur\u00e9e maintenant, ayant envoy\u00e9 son \ncommis l\u00e0 -bas afin qu\u2019il ne s\u2019y passe rien d\u2019impr\u00e9vu. \u2013 696 \u2013 \u00ab Adieu, mon cher cousin, donnez -nous de vos nouvelles le \nplus souvent que vous pourrez, c\u2019est -\u00e0-dire toutes les fois que \nvous croirez pouvoir le faire s\u00fbrement. Je vous embrasse. \n\u00ab Marie Michon. \u00bb \n\u00ab Oh ! que ne vous dois -je pas, Aramis ? s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan. \nCh\u00e8re Constance ! j\u2019ai donc e nfin de ses nouvelles ; elle vit, elle \nest en s\u00fbret\u00e9 dans un couvent, elle est \u00e0 Stenay ! O\u00f9 prenez -vous \nStenay, Athos ? \n\u2013 Mais \u00e0 quelques lieues des fronti\u00e8res ; une fois le si\u00e8ge \nlev\u00e9, nous pourrons aller faire un tour de ce c\u00f4t\u00e9. \n\u2013 Et ce ne sera pas lon g, il faut l\u2019esp\u00e9rer, dit Porthos, car on \na, ce matin, pendu un espion, lequel a d\u00e9clar\u00e9 que les Rochelois \nen \u00e9taient aux cuirs de leurs souliers. En supposant qu\u2019apr\u00e8s \navoir mang\u00e9 le cuir ils mangent la semelle, je ne vois pas trop ce \nqui leur restera apr \u00e8s, \u00e0 moins de se manger les uns les autres. \n\u2013 Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre d\u2019excellent vin \nde Bordeaux, qui, sans avoir \u00e0 cette \u00e9poque la r\u00e9putation qu\u2019il a \naujourd\u2019hui, ne la m\u00e9ritait pas moins ; pauvres sots ! comme si \nla religion catholi que n\u2019\u00e9tait pas la plus avantageuse et la plus \nagr\u00e9able des religions ! C\u2019est \u00e9gal, reprit -il apr\u00e8s avoir fait cl a-\nquer sa langue contre son palais, ce sont de braves gens. Mais que diable faites -vous donc, Aramis ? continua Athos ; vous se r-\nrez cette lettre dans votre poche ? \n\u2013 Oui, dit d\u2019Artagnan, Athos a raison, il faut la br\u00fbler ; en-\ncore, qui sait si M. le cardinal n\u2019a pas un secret pour interroger \nles cendres ? \n\u2013 Il doit en avoir un, dit Athos. \n\u2013 Mais que voulez -vous faire de cette lettre ? demanda Po r-\nthos. \n\u2013 Venez ici, Grimaud \u00bb, dit Athos. \nGrimaud se leva et ob\u00e9it. \u2013 697 \u2013 \u00ab Pour vous punir d\u2019avoir parl\u00e9 sans permission, mon ami, \nvous allez manger ce morceau de papier, puis, pour vous r \u00e9-\ncompenser du service que vous nous aurez rendu, vous boirez \nensuite ce verr e de vin ; voici la lettre d\u2019abord, m\u00e2chez avec \n\u00e9nergie. \u00bb \nGrimaud sourit, et, les yeux fix\u00e9s sur le verre qu\u2019Athos v e-\nnait de remplir bord \u00e0 bord, il broya le papier et l\u2019avala. \n\u00ab Bravo, ma\u00eetre Grimaud ! dit Athos, et maintenant prenez \nceci ; bien, je vous dispense de dire merci. \u00bb \nGrimaud avala silencieusement le verre de vin de Bo r-\ndeaux, mais ses yeux lev\u00e9s au ciel parlaient, pendant tout le temps que dura cette douce occupation, un langage qui, pour \n\u00eatre muet, n\u2019en \u00e9tait pas moins expressif. \n\u00ab Et mainten ant, dit Athos, \u00e0 moins que M. le cardinal n\u2019ait \nl\u2019ing\u00e9nieuse id\u00e9e de faire ouvrir le ventre \u00e0 Grimaud, je crois que nous pouvons \u00eatre \u00e0 peu pr\u00e8s tranquilles. \u00bb \nPendant ce temps, Son \u00c9minence continuait sa promenade \nm\u00e9lancolique en murmurant entre ses mous taches : \n\u00ab D\u00e9cid\u00e9ment, il faut que ces quatre hommes soient \u00e0 \nmoi. \u00bb \u2013 698 \u2013 CHAPITRE LII \nPREMIERE JOURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 \n \nRevenons \u00e0 Milady, qu\u2019un regard jet\u00e9 sur les c\u00f4tes de \nFrance nous a fait perdre de vue un instant. \nNous la retrouverons dans la position d\u00e9sesp \u00e9r\u00e9e o\u00f9 nous \nl\u2019avons laiss\u00e9e, se creusant un ab\u00eeme de sombres r\u00e9flexions, \nsombre enfer \u00e0 la porte duquel elle a presque laiss\u00e9 l\u2019esp\u00e9rance : \ncar pour la premi\u00e8re fois elle doute, pour la premi\u00e8re fois elle \ncraint. \nDans deux occasions sa fortune lui a manqu \u00e9, dans deux \noccasions elle s\u2019est vue d\u00e9couverte et trahie, et dans ces deux occasions, c\u2019est contre le g\u00e9nie fatal envoy\u00e9 sans doute par le \nSeigneur pour la combattre qu\u2019elle a \u00e9chou\u00e9 : d\u2019Artagnan l\u2019a \nvaincue, elle, cette invincible puissance du mal. \nIl l\u2019a abus\u00e9e dans son amour, humili\u00e9e dans son orgueil, \ntromp\u00e9e dans son ambition, et maintenant voil\u00e0 qu\u2019il la perd \ndans sa fortune, qu\u2019il l\u2019atteint dans sa libert\u00e9, qu\u2019il la menace \nm\u00eame dans sa vie. Bien plus, il a lev\u00e9 un coin de son masque, \ncette \u00e9gide do nt elle se couvre et qui la rend si forte. \nD\u2019Artagnan a d\u00e9tourn\u00e9 de Buckingham, qu\u2019elle hait, \ncomme elle hait tout ce qu\u2019elle a aim\u00e9, la temp\u00eate dont le men a-\n\u00e7ait R ichelieu dans la personne de la reine. D\u2019Artagnan s\u2019est fait \npasser pour de Wardes , pour lequ el elle avait une de ces fanta i-\nsies de tigresse, indomptables comme en ont les femmes de ce \ncarac t\u00e8re. D\u2019Artagnan conna\u00eet ce terrible secret qu\u2019elle a jur\u00e9 \nque nul ne conna\u00eetrait sans mourir. Enfin, au moment o\u00f9 elle vient d\u2019obtenir un blanc -seing \u00e0 l\u2019aide duquel elle va se venger \nde son ennemi, le blanc -seing lui est arrach\u00e9 des mains, et c\u2019est \nd\u2019Artagnan qui la tient prisonni\u00e8re et qui va l\u2019envoyer dans \u2013 699 \u2013 quelque immonde Botany -Bay, dans quelque Tyburn inf\u00e2me de \nl\u2019oc\u00e9an Indien. \nCar tout cela lui vient de d\u2019 Artagnan sans doute ; de qui \nviendraient tant de hontes amass\u00e9es sur sa t\u00eate, sinon de lui ? \nLui seul a pu transmettre \u00e0 Lord de Winter tous ces affreux s e-\ncrets, qu\u2019il a d\u00e9couverts les uns apr\u00e8s les autres par une sorte de \nfatalit\u00e9. Il conna\u00eet son beau -fr\u00e8re, il lui aura \u00e9crit. \nQue de haine elle distille ! L\u00e0, immobile, et les yeux ardents \net fixes dans son appartement d\u00e9sert, comme les \u00e9clats de ses \nrugissements sourds, qui parfois s\u2019\u00e9chappent avec sa respiration \ndu fond de sa poitrine, accompagnent bien l e bruit de la houle \nqui monte, gronde, mugit et vient se briser, comme un d\u00e9ses-poir \u00e9ternel et impuissant, contre les rochers sur lesquels est \nb\u00e2ti ce ch\u00e2teau sombre et orgueilleux ! Comme, \u00e0 la lueur des \n\u00e9clairs que sa col\u00e8re orageuse fait briller dans so n esprit, elle \ncon\u00e7oit contre Mme Bonacieux, contre Buckingham, et surtout \ncontre d\u2019Artagnan, de magnifiques projets de vengeance, perdus \ndans les lointains de l\u2019avenir ! \nOui, mais pour se venger il faut \u00eatre libre, et pour \u00eatre libre, \nquand on est prisonnier, il faut percer un mur, desceller des barreaux, trouer un plancher ; toutes entreprises que peut m e-\nner \u00e0 bout un homme patient et fort mais devant lesquelles do i-\nvent \u00e9chouer les irritations f\u00e9briles d\u2019une femme. D\u2019ailleurs, \npour faire tout cela il faut avoir le temps, des mois, des ann\u00e9es, \net elle\u2026 elle a dix ou douze jours, \u00e0 ce que lui a dit Lord de Wi n-\nter, son fraternel et terrible ge\u00f4lier. \nEt cependant, si elle \u00e9tait un homme, elle tenterait tout c e-\nla, et peut -\u00eatre r\u00e9ussirait -elle : pourquoi donc le Ciel s\u2019est -il ain-\nsi tromp\u00e9, en mettant cette \u00e2me virile dans ce corps fr\u00eale et d\u00e9l i-\ncat ! \nAussi les premiers moments de la captivit\u00e9 ont \u00e9t\u00e9 ter-\nribles : quelques convulsions de rage qu\u2019elle n\u2019a pu vaincre ont \npay\u00e9 sa dette de faiblesse f\u00e9minine \u00e0 la nature. Mais peu \u00e0 peu \nelle a surmont\u00e9 les \u00e9clats de sa folle col\u00e8re, les fr\u00e9missements \u2013 700 \u2013 nerveux qui ont agit\u00e9 son corps ont disparu, et maintenant elle \ns\u2019est repli\u00e9e sur elle -m\u00eame comme un serpent fatigu\u00e9 qui se r e-\npose. \n\u00ab Allons, allons ; j\u2019\u00e9tais folle de m\u2019empo rter ainsi, dit -elle \nen plongeant dans la glace, qui refl\u00e8te dans ses yeux son regard \nbr\u00fblant, par lequel elle semble s\u2019interroger elle -m\u00eame. Pas de \nviolence, la violence est une preuve de faiblesse. D\u2019abord je n\u2019ai \njamais r\u00e9ussi par ce moyen : peut -\u00eatre, si j\u2019usais de ma force \ncontre des femmes, aurais -je chance de les trouver plus faibles \nencore que moi, et par cons\u00e9quent de les vaincre ; mais c\u2019est \ncontre des hommes que je lutte, et je ne suis qu\u2019une femme pour eux. Luttons en femme, ma force est dans ma faiblesse. \u00bb \nAlors, comme pour se rendre compte \u00e0 elle -m\u00eame des \nchangements qu\u2019elle pouvait imposer \u00e0 sa physionomie si e x-\npressive et si mobile, elle lui fit prendre \u00e0 la fois toutes les ex-pressions, depuis celle de la col\u00e8re qui crispait ses traits, jusq u\u2019\u00e0 \ncelle du plus doux, du plus affectueux et du plus s\u00e9duisant so u-\nrire. Puis ses cheveux prirent successivement sous ses mains \nsavantes les ondulations qu\u2019elle crut pouvoir aider aux charmes \nde son v isage. Enfin elle murmura, satisfaite d\u2019elle- m\u00eame : \n\u00ab Allons, rien n\u2019est perdu. Je suis toujours belle \u00bb \nIl \u00e9tait huit heures du soir \u00e0 peu pr\u00e8s. Milady aper\u00e7ut un \nlit ; elle pensa qu\u2019un repos de quelques heures rafra\u00eechirait non \nseulement sa t\u00eate et ses id\u00e9es, mais encore son teint. Cependant, \navant de se couc her, une id\u00e9e meilleure lui vint. Elle avait e n-\ntendu parler de souper. D\u00e9j\u00e0 elle \u00e9tait depuis une heure dans \ncette chambre, on ne pouvait tarder \u00e0 lui apporter son repas. La \nprisonni\u00e8re ne voulut pas perdre de temps, et elle r\u00e9solut de \nfaire, d\u00e8s cette m\u00eam e soir\u00e9e, quelque tentative pour sonder le \nterrain, en \u00e9tudiant le caract\u00e8re des gens auxquels sa garde \u00e9tait \nconfi\u00e9e. \nUne lumi\u00e8re apparut sous la porte ; cette lumi\u00e8re anno n-\n\u00e7ait le retour de ses ge\u00f4liers. Milady, qui s\u2019\u00e9tait lev\u00e9e, se rejeta \nvivement sur son fauteuil, la t\u00eate renvers\u00e9e en arri\u00e8re, ses beaux \u2013 701 \u2013 cheveux d\u00e9nou\u00e9s et \u00e9pars, sa gorge demi -nue sous ses dentelles \nfroiss\u00e9es, une main sur son c\u0153ur et l\u2019autre pendante. \nOn ouvrit les verrous, la porte grin\u00e7a sur ses gonds, des pas \nretentirent dans la cha mbre et s\u2019approch\u00e8rent. \n\u00ab Posez l\u00e0 cette table \u00bb, dit une voix que la prisonni\u00e8re r e-\nconnut pour celle de Felton. \nL\u2019ordre fut ex\u00e9cut\u00e9. \n\u00ab Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la sent i-\nnelle \u00bb, continua Felton. \nCe double ordre que donna aux m\u00eames individus le jeune \nlieutenant prouva \u00e0 Milady que ses serviteurs \u00e9taient les m\u00eames \nhommes que ses gardiens, c\u2019est -\u00e0-dire des soldats. \nLes ordres de Felton \u00e9taient, au reste, ex\u00e9cut\u00e9s avec une s i-\nlencieuse rapidit\u00e9 qui donnait une bonne id\u00e9e de l\u2019\u00e9tat florissant \ndans lequel il maintenait la discipline. \nEnfin, Felton, qui n\u2019avait pas encore regard\u00e9 Milady, se r e-\ntourna vers elle. \n\u00ab Ah ! ah ! dit -il, elle dort, c\u2019est bien : \u00e0 son r\u00e9veil elle so u-\npera. \u00bb \nEt il fit quelques pas pour sortir. \n\u00ab Mais, mon lieutenant, dit un soldat moins sto\u00efque que \nson chef, et qui s\u2019\u00e9tait approch\u00e9 de Milady, cette femme ne dort \npas. \n\u2013 Comment, elle ne dort pas ? dit Felton, que fait -elle donc, \nalors ? \n\u2013 Elle est \u00e9vanouie ; son visage est tr\u00e8s p\u00e2le, et j\u2019ai beau \n\u00e9couter, je n\u2019entends pas sa respiration. \n\u2013 Vous avez raison, dit Felton apr\u00e8s avoir regard\u00e9 Milady \nde la place o\u00f9 il se trouvait, sans faire un pas vers elle, allez pr \u00e9-\u2013 702 \u2013 venir Lord de Winter que sa prisonni\u00e8re est \u00e9vanouie, car je ne \nsais que faire, le cas n\u2019ayant pas \u00e9t\u00e9 pr\u00e9vu. \u00bb \nLe soldat sortit pour ob\u00e9ir aux ordres de son officier ; Fel-\nton s\u2019assit sur un fauteuil qui se trouvait par hasard pr\u00e8s de la \nporte et attendit sans dire une parole, sans faire un geste. Mil a-\ndy po ss\u00e9dait ce grand art, tant \u00e9tudi\u00e9 par les femmes, de voir \u00e0 \ntravers ses longs cils sans avoir l\u2019air d\u2019ouvrir les paupi\u00e8res : elle \naper\u00e7ut Felton qui lui tournait le dos, elle continua de le rega r-\nder pendant dix minutes \u00e0 peu pr\u00e8s, et pendant ces dix minutes, \nl\u2019impassible gardien ne se retourna pas une seule fois. \nElle songea alors que Lord de Winter allait venir et rendre, \npar sa pr\u00e9sence, une nouvelle force \u00e0 son ge\u00f4lier : sa premi\u00e8re \n\u00e9preuve \u00e9tait perdue, elle en prit son parti en femme qui compte \nsur ses ressources ; en cons\u00e9quence elle leva la t\u00eate, ouvrit les \nyeux et soupira faiblement. \n\u00c0 ce soupir, Felton se retourna enfin. \n\u00ab Ah ! vous voici r\u00e9veill\u00e9e, madame ! dit -il, je n\u2019ai donc plus \naffaire ici ! Si vous avez besoin de quelque chose, vous appell e-\nrez. \n\u2013 Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que j\u2019ai souffert ! \u00bb murmura \nMilady avec cette voix harmonieuse qui, pareille \u00e0 celle des e n-\nchanteresses antiques, charmait tous ceux qu\u2019elle voulait \nperdre. \nEt elle prit en se redressant sur son fauteuil une position \nplus gracieuse et plus abandonn\u00e9e encore que celle qu\u2019elle avait lorsqu\u2019elle \u00e9tait couch\u00e9e. \nFelton se leva. \n\u00ab Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame, dit -il : \nle matin \u00e0 neuf heures, dans la journ\u00e9e \u00e0 une heure, et le soir \u00e0 \nhuit heures. Si cela ne vous convient pas, vous pouvez indiquer \nvos heures au lieu de celles que je vous propose, et, sur ce point, \non se conformera \u00e0 vos d\u00e9sirs. \u2013 703 \u2013 \u2013 Mais vais -je donc rester toujours seule dans cette grande \net triste chambre ? demanda Milady. \n\u2013 Une femme des environs a \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venue, elle sera demain \nau ch\u00e2teau, et viendra toutes les fois que vous d\u00e9sirerez sa pr \u00e9-\nsence. \n\u2013 Je vous rends gr\u00e2ce, monsieur \u00bb, r\u00e9pondit humblement \nla prisonni\u00e8re. \nFelton fit un l\u00e9ger salut et se dirigea vers la porte. Au m o-\nment o\u00f9 il allait en franchir le seuil, Lord de Winter parut dans \nle corridor, suivi du soldat qui \u00e9tait all\u00e9 lui porter la nouvelle de \nl\u2019\u00e9vanouissement de Milady. Il tenait \u00e0 la main un flacon de sels. \n\u00ab Eh bien ! qu\u2019est -ce ? et que se passe -t-il donc ici ? dit -il d\u2019une \nvoix railleuse en voyant sa prisonni\u00e8re debout et Felton pr\u00eat \u00e0 \nsortir. Cette morte est -elle donc d\u00e9j\u00e0 ressuscit\u00e9e ? Pardieu, Fel-\nton, mon enfant, tu n\u2019as donc pas vu qu\u2019on te prenait pour un \nnovice et qu\u2019on te jouait le premier acte d\u2019une com\u00e9die dont \nnous aurons sans doute le plaisir de suivre tous les d\u00e9velopp e-\nment s ? \n\u2013 Je l\u2019ai bien pens\u00e9, Milord, dit Felton ; mais, enfin, comme \nla prisonni\u00e8re est femme, apr\u00e8s tout, j\u2019ai voulu avoir les \u00e9gards \nque tout homme bien n\u00e9 doit \u00e0 une femme, sinon pour elle, du \nmoins pour lui -m\u00eame. \u00bb \nMilady frissonna par tout son corps. Ces paroles de Felton \npassaient comme une glace par toutes ses veines. \n\u00ab Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux cheveux s a-\nvamment \u00e9tal\u00e9s, cette peau blanche et ce langoureux regard ne \nt\u2019ont pas encore s\u00e9duit, c\u0153ur de pierre ? \n\u2013 Non, Milord, r\u00e9pondit l\u2019im passible jeune homme, et \ncroyez -moi bien, il faut plus que des man\u00e8ges et des coquett e-\nries de femme pour me corrompre. \n\u2013 En ce cas, mon brave lieutenant, laissons Milady che r-\ncher autre chose et allons souper ; ah ! sois tranquille, elle a \u2013 704 \u2013 l\u2019imagination f\u00e9c onde et le second acte de la com\u00e9die ne tardera \npas \u00e0 suivre le premier. \u00bb \nEt \u00e0 ces mots Lord de Winter passa son bras sous celui de \nFelton et l\u2019emmena en riant. \n\u00ab Oh ! je trouverai bien ce qu\u2019il te faut, murmura Milady \nentre ses dents ; sois tranquille, p auvre moine manqu\u00e9, pauvre \nsoldat converti qui t\u2019es taill\u00e9 ton uniforme dans un froc. \u00bb \n\u00ab \u00c0 propos, reprit de Winter en s\u2019arr\u00eatant sur le seuil de la \nporte, il ne faut pas, Milady, que cet \u00e9chec vous \u00f4te l\u2019app\u00e9tit. \nT\u00e2tez de ce poulet et de ces poissons que je n\u2019ai pas fait empo i-\nsonner, sur l\u2019honneur. Je m\u2019accommode assez de mon cuisinier, \net comme il ne doit pas h\u00e9riter de moi, j\u2019ai en lui pleine et en-\nti\u00e8re confiance. Faites comme moi. Adieu, ch\u00e8re s\u0153ur ! \u00e0 votre \nprochain \u00e9vanouissement. \u00bb \nC\u2019\u00e9tait tout ce q ue pouvait supporter Milady : ses mains se \ncrisp\u00e8rent sur son fauteuil, ses dents grinc\u00e8rent sourdement, ses \nyeux suivirent le mouvement de la porte qui se fermait derri\u00e8re \nLord de Winter et Felton ; et, lorsqu\u2019elle se vit seule, une no u-\nvelle crise de d\u00e9sespoir la prit ; elle jeta les yeux sur la table, vit \nbriller un couteau, s\u2019\u00e9lan\u00e7a et le saisit ; mais son d\u00e9sappoint e-\nment fut cruel : la lame en \u00e9tait ronde et d\u2019argent flexible. \nUn \u00e9clat de rire retentit derri\u00e8re la porte mal ferm\u00e9e, et la \nporte se rouvri t. \n\u00ab Ah ! ah ! s\u2019\u00e9cria Lord de Winter ; ah ! ah ! vois -tu bien, \nmon brave Felton, vois -tu ce que je t\u2019avais dit : ce couteau, \nc\u2019\u00e9tait pour toi ; mon enfant, elle t\u2019aurait tu\u00e9 ; vois-tu, c\u2019est un \nde ses travers, de se d\u00e9barrasser ainsi, d\u2019une fa\u00e7on ou de l\u2019 autre, \ndes gens qui la g\u00eanent. Si je t\u2019eusse \u00e9cout\u00e9, le couteau e\u00fbt \u00e9t\u00e9 pointu et d\u2019acier : alors plus de Felton, elle t\u2019aurait \u00e9gorg\u00e9 et, \napr\u00e8s toi, tout le monde. Vois donc, John, comme elle sait bien tenir son couteau. \u00bb \u2013 705 \u2013 En effet, Milady tenait encore l \u2019arme offensive dans sa \nmain crisp\u00e9e, mais ces derniers mots, cette supr\u00eame insulte, \nd\u00e9tendi rent ses mains, ses forces et jusqu\u2019\u00e0 sa volont\u00e9. \nLe couteau tomba par terre. \n\u00ab Vous avez raison, Milord, dit Felton avec un accent de \nprofond d\u00e9go\u00fbt qui retentit j usqu\u2019au fond du c\u0153ur de Milady, \nvous avez raison et c\u2019est moi qui avais tort. \u00bb \nEt tous deux sortirent de nouveau. \nMais cette fois, Milady pr\u00eata une oreille plus attentive que \nla premi\u00e8re fois, et elle entendit leurs pas s\u2019\u00e9loigner et s\u2019\u00e9teindre \ndans le fo nd du corridor. \n\u00ab Je suis perdue, murmura -t-elle, me voil\u00e0 au pouvoir de \ngens sur lesquels je n\u2019aurai pas plus de prise que sur des statues \nde bronze ou de granit ; ils me savent par c\u0153ur et sont cuirass\u00e9s \ncontre toutes mes armes. \n\u00ab Il est cependant imposs ible que cela finisse comme ils \nl\u2019ont d\u00e9cid\u00e9. \u00bb \nEn effet, comme l\u2019indiquait cette derni\u00e8re r\u00e9flexion, ce r e-\ntour instinctif \u00e0 l\u2019esp\u00e9rance, dans cette \u00e2me profonde la crainte et les sentiments faibles ne surnageaient pas longtemps. Milady \nse mit \u00e0 table, man gea de plusieurs mets, but un peu de vin \nd\u2019Espagne, et sentit revenir toute sa r\u00e9solution. \nAvant de se coucher elle avait d\u00e9j\u00e0 comment\u00e9, analys\u00e9, r e-\ntourn\u00e9 sur toutes leurs faces, examin\u00e9 sous tous les points, les paroles, les pas, les gestes, les signes et jusqu\u2019au silence de ses \nge\u00f4liers, et de cette \u00e9tude profonde, habile et savante, il \u00e9tait \nr\u00e9sult\u00e9 que Felton \u00e9tait, \u00e0 tout prendre, le plus vuln\u00e9rable de ses \ndeux pers\u00e9cuteurs. \nUn mot surtout revenait \u00e0 l\u2019esprit de la prisonni\u00e8re : \n\u00ab Si je t\u2019eusse \u00e9cout\u00e9 \u00bb, avait dit Lord de Winter \u00e0 Felton. \u2013 706 \u2013 Donc Felton avait parl\u00e9 en sa faveur, puisque Lord de Wi n-\nter n\u2019avait pas voulu \u00e9couter Felton. \n\u00ab Faible ou forte, r\u00e9p\u00e9tait Milady, cet homme a donc une \nlueur de piti\u00e9 dans son \u00e2me ; de cette lueur je ferai un incendie \nqui le d\u00e9vorera. \n\u00ab Quant \u00e0 l\u2019autre, il me conna\u00eet, il me craint et sait ce qu\u2019il a \n\u00e0 attendre de moi si jamais je m\u2019\u00e9chappe de ses mains, il est \ndonc inutile de rien tenter sur lui. Mais Felton, c\u2019est autre \nchose ; c\u2019est un jeune homme na\u00eff, pur et qui sem ble vertueux ; \ncelui -l\u00e0, il y a moyen de le perdre. \u00bb \nEt Milady se coucha et s\u2019endormit le sourire sur les l\u00e8vres ; \nquelqu\u2019un qui l\u2019e\u00fbt vue dormant e\u00fbt dit une jeune fille r\u00eavant \u00e0 \nla couronne de fleurs qu\u2019elle devait mettre sur son front \u00e0 la \nprochaine f\u00ea te. \u2013 707 \u2013 CHAPITRE LIII \nDEUXI\u00c8ME JOURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 \n \nMilady r\u00eavait qu\u2019elle tenait enfin d\u2019Artagnan, qu\u2019elle assi s-\ntait \u00e0 son supplice, et c\u2019\u00e9tait la vue de son sang odieux, coulant \nsous la hache du bourreau, qui dessinait ce charmant sourire \nsur les l\u00e8vres. \nElle dormait comme dort un prisonnier berc\u00e9 par sa pr e-\nmi\u00e8re esp\u00e9rance. \nLe lendemain, lorsqu\u2019on entra dans sa chambre, elle \u00e9tait \nencore au lit. Felton \u00e9tait dans le corridor : il amenait la femme \ndont il avait parl\u00e9 la veille, et qui venait d\u2019arriver ; cette femme \nentra et s\u2019approcha du lit de Milady en lui offrant ses services. \nMilady \u00e9tait habituellement p\u00e2le ; son teint pouvait donc \ntromper une personne qui la voyait pour la premi\u00e8re fois. \n\u00ab J\u2019ai la fi\u00e8vre, dit -elle ; je n\u2019ai pas dormi un seul instant \npenda nt toute cette longue nuit, je souffre horriblement : serez -\nvous plus humaine qu\u2019on ne l\u2019a \u00e9t\u00e9 hier avec moi ? Tout ce que \nje demande, au reste, c\u2019est la permission de rester couch\u00e9e. \n\u2013 Voulez -vous qu\u2019on appelle un m\u00e9decin ? \u00bb dit la femme. \nFelton \u00e9coutait ce dialogue sans dire une parole. \nMilady r\u00e9fl\u00e9chissait que plus on l\u2019entourerait de monde, \nplus elle aurait de monde \u00e0 apitoyer, et plus la surveillance de \nLord de Winter redoublerait ; d\u2019ailleurs le m\u00e9decin pourrait d\u00e9-\nclarer que la maladie \u00e9tait feinte, et Milady apr\u00e8s avoir perdu la \npremi\u00e8re partie ne voulait pas perdre la seconde. \u2013 708 \u2013 \u00ab Aller chercher un m\u00e9decin, dit -elle, \u00e0 quoi bon ? ces mes-\nsieurs ont d\u00e9clar\u00e9 hier que mon mal \u00e9tait une com\u00e9die, il en s e-\nrait sans doute de m\u00eame aujourd\u2019hui ; car depuis hier soir, on a \neu le temps de pr\u00e9venir le docteur. \n\u2013 Alors, dit Felton impatient\u00e9, dites vous -m\u00eame, madame, \nquel traitement vous voulez suivre. \n\u2013 Eh ! le sais -je, moi ? mon Dieu ! je sens que je souffre, \nvoil\u00e0 tout, que l\u2019on me donne ce que l\u2019on voudra, peu m \u2019importe. \n\u2013 Allez chercher Lord de Winter, dit Felton fatigu\u00e9 de ces \nplaintes \u00e9ternelles. \n\u2013 Oh ! non, non ! s\u2019\u00e9cria Milady, non, monsieur, ne \nl\u2019appelez pas, je vous en conjure, je suis bien, je n\u2019ai besoin de \nrien, ne l\u2019appelez pas. \u00bb \nElle mit une v\u00e9h\u00e9menc e si prodigieuse, une \u00e9loquence si \nentra\u00eenante dans cette exclamation, que Felton, entra\u00een\u00e9, fit \nquelques pas dans la chambre. \n\u00ab Il est \u00e9mu \u00bb, pensa Milady. \n\u00ab Cependant, madame, dit Felton, si vous souffrez r\u00e9ell e-\nment, on enverra chercher un m\u00e9decin, et si vous nous trompez, \neh bien, ce sera tant pis pour vous, mais du moins, de notre c\u00f4-\nt\u00e9, nous n\u2019aurons rien \u00e0 nous reprocher. \u00bb \nMilady ne r\u00e9pondit point ; mais renversant sa belle t\u00eate sur \nson oreiller, elle fondit en larmes et \u00e9clata en sanglots. \nFelton la regarda un instant avec son impassibilit\u00e9 ord i-\nnaire ; puis voyant que la crise mena\u00e7ait de se prolonger, il so r-\ntit ; la femme le suivit. Lord de Winter ne parut pas. \n\u00ab Je crois que je commence \u00e0 voir clair \u00bb, murmura Milady \navec une joie sauvage, en s\u2019ense velissant sous les draps pour \ncacher \u00e0 tous ceux qui pourraient l\u2019\u00e9pier cet \u00e9lan de satisfaction \nint\u00e9rieure. \u2013 709 \u2013 Deux heures s\u2019\u00e9coul\u00e8rent. \n\u00ab Maintenant il est temps que la maladie cesse, dit -elle : le-\nvons- nous et obtenons quelque succ\u00e8s d\u00e8s aujourd\u2019hui ; je n\u2019 ai \nque dix jours, et ce soir il y en aura deux d\u2019\u00e9coul\u00e9s. \nEn entrant, le matin, dans la chambre de Milady, on lui \navait apport\u00e9 son d\u00e9jeuner ; or elle avait pens\u00e9 qu\u2019on ne tard e-\nrait pas \u00e0 venir enlever la table, et qu\u2019en ce moment elle rever-\nrait Felton. \nMilady ne se trompait pas. Felton reparut, et, sans faire a t-\ntention si Milady avait ou non touch\u00e9 au repas, fit un signe pour qu\u2019on emport\u00e2t hors de la chambre la table, que l\u2019on apportait \nordinairement toute servie. \nFelton resta le dernier, il tenait un liv re \u00e0 la main. \nMilady, couch\u00e9e dans un fauteuil pr\u00e8s de la chemin\u00e9e, \nbelle, p\u00e2le et r\u00e9sign\u00e9e, ressemblait \u00e0 une vierge sainte attendant \nle martyre. \nFelton s\u2019approcha d\u2019elle et dit : \n\u00ab Lord de Winter, qui est catholique comme vous, m a-\ndame, a pens\u00e9 que la pri vation des rites et des c\u00e9r\u00e9monies de \nvotre r eligion peut vous \u00eatre p\u00e9nible : il consent donc \u00e0 ce que \nvous l isiez chaque jour l\u2019ordinaire de votre messe, et voici un \nlivre qui en contient le rituel. \u00bb \n\u00c0 l\u2019air dont Felton d\u00e9posa ce livre sur la petite tabl e pr\u00e8s de \nlaquelle \u00e9tait Milady, au ton dont il pronon\u00e7a ces deux mots, \nvotre messe, au sourire d\u00e9daigneux dont il les accompagna, M i-\nlady leva la t\u00eate et regarda plus attentivement l\u2019officier. \nAlors, \u00e0 cette coiffure s\u00e9v\u00e8re, \u00e0 ce costume d\u2019une simplicit\u00e9 \nexag\u00e9r\u00e9e, \u00e0 ce front poli comme le marbre, mais dur et imp\u00e9n \u00e9-\ntrable comme lui, elle reconnut un de ces sombres puritains qu\u2019elle avait rencontr\u00e9s si souvent tant \u00e0 la cour du roi Jacques \nqu\u2019\u00e0 celle du roi de France, o\u00f9, malgr\u00e9 le souvenir de la Saint -\nBarth\u00e9 l\u00e9my, ils venaient parfois chercher un refuge. \u2013 710 \u2013 Elle eut donc une de ces inspirations subites comme les \ngens de g\u00e9nie seuls en re\u00e7oivent dans les grandes crises, dans les \nmoments supr\u00eames qui doivent d\u00e9cider de leur fortune ou de \nleur vie. \nCes deux mots, vo tre messe, et un simple coup d\u2019\u0153il jet\u00e9 \nsur Felton, lui avaient en effet r\u00e9v\u00e9l\u00e9 toute l\u2019importance de la r\u00e9ponse qu\u2019elle allait faire. \nMais avec cette rapidit\u00e9 d\u2019intelligence qui lui \u00e9tait partic u-\nli\u00e8re, cette r\u00e9ponse toute formul\u00e9e se pr\u00e9senta sur ses l\u00e8vr es : \n\u00ab Moi ! dit -elle avec un accent de d\u00e9dain mont\u00e9 \u00e0 l\u2019unisson \nde celui qu\u2019elle avait remarqu\u00e9 dans la voix du jeune officier, moi, monsieur, ma messe ! Lord de Winter, le catholique co r-\nrompu, sait bien que je ne suis pas de sa religion, et c\u2019est un \npi\u00e8g e qu\u2019il veut me tendre ! \n\u2013 Et de quelle religion \u00eates -vous donc, madame ? demanda \nFelton avec un \u00e9tonnement que, malgr\u00e9 son empire sur lui -\nm\u00eame, il ne put cacher enti\u00e8rement. \n\u2013 Je le dirai, s\u2019\u00e9cria Milady avec une exaltation feinte, le \njour o\u00f9 j\u2019aurai asse z souffert pour ma foi. \u00bb \nLe regard de Felton d\u00e9couvrit \u00e0 Milady toute l\u2019\u00e9tendue de \nl\u2019espace qu\u2019elle venait de s\u2019ouvrir par cette seule parole. \nCependant le jeune officier demeura muet et immobile, son \nregard seul avait parl\u00e9. \n\u00ab Je suis aux mains de mes en nemis, continua -t-elle avec \nce ton d\u2019enthousiasme qu\u2019elle savait familier aux puritains ; eh \nbien, que mon Dieu me sauve ou que je p\u00e9risse pour mon Dieu ! \nvoil\u00e0 la r\u00e9ponse que je vous prie de faire \u00e0 Lord de Winter. Et \nquant \u00e0 ce livre, ajouta -t-elle en mo ntrant le rituel du bout du \ndoigt, mais sans le toucher, comme si elle e\u00fbt d\u00fb \u00eatre souill\u00e9e par cet attouchement, vous pouvez le remporter et vous en se r-\nvir pour vous -m\u00eame, car sans doute vous \u00eates doublement co m-\u2013 711 \u2013 plice de Lord de Winter, complice dans sa pe rs\u00e9cution, complice \ndans son h\u00e9r\u00e9sie. \u00bb \nFelton ne r\u00e9pondit rien, prit le livre avec le m\u00eame sent i-\nment de r\u00e9pugnance qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 manifest\u00e9 et se retira pen-\nsif. Lord de Winter vint vers les cinq heures du soir ; Milady \navait eu le temps pendant toute la journ\u00e9e de se tracer son plan \nde conduite ; elle le re\u00e7ut en femme qui a d\u00e9j\u00e0 repris tous ses \navantages. \n\u00ab Il para\u00eet, dit le baron en s\u2019asseyant dans un fauteuil en \nface de celui qu\u2019occupait Milady et en \u00e9tendant nonchalamment ses pieds sur le foyer, il p ara\u00eet que nous avons fait une petite \napostasie ! \n\u2013 Que voulez -vous dire, monsieur ? \n\u2013 Je veux dire que depuis la derni\u00e8re fois que nous nous \nsommes vus, nous avons chang\u00e9 de religion ; auriez -vous \u00e9po u-\ns\u00e9 un troisi\u00e8me mari protestant, par hasard ? \n\u2013 Expliqu ez-vous, Milord, reprit la prisonni\u00e8re avec maje s-\nt\u00e9, car je vous d\u00e9clare que j\u2019entends vos paroles, mais que je ne \nles comprends pas. \n\u2013 Alors, c\u2019est que vous n\u2019avez pas de religion du tout ; \nj\u2019aime mieux cela, reprit en ricanant Lord de Winter. \n\u2013 Il est ce rtain que cela est plus selon vos principes, reprit \nfroidement Milady. \n\u2013 Oh ! je vous avoue que cela m\u2019est parfaitement \u00e9gal. \n\u2013 Oh ! vous n\u2019avoueriez pas cette indiff\u00e9rence religieuse, \nMilord, que vos d\u00e9bauches et vos crimes en feraient foi. \n\u2013 Hein ! vous parlez de d\u00e9bauches, madame Messaline, \nvous parlez de crimes, Lady Macbeth ! Ou j\u2019ai mal entendu, ou \nvous \u00eates, pardieu, bien impudente. \u2013 712 \u2013 \u2013 Vous parlez ainsi parce que vous savez qu\u2019on nous \n\u00e9coute, monsieur, r\u00e9pondit froidement Milady, et que vous vo u-\nlez in t\u00e9resser vos ge\u00f4liers et vos bourreaux contre moi. \n\u2013 Mes ge\u00f4liers ! mes bourreaux ! Ouais, madame, vous le \nprenez sur un ton po\u00e9tique, et la com\u00e9die d\u2019hier tourne ce soir \u00e0 \nla trag\u00e9die. Au reste, dans huit jours vous serez o\u00f9 vous devez \n\u00eatre et ma t\u00e2che sera achev\u00e9e. \n\u2013 T\u00e2che inf\u00e2me ! t\u00e2che impie ! reprit Milady avec \nl\u2019exaltation de la victime qui provoque son juge. \n\u2013 Je crois, ma parole d\u2019honneur, dit de Winter en se levant, \nque la dr\u00f4lesse devient folle. Allons, allons, calmez -vous, m a-\ndame la puritaine, ou je vous fais mettre au cachot. Pardieu ! \nc\u2019est mon vin d\u2019Espagne qui vous monte \u00e0 la t\u00eate, n\u2019est -ce pas ? \nmais, soyez tranquille, cette ivresse -l\u00e0 n\u2019est pas dangereuse et \nn\u2019aura pas de suites. \u00bb \nEt Lord de Winter se retira en jurant, ce qui \u00e0 cette \u00e9poque \n\u00e9tait une habitude toute cavali\u00e8re. \nFelton \u00e9tait en effet derri\u00e8re la porte et n\u2019avait pas perdu \nun mot de toute cette sc\u00e8ne. \nMilady avait devin\u00e9 juste. \n\u00ab Oui, va ! va ! dit -elle \u00e0 son fr\u00e8re, les suites approchent, au \ncontraire, mais tu ne les verras, imb \u00e9cile, que lorsqu\u2019il ne sera \nplus temps de les \u00e9viter. \u00bb \nLe silence se r\u00e9tablit, deux heures s\u2019\u00e9coul\u00e8rent ; on apporta \nle souper, et l\u2019on trouva Milady occup\u00e9e \u00e0 faire tout haut ses \npri\u00e8res, pri\u00e8res qu\u2019elle avait apprises d\u2019un vieux serviteur de son \nsecond mari, puritain des plus aust\u00e8res. Elle semblait en extase \net ne parut pas m\u00eame faire attention \u00e0 ce qui se passait autour \nd\u2019elle. Felton fit signe qu\u2019on ne la d\u00e9range\u00e2t point, et lorsque \ntout fut en \u00e9tat il sortit sans bruit avec les soldats. \nMilady savai t qu\u2019elle pouvait \u00eatre \u00e9pi\u00e9e, elle continua donc \nses pri\u00e8res jusqu\u2019\u00e0 la fin, et il lui sembla que le soldat qui \u00e9tait \u2013 713 \u2013 de sentinelle \u00e0 sa porte ne marchait plus du m\u00eame pas et parai s-\nsait \u00e9couter. \nPour le moment, elle n\u2019en voulait pas davantage, elle se r e-\nleva, se mit \u00e0 table, mangea peu et ne but que de l\u2019eau. \nUne heure apr\u00e8s on vint enlever la table, mais Milady r e-\nmarqua que cette fois Felton n\u2019accompagnait point les soldats. \nIl craignait donc de la voir trop souvent. \nElle se retourna vers le mur pour souri re, car il y avait dans \nce sourire une telle expression de triomphe que ce seul sourire \nl\u2019e\u00fbt d\u00e9nonc\u00e9e. \nElle laissa encore s\u2019\u00e9couler une demi -heure, et comme en \nce moment tout faisait silence dans le vieux ch\u00e2teau, comme on \nn\u2019entendait que l\u2019\u00e9ternel murmur e de la houle, cette respiration \nimmense de l\u2019oc\u00e9an, de sa voix pure, harmonieuse et vibrante, \nelle commen\u00e7a le premier couplet de ce psaume alors en enti\u00e8re \nfaveur pr\u00e8s des puritains : \nSeigneur, si tu nous abandonnes, \nC\u2019est pour voir si nous sommes forts ; \nMais ensuite c\u2019est toi qui donnes \nDe ta c\u00e9leste main la palme \u00e0 nos efforts. \nCes vers n\u2019\u00e9taient pas excellents, il s\u2019en fallait m\u00eame de \nbeaucoup ; mais, comme on le sait, les protestants ne se p i-\nquaient pas de po\u00e9sie. \nTout en chantant, Milady \u00e9coutait : le soldat de garde \u00e0 sa \nporte s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 comme s\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 chang\u00e9 en pierre. Milady put donc juger de l\u2019effet qu\u2019elle avait produit. \nAlors elle continua son chant avec une ferveur et un sent i-\nment inexprimables ; il lui sembla que les sons se r\u00e9pandaie nt \nau loin sous les vo\u00fbtes et allaient comme un charme magique \nadoucir le c\u0153ur de ses ge\u00f4liers. Cependant il para\u00eet que le soldat \u2013 714 \u2013 en sentinelle, z\u00e9l\u00e9 catholique sans doute, secoua le charme, car \u00e0 \ntravers la porte : \n\u00ab Taisez -vous donc madame, dit -il, votre chanson est triste \ncomme un De profondis , et si, outre l\u2019agr\u00e9ment d\u2019\u00eatre en garn i-\nson ici, il faut encore y entendre de pareilles choses, ce sera \u00e0 n\u2019y \npoint tenir. \n\u2013 Silence ! dit alors une voix grave, que Milady reconnut \npour celle de Felton ; de quoi vo us m\u00ealez -vous, dr\u00f4le ? Vous a -t-\non ordonn\u00e9 d\u2019emp\u00eacher cette femme de chanter ? Non. On vous \na dit de la garder, de tirer sur elle si elle essayait de fuir. Gardez -\nla ; si elle fuit, tuez -la, mais ne changez rien \u00e0 la consigne. \u00bb \nUne expression de joie indi cible illumina le visage de Mil a-\ndy, mais cette expression fut fugitive comme le reflet d\u2019un \u00e9clair, \net, sans para\u00eetre avoir entendu le dialogue dont elle n\u2019avait pas \nperdu un mot, elle reprit en donnant \u00e0 sa voix tout le charme, \ntoute l\u2019\u00e9tendue et toute la s\u00e9duction que le d\u00e9mon y avait mis : \nPour tant de pleurs et de mis\u00e8re, \nPour mon exil et pour mes fers, \nJ\u2019ai ma jeunesse, ma pri\u00e8re, \nEt Dieu, qui comptera les maux que j\u2019ai soufferts. \nCette voix, d\u2019une \u00e9tendue inou\u00efe et d\u2019une passion sublime, \ndonnait \u00e0 la po\u00e9sie rude et inculte de ces psaumes une magie et \nune expression que les puritains les plus exalt\u00e9s trouvaient r a-\nrement dans les chants de leurs fr\u00e8res et qu\u2019ils \u00e9taient forc\u00e9s \nd\u2019orner de toutes les ressources de leur imagination : Felton \ncrut entendre ch anter l\u2019ange qui consolait les trois H\u00e9breux \ndans la fournaise. \nMilady continua : \nMais le jour de la d\u00e9livrance \nViendra pour nous, Dieu juste et fort ; \u2013 715 \u2013 Et s\u2019il trompe notre esp\u00e9rance, \nIl nous reste toujours le martyre et la mort. \nCe couplet, dans lequel la terrible enchanteresse s\u2019effor\u00e7a \nde mettre toute son \u00e2me, acheva de porter le d\u00e9sordre dans le \nc\u0153ur du jeune officier : il ouvrit brusquement la porte, et Mil a-\ndy le vit appara\u00eetre p\u00e2le comme toujours, mais les yeux ardents et presque \u00e9gar\u00e9s. \n\u00ab Pourquoi ch antez -vous ainsi, dit -il, et avec une pareille \nvoix ? \n\u2013 Pardon, monsieur, dit Milady avec douceur, j\u2019oubliais \nque mes chants ne sont pas de mise dans cette maison. Je vous \nai sans doute offens\u00e9 dans vos croyances ; mais c\u2019\u00e9tait sans le \nvouloir, je vous jur e ; pardonnez -moi donc une faute qui est \npeut -\u00eatre grande, mais qui certainement est involontaire. \u00bb \nMilady \u00e9tait si belle dans ce moment, l\u2019extase religieuse \ndans laquelle elle semblait plong\u00e9e donnait une telle expression \n\u00e0 sa physionomie, que Felton, \u00e9b loui, crut voir l\u2019ange que tout \u00e0 \nl\u2019heure il croyait seulement entendre. \n\u00ab Oui, oui, r\u00e9pondit -il, oui : vous troublez, vous agitez les \ngens qui habitent ce ch\u00e2teau. \u00bb \nEt le pauvre insens\u00e9 ne s\u2019apercevait pas lui -m\u00eame de \nl\u2019incoh\u00e9rence de ses discours, tandi s que Milady plongeait son \n\u0153il de l ynx au plus profond de son c\u0153ur. \n\u00ab Je me tairai, dit Milady en baissant les yeux avec toute la \ndouceur qu\u2019elle put donner \u00e0 sa voix, avec toute la r\u00e9signation \nqu\u2019elle put imprimer \u00e0 son maintien. \n\u2013 Non, non, madame, dit F elton ; seulement, chantez \nmoins haut, la nuit surtout. \u00bb \nEt \u00e0 ces mots, Felton, sentant qu\u2019il ne pourrait pas conse r-\nver longtemps sa s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9gard de la prisonni\u00e8re, s\u2019\u00e9lan\u00e7a \nhors de son appartement. \u2013 716 \u2013 \u00ab Vous avez bien fait, lieutenant, dit le soldat ; ces chants \nbouleversent l\u2019\u00e2me ; cependant on finit par s\u2019y accoutumer : sa \nvoix est si belle ! \u00bb \u2013 717 \u2013 CHAPITRE LIV \nTROISI\u00c8ME JOURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 \n \nFelton \u00e9tait venu ; mais il y avait encore un pas \u00e0 faire : il \nfallait le retenir, ou plut\u00f4t il fallait qu\u2019il res t\u00e2t tout seul ; et M i-\nlady ne voyait encore qu\u2019obscur\u00e9ment le moyen qui devait la \nconduire \u00e0 ce r\u00e9sultat. \nIl fallait plus encore : il fallait le faire parler, afin de lui pa r-\nler aussi : car, Milady le savait bien, sa plus grande s\u00e9duction \n\u00e9tait dans sa voix , qui parcourait si habilement toute la gamme \ndes tons, depuis la parole humaine jusqu\u2019au langage c\u00e9leste. \nEt cependant, malgr\u00e9 toute cette s\u00e9duction, Milady pouvait \n\u00e9chouer, car Felton \u00e9tait pr\u00e9venu, et cela contre le moindre h a-\nsard. D\u00e8s lors, elle survei lla toutes ses actions, toutes ses p a-\nroles, jusqu\u2019au plus simple regard de ses yeux, jusqu\u2019\u00e0 son geste, jusqu\u2019\u00e0 sa respiration, qu\u2019on pouvait interpr\u00e9ter comme un so u-\npir. Enfin, elle \u00e9tudia tout comme fait un habile com\u00e9dien \u00e0 qui l\u2019on vient de donner un r \u00f4le nouveau dans un emploi qu\u2019il n\u2019a \npas l\u2019habitude de tenir. \nVis-\u00e0-vis de Lord de Winter sa conduite \u00e9tait plus facile ; \naussi avait -elle \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e d\u00e8s la veille. Rester muette et digne \nen sa pr\u00e9sence, de temps en temps l\u2019irriter par un d\u00e9dain affe c-\nt\u00e9, par un mot m\u00e9prisant, le pousser \u00e0 des menaces et \u00e0 des vi o-\nlences qui faisaient un contraste avec sa r\u00e9signation \u00e0 elle, tel \u00e9tait son projet. Felton verrait : peut -\u00eatre ne dirait -il rien ; mais \nil verrait. \nLe matin, Felton vint comme d\u2019habitude ; mais Mil ady le \nlaissa pr\u00e9sider \u00e0 tous les appr\u00eats du d\u00e9jeuner sans lui adresser la parole. Aussi, au moment o\u00f9 il allait se retirer, eut -elle une \nlueur d\u2019espoir ; car elle crut que c\u2019\u00e9tait lui qui allait parler ; mais \u2013 718 \u2013 ses l\u00e8vres remu\u00e8rent sans qu\u2019aucun son sort\u00eet de sa bouche, et, \nfaisant un effort sur lui -m\u00eame, il renferma dans son c\u0153ur les \nparoles qui allaient s\u2019\u00e9chapper de ses l\u00e8vres, et sortit. \nVers midi, Lord de Winter entra. \nIl faisait une assez belle journ\u00e9e d\u2019hiver, et un rayon de ce \np\u00e2le soleil d\u2019Angleterr e qui \u00e9claire, mais qui n\u2019\u00e9chauffe pas, pa s-\nsait \u00e0 travers les barreaux de la prison. \nMilady regardait par la fen\u00eatre, et fit semblant de ne pas \nentendre la porte qui s\u2019ouvrait. \n\u00ab Ah ! ah ! dit Lord de Winter, apr\u00e8s avoir fait de la com \u00e9-\ndie, apr\u00e8s avoir fai t de la trag\u00e9die, voil\u00e0 que nous faisons de la \nm\u00e9lancolie. \u00bb \nLa prisonni\u00e8re ne r\u00e9pondit pas. \n\u00ab Oui, oui, continua Lord de Winter, je comprends ; vous \nvoudriez bien \u00eatre en libert\u00e9 sur ce rivage ; vous voudriez bien, \nsur un bon navire, fendre les flots de c ette mer verte comme \nde l\u2019\u00e9meraude ; vous voudriez bien, soit sur terre, soit sur \nl\u2019oc\u00e9an, me dresser une de ces bonnes petites embuscades \ncomme vous savez si bien les combiner. Patience ! patience ! \nDans quatre jours, le rivage vous sera permis, la mer vo us sera \nouverte, plus ouverte que vous ne le voudrez, car dans quatre \njours l\u2019Angleterre sera d\u00e9barrass\u00e9e de vous. \u00bb \nMilady joignit les mains, et levant ses beaux yeux vers le \nciel : \n\u00ab Seigneur ! Seigneur ! dit -elle avec une ang\u00e9lique suavit\u00e9 \nde geste et d \u2019intonation, pardonnez \u00e0 cet homme, comme je lui \npardonne moi -m\u00eame. \n\u2013 Oui, prie, maudite, s\u2019\u00e9cria le baron, ta pri\u00e8re est d\u2019autant \nplus g\u00e9n\u00e9reuse que tu es, je te le jure, au pouvoir d\u2019un homme qui ne pardonnera pas. \u00bb \nEt il sortit. \u2013 719 \u2013 Au moment o\u00f9 il sortait , un regard per\u00e7ant glissa par la \nporte entreb\u00e2ill\u00e9e, et elle aper\u00e7ut Felton qui se rangeait rapid e-\nment pour n\u2019\u00eatre pas vu d\u2019elle. \nAlors elle se jeta \u00e0 genoux et se mit \u00e0 prier. \n\u00ab Mon Dieu ! mon Dieu ! dit -elle, vous savez pour quelle \nsainte cause je souff re, donnez -moi donc la force de souffrir. \u00bb \nLa porte s\u2019ouvrit doucement ; la belle suppliante fit se m-\nblant de n\u2019avoir pas entendu, et d\u2019une voix pleine de larmes, elle \ncontinua : \n\u00ab Dieu vengeur ! Dieu de bont\u00e9 ! laisserez -vous s\u2019accomplir \nles affreux proje ts de cet homme ! \u00bb \nAlors, seulement, elle feignit d\u2019entendre le bruit des pas de \nFelton et, se relevant rapide comme la pens\u00e9e, elle rougit comme si elle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 honteuse d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 surprise \u00e0 genoux. \n\u00ab Je n\u2019aime point \u00e0 d\u00e9ranger ceux qui prient, madame, dit \ngravement Felton ; ne vous d\u00e9rangez donc pas pour moi, je vous \nen conjure. \n\u2013 Comment savez -vous que je priais, monsieur ? dit Milady \nd\u2019une voix suffoqu\u00e9e par les sanglots ; vous vous trompiez, \nmonsieur, je ne priais pas. \n\u2013 Pensez -vous donc, madame, r\u00e9 pondit Felton de sa m\u00eame \nvoix grave, quoique avec un accent plus doux, que je me croie le \ndroit d\u2019emp\u00eacher une cr\u00e9ature de se prosterner devant son \nCr\u00e9ateur ? \u00c0 Dieu ne plaise ! D\u2019ailleurs le repentir sied bien aux \ncoupables ; quelque crime qu\u2019il ait commi s, un coupable m\u2019est \nsacr\u00e9 aux pieds de Dieu. \n\u2013 Coupable, moi ! dit Milady avec un sourire qui e\u00fbt d\u00e9-\nsarm\u00e9 l\u2019ange du jugement dernier. Coupable ! mon Dieu, tu sais \nsi je le suis ! Dites que je suis condamn\u00e9e, monsieur, \u00e0 la bonne \nheure ; mais vous le savez , Dieu qui aime les martyrs, permet \nque l\u2019on condamne quelquefois les innocents. \u2013 720 \u2013 \u2013 Fussiez -vous condamn\u00e9e, fussiez -vous martyre, r\u00e9pondit \nFelton, raison de plus pour prier, et moi -m\u00eame je vous aiderai \nde mes pri\u00e8res. \n\u2013 Oh ! vous \u00eates un juste, vous, s\u2019\u00e9cri a Milady en se pr\u00e9cip i-\ntant \u00e0 ses pieds ; tenez, je n\u2019y puis tenir plus longtemps, car je \ncrains de manquer de force au moment o\u00f9 il me faudra soutenir \nla lutte et confesser ma foi, \u00e9coutez donc la supplication d\u2019une \nfemme au d\u00e9sespoir. On vous abuse, monsi eur, mais il n\u2019est pas \nquestion de cela, je ne vous demande qu\u2019une gr\u00e2ce, et, si vous me l\u2019accordez, je vous b\u00e9nirai dans ce monde et dans l\u2019autre. \n\u2013 Parlez au ma\u00eetre, madame, dit Felton ; je ne suis heureu-\nsement charg\u00e9, moi, ni de pardonner ni de punir, e t c\u2019est \u00e0 plus \nhaut que moi que Dieu a remis cette responsabilit\u00e9. \n\u2013 \u00c0 vous, non, \u00e0 vous seul. \u00c9coutez -moi, plut\u00f4t que de co n-\ntribuer \u00e0 ma perte, plut\u00f4t que de contribuer \u00e0 mon ignom inie. \n\u2013 Si vous avez m\u00e9rit\u00e9 cette honte, madame, si vous avez \nencouru cette ignominie, il faut la subir en l\u2019offrant \u00e0 Dieu. \n\u2013 Que dites -vous ? Oh ! vous ne me comprenez pas ! Quand \nje parle d\u2019ignominie, vous croyez que je parle d\u2019un ch\u00e2timent quelconque, de la prison ou de la mort ! Pl\u00fbt au Ciel ! que \nm\u2019importent, \u00e0 moi, la mort ou la prison ! \n\u2013 C\u2019est moi qui ne vous comprends plus, madame. \n\u2013 Ou qui faites semblant de ne plus me comprendre, mo n-\nsieur, r\u00e9pondit la prisonni\u00e8re avec un sourire de doute. \n\u2013 Non, madame, sur l\u2019honneur d\u2019un soldat, sur la foi d\u2019un \nchr\u00e9tien ! \n\u2013 Comment ! vous ignorez les desseins de Lord de Winter \nsur moi. \n\u2013 Je les ignore. \n\u2013 Impossible, vous son confident ! \u2013 721 \u2013 \u2013 Je ne mens jamais, madame. \n\u2013 Oh ! il se cache trop peu cependant pour qu\u2019on ne les de-\nvine pas. \n\u2013 Je ne cherche \u00e0 rien deviner, madame ; j\u2019attends qu\u2019on \nme confie, et \u00e0 part ce qu\u2019il m\u2019a dit devant vous, Lord de Winter \nne m\u2019a rien confi\u00e9. \n\u2013 Mais, s\u2019\u00e9cria Milady avec un incroyable accent de v\u00e9rit\u00e9, \nvous n\u2019\u00eates donc pas son complice, vous ne savez donc pas qu\u2019il \nme destine \u00e0 une honte que tous les ch\u00e2timents de la terre ne \nsauraient \u00e9galer en horreur ? \n\u2013 Vous vous trompez, madame, dit Felton en rougissant, \nLord de Winter n\u2019est pas capable d\u2019un tel crime. \u00bb \n\u00ab Bon, dit Milady en elle- m\u00eame, sans savoir ce que c\u2019est, il \nappelle cela un crime ! \u00bb \nPuis tout haut : \n\u00ab L\u2019ami de l\u2019inf\u00e2me est capable de tout. \n\u2013 Qui appelez -vous l\u2019inf\u00e2me ? demanda Felton. \n\u2013 Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes \u00e0 qui un sem-\nblable nom puisse convenir ? \n\u2013 Vous voulez parler de Georges Villiers ? dit Felton, dont \nles regards s\u2019enflamm\u00e8r ent. \n\u2013 Que les pa\u00efens, les gentils et les infid\u00e8les appellent duc de \nBuckingham, reprit Milady ; je n\u2019aurais pas cru qu\u2019il y aurait eu \nun Anglais dans toute l\u2019Angleterre qui e\u00fbt eu besoin d\u2019une si \nlongue explication pour reconna\u00eetre celui dont je voulais p arler ! \n\u2013 La main du Seigneur est \u00e9tendue sur lui, dit Felton, il \nn\u2019\u00e9chappera pas au ch\u00e2timent qu\u2019il m\u00e9rite. \u00bb \nFelton ne faisait qu\u2019exprimer \u00e0 l\u2019\u00e9gard du duc le sentiment \nd\u2019ex\u00e9cration que tous les Anglais avaient vou\u00e9 \u00e0 celui que les \u2013 722 \u2013 catholiques eux -m\u00eames appelaient l\u2019exacteur, le concussio n-\nnaire, le d\u00e9bauch\u00e9, et que les puritains appelaient tout simpl e-\nment Satan. \n\u00ab Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria Milady, quand je vous \nsupplie d\u2019envoyer \u00e0 cet homme le ch\u00e2timent qui lui est d\u00fb, vous \nsavez que ce n\u2019est pas ma propre vengeance que je poursuis, \nmais la d\u00e9livrance de tout un peuple que j\u2019implore. \n\u2013 Le connaissez -vous donc ? \u00bb demanda Felton. \n\u00ab Enfin, il m\u2019interroge \u00bb, se dit en elle -m\u00eame Milady au \ncomble de la joie d\u2019en \u00eatre arriv\u00e9e si vite \u00e0 un si grand r\u00e9sul tat. \n\u00ab Oh ! si je le connais ! oh, oui ! pour mon malheur, pour \nmon malheur \u00e9ternel. \u00bb \nEt Milady se tordit les bras comme arriv\u00e9e au paroxysme \nde la douleur. Felton sentit sans doute en lui -m\u00eame que sa force \nl\u2019abandonnait, et il fit quelques pas vers la po rte ; la prisonni\u00e8re, \nqui ne le perdait pas de vue, bondit \u00e0 sa poursuite et l\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Monsieur ! s\u2019\u00e9cria -t-elle, soyez bon, soyez cl\u00e9ment, \u00e9co u-\ntez ma pri\u00e8re : ce couteau que la fatale prudence du baron m\u2019a \nenlev\u00e9, parce qu\u2019il sait l\u2019usage que j\u2019en veux faire ; oh ! \u00e9coutez -\nmoi jusqu\u2019au bout ! ce couteau, rendez -le moi une minute seu-\nlement, par gr\u00e2ce, par piti\u00e9 ! J\u2019embrasse vos genoux ; voyez, \nvous fermerez la porte, ce n\u2019est pas \u00e0 vous que j\u2019en veux : Dieu ! \nvous en vouloir, \u00e0 vous, le seul \u00eatre juste, b on et compatissant \nque j\u2019aie rencontr\u00e9 ! \u00e0 vous, mon sauveur peut -\u00eatre ! une m i-\nnute, ce couteau, une minute, une seule, et je vous le rends par \nle guichet de la porte ; rien qu\u2019une minute, monsieur Felton, et \nvous m\u2019aurez sauv\u00e9 l\u2019honneur ! \n\u2013 Vous tuer ! s\u2019\u00e9cria Felton avec terreur, oubliant de retirer \nses mains des mains de la prisonni\u00e8re ; vous tuer ! \n\u2013 J\u2019ai dit, monsieur, murmura Milady en baissant la voix et \nen se laissant tomber affaiss\u00e9e sur le parquet, j\u2019ai dit mon s e-\ncret ! il sait tout ! mon Dieu, je suis perdue ! \u00bb \u2013 723 \u2013 Felton demeurait debout, immobile et ind\u00e9cis. \n\u00ab Il doute encore, pensa Milady, je n\u2019ai pas \u00e9t\u00e9 assez \nvraie. \u00bb \nOn entendit marcher dans le corridor ; Milady reconnut le \npas de Lord de Winter. Felton le reconnut aussi et s\u2019avan\u00e7a vers \nla por te. \nMilady s\u2019\u00e9lan\u00e7a. \n\u00ab Oh ! pas un mot, dit -elle d\u2019une voix concentr\u00e9e, pas un \nmot de tout ce que je vous ai dit \u00e0 cet homme, ou je suis perdue, \net c\u2019est vous, vous\u2026 \u00bb \nPuis, comme les pas se rapprochaient, elle se tut de peur \nqu\u2019on n\u2019entendit sa voix, appu yant avec un geste de terreur inf i-\nnie sa belle main sur la bouche de Felton. Felton repoussa do u-\ncement Milady, qui alla tomber sur une chaise longue. \nLord de Winter passa devant la porte sans s\u2019arr\u00eater, et l\u2019on \nentendit le bruit des pas qui s\u2019\u00e9loignaient. \nFelton, p\u00e2le comme la mort, resta quelques instants \nl\u2019oreille tendue et \u00e9coutant, puis quand le bruit se fut \u00e9teint tout \n\u00e0 fait, il respira comme un homme qui sort d\u2019un songe, et \ns\u2019\u00e9lan\u00e7a hors de l\u2019appartement. \n\u00ab Ah ! dit Milady en \u00e9coutant \u00e0 son tour le b ruit des pas de \nFelton, qui s\u2019\u00e9loignaient dans la direction oppos\u00e9e \u00e0 ceux de \nLord de Winter, enfin tu es donc \u00e0 moi ! \u00bb \nPuis son front se rembrunit. \n\u00ab S\u2019il parle au baron, dit -elle, je suis perdue, car le baron, \nqui sait bien que je ne me tuerai pas, me m ettra devant lui un \ncouteau entre les mains, et il verra bien que tout ce grand d\u00e9-\nsespoir n\u2019\u00e9tait qu\u2019un jeu. \u00bb \nElle alla se placer devant sa glace et se regarda ; jamais elle \nn\u2019avait \u00e9t\u00e9 si belle. \u2013 724 \u2013 \u00ab Oh ! oui ! dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera p as. \u00bb \nLe soir, Lord de Winter accompagna le souper. \n\u2013 Monsieur, lui dit Milady, votre pr\u00e9sence est -elle un a c-\ncessoire oblig\u00e9 de ma captivit\u00e9, et ne pourriez -vous pas \nm\u2019\u00e9pargner ce surcro\u00eet de tortures que me causent vos visites ? \n\u2013 Comment donc, ch\u00e8re s\u0153ur ! dit de Winter, ne m\u2019avez -\nvous pas sentimentalement annonc\u00e9, de cette jolie bouche si \ncruelle pour moi aujourd\u2019hui, que vous veniez en Angleterre \u00e0 \ncette seule fin de me voir tout \u00e0 votre aise, jouissance dont, me \ndisiez -vous, vous ressentiez si vivement la privation, que vous \navez tout risqu\u00e9 pour cela, mal de mer, temp\u00eate, captivit\u00e9 ! eh \nbien, me voil\u00e0, soyez satisfaite ; d\u2019ailleurs, cette fois ma visite a \nun motif. \u00bb \nMilady frissonna, elle crut que Felton avait parl\u00e9 ; jamais \nde sa vie, peut -\u00eatre, cett e femme, qui avait \u00e9prouv\u00e9 tant \nd\u2019\u00e9motions puissantes et oppos\u00e9es, n\u2019avait senti battre son c\u0153ur \nsi viole mment. \nElle \u00e9tait assise ; Lord de Winter prit un fauteuil, le tira \u00e0 \nson c\u00f4t\u00e9 et s\u2019assit aupr\u00e8s d\u2019elle, puis prenant dans sa poche un \npapier qu\u2019il d\u00e9p loya lentement : \n\u00ab Tenez, lui dit -il, je voulais vous montrer cette esp\u00e8ce de \npasseport que j\u2019ai r\u00e9dig\u00e9 moi -m\u00eame et qui vous servira d\u00e9so r-\nmais de num\u00e9ro d\u2019ordre dans la vie que je consens \u00e0 vous lai s-\nser. \u00bb \nPuis ramenant ses yeux de Milady sur le papier, il lut : \n\u00ab Ordre de conduire \u00e0\u2026 \u00bb Le nom est en blanc, interrompit \nde Winter : si vous avez quelque pr\u00e9f\u00e9rence, vous me \nl\u2019indiquerez ; et pour peu que ce soit \u00e0 un millier de lieues de \nLondres, il sera fait droit \u00e0 votre requ\u00eate. Je reprends donc : \n\u00ab Ordre d e conduire \u00e0\u2026 la nomm\u00e9e Charlotte Backson, fl\u00e9trie \npar la justice du royaume de France, mais lib\u00e9r\u00e9e apr\u00e8s ch\u00e2ti-ment ; elle demeurera dans cette r\u00e9sidence, sans jamais s\u2019en \u2013 725 \u2013 \u00e9carter de plus de trois lieues. En cas de tentative d\u2019\u00e9vasion, la \npeine de mort lu i sera appliqu\u00e9e. Elle touchera cinq shillings par \njour pour son logement et sa nourriture. \u00bb \n\u00ab Cet ordre ne me concerne pas, r\u00e9pondit froidement Mil a-\ndy, puisqu\u2019un autre nom que le mien y est port\u00e9. \n\u2013 Un nom ! Est -ce que vous en avez un ? \n\u2013 J\u2019ai celui de v otre fr\u00e8re. \n\u2013 Vous vous trompez, mon fr\u00e8re n\u2019est que votre second m a-\nri, et le premier vit encore. Dites -moi son nom et je le mettrai en \nplace du nom de Charlotte Backson. Non ?\u2026 vous ne voulez \npas ?\u2026 vous gardez le silence ? C\u2019est bien ! vous serez \u00e9crou\u00e9e \nsous le nom de Charlotte Backson. \u00bb \nMilady demeura silencieuse ; seulement, cette fois ce \nn\u2019\u00e9tait plus par affectation, mais par terreur : elle crut l\u2019ordre \npr\u00eat \u00e0 \u00eatre ex\u00e9cut\u00e9 : elle pensa que Lord de Winter avait avanc\u00e9 \nson d\u00e9part ; elle crut qu\u2019elle \u00e9t ait condamn\u00e9e \u00e0 partir le soir \nm\u00eame. Tout dans son esprit fut donc perdu pendant un instant, \nquand tout \u00e0 coup elle s\u2019aper\u00e7ut que l\u2019ordre n\u2019\u00e9tait rev\u00eatu \nd\u2019aucune s ignature. \nLa joie qu\u2019elle ressentit de cette d\u00e9couverte fut si grande, \nqu\u2019elle ne put la cacher. \n\u00ab Oui, oui, dit Lord de Winter, qui s\u2019aper\u00e7ut de ce qui se \npassait en elle, oui, vous cherchez la signature, et vous vous \ndites : tout n\u2019est pas perdu, puisque cet acte n\u2019est pas sign\u00e9 ; on \nme le montre pour m\u2019effrayer, voil\u00e0 tout. Vous vous trompez : \ndemain cet ordre sera envoy\u00e9 \u00e0 Lord Buckingham ; apr\u00e8s -\ndemain il reviendra sign\u00e9 de sa main et rev\u00eatu de son sceau, et vingt -quatre heures apr\u00e8s, c\u2019est moi qui vous en r\u00e9ponds, il r e-\ncevra son commencement d\u2019ex\u00e9cution. Adieu, madame, voil\u00e0 tout ce que j\u2019avais \u00e0 vous dire. \n\u2013 Et moi je vous r\u00e9pondrai, monsieur, que cet abus de po u-\nvoir, que cet exil sous un nom suppos\u00e9 sont une infamie. \u2013 726 \u2013 \u2013 Aimez -vous mieux \u00eatre pendue sous votre vrai nom, M i-\nlady ? Vous le savez, les lois anglaises sont inexorables sur \nl\u2019abus que l\u2019on fait du mariage ; expliquez -vous franchement : \nquoique mon nom ou plut\u00f4t le nom de mon fr\u00e8re se trouve m\u00eal\u00e9 \ndans tout cela, je risquerai le scandale d\u2019un proc\u00e8s public pour \n\u00eatre s\u00fbr que du coup je serai d\u00e9barrass\u00e9 de vous. \u00bb \nMilady ne r\u00e9pondit pas, m ais devint p\u00e2le comme un ca-\ndavre. \n\u00ab Oh ! je vois que vous aimez mieux la p\u00e9r\u00e9grination . \u00c0 \nmerveille, madame, et il y a un vieux proverbe qui dit que les \nvoyages forment la jeunesse. Ma foi ! vous n\u2019avez pas tort, apr\u00e8s \ntout, et la vie est bonne. C\u2019est pour cela que je ne me soucie pas \nque vous me l\u2019\u00f4tiez. Reste donc \u00e0 r\u00e9gler l\u2019affaire des cinq shi l-\nlings ; je me montre un peu parcimonieux, n\u2019est -ce pas ? cela \ntient \u00e0 ce que je ne me soucie pas que vous corrompiez vos ga r-\ndiens. D\u2019ailleurs il vous restera touj ours vos charmes pour les \ns\u00e9duire. Usez -en si votre \u00e9chec avec Felton ne vous a pas d\u00e9go \u00fb-\nt\u00e9e des tentatives de ce genre. \u00bb \n\u00ab Felton n\u2019a point parl\u00e9, se dit Milady \u00e0 elle -m\u00eame, rien \nn\u2019est perdu alors. \u00bb \n\u00ab Et maintenant, madame, \u00e0 vous revoir. Demain je vie n-\ndrai vous annoncer le d\u00e9part de mon messager. \u00bb \nLord de Winter se leva, salua ironiquement Milady et so r-\ntit. \nMilady respira : elle avait encore quatre jours devant elle ; \nquatre jours lui suffiraient pour achever de s\u00e9duire Felton. \nUne id\u00e9e terrible lui vi nt alors, c\u2019est que Lord de Winter \nenverrait peut -\u00eatre Felton lui -m\u00eame pour faire signer l\u2019ordre \u00e0 \nBuckingham ; de cette fa\u00e7on Felton lui \u00e9chappait, et pour que la \nprisonni\u00e8re r\u00e9uss\u00eet il fallait la magie d\u2019une s\u00e9duction continue. \nCependant, comme nous l\u2019av ons dit, une chose la rass u-\nrait : Felton n\u2019avait pas parl\u00e9. \u2013 727 \u2013 Elle ne voulut point para\u00eetre \u00e9mue par les menaces de Lord \nde Winter, elle se mit \u00e0 table et mangea. \nPuis, comme elle avait fait la veille, elle se mit \u00e0 genoux, et \nr\u00e9p\u00e9ta tout haut ses pri\u00e8res. C omme la veille, le soldat cessa de \nmarcher et s\u2019arr\u00eata pour l\u2019\u00e9couter. \nBient\u00f4t elle entendit des pas plus l\u00e9gers que ceux de la sen-\ntinelle qui venaient du fond du corridor et qui s\u2019arr\u00eataient de-\nvant sa porte. \n\u00ab C\u2019est lui \u00bb, dit -elle. \nEt elle commen\u00e7a le m\u00ea me chant religieux qui la veille \navait si violemment exalt\u00e9 Felton. \nMais, quoique sa voix douce, pleine et sonore e\u00fbt vibr\u00e9 plus \nharmonieuse et plus d\u00e9chirante que jamais, la porte resta close. Il parut bien \u00e0 Milady, dans un des regards furtifs qu\u2019elle la n\u00e7ait \nsur le petit guichet, apercevoir \u00e0 travers le grillage serr\u00e9 les yeux ardents du jeune homme mais, que ce f\u00fbt une r\u00e9alit\u00e9 ou une v i-\nsion, cette fois il eut sur lui -m\u00eame la puissance de ne pas entrer. \nSeulement, quelques instants apr\u00e8s qu\u2019elle e \u00fbt fini son \nchant religieux, Milady crut entendre un profond soupir ; puis \nles m\u00eames pas qu\u2019elle avait entendus s\u2019approcher s\u2019\u00e9loign\u00e8rent lentement et comme \u00e0 regret. \u2013 728 \u2013 CHAPITRE LV \nQUATRI\u00c8ME JOURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 \n \nLe lendemain, lorsque Felton entra chez Milady, il l a trouva \ndebout, mont\u00e9e sur un fauteuil, tenant entre ses mains une \ncorde tiss\u00e9e \u00e0 l\u2019aide de quelques mouchoirs de batiste d\u00e9chir\u00e9s \nen lani\u00e8res tress\u00e9es les unes avec les autres et attach\u00e9es bout \u00e0 \nbout ; au bruit que fit Felton en ouvrant la porte, Milady sauta \nl\u00e9g\u00e8rement \u00e0 bas de son fauteuil, et essaya de cacher derri\u00e8re \nelle cette corde improvis\u00e9e, qu\u2019elle tenait \u00e0 la main. \nLe jeune homme \u00e9tait plus p\u00e2le encore que d\u2019habitude, et \nses yeux rougis par l\u2019insomnie indiquaient qu\u2019il avait pass\u00e9 une \nnuit fi\u00e9v reuse. \nCependant son front \u00e9tait arm\u00e9 d\u2019une s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 plus aust\u00e8re \nque jamais. \nIl s\u2019avan\u00e7a lentement vers Milady, qui s\u2019\u00e9tait assise, et pr e-\nnant un bout de la tresse meurtri\u00e8re que par m\u00e9garde ou \u00e0 de s-\nsein peut -\u00eatre elle avait laiss\u00e9e passer : \n\u00ab Qu\u2019est -ce que cela, madame ? demanda -t-il froidement. \n\u2013 Cela, rien, dit Milady en souriant avec cette expression \ndouloureuse qu\u2019elle savait si bien donner \u00e0 son sourire, l\u2019ennui est l\u2019ennemi mortel des prisonniers, je m\u2019ennuyais et je me suis \namus\u00e9e \u00e0 tresser cette c orde. \u00bb \nFelton porta les yeux vers le point du mur de l\u2019appartement \ndevant lequel il avait trouv\u00e9 Milady debout sur le fauteuil o\u00f9 elle \n\u00e9tait assise maintenant, et au -dessus de sa t\u00eate il aper\u00e7ut un \ncrampon dor\u00e9, scell\u00e9 dans le mur, et qui servait \u00e0 accrocher soit \ndes hardes, soit des armes. \u2013 729 \u2013 Il tressaillit, et la prisonni\u00e8re vit ce tressaillement ; car, \nquoiqu\u2019elle e\u00fbt les yeux baiss\u00e9s, rien ne lui \u00e9chappait. \n\u00ab Et que faisiez -vous, debout sur ce fauteuil ? demanda -t-il. \n\u2013 Que vous importe ? r\u00e9pondit Milady. \n\u2013 Mais, reprit Felton, je d\u00e9sire le savoir. \n\u2013 Ne m\u2019interrogez pas, dit la prisonni\u00e8re, vous savez bien \nqu\u2019\u00e0 nous autres, v\u00e9ritables chr\u00e9tiens, il nous est d\u00e9fendu de \nmentir. \n\u2013 Eh bien, dit Felton, je vais vous le dire, ce que vous fa i-\nsiez, ou plut\u00f4t ce qu e vous alliez faire, vous alliez achever \nl\u2019\u0153uvre fatale que vous nourrissez dans votre esprit : songez -y, \nmadame, si notre Dieu d\u00e9fend le mensonge, il d\u00e9fend bien plus \ns\u00e9v\u00e8r ement encore le suicide. \n\u2013 Quand Dieu voit une de ses cr\u00e9atures pers\u00e9cut\u00e9e inju s-\ntement, plac\u00e9e entre le suicide et le d\u00e9shonneur, croyez -moi, \nmonsieur, r\u00e9pondit Milady d\u2019un ton de profonde conviction, \nDieu lui pardonne le suicide : car, alors, le suicide c\u2019est le ma r-\ntyre. \n\u2013 Vous en dites trop ou trop peu ; parlez, madame, au nom \ndu Ciel, expliquez -vous. \n\u2013 Que je vous raconte mes malheurs, pour que vous les \ntraitiez de fables ; que je vous dise mes projets, pour que vous \nalliez les d\u00e9noncer \u00e0 mon pers\u00e9cuteur : non, monsieur ; \nd\u2019ailleurs, que vous importe la vie ou la mort d\u2019une malheureuse \ncondamn\u00e9e ? vous ne r\u00e9pondez que de mon corps, n\u2019est -ce pas ? \net pourvu que vous repr\u00e9sentiez un cadavre, qu\u2019il soit reconnu \npour le mien, on ne vous en demandera pas davantage, et peut -\n\u00eatre, m\u00eame, aurez -vous double r\u00e9compense. \n\u2013 Moi, madame, moi ! s\u2019\u00e9cri a Felton, supposer que \nj\u2019accepterais jamais le prix de votre vie ; oh ! vous ne pensez pas \nce que vous dites. \u2013 730 \u2013 \u2013 Laissez -moi faire, Felton, laissez -moi faire, dit Milady en \ns\u2019exaltant, tout soldat doit \u00eatre ambitieux, n\u2019est- ce pas ? vous \n\u00eates lieutenant, eh bien, vous suivrez mon convoi avec le grade \nde capitaine. \n\u2013 Mais que vous ai -je donc fait, dit Felton \u00e9branl\u00e9, pour \nque vous me chargiez d\u2019une pareille responsabilit\u00e9 devant les \nhommes et devant Dieu ? Dans quelques jours vous allez \u00eatre \nloin d\u2019ici, madam e, votre vie ne sera plus sous ma garde, et, \najouta -t-il avec un soupir, alors vous en ferez ce que vous vo u-\ndrez. \n\u2013 Ainsi, s\u2019\u00e9cria Milady comme si elle ne pouvait r\u00e9sister \u00e0 \nune sainte indignation, vous, un homme pieux, vous que l\u2019on appelle un juste, vous ne demandez qu\u2019une chose : c\u2019est de \nn\u2019\u00eatre point inculp\u00e9, inqui\u00e9t\u00e9 pour ma mort ! \n\u2013 Je dois veiller sur votre vie, madame, et j\u2019y veillerai. \n\u2013 Mais comprenez -vous la mission que vous remplissez ? \ncruelle d\u00e9j\u00e0 si j\u2019\u00e9tais coupable, quel nom lui donnerez -vous, quel \nnom le Seigneur lui donnera -t-il, si je suis innocente ? \n\u2013 Je suis soldat, madame, et j\u2019accomplis les ordres que j\u2019ai \nre\u00e7us. \n\u2013 Croyez -vous qu\u2019au jour du jugement dernier Dieu s\u00e9par e-\nra les bourreaux aveugles des juges iniques ? vous ne voulez pas \nque je tue mon corps, et vous vous faites l\u2019agent de celui qui veut \ntuer mon \u00e2me ! \n\u2013 Mais, je vous le r\u00e9p\u00e8te, reprit Felton \u00e9branl\u00e9, aucun da n-\nger ne vous menace, et je r\u00e9ponds de Lord de Winter comme \nde moi-m\u00eame. \n\u2013 Insens\u00e9 ! s\u2019\u00e9cria Milady, pauvre insens\u00e9, q ui ose r \u00e9-\npondre d\u2019un autre homme quand les plus sages, quand les plus \ngrands selon Dieu h\u00e9sitent \u00e0 r\u00e9pondre d\u2019eux -m\u00eames, et qui se \nrange du parti le plus fort et le plus heureux, pour accabler la plus faible et la plus malheureuse ! \u2013 731 \u2013 \u2013 Impossible, madame, i mpossible, murmura Felton, qui \nsentait au fond du c\u0153ur la justesse de cet argument : priso n-\nni\u00e8re, vous ne recouvrerez pas par moi la libert\u00e9, vivante, vous \nne perdrez pas par moi la vie. \n\u2013 Oui, s\u2019\u00e9cria Milady, mais je perdrai ce qui m\u2019est bien plus \ncher qu e la vie, je perdrai l\u2019honneur, Felton ; et c\u2019est vous, vous \nque je ferai responsable devant Dieu et devant les hommes de \nma honte et de mon infamie. \u00bb \nCette fois Felton, tout impassible qu\u2019il \u00e9tait ou qu\u2019il faisait \nsemblant d\u2019\u00eatre, ne put r\u00e9sister \u00e0 l\u2019inf luence secr\u00e8te qui s\u2019\u00e9tait \nd\u00e9j\u00e0 empar\u00e9e de lui : voir cette femme si belle, blanche comme \nla plus candide vision, la voir tour \u00e0 tour \u00e9plor\u00e9e et mena\u00e7ante, \nsubir \u00e0 la fois l\u2019ascendant de la douleur et de la beaut\u00e9, c\u2019\u00e9tait \ntrop pour un visionnaire, c\u2019\u00e9tait trop pour un cerveau min\u00e9 par \nles r\u00eaves ardents de la foi extatique, c\u2019\u00e9tait trop pour un c\u0153ur \ncorrod\u00e9 \u00e0 la fois par l\u2019amour du Ciel qui br\u00fble, par la haine des \nhommes qui d\u00e9vore. \nMilady vit le trouble, elle sentait par intuition la flamme \ndes passions op pos\u00e9es qui br\u00fblaient avec le sang dans les veines \ndu jeune fanatique ; et, pareille \u00e0 un g\u00e9n\u00e9ral habile qui, voyant \nl\u2019ennemi pr\u00eat \u00e0 reculer, marche sur lui en poussant un cri de victoire, elle se leva, belle comme une pr\u00eatresse antique, insp i-\nr\u00e9e comme une vierge chr\u00e9tienne et, le bras \u00e9tendu, le col d\u00e9-\ncouvert, les cheveux \u00e9pars retenant d\u2019une main sa robe pudi-\nquement ramen\u00e9e sur sa poitrine, le regard illumin\u00e9 de ce feu \nqui avait d\u00e9j\u00e0 port\u00e9 le d\u00e9sordre dans les sens du jeune puritain, \nelle marcha vers lui, s\u2019\u00e9criant sur un air v\u00e9h\u00e9ment, de sa voix si \ndouce, \u00e0 laquelle, dans l\u2019occasion, elle donnait un accent ter-\nrible : \nLivre \u00e0 Baal sa victime. \nJette aux lions le martyr : \nDieu te fera repentir !\u2026 \nJe crie \u00e0 lui de l\u2019ab\u00eeme. \u2013 732 \u2013 Felton s\u2019arr\u00eata sous cette \u00e9trange ap ostrophe, et comme \np\u00e9trifi\u00e9. \n\u00ab Qui \u00eates -vous, qui \u00eates -vous ? s\u2019\u00e9cria -t-il en joignant les \nmains ; \u00eates-vous une envoy\u00e9e de Dieu, \u00eates -vous un ministre \ndes enfers, \u00eates -vous ange ou d\u00e9mon, vous appelez -vous Eloa ou \nAstart\u00e9 ? \n\u2013 Ne m\u2019as -tu pas reconnue, Felt on ? Je ne suis ni un ange, \nni un d\u00e9mon, je suis une fille de la terre, je suis une s\u0153ur de ta \ncroyance, voil\u00e0 tout. \n\u2013 Oui ! oui ! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant \nje crois. \n\u2013 Tu crois, et cependant tu es le complice de cet enfant de \nB\u00e9lial q u\u2019on appelle Lord de Winter ! Tu crois, et cependant tu \nme laisses aux mains de mes ennemis, de l\u2019ennemi de l\u2019Angleterre, de l\u2019ennemi de Dieu ? Tu crois, et cependant tu me \nlivres \u00e0 celui qui remplit et souille le monde de ses h\u00e9r\u00e9sies et de \nses d\u00e9bauches, \u00e0 cet inf\u00e2me Sardanapale que les aveugles no m-\nment le duc de Buckingham et que les croyants appellent \nl\u2019Ant\u00e9christ. \n\u2013 Moi, vous livrer \u00e0 Buckingham ! moi ! que dites -vous l\u00e0 ? \n\u2013 Ils ont des yeux, s\u2019\u00e9cria Milady, et ils ne verront pas ; ils \nont des oreilles , et ils n\u2019entendront point. \n\u2013 Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur son front \ncouvert de sueur, comme pour en arracher son dernier doute ; \noui, je reconnais la voix qui me parle dans mes r\u00eaves ; oui, je \nreconnais les traits de l\u2019ange qui m\u2019appara\u00ee t chaque nuit, criant \n\u00e0 mon \u00e2me qui ne peut dormir : \u201cFrappe, sauve l\u2019Angleterre, \nsauve -toi, car tu mourras sans avoir d\u00e9sarm\u00e9 Dieu !\u201d Parlez, \nparlez ! s\u2019\u00e9cria Felton, je puis vous comprendre \u00e0 pr\u00e9sent. \u00bb \nUn \u00e9clair de joie terrible, mais rapide comme la pens\u00e9e, \njaillit des yeux de Milady. \u2013 733 \u2013 Si fugitive qu\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 cette lueur homicide, Felton la vit et \ntressaillit comme si cette lueur e\u00fbt \u00e9clair\u00e9 les ab\u00eemes du c\u0153ur de \ncette femme. \nFelton se rappela tout \u00e0 coup les avertissements de Lord de \nWinter, les s\u00e9ductio ns de Milady, ses premi\u00e8res tentatives lors \nde son arriv\u00e9e ; il recula d\u2019un pas et baissa la t\u00eate, mais sans ce s-\nser de la regarder : comme si, fascin\u00e9 par cette \u00e9trange cr\u00e9ature, \nses yeux ne pouvaient se d\u00e9tacher de ses yeux. \nMilady n\u2019\u00e9tait point femme \u00e0 s e m\u00e9prendre au sens de cette \nh\u00e9sitation. Sous ses \u00e9motions apparentes, son sang -froid glac\u00e9 \nne l\u2019abandonnait point. Avant que Felton lui e\u00fbt r\u00e9pondu et qu\u2019elle f\u00fbt forc\u00e9e de reprendre cette conversation si difficile \u00e0 \nsoutenir sur le m\u00eame accent d\u2019exaltati on, elle laissa retomber \nses mains, et, comme si la faiblesse de la femme reprenait le dessus sur l\u2019enthousiasme de l\u2019inspir\u00e9e : \n\u00ab Mais, non, dit -elle, ce n\u2019est pas \u00e0 moi d\u2019\u00eatre la Judith qui \nd\u00e9livrera B\u00e9thulie de cet Holopherne. Le glaive de l\u2019\u00e9ternel est \ntrop lourd pour mon bras. Laissez -moi donc fuir le d\u00e9shonneur \npar la mort, laissez -moi me r\u00e9fugier dans le martyre. Je ne vous \ndemande ni la libert\u00e9, comme ferait une coupable, ni la ve n-\ngeance, comme ferait une pa\u00efenne. Laissez -moi mourir, voil\u00e0 \ntout. Je vous supplie, je vous implore \u00e0 genoux ; laissez -moi \nmourir, et mon dernier soupir sera une b\u00e9n\u00e9diction pour mon sauveur. \u00bb \n\u00c0 cette voix douce et suppliante, \u00e0 ce regard timide et aba t-\ntu, Felton se rapprocha. Peu \u00e0 peu l\u2019enchanteresse avait rev\u00eatu \ncette pa rure magique qu\u2019elle reprenait et quittait \u00e0 volont\u00e9, \nc\u2019est -\u00e0-dire la beaut\u00e9, la douceur, les larmes et surtout \nl\u2019irr\u00e9sistible attrait de la volupt\u00e9 mystique, la plus d\u00e9vorante des \nvolupt\u00e9s. \n\u00ab H\u00e9las ! dit Felton, je ne puis qu\u2019une chose, vous plaindre \nsi vous me prouvez que vous \u00eates une victime ! Mais Lord de \nWinter a de cruels griefs contre vous. Vous \u00eates chr\u00e9tienne, vous \n\u00eates ma s\u0153ur en religion ; je me sens entra\u00een\u00e9 vers vous, moi qui \u2013 734 \u2013 n\u2019ai aim\u00e9 que mon bienfaiteur, moi qui n\u2019ai trouv\u00e9 dans la vie \nque d es tra\u00eetres et des impies. Mais vous, madame, vous si belle \nen r\u00e9alit\u00e9, vous si pure en apparence, pour que Lord de Winter \nvous poursuive ainsi, vous avez donc commis des iniquit\u00e9s ? \n\u2013 Ils ont des yeux, r\u00e9p\u00e9ta Milady avec un accent d\u2019indicible \ndouleur, et ils ne verront pas ; ils ont des oreilles, et ils \nn\u2019entendront point. \n\u2013 Mais, alors, s\u2019\u00e9cria le jeune officier, parlez, parlez donc ! \n\u2013 Vous confier ma honte ! s\u2019\u00e9cria Milady avec le rouge de la \npudeur au visage, car souvent le crime de l\u2019un est la honte d e \nl\u2019autre ; vous confier ma honte, \u00e0 vous homme, moi femme ! \nOh ! continua -t-elle en ramenant pudiquement sa main sur ses \nbeaux yeux, oh ! jamais, jamais je ne pourrai ! \n\u2013 \u00c0 moi, \u00e0 un fr\u00e8re ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Felton. \nMilady le regarda longtemps avec une expressio n que le \njeune officier prit pour du doute, et qui cependant n\u2019\u00e9tait que de l\u2019observation et surtout la volont\u00e9 de fasciner. \nFelton, \u00e0 son tour suppliant, joignit les mains. \n\u00ab Eh bien, dit Milady, je me fie \u00e0 mon fr\u00e8re, j\u2019oserai ! \u00bb \nEn ce moment, on entend it le pas de Lord de Winter ; mais, \ncette fois le terrible beau -fr\u00e8re de Milady ne se contenta point, \ncomme il avait fait la veille, de passer devant la porte et de \ns\u2019\u00e9loigner, il s\u2019arr\u00eata, \u00e9changea deux mots avec la sentinelle, \npuis la porte s\u2019ouvrit et i l parut. \nPendant ces deux mots \u00e9chang\u00e9s, Felton s\u2019\u00e9tait recul\u00e9 v i-\nvement, et lorsque Lord de Winter entra, il \u00e9tait \u00e0 quelques pas de la prisonni\u00e8re. \nLe baron entra lentement, et porta son regard scrutateur de \nla prisonni\u00e8re au jeune officier : \u2013 735 \u2013 \u00ab Voil\u00e0 bien longtemps, John, dit -il, que vous \u00eates ici ; cette \nfemme vous a -t-elle racont\u00e9 ses crimes ? alors je comprends la \ndur\u00e9e de l\u2019entretien. \u00bb \nFelton tressaillit, et Milady sentit qu\u2019elle \u00e9tait perdue si elle \nne venait au secours du puritain d\u00e9contenanc\u00e9. \n\u00ab Ah ! vous craignez que votre prisonni\u00e8re ne vous \n\u00e9chappe ! dit -elle, eh bien, demandez \u00e0 votre digne ge\u00f4lier \nquelle gr\u00e2ce, \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, je sollicitais de lui. \n\u2013 Vous demandiez une gr\u00e2ce ? dit le baron soup\u00e7onneux. \n\u2013 Oui, Milord, reprit le jeune homme co nfus. \n\u2013 Et quelle gr\u00e2ce, voyons ? demanda Lord de Winter. \n\u2013 Un couteau qu\u2019elle me rendra par le guichet, une minute \napr\u00e8s l\u2019avoir re\u00e7u, r\u00e9pondit Felton. \n\u2013 Il y a donc quelqu\u2019un de cach\u00e9 ici que cette gracieuse pe r-\nsonne veuille \u00e9gorger ? reprit Lord de Wint er de sa voix rai l-\nleuse et m\u00e9prisante. \n\u2013 Il y a moi, r\u00e9pondit Milady. \n\u2013 Je vous ai donn\u00e9 le choix entre l\u2019Am\u00e9rique et Tyburn, r e-\nprit Lord de Winter, choisissez Tyburn, Milady : la corde est, \ncroyez -moi, encore plus s\u00fbre que le couteau. \u00bb \nFelton p\u00e2lit et fi t un pas en avant, en songeant qu\u2019au m o-\nment o\u00f9 il \u00e9tait entr\u00e9, Milady tenait une corde. \n\u00ab Vous avez raison, dit celle -ci, et j\u2019y avais d\u00e9j\u00e0 pens\u00e9 ; puis \nelle ajouta d\u2019une voix sourde : j\u2019y penserai encore. \u00bb \nFelton sentit courir un frisson jusque dans la m oelle de ses \nos ; probablement Lord de Winter aper\u00e7ut ce mouvement. \n\u00ab M\u00e9fie -toi, John, dit -il, John, mon ami, je me suis repos\u00e9 \nsur toi, prends garde ! Je t\u2019ai pr\u00e9venu ! D\u2019ailleurs, aie bon co u-\u2013 736 \u2013 rage, mon enfant, dans trois jours nous serons d\u00e9livr\u00e9s de cett e \ncr\u00e9ature, et o\u00f9 je l\u2019envoie, elle ne nuira plus \u00e0 personne. \n\u2013 Vous l\u2019entendez ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Milady avec \u00e9clat, de fa\u00e7on que \nle baron cr\u00fbt qu\u2019elle s\u2019adressait au Ciel et que Felton compr\u00eet \nque c\u2019\u00e9tait \u00e0 lui. \nFelton baissa la t\u00eate et r\u00eava. \nLe baron prit l\u2019of ficier par le bras en tournant la t\u00eate sur \nson \u00e9paule, afin de ne pas perdre Milady de vue jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il \nf\u00fbt sorti. \n\u00ab Allons, allons, dit la prisonni\u00e8re lorsque la porte se fut r e-\nferm\u00e9e, je ne suis pas encore si avanc\u00e9e que je le croyais. Winter a chang \u00e9 sa sottise ordinaire en une prudence inconnue ; ce que \nc\u2019est que le d\u00e9sir de la vengeance, et comme ce d\u00e9sir forme l\u2019homme ! Quant \u00e0 Felton, il h\u00e9site. Ah ! ce n\u2019est pas un homme \ncomme ce d\u2019Artagnan maudit. Un puritain n\u2019adore que les vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire \naime les femmes, et il les aime en joignant les bras. \u00bb \nCependant Milady attendit avec impatience, car elle se \ndoutait bien que la journ\u00e9e ne se passerait pas sans qu\u2019elle revit Felton. Enfin, une heure apr\u00e8s la sc\u00e8ne que nous venons de r a-\nconter, elle entendit que l\u2019on parlait bas \u00e0 la porte, puis bient\u00f4t la porte s\u2019ouvrit, et elle reconnut Felton. \nLe jeune homme s\u2019avan\u00e7a rapidement dans la chambre en \nlaissant la porte ouverte derri\u00e8re lui et en faisant signe \u00e0 M ilady \nde se taire ; il avait le visage boulevers\u00e9. \n\u00ab Que me voulez -vous ? dit -elle. \n\u2013 \u00c9coutez , r\u00e9pondit Felton \u00e0 voix basse, je viens d\u2019\u00e9loigner \nla sentinelle pour pouvoir rester ici sans qu\u2019on sache que je suis \nvenu, pour vous parler sans qu\u2019on puisse ent endre ce que je \nvous dis. Le baron vient de me raconter une histoire e f-\nfroyable. \u00bb \u2013 737 \u2013 Milady prit son sourire de victime r\u00e9sign\u00e9e, et secoua la \nt\u00eate. \n\u00ab Ou vous \u00eates un d\u00e9mon, continua Felton, ou le baron, \nmon bienfaiteur, mon p\u00e8re, est un monstre. Je vous connais \ndepuis quatre jours, je l\u2019aime depuis dix ans, lui ; je puis donc \nh\u00e9siter entre vous deux : ne vous effrayez pas de ce que je vous \ndis, j\u2019ai besoin d\u2019\u00eatre convaincu. Cette nuit, apr\u00e8s minuit, je \nviendrai vous voir, vous me convaincrez. \n\u2013 Non, Felton, non, mon fr\u00e8re, dit -elle, le sacrifice est trop \ngrand, et je sens qu\u2019il vous co\u00fbte. Non, je suis perdue, ne vous \nperdez pas avec moi. Ma mort sera bien plus \u00e9loquente que ma \nvie, et le silence du cadavre vous convaincra bien mieux que les \nparoles de la pri sonni\u00e8re. \n\u2013 Taisez -vous, madame, s\u2019\u00e9cria Felton, et ne me parlez pas \nainsi ; je suis venu pour que vous me promettiez sur l\u2019honneur, \npour que vous me juriez sur ce que vous avez de plus sacr\u00e9, que \nvous n\u2019attenterez pas \u00e0 votre vie. \n\u2013 Je ne veux pas promett re, dit Milady, car personne plus \nque moi n\u2019a le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait tenir. \n\u2013 Eh bien, dit Felton, engagez -vous seulement jusqu\u2019au \nmoment o\u00f9 vous m\u2019aurez revu. Si, lorsque vous m\u2019aurez revu, \nvous persistez encore, eh bi en, alors, vous serez libre, et moi -\nm\u00eame je vous donnerai l\u2019arme que vous m\u2019avez demand\u00e9e. \n\u2013 Eh bien, dit Milady, pour vous j\u2019attendrai. \n\u2013 Jurez -le. \n\u2013 Je le jure par notre Dieu. \u00cates -vous content ? \n\u2013 Bien, dit Felton, \u00e0 cette nuit ! \u00bb \nEt il s\u2019\u00e9lan\u00e7a hors d e l\u2019appartement, referma la porte, et a t-\ntendit en dehors, la demi -pique du soldat \u00e0 la main, comme s\u2019il \ne\u00fbt mont\u00e9 la garde \u00e0 sa place. \u2013 738 \u2013 Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme. \nAlors, \u00e0 travers le guichet dont elle s\u2019\u00e9tait rapproch\u00e9e, M i-\nlady vit le jeu ne homme se signer avec une ferveur d\u00e9lirante et \ns\u2019en aller par le corridor avec un transport de joie. \nQuant \u00e0 elle, elle revint \u00e0 sa place, un sourire de sauvage \nm\u00e9pris sur les l\u00e8vres, et elle r\u00e9p\u00e9ta en blasph\u00e9mant ce nom te r-\nrible de Dieu, par lequel elle avait jur\u00e9 sans jamais avoir appris \u00e0 \nle conna\u00eetre. \n\u00ab Mon Dieu ! dit -elle, fanatique insens\u00e9 ! mon Dieu ! c\u2019est \nmoi, moi et celui qui m\u2019aidera \u00e0 me venger. \u00bb \u2013 739 \u2013 CHAPITRE LVI \nCINQUI\u00c8ME JOURN\u00c9E DE CAPTIVIT\u00c9 \n \nCependant Milady en \u00e9tait arriv\u00e9e \u00e0 un demi -triomphe , et \nle succ\u00e8s obtenu doublait ses forces. \nIl n\u2019\u00e9tait pas difficile de vaincre, ainsi qu\u2019elle l\u2019avait fait \njusque -l\u00e0, des hommes prompts \u00e0 se laisser s\u00e9duire, et que \nl\u2019\u00e9ducation galante de la cour entra\u00eenait vite dans le pi\u00e8ge ; Mi-\nlady \u00e9tait assez belle po ur ne pas trouver de r\u00e9sistance de la part \nde la chair, et elle \u00e9tait assez adroite pour l\u2019emporter sur tous les \nobstacles de l\u2019esprit. \nMais, cette fois, elle avait \u00e0 lutter contre une nature sa u-\nvage, concentr\u00e9e, insensible \u00e0 force d\u2019aust\u00e9rit\u00e9 ; la religio n et la \np\u00e9nitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux s \u00e9-\nductions ordinaires. Il roulait dans cette t\u00eate exalt\u00e9e des plans \ntellement vastes, des projets tellement tumultueux, qu\u2019il n\u2019y res-\ntait plus de place pour aucun amour, de caprice ou de ma ti\u00e8re, \nce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la corruption. \nMilady avait donc fait br\u00e8che, avec sa fausse vertu, dans \nl\u2019opinion d\u2019un homme pr\u00e9venu horriblement contre elle, et par \nsa beaut\u00e9, dans le c\u0153ur et les sens d\u2019un homme chaste et pur. \nEnfin, elle s\u2019\u00e9tait donn\u00e9 la mesure de ses moyens, inconnus \nd\u2019elle -m\u00eame jusqu\u2019alors, par cette exp\u00e9rience faite sur le sujet le \nplus rebelle que la nature et la religion pussent soumettre \u00e0 son \n\u00e9tude. \nBien des fois n\u00e9anmoins pendant la soir\u00e9e elle avait d \u00e9ses-\np\u00e9r\u00e9 du sort et d\u2019elle -m\u00eame ; elle n\u2019invoquait pas Dieu, nous le \nsavons, mais elle avait foi dans le g\u00e9nie du mal, cette immense \nsouverainet\u00e9 qui r\u00e8gne dans tous les d\u00e9tails de la vie humaine, \net \u00e0 laquelle, comme dans la fable arabe, un grain de grena de \nsuffit pour reconstruire un monde perdu. \u2013 740 \u2013 Milady, bien pr\u00e9par\u00e9e \u00e0 recevoir Felton, put dresser ses \nbatteries pour le lendemain. Elle savait qu\u2019il ne lui restait plus \nque deux jours, qu\u2019une fois l\u2019ordre sign\u00e9 par Buckingham (et \nBuckingham le signerait d\u2019a utant plus facilement, que cet ordre \nportait un faux nom, et qu\u2019il ne pourrait reconna\u00eetre la femme \ndont il \u00e9tait question), une fois cet ordre sign\u00e9, disons -nous, le \nbaron la faisait embarquer sur -le-champ, et elle savait aussi que \nles femmes condamn\u00e9es \u00e0 la d\u00e9portation usent d\u2019armes bien \nmoins puissantes dans leurs s\u00e9ductions que les pr\u00e9tendues femmes vertueuses dont le soleil du monde \u00e9claire la beaut\u00e9, \ndont la voix de la mode vante l\u2019esprit et qu\u2019un reflet \nd\u2019aristocratie dore de ses lueurs enchant\u00e9es. \u00catre une femme \ncondamn\u00e9e \u00e0 une peine mis\u00e9rable et infamante n\u2019est pas un emp\u00eachement \u00e0 \u00eatre belle, mais c\u2019est un obstacle \u00e0 jamais red e-\nvenir puissante. Comme tous les gens d\u2019un m\u00e9rite r\u00e9el, Milady connaissait le milieu qui convenait \u00e0 sa nature, \u00e0 ses moyen s. La \npauvret\u00e9 lui r\u00e9pugnait, l\u2019abjection la diminuait des deux tiers de \nsa grandeur. Milady n\u2019\u00e9tait reine que parmi les reines ; il fallait \n\u00e0 sa domination le plaisir de l\u2019orgueil satisfait. Commander aux \n\u00eatres inf\u00e9rieurs \u00e9tait plut\u00f4t une humiliation qu\u2019u n plaisir pour \nelle. \nCertes, elle f\u00fbt revenue de son exil, elle n\u2019en doutait pas un \nseul instant ; mais combien de temps cet exil pouvait -il durer ? \nPour une nature agissante et ambitieuse comme celle de Milady, \nles jours qu\u2019on n\u2019occupe point \u00e0 monter sont des jours n\u00e9fastes ; \nqu\u2019on trouve donc le mot dont on doive nommer les jours qu\u2019on \nemploie \u00e0 descendre ! Perdre un an, deux ans, trois ans, c\u2019est -\u00e0-\ndire une \u00e9ternit\u00e9 ; revenir quand d\u2019Artagnan, heureux et trio m-\nphant, aurait, lui et ses amis, re\u00e7u de la re ine la r\u00e9compense qui \nleur \u00e9tait bien acquise pour les services qu\u2019ils lui avaient rendus, c\u2019\u00e9taient l\u00e0 de ces id\u00e9es d\u00e9vorantes qu\u2019une femme comme Mil a-\ndy ne pouvait supporter. Au reste, l\u2019orage qui grondait en elle \ndoublait sa force, et elle e\u00fbt fait \u00e9clat er les murs de sa prison, si \nson corps e\u00fbt pu prendre un seul instant les proportions de son \nesprit. \u2013 741 \u2013 Puis ce qui l\u2019aiguillonnait encore au milieu de tout cela, \nc\u2019\u00e9tait le souvenir du cardinal. Que devait penser, que devait \ndire de son silence le cardinal d \u00e9fiant, inquiet, soup\u00e7onneux, le \ncardinal, non seulement son seul appui, son seul soutien, son seul protecteur dans le pr\u00e9sent, mais encore le principal ins-\ntrument de sa fortune et de sa vengeance \u00e0 venir ? Elle le co n-\nnaissait, elle savait qu\u2019\u00e0 son retour, apr\u00e8s un voyage inutile, elle \naurait beau arguer de la prison, elle aurait beau exalter les sou f-\nfrances subies, le cardinal r\u00e9pondrait avec ce calme railleur du sceptique puissant \u00e0 la fois par la force et par le g\u00e9nie : \u00ab Il ne \nfallait pas vous laisser p rendre ! \u00bb \nAlors Milady r\u00e9unissait toute son \u00e9nergie, murmurant au \nfond de sa pens\u00e9e le nom de Felton, la seule lueur de jour qui \np\u00e9n\u00e9tr\u00e2t jusqu\u2019\u00e0 elle au fond de l\u2019enfer o\u00f9 elle \u00e9tait tomb\u00e9e ; et \ncomme un serpent qui roule et d\u00e9roule ses anneaux pour se \nrendre compte \u00e0 lui -m\u00eame de sa force, elle enveloppait d\u2019avance \nFelton dans les mille replis de son inventive imagination. \nCependant le temps s\u2019\u00e9coulait, les heures les unes apr\u00e8s les \nautres semblaient r\u00e9veiller la cloche en passant, et chaque coup du battant d\u2019airain retentissait sur le c\u0153ur de la prisonni\u00e8re . \u00c0 \nneuf heures, Lord de Winter fit sa visite accoutum\u00e9e, regarda la fen\u00eatre et les barreaux, sonda le parquet et les murs, visita la \nchemin\u00e9e et les portes, sans que, pendant cette longue et min u-\ntieuse visite, ni lui ni Milady pronon\u00e7assent une seule parole. \nSans doute que tous deux comprenaient que la situation \n\u00e9tait devenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles \net en col\u00e8re sans effet. \n\u00ab Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous \nsauverez pas encore cette nuit ! \u00bb \n\u00c0 dix heures, Felton vint placer une sentinelle ; Milady r e-\nconnut son pas. Elle le devinait maintenant comme une ma \u00ee-\ntresse devine celui de l\u2019amant de son c\u0153ur, et cependant Milady \nd\u00e9testait et m\u00e9prisait \u00e0 la fois ce faible fanatique. \nCe n\u2019\u00e9tait point l\u2019heure convenue, Felton n\u2019entra point. \u2013 742 \u2013 Deux heures apr\u00e8s et comme minuit sonnait, la sentinelle \nfut relev\u00e9e. \nCette fois c\u2019\u00e9tait l\u2019heure : aussi, \u00e0 partir de ce moment, M i-\nlady attendit -elle avec impatience. \nLa nouvelle sentinelle commen\u00e7a \u00e0 se promener dans le \ncorridor. \nAu bout de dix minutes Felton vint. \nMilady pr\u00eata l\u2019oreille. \n\u00ab \u00c9coutez , dit le jeune homme \u00e0 la sentinelle, sous aucun \npr\u00e9texte ne t\u2019\u00e9loigne de cette porte, car tu sais que la nuit der-\nni\u00e8re un soldat a \u00e9t\u00e9 p uni par Milord pour avoir quitt\u00e9 son poste \nun instant, et cependant c\u2019est moi qui, pendant sa courte ab-\nsence, avais veill\u00e9 \u00e0 sa place. \n\u2013 Oui, je le sais, dit le soldat. \n\u2013 Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, \najouta -t-il, je vais rentrer pour visiter une seconde fois la \nchambre de cette femme, qui a, j\u2019en ai peur, de sinistres projets \nsur elle -m\u00eame et que j\u2019ai re\u00e7u l\u2019ordre de surveiller. \u00bb \n\u00ab Bon, murmura Milady, voil\u00e0 l\u2019aust\u00e8re puritain qui \nment ! \u00bb \nQuant au soldat, il se contenta de souri re. \n\u00ab Peste ! mon lieutenant, dit -il, vous n\u2019\u00eates pas malheureux \nd\u2019\u00eatre charg\u00e9 de commissions pareilles, surtout si Milord vous a \nautoris\u00e9 \u00e0 regarder jusque dans son lit. \u00bb \nFelton rougit ; dans toute autre circonstance il eut r\u00e9pr i-\nmand\u00e9 le soldat qui se permettait une pareille plaisanterie ; \nmais sa conscience murmurait trop haut pour que sa bouche os\u00e2t parler. \n\u00ab Si j\u2019appelle, dit -il, viens ; de m\u00eame que si l\u2019on vient, a p-\npelle -moi. \u2013 743 \u2013 \u2013 Oui, mon lieutenant \u00bb, dit le soldat. \nFelton entra chez Milady. Milady se leva. \n\u00ab Vous voil\u00e0 ? dit -elle. \n\u2013 Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu. \n\u2013 Vous m\u2019avez promis autre chose encore. \n\u2013 Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme, qui malgr\u00e9 \nson empire sur lui -m\u00eame, sentait ses genoux trembler et la \nsueur p oindre sur son front. \n\u2013 Vous avez promis de m\u2019apporter un couteau, et de me le \nlaisser apr\u00e8s notre entretien. \n\u2013 Ne parlez pas de cela, madame, dit Felton, il n\u2019y a pas de \nsituation, si terrible qu\u2019elle soit, qui autorise une cr\u00e9ature de \nDieu \u00e0 se donner la mort. J\u2019ai r\u00e9fl\u00e9chi que jamais je ne devais \nme rendre coupable d\u2019un pareil p\u00e9ch\u00e9. \n\u2013 Ah ! vous avez r\u00e9fl\u00e9chi ! dit la prisonni\u00e8re en s\u2019asseyant \nsur son fauteuil avec un sourire de d\u00e9dain ; et moi aussi j\u2019ai r \u00e9-\nfl\u00e9chi. \n\u2013 \u00c0 quoi ? \n\u2013 Que je n\u2019avais rien \u00e0 dire \u00e0 un homme qui ne tenait pas \nsa parole. \n\u2013 O mon Dieu ! murmura Felton. \n\u2013 Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas. \n\u2013 Voil\u00e0 le couteau ! dit Felton tirant de sa poche l\u2019arme \nque, selon sa promesse, il avait apport\u00e9e, mais qu\u2019il h\u00e9sitait \u00e0 \nreme ttre \u00e0 sa prisonni\u00e8re. \n\u2013 Voyons -le, dit Milady. \n\u2013 Pour quoi faire ? \u2013 744 \u2013 \u2013 Sur l\u2019honneur, je vous le rends \u00e0 l\u2019instant m\u00eame ; vous le \nposerez sur cette table ; et vous resterez entre lui et moi. \nFelton tendit l\u2019arme \u00e0 Milady, qui en examina attentiv e-\nment la trempe, et qui en essaya la pointe sur le bout de son \ndoigt. \n\u00ab Bien, dit -elle en rendant le couteau au jeune officier, c e-\nlui-ci est en bel et bon acier ; vous \u00eates un fid\u00e8le ami, Felton. \u00bb \nFelton reprit l\u2019arme et la posa sur la table comme il venait \nd\u2019\u00eatre convenu avec sa prisonni\u00e8re. \nMilady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction. \n\u00ab Maintenant, dit -elle, \u00e9coutez -moi. \u00bb \nLa recommandation \u00e9tait inutile : le jeune officier se tenait \ndebout devant elle, attendant ses paroles pour les d\u00e9vorer. \n\u00ab Felton, dit Milady avec une solennit\u00e9 pleine de m\u00e9lanc o-\nlie, Felton, si votre s\u0153ur, la fille de votre p\u00e8re, vous disait : \n\u00ab Jeune encore, assez belle par malheur, on m\u2019a fait tomber \ndans un pi\u00e8ge, j\u2019ai r\u00e9sist\u00e9 ; on a multipli\u00e9 autour de moi les e m-\nb\u00fbches, les vi olences, j\u2019ai r\u00e9sist\u00e9 ; on a blasph\u00e9m\u00e9 la religion que \nje sers, le Dieu que j\u2019adore, parce que j\u2019appelais \u00e0 mon secours \nce Dieu et cette religion, j\u2019ai r\u00e9sist\u00e9 ; alors on m\u2019a prodigu\u00e9 les \noutrages, et comme on ne pouvait perdre mon \u00e2me, on a voulu \u00e0 tout j amais fl\u00e9trir mon corps ; enfin\u2026 \u00bb \nMilady s\u2019arr\u00eata, et un sourire amer passa sur ses l\u00e8vres. \n\u00ab Enfin, dit Felton, enfin qu\u2019a -t-on fait ? \n\u2013 Enfin, un soir, on r\u00e9solut de paralyser cette r\u00e9sistance \nqu\u2019on ne pouvait vaincre : un soir, on m\u00eala \u00e0 mon eau un nar co-\ntique puissant ; \u00e0 peine eus -je achev\u00e9 mon repas, que je me sen-\ntis tomber peu \u00e0 peu dans une torpeur inconnue. Quoique je \nfusse sans d\u00e9fiance, une crainte vague me saisit et j\u2019essayai de \nlutter contre le sommeil ; je me levai, je voulus courir \u00e0 la f e-\nn\u00eatre, appeler au secours, mais mes jambes refus\u00e8rent de me \u2013 745 \u2013 porter ; il me semblait que le plafond s\u2019abaissait sur ma t\u00eate et \nm\u2019\u00e9crasait de son poids ; je tendis les bras, j\u2019essayai de parler, je \nne pus que pousser des sons inarticul\u00e9s ; un engourdissement \nirr\u00e9sistible s\u2019emparait de moi, je me retins \u00e0 un fauteuil, sentant \nque j\u2019allais tomber, mais bient\u00f4t cet appui fut insuffisant pour \nmes bras d\u00e9biles, je tombai sur un genou, puis sur les deux ; je \nvoulus crier, ma langue \u00e9tait glac\u00e9e ; Dieu ne me vit ni ne \nm\u2019entendit sans doute, et je glissai sur le parquet, en proie \u00e0 un \nsommeil qui ressemblait \u00e0 la mort. \n\u00ab De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui \ns\u2019\u00e9coula pendant sa dur\u00e9e, je n\u2019eus aucun souvenir ; la seule \nchose que je me rappelle, c\u2019est qu e je me r\u00e9veillai couch\u00e9e dans \nune chambre ronde, dont l\u2019ameublement \u00e9tait somptueux, et \ndans laquelle le jour ne p\u00e9n\u00e9trait que par une ouverture au pl a-\nfond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entr\u00e9e : on \ne\u00fbt dit une magnifique prison. \n\u00ab Je fus lo ngtemps \u00e0 pouvoir me rendre compte du lieu o\u00f9 \nje me trouvais et de tous les d\u00e9tails que je rapporte, mon esprit \nsemblait lutter inutilement pour secouer les pesantes t\u00e9n\u00e8bres \nde ce sommeil auquel je ne pouvais m\u2019arracher ; j\u2019avais des per-\nceptions vagues d\u2019 un espace parcouru, du roulement d\u2019une vo i-\nture, d\u2019un r\u00eave horrible dans lequel mes forces se seraient \u00e9pu i-\ns\u00e9es ; mais tout cela \u00e9tait si sombre et si indistinct dans ma pe n-\ns\u00e9e, que ces \u00e9v\u00e9nements semblaient appartenir \u00e0 une autre vie \nque la mienne et cepen dant m\u00eal\u00e9e \u00e0 la mienne par une fanta s-\ntique dualit\u00e9. \n\u00ab Quelque temps, l\u2019\u00e9tat dans lequel je me trouvais me sem-\nbla si \u00e9trange, que je crus que je faisais un r\u00eave. Je me levai \nchancelante, mes habits \u00e9taient pr\u00e8s de moi, sur une chaise : je \nne me rappelai ni m\u2019\u00eatre d\u00e9v\u00eatue, ni m\u2019\u00eatre couch\u00e9e. Alors peu \u00e0 \npeu la r\u00e9alit\u00e9 se pr\u00e9senta \u00e0 moi pleine de pudiques terreurs : je \nn\u2019\u00e9tais plus dans la maison que j\u2019habitais ; autant que j\u2019en po u-\nvais juger par la lumi\u00e8re du soleil, le jour \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 aux deux \ntiers \u00e9coul\u00e9 ! c\u2019\u00e9tait la veille au soir que je m\u2019\u00e9tais endormie ; \nmon sommeil avait donc d\u00e9j\u00e0 dur\u00e9 pr\u00e8s de vingt -quatre heures. \nQue s\u2019\u00e9tait -il pass\u00e9 pendant ce long sommeil ? \u2013 746 \u2013 \u00ab Je m\u2019habillai aussi rapidement qu\u2019il me fut possible. Tous \nmes mouvements lents et engourdis attestaient que l\u2019influence \ndu narcotique n\u2019\u00e9tait point encore enti\u00e8rement dissip\u00e9e. Au \nreste, cette chambre \u00e9tait meubl\u00e9e pour recevoir une femme ; et \nla coquette la plus achev\u00e9e n\u2019e\u00fbt pas eu un souhait \u00e0 former, \nqu\u2019en promenant son regard autour de l\u2019ap partement elle n\u2019e\u00fbt \nvu son souhait accompli. \n\u00ab Certes, je n\u2019\u00e9tais pas la premi\u00e8re captive qui s\u2019\u00e9tait vue \nenferm\u00e9e dans cette splendide prison ; mais, vous le comprenez, \nFelton, plus la prison \u00e9tait belle, plus je m\u2019\u00e9pouvantais. \n\u00ab Oui, c\u2019\u00e9tait une prison, car j\u2019essayai vainement d\u2019en so r-\ntir. Je sondai tous les murs afin de d\u00e9couvrir une porte, partout \nles murs rendirent un son plein et mat. \n\u00ab Je fis peut -\u00eatre vingt fois le tour de cette chambre, cher-\nchant une issue quelconque ; il n\u2019y en avait pas : je tom bai \u00e9cr a-\ns\u00e9e de fatigue et de terreur sur un fauteuil. \n\u00ab Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la \nnuit mes terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester \no\u00f9 j\u2019\u00e9tais assise ; il me semblait que j\u2019\u00e9tais entour\u00e9e de dangers \ninconnus, d ans lesquels j\u2019allais tomber \u00e0 chaque pas. Quoique je \nn\u2019eusse rien mang\u00e9 depuis la veille, mes craintes m\u2019emp\u00eachaient \nde ressentir la faim. \n\u00ab Aucun bruit du dehors, qui me perm\u00eet de mesurer le \ntemps, ne venait jusqu\u2019\u00e0 moi ; je pr\u00e9sumai seulement qu\u2019il po u-\nvait \u00eatre sept ou huit heures du soir ; car nous \u00e9tions au mois \nd\u2019octobre, et il faisait nuit enti\u00e8re. \n\u00ab Tout \u00e0 coup, le cri d\u2019une porte qui tourne sur ses gonds \nme fit tressaillir ; un globe de feu apparut au- dessus de \nl\u2019ouverture vitr\u00e9e du plafond, jetant une vive lumi\u00e8re dans ma \nchambre, et je m\u2019aper\u00e7us avec terreur qu\u2019un homme \u00e9tait d e-\nbout \u00e0 quelques pas de moi. \u2013 747 \u2013 \u00ab Une table \u00e0 deux couverts, supportant un souper tout \npr\u00e9par\u00e9, s\u2019\u00e9tait dress\u00e9e comme par magie au milieu de \nl\u2019appartement. \n\u00ab Cet homme \u00e9tait celui qui me poursuivait depuis un an, \nqui avait jur\u00e9 mon d\u00e9shonneur, et qui, aux premiers mots qui \nsortirent de sa bouche, me fit comprendre qu\u2019il l\u2019avait accompli \nla nuit pr\u00e9c\u00e9dente. \n\u2013 L\u2019inf\u00e2me ! murmura Felton. \n\u2013 Oh ! oui, l\u2019inf\u00e2me ! s\u2019\u00e9cria Milady, voyan t l\u2019int\u00e9r\u00eat que le \njeune officier, dont l\u2019\u00e2me semblait suspendue \u00e0 ses l\u00e8vres, pr e-\nnait \u00e0 cet \u00e9trange r\u00e9cit ; oh ! oui, l\u2019inf\u00e2me ! il avait cru qu\u2019il lui \nsuffisait d\u2019avoir triomph\u00e9 de moi dans mon sommeil, pour que \ntout f\u00fbt dit ; il venait, esp\u00e9rant que j\u2019accepterais ma honte, \npuisque ma honte \u00e9tait consomm\u00e9e ; il venait m\u2019offrir sa fortune \nen \u00e9change de mon amour. \n\u00ab Tout ce que le c\u0153ur d\u2019une femme peut contenir de s u-\nperbe m\u00e9pris et de paroles d\u00e9daigneuses, je le versai sur cet homme ; sans doute, il \u00e9tait h abitu\u00e9 \u00e0 de pareils reproches ; car \nil m\u2019\u00e9couta calme, souriant, et les bras crois\u00e9s sur la poitrine ; \npuis, lorsqu\u2019il crut que j\u2019avais tout dit, il s\u2019avan\u00e7a vers moi ; je \nbondis vers la table, je saisis un couteau, je l\u2019appuyai sur ma \npoitrine. \n\u00ab Faites u n pas de plus, lui dis -je, et outre mon d\u00e9sho n-\nneur, vous aurez encore ma mort \u00e0 vous reprocher. \u00bb \n\u00ab Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, \ndans toute ma personne, cette v\u00e9rit\u00e9 de geste, de pose et \nd\u2019accent, qui porte la conviction dans les \u00e2 mes les plus pe r-\nverses, car il s\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Votre mort ! me dit -il ; oh ! non, vous \u00eates une trop \ncharmante ma\u00eetresse pour que je consente \u00e0 vous perdre ainsi, \napr\u00e8s avoir eu le bonheur de vous poss\u00e9der une seule fois se u-\nlement. Adieu, ma toute belle ! j\u2019attendrai, pour revenir vous \u2013 748 \u2013 faire ma visite, que vous soyez dans de meilleures dispos i-\ntions. \u00bb \n\u00ab \u00c0 ces mots, il donna un coup de sifflet ; le globe de \nflamme qui \u00e9clairait ma chambre remonta et disparut ; je me \nretrouvai dans l\u2019obscurit\u00e9. Le m\u00eame bruit d\u2019un e porte qui \ns\u2019ouvre et se referme se reproduisit un instant apr\u00e8s, le globe \nflamboyant descendit de nouveau, et je me retrouvai seule. \n\u00ab Ce moment fut affreux ; si j\u2019avais encore quelques doutes \nsur mon malheur, ces doutes s\u2019\u00e9taient \u00e9vanouis dans une d\u00e9se s-\np\u00e9rante r\u00e9alit\u00e9 : j\u2019\u00e9tais au pouvoir d\u2019un homme que non seul e-\nment je d\u00e9testais, mais que je m\u00e9prisais ; d\u2019un homme capable \nde tout, et qui m\u2019avait d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9 une preuve fatale de ce qu\u2019il pouvait oser. \n\u2013 Mais quel \u00e9tait donc cet homme ? demanda Felton. \n\u2013 Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre \nbruit, car \u00e0 minuit \u00e0 peu pr\u00e8s, la lampe s\u2019\u00e9tait \u00e9teinte, et je m\u2019\u00e9tais retrouv\u00e9e dans l\u2019obscurit\u00e9. Mais la nuit se passa sans \nnouvelle tentative de mon pers\u00e9cuteur ; le jour vint : la table \navait di sparu ; seulement, j\u2019avais encore le couteau \u00e0 la main. \n\u00ab Ce couteau c\u2019\u00e9tait tout mon espoir. \n\u00ab J\u2019\u00e9tais \u00e9cras\u00e9e de fatigue ; l\u2019insomnie br\u00fblait mes yeux ; je \nn\u2019avais pas os\u00e9 dormir un seul instant : le jour me rassura, j\u2019allai \nme jeter sur mon lit sans qui tter le couteau lib\u00e9rateur que je \ncachai sous mon oreiller. \n\u00ab Quand je me r\u00e9veillai, une nouvelle table \u00e9tait servie. \n\u00ab Cette fois, malgr\u00e9 mes terreurs, en d\u00e9pit de mes a n-\ngoisses, une faim d\u00e9vorante se faisait sentir ; il y avait quarante -\nhuit heures que j e n\u2019avais pris aucune nourriture : je mangeai \ndu pain et quelques fruits ; puis, me rappelant le narcotique m \u00ea-\nl\u00e9 \u00e0 l\u2019eau que j\u2019avais bue, je ne touchai point \u00e0 celle qui \u00e9tait sur \nla table, et j\u2019allai remplir mon verre \u00e0 une fontaine de marbre \nscell\u00e9e dans le mur, au- dessus de ma toilette. \u2013 749 \u2013 \u00ab Cependant, malgr\u00e9 cette pr\u00e9caution, je ne demeurai pas \nmoins quelque temps encore dans une affreuse angoisse ; mais \nmes craintes, cette fois, n\u2019\u00e9taient pas fond\u00e9es : je passai la jou r-\nn\u00e9e sans rien \u00e9prouver qui ressembl\u00e2 t \u00e0 ce que je redoutais. \n\u00ab J\u2019avais eu la pr\u00e9caution de vider \u00e0 demi la carafe, pour \nqu\u2019on ne s\u2019aper\u00e7\u00fbt point de ma d\u00e9fiance. \n\u00ab Le soir vint, et avec lui l\u2019obscurit\u00e9 ; cependant, si pr o-\nfonde qu\u2019elle f\u00fbt, mes yeux commen\u00e7aient \u00e0 s\u2019y habituer ; je vis, \nau mil ieu des t\u00e9n\u00e8bres, la table s\u2019enfoncer dans le plancher ; un \nquart d\u2019heure apr\u00e8s, elle reparut portant mon souper ; un in s-\ntant apr\u00e8s, gr\u00e2ce \u00e0 la m\u00eame lampe, ma chambre s\u2019\u00e9claira de \nnouveau. \n\u00ab J\u2019\u00e9tais r\u00e9solue \u00e0 ne manger que des objets auxquels il \n\u00e9tait impo ssible de m\u00ealer aucun somnif\u00e8re : deux \u0153ufs et \nquelques fruits compos\u00e8rent mon repas ; puis, j\u2019allai puiser un \nverre d\u2019eau \u00e0 ma fontaine protectrice, et je le bus. \n\u00ab Aux premi\u00e8res gorg\u00e9es, il me sembla qu\u2019elle n\u2019avait plus \nle m\u00eame go\u00fbt que le matin : un so up\u00e7on rapide me prit, je \nm\u2019arr\u00eatai ; mais j\u2019en avais d\u00e9j\u00e0 aval\u00e9 un demi -verre. \n\u00ab Je jetai le reste avec horreur, et j\u2019attendis, la sueur de \nl\u2019\u00e9pouvante au front. \n\u00ab Sans doute quelque invisible t\u00e9moin m\u2019avait vue prendre \nde l\u2019eau \u00e0 cette fontaine, et avait profit\u00e9 de ma confiance m\u00eame \npour mieux assurer ma perte si froidement r\u00e9solue, si cruell e-\nment poursuivie. \n\u00ab Une demi -heure ne s\u2019\u00e9tait pas \u00e9coul\u00e9e, que les m\u00eames \nsympt\u00f4mes se produisirent ; seulement, comme cette fois je \nn\u2019avais bu qu\u2019un demi -verre d\u2019eau, je luttai plus longtemps, et, \nau lieu de m\u2019endormir tout \u00e0 fait, je tombai dans un \u00e9tat de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se passait a u-\ntour de moi, tout en m\u2019\u00f4tant la force ou de me d\u00e9fendre ou de fuir. \u2013 750 \u2013 \u00ab Je me tra\u00eenai vers mon lit, pour y chercher la seule d \u00e9-\nfense qui me rest\u00e2t, mon couteau sauveur ; mais je ne pus arr i-\nver jusqu\u2019au chevet : je tombai \u00e0 genoux, les mains crampo n-\nn\u00e9es \u00e0 l\u2019une des colonnes du pied ; alors, je compris que j\u2019\u00e9tais \nperdue. \u00bb \nFelton p\u00e2lit affreusement, et un fri sson convulsif courut \npar tout son corps. \n\u00ab Et ce qu\u2019il y avait de plus affreux, continua Milady, la voix \nalt\u00e9r\u00e9e comme si elle e\u00fbt encore \u00e9prouv\u00e9 la m\u00eame angoisse \nqu\u2019en ce moment terrible, c\u2019est que, cette fois, j\u2019avais la con s-\ncience du danger qui me mena \u00e7ait ; c\u2019est que mon \u00e2me, je puis \nle dire, veillait dans mon corps endormi ; c\u2019est que je voyais, \nc\u2019est que j\u2019entendais : il est vrai que tout cela \u00e9tait comme dans \nun r\u00eave ; mais ce n\u2019en \u00e9tait que plus effrayant. \n\u00ab Je vis la lampe qui remontait et qui peu \u00e0 peu me laissait \ndans l\u2019obscurit\u00e9 ; puis j\u2019entendis le cri si bien connu de cette \nporte, quoique cette porte ne se f\u00fbt ouverte que deux fois. \n\u00ab Je sentis instinctivement qu\u2019on s\u2019approchait de moi : on \ndit que le malheureux perdu dans les d\u00e9serts de l\u2019Am\u00e9rique sent ainsi l\u2019approche du serpent. \n\u00ab Je voulais faire un effort, je tentai de crier ; par une i n-\ncroyable \u00e9nergie de volont\u00e9 je me relevai m\u00eame, mais pour r e-\ntomber aussit\u00f4t\u2026 et retomber dans les bras de mon pers\u00e9c u-\nteur. \n\u2013 Dites -moi donc quel \u00e9tait cet homme ? \u00bb s\u2019\u00e9cria le jeune \nofficier. \nMilady vit d\u2019un seul regard tout ce qu\u2019elle inspirait de sou f-\nfrance \u00e0 Felton, en pesant sur chaque d\u00e9tail de son r\u00e9cit ; mais \nelle ne voulait lui faire gr\u00e2ce d\u2019aucune torture. Plus profond \u00e9-\nment elle lui briserait le c\u0153u r, plus s\u00fbrement il la vengerait. Elle \ncontinua donc comme si elle n\u2019e\u00fbt point entendu son exclam a-\ntion, ou comme si elle e\u00fbt pens\u00e9 que le moment n\u2019\u00e9tait pas en-\ncore venu d\u2019y r\u00e9pondre. \u2013 751 \u2013 \u00ab Seulement, cette fois, ce n\u2019\u00e9tait plus \u00e0 une esp\u00e8ce de c a-\ndavre inerte, sans aucun sentiment, que l\u2019inf\u00e2me avait affaire. \nJe vous l\u2019ai dit : sans pouvoir parvenir \u00e0 retrouver l\u2019exercice \ncomplet de mes facult\u00e9s, il me restait le sentiment de mon da n-\nger : je luttai donc de toutes mes forces et sans doute j\u2019opposai, \ntout affaibli e que j\u2019\u00e9tais, une longue r\u00e9sistance, car je l\u2019entendis \ns\u2019\u00e9crier : \n\u00ab \u201cCes mis\u00e9rables puritaines ! je savais bien qu\u2019elles la s-\nsaient leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre leurs s\u00e9ducteurs.\u201d \u00bb \n\u00ab H\u00e9las ! cette r\u00e9sistance d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e ne pouva it durer lon g-\ntemps, je sentis mes forces qui s\u2019\u00e9puisaient, et cette fois ce ne \nfut pas de mon sommeil que le l\u00e2che profita, ce fut de mon \u00e9v a-\nnouissement. \u00bb \nFelton \u00e9coutait sans faire entendre autre chose qu\u2019une e s-\np\u00e8ce de rugissement sourd ; seulement la su eur ruisselait sur \nson front de marbre, et sa main cach\u00e9e sous son habit d\u00e9chirait \nsa poitrine. \n\u00ab Mon premier mouvement, en revenant \u00e0 moi, fui de \nchercher sous mon oreiller ce couteau que je n\u2019avais pu a t-\nteindre ; s\u2019il n\u2019avait point servi \u00e0 la d\u00e9fense, il pouvait au moins \nservir \u00e0 l\u2019expiation. \n\u00ab Mais en prenant ce couteau, Felton, une id\u00e9e terrible me \nvint. J\u2019ai jur\u00e9 de tout vous dire et je vous dirai tout ; je vous ai \npromis la v\u00e9rit\u00e9, je la dirai, d\u00fbt -elle me perdre. \n\u2013 L\u2019id\u00e9e vous vint de vous venger de cet homme, n\u2019est -ce \npas ? s\u2019\u00e9cria Felton. \n\u2013 Eh bien, oui ! dit Milady : cette id\u00e9e n\u2019\u00e9tait pas d\u2019une \nchr\u00e9tienne, je le sais ; sans doute cet \u00e9ternel ennemi de notre \n\u00e2me, ce lion rugissant sans cesse autour de nous la soufflait \u00e0 mon esprit. Enfin, que vous dirai -je, Felton ? continua Milady \ndu ton d\u2019une femme qui s\u2019accuse d\u2019un crime, cette id\u00e9e me vint \u2013 752 \u2013 et ne me quitta plus sans doute. C\u2019est de cette pens\u00e9e homicide \nque je porte aujourd\u2019hui la punition. \n\u2013 Continuez, continuez, dit Felton, j\u2019ai h\u00e2te de vous v oir a r-\nriver \u00e0 la vengeance. \n\u2013 Oh ! je r\u00e9solus qu\u2019elle aurait lieu le plus t\u00f4t possible, je ne \ndoutais pas qu\u2019il ne rev\u00eent la nuit suivante. Dans le jour je \nn\u2019avais rien \u00e0 craindre. \n\u00ab Aussi, quand vint l\u2019heure du d\u00e9jeuner, je n\u2019h\u00e9sitai pas \u00e0 \nmanger et \u00e0 boi re : j\u2019\u00e9tais r\u00e9solue \u00e0 faire semblant de souper, \nmais \u00e0 ne rien prendre : je devais donc par la nourriture du m a-\ntin combattre le je\u00fbne du soir. \n\u00ab Seulement je cachai un verre d\u2019eau soustraite \u00e0 mon d\u00e9-\njeuner, la soif ayant \u00e9t\u00e9 ce qui m\u2019avait le plus fait so uffrir quand \nj\u2019\u00e9tais demeur\u00e9e quarante- huit heures sans boire ni manger. \n\u00ab La journ\u00e9e s\u2019\u00e9coula sans avoir d\u2019autre influence sur moi \nque de m\u2019affermir dans la r\u00e9solution prise : seulement j\u2019eus soin \nque mon visage ne trah\u00eet en rien la pens\u00e9e de mon c\u0153ur, ca r je \nne doutais pas que je ne fusse observ\u00e9e ; plusieurs fois m\u00eame je \nsentis un sourire sur mes l\u00e8vres. Felton, je n\u2019ose pas vous dire \u00e0 \nquelle id\u00e9e je souriais, vous me prendriez en horreur\u2026 \n\u2013 Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que \nj\u2019\u00e9coute et que j\u2019ai h\u00e2te d\u2019arriver. \n\u2013 Le soir vint, les \u00e9v\u00e9nements ordinaires s\u2019accomplirent ; \npendant l\u2019obscurit\u00e9, comme d\u2019habitude, mon souper fut servi, \npuis la lampe s\u2019alluma, et je me mis \u00e0 table. \n\u00ab Je mangeai quelques fruits seulement : je fis semblant de \nme verser de l\u2019eau de la carafe, mais je ne bus que celle que \nj\u2019avais conserv\u00e9e dans mon verre, la substitution, au reste, fut faite assez adroitement pour que mes espions, si j\u2019en avais, ne \ncon\u00e7ussent aucun soup\u00e7on. \n\u00ab Apr\u00e8s le souper, je donnai les m\u00eames m arques \nd\u2019engourdissement que la veille ; mais cette fois, comme si je \u2013 753 \u2013 succombais \u00e0 la fatigue ou comme si je me familiarisais avec le \ndanger, je me tra\u00eenai vers mon lit, et je fis semblant de \nm\u2019endormir. \n\u00ab Cette fois, j\u2019avais retrouv\u00e9 mon couteau sous l\u2019or eiller, et \ntout en feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la \npoign\u00e9e. \n\u00ab Deux heures s\u2019\u00e9coul\u00e8rent sans qu\u2019il se pass\u00e2t rien de no u-\nveau : cette fois, \u00f4 mon Dieu ! qui m\u2019e\u00fbt dit cela la veille ? je \ncommen\u00e7ais \u00e0 craindre qu\u2019il ne v\u00eent pas. \n\u00ab Enfin, je vis la lampe s\u2019\u00e9lever doucement et dispara\u00eetre \ndans les profondeurs du plafond ; ma chambre s\u2019emplit de t \u00e9-\nn\u00e8bres, mais je fis un effort pour percer du regard l\u2019obscurit\u00e9. \n\u00ab Dix minutes \u00e0 peu pr\u00e8s se pass\u00e8rent. Je n\u2019entendais \nd\u2019autre bruit que celui du battement de mon c\u0153ur. \n\u00ab J\u2019implorais le Ciel pour qu\u2019il v\u00eent. \n\u00ab Enfin j\u2019entendis le bruit si connu de la porte qui s\u2019ouvrait \net se refermait ; j\u2019entendis, malgr\u00e9 l\u2019\u00e9paisseur du tapis, un pas \nqui faisait crier le parquet ; je vis, malgr\u00e9 l\u2019obscurit\u00e9, une om bre \nqui approchait de mon lit. \n\u2013 H\u00e2tez -vous, h\u00e2tez -vous ! dit Felton, ne voyez -vous pas \nque chacune de vos paroles me br\u00fble comme du plomb fondu ! \n\u2013 Alors, continua Milady, alors je r\u00e9unis toutes mes forces, \nje me rappelai que le moment de la vengeance ou plut\u00f4t de la \njustice avait sonn\u00e9 ; je me regardai comme une autre Judith ; je \nme ramassai sur moi -m\u00eame, mon couteau \u00e0 la main, et quand je \nle vis pr\u00e8s de moi, \u00e9tendant les bras pour chercher sa victime, \nalors, avec le dernier cri de la douleur et du d\u00e9sesp oir, je le \nfrappai au milieu de la poitrine. \n\u00ab Le mis\u00e9rable ! il avait tout pr\u00e9vu : sa poitrine \u00e9tait co u-\nverte d\u2019une cotte de mailles ; le couteau s\u2019\u00e9moussa. \u2013 754 \u2013 \u00ab Ah ! ah ! s\u2019\u00e9cria -t-il en me saisissant le bras et en \nm\u2019arrachant l\u2019arme qui m\u2019avait si mal serv ie, vous en voulez \u00e0 \nma vie, ma belle puritaine ! mais c\u2019est plus que de la haine, cela, \nc\u2019est de l\u2019ingratitude ! Allons, allons, calmez -vous, ma belle en-\nfant ! j\u2019avais cru que vous \u00e9tiez adoucie. Je ne suis pas de ces \ntyrans qui gardent les femmes de forc e : vous ne m\u2019aimez pas, \nj\u2019en doutais avec ma fatuit\u00e9 ordinaire ; maintenant j\u2019en suis \nconvaincu. Demain, vous serez libre. \u00bb \n\u00ab Je n\u2019avais qu\u2019un d\u00e9sir, c\u2019\u00e9tait qu\u2019il me tu\u00e2t. \n\u00ab Prenez garde ! lui dis -je, car ma libert\u00e9 c\u2019est votre d\u00e9s-\nhonneur. Oui, car, \u00e0 p eine sortie d\u2019ici, je dirai tout, je dirai la \nviolence dont vous avez us\u00e9 envers moi, je dirai ma captivit\u00e9. Je \nd\u00e9noncerai ce palais d\u2019infamie ; vous \u00eates bien haut plac\u00e9, M i-\nlord, mais tremblez ! Au -dessus de vous il y a le roi, au -dessus \ndu roi il y a Die u. \u00bb \n\u00ab Si ma\u00eetre qu\u2019il par\u00fbt de lui, mon pers\u00e9cuteur laissa \n\u00e9chapper un mouvement de col\u00e8re. Je ne pouvais voir \nl\u2019expression de son visage, mais j\u2019avais senti fr\u00e9mir son bras sur \nlequel \u00e9tait p os\u00e9e ma main. \n\u00ab \u2013 Alors, vous ne sortirez pas d\u2019ici, dit -il. \n\u00ab \u2013 Bien, bien ! m\u2019\u00e9criai -je, alors le lieu de mon supplice \nsera aussi celui de mon tombeau. Bien ! je mourrai ici et vous \nverrez si un fant\u00f4me qui accuse n\u2019est pas plus terrible encore \nqu\u2019un vivant qui menace ! \n\u00ab \u2013 On ne vous laissera aucune arme. \n\u00ab \u2013 Il y en a une que le d\u00e9sespoir a mise \u00e0 la port\u00e9e de toute \ncr\u00e9ature qui a le courage de s\u2019en servir. Je me laisserai mourir de faim. \n\u00ab \u2013 Voyons, dit le mis\u00e9rable, la paix ne vaut -elle pas mieux \nqu\u2019une pareille guerre ? Je vous rends la libert\u00e9 \u00e0 l\u2019instant \nm\u00eame, je vous proclame une vertu, je vous surnomme la L u-\ncr\u00e8ce de l\u2019Angleterre. \u2013 755 \u2013 \u00ab \u2013 Et moi je dis que vous en \u00eates le Sextus , moi je vous \nd\u00e9nonce aux hommes comme je vous ai d\u00e9j\u00e0 d\u00e9nonc\u00e9 \u00e0 Dieu ; et \ns\u2019il faut que, comme Lucr\u00e8ce, je signe mon accusation de mon \nsang, je la signerai. \n\u00ab \u2013 Ah ! ah ! dit mon ennemi d\u2019un ton railleur, alors c\u2019est \nautre chose. Ma foi, au bout du compte, vous \u00eates bien ici, rien ne vous manquera, et si vous vous laissez mourir de faim ce sera \nde votre faute. \u00bb \n\u00ab \u00c0 ces mots, il se retira, j\u2019entendis s\u2019ouvrir et se refermer \nla porte, et je restai ab\u00eem\u00e9e, moins encore, je l\u2019avoue, dans ma \ndouleur, que dans la honte de ne m\u2019\u00eatre pas veng\u00e9e. \n\u00ab Il me tint parole. Toute la journ\u00e9e, toute la nuit du le n-\ndemain s\u2019\u00e9coul\u00e8rent sans que je le revisse. M ais moi aussi je lui \ntins parole, et je ne mangeai ni ne bus ; j\u2019\u00e9tais, comme je le lui \navais dit, r\u00e9solue \u00e0 me laisser mourir de faim. \n\u00ab Je passai le jour et la nuit en pri\u00e8re, car j\u2019esp\u00e9rais que \nDieu me pardonnerait mon suicide. \n\u00ab La seconde nuit la port e s\u2019ouvrit ; j\u2019\u00e9tais couch\u00e9e \u00e0 terre \nsur le parquet, les forces commen\u00e7aient \u00e0 m\u2019abandonner. \n\u00ab Au bruit je me relevai sur une main. \n\u00ab Eh bien, me dit une voix qui vibrait d\u2019une fa\u00e7on trop te r-\nrible \u00e0 mon oreille pour que je ne la reconnusse pas, eh bien ! \nsommes -nous un peu adoucie et paierons nous notre libert\u00e9 \nd\u2019une seule promesse de silence ? \n\u00ab Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta -t-il, et, quoique je \nn\u2019aime pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu\u2019aux pur i-\ntaines, quand elles sont jolies. Allo ns, faites -moi un petit se r-\nment sur la croix, je ne vous en demande pas davantage. \n\u00ab \u2013 Sur la croix ! m\u2019\u00e9criai -je en me relevant, car \u00e0 cette voix \nabhorr\u00e9e j\u2019avais retrouv\u00e9 toutes mes forces ; sur la croix ! je jure \nque nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fermera \nla bouche ; sur la croix ! je jure de vous d\u00e9noncer partout \u2013 756 \u2013 comme un meurtrier, comme un larron d\u2019honneur, comme un \nl\u00e2che ; sur la croix ! je jure, si jamais je parviens \u00e0 sortir d\u2019ici, de \ndemander vengeance contre vous au genre humai n entier. \n\u00ab \u2013 Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace que \nje n\u2019avais pas encore entendu, j\u2019ai un moyen supr\u00eame, que je \nn\u2019emploierai qu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re extr\u00e9mit\u00e9, de vous fermer la \nbouche ou du moins d\u2019emp\u00eacher qu\u2019on ne croie \u00e0 un seul mot de \nce que vous direz. \u00bb \n\u00ab Je rassemblai toutes mes forces pour r\u00e9pondre par un \n\u00e9clat de rire. \n\u00ab Il vit que c\u2019\u00e9tait entre nous d\u00e9sormais une guerre \u00e9te r-\nnelle, une guerre \u00e0 mort. \n\u00ab \u00c9coutez , dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit \net la journ\u00e9e de demain ; r\u00e9fl\u00e9chissez : promettez de vous taire, \nla richesse, la consid\u00e9ration, les honneurs m\u00eames vous entour e-\nront ; menacez de parler, et je vous condamne \u00e0 l\u2019infamie. \n\u00ab \u2013 Vous ! m\u2019\u00e9criai -je, vous ! \n\u00ab \u2013 \u00c0 l\u2019infamie \u00e9ternelle, ineffa\u00e7able ! \n\u00ab \u2013 Vous ! \u00bb r\u00e9p\u00e9tai -je. Oh ! je vous le dis, Felton, je le \ncroyais insens\u00e9 ! \n\u00ab Oui, moi ! reprit -il. \n\u00ab \u2013 Ah ! laissez -moi, lui dis -je, sortez, si vous ne voulez pas \nqu\u2019\u00e0 vos yeux je me brise la t\u00eate contre la muraille ! \n\u00ab \u2013 C\u2019est bien, reprit -il, vous le voulez, \u00e0 demain soi r ! \n\u00ab \u2013 \u00c0 demain soir, r\u00e9pondis -je en me laissant tomber et en \nmordant le tapis de rage\u2026 \u00bb \nFelton s\u2019appuyait sur un meuble, et Milady voyait avec une \njoie de d\u00e9mon que la force lui manquerait peut -\u00eatre avant la fin \ndu r\u00e9cit. \u2013 757 \u2013 CHAPITRE LVII \nUN MOYEN DE TRAG\u00c9DIE CLASSIQUE \n \nApr\u00e8s un moment de silence employ\u00e9 par Milady \u00e0 obser-\nver le jeune homme qui l\u2019\u00e9coutait, elle continua son r\u00e9cit : \n\u00ab Il y avait pr\u00e8s de trois jours que je n\u2019avais ni bu ni mang\u00e9, \nje souffrais des tortures atroces : parfois il me passait comme \ndes nuages qui me serraient le front, qui me voilaient les yeux : \nc\u2019\u00e9tait le d\u00e9lire. \n\u00ab Le soir vint ; j\u2019\u00e9tais si faible, qu\u2019\u00e0 chaque instant je \nm\u2019\u00e9vanouissais et \u00e0 chaque fois que je m\u2019\u00e9vanouissais je reme r-\nciais Dieu, car je croyais que j\u2019allais mourir. \n\u00ab Au milieu de l\u2019un de ces \u00e9vanouissements, j\u2019entendis la \nporte s\u2019ouvrir ; la terreur me rappela \u00e0 moi. \n\u00ab Mon pers\u00e9cuteur entra suivi d\u2019un homme masqu\u00e9, il \u00e9tait \nmasqu\u00e9 lui -m\u00eame ; mais je reconnus son pas, je reconnus cet air \nimposant que l\u2019enfer a donn\u00e9 \u00e0 sa personne pour le malheur de \nl\u2019humanit\u00e9. \n\u00ab Eh bien, me dit -il, \u00eates -vous d\u00e9cid\u00e9e \u00e0 me faire le ser-\nment que je vous ai demand\u00e9 ? \n\u00ab Vous l\u2019avez dit, les puritains n\u2019ont qu\u2019une parole : la \nmienne, vous l\u2019avez entendue, c\u2019est de vous poursuivre sur la \nterre au tribunal des hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu ! \n\u00ab Ainsi, vous persistez ? \n\u00ab Je le jure devant ce Dieu qui m\u2019entend : je prendrai le \nmonde entier \u00e0 t\u00e9moin de votre crime, et cela jusqu\u2019\u00e0 ce que \nj\u2019aie trouv\u00e9 un vengeur. \u2013 758 \u2013 \u00ab Vous \u00eates une prostitu\u00e9e, dit-il d\u2019une voix tonnante, et \nvous subirez le supplice des prostitu\u00e9es ! Fl\u00e9trie aux yeux du \nmonde que vous invoquerez, t\u00e2chez de prouver \u00e0 ce monde que \nvous n\u2019\u00eates ni coupable ni folle ! \u00bb \n\u00ab Puis s\u2019adressant \u00e0 l\u2019homme qui l\u2019accompagnait : \n\u00ab Bourreau, di t-il, fais ton devoir. \u00bb \n\u2013 Oh ! son nom, son nom ! s\u2019\u00e9cria Felton ; son nom, dites -\nle-moi ! \n\u2013 Alors, malgr\u00e9 mes cris, malgr\u00e9 ma r\u00e9sistance, car je \ncommen\u00e7ais \u00e0 comprendre qu\u2019il s\u2019agissait pour moi de quelque \nchose de pire que la mort, le bourreau me saisit , me renversa \nsur le parquet, me meurtrit de ses \u00e9treintes, et suffoqu\u00e9e par les \nsanglots, presque sans connaissance invoquant Dieu, qui ne \nm\u2019\u00e9coutait pas, je poussai tout \u00e0 coup un effroyable cri de do u-\nleur et de honte ; un fer br\u00fblant, un fer rouge, le fer du bour-\nreau, s\u2019\u00e9tait imprim\u00e9 sur mon \u00e9paule. \u00bb \nFelton poussa un rugissement. \n\u00ab Tenez, dit Milady, en se levant alors avec une majest\u00e9 de \nreine, \u2013 tenez, Felton, voyez comment on a invent\u00e9 un nouveau \nmartyre pour la jeune fille pure et cependant victime de la br u-\ntalit\u00e9 d\u2019un sc\u00e9l\u00e9rat. Apprenez \u00e0 conna\u00eetre le c\u0153ur des hommes, \net d\u00e9sormais faites -vous moins facilement l\u2019instrument de leurs \ninjustes vengeances. \u00bb \nMilady d\u2019un geste rapide ouvrit sa robe, d\u00e9chira la batiste \nqui couvrait son sein, et, rouge d\u2019un e feinte col\u00e8re et d\u2019une \nhonte jou\u00e9e, montra au jeune homme l\u2019empreinte ineffa\u00e7able \nqui d\u00e9shonorait cette \u00e9paule si belle. \n\u00ab Mais, s\u2019\u00e9cria Felton, c\u2019est une fleur de lis que je vois l\u00e0 ! \n\u2013 Et voil\u00e0 justement o\u00f9 est l\u2019infamie, r\u00e9pondit Milady. La \nfl\u00e9trissur e d\u2019Angleterre !\u2026 il fallait prouver quel tribunal me \nl\u2019avait impos\u00e9e, et j\u2019aurais fait un appel public \u00e0 tous les trib u-\u2013 759 \u2013 naux du royaume ; mais la fl\u00e9trissure de France\u2026 oh ! par elle, \nj\u2019\u00e9tais bien r\u00e9ellement fl\u00e9trie. \u00bb \nC\u2019en \u00e9tait trop pour Felton. \nP\u00e2le, im mobile, \u00e9cras\u00e9 par cette r\u00e9v\u00e9lation effroyable, \n\u00e9bloui par la beaut\u00e9 surhumaine de cette femme qui se d\u00e9voilait \n\u00e0 lui avec une impudeur qu\u2019il trouva sublime, il finit par tomber \n\u00e0 genoux devant elle comme faisaient les premiers chr\u00e9tiens \ndevant ces pures e t saintes martyres que la pers\u00e9cution des e m-\npereurs livrait dans le cirque \u00e0 la sanguinaire lubricit\u00e9 des pop u-\nlaces. La fl\u00e9trissure disparut, la beaut\u00e9 seule resta. \n\u00ab Pardon, pardon ! s\u2019\u00e9cria Felton, oh ! pardon ! \u00bb \nMilady lut dans ses yeux : Amour, amour. \n\u00ab Pardon de quoi ? demanda -t-elle. \n\u2013 Pardon de m\u2019\u00eatre joint \u00e0 vos pers\u00e9cuteurs. \u00bb \nMilady lui tendit la main. \n\u00ab Si belle, si jeune ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Felton en couvrant cette main \nde baisers. \nMilady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d\u2019un es-\nclave font un roi. \nFelton \u00e9tait puritain : il quitta la main de cette femme pour \nbaiser ses pieds. \nIl ne l\u2019aimait d\u00e9j\u00e0 plus, il l\u2019adorait. \nQuand cette crise fut pass\u00e9e, quand Milady parut avoir r e-\ncouvr\u00e9 son sang -froid, qu\u2019elle n\u2019avait jamais perdu ; lorsque Fe l-\nton eut vu se refermer sous le voile de la chastet\u00e9 ces tr\u00e9sors \nd\u2019amour qu\u2019on ne lui cachait si bien que pour les lui faire d\u00e9sirer \nplus ardemment : \u2013 760 \u2013 \u00ab Ah ! maintenant, dit -il, je n\u2019ai plus qu\u2019une chose \u00e0 vous \ndemander, c\u2019est le nom de votre v\u00e9ritable bourreau ; car pour \nmoi il n\u2019y en a qu\u2019un ; l\u2019autre \u00e9tait l\u2019instrument, voil\u00e0 tout. \n\u2013 Eh quoi, fr\u00e8re ! s\u2019\u00e9cria Milady, il faut encore que je te le \nnomme, et tu ne l\u2019as pas devin\u00e9 ? \n\u2013 Quoi ! reprit Felton, lui !\u2026 encore lui !\u2026 toujours lui !\u2026 \nQuoi ! le vrai coupable\u2026 \n\u2013 Le vrai coupable, dit Milady, c\u2019est le ravageur de \nl\u2019Angleterre, le pers\u00e9cuteur des vrais croyants, le l\u00e2che ravisseur \nde l\u2019honneur de tant de femmes, celui qui pour un caprice de \nson c\u0153ur corrompu va faire verser tant de sang \u00e0 deux \nroyaumes, qui prot\u00e8ge les protestants aujourd\u2019hui et qui les tr a-\nhira demain\u2026 \n\u2013 Buckingham ! c\u2019est donc Buckingham ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Felton \nexasp\u00e9r\u00e9. \nMilady cacha son visage dans ses mains, comme si elle \nn\u2019e\u00fbt pu supporter la honte que lui rappelait ce nom. \n\u00ab Buckingham, le bourreau d e cette ang\u00e9lique cr\u00e9ature ! \ns\u2019\u00e9cria Felton. Et tu ne l\u2019as pas foudroy\u00e9, mon Dieu ! et tu l\u2019as \nlaiss\u00e9 noble, honor\u00e9, puissant pour notre perte \u00e0 tous ! \n\u2013 Dieu abandonne qui s\u2019abandonne lui -m\u00eame, dit Milady. \n\u2013 Mais il veut donc attirer sur sa t\u00eate le ch\u00e2tim ent r\u00e9serv\u00e9 \naux maudits ! continua Felton avec une exaltation croissante, il \nveut donc que la vengeance humaine pr\u00e9vienne la justice c \u00e9-\nleste ! \n\u2013 Les hommes le craignent et l\u2019\u00e9pargnent. \n\u2013 Oh ! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne \nl\u2019\u00e9pargnerai pas !\u2026 \u00bb \nMilady sentit son \u00e2me baign\u00e9e d\u2019une joie infernale. \u2013 761 \u2013 \u00ab Mais comment Lord de Winter, mon protecteur, mon \np\u00e8re, demanda Felton, se trouve- t-il m\u00eal\u00e9 \u00e0 tout cela ? \n\u2013 \u00c9coutez , Felton, reprit Milady, car \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des hommes \nl\u00e2ches et m\u00e9prisables, il est encore des natures grandes et g\u00e9n \u00e9-\nreuses. J\u2019avais un fianc\u00e9, un homme que j\u2019aimais et qui \nm\u2019aimait ; un c\u0153ur comme le v\u00f4tre, Felton, un homme comme \nvous. Je vins \u00e0 lui et je lui racontai tout, il me connaissait, celui -\nl\u00e0, et ne douta point un instant. C\u2019\u00e9tait un grand seigneur, c\u2019\u00e9tait \nun homme en tout point l\u2019\u00e9gal de Buckingham. Il ne dit rien, il \nceignit seulement son \u00e9p\u00e9e, s\u2019enveloppa de son manteau et se \nrendit \u00e0 Buckingham Palace. \n\u2013 Oui, oui, dit Felton, je comprends ; quoique avec de p a-\nreils hommes ce ne soi t pas l\u2019\u00e9p\u00e9e qu\u2019il faille employer, mais le \npoignard. \n\u2013 Buckingham \u00e9tait parti depuis la veille, envoy\u00e9 comme \nambassadeur en Espagne, o\u00f9 il allait demander la main de \nl\u2019infante pour le roi Charles Ier, qui n\u2019\u00e9tait alors que prince de \nGalles. Mon fianc\u00e9 rev int. \n\u00ab \u00c9coutez , me dit -il, cet homme est parti, et pour le m o-\nment, par cons\u00e9quent, il \u00e9chappe \u00e0 ma vengeance ; mais en a t-\ntendant soyons unis, comme nous devions l\u2019\u00eatre, puis rappo r-\ntez-vous -en \u00e0 Lord de Winter pour soutenir son honneur et c e-\nlui de sa femme. \u00bb \n\u2013 Lord de Winter ! s\u2019\u00e9cria Felton. \n\u2013 Oui, dit Milady, Lord de Winter, et maintenant vous d e-\nvez tout comprendre, n\u2019est -ce pas ? Buckingham resta plus d\u2019un \nan absent. Huit jours avant son arriv\u00e9e, Lord de Winter mourut \nsubitement, me laissant sa seule h\u00e9r iti\u00e8re. D\u2019o\u00f9 venait le coup ? \nDieu, qui sait tout, le sait sans doute, moi je n\u2019accuse personne\u2026 \n\u2013 Oh ! quel ab\u00eeme, quel ab\u00eeme ! s\u2019\u00e9cria Felton. \n\u2013 Lord de Winter \u00e9tait mort sans rien dire \u00e0 son fr\u00e8re. Le \nsecret terrible devait \u00eatre cach\u00e9 \u00e0 tous, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il \u00e9clat\u00e2t \u2013 762 \u2013 comme la foudre sur la t\u00eate du coupable. Votre protecteur avait \nvu avec peine ce mariage de son fr\u00e8re a\u00een\u00e9 avec une jeune fille \nsans fortune. Je sentis que je ne pouvais attendre d\u2019un homme \ntromp\u00e9 dans ses esp\u00e9rances d\u2019h\u00e9ritage aucun appui. Je passai \nen France r\u00e9solue \u00e0 y demeurer pendant tout le reste de ma vie. \nMais toute ma fortune est en Angleterre ; les communications \nferm\u00e9es par la guerre, tout me manqua : force fut alors d\u2019y rev e-\nnir ; il y a six jours j\u2019abordais \u00e0 Portsmouth. \n\u2013 Eh bien ? dit Felton. \n\u2013 Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en \nparla \u00e0 Lord de Winter, d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9venu contre moi, et lui dit que \nsa belle -s\u0153ur \u00e9tait une prostitu\u00e9e, une femme fl\u00e9trie. La voix \npure et noble de mon mari n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0 pour me d\u00e9fend re. \nLord de Winter crut tout ce qu\u2019on lui dit, avec d\u2019autant plus de \nfacilit\u00e9 qu\u2019il avait int\u00e9r\u00eat \u00e0 le croire. Il me fit arr\u00eater, me condu i-\nsit ici, me remit sous votre garde. Vous savez le reste : apr\u00e8s -\ndemain il me bannit, il me d\u00e9porte ; apr\u00e8s -demain il me rel\u00e8gue \nparmi les inf\u00e2mes. Oh ! la trame est bien ourdie, allez ! le co m-\nplot est habile et mon honneur n\u2019y survivra pas. Vous voyez bien \nqu\u2019il faut que je meure, Felton ; Felton, donnez -moi ce co u-\nteau ! \u00bb \nEt \u00e0 ces mots, comme si toutes ses forces \u00e9taien t \u00e9puis\u00e9es, \nMilady se laissa aller d\u00e9bile et languissante entre les bras du \njeune officier, qui, ivre d\u2019amour, de col\u00e8re et de volupt\u00e9s inco n-\nnues, la re\u00e7ut avec transport, la serra contre son c\u0153ur, tout fri s-\nsonnant \u00e0 l\u2019haleine de cette bouche si belle, tou t \u00e9perdu au co n-\ntact de ce sein si palpitant. \n\u00ab Non, non, dit -il ; non, tu vivras honor\u00e9e et pure, tu vivras \npour triompher de tes ennemis. \u00bb \nMilady le repoussa lentement de la main en l\u2019attirant du \nregard ; mais Felton, \u00e0 son tour, s\u2019empara d\u2019elle, l\u2019implo rant \ncomme une Divinit\u00e9. \u2013 763 \u2013 \u00ab Oh ! la mort, la mort ! dit -elle en voilant sa voix et ses \npaupi\u00e8res, oh ! la mort plut\u00f4t que la honte ; Felton, mon fr\u00e8re, \nmon ami, je t\u2019en conjure ! \n\u2013 Non, s\u2019\u00e9cria Felton, non, tu vivras, et tu seras veng\u00e9e ! \n\u2013 Felton, je porte malheur \u00e0 tout ce qui m\u2019entoure ! Felton, \nabandonne -moi ! Felton, laisse -moi mourir ! \n\u2013 Eh bien, nous mourrons donc ensemble ! \u00bb s\u2019\u00e9cria -t-il en \nappuyant ses l\u00e8vres sur celles de la prisonni\u00e8re. \nPlusieurs coups retentirent \u00e0 la porte ; cette fois, Milady le \nrepoussa r\u00e9ellement. \n\u00ab \u00c9coutez , dit -elle, on nous a entendus, on vient ! c\u2019en est \nfait, nous sommes perdus ! \n\u2013 Non, dit Felton, c\u2019est la sentinelle qui me pr\u00e9vient seul e-\nment qu\u2019une ronde arrive. \n\u2013 Alors, courez \u00e0 la porte et ouvrez vous -m\u00eame. \u00bb \nFelton o b\u00e9it ; cette femme \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 toute sa pens\u00e9e, toute \nson \u00e2me. \nIl se trouva en face d\u2019un sergent commandant une p a-\ntrouille de surveillance. \n\u00ab Eh bien, qu\u2019y a -t-il ? demanda le jeune lieutenant. \n\u2013 Vous m\u2019aviez dit d\u2019ouvrir la porte si j\u2019entendais crier au \nsecours, dit le soldat, mais vous aviez oubli\u00e9 de me laisser la \nclef ; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous di-\nsiez, j\u2019ai voulu ouvrir la porte, elle \u00e9tait ferm\u00e9e en dedans, alors \nj\u2019ai appel\u00e9 le sergent. \n\u2013 Et me voil\u00e0 \u00bb, dit le sergent. \nFelton , \u00e9gar\u00e9, presque fou, demeurait sans voix. \u2013 764 \u2013 Milady comprit que c\u2019\u00e9tait \u00e0 elle de s\u2019emparer de la situ a-\ntion, elle courut \u00e0 la table et prit le couteau qu\u2019y avait d\u00e9pos\u00e9 \nFelton : \n\u00ab Et de quel droit voulez -vous m\u2019emp\u00eacher de mourir ? dit -\nelle. \n\u2013 Grand Dieu ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Felton en voyant le couteau luire \u00e0 \nsa main. \nEn ce moment, un \u00e9clat de rire ironique retentit dans le \ncorridor. \nLe baron, attir\u00e9 par le bruit, en robe de chambre, son \u00e9p\u00e9e \nsous le bras, se tenait debout sur le seuil de la porte. \n\u00ab Ah ! ah ! dit -il, nous voici au dernier acte de la trag\u00e9die ; \nvous le voyez, Felton, le drame a suivi toutes les phases que j\u2019avais indiqu\u00e9es ; mais soyez tranquille, le sang ne coulera \npas. \u00bb \nMilady comprit qu\u2019elle \u00e9tait perdue si elle ne donnait pas \u00e0 \nFelton une preuve imm\u00e9diate et terrible de son courage. \n\u00ab Vous vous trompez, Milord, le sang coulera, et puisse ce \nsang retomber sur ceux qui le font couler ! \u00bb \nFelton jeta un cri et se pr\u00e9cipita vers elle ; il \u00e9tait trop tard : \nMilady s\u2019\u00e9tait frapp\u00e9e. Mais le couteau avait rencontr\u00e9, heure u-\nsement, nous devrions dire adroitement, le busc de fer qui, \u00e0 \ncette \u00e9poque, d\u00e9fendait comme une cuirasse la poitrine des \nfemmes ; il avait gliss\u00e9 en d\u00e9chirant la robe, et avait p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de \nbiais entre la chair et les c\u00f4tes. \nLa robe de Mila dy n\u2019en fut pas moins tach\u00e9e de sang en une \nseconde. \nMilady \u00e9tait tomb\u00e9e \u00e0 la renverse et semblait \u00e9vanouie. \nFelton arracha le couteau. \u2013 765 \u2013 \u00ab Voyez, Milord, dit -il d\u2019un air sombre, voici une femme \nqui \u00e9tait sous ma garde et qui s\u2019est tu\u00e9e ! \n\u2013 Soyez tranquille, Felton, dit Lord de Winter, elle n\u2019est pas \nmorte, les d\u00e9mons ne meurent pas si facilement, soyez tra n-\nquille et allez m\u2019attendre chez moi. \n\u2013 Mais, Milord\u2026 \n\u2013 Allez, je vous l\u2019ordonne. \u00bb \n\u00c0 cette injonction de son sup\u00e9rieur, Felton ob\u00e9it ; mais, en \nsortant, i l mit le couteau dans sa poitrine. \nQuant \u00e0 Lord de Winter, il se contenta d\u2019appeler la femme \nqui servait Milady et, lorsqu\u2019elle fut venue, lui recommandant la \nprisonni\u00e8re toujours \u00e9vanouie, il la laissa seule avec elle. \nCependant, comme \u00e0 tout prendre, mal gr\u00e9 ses soup\u00e7ons, la \nblessure pouvait \u00eatre grave, il envoya, \u00e0 l\u2019instant m\u00eame, un \nhomme \u00e0 cheval chercher un m\u00e9decin. \u2013 766 \u2013 CHAPITRE LVIII \n\u00c9VASION \n \nComme l\u2019avait pens\u00e9 Lord de Winter, la blessure de Milady \nn\u2019\u00e9tait pas dangereuse ; aussi d\u00e8s qu\u2019elle se trouva seu le avec la \nfemme que le baron avait fait appeler et qui se h\u00e2tait de la d\u00e9s-\nhabiller, rouvrit -elle les yeux. \nCependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur ; ce \nn\u2019\u00e9taient pas choses difficiles pour une com\u00e9dienne comme M i-\nlady ; aussi la pauvre femme fut-elle si compl\u00e8tement dupe de \nsa prisonni\u00e8re, que, malgr\u00e9 ses instances, elle s\u2019obstina \u00e0 la vei l-\nler toute la nuit. \nMais la pr\u00e9sence de cette femme n\u2019emp\u00eachait pas Milady \nde songer. \nIl n\u2019y avait plus de doute, Felton \u00e9tait convaincu, Felton \n\u00e9tait \u00e0 ell e : un ange appar\u00fbt -il au jeune homme pour accuser \nMilady, il le prendrait certainement, dans la disposition d\u2019esprit \no\u00f9 il se trouvait, pour un envoy\u00e9 du d\u00e9mon. \nMilady souriait \u00e0 cette pens\u00e9e, car Felton, c\u2019\u00e9tait d\u00e9sormais \nsa seule esp\u00e9rance, son seul moy en de salut. \nMais Lord de Winter pouvait l\u2019avoir soup\u00e7onn\u00e9, mais Fe l-\nton maintenant pouvait \u00eatre surveill\u00e9 lui -m\u00eame. \nVers les quatre heures du matin, le m\u00e9decin arriva ; mais \ndepuis le temps o\u00f9 Milady s\u2019\u00e9tait frapp\u00e9e, la blessure s\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \nreferm\u00e9e : le m\u00e9decin ne put donc en mesurer ni la direction, ni \nla profondeur ; il reconnut seulement au pouls de la malade que \nle cas n\u2019\u00e9tait point grave. \u2013 767 \u2013 Le matin, Milady, sous pr\u00e9texte qu\u2019elle n\u2019avait pas dormi de \nla nuit et qu\u2019elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui \nveillait pr\u00e8s d\u2019elle. \nElle avait une esp\u00e9rance, c\u2019est que Felton arriverait \u00e0 \nl\u2019heure du d\u00e9jeuner, mais Felton ne vint pas. \nSes craintes s\u2019\u00e9taient -elles r\u00e9alis\u00e9es ? Felton, soup\u00e7onn\u00e9 \npar le baron, allait- il lui manquer au moment d\u00e9cisif ? Elle \nn\u2019avait plus qu\u2019un jour : Lord de Winter lui avait annonc\u00e9 son \nemba rquement pour le 23 et l\u2019on \u00e9tait arriv\u00e9 au matin du 22. \nN\u00e9anmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu\u2019\u00e0 \nl\u2019heure du d\u00eener. \nQuoiqu\u2019elle n\u2019e\u00fbt pas mang\u00e9 le matin, le d\u00eener fut apport\u00e9 \u00e0 \nl\u2019heure habituelle ; Milady s\u2019aper\u00e7ut alors avec effroi que \nl\u2019uniforme des soldats qui la gardaient \u00e9tait chang\u00e9. \nAlors elle se hasarda \u00e0 demander ce qu\u2019\u00e9tait devenu Felton. \nOn lui r\u00e9pondit que Felton \u00e9tait mont\u00e9 \u00e0 cheval il y avait une \nheure, et \u00e9tait parti. \nElle s\u2019informa si le baron \u00e9tait toujours au ch\u00e2teau ; le so l-\ndat r\u00e9pondit que oui, et qu\u2019il avait ordre de le pr\u00e9venir si la pr i-\nsonni\u00e8re d\u00e9sirait lui parler. \nMilady r\u00e9pondit qu\u2019elle \u00e9tait trop faible pour le moment, et \nque son seul d\u00e9sir \u00e9tait de demeurer seule. \nLe soldat sortit, laissant le d\u00eener servi. \nFelton \u00e9tait \u00e9cart\u00e9, les soldats de marine \u00e9taient chang\u00e9s, \non se d\u00e9fiait donc de Felton. \nC\u2019\u00e9tait le dernier coup port\u00e9 \u00e0 la prisonni\u00e8re. \nRest\u00e9e seule, elle se leva ; ce lit o\u00f9 elle se tenait par pr u-\ndence et pour qu\u2019on la cr\u00fbt gravement bless\u00e9e, la br\u00fblait comme un brasier ardent. Elle jeta un coup d\u2019\u0153il sur la porte : le baron \navait fait clouer une planche sur le guichet ; il craignait sans \u2013 768 \u2013 doute que, par cette ouverture, elle ne parvint encore, par \nquelque moyen diabolique, \u00e0 s\u00e9duire les gardes. \nMilady sourit de joie ; elle pouvait donc se livrer \u00e0 ses \ntransports sans \u00eatre observ\u00e9e : elle parcourait la chambre avec \nl\u2019exaltation d\u2019une folle furieuse ou d\u2019une tigresse enferm\u00e9e dans \nune cage de fer. Cer tes, si le couteau lui f\u00fbt rest\u00e9, elle e\u00fbt song\u00e9, \nnon plus \u00e0 se tuer elle -m\u00eame, mais, cette fois, \u00e0 tuer le baron. \n\u00c0 six heures, Lord de Winter entra ; il \u00e9tait arm\u00e9 jusqu\u2019aux \ndents. Cet homme, dans lequel, jusque- l\u00e0, Milady n\u2019avait vu \nqu\u2019un gentleman asse z niais, \u00e9tait devenu un admirable ge\u00f4lier : \nil semblait tout pr\u00e9voir, tout deviner, tout pr\u00e9venir. \nUn seul regard jet\u00e9 sur Milady lui apprit ce qui se passait \ndans son \u00e2me. \n\u00ab Soit, dit -il, mais vous ne me tuerez point encore a u-\njourd\u2019hui ; vous n\u2019avez plus d\u2019armes, et d\u2019ailleurs je suis sur mes \ngardes. Vous aviez commenc\u00e9 \u00e0 pervertir mon pauvre Felton : il \nsubissait d\u00e9j\u00e0 votre infernale influence, mais je veux le sauver, il \nne vous verra plus, tout est fini. Rassemblez vos hardes, demain \nvous partirez. J\u2019av ais fix\u00e9 l\u2019embarquement au 24, mais j\u2019ai pens\u00e9 \nque plus la chose serait rapproch\u00e9e, plus elle serait s\u00fbre. D e-\nmain \u00e0 midi j\u2019aurai l\u2019ordre de votre exil, sign\u00e9 Buckingham. Si \nvous dites un seul mot \u00e0 qui que ce soit avant d\u2019\u00eatre sur le n a-\nvire, mon sergent vo us fera sauter la cervelle, et il en a l\u2019ordre ; \nsi, sur le navire, vous dites un mot \u00e0 qui que ce soit avant que le \ncapitaine vous le permette, le capitaine vous fait jeter \u00e0 la mer, \nc\u2019est convenu. Au revoir, voil\u00e0 ce que pour aujourd\u2019hui j\u2019avais \u00e0 \nvous d ire. Demain je vous reverrai pour vous faire mes \nadieux ! \u00bb \nEt sur ces paroles le baron sortit. \nMilady avait \u00e9cout\u00e9 toute cette mena\u00e7ante tirade le sourire \ndu d\u00e9dain sur les l\u00e8vres, mais la rage dans le c\u0153ur. \nOn servit le souper ; Milady sentit qu\u2019elle ava it besoin de \nforces, elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette \u2013 769 \u2013 nuit qui s\u2019approchait mena\u00e7ante, car de gros nuages roulaient \nau ciel, et des \u00e9clairs lointains annon\u00e7aient un orage. \nL\u2019orage \u00e9clata vers les dix heures du soir : Milady sentait \nune consolation \u00e0 voir la nature partager le d\u00e9sordre de son \nc\u0153ur ; la foudre grondait dans l\u2019air comme la col\u00e8re dans sa \npens\u00e9e, il lui semblait que la rafale, en passant, \u00e9chevelait son front comme les arbres dont elle courbait les branches et enl e-\nvait les feuilles ; elle hurlait comme l\u2019ouragan, et sa voix se pe r-\ndait dans la grande voix de la nature, qui, elle aussi, semblait \ng\u00e9mir et se d\u00e9sesp\u00e9rer. \nTout \u00e0 coup elle entendit frapper \u00e0 une vitre, et, \u00e0 la lueur \nd\u2019un \u00e9clair, elle vit le visage d\u2019un homme appara\u00eetre derri\u00e8re les \nbarreaux. \nElle courut \u00e0 la fen\u00eatre et l\u2019ouvrit. \n\u00ab Felton ! s\u2019\u00e9cria -t-elle, je suis sauv\u00e9e ! \n\u2013 Oui, dit Felton ! mais silence, silence ! il me faut le temps \nde scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu\u2019ils ne vous \nvoient par le g uichet. \n\u2013 Oh ! c\u2019est une preuve que le Seigneur est pour nous, Fe l-\nton, reprit Milady, ils ont ferm\u00e9 le guichet avec une planche. \n\u2013 C\u2019est bien, Dieu les a rendus insens\u00e9s ! dit Felton. \n\u2013 Mais que faut -il que je fasse ? demanda Milady. \n\u2013 Rien, rien ; referme z la fen\u00eatre seulement. Couchez -vous, \nou, du moins, mettez -vous dans votre lit tout habill\u00e9e ; quand \nj\u2019aurai fini, je frapperai aux carreaux. Mais pourrez -vous me \nsuivre ? \n\u2013 Oh ! oui. \n\u2013 Votre blessure ? \n\u2013 Me fait souffrir, mais ne m\u2019emp\u00eache pas de marcher. \u2013 770 \u2013 \u2013 Tenez -vous donc pr\u00eate au premier signal. \u00bb \nMilady referma la fen\u00eatre, \u00e9teignit la lampe, et alla, comme \nle lui avait recommand\u00e9 Felton, se blottir dans son lit. Au milieu \ndes plaintes de l\u2019orage, elle entendait le grincement de la lime \ncontre les barrea ux, et, \u00e0 la lueur de chaque \u00e9clair, elle aperc e-\nvait l\u2019ombre de Felton derri\u00e8re les vitres. \nElle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur \nle front, et le c\u0153ur serr\u00e9 par une \u00e9pouvantable angoisse \u00e0 \nchaque mouvement qu\u2019elle entendait dans le co rridor. \nIl y a des heures qui durent une ann\u00e9e. \nAu bout d\u2019une heure, Felton frappa de nouveau. \nMilady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux \nde moins formaient une ouverture \u00e0 passer un homme. \n\u00ab \u00cates -vous pr\u00eate ? demanda Felton. \n\u2013 Oui. Faut -il que j\u2019emporte quelque chose ? \n\u2013 De l\u2019or, si vous en avez. \n\u2013 Oui, heureusement on m\u2019a laiss\u00e9 ce que j\u2019en avais. \n\u2013 Tant mieux, car j\u2019ai us\u00e9 tout le mien pour fr\u00e9ter une \nbarque. \n\u2013 Prenez \u00bb, dit Milady en mettant aux mains de Felton un \nsac plein d\u2019or. \nFelton prit le sac et le jeta au pied du mur. \n\u00ab Maintenant, dit -il, voulez -vous venir ? \n\u2013 Me voici. \u00bb \nMilady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son \ncorps par la fen\u00eatre : elle vit le jeune officier suspendu au -\ndessus de l\u2019ab\u00eeme par une \u00e9chelle de cor de. \u2013 771 \u2013 Pour la premi\u00e8re fois, un mouvement de terreur lui rappela \nqu\u2019elle \u00e9tait femme. \nLe vide l\u2019\u00e9pouvantait. \n\u00ab Je m\u2019en \u00e9tais dout\u00e9, dit Felton. \n\u2013 Ce n\u2019est rien, ce n\u2019est rien, dit Milady, je descendrai les \nyeux ferm\u00e9s. \n\u2013 Avez -vous confiance en moi ? dit Felt on. \n\u2013 Vous le demandez ? \n\u2013 Rapprochez vos deux mains ; croisez -les, c\u2019est bien. \u00bb \nFelton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis \npar-dessus le mouchoir, avec une corde. \n\u00ab Que faites -vous ? demanda Milady avec surprise. \n\u2013 Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien. \n\u2013 Mais je vous ferai perdre l\u2019\u00e9quilibre, et nous nous bris e-\nrons tous les deux. \n\u2013 Soyez tranquille, je suis marin. \u00bb \nIl n\u2019y avait pas une seconde \u00e0 perdre ; Milady passa ses \ndeux bras autour du cou de Felton et se laissa glisse r hors de la \nfen\u00eatre. \nFelton se mit \u00e0 descendre les \u00e9chelons lentement et un \u00e0 \nun. Malgr\u00e9 la pesanteur des deux corps, le souffle de l\u2019ouragan \nles balan\u00e7ait dans l\u2019air. \nTout \u00e0 coup Felton s\u2019arr\u00eata. \n\u00ab Qu\u2019y a -t-il ? demanda Milady. \n\u2013 Silence, dit Felton, j\u2019entends des pas. \n\u2013 Nous sommes d\u00e9couverts ! \u00bb \u2013 772 \u2013 Il se fit un silence de quelques instants. \n\u00ab Non, dit Felton, ce n\u2019est rien. \n\u2013 Mais enfin quel est ce bruit ? \n\u2013 Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de \nronde. \n\u2013 O\u00f9 est le chemin de ronde ? \n\u2013 Juste au-dessous de nous. \n\u2013 Elle va nous d\u00e9couvrir. \n\u2013 Non, s\u2019il ne fait pas d\u2019\u00e9clairs. \n\u2013 Elle heurtera le bas de l\u2019\u00e9chelle. \n\u2013 Heureusement elle est trop courte de six pieds. \n\u2013 Les voil\u00e0, mon Dieu ! \n\u2013 Silence ! \u00bb \nTous deux rest\u00e8rent suspendus, immobiles et sans souffle, \n\u00e0 vingt pieds du sol ; pendant ce temps les soldats passaient au -\ndessous riant et causant. \nIl y eut pour les fugitifs un moment terrible. \nLa patrouille passa ; on entendit le bruit des pas qui \ns\u2019\u00e9loignait, et le murmure des voix qui allait s\u2019affaib lissant. \n\u00ab Maintenant, dit Felton, nous sommes sauv\u00e9s. \u00bb \nMilady poussa un soupir et s\u2019\u00e9vanouit. \nFelton continua de descendre. Parvenu au bas de l\u2019\u00e9chelle, \net lorsqu\u2019il ne sentit plus d\u2019appui pour ses pieds, il se crampo n-\nna avec ses mains ; enfin, arriv\u00e9 au dernier \u00e9chelon il se laissa \npendre \u00e0 la force des poignets et toucha la terre. Il se baissa, \nramassa le sac d\u2019or et le prit entre ses dents. \u2013 773 \u2013 Puis il souleva Milady dans ses bras, et s\u2019\u00e9loigna vivement \ndu c\u00f4t\u00e9 oppos\u00e9 \u00e0 celui qu\u2019avait pris la patrouille. B ient\u00f4t il qui t-\nta le chemin de ronde, descendit \u00e0 travers les rochers, et, arriv\u00e9 \nau bord de la mer, fit entendre un coup de sifflet. \nUn signal pareil lui r\u00e9pondit, et, cinq minutes apr\u00e8s, il vit \nappara\u00eetre une barque mont\u00e9e par quatre hommes. \nLa barque s\u2019approcha aussi pr\u00e8s qu\u2019elle put du rivage, mais \nil n\u2019y avait pas assez de fond pour qu\u2019elle p\u00fbt toucher le bord ; \nFelton se mit \u00e0 l\u2019eau jusqu\u2019\u00e0 la ceinture, ne voulant confier \u00e0 \npersonne son pr\u00e9cieux fardeau. \nHeureusement la temp\u00eate commen\u00e7ait \u00e0 se calmer, et c e-\npendant la mer \u00e9tait encore violente ; la petite barque bondi s-\nsait sur les vagues comme une coquille de noix. \n\u00ab Au sloop, dit Felton, et nagez vivement. \u00bb \nLes quatre hommes se mirent \u00e0 la rame ; mais la mer \u00e9tait \ntrop grosse pour que les avirons eusse nt grande prise dessus. \nToutefois on s\u2019\u00e9loignait du ch\u00e2teau ; c\u2019\u00e9tait le principal. La \nnuit \u00e9tait profond\u00e9ment t\u00e9n\u00e9breuse, et il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 presque i m-\npossible de distinguer le rivage de la barque, \u00e0 plus forte raison \nn\u2019e\u00fbt -on pas pu distinguer la barque du rivage. \nUn point noir se balan\u00e7ait sur la mer. \nC\u2019\u00e9tait le sloop. \nPendant que la barque s\u2019avan\u00e7ait de son c\u00f4t\u00e9 de toute la \nforce de ses quatre rameurs, Felton d\u00e9liait la corde, puis le mo u-\nchoir qui liait les mains de Milady. \nPuis, lorsque ses mains furent d\u00e9li\u00e9es, il prit de l\u2019eau de la \nmer et la lui jeta au visage. \nMilady poussa un soupir et ouvrit les yeux. \n\u00ab O\u00f9 suis -je ? dit -elle. \u2013 774 \u2013 \u2013 Sauv\u00e9e, r\u00e9pondit le jeune officier. \n\u2013 Oh ! sauv\u00e9e ! sauv\u00e9e ! s\u2019\u00e9cria -t-elle. Oui, voici le ciel, voici \nla mer ! Cet air que je respire, c\u2019est celui de la libert\u00e9. Ah !\u2026 \nmerci, Felton, merci ! \u00bb \nLe jeune homme la pressa contre son c\u0153ur. \n\u00ab Mais qu\u2019ai -je donc aux mains ? demanda Milady ; il me \nsemble qu\u2019on m\u2019a bris\u00e9 les poignets dans un \u00e9tau. \u00bb \nEn effet, Milady souleva ses bras : elle avait les poignets \nmeurtris. \n\u00ab H\u00e9las ! dit Felton en regardant ces belles mains et en se-\ncouant doucement la t\u00eate. \n\u2013 Oh ! ce n\u2019est rien, ce n\u2019est rien ! s\u2019\u00e9cria Milady : maint e-\nnant je me rappelle ! \u00bb \nMilady chercha des yeux autour d\u2019elle. \n\u00ab Il est l\u00e0 \u00bb, dit Felton en poussant du pied le sac d\u2019or. \nOn s\u2019approchait du sloop. Le marin de quart h\u00e9la la barque, \nla barque r\u00e9pondit. \n\u00ab Quel est ce b\u00e2timent ? demanda Milady. \n\u2013 Celui que j\u2019ai fr\u00e9t\u00e9 pour vous. \n\u2013 O\u00f9 va -t-il me conduire ? \n\u2013 O\u00f9 vous voudrez, pourvu q ue, moi, vous me jetiez \u00e0 \nPortsmouth. \n\u2013 Qu\u2019allez -vous faire \u00e0 Portsmouth ? demanda Milady. \n\u2013 Accomplir les ordres de Lord de Winter, dit Felton avec \nun sombre sourire. \n\u2013 Quels ordres ? demanda Milady. \u2013 775 \u2013 \u2013 Vous ne comprenez donc pas ? dit Felton. \n\u2013 Non ; expl iquez -vous, je vous en prie. \n\u2013 Comme il se d\u00e9fiait de moi, il a voulu vous garder lui -\nm\u00eame, et m\u2019a envoy\u00e9 \u00e0 sa place faire signer \u00e0 Buckingham \nl\u2019ordre de votre d\u00e9portation. \n\u2013 Mais s\u2019il se d\u00e9fiait de vous, comment vous a -t-il confi\u00e9 cet \nordre ? \n\u2013 \u00c9tais -je cens\u00e9 savoir ce que je portais ? \n\u2013 C\u2019est juste. Et vous allez \u00e0 Portsmouth ? \n\u2013 Je n\u2019ai pas de temps \u00e0 perdre : c\u2019est demain le 23, et \nBuckingham part demain avec la flotte. \n\u2013 Il part demain, pour o\u00f9 part -il ? \n\u2013 Pour La Rochelle. \n\u2013 Il ne faut pas qu\u2019il parte ! s\u2019\u00e9cria Milady, oubliant sa pr \u00e9-\nsence d\u2019esprit accoutum\u00e9e. \n\u2013 Soyez tranquille, r\u00e9pondit Felton, il ne partira pas. \u00bb \nMilady tressaillit de joie ; elle venait de lire au plus profond \ndu c\u0153ur du jeune homme : la mort de Buckingham y \u00e9tait \u00e9crite \nen toutes lettres. \n\u00ab Felton\u2026, dit -elle, vous \u00eates grand comme Judas Macch a-\nb\u00e9e ! Si vous mourez, je meurs avec vous : voil\u00e0 tout ce que je \npuis vous dire. \n\u2013 Silence ! dit Felton, nous sommes arriv\u00e9s. \u00bb \nEn effet, on touchait au sloop. \nFelton monta le premier \u00e0 l\u2019\u00e9chel le et donna la main \u00e0 M i-\nlady, tandis que les matelots la soutenaient, car la mer \u00e9tait e n-\ncore fort agit\u00e9e. \u2013 776 \u2013 Un instant apr\u00e8s ils \u00e9taient sur le pont. \n\u00ab Capitaine, dit Felton, voici la personne dont je vous ai \nparl\u00e9, et qu\u2019il faut conduire saine et sauve en France. \n\u2013 Moyennant mille pistoles, dit le capitaine. \n\u2013 Je vous en ai donn\u00e9 cinq cents. \n\u2013 C\u2019est juste, dit le capitaine. \n\u2013 Et voil\u00e0 les cinq cents autres, reprit Milady, en portant la \nmain au sac d\u2019or. \n\u2013 Non, dit le capitaine, je n\u2019ai qu\u2019une parole, et je l\u2019ai do n-\nn\u00e9e \u00e0 ce jeune homme ; les cinq cents autres pistoles ne me sont \ndues qu\u2019en arrivant \u00e0 Boulogne. \n\u2013 Et nous y arriverons ? \n\u2013 Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m\u2019appelle \nJack Buttler. \n\u2013 Eh bien, dit Milady, si vous tenez votre parol e, ce n\u2019est \npas cinq cents, mais mille pistoles que je vous donnerai. \n\u2013 Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria le capitaine, \net puisse Dieu m\u2019envoyer souvent des pratiques comme Votre \nSeigneurie ! \n\u2013 En attendant, dit Felton, conduisez -nous dans la petite \nbaie de Chichester, en avant de Portsmouth ; vous savez qu\u2019il est \nconvenu que vous nous conduirez l\u00e0. \u00bb \nLe capitaine r\u00e9pondit en commandant la man\u0153uvre n\u00e9ce s-\nsaire, et vers les sept heures du matin le petit b\u00e2timent jetait \nl\u2019ancre dans la baie d\u00e9sign\u00e9e. \nPendant cette travers\u00e9e, Felton avait tout racont\u00e9 \u00e0 Mil a-\ndy : comment, au lieu d\u2019aller \u00e0 Londres, il avait fr\u00e9t\u00e9 le petit b \u00e2-\ntiment, comment il \u00e9tait revenu, comment il avait escalad\u00e9 la \nmuraille en pla\u00e7ant dans les interstices des pierres, \u00e0 mesure \u2013 777 \u2013 qu\u2019il montait, des crampons, pour assurer ses pieds, et comment \nenfin, arriv\u00e9 aux barreaux, il avait attach\u00e9 l\u2019\u00e9chelle, Milady s a-\nvait le reste. \nDe son c\u00f4t\u00e9, Milady essaya d\u2019encourager Felton dans son \nprojet, mais aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, ell e \nvit bien que le jeune fanatique avait plut\u00f4t besoin d\u2019\u00eatre mod\u00e9r\u00e9 \nque d\u2019\u00eatre affermi. \nIl fut convenu que Milady attendrait Felton jusqu\u2019\u00e0 dix \nheures ; si \u00e0 dix heures il n\u2019\u00e9tait pas de retour, elle partirait. \nAlors, en supposant qu\u2019il f\u00fbt libre, il la re joindrait en \nFrance, au couvent des Carm\u00e9lites de B\u00e9thune. \u2013 778 \u2013 CHAPITRE LIX \nCE QUI SE PASSAIT \u00c0 PORTSMOUTH \nLE 23 AO\u00dbT 1628 \n \nFelton prit cong\u00e9 de Milady comme un fr\u00e8re qui va faire \nune simple promenade prend cong\u00e9 de sa s\u0153ur en lui baisant la \nmain. \nToute sa per sonne paraissait dans son \u00e9tat de calme ord i-\nnaire : seulement une lueur inaccoutum\u00e9e brillait dans ses yeux, \npareille \u00e0 un reflet de fi\u00e8vre ; son front \u00e9tait plus p\u00e2le encore que \nde coutume ; ses dents \u00e9taient serr\u00e9es, et sa parole avait un a c-\ncent bref et saccad\u00e9 qui indiquait que quelque chose de sombre s\u2019agitait en lui. \nTant qu\u2019il resta sur la barque qui le conduisait \u00e0 terre, il \ndemeura le visage tourn\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 de Milady, qui, debout sur le pont, le suivait des yeux. Tous deux \u00e9taient assez rassur\u00e9s sur la \ncrainte d\u2019\u00eatre poursuivis : on n\u2019entrait jamais dans la chambre \nde Milady avant neuf heures ; et il fallait trois heures pour venir \ndu ch\u00e2teau \u00e0 Londres. \nFelton mit pied \u00e0 terre, gravit la petite cr\u00eate qui conduisait \nau haut de la falaise, salua Milady une derni\u00e8re fois, et prit sa \ncourse vers la ville. \nAu bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant, \nil ne pouvait plus voir que le m\u00e2t du sloop. \nIl courut aussit\u00f4t dans la direction de Portsmouth, dont il \nvoyait en face de lui, \u00e0 un demi -mille \u00e0 peu pr\u00e8s, se dessiner \ndans la brume du matin les tours et les maisons. \u2013 779 \u2013 Au-del\u00e0 de Portsmouth, la mer \u00e9tait couverte de vaisseaux \ndont on voyait les m\u00e2ts, pareils \u00e0 une for\u00eat de peupliers d\u00e9poui l-\nl\u00e9s par l\u2019hiver, se balancer sous le souffle du vent. \nFelton , dans sa marche rapide, repassait ce que dix ann\u00e9es \nde m\u00e9ditations asc\u00e9tiques et un long s\u00e9jour au milieu des pur i-\ntains lui avaient fourni d\u2019accusations vraies ou fausses contre le \nfavori de Jacques VI et de Charles Ier. \nLorsqu\u2019il comparait les crimes pub lics de ce ministre, \ncrimes \u00e9clatants, crimes europ\u00e9ens, si on pouvait le dire, avec \nles crimes priv\u00e9s et inconnus dont l\u2019avait charg\u00e9 Milady, Felton \ntrouvait que le plus coupable des deux hommes que renfermait \nBuckingham \u00e9tait celui dont le public ne conn aissait pas la vie. \nC\u2019est que son amour si \u00e9trange, si nouveau, si ardent, lui faisait \nvoir les accusations inf\u00e2mes et imaginaires de Lady de Winter, \ncomme on voit au travers d\u2019un verre grossissant, \u00e0 l\u2019\u00e9tat de \nmonstres effroyables, des atomes imperceptibl es en r\u00e9alit\u00e9 a u-\npr\u00e8s d\u2019une fourmi. \nLa rapidit\u00e9 de sa course allumait encore son sang : l\u2019id\u00e9e \nqu\u2019il laissait derri\u00e8re lui, expos\u00e9e \u00e0 une vengeance effroyable, la \nfemme qu\u2019il aimait ou plut\u00f4t qu\u2019il adorait comme une sainte, \nI\u2019\u00e9motion pass\u00e9e, sa fatigue pr\u00e9sente, tout exaltait encore son \n\u00e2me au -dessus des sentiments humains. \nIl entra \u00e0 Portsmouth vers les huit heures du matin ; toute \nla population \u00e9tait sur pied ; le tambour battait dans les rues et \nsur le port ; les troupes d\u2019embarquement descendaient vers l a \nmer. \nFelton arriva au palais de l\u2019Amiraut\u00e9, couvert de poussi\u00e8re \net ruisselant de sueur ; son visage, ordinairement si p\u00e2le, \u00e9tait \npourpre de chaleur et de col\u00e8re. La sentinelle voulut le repou s-\nser ; mais Felton appela le chef du poste, et tirant de sa p oche la \nlettre dont il \u00e9tait porteur : \n\u00ab Message press\u00e9 de la part de Lord de Winter \u00bb, dit -il. \u2013 780 \u2013 Au nom de Lord de Winter, qu\u2019on savait l\u2019un des plus i n-\ntimes de Sa Gr\u00e2ce, le chef de poste donna l\u2019ordre de laisser pa s-\nser Felton, qui, du reste, portait lui -m\u00eame l\u2019uniforme d\u2019officier \nde marine. \nFelton s\u2019\u00e9lan\u00e7a dans le palais. \nAu moment o\u00f9 il entrait dans le vestibule un homme en-\ntrait aussi, poudreux, hors d\u2019haleine, laissant \u00e0 la porte un ch e-\nval de poste qui en arrivant tomba sur les deux genoux. \nFelton et lui s\u2019adress\u00e8rent en m\u00eame temps \u00e0 Patrick, le v a-\nlet de chambre de confiance du duc. Felton nomma le baron de \nWinter, l\u2019inconnu ne voulut nommer personne, et pr\u00e9tendit que \nc\u2019\u00e9tait au duc seul qu\u2019il pouvait se faire conna\u00eetre. Tous deux \ninsistaient pour passer l \u2019un avant l\u2019autre. \nPatrick, qui savait que Lord de Winter \u00e9tait en affaires de \nservice et en relations d\u2019amiti\u00e9 avec le duc, donna la pr\u00e9f\u00e9rence \u00e0 celui qui venait en son nom. L\u2019autre fut forc\u00e9 d\u2019attendre, et il \nfut facile de voir combien il maudissait ce retard. \nLe valet de chambre fit traverser \u00e0 Felton une grande salle \ndans laquelle attendaient les d\u00e9put\u00e9s de La Rochelle conduits \npar le prince de Soubise, et l\u2019introduisit dans un cabinet o\u00f9 \nBuckingham, sortant du bain, achevait sa toilette, \u00e0 laquelle, \ncette fois comme toujours, il accordait une attention extraord i-\nnaire. \n\u00ab Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de Lord de \nWinter. \n\u2013 De la part de Lord de Winter ! r\u00e9p\u00e9ta Buckingham, faites \nentrer. \u00bb \nFelton entra. En ce moment Buckingham jetait sur un ca-\nnap\u00e9 une riche robe de chambre broch\u00e9e d\u2019or, pour endosser un pourpoint de velours bleu tout brod\u00e9 de perles. \n\u00ab Pourquoi le baron n\u2019est -il pas venu lui -m\u00eame ? demanda \nBuckingham, je l\u2019attendais ce matin. \u2013 781 \u2013 \u2013 Il m\u2019a charg\u00e9 de dire \u00e0 Votre Gr\u00e2ce, r\u00e9pondit F elton, qu\u2019il \nregrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu\u2019il en \u00e9tait \nemp\u00each\u00e9 par la garde qu\u2019il est oblig\u00e9 de faire au ch\u00e2teau. \n\u2013 Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une priso n-\nni\u00e8re. \n\u2013 C\u2019est justement de cette prisonni\u00e8re que je voulais p arler \n\u00e0 Votre Gr\u00e2ce, reprit Felton. \n\u2013 Eh bien, parlez. \n\u2013 Ce que j\u2019ai \u00e0 vous dire ne peut \u00eatre entendu que de vous, \nMilord. \n\u2013 Laissez -nous, Patrick, dit Buckingham, mais tenez -vous \u00e0 \nport\u00e9e de la sonnette ; je vous appellerai tout \u00e0 l\u2019heure. \u00bb \nPatrick sorti t. \n\u00ab Nous sommes seuls, monsieur, dit Buckingham, parlez. \n\u2013 Milord, dit Felton, le baron de Winter vous a \u00e9crit l\u2019autre \njour pour vous prier de signer un ordre d\u2019embarquement relatif \n\u00e0 une jeune femme nomm\u00e9e Charlotte Backson. \n\u2013 Oui, monsieur, et je lui ai r\u00e9pondu de m\u2019apporter ou de \nm\u2019envoyer cet ordre et que je le signerais. \n\u2013 Le voici, Milord. \n\u2013 Donnez \u00bb, dit le duc. \nEt, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le papier un \ncoup d\u2019\u0153il rapide. Alors, s\u2019apercevant que c\u2019\u00e9tait bien celui qui \nlui \u00e9tait an nonc\u00e9, il le posa sur la table, prit une plume et \ns\u2019appr\u00eata \u00e0 signer. \n\u00ab Pardon, Milord, dit Felton arr\u00eatant le duc, mais Votre \nGr\u00e2ce sait- elle que le nom de Charlotte Backson n\u2019est pas le v \u00e9-\nritable nom de cette jeune femme ? \u2013 782 \u2013 \u2013 Oui, monsieur, je le sais, r\u00e9 pondit le duc en trempant la \nplume dans l\u2019encrier. \n\u2013 Alors, Votre Gr\u00e2ce conna\u00eet son v\u00e9ritable nom ? demanda \nFelton d\u2019une voix br\u00e8ve. \n\u2013 Je le connais. \u00bb \nLe duc approcha la plume du papier. \n\u00ab Et, connaissant ce v\u00e9ritable nom, reprit Felton, Monse i-\ngneur signe ra tout de m\u00eame ? \n\u2013 Sans doute, dit Buckingham, et plut\u00f4t deux fois qu\u2019une. \n\u2013 Je ne puis croire, continua Felton d\u2019une voix qui devenait \nde plus en plus br\u00e8ve et saccad\u00e9e, que Sa Gr\u00e2ce sache qu\u2019il s\u2019agit \nde Lady de Winter\u2026 \n\u2013 Je le sais parfaitement, quoiqu e je sois \u00e9tonn\u00e9 que vous \nle sachiez, vous ! \n\u2013 Et Votre Gr\u00e2ce signera cet ordre sans remords ? \u00bb \nBuckingham regarda le jeune homme avec hauteur. \n\u00ab Ah \u00e7\u00e0, monsieur, savez -vous bien, lui dit -il, que vous me \nfaites l\u00e0 d\u2019\u00e9tranges questions, et que je suis bien simple d\u2019y r \u00e9-\npondre ? \n\u2013 R\u00e9pondez -y, Monseigneur, dit Felton, la situation est \nplus grave que vous ne le croyez peut -\u00eatre. \u00bb \nBuckingham pensa que le jeune homme, venant de la part \nde Lord de Winter, parlait sans doute en son nom et se radoucit. \n\u00ab Sans remo rds aucun, dit -il, et le baron sait comme moi \nque Milady de Winter est une grande coupable, et que c\u2019est \npresque lui faire gr\u00e2ce que de borner sa peine \u00e0 l\u2019extradition. \u00bb \nLe duc posa sa plume sur le papier. \u2013 783 \u2013 \u00ab Vous ne signerez pas cet ordre, Milord ! dit Fe lton en fa i-\nsant un pas vers le duc. \n\u2013 Je ne signerai pas cet ordre, dit Buckingham, et pou r-\nquoi ? \n\u2013 Parce que vous descendrez en vous -m\u00eame, et que vous \nrendrez justice \u00e0 Milady. \n\u2013 On lui rendra justice en l\u2019envoyant \u00e0 Tyburn, dit Buc k-\ningham ; Milady est un e inf\u00e2me. \n\u2013 Monseigneur, Milady est un ange, vous le savez bien, et \nje vous demande sa libert\u00e9. \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0, dit Buckingham, \u00eates -vous fou de me parler ainsi ? \n\u2013 Milord, excusez -moi ! je parle comme je puis ; je me co n-\ntiens. Cependant, Milord, songez \u00e0 ce que vous allez faire, et \ncraignez d\u2019outrepasser la mesure ! \n\u2013 Pla\u00eet- il ?\u2026 Dieu me pardonne ! s\u2019\u00e9cria Buckingham, mais \nje crois qu\u2019il me menace ! \n\u2013 Non, Milord, je prie encore, et je vous dis : une goutte \nd\u2019eau suffit pour faire d\u00e9border le vase plein, une faut e l\u00e9g\u00e8re \npeut attirer le ch\u00e2timent sur la t\u00eate \u00e9pargn\u00e9e malgr\u00e9 tant de \ncrimes. \n\u2013 Monsieur Felton, dit Buckingham, vous allez sortir d\u2019ici \net vous rendre aux arr\u00eats sur -le-champ. \n\u2013 Vous allez m\u2019\u00e9couter jusqu\u2019au bout, Milord. Vous avez \ns\u00e9duit cette jeune fil le, vous l\u2019avez outrag\u00e9e, souill\u00e9e ; r\u00e9parez \nvos crimes envers elle, laissez -la partir librement, et je \nn\u2019exigerai pas autre chose de vous. \n\u2013 Vous n\u2019exigerez pas ? dit Buckingham regardant Felton \navec \u00e9tonnement et appuyant sur chacune des syllabes des tro is \nmots qu\u2019il venait de prononcer. \u2013 784 \u2013 \u2013 Milord, continua Felton s\u2019exaltant \u00e0 mesure qu\u2019il parlait, \nMilord, prenez garde, toute l\u2019Angleterre est lasse de vos iniqu i-\nt\u00e9s ; Milord, vous avez abus\u00e9 de la puissance royale que vous \navez presque usurp\u00e9e ; Milord, vou s \u00eates en horreur aux \nhommes et \u00e0 Dieu ; Dieu vous punira plus tard, mais, moi, je \nvous punirai aujourd\u2019hui. \n\u2013 Ah ! ceci est trop fort ! \u00bb cria Buckingham en faisant un \npas vers la porte. \nFelton lui barra le passage. \n\u00ab Je vous le demande humblement, dit -il, signez l\u2019ordre de \nmise en libert\u00e9 de Lady de Winter ; songez que c\u2019est la femme \nque vous avez d\u00e9shonor\u00e9e. \n\u2013 Retirez -vous, monsieur, dit Buckingham, ou j\u2019appelle et \nvous fais mettre aux fers. \n\u2013 Vous n\u2019appellerez pas, dit Felton en se jetant entre le duc \net la sonnette plac\u00e9e sur un gu\u00e9ridon incrust\u00e9 d\u2019argent ; prenez \ngarde, Milord, vous voil\u00e0 entre les mains de Dieu. \n\u2013 Dans les mains du diable, vous voulez dire, s\u2019\u00e9cria Buck-\ningham en \u00e9levant la voix pour attirer du monde, sans cepe n-\ndant appeler directement . \n\u2013 Signez, Milord, signez la libert\u00e9 de Lady de Winter, dit \nFelton en poussant un papier vers le duc. \n\u2013 De force ! vous moquez -vous ? hol\u00e0, Patrick ! \n\u2013 Signez, Milord ! \n\u2013 Jamais ! \n\u2013 Jamais ! \n\u2013 \u00c0 moi \u00bb, cria le duc, et en m\u00eame temps il sauta sur son \n\u00e9p\u00e9e. \u2013 785 \u2013 Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer : il tenait \ntout ouvert et cach\u00e9 dans son pourpoint le couteau dont s\u2019\u00e9tait \nfrapp\u00e9e Milady ; d\u2019un bond il fut sur le duc. \nEn ce moment Patrick entrait dans la salle en criant : \n\u00ab Milord, une lettre de Franc e ! \n\u2013 De France ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Buckingham, oubliant tout en pe n-\nsant de qui lui venait cette lettre. \nFelton profita du moment et lui enfon\u00e7a dans le flanc le \ncouteau jusqu\u2019au manche. \n\u00ab Ah ! tra\u00eetre ! cria Buckingham, tu m\u2019as tu\u00e9\u2026 \n\u2013 Au meurtre ! \u00bb hurla Patrick . \nFelton jeta les yeux autour de lui pour fuir, et, voyant la \nporte libre, s\u2019\u00e9lan\u00e7a dans la chambre voisine, qui \u00e9tait celle o\u00f9 attendaient, comme nous l\u2019avons dit, les d\u00e9put\u00e9s de La Rochelle, \nla traversa tout en courant et se pr\u00e9cipita vers l\u2019escalier ; mais, \nsur la premi\u00e8re marche, il rencontra Lord de Winter, qui, le \nvoyant p\u00e2le, \u00e9gar\u00e9, livide, tach\u00e9 de sang \u00e0 la main et \u00e0 la figure, \nlui sauta au cou en s\u2019\u00e9criant : \n\u00ab Je le savais, je l\u2019avais devin\u00e9 et j\u2019arrive trop tard d\u2019une \nminute ! oh ! malheureux que je suis ! \u00bb \nFelton ne fit aucune r\u00e9sistance ; Lord de Winter le remit \naux mains des gardes, qui le conduisirent, en attendant de no u-\nveaux ordres, sur une petite terrasse dominant la mer, et il \ns\u2019\u00e9lan\u00e7a dans le cabinet de Buckingham. \nAu cri pouss\u00e9 par le d uc, \u00e0 l\u2019appel de Patrick, l\u2019homme que \nFelton avait rencontr\u00e9 dans l\u2019antichambre se pr\u00e9cipita dans le \ncabinet. \nIl trouva le duc couch\u00e9 sur un sofa, serrant sa blessure dans \nsa main crisp\u00e9e. \u2013 786 \u2013 \u00ab La Porte, dit le duc d\u2019une voix mourante, La Porte, viens -\ntu de s a part ? \n\u2013 Oui, Monseigneur, r\u00e9pondit le fid\u00e8le serviteur d\u2019Anne \nd\u2019Autriche, mais trop tard peut -\u00eatre. \n\u2013 Silence, La Porte ! on pourrait vous entendre ; Patrick, ne \nlaissez entrer personne : oh ! je ne saurai pas ce qu\u2019elle me fait \ndire ! mon Dieu, je me m eurs ! \u00bb \nEt le duc s\u2019\u00e9vanouit. \nCependant, Lord de Winter, les d\u00e9put\u00e9s, les chefs de \nl\u2019exp\u00e9dition, les officiers de la maison de Buckingham, avaient \nfait irruption dans sa chambre ; partout des cris de d\u00e9sespoir \nretentissaient. La nouvelle qui emplissait le palais de plaintes et \nde g\u00e9missements en d\u00e9borda bient\u00f4t partout et se r\u00e9pandit par \nla ville. \nUn coup de canon annon\u00e7a qu\u2019il venait de se passer \nquelque chose de nouveau et d\u2019inattendu. \nLord de Winter s\u2019arrachait les cheveux. \n\u00ab Trop tard d\u2019une minute ! s\u2019\u00e9criait -il, trop tard d\u2019une m i-\nnute ! oh ! mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! \u00bb \nEn effet, on \u00e9tait venu lui dire \u00e0 sept heures du matin \nqu\u2019une \u00e9chelle de corde flottait \u00e0 une des fen\u00eatres du ch\u00e2teau ; il \navait couru aussit\u00f4t \u00e0 la chambre de Milady, avait tr ouv\u00e9 la \nchambre vide et la fen\u00eatre ouverte, les barreaux sci\u00e9s, il s\u2019\u00e9tait rappel\u00e9 la recommandation verbale que lui avait fait tran s-\nmettre d\u2019Artagnan par son messager, il avait trembl\u00e9 pour le duc, et, courant \u00e0 l\u2019\u00e9curie, sans prendre le temps de faire seller \nson ch eval, avait saut\u00e9 sur le premier venu, \u00e9tait accouru ventre \n\u00e0 terre, et sautant \u00e0 bas dans la cour, avait mont\u00e9 pr\u00e9cipitam-\nment l\u2019escalier, et, sur le premier degr\u00e9, avait, comme nous \nl\u2019avons dit, rencontr\u00e9 Felton. \nCependant le duc n\u2019\u00e9tait pas mo rt : il revint \u00e0 lui, rouvrit \nles yeux, et l\u2019espoir rentra dans tous les c\u0153urs. \u2013 787 \u2013 \u00ab Messieurs, dit -il, laissez -moi seul avec Patrick et La \nPorte. \n\u00ab Ah ! c\u2019est vous, de Winter ! vous m\u2019avez envoy\u00e9 ce matin \nun singulier fou, voyez l\u2019\u00e9tat dans lequel il m\u2019a mis ! \n\u2013 Oh ! Milord ! s\u2019\u00e9cria le baron, je ne m\u2019en consolerai j a-\nmais. \n\u2013 Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en \nlui tendant la main, je ne connais pas d\u2019homme qui m\u00e9rite d\u2019\u00eatre \nregrett\u00e9 pendant toute la vie d\u2019un autre homme ; mais laisse -\nnous , je t\u2019en prie. \u00bb \nLe baron sortit en sanglotant. \nIl ne resta dans le cabinet que le duc bless\u00e9, La Porte et P a-\ntrick. \nOn cherchait un m\u00e9decin, qu\u2019on ne pouvait trouver. \n\u00ab Vous vivrez, Milord, vous vivrez, r\u00e9p\u00e9tait, \u00e0 genoux d e-\nvant le sofa du duc, le messager d\u2019Anne d\u2019Autriche. \n\u2013 Que m\u2019\u00e9crivait -elle ? dit faiblement Buckingham tout \nruisselant de sang et domptant, pour parler de celle qu\u2019il aimait, \nd\u2019atroces douleurs, que m\u2019\u00e9crivait -elle ? Lis -moi sa lettre. \n\u2013 Oh ! Milord ! fit La Porte. \n\u2013 Ob\u00e9is, La Porte ; ne vois-tu pas que je n\u2019ai pas de temps \u00e0 \nperdre ? \u00bb \nLa Porte rompit le cachet et pla\u00e7a le parchemin sous les \nyeux du duc ; mais Buckingham essaya vainement de distinguer \nl\u2019\u00e9criture. \n\u00ab Lis donc, dit -il, lis donc, je n\u2019y vois plus ; lis donc ! car \nbient\u00f4t peu t-\u00eatre je n\u2019entendrai plus, et je mourrai sans savoir \nce qu\u2019elle m\u2019a \u00e9crit. \u00bb \nLa Porte ne fit plus de difficult\u00e9, et lut : \u2013 788 \u2013 \u00ab Milord, \n\u00ab Par ce que j\u2019ai, depuis que je vous connais, souffert par \nvous et pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de mon \nrepos, d\u2019interrompre les grands armements que vous faites \ncontre la France et de cesser une guerre dont on dit tout haut \nque la religion est la cause visible, et tout bas que votre amour \npour moi est la cause cach\u00e9e. Cette guerre peut non seulement \namener p our la France et pour l\u2019Angleterre de grandes cata s-\ntrophes, mais encore pour vous, Milord, des malheurs dont je ne me consolerais pas. \n\u00ab Veillez sur votre vie, que l\u2019on menace et qui me sera ch\u00e8re \ndu moment o\u00f9 je ne serai pas oblig\u00e9e de voir en vous un enn e-\nmi. \n\u00ab Votre affectionn\u00e9e, \n\u00ab Anne. \u00bb \nBuckingham rappela tous les restes de sa vie pour \u00e9couter \ncette lecture ; puis, lorsqu\u2019elle fut finie, comme s\u2019il e\u00fbt trouv\u00e9 \ndans cette lettre un amer d\u00e9sappointement : \n\u00ab N\u2019avez -vous donc pas autre chose \u00e0 me dire de vi ve voix, \nLa Porte ? demanda -t-il. \n\u2013 Si fait, Monseigneur : la reine m\u2019avait charg\u00e9 de vous dire \nde veiller sur vous, car elle avait eu avis qu\u2019on voulait vous a s-\nsassiner. \n\u2013 Et c\u2019est tout, c\u2019est tout ? reprit Buckingham avec imp a-\ntience. \n\u2013 Elle m\u2019avait encor e charg\u00e9 de vous dire qu\u2019elle vous a i-\nmait toujours. \n\u2013 Ah ! fit Buckingham, Dieu soit lou\u00e9 ! ma mort ne sera \ndonc pas pour elle la mort d\u2019un \u00e9tranger !\u2026 \u00bb \nLa Porte fondit en larmes. \u2013 789 \u2013 \u00ab Patrick, dit le duc, apportez -moi le coffret o\u00f9 \u00e9taient les \nferrets de di amants. \u00bb \nPatrick apporta l\u2019objet demand\u00e9, que La Porte reconnut \npour avoir appartenu \u00e0 la reine. \n\u00ab Maintenant le sachet de satin blanc, o\u00f9 son chiffre est \nbrod\u00e9 en perles. \u00bb \nPatrick ob\u00e9it encore. \n\u00ab Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages \nque j\u2019eusse \u00e0 elle, ce coffret d\u2019argent, et ces deux lettres. Vous les \nrendrez \u00e0 Sa Majest\u00e9 ; et pour dernier souvenir\u2026 (il chercha \nautour de lui quelque objet pr\u00e9cieux)\u2026 vous y joindrez\u2026 \u00bb \nIl chercha encore ; mais ses regards obscurcis par la mort \nne rencontr\u00e8rent que le couteau tomb\u00e9 des mains de Felton, et \nfumant encore du sang vermeil \u00e9tendu sur la lame. \n\u00ab Et vous y joindrez ce couteau \u00bb, dit le duc en serrant la \nmain de La Porte. \nIl put encore mettre le sachet au fond du coffret d\u2019argent, y \nlaissa tomber le couteau en faisant signe \u00e0 La Porte qu\u2019il ne \npouvait plus parler ; puis, dans une derni\u00e8re convulsion, que \ncette fois il n\u2019avait plus la force de combattre, il glissa du sofa \nsur le parquet. \nPatrick poussa un grand cri. \nBuckingham voulut sourire une de rni\u00e8re fois ; mais la mort \narr\u00eata sa pens\u00e9e, qui resta grav\u00e9e sur son front comme un der-\nnier baiser d\u2019amour. \nEn ce moment le m\u00e9decin du duc arriva tout effar\u00e9 ; il \u00e9tait \nd\u00e9j\u00e0 \u00e0 bord du vaisseau amiral, on avait \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 d\u2019aller le \nchercher l\u00e0. \nIl s\u2019appro cha du duc, prit sa main, la garda un instant dans \nla sienne, et la laissa retomber. \u2013 790 \u2013 \u00ab Tout est inutile, dit -il, il est mort. \n\u2013 Mort, mort ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Patrick. \n\u00c0 ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne \nfut que consternation et que tumu lte. \nAussit\u00f4t que Lord de Winter vit Buckingham expir\u00e9, il co u-\nrut \u00e0 Felton, que les soldats gardaient toujours sur la terrasse du \npalais. \n\u00ab Mis\u00e9rable ! dit -il au jeune homme qui, depuis la mort de \nBuckingham, avait retrouv\u00e9 ce calme et ce sang -froid qui ne de-\nvaient plus l\u2019abandonner ; mis\u00e9rable ! qu\u2019as -tu fait ? \n\u2013 Je me suis veng\u00e9, dit -il. \n\u2013 Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d\u2019instrument \u00e0 cette \nfemme maudite ; mais je te le jure, ce crime sera son dernier \ncrime. \n\u2013 Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement \nFelton, et j\u2019ignore de qui vous voulez parler, Milord ; j\u2019ai tu\u00e9 \nM. de Buckingham parce qu\u2019il a refus\u00e9 deux fois \u00e0 vous -m\u00eame \nde me nommer capitaine : je l\u2019ai puni de son injustice, voil\u00e0 \ntout. \u00bb \nDe Winter, stup\u00e9fait, regardait les ge ns qui liaient Felton, \net ne savait que penser d\u2019une pareille insensibilit\u00e9. \nUne seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur \nde Felton . \u00c0 chaque bruit qu\u2019il entendait, le na\u00eff puritain croyait \nreconna\u00eetre les pas et la voix de Milady venant se j eter dans ses \nbras pour s\u2019accuser et se perdre avec lui. \nTout \u00e0 coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point de \nla mer, que de la terrasse o\u00f9 il se trouvait on dominait tout e n-\nti\u00e8re ; avec ce regard d\u2019aigle du marin, il avait reconnu, l\u00e0 o\u00f9 un \nautr e n\u2019aurait vu qu\u2019un go\u00e9land se balan\u00e7ant sur les flots, la \nvoile du sloop qui se dirigeait vers les c\u00f4tes de France. \u2013 791 \u2013 Il p\u00e2lit, porta la main \u00e0 son c\u0153ur, qui se brisait, et comprit \ntoute la trahison. \n\u00ab Une derni\u00e8re gr\u00e2ce, Milord ! dit -il au baron. \n\u2013 Laquelle ? demanda celui -ci. \n\u2013 Quelle heure est -il ? \u00bb \nLe baron tira sa montre. \n\u00ab Neuf heures moins dix minutes \u00bb, dit -il. \nMilady avait avanc\u00e9 son d\u00e9part d\u2019une heure et demie d\u00e8s \nqu\u2019elle avait entendu le coup de canon qui annon\u00e7ait le fatal \n\u00e9v\u00e9nement, elle avait donn\u00e9 l\u2019ordre de lever l\u2019ancre. \nLa barque voguait sous un ciel bleu \u00e0 une grande distance \nde la c\u00f4te. \n\u00ab Dieu l\u2019a voulu \u00bb, dit Felton avec la r\u00e9signation du fan a-\ntique, mais cependant sans pouvoir d\u00e9tacher les yeux de cet e s-\nquif \u00e0 bord duquel il croyait sans doute distinguer le blanc fa n-\nt\u00f4me de celle \u00e0 qui sa vie allait \u00eatre sacrifi\u00e9e. \nDe Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et de-\nvina tout. \n\u00ab Sois puni seul d\u2019abord, mis\u00e9rable, dit Lord de Winter \u00e0 \nFelton, qui se laissait entra\u00eener les yeux tourn \u00e9s vers la mer ; \nmais je te jure, sur la m\u00e9moire de mon fr\u00e8re que j\u2019aimais tant, \nque ta complice n\u2019est pas sauv\u00e9e. \u00bb \nFelton baissa la t\u00eate sans prononcer une syllabe. \nQuant \u00e0 de Winter, il descendit rapidement l\u2019escalier et se \nrendit au port. \u2013 792 \u2013 CHAPITRE LX \nEN FRANCE \n \nLa premi\u00e8re crainte du roi d\u2019Angleterre, Charles Ier, en a p-\nprenant cette mort, fut qu\u2019une si terrible nouvelle ne d\u00e9cour a-\nge\u00e2t les Rochelois ; il essaya, dit Richelieu dans ses M\u00e9moires, \nde la leur cacher le plus longtemps possible, faisant fermer les \nports par tout son royaume, et prenant soigneusement garde \nqu\u2019aucun vaisseau ne sortit jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019arm\u00e9e que Buc k-\ningham appr\u00eatait f\u00fbt partie, se chargeant, \u00e0 d\u00e9faut de Buc k-\ningham, de surveiller lui -m\u00eame le d\u00e9part. \nIl poussa m\u00eame la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 de ce t ordre jusqu\u2019\u00e0 retenir en \nAngleterre l\u2019ambassadeur de Danemark, qui avait pris cong\u00e9, et \nl\u2019ambassadeur ordinaire de Hollande, qui devait ramener dans \nle port de Flessingue les navires des Indes que Charles Ier avait \nfait restituer aux Provinces -Unies. \nMais comme il ne songea \u00e0 donner cet ordre que cinq \nheures apr\u00e8s l\u2019\u00e9v\u00e9nement, c\u2019est -\u00e0-dire \u00e0 deux heures de l\u2019apr\u00e8s -\nmidi, deux navires \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 sortis du port : l\u2019un emmenant, \ncomme nous le savons, Milady, laquelle, se doutant d\u00e9j\u00e0 de \nl\u2019\u00e9v\u00e9nement, fut enc ore confirm\u00e9e dans cette croyance en \nvoyant le pavillon noir se d\u00e9ployer au m\u00e2t du vaisseau amiral. \nQuant au second b\u00e2timent, nous dirons plus tard qui il po r-\ntait et comment il partit. \nPendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de La \nRochelle ; seulement le roi, qui s\u2019ennuyait fort, comme toujours, \nmais peut -\u00eatre encore un peu plus au camp qu\u2019ailleurs, r\u00e9solut \nd\u2019aller incognito passer les f\u00eates de Saint -Louis \u00e0 Saint -\nGermain, et demanda au cardinal de lui faire pr\u00e9parer une es-corte de vingt mousque taires seulement. Le cardinal, que \u2013 793 \u2013 l\u2019ennui du roi gagnait quelquefois, accorda avec grand plaisir ce \ncong\u00e9 \u00e0 son royal lieutenant, lequel promit d\u2019\u00eatre de retour vers \nle 15 septembre. \nM. de Tr\u00e9ville, pr\u00e9venu par Son \u00c9minence , fit son port e-\nmanteau, et comme , sans en savoir la cause, il savait le vif d\u00e9sir \net m\u00eame l\u2019imp\u00e9rieux besoin que ses amis avaient de revenir \u00e0 \nParis, il va sans dire qu\u2019il les d\u00e9signa pour faire partie de \nl\u2019escorte. \nLes quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d\u2019heure \napr\u00e8s M. de Tr\u00e9ville, car ils furent les premiers \u00e0 qui il la co m-\nmuniqua. Ce fut alors que d\u2019Artagnan appr\u00e9cia la faveur que lui avait accord\u00e9e le cardinal en le faisant enfin passer aux mou s-\nquetaires ; sans cette circonstance, il \u00e9tait forc\u00e9 de rester au \ncamp tandis q ue ses compagnons partaient. \nOn verra plus tard que cette impatience de remonter vers \nParis avait pour cause le danger que devait courir Mme Bonacieux en se rencontrant au couvent de B\u00e9thune avec \nMilady, son ennemie mortelle. Aussi, comme nous l\u2019avons dit, \nAramis avait \u00e9crit imm\u00e9diatement \u00e0 Marie Michon, cette ling\u00e8re \nde Tours qui avait de si belles connaissances, pour qu\u2019elle obt\u00eent \nque la reine donn\u00e2t l\u2019autorisation \u00e0 Mme Bonacieux de sortir du \ncouvent et de se retirer soit en Lorraine, soit en Belgique. La r\u00e9ponse ne s\u2019\u00e9tait pas fait attendre, et, huit ou dix jours apr\u00e8s, \nAramis avait re\u00e7u cette lettre : \n\u00ab Mon cher cousin, \n\u00ab Voici l\u2019autorisation de ma s\u0153ur \u00e0 retirer notre petite se r-\nvante du couvent de B\u00e9thune, dont vous pensez que l\u2019air est \nmauvais pour e lle. Ma s\u0153ur vous envoie cette autorisation avec \ngrand plaisir, car elle aime fort cette petite fille, \u00e0 laquelle elle se \nr\u00e9serve d\u2019\u00eatre utile plus tard. \n\u00ab Je vous embrasse. \n\u00ab Marie Michon. \u00bb \u2013 794 \u2013 \u00c0 cette lettre \u00e9tait jointe une autorisation ainsi con\u00e7ue : \n\u00ab La sup\u00e9rieure du couvent de B\u00e9thune remettra aux mains \nde la personne qui lui remettra ce billet la novice qui \u00e9tait entr\u00e9e \ndans son couvent sous ma recommandation et sous mon patr o-\nnage. \n\u00ab Au Louvre, le 10 ao\u00fbt 1628. \n\u00ab Anne. \u00bb \nOn comprend combien ces relatio ns de parent\u00e9 entre Ar a-\nmis et une ling\u00e8re qui appelait la reine sa s\u0153ur avaient \u00e9gay\u00e9 la verve des jeunes gens ; mais Aramis, apr\u00e8s avoir rougi deux ou \ntrois fois jusqu\u2019au blanc des yeux aux grosses plaisanteries de Porthos, avait pri\u00e9 ses amis de ne plus revenir sur ce sujet, d \u00e9-\nclarant que s\u2019il lui en \u00e9tait dit encore un seul mot, il n\u2019emploierait plus sa cousine comme interm\u00e9diaire dans ces \nsortes d\u2019affaires. \nIl ne fut donc plus question de Marie Michon entre les \nquatre mousquetaires, qui d\u2019ailleurs avaie nt ce qu\u2019ils voulaient : \nl\u2019ordre de tirer Mme Bonacieux du couvent des carm\u00e9lites de \nB\u00e9thune. Il est vrai que cet ordre ne leur servirait pas \u00e0 grand-\nchose tant qu\u2019ils seraient au camp de La Rochelle, c\u2019est -\u00e0-dire \u00e0 \nl\u2019autre bout de la France ; aussi d\u2019Arta gnan allait- il demander \nun cong\u00e9 \u00e0 M. de Tr\u00e9ville, en lui confiant tout bonnement \nl\u2019importance de son d\u00e9part, lorsque cette nouvelle lui fut tran s-\nmise, ainsi qu\u2019\u00e0 ses trois compagnons, que le roi allait partir \npour Paris avec une escorte de vingt mousqueta ires, et qu\u2019ils \nfaisaient partie de l\u2019escorte. \nLa joie fut grande. On envoya les valets devant avec les b a-\ngages, et l\u2019on partit le 16 au matin. \nLe cardinal reconduisit Sa Majest\u00e9 de Surg\u00e8res \u00e0 Mauz\u00e9, et \nl\u00e0, le roi et son ministre prirent cong\u00e9 l\u2019un de l\u2019au tre avec de \ngrandes d\u00e9monstrations d\u2019amiti\u00e9. \u2013 795 \u2013 Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en \ncheminant le plus vite qu\u2019il lui \u00e9tait possible, car il d\u00e9sirait \u00eatre \narriv\u00e9 \u00e0 Paris pour le 23, s\u2019arr\u00eatait de temps en temps pour voler \nla pie, passe -temps dont le go\u00fbt lui avait autrefois \u00e9t\u00e9 inspir\u00e9 \npar de Luynes, et pour lequel il avait toujours conserv\u00e9 une \ngrande pr\u00e9dilection. Sur les vingt mousquetaires, seize, lorsque \nla chose arrivait, se r\u00e9jouissaient fort de ce bon temps ; mais \nquatre maugr\u00e9aie nt de leur mieux. D\u2019Artagnan surtout avait des \nbourdonnements perp\u00e9tuels dans les oreilles, ce que Porthos \nexpliquait ainsi : \n\u00ab Une tr\u00e8s grande dame m\u2019a appris que cela veut dire que \nl\u2019on parle de vous quelque part. \u00bb \nEnfin l\u2019escorte traversa Paris le 23, dans la nuit ; le roi r e-\nmercia M. de Tr\u00e9ville, et lui permit de distribuer des cong\u00e9s \npour quatre jours, \u00e0 la condition que pas un des favoris\u00e9s ne \npara\u00eetrait dans un lieu public, sous peine de la Bastille. \nLes quatre premiers cong\u00e9s accord\u00e9s, comme on le pense \nbien, furent \u00e0 nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de M. de Tr\u00e9ville six jours au lieu de quatre et fit mettre dans ces \nsix jours deux nuits de plus, car ils partirent le 24, \u00e0 cinq heures du soir, et par complaisance encore, M. de Tr\u00e9ville po stdata le \ncong\u00e9 du 25 au matin. \n\u00ab Eh, mon Dieu, disait d\u2019Artagnan, qui, comme on le sait, \nne doutait jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de \nl\u2019embarras pour une chose bien simple : en deux jours, et en \ncrevant deux ou trois chevaux (peu m\u2019imp orte : j\u2019ai de l\u2019argent), \nje suis \u00e0 B\u00e9thune, je remets la lettre de la reine \u00e0 la sup\u00e9rieure, \net je ram\u00e8ne le cher tr\u00e9sor que je vais chercher, non pas en Lo r-\nraine, non pas en Belgique, mais \u00e0 Paris, o\u00f9 il sera mieux cach\u00e9, surtout tant que M. le cardinal sera \u00e0 La Rochelle. Puis, une fois \nde retour de la campagne, eh bien, moiti\u00e9 par la protection de sa cousine, moiti\u00e9 en faveur de ce que nous avons fait personne l-\nlement pour elle, nous obtiendrons de la reine ce que nous vo u-\ndrons. Restez donc ici, ne vous \u00e9puisez pas de fatigue inutil e-\u2013 796 \u2013 ment ; moi et Planchet, c\u2019est tout ce qu\u2019il faut pour une exp\u00e9d i-\ntion aussi simple. \u00bb \n\u00c0 ceci Athos r\u00e9pondit tranquillement : \n\u00ab Nous aussi, nous avons de l\u2019argent ; car je n\u2019ai pas encore \nbu tout \u00e0 fait le reste du diamant, et P orthos et Aramis ne l\u2019ont \npas tout \u00e0 fait mang\u00e9. Nous cr\u00e8verons donc aussi bien quatre \nchevaux qu\u2019un. Mais songez, d\u2019Artagnan, ajouta -t-il d\u2019une voix \nsi sombre que son accent donna le frisson au jeune homme, \nsongez que B\u00e9thune est une ville o\u00f9 le cardinal a donn\u00e9 rendez -\nvous \u00e0 une femme qui, partout o\u00f9 elle va, m\u00e8ne le malheur \napr\u00e8s elle. Si vous n\u2019aviez affaire qu\u2019\u00e0 quatre hommes, \nd\u2019Artagnan, je vous laisserais aller seul ; vous avez affaire \u00e0 cette \nfemme, allons -y quatre, et plaise \u00e0 Dieu qu\u2019avec nos quatre v a-\nlets nous soyons en nombre suffisant ! \n\u2013 Vous m\u2019\u00e9pouvantez, Athos, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan ; que cra i-\ngnez -vous donc, mon Dieu ? \n\u2013 Tout ! \u00bb r\u00e9pondit Athos. \nD\u2019Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui, \ncomme celui d\u2019Athos, portaient l\u2019empreinte d\u2019u ne inqui\u00e9tude \nprofonde, et l\u2019on continua la route au plus grand pas des ch e-\nvaux, mais sans ajouter une seule parole. \nLe 25 au soir, comme ils entraient \u00e0 Arras, et comme \nd\u2019Artagnan venait de mettre pied \u00e0 terre \u00e0 l\u2019auberge de la Herse \nd\u2019Or pour boire un ve rre de vin, un cavalier sortit de la cour de \nla poste, o\u00f9 il venait de relayer, prenant au grand galop, et avec \nun cheval frais, le chemin de Paris. Au moment o\u00f9 il passait de \nla grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le manteau dont il \n\u00e9tait envelop p\u00e9, quoiqu\u2019on f\u00fbt au mois d\u2019ao\u00fbt, et enleva son \nchapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment o\u00f9 il \navait d\u00e9j\u00e0 quitt\u00e9 sa t\u00eate, et l\u2019enfon\u00e7a vivement sur ses yeux. \nD\u2019Artagnan, qui avait les yeux fix\u00e9s sur cet homme, devint \nfort p\u00e2le et laissa tomber son verre. \u2013 797 \u2013 \u00ab Qu\u2019avez -vous, monsieur ? dit Planchet\u2026 Oh ! l\u00e0, acco u-\nrez, messieurs, voil\u00e0 mon ma\u00eetre qui se trouve mal ! \u00bb \nLes trois amis accoururent et trouv\u00e8rent d\u2019Artagnan qui, au \nlieu de se trouver mal, courait \u00e0 son cheval. Ils l\u2019arr\u00eat\u00e8rent sur le \nseuil de la porte. \n\u00ab Eh bien, o\u00f9 diable vas -tu donc ainsi ? lui cria Athos. \n\u2013 C\u2019est lui ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, p\u00e2le de col\u00e8re et la sueur sur \nle front, c\u2019est lui ! laissez -moi le rejoindre ! \n\u2013 Mais qui, lui ? demanda Athos. \n\u2013 Lui, cet homme ! \n\u2013 Quel homme ? \n\u2013 Cet homme maudit, mon mauvais g\u00e9nie, que j\u2019ai toujours \nvu lorsque j\u2019\u00e9tais menac\u00e9 de quelque malheur : celui qui acco m-\npagnait l\u2019horrible femme lorsque je la rencontrai pour la pr e-\nmi\u00e8re fois, celui que je cherchais quand j\u2019ai provoqu\u00e9 Athos, \ncelui que j\u2019ai vu le matin du jour o\u00f9 Mme Bonacieux a \u00e9t\u00e9 enl e-\nv\u00e9e ! l\u2019homme de Meung enfin ! je l\u2019ai vu, c\u2019est lui ! Je l\u2019ai reco n-\nnu quand le vent a entrouvert son manteau. \n\u2013 Diable ! dit Athos r\u00eaveur. \n\u2013 En selle, messieurs, en selle ; poursuivons -le, et nous le \nrattrapero ns. \n\u2013 Mon cher, dit Aramis, songez qu\u2019il va du c\u00f4t\u00e9 oppos\u00e9 \u00e0 \ncelui o\u00f9 nous allons ; qu\u2019il a un cheval frais et que nos chevaux \nsont fatigu\u00e9s ; que par cons\u00e9quent nous cr\u00e8verons nos chevaux \nsans m\u00eame avoir la chance de le rejoindre. Laissons l\u2019homme, d\u2019Arta gnan, sauvons la femme. \n\u2013 Eh ! monsieur ! s\u2019\u00e9cria un gar\u00e7on d\u2019\u00e9curie courant apr\u00e8s \nl\u2019inconnu, eh ! monsieur, voil\u00e0 un papier qui s\u2019est \u00e9chapp\u00e9 de \nvotre chapeau ! Eh ! monsieur ! eh ! \u2013 798 \u2013 \u2013 Mon ami, dit d\u2019Artagnan, une demi -pistole pour ce p a-\npier ! \n\u2013 Ma foi, mo nsieur, avec grand plaisir ! le voici ! \nLe gar\u00e7on d\u2019\u00e9curie, enchant\u00e9 de la bonne journ\u00e9e qu\u2019il avait \nfaite, rentra dans la cour de l\u2019h\u00f4tel : d\u2019Artagnan d\u00e9plia le papier. \n\u00ab Eh bien ? demand\u00e8rent ses amis en l\u2019entourant. \n\u2013 Rien qu\u2019un mot ! dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Oui, dit Aramis, mais ce nom est un nom de ville ou de \nvillage. \n\u2013 \u00ab Armenti\u00e8res \u00bb, lut Porthos. Armenti\u00e8res, je ne connais \npas cela ! \n\u2013 Et ce nom de ville ou de village est \u00e9crit de sa main ! \ns\u2019\u00e9cria Athos. \n\u2013 Allons, allons, gardons soigneusement ce papier , dit \nd\u2019Artagnan, peut -\u00eatre n\u2019ai -je pas perdu ma derni\u00e8re pistole . \u00c0 \ncheval, mes amis, \u00e0 cheval ! \u00bb \nEt les quatre compagnons s\u2019\u00e9lanc\u00e8rent au galop sur la route \nde B\u00e9thune. \u2013 799 \u2013 CHAPITRE LXI \nLE COUVENT DES CARM\u00c9LITES DE \nB\u00c9THUNE \n \nLes grands criminels portent avec eux une esp\u00e8ce de pr \u00e9-\ndestination qui leur fait surmonter tous les obstacles, qui les fait \n\u00e9chapper \u00e0 tous les dangers, jusqu\u2019au moment que la Prov i-\ndence, lass\u00e9e, a marqu\u00e9 pour l\u2019\u00e9cueil de leur fortune impie. \nIl en \u00e9tait ainsi de Milady : elle passa au tra vers des cro i-\nseurs des deux nations, et arriva \u00e0 Boulogne sans aucun acci-dent. \nEn d\u00e9barquant \u00e0 Portsmouth, Milady \u00e9tait une Anglaise \nque les pers\u00e9cutions de la France chassaient de La Rochelle ; \nd\u00e9ba rqu\u00e9e \u00e0 Boulogne, apr\u00e8s deux jours de travers\u00e9e, elle se fit \npasser pour une Fran\u00e7aise que les Anglais inqui\u00e9taient \u00e0 Portsmouth, dans la haine qu\u2019ils avaient con\u00e7ue contre la \nFrance. \nMilady avait d\u2019ailleurs le plus efficace des passeports : sa \nbeaut\u00e9, sa grande mine et la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 avec laquelle elle r\u00e9pa n-\ndait les pistoles. Affranchie des formalit\u00e9s d\u2019usage par le sourire \naffable et les mani\u00e8res galantes d\u2019un vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main, elle ne resta \u00e0 Boulogne que le temps de \nmettre \u00e0 la poste une lettre ainsi con\u00e7ue : \n\u00ab \u00c0 Son \u00c9minence Mon seigneur le cardinal de Richelieu, \nen son camp devant La Rochelle. \n\u00ab Monseigneur, que Votre \u00c9minence se rassure, Sa Gr\u00e2ce le \nduc de Buckingham ne partira point pour la France. \n\u00ab Boulogne, 25 au soir. \u2013 800 \u2013 \u00ab Milady de *** \n\u00ab P. -S. \u2013 Selon les d\u00e9sirs de Votre \u00c9mi nence , je me rends \nau couvent des carm\u00e9lites de B\u00e9thune o\u00f9 j\u2019attendrai ses \nordres. \u00bb \nEffectivement, le m\u00eame soir, Milady se mit en route ; la \nnuit la prit : elle s\u2019arr\u00eata et coucha dans une auberge ; puis, le \nlendemain, \u00e0 cinq heures du matin, elle partit, et trois heures \napr\u00e8s, elle entra \u00e0 B\u00e9thune. \nElle se fit indiquer le couvent des carm\u00e9lites et y entra au s-\nsit\u00f4t. \nLa sup\u00e9rieure vint au -devant d\u2019elle ; Milady lui montra \nl\u2019ordre du cardinal, l\u2019abbesse lui fit donner une chambre et se r-\nvir \u00e0 d\u00e9jeuner. \nTout l e pass\u00e9 s\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 effac\u00e9 aux yeux de cette femme, et, \nle regard fix\u00e9 vers l\u2019avenir, elle ne voyait que la haute fortune que lui r\u00e9servait le cardinal, qu\u2019elle avait si heureusement servi, \nsans que son nom f\u00fbt m\u00eal\u00e9 en rien \u00e0 toute cette sanglante a f-\nfaire . Les passions toujours nouvelles qui la consumaient do n-\nnaient \u00e0 sa vie l\u2019apparence de ces nuages qui volent dans le ciel, \nrefl\u00e9tant tant\u00f4t l\u2019azur, tant\u00f4t le feu, tant\u00f4t le noir opaque de la \ntemp\u00eate, et qui ne laissent d\u2019autres traces sur la terre que la d \u00e9-\nvastation et la mort. \nApr\u00e8s le d\u00e9jeuner, l\u2019abbesse vint lui faire sa visite ; il y a \npeu de distraction au clo\u00eetre, et la bonne sup\u00e9rieure avait h\u00e2te \nde faire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire. \nMilady voulait plaire \u00e0 l\u2019abbesse ; or, c\u2019\u00e9tait chos e facile \u00e0 \ncette femme si r\u00e9ellement sup\u00e9rieure ; elle essaya d\u2019\u00eatre a i-\nmable : elle fut charmante et s\u00e9duisit la bonne sup\u00e9rieure par sa \nconversation si vari\u00e9e et par les gr\u00e2ces r\u00e9pandues dans toute sa personne. \nL\u2019abbesse, qui \u00e9tait une fille de noblesse, aimait surtout les \nhistoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu\u2019aux extr \u00e9-\u2013 801 \u2013 mit\u00e9s du royaume et qui, surtout, ont tant de peine \u00e0 franchir \nles murs des couvents, au seuil desquels viennent expirer les \nbruits du monde. \nMilady, au contraire, \u00e9tait fort au courant de toutes les i n-\ntrigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou six \nans, elle avait constamment v\u00e9cu, elle se mit donc \u00e0 entretenir la \nbonne abbesse des pratiques mondaines de la cour de France, \nm\u00eal\u00e9es aux d\u00e9votions outr\u00e9es du roi, elle lui fit la chronique \nscandaleuse des seigneurs et des dames de la cour, que l\u2019abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha l\u00e9g\u00e8rement les amours \nde la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu\u2019on pa r-\nl\u00e2t un peu. \nMais l\u2019abbesse se contenta d\u2019 \u00e9couter et de sourire, le tout \nsans r\u00e9pondre. Cependant, comme Milady vit que ce genre de \nr\u00e9cit l\u2019amusait fort, elle continua ; seulement, elle fit tomber la \nconversation sur le cardinal. \nMais elle \u00e9tait fort embarrass\u00e9e ; elle ignorait si l\u2019abbesse \n\u00e9tait royaliste ou cardinaliste : elle se tint dans un milieu pr u-\ndent ; mais l\u2019abbesse, de son c\u00f4t\u00e9, se tint dans une r\u00e9serve plus \nprudente encore, se contentant de faire une profonde inclin a-\ntion de t\u00eate toutes les fois que la voyageuse pronon\u00e7ait le nom \nde Son \u00c9minence . \nMilady commen\u00e7a \u00e0 croire qu\u2019elle s\u2019ennuierait fort dans le \ncouvent ; elle r\u00e9solut donc de risquer quelque chose pour savoir \nde suite \u00e0 quoi s\u2019en tenir. Voulant voir jusqu\u2019o\u00f9 irait la discr \u00e9-\ntion de cette bonne abbesse, elle se mit \u00e0 dire un mal, t r\u00e8s di s-\nsimul\u00e9 d\u2019abord, puis tr\u00e8s circonstanci\u00e9 du cardinal, racontant \nles amours du ministre avec Mme d\u2019Aiguillon, avec Marion de \nLorme et avec quelques autres femmes galantes. \nL\u2019abbesse \u00e9couta plus attentivement, s\u2019anima peu \u00e0 peu et \nsourit. \n\u00ab Bon, dit Mi lady, elle prend go\u00fbt \u00e0 mon discours ; si elle \nest cardinaliste, elle n\u2019y met pas de fanatisme au moins. \u00bb \u2013 802 \u2013 Alors elle passa aux pers\u00e9cutions exerc\u00e9es par le cardinal \nsur ses ennemis. L\u2019abbesse se contenta de se signer, sans a p-\nprouver ni d\u00e9sapprouver. \nCela confirma Milady dans son opinion que la religieuse \n\u00e9tait plut\u00f4t royaliste que cardinaliste. Milady continua, rench \u00e9-\nrissant de plus en plus. \n\u00ab Je suis fort ignorante de toutes ces mati\u00e8res -l\u00e0, dit enfin \nl\u2019abbesse, mais tout \u00e9loign\u00e9es que nous sommes de la c our, tout \nen dehors des int\u00e9r\u00eats du monde o\u00f9 nous nous trouvons pl a-\nc\u00e9es, nous avons des exemples fort tristes de ce que vous nous \nracontez l\u00e0 ; et l\u2019une de nos pensionnaires a bien souffert des \nvengeances et des pers\u00e9cutions de M. le cardinal. \n\u2013 Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh ! mon Dieu ! \npauvre femme, je la plains alors. \n\u2013 Et vous avez raison, car elle est bien \u00e0 plaindre : prison, \nmenaces, mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais, apr\u00e8s tout, reprit l\u2019abbesse, M. le cardinal avait peut -\u00eatre des motifs \nplausibles pour agir ainsi, et quoiqu\u2019elle ait l\u2019air d\u2019un ange, il ne \nfaut pas toujours juger les gens sur la mine. \u00bb \n\u00ab Bon ! dit Milady \u00e0 elle- m\u00eame, qui sait ! je vais peut -\u00eatre \nd\u00e9couvrir quelque chose ici, je suis en veine. \u00bb \nEt elle s\u2019app liqua \u00e0 donner \u00e0 son visage une expression de \ncandeur parfaite. \n\u00ab H\u00e9las ! dit Milady, je le sais ; on dit cela, qu\u2019il ne faut pas \ncroire aux physionomies ; mais \u00e0 quoi croira -t-on cependant, si \nce n\u2019est au plus bel ouvrage du Seigneur ? Quant \u00e0 moi, je ser ai \ntromp\u00e9e toute ma vie peut -\u00eatre ; mais je me fierai toujours \u00e0 \nune personne dont le visage m\u2019inspirera de la sympathie. \n\u2013 Vous seriez donc tent\u00e9e de croire, dit l\u2019abbesse, que cette \njeune femme est innocente ? \u2013 803 \u2013 \u2013 M. le cardinal ne punit pas que les crimes , dit -elle ; il y a \ncertaines vertus qu\u2019il poursuit plus s\u00e9v\u00e8rement que certains fo r-\nfaits. \n\u2013 Permettez -moi, madame, de vous exprimer ma surprise, \ndit l\u2019abbesse. \n\u2013 Et sur quoi ? demanda Milady avec na\u00efvet\u00e9. \n\u2013 Mais sur le langage que vous tenez. \n\u2013 Que trouve z-vous d\u2019\u00e9tonnant \u00e0 ce langage ? demanda en \nsouriant Milady. \n\u2013 Vous \u00eates l\u2019amie du cardinal, puisqu\u2019il vous envoie ici, et \ncependant\u2026 \n\u2013 Et cependant j\u2019en dis du mal, reprit Milady, achevant la \npens\u00e9e de la sup\u00e9rieure. \n\u2013 Au moins n\u2019en dites -vous pas de bien . \n\u2013 C\u2019est que je ne suis pas son amie, dit -elle en soupirant, \nmais sa victime. \n\u2013 Mais cependant cette lettre par laquelle il vous reco m-\nmande \u00e0 moi ?\u2026 \n\u2013 Est un ordre \u00e0 moi de me tenir dans une esp\u00e8ce de prison \ndont il me fera tirer par quelques -uns de ses s atellites. \n\u2013 Mais pourquoi n\u2019avez -vous pas fui ? \n\u2013 O\u00f9 irais -je ? croyez -vous qu\u2019il y ait un endroit de la terre \no\u00f9 ne puisse atteindre le cardinal, s\u2019il veut se donner la peine de \ntendre la main ? Si j\u2019\u00e9tais un homme, \u00e0 la rigueur cela serait \npossible enco re ; mais une femme, que voulez -vous que fasse \nune femme ? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici a -t-elle \nessay\u00e9 de fuir, elle ? \n\u2013 Non, c\u2019est vrai ; mais elle, c\u2019est autre chose, je la crois r e-\ntenue en France par quelque amour. \u2013 804 \u2013 \u2013 Alors, dit Milady ave c un soupir, si elle aime, elle n\u2019est \npas tout \u00e0 fait malheureuse. \n\u2013 Ainsi, dit l\u2019abbesse en regardant Milady avec un int\u00e9r\u00eat \ncroissant, c\u2019est encore une pauvre pers\u00e9cut\u00e9e que je vois ? \n\u2013 H\u00e9las, oui, dit Milady. \nL\u2019abbesse regarda un instant Milady avec inq ui\u00e9tude, \ncomme si une nouvelle pens\u00e9e surgissait dans son esprit. \n\u00ab Vous n\u2019\u00eates pas ennemie de notre sainte foi ? dit -elle en \nbalbutiant. \n\u2013 Moi, s\u2019\u00e9cria Milady, moi, protestante ! Oh ! non, j\u2019atteste \nle Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervent e cath o-\nlique. \n\u2013 Alors, madame, dit l\u2019abbesse en souriant, rassurez -vous ; \nla maison o\u00f9 vous \u00eates ne sera pas une prison bien dure, et nous \nferons tout ce qu\u2019il faudra pour vous faire ch\u00e9rir la captivit\u00e9. Il y \na plus, vous trouverez ici cette jeune femme pers\u00e9cut\u00e9e sans \ndoute par suite de quelque intrigue de cour. Elle est aimable, \ngracieuse. \n\u2013 Comment la nommez -vous ? \n\u2013 Elle m\u2019a \u00e9t\u00e9 recommand\u00e9e par quelqu\u2019un de tr\u00e8s haut \nplac\u00e9, sous le nom de Ketty. Je n\u2019ai pas cherch\u00e9 \u00e0 savoir son \nautre nom. \n\u2013 Ketty ! s\u2019\u00e9c ria Milady ; quoi ! vous \u00eates s\u00fbre ?\u2026 \n\u2013 Qu\u2019elle se fait appeler ainsi ? Oui, madame, la conna \u00ee-\ntriez -vous ? \u00bb \nMilady sourit \u00e0 elle -m\u00eame et \u00e0 l\u2019id\u00e9e qui lui \u00e9tait venue que \ncette jeune femme pouvait \u00eatre son ancienne cam\u00e9ri\u00e8re. Il se \nm\u00ealait au souvenir de cette jeune fille un souvenir de col\u00e8re, et \nun d\u00e9sir de vengeance avait boulevers\u00e9 les traits de Milady, qui \nreprirent au reste presque aussit\u00f4t l\u2019expression calme et bien-\u2013 805 \u2013 veillante que cette femme aux cent visages leur avait moment a-\nn\u00e9ment fait perdre. \n\u00ab Et q uand pourrai -je voir cette jeune dame, pour laquelle \nje me sens d\u00e9j\u00e0 une si grande sympathie ? demanda Milady. \n\u2013 Mais, ce soir, dit l\u2019abbesse, dans la journ\u00e9e m\u00eame. Mais \nvous voyagez depuis quatre jours, m\u2019avez -vous dit vous -m\u00eame ; \nce matin vous vous \u00eates lev\u00e9e \u00e0 cinq heures, vous devez avoir \nbesoin de repos. Couchez -vous et dormez, \u00e0 l\u2019heure du d\u00eener \nnous vous r\u00e9veillerons. \u00bb \nQuoique Milady e\u00fbt tr\u00e8s bien pu se passer de sommeil, so u-\ntenue qu\u2019elle \u00e9tait par toutes les excitations qu\u2019une aventure \nnouvelle fai sait \u00e9prouver \u00e0 son c\u0153ur avide d\u2019intrigues, elle n\u2019en \naccepta pas moins l\u2019offre de la sup\u00e9rieure : depuis douze ou \nquinze jours elle avait pass\u00e9 par tant d\u2019\u00e9motions diverses que, si \nson corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue, son \u00e2me \navait besoin de repos. \nElle prit donc cong\u00e9 de l\u2019abbesse et se coucha, doucement \nberc\u00e9e par les id\u00e9es de vengeance auxquelles l\u2019avait tout nat u-\nrellement ramen\u00e9e le nom de Ketty. Elle se rappelait cette pr o-\nmesse presque illimit\u00e9e que lui avait faite le cardinal, si elle r\u00e9-\nussissait dans son entreprise. Elle avait r\u00e9ussi, elle pourrait \ndonc se venger de d\u2019Artagnan. \nUne seule chose \u00e9pouvantait Milady, c\u2019\u00e9tait le souvenir de \nson mari ! le comte de La F\u00e8re, qu\u2019elle avait cru mort ou du \nmoins expatri\u00e9, et qu\u2019elle retrouvait dans Athos, le meilleur ami de d\u2019Artagnan. \nMais aussi, s\u2019il \u00e9tait l\u2019ami de d\u2019Artagnan, il avait d\u00fb lui pr \u00ea-\nter assistance dans toutes les men\u00e9es \u00e0 l\u2019aide desquelles la reine \navait d\u00e9jou\u00e9 les projets de Son \u00c9minence ; s\u2019il \u00e9tait l\u2019ami de \nd\u2019Artagnan, il \u00e9tait l\u2019ennemi du cardinal ; et sans doute elle pa r-\nviendrait \u00e0 l\u2019envelopper dans la vengeance aux replis de laquelle \nelle comptait \u00e9touffer le jeune mousquetaire. \u2013 806 \u2013 Toutes ces esp\u00e9rances \u00e9taient de douces pens\u00e9es pour M i-\nlady ; aussi, berc\u00e9e par elles, s\u2019endormit -elle bient\u00f4t. \nElle fut r\u00e9veill\u00e9e par une voix douce qui retentit au pied de \nson lit. Elle ouvrit les yeux, et vit l\u2019abbesse accompagn\u00e9e d\u2019une \njeune femme aux cheveux blonds, au teint d\u00e9licat, qui fixait sur \nelle un regard plein d\u2019une bienveillante curiosit\u00e9. \nLa figure de cette jeune femme lui \u00e9tait compl\u00e8tement i n-\nconnue ; toutes deux s\u2019examin\u00e8rent avec une scrupuleuse atte n-\ntion, tout en \u00e9changeant les compliments d\u2019usage : toutes deux \n\u00e9taient fort belles, mais de beaut\u00e9s tout \u00e0 fait diff\u00e9rentes. C e-\npendant Mi lady sourit en reconnaissant qu\u2019elle l\u2019emportait de \nbeaucoup sur la jeune femme en grand air et en fa\u00e7ons arist o-\ncratiques. Il est vrai que l\u2019habit de novice que portait la jeune femme n\u2019\u00e9tait pas tr\u00e8s avantageux pour soutenir une lutte de ce \ngenre. \nL\u2019abbes se les pr\u00e9senta l\u2019une \u00e0 l\u2019autre ; puis, lorsque cette \nformalit\u00e9 fut remplie, comme ses devoirs l\u2019appelaient \u00e0 l\u2019\u00e9glise, \nelle laissa les deux jeunes femmes seules. \nLa novice, voyant Milady couch\u00e9e, voulait suivre la sup \u00e9-\nrieure, mais Milady la retint. \n\u00ab Comm ent, madame, lui dit -elle, \u00e0 peine vous ai -je aper-\n\u00e7ue et vous voulez d\u00e9j\u00e0 me priver de votre pr\u00e9sence, sur laquelle je comptais cependant un peu, je vous l\u2019avoue, pour le temps \nque j\u2019ai \u00e0 passer ici ? \n\u2013 Non, madame, r\u00e9pondit la novice, seulement je craigna is \nd\u2019avoir mal choisi mon temps : vous dormiez, vous \u00eates fatigu\u00e9e. \n\u2013 Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens qui \ndorment ? un bon r\u00e9veil. Ce r\u00e9veil, vous me l\u2019avez donn\u00e9 ; lais-\nsez-moi en jouir tout \u00e0 mon aise. \u00bb \nEt lui prenant la main, elle l\u2019attira sur un fauteuil qui \u00e9tait \npr\u00e8s de son lit. \nLa novice s\u2019assit. \u2013 807 \u2013 \u00ab Mon Dieu ! dit -elle, que je suis malheureuse ! voil\u00e0 six \nmois que je suis ici, sans l\u2019ombre d\u2019une distraction, vous arrivez, \nvotre pr\u00e9sence allait \u00eatre pour moi une compagnie charmante, \net voil\u00e0 que, selon toute probabilit\u00e9, d\u2019un moment \u00e0 l\u2019autre je \nvais quitter le couvent ! \n\u2013 Comment ! dit Milady, vous sortez bient\u00f4t ? \n\u2013 Du moins je l\u2019esp\u00e8re, dit la novice avec une expression de \njoie qu\u2019elle ne cherchait pas le moins du monde \u00e0 d\u00e9guiser. \n\u2013 Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du \ncardinal, continua Milady ; c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 un motif de plus de symp a-\nthie entre nous. \n\u2013 Ce que m\u2019a dit notre bonne m\u00e8re est donc la v\u00e9rit\u00e9, que \nvous \u00e9tiez aussi une victime de ce m\u00e9chant cardinal ? \n\u2013 Chut ! dit Milady, m\u00eame ici ne parlons pas ainsi de lui ; \ntous mes malheurs viennent d\u2019avoir dit \u00e0 peu pr\u00e8s ce que vous venez de dire, devant une femme que je croyais mon amie et qui \nm\u2019a trahie. Et vous \u00eates aussi, vous, la victime d\u2019une trahison ? \n\u2013 Non, dit la novice, mais de mon d\u00e9vouement \u00e0 une \nfemme que j\u2019aimais, pour qui j\u2019eusse donn\u00e9 ma vie, pour qui je la do nnerais encore. \n\u2013 Et qui vous a abandonn\u00e9e, c\u2019est cela ! \n\u2013 J\u2019ai \u00e9t\u00e9 assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou \ntrois jours j\u2019ai acquis l a preuve du contraire, et j\u2019en remercie \nDieu ; il m\u2019aurait co\u00fbt\u00e9 de croire qu\u2019elle m\u2019avait oubli\u00e9e. Mais \nvous, madame, continua la novice, il me semble que vous \u00eates \nlibre, et que si vous vouliez fuir, il ne tiendrait qu\u2019\u00e0 vous. \n\u2013 O\u00f9 voulez -vous que j\u2019aill e, sans amis, sans argent, dans \nune partie de la France que je ne connais pas, o\u00f9 je ne suis j a-\nmais venue ?\u2026 \u2013 808 \u2013 \u2013 Oh ! s\u2019\u00e9cria la novice, quant \u00e0 des amis, vous en aurez \npartout o\u00f9 vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vous \n\u00eates si belle ! \n\u2013 Cela n\u2019 emp\u00eache pas, reprit Milady en adoucissant son \nsourire de mani\u00e8re \u00e0 lui donner une expression ang\u00e9lique, que \nje suis seule et pers\u00e9cut\u00e9e. \n\u2013 \u00c9coutez , dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le \nCiel, voyez -vous ; il vient toujours un moment o\u00f9 le bien qu e \nl\u2019on a fait plaide votre cause devant Dieu, et, tenez, peut -\u00eatre \nest-ce un bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir que je \nsuis, que vous m\u2019ayez rencontr\u00e9e : car, si je sors d\u2019ici, eh bien, \nj\u2019aurai quelques amis puissants, qui, apr\u00e8s s\u2019\u00eatre mis en ca m-\npagne pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour vous. \n\u2013 Oh ! quand j\u2019ai dit que j\u2019\u00e9tais seule, dit Milady, esp\u00e9rant \nfaire parler la novice en parlant d\u2019elle- m\u00eame, ce n\u2019est pas faute \nd\u2019avoir aussi quelques connaissances haut plac\u00e9es ; mais ces \nconnaissances tremblent elles -m\u00eames devant le cardinal : la \nreine elle- m\u00eame n\u2019ose pas soutenir contre le terrible ministre ; \nj\u2019ai la preuve que Sa Majest\u00e9, malgr\u00e9 son excellent c\u0153ur, a plus \nd\u2019une fois \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9e d\u2019abandonner \u00e0 la col\u00e8re de Son \u00c9minence \nles personnes qui l\u2019avaient servie. \n\u2013 Croyez -moi, madame, la reine peut avoir l\u2019air d\u2019avoir \nabandonn\u00e9 ces personnes -l\u00e0 ; mais il ne faut pas en croire \nl\u2019apparence : plus elles sont pers\u00e9cut\u00e9es, plus elle pense \u00e0 elles, \net souvent, au moment o\u00f9 elles y pensen t le moins, elles ont la \npreuve d\u2019un bon souvenir. \n\u2013 H\u00e9las ! dit Milady, je le crois : la reine est si bonne. \n\u2013 Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, \nque vous parlez d\u2019elle ainsi ! s\u2019\u00e9cria la novice avec entho u-\nsiasme. \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire, reprit Milady, pouss\u00e9e dans ses retranch e-\nments, qu\u2019elle, personnellement, je n\u2019ai pas l\u2019honneur de la co n-\u2013 809 \u2013 na\u00eetre ; mais je connais bon nombre de ses amis les plus i n-\ntimes : je connais M. de Putange ; j\u2019ai connu en Angleterre \nM. Dujart ; je connais M. de Tr\u00e9vi lle. \n\u2013 M. de Tr\u00e9ville ! s\u2019\u00e9cria la novice, vous connaissez \nM. de Tr\u00e9ville ? \n\u2013 Oui, parfaitement, beaucoup m\u00eame. \n\u2013 Le capitaine des mousquetaires du roi ? \n\u2013 Le capitaine des mousquetaires du roi. \n\u2013 Oh ! mais vous allez voir, s\u2019\u00e9cria la novice, que tout \u00e0 \nl\u2019heure nous allons \u00eatre des connaissances achev\u00e9es, presque \ndes amies ; si vous connaissez M. de Tr\u00e9ville, vous avez d\u00fb aller \nchez lui ? \n\u2013 Souvent ! dit Milady, qui, entr\u00e9e dans cette voie, et \ns\u2019apercevant que le mensonge r\u00e9ussissait, voulait le pousser \njusqu\u2019au bout. \n\u2013 Chez lui, vous avez d\u00fb voir quelques -uns de ses mou s-\nquetaires ? \n\u2013 Tous ceux qu\u2019il re\u00e7oit habituellement ! r\u00e9pondit Milady, \npour laquelle cette conversation commen\u00e7ait \u00e0 prendre un int \u00e9-\nr\u00eat r\u00e9el. \n\u2013 Nommez -moi quelques -uns de ceux que vous conna issez, \net vous verrez qu\u2019ils seront de mes amis. \n\u2013 Mais, dit Milady embarrass\u00e9e, je connais M. de Louvigny, \nM. de Courtivron, M. de F\u00e9russac. \u00bb \nLa novice la laissa dire ; puis, voyant qu\u2019elle s\u2019arr\u00eatait : \n\u00ab Vous ne connaissez pas, dit -elle, un gentilhomme nomm\u00e9 \nAthos ? \u00bb \nMilady devint aussi p\u00e2le que les draps dans lesquels elle \n\u00e9tait couch\u00e9e, et, si ma\u00eetresse qu\u2019elle f\u00fbt d\u2019elle -m\u00eame, ne put \u2013 810 \u2013 s\u2019emp\u00eacher de pousser un cri en saisissant la main de son inte r-\nlocutrice et en la d\u00e9vorant du regard. \n\u00ab Quoi ! qu\u2019avez -vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda cette \npauvre femme, ai -je donc dit quelque chose qui vous ait ble s-\ns\u00e9e ? \n\u2013 Non, mais ce nom m\u2019a frapp\u00e9e, parce que, moi aussi j\u2019ai \nconnu ce gentilhomme, et qu\u2019il me para\u00eet \u00e9trange de trouver \nquelqu\u2019un qui le connaisse beaucou p. \n\u2013 Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non seulement lui, mais \nencore ses amis : MM. Porthos et Aramis ! \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9 ! eux aussi je les connais ! s\u2019\u00e9cria Milady, qui \nsentit le froid p\u00e9n\u00e9trer jusqu\u2019\u00e0 son c\u0153ur. \n\u2013 Eh bien, si vous les connaissez, vous devez sa voir qu\u2019ils \nsont bons et francs compagnons ; que ne vous adressez -vous \u00e0 \neux, si vous avez besoin d\u2019appui ? \n\u2013 C\u2019est -\u00e0-dire, balbutia Milady, je ne suis li\u00e9e r\u00e9ellement \navec aucun d\u2019eux ; je les connais pour en avoir beaucoup ente n-\ndu parler par un de leurs amis, M. d\u2019Artagnan. \n\u2013 Vous connaissez M. d\u2019Artagnan ! \u00bb s\u2019\u00e9cria la novice \u00e0 son \ntour, en saisissant la main de Milady et en la d\u00e9vorant des yeux. \nPuis, remarquant l\u2019\u00e9trange expression du regard de Mil a-\ndy : \n\u00ab Pardon, madame, dit -elle, vous le connaissez, \u00e0 quel \ntitre ? \n\u2013 Mais, reprit Milady embarrass\u00e9e, mais \u00e0 titre d\u2019ami. \n\u2013 Vous me trompez, madame, dit la novice ; vous avez \u00e9t\u00e9 \nsa ma\u00eetresse. \n\u2013 C\u2019est vous qui l\u2019avez \u00e9t\u00e9, madame, s\u2019\u00e9cria Milady \u00e0 son \ntour. \u2013 811 \u2013 \u2013 Moi ! dit la novice. \n\u2013 Oui, vous ; je vous connais maintenant : vous \u00eates m a-\ndame Bonacieux. \u00bb \nLa jeune femme se recula, pleine de surprise et de terreur. \n\u00ab Oh ! ne niez pas ! r\u00e9pondez, reprit Milady. \n\u2013 Eh bien, oui, madame ! je l\u2019aime, dit la novice ; sommes -\nnous rivales ? \u00bb \nLa figure de Milady s\u2019illumina d\u2019un feu tellement sauvage \nque, dans toute autre circonstance, Mme Bonacieux se f\u00fbt e n-\nfuie d\u2019\u00e9pouvante ; mais elle \u00e9tait toute \u00e0 sa jalousie. \n\u00ab Voyons, dites, madame, reprit Mme Bonacieux avec une \n\u00e9nergie dont on l\u2019e\u00fbt crue incapable, avez -vous \u00e9t\u00e9 ou \u00eates -vous \nsa ma\u00eetresse ? \n\u2013 Oh ! non ! s\u2019\u00e9cria Milady avec un accent qui n\u2019admettait \npas le doute sur sa v\u00e9rit\u00e9, jamais ! jamais ! \n\u2013 Je vous crois, dit Mme Bonacieux ; mais pourquoi donc \nalors vous \u00eates -vous \u00e9cri\u00e9e ainsi ? \n\u2013 Comment, vous ne comprenez pas ! dit Milady, qui \u00e9tait \nd\u00e9j\u00e0 remise de son trouble, et qui avait retrouv\u00e9 toute sa pr \u00e9-\nsence d\u2019esprit. \n\u2013 Comment voulez -vous que je comprenne ? je ne sais rien. \n\u2013 Vous ne comprenez pas que M. d\u2019Artagnan \u00e9tant mon \nami, il m\u2019avait prise pour confidente ? \n\u2013 Vraime nt ! \n\u2013 Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enl\u00e8v e-\nment de la petite maison de Saint -Germain, son d\u00e9sespoir, celui \nde ses amis, leurs recherches inutiles depuis ce moment ! Et \ncomment ne voulez -vous pas que je m\u2019en \u00e9tonne, quand, sans \nm\u2019en douter, je me trouve en face de vous, de vous dont nous \u2013 812 \u2013 avons parl\u00e9 si souvent ensemble, de vous qu\u2019il aime de toute la \nforce de son \u00e2me, de vous qu\u2019il m\u2019avait fait aimer avant que je \nvous eusse vue ? Ah ! ch\u00e8re Constance, je vous trouve donc, je \nvous vois donc enfin ! \u00bb \nEt Milady tendit ses bras \u00e0 Mme Bonacieux, qui, convai n-\ncue par ce qu\u2019elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette \nfemme, qu\u2019un instant auparavant elle avait crue sa rivale, \nqu\u2019une amie sinc\u00e8re et d\u00e9vou\u00e9e. \n\u00ab Oh ! pardonnez -moi ! pardonnez -moi ! s\u2019\u00e9cria -t-elle en se \nlaissant aller sur son \u00e9paule, je l\u2019aime tant ! \u00bb \nCes deux femmes se tinrent un instant embrass\u00e9es. Certes, \nsi les forces de Milady eussent \u00e9t\u00e9 \u00e0 la hauteur de sa haine, Mme Bonacieux ne f\u00fbt sortie que morte de cet embrassement. \nMais, n e pouvant pas l\u2019\u00e9touffer, elle lui sourit. \n\u00ab O ch\u00e8re belle ! ch\u00e8re bonne petite ! dit Milady, que je suis \nheureuse de vous voir ! Laissez -moi vous regarder. Et, en disant \nces mots, elle la d\u00e9vorait effectivement du regard. Oui, c\u2019est bien vous. Ah ! d\u2019apr\u00e8s ce qu\u2019il m\u2019a dit, je vous reconnais \u00e0 cette \nheure, je vous reconnais parfaitement. \u00bb \nLa pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se \npassait d\u2019affreusement cruel derri\u00e8re le rempart de ce front pur, derri\u00e8re ces yeux si brillants o\u00f9 elle ne lisai t que de l\u2019int\u00e9r\u00eat et \nde la compassion. \n\u00ab Alors vous savez ce que j\u2019ai souffert, dit Mme Bonacieux, \npuisqu\u2019il vous a dit ce qu\u2019il souffrait ; mais souffrir pour lui, c\u2019est \ndu bonheur. \u00bb \nMilady reprit machinalement : \n\u00ab Oui, c\u2019est du bonheur. \u00bb \nElle pensait \u00e0 autre chose. \u2013 813 \u2013 \u00ab Et puis, continua Mme Bonacieux, mon supplice touche \u00e0 \nson terme ; demain, ce soir peut -\u00eatre, je le reverrai, et alors le \npass\u00e9 n\u2019existera plus. \n\u2013 Ce soir ? demain ? s\u2019\u00e9cria Milady tir\u00e9e de sa r\u00eaverie par \nces paroles, que voulez -vous dire ? attendez -vous quelque no u-\nvelle de lui ? \n\u2013 Je l\u2019attends lui -m\u00eame. \n\u2013 Lui-m\u00eame ; d\u2019Artagnan, ici ! \n\u2013 Lui-m\u00eame. \n\u2013 Mais, c\u2019est impossible ! il est au si\u00e8ge de La Rochelle avec \nle cardinal ; il ne reviendra \u00e0 Paris qu\u2019apr\u00e8s la prise de la ville. \n\u2013 Vous le croy ez ainsi, mais est -ce qu\u2019il y a quelque chose \nd\u2019impossible \u00e0 mon d\u2019Artagnan, le noble et loyal gentilhomme ! \n\u2013 Oh ! je ne puis vous croire ! \n\u2013 Eh bien, lisez donc ! \u00bb dit, dans l\u2019exc\u00e8s de son orgueil et \nde sa joie, la malheureuse jeune femme en pr\u00e9sentant une lettre \n\u00e0 Milady. \n\u00ab L\u2019\u00e9criture de Mme de Chevreuse ! se dit en elle- m\u00eame \nMilady. Ah ! j\u2019\u00e9tais bien s\u00fbre qu\u2019ils avaient des intelligences de \nce c\u00f4t\u00e9 -l\u00e0 ! \u00bb \nEt elle lut avidement ces quelques lignes : \n\u00ab Ma ch\u00e8re enfant, tenez -vous pr\u00eate ; notre ami vous v erra \nbient\u00f4t, et il ne vous verra que pour vous arracher de la prison \no\u00f9 votre s\u00fbret\u00e9 exigeait que vous fussiez cach\u00e9e : pr\u00e9parez -vous \ndonc au d\u00e9part et ne d\u00e9sesp\u00e9rez jamais de nous. \n\u00ab Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et f i-\nd\u00e8le comme toujour s, dites -lui qu\u2019on lui est bien reconnaissant \nquelque part de l\u2019avis qu\u2019il a donn\u00e9. \u00bb \u2013 814 \u2013 \u00ab Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est pr\u00e9cise. Savez -vous \nquel est cet avis ? \n\u2013 Non. Je me doute seulement qu\u2019il aura pr\u00e9venu la reine \nde quelque nouvelle machinatio n du cardinal. \n\u2013 Oui, c\u2019est cela sans doute ! \u00bb dit Milady en rendant la \nlettre \u00e0 Mme Bonacieux et en laissant retomber sa t\u00eate pensive \nsur sa poitrine. \nEn ce moment on entendit le galop d\u2019un cheval. \n\u00ab Oh ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux en s\u2019\u00e9lan\u00e7ant \u00e0 la fen\u00eatre, se-\nrait-ce d\u00e9j\u00e0 lui ? \u00bb \nMilady \u00e9tait rest\u00e9e dans son lit, p\u00e9trifi\u00e9e par la surprise ; \ntant de choses inattendues lui arrivaient tout \u00e0 coup, que pour la \npremi\u00e8re fois la t\u00eate lui manquait. \n\u00ab Lui ! lui ! murmura -t-elle, serait -ce lui ? \u00bb \nEt elle demeurait dans son lit les yeux fixes. \n\u00ab H\u00e9las, non ! dit Mme Bonacieux, c\u2019est un homme que je \nne connais pas, et qui cependant a l\u2019air de venir ici ; oui, il rale n-\ntit sa course, il s\u2019arr\u00eate \u00e0 la porte, il sonne. \nMilady sauta hors de son lit. \n\u00ab Vous \u00eates bien s\u00fbre qu e ce n\u2019est pas lui ? dit -elle. \n\u2013 Oh ! oui, bien s\u00fbre ! \n\u2013 Vous avez peut -\u00eatre mal vu. \n\u2013 Oh ! je verrais la plume de son feutre, le bout de son \nmanteau, que je le reconna\u00eetrais, lui ! \nMilady s\u2019habillait toujours. \n\u00ab N\u2019importe ! cet homme vient ici, dites -vous ? \n\u2013 Oui, il est entr\u00e9. \u2013 815 \u2013 \u2013 C\u2019est ou pour vous ou pour moi. \n\u2013 Oh ! mon Dieu, comme vous semblez agit\u00e9e ! \n\u2013 Oui, je l\u2019avoue, je n\u2019ai pas votre confiance, je crains tout \ndu cardinal. \n\u2013 Chut ! dit Mme Bonacieux, on vient ! \u00bb \nEffectivement, la porte s\u2019ouvrit, et la sup\u00e9rieure entra. \n\u00ab Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda -t-elle \u00e0 \nMilady. \n\u2013 Oui, c\u2019est moi, r\u00e9pondit celle -ci, et, t\u00e2chant de ressaisir \nson sang -froid, qui me demande ? \n\u2013 Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient \nde la part du card inal. \n\u2013 Et qui veut me parler ? demanda Milady. \n\u2013 Qui veut parler \u00e0 une dame arrivant de Boulogne. \n\u2013 Alors faites entrer, madame, je vous prie. \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Mme Bonacieux, serait -\nce quelque mauvaise nouvelle ? \n\u2013 J\u2019en ai peur. \n\u2013 Je vous laisse avec cet \u00e9tranger, mais aussit\u00f4t son d\u00e9part, \nsi vous le permettez, je reviendrai. \n\u2013 Comment donc ! je vous en prie. \u00bb \nLa sup\u00e9rieure et Mme Bonacieux sortirent. \nMilady resta seule, les yeux fix\u00e9s sur la porte ; un instant \napr\u00e8s on entendit le bruit d\u2019\u00e9perons qui retentissaient sur les \nescaliers, puis les pas se rapproch\u00e8rent, puis la porte s\u2019ouvrit, et \nun homme parut. \u2013 816 \u2013 Milady jeta un cri de joie : cet homme c\u2019\u00e9tait le comte de \nRochefort, l\u2019\u00e2me damn\u00e9e de Son \u00c9minence . \u2013 817 \u2013 CHAPITRE LXII \nDEUX VARI\u00c9T\u00c9S DE D\u00c9MONS \n \n\u00ab Ah ! s\u2019\u00e9cri\u00e8rent ensemble Rochefort et Milady, c\u2019est \nvous ! \n\u2013 Oui, c\u2019est moi. \n\u2013 Et vous arrivez\u2026? demanda Milady. \n\u2013 De La Rochelle, et vous ? \n\u2013 D\u2019Angleterre. \n\u2013 Buckingham ? \n\u2013 Mort ou bless\u00e9 dangereusement ; comme je partais sans \navoir rien pu obtenir de lui, un fanatique venait de l\u2019assassiner. \n\u2013 Ah ! fit Rochefort avec un sourire, voil\u00e0 un hasard bien \nheureux ! et qui satisfera Son \u00c9minence ! L\u2019avez -vous pr\u00e9v e-\nnue ? \n\u2013 Je lui ai \u00e9crit de Boulogne. Mais comment \u00eates -vous ici ? \n\u2013 Son \u00c9minence , inqui\u00e8te, m\u2019a envoy\u00e9 \u00e0 votre recherche. \n\u2013 Je suis arriv\u00e9e d\u2019hier seulement. \n\u2013 Et qu\u2019avez -vous fait depuis hier ? \n\u2013 Je n\u2019ai pas perdu mon temps. \n\u2013 Oh ! je m\u2019en doute bien ! \n\u2013 Savez -vous qui j\u2019ai rencontr\u00e9 ici ? \n\u2013 Non. \u2013 818 \u2013 \u2013 Devinez. \n\u2013 Comment voulez -vous ?\u2026 \n\u2013 Cette jeune femme que la reine a tir\u00e9e de prison. \n\u2013 La ma\u00eetresse du petit d\u2019Artagnan ? \n\u2013 Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite. \n\u2013 Eh bien, dit Rochefort, voil\u00e0 encore un hasard qui peut \naller de pair avec l\u2019autre, M. le cardinal est en v\u00e9rit\u00e9 un h omme \nprivil\u00e9gi\u00e9. \n\u2013 Comprenez -vous mon \u00e9tonnement, continua Milady, \nquand je me suis trouv\u00e9e face \u00e0 face avec cette femme ? \n\u2013 Vous conna\u00eet -elle ? \n\u2013 Non. \n\u2013 Alors elle vous regarde comme une \u00e9trang\u00e8re ? \u00bb \nMilady sourit. \n\u00ab Je suis sa meilleure amie ! \n\u2013 Sur mon honneur, dit Rochefort, il n\u2019y a que vous, ma \nch\u00e8re comtesse, pour faire de ces miracles -l\u00e0. \n\u2013 Et bien m\u2019en a pris, chevalier, dit Milady, car savez -vous \nce qui se passe ? \n\u2013 Non. \n\u2013 On va la venir chercher demain ou apr\u00e8s -demain avec un \nordre de la reine. \n\u2013 Vraiment ? et qui cela ? \n\u2013 D\u2019Artagnan et ses amis. \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9 ils en feront tant, que nous serons oblig\u00e9s de les \nenvoyer \u00e0 la Bastille. \u2013 819 \u2013 \u2013 Pourquoi n\u2019est -ce point d\u00e9j\u00e0 fait ? \n\u2013 Que voulez -vous ! parce que M. le cardinal a pour ces \nhommes une faiblesse qu e je ne comprends pas. \n\u2013 Vraiment ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Eh bien, dites -lui ceci, Rochefort : dites -lui que notre \nconversation \u00e0 l\u2019auberge du Colombier -Rouge a \u00e9t\u00e9 entendue \npar ces quatre hommes ; dites -lui qu\u2019apr\u00e8s son d\u00e9part l\u2019un d\u2019eux \nest mont\u00e9 et m\u2019a arrach\u00e9 par v iolence le sauf -conduit qu\u2019il \nm\u2019avait donn\u00e9 ; dites -lui qu\u2019ils avaient fait pr\u00e9venir Lord de \nWinter de mon passage en Angleterre ; que, cette fois encore, ils \nont failli faire \u00e9chouer ma mission, comme ils ont fait \u00e9chouer \ncelle des ferrets ; dites -lui que parmi ces quatre hommes, deux \nseulement sont \u00e0 craindre, d\u2019Artagnan et Athos ; dites -lui que le \ntroisi\u00e8me, Aramis, est l\u2019amant de Mme de Chevreuse : il faut \nlaisser vivre celui -l\u00e0, on sait son secret, il peut \u00eatre utile ; quant \nau quatri\u00e8me, Porthos, c\u2019es t un sot, un fat et un niais, qu\u2019il ne \ns\u2019en occupe m\u00eame pas. \n\u2013 Mais ces quatre hommes doivent \u00eatre \u00e0 cette heure au \nsi\u00e8ge de La Rochelle. \n\u2013 Je le croyais comme vous ; mais une lettre que \nMme Bonacieux a re\u00e7ue de Mme de Chevreuse, et qu\u2019elle a eu \nl\u2019impruden ce de me communiquer, me porte \u00e0 croire que ces \nquatre hommes au contraire sont en campagne pour la venir \nenlever. \n\u2013 Diable ! comment faire ? \n\u2013 Que vous a dit le cardinal \u00e0 mon \u00e9gard ? \n\u2013 De prendre vos d\u00e9p\u00eaches \u00e9crites ou verbales, de revenir \nen poste, et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera \u00e0 ce \nque vous devez faire. \n\u2013 Je dois donc rester ici ? demanda Milady. \u2013 820 \u2013 \u2013 Ici ou dans les environs. \n\u2013 Vous ne pouvez m\u2019emmener avec vous ? \n\u2013 Non, l\u2019ordre est formel : aux environs du camp, vous \npourriez \u00eatre reconnue, et votre pr\u00e9sence, vous le comprenez, \ncompromettrait Son \u00c9minence , surtout apr\u00e8s ce qui vient de se \npasser l\u00e0 -bas. Seulement, dites -moi d\u2019avance o\u00f9 vous attendrez \ndes nouvelles du cardinal, que je sache toujours o\u00f9 vous retro u-\nver. \n\u2013 \u00c9coutez , il est probable que je ne pourrai rester ici. \n\u2013 Pourquoi ? \n\u2013 Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d\u2019un m o-\nment \u00e0 l\u2019autre. \n\u2013 C\u2019est vrai ; mais alors cette petite femme va \u00e9chapper \u00e0 \nSon \u00c9minence ? \n\u2013 Bah ! dit Milady avec un sourire qui n\u2019appartenait qu\u2019 \u00e0 \nelle, vous oubliez que je suis sa meilleure amie. \n\u2013 Ah ! c\u2019est vrai ! je puis donc dire au cardinal, \u00e0 l\u2019endroit \nde cette femme\u2026 \n\u2013 Qu\u2019il soit tranquille. \n\u2013 Voil\u00e0 tout ? \n\u2013 Il saura ce que cela veut dire. \n\u2013 Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois -je faire ? \n\u2013 Repartir \u00e0 l\u2019instant m\u00eame ; il me semble que les no u-\nvelles que vous reportez valent bien la peine que l\u2019on fasse dil i-\ngence. \n\u2013 Ma chaise s\u2019est cass\u00e9e en entrant \u00e0 Lillers. \n\u2013 \u00c0 merveille ! \u2013 821 \u2013 \u2013 Comment, \u00e0 merveille ? \n\u2013 Oui, j\u2019ai besoin de votre chaise, moi, dit la comtesse. \n\u2013 Et comment partirai -je, alors ? \n\u2013 \u00c0 franc \u00e9trier. \n\u2013 Vous en parlez bien \u00e0 votre aise, cent quatre- vingts \nlieues. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela ? \n\u2013 On les fera. Apr\u00e8s ? \n\u2013 Apr\u00e8s : en passant \u00e0 Lillers, vous me renvoyez la chaise \navec ordre \u00e0 votre domestique de se mettre \u00e0 ma disposition. \n\u2013 Bien. \n\u2013 Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardi-\nnal ? \n\u2013 J\u2019ai mon plein pouvoir. \n\u2013 Vous le montrez \u00e0 l\u2019abbesse, et vous dites qu\u2019on viendra \nme chercher, soit aujourd\u2019hui, soit demain, et que j\u2019au rai \u00e0 \nsuivre la personne qui se pr\u00e9sentera en votre nom. \n\u2013 Tr\u00e8s bien ! \n\u2013 N\u2019oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi \u00e0 \nl\u2019abbesse. \n\u2013 \u00c0 quoi bon ? \n\u2013 Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j\u2019inspire \nde la confiance \u00e0 cette pauvre petite Mme Bonacieux. \n\u2013 C\u2019est juste. Maintenant voulez -vous me faire un rapport \nde tout ce qui est arriv\u00e9 ? \u2013 822 \u2013 \u2013 Mais je vous ai racont\u00e9 les \u00e9v\u00e9nements, vous avez bonne \nm\u00e9moire, r\u00e9p\u00e9tez les choses comme je vous les ai dites, un p a-\npier se perd. \n\u2013 Vous avez raison ; seulement que je sache o\u00f9 vous r e-\ntrouver, que je n\u2019aille pas courir inutilement dans les environs. \n\u2013 C\u2019est juste, attendez. \n\u2013 Voulez -vous une carte ? \n\u2013 Oh ! je connais ce pays \u00e0 merveille. \n\u2013 Vous ? quand donc y \u00eates -vous venue ? \n\u2013 J\u2019y ai \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9e. \n\u2013 Vraim ent ? \n\u2013 C\u2019est bon \u00e0 quelque chose, vous le voyez, que d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 \n\u00e9lev\u00e9e quelque part. \n\u2013 Vous m\u2019attendrez donc\u2026? \n\u2013 Laissez -moi r\u00e9fl\u00e9chir un instant ; eh ! tenez, \u00e0 Armen-\nti\u00e8res. \n\u2013 Qu\u2019est -ce que cela, Armenti\u00e8res ? \n\u2013 Une petite ville sur la Lys ! je n\u2019aurai qu\u2019\u00e0 traverser la r i-\nvi\u00e8re et je suis en pays \u00e9tranger. \n\u2013 \u00c0 merveille ! mais il est bien entendu que vous ne traver-\nserez la rivi\u00e8re qu\u2019en cas de danger. \n\u2013 C\u2019est bien entendu. \n\u2013 Et, dans ce cas, comment saurai -je o\u00f9 vous \u00eates ? \n\u2013 Vous n\u2019avez pas besoin de vo tre laquais ? \n\u2013 Non. \n\u2013 C\u2019est un homme s\u00fbr ? \u2013 823 \u2013 \u2013 \u00c0 l\u2019\u00e9preuve. \n\u2013 Donnez -le-moi ; personne ne le conna\u00eet, je le laisse \u00e0 \nl\u2019endroit que je quitte, et il vous conduit o\u00f9 je suis. \n\u2013 Et vous dites que vous m\u2019attendez \u00e0 Argenti\u00e8res ? \n\u2013 \u00c0 Armenti\u00e8res, r\u00e9pondit Milady . \n\u2013 \u00c9crivez -moi ce nom -l\u00e0 sur un morceau de papier, de peur \nque je l\u2019oublie ; ce n\u2019est pas compromettant, un nom de ville, \nn\u2019est -ce pas ? \n\u2013 Eh, qui sait ? N\u2019importe, dit Milady en \u00e9crivant le nom \nsur une demi -feuille de papier, je me compromets. \n\u2013 Bien ! dit Rochefort en prenant des mains de Milady le \npapier, qu\u2019il plia et qu\u2019il enfon\u00e7a dans la coiffe de son feutre ; \nd\u2019ailleurs, soyez tranquille, je vais faire comme les enfants, et, \ndans le cas o\u00f9 je perdrais ce papier, r\u00e9p\u00e9ter le nom tout le long \nde la rou te. Maintenant est -ce tout ? \n\u2013 Je le crois. \n\u2013 Cherchons bien : Buckingham mort ou gri\u00e8vement ble s-\ns\u00e9 ; votre entretien avec le cardinal entendu des quatre mou s-\nquetaires ; Lord de Winter pr\u00e9venu de votre arriv\u00e9e \u00e0 \nPortsmouth ; d\u2019Artagnan et Athos \u00e0 la Bastil le ; Aramis l\u2019amant \nde Mme de Chevreuse ; Porthos un fat ; Mme Bonacieux retro u-\nv\u00e9e ; vous envoyer la chaise le plus t\u00f4t possible ; mettre mon \nlaquais \u00e0 votre disposition ; faire de vous une victime du card i-\nnal, pour que l\u2019abbesse ne prenne aucun soup\u00e7on ; Armenti\u00e8res \nsur les bords de la Lys. Est -ce cela ? \n\u2013 En v\u00e9rit\u00e9, mon cher chevalier, vous \u00eates un miracle de \nm\u00e9moire . \u00c0 propos, ajoutez une chose\u2026 \n\u2013 Laquelle ? \n\u2013 J\u2019ai vu de tr\u00e8s jolis bois qui doivent toucher au jardin du \ncouvent, dites qu\u2019il m\u2019est permis d e me promener dans ces bois ; \u2013 824 \u2013 qui sait ? j\u2019aurai peut -\u00eatre besoin de sortir par une porte de de r-\nri\u00e8re. \n\u2013 Vous pensez \u00e0 tout. \n\u2013 Et vous, vous oubliez une chose\u2026 \n\u2013 Laquelle ? \n\u2013 C\u2019est de me demander si j\u2019ai besoin d\u2019argent. \n\u2013 C\u2019est juste, combien voulez -vous ? \n\u2013 Tout ce que vous aurez d\u2019or. \n\u2013 J\u2019ai cinq cents pistoles \u00e0 peu pr\u00e8s. \n\u2013 J\u2019en ai autant : avec mille pistoles on fait face \u00e0 tout ; vi-\ndez vos poches. \n\u2013 Voil\u00e0, comtesse. \n\u2013 Bien, mon cher comte ! et vous partez\u2026? \n\u2013 Dans une heure ; le temps de manger un mor ceau, pe n-\ndant lequel j\u2019enverrai chercher un cheval de poste. \n\u2013 \u00c0 merveille ! Adieu, chevalier ! \n\u2013 Adieu, comtesse ! \n\u2013 Recommandez -moi au cardinal, dit Milady. \n\u2013 Recommandez -moi \u00e0 Satan \u00bb, r\u00e9pliqua Rochefort. \nMilady et Rochefort \u00e9chang\u00e8rent un sourire et se s\u00e9par \u00e8-\nrent. \nUne heure apr\u00e8s, Rochefort partit au grand galop de son \ncheval ; cinq heures apr\u00e8s il passait \u00e0 Arras. \nNos lecteurs savent d\u00e9j\u00e0 comment il avait \u00e9t\u00e9 reconnu par \nd\u2019Artagnan, et comment cette reconnaissance, en inspirant des \u2013 825 \u2013 craintes aux quatre mousquetaires, avait donn\u00e9 une nouvelle \nactivit\u00e9 \u00e0 leur voyage. \u2013 826 \u2013 CHAPITRE LXIII \nUNE GOUTTE D\u2019EAU \n \n\u00c0 peine Rochefort fut -il sorti, que Mme Bonacieux rentra. \nElle trouva Milady le visage riant. \n\u00ab Eh bien, dit la jeune femme, ce que vous craigniez est \ndonc arr iv\u00e9 ; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre ? \n\u2013 Qui vous a dit cela, mon enfant ? demanda Milady. \n\u2013 Je l\u2019ai entendu de la bouche m\u00eame du messager. \n\u2013 Venez vous asseoir ici pr\u00e8s de moi, dit Milady. \n\u2013 Me voici. \n\u2013 Attendez que je m\u2019assure si perso nne ne nous \u00e9coute. \n\u2013 Pourquoi toutes ces pr\u00e9cautions ? \n\u2013 Vous allez le savoir. \u00bb \nMilady se leva et alla \u00e0 la porte, l\u2019ouvrit, regarda dans le \ncorridor, et revint se rasseoir pr\u00e8s de Mme Bonacieux. \n\u00ab Alors, dit -elle, il a bien jou\u00e9 son r\u00f4le. \n\u2013 Qui cela ? \n\u2013 Celui qui s\u2019est pr\u00e9sent\u00e9 \u00e0 l\u2019abbesse comme l\u2019envoy\u00e9 du \ncardinal. \n\u2013 C\u2019\u00e9tait donc un r\u00f4le qu\u2019il jouait ? \n\u2013 Oui, mon enfant. \n\u2013 Cet homme n\u2019est donc pas\u2026 \u2013 827 \u2013 \u2013 Cet homme, dit Milady en baissant la voix, c\u2019est mon \nfr\u00e8re. \n\u2013 Votre fr\u00e8re ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux. \n\u2013 Eh bien, il n\u2019y a que vous qui sachiez ce secret, mon e n-\nfant ; si vous le confiez \u00e0 qui que ce soit au monde, je serai per-\ndue, et vous aussi peut -\u00eatre. \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! \n\u2013 \u00c9coutez , voici ce qui se passe : mon fr\u00e8re, qui venait \u00e0 \nmon secours pour m\u2019enlever ic i de force, s\u2019il le fallait, a renco n-\ntr\u00e9 l\u2019\u00e9missaire du cardinal qui venait me chercher ; il l\u2019a su ivi. \nArriv\u00e9 \u00e0 un endroit du chemin solitaire et \u00e9cart\u00e9, il a mis l\u2019\u00e9p\u00e9e \u00e0 \nla main en sommant le messager de lui remettre les papiers \ndont il \u00e9tait porteur ; le messager a voulu se d\u00e9fendre, mon fr\u00e8re \nl\u2019a tu\u00e9. \n\u2013 Oh ! fit Mme Bonacieux en frissonnant. \n\u2013 C\u2019\u00e9tait le seul moyen, songez -y. Alors mon fr\u00e8re a r\u00e9solu \nde substituer la ruse \u00e0 la force : il a pris les papiers, il s\u2019est pr \u00e9-\nsent\u00e9 ici comme l\u2019\u00e9missaire du ca rdinal lui -m\u00eame, et dans une \nheure ou deux, une voiture doit venir me prendre de la part de Son \u00c9minence . \n\u2013 Je comprends ; cette voiture, c\u2019est votre fr\u00e8re qui vous \nl\u2019envoie. \n\u2013 Justement ; mais ce n\u2019est pas tout : cette lettre que vous \navez re\u00e7ue, et que v ous croyez de Mme Chevreuse\u2026 \n\u2013 Eh bien ? \n\u2013 Elle est fausse. \n\u2013 Comment cela ? \n\u2013 Oui, fausse : c\u2019est un pi\u00e8ge pour que vous ne fassiez pas \nde r\u00e9sistance quand on viendra vous chercher. \u2013 828 \u2013 \u2013 Mais c\u2019est d\u2019Artagnan qui viendra. \n\u2013 D\u00e9trompez -vous, d\u2019Artagnan et ses amis sont retenus au \nsi\u00e8ge de La Rochelle. \n\u2013 Comment savez -vous cela ? \n\u2013 Mon fr\u00e8re a rencontr\u00e9 des \u00e9missaires du cardinal en h a-\nbits de mousquetaires. On vous aurait appel\u00e9e \u00e0 la porte, vous \nauriez cru avoir affaire \u00e0 des amis, on vous enlevait et on vous \nramenait \u00e0 Paris. \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! ma t\u00eate se perd au milieu de ce chaos \nd\u2019iniquit\u00e9s. Je sens que si cela durait, continua Mme Bonacieux \nen portant ses mains \u00e0 son front, je deviendrais folle ! \n\u2013 Attendez\u2026 \n\u2013 Quoi ? \n\u2013 J\u2019entends le pas d\u2019un cheval, c\u2019est cel ui de mon fr\u00e8re qui \nrepart ; je veux lui dire un dernier adieu, venez. \u00bb \nMilady ouvrit la fen\u00eatre et fit signe \u00e0 Mme Bonacieux de l\u2019y \nrejoindre. La jeune femme y alla. \nRochefort passait au galop. \n\u00ab Adieu, fr\u00e8re \u00bb, s\u2019\u00e9cria Milady. \nLe chevalier leva la t\u00eate, vit les deux jeunes femmes, et, tout \ncourant, fit \u00e0 Milady un signe amical de la main. \n\u00ab Ce bon Georges ! \u00bb dit -elle en refermant la fen\u00eatre avec \nune expression de visage pleine d\u2019affection et de m\u00e9lancolie. \nEt elle revint s\u2019asseoir \u00e0 sa place, comme si e lle e\u00fbt \u00e9t\u00e9 \nplong\u00e9e dans des r\u00e9flexions toutes personnelles. \n\u00ab Ch\u00e8re dame ! dit Mme Bonacieux, pardon de vous inte r-\nrompre ! mais que me conseillez -vous de faire ? mon Dieu ! \nVous avez plus d\u2019exp\u00e9rience que moi, parlez, je vous \u00e9coute. \u2013 829 \u2013 \u2013 D\u2019abord, dit Milady , il se peut que je me trompe et que \nd\u2019Artagnan et ses amis viennent v\u00e9ritablement \u00e0 votre secours. \n\u2013 Oh ! c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 trop beau ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux, et tant \nde bonheur n\u2019est pas fait pour moi ! \n\u2013 Alors, vous comprenez ; ce serait tout simplement une \nquestion de temps, une esp\u00e8ce de course \u00e0 qui arrivera le pr e-\nmier. Si ce sont vos amis qui l\u2019emportent en rapidit\u00e9, vous \u00eates \nsauv\u00e9e ; si ce sont les satellites du cardinal, vous \u00eates perdue. \n\u2013 Oh ! oui, oui, perdue sans mis\u00e9ricorde ! Que faire donc ? \nque fai re ? \n\u2013 Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel\u2026 \n\u2013 Lequel, dites ? \n\u2013 Ce serait d\u2019attendre, cach\u00e9e dans les environs, et de \ns\u2019assurer ainsi quels sont les hommes qui viendront vous d e-\nmander. \n\u2013 Mais o\u00f9 attendre ? \n\u2013 Oh ! ceci n\u2019est point une question : moi-m\u00eame je m\u2019arr\u00eate \net je me cache \u00e0 quelques lieues d\u2019ici en attendant que mon fr\u00e8re \nvienne me rejoindre ; eh bien, je vous emm\u00e8ne avec moi, nous \nnous cachons et nous attendons ensemble. \n\u2013 Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque pr i-\nsonni\u00e8r e. \n\u2013 Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on \nne vous croira pas tr\u00e8s press\u00e9e de me suivre. \n\u2013 Eh bien ? \n\u2013 Eh bien, la voiture est \u00e0 la porte, vous me dites adieu, \nvous montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une derni\u00e8re fois ; le domestique de mon fr\u00e8re qui vient me \nprendre est pr\u00e9venu, il fait un signe au postillon, et nous pa r-\ntons au galop. \u2013 830 \u2013 \u2013 Mais d\u2019Artagnan, d\u2019Artagnan, s\u2019il vient ? \n\u2013 Ne le saurons -nous pas ? \n\u2013 Comment ? \n\u2013 Rien de plus facile. Nous renvoyons \u00e0 B\u00e9thune ce dom es-\ntique de mon fr\u00e8re, \u00e0 qui, je vous l\u2019ai dit, nous pouvons nous \nfier ; il prend un d\u00e9guisement et se loge en face du couvent : si \nce sont les \u00e9missaires du cardinal qui viennent, il ne bouge pas ; \nsi c\u2019est M. d\u2019Artagnan et ses amis, il les am\u00e8ne o\u00f9 nous sommes. \n\u2013 Il les conna\u00eet donc ? \n\u2013 Sans doute, n\u2019a -t-il pas vu M. d\u2019Artagnan chez moi ! \n\u2013 Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout va bien, tout \nest pour le mieux ; mais ne nous \u00e9loignons pas d\u2019ici. \n\u2013 \u00c0 sept ou huit lieues tout au plus, nous nous tenons sur \nla fronti\u00e8re par exemple, et \u00e0 la premi\u00e8re alerte, nous sortons de \nFrance. \n\u2013 Et d\u2019ici l\u00e0, que faire ? \n\u2013 Attendre. \n\u2013 Mais s\u2019ils arrivent ? \n\u2013 La voiture de mon fr\u00e8re arrivera avant eux. \n\u2013 Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; \u00e0 \nd\u00eener o u \u00e0 souper, par exemple ? \n\u2013 Faites une chose. \n\u2013 Laquelle ? \n\u2013 Dites \u00e0 votre bonne sup\u00e9rieure que, pour nous quitter le \nmoins possible, vous lui demanderez la permission de partager \nmon repas. \n\u2013 Le permettra -t-elle ? \u2013 831 \u2013 \u2013 Quel inconv\u00e9nient y a -t-il \u00e0 cela ? \n\u2013 Oh ! tr\u00e8s bien, de cette fa\u00e7on nous ne nous quitterons pas \nun instant ! \n\u2013 Eh bien, descendez chez elle pour lui faire votre de-\nmande ! je me sens la t\u00eate lourde, je vais faire un tour au jardin. \n\u2013 Allez, et o\u00f9 vous retrouverai -je ? \n\u2013 Ici dans une heure. \n\u2013 Ici dans une heure ; oh ! vous \u00eates bonne et je vous r e-\nmercie. \n\u2013 Comment ne m\u2019int\u00e9resserais -je pas \u00e0 vous ? Quand vous \nne seriez pas belle et charmante, n\u2019\u00eates -vous pas l\u2019amie d\u2019un de \nmes meilleurs amis ! \n\u2013 Cher d\u2019Artagnan, oh ! comme il vous remerciera ! \n\u2013 Je l\u2019esp\u00e8re bien. Allons ! tout est convenu, descendons. \n\u2013 Vous allez au jardin ? \n\u2013 Oui. \n\u2013 Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit. \n\u2013 \u00c0 merveille ! merci. \u00bb \nEt les deux femmes se quitt\u00e8rent en \u00e9changeant un cha r-\nmant sourire. \nMilady avait dit l a v\u00e9rit\u00e9, elle avait la t\u00eate lourde ; car ses \nprojets mal class\u00e9s s\u2019y heurtaient comme dans un chaos. Elle \navait besoin d\u2019\u00eatre seule pour mettre un peu d\u2019ordre dans ses \npens\u00e9es. Elle voyait vaguement dans l\u2019avenir ; mais il lui fallait \nun peu de silence et de qui\u00e9tude pour donner \u00e0 toutes ses id\u00e9es, \nencore confuses, une forme distincte, un plan arr\u00eat\u00e9. \nCe qu\u2019il y avait de plus press\u00e9, c\u2019\u00e9tait d\u2019enlever \nMme Bonacieux, de la mettre en lieu de s\u00fbret\u00e9, et l\u00e0, le cas \u2013 832 \u2013 \u00e9ch\u00e9ant, de s\u2019en faire un otage. Milady commen\u00e7ait \u00e0 redouter \nl\u2019issue de ce duel terrible, o\u00f9 ses ennemis mettaient autant de \npers\u00e9v\u00e9rance qu\u2019elle mettait, elle, d\u2019acharnement. \nD\u2019ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que \ncette issue \u00e9tait proche et ne pouvait manquer d\u2019\u00eatre terrible. \nLe principal pour elle, comme nous l\u2019avons dit, \u00e9tait donc \nde tenir Mme Bonacieux entre ses mains. Mme Bonacieux, \nc\u2019\u00e9tait la vie de d\u2019Artagnan ; c\u2019\u00e9tait plus que sa vie, c\u2019\u00e9tait celle \nde la femme qu\u2019il aimait ; c\u2019\u00e9tait, en cas de mauvaise fortune, un \nmoyen de traiter et d\u2019obtenir s\u00fbrement de bonnes conditions. \nOr, ce point \u00e9tait arr\u00eat\u00e9 : Mme Bonacieux, sans d\u00e9fiance, la \nsuivait ; une fois cach\u00e9e avec elle \u00e0 Armenti\u00e8res, il \u00e9tait facile de \nlui faire croire que d\u2019Artagnan n\u2019\u00e9tait pas venu \u00e0 B\u00e9thune. Dans \nquinz e jours au plus, Rochefort serait de retour ; pendant ces \nquinze jours, d\u2019ailleurs, elle aviserait \u00e0 ce qu\u2019elle aurait \u00e0 faire \npour se venger des quatre amis. Elle ne s\u2019ennuierait pas, Dieu \nmerci, car elle aurait le plus doux passe -temps que les \u00e9v\u00e9n e-\nments pussent accorder \u00e0 une femme de son caract\u00e8re : une \nbonne vengeance \u00e0 perfectionner. \nTout en r\u00eavant, elle jetait les yeux autour d\u2019elle et classait \ndans sa t\u00eate la topographie du jardin. Milady \u00e9tait comme un \nbon g\u00e9n\u00e9ral, qui pr\u00e9voit tout ensemble la vict oire et la d\u00e9faite, et \nqui est tout pr\u00e8s, selon les chances de la bataille, \u00e0 marcher en \navant ou \u00e0 battre en retraite. \nAu bout d\u2019une heure, elle entendit une douce voix qui \nl\u2019appelait ; c\u2019\u00e9tait celle de Mme Bonacieux. La bonne abbesse \navait naturellement consenti \u00e0 tout, et, pour commencer, elles allaient souper ensemble. \nEn arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d\u2019une \nvoiture qui s\u2019arr\u00eatait a la porte. \n\u00ab Entendez -vous ? dit -elle. \n\u2013 Oui, le roulement d\u2019une voiture. \u2013 833 \u2013 \u2013 C\u2019est celle que mon fr\u00e8re no us envoie. \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! \n\u2013 Voyons, du courage ! \u00bb \nOn sonna \u00e0 la porte du couvent, Milady ne s\u2019\u00e9tait pas tro m-\np\u00e9e. \n\u00ab Montez dans votre chambre, dit -elle \u00e0 Mme Bonacieux, \nvous avez bien quelques bijoux que vous d\u00e9sirez emporter. \n\u2013 J\u2019ai ses lettres, dit -elle. \n\u2013 Eh bien, allez les chercher et venez me rejoindre chez \nmoi, nous souperons \u00e0 la h\u00e2te, peut -\u00eatre voyagerons -nous une \npartie de la nuit, il faut prendre des forces. \n\u2013 Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux en mettant la main sur \nsa poitrine, le c\u0153ur m\u2019\u00e9touffe, je ne puis marcher. \n\u2013 Du courage, allons, du courage ! pensez que dans un \nquart d\u2019heure vous \u00eates sauv\u00e9e, et songez que ce que vous allez \nfaire, c\u2019est pour lui que vous le faites. \n\u2013 Oh ! oui, tout pour lui. Vous m\u2019avez rendu mon courage \npar un seul mot ; allez, je vous rejoins. \u00bb \nMilady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais de \nRochefort, et lui donna ses instructions. \nIl devait attendre \u00e0 la porte ; si par hasard les mousqu e-\ntaires paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour du \ncouvent, et allait attendre Milady \u00e0 un petit village qui \u00e9tait s i-\ntu\u00e9 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du bois. Dans ce cas, Milady traversait le ja r-\ndin et gagnait le village \u00e0 pied ; nous l\u2019avons dit d\u00e9j\u00e0, Milady \nconnaissait \u00e0 merveille cette partie de la France. \nSi les mo usquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient \ncomme il \u00e9tait convenu : Mme Bonacieux montait dans la vo i-\nture sous pr\u00e9texte de lui dire adieu et Milady enlevait Mme Bonacieux. \u2013 834 \u2013 Mme Bonacieux entra, et pour lui \u00f4ter tout soup\u00e7on si elle \nen avait, Milad y r\u00e9p\u00e9ta devant elle au laquais toute la derni\u00e8re \npartie de ses instructions. \nMilady fit quelques questions sur la voiture : c\u2019\u00e9tait une \nchaise attel\u00e9e de trois chevaux, conduite par un postillon ; le \nlaquais de Rochefort devait la pr\u00e9c\u00e9der en courrier. \nC\u2019\u00e9tait \u00e0 tort que Milady craignait que Mme Bonacieux \nn\u2019e\u00fbt des soup\u00e7ons : la pauvre jeune femme \u00e9tait trop pure pour \nsoup\u00e7onner dans une autre femme une telle perfidie ; d\u2019ailleurs \nle nom de la comtesse de Winter, qu\u2019elle avait entendu prono n-\ncer par l\u2019abbes se, lui \u00e9tait parfaitement inconnu, et elle ignorait \nm\u00eame qu\u2019une femme e\u00fbt eu une part si grande et si fatale aux \nmalheurs de sa vie. \n\u00ab Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti, tout \nest pr\u00eat. L\u2019abbesse ne se doute de rien et croit qu\u2019on me vient \nchercher de la part du cardinal. Cet homme va donner les der-\nniers ordres ; prenez la moindre chose, buvez un doigt de vin et \npartons. \n\u2013 Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons. \u00bb \nMilady lui fit signe de s\u2019asseoir devant elle, lui versa un p e-\ntit verre de vin d\u2019Espagne et lui servit un blanc de poulet. \n\u00ab Voyez, lui dit -elle, si tout ne nous seconde pas : voici la \nnuit qui vient ; au point du jour nous serons arriv\u00e9es dans notre \nretraite, et nul ne pourra se douter o\u00f9 nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose. \u00bb \nMme Bonacieux mangea machinalement quelques bo u-\nch\u00e9es et trempa ses l\u00e8vres dans son verre. \n\u00ab Allons donc, allons donc, dit Milady portant le sien \u00e0 ses \nl\u00e8vres, faites comme moi. \u00bb \nMais au moment o\u00f9 elle l\u2019approchait de sa bou che, sa main \nresta suspendue : elle venait d\u2019entendre sur la route comme le \nroulement lointain d\u2019un galop qui allait s\u2019approchant ; puis, \u2013 835 \u2013 presque en m\u00eame temps, il lui sembla entendre des henniss e-\nments de chevaux. \nCe bruit la tira de sa joie comme un bruit d\u2019orage r\u00e9veille \nau milieu d\u2019un beau r\u00eave ; elle p\u00e2lit et courut \u00e0 la fen\u00eatre, tandis \nque Mme Bonacieux, se levant toute tremblante, s\u2019appuyait sur \nsa chaise pour ne point tomber. \nOn ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop \nqui allait toujou rs se rapprochant. \n\u00ab Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu\u2019est -ce que ce \nbruit ? \n\u2013 Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son \nsang -froid terrible ; restez o\u00f9 vous \u00eates, je vais vous le dire. \u00bb \nMme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et p\u00e2le \ncomme une statue. \nLe bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas \u00eatre \n\u00e0 plus de cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point e n-\ncore, c\u2019est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit dev e-\nnait si distinct qu\u2019on e\u00fbt pu compter les chevaux par le bruit \nsaccad\u00e9 de leurs fers. \nMilady regardait de toute la puissance de son attention ; il \nfaisait juste assez clair pour qu\u2019elle p\u00fbt reconna\u00eetre ceux qui v e-\nnaient. \nTout \u00e0 coup, au d\u00e9tour du chemin, elle vit reluire des ch a-\npeaux galonn\u00e9s et flotter des plumes ; elle compta deux, puis \ncinq puis huit cavaliers ; l\u2019un d\u2019eux pr\u00e9c\u00e9dait tous les autres de \ndeux longueurs de cheval. \nMilady poussa un rugissement \u00e9touff\u00e9. Dans celui qui t e-\nnait la t\u00eate elle reconnut d\u2019Artagnan. \n\u00ab Oh ! mon Dieu ! mon Die u ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux, qu\u2019y \na-t-il donc ? \u2013 836 \u2013 \u2013 C\u2019est l\u2019uniforme des gardes de M. le cardinal ; pas un in s-\ntant \u00e0 perdre ! s\u2019\u00e9cria Milady. Fuyons, fuyons ! \n\u2013 Oui, oui, fuyons \u00bb, r\u00e9p\u00e9ta Mme Bonacieux, mais sans \npouvoir faire un pas, clou\u00e9e qu\u2019elle \u00e9tait \u00e0 sa place par la te r-\nreur. \nOn entendit les cavaliers qui passaient sous la fen\u00eatre. \n\u00ab Venez donc ! mais venez donc ! s\u2019\u00e9criait Milady en e s-\nsayant de tra\u00eener la jeune femme par le bras. Gr\u00e2ce au jardin, \nnous pouvons fuir encore, j\u2019ai la clef, mais h\u00e2tons- nous, dans \ncinq minutes il serait trop tard. \u00bb \nMme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba \nsur ses genoux. \nMilady essaya de la soulever et de l\u2019emporter, mais elle ne \nput en venir \u00e0 bout. \nEn ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui \u00e0 \nla vue des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre \ncoups de feu retentirent. \n\u00ab Une derni\u00e8re fois, voulez -vous venir ? s\u2019\u00e9cria Milady. \n\u2013 Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez bien que les \nforces me manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : \nfuyez seule. \n\u2013 Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non, jamais \u00bb, s\u2019\u00e9cria \nMilady. \nTout \u00e0 coup, un \u00e9clair livide jaillit de ses yeux ; d\u2019un bond, \n\u00e9perdue, elle courut \u00e0 la table, versa dans le verre de Mme Bonacieux le contenu d\u2019un chaton de bague qu\u2019el le ouvrit \navec une promptitude singuli\u00e8re. \nC\u2019\u00e9tait un grain rouge\u00e2tre qui se fondit aussit\u00f4t. \nPuis, prenant le verre d\u2019une main ferme : \u2013 837 \u2013 \u00ab Buvez, dit -elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. \u00bb \nEt elle approcha le verre des l\u00e8vres de la jeune femme qui \nbut machinalement. \n\u00ab Ah ! ce n\u2019est pas ainsi que je voulais me venger, dit Mil a-\ndy en reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, \nmais, ma foi ! on fait ce qu\u2019on peut. \u00bb \nEt elle s\u2019\u00e9lan\u00e7a hors de l\u2019appartement. \nMme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre ; elle \n\u00e9tait comme ces gens qui r\u00eavent qu\u2019on les poursuit et qui e s-\nsayent vainement de marcher. \nQuelques minutes se pass\u00e8rent, un bruit affreux retenti s-\nsait \u00e0 la porte ; \u00e0 chaque instant Mme Bonacieux s\u2019attendait \u00e0 \nvoir repara\u00eetre Milady , qui ne reparaissait pas. \nPlusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur monta froide \n\u00e0 son front br\u00fblant. \nEnfin elle entendit le grincement des grilles qu\u2019on ouvrait, \nle bruit des bottes et des \u00e9perons retentit par les escaliers ; il se \nfaisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et \nau milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer son \nnom. \nTout \u00e0 coup elle jeta un grand cri de joie et s\u2019\u00e9lan\u00e7a vers la \nporte, elle avait reconnu la voix de d\u2019Artagnan. \n\u00ab D\u2019Artagnan ! d\u2019Artagnan ! s\u2019\u00e9cria -t-elle, est -ce vous ? Par \nici, par ici. \n\u2013 Constance ! Constance ! r\u00e9pondit le jeune homme, o\u00f9 \n\u00eates-vous ? mon Dieu ! \u00bb \nAu m\u00eame moment, la porte de la cellule c\u00e9da au choc pl u-\nt\u00f4t qu\u2019elle ne s\u2019ouvrit ; plusieurs hommes se pr\u00e9cipit\u00e8rent dans \nla chambre ; Mme Bonacieux \u00e9tait tomb\u00e9e dans un fauteuil sans \npouvoir faire un mouvement. \u2013 838 \u2013 D\u2019Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu\u2019il tenait \u00e0 la \nmain, et tomba \u00e0 genoux devant sa ma\u00eetresse, Athos repassa le \nsien \u00e0 sa ceinture ; Porthos et Aramis, qui tenaient le urs \u00e9p\u00e9es \nnues, les remirent au fourreau. \n\u00ab Oh ! d\u2019Artagnan ! mon bien -aim\u00e9 d\u2019Artagnan ! tu viens \ndonc enfin, tu ne m\u2019avais pas tromp\u00e9e, c\u2019est bien toi ! \n\u2013 Oui, oui, Constance ! r\u00e9unis ! \n\u2013 Oh !elle avait beau dire que tu ne viendrais pas, j\u2019esp\u00e9rais \nsourde ment ; je n\u2019ai pas voulu fuir ; oh ! comme j\u2019ai bien fait, \ncomme je suis heureuse ! \u00bb \n\u00c0 ce mot, elle, Athos, qui s\u2019\u00e9tait assis tranquillement, se l e-\nva tout \u00e0 coup. \n\u00ab Elle ! qui, elle ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Mais ma compagne ; celle qui, par amiti\u00e9 pour moi , vou-\nlait me soustraire \u00e0 mes pers\u00e9cuteurs ; celle qui, vous prenant \npour des gardes du cardinal, vient de s\u2019enfuir. \n\u2013 Votre compagne, s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, devenant plus p\u00e2le \nque le voile blanc de sa ma\u00eetresse, de quelle compagne voulez -\nvous donc parler ? \n\u2013 De celle dont la voiture \u00e9tait \u00e0 la porte, d\u2019une femme qui \nse dit votre amie, d\u2019Artagnan ; d\u2019une femme \u00e0 qui vous avez tout \nracont\u00e9. \n\u2013 Son nom, son nom ! s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan ; mon Dieu ! ne \nsavez -vous donc pas son nom ? \n\u2013 Si fait, on l\u2019a prononc\u00e9 devant mo i, attendez\u2026 mais c\u2019est \n\u00e9trange\u2026 oh ! mon Dieu ! ma t\u00eate se trouble, je n\u2019y vois plus. \n\u2013 \u00c0 moi, mes amis, \u00e0 moi ! ses mains sont glac\u00e9es, s\u2019\u00e9cria \nd\u2019Artagnan, elle se trouve mal ; grand Dieu ! elle perd connai s-\nsance ! \u00bb \u2013 839 \u2013 Tandis que Porthos appelait au secour s de toute la pui s-\nsance de sa voix, Aramis courut \u00e0 la table pour prendre un verre \nd\u2019eau ; mais il s\u2019arr\u00eata en voyant l\u2019horrible alt\u00e9ration du visage \nd\u2019Athos, qui, debout devant la table, les cheveux h\u00e9riss\u00e9s, les yeux glac\u00e9s de stupeur, regardait l\u2019un des verres et semblait en \nproie au doute le plus horrible. \n\u00ab Oh ! disait Athos, oh ! non, c\u2019est impossible ! Dieu ne \npermettrait pas un pareil crime. \n\u2013 De l\u2019eau, de l\u2019eau, criait d\u2019Artagnan, de l\u2019eau ! \n\u00ab Pauvre femme, pauvre femme ! \u00bb murmurait Athos d\u2019une \nvoix bris\u00e9e. \nMme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de \nd\u2019Artagnan. \n\u00ab Elle revient \u00e0 elle ! s\u2019\u00e9cria le jeune homme. Oh ! mon \nDieu, mon Dieu ! je te remercie ! \n\u2013 Madame, dit Athos, madame, au nom du Ciel ! \u00e0 qui ce \nverre vide ? \n\u2013 \u00c0 moi, monsieur\u2026, r\u00e9p ondit la jeune femme d\u2019une voix \nmourante. \n\u2013 Mais qui vous a vers\u00e9 ce vin qui \u00e9tait dans ce verre ? \n\u2013 Elle. \n\u2013 Mais, qui donc, elle ? \n\u2013 Ah ! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de \nWinter\u2026 \u00bb \nLes quatre amis pouss\u00e8rent un seul et m\u00eame cri, mais celu i \nd\u2019Athos domina tous les autres. \nEn ce moment, le visage de Mme Bonacieux devint livide, \nune douleur sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les \nbras de Porthos et d\u2019Aramis. \u2013 840 \u2013 D\u2019Artagnan saisit les mains d\u2019Athos avec une angoisse di f-\nficile \u00e0 d\u00e9crire. \n\u00ab Et quoi ! dit-il, tu crois\u2026 \u00bb \nSa voix s\u2019\u00e9teignit dans un sanglot. \n\u00ab Je crois tout, dit Athos en se mordant les l\u00e8vres jusqu\u2019au \nsang. \n\u2013 D\u2019Artagnan, d\u2019Artagnan ! s\u2019\u00e9cria Mme Bonacieux, o\u00f9 es -\ntu ? ne me quitte pas, tu vois bien que je vais mourir. \u00bb \nD\u2019Artag nan l\u00e2cha les mains d\u2019Athos, qu\u2019il tenait encore \nentre ses mains crisp\u00e9es, et courut \u00e0 elle. \nSon visage si beau \u00e9tait tout boulevers\u00e9, ses yeux vitreux \nn\u2019avaient d\u00e9j\u00e0 plus de regard, un tremblement convulsif agitait \nson corps, la sueur coulait sur son front. \n\u00ab Au nom du Ciel ! courez appeler ; Porthos, Aramis d e-\nmandez du secours ! \n\u2013 Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu\u2019elle verse il n\u2019y a \npas de contrepoison. \n\u2013 Oui, oui, du secours, du secours ! murmura \nMme Bonacieux ; du secours ! \u00bb \nPuis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la t\u00eate du jeune \nhomme entre ses deux mains, le regarda un instant comme si toute son \u00e2me \u00e9tait pass\u00e9e dans son regard, et, avec un cri sa n-\nglotant, elle appuya ses l\u00e8vres sur les siennes. \n\u00ab Constance ! Constance ! \u00bb s\u2019\u00e9cria d\u2019A rtagnan. \nUn soupir s\u2019\u00e9chappa de la bouche de Mme Bonacieux, e f-\nfleurant celle de d\u2019Artagnan ; ce soupir, c\u2019\u00e9tait cette \u00e2me si \nchaste et si aimante qui remontait au ciel. \nD\u2019Artagnan ne serrait plus qu\u2019un cadavre entre ses bras. \u2013 841 \u2013 Le jeune homme poussa un cri et tomba pr\u00e8s de sa ma\u00ee-\ntresse, aussi p\u00e2le et aussi glac\u00e9 qu\u2019elle. \nPorthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le \nsigne de la croix. \nEn ce moment un homme parut sur la porte, presque aussi \np\u00e2le que ceux qui \u00e9taient dans la chambre, et regarda tout a u-\ntour de lui, vit Mme Bonacieux morte et d\u2019Artagnan \u00e9vanoui. \nIl apparaissait juste \u00e0 cet instant de stupeur qui suit les \ngrandes catastrophes. \n\u00ab Je ne m\u2019\u00e9tais pas tromp\u00e9, dit -il, voil\u00e0 M. d\u2019Artagnan, et \nvous \u00eates ses trois amis, M M. Athos, Porthos et Aramis. \u00bb \nCeux dont les noms venaient d\u2019\u00eatre prononc\u00e9s regardaient \nl\u2019\u00e9tranger avec \u00e9tonnement, il leur semblait \u00e0 tous trois le r e-\nconna\u00eetre. \n\u00ab Messieurs, reprit le nouveau venu, vous \u00eates comme moi \n\u00e0 la recherche d\u2019une femme qui, ajouta -t-il avec un sourir e ter-\nrible, a d\u00fb passer par ici, car j\u2019y vois un cadavre ! \u00bb \nLes trois amis rest\u00e8rent muets ; seulement la voix comme \nle visage leur rappelait un homme qu\u2019ils avaient d\u00e9j\u00e0 vu ; ce-\npendant, ils ne pouvaient se souvenir dans quelles circons-\ntances. \n\u00ab Messieurs, continua l\u2019\u00e9tranger, puisque vous ne voulez \npas reconna\u00eetre un homme qui probablement vous doit la vie \ndeux fois, il faut bien que je me nomme ; je suis Lord de Winter, \nle beau -fr\u00e8re de cette femme. \u00bb \nLes trois amis jet\u00e8rent un cri de surprise. \nAthos se leva et lui tendit la main. \n\u00ab Soyez le bienvenu, Milord, dit -il, vous \u00eates des n\u00f4tres. \n\u2013 Je suis parti cinq heures apr\u00e8s elle de Portsmouth, dit \nLord de Winter, je suis arriv\u00e9 trois heures apr\u00e8s elle \u00e0 Boulogne, \u2013 842 \u2013 je l\u2019ai manqu\u00e9e de vingt minutes \u00e0 Saint- Ome r ; enfin, \u00e0 Lillers, \nj\u2019ai perdu sa trace. J\u2019allais au hasard, m\u2019informant \u00e0 tout le \nmonde, quand je vous ai vus passer au galop ; j\u2019ai reconnu \nM. d\u2019Artagnan. Je vous ai appel\u00e9s, vous ne m\u2019avez pas r\u00e9pondu ; \nj\u2019ai voulu vous suivre, mais mon cheval \u00e9tait tr op fatigu\u00e9 pour \naller du m\u00eame train que les v\u00f4tres. Et cependant il para\u00eet que malgr\u00e9 la diligence que vous avez faite, vous \u00eates encore arriv\u00e9s \ntrop tard ! \n\u2013 Vous voyez, dit Athos en montrant \u00e0 Lord de Winter \nMme Bonacieux morte et d\u2019Artagnan que Porthos et Aramis e s-\nsayaient de rappeler \u00e0 la vie. \n\u2013 Sont -ils donc morts tous deux ? demanda froidement \nLord de Winter. \n\u2013 Non, heureusement, r\u00e9pondit Athos, M. d\u2019Artagnan n\u2019est \nqu\u2019\u00e9vanoui. \n\u2013 Ah ! tant mieux ! \u00bb dit Lord de Winter. \nEn effet, en ce moment d\u2019Artagnan rouvrit les yeux. \nIl s\u2019arracha des bras de Porthos et d\u2019Aramis et se jeta \ncomme un insens\u00e9 sur le corps de sa ma\u00eetresse. \nAthos se leva, marcha vers son ami d\u2019un pas lent et sole n-\nnel, l\u2019embrassa tendrement, et, comme il \u00e9clatait en sanglots, il \nlui dit de sa voix si noble et si persuasive : \n\u00ab Ami, sois homme : les femmes pleurent les morts, les \nhommes les vengent ! \n\u2013 Oh ! oui, dit d\u2019Artagnan, oui ! si c\u2019est pour la venger, je \nsuis pr\u00eat \u00e0 te suivre ! \u00bb \nAthos profita de ce moment de force que l\u2019espoir de la v en-\ngeance rendait \u00e0 son malheureux ami pour faire signe \u00e0 Porthos \net \u00e0 Aramis d\u2019aller chercher la sup\u00e9rieure. \u2013 843 \u2013 Les deux amis la rencontr\u00e8rent dans le corridor, encore \ntoute troubl\u00e9e et tout \u00e9perdue de tant d\u2019\u00e9v\u00e9nements ; elle appela \nquelques religieuses, qui , contre toutes les habitudes mona s-\ntiques, se trouv\u00e8rent en pr\u00e9sence de cinq hommes. \n\u00ab Madame, dit Athos en passant le bras de d\u2019Artagnan sous \nle sien, nous abandonnons \u00e0 vos soins pieux le corps de cette \nmalheureuse femme. Ce fut un ange sur la terre avan t d\u2019\u00eatre un \nange au ciel. Traitez -la comme une de vos s\u0153urs ; nous revie n-\ndrons un jour prier sur sa tombe. \u00bb \nD\u2019Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d\u2019Athos et \u00e9cl a-\nta en sanglots. \n\u00ab Pleure, dit Athos, pleure, c\u0153ur plein d\u2019amour, de je u-\nnesse et de vie ! H\u00e9las ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme \ntoi ! \u00bb \nEt il entra\u00eena son ami, affectueux comme un p\u00e8re, conso-\nlant comme un pr\u00eatre, grand comme l\u2019homme qui a beaucoup souffert. \nTous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs chevaux par \nla bride, s\u2019avanc\u00e8 rent vers la ville de B\u00e9thune, dont on aperc e-\nvait le faubourg, et ils s\u2019arr\u00eat\u00e8rent devant la premi\u00e8re auberge qu\u2019ils rencontr\u00e8rent. \n\u00ab Mais, dit d\u2019Artagnan, ne poursuivons -nous pas cette \nfemme ? \n\u2013 Plus tard, dit Athos, j\u2019ai des mesures \u00e0 prendre. \n\u2013 Elle nou s \u00e9chappera, reprit le jeune homme, elle nous \n\u00e9chappera, Athos, et ce sera ta faute. \n\u2013 Je r\u00e9ponds d\u2019elle \u00bb, dit Athos. \nD\u2019Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son \nami, qu\u2019il baissa la t\u00eate et entra dans l\u2019auberge sans rien r \u00e9-\npondre. \u2013 844 \u2013 Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien \u00e0 \nl\u2019assurance d\u2019Athos. \nLord de Winter croyait qu\u2019il parlait ainsi pour engourdir la \ndouleur de d\u2019Artagnan. \n\u00ab Maintenant, messieurs, dit Athos lorsqu\u2019il se fut assur\u00e9 \nqu\u2019il y avait cinq chambres de libres dans l\u2019h\u00f4tel, retirons -nous \nchacun chez soi ; d\u2019Artagnan a besoin d\u2019\u00eatre seul pour pleurer et \nvous pour dormir. Je me charge de tout, soyez tranquilles. \n\u2013 Il me semble cependant, dit Lord de Winter, que s\u2019il y a \nquelque mesure \u00e0 prendre contre la comtesse, cela m e regarde : \nc\u2019est ma belle- s\u0153ur. \n\u2013 Et moi, dit Athos, c\u2019est ma femme. \nD\u2019Artagnan tressaillit, car il comprit qu\u2019Athos \u00e9tait s\u00fbr de \nsa vengeance, puisqu\u2019il r\u00e9v\u00e9lait un pareil secret ; Porthos et \nAramis se regard\u00e8rent en p\u00e2lissant. Lord de Winter pensa \nqu\u2019At hos \u00e9tait fou. \n\u00ab Retirez -vous donc, dit Athos, et laissez -moi faire. Vous \nvoyez bien qu\u2019en ma qualit\u00e9 de mari cela me regarde. Seul e-\nment, d\u2019Artagnan, si vous ne l\u2019avez pas perdu, remettez -moi ce \npapier qui s\u2019est \u00e9chapp\u00e9 du chapeau de cet homme et sur lequel est \u00e9crit le nom de la ville\u2026 \n\u2013 Ah ! dit d\u2019Artagnan, je comprends, ce nom \u00e9crit de sa \nmain\u2026 \n\u2013 Tu vois bien, dit Athos, qu\u2019il y a un Dieu dans le ciel ! \u00bb \u2013 845 \u2013 CHAPITRE LXIV \nL\u2019HOMME AU MANTEAU ROUGE \n \nLe d\u00e9sespoir d\u2019Athos avait fait place \u00e0 une douleur concen-\ntr\u00e9e, qui rendait plus lucides encore les brillantes facult\u00e9s \nd\u2019esprit de cet homme. \nTout entier \u00e0 une seule pens\u00e9e, celle de la promesse qu\u2019il \navait faite et de la responsabilit\u00e9 qu\u2019il avait prise, il se retira le \ndernier dans sa chambre, pria l\u2019h\u00f4te de lui procurer une carte de \nla province, se courba dessus, interrogea les lignes trac\u00e9es, r e-\nconnut que quatre chemins diff\u00e9rents se rendaient de B\u00e9thune \u00e0 \nArmenti\u00e8res, et fit appeler les valets. \nPlanchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se pr\u00e9sent\u00e8rent \net re\u00e7urent les ordres clairs, ponctuels et graves d\u2019Athos. \nIls devaient partir au point du jour, le lendemain, et se \nrendre \u00e0 Armenti\u00e8res, chacun par une route diff\u00e9rente. Pla n-\nchet, le plus intelligent des quatre, devait suivre celle par l a-\nquelle avait disparu la vo iture sur laquelle les quatre amis \navaient tir\u00e9, et qui \u00e9tait accompagn\u00e9e, on se le rappelle, du do-\nmestique de Roch efort. \nAthos mit les valets en campagne d\u2019abord, parce que, d e-\npuis que ces hommes \u00e9taient \u00e0 son service et \u00e0 celui de ses amis, \nil avait reco nnu en chacun d\u2019eux des qualit\u00e9s diff\u00e9rentes et e s-\nsentielles. \nPuis, des valets qui interrogent inspirent aux passants \nmoins de d\u00e9fiance que leurs ma\u00eetres, et trouvent plus de symp a-\nthie chez ceux auxquels ils s\u2019adressent. \u2013 846 \u2013 Enfin, Milady connaissait les ma\u00eetr es, tandis qu\u2019elle ne \nconnaissait pas les valets ; au contraire, les valets connaissaient \nparfaitement Milady. \nTous quatre devaient se trouver r\u00e9unis le lendemain \u00e0 onze \nheures \u00e0 l\u2019endroit indiqu\u00e9 ; s\u2019ils avaient d\u00e9couvert la retraite de \nMilady, trois resteraient \u00e0 la garder, le quatri\u00e8me reviendrait \u00e0 \nB\u00e9thune pour pr\u00e9venir Athos et servir de guide aux quatre amis. \nCes dispositions prises, les valets se retir\u00e8rent \u00e0 leur tour. \nAthos alors se leva de sa chaise, ceignit son \u00e9p\u00e9e, \ns\u2019enveloppa dans son manteau et sortit de l\u2019h\u00f4tel ; il \u00e9tait dix \nheures \u00e0 peu pr\u00e8s . \u00c0 dix heures du soir, on le sait, en province \nles rues sont peu fr\u00e9quent\u00e9es. Athos cependant cherchait vis i-\nblement quelqu\u2019un \u00e0 qui il p\u00fbt adresser une question. Enfin il \nrencontra un passant attard\u00e9, s \u2019approcha de lui, lui dit quelques \nparoles ; l\u2019homme auquel il s\u2019adressait recula avec terreur, c e-\npendant il r\u00e9pondit aux paroles du mousquetaire par une indi-\ncation. Athos offrit \u00e0 cet homme une demi -pistole pour \nl\u2019accompagner, mais l\u2019homme refusa. \nAthos s \u2019enfon\u00e7a dans la rue que l\u2019indicateur avait d\u00e9sign\u00e9e \ndu doigt ; mais, arriv\u00e9 \u00e0 un carrefour, il s\u2019arr\u00eata de nouveau, \nvisiblement embarrass\u00e9. Cependant, comme, plus qu\u2019aucun \nautre lieu, le carrefour lui offrait la chance de rencontrer \nquelqu\u2019un, il s\u2019y arr\u00ea ta. En effet, au bout d\u2019un instant, un vei l-\nleur de nuit passa. Athos lui r\u00e9p\u00e9ta la m\u00eame question qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 faite \u00e0 la premi\u00e8re personne qu\u2019il avait rencontr\u00e9e, le vei l-\nleur de nuit laissa apercevoir la m\u00eame terreur, refusa \u00e0 son tour \nd\u2019accompagner At hos, et lui montra de la main le chemin qu\u2019il \ndevait suivre. \nAthos marcha dans la direction indiqu\u00e9e et atteignit le fa u-\nbourg situ\u00e9 \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de la ville oppos\u00e9e \u00e0 celle par laquelle \nlui et ses compagnons \u00e9taient entr\u00e9s. L\u00e0 il parut de nouveau i n-\nquiet et embarrass\u00e9, et s\u2019arr\u00eata pour la troisi\u00e8me fois. \nHeureusement un mendiant passa, qui s\u2019approcha d\u2019Athos \npour lui demander l\u2019aum\u00f4ne. Athos lui proposa un \u00e9cu pour \u2013 847 \u2013 l\u2019accompagner o\u00f9 il allait. Le mendiant h\u00e9sita un instant, mais \u00e0 \nla vue de la pi\u00e8ce d\u2019argen t qui brillait dans l\u2019obscurit\u00e9, il se d\u00e9ci-\nda et marcha devant Athos. \nArriv\u00e9 \u00e0 l\u2019angle d\u2019une rue, il lui montra de loin une petite \nmaison isol\u00e9e, solitaire, triste ; Athos s\u2019en approcha, tandis que \nle mendiant, qui avait re\u00e7u son salaire, s\u2019en \u00e9loignait \u00e0 toutes \njambes. \nAthos en fit le tour, avant de distinguer la porte au milieu \nde la couleur rouge\u00e2tre dont cette maison \u00e9tait peinte ; aucune \nlumi\u00e8re ne paraissait \u00e0 travers les ger\u00e7ures des contrevents, a u-\ncun bruit ne pouvait faire supposer qu\u2019elle f\u00fbt habi t\u00e9e, elle \u00e9tait \nsombre et muette comme un tombeau. \nTrois fois Athos frappa sans qu\u2019on lui r\u00e9pond\u00eet. Au tro i-\nsi\u00e8me coup cependant des pas int\u00e9rieurs se rapproch\u00e8rent ; en-\nfin la porte s\u2019entreb\u00e2illa, et un homme de haute taille, au teint \np\u00e2le, aux cheveux et \u00e0 la barbe noire, parut. \nAthos et lui \u00e9chang\u00e8rent quelques mots \u00e0 voix basse, puis \nl\u2019homme \u00e0 la haute taille fit signe au mousquetaire qu\u2019il pouvait \nentrer. Athos profita \u00e0 l\u2019instant m\u00eame de la permission, et la \nporte se referma derri\u00e8re lui. \nL\u2019homme qu\u2019Ath os \u00e9tait venu chercher si loin et qu\u2019il avait \ntrouv\u00e9 avec tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, o\u00f9 il \n\u00e9tait occup\u00e9 \u00e0 retenir avec des fils de fer les os cliquetants d\u2019un \nsquelette. Tout le corps \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 rajust\u00e9 : la t\u00eate seule \u00e9tait p o-\ns\u00e9e s ur une table. \nTout le reste de l\u2019ameublement indiquait que celui chez l e-\nquel on se trouvait s\u2019occupait de sciences naturelles : il y avait \ndes bocaux pleins de serpents, \u00e9tiquet\u00e9s selon les esp\u00e8ces ; des \nl\u00e9zards dess\u00e9ch\u00e9s reluisaient comme des \u00e9meraudes ta ill\u00e9es \ndans de grands cadres de bois noir ; enfin, des bottes d\u2019herbes \nsauvages, odorif\u00e9rantes et sans doute dou\u00e9es de vertus inco n-\nnues au vulgaire des hommes, \u00e9taient attach\u00e9es au plafond et descendaient dans les angles de l\u2019appartement. \u2013 848 \u2013 Du reste, pas de famille, pas de serviteurs ; l\u2019homme \u00e0 la \nhaute taille habitait seul cette maison. \nAthos jeta un coup d\u2019\u0153il froid et indiff\u00e9rent sur tous les o b-\njets que nous venons de d\u00e9crire, et, sur l\u2019invitation de celui qu\u2019il \nvenait chercher, il s\u2019assit pr\u00e8s de lui. \nAlors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu\u2019il \nr\u00e9clamait de lui ; mais \u00e0 peine eut -il expos\u00e9 sa demande, que \nl\u2019inconnu, qui \u00e9tait rest\u00e9 debout devant le mousquetaire, recula \nde terreur et refusa. Alors Athos tira de sa poche un petit papier \nsur lequel \u00e9taient \u00e9crites deux lignes accompagn\u00e9es d\u2019une sign a-\nture et d\u2019un sceau, et le pr\u00e9senta \u00e0 celui qui donnait trop pr\u00e9m a-\ntur\u00e9ment ces signes de r\u00e9pugnance. L\u2019homme \u00e0 la grande taille \neut \u00e0 peine lu ces deux lignes, vu la signature et reconnu le \nscea u, qu\u2019il s\u2019inclina en signe qu\u2019il n\u2019avait plus aucune objection \n\u00e0 faire, et qu\u2019il \u00e9tait pr\u00eat \u00e0 ob\u00e9ir. \nAthos n\u2019en demanda pas davantage ; il se leva, salua, sortit, \nreprit en s\u2019en allant le chemin qu\u2019il avait suivi pour venir, rentra \ndans l\u2019h\u00f4tel et s\u2019enfer ma chez lui. \nAu point du jour, d\u2019Artagnan entra dans sa chambre et d e-\nmanda ce qu\u2019il fallait faire. \n\u00ab Attendre \u00bb, r\u00e9pondit Athos. \nQuelques instants apr\u00e8s, la sup\u00e9rieure du couvent fit pr \u00e9-\nvenir les mousquetaires que l\u2019enterrement de la victime de M i-\nlady aurait lieu \u00e0 midi. Quant \u00e0 l\u2019empoisonneuse, on n\u2019en avait \npas eu de nouvelles ; seulement elle avait d\u00fb fuir par le jardin, \nsur le sable duquel on avait reconnu la trace de ses pas et dont on avait retrouv\u00e9 la porte ferm\u00e9e ; quant \u00e0 la cl\u00e9, elle avait di s-\nparu . \n\u00c0 l\u2019heure indiqu\u00e9e, Lord de Winter et les quatre amis se \nrendirent au couvent : les cloches sonnaient \u00e0 toute vol\u00e9e, la \nchapelle \u00e9tait ouverte, la grille du ch\u0153ur \u00e9tait ferm\u00e9e. Au milieu du ch\u0153ur, le corps de la victime, rev\u00eatue de ses habits de novice, \n\u00e9tait expos\u00e9. De chaque c\u00f4t\u00e9 du ch\u0153ur et derri\u00e8re des grilles \u2013 849 \u2013 s\u2019ouvrant sur le couvent \u00e9tait toute la communaut\u00e9 des carm \u00e9-\nlites, qui \u00e9coutait de l\u00e0 le service divin et m\u00ealait son chant au \nchant des pr\u00eatres, sans voir les profanes et sans \u00eatre vue d\u2019eux. \n\u00c0 la porte de la chapelle, d\u2019Artagnan sentit son courage qui \nfuyait de nouveau ; il se retourna pour chercher Athos, mais \nAthos avait disparu. \nFid\u00e8le \u00e0 sa mission de vengeance, Athos s\u2019\u00e9tait fait co n-\nduire au jardin ; et l\u00e0, sur le sable, suivant les pas l\u00e9ge rs de cette \nfemme qui avait laiss\u00e9 une trace sanglante partout o\u00f9 elle avait pass\u00e9, il s\u2019avan\u00e7a jusqu\u2019\u00e0 la porte qui donnait sur le bois, se la fit \nouvrir, et s\u2019enfon\u00e7a dans la for\u00eat. \nAlors tous ses doutes se confirm\u00e8rent : le chemin par lequel \nla voiture avait disparu contournait la for\u00eat. Athos suivit le \nchemin quelque temps les yeux fix\u00e9s sur le sol ; de l\u00e9g\u00e8res \ntaches de sang, qui provenaient d\u2019une blessure faite ou \u00e0 \nl\u2019homme qui accompagnait la voiture en courrier, ou \u00e0 l\u2019un des \nchevaux, piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts de lieue \n\u00e0 peu pr\u00e8s, \u00e0 cinquante pas de Festubert, une tache de sang plus large apparaissait ; le sol \u00e9tait pi\u00e9tin\u00e9 par les chevaux. Entre la \nfor\u00eat et cet endroit d\u00e9nonciateur, un peu en arri\u00e8re de la terre \u00e9corch\u00e9e, on ret rouvait la m\u00eame trace de petits pas que dans le \njardin ; la voiture s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e. \nEn cet endroit, Milady \u00e9tait sortie du bois et \u00e9tait mont\u00e9e \ndans la voiture. \nSatisfait de cette d\u00e9couverte qui confirmait tous ses sou p-\n\u00e7ons, Athos revint \u00e0 l\u2019h\u00f4tel et trou va Planchet qui l\u2019attendait \navec impatience. \nTout \u00e9tait comme l\u2019avait pr\u00e9vu Athos. \nPlanchet avait suivi la route, avait comme Athos remarqu\u00e9 \nles taches de sang, comme Athos il avait reconnu l\u2019endroit o\u00f9 les \nchevaux s\u2019\u00e9taient arr\u00eat\u00e9s ; mais il avait pouss\u00e9 plus loin \nqu\u2019Athos, de sorte qu\u2019au village de Festubert, en buvant dans \nune auberge, il avait, sans avoir eu besoin de questionner, a p-\u2013 850 \u2013 pris que la veille, \u00e0 huit heures et demie du soir, un homme \nbless\u00e9, qui accompagnait une dame qui voyageait dans une \nchai se de poste, avait \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de s\u2019arr\u00eater, ne pouvant aller \nplus loin. L\u2019accident avait \u00e9t\u00e9 mis sur le compte de voleurs qui auraient arr\u00eat\u00e9 la chaise dans le bois. L\u2019homme \u00e9tait rest\u00e9 dans \nle village, la femme avait relay\u00e9 et continu\u00e9 son chemin. \nPlanche t se mit en qu\u00eate du postillon qui avait conduit la \nchaise, et le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu\u2019\u00e0 Fromelles, \net de Fromelles elle \u00e9tait partie pour Armenti\u00e8res. Planchet prit \nla traverse, et \u00e0 sept heures du matin il \u00e9tait \u00e0 Armenti\u00e8res. \nIl n\u2019y avait qu\u2019un seul h\u00f4tel, celui de la Poste. Planchet alla \ns\u2019y pr\u00e9senter comme un laquais sans place qui cherchait une \ncondition. Il n\u2019avait pas caus\u00e9 dix minutes avec les gens de \nl\u2019auberge, qu\u2019il savait qu\u2019une femme seule \u00e9tait arriv\u00e9e \u00e0 onze \nheures du soir , avait pris une chambre, avait fait venir le ma\u00eetre \nd\u2019h\u00f4tel et lui avait dit qu\u2019elle d\u00e9sirerait demeurer quelque temps \ndans les environs. \nPlanchet n\u2019avait pas besoin d\u2019en savoir davantage. Il courut \nau rendez -vous, trouva les trois laquais exacts \u00e0 leur p oste, les \npla\u00e7a en sentinelles \u00e0 toutes les issues de l\u2019h\u00f4tel, et vint trouver \nAthos, qui achevait de recevoir les renseignements de Planchet, \nlorsque ses amis rentr\u00e8rent. \nTous les visages \u00e9taient sombres et crisp\u00e9s, m\u00eame le doux \nvisage d\u2019Aramis. \n\u00ab Que faut -il faire ? demanda d\u2019Artagnan. \n\u2013 Attendre \u00bb, r\u00e9pondit Athos. \nChacun se retira chez soi. \n\u00c0 huit heures du soir, Athos donna l\u2019ordre de seller les ch e-\nvaux, et fit pr\u00e9venir Lord de Winter et ses amis qu\u2019ils eussent \u00e0 \nse pr\u00e9parer pour l\u2019exp\u00e9dition. \u2013 851 \u2013 En un ins tant tous cinq furent pr\u00eats. Chacun visita ses \narmes et les mit en \u00e9tat. Athos descendit le premier et trouva \nd\u2019Artagnan d\u00e9j\u00e0 \u00e0 cheval et s\u2019impatientant. \n\u00ab Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu\u2019un. \u00bb \nLes quatre cavaliers regard\u00e8rent autour d\u2019eu x avec \u00e9to n-\nnement, car ils cherchaient inutilement dans leur esprit quel \n\u00e9tait ce quelqu\u2019un qui pouvait leur manquer. \nEn ce moment Planchet amena le cheval d\u2019Athos, le mou s-\nquetaire sauta l\u00e9g\u00e8rement en selle. \n\u00ab Attendez -moi, dit -il, je reviens. \u00bb \nEt il partit au galop. \nUn quart d\u2019heure apr\u00e8s, il revint effectivement accompagn\u00e9 \nd\u2019un homme masqu\u00e9 et envelopp\u00e9 d\u2019un grand manteau rouge. \nLord de Winter et les trois mousquetaires s\u2019interrog\u00e8rent \ndu regard. Nul d\u2019entre eux ne put renseigner les autres, car tous \nignoraient ce qu\u2019\u00e9tait cet homme. Cependant ils pens\u00e8rent que \ncela devait \u00eatre ainsi, puisque la chose se faisait par l\u2019ordre d\u2019Athos. \n\u00c0 neuf heures, guid\u00e9e par Planchet, la petite cavalcade se \nmit en route, prenant le chemin qu\u2019avait suivi la voiture. \nC\u2019\u00e9tai t un triste aspect que celui de ces six hommes courant \nen silence, plong\u00e9s chacun dans sa pens\u00e9e, mornes comme le d\u00e9sespoir, sombres comme le ch\u00e2timent. \u2013 852 \u2013 CHAPITRE LXV \nLE JUGEMENT \n \nC\u2019\u00e9tait une nuit orageuse et sombre, de gros nuages co u-\nraient au ciel, voilan t la clart\u00e9 des \u00e9toiles ; la lune ne devait se \nlever qu\u2019\u00e0 minuit. \nParfois, \u00e0 la lueur d\u2019un \u00e9clair qui brillait \u00e0 l\u2019horizon, on \napercevait la route qui se d\u00e9roulait blanche et solitaire ; puis, \nl\u2019\u00e9clair \u00e9teint, tout rentrait dans l\u2019obscurit\u00e9. \n\u00c0 chaque insta nt, Athos invitait d\u2019Artagnan, toujours \u00e0 la \nt\u00eate de la petite troupe, \u00e0 reprendre son rang qu\u2019au bout d\u2019un \ninstant il abandonnait de nouveau ; il n\u2019avait qu\u2019une pens\u00e9e, \nc\u2019\u00e9tait d\u2019aller en avant, et il allait. \nOn traversa en silence le village de Festubert , o\u00f9 \u00e9tait rest\u00e9 \nle domestique bless\u00e9, puis on longea le bois de Richebourg ; ar-\nriv\u00e9s \u00e0 Herlies, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit \u00e0 gauche. \nPlusieurs fois, Lord de Winter, soit Porthos, soit Aramis, \navaient essay\u00e9 d\u2019adresser la parole \u00e0 l\u2019 homme au manteau \nrouge ; mais \u00e0 chaque interrogation qui lui avait \u00e9t\u00e9 faite, il \ns\u2019\u00e9tait inclin\u00e9 sans r\u00e9pondre. Les voyageurs avaient alors co m-\npris qu\u2019il y avait quelque raison pour que l\u2019inconnu gard\u00e2t le \nsilence, et ils avaient cess\u00e9 de lui adresser la p arole. \nD\u2019ailleurs, l\u2019orage grossissait, les \u00e9clairs se succ\u00e9daient r a-\npidement, le tonnerre commen\u00e7ait \u00e0 gronder, et le vent, pr\u00e9cu r-\nseur de l\u2019ouragan, sifflait dans la plaine, agitant les plumes des \ncavaliers. \nLa cavalcade prit le grand trot. \u2013 853 \u2013 Un peu au -del\u00e0 de Fromelles, l\u2019orage \u00e9clata ; on d\u00e9ploya les \nmanteaux ; il restait encore trois lieues \u00e0 faire : on les fit sous \ndes torrents de pluie. \nD\u2019Artagnan avait \u00f4t\u00e9 son feutre et n\u2019avait pas mis son man-\nteau ; il trouvait plaisir \u00e0 laisser ruisseler l\u2019eau sur son front br \u00fb-\nlant et sur son corps agit\u00e9 de frissons fi\u00e9vreux. \nAu moment o\u00f9 la petite troupe avait d\u00e9pass\u00e9 Goskal et al-\nlait arriver \u00e0 la poste, un homme, abrit\u00e9 sous un arbre, se d\u00e9t a-\ncha du tronc avec lequel il \u00e9tait rest\u00e9 confondu dans l\u2019obscurit\u00e9, \net s\u2019avan \u00e7a jusqu\u2019au milieu de la route, mettant son doigt sur ses \nl\u00e8vres. \nAthos reconnut Grimaud. \n\u00ab Qu\u2019y a -t-il donc ? s\u2019\u00e9cria d\u2019Artagnan, aurait -elle quitt\u00e9 \nArmenti\u00e8res ? \u00bb \nGrimaud fit de sa t\u00eate un signe affirmatif. D\u2019Artagnan gri n-\n\u00e7a des dents. \n\u00ab Silence, d\u2019Arta gnan ! dit Athos, c\u2019est moi qui me suis \ncharg\u00e9 de tout, c\u2019est donc \u00e0 moi d\u2019interroger Grimaud. \n\u2013 O\u00f9 est -elle ? \u00bb demanda Athos. \nGrimaud \u00e9tendit la main dans la direction de la Lys. \n\u00ab Loin d\u2019ici ? \u00bb demanda Athos. \nGrimaud pr\u00e9senta \u00e0 son ma\u00eetre son index pli \u00e9. \n\u00ab Seule ? \u00bb demanda Athos. \nGrimaud fit signe que oui. \n\u00ab Messieurs, dit Athos, elle est seule \u00e0 une demi -lieue d\u2019ici, \ndans la direction de la rivi\u00e8re. \n\u2013 C\u2019est bien, dit d\u2019Artagnan, conduis- nous, Grimaud. \u00bb \u2013 854 \u2013 Grimaud prit \u00e0 travers champs, et servit de guid e \u00e0 la c a-\nvalcade. \nAu bout de cinq cents pas \u00e0 peu pr\u00e8s, on trouva un rui s-\nseau, que l\u2019on traversa \u00e0 gu\u00e9. \n\u00c0 la lueur d\u2019un \u00e9clair, on aper\u00e7ut le village d\u2019Erquinghem. \n\u00ab Est-ce l\u00e0 ? \u00bb demanda d\u2019Artagnan. \nGrimaud secoua la t\u00eate en signe de n\u00e9gation. \n\u00ab Silence donc ! \u00bb dit Athos. \nEt la troupe continua son chemin. \nUn autre \u00e9clair brilla ; Grimaud \u00e9tendit le bras, et \u00e0 la lueur \nbleu\u00e2tre du serpent de feu on distingua une petite maison is o-\nl\u00e9e, au bord de la rivi\u00e8re, \u00e0 cent pas d\u2019un bac. Une fen\u00eatre \u00e9tait \n\u00e9clair\u00e9e. \n\u00ab Nous y sommes \u00bb, dit Athos. \nEn ce moment, un homme couch\u00e9 dans le foss\u00e9 se leva, \nc\u2019\u00e9tait Mousqueton ; il montra du doigt la fen\u00eatre \u00e9clair\u00e9e. \n\u00ab Elle est l\u00e0, dit -il. \n\u2013 Et Bazin ? demanda Athos. \n\u2013 Tandis que je gardais la fen\u00eatre, il gardait la porte. \n\u2013 Bien, dit Athos, vous \u00eates tous de fid\u00e8les serviteurs. \u00bb \nAthos sauta \u00e0 bas de son cheval, dont il remit la bride aux mains \nde Grimaud, et s\u2019avan\u00e7a vers la fen\u00eatre apr\u00e8s avoir fait signe au \nreste de la troupe de tourner du c\u00f4t\u00e9 de la porte. \nLa petite maison \u00e9tait entour\u00e9e d\u2019une haie vive, de deux ou \ntrois pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu\u2019\u00e0 la f e-\nn\u00eatre priv\u00e9e de contrevents, mais dont les demi -rideaux \u00e9taient \nexactement tir\u00e9s. \u2013 855 \u2013 Il monta sur le rebord de pierre, afin que son \u0153il p\u00fbt d\u00e9-\npasser la hauteur des rideaux. \n\u00c0 la lueur d\u2019une lampe, il vit une femme envelopp\u00e9e d\u2019une \nmante de couleur sombre, assise sur un escabeau, pr\u00e8s d\u2019un feu \nmourant : ses coudes \u00e9taient pos\u00e9s sur une mauvaise table, et \nelle appuyait sa t\u00eate dans ses deux mains blanches comme l\u2019ivoire. \nOn ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire s i-\nnistre passa sur les l\u00e8vres d\u2019Athos, il n\u2019y avait pas \u00e0 s\u2019y tromper, \nc\u2019\u00e9tait bien celle qu\u2019il cherchait. \nEn ce moment un cheval hennit : Milady releva la t\u00eate, vit, \ncoll\u00e9 \u00e0 la vitre, le visage p\u00e2le d\u2019Athos, et poussa un cri. \nAthos comprit qu\u2019il \u00e9tait reconnu, poussa la fen\u00eatre du g e-\nnou et de la main, la fen\u00eatre c\u00e9da, les carreaux se rompirent. \nEt Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la \nchambre. \nMilady courut \u00e0 la porte et l\u2019ouvrit ; plus p\u00e2le et plus men a-\n\u00e7ant encore qu\u2019Athos, d\u2019Artagnan \u00e9tait sur le seuil. \nMilady recula en poussant un cri. D\u2019Artagnan, croyant \nqu\u2019elle avait quelque moyen de fuir et craignant qu\u2019elle ne leur \n\u00e9chapp\u00e2t, tira un pistolet de sa ceinture ; mais Athos leva la \nmain. \n\u00ab Remets cette arme \u00e0 sa place, d\u2019Artagnan, dit -il, il i m-\nporte que cette femme soit jug\u00e9e et non assassin\u00e9e. Attends e n-\ncore un instant, d\u2019Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, me s-\nsieurs. \u00bb \nD\u2019Artagnan ob\u00e9it, car Athos avait la voix sole nnelle et le \ngeste puissant d\u2019un juge envoy\u00e9 par le Seigneur lui -m\u00eame. Au s-\nsi, derri\u00e8re d\u2019Artagnan, entr\u00e8rent Porthos, Aramis, Lord de Winter et l\u2019homme au manteau rouge. \nLes quatre valets gardaient la porte et la fen\u00eatre. \u2013 856 \u2013 Milady \u00e9tait tomb\u00e9e sur sa chaise les mains \u00e9tendues, \ncomme pour conjurer cette terrible apparition ; en apercevant \nson beau -fr\u00e8re, elle jeta un cri terrible. \n\u00ab Que demandez -vous ? s\u2019\u00e9cria Milady. \n\u2013 Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s\u2019est \nappel\u00e9e d\u2019abord la comtesse de La F \u00e8re, puis Lady de Winter, \nbaronne de Sheffield. \n\u2013 C\u2019est moi, c\u2019est moi ! murmura -t-elle au comble de la ter-\nreur, que me voulez -vous ? \n\u2013 Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos : \nvous serez libre de vous d\u00e9fendre, justifiez -vous si vous pouvez. \nMonsieur d\u2019Artagnan, \u00e0 vous d\u2019accuser le premier. \u00bb \nD\u2019Artagnan s\u2019avan\u00e7a. \n\u00ab Devant Dieu et devant les hommes, dit -il, j\u2019accuse cette \nfemme d\u2019avoir empoisonn\u00e9 Constance Bonacieux, morte hier \nsoir. \u00bb \nIl se retourna vers Porthos et vers Aramis. \n\u00ab Nous atteston s \u00bb, dirent d\u2019un seul mouvement les deux \nmousquetaires. \nD\u2019Artagnan continua. \n\u00ab Devant Dieu et devant les hommes, j\u2019accuse cette femme \nd\u2019avoir voulu m\u2019empoisonner moi -m\u00eame, dans du vin qu\u2019elle \nm\u2019avait envoy\u00e9 de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le \nvin venait de mes amis ; Dieu m\u2019a sauv\u00e9 ; mais un homme est \nmort \u00e0 ma place, qui s\u2019appelait Brisemont. \n\u2013 Nous attestons, dirent de la m\u00eame voix Porthos et Ar a-\nmis. \n\u2013 Devant Dieu et devant les hommes, j\u2019accuse cette femme \nde m\u2019avoir pouss\u00e9 au meurtre du baro n de Wardes ; et, comme \u2013 857 \u2013 personne n\u2019est l\u00e0 pour attester la v\u00e9rit\u00e9 de cette accusation, je \nl\u2019atteste, moi. \n\u00ab J\u2019ai dit. \u00bb \nEt d\u2019Artagnan passa de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la chambre avec Po r-\nthos et Aramis. \n\u00ab \u00c0 vous, Milord ! \u00bb dit Athos. \nLe baron s\u2019approcha \u00e0 son tour . \n\u00ab Devant Dieu et devant les hommes, dit -il, j\u2019accuse cette \nfemme d\u2019avoir fait assassiner le duc de Buckingham. \n\u2013 Le duc de Buckingham assassin\u00e9 ? s\u2019\u00e9cri\u00e8rent d\u2019un seul \ncri tous les assistants. \n\u2013 Oui, dit le baron, assassin\u00e9 ! Sur la lettre d\u2019avis que vou s \nm\u2019aviez \u00e9crite, j\u2019avais fait arr\u00eater cette femme, et je l\u2019avais do n-\nn\u00e9e en garde \u00e0 un loyal serviteur ; elle a corrompu cet homme, \nelle lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait tuer le duc, \net dans ce moment peut -\u00eatre Felton paie de sa t\u00eate le crime de \ncette furie. \u00bb \nUn fr\u00e9missement courut parmi les juges \u00e0 la r\u00e9v\u00e9lation de \nces crimes encore inconnus. \n\u00ab Ce n\u2019est pas tout, reprit Lord de Winter, mon fr\u00e8re, qui \nvous avait faite son h\u00e9riti\u00e8re, est mort en trois heures d\u2019une \n\u00e9trange maladie qui lais se des taches livides sur tout le corps. \nMa s\u0153ur, comment votre mari est -il mort ? \n\u2013 Horreur ! s\u2019\u00e9cri\u00e8rent Porthos et Aramis. \n\u2013 Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de \nmon fr\u00e8re, je demande justice contre vous, et je d\u00e9clare que si on ne me la fait pas, je me la ferai. \u00bb \nEt Lord de Winter alla se ranger pr\u00e8s de d\u2019Artagnan, lai s-\nsant la place libre \u00e0 un autre accusateur. \u2013 858 \u2013 Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et e s-\nsaya de rappeler ses id\u00e9es confondues par un vertige mortel. \n\u00ab \u00c0 mon tour, dit Athos, tremblant lui -m\u00eame comme le \nlion tremble \u00e0 l\u2019aspect du serpent, \u00e0 mon tour. J\u2019\u00e9pousai cette \nfemme quand elle \u00e9tait jeune fille, je l\u2019\u00e9pousai malgr\u00e9 toute ma \nfamille ; je lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom ; et un \njour je m\u2019aper\u00e7us que cette femme \u00e9tait fl\u00e9trie : cette femme \n\u00e9tait marqu\u00e9e d\u2019une fleur de lis sur l\u2019\u00e9paule gauche. \n\u2013 Oh ! dit Milady en se levant, je d\u00e9fie de retrouver le tr i-\nbunal qui a prononc\u00e9 sur moi cette sentence inf\u00e2me. Je d\u00e9fie de \nretrouver celui qui l\u2019a ex\u00e9cut\u00e9e. \n\u2013 Silence, dit une voix. \n\u2013 \u00c0 ceci, c\u2019est \u00e0 moi de r\u00e9pondre ! \u00bb \nEt l\u2019homme au manteau rouge s\u2019approcha \u00e0 son tour. \n\u00ab Quel est cet homme, quel est cet homme ? \u00bb s\u2019\u00e9cria Mil a-\ndy suffoqu\u00e9e par la terreur et dont les cheveux se d\u00e9nou\u00e8rent et \nse dress\u00e8rent sur s a t\u00eate livide comme s\u2019ils eussent \u00e9t\u00e9 vivants. \nTous les yeux se tourn\u00e8rent sur cet homme, car \u00e0 tous, e x-\ncept\u00e9 \u00e0 Athos, il \u00e9tait inconnu. \nEncore Athos le regardait -il avec autant de stup\u00e9faction \nque les autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver m\u00eal\u00e9 en quelque chose \u00e0 l\u2019horrible drame qui se d\u00e9nouait en ce m o-\nment. \nApr\u00e8s s\u2019\u00eatre approch\u00e9 de Milady, d\u2019un pas lent et solennel, \nde mani\u00e8re que la table seule le s\u00e9par\u00e2t d\u2019elle, l\u2019inconnu \u00f4ta son \nmasque. \nMilady regarda quelque temps avec une terreur croi ssante \nce visage p\u00e2le encadr\u00e9 de cheveux et de favoris noirs, dont la seule expression \u00e9tait une impassibilit\u00e9 glac\u00e9e, puis tout \u00e0 coup : \u2013 859 \u2013 \u00ab Oh ! non, non, dit -elle en se levant et en reculant \njusqu\u2019au mur ; non, non, c\u2019est une apparition infernale ! ce n\u2019e st \npas lui ! \u00e0 moi ! \u00e0 moi ! \u00bb s\u2019\u00e9cria -t-elle d\u2019une voix rauque en se \nretou rnant vers la muraille, comme si elle e\u00fbt pu s\u2019y ouvrir un \npassage avec ses mains. \n\u00ab Mais qui \u00eates -vous donc ? s\u2019\u00e9cri\u00e8rent tous les t\u00e9moins de \ncette sc\u00e8ne. \n\u2013 Demandez -le \u00e0 cette fem me, dit l\u2019homme au manteau \nrouge, car vous voyez bien qu\u2019elle m\u2019a reconnu, elle. \n\u2013 Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille ! \u00bb s\u2019\u00e9cria Mil a-\ndy en proie \u00e0 une terreur insens\u00e9e et se cramponnant des mains \n\u00e0 la muraille pour ne pas tomber. \nTout le monde s\u2019\u00e9 carta, et l\u2019homme au manteau rouge resta \nseul debout au milieu de la salle. \n\u00ab Oh ! gr\u00e2ce ! gr\u00e2ce ! pardon ! \u00bb s\u2019\u00e9cria la mis\u00e9rable en \ntombant \u00e0 genoux. \nL\u2019inconnu laissa le silence se r\u00e9tablir. \n\u00ab Je vous le disais bien qu\u2019elle m\u2019avait reconnu ! reprit -il. \nOui, je suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon hi s-\ntoire. \u00bb \nTous les yeux \u00e9taient fix\u00e9s sur cet homme dont on attendait \nles paroles avec une avide anxi\u00e9t\u00e9. \n\u00ab Cette jeune femme \u00e9tait autrefois une jeune fille aussi \nbelle qu\u2019elle est belle aujourd \u2019hui. Elle \u00e9tait religieuse au co u-\nvent des b\u00e9n\u00e9dictines de Templemar. Un jeune pr\u00eatre au c\u0153ur simple et croyant desservait l\u2019\u00e9glise de ce couvent ; elle entreprit \nde le s\u00e9duire et y r\u00e9ussit, elle e\u00fbt s\u00e9duit un saint. \n\u00ab Leurs v\u0153ux \u00e0 tous deux \u00e9taient sacr\u00e9s , irr\u00e9vocables ; leur \nliaison ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux. \nElle obtint de lui qu\u2019ils quitteraient le pays ; mais pour quitter le \npays, pour fuir ensemble, pour gagner une autre partie de la \u2013 860 \u2013 France, o\u00f9 ils pussent vivre tranquilles parce qu\u2019ils seraient i n-\nconnus, il fallait de l\u2019argent ; ni l\u2019un ni l\u2019autre n\u2019en avait. Le \npr\u00eatre vola les vases sacr\u00e9s, les vendit ; mais comme ils \ns\u2019appr\u00eataient \u00e0 partir ensemble, ils furent arr\u00eat\u00e9s tous deux. \n\u00ab Huit jours apr\u00e8s, elle avait s\u00e9duit le fil s du ge\u00f4lier et \ns\u2019\u00e9tait sauv\u00e9e. Le jeune pr\u00eatre fut condamn\u00e9 \u00e0 dix ans de fers et \n\u00e0 la fl\u00e9trissure. J\u2019\u00e9tais le bourreau de la ville de Lille, comme dit \ncette femme. Je fus oblig\u00e9 de marquer le coupable, et le co u-\npable, messieurs, c\u2019\u00e9tait mon fr\u00e8re ! \n\u00ab Je jurai alors que cette femme qui l\u2019avait perdu, qui \u00e9tait \nplus que sa complice, puisqu\u2019elle l\u2019avait pouss\u00e9 au crime, part a-\ngerait au moins le ch\u00e2timent. Je me doutai du lieu o\u00f9 elle \u00e9tait \ncach\u00e9e, je la poursuivis, je l\u2019atteignis, je la garrottai et lui i m-\nprim ai la m\u00eame fl\u00e9trissure que j\u2019avais imprim\u00e9e \u00e0 mon fr\u00e8re. \n\u00ab Le lendemain de mon retour \u00e0 Lille, mon fr\u00e8re parvint \u00e0 \ns\u2019\u00e9chapper \u00e0 son tour, on m\u2019accusa de complicit\u00e9, et l\u2019on me \ncondamna \u00e0 rester en prison \u00e0 sa place tant qu\u2019il ne se serait pas \nconstitu\u00e9 pri sonnier. Mon pauvre fr\u00e8re ignorait ce jugement ; il \navait rejoint cette femme, ils avaient fui ensemble dans le Be r-\nry ; et l\u00e0, il avait obtenu une petite cure. Cette femme passait \npour sa s\u0153ur. \n\u00ab Le seigneur de la terre sur laquelle \u00e9tait situ\u00e9e l\u2019\u00e9glise d u \ncur\u00e9 vit cette pr\u00e9tendue s\u0153ur et en devint amoureux, amoureux \nau point qu\u2019il lui proposa de l\u2019\u00e9pouser. Alors elle quitta celui \nqu\u2019elle avait perdu pour celui qu\u2019elle devait perdre, et devint la \ncomtesse de La F\u00e8re\u2026 \u00bb \nTous les yeux se tourn\u00e8rent vers Atho s, dont c\u2019\u00e9tait le v\u00e9r i-\ntable nom, et qui fit signe de la t\u00eate que tout ce qu\u2019avait dit le \nbourreau \u00e9tait vrai. \n\u00ab Alors, reprit celui -ci, fou, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 se d\u00e9ba r-\nrasser d\u2019une existence \u00e0 laquelle elle avait tout enlev\u00e9, honneur et bonheur, mon pauv re fr\u00e8re revint \u00e0 Lille, et apprenant l\u2019arr\u00eat \nqui m\u2019avait condamn\u00e9 \u00e0 sa place, se constitua prisonnier et se \npendit le m\u00eame soir au soupirail de son cachot. \u2013 861 \u2013 \u00ab Au reste, c\u2019est une justice \u00e0 leur rendre, ceux qui \nm\u2019avaient condamn\u00e9 me tinrent parole . \u00c0 peine l\u2019identit\u00e9 du \ncadavre fut -elle constat\u00e9e qu\u2019on me rendit ma libert\u00e9. \n\u00ab Voil\u00e0 le crime dont je l\u2019accuse, voil\u00e0 la cause pour l a-\nquelle je l\u2019ai marqu\u00e9e. \n\u2013 Monsieur d\u2019Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que \nvous r\u00e9clamez contre cette femme ? \n\u2013 La peine d e mort, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que \nvous r\u00e9clamez contre cette femme ? \n\u2013 La peine de mort, reprit Lord de Winter. \n\u2013 Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui \u00eates \nses juges, quelle est la peine que vous portez contre cette \nfemme ? \n\u2013 La peine de mort \u00bb, r\u00e9pondirent d\u2019une voix sourde les \ndeux mousquetaires. \nMilady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas \nvers ses juges en se tra\u00eenant sur ses genoux. \nAthos \u00e9tendit la main vers elle. \n\u00ab Anne de Breuil, comtesse de La F\u00e8re, Milady de Winter, \ndit-il, vos crimes ont lass\u00e9 les hommes sur la terre et Dieu dans \nle ciel. Si vous savez quelque pri\u00e8re, dites -la, car vous \u00eates co n-\ndamn\u00e9e et vous allez mourir. \u00bb \n\u00c0 ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, Milady se \nreleva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui \nmanqu\u00e8rent ; elle sentit qu\u2019une main puissante et implacable la \nsaisissait par les cheveux et l\u2019entra\u00eenait aussi irr\u00e9vocablement \nque la fatalit\u00e9 entra\u00eene l\u2019homme : elle ne t enta donc pas m\u00eame \nde faire r\u00e9sistance et sortit de la chaumi\u00e8re. \u2013 862 \u2013 Lord de Winter, d\u2019Artagnan, Athos, Porthos et Aramis so r-\ntirent derri\u00e8re elle. Les valets suivirent leurs ma\u00eetres et la \nchambre resta solitaire avec sa fen\u00eatre bris\u00e9e, sa porte ouverte \net sa lampe fumeuse qui br\u00fblait tristement sur la table. \u2013 863 \u2013 CHAPITRE LXVI \nL\u2019EX\u00c9CUTION \n \nIl \u00e9tait minuit \u00e0 peu pr\u00e8s ; la lune, \u00e9chancr\u00e9e par sa d \u00e9-\ncroissance et ensanglant\u00e9e par les derni\u00e8res traces de l\u2019orage, se \nlevait derri\u00e8re la petite ville d\u2019Armenti\u00e8res, qui d\u00e9t achait sur sa \nlueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le squ e-\nlette de son haut clocher d\u00e9coup\u00e9 \u00e0 jour. En face, la Lys roulait \nses eaux pareilles \u00e0 une rivi\u00e8re d\u2019\u00e9tain fondu ; tandis que sur \nl\u2019autre rive on voyait la masse noire des arbres se profiler sur un \nciel orageux envahi par de gros nuages cuivr\u00e9s qui faisaient une \nesp\u00e8ce de cr\u00e9puscule au milieu de la nuit . \u00c0 gauche s\u2019\u00e9levait un \nvieux moulin abandonn\u00e9, aux ailes immobiles, dans les ruines \nduquel une chouette faisait entendre son cri aig u, p\u00e9riodique et \nmonotone. \u00c7\u00e0 et l\u00e0 dans la plaine, \u00e0 droite et \u00e0 gauche du ch e-\nmin que suivait le lugubre cort\u00e8ge, apparaissaient quelques \narbres bas et trapus, qui semblaient des nains difformes ac-\ncroupis pour guetter les hommes \u00e0 cette heure sinistre. \nDe temps en temps un large \u00e9clair ouvrait l\u2019horizon dans \ntoute sa largeur, serpentait au -dessus de la masse noire des \narbres et venait comme un effrayant cimeterre couper le ciel et l\u2019eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne passait dans \nl\u2019atmosph\u00e8re alourdie. Un silence de mort \u00e9crasait toute la n a-\nture ; le sol \u00e9tait humide et glissant de la pluie qui venait de \ntomber, et les herbes ranim\u00e9es jetaient leur parfum avec plus \nd\u2019\u00e9nergie. \nDeux valets tra\u00eenaient Milady, qu\u2019ils tenaient chacun par \nun bras ; le bourreau marchait derri\u00e8re, et Lord de Winter, \nd\u2019Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derri\u00e8re le \nbourreau. \nPlanchet et Bazin venaient les derniers. \u2013 864 \u2013 Les deux valets conduisaient Milady du c\u00f4t\u00e9 de la rivi\u00e8re. \nSa bouche \u00e9tait muette ; mais ses yeux parlaient avec leur ine x-\nprimable \u00e9loquence, suppliant tour \u00e0 tour chacun de ceux \nqu\u2019elle regardait. \nComme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit \naux valets : \n\u00ab Mille pistoles \u00e0 chacun de vous si vous prot\u00e9gez ma fuite ; \nmais si vous me livrez \u00e0 vos ma\u00eetres, j\u2019ai ici pr\u00e8s des vengeurs \nqui vous feront payer cher ma mort. \u00bb \nGrimaud h\u00e9sitait. Mousqueton tremblait de tous ses \nmembres. \nAthos, qui avait entendu la voix de Milady, s\u2019approcha v i-\nvement, Lord de Winter en fit autant. \n\u00ab Renvoyez ces valet s, dit -il, elle leur a parl\u00e9, ils ne sont \nplus s\u00fbrs. \u00bb \nOn appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Gr i-\nmaud et de Mousqueton. \nArriv\u00e9s au bord de l\u2019eau, le bourreau s\u2019approcha de Milady \net lui lia les pieds et les mains. \nAlors elle rompit le silence pour s\u2019\u00e9crier : \n\u00ab Vous \u00eates des l\u00e2ches, vous \u00eates des mis\u00e9rables assassins, \nvous vous mettez \u00e0 dix pour \u00e9gorger une femme ; prenez garde, \nsi je ne suis point secourue, je serai veng\u00e9e. \n\u2013 Vous n\u2019\u00eates pas une femme, dit froidement Athos, vous \nn\u2019appartenez p as \u00e0 l\u2019esp\u00e8ce humaine, vous \u00eates un d\u00e9mon \n\u00e9chapp\u00e9 de l\u2019enfer et que nous allons y faire rentrer. \n\u2013 Ah ! messieurs les hommes vertueux ! dit Milady, faites \nattention que celui qui touchera un cheveu de ma t\u00eate est \u00e0 son tour un assassin. \u2013 865 \u2013 \u2013 Le bourreau peut tuer, sans \u00eatre pour cela un assassin, \nmadame, dit l\u2019homme au manteau rouge en frappant sur sa \nlarge \u00e9p\u00e9e ; c\u2019est le dernier juge, voil\u00e0 tout : Nachrichter , \ncomme disent nos voisins les Allemands. \u00bb \nEt, comme il la liait en disant ces paroles, Milady pouss a \ndeux ou trois cris sauvages, qui firent un effet sombre et \u00e9trange \nen s\u2019envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs \ndu bois. \n\u00ab Mais si je suis coupable, si j\u2019ai commis les crimes dont \nvous m\u2019accusez, hurlait Milady, conduisez -moi devant u n trib u-\nnal, vous n\u2019\u00eates pas des juges, vous, pour me condamner. \n\u2013 Je vous avais propos\u00e9 Tyburn, dit Lord de Winter, pou r-\nquoi n\u2019avez -vous pas voulu ? \n\u2013 Parce que je ne veux pas mourir ! s\u2019\u00e9cria Milady en se d \u00e9-\nbattant, parce que je suis trop jeune pour mouri r ! \n\u2013 La femme que vous avez empoisonn\u00e9e \u00e0 B\u00e9thune \u00e9tait \nplus jeune encore que vous, madame, et cependant elle est morte, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 J\u2019entrerai dans un clo\u00eetre, je me ferai religieuse, dit Mil a-\ndy. \n\u2013 Vous \u00e9tiez dans un clo\u00eetre, dit le bourreau, et vo us en \u00eates \nsortie pour perdre mon fr\u00e8re. \u00bb \nMilady poussa un cri d\u2019effroi, et tomba sur ses genoux. \nLe bourreau la souleva sous les bras, et voulut l\u2019emporter \nvers le bateau. \n\u00ab Oh ! mon Dieu ! s\u2019\u00e9cria -t-elle, mon Dieu ! allez -vous donc \nme noyer ! \u00bb \nCes cris avaient quelque chose de si d\u00e9chirant, que \nd\u2019Artagnan, qui d\u2019abord \u00e9tait le plus acharn\u00e9 \u00e0 la poursuite de Milady, se laissa aller sur une souche, et pencha la t\u00eate, se bo u-\u2013 866 \u2013 chant les oreilles avec les paumes de ses mains ; et cependant, \nmalgr\u00e9 cela, il l\u2019e ntendait encore menacer et crier. \nD\u2019Artagnan \u00e9tait le plus jeune de tous ces hommes, le c\u0153ur \nlui manqua. \n\u00ab Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puis co n-\nsentir \u00e0 ce que cette femme meure ainsi ! \u00bb \nMilady avait entendu ces quelques mots, et ell e s\u2019\u00e9tait r e-\nprise \u00e0 une lueur d\u2019esp\u00e9rance. \n\u00ab D\u2019Artagnan ! d\u2019Artagnan ! cria -t-elle, souviens -toi que je \nt\u2019ai aim\u00e9 ! \u00bb \nLe jeune homme se leva et fit un pas vers elle. \nMais Athos, brusquement, tira son \u00e9p\u00e9e, se mit sur son \nchemin. \n\u00ab Si vous faites un pas de plus, d\u2019Artagnan, dit -il, nous \ncroiserons le fer ensemble. \nD\u2019Artagnan tomba \u00e0 genoux et pria. \n\u00ab Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir. \n\u2013 Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai \nque je suis bon catholique, je crois fermement \u00eatr e juste en a c-\ncomplissant ma fonction sur cette femme. \n\u2013 C\u2019est bien. \u00bb \nAthos fit un pas vers Milady. \n\u00ab Je vous pardonne, dit -il, le mal que vous m\u2019avez fait ; je \nvous pardonne mon avenir bris\u00e9, mon honneur perdu, mon \namour souill\u00e9 et mon salut \u00e0 jamais comp romis par le d\u00e9sespoir \no\u00f9 vous m\u2019avez jet\u00e9. Mourez en paix. \u00bb \nLord de Winter s\u2019avan\u00e7a \u00e0 son tour. \u2013 867 \u2013 \u00ab Je vous pardonne, dit -il, l\u2019empoisonnement de mon fr\u00e8re, \nI\u2019assassinat de Sa Gr\u00e2ce Lord Buckingham ; je vous pardonne la \nmort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma \npersonne. Mourez en paix. \n\u2013 Et moi, dit d\u2019Artagnan, pardonnez -moi, madame, d\u2019avoir, \npar une fourberie indigne d\u2019un gentilhomme, provoqu\u00e9 votre col\u00e8re ; et, en \u00e9change, je vous pardonne le meurtre de ma \npauvre amie et vos vengeance s cruelles pour moi, je vous pa r-\ndonne et je pleure sur vous. Mourez en paix. \n\u2013 I am lost ! murmura en anglais Milady. I must die. \u00bb \nAlors elle se releva d\u2019elle -m\u00eame, jeta tout autour d\u2019elle un \nde ces regards clairs qui semblaient jaillir d\u2019un \u0153il de flamme . \nElle ne vit rien. \nElle \u00e9couta et n\u2019entendit rien. \nElle n\u2019avait autour d\u2019elle que des ennemis. \n\u00ab O\u00f9 vais -je mourir ? dit -elle. \n\u2013 Sur l\u2019autre rive \u00bb, r\u00e9pondit le bourreau. \nAlors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y \nmettre le pied, Athos l ui remit une somme d\u2019argent. \n\u00ab Tenez, dit -il, voici le prix de l\u2019ex\u00e9cution ; que l\u2019on voie \nbien que nous agissons en juges. \n\u2013 C\u2019est bien, dit le bourreau ; et que maintenant, \u00e0 son \ntour, cette femme sache que je n\u2019accomplis pas mon m\u00e9tier, \nmais mon devoir. \u00bb \nEt il jeta l\u2019argent dans la rivi\u00e8re. \nLe bateau s\u2019\u00e9loigna vers la rive gauche de la Lys, emportant \nla coupable et l\u2019ex\u00e9cuteur ; tous les autres demeur\u00e8rent sur la \nrive droite, o\u00f9 ils \u00e9taient tomb\u00e9s \u00e0 genoux. \u2013 868 \u2013 Le bateau glissait lentement le long de la cor de du bac, sous \nle reflet d\u2019un nuage p\u00e2le qui surplombait l\u2019eau en ce moment. \nOn le vit aborder sur l\u2019autre rive ; les personnages se dess i-\nnaient en noir sur l\u2019horizon rouge\u00e2tre. \nMilady, pendant le trajet, \u00e9tait parvenue \u00e0 d\u00e9tacher la \ncorde qui liait ses p ieds : en arrivant sur le rivage, elle sauta l \u00e9-\ng\u00e8rement \u00e0 terre et prit la fuite. \nMais le sol \u00e9tait humide ; en arrivant au haut du talus, elle \nglissa et tomba sur ses genoux. \nUne id\u00e9e superstitieuse la frappa sans doute ; elle comprit \nque le Ciel lui refu sait son secours et resta dans l\u2019attitude o\u00f9 elle \nse trouvait, la t\u00eate inclin\u00e9e et les mains jointes. \nAlors on vit, de l\u2019autre rive, le bourreau lever lentement ses \ndeux bras, un rayon de lune se refl\u00e9ta sur la lame de sa large \n\u00e9p\u00e9e, les deux bras retomb\u00e8r ent ; on entendit le sifflement du \ncimeterre et le cri de la victime, puis une masse tronqu\u00e9e \ns\u2019affaissa sous le coup. \nAlors le bourreau d\u00e9tacha son manteau rouge, l\u2019\u00e9tendit \u00e0 \nterre, y coucha le corps, y jeta la t\u00eate, le noua par les quatre coins, le charg ea sur son \u00e9paule et remonta dans le bateau. \nArriv\u00e9 au milieu de la Lys, il arr\u00eata la barque, et suspe n-\ndant son fardeau au -dessus de la rivi\u00e8re : \n\u00ab Laissez passer la justice de Dieu ! \u00bb cria -t-il \u00e0 haute voix. \nEt il laissa tomber le cadavre au plus profond de l\u2019eau, qui \nse referma sur lui. \nTrois jours apr\u00e8s, les quatre mousquetaires rentraient \u00e0 P a-\nris ; ils \u00e9taient rest\u00e9s dans les limites de leur cong\u00e9, et le m\u00eame \nsoir ils all\u00e8rent faire leur visite accoutum\u00e9e \u00e0 M. de Tr\u00e9ville. \n\u00ab Eh bien, messieurs, leur demanda le brave capitaine, \nvous \u00eates -vous bien amus\u00e9s dans votre excursion ? \u2013 869 \u2013 \u2013 Prodigieusement \u00bb, r\u00e9pondit Athos, les dents serr\u00e9es. \u2013 870 \u2013 CHAPITRE LXVII \nCONCLUSION \n \nLe 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu\u2019il avait \nfaite au cardinal de quitter Paris p our revenir \u00e0 La Rochelle, so r-\ntit de sa capitale tout \u00e9tourdi encore de la nouvelle qui venait de \ns\u2019y r\u00e9pandre que Buckingham venait d\u2019\u00eatre assassin\u00e9. \nQuoique pr\u00e9venue que l\u2019homme qu\u2019elle avait tant aim\u00e9 \ncourait un danger, la reine, lorsqu\u2019on lui annon\u00e7a c ette mort, ne \nvoulut pas la croire ; il lui arriva m\u00eame de s\u2019\u00e9crier imprude m-\nment : \n\u00ab C\u2019est faux ! il vient de m\u2019\u00e9crire. \u00bb \nMais le lendemain il lui fallut bien croire \u00e0 cette fatale no u-\nvelle ; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre par \nles ordre s du roi Charles Ier, arriva porteur du dernier et f u-\nn\u00e8bre pr\u00e9sent que Buckingham envoyait \u00e0 la reine. \nLa joie du roi avait \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s vive ; il ne se donna pas la peine \nde la dissimuler et la fit m\u00eame \u00e9clater avec affectation devant la \nreine. Louis XIII, co mme tous les c\u0153urs faibles, manquait de \ng\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. \nMais bient\u00f4t le roi redevint sombre et mal portant : son \nfront n\u2019\u00e9tait pas de ceux qui s\u2019\u00e9claircissent pour longtemps ; il \nsentait qu\u2019en retournant au camp il allait reprendre son escl a-\nvage, et cependant il y retournait. \nLe cardinal \u00e9tait pour lui le serpent fascinateur et il \u00e9tait, \nlui, l\u2019oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui \n\u00e9chapper. \u2013 871 \u2013 Aussi le retour vers La Rochelle \u00e9tait -il profond\u00e9ment \ntriste. Nos quatre amis surtout faisaient l\u2019\u00e9tonnement de leurs \ncam arades ; ils voyageaient ensemble, c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, l\u2019\u0153il sombre \net la t\u00eate baiss\u00e9e. Athos relevait seul de temps en temps son large front ; un \u00e9clair brillait dans ses yeux, un sourire amer \npassait sur ses l\u00e8vres, puis, pareil \u00e0 ses camar ades, il se laissait \nde no uveau aller \u00e0 ses r\u00eaveries. \nAussit\u00f4t l\u2019arriv\u00e9e de l\u2019escorte dans une ville, d\u00e8s qu\u2019ils \navaient conduit le roi \u00e0 son logis, les quatre amis se retiraient ou chez eux ou dans quelque cabaret \u00e9cart\u00e9, o\u00f9 ils ne jouaient ni ne \nbuvaient ; seulement ils parlaient \u00e0 voix basse en regardant avec \nattention si nul ne les \u00e9coutait. \nUn jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler la \npie, et que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de suivre \nla chasse, s\u2019\u00e9taient arr\u00eat\u00e9s dans un cabaret sur la grande route, \nun homme, qui venait de La Rochelle \u00e0 franc \u00e9trier, s\u2019arr\u00eata \u00e0 la \nporte pour boire un verre de vin, et plongea son regard dans \nl\u2019int\u00e9rieur de la chambre o\u00f9 \u00e9taient attabl\u00e9s les quatre mou s-\nquetaires. \n\u00ab Hol\u00e0 ! monsieur d\u2019Arta gnan ! dit -il, n\u2019est -ce point vous \nque je vois l\u00e0 -bas ? \u00bb \nD\u2019Artagnan leva la t\u00eate et poussa un cri de joie. Cet homme \nqu\u2019il appelait son fant\u00f4me, c\u2019\u00e9tait son inconnu de Meung, de la rue des Fossoyeurs et d\u2019Arras. \nD\u2019Artagnan tira son \u00e9p\u00e9e et s\u2019\u00e9lan\u00e7a vers l a porte. \nMais cette fois, au lieu de fuir, l\u2019inconnu s\u2019\u00e9lan\u00e7a \u00e0 bas de \nson cheval, et s\u2019avan\u00e7a \u00e0 la rencontre de d\u2019Artagnan. \n\u00ab Ah ! monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc \nenfin ; cette fois vous ne m\u2019\u00e9chapperez pas. \n\u2013 Ce n\u2019est pas mon intention non plus, monsieur, car cette \nfois je vous cherchais ; au nom du roi, je vous arr\u00eate et dis que \u2013 872 \u2013 vous ayez \u00e0 me rendre votre \u00e9p\u00e9e, monsieur, et cela sans r\u00e9si s-\ntance ; il y va de la t\u00eate, je vous en avertis. \n\u2013 Qui \u00eates -vous donc ? demanda d\u2019Artagnan en bais sant \nson \u00e9p\u00e9e, mais sans la rendre encore. \n\u2013 Je suis le chevalier de Rochefort, r\u00e9pondit l\u2019inconnu, \nl\u2019\u00e9cuyer de M. le cardinal de Richelieu, et j\u2019ai ordre de vous r a-\nmener \u00e0 Son \u00c9minence . \n\u2013 Nous retournons aupr\u00e8s de Son \u00c9minence , monsieur le \nchevalier, dit Athos en s\u2019avan\u00e7ant, et vous accepterez bien la \nparole de M. d\u2019Artagnan, qu\u2019il va se rendre en droite ligne \u00e0 La \nRochelle. \n\u2013 Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le r a-\nm\u00e8neront au camp. \n\u2013 Nous lui en servirons, monsieur, sur notre parole de ge n-\ntilshommes ; mais sur notre parole de gentilshommes aussi, \najouta Athos en fron\u00e7ant le sourcil, M. d\u2019Artagnan ne nous qui t-\ntera pas. \u00bb \nLe chevalier de Rochefort jeta un coup d\u2019\u0153il en arri\u00e8re et \nvit que Porthos et Aramis s\u2019\u00e9taient plac\u00e9s entre lui et la por te ; il \ncomprit qu\u2019il \u00e9tait compl\u00e8tement \u00e0 la merci de ces quatre \nhommes. \n\u00ab Messieurs, dit -il, si M. d\u2019Artagnan veut me rendre son \n\u00e9p\u00e9e, et joindre sa parole \u00e0 la v\u00f4tre, je me contenterai de votre promesse de conduire M. d\u2019Artagnan au quartier de Mgr le ca r-\ndinal. \n\u2013 Vous avez ma parole, monsieur, dit d\u2019Artagnan, et voici \nmon \u00e9p\u00e9e. \n\u2013 Cela me va d\u2019autant mieux, ajouta Rochefort, qu\u2019il faut \nque je continue mon voyage. \n\u2013 Si c\u2019est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c\u2019est \ninutile, vous ne la retrouverez pas. \u2013 873 \u2013 \u2013 Qu\u2019est -elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort. \n\u2013 Revenez au camp et vous le saurez. \u00bb \nRochefort demeura un instant pensif, puis, comme on \nn\u2019\u00e9tait plus qu\u2019\u00e0 une journ\u00e9e de Surg\u00e8res, jusqu\u2019o\u00f9 le cardinal \ndevait venir au -devant du roi, il r\u00e9sol ut de suivre le conseil \nd\u2019Athos et de revenir avec eux. \nD\u2019ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c\u2019\u00e9tait de su r-\nveiller lui -m\u00eame son prisonnier. \nOn se remit en route. \nLe lendemain, \u00e0 trois heures de l\u2019apr\u00e8s -midi, on arriva \u00e0 \nSurg\u00e8res. Le cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le roi \ny \u00e9chang\u00e8rent force caresses, se f\u00e9licit\u00e8rent de l\u2019heureux hasard qui d\u00e9barrassait la France de l\u2019ennemi acharn\u00e9 qui ameutait \nl\u2019Europe contre elle. Apr\u00e8s quoi, le cardinal, qui avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9v e-\nnu par Rochefort que d\u2019 Artagnan \u00e9tait arr\u00eat\u00e9, et qui avait h\u00e2te \nde le voir, prit cong\u00e9 du roi en l\u2019invitant \u00e0 venir voir le lend e-\nmain les travaux de la digue qui \u00e9taient achev\u00e9s. \nEn revenant le soir \u00e0 son quartier du pont de La Pierre, le \ncardinal trouva debout, devant la porte de la maison qu\u2019il hab i-\ntait, d\u2019Artagnan sans \u00e9p\u00e9e et les trois mousquetaires arm\u00e9s. \nCette fois, comme il \u00e9tait en force, il les regarda s\u00e9v\u00e8r e-\nment, et fit signe de l\u2019\u0153il et de la main \u00e0 d\u2019Artagnan de le suivre. \nD\u2019Artagnan ob\u00e9it. \n\u00ab Nous t\u2019attendrons, d\u2019Arta gnan \u00bb, dit Athos assez haut \npour que le cardinal l\u2019entendit. \nSon \u00c9minence fron\u00e7a le sourcil, s\u2019arr\u00eata un instant, puis \ncontinua son chemin sans prononcer une seule parole. \nD\u2019Artagnan entra derri\u00e8re le cardinal, et Rochefort derri\u00e8re \nd\u2019Artagnan ; la porte fut gard\u00e9e. \u2013 874 \u2013 Son \u00c9minence se rendit dans la chambre qui lui servait de \ncabinet, et fit signe \u00e0 Rochefort d\u2019introduire le jeune mousqu e-\ntaire. \nRochefort ob\u00e9it et se retira. \nD\u2019Artagnan resta seul en face du cardinal ; c\u2019\u00e9tait sa s e-\nconde entrevue avec Richelieu , et il avoua depuis qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 \nbien convaincu que ce serait la derni\u00e8re. \nRichelieu resta debout, appuy\u00e9 contre la chemin\u00e9e, une \ntable \u00e9tait dress\u00e9e entre lui et d\u2019Artagnan. \n\u00ab Monsieur, dit le cardinal, vous avez \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9 par mes \nordres. \n\u2013 On me l\u2019a dit, Monseigneur. \n\u2013 Savez -vous pourquoi ? \n\u2013 Non, Monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je \npourrais \u00eatre arr\u00eat\u00e9 est encore inconnue de Son \u00c9minence . \u00bb \nRichelieu regarda fixement le jeune homme. \n\u00ab Oh ! Oh ! dit-il, que veut dire cela ? \n\u2013 Si Monseig neur veut m\u2019apprendre d\u2019abord les crimes \nqu\u2019on m\u2019impute, je lui dirai ensuite les faits que j\u2019ai accomplis. \n\u2013 On vous impute des crimes qui ont fait choir des t\u00eates \nplus hautes que la v\u00f4tre, monsieur ! dit le cardinal. \n\u2013 Lesquels, Monseigneur ? demanda d\u2019A rtagnan avec un \ncalme qui \u00e9tonna le cardinal lui -m\u00eame. \n\u2013 On vous impute d\u2019avoir correspondu avec les ennemis du \nroyaume, on vous impute d\u2019avoir surpris les secrets de l\u2019\u00c9tat, on \nvous impute d\u2019avoir essay\u00e9 de faire avorter les plans de votre \ng\u00e9n\u00e9ral. \u2013 875 \u2013 \u2013 Et q ui m\u2019impute cela, Monseigneur ? dit d\u2019Artagnan, qui \nse doutait que l\u2019accusation venait de Milady : une femme fl\u00e9trie \npar la justice du pays, une femme qui a \u00e9pous\u00e9 un homme en \nFrance et un autre en Angleterre, une femme qui a empoisonn\u00e9 \nson second mari et qui a tent\u00e9 de m\u2019empoisonner moi -m\u00eame ! \n\u2013 Que dites -vous donc l\u00e0 ? Monsieur, s\u2019\u00e9cria le cardinal \n\u00e9tonn\u00e9, et de quelle femme parlez -vous ainsi ? \n\u2013 De Milady de Winter, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan ; oui, de Mil a-\ndy de Winter, dont, sans doute, Votre \u00c9minence ignorait tous \nles crimes lorsqu\u2019elle l\u2019a honor\u00e9e de sa confiance. \n\u2013 Monsieur, dit le cardinal, si Milady de Winter a commis \nles crimes que vous dites, elle sera punie. \n\u2013 Elle l\u2019est, Monseigneur. \n\u2013 Et qui l\u2019a punie ? \n\u2013 Nous. \n\u2013 Elle est en prison ? \n\u2013 Elle est morte. \n\u2013 Morte ! r\u00e9p\u00e9ta le cardinal, qui ne pouvait croire \u00e0 ce qu\u2019il \nentendait : morte ! n\u2019avez -vous pas dit qu\u2019elle \u00e9tait morte ? \n\u2013 Trois fois elle avait essay\u00e9 de me tuer, et je lui avais pa r-\ndonn\u00e9, mais elle a tu\u00e9 la femme que j\u2019aimais. Alors, mes amis et moi, nous l\u2019avons prise, jug\u00e9e et condamn\u00e9e. \u00bb \nD\u2019Artagnan alors raconta l\u2019empoisonnement de \nMme Bonacieux dans le couvent des Carm\u00e9lites de B\u00e9thune, le \njugement de la maison isol\u00e9e, l\u2019ex\u00e9cution sur les bords de la Lys. \nUn frisson courut par tout le corps du c ardinal, qui cepe n-\ndant ne frissonnait pas facilement. \u2013 876 \u2013 Mais tout \u00e0 coup, comme subissant l\u2019influence d\u2019une pe n-\ns\u00e9e muette, la physionomie du cardinal, sombre jusqu\u2019alors, \ns\u2019\u00e9claircit peu \u00e0 peu et arriva \u00e0 la plus parfaite s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. \n\u00ab Ainsi, dit -il avec une v oix dont la douceur contrastait \navec la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 de ses paroles, vous vous \u00eates constitu\u00e9s juges, \nsans penser que ceux qui n\u2019ont pas mission de punir et qui p u-\nnissent sont des assassins ! \n\u2013 Monseigneur, je vous jure que je n\u2019ai pas eu un instant \nl\u2019intentio n de d\u00e9fendre ma t\u00eate contre vous. Je subirai le ch\u00e2t i-\nment que Votre \u00c9minence voudra bien m\u2019infliger. Je ne tiens \npas assez \u00e0 la vie pour craindre la mort. \n\u2013 Oui, je le sais, vous \u00eates un homme de c\u0153ur, monsieur, \ndit le cardinal avec une voix presque affec tueuse ; je puis donc \nvous dire d\u2019avance que vous serez jug\u00e9, condamn\u00e9 m\u00eame. \n\u2013 Un autre pourrait r\u00e9pondre \u00e0 Votre \u00c9minence qu\u2019il a sa \ngr\u00e2ce dans sa poche ; moi je me contenterai de vous dire : \u00ab Or-\ndonnez, Monseigneur, je suis pr\u00eat. \u00bb \n\u2013 Votre gr\u00e2ce ? dit Ri chelieu surpris. \n\u2013 Oui, Monseigneur, dit d\u2019Artagnan. \n\u2013 Et sign\u00e9e de qui ? du roi ? \u00bb \nEt le cardinal pronon\u00e7a ces mots avec une singuli\u00e8re e x-\npression de m\u00e9pris. \n\u00ab Non, de Votre \u00c9minence . \n\u2013 De moi ? vous \u00eates fou, monsieur ? \n\u2013 Monseigneur reconna\u00eetra sans do ute son \u00e9criture. \u00bb \nEt d\u2019Artagnan pr\u00e9senta au cardinal le pr\u00e9cieux papier \nqu\u2019Athos avait arrach\u00e9 \u00e0 Milady, et qu\u2019il avait donn\u00e9 \u00e0 \nd\u2019Artagnan pour lui servir de sauvegarde. \u2013 877 \u2013 Son \u00c9minence prit le papier et lut d\u2019une voix lente et en \nappuyant sur chaque syllab e : \n\u00ab C\u2019est par mon ordre et pour le bien de \u00c9tat que le porteur \ndu pr\u00e9sent a fait ce qu\u2019il a fait. \n\u00ab Au camp devant La Rochelle, ce 5 ao\u00fbt 1628. \n\u00ab Richelieu. \u00bb \nLe cardinal, apr\u00e8s avoir lu ces deux lignes, tomba dans une \nr\u00eaverie profonde, mais il ne rendit pas le papier \u00e0 d\u2019Artagnan. \n\u00ab Il m\u00e9dite de quel genre de supplice il me fera mourir, se \ndit tout bas d\u2019Artagnan ; eh bien, ma foi ! il verra comment \nmeurt un gentilhomme. \u00bb \nLe jeune mousquetaire \u00e9tait en excellente disposition pour \ntr\u00e9passer h\u00e9ro\u00efquement. \nRichelieu pensait toujours, roulait et d\u00e9roulait le papier \ndans ses mains. Enfin il leva la t\u00eate, fixa son regard d\u2019aigle sur \ncette physionomie loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce visage \nsillonn\u00e9 de larmes toutes les souffrances qu\u2019il avait endur\u00e9es \ndepuis un mois, et songea pour la troisi\u00e8me ou quatri\u00e8me fois \ncombien cet enfant de vingt et un ans avait d\u2019avenir, et quelles \nressources son activit\u00e9, son courage et son esprit pouvaient o f-\nfrir \u00e0 un bon ma\u00eetre. \nD\u2019un autre c\u00f4t\u00e9, les crimes, la puissance, le g\u00e9nie infernal \nde Milady l\u2019avaient plus d\u2019une fois \u00e9pouvant\u00e9. Il sentait comme une joie secr\u00e8te d\u2019\u00eatre \u00e0 jamais d\u00e9barrass\u00e9 de ce complice da n-\ngereux. \nIl d\u00e9chira lentement le papier que d\u2019Artagnan lui avait si \ng\u00e9n\u00e9reusement remis. \n\u00ab Je suis perdu \u00bb, dit e n lui -m\u00eame d\u2019Artagnan. \nEt il s\u2019inclina profond\u00e9ment devant le cardinal en homme \nqui dit : \u00ab Seigneur, que votre volont\u00e9 soit faite ! \u00bb \u2013 878 \u2013 Le cardinal s\u2019approcha de la table, et, sans s\u2019asseoir, \u00e9crivit \nquelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers \u00e9tai ent \nd\u00e9j\u00e0 remplis et y apposa son sceau. \n\u00ab Ceci est ma condamnation, dit d\u2019Artagnan ; il m\u2019\u00e9pargne \nl\u2019ennui de la Bastille et les lenteurs d\u2019un jugement. C\u2019est encore \nfort aimable \u00e0 lui. \u00bb \n\u00ab Tenez, monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous \nai pris un blanc -seing et je vous en rends un autre. Le nom \nmanque sur ce brevet : vous l\u2019\u00e9crirez vous -m\u00eame. \u00bb \nD\u2019Artagnan prit le papier en h\u00e9sitant et jeta les yeux de s-\nsus. \nC\u2019\u00e9tait une lieutenance dans les mousquetaires. \nD\u2019Artagnan tomba aux pieds du cardinal. \n\u00ab Monseigneur, dit -il, ma vie est \u00e0 vous ; disposez -en d\u00e9-\nsormais ; mais cette faveur que vous m\u2019accordez, je ne la m\u00e9rite \npas : j\u2019ai trois amis qui sont plus m\u00e9ritants et plus dignes\u2026 \n\u2013 Vous \u00eates un brave gar\u00e7on, d\u2019Artagnan, interrompit le \ncardinal en lui frap pant famili\u00e8rement sur l\u2019\u00e9paule, charm\u00e9 qu\u2019il \n\u00e9tait d\u2019avoir vaincu cette nature rebelle. Faites de ce brevet ce \nqu\u2019il vous plaira. Seulement rappelez -vous que, quoique le nom \nsoit en blanc, c\u2019est \u00e0 vous que je le donne. \n\u2013 Je ne l\u2019oublierai jamais, r\u00e9pondit d\u2019Artagnan. Votre \u00c9m i-\nnence peut en \u00eatre certaine. \u00bb \nLe cardinal se retourna et dit \u00e0 haute voix : \n\u00ab Rochefort ! \u00bb \nLe chevalier, qui sans doute \u00e9tait derri\u00e8re la porte entra \naussit\u00f4t. \n\u00ab Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d\u2019Artagnan ; je \nle re\u00e7ois au nombre de mes amis ; ainsi donc que l\u2019on \ns\u2019embrasse et que l\u2019on soit sage si l\u2019on tient \u00e0 conserver sa t\u00eate. \u2013 879 \u2013 Rochefort et d\u2019Artagnan s\u2019embrass\u00e8rent du bout des \nl\u00e8vres ; mais le cardinal \u00e9tait l\u00e0, qui les observait de son \u0153il vig i-\nlant. \nIls sortirent de la chambre en m\u00eame temps. \n\u00ab Nous nous retrouverons, n\u2019est -ce pas, monsieur ? \n\u2013 Quand il vous plaira, fit d\u2019Artagnan. \n\u2013 L\u2019occasion viendra, r\u00e9pondit Rochefort. \n\u2013 Hein ? \u00bb fit Richelieu en ouvrant la porte. \nLes deux hommes se sourirent, se serr\u00e8rent la main et sa-\nlu\u00e8rent Son \u00c9minence . \n\u00ab Nous commencions \u00e0 nous impatienter, dit Athos. \n\u2013 Me voil\u00e0, mes amis ! r\u00e9pondit d\u2019Artagnan, non seulement \nlibre, mais en faveur. \n\u2013 Vous nous conterez cela ? \n\u2013 D\u00e8s ce soir. \u00bb \nEn effet, d\u00e8s le soir m\u00eame d\u2019Artagnan se rendit au logis \nd\u2019Athos, qu\u2019il trouva en train de vider sa bouteille de vin \nd\u2019Espagne, occupation qu\u2019il accomplissait religieusement tous \nles soirs. \nIl lui raconta ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 entre le cardinal et lui, et \ntirant le brevet de sa poche : \n\u00ab Tenez, mon cher Athos, v oil\u00e0, dit -il, qui vous revient tout \nnaturellement. \u00bb \nAthos sourit de son doux et charmant sourire. \n\u00ab Amis, dit -il, pour Athos c\u2019est trop ; pour le comte de La \nF\u00e8re, c\u2019est trop peu. Gardez ce brevet, il est \u00e0 vous ; h\u00e9las, mon \nDieu ! vous l\u2019avez achet\u00e9 assez cher. \u00bb \u2013 880 \u2013 D\u2019Artagnan sortit de la chambre d\u2019Athos, et entra dans \ncelle de Porthos. \nIl le trouva v\u00eatu d\u2019un magnifique habit, couvert de brod e-\nries splendides, et se mirant dans une glace. \n\u00ab Ah ! ah ! dit Porthos, c\u2019est vous, cher ami ! comment \ntrouvez -vous q ue ce v\u00eatement me va ? \n\u2013 \u00c0 merveille, dit d\u2019Artagnan, mais je viens vous proposer \nun habit qui vous ira mieux encore. \n\u2013 Lequel ? demanda Porthos. \n\u2013 Celui de lieutenant aux mousquetaires. \nD\u2019Artagnan raconta \u00e0 Porthos son entrevue avec le card i-\nnal, et tirant le brevet de sa poche : \n\u00ab Tenez, mon cher, dit -il, \u00e9crivez votre nom l\u00e0 -dessus, et \nsoyez bon chef pour moi. \nPorthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit \u00e0 d\u2019Artagnan, \nau grand \u00e9tonnement du jeune homme. \n\u00ab Oui, dit -il, cela me flatterait beaucoup, mai s je n\u2019aurais \npas assez longtemps \u00e0 jouir de cette faveur. Pendant notre ex-\np\u00e9dition de B\u00e9thune, le mari de ma duchesse est mort ; de sorte \nque, mon cher, le coffre du d\u00e9funt me tendant les bras, j\u2019\u00e9pouse la veuve. Tenez, j\u2019essayais mon habit de noce ; gard ez la lieut e-\nnance, mon cher, gardez. \u00bb \nEt il rendit le brevet \u00e0 d\u2019Artagnan. \nLe jeune homme entra chez Aramis. \nIl le trouva agenouill\u00e9 devant un prie -Dieu, le front appuy\u00e9 \ncontre son livre d\u2019heures ouvert. \nIl lui raconta son entrevue avec le cardinal, et ti rant pour la \ntroisi\u00e8me fois son brevet de sa poche : \u2013 881 \u2013 \u00ab Vous, notre ami, notre lumi\u00e8re, notre protecteur inv i-\nsible, dit -il, acceptez ce brevet ; vous l\u2019avez m\u00e9rit\u00e9 plus que per-\nsonne, par votre sagesse et vos conseils toujours suivis de si \nheureux r\u00e9sultats. \n\u2013 H\u00e9las, cher ami ! dit Aramis, nos derni\u00e8res aventures \nm\u2019ont d\u00e9go\u00fbt\u00e9 tout \u00e0 fait de la vie d\u2019homme d\u2019\u00e9p\u00e9e. Cette fois, mon parti est pris irr\u00e9vocablement, apr\u00e8s le si\u00e8ge j\u2019entre chez \nles lazaristes. Gardez ce brevet, d\u2019Artagnan, le m\u00e9tier des armes \nvous convient, vous serez un brave et aventureux capitaine. \u00bb \nD\u2019Artagnan, l\u2019\u0153il humide de reconnaissance et brillant de \njoie, revint \u00e0 Athos, qu\u2019il trouva toujours attabl\u00e9 et mirant son \ndernier verre de malaga \u00e0 la lueur de la lampe. \n\u00ab Eh bien, dit -il, eux auss i m\u2019ont refus\u00e9. \n\u2013 C\u2019est que personne, cher ami, n\u2019en \u00e9tait plus digne que \nvous. \u00bb \nIl prit une plume, \u00e9crivit sur le brevet le nom de \nd\u2019Artagnan, et le lui remit. \n\u00ab Je n\u2019aurai donc plus d\u2019amis, dit le jeune homme, h\u00e9las ! \nplus rien, que d\u2019amers souvenirs\u2026 \u00bb \nEt il laissa tomber sa t\u00eate entre ses deux mains, tandis que \ndeux larmes roulaient le long de ses joues. \n\u00ab Vous \u00eates jeune, vous, r\u00e9pondit Athos, et vos souvenirs \namers ont le temps de se changer en doux souvenirs ! \u00bb \u2013 882 \u2013 \u00c9PILOGUE \n \nLa Rochelle, priv\u00e9e du seco urs de la flotte anglaise et de la \ndivision promise par Buckingham, se rendit apr\u00e8s un si\u00e8ge d\u2019un \nan. Le 28 octobre 1628, on signa la capitulation. \nLe roi fit son entr\u00e9e \u00e0 Paris le 23 d\u00e9cembre de la m\u00eame a n-\nn\u00e9e. On lui fit un triomphe comme s\u2019il revenait de vaincre \nl\u2019ennemi et non des Fran\u00e7ais. Il entra par le faubourg Saint -\nJacques sous des arcs de verdure. \nD\u2019Artagnan prit possession de son grade. Porthos quitta le \nservice et \u00e9pousa, dans le courant de l\u2019ann\u00e9e suivante, \nMme Coquenard, le coffre tant convoit \u00e9 contenait huit cent \nmille livres. \nMousqueton eut une livr\u00e9e magnifique, et de plus la sati s-\nfaction, qu\u2019il avait ambitionn\u00e9e toute sa vie, de monter derri\u00e8re \nun carrosse dor\u00e9. \nAramis, apr\u00e8s un voyage en Lorraine, disparut tout \u00e0 coup \net cessa d\u2019\u00e9crire \u00e0 s es amis. On apprit plus tard, par \nMme de Chevreuse, qui le dit \u00e0 deux ou trois de ses amants, \nqu\u2019il avait pris l\u2019habit dans un couvent de Nancy. \nBazin devint fr\u00e8re lai. \nAthos resta mousquetaire sous les ordres de d\u2019Artagnan \njusqu\u2019en 1633, \u00e9poque \u00e0 laquelle, \u00e0 la suite d\u2019un voyage qu\u2019il fit en Touraine, il quitta aussi le service sous pr\u00e9texte qu\u2019il venait \nde recueillir un petit h\u00e9ritage en Roussillon. \nGrimaud suivit Athos. \nD\u2019Artagnan se battit trois fois avec Rochefort et le blessa \ntrois fois. \u2013 883 \u2013 \u00ab Je vous tue rai probablement \u00e0 la quatri\u00e8me, lui dit- il en \nlui tendant la main pour le relever. \n\u2013 Il vaut donc mieux, pour vous et pour moi, que nous en \nrestions l\u00e0, r\u00e9pondit le bless\u00e9. Corbleu ! je suis plus votre ami \nque vous ne pensez, car d\u00e8s la premi\u00e8re rencontre j\u2019aurais pu, \nen disant un mot au cardinal, vous faire couper le cou. \u00bb \nIls s\u2019embrass\u00e8rent cette fois, mais de bon c\u0153ur et sans a r-\nri\u00e8re -pens\u00e9e. \nPlanchet obtint de Rochefort le grade de sergent dans les \ngardes. \nM. Bonacieux vivait fort tranquille, ignorant parfaitement \nce qu\u2019\u00e9tait devenue sa femme et ne s\u2019en inqui\u00e9tant gu\u00e8re. Un \njour, il eut l\u2019imprudence de se rappeler au souvenir du cardinal ; \nle cardinal lui fit r\u00e9pondre qu\u2019il allait pourvoir \u00e0 ce qu\u2019il ne \nmanqu\u00e2t jamais de rien d\u00e9sormais. \nEn effet, le len demain, M. Bonacieux, \u00e9tant sorti \u00e0 sept \nheures du soir de chez lui pour se rendre au Louvre, ne reparut \nplus rue des Fossoyeurs ; l\u2019avis de ceux qui parurent les mieux \ninform\u00e9s fut qu\u2019il \u00e9tait nourri et log\u00e9 dans quelque ch\u00e2teau royal \naux frais de sa g\u00e9n\u00e9reuse \u00c9minence . \nFIN \u2013 884 \u2013 Bibliographie \u2013 \u0152uvres compl \u00e8tes \n \nTir\u00e9 de Bibliographie des Auteurs Modernes (1801 \u2013 1934) \npar Hector Talvart et Joseph Place, Paris, Editions de la Chr o-\nnique des Lettres Fran\u00e7aises, Aux Horizons de France, 39 rue \ndu G\u00e9n\u00e9ral Foy , 1935 T ome 5 . \n1. \u00c9l\u00e9gie sur la mort du g\u00e9n\u00e9ral Foy. Paris, S\u00e9tier, \n1825, in -8 de 14 pp . \n2. La Chasse et l'Amour. \nVaudeville en un acte, par M M. Rousseau, Adolphe \n(M. Ribbing de Leuven) et Davy (Davy de la Pailleterie : A. \nDumas). \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, au th\u00e9\u00e2tre de \nl'Ambigu -Comique (22 sept.1825). \nParis, Chez Duvernois, S\u00e9tier, 1825, in -8 de 40 pp. \n3. Canaris. \nDithyrambe. Au profit des Grecs. \nParis, Sanson, 1826, in -12 de 10 pp. \n4. Nouvelles contemporaines. \nParis, Sanson, 1826, in -12 de 4 ff., 216 pp. \n5. La Noce et l'Enterrement. \nVaudeville en trois tableaux, par M M. Davy, Lassagne et \nGustave. \u2013 885 \u2013 Repr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, au th\u00e9\u00e2tre de la \nPorte -Saint- Martin (21 nov.1826). \nParis, Chez Bezou, 1826, in -8 de 46 pp. \n6. Henri III et sa cour. \nDrame historique en cinq actes et en prose. \nRepr\u00e9sent\u00e9 au Th\u00e9\u00e2tre -Fran\u00e7ais (11 f\u00e9v.1829). \nParis, Vezard et Cie, 1829, in -8 de 171 pp. \n7. Christine ou Stockholm, Fontainebleau et Rome. \nTrilogie dramatique sur la vie de Christine, cinq actes en \nvers, a vec prologue et \u00e9pilogue. \nRepr\u00e9sent\u00e9 \u00e0 Paris sur le Th\u00e9\u00e2tre Royal de l'Od\u00e9on (30 mars \n1830). \nParis, Barba, 1830, in -8 de 3 ff. et 191 pp. \n8. Rapport au G\u00e9n\u00e9ral La Fayette sur l'enl\u00e8vement \ndes poudres de Soissons. Paris, Impr. de S\u00e9tier, s.d. (1830), \nin-8 de 7 pp. \n9. Napol\u00e9on Bonaparte, ou trente ans de l'histoire \nde France. \nDrame en six actes. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, sur la Th\u00e9\u00e2tre Royal de \nl'Od\u00e9on (10 janv.1831). \nParis, chez Tournachon- Molin, 1831, in -8 de XVI -219 pp. \n10. Antony. \nDrame en cinq ac tes en prose. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois sur le th\u00e9\u00e2tre de la Porte -\nSaint -Martin (3 mai 1831). \u2013 886 \u2013 Paris, Auguste Auffray, 1831, in -8 de 4 ff. n. ch., 106 pp.et 1 \nf.n. ch. (post -scriptum). \n11. Charles VII chez ses grands vassaux. \nTrag\u00e9die en cinq actes. \nRepr\u00e9sent\u00e9e pour la premi\u00e8re fois sur le Th\u00e9\u00e2tre Royal de \nl'Od\u00e9on (20 oct. 1831). \nParis, Publications de Charles Lemesle, 1831, in -8 de 120 \npp. \n12. Richard Darlington. \nDrame en cinq actes et en prose, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de La Maison du \nDocteur , prologue par M M. Dinau x. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois sur le th\u00e9\u00e2tre de la Porte -\nSaint -Martin (10 d\u00e9c. 1831). \nParis, J.- N. Barba, 1832, in -8 de 132 pp. \n13. Teresa. \nDrame en cinq actes et en prose. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois sur le Th\u00e9\u00e2tre Royal de \nl'Op\u00e9ra -Comique (6 f \u00e9v. 1832). \nParis, Barba; Vve Charles B\u00e9chet; Lecointe et Pougin, 1832, \nin-8 de 164 pp. \n14. Le Mari de la veuve. \nCom\u00e9die en un acte et en prose, par M.***. \nRepr\u00e9sent\u00e9e pour la premi\u00e8re fois sur le Th\u00e9\u00e2tre -Fran\u00e7ais \n(4 avr. 1832). \nParis, Auguste Auffray, 1832 , in-8 de 63 pp. \n15. La Tour de Nesle. \u2013 887 \u2013 Drame en cinq actes et en neuf tableaux, par M M. Gaillardet \net ***. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le th\u00e9\u00e2tre de \nla Porte -Saint -Martin (29 mai 1832). \nParis, J.- N. Barba, 1832, in -8 de 4 ff., 98 pp. \n16. Gaule et France. \nParis, U. Canel ; A. Guyot, 1833, in -8 de 375 pp. \n17. Impressions de voyage. \nParis, A. Guyot, Charpentier et Dumont, 1834 -1837, 5 vol. \nin-8. \n18. Ang\u00e8le. \nDrame en cinq actes. \nParis, Charpentier, 1834, in -8 de 254 pp. \n19. Catherine Howard. \nDrame en cinq actes et en huit tableaux. \nParis, Charpentier, 1834, in -8 de IV -208 pp. \n20. Souvenirs d'Antony. \nParis, Librairie de Dumont, 1835, in -8 de 360 pp. \n21. Chroniques de France. Isabel de Bavi\u00e8re (R\u00e8gne \nde Charles VI). \nParis, Librairie de Dumont, 1835, 2 vol. in -8 de 406 pp. et \n419 pp. \n22. Don Juan de Marana ou la chute d'un ange. \nMyst\u00e8re en cinq actes. \u2013 888 \u2013 Repr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le th\u00e9\u00e2tre de \nla Porte -Saint -Martin (30 avr.1836). \nParis, Marchant, \u00c9diteur du Magasin Th\u00e9\u00e2tral, 1836 in-8 \nde 303 p. \n23. Kean. \nCom\u00e9die en cinq actes. \nRepr\u00e9sent\u00e9e pour la premi\u00e8re fois aux Vari\u00e9t\u00e9s (31 ao\u00fbt \n1836). \nParis, J.- B. Barba, 1836, in -8 de 3 ff. et 263 pp. \n24. Piquillo. \nOp\u00e9ra -comique en trois actes. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois sur le Th\u00e9\u00e2tre R oyal de \nl'Op\u00e9ra -Comique (31 oct. 1837). \nParis, Marchant, 1837, in -8 de 82 pp. \n25. Caligula. \nTrag\u00e9die en cinq actes et en vers, avec un prologue. \nRepr\u00e9sent\u00e9e pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Th\u00e9\u00e2tre -\nFran\u00e7ais (26 d\u00e9c. 1837). \nParis, Marchant, Editeur du Magasin Th\u00e9\u00e2tral, 1838 in -8 \nde 170 p. \n26. La Salle d'armes. I. Pauline II. Pascal Bruno (pr \u00e9-\nc\u00e9d\u00e9 de Murat ). \nParis, Dumont, Au Salon litt\u00e9raire, 1838, 2 vol. in -8 de 376 \ne t 352 pp. \n27. Le Capitaine Paul \n(La main droite du Sire de Giac). \u2013 889 \u2013 Paris, Dumont, 183 8, 2 vol. in -8 de 316 et 323 pp. \n28. Paul Jones. \nDrame en cinq actes. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris (8 oct. 1838). \nParis, Marchant, 1838, gr. in -8 de 32 pp. \n29. Nouvelles impressions de voyage. \nQuinze jours au Sina\u00ef, par M M. A. Dumas et A. Dauz ats. \nParis, Dumont, 183 9, 2 vol. in -8 de 358 et 406 pp \n30. Act\u00e9. \nParis, Librairie de Dumont, 1839, 2 vol. in -8 de 3 ff., 242 et \n302 pp. \n31. La Comtesse de Salisbury. Chroniques de France. \nParis, Dumont, (et Alexandre Cadot), 1839 -1848, 5 vol. in -\n8. \n32. Jacques Ortis. \nParis, Dumont, 1839, in -8 de XVI pp. (pr\u00e9face de Pier -\nAngelo -Fiorentino) et 312 pp. \n33. Mademoiselle de Belle- Isle. \nDrame en cinq actes, en prose. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Th\u00e9\u00e2tre -\nFran\u00e7ais(2 avr. 1839). \nParis, Dumont, 1 839, in -8 de 202 pp. \n34. Le Capitaine Pamphile. \nParis, Dumont, 1839, 2 vol. in -8 de 307 et 296 pp. \u2013 890 \u2013 35. L'Alchimiste. \nDrame en cinq actes en vers. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, sur le Th\u00e9\u00e2tre de la R e-\nnaissance (10 avr. 1839). \nParis, Dumont, 1839, in -8 de 176 pp. \n36. Crimes c\u00e9l\u00e8bres. \nParis, Administration de librairie, 1839 -1841, 8 vol. in -8. \n37. Napol\u00e9on , avec douze portraits en pied, grav\u00e9s sur \nacier par les meilleurs artistes, d'apr\u00e8s les peintures et les \ndessins de Horace Vernet, Tony Johannot, Isabey , Jules \nBoily, etc. \nParis, Au Plutarque fran\u00e7ais; Delloye, 1840, gr; in -8 de 410 \npp. \n38. Othon l'archer. \nParis, Dumont, 1840, in -8 de 324 pp. \n39. Les Stuarts. \nParis, Dumont, 1840, 2 vol. in -8 de 308 et 304 pp. \n40. Ma\u00eetre Adam le Calabrais. \nParis, Dumont, 1 840, in -8 de 347 pp. \n41. Aventures de John Davys. \nParis, Librairie de Dumont, 1840, 4 vol. in -8. \n42. Le Ma\u00eetre d'armes. \nParis, Dumont, 1840 -1841, 3 vol. in -8 de 320, 322 et 336 \npp. \n43. Un Mariage sous Louis XV. \u2013 891 \u2013 Com\u00e9die en cinq actes. \nRepr\u00e9sent\u00e9e pour la pr emi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Th\u00e9\u00e2tre -\nFran\u00e7ais (1er juin 1841). \nParis, Marchant; C. Tresse, 1841, in -8 de 140 pp. \n44. Prax\u00e8de, suivi de Don Martin de Freytas et de \nPierre -le-Cruel. \nParis, Dumont, 1841, in -8 de 307 pp. \n45. Nouvelles impressions de voyage. Mi di de la \nFrance. \nParis, Dumont, 1841, 3 vol. in -8 de 340, 326 et 357 pp. \n46. Excursions sur les bords du Rhin. \nParis, Dumont, 1841, 3 vol. in -8 de 328, 326 et 334 pp. \n47. Une ann\u00e9e \u00e0 Florence. \nParis, Dumont, 1841, 2 vol. in -8 de 340 et 343 pp. \n48. Jehanne la Pucelle. 1429 -1431. \nParis, Magen et Comon, 1842, in -8 de VII -327 pp. \n49. Le Speronare \nParis, Dumont, 1842, 4 vol. in -8. \n50. Le Capitaine Arena. \nParis, Dolin, 1842, 2 vol. in -8 de 309 et 314 pp. \n51. Lorenzino. Magasin th\u00e9\u00e2tral. Th\u00e9\u00e2tre fran\u00e7ais. \nDrame en cinq actes et en prose. \nParis, Marchant; Tarride, s. d. (1842), gr. in -8 de 36 pp. \u2013 892 \u2013 52. Halifax. Magasin th\u00e9\u00e2tral. Choix de pi\u00e8ces nouvelles, \njou\u00e9es sur tous les th\u00e9\u00e2tres de Paris. Th\u00e9\u00e2tre des Vari\u00e9t\u00e9s. \nCom\u00e9die en trois actes et un prologue. \nParis, Marchan t; Tarride, s. d. (1842), gr. in -8 de 36 pp. \n53. Le Chevalier d'Harmental. \nParis, Dumont, 1842, 4 vol. in -8. \n54. Le Corricolo. \nParis, Dolin, 1843, 4 vol. in -8. \n55. Les Demoiselles de Saint -Cyr. \nCom\u00e9die en cinq actes, suivie d'une lettre \u00e0 l'auteur \u00e0 \nM. Jules Janin. \nRepr\u00e9sent\u00e9e pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Th\u00e9\u00e2tre -\nFran\u00e7ais (25 juill.1843). Paris, chez Marchant, et tous les \nMarchands de Nouveaut\u00e9s, 1843, gr. \nin-8 de 1 f. (lettre de Dumas \u00e0 son \u00e9diteur), 38 pp. et VIII \npp. (lettre \u00e0 J. Janin). \n56. La Villa Palmieri. \nParis, Dolin, 1843, 2 vol. in -8. \n57. Louise Bernard. Magasin th\u00e9\u00e2tral. Choix de pi\u00e8ces \nnouvelles, jou\u00e9es sur tous les th\u00e9\u00e2tres de Paris. \nTh\u00e9\u00e2tre de la Porte- Saint -Martin. \nDrame en cinq actes. \nParis, Marchant; Tarride, s. d. (1843), gr. in -8 de 34 pp. \n58. Un Alchimiste au dix -neuvi\u00e8me si\u00e8cle. \nParis, Imprimerie de Paul Dupont, 1843, in -8 de 23 pp. \u2013 893 \u2013 59. Filles, Lorettes et Courtisanes. \nParis, Dolin, 1843, in -8. de 338 pp. \n60. Ascanio. \nParis, Petion, 1844, 5 vol. in -8. \n61. Le Laird de Dumbicky. Magasin th\u00e9\u00e2tral. Choix de \npi\u00e8ces nouvelles, jou\u00e9es sur tous les th\u00e9\u00e2tres de Paris. \nTh\u00e9\u00e2tre Royal de l'Od\u00e9on. \nDrame en cinq actes. \nParis, Marchant; Tarride, s. d. (1844), gr. in -8 de 42 pp. \n62. Sylvandire. \nParis, Dumont, 1844, 3 vol. in -8 de 318, 310 et 32 4 pp. \n63. Fernande. \nParis, Dumont, 1844, 3 vol. in -8 de 320, 336 et 320 pp. \n64. A. Les Trois Mousquetaires \nParis, Baudry, 1844, 8 vol. in -8. \nB. Les Mousquetaires \nDrame en cinq actes et douze tableaux, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de L'A u-\nberge de B\u00e9thune, \nprologue par M M. A. Du mas et Auguste Maquet. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Th\u00e9\u00e2tre de \nl'Ambigu -Comique (27 oct. 1845). \nParis, Marchant, 1845, gr. in -8 de 59 pp. \nC. La Jeunesse des Mousquetaires. \u2013 894 \u2013 Pi\u00e8ce en 14 tableaux, par M M. A. Dumas et Auguste M a-\nquet. \nParis , Dufour et Mulat, 1849, in -8 de 76 pp. \nD. Le Prisonnier de la Bastille, fin des Mousqu e-\ntaires. \nDrame en cinq actes et neuf tableaux. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Th\u00e9\u00e2tre \nImp\u00e9rial du Cirque (22 mars 1861). \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, s. d. (1861), gr. in -8 de 24 pp. \n65. Le Ch\u00e2teau d'Eppstein. \nParis, L. de Potter, 1844, 3 vol. in -8 de 323, 353 et 322 pp. \n66. Amaury. \nParis, Hippolyte Souverain, 1844, 4 vol. in -8. \n67. C\u00e9cile. \nParis, Dumont, 1844, 2 vol. in -8 de 330 et 324 pp. \n68. A. Gabriel Lambert. \nParis, Hippolyte Souverain, 1844, 2 vol. in -8. \nB. Gabriel Lambert. \nDrame en cinq actes et un prologue, par A. Dumas et Am \u00e9-\nd\u00e9e de Jallais. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1866, in -18 de 132 pp. \n69. Louis XIV et son si\u00e8cle. \nParis, Chez J. -B. Fellens et L. -P. Dufour, 1844 -1845, 2 vol. \ngr. in -8 de II -492 et 512 pp. \n70. A. Le Comte de Monte- Cristo. \u2013 895 \u2013 Paris, P\u00e9tion, 1845 -1846, 18 vol. in -8. \nB. Monte -Cristo. \nDrame en cinq actes et onze tableaux, par M M. A. Dumas et \nA. Maquet. \nParis, N. Tresse, 1848, gr. in -8 de 48 pp. \nC. Le Comte de Morcerf. \nDrame en cinq actes et dix tableaux de M M. A. Dumas et A. \nMaquet. \nParis, N. Tresse, 1851, gr. in -8 de 50 pp. \nD. Villefort. \nDrame en cinq actes et dix tableaux de M M. A. Dumas et A. \nMaquet. \nParis, N. Tresse, 1851, gr. in -8 de 59 pp. \n71. A. La Reine Margot. \nParis, Garnier fr\u00e8res, 1845, 6 vol. in -8. \nB. La Reine Margot. \nBiblioth\u00e8que dramatique. Th\u00e9\u00e2tre moderne. 2\u00e8me s\u00e9rie. \nDrame en cinq actes et en 13 tableaux, par M M. A. Dumas et \nA. Maquet. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1847, in -12 de 152 pp. \n72. Vingt Ans apr\u00e8s, suite des Trois Mousquetaires. \nParis, Baudry, 1845, 10 vol. \n73. A. Une Fille du R\u00e9gent. \nParis, A. Cadot, 1845, 4 vol. in -8. \nB. Une Fille du R\u00e9gent. \u2013 896 \u2013 Com\u00e9die en cinq actes dont un prologue. \nRepr\u00e9sent\u00e9e pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Th\u00e9\u00e2tre -\nFran\u00e7ais (1er avr. 1846). \nParis, Mar chant, 1846, gr. in -8 de 35 pp. \n74. Les M\u00e9dicis. Paris, Recoules, 1845, 2 vol. in -8 de 343 \net 345 pp. \n75. Michel -Ange et Rapha\u00ebl Sanzio. \nParis, Recoules, 1845, 2 vol. in -8 de 345 et 306 pp. \n76. Les Fr\u00e8res Corses. \nParis, Hippolyte Souverain, 1845, 2 vol. in -8 de 302 et 312 \npp. \n77. A. Le Chevalier de Maison -Rouge. \nParis, A. Cadot, 1845 -1846, 6 vol. in -8. \nB. Le Chevalier de Maison -Rouge. Biblioth\u00e8que dram a-\ntique. \nTh\u00e9\u00e2tre moderne. 2\u00e8me s\u00e9rie. \n\u00c9pisode du temps des Girondins, drame en 5 actes et 12 t a-\nbleaux, par M M. A. Dumas et A. Maquet. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1847, in -18 de 139 pp. \n78. Histoire d'un casse -noisette. \nParis, J. Hetzel, 1845, 2 vol. pet. in -8. \n79. La Bouillie de la Comtesse Berthe. \nParis , J. Hetzel, 1845, pet. in -8 de 126 pp. \n80. Nanon de Lartigues. \nParis, L. de Potter, 1845, 2 vol. in -8 de 324 et 331 pp. \u2013 897 \u2013 81. Madame de Cond\u00e9. \nParis, L. de Potter, 1845, 2 vol. in -8 de 315 et 307 pp. \n82. La Vicomtesse de Cambes. \nParis, L. de Potter, 1845, 2 vol. in -8 de 334 et 324 pp. \n83. L'Abbaye de Peyssac. \nParis, L. de Potter, 1845, 2 vol. in -8 de 324 et 363 pp. \nN. B. Ces 8 volumes (n 80 \u00e0 83) constituent une s\u00e9rie int i-\ntul\u00e9e : La Guerre des femmes , qui a inspir\u00e9 la pi\u00e8ce : \nLa Guerre des femmes. \nDrame en c inq actes et dix tableaux, par M M. A. Dumas et \nA. Maquet. Repr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le \nTh\u00e9\u00e2tre Historique (1er oct. 1849). Paris, A. Cadot, 1849, gr. in -\n8 de 57 pp. \n84. A. La Dame de Monsoreau. \nParis, P\u00e9tion, 1846, 8 vol. in -8. \nB. La D ame de Monsoreau. \nDrame en cinq actes et dix tableaux, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de L'Etang de \nBeaug\u00e9, prologue par M M. A. Dumas et A. Maquet. \nParis, Michel L\u00e9vy, 1860, in -12 de 196 pp. \n85. Le B\u00e2tard de Maul\u00e9on. \nParis, A. Cadot, 1846 -1847, 9 vol. in -8. \n86. Les Deux Diane. \nParis, A. Cadot, 1846 -1847, 10 vol. in -8. \n87. M\u00e9moires d'un m\u00e9decin. \u2013 898 \u2013 Paris, Fellens et Dufour (et A. Cadot), 1846 -1848, 19 vol. \nin-8. \n88. Les Quarante -Cinq. \nParis, A. Cadot, 1847 -1848, 10 vol. in -8. \n89. Intrigue et Amour. Biblioth\u00e8que dramatique. \nTh\u00e9\u00e2tre mo derne. 2\u00e8me s\u00e9rie. \nDrame en cinq actes et neuf tableaux. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1847, in -12 de 99 pp. \n90. Impressions de voyage. De Paris \u00e0 Cadix. \nParis, Ancienne maison Delloye, Garnier fr\u00e8res, 1847 -1848, \n5 vol. in -8. \n91. Hamlet, prince de Danemark. \nBiblioth\u00e8que dramatique. Th\u00e9\u00e2tre moderne. 2\u00e8me s\u00e9rie. \nDrame en vers, en 5 actes et 8 parties, par M M. A. Dumas et \nPaul Meurice. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1848, in -18 de 106 pp. \n92. Catilina. \nDrame en 5 actes et 7 tableaux, par M M. A. Dumas et A. \nMaquet. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1848, in -18 de 151 pp. \n93. Le Vicomte de Bragelonne. ou Dix ans plus tard, \nsuite des Trois Mousquetaires et de Vingt Ans apr\u00e8s. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1848 -1850, 26 vol. in -8. \n94. Le V\u00e9loce, ou Tanger, Alger et Tunis. \nParis, A. Cadot, 1848 -1851, 4 vol. in -8. \u2013 899 \u2013 95. Le Comte Hermann. \n2\u00e8me S\u00e9rie du Magasin th\u00e9\u00e2tral... \nDrame en cinq actes, avec pr\u00e9face et \u00e9pilogue. \nParis, Marchant, s. d. (1849), gr. in -8 de 40 pp. \n96. Les Mille et un fant\u00f4mes. \nParis, A. Cadot, 1849, 2 vol. in -8 de 318 et 309 pp. \n97. La R\u00e9gence. \nParis, A. Cadot, 1849, 2 vol. in -8 de 349 et 301 pp. \n98. Louis Quinze. \nParis, A. Cadot, 1849, 5 vol. in -8. \n99. Les Mariages du p\u00e8re Olifus. \nParis, A. Cadot, 1849, 5 vol. in -8. \n100. Le Collier de la Reine. \nParis, A. Cadot, 1849 -1850, 11 vol. in -8. \n101. M\u00e9moires de J. -F. Talma. \n\u00c9crits par lui -m\u00eame et recueillis et mis en ordre sur les p a-\npiers de sa famille, par A. Dumas. \nParis, 1849 (et 1850), Hippolyte Souverain, 4 vol. in -8. \n102. La Femme au collier de velours. \nParis, A. Cadot, 18 50, 2 vol. in -8 de 326 et 333 pp. \n103. Montevideo ou une nouvelle Troie. \nParis, Imprimerie centrale de Napol\u00e9on Chaix et Cie, 1850, \nin-18 de 167 pp. \n104. La Chasse au chastre. \u2013 900 \u2013 Magasin th\u00e9\u00e2tral. Pi\u00e8ces nouvelles... \nFantaisie en trois actes et huit tableaux. \nParis, Administration de librairie th\u00e9\u00e2trale. Ancienne mai-\nson Marchant, 1850, gr. in- 8 de 24 pp. \n105. La Tulipe noire. \nParis, Baudry, s. d. (1850), 3 vol. in -8 de 313, 304 et 316 \npp. \n106. Louis XVI (Histoire de Louis XVI et de Marie -\nAntoinette.) Paris, A. Cadot, 1850 -1851, 5 vol. in -8. \n107. Le Trou de l'enfer. (Chronique de Charlemagne). \nParis, A. Cadot, 1851, 4 vol. in -8. \n108. Dieu dispose. \nParis, A. Cadot, 1851, 4 vol. in -8. \n109. La Barri\u00e8re de Clichy. \nDrame militaire en 5 actes et 14 tableaux. \nRepr\u00e9sent \u00e9 pour la premi\u00e8re fois \u00e0 Paris sur le Th\u00e9\u00e2tre N a-\ntional (ancien Cirque, 21 avr. 1851). \nParis, Librairie Th\u00e9\u00e2trale, 1851, in -8 de 48 pp. \n110. Impressions de voyage. Suisse. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1851, 3 vol. in -18. \n111. Ange Pitou. \nParis, A. Cadot, 185 1, 8 vol. in -8. \n112. Le Drame de Quatre- vingt -treize. Sc\u00e8nes de la \nvie r\u00e9volutionnaire. Paris, Hippolyt e Souverain, 1851, 7 vol. \nin-8. \u2013 901 \u2013 113. Histoire de deux si\u00e8cles ou la Cour, l'\u00c9glise et le \npeuple depuis 1650 jusqu'\u00e0 nos jours. \nParis, Dufour et Mulat, 18 52, 2 vol. gr. in -8. \n114. Conscience. \nParis, A. Cadot, 1852, 5 vol. in -8. \n115. Un Gil Blas en Californie. \nParis, A. Cadot, 1852, 2 vol. in -8 de 317 et 296 pp. \n116. Olympe de Cl\u00e8ves. \nParis, A. Cadot, 1852, 9 vol. in -8. \n117. Le Dernier roi (Histoire de la vi e politique et \npriv\u00e9e de Louis -Philippe.) Paris, Hippolyte Souverain, \n1852, 8 vol. in -8. 118. Mes M\u00e9moires. \nParis, A. Cadot, 1852 -1854, 22 vol. in -8. \n119. La Comtesse de Charny. \nParis, A. Cadot, 1852 -1855, 19 vol. in -8. \n120. Isaac Laquedem. \nParis, A la Lib rairie Th\u00e9\u00e2trale, 1853, 5 vol. in -8. \n121. Le Pasteur d'Ashbourn. \nParis, A. Cadot , 1853, 8 vol. in -8. \n122. Les Drames de la mer. \nParis, A. Cadot, 1853, 2 vol. in -8 de 296 et 324 pp. \n123. Ing\u00e9nue. \nParis, A. Cadot, 1853 -1855, 7 vol. in -8. \u2013 902 \u2013 124. La Jeunesse de Pierrot. par Aramis. Publications \ndu Mousquetaire \nParis, A la Librairie Nouvelle, 1854, in -16, 150 pp. \n125. Le Marbrier. \nDrame en trois actes. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le th\u00e9\u00e2tre du \nVaudeville (22 mai 1854). \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1854, in -18 de 48 pp. \n126. La Conscience. \nDrame en cinq actes et en six tableaux. \nParis, Librairie d'Alphonse Tarride, 1854, in -18 de 108 pp. \n127. A. El Salteador. \nRoman de cape et d'\u00e9p\u00e9e. \nParis, A. Cadot, 1854, 3 vol. in -8. \nIl a \u00e9t\u00e9 tir\u00e9 de ce roman une pi\u00e8ce dont voici le titre : \nB. Le Gentilhomme de la montagne. \nDrame en cinq actes et huit tableaux, par A. Dumas (et Ed. \nLockroy). \nParis, Michel L\u00e9vy, 1860, in -18 de 144 pp. \n128. Une Vie d'artiste. \nParis, A. Cadot, 1854, 2 vol. in -8 de 315 et 323 pp. \n129. Saphir, pierre pr\u00e9cieuse mont\u00e9e par Alexandre \nDumas. \nBiblioth\u00e8que du Mousquetaire. \u2013 903 \u2013 Paris, Coulon -Pineau, 1854, in -12 de 242 pp. \n130. Catherine Blum. \nParis, A. Cadot, 1854, 2 vol. in -8. \n131. Vie et aventures de la princesse de Monaco. Re-\ncueillies par A. Dum as. \nParis, A. Cadot, 1854, 6 vol. in -8. \n132. La Jeunesse de Louis XIV. \nCom\u00e9die en cinq actes et en prose. \nParis, Librairie Th\u00e9\u00e2trale, 1856, in -16 de 306 pp. \n133. Souvenirs de 1830 \u00e0 1842. \nParis, A. Cadot, 1854- 1855, 8 vo l. in -8. \n134. Le Page du Duc de Sav oie. \nParis, A. Cadot, 1855, 8 vol. in -8. \n135. Les Mohicans de Paris. \nParis, A. Cadot, 1854- 1855, 19 vol. in -8. \n136. A. Les Mohicans de Paris (Suite) Salvator le \ncommissionnaire. \nParis, A. Cadot, 1856 ( -1859), 14 vol. in -8. \nIl a \u00e9t\u00e9 tir\u00e9 des Mohicans de Par is, la pi\u00e8ce suivante: \nB. Les Mohicans de Paris. \nDrame en cinq actes, en neuf tableaux, avec prologue. \nParis, Michel L\u00e9vy, 1864, in -12 de 162 pp. \n137. Ta\u00efti. Marquises. Californie. Journal de M a-\ndame Giovanni. R\u00e9dig\u00e9 et publi\u00e9 par A. Dumas. \u2013 904 \u2013 Paris, A. Cadot, 1856, 4 vol. in -8. \n138. La derni\u00e8re ann\u00e9e de Marie Dorval. \nParis, Librairie Nouvelle, 1855, in -32 de 96 pp. \n139. Le Capitaine Richard. (Une Chasse aux \u00e9l \u00e9-\nphants.) Pari s, A. Cadot, 1858, 3 vol. in -8. \n140. Les Grands hommes en robe de chambre. C \u00e9-\nsar. Paris, A. Cadot, 1856, 7 vol. in -8. \n141. Les Grands hommes en robe de chambre. He n-\nri IV. Paris, A. Cadot, 1855, 2 vol. in -8 de 322 et 330 pp. \n142. Les Grands hommes en robe de chambre. R i-\nchelieu. \nParis, A. Cadot, 1856, 5 vol. in -8. \n143. L'Orestie. \nTrag\u00e9die en tr ois actes et en vers, imit\u00e9e de l'antique. \nParis, Librairie Th\u00e9\u00e2trale, 1856, in -12 de 108 pp. \n144. Le Li\u00e8vre de mon grand- p\u00e8re. \nParis, A. Cadot, 1857, in -8 de 309 pp. \n145. La Tour Saint -Jacques -la-Boucherie. \nDrame historique en 5 actes et 9 tableaux, par M M. A. D u-\nmas et X. de Mont\u00e9pin. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois sur le Th\u00e9\u00e2tre Imp\u00e9rial du \nCirque (15 nov. 1856). \n\u00c0 la Librairie Th\u00e9\u00e2trale, 1856, gr. in -8 de 16 pp. \n146. P\u00e8lerinage de Hadji -Abd -el-Hamid -Bey (Du \nCouret). M\u00e9dine et la Mecque. Paris, A. Cadot , 1856 -1857, \n6 vol. in -8. \u2013 905 \u2013 147. Madame du Deffand. \nParis, A. Cadot, 1856 -1857, 8 vol. in -8. \n148. La Dame de volupt\u00e9. \nM\u00e9moires de Mlle de Luynes, publi\u00e9s par A. Dumas. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1864, 2 vol. in -18 de 284 et 332 \npp. \n149. L'Invitation \u00e0 la val se. \nCom\u00e9die en un acte et en prose. \nRepr\u00e9sent\u00e9e pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Th\u00e9\u00e2tre du \nGymnase (18 juin 1857). \nParis, Beck, 1837 (pour 1857), in -12 de 48 pp. \n150. L'Homme aux contes. \nLe Soldat de plomb et la danseuse de papier. Petit -Jean et \nGros-Jean. \nLe roi des taupes et sa fille. La Jeunesse de Pierrot. \n\u00c9dition interdite en France. \nBruxelles, Office de publicit\u00e9, Coll. Hetzel, 1857, in -32 de \n208 pp. \n151. Les Compagnons de J\u00e9hu. \nParis, A. Cadot, 1857, 7 vol. in -8. \n152. Charles le T\u00e9m\u00e9raire. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1860, 2 vol. in -12 de 324 et 310 \npp. \n153. Le Meneur de loups. \nParis, A. Cadot, 1857, 3 vol. in -8. \u2013 906 \u2013 154. Causeries. \nPremi\u00e8re et deuxi\u00e8me s\u00e9ries. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1860, 2 vol. in -8. \n155. La Retraite illumin\u00e9e , par A. Dumas, a vec divers \nappendices par M. Joseph Bard et Sommeville. \nAuxerre, Ch. Gallot, Libraire -\u00e9diteur, 1858, in -12 de 88 pp. \n156. L'Honneur est satisfait. \nCom\u00e9die en un acte et en prose. \nParis, Librairie Th\u00e9\u00e2trale, 1858, in -12 de 48 pp. \n157. La Route de Varennes. \nParis, Michel L\u00e9vy, 1860, in -18 de 279 pp. \n158. L'Horoscope. \nParis, A. Cadot, 1858, 3 vol. in -8. \n159. Histoire de mes b\u00eates. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1867, in -18 de 333 pp. \n160. Le Chasseur de sauvagine. \nParis, A. Cadot, 1858, 2 vol. in -8 de chacun 317 p p. \n161. Ainsi soit -il. \nParis, A. Cadot, s. d. (1862), 5 vol. in -8. \nIl a \u00e9t\u00e9 tir\u00e9 de ce roman la pi\u00e8ce suivante: \nMadame de Chamblay. \nDrame en cinq actes, en prose. \nParis, Michel L\u00e9vy, 1869, in -18 de 96 pp. \u2013 907 \u2013 162. Black. \nParis, A. Cadot, 1858, 4 vol. in -8. \n163. Les Louves de Machecoul , par A. Dumas et G. de \nCherville. \nParis, A. Cadot, 1859, 10 vol. in -8. \n164. De Paris \u00e0 Astrakan, nouvelles impressions de \nvoyage. \nPremi\u00e8re et deuxi\u00e8me s\u00e9rie. \nParis, Librairie nouvelle A. Bourdilliat et Cie, 1860, 2 vol. \nin-18 de 3 18 et 313 pp. \n165. Lettres de Saint -P\u00e9tersbourg (sur le Servage en \nRussie). \n\u00c9dition interdite pour la France. \nBruxelles, Rozez, coll. Hetzel 1859, in -32 de 232 pp. \n166. La Fr\u00e9gate l'Esp\u00e9rance. \n\u00c9dition interdite pour la France. \nBruxelles, Office de publicit \u00e9; Leipzig, A. D\u00fcrr, coll. Hetzel, \n1859, in -32 de 232 pp. \n167. Contes pour les grands et les petits enfants. \nBruxelles, Office de publicit\u00e9; Leipzig, A. D\u00fcrr, coll. Hetzel, \n1859, 2 vol. in -32 de 190 et 204 pp. \n168. Jane. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1862, in -18 de 324 pp. \n169. Herminie et Marianna. \n\u00c9dition interdite pour la France. \u2013 908 \u2013 Bruxelles, M\u00e9line, Cans et Cie, coll. Hetzel, 1859, in -32 de \n174 pp. \n170. Ammalat -Beg. \nParis, A. Cadot, s. d. (1859), 2 vol. in -8 de 326 et 352 pp. \n171. La Maison de glace. \nParis, Michel L\u00e9vy, 1860, 2 vol. in -18 de 326 et 280 pp. \n172. Le Caucase. Voyage d'Alexandre Dumas. \nParis, Librairie Th\u00e9\u00e2trale, s. d. (1859), in -4 de 240 pp. \n173. Traduction de Victor Perceval. M\u00e9moires d'un \npoliceman. Paris, A. Cadot, 1859, 2 vol. in -8 de chacun 325 \npp. \n174. L'Art et les artistes contemporains au Salon de \n1859. \nParis, A. Bourdilliat et Cie, 1859, 2 vol. in -18 de 188 pp. \n175. Monsieur Coumbes. (Histoire d'un cabanon et d'un \nchalet.) \nParis, A. Bourdilliat et Cie, 1860, in -18 de 316 pp. \nConnu aussi sous le titre suivant : Le Fils du For\u00e7at \n176. Docteur Maynard. Les Baleiniers, voyage aux \nterres antipodiques. \nParis, A. Cadot, 1859, 3 vol. in -8. \n177. Une Aventure d'amour (Herminie). \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1867, in -18 de 274 pp. \n178. Le P\u00e8re la Ruin e. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1860, in -18 de 320 pp \u2013 909 \u2013 179. La Vie au d\u00e9sert. Cinq ans de chasse dans l'int \u00e9-\nrieur de l'Afrique m\u00e9ridionale par Gordon Cu m-\nming. \nParis, Impr. de Edouard Blot, s. d. (1860), gr. in -8 de 132 \npp. \n180. Moullah -Nour. \n\u00c9dition interdite pour la France. \nBruxelles, M\u00e9line, Cans et Cie, coll. Hetzel, s. d. (1860), 2 \nvol. in -32 de 181 et 152 pp. \n181. Un Cadet de famille traduit par Victor Perceval, p u-\nbli\u00e9 par A. Dumas. \nPremi\u00e8re, deuxi\u00e8me et troisi\u00e8me s\u00e9rie. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1860, 3 vol. in -18. \n182. Le Roman d'Elvire. \nOp\u00e9ra -comique en trois actes, par A. Dumas et A. de Le u-\nven. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1860, in -18 de 97 pp. \n183. L'Envers d'une conspiration. \nCom\u00e9die en cinq actes, en prose. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1860, in -18 de 1 32 pp. \n184. M\u00e9moires de Garibaldi, traduits sur le manuscrit \noriginal, par A. Dumas. \nPremi\u00e8re et deuxi\u00e8me s\u00e9rie. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1860, 2 vol. in -18 de 312 et 268 \npp. \n185. Le p\u00e8re Gigogne contes pour les enfants. \u2013 910 \u2013 Premi\u00e8re et deuxi\u00e8me s\u00e9rie. \nParis , Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1860, 2 vol. in -18. \n186. Les Drames galants. La Marquise d'Escoman. \nParis, A. Bourdilliat et Cie, 1860, 2 vol. in -18 de 281 et 291 \npp. \n187. Jacquot sans oreilles. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1873, in -18 de XXVIII -231 pp. \n188. Une nuit \u00e0 Florence sous Alexandre de M\u00e9dicis. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1861, in -18 de 250 pp. \n189. Les Garibaldiens. R\u00e9volution de Sicile et de \nNaples. Paris, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1861, in -18 de 376 pp. \n190. Les Morts vont vite. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1861, 2 vol. in -18 de 322 et 294 \npp. \n191. La Boule de neige. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1862, in -18 de 292 pp. \n192. La Princesse Flora. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1862, in -18 de 253 pp. \n193. Italiens et Flamands. \nPremi\u00e8re et deuxi\u00e8me s\u00e9rie. \nParis, Michel L\u00e9vy, 18 62, 2 vol. in -18 de 305 et 300 pp. \n194. Sultanetta. \nParis, Michel L\u00e9vy, 1862, in -18 de 320 pp. \u2013 911 \u2013 195. Les Deux Reines, suite et fin des M\u00e9moires de \nMlle de Luynes. Paris, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1864, 2 vol. in -18 \nde 333 et 329 pp. \n196. La San -Felice. \nParis, Mic hel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1864 -1865, 9 vol. in -18. \n197. Un Pays inconnu, (G\u00e9ral -Milco; Br\u00e9sil.). \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1865, in -18 de 320 pp. \n198. Les Gardes forestiers. \nDrame en cinq actes. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Grand-\nTh\u00e9\u00e2tre paris ien (28 mai 1865). \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, s. d. (1865), gr. in -8 de 36 pp. \n199. Souvenirs d'une favorite. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1865, 4 vol. in -18. \n200. Les Hommes de fer. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1867, in -18 de 305 pp. \n201. A. Les Blancs et les Bleus. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1867 -1868, 3 vol. in -18. \nB. Les Blancs et les Bleus. \nDrame en cinq actes, en onze tableaux. \nRepr\u00e9sent\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, \u00e0 Paris, sur le Th\u00e9\u00e2tre du \nCh\u00e2telet (10 mars 1869). \n(Michel L\u00e9vy fr\u00e8res), s. d. (1874), gr in -8 de 28 pp. \n202. La Terreur prussienne. \u2013 912 \u2013 Paris, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1868, 2 vol. in -18 de 296 et 294 \npp. \n203. Souvenirs dramatiques. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1868, 2 vol. in -18 de 326 et 276 \npp. \n204. Parisiens et provinciaux. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 186 8, 2 vol. in -18 de 326 et 276 \npp. \n205. L'\u00cele de feu. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1871, 2 vol. in -18 de 285 et 254 \npp. \n206. Cr\u00e9ation et R\u00e9demption. Le Docteur myst \u00e9-\nrieux. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1872, 2 vol. in -18 de 320 et 312 \npp. \n207. Cr\u00e9ation et R\u00e9demp tion. La Fille du Marquis. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1872, 2 vol. in -18 de 274 et 281 \npp. \n208. Le Prince des voleurs. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1872, 2 vol. in -18 de 293 et 275 \npp. \n209. Robin Hood le proscrit. \nParis, Michel L\u00e9vy fr\u00e8res, 1873, 2 vol. in -18 de 262 et 273 \npp. \n210. A. Grand dictionnaire de cuisine, par A. Dumas \n(et D. -J. Vuillemot). \nParis, A. Lemerre, 1873, gr. in -8 de 1155 pp. \u2013 913 \u2013 B. Petit dictionnaire de cuisine. \nParis, A. Lemerre, 1882, in -18 de 819 pp. \n211. Propos d'art et de cuisine. Paris, Calmann -L\u00e9vy, \n1877, in -18 de 304 pp. \n212. Herminie. L'Amazone. Paris, Calmann -L\u00e9vy, 1888, \nin-16 de 111 pp. \u2013 914 \u2013 \u00c0 propos de cette \u00e9dition \u00e9lectronique \nTexte libre de droits. \nCorrections, \u00e9dition, conversion informatique et publication par \nle groupe : \nEbooks lib res et gratuits \nhttp://fr. groups. yahoo. com/group/ebooksgratuits \nAdresse du site web du groupe : \n http://www. ebooksgratuits. com/ \n\u2014 \nJuillet 20 03 \n\u2014 \n\u2013 Dispositions : Les livres que nous mettons \u00e0 votre disposition, \nsont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, \u00e0 \nune fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers \nnotre site est bienvenu\u2026 \n\u2013 Qualit\u00e9 : Les textes so nt livr\u00e9s tels quels sans garantie de leur \nint\u00e9grit\u00e9 parfaite par rapport \u00e0 l'original. 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