{"filename": "CononDoyle_UneEtudeEnRouge.pdf", "content": " \nArthur Conan Doyle \n1859-1930 \nUNE \u00c9TUDE EN ROUGE \n(novembre 1887) \n \n \u00c9dition du groupe \u00ab Ebooks libres et gratuits \u00bb Table des mati\u00e8res \n \nChapitre premier M. Sherlock Holmes.................................... 3 \nChapitre II La science de la d\u00e9duction....................................15 \nChapitre III Le myst\u00e8re de Lauriston Gardens...................... 28 \nChapitre IV Ce que John Rance avait \u00e0 dire .......................... 44 \nChapitre V Notre annonce nous am\u00e8ne une visiteuse........... 54 \nChapitre VI Tobias Gregson montre son savoir-faire............ 64 \nChapitre VII La lumi\u00e8re luit dans les t\u00e9n\u00e8bres.......................77 \nChapitre VIII La grande plaine sal\u00e9e ..................................... 89 \nChapitre IX La fleur de l\u2019Utah............................................... 101 \nChapitre X John Ferrier s\u2019entretient avec le proph\u00e8te......... 110 \nChapitre XI La fuite............................................................... 117 \nChapitre XII Les Anges Vengeurs.........................................129 \nChapitre XIII Suite des M\u00e9moires du docteur John Watson139 \nChapitre XIV Conclusion ......................................................152 \nToutes les aventures de Sherlock Holmes ............................159 \n\u00c0 propos de cette \u00e9dition \u00e9lectronique .................................162 \n \n \u2013 3 \u2013 Chapitre premier \nM. Sherlock Holmes \n \nEn 1878, re\u00e7u m\u00e9decin \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 de Londres, je me rendis \n\u00e0 Netley pour suivre les cours prescrits aux chirurgiens de l\u2019arm\u00e9e ; et l\u00e0, je compl\u00e9tai mes \u00e9tudes. On me d\u00e9signa ensuite, comme aide-major, pour le 5\ne r\u00e9giment de fusiliers de Northum-\nberland en garnison aux Indes. \n Avant que j\u2019eusse pu le rejo indre, la seconde guerre \nd\u2019Afghanistan avait \u00e9clat\u00e9. En d\u00e9barquant \u00e0 Bombay, j\u2019appris que mon corps d\u2019arm\u00e9e s\u2019\u00e9tait engag\u00e9 dans les d\u00e9fil\u00e9s ; il avait m\u00eame pouss\u00e9 tr\u00e8s avant en territoire ennemi. A l\u2019exemple de plusieurs autres officiers dans mon cas, je partis \u00e0 sa poursuite aussit\u00f4t ; et \nje parvins sans encombre \u00e0 Kandah ar, o\u00f9 il stationnait. J\u2019entrai \nimm\u00e9diatement en fonctions. \n \nSi la campagne procura des d\u00e9co rations et de l\u2019avancement \u00e0 \ncertains, \u00e0 moi elle n\u2019apporta que d\u00e9boires et malheurs. On me d\u00e9tacha de ma brigade pour m\u2019adjoindre au r\u00e9giment de Berk-shire ; ainsi je participai \u00e0 la fatale bataille de Maiwand. Une balle m\u2019atteignit \u00e0 l\u2019\u00e9paule ; elle me fracassa l\u2019os et fr\u00f4la l\u2019art\u00e8re sous-clavi\u00e8re. Je n\u2019\u00e9chappai aux sanguinaires Ghazis que par le d\u00e9-vouement et le courage de mon ordonnance Murray : il me jeta en \ntravers d\u2019un cheval de b\u00e2t et put me ramener dans nos lignes. \n \u2013 4 \u2013 \n \n \n\u00c9puis\u00e9 par les souffrances et les privations. Je fus dirig\u00e9, avec \nun convoi de nombreux bless\u00e9s, sur l\u2019h\u00f4pital de Peshawar. Bien-\nt\u00f4t, j\u2019entrai en convalescence ; je me promenais d\u00e9j\u00e0 dans les sal-les, et m\u00eame j\u2019allais me chauffer au soleil sous la v\u00e9randa, quand \nla fi\u00e8vre ent\u00e9rique me terrassa : c\u2019 est le fl\u00e9au de nos colonies in-\ndiennes. Des mois durant, on d\u00e9sesp\u00e9ra de moi. Enfin je revins \u00e0 la vie. Mais j\u2019\u00e9tais si faible, tellement amaigri, qu\u2019une commission m\u00e9dicale d\u00e9cida mon rapatriement imm\u00e9diat. Je m\u2019embarquai sur le transport Oronte et, un mois plus tard, je posai le pied sur \nla jet\u00e9e de Portsmouth. Ma sant\u00e9 \u00e9tait irr\u00e9m\u00e9diablement perdue. Toutefois, un gouvernement pate rnel m\u2019octroya neuf mois pour \nl\u2019am\u00e9liorer. \n \nJe n\u2019avais en Angleterre ni parents ni amis : j\u2019\u00e9tais aussi libre \nque l\u2019air \u2013 autant, du moins, qu\u2019on peut l\u2019\u00eatre avec un revenu quo-\ntidien de neuf shillings et six pence ! Naturellement, je me diri-geai vers Londres, ce grand cloa que o\u00f9 se d\u00e9versent irr\u00e9sistible-\nment tous les fl\u00e2neurs et tous les paresseux de l\u2019Empire. Pendant quelque temps, je menai dans un h\u00f4tel priv\u00e9 du Strand une exis-\ntence sans but et sans confort ; je d\u00e9pensais tr\u00e8s lib\u00e9ralement. A \u2013 5 \u2013 la fin, ma situation p\u00e9cuniaire m\u2019alarma. Je me vis en face de \nl\u2019alternative suivante : ou me re tirer quelque part \u00e0 la campagne, \nou changer du tout au tout mon train de vie. C\u2019est \u00e0 ce dernier \nparti que je m\u2019arr\u00eatai ; et, pour commencer, je r\u00e9solus de quitter l\u2019h\u00f4tel pour m\u2019\u00e9tablir dans un endroit moins fashionable et moins \nco\u00fbteux. \n Le jour o\u00f9 j\u2019avais m\u00fbri cette gr ande d\u00e9cision, j\u2019\u00e9tais all\u00e9 pren-\ndre un verre au Criterion Bar ; quelqu\u2019un me toucha l\u2019\u00e9paule. Je \nreconnus l\u2019ex-infirmier Stamford, que j\u2019avais eu sous mes ordres \u00e0 Barts. Pour un homme r\u00e9duit \u00e0 la solitude, c\u2019\u00e9tait vraiment une \nchose agr\u00e9able que l\u2019apparition d\u2019un visage familier. Auparavant Stamford n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 un r\u00e9el ami, mais, ce jour-l\u00e0, je l\u2019accueillis avec chaleur, et lui, parall\u00e8lement, parut enchant\u00e9 de \nla rencontre. Dans l\u2019exub\u00e9rance de ma joie, je l\u2019invitai \u00e0 d\u00e9jeuner \nau Holborn ; nous part\u00eemes ensemble en fiacre. \n \n\u00ab A quoi avez-vous donc pass\u00e9 le temps, Watson ? me de-\nmanda-t-il sans dissimuler son \u00e9tonnement, tandis que nous rou-lions avec une bruit de ferraille \u00e0 travers les rues encombr\u00e9es de \nLondres. Vous \u00eates aussi mince qu \u2019une latte et aussi brun qu\u2019une \nnoix ! \u00bb \n \nJe lui racontai bri\u00e8vement mes aventures. \u00ab Pauvre diable ! fit-il avec compassion, apr\u00e8s avoir \u00e9cout\u00e9 \nmon r\u00e9cit. Qu\u2019est-ce que vous vous proposez de faire mainte-\nnant ? \n \n\u2013 Chercher un appartement, r\u00e9pondis-je. Peut-on se loger \nconfortablement \u00e0 bon march\u00e9 ? \n \n\u2013 Voil\u00e0 qui est \u00e9trange, dit mon compagnon. Vous \u00eates le se-\ncond aujourd\u2019hui \u00e0 me poser cette question. \n \n\u2013 Qui \u00e9tait le premier ? \n \u2013 6 \u2013 \u2013 Un type qui travaille \u00e0 l\u2019h\u00f4pital, au laboratoire de chimie. \nCe matin, il se plaignait de ne pas pouvoir trouver avec qui parta-ger un bel appartement qu\u2019il a d\u00e9ni ch\u00e9 : il est trop cher pour lui \nseul. \n \u2013 Par Jupiter ! m\u2019\u00e9criai-je. S\u2019il cherche un colocataire, je suis \nson homme. La solitude me p\u00e8se, \u00e0 la fin ! \u00bb \n \nLe jeune Stamford me regarda d\u2019un air assez bizarre par-\ndessus son verre de vin. \n \n\u00ab Si vous connaissiez Sherlock Holmes, dit-il, vous n\u2019aimeriez \npeut-\u00eatre pas l\u2019avoir pour compagnon. \n \n\u2013 Pourquoi ? Vous avez quelque chose \u00e0 dire contre lui ? \n \n\u2013 Oh ! non. Seulement, il a des id\u00e9es sp\u00e9ciales\u2026 Il s\u2019est enti-\nch\u00e9 de certaines sciences\u2026 Autant que j\u2019en puisse juger, c\u2019est un \nassez bon type. \n \n\u2013 Il \u00e9tudie la m\u00e9decine, je suppose. \u2013 Non. Je n\u2019ai aucune id\u00e9e de ce qu\u2019il fabrique. Je le crois fer-\nr\u00e9 \u00e0 glace sur le chapitre de l\u2019anatomie, et c\u2019est un chimiste de premier ordre ; mais je ne pense pas qu\u2019il ait jamais r\u00e9ellement \nsuivi des cours de m\u00e9decine. Il a fait des \u00e9tudes d\u00e9cousues et ex-centriques ; en revanche, il a am ass\u00e9 un tas de connaissances ra-\nres qui \u00e9tonneraient les professeurs ! \n \n\u2013 Qu\u2019est-ce qui l\u2019am\u00e8ne au labora toire ? Vous ne lui avez ja-\nmais pos\u00e9 la question ? \n \n\u2013 Non, il n\u2019est pas facile de lui arracher une confidence\u2026 \nQuoique, \u00e0 ses heures, il soit assez expansif. \n \u2013 7 \u2013 \u2013 J\u2019aimerais faire sa connaissance, dis-je. Tant mieux s\u2019il a \ndes habitudes studieuses et tranquilles : je pourrai partager avec lui l\u2019appartement. Dans mon cas, le bruit et la surexcitation sont contre-indiqu\u00e9s : j\u2019en ai eu ma bonne part en Afghanistan ! O\u00f9 \npourrais-je trouver votre ami ? \n \u2013 Il est s\u00fbrement au laboratoire, r\u00e9pondit mon compagnon, \ntant\u00f4t il fuit ce lieu pendant des semaines, tant\u00f4t il y travaille du \nmatin au soir. Si vous voulez, nous irons le voir apr\u00e8s d\u00e9jeuner. \n \u2013 Volontiers \u00bb, r\u00e9pondis-je. \n \nLa conversation roula ensuite sur d\u2019autres sujets. Du Holborn , nous nous rend\u00eemes \u00e0 l\u2019h\u00f4pital. Chemin faisant. \nStamford me fournit encore quelques renseignements. \n \n\u00ab Si vous ne vous accordez pas avec lui, il ne faudra pas m\u2019en \nvouloir, dit-il. Tout ce que je sais \u00e0 son sujet, c\u2019est ce que des ren-contres fortuites au laboratoire ont pu m\u2019apprendre. Mais puis-que vous m\u2019avez propos\u00e9 l\u2019arrang ement, vous n\u2019aurez pas \u00e0 m\u2019en \ntenir responsable. \n \n\u2013 Si nous ne nous convenons pa s, nous nous s\u00e9parerons, voil\u00e0 \ntout ! Pour vouloir d\u00e9gager comme \u00e7a votre responsabilit\u00e9, Stam-ford, ajoutai-je en le regardan t fixement, vous devez avoir une \nraison. Laquelle ? L\u2019humeur du type ? Est-elle si terrible ? Parlez \nfranchement. \n \u2013 Il n\u2019est pas facile d\u2019exprimer l\u2019inexprimable ! r\u00e9pondit-il en \nriant. Holmes est un peu trop scie ntifique pour moi, \u2013 cela frise \nl\u2019insensibilit\u00e9 ! Il administrerait \u00e0 un ami une petite pinc\u00e9e de l\u2019alcalo\u00efde le plus r\u00e9cent, non pas, bien entendu, par malveillance, mais simplement par esprit scie ntifique, pour conna\u00eetre exacte-\nment les effets du poison ! Soyo ns juste ; il en absorberait lui-\nm\u00eame, toujours dans l\u2019int\u00e9r\u00eat de la science ! Voil\u00e0 sa marotte : \nune science exacte, pr\u00e9cise. \u2013 8 \u2013 \n\u2013 Il y en a de pires, non ? \n \n\u2013 Oui, mais la sienne lui fait parfois pousser les choses un peu \nloin\u2026 quand, par exemple, il bat dans les salles de dissection, les \ncadavres \u00e0 coups de canne, vous avouerez qu\u2019elle se manifeste \nd\u2019une mani\u00e8re pour le moins bizarre ! \n \n\u2013 Il bat les cadavres ? \n \n\u2013 Oui, pour v\u00e9rifier si on peut leur faire des bleus ! Je l\u2019ai vu, \nde mes yeux vu. \n \n\u2013 Et vous dites apr\u00e8s cela qu\u2019il n\u2019\u00e9tudie pas la m\u00e9decine ? \u2013 Dieu sait quel est l\u2019objet de ses recherches ! Nous voici arri-\nv\u00e9s, jugez l\u2019homme par vous-m\u00eame. \u00bb \n \nComme il parlait, nous enfil\u00e2me s un passage \u00e9troit et nous \np\u00e9n\u00e9tr\u00e2mes par une petite porte la t\u00e9rale dans une aile du grand \nh\u00f4pital. L\u00e0, j\u2019\u00e9tais sur mon terrain : pas besoin de guide pour monter le morne escalier de pierre et franchir le long corridor offrant sa perspective de murs blanchis \u00e0 la chaux et de portes peintes en marron fonc\u00e9. A l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 du corridor un couloir bas \net vo\u00fbt\u00e9 conduisait au laboratoire de chimie. \n \nC\u2019\u00e9tait une pi\u00e8ce haute de plafond, encombr\u00e9e \nd\u2019innombrables bouteilles. \u00c7\u00e0 et l\u00e0 se dressaient des tables larges \net peu \u00e9lev\u00e9es, toutes h\u00e9riss\u00e9es de cornues, d\u2019\u00e9prouvettes et de \npetites lampes Bunsen \u00e0 flamme bleue vacillante. La seule per-\nsonne qui s\u2019y trouvait, courb\u00e9e sur une table \u00e9loign\u00e9e, paraissait absorb\u00e9e par son travail. En entendant le bruit de nos pas, l \u2019 h o m m e j e t a u n r e g a r d a u t o u r d e l u i . I l s e r e l e v a d \u2019 u n b o n d e n \npoussant une exclamation de joie : \n \u2013 9 \u2013 \u00ab Je l\u2019ai trouv\u00e9 ! Je l\u2019ai trouv\u00e9 ! cria-t-il \u00e0 mon compagnon en \naccourant, une \u00e9prouvette \u00e0 la main. J\u2019ai trouv\u00e9 un r\u00e9actif qui ne \npeut \u00eatre pr\u00e9cipit\u00e9 que par l\u2019h\u00e9moglobine ! \u00bb \n Sa physionomie n\u2019aurait pas expr im\u00e9 plus de ravissement s\u2019il \navait d\u00e9couvert une mine d\u2019or. \n \n \n \n\u00ab Docteur Watson, M. Sherlock Holmes, dit Stamford en nous \npr\u00e9sentant l\u2019un \u00e0 l\u2019autre. \n \n\u2013 Comment allez-vous ? \u00bb dit-il cordialement \n \nI l m e s er r a l a m ai n a v e c u n e v i g u e u r d o n t j e n e l \u2019 au r ai s pas \ncru capable. \n \n\u00ab Vous avez \u00e9t\u00e9 en Afghanistan, \u00e0 ce que je vois ! \u2013 Comment diable le savez-vous ? demandai-je avec \u00e9tonne-\nment. \u2013 10 \u2013 \n\u2013 Ah \u00e7\u00e0 !\u2026 \u00bb \n \nIl rit en lui-m\u00eame. \u00ab La question du jour, reprit-i l, c\u2019est l\u2019h\u00e9moglobine ! Vous \ncomprenez sans doute l\u2019importance de ma d\u00e9couverte ? \n \n\u2013 Au point de vue chimique, oui, r\u00e9pondis-je, mais au point \nde vue pratique\u2026 \n \n\u2013 Mais, cher monsieur, c\u2019est la d\u00e9couverte m\u00e9dico-l\u00e9gale la \nplus utile qu\u2019on ait faite depuis des ann\u00e9es ! Ne voyez-vous pas \nqu\u2019elle nous permettra de d\u00e9celer infailliblement les taches de \nsang ? Venez par ici ! \u00bb \n Dans son ardeur, il me prit par la manche et m\u2019entra\u00eena vers \nsa table de travail. \n \n\u00ab Prenons un peu de sang frais, dit-il. (Il planta dans son \ndoigt un long poin\u00e7on et recueillit au moyen d\u2019une pipette le sang de la piq\u00fbre.) Maintenant j\u2019ajoute cette petite quantit\u00e9 de sang \u00e0 \nun litre d\u2019eau. Le m\u00e9lange qui en r\u00e9sulte, a, comme vous voyez, l\u2019apparence de l\u2019eau pure. La proportion du sang ne doit pas \u00eatre de plus d\u2019un millioni\u00e8me. Je ne doute pas cependant d\u2019obtenir la \nr\u00e9action caract\u00e9ristique. \u00bb \n \nTout en parlant, il jeta quelques cristaux blancs ; puis il versa \nquelques gouttes d\u2019un liquide in colore. Aussit\u00f4t le compos\u00e9 prit \nune teinte d\u2019acajou sombre ; en m\u00eame temps, une poussi\u00e8re bru-\nn\u00e2tre se d\u00e9posa. \n \u00ab Ah ! ah ! s\u2019exclama-t-il en battant des mains, heureux \nc o m m e u n e n f a n t a v e c u n n o u v e a u j o u e t . Q u e p e n s e z - v o u s d e \ncela ? \n \u2013 11 \u2013 \u2013 Cela me semble une exp\u00e9rience d\u00e9licate, r\u00e9pondis-je. \n \u2013 Magnifique ! Magnifique ! L\u2019ancienne exp\u00e9rience par le \nga\u00efacol \u00e9tait grossi\u00e8re et peu s\u00fbre . De m\u00eame, l\u2019examen au micros-\ncope des globules du sang : il ne sert \u00e0 rien si les taches de sang sont vieilles de quelques heures. Or, que le sang soit vieux ou non, mon proc\u00e9d\u00e9 s\u2019applique. Si on l\u2019avait invent\u00e9 plus t\u00f4t, des centai-nes d\u2019hommes actuellement en libert\u00e9 de par le monde auraient \ndepuis longtemps subi le ch\u00e2timent de leurs crimes. \n \u2013 En effet ! murmurai-je. \n \n\u2013 Toutes les causes criminelles roulent l\u00e0-dessus. Mettons \nque l\u2019on soup\u00e7onne un homme d\u2019un crime commis il y a plusieurs mois ; on examine son linge et ses v\u00eatements et on y d\u00e9c\u00e8le des taches brun\u00e2tres. Mais voil\u00e0 : est-ce qu\u2019il s\u2019agit de sang, de boue, de rouille ou de fruits ? Cette question a embarrass\u00e9 plus d\u2019un \nexpert, et pour cause. Avec le proc\u00e9d\u00e9 Sherlock Holmes, plus de \nprobl\u00e8me ! \u00bb \n Au cours de cette tirade, ses yeux avaient jet\u00e9 des \u00e9tincelles ; \nil termina, la main sur le c\u0153ur, et s\u2019inclina comme pour r\u00e9pondre \naux applaudissements d\u2019une foule imaginaire. \n \u00ab Mes f\u00e9licitations ! dis-je \u00e9tonn\u00e9 de son enthousiasme. \n \n\u2013 Prenez le proc\u00e8s de von Bischoff \u00e0 Francfort, l\u2019ann\u00e9e der-\nni\u00e8re, reprit-il. A coup s\u00fbr, il au rait \u00e9t\u00e9 pendu si l\u2019on avait connu \nce r\u00e9actif. Il y a eu aussi Mason de Bradford, et le fameux Muller, \net Lef\u00e8vre de Montpellier et Sams on de La Nouvelle-Orl\u00e9ans. Je \npourrais citer vingt cas o\u00f9 mo n test aurait \u00e9t\u00e9 probant. \n \u2013 Vous \u00eates les annales ambulantes du crime ! lan\u00e7a Stamford \nen \u00e9clatant de rire. Vous devriez fonder un journal : Les Nouvelles \npolici\u00e8res du Pass\u00e9 ! \n \u2013 12 \u2013 \u2013 Cela serait d\u2019une lecture tr\u00e8s profitable \u00bb, dit Sherlock \nHolmes en collant un petit morc eau de taffetas gomm\u00e9 sur la pi-\nq\u00fbre de son doigt. \n \nSe tournant vers moi, avec un sourire, il ajouta : \n \n\u00ab Il faut que je prenne des pr\u00e9c autions, car je tripote pas mal \nde poisons ! \u00bb \n \nIl exhiba sa main ; elle \u00e9tait mouchet\u00e9e de petits morceaux de \ntaffetas et br\u00fbl\u00e9e un peu partout par des acides puissants. \n \n\u00ab Nous sommes venus pour affaires \u00bb, dit Stamford. \n Il s\u2019assit sur un tabouret et il en poussa un autre vers moi. \n \n\u00ab Mon ami, ici pr\u00e9sent, cherche un logis. Comme vous n\u2019avez \npas encore trouv\u00e9 de personne avec qui partager l\u2019appartement, \nj\u2019ai cru bon de vous mettre en rapport. \u00bb \n \nSherlock Holmes parut enchant\u00e9. \n \n\u00ab J\u2019ai l\u2019\u0153il sur un appartement dans Baker Street, dit-il. Cela \nferait tr\u00e8s bien notre affaire. L\u2019 odeur du tabac fort ne vous in-\ncommode pas, j\u2019esp\u00e8re ? \n \n\u2013 Je fume moi-m\u00eame le \u00ab ship \u00bb, r\u00e9pondis-je. \u2013 Un bon point pour vous. Je suis toujours entour\u00e9 de pro-\nduits chimiques ; et, \u00e0 l\u2019occasion, je fais des exp\u00e9riences. Cela non \nplus ne vous g\u00eane pas ? \n \u2013 Pas du tout. \n \n\u2013 Voyons : quels sont mes autres d\u00e9fauts ? Ah ! oui, de temps \n\u00e0 autre, j\u2019ai le cafard ; je reste plusieurs jours de suite sans ouvrir \u2013 13 \u2013 la bouche. Il ne faudra pas croire alors que je vous boude. Cela \npassera si vous me laissez tran quille. A votre tour, maintenant. \nQu\u2019est-ce que vous avez \u00e0 avouer ? Il vaut mieux que deux types \nqui envisagent de vivre en commun connaissent d\u2019avance le pire \nl\u2019un de l\u2019autre ! \u00bb \n \nL\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre \u00e0 mon tour sur la sellette m\u2019amusa. \n \n\u00ab J\u2019ai un petit bouledogue, dis-je. Je suis anti-bruit parce que \nmes nerfs sont \u00e9branl\u00e9s. Je me l\u00e8ve \u00e0 des heures impossibles et je suis tr\u00e8s paresseux. En bonne sant\u00e9, j\u2019ai bien d\u2019autres vices ; mais, \npour le moment, ceux que je viens d\u2019\u00e9num\u00e9rer sont les princi-\npaux. \n \n\u2013 Faites-vous entrer le violon dans la cat\u00e9gorie des bruits f\u00e2-\ncheux ? demanda-t-il avec anxi\u00e9t\u00e9. \n \u2013 Cela d\u00e9pend de l\u2019ex\u00e9cutant, r\u00e9pondis-je. Un morceau bien \nex\u00e9cut\u00e9 est un r\u00e9gal divin, mais, s\u2019il l\u2019est mal !\u2026 \n \n\u2013 Allons, \u00e7a ira ! s\u2019\u00e9cria-t-il en riant de bon c\u0153ur. C\u2019est une \naffaire faite \u2013 si, bien entendu, l\u2019appartement vous pla\u00eet. \n \n\u2013 Quand le visiterons-nous ? \u2013 Venez me prendre demain midi. Nous irons tout r\u00e9gler en-\nsemble. \n \u2013 C\u2019est entendu, dis-je, en lui serrant la main. A midi pr\u00e9cis. \u00bb \n \nStamford et moi, nous le laiss\u00e2mes au milieu de ses produits \nchimiques et nous march\u00e2mes vers mon h\u00f4tel. Je m\u2019arr\u00eatai sou-\ndain, et, tourn\u00e9 vers lui : \n \u00ab A propos, demandai-je, \u00e0 quoi diable a-t-il vu que je reve-\nnais de l\u2019Afghanistan ? \u00bb \u2013 14 \u2013 \nMon compagnon eut un sourire \u00e9nigmatique. \n \n\u00ab Voil\u00e0 justement sa petite originalit\u00e9, dit-il. Il a un don de \ndivination extraordinaire. Plusieu rs ont cherch\u00e9 sans succ\u00e8s \u00e0 se \nl\u2019expliquer. \n \u2013 Oh ! un myst\u00e8re ? A la bonne heure ! dis-je en me frottant \nles mains. C\u2019est tr\u00e8s piquant. Je vo us sais gr\u00e9 de nous avoir mis en \nrapport. L\u2019\u00e9tude de l\u2019homme est, comme vous le savez, le propre \nde l\u2019homme. \n \n\u2013 Alors, \u00e9tudiez-le ! dit Stamford en prenant cong\u00e9 de moi. \nMais vous trouverez le probl\u00e8me \u00e9pineux !\u2026 Je parie qu\u2019il en ap-\nprendra plus sur vous que vous n\u2019 en apprendrez sur lui. Au plai-\nsir, Watson ! \n \n\u2013 Au plaisir ! \u00bb r\u00e9pondis-je. Je d\u00e9ambulai vers mon h\u00f4tel, fort intrigu\u00e9 par ma nouvelle \nrelation. \n \u2013 15 \u2013 Chapitre II \nLa science de la d\u00e9duction \n \nNous nous sommes retrouv\u00e9s le lendemain comme il avait \u00e9t\u00e9 \nconvenu et nous avons inspect\u00e9 l\u2019appartement au 221, Baker Street, dont il avait parl\u00e9 lors de notre rencontre. Le logis se com-posait de deux confortables chambres \u00e0 coucher et d\u2019un seul stu-dio, grand, bien a\u00e9r\u00e9, gaiement me ubl\u00e9 et \u00e9clair\u00e9 par deux larges \nfen\u00eatres. L\u2019appartement nous parut si agr\u00e9able et le prix, \u00e0 deux, \nnous sembla si mod\u00e9r\u00e9 que le ma rch\u00e9 fut conclu sur-le-champ et \nque nous en pr\u00eemes possession imm\u00e9diatement. Le soir m\u00eame je d\u00e9m\u00e9nageais de l\u2019h\u00f4tel tout ce que je poss\u00e9dais et le lendemain matin Sherlock Holmes me suivai t avec plusieurs malles et vali-\nses. Un jour ou deux, nous no us sommes occup\u00e9s \u00e0 d\u00e9baller et \u00e0 \narranger nos affaires du mieux possible. Cela fait, nous nous \nsommes install\u00e9s tout doucement et nous nous sommes accoutu-\nm\u00e9s \u00e0 notre nouveau milieu. \n Holmes n\u2019\u00e9tait certes pas un ho mme avec qui il \u00e9tait difficile \nde vivre. Il avait des mani\u00e8res paisibles et des habitudes r\u00e9guli\u00e8-res. Il \u00e9tait rare qu\u2019il f\u00fbt encore debout apr\u00e8s dix heures du soir et \ninvariablement, il avait d\u00e9jeun\u00e9 et \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 sorti avant que je ne \nme l\u00e8ve, le matin. Parfois il passa it toute la journ\u00e9e au laboratoire \nde chimie, d\u2019autres fois, c\u2019\u00e9tait dans les salles de dissection, et de temps \u00e0 autre en de longues promenades qui semblaient le mener dans les quartiers les plus sordides de la ville. Rien ne pouvait d\u00e9passer son \u00e9nergie quand une crise de travail le prenait ; mais \u00e0 \nl\u2019occasion une forme de l\u00e9thargie s\u2019emparait de lui et, pendant plusieurs jours de suite, il restait couch\u00e9 sur le canap\u00e9 du studio, pronon\u00e7ant \u00e0 peine un mot, bougeant \u00e0 peine un muscle du matin jusqu\u2019au soir. En ces circonstances j\u2019ai remarqu\u00e9 dans ses yeux une expression si vide, si r\u00eaveuse que j\u2019aurais pu le soup\u00e7onner de s\u2019adonner \u00e0 l\u2019usage de quelque narcotique, si la sobri\u00e9t\u00e9 et la rec-\ntitude de toute sa vie n\u2019eussent interdit une telle supposition. \n \u2013 16 \u2013 \u00c0 mesure que les semaines s\u2019\u00e9coulaient, l\u2019int\u00e9r\u00eat et la curiosi-\nt\u00e9 avec lesquels je me demandais quel but il poursuivait devinrent peu \u00e0 peu plus grands et plus profonds. Sa personne m\u00eame et son aspect \u00e9taient tels qu\u2019ils ne pouvaient pas ne pas attirer l\u2019attention de l\u2019observateur le plus fortuit. Il mesurait un peu plus \nd\u2019un m\u00e8tre quatre-vingts, mais il \u00e9tait si maigre qu\u2019il paraissait \nbien plus grand. Ses yeux \u00e9taient aigus et per\u00e7ants, except\u00e9 pen-dant ces intervalles de torpeur auxq uels j\u2019ai fait allusion, et son \nmince nez aquilin donnait \u00e0 toute son expression un air de vivaci-t\u00e9 et de d\u00e9cision. Son menton pro\u00e9minent et carr\u00e9 indiquait l\u2019homme r\u00e9solu. Ses mains \u00e9taient constamment tach\u00e9es d\u2019encre et de produits chimiques et pourtant il avait une d\u00e9licatesse extraordinaire du toucher, ainsi que j\u2019avais eu fr\u00e9quemment l\u2019occasion de le constater en le regardant manipuler ses fragiles \ninstruments. \n Il se peut que le lecteur me consid\u00e8re comme incorrigible-\nment indiscret quand j\u2019avoue \u00e0 quel point cet homme excitait ma curiosit\u00e9 et combien de fois j\u2019ai tent\u00e9 de percer le silence qu\u2019il ob-servait \u00e0 l\u2019\u00e9gard de tout ce qui le concernait. Avant de me juger, \npourtant, qu\u2019on se rappelle \u00e0 quel point ma vie \u00e9tait alors sans objet et combien peu de choses \u00e9taient capables de retenir mon \nattention. Ma sant\u00e9 m\u2019emp\u00eachait de m\u2019aventurer au-dehors \u00e0 moins que le temps ne f\u00fbt except ionnellement beau ; je n\u2019avais \naucun ami qui v\u00eent me rendre visite et rompre la monotonie de mon existence quotidienne. Dans ce s conditions j\u2019accueillais avec \nempressement le petit myst\u00e8re qui entourait mon compagnon et je passais une grande partie de mon temps \u00e0 m\u2019efforcer de le r\u00e9-\nsoudre. \n \nIl n\u2019\u00e9tudiait pas la m\u00e9decine. Lui-m\u00eame, en r\u00e9ponse \u00e0 une \nquestion, m\u2019avait confirm\u00e9 l\u2019opinio n de Stamford \u00e0 ce sujet. Il \nsemblait n\u2019avoir suivi aucune s\u00e9ri e de cours qui fussent de nature \n\u00e0 lui valoir un dipl\u00f4me dans une science quelconque ou \u00e0 lui ou-\nvrir l\u2019acc\u00e8s des milieux scientifiq ues. Et pourtant son z\u00e8le pour \ncertaines \u00e9tudes \u00e9tait remarquable, et, dans certaines limites, ses \nconnaissances \u00e9taient si extraordinairement vastes et minutieu-ses que ses observations m\u2019ont bel et bien \u00e9tonn\u00e9. \u00c0 coup s\u00fbr, nul \u2013 17 \u2013 homme ne voudrait travailler avec tant d\u2019acharnement pour ac-\nqu\u00e9rir des informations si pr\u00e9cises , s\u2019il n\u2019avait en vue un but bien \nd\u00e9fini. Les gens qui s\u2019instruisent \u00e0 b\u00e2tons rompus se font rare-\nment remarquer par l\u2019exactitude de leur savoir. Personne ne s\u2019encombre l\u2019esprit de petites chos es sans avoir \u00e0 cela de bonnes \nraisons. \n Son ignorance \u00e9tait aussi remarquable que sa science. De la \nlitt\u00e9rature contemporaine, de la philosophie, de la politique, il paraissait ne savoir presque rien. Un jour que je citais Carlyle, il \nme demanda de la fa\u00e7on la plus ca ndide qui \u00e7a pouvait \u00eatre et ce \nqu\u2019il avait fait. Ma surprise fut \u00e0 son comble, pourtant, quand je \nd\u00e9couvris qu\u2019il ignorait la th\u00e9ori e de Copernic et la composition \ndu syst\u00e8me solaire. Qu\u2019un \u00eatre hu main civilis\u00e9, au dix-neuvi\u00e8me \nsi\u00e8cle, ne s\u00fbt pas que la terre tour nait autour du soleil me parut \n\u00eatre une chose si extraordinaire que je pouvais \u00e0 peine le croire. \n \n\u2013 Vous paraissez \u00e9tonn\u00e9, me dit-il, en soupirant de ma stup\u00e9-\nfaction. Mais, maintenant que je le sais, je ferai de mon mieux \npour l\u2019oublier. \n \n\u2013 Pour l\u2019oublier ! \u2013 Voyez-vous, je consid\u00e8re que le cerveau de l\u2019homme est, \u00e0 \nl\u2019origine, comme une petite mansarde vide et que vous devez y entasser tels meubles qu\u2019il vous pl a\u00eet. Un sot y entasse tous les \nfatras de toutes sortes qu\u2019il renc ontre, de sorte que le savoir qui \npourrait lui \u00eatre utile se trouve \u00e9cras\u00e9 ou, en mettant les choses \nau mieux, m\u00eal\u00e9 \u00e0 un tas d\u2019autres choses, si bien qu\u2019il est difficile de mettre la main dessus. L\u2019ouvr ier adroit, au contraire, prend \ngrand soin de ce qu\u2019il met dans la mansarde, dans son cerveau. Il \nn\u2019y veut voir que les outils qui peuvent l\u2019aider dans son travail, \nmais il en poss\u00e8de un grand assortiment et tous sont rang\u00e9s dans un ordre parfait. C\u2019est une erreur de croire que cette petite cham-\nbre a des murs \u00e9lastiques et qu\u2019elle peut s\u2019\u00e9tendre ind\u00e9finiment. Soyez-en s\u00fbr il vient un moment o\u00f9, pour chaque nouvelle connaissance que nous acqu\u00e9rons, nous oublions quelque chose \u2013 18 \u2013 que nous savons. Il est donc de la plus haute importance de ne \npas acqu\u00e9rir des notions inutiles qui chassent les faits utiles. \n \n\u2013 Mais le syst\u00e8me solaire ! protestai-je. \n \n\u2013 En quoi diable m\u2019importe-t-il ? et sa voix \u00e9tait impatiente. \nVous dites que nous tournons autour du soleil ; si nous tournions autour de la lune \u00e7a ne ferait pa s deux liards de diff\u00e9rence pour \nmoi ou pour mon travail ! \n \nJ\u2019\u00e9tais sur le point de lui demander ce que ce travail pouvait \n\u00eatre, mais quelque chose dans sa mani\u00e8re me montra que la ques-\ntion ne serait pas bien accueilli e. Je r\u00e9fl\u00e9chis toutefois \u00e0 notre \ncourte conversation, et m\u2019effor\u00e7ai d\u2019en tirer mes d\u00e9ductions. Il m\u2019avait dit qu\u2019il ne voulait pas acqu\u00e9rir des connaissances qui soient sans rapport avec son travail. Par cons\u00e9quent, toute la science qu\u2019il poss\u00e9dait \u00e9tait suscep tible de lui servir. J\u2019\u00e9num\u00e9rai, \nen pens\u00e9e, les domaines divers dans lesquels il m\u2019avait laiss\u00e9 voir \nqu\u2019il \u00e9tait bien inform\u00e9. Je pris m\u00eame un crayon et les notai sur le papier. Quand j\u2019eus termin\u00e9 mon bilan, je ne pus m\u2019emp\u00eacher \nd\u2019en sourire. Le voici : \n \nSherlock Holmes \u2013 Ses limites \n1. Connaissances en Litt\u00e9rature : N\u00e9ant. 2. Connaissances en Philosophie : N\u00e9ant. \n3. Connaissances en Astronomie : N\u00e9ant. \n4. Connaissances en Politique : Faibles. \n5. Connaissances en Botanique : M\u00e9diocres, conna\u00eet bien la \nbelladone, l\u2019opium et les poisons en g\u00e9n\u00e9ral. Ignore tout du jardi-\nnage. \n6. Connaissances en G\u00e9ologie : Pratiques, mais limit\u00e9es. Dit \nau premier coup d\u2019\u0153il les diff\u00e9rentes esp\u00e8ces de sol ; apr\u00e8s certai-nes promenades a montr\u00e9 des taches sur son pantalon et m\u2019a dit, en raison de leur couleur et de leur consistance, de quelle partie \nde Londres elles provenaient. \n7. Connaissances en Chimie : Tr\u00e8s fort. 8. Connaissances en Anatomie : Pr\u00e9cis, mais sans syst\u00e8me. \u2013 19 \u2013 9. Connaissances en Litt\u00e9rature passionnelle : Immenses. Il \nsemble conna\u00eetre tous les d\u00e9tails de toutes les horreurs commises \npendant ce si\u00e8cle. \n10. Joue bien du violon. \n11. Est un ma\u00eetre \u00e0 la cann e, \u00e0 la boxe et \u00e0 l\u2019\u00e9p\u00e9e. \n12. Bonne connaissance pratique de la loi anglaise. Quand j\u2019en fus arriv\u00e9 l\u00e0 de ma li ste, de d\u00e9sespoir je la jetai au \nfeu. \n \n\u00ab Si je ne puis trouver ce que cet homme a en vue en faisant \naller de front toutes ces qualit\u00e9s et si je suis incapable de d\u00e9cou-\nvrir une profession qui les requiert toutes, me dis-je, autant y re-\nnoncer tout de suite. \u00bb \n \nJe vois que j\u2019ai fait allusion plus haut \u00e0 ses talents de violo-\nniste. Son don sous ce rapport \u00e9tait tr\u00e8s grand, mais aussi excen-trique que tous les autres. Qu\u2019il p\u00fbt s\u2019attaquer \u00e0 des partitions \ndifficiles, je le savais, parce que, \u00e0 ma pri\u00e8re il m\u2019avait jou\u00e9 quel-ques Lieder de Mendelssohn et de me s autres compositeurs favo-\nris ; cependant il ne consentait que rarement \u00e0 jouer des mor-\nceaux connus. \n Le soir, renvers\u00e9 dans son fauteuil, il fermait les yeux et, \ncomme en pensant \u00e0 autre chose, grattait son violon qu\u2019il avait \npos\u00e9 sur ses genoux. Parfois les cordes \u00e9taient sonores et m\u00e9lan-coliques, parfois fantasques et joyeuses. De toute \u00e9vidence, elles refl\u00e9taient les pens\u00e9es qui l\u2019occupaient, mais quant \u00e0 savoir si la musique l\u2019aidait \u00e0 penser ou si le jeu \u00e9tait simplement le r\u00e9sultat d\u2019un caprice ou d\u2019une fantaisie, c\u2019est plus que je ne saurais dire. J\u2019aurais pu protester contre ces solos exasp\u00e9rants, si cela ne \ns\u2019\u00e9tait ordinairement termin\u00e9 par une succession rapide de mes airs favoris qui constituait en quelque sorte une l\u00e9g\u00e8re compensa-\ntion pour l\u2019\u00e9preuve \u00e0 laquelle ma patience \u00e9tait soumise. \n \u2013 20 \u2013 \n \n \nPendant la premi\u00e8re semaine nous n\u2019e\u00fbmes pas de visiteurs \net je commen\u00e7ais \u00e0 croire que mon compagnon avait aussi peu d\u2019amis que moi-m\u00eame. Bient\u00f4t, toutefois, je m\u2019aper\u00e7us qu\u2019il avait beaucoup de connaissances, et cela dans les classes les plus diver-ses de la soci\u00e9t\u00e9. Ce fut d\u2019abord un petit bon homme bl\u00eame, \u00e0 fi-gure de rat et aux yeux somb res qui me fut pr\u00e9sent\u00e9 comme \nM . L e s t r a d e e t q u i v i n t t r o i s o u q u a t r e f o i s d a n s l a m \u00ea m e s e -maine. Un matin, ce fut une jeun e fille qui vint. Habill\u00e9e \u00e0 la der-\nni\u00e8re mode, elle s\u2019attarda une heure, si ce n\u2019est plus. L\u2019apr\u00e8s-midi du m\u00eame jour amena un visiteur assez pauvrement v\u00eatu ; il \u00e9tait \ngrisonnant et ressemblait \u00e0 un colp orteur juif ; il me parut fort \nexcit\u00e9 et il fut suivi de tr\u00e8s pr\u00e8s par une femme d\u00e9j\u00e0 avanc\u00e9e en \u00e2ge et tout \u00e0 fait n\u00e9glig\u00e9e. En une autre occasion, un monsieur \u00e0 cheveux blancs eut avec lui une en trevue ; un autre jour vint un \nporteur de gare, dans son uniforme de velours. Quand l\u2019un de ces \nind\u00e9finissables visiteurs se pr\u00e9sen tait, Holmes me priait de le \nlaisser disposer du studio et je me retirais dans ma chambre. II ne \nmanquait jamais de s\u2019excuser de me d\u00e9ranger ainsi : \n \n\u2013 Il faut, disait-il, que cette pi\u00e8ce me serve de cabinet \nd\u2019affaires ! Ces gens sont mes clients. \n \u2013 21 \u2013 C\u2019\u00e9tait une nouvelle occasion de lui demander de but en blanc \nde quelles affaires il s\u2019agissait, mais mes scrupules \nm\u2019emp\u00eachaient de forcer un homme \u00e0 se confier \u00e0 moi. \n Je m\u2019imaginais alors qu\u2019il avait de graves raisons de ne pas y \nfaire allusion. Toutefois il dissipa bient\u00f4t cette id\u00e9e en abordant \nlui-m\u00eame ce sujet. C\u2019\u00e9tait, j\u2019ai de bonnes raisons de m\u2019en souve-nir, le 4 mars. Ce jour-l\u00e0 je m\u2019\u00e9tais lev\u00e9 un peu plus t\u00f4t que d\u2019habitude et j\u2019avais constat\u00e9 que Sherlock Holmes n\u2019avait pas \nencore achev\u00e9 son petit d\u00e9jeuner. Notre h\u00f4tesse \u00e9tait tellement habitu\u00e9e \u00e0 mes heures tardives qu\u2019elle n\u2019avait pas mis mon cou-vert ou pr\u00e9par\u00e9 mon caf\u00e9. Avec une vivacit\u00e9 irr\u00e9fl\u00e9chie, j\u2019agitai la \nsonnette et, assez s\u00e8chement, lui d\u00e9clarai que j\u2019\u00e9tais pr\u00eat. L\u00e0-dessus, je pris sur la table une re vue et essayai de lire pour passer \nle temps pendant que mon compagnon mangeait en silence ses r\u00f4ties. Le titre d\u2019un des articles de la revue avait \u00e9t\u00e9 marqu\u00e9 d\u2019un \ncoup de crayon ; naturellement je me mis \u00e0 le parcourir. \n \nSous un titre plut\u00f4t pr\u00e9tentieux \u00ab Le Livre de la Vie \u00bb, il es-\nsayait de montrer tout ce qu\u2019un observateur pouvait apprendre d\u2019un examen minutieux et syst\u00e9mat ique de tout ce qui se pr\u00e9sen-\ntait \u00e0 lui. Le tout me parut un remarquable m\u00e9lange de finesse et \nd\u2019absurdit\u00e9. Le raisonnement \u00e9tait serr\u00e9, mais les d\u00e9ductions me paraissaient tir\u00e9es par les cheveu x et exag\u00e9r\u00e9es. L\u2019auteur pr\u00e9ten-\ndait p\u00e9n\u00e9trer les pens\u00e9es les pl us intimes d\u2019un homme par une \nexpression momentan\u00e9e de sa figure, par le mouvement d\u2019un muscle, par un regard fugitif. Pour une personne rompue \u00e0 obser-ver et \u00e0 analyser, l\u2019erreur devenait chose impossible. Ses conclu-sions \u00e9taient aussi infaillibles qu\u2019autant de propositions d\u2019Euclide. Ses r\u00e9sultats apparais saient si \u00e9tourdissants aux non-\niniti\u00e9s, que, tant qu\u2019ils ne conna issaient pas la m\u00e9thode pour les \nobtenir, ils pouvaient soup\u00e7onner leur auteur d\u2019\u00eatre sorcier. \n \n\u00ab En partant d\u2019une goutte d\u2019eau, disait l\u2019auteur, un logicien \npourrait d\u00e9duire la possibilit\u00e9 d\u2019 un oc\u00e9an Atlantique ou d\u2019un Nia-\ngara, sans avoir vu l\u2019un ou l\u2019autr e, sans m\u00eame en avoir jamais en-\ntendu parler. Ainsi toute la vie est une vaste cha\u00eene dont la nature \nnous devient connue chaque fois qu\u2019on nous en montre un seul \u2013 22 \u2013 anneau. Comme tous les autres arts , la Science de la D\u00e9duction et \nde l\u2019Analyse est un art que l\u2019on ne peut acqu\u00e9rir que par une lon-\ngue et patiente \u00e9tude, et la vie n\u2019est pas assez longue pour permet-\ntre \u00e0 un homme, quel qu\u2019il soit, d\u2019 atteindre \u00e0 la plus haute perfec-\ntion possible en cet art. Avant de s\u2019appliquer aux aspects moraux et mentaux de ce sujet qui sont ceux qui pr\u00e9sentent les plus gran-des difficult\u00e9s, le chercheur fera bien de commencer par r\u00e9soudre des probl\u00e8mes plus \u00e9l\u00e9mentaires. Quand il rencontre un homme, qu\u2019il apprenne, rien qu\u2019en le rega rdant, \u00e0 conna\u00eetre l\u2019histoire de \ncet homme, la profession, son m\u00e9ti er. Tout pu\u00e9ril que cet exercice \npuisse para\u00eetre, il aiguise les facu lt\u00e9s d\u2019observation et il vous ap-\nprend o\u00f9 l\u2019on doit regarder et ce que l\u2019on doit chercher. Les on-gles d\u2019un homme, les manches de son v\u00eatement, les genoux de son pantalon, les callosit\u00e9s de son index et de son pouce, ses manchettes, son attitude, toutes ces choses r\u00e9v\u00e8lent nettement le m\u00e9tier d\u2019un individu. Il est pres que inconcevable que, si tous ces \n\u00e9l\u00e9ments sont r\u00e9unis, ils ne suffisent pas pour \u00e9clairer le cher-\ncheur exp\u00e9riment\u00e9. \u00bb \n \u2013 Quel impossible fatras ! criai-je, en rejetant la revue sur la \ntable. Je n\u2019ai de ma vie lu de telles sornettes. \n \u2013 Qu\u2019est-ce que c\u2019est ? dit Sherlock Holmes. \n \n\u2013 Eh bien ! cet article ! Je vois que vous l\u2019avez lu, puisque \nv o u s l \u2019 a v e z m a r q u \u00e9 . J e n e n i e p o i n t q u \u2019 i l s o i t b i e n \u00e9 c r i t . M a i s i l m\u2019irrite tout de m\u00eame. Il est \u00e9vident que c\u2019est l\u00e0 une th\u00e9orie b\u00e2tie par un oisif qui, dans son fauteuil, de son cabinet de travail, d\u00e9-roule gentiment tous ces petits paradoxes. J\u2019aimerais le coincer dans un wagon de seconde classe du m\u00e9tro pour lui demander de me dire les m\u00e9tiers de tous les vo yageurs. J\u2019engagerais avec lui un \npari \u00e0 mille contre un. \n \u2013 Vous perdriez votre argent. Quant \u00e0 l\u2019article, j\u2019en suis \nl\u2019auteur. \n \u2013 Vous ? \u2013 23 \u2013 \n\u2013 Oui. L\u2019observation et la d\u00e9duction, j\u2019ai un faible pour ces \ndeux choses-l\u00e0. Les th\u00e9ories que j\u2019ai formul\u00e9es l\u00e0 et qui vous sem-blent si chim\u00e9riques sont, en r\u00e9al it\u00e9, extr\u00eamement pratiques, si \npratiques que j\u2019en d\u00e9pends pour mon pain et mon sel. \n \n\u2013 En quoi ? dis-je, involontairement. \u2013 Eh bien ! j\u2019ai un m\u00e9tier qui m\u2019est propre. Je suppose que je \nsuis son seul adepte au monde. Je suis d\u00e9tective consultant, si \nvous pouvez comprendre ce que c\u2019 est. Ici, \u00e0 Londres, nous avons \ndes quantit\u00e9s de d\u00e9tectives officiels, des quantit\u00e9s de d\u00e9tectives priv\u00e9s. Quand ces gens-l\u00e0 se trou vent en d\u00e9faut, ils viennent \u00e0 \nmoi et je m\u2019arrange pour les re mettre sur la bonne piste. Ils \nm\u2019exposent les faits, les t\u00e9moignage s et je peux, en g\u00e9n\u00e9ral, gr\u00e2ce \n\u00e0 ma connaissance de l\u2019histoire cr iminelle, leur indiquer la bonne \nvoie. Il y a une forte ressemblance de famille entre tous les m\u00e9-faits, et si on poss\u00e8de sur le bout des doigts les d\u00e9tails d\u2019un millier de crimes, il est bien extraordinaire que l\u2019on ne puisse d\u00e9brouiller le mille et uni\u00e8me. Lestrade est un d\u00e9tective bien connu. Derni\u00e8-rement il s\u2019est fourvoy\u00e9 \u00e0 propos d\u2019une histoire de faux, et c\u2019est ce \nqui l\u2019a amen\u00e9 ici. \n \u2013 Et les autres ? \n \n\u2013 Ils me viennent pour la plupart d\u2019agences de recherches \npriv\u00e9es. Ce sont des gens qui se trouvent dans l\u2019embarras pour une chose ou une autre et qui ont besoin d\u2019\u00eatre renseign\u00e9s, d\u2019y voir plus clair. J\u2019\u00e9coute leur histoire, ils \u00e9coutent mes conseils et \nj\u2019empoche mes honoraires. \n \u2013 Mais vous ne pr\u00e9tendez pas que, sans quitter votre cham-\nbre, vous pouvez r\u00e9soudre ces diffi cult\u00e9s \u00e0 quoi d\u2019autres n\u2019ont pu \nrien comprendre, alors qu\u2019eux ont tout vu ? \n \n\u2013 Exactement. J\u2019ai sous ce rapp ort une sorte d\u2019intuition. De \ntemps en temps il se pr\u00e9sente un cas plus compliqu\u00e9. Alors il faut \u2013 24 \u2013 que je me d\u00e9m\u00e8ne un peu et que je voie les choses de mes propres \nyeux. Vous comprenez, j\u2019ai \u00e9norm\u00e9ment de connaissances sp\u00e9cia-les que j\u2019applique au probl\u00e8me et qui me facilitent \u00e9tonnamment \nles choses. Les r\u00e8gles de d\u00e9duction expos\u00e9es dans l\u2019article qui vient de provoquer votre m\u00e9pris me sont d\u2019une valeur inestimable dans la pratique. L\u2019observation, chez moi, est une seconde nature. \nVous avez paru surpris quand, \u00e0 notre premi\u00e8re rencontre, je \nvous ai dit que vous reveniez de l\u2019Afghanistan. \n \n\u2013 On vous l\u2019avait dit, sans doute. \n \n\u2013 Pas du tout. Je savais que vo us reveniez de l\u2019Afghanistan. \nPar suite d\u2019une longue habitude, to ute une s\u00e9rie de pens\u00e9es m\u2019a si \nrapidement travers\u00e9 l\u2019esprit que je suis arriv\u00e9 \u00e0 cette conclusion sans avoir eu conscience des \u00e9tapes interm\u00e9diaires. Ces \u00e9tapes existent pourtant. Mon raisonneme nt coordonn\u00e9, le voici. Ce gen-\ntleman est du type m\u00e9decin, mais il a l\u2019air d\u2019un militaire. S\u00fbre-ment c\u2019est un major. Il revient des tropiques, car son visage est tr\u00e8s brun, mais ce n\u2019est pas la co uleur naturelle de sa peau, puis-\nque ses poignets sont blancs. Il a endur\u00e9 des privations, il a \u00e9t\u00e9 malade : son visage l\u2019indique clairement. Il a \u00e9t\u00e9 bless\u00e9 au bras, \u00e0 en juger par la raideu r peu naturelle de celui-ci. Dans quelle par-\ntie des tropiques un major de l\u2019ar m\u00e9e anglaise peut-il avoir subi \ntant de privations et avoir \u00e9t\u00e9 bless\u00e9 au bras ? \u00c9videmment en Afghanistan. Tout cet encha\u00eenement de pens\u00e9es n\u2019a pas pris une s e c o n d e e t j e v o u s a i f a i t c e t t e r e m a r q u e q u e v o u s v e n i e z d e \nl\u2019Afghanistan, dont vous avez \u00e9t\u00e9 \u00e9tonn\u00e9. \n \n\u2013 Expliqu\u00e9 ainsi, c\u2019est assez simple, dis-je en souriant. Vous \nme rappelez le Dupin de Poe. Je ne supposais pas qu\u2019un type de \nce genre existait en dehors des romans. \n \nSherlock Holmes se leva et alluma sa pipe. \n \n\u2013 Sans doute croyez-vous me faire un compliment en me \ncomparant \u00e0 Dupin. Or, \u00e0 mon avis, Dupin \u00e9tait un \u00eatre tr\u00e8s inf\u00e9-rieur. Cette fa\u00e7on qu\u2019il avait de deviner les pens\u00e9es de ses amis \u2013 25 \u2013 apr\u00e8s un quart d\u2019heure de silence \u00e9tait tr\u00e8s pr\u00e9tentieuse et super-\nficielle. Il avait, sans doute, un certain g\u00e9nie de l\u2019analyse, mais il \nn\u2019\u00e9tait nullement un ph\u00e9nom\u00e8ne comme Poe semblait l\u2019imaginer. \n \u2013 Avez-vous lu les ouvrages de Gaboriau ? Lecoq approche-t-\nil de votre id\u00e9e d\u2019un d\u00e9tective ? \n Sherlock Holmes eut un mouvement ironique. \n \n\u2013 Lecoq, dit-il d\u2019un ton irrit\u00e9, Lecoq \u00e9tait un gaffeur. Il n\u2019avait \nqu\u2019une chose en sa faveur : son \u00e9n ergie. Ce livre m\u2019a positivement \nrendu malade. Il s\u2019agissait d\u2019identi fier un prisonnier inconnu. Je \nl\u2019aurais fait, moi, en vingt-quatre heures. Lecoq y a mis un mois ou presque. Cet ouvrage pourrait constituer \u00e0 l\u2019usage des d\u00e9tecti-ves un livre \u00e9l\u00e9mentaire destin\u00e9 \u00e0 leur apprendre ce qu\u2019il faut \u00e9vi-\nter. \n Je ressentais quelque indignation de voir ainsi maltraiter \ndeux personnages que j\u2019avais admi r\u00e9s. Je m\u2019avan\u00e7ai jusqu\u2019\u00e0 la \nfen\u00eatre et restai l\u00e0 \u00e0 regarder la rue affair\u00e9e, en pensant : \u00abCe gar-\n\u00e7on-l\u00e0 est peut-\u00eatre tr\u00e8s fort, mais il est certainement tr\u00e8s fat.\u00bb \n \nIl n\u2019y a pas de crimes et il n\u2019y a pas de criminels de nos jours, \ndit-il d\u2019un ton de regret. \u00c0 quoi cela sert-il d\u2019avoir un cerveau dans notre profession ? Je sais bi en que j\u2019ai en moi ce qu\u2019il faut \npour que mon nom devienne c\u00e9l\u00e8br e. Il n\u2019y a aucun homme, il n\u2019y \nen a jamais eu qui ait apport\u00e9 une telle somme d\u2019\u00e9tude et de ta-lent naturel \u00e0 la d\u00e9duction du crime. Et quel en est le r\u00e9sultat ? Il \nn\u2019y a pas de crimes \u00e0 d\u00e9couvrir ; tout au plus quelque maladroite \ncrapulerie ayant des motifs si tr ansparents que m\u00eame un agent de \nScotland Yard y voit clair tout de suite. \n \nSa mani\u00e8re pr\u00e9tentieuse continuait de m\u2019ennuyer ; je crus \nqu\u2019il valait mieux changer le sujet de la conversation. \n \u2013 26 \u2013 \u2013 Je me demande ce que cherche ce type l\u00e0-bas, demandai-je, \nd\u00e9signant un grand individu habill\u00e9 simplement qui suivait \nl\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue, en exam inant anxieusement les num\u00e9ros. \n Il tenait \u00e0 la main une grande enveloppe bleue et, de toute \n\u00e9vidence, portait un message. \n \n\u2013 Vous parlez de ce sergent d\u2019in fanterie de marine ? dit Sher-\nlock Holmes. \n \n\u00ab Pr\u00e9tention et vantardise ! pensai-je \u00e0 part moi. Il sait bien \nque je ne peux v\u00e9rifier ce qu\u2019il pr\u00e9tend deviner. \u00bb \n Cette pens\u00e9e m\u2019avait \u00e0 peine pass\u00e9 par la t\u00eate que l\u2019homme \nque nous regardions, apercevant le num\u00e9ro de notre maison, tra-versa la rue en courant. Nous entend\u00eemes frapper bruyamment \u00e0 \nla porte d\u2019entr\u00e9e, puis une grosse voix, et enfin des pas lourds qui \nmontaient l\u2019escalier. \n \n \n \u2013 27 \u2013 \u2013 Pour M. Sherlock Holmes, dit-il en entrant dans notre stu-\ndio et en tendant la lettre \u00e0 mon ami. \n Une occasion se pr\u00e9sentait de rabattre un peu la vanit\u00e9 de \nHolmes qui ne la pr\u00e9voyait gu\u00e8re to ut \u00e0 l\u2019heure, quand il se livrait \n\u00e0 ses conjectures hasardeuses. \n \n\u2013 Puis-je vous demander, mon brave, dis-je doucement, quel \nest votre m\u00e9tier ? \n \n\u2013 Commissionnaire, monsieur, di t-il d\u2019une voix brusque. Mon \nuniforme est en r\u00e9paration. \n \n\u2013 Et qu\u2019est-ce que vous faisiez avant ? \n Ce disant, je regardais malicieusement mon compagnon. \n \n\u2013 Sergent, monsieur, dans l\u2019infa nterie de marine. Pas de r\u00e9-\nponse, monsieur ? Parfait. \n Il fit claquer ses talons l\u2019un contre l\u2019autre, leva la main pour \nnous saluer et disparut. \n \u2013 28 \u2013 Chapitre III \nLe myst\u00e8re de Lauriston Gardens \n \nCette preuve toute fra\u00eeche que les th\u00e9ories de mon compa-\ngnon \u00e9taient applicables m\u2019\u00e9branla. Du m\u00eame coup, cr\u00fbt mon respect pour sa puissance d\u2019analys e. Toutefois, je me demandais \nencore si tout cela n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 pr\u00e9par\u00e9 pour m\u2019\u00e9blouir ; mais quel int\u00e9r\u00eat aurait eu Sherlock Holmes \u00e0 m\u2019en imposer de la \nsorte ? Je le regardai ; il avait fini de lire la lettre et ses yeux avaient pris une expression vague, terne, qui marquait chez lui la \npr\u00e9occupation. \n \n\u00ab Comment diable avez-vous pu deviner cela ? demandai-je. \n \u2013 Deviner quoi ? fit-il sans am\u00e9nit\u00e9. \n \n\u2013 Eh bien, qu\u2019il \u00e9tait un sergent de marine en retraite ? \u2013 Je n\u2019ai pas de temps \u00e0 perdre en bagatelles ! r\u00e9pondit-il \navec brusquerie avant d\u2019ajouter dans un sourire : excusez ma ru-desse ! Vous avez rompu le fil de mes pens\u00e9es. Mais c\u2019est peut-\u00eatre aussi bien. Ainsi donc vous ne voyiez pas que cet homme \n\u00e9tait un sergent de marine ? \n \u2013 Non, certainement pas ! \n \n\u2013 D\u00e9cid\u00e9ment, l\u2019explication de ma m\u00e9thode me co\u00fbte plus \nque son application ! Si l\u2019on vous demandait de prouver que deux \net deux font quatre, vous seriez peut-\u00eatre embarrass\u00e9 ; et cepen-dant, vous \u00eates s\u00fbr qu\u2019il en est ains i. Malgr\u00e9 la largeur de la rue, \nj\u2019avais pu voir une grosse ancre bleue tatou\u00e9e sur le dos de la main du gaillard. Cela sentait la mer. Il avait la d\u00e9marche mili-\ntaire et les favoris r\u00e9glementaires ; c\u2019\u00e9tait, \u00e0 n\u2019en pas douter, un \nmarin. Il avait un certain air de commandement et d\u2019importance. Rappelez-vous son port de t\u00eate et le balancement de sa canne ! En outre, son visage annon\u00e7ait un homme d\u2019\u00e2ge moyen, s\u00e9rieux, res-\u2013 29 \u2013 pectable. Tous ces d\u00e9tails m\u2019ont amen\u00e9 \u00e0 penser qu\u2019il \u00e9tait ser-\ngent. \n \n\u2013 C\u2019est merveilleux ! m\u2019\u00e9criai-je. \n \n\u2013 Peuh ! L\u2019enfance de l\u2019art ! dit Holmes, mais d\u2019un air qui me \nparut trahir sa satisfaction devant ma surprise et mon admiration \nmanifestes. Tout \u00e0 l\u2019heure, j\u2019ai dit qu\u2019il n\u2019y avait plus de criminels. \nJ\u2019avais tort, \u00e0 ce qu\u2019il para\u00eet. Voyez plut\u00f4t. \u00bb \n \nIl me lan\u00e7a la lettre apport\u00e9e par le commissionnaire. \u00ab C\u2019est \u00e9pouvantable ! m\u2019\u00e9criai-je apr\u00e8s avoir parcouru quel-\nques lignes. \n \n\u2013 Voil\u00e0 qui semble, en effet sortir de l\u2019ordinaire, dit-il avec \nsang-froid. Auriez-vous l\u2019obligeance de me la relire \u00e0 haute voix ? \n \nVoici la lettre : \n\u00ab Cher Monsieur Sherlock Holmes, \n\u00ab Il y a eu une triste affaire au num\u00e9ro trois de Lauriston \nGardens, qui aboutit \u00e0 Brixton Road. Vers deux heures du matin, notre agent de service vit une lumi \u00e8re dans la maison ; ce fait \n\u00e9veilla ses soup\u00e7ons, car il s\u2019agit d\u2019une maison inhabit\u00e9e. Il trouva \nla porte ouverte et, dans la pi\u00e8ce de devant, qui est sans meuble, il \nd\u00e9couvrit la d\u00e9pouille mortelle d\u2019un individu bien mis, ayant dans sa poche des cartes au nom d\u2019Enoch J. Drebber, Cleveland, Ohio, U.S.A. Il n\u2019y a pas eu de vol et il n\u2019y a pas non plus d\u2019indice qui nous r\u00e9v\u00e8le la fa\u00e7on dont cet homme a trouv\u00e9 la mort. On a relev\u00e9 \ndes traces de sang dans la pi\u00e8ce, mais le cadavre ne porte aucune \nblessure. Nous ne nous expliquons pas sa pr\u00e9sence dans cette maison vide ; en fait, cette affaire est un casse-t\u00eate ! Si vous pou-vez venir sur les lieux avant midi , vous m\u2019y trouverez. En atten-\ndant votre r\u00e9ponse, j\u2019ai laiss\u00e9 to ut comme c\u2019\u00e9tait. Si vous ne pou-\nvez pas venir, je vous communiquerai de plus amples d\u00e9tails. \u2013 30 \u2013 Vous m\u2019obligeriez beaucoup en me r\u00e9servant la faveur de me dire \nvotre opinion. \n \n\u00ab Agr\u00e9ez, cher Monsieur, etc. \nTobias Gregson. \u00bb \n \u00ab Gregson est le meilleur limier de Scotland Yard, dit mon \nami. Lui et Lestrade sont le dessus du panier, ce qui ne veut pas dire qu\u2019ils valent grand-chose ! Rapides et \u00e9nergiques, ils sont en revanche routiniers de fa\u00e7on scandaleuse. Par-dessus le march\u00e9, ils travaillent \u00e0 couteaux tir\u00e9s : jaloux l\u2019un de l\u2019autre comme des vedettes ! L\u2019affaire ne manquera pas de piquant si on les lance \ntous deux sur la piste ! \u00bb \n Sa tranquillit\u00e9 me renversait. Je m\u2019\u00e9criai : \n \n\u00ab Vous n\u2019avez pas un moment \u00e0 perdre ! Faut-il aller vous \nchercher un fiacre ? \n \u2013 Je ne sais pas encore si j\u2019irai l\u00e0-bas. Il n\u2019y a pas plus pares-\nseux que moi, du moins quand la flemme me prend ; d\u2019autres fois, \nje suis assez allant\u2026 \n \u2013 Mais c\u2019est la chance de votre vie, Holmes ! \n \n\u2013 Bah ! En supposant que je tire la chose au clair, vous pou-\nvez \u00eatre s\u00fbr que Gregson, Lestrade et consorts s\u2019en attribueront tout le m\u00e9rite. C\u2019est l\u2019inconv\u00e9nie nt de ne pas \u00eatre un personnage \nofficiel. \n \n\u2013 Gregson mendie votre aide\u2026 \n \n\u2013 En effet, il reconna\u00eet que je lui suis sup\u00e9rieur ; il me l\u2019avoue \nbien dans le t\u00eate-\u00e0-t\u00eate, mais il s\u2019arracherait la langue plut\u00f4t que d\u2019en convenir en pr\u00e9sence d\u2019un tiers ! Allons quand m\u00eame voir. Je ferai ma petite enqu\u00eate personnelle. Si je n\u2019y trouve pas mon \u2013 31 \u2013 compte, du moins je m\u2019amuserai aux d\u00e9pens de mes coll\u00e8gues\u2026 \nEn route ! \u00bb \n Chez lui succ\u00e9da soudain \u00e0 sa flemme un acc\u00e8s d\u2019activit\u00e9 ; il \nsauta sur son pardessus, puis : \n \u00ab Prenez votre chapeau, dit-il. \n \n\u2013 Vous voulez bien de moi ? \n\u2013 Oui, si vous n\u2019avez rien de mieux \u00e0 faire ! \u00bb \n \nL\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, nous roulions ensemble \u00e0 une allure verti-\ngineuse vers Brixton Road. \n \nLa matin\u00e9e \u00e9tait brumeuse, nuageuse. Le voile brun fonc\u00e9 qui \nenveloppait le toit des maisons semb lait le reflet des rues pleines \nde boue. Mon compagnon \u00e9tait en verve. Il discourait sur les vio-lons de Cr\u00e9mone, sur les m\u00e9rites relatifs du stradivarius et de \nl\u2019amati. Quant \u00e0 moi, je restais silencieux, d\u00e9prim\u00e9 par le temps \nmaussade comme par la lugubre affaire o\u00f9 nous nous engagions. \n A la fin, j\u2019interrompis Holmes au beau milieu de sa disserta-\ntion. \n \u00ab Vous ne semblez pas penser beaucoup \u00e0 l\u2019affaire. \n \n\u2013 Faute de donn\u00e9es, r\u00e9pondit-il. Chercher une explication \navant de conna\u00eetre tous les faits est une erreur capitale. Le juge-\nment s\u2019en trouve fauss\u00e9. \n \u2013 Vous aurez bient\u00f4t vos donn\u00e9es , dis-je. Car nous arrivons \u00e0 \nBrixton Road. Voici la maison, si je ne me trompe. \n \u2013 En effet\u2026 Conducteur, arr\u00eatez-nous ! \u00bb \n \u2013 32 \u2013 Nous en avions encore pour un e centaine de m\u00e8tres, mais il \ninsista pour descendre tout de suite. Nous f\u00eemes \u00e0 pied le reste du \nchemin. \n Le num\u00e9ro 3 de Lauriston Gardens offrait un aspect sinistre \net mena\u00e7ant. C\u2019\u00e9tait une des quatre maisons qui se dressaient en \nretrait \u00e0 quelque distance de la ru e ; deux d\u2019entre elles \u00e9taient ha-\nbit\u00e9es, les deux autres \u00e9taient vi des. La derni\u00e8re avait trois ran-\ng\u00e9es de fen\u00eatres sans rideaux, m\u00e9lancoliques, nues, d\u00e9sol\u00e9es ; ici et l\u00e0, sur les vitres sales, s\u2019\u00e9talait un \u00e9criteau : \u00ab A louer \u00bb. Un pe-tit jardin parsem\u00e9 de touffes de plantes malingres s\u00e9parait chaque maison de la rue ; il \u00e9tait trave rs\u00e9 par une all\u00e9e \u00e9troite de couleur \njaun\u00e2tre, m\u00e9lange d\u2019argile et de gravier. La pluie tomb\u00e9e pendant \nla nuit avait tout d\u00e9tremp\u00e9. Le jardin \u00e9tait bord\u00e9 par un mur de briques, haut d\u2019un m\u00e8tre et muni d\u2019une balustrade en bois. A ce \nmur \u00e9tait adoss\u00e9 un robuste agent de police entour\u00e9 d\u2019un petit groupe de badauds qui allongeaient le cou et \u00e9carquillaient les \nyeux dans le vain espoir de surp rendre quelque chose de l\u2019enqu\u00eate \nmen\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. \n \nJe m\u2019\u00e9tais imagin\u00e9 que Sherlock Holmes s\u2019engouffrerait dans \nla maison pour se plonger aussit\u00f4t en plein myst\u00e8re. \n \nAu contraire, il prit un air inso uciant qui, en la circonstance, \nfrisait l\u2019affectation ; nonchalamment, il arpenta le trottoir, effleu-rant du regard le sol, le ciel, le s maisons d\u2019en face, la balustrade. \nPuis il descendit l\u2019all\u00e9e ou plut\u00f4t la bordure d\u2019herbe qui longeait \nl\u2019all\u00e9e, les yeux riv\u00e9s au gazon. Il s\u2019arr\u00eata \u00e0 deux reprises. Une fois, je l\u2019entendis pousser un cri de joie. Le sol humide et argileux avait conserv\u00e9 les empreintes de plusieurs pas. Mais, comme les policiers, dans leurs all\u00e9es et ve nues, l\u2019avaient foul\u00e9 tant et plus, \nje ne pouvais m\u2019expliquer que mon compagnon p\u00fbt encore en es-p\u00e9rer quelque r\u00e9v\u00e9lation. Toutefois, je savais que l\u00e0 o\u00f9, moi, je \nn\u2019apercevais rien, lui distinguait une foule de choses : il m\u2019avait \nd\u00e9j\u00e0 donn\u00e9 une preuve extraordinaire de l\u2019acuit\u00e9 de son regard. \n \u2013 33 \u2013 A la porte d\u2019entr\u00e9e, un homme de haute taille nous accueillit ; \nil avait un visage blafard et des ch eveux couleur de lin ; il tenait \u00e0 \nla main un calepin. Il se pr\u00e9cip ita et serra avec reconnaissance la \nmain de mon compagnon. \n \u00ab C\u2019est vraiment chic \u00e0 vous d\u2019\u00eatre venu ! dit-il. J\u2019ai laiss\u00e9 tout \nintact. \n \n\u2013 A part le jardin, r\u00e9pondit mon ami en d\u00e9signant l\u2019all\u00e9e. Un \ntroupeau de bisons n\u2019aurait pas fa it plus de d\u00e9g\u00e2ts ! J\u2019esp\u00e8re que \nvous avez pris la pr\u00e9caution d\u2019examiner le terrain avant \nd\u2019autoriser vos hommes \u00e0 le pi\u00e9tiner\u2026 \n \n\u2013 C\u2019est que j\u2019ai eu beaucoup de choses \u00e0 faire l\u00e0-dedans, r\u00e9-\npondit \u00e9vasivement le d\u00e9tective. Mon coll\u00e8gue M. Lestrade est sur \nles lieux. J\u2019avais pens\u00e9 qu\u2019il s\u2019en chargerait. \u00bb \n \nHolmes me jeta un coup d\u2019\u0153il, puis relevant les sourcils : \n \n\u00ab Quand deux hommes tels que vous et Lestrade sont sur le \nm\u00eame terrain, dit-il ironiquement, que reste-t-il \u00e0 faire \u00e0 un troi-\nsi\u00e8me ? \u00bb \n \nGregson se frotta les mains content de lui-m\u00eame. \u00ab J\u2019estime que nous avons fait tout ce qui \u00e9tait en notre pou-\nvoir, r\u00e9pondit-il. Mais c\u2019est un ca s \u00e9trange et je connais votre go\u00fbt \npour ce genre d\u2019affaires. \n \u2013 Vous n\u2019\u00eates pas venu en fiacre ? demanda Sherlock Holmes. \n \n\u2013 Non. \n\u2013 Et Lestrade ? \n \u2013 Non plus\u2026 \u2013 34 \u2013 \n\u2013 Alors, allons voir la chambre. \u00bb \n \nSur cette conclusion inattendue, il p\u00e9n\u00e9tra \u00e0 grands pas dans \nla maison, suivi de Gregson \u00e9tonn\u00e9. \n Un petit corridor au plancher nu et poussi\u00e9reux conduisait \u00e0 \nla cuisine et \u00e0 l\u2019office. A gauche et \u00e0 droite, il y avait deux portes : l\u2019une \u00e9tait apparemment ferm\u00e9e depuis plusieurs semaines ; l\u2019autre donnait sur la salle \u00e0 manger, la pi\u00e8ce m\u00eame o\u00f9 s\u2019\u00e9tait ac-compli le crime. Holmes y p\u00e9n\u00e9tra et je le suivis, non sans appr\u00e9-\nhension. \n \nC\u2019\u00e9tait une grande chambre ca rr\u00e9e que l\u2019absence de tout \nmeuble agrandissait encore. Un papier vulgaire tendait les murs, souill\u00e9 de taches d\u2019humidit\u00e9 : par place il pendait en longues d\u00e9-chirures qui laissaient \u00e0 d\u00e9couvert le pl\u00e2tre jaune. En face de la porte \u00e9tait une chemin\u00e9e pr\u00e9tentieuse. A un bout de la tablette en faux marbre blanc, on avait plant\u00e9 une bougie rouge. L\u2019unique fen\u00eatre, tr\u00e8s sale, filtrait une lueu r trouble et incertaine qui faisait \nappara\u00eetre gris fonc\u00e9 toutes les choses, du reste ensevelies sous \nune \u00e9paisse couche de poussi\u00e8re. \n \u2013 35 \u2013 \n \n \nCes d\u00e9tails, je les observai un peu plus tard. Mon attention fut \nd\u2019abord capt\u00e9e par la forme huma ine sinistrement immobile qui \ngisait sur le parquet ; grands ouverts, les yeux vides regardaient avec fixit\u00e9 le plafond d\u00e9teint. C\u2019\u00e9tait le cadavre d\u2019un homme d\u2019environ quarante-trois, quarante-quatre ans, de taille moyenne, large d\u2019\u00e9paules, avec des cheveux noirs et cr\u00e9pus et une barbe de \ntrois jours. Il portait un habit et un gilet de drap \u00e9pais et un pan-\ntalon clair. Son col et ses manchettes \u00e9taient d\u2019une blancheur immacul\u00e9e. Un chapeau haut de form e, bien bross\u00e9 et lustr\u00e9, \u00e9tait \npos\u00e9 sur le parquet, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui. Ses mains \u00e9taient crisp\u00e9es et ses bras \u00e9tendus, tandis que ses membres inf\u00e9rieurs \u00e9taient entre-crois\u00e9s. L\u2019agonie avait d\u00fb \u00eatre douloureuse ! Son visage rigide conservait une expression d\u2019horreur ; je crus y lire de la haine \naussi. Une grimace m\u00e9chante, un front bas, un nez \u00e9pat\u00e9, une m\u00e2choire avanc\u00e9e donnaient \u00e0 la victime une apparence simies-\nque. Sa posture insolite, recroq uevill\u00e9e, accusait encore davan-\nt a g e c e t t e r e s s e m b l a n c e . I l m \u2019 a \u00e9 t \u00e9 d o n n \u00e9 d e v o i r l a m o r t s o u s bien des aspects, mais elle ne m\u2019est jamais apparue plus effroya-ble que dans cette maison macabr e qui donnait sur l\u2019une des art\u00e8-\nres principales de la banlieue de Londres. \n \u2013 36 \u2013 Lestrade, mince de taille, la mine chafouine, se tenait pr\u00e8s de \nla porte. Il nous salua. \n \u00ab Cette affaire fera sensation ! dit-il. Elle passe tout ce que j\u2019ai \nvu, et pourtant je ne suis plus un nouveau-n\u00e9 ! \n \u2013 Toujours pas d\u2019indice ? s\u2019enquit Gregson. \n \n\u2013 Toujours pas ! \u00bb r\u00e9pondit Lestrade en \u00e9cho. Sherlock Holmes s\u2019approcha du corps. Il s\u2019agenouilla et \nl\u2019examina attentivement. \n \n\u00ab Vous \u00eates s\u00fbrs qu\u2019il n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 bless\u00e9 ? demanda-t-il en \nmontrant du doigt alentour des ca illots et des \u00e9claboussures de \nsang. \n \n\u2013 Absolument ! s\u2019exclam\u00e8rent ensemble les deux d\u00e9tectives. \u2013 Il faut donc que ce sang appa rtienne \u00e0 un autre individu, au \nmeurtrier, si meurtre il y a. Cela me rappelle les circonstances qui ont accompagn\u00e9 la mort de van Jansen, \u00e0 Utrecht, en 1834. Vous \nsouvenez-vous de cette affaire, Gregson ? \n \u2013 Non, je ne m\u2019en souviens pas. \n \n\u2013 Eh bien, informez-vous, vous ne perdrez pas votre temps. Il \nn\u2019y a rien de nouveau sous le soleil. Tout ce qui est, a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9. \u00bb \n Tandis que Sherlock Holmes parlait, ses doigts agiles volti-\ngeaient ici, l\u00e0, partout ; ils palpaient, pressaient, d\u00e9boutonnaient, fouillaient. Entre-temps, ses yeux avaient l\u2019air lointain que j\u2019avais \nd\u00e9j\u00e0 remarqu\u00e9. L\u2019examen fut fait avec une minutie qu\u2019on n\u2019aurait pas soup\u00e7onn\u00e9e, tant il avait \u00e9t\u00e9 rapi de. Pour finir, il flaira les l\u00e8-\nvres du mort, puis jeta un coup d\u2019\u0153il sur les semelles de ses \nchaussures vernies. \u2013 37 \u2013 \n\u00ab On ne l\u2019a pas chang\u00e9 de place ? demanda-t-il. \n \n\u2013 On l\u2019a remu\u00e9 seulement pour l\u2019examiner. \u2013 Vous pouvez le porter \u00e0 la morgue, dit Sherlock Holmes. Il \nne peut plus rien m\u2019apprendre. \u00bb \n \nGregson avait \u00e0 sa disposition une civi\u00e8re et quatre hommes. \nCeux-ci arriv\u00e8rent \u00e0 son appel ; ils soulev\u00e8rent le cadavre et l\u2019emport\u00e8rent. Au moment o\u00f9 on l\u2019enlevait, une bague tomba avec \nun son clair et roula sur le parquet. Lestrade s\u2019en saisit et \nl\u2019examina, l\u2019air perplexe. \n \n\u00ab Il y a une femme ici ! s\u2019exclama-t-il. C\u2019est l\u2019alliance d\u2019une \nfemme ! \u00bb \n Pour nous faire voir l\u2019objet, tout en parlant, il l\u2019avait pos\u00e9 sur \nla paume de sa main. Nous f\u00eemes cercle autour de lui, tout yeux. Ce petit anneau en or avait, \u00e0 n\u2019en pas douter, orn\u00e9 jadis le doigt \nd\u2019une mari\u00e9e. \n \n\u00ab Ceci complique les choses, dit Gregson. Elles \u00e9taient pour-\ntant assez compliqu\u00e9es comme \u00e7a ! \n \n\u2013 N\u2019en sont-elles pas plut\u00f4t simplifi\u00e9es ? dit Holmes. Rien ne \nsert de rester les yeux fix\u00e9s sur la bague. Qu\u2019est-ce que vous avez \ntrouv\u00e9 dans les poches de la victime ? \n \u2013 Tout est l\u00e0, r\u00e9pondit Gregson, pointant du doigt des objets \nen tas sur la derni\u00e8re marche de l\u2019escalier. Une montre en or, \nnum\u00e9ro 97163, par Barraud, de Londres. Une cha\u00eene gileti\u00e8re en or tr\u00e8s lourde et tr\u00e8s solide. Un e bague d\u2019or avec une devise ma-\n\u00e7onnique. Une \u00e9pingle d\u2019or \u00e0 t\u00eate de bouledogue, avec des yeux en rubis. Un porte-cartes en cuir de Russie, contenant des cartes \nd\u2019Enoch J. Drebber, de Cleveland, auxquelles correspondent les \u2013 38 \u2013 initiales E. J. D. du linge. Pas de bourse, mais de l\u2019argent : sept \nlivres treize shillings. Il y a encore une \u00e9dition de poche du D\u00e9-\ncam\u00e9ron portant sur la feuille de garde le nom de Joseph Stan-\ngerson ; et enfin deux lettres : l\u2019une est adress\u00e9e \u00e0 E. J. Drebber et \nl\u2019autre, \u00e0 ce Joseph Stangerson. \n \n\u2013 A quelle adresse ? \n \n\u2013 American Exchange, Strand, poste restante. Les deux let-\ntres proviennent de la Compagni e de navigation \u00e0 vapeur Guion \net il est question du d\u00e9part de leurs bate au x de Liverpo ol. Il est \nclair que ce malheureux se disposait \u00e0 repartir pour New York. \n \n\u2013 Avez-vous fait des recherches au sujet de ce Stangerson ? \u2013 Imm\u00e9diatement, dit Gregson. J\u2019ai envoy\u00e9 des avis \u00e0 tous les \njournaux, et un de mes hommes est all\u00e9 \u00e0 l\u2019American Exchange. Il \nn\u2019est pas encore revenu. \n \u2013 Avez-vous c\u00e2bl\u00e9 \u00e0 Cleveland ? \n \n\u2013 Ce matin m\u00eame. \n\u2013 Comment avez-vous r\u00e9dig\u00e9 votre demande ? \n \n\u2013 Nous avons tout simplement expos\u00e9 les circonstances et dit \nque nous accueillerions avec reconnaissance tout renseignement \npouvant nous \u00eatre utile. \n \n\u2013 Vous n\u2019avez pas insist\u00e9 sur un renseignement capital ? \n\u2013 Stangerson ? J\u2019ai demand\u00e9 qui il est. \n \n\u2013 C\u2019est tout ? N\u2019y a-t-il pas un fait sur lequel repose tout \nl\u2019affaire ? Ne c\u00e2blerez-vous pas de nouveau ? \n \u2013 39 \u2013 \u2013 J\u2019ai dit tout ce que j\u2019avais \u00e0 dire \u00bb, r\u00e9pondit Gregson, pre-\nnant un air offens\u00e9. \n Sherlock Holmes rit sous cape. Il s\u2019appr\u00eatait \u00e0 faire une ob-\nservation quand Lestrade \u2013 il \u00e9tait rentr\u00e9 dans la chambre tandis que nous en causions dans le ve stibule \u2013 r\u00e9apparut sur la sc\u00e8ne \nen se frottant les mains avec suffisance. \n \n\u00ab Monsieur Gregson, dit-il, je viens de d\u00e9couvrir une chose de \nla plus grande importance. Elle serait pass\u00e9e inaper\u00e7ue si je \nn\u2019avais pas examin\u00e9 soigneusement les murs. \u00bb \n \nLes yeux du petit homme jetaient des \u00e9tincelles. Il contenait \u00e0 \npeine sa joie de damer le pion \u00e0 un coll\u00e8gue. \n \u00ab Venez ! fit-il en retournant avec empressement dans la \nchambre dont l\u2019atmosph\u00e8re semblait purifi\u00e9e depuis l\u2019enl\u00e8vement \ndu cadavre. Bon. Maintenant, restez-l\u00e0\u2026 \u00bb \n Il frotta une allumette contre sa semelle et l\u2019\u00e9leva vers le mur. \n \n\u00ab Regardez ! s\u2019\u00e9cria-t-il triomphalement. \u2013 40 \u2013 \n \n \nJ\u2019avais remarqu\u00e9 que le papier s\u2019\u00e9tait d\u00e9coll\u00e9 par endroits. \nDans ce coin de la chambre, un grand morceau d\u00e9coll\u00e9 laissait \u00e0 \nd\u00e9couvert un carr\u00e9 de pl\u00e2tre jaune. En travers de cet espace nu, \non avait griffonn\u00e9 en lettres de sang ce seul mot : RACHE. \n \n\u00ab Qu\u2019est-ce que vous pensez de \u00e7a, s\u2019\u00e9cria le d\u00e9tective. Nous \nne l\u2019avions pas vu parce que c\u2019\u00e9tait dans le coin le plus sombre. Personne n\u2019a pens\u00e9 \u00e0 regarder par l\u00e0. L\u2019assassin a \u00e9crit avec son propre sang. Voyez cette tra\u00een\u00e9e qui a d\u00e9goulin\u00e9 le long du mur ! En tout cas, toute hypoth\u00e8se de suicide se trouve \u00e9cart\u00e9e d\u00e9sor-mais. Et pourquoi avoir choisi ce coin ? Je vais vous le dire. Vous voyez cette bougie, sur la chemin\u00e9e ? Elle \u00e9tait allum\u00e9e : ce coin qui est maintenant dans la partie la plus obscure se trouvait alors \ndans la plus \u00e9clair\u00e9e. \n \n\u2013 Et quel sens pr\u00eatez-vous \u00e0 votre trouvaille ? demanda Greg-\nson d\u2019un ton d\u00e9daigneux. \n \u2013 Quel sens ? Eh bien, on allait \u00e9crire Rachel, mais on a \u00e9t\u00e9 \nd\u00e9rang\u00e9. Retenez ce que je vous dis : quand on aura \u00e9clairci cette \u2013 41 \u2013 affaire, on saura qu\u2019une femme pr\u00e9nomm\u00e9e Rachel \u00e9tait dans le \ncoup\u2026 Riez, riez, monsieur Sherlock Holmes ! Vous pouvez \u00eatre brillant et astucieux ; mais, \u00e0 la fin, on s\u2019apercevra que le vieux \nlimier est encore le meilleur ! \n \u2013 Je vous demande bien pardon ! dit mon compagnon qui \navait irrit\u00e9 le petit homme en pouffant de rire. Sans conteste, le m\u00e9rite de cette d\u00e9couverte vous revient comme vous le dites. Tout prouve que l\u2019inscription a \u00e9t\u00e9 faite par l\u2019autre acteur du crime. Je \nn\u2019ai pas encore eu le temps d\u2019examiner cette chambre ; mais, si \nvous m\u2019y autorisez, je vais le faire \u00e0 pr\u00e9sent. \u00bb \n \nTout en parlant, il sortit brusquement de sa poche un m\u00e8tre \nen ruban et une grosse loupe ro nde. Muni de ces deux instru-\nments, il trotta sans bruit dans la pi\u00e8ce ; il s\u2019arr\u00eatait, il repartait ; \nde temps \u00e0 autre, il s\u2019agenouillait et, m\u00eame une fois, il se coucha \u00e0 plat ventre. Il semblait avoir oubli\u00e9 notre pr\u00e9sence ; il monolo-guait sans cesse \u00e0 mi-voix ; c\u2019\u00e9tait un feu roulant ininterrompu d\u2019exclamations, de murmures, de sifflements, et de petits cris d\u2019encouragement et d\u2019espoir. Il me rappelait invinciblement un chien courant de bonne race et bien dress\u00e9, qui s\u2019\u00e9lance \u00e0 droite puis \u00e0 gauche \u00e0 travers le hallier, et qui, dans son \u00e9nervement, ne \ns\u2019arr\u00eate de geindre que lorsqu\u2019il re trouve la trace. Pendant plus de \nvingt minutes, Holmes poursuivit ses recherches ; il mesurait \navec le plus grand soin l\u2019espace qui s\u00e9parait deux marques invisi-\nbles pour moi, et, de temps \u00e0 autr e, tout aussi myst\u00e9rieusement, il \nappliquait son m\u00e8tre contre le mur. A un endroit du parquet, il mit, avec pr\u00e9caution, un peu de poussi\u00e8re en tas, puis la recueillit dans une enveloppe. Finalement, avec la plus grande minutie, il \n\u00e9tudia \u00e0 la loupe chaque lettre du mot inscrit sur le mur. Cela fait, \nil parut satisfait ; il remit dans sa poche le m\u00e8tre et la loupe. \n \n\u00ab On a dit que le g\u00e9nie n\u2019est qu\u2019une longue patience, dit-il en \nsouriant. Ce n\u2019est pas tr\u00e8s exact, mais cela s\u2019applique assez bien \nau m\u00e9tier de d\u00e9tective. \u00bb \n \u2013 42 \u2013 Gregson et Lestrade avaient observ\u00e9 les man\u0153uvres de \nl\u2019amateur avec beaucoup de curiosit\u00e9 et un peu de m\u00e9pris. Ils ne se rendaient \u00e9videmment pas compte d\u2019un fait qui m\u2019apparaissait \nenfin : les plus petites actions de Sherlock Holmes tendaient tou-\ntes vers un but d\u00e9fini et pratique. \n \u00ab Quel est votre avis ? demand\u00e8rent ensemble les deux hom-\nmes. \n \n\u2013 Si j\u2019\u00e9tais cens\u00e9 vous venir en aide, messieurs, je vous vole-\nrais le cr\u00e9dit que vous devez tirer de cette affaire. N\u2019importe qui serait mal venu d\u2019intervenir dans une enqu\u00eate que vous avez si \nbien men\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent\u2026 \u00bb \n \nSes paroles sentaient le sarcasme d\u2019une lieue. \u00ab Si vous voulez me tenir au courant de vos recherches, ajou-\nta-t-il, je serai heureux de vous apporter toute l\u2019aide possible. En-tre-temps, j\u2019aimerais parler \u00e0 l\u2019ag ent qui a trouv\u00e9 le corps. Pou-\nvez-vous me donner son nom et son adresse ? \u00bb \n Lestrade consulta son calepin. \n \n\u00ab John Rance, dit-il. Il n\u2019est pas de service en ce moment. \nVous le trouverez au 46, Audley Court, Kensington Park Gate. \u00bb \n \nHolmes nota l\u2019adresse. \n \u00ab Venez, docteur ! dit-il. Nous allons voir John Rance. \u00bb \n \nPuis, se tournant vers les deux d\u00e9tectives : \u00ab Je vais vous dire quelque chose qui pourra vous \u00eatre utile. Il \ny a eu assassinat. Le meurtrier es t un homme. Il a plus d\u2019un m\u00e8tre \nquatre-vingts ; il est dans la force de l\u2019\u00e2ge ; pour sa taille, il a de \npetits pieds ; il porte des brodequins \u00e0 talons carr\u00e9s ; et il fume \u2013 43 \u2013 des cigares de Trichinopoli. Il est venu ici, avec sa victime, dans \nun fiacre, tir\u00e9 par un cheval qui avait trois vieux fers et un neuf \u00e0 la patte ant\u00e9rieure droite. Selon toute probabilit\u00e9, le meurtrier a \nun visage haut en couleur ; et le s ongles de sa main droite sont \nremarquablement longs. Je ne vous donne que ces quelques indi-\ncations, mais elles pourront vous \u00eatre utiles. \u00bb \n Lestrade et Gregson s\u2019entre-regard\u00e8rent avec un sourire in-\ncr\u00e9dule. \n \n\u00ab Si cet homme a \u00e9t\u00e9 assassin\u00e9, comment l\u2019a-t-il \u00e9t\u00e9 ? deman-\nda le premier. \n \n\u2013 Empoisonn\u00e9 \u00bb, dit Sherlock Holmes d\u2019un ton p\u00e9remptoire, \navant de s\u2019\u00e9loigner. \n \nArriv\u00e9 \u00e0 la porte, il se retourna : \n \n\u00ab Autre chose. Sachez, Lestrade, que \u201c Rache \u201d est un mot al-\nlemand qui signifie vengeance. Ne perdez donc pas votre temps \u00e0 \nchercher une Mlle Rachel. \u00bb \n \nApr\u00e8s cette fl\u00e8che du Parthe, il sortit, laissant ses deux rivaux \nbouche b\u00e9e. \n \u2013 44 \u2013 Chapitre IV \nCe que John Rance avait \u00e0 dire \n \nIl \u00e9tait une heure quand nous quitt\u00e2mes Lauriston Gardens. \nJe suivis Sherlock Holmes au bureau de poste le plus pr\u00e8s. Il ex-p \u00e9 d i a u n e l o n g u e d \u00e9 p \u00ea c h e . P u i s i l h \u00e9 l a u n f i a c r e e t d o n n a a u \nconducteur l\u2019adresse de John Rance. \n \u00ab Rien de tel que les renseignem ents de premi\u00e8re main, dit-il. \nMon opinion est d\u00e9j\u00e0 faite, mais il est prudent de chercher \u00e0 tout \nconna\u00eetre. \n \n\u2013 Vous m\u2019ahurissez, Holmes ! dis-je. Certainement, vous \nn\u2019\u00eates pas aussi s\u00fbr que vous le pr\u00e9tendez de tous les d\u00e9tails que \nvous leur avez fournis. \n \n\u2013 Pas d\u2019erreur possible ! r\u00e9pondit-il. La premi\u00e8re chose que \nj\u2019aie remarqu\u00e9e en arrivant l\u00e0- bas, c\u2019est que les roues d\u2019une voi-\nture avaient creus\u00e9 deux orni\u00e8res pr\u00e8s de la bordure du trottoir ; or, jusqu\u2019\u00e0 la nuit derni\u00e8re, nous n\u2019avions pas eu de pluie depuis \nune semaine ; par cons\u00e9quent, les roues qui ont laiss\u00e9 une em-preinte si profonde ont d\u00fb y passer la nuit derni\u00e8re. Il y avait aus-si la marque des sabots : le dessin de l\u2019un d\u2019eux \u00e9tait net ; le fer \u00e9tait donc neuf. Puisque le fiacre \u00e9t ait l\u00e0 quand il pleuvait, et que, \nd\u2019apr\u00e8s Gregson, on ne l\u2019a pas revu dans la matin\u00e9e, il faut donc \nqu\u2019il ait amen\u00e9 de nuit ces deux individus. \n \n\u2013 Cela est simple, dis-je, mais la taille du meurtrier ? \n \n\u2013 La taille d\u2019un homme, neuf fois sur dix, se d\u00e9duit de la lon-\ngueur de ses enjamb\u00e9es. C\u2019est un ca lcul assez facile, mais je ne \nveux pas vous ennuyer avec des chiffres. Les pas du meurtrier se voyaient dehors dans la boue, et, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, sur la poussi\u00e8re. Et \nj\u2019ai eu un moyen de v\u00e9rifier mon calcul. Quand un homme \u00e9crit sur un mur, il le fait d\u2019instin ct au niveau de ses yeux. Or, \u2013 45 \u2013 l\u2019inscription \u00e9tait \u00e0 un peu plus d\u2019un m\u00e8tre quatre-vingts du sol. \nPeuh ! un jeu d\u2019enfant ! \n \n\u2013 Et son \u00e2ge ? demandai-je. \n \n\u2013 Eh bien, un homme ne peut pas \u00eatre tout \u00e0 fait vieux s\u2019il en-\njambe facilement un m\u00e8tre trente. C\u2019\u00e9tait la largeur d\u2019une flaque \nd\u2019eau dans le jardin. Les chaussu res vernies l\u2019avaient contourn\u00e9es \net les talons carr\u00e9s l\u2019avaient saut\u00e9e. Il n\u2019y a rien de myst\u00e9rieux l\u00e0-dedans. J\u2019applique tout simplement aux choses de la vie quelques unes des r\u00e8gles d\u2019observation et de d\u00e9duction que j\u2019ai pr\u00e9conis\u00e9es \ndans mon article. Quelque chose vous intrigue encore ? \n \n\u2013 Oui, les ongles, le Trichinopoli, amor\u00e7ai-je. \u2013 L\u2019inscription sur le mur a \u00e9t\u00e9 trac\u00e9e par un index tremp\u00e9 \ndans du sang. J\u2019ai pu observer \u00e0 l\u2019aide de ma loupe que le pl\u00e2tre avait \u00e9t\u00e9 l\u00e9g\u00e8rement \u00e9gratign\u00e9 auto ur des lettres, ce que n\u2019aurait \npas fait un ongle court. J\u2019ai ramass\u00e9 un peu de cendre \u00e9parpill\u00e9e sur le plancher. Elle \u00e9tait sombre et feuillet\u00e9e, comme ne peut en faire qu\u2019un Trichinopoli. Je me suis livr\u00e9 \u00e0 une \u00e9tude sp\u00e9ciale sur la cendre des cigares ; j\u2019ai m\u00eame \u00e9crit une monographie sur le sujet ! Je me flatte de pouvoir re conna\u00eetre, d\u2019un coup d\u2019\u0153il, la \ncendre de n\u2019importe quelle marque connue de cigares ou de ta-bac. C\u2019est justement dans ces d\u00e9ta ils qu\u2019un d\u00e9tective comp\u00e9tent se \ndistingue d\u2019un Gregson ou d\u2019un Lestrade. \n \u2013 Et la figure haute en couleur ? demandai-je. \n \n\u2013 Oh ! \u00e7a, c\u2019est beaucoup plus hardi ! Mais je suis quand \nm\u00eame s\u00fbr d\u2019avoir raison. Ne me demandez pas d\u2019explication pour \nle moment. \u00bb \n \nJe passai la main sur mon front. \n \n\u00ab J\u2019ai le vertige. Plus on pense \u00e0 cette affaire, plus elle devient \nmyst\u00e9rieuse. Pourquoi ces deux hommes, s\u2019ils \u00e9taient deux, sont-\u2013 46 \u2013 ils venus dans une maison vide ? Qu\u2019est devenu le cocher qui les a \namen\u00e9s ? Comment l\u2019un a-t-il pu forcer l\u2019autre \u00e0 prendre du poi-son ? D\u2019o\u00f9 provenait le poison ? Quel \u00e9tait le mobile du crime, puisque ce n\u2019est pas le vol ? Comment une bague de femme est-elle arriv\u00e9e l\u00e0 ? Et pourquoi avoir \u00e9crit le mot \u00ab Rache \u00bb , avant de \nd\u00e9camper ? J\u2019avoue que je n\u2019arrive pas \u00e0 concilier ces faits. \u00bb \n \nMon compagnon eut un sourire approbateur. \n \n\u00ab V o u s a v e z r \u00e9 s u m \u00e9 a v e c c l a r t \u00e9 e t c o n c i s i o n t o u t e s l e s d i f f i -\ncult\u00e9s, dit-il. Il y a encore bien des points obscurs. Cependant, sur \nles principaux faits, j\u2019ai mon id\u00e9e. Quant \u00e0 la d\u00e9couverte du pau-vre Lestrade, c\u2019\u00e9tait tout simpleme nt une feinte ; en sugg\u00e9rant par \nl\u00e0 les soci\u00e9t\u00e9s secr\u00e8tes, on a voulu lancer la police sur une fausse piste. L\u2019inscription n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 trac\u00e9e par un Allemand. La lettre A, si vous avez remarqu\u00e9, \u00e9tait \u00e9crite en gothique. Or, un alle-\nmand \u00e9crit toujours ses A en cara ct\u00e8re latin. Nous pouvons donc \naffirmer \u00e0 coup s\u00fbr que l\u2019inscript ion a \u00e9t\u00e9 faite, non par un Alle-\nmand, mais par un imitateur trop appliqu\u00e9. C\u2019\u00e9tait simplement une ruse pour engager l\u2019enqu\u00eate sur une mauvaise voie\u2026 Je ne \nm\u2019\u00e9tendrai pas davantage sur cette affaire, docteur ! Vous savez \nqu\u2019un magicien perd son prestige en expliquant ses tours. Si je \nvous r\u00e9v\u00e9lais toute ma m\u00e9thode, vous penseriez qu\u2019apr\u00e8s tout, je \nsuis un type tr\u00e8s ordinaire. \n \n\u2013 Je ne penserai jamais une chose semblable, r\u00e9pondis-je. \nJamais personne ne saurait mieux que vous \u00e9riger en science \nexacte la recherche des criminels. \n Mon compagnon rougit de plaisir. Autant de mes paroles que \nde l\u2019enthousiasme avec lequel je les avais prononc\u00e9es. J\u2019avais d\u00e9j\u00e0 remarqu\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait aussi sensib le \u00e0 un compliment sur son art \nqu\u2019une jeune fille peut l\u2019\u00eatre \u00e0 une flatterie touchant sa beaut\u00e9. \n \n\u00ab Je vous dirai encore une chose, fit-il. L\u2019homme aux chaus-\nsures vernies et l\u2019homme aux talons carr\u00e9s sont arriv\u00e9s dans le m\u00eame fiacre. Ils ont franchi ensemb le l\u2019all\u00e9e, sans doute bras des-\u2013 47 \u2013 sus, bras dessous. Une fois dans la chambre de devant, ils l\u2019ont \narpent\u00e9e ; plus pr\u00e9cis\u00e9ment, les talons carr\u00e9s allaient et venaient, tandis que les chaussures vernies se tenaient tranquilles. J\u2019ai lu \ntout cela dans la poussi\u00e8re. La longueur de plus en plus grande des enjamb\u00e9es indiquait aussi une surexcitation croissante. Je suppose que l\u2019homme aux talons ca rr\u00e9s parlait tout le temps, et \nqu\u2019il s\u2019est mont\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 une rage folle. C\u2019est alors que le drame a \ne u l i e u . J e vo us ai d i t t o ut c e q u e j e s ai s d e s c i e n c e c e r t ai n e . L e reste est hypoth\u00e8ses et conjectures. Nous avons un bon point de d\u00e9part. Il faudra faire vite. Je ve ux aller au concert de Hall\u00e9, cet \napr\u00e8s-midi, pour entendre Norman Neruda. \u00bb \n Notre fiacre avait fil\u00e9 \u00e0 trave rs une longue suite de rues en-\nfum\u00e9es et de ruelles mis\u00e9rables. Da ns la plus enfum\u00e9e et la plus \nmis\u00e9rable, soudain il s\u2019arr\u00eata. \n \n\u00ab Voil\u00e0 Audley Court ! annon\u00e7a le cocher en indiquant une \n\u00e9troite faille dans l\u2019alignement des maisons de brique terne. Je \nvous attendrai ici. \u00bb \n \nAudley Court n\u2019\u00e9tait pas un lieu attrayant. Un passage exigu \nnous conduisit \u00e0 un quadrilat\u00e8re bord\u00e9 de maisons sordides. Nous avan\u00e7\u00e2mes avec pr\u00e9caution parmi des groupes d\u2019enfants \nsales et \u00e0 travers des rang\u00e9es de linge d\u00e9teint, jusqu\u2019au num\u00e9ro \n46. La porte \u00e9tait orn\u00e9e d\u2019une petite plaque de cuivre sur laquelle \n\u00e9tait grav\u00e9 le nom de Rance. On nous dit que l\u2019agent \u00e9tait au lit et on nous fit entrer, pour l\u2019attendre, dans un petit salon sur le de-\nvant. \n \u2013 48 \u2013 \n \n \nIl apparut bient\u00f4t, l\u2019air un peu f\u00e2ch\u00e9 d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 d\u00e9rang\u00e9 dans \nson sommeil. \n \u00ab J\u2019ai fait mon rapport au poste \u00bb, grommela-t-il. \n \nHolmes tira de sa poche un de mi-souverain et, d\u2019un air pen-\nsif, il le fit sauter dans sa main. \n \n\u00ab Nous aimerions que vous nous en parliez. \n \n\u2013 A votre disposition, monsieur, r\u00e9pondit l\u2019agent, les yeux \nfix\u00e9s sur le petit disque en or. \n \n\u2013 Racontez-nous donc \u00e0 votre mani\u00e8re ce qui s\u2019est pass\u00e9. \u00bb Rance s\u2019installa sur le canap\u00e9 de crin et joignit les sourcils ; il \nparaissait bien r\u00e9solu \u00e0 ne rien passer sous silence. \n \u2013 49 \u2013 \u00ab Je vais tout vous conter \u00e0 partir du commencement. Je suis \nde service de dix heures du soir \u00e0 six heures du matin. A onze heures, il y a eu de la bagarre au Cerf blanc ; mais, \u00e0 part \u00e7a, tout \n\u00e9tait tranquille dans mon secteur. A une heure, il se mit \u00e0 pleu-\nvoir. J\u2019ai rencontr\u00e9 Harry Murcher, celui qui a la ronde de Hol-land Grove. On a caus\u00e9 un peu en semble, au coin de la rue Hen-\nrietta. Puis, \u00e0 deux heures, peut-\u00eatr e un petit peu plus tard, je suis \nall\u00e9 voir si tout \u00e9tait dans l\u2019ordre du c\u00f4t\u00e9 de Brixton Road. Il fai-sait joliment mauvais, je ne voya is pas un chat. J\u2019ai vu passer un \nfiacre ou deux, je dois dire. Chemin faisant, je pensais, entre nous soit dit, qu\u2019un gin chaud ferait bien mon affaire, quand tout \u00e0 \ncoup j\u2019ai vu briller une lumi\u00e8re \u00e0 la fen\u00eatre de la maison. Pourtant \nc\u2019\u00e9tait une des deux maisons inhabi t\u00e9es de Lauriston Gardens. Le \ntout dernier qu\u2019a v\u00e9cu l\u00e0-dedans est mort de la fi\u00e8vre typho\u00efde, \nrapport que le propri\u00e9taire n\u2019a pa s voulu faire assainir les fosses. \nAlors vous pensez si \u00e7a m\u2019\u00e9patait de voir la fen\u00eatre \u00e9clair\u00e9e ! Tout \nde suite, j\u2019ai pens\u00e9 qu\u2019il se passait quelque chose l\u00e0. Arriv\u00e9 \u00e0 la \nporte\u2026 \n \u2013 Vous vous \u00eates arr\u00eat\u00e9, puis vo us avez regagn\u00e9 la grille du \njardin, interrompit mon compagnon. Pourquoi ? \u00bb \n Rance fit un sursaut violent et ouvrit de grands yeux. \n \n\u00ab Eh bien, c\u2019est la v\u00e9rit\u00e9, monsieur, fit-il. Mais comment vous \nsavez \u00e7a ? Dieu seul le sait. Voyez-vous, quand je suis arriv\u00e9 de-vant la porte, tout \u00e9tait si tranquille et si d\u00e9sert que je me suis dit que ce serait tout aussi bien si j\u2019avais quelqu\u2019un avec moi\u2026 Je ne \ncrains rien de ce c\u00f4t\u00e9-ci de la tombe, mais j\u2019ai pens\u00e9 que c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre le type qu\u2019est mort de la typho\u00efde qui revenait examiner \nles fosses ! Cette id\u00e9e-l\u00e0 m\u2019a coll\u00e9 la trouille. Alors j\u2019ai rebrouss\u00e9 \nc h e m i n p o u r v o i r s i j e n e v e r r a i s p a s l a l a n t e r n e d e M u r c h e r . \nMais, de lui ni de personne, pas de trace\u2026 \n \n\u2013 Il n\u2019y avait personne dans la rue ? \n \u2013 50 \u2013 \u2013 Pas \u00e2me qui vive, monsieur ! Pa s m\u00eame un chien. J\u2019ai pris \nsur moi et je suis retourn\u00e9 \u00e0 la ma ison. J\u2019ai pouss\u00e9 la porte. Tout \n\u00e9tait silencieux l\u00e0-dedans. Alors je suis entr\u00e9 dans la chambre o\u00f9 il y avait de la lumi\u00e8re. Une bo ugie br\u00fblait sur la chemin\u00e9e, une \nbougie de cire rouge. Et \u00e0 la lueur de cette bougie, qu\u2019est-ce que \nj\u2019aper\u00e7ois !\u2026 \n \u2013 C e l a , j e l e s a i s . V o u s a v e z f a i t p l u s i e u r s f o i s l e t o u r d e l a \nchambre et vous vous \u00eates agenou ill\u00e9 pr\u00e8s du corps ; puis vous \n\u00eates all\u00e9 au fond du corridor et vous avez essay\u00e9 d\u2019ouvrir la porte \nde la cuisine ; ensuite\u2026 \u00bb \n \nRance se releva d\u2019un bond, tout ensemble effray\u00e9 et soup\u00e7on-\nneux. \n \n\u00ab O\u00f9 \u00e9tiez-vous cach\u00e9 pour voir tout \u00e7a ? s\u2019\u00e9cria-t-il. Vous \nm\u2019avez tout l\u2019air d\u2019en savoir trop, vous. \u00bb \n \nHolmes se mit \u00e0 rire. Il lui jeta sa carte par-dessus la table. \n \n\u00ab Ne me faites pas arr\u00eater sous inculpation de meurtre, dit-il. \nJe suis un chien de chasse, je ne suis pas le loup ! M. Gregson et \nM. Lestrade r\u00e9pondent de moi. Mais continuez. Qu\u2019est-ce que \nvous avez fait ensuite ? \u00bb \n \nRance se rassit. Il ne paraissait pas trop rassur\u00e9. \u00ab J\u2019ai regagn\u00e9 la grille et j\u2019ai siffl\u00e9. Murcher est arriv\u00e9 avec \ndeux autres. \n \u2013 La rue \u00e9tait toujours d\u00e9serte ? \n \n\u2013 Pour ainsi dire. \n\u2013 Comment cela ? \n \u2013 51 \u2013 Un large sourire \u00e9panouit le visage de l\u2019agent. \n \u00ab J\u2019ai d\u00e9j\u00e0 vu bien des types so\u00fbls, dit-il, mais des pafs \ncomme ce gaillard-l\u00e0, ma foi, non, jamais ! Quand je suis sorti, il \n\u00e9tait \u00e0 la grille ; appuy\u00e9 contre les barreaux, il chantait \u00e0 s\u2019\u00e9poumoner. Il ne pouvait pas se tenir debout ; nous aider, en-\ncore moins ! \n \n \n \n\u2013 Quelle sorte d\u2019homme \u00e9tait-ce ? \u00bb \n \nJohn Rance parut ennuy\u00e9 de revenir sur ce sujet \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la \nquestion. \n \n\u00ab Un homme so\u00fbl comme il n\u2019est pas permis d\u2019\u00eatre, r\u00e9pondit-\nil. Il se serait retrouv\u00e9 en taul e si nous n\u2019avions pas \u00e9t\u00e9 si oc-\ncup\u00e9s ! \n \u2013 Mais son visage, ses v\u00eatement s, ne les avez-vous pas re-\nmarqu\u00e9s ? interrompit Holmes avec impatience. \u2013 52 \u2013 \n\u2013 Pour s\u00fbr que je les ai remarqu\u00e9s, parce que j\u2019ai soutenu le \ntype avec Murcher ! C\u2019\u00e9tait un gran d gaillard qu\u2019avait la face toute \nrouge. Un cache-nez lui enveloppait la moiti\u00e9 de la figure\u2026 \n \n\u2013 Suffit ! s\u2019\u00e9cria Holmes. Qu\u2019avez-vous fait de lui ? \u2013 On avait assez \u00e0 faire sans nous en charger, dit l\u2019agent en se \ncabrant sous le reproche. Je parierais qu\u2019il a fini par rentrer chez \nlui. \n \u2013 Comment \u00e9tait-il v\u00eatu ? \n \n\u2013 Il avait un pardessus brun. \n\u2013 Et un fouet \u00e0 la main ? \n \u2013 Un fouet ?\u2026 Non. \n \n\u2013 Il l\u2019avait sans doute laiss\u00e9 , murmura mon compagnon. En-\nsuite, vous n\u2019avez pas par hasard vu et entendu un fiacre ? \n \n\u2013 Non. \n \n\u2013 Prenez ce demi-souverain, dit Holmes en se levant. Je \ncrains fort, John Rance, que vous n\u2019ayez jamais d\u2019avancement dans la police. Votre t\u00eate ne devrait pas vous servir seulement d\u2019ornement. Vous auriez pu gagner les galons de sergent, la nuit \nderni\u00e8re. L\u2019homme que vous avez tenu entre vos mains est celui \nque nous recherchons ; c\u2019est lui qu i tient la clef du myst\u00e8re. Inu-\ntile de discuter ; c\u2019est ainsi. Partons, docteur ! \u00bb \n \nNous laiss\u00e2mes notre informateur incr\u00e9dule, mais \u00e9videm-\nment mal \u00e0 l\u2019aise. \n \u2013 53 \u2013 \u00ab L\u2019imb\u00e9cile ! dit Holmes avec amertume, pendant que le fia-\ncre nous ramenait chez nous. Dire qu\u2019il a eu une pareille chance \net qu\u2019il n\u2019en a pas profit\u00e9 ! \n \u2013 Je ne vois pas encore clair, dis-je. Le signalement de \nl\u2019ivrogne concorde bien avec l\u2019id \u00e9e que vous vous faisiez du meur-\ntrier. Mais pourquoi serait-il retourn\u00e9 sur les lieux de son crime ? \nCe n\u2019est pas l\u2019habitude des criminels. \n \n\u2013 La bague, mon ami, la bague ! Voil\u00e0 ce qu\u2019il revenait cher-\ncher. S\u2019il n\u2019y a pas d\u2019autre moye n de l\u2019attraper, nous pourrons \ntoujours app\u00e2ter notre hame\u00e7on avec la bague. Je tiens mon homme, docteur ! Je parierais deux contre un que je le tiens ! Il faut que je vous remercie. Sans vous, je ne me serais peut-\u00eatre pas d\u00e9rang\u00e9 et j\u2019aurais manqu\u00e9 la pl us belle \u00e9tude de ma vie. Une \n\u00e9tude en rouge, n\u2019est-ce pas ? Po urquoi n\u2019utiliserions-nous pas un \npeu l\u2019argot d\u2019atelier ? Le fil rouge du meurtre se m\u00eale \u00e0 l\u2019\u00e9cheveau incolore de la vie. Notre affaire est de le d\u00e9brouiller, de l\u2019isoler et \nde l\u2019exposer dans toutes ses parties. Et maintenant, \u00e0 table ! Et ensuite, Norman Neruda ! Ses atta ques et son coup d\u2019archet sont \nmagnifiques. Quelle est donc la petite chose de Chopin qu\u2019elle \njoue si admirablement ? Tra la la lira lira la. \u00bb \n \nLe limier amateur s\u2019affala sur la banquette et se mit \u00e0 chanter \ncomme une alouette, tandis que je m\u00e9ditais sur la complexit\u00e9 de \nl\u2019esprit humain. \n \u2013 54 \u2013 Chapitre V \nNotre annonce nous am\u00e8ne une visiteuse \n \nCet apr\u00e8s-midi l\u00e0, j\u2019\u00e9tais \u00e0 plat : les fatigues de la matin\u00e9e \navaient \u00e9t\u00e9 excessives pour ma sant\u00e9 d\u00e9bile. Quand Holmes fut \nparti, je m\u2019allongeai sur le canap\u00e9 . J\u2019essayai de dormir quelques \nheures, mais je n\u2019y parvins pas. Tous ces \u00e9v\u00e9nements m\u2019avaient surexcit\u00e9. Les fantaisies et les conjectures les plus folles l\u2019emplissaient. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais le \nvisage simiesque et tourment\u00e9 du cadavre. Il m\u2019avait fait une im-\npression des plus sinistres. J\u2019\u00e9prouvais presque de la reconnais-sance envers celui qui l\u2019avait exp\u00e9 di\u00e9 ! Si jamais face humaine \nexprima le vice dans toute sa mali ce, ce fut bien celle d\u2019Enoch J. \nDrebber de Cleveland !\u2026 Ce qui ne m\u2019emp\u00eachait pas d\u2019admettre qu\u2019il fallait bien que justice se f\u00eet. La d\u00e9pravation de la victime ne \nconstitue pas une excuse aux yeux de la loi. \n L\u2019homme, suivant l\u2019hypoth\u00e8se de mon compagnon, avait \u00e9t\u00e9 \nempoisonn\u00e9 ; mais plus j\u2019y r\u00e9fl\u00e9chissais, plus elle m\u2019apparaissait invraisemblable. Pourtant, je le savais, elle reposait sur une ob-\nservation : Holmes avait flair\u00e9 les l\u00e8vres du cadavre\u2026 Et puis, quelle pouvait \u00eatre la cause de la mort, sinon le poison ? Il n\u2019y avait pas trace de blessure ni de strangulation. Mais d\u2019autre part, ce sang qui avait \u00e9clabouss\u00e9 le parquet de qui provenait-il ? Il n\u2019y avait pas d\u2019indice de lutte ; et, la victime, pour blesser son agres-\nseur, ne disposait d\u2019aucune arme. Tant que ces questions demeu-reraient sans r\u00e9ponse, nous au rions peine \u00e0 nous endormir, Hol-\nmes et moi ! Son air tranquille m\u2019 avait donn\u00e9 \u00e0 penser qu\u2019il avait \ntrouv\u00e9 une explication cadrant avec tout. Mais laquelle ? Je \nn\u2019arrivais pas \u00e0 la deviner. \n \nSon absence se prolongea. Le concert n\u2019avait s\u00fbrement pas pu \nle retenir si longtemps. Quand il rentra, le d\u00eener \u00e9tait servi. \n \n\u00ab C\u2019\u00e9tait magnifique ! dit-il en prenant place \u00e0 table. Vous \nvous rappelez ce que Darwin dit de la musique ? Il pr\u00e9tend que, \u2013 55 \u2013 chez les hommes, la facult\u00e9 de la produire et de l\u2019appr\u00e9cier a pr\u00e9-\nc\u00e9d\u00e9 de beaucoup la parole. C\u2019est peut-\u00eatre pour cela que l\u2019influence qu\u2019elle exerce sur nous est si profonde. Les premiers si\u00e8cles de la pr\u00e9histoire ont lais s\u00e9 dans nos \u00e2mes de vagues sou-\nvenirs. \n \n\u2013 Voil\u00e0 une id\u00e9e bien vaste ! dis-je. \n \n\u2013 Nos id\u00e9es doivent \u00eatre aussi vaste que la nature pour pou-\nvoir en rendre compte, r\u00e9pondit-il. Mais qu\u2019est-ce que vous avez ? \nVous ne semblez pas \u00eatre dans votre assiette. Cette histoire de \nLauriston Gardens vous a boulevers\u00e9 ? \n \n\u2013 Oui, je l\u2019avoue ! dis-je. Mes exp\u00e9riences dans l\u2019Afghanistan \nauraient d\u00fb m\u2019endurcir davantage. J\u2019ai vu mes propres camarades \ntaill\u00e9s en pi\u00e8ces sans perdre mon sang-froid. \n \u2013 Je comprends cela. Il y a dans cette affaire un myst\u00e8re qui \nmet l\u2019imagination en branle. L\u2019horreur ne va pas sans \nl\u2019imagination. Avez-vous lu les journaux du soir ? \n \u2013 Non. \n \n\u2013 Ils rendent assez bien compte de l\u2019affaire. Mais tous omet-\ntent de parler de la bague. C\u2019est tant mieux. \n \n\u2013 Comment cela ? \n \n\u2013 Jetez un coup d\u2019\u0153il sur cet avis, r\u00e9pondit-il. Je l\u2019ai envoy\u00e9 \u00e0 \ntous les journaux, ce matin. \u00bb \n \nIl me passa le journal par-dessus la table et je regardai \u00e0 la \nplace indiqu\u00e9e. C\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re annonce dans la colonne \u00ab Ob-jets trouv\u00e9s \u00bb. Elle \u00e9tait con\u00e7ue en ces termes : \u00ab Ce matin, \u00e0 Brix-ton Road, on a trouv\u00e9 une alliance en or uni, sur la chauss\u00e9e entre \u2013 56 \u2013 la taverne du Cerf Blanc et Holland Grove. S\u2019adresser au docteur \nWatson, 221 b, Baker Street, entre huit et neuf heures du soir. \u00bb \n \u00ab Je m\u2019excuse de m\u2019\u00eatre servi de votre nom, dit-il. Si j\u2019avais \ndonn\u00e9 le mien, quelques-uns de ces lourdauds l\u2019auraient reconnu \net ils auraient voulu se m\u00ealer de mes affaires. \n \n\u2013 Vous avez bien fait ! r\u00e9pondis-je. Mais je n\u2019ai pas d\u2019alliance : \npour peu que quelqu\u2019un vienne\u2026 \n \n\u2013 P a r d o n ! v o u s e n a v e z u n e , f i t - i l e n m e r e m e t t a n t u n e b a -\ngue. Celle-ci fera tr\u00e8s bien l\u2019affa ire. C\u2019est presque un fac-simil\u00e9. \n \n\u2013 Et qui cet avis nous am\u00e8nera-t-il ? \n \n\u2013 Parbleu, l\u2019homme au v\u00eatement brun, notre ami aux joues \nrubicondes et aux talons carr\u00e9s ! S\u2019il ne se pr\u00e9sente pas en per-\nsonne, il enverra un complice. \n \n\u2013 Cette d\u00e9marche ne lui semblera-t-elle pas trop compromet-\ntante ? \n \u2013 A mon avis, pas. Si mes suppositions sont justes, et j\u2019ai tout \nlieu de le croire, cet homme risquera tout pour r\u00e9cup\u00e9rer la ba-g u e . P o u r m o i , i l l \u2019 a p e r d u e e n se penchant sur le cadavre de \nDrebber. Sur le coup, il ne s\u2019en est pas aper\u00e7u. C\u2019est apr\u00e8s avoir \nquitt\u00e9 la maison qu\u2019il a constat\u00e9 sa disparition. Alors, il est revenu \nsur ses pas, en toute h\u00e2te ! Mais, par sa propre faute, parce qu\u2019il avait laiss\u00e9 la bougie allum\u00e9e, la police \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 sur les lieux. Il simula l\u2019ivresse pour \u00e9carter les so up\u00e7ons qu\u2019aurait pu faire na\u00eetre \nson apparition \u00e0 la grille. Mainte nant, mettez-vous \u00e0 la place de \ncet homme. Apr\u00e8s r\u00e9flexion, il doit s\u2019\u00eatre dit qu\u2019il a peut-\u00eatre per-du la bague dehors, sur la route. Alors que faire ? Parcourir avec \nempressement les journaux du soir pour voir si la bague se trouve \nau nombre des objets trouv\u00e9s. Naturellement, mon avis lui saute \naux yeux. Il exulte. Pourquoi soup\u00e7onnerait-il un pi\u00e8ge ? Il ne peut imaginer que le docteur Wats on \u00e9tablisse un rapport entre la \u2013 57 \u2013 bague et le meurtre. Il viendra. Il vient. Vous le verrez dans une \nheure. \n \n\u2013 Et alors ? demandai-je. \n \u2013 Je peux me charger de lui tout seul. Avez-vous des armes ? \n \n\u2013 Mon vieux revolver d\u2019ordonn ance avec quelques cartou-\nches. \n \u2013 Vous feriez bien de le nettoyer et de le charger. Il se d\u00e9bat-\ntra avec l\u2019\u00e9nergie du d\u00e9sespoir. Je compte le prendre par surprise, \nmais il vaut mieux nous pr\u00e9munir contre tout. \u00bb \n \nJ\u2019allai dans ma chambre et je fis ce qu\u2019il m\u2019avait conseill\u00e9. \nQuand je revins avec mon pistolet, on avait enlev\u00e9 le couvert. \nHolmes grattait son violon. \n \n\u00ab Cela se corse ! dit-il, tout en continuant \u00e0 se livrer \u00e0 son oc-\ncupation favorite. Je re\u00e7ois \u00e0 l\u2019instant une r\u00e9ponse d\u2019Am\u00e9rique. Je \nne me suis pas tromp\u00e9. \n \n\u2013 C\u2019est-\u00e0-dire ? demandai-je avec curiosit\u00e9. \n \n\u2013 Si mon violon avait des cordes neuves, il n\u2019en vaudrait que \nmieux, dit-il. Mettez votre pistolet dans votre poche. Quand le type sera l\u00e0, parlez-lui d\u2019un ton na turel. Je me charge du reste. Ne \nl\u2019effrayez pas en le regardant avec trop d\u2019insistance. \n \n\u2013 Il est maintenant vingt heures, dis-je en consultant ma \nmontre. \n \u2013 Oui, quelques minutes encore . Entrouvrez la porte. C\u2019est \nbien comme \u00e7a. Maintenant mettez la clef \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Merci. Voil\u00e0 un curieux vieil ouvrage que j \u2019 a i t r o u v \u00e9 h i e r c h e z u n b o u -\nquiniste, De Jure inter Gentes , publi\u00e9 en latin \u00e0 Li\u00e8ge, dans les \u2013 58 \u2013 Pays-Bas, en 1642. La t\u00eate de Charles Ier \u00e9tait encore solide sur \nses \u00e9paules quand le papier de ce petit volume \u00e0 dos brun fut \ntranch\u00e9 !\u2026 \n \n\u2013 Quel est le nom de l\u2019imprimeur ? \n \n\u2013 Un Philippe de Croy quelconque. Sur la feuille de garde se \ntrouvent ces mots d\u2019une encre ja unie : \u00ab Ex libris Gulielmi \nWhyte. \u00bb Je me demande ce qu\u2019\u00e9 tait ce William Whyte. Quelque \nimposant homme de loi du XVIIe si\u00e8cle, je suppose. Son \u00e9criture a \nla tournure du droit !\u2026 Je crois que voici notre homme. \u00bb \n \nAu m\u00eame instant retentit un bref coup de sonnette. Douce-\nment Sherlock Holmes se leva et rapprocha sa chaise de la porte. \nLes pas de la servante r\u00e9sonn\u00e8rent dans le vestibule. D\u2019un bruit \nsec, elle fit sauter le loquet. \n \u00ab C\u2019est ici qu\u2019habite le docteur Watson ? \u00bb demanda une voix \ndistincte, mais un peu \u00e9raill\u00e9e. \n \nLa r\u00e9ponse ne parvint pas \u00e0 nos oreilles. La servante referma \nla porte. Quelqu\u2019un se mit \u00e0 monter l\u2019escalier, d\u2019un pas incertain et tra\u00eenant qui surprit mon compag non, puis avan\u00e7a avec lenteur \ndans le corridor et frappa doucement. \n \n\u00ab Entrez ! \u00bb criai-je. \u2013 59 \u2013 \n \n \nAu lieu de l\u2019homme robuste et violent que nous attendions, \nnous v\u00eemes entrer, tra\u00eenant la ja mbe, une tr\u00e8s vieille femme au \nvisage tout rid\u00e9. Elle fit une r\u00e9v\u00e9rence, puis se mit \u00e0 fouiller dans sa poche ; elle avait des doigts nerveux, f\u00e9briles ; \u00e9blouis par l\u2019\u00e9clat soudain de la lumi\u00e8re, se s yeux larmoyants, tourn\u00e9s vers \nnous, clignotaient. \n \nJe regardai mon compagnon et manquai d\u2019\u00e9clater de rire : il \navait l\u2019air si d\u00e9sappoint\u00e9 ! \n \nLa vieille finit par trouver un jo urnal du soir et, montrant du \ndoigt notre annonce : \n \u00ab C\u2019est \u00e7a qui m\u2019a amen\u00e9e ici, mes bons messieurs ! dit-elle \navec une seconde r\u00e9v\u00e9rence. La bague en or\u2026 Brixton Road\u2026 elle \nappartient \u00e0 ma fille Sarah, qu\u2019\u00e9 tait mari\u00e9e seulement depuis un \nan \u00e0 son mari qu\u2019est gar\u00e7on de cabine \u00e0 bord d\u2019un bateau de l\u2019Union ; et qu\u2019est-ce qui dira si il vient et la trouve sans sa bague, je n\u2019ose pas y penser, lui qu\u2019est d\u00e9j\u00e0 brutal dans ses meilleurs \u2013 60 \u2013 moments, mais quand il a bu !\u2026 Si vous voulez savoir, Sarah est \nall\u00e9e au cirque, la nuit derni\u00e8re, en compagnie de\u2026 \n \n\u2013 Cette bague est-elle la sienne ? demandai-je. \n \n\u2013 Dieu soit lou\u00e9 ! s\u2019\u00e9cria la vieille. C\u2019est Sarah qui va \u00eatre \ncontente, cette nuit ! C\u2019est bien l\u00e0 sa bague. \n \n\u2013 Et quelle est votre adresse ? demandai-je en prenant un \ncrayon. \n \n\u2013 13, rue Duncan, Houndsditc h. Un fichu bout d\u2019ici ! \n \n\u2013 Il n\u2019y a pas de cirque entre Brixton Road et Houndsditch \u00bb, \nfit s\u00e8chement Sherlock Holmes. \n \nLa vieille femme tourna vers lu i ses petits yeux bord\u00e9s de \nrouge. \n \u00ab C\u2019est mon adresse que le monsieur m\u2019a demand\u00e9e, dit-elle. \nSarah, elle, vit en garni au N\u00b0 3, Mayfield Place, Peckham. \n \u2013 Et votre nom est ?\u2026 \n \n\u2013 Mon nom est Sawyer et le no m de ma fille est Dennis, et \nTom Dennis est son mari \u2013 un bon gars, au fond, et intelligent \navec \u00e7a. Tant qu\u2019y est en mer, pas de gar\u00e7on de cabine plus consi-d\u00e9r\u00e9 ; mais, dame, \u00e0 terre, ce qu \u2019avec les femmes et ce qu\u2019avec les \nd\u00e9bits de boisson\u2026 \n \u2013 Emportez la bague, madame Sawyer, interrompis-je sur un \nsigne de mon compagnon. Il est clair qu\u2019elle appartient \u00e0 votre fille ; et je suis heureux de pouvoir la restituer \u00e0 sa l\u00e9gitime pro-\npri\u00e9taire. \u00bb \n \u2013 61 \u2013 Tout en marmottant des b\u00e9n\u00e9dict ions et des protestations de \nreconnaissance, la vieille taupe empocha la bague et elle descen-dit l\u2019escalier en tra\u00eenant le pied . Sit\u00f4t qu\u2019elle fut partie, Sherlock \nHolmes se pr\u00e9cipita dans sa cham bre. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, il en sor-\ntait emmitoufl\u00e9 dans un ulster et un cache-nez. \n \u00ab J e v a i s l a f i l e r , d i t - i l v i v e m e n t . C e d o i t \u00ea t r e u n e c o m p l i c e . \nElle me conduira chez l\u2019assassin. Attendez-moi. \u00bb \n \nLa porte d\u2019entr\u00e9e venait \u00e0 peine de se refermer sur la visiteuse \nque Holmes d\u00e9gringola l\u2019escalier. De la fen\u00eatre, je le vis suivre de \npr\u00e8s la vieille femme clopinant de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. Ou toute \nsa th\u00e9orie est fausse, pensai-je, ou il va \u00eatre conduit au c\u0153ur du \nmyst\u00e8re. Il m\u2019avait pri\u00e9 bien inutilement de l\u2019attendre : je sentais qu\u2019il me serait impossible de dormir avant de conna\u00eetre le r\u00e9sultat \nde sa d\u00e9marche. \n \nIl \u00e9tait environ neuf heures quan d il sortit. J\u2019ignorais \u00e0 quelle \nheure il rentrerait. Je m\u2019installai sto\u00efquement, avec ma pipe et la \nVie de Boh\u00eame de Murger. Je tirais des bouff\u00e9es et je sautais des \npages. Dix heures sonn\u00e8rent. J\u2019entendis le trottinement de la bonne qui allait se coucher. Onze heures. Le pas plus majestueux de la logeuse la conduisit \u00e0 la m\u00eame destination. Vers minuit, le bruit sec d\u2019une clef m\u2019avertit du retour de mon ami. D\u00e8s la porte, je vis \u00e0 son air qu\u2019il revenait bredouille. L\u2019amusement et le d\u00e9pit semblaient se disputer sa figure . Mais finalement Sherlock Hol-\nmes partit d\u2019un franc \u00e9clat de rire. \n \u00ab Je ne voudrais pas pour tout l\u2019or du monde que Scotland \nYard appr\u00eet mon histoire ! s\u2019\u00e9cria-t-il en tombant sur une chaise. Ses hommes m\u2019en rebattraient \u00e0 jamais les oreilles pour se venger de tous mes sarcasmes ! Je peux me permettre de rire, parce que \nje sais que, t\u00f4t ou tard, je prendrai ma revanche. \n \u2013 Qu\u2019est-ce qui s\u2019est pass\u00e9 ? demandai-je. \n \u2013 62 \u2013 \u2013 Je vais vous faire rire \u00e0 mes d\u00e9pens, mais peu importe ! La \nvieille a tra\u00een\u00e9 la jambe un bout de chemin, puis elle a fait sem-blant d\u2019avoir mal \u00e0 un pied. Elle s\u2019est arr\u00eat\u00e9e et elle a h\u00e9l\u00e9 un fia-cre qui se trouvait \u00e0 passer. Je me suis arrang\u00e9 pour \u00eatre \u00e0 port\u00e9e \nde sa voix. Mais c\u2019\u00e9tait une pr\u00e9cau tion tout \u00e0 fait inutile : elle a \ncri\u00e9 son adresse de mani\u00e8re \u00e0 \u00eatre entendu de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. \u00ab Conduisez-moi au num\u00e9ro 1 3 d e l a r u e D u n c a n , H o u n d -\nsditch ! \u00bb Cela prenait tournure de v\u00e9rit\u00e9. Quand je l\u2019ai eu vue bien install\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, je me suis perch\u00e9 \u00e0 l\u2019arri\u00e8re. C\u2019est un \nart dans lequel tout d\u00e9tective devrait exceller. Puis nous avons roul\u00e9 sans arr\u00eat jusqu\u2019\u00e0 la mais on en question. Avant d\u2019arriver \nd e v a n t l a p o r t e , j \u2019 a i s a u t \u00e9 e t j \u2019 a i f a i t \u00e0 p i e d l e r e s t e d u c h e m i n , nonchalamment. Le fiacre s\u2019est arr\u00ea t\u00e9. Le cocher est descendu. Il \na ouvert la porti\u00e8re et il a attend u. Quand je me rapprochai de lui, \nil fouillait avec furie sa voiture vide en d\u00e9vidant tout un chapelet de blasph\u00e8mes. De la voyageuse, plus signe ni trace ! Je crains \nqu\u2019il ne touche pas de sit\u00f4t le pr ix de sa course. Au num\u00e9ro 13, \nnous avons appris que la maison appartient \u00e0 un honn\u00eate colleur \nde papiers peints, qui s\u2019appelle Keswick, et qui n\u2019a jamais entendu \nparler ni de Sawyer ni de Dennis. \n \u2013 Vous ne voulez pas dire, m\u2019\u00e9criai-je au comble de \nl\u2019\u00e9tonnement, que cette faible vieilla rde soit sortie \u00e0 votre insu du \nfiacre en marche ? \n \n\u2013 Le diable soit de la vieille femme ! dit Sherlock Holmes. \nC\u2019est nous qui nous sommes laiss\u00e9 berner comme des vieilles femmes ! C\u2019\u00e9tait s\u00fbrement un homme jeune et actif, et, de plus, un excellent com\u00e9dien. Le d\u00e9guisem ent \u00e9tait impayable. Il s\u2019en est \nservi pour me semer. Ceci prouve que l\u2019homme que nous recher-chons n\u2019est pas si isol\u00e9 que je me l\u2019imaginais. Il a des amis pr\u00eats \u00e0 s\u2019exposer pour lui\u2026 Docteur, vous avez l\u2019air vann\u00e9 ! Allez vous \ncoucher, si vous m\u2019en croyez. \u00bb \n \nJ\u2019ob\u00e9is de bonne gr\u00e2ce \u00e0 cette injonction : je me sentais \u00e0 \nbout de forces. Holmes resta assis devant le feu qui couvait sous la cendre. Il m\u00e9dita longuement su r le probl\u00e8me qu\u2019il avait \u00e0 c\u0153ur \nde r\u00e9soudre. \u2013 63 \u2013 \nFort avant dans la nuit, j\u2019ente ndis en effet les g\u00e9missements \nm\u00e9lancoliques de son violon. \n \u2013 64 \u2013 Chapitre VI \nTobias Gregson montre son savoir-faire \n \nLes journaux du lendemain ne parlaient que du \u00ab myst\u00e8re de \nBrixton \u00bb. Tous en donnaient un compte rendu d\u00e9taill\u00e9 ; certains y consacraient m\u00eame leur article de t\u00eate. Ils contenaient quelques renseignements nouveaux. J\u2019ai ga rd\u00e9 dans mes archives plusieurs \ncoupures se rapportant \u00e0 cette affaire. En voici un r\u00e9sum\u00e9. \n D\u2019apr\u00e8s le Daily Telegraph , les annales du crime fournis-\nsaient peu d\u2019exemples de trag\u00e9dies accomplies dans des circons-tances plus myst\u00e9rieuses. Le nom allemand de la victime, l\u2019absence de tout mobile, la sinistre inscription sur le mur, tout d\u00e9non\u00e7ait la main de r\u00e9fugi\u00e9s politiques et de r\u00e9volutionnaires. Les socialistes comptaient aux \u00c9t ats-Unis de nombreux adeptes. \nC\u2019\u00e9tait ceux-ci qui, de toute \u00e9vidence, avaient exp\u00e9di\u00e9 Drebber pour une infraction quelconque \u00e0 leurs lois non \u00e9crites. Apr\u00e8s une \nbr\u00e8ve allusion \u00e0 la Wehmgericht, aux Carbonari, \u00e0 la marquise de Brinvilliers, aux assassinats de la Grande Route de Ratcliff, \nl\u2019article s\u2019achevait sur une remontrance au gouvernement : il pr\u00e9-\nconisait une surveillance plus \u00e9troite des \u00e9trangers en Angleterre. \n \nLes commentaires du Standard roulaient sur le fait que de \ntels outrages \u00e0 la morale publique avaient g\u00e9n\u00e9ralement lieu sous un gouvernement lib\u00e9ral. Ils \u00e9tai ent un effet de l\u2019\u00e9branlement des \nconvictions dans les masses popula ires et de l\u2019affaiblissement \nsubs\u00e9quent de toute autorit\u00e9. La victime \u00e9tait un am\u00e9ricain qui s\u00e9journait \u00e0 Londres depuis quelques semaines. Il avait pris pen-sion chez Mme Charpentier \u00e0 Torquay Terrace, Camberwell. Il avait pour compagnon de voyage son secr\u00e9taire particulier, M. Joseph Stangerson. Tous deux avaient pris cong\u00e9 de leur h\u00f4-tesse le mardi 4 courant et ils \u00e9taient partis pour la gare d\u2019Euston avec l\u2019intention d\u00e9clar\u00e9e de prendre l\u2019express de Liverpool. On les avait vus ensuite sur le quai. De ce moment jusqu\u2019\u00e0 la d\u00e9couverte \ndu cadavre de M. Drebber, dans une maison inhabit\u00e9e sur la \nroute de Brixton, \u00e0 plusieurs kilo m\u00e8tres d\u2019Euston, on ne savait \u2013 65 \u2013 pas ce qu\u2019ils avaient fait. Qui avait amen\u00e9 Drebber dans cette \nmaison ? De quelle mani\u00e8re y avait-il trouv\u00e9 la mort ? Myst\u00e8re ! On ignorait encore tout des all\u00e9es et venues de Stangerson. On \u00e9tait heureux d\u2019apprendre que MM. Lestrade et Gregson, tous deux de Scotland Yard, instruisaient conjointement cette affaire. Le cr\u00e9dit dont jouissaient ces deux officiers de police en faisait \naugurer l\u2019\u00e9claircissement \u00e0 br\u00e8ve \u00e9ch\u00e9ance. \n Pour le Daily News , le caract\u00e8re politique du crime ne faisait \npoint de doute. Le despotisme, la haine du lib\u00e9ralisme qui inspi-\nraient les gouvernements du continent avaient eu pour effet d\u2019attirer chez nous un grand no mbre d\u2019hommes qui auraient \u00e9t\u00e9 \nd\u2019excellents citoyens sans le souv enir amer des pers\u00e9cutions qu\u2019ils \navaient subies. Toute infraction au code d\u2019honneur qui r\u00e9gissait \nces hommes \u00e9tait punie de mort. Il ne fallait rien n\u00e9gliger pour trouver le secr\u00e9taire, Stangerson, et pour conna\u00eetre certaines par-\nticularit\u00e9s des habitudes de Drebber. On avait fait un grand pas en d\u00e9couvrant l\u2019adresse de la maison o\u00f9 il avait pris pension. Le r\u00e9sultat en \u00e9tait enti\u00e8rement d\u00fb \u00e0 l a f i n e s s e e t \u00e0 l a t \u00e9 n a c i t \u00e9 d e \nM. Gregson de Scotland Yard. \n \nSherlock Holmes et moi, nous l\u00fbmes ces articles en prenant \nnotre petit d\u00e9jeuner. Sherlock Holmes s\u2019en amusa beaucoup. \n \n\u00ab Qu\u2019est-ce que je vous avais dit ? De toute fa\u00e7on, Lestrade et \nGregson triompheront ! \n \n\u2013 Cela d\u00e9pendra de la tournure des \u00e9v\u00e9nements. \n \n\u2013 Mais non, pas du tout ! Si l\u2019homme est pinc\u00e9, ce sera gr\u00e2ce \n\u00e0 leurs efforts ; s\u2019il \u00e9chappe, ce sera en d\u00e9pit de leurs efforts : c\u2019est \nface, je gagne, et pile, tu perds. Quoi qu\u2019ils fassent, ils auront des \nadmirateurs. Un sot trouve toujours un plus sot qui l\u2019admire. \n \n\u2013 Que se passe-t-il ? \u00bb m\u2019\u00e9criai-je. \u2013 66 \u2013 Tout \u00e0 coup le tr\u00e9pignement de pas nombreux dans le vesti-\nbule puis dans l\u2019escalier s\u2019\u00e9tait fa it entendre, m\u00eal\u00e9 \u00e0 de tr\u00e8s sono-\nres expressions de d\u00e9go\u00fbt de notre logeuse. \n \u00ab C\u2019est la section de la police secr\u00e8te de Baker Street \u00bb, dit \ngravement mon compagnon. \n \nAu m\u00eame instant firent irruption dans notre pi\u00e8ce une demi-\ndouzaine de gamins des rues ; les plus sales et les plus d\u00e9guenill\u00e9s \nque j\u2019eusse jamais vus. \n \n\u00ab Garde \u00e0 vous ! \u00bb cria Holmes d\u2019une voix de stentor. Aussit\u00f4t les six petits dr\u00f4les se mirent en rang comme autant \nde statuettes minables. \n \n\u00ab A l\u2019avenir, dit mon compagnon, Wiggins seul me pr\u00e9sentera \nvotre rapport. Vous l\u2019attendrez dans la rue. Vous l\u2019avez d\u00e9couvert, \nWiggins ? \n \n \u2013 67 \u2013 \n\u2013 Non, monsieur, pas encore, dit un des enfants. \n \n\u2013 Je ne m\u2019attendais pas \u00e0 ce que vous r\u00e9ussissiez du premier \ncoup. Poursuivez vos recherches. Voici votre salaire\u2026 \u00bb \n \nIl remit \u00e0 chacun d\u2019eux un shilling. \n \n\u00ab Maintenant filez ! Faites-moi un meilleur rapport, la pro-\nchaine fois ! \u00bb \n \nIl fit un signe. Ils d\u00e9val\u00e8rent l\u2019escalier, comme des souris. \nL\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, dans la rue, il s per\u00e7aient l\u2019air de leurs cris. \n \u00ab Il y a davantage \u00e0 obtenir d\u2019un de ces petits mendiants que \nd\u2019une douzaine de d\u00e9tectives, dit Holmes. La seule vue d\u2019une per-sonne \u00e0 l\u2019air officiel scelle les l\u00e8vres des gens. Ces gosses vont par-tout, ils entendent tout. Et puis ils sont finauds. Tout ce qui leur \nmanque, c\u2019est l\u2019organisation. \n \n\u2013 Est-ce que vous vous servez d\u2019eux pour le crime de Brix-\nton ? demandai-je. \n \n\u2013 Oui. Je veux m\u2019assurer de qu elque chose. C\u2019est simplement \nune affaire de temps. Hol\u00e0 ! nous allons entendre parler de ven-\ngeance ! Voici Gregson qui descend l a r u e , l e v i s a g e r a d i e u x . I l \nvient s\u00fbrement nous voir. Oui, il s\u2019arr\u00eate\u2026 Il sonne ! \u00bb \n La sonnette fut tir\u00e9e violemment et, en quelques secondes, le \nd\u00e9tective blond avait mont\u00e9 quatre \u00e0 quatre l\u2019escalier et fait irrup-\ntion dans notre salon. \n \n\u00ab Mon cher, s\u2019\u00e9cria-t-il en tordant la main molle de Holmes, \nf\u00e9licitez-moi ! J\u2019ai rendu l\u2019affaire aussi claire que le jour ! \u00bb \n \u2013 68 \u2013 Je crus voir passer une ombre d\u2019anxi\u00e9t\u00e9 sur le visage expressif \nde mon compagnon. \n \n\u00ab Seriez-vous sur la bonne piste ? demanda-t-il. \n \u2013 La bonne piste ! Nous avons arr\u00eat\u00e9 le meurtrier. \n \n\u2013 Et quel est son nom ? \u2013 Arthur Charpentier, sous-lieutenant dans la marine de \nl\u2019\u00c9tat \u00bb, articula pompeusement Gregson. \n Il gonflait sa poitrine et frottait ses mains grassouillettes. \n \nSherlock Holmes poussa un so upir de soulagement. Le sou-\nrire reparut sur ses l\u00e8vres. \n \u00ab Asseyez-vous et prenez un cigare, dit-il. Nous sommes im-\npatients de savoir comment vous vo us y \u00eates pris. Du whisky avec \nde l\u2019eau ? \n \n\u2013 Volontiers, reprit le d\u00e9tective. Les terribles efforts que j\u2019ai \nfournis ces deux derniers jours m\u2019ont compl\u00e8tement \u00e9puis\u00e9. Pas tant l\u2019effort physique cependant que l\u2019effort d\u2019imagination. Vous \nsavez ce que c\u2019est, monsieur Sher lock Holmes ? Vous aussi, vous \ntravaillez avec votre t\u00eate ! \n \n\u2013 Vous me faites beaucoup d\u2019honneur, dit gravement Sher-\nlock Holmes. Expliquez-nous comment vous \u00eates parvenu \u00e0 cet \nheureux r\u00e9sultat. \u00bb \n Le d\u00e9tective s\u2019installa dans le fauteuil et tira quelques bouf-\nf\u00e9es de son cigare ; puis soudain, au paroxysme de la gaiet\u00e9, il se \nfrappa la cuisse. \n \u2013 69 \u2013 \u00ab Le plus dr\u00f4le, s\u2019\u00e9cria-t-il, c\u2019est que cet imb\u00e9cile de Lestrade, \nqui se croit si malin, s\u2019est compl\u00e8tement fourvoy\u00e9. Il recherche partout le secr\u00e9taire Stangerson qui n\u2019a pas plus tremp\u00e9 dans le crime qu\u2019un b\u00e9b\u00e9 qui va na\u00eetre. Je suis s\u00fbr qu\u2019il l\u2019a trouv\u00e9, \u00e0 \nl\u2019heure qu\u2019il est ! \u00bb \n \nCette id\u00e9e fit tant rire Gregson qu\u2019il s\u2019\u00e9touffa. \n \u00ab Comment avez-vous trouv\u00e9 la clef du myst\u00e8re ? \n \n\u2013 Je vais tout vous dire. Bien entendu, docteur Watson, ceci \ndoit rester entre nous. D\u2019abord, il s\u2019agissait de conna\u00eetre les ant\u00e9-c\u00e9dents de l\u2019Am\u00e9ricain. D\u2019autres auraient attendu qu\u2019on r\u00e9ponde \u00e0 leurs annonces dans les journa ux ou bien encore que des com-\nplices apportent d\u2019eux-m\u00eames des renseignements ! Ce n\u2019est pas comme \u00e7a que travaille Tobias Gregson. Vous souvenez-vous du \nchapeau plac\u00e9 pr\u00e8s de la victime ? \n \u2013 Oui, dit Holmes. Il portait le nom et l\u2019adresse du chapelier : \nJohn Underwood et fils, 129, Camberwell Road. \u00bb \n Gregson perdit contenance. \n \n\u00ab Vous l\u2019aviez remarqu\u00e9 ? dit-il, le visage allong\u00e9. Vous \u00eates \nall\u00e9 \u00e0 Camberwell Road ? \n \n\u2013 Non. \n \n\u2013 Ah ! fit Gregson en se redressant. Il ne faut jamais n\u00e9gliger \nune chance, si petite qu\u2019elle soit ! \n \n\u2013 Rien n\u2019est petit pour un grand esprit, dit sentencieusement \nHolmes. \n \u2013 Eh bien, moi, je suis all\u00e9 voir Underwood ! Je lui ai deman-\nd\u00e9 s\u2019il avait vendu un chapeau de tel tour de t\u00eate et de telle \u2013 70 \u2013 forme\u2026 Il a ouvert son livre et il a trouv\u00e9 tout de suite, il avait \nenvoy\u00e9 le chapeau \u00e0 un M. Drebber, demeurant \u00e0 la pension Charpentier, Torquay Terrace. Voil\u00e0 comment je me suis procur\u00e9 \nl\u2019adresse. \n \n\u2013 Malin, tr\u00e8s malin ! murmura Sherlock Holmes. \n \n\u2013 Ensuite, j\u2019ai interrog\u00e9 Mme Ch arpentier, continua le d\u00e9tec-\ntive. Je l\u2019ai trouv\u00e9e tr\u00e8s p\u00e2le, angoiss\u00e9e. Sa fille \u00e9tait pr\u00e9sente (une fort jolie fille !), ses yeux \u00e9taient rouges et ses l\u00e8vres tremblaient quand je lui parlais. Cela n\u2019a pas \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 mon attention : il y avait quelque anguille sous roche. Vous connaissez cette impres-sion, monsieur Sherlock Holmes : quand on tombe sur la bonne \npiste, on \u00e9prouve un petit pincement, l\u00e0\u2026 \n \n\u00ab Avez-vous entendu parler de la mort myst\u00e9rieuse de votre \nex-pensionnaire, Enoch Drebber, de Cleveland ? \u00bb ai-je demand\u00e9. \n \u00ab La m\u00e8re fit signe que oui. Elle semblait avoir peine \u00e0 parler. \nEt la fille a fondu en larmes. Alors, l\u00e0, je les ai vraiment soup\u00e7on-\nn\u00e9es de savoir quelque chose. \n \n\u00ab A quelle heure M. Drebber a-t-il quitt\u00e9 votre maison pour se \nrendre \u00e0 la gare ? \n \n\u00ab \u2013 A huit heures, a-t-elle r\u00e9pondu avec effort. Son secr\u00e9taire, \nM. Stangerson, avait indiqu\u00e9 deux trains, l\u2019un \u00e0 neuf heures \nquinze et l\u2019autre \u00e0 onze heures. M. Drebber avait choisi le pre-\nmier. \n \n\u00ab \u2013 C\u2019est la derni\u00e8re fois que vous l\u2019avez vu ? \u00bb \n \n\u00ab Le visage de la femme a chan g\u00e9 terriblement. Elle est deve-\nnue livide. Elle a \u00e9t\u00e9 quelques secondes avant de pouvoir dire seu-\nlement oui, et encore l\u2019a-t-elle fait d\u2019un ton voil\u00e9, pas naturel. \n \u2013 71 \u2013 \u00ab Alors, il y a eu un moment de silence. Puis la jeune fille s\u2019est \njet\u00e9e \u00e0 l\u2019eau : \n \u00ab I l n e p e u t r i e n s o r t i r d e b o n d \u2019 u n m e n s o n g e , m a m a n , d i t -\nelle d\u2019une voix claire et assur\u00e9 e. Soyons franches avec ce mon-\nsieur. Nous avons revu M. Drebber. \n \n\u00ab \u2013 Que Dieu te pardonne ! s\u2019est \u00e9cri\u00e9e Mme Charpentier en \nlevant les bras au ciel et en se renversant sur sa chaise. Tu as tu\u00e9 \nton fr\u00e8re. \n \n\u00ab \u2013 Arthur m\u2019approuverait, r\u00e9pondit la jeune fille, d\u2019un ton \nferme. \n \u00ab \u2013 Vous feriez mieux de me dire tout maintenant, leur ai-je \nconseill\u00e9. Un demi-aveu est pire qu\u2019une d\u00e9n\u00e9gation. D\u2019ailleurs, \nvous ne savez pas \u00e0 quel point nous sommes renseign\u00e9s. \n \u00ab \u2013 C\u2019est toi qui l\u2019auras voulu, Alice ! \u00bb s\u2019\u00e9cria la m\u00e8re. \n \n\u00ab Puis, se tournant vers moi : \u00ab Je vais tout vous dire, monsieur. Vous voyez, je suis trou-\nbl\u00e9e. N\u2019allez pas vous imaginer, cependant, que j\u2019ai peur de voir mon fils impliqu\u00e9 dans cette horri ble affaire. Non, il est parfaite-\nment innocent ! Si je crains quelque chose, c\u2019est qu\u2019il ne soit com-promis \u00e0 vos yeux et \u00e0 ceux des autres. Mais c\u2019est impossible, cer-tainement ! Son caract\u00e8re \u00e9lev\u00e9, sa profession, ses ant\u00e9c\u00e9dents, \ntout emp\u00eacherait cela. \n \n\u00ab \u2013 Avouez-moi tout, c\u2019est ce qu e vous avez de mieux \u00e0 faire, \nlui ai-je r\u00e9pondu. Cela ne nuira pas \u00e0 votre fils s\u2019il est innocent, je \nvous le garantis. \u00bb \n \n\u00ab Alors, sur la pri\u00e8re de sa m\u00e8re, la jeune fille s\u2019est retir\u00e9e. \u2013 72 \u2013 \u00ab Mon intention, monsieur, a-t-elle continu\u00e9, \u00e9tait de ne rien \nvous dire. Mais, puisque ma fille a commenc\u00e9 \u00e0 parler, je n\u2019ai plus \nle choix. Maintenant que je suis d\u00e9cid\u00e9e, je n\u2019omettrai aucun fait. \n \n\u00ab \u2013 C\u2019est ce qu\u2019il y a de plus sage, ai-je dit. \n \n\u00ab \u2013 M. Drebber est rest\u00e9 chez no us \u00e0 peu pr\u00e8s trois semaines. \nIl avait voyag\u00e9 auparavant sur le continent avec M. Stangerson, son secr\u00e9taire. Le dernier endroit o\u00f9 ils avaient s\u00e9journ\u00e9, c\u2019\u00e9tait \nCopenhague ; j\u2019avais remarqu\u00e9 que chacune de leurs malles en portait l\u2019\u00e9tiquette. Stangerson \u00e9tait un homme calme, r\u00e9serv\u00e9 ; mais son patron, je regrette de le dire, \u00e9tait tout le contraire. Des habitudes grossi\u00e8res, des mani\u00e8res brutales. La nuit m\u00eame de son arriv\u00e9e, il s\u2019est enivr\u00e9. En fait, chaque jour, \u00e0 partir de midi, il \n\u00e9tait ivre. Il se permettait avec les bonnes des libert\u00e9s et des fami-liarit\u00e9s d\u00e9go\u00fbtantes. Le pire de tout, c\u2019est qu\u2019il n\u2019a pas respect\u00e9 non plus ma fille Alice. Il lui a tenu des propos qu\u2019elle est heureu-sement trop innocente pour comprendre. Une fois, il l\u2019a prise dans ses bras et il l\u2019a embrass\u00e9e. Alors son propre secr\u00e9taire lui a \nreproch\u00e9 sa conduite malhonn\u00eate. \n \n\u00ab \u2013 Mais pourquoi avez-vous support\u00e9 tout cela ? ai-je de-\nmand\u00e9. Vous pouvez renvoyer vo s pensionnaires quand bon vous \nsemble, j\u2019imagine. \u00bb \n \n\u00ab Mme Charpentier rougit. \n \n\u00ab J\u2019aurais d\u00fb lui donner son cong\u00e9 d\u00e8s le premier jour ! sou-\npira-t-elle. Mais c\u2019\u00e9tait une tentation cruelle. Chacun d\u2019eux payait une livre par jour, soit quatorze livres par semaine ; et c\u2019est la \nmorte saison. Je suis veuve ; mon fils, dans la marine, m\u2019a co\u00fbt\u00e9 \ncher. \n \n\u00ab J\u2019h\u00e9sitais \u00e0 perdre cet argent. J\u2019ai patient\u00e9. Mais l\u2019insulte \nfaite \u00e0 ma fille, c\u2019en \u00e9tait trop ! Je lui ai enfin donn\u00e9 son cong\u00e9. \nVoil\u00e0 pourquoi il est parti. \n \u2013 73 \u2013 \u00ab \u2013 Et alors ? \n \u00ab Quel soulagement \u00e7\u2019a \u00e9t\u00e9 pour moi quand je l\u2019ai vu s\u2019en al-\nler ! Mon fils est en ce moment en permission. Je ne lui ai rien dit de tout cela, parce qu\u2019il est emport\u00e9, et qu\u2019il adore sa s\u0153ur. Quand j\u2019ai referm\u00e9 la porte sur ces Am\u00e9ricains, \u00e7a m\u2019a \u00f4t\u00e9 un poids de dessus la poitrine !\u2026 H\u00e9 las ! moins d\u2019une heure apr\u00e8s, ce \nDrebber \u00e9tait de retour ! Plus iv re que jamais. Il a p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de \nforce dans le salon o\u00f9 je me trouvais avec Alice et il a dit en bre-douillant qu\u2019il avait manqu\u00e9 le trai n, \u00e0 ce que, du moins, j\u2019ai pu \ncomprendre. Puis il s\u2019est retourn\u00e9 vers ma fille et, \u00e0 mon nez, il lui a propos\u00e9 de s\u2019enfuir avec lui ! \u00ab Vous avez le droit, disait-il. \nVous \u00eates majeure. J\u2019ai de l\u2019argent en quantit\u00e9, plus qu\u2019il ne m\u2019en faut. Ne tenez pas compte de la vieille. Venez tout de suite. Vous serez comme une princesse. \u00bb La pauvre petite \u00e9tait terrifi\u00e9e. Elle a recul\u00e9, mais lui, l\u2019a saisie eu poig net et il l\u2019a tra\u00een\u00e9e vers la porte. \nAlors j\u2019ai cri\u00e9. Arthur est arriv\u00e9. Ce qui s\u2019est pass\u00e9 ensuite, je ne peux pas vous le dire. Je n\u2019osais pas regarder, tellement j\u2019avais peur. \u00c7\u2019a \u00e9t\u00e9 des jurons, puis des coups !\u2026 A la fin, quand j\u2019ai re-lev\u00e9 la t\u00eate, j\u2019ai vu Arthur qui riait devant la porte, sa canne \u00e0 la main. \u00ab Je ne pense pas que ce joli monsieur revienne nous em-b\u00eater, a-t-il dit. Je vais le suivre un peu pour m\u2019en assurer. \u00bb Il a mis son chapeau et il est sorti. C\u2019est le lendemain que nous avons \nappris la mort myst\u00e9rieuse de M. Drebber. \u00bb \n \n\u00ab Sa d\u00e9position avait \u00e9t\u00e9 coup\u00e9e de soupirs et de sanglots. A \ncertains moments, elle parlait si bas que j\u2019avais peine \u00e0 l\u2019entendre. J\u2019ai pu cependant prendre des no tes st\u00e9nographiques de tout ce \nqu\u2019elle m\u2019a dit, afin qu\u2019il n\u2019y e\u00fbt pas d\u2019erreur possible. \n \n\u2013 C\u2019est tr\u00e8s excitant, fit Sherlock Holmes en b\u00e2illant. Com-\nment tout cela a-t-il fini ? \n \u2013 Quand Mme Charpentier a eu termin\u00e9, reprit le d\u00e9tective, \nj\u2019ai vu que tout reposait sur un point. Je l\u2019ai regard\u00e9e fixement, \nd\u2019une mani\u00e8re qui m\u2019a toujours semb l\u00e9 faire beaucoup d\u2019effet sur \u2013 74 \u2013 les femmes ; et je lui ai demand\u00e9 \u00e0 quelle heure son fils \u00e9tait ren-\ntr\u00e9. \n \n\u00ab Je ne sais pas, r\u00e9pondit-elle. \n \u00ab \u2013 Vous ne savez vraiment pas ? \n \n\u00ab \u2013 Non. Arthur a sa clef et\u2026 \n\u00ab \u2013 \u00c9tiez-vous couch\u00e9e quand il est rentr\u00e9 ? \n \u00ab \u2013 Oui. \n \n\u00ab \u2013 A quelle heure vous \u00eates-vous couch\u00e9e ? \n\u00ab \u2013 Vers vingt-trois heures. \n \n\u00ab \u2013 Par cons\u00e9quent, votre fils a \u00e9t\u00e9 absent pendant deux heu-\nres au moins ? \n \n\u00ab \u2013 Oui. \n\u00ab \u2013 Peut-\u00eatre pendant quatre ou cinq heures ? \n \u00ab \u2013 Oui. \n \n\u00ab \u2013 Que faisait-il pendant ce temps-l\u00e0 ? \n\u00ab \u2013 Je ne sais pas. \u00bb \n \u00ab Elle \u00e9tait devenue p\u00e2le jusqu\u2019aux l\u00e8vres. \n \n\u00ab Ce qu\u2019il me restait \u00e0 faire \u00e9tait tout simple. J\u2019ai d\u00e9couvert o\u00f9 \nse planquait le lieutenant Charpentier ; j\u2019ai pris deux agents et je l\u2019ai arr\u00eat\u00e9. Quand je lui ai touch\u00e9 l\u2019\u00e9paule, et que je l\u2019ai engag\u00e9 \u00e0 \u2013 75 \u2013 nous suivre sans r\u00e9sistance, il m\u2019a r\u00e9pondu avec un front \nd\u2019airain : \u00ab Je suppose qu\u2019on me soup\u00e7onne d\u2019avoir tremp\u00e9 dans l e m e u r t r e d e c e v a u r i e n d e D r e b b e r ! \u00bb C o m m e n o u s n e l u i e n \navions pas dit un mot, cette allusion \u00e9tait des plus suspectes. \n \n\u2013 En effet ! dit Holmes. \n \n\u2013 Il avait encore la lourde canne avec laquelle, d\u2019apr\u00e8s sa \nm\u00e8re, il avait suivi Drebber. Un solide gourdin de ch\u00eane. \n \n\u2013 Et quelle est votre th\u00e9orie ? \u2013 La voici : le lieutenant a suivi Drebber jusqu\u2019\u00e0 Brixton \nRoad. L\u00e0, nouvelle altercation ; Drebber re\u00e7oit un coup, peut-\u00eatre au creux de l\u2019estomac, qui ne laisse pas de trace\u2026 Il tombe raide mort. Gr\u00e2ce \u00e0 la pluie, pas de t\u00e9moin. Charpentier tra\u00eene le cada-vre dans la maison vide. Mais la bougie, le sang, l\u2019inscription sur \nle mur et la bague ? me direz-vous. C\u2019est, \u00e0 mon avis, une mise en \nsc\u00e8ne destin\u00e9e \u00e0 tromper la justice. \n \n\u2013 Tr\u00e8s bien ! dit Holmes d\u2019un ton encourageant. Vraiment, \nGregson, vous \u00eates en progr\u00e8s. Nous ferons quelqu\u2019un de vous. \n \n\u2013 M a f o i , r \u00e9 p o n d i t l e d \u00e9 t e c t i v e e n s e r e n g o r g e a n t , j \u2019 a i m e n \u00e9 \nrondement l\u2019affaire ! Le jeune ho mme a avou\u00e9 de lui-m\u00eame avoir \nsuivi Drebber quelque temps. Mais il a pr\u00e9tendu ensuite que, \ns\u2019\u00e9tant senti fil\u00e9, ce dernier avait pris un fiacre pour le semer. En revenant chez lui, Charpentier aurait rencontr\u00e9 un vieux cama-rade de bord\u00e9e et il aurait fait avec lui une longue marche. O\u00f9 \nhabite ce vieux camarade ? Il ne le sait pas lui-m\u00eame ! Mon expli-\ncation est coh\u00e9rente dans toutes ses parties. Ce qui m\u2019amuse, c\u2019est de savoir Lestrade lanc\u00e9 sur une fa usse piste. Il perd son temps. \nH\u00e9 ! le voici en chair et en os ! \u00bb \n C\u2019\u00e9tait bien Lestrade, mais sans l\u2019air d\u00e9sinvolte et pimpant \nqui lui \u00e9tait habituel. Son visage \u00e9tait boulevers\u00e9 ; sa tenue, n\u00e9gli-g\u00e9e. Il venait \u00e9videmment consulter Sherlock Holmes : en aperce-\u2013 76 \u2013 v a n t s o n c o l l \u00e8 g u e , i l p a r u t t r \u00e8 s c o n t r a r i \u00e9 . P l a n t \u00e9 a u m i l i e u d e l a \nsalle, il tourna et retourna so n chapeau entre ses doigts trem-\nblants. A la fin, il se d\u00e9cida \u00e0 parler. \n \u00ab C\u2019est, dit-il, l\u2019affaire la plus extraordinaire, la plus incom-\npr\u00e9hensible. \n \n \n \n\u2013 Ah ! vous trouvez, monsieur Lestrade ! cria Gregson, triom-\nphant. Je savais bien que vous aboutiriez \u00e0 cette conclusion. Avez-vous r\u00e9ussi \u00e0 d\u00e9couvrir le secr\u00e9taire, M. Joseph Stanger-\nson ? \n \u2013 M. Joseph Stangerson, dit Lestrade d\u2019un ton grave, a \u00e9t\u00e9 as-\nsassin\u00e9 vers six heures du matin \u00e0 l' Holiday\u2019s Private Hotel . \u00bb \n \u2013 77 \u2013 Chapitre VII \nLa lumi\u00e8re luit dans les t\u00e9n\u00e8bres \n \nLa nouvelle nous frappa de stupeu r. En se relevant d\u2019un bond, \nGregson r\u00e9pandit le reste de son whisky. Je regardai en silence \nSherlock Holmes. Il pin\u00e7ait les l\u00e8vres et fron\u00e7ait les sourcils. \n \n\u00ab Stangerson aussi ! murmura-t-il. \u00c7a se complique. \n \n\u2013 C\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 bien assez compliqu\u00e9 comme \u00e7a ! grommela \nLestrade en approchant une chaise . On dirait que je suis tomb\u00e9 \ndans une esp\u00e8ce de conseil de guerre. \n \n\u2013 \u00cates-vous\u2026 \u00eates-vous tout \u00e0 fa it s\u00fbr de cette nouvelle ? bal-\nbutia Gregson. \n \u2013 Je sors \u00e0 l\u2019instant de sa chambre d\u2019h\u00f4tel, dit Lestrade. J\u2019ai \n\u00e9t\u00e9 le premier \u00e0 d\u00e9couvrir ce nouveau meurtre. \n \n\u2013 Gregson vient de nous fair e part de son opinion sur \nl\u2019affaire, dit Holmes. A votre tour , monsieur Lestrade, dites-nous \nce que vous avez vu et ce que vous avez fait, si, toutefois, vous n\u2019y \nvoyez pas d\u2019objection. \n \n\u2013 Je n\u2019en vois aucune, r\u00e9pondit Lestrade en s\u2019asseyant. Je \nvous avouerai franchement que j\u2019 ai cru que Stangerson \u00e9tait pour \nquelque chose dans la mort de Drebber. (Ce fait nouveau m\u2019a montr\u00e9 que je m\u2019\u00e9tais tromp\u00e9.) P\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de cette id\u00e9e, je me suis mis \u00e0 la recherche du secr\u00e9taire. Le 3 au soir, vers huit heures et \ndemie, on l\u2019avait vu \u00e0 la gare d\u2019 Euston, en compagnie de Drebber. \nOr, le cadavre de ce dernier avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9couvert \u00e0 Brixton Road \u00e0 deux heures du matin. Il s\u2019agissait donc de savoir ce que Stanger-son avait fait dans l\u2019intervalle et depuis lors. J\u2019ai t\u00e9l\u00e9graphi\u00e9 son signalement \u00e0 Liverpool avec avis de surveiller les bateaux am\u00e9ri-\ncains. Puis, je me suis mis \u00e0 perq uisitionner dans tous les h\u00f4tels \net meubl\u00e9s du voisinage d\u2019Euston. Voici quel \u00e9tait mon raisonne-\u2013 78 \u2013 ment. Si Drebber et son compagno n s\u2019\u00e9taient s\u00e9par\u00e9s, ce dernier \navait d\u00fb se loger pour la nuit dans le voisinage, le lendemain ma-\ntin, afin de fl\u00e2ner aux abords de la gare. \n \u2013 Ils s\u2019\u00e9taient sans doute donn \u00e9s rendez-vous quelque part, \ndit Holmes. \n \n\u2013 C\u2019est ce que la suite a montr\u00e9. J\u2019ai pass\u00e9 toute la soir\u00e9e \nd\u2019hier \u00e0 chercher. J\u2019ai continu\u00e9 de tr\u00e8s bonne heure, ce matin. A \nhuit heures, je suis entr\u00e9 \u00e0 l' Holiday\u2019s Private Hotel , dans Little \nGeorge Street. Je demande si un M. Stangerson loge actuellement \n\u00e0 l\u2019h\u00f4tel. \n \n\u00ab Vous \u00eates sans doute le monsieur qu\u2019il attend, r\u00e9pondit-on. \nIl vous attend depuis deux jours. \n \n\u00ab \u2013 O\u00f9 pourrais-je le trouver ? \n \n\u00ab \u2013 Il dort l\u00e0-haut. Il a demand \u00e9 qu\u2019on le r\u00e9veille \u00e0 neuf heu-\nres. \n \n\u00ab \u2013 Je monte tout de suite \u00bb, ai-je dit. \u00ab Dans mon id\u00e9e, mon apparition soudaine, devait lui faire \nl\u00e2cher une parole. Le gar\u00e7on d\u2019\u00e9t age s\u2019est offert \u00e0 me conduire. \nC\u2019\u00e9tait au second. Il y avait un petit couloir \u00e0 traverser. Le gar\u00e7on m\u2019avait indiqu\u00e9 la porte et il s\u2019appr\u00eatait \u00e0 redescendre ; le cri que j\u2019ai pouss\u00e9 l\u2019a fait revenir su r ses pas. Ce que je venais \nd\u2019apercevoir m\u2019avait boulevers\u00e9, malgr\u00e9 mes vingt ans d\u2019exp\u00e9rience. Un filet de sang avait coul\u00e9 sous la porte ; il avait serpent\u00e9 \u00e0 travers le couloir et il avait form\u00e9 une petite mare le long de la plinthe. En voyant cela, le gar\u00e7on a manqu\u00e9 tomber \ndans les pommes ! La porte \u00e9tait ferm\u00e9e en dedans. Nous l\u2019avons enfonc\u00e9e \u00e0 coups d\u2019\u00e9paule La fen\u00eatre de la chambre \u00e9tait ouverte et, pr\u00e8s de la fen\u00eatre, tout recroquevill\u00e9, gisait le corps d\u2019un homme en chemise de nuit. Il \u00e9tait bel et bien mort, et il l\u2019\u00e9tait depuis assez longtemps : ses memb res \u00e9taient rigides et glac\u00e9s. \u2013 79 \u2013 Nous l\u2019avons retourn\u00e9. Le gar\u00e7on l\u2019a reconnu tout de suite. C\u2019\u00e9tait \nbien le monsieur qui avait lou\u00e9 la chambre sous le nom de Joseph Stangerson. Sa mort avait \u00e9t\u00e9 caus \u00e9e par une entaille profonde au \nc\u00f4t\u00e9 gauche. Le c\u0153ur a d\u00fb \u00eatre atteint. J\u2019arrive \u00e0 la partie la plus \u00e9trange de l\u2019affaire. Devinez ce qu e j\u2019ai trouv\u00e9 au-dessus du cada-\nvre. \u00bb \n Je fr\u00e9mis d\u2019horreur, avant m\u00eame que Sherlock Holmes r\u00e9-\npond\u00eet. \n \u00ab Le mot \u00ab Rache \u00bb en lettres de sang. \n \n\u2013 Exactement \u00bb, dit Lestrade d\u2019une voix blanche. \nIl y eut un moment de silence. \n \nL\u2019assassin inconnu rendait ses crimes encore plus horribles \nen les accomplissant avec autant de m\u00e9thode que de myst\u00e8re. \nMon syst\u00e8me nerveux, qui avait tenu bon sur le champ de ba-\ntaille, commen\u00e7a \u00e0 flancher. \n \n\u00ab On a vu l\u2019assassin, reprit Lest rade. Un gar\u00e7on laitier, qui se \nrendait \u00e0 son travail, est pass\u00e9 par la ruelle entre l\u2019\u00e9curie et le der-ri\u00e8re de l\u2019h\u00f4tel. Il a remarqu\u00e9 qu\u2019une \u00e9chelle, ordinairement cou-ch\u00e9e l\u00e0, avait \u00e9t\u00e9 dress\u00e9e contre une des fen\u00eatres du second, qui \u00e9tait grande ouverte. Apr\u00e8s avoir d\u00e9pass\u00e9 l\u2019h\u00f4tel, il s\u2019est retourn\u00e9 et il a vu un homme descendre l\u2019\u00e9chelle. Il la descendait tout na-turellement, sans pr\u00e9cipitation, si bien qu\u2019il l\u2019a pris pour un me-nuisier ou un charpentier. \u00ab Il est de bonne heure \u00e0 l\u2019\u0153uvre, celui-l\u00e0 ! \u00bb a-t-il pens\u00e9 sans y attacher plus d\u2019importance. D\u2019apr\u00e8s lui, l\u2019homme est grand, il a un visage rougeaud et il porte un long v\u00ea-tement brun fonc\u00e9. Il doit \u00eatre rest\u00e9 quelque temps dans la cham-bre \u00e0 la suite de son crime : nous avons trouv\u00e9 de l\u2019eau teint\u00e9e de sang dans une cuvette o\u00f9 il s\u2019est lav\u00e9 les mains, et des taches de \nsang sur les draps : il y a essuy\u00e9 son couteau ! \u00bb \n \u2013 80 \u2013 Le signalement de l\u2019assassin correspondait de point en point \n\u00e0 la description qu\u2019avait faite de lui Sherlock Holmes au moyen de quelques observations \u00e9parses. Je lui jetai un coup d\u2019\u0153il. Il n\u2019y \navait sur son visage aucune trace de fiert\u00e9. \n \u00ab Vous n\u2019avez rien trouv\u00e9 dans la chambre qui puisse nous \nrenseigner sur le meurtrier ? demanda-t-il. \n \n\u2013 Rien. Stangerson avait dans sa poche le portefeuille de \nDrebber. Cela semble assez nature l, puisque c\u2019est lui qui r\u00e9glait \nles d\u00e9penses. Il y avait \u00e0 peu de chose pr\u00e8s quatre-vingts livres ; on n\u2019a rien pris. Le mobile de ces crimes extraordinaires est tout ce qu\u2019on voudra, mais pas le vol. Il n\u2019y avait ni papiers ni notes dans les poches du mort, \u00e0 part un simple t\u00e9l\u00e9gramme dat\u00e9 de Cleveland et remontant \u00e0 un mois environ. Il contenait ce court \nmessage : \u00ab J. H. est en Europe. \u00bb Sans signature. \n \n\u2013 Rien d\u2019autre ? demanda Holmes. \u2013 Le reste n\u2019avait pas d\u2019importance. Le roman que Stangerson \navait lu pour s\u2019endormir \u00e9tait abandonn\u00e9 sur le lit et sa pipe \u00e9tait pos\u00e9e sur une chaise, pr\u00e8s du chevet. Il y avait un verre d\u2019eau sur la table et, sur le rebord de la fen\u00eatre, une petite bo\u00eete avec deux \npilules. \u00bb \n Sherlock Holmes bondit en poussant un cri de joie : \n \n\u00ab Le dernier cha\u00eenon ! Je tiens tous les fils ! \u00bb \nLes deux d\u00e9tectives le regard\u00e8rent sans comprendre. \n \n\u00ab J\u2019ai d\u00e9m\u00eal\u00e9 l\u2019\u00e9cheveau, dit mon compagnon avec assurance. \nBien entendu, quelques d\u00e9tails me manquent encore ; mais je \nconnais tous les principaux faits, depuis le moment o\u00f9 Drebber a quitt\u00e9 Stangerson jusqu\u2019\u00e0 celui o\u00f9 l\u2019on a d\u00e9couvert le corps de ce dernier ; si j\u2019avais vu tout de me s propres yeux, je n\u2019en serais pas \nplus s\u00fbr ! Et je vous le prouve. Vous avez l\u00e0 les pilules ? \u2013 81 \u2013 \n\u2013 Les voici, dit Lestrade en montrant une petite bo\u00eete blan-\nche. Je les ai emport\u00e9es avec le po rtefeuille et le t\u00e9l\u00e9gramme pour \nles d\u00e9poser en s\u00fbret\u00e9 au commissariat. Si je les ai prises, je dois dire, c\u2019est par le plus grand des hasards : je n\u2019y attache aucune \nimportance. \n \n\u2013 Donnez ! ordonna Holmes. A votre avis, docteur, me de-\nmanda-t-il, est-ce que ce sont l\u00e0 des pilules ordinaires ? \n Tel n\u2019\u00e9tait certainement pas le cas. Ces pilules \u00e9taient gris \nperle, petites, rondes, presque transparentes \u00e0 la lumi\u00e8re. \n \n\u00ab D\u2019apr\u00e8s leur l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 et leur quasi-transparence, dis-je, ces \npilules doivent \u00eatre solubles dans l\u2019eau. \n \n\u2013 Exact, fit Holmes. Maintenant , voudriez-vous aller chercher \nce pauvre petit fox qui est malade depuis si longtemps : hier, la \nlogeuse vous a demand\u00e9 de mettre fin \u00e0 ses maux. \u00bb \n Je descendis et revins avec le fox dans mes bras. Sa respira-\ntion haletante et ses yeux vitreu x laissaient pr\u00e9sager sa fin pro-\nchaine. D\u2019ailleurs, son museau blanchi d\u00e9notait qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 outrepass\u00e9 les limites ordinaires de la vie d\u2019un chien. Je le pla\u00e7ai \nau creux d\u2019un coussin sur le tapis. \n \n\u00ab Je coupe en deux une de ces pilules \u00bb, dit Holmes. Il prit \nson canif et fit ce qu\u2019il avait dit. \u00ab Je remets une moiti\u00e9 dans la bo\u00eete en vue d\u2019exp\u00e9riences ult\u00e9rieu res. L\u2019autre moiti\u00e9, je la jette \ndans ce verre \u00e0 vin contenant une cuiller\u00e9e d\u2019eau. Constatez que \nnotre ami le docteur avait raison : cela se dissout rapidement. \n \n\u2013 Cette exp\u00e9rience peut \u00eatre fort int\u00e9ressante, dit Lestrade du \nton d\u2019une personne qui se croit bern \u00e9e. Mais je ne vois pas quel \nrapport cela peut avoir avec la mort de M. Joseph Stangerson. \n \u2013 82 \u2013 \u2013 Patience, mon ami, patience ! Vous verrez en temps et lieu \nqu\u2019il s\u2019agit d\u2019un rapport essentiel. J\u2019ajoute un peu de lait pour \nrendre le m\u00e9lange potable. Le chien va laper le tout sans r\u00e9pu-\ngnance. \u00bb \n \n \n \nIl versa le contenu du verre dans une soucoupe et il la pla\u00e7a \ndevant le chien qui l\u00e9cha tout jusqu\u2019\u00e0 la derni\u00e8re goutte. L\u2019assurance de Sherlock Holmes nous en avait impos\u00e9. Nous \u00e9tions en silence, les yeux fix\u00e9s sur l\u2019animal, \u00e0 attendre quelque effet surprenant. Il ne se produisit rien de tel. Le chien continuait \n\u00e0 haleter, ni mieux ni plus mal. \n \nHolmes en se rasseyant avait tir\u00e9 sa montre ; et, \u00e0 mesure que \nles minutes s\u2019\u00e9coulaient, sa mine s\u2019 allongeait, il se mordillait les \nl\u00e8vres, il tambourinait des doigts su r la table ; il montrait tous les \nsignes de l\u2019anxi\u00e9t\u00e9. Son \u00e9motion intense me faisait mal. Ravis de l\u2019\u00e9chec qu\u2019essuyait mon compagno n, les deux d\u00e9tectives souri-\nrent. \n \u00ab Il ne peut pas s\u2019agir d\u2019une co\u00efncidence ! \u00bb s\u2019\u00e9cria-t-il \u00e0 la fin \nen se levant. \u2013 83 \u2013 \nIl se prit \u00e0 arpenter la salle d\u2019un pas d\u00e9cha\u00een\u00e9. \n \n\u00ab Il est impossible que ce soit une simple co\u00efncidence. Ces pi-\nlules, j\u2019en avais soup\u00e7onn\u00e9 l\u2019emploi dans l\u2019affaire Drebber ; on les \nd\u00e9couvre apr\u00e8s la mort de Stangerson. Et voil\u00e0 qu\u2019elles sont ano-dines ! Comment cela se fait-il ? Pourtant mon raisonnement est juste. Alors ? Mais ce chien qui ne se porte pas plus mal\u2026 Ah ! j\u2019y \nsuis ! J\u2019y suis ! \u00bb \n Avec un cri de joie, il se pr\u00e9cip ita vers la bo\u00eete ; il partagea en \ndeux l\u2019autre pilule ; il en fit fondre une moiti\u00e9 ; il ajouta du lait ; il \npr\u00e9senta de nouveau la soucoupe au fox. A peine la malheureuse \nb\u00eate y avait-elle tremp\u00e9 sa langue, qu\u2019elle frissonna de tous ses membres et tomba sur le coussin, raide et inanim\u00e9e, comme \nfrapp\u00e9e par la foudre. \n \nSherlock Holmes poussa un long soupir et essuya la sueur de \nson front. \n \n\u00ab J\u2019aurais d\u00fb \u00eatre plus confiant ! dit-il. Lorsqu\u2019un fait semble \ncontredire une longue suite de d\u00e9ductions, c\u2019est qu\u2019on l\u2019interpr\u00e8te mal. Une des deux pilules contenait un poison violent, tandis que l\u2019autre \u00e9tait inoffensive. J\u2019aurais d\u00fb le savoir avant m\u00eame de voir \nla bo\u00eete. \u00bb \n Cette derni\u00e8re d\u00e9claration me sembla si extravagante que je \nme demandai s\u2019il avait tout son bo n sens. Pourtant j\u2019avais l\u00e0, sous \nles yeux, le chien mort : le bien-fond\u00e9 de son hypoth\u00e8se ne faisait aucun doute. Peu \u00e0 peu, les brouillards de mon esprit se dissip\u00e8-\nrent ; la v\u00e9rit\u00e9 m\u2019apparut confus\u00e9ment. \n \n\u00ab Tout cela vous semble \u00e9trange, continua Holmes, parce que \nvous n\u2019avez pas saisi l\u2019importance du seul indice v\u00e9ritable qui \ns\u2019est pr\u00e9sent\u00e9 \u00e0 vous d\u00e8s le d\u00e9but. J\u2019ai eu la chance de mettre le \ndoigt dessus. Depuis lors, tout ce qui est arriv\u00e9 n\u2019a fait que confirmer ma premi\u00e8re suppositio n ; tout, en fait, en a d\u00e9coul\u00e9 \u2013 84 \u2013 logiquement. Les choses qui vous ont sembl\u00e9 des complications \nembarrassantes m\u2019ont \u00e9clair\u00e9 et ont confirm\u00e9 mes conclusions. L\u2019extraordinaire est une chose, le myst\u00e8re en est une autre. Le \ncrime le plus banal est souvent le plus myst\u00e9rieux : il ne pr\u00e9sente \naucun caract\u00e8re dont on puisse tire r des d\u00e9ductions. Si, au lieu de \nd\u00e9couvrir le corps de la victime dans les circonstances sensation-nelles qui ont r\u00e9v\u00e9l\u00e9 l\u2019affaire, on l\u2019avait trouv\u00e9 tout simplement \n\u00e9tendu sur la chauss\u00e9e, l\u2019enqu\u00eate aurait \u00e9t\u00e9 beaucoup plus diffi-\ncile. Tous ces d\u00e9tails extraordinaires, loin de compliquer les cho-\nses, les ont, au contraire, simplifi\u00e9es. \u00bb \n M. Gregson, qui avait \u00e9cout\u00e9 avec impatience, fut incapable \nde se contenir plus longtemps. \n \n\u00ab Voyons, monsieur Sherlock Holmes, dit-il, nous sommes \ntous dispos\u00e9s \u00e0 reconna\u00eetre votre perspicacit\u00e9 et l\u2019originalit\u00e9 de \nvotre m\u00e9thode de travail. Mais, \u00e0 pr\u00e9sent, nous d\u00e9sirons autre chose que de la th\u00e9orie et du pr\u00eac he. Il s\u2019agit de capturer un as-\nsassin. J\u2019en \u00e9tais venu \u00e0 une conc lusion qui s\u2019est r\u00e9v\u00e9l\u00e9e fausse. \nLe jeune Charpentier n\u2019a pas pu prendre part au second crime. Lestrade a couru apr\u00e8s Stangerson ; il se trompait lui aussi. Avec \ntoutes les allusions que vous avez lanc\u00e9es par-ci, par-l\u00e0, vous nous avez donn\u00e9 l\u2019impression d\u2019en savoir plus que nous. Dites-nous donc clairement ce que vous savez ! Pouvez-vous nous r\u00e9v\u00e9-\nler le nom du coupable ? \n \n\u2013 Je ne peux que donner raison \u00e0 Gregson, dit Lestrade. Nous \navons chacun de notre c\u00f4t\u00e9 essay\u00e9 d\u2019\u00e9claircir l\u2019affaire et nous \navons \u00e9chou\u00e9 tous les deux. Depuis mon arriv\u00e9e ici, vous nous avez laiss\u00e9 entendre \u00e0 plusieurs reprises que vous saviez parfai-\ntement \u00e0 quoi vous en tenir. J\u2019esp\u00e8re que vous ne nous ferez pas \nlanguir plus longtemps. \n \u2013 Tout d\u00e9lai apport\u00e9 \u00e0 l\u2019arrestat ion de l\u2019assassin pourrait lui \nlaisser le temps de commettre un nouveau crime ! \u00bb ajoutai-je. \n \u2013 85 \u2013 Press\u00e9 par nous trois, Holmes pa rut h\u00e9siter. Il n\u2019en continua \npas moins \u00e0 marcher de long en large, la t\u00eate basse et les sourcils \nfronc\u00e9s. Tout \u00e0 coup, il s\u2019arr\u00eata et nous regarda bien en face. \n \u00ab Il ne commettra plus de crime ! dit-il. L\u00e0-dessus, vous pou-\nvez \u00eatre tranquilles. Vous m\u2019avez demand\u00e9 si je connaissais le nom de l\u2019assassin ? Oui, je le connais ! Mais quelle importance ? Ce qui compte, c\u2019est de le capturer. Or, j\u2019ai bon espoir d\u2019y arriver par mes propres moyens. Encore faudra-t-il du doigt\u00e9 !\u2026 L\u2019homme est rus\u00e9, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. De plus, et cela je le sais par exp\u00e9-rience personnelle, il a un compli ce qui est aussi habile que lui. \nTant qu\u2019il ne se sait pas d\u00e9couvert, il y a des chances de lui mettre la main au collet ; mais, au moin dre soup\u00e7on il changera de nom \net dispara\u00eetra parmi les quatre millions d\u2019habitants de Londres. Sans vouloir vous froisser ni l\u2019un ni l\u2019autre, je dois dire qu\u2019\u00e0 mon \navis, la police n\u2019est pas de tai lle \u00e0 lutter contre ces deux hommes-\nl\u00e0. C\u2019est pourquoi je n\u2019ai pas fa it appel \u00e0 votre aide\u2026 Bien enten-\ndu, si, \u00e0 mon tour, j\u2019\u00e9choue, je se rai bl\u00e2m\u00e9 d\u2019avoir agi seul\u2026 Bah ! \nje joue gagnant ! D\u00e8s maintenant je vous promets ceci : quand je pourrai me mettre en rapport avec vous sans nuire \u00e0 mes plans, je \nle ferai. \u00bb \n \nApparemment, cette promesse, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9e de l\u2019allusion m\u00e9pri-\nsante \u00e0 la police, ne satisfit gu\u00e8r e Gregson ni Lestrade. Le premier \navait rougi jusqu\u2019\u00e0 la racine de ses cheveux couleur de lin, tandis que les yeux en boutons de chaussure de l\u2019autre avaient brill\u00e9 de \ncuriosit\u00e9, puis de rancune. \n \nIls n\u2019eurent pas le temps de r\u00e9pliquer. On frappa. \nLe porte-parole des gavroches, Wiggins, montra sa frimousse. \n \n\u00ab Pardon, monsieur ! dit-il en relevant sa m\u00e8che de cheveux. \nLe fiacre est en bas. \n \n\u2013 Parfait, mon gar\u00e7on ! dit Holmes, avec satisfaction\u2026 Pour-\nquoi n\u2019adoptez-vous pas ce mod\u00e8le \u00e0 Scotland Yard ? ajouta-t-il \u2013 86 \u2013 en sortant d\u2019un tiroir une paire de menottes en acier. Voyez \ncomme le ressort fonctionne bien. Elles se referment en un rien \nde temps. \n \u2013 Nos vieilles menottes suffiront, dit Lestrade, si nous attra-\npons jamais l\u2019assassin. \n \n\u2013 Fort bien, fort bien ! fit Holmes en souriant. Au fait, le co-\ncher pourrait m\u2019aider \u00e0 transporter mes bagages ? Demandez-lui \nde monter, Wiggins ! \u00bb \n \nJe fus surpris d\u2019apprendre que mon compagnon partait en \nvoyage : il ne m\u2019en avait rien dit. Il y avait une petite valise dans la pi\u00e8ce ; Holmes alla la chercher et se mit \u00e0 la sangler ; sur ces \nentrefaites, le cocher entra. \n \nSans le regarder, Holmes lui dit en s\u2019agenouillant : \n \u00ab Aidez-moi donc \u00e0 attacher cette courroie, cocher ! \u00bb \n \nL\u2019homme s\u2019avan\u00e7a, l\u2019air hargneux, un peu m\u00e9fiant ; il se pen-\ncha et tendit les mains. Coup sec, bruit m\u00e9tallique. Holmes se \nreleva. \n \u00ab Messieurs ! cria-t-il les yeux brillants. Je vous pr\u00e9sente \nM. Jefferson Hope, l\u2019assassin d\u2019Enoch Drebber et de M. Joseph \nStangerson. \u00bb \n \u2013 87 \u2013 \n \n \nTout s\u2019\u00e9tait pass\u00e9 en un tour nemain, si rapidement que je \nn\u2019avais pas eu le temps d\u2019en prendre conscience ! J\u2019ai gard\u00e9 un souvenir vif de cet instant : l\u2019air triomphant de Holmes et le tim-bre de sa voix ; le visage abasourd i, f\u00e9roce du cocher lorsqu\u2019il re-\ngarda les menottes qui brillaient \u00e0 ses poignets : elles les avaient encercl\u00e9s comme par magie. Durant quelques secondes nous f\u00fb-\nmes comme des statues. Puis, avec un rugissement de col\u00e8re, le cocher s\u2019arracha \u00e0 l\u2019\u00e9treinte de Holm es et se rua par la fen\u00eatre. Le \nbois et le verre vol\u00e8rent en \u00e9clats ; mais, avant qu\u2019il e\u00fbt pass\u00e9 au travers, Gregson, Lestrade et Holmes saut\u00e8rent sur lui comme autant de chiens de chasse. Ils le ramen\u00e8rent de force. Une lutte \nterrible s\u2019engagea. Il nous repoussa maintes et maintes fois tant il \u00e9tait fort. Il semblait avoir l\u2019\u00e9ner gie convulsive d\u2019un \u00e9pileptique. \nLe verre avait affreusement taillad\u00e9 son visage, mais il avait beau \nperdre du sang, il n\u2019en r\u00e9sistait pas moins ! Lestrade r\u00e9ussit \u00e0 empoigner la cravate ; il l\u2019\u00e9trangla presque. Le cocher comprit enfin l\u2019inutilit\u00e9 de ses efforts. Nous ne respir\u00e2mes cependant \nqu\u2019apr\u00e8s lui avoir li\u00e9 les pieds et les mains. \n \n\u00ab Sa voiture est en bas, dit Sherlock Holmes. Elle nous servira \npour le conduire \u00e0 Scotland Yard\u2026 Et maintenant, messieurs, \ncontinua-t-il avec un sourire aim able, nous voil\u00e0 arriv\u00e9s \u00e0 la fin \u2013 88 \u2013 de ce petit myst\u00e8re. Posez-moi toutes les questions que vous vou-\ndrez, j\u2019y r\u00e9pondrai tr\u00e8s volontiers ! \u00bb \n \u2013 89 \u2013 Chapitre VIII \nLa grande plaine sal\u00e9e \n \nAu nord-ouest des \u00c9tats-Unis, de la Sierra Nevada, du Ne-\nbraska et du fleuve Yellowstone au nord, jusqu\u2019au Colorado au sud, s\u2019\u00e9tend un d\u00e9sert aride qu i a, pendant de longues ann\u00e9es, \nbarr\u00e9 la route \u00e0 la civilisation. Dans cette r\u00e9gion d\u00e9sol\u00e9e et silen-cieuse, la nature s\u2019est plu \u00e0 r\u00e9un ir de hautes montagnes aux pics \nneigeux avec des vall\u00e9es sombres et m\u00e9lancoliques, des rivi\u00e8res rapides qui s\u2019engouffrent dans les ca\u00f1ons d\u00e9chiquet\u00e9s avec \nd\u2019immenses plaines blanches en hi ver, grises en \u00e9t\u00e9 d\u2019une pous-\nsi\u00e8re d\u2019alcali salin. Mais tous ces paysages offrent au regard le \nm\u00eame aspect d\u00e9nud\u00e9, inhospitalier et mis\u00e9rable. \n Personne n\u2019habite l\u00e0. De temps \u00e0 autre, une bande de Paw-\nnies ou de Pieds Noirs en qu\u00eate de nouveaux terrains de chasse \ntraverse les plaines ; mais elles sont si terrifiantes que les plus braves d\u2019entre eux sont heureux de les perdre de vue et de se re-\ntrouver dans leurs prairies. Le coyote se faufile parmi les brous-sailles ; le busard r\u00f4de dans l\u2019air, qu\u2019il bat mollement de ses ailes ; et, dans les ravins, \u00e0 pas lents, le lourdaud grizzli cherche la mai-\ngre pitance que lui fournissent les rochers. Tels sont les seuls ha-\nbitants de ce lieu sauvage. \n \nLe panorama qu\u2019on peut contempler de la pente septentrio-\nnale de la Sierra Blanco est, du monde entier, le plus morne. A perte de vue s\u2019\u00e9tale une vaste plaine toute recouverte de plaques de sel et parsem\u00e9e de massifs de chapparral nain. Et, dans tout \ncet espace, il n\u2019y a aucun signe de vie : nul oiseau dans le ciel bleu acier, nul mouvement sur le sol terne. Il y r\u00e8gne un silence abso-lu. Pas un bruit. Du silence, rien que du silence ! Silence total, \n\u00e9crasant\u2026 \n \nIl a \u00e9t\u00e9 dit que l\u00e0 rien de vivant n\u2019apparaissait, c\u2019est \u00e0 peu pr\u00e8s \nexact. Du haut de la sierra Blan co, on voit une piste qui serpente \ndans le d\u00e9sert et se perd dans le lointain. Des roues y ont creus\u00e9 \u2013 90 \u2013 des orni\u00e8res et de nombreux aventuriers y ont laiss\u00e9 l\u2019empreinte \nde leurs pas. Ici et l\u00e0, tranchant sur le fond sombre du d\u00e9p\u00f4t de sel, des objets blancs brillent au soleil ; ce sont des ossements : les \nuns de grande dimension et grossi\u00e8rement taill\u00e9s, les autres plus petits et plus d\u00e9licats. Les premiers ont appartenu \u00e0 des b\u0153ufs ; les seconds, \u00e0 des hommes. Sur une \u00e9tendue de deux mille kilo-m\u00e8tres, on peut retracer le chemin d\u2019une caravane macabre au \nmoyen de vestiges \u00e9parpill\u00e9s des voyageurs tomb\u00e9s en route. \n Tel est le spectacle que, le 4 mai 1847, contemplait un homme \nsolitaire. Son apparition aurait pu le faire passer pour le g\u00e9nie ou \nle d\u00e9mon de la r\u00e9gion. Il aurait \u00e9t\u00e9 difficile de dire s\u2019il \u00e9tait plus pr\u00e8s de soixante ans que de quarante. Il avait l\u2019air hagard et le visage d\u00e9charn\u00e9 ; sa peau parchemin\u00e9e \u00e9tait comme coll\u00e9e \u00e0 ses pommettes saillantes ; ses longs cheveux bruns et sa barbe \u00e9taient stri\u00e9s de fils blancs ; ses yeux enfonc\u00e9s dans leur orbite brillaient d\u2019un feu \u00e9trange ; et la main qu i serrait son fusil \u00e9tait d\u2019une mai-\ngreur squelettique. Il s\u2019arc-bout ait sur son arme, mais sa haute \ntaille et la charpente de ses os, d\u00e9notaient une constitution ro-buste et nerveuse. Seul son visage h\u00e2ve et ses v\u00eatements flottants \nlui donnaient un air de d\u00e9cr\u00e9pitude. \n \nP\u00e9niblement, il avait descendu le ravin et gravi ce monticule, \nd a n s l e v a i n e s p o i r d e t r o u v e r d e l \u2019 e a u . I l v o y a i t m a i n t e n a n t l a grande plaine sal\u00e9e se d\u00e9rouler jusqu\u2019aux montagnes, \u00e0 l\u2019horizon, sans un arbre ou une plante qu i p\u00fbt indiquer quelque humidit\u00e9. \nL\u2019\u00e9tendue du paysage ne permetta it aucun espoir. Il regarda au \nnord, \u00e0 l\u2019est et \u00e0 l\u2019ouest, avec des yeux farouches, scrutateurs ; \nalors il comprit que son voyage touc hait \u00e0 sa fin : il allait mourir \nsur ce roc sans v\u00e9g\u00e9tation. \u00ab Pourqu oi pas ici plut\u00f4t que sur un lit \nde plume dans une vingtaine d\u2019 ann\u00e9es ? \u00bb, murmura-t-il en \ns\u2019asseyant \u00e0 l\u2019ombre d\u2019une grosse pierre. \n \nAvant de s\u2019asseoir, il avait d\u00e9pos\u00e9 sur le sol son fusil devenu \ninutile et un gros paquet envelopp\u00e9 dans un ch\u00e2le gris qu\u2019il avait port\u00e9 en bandouli\u00e8re. Ce fardeau \u00e9tait apparemment trop lourd pour lui, car, en le posant, il le laissa retomber un peu vite. Aussi-\u2013 91 \u2013 t\u00f4t une plainte s\u2019en exhala. Il en sortit un petit visage apeur\u00e9 aux \nyeux bruns tr\u00e8s brillants et deux petits poings potel\u00e9s. \n \u00ab Tu m\u2019as fait mal ! dit une voix d\u2019enfant sur un ton de repro-\nche. \n \n\u2013 C\u2019est vrai ? r\u00e9pondit l\u2019homme avec regret. Je n\u2019ai pas fait \nexpr\u00e8s. \u00bb \n \nTout en parlant, il d\u00e9roula le ch\u00e2le gris qui enveloppait une \njolie petite fille d\u2019environ cinq ans. Les souliers coquets, l\u2019\u00e9l\u00e9gante robe rose, le tablier de toile indiquaient des soins maternels at-tentifs. L\u2019enfant \u00e9tait p\u00e2le et fatigu\u00e9e, mais ses bras et ses jambes fermes montraient qu\u2019elle avait moins souffert que son compa-\ngnon. \n \u00ab \u00c7a va mieux ? demanda l\u2019homm e avec appr\u00e9hension, en la \nvoyant se frotter derri\u00e8re la t\u00eate, sous ses bouches dor\u00e9es. \n \n\u2013 Embrasse mon bobo pour le gu \u00e9rir ! dit-elle en lui indi-\nquant avec gravit\u00e9 la place meurtrie. Maman faisait toujours \ncomme \u00e7a\u2026 O\u00f9 est maman ? \n \n\u2013 Maman est partie. Je pense que tu la reverras bient\u00f4t. \u2013 Partie ? dit la petite fille. Elle ne m\u2019a pas dit au revoir, c\u2019est \ncurieux. Elle me disait toujours au revoir quand elle allait chez \ntante pour prendre le th\u00e9. \u00c7a fait trois jours qu\u2019elle n\u2019est plus l\u00e0. Dis, comme tout est sec ! Je peux avoir un peu d\u2019eau et quelque \nchose \u00e0 manger ? \n \n\u2013 Non, ch\u00e9rie, je n\u2019ai plus rien. Prends patience. Appuie ta \nt\u00eate contre moi, comme \u00e7a tu te sentiras plus vaillante. Il n\u2019est pas facile de parler avec des l\u00e8vres comme du cuir, mais il faut que je \nte dise ce qu\u2019il en est\u2026 Qu\u2019est-ce que tu ramasses ? \n \u2013 92 \u2013 \u2013 Les jolies choses ! s\u2019\u00e9cria la fillette, enthousiasm\u00e9e par deux \n\u00e9tincelants fragments de mica. Quand nous retournerons \u00e0 la \nmaison, je les donnerai \u00e0 mon fr\u00e8re Bob. \n \u2013 Tu verras bient\u00f4t de plus joli es choses ! dit l\u2019homme avec \nconviction. Attends un peu. Mais j\u2019 allais te dire\u2026 Tu te souviens \nquand nous avons quitt\u00e9 le fleuve ? \n \u2013 Oh ! oui. \n \n\u2013 Eh bien, tu comprends, nous comptions en atteindre un au-\ntre. Mais on s\u2019est tromp\u00e9. A cause de la boussole, ou de la carte, o u d \u2019 a u t r e c h o s e ; i l n \u2019 y a u r a p l u s d e f l e u v e \u2026 I l n e n o u s r e s t a i t \nplus d\u2019eau, sauf une goutte pour toi, et\u2026 \n \u2013 Tu n\u2019as pas pu te laver, interrompit sa compagne en regar-\ndant le visage barbouill\u00e9. \n \n\u2013 Non, ni me laver ni boire. M. Bender, il a \u00e9t\u00e9 le premier \u00e0 \npartir, puis l\u2019Indien Pete, puis Mme McGregor, puis ensuite Jon-\nny Hones, et enfin, ma ch\u00e9rie, ta m\u00e8re\u2026 \n \n\u2013 Alors maman aussi est morte ! \u00bb s\u2019\u00e9cria la petite fille. Elle cacha son visage dans son tablier et elle \u00e9clata en san-\nglots. \n \n\u00ab Oui\u2026 Tout le monde est mort, except\u00e9 toi et moi. Alors j\u2019ai \npens\u00e9 que nous trouverions peut-\u00eatre de l\u2019eau par ici. Je t\u2019ai prise \nsur mon \u00e9paule et je me suis mi s en marche. Mais notre situation \nne semble pas s\u2019\u00eatre am\u00e9lior\u00e9e\u2026 Il nous reste une bien faible \nchance\u2026 \n \n\u2013 Veux-tu dire que nous aussi, nous allons mourir ? demanda \nl\u2019enfant en relevant son visage inond\u00e9 de larmes. \n \u2013 93 \u2013 \u2013 \u00c7a m\u2019en a tout l\u2019air. \n \u2013 Fallait le dire tout de suite ! s\u2019\u00e9cria-t-elle avec un joyeux \nsourire. Tu m\u2019as fait une peur ! Mais, puisque nous allons mourir, \nnous allons retrouver maman. \n \u2013 Tu la retrouveras ! \n \n\u2013 Toi aussi. Je vais lui dire comme tu as \u00e9t\u00e9 bon. Je parie que \nmaman nous attend \u00e0 la porte du Ciel avec une grosse cruche pleine d\u2019eau et un tas de galett es de sarrasin toutes chaudes et \nr\u00f4ties des deux c\u00f4t\u00e9s comme nous les aimons, Bob et moi. Ce sera \nlong encore ? \n \n\u2013 Je ne sais pas\u2026 Pas trop. \u00bb \n \nLes yeux de l\u2019homme \u00e9taient fix\u00e9s \u00e0 l\u2019horizon nord. Sous la \nvo\u00fbte bleue du ciel avaient appar u trois petites taches. D\u2019instant \nen instant, elles grossissaient. Bi ent\u00f4t il put distinguer trois gros \noiseaux bruns. Ils d\u00e9crivirent des cercles au-dessus de leur t\u00eate, puis ils se pos\u00e8rent sur la cornic he au-dessus d\u2019eux. C\u2019\u00e9taient des \nbusards. La pr\u00e9sence de ces vaut ours de l\u2019ouest pr\u00e9sageait la \nmort. \n \n\u00ab Des poules ! \u00bb s\u2019\u00e9cria la fillette avec joie en montrant du \ndoigt les oiseaux de mauvais augure. \n \nElle frappa dans ses mains pour les faire s\u2019envoler. \n \u00ab Dis, c\u2019est le Bon Dieu qui a fait ce pays ? \n \n\u2013 Bien s\u00fbr ! r\u00e9pondit son compagnon, surpris par cette ques-\ntion. \n \u2013 94 \u2013 \u2013 Il a fait l\u2019Illinois et il a fait le Missouri, mais cette partie-ci, \nce doit \u00eatre un autre qui l\u2019a faite : ce n\u2019est pas si bien que le reste. \nOn a oubli\u00e9 l\u2019eau et les arbres. \n \n\u2013 Si tu faisais ta pri\u00e8re ? proposa timidement l\u2019homme. \n \u2013 Ce n\u2019est pas encore la nuit, r\u00e9pondit-elle. \n \n\u2013 \u00c7a fait rien. Ce n\u2019est pas tout \u00e0 fait dans les r\u00e8gles, mais il \nne t\u2019en voudra pas pour \u00e7a, tu peux \u00eatre s\u00fbre. R\u00e9p\u00e8te les pri\u00e8res que tu avais coutume de dire chaq u e s o i r d an s l e c h ar i o t q u a n d \nnous \u00e9tions dans les plaines. \n \u2013 Pourquoi tu ne fais pas aussi tes pri\u00e8res ? demanda l\u2019enfant, \nl\u2019air \u00e9tonn\u00e9. \n \n\u2013 Je les ai oubli\u00e9es, r\u00e9pondit-il. Je ne les ai pas dites depuis le \ntemps que je n\u2019\u00e9tais pas plus haut que la moiti\u00e9 de ce fusil. Mais il n\u2019est jamais trop tard. R\u00e9cite tes pri\u00e8res tout haut, je les redirai \napr\u00e8s toi. \n \n \n \u2013 95 \u2013 \u2013 Alors tu vas te mettre \u00e0 genoux, dit-elle en \u00e9tendant le ch\u00e2le \nsur le sol. Croise tes doigts comme ceci. On se sent meilleur, les \nmains jointes. \u00bb \n Cette sc\u00e8ne n\u2019avait nul besoin d\u2019avoir eu des busards comme \nt\u00e9moins pour \u00eatre extraordinaire. Les deux errants, la petite en-fant babillant et le rude aventurier , \u00e9taient agenouill\u00e9s c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te \nsur le ch\u00e2le \u00e9troit. La frimousse joufflue et le visage anguleux \u00e9taient tourn\u00e9s vers le ciel sans nuages pour implorer l\u2019\u00catre terri-ble avec lequel ils se trouvaient fa ce \u00e0 face. Deux voix, l\u2019une faible \net claire, l\u2019autre grave et rauque , s\u2019unissaient pour demander la \ngr\u00e2ce et le pardon divins. La pri\u00e8re finie, ils reprirent leur place \u00e0 l\u2019abri de la grosse pierre. La petite fille blottie contre la large poi-trine de son protecteur, s\u2019assoupit. Il veilla sur le sommeil pen-dant quelque temps. A la fin la nature reprit ses droits : il ne s\u2019\u00e9tait accord\u00e9 ni repos ni somme il depuis trois jours et trois \nnuits ; ses paupi\u00e8res descendirent lentement sur ses yeux fatigu\u00e9s et la t\u00eate s\u2019inclina de plus en plus sur sa poitrine ; la barbe grison-nante se m\u00eala aux cheveux dor\u00e9s ; il s\u2019endormit \u00e0 son tour, du \nm\u00eame sommeil que sa petite compagne, profond et sans r\u00eaves. \n \nS\u2019il \u00e9tait rest\u00e9 \u00e9veill\u00e9 une demi-heure de plus, il aurait vu un \nspectacle inattendu. Au loin, tout \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 de la plaine sal\u00e9e, \u00e0 \npeine distinct du brouillard, un nuage de poussi\u00e8re s\u2019\u00e9leva et grandit peu \u00e0 peu. Seul un grand nombre d\u2019\u00eatre en mouvement pouvait en soulever un semblable. Il aurait pu s\u2019agir d\u2019un de ces \u00e9normes troupeaux de bisons qui broutent les prairies. Mais le lieu \u00e9tait par trop aride pour qu\u2019il en p\u00fbt \u00eatre question. Quand le tourbillon de poussi\u00e8re se rapprocha du rocher solitaire o\u00f9 dor-maient nos deux voyageurs \u00e9gar\u00e9s, il laissa entrevoir des chariots \ncouverts de toile et des cavaliers arm\u00e9s. C\u2019\u00e9tait une grande cara-vane en route vers l\u2019ouest. Et quelle caravane ! Elle se d\u00e9ployait du pied des montagnes jusque par-del\u00e0 l\u2019horizon. A travers \nl\u2019immense plaine avan\u00e7aient en d\u00e9sordre des chariots et des char-rettes, des cavaliers et des pi\u00e9tons, d\u2019innombrables femmes qui chancelaient sous leurs fardeaux et des enfants qui trottinaient entre les chariots ou qui regardaient furtivement de dessous les b\u00e2ches. Ce n\u2019\u00e9tait \u00e9videmment pas des \u00e9migrants ordinaires ! \u2013 96 \u2013 Bien plut\u00f4t un peuple nomade contraint par la force des choses \u00e0 \nse chercher une nouvelle patrie. L\u2019 air r\u00e9sonnait de bruits de pas, \nde grondements sourds, de hennissements et de grincements de roues. Tout ce tintamarre ne r\u00e9 ussit pas \u00e0 r\u00e9veiller nos deux dor-\nmeurs. \n En t\u00eate de la colonne chevauchaient une vingtaine d\u2019hommes \nau visage dur et s\u00e9v\u00e8re, v\u00eatus de gros drap et arm\u00e9s de fusils. Par-\nvenus au bas du monticule, ils s\u2019arr\u00eat\u00e8rent pour tenir conseil. \n \n\u00ab Les sources se trouvent \u00e0 droite, mes fr\u00e8res, dit l\u2019un d\u2019eux, \nun homme grisonnant aux l\u00e8vres fermes, au visage imberbe. \n \n\u2013 Prenons la droite de la Sierra Blanco pour atteindre le Rio \nGrande, dit un autre. \n \u2013 Ne craignez pas que l\u2019eau vous manque ! cria un troisi\u00e8me. \nCelui qui a pu la faire jaillir du rocher n\u2019abandonnera pas son \npeuple \u00e9lu. \n \u2013 Amen ! Amen ! \u00bb r\u00e9pondit toute la troupe. \n \nIls allaient se remettre en route, quand l\u2019un des plus jeunes \u00e0 \nla vue per\u00e7ante poussa un cri ; il d\u00e9signa le monticule. Au sommet \nflottait quelque chose de rose qui ressortait sur un fond de pierre \ngrise. Ils piqu\u00e8rent des deux tout en armant leurs fusils ; d\u2019autres \ncavaliers se joignirent \u00e0 eux. La nom de \u00ab Peaux Rouges \u00bb volait \nde bouche en bouche. \n \u00ab Il ne peut pas y avoir d\u2019Indiens ici, dit l\u2019homme \u00e2g\u00e9 qui \nsemblait \u00eatre le chef. Nous avon s d\u00e9pass\u00e9 les Pawnies et nous ne \nrencontrerons pas d\u2019autres tribus avant les grandes montagnes. \n \n\u2013 Je vais voir, fr\u00e8re Stangerson ? demanda quelqu\u2019un de la \nbande. \n \u2013 97 \u2013 \u2013 J\u2019irai aussi ! J\u2019irai aussi ! s\u2019\u00e9cri\u00e8rent une douzaine de voix. \n \u2013 Descendez de cheval ; nous vous attendrons ! \u00bb r\u00e9pondit \nl\u2019homme \u00e2g\u00e9. \n \nLe temps de le dire, et les je unes gens avaient saut\u00e9 \u00e0 terre, \nattach\u00e9 leurs chevaux, et ils s\u2019\u00e9t aient mis \u00e0 gravir la pente escar-\np\u00e9e. Ils avan\u00e7aient rapidement et sans bruit, avec la confiance et \nla dext\u00e9rit\u00e9 d\u2019\u00e9claireurs exerc\u00e9s. D\u2019en bas on les vit sauter de ro-che en roche, puis leurs silhouettes se d\u00e9coup\u00e8rent sous le ciel. Le jeune homme qui avait donn\u00e9 l\u2019alarme marchait en t\u00eate. Les au-tres le virent lever les bras en l\u2019air en signe de surprise et, quand ils le rattrap\u00e8rent, ils \u00e9prouv\u00e8ren t la m\u00eame sensation devant le \ntableau qui s\u2019offrait \u00e0 leurs yeux. \n \nSur le petit plateau qui couronna it la colline se dressait une \npierre \u00e9norme au pied de laquelle gisait un homme de haute taille, \u00e0 la barbe longue, aux traits durs, d\u2019une excessive maigreur. Son air calme et sa respiration r\u00e9guli\u00e8re montraient qu\u2019il dormait profond\u00e9ment. Un petit enfant reposait tout contre lui. Ses bras ronds et blancs entouraient le cou muscl\u00e9. Sa t\u00eate blonde s\u2019appuyait sur le veston de velours. Ses l\u00e8vres roses entrouvertes laissaient voir des dents blanches comme la neige et un sourire enjou\u00e9 se jouait sur ses traits pu \u00e9rils. Ses petites jambes dodues, \nses chaussettes blanches et ses souliers propres aux bouches bril-lantes contrastaient \u00e9trangement avec les longs membres dess\u00e9-ch\u00e9s de son compagnon. Sur la corniche du rocher qui surplom-bait ce couple \u00e9trange, se tenaient trois busards solennels qui, \u00e0 la \nvue des nouveaux venus, jet\u00e8rent un cri rauque et s\u2019envol\u00e8rent de \nmauvaise gr\u00e2ce. \n Le cri des oiseaux r\u00e9veilla les deux dormeurs. Ils regard\u00e8rent \nautour d\u2019eux avec stup\u00e9faction. L\u2019homme se leva en chancelant \npour contempler la plaine, qu\u2019il avait vue si d\u00e9serte avant de s\u2019endormir et qui \u00e9tait maintenant travers\u00e9e par l\u2019\u00e9norme d\u00e9fil\u00e9 de gens et de b\u00eates. Il eut une expression d\u2019incr\u00e9dulit\u00e9 et il passa sa main osseuse sur ses yeux. \u00ab C\u2019est ce qu\u2019on appelle le d\u00e9lire, je \u2013 98 \u2013 pense \u00bb, murmura-t-il. La petite se serrait contre lui, tenant un \npan de son veston ; elle ne disait rien, mais elle regardait autour \nd\u2019elle avec cet air \u00e9merveill\u00e9 et questionneur des enfants. \n Ils ne dout\u00e8rent bient\u00f4t plus de la r\u00e9alit\u00e9 de leur vision. L\u2019un \ndes sauveteurs saisit la petite fille et la hissa sur son \u00e9paule ; deux \nautres soutinrent son compagnon d\u00e9charn\u00e9 jusqu\u2019aux chariots. \n \n \n \n\u00ab Je me nomme John Ferrier, expliqua-t-il. Moi et cette pe-\ntite, nous sommes les seuls survivan ts d\u2019un groupe de vingt et une \npersonnes ; tous les autres sont morts de soif et de faim, l\u00e0-bas, \ndans le Sud. \n \n\u2013 Est-elle \u00e0 vous ? demanda quelqu\u2019un \n \n\u2013 Maintenant, oui ! s\u2019\u00e9cria Ferrier avec d\u00e9fi. Elle \nm\u2019appartient, parce que je l\u2019ai sauv\u00e9e. Personne ne pourra me la prendre ! A partir d\u2019aujourd\u2019hui, elle s\u2019appelle Lucy Ferrier. Mais qui \u00eates-vous ? s\u2019enquit-il en re gardant avec curiosit\u00e9 ses sauve-\nteurs robustes et brunis par le soleil. Vous \u00eates en nombre ! \u2013 99 \u2013 \n\u2013 A peu pr\u00e8s dix mille, dit l\u2019un des jeunes. Nous sommes les \nenfants pers\u00e9cut\u00e9s de Dieu, les \u00e9lus de l\u2019ange M\u00e9rona. \n \n\u2013 Je n\u2019ai jamais entendu parler de lui, dit Ferrier. Mais il a \nune belle quantit\u00e9 d\u2019\u00e9lus ! \n \u2013 Ne plaisantez pas avec les choses sacr\u00e9es ! r\u00e9pliqua l\u2019autre \nen fron\u00e7ant les sourcils. Nous sommes de ceux qui croient aux \u00e9critures saintes grav\u00e9es en lett res \u00e9gyptiennes sur des plaques \nd\u2019or martel\u00e9 qui ont \u00e9t\u00e9 remises au tr\u00e8s saint Joseph Smith, \u00e0 \nPalmyre. Nous venons de Mauvoo, dans l\u2019\u00c9tat de l\u2019Illinois, o\u00f9 \nnous avions \u00e9difi\u00e9 notre temple. Nous cherchons un refuge, loin des hommes violents et impies ; et, s\u2019il le faut, nous irons jusqu\u2019au \nfond du d\u00e9sert. \n \u2013 J\u2019y suis \u00bb, dit Ferrier. \n \nLe nom de Mauvoo lui avait rafra\u00eechi la m\u00e9moire. \n\u00ab Vous \u00eates les Mormons. \n \n\u2013 Nous sommes les Mormons, r\u00e9pondirent en ch\u0153ur ses \ncompagnons. \n \n\u2013 Et o\u00f9 allez-vous ? \u2013 N o u s l \u2019 i g n o r o n s . L a m a i n d e D i e u n o u s g u i d e e n l a p e r -\nsonne de son proph\u00e8te. Il faut qu e vous vous pr\u00e9sentiez devant \nlui. Il d\u00e9cidera de votre sort. \u00bb \n \nIls avaient atteint le pied de la colline. Une troupe de p\u00e8lerins \nles entoura : des femmes au visage p\u00e2le, \u00e0 l\u2019air soumis ; des en-fants vigoureux, rieurs ; des hommes au regard inquiet mais s\u00e9-rieux. De surprise ou de piti\u00e9, ils s\u2019exclam\u00e8rent \u00e0 l\u2019envi en consi-d\u00e9rant les deux \u00e9trangers, l\u2019un si mis\u00e9rable et l\u2019autre si jeune. \u2013 100 \u2013 Leur escorte s\u2019arr\u00eata devant un ch ariot d\u2019un faste voyant. Il \u00e9tait \nattel\u00e9 de six chevaux, alors que les autres n\u2019en avaient que deux, \nquatre au plus. A \u00f4t\u00e9 du conducteur \u00e9tait assis un homme qui ne paraissait pas avoir plus de trente ans ; mais sa t\u00eate massive, son air r\u00e9solu \u00e9taient ceux d\u2019un chef. Il lisait un livre \u00e0 couverture brune, qu\u2019il mit de c\u00f4t\u00e9 \u00e0 l\u2019approche de la foule. Il \u00e9couta le r\u00e9cit \nqui lui fut fait, puis il se tourna vers les deux rescap\u00e9s. \n \u00ab Si nous vous prenons avec nous, dit-il avec gravit\u00e9, ce ne \npeut \u00eatre qu\u2019en tant que nouveaux adeptes de nos croyances. Nous ne voulons pas de loups dans notre bercail. Si vous deviez \u00eatre parmi nous comme le ver dans le fruit, il vaudrait mieux lais-\nser blanchir vos os dans le d\u00e9se rt. Acceptez-vous nos conditions ? \n \n\u2013 M\u2019est avis que je vous suivrai \u00e0 n\u2019importe quelle condi-\ntion ! \u00bb dit Ferrier avec une telle \u00e9nergie que les graves anciens ne \npurent r\u00e9primer un sourire. Le chef resta impassible. \n \n\u00ab Emmenez-le, fr\u00e8re Stangerson, dit-il. Donnez-lui \u00e0 boire et \n\u00e0 manger, occupez-vous de l\u2019enfant. Vous aurez la t\u00e2che de lui apprendre notre sainte croyance. Nous avons assez tard\u00e9. En \nroute ! A Sion ! A Sion ! \n \n\u2013 A Sion ! En avant ! \u00bb cri\u00e8rent les Mormons. \n \nCes mots pass\u00e8rent de bouche en bouche et se perdirent au \nloin dans un murmure confus. Il y eut des claquements de fouets et des grincements de roues. La caravane s\u2019\u00e9branla. De nouveau \nelle ondula dans le d\u00e9sert. Le fr\u00e8re Stangerson conduisit les res-\ncap\u00e9s \u00e0 son chariot. Un repas les y attendait. \n \n\u00ab Restez ici et reposez-vous ! di t-il. Dans quelques jours, vous \nserez remis de vos fatigues. En attendant, rappelez-vous que no-\ntre religion est d\u00e9sormais la v\u00f4tre. Brigham Young l\u2019a dit, et il a \nparl\u00e9 avec la voix de Joseph Smith, qui est celle de Dieu. \u00bb \n \u2013 101 \u2013 Chapitre IX \nLa fleur de l\u2019Utah \n \nCe n\u2019est pas le lieu de rappeler les \u00e9preuves et les privations \nque subirent les fugitifs mormons avant de parvenir \u00e0 leur port de salut. Depuis les rives du Mississi ppi jusqu\u2019au versant occidental \ndes montagnes Rocheuses, ils avaient lutt\u00e9 avec une constance presque sans pareille dans l\u2019histoi re. Leur t\u00e9nacit\u00e9 anglo-saxonne \navait surmont\u00e9 tous les obstacles que la nature avait suscit\u00e9s sur \nleur chemin : l\u2019Indien, la b\u00eate f\u00e9ro ce, la faim, la soif, la fatigue et \nla maladie. Cependant leurs longue s p\u00e9r\u00e9grinations et les terreurs \nqu\u2019ils durent vaincre avaient \u00e9branl\u00e9 le courage des plus vaillants. Tous s\u2019agenouill\u00e8rent pour rendre gr\u00e2ce, du fond du c\u0153ur, quand \nils virent \u00e0 leurs pieds la grande vall\u00e9e de l\u2019Utah ensoleill\u00e9e, et \nqu\u2019ils apprirent de la bouche de leur chef que c\u2019\u00e9tait la terre pro-\nmise : tout cet espace vierge leur appartiendrait \u00e0 jamais. \n Y o u n g s e m o n t r a v i t e u n a d m i nistrateur avis\u00e9 autant qu\u2019un \nchef r\u00e9solu. On dessina le plan de la cit\u00e9 future. On partagea les \nfermes des environs proportionnellement \u00e0 l\u2019importance de cha-que individu. On rendit le commer\u00e7ant \u00e0 son n\u00e9goce, et l\u2019artisan \u00e0 son m\u00e9tier. Des rues et des plac es apparurent comme par magie \ndans l\u2019enceinte r\u00e9serv\u00e9e \u00e0 la ville et, \u00e0 la campagne, on draina, on \nplanta des haies, on d\u00e9boisa, on ensemen\u00e7a ; l\u2019\u00e9t\u00e9 suivant la terre \nfut enti\u00e8rement dor\u00e9e par les bl\u00e9s. Cette colonie \u00e9trange connut une prosp\u00e9rit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale. Le temple , \u00e9rig\u00e9 au milieu de la ville, \ns\u2019agrandit sans cesse. Ce sanctuai re \u00e9lev\u00e9 \u00e0 Celui qui avait guid\u00e9 \nles Mormons et qui les avait pr\u00e9serv\u00e9s de tant de dangers, r\u00e9son-nait, du matin au soir, du bruit des marteaux et du grincement \ndes scies. \n \nJohn Ferrier et la petite fille qu\u2019il avait adopt\u00e9e suivirent les \nMormons jusqu\u2019au bout. La peti te Lucy voyagea assez agr\u00e9able-\nment dans le chariot de Stangerson l\u2019ancien, en compagnie des trois \u00e9pouses du Mormon et de so n fils, gar\u00e7on volontaire et har-\ndi, \u00e2g\u00e9 de douze ans. La souplesse de l\u2019enfance lui permit de se \u2013 102 \u2013 remettre du choc caus\u00e9 par la mort de sa m\u00e8re et Lucy devint le \nchouchou des bonnes femmes. La vie en roulotte la conquit. De son c\u00f4t\u00e9, Ferrier se r\u00e9v\u00e9la, une fois r\u00e9tabli, un guide pr\u00e9cieux et \nun chasseur infatigable. \n Il gagna rapidement l\u2019estime de ses nouveaux compagnons. \nAussi, au terme du voyage convin t-on \u00e0 l\u2019unanimit\u00e9 de lui attri-\nbuer un lot de terrain \u00e9gal \u00e0 celui de chacun des autres, \u00e0 l\u2019exception des quatre principaux anciens : Young, Stangerson, \nKimball et Drebber. \n \nJohn Ferrier b\u00e2tit sur son terrain une solide maison de bois \nqui devint, avec les ann\u00e9es, par agrandissements successifs, une villa spacieuse. C\u2019\u00e9tait un homme pratique : \u00e2pre au gain et habile de ses dix doigts. Lov\u00e9 \u00e0 une sant\u00e9 de fer, il consacra toutes ses journ\u00e9es \u00e0 amender et \u00e0 cultiver ses terres. Sa ferme et ses biens prosp\u00e9r\u00e8rent. Au bout de trois ans, il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 mieux parti que ses voisins ; trois ans plus tard, c\u2019\u00e9tait un homme ais\u00e9 ; trois au-tres ann\u00e9es encore et il \u00e9tait devenu riche. Enfin, douze ans apr\u00e8s son \u00e9tablissement, il n\u2019y avait pas, dans tout Salt Lake City, six hommes aussi fortun\u00e9s que lui. De la grande mer int\u00e9rieure aux lointaines montagnes de Wahsa, aucun nom n\u2019\u00e9tait plus avanta-\ngeusement connu que celui de John Ferrier. \n \nIl ne froissait pas la susceptibi lit\u00e9 de ses coreligionnaires que \nsur un point. Rien n\u2019avait pu le persuader de prendre plusieurs femmes \u00e0 la mani\u00e8re des Mormons. Sur ce chapitre-l\u00e0, il \u00e9tait in-flexible ; mais il ne s\u2019expliquait pas. Certains l\u2019accusaient de ti\u00e9-\ndeur \u00e0 l\u2019\u00e9gard de sa nouvelle foi ; d\u2019autres encore parlaient de sa fid\u00e9lit\u00e9 au souvenir de son premier amour : une jeune fille aux cheveux blonds morte de langueur sur les bords de l\u2019Atlantique. Quelle qu\u2019en f\u00fbt la raison, Ferrier restait strictement c\u00e9libataire. Pour le reste, il se conformait aux pr\u00e9ceptes de la jeune colonie et \npassait pour un homme droit et orthodoxe. \n Lucy Ferrier grandit pr\u00e8s de son p\u00e8re adoptif et l\u2019aida dans \ntoutes ses entreprises. L\u2019air vif des montagnes et l\u2019odeur balsami-\u2013 103 \u2013 que des pins suppl\u00e9\u00e8rent aux soin s d\u2019une m\u00e8re ou d\u2019une nourrice. \nChaque ann\u00e9e la formait plus grande et plus vigoureuse ; ses joue devenaient roses, sa d\u00e9marche \u00e9l astique. Le bouton se changeait \nen fleur. L\u2019ann\u00e9e o\u00f9 John Ferrier compta au nombre des richis-\nsimes fermiers, elle \u00e9tait la plus jolie Am\u00e9ricaine qu\u2019on p\u00fbt trou-\nver sur tout le versant du Pacifique. \n Ce ne fut pas le p\u00e8re qui d\u00e9couvrit le premier que l\u2019enfant \ns\u2019\u00e9tait faite femme. Il en est souvent ainsi. Cette transformation myst\u00e9rieuse s\u2019op\u00e8re avec trop de subtilit\u00e9 pour qu\u2019on puisse lui \nattribuer une date pr\u00e9cise. La jeune fille elle-m\u00eame ne s\u2019en rend mieux compte, jusqu\u2019\u00e0 ce que le son d\u2019une voix, ou le contact \nd\u2019une main fassent tressaillir son c\u0153ur ; alors, avec fiert\u00e9 m\u00eal\u00e9e \nde crainte, elle d\u00e9couvre en elle une nature neuve, plus vaste que \nl\u2019ancienne. G\u00e9n\u00e9ralement, on se so uvient de ce jour-l\u00e0 ainsi que \ndu petit incident qui a annonc\u00e9 l\u2019 aube d\u2019une vie nouvelle. Dans le \ncas de Lucy Ferrier, l\u2019incident fut assez s\u00e9rieux et influa non seu-\nlement sur sa destin\u00e9e, mais su r celle de beaucoup d\u2019autres. \n \nPar une chaude matin\u00e9e de juin , les Saints des Derniers Jours \ns\u2019affairaient comme les abeilles dont ils avaient pris la ruche pour embl\u00e8me. Le bourdonnement du travail humain emplissait les champs et les rues. Sur les routes poudreuses, de longues files de mules lourdement charg\u00e9es, des troupeaux de moutons et de b\u0153ufs venant de lointains p\u00e2turages, et des convois d\u2019immigrants qui avaient l\u2019air aussi harass\u00e9s que leurs chevaux se dirigeaient vers l\u2019Ouest : la fi\u00e8vre de l\u2019or avai t \u00e9clat\u00e9 en Californie, et pour s\u2019y \nrendre il fallait passer par la vi lle des \u00e9lus. A travers la foule ba-\nriol\u00e9e des gens et des b\u00eates, Lucy se fraya un chemin au galop, \navec l\u2019adresse d\u2019une amazone accomplie. Son beau visage \u00e9tait empourpr\u00e9 par l\u2019exercice et ses cheveux noisette flottaient au \nvent. Elle ne pensait qu\u2019\u00e0 bien s\u2019acquitter \u00e0 la ville d\u2019une commis-sion que lui avait donn\u00e9e son p\u00e8re : elle s\u2019y rendait comme tou-jours, \u00e0 fond de train, avec l\u2019in tr\u00e9pidit\u00e9 du jeune \u00e2ge. Les aventu-\nriers salis par la poussi\u00e8re des routes et m\u00eame les impassibles \nIndiens charg\u00e9s de pelleteries l\u2019admiraient au passage. \n \u2013 104 \u2013 P a r v e n u e a u x a b o r d s d e S a l t L a k e C i t y , e l l e t r o u v a l a r o u t e \nbloqu\u00e9e par un grand troupeau de b\u00eates \u00e0 cornes que ramenaient \ndes plaines une demi-douzaine de bouviers \u00e0 la mine farouche. Dans son impatience, Lucy tenta de franchir cet obstacle : elle poussa son cheval dans ce qui lui avait paru une trou\u00e9e. Mais, \u00e0 \npeine s\u2019y \u00e9tait-elle engag\u00e9e que les b\u00eates se rejoignirent derri\u00e8re elle. Elle \u00e9tait prise dans une masse mouvante de b\u0153ufs aux yeux \nf\u00e9roces et aux longues cornes. Familiaris\u00e9e avec le b\u00e9tail, Lucy ne perdit pas son sang-froid. Elle pr ofitait d\u2019intervalles momentan\u00e9s \npour s\u2019avancer. Par malchance, ou \u00e0 dessein, un b\u0153uf encorna le \nflanc du mustang qui se cabra, caracola et rua. La situation \u00e9tait critique. Chaque mouvement du cheval le mettait en contact avec les cornes et l\u2019excitait davantage. Tout l\u2019effort de Lucy \u00e9tait de se maintenir en selle, de peur d\u2019\u00eatre horriblement pi\u00e9tin\u00e9e. Sa t\u00eate commen\u00e7ait \u00e0 tourner, et elle rel\u00e2chait sa prise sur les r\u00eanes. Le nuage de poussi\u00e8re et la transpiration des b\u00eates la faisaient suffo-quer. Elle \u00e9tait \u00e0 bout. Sur le point de s\u2019\u00e9vanouir, elle entendit une voix toute proche, et une main brunie, puissante, saisit par la \ngourmette le cheval emball\u00e9 et tira rapidement Lucy du troupeau. \n \u00ab J\u2019esp\u00e8re que vous n\u2019\u00eates pas bless\u00e9e, mademoiselle ! \u00bb in-\nterrogea respectueusement son sauveur. \n \u2013 105 \u2013 \n \n \nElle leva les yeux sur son visage h\u00e2l\u00e9 aux traits durs et sourit \navec espi\u00e8glerie. \n \n\u00ab J\u2019ai eu la frousse ! dit-elle na\u00efvement. Qui aurait pens\u00e9 que \nPoncho serait effarouch\u00e9 par des vaches ? \n \n\u2013 Dieu merci, vous \u00eates rest\u00e9e en selle ! \u00bb fit-il. C\u2019\u00e9tait un grand jeune homme \u00e0 l\u2019air sauvage. Il montait un \nrobuste cheval rouan. Il portait l\u2019 habit d\u2019un chasseur avec un fusil \nen bandouli\u00e8re. \n \n\u00ab Je suppose que vous \u00eates la fille de John Ferrier. Je vous ai \nvue sortir de chez lui. Quand vous le reverrez, demandez-lui s\u2019il se \nsouvient de la famille Jefferson Hope , de Saint Louis. S\u2019il est bien \nle Ferrier que nous avons connu, lui et mon p\u00e8re \u00e9taient tr\u00e8s li\u00e9s. \n \n\u2013 Ne feriez-vous pas aussi bien de venir le lui demander vous-\nm\u00eame ? \u00bb dit-elle. \n \u2013 106 \u2013 Cette suggestion sembla plaire au jeune homme. Ses yeux \nnoirs \u00e9tincel\u00e8rent. \n \u00ab Soit ! Mais je viens de passer trois mois dans les montagnes. \nJe ne suis pas en tenue de visite. Il faudra me prendre comme je \nsuis. \n \n\u2013 Papa vous doit des remerciements, et moi aussi, r\u00e9pondit-\nelle. Il m\u2019aime beaucoup. Si ces vaches m\u2019avaient \u00e9cras\u00e9e, il ne \ns\u2019en serait jamais consol\u00e9. \n \n\u2013 Ni moi ! \u2013 Ni vous ?\u2026 Je ne vois pas pourquoi. Vous n\u2019\u00eates m\u00eame pas \nun de nos amis. \u00bb \n Le visage du jeune chasseur se rembrunit. Lucy \u00e9clata de rire. \n \n\u00ab Je ne voulais pas dire cela, dit-elle. Maintenant, bien en-\ntendu, vous \u00eates notre ami. Il fa ut venir nous voir. Je continue \nmon chemin, sans quoi papa ne me confierait plus jamais ses af-\nfaires ! A bient\u00f4t. \n \n\u2013 A bient\u00f4t \u00bb, r\u00e9pondit-il. \n \nIl souleva son large sombrero et il se pencha sur la petite \nmain de Lucy. \n \nElle fit faire demi-tour \u00e0 son cheval, lui donna un coup de \ncravache et partit comme un trait sur la route au milieu d\u2019un \nnuage de poussi\u00e8re. \n Taciturne et triste, Jefferson Hope rejoignit ses compagnons. \nIls avaient prospect\u00e9 dans les montagnes du Nevada et ils reve-naient \u00e0 Salt Lake City avec l\u2019espo ir d\u2019y r\u00e9unir assez de fonds pour \nexploiter des filons d\u2019argent. Il s\u2019\u00e9tait, comme eux, passionn\u00e9 \u2013 107 \u2013 pour cette affaire. Mais ses id\u00e9e s prenaient maintenant un autre \ncours. La vue de cette jeune fille, fra\u00eeche et saine comme la brise de la sierra, avait boulevers\u00e9 so n c\u0153ur indompt\u00e9. Quand il la vit \ndispara\u00eetre, il se rendit compte de la temp\u00eate qui s\u2019\u00e9tait lev\u00e9e en lui. D\u00e9sormais les affaires d\u2019argent ne pourraient pas lutter avec son amour. Car il ne s\u2019agissait pas d\u2019un caprice de jeune homme ; c\u2019\u00e9tait bien de l\u2019amour : l\u2019amour imp\u00e9tueux, violent d\u2019un homme volontaire, dominateur. Il avait toujours \u00e9t\u00e9 heureux dans ses \nentreprises : aussi se jura-t-il d\u2019obtenir la main de Lucy. \n Il rendit visite \u00e0 John Ferrier le soir-m\u00eame. Il revint ensuite \nplusieurs fois. Bient\u00f4t il fut un habitu\u00e9. Au cours des douze der-ni\u00e8res ann\u00e9es, John, isol\u00e9 dans la vall\u00e9e, et absorb\u00e9 par son tra-\nvail, avait eu peu d\u2019occasions d\u2019apprendre les nouvelles de l\u2019ext\u00e9rieur. Jefferson lui en apport ait : il int\u00e9ressait Lucy comme \nson p\u00e8re. Il avait \u00e9t\u00e9 pionnier en Californie, et il connaissait plus d\u2019une histoire de fortunes faites et d\u00e9faites dans ces jours tant\u00f4t terribles, tant\u00f4t sereins. Il avait \u00e9t\u00e9 aussi guide, trappeur, pros-pecteur, \u00e9leveur. Partout o\u00f9 po uvaient se trouver des aventures \nexcitantes, il y avait couru. Le vieu x fermier le prit en affection. Il \nfaisait volontiers son \u00e9loge. Alors Lucy se taisait, mais ses joues \nrougissaient et ses yeux qui brillaient montraient clairement que son c\u0153ur ne lui appartenait plus . Ces signes passaient peut-\u00eatre \ninaper\u00e7us de son brave p\u00e8re, mais ils n\u2019\u00e9chappaient pas au prin-\ncipal int\u00e9ress\u00e9. \n \nUn soir d\u2019\u00e9t\u00e9, il arriva au trip le galop. Lucy, qui se trouvait \u00e0 \nla porte, marcha au devant de lui. Il jeta la bride sur la cl\u00f4ture et \ns\u2019engagea dans l\u2019all\u00e9e. \n \n\u00ab Je pars, Lucy, dit-il en lui pr enant les deux mains et en la \nregardant avec tendresse. Je ne vous demande pas de m\u2019accompagner cette fois-ci. Ma is quand je serai de retour, \nconsentirez-vous \u00e0 devenir ma femme ? \n \n\u2013 Quand reviendrez-vous ? \u00bb s\u2019enquit-elle. \n \u2013 108 \u2013 Elle rougissait et elle riait tout ensemble. \n \u00ab Je reviendrai vous cherch er dans deux mois. Dans \nl\u2019intervalle, tout ce qui nous s\u00e9parera, c\u2019est la distance. \n \u2013 Et papa ? demanda-t-elle. \n \n\u2013 Il me donne son consentement si mon affaire de mines r\u00e9-\nussit. Je n\u2019ai pas de crainte \u00e0 ce sujet. \n \u2013 Si vous avez tout arrang\u00e9 avec papa, je n\u2019ai plus rien \u00e0 dire ! \nmurmura-t-elle, la joue contre la large poitrine du jeune homme. \n \n \n \n\u2013 Dieu soit lou\u00e9 ! \u00bb fit-il d\u2019une voix \u00e9trangl\u00e9e. \n Il se pencha et l\u2019embrassa. \n \n\u00ab Alors c\u2019est convenu ?\u2026 Si je m\u2019attarde, je ne pourrai plus \nm\u2019en aller. Les camarades m\u2019atte ndent au ca\u00f1on. Adieu, ma ch\u00e9-\nrie, adieu. Dans deux mois !\u2026 \u00bb \u2013 109 \u2013 \nIl s\u2019arracha de ses bras, saut a sur son cheval et piqua des \ndeux, sans d\u00e9tourner la t\u00eate. Lucy le suivit des yeux jusqu\u2019au moment o\u00f9 il disparut, puis elle quitta la grille pour rentrer chez \nelle. Elle \u00e9tait la plus heureuse fille de l\u2019Utah ! \n \u2013 110 \u2013 Chapitre X \nJohn Ferrier s\u2019entretient avec le proph\u00e8te \n \nTrois semaines s\u2019\u00e9taient \u00e9coul\u00e9es depuis que Jefferson Hope \net ses compagnons avaient quitt\u00e9 Salt Lake City. Le c\u0153ur de John Ferrier supportait mal la pens\u00e9e que le jeune homme reviendrait : \ncar il perdrait alors sa fille adop tive. Cependant le visage radieux \nde Lucy lui fit accepter cette \u00e9ventualit\u00e9 mieux que n\u2019aurait pu le faire toute autre consid\u00e9ration. Cet homme ent\u00eat\u00e9 s\u2019\u00e9tait d\u2019ailleurs promis de ne jamais marier sa fille \u00e0 un Mormon : une seule union ne lui semblait pas un mariage, mais une honte et un \nd\u00e9shonneur. Sur ce point, il \u00e9tait in\u00e9branlable, quelle que f\u00fbt son opinion sur le reste de la doctrine mormone. Il ne s\u2019en ouvrait \u00e0 \npersonne : \u00e0 cette \u00e9poque, il ne faisait pas bon \u00e9mettre une id\u00e9e non orthodoxe dans le Pays des Saints ! A telle enseigne que \nm\u00eame les plus saints osaient \u00e0 peine chuchoter tout bas ce qu\u2019ils pensaient sur la religion : une pa role tomb\u00e9e de leurs l\u00e8vres pou-\nvait attirer sur eux un prompt ch\u00e2t iment si elle \u00e9tait interpr\u00e9t\u00e9e \u00e0 \ncontresens. Les victimes de la pers\u00e9cution \u00e9taient, \u00e0 leur tour, devenues des pers\u00e9cuteurs de la pire esp\u00e8ce. Ni l\u2019Inquisition es-pagnole, ni la Wehmgericht allemande, ni les soci\u00e9t\u00e9s secr\u00e8tes d \u2019 I t a l i e n e m i r e n t e n m a r c h e m a chine plus redoutable que celle \nqui assombrit jadis l\u2019\u00c9tat de l\u2019Utah. \n Ce qui rendait plus terrible cette organisation, c\u2019\u00e9tait son in-\nvisibilit\u00e9 et le myst\u00e8re qui l\u2019entourait. Elle semblait omnisciente et omnipotente ; et cependant, on ne pouvait ni la voir ni l\u2019entendre. L\u2019homme qui r\u00e9sistait \u00e0 l\u2019\u00c9glise disparaissait sans lais-ser de trace. En vain sa femme et ses enfants l\u2019attendaient : il ne \nrevenait pas dire comment ses juges secrets l\u2019avaient trait\u00e9. L\u00e2-chait-on un mot, commettait-on une imprudence ? on \u00e9tait an\u00e9anti. Et les colons ne connai ssaient pas la nature de cette \npuissance terrible dont ils sentaient constamment la menace sus-pendue sur leur t\u00eate ! Leur vie n\u2019\u00e9tait que crainte et tremblement. M\u00eame isol\u00e9s au fond du d\u00e9sert, ils n\u2019osaient murmurer les doutes \nqui les accablaient. \n \u2013 111 \u2013 Au d\u00e9but, ce pouvoir ne s\u2019exer\u00e7a que sur les r\u00e9calcitrants qui, \napr\u00e8s avoir embrass\u00e9 la foi des Mormons, tent\u00e8rent ensuite de la r\u00e9former ou de l\u2019abandonner. Mais bient\u00f4t il \u00e9tendit le champ de son activit\u00e9. La polygamie mena\u00e7a de devenir lettre morte : on manquait de femmes. D\u2019\u00e9tranges rumeurs commenc\u00e8rent \u00e0 circu-\nler ; il y \u00e9tait question d\u2019immigrants assassin\u00e9s et de camps pill\u00e9s en des r\u00e9gions o\u00f9 l\u2019on n\u2019avait jamais vu d\u2019Indiens. Dans les ha-rems des anciens, on voyait de nouvelles femmes, \u00e9plor\u00e9es et lan-\nguissantes ; elles portaient sur leur visage le reflet d\u2019une atrocit\u00e9 inoubliable. Des voyageurs surpris par la nuit dans les montagnes \navaient vu se glisser dans l\u2019ombre des bandes d\u2019hommes arm\u00e9s et masqu\u00e9s. Ces racontars se pr\u00e9cis\u00e8rent, se confirm\u00e8rent. A la fin un nom r\u00e9suma tout : les Anges Vengeurs. C\u2019est encore un nom \nsinistre et de mauvais augure dans les ranches solitaires de \nl\u2019Ouest. \n La peur que cette organisation inspirait aux hommes s\u2019accrut \nau lieu de diminuer quand ils la connurent mieux. On ne savait \nrien de ses membres. Les noms de ceux qui, sous pr\u00e9texte de reli-\ngion, se livraient \u00e0 des actes de violence, \u00e9taient soigneusement tenus secrets. L\u2019ami auquel vous communiquiez vos soup\u00e7ons sur \nle Proph\u00e8te et sa mission pouvait \u00eatre de ceux qui viendraient la nuit vous infliger, par le feu, un terrible ch\u00e2timent. Chacun se \nm\u00e9fiait de son voisin. Chacun taisait ce qu\u2019il avait le plus \u00e0 c\u0153ur. \n \nUn beau matin, comme John Ferri er s\u2019appr\u00eatait \u00e0 partir pour \nses champs de bl\u00e9, il entendit ouvrir la grille. Il regarda par la fe-n\u00eatre et vit dans l\u2019all\u00e9e un homme trapu, d\u2019\u00e2ge moyen, les che-veux d\u2019un blond roux. Son sang ne fit qu\u2019un tour : le visiteur inat-tendu n\u2019\u00e9tait autre que le grand Brigham Young en personne. Tremblant de tous ses membres \u2013 cette apparition ne pr\u00e9sageait rien de bon -, il courut \u00e0 la po rte pour accueillir le chef des Mor-\nmons. Celui-ci re\u00e7ut froidement les salutations de son h\u00f4te et il le \nsuivit dans le salon sans quitter son air s\u00e9v\u00e8re. \n \n\u00ab Fr\u00e8re Ferrier, dit-il en approchant une chaise et en le regar-\ndant en dessous, les adeptes de la vraie foi vous ont trait\u00e9 comme un fr\u00e8re. Nous vous avons recueilli quand vous \u00e9tiez sur le point \u2013 112 \u2013 de mourir de faim dans le d\u00e9sert. Nous avons partag\u00e9 notre nour-\nriture avec vous. Nous vous avons conduit sain et sauf \u00e0 cette Val-l\u00e9e choisie. Nous vous avons do nn\u00e9 une bonne part de terre et \nnous vous avons permis de faire fortune sous notre protection. \nAi-je dit vrai ? \n \n\u2013 Tout \u00e0 fait ! r\u00e9pondit John Ferrier. \n \n\u2013 Nous vous avons demand\u00e9 en retour une seule chose : em-\nbrasser la vraie foi et y conformer votre vie. Vous nous avez pro-mis de le faire, mais, si la rumeur publique ne m\u2019abuse, vous avez \nmanque \u00e0 votre parole. \n \n\u2013 Mais en quoi ? demanda Ferrier en levant les bras en signe \nde protestation. N\u2019ai-je pas donn \u00e9 \u00e0 la caisse commune ? Est-ce \nque je n\u2019ai pas assist\u00e9 r\u00e9guli\u00e8rement aux offices ? Est-ce que je \nn\u2019ai pas\u2026 \n \u2013 O\u00f9 sont vos \u00e9pouses ? demanda Young en regardant autour \nde lui. Faites-les venir, que je les salue. \n \n\u2013 Je ne me suis pas mari\u00e9, je l\u2019avoue, r\u00e9pondit Ferrier. Les \nfemmes \u00e9taient rares. Et il y avait beaucoup de partis plus avan-\ntageux. Du reste, je n\u2019\u00e9tais pas seul. Ma fille avait soin de moi. \n \n\u2013 C\u2019est de cette fille que je voudra is vous parler, dit le chef des \nMormons. En grandissant, elle est devenue la fleur de l\u2019Utah. Plu-\nsieurs de nos anciens la regardent d\u2019un bon \u0153il. \u00bb \n \nJohn \u00e9touffa une plainte. \n \n\u00ab A son sujet, continua Young, on raconte des histoires aux-\nquelles je ne veux ajouter foi. On dit qu\u2019elle est promise \u00e0 un Gen-\ntil. Ce ne peut \u00eatre l\u00e0 qu\u2019un comm\u00e9rage. Quel est le treizi\u00e8me arti-cle du code du saint Joseph Smith ? \u00ab Que chaque fille de la vraie \nfoi \u00e9pouse un des \u00e9lus, car, si elle \u00e9pouse un Gentil, elle commet \u2013 113 \u2013 un p\u00e9ch\u00e9 grave. \u00bb Vous qui faites profession de notre sainte \ncroyance, vous ne laisseriez pas votre fille agir \u00e0 l\u2019encontre. \u00bb \n John Ferrier ne r\u00e9pondit pas. Il jouait nerveusement avec sa \ncravache. \n \n\u00ab Sur ce seul point, nous allons \u00e9prouver toute votre foi. Il en \na \u00e9t\u00e9 d\u00e9cid\u00e9 ainsi par le Conseil sacr\u00e9 des Quatre. La fille est jeune : nous ne voudrions pas la voir \u00e9pouser un grison ; nous ne voudrions pas non plus lui enlever le droit de choisir. Nous au-tres, les anciens, nous avons de nombreuses g\u00e9nisses (Dans un de ses sermons, Heber C. Kimbal fait allusion \u00e0 cent femmes avec ce \nterme d'affection.) mais il faut aussi pourvoir nos enfants. Stan-\ngerson et Drebber ont chacun un fi ls. L\u2019un ou l\u2019autre accueillerait \navec joie votre fille chez lui. Qu\u2019elle choisisse entre les deux. Ils sont jeunes, ils sont riches, et ils pratiquent la vraie religion. \nQu\u2019en dites-vous ? \u00bb \n \nFerrier se recueillit en fron\u00e7ant le sourcil. \u00ab Donnez-nous du temps, dit-il enfin. Ma fille est tr\u00e8s jeune : \n\u00e0 peine est-elle d\u2019\u00e2ge \u00e0 se marier. \n \n\u2013 Un mois ! tonna Young en se levant. D\u2019ici l\u00e0, elle aura fait \nson choix. \u00bb \n \u2013 114 \u2013 \n \n \nSur le seuil de la porte, il se retourna, le visage empourpr\u00e9 et \nles yeux brillants. \n \n\u00ab Pour vous et pour elle, s\u2019\u00e9cria-t-il, il vaudrait mieux \u00eatre des \nsquelettes blanchis dans la Sierra Blanco, que de dresser vos fai-\nbles volont\u00e9s contre les ordres des Quatre Saints ! \u00bb \n \nAvec un geste de menace, il s\u2019 \u00e9loigna en \u00e9crasant de son pas \nlourd le gravier de l\u2019all\u00e9e. \n Assis, le coude sur le genou, Ferrier se demandait de quelle \nmani\u00e8re il rapporterait cet entretien \u00e0 Lucy. Une main se posa doucement sur la sienne. Il releva la t\u00eate. Sa fille \u00e9tait debout pr\u00e8s \nde lui. Un seul regard lui apprit qu\u2019elle avait tout entendu : elle \n\u00e9tait bl\u00eame. \n \n\u00ab Je n\u2019ai pas pu ne pas entendre, dit-elle. (Sa voix r\u00e9sonnait \ndans toute la maison.) Oh ! papa, que faire ? \n \u2013 115 \u2013 \u2013 Ne te tourmente pas ! \u00bb r\u00e9pondit-il. Il l\u2019attira \u00e0 lui et il ca-\nressa les beaux cheveux de sa gr osse main rugueuse. \u00ab \u00c7a va \ns\u2019arranger d\u2019une mani\u00e8re ou d\u2019une autre. Tu l\u2019aimes toujours, ton \npromis, n\u2019est-ce pas ? \u00bb \n \nElle eut un sanglot et pressa la main de son p\u00e8re. \n \n\u00ab Bien s\u00fbr que oui ! Je serais f\u00e2 ch\u00e9 du contraire. C\u2019est un beau \ngars et puis c\u2019est un chr\u00e9tien. Il l\u2019est beaucoup plus que les gens \nd\u2019ici malgr\u00e9 leurs pri\u00e8res et leur s sermons. Un groupe de voya-\ngeurs part demain pour le Nevada ; je vais m\u2019arranger pour en-\nvoyer un message \u00e0 Hope : comme \u00e7a, il saura dans quel p\u00e9trin nous sommes. De ses mines \u00e0 ici, il ne fera qu\u2019un saut ! Plus vite \nque le t\u00e9l\u00e9graphe ! \u00bb \n \nLucy sourit \u00e0 travers ses larmes. \u00ab Quand il sera l\u00e0, dit-elle, nous chercherons ensemble le \nmeilleur parti \u00e0 prendre. Mais c\u2019est pour toi que je crains, papa. On raconte de si affreuses histoi res sur ceux qui d\u00e9sob\u00e9issent au \nProph\u00e8te ! Il leur arrive touj ours quelque chose de terrible. \n \n\u2013 Mais nous n\u2019avons pas encore d\u00e9sob\u00e9i ! r\u00e9pondit-il. C\u2019est \napr\u00e8s qu\u2019il faudra veiller au grain. Nous avons un mois entier de-\nvant nous. R\u00e9flexion faite, je pe nse que le mieux \u00e0 faire est de \nquitter l\u2019Utah. \n \n\u2013 Quitter l\u2019Utah ! \n\u2013 C\u2019est le mieux. \n \u2013 Et la ferme ? \n \n\u2013 Nous r\u00e9aliserons le plus d\u2019argent possible et nous aban-\ndonnerons le reste. A vrai dire, Lu cy, ce n\u2019est pas la premi\u00e8re fois \nque j\u2019y songe. Je ren\u00e2cle \u00e0 ramp er devant un simple mortel, \u2013 116 \u2013 comme je le vois faire aux gens d\u2019 ici devant leur maudit Proph\u00e8te. \nCela n\u2019est pas de mon go\u00fbt. Je suis un citoyen de la libre Am\u00e9ri-que, moi ! Pour changer, je suis trop vieux. Si on vient r\u00f4der par \nici, on pourrait bien recevoir une vol\u00e9e de chevrotines ! \n \n\u2013 Mais ils ne nous laisseront pas partir, objecta sa fille. \n \n\u2013 Quand Jefferson sera l\u00e0, nous nous arrangerons ensemble. \nEn attendant, ma petite ch\u00e9rie, cesse de pleurer. Il ne faut pas que \ntu aies les yeux gonfl\u00e9s ; sinon, qu and il te reverra, il va tomber \ndessus ! Il n\u2019y a rien \u00e0 craindre. Il n\u2019y a pas du tout de danger ! \u00bb \n \nCes paroles rassurantes furent dites sur le ton qui convenait. \nN\u2019emp\u00eache que, ce soir-l\u00e0, Lucy observa que son p\u00e8re, contre son habitude, v\u00e9rifia la fermeture des portes, et nettoya, puis chargea \nle vieux fusil de chasse qui s\u2019\u00e9tai t rouill\u00e9 au mur de sa chambre. \n \u2013 117 \u2013 Chapitre XI \nLa fuite \n \nLe lendemain matin, \u00e0 Salt Lake City, John Ferrier trouva une \npersonne de sa connaissance qui partait pour les montagnes du Nevada ; il lui confia son message \u00e0 Jefferson Hope ; le danger \nqui les mena\u00e7ait, lui et sa fille, et la n\u00e9cessit\u00e9 de son retour aupr\u00e8s d\u2019eux. Cela fait, il retourna chez lu i, l\u2019esprit plus tranquille et le \nc\u0153ur plus l\u00e9ger. \n En approchant de sa ferme, il s\u2019\u00e9tonna de voir deux chevaux \nattach\u00e9s \u00e0 la grille. Et davantag e encore de trouver son salon oc-\ncup\u00e9 par deux jeunes gens. L\u2019un d\u2019eux, renvers\u00e9 dans le rocking-chair et les pieds sur le po\u00eale, avait un visage allong\u00e9 et p\u00e2le ; l\u2019autre, plant\u00e9 devant la fen\u00eatre, les mains dans les poches, avait une grosse face bouffie aux traits communs, un cou de taureau ; il sifflait un air populaire. Tous deux firent un petit salut de la t\u00eate \nen voyant entrer Ferrier. Celui qui \u00e9tait affal\u00e9 sur le rocking-chair \namor\u00e7a la conversation. \n \n\u00ab Vous ne nous connaissez peut-\u00eatr e pas, dit-il. Voil\u00e0 le fils de \nDrebber l\u2019Ancien ; moi, je suis Joseph Stangerson. Nous avons voyag\u00e9 avec vous dans le d\u00e9sert quand le Seigneur a \u00e9tendu sa \nmain et vous a r\u00e9uni \u00e0 son troupeau. \n \n\u2013 Comme il fera de toutes les nations quand bon lui semblera, \najouta l\u2019autre d\u2019une voix nasillard e. Il moud lentement, mais il \nmoud tr\u00e8s fin. \u00bb \n John Ferrier salua froidement. Il avait devin\u00e9 \u00e0 qui il avait af-\nfaire. \n \n\u00ab Nous sommes venus, reprit Stangerson, sur le conseil de \nn o s p \u00e8 r e s , v o u s d e m a n d e r l a m a i n d e v o t r e f i l l e p o u r c e l u i d e nous deux que, vous et votre fille, vous choisirez. Je n\u2019ai que qua-\u2013 118 \u2013 tre femmes ; fr\u00e8re Drebber, lui, en a sept ; j\u2019ai donc de meilleurs \ntitres. \n \u2013 Non, non, fr\u00e8re Stangerson ! s\u2019\u00e9cria l\u2019autre. La question \nn\u2019est pas l\u00e0. Il ne s\u2019agit pas de savoir combien de femmes nous avons, mais combien de femmes nous pouvons entretenir. Mon \np\u00e8re m\u2019a c\u00e9d\u00e9 ses mines ; je suis le plus riche. \n \n\u2013 Mais j\u2019ai plus d\u2019avenir, repartit Stangerson. Quand le Sei-\ngneur m\u2019enl\u00e8vera mon p\u00e8re, j\u2019h\u00e9rite rai la tannerie et sa fabrique \nde cuir. Et puis, je suis l\u2019a\u00een\u00e9 ; j\u2019occupe un rang sup\u00e9rieur dans \nl\u2019\u00c9glise. \n \n\u2013 A la jeune fille de d\u00e9cider, r\u00e9 pliqua Drebber, souriant \u00e0 son \nimage refl\u00e9t\u00e9e par la glace. Nous nous en remettons \u00e0 elle. \u00bb \n Pendant cet \u00e9change, John Ferrier, debout sur le seuil, bouil-\nlait de col\u00e8re : il avait envie de tomber \u00e0 coups de cravache sur le \ndos des deux intrus. \n \n\u00ab \u00c9coutez, dit-il enfin en avan\u00e7ant \u00e0 grands pas vers eux. \nQuand ma fille vous convoquera, vous pourrez venir ; mais d\u2019ici \nl\u00e0, je ne veux pas revoir vos deux t\u00eates ! \u00bb \n \nLes deux jeunes Mormons tomb\u00e8rent des nues. Rien n\u2019\u00e9tait, \u00e0 \nleurs yeux, plus honorable pour le p\u00e8re et la jeune fille que leur \ncomp\u00e9tition. \n \u00ab Vous pouvez sortir d\u2019ici de deux mani\u00e8res, continua Ferrier \nen \u00e9levant la voix. Voici la porte et voici la fen\u00eatre. Choisissez ! \u00bb \n \nSon visage bruni avait pris une expression f\u00e9roce. Ses mains \nosseuses firent un geste mena\u00e7ant. Les deux jeunes gens se lev\u00e8-rent d\u2019un bond et battirent promptement en retraite. Le vieux \nfermier les suivit jusqu\u2019\u00e0 la porte. \n \u2013 119 \u2013 \u00ab Quand vous vous serez mis d\u2019 accord, vous me le ferez sa-\nvoir ! dit-il ironiquement. \n \u2013 Il vous en cuira ! s\u2019exclama Stangerson, bl\u00eame de rage. \nVous avez brav\u00e9 le Proph\u00e8te et le Conseil des quatre. Vous vous \nen repentirez jusqu\u2019\u00e0 la fin de votre vie ! \n \n\u2013 La main du Seigneur s\u2019appesa ntira sur vous ! hurla le jeune \nDrebber. Il se l\u00e8vera et vous frappera. \n \n\u2013 Eh bien, moi, je n\u2019attendrai pa s ! \u00bb rugit Ferrier en col\u00e8re. Il \nmontait quatre \u00e0 quatre chercher son fusil ; Lucy le retint. Il se d\u00e9gagea, mais le galop des chevau x l\u2019avertit qu\u2019ils \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 \nhors d\u2019atteinte. \n \u00ab Hypocrites ! Gredins ! lan\u00e7a-t-il en essuyant la sueur de son \nfront. J\u2019aimerais mieux te savoir couch\u00e9e dans la tombe, ma fille, \nque dans le lit de l\u2019un d\u2019eux ! \n \n\u2013 Moi aussi je le pr\u00e9f\u00e9rerais ! r\u00e9 pondit-elle avec \u00e9nergie. Mais \nJefferson ne tardera pas \u00e0 arriver. \n \n\u2013 Tant mieux ! Car je me demande ce qu\u2019ils nous r\u00e9servent ! \u00bb Le p\u00e8re et la fille avaient bien besoin de l\u2019aide d\u2019un alli\u00e9 avi-\ns\u00e9 ! Une pareille le\u00e7on d\u2019atteinte \u00e0 l\u2019autorit\u00e9 des anciens ne s\u2019\u00e9tait encore jamais vue dans toute l\u2019hist oire de la colonie. Or, si la \nsanction des fautes mineures \u00e9tait si rigoureuse, quel serait le ch\u00e2timent d\u2019une telle r\u00e9bellion ? Fe rrier savait que sa fortune ne \nle mettrait pas \u00e0 couvert : on en avait fait dispara\u00eetre d\u2019aussi ri-\nches et d\u2019aussi notables, et l\u2019\u00c9gli se s\u2019\u00e9tait appropri\u00e9e leurs biens. \nIl avait beau \u00eatre courageux, il tremblait devant le danger ind\u00e9fi-nissable qui le mena\u00e7ait. Braver un danger connu n\u2019\u00e9tait rien, mais cette incertitude \u00e9branlait ses nerfs. Il feignait l\u2019insouciance pour dissimuler ses craintes \u00e0 Lucy. Mais avec la perspicacit\u00e9 de \nl\u2019amour filial, Lucy devinait facilement son inqui\u00e9tude. \n \u2013 120 \u2013 Il pr\u00e9voyait un message, ou un e remontrance quelconque de \nla part de Young. Il ne se trom pait pas, bien que le message lui \nparv\u00eent d\u2019une mani\u00e8re inattendue. Quand il se leva le matin sui-vant, il trouva, \u00e0 sa grande surpri se, un feuillet \u00e9pingl\u00e9 au couvre-\nlit \u00e0 la place de sa poitrine. On y avait \u00e9crit en caract\u00e8res gras tout \nde travers : \n \n\u00ab Tu as 29 jours pour t\u2019amender, et ensuite\u2026 \" \n \nLes points de suspension \u00e9taient plus effrayants que la plus \neffrayante des menaces. John Ferrier se creusa la t\u00eate pour savoir \ncomment cet avertissement \u00e9tait venu. Les domestiques cou-chaient dans une d\u00e9pendance ; il avait v\u00e9rifi\u00e9 la fermeture des \nportes et des fen\u00eatres. Il froissa le papier et n\u2019en dit mot \u00e0 sa fille. Mais l\u2019incident lui avait glac\u00e9 le c\u0153ur. Les vingt-neuf jours, c\u2019\u00e9tait \n\u00e9videmment ce qui restait du mois de r\u00e9flexion que Young lui avait octroy\u00e9. Que pouvaient la force ou le courage contre un en-nemi jouissant d\u2019un pouvoir aussi myst\u00e9rieux ? La main qui avait \nfich\u00e9 l\u2019\u00e9pingle aurait tout aussi bi en pu le frapper au c\u0153ur : le \nmeurtrier serait demeur\u00e9 inconnu. \n \nIl fut encore tout troubl\u00e9 le lendemain. Il s\u2019appr\u00eatait \u00e0 pren-\ndre son petit d\u00e9jeuner en compagnie de Lucy, quand celle-ci poussa un cri de surprise et leva le doigt. Au milieu du plafond \u00e9tait griffonn\u00e9 comme au charbon le nombre 28. Lucy n\u2019en com-prenait pas la signification et so n p\u00e8re ne la lui expliqua pas. \nC e t t e n u i t - l \u00e0 , a r m \u00e9 d e s o n f u s i l , i l m o n t a l a g a r d e . I l n e v i t n i n\u2019entendit rien. Pourtant, au matin suivant, il trouva le nombre \n27 en gros chiffres peints sur l\u2019ext\u00e9rieur de sa porte ! \n Chaque matin, il trouva ainsi affich\u00e9 le nombre de jours qui \nlui restaient sur le mois de gr\u00e2ce ; ses ennemis invisibles l\u2019inscrivaient \u00e0 diff\u00e9rents endroits bien en vue, tant\u00f4t sur un mur, tant\u00f4t sur le parquet, d\u2019autres fois sur de petits placards accro-ch\u00e9s \u00e0 la grille du jardin ou \u00e0 un barreau de la cl\u00f4ture. Malgr\u00e9 sa \nvigilance, Ferrier ne pouvait d\u00e9couvrir comment ces avertisse-ments quotidiens lui parvenaient. Rien qu\u2019\u00e0 les voir, une crainte \u2013 121 \u2013 quasi-superstitieuse le bouleversait. Il devint hagard, agit\u00e9. Ses \nyeux avaient le regard angoiss\u00e9 d\u2019 un animal traqu\u00e9. Il gardait un \nespoir : le jeune chasseur du Nevada. \n Le nombre fatal \u00e9tait tomb\u00e9 de 20 \u00e0 15, puis de 15 \u00e0 10, sans \nque Jefferson e\u00fbt donn\u00e9 de ses no uvelles. Les nombres all\u00e8rent \ndiminuant, un par un : toujours pas de nouvelles ! Chaque fois \nque le vieux fermier entendait passer un cavalier sur la route ou crier un conducteur apr\u00e8s son attelage, il se pr\u00e9cipitait \u00e0 la grille : en vain ! Quand il vit le nombre tomber de 5 \u00e0 4, puis \u00e0 3, le cou-\nrage et l\u2019esp\u00e9rance d\u00e9sert\u00e8rent son c\u0153ur. Sans aide, et connais-sant mal les montagnes qui entouraient la colonie, comment s\u2019\u00e9vaderaient-ils ? Les routes \u00e9taient surveill\u00e9es d\u2019une mani\u00e8re stricte ; personne ne pouvait les utiliser sans une permission du Conseil. Il avait beau chercher, il ne voyait aucun moyen de d\u00e9-tourner le coup suspen du sur sa t\u00eate. Jamais , cependant, sa r\u00e9so-\nlution ne faiblit : les Mormons n\u2019au raient pas sa fille ; il mourrait \nplut\u00f4t ! \n \nUn soir, il \u00e9tait seul et r\u00e9fl\u00e9chissait. Le matin m\u00eame, on avait \ninscrit le chiffre 2 sur un mur. Ce serait ensuite le dernier jour du \nd\u00e9lai accord\u00e9. Qu\u2019adviendrait-il ? Son imagination \u00e9tait pleine de visions vagues et terribles. Et sa fille, que ferait-on d\u2019elle quand il \nne serait plus l\u00e0 ? Comment \u00e9c happer au filet qui les envelop-\npait ? Comment \u00e9chapper au filet qui les enveloppait ? Il laissa \ntomber sa t\u00eate sur la tabl e et \u00e9clata en sanglots. \n \nSoudain il se redressa. Il avai t entendu un l\u00e9ger grattement : \nfaible, mais distinct dans le silenc e de la nuit. Ce bruit \u00e9tait venu \nde l\u2019ext\u00e9rieur. Ferrier se glissa dans le vestibule et tendit l\u2019oreille. Il y eut une br\u00e8ve pause, puis le bruit faible, insinuant, recom-\nmen\u00e7a. De toute \u00e9vidence, que lqu\u2019un frappait doucement \u00e0 la \nporte. S\u2019agissait-il d\u2019un assassin venant \u00e0 minuit ex\u00e9cuter la sen-\ntence du tribunal secret ? Ou bien d\u2019un agent marquant le chiffre du dernier jour ? Bah, une prom pte mort vaudrait encore mieux \nque cette attente qui lui figerait le sang ! Il prit son \u00e9lan, tira le \nverrou et ouvrit toute grande la porte. \n \u2013 122 \u2013 \n \n \nDehors, tout \u00e9tait calme et sile ncieux. La nuit \u00e9tait brillante \nd\u2019\u00e9toiles. Le fermier ne vit personne dans le petit jardin ferm\u00e9 par la cl\u00f4ture et la grille, ni sur la ro ute. Il poussa un soupir de soula-\ngement. Il regarda encore \u00e0 droite, \u00e0 gauche, enfin \u00e0 ses pieds. Quelle ne fut pas sa surprise : un homme \u00e9tait allong\u00e9 sur le sol, \nla face contre terre ! \n \nSid\u00e9r\u00e9, Ferrier d\u00fb s\u2019appuyer contre le mur et porter la main \u00e0 \nsa gorge pour ne pas crier. Sa premi\u00e8re pens\u00e9e fut que l\u2019homme \u00e9tait bless\u00e9, peut-\u00eatre mourant. Mais il le vit ramper sur le sol et entrer dans le vestibule aussi rapidement et silencieusement qu\u2019un serpent. Une fois dans la maison, l\u2019homme se dressa vive-\nment sur ses pieds pour fermer la porte ; il se retourna : le visage \nfarouche de Jefferson Hope apparut au fermier. \n \n\u00ab Bont\u00e9 divine ! balbutia John Ferrier. Que vous m\u2019avez fait \npeur ! Pourquoi diable \u00eates vous entr\u00e9 comme \u00e7a ? \n \u2013 Donnez-moi \u00e0 manger, dit l\u2019au tre d\u2019une voix \u00e9raill\u00e9e. J\u2019ai \n\u00e9t\u00e9 quarante-huit heures sa ns boire ni manquer. \u00bb \u2013 123 \u2013 \nIl se jeta sur le pain et la viande froide qui restaient du repas \nde son h\u00f4te. \n \n\u00ab Comment va Lucy ? demanda-t-il, sa faim apais\u00e9e. \u2013 Bien, r\u00e9pondit Ferrier. Mais el le ne se doute pas du danger \nque nous courons. \n \n\u2013 Tant mieux ! La maison est gard\u00e9e de tous c\u00f4t\u00e9s. Voil\u00e0 \npourquoi je suis venu en rampant. Ils sont peut-\u00eatre malins, mais \npas assez pour pincer un chasseur des montagnes de la Nevada. \u00bb \n \nJohn Ferrier se sentait un autr e homme. Il saisit la main cal-\nleuse de l\u2019ami d\u00e9vou\u00e9 et la serra avec force. \n \u00ab Je suis fier de vous ! dit-il. Il n\u2019y en a pas beaucoup qui se-\nraient venus partager notre danger et nos peines. \n \n\u2013 Vous l\u2019avez dit ! r\u00e9pondit le jeune chasseur. J\u2019ai du respect \npour vous, mais, si vous aviez \u00e9t\u00e9 se ul dans cette affaire, j\u2019y aurais \nregard\u00e9 \u00e0 deux fois ! C\u2019est pour Lucy que je suis venu. Avant qu\u2019il lui arrive le moindre mal, la fa mille Hope comptera un membre \nde moins ! \n \n\u2013 Qu\u2019allons-nous faire ? \u2013 C\u2019est demain le dernier jour. Si vous n\u2019agissez pas cette \nnuit, vous \u00eates perdu. Deux chevaux et une mule nous attendent \nau ca\u00f1on de l\u2019Aigle. Combien d\u2019argent avez-vous ? \n \u2013 Deux mille dollars en or et cinq mille en billets. \n \n\u2013 Cela suffit. J\u2019en ai autant. Il faut nous rendre \u00e0 Carson City \npar les montagnes. Faites lever Lucy. C\u2019est une chance que les \ndomestiques ne couchent pas dans la maison. \u00bb \u2013 124 \u2013 \nPendant l\u2019absence de Ferrier, Jefferson Hope fit un petit pa-\nquet de tout ce qu\u2019il put trouver de comestible et il emplit d\u2019eau une jarre de gr\u00e8s : il s\u2019avait par exp\u00e9rience que, dans les monta-gnes, les sources sont rares. A peine avait-il termin\u00e9 ces pr\u00e9para-tifs, que le fermier revint avec Lu cy tout habill\u00e9e et pr\u00eate \u00e0 partir. \nLes \u00e9panchements entre les amoureux furent tendres, mais brefs : \nil n\u2019y avait pas une minute \u00e0 perdre. \n \n\u00ab Partons tout de suite ! dit Jefferson Hope, de la voix basse \nmais r\u00e9solue d\u2019un homme qui a mesu r\u00e9 la grandeur du p\u00e9ril mais \nqui s\u2019est arm\u00e9 de courage pour l\u2019affronter. Le devant et le derri\u00e8re de la maison sont surveill\u00e9s ; mais , en faisant bien attention, nous \ndevrions pouvoir nous enfuir par une fen\u00eatre sur le c\u00f4t\u00e9 et de l\u00e0 \u00e0 travers champs. Une fois sur la ro ute, nous ne serons plus qu\u2019\u00e0 \ntrois kilom\u00e8tres du ravin o\u00f9 no s montures attendent. A l\u2019aube, \nnous devrions \u00eatre en pleine montagne. \n \n\u2013 Et si on nous arr\u00eate ? \u00bb dit Ferrier. \n Hope frappa la crosse du revo lver qui gonflait sa tunique. \n \n\u00ab S\u2019ils sont trop nombreux, dit-il avec un sourire sinistre, \nnous en emm\u00e8nerons deux ou trois avec nous ! \u00bb \n Ils avaient \u00e9teint les lumi\u00e8res. De la fen\u00eatre, Ferrier contem-\npla pour la derni\u00e8re fois ses champs. Il s\u2019\u00e9tait longtemps pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 en faire le sacrifice. L\u2019honneur et le bonheur de sa fille lui im-\nportaient beaucoup plus que sa fortune. Tout respirait une paix profonde : les arbres au bruissement l\u00e9ger et les grands champs de bl\u00e9 silencieux. Le moyen de croire que des meurtriers s\u2019y te-naient tapis \u00e0 l\u2019aff\u00fbt ? Cependant, le visage bl\u00eame et l\u2019expression fig\u00e9e du jeune chasseur en disaient long sur ce qu\u2019il avait pu ob-\nserver en s\u2019approchant de la maison. \n \nFerrier porterait le sac d\u2019or et de billets ; Jefferson Hope, les \nmaigres provisions, et Lucy, un pe tit paquet : ses choses les plus \u2013 125 \u2013 ch\u00e8res. Ils ouvrirent la fen\u00eatre, lentement, doucement ; quand un \nnuage rendit l\u2019obscurit\u00e9 plus compl\u00e8te, ils se gliss\u00e8rent dans le jardin, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre ; tout recroquevill\u00e9s et retenant leur souffle, d\u2019un pas h\u00e9sitant ils atte ignirent la haie. Ils la long\u00e8rent \njusqu\u2019\u00e0 une trou\u00e9e qui s\u2019ouvrait sur un champ de ma\u00efs. L\u00e0, le \njeune homme saisit le bras de se s compagnons et les fit rentrer \ndans l\u2019ombre, o\u00f9 ils rest\u00e8rent muets et tremblants. \n Ayant heureusement v\u00e9cu dans la prairie, Jefferson Hope \navait l\u2019oreille tr\u00e8s fine. Lui et ses amis venaient de se tapir, quand, \u00e0 quelques m\u00e8tres d\u2019eux, se fit entendre le triste ululement d\u2019un hibou, auquel r\u00e9pondit imm\u00e9diatem ent un autre un peu plus loin. \nAu m\u00eame instant, une ombre d\u00e9boucha de la trou\u00e9e et r\u00e9p\u00e9ta le \nm\u00eame signal plaintif. Un deuxi\u00e8me homme surgit. \n \n\u00ab Demain \u00e0 minuit ! ordonna le premier. Quand l\u2019engoulevent \naura cri\u00e9 trois fois. \n \n\u2013 Entendu ! dit l\u2019autre. Je pr\u00e9viens fr\u00e8re Drebber ? \u2013 Transmets-lui l\u2019ordre. Lui le transmettra aux autres. Neuf \u00e0 \nsept ? \n \u2013 Sept \u00e0 cinq ! \u00bb r\u00e9pondit l\u2019autre. \n \nLes deux ombres se s\u00e9par\u00e8rent. Les derni\u00e8res paroles \u00e9chan-\ng\u00e9es \u00e9taient sans doute des mots de passe. Le bruit des pas se \nperdit au loin. \n Jefferson se releva d\u2019un bond. Il aida ses compagnons \u00e0 pas-\nser par la trou\u00e9e et il les mena \u00e0 travers champs en courant de \ntoutes ses forces. \n \n\u00ab D\u00e9p\u00eachez-vous ! D\u00e9p\u00eachez-vous ! les exhortait-il de temps \nen temps d\u2019une voix entrecoup\u00e9e. Nous franchissons le cordon de sentinelles. Tout d\u00e9pend de notre rapidit\u00e9. D\u00e9p\u00eachez-vous ! \u00bb Il \nsoutint et porta presque la jeune fille hors d\u2019haleine. \u2013 126 \u2013 \nUne fois sur la route, ils fonc \u00e8rent \u00e0 grandes enjamb\u00e9es. Ils \nn\u2019aper\u00e7urent qu\u2019un seul homme ; encore celui-ci ne les reconnut-il pas : ils avaient eu le temps de se cacher dans un champ. Un peu avant la ville, ils prirent un sentier caillouteux qui conduisait \naux montagnes. Au-dessus d\u2019eux se dressaient deux pics sombres et dentel\u00e9s. Le d\u00e9fil\u00e9 qui les traversait, c\u2019\u00e9tait le ca\u00f1on de l\u2019Aigle o\u00f9 attendaient les chevaux et la mu le. Avec un instinct infaillible, \nJefferson Hope se dirigea parmi de grosses pierres, puis le long du lit d\u2019un torrent dess\u00e9ch\u00e9, vers un endroit retir\u00e9 derri\u00e8re des rochers. C\u2019\u00e9tait l\u00e0 qu\u2019il avait attach\u00e9 les b\u00eates. La jeune fille s\u2019assit sur la mule et son p\u00e8re qui avait le sac \u00e0 argent, enfourcha l\u2019un des chevaux. Jefferson Hope ouvrit la marche dans le col escarp\u00e9 \net dangereux. \n \nChemin effroyable pour quiconqu e n\u2019\u00e9tait pas habitu\u00e9 aux pi-\nres sautes d\u2019humeur de Dame Nature ! D\u2019un c\u00f4t\u00e9 s\u2019\u00e9levait sur plus de trois cents m\u00e8tres le flanc abrupt, noir, morne et mena\u00e7ant d\u2019une montagne ; des colonnes de basalte saillant sur la surface \nrugueuse ressemblaient aux c\u00f4te s d\u2019un monstre p\u00e9trifi\u00e9. De \nl\u2019autre c\u00f4t\u00e9, un obstacle infranchissable : un indescriptible chaos de pierres et de d\u00e9bris. Au milieu, le col faisait le lacet ; de place en place, il se resserrait : il falla it aller en file indienne ; enfin, \nc\u2019\u00e9tait un chemin tout \u00e0 fait impraticable sinon pour des cavaliers exp\u00e9riment\u00e9s. N\u00e9anmoins, malgr\u00e9 toutes les difficult\u00e9s, les fugi-tifs se reprenaient \u00e0 esp\u00e9rer : chaque pas augmentait la distance \nqui les s\u00e9parait des despotes qu\u2019ils fuyaient ! \n Cependant, ils n\u2019\u00e9taient pas encore sortis du territoire des \nSaints ; ils en eurent bient\u00f4t la preuve. A l\u2019endroit le plus sauvage \net le plus d\u00e9sol\u00e9 du col, la jeune fille poussa un cri de surprise en \nd\u00e9signant le sommet du roc qui les dominait : la silhouette d\u2019une sentinelle solitaire se d\u00e9coupait sur le ciel. Le garde fit retentir le \nravin silencieux de la sommation militaire : \n \u00ab Qui vive ? \n \u2013 127 \u2013 \u2013 Des voyageurs en route pour le Nevada \u00bb, r\u00e9pondit Jeffer-\nson Hope en saisissant le fusil qui pendait \u00e0 sa selle. \n Le garde empoigna son fusil : la r\u00e9ponse lui semblait louche, \nsans doute. \n \u00ab Avec la permission de qui ? demanda-t-il. \n \n\u2013 Des Quatre Saints \u00bb, r\u00e9pondit Ferrier. Sa connaissance des Mormons lui avait appris que c\u2019\u00e9tait la \nmeilleure autorit\u00e9 qu\u2019il p\u00fbt invoquer. \n \n \n \n\u00ab Neuf \u00e0 sept ! cria le garde. \n \n\u2013 Sept \u00e0 cinq ! r\u00e9pondit aussit\u00f4 t Jefferson qui se rappela le \nmot de passe entendu dans le jardin. \n \n\u2013 Passez, et que le Seigneur soit avec vous ! dit la voix d\u2019en \nhaut. \u2013 128 \u2013 \nEn se retournant, ils virent la sentinelle appuy\u00e9e sur son fusil. \nIls avaient franchi le dernier poste du peuple \u00e9lu : la libert\u00e9 de-\nvant eux ! \n \u2013 129 \u2013 Chapitre XII \nLes Anges Vengeurs \n \nIls pass\u00e8rent la nuit \u00e0 franchir une succession d\u2019inextricables \nd\u00e9fil\u00e9s et de sentiers tortueux jonch\u00e9s de pierres. Ils s\u2019\u00e9gar\u00e8rent plusieurs fois, mais, gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019exp\u00e9rience de Hope, ils retrouv\u00e8rent leur chemin. Au lever du jour, un spectacle aussi merveilleux que sauvage, s\u2019offrit \u00e0 leurs yeux. De toutes parts, des pics altiers cou-\nverts de neige les enserraient ; chacun d\u2019eux regardait, comme par-dessus l\u2019\u00e9paule d\u2019un autre, l\u2019 horizon lointain. Les m\u00e9l\u00e8zes et \nles pins qui poussaient \u00e0 leurs flancs presque verticaux sem-blaient suspendus au-dessus du co l : il aurait suffi du moindre \nsouffle de vent pour les y pr\u00e9cipiter ! Il ne s\u2019agissait d\u2019ailleurs pas d\u2019une pure illusion : l\u2019aride vall\u00e9 e \u00e9tait encombr\u00e9e d\u2019arbres et de \ngrosses pierres qui y avaient roul\u00e9. Une fois, sur leur passage, une \u00e9norme roche d\u00e9gringola avec un bruit de tonnerre qui r\u00e9veilla les \n\u00e9chos dans les gorges silencieuses, et fit partir au galop les che-\nvaux harass\u00e9s. \n Le soleil se leva lentement \u00e0 l\u2019orient ; les pics s\u2019allum\u00e8rent, \nl\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre, comme les lanter nes d\u2019une f\u00eate ; \u00e0 la fin, ils res-\nplendirent tous. Ce magnifique panorama r\u00e9chauffa le c\u0153ur des \ntrois fugitifs et leur donna une no uvelle \u00e9nergie. A un torrent fou-\ngueux qui d\u00e9valait d\u2019un ravin, ils firent une halte ; et, tandis que \nleurs chevaux s\u2019y abreuvaient, ils pr irent un repas h\u00e2tif. Lucy et \nson p\u00e8re auraient volontiers prolong\u00e9 cette pause, mais Jefferson Hope ne l\u2019entendit pas ainsi. \u00ab En ce moment, dit-il, nos ennemis \nsont \u00e0 nos trousses. Tout d\u00e9pend encore de notre rapidit\u00e9. Une fois hors de leur atteinte \u00e0 Carson, nous pourrons nous reposer le \nreste de notre vie. \u00bb \n \nIls poursuivirent leur route. Entre eux et leurs ennemis, \nd\u2019apr\u00e8s le calcul qu\u2019ils firent ce soir-l\u00e0, ils avaient mis une quaran-\ntaine de kilom\u00e8tres. A la base d\u2019un rocher en surplomb abrit\u00e9 du \nvent glacial qui soufflait, serr\u00e9s l\u2019un contre l\u2019autre, ils purent go\u00fb-ter quelques heures de sommeil. Avant l\u2019aube, toutefois, ils \u2013 130 \u2013 s\u2019\u00e9taient remis en marche. Jefferson Hope commen\u00e7ait \u00e0 croire \nqu\u2019ils avaient enfin \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 la terrible soci\u00e9t\u00e9 qu\u2019ils avaient d\u00e9-fi\u00e9e. Quelle erreur ! La main de fer allait bient\u00f4t se refermer sur \neux et les broyer. \n Vers le milieu du second jour, les provisions manqu\u00e8rent. Le \nchasseur ne s\u2019en inqui\u00e9ta gu\u00e8re : les montagnes \u00e9taient giboyeu-ses et lui-m\u00eame avait souvent v\u00e9cu de chasse. Sous un enfonce-ment, il fit un feu de branches s\u00e8ches autour duquel ils se r\u00e9-chauff\u00e8rent ; l\u2019air \u00e9tait vif \u00e0 dix-huit cents m\u00e8tre d\u2019altitude ! Il at-tacha les chevaux, fit ses adieux \u00e0 Lucy, puis, le fusil sur l\u2019\u00e9paule, il partit en qu\u00eate de gibier. Ayant tourn\u00e9 la t\u00eate, il vit le vieil homme et la jeune fille pench\u00e9s au-dessus du brasier ; les che-\nvaux et la mule se tenaient immobiles \u00e0 l\u2019arri\u00e8re-plan. \n \nD\u2019un ravin \u00e0 l\u2019autre, il marcha quelques trois kilom\u00e8tres sans \nrien trouver. Cependant, d\u2019apr\u00e8s des traces sur l\u2019\u00e9corce des arbres et quelques autres indices, de nombreux ours devaient se trouver \ndans le voisinage. Apr\u00e8s trois heures de recherches, \u00e9tant bre-douille, il songea \u00e0 rebrousser chemin . Alors, il regarda en l\u2019air et \ntressaillit de joie : \u00e0 cent m\u00e8tres au-dessus de lui, au bord d\u2019une corniche, se tenait une esp\u00e8ce de mouton aux cornes gigantes-\nques : \u00e0 proprement parler, un mouton des montagnes Rocheu-\nses. La b\u00eate gardait sans doute un troupeau qu\u2019il ne voyait pas. Par bonheur, elle lui tournait le do s ; elle n\u2019avait pas flair\u00e9 sa pr\u00e9-\nsence. Il se coucha \u00e0 plat ventre , il appuya son fusil sur une pierre \net il visa longuement avant de presser la d\u00e9tente. L\u2019anima fit un bond ; il chancela un instant au bo rd u pr\u00e9cipice, puis il tomba au \nfond de la vall\u00e9e. \n \nIl n\u2019avait pas la force d\u2019emporter le mouton ; il se contenta de \ncouper une hanche et une partie du flanc. Il chargea ce troph\u00e9e sur son \u00e9paule et revint sur ses pas en toute h\u00e2te : la nuit \u00e9tait \nproche. Il se rendit bient\u00f4t compte de la difficult\u00e9 du retour. Dans son ardeur, il s\u2019\u00e9tait beaucoup \u00e9loign\u00e9 des ravins qu\u2019il connaissait. La vall\u00e9e o\u00f9 il se trouvait se divisait et se subdivisait en plusieurs gorges indistinctes. Il s\u2019engagea dans l\u2019une d\u2019elles ; un kilom\u00e8tre plus loin, il d\u00e9couvrit un torrent qu\u2019il n\u2019avait jamais vu aupara-\u2013 131 \u2013 vant : il avait fait fausse route. Il retourna en arri\u00e8re ; il essaya \nune autre gorge ; m\u00eame insucc\u00e8s. La nuit tomba tout d\u2019un coup. Il faisait presque noir quand il re trouva son chemin. M\u00eame alors, \nc\u2019\u00e9tait encore une affaire que de ne pas s\u2019en \u00e9carter : dans ce d\u00e9fi-l\u00e9 encaiss\u00e9, l\u2019obscurit\u00e9 \u00e9tait profonde et la lune n\u2019avait pas fait son \napparition. Fourbu \u00e0 la suite de se s efforts et pliant sous son far-\ndeau, il avan\u00e7ait en tr\u00e9buchant ! Pour s\u2019encourager, il se disait \nque chaque pas le rapprochait de Lucy, et qu\u2019il apportait de quoi \nla nourrir jusqu\u2019\u00e0 la fin du voyage. \n Il \u00e9tait parvenu \u00e0 l\u2019entr\u00e9e du d\u00e9fi l\u00e9 o\u00f9 il les avait laiss\u00e9s. Mal-\ngr\u00e9 l\u2019obscurit\u00e9, il reconnaissait les escarpements qui le bordaient. Ils devaient, pensait-il, l\u2019attendre anxieusement : son absence avait dur\u00e9 presque cinq heures. Pour leur annoncer son retour, il mit ses mains en porte-voix et fit r\u00e9p\u00e9ter \u00e0 l\u2019\u00e9cho un sonore cri d\u2019appel. Il fit une pause et pr\u00eata l\u2019 oreille. Pas de r\u00e9ponse, rien que \nson propre cri qui, maintes et main tes fois, lui revint du fond des \nmornes ravins solitaires. Il cria de nouveau, encore plus fort. Ses amis, qu\u2019il avait quitt\u00e9s tout \u00e0 l\u2019heure, demeur\u00e8rent silencieux. Une crainte vague, ind\u00e9finissable s\u2019empara de lui. Il se prit \u00e0 cou-rir comme un fou. Dans sa panique, il laissa tomber la pr\u00e9cieuse \nnourriture. \n \nApr\u00e8s le dernier d\u00e9tour, il aper\u00e7ut l\u2019endroit o\u00f9 il avait allum\u00e9 \nun feu. Il couvait encore sous un tas de cendres ; de toute \u00e9vi-dence, on ne l\u2019avait pas entretenu depuis son d\u00e9part. Un silence effrayant r\u00e9gnait toujours partout \u00e0 la ronde. Craignant le pire, il se pr\u00e9cipita en avant. Il n\u2019y avait, pr\u00e8s des braises, aucun \u00eatre vi-\nvant : le vieillard, la jeune fille, les b\u00eates, tout avait disparu. Hope devina tout de suite que, pend ant son absence, une catastrophe \n\u00e9tait intervenue, une catastrophe qui s\u2019\u00e9tait abattue sans laisser \naucune trace. \n \u2013 132 \u2013 \n \n \n\u00c9tourdi par ce coup du sort, il eut le vertige ; il dut s\u2019appuyer \nsur son fusil pour ne pas tomber. Mais c\u2019\u00e9tait par d\u00e9finition un \nhomme d\u2019action : il surmonta vite ce moment de d\u00e9faillance. Il saisit un morceau de bois \u00e0 demi consum\u00e9, il souffla dessus et \ns\u2019en servit ensuite comme d\u2019une torche pour examiner le petit camp. Alors il vit sur le sol les traces de nombreux chevaux. Une troupe de cavaliers avait surpris le s fugitifs et, d\u2019apr\u00e8s la direction \ndes empreintes, elle avait ensuite regagn\u00e9 Salt Lake City. Avaient-ils emmen\u00e9 le p\u00e8re et la fille ? Jefferson Hope en \u00e9tait presque persuad\u00e9 lorsque ses regards tomb \u00e8rent sur un objet qui le fit \nsursauter : un tas de terre rouge\u00e2tr e, peu \u00e9lev\u00e9, \u00e0 quelques pas du \ncamp. Ce ne pouvait \u00eatre qu\u2019une tombe nouvellement creus\u00e9e. On y avait plant\u00e9 un b\u00e2ton et on y avait fix\u00e9 un morceau de papier. \nL\u2019inscription \u00e9tait br\u00e8ve, mais pr\u00e9cise : \n \nJOHN FERRIER \nAncien habitant de Salt Lake City. \nMort le 4 ao\u00fbt 1860 \n \nLe robuste vieil homme, qu\u2019il avait quitt\u00e9 quelques heures \nauparavant, \u00e9tait donc bien mort ! Et c\u2019\u00e9tait l\u00e0 toute son \u00e9pita-\nphe\u2026 F\u00e9brilement, il chercha une autre tombe ; mais il ne trouva rien. Lucy \u00e9tait donc condamn\u00e9e \u00e0 faire partie du harem d\u2019un fils \u2013 133 \u2013 d\u2019ancien ! Quand le jeune homme eut compris qu\u2019il ne pouvait \nplus rien emp\u00eacher, il regretta de n\u2019avoir pas \u00e9t\u00e9 tu\u00e9 comme le \nvieux fermier. \n D\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, il tomba dans une sorte de l\u00e9thargie ; mais, de \nnouveau, son esprit actif l\u2019en tira. S\u2019il \u00e9tait impuissant \u00e0 secourir Lucy, du moins pourrait-il la venger : il y consacrerait sa vie ! Jef-\nferson Hope \u00e9tait vindicatif auta nt que patient et pers\u00e9v\u00e9rant, \nc\u2019est-\u00e0-dire terriblement vindicatif ! Peut-\u00eatre tenait-il ces quali-t\u00e9s et ce d\u00e9faut des Indiens avec lesquels il avait v\u00e9cu\u2026 Il regarda \nle tas de cendres et il comprit que seule une vengeance compl\u00e8te, parfaite, adoucirait son chagrin. \u00ab D\u00e9sormais, se jura-t-il, toute \nma force de volont\u00e9, toute mon \u00e9nergie y seront consacr\u00e9es ! \u00bb \nBl\u00eame, mena\u00e7ant, il revint sur se pas jusqu\u2019\u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 il avait \nlaiss\u00e9 tomber la viande ; il en fit cuire assez pour s\u2019alimenter quelques jours : puis, tout fatigu\u00e9 qu\u2019il \u00e9tait, il se lan\u00e7a sur la piste \ndes Anges vengeurs. \n \nPendant cinq jours, \u00e9puis\u00e9, les pi eds bless\u00e9s, il se tra\u00eena par \nles d\u00e9fil\u00e9s qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 travers\u00e9s \u00e0 cheval. La nuit, il se jetait parmi les pierres pour quelques heures de sommeil ; mais avant l\u2019aube il avait repris sa marche. Le sixi\u00e8me jour, il atteignit le ca-\u00f1on de l\u2019Aigle. De l\u00e0-haut, il contempla le repaire des Saints. Il s\u2019appuya sur son fusil et mena\u00e7a du poing la ville silencieuse. Des \nrues pavois\u00e9es et quelques autres signes de festivit\u00e9s attir\u00e8rent son attention. Il \u00e9tait en train de se demander ce que cela signi-\nfiait quand le bruit des sabots d\u2019un cheval se fit entendre. Un ca-valier se dirigeait de son c\u00f4t\u00e9. Hope le reconnut. C\u2019\u00e9tait un Mor-mon nomm\u00e9 Cowper, \u00e0 qui il avait rendu quelques services. Peut-\n\u00eatre savait-il ce qu\u2019il \u00e9tait advenu de Lucy ? Hope l\u2019arr\u00eata. \n \n\u00ab Je suis Jefferson Hope, dit-il. Vous vous souvenez de \nmoi ? \u00bb \n Le Mormon le regarda avec stup\u00e9faction : comment retrouver \ndans ce vagabond au visage livide, \u00e0 l\u2019\u0153il hagard, le jeune et pim-\u2013 134 \u2013 pant cavalier de nagu\u00e8re ? A la fin, toutefois, Cowper le reconnut. \nSa surprise se mua en consternation. \n \u00ab Vous \u00eates fou de venir ici ! cria -t-il. Et si l\u2019on me voit avec \nvous, je suis un homme mort. Un mandat d\u2019amener a \u00e9t\u00e9 lanc\u00e9 contre vous. Les Quatre Saints vous accusent d\u2019avoir aid\u00e9 les Fer-\nrier \u00e0 prendre la fuite. \n \n\u2013 J e m e f i c h e d \u2019e u x e t d e l e u r m an d at ! r \u00e9 po n d i t H o p e av e c \nvivacit\u00e9. Vous devez savoir ce qui se passe, Cowper. Au nom de ce que vous avez de plus cher au mo nde, je vous conjure de r\u00e9pondre \n\u00e0 quelques questions. Nous avon s toujours \u00e9t\u00e9 bons amis. Pour \nl\u2019amour de Dieu ne me refusez pas cela ! \n \n\u2013 Eh bien, qu\u2019est-ce que vous voulez savoir ? demanda le \nMormon, tr\u00e8s mal \u00e0 son aise. Soyez bref : les rochers entendent, \nles arbres voient ! \n \n\u2013 Qu\u2019est devenue Lucy Ferrier ? \n \u2013 On lui a fait \u00e9pouser hier le jeune Drebber. \u00bb \n \nCette nouvelle sembla porter un coup mortel \u00e0 son interlocu-\nteur. \n \n\u00ab Du courage, mon gars ! Du courage ! reprit Cowper, troubl\u00e9. \n \u2013 Ne faites pas attention ! \u00bb dit Hope d\u2019une voix \u00e9teinte. \n \nIl \u00e9tait p\u00e2le comme un linge. Il se laissa tomber sur une \npierre. \n \n\u00ab Vous dites qu\u2019elle est mari\u00e9e ? \n \n\u2013 Oui, depuis hier. C\u2019\u00e9tait pour la noce, les drapeaux. Il y a eu \npas mal de tiraillements entre le jeune Stangerson et le jeune \u2013 135 \u2013 Drebber : ils voulaient tous les deux avoir la fille. Tous les deux \navaient pris part \u00e0 la chasse aux Ferrier. C\u2019\u00e9tait le jeune Stanger-son qui a abattu le p\u00e8re ; cela lui donnait un avantage tr\u00e8s net sur l\u2019autre\u2026 pourtant, quand on a discut \u00e9 la chose au Conseil, c\u2019est au \njeune Drebber que le Proph\u00e8te a donn\u00e9 la pr\u00e9f\u00e9rence parce que son parti y est le plus fort. Mais il n\u2019en profitera pas beaucoup ! Hier, la mort se peignait sur le visage de sa nouvelle femme. Ce \nn\u2019est plus une femme, c\u2019est un spectre\u2026 Maintenant, sauvez-\nvous ! \n \u2013 Oui, je m\u2019en vais ! \u00bb r\u00e9pondit Jefferson Hope qui s\u2019\u00e9tait re-\nlev\u00e9. \n \nSon visage, d\u2019une p\u00e2leur de marbre, avait pris une expression \nf\u00e9roce. L\u2019\u00e9clat de ses yeux avait quelque chose de sinistre. \n \n\u00ab O\u00f9 allez-vous ? \n\u2013 Vous en faites pas ! \u00bb dit-il. \n \nEt le fusil sur l\u2019\u00e9paule, \u00e0 gran des enjamb\u00e9es, il se rua dans \nl\u2019\u00e9troit sentier qui menait en plein c\u0153ur de la montagne pour aller vivre parmi les b\u00eates sauvages. Non, il n\u2019y en aurait pas de plus \nf\u00e9roce, de plus dangereux que lui ! \n \nLa pr\u00e9diction de Cowper ne ta rda point \u00e0 se r\u00e9aliser. Soit \u00e0 \ncause de la mort affreuse de son p\u00e8re, soit par suite de l\u2019abominable mariage auquel on l\u2019avait contrainte, la pauvre Lucy languit pendant un mois, puis mourut. Son mari, qui l\u2019avait \u00e9pou-s\u00e9e pour avoir les biens de Ferrier, t\u00e9moigna tr\u00e8s peu de chagrin en la perdant ; en revanche, comme c\u2019est l\u2019usage chez les Mor-mons, les autres femmes de Drebbe r la pleur\u00e8rent et elles pass\u00e8-\nrent aupr\u00e8s de son corps la nuit pr\u00e9c\u00e9dant l\u2019enterrement. Au ma-tin, elles \u00e9taient encore group\u00e9es autour du cercueil, quand elles \nfurent frapp\u00e9es d\u2019un \u00e9tonnement et d\u2019une frayeur indicibles : la \nporte s\u2019ouvrit brusquement, un homme en guenilles, sauvage \nd\u2019aspect, au visage basan\u00e9, p\u00e9n\u00e9tra dans la chambre mortuaire \u2013 136 \u2013 sans jeter un regard ni adresse r une parole aux femmes agenouil-\nl\u00e9es, il s\u2019approcha du corps immobile et blanc o\u00f9 l\u2019\u00e2me pure de Lucy Ferrier avait r\u00e9sid\u00e9 ; il se pencha et baisa le front glac\u00e9 ; puis il s\u2019empara de la main de la morte et en arracha l\u2019alliance en ru-gissant : \u00ab On ne l\u2019enterrera pas avec ! \u00bb Avant que les veilleuses n\u2019eussent eu le temps de donner l\u2019alarme, il s\u2019\u00e9tait \u00e9clips\u00e9. L\u2019incident leur sembla si \u00e9trange, il avait \u00e9t\u00e9 si soudain, qu\u2019elles auraient pu se croire dupes d\u2019un e illusion, sans un fait ind\u00e9nia-\nble : la disparition de l\u2019anneau nuptial. \n Jefferson Hope s\u2019attarda plusieu rs mois dans les montagnes ; \nil menait une vie sauvage tout en nourrissant un ardent d\u00e9sir de \nvengeance. En ville, les histoires se multipliaient sur l\u2019\u00eatre myst\u00e9-rieux qui r\u00f4dait aux abords de la cit\u00e9 et qui hantait les d\u00e9fil\u00e9s soli-taires de la montagne. Un jour, une balle tir\u00e9e par la fen\u00eatre s\u2019aplatit sur le mur, \u00e0 quelques centim\u00e8tres de Stangerson. Une autre fois, Drebber passait le long d\u2019un escarpement, et une grosse pierre tomba pr\u00e8s de lui : il n\u2019avait \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 une mort affreuse qu\u2019en se jetant par terre. Les deux jeunes Mormons \nn\u2019h\u00e9sit\u00e8rent pas \u00e0 mettre un nom sur l\u2019auteur de ces attentats. \nPour le capturer ou le tuer, ils organis\u00e8rent plusieurs exp\u00e9ditions dans les montagnes ; sans succ\u00e8s. Ils n\u2019osaient plus se montrer seuls ni sortir apr\u00e8s la tomb\u00e9e de la nuit ; ils firent garder leurs \nmaisons. Au bout d\u2019un certain temps, leur vigilance se rel\u00e2cha : leur ennemi n\u2019avait plus donn\u00e9 signe de vie. Ils se prirent \u00e0 esp\u00e9-\nrer qu\u2019il avait perdu de sa f\u00e9rocit\u00e9. \n \nAu contraire son app\u00e9tit de vengeance, loin de diminuer, \ns\u2019\u00e9tait exasp\u00e9r\u00e9. Il dominait son esprit au point que tout autre sentiment en \u00e9tait banni. Mais Jefferson Hope \u00e9tait par-dessus tout un homme pratique. Bient\u00f4t, il se rendit compte que sa cons-titution, si robuste qu\u2019elle f\u00fbt, ne r\u00e9sisterait pas aux rigueurs des saisons et au manque de nourritu re saine : peu \u00e0 peu, il perdait \nses forces. Comment pourrait-il se venger s\u2019il mourait comme un chien au milieu des montagnes ? Or, c\u2019\u00e9tait ce qui l\u2019attendait pour peu qu\u2019il s\u2019obstin\u00e2t \u00e0 mener cette existence. Ferait-il donc le jeu \nde ses ennemis ? Il retourna dans le Nevada pour r\u00e9tablir sa sant\u00e9 \u2013 137 \u2013 et amasser un peu d\u2019argent : ensuite il pourrait se consacrer tout \nentier \u00e0 son projet. \n Il avait compt\u00e9 revenir au bout d\u2019une ann\u00e9e ; mais un encha\u00ee-\nnement de circonstances impr\u00e9vues le retint cinq ans dans la r\u00e9-gion des mines. Ce temps \u00e9coul\u00e9 n\u2019avait pas estomp\u00e9 le souvenir des torts qu\u2019on lui avait faits, et il souhaitait autant se venger que lors de cette nuit inoubliable qu\u2019il avait pass\u00e9e pr\u00e8s de la tombe de John Ferrier. Il regagna Salt Lake City, sous un d\u00e9guisement et un nom d\u2019emprunt. Peu lui importait sa vie. L\u2019essentiel \u00e9tait qu\u2019il se f\u00eet justice. En arrivant chez le Peuple \u00c9lu, il apprit de mauvai-ses nouvelles : un schisme avait \u00e9clat\u00e9 quelques mois auparavant. Plusieurs des plus jeunes membres de l\u2019\u00c9glise s\u2019\u00e9taient rebell\u00e9s contre l\u2019autorit\u00e9 des anciens et un certain nombre de m\u00e9contents avaient quitt\u00e9 l\u2019Utah pour se faire Gentils. Drebber et Stangerson \u00e9taient parmi ceux-l\u00e0. Personne ne savait o\u00f9 ils se trouvaient. \nD\u2019apr\u00e8s la rumeur publique, Drebber s\u2019\u00e9tait arrang\u00e9 pour conver-tir en argent une grande partie de ses propri\u00e9t\u00e9s ; il \u00e9tait parti bien nanti ; au contraire, Stan gerson, qui l\u2019accompagnait, \u00e9tait \nrelativement pauvre. L\u00e0 se bornaient les renseignements que Jef-\nferson Hope recueillit. \n \nEn face de ces difficult\u00e9s, un autre aurait abandonn\u00e9 la par-\ntie ; mais Jefferson Hope ne reno n\u00e7a pas. Avec ses petites \u00e9cono-\nmies, grossies de ce qu\u2019il gagnait en route, il voyagea de ville en ville \u00e0 la recherche de ses ennemis. Des ann\u00e9es pass\u00e8rent. Ses cheveux noirs commenc\u00e8rent \u00e0 gris onner. Mais, tel un v\u00e9ritable \nlimier, il cherchait toujours ; sa vengeance \u00e9tait devenue son uni-que raison de vivre. A la fin sa pers\u00e9v\u00e9rance fut r\u00e9compens\u00e9e. Un \njour, \u00e0 Cleveland, il aper\u00e7ut par une fen\u00eatre les deux hommes \nqu\u2019il recherchait. Il rentra dans son mis\u00e9rable logis pour m\u00e9diter un plan. Mais Drebber l\u2019avait reconnu sous ses haillons, et il avait surpris son regard meurtrier. Accompagn\u00e9 de Stangerson qui \u00e9tait devenu son secr\u00e9taire particulier, il courut chez le juge de paix \u00e0 qui il exposa le danger de mort que leur faisaient courir la haine et la jalousie d\u2019un ancien rival. Le soir m\u00eame, Jefferson \nHope fut arr\u00eat\u00e9. Faute de r\u00e9pondan t, il fut d\u00e9tenu quelques se-\u2013 138 \u2013 maines. Il ne sortit de prison que pour trouver vide la maison de \nDrebber. Lui et son secr\u00e9taire \u00e9taient partis pour l\u2019Europe. \n Ce nouvel \u00e9chec ne fit que stimuler son z\u00e8le. L\u2019argent man-\nquait ; il retravailla et il \u00e9conomisa sou par sou en vue de son pro-chain voyage. Quand il eut ama ss\u00e9 assez, il s\u2019embarqua \u00e0 son \nt o u r . P u i s l a c h a s s e r e c o m m e n \u00e7 a , d e c a p i t a l e e n c a p i t a l e ; m a i s ses ennemis lui \u00e9chappaient toujours. Pour r\u00e9gler ses d\u00e9penses, il \naccepta toutes sortes de besognes serviles ; cela lui faisait perdre du temps. Quand il arriva \u00e0 Sa int-P\u00e9tersbourg, Drebber et Stan-\ngerson avaient quitt\u00e9 cette ville po ur Paris : parvenu \u00e0 Paris, il \napprit qu\u2019ils venaient de se mett re en route vers Copenhague ; l\u00e0 \nencore, il fut en retard : ils se dirigeaient sur Londres. C\u2019est \u00e0 Londres qu\u2019il r\u00e9ussit enfin \u00e0 les accu ler. Pour la suite, il n\u2019est que \nde citer le propre r\u00e9cit du vieux chasseur, consign\u00e9 dans le journal intime du docteur Watson, auquel nous sommes d\u00e9j\u00e0 redevables \nde beaucoup. \n \u2013 139 \u2013 Chapitre XIII \nSuite des M\u00e9moires du docteur John Watson \n \nIl ne fallait voir aucune animos it\u00e9 \u00e0 notre \u00e9gard dans la r\u00e9sis-\ntance acharn\u00e9e que notre prisonni er nous opposa. Convaincu de \nson impuissance, il nous sourit d\u2019un air affable ; il souhaitait \nn\u2019avoir bless\u00e9 personne dans la bagarre. \n \u00ab Je suppose que vous allez me conduire au poste, dit-il \u00e0 \nSherlock Holmes. Ma voiture est \u00e0 la porte. Si vous voulez me d\u00e9-\ntacher les jambes, je vous y m\u00e8nerai, car je ne suis pas si l\u00e9ger \nqu\u2019il y a vingt ans. \u00bb \n \nGregson et Lestrade se regard\u00e8rent, m\u00e9fiants : cette proposi-\ntion n\u2019\u00e9tait pas de leur go\u00fbt. Mais Holmes \u00e9couta le prisonnier et d\u00e9noua la serviette qui attachait ses chevilles. L\u2019homme se releva, \n\u00e9tendit ses jambes : il pouvait marc her. Je le regardai : jamais je \nn\u2019avais vu un individu aussi solidement b\u00e2ti. Son visage basan\u00e9 indiquait une \u00e9nergie et une r\u00e9solu tion aussi remarquables que sa \nforce. \n \n\u00ab Si la place de chef de police devenait libre, dit-il en regar-\ndant Sherlock Holmes avec une v\u00e9 ritable admiration, elle ne vous \nirait pas mal ! La mani\u00e8re dont vous m\u2019avez d\u00e9pist\u00e9 vaut toutes \nles recommandations. \n \n\u2013 Accompagnez-nous donc ! fit Holmes aux deux d\u00e9tectives. \n \u2013 Je sais conduire, dit Lestrade. \n \n\u2013 Tr\u00e8s bien. Vous, Gregson, vene z avec nous \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur du \nfiacre. Vous aussi, docteur ; vous vous \u00eates int\u00e9ress\u00e9 \u00e0 cette af-\nfaire ; suivez-la jusqu\u2019au bout \u00bb \n \u2013 140 \u2013 J\u2019acceptai volontiers, et nous descend\u00eemes tous ensemble. \nNotre prisonnier ne tenta nullement de s\u2019\u00e9chapper. Calme, il en-tra dans son fiacre o\u00f9 nous le suiv\u00eemes. Lestrade monta sur le \nsi\u00e8ge, fouetta le cheval, et nous conduisit vite \u00e0 destination. On nous fit p\u00e9n\u00e9trer dans une petite salle. Un inspecteur nota le nom \ndu prisonnier et ceux des hommes qu\u2019il \u00e9tait accus\u00e9 d\u2019avoir tu\u00e9s. Cet officier au teint bl\u00eame, \u00e0 l\u2019air flegmatique, remplit ses fonc-\ntions machinalement. \n \u00ab Le prisonnier compara\u00eetra devant ses juges dans le courant \nde la semaine, dit-il. Monsieur Hope, avez-vous une d\u00e9claration \u00e0 \nfaire ? Mais je dois vous pr\u00e9venir que nous noterons vos paroles, \net qu\u2019elles pourront \u00eatre utilis\u00e9es contre vous. \n \n \n \u2013 J\u2019ai beaucoup \u00e0 dire, r\u00e9pliq ua Jefferson Hope. Messieurs, je \nvais tout vous raconter ! \n \u2013 141 \u2013 \u2013 Ne feriez-vous pas mieux de garder cela pour le tribunal ? \ndit l\u2019inspecteur. \n \u2013 Il se peut qu\u2019il n\u2019y ait pas de proc\u00e8s, dit Hope. Ne sourcillez \npas. Je ne songe pas au suicide. \u00bb \n Il tourna vers moi ses yeux noirs et farouches. \n \n\u00ab Vous \u00eates m\u00e9decin, je crois ? \n\u2013 Oui, r\u00e9pondis-je. \n \u2013 Alors, posez votre main l\u00e0 \u00bb, dit-il en souriant. \n \nIl leva vers sa poitrine ses poignets li\u00e9s par les menottes. Je m\u2019ex\u00e9cutai. Je constatai un extraordinaire battement de \nc\u0153ur. Sa poitrine tremblait et fr \u00e9missait comme la cloison d\u2019une \nfr\u00eale construction secou\u00e9e par un e puissante machine en marche. \nEn l\u2019auscultant dans le silence, j\u2019entendis siffler et bourdonner \nsourdement. \n \u00ab Eh bien, dis-je, vous avez un an\u00e9vrisme de l\u2019aorte. \n \n\u2013 Oui, c\u2019est ce qu\u2019on m\u2019a dit, r\u00e9pondit-il placidement. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 \nvoir un docteur la semaine derni\u00e8re . Et il m\u2019a dit que \u00e7a \u00e9claterait \nsous peu. \u00c7a empire depuis des ann\u00e9es. J\u2019ai attrap\u00e9 cela dans les m o n t a g n e s d e S a l t L a k e o \u00f9 j \u2019 a i s o u f f e r t d u f r o i d e t d e l a f a i m . Mais ma t\u00e2che est accomplie : je suis pr\u00eat \u00e0 partir. Tout de m\u00eame, je voudrais bien m\u2019expliquer avan t. Je ne veux pas qu\u2019on se sou-\nvienne de moi comme d\u2019un vulgaire assassin. \u00bb \n L\u2019inspecteur et les deux d\u00e9tectives devaient-ils le laisser ra-\nconter son histoire ? Ils en discut\u00e8rent non sans vivacit\u00e9. \n \u2013 142 \u2013 \u00ab Docteur, me demanda enfin l\u2019 inspecteur, croyez-vous qu\u2019il y \nait un danger imminent ? \n \n\u2013 J\u2019en suis s\u00fbr ! \n \n\u2013 Alors, notre devoir est clair ; dans l\u2019int\u00e9r\u00eat de la justice, il \nnous faut recueillir sa d\u00e9position . Vous pouvez parler, monsieur ; \nmais je vous pr\u00e9viens encore une fois que nous enregistrons vos \nparoles. \n \n\u2013 Avec votre permission, dit Hope, je m\u2019assieds. Cet an\u00e9-\nvrisme me fatigue beaucoup, et la lutte de tout \u00e0 l\u2019heure ne m\u2019a pas arrang\u00e9 ! J\u2019ai un pied dans la tombe. Et je n\u2019ai aucune raison \nde mentir ! Tout ce que je vais vous dire est scrupuleusement vrai. \nL\u2019usage que vous ferez de mes paroles, \u00e7a m\u2019est \u00e9gal. \u00bb \n Jefferson Hope se renversa sur sa chaise et commen\u00e7a son r\u00e9-\ncit. Il parla d\u2019une mani\u00e8re calme et m\u00e9thodique, comme s\u2019il se f\u00fbt agi de choses assez ordinaires. Je peux garantir l\u2019exactitude du compte rendu qui suit ; je l\u2019ai co nfront\u00e9 avec les notes de Lestrade \nqui avait tout pris en st\u00e9no. \n \n\u00ab Peu vous importe pourquoi je ha\u00efssais ces hommes. Je vous \ndirai seulement qu\u2019ils \u00e9taient co upables du meurtre de deux per-\nsonnes, le p\u00e8re et la fille, et qu\u2019ils l\u2019ont pay\u00e9 de leur vie. C\u2019\u00e9tait un crime trop vieux pour que j\u2019en a ppelle \u00e0 un tribunal quelconque. \nMais, comme je savais qu\u2019ils \u00e9tai ent coupables, je d\u00e9cidai que je \nserai, \u00e0 moi tout seul, le juge, le jury et le bourreau. Si vous avez \ndu c\u0153ur au ventre, vous auriez agi comme moi. \n \n\u00ab La jeune fille \u00e9tait ma fianc\u00e9e il y a vingt ans. On la maria de \nforce \u00e0 Drebber ; elle en mourut, le c\u0153ur bris\u00e9. Je fis glisser \nl\u2019alliance du doigt de la morte, et je me jurai de la mettre sous les yeux de son bourreau au moment de sa mort. Elle lui rappellerait \nson crime et il saurait pourquoi je le punissais. Je portais l\u2019alliance toujours sur moi. J\u2019ai cherch\u00e9 ce mis\u00e9rable et son com-plice \u00e0 travers les deux continents. Enfin, j\u2019ai pu les joindre. Ils \u2013 143 \u2013 avaient cru que je me fatiguerais, mais ils se sont tromp\u00e9s. Si je \nmeurs demain, ce qui est probable, je mourrai content : ma t\u00e2che est faite et bien faite. Ils sont mo rts tous les deux de ma main. Il \nne me reste plus rien \u00e0 esp\u00e9rer, ni \u00e0 d\u00e9sirer. \n \u00ab Ils \u00e9taient riches et j\u2019\u00e9tais pauvre : il m\u2019\u00e9tait difficile de les \nsuivre. Quand j\u2019arrivai \u00e0 Londres, je n\u2019avais plus le sou. Je me mis en qu\u00eate d\u2019un emploi. Conduire un cheval ou une voiture est pour \nmoi une chose aussi naturelle que de marcher. J\u2019allai donc chez \nun loueur qui m\u2019employa. Chaque semaine, je devais remettre tant \u00e0 mon patron. Le surplus \u00e9tait pour moi. C\u2019\u00e9tait peu, mais je m\u2019arrangeais pour joindre les deux bouts. Le plus difficile, c\u2019\u00e9tait de m\u2019orienter. Quel embrouillami ni, Londres ! J\u2019avais un plan \nsous la main cependant ; quand je sus bien situer les gares et les \nprincipaux h\u00f4tels, cela commen\u00e7a \u00e0 marcher. Je mis un certain temps \u00e0 trouver le domicile de mes deux gentlemen. Je cherchai, cherchai\u2026 Ils \u00e9taient log\u00e9s dans une pension \u00e0 Camberwell, sur \nl\u2019autre rive. L\u00e0, ils \u00e9taient \u00e0 ma merci. J\u2019avais une barbe : ils ne \npouvaient pas me reconna\u00eetre. Je voulais les pister jusqu\u2019au mo-\nment favorable. J\u2019\u00e9tais bien d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 ne pas les laisser s\u2019envoler ! Oh ! ils ont \u00e9t\u00e9 bien pr\u00e8s de le faire ! Pourtant, j\u2019\u00e9tais continuel-lement sur leurs talons. Parfois, je les suivais \u00e0 pied ; d\u2019autres \nfois, avec mon fiacre. Cette mani\u00e8re \u00e9tait la meilleure : alors ils ne pouvaient pas me semer. Ce n\u2019\u00e9tait que t\u00f4t le matin et tard le soir \nque je pouvais gagner quelque ch ose. Je commen\u00e7ais \u00e0 \u00eatre en \ndette \u00e0 l\u2019\u00e9gard du patron, mais \u00e7a m\u2019\u00e9tait \u00e9gal. La seule chose qui comptait \u00e9tait que je mette la main sur mes bonshommes. J\u2019avais \naffaire \u00e0 des gens rus\u00e9s. Ils avaien t sans doute peur d\u2019\u00eatre suivis, \ncar ils allaient toujours ensemble ; et, la nuit tomb\u00e9e, ils ne sor-\ntaient plus. Je les suivis avec mo n fiacre quinze jours durant, et \njamais je ne vis l\u2019un sans l\u2019autre. La moiti\u00e9 du temps Drebber \u00e9tait \nivre, mais Stangerson veillait. J\u2019 avais beau les guetter, jamais \nl\u2019ombre d\u2019une chance ne se pr\u00e9senta. Je ne me d\u00e9courageai pas. Quelque chose me disait que l\u2019he ure de la vengeance approchait. \nMa seule crainte \u00e9tait que ce truc dans ma poitrine n\u2019\u00e9clate un \npeu trop t\u00f4t, et que je n\u2019aie pas le temps d\u2019agir. \n \u2013 144 \u2013 \u00ab Enfin, un soir que j\u2019allais et venais sur Torquay Terrace \u2013 \nleur rue \u2013 je vis un cab s\u2019arr\u00eater \u00e0 leur porte. On le chargea de bagages ; puis Drebber et Stange rson mont\u00e8rent et la voiture d\u00e9-\nmarra. Je fouettai mon cheval et je les suivis de loin. Peut-\u00eatre allaient-ils quitter Londres ? J\u2019\u00e9tai s inquiet. Ils descendirent \u00e0 la \ngare d\u2019Euston. Je confiai mon chev al \u00e0 un gamin et je les suivis \nsur le quai. Ils se renseign\u00e8rent sur l\u2019heure des trains pour Liver-pool. Un train venait justement de partir. Il n\u2019y en aurait pas d\u2019autre avant quelques heures. St angerson parut tr\u00e8s f\u00e2ch\u00e9 de ce \nretard et Drebber content. J\u2019\u00e9tais si pr\u00e8s d\u2019eux, parmi la foule, que je pouvais entendre ce qu\u2019ils disaient. Drebber avait une pe-\ntite besogne \u00e0 terminer ; il demanda \u00e0 Stangerson de l\u2019attendre : il ne serait pas long. Son compagnon lui rappela qu\u2019ils \u00e9taient convenus de ne jamais se s\u00e9parer. \u00ab Il s\u2019agit d\u2019une affaire d\u00e9licate, dit Drebber, je dois \u00eatre seul pour la traiter. \u00bb La r\u00e9ponse de l\u2019autre m\u2019\u00e9chappa. Mais Drebber se mit \u00e0 jurer ; entre autres, il \nrappela \u00e0 son compagnon qu\u2019il n\u2019\u00e9t ait que son employ\u00e9. Il n\u2019avait \npas d\u2019ordre \u00e0 recevoir de lui, n\u2019est-ce pas ? Le secr\u00e9taire le laissa partir. Il se contenta de demander qu\u2019il le rejoigne \u00e0 l' Holiday\u2019s \nPrivate Hotel , au cas o\u00f9 il manquerait le dernier train. Drebber \nr\u00e9pondit qu\u2019il serait \u00e0 la gare avant onze heures, et il partit. \n \u00ab Enfin, mon jour \u00e9tait arriv\u00e9 ! Mes ennemis \u00e9taient en mon \npouvoir. A deux, ils pouvaient se prot\u00e9ger, mais, en se s\u00e9parant, ils se livraient eux-m\u00eames. Pourtant, j\u2019\u00e9vitai toute pr\u00e9cipitation. Mon plan \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 arr\u00eat\u00e9. On ne savoure pas sa vengeance si la \nvictime n\u2019a pas le temps de reconn a\u00eetre son juge ni de savoir par \nqui elle est frapp\u00e9e et pourquoi. Je m\u2019\u00e9tais arrang\u00e9 pour bien faire \ncomprendre au criminel qu\u2019il expiait son p\u00e9ch\u00e9. \n \n\u00ab Le hasard me servit : que lques jours auparavant, un mon-\nsieur qui venait de visiter des appartements dans Brixton Road avait laiss\u00e9 tomber dans ma voiture la clef d\u2019une de ces maisons. Le m\u00eame soir, on me r\u00e9clama cette clef. Mais j\u2019avais eu le temps d\u2019en relever l\u2019empreinte et d\u2019en faire ex\u00e9cuter une semblable. Ain-\nsi, je poss\u00e9dais un endroit o\u00f9 agir librement, sans crainte d\u2019\u00eatre \nd\u00e9rang\u00e9. Le probl\u00e8me \u00e9tait d\u2019y amener Drebber. \n \u2013 145 \u2013 \u00ab Sur son chemin, Drebber s\u2019arr\u00eata dans deux tavernes ; dans \nla derni\u00e8re, il resta plus d\u2019une demi-heure. Quand il en sortit, il titubait ; il \u00e9tait \u00e0 moiti\u00e9 noir. Un fiacre passait. Il lui fit signe. Je \nle suivis de pr\u00e8s : le nez de mon cheval \u00e0 un m\u00e8tre du sapin. Nous travers\u00e2mes le pont Waterloo et nombre de rues ; puis nous nous trouv\u00e2mes, \u00e0 ma grande surprise, devant la pension de Drebber. Je ne pouvais pas m\u2019imaginer pourquoi il retournait sur ses pas. Je stoppai ma voiture \u00e0 environ cent m\u00e8tres de l\u00e0. Il entra dans la \nmaison ; sa voiture partit\u2026 S\u2019il vous pla\u00eet, donnez-moi un verre \nd\u2019eau. J\u2019ai la gorge s\u00e8che. \u00bb \n \nJe lui tendis un verre qu\u2019il vida d\u2019un trait. \n \u00ab \u00c7a va mieux, dit-il. \n \n\u00ab Donc, j\u2019attendis. Un quart d\u2019 heure s\u2019\u00e9coula. Soudain, un \nbruit de lutte : on se battait da ns la maison. Peu apr\u00e8s la porte \ns\u2019ouvrit brusquement et deux hommes apparurent : Drebber et un jeune que je n\u2019avais jamais vu . Le type tenait Drebber au col-\nlet ; parvenu aux marches, il lui donna une bourrade et un coup \nde pied qui l\u2019envoy\u00e8rent rouler sur la chauss\u00e9e. \n \u00ab Chien ! s\u2019\u00e9cria-t-il en br andissant sa canne, je vais \nt\u2019apprendre \u00e0 insulter une honn\u00eate fille ! \u00bb Il \u00e9tait furieux. Je pen-sais m\u00eame qu\u2019il allait s\u2019acharner sur Drebber avec son gourdin. \nMais le mis\u00e9rable s\u2019\u00e9chappa ; il chancelait, mais il courait aussi \nvite qu\u2019il le pouvait. Au coin de la rue, il bondit dans ma voiture. \n\u00ab Conduisez moi \u00e0 l' Holiday\u2019s Private Hotel \u00bb, dit-il. \n \n\u00ab De le savoir enferm\u00e9 dans mon fiacre, mon c\u0153ur se mit \u00e0 \nbattre avec une telle violence que je craignis que mon an\u00e9vrisme ne me joue un mauvais tour. Je pa rtis tr\u00e8s lentement ; je me de-\nmandais ce qu\u2019il y avait de mieux \u00e0 faire. J\u2019aurais pu le conduire dans les champs, et l\u00e0, dans un chemin d\u00e9sert, avoir avec lui un dernier entretien. J\u2019allais prendre ce parti, mais il r\u00e9solut tout seul le probl\u00e8me. Son envie de boire l\u2019avait repris. Il me fit arr\u00eater \u2013 146 \u2013 devant un cabaret. Il me dit : \u00ab Attendez-moi \u00bb et il entra. Il resta \nl\u00e0 jusqu\u2019\u00e0 la fermeture. Il en so rtit ivre mort : il \u00e9tait \u00e0 moi ! \n \u00ab N\u2019allez pas croire que je voul ais le tuer de sang-froid. En \nagissant ainsi, j\u2019aurais fait b\u00eatement justice. Je ne pouvais pas m\u2019y r\u00e9soudre. Je m\u2019\u00e9tais d\u00e9cid\u00e9 depu is longtemps \u00e0 lui laisser une \nchance. Au cours de ma vie errante, j\u2019avais fait bien des m\u00e9tiers en Am\u00e9rique ! Pendant quelque temps, j\u2019avais \u00e9t\u00e9 concierge et balayeur au laboratoire du New York College. Un jour, le profes-seur faisait un cours sur les pois ons ; il montra aux \u00e9tudiants un \nalcalo\u00efde \u2013 c\u2019est son mot- \u00e7a sert \u00e0 empoisonner les fl\u00e8ches en Am\u00e9rique du Sud ; son effet est violent. Il en faut moins que rien pour provoquer une mort imm\u00e9diate. Je remarquai bien la fiole ; \nune fois seul, j\u2019en soutirai un tout petit peu. J\u2019\u00e9tais un pr\u00e9para-teur assez adroit ; avec cet alcalo\u00efde, je fabriquai deux petites pi-lules solubles dans l\u2019eau. Je mis chaque pilule dans une bo\u00eete et j\u2019y ajoutai une autre pilule sembla ble, mais inoffensive. A ce mo-\nment, je d\u00e9cidai que, d\u00e8s que j\u2019en aurai la possibilit\u00e9, j\u2019offrirais une pilule \u00e0 chacun de mes ennemis. Moi, j\u2019avalerais l\u2019autre. Ce serait aussi meurtrier et plus si lencieux que de tirer dans un \nmouchoir. A partir de ce jour, je portais toujours sur moi les deux \npetites bo\u00eetes. J\u2019allais donc m\u2019en servir. \n \n\u00ab Il \u00e9tait pr\u00e8s d\u2019une heure du ma tin. Un vent violent soufflait, \nla pluie tombait \u00e0 torrents. Mais malgr\u00e9 la tristesse alentour, je \nressentais un tel bonheur que je me retenais avec peine de crier \nma joie. Messieurs, si pendant plus de vingt ans vous avez pour-\nsuivi un but, et si, tout \u00e0 coup, vous voyez que vos d\u00e9sirs sont sur \nle point de se r\u00e9aliser, vous comprendrez mes sentiments. J\u2019allumai un cigare pour me calm er : mes mains tremblaient, mes \ntempes battaient. Chemin faisant, je voyais dans l\u2019obscurit\u00e9 aussi distinctement que je vous vois ic i le vieux John Ferrier et ma \ndouce Lucy qui me souriaient. Ils m\u2019accompagn\u00e8rent durant tout le trajet, l\u2019un \u00e0 droite, l\u2019autre \u00e0 gauche de mon cheval jusqu\u2019\u00e0 no-tre arriv\u00e9e \u00e0 la maison de Brixto n Road. L\u00e0, il n\u2019y avait pas un \nchat ; on n\u2019entendait pas d\u2019autre bruit que le clapotement de la pluie. Par la porti\u00e8re, je vis Drebber tass\u00e9 sur lui-m\u00eame, dormant \n\u00e0 poings ferm\u00e9s. Je le secouai par le bras. \u2013 147 \u2013 \n\u00ab Il faut sortir de l\u00e0 ! \n \n\u00ab \u2013 Voil\u00e0, voil\u00e0 ! \u00bb r\u00e9pondit-il. \u00ab Sans doute se croyait-il arriv\u00e9 \u00e0 l\u2019h\u00f4tel, car il descendit sans \nrien dire et me suivit dans le ja rdin. Je dus le soutenir, car il per-\ndait l\u2019\u00e9quilibre. La porte franchie, je le fis entrer dans la chambre \nd e d e v a n t . J e p u i s v o u s j u r e r q u e , p e n d a n t t o u t c e t e m p s , j e \nvoyais le p\u00e8re et la fille nous montrer le chemin. \n \u00ab Il fait noir comme dans un four ! dit-il en t\u00e2tonnant. \n \n\u00ab \u2013 Nous allons y voir \u00bb, r\u00e9pondis-je. Je grattai une allu-\nmette ; j\u2019enflammai une bougie que j\u2019avais apport\u00e9e. Maintenant, \nEnoch Drebber, me reconnaissez-vous ? \u00bb criai-je. \n \n \n \n\u00ab Je m\u2019\u00e9tais tourn\u00e9 vers lui et j\u2019avais approch\u00e9 la bougie de \nmon visage. Ses troubles yeux d\u2019ivrogne me regard\u00e8rent, s\u2019emplirent d\u2019horreur, et ses traits se crisp\u00e8rent. Il m\u2019avait recon-nu ! Il se rejeta en arri\u00e8re, p\u00e2le comme un mort ; je vis des gouttes de sueur sur son front ; ses dents claquaient. Appuy\u00e9 contre la \u2013 148 \u2013 porte, j\u2019\u00e9clatai de rire. J\u2019avais toujours pens\u00e9 que la vengeance me \nserait douce, mais je n\u2019avais jamais esp\u00e9r\u00e9 ressentir une telle joie. \n \u00ab Chien ! m\u2019\u00e9criai-je. Je t\u2019ai suiv i depuis Salt Lake City jusqu\u2019\u00e0 \nSaint-P\u00e9tersbourg et tu m\u2019as touj ours \u00e9chapp\u00e9. Mais enfin, te voi-\nci arriv\u00e9 au terme de tes voyages : il faut que l\u2019un de nous meure \navant l\u2019aube ! \n \n\u00ab A ces mots, il recula encore, et je vis \u00e0 son air qu\u2019il me \ncroyait fou. En fait, je l\u2019\u00e9tais. Mes art\u00e8res me battaient aux tempes comme des marteaux. J\u2019aurais eu une attaque si je n\u2019avais abon-\ndamment saign\u00e9 du nez. \n \n\u00ab Te rappelles-tu Lucy Ferrier ? hurlai-je en fermant la porte \net en agitant la clef sous son ne z. L\u2019expiation s\u2019est fait attendre, \nmais elle arrive ! \u00bb Je vis ses l\u00e8 vres trembler. Il m\u2019aurait suppli\u00e9 \nde l\u2019\u00e9pargner s\u2019il ne s\u2019\u00e9tait pas rendu compte qu\u2019il ne pourrait pas \nme fl\u00e9chir. \n \n\u00ab Oseriez-vous m\u2019assassiner ? b\u00e9gaya-t-il. \n \n\u00ab \u2013 T\u2019assassiner ! On n\u2019assassine pas un chien enrag\u00e9 ! As-tu \npris en piti\u00e9 ma fianc\u00e9e quand tu l\u2019as arrach\u00e9e \u00e0 son p\u00e8re pour \nl\u2019entra\u00eener dans ton harem inf\u00e2me ? \n \n\u00ab \u2013 Ce n\u2019est pas moi qui ai tu\u00e9 son p\u00e8re, hurla-t-il. \n\u00ab \u2013 Mais c\u2019est toi qui as bris\u00e9 le c\u0153ur de Lucy ! \u00bb \n \n\u00ab Je criai plus fort que lui, puis je lui tendis la petite bo\u00eete de \npilules. \n \n\u00ab Que le Dieu tout-puissant soit notre juge ! Choisis et avale. \nUne de ces pilules contient un poison mortel, l\u2019autre est inoffen-sive. Je prendrai celle que tu lai sseras. Nous allons voir s\u2019il y a \u2013 149 \u2013 une justice en ce monde ou si nous sommes seulement men\u00e9s par \nle hasard. \u00bb \n \u00ab Il s\u2019agenouilla avec des hurl ements sauvages ; il me sup-\npliait de l\u2019\u00e9pargner. Je tirai mon co uteau, je le lui mis sur la gorge \npour le faire avaler la pilule. Je pr is l\u2019autre pilule et nous rest\u00e2mes \nface \u00e0 face quelques instants. Qu i de nous deux mourrait ? Je \nn\u2019oublierai jamais on expression lorsque l\u2019empoisonnement s\u2019annon\u00e7a. J\u2019\u00e9clatai de rire et lu i montrai l\u2019alliance de Lucy. Mais \nl\u2019effet de l\u2019alcalo\u00efde fut foudroyant. Un spasme douloureux tordit ses traits, il \u00e9tendit les bras, tituba, puis, avec un cri rauque, il s\u2019effondra. Du pied, je le retourna i et je mis la main sur sa poi-\ntrine : aucun battement. Il \u00e9tait mort ! \n \n\u00ab Pendant tout ce temps, mon nez avait saign\u00e9 ; je ne m\u2019en \n\u00e9tais pas occup\u00e9. Je ne sais pas l\u2019id\u00e9e qui me prit d\u2019\u00e9crire avec mon sang sur le mur ! Je me sentais joyeux, le c\u0153ur l\u00e9ger, et j\u2019imaginai de jouer ce bon tour \u00e0 la police. Je me souvenais qu\u2019\u00e0 New York, on avait trouv\u00e9 le mot \u00ab Rache \u00bb \u00e9crit sur le corps d\u2019un \nallemand assassin\u00e9. Et les journaux de l\u2019\u00e9poque avaient accus\u00e9 les \nsoci\u00e9t\u00e9s secr\u00e8tes. Ce qui avait intrigu\u00e9 les New-Yorkais, pensais-je, intriguerait autant les Londoniens ! Alors, je trempai mon doigt dans mon sang et j\u2019\u00e9crivis le mot sur le mur bien en vue. Je \nregagnai mon fiacre. Il n\u2019y avait personne. Le temps \u00e9tait toujours abominable. J\u2019avais d\u00e9j\u00e0 fait un bout de chemin, quand je m\u2019aper\u00e7us que je n\u2019avais plus l\u2019alliance de Lucy. Cette d\u00e9couverte me fut un coup terrible, je n\u2019avais d\u2019elle que ce souvenir. J\u2019avais d\u00fb la perdre en me penchant sur le cadavre. Je fis demi-tour, et, \napr\u00e8s avoir laiss\u00e9 ma voiture dans une rue transversale, je courus \u00e0 la maison, car je voulais retrou ver l\u2019anneau co\u00fbte que co\u00fbte. Je \ntombai pile sur un agent qui sort ait de l\u00e0 ; il me fallut jouer \nl\u2019ivresse pour ne pas \u00eatre soup\u00e7onn\u00e9. \n \n\u00ab C\u2019est ainsi que mourut Enoch Dr ebber. Pour venger la mort \nde John Ferrier, il ne me restait plus qu\u2019\u00e0 en faire autant \u00e0 Stan-gerson. Je savais qu\u2019il r\u00e9sidait \u00e0 l' Holiday\u2019s Private Hotel ; toute \nla journ\u00e9e, je fl\u00e2nai autour. Mais l\u2019homme resta cach\u00e9. Sans \ndoute, n\u2019ayant pas vu revenir Dreb ber \u00e0 la gare, se m\u00e9fiait-il. Ce \u2013 150 \u2013 Stangerson \u00e9tait malin et toujours sur le qui-vive. Mais il se \ntrompait absolument s\u2019il esp\u00e9rait m\u2019\u00e9chapper en restant \u00e0 l\u2019h\u00f4tel. Je rep\u00e9rai bient\u00f4t la fen\u00eatre de sa chambre. Le lendemain, au pe-tit jour, \u00e0 l\u2019aide d\u2019une \u00e9chelle qui se trouvait l\u00e0, j\u2019y grimpai. Je r\u00e9-\nveillai Stangerson. \n \u00ab Ta derni\u00e8re heure est venue, lu i dis-je. Tu vas payer pour le \ncrime que tu as commis autrefois. \u00bb Je lui racontai la fin de Dreb-ber et je lui offris les pilules. Au lieu d\u2019accepter cette planche de salut, il se pr\u00e9cipita hors de son lit et me sauta \u00e0 la gorge. En \u00e9tat d e l \u00e9 g i t i m e d \u00e9 f e n s e , j e l u i p o r t a i u n c o u p d e c o u t e a u e n p l e i n c\u0153ur. N\u2019importe comment, il devait mourir. Sa main \u00e9tait crimi-\nnelle ; la Providence lui aurait fait choisir le poison. \n \n\u00ab Je n\u2019ai plus grand-chose \u00e0 dire\u2026 Heureusement, parce que \nje suis \u00e0 bout ! Pour retourner en Am\u00e9rique, il me fallait un peu d\u2019argent. J\u2019ai continu\u00e9 mon m\u00e9ti er de cocher. Tout \u00e0 l\u2019heure, \nj\u2019\u00e9tais dans la cour, un gamin to ut d\u00e9guenill\u00e9 est venu me dire \nqu\u2019un monsieur habitant au num\u00e9ro 221 b, de Baker Street r\u00e9-clamait une voiture. Sans rien so up\u00e7onner, je m\u2019y suis rendu. Pas \nle temps de dire ouf ! Ce jeune homme m\u2019avait d\u00e9j\u00e0 pass\u00e9 les me-\nnottes\u2026 Voil\u00e0 toute mon histoire, messieurs ! Vous pouvez me prendre pour un meurtrier ; moi, je soutiens que je suis, tout \ncomme vous, un justicier. \u00bb \n \nNous avions \u00e9cout\u00e9 en silence ce r\u00e9cit bouleversant. Les d\u00e9-\ntectives officiels, tout blas\u00e9s qu\u2019ils fussent, avaient suivi avec un int\u00e9r\u00eat visible la confession de Jefferson Hope. Un silence tomba, troubl\u00e9 seulement par le crayon de Lestrade qui prenait ses der-\nni\u00e8res notes en st\u00e9no. \n \u00ab Quelque chose encore, dit \u00e0 la fin Sherlock Holmes. Qui \n\u00e9tait votre complice, cet homme qu i est venu r\u00e9clamer la bague \napr\u00e8s l\u2019annonce pass\u00e9e dans les journaux ? \u00bb \n Avec un clin d\u2019\u0153il, le prisonnier r\u00e9plique : \n \u2013 151 \u2013 \u00ab Je peux r\u00e9v\u00e9ler mes secrets, ma is je ne voudrais pas causer \nd\u2019ennui \u00e0 d\u2019autres. J\u2019ai lu votre annonce ; j\u2019\u00e9tais perplexe. S\u2019agissait-il d\u2019un pi\u00e8ge ou bien aviez-vous v\u00e9ritablement trouv\u00e9 \nl\u2019alliance ? Mon ami eut l\u2019obligean ce d\u2019aller voir. Avouez qu\u2019il a \nrempli sa mission avec adresse ? \n \n\u2013 Tout \u00e0 fait de votre avis ! reconnut franchement Holmes. \n \n\u2013 A pr\u00e9sent, messieurs, d\u00e9clara solennellement l\u2019inspecteur, il \nf a u t s e c o n f o r m e r a u r \u00e8 g l e m e n t . J e u d i p r o c h a i n , l e p r i s o n n i e r compara\u00eetra devant les juges. Votr e pr\u00e9sence sera requise. D\u2019ici \nl\u00e0, je suis responsable de cet homme. \u00bb \n \nIl sonna. Sur son ordre, deux gardiens emmen\u00e8rent Jefferson \nHope. Holmes et moi quitt\u00e2mes le poste. Un fiacre nous ramena \u00e0 \nBaker Street. \n \u2013 152 \u2013 Chapitre XIV \nConclusion \n \nNous avions tous \u00e9t\u00e9 assign\u00e9s \u00e0 compara\u00eetre devant les juges, \nle jeudi suivant ; mais, quand ce jo ur arriva, ils n\u2019avaient plus be-\nsoin de notre t\u00e9moignage : un juge sup\u00e9rieur avait pris l\u2019affaire en \nmain. Jefferson Hope avait \u00e9t\u00e9 appel\u00e9 devant un tribunal o\u00f9 jus-tice lui aura \u00e9t\u00e9 pleinement re ndue. Son an\u00e9vrisme se rompit \ndans la nuit qui succ\u00e9da \u00e0 son a rrestation ; on le trouva \u00e9tendu \nsur le pav\u00e9 de sa cellule ; son visage conservait un calme sourire, comme si, au moment de sa mort, il avait pu constater que sa vie \nn\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 inutile, et que sa t\u00e2che avait \u00e9t\u00e9 accomplie. \n \u00ab Gregson et Lestrade vont \u00eatre fous de rage, avec cette mort ! \nme dit Holmes, le lendemain matin. Quelle publicit\u00e9 ils perdent \nl\u00e0 ! \n \n\u2013 Il me semble pourtant que, da ns cette affaire, ils n\u2019ont pas \nfait grand-chose ! r\u00e9pondis-je. \n \n\u2013 Ce que vous faites n\u2019a pas d\u2019importance aux yeux du public, \nrepartit mon compagnon avec amertume. Ce qui compte, c\u2019est ce que vous lui faites croire !\u2026 Tant pis d\u2019ailleurs ! reprit-il sur un ton de meilleure humeur, apr\u00e8s un moment de silence. Pour rien \nau monde je n\u2019aurais voulu manquer cette enqu\u00eate. Le cas \u00e9tait des plus int\u00e9ressants. Tout simple qu\u2019il \u00e9tait, il pr\u00e9sentait beau-\ncoup de points instructifs. \n \n\u2013 Simple ? m\u2019\u00e9criai-je. \n \n\u2013 Comment le qualifier autrement ? demanda Sherlock Hol-\nmes en souriant. Il \u00e9tait essentie llement simple ; et la preuve, \nc\u2019est qu\u2019un tr\u00e8s petit nombre de d\u00e9ductions faciles m\u2019a permis de \nprendre le criminel en moins de trois jours. \n \n\u2013 C\u2019est vrai ! \u2013 153 \u2013 \n\u2013 J e v o u s a i d \u00e9 j \u00e0 e x p l i q u \u00e9 q u \u2019 u n f a i t h o r s d e l \u2019 o r d i n a i r e e s t \nplut\u00f4t un indice qu\u2019un embarras. Pour r\u00e9soudre un probl\u00e8me de cette nature, le principal est de savoir raisonner \u00e0 rebours. C\u2019est \nun art tr\u00e8s utile, qui est peu prat iqu\u00e9. On le n\u00e9glige parce que la \nvie de tous les jours fait appel plus souvent au raisonnement or-dinaire. Pour cinquante personnes capables d\u2019un raisonnement synth\u00e9tique, \u00e0 peine en est-il un e qui sache faire un raisonnement \nanalytique. \n \n\u2013 Je ne vous suis pas trop bien, avouai-je. \u2013 J\u2019aurais \u00e9t\u00e9 surpris du cont raire\u2026 Voyons, si je peux \nm\u2019expliquer plus clairement. Je suppose que vous racontiez une \ns\u00e9rie d\u2019\u00e9v\u00e9nements \u00e0 un groupe de personnes, et qui vous leur demandiez de vous en dire la su ite ; elles les repasseront dans \nleur esprit et la plupart d\u2019entre elles trouveront ce qui en d\u00e9coule \nMaintenant, le contraire : vous leur donnez d\u2019abord la fin d\u2019une autre s\u00e9rie d\u2019\u00e9v\u00e9nements ; combien pourront en inf\u00e9rer la s\u00e9rie ? \nFort peu. C\u2019est cette derni\u00e8re op\u00e9ration que j\u2019appelle le raisonne-\nment analytique ou le raisonnement \u00e0 rebours. \n \u2013 J\u2019ai compris, dis-je. \n \n\u2013 Or, dans cette affaire, ce qui \u00e9tait donn\u00e9, c\u2019\u00e9tait le r\u00e9sultat ; \nil s\u2019agissait d\u2019en inf\u00e9rer le reste. Voici quel a \u00e9t\u00e9 mon raisonne-ment. Commen\u00e7ons par le commencement. J\u2019approchai de la maison, comme vous savez \u00e0 pied, et l\u2019esprit parfaitement libre de tout pr\u00e9jug\u00e9. D\u2019abord, naturelleme nt, j\u2019examinai la route. Comme \nje vous l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit, je d\u00e9couvri s la trace d\u2019un fiacre qui avait d\u00fb \npasser la nuit l\u00e0 \u2013 l\u2019enqu\u00eate v\u00e9rifi a ce fait, du reste. Je m\u2019assurai \nque c\u2019\u00e9tait bel et bien un fiacre et non une voiture de ma\u00eetre par l\u2019\u00e9troit \u00e9cartement des roues : le fiacre londonien est, en g\u00e9n\u00e9ral, \nmoins large que le coup\u00e9 d\u2019un gentleman. \n \u00ab Je tenais une premi\u00e8re donn\u00e9e. Ensuite, je marchai lente-\nment dans l\u2019all\u00e9e du jardin. Le so l argileux semblait fait expr\u00e8s \u2013 154 \u2013 pour retenir les empreintes. O\u00f9 vo us ne voyiez sans doute que de \nla boue pi\u00e9tin\u00e9e comme \u00e0 plaisir, mes yeux exerc\u00e9s interpr\u00e9taient \nles moindres marques. Il n\u2019existe pas, dans la science du d\u00e9tec-\ntive, une branche aussi n\u00e9glig\u00e9e que l\u2019examen des vestiges. Par bonheur j\u2019ai tant pratiqu\u00e9 cet art qu\u2019il est devenu chez moi une seconde nature. Je remarquai les empreintes profondes des agents de police, mais je distinguai encore celles de deux hommes qui avaient travers\u00e9 le jardin avan t eux. Il \u00e9tait \u00e9vident qu\u2019ils y \navaient pass\u00e9 les premiers : de place en place, leurs pas avaient \u00e9t\u00e9 effac\u00e9s par les pas des autres. Ainsi j\u2019\u00e9tablis un second fait d\u2019apr\u00e8s lequel les visiteurs nocturnes \u00e9taient au nombre de deux, l\u2019un d\u2019une haute stature \u2013 calcul \u00e9e sur la longueur des enjamb\u00e9es \n\u2013 et l\u2019autre, v\u00eatu d\u2019une mani\u00e8r e fashionable, \u00e0 en juger par \nl\u2019empreinte \u00e9l\u00e9gante de son soulier. \n \u00ab Cette derni\u00e8re d\u00e9duction se co nfirma quand j\u2019entrai dans la \nmaison. L\u2019homme coquettement chauss\u00e9 gisait devant moi. Par cons\u00e9quent, c\u2019\u00e9tait l\u2019autre, je veux dire le grand, qui avait commis le meurtre, si meurtre il y avait. Le cadavre ne pr\u00e9sentait aucun signe de blessure ; en revanche, son expression tourment\u00e9e lais-sait croire qu\u2019il avait vu la mort s\u2019approcher : celle d\u2019un homme emport\u00e9 par une crise cardiaque ou par tout autre cause naturelle \nne traduit jamais une semblable agitation. Je flairai les l\u00e8vres. Il s\u2019en exhalait une odeur aigrelette ; j\u2019en inf\u00e9rai qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 em-poisonn\u00e9 de force. Qu\u2019il l\u2019eut \u00e9t\u00e9 de force se devinai d\u2019apr\u00e8s son visage \u00e0 la fois haineux et terrifi\u00e9. C\u2019est par la m\u00e9thode d\u2019exclusion que j\u2019\u00e9tais arriv\u00e9 \u00e0 ce r\u00e9sultat ; en effet, aucune autre hypoth\u00e8se ne s\u2019ajustait aux faits. D\u2019ailleurs, ne vous imaginez pas \nque l\u2019id\u00e9e de faire prendre du poison de force soit bien nouvelle : \nelle se retrouve dans les annale s du crime. Tout toxicologue se \nrappellera les cas de Dolsky, \u00e0 Odessa, et de Leturier, \u00e0 Montpel-\nlier. \n \n\u00ab Quel \u00e9tait le motif ? voil\u00e0 le hic ! Ce ne pouvait pas \u00eatre le \nvol : on n\u2019avait rien pris. La questi on se posait donc ainsi : \u00e9tait-ce \nla politique ou une femme ? Cette derni\u00e8re supposition m\u2019apparut de prime abord comme \u00e9tant la bonne. Sit\u00f4t sa besogne accom-\nplie, l\u2019assassin politique file. Au contraire, l\u2019assassin que je cher-\u2013 155 \u2013 chais avait pris son temps ; de plus, il avait n\u00e9glig\u00e9 toute pr\u00e9cau-\ntion ; t\u00e9moin les nombreuses traces laiss\u00e9es dans la pi\u00e8ce par lui. \nLa politique \u00e9tant hors de cause, cette vengeance m\u00e9thodique avait d\u00fb \u00eatre provoqu\u00e9e par une offense personnelle. L\u2019inscription \nsur le mur, cet attrape-nigaud, ne r\u00e9ussit qu\u2019\u00e0 me confirmer dans \nmon id\u00e9e, et ensuite la d\u00e9couverte de l\u2019alliance me donna raison. \nSans aucun doute, le meurtrier s\u2019en \u00e9tait servi pour rappeler \u00e0 sa victime une femme absente, sinon morte. A ce moment-l\u00e0, je po-sai une question \u00e0 Gregson ; dans son t\u00e9l\u00e9gramme \u00e0 Cleveland, \navait-il demand\u00e9 si Drebber avait eu des histoires dans le pass\u00e9 ? \nIl me r\u00e9pondit que non, vous vous souvenez. \n \u00ab L\u2019examen minutieux de la pi\u00e8ce confirma mon hypoth\u00e8se \nsur la stature du meurtrier ; en ou tre, il me fournit des d\u00e9tails sur \nles cendres de son cigare et la longueur de ses ongles. \u00c9tant don-\nn\u00e9 l\u2019absence de toute trace de lutte, j\u2019en \u00e9tais arriv\u00e9 \u00e0 la conclu-sion que le sang r\u00e9pandu sur le parquet avait coul\u00e9 du nez du meurtrier dans son \u00e9nervement. La tra\u00een\u00e9e de sang suivait la \ntrace de ses pas. C\u2019est en g\u00e9n\u00e9ral, chez les temp\u00e9raments sanguins \nqu\u2019une violente col\u00e8re provoque un tel accident. Je hasardai que \nle criminel \u00e9tait un type robuste avec un visage haut en couleur. \nJe ne me trompais pas, comme on l\u2019a vu par la suite. \n \n\u00ab U n e f o i s d e h o r s , j e m e d \u00e9 p \u00ea c h a i d e f a i r e c e q u e G r e g s o n \navait n\u00e9glig\u00e9 : je t\u00e9l\u00e9graphiai au chef de la police de Cleveland pour savoir dans quelles circon stances Enoch Drebber s\u2019\u00e9tait ma-\nri\u00e9. La r\u00e9ponse fut concluante. \n \n\u00ab J\u2019appris que Drebber avait d\u00e9j\u00e0 invoqu\u00e9 la protection de la \nloi contre un ancien rival, Jefferson Hope, actuellement en Eu-rope. L\u00e0, je tenais la clef du myst \u00e8re ; il ne me restait plus qu\u2019\u00e0 \nprendre le meurtrier. \n \u00ab C\u2019\u00e9tait le conducteur du fiacre qui \u00e9tait entr\u00e9 dans la mai-\nson avec Drebber ; j\u2019en avais la certitude. Les marques sur la route montraient que le cheval avait err\u00e9 \u00e0 droite et \u00e0 gauche ; il avait donc \u00e9t\u00e9 livr\u00e9 \u00e0 lui-m\u00eame. Pe ndant ce temps, o\u00f9 se trouvait \u2013 156 \u2013 le cocher, sinon dans cette maison ? Or, un homme sens\u00e9 n\u2019aurait \npas commis d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment son crime en pr\u00e9sence d\u2019un tiers ! En-fin, pour qui veut pister quelqu\u2019un \u00e0 Londres, le m\u00e9tier de cocher est tout indiqu\u00e9 ! Ma conclusion : Jefferson Hope \u00e9tait un cocher \nde la capitale. \n \u00ab En admettant qu\u2019il f\u00fbt cocher, il ne changerait sans doute \npas de m\u00e9tier, du moins pour l\u2019instant, afin de ne pas attirer l\u2019attention sur lui. Vraisemblablem ent, il continuerait \u00e0 exercer \nquelque temps encore. Mais prendr ait-il un faux nom ? C\u2019\u00e9tait \nbien improbable : personne \u00e0 Londres ne le connaissait. J\u2019organisai une bande de gamins en corps de d\u00e9tectives et, syst\u00e9-\nmatiquement, je les envoyai chez tous les loueurs de voitures, \njusqu\u2019au moment o\u00f9 ils me d\u00e9 nich\u00e8rent mon homme. Leur r\u00e9us-\nsite et le parti que j\u2019en tirai auss it\u00f4t sont encore pr\u00e9sents \u00e0 votre \nm\u00e9moire. Quant au meurtre de Stangerson, je ne l\u2019avais pas pr\u00e9-vu. En tout cas, il n\u2019y avait pas moyen de l\u2019emp\u00eacher. Alors j\u2019entrai en possession des pilules que j\u2019avais devin\u00e9es. Voil\u00e0. Tout \nn\u2019est qu\u2019un encha\u00eenement de d\u00e9ductions. \n \n\u2013 C\u2019est merveilleux ! m\u2019\u00e9criai-je. Il faut que vos m\u00e9rites soient \nreconnus. Publiez un comp te rendu de cette affa ire. Si vous ne le \nfaites pas, moi, je le ferai ! \n \n\u2013 A votre id\u00e9e, docteur ! r\u00e9pondit -il. Tenez ! \u00bb continua-t-il en \nme tendant un journal. \n C\u2019\u00e9tait l\u2019\u00c9cho du jour, et le paragraphe qu\u2019il me signalait avait \ntrait \u00e0 l\u2019affaire : \n \nLe public a \u00e9t\u00e9 frustr\u00e9 d\u2019un r\u00e9gal sensationnel par la mort su-\nbite du d\u00e9nomm\u00e9 Hope, l\u2019assassin pr\u00e9sum\u00e9 de MM. Enoch Dreb-ber et Joseph Stangerson. Par suite de ce d\u00e9nouement, on ignore-ra sans doute toujours les d\u00e9tail s de cette affaire. Cependant, \nnous savons de bonne source que le crime a \u00e9t\u00e9 la conclusion d\u2019une vieille et romantique inimiti\u00e9, o\u00f9 l\u2019amour et le mormo-nisme ont jou\u00e9 un r\u00f4le. Les deux victimes ont fait partie, dans \u2013 157 \u2013 leur jeune \u00e2ge, des Saints des Derniers Jours, et Hope, le d\u00e9tenu \nqui vient de mourir, venait lui-m\u00eame de Salt Lake City. A tout le \nmoins, cette affaire aura servi \u00e0 mettre en lumi\u00e8re de la fa\u00e7on la \nplus frappante la valeur de notre police, et elle fera comprendre \u00e0 tous les \u00e9trangers que, d\u00e9sormais, ils feront bien de vider leurs \nquerelles dans leurs pays respectifs plut\u00f4t que sur le sol britanni-que. C\u2019est le secret de Polichinelle que le m\u00e9rite de cette prompte arrestation revient enti\u00e8rement aux c\u00e9l\u00e8bres d\u00e9tectives de Sco-tland Yard, MM. Lestrade et Gregson. L\u2019individu a, para\u00eet-il, \u00e9t\u00e9 appr\u00e9hend\u00e9 dans l\u2019appartement d\u2019 un certain M. Sherlock Holmes \nqui a lui-m\u00eame fait preuve de quelque talent comme d\u00e9tective \namateur et qui, avec de tels ma\u00eetre s, peut esp\u00e9rer rivaliser un jour \navec leur comp\u00e9tence. On s\u2019attend \u00e0 ce qu\u2019une d\u00e9coration soit \nattribu\u00e9e aux deux agents en juste reconnaissance de leurs servi-\nces. \n \n \n \n\u2013 Ne vous l\u2019avais-je pas dit ? s\u2019\u00e9cria Sherlock Holmes en riant \naux \u00e9clats. Voil\u00e0 tout le r\u00e9sultat de notre \u00c9tude en rouge : nous \navons d\u00e9croch\u00e9 pour ces messieurs une d\u00e9coration ! \n \n\u2013 Peu importe ! r\u00e9pondis-je. Tout est consign\u00e9 dans mes no-\ntes, et le public jugera. Pour l\u2019instant, contentez-vous de la bonne \nconscience que vous donne votre r\u00e9ussite, tel le pauvre romain : \u2013 158 \u2013 \nQu'importe leur sifflet quand, enchant\u00e9, je contemple \nLe spectacle, chez moi, des tr\u00e9sors de mon coffre ! \n \nFIN \n \n \u2013 159 \u2013 Toutes les aventures de Sherlock Holmes \nListe des quatre romans et cinq uante-six nouvelles qui consti-\ntuent les aventures de Sherlock Holmes, publi\u00e9es par Sir Arthur \nConan Doyle entre 1887 et 1927. \nRomans \n* Une \u00c9tude en Rouge (novembre 1887) \n* Le Signe des Quatre (f\u00e9vrier 1890) \n* Le Chien des Baskerville (ao\u00fbt 1901 \u00e0 mai 1902) \n* La Vall\u00e9e de la Peur (sept 1914 \u00e0 mai 1915) \nLes Aventures de Sherlock Holmes \n* Un Scandale en Boh\u00eame (juillet 1891) \n* La Ligue des Rouquins (ao\u00fbt 1891) \n* Une Affaire d\u2019Identit\u00e9 (septembre 1891) \n* Le Myst\u00e8re de Val Boscombe (octobre 1891) \n* Les Cinq P\u00e9pins d\u2019Orange (novembre 1891) \n* L\u2019Homme \u00e0 la L\u00e8vre Tordue (d\u00e9cembre 1891) \n* L\u2019Escarboucle Bleue (janvier 1892) \n* Le Ruban Mouchet\u00e9 (f\u00e9vrier 1892) \n* Le Pouce de l\u2019Ing\u00e9nieur (mars 1892) \n* Un Aristocrate C\u00e9libataire (avril 1892) \n* Le Diad\u00e8me de Beryls (mai 1892) \n* Les H\u00eatres Rouges (juin 1892) \nLes M\u00e9moires de Sherlock Holmes \n* Flamme d\u2019Argent (d\u00e9cembre 1892) \n* La Boite en Carton (janvier 1893) \n* La Figure Jaune (f\u00e9vrier 1893) \n* L\u2019Employ\u00e9 de l\u2019Agent de Change (mars 1893) \n* Le Gloria-Scott (avril 1893) \n* Le Rituel des Musgrave (mai 1893) \n* Les Propri\u00e9taires de Reigate (juin 1893) \n* Le Tordu (juillet 1893) \u2013 160 \u2013 * Le Pensionnaire en Traitement (ao\u00fbt 1893) \n* L\u2019Interpr\u00e8te Grec (septembre 1893) \n* Le Trait\u00e9 Naval (octobre / novembre 1893) \n* Le Dernier Probl\u00e8me (d\u00e9cembre 1893) \nLe Retour de Sherlock Holmes \n* La Maison Vide (26 septembre 1903) \n* L\u2019Entrepreneur de Norwood (31 octobre 1903) \n* Les Hommes Dansants (d\u00e9cembre 1903) \n* La Cycliste Solitaire (26 d\u00e9cembre 1903) \n* L\u2019\u00c9cole du prieur\u00e9 (30 janvier 1904) \n* Peter le Noir (27 f\u00e9vrier 1904) \n* Charles Auguste Milverton (26 mars 1904) \n* Les Six Napol\u00e9ons (30 avril 1904) \n* Les Trois \u00c9tudiants (juin 1904) \n* Le Pince-Nez en Or (juillet 1904) \n* Un Trois-Quarts a \u00e9t\u00e9 perdu (ao\u00fbt 1904) \n* Le Manoir de L\u2019Abbaye (septembre 1904) \n* La Deuxi\u00e8me T\u00e2che (d\u00e9cembre 1904) \nSon Dernier Coup d\u2019Archet \n* L\u2019aventure de Wisteria Lodge (15 ao\u00fbt 1908) \n* Les Plans du Bruce-Partington (d\u00e9cembre 1908) \n* Le Pied du Diable (d\u00e9cembre 1910) \n* Le Cercle Rouge (mars/avril 1911) \n* La Disparition de Lady Frances Carfax (d\u00e9cembre 1911) \n* Le d\u00e9tective agonisant (22 novembre 1913) \n* Son Dernier Coup d\u2019Archet (septembre 1917) \nLes Archives de Sherlock Holmes \n* La Pierre de Mazarin (octobre 1921) \n* Le Probl\u00e8me du Pont de Thor (f\u00e9vrier et mars 1922) \n* L\u2019Homme qui Grimpait (mars 1923) \n* Le Vampire du Sussex (janvier 1924) \n* Les Trois Garrideb (25 octobre 1924) \u2013 161 \u2013 * L\u2019Illustre Client (8 novembre 1924) \n* Les Trois Pignons (18 septembre 1926) \n* Le Soldat Blanchi (16 octobre 1926) \n* La Crini\u00e8re du Lion (27 novembre 1926) \n* Le Marchand de Couleurs Retir\u00e9 des Affaires (18 d\u00e9cembre. \n1926) \n* La Pensionnaire Voil\u00e9e (22 janvier 1927) \n* L\u2019Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927) \u2013 162 \u2013 \u00c0 propos de cette \u00e9dition \u00e9lectronique \nTexte libre de droits. \n \nCorrections, \u00e9dition, conversion informatique et publication par : \n \nGroupe \n \nEbooks libres et gratuits \n \nhttp://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits \n \nAdresse du site web du groupe : \nhttp://www.coolmicro.org/livres.php \n \n\u2014\u2014 \n20 octobre 2003 \n\u2014\u2014 \n \n\u2013 Source : \nhttp://www.sherlock-holmes.org/ et num\u00e9risation compl\u00e9men-\ntaire par le groupe \nhttp://www.bakerstreet221b.de/main.htm pour les images \n \n\u2013 Sites WEB \u00e0 consulter sur Sherlock Holmes : \nhttp://www.sshf.com/ Le site de r\u00e9f\u00e9rence de la Soci\u00e9t\u00e9 Sherlock \nHolmes de France \nhttp://www.sherlock-holmes.org/ \nhttp://conan.doyle.free.fr/ \n \n\u2013 Dispositions : \nLes livres que nous mettons \u00e0 votre disposition, sont des textes li-\nbres de droits, que vous pouvez utiliser librement, \u00e0 une fin non \ncommerciale et non professionnelle . 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