{"filename": "Dickens-Noel.pdf", "content": "Charles Dickens\nCantique de No\u00ebl\nBeQCantique de No\u00ebl\npar\nCharles Dickens\n(1812-1870)\nLa Biblioth\u00e8que \u00e9lectronique du Qu\u00e9bec\nCollection \u00c0 tous les vents\nVolume 16 : version 2.0\n2Du m\u00eame auteur, \u00e0 la Biblioth\u00e8que :\nLes conteurs \u00e0 la ronde\nOliver Twist\nDavid Copperfield\nLes grandes esp\u00e9rances\nLe grillon du foyer\nL\u2019ab\u00eeme\n3Cantique de No\u00ebl\nSources : Charles Dickens, Contes de No\u00ebl , \ntraduits de l\u2019anglais par Mlle de Saint-Romain et \nM. de Goy, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1890.\n4Premier couplet\nLe spectre de Marley\nMarley \u00e9tait mort, pour commencer. L\u00e0-\ndessus, pas l\u2019ombre d\u2019un doute. Le registre \nmortuaire \u00e9tait sign\u00e9 par le ministre, le clerc, \nl\u2019entrepreneur des pompes fun\u00e8bres et celui qui \navait men\u00e9 le deuil. Scrooge l\u2019avait sign\u00e9, et le \nnom de Scrooge \u00e9tait bon \u00e0 la bourse, quel que \nf\u00fbt le papier sur lequel il lui pl\u00fbt d\u2019apposer sa \nsignature.\nLe vieux Marley \u00e9tait aussi mort qu\u2019un clou de \nporte.1\nAttention ! je ne veux pas dire que je sache par \nmoi-m\u00eame ce qu\u2019il y a de particuli\u00e8rement mort \ndans un clou de porte. J\u2019aurais pu, quant \u00e0 moi, \nme sentir port\u00e9 plut\u00f4t \u00e0 regarder un clou de \n1 Locution proverbiale en Angleterre.\n5cercueil comme le morceau de fer le plus mort \nqui soit dans le commerce ; mais la sagesse de \nnos anc\u00eatres \u00e9clate dans les similitudes, et mes \nmains profanes n\u2019iront pas toucher \u00e0 l\u2019arche \nsainte ; autrement le pays est perdu. Vous me \npermettrez donc de r\u00e9p\u00e9ter avec \u00e9nergie que \nMarley \u00e9tait aussi mort qu\u2019un clou de porte.\nScrooge savait-il qu\u2019il f\u00fbt mort ? Sans \ncontredit. Comment aurait-il pu en \u00eatre \nautrement ? Scrooge et lui \u00e9taient associ\u00e9s depuis \nje ne sais combien d\u2019ann\u00e9es. Scrooge \u00e9tait son \nseul ex\u00e9cuteur testamentaire, le seul \nadministrateur de son bien, son seul l\u00e9gataire \nuniversel, son unique ami, le seul qui e\u00fbt suivi \nson convoi. Quoiqu\u2019\u00e0 dire vrai, il ne f\u00fbt pas si \nterriblement boulevers\u00e9 par ce triste \u00e9v\u00e9nement, \nqu\u2019il ne se montr\u00e2t un habile homme d\u2019affaires le \njour m\u00eame des fun\u00e9railles et qu\u2019il ne l\u2019e\u00fbt \nsolennis\u00e9 par un march\u00e9 des plus avantageux.\nLa mention des fun\u00e9railles de Marley me \nram\u00e8ne \u00e0 mon point de d\u00e9part. Il n\u2019y a pas de \ndoute que Marley \u00e9tait mort : ceci doit \u00eatre \nparfaitement compris, autrement l\u2019histoire que je \n6vais raconter ne pourrait rien avoir de \nmerveilleux. Si nous n\u2019\u00e9tions bien convaincus \nque le p\u00e8re d\u2019Hamlet est mort, avant que la pi\u00e8ce \ncommence, il n\u2019y aurait rien de plus remarquable \n\u00e0 le voir r\u00f4der la nuit, par un vent d\u2019est, sur les \nremparts de sa ville, qu\u2019\u00e0 voir tout autre monsieur \nd\u2019un \u00e2ge m\u00fbr se promener mal \u00e0 propos au milieu \ndes t\u00e9n\u00e8bres, dans un lieu rafra\u00eechi par la brise, \ncomme serait, par exemple, le cimeti\u00e8re de Saint-\nPaul, simplement pour frapper d\u2019\u00e9tonnement \nl\u2019esprit faible de son fils.\nScrooge n\u2019effa\u00e7a jamais le nom du vieux \nMarley. Il \u00e9tait encore inscrit, plusieurs ann\u00e9es \napr\u00e8s, au-dessus de la porte du magasin : Scrooge \net Marley. La maison de commerce \u00e9tait connue \nsous la raison Scrooge et Marley. Quelquefois \ndes gens peu au courant des affaires l\u2019appelaient \nScrooge-Scrooge, quelquefois Marley tout court ; \nmais il r\u00e9pondait \u00e9galement \u00e0 l\u2019un et \u00e0 l\u2019autre \nnom ; pour lui c\u2019\u00e9tait tout un.\nOh ! il tenait bien le poing ferm\u00e9 sur la meule, \nle bonhomme Scrooge ! Le vieux p\u00e9cheur \u00e9tait un \navare qui savait saisir fortement, arracher, tordre, \n7pressurer, gratter, ne point l\u00e2cher surtout ! Dur et \ntranchant comme une pierre \u00e0 fusil dont jamais \nl\u2019acier n\u2019a fait jaillir une \u00e9tincelle g\u00e9n\u00e9reuse, \nsecret, renferm\u00e9 en lui-m\u00eame et solitaire comme \nune hu\u00eetre. Le froid qui \u00e9tait au dedans de lui \ngelait son vieux visage, pin\u00e7ait son nez pointu, \nridait sa joue, rendait sa d\u00e9marche roide et ses \nyeux rouges, bleuissait ses l\u00e8vres minces et se \nmanifestait au dehors par le son aigre de sa voix. \nUne gel\u00e9e blanche recouvrait constamment sa \nt\u00eate, ses sourcils et son menton fin et nerveux. Il \nportait toujours et partout avec lui sa temp\u00e9rature \nau-dessous de z\u00e9ro ; il gla\u00e7ait son bureau aux \njours caniculaires et ne le d\u00e9gelait pas d\u2019un degr\u00e9 \n\u00e0 No\u00ebl.\nLa chaleur et le froid ext\u00e9rieurs avaient peu \nd\u2019influence sur Scrooge. Les ardeurs de l\u2019\u00e9t\u00e9 ne \npouvaient le r\u00e9chauffer, et l\u2019hiver le plus \nrigoureux ne parvenait pas \u00e0 le refroidir. Aucun \nsouffle de vent n\u2019\u00e9tait plus \u00e2pre que lui. Jamais \nneige en tombant n\u2019alla plus droit \u00e0 son but, \njamais pluie battante ne fut plus inexorable. Le \nmauvais temps ne savait par o\u00f9 trouver prise sur \nlui ; les plus fortes averses, la neige, la gr\u00eale, les \n8giboul\u00e9es ne pouvaient se vanter d\u2019avoir sur lui \nqu\u2019un avantage : elles tombaient souvent \u00ab avec \nprofusion. \u00bb Scrooge ne connut jamais ce mot.\nPersonne ne l\u2019arr\u00eata jamais dans la rue pour \nlui dire d\u2019un air satisfait : \u00ab Mon cher Scrooge, \ncomment vous portez-vous ? quand viendrez-\nvous me voir ? \u00bb Aucun mendiant n\u2019implorait de \nlui le plus l\u00e9ger secours, aucun enfant ne lui \ndemandait l\u2019heure. On ne vit jamais personne, \nsoit homme, soit femme, prier Scrooge, une seule \nfois dans toute sa vie, de lui indiquer le chemin \nde tel ou tel endroit. Les chiens d\u2019aveugles eux-\nm\u00eames semblaient le conna\u00eetre, et, quand ils le \nvoyaient venir, ils entra\u00eenaient leurs ma\u00eetres sous \nles portes coch\u00e8res et dans les ruelles, puis \nremuaient la queue comme pour dire : \u00ab Mon \npauvre ma\u00eetre aveugle, mieux vaut pas d\u2019\u0153il du \ntout qu\u2019un mauvais \u0153il ! \u00bb\nMais qu\u2019importait \u00e0 Scrooge ? C\u2019\u00e9tait l\u00e0 \npr\u00e9cis\u00e9ment ce qu\u2019il voulait. Se faire un chemin \nsolitaire le long des grands chemins de la vie \nfr\u00e9quent\u00e9s par la foule, en avertissant les passants \npar un \u00e9criteau qu\u2019ils eussent \u00e0 se tenir \u00e0 distance, \n9c\u2019\u00e9tait pour Scrooge du vrai nanan, comme disent \nles petits gourmands.\nUn jour, le meilleur de tous les bons jours de \nl\u2019ann\u00e9e, la veille de No\u00ebl, le vieux Scrooge \u00e9tait \nassis, fort occup\u00e9, dans son comptoir. Il faisait un \nfroid vif et per\u00e7ant, le temps \u00e9tait brumeux ; \nScrooge pouvait entendre les gens aller et venir \ndehors, dans la ruelle, soufflant dans leurs doigts, \nrespirant avec bruit, se frappant la poitrine avec \nles mains et tapant des pieds sur le trottoir pour \nles r\u00e9chauffer. Trois heures seulement venaient \nde sonner aux horloges de la Cit\u00e9, et cependant il \n\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 presque nuit. Il n\u2019avait pas fait clair de \ntout le jour, et les lumi\u00e8res qui paraissaient \nderri\u00e8re les fen\u00eatres des comptoirs voisins \nressemblaient \u00e0 des taches de graisse rouge\u00e2tres \nqui s\u2019\u00e9talaient sur le fond noir\u00e2tre d\u2019un air \u00e9pais \net en quelque sorte palpable. Le brouillard \np\u00e9n\u00e9trait dans l\u2019int\u00e9rieur des maisons par toutes \nles fentes et les trous de serrure ; au dehors il \u00e9tait \nsi dense, que, quoique la rue f\u00fbt des plus \u00e9troites, \nles maisons en face ne paraissaient plus que \ncomme des fant\u00f4mes. \u00c0 voir les nuages sombres \ns\u2019abaisser de plus en plus et r\u00e9pandre sur tous les \n10objets une obscurit\u00e9 profonde, on aurait pu croire \nque la nature \u00e9tait venue s\u2019\u00e9tablir tout pr\u00e8s de l\u00e0 \npour y exploiter une brasserie mont\u00e9e sur une \nvaste \u00e9chelle.\nLa porte du comptoir de Scrooge demeurait \nouverte, afin qu\u2019il p\u00fbt avoir l\u2019\u0153il sur son commis \nqui se tenait un peu plus loin, dans une petite \ncellule triste, sorte de citerne sombre, occup\u00e9 \u00e0 \ncopier des lettres. Scrooge avait un tr\u00e8s petit feu, \nmais celui du commis \u00e9tait beaucoup plus petit \nencore : on aurait dit qu\u2019il n\u2019y avait qu\u2019un seul \nmorceau de charbon. Il ne pouvait l\u2019augmenter, \ncar Scrooge gardait la bo\u00eete \u00e0 charbon dans sa \nchambre, et toutes les fois que le malheureux \nentrait avec la pelle, son patron ne manquait pas \nde lui d\u00e9clarer qu\u2019il serait forc\u00e9 de le quitter. \nC\u2019est pourquoi le commis mettait son cache-nez \nblanc et essayait de se r\u00e9chauffer \u00e0 la chandelle ; \nmais comme ce n\u2019\u00e9tait pas un homme de grande \nimaginative, ses efforts demeur\u00e8rent superflus.\n\u00ab Je vous souhaite un gai No\u00ebl, mon oncle, et \nque Dieu vous garde ! \u00bb, cria une voix joyeuse. \nC\u2019\u00e9tait la voix du neveu de Scrooge, qui \u00e9tait \n11venu le surprendre si vivement qu\u2019il n\u2019avait pas \neu le temps de le voir.\n\u00ab Bah ! dit Scrooge, sottise ! \u00bb\nIl s\u2019\u00e9tait tellement \u00e9chauff\u00e9 dans sa marche \nrapide par ce temps de brouillard et de gel\u00e9e, le \nneveu de Scrooge, qu\u2019il en \u00e9tait tout en feu ; son \nvisage \u00e9tait rouge comme une cerise, ses yeux \n\u00e9tincelaient, et la vapeur de son haleine \u00e9tait \nencore toute fumante.\n\u00ab No\u00ebl, une sottise, mon oncle ! dit le neveu \nde Scrooge ; ce n\u2019est pas l\u00e0 ce que vous voulez \ndire sans doute ?\n\u2013 Si fait, r\u00e9pondit Scrooge. Un gai No\u00ebl ! Quel \ndroit avez-vous d\u2019\u00eatre gai ? Quelle raison auriez-\nvous de vous livrer \u00e0 des gaiet\u00e9s ruineuses ? \nVous \u00eates d\u00e9j\u00e0 bien assez pauvre !\n\u2013 Allons, allons ! reprit gaiement le neveu, \nquel droit avez-vous d\u2019\u00eatre triste ? Quelle raison \navez-vous de vous livrer \u00e0 vos chiffres moroses ? \nVous \u00eates d\u00e9j\u00e0 bien assez riche !\n\u2013 Bah ! \u00bb dit encore Scrooge, qui, pour le \nmoment, n\u2019avait pas une meilleure r\u00e9ponse pr\u00eate ; \n12et son bah ! fut suivi de l\u2019autre mot : sottise !\n\u00ab Ne soyez pas de mauvaise humeur, mon \noncle, fit le neveu.\n\u2013 Et comment ne pas l\u2019\u00eatre, repartit l\u2019oncle, \nlorsqu\u2019on vit dans un monde de fous tel que \ncelui-ci ? Un gai No\u00ebl ! Au diable vos gais \nNo\u00ebls ! Qu\u2019est-ce que No\u00ebl, si ce n\u2019est une \n\u00e9poque pour payer l\u2019\u00e9ch\u00e9ance de vos billets, \nsouvent sans avoir d\u2019argent ? un jour o\u00f9 vous \nvous trouvez plus vieux d\u2019une ann\u00e9e et pas plus \nriche d\u2019une heure ? un jour o\u00f9, la balance de vos \nlivres \u00e9tablie, vous reconnaissez, apr\u00e8s douze \nmois \u00e9coul\u00e9s, que chacun des articles qui s\u2019y \ntrouvent mentionn\u00e9s vous a laiss\u00e9 sans le \nmoindre profit ? Si je pouvais en faire \u00e0 ma t\u00eate, \ncontinua Scrooge d\u2019un ton indign\u00e9, tout imb\u00e9cile \nqui court les rues avec un gai No\u00ebl sur les l\u00e8vres \nserait mis \u00e0 bouillir dans la marmite avec son \npropre pouding et enterr\u00e9 avec une branche de \nhoux au travers du c\u0153ur. C\u2019est comme \u00e7a.\n\u2013 Mon oncle ! dit le neveu, voulant se faire \nl\u2019avocat de No\u00ebl.\n\u2013 Mon neveu ! reprit l\u2019oncle s\u00e9v\u00e8rement, f\u00eatez \n13No\u00ebl \u00e0 votre fa\u00e7on, et laissez-moi le f\u00eater \u00e0 la \nmienne.\n\u2013 F\u00eater No\u00ebl ! r\u00e9p\u00e9ta le neveu de Scrooge ; \nmais vous ne le f\u00eatez pas, mon oncle.\n\u2013 Alors laissez-moi ne pas le f\u00eater. Grand bien \npuisse-t-il vous faire ! Avec cela qu\u2019il vous a \ntoujours fait grand bien !\n\u2013 Il y a quantit\u00e9 de choses, je l\u2019avoue, dont \nj\u2019aurais pu retirer quelque bien, sans en avoir \nprofit\u00e9 n\u00e9anmoins, r\u00e9pondit le neveu ; No\u00ebl entre \nautres. Mais au moins ai-je toujours regard\u00e9 le \njour de No\u00ebl quand il est revenu (mettant de c\u00f4t\u00e9 \nle respect d\u00fb \u00e0 son nom sacr\u00e9 et \u00e0 sa divine \norigine, si on peut les mettre de c\u00f4t\u00e9 en songeant \n\u00e0 No\u00ebl), comme un beau jour, un jour de \nbienveillance, de pardon, de charit\u00e9, de plaisir, le \nseul, dans le long calendrier de l\u2019ann\u00e9e, o\u00f9 je \nsache que tous, hommes et femmes, semblent, par \nun consentement unanime, ouvrir librement les \nsecrets de leurs c\u0153urs et voir dans les gens au-\ndessous d\u2019eux de vrais compagnons de voyage \nsur le chemin du tombeau, et non pas une autre \nrace de cr\u00e9atures marchant vers un autre but. \n14C\u2019est pourquoi, mon oncle, quoiqu\u2019il n\u2019ait jamais \nmis dans ma poche la moindre pi\u00e8ce d\u2019or ou \nd\u2019argent, je crois que No\u00ebl m\u2019a fait vraiment du \nbien et qu\u2019il m\u2019en fera encore ; aussi je r\u00e9p\u00e8te : \nVive No\u00ebl ! \u00bb\nLe commis dans sa citerne applaudit \ninvolontairement ; mais, s\u2019apercevant \u00e0 l\u2019instant \nm\u00eame qu\u2019il venait de commettre une \ninconvenance, il voulut attiser le feu et ne fit \nqu\u2019en \u00e9teindre pour toujours la derni\u00e8re \napparence d\u2019\u00e9tincelle.\n\u00ab Que j\u2019entende encore le moindre bruit de \nvotre c\u00f4t\u00e9, dit Scrooge, et vous f\u00eaterez votre No\u00ebl \nen perdant votre place. Quant \u00e0 vous, monsieur, \najouta-t-il en se tournant vers son neveu, vous \n\u00eates en v\u00e9rit\u00e9 un orateur distingu\u00e9. Je m\u2019\u00e9tonne \nque vous n\u2019entriez pas au parlement.\n\u2013 Ne vous f\u00e2chez pas, mon oncle. Allons, \nvenez d\u00eener demain chez nous. \u00bb\nScrooge dit qu\u2019il voudrait le voir au... oui, en \nv\u00e9rit\u00e9, il le dit. Il pronon\u00e7a le mot tout entier, et \ndit qu\u2019il aimerait mieux le voir au d... (Le lecteur \nfinira le mot si cela lui pla\u00eet.)\n15\u00ab Mais pourquoi ? s\u2019\u00e9cria son neveu... \nPourquoi ?\n\u2013 Pourquoi vous \u00eates-vous mari\u00e9 ? demanda \nScrooge.\n\u2013 Parce que j\u2019\u00e9tais amoureux.\n\u2013 Parce que vous \u00e9tiez amoureux ! grommela \nScrooge, comme si c\u2019\u00e9tait la plus grosse sottise \ndu monde apr\u00e8s le gai No\u00ebl. Bonsoir !\n\u2013 Mais, mon oncle, vous ne veniez jamais me \nvoir avant mon mariage. Pourquoi vous en faire \nun pr\u00e9texte pour ne pas venir maintenant ?\n\u2013 Bonsoir, dit Scrooge.\n\u2013 Je ne d\u00e9sire rien de vous ; je ne vous \ndemande rien. Pourquoi ne serions-nous pas \namis ?\n\u2013 Bonsoir, dit Scrooge.\n\u2013 Je suis pein\u00e9, bien sinc\u00e8rement pein\u00e9 de \nvous voir si r\u00e9solu. Nous n\u2019avons jamais eu rien \nl\u2019un contre l\u2019autre, au moins de mon c\u00f4t\u00e9. Mais \nj\u2019ai fait cette tentative pour honorer No\u00ebl, et je \ngarderai ma bonne humeur de No\u00ebl jusqu\u2019au \nbout. Ainsi, un gai No\u00ebl, mon oncle !\n16\u2013 Bonsoir, dit Scrooge.\n\u2013 Et je vous souhaite aussi la bonne ann\u00e9e !\n\u2013 Bonsoir, \u00bb r\u00e9p\u00e9ta Scrooge.\nSon neveu quitta la chambre sans dire \nseulement un mot de m\u00e9contentement. Il s\u2019arr\u00eata \n\u00e0 la porte d\u2019entr\u00e9e pour faire ses souhaits de \nbonne ann\u00e9e au commis, qui, bien que gel\u00e9, \u00e9tait \nn\u00e9anmoins plus chaud que Scrooge, car il les lui \nrendit cordialement.\n\u00abVoil\u00e0 un autre fou, murmura Scrooge, qui \nl\u2019entendit de sa place : mon commis, avec quinze \nschellings par semaine, une femme et des enfants, \nparlant d\u2019un gai No\u00ebl. Il y a de quoi se retirer aux \npetites maisons. \u00bb\nCe fou fieff\u00e9 donc, en allant reconduire le \nneveu de Scrooge, avait introduit deux autres \npersonnes. C\u2019\u00e9taient deux messieurs de bonne \nmine, d\u2019une figure avenante, qui se tenaient en ce \nmoment, chapeau bas, dans le bureau de Scrooge. \nIls avaient \u00e0 la main des registres et des papiers, \net le salu\u00e8rent.\n\u00ab Scrooge et Marley, je crois ? dit l\u2019un d\u2019eux \n17en consultant sa liste. Est-ce \u00e0 M. Scrooge ou \u00e0 \nM. Marley que j\u2019ai le plaisir de parler ?\n\u2013 M. Marley est mort depuis sept ans, r\u00e9pondit \nScrooge. Il y a juste sept ans qu\u2019il est mort, cette \nnuit m\u00eame.\n\u2013 Nous ne doutons pas que sa g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 ne \nsoit bien repr\u00e9sent\u00e9e par son associ\u00e9 survivant, \u00bb \ndit l\u2019\u00e9tranger en pr\u00e9sentant ses pouvoirs pour \nqu\u00eater.\nElle l\u2019\u00e9tait certainement ; car les deux associ\u00e9s \nse ressemblaient comme deux gouttes d\u2019eau. Au \nmot f\u00e2cheux de g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, Scrooge fron\u00e7a le \nsourcil, hocha la t\u00eate et rendit au visiteur ses \ncertificats.\n\u00ab \u00c0 cette \u00e9poque joyeuse de l\u2019ann\u00e9e, monsieur \nScrooge, dit celui-ci en prenant une plume, il est \nplus d\u00e9sirable encore que d\u2019habitude que nous \npuissions recueillir un l\u00e9ger secours pour les \npauvres et les indigents qui souffrent \u00e9norm\u00e9ment \ndans la saison o\u00f9 nous sommes. Il y en a des \nmilliers qui manquent du plus strict n\u00e9cessaire, et \ndes centaines de mille qui n\u2019ont pas \u00e0 se donner \nle plus l\u00e9ger bien-\u00eatre.\n18\u2013 N\u2019y a-t-il pas des prisons ? demanda \nScrooge.\n\u2013 Oh ! en tr\u00e8s grand nombre, dit l\u2019\u00e9tranger \nlaissant retomber sa plume.\n\u2013 Et les maisons de refuge, continua Scrooge, \nne sont- elles plus en activit\u00e9 ?\n\u2013 Pardon, monsieur, r\u00e9pondit l\u2019autre ; et pl\u00fbt \u00e0 \nDieu qu\u2019elles ne le fussent pas !\n\u2013 Le moulin de discipline et la loi des pauvres \nsont toujours en pleine vigueur, alors ? dit \nScrooge.\n\u2013 Toujours ; et ils ont fort \u00e0 faire tous les deux.\n\u2013 Oh ! j\u2019avais craint, d\u2019apr\u00e8s ce que vous me \ndisiez d\u2019abord, que quelque circonstance \nimpr\u00e9vue ne f\u00fbt venue entraver la marche de ces \nutiles institutions. Je suis vraiment ravi \nd\u2019apprendre le contraire, dit Scrooge.\n\u2013 Persuad\u00e9s qu\u2019elles ne peuvent gu\u00e8re fournir \nune satisfaction chr\u00e9tienne du corps et de l\u2019\u00e2me \u00e0 \nla multitude, quelques-uns d\u2019entre nous \ns\u2019efforcent de r\u00e9unir une petite somme pour \nacheter aux pauvres un peu de viande et de bi\u00e8re, \n19avec du charbon pour se chauffer. Nous \nchoisissons cette \u00e9poque, parce que c\u2019est, de \ntoute l\u2019ann\u00e9e, le temps o\u00f9 le besoin se fait le plus \nvivement sentir, et o\u00f9 l\u2019abondance fait le plus de \nplaisir. Pour combien vous inscrirai-je ?\n\u2013 Pour rien ! r\u00e9pondit Scrooge.\n\u2013 Vous d\u00e9sirez garder l\u2019anonyme.\n\u2013 Je d\u00e9sire qu\u2019on me laisse en repos. Puisque \nvous me demandez ce que je d\u00e9sire, messieurs, \nvoil\u00e0 ma r\u00e9ponse. Je ne me r\u00e9jouis pas moi-m\u00eame \n\u00e0 No\u00ebl, et je ne puis fournir aux paresseux les \nmoyens de se r\u00e9jouir. J\u2019aide \u00e0 soutenir les \n\u00e9tablissements dont je vous parlais tout \u00e0 l\u2019heure ; \nils co\u00fbtent assez cher : ceux qui ne se trouvent \npas bien ailleurs n\u2019ont qu\u2019\u00e0 y aller.\n\u2013 Il y en a beaucoup qui ne le peuvent pas, et \nbeaucoup d\u2019autres qui aimeraient mieux mourir.\n\u2013 S\u2019ils aiment mieux mourir, reprit Scrooge, \nils feraient tr\u00e8s bien de suivre cette id\u00e9e et de \ndiminuer l\u2019exc\u00e9dent de la population. Au reste, \nexcusez-moi ; je ne connais pas tout \u00e7a.\n\u2013 Mais il vous serait facile de le conna\u00eetre, \n20observa l\u2019\u00e9tranger.\n\u2013 Ce n\u2019est pas ma besogne, r\u00e9pliqua Scrooge. \nUn homme a bien assez de faire ses propres \naffaires, sans se m\u00ealer de celles des autres. Les \nmiennes prennent tout mon temps. Bonsoir, \nmessieurs. \u00bb\nVoyant clairement qu\u2019il serait inutile de \npoursuivre leur requ\u00eate, les deux \u00e9trangers se \nretir\u00e8rent. Scrooge se remit au travail, de plus en \nplus content de lui, et d\u2019une humeur plus enjou\u00e9e \nqu\u2019\u00e0 son ordinaire.\nCependant le brouillard et l\u2019obscurit\u00e9 \ns\u2019\u00e9paississaient tellement, que l\u2019on voyait des \ngens courir \u00e7\u00e0 et l\u00e0 par les rues avec des torches \nallum\u00e9es, offrant leurs services aux cochers pour \nmarcher devant les chevaux et les guider dans \nleur chemin. L\u2019antique tour d\u2019une \u00e9glise, dont la \nvieille cloche renfrogn\u00e9e avait toujours l\u2019air de \nregarder Scrooge curieusement \u00e0 son bureau par \nune fen\u00eatre gothique pratiqu\u00e9e dans le mur, \ndevint invisible et sonna les heures, les demies et \nles quarts dans les nuages avec des vibrations \ntremblantes et prolong\u00e9es, comme si ses dents \n21eussent claqu\u00e9 l\u00e0-haut dans sa t\u00eate gel\u00e9e. Le froid \ndevint intense dans la rue m\u00eame. Au coin de la \ncour, quelques ouvriers, occup\u00e9s \u00e0 r\u00e9parer les \nconduits du gaz, avaient allum\u00e9 un \u00e9norme \nbrasier, autour duquel se pressait une foule \nd\u2019hommes et d\u2019enfants d\u00e9guenill\u00e9s, se chauffant \nles mains et clignant les yeux devant la flamme \navec un air de ravissement. Le robinet de la \nfontaine \u00e9tait d\u00e9laiss\u00e9 et les eaux refoul\u00e9es qui \ns\u2019\u00e9taient congel\u00e9es tout autour de lui formaient \ncomme un cadre de glace misanthropique, qui \nfaisait horreur \u00e0 voir.\nLes lumi\u00e8res brillantes des magasins, o\u00f9 les \nbranches et les baies de houx p\u00e9tillaient \u00e0 la \nchaleur des becs de gaz plac\u00e9s derri\u00e8re les \nfen\u00eatres, jetaient sur les visages p\u00e2les des \npassants un reflet rouge\u00e2tre. Les boutiques de \nmarchands de volailles et d\u2019\u00e9piciers \u00e9taient \ndevenues comme un d\u00e9cor splendide, un glorieux \nspectacle, qui ne permettait pas de croire que la \nvulgaire pens\u00e9e de n\u00e9goce et de trafic e\u00fbt rien \u00e0 \nd\u00e9m\u00ealer avec ce luxe inusit\u00e9. Le lord-maire, dans \nsa puissante forteresse de Mansion-House, \ndonnait ses ordres \u00e0 ses cinquante cuisiniers et \u00e0 \n22ses cinquante sommeliers pour f\u00eater No\u00ebl, \ncomme doit le faire la maison d\u2019un lord-maire ; et \nm\u00eame le petit tailleur qu\u2019il avait condamn\u00e9, le \nlundi pr\u00e9c\u00e9dent, \u00e0 une amende de cinq schellings \npour s\u2019\u00eatre laiss\u00e9 arr\u00eater dans les rues ivre et \nfaisant un tapage infernal, pr\u00e9parait tout dans son \ngaletas pour le pouding du lendemain, tandis que \nsa maigre moiti\u00e9 sortait, avec son maigre \nnourrisson dans les bras, pour aller acheter \u00e0 la \nboucherie le morceau de b\u0153uf indispensable.\nCependant le brouillard redouble, le froid \nredouble ! un froid vif, \u00e2pre, p\u00e9n\u00e9trant. Si le bon \nsaint Dunstan avait seulement pinc\u00e9 le nez du \ndiable avec un temps pareil, au lieu de se servir \nde ses armes famili\u00e8res, c\u2019est pour le coup que le \nmalin esprit n\u2019aurait pas manqu\u00e9 de pousser des \nhurlements. Le propri\u00e9taire d\u2019un jeune nez, petit, \nrong\u00e9, m\u00e2ch\u00e9 par le froid affam\u00e9, comme les os \nsont rong\u00e9s par les chiens, se baissa devant le \ntrou de la serrure de Scrooge pour le r\u00e9galer d\u2019un \nchant de No\u00ebl ; mais au premier mot de\nDieu vous aide, mon gai monsieur !\n23Que rien ne trouble votre c\u0153ur !\nScrooge saisit sa r\u00e8gle avec un geste si \u00e9nergique \nque le chanteur s\u2019enfuit \u00e9pouvant\u00e9, abandonnant \nle trou de la serrure au brouillard et aux frimas \nqui sembl\u00e8rent s\u2019y pr\u00e9cipiter vers Scrooge par \nsympathie.\nEnfin l\u2019heure de fermer le comptoir arriva. \nScrooge descendit de son tabouret d\u2019un air \nbourru, paraissant donner ainsi le signal tacite du \nd\u00e9part au commis qui attendait dans la citerne et \nqui, \u00e9teignant aussit\u00f4t sa chandelle, mit son \nchapeau sur sa t\u00eate.\n\u00ab Vous voudriez avoir toute la journ\u00e9e de \ndemain, je suppose ? dit Scrooge.\n\u2013 Si cela vous convenait, monsieur.\n\u2013 Cela ne me convient nullement, et ce n\u2019est \npoint juste. Si je vous retenais une demi-couronne \npour ce jour-l\u00e0, vous vous croiriez l\u00e9s\u00e9, j\u2019en suis \ns\u00fbr. \u00bb\nLe commis sourit l\u00e9g\u00e8rement.\n\u00ab Et cependant, dit Scrooge, vous ne me \n24regardez pas comme l\u00e9s\u00e9, moi, si je vous paye \nune journ\u00e9e pour ne rien faire. \u00bb\nLe commis observa que cela n\u2019arrivait qu\u2019une \nfois l\u2019an.\n\u00ab Pauvre excuse pour mettre la main dans la \npoche d\u2019un homme tous les 25 d\u00e9cembre, dit \nScrooge en boutonnant sa redingote jusqu\u2019au \nmenton. Mais je suppose qu\u2019il vous faut la \njourn\u00e9e tout enti\u00e8re ; t\u00e2chez au moins de m\u2019en \nd\u00e9dommager en venant de bonne heure apr\u00e8s-\ndemain matin. \u00bb\nLe commis le promit et Scrooge sortit en \ngrommelant. Le comptoir fut ferm\u00e9 en un clin \nd\u2019\u0153il, et le commis, les deux bouts de son cache-\nnez blanc pendant jusqu\u2019au bas de sa veste (car il \nn\u2019\u00e9levait pas ses pr\u00e9tentions jusqu\u2019\u00e0 porter une \nredingote), se mit \u00e0 glisser une vingtaine de fois \nsur le trottoir de Cornhill, \u00e0 la suite d\u2019une bande \nde gamins, en l\u2019honneur de la veille de No\u00ebl, et, \nse dirigeant ensuite vers sa demeure \u00e0 Camden-\nTown, il y arriva toujours courant de toutes ses \nforces pour jouer \u00e0 colin-maillard.\nScrooge prit son triste d\u00eener dans la triste \n25taverne o\u00f9 il mangeait d\u2019ordinaire. Ayant lu tous \nles journaux et charm\u00e9 le reste de la soir\u00e9e en \nparcourant son livre de comptes, il alla chez lui \npour se coucher. Il habitait un appartement \noccup\u00e9 autrefois par feu son associ\u00e9. C\u2019\u00e9tait une \nenfilade de chambres obscures qui faisaient partie \nd\u2019un vieux b\u00e2timent sombre, situ\u00e9 \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 \nd\u2019une ruelle o\u00f9 il avait si peu de raison d\u2019\u00eatre, \nqu\u2019on ne pouvait s\u2019emp\u00eacher de croire qu\u2019il \u00e9tait \nvenu se blottir l\u00e0, un jour que, dans sa jeunesse, il \njouait \u00e0 cache-cache avec d\u2019autres maisons et ne \ns\u2019\u00e9tait plus ensuite souvenu de son chemin. Il \n\u00e9tait alors assez vieux et assez triste, car personne \nn\u2019y habitait, except\u00e9 Scrooge, tous les autres \nappartements \u00e9tant lou\u00e9s pour servir de comptoirs \nou de bureaux. La cour \u00e9tait si obscure, que \nScrooge lui-m\u00eame, quoiqu\u2019il en conn\u00fbt \nparfaitement chaque pav\u00e9, fut oblig\u00e9 de t\u00e2tonner \navec les mains. Le brouillard et les frimas \nenveloppaient tellement la vieille porte sombre de \nla maison, qu\u2019il semblait que le g\u00e9nie de l\u2019hiver \nse t\u00eent assis sur le seuil, absorb\u00e9 dans ses tristes \nm\u00e9ditations.\nLe fait est qu\u2019il n\u2019y avait absolument rien de \n26particulier dans le marteau de la porte, sinon qu\u2019il \n\u00e9tait trop gros : le fait est encore que Scrooge \nl\u2019avait vu soir et matin, chaque jour, depuis qu\u2019il \ndemeurait en ce lieu ; qu\u2019en outre Scrooge \nposs\u00e9dait aussi peu de ce qu\u2019on appelle \nimagination qu\u2019aucun habitant de la Cit\u00e9 de \nLondres, y compris m\u00eame, je crains d\u2019\u00eatre un peu \nt\u00e9m\u00e9raire, la corporation, les aldermen et les \nnotables. Il faut bien aussi se mettre dans l\u2019esprit \nque Scrooge n\u2019avait pas pens\u00e9 une seule fois \u00e0 \nMarley, depuis qu\u2019il avait, cette apr\u00e8s-midi \nm\u00eame, fait mention de la mort de son ancien \nassoci\u00e9, laquelle remontait \u00e0 sept ans. Qu\u2019on \nm\u2019explique alors, si on le peut, comment il se fit \nque Scrooge, au moment o\u00f9 il mit la clef dans la \nserrure, vit dans le marteau, sans avoir prononc\u00e9 \nde paroles magiques pour le transformer, non \nplus un marteau, mais la figure de Marley.\nOui, vraiment, la figure de Marley ! Ce n\u2019\u00e9tait \npas une ombre imp\u00e9n\u00e9trable comme les autres \nobjets de la cour, elle paraissait au contraire \nentour\u00e9e d\u2019une lueur sinistre, semblable \u00e0 un \nhomard avari\u00e9 dans une cave obscure. Son \nexpression n\u2019avait rien qui rappel\u00e2t la col\u00e8re ou la \n27f\u00e9rocit\u00e9, mais elle regardait Scrooge comme \nMarley avait coutume de le faire, avec des \nlunettes de spectre relev\u00e9es sur son front de \nrevenant. La chevelure \u00e9tait curieusement \nsoulev\u00e9e comme par un souffle ou une vapeur \nchaude, et, quoique les yeux fussent tout grands \nouverts, ils demeuraient parfaitement immobiles. \nCette circonstance et sa couleur livide la \nrendaient horrible ; mais l\u2019horreur qu\u2019\u00e9prouvait \nScrooge \u00e0 sa vue ne semblait pas du fait de la \nfigure, elle venait plut\u00f4t de lui-m\u00eame et ne tenait \npas \u00e0 l\u2019expression de la physionomie du d\u00e9funt. \nLorsqu\u2019il eut consid\u00e9r\u00e9 fixement ce ph\u00e9nom\u00e8ne, \nil n\u2019y trouva plus qu\u2019un marteau.\nDire qu\u2019il ne tressaillit pas ou que son sang ne \nressentit point une impression terrible \u00e0 laquelle \nil avait \u00e9t\u00e9 \u00e9tranger depuis son enfance, serait un \nmensonge. Mais il mit la main sur la clef, qu\u2019il \navait l\u00e2ch\u00e9e d\u2019abord, la tourna brusquement, \nentra et alluma sa chandelle.\nIl s\u2019arr\u00eata, un moment irr\u00e9solu, avant de \nfermer la porte, et commen\u00e7a par regarder avec \npr\u00e9caution derri\u00e8re elle, comme s\u2019il se f\u00fbt \n28presque attendu \u00e0 \u00eatre \u00e9pouvant\u00e9 par la vue de la \nqueue effil\u00e9e de Marley s\u2019avan\u00e7ant jusque dans le \nvestibule. Mais il n\u2019y avait rien derri\u00e8re la porte, \nexcept\u00e9 les \u00e9crous et les vis qui y fixaient le \nmarteau ; ce que voyant, il dit : \u00ab Bah ! bah ! \u00bb en \nla poussant avec violence.\nLe bruit r\u00e9sonna dans toute la maison comme \nun tonnerre. Chaque chambre au-dessus et \nchaque futaille au-dessous, dans la cave du \nmarchand de vin, semblait rendre un son \nparticulier pour faire sa partie dans ce concert \nd\u2019\u00e9chos. Scrooge n\u2019\u00e9tait pas homme \u00e0 se laisser \neffrayer par des \u00e9chos. Il ferma solidement la \nporte, traversa le vestibule et monta l\u2019escalier, \nprenant le temps d\u2019ajuster sa chandelle chemin \nfaisant.\nVous parlez des bons vieux escaliers \nd\u2019autrefois par o\u00f9 l\u2019on aurait fait monter \nfacilement un carrosse \u00e0 six chevaux ou le \ncort\u00e8ge d\u2019un petit acte du parlement ; mais moi, \nje vous dis que celui de Scrooge \u00e9tait bien autre \nchose ; vous auriez pu y faire monter un \ncorbillard, en le prenant dans sa plus grande \n29largeur, la barre d\u2019appui contre le mur, et la \nporti\u00e8re du c\u00f4t\u00e9 de la rampe, et c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 chose \nfacile : il y avait bien assez de place pour cela et \nplus encore qu\u2019il n\u2019en fallait. Voil\u00e0 peut-\u00eatre \npourquoi Scrooge crut voir marcher devant lui, \ndans l\u2019obscurit\u00e9, un convoi fun\u00e8bre. Une demi-\ndouzaine des becs de gaz de la rue auraient eu \npeine \u00e0 \u00e9clairer suffisamment le vestibule ; vous \npouvez donc supposer qu\u2019il y faisait joliment \nsombre avec la chandelle de Scrooge.\nIl montait toujours, ne s\u2019en souciant pas plus \nque de rien du tout. L\u2019obscurit\u00e9 ne co\u00fbte pas \ncher, c\u2019est pour cela que Scrooge ne la d\u00e9testait \npas. Mais avant de fermer sa lourde porte, il \nparcourut les pi\u00e8ces de son appartement pour voir \nsi tout \u00e9tait en ordre. C\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre un souvenir \ninquiet de la myst\u00e9rieuse figure qui lui trottait \ndans la t\u00eate.\nLe salon, la chambre \u00e0 coucher, la chambre de \nd\u00e9barras, tout se trouvait en ordre. Personne sous \nla table, personne sous le sofa ; un petit feu dans \nla grille ; la cuiller et la tasse pr\u00eates ; et sur le feu \nla petite casserole d\u2019eau de gruau (car Scrooge \n30avait un rhume de cerveau). Personne sous son \nlit, personne dans le cabinet, personne dans sa \nrobe de chambre suspendue contre la muraille \ndans une attitude suspecte. La chambre de \nd\u00e9barras comme d\u2019habitude : un vieux garde-feu, \nde vieilles savates, deux paniers \u00e0 poisson, un \nlavabo sur trois pieds et un fourgon.\nParfaitement rassur\u00e9, Scrooge tira sa porte et \ns\u2019enferma \u00e0 double tour, ce qui n\u2019\u00e9tait point son \nhabitude. Ainsi garanti de toute surprise, il \u00f4ta sa \ncravate, mit sa robe de chambre, ses pantoufles et \nson bonnet de nuit, et s\u2019assit devant le feu pour \nprendre son gruau.\nC\u2019\u00e9tait, en v\u00e9rit\u00e9, un tr\u00e8s petit feu, si peu que \nrien pour une nuit si froide. Il fut oblig\u00e9 de \ns\u2019asseoir tout pr\u00e8s et de le couver en quelque \nsorte, avant de pouvoir extraire la moindre \nsensation de chaleur d\u2019un feu si mesquin qu\u2019il \naurait tenu dans la main. Le foyer ancien avait \u00e9t\u00e9 \nconstruit, il y a longtemps, par quelque marchand \nhollandais, et garni tout autour de plaques \nflamandes sur lesquelles on avait repr\u00e9sent\u00e9 des \nsc\u00e8nes de l\u2019\u00c9criture. Il y avait des Ca\u00efn et des \n31Abel, des filles de Pharaon, des reines de Saba, \ndes messagers ang\u00e9liques descendant au travers \ndes airs sur des nuages semblables \u00e0 des lits de \nplume, des Abraham, des Balthazar, des ap\u00f4tres \ns\u2019embarquant dans des bateaux en forme de \nsauci\u00e8re, des centaines de figures capables de \ndistraire sa pens\u00e9e ; et cependant, ce visage de \nMarley, mort depuis sept ans, venait, comme la \nbaguette de l\u2019ancien proph\u00e8te, absorber tout le \nreste. Si chacune de ces plaques vernies e\u00fbt \ncommenc\u00e9 par \u00eatre un cadre vide avec le pouvoir \nde repr\u00e9senter sur sa surface unie quelques \nformes compos\u00e9es des fragments \u00e9pars des \npens\u00e9es de Scrooge, chaque carreau aurait offert \nune copie de la t\u00eate du vieux Marley.\n\u00ab Sottise ! \u00bb, dit Scrooge ; et il se mit \u00e0 \nmarcher dans la chambre de long en large.\nApr\u00e8s plusieurs tours, il se rassit. Comme il se \nrenversait la t\u00eate dans son fauteuil, son regard \ns\u2019arr\u00eata par hasard sur une sonnette hors de \nservice suspendue dans la chambre et qui, pour \nquelque dessein depuis longtemps oubli\u00e9, \ncommuniquait avec une pi\u00e8ce situ\u00e9e au dernier \n32\u00e9tage de la maison. Ce fut avec une extr\u00eame \nsurprise, avec une terreur \u00e9trange, inexplicable, \nqu\u2019au moment o\u00f9 il la regardait, il vit cette \nsonnette commencer \u00e0 se mettre en mouvement. \nElle s\u2019agita d\u2019abord si doucement, qu\u2019\u00e0 peine \nrendit-elle un son ; mais bient\u00f4t elle sonna \u00e0 \ndouble carillon, et toutes les autres sonnettes de \nla maison se mirent de la partie.\nCela ne dura peut-\u00eatre qu\u2019une demi-minute ou \nune minute au plus, mais cette minute pour \nScrooge fut aussi longue qu\u2019une heure. Les \nsonnettes s\u2019arr\u00eat\u00e8rent comme elles avaient \ncommenc\u00e9, toutes en m\u00eame temps. Leur bruit fut \nremplac\u00e9 par un choc de ferrailles venant de \nprofondeurs souterraines, comme si quelqu\u2019un \ntra\u00eenait une lourde cha\u00eene sur les tonneaux dans la \ncave du marchand de vin. Scrooge se souvint \nalors d\u2019avoir ou\u00ef dire que, dans les maisons \nhant\u00e9es par les revenants, ils tra\u00eenaient toujours \ndes cha\u00eenes apr\u00e8s eux.\nLa porte de la cave s\u2019ouvrit avec un horrible \nfracas, et alors il entendit le bruit devenir \nbeaucoup plus fort au rez-de-chauss\u00e9e, puis \n33monter l\u2019escalier, et enfin s\u2019avancer directement \nvers sa porte.\n\u00ab Sottise encore que tout cela ! dit Scrooge ; je \nne veux pas y croire. \u00bb\nIl changea cependant de couleur, lorsque, sans \nle moindre temps d\u2019arr\u00eat, le spectre traversa la \nporte massive et, p\u00e9n\u00e9trant dans la chambre, \npassa devant ses yeux. Au moment o\u00f9 il entrait, \nla flamme mourante se releva comme pour crier : \n\u00ab Je le reconnais ! c\u2019est le spectre de Marley ! \u00bb, \npuis elle retomba.\nLe m\u00eame visage, absolument le m\u00eame : \nMarley avec sa queue effil\u00e9e, son gilet ordinaire, \nses pantalons collants et ses bottes dont les glands \nde soie se balan\u00e7aient en mesure avec sa queue, \nles pans de son habit et son toupet. La cha\u00eene \nqu\u2019il tra\u00eenait \u00e9tait pass\u00e9e autour de sa ceinture ; \nelle \u00e9tait longue, tournait autour de lui comme \nune queue, et \u00e9tait faite (car Scrooge la consid\u00e9ra \nde pr\u00e8s) de coffres-forts, de clefs, de cadenas, de \ngrands-livres, de paperasses et de bourses \npesantes en acier. Son corps \u00e9tait transparent, si \nbien que Scrooge, en l\u2019observant et regardant \u00e0 \n34travers son gilet, pouvait voir les deux boutons \ncousus par derri\u00e8re \u00e0 la taille de son habit.\nScrooge avait souvent entendu dire que \nMarley n\u2019avait pas d\u2019entrailles, mais il ne l\u2019avait \njamais cru jusqu\u2019alors.\nNon, et m\u00eame il ne le croyait pas encore. \nQuoique son regard p\u00fbt traverser le fant\u00f4me \nd\u2019outre en outre, quoiqu\u2019il le v\u00eet l\u00e0 debout devant \nlui, quoiqu\u2019il sent\u00eet l\u2019influence glaciale de ses \nyeux glac\u00e9s par la mort, quoiqu\u2019il remarqu\u00e2t \njusqu\u2019au tissu du foulard pli\u00e9 qui lui couvrait la \nt\u00eate, en passant sous son menton, et auquel il \nn\u2019avait point pris garde auparavant, il refusait \nencore de croire et luttait contre le t\u00e9moignage de \nses sens.\n\u00ab Que veut dire ceci ? demanda Scrooge \ncaustique et froid comme toujours. Que d\u00e9sirez-\nvous de moi ?\n\u2013 Beaucoup de choses ! \u00bb\nC\u2019est la voix de Marley, plus de doute \u00e0 cet \n\u00e9gard.\n\u00ab Qui \u00eates-vous ?\n35\u2013 Demandez-moi qui j\u2019\u00e9tais.\n\u2013 Qui \u00e9tiez-vous alors ? dit Scrooge, \u00e9levant la \nvoix. Vous \u00eates bien puriste... pour une ombre.\n\u2013 De mon vivant j\u2019\u00e9tais votre associ\u00e9, Jacob \nMarley.\n\u2013 Pouvez-vous... pouvez-vous vous asseoir ? \ndemanda Scrooge en le regardant d\u2019un air de \ndoute.\n\u2013 Je le puis.\n\u2013 Alors faites-le. \u00bb\nScrooge fit cette question parce qu\u2019il ne savait \npas si un spectre aussi transparent pouvait se \ntrouver dans la condition voulue pour prendre un \nsi\u00e8ge, et il sentait que, si par hasard la chose \u00e9tait \nimpossible, il le r\u00e9duirait \u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019une \nexplication embarrassante. Mais le fant\u00f4me \ns\u2019assit vis-\u00e0-vis de lui, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la \nchemin\u00e9e, comme s\u2019il ne faisait que cela toute la \njourn\u00e9e.\n\u00ab Vous ne croyez pas en moi ? observa le \nspectre.\n\u2013 Non, dit Scrooge.\n36\u2013 Quelle preuve de ma r\u00e9alit\u00e9 voudriez-vous \navoir, outre le t\u00e9moignage de vos sens ?\n\u2013 Je ne sais trop, r\u00e9pondit Scrooge.\n\u2013 Pourquoi doutez-vous de vos sens ?\n\u2013 Parce que, r\u00e9pondit Scrooge, la moindre \nchose suffit pour les affecter. Il suffit d\u2019un l\u00e9ger \nd\u00e9rangement dans l\u2019estomac pour les rendre \ntrompeurs ; et vous pourriez bien n\u2019\u00eatre au bout \ndu compte qu\u2019une tranche de b\u0153uf mal dig\u00e9r\u00e9e, \nune demi-cuiller\u00e9e de moutarde, un morceau de \nfromage, un fragment de pomme de terre mal \ncuite. Qui que vous soyez, pour un mort vous \nsentez plus la bierre que la bi\u00e8re. \u00bb\nScrooge n\u2019\u00e9tait pas trop dans l\u2019habitude de \nfaire des calembours, et il se sentait alors \nr\u00e9ellement, au fond du c\u0153ur, fort peu dispos\u00e9 \u00e0 \nfaire le plaisant. La v\u00e9rit\u00e9 est qu\u2019il essayait ce \nbadinage comme un moyen de faire diversion \u00e0 \nses pens\u00e9es et de surmonter son effroi, car la voix \ndu spectre le faisait frissonner jusque dans la \nmoelle des os.\nDemeurer assis, m\u00eame pour un moment, ses \n37regards arr\u00eat\u00e9s sur ces yeux fixes, vitreux, c\u2019\u00e9tait \nl\u00e0, Scrooge le sentait bien, une \u00e9preuve \ndiabolique. Il y avait aussi quelque chose de \nvraiment terrible dans cette atmosph\u00e8re infernale \ndont le spectre \u00e9tait environn\u00e9. Scrooge ne \npouvait la sentir lui-m\u00eame, mais elle n\u2019\u00e9tait pas \nmoins r\u00e9elle ; car, quoique le spectre rest\u00e2t assis, \nparfaitement immobile, ses cheveux, les basques \nde son habit, les glands de ses bottes \u00e9taient \nencore agit\u00e9s comme par la vapeur chaude qui \ns\u2019exhale d\u2019un four.\n\u00ab Voyez-vous ce cure-dent ? dit Scrooge, \nretournant vivement \u00e0 la charge, pour donner le \nchange \u00e0 sa frayeur, et d\u00e9sirant, ne f\u00fbt-ce que \npour une seconde, d\u00e9tourner de lui le regard du \nspectre, froid comme un marbre.\n\u2013 Oui, r\u00e9pondit le fant\u00f4me.\n\u2013 Mais vous ne le regardez seulement pas, dit \nScrooge.\n\u2013 Cela ne m\u2019emp\u00eache pas de le voir, dit le \nspectre.\n\u2013 Eh bien ! reprit Scrooge, je n\u2019ai qu\u2019\u00e0 \n38l\u2019avaler, et le reste de mes jours je serai pers\u00e9cut\u00e9 \npar une l\u00e9gion de lutins, tous de ma propre \ncr\u00e9ation. Sottise, je vous dis... sottise ! \u00bb\n\u00c0 ce mot le spectre poussa un cri effrayant et \nsecoua sa cha\u00eene avec un bruit si lugubre et si \n\u00e9pouvantable, que Scrooge se cramponna \u00e0 sa \nchaise pour s\u2019emp\u00eacher de tomber en d\u00e9faillance. \nMais combien redoubla son horreur lorsque le \nfant\u00f4me, \u00f4tant le bandage qui entourait sa t\u00eate, \ncomme s\u2019il \u00e9tait trop chaud pour le garder dans \nl\u2019int\u00e9rieur de l\u2019appartement, sa m\u00e2choire \ninf\u00e9rieure retomba sur sa poitrine.\nScrooge tomba \u00e0 genoux et se cacha le visage \ndans ses mains.\n\u00ab Mis\u00e9ricorde ! s\u2019\u00e9cria-t-il. \u00c9pouvantable \napparition !... pourquoi venez-vous me \ntourmenter ?\n\u2013 \u00c2me mondaine et terrestre ! r\u00e9pliqua le \nspectre ; croyez-vous en moi ou n\u2019y croyez-vous \npas ?\n\u2013 J\u2019y crois, dit Scrooge ; il le faut bien. Mais \npourquoi les esprits se prom\u00e8nent-ils sur terre, et \n39pourquoi viennent-ils me trouver ?\n\u2013 C\u2019est une obligation de chaque homme, \nr\u00e9pondit le spectre, que son \u00e2me renferm\u00e9e au \ndedans de lui se m\u00eale \u00e0 ses semblables et voyage \nde tous c\u00f4t\u00e9s ; si elle ne le fait pendant la vie, elle \nest condamn\u00e9e \u00e0 le faire apr\u00e8s la mort. Elle est \noblig\u00e9e d\u2019errer par le monde... (oh ! malheureux \nque je suis !).... et doit \u00eatre t\u00e9moin inutile de \nchoses dont il ne lui est plus possible de prendre \nsa part, quand elle aurait pu en jouir avec les \nautres sur la terre pour les faire servir \u00e0 son \nbonheur ! \u00bb\nLe spectre poussa encore un cri, secoua sa \ncha\u00eene et tordit ses mains fantastiques.\n\u00ab Vous \u00eates encha\u00een\u00e9 ? demanda Scrooge \ntremblant ; dites-moi pourquoi.\n\u2013 Je porte la cha\u00eene que j\u2019ai forg\u00e9e pendant ma \nvie, r\u00e9pondit le fant\u00f4me. C\u2019est moi qui l\u2019ai faite \nanneau par anneau, m\u00e8tre par m\u00e8tre ; c\u2019est moi \nqui l\u2019ai suspendue autour de mon corps, \nlibrement et de ma propre volont\u00e9, comme je la \nporterai toujours de mon plein gr\u00e9. Est-ce que le \nmod\u00e8le vous en para\u00eet \u00e9trange ? \u00bb\n40Scrooge tremblait de plus en plus.\n\u00ab Ou bien voudriez-vous savoir, poursuivit le \nspectre, le poids et la longueur du c\u00e2ble \u00e9norme \nque vous tra\u00eenez vous-m\u00eame ? Il \u00e9tait exactement \naussi long et aussi pesant que cette cha\u00eene que \nvous voyez, il y a aujourd\u2019hui sept veilles de \nNo\u00ebl. Vous y avez travaill\u00e9 depuis. C\u2019est une \nbonne cha\u00eene \u00e0 pr\u00e9sent ! \u00bb\nScrooge regarda autour de lui sur le plancher, \ns\u2019attendant \u00e0 se trouver lui-m\u00eame entour\u00e9 de \nquelque cinquante ou soixante brasses de c\u00e2bles \nde fer ; mais il ne vit rien.\n\u00ab Jacob, dit-il d\u2019un ton suppliant, mon vieux \nJacob Marley, parlez-moi encore. Adressez-moi \nquelques paroles de consolation, Jacob.\n\u2013 Je n\u2019ai pas de consolation \u00e0 donner, reprit le \nspectre. Les consolations viennent d\u2019ailleurs, \nEbenezer Scrooge ; elles sont apport\u00e9es par \nd\u2019autres ministres \u00e0 d\u2019autres esp\u00e8ces d\u2019hommes \nque vous. Je ne puis non plus vous dire tout ce \nque je voudrais. Je n\u2019ai plus que tr\u00e8s peu de \ntemps \u00e0 ma disposition. Je ne puis me reposer, je \nne puis m\u2019arr\u00eater, je ne puis s\u00e9journer nulle part. \n41Mon esprit ne s\u2019\u00e9carta jamais gu\u00e8re au-del\u00e0 de \nnotre comptoir ; vous savez, pendant ma vie, mon \nesprit ne d\u00e9passa jamais les \u00e9troites limites de \nnotre bureau de change ; et voil\u00e0 pourquoi, \nmaintenant, il me reste \u00e0 faire tant de p\u00e9nibles \nvoyages. \u00bb\nC\u2019\u00e9tait chez Scrooge une habitude de fourrer \nles mains dans les goussets de son pantalon toutes \nles fois qu\u2019il devenait pensif. R\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 ce \nqu\u2019avait dit le fant\u00f4me, il prit la m\u00eame attitude, \nmais sans lever les yeux et toujours agenouill\u00e9.\n\u00ab Il faut donc que vous soyez bien en retard, \nJacob, observa Scrooge en v\u00e9ritable homme \nd\u2019affaires, quoique avec humilit\u00e9 et d\u00e9f\u00e9rence.\n\u2013 En retard ! r\u00e9p\u00e9ta le spectre.\n\u2013 Mort depuis sept ans, rumina Scrooge, et en \nroute tout ce temps-l\u00e0.\n\u2013 Tout ce temps-l\u00e0, dit le spectre... ni tr\u00eave ni \nrepos, l\u2019incessante torture du remords.\n\u2013 Vous voyagez vite ? demanda Scrooge.\n\u2013 Sur les ailes du vent, r\u00e9pliqua le fant\u00f4me.\n\u2013 Vous devez avoir vu bien du pays en sept \n42ans \u00bb, reprit Scrooge.\nLe spectre, entendant ces paroles, poussa un \ntroisi\u00e8me cri, et produisit avec sa cha\u00eene un \ncliquetis si horrible dans le morne silence de la \nnuit, que le guet aurait eu toutes les raisons du \nmonde de le traduire en justice pour cause de \ntapage nocturne.\n\u00ab Oh ! captif, encha\u00een\u00e9, charg\u00e9 de fers ! \ns\u2019\u00e9cria-t-il, pour avoir oubli\u00e9 que chaque homme \ndoit s\u2019associer, pour sa part, au grand travail de \nl\u2019humanit\u00e9, prescrit par l\u2019\u00catre supr\u00eame, et en \nperp\u00e9tuer le progr\u00e8s, car cette terre doit passer \ndans l\u2019\u00e9ternit\u00e9 avant que le bien dont elle est \nsusceptible soit enti\u00e8rement d\u00e9velopp\u00e9 : pour \navoir oubli\u00e9 que l\u2019immensit\u00e9 de nos regrets ne \npourra pas compenser les occasions manqu\u00e9es \ndans notre vie ! et cependant c\u2019est ce que j\u2019ai \nfait : oh ! oui, malheureusement, c\u2019est ce que j\u2019ai \nfait !\n\u2013 Cependant vous f\u00fbtes toujours un homme \nexact, habile en affaires, Jacob, balbutia Scrooge \nqui commen\u00e7ait en ce moment \u00e0 faire un retour \nsur lui-m\u00eame.\n43\u2013 Les affaires ! s\u2019\u00e9cria le fant\u00f4me en se tordant \nde nouveau les mains. C\u2019est l\u2019humanit\u00e9 qui \u00e9tait \nmon affaire ; c\u2019est le bien g\u00e9n\u00e9ral qui \u00e9tait mon \naffaire ; c\u2019est la charit\u00e9, la mis\u00e9ricorde, la \ntol\u00e9rance et la bienveillance ; c\u2019est tout cela qui \n\u00e9tait mon affaire. Les op\u00e9rations de mon \ncommerce n\u2019\u00e9taient qu\u2019une goutte d\u2019eau dans le \nvaste oc\u00e9an de mes affaires. \u00bb\nIl releva sa cha\u00eene de toute la longueur de son \nbras, comme pour montrer la cause de tous ses \nst\u00e9riles regrets, et la rejeta lourdement \u00e0 terre.\n\u00ab C\u2019est \u00e0 cette \u00e9poque de l\u2019ann\u00e9e expirante, dit \nle spectre, que je souffre le plus. Pourquoi ai-je \nalors travers\u00e9 la foule de mes semblables toujours \nles yeux baiss\u00e9s vers les choses de la terre, sans \nles lever jamais vers cette \u00e9toile b\u00e9nie qui \nconduisit les mages \u00e0 une pauvre demeure ? N\u2019y \navait-il donc pas de pauvres demeures aussi vers \nlesquelles sa lumi\u00e8re aurait pu me conduire ? \u00bb\nScrooge \u00e9tait tr\u00e8s effray\u00e9 d\u2019entendre le spectre \ncontinuer sur ce ton, et il commen\u00e7ait \u00e0 trembler \nde tous ses membres.\n\u00ab \u00c9coutez-moi, s\u2019\u00e9cria le fant\u00f4me. Mon temps \n44est bient\u00f4t pass\u00e9.\n\u2013 J\u2019\u00e9coute, dit Scrooge ; mais \u00e9pargnez-moi, \nne faites pas trop de rh\u00e9torique, Jacob, je vous en \nprie.\n\u2013 Comment se fait-il que je paraisse devant \nvous sous une forme que vous puissiez voir, je ne \nsaurais le dire. Je me suis assis mainte et mainte \nfois \u00e0 vos c\u00f4t\u00e9s en restant invisible. \u00bb\nCe n\u2019\u00e9tait pas une id\u00e9e agr\u00e9able. Scrooge fut \nsaisi de frissons et essuya la sueur qui d\u00e9coulait \nde son front.\n\u00ab Et ce n\u2019est pas mon moindre supplice, \ncontinua le spectre... Je suis ici ce soir pour vous \navertir qu\u2019il vous reste encore une chance et un \nespoir d\u2019\u00e9chapper \u00e0 ma destin\u00e9e, une chance et \nun espoir que vous tiendrez de moi, Ebenezer.\n\u2013 Vous f\u00fbtes toujours pour moi un bon ami, dit \nScrooge. Merci.\n\u2013 Vous allez \u00eatre hant\u00e9 par trois esprits \u00bb, \najouta le spectre.\nLa figure de Scrooge devint en un moment \naussi p\u00e2le que celle du fant\u00f4me lui-m\u00eame.\n45\u00ab Est-ce l\u00e0 cette chance et cet espoir dont vous \nme parliez, Jacob ? demanda-t-il d\u2019une voix \nd\u00e9faillante.\n\u2013 Oui.\n\u2013 Je... je... crois que j\u2019aimerais mieux qu\u2019il \nn\u2019en f\u00fbt rien, dit Scrooge.\n\u2013 Sans leurs visites, reprit le spectre, vous ne \npouvez esp\u00e9rer d\u2019\u00e9viter mon sort. Attendez-vous \n\u00e0 recevoir le premier demain quand l\u2019horloge \nsonnera une heure.\n\u2013 Ne pourrais-je pas les prendre tous \u00e0 la fois \npour en finir, Jacob ? insinua Scrooge.\n\u2013 Attendez le second \u00e0 la m\u00eame heure la nuit \nd\u2019apr\u00e8s, et le troisi\u00e8me la nuit suivante, quand le \ndernier coup de minuit aura cess\u00e9 de vibrer. Ne \ncomptez pas me revoir, mais, dans votre propre \nint\u00e9r\u00eat, ayez soin de vous rappeler ce qui vient de \nse passer entre nous. \u00bb\nApr\u00e8s avoir ainsi parl\u00e9, le spectre prit sa \nmentonni\u00e8re sur la table et l\u2019attacha autour de sa \nt\u00eate comme auparavant. Scrooge le comprit au \nbruit sec que firent ses dents lorsque les deux \n46m\u00e2choires furent r\u00e9unies l\u2019une \u00e0 l\u2019autre par le \nbandage. Alors il se hasarda \u00e0 lever les yeux et \naper\u00e7ut son visiteur surnaturel debout devant lui, \nportant sa cha\u00eene roul\u00e9e autour de son bras.\nL\u2019apparition s\u2019\u00e9loigna en marchant \u00e0 \nreculons ; \u00e0 chaque pas qu\u2019elle faisait, la fen\u00eatre \nse soulevait un peu, de sorte que, quand le spectre \nl\u2019e\u00fbt atteinte, elle \u00e9tait toute grande ouverte. Il fit \nsigne \u00e0 Scrooge d\u2019approcher ; celui-ci ob\u00e9it. \nLorsqu\u2019ils furent \u00e0 deux pas l\u2019un de l\u2019autre, \nl\u2019ombre de Marley leva la main et l\u2019avertit de ne \npas approcher davantage. Scrooge s\u2019arr\u00eata, non \npas tant par ob\u00e9issance que par surprise et par \ncrainte ; car, au moment o\u00f9 le fant\u00f4me leva la \nmain, il entendit des bruits confus dans l\u2019air, des \nsons incoh\u00e9rents de lamentation et de d\u00e9sespoir, \ndes plaintes d\u2019une inexprimable tristesse, des \nvoix de regrets et de remords. Le spectre, ayant \nun moment pr\u00eat\u00e9 l\u2019oreille, se joignit \u00e0 ce ch\u0153ur \nlugubre, et s\u2019\u00e9vanouit au sein de la nuit p\u00e2le et \nsombre.\nScrooge suivit l\u2019ombre jusqu\u2019\u00e0 la fen\u00eatre, et, \ndans sa curiosit\u00e9 haletante, il regarda par la \n47crois\u00e9e.\nL\u2019air \u00e9tait rempli de fant\u00f4mes errant \u00e7\u00e0 et l\u00e0, \ncomme des \u00e2mes en peine, exhalant, \u00e0 mesure \nqu\u2019ils passaient, de profonds g\u00e9missements. \nChacun d\u2019eux tra\u00eenait une cha\u00eene comme le \nspectre de Marley ; quelques-uns, en petit nombre \n(c\u2019\u00e9taient peut-\u00eatre des cabinets de ministres \ncomplices d\u2019une m\u00eame politique), \u00e9taient \nencha\u00een\u00e9s ensemble ; aucun n\u2019\u00e9tait libre. \nPlusieurs avaient \u00e9t\u00e9, pendant leur vie, \npersonnellement connus de Scrooge. Il avait \u00e9t\u00e9 \nintimement li\u00e9 avec un vieux fant\u00f4me en gilet \nblanc, \u00e0 la cheville duquel \u00e9tait attach\u00e9 un \nmonstrueux anneau de fer et qui se lamentait \npiteusement de ne pouvoir assister une \nmalheureuse femme avec son enfant qu\u2019il voyait \nau-dessous de lui sur le seuil d\u2019une porte. Le \nsupplice de tous ces spectres consistait \n\u00e9videmment en ce qu\u2019ils s\u2019effor\u00e7aient, mais trop \ntard, d\u2019intervenir dans les affaires humaines, pour \ny faire quelque bien ; ils en avaient pour jamais \nperdu le pouvoir.\nCes cr\u00e9atures fantastiques se fondirent-elles \n48dans le brouillard ou le brouillard vint-il les \nenvelopper dans son ombre, Scrooge n\u2019en put \nrien savoir, mais et les ombres et leurs voix \ns\u2019\u00e9teignirent ensemble, et la nuit redevint ce \nqu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 lorsqu\u2019il \u00e9tait rentr\u00e9 chez lui.\nIl ferma la fen\u00eatre : il examina soigneusement \nla porte par laquelle \u00e9tait entr\u00e9 le fant\u00f4me. Elle \n\u00e9tait ferm\u00e9e \u00e0 double tour, comme il l\u2019avait \nferm\u00e9e de ses propres mains ; les verrous \nn\u2019\u00e9taient point d\u00e9rang\u00e9s. Il essaya de dire : \n\u00ab Sottise ! \u00bb, mais il s\u2019arr\u00eata \u00e0 la premi\u00e8re \nsyllabe. Se sentant un grand besoin de repos, soit \npar suite de l\u2019\u00e9motion qu\u2019il avait \u00e9prouv\u00e9e, des \nfatigues de la journ\u00e9e, de cet aper\u00e7u du monde \ninvisible, ou de la triste conversation du spectre, \nsoit \u00e0 cause de l\u2019heure avanc\u00e9e, il alla droit \u00e0 son \nlit, sans m\u00eame se d\u00e9shabiller, et s\u2019endormit \naussit\u00f4t.\n49Deuxi\u00e8me couplet\nLe premier des trois esprits\nQuand Scrooge s\u2019\u00e9veilla, il faisait si noir, que, \nregardant de son lit, il pouvait \u00e0 peine distinguer \nla fen\u00eatre transparente des murs opaques de sa \nchambre. Il s\u2019effor\u00e7ait de percer l\u2019obscurit\u00e9 avec \nses yeux de furet, lorsque l\u2019horloge d\u2019une \u00e9glise \nvoisine sonna les quatre quarts. Scrooge \u00e9couta \npour savoir l\u2019heure.\n\u00c0 son grand \u00e9tonnement, la lourde cloche alla \nde six \u00e0 sept, puis de sept \u00e0 huit, et ainsi \nr\u00e9guli\u00e8rement jusqu\u2019\u00e0 douze ; alors elle s\u2019arr\u00eata. \nMinuit ! Il \u00e9tait deux heures pass\u00e9es quand il \ns\u2019\u00e9tait couch\u00e9. L\u2019horloge allait donc mal ? Un \ngla\u00e7on devait s\u2019\u00eatre introduit dans les rouages. \nMinuit !\nScrooge toucha le ressort de sa montre \u00e0 \n50r\u00e9p\u00e9tition, pour corriger l\u2019erreur de cette horloge \nqui allait tout de travers. Le petit pouls rapide de \nla montre battit douze fois et s\u2019arr\u00eata.\n\u00ab Comment ! il n\u2019est pas possible, dit Scrooge, \nque j\u2019aie dormi tout un jour et une partie d\u2019une \nseconde nuit. Il n\u2019est pas possible qu\u2019il soit arriv\u00e9 \nquelque chose au soleil et qu\u2019il soit minuit \u00e0 \nmidi ! \u00bb\nCette id\u00e9e \u00e9tant de nature \u00e0 l\u2019inqui\u00e9ter, il sauta \n\u00e0 bas de son lit et marcha \u00e0 t\u00e2tons vers la fen\u00eatre. \nIl fut oblig\u00e9 d\u2019essuyer les vitres gel\u00e9es avec la \nmanche de sa robe de chambre avant de pouvoir \nbien voir, et encore il ne put pas voir \ngrand\u2019chose. Tout ce qu\u2019il put distinguer, c\u2019est \nque le brouillard \u00e9tait toujours tr\u00e8s \u00e9pais, qu\u2019il \nfaisait extr\u00eamement froid, qu\u2019on n\u2019entendait pas \ndehors les gens aller et venir et faire grand bruit, \ncomme cela aurait indubitablement eu lieu si le \njour avait chass\u00e9 la nuit et prit possession du \nmonde. Ce lui fut un grand soulagement ; car, \nsans cela que seraient devenues ses lettres de \nchange : \u00ab \u00e0 trois jours de vue, payez \u00e0 M. \nEbenezer Scrooge ou \u00e0 son ordre \u00bb, et ainsi de \n51suite ? de pures hypoth\u00e8ques sur les brouillards \nde l\u2019Hudson.\nScrooge reprit le chemin de son lit et se mit \u00e0 \npenser, \u00e0 repenser, \u00e0 penser encore \u00e0 tout cela, \ntoujours et toujours et toujours, sans rien y \ncomprendre. Plus il pensait, plus il \u00e9tait \nembarrass\u00e9 ; et plus il s\u2019effor\u00e7ait de ne pas \npenser, plus il pensait. Le spectre de Marley le \ntroublait excessivement. Chaque fois qu\u2019apr\u00e8s un \nm\u00fbr examen il d\u00e9cidait, au-dedans de lui-m\u00eame, \nque tout cela \u00e9tait un songe, son esprit, comme un \nressort qui cesse d\u2019\u00eatre comprim\u00e9, retournait en \nh\u00e2te \u00e0 sa premi\u00e8re position et lui pr\u00e9sentait le \nm\u00eame probl\u00e8me \u00e0 r\u00e9soudre : \u00ab \u00e9tait-ce ou n\u2019\u00e9tait-\nce pas un songe ? \u00bb\nScrooge demeura dans cet \u00e9tat jusqu\u2019\u00e0 ce que \nle carillon e\u00fbt sonn\u00e9 trois quarts d\u2019heure de plus ; \nalors il se souvint tout \u00e0 coup que le spectre \nl\u2019avait pr\u00e9venu d\u2019une visite quand le timbre \nsonnerait une heure. Il r\u00e9solut de se tenir \u00e9veill\u00e9 \njusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019heure f\u00fbt pass\u00e9e, et consid\u00e9rant \nqu\u2019il ne lui \u00e9tait pas plus possible de s\u2019endormir \nque d\u2019avaler la lune, c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre la r\u00e9solution \n52la plus sage qui f\u00fbt en son pouvoir.\nCe quart d\u2019heure lui parut si long, qu\u2019il crut \nplus d\u2019une fois s\u2019\u00eatre assoupi sans s\u2019en \napercevoir, et n\u2019avoir pas entendu sonner l\u2019heure. \nL\u2019horloge \u00e0 la fin frappa son oreille attentive.\n\u00ab Ding, dong !\n\u2013 Un quart, dit Scrooge comptant.\n\u2013 Ding, dong !\n\u2013 La demie ! dit Scrooge.\n\u2013 Ding, dong !\n\u2013 Les trois quarts, dit Scrooge.\n\u2013 Ding, dong !\n\u2013 L\u2019heure, l\u2019heure ! s\u2019\u00e9cria Scrooge \ntriomphant, et rien autre ! \u00bb\nIl parlait avant que le timbre de l\u2019horloge e\u00fbt \nretenti ; mais au moment o\u00f9 celui-ci e\u00fbt fait \nentendre un coup profond, lugubre, sourd, \nm\u00e9lancolique, une vive lueur brilla aussit\u00f4t dans \nla chambre et les rideaux de son lit furent tir\u00e9s.\nLes rideaux de son lit furent tir\u00e9s, vous dis-je, \nde c\u00f4t\u00e9, par une main invisible ; non pas les \n53rideaux qui tombaient \u00e0 ses pieds ou derri\u00e8re sa \nt\u00eate, mais ceux vers lesquels son visage \u00e9tait \ntourn\u00e9. Les rideaux de son lit furent tir\u00e9s, et \nScrooge, se dressant dans l\u2019attitude d\u2019une \npersonne \u00e0 demi couch\u00e9e, se trouva face \u00e0 face \navec le visiteur surnaturel qui les tirait, aussi pr\u00e8s \nde lui que je le suis maintenant de vous, et notez \nque je me tiens debout, en esprit, \u00e0 votre coude.\nC\u2019\u00e9tait une \u00e9trange figure... celle d\u2019un enfant ; \net, n\u00e9anmoins, pas aussi semblable \u00e0 un enfant \nqu\u2019\u00e0 un vieillard vu au travers de quelque milieu \nsurnaturel, qui lui donnait l\u2019air de s\u2019\u00eatre \u00e9loign\u00e9 \u00e0 \ndistance et d\u2019avoir diminu\u00e9 jusqu\u2019aux proportions \nd\u2019un enfant. Ses cheveux, qui flottaient autour de \nson cou et tombaient sur son dos, \u00e9taient blancs \ncomme si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 l\u2019effet de l\u2019\u00e2ge ; et, cependant \nson visage n\u2019avait pas une ride, sa peau brillait de \nl\u2019incarnat le plus d\u00e9licat. Les bras \u00e9taient tr\u00e8s \nlongs et musculeux ; les mains de m\u00eame, comme \ns\u2019il e\u00fbt poss\u00e9d\u00e9 une force peu commune. Ses \njambes et ses pieds, tr\u00e8s d\u00e9licatement form\u00e9s, \n\u00e9taient nus, comme les membres sup\u00e9rieurs. Il \nportait une tunique du blanc le plus pur, et autour \nde sa taille \u00e9tait serr\u00e9e une ceinture lumineuse, \n54qui brillait d\u2019un vif \u00e9clat. Il tenait \u00e0 la main une \nbranche verte de houx fra\u00eechement coup\u00e9e ; et, \npar un singulier contraste avec cet embl\u00e8me de \nl\u2019hiver, il avait ses v\u00eatements garnis des fleurs de \nl\u2019\u00e9t\u00e9. Mais la chose la plus \u00e9trange qui f\u00fbt en lui, \nc\u2019est que du sommet de sa t\u00eate jaillissait un \nbrillant jet de lumi\u00e8re, \u00e0 l\u2019aide duquel toutes ces \nchoses \u00e9taient visibles, et d\u2019o\u00f9 venait, sans doute, \nque dans ses moments de tristesse, il se servait en \nguise de chapeau d\u2019un grand \u00e9teignoir, qu\u2019il \ntenait pr\u00e9sentement sous son bras.\nCe n\u2019\u00e9tait point l\u00e0 cependant, en regardant de \nplus pr\u00e8s, son attribut le plus \u00e9trange aux yeux de \nScrooge. Car, comme sa ceinture brillait et \nreluisait tant\u00f4t sur un point, tant\u00f4t sur un autre, ce \nqui \u00e9tait clair un moment devenait obscur \nl\u2019instant d\u2019apr\u00e8s ; l\u2019ensemble de sa personne \nsubissait aussi ces fluctuations et se montrait en \ncons\u00e9quence sous des aspects divers. Tant\u00f4t \nc\u2019\u00e9tait un \u00eatre avec un seul bras, une seule jambe \nou bien vingt jambes, tant\u00f4t deux jambes sans \nt\u00eate, tant\u00f4t une t\u00eate sans corps ; les membres qui \ndisparaissaient \u00e0 la vue ne laissaient pas \napercevoir un seul contour dans l\u2019obscurit\u00e9 \n55\u00e9paisse au milieu de laquelle ils s\u2019\u00e9vanouissaient. \nPuis, par un prodige singulier, il redevenait lui-\nm\u00eame, aussi distinct et aussi visible que jamais.\n\u00ab Monsieur, demanda Scrooge, \u00eates-vous \nl\u2019esprit dont la venue m\u2019a \u00e9t\u00e9 pr\u00e9dite ?\n\u2013 Je le suis. \u00bb\nLa voix \u00e9tait douce et agr\u00e9able, singuli\u00e8rement \nbasse, comme si, au lieu d\u2019\u00eatre si pr\u00e8s de lui, il se \nf\u00fbt trouv\u00e9 dans l\u2019\u00e9loignement.\n\u00ab Qui \u00eates-vous donc ? demanda Scrooge.\n\u2013 Je suis l\u2019esprit de No\u00ebl pass\u00e9.\n\u2013 Pass\u00e9 depuis longtemps ? demanda Scrooge, \nremarquant la stature du nain.\n\u2013 Non, votre dernier No\u00ebl. \u00bb\nPeut-\u00eatre Scrooge n\u2019aurait pu dire pourquoi, si \non le lui avait demand\u00e9, mais il \u00e9prouvait un d\u00e9sir \ntout particulier de voir l\u2019esprit coiff\u00e9 de son \nchapeau, et il le pria de se couvrir.\n\u00ab Eh quoi ! s\u2019\u00e9cria le spectre, voudriez-vous \nsit\u00f4t \u00e9teindre avec des mains mondaines la \nlumi\u00e8re que je donne ? N\u2019est-ce pas assez que \n56vous soyez un de ceux dont les passions \u00e9go\u00efstes \nm\u2019ont fait ce chapeau et me forcent \u00e0 le porter \u00e0 \ntravers les si\u00e8cles enfonc\u00e9 sur mon front ! \u00bb\nScrooge nia respectueusement qu\u2019il e\u00fbt \nl\u2019intention de l\u2019offenser, et protesta qu\u2019\u00e0 aucune \n\u00e9poque de sa vie il n\u2019avait volontairement \n\u00ab coiff\u00e9 \u00bb l\u2019esprit. Puis il osa lui demander quelle \nbesogne l\u2019amenait.\n\u00ab Votre bonheur ! \u00bb dit le fant\u00f4me.\nScrooge se d\u00e9clara fort reconnaissant, mais il \nne put s\u2019emp\u00eacher de penser qu\u2019une nuit de repos \nnon interrompu aurait contribu\u00e9 davantage \u00e0 \natteindre ce but. Il fallait que l\u2019esprit l\u2019e\u00fbt \nentendu penser, car il dit imm\u00e9diatement :\n\u00ab Votre conversion, alors... Prenez garde ! \u00bb\nTout en parlant, il \u00e9tendit sa forte main, et le \nsaisit doucement par le bras.\n\u00ab Levez-vous ! et marchez avec moi ! \u00bb\nC\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 en vain que Scrooge aurait all\u00e9gu\u00e9 \nque le temps et l\u2019heure n\u2019\u00e9taient pas propices \npour une promenade \u00e0 pied ; que son lit \u00e9tait \nchaud et le thermom\u00e8tre bien au-dessous de \n57glace ; qu\u2019il \u00e9tait l\u00e9g\u00e8rement v\u00eatu, n\u2019ayant que \nses pantoufles, sa robe de chambre et son bonnet \nde nuit ; et qu\u2019en m\u00eame temps il avait \u00e0 m\u00e9nager \nson rhume. Pas moyen de r\u00e9sister \u00e0 cette \u00e9treinte, \nquoique aussi douce que celle d\u2019une main de \nfemme. Il se leva ; mais, s\u2019apercevant que l\u2019esprit \nse dirigeait vers la fen\u00eatre, il saisit sa robe dans \nune attitude suppliante.\n\u00ab Je ne suis qu\u2019un mortel, lui repr\u00e9senta \nScrooge, et par cons\u00e9quent je pourrais bien \ntomber.\n\u2013 Permettez seulement que ma main vous \ntouche l\u00e0, dit l\u2019esprit mettant sa main sur le c\u0153ur \nde Scrooge, et vous serez soutenu dans bien \nd\u2019autres \u00e9preuves encore. \u00bb\nComme il pronon\u00e7ait ces paroles, ils pass\u00e8rent \n\u00e0 travers la muraille et se trouv\u00e8rent sur une route \nen rase campagne, avec des champs de chaque \nc\u00f4t\u00e9. La ville avait enti\u00e8rement disparu : on ne \npouvait plus en voir de vestige. L\u2019obscurit\u00e9 et le \nbrouillard s\u2019\u00e9taient \u00e9vanouis en m\u00eame temps, car \nc\u2019\u00e9tait un jour d\u2019hiver, brillant de clart\u00e9, et la \nneige couvrait la terre.\n58\u00ab Bon Dieu ! dit Scrooge en joignant les mains \ntandis qu\u2019il promenait ses regards autour de lui. \nC\u2019est en ce lieu que j\u2019ai \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9 ; c\u2019est ici que \nj\u2019ai pass\u00e9 mon enfance ! \u00bb\nL\u2019esprit le regarda avec bont\u00e9. Son doux \nattouchement, quoiqu\u2019il e\u00fbt \u00e9t\u00e9 l\u00e9ger et n\u2019e\u00fbt dur\u00e9 \nqu\u2019un instant, avait r\u00e9veill\u00e9 la sensibilit\u00e9 du \nvieillard. Il avait la conscience d\u2019une foule \nd\u2019odeurs flottant dans l\u2019air, dont chacune \u00e9tait \nassoci\u00e9e avec un millier de pens\u00e9es, \nd\u2019esp\u00e9rances, de joies et de pr\u00e9occupations \noubli\u00e9es depuis longtemps, bien longtemps !\n\u00ab Votre l\u00e8vre tremble, dit le fant\u00f4me. Et \nqu\u2019est-ce que vous avez donc l\u00e0 sur la joue ?\n\u2013 Rien, dit Scrooge tout bas, d\u2019une voix \nsinguli\u00e8rement \u00e9mue ; ce n\u2019est pas la peur qui me \ncreuse les joues ; ce n\u2019est rien, c\u2019est seulement \nune fossette que j\u2019ai l\u00e0. Menez-moi, je vous prie, \no\u00f9 vous voulez.\n\u2013 Vous vous rappelez le chemin ? demanda \nl\u2019esprit.\n\u2013 Me le rappeler ! s\u2019\u00e9cria Scrooge avec \n59chaleur... Je pourrais m\u2019y retrouver les yeux \nband\u00e9s.\n\u2013 Il est bien \u00e9trange alors que vous l\u2019ayez \noubli\u00e9 depuis tant d\u2019ann\u00e9es ! observa le fant\u00f4me. \nAvan\u00e7ons. \u00bb\nIls march\u00e8rent le long de la route, Scrooge \nreconnaissant chaque porte ; chaque poteau, \nchaque arbre, jusqu\u2019au moment o\u00f9 un petit bourg \napparut dans le lointain, avec son pont, son \u00e9glise \net sa rivi\u00e8re au cours sinueux. Quelques poneys \naux longs crins se montr\u00e8rent en ce moment \ntrottant vers eux, mont\u00e9s par des enfants qui \nappelaient d\u2019autres enfants juch\u00e9s dans des \ncarrioles rustiques et des charrettes que \nconduisaient des fermiers. Tous ces enfants \n\u00e9taient tr\u00e8s anim\u00e9s, et \u00e9changeaient ensemble \nmille cris vari\u00e9s, jusqu\u2019\u00e0 ce que les vastes \ncampagnes furent si remplies de cette musique \njoyeuse, que l\u2019air mis en vibration riait de \nl\u2019entendre.\n\u00ab Ce ne sont l\u00e0 que les ombres des choses qui \nont \u00e9t\u00e9, dit le spectre. Elles ne se doutent pas de \nnotre pr\u00e9sence. \u00bb\n60Les gais voyageurs avanc\u00e8rent vers eux ; et, \u00e0 \nmesure qu\u2019ils venaient, Scrooge les reconnaissait \net appelait chacun d\u2019eux par son nom. Pourquoi \n\u00e9tait-il r\u00e9joui, plus qu\u2019on ne peut dire, de les \nvoir ? pourquoi son \u0153il, ordinairement sans \nexpression, s\u2019illuminait-il ? pourquoi son c\u0153ur \nbondissait-il \u00e0 mesure qu\u2019ils passaient ? Pourquoi \nfut-il rempli de bonheur quand il les entendit se \nsouhaiter l\u2019un \u00e0 l\u2019autre un gai No\u00ebl, en se \ns\u00e9parant aux carrefours et aux chemins de \ntraverse qui devaient les ramener chacun \u00e0 son \nlogis ? Qu\u2019\u00e9tait un gai No\u00ebl pour Scrooge ? Foin \ndu gai No\u00ebl ! Quel bien lui avait-il jamais fait ?\n\u00ab L\u2019\u00e9cole n\u2019est pas encore tout \u00e0 fait d\u00e9serte, \ndit le fant\u00f4me. Il y reste encore un enfant \nsolitaire, oubli\u00e9 par ses amis. \u00bb\nScrooge dit qu\u2019il le reconnaissait, et il soupira.\nIls quitt\u00e8rent la grand\u2019route pour s\u2019engager \ndans un chemin creux parfaitement connu de \nScrooge, et s\u2019approch\u00e8rent bient\u00f4t d\u2019une \nconstruction en briques d\u2019un rouge sombre, avec \nun petit d\u00f4me surmont\u00e9 d\u2019une girouette ; sous le \ntoit une cloche \u00e9tait suspendue. C\u2019\u00e9tait une \n61maison vaste, mais qui t\u00e9moignait des \nvicissitudes de la fortune ; car on se servait peu \nde ses spacieuses d\u00e9pendances ; les murs \u00e9taient \nhumides et couverts de mousse, leurs fen\u00eatres \nbris\u00e9es et les portes d\u00e9labr\u00e9es. Des poules \ngloussaient et se pavanaient dans les \u00e9curies ; les \nremises et les hangars \u00e9taient envahis par l\u2019herbe. \n\u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, elle n\u2019avait pas gard\u00e9 plus de restes \nde son ancien \u00e9tat ; car, en entrant dans le sombre \nvestibule, et, en jetant un regard \u00e0 travers les \nportes ouvertes de plusieurs pi\u00e8ces, ils les \ntrouv\u00e8rent pauvrement meubl\u00e9es, froides et \nsolitaires ; il y avait dans l\u2019air une odeur de \nrenferm\u00e9 ; tout, en ce lieu, respirait un d\u00e9nuement \nglacial qui donnait \u00e0 penser que ses habitants se \nlevaient souvent avant le jour pour travailler, et \nn\u2019avaient pas trop de quoi manger.\nIls all\u00e8rent, l\u2019esprit et Scrooge, \u00e0 travers le \nvestibule, \u00e0 une porte situ\u00e9e sur le derri\u00e8re de la \nmaison. Elle s\u2019ouvrit devant eux, et laissa voir \nune longue salle triste et d\u00e9serte, que rendaient \nplus d\u00e9serte encore des rang\u00e9es de bancs et de \npupitres en simple sapin. \u00c0 l\u2019un de ces pupitres, \npr\u00e8s d\u2019un faible feu, lisait un enfant demeur\u00e9 tout \n62seul ; Scrooge s\u2019assit sur un banc et pleura en se \nreconnaissant lui-m\u00eame, oubli\u00e9, d\u00e9laiss\u00e9 comme \nil avait coutume de l\u2019\u00eatre alors.\nPas un \u00e9cho endormi dans la maison, pas un \ncri des souris se livrant bataille derri\u00e8re les \nboiseries, pas un son produit par le jet d\u2019eau \u00e0 \ndemi gel\u00e9, tombant goutte \u00e0 goutte dans l\u2019arri\u00e8re-\ncour, pas un soupir du vent parmi les branches \nsans feuilles d\u2019un peuplier d\u00e9courag\u00e9, pas un \nbattement sourd d\u2019une porte de magasin vide, \nnon, non, pas le plus l\u00e9ger p\u00e9tillement du feu qui \nne f\u00eet sentir au c\u0153ur de Scrooge sa douce \ninfluence, et ne donn\u00e2t un plus libre cours \u00e0 ses \nlarmes.\nL\u2019esprit lui toucha le bras et lui montra \nl\u2019enfant, cet autre lui-m\u00eame, attentif \u00e0 sa lecture.\nSoudain, un homme v\u00eatu d\u2019un costume \n\u00e9tranger, visible, comme je vous vois, parut \ndebout derri\u00e8re la fen\u00eatre, avec une hache \nattach\u00e9e \u00e0 sa ceinture, et conduisant par le licou \nun \u00e2ne charg\u00e9 de bois. \u00ab Mais c\u2019est Ali-Baba ! \ns\u2019\u00e9cria Scrooge en extase. C\u2019est le bon vieil Ali-\nBaba, l\u2019honn\u00eate homme ! Oui, oui, je le \n63reconnais. C\u2019est un jour de No\u00ebl que cet enfant \nl\u00e0-bas avait \u00e9t\u00e9 laiss\u00e9 ici tout seul, et que lui il \nvint, pour la premi\u00e8re fois, pr\u00e9cis\u00e9ment accoutr\u00e9 \ncomme cela. Pauvre enfant ! Et Valentin, dit \nScrooge, et son coquin de fr\u00e8re, Orson ; les voil\u00e0 \naussi. Et quel est son nom \u00e0 celui-l\u00e0, qui fut \nd\u00e9pos\u00e9 tout endormi, presque nu, \u00e0 la porte de \nDamas ; ne le voyez-vous pas ? Et le palefrenier \ndu sultan renvers\u00e9 sens dessus dessous par les \ng\u00e9nies ; le voil\u00e0 la t\u00eate en bas ! Bon ! traitez-le \ncomme il le m\u00e9rite ; j\u2019en suis bien aise. Qu\u2019avait-\nil besoin d\u2019\u00e9pouser la princesse ! \u00bb\nQuelle surprise pour ses confr\u00e8res de la Cit\u00e9, \ns\u2019ils avaient pu entendre Scrooge d\u00e9penser tout \nce que sa nature avait d\u2019ardeur et d\u2019\u00e9nergie \u00e0 \ns\u2019extasier sur de tels souvenirs, moiti\u00e9 riant, \nmoiti\u00e9 pleurant, avec un son de voix des plus \nextraordinaires, et voir l\u2019animation empreinte sur \nles traits de son visage !\n\u00ab Voil\u00e0 le perroquet ! continua-t-il ; le corps \nvert et la queue jaune, avec une huppe semblable \n\u00e0 une laitue sur le haut de la t\u00eate ; le voil\u00e0 ! \n\u00ab Pauvre Robinson Cruso\u00e9 ! \u00bb lui criait-il quand \n64il revint au logis, apr\u00e8s avoir fait le tour de l\u2019\u00eele \nen canot. \u00ab Pauvre Robinson Cruso\u00e9, o\u00f9 avez-\nvous \u00e9t\u00e9, Robinson Cruso\u00e9 ? \u00bb L\u2019homme croyait \nr\u00eaver, mais non, il ne r\u00eavait pas. C\u2019\u00e9tait le \nperroquet, vous savez. Voil\u00e0 Vendredi courant \u00e0 \nla petite baie pour sauver sa vie ! Allons, vite, \ncourage, houp ! \u00bb\nPuis, passant d\u2019un sujet \u00e0 un autre avec une \nrapidit\u00e9 qui n\u2019\u00e9tait point dans son caract\u00e8re, \ntouch\u00e9 de compassion pour cet autre lui-m\u00eame \nqui lisait ces contes : \u00ab Pauvre enfant ! \u00bb r\u00e9p\u00e9ta-t-\nil, et il se mit encore \u00e0 pleurer.\n\u00ab Je voudrais... murmura Scrooge en mettant \nla main dans sa poche et en regardant autour de \nlui apr\u00e8s s\u2019\u00eatre essuy\u00e9 les yeux avec sa manche ; \nmais il est trop tard maintenant.\n\u2013 Qu\u2019y a-t-il ? demanda l\u2019esprit.\n\u2013 Rien, dit Scrooge, rien. Je pensais \u00e0 un \nenfant qui chantait un No\u00ebl hier soir \u00e0 ma porte ; \nje voudrais lui avoir donn\u00e9 quelque chose : voil\u00e0 \ntout. \u00bb\nLe fant\u00f4me sourit d\u2019un air pensif, et de la \n65main, lui fit signe de se taire en disant : \u00ab Voyons \nun autre No\u00ebl. \u00bb\n\u00c0 ces mots, Scrooge vit son autre lui-m\u00eame \nd\u00e9j\u00e0 grandi, et la salle devint un peu plus sombre \net un peu plus sale. Les panneaux s\u2019\u00e9taient \nfendill\u00e9s, les fen\u00eatres \u00e9taient crevass\u00e9es, des \nfragments de pl\u00e2tre \u00e9taient tomb\u00e9s du plafond, et \nles lattes se montraient \u00e0 d\u00e9couvert. Mais \ncomment tous ces changements \u00e0 vue se \nfaisaient-ils ? Scrooge ne le savait pas plus que \nvous. Il savait seulement que c\u2019\u00e9tait exact, que \ntout s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 comme cela, qu\u2019il se trouvait l\u00e0, \nseul encore, tandis que tous les autres jeunes \ngar\u00e7ons \u00e9taient all\u00e9s passer les joyeux jours de \nf\u00eate dans leurs familles.\nMaintenant il ne lisait plus, mais se promenait \nde long en large en proie au d\u00e9sespoir. Scrooge \nregarda le spectre ; puis, avec un triste hochement \nde t\u00eate, jeta du c\u00f4t\u00e9 de la porte un coup d\u2019\u0153il \nplein d\u2019anxi\u00e9t\u00e9.\nElle s\u2019ouvrit ; et une petite fille, beaucoup plus \njeune que l\u2019\u00e9colier, entra comme un trait ; elle \npassa ses bras autour de son cou et l\u2019embrassa \n66plusieurs fois en lui disant : \u00ab Cher, cher fr\u00e8re ! Je \nsuis venue pour vous emmener \u00e0 la maison, cher \nfr\u00e8re, dit-elle en frappant ses petites mains l\u2019une \ncontre l\u2019autre, et toute courb\u00e9e en deux \u00e0 force de \nrire. Vous emmener \u00e0 la maison, \u00e0 la maison, \u00e0 la \nmaison !\n\u2013 \u00c0 la maison, petite Fanny ? r\u00e9p\u00e9ta l\u2019enfant.\n\u2013 Oui, dit-elle radieuse. \u00c0 la maison, pour tout \nde bon, \u00e0 la maison, pour toujours, toujours. Papa \nest maintenant si bon, en comparaison de ce qu\u2019il \n\u00e9tait autrefois, que la maison est comme un \nparadis ! Un de ces soirs, comme j\u2019allais me \ncoucher, il me parla avec une si grande tendresse, \nque je n\u2019ai pas eu peur de lui demander encore \nune fois si vous ne pourriez pas venir \u00e0 la \nmaison ; il m\u2019a r\u00e9pondu que oui, que vous le \npouviez, et m\u2019a envoy\u00e9e avec une voiture pour \nvous chercher. Vous allez \u00eatre un homme ! \najouta-t-elle en ouvrant de grands yeux ; vous ne \nreviendrez jamais ici ; mais d\u2019abord, nous allons \ndemeurer ensemble toutes les f\u00eates de No\u00ebl, et \npasser notre temps de la mani\u00e8re la plus joyeuse \ndu monde.\n67\u2013 Vous \u00eates une vraie femme, petite Fanny ! \u00bb, \ns\u2019\u00e9cria le jeune gar\u00e7on.\nElle battit des mains et se mit \u00e0 rire ; ensuite \nelle essaya de lui caresser la t\u00eate ; mais, comme \nelle \u00e9tait trop petite, elle se mit \u00e0 rire encore, et se \ndressa sur la pointe des pieds pour l\u2019embrasser. \nAlors, dans son empressement enfantin, elle \ncommen\u00e7a \u00e0 l\u2019entra\u00eener vers la porte, et lui, il \nl\u2019accompagnait sans regret.\nUne voix terrible se fit entendre dans le \nvestibule : \u00ab Descendez la malle de master \nScrooge, allons ! \u00bb Et en m\u00eame temps parut le \nma\u00eetre en personne, qui jeta sur le jeune M. \nScrooge un regard de condescendance farouche, \net le plongea dans un trouble affreux en lui \nsecouant la main en signe d\u2019adieu. Il l\u2019introduisit \nensuite, ainsi que sa s\u0153ur, dans la vieille salle \nbasse, la plus froide qu\u2019on ait jamais vue, \nv\u00e9ritable cave, o\u00f9 les cartes suspendues aux \nmurailles, les globes c\u00e9lestes et terrestres dans les \nembrasures de fen\u00eatres, semblaient glac\u00e9s par le \nfroid. Il leur servit une carafe d\u2019un vin \nsinguli\u00e8rement l\u00e9ger, et un morceau de g\u00e2teau \n68singuli\u00e8rement lourd, r\u00e9galant lui-m\u00eame de ces \nfriandises le jeune couple, en m\u00eame temps qu\u2019il \nenvoyait un domestique de ch\u00e9tive apparence \npour offrir \u00ab quelque chose \u00bb au postillon, qui \nr\u00e9pondit qu\u2019il remerciait bien monsieur, mais \nque, si c\u2019\u00e9tait le m\u00eame vin dont il avait d\u00e9j\u00e0 go\u00fbt\u00e9 \nauparavant, il aimait mieux ne rien prendre. \nPendant ce temps-l\u00e0 on avait attach\u00e9 la malle de \nma\u00eetre Scrooge sur le haut de la voiture ; les \nenfants dirent adieu de tr\u00e8s grand c\u0153ur au ma\u00eetre, \net, montant en voiture, ils travers\u00e8rent gaiement \nl\u2019all\u00e9e du jardin ; les roues rapides faisaient \njaillir, comme des flots d\u2019\u00e9cume, la neige et le \ngivre qui recouvraient les sombres feuilles des \narbres.\n\u00ab Ce fut toujours une cr\u00e9ature d\u00e9licate qu\u2019un \nsimple souffle aurait pu fl\u00e9trir, dit le spectre... \nMais elle avait un grand c\u0153ur.\n\u2013 Oh ! oui, s\u2019\u00e9cria Scrooge. Vous avez raison. \nCe n\u2019est pas moi qui dirai le contraire, esprit, \nDieu m\u2019en garde !\n\u2013 Elle est morte mari\u00e9e, dit l\u2019esprit, et a laiss\u00e9 \ndeux enfants, je crois.\n69\u2013 Un seul, r\u00e9pondit Scrooge.\n\u2013 C\u2019est vrai, dit le spectre, votre neveu. \u00bb\nScrooge parut mal \u00e0 l\u2019aise et r\u00e9pondit \nbri\u00e8vement : \u00ab Oui. \u00bb\nQuoiqu\u2019ils n\u2019eussent fait que quitter la pension \nen ce moment, ils se trouvaient d\u00e9j\u00e0 dans les rues \npopuleuses d\u2019une ville, o\u00f9 passaient et \nrepassaient des ombres humaines, o\u00f9 des ombres \nde charrettes et de voitures se disputaient le pav\u00e9, \no\u00f9 se rencontraient enfin le bruit et l\u2019agitation \nd\u2019une v\u00e9ritable ville. On voyait assez clairement, \n\u00e0 l\u2019\u00e9talage des boutiques, que l\u00e0 aussi on c\u00e9l\u00e9brait \nle retour de No\u00ebl ; mais c\u2019\u00e9tait le soir, et les rues \n\u00e9taient \u00e9clair\u00e9es.\nLe spectre s\u2019arr\u00eata \u00e0 la porte d\u2019un certain \nmagasin, et demanda \u00e0 Scrooge s\u2019il le \nreconnaissait.\n\u00ab Si je le reconnais ! dit Scrooge. N\u2019est-ce pas \nici que j\u2019ai fait mon apprentissage ? \u00bb\nIls entr\u00e8rent. \u00c0 la vue d\u2019un vieux monsieur en \nperruque galloise, assis derri\u00e8re un pupitre si \n\u00e9lev\u00e9, que, si le gentleman avait eu deux pouces \n70de plus, il se serait cogn\u00e9 la t\u00eate contre le plafond, \nScrooge s\u2019\u00e9cria en proie \u00e0 une grande excitation :\n\u00ab Mais c\u2019est le vieux Fezziwig ! Dieu le \nb\u00e9nisse ! C\u2019est Fezziwig ressuscit\u00e9 ! \u00bb\nLe vieux Fezziwig posa sa plume et regarda \nl\u2019horloge qui marquait sept heures. Il se frotta les \nmains, rajusta son vaste gilet, rit de toutes ses \nforces, depuis la plante des pieds jusqu\u2019\u00e0 la \npointe des cheveux, et appela d\u2019une voix \npuissante, sonore, riche, pleine et joviale :\n\u00ab Hol\u00e0 ! oh ! Ebenezer ! Dick ! \u00bb\nL\u2019autre Scrooge, devenu maintenant un jeune \nhomme, entra lestement, accompagn\u00e9 de son \ncamarade d\u2019apprentissage.\n\u00ab C\u2019est Dick Wilkins, pour s\u00fbr ! dit Scrooge \nau fant\u00f4me... Oui, c\u2019est lui ; mis\u00e9ricorde ! le \nvoil\u00e0. Il m\u2019\u00e9tait tr\u00e8s attach\u00e9, le pauvre Dick ! ce \nbien cher Dick !\n\u2013 Allons, allons, mes enfants ! s\u2019\u00e9cria \nFezziwig, on ne travaille plus ce soir. C\u2019est la \nveille de No\u00ebl, Dick. C\u2019est No\u00ebl, Ebenezer ! Vite, \nmettons les volets, cria le vieux Fezziwig en \n71faisant gaiement claquer ses mains. Allons t\u00f4t ! \ncomment ! ce n\u2019est pas encore fait ? \u00bb\nVous ne croiriez jamais comment ces deux \ngaillards se mirent \u00e0 l\u2019ouvrage ! Ils se \npr\u00e9cipit\u00e8rent dans la rue avec les volets, un, deux, \ntrois ;... les mirent en place,... quatre, cinq, six ;... \npos\u00e8rent les barres et les clavettes ;... sept, huit, \nneuf,... et revinrent avant que vous eussiez pu \ncompter jusqu\u2019\u00e0 douze, haletants comme des \nchevaux de course.\n\u00ab Oh\u00e9 ! oh ! s\u2019\u00e9cria le vieux Fezziwig \ndescendant de son pupitre avec une merveilleuse \nagilit\u00e9. D\u00e9barrassons, mes enfants, et faisons de \nla place ici ! Hol\u00e0, Dick ! Allons, preste, \nEbenezer ! \u00bb\nD\u00e9barrasser ! ils auraient m\u00eame tout \nd\u00e9m\u00e9nag\u00e9 s\u2019il avait fallu, sous les yeux du vieux \nFezziwig. Ce fut fait en une minute. Tout ce qui \n\u00e9tait transportable fut enlev\u00e9 comme pour \ndispara\u00eetre \u00e0 tout jamais de la vie publique, le \nplancher balay\u00e9 et arros\u00e9, les lampes appr\u00eat\u00e9es, \nun tas de charbon jet\u00e9 sur le feu, et le magasin \ndevint une salle de bal aussi commode, aussi \n72chaude, aussi s\u00e8che, aussi brillante qu\u2019on pouvait \nle d\u00e9sirer pour une soir\u00e9e d\u2019hiver.\nVint alors un m\u00e9n\u00e9trier avec son livre de \nmusique. Il monta au haut du grand pupitre, en fit \nun orchestre et produisit des accords r\u00e9jouissants \ncomme la colique. Puis entra Mme Fezziwig, un \nvaste sourire en personne ; puis entr\u00e8rent les trois \nmiss Fezziwig, radieuses et adorables ; puis \nentr\u00e8rent les six jeunes poursuivants dont elles \nbrisaient les c\u0153urs ; puis entr\u00e8rent tous les jeunes \ngens et toutes les jeunes filles employ\u00e9s dans le \ncommerce de la maison ; puis entra la servante \navec son cousin le boulanger ; puis entra la \ncuisini\u00e8re avec l\u2019ami intime de son fr\u00e8re, le \nmarchand de lait ; puis entra le petit apprenti d\u2019en \nface, soup\u00e7onn\u00e9 de ne pas avoir assez de quoi \nmanger chez son ma\u00eetre ; il se cachait derri\u00e8re la \nservante du num\u00e9ro 15, \u00e0 laquelle sa ma\u00eetresse, le \nfait \u00e9tait prouv\u00e9, avait tir\u00e9 les oreilles. Ils \nentr\u00e8rent tous, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, quelques-uns \nd\u2019un air timide, d\u2019autres plus hardiment, ceux-ci \navec gr\u00e2ce, ceux-l\u00e0 avec gaucherie, qui poussant, \nqui tirant ; enfin tous entr\u00e8rent de fa\u00e7on ou \nd\u2019autre et n\u2019importe comment. Ils partirent tous, \n73vingt couples \u00e0 la fois, se tenant par la main et \nformant une ronde. La moiti\u00e9 se porte en avant, \npuis revient en arri\u00e8re ; c\u2019est au tour de ceux-ci \u00e0 \nse balancer en cadence, c\u2019est au tour de ceux-l\u00e0 \u00e0 \nentra\u00eener le mouvement ; puis ils recommencent \ntous \u00e0 tourner en rond plusieurs fois, se groupant, \nse serrant, se poursuivant les uns les autres : le \nvieux couple n\u2019est jamais \u00e0 sa place, et les jeunes \ncouples repartent avec vivacit\u00e9, quand ils l\u2019ont \nmis dans l\u2019embarras, puis, enfin, la cha\u00eene est \nrompue et les danseurs se trouvent sans vis-\u00e0-vis. \nApr\u00e8s ce beau r\u00e9sultat, le vieux Fezziwig, \nfrappant des mains pour suspendre la danse, \ns\u2019\u00e9cria : \u00ab C\u2019est bien ! \u00bb et le m\u00e9n\u00e9trier plongea \nson visage \u00e9chauff\u00e9 dans un pot de porter, \nsp\u00e9cialement pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 cette intention. Mais, \nlorsqu\u2019il reparut, d\u00e9daignant le repos, il \nrecommen\u00e7a de plus belle, quoiqu\u2019il n\u2019y e\u00fbt pas \nencore de danseurs, comme si l\u2019autre m\u00e9n\u00e9trier \navait \u00e9t\u00e9 report\u00e9 chez lui, \u00e9puis\u00e9, sur un volet de \nfen\u00eatre, et que ce fut un nouveau musicien qui fut \nvenu le remplacer, r\u00e9solu \u00e0 vaincre ou \u00e0 p\u00e9rir.\nIl y eut encore des danses, et le jeu des gages \ntouch\u00e9s ; puis encore des danses, un g\u00e2teau, du \n74n\u00e9gus, une \u00e9norme pi\u00e8ce de r\u00f4ti froid, une autre \nde bouilli froid, des p\u00e2t\u00e9s au hachis et de la bi\u00e8re \nen abondance. Mais le grand effet de la soir\u00e9e, ce \nfut apr\u00e8s le r\u00f4ti et le bouilli, quand le m\u00e9n\u00e9trier \n(un fin matois, remarquez bien, un diable \nd\u2019homme qui connaissait bien son affaire : ce \nn\u2019est ni vous ni moi qui aurions pu lui en \nremontrer !) commen\u00e7a \u00e0 jouer \u00ab Sir Robert de \nCoverley \u00bb. Alors s\u2019avan\u00e7a le vieux Fezziwig \npour danser avec Mme Fezziwig. Ils se plac\u00e8rent \nen t\u00eate de la danse. En voil\u00e0 de la besogne ! \nvingt-trois ou vingt-quatre couples \u00e0 conduire, et \ndes gens avec lesquels il n\u2019y avait pas \u00e0 badiner, \ndes gens qui voulaient danser et ne savaient ce \nque c\u2019\u00e9tait que d\u2019aller le pas.\nMais quand ils auraient bien \u00e9t\u00e9 deux ou trois \nfois aussi nombreux, quatre fois m\u00eame, le vieux \nFezziwig aurait \u00e9t\u00e9 capable de leur tenir t\u00eate, \nMme Fezziwig pareillement. Quant \u00e0 elle, c\u2019\u00e9tait \nsa digne compagne, dans toute l\u2019\u00e9tendue du mot. \nSi ce n\u2019est pas l\u00e0 un assez bel \u00e9loge, qu\u2019on m\u2019en \nfournisse un autre, et j\u2019en ferai mon profit. Les \nmollets de Fezziwig \u00e9taient positivement comme \ndeux astres. C\u2019\u00e9taient des lunes qui se \n75multipliaient dans toutes les \u00e9volutions de la \ndanse. Ils paraissaient, disparaissaient, \nreparaissaient de plus belle. Et quand le vieux \nFezziwig et Mme Fezziwig eurent ex\u00e9cut\u00e9 toute \nla danse : avancez et reculez, tenez votre \ndanseuse par la main, balancez, saluez ; le tire-\nbouchon ; enfilez l\u2019aiguille et reprenez vos \nplaces ; Fezziwig faisait des entrechats si \nlestement, qu\u2019il semblait jouer du flageolet avec \nses jambes, et retombait ensuite en place sur ses \npieds droit comme un I.\nQuand l\u2019horloge sonna onze heures, ce bal \ndomestique prit fin. M. et Mme Fezziwig all\u00e8rent \nse placer de chaque c\u00f4t\u00e9 de la porte, et secouant \namicalement les mains \u00e0 chaque personne \nindividuellement, lui aux hommes, elle aux \nfemmes, \u00e0 mesure que l\u2019on sortait, ils leur \nsouhait\u00e8rent \u00e0 tous un joyeux No\u00ebl. Lorsqu\u2019il ne \nresta plus que les deux apprentis, ils leur firent les \nm\u00eames adieux, puis les voix joyeuses se turent, et \nles jeunes gens regagn\u00e8rent leurs lits plac\u00e9s sous \nun comptoir de l\u2019arri\u00e8re-boutique.\nPendant tout ce temps, Scrooge s\u2019\u00e9tait agit\u00e9 \n76comme un homme qui aurait perdu l\u2019esprit. Son \nc\u0153ur et son \u00e2me avaient pris part \u00e0 cette sc\u00e8ne \navec son autre lui-m\u00eame. Il reconnaissait tout, se \nrappelait tout, jouissait de tout et \u00e9prouvait la \nplus \u00e9trange agitation. Ce ne fut plus que quand \nces brillants visages de son autre lui-m\u00eame et de \nDick eurent disparu \u00e0 leurs yeux, qu\u2019il se souvint \ndu fant\u00f4me et s\u2019aper\u00e7ut que ce dernier le \nconsid\u00e9rait tr\u00e8s attentivement, tandis que la \nlumi\u00e8re dont sa t\u00eate \u00e9tait surmont\u00e9e brillait d\u2019une \nclart\u00e9 de plus en plus vive.\n\u00ab Il faut bien peu de chose, dit le fant\u00f4me, \npour inspirer \u00e0 ces sottes gens tant de \nreconnaissance...\n\u2013 Peu de chose ! r\u00e9p\u00e9ta Scrooge. \u00bb\nL\u2019esprit lui fit signe d\u2019\u00e9couter les deux \napprentis qui r\u00e9pandaient leurs c\u0153urs en louanges \nsur Fezziwig, puis ajouta, lorsqu\u2019il eut ob\u00e9i :\n\u00ab Eh quoi ! voil\u00e0-t-il pas grand\u2019chose ? Il a \nd\u00e9pens\u00e9 quelques livres sterling de votre argent \nmortel ; trois ou quatre peut-\u00eatre. Cela vaut-il la \npeine de lui donner tant d\u2019\u00e9loges ?\n77\u2013 Ce n\u2019est pas cela, dit Scrooge excit\u00e9 par \ncette remarque, et parlant, sans s\u2019en douter, \ncomme son autre lui-m\u00eame et non pas comme le \nScrooge d\u2019aujourd\u2019hui. Ce n\u2019est pas cela, esprit. \nFezziwig a le pouvoir de nous rendre heureux ou \nmalheureux ; de faire que notre service devienne \nl\u00e9ger ou pesant, un plaisir ou une peine. Que ce \npouvoir consiste en paroles et en regards, en \nchoses si insignifiantes, si fugitives qu\u2019il est \nimpossible de les additionner et de les aligner en \ncompte, eh bien, qu\u2019est-ce que cela fait ? le \nbonheur qu\u2019il nous donne est tout aussi grand que \ns\u2019il co\u00fbtait une fortune. \u00bb\nScrooge surprit le regard per\u00e7ant de l\u2019esprit et \ns\u2019arr\u00eata.\n\u00ab Qu\u2019est-ce que vous avez ? demanda le \nfant\u00f4me.\n\u2013 Rien de particulier, r\u00e9pondit Scrooge.\n\u2013 Vous avez l\u2019air d\u2019avoir quelque chose, \ninsista le spectre.\n\u2013 Non, dit Scrooge, non. Seulement j\u2019aimerais \n\u00e0 pouvoir dire en ce moment un mot ou deux \u00e0 \n78mon commis. Voil\u00e0 tout. \u00bb\nSon autre lui-m\u00eame \u00e9teignit les lampes au \nmoment o\u00f9 il exprimait ce d\u00e9sir ; et Scrooge et le \nfant\u00f4me se trouv\u00e8rent de nouveau c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te en \nplein air.\n\u00ab Mon temps s\u2019\u00e9coule, observa l\u2019esprit... \nVite ! \u00bb\nCette parole n\u2019\u00e9tait point adress\u00e9e \u00e0 Scrooge \nou \u00e0 quelqu\u2019un qu\u2019il p\u00fbt voir, mais elle produisit \nun effet imm\u00e9diat, car Scrooge se revit encore. Il \n\u00e9tait plus \u00e2g\u00e9 maintenant, un homme dans la fleur \nde l\u2019\u00e2ge. Son visage n\u2019avait point les traits durs et \ns\u00e9v\u00e8res de sa maturit\u00e9 ; mais il avait commenc\u00e9 \u00e0 \nporter les marques de l\u2019inqui\u00e9tude et de l\u2019avarice. \nIl y avait dans son regard une mobilit\u00e9 ardente, \navide, inqui\u00e8te, qui indiquait la passion qui avait \npris racine en lui : on devinait d\u00e9j\u00e0 de quel cot\u00e9 \nallait se projeter l\u2019ombre de l\u2019arbre qui \ncommen\u00e7ait \u00e0 grandir.\nIl n\u2019\u00e9tait pas seul, il se trouvait au contraire \u00e0 \nc\u00f4t\u00e9 d\u2019une belle jeune fille v\u00eatue de deuil, dont \nles yeux pleins de larmes brillaient \u00e0 la lumi\u00e8re \ndu spectre de No\u00ebl pass\u00e9.\n79\u00ab Peu importe, disait-elle doucement, \u00e0 vous \ndu moins. Une autre idole a pris ma place, et, si \nelle peut vous r\u00e9jouir et vous consoler plus tard, \ncomme j\u2019aurais essay\u00e9 de le faire, je n\u2019ai pas \nautant de raison de m\u2019affliger.\n\u2013 Quelle idole a pris votre place ? r\u00e9pondit-il.\n\u2013 Le veau d\u2019or.\n\u2013 Voil\u00e0 bien l\u2019impartialit\u00e9 du monde ! dit-il. Il \nn\u2019y a rien qu\u2019il traite plus durement que la \npauvret\u00e9 ; et il n\u2019y a rien qu\u2019il fasse profession de \ncondamner avec autant de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 que la \npoursuite de la richesse !\n\u2013 Vous craignez trop l\u2019opinion du monde, \nr\u00e9pliquait la jeune fille avec douceur. Vous avez \nsacrifi\u00e9 toutes vos esp\u00e9rances \u00e0 celle d\u2019\u00e9chapper \nun jour \u00e0 son m\u00e9pris sordide. J\u2019ai vu vos plus \nnobles aspirations dispara\u00eetre une \u00e0 une, jusqu\u2019\u00e0 \nce que la passion dominante, le lucre, vous ait \nabsorb\u00e9. N\u2019ai-je pas raison ?\n\u2013 Eh bien ! quoi ? reprit-il. Lors m\u00eame que je \nserais devenu plus raisonnable en vieillissant, \napr\u00e8s ? Je ne suis pas chang\u00e9 \u00e0 votre \u00e9gard. \u00bb\n80Elle secoua la t\u00eate.\n\u00ab Suis-je chang\u00e9 ?\n\u2013 Notre engagement est bien ancien. Nous \nl\u2019avons pris ensemble quand nous \u00e9tions tous les \ndeux pauvres et contents de notre \u00e9tat, en \nattendant le jour o\u00f9 nous pourrions am\u00e9liorer \nnotre fortune en ce monde par notre patiente \nindustrie. Vous avez bien chang\u00e9. Quand cet \nengagement fut pris, vous \u00e9tiez un autre homme.\n\u2013 J\u2019\u00e9tais un enfant, s\u2019\u00e9cria-t-il avec \nimpatience.\n\u2013 Votre propre conscience vous dit que vous \nn\u2019\u00e9tiez point alors ce que vous \u00eates aujourd\u2019hui, \nr\u00e9pliqua-t-elle. Pour moi, je suis la m\u00eame. Ce qui \npouvait nous promettre le bonheur, quand nous \nn\u2019avions qu\u2019un c\u0153ur, n\u2019est plus qu\u2019une source de \npeines depuis que nous en avons deux. Combien \nde fois et avec quelle amertume j\u2019y ai pens\u00e9, je ne \nveux pas vous le dire. Il suffit que j\u2019y aie pens\u00e9, \net que je puisse \u00e0 pr\u00e9sent vous rendre votre \nparole.\n\u2013 Ai-je jamais cherch\u00e9 \u00e0 la reprendre ?\n81\u2013 De bouche, non, jamais.\n\u2013 Comment, alors ?\n\u2013 En changeant du tout au tout. Votre humeur \nn\u2019est plus la m\u00eame, ni l\u2019atmosph\u00e8re au milieu de \nlaquelle vous vivez ; ni l\u2019esp\u00e9rance qui \u00e9tait le \nbut principal de votre vie. Si cet engagement \nn\u2019e\u00fbt jamais exist\u00e9 entre nous, dit la jeune fille, le \nregardant avec douceur, mais avec fermet\u00e9, dites-\nle-moi, rechercheriez-vous ma main \naujourd\u2019hui ? Oh ! non. \u00bb\nIl parut pr\u00eat \u00e0 c\u00e9der en d\u00e9pit de lui-m\u00eame \u00e0 \ncette supposition trop vraisemblable. Cependant \nil ne se rendit pas encore :\n\u00ab Vous ne le pensez pas, dit-il.\n\u2013 Je serais bien heureuse de penser autrement \nsi je le pouvais, r\u00e9pondit-elle ; Dieu le sait ! Pour \nque je me sois rendue moi-m\u00eame \u00e0 une v\u00e9rit\u00e9 \naussi p\u00e9nible, il faut bien qu\u2019elle ait une force \nirr\u00e9sistible. Mais, si vous \u00e9tiez libre aujourd\u2019hui \nou demain, comme hier, puis-je croire que vous \nchoisiriez pour femme une fille sans dot, vous \nqui, dans vos plus intimes confidences, alors que \n82vous lui ouvriez votre c\u0153ur avec le plus \nd\u2019abandon, ne cessiez de peser toutes choses dans \nles balances de l\u2019int\u00e9r\u00eat, et de tout estimer par le \nprofit que vous pouviez en retirer ! ou si, venant \u00e0 \noublier un instant, \u00e0 cause d\u2019elle, les principes qui \nfont votre seule r\u00e8gle de conduite, vous vous \narr\u00eatiez \u00e0 ce choix, ne sais-je donc pas que vous \nne tarderiez point \u00e0 le regretter et \u00e0 vous en \nrepentir ? j\u2019en suis convaincue ; c\u2019est pourquoi je \nvous rends votre libert\u00e9, de grand c\u0153ur, \u00e0 cause \nm\u00eame de l\u2019amour que je vous portais autrefois, \nquand vous \u00e9tiez si diff\u00e9rent de ce que vous \u00eates \naujourd\u2019hui. \u00bb\nIl allait parler ; mais elle continua en \nd\u00e9tournant les yeux :\n\u00ab Peut-\u00eatre... mais non, disons plut\u00f4t : sans \naucun doute, la m\u00e9moire du pass\u00e9 m\u2019autorise \u00e0 \nl\u2019esp\u00e9rer, vous souffrirez de ce parti. Mais encore \nun peu, bien peu de temps, et vous bannirez avec \nempressement ce souvenir importun comme un \nr\u00eave inutile et f\u00e2cheux dont vous vous f\u00e9liciterez \nd\u2019\u00eatre d\u00e9livr\u00e9. Puisse la nouvelle existence que \nvous aurez choisie vous rendre heureux ! \u00bb\n83Elle le quitta, et ils se s\u00e9par\u00e8rent.\n\u00ab Esprit, dit Scrooge, ne me montrez plus \nrien ! Ramenez-moi \u00e0 la maison. Pourquoi vous \nplaisez-vous \u00e0 me tourmenter ?\n\u2013 Encore une ombre ! cria le spectre.\n\u2013 Non, plus d\u2019autres ! dit Scrooge ; je n\u2019en \nveux pas voir davantage. Ne me montrez plus \nrien !... \u00bb\nMais le fant\u00f4me impitoyable l\u2019\u00e9treignit entre \nses deux bras et le for\u00e7a \u00e0 consid\u00e9rer la suite des \n\u00e9v\u00e9nements.\nIls se trouv\u00e8rent tout \u00e0 coup transport\u00e9s dans \nun autre lieu o\u00f9 une sc\u00e8ne d\u2019un autre genre vint \nfrapper leurs regards ; c\u2019\u00e9tait une chambre, ni \ngrande, ni belle, mais agr\u00e9able et commode. Pr\u00e8s \nd\u2019un bon feu d\u2019hiver \u00e9tait assise une belle jeune \nfille, qui ressemblait tellement \u00e0 la derni\u00e8re, que \nScrooge la prit pour elle, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il aper\u00e7\u00fbt \ncette derni\u00e8re devenue maintenant une grave \nm\u00e8re de famille, assise vis-\u00e0-vis de sa fille. Le \nbruit qui se faisait dans cette chambre \u00e9tait \nassourdissant, car il y avait l\u00e0 plus d\u2019enfants que \n84Scrooge, dans l\u2019agitation extr\u00eame de son esprit, \nn\u2019en pouvait compter ; et, bien diff\u00e9rents de la \njoyeuse troupe dont parle le po\u00e8me, au lieu de \nquarante enfants silencieux comme s\u2019il n\u2019y en \navait eu qu\u2019un seul, chacun d\u2019eux, au contraire, \nse montrait bruyant et tapageur comme quarante. \nLa cons\u00e9quence in\u00e9vitable d\u2019une telle situation \n\u00e9tait un vacarme dont rien ne saurait donner une \nid\u00e9e ; mais personne ne semblait s\u2019en inqui\u00e9ter. \nBien plus, la m\u00e8re et la fille en riaient de tout leur \nc\u0153ur et s\u2019en amusaient beaucoup. Celle-ci, ayant \ncommenc\u00e9 \u00e0 se m\u00ealer \u00e0 leurs jeux, fut aussit\u00f4t \nmise au pillage par ces petits brigands qui la \ntrait\u00e8rent sans piti\u00e9. Que n\u2019aurais-je pas donn\u00e9 \npour \u00eatre l\u2019un d\u2019eux ! Quoique assur\u00e9ment je ne \nme fusse jamais conduit avec tant de rudesse, oh ! \nnon ! Je n\u2019aurais pas voulu, pour tout l\u2019or du \nmonde, avoir emm\u00eal\u00e9 si rudement, ni tir\u00e9 avec \ntant de brutalit\u00e9 ces cheveux si bien peign\u00e9s ; et \nquant au charmant petit soulier, je me serais bien \ngard\u00e9 de le lui \u00f4ter de force, Dieu me b\u00e9nisse ! \nquand il se serait agi de sauver ma vie. Pour ce \nqui est de mesurer sa taille en jouant comme ils le \nfaisaient sans scrupule, ces petits audacieux, je ne \n85l\u2019aurais certainement pas os\u00e9 non plus ; j\u2019aurais \ncraint qu\u2019en punition de ce sacril\u00e8ge, mon bras ne \nf\u00fbt condamn\u00e9 \u00e0 s\u2019arrondir toujours, sans pouvoir \nse redresser jamais. Et pourtant, je l\u2019avoue, \nj\u2019aurais bien voulu toucher ses l\u00e8vres, lui adresser \ndes questions afin qu\u2019elle f\u00fbt forc\u00e9e de les ouvrir \npour me r\u00e9pondre, fixer mes regards sur les cils \nde ses yeux baiss\u00e9s, sans la faire rougir ; d\u00e9nouer \nsa chevelure ondoyante dont une seule boucle e\u00fbt \n\u00e9t\u00e9 pour moi le plus pr\u00e9cieux de tous les \nsouvenirs ; bref, j\u2019aurais voulu, je le confesse, \nqu\u2019il me f\u00fbt permis de jouir aupr\u00e8s d\u2019elle des \nprivil\u00e8ges d\u2019un enfant, et, cependant, demeurer \nassez homme pour en appr\u00e9cier toute la valeur.\nMais voil\u00e0 qu\u2019en ce moment on entendit \nfrapper \u00e0 la porte, et il s\u2019ensuivit imm\u00e9diatement \nun tel tumulte et une telle confusion, que ce \ngroupe aussi bruyant qu\u2019anim\u00e9 qui l\u2019entourait la \nporta violemment, sans qu\u2019elle put s\u2019en d\u00e9fendre, \nla figure riante et les v\u00eatements en d\u00e9sordre, du \nc\u00f4t\u00e9 de la porte, au-devant du p\u00e8re qui rentrait \nsuivi d\u2019un homme charg\u00e9 de joujoux et de \ncadeaux de No\u00ebl. Qu\u2019on se figure les cris, les \nbatailles, les assauts livr\u00e9s au commissionnaire \n86sans d\u00e9fense ! C\u2019est \u00e0 qui l\u2019escaladera avec des \nchaises en guise d\u2019\u00e9chelles, pour fouiller dans ses \npoches, lui arracher les petits paquets envelopp\u00e9s \nde papier gris, le saisir par la cravate, se \nsuspendre \u00e0 son cou, lui distribuer, en signe d\u2019une \ntendresse que rien ne peut r\u00e9primer, force coups \nde poing dans le dos, force coups de pied dans les \nos des jambes. Et puis, quels cris de joie et de \nbonheur accueillent l\u2019ouverture de chaque \npaquet ! Quel effet produit la f\u00e2cheuse nouvelle \nque le marmot a \u00e9t\u00e9 pris sur le fait, mettant dans \nsa bouche une po\u00eale \u00e0 frire du petit m\u00e9nage, et \nqu\u2019il est plus que suspect\u00e9 d\u2019avoir aval\u00e9 un \ndindon en sucre, coll\u00e9 sur un plat de bois ! Quel \nimmense soulagement de reconna\u00eetre que c\u2019est \nune fausse alarme ! Leur joie, leur \nreconnaissance, leur enthousiasme, tout cela ne \nsaurait se d\u00e9crire. Enfin, l\u2019heure \u00e9tant arriv\u00e9e, peu \n\u00e0 peu les enfants, avec leurs \u00e9motions, sortent du \nsalon l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, montent l\u2019escalier quatre \n\u00e0 quatre jusqu\u2019\u00e0 leur chambre situ\u00e9e au dernier \n\u00e9tage, o\u00f9 ils se couchent, et le calme rena\u00eet.\nAlors Scrooge redoubla d\u2019attention quand le \nma\u00eetre du logis, sur lequel s\u2019appuyait tendrement \n87sa fille, s\u2019assit entre elle et sa m\u00e8re, au coin du \nfeu ; et quand il vint \u00e0 penser qu\u2019une autre \ncr\u00e9ature semblable, tout aussi gracieuse, tout \naussi belle, aurait pu l\u2019appeler son p\u00e8re, et faire \nun printemps du triste hiver de sa vie, ses yeux se \nremplirent de larmes.\n\u00ab Bella, dit le mari se tournant vers sa femme \navec un sourire, j\u2019ai vu ce soir un de vos anciens \namis.\n\u2013 Qui donc ?\n\u2013 Devinez !\n\u2013 Comment le puis-je ?... Mais, j\u2019y suis, \najouta-t-elle aussit\u00f4t en riant comme lui. C\u2019est M. \nScrooge.\n\u2013 Lui-m\u00eame. Je passais devant la fen\u00eatre de \nson comptoir ; et, comme les volets n\u2019\u00e9taient \npoint ferm\u00e9s et qu\u2019il avait de la lumi\u00e8re, je n\u2019ai \npu m\u2019emp\u00eacher de le voir. Son associ\u00e9 se meurt, \ndit-on ; il \u00e9tait donc l\u00e0 seul comme toujours, je \npense, tout seul au monde.\n\u2013 Esprit, dit Scrooge d\u2019une voix saccad\u00e9e, \n\u00e9loignez-moi d\u2019ici.\n88\u2013 Je vous ai pr\u00e9venu, r\u00e9pondit le fant\u00f4me, que \nje vous montrerais les ombres de ce qui a \u00e9t\u00e9 ; ne \nvous en prenez pas \u00e0 moi si elles sont ce qu\u2019elles \nsont, et non autre chose.\n\u2013 Emmenez-moi ! s\u2019\u00e9cria Scrooge, je ne puis \nsupporter davantage ce spectacle ! \u00bb\nIl se tourna vers l\u2019esprit, et voyant qu\u2019il le \nregardait avec un visage dans lequel, par une \nsingularit\u00e9 \u00e9trange, se retrouvaient des traits \n\u00e9pars de tous les visages qu\u2019il lui avait montr\u00e9s, il \nse jeta sur lui.\n\u00ab Laissez-moi ! s\u2019\u00e9cria-t-il ; ramenez-moi, \ncessez de m\u2019obs\u00e9der ! \u00bb\nDans la lutte, si toutefois c\u2019\u00e9tait une lutte, car \nle spectre, sans aucune r\u00e9sistance apparente, ne \npouvait \u00eatre \u00e9branl\u00e9 par aucun effort de son \nadversaire, Scrooge observa que la lumi\u00e8re de sa \nt\u00eate brillait, de plus en plus \u00e9clatante. \nRapprochant alors dans son esprit cette \ncirconstance de l\u2019influence que le fant\u00f4me \nexer\u00e7ait sur lui, il saisit l\u2019\u00e9teignoir et, par un \nmouvement soudain, le lui enfon\u00e7a vivement sur \nla t\u00eate.\n89L\u2019esprit s\u2019affaissa tellement sous ce chapeau \nfantastique, qu\u2019il disparut presque en entier ; mais \nScrooge avait beau peser sur lui de toutes ses \nforces, il ne pouvait venir \u00e0 bout de cacher la \nlumi\u00e8re qui s\u2019\u00e9chappait de dessous l\u2019\u00e9teignoir et \nrayonnait autour de lui sur le sol.\nIl se sentit \u00e9puis\u00e9 et domin\u00e9 par un irr\u00e9sistible \nbesoin de dormir, puis bient\u00f4t il se trouva dans sa \nchambre \u00e0 coucher. Alors il fit un dernier effort \npour enfoncer encore davantage l\u2019\u00e9teignoir, sa \nmain se d\u00e9tendit, et il n\u2019eut que le temps de \nrouler sur son lit avant de tomber dans un \nprofond sommeil.\n90Troisi\u00e8me couplet\nLe second des trois esprits\nR\u00e9veill\u00e9 au milieu d\u2019un ronflement d\u2019une \nforce prodigieuse, et s\u2019asseyant sur son lit pour \nrecueillir ses pens\u00e9es, Scrooge n\u2019eut pas besoin \nqu\u2019on lui dise que l\u2019horloge allait de nouveau \nsonner une heure. Il sentit de lui-m\u00eame qu\u2019il \nreprenait connaissance juste \u00e0 point nomm\u00e9 pour \nse mettre en rapport avec le second messager qui \nlui serait envoy\u00e9 par l\u2019intervention de Jacob \nMarley. Mais trouvant tr\u00e8s d\u00e9sagr\u00e9able le frisson \nqu\u2019il \u00e9prouvait en restant l\u00e0 \u00e0 se demander lequel \nde ses rideaux tirerait ce nouveau spectre, il les \ntira tous les deux de ses propres mains, puis, se \nlaissant retomber sur son oreiller, il tint l\u2019\u0153il au \nguet tout autour de son lit, car il d\u00e9sirait affronter \nbravement l\u2019esprit au moment de son apparition, \net n\u2019avait envie ni d\u2019\u00eatre assailli par surprise, ni \n91de se laisser dominer par une trop vive \u00e9motion.\nMessieurs les esprits forts, habitu\u00e9s \u00e0 ne \ndouter de rien, qui se piquent d\u2019\u00eatre blas\u00e9s sur \ntous les genres d\u2019\u00e9motion, et de se trouver, \u00e0 \ntoute heure, \u00e0 la hauteur des circonstances, \nexpriment la vaste \u00e9tendue de leur courage \nimpassible en face des aventures impr\u00e9vues, en se \nd\u00e9clarant pr\u00eats \u00e0 tout, depuis une partie de croix \nou pile, jusqu\u2019\u00e0 une partie d\u2019honneur (c\u2019est ainsi, \nje crois, qu\u2019on appelle l\u2019homicide). Entre ces \ndeux extr\u00eames, il se trouve, sans aucun doute, un \nchamp assez spacieux, et une grande vari\u00e9t\u00e9 de \nsujets. Sans vouloir faire de Scrooge un \nmatamore si farouche, je ne saurais m\u2019emp\u00eacher \nde vous prier de croire qu\u2019il \u00e9tait pr\u00eat aussi \u00e0 \nd\u00e9fier un nombre presque infini d\u2019apparitions \n\u00e9tranges et fantastiques, et \u00e0 ne se laisser \u00e9tonner \npar quoi que ce f\u00fbt en ce genre, depuis la vue \nd\u2019un enfant au berceau, jusqu\u2019\u00e0 celle d\u2019un \nrhinoc\u00e9ros !\nMais, s\u2019il s\u2019attendait presque \u00e0 tout, il n\u2019\u00e9tait, \npar le fait, nullement pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 ce qu\u2019il n\u2019y e\u00fbt \nrien, et c\u2019est pourquoi, quand l\u2019horloge vint \u00e0 \n92sonner une heure, et qu\u2019aucun fant\u00f4me ne lui \napparut, il fut pris d\u2019un frisson violent et se mit \u00e0 \ntrembler de tous ses membres. Cinq minutes, dix \nminutes, un quart d\u2019heure se pass\u00e8rent, rien ne se \nmontra. Pendant tout ce temps, il demeura \u00e9tendu \nsur son lit, o\u00f9 se r\u00e9unissaient, comme en un point \ncentral, les rayons d\u2019une lumi\u00e8re rouge\u00e2tre qui \nl\u2019\u00e9claira tout entier quand l\u2019horloge annon\u00e7a \nl\u2019heure. Cette lumi\u00e8re toute seule lui causait plus \nd\u2019alarmes qu\u2019une douzaine de spectres, car il ne \npouvait en comprendre ni la signification ni la \ncause, et parfois il craignait d\u2019\u00eatre en ce moment \nun cas int\u00e9ressant de combustion spontan\u00e9e, sans \navoir au moins la consolation de le savoir. \u00c0 la \nfin, cependant, il commen\u00e7a \u00e0 penser, comme \nvous et moi l\u2019aurions pens\u00e9 d\u2019abord (car c\u2019est \ntoujours la personne qui ne se trouve point dans \nl\u2019embarras, qui sait ce qu\u2019on aurait d\u00fb faire alors, \net ce qu\u2019elle aurait fait incontestablement) ; \u00e0 la \nfin, dis-je, il commen\u00e7a \u00e0 penser que le foyer \nmyst\u00e9rieux de cette lumi\u00e8re fantastique pourrait \n\u00eatre dans la chambre voisine, d\u2019o\u00f9, en la suivant \npour ainsi dire \u00e0 la trace, on reconnaissait qu\u2019elle \nsemblait s\u2019\u00e9chapper. Cette id\u00e9e s\u2019empara si \n93compl\u00e8tement de son esprit, qu\u2019il se leva aussit\u00f4t \ntout doucement, mit ses pantoufles, et se glissa \nsans bruit du c\u00f4t\u00e9 de la porte.\nAu moment o\u00f9 Scrooge mettait la main sur la \nserrure, une voix \u00e9trange l\u2019appela par son nom et \nlui dit d\u2019entrer. Il ob\u00e9it.\nC\u2019\u00e9tait bien son salon ; il n\u2019y avait pas le \nmoindre doute \u00e0 cet \u00e9gard ; mais son salon avait \nsubi une transformation surprenante. Les murs et \nle plafond \u00e9taient si richement d\u00e9cor\u00e9s de \nguirlandes de feuillage verdoyant, qu\u2019on e\u00fbt dit \nun bosquet v\u00e9ritable dont toutes les branches \nreluisaient de baies cramoisies. Les feuilles \nlustr\u00e9es du houx, du gui et du lierre refl\u00e9taient la \nlumi\u00e8re, comme si on y avait suspendu une \ninfinit\u00e9 de petits miroirs ; dans la chemin\u00e9e \nflambait un feu magnifique, tel que ce foyer \nmorne et froid comme la pierre n\u2019en avait jamais \nconnu au temps de Scrooge ou de Marley, ni \ndepuis bien des hivers. On voyait, entass\u00e9s sur le \nplancher, pour former une sorte de tr\u00f4ne, des \ndindes, des oies, du gibier de toute esp\u00e8ce, des \nvolailles grasses, des viandes froides, des \n94cochons de lait, des jambons, des aunes de \nsaucisses, des p\u00e2t\u00e9s de hachis, des plum-\npuddings, des barils d\u2019hu\u00eetres, des marrons r\u00f4tis, \ndes pommes vermeilles, des oranges juteuses, des \npoires succulentes, d\u2019immense g\u00e2teaux des rois et \ndes bols de punch bouillant qui obscurcissaient la \nchambre de leur d\u00e9licieuse vapeur. Un joyeux \ng\u00e9ant, superbe \u00e0 voir, s\u2019\u00e9talait \u00e0 l\u2019aise sur ce lit de \nrepos ; il portait \u00e0 la main une torche allum\u00e9e, \ndont la forme se rapprochait assez d\u2019une corne \nd\u2019abondance, et il l\u2019\u00e9leva au-dessus de sa t\u00eate \npour que sa lumi\u00e8re vint frapper Scrooge, lorsque \nce dernier regarda au travers de la porte \nentreb\u00e2ill\u00e9e.\n\u00ab Entrez ! s\u2019\u00e9cria le fant\u00f4me. Entrez ! N\u2019ayez \npas peur de faire plus ample connaissance avec \nmoi, mon ami ! \u00bb\nScrooge entra timidement, inclinant la t\u00eate \ndevant l\u2019esprit. Ce n\u2019\u00e9tait plus le Scrooge \nrechign\u00e9 d\u2019autrefois ; et, quoique les yeux du \nspectre fussent doux et bienveillants, il baissait \nles siens devant lui.\n\u00ab Je suis l\u2019esprit de No\u00ebl pr\u00e9sent, dit le \n95fant\u00f4me. Regardez-moi ! \u00bb\nScrooge ob\u00e9it avec respect. Ce No\u00ebl-l\u00e0 \u00e9tait \nv\u00eatu d\u2019une simple robe, ou tunique, d\u2019un vert \nfonc\u00e9, bord\u00e9e d\u2019une fourrure blanche. Elle \nretombait si n\u00e9gligemment sur son corps, que sa \nlarge poitrine demeurait d\u00e9couverte, comme s\u2019il \ne\u00fbt d\u00e9daign\u00e9 de chercher \u00e0 se cacher ou \u00e0 se \ngarantir par aucun artifice. Ses pieds, qu\u2019on \npouvait voir sous les amples plis de cette robe, \n\u00e9taient nus pareillement ; et, sur sa t\u00eate, il ne \nportait pas d\u2019autre coiffure qu\u2019une couronne de \nhoux, sem\u00e9e \u00e7\u00e0 et l\u00e0 de petits gla\u00e7ons brillants. \nLes longues boucles de sa chevelure brune \nflottaient en libert\u00e9 ; elles \u00e9taient aussi libres que \nsa figure \u00e9tait franche, son \u0153il \u00e9tincelant, sa main \nouverte, sa voix joyeuse, ses mani\u00e8res \nd\u00e9pouill\u00e9es de toute contrainte et son air riant. Un \nantique fourreau \u00e9tait suspendu \u00e0 sa ceinture, \nmais sans \u00e9p\u00e9e, et \u00e0 demi rong\u00e9 par la rouille.\n\u00ab Vous n\u2019avez encore jamais vu mon \nsemblable ! s\u2019\u00e9cria l\u2019esprit.\n\u2013 Jamais, r\u00e9pondit Scrooge.\n\u2013 Est-ce que vous n\u2019avez jamais fait route \n96avec les plus jeunes membres de ma famille ; je \nveux dire (car je suis tr\u00e8s jeune) mes fr\u00e8res a\u00een\u00e9s \nde ces derni\u00e8res ann\u00e9es ? poursuivit le fant\u00f4me.\n\u2013 Je ne le crois pas, dit Scrooge. J\u2019ai peur que \nnon. Est-ce que vous avez eu beaucoup de fr\u00e8res, \nesprit ?\n\u2013 Plus de dix-huit cents, dit le spectre.\n\u2013 Une famille terriblement nombreuse, quelle \nd\u00e9pense ! \u00bb murmura Scrooge.\nLe fant\u00f4me de No\u00ebl pr\u00e9sent se leva.\n\u00ab Esprit, dit Scrooge avec soumission, \nconduisez-moi o\u00f9 vous voudrez. Je suis sorti la \nnuit derni\u00e8re malgr\u00e9 moi, et j\u2019ai re\u00e7u une le\u00e7on \nqui commence \u00e0 porter son fruit. Ce soir, si vous \navez quelque chose \u00e0 m\u2019apprendre, je ne \ndemande pas mieux que d\u2019en faire mon profit.\n\u2013 Touchez ma robe ! \u00bb\nScrooge ob\u00e9it et se cramponna \u00e0 sa robe : \nhoux, gui, baies rouges, lierre, dindes, oies, \ngibier, volailles, jambon, viandes, cochons de \nlait, saucisses, hu\u00eetres, p\u00e2t\u00e9s, puddings, fruits et \npunch, tout s\u2019\u00e9vanouit \u00e0 l\u2019instant. La chambre, le \n97feu, la lueur rouge\u00e2tre, la nuit disparurent de \nm\u00eame : ils se trouv\u00e8rent dans les rues de la ville, \nle matin de No\u00ebl, o\u00f9 les gens, sous l\u2019impression \nd\u2019un froid un peu vif, faisaient partout un genre \nde musique quelque peu sauvage, mais avec un \nentrain dont le bruit n\u2019\u00e9tait pas sans charme, en \nraclant la neige qui couvrait les trottoirs devant \nleur maison, ou en la balayant de leurs goutti\u00e8res, \nd\u2019o\u00f9 elle tombait dans la rue \u00e0 la grande joie des \nenfants ravis de la voir ainsi rouler en autant de \npetites avalanches artificielles.\nLes fa\u00e7ades des maisons paraissaient bien \nnoires et les fen\u00eatres encore davantage, par le \ncontraste qu\u2019elles offraient avec la nappe de \nneige unie et blanche qui s\u2019\u00e9tendait sur les toits, \net celle m\u00eame qui recouvrait la terre, quoiqu\u2019elle \nf\u00fbt moins virginale ; car la couche sup\u00e9rieure en \navait \u00e9t\u00e9 comme labour\u00e9e en sillons profonds par \nles roues pesantes des charrettes et des voitures ; \nces orni\u00e8res l\u00e9g\u00e8res se croisaient et se \nrecroisaient l\u2019une l\u2019autre des milliers de fois aux \ncarrefours des principales rues, et formaient un \nlabyrinthe inextricable de rigoles entrem\u00eal\u00e9es, \u00e0 \ntravers la bourbe jaun\u00e2tre durcie sous sa surface, \n98et l\u2019eau congel\u00e9e par le froid. Le ciel \u00e9tait \nsombre ; les rues les plus \u00e9troites disparaissaient \nenvelopp\u00e9es dans un \u00e9pais brouillard qui tombait \nen verglas et dont les atomes les plus pesants \ndescendaient en une averse de suie, comme si \ntoutes les chemin\u00e9es de la Grande-Bretagne \navaient pris feu, de concert, et se ramonaient \nelles-m\u00eames \u00e0 c\u0153ur joie. Londres, ni son climat, \nn\u2019avaient rien de bien agr\u00e9able. Cependant on \nremarquait partout dehors un air d\u2019all\u00e9gresse, que \nle plus beau jour et le plus brillant soleil d\u2019\u00e9t\u00e9 se \nseraient en vain efforc\u00e9s d\u2019y r\u00e9pandre.\nEn effet, les hommes qui d\u00e9blayaient les toits \nparaissaient joyeux et de bonne humeur ; ils \ns\u2019appelaient d\u2019une maison \u00e0 l\u2019autre, et de temps \nen temps \u00e9changeaient en plaisantant une boule \nde neige (projectile assur\u00e9ment plus inoffensif \nque maint sarcasme), riant de tout leur c\u0153ur \nquand elle atteignait le but, et de grand c\u0153ur \naussi quand elle venait \u00e0 le manquer.\nLes boutiques de marchands de volailles \n\u00e9taient encore \u00e0 moiti\u00e9 ouvertes, celles des \nfruitiers brillaient de toute leur splendeur. Ici de \n99gros paniers, ronds, au ventre rebondi, pleins de \nsuperbes marrons, s\u2019\u00e9talant sur les portes, comme \nles larges gilets de ces bons vieux gastronomes \ns\u2019\u00e9talent sur leur abdomen, semblaient pr\u00eats \u00e0 \ntomber dans la rue, victimes de leur corpulence \napoplectique ; l\u00e0, des oignons d\u2019Espagne \nrouge\u00e2tres, hauts en couleur, aux larges flancs, \nrappelant par cet embonpoint heureux les moines \nde leur patrie, et lan\u00e7ant du haut de leurs \ntablettes, d\u2019aga\u00e7antes \u0153illades aux jeunes filles \nqui passaient en jetant un coup d\u2019\u0153il discret sur \nles branches de gui suspendues en guirlandes ; \npuis encore, des poires, des pommes amoncel\u00e9es \nen pyramides app\u00e9tissantes ; des grappes de \nraisin, que les marchands avaient eu l\u2019attention \nd\u00e9licate de suspendre aux endroits les plus \nexpos\u00e9s \u00e0 la vue, afin que les amateurs se \nsentissent venir l\u2019eau \u00e0 la bouche, et pussent se \nrafra\u00eechir gratis en passant ; des tas de noisettes, \nmoussues et brunes, faisant souvenir, par leur \nbonne odeur, d\u2019anciennes promenades dans les \nbois, o\u00f9 l\u2019on avait le plaisir d\u2019enfoncer jusqu\u2019\u00e0 la \ncheville au milieu des feuilles s\u00e8ches ; des biffins \nde Norfolk, dodues et brunes, qui faisaient \n100ressortir la teinte dor\u00e9e des oranges et des citrons, \net semblaient se recommander avec instance par \nleur volume et leur apparence juteuse, pour qu\u2019on \nles emport\u00e2t dans des sacs de papier, afin de les \nmanger au dessert. Les poissons d\u2019or et d\u2019argent, \neux-m\u00eames, expos\u00e9s dans des bocaux parmi ces \nfruits de choix, quoique appartenant \u00e0 une race \ntriste et apathique, paraissaient s\u2019apercevoir, tout \npoissons qu\u2019ils \u00e9taient, qu\u2019il se passait quelque \nchose d\u2019extraordinaire, allaient et venaient, \nouvrant la bouche tout autour de leur petit \nunivers, dans un \u00e9tat d\u2019agitation h\u00e9b\u00e9t\u00e9e.\nEt les \u00e9piciers donc ! oh ! les \u00e9piciers ! leurs \nboutiques \u00e9taient presque ferm\u00e9es, moins peut-\n\u00eatre un volet ou deux demeur\u00e9s ouverts ; mais \nque de belles choses se laissaient voir \u00e0 travers \nces \u00e9troites lacunes ! Ce n\u2019\u00e9tait pas seulement le \nson joyeux des balances retombant sur le \ncomptoir, ou le craquement de la ficelle sous les \nciseaux qui la s\u00e9parent vivement de sa bobine \npour envelopper les paquets, ni le cliquetis \nincessant des bottes de fer-blanc pour servir le th\u00e9 \nou le moka aux pratiques. Pan, pan, sur le \ncomptoir ; parais, disparais, elles voltigeaient \n101entre les mains des gar\u00e7ons comme les gobelets \nd\u2019un escamoteur ; ce n\u2019\u00e9taient pas seulement les \nparfums m\u00e9lang\u00e9s du th\u00e9 et du caf\u00e9 si agr\u00e9ables \u00e0 \nl\u2019odorat, les raisins secs si beaux et si abondants, \nles amandes d\u2019une si \u00e9clatante blancheur, les \nb\u00e2tons de cannelle si longs et si droits, les autres \n\u00e9pices si d\u00e9licieuses, les fruits confits si bien \nglac\u00e9s et tachet\u00e9s de sucre candi, que leur vue \nseule bouleversait les spectateurs les plus \nindiff\u00e9rents et les faisait s\u00e9cher d\u2019envie ; ni les \nfigues moites et charnues, ou les pruneaux de \nTours et d\u2019Agen, \u00e0 la rougeur modeste, au go\u00fbt \nacidul\u00e9, dans leurs corbeilles richement d\u00e9cor\u00e9es, \nni enfin toutes ces bonnes choses orn\u00e9es de leur \nparure de f\u00eate ; mais il fallait voir les pratiques, si \nempress\u00e9es et si avides de r\u00e9aliser les esp\u00e9rances \ndu jour, qu\u2019elles se bousculaient \u00e0 la porte, \nheurtaient violemment l\u2019un contre l\u2019autre leurs \npaniers \u00e0 provisions, oubliaient leurs emplettes \nsur le comptoir, revenaient les chercher en \ncourant, et commettaient mille erreurs semblables \nde la meilleure humeur du monde, tandis que \nl\u2019\u00e9picier et ses gar\u00e7ons montraient tant de \nfranchise et de rondeur, que les c\u0153urs de cuivre \n102poli avec lesquels ils tenaient attach\u00e9es par \nderri\u00e8re leurs serpilli\u00e8res, \u00e9taient l\u2019image de leurs \npropres c\u0153urs expos\u00e9s au public pour passer une \ninspection g\u00e9n\u00e9rale..., de beaux c\u0153urs dor\u00e9s, des \nc\u0153urs \u00e0 prendre, si vous voulez, \nmesdemoiselles !\nMais bient\u00f4t les cloches appel\u00e8rent les bonnes \ngens \u00e0 l\u2019\u00e9glise ou \u00e0 la chapelle ; ils sortirent par \ntroupes pour s\u2019y rendre, remplissant les rues, \ndans leurs plus beaux habits et avec leurs plus \njoyeux visages. Au m\u00eame moment, d\u2019une \nquantit\u00e9 de petites rues lat\u00e9rales, de passages et \nde cours sans nom, s\u2019\u00e9lanc\u00e8rent une multitude \ninnombrable de personnes, portant leur d\u00eener \nchez le boulanger pour le mettre au four. La vue \nde ces pauvres gens charg\u00e9s de leurs galas, parut \nbeaucoup int\u00e9resser l\u2019esprit, car il se tint, avec \nScrooge \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s, sur le seuil d\u2019une \nboulangerie, et, soulevant le couvercle des plats \u00e0 \nmesure qu\u2019ils passaient, il arrosait d\u2019encens leur \nd\u00eener avec sa torche. C\u2019\u00e9tait, en v\u00e9rit\u00e9, une torche \nfort extraordinaire que la sienne, car, une fois ou \ndeux, quelques porteurs de d\u00eeners s\u2019\u00e9tant adress\u00e9 \ndes paroles de col\u00e8re pour s\u2019\u00eatre heurt\u00e9s un peu \n103rudement dans leur empressement, il en fit \ntomber sur eux quelques gouttes d\u2019eau ; et \naussit\u00f4t ces hommes reprirent toute leur bonne \nhumeur, s\u2019\u00e9criant que c\u2019\u00e9tait une honte de se \nquereller un jour de No\u00ebl. Et rien de plus vrai ! \nmon Dieu ! rien de plus vrai !\nPeu \u00e0 peu les cloches se turent, les boutiques \nde boulangers se ferm\u00e8rent, mais il y avait \ncomme un avant-go\u00fbt r\u00e9jouissant de tous ces \nd\u00eeners et des progr\u00e8s de leur cuisson dans la \nvapeur humide qui d\u00e9gelait en l\u2019air au-dessus de \nchaque four, dont le carreau fumait comme s\u2019il \ncuisait avec les plats.\n\u00ab Y a-t-il donc une saveur particuli\u00e8re dans \nces gouttes que vous faites tomber de votre torche \nen la secouant ? demanda Scrooge.\n\u2013 Certainement, il y a ma saveur, \u00e0 moi.\n\u2013 Est-ce qu\u2019elle peut se communiquer \u00e0 toute \nesp\u00e8ce de d\u00eener aujourd\u2019hui ? demanda Scrooge.\n\u2013 \u00c0 tout d\u00eener offert cordialement, et surtout \naux plus pauvres.\n\u2013 Pourquoi aux plus pauvres ?\n104\u2013 Parce que ce sont ceux qui en ont le plus \nbesoin.\n\u2013 Esprit, dit Scrooge apr\u00e8s un instant de \nr\u00e9flexion, je m\u2019\u00e9tonne alors que, parmi tous les \n\u00eatres qui remplissent les mondes situ\u00e9s autour de \nnous, des esprits comme vous se soient charg\u00e9s \nd\u2019une commission aussi peu charitable : celle de \npriver ces pauvres gens des occasions qui \ns\u2019offrent \u00e0 eux de prendre un plaisir innocent.\n\u2013 Moi ! s\u2019\u00e9cria l\u2019esprit.\n\u2013 Oui, puisque vous les privez du moyen de \nd\u00eener tous les huit jours, et cela le seul jour \nsouvent o\u00f9 l\u2019on puisse dire qu\u2019ils d\u00eenent, continua \nScrooge. N\u2019est-ce pas vrai ?\n\u2013 Moi ! s\u2019\u00e9cria l\u2019esprit.\n\u2013 Certainement ; n\u2019est-ce pas vous qui \ncherchez \u00e0 faire fermer ces fours le jour du \nsabbat ? dit Scrooge. Et cela ne revient-il pas au \nm\u00eame ?\n\u2013 Moi ! je cherche cela ! s\u2019\u00e9cria l\u2019esprit.\n\u2013 Pardonnez-moi, si je me trompe. Cela se fait \nen votre nom ou, du moins, au nom de votre \n105famille, dit Scrooge.\n\u2013 Il y a, r\u00e9pondit l\u2019esprit, sur cette terre o\u00f9 \nvous habitez, des hommes qui ont la pr\u00e9tention \nde nous conna\u00eetre, et qui, sous notre nom, ne font \nque servir leurs passions coupables, l\u2019orgueil, la \nm\u00e9chancet\u00e9, la haine, l\u2019envie, la bigoterie et \nl\u2019\u00e9go\u00efsme ; mais ils sont aussi \u00e9trangers \u00e0 nous et \n\u00e0 toute notre famille que s\u2019ils n\u2019avaient jamais vu \nle jour. Rappelez-vous cela, et une autre fois \nrendez-les responsables de leurs actes, mais non \npas nous. \u00bb\nScrooge le lui promit ; alors ils se \ntransport\u00e8rent, invisibles comme ils l\u2019avaient \u00e9t\u00e9 \njusque-l\u00e0, dans les faubourgs de la ville. Une \nfacult\u00e9 remarquable du spectre (Scrooge l\u2019avait \nobserv\u00e9 d\u00e9j\u00e0 chez le boulanger) \u00e9tait de pouvoir, \nnonobstant sa taille gigantesque, s\u2019arranger de \ntoute place, sans \u00eatre g\u00ean\u00e9, en sorte que, sous le \ntoit le plus bas, il conservait la m\u00eame gr\u00e2ce, la \nm\u00eame majest\u00e9 surnaturelle qu\u2019il e\u00fbt pu le faire \nsous la vo\u00fbte la plus \u00e9lev\u00e9e d\u2019un palais.\nPeut-\u00eatre \u00e9tait-ce le plaisir qu\u2019\u00e9prouvait le bon \nesprit \u00e0 faire montre de cette facult\u00e9 singuli\u00e8re, \n106ou bien encore la tendance de sa nature \nbienveillante, g\u00e9n\u00e9reuse, cordiale et sa sympathie \npour les pauvres qui le conduisit tout droit chez le \ncommis de Scrooge ; c\u2019est l\u00e0, en effet, qu\u2019il porta \nses pas, emmenant avec lui Scrooge, toujours \ncramponn\u00e9 \u00e0 sa robe. Sur le seuil de la porte, \nl\u2019esprit sourit et s\u2019arr\u00eata pour b\u00e9nir, en \nl\u2019aspergeant de sa torche, la demeure de Bob \nCratchit. Voyez ! Bob n\u2019avait lui-m\u00eame que \nquinze Bob2 par semaine ; chaque samedi il \nn\u2019empochait que quinze exemplaires de son nom \nde bapt\u00eame, et pourtant le fant\u00f4me de No\u00ebl \npr\u00e9sent n\u2019en b\u00e9nit pas moins sa petite maison \ncompos\u00e9e de quatre chambres !\nAlors se leva mistress Cratchit, la femme de \nCratchit, pauvrement v\u00eatue d\u2019une robe retourn\u00e9e, \nmais, en revanche, toute par\u00e9e de rubans \u00e0 bon \nmarch\u00e9, de ces rubans qui produisent, ma foi, un \njoli effet, pour la bagatelle de douze sous. Elle \nmettait le couvert, aid\u00e9e de Belinda Cratchit, la \nseconde de ses filles, tout aussi enrubann\u00e9e que \nsa m\u00e8re, tandis que ma\u00eetre Pierre Cratchit \n2 Bob, nom populaire pour exprimer un schelling.\n107plongeait une fourchette dans la marmite remplie \nde pommes de terre et ramenait jusque dans sa \nbouche les coins de son monstrueux col de \nchemise, pas pr\u00e9cis\u00e9ment son col de chemise, car \nc\u2019\u00e9tait celle de son p\u00e8re ; mais Bob l\u2019avait pr\u00eat\u00e9e \nce jour-l\u00e0, en l\u2019honneur de No\u00ebl, \u00e0 son h\u00e9ritier \npr\u00e9somptif, lequel, heureux de se voir si bien \nattif\u00e9, br\u00fblait d\u2019aller montrer son linge dans les \nparcs fashionables. Et puis deux autres petits \nCratchit, gar\u00e7on et fille, se pr\u00e9cipit\u00e8rent dans la \nchambre en s\u2019\u00e9criant qu\u2019ils venaient de flairer \nl\u2019oie, devant la boutique du boulanger, et qu\u2019ils \nl\u2019avaient bien reconnue pour la leur. Ivres \nd\u2019avance \u00e0 la pens\u00e9e d\u2019une bonne sauce \u00e0 la \nsauge et \u00e0 l\u2019oignon, les petits gourmands se \nmirent \u00e0 danser de joie autour de la table, et \nport\u00e8rent aux nues ma\u00eetre Pierre Cratchit, le \ncuisinier du jour, tandis que ce dernier (pas du \ntout fier, quoique son col de chemise f\u00fbt si \ncopieux qu\u2019il mena\u00e7ait de l\u2019\u00e9touffer) soufflait le \nfeu, tant et si bien que les pommes de terre en \nretard rattrap\u00e8rent le temps perdu et vinrent taper, \nen bouillant, au couvercle de la casserole, pour \navertir qu\u2019elles \u00e9taient bonnes \u00e0 retirer et \u00e0 peler.\n108\u00ab Qu\u2019est-ce qui peut donc retenir votre \nexcellent p\u00e8re ? dit mistress Cratchit. Et votre \nfr\u00e8re Tiny Tim ? et Martha ? Au dernier No\u00ebl, \nelle \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9e depuis une demi-heure !\n\u2013 La voici, Martha, m\u00e8re ! s\u2019\u00e9cria une jeune \nfille qui parut en m\u00eame temps.\n\u2013 Voici Martha, m\u00e8re ! r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent les deux \npetits Cratchit. Hourra ! si vous saviez comme il \ny a une belle oie, Martha !\n\u2013 Ah ! ch\u00e8re enfant, que le bon Dieu vous \nb\u00e9nisse ! Comme vous venez tard ! dit mistress \nCratchit l\u2019embrassant une douzaine de fois et la \nd\u00e9barrassant de son ch\u00e2le et de son chapeau avec \nune tendresse empress\u00e9e.\n\u2013 C\u2019est que nous avions beaucoup d\u2019ouvrage \u00e0 \nterminer hier soir, ma m\u00e8re, r\u00e9pondit la jeune \nfille, et, ce matin, il a fallu le livrer !\n\u2013 Bien ! bien ! n\u2019y pensons plus, puisque vous \nvoil\u00e0, dit mistress Cratchit. Allons ! asseyez-vous \npr\u00e8s du feu et chauffez-vous, ma ch\u00e8re enfant !\n\u2013 Non, non ! voici papa qui vient, cri\u00e8rent les \ndeux petits Cratchit qu\u2019on voyait partout en \n109m\u00eame temps. Cache-toi, Martha, cache-toi ! \u00bb\nEt Martha se cacha ; puis entra le petit Bob, le \np\u00e8re Bob avec son cache-nez pendant de trois \npieds au moins devant lui, sans compter la \nfrange ; ses habits us\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 la corde \u00e9taient \nraccommod\u00e9s et bross\u00e9s soigneusement, pour \nleur donner un air de f\u00eate ; Bob portait Tiny Tim \nsur son \u00e9paule. H\u00e9las ! le pauvre Tiny Tim ! il \navait une petite b\u00e9quille et une m\u00e9canique en fer \npour soutenir ses jambes.\n\u00ab Eh bien ! o\u00f9 est notre Martha ? s\u2019\u00e9cria Bob \nCratchit en jetant les yeux tout autour de lui.\n\u2013 Elle ne vient pas, r\u00e9pondit mistress Cratchit.\n\u2013 Elle ne vient pas ? dit Bob frapp\u00e9 d\u2019un \nabattement soudain, et perdant, en un clin d\u2019\u0153il, \ntout cet \u00e9lan de gaiet\u00e9 avec lequel il avait port\u00e9 \nTiny Tim depuis l\u2019\u00e9glise, toujours courant \ncomme son dada, un vrai cheval de course. Elle \nne vient pas ! un jour de No\u00ebl ! \u00bb\nMartha ne put supporter de le voir ainsi \ncontrari\u00e9, m\u00eame pour rire ; aussi n\u2019attendit-elle \npas plus longtemps pour sortir de sa cachette, \n110derri\u00e8re la porte du cabinet, et courut-elle se jeter \ndans ses bras, tandis que les deux petits Cratchit \ns\u2019empar\u00e8rent de Tiny Tim et le port\u00e8rent dans la \nbuanderie, afin qu\u2019il p\u00fbt entendre le pudding \nchanter dans la casserole.\n\u00ab Et comment s\u2019est comport\u00e9 le petit Tiny \nTim ? demanda mistress Cratchit apr\u00e8s qu\u2019elle \ne\u00fbt raill\u00e9 Bob de sa cr\u00e9dulit\u00e9 et que Bob e\u00fbt \nembrass\u00e9 sa fille tout \u00e0 son aise.\n\u2013 Comme un vrai bijou, dit Bob, et mieux \nencore. Oblig\u00e9 qu\u2019il est de demeurer si longtemps \nassis tout seul, il devient r\u00e9fl\u00e9chi, et on ne saurait \ncroire toutes les id\u00e9es qui lui passent par la t\u00eate. Il \nme disait, en revenant, qu\u2019il esp\u00e9rait avoir \u00e9t\u00e9 \nremarqu\u00e9 dans l\u2019\u00e9glise par les fid\u00e8les, parce qu\u2019il \nest estropi\u00e9, et que les chr\u00e9tiens doivent aimer, \nsurtout un jour de No\u00ebl, \u00e0 se rappeler celui qui a \nfait marcher les boiteux et voir les aveugles. \u00bb\nLa voix de Bob tremblait en r\u00e9p\u00e9tant ces \nmots ; elle trembla plus encore quand il ajouta \nque Tiny Tim devenait chaque jour plus fort et \nplus vigoureux.\nOn entendit retentir sur le plancher son active \n111petite b\u00e9quille, et, \u00e0 l\u2019instant, Tiny Tim rentra, \nescort\u00e9 par le petit fr\u00e8re et la petite s\u0153ur jusqu\u2019\u00e0 \nson tabouret, pr\u00e8s du feu. Alors Bob, retroussant \nses manches par \u00e9conomie, comme si, le pauvre \ngar\u00e7on ! elles pouvaient s\u2019user davantage, prit du \ngeni\u00e8vre et des citrons et en composa dans un bol \nune sorte de boisson chaude, qu\u2019il fit mijoter sur \nla plaque apr\u00e8s l\u2019avoir agit\u00e9e dans tous les sens ; \npendant ce temps, ma\u00eetre Pierre et les deux petits \nCratchit, qu\u2019on \u00e9tait s\u00fbr de trouver partout, \nall\u00e8rent chercher l\u2019oie, qu\u2019ils rapport\u00e8rent bient\u00f4t \nen procession triomphale.\n\u00c0 voir le tumulte caus\u00e9 par cette apparition, on \naurait dit qu\u2019une oie est le plus rare de tous les \nvolatiles, un ph\u00e9nom\u00e8ne emplum\u00e9, aupr\u00e8s duquel \nun cygne noir serait un lieu commun ; et, en \nv\u00e9rit\u00e9, une oie \u00e9tait bien en effet une des sept \nmerveilles dans cette pauvre maison. Mistress \nCratchit fit bouillir le jus, pr\u00e9par\u00e9 d\u2019avance, dans \nune petite casserole ; ma\u00eetre Pierre \u00e9crasa les \npommes de terre avec une vigueur incroyable ; \nmiss Belinda sucra la sauce aux pommes ; Martha \nessuya les assiettes chaudes ; Bob fit asseoir Tiny \nTim pr\u00e8s de lui \u00e0 l\u2019un des coins de la table ; les \n112deux petits Cratchit plac\u00e8rent des chaises pour \ntout le monde, sans s\u2019oublier eux-m\u00eames, et, une \nfois en faction \u00e0 leur poste, fourr\u00e8rent leurs \ncuillers dans leur bouche pour ne point c\u00e9der \u00e0 la \ntentation de demander de l\u2019oie avant que v\u00eent leur \ntour d\u2019\u00eatre servis. Enfin, les plats furent mis sur \nla table, et l\u2019on dit le Benedicite, suivi d\u2019un \nmoment de silence g\u00e9n\u00e9ral, lorsque mistress \nCratchit, promenant lentement son regard le long \ndu couteau \u00e0 d\u00e9couper, se pr\u00e9para \u00e0 le plonger \ndans les flancs de la b\u00eate ; mais \u00e0 peine l\u2019e\u00fbt-elle \nfait, \u00e0 peine la farce si longtemps attendue se f\u00fbt-\nelle pr\u00e9cipit\u00e9e par cette ouverture, qu\u2019un \nmurmure de bonheur \u00e9clata tout autour de la \ntable, et Tiny Tim lui-m\u00eame, excit\u00e9 par les deux \npetits Cratchit, frappa sur la table avec le manche \nde son couteau, et cria d\u2019une voix faible : \n\u00ab Hourra ! \u00bb\nJamais on ne vit oie pareille ! Bob dit qu\u2019il ne \ncroyait pas qu\u2019on en e\u00fbt jamais fait cuire une \nsemblable. Sa tendret\u00e9, sa saveur, sa grosseur, \nson bon march\u00e9, furent le texte comment\u00e9 par \nl\u2019admiration universelle ; avec la sauce aux \npommes et la pur\u00e9e de pommes de terre, elle \n113suffit amplement pour le d\u00eener de toute la famille. \n\u00ab En v\u00e9rit\u00e9, dit mistress Cratchit, apercevant un \npetit atome d\u2019os rest\u00e9 sur un plat, on n\u2019a pas \nseulement pu manger tout \u00bb, et pourtant tout le \nmonde en avait eu \u00e0 bouche que veux-tu ; et les \ndeux petits Cratchit, en particulier, \u00e9taient \nbarbouill\u00e9s jusqu\u2019aux yeux de sauce \u00e0 la sauge et \n\u00e0 l\u2019oignon. Mais alors, les assiettes ayant \u00e9t\u00e9 \nchang\u00e9es par miss Belinda, mistress Cratchit \nsortit seule, trop \u00e9mue pour supporter la pr\u00e9sence \nde t\u00e9moins, afin d\u2019aller chercher le pudding et de \nl\u2019apporter sur la table.\nSupposez qu\u2019il soit manqu\u00e9 ! supposez qu\u2019il \nse brise quand on le retournera ! supposez que \nquelqu\u2019un ait saut\u00e9 par-dessus le mur de l\u2019arri\u00e8re-\ncour et l\u2019ait vol\u00e9 pendant qu\u2019on se r\u00e9galait de \nl\u2019oie ; \u00e0 cette supposition, les deux petits Cratchit \ndevinrent bl\u00eames ! Il n\u2019y avait pas d\u2019horreurs \ndont on ne f\u00eet la supposition.\nOh ! oh ! quelle vapeur \u00e9paisse ! Le pudding \n\u00e9tait tir\u00e9 du chaudron. Quelle bonne odeur de \nlessive ! (c\u2019\u00e9tait le linge qui l\u2019enveloppait). Quel \nm\u00e9lange d\u2019odeurs app\u00e9tissantes, qui rappellent le \n114restaurateur, le p\u00e2tissier de la maison d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 et \nla blanchisseuse sa voisine ! C\u2019\u00e9tait le pudding. \nApr\u00e8s une demi-minute \u00e0 peine d\u2019absence, \nmistress Cratchit rentrait, le visage anim\u00e9, mais \nsouriante et toute glorieuse, avec le pudding, \nsemblable \u00e0 un boulet de canon tachet\u00e9, si dur, si \nferme, nageant au milieu d\u2019un quart de pinte \nd\u2019eau-de-vie enflamm\u00e9e et surmont\u00e9 de la \nbranche de houx consacr\u00e9e \u00e0 No\u00ebl.\nOh ! quel merveilleux pudding ! Bob Cratchit \nd\u00e9clara, et cela d\u2019un ton calme et s\u00e9rieux, qu\u2019il le \nregardait comme le chef-d\u2019\u0153uvre de mistress \nCratchit depuis leur mariage. Mistress Cratchit \nr\u00e9pondit qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent qu\u2019elle n\u2019avait plus ce \npoids sur le c\u0153ur, elle avouerait qu\u2019elle avait eu \nquelques doutes sur la quantit\u00e9 de farine. Chacun \neut quelque chose \u00e0 en dire, mais personne ne \ns\u2019avisa de dire, s\u2019il le pensa, que c\u2019\u00e9tait un bien \npetit pudding pour une aussi nombreuse famille. \nFranchement, c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 bien vilain de le penser ou \nde le dire. Il n\u2019y a pas de Cratchit qui n\u2019en e\u00fbt \nrougi de honte.\nEnfin, le d\u00eener achev\u00e9, on enleva la nappe, un \n115coup de balai fut donn\u00e9 au foyer et le feu raviv\u00e9. \nLe grog fabriqu\u00e9 par Bob ayant \u00e9t\u00e9 go\u00fbt\u00e9 et \ntrouv\u00e9 parfait, on mit des pommes et des oranges \nsur la table et une grosse poign\u00e9e de marrons \nsous les cendres. Alors toute la famille se rangea \nautour du foyer en cercle, comme disait Bob \nCratchit, il voulait dire en demi-cercle : on mit \npr\u00e8s de Bob tous les cristaux de la famille, \nsavoir : deux verres \u00e0 boire et un petit verre \u00e0 \nservir la cr\u00e8me dont l\u2019anse \u00e9tait cass\u00e9e. Qu\u2019est-ce \nque cela fait ? Ils n\u2019en contenaient pas moins la \nliqueur bouillante puis\u00e9e dans le bol tout aussi \nbien que des gobelets d\u2019or auraient pu le faire, et \nBob la servit avec des yeux rayonnants de joie, \ntandis que les marrons se fendaient avec fracas et \np\u00e9tillaient sous la cendre. Alors Bob proposa ce \ntoast :\n\u00ab Un joyeux No\u00ebl pour nous tous, mes amis ! \nQue Dieu nous b\u00e9nisse ! \u00bb\nLa famille enti\u00e8re fit \u00e9cho.\n\u00ab Que Dieu b\u00e9nisse chacun de nous ! \u00bb, dit \nTiny Tim, le dernier de tous.\nIl \u00e9tait assis tr\u00e8s pr\u00e8s de son p\u00e8re sur son \n116tabouret. Bob tenait sa petite main fl\u00e9trie dans la \nsienne, comme s\u2019il e\u00fbt voulu lui donner une \nmarque plus particuli\u00e8re de sa tendresse et le \ngarder \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s de peur qu\u2019on ne v\u00eent le lui \nenlever.\n\u00ab Esprit, dit Scrooge avec un int\u00e9r\u00eat qu\u2019il \nn\u2019avait jamais \u00e9prouv\u00e9 auparavant, dites-moi si \nTiny Tim vivra.\n\u2013 Je vois une place vacante au coin du pauvre \nfoyer, r\u00e9pondit le spectre, et une b\u00e9quille sans \npropri\u00e9taire qu\u2019on garde soigneusement. Si mon \nsuccesseur ne change rien \u00e0 ces images, l\u2019enfant \nmourra.\n\u2013 Non, non, dit Scrooge. Oh ! non, bon esprit ! \ndites qu\u2019il sera \u00e9pargn\u00e9.\n\u2013 Si mon successeur ne change rien \u00e0 ces \nimages, qui sont l\u2019avenir, reprit le fant\u00f4me, aucun \nautre de ma race ne le trouvera ici. Eh bien ! \napr\u00e8s ! s\u2019il meurt, il diminuera le superflu de la \npopulation. \u00bb\nScrooge baissa la t\u00eate lorsqu\u2019il entendit \nl\u2019esprit r\u00e9p\u00e9ter ses propres paroles, et il se sentit \n117p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de douleur et de repentir.\n\u00ab Homme, dit le spectre, si vous avez un c\u0153ur \nd\u2019homme et non de pierre, cessez d\u2019employer ce \njargon odieux jusqu\u2019\u00e0 ce que vous ayez appris ce \nque c\u2019est que ce superflu et o\u00f9 il se trouve. \nVoulez-vous donc d\u00e9cider quels hommes doivent \nvivre, quels hommes doivent mourir ? Il se peut \nqu\u2019aux yeux de Dieu vous soyez moins digne de \nvivre que des millions de cr\u00e9atures semblables \u00e0 \nl\u2019enfant de ce pauvre homme. Grand Dieu ! \nentendre l\u2019insecte sur la feuille d\u00e9clarer qu\u2019il y a \ntrop d\u2019insectes vivants parmi ses fr\u00e8res affam\u00e9s \ndans la poussi\u00e8re ! \u00bb\nScrooge s\u2019humilia devant la r\u00e9primande de \nl\u2019esprit, et, tout tremblant, abaissa ses regards \nvers la terre. Mais il les releva bient\u00f4t en \nentendant prononcer son nom.\n\u00ab \u00c0 M. Scrooge ! disait Bob ; je veux vous \nproposer la sant\u00e9 de M. Scrooge, le patron de \nnotre petit gala.\n\u2013 Un beau patron, ma foi ! s\u2019\u00e9cria mistress \nCratchit, rouge d\u2019\u00e9motion ; je voudrais le tenir \nici, je lui en servirais un gala de ma fa\u00e7on, et il \n118faudrait qu\u2019il e\u00fbt bon app\u00e9tit pour s\u2019en r\u00e9galer !\n\u2013 Ma ch\u00e8re, reprit Bob... ; les enfants !... le \njour de No\u00ebl !\n\u2013 Il faut, en effet, que ce soit le jour de No\u00ebl, \ncontinua-t-elle, pour qu\u2019on boive \u00e0 la sant\u00e9 d\u2019un \nhomme aussi odieux, aussi avare, aussi dur et \naussi insensible que M. Scrooge. Vous savez s\u2019il \nest tout cela, Robert ! Personne ne le sait mieux \nque vous, pauvre ami !\n\u2013 Ma ch\u00e8re, r\u00e9pondit Bob doucement... le jour \nde No\u00ebl.\n\u2013 Je boirai \u00e0 sa sant\u00e9 pour l\u2019amour de vous et \nen l\u2019honneur de ce jour, dit mistress Cratchit, \nmais non pour lui. Je lui souhaite donc une \nlongue vie, joyeux No\u00ebl et heureuse ann\u00e9e ! \nVoil\u00e0-t-il pas de quoi le rendre bien heureux et \nbien joyeux ! J\u2019en doute. \u00bb\nLes enfants burent \u00e0 la sant\u00e9 de M. Scrooge \napr\u00e8s leur m\u00e8re ; c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re chose qu\u2019ils \nne fissent pas ce jour-l\u00e0 de bon c\u0153ur ; Tiny Tim \nbut le dernier, mais il aurait bien donn\u00e9 son toast \npour deux sous. Scrooge \u00e9tait l\u2019ogre de la \n119famille ; la mention de son nom jeta sur cette \npetite f\u00eate un sombre nuage qui ne se dissipa \ncompl\u00e8tement qu\u2019apr\u00e8s cinq grandes minutes.\nCe temps \u00e9coul\u00e9, ils furent dix fois plus gais \nqu\u2019avant, d\u00e8s qu\u2019on en eut enti\u00e8rement fini avec \ncet \u00e9pouvantail de Scrooge. Bob Cratchit leur \napprit qu\u2019il avait en vue pour Master Pierre une \nplace qui lui rapporterait, en cas de r\u00e9ussite, cinq \nschellings six pence par semaine. Les deux petits \nCratchit rirent comme des fous en pensant que \nPierre allait entrer dans les affaires, et Pierre lui-\nm\u00eame regarda le feu d\u2019un air pensif entre les \ndeux pointes de son col, comme s\u2019il se consultait \nd\u00e9j\u00e0 pour savoir quelle sorte de placement il \nhonorerait de son choix quand il serait en \npossession de ce revenu embarrassant.\nMartha, pauvre apprentie chez une marchande \nde modes, raconta alors quelle esp\u00e8ce d\u2019ouvrage \nelle avait \u00e0 faire, combien d\u2019heures elle travaillait \nsans s\u2019arr\u00eater, et se r\u00e9jouit d\u2019avance \u00e0 la pens\u00e9e \nqu\u2019elle pourrait demeurer fort tard au lit le \nlendemain matin, jour de repos pass\u00e9 \u00e0 la maison. \nElle ajouta qu\u2019elle avait vu, peu de jours \n120auparavant, une comtesse et un lord, et que le \nlord \u00e9tait bien \u00e0 peu pr\u00e8s de la taille de Pierre ; \nsur quoi Pierre tira si haut son col de chemise, \nque vous n\u2019auriez pu apercevoir sa t\u00eate si vous \naviez \u00e9t\u00e9 l\u00e0. Pendant tout ce temps, les marrons et \nle pot au grog circulaient \u00e0 la ronde, puis Tiny \nTim se mit \u00e0 chanter une ballade sur un enfant \n\u00e9gar\u00e9 au milieu des neiges ; Tiny Tim avait une \npetite voix plaintive et chanta sa romance \u00e0 \nmerveille, ma foi !\nIl n\u2019y avait rien dans tout cela de bien \naristocratique. Ce n\u2019\u00e9tait pas une belle famille ; \nils n\u2019\u00e9taient bien v\u00eatus ni les uns ni les autres ; \nleurs souliers \u00e9taient loin d\u2019\u00eatre imperm\u00e9ables ; \nleurs habits n\u2019\u00e9taient pas cossus ; Pierre pouvait \nbien m\u00eame avoir fait la connaissance, j\u2019en \nmettrais ma main au feu, avec la boutique de \nquelque fripier. Cependant ils \u00e9taient heureux, \nreconnaissants, charm\u00e9s les uns des autres et \ncontents de leur sort ; et au moment o\u00f9 Scrooge \nles quitta, ils semblaient de plus en plus heureux \nencore \u00e0 la lueur des \u00e9tincelles que la torche de \nl\u2019esprit r\u00e9pandait sur eux ; aussi les suivit-il du \nregard, et en particulier Tiny Tim, sur lequel il \n121tint l\u2019\u0153il fix\u00e9 jusqu\u2019au bout.\nCependant la nuit \u00e9tait venue, sombre et \nnoire ; la neige tombait \u00e0 gros flocons, et, tandis \nque Scrooge parcourait les rues avec l\u2019esprit, \nl\u2019\u00e9clat des feux p\u00e9tillait dans les cuisines, dans \nles salons, partout, avec un effet merveilleux. Ici, \nla flamme vacillante laissait voir les pr\u00e9paratifs \nd\u2019un bon petit d\u00eener de famille, avec les assiettes \nqui chauffaient devant le feu, et des rideaux \u00e9pais \nd\u2019un rouge fonc\u00e9, qu\u2019on allait tirer bient\u00f4t pour \nemp\u00eacher le froid et l\u2019obscurit\u00e9 de la rue. L\u00e0, tous \nles enfants de la maison s\u2019\u00e9lan\u00e7aient dehors dans \nla neige au-devant de leurs s\u0153urs mari\u00e9es, de \nleurs fr\u00e8res, de leurs cousins, de leurs oncles, de \nleurs tantes, pour \u00eatre les premiers \u00e0 leur dire \nbonjour. Ailleurs, les silhouettes des convives se \ndessinaient sur les stores. Un groupe de belles \njeunes filles, encapuchonn\u00e9es, chauss\u00e9es de \nsouliers fourr\u00e9s, et causant toutes \u00e0 la fois, se \nrendaient d\u2019un pied l\u00e9ger chez quelque voisin ; \nmalheur alors au c\u00e9libataire (les rus\u00e9es \nmagiciennes, elles le savaient bien !) qui les y \nverrait faire leur entr\u00e9e avec leur teint vermeil, \nanim\u00e9 par le froid !\n122\u00c0 en juger par le nombre de ceux qu\u2019ils \nrencontraient sur leur route se rendant \u00e0 \nd\u2019amicales r\u00e9unions, vous auriez pu croire qu\u2019il \nne restait plus personne dans les maisons pour \nleur donner la bienvenue \u00e0 leur arriv\u00e9e, quoique \nce fut tout le contraire ; pas une maison o\u00f9 l\u2019on \nn\u2019attend\u00eet compagnie, pas une chemin\u00e9e o\u00f9 l\u2019on \nn\u2019e\u00fbt empil\u00e9 le charbon jusqu\u2019\u00e0 la gorge. Aussi, \nDieu du ciel ! comme l\u2019esprit \u00e9tait ravi d\u2019aise ! \ncomme il d\u00e9couvrait sa large poitrine ! comme il \nouvrait sa vaste main ! comme il planait au-\ndessus de cette foule, d\u00e9versant avec g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 \nsa joie vive et innocente sur tout ce qui se \ntrouvait \u00e0 sa port\u00e9e ! Il n\u2019y eut pas jusqu\u2019\u00e0 \nl\u2019allumeur de r\u00e9verb\u00e8res qui, dans sa course \ndevant lui, marquant de points lumineux les rues \nt\u00e9n\u00e9breuses, tout habill\u00e9 d\u00e9j\u00e0 pour aller passer sa \nsoir\u00e9e quelque part, se mit \u00e0 rire aux \u00e9clats \nlorsque l\u2019esprit passa pr\u00e8s de lui, bien qu\u2019il ne s\u00fbt \npas, le brave homme, qu\u2019il e\u00fbt en ce moment \npour compagnie No\u00ebl en personne.\nTout \u00e0 coup, sans que le spectre e\u00fbt dit un seul \nmot pour pr\u00e9parer son compagnon \u00e0 ce brusque \nchangement, ils se trouv\u00e8rent au milieu d\u2019un \n123marais triste, d\u00e9sert, parsem\u00e9 de monstrueux tas \nde pierres brutes, comme si c\u2019e\u00fbt \u00e9t\u00e9 un cimeti\u00e8re \nde g\u00e9ants ; l\u2019eau s\u2019y r\u00e9pandait partout o\u00f9 elle \nvoulait, elle n\u2019avait pas d\u2019autre obstacle que la \ngel\u00e9e qui la retenait prisonni\u00e8re ; il ne venait rien \nen ce triste lieu, si ce n\u2019est de la mousse, des \ngen\u00eats et une herbe ch\u00e9tive et rude. \u00c0 l\u2019horizon, \ndu c\u00f4t\u00e9 de l\u2019ouest, le soleil couchant avait laiss\u00e9 \nune tra\u00een\u00e9e de feu d\u2019un rouge ardent qui illumina \nun instant ce paysage d\u00e9sol\u00e9, comme le regard \n\u00e9tincelant d\u2019un \u0153il sombre, dont les paupi\u00e8res \ns\u2019abaissant peu \u00e0 peu, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elles se \nferment tout \u00e0 fait, finirent par se perdre \ncompl\u00e8tement dans l\u2019obscurit\u00e9 d\u2019une nuit \u00e9paisse.\n\u00ab O\u00f9 sommes-nous ? demanda Scrooge.\n\u2013 Nous sommes o\u00f9 vivent les mineurs, ceux \nqui travaillent dans les entrailles de la terre, \nr\u00e9pondit l\u2019esprit ; mais ils me reconnaissent. \nRegardez ! \u00bb\nUne lumi\u00e8re brilla \u00e0 la fen\u00eatre d\u2019une pauvre \nhutte, et ils se dirig\u00e8rent rapidement de ce c\u00f4t\u00e9. \nPassant \u00e0 travers le mur de pierres et de boue, ils \ntrouv\u00e8rent une joyeuse compagnie assembl\u00e9e \n124autour d\u2019un feu splendide. Un vieux, vieux \nbonhomme et sa femme, leurs enfants, leurs \npetits-enfants, et une autre g\u00e9n\u00e9ration encore, \n\u00e9taient tous l\u00e0 r\u00e9unis, v\u00eatus de leurs habits de \nf\u00eate. Le vieillard, d\u2019une voix qui s\u2019\u00e9levait \nrarement au-dessus des sifflements aigus du vent \nsur la lande d\u00e9serte, leur chantait un No\u00ebl (d\u00e9j\u00e0 \nfort ancien lorsqu\u2019il n\u2019\u00e9tait lui-m\u00eame qu\u2019un tout \npetit enfant) ; de temps en temps ils reprenaient \ntous ensemble le refrain. Chaque fois qu\u2019ils \nchantaient, le vieillard sentait redoubler sa \nvigueur et sa verve ; mais chaque fois, d\u00e8s qu\u2019ils \nse taisaient, il retombait dans sa premi\u00e8re \nfaiblesse.\nL\u2019esprit ne s\u2019arr\u00eata pas en cet endroit, mais \nordonna \u00e0 Scrooge de saisir fortement sa robe et \nle transporta, en passant au-dessus du marais, \no\u00f9 ? Pas \u00e0 la mer, sans doute ? Si, vraiment, \u00e0 la \nmer. Scrooge, tournant la t\u00eate, vit avec horreur, \nbien loin derri\u00e8re eux, la derni\u00e8re langue de terre, \nune rang\u00e9e de rochers affreux ; ses oreilles furent \nassourdies par le bruit des flots qui \ntourbillonnaient, mugissaient avec le fracas du \ntonnerre et venaient se briser au sein des \n125\u00e9pouvantables cavernes qu\u2019ils avaient creus\u00e9es, \ncomme si, dans les acc\u00e8s de sa rage, la mer e\u00fbt \nessay\u00e9 de miner la terre.\nB\u00e2ti sur le triste r\u00e9cif d\u2019un rocher \u00e0 fleur \nd\u2019eau, \u00e0 quelques lieues du rivage, et battu par les \neaux tout le long de l\u2019ann\u00e9e avec un acharnement \nfurieux, se dressait un phare solitaire. D\u2019\u00e9normes \ntas de plantes marines s\u2019accumulaient \u00e0 sa base, \net les oiseaux des temp\u00eates, engendr\u00e9s par les \nvents, peut-\u00eatre comme les algues par les eaux, \nvoltigeaient alentour, s\u2019\u00e9levant et s\u2019abaissant tour \n\u00e0 tour, comme les vagues qu\u2019ils effleuraient dans \nleur vol.\nMais, m\u00eame en ce lieu, deux hommes charg\u00e9s \nde la garde du phare avaient allum\u00e9 un feu qui \njetait un rayon de clart\u00e9 sur l\u2019\u00e9pouvantable mer, \u00e0 \ntravers l\u2019ouverture pratiqu\u00e9e dans l\u2019\u00e9paisse \nmuraille. Joignant leurs mains calleuses par-\ndessus la table grossi\u00e8re devant laquelle ils \n\u00e9taient assis, ils se souhaitaient l\u2019un \u00e0 l\u2019autre un \njoyeux No\u00ebl en buvant leur grog, et le plus \u00e2g\u00e9 \ndes deux dont le visage \u00e9tait racorni et coutur\u00e9 \npar les intemp\u00e9ries de l\u2019air, comme une de ces \n126figures sculpt\u00e9es \u00e0 la proue d\u2019un vieux b\u00e2timent, \nentonna de sa voix rauque un chant sauvage \nqu\u2019on aurait pu prendre lui-m\u00eame pour un coup \nde vent pendant l\u2019orage.\nLe spectre allait toujours au-dessus de la mer \nsombre et houleuse, toujours, toujours, jusqu\u2019\u00e0 ce \nque dans son vol rapide, bien loin de la terre et de \ntout rivage, comme il l\u2019apprit \u00e0 Scrooge, ils \ns\u2019abattirent sur un vaisseau et se plac\u00e8rent tant\u00f4t \npr\u00e8s du timonier \u00e0 la roue du gouvernail, tant\u00f4t \u00e0 \nla vigie sur l\u2019avant, ou \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des officiers de \nquart, visitant ces sombres et fantastiques figures \ndans les diff\u00e9rents postes o\u00f9 ils montaient leur \nfaction. Mais chacun de ces hommes fredonnait \nun chant de No\u00ebl, ou pensait \u00e0 No\u00ebl, ou rappelait \n\u00e0 voix basse \u00e0 son compagnon quelque No\u00ebl \npass\u00e9, avec les esp\u00e9rances qui s\u2019y rattachent d\u2019un \nretour heureux au sein de la famille. Tous, \u00e0 bord, \n\u00e9veill\u00e9s ou endormis, bons ou m\u00e9chants, avaient \n\u00e9chang\u00e9 les uns avec les autres, ce matin-l\u00e0, une \nparole plus bienveillante qu\u2019en aucun autre jour \nde l\u2019ann\u00e9e ; tous avaient pris une part plus ou \nmoins grande \u00e0 ses joies ; ils s\u2019\u00e9taient tous \nsouvenus de leurs parents ou de leurs amis \n127absents, comme ils avaient esp\u00e9r\u00e9 tous qu\u2019\u00e0 leur \ntour ceux qui leur \u00e9taient chers \u00e9prouvaient dans \nle m\u00eame moment le m\u00eame plaisir \u00e0 penser \u00e0 eux.\nCe fut une grande surprise pour Scrooge, \ntandis qu\u2019il pr\u00eatait l\u2019oreille aux g\u00e9missements \nplaintifs du vent, et qu\u2019il songeait \u00e0 ce qu\u2019avait de \nsolennel un semblable voyage au milieu des \nt\u00e9n\u00e8bres, par-dessus des ab\u00eemes inconnus dont les \nprofondeurs \u00e9taient des secrets aussi \nimp\u00e9n\u00e9trables que la mort ; ce fut une grande \nsurprise pour Scrooge, ainsi plong\u00e9 dans ses \nr\u00e9alisations, d\u2019entendre un rire joyeux. Mais sa \nsurprise devint bien plus grande encore quand il \nreconnut que cet \u00e9clat de rire avait \u00e9t\u00e9 pouss\u00e9 par \nson neveu, et se vit lui-m\u00eame dans une chambre \nparfaitement \u00e9clair\u00e9e, chaude, brillante de \npropret\u00e9, avec l\u2019esprit \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s, souriant et \njetant sur ce m\u00eame neveu des regards pleins de \ndouceur et de complaisance.\n\u00ab Ah ! ah ! ah ! faisait le neveu de Scrooge. \nAh ! ah ! ah ! \u00bb\nS\u2019il vous arrivait, par un hasard peu probable, \nde rencontrer un homme qui s\u00fbt rire de meilleur \n128c\u0153ur que le neveu de Scrooge, tout ce que je puis \nvous dire, c\u2019est que j\u2019aimerais \u00e0 faire aussi sa \nconnaissance. Faites-moi le plaisir de me le \npr\u00e9senter, et je cultiverai sa soci\u00e9t\u00e9.\nPar une heureuse, juste et noble compensation \ndes choses d\u2019ici-bas, si la maladie et le chagrin \nsont contagieux, il n\u2019y a rien qui le soit plus \nirr\u00e9sistiblement aussi que le rire et la bonne \nhumeur. Pendant que le neveu de Scrooge riait de \ncette mani\u00e8re, se tenant les c\u00f4tes, et faisant faire \u00e0 \nson visage les contorsions les plus extravagantes, \nla ni\u00e8ce de Scrooge, sa ni\u00e8ce par alliance, riait \nd\u2019aussi bon c\u0153ur que lui ; leurs amis r\u00e9unis chez \neux n\u2019\u00e9taient pas le moins du monde en arri\u00e8re et \nriaient \u00e9galement \u00e0 gorge d\u00e9ploy\u00e9e. Ah ! ah ! ah ! \nah ! ah ! ah !\n\u00ab Oui, ma parole d\u2019honneur, il m\u2019a dit, s\u2019\u00e9cria \nle neveu de Scrooge, que No\u00ebl \u00e9tait une sottise. \nEt il le pensait !\n\u2013 Ce n\u2019en est que plus honteux pour lui, \nFred ! \u00bb dit la ni\u00e8ce de Scrooge avec indignation. \nCar parlez-moi des femmes, elles ne font jamais \nrien \u00e0 demi ; elles prennent tout au s\u00e9rieux. \u00bb\n129La ni\u00e8ce de Scrooge \u00e9tait jolie, excessivement \njolie, avec un charmant visage, un air na\u00eff, \ncandide : une ravissante petite bouche qui \nsemblait faite pour \u00eatre bais\u00e9e, et elle l\u2019\u00e9tait, sans \naucun doute ; sur le menton, quantit\u00e9 de petites \nfossettes qui se fondaient l\u2019une dans l\u2019autre \nlorsqu\u2019elle riait, et les deux yeux les plus vifs, les \nplus p\u00e9tillants que vous ayez jamais vus illuminer \nla t\u00eate d\u2019une jeune fille ; en un mot, sa beaut\u00e9 \navait quelque chose de provoquant peut-\u00eatre, \nmais on voyait bien aussi qu\u2019elle \u00e9tait pr\u00eate \u00e0 \ndonner satisfaction. Oh ! mais, satisfaction \ncompl\u00e8te.\n\u00ab C\u2019est un dr\u00f4le de corps, le vieux \nbonhomme ! dit le neveu de Scrooge ; c\u2019est vrai, \net il pourrait \u00eatre plus agr\u00e9able, mais ses d\u00e9fauts \nportent avec eux leur propre ch\u00e2timent, et je n\u2019ai \nrien \u00e0 dire contre lui.\n\u2013 Je crois qu\u2019il est tr\u00e8s riche, Fred ? poursuivit \nla ni\u00e8ce de Scrooge ; au moins, vous me l\u2019avez \ntoujours dit.\n\u2013 Qu\u2019importe sa richesse, ma ch\u00e8re amie, \nreprit son mari ; elle ne lui est d\u2019aucune utilit\u00e9 ; il \n130ne s\u2019en sert pour faire du bien \u00e0 personne, pas \nm\u00eame \u00e0 lui. Il n\u2019a pas seulement la satisfaction de \npenser... ah ! ah ! ah !... que c\u2019est nous qu\u2019il en \nfera profiter bient\u00f4t.\n\u2013 Tenez ! je ne peux pas le souffrir, \u00bb continua \nla ni\u00e8ce. Les s\u0153urs de la ni\u00e8ce de Scrooge et \ntoutes les autres dames pr\u00e9sentes exprim\u00e8rent la \nm\u00eame opinion.\n\u00ab Oh ! bien, moi, dit le neveu, je suis plus \ntol\u00e9rant que vous ; j\u2019en suis seulement pein\u00e9 pour \nlui, et jamais je ne pourrais lui en vouloir quand \nm\u00eame j\u2019en aurais envie, car enfin, qui souffre de \nses boutades et de sa mauvaise humeur ? Lui, lui \nseul. Ce que j\u2019en dis, ce n\u2019est pas parce qu\u2019il s\u2019est \nmis en t\u00eate de ne pas nous aimer assez pour venir \nd\u00eener avec nous ; car, apr\u00e8s tout, il n\u2019a perdu \nqu\u2019un m\u00e9chant d\u00eener...\n\u2013 Vraiment ! eh bien ! je pense, moi, qu\u2019il \nperd un fort bon d\u00eener \u00bb, dit sa petite femme, \nl\u2019interrompant. Tous les convives furent du \nm\u00eame avis, et on doit reconna\u00eetre qu\u2019ils \u00e9taient \njuges comp\u00e9tents en cette mati\u00e8re, puisqu\u2019ils \nvenaient justement de le manger ; dans ce \n131moment, le dessert \u00e9tait encore sur la table, et ils \nse pressaient autour du feu \u00e0 la lueur de la lampe.\n\u00ab Ma foi ! je suis enchant\u00e9 de l\u2019apprendre, \nreprit le neveu de Scrooge, parce que je n\u2019ai pas \ngrande confiance dans le talent de ces jeunes \nm\u00e9nag\u00e8res. Qu\u2019en dites-vous, Topper ? \u00bb\nTopper avait \u00e9videmment jet\u00e9 les yeux sur une \ndes s\u0153urs de la ni\u00e8ce de Scrooge, car il r\u00e9pondit \nqu\u2019un c\u00e9libataire \u00e9tait un mis\u00e9rable paria qui \nn\u2019avait pas le droit d\u2019exprimer une opinion sur ce \nsujet ; et l\u00e0-dessus, la s\u0153ur de la ni\u00e8ce de \nScrooge, la petite femme rondelette que vous \nvoyez l\u00e0-bas avec un fichu de dentelles, pas celle \nqui porte \u00e0 la main un bouquet de roses, se mit \u00e0 \nrougir.\n\u00ab Continuez donc ce que vous alliez nous dire, \nFred, dit la petite femme en frappant des mains. Il \nn\u2019ach\u00e8ve jamais ce qu\u2019il a commenc\u00e9 ! Que c\u2019est \ndonc ridicule ! \u00bb\nLe neveu de Scrooge s\u2019abandonna \nbruyamment \u00e0 un nouvel acc\u00e8s d\u2019hilarit\u00e9, et, \ncomme il \u00e9tait impossible de se pr\u00e9server de la \ncontagion, quoique la petite s\u0153ur potel\u00e9e essay\u00e2t \n132apparemment de le faire en respirant force \nvinaigre aromatique, tout le monde sans \nexception suivit son exemple.\n\u00ab J\u2019allais ajouter seulement, dit le neveu de \nScrooge, qu\u2019en nous faisant mauvais visage et en \nrefusant de venir se r\u00e9jouir avec nous, il perd \nquelques moments de plaisir qui ne lui auraient \npas fait de mal. \u00c0 coup s\u00fbr, il se prive d\u2019une \ncompagnie plus agr\u00e9able qu\u2019il ne saurait en \ntrouver dans ses propres pens\u00e9es, dans son vieux \ncomptoir humide ou au milieu de ses chambres \npoudreuses. Cela n\u2019emp\u00eache pas que je compte \nbien lui offrir chaque ann\u00e9e la m\u00eame chance, que \ncela lui plaise ou non, car j\u2019ai piti\u00e9 de lui. Libre \u00e0 \nlui de se moquer de No\u00ebl jusqu\u2019\u00e0 sa mort, mais il \nne pourra s\u2019emp\u00eacher d\u2019en avoir meilleure \nopinion, j\u2019en suis s\u00fbr, lorsqu\u2019il me verra venir \ntous les ans, toujours de bonne humeur, lui dire : \n\u00ab Oncle Scrooge, comment vous portez-vous ? \u00bb \nSi cela pouvait seulement lui donner l\u2019id\u00e9e de \nlaisser douze cents francs \u00e0 son pauvre commis, \nce serait d\u00e9j\u00e0 quelque chose. Je ne sais pas, mais \npourtant je crois bien l\u2019avoir \u00e9branl\u00e9 hier. \u00bb\n133Ce fut \u00e0 leur tour de rire maintenant \u00e0 l\u2019id\u00e9e \npr\u00e9somptueuse qu\u2019il e\u00fbt pu \u00e9branler Scrooge. \nMais comme il avait un excellent caract\u00e8re, et \nqu\u2019il ne s\u2019inqui\u00e9tait gu\u00e8re de savoir pourquoi on \nriait, pourvu que l\u2019on r\u00eet, il les encouragea dans \nleur gaiet\u00e9 en faisant circuler joyeusement la \nbouteille.\nApr\u00e8s le th\u00e9, on fit un peu de musique ; car \nc\u2019\u00e9tait une famille de musiciens qui s\u2019entendaient \n\u00e0 merveille, je vous assure, \u00e0 chanter des ariettes \net des ritournelles, surtout Topper, qui savait faire \ngronder sa basse comme un artiste consomm\u00e9, \nsans avoir besoin de gonfler les larges veines de \nson front, ni de devenir rouge comme une \n\u00e9crevisse. La ni\u00e8ce de Scrooge pin\u00e7ait tr\u00e8s bien \nde la harpe : entre autres morceaux, elle joua un \nsimple petit air (un rien que vous auriez pu \napprendre \u00e0 siffler en deux minutes), justement \nl\u2019air favori de la jeune fille qui allait autrefois \nchercher Scrooge \u00e0 sa pension, comme le \nfant\u00f4me de No\u00ebl pass\u00e9 le lui avait rappel\u00e9. \u00c0 ces \nsons bien connus, tout ce que le spectre lui avait \nmontr\u00e9 alors se pr\u00e9senta de nouveau \u00e0 son \nsouvenir ; de plus en plus attendri, il songea que, \n134s\u2019il avait pu souvent entendre cet air, depuis de \nlongues ann\u00e9es, il aurait sans doute cultiv\u00e9 de ses \npropres mains, pour son bonheur, les douces \naffections de la vie, ce qui valait mieux que \nd\u2019aiguiser la b\u00eache impatiente du fossoyeur qui \navait enseveli Jacob Marley.\nMais la soir\u00e9e ne fut pas consacr\u00e9e tout enti\u00e8re \n\u00e0 la musique. Au bout de quelques instants, on \njoua aux gages touch\u00e9s, car il faut bien redevenir \nenfants quelquefois, surtout \u00e0 No\u00ebl, un jour de \nf\u00eate fond\u00e9 par un Dieu enfant. Attention ! voil\u00e0 \nqu\u2019on commence d\u2019abord par une partie de colin-\nmaillard. Oh ! le tricheur de Topper ! Il fait \nsemblant de ne pas voir avec son bandeau, mais, \nn\u2019ayez pas peur, il n\u2019a pas ses yeux dans sa \npoche. Je suis s\u00fbr qu\u2019il s\u2019est entendu avec le \nneveu de Scrooge, et que l\u2019esprit de No\u00ebl pr\u00e9sent \nne s\u2019y est pas laiss\u00e9 prendre. La mani\u00e8re dont le \nsoi-disant aveugle poursuit la petite s\u0153ur \nrondelette au fichu de dentelle est une v\u00e9ritable \ninsulte \u00e0 la cr\u00e9dulit\u00e9 de la nature humaine. \nQu\u2019elle renverse le garde-feu, qu\u2019elle roule par-\ndessus les chaises, qu\u2019elle aille se cogner contre \nle piano, ou bien qu\u2019elle s\u2019\u00e9touffe dans les \n135rideaux, partout o\u00f9 elle va, il y va ; il sait toujours \nreconna\u00eetre o\u00f9 est la petite s\u0153ur rondelette ; il ne \nveut attraper personne autre ; vous avez beau le \nheurter en courant, comme tant d\u2019autres l\u2019ont fait \nexpr\u00e8s, il fera bien semblant de chercher \u00e0 vous \nsaisir, avec une maladresse qui fait injure \u00e0 votre \nintelligence, mais \u00e0 l\u2019instant il ira se jeter de c\u00f4t\u00e9 \ndans la direction de la petite s\u0153ur rondelette. \n\u00ab Ce n\u2019est pas de franc jeu \u00bb, dit-elle souvent en \nfuyant, et elle a raison ; mais lorsqu\u2019il l\u2019attrape \u00e0 \nla fin, quand, en d\u00e9pit de ses mouvements rapides \npour lui \u00e9chapper, et de tous les fr\u00e9missements de \nsa robe de soie froiss\u00e9e \u00e0 chaque meuble, il est \nparvenu \u00e0 l\u2019acculer dans un coin, d\u2019o\u00f9 elle ne \npeut plus sortir, sa conduite alors devient \nvraiment abominable. Car, sous pr\u00e9texte qu\u2019il ne \nsait pas qui c\u2019est, il faut qu\u2019il touche sa coiffure ; \nsous pr\u00e9texte de s\u2019assurer de son identit\u00e9, il se \npermet de toucher certaine bague qu\u2019elle porte au \ndoigt, de manier certaine cha\u00eene pass\u00e9e autour de \nson cou. Le vilain monstre ! aussi nul doute \nqu\u2019elle ne lui en dise sa fa\u00e7on de penser, \nmaintenant que le mouchoir ayant pass\u00e9 sur les \nyeux d\u2019une autre personne, ils ont ensemble un \n136entretien si confidentiel, derri\u00e8re les rideaux, dans \nl\u2019embrasure de la fen\u00eatre !\nLa ni\u00e8ce de Scrooge n\u2019\u00e9tait pas de la partie de \ncolin-maillard ; elle \u00e9tait demeur\u00e9e dans un bon \npetit coin de la salle, assise \u00e0 son aise sur un \nfauteuil avec un tabouret sous les pieds ; le \nfant\u00f4me et Scrooge se tenaient debout derri\u00e8re \nelle ; mais, par exemple, elle prenait part aux \ngages touch\u00e9s et fut particuli\u00e8rement admirable \u00e0 \nComment l\u2019aimez-vous ? avec toutes les lettres de \nl\u2019alphabet. De m\u00eame au jeu de O\u00f9, quand et \ncomment ? elle \u00e9tait fort habile, et, \u00e0 la joie \nsecr\u00e8te du neveu de Scrooge, elle battait \u00e0 plates \ncoutures toutes ses s\u0153urs, quoiqu\u2019elles ne fussent \npas sottes, non ; demandez plut\u00f4t \u00e0 Topper. Il se \ntrouvait bien l\u00e0 environ une vingtaine d\u2019invit\u00e9s, \ntant jeunes que vieux, mais tout le monde jouait, \njusqu\u2019\u00e0 Scrooge lui-m\u00eame, qui, oubliant tout \u00e0 \nfait, tant il s\u2019int\u00e9ressait \u00e0 cette sc\u00e8ne, qu\u2019on ne \npouvait entendre sa voix, criait tout haut les mots \nqu\u2019on donnait \u00e0 deviner ; et il rencontrait juste \nfort souvent je dois l\u2019avouer, car l\u2019aiguille la plus \npointue, la meilleure Whitechapel, garantie pour \nne pas couper le fil, n\u2019est pas plus fine ni plus \n137d\u00e9li\u00e9e que l\u2019esprit de Scrooge, avec l\u2019air ben\u00eat \nqu\u2019il se donnait expr\u00e8s pour attraper le monde.\nLe spectre prenait plaisir \u00e0 le voir dans ces \ndispositions et il le regardait d\u2019un air si rempli de \nbienveillance, que Scrooge lui demanda en gr\u00e2ce, \ncomme l\u2019e\u00fbt fait un enfant, de rester jusqu\u2019apr\u00e8s \nle d\u00e9part des convi\u00e9s. Mais pour ce qui est de \ncela, l\u2019esprit lui dit que c\u2019\u00e9tait une chose \nimpossible.\n\u00ab Voici un nouveau jeu, dit Scrooge. Une \ndemi-heure, esprit, seulement une demi-heure ! \u00bb\nC\u2019\u00e9tait le jeu appel\u00e9 Oui et non ; le neveu de \nScrooge devait penser \u00e0 quelque chose et les \nautres chercher \u00e0 deviner ce \u00e0 quoi il pensait ; il \nne r\u00e9pondait \u00e0 toutes leurs questions que par oui \net par non, suivant le cas. Le feu roulant \nd\u2019interrogations auxquelles il se vit expos\u00e9 lui \narracha successivement une foule d\u2019aveux : qu\u2019il \npensait \u00e0 un animal, que c\u2019\u00e9tait un animal vivant, \nun animal d\u00e9sagr\u00e9able, un animal sauvage, un \nanimal qui grondait et grognait quelquefois, qui \nd\u2019autres fois parlait, qui habitait Londres, qui se \npromenait dans les rues, qu\u2019on ne montrait pas \n138pour de l\u2019argent, qui n\u2019\u00e9tait men\u00e9 en laisse par \npersonne, qui, ne vivait pas dans une m\u00e9nagerie, \nqu\u2019on ne tuait jamais \u00e0 l\u2019abattoir, et qui n\u2019\u00e9tait ni \nun cheval, ni un \u00e2ne, ni une vache, ni un taureau, \nni un tigre, ni un chien, ni un cochon, ni un chat, \nni un ours. \u00c0 chaque nouvelle question qui lui \n\u00e9tait adress\u00e9e, ce gueux de neveu partait d\u2019un \nnouvel \u00e9clat de rire, et il lui en prenait de telles \nenvies, qu\u2019il \u00e9tait oblig\u00e9 de se lever du sofa pour \ntr\u00e9pigner sur le parquet. \u00c0 la fin, la s\u0153ur \nrondelette, prise \u00e0 son tour d\u2019un fou rire, s\u2019\u00e9cria :\n\u00ab Je l\u2019ai trouv\u00e9 ! Je le tiens, Fred ! Je sais ce \nque c\u2019est.\n\u2013 Qu\u2019est-ce donc ? demanda Fret.\n\u2013 C\u2019est votre oncle Scro-o-o-o-oge ! \u00bb\nC\u2019\u00e9tait cela m\u00eame. L\u2019admiration fut le \nsentiment g\u00e9n\u00e9ral, quoique quelques personnes \nfissent remarquer que la r\u00e9ponse \u00e0 cette question \n\u00ab Est-ce un ours ? \u00bb aurait d\u00fb \u00eatre \u00ab Oui \u00bb ; \nd\u2019autant qu\u2019il avait suffi dans ce cas d\u2019une \nr\u00e9ponse n\u00e9gative pour d\u00e9tourner leurs pens\u00e9es de \nM. Scrooge, en supposant qu\u2019elles se fussent \nport\u00e9es sur lui d\u2019abord.\n139\u00ab Eh bien ! il a singuli\u00e8rement contribu\u00e9 \u00e0 \nnous divertir, dit Fred, et nous serions de \nv\u00e9ritables ingrats si nous ne buvions \u00e0 sa sant\u00e9. \nVoici justement que nous tenons \u00e0 la main \nchacun un verre de punch au vin ; ainsi donc : \u00c0 \nl\u2019oncle Scrooge !\n\u2013 Soit ! \u00e0 l\u2019oncle Scrooge ! s\u2019\u00e9cri\u00e8rent-ils tous.\n\u2013 Un joyeux No\u00ebl et une bonne ann\u00e9e au \nvieillard, n\u2019importe ce qu\u2019il est ! dit le neveu de \nScrooge. Il n\u2019accepterait pas ce souhait de ma \nbouche, mais il l\u2019aura n\u00e9anmoins. \u00c0 l\u2019oncle \nScrooge ! \u00bb\nL\u2019oncle Scrooge s\u2019\u00e9tait laiss\u00e9 peu \u00e0 peu si bien \ngagner par l\u2019hilarit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale, il se sentait le c\u0153ur \nsi l\u00e9ger, qu\u2019il aurait fait raison \u00e0 la compagnie, \nquoiqu\u2019elle ne s\u2019aper\u00e7\u00fbt pas de sa pr\u00e9sence, et \nprononc\u00e9 un discours de remerciement que \npersonne n\u2019e\u00fbt entendu, si le spectre lui en avait \ndonn\u00e9 le temps. Mais la sc\u00e8ne enti\u00e8re disparut \ncomme le neveu pronon\u00e7ait la derni\u00e8re parole de \nson toast ; et d\u00e9j\u00e0 Scrooge et l\u2019esprit avaient \nrepris le cours de leurs voyages.\nIls virent beaucoup de pays, all\u00e8rent fort loin \n140et visit\u00e8rent un grand nombre de demeures, et \ntoujours avec d\u2019heureux r\u00e9sultats pour ceux que \nNo\u00ebl approchait. L\u2019esprit se tenait aupr\u00e8s du lit \ndes malades, et ils oubliaient leurs maux sur la \nterre \u00e9trang\u00e8re, et l\u2019exil\u00e9 se croyait pour un \nmoment transport\u00e9 au sein de la patrie. Il visitait \nune \u00e2me en lutte avec le sort et aussit\u00f4t elle \ns\u2019ouvrait \u00e0 des sentiments de r\u00e9signation et \u00e0 \nl\u2019espoir d\u2019un meilleur avenir. Il abordait les \npauvres, et aussit\u00f4t ils se croyaient riches. Dans \nles maisons de charit\u00e9, les h\u00f4pitaux, les prisons, \ndans tous ces refuges de la mis\u00e8re, o\u00f9 l\u2019homme \nvain et orgueilleux n\u2019avait pu abuser de sa petite \nautorit\u00e9 si passag\u00e8re pour en interdire l\u2019entr\u00e9e et \nen barrer la porte \u00e0 l\u2019esprit, il laissait sa \nb\u00e9n\u00e9diction et enseignait \u00e0 Scrooge ses pr\u00e9ceptes \ncharitables.\nCe fut l\u00e0 une longue nuit, si toutes ces choses \ns\u2019accomplirent seulement en une nuit ; mais \nScrooge en douta, parce qu\u2019il lui semblait que \nplusieurs f\u00eates de No\u00ebl avaient \u00e9t\u00e9 condens\u00e9es \ndans l\u2019espace de temps qu\u2019ils pass\u00e8rent ensemble. \nUne chose \u00e9trange aussi, c\u2019est que, tandis que \nScrooge n\u2019\u00e9prouvait aucune modification dans sa \n141forme ext\u00e9rieure, le fant\u00f4me devenait plus vieux, \nvisiblement plus vieux. Scrooge avait remarqu\u00e9 \nce changement, mais il n\u2019en dit pas un mot, \njusqu\u2019\u00e0 ce que, au sortir d\u2019un lieu o\u00f9 une r\u00e9union \nd\u2019enfants c\u00e9l\u00e9brait les Rois, jetant les yeux sur \nl\u2019esprit quand ils furent seuls, il s\u2019aper\u00e7ut que ses \ncheveux avaient blanchi.\n\u00ab La vie des esprits est-elle donc si courte ? \ndemanda-t-il.\n\u2013 Ma vie sur ce globe est tr\u00e8s courte, en effet, \nr\u00e9pondit le spectre. Elle finit cette nuit.\n\u2013 Cette nuit ! s\u2019\u00e9cria Scrooge.\n\u2013 Ce soir, \u00e0 minuit. \u00c9coutez ! L\u2019heure \napproche. \u00bb\nEn ce moment, l\u2019horloge sonnait les trois \nquarts de onze heures.\n\u00ab Pardonnez-moi l\u2019indiscr\u00e9tion de ma \ndemande, dit Scrooge, qui regardait attentivement \nla robe de l\u2019esprit, mais je vois quelque chose \nd\u2019\u00e9trange et qui ne vous appartient pas, sortir de \ndessous votre robe. Est-ce un pied ou une griffe ?\n\u2013 Ce pourrait \u00eatre une griffe, \u00e0 en juger par la \n142chair qui est au-dessus, r\u00e9pondit l\u2019esprit avec \ntristesse. Regardez. \u00bb\nDes plis de sa robe, il d\u00e9gagea deux enfants, \ndeux cr\u00e9atures mis\u00e9rables, abjectes, effrayantes, \nhideuses, repoussantes, qui s\u2019agenouill\u00e8rent \u00e0 ses \npieds et se cramponn\u00e8rent \u00e0 son v\u00eatement.\n\u00ab Oh ! homme ! regarde, regarde \u00e0 tes \npieds ! \u00bb s\u2019\u00e9cria le fant\u00f4me.\nC\u2019\u00e9taient un gar\u00e7on et une fille, jaunes, \nmaigres, couverts de haillons, au visage \nrenfrogn\u00e9, f\u00e9roces, quoique rampants dans leur \nabjection. Une jeunesse gracieuse aurait d\u00fb \nremplir leurs joues et r\u00e9pandre sur leur teint ses \nplus fra\u00eeches couleurs ; au lieu de cela, une main \nfl\u00e9trie et dess\u00e9ch\u00e9e, comme celle du temps, les \navait rid\u00e9s, amaigris, d\u00e9color\u00e9s ; ces traits o\u00f9 les \nanges auraient d\u00fb tr\u00f4ner, les d\u00e9mons s\u2019y \ncachaient plut\u00f4t pour lancer de l\u00e0 des regards \nmena\u00e7ants. Nul changement, nulle d\u00e9gradation, \nnulle d\u00e9composition de l\u2019esp\u00e8ce humaine, \u00e0 \naucun degr\u00e9, dans tous les myst\u00e8res les plus \nmerveilleux de la cr\u00e9ation, n\u2019ont produit des \nmonstres \u00e0 beaucoup pr\u00e8s aussi horribles et aussi \n143effrayants.\nScrooge recula, p\u00e2le de terreur ; ne voulant pas \nblesser l\u2019esprit, leur p\u00e8re peut-\u00eatre, il essaya de \ndire que c\u2019\u00e9taient de beaux enfants, mais les mots \ns\u2019arr\u00eat\u00e8rent d\u2019eux-m\u00eames dans sa gorge, pour ne \npas se rendre complices d\u2019un mensonge si \n\u00e9norme.\n\u00ab Esprit ! est-ce que ce sont vos enfants ? \u00bb\nScrooge n\u2019en put dire davantage.\n\u00ab Ce sont les enfants des hommes, dit l\u2019esprit, \nlaissant tomber sur eux un regard, et ils \ns\u2019attachent \u00e0 moi pour me porter plainte contre \nleurs p\u00e8res. Celui-l\u00e0 est l\u2019ignorance ; celle-ci la \nmis\u00e8re. Gardez-vous de l\u2019un et de l\u2019autre et de \ntoute leur descendance, mais surtout du premier, \ncar sur son front je vois \u00e9crit : Condamnation. \nH\u00e2te-toi, Babylone, dit-il en \u00e9tendant sa main \nvers la Cit\u00e9 ; h\u00e2te-toi d\u2019effacer ce mot, qui te \ncondamne plus que lui ; toi \u00e0 ta ruine, comme lui \nau malheur. Ose dire que tu n\u2019en es pas \ncoupable ; calomnie m\u00eame ceux qui t\u2019accusent : \nCela peut servir au succ\u00e8s de tes desseins \nabominables. Mais gare la fin !\n144\u2013 N\u2019ont-ils donc aucun refuge, aucune \nressource ? s\u2019\u00e9cria Scrooge.\n\u2013 N\u2019y a-t-il pas des prisons ? dit l\u2019esprit, lui \nrenvoyant avec ironie pour la derni\u00e8re fois ses \npropres paroles. N\u2019y a-t-il pas des maisons de \nforce ? \u00bb\nL\u2019horloge sonnait minuit.\nScrooge chercha du regard le spectre et ne le \nvit plus. Quand le dernier son cessa de vibrer, il \nse rappela la pr\u00e9diction du vieux Jacob Marley, \net, levant les yeux, il aper\u00e7ut un fant\u00f4me \u00e0 \nl\u2019aspect solennel, drap\u00e9 dans une robe \u00e0 capuchon \net qui venait \u00e0 lui glissant sur la terre comme une \nvapeur.\n145Quatri\u00e8me couplet\nLe dernier esprit\nLe fant\u00f4me approchait d\u2019un pas lent, grave et \nsilencieux. Quand il fut arriv\u00e9 pr\u00e8s de Scrooge, \ncelui-ci fl\u00e9chit le genou, car cet esprit semblait \nr\u00e9pandre autour de lui, dans l\u2019air qu\u2019il traversait, \nune terreur sombre et myst\u00e9rieuse.\nUne longue robe noire l\u2019enveloppait tout \nentier et cachait sa t\u00eate, son visage, sa forme, ne \nlaissant rien voir qu\u2019une de ses mains \u00e9tendues, \nsans quoi il eut \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s difficile de d\u00e9tacher cette \nfigure des ombres de la nuit, et de la distinguer de \nl\u2019obscurit\u00e9 compl\u00e8te dont elle \u00e9tait environn\u00e9e.\nQuand Scrooge vint se placer \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s, il \nreconnut que le spectre \u00e9tait d\u2019une taille \u00e9lev\u00e9e et \nmajestueuse, et que sa myst\u00e9rieuse pr\u00e9sence le \nremplissait d\u2019une crainte solennelle. Mais il n\u2019en \n146sut pas davantage, car l\u2019esprit ne pronon\u00e7ait pas \nune parole et ne faisait aucun mouvement.\n\u00ab Suis-je en la pr\u00e9sence du spectre de No\u00ebl \u00e0 \nvenir ? \u00bb, dit Scrooge.\nL\u2019esprit ne r\u00e9pondit rien, mais continua de \ntenir la main tendue en avant.\n\u00abVous allez me montrer les ombres des choses \nqui ne sont pas arriv\u00e9es encore et qui arriveront \ndans la suite des temps, poursuivit Scrooge. \nN\u2019est-ce pas, esprit ? \u00bb\nLa partie sup\u00e9rieure de la robe du fant\u00f4me se \ncontracta un instant par le rapprochement de ses \nplis, comme si le spectre avait inclin\u00e9 la t\u00eate. Ce \nfut la seule r\u00e9ponse qu\u2019il en obtint.\nQuoique habitu\u00e9 d\u00e9j\u00e0 au commerce des \nesprits, Scrooge \u00e9prouvait une telle frayeur en \npr\u00e9sence de ce spectre silencieux, que ses jambes \ntremblaient sous lui et qu\u2019il se sentit \u00e0 peine la \nforce de se tenir debout, quand il se pr\u00e9para \u00e0 le \nsuivre. L\u2019esprit s\u2019arr\u00eata un moment, comme s\u2019il \ne\u00fbt remarqu\u00e9 son trouble et qu\u2019il e\u00fbt voulu lui \ndonner le temps de se remettre.\n147Mais Scrooge n\u2019en fut que plus agit\u00e9 ; un \nfrisson de terreur vague parcourait tous ses \nmembres, quand il venait \u00e0 songer que derri\u00e8re ce \nsombre linceul, des yeux de fant\u00f4me \u00e9taient \nattentivement fix\u00e9s sur lui, et que, malgr\u00e9 tous ses \nefforts, il ne pouvait voir qu\u2019une main de spectre \net une grande masse noir\u00e2tre.\n\u00ab Esprit de l\u2019avenir ! s\u2019\u00e9cria-t-il ; je vous \nredoute plus qu\u2019aucun des spectres que j\u2019aie \nencore vus ! Mais, parce que je sais que vous \nvous proposez mon bien, et parce que j\u2019esp\u00e8re \nvivre de mani\u00e8re \u00e0 \u00eatre un tout autre homme que \nje n\u2019\u00e9tais, je suis pr\u00eat \u00e0 vous accompagner avec \nun c\u0153ur reconnaissant. Ne me parlerez-vous \npas ? \u00bb\nPoint de r\u00e9ponse. La main seule \u00e9tait toujours \ntendue droit devant eux.\n\u00ab Guidez-moi ! dit Scrooge, guidez-moi ! La \nnuit avance rapidement ; c\u2019est un temps pr\u00e9cieux \npour moi, je le sais. Esprit, guidez-moi. \u00bb\nLe fant\u00f4me s\u2019\u00e9loigna de la m\u00eame mani\u00e8re \nqu\u2019il \u00e9tait venu. Scrooge le suivit dans l\u2019ombre de \nsa robe, et il lui sembla que cette ombre la \n148soulevait et l\u2019emportait avec elle.\nOn ne pourrait pas dire pr\u00e9cis\u00e9ment qu\u2019ils \nentr\u00e8rent dans la ville, ce fut plut\u00f4t la ville qui \nsembla surgir autour d\u2019eux et les entourer de son \npropre mouvement. Toutefois ils \u00e9taient au c\u0153ur \nm\u00eame de la Cit\u00e9, \u00e0 la Bourse, parmi les \nn\u00e9gociants qui allaient de \u00e7\u00e0 et de l\u00e0 en toute \nh\u00e2te, faisant sonner l\u2019argent dans leurs poches, se \ngroupant pour causer affaires, regardant \u00e0 leurs \nmontres et jouant d\u2019un air pensif avec leurs \ngrandes breloques, etc., etc., comme Scrooge les \navait vus si souvent.\nL\u2019esprit s\u2019arr\u00eata pr\u00e8s d\u2019un petit groupe de ces \ncapitalistes. Scrooge, remarquant la direction de \nsa main tendue de leur c\u00f4t\u00e9, s\u2019approcha pour \nentendre la conversation.\n\u00ab Non..., disait un grand et gros homme avec \nun menton monstrueux, je n\u2019en sais pas \ndavantage ; je sais seulement qu\u2019il est mort.\n\u2013 Quand est-il mort ? demanda un autre.\n\u2013 La nuit derni\u00e8re, je crois.\n\u2013 Comment, et de quoi est-il mort ? dit un \n149troisi\u00e8me personnage en prenant une \u00e9norme \nprise de tabac dans une vaste tabati\u00e8re. Je croyais \nqu\u2019il ne mourrait jamais...\n\u2013 Il n\u2019y a que Dieu qui le sache, reprit le \npremier avec un b\u00e2illement.\n\u2013 Qu\u2019a-t-il fait de son argent ? demanda un \nmonsieur \u00e0 la face rubiconde dont le bout du nez \n\u00e9tait orn\u00e9 d\u2019une excroissance de chair qui \npendillait sans cesse comme les caroncules d\u2019un \ndindon.\n\u2013 Je n\u2019en sais trop rien, fit l\u2019homme au double \nmenton en b\u00e2illant de nouveau. Peut-\u00eatre l\u2019a-t-il \nlaiss\u00e9 \u00e0 sa soci\u00e9t\u00e9 ; en tout cas, ce n\u2019est pas \u00e0 moi \nqu\u2019il l\u2019a laiss\u00e9 : voil\u00e0 tout ce que je sais. \u00bb\nCette plaisanterie fut accueillie par un rire \ng\u00e9n\u00e9ral.\n\u00ab Il est probable, dit le m\u00eame interlocuteur, \nque les chaises ne lui co\u00fbteront pas cher \u00e0 \nl\u2019\u00e9glise, non plus que les voitures ; car, sur mon \n\u00e2me, je ne connais personne qui soit dispos\u00e9 \u00e0 \naller \u00e0 son enterrement. Si nous faisions la partie \nd\u2019y aller sans invitation !\n150\u2013 Cela m\u2019est \u00e9gal, s\u2019il y a une collation, \nobserva le monsieur \u00e0 la loupe ; mais je veux \u00eatre \nnourri pour la peine.\n\u2013 Eh bien ! apr\u00e8s tout, dit celui qui avait parl\u00e9 \nle premier, je vois que je suis encore le plus \nd\u00e9sint\u00e9ress\u00e9 de vous tous, car je n\u2019y allais pas \npour qu\u2019on me donn\u00e2t des gants noirs, je n\u2019en \nporte pas ; ni pour sa collation, je ne go\u00fbte \njamais ; et pourtant je m\u2019offre \u00e0 y aller, si \nquelqu\u2019un veut venir avec moi. C\u2019est que, voyez-\nvous, en y r\u00e9fl\u00e9chissant je ne suis pas s\u00fbr le \nmoins du monde de n\u2019avoir pas \u00e9t\u00e9 son plus \nintime ami, car nous avions l\u2019habitude de nous \narr\u00eater pour \u00e9changer quelques mots toutes les \nfois que nous nous rencontrions. Adieu, \nmessieurs ; au revoir ! \u00bb\nLe groupe se dispersa et alla se m\u00ealer \u00e0 \nd\u2019autres. Scrooge reconnaissait tous ces \npersonnages : il regarda l\u2019esprit comme pour lui \ndemander l\u2019explication de ce qu\u2019il venait \nd\u2019entendre.\nLe fant\u00f4me se glissa dans une rue et montra du \ndoigt deux individus qui s\u2019abordaient. Scrooge \n151\u00e9couta encore, croyant trouver l\u00e0 le mot de \nl\u2019\u00e9nigme.\nIl les reconnaissait \u00e9galement tr\u00e8s bien ; \nc\u2019\u00e9taient deux n\u00e9gociants, riches et consid\u00e9r\u00e9s. Il \ns\u2019\u00e9tait toujours piqu\u00e9 d\u2019\u00eatre bien plac\u00e9 dans leur \nestime, au point de vue des affaires, s\u2019entend, \npurement et simplement au point de vue des \naffaires.\n\u00ab Comment vous portez-vous ? dit l\u2019un.\n\u2013 Et vous ? r\u00e9pondit l\u2019autre.\n\u2013 Bien ! fit le premier. Le vieux Gobseck a \ndonc enfin son compte, hein ?\n\u2013 On me l\u2019a dit... ; il fait froid, n\u2019est-ce pas ?\n\u2013 Peuh ! Un temps de la saison ! temps de \nNo\u00ebl. Vous ne patinez pas, je suppose ?\n\u2013 Non, non ; j\u2019ai bien autre chose \u00e0 faire. \nBonjour. \u00bb\nPas un mot de plus. Telles furent leur \nrencontre, leur conversation et leur s\u00e9paration.\nScrooge eut d\u2019abord la pens\u00e9e de s\u2019\u00e9tonner \nque l\u2019esprit attach\u00e2t une telle importance \u00e0 des \n152conversations en apparence si triviales ; mais \nintimement convaincu qu\u2019elles devaient avoir un \nsens cach\u00e9, il se mit \u00e0 consid\u00e9rer, \u00e0 part lui, quel \nil pouvait \u00eatre selon toutes les probabilit\u00e9s. Il \u00e9tait \ndifficile qu\u2019elles se rapportassent \u00e0 la mort de \nJacob, son vieil associ\u00e9 ; du moins, la chose ne \nparaissait pas vraisemblable, car cette mort \nappartenait au pass\u00e9, et le spectre avait pour \nd\u00e9partement l\u2019avenir : il ne voyait non plus \npersonne de ses connaissances \u00e0 qui il put les \nappliquer. Toutefois, ne doutant pas que, quelle \nque f\u00fbt celle \u00e0 qui il convenait d\u2019en faire \nl\u2019application, elles ne renfermassent une le\u00e7on \nsecr\u00e8te \u00e0 son adresse, et pour son bien, il r\u00e9solut \nde recueillir avec soin chacune des paroles qu\u2019il \nentendrait et chacune des choses qu\u2019il verrait, \nmais surtout d\u2019observer attentivement sa propre \nimage lorsqu\u2019elle lui appara\u00eetrait, persuad\u00e9 que la \nconduite de son futur lui-m\u00eame lui donnerait la \nclef de cette \u00e9nigme et en rendrait la solution \nfacile.\nIl se chercha donc en ce lieu ; mais un autre \noccupait sa place accoutum\u00e9e, dans le coin qu\u2019il \naffectionnait particuli\u00e8rement, et, quoique \n153l\u2019horloge indiqu\u00e2t l\u2019heure o\u00f9 il venait d\u2019ordinaire \n\u00e0 la Bourse, il ne vit personne qui lui ressembl\u00e2t, \nparmi cette multitude qui se pressait sous le \nporche pour y entrer. Cela le surprit peu, \nn\u00e9anmoins, car depuis ses premi\u00e8res visions il \navait m\u00e9dit\u00e9 dans son esprit un changement de \nvie ; il pensait, il esp\u00e9rait que son absence \u00e9tait \nune preuve qu\u2019il avait mis ses nouvelles \nr\u00e9solutions en pratique.\nLe fant\u00f4me se tenait \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s, immobile, \nsombre, toujours le bras tendu. Quand Scrooge \nsortit de sa r\u00eaverie, il s\u2019imagina, au mouvement \nde la main et d\u2019apr\u00e8s la position du spectre vis-\u00e0-\nvis de lui, que ses yeux invisibles le regardaient \nfixement. Cette pens\u00e9e le fit frissonner de la t\u00eate \naux pieds.\nQuittant le th\u00e9\u00e2tre bruyant des affaires, ils \nall\u00e8rent dans un quartier obscur de la ville, o\u00f9 \nScrooge n\u2019avait pas encore p\u00e9n\u00e9tr\u00e9, quoiqu\u2019il en \nconn\u00fbt parfaitement les \u00eatres et la mauvaise \nrenomm\u00e9e. Les rues \u00e9taient sales et \u00e9troites, les \nboutiques et les maisons mis\u00e9rables, les habitants \n\u00e0 demi nus, ivres, mal chauss\u00e9s, hideux. Des \n154all\u00e9es et des passages sombres, comme autant \nd\u2019\u00e9gouts, vomissaient leurs odeurs repoussantes, \nleurs immondices et leurs ignobles habitants dans \nce labyrinthe de rues ; tout le quartier respirait le \ncrime, l\u2019ordure, la mis\u00e8re.\nAu fond de ce repaire inf\u00e2me on voyait une \nboutique basse, s\u2019avan\u00e7ant en saillie sous le toit \nd\u2019un auvent, dans laquelle on achetait le fer, les \nvieux chiffons, les vieilles bouteilles, les os, les \nrestes des assiettes du d\u00eener d\u2019hier au soir. Sur le \nplancher, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, \u00e9taient entass\u00e9s des clefs \nrouill\u00e9es, des clous, des cha\u00eenes, des gonds, des \nlimes, des plateaux de balances, des poids et toute \nesp\u00e8ce de ferraille. Des myst\u00e8res que peu de \npersonnes eussent \u00e9t\u00e9 curieuses d\u2019approfondir \ns\u2019agitaient peut-\u00eatre sous ces monceaux de \nguenilles repoussantes, sous ces masses de \ngraisse corrompue et ces s\u00e9pulcres d\u2019ossements. \nAssis au milieu des marchandises dont il \ntrafiquait, pr\u00e8s d\u2019un r\u00e9chaud de vieilles briques, \nun sale coquin, aux cheveux blanchis par l\u2019\u00e2ge (il \navait pr\u00e8s de soixante-dix ans), s\u2019abritait contre \nl\u2019air froid du dehors, au moyen d\u2019un rideau \ncrasseux, compos\u00e9 de lambeaux d\u00e9pareill\u00e9s \n155suspendus \u00e0 une ficelle, et fumait sa pipe en \nsavourant avec d\u00e9lices la volupt\u00e9 de sa paisible \nsolitude.\nScrooge et le fant\u00f4me se trouv\u00e8rent en \npr\u00e9sence de cet homme, au moment pr\u00e9cis o\u00f9 une \nfemme, charg\u00e9e d\u2019un lourd paquet, se glissa dans \nla boutique. \u00c0 peine y eut-elle mis les pieds, \nqu\u2019une autre femme, charg\u00e9e de la m\u00eame \nmani\u00e8re, entra pareillement ; cette derni\u00e8re fut \nsuivie de pr\u00e8s par un homme v\u00eatu d\u2019un habit noir \nr\u00e2p\u00e9, qui ne parut pas moins surpris de la vue des \ndeux femmes qu\u2019elles ne l\u2019avaient \u00e9t\u00e9 elles-\nm\u00eames en se reconnaissant l\u2019une l\u2019autre. Apr\u00e8s \nquelques instants de stup\u00e9faction muette partag\u00e9e \npar l\u2019homme \u00e0 la pipe, ils se mirent \u00e0 \u00e9clater de \nrire tous les trois.\n\u00ab Que la femme de journ\u00e9e passe la premi\u00e8re, \ns\u2019\u00e9cria celle qui \u00e9tait entr\u00e9e d\u2019abord. La \nblanchisseuse viendra apr\u00e8s elle, puis, en \ntroisi\u00e8me lieu, l\u2019homme des pompes fun\u00e8bres. Eh \nbien ! vieux Joe, dites donc, en voil\u00e0 un hasard ! \nNe dirait-on pas que nous nous sommes donn\u00e9 ici \nrendez-vous tous les trois ?\n156\u2013 Vous ne pouviez toujours pas mieux choisir \nla place, dit le vieux Joe \u00f4tant sa pipe de sa \nbouche. Entrez au salon. Depuis longtemps vous \ny avez vos libres entr\u00e9es, et les deux autres ne \nsont pas non plus des \u00e9trangers. Attendez que \nj\u2019aie ferm\u00e9 la porte de la boutique. Ah ! comme \nelle crie ! je ne crois pas qu\u2019il y ait ici de ferraille \nplus rouill\u00e9e que ses gonds, comme il n\u2019y a pas \nnon plus, j\u2019en suis bien s\u00fbr, d\u2019os aussi vieux que \nles miens dans tout mon magasin. Ah ! ah ! nous \nsommes tous en harmonie avec notre condition, \nnous sommes bien assortis. Entrez au salon. \nEntrez. \u00bb\nLe salon \u00e9tait l\u2019espace s\u00e9par\u00e9 de la boutique \npar le rideau de loques. Le vieux marchand \nremua le feu avec un barreau bris\u00e9 provenant \nd\u2019une rampe d\u2019escalier, et, apr\u00e8s avoir raviv\u00e9 sa \nlampe fumeuse (car il faisait nuit) avec le tuyau \nde sa pipe, il le retint dans sa bouche.\nPendant qu\u2019il faisait ainsi les honneurs de son \nhospitalit\u00e9, la femme qui avait d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9 jeta son \npaquet \u00e0 terre, et s\u2019assit, dans une pose \nnonchalante, sur un tabouret, croisant ses coudes \n157sur ses genoux, et lan\u00e7ant aux deux autres comme \nun d\u00e9fi hardi.\n\u00ab Eh bien ! quoi ? Qu\u2019y a-t-il donc ? Qu\u2019est-ce \nqu\u2019il y a, mistress Dilber ? dit-elle. Chacun a bien \nle droit de songer \u00e0 soi, je pense. Est-ce qu\u2019il a \nfait autre chose toute sa vie, lui ?\n\u2013 C\u2019est vrai, par ma foi ! fit la blanchisseuse. \nPersonne plus que lui.\n\u2013 Eh bien ! alors, vous n\u2019avez pas besoin de \nrester l\u00e0 \u00e0 vous \u00e9carquiller les yeux comme si \nvous aviez peur, bonne femme : les loups ne se \nmangent pas, je suppose.\n\u2013 Bien s\u00fbr ! dirent en m\u00eame temps mistress \nDilber et le croque-mort. Nous l\u2019esp\u00e9rons bien.\n\u2013 En ce cas, s\u2019\u00e9cria la femme, tout est pour le \nmieux. Il n\u2019y a pas besoin de chercher midi \u00e0 \nquatorze heures. Et d\u2019ailleurs, voyez le grand \nmal. \u00c0 qui est-ce qu\u2019on fait tort avec ces \nbagatelles ? Ce n\u2019est pas au mort, je suppose ?\n\u2013 Ma foi, non, dit mistress Dilber en riant.\n\u2013 S\u2019il voulait les conserver apr\u00e8s sa mort, le \nvieux grigou, poursuivit la femme, pourquoi n\u2019a-\n158t-il pas fait comme tout le monde ? Il n\u2019avait qu\u2019\u00e0 \nprendre une garde pour le veiller quand la mort \nest venue le frapper, au lieu de rester l\u00e0 \u00e0 rendre \nle dernier soupir dans son coin, tout seul comme \nun chien.\n\u2013 C\u2019est bien la pure v\u00e9rit\u00e9, dit Mme Dilber. Il \nn\u2019a que ce qu\u2019il m\u00e9rite.\n\u2013 Je voudrais bien qu\u2019il n\u2019en f\u00fbt pas quitte \u00e0 si \nbon march\u00e9, reprit la femme ; et il en serait \nautrement, vous pouvez vous en rapporter \u00e0 moi, \nsi j\u2019avais pu mettre les mains sur quelque autre \nchose. Ouvrez ce paquet, vieux Joe, et voyons ce \nque cela vaut. Parlez franchement. Je n\u2019ai pas \npeur de passer la premi\u00e8re ; je ne crains pas qu\u2019ils \nle voient. Nous savions tr\u00e8s bien, je crois, avant \nde nous rencontrer ici, que nous faisions nos \npetites affaires. Il n\u2019y a pas de mal \u00e0 cela. Ouvrez \nle paquet, Joe.\u00bb\nMais il y eut assaut de politesse. Ses amis, par \nd\u00e9licatesse, ne voulurent pas le permettre, et \nl\u2019homme \u00e0 l\u2019habit noir r\u00e2p\u00e9, montant le premier \nsur la br\u00e8che, produisit son butin. Il n\u2019\u00e9tait pas \nconsid\u00e9rable : un cachet ou deux, un porte-\n159crayon, deux boutons de manche et une \u00e9pingle \nde peu de valeur, voil\u00e0 tout. Chacun de ces objets \nfut examin\u00e9 en particulier et pris\u00e9 par le vieux \nJoe, qui marqua sur le mur avec de la craie les \nsommes qu\u2019il \u00e9tait dispos\u00e9 \u00e0 en donner, et \nadditionna le total quand il vit qu\u2019il n\u2019y avait plus \nd\u2019autre article.\n\u00ab Voil\u00e0 votre compte, dit-il, et je ne donnerais \npas six pence de plus quand on devrait me faire \nr\u00f4tir \u00e0 petit feu. Qui vient apr\u00e8s ? \u00bb\nC\u2019\u00e9tait le tour de mistress Dilber. Elle d\u00e9ploya \ndes draps, des serviettes, un habit, deux cuillers \u00e0 \nth\u00e9 en argent, forme antique, une pince \u00e0 sucre et \nquelques bottes. Son compte lui fut fait sur le mur \nde la m\u00eame mani\u00e8re.\n\u00ab Je donne toujours trop aux dames. C\u2019est une \nde mes faiblesses, et c\u2019est ainsi que je me ruine, \ndit le vieux Joe. Voil\u00e0 votre compte. Si vous me \ndemandez un penny de plus et que vous \nmarchandiez l\u00e0-dessus, je pourrai bien me raviser \net rabattre un \u00e9cu sur la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 de mon \npremier instinct.\n\u2013 Et maintenant, Joe, d\u00e9faites mon paquet \u00bb, \n160dit la premi\u00e8re femme.\nJoe se mit \u00e0 genoux pour plus de facilit\u00e9, et, \napr\u00e8s avoir d\u00e9fait une grande quantit\u00e9 de n\u0153uds, \nil tira du paquet une grosse et lourde pi\u00e8ce \nd\u2019\u00e9toffe sombre.\n\u00ab Quel nom donnez-vous \u00e0 cela ? dit-il. Des \nrideaux de lit ?\n\u2013 Oui ! r\u00e9pondit la femme en riant et en se \npenchant sur ses bras crois\u00e9s. Des rideaux de lit !\n\u2013 Il n\u2019est pas Dieu possible que vous les ayez \nenlev\u00e9s, anneaux et tout, pendant qu\u2019il \u00e9tait \nencore l\u00e0 sur son lit ? demanda Joe.\n\u2013 Que si, reprit la femme, et pourquoi pas ?\n\u2013 Allons, vous \u00e9tiez n\u00e9e pour faire fortune, dit \nJoe, et fortune vous ferez.\n\u2013 Certainement je ne retirerai pas la main \nquand je pourrai la mettre sur quelque chose, par \n\u00e9gard pour un homme pareil, je vous en r\u00e9ponds, \nJoe, dit la femme avec le plus grand sang-froid. \nNe laissez pas tomber de l\u2019huile sur les \ncouvertures, maintenant.\n\u2013 Ses couvertures, \u00e0 lui ? demanda Joe.\n161\u2013 Et \u00e0 qui donc ? r\u00e9pondit la femme. N\u2019avez-\nvous pas peur qu\u2019il s\u2019enrhume pour n\u2019en pas \navoir ?\n\u2013 Ah \u00e7\u00e0 ! j\u2019esp\u00e8re toujours qu\u2019il n\u2019est pas mort \nde quelque maladie contagieuse, hein ? dit le \nvieux Joe, s\u2019arr\u00eatant dans son examen et levant la \nt\u00eate.\n\u2013 N\u2019ayez pas peur, Joe, je n\u2019\u00e9tais pas tellement \nfolle de sa soci\u00e9t\u00e9, que je fusse rest\u00e9e aupr\u00e8s de \nlui pour de semblables mis\u00e8res, s\u2019il y avait eu le \nmoindre danger... Oh ! vous pouvez examiner \ncette chemise jusqu\u2019\u00e0 ce que les yeux vous en \ncr\u00e8vent, vous n\u2019y trouverez pas le plus petit trou ; \nelle n\u2019est pas m\u00eame \u00e9lim\u00e9e : c\u2019\u00e9tait bien sa \nmeilleure, et de fait elle n\u2019est pas mauvaise. C\u2019est \nbien heureux que je me sois trouv\u00e9e l\u00e0 ; sans moi, \non l\u2019aurait perdue.\n\u2013 Qu\u2019appelez-vous perdue ? demanda le vieux \nJoe.\n\u2013 On l\u2019aurait enseveli avec, pour s\u00fbr, reprit-\nelle en riant. Croiriez-vous qu\u2019il y avait d\u00e9j\u00e0 eu \nquelqu\u2019un d\u2019assez sot pour le faire ; mais je la lui \nai \u00f4t\u00e9e bien vite. Si le calicot n\u2019est pas assez bon \n162pour cette besogne, je ne vois gu\u00e8re \u00e0 quoi il peut \nservir. C\u2019est tr\u00e8s bon pour couvrir un corps ; et, \nquant \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9gance, le bonhomme ne sera pas plus \nlaid dans une chemise de calicot qu\u2019il ne l\u2019\u00e9tait \navec sa chemise de toile, c\u2019est impossible. \u00bb\nScrooge \u00e9coutait ce dialogue avec horreur. \nTous ces gens-l\u00e0, assis ou plut\u00f4t accroupis autour \nde leur proie, serr\u00e9s les uns contre les autres, \u00e0 la \nfaible lueur de la lampe du vieillard, lui causaient \nun sentiment de haine et de d\u00e9go\u00fbt aussi \nprononc\u00e9 que s\u2019il e\u00fbt vu d\u2019obsc\u00e8nes d\u00e9mons \noccup\u00e9s \u00e0 marchander le cadavre lui-m\u00eame.\n\u00ab Ah ! ah ! continua en riant la m\u00eame femme \nlorsque le vieux Joe, tirant un sac de flanelle \nrempli d\u2019argent, compta \u00e0 chacun, sur le \nplancher, la somme qui lui revenait pour sa part. \nVoil\u00e0 bien le meilleur, voyez-vous ! Il n\u2019a, de son \nvivant, effray\u00e9 tout le monde, et tenu chacun loin \nde lui que pour nous assurer des profits apr\u00e8s sa \nmort. Ah ! ah ! ah !\n\u2013 Esprit ! dit Scrooge frissonnant de la t\u00eate aux \npieds. Je comprends, je comprends. Le sort de cet \ninfortun\u00e9 pourrait \u00eatre le mien. C\u2019est l\u00e0 que m\u00e8ne \n163une vie comme la mienne... Seigneur \nmis\u00e9ricordieux, qu\u2019est-ce que je vois ? \u00bb\nIl recula de terreur, car la sc\u00e8ne avait chang\u00e9, \net il touchait presque un lit, un lit nu, sans \nrideaux, sur lequel, recouvert d\u2019un drap d\u00e9chir\u00e9, \nreposait quelque chose dont le silence m\u00eame \nr\u00e9v\u00e9lait la nature en un terrible langage.\nLa chambre \u00e9tait tr\u00e8s sombre, trop sombre \npour qu\u2019on put remarquer avec exactitude ce qui \ns\u2019y trouvait, bien que Scrooge, ob\u00e9issant \u00e0 une \nimpulsion secr\u00e8te, promen\u00e2t ses regards curieux, \ninquiet de savoir ce que c\u2019\u00e9tait que cette \nchambre. Une p\u00e2le lumi\u00e8re, venant du dehors, \ntombait directement sur le lit o\u00f9 gisait le cadavre \nde cet homme d\u00e9pouill\u00e9, vol\u00e9, abandonn\u00e9 de tout \nle monde, aupr\u00e8s duquel personne ne pleurait, \npersonne ne veillait.\nScrooge jeta les yeux sur le fant\u00f4me, dont la \nmain fatale lui montrait la t\u00eate du mort. Le linceul \navait \u00e9t\u00e9 jet\u00e9 avec tant de n\u00e9gligence, qu\u2019il aurait \nsuffi du plus l\u00e9ger mouvement de son doigt pour \nmettre \u00e0 nu ce visage. Scrooge y songea ; il \nvoyait combien c\u2019\u00e9tait facile, il \u00e9prouvait le d\u00e9sir \n164de le faire, mais il n\u2019avait pas plus la force \nd\u2019\u00e9carter ce voile que de renvoyer le spectre, qui \nse tenait debout \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s.\n\u00ab Oh ! froide, froide, affreuse, \u00e9pouvantable \nmort ! Tu peux dresser ici ton autel et l\u2019entourer \nde toutes les terreurs dont tu disposes ; car tu es \nbien l\u00e0 dans ton domaine ! Mais, quand c\u2019est une \nt\u00eate aim\u00e9e, respect\u00e9e et honor\u00e9e, tu ne peux faire \nservir un seul de ses cheveux \u00e0 tes terribles \ndesseins, ni rendre odieux un de ses traits. Ce \nn\u2019est pas qu\u2019alors la main ne devienne pesante \naussi, et ne retombe si je l\u2019abandonne ; ce n\u2019est \npas que le c\u0153ur et le pouls ne soient silencieux ; \nmais cette main, elle fut autrefois ouverte, \ng\u00e9n\u00e9reuse, loyale ; ce c\u0153ur fut brave, chaud, \nhonn\u00eate et tendre : c\u2019\u00e9tait un vrai c\u0153ur d\u2019homme \nqui battait l\u00e0 dans sa poitrine. Frappe, frappe, \nmort impitoyable ! tes coups sont vains. Tu vas \nvoir jaillir de sa blessure ses bonnes actions, \nl\u2019honneur de sa vie \u00e9ph\u00e9m\u00e8re, la semence de sa \nvie immortelle ! \u00bb\nAucune voix ne pronon\u00e7a ces paroles aux \noreilles de Scrooge, il les entendit cependant \n165lorsqu\u2019il regarda le lit. \u00ab Si cet homme pouvait \nrevivre, pensait-il, que dirait-il \u00e0 pr\u00e9sent de ses \npens\u00e9es d\u2019autrefois ? L\u2019avarice, la duret\u00e9 de \nc\u0153ur, l\u2019\u00e2pret\u00e9 au gain, ces pens\u00e9es-l\u00e0, vraiment, \nl\u2019ont conduit \u00e0 une belle fin ! Il est l\u00e0, gisant dans \ncette maison d\u00e9serte et sombre, o\u00f9 il n\u2019y a ni \nhomme, ni femme, ni enfant, qui puisse dire : Il \nfut bon pour moi dans telle ou telle circonstance, \net je serai bon pour lui, \u00e0 mon tour, en souvenir \nd\u2019une parole bienveillante. \u00bb Seulement un chat \ngrattait \u00e0 la porte, et, sous la pierre du foyer, on \nentendait un bruit de rats qui rongeaient quelque \nchose. Que venaient-ils chercher dans cette \nchambre mortuaire ? Pourquoi \u00e9taient-ils si \navides, si turbulents ? Scrooge n\u2019osa y penser.\n\u00ab Esprit, dit-il, ce lieu est affreux. En le \nquittant, je n\u2019oublierai pas la le\u00e7on qu\u2019il me \ndonne, croyez-moi. Partons ! \u00bb\nLe spectre, de son doigt immobile, lui montrait \ntoujours la t\u00eate du cadavre.\n\u00ab Je vous comprends, r\u00e9pondit Scrooge, et je \nle ferais si je pouvais. Mais je n\u2019en ai pas la \nforce ; esprit, je n\u2019en ai pas la force. \u00bb\n166Le fant\u00f4me parut encore le regarder avec une \nattention plus marqu\u00e9e.\n\u00ab S\u2019il y a quelqu\u2019un dans la ville qui ressente \nune \u00e9motion p\u00e9nible par suite de la mort de cet \nhomme, dit Scrooge en proie aux angoisses de \nl\u2019agonie, montrez-moi cette personne, esprit, je \nvous en conjure.\u00bb\nLe fant\u00f4me \u00e9tendit un moment sa sombre robe \ndevant lui comme une aile, puis, la repliant, lui fit \nvoir une chambre \u00e9clair\u00e9e par la lumi\u00e8re du jour, \no\u00f9 se trouvaient une m\u00e8re et ses enfants.\nElle attendait quelqu\u2019un avec une impatience \ninqui\u00e8te ; car elle allait et venait dans sa chambre, \ntressaillait au moindre bruit, regardait par la \nfen\u00eatre, jetait les yeux sur la pendule, essayait, \nmais en vain, de recourir \u00e0 son aiguille, et pouvait \n\u00e0 peine supporter les voix des enfants dans leurs \njeux.\nEnfin retentit \u00e0 la porte le coup de marteau si \nlongtemps attendu. Elle courut ouvrir : c\u2019\u00e9tait son \nmari, homme jeune encore, au visage abattu, \nfl\u00e9tri par le chagrin ; on y voyait pourtant en ce \nmoment une expression remarquable, une sorte \n167de plaisir triste dont il avait honte et qu\u2019il \ns\u2019effor\u00e7ait de r\u00e9primer.\nIl s\u2019assit pour manger le d\u00eener que sa femme \navait tenu chaud pr\u00e8s du feu, et quand elle lui \ndemanda d\u2019une voix faible : \u00ab Quelles \nnouvelles ? \u00bb (ce qu\u2019elle ne fit qu\u2019apr\u00e8s un long \nsilence), il parut embarrass\u00e9 de r\u00e9pondre.\n\u00ab Sont-elles bonnes ou mauvaises ? dit-elle \npour l\u2019aider.\n\u2013 Mauvaises, r\u00e9pondit-il.\n\u2013 Sommes-nous tout \u00e0 fait ruin\u00e9s ?\n\u2013 Non, Caroline. Il y a encore de l\u2019espoir.\n\u2013 S\u2019il se laisse toucher, dit-elle toute surprise ; \napr\u00e8s un tel miracle, on pourrait tout esp\u00e9rer, sans \ndoute.\n\u2013 Il ne peut plus se laisser toucher, dit le mari ; \nil est mort. \u00bb\nC\u2019\u00e9tait une cr\u00e9ature douce et patiente que cette \nfemme. On le voyait rien qu\u2019\u00e0 sa figure, et \ncependant elle ne put s\u2019emp\u00eacher de b\u00e9nir Dieu \nau fond de son \u00e2me \u00e0 cette annonce impr\u00e9vue, ni \nde le dire en joignant les mains. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, \n168elle demanda pardon au ciel, car elle en avait \nregret ; mais le premier mouvement partait du \nc\u0153ur.\n\u00ab Ce que cette femme \u00e0 moiti\u00e9 ivre, dont je \nvous ai parl\u00e9 hier soir, m\u2019a dit, quand j\u2019ai essay\u00e9 \nde le voir pour obtenir de lui une semaine de \nd\u00e9lai, et ce que je regardais comme une d\u00e9faite \npour m\u2019\u00e9viter est la v\u00e9rit\u00e9 pure ; non seulement il \n\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 fort malade, mais il \u00e9tait mourant.\n\u2013 \u00c0 qui sera transf\u00e9r\u00e9e notre dette ?\n\u2013 Je l\u2019ignore. Mais, avant ce temps, nous \naurons la somme, et, lors m\u00eame que nous ne \nserions pas pr\u00eats, ce serait jouer de malheur si \nnous trouvions dans son successeur un cr\u00e9ancier \naussi impitoyable. Nous pouvons dormir cette \nnuit plus tranquilles, Caroline !\u00bb\nOui, malgr\u00e9 eux, leurs c\u0153urs \u00e9taient \nd\u00e9barrass\u00e9s d\u2019un poids bien lourd. Les visages \ndes enfants group\u00e9s autour d\u2019eux, afin d\u2019\u00e9couter \nune conversation qu\u2019ils comprenaient si peu, \n\u00e9taient plus ouverts et anim\u00e9s d\u2019une joie plus \nvive ; la mort de cet homme rendait un peu de \nbonheur \u00e0 une famille ! La seule \u00e9motion caus\u00e9e \n169par cet \u00e9v\u00e9nement, dont le spectre venait de \nrendre Scrooge t\u00e9moin, \u00e9tait une \u00e9motion de \nplaisir.\n\u00ab Esprit, dit Scrooge, faites-moi voir quelque \nsc\u00e8ne de tendresse \u00e9troitement li\u00e9e avec l\u2019id\u00e9e de \nla mort ; sinon cette chambre sombre, que nous \navons quitt\u00e9e tout \u00e0 l\u2019heure, sera toujours \npr\u00e9sente \u00e0 mon souvenir. \u00bb\nLe fant\u00f4me le conduisit au travers de plusieurs \nrues qui lui \u00e9taient famili\u00e8res ; \u00e0 mesure qu\u2019ils \nmarchaient, Scrooge regardait de c\u00f4t\u00e9 et d\u2019autre \ndans l\u2019espoir de retrouver son image, mais nulle \npart il ne pouvait la voir. Ils entr\u00e8rent dans la \nmaison du pauvre Bob Cratchit, cette m\u00eame \nmaison que Scrooge avait visit\u00e9e pr\u00e9c\u00e9demment, \net trouv\u00e8rent la m\u00e8re et les enfants assis autour du \nfeu.\nIls \u00e9taient calmes, tr\u00e8s calmes. Les bruyants \npetits Cratchit se tenaient dans un coin aussi \ntranquilles que des statues, et demeuraient assis, \nles yeux fix\u00e9s sur Pierre, qui avait un livre ouvert \ndevant lui. La m\u00e8re et ses filles s\u2019occupaient \u00e0 \ncoudre. Toute la famille \u00e9tait bien tranquille \n170assur\u00e9ment !\n\u00ab Et il prit un enfant, et il le mit au milieu \nd\u2019eux. \u00bb\nO\u00f9 Scrooge avait-il entendu ces paroles ? Il ne \nles avait pas r\u00eav\u00e9es. Il fallait bien que ce fut \nl\u2019enfant qui les avait lues \u00e0 haute voix, quand \nScrooge et l\u2019esprit franchissaient le seuil de la \nporte. Pourquoi interrompait-il sa lecture ?\nLa m\u00e8re posa son ouvrage sur la table et se \ncouvrit le visage de ses mains.\n\u00ab La couleur de cette \u00e9toffe me fait mal aux \nyeux, dit-elle.\n\u2013 La couleur ? Ah ! pauvre Tiny Tim !\n\u2013 Ils sont mieux maintenant, dit la femme de \nCratchit. C\u2019est sans doute de travailler \u00e0 la \nlumi\u00e8re qui les fatigue, mais je ne voudrais pour \nrien au monde laisser voir \u00e0 votre p\u00e8re, quand il \nrentrera, que mes yeux sont fatigu\u00e9s. Il ne doit \npas tarder, c\u2019est bient\u00f4t l\u2019heure.\n\u2013 L\u2019heure est pass\u00e9e, r\u00e9pondit Pierre en \nfermant le livre. Mais je trouve qu\u2019il va un peu \nmoins vite depuis quelques soirs, ma m\u00e8re. \u00bb\n171La famille retomba dans son silence et son \nimmobilit\u00e9. Enfin, la m\u00e8re reprit d\u2019une voix \nferme, dont le ton de gaiet\u00e9 ne faiblit qu\u2019une \nfois :\n\u00ab J\u2019ai vu un temps o\u00f9 il allait vite, tr\u00e8s vite \nm\u00eame, avec... avec Tiny Tim sur son \u00e9paule.\n\u2013 Et moi aussi, s\u2019\u00e9cria Pierre ; souvent.\n\u2013 Et moi aussi, \u00bb s\u2019\u00e9cria un autre.\nTous r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent : \u00ab Et moi aussi.\n\u2013 Mais Tiny Tim \u00e9tait tr\u00e8s l\u00e9ger \u00e0 porter, reprit \nla m\u00e8re en retournant \u00e0 son ouvrage ; et puis son \np\u00e8re l\u2019aimait tant que ce n\u2019\u00e9tait pas pour lui une \npeine... oh ! non. Mais j\u2019entends votre p\u00e8re \u00e0 la \nporte ! \u00bb\nElle courut au-devant de lui. Le petit Bob \nentra avec son cache-nez ; il en avait bien besoin, \nle pauvre p\u00e8re. Son th\u00e9 \u00e9tait tout pr\u00eat contre le \nfeu, c\u2019\u00e9tait \u00e0 qui s\u2019empresserait pour le servir. \nAlors les deux petits Cratchit grimp\u00e8rent sur ses \ngenoux, et chacun d\u2019eux posa sa petite joue \ncontre les siennes, comme pour lui dire : \u00ab N\u2019y \npensez plus, mon p\u00e8re ; ne vous chagrinez pas ! \u00bb\n172Bob fut tr\u00e8s gai avec eux, il eut pour tout le \nmonde une bonne parole : il regarda l\u2019ouvrage \n\u00e9tal\u00e9 sur la table et donna des \u00e9loges \u00e0 l\u2019adresse \net \u00e0 l\u2019habilet\u00e9 de mistress Cratchit et de ses filles. \n\u00ab Ce sera fini longtemps avant dimanche, dit-il.\n\u2013 Dimanche ! Vous y \u00eates donc all\u00e9 \naujourd\u2019hui, Robert ? demanda sa femme.\n\u2013 Oui, ma ch\u00e8re, r\u00e9pondit Bob. J\u2019aurais voulu \nque vous eussiez pu y venir : cela vous aurait fait \ndu bien de voir comme l\u2019emplacement est vert. \nMais vous irez le voir souvent. Je lui avais \npromis que j\u2019irais m\u2019y promener un dimanche... \nMon petit, mon petit enfant ! s\u2019\u00e9cria Bob ! Mon \ncher petit enfant ! \u00bb\nIl \u00e9clata tout \u00e0 coup, sans pouvoir s\u2019en \nemp\u00eacher. Pour qu\u2019il p\u00fbt s\u2019en emp\u00eacher, il \nn\u2019aurait pas fallu qu\u2019il se sentit encore si pr\u00e8s de \nson enfant.\nIl quitta la chambre et monta dans celle de \nl\u2019\u00e9tage sup\u00e9rieur, joyeusement \u00e9clair\u00e9e et par\u00e9e \nde guirlandes comme \u00e0 No\u00ebl. Il y avait une chaise \nplac\u00e9e tout contre le lit de l\u2019enfant, et l\u2019on voyait \n\u00e0 des signes certains que quelqu\u2019un \u00e9tait venu \n173r\u00e9cemment l\u2019occuper. Le pauvre Bob s\u2019y assit \u00e0 \nson tour ; et, quand il se fut un peu recueilli, un \npeu calm\u00e9, il d\u00e9posa un baiser sur ce cher petit \nvisage. Alors il se montra plus r\u00e9sign\u00e9 \u00e0 ce cruel \n\u00e9v\u00e9nement, et redescendit presque heureux... en \napparence.\nLa famille se rapprocha du feu en causant ; les \njeunes filles et leur m\u00e8re travaillaient toujours. \nBob leur parla de la bienveillance extraordinaire \nque lui avait t\u00e9moign\u00e9e le neveu de M. Scrooge, \nqu\u2019il avait vu une fois \u00e0 peine, et qui, le \nrencontrant ce jour-l\u00e0 dans la rue et le voyant un \npeu... un peu abattu, vous savez, dit Bob, s\u2019\u00e9tait \ninform\u00e9 avec int\u00e9r\u00eat de ce qui lui arrivait de \nf\u00e2cheux. Sur quoi, poursuivit Bob, car c\u2019est bien \nle monsieur le plus affable qu\u2019il soit possible de \nvoir, je lui ai tout racont\u00e9. \u2013 Je suis sinc\u00e8rement \nafflig\u00e9 de ce que vous m\u2019apprenez, monsieur \nCratchit, dit-il, pour vous et pour votre excellente \nfemme. \u00c0 propos, comment a-t-il pu savoir cela, \nje l\u2019ignore absolument.\n\u2013 Savoir quoi, mon ami ?\n\u2013 Que vous \u00e9tiez une excellente femme.\n174\u2013 Mais tout le monde ne le sait-il pas ? dit \nPierre.\n\u2013 Tr\u00e8s bien r\u00e9pliqu\u00e9, mon gar\u00e7on ! s\u2019\u00e9cria \nBob. J\u2019esp\u00e8re que tout le monde le sait. \n\u00ab Sinc\u00e8rement afflig\u00e9, disait-il, pour votre \nexcellente femme ; si je puis vous \u00eatre utile en \nquelque chose, ajouta-t-il en me remettant sa \ncarte, voici mon adresse. Je vous en prie, venez \nme voir. \u00bb Eh bien ! j\u2019en ai \u00e9t\u00e9 charm\u00e9, non pas \ntant pour ce qu\u2019il serait en \u00e9tat de faire en notre \nfaveur, que pour ses mani\u00e8res pleines de \nbienveillance. On aurait dit qu\u2019il avait r\u00e9ellement \nconnu notre Tiny Tim, et qu\u2019il le regrettait \ncomme nous.\n\u2013 Je suis s\u00fbre qu\u2019il a un bon c\u0153ur, dit mistress \nCratchit.\n\u2013 Vous en seriez bien plus s\u00fbre, ma ch\u00e8re \namie, reprit Bob, si vous l\u2019aviez vu et que vous \nlui eussiez parl\u00e9. Je ne serais pas du tout surpris, \nremarquez ceci, qu\u2019il trouv\u00e2t une meilleure place \n\u00e0 Pierre.\n\u2013 Entendez-vous, Pierre ? dit mistress \nCratchit.\n175\u2013 Et alors, s\u2019\u00e9cria une des jeunes filles, Pierre \nse mariera et s\u2019\u00e9tablira pour son compte.\n\u2013 Allez vous promener, repartit Pierre en \nfaisant une grimace.\n\u2013 Dame ! cela peut \u00eatre ou ne pas \u00eatre, l\u2019un \nn\u2019est pas plus s\u00fbr que l\u2019autre, dit Bob. La chose \npeut arriver un de ces jours, quoique nous ayons, \nmon enfant, tout le temps d\u2019y penser. Mais, de \nquelque mani\u00e8re et dans quelque temps que nous \nnous s\u00e9parions les uns des autres, je suis s\u00fbr que \npas un de nous n\u2019oubliera le pauvre Tiny Tim ; \nn\u2019est-ce pas, nous n\u2019oublierons jamais cette \npremi\u00e8re s\u00e9paration ?\n\u2013 Jamais, mon p\u00e8re, s\u2019\u00e9cri\u00e8rent-ils tous \nensemble.\n\u2013 Et je sais, dit Bob, je sais, mes amis, que, \nquand nous nous rappellerons combien il fut \ndoux et patient, quoique ce ne f\u00fbt qu\u2019un tout \npetit, tout petit enfant, nous n\u2019aurons pas de \nquerelles les uns avec les autres, car ce serait \noublier le pauvre Tiny Tim.\n\u2013 Non, jamais, mon p\u00e8re ! r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent-ils tous.\n176\u2013 Vous me rendez bien heureux, dit le petit \nBob, oui, bien heureux ! \u00bb\nMistress Cratchit l\u2019embrassa, ses filles \nl\u2019embrass\u00e8rent, les deux petits Cratchit \nl\u2019embrass\u00e8rent, Pierre et lui se serr\u00e8rent \ntendrement la main. \u00c2me de Tiny Tim, dans ton \nessence enfantine tu \u00e9tais une \u00e9manation de la \ndivinit\u00e9 !\n\u00ab Spectre, dit Scrooge, quelque chose me dit \nque l\u2019heure de notre s\u00e9paration approche. Je le \nsais, sans savoir comment elle aura lieu. Dites-\nmoi quel \u00e9tait donc cet homme que nous avons \nvu gisant sur son lit de mort ? \u00bb\nLe fant\u00f4me de No\u00ebl futur le transporta, \ncomme auparavant (quoique \u00e0 une \u00e9poque \ndiff\u00e9rente, pensait-il, car ces derni\u00e8res visions se \nbrouillaient un peu dans son esprit ; ce qu\u2019il y \nvoyait de plus clair, c\u2019est qu\u2019elles se rapportaient \n\u00e0 l\u2019avenir), dans les lieux o\u00f9 se r\u00e9unissent les \ngens d\u2019affaires et les n\u00e9gociants, mais sans lui \nmontrer son autre lui-m\u00eame. \u00c0 la v\u00e9rit\u00e9, l\u2019esprit \nne s\u2019arr\u00eata nulle part, mais continua sa course \ndirectement, comme pour atteindre plus vite au \n177but, jusqu\u2019\u00e0 ce que Scrooge le supplia de s\u2019arr\u00eater \nun instant.\n\u00ab Cette cour, dit-il, que nous traversons si vite, \nest depuis longtemps le lieu o\u00f9 j\u2019ai \u00e9tabli le \ncentre de mes occupations. Je reconnais la \nmaison ; laissez-moi voir ce que je serai un \njour. \u00bb\nL\u2019esprit s\u2019arr\u00eata ; sa main d\u00e9signait un autre \npoint.\n\u00ab Voici la maison l\u00e0-bas, s\u2019\u00e9cria Scrooge. \nPourquoi me faites-vous signe d\u2019aller plus loin ?\u00bb\nL\u2019inexorable doigt ne changeait pas de \ndirection. Scrooge courut \u00e0 la h\u00e2te vers la fen\u00eatre \nde son comptoir et regarda dans l\u2019int\u00e9rieur. \nC\u2019\u00e9tait encore un comptoir, mais non plus le sien. \nL\u2019ameublement n\u2019\u00e9tait pas le m\u00eame, la personne \nassise dans le fauteuil n\u2019\u00e9tait pas lui. Le fant\u00f4me \nfaisait toujours le geste indicateur.\nScrooge le rejoignit, et, tout en se demandant \npourquoi il ne se voyait pas l\u00e0 et ce qu\u2019il pouvait \n\u00eatre devenu, il suivit son guide jusqu\u2019\u00e0 une grille \nde fer. Avant d\u2019entrer, il s\u2019arr\u00eata pour regarder \n178autour de lui.\nUn cimeti\u00e8re. Ici, sans doute, g\u00eet sous \nquelques pieds de terre le malheureux dont il \nallait apprendre le nom. C\u2019\u00e9tait un bien bel \nendroit, ma foi ! environn\u00e9 de longues murailles, \nde maisons voisines, envahi par le gazon et les \nherbes sauvages, plut\u00f4t la mort de la v\u00e9g\u00e9tation \nque la vie, encombr\u00e9 du trop-plein des s\u00e9pultures, \nengraiss\u00e9 jusqu\u2019au d\u00e9go\u00fbt. Oh ! le bel endroit !\nL\u2019esprit, debout au milieu des tombeaux, en \nd\u00e9signa un. Scrooge s\u2019en approcha en tremblant. \nLe fant\u00f4me \u00e9tait toujours exactement le m\u00eame, \nmais Scrooge crut reconna\u00eetre dans sa forme \nsolennelle quelque augure nouveau dont il eut \npeur.\n\u00ab Avant que je fasse un pas de plus vers cette \npierre que vous me montrez, lui dit-il, r\u00e9pondez \u00e0 \ncette seule question : Tout ceci, est-ce l\u2019image de \nce qui doit \u00eatre, ou seulement de ce qui peut \n\u00eatre ? \u00bb\nL\u2019esprit, pour toute r\u00e9ponse, abaissa sa main \ndu c\u00f4t\u00e9 de la tombe pr\u00e8s de laquelle il se tenait.\n179\u00ab Quand les hommes s\u2019engagent dans \nquelques r\u00e9solutions, elles leur annoncent certain \nbut qui peut \u00eatre in\u00e9vitable, s\u2019ils pers\u00e9v\u00e8rent dans \nleur voie. Mais, s\u2019ils la quittent, le but change ; \nen est-il de m\u00eame des tableaux que vous faites \npasser sous mes yeux ? \u00bb\nEt l\u2019esprit demeura immobile comme toujours. \nScrooge se tra\u00eena vers le tombeau, tremblant de \nfrayeur, et, suivant la direction du doigt, lut sur la \npierre d\u2019une s\u00e9pulture abandonn\u00e9e son propre \nnom :\nEBENEZER SCROOGE\n\u00ab C\u2019est donc moi qui suis l\u2019homme que j\u2019ai vu \ngisant sur son lit de mort ? \u00bb s\u2019\u00e9cria-t-il, tombant \n\u00e0 genoux.\nLe doigt du fant\u00f4me se dirigea alternativement \nde la tombe \u00e0 lui et de lui \u00e0 la tombe.\n\u00ab Non, esprit ! oh ! non, non ! \u00bb\nLe doigt \u00e9tait toujours l\u00e0.\n\u00ab Esprit, s\u2019\u00e9cria-t-il en se cramponnant \u00e0 sa \nrobe, \u00e9coutez- moi ! je ne suis plus l\u2019homme que \nj\u2019\u00e9tais ; je ne serai plus l\u2019homme que j\u2019aurais \u00e9t\u00e9 \n180si je n\u2019avais pas eu le bonheur de vous conna\u00eetre. \nPourquoi me montrer toutes ces choses, s\u2019il n\u2019y a \nplus aucun espoir pour moi ? \u00bb\nPour la premi\u00e8re fois, la main parut faire un \nmouvement.\n\u00ab Bon esprit, poursuivit Scrooge toujours \nprostern\u00e9 \u00e0 ses pieds, la face contre terre, vous \ninterc\u00e9derez pour moi, vous aurez piti\u00e9 de moi. \nAssurez-moi que je puis encore changer ces \nimages que vous m\u2019avez montr\u00e9es, en changeant \nde vie ! \u00bb\nLa main s\u2019agita avec un geste bienveillant.\n\u00ab J\u2019honorerai No\u00ebl au fond de mon c\u0153ur, et je \nm\u2019efforcerai d\u2019en conserver le culte toute \nl\u2019ann\u00e9e. Je vivrai dans le pass\u00e9, le pr\u00e9sent et \nl\u2019avenir ; les trois esprits ne me quitteront plus, \ncar je ne veux pas oublier leurs le\u00e7ons. Oh ! \ndites-moi que je puis faire dispara\u00eetre \nl\u2019inscription de cette pierre ! \u00bb\nDans son angoisse, il saisit la main du spectre. \nElle voulut se d\u00e9gager, mais il la retint par une \npuissante \u00e9treinte. Toutefois l\u2019esprit, plus fort, \n181encore cette fois, le repoussa.\nLevant les mains dans une derni\u00e8re pri\u00e8re, afin \nd\u2019obtenir du spectre qu\u2019il change\u00e2t sa destin\u00e9e, \nScrooge aper\u00e7ut une alt\u00e9ration dans la robe \u00e0 \ncapuchon de l\u2019esprit qui diminua de taille, \ns\u2019affaissa sur lui-m\u00eame et se transforma en \ncolonne de lit.\n182Cinqui\u00e8me couplet\nLa conclusion\nC\u2019\u00e9tait une colonne de lit.\nOui ; et de son lit encore et dans sa chambre, \nbien mieux. Le lendemain lui appartenait pour \ns\u2019amender et r\u00e9former sa vie !\n\u00ab Je veux vivre dans le pass\u00e9, le pr\u00e9sent et \nl\u2019avenir ! r\u00e9p\u00e9ta Scrooge en sautant \u00e0 bas du lit. \nLes le\u00e7ons des trois esprits demeureront grav\u00e9es \ndans ma m\u00e9moire. \u00d4 Jacob Marley ! que le ciel et \nla f\u00eate de No\u00ebl soient b\u00e9nis de leurs bienfaits ! Je \nle dis \u00e0 genoux, vieux Jacob, oui, \u00e0 genoux. \u00bb\nIl \u00e9tait si anim\u00e9, si \u00e9chauff\u00e9 par de bonnes \nr\u00e9solutions, que sa voix bris\u00e9e r\u00e9pondait \u00e0 peine \nau sentiment qui l\u2019inspirait. Il avait sanglot\u00e9 \nviolemment dans sa lutte avec l\u2019esprit, et son \nvisage \u00e9tait inond\u00e9 de larmes.\n183\u00ab Ils ne sont pas arrach\u00e9s, s\u2019\u00e9cria Scrooge \nembrassant un des rideaux de son lit, ils ne sont \npas arrach\u00e9s, ni les anneaux non plus. Ils sont ici, \nje suis ici ; les images des choses qui auraient pu \nse r\u00e9aliser peuvent s\u2019\u00e9vanouir ; elles \ns\u2019\u00e9vanouiront, je le sais ! \u00bb\nCependant ses mains \u00e9taient occup\u00e9es \u00e0 \nbrouiller ses v\u00eatements ; il les mettait \u00e0 l\u2019envers, \nles retournait sens dessus dessous, le bas en haut \net le haut en bas ; dans son trouble, il les \nd\u00e9chirait, les laissait tomber \u00e0 terre, les rendait \nenfin complices de toutes sortes d\u2019extravagances.\n\u00ab Je ne sais pas ce que fais ! s\u2019\u00e9cria-t-il riant et \npleurant \u00e0 la fois, et se posant avec ses bas en \ncopie parfaite du Laocoon antique et de ses \nserpents. Je suis l\u00e9ger comme une plume ; je suis \nheureux comme un ange, gai comme un \u00e9colier, \n\u00e9tourdi comme un homme ivre. Un joyeux No\u00ebl \u00e0 \ntout le monde ! une bonne, une heureuse ann\u00e9e \u00e0 \ntous ! Hol\u00e0 ! h\u00e9 ! ho ! hol\u00e0 ! \u00bb\nIl avait pass\u00e9 en gambadant de sa chambre \ndans le salon, et se trouvait l\u00e0 maintenant, tout \nhors d\u2019haleine.\n184\u00ab Voil\u00e0 bien la casserole o\u00f9 \u00e9tait l\u2019eau de \ngruau ! s\u2019\u00e9cria-t-il en s\u2019\u00e9lan\u00e7ant de nouveau et \nrecommen\u00e7ant ses cabrioles devant la chemin\u00e9e. \nVoil\u00e0 la porte par laquelle est entr\u00e9 le spectre de \nMarley ! voil\u00e0 le coin o\u00f9 \u00e9tait assis l\u2019esprit de \nNo\u00ebl pr\u00e9sent ! voil\u00e0 la fen\u00eatre o\u00f9 j\u2019ai vu les \u00e2mes \nen peine : tout est \u00e0 sa place, tout est vrai, tout est \narriv\u00e9... Ah ! ah ! ah ! \u00bb\nR\u00e9ellement, pour un homme qui n\u2019avait pas \npratiqu\u00e9 depuis tant d\u2019ann\u00e9es, c\u2019\u00e9tait un rire \nsplendide, un des rires les plus magnifiques, le \np\u00e8re d\u2019une longue, longue lign\u00e9e de rires \n\u00e9clatants !\n\u00ab Je ne sais quel jour du mois nous sommes \naujourd\u2019hui ! continua Scrooge. Je ne sais \ncombien de temps je suis demeur\u00e9 parmi les \nesprits. Je ne sais rien : je suis comme un petit \nenfant. Cela m\u2019est bien \u00e9gal. Je voudrais bien \nl\u2019\u00eatre, un petit enfant. H\u00e9 ! hol\u00e0 ! houp ! hol\u00e0 ! \nh\u00e9 ! \u00bb\nIl fut interrompu dans ses transports par les \ncloches des \u00e9glises qui sonnaient le carillon le \nplus folichon qu\u2019il e\u00fbt jamais entendu.\n185Ding, din, dong, boum ! boum, ding, din, \ndong ! Boum ! boum ! boum ! dong ! ding, din, \ndong ! boum !\n\u00ab Oh ! superbe, superbe ! \u00bb\nCourant \u00e0 la fen\u00eatre, il l\u2019ouvrit et regarda \ndehors. Pas de brume, pas de brouillard ; un froid \nclair, \u00e9clatant, un de ces froids qui vous \u00e9gayent \net vous ravigotent, un de ces froids qui sifflent \u00e0 \nfaire danser le sang dans vos veines ; un soleil \nd\u2019or ; un ciel divin ; un air frais et agr\u00e9able ; des \ncloches en gaiet\u00e9. Oh ! superbe, superbe !\n\u00ab Quel jour sommes-nous aujourd\u2019hui ? cria \nScrooge de sa fen\u00eatre \u00e0 un petit gar\u00e7on \nendimanch\u00e9, qui s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 peut-\u00eatre pour le \nregarder.\n\u2013 Hein ? r\u00e9pondit l\u2019enfant \u00e9bahi.\n\u2013 Quel jour sommes-nous aujourd\u2019hui, mon \nbeau gar\u00e7on ? dit Scrooge.\n\u2013 Aujourd\u2019hui ! repartit l\u2019enfant ; mais c\u2019est le \njour de No\u00ebl.\n\u2013 Le jour de No\u00ebl ! se dit Scrooge. Je ne l\u2019ai \ndonc pas manqu\u00e9 ! Les esprits ont tout fait en une \n186nuit. Ils peuvent faire tout ce qu\u2019ils veulent ; qui \nen doute ? certainement qu\u2019ils le peuvent. Hol\u00e0 ! \nh\u00e9 ! mon beau petit gar\u00e7on !\n\u2013 Hol\u00e0 ! r\u00e9pondit l\u2019enfant.\n\u2013 Connais-tu la boutique du marchand de \nvolailles, au coin de la seconde rue ?\n\u2013 Je crois bien !\n\u2013 Un enfant plein d\u2019intelligence ! dit Scrooge. \nUn enfant remarquable ! Sais-tu si l\u2019on a vendu la \nbelle dinde qui \u00e9tait hier en montre ? pas la \npetite ; la grosse ?\n\u2013 Ah ! celle qui est aussi grosse que moi ?\n\u2013 Quel enfant d\u00e9licieux ! dit Scrooge. Il y a \nplaisir \u00e0 causer avec lui. Oui, mon chat !\n\u2013 Elle y est encore, dit l\u2019enfant.\n\u2013 Vraiment ! continua Scrooge. Eh bien, va \nl\u2019acheter !\n\u2013 Farceur ! s\u2019\u00e9cria l\u2019enfant.\n\u2013 Non, dit Scrooge, je parle s\u00e9rieusement. Va \nacheter et dis qu\u2019on me l\u2019apporte ; je leur \ndonnerai ici l\u2019adresse o\u00f9 il faut la porter. Reviens \n187avec le gar\u00e7on et je te donnerai un schelling. \nTiens ! si tu reviens avec lui en moins de cinq \nminutes, je te donnerai un \u00e9cu. \u00bb\nL\u2019enfant partit comme un trait. Il aurait fallu \nque l\u2019archer e\u00fbt une main bien ferme sur la \nd\u00e9tente pour lancer sa fl\u00e8che moiti\u00e9 seulement \naussi vite.\n\u00ab Je l\u2019enverrai chez Bob Cratchit, murmura \nScrooge se frottant les mains et \u00e9clatant de rire. Il \nne saura pas d\u2019o\u00f9 cela lui vient. Elle est deux fois \ngrosse comme Tiny Tim. Je suis s\u00fbr que Bob \ngo\u00fbtera la plaisanterie ; jamais Joe Miller n\u2019en a \nfait une pareille. \u00bb\nIl \u00e9crivit l\u2019adresse d\u2019une main qui n\u2019\u00e9tait pas \ntr\u00e8s ferme, mais il l\u2019\u00e9crivit pourtant, tant bien que \nmal, et descendit ouvrir la porte de la rue pour \nrecevoir le commis du marchand de volailles. \nComme il restait l\u00e0 debout \u00e0 l\u2019attendre, le \nmarteau frappa ses regards.\n\u00ab Je l\u2019aimerai toute ma vie ! s\u2019\u00e9cria-t-il en le \ncaressant de la main. Et moi qui, jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent, \nne le regardais jamais, je crois. Quelle honn\u00eate \nexpression dans sa figure ! Ah ! le bon, \n188l\u2019excellent marteau ! Mais voici la dinde ! Hol\u00e0 ! \nh\u00e9 ! Houp, houp ! comment vous va ? Un joyeux \nNo\u00ebl ! \u00bb\nC\u2019\u00e9tait une dinde, celle-l\u00e0 ! Non, il n\u2019est pas \npossible qu\u2019il se soit jamais tenu sur ses jambes, \nce volatile ; il les aurait bris\u00e9es en moins d\u2019une \nminute, comme des b\u00e2tons de cire \u00e0 cacheter. \n\u00ab Mais j\u2019y pense, vous ne pourrez pas porter cela \njusqu\u2019\u00e0 Camden-Town, mon ami, dit Scrooge ; il \nfaut prendre un cab. \u00bb\nLe rire avec lequel il dit cela, le rire avec \nlequel il paya la dinde, le rire avec lequel il paya \nle cab, et le rire avec lequel il r\u00e9compensa le petit \ngar\u00e7on ne fut surpass\u00e9 que par le fou rire avec \nlequel il se rassit dans son fauteuil, essouffl\u00e9, \nhors d\u2019haleine, et il continua de rire jusqu\u2019aux \nlarmes.\nCe ne lui fut pas chose facile que de se raser, \ncar sa main continuait \u00e0 trembler beaucoup ; et \ncette op\u00e9ration exige une grande attention, m\u00eame \nquand vous ne dansez pas en vous faisant la \nbarbe. Mais il se serait coup\u00e9 le bout du nez, qu\u2019il \naurait mis tout tranquillement sur l\u2019entaille un \n189morceau de taffetas d\u2019Angleterre sans rien perdre \nde sa bonne humeur.\nIl s\u2019habilla, mit tout ce qu\u2019il avait de mieux, \net, sa toilette faite, sortit pour se promener dans \nles rues. La foule s\u2019y pr\u00e9cipitait en ce moment, \ntelle qu\u2019il l\u2019avait vue en compagnie du spectre de \nNo\u00ebl pr\u00e9sent. Marchant les mains crois\u00e9es \nderri\u00e8re le dos, Scrooge regardait tout le monde \navec un sourire de satisfaction. Il avait l\u2019air si \nparfaitement gracieux, en un mot, que trois ou \nquatre joyeux gaillards ne purent s\u2019emp\u00eacher de \nl\u2019interpeller. \u00ab Bonjour, monsieur ! Un joyeux \nNo\u00ebl, monsieur ! \u00bb Et Scrooge affirma souvent \nplus tard que, de tous les sons agr\u00e9ables qu\u2019il \navait jamais entendus, ceux-l\u00e0 avaient \u00e9t\u00e9, sans \ncontredit, les plus doux \u00e0 son oreille.\nIl n\u2019avait pas fait beaucoup de chemin, \nlorsqu\u2019il reconnut, se dirigeant de son c\u00f4t\u00e9, le \nmonsieur \u00e0 la tournure distingu\u00e9e qui \u00e9tait venu \nle trouver la veille dans son comptoir, et lui \ndisant : \u00ab Scrooge et Marley, je crois ? \u00bb Il sentit \nune douleur poignante lui traverser le c\u0153ur \u00e0 la \npens\u00e9e du regard qu\u2019allait jeter sur lui le vieux \n190monsieur au moment o\u00f9 ils se rencontreraient ; \nmais il comprit aussit\u00f4t ce qu\u2019il avait \u00e0 faire, et \nprit bien vite son parti.\n\u00ab Mon cher monsieur, dit-il en pressant le pas \npour lui prendre les deux mains, comment vous \nportez-vous ? J\u2019esp\u00e8re que votre journ\u00e9e d\u2019hier a \n\u00e9t\u00e9 bonne. C\u2019est une d\u00e9marche qui vous fait \nhonneur ! Un joyeux No\u00ebl, monsieur !\n\u2013 Monsieur Scrooge ?\n\u2013 Oui, c\u2019est mon nom ; je crains qu\u2019il ne vous \nsoit pas des plus agr\u00e9ables. Permettez que je vous \nfasse mes excuses. Voudriez-vous avoir la \nbont\u00e9... (Ici Scrooge lui murmura quelques mots \n\u00e0 l\u2019oreille.)\n\u2013 Est-il Dieu possible ! s\u2019\u00e9cria ce dernier, \ncomme suffoqu\u00e9. Mon cher monsieur Scrooge, \nparlez-vous s\u00e9rieusement ?\n\u2013 S\u2019il vous pla\u00eet, dit Scrooge ; pas un liard de \nmoins. Je ne fais que solder l\u2019arri\u00e9r\u00e9, je vous \nassure. Me ferez-vous cette gr\u00e2ce ?\n\u2013 Mon cher monsieur, reprit l\u2019autre en lui \nsecouant la main cordialement, je ne sais \n191comment louer tant de munifi...\n\u2013 Pas un mot, je vous prie, interrompit \nScrooge. Venez me voir ; voulez-vous venir me \nvoir ?\n\u2013 Oui ! sans doute \u00bb, s\u2019\u00e9cria le vieux \nmonsieur. \u00c9videmment, c\u2019\u00e9tait son intention ; on \nne pouvait s\u2019y m\u00e9prendre, \u00e0 son air.\n\u00ab Merci dit Scrooge. Je vous suis infiniment \nreconnaissant, je vous remercie mille fois. \nAdieu ! \u00bb\nIl entra \u00e0 l\u2019\u00e9glise ; il parcourut les rues, il \nexamina les gens qui allaient et venaient en \ngrande h\u00e2te, donna aux enfants de petites tapes \ncaressantes sur la t\u00eate, interrogea les mendiants \nsur leurs besoins, laissa tomber des regards \ncurieux dans les cuisines des maisons, les reporta \nensuite aux fen\u00eatres ; tout ce qu\u2019il voyait lui \nfaisait plaisir. Il ne s\u2019\u00e9tait jamais imagin\u00e9 qu\u2019une \npromenade, que rien au monde p\u00fbt lui donner tant \nde bonheur. L\u2019apr\u00e8s-midi, il dirigea ses pas du \nc\u00f4t\u00e9 de la maison de son neveu.\nIl passa et repassa une douzaine de fois devant \n192la porte, avant d\u2019avoir le courage de monter le \nperron et de frapper. Mais enfin il s\u2019enhardit et \nlaissa retomber le marteau.\n\u00ab Votre ma\u00eetre est-il chez lui, ma ch\u00e8re \nenfant ? dit Scrooge \u00e0 la servante... Beau brin de \nfille, ma foi !\n\u2013 Oui, monsieur.\n\u2013 O\u00f9 est-il, mignonne ?\n\u2013 Dans la salle \u00e0 manger, monsieur, avec \nmadame. Je vais vous conduire au salon, s\u2019il vous \npla\u00eet.\n\u2013 Merci ; il me conna\u00eet, reprit Scrooge, la main \nd\u00e9j\u00e0 pos\u00e9e sur le bouton de la porte de la salle \u00e0 \nmanger ; je vais entrer ici, mon enfant. \u00bb\nIl tourna le bouton tout doucement, et passa la \nt\u00eate de c\u00f4t\u00e9 par la porte entreb\u00e2ill\u00e9e. Le jeune \ncouple examinait alors la table (dress\u00e9e comme \npour un gala), car ces nouveaux mari\u00e9s sont \ntoujours excessivement pointilleux sur l\u2019\u00e9l\u00e9gance \ndu service : ils aiment \u00e0 s\u2019assurer que tout est \ncomme il faut.\n\u00ab Fred ! \u00bb dit Scrooge.\n193Dieu du ciel ! comme sa ni\u00e8ce par alliance \ntressaillit ! Scrooge avait oubli\u00e9, pour le moment, \ncomment il l\u2019avait vue assise dans son coin avec \nun tabouret sous les pieds, sans quoi il ne serait \npoint entr\u00e9 de la sorte ; il n\u2019aurait pas os\u00e9.\n\u00ab Dieu me pardonne ! s\u2019\u00e9cria Fred, qui est \ndonc l\u00e0 ?\n\u2013 C\u2019est moi, votre oncle Scrooge ; je viens \nd\u00eener. Voulez-vous que j\u2019entre, Fred ? \u00bb\nS\u2019il voulait qu\u2019il entr\u00e2t ! Peu s\u2019en fallut qu\u2019il \nne lui disloqu\u00e2t le bras pour le faire entrer. Au \nbout de cinq minutes, Scrooge fut \u00e0 son aise \ncomme dans sa propre maison. Rien ne pouvait \n\u00eatre plus cordial que la r\u00e9ception du neveu ; la \nni\u00e8ce imita son mari ; Topper en fit autant, \nlorsqu\u2019il arriva, et aussi la petite s\u0153ur rondelette, \nquand elle vint, et tous les autres convives, \u00e0 \nmesure qu\u2019ils entr\u00e8rent. Quelle admirable partie, \nquels admirables petits jeux, quelle admirable \nunanimit\u00e9, quel ad-mi-ra-ble bonheur !\nMais le lendemain, Scrooge se rendit de bonne \nheure au comptoir, oh ! de tr\u00e8s bonne heure. S\u2019il \npouvait seulement y arriver le premier et \n194surprendre Bob Cratchit en flagrant d\u00e9lit de \nretard ! C\u2019\u00e9tait en ce moment sa pr\u00e9occupation la \nplus ch\u00e8re.\nIl y r\u00e9ussit ; oui, il eut ce plaisir ! L\u2019horloge \nsonna neuf heures, point de Bob ; neuf heures un \nquart, point de Bob. Bob se trouva en retard de \ndix-huit minutes et demie. Scrooge \u00e9tait assis, la \nporte toute grande ouverte, afin qu\u2019il le p\u00fbt voir \nse glisser dans sa citerne.\nAvant d\u2019ouvrir la porte, Bob avait \u00f4t\u00e9 son \nchapeau, puis son cache-nez : en un clin d\u2019\u0153il, il \nfut install\u00e9 sur son tabouret et se mit \u00e0 faire courir \nsa plume, comme pour essayer de rattraper neuf \nheures.\n\u00ab Hol\u00e0 ! grommela Scrooge, imitant le mieux \nqu\u2019il pouvait son ton d\u2019autrefois ; qu\u2019est-ce que \ncela veut dire de venir si tard ?\n\u2013 Je suis bien f\u00e2ch\u00e9, monsieur, dit Bob. Je suis \nen retard.\n\u2013 En retard ! reprit Scrooge. En effet, il me \nsemble que vous \u00eates en retard. Venez un peu par \nici, s\u2019il vous pla\u00eet.\n195\u2013 Ce n\u2019est qu\u2019une fois tous les ans, monsieur, \nfit Bob timidement en sortant de sa citerne ; cela \nne m\u2019arrivera plus. Je me suis un peu amus\u00e9 hier, \nmonsieur.\n\u2013 Fort bien ; mais je vous dirai, mon ami, \najouta Scrooge, que je ne puis laisser plus \nlongtemps aller les choses comme cela. Par \ncons\u00e9quent, poursuivit-il, en sautant \u00e0 bas de son \ntabouret et en portant \u00e0 Bob une telle botte dans \nle flanc qu\u2019il le fit tr\u00e9bucher jusque dans sa \nciterne ; par cons\u00e9quent, je vais augmenter vos \nappointements ! \u00bb\nBob trembla et se rapprocha de la r\u00e8gle de son \nbureau. Il eut un moment la pens\u00e9e d\u2019en assener \nun coup \u00e0 Scrooge, de le saisir au collet et \nd\u2019appeler \u00e0 l\u2019aide les gens qui passaient dans la \nruelle pour lui faire mettre la camisole de force.\n\u00ab Un joyeux No\u00ebl, Bob ! dit Scrooge avec un \nair trop s\u00e9rieux pour qu\u2019on p\u00fbt s\u2019y m\u00e9prendre et \nen lui frappant amicalement sur l\u2019\u00e9paule. Un plus \njoyeux No\u00ebl, Bob, mon brave gar\u00e7on, que je ne \nvous l\u2019ai souhait\u00e9 depuis longues ann\u00e9es ! Je vais \naugmenter vos appointements et je m\u2019efforcerai \n196de venir en aide \u00e0 votre laborieuse famille ; \nensuite cette apr\u00e8s-midi nous discuterons nos \naffaires sur un bol de No\u00ebl rempli d\u2019un bischoff \nfumant, Bob ! Allumez les deux feux ; mais avant \nde mettre un point sur un i, Bob Cratchit, allez \nvite acheter un seau neuf pour le charbon. \u00bb\nScrooge fit encore plus qu\u2019il n\u2019avait promis ; \nnon seulement il tint sa parole, mais il fit mieux, \nbeaucoup mieux.\nQuant \u00e0 Tiny Tim, qui ne mourut pas, Scrooge \nfut pour lui un second p\u00e8re.\nIl devint un aussi bon ami, un aussi bon \nma\u00eetre, un aussi bon homme que le bourgeois de \nla bonne vieille Cit\u00e9, ou de toute autre bonne \nvieille cit\u00e9, ville ou bourg, dans le bon vieux \nmonde. Quelques personnes rirent de son \nchangement ; mais il les laissa rire et ne s\u2019en \nsoucia gu\u00e8re ; car il en savait assez pour ne pas \nignorer que, sur notre globe, il n\u2019est jamais rien \narriv\u00e9 de bon qui n\u2019ait eu la chance de \ncommencer par faire rire certaines gens. Puisqu\u2019il \nfaut que ces gens-l\u00e0 soient aveugles, il pensait \nqu\u2019apr\u00e8s tout il vaut tout autant que leur maladie \n197se manifeste par les grimaces, qui leur rident les \nyeux \u00e0 force de rire, au lieu de se produire sous \nune forme moins attrayante. Il riait lui-m\u00eame au \nfond du c\u0153ur ; c\u2019\u00e9tait toute sa vengeance.\nIl n\u2019eut plus de commerce avec les esprits ; \nmais il en eut beaucoup plus avec les hommes, \ncultivant ses amis et sa famille tout le long de \nl\u2019ann\u00e9e pour bien se pr\u00e9parer \u00e0 f\u00eater No\u00ebl, et \npersonne ne s\u2019y entendait mieux que lui : tout le \nmonde lui rendait cette justice.\nPuisse-t-on en dire autant de vous, de moi, de \nnous tous, et alors comme disait Tiny Tim :\n\u00ab Que Dieu nous b\u00e9nisse, tous tant que nous \nsommes ! \u00bb\n198199Cet ouvrage est le 16e publi\u00e9\ndans la collection \u00c0 tous les vents\npar la Biblioth\u00e8que \u00e9lectronique du Qu\u00e9bec.\nLa Biblioth\u00e8que \u00e9lectronique du Qu\u00e9bec\nest la propri\u00e9t\u00e9 exclusive de\nJean-Yves Dupuis.\n200"}